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Full text of "Le roi René, sa vie, son administration, ses travaux artistiques et littéraires d'après les documents inédits des archives de France et d'Italie"

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L 


LE 


ROI  RENÉ 


Paris.  —  Typographie  de  Firmin-Didot  frères,  fils  et  C>o,  rue  Jacob,  56. 


LE 


ROI  RENÉ 


SA  VIE,  SON  ADMINISTRATION 


SES  TRAVAUX  ARTISTIQUES  ET  LITTÉRAIRES 
d'après  les  documents  inédits 

DES    archives    de    FRANCE    ET    d'iTALIE 

PAR 

A.  LECOY  DE  LA  MARCHE 


TOME    PREMIER 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  FIRMIN-DIDÛT  FRÈRES,  FILS  ET  C" 

IMPRIMEURS   DE    l'iNSTITLT,    RLE   JACOB,    56 


187o 


PREFACE. 


René  d'Anjou  appartient  au  petit  nombre  des 
princes  du  moyen  âg-e  dont  le  nom  est  resté  popu- 
laire. La  sympathie  que  sa  fig-ure  éveille  prend  sa 
source  dans  trois  considérations  auxquelles  le  cœur 
humain  est  rarement  insensible  :  il  fut  malheureux, 
il  fut  bon,  il  fut  artiste.  Je  viens  de  résumer  d'un 
mot  chacun  des  aspects  qu'il  offre  à  notre  étude  et 
chacune  des  trois  divisions  de  cet  ouvrag-e. 

Mais,  en  dehors  de  ces  g^énéralités,  la  majeure  par- 
tic  du  public,  et  même  du  public  lettré,  possède  fort  peu 
de  notions  exactes  sur  la  vie  si  ag-itée,  si  remplie  de  ce 
fils  des  Valois.  Il  se  présente  aux  reg-ards  environné 
d'une  sorte  d'auréole  lég-endaire,  dont  l'effet  le  plus 
clair  est  de  dég-uiser  ses  véritables  traits.  Les  historiens 
qui  ont  entrepris  de  les  mettre  en  lumière  ont  eux- 
mêmes  contribué  aies  altérer,  en  s'inspirant  plutôt 
d'une  admiration  passionnée  que  du  sentiment  de  la 
réalité.  L'œuvre  du  plus  sérieux  d'entre  eux,  M.  de  Vil- 
leneuve-Barg'cmont',  porte  elle-même  d'une  façon  évi- 
dente le  caractère  d'amplification  apolog'étique.  C'est 
un  livre  très-remarqualjle  à  certains  points  de  vue  : 
il  est  bien  écrit,  plein  de  renseig-nements  intéressants 
sur  bon  nombre  de  personnes  et  de  faits,  particuliè- 

'   Histoire  de  René  d' Anjou,  Paris,  1825,  3  vol.  in-8°. 


VI  PREFACE. 

rement  sur  ceux  qui  reg^ardent  la  Provence.  Mais  il 
se  ressent  trop  du  défaut  de  critique  inhérent  à  l'époque 
qui  le  vit  paraître.  Il  y  a  cinquante  ans,  l'on  n'avait 
pas  encore  fait  de  l'histoire  une  science  exacte;  puiser 
aux  sources  n'était  pas  une  règ"le  oblig-atoire,  et,  si 
l'on  consultait  quelques  chroniqueurs  privilégiés ,  il 
fallait  appartenir  à  un  cercle  fort  restreint  d'érudits 
pour  connaître  et  pratiquer  les  dépôts  d'archives. 
C'est  ce  qui  fait  la  faiblesse,  et  en  môme  temps  l'ex- 
cuse de  l'historien  de  René  d'Anjou.  Il  a  essayé  de 
remplacer  par  les  ressources  d'un  talent  fécond  les 
éléments  solides  qui  lui  manquaient,  et  il  est  vrai- 
ment arrivé,  sous  ce  rapport,  à  un  résultat  dig*ne  de 
satisfaire  ses  contemporains.  Son  défaut  de  méthode 
s'explique  moins  naturellement  :  non-seulement  il  en- 
freint l'ordre  log-ique  des  matières,  en  rejetant  à  la 
fin  de  chaque  volume,  dans  des  notes  introuvables, 
les  explications  les  plus  importantes;  mais  il  inter- 
vertit les  dates  mêmes  des  événements,  par  suite  d'une 
confusion  perpétuelle  entre  les  habitudes  du  quin- 
zième siècle  et  celles  d'aujourd'hui  relativement  au 
commencement  de  l'année.  Pour  cette  raison  seule, 
n'offrît-il  pas  d'inconvénients  plus  g-raves,  son  ou- 
vragée serai  ta  refaire.  M.  de  Quatrebarbes,  venu  long*- 
temps  après  lui,  a  publié  une  somptueuse  édition  des 
Œuvres  du  roi René\  Ne  s'étant  pas  proposé  pour  but 
spécial  de  raconter  l'histoire  de  ce  prince,  il  s'est  con- 
tenté de  placer  en  tète  de  son  premier  volume  une 
biogTaphic  qui  n'est,  comme  il  le  déclare  lui-même, 
que  Tabrég'é  du  livre  de  M.  de  Villeneuve-Barg-emont, 

'   Paris,  I8i5-'i6,  4  vol.  in-i",  avec  planclies  et  fac-similé. 


PRÉFACE.  vu 


eny  ajoutant  quelques  documents  nouveaux,  mais  en 
laissant  voir  plus  encore  peut-être  le  parti- pris  du  pa- 
négyriste. Plus  récemment,  M.  Vallet  (de  Virivillc)  a. 
dans  un  article  de  la  Biographie  générale,  esquissé 
brièvement  le  même  sujet'.  Sa  notice  n'a  pas  les 
défauts  des  travaux  précédents  ;  elle  porte  l'empreinte 
de  l'érudition  orig*inale  et  brillante  qui  disting'uaient 
ce  savant  regTctté  :  toutefois  il  lui  était  impossible 
d'aborder,  dans  un  cadre  aussi  restreint,  les  différen- 
tes faces  de  la  question,  et  il  est  facile  de  s'apercevoir 
qu'il  ne  l'avait  point  approfondie.  Je  n'en  ai  pas  moins 
mis  à  profit  les  écrits  de  ces  trois  devanciers,  et  je  me 
plais  à  reconnaître  qu'ils  m'ont  souvent  servi  de  g-uides. 
Étais-je  capable  de  faire  mieux  qu'eux?  Nullement; 
mais  j'ai  l'avantagée  d'avoir  été  placé  dans  des  condi- 
tions plus  favorables  pour  entreprendre  une  œuvre 
d'ensemble.  Appelé  à  classer  le  précieux  fonds  d'ar- 
cbives  de  la  Chambre  des  comptes  d'Ang-ers,  réuni 
depuis  long-temps  aux  Archives  nationales  (série  P), 
j'ai  puisé  là  le  premier  dessein  et  les  principaux 
éléments  du  livre  que  voici.  Aucune  idée  préconçue 
ne  m'a  donc  mis  la  plume  à  la  main,  et,  si  j'ai 
moi-même  été  amené  à  défendre  ou  à  louer  celui 
dont  j'avais  à  retracer  la  carrière,  j'ai  subi  l'en- 
traînement de  l'évidence  bien  plutôt  que  celui  de  la 
passion.  Élargissant  ensuite  le  champ  de  mes  inves- 
tig-ations,  j'ai  demandé  aux  autres  fonds  du  même 
dépôt  un  premier  complément  de  matériaux.  La 
section  dite  historique  m'en  a  fourni  une  certaine 
quantité,  surtout  le  volumineux  recueil  où  est  conte- 

'  Blogr.  gé/i.,  art.  René  d'Anjou. 


VIII  PREFACE. 

nue  l'analyse  détaillée  du  trésor  des  chartes  de  Lor- 
raine (série  KK).  Les  orig*inaux  d'une  partie  de  ces 
chartes  sont  aujourd'hui  conservés  à  la  Bihliothèque 
nationale;  je  les  ai  ég-alement  dépouillés,  ainsi  que 
les  collections  de  lettres  et  les  manuscrits  contempo- 
rains que  renferme  ce  riche  étahlissement.  Ayant 
ainsi  recueilli  les  vestig-es  laissés  par  René  dans  ses 
duchés  d'Anjou,  de  Bar  et  de  Lorraine,  je  me  suis 
élancé  sur  ses  traces  en  Prov^enceet  en  Italie.  Encou- 
ragée par  l'appui  du  g-ouvernement  français,  qui  avait 
bien  voulu  donner  à  mes  explorations  le  caractère 
d'une  mission  officielle,  j'ai  interrog-é  à  leur  tour  les 
monuments  écrits  de  ces  deux  contrées,  et  je  puis 
dire  que  j'ai  vécu  pendant  plusieurs  mois  de  la  vie  de 
mon  personnag-e,  chez  les  Marseillais  qui  l'aimèrent, 
chez  les  Napolitains  qui  combattirent  avec  lui,  chez 
les  Lombards  ou  les  Génois  qui  l'exploitèrent.  Dans 
la  Chambre  des  comptes  d'Aix,  qui  forme  la  meilleure 
portion  des  Archives  des  Bouches-du-Rhône  (série  B), 
j'ai  trouvé  une  abondante  moisson.  Un  recueil  de 
lettres  de  chancellerie  du  roi  de  Sicile,  acquis  par  la 
bibliothèque  de  la  même  ville  en  1856  (n°  1064),  et 
qui  a  successivement  appartenu  à  César  de  Nostre- 
dame,  à  Peiresc,  à  la  famille  de  Simiane,  puis  à 
M.  Lautard,  m'a  été  assez  utile,  et  l'eût  été  sans  doute 
davantag-e,  si  le  manuscrit  n'était  pas  incomplet  et 
relié  avec  le  plus  g-rand  désordre.  A  Naples,  la  col- 
lection des  reg-istres  délia  Zecca,  ou  registri  Angioini, 
conservée  dans  les  Archives  de  l'État,  offre,  pour  le 
règ*ne  de  René,  une  lacune  considérable  ;  j'ai  pu 
cependant  la  combler  en  partie,  au  moyen  des  comptes 


PREFACE.  IX 

d'Alphonse  d'Arag'on,  compétiteur  de  ce  prince,  et  des 
chartes  des  couvents  supprimés,  récemment  réunies  au 
même  dépôt.  Deux  des  nombreuses  bibhothèques  na- 
pohtaines,  la  Nazionale  et  la  Brancacciana,  renferment 
des  documents  inédits  d'un  haut  intérêt  pour  les  anna- 
les de  notre  pays.  J'ai  emprunté  à  la  première  (ms.  IX, 
G,  22)  une  histoire  inédite  d'Alphonse,  où  sont  exposées 
la  lutte  des  Arag^onais  contre  les  Ang'evins  et  les  causes 
de  son  dénouement.  L'auteur,  Gaspard  PérégTÎn,  est  un 
courtisan  du  monarque  espagniol,  et  sans  doute  un  de 
ces  historiog'raphes  à  g*ag'es  qui  le  suivaient  partout;  il 
a,  de  plus,  un  style  ampoulé,  obscur,  et,  malg*ré  toute 
la  peine  qu'il  s'est  donnée  pour  imiter  les  g'rands  écri- 
vains de  l'antiquité  latine,  il  n'est  arrivé  qu'à  faire 
un  pastiche  mal  réussi.  Mais  sa  partialité,  son  lan- 
g^ag'e  prétentieux  ne  lui  ôtent  pas  le  mérite  d'avoir 
assisté  à  la  plupart  des  événements  qu'il  raconte;  c'est 
pour  ce  motif  que  j'ai  cru  devoir  utiliser  et  repro- 
duire ses  huitième,  neuvième  et  dixième  livres.  Il  est 
bon,  d'ailleurs,  de  contrôler  parle  témoig-nag-e  d'un 
adversaire  celui  des  amis  et  des  complaisants.  La  Cro- 
nka  delregno  di  Napoli,  dont  j'ai  trouvé  le  texte  à  la 
Brancacciane  (ms.  2,  G,  11),  est  ég*alement  l'œuvre 
inédite  d'un  contemporain,  originaire  du  royaume  de 
Naples  et  fixé,  selon  toute  apparence,  dans  cette  ville 
même.  Sa  sécheresse  est  rachetée  par  son  évidente 
sincérité,  non  moins  que  par  l'intérêt  des  détails  re- 
latifs au  siég*e  que  René  eut  à  soutenir  et  aux  expédi- 
tions de  son  fils.  Le  Diario  di  cose  occorsein  Napoli,  ou 
Journal  Napolitain,  dont  j'ai  rencontré  un  manuscrit 
à  la  même  bibliothèque  (n°  2,  F,  12),  est  déjà  connu  :  il  a 


xn  PREFACE. 

des  actes.  Cependant  j'ai  mis  à  profit,  outre  les  an- 
nales particulières  dont  je  viens  de  parler,  toutes 
celles  que  Muratori  a  réunies  dans  son  gTand  recueil 
des  Scriptores  rerum  italicarum.  Je  ne  pouvais  nég*lig*er 
non  plus,  pour  les  événements  se  rattachant  à  l'his- 
toire intérieure  de  la  France,  des  auteurs  tels  que 
Monstrelet,  Basin,  Commines,  Chastelain,  etc.  Bour- 
dig-né,  le  chroniqueur  de  l'Anjou  et  l'apolog'iste  dé- 
claré de  ses  princes,  m'a  inspiré  plus  de  défiance  :  le 
caractère  lég-endaire  de  ses  récits,  l'épotfue  plus  ré- 
cente de  leur  composition  leur  ôtent  beaucoup  d'au- 
torité. Les  œuvres  modernes  auxquelles  j'ai  dû  re- 
courir sont  principalement  V Histoire  de  Lorraine  de 
dom  Galmet,  les  Annales  d Italie  de  Muratori,  V Histoire 
de  Provence  de  Papon^  V Histoire  de  LouisXI^  de  Duclos. 
et,'  parmi  les  livres  contemporains,  Y  Histoire  de 
Charles  F// de  M.  Vallet,  une  ^uire  Histoire  de  Laids  XI 
([uo  M.  Urbain  Leg^eay  a  fait  récemment  paraître, 
Y  Histoire  de  Charles  VIII,  par  M.  de  Gherrier,  la  col- 
lection des  Documents  inédits  sur  F  histoire  de  France 
[Néijociations  de  la  France  avec  la  Toscane,  par  M.  Des- 
jardins; Mélanges,  par  M.  Ghampollion),  etc.  Pour 
tous  ceux  de  ces  ouvragées  qui  ont  eu  plusieurs  édi- 
tions, j'ai  cité,  en  g-énéral,  la  dernière,  et,  pour  les 
chroniques  j'ai  suivi  de  préférence  les  excellents 
textes  puljliés  par  la  Société  de  l'histoire  de  France. 
Renouvelée  à  l'aide  d'éléments  si  nombreux  et  si 
variés,  l'histoire  du  roi  René  prend  des  proportions 
plus  larg-es  et  devient,  pour  ainsi  dire,  celle  de  son 
siècle.  De  1409  à  1480,  il  n'est  presque  pas  de  ques- 
tion politique  où  il  n'ait  été  mêlé,  lui  ou  sa  famille. 


PREFACE.  XIII 

Les  principaux  événements  de  son   existence  sont 
étroitement  liés  aux  affaires  publiques  de  France, 
d'Ang*leterre,  d'Italie,  d'Espag'ne.  Il  faut  donc  voya- 
g*eravec  lui  ou  les  siens  dans  ces  différentes  contrées, 
le  suivre  à  la  cour  de  Charles  VII,  en  Lorraine,    en 
Barrois,  en  Anjou,  en  Provence.  La  tâche  est  com- 
pliquée, et  le  récit  risquerait  d'être  fort  embrouillé  si, 
par  un  heureux  hasard,  les  divers  âg-es  de  sa  vie  ne 
répondaient  à  autant  de  situations  et  de  résidences 
distinctes.  En  d'autres  termes,  on  peut  faire  coïncider 
la  division  du  sujet  par  matières  avec  sa  division  par 
périodes.  Ainsi,  de  1409  à  1419,  René,  enfant,  est  as- 
socié aux  destinées  de  la  reine  Yolande,  sa  mère,  et 
du  jeune  prince  Charles,  son  beau-frère.  De  1419  à 
1438,  il  est  duc  de  Bar  et  de  Lorraine,  et  se  consacre 
à  ces  deux  pays.  De  1438  à  1442,  il  poursuit  le  recou- 
vrement de  ses  États  d'Italie  :  il  est  avant  tout  roi  de 
Sicile.  De  1443  à  1461,  rentré  en  France,  il  y  joue 
avec  assiduité^    avec  éclat,  le  rôle  de  duc  d'Anjou, 
pair  du  royaume.  Dans  les  dix  années  suivantes,  il  y 
réside  encore  le  plus  souvent;  mais  la  politique  du 
nouveau  règ*ne  lui  fait  une  situation  plus  effacée,  et, 
s'il  est  encore  le  duc  d'Anjou,  il  n'est  plus  le  conseil- 
ler intime  du  souverain.  Enfin,  de  1471  à  1480,  il 
est  retiré  dans  son  comté  de  Provence;   ce  sont  les 
affaires  provençales  qui  tiennent  la  plus  g-rande  place 
dans  ses  occupations.  Telle  est  la  distribution  de  notre 
première  partie,  qui  a  pour  objet  le  récit  de  sa  vie  ou 
son  histoire  politique.   Chacun  des  six  chapitres  qui 
la  composent  porte  ainsi  sur  une  matière  spéciale, 
sans  cependant  que  l'ordre  chronologique  soit  sacrifié. 


XIV  PREFACE. 

et  sauf,   bien  entendu,  les  digressions  nécessaires. 

Une  seconde  partie  traite  de  l'administration  inté- 
rieure des  États  du  roi  de  Sicile,  particulièrement  du 
duché  d'Anjou.  L'administration  civile,  Torg-anisa- 
tion  judiciaire,  les  affaires  militaires,  les  affaires  ec- 
clésiastiques sont  successivement  passées  en  revue,  et 
cet  examen  permet  d'apprécier,  en  même  temps  que 
les  efforts  peu  connus  tentés  par  René  pour  amé- 
liorer le  sort  de  ses  sujets,  le  mécanisme  du  g'ouver- 
nement  de  la  France  en  g'énéral  ;  car  celui  de  l'Anjou 
était  calqué,  pour  ainsi  dire,  sur  celui  des  provinces 
relevant  directement  de  la  couronne. 

Les  travaux  personnels  du  prince,  la  part  prise  par 
lui  au  développement  des  arts  et  des  lettres  forment  la 
troisième  et  dernière  partie.  On  savait  que  cette  part 
était  considérable  :  elle  apparaîtra  plus  grande  en- 
core, ou  du  moins  plus  nette,  lorsqu'on  l'aura  succes- 
sivement étudiée,  à  la  lumière  des  textes,  dans  l'ar- 
chitecture, la  peinture  et  la  sculpture,  la  tapisserie, 
l'orfèvrerie,  le  mobilier,  le  costume,  la  musique  et  les 
fêtes.  Les  chapitres  consacrés  à  ces  différents  sujets 
reposent  presque  uniquement  sur  les  documents  que 
j'ai  déjà  publiés  sous  le  titre  ô^ Extraits  des  comptes  et  mé- 
moriaux du  roi  Bené  '.  Ce  dernier  volume  est  donc  un 
recueil  de  preuves  à  l'appui  du  présent  travail  ;  il  en  est 
l'appendice  et  le  complément  naturel.  Au  tableau  des 
beaux-arts  vient  s'ajouter  celui  de  la  littérature,  com- 
prenant non-seulement  l'analyse  des  compositions  du 
roi  de  Sicile,  mais  l'esquisse  de  ses  rapports  avec  le 
monde  littéraire  de  son  temps. 

'    Documents  liistoritjues  publics  par  la  Société  de  l' Ecole  des  cliaiies  •  w"   I . 


PREFACE.  XV 


Les  pièces  justificatives  les  plus  long'ues  et  les  plus 
importantes,  au  nombre  de  cent  une,  ont  été  scru- 
puleusement reproduites  à  la  fin  de  l'ouvrag-e  :  il  y 
en  a  en  français,  en  latin,  en  italien,  en  catalan;  elles 
sont  rang"ées  simplement  par  ordre  chronologique. 
Une  quantité  d'autres,  qui  sont  d'une  étendue 
moindre  ou  qui  n'avaient  pas  besoin  d'être  insérées 
in  extenso,  fig"urent  dans  les  notes  mises  en  reg-ard  du 
texte.  J'ai  joint  aux  documents  un  travail  minutieux 
composé  avec  leur  secours,  et  qui  sert  lui-même  à 
justifier  plusieurs  passag-es  du  livre  :  c'est  un  itiné- 
raire du  roi  René,  contenant,  pour  chaque  jour,  l'in- 
dication du  lieu  où  il  se  trouvait  et  la  source  à  la- 
quelle cette  indication  est  puisée.  Cet  itinéraire, 
naturellement,  n'est  pas  complet,  et  ne  pouvait  l'être; 
mais  il  est,  pour  bon  nombre  d'années,  suffisamment 
rempli,  et  ne  présente  aucune  lacune  importante. 
J'aurais  pu  le  g^rossir  au  moyen  de  synchronismes  et 
de  faits  certains  constatés  dans  la  biog-raphie  du 
prince;  mais  j'ai  préféré  m'en  tenir  aux  renseigne- 
ments fournis  par  les  pièces  officielles,  de  manière  à 
donner  à  cet  itinéraire  une  autorité  hors  de  toute 
contestation.  Enfin  une  table  alphabétique  g-énérale 
termine  tout  l'ouvrag-e;  elle  abrég-era,  je  l'espère,  les 
recherches  de  l'historien,  de  l'archéolog'ue  et  du  sim- 
ple lecteur,  qui,  dans  un  cadre  aussi  vaste,  auraient 
pu  s'ég-arer. 

En  livrant  au  public  le  fruit  de  plusieurs  années 
d'un  labeur  opiniâtre,  il  m'est  doux  de  rendre  hom- 
mag'e  aux  personnes  bienveillantes  qui  me  l'ont  faci- 
lité. Dire  que  je  me  suis  adressé,  cette  fois  encore,  à 


XVI  PREFACE. 

M.  Léopold  Delisle,  le  célèbre  savant  qu'une  justice 
tardive  vient  de  placer  à  la  tête  de  la  première  biblio- 
thèque de  Paris,  c'est  dire  que  j'ai  rencontré,  comme 
toujours,  la  science  et  l'amabilité  incarnées.  A  Mar- 
seille ,  MM.  Blancard  et  Reynaud ,  mes  confrères, 
m'ont  fait  profiter  avec  empressement  de  leur  connais- 
sance approfondie  du  dépôt  confié  à  leur  g'arde,  ce- 
lui des  Archives  départementales  des  Bouches-du- 
Rhône.  A  Naples,  M.  le  commandeur  Trinchera, 
directeur  général  des  Archives,  M.  Minieri  Riccio, 
l'érudit  le  plus  versé  dans  l'histoire  de  la  dynastie 
ang"evine,  MM.  Béatrice  et  Minervini,  bibliothécaires, 
ont  montré  à  mon  ég'ard  une  complaisance  de  tous 
les  instants.  Les  bons  Pères  du  Mont-Gassin  m'ont 
accueilli  avec  cette  larg-e  et  touchante  hospitalité  dont 
les  vieilles  institutions  monastiques  ont  su,  malg-ré 
leur  dén Ciment  actuel,  conserver  le  secret.  MM.  les 
conservateurs  des  archives  de  Florence,  de  Milan,  de 
Gênes,  de  Venise  et  de  la  bibliothèque  de  Saint-Marc 
ont  droit  aussi  à  l'expression  de  ma  g'ratitude. 

Il  m'était  difficile  d'utiliser  toutes  les  richesses 
mises  à  ma  disposition  par  un  tel  concours  de  dévoue- 
ments. Gêné  par  l'abondance  des  matières,  j'ai  dû 
condenser  les  faits  et  abrég-er  par  moments  le  récit. 
Je  me  suis  efforcé,  toutefois,  de  n'omettre  aucun  détail 
intéressant;  trop  heureux  si,  en  assemblant  des  épis 
recueilhs  un  à  un,  j'ai  pu  faire  une  g*erbe  ag-réable  et 
solide  plutôt  qu  une  masse  informe  et  sans  cohésion, 
un  livre  à  lire  plutôt  qu'une  compilation  à  consulter. 


PREMIÈRE  PARTIE. 


HISTOIRE  POLITIQUE. 


CHAPITRE  I. 

RENÉ  ENFANT, 

(1409-1419) 


-EOt<»-ÎO*- 


Naissance  de  René  ;  ses  premières  années.  —  Origines  de  la  maison  ducale  d'An- 
jou ;  Louis  F"".  —  Succession  de  Naples  et  de  Provence.  —  Succession  de  Ma- 
jorque. —  Domaines  de  Louis  I^""  eu  France.  —  Louis  II.  —  Enfance  de  René 
et  de  Charles  VII.  —  Administration  d'Yolande  d'Aragon.  —  Yolande  protec- 
trice du  royaume.  —  Louis  III. 

René,  deuxième  fils  de  Louis  II,  roi  de  Sicile,  duc  d'Anjou, 
comte  de  Provence,  et  d'Yolande  d'Aragon,  son  épouse,  na- 
quit au  château  d'Angers,  dans  une  des  tours  avoisinant  le 
grand  portail  ',  le  16  janvier  1409,  vers  trois  heures  du  matin. 

Cet  événement,  auquel  les  historiens  ont  attribué  des  dates 
différentes,  mais  également  fausses'",  fut  consigné  le  jour 

'  Ce  logis,  désigné  par  la  tradition  et  par  les  historiens  locaux,  existe  encore; 
mais  il  a  subi  des  remaniements  postérieurs,  notamment  en  1451.  (V.  les  Extraits 
des  comptes  et  mémoriaux  du  roi  René,  n"'  9,  23.) 

■•'  M.  de  Villeneuve-Bargemont  le  place  au  lOjanvier  1408,  à  dixheures  du  matin, 
d'après  im  livre  d'heures  attribué  à  René  {Hist.  de  René  d'Jnjoii,  I,  4);  l'Jrt  de 
vérifier  les  dates,  tantôt  en  1408,  tantôt  au  1 3  janvier  1409  (X,  423;  XVIII,  349); 
Dom  Calmet,  au  26  janvier  1408  (Hist.  de  Lorraine,  II,  7G1).  Les  autres  les  ont  ré- 
pétés. M.  Vallet  seul  a,  dans  la  Biographie  générale,  donné  la  date  exacte,  mais 
sans  citer  de  source.  Les  erreurs  sur  l'année  proviennent,  pour  la  plupart,  de  ce 
qu'on  a  omis  de  traduire  l'ancien  style  chronologique  en  style  moderne  ;  les 
erreurs  sur  le  jour  paraissent  dues  à  la  mauvaise  lecture  d'un  chiffie  (10  ou  2G 
pour  IG).  Un  autre  livre  d'heures,  où  ont  été  relatés,  suivant  l'ordre  du  calendrier, 
les  faits  intéressant  la  famille  de  René,  mentionne  sa  naissance  au  15  janvier  1408- 
09.  (Bibl.  nat.,  ms.  lat.  17332);  mais,  comme  ce  prince  vint  au  monde  dans  la 
nuit  du  15  au  IG,  c'est  à  peine  une  différence  de  quelques  heures  avec  la  dalr 
que  j'adopte. 


4  NAISSANCE  DE  RENÉ.  [1409] 

même,  avec  des  détails  précis,  sur  les  mémoriaux  de  la  Chambre 
des  comptes  d'Anjou,  renfermant,  pour  ainsi  dire,  l'état  civil 
officiel  de  la  maison  ducale.  Il  y  est  aussi  fait  mention  du 
baptême  du  nouveau-né  :  la  cérémonie  fut  célébrée  immédia- 
tement dans  l'église  cathédrale  d'Angers,  en  grande  pompe, 
devant  une  foule  de  seigneurs  et  de  vassaux,  à  la  lumière  de 
cent  cierges  ou  torches  ardentes.  Les  parrains  et  marraines 
furent  nombreux,  comme  le  comportait  le  rang  du  noble  en- 
fant :  les  principaux  étaient  l'abbé  de  Saint-Aubin,  Jean,  sei- 
gneur de  l'Aigle,  fils  du  comte  de  Penthièvre  et  cousin  ger- 
main de  Louis  II;  Guillaume  des  Roches,  chevalier,  et 
l'abbesse  de  Notre-Dame  d'Angers  \ 

Le  nom  de  René,  qui  était  nouveau  dans  la  famille  royale 
de  France,  et  que  le  fils  d'Yolande  devait  tant  contribuer  à 
propager  en  Anjou,  en  Provence,  en  Lorraine,  ne  lui  fut  donné 
par  aucun  de  ces  parrains  :  mais  son  père  et  sa  mère  avaient 
une  dévotion  particulière  pour  un  ancien  évêque  d'Angers, 
dont  la  canonisation  avait  introduit  ce  nom  pour  la  première 
fois  dans  le  martyrologe  de  l'Éghse.  Le  successeur  de  saint 
Maurille,  ressuscité  par  lui  dans  son  enfance,  dit  la  tradition, 
avait  été,  en  mémoire  de  ce  miracle,  surnommé  René  {re?ia- 
^?^s,  né  deux  fois).  Aussi  l'opinion  populaire  lui  attribuait-elle 
une  influence  favorable  sur  les  naissances,  et  Louis  XI  lui- 
même  invoqua-t-il  son  intercession  pour  obtenir  un  héritier 
du  trône.  Il  fut  exaucé  au  bout  de  quelques  années;   mais, 

'  «  Die  xvr  mensis  januarti  MCCCC"  VIll"  (HO'J  n.  st.),  Andeg.,  in  castro 
ibidem,  circa  lioram  tcrciam  posl  mcdiam  noctcm,  inclicla  domina  Yulcns,  Jhcru- 
salcm  et  Sicdic  rcgina  ac  Andcgaiic  diicissa,  consors  illu.strissimi principis  Ludo- 
vici,  régis  regnorum  predictorum  duciscjtie,  etc.,  peperitfilium;  qui  Renatus  nomine 
baplismatis  fuit  drnominatus,  in  ecclcsid  Ândt'g.;  compatrcsque  fitenint  rcvercndus 
palcr  in  Cluislu  dominas  T.,  ahhas  Sancti  .-îl/uni,  et  egrcgius  vir  Johannes,  cornes 
Aquille,  Jilius  quoitdam  comittis  de  Pent.,  et  dominas  Gadlelmas  de  Rapibus,  miles, 
iinacam  abbatissd  Béate  Marie  Andeg.,  etc.,  et  qnamplures  alii  nobiles, patentes,  etc., 
cum  cereis  ceiitam  ardentibas  sea  torchis,  etc.  »  (Arcli.  nat.,  P  13.3'i'',  P  95.) 
Les  parrains  de  René  étaient  ignorés.  (V.  Villenouvc-Bargemont,  I,  9.)  Jean, 
seigneur  de  l'Aigle,  (\\\i  devint  plus  tard  comte  de  Penthièvre  et  l'un  des  plus 
braves  lieutenants  de  Charles  VII,  était  fils  de  Jean  de  Blois,  le  frcro  de  Marie, 
reine  de  Sieile,  femme  de  Louis  I  il'Aiijoti. 


[1409]  NAISSANCE  DE  RENE.  5 

comme  s'il  en  eût  voulu  au  saint  de  ce  retard,  au  lieu  d'appe- 
ler son  fils  René,  suivant  sa  promesse  formelle,  il  l'appela 
Charles  '.  La  dévotion  de  Louis  d'Anjou  et  d'Yolande  était 
plus  sincère  et  leur  reconnaissance  plus  durable;  car  ils 
fondèrent,  en  1417,  à  Saint-Maurice,  une  messe  solennelle  en 
l'honneur  de  saint  René,  qui  devait  se  célébrer  à  son  autel 
chaque  dimanche,  et  cédèrent  à  l'église,  pour  cette  fondation, 
le  manoir  d'Athenay,  la  métairie  de  la  Testardière  et  diverses 
rentes  ^ 

C'était  cependant  la  troisième  fois  que  la  reine  de  Sicile 
avait  le  bonheur  d'être  mère  :  le  2S  septembre  1 403,  elle  avait 
donné  à  son  mari  un  autre  fils,  qui  fut  plus  tard  Louis  III,  et, 
le  14  octobre  1404,  elle  avait  mis  au  monde  la  douce  et  intéres- 
sante Marie  d'Anjou,  qui  ainsi  se  trouvait  presque  du  même  âge 
que  son  futur  époux  Charles  VII,  né  l'année  précédente.  Mal- 
gré cette  fécondité,  qui  devait  encore  s'accuser  par  la  naissance 
d'Yolande  en  1412,  et  de  Charles,  comte  du  Maine,  en  1414  % 
Angevins  et  Provençaux  s'associèrent  h  l'allégresse  de  leurs 
princes  comme  s'il  se  fût  agi  d'un  premier-né.  Les  bourgeois 
d'Angers  offrirent  à  la  reine,  pour  son  joyeux  et  dernier  en- 
fantement, un  présent  de  quatre  cents  livres  tournois,  à  pré- 
lever sur  leur  communauté  \ 

A  peine  relevée,  la  vaillante  femme,  qui  dirigeait  avec  suc- 
cès l'administration  de  ses  États  en  l'absence  de  son  mari, 
occupé  la  plupart  du  temps  au  service  du  roi  de  France  ou  à 
la  revendication  de  son  royaume  de  Naples,  se  remettait  aux 

'  Je  tire  ce  fait  curieux  des  (lélibéralions  du  chapitre  d'Angers,  qui,  à  la  suite 
d'une  lettre  du  Roi,  où  il  protestait  de  sa  vônération  pour  saint  René  et  s'engageait, 
si  Dieu  lui  envoyait  par  son  intercession  un  héritier  mâle,  à  lui  donner  son  nom, 
fit  célébrer  un  service  solennel  à  l'autel  du  liienheureux  évèque,  le  11  décembre 
1463.  (Bibl.  nat,,  ras.  lat.  22450,  p.  107.) 

'  Arch.  nat.,  P  1335,  n°  160.  Le  duc  de  Lorraine,  potit-fds  de  René,  fonda  jilus 
tard  une  fêle  spéciale  en  l'honneur  du  même  saint  dans  l'église  de  Saint-Georges  de 
Nancy,  avec  distribution  de  pain  aux  pauvres,  etc.  (Arch.  nat.,  KK  1120,  f"  250.) 

^  Ces  dates  nous  sont  révélées  par  le  calendrier  du  livre  d'iieurcs  cilé  plus 
haut  (ms.  17332). 

*  Archives  Grille,  citées  par  M.  Marchegay  dans  le  Bull,  de  la  Suc.  induslr. 
d'Angers,  n"   1,  24"  année  {les  Fontaines  du  roi  René,  p.  1). 


6  NAISSANCE  DE  RENÉ.  [1409] 

affaires  :  dès  le  mois  de  mars  on  la  voit  reprendre  sa  place  au 
conseil  royal  qui  siégeait  à  Angers  \  Mais  Louis  II  dut  faire 
au  moins  une  courte  apparition  dans  cette  ville  pour  assister 
à  la  naissance  de  son  fils  :  il  s'en  trouvait  alors  très-rapproché, 
puisqu'on  le  rencontre  à  Tours  quelques  semaines  avant  et 
quelques  jours  après  %  et  il  est  de  toute  impossibilité  qu'il 
n'ait  appris  l'événement  qu'en  Italie,  comme  on  l'a  prétendu  \ 
En  faisant  naître  le  jeune  prince  loin  de  son  père,  on  com- 
met le  même  anachronisme  qu'en  plaçant  son  berceau  au  mi- 
lieu des  glaces  du  grand  hiver,  qui  sévit  en  1407  et  1408. 
Ces  gelées  extraordinaires  étaient  fondues  depuis  un  an  :  ainsi 
tombent  toutes  les  considérations  auxquelles  des  esprits  in- 
génieux ont  pu  se  livrer  à  propos  de  cette  prétendue  coïn- 
cidence. 

Yolande,  forcée  d'abandonner  les  joies  de  la  famille  pour 
les  soucis  de  la  vie  publique,  confia  son  nouveau-né  à  une 
nourrice  connue  d'elle,  et  qui  avait  allaité  déjà  sa  fille  aînée. 
Elle  était  vraisemblablement  de  Saumur;  elle  se  nommait 
Tiphaine  la  Magine,  et  vécut  jusqu'en  14S9.  C'est  tout  ce  que 
l'on  sait  de  cette  fidèle  servante  ;  mais  ce  peu  de  notions  em- 
prunte un  caractère  touchant  à  la  façon  dont  il  nous  a  été 
transmis.  C'est  René  lui-même  qui,  plus  tard,  fit  ériger  à  sa 
nourrice,  dans  l'église  de  Notre-Dame  de  Nantilly,  à  Saumur, 
un  tombeau  d'une  composition  charmante,  où  elle  était  repré- 
sentée tenant  sur  chacun  de  ses  bras  un  petit  enfant  enveloppé 
d'un  maillot  fleurdelisé  (Marie  et  René) ,  et  qui  fit  graver  sur 
ce  monument  f  épitaphe  suivante  : 

«  Ci  gist  la  nourrice  Thiephaine 
«  La  Magine,  qui  ot  grant  paine 
«  A  nourrir  de  Ici,  en  enfance, 
«  Marie  d'Anjou,  royne  de  France, 
«  Et  après  son  frère  René, 
«  Duc  d'Anjou,  et  depuis  nommé, 

'  Arch.  nat.,  P  1334*,  f°^  97  et  suiv. 

2  IbitL,  f»  95  vo,  et  P  2546,  i"  28. 

3  César  de  Nostredame  ;  Villeneuve-Bargemont,  I,  5. 


[1409-i;3i  SES  PREMIERES  ANNÉES.  7 

«  Comme  encore  est,  roy  de  Sicile, 

«  Qui  a  voullu  en  ceste  ville, 

«  Pour  graiit  amour  de  nourreture, 

«  Faire  faire  la  sépulture 

«  De  la  nourrice  dessusdicte, 

{(  Qui  à  Dieu  rendit  l'àme  quicte, 

«  Pour  avoir  grâce  et  tout  déduit, 

«  Mil  cccc  cinquante  et  huit, 

«  Ou  mois  de  mars,  xm*^  jour. 

«  Je  vous  prye  tous ,  par  bonne  amour, 

«  Affm  qu'elle  ait  ung  pou  du  vostre , 

«  Donnez  luy  ugne  patenostre  *.  » 

On  voit  que  René  dut  recevoir  de  Tiphaine  mieux  que  des 
soins  mercenaires,  et  que  sa  gratitude  ne  s'affaiblit  pas  avec 
l'âge  ;  il  avait,  en  effet,  cinquante  ans  lorsqu'il  consacra  ainsi 
le  souvenir  de  celle  à  qui  sa  sœur  et  lui  avaient  jadis  donné  si 
«  grand'peine.  »  Pourtant  ce  n'était  qu'une  humble  femme, 
car  dans  sa  vieillesse  elle  vivait  encore  des  libéralités  du  roi 
et  de  la  reine  de  Sicile  ". 

Aucune  autre  particularité  ne  signala  la  naissance  et  les 
premières  années  de  René.  Sa  position  n'attirait  pas  encore  les 
regards,  car  un  cadet  de  famille  princière  n'avait  jamais  qu'un 
rôle  assez  effacé.  Personne  ne  se  doutait,  assurément,  de  celui 
qu'il  remplirait  un  jour.  Personne  ne  pouvait  le  voir,  dans 
l'avenir,  recueillant  l'héritage  de  ses  pères,  l'augmentant  d'une 
uianière  inespérée,  pour  perdre  ensuite  un  à  un  tous  ses  do- 
maines et  pour  ensevelir  avec  lui  les  derniers  débris  de  la 

'  Je  rétablis  cette  épitaphe  d'après  la  rectification  faite  dans  la  Revue  de 
l'Anjou  (1834)  par  M.  Marchegay,  qui  l'a  lue  sur  la  pierre  tumulaire  elle-même, 
enchâssée  dans  le  troisième  pilier  de  la  nef  de  Nantilly.  Bodin,  qui  l'avait  décou- 
verte, et  M.  Godard-Faultrier,  qui,  au  lieu  de  se  reporter  à  l'original,  en  a  re- 
produit un  fac-similé  conservé  à  Oxford,  eu  ont  donné  une  lecture  inexacte, 
surtout  aux  onzième  et  douzième  \eTS  (Rccherc/ies  sur  l'Anjou,  I,  156;/e  Château 
d'Angers,  etc.,  p.  132^.  J'aurai  l'occasion  de  revenir,  dans  la  troisième  partie  de 
ce  livre,  sur  le  tombeau  de  Tiphaine. 

^  «  A  nostredit  argentier,  la  somme  de  110  s.  t.  pour  quatre  escuz  d'or,  que 
lui  avons  fait  bailler  à  lu  Mesgine,  nourrice  de  Monseigneur,  en  don  par  nous  à 
elle  fait  pour  une  fois.  «  Compte  de  Jeanne  de  Laval  (1456-57),  transcrit  par 
M.  Marchegay.  (Bibl.  nat.,  acq.  nouv.  fr.  894,  n"  450.) 


8  ORIGINES  DE  LA  MAISON  D'ANJOU.  [1246-1350J    ^ 

puissance  de  sa  maison  ,  comme  un  flambeau  qui  jette  des 
clartés  plus  vives  avant  de  s'éteindre  pour  toujours.  Il  im- 
porte, pour  mieux  comprendre  cette  étonnante  carrière,  d'exa- 
miner quelles  étaient,  au  moment  où  elle  s'ouvrit,  la  situation 
politique  et  l'étendue  de  la  domination  de  ces  ducs  d'Anjou, 
qui  furent  mêlés  pendant  plus  d'un  siècle  aux  événements  les 
plus  importants  de  notre  histoire:  aussi,  avant  d'aller  plus 
loin,  remonterons-nous  quelque  peu  en  arrière  pour  retracer 
brièvement  leurs  origines. 

L'Anjou ,  dont  les  anciens  comtes  étaient  montés ,  par  suite 
d'une  alliance  heureuse,  sur  le  trône  d'Angleterre,  avait  été 
une  première  fois  réuni  à  la  couronne  de  France  par  Philippe- 
Auguste,  agissant  comme  suzerain  et  comme  vengeur  du 
meurtre  dont  Jean  sans  Terre  s'était  souillé  sur  la  personne 
d'Arthur  de  Bretagne,  son  neveu.  11  en  fut  séparé  de  nouveau 
par  saint  Louis,  qui  en  donna  l'investiture,  l'an  1246,  à  son 
frère  Charles  I",  fondateur  de  la  première  maison  des  comtes 
apanages  d'Anjou  '.  Un  autre  mariage,  celui  de  Marguerite, 
petite^fiUe  de  Charles  F%  avec  Charles  de  Valois,  amena  une 
seconde  réunion,  qui  s'accomplit  par  l'avènement  au  trône  du 
fds  de  ce  dernier,  Philippe  de  Valois.  Jean,  fils  de  Philippe, 
en  fut  aussi  investi ,  pour  lui  et  ses  enfants  mâles,  avant  de 
devenir  à  son  tour  suzerain  et  roi  ^ 

>  Arch.  nat.,  J  775,  u»  4;  pièces  justificatives,  n»  1. 

2  II  n'est  pas  sans  intérêt  de  reproduire  ici  la  nomenclature  des  comtes 
d'Anjou  telle  qu'elle  se  conservait  au  xv^  siècle  dans  les  archives  de  René,  qui  avait 
prescrit  des  recherches  à  leur  sujet.  On  sait  qu'il  règne  des  incertitudes  sur  la 
chronologie  de  ces  princes.  La  liste  que  voici  diffère  quelque  peu  de  celle^que 
donne  l'Ait  de  vérifier  les  dates  (XIII,  iO  et  suiv.)  ;  mais  elle  offre  en  même  temps 
des  erreurs  évidentes  :  «  Challemaine  le  Grant.  —  Loys  le  Débonnayre.  —  Charles 
le  Chauf.  —  Tcrcules.  —  Tarculphus  (ces  deux  derniers  font  sans  doute  double 
emploi).  —  Enjouguier  (Ingelger).  —  Fouques  le  Roux.  —  Enjouguier  le  second. 

—  Fouques  le  Desraé.  —  GeulTroy  Grise-Gonelle  (c'est  poiu'  y\er).  —  Eurdeu  le  fils 
Geuffroy.  —  Girard  Morice.  —  Fouques  Nerra.  —  Geuffroy  Martel  le  très-l)on.  — 
Geuffroy   Barré.  —  Fouques  Rcchin  le  premier.   —  Geuffroy  Martel  le  second. 

—  Geuffroy  Martel  qui  gasta  Foucpies  Rechin.  —  Henry  fils  Geuffroy  Malmy.  — 
Henry  fils  Henry.  —  Kiciiard  Cource-Léon.  —  Geuffroy  Plantagcnet.  —  Artur  fils 


^1 351-60]  LOUIS  I.  9 

C'est  au  milieu  des  malheurs  du  règue  de  Jean  le  Bon  que 
prend  naissance  la  maison  ducale  d'Anjou.  Lorsque  ce  prince 
eut  hérité  de  la  couronne,  le  titre  de  comte  d'Anjou  passa  na- 
turellement à  son  fils  cadet,  Louis.  Il  lui  est  déjà  donné  dans 
un  acte  du  mois  de  juin  1351,  par  lequel  son  père,  en  vue 
(lu  mariage  qu'il  projetait  pour  lui  avec  Jeanne,  fille  du  roi 
d'Aragon,  lui  cédait  une  partie  de  la  ville  de  Montpellier: 
ainsi  VArt  de  vérifier  les  dates  se  trompe  en  plaçant  seule- 
ment en  1356  son  avènement  au  comté'.  Mais  il  n'obtint 
qu'au  mois  d'octobre  13G0  la  donation  en  forme  et  l'érection 
du  fief  en  duché-pairie,  qui  furent  une  des  conséquences  de 
la  journée  de  Poitiers  et  du  traité  conclu  ensuite  à  Bre- 
tigny.  Dans  cette  lamentable  bataille,  le  jeune  prince,  âgé  de 
dix-sept  ans,  avait  eu  un  commandement,  et,  s'il  n'avait  pu, 
comme  son  plus  jeune  frère  Philippe,  le  futur  duc  de  Bour- 
gogne, protéger  de  son  corps  la  personne  du  Roi,  il  s'était  du 
moins  attaché  aux  pas  du  Dauphin  dans  sa  retraite  forcée.  La 
convention  qui  rendit  la  liberté  à  Jean,  au  bout  de  quatre  ans  de 
captivité,  stipulait  que  de  nobles  otages  viendraient  prendre  sa 
place  à  Londres.  Louis,  désigné  dans  le  nombre,  s'offrit  pour 
son  père  avec  un  empressement  méritoire,  que  la  prison  devait 
plus  tard  refroidir.  Avant  son  départ  et  aussitôt  après  la  ratifi- 
cation du  traité,  le  Roi,  pour  le  récompenser,  rendit  en  sa  faveur 
deux  lettres  patentes  datées  de  Calais  :  la  première  lui  assi- 
gnait définitivement ,  à  titre  d'apanage ,  le  comté  d'Anjou^, 
celui  du  Maine,  qui  lui  avait  toujours  été  adjoint  dans  les  par- 
tages antérieurs,  la  baronnie  de  Ghàteau-du-Loir  et  la  sei- 
gneurie de  Champtoceaux;  la  seconde  le  créait  duc  et  pair,  et 
attribuait  à  rx\njou  le  titre  de  duché  ^ 

(îotiffro}'.  —  Pliilipiie  le  bon  roy.  —  Loys  le  Franc-Léon.  —  Charles  de  Sezille  et 
lie  Jherusalem.  —  Charles  le  second.  —  Charles  fils  au  roy  de  France,  comte 
d'Aiençou  el  d'Anjou.  —  Philippe  d(î  Valoys,  puis  roy  de  France.  —  Jehan  son 
fils,  depuis  roy.  »  Suivent  quatre  ducs  d'Anjou  :  Louis  I,  Louis  II,  Louis  lll  et 
René.  (Arch.  nat.,  P  1334',  in  fine.) 

'   Arch.  nat.,  JJ  80,  n°  733.  Jrt  de  vérifier  les  dates,  XIII,  71. 

2  Arch.  nat.,  P  l^.'ÎV,  n"'  2,  3,  4  ;  pièces  justificatives,  n"  2.  Le  premier  acte 
est  rédigé  sous  deux  formes,  en  latin  et  en  français. 


10  LOUIS  I.  [1360-63] 

Dans  cette  double  constitution,  Jean  fait  valoir  l'amour  filial 
et  la  parfaite  obéissance  que  son  second  fils  lui  a  toujours  té- 
moignés, en  particulier  le  grand  acte  de  dévouement  par 
lequel  il  a  volontairement  accepté  des  fers.  Son  apanage  est 
déclaré  transmissible  à  ses  descendants  mâles  avec  toutes  les 
prérogatives  qui  en  dépendent,  haute,  moyenne  et  basse  jus- 
tice, droits  de  propriété,  droits  féodaux,  collations  de  béné- 
fices, réserve  faite  toutefois  des  droits  de  régale,  des  exemp- 
tions des  églises  cathédrales,  de  la  foi  et  hommage,  du  ressort, 
du  droit  de  monnaie  et  des  autres  privilèges  delà  souveraineté. 
Louis,  ayant  prêté  l'hommage  le  jour  même,  est  investi  du 
duché  et  pourra  prendre  possession  des  terres  quand  il  lui 
plaira  (donc  il  n'en  avait  pas  auparavant  la  jouissance  effec- 
tive). Les  vassaux  de  la  couronne  lui  rendront  les  devoirs 
qu'ils  rendaient  au  roi.  La  Chambre  des  comptes  de  Paris  re- 
tranchera de  la  comptabilité  des  receveurs  royaux  les  produits 
des  domaines  cédés. 

Telles  étaient  les  bases  ordinaires  de  ces  sortes  de  dona- 
tions, qui,  à  côté  d'inconvénients  sérieux,  offraient  des  avanta- 
ges dont  on  ne  peut  plus  guère  sentir  le  prix  aujourd'hui.  Elles 
n'étaient  pas  de  vj-aies  aliénations  et  ne  créaient  pas  un  État 
dans  l'État,  puisque  le  Roi  conservait  toujours  l'autorité  su- 
prême, et  son  parlement  la  connaissance  des  appels.  Mais  elles 
facilitaient  la  bonne  administration  dans  des  temps  où  la  dis- 
tance, la  rareté  des  relations  rendaient  incertaine  et  lente 
l'action  du  pouvoir  central.  Elles  constituaient  des  délégations 
de  la  royauté  et,  pour  ainsi  dire,  de  grands  gouvernements, 
avec  les  revenus  et  l'hérédité  en  plus  ;  encore,  une  bonne  partie 
des  impôts  étaient-ils  perçus  par  le  fisc  royal,  et  l'hérédité 
s'arrêtait-elle  en  cas  d'extinction  de  la  ligne  masculine.  Il  y 
avait  là  un  puissant  élément  de  décentralisation  ,  une  source 
de  vie  et  de  prospérité  pour  les  capitales  de  province.  On  en 
aura  la  preuve  dans  l'étude  que  je  me  propose  de  consacrer  à 
la  condition  administrative  du  duché  d'Anjou  sous  le  roi  René. 

Après  deux  ans  de  captivité  en  Angleterre,  Louis  et  les 
autres  otages  obtinrent  d'être  ramenés  à  Calais,  pour  être 


[1363-761  LOUIS  I.  11 

délivrés  aussitôt  que  l'exécution  du  traité  de  Bretigny,  dont 
on  avait  permis  au  Roi  d'avancer  le  terme,  serait  complète. 
L'impatience  de  la  liberté,  bien  naturelle  dans  un  cœur  de 
vingt  ans,  fit  devancer  l'heure  au  duc  d'Anjou:  il  trouva 
moyen  de  s'évader  et  revint  trouver  son  père,  qui  le  blâma, 
dit-on,  et  qui  retourna  lui-même  à  Londres.  Est-ce  un  scru- 
pule de  loyauté  qui  dicta  cette  conduite  au  monarque  cheva- 
leresque? Est-ce,  comme  on  l'a  murmuré,  une  chaîne  plus 
douce  qu'il  allait  retrouver  à  la  cour  de  son  ennemi  ?  Le  reste 
des  otages  était  toujours  dans  les  mains  des  Anglais  et  leur 
eût  offert  une  garantie  bien  suffisante  encore,  puisque  d'autres 
princes  du  sang  en  faisaient  partie.  Mais  ce  n'est  pas  le  lieu 
de  résoudre  un  tel  problème.  La  mort  inopinée  de  Jean  le  Bon 
vint,  d'ailleurs ,  terminer  la  question  et  appeler  Louis  à  un 
autre  rôle. 

Sous  le  règne  de  Charles  V,  le  duc  d'Anjou,  entré  en  pos- 
session de  son  apanage,  se  signala  particulièrement  comme 
lieutenant  du  Roi  en  Languedoc,  en  Guyenne,  en  Dauphiné. 
Les  Anglais  éprouvèrent  plus  d'une  fois,  à  leurs  dépens,  ses 
talents  militaires  ;  il  fut  le  compagnon  d'armes  et  l'ami  de 
Duguesclin,  qui  lui  donna,  en  1377,  sOn  hôtel  de  Cachan,  près 
Paris  '.  Sa  libéralité  le  fit  d'abord  bien  venir  de  la  foule,  et 
le  fit  appeler  le  père  du  peuple.  En  Anjou  notamment, 
il  sut  mériter  ce  titre  en  remettant  à  ses  sujets  toutes  les  an- 
ciennes dettes  qui  restaient  à  payer  depuis  trente  ans  aux  re- 
ceveurs. Cet  acte  avait  pour  but  d'arrêter  l'émigration  et  la 
misère  qui,  par  suite  des  guerres,  dépeuplaient  le  pays. 
«  Plusieurs  pouvres  gens,  orphelins  et  femmes  vefves,  disait 
en  effet  le  duc,  et  autres  à  qui  fen  fait  demande  et  qui  doivent 
lesdits  restes ,  sont  tellement  et  si  griefvement  menez  et  en- 
dommaigez  par  les  sergens  et  commissaires  qui  ont  esté  envolez 
ou  temps  passé  pour  les  contraindre  et  exécuter  et  qui  de 
jour  en  jour  les  exécutent  et  contraignent ,  que  les  uns  quiè- 
rent  le  pain  de  huys  en  huys,  et  les  autres  sont  en  voye  de 

'  Aich.  nat.,  P  1338,  n"  469'. 


12  LOUIS  I.  [1376-80] 

laisser  le  païs,  et  laissent  de  fait  les  maisons,  vignes  et  héri- 
tages de  leurs  pères,  parents  et  prouchains  cheoir  et  aller  en 
ruyne  et  en  fresche,  pour  ce  qu'ils  n'osent  soy  faire  leurs  hoirs 
et  que  aussi  ils  ne  pevent  trouver  ne  recouvrer  les  lettres  de 
quictance  ne  descharges...,  perdues  et  arses,  et  leurs  tes- 
moings  mors,  par  le  fait  des  guerres  et  de  mortalilez  * .  »  En  même 
temps  il  remettait  aux  capitaines  et  gens  d'armes  qui  l'avaient 
servi  les  sommes  qu'il  avait  dû  leur  avancer  sur  leurs  gages. 
Mais  les  énormes  besoins  de  l'État  et  ses  propres  affaires,  outre 
l'amour  du  luxe,  général  à  cette  époque,  devaient  bientôt  l'obli- 
ger à  des  rigueurs  tout  opposées.  On  trouve  encore  des  traces  de 
son  administration  dans  la  création  de  la  Chambre  des  comptes 
d'Angers,  dans  la  réglementation  de  la  poissonnerie  de  cette 
ville  et  des  divers  métiers  de  celle  du  Mans.  Il  fit  réparer  les 
châteaux  et  forteresses  de  l'Anjou,  exposés  aux  attaques  de 
l'ennemi,  entre  autres  celui  de  sa  capitale,  et  le  Roi  lui  céda 
pour  cet  objet  le  produit  des  francs-liefs  et  nouveaux  acquêts 
de  ses  terres  -. 

A  l'avènement  de  Charles  VI,  Louis  I  fut  choisi  pour  ré- 
gent de  préférence  aux  ducs  de  Bourbon  et  de  Bourgogne. 
Déjà,  entre  ce  dernier  et  lui,  se  manifestaient  les  symptômes 
d'une  rivalité  qui  allait  s'accuser  et  se  perpétuer  chez  leurs 
enfants.  Phihppe  avait  toujours  été  le  préféré  de  son  père 
depuis  la  bataille  de  Poitiers  ou  même  avant  ;  à  de  grandes 
qualités  il  joignait  une  vaste  ambition  et  une  sourde  jalousie 
contre  son  frère.  Le  public  ne  l'ignorait  pas  ;  on  parlait  alors 
de  prophéties  qui  annonçaient  la  destruction  de  la  maison  de 
Bourgogne  par  un  héritier  du  sang  d'Anjou.  Les  efforts  de 
Philippe  et  des  autres  princes  qui  composaient  le  conseil  royal 
ne  tendirent  qu'à  éloigner  le  régent  :  ils  réussirent,  grâce  à 
l'événement  qui  fonda  en  réalité  la  puissance  des  ducs  d'An- 
jou et  fixa  fatalement  les  destinées  de  leur  famille. 

•  Acte  daté  rlc  Saunuir,  le  20  juin  137U.  Arch.  nat.,  P  1334^  n»  7,  f»  37  \°. 

-  Arrh.  nat.,  P  1334',  n»  7;  1344,  n»  5G3  ;  JJ  IIG,  n»  99.  V.  aussi  les  comptes 
de  la  tiésorerie  de  Louis  I  {IlncL,  KK  242),  où  se  trouvent  consignées  des  dépenses 
pour  la  restauration  du  château  d'Angers,  pour  des  objets  d'art,  d'orfèvrerie,  etc. 


l1380J  succession  DE  NAPLES  ET  DE  PROVENCE.  13 

Jeanne,  reine  de  Sicile  (c'est-à-dire  du  royaume  de  Naples) 
et  comtesse  de  Provence,  descendante  de  Charles  1",  frère  de 
saint  Louis,  serrée  de  près  par  des  compétiteurs  redoutables, 
venait  de  se  jeter  dans  les  bras  de  la  maison  de  France  en 
adoptant  Louis  I,  frère  du  Roi  et  son  parent,  pour  fds  et 
successeur.  On  a  souvent  attribué  cette  résolution  à  l'influence 
du  pape  d'Avignon,  Clément  VII,  l'ami  dévoué  du  duc  d'Anjou, 
et  aux  menées  ambitieuses  de  ce  prince  lui-même.  Il  est  certain 
que  Clément  espérait  trouver  en  lui  un  appui  pour  sa  propre 
cause  en  Italie,  qu'il  lui  promit  de  l'indemniser  de  ses  frais 
et  qu'il  révoqua  certaines  restrictions  apportées  par  les  papes 
à  l'investiture  du  royaume  de  Sicile,   afin  de  permettre  à 
Jeanne  d'en  disposer  librement  en  faveur  de  son  candidat*. 
Mais  il  faut  voir  aussi  dans  cet  acte  important  un  résultat  de 
la  politique  de  la  cour  de  France  et  l'accomplissement  d'un 
désir  longtemps  nourri  par  le  sage,  par  l'habile  Charles  V.  Ce 
roi,  qui  comprenait  tout  le  prix  de  la  prépondérance  française 
en  Italie,  avait  d'abord  essayé,  en  traitant  le  mariage  de  son 
lils  cadet  avec  Catherine,  fille  de  Louis  de  Hongrie,  de  reven- 
diquer les  droits  de  ce  dernier  au  trône  de  Naples.  Tous  deux 
s'étaient  promis  de  négocier  de  concert  auprès  de  la  reine 
Jeanne  pour  obtenir  sa  succession  ;  ils  devaient  insister,  au 
besoin  menacer^  :  le  roi   de  Hongrie  alla  même  plus  loin. 
Ensuite  Charles  V  avait  fait  faire  une  enquête,  d'où  il  sem- 
blait résulter  que  le  testament  de  Robert,  prédécesseur  de 
Jeanne,  donnait,  pour  le  cas  où  celle-ci  mourrait  sans  enfants 
mâles,  le  royaume  de  Sicile  à  Louis  de  Hongrie,  mais  le  comté 
de  Provence  au  roi  de  France  ;  que  la  chose  était  de  notoriété 
publique  dans  le  pays  ;  qu'elle  avait  été  annoncée  en  chaire  à 
Avignon  par  le  cardinal  de  Comminges  ;  que  la  clause  du 
testament  avait  même  été  portée  au  roi  Philippe  de  Valois, 
qui,  jugeant  l'éventualité  éloignée,  n'y  avait  pas  attaché  une 


'  Âich.  nat.,  J  512,  u"  30. 

'  Traité  de  mariage  de  Louis  de  France  et  de  Catherine  de  Hongrie,  eu  1375 
(Arch.  nal.,  i  458.) 


14  SUCCESSION  DE  NAPLES.  [1380-82] 

grande  importance  \  Si  Robertn'avait  pas  voulu  tout  à  fait  cela, 
il  avait  du  moins  légué  conditionnellement  la  main  de  la 
princesse  Marie,  héritière  substituée  à  la  princesse  Jeanne, 
soit  au  fils  aîné  de  Jean,  duc  de  Normandie,  soit  à  son  fils  ca- 
det, c'est-à-dire  à  Louis  I  en  personne^.  L'adoption  obtenue 
de  Jeanne  faisait  triompher  les  prétentions  du  duc  et  la  politi- 
que du  Roi  par  un  moyen  différent,  mais  bien  plus  efficace 
encore.  Autorisée  par  une  bulle  du  31  janvier  1380,  elle  fut 
signée  le  29  juin  de  la  même  année,  et  confirmée  depuis  par 
Clément  VII  et  d'autres  pontifes  ^  Elle  portait  que  Louis,  duc 
d'Anjou,  frère  du  roi  de  France,  déclaré  fils  légitime  de  la 
reine,  et  après  lui  ses  enfants,  ordine  geniturse  servato,  succé- 
deraient aux  rois  de  Sicile,  comtes  de  Provence,  de  Forcal- 
quier  et  de  Piémont,  dans  toutes  leurs  terres  et  seigneuries, 
en  vue  de  l'intérêt  du  royaume  et  du  bien  de  l'Église,  divisée 
par  le  schisme.  Louis  devait  prendre  le  titre  de  duc  de  Cala- 
bre,  attribué  à  l'héritier  du  trône;  mais,  par  un  acte  ultérieur, 
il  fut  autorisé  à  se  faire  couronner  comme  roi  de  Sicile,  à 
condition  que  Jeanne  garderait  sa  qualité  de  reine  et  que 
tous  deux  gouverneraient  en  commun  *. 

Deux  ans  après,  Jeanne  mourait  étranglée  par  Charles  de 
Duras,  et  Louis,  malgré  la  compétition  de  celui-ci,  se  trouvait 
roi  de  fait.  Sa  dynastie  inaugurait  en  Italie  une  domination 
intermittente,  traversée  par  des  contestations  et  des  luttes 
continuelles,  mais  acceptée  et  reconnue  plus  d'une  fois  parles 
populations  et  par  les  papes  légitimes  ;  elle  s'implantait  en 
Provence,  malgré  quelques  résistances  partielles,  d'une  façon 
définitive,  qui  permettait  d'entrevoir  dans  l'avenir  la  réunion 
de  ce  pays  à  la  France.  Elle  possédait  désormais,  outre  son 
apanage,  un  domaine  propre  et  indépendant;  elle  devenait  une 
maison  souveraine ,  avec  laquelle  il  fallait  compter.  Mais  la 


'  Arch.  nat.,  J  291,  n"  13. 

'  Papou,  Hist.  cic  Provence,  III,  146. 

'  Arch.  liât.,  J  375,  11»=*  i,  5;  J  512,  ii"^  30,  31,  32,  elc. 

^  Il/ul.,  .1  512,  11°  34. 


[1382-84]  SUCCESSION  DE  NAPLES.  lo 

pensée  de  Charles  V,  qui  était  celle  de  saint  Louis,  n'en  pa- 
raissait pas  moins  réalisée. 

En  adoptant  le  duc  d'Anjou,  Jeanne  lui  avait  demandé 
un  secours  immédiat.  Renouvelant  ses  instances  auprès  de 
Clément  VII  et  des  cardinaux,  et  faisant  valoir  les  dom- 
mages qu'elle  souffrait  pour  leur  cause,  elle  les  avait  sup- 
pliés de  faire  accélérer  le  départ  de  son  fils^  Les  princes, 
comme  on  Ta  vu,  étaient  loin  de  le  retarder.  Louis  réunit  une 
armée  imposante  et  des  sommes  énormes  ;  mais  il  perdit  du 
temps  à  s'assurer  la  possession  du  comté  de  Provence,  dont 
il  était  assez  disposé  à  se  contenter,  dit-on.  Les  instances  du 
pape  le  déterminèrent  à  se  mettre  en  marche  pour  l'Italie,  à  la 
tête  de  son  armée,  le  13  juin  1382  :  il  était  déjà  trop  tard;  le 
meurtre  de  Jeanne  était  consommé.  Sur  sa  route,  le  nouveau 
roi  de  Sicile  s'était  ménagé  le  concours  effectif  du  duc  de 
Savoie  et  du  seigneur  de  Milan.  Malgré  le  contingent  qu'ils 
lui  fournirent,  il  passa  deux  ans  à  guerroyer,  pour  ainsi  dire, 
dans  le  vide,  contre  un  ennemi  qui  évitait  sans  cesse  la  ren- 
contre. Charles  de  Duras  comptait  sur  la  famine  et  l'épuisement 
de  son  adversaire,  engagé  au  milieu  d'une  contrée  des  plus  dif- 
ficiles. Il  ne  se  trompait  pas  :  trahi  par  Pierre  de  Craon,  qu'il 
avait  envoyé  en  France  demander  de  l'argent  à  la  duchesse  et 
qui,  ayant  reçu  cent  mille  ducats,  se  les  appropria  ou  les  dé- 
pensa en  route  %  Louis  consuma  toutes  ses  ressources,  vendit 
jusqu'à  ses  vêtements,  perdit  ses  soldats  un  à  un.  11  mourut 
lui-même  un  des  derniers,  navré  de  douleur,  à  Biseglia,  près 
de  Bari,  le  21  septembre  1384  \   On  ne  rapporta  que  son 

'  Arch.  liai.,  J  1043,  ii»  4. 

-  Ce  fait,  répété  par  plusieurs  historiens,  a  été  révoqué  en  doute  par  Dégly  et 
d'après  lui  par  V^rt  de  vcrijier  les  dates  (XVIII,  339).  Leurs  objections  portent 
cependant  sur  les  circonstances  plutôt  que  sur  le  fond,  et  il  paraît  certain  que  le 
parlement  rendit,  en  1395,  un  arrêt  contre  Pierre  de  Craon,  par  suite  duquel 
celui-ci  délaissa  aux  ducs  d'Anjou  la  terre  de  la  Ferté-I?ernard  en  hypothèque 
des  cent  mille  ducats  levés  par  lui.  (Arch.  nat.,  P  1380%  n°  3233.) 

'  L'Art  de  vérifier  les  dates  place  cette  mort  dans  la  nuit  du  10  au  11  octobre 
(XVIII,  339).  D'autres  la  mettent  au  20,  au  22,  au  30  septembre,  ou  même  au  î) 
septembre  de  l'année  suivante,  et  l'attribuent  à  des  causes  différentes.    Je  m'en 


16  SUCCESSION  DE  NAPLES!  [1384] 

corps  à  Angers,  où  sa  veuve  le  fit  ensevelir  dans  l'église  de 
Saint-Maurice  et  fonda  pour  lui  un  anniversaire  avec  une 
messe  quotidienne  '. 

On  a  souvent  accusé  Louis  I  d'avoir,  en  vue  de  cette  mal- 
heureuse expédition,  appauvri  l'épargne  l'oyale,  accaparé  le 
trésor  de  Melun,  aliéné  et  dispersé  les  joyaux  de  la  couronne 
de  France.  Il  commit  certainement,  pour  atteindre  son  but,  des 
exactions  condamnables  ;  mais  le  dernier  de  ces  reproches  lui 
doit  être  épargné,  si  l'on  s'en  rapporte  à  un  document  aussi  cu- 
rieux qu'authentique,  contenant  la  nomenclature  de  toutes  les 
pièces  d'orfèvrerie  dont  le  produit  fut  employé  à  l'équi- 
pement de  son  armée.  Cet  inventaire  dit  formellement  que  le 
Roi  lui  avait  prêté,  pour  aider  au  succès  de  sa  conquête,  une 
grande  quantité  de  vaisselle  d'or  et  d'argent,  dont  une  bonne 
partie  avait  été  déjà  restituée  en  nature,  et  dont  il  restait  à 
rendre,  à  la  date  du  6  mars  1385,  quatre-vingt-quatorze  marcs, 
deux  onces  et  onze  esterhns  d'or,  plus  mille  soixante-quinze 
marcs,  sept  onces  et  onze  esterlins  d'argent.  Ce  reste,  la  reine 
de  Sicile  s'engageait  à  le  réintégrer  ou  à  en  verser  la  valeur 
dans  le  trésor  royal,  lorsqu'elle  en  serait  requise  ^  Ainsi  son 
mari  ne  s'était  rien  approprié,  et  n'avait  même  pas  utilisé  la 
totalité  du  prêt.  Il  déclare,  d'ailleurs,  dans  son  testament,  que 
le  pape  Clément  lui  avait  prorais  de  lui  rembourser,  en  cas 
d'insuccès,  tout  ce  qu'il  aurait  dépensé  de  son  avoir  person- 
nel pour  son  expédition,  et  que,  en  ayant  bien  mis  pour  quatre 
cent  mille  francs  (chiffre  énorme  pour  l'époque),  il  charge 
son  héritier  de  réclamer,  s'il  y  a  lieu,  cette  somme  au  pon- 
tife \ 

tiens  à  la  date  marquée  sur  les  ealendrieis  de  la  famille  d'Anjou  (liibl.  nat.,  mss. 
lat.  1150%  17332,  et  ms.  Duiniy  0.51,  f"  55). 

'    Louis  XI  oonfiiina  plus  tard  cette  foudalion.  (Arch.  nat.,  P   1334",  f"  58.) 
-   Arcli.  nat.,  .T  375,  n°   G.    Extraits   des  comptes  et  mémoriaux   du  roi  René, 
n" 535. 

'  «  Item,  comme  nostrc  saint  père  le  pape  (élément  scptiesme  nous  ait  promis 
([ue  ce  que  nous  mettrons  au  fait  de  nostre  emjiiisc  il  nous  rendroit  ou  cas  que 
nous  ne  la  pourrions  accomplir,  nous  voulons  que,  ou  cas  dessusdit ,  luy  soient 
pour  ce  demande/,  quatre  cens  mille  frans,  qtie  nous  avons  bien  mis  du  nostre  pour 


[1384J  SUCCESSION  DE  MAJORQUE.  17 

Indépendamment  du  trône  contesté  de  Naples ,  Louis  I 
avait  fait  l'acquisition,  peu  connue,  d'une  autre  succession 
royale,  qui  devait  doubler  ses  domaines.  Jacques,  dernier  roi 
de  Majorque,  venait  d'être  vaincu  et  chassé  par  Pierre  d'Ara- 
gon. Mais  la  force  ne  détruisait  pas  le  droit.  Isabelle,  mar- 
quise de  Montferrat,  lille  du  premier  et  son  unique  héritière 
par  suite  du  testament  écrit  en  sa  faveur  par  son  frère  \  se 
trouvant  impuissante  à  faire  valoir  ses  légitimes  prétentions, 
céda  au  duc  d'Anjou,  par  un  acte  en  règle,  daté  du  30  août 
1375,  tous  les  États  de  son  père,  y  compris  le  Roussillon  ;  elle 
se  réservait  seulement  pour  sa  vie  le  château  et  la  ville  de 
Lavaur  :  les  conditions  étaient  le  payement  de  cent  vingt  mille 
francs  d'or,  et,  chose  plus  difficile,  la  conquête  de  ces  pays. 
Par  un  deuxième  contrat,  de  l'année  suivante,  elle  lui  aban- 
donnait la  moitié  par  indivis  du  comte  de  Cerdagne,  des  prin- 
cipautés d'Achaïe  et  de  Morée,  du  duché  de  Clarence,  et  de 
tout  ce  qui  pouvait  lui  revenir  en  Roumanie  et  en  Italie, 
moyennant  vingt  mille  francs  d'or  ,  plus  une  rente  viagère  de 
septjnille  francs.  En  1383,  Jacques,  fils  de  François  de  Baux 
et  de  Marguerite  de  Tarente,  qui  s'intitulait  empereur  de 
Constantinople,  prince  d'Achaïe  et  de  Tarente,  lui  légua  aussi, 
pour  en  jouir  après  lui,  son  prétendu  empire  et  ses  principau- 
tés, à  titre  de  proche  parent  de  sa  mère,  de  qui  ils  prove- 
naient -.  Mais  tout  cela  était  également  à  recouvrer.  En  réali- 
sant ces  magnifiques  hérhages,  Louis  pouvait  étendre  sa 
puissance  depuis  l'Espagne  jusqu'à  la  Grèce;  la  domination 
des  Baléares,  du  Roussillon,  de  Montpellier,  du  Languedoc, 
qu'il  gouvernait  au  nom  du  Roi  et  où  il  avait  des  terres,  de  la 
Provence,  du  Piémont,  du  royaume  de  Naples,  faisait  de  lui 
le  maître  absolu  de  la  Méditerranée.  Le  rêve  était  trop  beau 
pour  ne  pas  tenter  son  ambition.  D'accord  avec  Charles  V, 

la  dicte  emprise.  »  (Aicli.  uat.,  P  1334'',  h°  33.)  La  condition  posée  par  le  pape 
était  bien  le  succès  de  l'expédition  et  non  son  entreprise,  puisque  le  roi  de  Sicile 
était  alors  depuis  plus  d'un  an  à  eomijattie  en  Italie. 

'  Arch.  nal.,  P  1354S  n»  811. 

=  Arcb.  uat.,  P   1354',  n»«  843-851;  P  13542,  n»'' 865-872, 

2 


18  SUCCESSION  DE  MAJORQUE.  [1384] 

il  envoya  plusieurs  ambassades  au  roi  de  Castille,  au  roi  de 
Portugal,  à  Hugues,  juge  d'Arborée,  en  Sardaigne,  pour  les 
déterminer  à  entreprendre  avec  lui  une  lutte  commune  contre 
l'Aragonais  ^  Le  premier  lui  promit  d'agir  diplomatiquement 
et  au  besoin  par  les  armes,  si  le  roi  de  France  prenait  l'ini- 
tiative. Le  cardinal  évêque  de  Tusculum,  délégué  du  pape, 
travailla  même  à  amener  une  transaction  à  ce  sujet  entre 
Pierre  d'Aragon  et  le  duc  d'Anjou  \  Mais  Louis  ne  paraît 
pas  avoir  poussé  l'entreprise  beaucoup  plus  loin.  Son  adop- 
tion par  la  reine  de  Sicile  vint  détourner  ses  efforts  d'un  autre 
côté.  Il  éprouva  la  vérité  du  vieux  proverbe  :  Qui  trop  embrasse 
mal  étreint;  et  il  n'eut  du  royaume  de  Majorque  autre  chose 
que  des  archives  ^,  avec  des  droits  qui  n'étaient  cependant  pas 
sans  valeur,  car  le  roi  d'Angleterre  se  les  fit  céder  plus  tard 
à  titre  de  dot,  en  épousant  Marguerite  d'Anjou. 

Heureusement  pour  ses  héritiers,  le  duc  Louis,  —  le  grand 
duc,  comme  on  l'appelait  au  siècle  suivant  pour  le  distinguer 
de  ses  successeurs,  —  leur  laissa  en  France  des  possessions 
plus  assurées.  Il  avait  ajouté  à  son  apanage  des  biens  propres 
constituant,  avec  celui-ci,  un  ensemble  de  domaines  très- 
étendu.  Les  uns  rayonnaient  autour  de  l'Anjou  et  du  Maine, 
et  arrondissaient  ce  vaste  fief  ;  les  autres  étaient  disséminés,  et 
donnaient  à  leur  possesseur  un  pied  dans  des  régions  fort  op- 
posées. On  ne  doit  pas  compter  le  duché  de  Touraine,  dont 
le  Roi  l'avait  investi  pour  sa  vie  seulement  et  dont  il  jouit  jus- 
qu'à sa  mort,  malgré  l'opposition  de  la  Chambre  des  comptes  *. 

'  V.  les  instructions  et  les  rapports  de  ses  ambassadeurs  dans  le  ms.  fr.  3884 
de  la  Bibl.  nat.,  f»»  8,  30,  C8. 

-  Bibl.  nat.,  ilnd.  Arch.  nat.,  P  1354',  n»s  84G-860. 

■'  Ces  archives,  peu  considérables,  mais  intéressantes,  se  sont  conservées  dans 
la  Chambre  des  comptes  d'Anjou.  Elles  comprennent  des  titres  originaux  sur 
Montpellier  et  Majorque,  dont  le  plus  ancien  remonte  à  1103.  Ou  y  remarque 
aussi  un  mémoire  juridique  que  Louis  I  fit  rédiger  pour  justifier  .ses  prétentions, 
contenant  l'historique  du  royaume  de  Majorque  et  la  copie  d'un  certain  nombre 
de  pièces  à  l'ajjpui.  Ce  précieu.x  volume  a  été  oté  de  sa  place  naturelle,  au.\  Ar- 
chives nationales,  pour  être  classé  dans  la  section  dite  historique,  sous  le  titre 
inexact  de  Cartulaire  de  Majorque  et  sous  la  cote  KK  1413. 

'  Arch.  nat.,  J  375,  n»**  2  et  3. 


[1384J  DOMAINES  EN  FRANCE.  It) 

Mais  Mai'ie  de  Blois  ou  de  Bretagne,  fille  du  célèbre  Charles 
de  Blois,  qu'il  avait  épousée  dès  13G0,  et  qui  gouverna  l'Anjou 
en  son  absence,  avec  Pierre  d'Avoir  pour  lieutenant,  lui  avait 
apporté  en  dot  plusieurs  seigneuries  importantes,  et  tous  deux 
depuis  en  avaient  acquis  d'autres,  également  transmissibles  à 
leurs  enfants.  On  peut  les  grouper  ainsi  ; 

Dans  l'Anjou  et  le  Maine,  mais  en  dehors  du  domaine  pri- 
mitif, la  châtellenie  de  la  Roche-au-Moine  ou  la  Roche-au- 
Duc,  achetée  vingt  mille  francs  d'or  de  Guillaume  de  Graon, 
vicomte  de  Ghâteaudun,  sire  de  la  Ferté-Bernard,  en  1370 
(revendue  plus  tard  par  la  reine  Yolande  à  Charles,  sire  de 
la  Tour  ^)  ;  la  seigneurie  de  Sablé  et  Précigné,  cédée  par 
Amaury,  sire  de  Graon,  qui  s'en  réserva  l'usufruit,  en  1371, 
et  par  Isabelle,  son  héritière,  en  1376  (vendue  ensuite  par  la 
reine  Marie  à  Pierre  de  Graon,  le  13  juin  1390,  pour  cinquante 
mille  francs  d'or,  puis  par  celui-ci  au  duc  de  Bretagne,  en 
1392,  pour  le  même  prix,  et  enfin  rachetée  par  Marie,  en 
1394,  pour  cinquante  mille  huit  cents  francs  ^)  ;  la  terre  de 
Brulon,  acquise,  en  1371,  de  Guillaume  de  Matefelon,  che- 
valier, qui  la  tenait  du  sire  de  Graon,  et  sur  le  prix  de  laquelle 
douze  cents  francs  d'or  furent  payés  en  1380'';  celle  de 
Mayenne-la-Juhel,  comprenant  Ernée,  Villaines  et  Pontmain^ 
apportée  par  Marie  de  Bretagne  ^ 

Dans  le  Poitou,  la  seigneurie  de  Mirebeau,  acquise  d'Isa- 
belle, comtesse  de  Roucy  et  dame  de  Mirebeau,  moyennant 
dix-huit  mille  francs  d'or,  en  1379  ^  ;  la  seigneurie  de  Loudun, 
donnée  au  duc  par  Charles  V,  le  4  février  1367,  aux  mêmes 
conditions  que  l'Anjou,  pour  le  dédommager  de  celle  de  Ghamp- 
toceaux,  qu'il  lui  avait  fait  céder  au  duc  de  Bretagne  en 
exécution  d'un  traité  de  paix   conclu  avec  ce  dernier  ^  ;  les 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  n»  7,  fos  2-8,  et  KK  lllG,  f»  542  \". 

2  Arch.  nat.,  P  1334=,  Ujid.,  et  P  1344,  nos  58G-602. 

3  Arch.  nat.,  P  1334%  ibld.,  et  P  1344,  n»  G06. 
<  Arch.  nat.,  P  1334'%  n"'  54,65. 

'■>  Arch.  nal.,  P  1340,  w  478. 

"  Arch.  nat.,  P  1340,  ïv>  405.  Le  duc  de  Bretagne  recéda  Champtoceaux  au  duc 


20  DOMAINES  EN  FRANCE.  [1384] 

terres  de  Ghampigny-sur-Veude,  de  la  Rajace  et  du  Coudray, 
acquises  de  Jeanne,  dame  de  Beauçay,  femme  de  raessire 
Charles  d'Artois,  en  1376  '  ;  les  châtellenies  de  Talmont,  Al- 
lonne,  la  Chaize,  les  vicomtes  de  Curzon  et  de  Brandois,  les 
terres  de  la  Chaume,  des  Sables  d'Olonne  et  de  l'île  de  Ré, 
données  par  Isabelle  d^Avaugour,  vicomtesse  de  Thouars,  à 
sa  nièce  Marie  de  Blois,  avec  clause  de  retour  conditionnel  à 
Henri  de  Bretagne^;  le  fief  de  Renoué,  acheté  cinq  cents 
francs  d'or  à  Guyon  Mauvoisin^  en  1375  (transporté  ensuite 
à  l'abbaye  de  Fontevrault,  en  remboursement  de  neuf  cents 
écus  prêtés  au  duc  par  les  religieuses  en  13G0  '). 

Dans  rile-de-France  et  l'Orléanais,  les  comtés  d'Étampes  et 
deGien,  avec  les  châtellenies  d'Aubigny  et  de  Dourdan,  cé- 
dés, sauf  l'usufruit,  par  le  comte  d'Étampes  en  1381,  en  même 
temps  qu'une  rente  de  deux  mille  livres  sur  le  trésor  royal 
(ces  deux  comtés,  ou  du  moins  les  droits  à  leur  succession 
furent  donnés  ultérieurement  au  duc  de  Berry  en  place  de  la 
principauté  de  Tarente,  que  Louis  I  lui  aVfiit  promise  et 
n'avait  pu  recouvrer'';  les  terres  de  Chailly  et  de  Longjumeau, 
apportées  par  Maiie  de  Blois ^  ;  trois  hôtels  à  Paris,  à  Bicôtre  et 
à  Cachan,  le  dernier  provenant,  comme  on  Ta  vu,  de  Dugues- 
clin,  qui  le  tenait  du  duc  de  Berry  (passé  plus  tard  à  Charles 
d'Anjou,  comte  du  Maiiie,  qui  possédait  aussi  les  hôtels  de  la 
(jrandc  et  petite  Barbette,  à  Paris  ''). 

En  Normandie^  la  chàtellenie  de  la  Roche-Mabile  et  autres 

d'Anjou  en  1387,  à  la  condition  qu'il  se  chargerait  d'une  rente  de  deux  mille 
livres  tournois  due  par  lui  à  Jeanne  de  Bretagne,  couitessc  de  Ponthièvre,  (Arch. 
nat.,  P  1339,  n»  438.) 

'  Arch.  nat.,  P  133i%  n"  7. 

2  Arch.  nat.,  P  13U,  no  53G. 

3  Arch.^nat.,  P  1334%  n"  7. 

*  Arch.  nat.,  P  1345,  n"»  G44-G48. 

•''  Arch.  nat.,  P  1334'*,  n"*  54,  55.  Ces  deux  terres  réunies  appartenaient  à  la 
maison  de  Blois  ou  de  Bretagne  depuis  1331  seulement.  A  cette  date,  Philippe  de 
Valois  les  avait  échangées  avec  le  duc  de  Bretagne  Jean  111  coutre  la  ville  de  Saiut- 
James  de  Bevron,  que  ce  dernier  tenait  en  don  de  Louis  le  llulin.  {lùhl.,  P  1345, 
n»  G40.) 

«  Arch.  nat.,  P  1345,  n"'  G41-643;  P  1334",  n°  33. 


[1384]  DOMAINES  EN  FRANCE.  21 

terres  en  dépendant,  que  le  Roi  confisqua  pour  cause  de  ré- 
Jjellion  sur  Isabelle  d'Avaugour  et  donna  au  duc  en  1371  '; 
le  fief  de  Bovilette  et  tout  ce  que  possédait  dans  ce  pays  le 
duc  et  la  duchesse  de  Bretagne,  qui  le  donnèrent  en  dot  à  leur 
fille  Marie-. 

Dans  le  nord,  le  comté  de  Guise,  y  compris  Hirson,  Oisy, 
Englancourt,  apporté  encore  par  cette  princesse  ^  ;  le  comté 
de  Roucy,  vendu  au  duc  par  Isabelle  de  Roucy  en  1379,  ainsi 
que  le  château  de  Rochefort  et  autres  dépendances  (biens  re- 
vendiqués ensuite  par  l'oncle  d'Isabelle^,  Simon  de  Draine,  à 
qui  le  parlement  les  adjugea''). 

Dans  le  Languedoc,  le  comté  de  Lunel^  acquis  en  1381  du' 
comte  d'Étampes,  qui  le  tenait  en  don  du  roi  Jean  depuis 
13G1  (recédé  à  Isabelle,  marquise  de  Montferrat,  en  1382,  à 
la  place  du  revenu  annuel  que  le  duc  devait  lui  servir,  avec 
réversion,  après  la  mort  de  cette  princesse,  à  Jean_,  duc  de 
Berry,  pour  la  même  raison  que  les  comtés  de  Gien  et  d'É- 
tampes ^). 

Louis  I  avait  acheté,  en  outre,  de  Jean  de  Bueil  le  péage 
de  Tours,  avec  des  maisons  dans  cette  ville  ;  de  Jean_,  sire  du 
Faige  (appelé  ailleurs  sire  d'Usaiges)  ,  foffice  de  vidame  du 


'  Arch.  nat.,  P  1345,  n»  633.  Olivier  Dugnesclin,  comte  de  Longueviile,  avait 
aussi  des  droits  sur  la  Roche-Mabile  :  il  les  céda  à  la  duchesse  d'Anjou  en 
1398,  moyennant  la  somme  de  quatre  mille  francs.  [Ibid.,  n"  634.) 

^  Arch.  nat,  P  133i"%  n^^  51,  55. 

'  Arch.  nat.,  ib'ul.  Le  comté  de  Guise  était  venn  dans  la  maison  de  Blois  au 
commencement  du  XUIe  siècle,  par  Marie,  fille  de  Gautier  d'Avcsnes  et  de  Mar- 
guerite, comtesse  de  Blois;  elle-même  en  avait  hérité  de  son  père(/^/7  de  vérifier 
les  dates,  XF,  393).  On  verra  plus  loin  cpie  ce  fief  fut  vendu  par  René  en  1433,  pour 
faciliter  le  payement  de  sa  rançon,  à  Jean  de  Luxembourg,  comte  de  Ligiiy.  Il 
revint  en  liH  à  Charles  d'Anjou,  comte  du  Maine,  par  suite  de  son  mariage 
avec  Isabelle  de  Luxembourg  (P  1334'»,  n<«  88,  89),  et  n'échut  que  plus  tard  à 
la  maison  de  Lorraine,  quoiqu'on  lise  dans  un  autre  volume  de  l'Art  de  vérifier 
les  dates  (XIll,  402)  qu'il  forma  l'apanage  des  cadets  de  Lorraine  dejuiis  le  ma- 
riage du  duc  Raoul  avec  une  autre  Marie  de  Blois,  vers  1334. 

*  Arch.  nat.,  P  1334-,  no  7  ;  P  1345,  no«  G50-G53.  Art  de  vérifier  les  dates, 
XII,  292. 

^  Arch.  nat.,  P  1352,  n^^  712,  713,  718,  719. 


22  DOMAINES  EN  FRANCE.  [1384] 

Mans,  avec  une  rente  sur  la  recette  du  Maine,  puis  d'autres 
rentes  sui-  les  châtellenies  de  Loudun  et  de  Monsoreau,  sur  le 
péage  de  Langeais,  sur  l'échiquier  et  la  vicomte  de  Rouen,  etc. 
Par  son  testament,  rédigé  à  Tarente  le  26  décembre  1383  et 
suivi,  l'année  d'après,  d'un  codicille,  il  légua  ces  divers  biens  à 
Louis  II,  son  fils  aîné,  excepté  les  comtés  de  Guise  et  de  Roucy 
et  la  terre  de  Chailly,  qui  formèrent  la  part  de  Charles,  prince 
de  Tarente,  son  fils  cadet.  Si  cependant  le  premier  devenait 
maître  du  royaume  de  Naples,  l'héritage  du  second  devait  être 
augmenté  des  comtés  d'Étampes  et  de  Gien  et  de  la  terre  de 
Rochefort,  ainsi  que  du  duché  de  Duras  et  du  comté  d'Albeen 
Italie.  Jean  de  Bueil  et  Pierre  d'Avoir ,  conseillers  du  roi  de 
Sicile,  devaient  aussi  jouir  pendant  leur  vie,  le  premier  de 
Mirebeau,  le  second  de  la  Roche-au-Duc  \ 

Ces  deux  personnages  étaient  désignés  par  Louis  I  pour 
aider  sa  veuve  dans  le  gouvernement  de  ses  États  pendant  la 
minorité  de  son  fils,  ainsi  que  l'évêque  d'Angers,  l'évêquedu 
Mans  et  plusieurs  personnages  notables.  Marie  se  priva  vo- 
lontairement du  secours  de  Pierre  d'Avoir,  qui  lui  portait  om- 
brage ;  mais  elle  utilisa  fréquemment  les  lumières  des  autres 
dans  l'exécution  de  la  tâche  multiple  qui  lui  incombait.  En 
Provence,  elle  sut  pacifier  les  discordes  civiles  et  affermir  la 
domination  de  la  maison  d'Anjou,  qui  allait  bientôt  y  devenir 
l'objet  d^un  religieux  attachement.  Des  intrigues,  nées  à  la  fois 
de  l'animosité  de  ses  adversaires  et  de  la  jalousie  des  princes 
du  sang,  faillirent  d'abord  ébranler  cette  domination.  Un  cer- 
tain nombre  de  gens  d'Église,  de  nobles  et  d'autres  habitants 
étaient  venus  supplier  le  Roi  de  prendre  le  pays  sous  sa  pro- 
tection pendant  la  lutte  des  deux  partis.  Charles  VI  et  ses 
conseillers  eussent  été  bien  aises  d'en  prendre  prétexte  pour 
saisir  le  comté,  et  le  duc  de  Berry  s'y  rendit  lui-même  pour 
sonder  le  terrain.  Mais  l'affaire  échoua  par  le  refus  des  Pro- 
vençaux ,  et  il  résulta  des  informations  prises  que  les   sup- 


'  Arch.  nat.,  P  133-4",  n"^  33,  34,  35,  53;  P  1334',  n»  T  ;  P  1345,  n"  G22; 
P  1380-,  n"  3233;  J  375,  n"  1;  KK  1116,  f"  541. 


[1385-8S)J  LOUIS  II.  23 

pliants  étaient  des  partisans  de  Giiarles  de  Duras,  n'ayant 
aucune  mission  pour  demander  la  mainmise,  mais  seulement 
pour  obtenir  la  médiation  du  Roi  en  faveur  de  la  paix.  Clé- 
ment VII,  qu'on  avait  dit  favorable  à  cette  tentative,  s'en  dé- 
fendit vivement,  et  répondit  aux  ambassadeurs  royaux  qu'il 
soutenait  les  princes  d'Anjou  parce  qu'ils  avaient  un  droit 
certain  sur  la  Provence  ;  que,  s'il  eût  pensé  que  le  roi  de 
France  eût  des  titres  supérieurs,  il  n'eût  pas  manqué  de  pren- 
dre ses  intérêts,  et  qu'on  l'avait  calomnié  en  l'accusant  d'a- 
voir brûlé  le  testament  du  roi  Robert,  sur  lequel  on  voulait 
appuyer  les  prétentions  de  la  couronne*.  L'habileté  de  la 
reine  Marie,  la  mort  de  Charles  de  Duras,  la  lassitude  du 
pays,  contribuèrent  à  apaiser  tous  les  débats  :  la  révolte  de 
Raymond  de  Turenne  devait  être  la  dernière  manifestation 
d'opposition  locale.  Charles  VI  en  personne  et  presque  toute 
la  maison  de  France  assistèrent  au  couronnement  de  Louis  II, 
que  le  pape  célébra  en  grande  pompe  à  Avignon^  le  l^"  no- 
vembre 1389^,  et  consacrèrent  par  leur  présence  l'autorité 
de  la  dynastie  angevine  :  c'était  toujours  une  dynastie  fran- 
çaise, et  son  affermissement  pouvait  être  considéré  comme 
une  demi-annexion. 

Louis  II  avait  alors  douze  ans.  Déjà  son  père,  avant  de 
mourir,  avait  fait  négocier  pour  lui  deux  mariages  qui  de- 
vaient ménager  à  sa  cause  des  appuis  fort  utiles,  le  premier  en 
France,  le  second  en  Italie  :  Jeanne,  fille  du  comte  d'Alençon, 
et  Lucie,  fille  du  vicomte  Barnabo,  seigneur  de  Milan,  furent 
successivement  accordées  au  jeune  prince  ^  Mais,  pour  des 
motifs  qu'on  ne  connaît  point,   ces  projets  échouèrent.  En 

1  Arch.  nat.,  J  291,  n»»  2-5. 

'  V.  «  l'ordonnance  et  mystère  de  la  coronation  du  roi  Loys  »,  aux  Arch.  nat., 
P  1334',  n°  7,  fo  12  v  ;  reproduit  dans  le  Cérémonial  de  Godefroi  d'après  un 
des  anciens  manuscrits  de  Brienne  conservés  à  la  bibliothèque  du  Roi. 

^  Des  contrats  furent  même  signés  pour  ces  deux  mariages,  dont  les  historiens 
ne  parlent  pas.  (Arch.  nat.,  P  1334'*,  n°^  5G,  57.)  Le  doge  de  Venise,  avait,  paraît- 
il,  proposé  une  troisième  alliance  pour  Louis  II,  celle  de  la  propre  sœur  de 
Ladislas  de  Duras,  qui  eût  éteint  tout  germe  de  discorde  au  royaume  de  Naples. 
(Villeneuve- Bargemont,  I,  375.) 


24  LOUIS  II.  [1390-96] 

1370,  la  reine  Marie  commença  à  rechercher  pour  son  fils  une 
alliance  encore  plus  brillante  au  point  de  vue  politique,  qui, 
par  une  obligation  malheureuse,  a  toujours  primé  les  autres 
dans  les  familles  souveraines.  Il  ne  s'agissait  de  rien  moins 
que  de  faire  épouser  l'héritier  d'Anjou  à  Tune  des  deux  filles 
du  roi  Jean  I  d'Aragon,  union  qui  pouvait  prévenir  la  riva- 
lité des  deux  maisons  et  déterminer  l'intervention  des  Arago- 
nais,  maîtres  de  Tîle  de  Sicile,  contre  Ladislas,  fils  de  Charles 
de  Duras,  détenteur  du  royaume  de  Naples.  On  conçoit  que  ce 
projet  devait  rencontrer  de  grands  obstacles,  principalement 
à  cause  des  prétentions  léguées  par  Louis  I  à  son  fils  sur  la 
succession  de  Majorque.  Une  première  promesse  fut  cepen- 
dant échangée;  puis,  en  attendant  l'âge  nubile,  Louis  I  par- 
tit en  Itafie  et  poursuivit,  avec  l'aide  de  Charles  VI  \  l'entre- 
prise de  son  père,  en  s'emparant  des  châteaux  de  Naples  et 
d'autres  places  importantes.  Pendant  ce  temps,  Jean  d'Aragon 
mourut  et  son  frère  Martin  lui  succéda.  Craignant  sans  doute 
un  changement  de  politique,  la  cour  de  France,  intéressée  elle- 
même  à  ce  mariage,  fit  demander  au  nouveau  roi,  en  1396,  de 
confirmer  les  engagements  pris  par  son  prédécesseur.  Sa  dé- 
marche eut ,  au  contraire ,  pour  résultat  de  provoquer  une 
protestation  formelle  de  la  future  épouse  contre  toutes  promesses 
antérieures.  Dans  cet  acte  singulier,  qui  était  resté  ignoré, 
Yolande  déclare  qu'elle  n'avait  que  onze  ans  lorsque  les  délé- 
gués du  roi  de  Sicile  ont  obtenu  d'elle  un  consentement  pré- 
maturé ;  qu'à  présent,  parvenue  à  la  puberté,  elle  n'a  aucune- 
ment l'intention  de  persévérer  ;  si  le  chevalier  envoyé  par  le  roi 
de  France  ou  toute  autre  personne  lui  arrache  jamais  une  parole 
pouvant  être  interprétée  dans  un  sens  contraire,  elle  la  désa- 
voue à  l'avance  ;  ce  dont  elle  et  ses  parents  demandent  procès- 
verbal  -. 

'  Le  Roi  lui  donna  notamment,  en  1391  et  1392,  la  moitié  des  aides  levés  pour 
la  guerre  dans  ses  pays  d'Anjou,  du  Maine  et  autres,  afin  de  lui  permettre  decon- 
(|uérir  le  royaume  de  Sicile.  (Arch.  nat.,  K  5i,  n°  11.) 

-  K  Durit  'verbolemis  qubd,  licet  ipsa  cxistens  impii/ies,  lioc  est  in  undec'tmo  anno 
suc.  elalis,    coniraxisset  cnm  qu'thiisdam  procurât ori bus  illitsiri  domini   Ludovici, 


[1396-14001  LOUIS  II.  25 

La  jeune  princesse  agissait-elle,  comme  ces  derniers  mots  le 
donneraient  à  entendre,  sous  la  pression  de  son  oncle?  Ou  son 
refus  cachait-il  un  de  ces  caprices  du  cœur,  si  violents  sous  le 
ciel  de  l'Espagne  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  elle  changea  de  sentiment, 
et  on  la  vit  bientôt  se  donner  à  sa  nouvelle  patrie  avec  autant 
d'ardeur  qu'elle  avait  d'abord  témoigné  de  répugnance.  Louis, 
qui,  au  bout  de  neuf  ans,  avait  éprouvé  la  perfidie  des  capi- 
taines italiens  et  perdu  ses  conquêtes,  était  de  retour  depuis 
peu  en  Provence,  lorsque  les  dernières  difficultés  furent  apla- 
nies. Il  se  déguisa  pour  aller  attendre  sa  fiancée  à  Montpellier, 
voulant  la  juger  par  lui-même:  il  en  revint  très-épris,  car 
c'était ,  au  témoignage  de  Juvénal  des  Ursins ,  une  des  plus 
belles  créatures  qu'on  pût  voir  '.  Leur  mariage  fut  solennel- 
lement célébré  dans  la  ville  d'Arles,  le  1"  décembre  1400  ^ 
et  suivi  de  fêtes  brillantes.  Yolande  avait  alors  environ  vingt 
ans,  et  Louis  vingt-trois.  Ainsi  fut  consommée  cette  alliance 
qui  devait  être  si  heureuse  pour  la  maison  d'Anjou  et  pour 
la  France  tout  entière.  Les  hommes  en  espéraient  des  fruits 
qui  ne  se  réalisèrent  pas.  Mais  Dieu,  qui  comprend  mieux  que 
nous  notre  bonheur,  en  fit  découler  des  avantages  bien  plus 
précieux  :  au  lieu  de  provinces,  au  lieu  d'appuis  ou  de  droits 
nouveaux ,  la  maison  royale  acquit  par  là  une  femme  supé- 
rieure ,  une  de  ces  reines-mères  comme  l' Espagne  en  a  donné 
plusieurs  fois  à  notre  pays ,  mais  tempérant  par  un  mélange 


Jheritsalem  et  Slcilie  régis,  per  verha  de  presenli  ilcnolancia  ma/rinwiiiiim  i/ifer 
enni  et  ilictitm  Jlieriisalem  et  Sic'ilîe  regern,  non  /amen  fuit  ipsa  domuia  infantissa, 
ex  quo  ad annos  puhertatis  devenit,  intencionis  persei-erandi  et  jiersistcndi  in  volnn- 
tate;...  imo  prolestata  fuit  qubd,  si  forte  ciiidam  militi,  qui  ad  dictum  dominum 
regem  Aragonie  patrem  suum  ex  parte  Fraude  régis  pro  negociis,  ut  dice/>atur, 
dicti  re"is  Jlierusalem  et  Sicilie  noviter  venerat,  auf  aliciii  altcri  persane,  tune  vel 
eciam  iii  futurum,  ipsa  diceret  aut  faceret  aliqua  que  trahi  passent  forlassis  ad  de- 
uotacioncm  perseverancie  seii  persistencie  voluntatis  prémisse,  non  iiitcndebat  illa 
dicere  aut  facere  ed  mente...  ■»  (Bibl.  nat.,  Lorraine  2G,  no  l8.) 

'  Villeneuve-Bargemont,  I,  375.  Il  existe  encore  un  portrait  d'Yolande  sur  uu 
des  vitraux  de  la  cathédrale  du  Mans,  reproduit  par  M.  de  Lasteyrie  dans  son  Hist. 
de  la  peinture  sur  verre  (pi.  LU). 

'  Bihl.  nat.,  ms.  lat.  17332,  calendrier. 


iC  LOUIS  II.  I1400-07J 

de  sang  français  les  qualités  énergiques  de  sa  race  paternelle  \ 
d'une  vertu  exemplaire,  d'une  rare  intelligence,  ambitieuse 
pour  ses  enfants ,  mais  d'une  ambition  juste  et  honnête ,  ne 
l'empêchant  pas  de  chercher  le  bien  de  ses  sujets.  Elle  devait 
former  René  et  Marie  d'Anjou  :  elle  allait  élever  aussi  un  Dau- 
phin proscrit,  abandonné  des  siens,  et  conserver  à  la  France 
démembrée  le  dernier  espoir  de  la  royauté  nationale. 

Les  années  qui  suivirent  son  mariage  furent  partagées  par 
Louis  11  entre  l'administration  de  TAnjou  et  de  la  Provence 
et  le  service  de  son  malheureux  cousin  Charles  VI ,  dont  il 
protégeait  la  faiblesse  au  conseil  comme  dans  la  guerre.  Bien- 
tôt, en  effet,  commença  la  triste  lutte  des  Armagnacs  et  des 
Bourguignons,  qui  divisa  toute  la  nation  en  deux  partis  achar- 
nés. La  gloire  du  duc  d'Anjou  fut  de  ne  s'associer  à  aucune 
de  ces  factions,  mais  de  s'attacher  uniquement  aux  intérêts  du 
Roi  et  de  la  nation  ;  aussi  gagna-t-il  promptement  l'estime  et 
l'amour  de  tous  deux.  Cependant  ses  alliances  et  une  sympa- 
thie naturelle  l'attiraient  plutôt  du  côté  du  duc  d'Orléans. 
Le  meurtre  de  ce  prince,  le  23  novembre  1407,  vint  tout  à  coup 
attiser  plus  vivement  la  discorde.  Louis  fut  presque  témoin 
du  drame  fatal  :  il  reçut  même,  suivant  Alain  Ghartier,  des 
aveux  échappés  au  coupable  dans  un  moment  de  trouble  et 
de  remords.  Le  duc  de  Bourbon,  survenant  après  l'entretien, 
lui  reprocha  d'avoir  laissé  sortir  le  duc  de  Bourgogne  sans  le 
faire  arrêter.  Mais  la  douleur  d'avoir  perdu  un  tel  parent 
l'avait  stupéfié  ;  il  n'avait  pas  voulu  en  perdre  un  second  à  la 
fois  ^ 

Cependant  l'horreur  inspirée  par  cet  événement  ne  fut  pas 
moins  grande  chez  lui  que  dans  le  public.  Il  la  manifesta  hau- 
tement, et ,  malgré  la  puissance  de  Jean  sans  Peur,  devenu 
plus  redoutable  que  jamais,  il  lui  en  donna  un  peu  plus  tard 
une  preuve  éclatante.  Catherine  de  Bourgogne,  fille  de  ce 
prince,  venait  d'être  promise  et  fiancée,  un  mois  auparavant, 


'  La  mère  d'Yolande  d'Aragon  était  Yolande  de  Bar,  pelitc-fille  du  roi  Jean. 
2  Alain  Cliartier,  éd.  Diichesne,  p.  11. 


I1407-13J  LOUIS  II.  27 

au  fils  caîné  du  roi  de  Sicile,  qui  devait  être  un  jour  Louis  III 
et  qui  n'était  encore  qu'un  enfant  de  quatre  ans  \  Elle  avait 
été  remise  aux  parents  de  son  futur  mari  pour  être  élevée  avec 
lui ,  suivant  un  usage  qui  diminuait  l'inconvénient  de  ces 
unions  forcées  en  permettant  aux  enfants  destinés  l'un  à 
l'autre  de  se  connaître  et  de  s'aimer  de  bonne  heure.  On  espé- 
rait éteindre  par  là  les  germes  de  l'hostilité  naissante  des 
deux  maisons  princières.  L'attentat  de  1407  creusa,  au  con- 
traire, un  abîme  entre  elles.  En  vain  le  duc  de  Bourgogne, 
craignant  d'avoir  besoin  de  l'appui  de  Louis  II,  fit-il  miroiter 
à  ses  yeux  la  perspective  d'un  secours  important  pour  l'aider  à 
reconquérir  son  royaume  de  Naples  ;  en  vain  s'engagea-t-il  à  lui 
payer  quarante  mille  écus  et  lui  promit-il  ensuite  un  complément 
de  dot  bien  plus  considérable  '^  :  l'honnêteté  de  son  cousin  ne 
put  être  vaincue.  Après  quelques  hésitations,  le  duc  d'Anjou  se 
décida  à  rompre  les  conventions  déjà  conclues  plutôt  que  de 
s'allier  au  meurtrier.  Catherine  fut  solennellement  reconduite 
à  Beauvais  par  Jean  de  Tucé ,  avec  le  somptueux  trousseau 
qu'elle  avait  déjà  reçu,  consistant  en  vaisselle  d'or  et  d'argent, 
bijoux ,  habillements ,  meubles  et  tapisseries ,  ornements  de 
chapelle,  chevaux  et  équipages.  Pierre  de  la  TrémoïUe,  sire 
deDours,  et  Thierry  Gherbode,  conseillers  de  son  père,  vinrent 
la  reprendre  là,  et  donnèrent,  le  15  novembre  1413,  quittance 
de  tous  ces  objets,  sauf  une  couronne  de  pierreries  et  quelques 
pièces  de  vaisselle,  pour  lesquelles  une  obligation  leur  fut  si- 
gnée et  qui  servirent  plus  tard  de  base  à  des  réclamations 
exagérées  ^  L'affront ,  quoique  mérité ,  était  sanglant  :   la 

'  Le  traité  de  mariage  avait  été  signé  le  22  octobre  1407.  (Arch.  nat.,  P  1334'*, 
n°  C3.) 

2  Obligations  di's  31  janvier  et  1"  février  1840.  (Arcli.  nat.,  P  1334'«,  n»  GG.) 
V.  Villeneuve-Bargemont,  I,  13. 

^  V.  l'inventaire  du  trousseau  et  la  quittance  publiés,  d'après  l'original  con- 
servé aux.  Archives  nationales,  dans  les  Extraits  des  comptes  et  mémoriaux  da  roi 
René,  no  3G.  On  a  aussi  attribué  le  renvoi  de  Catherine  à  l'amitié  qui  unissait 
Louis  II  et  le  duc  de  Bretagne  et  au  dessein  conçu  par  le  premier  de  marier  son 
fds  à  la  fille,  du  second.  {Art  de  vérifier  les  dates,  XIH,  75).  Il  fut  question,  en 
effet,  de  cette  alliance;  mais  les  premières  négociations  n'eurent  lieu  que  quatre 


28  LOUIS  II.  [1413] 

maison  de  Bourgogne  ne  pardonna  pas,  et  ce  fut  là  l'origine 
principale  de  son  acharnement  contre  le  roi  René  et  sa  fa- 
mille. 

C'est  dans  l'intervalle  que  ce  dernier  vint  au  monde,  comme 
nous  Tavons  vu.  Un  an  après  sa  naissance,  Louis  II  fit  une 
seconde  descente  en  Italie.  Son  parti  s'y  était  maintenu  avec 
assez  d'avantage.  La  ville  de  Tarente  lui  avait  rendu  l'hom- 
mage, et  un  grand  nombre  de  seigneurs  napolitains  lui  avaient 
prêté  serment  dans  les  mains  de  son  lieutenant  Jacques  de 
Bourbon,  comte  de  la  Marche  \  Rappelé  par  eux,  il  nomma 
la  reine  Yolande  lieutenant-général  en  son  absence,  et  partit 
d'Angers  le  12  mars  1410  ",  pour  aller  s'embarquer  à  Mar- 
seille. Le  clergé  de  Provence  se  cotisa  pour  lui  offiir  une  galère, 
en  dédommagement  de  ses  dépenses  et  des  efforts  qu'il  tentait 
pour  arracher  aux  ennemis  de  l'Église  le  patrimoine  de  saint 
Pierre  ^  En  effet,  reconnu  par  le  concile  de  Pise  et  par  le  pape 
Alexandre  V,  il  rendit  à  ce  pontife  la  possession  de  Rome, 
usurpée  par  Ladislas.  Puis,  à  la  suite  d'un  combat  naval 
malheureux,  il  vint  se  refaire  en  Provence  une  nouvelle  armée, 
avec  laquelle  il  battit  complètement  son  rival,  le  19  mai  1411, 
sur  les  bords  du  Garigliano.  Cette  victoire  lui  assurait  le  trône 
de  Naples  ;  mais  sa  lenteur  et  les  nouvelles  trahisons  des  gé- 
néraux italiens  lui  en  firent  perdre  tous  les  fruits.  Obligé  d'a- 
bandonner une  seconde  fois  le  royaume  i  il  ne  voulut  plus  y 
remettre  les  pieds,  même  quand  la  mort  de  Ladislas  lui  en 
fournit  l'occasion. 


ans  plus  tard  (Arcli.  nat.,  P  1334'%  n»  fi9)  :  ainsi  elles  ne  purent  avoir  d'influence 
sur  la  détermination  du  duc  d'Anjou. 

'  Arch.  nat.,  P  130  5=,  n"*  856-858. 

"  Kt  non  en  1409,  comme  on  l'a  dit  {Art  de  ve'rifer  les  finies,  X,  420 j 
XVIII,  342).  On  lit,  en  effet,  dans  les  mémoriaux  de  la  Chambre  des  comptes 
d'Angers  :  «  Die  xiV  mensis  mardi  M  CCCC  IX  (1410  n.  st.  ),  Lucioriciis  ,  rcx 
Sici/ie,  (lux  Andegavie,  etc.,  recessit  ah  ecclesid  beati  Mauricù  Jndegavensis,  pro 
eundo  apud  lîomam  et  Ytaliam.  Et  illd  die  erat  festum  beati  Gregorii;et  dictiis 
dominus  rex,  iinacum  consorle  sud  Yolendd,  pergerunt  apud  Sulnturiuiu,  etc.  » 
(Arch.  nat.,  P  1334%  f»  107  v.) 

^  Arch.  des  Bouches-du-Rhônc,  B  10,  f"  4. 


[1413J  LOUIS  II.  29 

Il  n'eut  pas  plus  de  succès  dans  la  revendication  du  trône 
d'Aragon,  qu'il  entreprit  à  la  mort  du  roi  Martin,  et  pour 
laquelle  la  reine  Yolande,  nièce  de  ce  dernier  et  sa  plus  pro- 
che héritière,  repassa  en  vain  les  Pyrénées.  Cette  succession 
lui  eût  apporté  en  môme  temps  celle  de  Majorque,  à  laquelle 
il  prétendait  toujours ,  car  il  lit  avec  le  roi  de  Portugal  un 
traité  portant  que  toutes  les  terres  qui  en  dépendaient  et  qui 
seraient  reprises  sur  les  Aragonais  seraient  aussitôt  remises 
en  sa  possession  \  Mais  un  événement  des  plus  heureux  pour 
sa  maison  allait  le  dédommager  à  la  fois  de  ces  échecs  et  de 
l'inimitié  du  duc  de  Bourgogne.  Après  avoir  dirigé  au  nom  de 
Charles  VI  une  campagne  victorieuse  contre  le  comte  d'Alen- 
çon  révolté,  il  vit  sa  fidélité  récompensée  par  la  plus  haute  des 
alliances:  sa  fille  aînée,  Marie,  fut  solennellement  fiancée  au 
plus  jeune  fils  du  Roi,  à  Charles,  comte  de  Ponthieu,  plus  tard 
Charles  VII. 

C'était  peu  de  temps  après  le  renvoi  de  Catherine  de  Bourgo- 
gne. La  reine  de  Sicile,  sentant  la  nécessité  de  parer  à  la  situation 
menaçante  qui  en  résultait  et  d'opposer  aux  alliés  répudiés  des 
alliés  plus  forts,  entreprit  elle-même  de  faire  décider  ce  ma- 
riage. Dans  ce  but,  elle  quitta  le  château  d'Angers  pour  se 
rendre  auprès  d'Isabelle  de  Bavière,  le  21  octobi-e  1413.  Elle 
s'arrêta  au  manoir  de  Marcoussis ,  appartenant  au  frère  de 
cette  princesse,  et  elle  y  fut  rejointe  par  son  mari,  qui  présidait 
à  Paris  le  conseil  roval.  Là,  sans  doute,  eurent  lieu  des  en- 
trevues  dans  lesquelles  toutes  les  conventions  furent  arrêtées. 
Les  deux  reines  qui  se  rencontraient  offraient  un  saisissant 
contraste,  qu'un  avenir  prochain  allait  encore  accuser  davan- 
tage :  l'une,  mère  avant  tout,  sérieuse  et  croyante  comme  une 


'  Arch.  uat.,  P  1351',  n°  851.  Yolande  conserva  néanmoins  plusieurs  terres  en 
Espagne,  qu'elle  a\ait  héritées  de  sa  mère  et  qu'elle  donna  plus  tard  à  sa  fille 
Marie  d'Anjou,  pour  sa  complaisance  el  sa  tendresse  filiale,  savoir  :  caslra  cl  loca  de 
Lorgla  et  de  Magallunu  ,  i/i  rcgiio  Jragonie  siluaid,  etc.  (Arch.  nat.,  J  880, 
n»  32.)  Le  roi  d'Aragon  les  ayant  reprises,  Charles  Vil  en  réclama  la  possession 
en  1451;  mais  on  ne  lui  répondit  que  par  des  fins  de  non-recevoir.  (Ilid.,  J 
917,  no  1.) 


HO  LOUIS  II.  [1414] 

Espagnole,  s'était  faite  Française  dans  l'âme;  l'autre,  légère  et 
cupide,  arrivée  par  degrés  de  la  passion  rêveuse  à  la  sensua- 
lité brutale,  double  caractère  des  natures  germaniques,  devait 
bientôt  se  jeter  dans  les  bras  des  Anglais.  Toutes  deux,  ce- 
pendant, se  trouvaient  momentanément  rapprochées  par  un 
intérêt  commun.  Leurs  familles  espéraient ,  en  s' appuyant 
l'une  sur  l'autre,  acquérir  la  force  nécessaire  pour  résister  vic- 
torieusement aux  violences  des  factions.  Elles  tombèrent  donc 
facilement  d'accord,  et,  au  mois  de  décembre,  Yolande  fit  une 
visite  officielle  à  Isabelle  dans  l'hôtel  Barbette,  à  Paris,  où 
elle  fut  somptueusement  traitée.  Elle  reçut  en  présent  six  ha- 
naps  d'or  émaillés ,  et  d'autres  objets  précieux  pour  ses  en- 
fants et  sa  suite.  Puis,  le  18  du  même  mois,  la  cérémonie  des 
fiançailles  fut  célébrée  au  palais  du  Louvre ,  en  présence  de 
Louis  II  et  de  sa  femme,  de  Louis,  duc  de  Guyenne,  Dauphin 
de  France,  de  Charles,  duc  d'Orléans,  de  Philippe,  comte  de 
Vertus,  de  Charles  d'Artois,  comte  d'Eu,  et  de  Bernard, 
comte  d'Armagnac.  Le  malheureux  roi  Charles  VI,  pris  alors 
d'un  de  ses  accès  furieux,  n'y  put  assister.  Yolande  repartit 
le  9  janvier  pour  Marcoussis,  et  le  S  février  pour  Angers,  em- 
menant avec  elle  les  deux  fiancés ,  les  deux  enfants,  pour 
mieux  dire,  car  ils  étaient  âgés  l'un  de  dix  ans,  l'autre  de 
neuf  \ 

On  ne  sait  vraiment  auquel  des  deux  l'habile  princesse  rendit 
en  cette  circonstance  le  plus  grand  service.  Marie  d'Anjou  de- 
venait la  belle-fille  du  roi  de  France  et  consolidait  la  fortune 
de  sa  maison  ;  mais  rien  ne  faisait  encore  présager  qu'elle  de- 
viendrait reine  un  jour,  le  comte  de  Ponthieu  ayant  deux  frères 
aînés,  appelés  à  monter  avant  lui  sur  le  trône.  Si  elle-même 
eut  la  fortune  d'y  arriver,  elle  n'y  trouva  pas  le  bonheur  et 
ne  goûta  pas  longtemps  les  joies  domestiques.  Charles,  au 
contraire,  gagna  tout  de  suite  à  cette  union  un  immense  avan- 
tage. Pour  le  comprendre,  il  faut  se  représenter  la  situation 


'   Compte  (le  la  reine  de  Sicile  (Areli.  nat.,  KK  243).   Citron,  du  religieux  de 
Saint-Denis,  éd.  Ijellaguct,  V,  231.  Vallel,  Hlst.  de  Charles  Vil,  I,   11-13. 


[1414]  ENFANCE  DE  RENE  ET  DE  CHARLES  VII.  31 

de  ce  prince  infortuné,  placé,  dès  son  berceau,  entre  un  père 
en  démence  et  une  mère  adonnée  au  vice,  exposé,  de  plus, 
à  servir  d'enjeu  ou  de  victime  aux  sanglantes  querelles  des 
partis.  Son  dernier  historien  nous  apprend  qu'il  était  élevé, 
dans  ses  premières  années,  sous  les  yeux  d'Isabelle  de  Bavière, 
avec  ses  frères  et  sœurs,  et,  bien  que  le  même  auteur  attribue  à 
cette  reine  si  justement  décriée  une  certaine  tendresse  pour 
ses  enfants,  il  avoue  que  ceux-ci  «  respiraient  l'atmosphère  de 
l'élégante  orgie  »  au  sein  de  laquelle  elle  vivait.  Un  peu  plus 
loin,  il  ajoute  «  qu'elle  ne  transmit  pas  à  son  fils  des  communi- 
cations morales  qu'elle  ignorait  '  ».  Outre  l'abandon,  outre  des 
principes  détestables,  une  fatale  déviation  le  menaçait,  et  avec 
lui  toute  la  France  :  s'il  restait  aux  mains  de  sa  mère,  il  était 
entraîné  à  épouser  comme  elle  la  cause  anglaise,  il  perdait  le 
sentiment  de  son  origine,  et  le  pays  sa  dernière  ancre  de  salut. 
Yolande,  sans  doute,  n'eut  pas  la  pleine  conscience  de  ce  su- 
prême danger  ;  mais  elle  le  pressentait,  et  elle  ne  devait  pas 
ignorer  les  autres.  En  arrachant  l'enfant  royal  d'un  milieu 
aussi  corrupteur,  et  en  même  temps  si  lugubre,  elle  inaugurait 
dignement  cette  influence  salutaire  et  persistante ,  déjà  si- 
gnalée par  de  récents  travaux  ^,  et  dont  j'espère  fournir  des 
preuves  nouvelles.  Elle  ne  pouvait,  certes,  empêcher  le  sang 
maternel  de  couler  dans  les  veines  de  son  gendre  ;  mais  on  la 
verra  du  moins,  tant  qu'elle  vivra,  diriger  sa  conduite  publique 
et  privée  de  façon  à  le  préserver  de  tout  écart. 

Charles  ne  quitta  presque  plus  sa  belle-mère,  ou  mieux  sa 
bonne  mère,  ainsi  qu'il  l'appela,  comme  pour  la  distinguer  de 
celle  qui  se  montra  si  mauvaise  mère  à  son  égard.  Il  la  suivit 
dans  ses  pérégrinations,  séjournant  avec  elle  et  ses  enfants 
dans  ses  châteaux  d'Anjou  et  de  Provence.  C'est  ici  que  nous 
retrouvons  René.  Mêlant  leurs  occupations  et  leurs  jeux  ,  les 
deux  jeunes  princes  grandirent  côte  à  côte,  au  milieu  des  saines 
distractions  de  l'étude,  de  l'apprentissage  des  armes  et  des 

'   Vallet,  IIlsl.  cU  Charles  TU,  I,  4,6. 

^  Vallet,  op.  cit.,  pansim;  de  Beaucourt,  Revue  des  tpicst'ions  historiques,  18*^  li- 
vraison, p.  353  cl  suiv. 


32  ENFANCE  DE'RENÉ  Eï  DE  CHARLES  VII.  [[/tli-lG] 

voyages  ;  ils  reçurent,  pendant  plusieurs  années,  la  même 
éducation  \  Cette  remarque  n'est  pas  sans  importance;  car 
elle  explique  l'amitié  constante  qui  les  unit  plus  tard  et  l'é- 
troite union  de  leur  politique.  Les  liaisons  d'enfance  sont 
toujours  les  plus  durables ,  et  celle-ci  devait  porter  ses  fruits 
pour  l'un  comme  pour  l'autre.  Les  fils  et  les  filles  du  roi  de 
Sicile  avaient ,  jusque-là,  presque  toujours  accompagné  leur 
mère ,  même  à  Paris ,  où  ils  avaient  assisté  à  la  célébration 
des  fiançailles  de  Marie.  Seulement  René,  dans  les  pre- 
miers temps  de  sa  vie ,  restait  en  Anjou ,  confié  probable- 
ment à  sa  fidèle  Tiphaine.  Les  comptes  qui  nous  permettent 
de  suivre  la  trace  de  sa  famille  nous  montrent  la  reine  Yo- 
lande séjournant,  en  1414,  à  Angers,  à  Saumur  et  à  Tours, 
avec  le  comte  de  Ponthieu  et  ses  autres  enfants.  L'année  sui- 
vante ,  elle  part  au  mois  de  janvier  pour  la  Provence  avec 
«  M.  et  M""  de  Ponthieu  »,  et  retrouve  à  Tarascon  Louis  II, 
son  mari.  Tous  reviennent  en  Anjou  vers  l'automne ,  en  pas- 
sant par  Paris.  A  la  fin  du  mois  de  février  1416,  le  roi  et 
la  reine  de  Sicile,  «  M.  de  Guise  (  Louis  lïl ,  leur  fils  aîné  ) 
et  M.  René  »  se'  rendent  de  nouveau  dans  la  capitale  du 
royaume,  où  M.  et  M""^  de  Ponthieu  les  rejoignent  quelque 
temps  après  -.  C'est,  on  le  voit,  par  son  seul  nom  de  baptême 
qu'est  alors  désigné  le  cadet  d'Anjou,  et  non,  comme  on  l'a 
dit,  par  le  titre  de  comte  de  Piémont,  qu'il  possédait  peut-être 
sans  le  porter  ordinairement  \ 

Durant  ce  dernier  voyage  à  Paris,  il  faillit  être  enveloppé 
avec  les  siens  dans  un  horrible  massacre  projeté  par  le  parti 

'  Reué,  au  dire  de  Bourdigué,  qui  écrivait  uu  peu  après  sa  mort,  aurait  eu 
pour  précepteur  un  chevalier  lettré  du  nom  de  Jean  de  Proissy,  et  aurait  reçu  de 
lui  des  leçons  variées,  «  vacquant  l'une  fois  aux  armes  et  l'aultre  aux  lectures; 
et  tant  prouffila  ou  tous  les  deux  exercices,  qu'il  estoit  tenu  en  iceulx,  plus  que 
son  jeune  auge  ne  rcquéroit,  expérimenté  et  savant  ».  (V.  de  Qualrebarbes,  tome  I, 
p.Xl).  Mais  il  est  probable  que  ce  maître  ne  lui  fut  donné  que  plu^  tard  ,  par  ie 
cardiual  de  Bar. 

^  Comptes  de  la  reine  de  Sicile  (Arch.  nat.,  KK  243).  V.  l'Itinéraire  de  René. 

^  Son  historien  le  lui  fait  donner  dès  sa  naissance.  (Viileneuve-Bargemont, 
I,  10.) 


I 


l1417]  enfance  DE  RENE  ET  DE  CHARLES  VII.  33 

bourguignon ,  dont  la  fureur  ne  connaissait  plus  de  bornes 
depuis  que  la  maison  d'Anjou  avait  pris  tant  d'empire  sur  la 
cour  de  France  et  qu'elles  s'appuyaient  l'une  sur  l'autre  pour 
résister  à  leur  ennemi  commun.  Les  conjurés  voulaient  jeter  le 
Roi  en  prison,  tuer  la  reine  Isabelle,  le  grand  chancelier,  la 
reine  Yolande  et  beaucoup  d'autres  ;  quant  au  roi  de  Sicile,  il 
devait  être  rasé ,  mené  par  la  ville,  en  compagnie  du  duc  de 
Berry,  «  sur  deux  ords  bouveaux  »  ,  et  mis  à  mort  ensuite.  Le 
complot  n'échoua  que  par  une  circonstance  fortuite  *.  Ce  fait 
seul  montre  combien  l'influence  du  roi  et  de  la  reine  de  Sicile 
était  redoutée  des  factieux,  et  quel  était  le  déplorable  état  des 
esprits  chez  les  Parisiens. 

Echappés  au  péril,  les  parents  de  René  revinrent  avec  lui  à 
Angers,  au  mois  de  janvier  1417  ■\  Ils  y  étaient  depuis  peu, 
quand  la  mort  inopinée  du  Dauphin  Jean  vint  faire  du  prince 
Charles  l'héritier  présomptif  du  trône.  Déjà  leur  frère  aîné,  le 
premier  Dauphin,  avait  succombé  tout  jeune,  deux  ans  aupa- 
ravant. La  disparition  du  second  paraissait  un  coup  provi- 
dentiel, destiné  à  grandir  encore  la  puissance  angevine  et  à 
punir  les  Bourguignons  de  leur  criminelle  tentative:  aussi 
crièrent-ils  au  meurtre,  à  l'empoisonnement ,  comme  il  arrive 
presque  toujours  quand  une  famille  royale  est  subitement  dé- 
cimée ^. 

Charles  prit  donc  possession  du  titre  de  Dauphin  et  du 
gouvernement  du  Dauphiné.  Louis  II  continua  de  l'entourer 
de  ses  conseils  et  de  diriger  les  affaires.  Mais  il  eut  à  peine  le 
temps  d'entrevoir  les  hautes  destinées  de  ses  enfants  :  une 
maladie  de  vessie,  dont  il  souffrait  depuis  quelque  temps,  l'em- 
porta, le  29  du  même  mois,  à  l'âge  de  quarante  ans  *.  Tous 


'  Monslrelet,  éd.  Douet  d'Arcq,  111,  140. 

2  Arch.  uat.,  KK  243. 

■^  La  mort  du  prince  Jean  fut  causée  par  une  fistule  à  l'oreille.  V.  Vallet,  Hisl. 
de  Charles  ril,  I,  24. 

*  «  Le  jeudy  penultiesnie  jour  d'avril  1417,  le  roy  de  Sicile,  que  Dieu  absoillc, 
ala  de  vie  à  trespas  au  chasteau  d'Angers,  et,  le  lendemain  derniur  dudit  mois,  fut 
porté  en  l'église  de  monsieur  sainct  Morice  d'Angers,  et  iilec  enlerré  le  samedy 


34  ENFANCE  DE  RENÉ  ET  DE  CHARLES  VII.  [1417] 

les  siens  étaient  réunis  autour  de  lui  au  château  d'Angers.  On 
rapporte  qu'il  serra  plusieurs  fois  le  Dauphin  dans  ses  bras,  en 
lui  recommandant  de  ne  jamais  se  fier  au  duc  de  Bourgogne, 
mais  d'employer  cependant  tous  les  moyens  possibles  pour 
vivre  en  bonne  intelligence  avec  lui  \  Sage  conseil,  qui  était 
tout  un  plan  politique,  et  dont  le  futur  roi  devait  bien  se  trouver. 
Par  suite  de  cet  événement,  le  jeune  Louis  III,  âgé  de  treize 
ans  et  demi ,  devenait  roi  de  Sicile ,  duc  d'Anjou,  comte  de 
Provence,  et  René  comte  de  Guise,  nom  qui  lui  fut  dès  lors  at- 
tribué. Mais  la  jeunesse  de  ces  princes  et  la  grande  expérience 
de  leur  mère  firent  décerner  à  celle-ci,  par  son  époux  mou- 
rant, l'administration  de  leur  personne  et  de  leurs  biens,  en 
attendant  qu'ils  atteignissent  la  limite  d'âge  requise  {légitime 
clatis).  Louis  leur  enjoignait  d'une  manière  expresse,  dans  son 
testament,  d'obéir  en  toutes  choses  à  la  reine  régente  et  de  la 
révérer  jusqu'à  son  dernier  jour.  Il  leur  faisait  la  même  re- 
commandation qu'au  Dauphin,  celle  de  tâcher  de  s'accorder 
avec  le  duc  de  Bourgogne,  ajoutant,  avec  un  accent  sincère, 
qu'il  lui  pardonnait  tout  et  le  priait  de  lui  rendre  la  pareille  '. 
Le  comte  de  la  Marche,  qui  avait  trahi  sa  cause  en  Italie,  était 
aussi  pardonné,  mais  sans  préjudice  des  droits  appartenant 
à.  Louis  III  et  à  ses  successeurs  sur  le  royaume  de  Naples,  A 
la  grandeur  d'âme  le  roi  de  Sicile  joignait  la  modestie  :  il 
déclarait  vouloir  être  enterré  à  Saint-Maurice  d'Angers,  entre 


premier  jour  de  may  ensuivant.  »  Godefroi,  Hist.  de  Churla  VI,  p.  7  95.  V.  aussi 
Vallel,  Hist.  de  Charles  Fil,  I,  43.  CeUe  versiou  est  cependant  contredite  par 
un  des  calendriers  cités  plus  haut,  qui  fait  mourir  Louis  dès  le  27  avril.  Mais  la 
date  du  29  est  plus  généralement  adoptée  et  plus  vraisemblal)le,  car  son  testament 
l'ut  rédigé  le  27.  Déjà  atteint  de  sa  dernière  maladie  en  Provence,  le  duc  d'Anjou 
s'était  fait  soigner  là  par  trois  médecins  juifs,  «  Bénédit  du  Cannet,  d'Arles,  Bcl- 
laut,  de  Tarascon,  et  Mossé  Marveau,  de  Marseille.  »  (Arch.  des  Bouches-du-Rhône, 
B  272,  f"  87.) 

'  «  Ceterum  dlcttis  doinlnus  leslalor,  in  quantum  j>otest,  considit  et  adverlit  cun- 
cordiam  Jieri  cum  duce  Btirgutidie,  cui  diclus  dominus  testator,  in  quantum  sibi 
per  dictum  ducem  foret  forefactum,  indnlget,  et  eciam  qubd  placent  eidem  duci 
Hurgundie  indulgere  prcdiclo  domino  testa tori,  si  quid  erga  ipsum  forefecit,  tocius 
maliiolencic  et  rancoris  materid  depositd.  ■»  (Arch.  nat.,  P  1334",  u»  44.) 


|1417]  ENFANCE  DE  RENÉ  ET  DE  CHARLES  VII.  35 

le  maître-autel  et  l'autel  de  saint  René,  dans  un  tombeau  qui 
ne  fût  «  ni  grand  ni  élevé,  mais  médiocre  » . 

Yolande  était,  de  plus,  nommée  en  tête  des  exécuteurs  tes- 
tamentaires. Quant  aux  legs  domaniaux,  ils  étaient  concis: 
Louis  laissait  toute  sa  succession  à  son  fils  aîné,  sauf  les  biens 
constituant  le  douaire  de  sa  femme  %  les  terres  de  Guise, 
Chailly  et  Longjumeau,  formant  la  part  de  René,  son  cadet, 
et  celle  de  la  Roche-sur- Yon ,  donnée  à  Charles,  son  plus 
jeune  fils,  avec  d'autres  non  désignées  qui  devaient  compléter 
la  valeur  de  quatre  mille  livres  tournois  de  rente.  Les  deux  filles 
du  testateur  avaient  déjà  reçu  leur  portion  par  leur  contrat  de 
mariage  "  :  il  n'y  était  rien  ajouté.  Mais  elles  étaient  substi- 
tuées comme  héritières  universelles  à  leurs  frères,  substitués 
eux-mêmes  l'un  à  l'autre  en  cas  de  défaut  de  postérité.  L'un 
des  trois,  de  toute  façon,  devait  faire  sa  résidence  continuelle 
dans  le  comté  de  Provence  :  les  événements  empêchèrent 
l'exécution  de  cette  clause  intéressante. 

Dans  un  testament  antérieur,  fait  le  10  février  1411,  René 
avait  une  part  d'héritage  plus  considérable  :  Guise,  Chailly, 
Longjumeau^  Aymeries  en  Hainaut  %  Berre  et  Martigues  en 
Provence.  Un  codicille  du  30  juin  1412  lui  garantissait  une 

'  Le  douaire  d'Yolande  comprenait  Mirebean  et  Saumur,  dont  la  reine  douai- 
rière Marie  de  Blois  se  dessaisit  en  sa  faveur  moyennant  compensation,  le  péage 
de  Tarascon,  qu'elle  échangea  contre  la  Ferté-Bernard,  et  enfin  les  terres  de  Bri- 
gnoles,  Saint-Remi  et  Barjols,  en  Provence.  Elle  n'avait  elle-même  apporté  eu 
dot  que  ses  droits  successifs.  (Arcli.  nat.,  P  1330,  n"  294;  P  1338,  n°  388; 
P  13'fO,  n°  479  ;  P  1344,  n"  579-581  ;  P  1351,  n"»  «76,  C87.) 

-  Yolande,  seconde  fdle  de  Louis  II,  était  mariée  depuis  1412  à  Jean  d'Aleuçon 
(Arcli.  nat.,  P  1334'*,  n<»  67).  Elle  épousa  en  secondes  noces  François,  duc  de 
Bretagne,  et  mourut  en  1440,  le  17  juillet,  suivant  VArt  de  vcnjier  les  dates 
(Xlll,  231),  le  16  ou  le  17  avril,  suivant  l'iadicalion  des  calendriers  de  la  maison 
d'Anjou. 

'  Cette  terre,  acquise  sans  doute  depuis  peu ,  dépendait  du  comte  de  Hainaut, 
(pii  donna  à  la  reine  de  Sicile,  en  1418,  une  lettre  de  souffrance  d'hommage  à 
son  sujet.  Sa  propriété  était  contestée  entre  ce  seigneur  et  Louis  II,  ainsi  que  celle 
de  Pons-sur-Seune,  Quarle,  Doulcrs  et  Raimes.  (Arch.  nat.,  P  1334",  n"  63, 
f"  14;  P  1350,  n»  657.)  Aymeries  et  Raimes  appartinrent  cependant  à  René,  qui 
fut  forcé  de  les  aliéner  en  1437. 


36  ADMINISTRATION  D'YOLANDE.  [1417] 

compensation  si  ces  terres  se  trouvaient  grevées  ou  engagées 
au  moment  de  l'ouverture  de  la  succession  \  Mais  alors  son 
frère  Charles  n'était  pas  né  %  et  lui-même  ne  paraissait  pas 
encore  appelé  à  la  haute  fortune  qui  l'attendait  d'un  autre  côté  : 
en  1417,  au  contraire,  il  en  était  déjà  question,  et  c'est  vraisem- 
blablement pour  ces  motifs  que  sa  part  dans  les  biens  paternels 
fut  réduite.  On  voit  que  le  domaine  de  la  maison  d'Anjou 
était  resté  à  peu  près  le  même  depuis  la  mort  de  Louis  I. 
Jusqu'à  l'avènement  de  René,  il  ne  subira  pas  de  modifications 
importantes,  sauf  celles  que  je  signalerai  tout  à  l'heure  dans  le 
comté  de  Provence.  Il  faut  mentionner  cependant  l'acquisition 
faite  par  Louis  II  des  châtellenies  de  Louplande,  Atlenay, 
Voivres,  dans  le  Maine,  et  du  fief  de  Pocé,  près  Saumur.  La 
terre  de  la  Ferté-Bernard  lui  fut,  en  outre,  adjugée  par  un 
arrêt  du  parlement,  comme  hypothèque  des  cent  mille  ducats 
dissipés  par  Pierre  de  Craon ,  sur  qui  elle  avait  été  saisie  : 
elle  demeura  depuis  unie  au  comté  du  Maine ,  quoique  ne 
faisant  pas  partie  de  l'apanage  ^ 

A  partir  du  jour  de  la  mort  de  son  mari,  Yolande  d'Aragon, 
qui  auparavant  avait  déjà  pris  une  large  part  à  la  direction  des 
affaires,  commença  un  véritable  règne.  En  effet,  les  destinées 
de  ses  deux  fils  Louis  et  René  allaient  bientôt  les  entraîner 
loin  des  États  paternels,  et  laisser  à  elle  seule  le  poids  du  gou- 
vernement. La  régence  qui  lui  était  confiée  se  prolongea  bien 
au-delà  du  terme  de  la  majorité  du  nouveau  roi  de  Sicile ,  qui 
lui  renouvela  lui-môme  ses  pouvoirs  pendant  sa  longue  ab- 
sence \  Avant  donc  de  parler  des  expéditions  de  ce  prince  et  de 
commencer  le  récit  des  faits  qui  concernent  spécialement  son 
frère ,  il  est  nécessaire  de  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur  la 
façon  dont  leur  mère  et  tutrice  s'acquitta  de  sa  tâche,  et  de 
sacrifier  un  instant  l'ordre  chronologique  pour  suivre  les  pro- 

'  Arch.  liât.,  P  1334",  u"'  42,  43. 

-  Charles  d'Anjou,  plus  tard  comte  du  Maine,  ne  vint  au  monde  que  le  14 
octobre  1414,  (iVls.  lat.  17332,  calendrier.) 

3  Arch.  nat.,  P  133G,  n"'  290,  298;  P  1344,  n"  G07  ;  P  1380',  u"  3233. 
*  Arch.  nat.,  P  1334^  n°  7,  f»  46  v°. 


[1417-19]  ADMINISTRATION  D'YOLANDE.  37 

grès  de  l'influence  de  la  maison  d'Anjou  jusqu'à  l'époque  où 
René  devait  en  recueillir  l'héritage.  Cette  tâche  était  double: 
elle  comprenait  d'une  part  l'administration  des  domaines  de 
l'apanage  et  du  comté  de  Provence,  de  l'autre  la  défense  des 
intérêts  particuliers  du  Dauphin  et,  par  suite ,  des  intérêts 
généraux  du  royaume. 

L'administration  intérieure  d'Yolande  s'ouvre  par  une  ré- 
forme dans  la  maison  royale.  Dès  la  mort  de  Louis  II ,  les 
gens  de  l'hôtel  cessent  d'y  être  nourris  et  d'y  prendre  des 
livrées,  c'est-à-dire  de  dilapider  les  provisions  de  toute  espèce. 
La  dépense  est  diminuée,  la  comptabilité  devient  plus  sévère. 
Du  reste,  les  comptes  tenus  par  le  maître  de  la  Chambre  aux 
deniers,  Jean  Porcher,  offraient  déjà  une  grande  régularité  ; 
on  y  trouve,  outre  les  dépenses  et  les  recettes  ordinaires  de 
chaque  mois ,  le  détail  par  personne  de  toutes  les  sommes 
dues  \ 

En  Provence,  des  dons  collectifs,  des  ambassades  chargées  de 
félicitations  accueillent  le  nouveau  règne  ^  La  reine  répond  par 
des  concessions  libérales  aux  demandes  des  trois  états,  poi- 
tant  principalement  sur  l'exercice  de  la  justice,  la  création 
d'un  juge-mage,  le  rétablissement  des  sénéchaux,  la  diminu- 
tion des  impôts,  la  suppression  de  la  vénalité  des  charges  et 
l'interdiction  aux  étrangers  d'en  occuper  '',  Les  antiques  pri- 
vilèges du  pays  sont  rétablis;  d'autres  sont  octroyés,  no- 
tamment à  la  ville  de  Martigues,  en  1419  '*.  Mais  le  bien-être 
du  peuple  et  la  protection  du  pauvre  préoccupent  surtout  la 
régente.  On  la  voit  défendre  aux  capitalisles  {dardanarii)  de 
spéculer  sur  la  disette  des  grains  et  d'en  accaparer  des  quan- 

'  Arch.  liât.,  KK  243,  244.  V.  aussi  un  compte  dressé  par  le  successeur  de 
Porcher,  Jean  Dupont,  et  relié  à  fort  avec  un  compte  de  la  chapelle  de  Com- 
piègne  (Bibl.  nat.,  ms.  fr.  8588). 

^  La  ville  de  Tarascon  donne  une  coupe  d'argent  doré  du  poids  de  quatre  marcs, 
aux  armes  d'Yolande,  et  deux  mesures  de  vin,  l'une  de  blanc,  l'autre  de  clairet^ 
pour  le  joyeux  avènement  de  Louis  III.  (Meyer,  Inv.  des  (irclihws  de  Tarascon, 
I5B  G.)  Cf.  Papon,  Wst.  de  Provence,  III,  321. 

'  .\rch.  de  Tarascon,  FF  2;  Papon,  ibid. 

"   Arch.  nat.,  P  1380',  n°  3211. 


38  ADMINISTRATION  D'YOLANDE.  [1419-23] 

tités  considérables,  achetées  à  bas  prix,  pour  les  revendre 
ensuite  fort  cher  ou  les  expédier  hors  du  comté.  Elle  rétablit 
dans  son  honneur  et  ses  droits  une  femme  accusée  à  tort  d'a- 
voir exercé  un  métier  déshonnôte  et  d'avoir  néanmoins  porté 
des  joyaux.  Ceux  qui  tiennent  des  propos  séditieux  ou  inju- 
rieux contre  sa  personne  sont  l'objet  d'une  clémence  particu- 
lière '.  De  tels  procédés  lui  gagnent  bien  vite  tous  les  cœurs, 
et  font  naître  chez  les  Provençaux  ce  culte  des  princes  an- 
gevins qu'ils  pousseront  si  loin  sous  le  règne  du  bon  roi 
René.  Aussi  la  contrée  jouit-elle  d'une  paix  qu'elle  n'a  pas 
connue  depuis  bien  longtemps,  et  que  vient  seule  troubler  l'ir- 
ruption d'Alphonse  d'Aragon  à  Marseille,  en  1423.  En  même 
temps ,  la  régente  agrandit  le  domaine  des  comtes  de  Pro- 
vence :  elle  y  réunit  la  baronnie  de  Baux  après  la  mort  d'Alix, 
dernière  titulaire  ^  ;  celle  de  Berre,  aliénée  précédemment, 
est  rachetée  par  elle,  en  1419,  de  Nicolas  Ruffi,  comte  de 
Cotrone  et  de  Gatanzaro ,  avec  ses  dépendances ,  Alanson  , 
Istre,  Martigues^  ;  Lunel,  annexé  déjà  par  Louis  I,  puis  re- 
cédé, comme  on  l'a  vu,  lui  est  légué,  la  même  année,  par  son 
dernier  seigneur,  Arnaud  Baile,  sous  la  réserve  de  la  suzerai- 
neté du  roi  de  France  '\  Mais,  à  la  suite  de  négociations  des 
plus  pénibles  avec  le  comte  de  Savoie  au  sujet  de  Nice ,  que 
ce  prince  réclamait  en  dédommagement  des  dépenses  faites  par 
lui  pour  aider  le  premier  duc  d'Anjou  en  Italie,  elle  est  en- 
traînée à  conclure  une  transaction  qui  lui  livre  cette  ville  et 
son  comté  ^;  traité  léonin,  qui  fut  presque  arraché  par  la 
force,  et  dont  la  validité  a  été  plus  d'une  fois  contestée.  Nous 
aurons  ailleurs  l'occasion  de  revenir  sur  l'affaire  de  Nice,  qui 


'  Arch.  des  Bouclies-du-Rhône,  B  271  et  272.  Inventaire,  p.  86,  87. 

^  Jrt  (le  vcr'ifier  les  dates,  X,  'i22. 

'  AitIi.  nat.,  P  1351,  n°*  C68,  C(i9.  Yolande  donna  jilus  tard  ces  seigneuries  à 
son  plus  jeune  fils  Charles  d'Anjou,  en  s'en  réservant  rusulVnit.  (/^/V/.,  P1380', 
n»  31C8.) 

^  Arch.  nat.,  P  1352,  n^  722.  Charles  VII  lui  céda  à  son  tour,  en  1423,  tous 
ses  droits  sur  Lunel,  sauf  l'hommage,  le  ressort  et  la  souveraineté.  {Ih'uL,  n"  728.) 

^   Aroh.  nat.,  J  S47,  n"  14 


11417-241  ADMINISTRATION  D'YOLANDE.  :]9 

jette  seule  une  ombre  sur  les  succès  de  la  politique  de  la  reine 
de  Sicile. 

L'Anjou  ne  pouvait  goûter,  à  cette  époque,  la  môme  tran- 
quillité que  la  Provence.  L'invasion  anglaise  était  venue  jus- 
que-là ;  mais  les  efforts  combinés  du  Dauphin  et  d'Yolande 
l'empêchèrent  d'aller  plus  loin.  L'importante  bataille  de 
Baugé,  où  le  duc  de  Glarence  fut  tué,  le  22  mars  1421,  mar- 
qua le  terme  de  ses  progrès  de  ce  côté  ',  La  résistance  devint 
dès  lors  plus  énergique.  Le  prince  Charles,  régent  du  royaume, 
chargea  sa  belle-mère  de  la  défense  de  l'Anjou  et  du  Maine, 
en  lui  offrant  trente  mille  francs  de  subside  annuel  -.  L'en- 
nemi, qui  s'était  approché  des  portes  d'Angers,  pilla  et  ran- 
çonna encore  certaines  parties  du  duché;  mais  il  n'en  prit 
jamais  possession.  Le  Maine,  moins  heureux,  tomba  en  son 
pouvoir.  En  1424,  Henri  VI,  pour  s'assurer  la  conquête  des 
deux  provinces,  les  donna  solennellement  au  duc  de  Bedford, 
à  la  charge  de  s'en  emparer.  Cet  acte  fut  fait  à  l'instigation 
du  duc  de  Bourgogne  ,  qui  espérait  sans  doute  arriver  par  là^ 
sans  qu'il  lui  en  coûtât  rien,  à  ruiner  cette  maison  rivale, 


'  Les  mémoriaux  de  la  Chambre  des  comptes  d'Angers  contiennent  une  rela- 
tion officielle  de  la  bataille  de  Baugé  qu'il  sera  intéressant  de  comparer  avec  les 
récits  des  chroniqueurs,  reproduits  ou  analysés  dans  V Histoire  de  Charles  Vil 
(I,  247-253)  et  dans  la  Revue  de  l'Anjou  (année  18C9,  p.  180  et  suiv.).  En  voici 
le  texte  :  «  Du  fail  de  la  première  destrousse  des  Angloys  t'aide  à  Daiigé.  —  Le 
samedi  xn^  jour  de  mars,  voille  des  granz  Pasques,  l'an  de  grâce  mil  cccc  xx,  ou 
cymetière  du  vieil  Baugé,  environ  llil  heures  après  disner,  tut  faicle  la  desconfi- 
ture du  duc  de  Glarence  et  de  pluseurs  grans  seigneurs  angloys  ;  lequel  duc  estoit 
frère  du  roy  Henry  d'Angleterre.  Et  estoient  en  nombre,  selon  le  rapport  fait  par 
ceulx  qui  furent  à  la  besongne,  environ  MV  hommes  d'armes  de  toute  trye.  Et  des 
Françoys  y  furent  le  sire  de  la  Fayete,  mareschal  de  France  de  par  monseigneur 
le  Dalphin  de  Viennois,  régent  le  royaume,  le  sire  de  Fontaines,  le  sire  de  Tusse, 
nommé  Baudoin  de  Champaigne,  messire  Jehan  de  la  Grézille,  messire  Jehan  des 
Croiz,  le  Roncin,  et  plusieurs  nobles  chevaliers  et  autres  des  pays  d'Anjou  et  du 
Maine,  les  contes  de  Bouchan  (Bucan)et  de  Vitton  (Wigton) ,  et  autres  Escoçays 
en  grant  noml)ro.  Et  y  furent  mors  messire  Charles  Lehoiiteiiler,  Guérin  de  Fon- 
t.iines,  messire  Jehan  Ouvroin,  chevaHer,  etThebaut  Bahoul,  escuier,  etc.  »  (Arch. 
nal.,  P  1334 S  f»  142.) 

■'  Arch.  nat.,  P  1334»,  f"  39. 


40  ADMINISTRATION  D'YOLANDE.  [1417-24] 

dont  la  puissance  l'irritait  '.  La  fidélité  de  l'Anjou  déjoua 
son  dessein,  et  Bedford,  devenu  la  même  année  maître  du 
comté  du  Maine,  dut  se  contenter  de  cette  moitié  de  son  fief. 
Les  Angevins,  toutefois,  ne  résistèrent  pas  sans  endurer  des 
maux  infinis  :  leur  pays,  devenu  frontière,  fut  surtout  épuisé 
par  les  appatis,  contribution  de  guerre  intolérable,  levée 
aussi  bien  par  les  Français  que  par  les  Anglais.  Ils  eurent 
plus  tard  à  subir  cette  vexation  de  la  part  du  trop  fameux  Gilles 
de  Rais,  qui  profita  d'une  absence  de  la  reine  pour  arrêter  et 
rançonner  les  habitants  de  plusieurs  localités  ^. 

Yolande,  impuissante  à  fermer  des  plaies  si  graves  et  si 
récentes,  dut  en  laisser  le  soin  à  son  fils.  Mais^,  si  elle  ne  put 
alléger  les  impôts  comme  en  Provence,  elle  en  établit  du  moins 
une   répartition  plus  équitable.   Elle  étendit   notamment    à 

'  «  Henry,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  de  France  et  d'Angleterre,  savoir  faisons 
à  tous  présens  et  advenir  que  nostre  très-cher  et  amé  oncle  et  cousin  Phillippe,  duc 
(le  Bourgogne,  comte  de  Flandres,  d'Artois  et  de  Bourgogne,  et  plusieurs  preslaîs, 
chevaliers  et  autres  notables  gens  de  nostre  grant  conseil  en  France,  considérant 
la  prochaineté  de  lignage  que  nous  attient  nostre  très-cher  et  très-amé  oncle 
.Tean,  régent  de  nostre  royaume  de  France,  duc  de  Betfort,...  et  attendu  que  ice- 
lui  seigneur  nostre  oncle  ne  tient  de  nous  en  nostredit  royaume  de  France  aucune 
terre  et  seigneurie,  nous  ont  conseillez  et  advertis  que,  pour  toujours  encliner  de 
plus  en  plus  nostredit  oncle  à  deffendre,  soutenir  et  aimer  nostredit  royaume,  et 
affin  que  par  le  moyen  des  terres  et  seigneuries  estans  en  nostredit  royaume  il  soit 
fait  et  constitué  nostre  vassal  en  iceluy,  nous  luy  veuillons  distribuer,  donner  et 
transporter  aucunes  terres  et  seigneuries  audit  royaume  qui  sont  à  conquérir  et 
que  tiennent  et  occuppenl  de  présent  nos  ennemis  et  adversaires.  Et  pour  ce, 
nous,  (pii  voulons  obtempérer  en  cette  partie  au  conseil  et  avertissement  de 
nostredit  oncle  et  cousin  le  duc  de  Bourgogne,  qui  est  pair  de  France  et  doyen 
desdits  pairs  et  nostre  bon  et  loyal  parent  et  vassal,  et  aussy  de  nosdits  gens  de 
nostre  conseil  en  France,  à  nostredit  oncle  Jehan,  régent  nostredit  royaume  de 
France,...  transportons  et  délaissons...  le  duché  d'Anjou  et  le  comté  du  Mayne, 
avec  toutes  les  citez,  chasleaux,  chastellenies,  terres,  justices,...  ensemble  tout 
droit  de  confiscation  qui  nous  pourroit  appartenir,...  et  tout  ainsy  et  par  la  forme 
et  manière  que  les  ducs  d'Anjou  et  comtes  du  Mayne  les  ont  tenues  de  nos  pré- 
décesseurs roys  de  France  es  temps  passez...  Donné  à  Paris,  le  vingt-ini  juin,  l'an 
de  grâce  mil  quatre  cent  vingt-quatre  et  de  nostre  règne  le  deuxiesme.  Par  le 
Roy,  à  la  relation  du  grand  con.seil....  .1.  de  Rivel,  »  (Arch.  nat.,  JJ  172,  n» 
518.) 

î  Arch.  nat  .  P  l.'',34%f"   .34. 


[1417-24]  ADMINISTRATION  D'YOLANDE.  41 

toutes  les  maisons  d'Angers,  sans  exception,  la  taxe  destinée 
à  subvenir  aux  réparations  de  la  place ,  en  la  fixant  pour 
chacune  au  dixième  de  la  valeur  locative,  et  elle  chargea 
les  bourgeois  de  déterminer  eux-mêmes  cette  valeur;  exem- 
ple remarquable  ,  comme  l'a  dit  Bodin ,  d'une  contribution 
foncière  proportionnée  à  l'immeuble  imposé  ^ ,  et  surtout 
d'une  contribution  assise  directement  par  les  intéressés,  long- 
temps avant  l'introduction  de  notre  système  de  répartiteurs. 
Elle  encouragea  en  même  temps  le  commerce  de  la  ville, 
et  augmenta  de  trois  facultés  (théologie ,  médecine  et  arts) 
l'université  que  ses  prédécesseurs  y  avaient  fondée  pour  l'é- 
tude du  droit  canon  et  civil,  augmentation  autorisée  par  le 
pape  Eugène  IV  et  confirmée  par  Charles  VIP.  Les  établis- 
sements religieux  ressentirent  les  effets  de  sa  piété,  en  parti- 
culier l'église  de  Saint-Jean  d'Angers,  le  couvent  de  Lesmère, 
près  de  cette  ville,  et  l'abbaye  de  Saint-Martin  de  Tours,  où 
elle  faisait  entretenir  une  lampe  ardente  devant  la  châsse  de 
l'apôtre  des  Gaules  ^ 

Mais  c'est  dans  son  rôle  auprès  du  Dauphin  que  la  figure 
d'Yolande  se  révèle  dans  tout  son  éclat.  Ce  mélange  de  ten- 
dresse et  d'autorité,  qui  fait  le  fond  de  son  caractère  et  de  ses 
rapports  avec  son  fils  adoptif,  a  été  compris  avec  beaucoup  de 
bonheur  par  M.  Vallet.  Il  suffirait  de  réunir  les  traits  épars 
dans  son  Histoire  de  Charles  VII  pour  reconstituer  une  phy- 
sionomie des  plus  attachantes ,  dont  le  charme  est  augmenté 
par  le  mystère  même  qui  la  recouvre,  car  l'intervention  de  la 
reine  de  Sicile  n'eut  jamais  rien  d'officiel,  et  elle  se  cache  encore 
aujourd'hui  dans  une  pénombre  où  la  critique  seule  peut  al- 
ler la  découvrir.  En  1417,  après  la  mort  de  Louis  II,  Charles, 
Dauphin  et  duc  de  Touraine,  vient  faire  un  court  séjour  à  Pa- 
l'is,  où  il  reçoit  l'investiture  du  duché  de  Berry  et  du  comté  de 
Poitou  :  Yolande  l'y  rejoint  et  le  ramène  encore  une  fois  avec 

'  Dodin,  Reclipiclies' sur  l'Jnjou,  I,  491  et  suiv. 

^  Arch.  nat.,  JJ  213,  n"  5;  K  186,  liasse  17,  n"  3.  Ordonnances  des  rois,  XIII, 
186  et  suiv. 

■'  Arch.  nat.,  P  133f>,  n"'  161,  162;  P  1342,  n»  ,S4Î);  etr. 


*2  YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  [1417-241 

elle  à  Angers  K  Pendant  les  deux  années  qui  suivent,  on  le  voit, 
après  des  absences  forcées,  plus  ou  moins  longues,  revenir  régu- 
lièrement à  elle  comme  à  son  centre  naturel,  fixer  sa  résidence 
en  Touraine  ou  en  Anjou,  et  prendre,  sur  son  avis,  des  décisions 
pleines  de  sagesse  \  Mais  des  conseillers  frivoles  ou  malinten- 
tionnés l'entourent  aussi  ;  de  là  une  alternative  de  bonnes  et 
,de  mauvaises  influences,  d'autant  plus  visibles  qu'elles  agis- 
sent sur  un  prince  faible  et  indécis.  Ainsi,  la  reine  de  Sicile, 
de  concert  avec  le  duc  de  Bretagne,  le  dispose  à  approuver  le 
traité  de  Saint-Maur  et  à  se  prêter  à  une  entente  avec  le  duc 
de  Bourgogne  :  quelques  jours  après,  il  leur  échappe  et  signe 
un  désaveu  formel  du  traité.  Quand  Yolande  le  quitte  à  Me- 
hun-sur-Yèvre  pour  se  rendre  en  Provence,  en  1419,  elle 
laisse  dans  le  conseil  un  vide  qui  se  fait  sentir  d'une  façon 
plus  regrettable  encore  ^  L'assassinat  de  Jean  sans  Peur, 
l'odieux  traité  de  Troyes,  le  mariage  de  Henri  V  et  de  Cathe- 
rine de  France  se  consomment  durant  son  éloignement.  Ce- 
pendant elle  s'associe  encore  de  loin  à  la  politique  du  Dauphin, 
et  ses  procureurs  agissent  avec  ceux  de  ce  prince  dans  une 
démarche  faite  à  la  cour  de  Rome  à  la  suite  du  crime  de  Mon- 
tereau  \  A  son  retour  du  midi,  elle  reprend  tout  son  ascen- 
dant, compromis  par  la  faveur  illimitée  de  son  ancien  serviteur 
Louvet.  Charles  vient  de  ceindre  la  plus  incertaine  des  cou- 
ronnes :  elle  le  retrouve  à  Bourges,  l'encourage,  assiste  à  la 
naissance  de  son  premier-né  (Louis  XI)^  le  quitte  pour  repa- 
raître un  moment  à  Angers,  fait  diriger  des  troupes  contre  le 
duc  de  Suffolk^  établi  à  Segré,  puis  revient  s'asseoir  au  con- 
seil royal  à  Selles  en  Berry  \  En  1424,  la  fortune  chance- 


'  «  En  celuj  an  vint  à  Paris  la  royne  de  Sicile,  qui  tant  fist  qne  à  Angiers 
mena  le  Dauphin,  que  sa  fille  ot  espousée ,  etc.  »  Clironique  de  la  Pucelle,  éd. 
Vallet,  p.  1G4, 

-   Ilist.  ilc.   Charles  VII,  1,  48,133. 

^   Ihul.,  133,   151,  l(il. 

'  Basin,-  IV,  278. 

^  Hlst.  (le  Charles  VII^  I,  380,  400.  —  «  Le  jviedi  XXVI"  jour  tVaonst 
M  CCCC  xxill,  Yolend,  royne  de  Jlierusalem  et  de  Sicile,  duchesse  d'Anjou  ,  ar- 


|1424i  YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  43 

lante  du  nouveau  Roi  et  de  son  débris  de  royaume  est  près  de 
s'écrouler  tout  à  fait  :  elle  la  rétablit  par  un  coup  de  maître, 
où  se  décèle  toute  la  dextérité  féminine.  Elle  fait  venir  Char- 
les à  Angers,  où  il  est  reçu  solennellement  le  16  octobre,  et 
lui  ménage  une  entrevue  avec  Arthur  de  Richemont,  frère  du 
duc  de  Bretagne,  mécontent  des  Anglais  qu'il  avait  servis.  Le 
but  de  cette  rencontre  était  un  double  accommodement  avec 
les  ducs  de  Bretagne  et  de  Bourgogne.  Le  comte  de  Riche- 
mont,  arrivé  le  lendemain,  se  rend  avec  empressement  auprès 
du  Roi,  qui  était  logé  au  couvent  de  Saint-Aubin  et  qui  avait 
envoyé  plusieurs  seigneurs  à  sa  rencontre.  Des  propos  ami- 
caux s'échangent,  une  entente  est  ébauchée.  Le  dimanche  22, 
tandis  que  Charles  se  retire  aux  Ponts-de-Cé,  un  dîner  d'ap- 
parat est  offert  au  comte  par  Yolande,  dans  le  château  d'An- 
gers :  le  haut  bout  de  la  grande  table  est  occupé  par  Arthur, 
le  milieu  par  elle,  les  autres  places  d'honneur  par  le  comte  de 
Vendôme  et  le  vicomte  de  Thouars.  Au  sortir  du  festin,  Ri- 
chemont est  complètement  séduit.  Les  conventions  préparées 
sont  conclues  :  on  lui  promet  l'épée  de  connétable  ;  on  ratifie 
le  mariage  de  Louis  III  avec  Isabelle  de  Bretagne ,  et  le  Roi 
garantit  à  ce  prince  une  dot  de  cent  mille  francs  sur  le  duché 
de  Touraine.  La  Bretagne  est  gagnée  à  la  cause  française,  et 
va  travailler  à  son  tour  à  détacher  de  l'Angleterre  Philippe 
le  Bon,  le  fils  de  Jean  sans  Peur  '. 

riva  à  Angiers  en  venant  de  Provence  et  de  Bourges,  et  demourèrent  en  Provence 
messire  Charles  et  Volent,  ses  enfans.  >>  (Arch.  nat.,  P  1334%  f"  149.)  «  Lejuedi 
ixe  jour  de  mars  M  cccc  xxiil  (1424),  la  royne  Yolend  se  parti  d'Angiers  pour 
aler  à  Selles  devers  le  Roy,  au  grant  conseil.  «  (Jlnd.,  f"  150). 

'  Voici  la  relation  consignée  à  ce  propos  sur  les  mémoriaux  de  la  Chambre 
d'Angers  : 

«  Le  juedi  XIX*  jour  d'ottobre  M  cccc  xxilii,  entra  Charles,  roy  de  France 
filz  de  feu  Charles  le  Bel,  à  Angiers,  par  la  porte  Saint-Aubin;  et  à  l'entrée  de  la 
ville  fut  mis  sur  lui  un  paile  de  drap  d'or  de  damas,  et  fut  porté  ledit  paile  jusques 
à  Saint-Maurice,  c'est  assavoir  par  Jehan  du  Verger  et  maistre  Jehan  Torchart  par 
devant,  et  par  le  milieu  Alain  de  la  Haloude  et  Thomas  Leclerc,  et  par  le  derraiu 
l)0ut  Jehan  le  Moyne  et  Pierres  Chabot,  liourgeois  et  marchans  d'Angiers.  Et  fti 
receu  en  l'église  comme  chanoine  d'icelle,  en  surpeliz  et  en  chappe  de  drap  d'or; 
et  aveques  estoient  le  conte  dalphin  d'Auvergne,  le  sire  de  Montlanr  ,  le  sire  de  la 


Klx. 


YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  [1425-27] 


Cette  victoire  diplomatique  devait  avoir  d'immenses  consé- 
quences. La  première  fut  la  retraite  d'un  des  conseillers  les 
plus  funestes  à  Charles  Vil  :  sur  les  réclamations  du  nouveau 
connétable  et  les  instances  de  la  reine  de  Sicile  ,  Louvet  fut 
congédié  en  1425,  et  leur  influence  commune  supplanta  la 
sienne.  Dans  cette  alliance,  comme  le  dit  fort  bien  M.  Vallet, 
Richemont  était  le  bras,  Yolande  était  l'âme  ^  Malheureu- 
sement ils  trouvaient  un  obstacle  toujours  renaissant  dans  la 
mollesse  du  prince  et  dans  la  facilité  avec  laquelle  il  adoptait  de 
nouveaux  favoris.  11  écoutait  toujours  les  avis  de  sa  belle-mère  % 
mais  leur  mise  en  pratique  était  souvent  entravée.  Arthur, 

Tour  et  autres  granz  seigneurs  du  pais  d'Auvergne  et  d'ailleurs,  le  viconte  de 
Thoviars  ,  le  prévost  de  Paris  ,  le  président  de  Prouvence  et  Guillaume  d'Au- 
vangor,  bailli  de  Tour[aine]. 

'<  Item,  le  venredi  ensuivant,  xx«  jour  dudit  moys,  l'an  dessusdit,  le  conte  de 
Richemont,  frère  du  duc  de  Bretaigne,  entra  à  Angiers,  à  grant  compaignie  de 
gcnz  d'armes;  et  alèrent  au  devant  de  lui  plusieurs  granz  seigneurs  de  la  com- 
})aignie  du  Roy  et  autres  en  grant  nombre  ;  et  ala  devers  le  Roy  tout  ainsi  qu'il 
airiva  aveques  sa  compaignie,  à  Saint-Aubin,  où  le  Roy  estoit  logé. 

«  Et  le  samedi  ensuivant,  XXI«  jour  dudit  mois  d'ottobre,  an  soir,  s'en  ala  le 
Roy  au  giste  au  Pont-de-Sée,  et  illec  séjourna  jusques  au  xxv''  jour  dudit  mois 
ensuivant. 

«  Item,  le  dimenche  xxii"  jour  dudit  moys  d'ottobre,  celui  an,  disna  ledit 
conte  de  Richemont  ou  chastel  d' Angiers  avecques  la  royne  Yolend,  et  fut  l'as- 
siele  du  hault  bout  de  la  grant  lable  ledit  conte  de  Richemont,  la  royne  ou  milieu, 
le  conte  de  Vendosme  après,  et  emprès  le  viconte  de  Thouars. 

«  Item,  le  mercredi  ensuivant,  xxv^  jour  dudit  moys,  s'en  parti  ly  Roys  des 
Pons-de-Sée,  pour  aler  droit  à  Poittiers,  et  d'illec  en  Auvergne,  au  conseil  des 
ti'oys  estaz. 

«  Et  pourchace  ledit  conte  de  Richemont  le  fait  de  la  paix  d'entre  le  Roy  et 
le  due  de  Bourgongne,  parle  moyen  de  la  royne  de  Sicile  et  du  duc  des  Breltons; 
et  ne  scet  l'en  pas  encore  qu'il  en  sera.  Plaise  à  Dieu  que  bien  soit  pour  ce 
royaume.  » 

(Arch.  nat.,  P  13.3i'',  f°  160  v°.)  —  V.  aussi  Bodin,  I,  514;  Vallet,  1,429; 
de  Reaucourt,  Questions  liisloilques,  18<*  livr.,  p.  38T-389.  Ce  dernier  écri- 
vain, qui  a  consacré  de  remarquables  études  au  Caractère  de  Charles  VII,  a  en 
sa  possession  l'original  des  préliminaires  arrêtés  entre  le  Roi,  la  reine  de  Sicile 
et  les  ambassadeurs  du  duc  de  Bretagne. 

'   Histoire  de  Charles  VII^  I,  4G3. 

-  On  la  retrouve  au  conseil  royal,  à  Issoudun,  au  mois  de  février  l''i2fi.  (Arch. 
nat.,  P  2.S32,  f°  110  v".) 


[1427-29]  YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  45 

écarté  à  son  tour  par  La  Trémouille,  se  joignit  aux  comtes  de 
Clermont  et  de  Pardiac.  Tous  trois,  voyant  le  royaume  plus 
près  que  jamais  de  sa  ruine,  s'entendirent  avec  leur  alliée  pour 
proposer  au  Roi  un  remède  suprême,  consistant  à  réunir  les 
états  généraux  à  Poitiers  et  à  donner  à  leurs  décisions  toute 
la  liberté  désirable.  Cette  liberté  devait  être  garantie  par 
Yolande  elle-même,  qui  devait  avoir  la  haute  main  dans  toute 
l'affaire,  et  choisir,  avec  sa  supériorité  de  jugement  incontes- 
tée, les  conseillers  qui  lui  plairaient  *.  C'est  la  seule  fois  que 
son  autorité  fut  sur  le  point  de  revêtir  un  caractère  officiel. 
Mais  le  mémoire  présenté  à  cet  effet  par  les  princes  confédé- 
rés, vers  le  mois  de' novembre  1427,  n'obtint  qu'une  demi- 
satisfaction.  Les  états,  convoqués  au  mois  de  janvier  suivant, 
ne  purent  se  réunir  qu'en  octobre,  à  Ghinon,  et  leur  action 
contrecarrée  n'aboutit  qu'au  vote  d'un  aide  de  cinq  cent 
mille  livres.  L'ascendant  de  La  Trémouille,  qui  était  le  fauteur 
de  l'opposition,  ne  fit  que  grandir;  la  situation  s'assombrit 
encore  ;  le  roi  de  Bourges,  cerné  plus  étroitement  par  l'inva- 
sion anglaise,  était  tenté  d'abandonner  la  partie  :  on  touchait 
au  fond  de  l'abîme. 

C'est  que  Dieu  avait  résolu  de  relever  la  France  autrement 
que  par  les  moyens  humains.  La  tutelle  bienfaisante  d'Yo- 
lande semble  avoir  été  ménagée  par  lui  pour  mieux  faire  sen- 

•  "  S'il  plaisf.  au  Roi,  il  commettra  dès  maintenant  la  pratique  de  ladite  seu- 
retc  à  la  royne  de  Scecille,  sa  mère,  et  à  ceulx  que  ladite  royne  voudra  appeler  à 
la  conseiller  du  conseil  du  Roy,  de  son  propre  conseil,  des  conseils  des  seigneurs 
et  d'ailleurs.  Et  pour  ce  que  seroit  grant  illusion  à  la  chose  publique  et  irrision  à 
si  haulte  et  si  solempuée  assemblée  si  la  concluision  faite  por  leur  délibération, 
advis  et  conseil,  n'estoit  fermement  gardée,  pour  le  temps  qu'il  sera  advisé  par  le 
bon  plaisir  du  Roy,  considérant  le  temps  de  la  présente  et  extrême  nécessité, 
semble  que  le  Roy,  de  sa  grâce  et  humaine  justice,  deveroit  dès  maintenant  bailler 
ses  lettres  quant  à  ro!)servatiou  inviolable  de  ladite  seurté  ledit  temps  durant,  et, 
après  que  ladite  seurté  sera  pratiquée,  particulièrement  por  ladite  dame  avec  le 
conseil  des  dessusdis,  la  confermer  et  approuver  expressément....  »  Arcli.  nat., 
P  ISSS-',  n°  tl4  Us.  Inveiit.  des  titres  de  la  maison  de  I]otiihun,  n»  5315; /«t'e///. 
du  Musée  des  Arclaves,  n°  44  i.  V.  aussi  le  savant  mémoire  de  M,  Vallet  sur  les 
Institutions  de  Ciiarles  VU  i^Bibl.  de  l'École  des  c/iaitcs,  tome  XXXllI,  p.  30 
et  57-59. 


46  YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  [1*29] 

tir  aux  contemporains  l'insuffisance  de  la  politique  et  des  se- 
cours naturels.  Lorsqu'il  veut  agir  par  lui-même,  il  condamne 
à  la  stérilité  les  efforts  les  mieux  intentionnés.  Jeanne  d'Arc 
parut  quand  tout  était  perdu^  et  tout  fut  sauvé.  La  reine  de 
Sicile  fut  une  des  premières  à  la  patronner  auprès  de  son  gen- 
dre; son  amour  maternel,  sa  piété,  son  patriotisme  l'avertis- 
saient qu'elle  apportait  la  victoire.  Appelée  à  prononcer  sur  la 
vertu  de  la  jeune  fille,' et  chargée,  avec  deux  autres  dames,  de 
l'examen  de  sa  personne,  elle  fit  au  conseil  royal  unrappoit  où 
elle  proclamait  hautement  son  honnêteté,  révoquée  en  doute 
par  la  malveillance  '.  Dès  lors  ses  présomptions  favorables  de- 
vinrent une  conviction,  qu'elle  sut  faire  partager  au  Roi  et  à 
son  entourage.  Après  avoir  mis  le  comble  à  ses  services  en 
faisant  reconnaître  Jeanne  pour  une  envoyée  du  ciel,  elle  ab- 
diqua, pour  ainsi  dire,  entre  ses  mains.  Devant  la  force  divine, 
la  force  humaine  se  relirait  avec  respect  :  la  puissante  reine  ne 
devait  plus  être  que  l'auxiliaire  empressée  de  l'humble  bergère. 
Lorsque  la  Pucelle  marcha  sur  Orléans,  elle  y  fut  précédée 
par  un  convoi  destiné  à  ravitailler  les  assiégés  :  ce  fut  Yolande 
qui  l'expédia  de  Blois.  Elle  engagea  même,  pour  en  couvrir 
les  frais,  sa  vaisselle  précieuse,  comme  elle  avait  fait  en  d'au- 
tres occasions,  car  elle  acheva  de  se  ruiner  pour  la  défense  du 
royaume  ^.   En  même  temps ,  elle  envoya  au  secours  des 

'  Procès  (le  Jeanne  d'Arc,  V,  87;  Vallet,  Hist.  de  Cluirles  Fil,  II,  Gl  ;  Sepet, 
Jeanne  d'Arc,  p.  79,  87. 

-  C'est  ce  que  prouve  un  passage  important  de  son  testament  :  «  Item,  pour  ce 
que  par  aventure  aucuns  pourroient  avoir  en  ymaginacion,  considéré  la  quantité 
de  meul)le,  tant  d'or  et  d'argent,  vesselle,  joyaux  et  autres  biens  et  choses  que 
nous  demourèrent  après  le  décès  de  nostredit  feu  seigneur  et  espoux,  que  eii- 
cores  en  deussions  avoir  en  grant  nombre,  nous  disons  et  déclairons,  pour  rendre 
contens  ceulx  que  en  pourroient  doubter,  que  tout  le  plus  bel  et  le  meilleur  a 
esté  employé  pour  le  fait  du  royaume  d'Italie  et  baillé  au  roy  Loys ,  nostre 
ainsné  fds ,  dont  Dieu  ait  l'àme,  pour  sa  couqueste,  autre  partie  en  acquict  de 
doibtes  de  nostredit  feu  seigneur  et  espoux,  dont  nous  demourasmes  chargée; 
et  aussi  en  avons  mis  granl  nondn-e  pour  la  deffencc  du  j'ays  durant  que  avons 
eu  le  bail  de  noz  enfans;  et  de  piésent  n'avons  autres  biens  meubles  que  ceulx 
que  avons  monstre  et  baillé  par  inventaire  à  nostredit  fils  Charles  ;  et  au  regard 
d'or  et  d'argent  monnoyé,  nous  prenons  sur  notre  conscience  que  n'en  avons  point 


[1430-35]  YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  47 

Oi'léanais  un  condottiere  espagnol  qui  rançonnait  la  ïou- 
raine,  et  dont  les  habitants  l'avaient  suppliée  de  les  débar- 
rasser :  elle  rendit  ainsi ,  en  achetant  son  épée ,  un  double 
service  \  Pendant  la  glorieuse  campagne  qui  suivit  et  le 
drame  lamentable  qui  termina  la  carrière  de  Jeanne,  elle  pa- 
raît s'être  occupée  de  l'administi-ation  et  de  la  défense  de  son 
duché  d'x\njou.  On  la  retrouve  en  1432,  obtenant  des  bour- 
geois d'Angers  un  prêt  d'argent  pour  Charles  VII,  qui  en 
avait  besoin  pour  secourir  la  ville  de  Lagny  '\  Elle  poursuit  à 
cette  époque  le  rétablissement  du  bon  accord  avec  la  Breta- 
gne, compromis  par  l'hostilité  de  La  Trémouille  contre  le  con- 
nétable :  c'est  dans  ce  but  que  semble  avoir  été  ratifié  le  ma- 
riage de  sa  seconde  fille  avec  François,  comte  de  Montfort,  lils 
du  duc  Jean  de  Bretagne  '\  Elle  pacifie  le  débat  sanglant  sur- 
venu entre  celui-ci  et  le  favori  du  Roi,  au  sujet  de  la  vicomte 
de  ïhouars.  Mais,  le  moment  venu,  elle  s'associe  à  l'enlèvement 
de  ce  conseiller  fatal,  de  ce  mauvais  génie  de  Charles,  auprès 
duquel  la  Pucelle  même  n'avait  pu  trouver  grâce.  La  Tré- 
mouille est  dépossédé  au  mois  de  juin  1433  ;  la  maison  d'An- 
jou, représentée  par  Yolande  et  par  son  plus  jeune  fils,  le 
futur  comte  du  Maine,  reprend  encore  une  fois  la  direction  du 
conseil^  et  cette  révolution  de  cour  ouvre  à  la  politique  fran- 
çaise une  nouvelle  ère  de  succès.  Enfin  le  vœu  de  Louis  II 
mourant ,  le  but  des  efforts  inHitigables  de  son  épouse  se 
trouve  réalisé  par  le  congrès  d'Arras,  qui  rallie  à  la  cause 
royale  le  due  de  Bourgogne  et  ruine  les  dernières  espérances 
du  parti  anglais.  La  reine  de  Sicile  prend  part  aux  conférences 
par  la  bouche  de  ses  ambassadeurs.  Elle  poursuit  le  résultat 
avec  le  zèle  le  plus  désintéressé,  car  son  fils  cadet  est  exclu 


en  réserve,  trésor  ne  autrement,  fors  celuy  de  noz  receptes  qui  se  reçoit  chascuu 
jour  et  est  employé  en  nostre  despense  et  extraordinaire.  »  (Arch.  nat.,  P  1334", 
n»  52,  f"  21.) 

'   Procès,  III,  93  ;  Vallet,  II,  63. 

-  Arch.  nat.,  KK  244  ;  Yallel,  II,  281. 

^  Le  deuxième  traité  de  mariage  dYolande  d'Anjou  et  du  comte  de  Montlort  est 
du  13  août  1431.  (Arch.  nat.,  I»  1334'%  n"  .S2.)  ^ 


48  YOLANDE  PROTECTRICE  DU  ROYAUME.  [1435-43] 

de  l'accord  par  la  rancune  invétérée  de  Philippe  le  Bon.  Mais 
elle  voit  avant  tout  le  bien  public.  Elle  a  été  à  la  peine,  elle 
est  aussi  au  triomphe  ;  et  l'on  peut  regarder  cet  événement 
capital  comme  le  couronnement  de  sa  grande  carrière  ^ 

L'esquisse  des  rapports  de  Charles  VII  avec  sa  bonne  mèreno, 
serait  pas  complète,  si  l'on  ne  répondait  au  moins  un  mot  aux 
insinuations  de  quelques  historiens  à  propos  de  la  liaison  du 
Roi  et  d'Agnès  Sorel.  Sismondi,  Michelet,  Henri  Martin  ont 
donné  à  entendre  que  la  reine  Yolande  avait  favorisé  cette  liai- 
son malheureuse,  et  le  dernier  va  jusqu'à  parler  du  don  de  la 
personne  d'Agnès  fait  par  elle  à  son  gendre.  M.  Vallet  s'est 
lui-même  rendu,  dans  une  certaine  mesure,  l'écho  de  cette  as- 
sertion. Il  est  certain  que  la  maîtresse  du  Roi  avait  été  d'abord 
dame  d'honneur  de  la  reine  de  Sicile,  qu'elle  passa  ensuite  à 
la  cour  de  sa  belle-fille  Isabelle  de  Lorraine,  où  sans  doute 
Charles  la  rencontra  pour  la  première  fois,  et  de  là  dans  la 
maison  de  la  reine  de  France.  Mais  il  est  aujourd'hui  acquis, 
et  M.  de  Beaucourt  en  a  donné  des  preuves  positives,  que  la 
faveur  officielle  de  la  dame  de  Beauté  remonte  tout  au  plus  à 
1443.  Or,  Yolande  d'Aragon  était  morte  depuis  l'année  précé- 
dente, et,  si  l'on  veut  absolument  que  les  amours  royales  aient 
commencé  un  peu  plus  tôt,  il  faut  du  moins  admettre  qu'elles 
n'osèrent  s'étaler  au  grand  jour  tant  que  vécut  la  pieuse  et 
redoutée  protectrice  de  Charles  VII.  On  ne  saurait,  du  reste, 
concilier  l'intervention  qu'on  lui  a  prêtée  ni  avec  sa  conduite 
antérieure,  ni  avec  ses  sentiments  maternels.  Dans  quel  inté- 
rêt eût-elle  commis  l'odieuse  action  de  susciter  une  rivale  à  sa 
propre  fille?  Son  ambition  satisfaite  n'avait  plus  besoin  d'ins- 
trument, et  son  autorité  morale  eût  été  par  là  sans  cesse  com- 
promise '^ 

'  Vallet,  II,  1^00,  30{!,  318.  Les  délégués  d'Yolande  au  congrès  d'Arras  étaient 
Alain  Letiiieu  et  maître  Moreau,  trésorier  d'Anjou,  que  nous  retrouverons  sous  le 
gouvernement  de  René.  (Chron.  de  Cagny;  Bil)l.  nat.,  ms.  Duchcsne  48,  f"  98.) 

'  V.  Vallet,  Recherches  sur  yégncs  Sorel  (liih/.  de  l'École  des  Chartes,  3^  sé- 
rie,!, 304,  315);  Ilist.  de  Charles  TU,  III,  l2,  16;  de  Deaucourt,  Revue  des 
ffuestions  liisloritjues,  l'^  livraison,  p,  20G,  et  27''  livraison,  p.  C4.  Agnès  appar- 


I 


[1417-20]  LOUIS  III.  40 

Marie  d'Anjou  parait,  au  contraire,  avoir  été  associée  jus- 
qu'à cette  époque  à  l'iniluence  exercée  par  tous  les  siens.  Son 
rôle  lut  moins  passif  qu'on  ne  l'a  cru  :  elle  tint  quelquefois 
elle-nièuie  le  conseil  royal,  avec  le  titre  de  lieutenant  du  Roi  '. 
Mais  on  ne  sait  que  trop  combien,  après  la  mort  de  sa  mère, 
elle  fut  tenue  à  l'écart,  et  combien  elle  jouit  peu  de  la  po- 
sition h  laquelle  l'appelaient  également  ses  droits  et  ses  méri- 
tes. Son  mari,  dont  la  reconnaissance  n'était  pas  la  qualité 
dominante,  conserva  pourtant  dans  son  cœur  l'impression 
des  bienfaits  d'Yolande.  Dans  plusieurs  de  ses  actes,  il  dé- 
clara hautement  ce  qu'il  lui  devait,  et,  même  après  qu'elle 
fut  morte,  il  honora  ses  enfants  à  cause  d'elle,  considérant, 
disait-il,  que  «  feue  de  bonne  mémoire  Yolande,  en  son  vi- 
vant reine  de  Jérusalem  et  de  Sicille,  mère  de  nostre  très- 
chère  et  très-amée  compagne  la  lloine  et  de  nostre  très-cher 
et  très-amé  cousin  Charles  d'Anjou ,  comte  du  Maine  et  de 
Mortaing,  nous  ait  en  nostre  jeune  aage  faict  plusieurs  grands 
plaisirs  et  services  en  maintes  manières,  que  nous  avons  et 
devons  avoir  en  perpétuelle  mémoire...,  laquelle  nostredicte 
bonne  mère,  après  que  fusmes  déboutez  de  nostre  ville  de 
Paris,  nous  receut  libéralement  en  ses  pais  d'Anjou  et  du 
Maine  et  nous  donna  plusieurs  advis,  aydes,  secours  et  ser- 
vices, tant  de  ses  biens,  gens  et  forteresses,  pour  résister  aux 
entreprises  de  noz  ennemis  et  adversaires  les  Anglois,  que 
autres  -.  » 

Pendant  que  le  pouvoir  de  la  maison  d'Anjou  grandissait 
en  France,  il  faisait  également  des  progrès  notables  en  Italie. 
Louis  III  passa  presque  toute  sa  vie,  depuis  la  mort  de  son 

tenait  encore  à  la  maison  d'Isabelle  de  Lorraine  en  juillet  1444  ;  elle  fut  un  mo- 
ment attachée  à  Marguerite  d'Anjou,  reine  d'Angleterre,  lors  de  son  mariage,  puis 
entra  au  service  de  la  reine  de  France  dans  les  derniers  mois  de  cette  même  année. 
Les  cours  de  France  et  de  Sicile  s'étaient  trouvées  réunies  pour  la  première  fois 
au  commencement  de  14  53,  à  Toulouse.  (V.  l'État  de  la  maison  de  la  reine  de 
Sicile,  reproduit  par  M.  Vallet,  loc.  cit.;  Iiii)l.  nat.,  ms.  fr.  2340;  Itinéraire  de 
Ilené;  etc.). 

'  Arch.  nal.,  KK  244,   f"  h  v";  Qualio/is  Imlorujius,   l''^  livraison,  p.  221. 

2  Arcli.  nat.,  1»  2298,  p.  1237  (Don  du  coraié  de  Gien  à  Charles  d'Anjou). 

4 


50  LOUIS  III.  [1420-26] 

père,  à  implanter  sa  domination  dans  le  royaume  de  Naples, 
et,  plus  heureux  que  ses  prédécesseurs,  il  réussit  à  en  prendre 
possession.  La  force  des  armes  ne  lui  assura  pas  seule  ce  résul- 
tat, quoiqu'il  fût  d'une  vaillance  personnelle  admirée  des  con- 
temporains. Arrivé  en  1420  devant  Naples,  avec  l'appui  du 
pape  Martin  V  et  des  Génois,  il  en  avait  été  repoussé  par  Al- 
phonse d'Aragon,  fils  adoptifde la  reine  Jeannelle  ou  Jeanne  II 
de  Duras,  héritière  de  son  frère  Ladislas,  et,  malgré  des  suc- 
cès partiels,  il  paraissait  encore  loin  de  l'emporter,  lorsque 
cette  princesse,  renommée  par  ses  infidélités  de  toute  nature, 
se  hrouilla  avec  Alphonse,  révoqua  son  adoption  pour  cause 
d'ingratitude  et  de  rébellion,  et  lui  substitua  le  duc  d'Anjou 
lui-même,  en  1423  '.  Cet  acte  est  d'une  grande  importance, 
parce  qu'il  fondit  ensemble  les  droits  des  deux  branches  riva- 
les :  il  ne  laissait  plus  en  face  des  princes  français  que  le  roi 
d'Aragon,  dont  il  faisait,  à  la  vérité,  un  ennemi  implacable, 
mais  dont  l'autorité  avait  encore  peu  déracines  dans  le  pays. 
Louis  III  entra  victorieux  dans  Naples  avec  les  troupes  de  la 
reine,  lui  soumit  la  Galabre,  et  prit  part  au  gouvernement  de 
l'État,  malgré  les  variations  de  la  faveur  royale.  Charles  VII, 
qui  lui  avait  procuré  l'alliance  du  duc  de  Milan  -,  le  rappela 
bientôt  après  pour  utiliser  sa  bravoure  contre  les  Anglais.  Il 
paraît  quele  prince  angevin  était  en  ce  moment  dans  une  gêne 
étroite,  car  il  fut  obligé  d'envoyer  à  sa  mère  une  procuration  la 
chargeant  d'emprunter  l'argent  nécessaire  pour  son  voyage,  et, 
au  besoin,  d'engager  à  cet  effet  des  terres  ou  des  revenus  ''.  Yo- 

•  Le  21  juin,  dit  VJrt  de  vcrijicr  les  dates  (XVIII,  34i).  Mais  l'adoption  en 
forme  (le  Louis  III  ne  fui  faite  qu'après  l'arrivée  de  ce  prince  et  en  sa  présence, 
le  14  septembre,  à  Aversu.  (Arcli.  de  Naples,  Pergamcnc  régie  catnere,  1,21); 
pièces  justificatives,  n"  5.) 

2  Vallct,  1,  3!)3. 

*  «  Comme  pour  nostre  retour  du  païs  d'Italie  en  France,  auquel,  polir  obéii* 
aux  commandcmens  de  mon  très-redoublé  seigneur  monseigneur  le  Roy,  ndus 
sommes  du  tout  disposez  et  déterminez,  c'est  assavoir  à  le  faire  le  plus  );riefment 
que  nous  sera  possible,  nous  soit  Ijesoiug  de  recouvrer  grans  llnances,  etc.  » 
Procuration  datée  d'A versa,  le  17  décembre  H2G  (Arcli.  nat.,  P  1354^  u°  859). 
Ce  texte  détermine  à  peu  près  la  date  du  retour  de  Louis  III,  qui  était  ignorée. 


[1426-31]  LOUIS  III.  31 

lande  sacrifia,  tant  pour  le  retour  de  son  fils  que  pour  les  be- 
soins de  son  expédition  en  général,  «tout  le  plus  bel  et  le 
meilleur  »  des  objets  précieux  que  lui  avait  laissés  son  marii. 
Louis  III  se  distingua  dans  la  campagne  de  France,  en  1429, 
Voyant  que  le  duc  de  Bretagne,  malgré  les  promesses  déjà  si- 
gnées et  ratifiées,  venait  de  donner  sa  fille  Isabelle  au  comte  de 
Laval,  il  épousa,  en  1431,  Marguerite  de  Savoie,  fille  d'Amé- 
dée  VIII,  et  repassa  avec  elle  en  Italie,  d'où  il  ne  devait  plus 
revenir  -.  Sa  mort  prématurée  et  les  conséquences  qu'elle  en- 
traîna se  rattachent  à  la  série  d'événements  que  nous  aurons  à 
raconter  plus  loin. 

On  voit,  par  tout  ce  qui  précède,  quel  lourd  héritage  atten- 
dait René  d'Anjou.  Sa  maison  avait,  par  une  destinée  provi- 
dentielle, deux  trônes  à  soutenir  :  l'un  pour  la  lignée  royale, 
l'autre  pour  elle-même  ;  le  premier  ébranlé  jusque  dans  son 
antique  base,  le  second  à  peine  fondé  et  sans  cesse  renversé; 
tous  deux  cependant  nécessaires,  dans  une  mesure  différente, 
à  la  grandeur  et  à  la  prospérité  de  la  France.  Mais  un  autre 
fardeau  allait  d'abord  être  remis  entre  ses  jeunes  mains  :  avant 
de  revenir  avec  lui  dans  les  États  de  ses  pères,  nous  devons 
le  suivre  dans  ceux  qui  lui  échurent  inopinément,  par  un 
nouveau  triomphe  de  l'ambition  maternelle  et  du  patriotisme 
réunis. 

'  Testament  d'Yolande  d'Aragon,  loc.  cit. 

-'  Maigiieiile  le  quitUi  pour  venir  trouver  Charles  VII  à  Vienne  en  M3o  ;  mais 
clic  alla  le  rejoindre  aussitôt  après.  C'est  sans  doute  ce  second  départ  de  la 
femme  de  Louis  III  qui  a  fait  dire  à  M.  Vallet  (II,  -310)  qu'Yolande  s'était  rendue 
à  la  même  époque  en  Italie,  où  elle  n'alla  jamais.  Les  deux  princesses  avaient  le 
titre  de  reine  de  Sicile;  de  là  une  confusion  facile. 


CHAPITRE    IT. 

RENÉ  DUC  DE  BAE  ET  M  LOPJIAINE. 

(1410-1438) 


-E-<=3E-0-ÎC:S-3- 


Succession  de  Bar.  —  Mariage  de  René  et  d'Isabelle  de  Lorraine.  —  Perte  de 
Gnise.  —  Testament  du  due  Charles  II.  —  Jeanne  d'Arc  et  René.  —  Désaveu 
envoyé  à  Bedford.  —  Campagne  de  France.  —  Prise  de  Cliappes.  —  René 
entre  en  possession  des  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine.  —  Guerre  de  Lorraine. 
Bataille  de  Bulgnéville.  —  Cn])tivité  de  René.  —  Llargisscment  provisoire.  — 
La  question  de  Lorraine  devant  l'Empereur.  —  René  rentre  en  prison.  —  Il 
hérite  de  son  frère  Louis  111  et  tie  la  reine  Jeanne  IL  —  Négociations  en  sa 
faveur.  —  Sa  délivrance.  —  11  visite  la  Lorraine,  l'Anjou,  la  Provence,  et 
part  pour  l'Italie. 


Le  roi  Jean  avait  marié  sa  fille  Marie  de  France  h  Robert, 
duc  de  Bar,  en  1364.  Yolande  de  Bar,  issue  de  ce  mariage, 
ayant  épousé  le  roi  d'Aragon,  lui  donna  à  son  tour  une  fille,  à 
qui  elle  transmit  son  nom,  étranger  à  l'Espagne,  et  ses  droits 
éventuels  sur  le  duché  de  Bar  :  cette  enfant  devint  la  grande 
reine  de  Sicile  dont  nous  avons  parlé.  Le  Barrois  ou  duché  de 
Bar,  situé  entre  la  Champagne  et  la  Lorraine,  était  un  fief  fé- 
minin, c'est-à-dire  transmissible  parles  femmes,  appartenant 
depuis  plusieurs  siècles  à  la  même  famille,  sous  la  suzeraineté 
du  roi  de  France  \  Il  arriva  précisément  que  la  postérité 
masculine  de  ses  possesseurs  s'arrêta  aux  fils  de  Robert,  dont 
plusieurs  moururent  sans  enfants  légitimes  et  dont  le  dernier, 
Louis,  étant  cardinal-évêque  de  Châlons-sur-Marne,  ne  pou- 
vait en  avoir.  Sa  sœur,  la  reine  d'Aragon,  revendiqua  une  part 
de  la  succession  paternelle  et  intenta  au  cardinal  un  procès  en 


'   yirl  de  vérifier  les  dates,  XIII,  427  et  suiv. 


54  SUCCESSION  DE  BAR.  |1419J 

parlement,  qui  durait  encore  en  1419.  Elle  avait  obtenu  déjà 
une  provision  de  quinze  cents  livres  de  rente,  et  la  partie  adverse 
pouvait  craindre  un  échec  plus  complet  \  La  reine  de  Sicile, 
représentant  les  droits  de  sa  mère,  entreprit  d'apaiser  le  débat 
et  d'en  faire  profiter  ses  propres  enfants.  Elle  proposa  à  son 
oncle  Louis  d'adopter  un  de  ceux-ci  pour  son  héritier,  s' en- 
gageant en  retour  à  faire  cesser  le  procès  et  à  lui  laisser  jus- 
qu'à sa  mort  la  tranquille  jouissance  du  duché.  René  n'avait 
encore  en  partage  que  le  petit  comté  de  Guise  ;  il  venait  en 
première  ligne  après  son  frère  Louis  III,  à  qui  étaient  réservés 
l'apanage  des  ducs  d'Anjou  et  le  royaume  de  Sicile  ;  son 
grand-oncle  l'avait  rencontré  plus  d'une  fois  à  la  cour  de 
France  et  avait  été  frappé  de  ses  qualités  naissantes:  il  fut 
choisi  d'un  commun  accord  pour  le  gage  de  la  réconciliation  ; 
et  voilà  comment  il  devint,  lui  fds  d'Anjou,  l'héritier  d'un 
prince  qui  avait  d'étroites  affmités  avec  le  parti  anglo-bour- 
guignon ^  Maison  devine  qu'il  y  avait  là,  pour  sa  mère,  une 
raison  déterminante:  fidèle  à  son  habile  politique,  elle  voulait 
enlever  aux  ennemis  de  la  couronne  une  province  et  un  allié 
de  plus. 

Ce  n'était  pas  tout.  Une  puissance  plus  redoutable  avoisi- 
nait  le  duché  de  Bar,  et,  comme  lui,  servait  d'appui  aux  ad- 
versaires du  Roi,  mais  sans  lui  être  attachée  par  des  liens  de 
vassalité:  le  duché  de  Lorraine.  Le  duc  régnant,  Charles  II, 
n'avait  que  deux  filles,  dont  l'aînée,  Isabelle,  était  son  héri- 
tière. 11  s'était  naguère  présenté  pour  cette  princesse  deux 
alliances  qui  eussent  aliéné  définitivement  son  pays  à  la  cause 
française  :  Isabelle  de  Bavière  avait  voulu  la  marier  avec  son 
neveu  Louis  le  Bossu,  et  le  roi  d'Angleterre  avait  demandé  sa 

'^Arch.nat.,  Parlement  (Conseil),  X'%  14  mai  1418  et  14  août  1419;  KK  1178, 
f°  330.  D.  Calmet,  Hist.  de  Lorraine,  II,  757.  M.  Vallet  a  cru  à  torl  (I,  150) 
que  le  procès  était  soutenu  par  Yolande  d'Aragon,  au  lieu  d'Yolande  de  Bar,  sa 
mère, 

*  V.  le  traité  d'alliance  conclu  par  le  cardinal  avec  le  due  de  Bourgogne, 
le  23  juillet  1418  (Bihl.  nat.,  Lorraine  184,  n°  G5),  et  l'Iioramage  reproduit  ci- 
après  parmi  les  pièces  justificatives  (n"  C). 


fl419j  SUCCESSION  DE  BAR.  5:5 

main  pour  son  frère  le  duc  de  Bedford  \  Les  seigneurs  de 
Lorraine  désiraient  l'union  avec  le  Barrois  ;  les  deux  duchés, 
qui  n'avaient  pas  toujours  été  séparés,  mais  que  des  luttes 
particulières  désolaient  depuis  longtemps,  avaient  tout  intérêt 
h  n'avoir  qu'une  loi  et  qu'un  maître.  Si  cette  annexion  s'opé- 
rait en  faveur  d'un  prince  hostile,  le  royaume  de  France  était 
investi,  de  l'ouest  à  l'est ,  par  une  chaîne  continue  d'ennemis. 
Yolande,  comprenant  le  danger,  résolut  de  couper  cette  formi- 
dable ligne.  Il  ne  suffisait  pas,  pour  cela,  d'acquérir  le  duché 
de  Bar:  il  fallait  encore  s'assurer  de  la  Lorraine.  Elle  pro- 
fita donc  des  dispositions  de  la  population  pour  provoquer 
la  réunion  souhaitée,  mais  dans  un  sens  opposé,  en  offrant  à 
Charles  II  de  marier  sa  fdle  à  René,  que  le  cardinal  élisait  de 
son  côté  pour  son  héritier,  Louis  de  Bar  agit  lui-môme  au- 
près du  prince  lorrain  pour  faire  agréer  cette  proposition. 
Celui-ci  hésita:  d'anciennes  amitiés  le  retenaient  dans  le  parti 
bourguignon  ;  il  avait  même,  par  un  premier  testament,  exclu  de 
sa  succession  tout  sujet  du  royaume  de  France  ^.  Mais  comme 
c'était  un  homme  de  peu  de  caractère,  livré  à  des  passions  qui 
l'absorbaient,  comme,  après  tout,  l'inconvénient  d'une  rupture 
avec  ses  alliés  était  compensé  par  l'augmentation  future  de 
son  domaine ,  il  finit  par  consentir.  Ainsi  l'heureuse  négo- 
ciatrice faisait  d'une  pierre  deux  coups  :  elle  acquérait  à  sa 
maison  des  États  importants ,  et  elle  les  acquérait  aussi  à  la 
cause  nationale,  en  affaiblissant  d'autant  les  adversaires  de 
l'une  et  de  l'autre. 

Les  deux  traités  furent  conclus  presque  en  même  temps. 
Le  20  mars  1419,  à  Foug,  près  de  Toul ,  le  mariage  de  René 
et  d'Isabelle  fut  arrêté  aux  conditions  suivantes  :  Aussitôt 
que  le  comte  de  Guise  sera  arrivé  dans  le  pays,  le  cardinal- 
duc  lui  garantira  par  un  acte  ofiiciel  l'héritage  du  duché 
de  Bar,  du  marquisat  du  Pont  et  de  leurs  dépendances, 
dont  l'entière  jouissance  appartiendra,  après  sa  mort,  au- 

'  ValU'l,  I,  81;  D.  Calmct,  1(,  C80;  Rynu-r,  IX,   710,  Dit!). 
-  D.  Caliuet,  IF,  081. 


5G  SUCCESSION  DE  BAR.  [1419] 

dit  comte  et  à  ses  descendants.  Il  lui  fera  jurer  fidélité  par 
ses  hommes  et  vassaux.  Le  duc  de  Lorraine,  de  son  côté, 
fera  prêter  par  les  siens  le  même  serment  à  sa  fille  Isabelle 
«  et  à  son  mari  à  cause  d'elle  » .  René  sera  mis  immédiatement 
en  possession  d'une  certaine  partie  du  duché  de  Bar.  Il  se 
trouvera  là  pour  le  jour  de  la  Pentecôte  au  plus  tard,  et  sera 
mené  à  Nancy,  où  le  gouvernement  de  sa  personne  et  de  ses 
terres  sera  remis  à  son  futur  beau-père.  Les  fiançailles  seront 
célébrées  le  même  jour,  et  les  épousailles  le  lendemain.  Des 
cautions  mutuelles  sont  données,  et  des  restitutions  en  cas  de 
décès  stipulées.  Le  douaire  d'Isabelle  est  fixé  à  cinq  mille  livres 
tournois  de  rente,  qui  lui  seront  assignées  sur  différentes  sei- 
gneuries. Au  cas  improbable  où  il  surviendrait  un  fils  au  duc 
Charles ,  cette  rente  sera  réduite  de  mille  livres  ;  mais  une 
somme  de  quarante  mille  livres  sera  payée  au  comte  de  Guise, 
si  la  reine  de  Sicile  veut  bien  s'en  contenter,  et  dans  la  forme 
convenue  avec  ses  délégués  (clause  qui  prouve  l'intervention 
directe  d'Yolande).  Enfin,  des  alliances  réciproques  seront  si- 
gnées, et  le  tout  sera  ratifié  par  un  acte  ultérieur  \ 

L'adoption  de  René  par  son  grand-oncle  fut  définitivement 
scellée  quelques  mois  après.  La  reine  Yolande,  tant  en  son 
nom  qu'au  nom  de  son  fils  aîné,  autorisa  d'abord  le  comte  de 
Guise  à  porter  les  armes  de  Bar,  et,  ayant  ainsi  satisfait  aux 
dernières  conditions  posées  par  le  cardinal,  elle  partit  pour  la 
Provence,  où  l'appelait  le  soin  des  affaires  publiques  -.  Ge- 


'  Arch.,  nat.,  K  CO,  n"  1  i  ;  KK  1123,  f°  10  v".  P.ibl.  nat.,  ms.  fr.  274G,  f°  81  ; 
1).  Calmet,  Preuves,  t.  III,  col.  CLXXxn. 

*  «  Comme  très-révérend  père  en  Dieu  nosirc  très-cher  et  très-amé  oncle 
mcssire  Loys,  cardinal,  duc  de  Bar,  marquis  du  Pont  et  seii,'nenr  de  Casse!,  meu 
de  singulièie  amour  et  affection  envers  nous,  pour  considération  de  la  prou- 
ciiaineté  de  lignage  en  quoy  luy  et  nous  atteuons  ensemble  et  autres  plusieurs 
causes  raisonnables,  de  sa  libéralité  dès  piéca  ait  eu  et  encores  a  en  propos  et 
voulanlé  de  instituer  et  ordonner  son  liéritier  universel  ez  dict  diichié  de  Bar, 
marquise  du  Pont,  et  autres  ses  terres  et  seigneuries,  nostrc  très-cher  et  très-amé 
fds  second  et  frère  René,  comte  de  Guise,  et  luy  en  faire  don,  cession  et  transport, 
réservez  entièrement  à  nostredit  oncle,  sa  vie  durant,  le  nom  et  liilre  dudict  duclié, 
l'usufruirt   et   viagé  li'ieelui,...  nous  consentons  et  voulons  que  nosirodict   lils  et 


1^1419]  SUCCESSION  DE  BAR.  57 

pendant  René  obtint  de  conserver  et  d'ajouter  sur  ces  armes 
un  petit  écusson  d'Anjou,  pour  bien  montrer  qu'on  n'entendait 
pas  lui  faire  renier  sa  famille  paternelle  ni  ses  alliances  \  Puis, 
le  13  août,  Louis  de  Bar  ratifia  sa  promesse  par  la  donation 
en  forme  de  son  duché  et  de  tout  ce  qui  en  dépendait.  11 
rappelait ,  dans  cet  acte ,  les  malheureuses  divisions  qui  ré- 
gnaient entre  le  Barrois  et  les  contrées  voisines ,  l'urgence 
du  rétablissement  de  la  tranquillité ,  la  part  d'héritage  bien 
suffisante  qu'avaient  reçue  ses  frères  et  sœurs.  Ces  consi- 
dérations l'avaient  déterminé  à  choisir  pour  héritier  un  de 
ses  nombreux  neveux ,  pour  éviter  toute  compétition  après  sa 
mort  ;  et  parmi  eux  il  n'en  avait  trouvé  aucun  plus  digne  de 
cette  faveur  que  le  petit-fils  de  sa  sœur  Yolande,  laquelle  eût 
été  elle-même  duchesse  à  sa  place  ,  suivant  l'ordre  de  la  pri- 
mogéniture,  si  les  hommes  ne  devaient  passer  toujours  avant 
les  femmes.  Ce  jeune  prince  offrait  aussi  les  meilleures  garanties 
pour  la  prospérité  du  pays  ,  étant  issu  à  la  fois  des  maisons 
de  France,  d'Aragon  et  de  Bar,  allié  aux  plus  hauts  person- 
nages, et  spécialement  au  Dauphin,  devenu  son  beau- frère. 
Il  lui  cédait  donc  la  propriété  de  tous  ses  domaines,  s'en 
réservant  seulement  l'usufruit.  Il  exceptait  toutefois  les  terres 
de  Stenay,  Glermont,  Vienne  et  Varennes  :  mais  ce  n'était 
qu'une  précaution;  car,  par  un  second  acte  du  même  jour, 
il  les  lui  donnait  également,  à  la  condition  que  ce  don  n'aurait 
d'effet  que  lorsque  la  reine  d'Aragon  aurait  complètement  re- 
noncé au  procès  intenté  par  elle.  Charles  d'Anjou  était  substi- 
tué à  son  frère  pour  le  cas  où  celui-ci  mourrait  avant  le  cardinal 
sans  laisser  d'enfants  '\  Les  trois  états  du  Barrois  avaient  été 
convoqués  pour  cette  circonstance  solennelle  :  ils  confirmèrent 

l'ière,  sa  vie  durant,  preiigne,  doye  et  soit  tenu  déporter  l(>s  armes  de  Bar,  h  l'or- 
donnance, devis  et  bon  plaisir  de  nostredict  oncle.  »  Cet  acte  est  daté  du  24 
juin  1U9  dans  D.  Calraet  (Preuves,  t.  III,  col.  ci.xxxv),  et  du  li  dans  le  registre 
KK  1117  (fo  148  v»),  aux  Archives  nationales. 

'   D.  Calniet,  1I,G82. 

-  Arch.  nat.,  I>  1350,  n"'  G59,  GCO;  J  932,  n»  4.  D.  Calraet,  /oc.  cil.  Cet 
historien  assigne  à  tort  la  date  du  3  août  à  la  donation  du  duché  de  Bar. 


S8  SUCCESSION  DE  BAR,  \\U9i] 

toutes  les  dispositions  arrêtées.  Restait  à  exécuter  la  clause  du 
traité  de  mariage  par  laquelle  la  jouissance  d'une  partie  du  du- 
ché devait  être  dès  lors  conférée  au  jeune  prince  :  le  marquisat 
du  Pont  (Pont-à-Mousson),  les  seigneuries  de  Briey,  Longwy, 
Saulx,  Longuyon,  Estaules,  Foug,  Pierrefort ,  Condé-sur- 
Moselle,  Lavantgarde,  formèrent  cet  avancement  d'hoirie,  en 
vertu  d'une  nouvelle  donation ,  datée  du  3i  octobre  de  la 
môme  année  \ 

René  n'avait  pu  se  rendre  au  terme  fixé  dans  ses  futurs  do- 
maines. Ce  ne  fut  que  le  23  juin  1419,  d'après  les  notes  d'un  de 
ses  livres  d'heures,  qu'il  se  sépara  de  sa  mère  et  du  Dauphin, 
à  Mehun-sur-Yèvre,  pour  s'acheminer  de  là  vers  le  duché  de 
Bar  ^.  Il  s'en  faut  donc  bien  qu'il  se  soit  trouvé  longtemps 
d'avance  auprès  du  cardinal  et  que  toute  son  éducation  ait  été 
faite  par  lui,  comme  l'a  prétendu  son  historien.  Les  comptes 
d'Yolande  et  l'itinéraire  qu'ils  permettent  de  dresser  achè- 
vent de  prouver  qu'il  était  encore  en  Anjou  au  mois  de  dé- 
cembre 1418.  M.  de  Villeneuve-Bargemont  l'amène  dès  141S 
en  Barrois,  afin  de  le  faire  voyager  avec  son  oncle  à  la  cour 
de  France ,  assister  à  la  création  d'un  ordre  de  chevalerie 
dans  la  ville  de  Bar,  etc.  Ce  sont  là  de  ces  amplifications 
qui  ont  plus  de  charme  que  de  fondement.  S'il  existe,  comme 
le  dit  le  môme  écrivain,  des  actes  administratifs  de  1418 
où  le  nom  de  René  se  trouve  associé  à  celui  de  Louis  de 
Bar,  ils  ont  pu  être  rendus  l'année  suivante  avant  Pâques, 
au  moment  où  l'adoption  était  déjà  décidée  ;  ils  appartien- 
draient alors,  en  réalité,  à  l'an  1419.  En  tout  cas^  ils  n'impli- 
queraient pas  nécessairement  la  présence  du  fils  d'Yolande. 
M.  de  Villeneuve-Bargemont  est  obligé  d'expliquer  par  une 
absence  accidentelle  la  clause  du  traité  du  20  mars  stipulant 
son  arrivée  pour  la  Pentecôte  au  plus  tard.  Mais  il  est  cons- 
tant, d'après  les  documents  que  je  viens  de  citer,  qu'il  n'avait 

'  Arcli.  nat.,  P  1350,  n»  061;  KK  1178,  f"  325. 

'  «  L'an  lili),  parlit  nions'  Roué,  deuxième  filz  du  roy  Loys  11,  de  Melmn- 
sur-Yèvre,  et  piint  eongié  de  nions'"  le  Dauphin  pour  aler  en  la  duchié  de  liar,  » 
l!il)l.  nat.,  nis.  lat.  1150%  calendrier,  23  juin. 


[1420J  MARIAGE  DR  RENÉ  ET  D'ISABELLE.  o9 

pas  encore  quitté  sa  mère  à  cette  époque.  C'est  donc  bien  par 
elle  qu'il  fut  élevé  durant  sa  première  enfance,  comme  on  l'a 
vu  dans  le  chapitre  précédent,  pour  être  envoyé  en  14i9  à 
Bar-le-Duc  et  à  Nancy  \ 

Son  mariage,  toutefois,  ne  put  être  accompli  aussi  prompte- 
ment  qu'on  l'espérait.  Une  des  sœurs  du  cardinal,  épouse 
d'Adolphe,  duc  de  Berg,  protesta  contre  l'adoption  faite  à  son 
préjudice  et  poussa  son  mari  à  prendre  les  armes  pour  dé- 
fendre ses  prétentions  à  la  succession  de  son  frère.  Adolphe, 
battu  dans  un  combat  auquel  on  fait  assister  René,  malgré  sa 
grande  jeunesse,  fut  emprisonné  et  ne  recouvra  sa  liberté 
qu'en  renonçant  à  toute  réclamation  ^ 

Au  mois  d'octobre  1420,  toute  difficulté  paraissant  écartée, 
la  célébration  delà  cérémonie  fut  résolue.  Charles  II  renouvela 
sa  promesse  de  faire  reconnaître  sa  fille  aînée  comme  héritière 
du  duché  par  tous  ses  vassaux.  Le  23,  veille  du  jour  fixé,  le 
cardinal  de  Bar  confirma  les  donations  qu'il  avait  faites  à  son 
neveu,  comme  représentant  des  droits  de  sa  sœur  Yolande,  et 
il  y  ajouta  l'usufruit  de  quelques  nouvelles  terres.  Ces  biens 
se  trouvaient,  par  le  fait,  transportés  dans  la  main  du  duc  de 
Lorraine,  chargé  de  la  tutelle  de  son  gendre  :  mais  il  s'en- 
gagea, le  même  jour,  à  les  remettre  à  celui-ci  dès  qu'il  aurait 
atteint  l'âge  de  quinze  ans,  ou  plus  tard  si  ce  terme  était  re- 
culé du  consentement  des  deux  parties  ;  si  René  venait  cà  mourir 
avant  lui,  il  devait  les  restituer  au  cardinal.  Les  principaux 
seigneurs  du  pays,  au  nombre  de  vingt,  se  portèrent  garants 
de  sa  parole  et  scellèrent  l'obligation  de  leurs  sceaux  ^  Le 

'  Hist.  de  René  (V Anjou,  I,  17-28;  Comptes  de  la  reine  de  Sicile  (Areh.  nat., 
KK  243);  Itinéraire.  M.  de  Villeneuve-Bargemont  fait  amener  René  au  car- 
dinal par  sa  mère  elle-même.  Les  comptes  d'Yolande  prouvent  cprelle  ne  qiiilla 
pas  TAnjou  et  la  Touraine  du  mois  de  juin  1418  au  mois  de  juin  1419,  et  qu'elle 
partit  à  cette  dernière  date  pour  la  Provence.  On  ne  se  figure  pas,  du  reste,  à 
quel  point  l'ordre  dos  faits  est  bouleversé  dans  tout  le  cours  de  VlJisloirc  de 
René  d'Anjou,  par  suite  de  l'omission  constante  de  la  réduction  des  dates  en  style 
moderne. 

-  Arl  de  vérifier  les  dates,  XIII,  443;  Villeneuve-Bargemont,  I,  31. 

-  niU.  nat.,  ms.  fr.  27 '«7,   f-  15G.  D.  Calmet,  Preuves,  t.   III,  col.  ucxxxv. 


GO  MARIAGE  DE  RENE  ET  D'ISABELLE.  [1420-21] 

lendemain  24  (ei  non  le  14,  comme  le  dit  M.  de  Villeneuve- 
Bargemont)  ,  à  Nancy,  Henri  de  Ville,  évêque  de  Toul,  donna 
aux  époux  la  bénédiction  nuptiale,  au  milieu  des  témoignages 
de  joie  des  princes  et  de  leurs  sujets,  qui  entrevoyaient  la 
réalisation  de  leurs  vœux  de  paix  et  d'union  \  Isabelle  n'avait 
que  dix  ans,  René  n'en  avait  pas  encore  douze  ;  mais  les  né- 
cessités de  la  politique  empêchaient  d'attendre  plus  longtemps 
pour  les  lier  l'un  à  l'autre  d'une  façon  irrévocable.  Du  reste, 
leur  union  précoce,  qui  n'en  fut  pas  moins  heureuse,  dut  être 
consommée  de  bonne  heure  ;  car,  moins  de  sept  ans  après,  ils 
avaient  déjà  un  fils. 

Le  douaire  de  l'héritière  de  Lorraine ,  qui  avait  été  fixé  à 
cinq  mille  livres  de  rente,  fut  réglé  par  Louis  de  Bar  dans  plu- 
sieurs actes  signés  le  jour  du  mariage  et  quelque  temps  après. 
L'assiette  en  fut  faite  sur  les  villes  et  seigneuries  de  Mousson, 
de  Pont-à-Mousson  ,  de  Foug  et  de  Briey.  La  reine  Yolande 
garantit  à  son  tour  ce  douaire  au  nom  de  son  fils  mineur.  On 
voit  par  les  lettres  qu'elle  rendit  à  cet  effet,  le  28  juin  1421, 
que  le  cardinal  venait  de  mettre  le  comble  à  ses  faveurs  pré- 
cédentes en  concédant  à  son  neveu  le  titre  de  duc  de  Bar,  qu'il 
s'était  d'abord  réservé.  Dès  lors,  ce  titre  servit  communément 
à  désigner  le  jeune  prince,  qui  porta  en  même  temps  ceux  de 
marquis  du  Pont  et  de  comte  de  Guise,  et  qui  fut  associé  en 
quelque  sorte  à  l'administration  du  duché  -. 

René  vécut  ensuite  près  de  son  beau-père  ou  de  son  oncle, 
qui  avait  permuté  le  siège  de  Ghâlons  pour  celui  de  Verdun, 
résidant  tantôt  en  Lorraine,  tantôt  en  Barrois,  mais  de  pré- 
férence dans  son  marquisat  du  Pont,  partageant  son  temps 
entre  les  études  qu'il  n'avait  pu  achever  sous  la  direction  ma- 
ternelle et  l'apprentissage  du  gouvernement  de  ses  futurs 
États.  Son  précepteur  Jean  de  Proissy ,  dont  parle  Bour- 

1  D.  Calmct,ll,  702;  Villeneuve-Rargemont,  I,  33.  Les  actes  du  23  octobre 
prouveraient  de  reste  que  le  mariage  eut  lieu  le  24,  malgré  rafCirniatiou  de  l'his- 
torien de  René,  si  les  calendriers  de  la  maison  d'Anjou  (lîibl.  nat.,  mss.  lat. 
17332  etDupuy  (i51,  f"  55)  n'étaient  d'accord  avec  eux. 

2  Arch.  nat.,  P  1334',  u"  53,  f-  24,  2fi,  2!).  Iîil)l.  nat.,  ms.  fr.  2740,  f"  80. 


[1420-21]  MARIAGE  DE  RENE  ET  D'ISABELLE.  61 

digne,  parait  lui  avoir  été  donné  dans  cette  contrée,  ou  du 
moins  l'y  avoir  suivi,  car  nous  le  retrouverons  un  peu  plus  tard 
conmiandant  la  place  de  Guise  en  son  nom.  A  la  cour  de 
Nancy,  la  littérature  et  la  musique  étaient  en  honneur,  et  le 
duc  de  Bar  put  acquérir  là  des  connaissances  et  des  goûts 
qu'il  développa  par  la  suite.  Mais  les  exemples  qu'il  avait  sous 
les  yeux    n'étaient  pas  laits  pour  affermir  les  principes  de 
morale  et  de  vertu  dont  l'avait  imbu  sa  propre  famille.  Leduc 
Charles  avait  pour  épouse  une  sainte,  Marguerite  de  Bavière, 
qu'il  négligeait  pour  vivre  publiquement  avec  une  femme  de 
basse  origine,  Alison  du  Mai.  Cette  conduite  lui  aliénait  l'es- 
time et  l'affection  de  ses  sujets.  La  piété  de  la  duchesse  et  les 
leçons  du  cardinal  contre-balancèrent,  dans  l'âme  impression- 
nable de  leur  héritier,  le  trouble  qu'un  pareil  scandale  ne 
pouvait  manquer  d'y  produire.  Mais  il  lui  en  resta  peut-être 
une  certaine  propension  à  la  facilité  de  mœurs  qui  régnait,  à 
un  degré  où  il  ne  la  poussa  jamais,  chez  la  plupart  des  princes 
de  l'époque.  Pour  le  moment,  ce  n'était  qu'un  adolescent  des 
plus  gracieux ,  s'il  faut  en  croire  les  chroniques  locales.  Il 
était  grand  et  fort;  son  visage  régulier  présentait  le  type,  en- 
core peu  accusé ,  que  des  portraits  exécutés  i)lus  tard  de- 
vaient nous  conserver ,  et  où  l'on  retrouve,  avec  une  nuance 
particulière  de  bonhomie,   la  physionomie  héréditaire  des 
Valois.  Son  amabilité  charmait  les  dames ,  qui  «  le  voyaient 
volontiers  » .  Il  promettait ,  enfin ,  par  le  mélange  d'idées 
religieuses  et  mondaines  qui  le  caractérisait,  joint  à  une  bra- 
voure qui  n'allait  pas  tarder  à  s'affirmer ,    de  devenir  l'idéal 
du  vrai  chevalier.   La  jeunesse  d'Isabelle  se  forma  dans  le 
même  milieu  que  la  sienne.   On  vantait  aussi  son  mérite  et  sa 
beauté  naissante.  Heureusement  pour  elle,  sa  mère  seule  fa- 
çonna son  esprit  et  son  cœur.  Elle  devait  tenir  d'elle  la  fidélité 
à  ses  devoirs  et  la  générosité  :  par  son  énergie  et  son  intré- 
pidité, elle  devait  rappeler  réminente  reine  que  son  mari  avait 
quittée  pour  elle  \ 

'  Cluonique  de  Loiraiiic  ;  D.  Caliuet,  II,  GUj,  7ôG.  Villeueuvc-Baigemoiil,  1, 
32,  3-i 


62  MARIAGE  DE  RENE  ET  D'ISABELLE.  [1420-24] 

Quoi  qu'en  ait  dit  son  historien,  le  jeune  duc  de  Bar  ne  pa- 
raît pas  avoir  pris  une  part  personnelle  aux  guerres  qui  eurent 
lieu,  peu  après  son  mariage,  entre  le  duc  de  Lorraine  et  les 
villes  de  Metz  et  de  Toul,  ni  à  celles  que  le  cardinal  de 
Bar  dirigea,  vers  le  môme  temps,  contre  un  autre  prélat  belli- 
queux, Conrad  Bayer,  évêque  de  Metz,  puis  contre  Jean  de 
Luxembourg,  comte  de  Ligny,  son  vassal,  qui,  fort  de  l'al- 
liance bourguignonne,  refusait  de  lui  rendre  les  devoirs  féo- 
daux. L'âge  de  René  l'éloignait encore  des  champs  de  bataille, 
et  si  des  chroniqueurs  parlent  de  la  victoire  remportée  au  siège 
de  Ligny  par  l'oncle  et  le  neveu,  les  termes  dont  ils  se  servent 
indiquent  qu'il  faut  l'entendre  simplement  des  troupes  envoyées 
par  eux  \  Déjà,  cependant,  l'influence  du  jeune  duc  s'étendait 
au  dedans  comme  au  dehors.  Ainsi,  le  16  septembre  1424,  la 
ville  indépendante  de  Verdun  se  plaça  volontairement  sous  sa 
jirotection.  Le  cardinal,  qui  jouissait  auparavant  de  cet  honneur 
lucratif,  devenait  vieux  et  se  retirait  peu  à  peu  des  alfaires 
publiques:  le  rôle  de  son  héritier  présomptif  prenait  de  l'im- 
portance à  mesure  que  le  sien  en  perdait.  Après  avoir  promis 
aux  habitants  de  sauvegarder  leurs  privilèges  et  leur  liberté 
souvent  menacée,  moyennant  une  subvention  annuelle  de  cinq 
cents  florins  d'or,  René  leur  donna  un  gouverneur  militaire  de 
son  choix,  Érard  du  Ghâtelet,  maréchal  de  Lorraine  ^ 

Sa  position  n'en  était  pas  moins  difficile  et  délicate  vis-à-vis 
des  princes  qui  l'avaient  adopté  pour  successeur.  Placé  là  par 
sa  mère  comme  une  sentinelle  vigilante  pour  défendre  les  in- 
térêts du  parti  français,  il  devait,  à  son  avènement,  ramener 
le  Barrois  et  la  Lorraine  dans  les  rangs  des  alliés  du  Roi.  Mais, 
en  attendant,  il  se  trouvait,  pour  ainsi  dire,  enveloppé  dans 
la  ligue  ennemie.  Il  était  sous  la  dépendance  des  deux  ducs 
titulaires,  qui  n'avaient  renoncé  ni  l'un  ni  l'autre  à  leurs  amitiés 
ni  à  leurs  traités  antérieurs.  Loin  de  là ,  Charles  II  venait  de  re- 
nouveler ces  traités  :  flatté  par  le  duc  de  Bourgogne,  il  lui  avait 

•  V.  Mouslickt,  m,  408  ;  Cliastelain,  éd.  Kervyn,  I,  151. 
-  Aixh.  nal.,  J  913,  u"  5.  Villcueuve-Bargemont,  I,  03* 


[1422-24]  PERTE  DE  GUISE.  63 

promis  récemment  de  servir  les  rois  de  France  et  d'Angleterre 
(c'est-à-dire  Isabelle  de  Bavière,  traînant  à  sa  remorque  son 
triste  époux,  et  Henri  V).  Le  6  mai  1422,  il  s'engagea  par 
serment  à  rester  fidèle  à  leur  cause ,  et  Philippe  le  Bon  s'o- 
bligea, de  son  côté,  à  lui  obtenir  du  monarque  anglais  des 
lettres  de  protection  et  d'alliance.  Le  duc  de  Lorj-aine  chercha 
même  à  compromettre  son  héritier  avec  lui  dans  ces  actes  offi- 
ciels, où  on  le  voit  agir  comme  ayant  le  gouvernement  de  René, 
duc  de  Bar  *.  Il  était  donc  à  redouter  qu'on  abusât  de  l'inexpé- 
rience de  celui-ci  pour  le  détourner  de  la  mission  patriotique  qui 
lui  incombait.  Se  laisserait-il  entraîner  ou  se  montrerait-il,  en 
résistant ,  vrai  fils  d'Anjou ,  digne  membre  de  la  maison  de 
France?  Ce  dernier  parti  pouvait  lui  aliéner  ses  deux  tuteurs, 
peut-être  les  faire  revenir  sur  les  dispositions  prises  en  sa  fa- 
veur, déranger,  enfin,  d'une  manière  quelconque,  la  combi- 
naison politique  dont  il  était  le  pivot.  Il  y  avait  là  une  véritable 
situation  dramatique,  où  l'honneur  et  fintérêt  se  trouvaient 
mis  en  lutte. 

Une  curieuse  lettre  adressée  au  duc  de  Lorraine  par  le  duc 
de  Bedford,  lieutenant  du  roi  d'Angleterre,  montre  combien 
ces  difficultés  étaient  réelles ,  et  combien  l'accord  entre  le 
beau-père  et  le  gendre,  maintenu  à  la  surface,  était  peu  solide 
au  fond.  Jean  de  Luxembourg,  allié  des  Anglais,  venait  d'en- 
treprendre le  siège  de  Guise,  qui  appartenait  en  propre  à  René^ 
comme  on  Fa  vu  %  mais  que  ce  seigneur  s'était  fait  adjuger  de 
la  même  manière  que  Bedford  s'était  fait  donner  l'Anjou  et  le 
Maine,  à  la  charge  de  s'en  emparer.  Le  capitaine  de  la  place^ 
Jean  de  Proissy,  ancien  gouverneur  du  comte  de  Guise,  se 
mit  en  devoir  de  résister.  Le  prétendu  régent  se  plaignit  au 
duc  Charles,  en  invoquant  le  traité  d'alliance  conclu  entre  son 

'  Arch.  nat.,  KK  1125,  i"  663;  KK  1127,  f»  52.  D.  Plancher,  Hlst.  de  Bour- 
gogne, Preuves,  p.  xx.  Villeucuve-Bargemont,  I,  392. 

-  Kii  vertu  du  testament  de  son  père,  et  non  d'un  acte  rendu  par  Yolande  d'Ara- 
gon le  ïi  janvier  14  24,  eomnie  le  dit  M.  de  Villeneuve-Bargemont  (1,  6 1).  Cet  acte  n'a 
pour  objet  tpie  l'émancipation  de  René  et  la  cession  de  tous  les  droits  que  sa 
mère  pouvait  avoir  gardés.  (Aixh.  uat.,  KK  1117,  t°  955  v°.) 


64  PERTE  DE  GUISE.  [1424] 

maître  et  lui.  Charles  répondit  que  Guise  était  l'héritage  par- 
ticulier du  duc  de  Bar  et  ne  dépendait  en  rien  de  son  autorité. 
C'est  alors  que  Bedford  répliqua  en  termes  arrogants  :  «  Vous 
vous  efforcez  d'empêcher  un  siège  ordonné  par  le  Roi,  du  con- 
sentement du  duc  de  Bourgogne.  Vous  êtes  pourtant  son  vas- 
sal pour  plusieurs  seigneuries,  et  vous  avez  toujours  suivi 
son  parti.  Mais, par  adventure,  votre  fils  est  plus  content  que 
ses  ennemis  le  tieiujnent  que  mondit  seiqnenr  ou  ses  tjens.  On 
y  mettra  bon  ordre.  Et  quant  à  votre  allégation  que  Guise  est 
l'héritage  de  René  d'Anjou,  le  Roi  mon  maître  ne  souffrira  pas 
qu'aucune  personne  à  lui  hostile  tienne  une  terre  dans  son 
royaume,  surtout  un  lieu  aussi  important  que  celui-là  et  que 
plusieurs  places  du  Barrois  qui  ont  reçu  et  reçoivent  chaque 
jour  ses  eimemis.  Cessez  donc  de  lui  faire  opposition,  ou  nous 
y  pourvoirons  par  la  force  '.  » 

Ces  menaces  firent  leur  effet,  et  les  deux  ducs,  craignant  de 
mettre  leur  pays  en  guerre  avec  l'Angleterre  et  la  Bourgogne, 
n'envoyèrent  pas  de  secours  à  la  ville,  qui,  après  avoir  capi- 
tulé, le  18  septembre  1424,  dut  rester  aux  mains  de  Jean  de 
Luxembourg.  Un  tel  dénouement  affligea  vivement  René,  dont 
le  conseil  avait  agi  pour  lui  en  cette  circonstance  et  négo- 
cié auprès  de  Philippe  le  Bon  pour  faire  cesser  l'attaque  ■. 
Bien  qu'émancipé  depuis  plusieurs  mois  par  sa  mère,  bien 
qu'ayant  droit,  par  l'âge  qu'il  venait  d'atteindre,  à  être  mis 
directement  en  possession  des  terres  dont  son  beau-père 
avait  jusque-là  la  jouissance  et  la  garde,  il  était  toujours  sous 
la  dépendance  de  ce  dernier.  Aussi ,  dut-il  subir ,  à  ses  dé- 
pens, les  exigences  de  la  politique  lorraine  ;  mais  il  demeure 
établi,  par  le  document  qu'on  vient  de  voir,  qu'il  était  regardé 
dès  lors  comme  en  opposition  avec  elle,  qu'il  se  réjouissait  du 
succès  des  adversaires  du  monarque  anglais  et  leur  ouvrait  les 
places  de  son  duché  de  Bar,  s'appuyant  sans  doute  sur  les  sym- 
pathies de  la  population.  Ainsi  l'on  pouvait  prévoir  quel  sen- 

'  Je  résume    seulement    cette   lettre,  datée  du   Tl  août  [1424].   (Bibl.   uat., 
Lorraine  G,  n"   tô'J). 

-  .Moustrelet,  IV,  lOU  ;  Valiel,  H,  8. 


[1425]  TESTAMENT  DU  DUC  CHARLES  II.  65 

timent  l'emporterait  chez  lui,  et  comment  se  déclarerait  ce 
jeune  homme  de  quinze  ans,  le  jour  où  s'imposerait  une  option 
définitive. 

Mais,  en  attendant,  d'autres  événements  vinrent  rappro- 
cher Charles  II  et  René  dans  une  lutte  commune,  et  fournir 
à  celui-ci  l'occasion  de  faire  ses  débuts  militaires.  Antoine, 
comte  de  Vaudemout,  neveu  du  premier  et  fils  de  son  frère 
Ferry,  nourrissait,  depuis  le  mariage  de  sa  cousine  Isabelle, 
un  profond  dépit.  Se  voyant  frustré  dans  ses  espérances  sur 
la  succession  de  Lorraine,  il  prétendait  la  revendiquer  par  tous 
les  moyens,  mettant  en  avant  la  masculinité  du  fief,  grosse 
question  qui  agita  bientôt  les  légistes  du  pays.  Charles,  pour 
opposer  à  ses  réclamations  une  barrière  plus  forte,  rédigea, 
le  13  janvier  1425,  un  second  testament,  par  lequel  le  gou- 
vernement du  duché  après  sa  mort  était  conféré  à  son  gendre 
d'une  manière  formelle.  René,  avant  d'en  prendre  possession, 
devait  jurer  aux  chevaliers  et  aux  bonnes  villes  de  l'adminis- 
trer avec  sagesse  et  loyauté.  Si  sa  femme  Isabelle  venait  à 
mourir  sans  postérité,  il  remettrait  le  duché  à  Catherine,  fille 
cadette  de  Charles,  ou  à  ses  enfants,  et,  à  défaut  de  ceux-ci, 
aux  chevaliers  et  aux  bonnes  villes,  qui  confieraient  eux- 
mêmes  le  pouvoir  à  des  personnages  désignés  ultérieurement. 
Il  ne  pourrait  entrer  ni  faire  entrer  personne  en  son  nom  au 
trésor,  c'est-à-dire  aux  archives.  Le  prévôt  de  Saint- Georges 
et  deux  chanoines  devaient  en  garder  les  clefs  et  lui  commu- 
niquer les  titres  dont  il  aurait  besoin.  Il  devait  enfin  s'engager 
à  observer  toutes  les  clauses  du  testament,  et  ses  enfants  ou 
ses  gendres  seraient  astreints  au  même  serment  à  l'époque  de 
leur  avènement  \ 

Cette  constitution,  d'un  libéralisme  remarquable,  prévoyait 

•  Arch.  nat.,  J  932,  n°  G,  et  dans  les  Preuves  de  D.  Calinet,  t.  III,  col. 
CLXXXVII  (avec  la  date  du  11  janvier  au  lieu  du  13).  Le  duc  de  Lorraine  fait, 
dans  le  même  testament,  divers  legs  à  ses  bâtards  Ferry,  Jean,  Catherine  et  Isa- 
iielle,  ainsi  ((u'à  Allsoii  May,  sa  maîtresse,  à  laquelle  il  donne  notamment  l'hôtel 
occupé  par  elle  à  Nancy,  avec  tous  ses  meubles.  La  duchesse  Marguerite  de  Bavière 
et  Jacques  de  Ijade,  le  second  gendre  de  Charles,  sont  nommés  exécuteurs  testa- 
mentaires. 


66  TESTAMENT  DU  DUC  CHARLES  II.  [1425] 

tous  les  cas  et  ne  laissait  aucune  porte  ouverte  à  l'ambition  du 
comte  de  Vaudemont.  Le  duc  de  Bar  la  jura  aussitôt  et  la 
scella  de  son  sceau,  à  la  requête  de  son  beau-père  ;  le  lende- 
main, il  prêta  tous  les  serments  demandés  ^  Mais  Antoine  n'en 
devint  que  plus  furieux  :  il  lui  échappa  des  paroles  séditieuses, 
qui  furent  rapportées  au  duc.  Celui-ci  voulut  exiger  de  lui 
une  renonciation  écrite  à  toutes  ses  prétentions.  Après  un 
échange  inutile  de  correspondances,  les  choses  s'envenimèrent, 
et  force  fut  de  recourir  aux  armes  pour  soumettre  le  vassal 
révolté.  René,  qui  venait  déjà  de  repousser  avec  le  duc  Charles 
les  incursions  de  quelques  seigneurs  voisins,  conduisit  une 
armée  contre  son  compétiteur,  et  mit  le  siège  devant  la  place 
de  Vézelise,  la  plus  importante  du  comté  de  Vaudemont.  Le 
comte  se  défendit  avec  vigueur.  Jean  de  Rémicourt,  sénéchal 
de  Lorraine,  ({ui  commandait  l'attaque,  fut  tué  d'un  coup  de  flè- 
che. Les  opérations  continuèrent  néanmoins,  et  se  prolongè- 
rent durant  trois  ans;  enfin,  la  garnison  affamée  se  rendit,  et 
fut  emmenée  prisonnière  à  Nancy. 

Dans  l'intervalle,  René  avait  été  commencer  également  le 
siège  du  château  de  Vaudemont".  En  même  temps,  le  duc 
Charles  s'était  occupé  de  faire  décider  la  question  de  droit.  La 
noblesse  de  Lorraine,  convoquée  pour  examiner  la  coutume 
du  duché,  déclara,  le  13  décembre  1423,  après  une  délibéra- 
tion solennelle,  «  que,  toutes  et  quantes  fois  il  est  advenu  en 
temp  passei  que  aulcun  des  ducs  de  Lorraine  ait  allez  de  vie 
à  trapessement  sen  délaissier  hoirs  masles  après  lui,  nez  et 
procréez  de  son  corp  en  loyaul  mariage,  et  il  ait  délaissiez  en 
vie  filles  légitimes  nées  et  procréées  de  son  corp  en  loyaul  ma- 
riage, que  toujours  icelles  filles  aient  succédez  et  doient  suc- 
céder et  hériter  comme  vraies  héritières  dudit  duchié,  prince- 
rie  et  seigneurie  de  Lorraine.  »  En  conséquence,  l'assemblée, 
composée  de  quatre-vingt-trois  membres,  fit  le  serment  de 
reconnaître  les  filles  de  Charles  II  comme  ses  seules  héritières: 
elle  promit,  de  plus,  de  ne  pas  reconnaître  Isabelle,  si  cette 

'  Aich.  nal.,  KK  1124,  f»  9G5  v». 
•^  D.  Culme't,  II,  (i.'-!7.  7Câ. 


11425-27]  TESTAMENT  DU  DUC  CHARLES  II.  67 

princesse  devenait  veuve  et  se  remariait  sans  le  consentement 
de  son  père  ou  des  trois  états  du  pays.  Cinquante-neuf  «  bons 
loyauls  gentilzhommes  et  vrais  subgetz  du  ducliié  » ,  Arnoul 
de  Sierck  et  Pierre  de  Baufremont  en  tète,  scellèrent  de  leurs 
sceaux  cette  attestation  de  la  coutume  lorraine,  destinée  à 
faire  loi  \  Ainsi  la  Lori'aine  était  proclamée  fief  féminin  par 
les  principaux  intéressés.  En  faisant  reconnaître  ce  principe, 
qui  cependant  devait  être  contesté  de  nouveau  dans  les  siècles 
suivants,  le  duc  portait  le  dernier  coup  aux  prétentions  du 
comte  de  Vaudemont,  et  s'acquittait  à  la  fois  d'une  obligation 
stipulée  dans  le  traité  de  mariage  de  sa  fille  Isabelle.  Antoine 
n'avait  plus  d'autre  recours  que  la  violence  et  la  guerre.  Ces 
moyens  ne  lui  réussirent  pas  immédiatement;  mais  il  se  prépara 
dans  l'ombre  à  soulever  une  lutte  formidable,  qui  devait  écla- 
ter au  moment  donné  et  déchaîner  sur  cette  malheureuse 
contrée  une  longue  série  de  désastres. 

René  oublia  bientôt  les  fatigues  de  la  guerre  dans  les  joies 
de  la  famille.  Le  2  août  1427,  Isabelle,  à  peine  sortie  de  fen- 
fance,  mettait  au  monde  leur  premier-né,  Jean,  qui,  trois  jours 
après,  fut  tenu  sur  les  fonts,  dans  féglise  de  Toul,  par  les  évo- 
ques de  Metz  et  de  Strasbourg  ^  Ce  gage  de  leur  tendresse,  qui 
n'était  que  le  prélude  d'une  heureuse  fécondité,  assurait  davan- 
tage encore  la  réalisation  des  espérances  fondées  sur  leur  union. 
Un  traité  de  paix  avec  le  damoisel  de  Gommercy,  vassal  re- 
belle du  duché  de  Bar,  le  siège  du  château  de  Passavant,  asile 
d'un  capitaine  de  gens  d'armes  nommé  Eustache  de  Wernon- 
court,  «  qui  avait  longtemps  travaillé  le  pays  très-inhumaine- 

'  Arch.  nat.,  J  933,  no  4.  Les  cinquante-neuf  sceaux  sont  encore  appendus 
à  autant  de  bandelettes,  fixées  tout  autour  de  l'acte,  sur  les  cpiatre  côtés,  et 
portant  chacune  le  nom  d'un  seigneur.  V.  V Inventaire  du  musée  des  Archives, 
p.  258. 

-  Bibl.  nat.,  mss.  lat.  17332  et  Dupuy  G51,  f»  55.  Arch.  nat.,  KK  1117, 
t'  110  vo.  Yilleneuve-Bargeniont,  I,  71.  Les  historiens  ont  beaucoup  varié  sur 
l'époque  de  la  naissance  de  Jean  d'Anjou.  D.  Calmet  et  VArt  de  vérifier  les  dates 
l'ont  placée  en  1424,  d'autres  eu  1425  ou  1 4 2G,  ou  à  un  autre  moment  de  l'an  1427. 
La  date  que  j'adopte  est  plus  conforme  aux  textes  et  aux  lois  de  la  nature,  les 
père  et  mère  de  ce  prince  étant  encore  très-jeunes. 


68  JEANNE  D'ARC  ET  RENE.  [1428-29] 

ment,  »  l'occupèrent  ensuite \  Il  prit  aussi  part  à  une  nou- 
velle expédition  dirigée  contre  Metz  par  le  duc  Charles,  pour 
une  querelle  futile,  dont  l'origine  était  une  hotte  de  pommes. 
Cette  campagne,  entreprise  en  1428,  continua  Tannée  d'a- 
près avec  des  vicissitudes  diverses.  Mais  le  duc  de  Bar  ne  la 
suivit  pas  jusqu'au  bout  :  il  était  revenu  à  Nancy  au  mois  de 
novembre  ". 

A  cette  époque,  un  bruit  singulier  commençait  à  se  répan- 
dre en  Lorraine.  On  disait  qu'une  jeune  paysanne,  presque 
une  enfant  du  pays,  avait  eu  des  visions  merveilleuses  ;  qu'elle 
voulait  aller  trouver  Charles  de  Valois  en  Touraine  et  le  faire 
roi  selon  Dieu  par  l'onction  sainte,  après  l'avoir  fait  roi  selon 
les  hommes  par  la  victoire  ;  qu'elle  cherchait  les  moyens  d'ar- 
river jusqu'à  lui,  et  qu'elle  prétendait  passer  à  travers  tous 
les  obstacles.  Le  duc  de  Lorraine  entendit  parler  de  cette  fille 
extraordinaire  par  des  vassaux  de  son  gendre  ;  car  elle  se 
trouvait  alors  à  Vaucouleurs,  ville  dépendant  de  la  Champa- 
gne, mais  enclavée  dans  le  duché  de  Bar.  Il  était  retenu  mo- 
mentanément dans  sa  capitale  par  de  violentes  douleurs  de 
goutte,  et,  s'imaginant  qu'il  obtiendrait  d'elle  sa  guérison  si 
c'était  vraiment  une  inspirée,  comptant  dans  tous  les  cas  sa- 
tisfaire sa  curiosité  et  celle  de  sa  cour,  il  exprima  le  désir  de 
la  voir.  Jeanne,  de  son  côté,  songeait  précisément  à  se  rendre 
en  pèlerinage  à  Saint-Nicolas,  tout  près  de  Nancy.  Elle  résolut 
d'accéder  à  son  vœu,  dans  l'espérance  naïve  qu'il  ne  lui  refu- 
serait pas  son  appui.  Il  lui  envoya  un  sauf-conduit:  elle  se 
mit  en  route  au  mois  de  février  1429,  accompagnée  de  son 
oncle  Durand  Laxart  et  d'un  bourgeois  de  Vaucouleurs. 

Quand  elle  parut  en  sa  présence,  Charles,  comme  s'il  avait 
eu  affaire  à  une  charlatane,  lui  demanda  s'il  recouvrerait  la 
santé.  Mais  elle,  pareille  à  ces  anciens  prophètes  d'Israël, 
qui  n'entraient  chez  les  grands  que  pour  leur  dire  leurs  vérités, 
lui  répondit  qu'elle  ne  le  savait  pas,  qu'elle  n'y  pouvait  rien, 
mais  qu'il  ferait  bien  de  renvoyer  d'abord  Alison,  sa  concu- 

'   Monstrelet,  IV,  29G. 

5  D.  Caluiet,  II,  GSt),  "CC  Iliiitraire  de  René. 


[1429]  JEANNE  D'ARC  ET  RENÉ.  69 

bine,  pour  reprendre  la  bonne  duchesse,  sa  foiiimo.  Puis  elle 
ajouta  :  «  Donnez-moi  votre  fils  [René]  avec  une  troupe  de 
gens  d'armes  pour  me  conduire  en  France,  et  je  prierai  Dieu 
qu'il  vous  guérisse  \  » 

Jeanne  d'Arc  connaissait  évidemment  le  jeune  prince  qu'elle 
demandait  pour  guide.  Selon  toute  probabilité ,  il  assis- 
tait à  l'entrevue  '.  Son  air  avenant  et  sa  réputation  faisaient 
pressentir  h  l'humble  fdle  qu'elle  aurait  dans  sa  personne 
un  chevalier  dévoué.  Lui  aussi  crut  en  elle  :  sa  conduite  devait 
le  prouver  bientôt,  et  l'amitié  dont  il  honora  toute  sa  vie  Ro- 
bert de  Baudricourt,  qui  l'avait  aidée  dans  ses  premières  dé- 
marches, semble  avoir  été  la  récompense  des  bons  offices  de  ce 
capitaine  envers  la  Pucelle  ^  Mais,  pour  le  moment,  il  dut 
contenir  son  enthousiasme.  Le  duc  Charles,  qui  avait  besoin 
de  lui  pour  la  guerre  contre  les  Messins,  et  qui  d'ailleurs  était 
lié  aux  Anglais,  ne  le  laissa  pas  partir.  Sans  se  fâcher  du  hardi 
langage  que  Jeanne  avait  osé  lui  tenir,  mais  sans  en  faire  cas 
non  plus ,  il  lui  remit  un  petit  présent,  et,  voyant  qu'elle  ne 
remplissait  pas  son  attente,  il  la  congédia  \ 

'  11  Dixil  lanieii  Ipsi  duci  quod  ipse  Iraderet  el  fdiiim  sitiim  et  gcntes  pro  du- 
ceiido  eam  ad  Franciam,  et  ipsa  deprecarelur  Deiim  pro  sud  sanitatc.  «  [Procès 
de  Jeanne  d'Jrc,  I,  54.)  Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  remarquer  que  le  mot  fds  est 
employé  pour  gendre  dans  tous  les  écrits  du  temps,  et  que  d'ailleurs  le  duc  de 
Lorraine  n'avait  pas  de  fds,  si  ce  n'est  des  bâtards. 

•  11  était  à  Nancy  en  novembre  1428,  et  s'y  trouvait  encore  en  avril  1429  (Iti- 
néraire). 

'  Baudricourt  servit  d'arbitre  à  René  dans  ses  différends  avec  Robert  de 
Sarrebruck  et  avec  le  comte  de  Vaudemont,  en  1432.  Il  tenta  plus  tard  de  le 
délivrer  de  prison,  el  fut  l'un  des  gentilshommes  qui  se  portèrent  cautions  d'une 
partie  de  sa  rançon,  en  14.37.  Le  roi  de  Sicile  le  nomma,  en  1453,  son  exé- 
cuteur testamentaire.  (Arch.  nat.,KK  1127,f''G79  v°;  Bibl.  nat..  Lorraine  238, 
n"  31;  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  205,  f"  90;  D.  Calmet,  Preuves,  t.  111, 

coi.  DCXLII.) 

*  Je  me  Ijorne,  pour  le  récit  de  celte  entrevue,  aux  indications  authentiques 
fournies  par  le  Procès  de  Jeanne  d'Jrc  (1,  54,  222  ;  III,  87).  La  C/iru'iit/ue  de  /.or- 
raine,  citée  et  reproduite  par  dom  Calmet  (H,  C97  ;  Preuves,  t.  III,  col.  vi).  donne 
des  détails  différents,  mais  mêlés  à  des  faits  d'une  fausseté  évidente.  Ainsi,  elle 
fait  accompagner  Jeanne  par  Baudricourt  à  Nancy  et  à  Bourges,  auprès  du  Roi; 
elle  la  fait  prendre  au  siège  de  Rouen,  et  disparaître  ensuite  on  ne  sait  comment  ; 


70  JEANNE  D'ARC  ET  RENE.  [1429] 

On  se  figure  aisément  l'impression  que  devait  produire  le 
passage  de  cette  inspirée  à  travers  les  populations  du  Barrois 
et  delà  Lorraine,  déjà  rattachées  par  leurs  sympathies  à  la  cause 
de  Charles  VIL  Aujourd'hui  encore,  l'histoire  de  Jeanne 
d'Arc  réveille  l'amour  du  sol  natal  ;  rien  ne  fait  autant  croire 
que  Dieu  a  créé  les  patries,  et  qu'il  protège  la  nôtre.  Combien 
ce  sentiment  devait-il  être  surexcité,  dans  un  siècle  de  foi,  par 
l'idée  d'une  intervention  divine!  L^espoir  et  l'impatience  gran- 
dirent à  mesure  que  l'on  apprit  l'arrivée  de  l'héroïne  à  Chi- 
non,  puis  la  levée  du  siège  d'Orléans,  puis  cette  marche  glo- 
rieuse vers  Reims,  dont  chaque  étape  était  une  victoire. 
L'âme  chevaleresque  du  jeune  duc  de  Bar  ne  pouvait  manquer 
de  tressaillir  à  ces  nouvelles.  Pendant  que  ses  frères  se  bat- 
taient pour  la  France,  il  lui  fallait  se  battre  pour  la  hottée  de 
pommes  de  son  beau-père  !  Il  se  demandait  alors  s'il  n'aban- 
donnerait pas  tout  pour  rallier  l'armée  de  la  Pucelle  qui  avait 
réclamé  son  aide. 

Dans  une  telle  situation  d'esprit,  une  étincelle  devait  suf- 
fire pour  déterminer  l'explosion.  Sur  ces  entrefaites,  le  cardi- 
nal de  Bar  se  rendit  à  Paris,  à  la  cour  anglaise  du  régent,  dans 
l'intention,  au  moins  inopportune,  de  renouveler  ses  allian- 
ces avec  le  roi  Henri  VI.  Il  s^était  fait  donner  préalablement 

enfin  elle  rapporte  ses  débuts  à  l'an  1417.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  nous 
autoriser  à  révoquer  en  doute  tout  le  reste.  Cette  chronique  porte  la  double 
trace  des  tendances  anglo-l)ourguignonnes  de  la  cour  de  Lorraine  et  de  l'illusion 
produite  quelques  années  plus  tard  par  la  fausse  Jeanne  d'Arc  (Jeanne  des  Ar- 
moises), dont  elle  a  confondu  les  actions  avec  celles  de  la  vraie  Pucelle.  Le  trait 
du  cheval  offert  à  la  jeune  fille,  qui  s'élance  sur  lui  et  fait  des  merveilles 
d'habileté  aux  yeux  des  seigneurs  ébahis,  se  rencontre  notamment  dans  l'histoire 
des  deux  Jeanne.  (V.  ci-après,  ch.  IV.)  Tout  est  romanesque  dans  la  Chronique 
de  Lorraine,  qui  ne  date  d'ailleurs  que  du  règne  de  Charles  VIII,  et  que  M.  Quicherat 
a  justement  comparée,  et  pour  le  fond  et  pour  la  forme,  aux  chansons  de  geste  où 
mille  exploits  fabuleux  soûl  mis  sur  le  compte  de  Charlemagne  (Procès,  lY,  329). 
Il  suffit,  pour  se  convaincre  du  peu  de  confiance  qu'elle  mérite,  de  remarquer  les 
étranges  erreurs  et  les  confusions  grossières  dans  lesquelles  tombe  son  auteur  au 
sujet  de  l'expédition  de  René  en  Italie.  Sur  la  foi  de  ce  guide  suspect,  M.  de  Vil- 
leneuve-iiargemont  a  donné  de  la  réception  de  Nancy  une  version  fantaisiste,  où 
le  duc  Charles  est  transformé  eu  prince  débonnaire  et  tout  à  fait  favorable  à  l'en- 
treprise de  la  Pucelle  (I,  7.S-79). 


[1429]  DÉSAVEU  ENVOYÉ  A  BEDFORD.  71 

une  procuration  de  son  neveu ,  dans  laquelle  était  invoquée 
une  trêve  conclue  naguère  avec  Jean  de  Luxembourg,  la 
nécessité  de  prolonger  cette  trêve ,  près  d'expirer ,  pour 
éviter  au  pays  d'irréparables  dommages,  enfin  l'occupation 
du  comté  de  Guise  et  l'espérance  d'arriver  à  un  accord  sur 
ce  point,  qui  touchait  aux  intérêts  personnels  du  jeune  prince. 
Mû  par  d'aussi  sérieuses  considérations,  celui-ci  l'autorisait 
à  négocier  pour  la  délivrance  de  Guise  et  de  ses  autres  ter- 
res dépendant  du  royaume,  à  rendre  au  lieutenant  du  roi 
de  France  et  d'Angleterre  Thommage  de  ces  différentes  sei- 
gneuries et  du  duché  de  Bar,  et  à  régler  avec  lui  toutes  les 
conventions  qui  lui  sembleraient  bonnes.  Cet  acte,  obtenu  par 
l'intimidation  ou  autrement,  et  daté  de  Nancy,  le  13  avril 
1429,  portait  le  sceau  de  René,  mais  non  sa  signature.  Le 
5  mai,  le  cardinal,  mû  par  des  sentiments  pacifiques  confor- 
mes, disait-il,  à  sa  position  de  prince  de  l'Église,  afin  d'entre- 
tenir le  commerce  et  le  bon  voisinage  entre  ses  sujets  et  leurs 
voisins,  prêtait  en  son  nom,  comme  au  nom  de  son  héritier, 
la  foi  et  hommage  entre  les  mains  de  Bedford.  Il  jurait,  par  une 
seconde  lettre,  d'être  fidèle  à  son  alliance.  Henri  VI,  en  retour, 
promettait  sa  protection  aux  vassaux  du  duc  de  Bar,  et,  le  len- 
demain, il  octroyait  à  René  lui-même  une  pension  de  deux 
mille  francs  sur  les  aides  de  Champagne,  de  Langres  et  de 
Ghâlons.  Puis,  le  mois  suivant,  le  vieux  prélat  se  faisait  adres- 
ser de  Pont  une  ratification  émanée  de  la  chancellerie  de  son 
neveu  \  Telle  est  l'origine  probable  de  l'assertion  émise  par 
quelques  écrivains,  que  ce  dernier  s'était  engagé  envers  le 
duc  de  Bourgogne,  avant  la  mort  de  Charles  VI,  à  reconnaître 
Henri  pour  légitime  héritier  du  trône,  fait  qui  perd  toute  vrai- 
semblance par  l'époque  qu'on  lui  assigne.  De  là  aussi  l'inscrip- 
tion du  duc  de  Bar  sur  une  liste  de  seigneurs  soumis  au  roi 
d'Angleterre,  qui  nous  est  parvenue,  et  où  cependant  son  nom 

'  Arch.  nat.,  J  581,  n»  10;  J  582,  no'  27-32;  KK  1117,  f»s  9â5  v»,  957  v". 
Pièces  justificatives ,  n»  C.  La  lettre  d'Henri  Vi,  en  date  du  5  mai,  a  été  re- 
produite en  partie  par  M.  de  Villeneuve-Hargemont  (1,  398) ,  mais  avec  la  date 
de  1425. 


72  DÉSAVEU  ENVOYÉ  A  BEDFORD.  [1429] 

est  accompagné  d'une  amère  observation  sur  sa  prompte  infi- 
délité \  D'autres  ont  prétendu  qu'il  s'était  transporté  person- 
nellement à  Paris  pour  rendre ,  malgré  lui ,  Thommage  au 
régent,  le  10  mai  1429  '^  ;  mais  c'est  une  version  également 
en  contradiction  avec  les  jours  et  les  lieux  où  furent  passés  les 
actes  ci-dessus. 

Le  cardinal  espérait  probablement  que  les  faveurs  qu'il 
avait  obtenues  pour  René  pallieraient  à  ses  yeux  la  honte  d'une 
soumission  sans  conditions.  Mais  si  l'héritier  de  Bar  avait  bien 
voulu  se  prêter  à  un  accommodement  qui  devait  lui  ren- 
dre la  possession  de  son  comté  de  Guise,  ce  qu'on  pouvait 
admettre  à  la  rigueur,  si  même  il  avait  été  jusqu'à  autoriser 
un  acte  d'hommage,  faiblesse  assurément  condamnable,  il 
n'avait  jamais  entendu  se  ranger  sous  la  bannière  anglaise.  En 
voyant  jusqu'à  quel  point  on  l'avait  compromis,  il  sentit  sa 
loyauté  se  révolter.  Il  avait  atteint  l'âge  d'homme,  et  la  res- 
ponsabilité de  ses  actions  lui  incombait  tout  entière.  La  péri- 
pétie prévue  se  présentait  donc  :  il  fallait  se  prononcer  dans 
un  sens  ou  dans  l'autre. 

Son  parti  fut  bientôt  pris.  Vers  le  commencement  de  juillet, 
il  était  encore  sous  les  murs  de  Metz  avec  son  beau-père  :  le 
16,  malgré  ses  avis,  il  avait  rejoint  l'armée  royale  à  Reims, 
accompagné  du  sire  de  Gommercy  et  d'un  corps  de  troupes 
barroises,  et,  le  17,  il  assistait,  dans  la  basilique  de  cette  ville, 
à  l'imposante  cérémonie  du  sacre  ^  Quinze  jours  après,  Bed- 

'  «  Declaral'to  fiomiiiorum  regni  Francie  suh  obcdieiiùd donii/ii  Johaunls  regcntis, 
duels  Bedfordipe,  tempore  dict't  dom'ini  régis  Henrici  sexti  :...  Benatiis,  l'ex  Sicdic, 
dux  de  Itaave  et  de  Lorrern,  fecit  fidem  et  trengam  ciirn  domino  régente  duce 
Bedfordlec,  quam  postea  fregit,  et  super  las  captus  la  heliu,  etc.  »  (Stevenson, 
Letters  and  papers  illustratlve  of  the  wars  oftlie  English  In  France,  Londres,  1801, 
II,  530). 

-  Cette  hypothèse  est  adoptée  par  D.  Cahnet  (II,  766). 

^  Le  doyen  de  Saint-Thibaiid,  suivi  par  D.  Calmet,  prétend  que  René  (piitlaTar- 
mée  lorraine  le  20  juillet  seulement,  et  cpi'il  arriva  trop  tard  pour  le  sacre.  Mais  les 
dates  de  ce  chronifpu'ur  paraissent  peu  exactes,  au  moins  quant  aux  jours.  La 
plupart  des  contemporains  qui  ont  raconté  la  campagne  de  1429  affirment  que  le 
Roi  fut  rejoint  par  son  beau-frère  en  arrivant  à  Reims;  or,  dès  le  soir  du  20, 
(^hurlesVII  était  reparti  de  cette  ville.  (V.  Procès  de  Jeanne  d'Arc,  IV,  23,  77  ,  185  ; 


[1429]  DESAVEU  ENVOYE  A  BEDFORD.  7;{ 

ford  recevait  de  lui  le  désaveu  formel  des  actes  passés  récem- 
ment. Sans  s'inquiéter  des  suites  qui  en  pouvaient  résulter,  le 
jeune  duc  mandait  au  lieutenant  du  roi  d'Angleterre,  en  termes 
plus  énergiques  et  plus  nets  que  le  langage  ordinaire  des 
chartes  :  «  Je,  René,  fils  du  roi  de  Jhérusalem  et  de  Sicille, 
«  duc  de  Bar,  marquis  du  Pont,  comte  de  Guyse,  vous  faiz 
«  assavoir  que,...  pour  certaines  causes  qui  ad  ce  m'ont  meu 
«  et  muevent,  ay  dès  maintenant  et  pour  lors  renuncié  et  re- 
(c  nunce  par  ces  présentes,  plennementetabsoluement,  à  tous 
«  les  fieds,  terres  etseignories  dont  mondit  oncle  a  et  pourroit 
«  avoir  reprins  de  vous  comme  régent,  et  à  tous  hommaiges, 
c(  foy,  seremens  et  promesses  quelconques  qu'il  pourroit  avoir 
((  faiz  pour  moy  et  en  mon  nom.. .  Et  ces  choses  vous  signiûé-je 
«  et  escrips  par  ces  présentes,  seellées  de  mon  scel,  pour  y 
«  sauver  et  garder  mon  honneur  \  d 

Par  cette  déclaration,  où  l'on  sent  comme  le  souffle  de  la 
vieille  chevalerie,  et  plus  encore  par  la  fermeté  de  sa  conduite 
ultérieure,  René  dissipa  tous  les  malentendus,  écarta  jusqu'à 
l'ombre  du  soupçon  qui  pouvait  planer  sur  sa  fidélité.  Il 
prouva  qu'il  voulait  avant  tout  demeurer  prince  du  sang  de 
France  et  tenir  sa  place  à  côté  du  Roi.  Un  si  noble  début  fai- 
sait concevoir  les  plus  belles  espérances.  En  toute  cette  affaire, 
en  effet,  il  s'était  révélé  tel  qu'il  devait  être  jusqu'à  la  fin  de 

Viillet,  II,  99;  D.  Calmet,  II,  691,  699,  et  preuves,  t.  II,  col.  ce.)  Quelques-uns 
font  venir  le  duc  de  Lorraine  avec  le  duc  de  Bar,  et  M.  Vallet  les  imite,  tout  en 
prenant  le  second  pour  le  roi  de  Sicile,  son  frère.  «  Là  vinrent,  dit  la  Chronique 
lie  la  Piicelle,  les  ducs  de  Bar  et  de  Lorraine  et  le  seigneur  de  Commercy, 
bien  acconipaignez  de  gens  de  guerre,  eulx  offrans  à  son  service.  »  (Ed.  Vallet, 
p.  321.)  Mais  les  autres  chroniqueurs  et  les  biographes  du  duc  Charles  II  sont 
romplélemenl  muets  sur  ce  point,  qui  aurait  eu  cependant  une  grande  importance, 
|)uisqu'il  eût  impliqué  sa  conversion  à  la  cause  française.  Chastelain  dit  positive- 
ment, au  contraire,  qu'il  tâcha  de  détourner  son  gendre  de  la  pensée  de  combattre 
les  Anglo-Bourguii;nons.  (Éd.  Kervjn,  II,  43.)  11  n'était  point,  du  reste,  le  vassal 
du  Pioi,  et  la  guerre  de  Metz  le  retenait  dans  son  pays.  Peut-être  faut-il  lire  le 
duc  de  Bar  et  de  Lorraine,  ou  peut-être  aussi  l'auteur  a-t-il  pris  pour  le  duc  de 
Lorraine  un  autre  seigneur. 

'  Areh.  nat.,  .1  582,  ii»  33.  V.  le  texte  entier  dans  les  pièces  justificatives, 
n»  7. 


74  CAMPAGNE  DE  FRANCE.  [1429] 

sa  vie ,  facile  à  entraîner,  mais  lo^^al,  brave,  et  mettant  au- 
dessus  des  calculs  de  la  prudence  humaine  ce  grand  principe 
politique  :  l'honnêteté. 

Au  camp  français,  il  rentrait  dans  son  élément.  Il  retrou- 
vait Louis,  roi  de  Sicile,  et  Charles  d'Anjou,  ses  frères,  qu'il 
n'avait  pu  voir  depuis  longtemps  ;  il  retrouvait  Charles  VII, 
son  beau-frère  et  son  ancien  compagnon  d'enfance  ;  il  retrouvait 
enfin  l'héroïne  qu'il  avait  devinée  à  Nancy,  et  qui  repa- 
raissait maintenant  à  ses  yeux  avec  tout  le  prestige  du  triom- 
phe. Dès  lors,  il  sembla  vouer  à  la  Pucelle  une  sympathie  res- 
pectueuse, et  il  en  donna  des  marques  dans  la  campagne  qui 
suivit.  L'armée  royale,  selon  les  conseils  de  Jeanne,  inutile- 
ment combattus  par  La  Trémouille,  se  dirigea  des  plaines 
champenoises  vers  Paris.  Il  semblait  que  la  possession  de  la 
capitale  dût  être,  après  le  sacre,  la  meilleure  confirmation  de 
l'autorité  de  Charles  VII.  Sur  son  passage  et  dans  la  région 
environnante,  une  quantité  de  places  lui  ouvrirent  spontané- 
ment leurs  portes  :  Vailly,  Soissons,  Laon,  Crécy,  Compiè- 
gne,  Château-Thierry,  Provins  \  On  était  arrivé  dans  cette 
dernière  ville  ,  lorsque  ,  le  3  août ,  La  Trémouille^,  profitant 
d'une  recrudescence  de  faveur ,  décida  le  faible  monarque 
à  s'arrêter  sur  la  voie  triomphale  pour  aller  se  reposer  en 
Berry.  Le  duc  de  Bar  se  déclara  pour  le  parti  de  la  Pucelle, 
qui  demandait  la  marche  en  avant  ;  il  partageait  avec  les  ducs 
d'Alençon  et  de  Bourbon,  les  comtes  de  Vendôme  et  de  La- 
val, l'opinion  «  que  le  Roy  devoit  passer  oultre  pour  toujours 
conquester,  veue  la  puissance  qu'il  avoit  et  que  ses  ennemis 
ne  l'avoient  osé  combattre ^  ».  C'était  l'avis  des  chefs  les  plus 
jeunes  et  les  plus  ardents,  et  c'était  aussi,  pour  cette  fois,  le 
plus  sage.  Il  reprit  forcément  le  dessus,  par  une  circonstance 
providentielle:  le  pont  de  Bray,  où  les  troupes  devaient  passer 
la  Seine,  se  trouva  inopinément  coupé  par  les  Anglais  ;  l'a- 
vant-garde,  attaquée  par  eux,  dut  rebrousser  chemin  ;  il  fal- 
lut renoncer  à  la  funeste  résolution  de  marcher  vers  la  Loire,  et 

*  Vallot,  II,  103. 

2   Chron.  rie  la  Pucelle,  p.  .325. 


[1429]  CAMPAGNE  DE  FRANCE.  7a 

remonter,  au  grand  contentement  de  René,  dans  la  direction 
du  nord  '.  On  revint  à  Château-Thierry,  où  le  passage  de  la 
Marne  fut  accompagné  de  telles  ovations,  qu'elles  arrachèrent 
à  Jeanne  ce  mot  célèbre  :  «  En  nom  Dieu,  voicy  un  bon  peuple 
et  dévot,  et,  quand  je  devrai  mourir,  je  voudrois  bien  que  ce 
fût  en  ce  pays  !  »  Puis  on  se  rapprocha  de  Paris,  et,  après 
plusieurs  contre-marches,  on  rencontra  le  gros  des  troupes 
anglaises  près  de  Senlis,  à  Montépilloy.  Une  action  générale 
fut  sur  le  point  de  s'engager,  le  15  août.  Le  duc  de  Bar  reçut 
le  commandement  d'un  corps  d'armée,  celui  du  centre.  Mais 
on  redoutait,  de  part  et  d'autre,  de  ne  pas  se  trouver  en  for- 
ces suffisantes,  et  la  journée  se  passa  en  brillantes  escarmou- 
ches ". 

Néanmoins  Bedford  se  replia  le  lendemain  sur  la  capi- 
tale; Charles  VII  s'installa  alors  à  Compiègne.  Pendant  qu'il 
y  séjournait,  de  rapides  coups  de  main  tentés  par  René,  avec 
l'aide  du  vieux  Barbazan,  réduisirent  à  son  obéissance  plu- 
sieurs places  des  environs  :  Chantilly,  Pont-Sainte-Maxence, 
Choisy.  Les  deux  capitaines  poussèrent  môme  jusqu'à  Pont-sur- 
Seine,  qu'ils  soumirent  également;  mais  ils  échouèrent  devant 
Anglure,  vivement  défendue  par  l'ennemi ,  et  rejoignirent  le  Roi 
au  moment  où  se  préparait  l'attaque  de  Paris  •'.  Barbazan,  qui 
venait  d'être  délivré  par  La  Hire  de  la  prison  où  l'avaient  re- 
tenu les  Anglais,  paraît  avoir  noué  dès  lors  avec  son  jeune 
compagnon  d'armes  des  rapports  d'amitié,  encouragés  par 
leur  souverain  commun.  Ces  deux  natures,  si  opposées  l'une  à 
l'autre,  formaient  par  leur  réunion  l'idéal  complet  de  l'homme 
de  guerre.  Le  premier,  d'une  expérience  consommée,  possé- 
dait la  tactique  et  la  prudence,  et  passait  pour  le  Nestor  de 
la  chevalerie.  Le  second  avait  le  feu  et  l'audace  de  la  jeunesse  : 
il  avait  besoin  d'un  guide,  et  les  leçons  de  Barbazan  lui 
étaient  fort  utiles,  quoiqu'elles  ne  dussent  jamais  faire  de  lui 
un  stratégiste. 

'  Jean  Chartier  et  Journal  du  siège.  d'Orléans  {Procès,  IV,  79,  188). 
2   Citron,  de  la  Pucelle,  p,  329;  Procès,  IV,  33,  83,   193. 
'  Chartier,  ibid.  ;  Villenetive-Bargemont,  I,  99. 


76  CAMPAGNE  DE  FRANCE.  [1429] 

Jeanne  d'Arc,  après  avoir  occupé  Saint-Denis,  où  elle  laissa 
Charles  VII^  s'avança  le  7  septembre  jusqu'à  la  Chapelle.  Le 
lendemain  était  une  des  fêtes  de  la  Sainte-Vierge,  dont  elle 
aimait  à  invoquer  la  protection  :  toutes  les  forces  royales  as- 
saillirent Paris  sous  sa  conduite.  L'historien  de  René  prétend 
qu'il  n'était  pas  présent ,  et  se  fonde  sur  le  silence  des  au- 
teurs contemporains  :  mais  trois  chroniqueurs  au  moins  ra- 
content,  au  contraire,  qu'il  prit  part  à  l'opération  et  mena 
sous  les  remparts  ses  braves  Barrois  \  M.  de  Villeneuve- 
Bargemont  retranche  même  par  là  de  l'histoire  de  son  hé- 
ros le  trait  le  plus  intéressant  de  ses  relations  avec  la  Pu- 
celle.  En  effet,  l'intrépide  jeune  fille,  en  essayant  de  sonder 
la  profondeur  des  fossés,  venait  d'être  atteinte  d'une  flèche, 
qui  lui  avait  traversé  la  cuisse.  Elle  n'en  continuait  pas  moins 
à  lutter  ;  mais  elle  s'affaibHssait ,  et  les  assaillants,  n'étant 
])lus  excités  par  ellp,  mollissaient  de  toutes  parts.  La  nuit  ar- 
rive ;  on  sonne  la  retraite.  Jeanne  ne  veut  pas  encore  lâcher 
prise:  elle  va  certainement  périr,  et  l'armée  va  perdre  son 
palladium.  Heureusement ,  quelques  chevaliers  surviennent 
et  la  hissent  sur  un  cheval  ;  puis ,  malgré  elle ,  le  duc  de 
Bar,  le  comte  de  Clermont  et  plusieurs  autres  seigneurs  la 
ramènent  jusqu'à  son  logis  de  la  Chapelle-Saint-Denis,  où  on 
lui  donne  enfin  les  soins  nécessaires  ^  C'est  ainsi  que  René 
contribua  au  salut  de  la  libératrice  de  la  France.  Mais  elle 
n'était,  hélas  !  sauvée  que  pour  bien  peu  de  temps. 

L'échec  éprouvé  devant  la  capitale  détermina  le  départ  pro- 

'  Berry  et  le  chroniqueur  normand  (Procès,  IV,  47,  342).  «  En  ce  temps,... 
vint  le  dit  Charles  avec  le  duc  d'Alençon,  messire  Charles  de  Bourbon,  la  Pucelle 
dont  devant  est  fait  mencion,  le  duc  de  Bar,  accompaigniés  de  trente  à  qua- 
ranlc,  mille  hommes,  tant  Franchois,  Ilennuyers,  Liégeçis  comme  Barreis,  et 
mistrcnt  le  siège  devant  Paris.  Et  estoient  logiez  à  Saincl-Denis,  à  Montmartre  et 
autres  lieux  entour  Paris,  «  etc.  {Chron.  de  la  Pucelle,  p.  459.) 

-  i<  Hz  la  mirent  à  cheval  et  la  ramenèrent  à  son  logis,  audit  lieu  de  la  Chap- 
pelle,  et  touz  les  autres  de  la  compaiguie  le  Boy,  le  duc  de  Bar,  le  comte  de 
Clcremont,  qui  ce  jour-là  estoient  venuz  de  Saint-Denis.  »  Perceval  de  Cagny 
{Procès,  IV,  27).  D'autres  chroniqueurs  attribuent  l'initiative  de  cette  action  au 
sire  de  Gaucourt,  au  duc  d'Alençon,  etc.  Il  n'y  a  rien  d'impossible  à  ce  que  tous  y 
aient  pris  part. 


[1430]  PRISE  DE  CHAPPES.  77 

jeté  naguère  pour  ies  rives  de  la  Loire.  Le  Roi  emmena  Jeanne 
avec  lui  :  elle  lui  échappa  bientôt,  et  recommença  sans  lui  la 
fatale  campagne  qui  devait  aboutir  pour  elle  à  la  trahison  de 
Compiègne,  à  la  prison,  au  bûcher.  Mais  le  duc  de  Bar  n'était 
plus  alors  auprès  d'elle.  Abandonnant  aussi  la  cour,  livrée  à 
l'indolence,  il  était  parti  avec  son  fidèle  Barbazan  pour  de 
nouvelles  conquêtes.  Ce  dernier  venait  d'être  nommé  gouver- 
neur général  de  la  Champagne:  tous  deux  pénétrèrent  dans 
cette  province,  soumise  encore  en  partie  à  la  domination  an- 
glaise. Apprenant  qu'un  corps  de  huit  mille  hommes  menaçait 
la  ville  de  Cbâlons,  où  l'étendard  royal  était  arboré  depuis 
peu,  ils  se  portèrent  à  sa  rencontre  et  lui  livrèrent  combat  près 
de  l'église  de  Notre-Dame-de-l' Épine,  avec  une  troupe  très- 
inférieure  en  nombre.  Ils  déployèrent  tant  de  valeur,  que  les 
Anglais,  totalement  déconfits,  leur  laissèrent  cinq  à  six  cents 
prisonniers  ;  la  ville  fut  préservée  et  mise  en  état  de  résister  à 
de  nouvelles  attaques  \  De  là,  ils  se  dirigèrent  vers  Chappes, 
place  forte  située  à  quatre  lieues  de  Troyes,  appartenant  à 
Jacques  d'Aumont,  chambellan  du  duc  de  Bourgogne,  et  ils  y 
mirent  le  siège.  Le  blocus  durait  depuis  trois  mois,  lors- 
qu'Antoine  de  Toulongeon,  maréchal  bourguignon,  qui  avait 
réuni  quatre  mille  soldats,  s'approcha  de  la  ville  dans  l'espoir 
d'y  entrer  ou  d'y  jeter  des  renforts.  Il  essaya  d'abord  de  sé- 
parer les  deux  chefs,  ce  qui  semblait  facile,  René  s'étant  quel- 
que peu  éloigné  pour  guerroyer  aux  environs.  Mais  la  rapidité 
de  ce  prince  le  déconcerta,  et,  bien  qu'il  l'eût  fait  attaquer  sé- 
parément, il  ne  put  l'empêcher  de  rejoindre  Barbazan.  Alors  il 
leur  offrit  une  bataille  rangée.  Le  duc  de  Bar  était  disposé  à 
accepter;  son  compagnon,  en  habile  temporisateur,  modéra 
son  impatience  jusqu'à  l'arrivée  de  Robert  de  Baudricourt, 
qui  leur  amenait  un  contingent  des  plus  nécessaires.  Enfin, 
un  détachement  de  Bourguignons  s'étant  avancé  jusqu'au- 
près du  logis  de  René,  celui-ci  leur  lit  face  et  engagea  le 
combat  (c'est  là,  sans  doute,  le  piège  où  les  historiens  de  leur 

'  Vallct,  II,  253;  Villeueuve-Dargemout,  I,  lOi. 


78  PRISE  DE  CHAPPES.  [1430] 

parti  veulent  qu'ils  soient  tombés).  Toulongeon  ayant  voulu 
secourir  les  siens,  l'action  devint  générale.  Attaquée  de  plu- 
sieurs côtés,  l'armée  du  maréchal  ne  tarda  pas  à  plier.  René 
fondit  sur  ses  derrières  et  abattit  une  soixantaine  d'hommes, 
qui  furent  pris  ou  tués.  Le  reste  se  débanda,  et  leur  chef  lui- 
même  fut  forcé  de  se  sauver  jusqu'à  Châtillon,  après  avoir 
perdu  plus  de  deux  cents  des  siens,  son  artillerie  et  ses  baga- 
ges. Le  capitaine  de  la  place,  qui  avait  tenté  une  sortie  en 
même  temps,  fut  fait  prisonnier  avec  plusieurs  autres  sei- 
gneurs ;  la  forteresse  fut  démolie  et  rasée.  Les  chroniqueurs 
bourguignons,  Monstrelet,  Chastelain,  ont  eux-mêmes  rendu 
justice  à  la  furia  du  jeune  duc  de  Bar  dans  cette  importante 
rencontre.  Il  était  jaloux  de  se  distinguer,  dit  le  dernier,  «  car 
moult  estoit  vaillant  chevalier  et  de  grant  cœur,  et  estoit  en- 
core en  son  grant  venir,  par  quoy  tant  plus  se  devoit  montrer 
fier  et  courageux,  »  C'était,  ajoute-t-il,  son  premier  exploit 
contre  le  duc  de  Bourgogne,  son  cousin  ;  mais  attendons  un 
peu  :  le  second  «  luy  coustera  chier  ^  »  . 

Le  combat  de  Chappes  fit  prévaloir  en  Champagne  la  domi- 
nation royale.  Barbazan  assura  les  résultats  de  cette  journée 
par  une  série  d'opérations  heureuses.  René,  suivant  quelques 
écrivains,  l'aurait  alors  quitté  pour  se  joindre  à  l'expédition 
dirigée  contre  Louis  de  Châlons,  prince  d'Orange,  envahisseur 
duDauphiné,  et  se  trouver  à  la  bataille  d'Anthon,  gagnée  sur 
celui-ci,  le  11  juin  1430,  par  les  troupes  françaises,  avec  le  se- 
cours de  l'aventurier  Rodrigue  de  Villandrando  ^  Sa  partici- 
pation à  cette  campagne  ne  paraît  pas  bien  prouvée.  En  tout 
cas,  il  fut  rappelé  presque  aussitôt  dans  son  duché  par  la  ma- 
ladie et  la  mort  de  son  oncle  de  Bar,  qui  finit  ses  jours  à  Va- 
rennes,  le  23  juin. 

'  Chastelain,  éd.  Kervyn,  II,  43-48.  Monstrelet,  IV,  385.  D.  Plancher,  H'ist. 
(le.  noiirgogiie,  IV,  142.  Suivant  celui-ci,  le  château  de  Chappes  n'aurait  pas  été 
démoli,  mais  aurait  reçu  une  garnison  française.  L'événement  aurait  eu  lieu, 
d'après  le  même,  au  mois  de  décemhre  1430.  Monstrelet,  suivi  par  M.  Vallet 
(II,  253),  le  place  avec  plus  de  vraisemblance  au  mois  de  mai  de  la  même  année. 

-  Villeueuve-Bargemonl,  I,  108. 


[1430-31J       RENÉ  ENTRE  EN  POSSESSION  DES  DUCHÉS.  79 

Il  était  à  craindre  que  le  cardinal,  mécontent  du  désaveu  et 
de  la  politique  toute  française  de  René,  ne  portât  quelque  at- 
teinte aux  dispositions  arrêtées  en  sa  faveur.  En  effet,  soit 
qu'il  fût  sous  l'empire  de  ce  sentiment,  soit  qu'il  regrettât 
simplement  d'avoir  tout  à  fait  déshérité  ses  autres  neveux  et 
nièces,  il  diminua  avant  de  mourir,  par  des  legs  particuliers, 
la  succession  qu'il  ne  pouvait  plus  enlever  au  duc  de  Bar. 
Dans  son  testament,  écrit  à  Varennes,  il  lui  donne,  à  la  vérité, 
ses  salines  de  Château-Salins  avec  les  revenus  ;  mais  il  lui 
enlève  des  biens  beaucoup  plus  considérables  pour  les  léguer 
à  Jeanne,  comtesse  de  Marie,  sa  nièce,  et  à  Jacques,  marquis 
de  Montferrat,  son  neveu,  en  dédommagement,  dit-il,  des 
droits  qu'ils  pouvaient  réclamer  sur  son  duché  \  René  ne  pa- 
l'ut  pas  fâché,  du  reste,  d'éviter  à  ce  prix  toute  revendication 
ultérieure  ;  car,  par  une  transaction  conclue  bientôt  après  avec 
la  comtesse  de  Marie,  il  lui  confirma  la  propriété  des  terres 
que  le  cardinal  lui  avait  dévolues:  Gassel  et  le  Bois  de Nieppe, 
en  Flandre  ;  Alluye,  Brou,  Montmirail,  la  Basoche,  Auton, 
dans  le  Perche  et  le  pays  Chartrain  \  Il  fit  faire  à  son  grand- 
oncle  des  funérailles  somptueuses,  et,  conformément  à  son  dé- 
sir, lui  érigea  une  sépulture  dans  Féghse  cathédrale  de  Ver- 
dun ^ 

A  peine  avait-il  pris  l'entière  possession  du  duché  de 
Bar,  qu'un  nouveau  deuil  vint  changer  plus  radicalement  sa 
position,  en  achevant  de  réaliser  les  combinaisons  politiques 
de  sa  mère.  Le  25  janvier  1431,  Charles  II,  duc  de  Lorraine, 
qui  venait  de  signer  un  traité  de  paix  avec  les  Messins,  mou- 
rut à  son  tour,  laissant  ses  États  à  sa  fille  Isabelle  et  à  son 
gendre,  suivant  les  conditions  antérieurement  stipulées.   Ce 

'  Arch.  nat.,  P  1334 '%  n"  53;  KK  1126,  fo  777.  Arch.  des  Bouches-du- 
Rhôiie,  B  205.  D.  Calmet,  Preuves,  t.  III,  col.  Dcxxxviii. 

^  Actes  des  23  et  24  février  1433.  (Bibl.  nat.,  Lorraine  8,  n"  9;  Arch.  nat., 
KK  1122,  fo  1051.) 

^  Guillaume  d'Haraucourt,  évêqufe  de  Verdun,  reçut"  de  Jean  Bressiu,  secré- 
taire de  René,  le  10  août  14G8,  la  somme  de  sept  cent  cinq  francs  quatre  gros, 
monnaie  de  Barrois,  pour  la  conslruclion  du  tombeau  du  cardinal  de  Bar,  qu'il 
avait  été  chargé  de  faire  exécuter.  (Arch.  nat.,  KK  1117,  i"  895.) 


80  RENE  ENTRE  EN  POSSESSION  DES  DUCHES.  [1431] 

prince  paraît  avoir  aussi  persisté  jusqu'au  bout  dans  ses  sym- 
pathies bourguignonnes.  Sur  son  lit  de  mort,  il  pria  René  et 
le  requit  plus  instamment  que  jamais,  s'il  voulait  vivre  heu- 
reux et  puissant,  de  ne  rien  entreprendre  contre  le  duc  Phi- 
lippe ni  contre  son  pays  :  «  car  en  l'amitié  des  Bom-guignons, 
ses  voisins,  gisoit  son  salut  et  grand  bien  \  »  Un  avenir  pro- 
chain allait  démontrer  la  prudence  de  cet  avis,  qui  ressemblait 
à  un  pressentiment;  mais,  tant  que  le  duc  de  Bourgogne  serait 
l'ennemi  du  Roi,  un  prince  d'Anjou  ne  pouvait  songer  à  re- 
chercher son  alliance.  L'avènement  de  René  au  duché  de  Lor- 
raine était,  par  la  force  des  choses,  un  coup  direct  porté  à  la 
puissance  de  ce  redoutable  adversaire,  et  devait  encore  accroî- 
tre l'animosité  réciproque  :  aussi  souleva-t-il  immédiatement 
des  orages. 

Le  nouveau  règne  débutait  cependant  sous  les  plus  heureux 
auspices.  Autant  le  prince  défunt  s'était  fait  mépriser  de  ses 
sujets,  qui,  dans  leur  ressentiment,  allèrent  jusqu'à  faire  périr 
en  secret  Alison  du  Mai,  autant  son  successeur,  entouré  de 
sa  jeune  femme  et  de  ses  petits  enfants,  s'était  concilié  à  l'a- 
vance leur  affection  et  leur  dévouement.  La  duchesse  douai- 
rière et  toute  la  noblesse  lorraine  se  rendirent  au-devant  de  lui 
à  son  arrivée  à  Nancy,  l'introduisirent  en  grande  pompe  dans 
la  ville  et  dans  l'église  de  Saint-Georges,  et  reçurent  son  ser- 
ment de  conserver  les  privilèges  du  pays.  La  foule  l'acclamait, 
les  enfants  criaient  :  Noël  "  !  On  eût  dit  l'aurore  d'une  ère  de 
bonheur  ;  c'était,  par  le  fait,  l'intronisation  du  souverain  le 
plus  populaire  du  siècle. 

Les  premiers  jours  furent  consacrés  par  René  à  recueillir  les 
hommagesde  ses  vassaux,  adonner  des  lettres  de  protection  aux 
villes  et  aux  églises,  notamment  à  celle  de  ïoul,  qu'il  recon- 
nut pour  r église-mère  de  son  duché,  et  dans  laquelle  il  s'obli- 
gea, comme  ses  prédécesseurs,  à  venir  tous  les  ans  recevoir  les 
sacrements.  L'évêque  Henri  de  Ville,  qui  lui  était  attaché  de- 
puis longtemps  déjà,  fut  mis  immédiatement  à  la  tête  de  son 

'   Cbasti'luin,  éd.  Kcivyn,  II,   'iS. 

-  Clirouiquc  de  Lorraine;  D.  C.duiet,  II,  7GG. 


[1431]  GUERRE  DE  LORRAINE.  81 

conseil,  et ,  laissant  à  ce  prélat  la  direction  momentanée  des 
affaires,  il  quitta  Nancy  pour  entreprendre  une  première  tour- 
née dans  ses  États  *. 

Profitant  de  son  absence,  Antoine  de  Vaudemont  reparut 
dans  cette  ville,  au  mois  de  mars  1431  %  avec  une  poignée  de 
partisans,  arborant  les  armes  de  Lorraine  et  réclamant  bien 
haut  qu'on  lui  rendît  l'hommage  comme  au  vrai  duc  et  sei- 
gneut'  naturel.  Il  n'avait  jamais  abandonné  ses  prétentions; 
mais,  dans  les  dernières  années  de  la  vie  de  Charles  II,  il  avait 
renoncé  à  les  faire  valoir  par  la  force,  et  s'était  même  prêté  à 
des  tentatives  d'accommodement  dans  lesquelles  l'évoque  de 
ïoul,  le  marquis  de  Bade,  beau-frère  d'Isabelle,  Colart  de 
Saulcy,  Robert  de  Sarrebruck,  Thibaud  de  Neufchâtel  étaient 
intervenus  comme  arbitres,  pendant  que  René  combattait  dans 
l'armée  royale \  Devant  sa  nouvelle  et  hautaine  revendication, 
le  conseil  ducal  s'assembla  aussitôt  et  lui  répondit  :  Votre 
oncle  a  laissé  des  filles  qui,  selon  les  droits  et  coutumes  du 
pays,  sont  ses  héritières,  principalement  l'aînée;  elle  est  déjà 
reconnue  :  vous  n'avez  rien  à  voir  dans  la  succession.  —  Eh 
bien  !  s'écria  Antoine,  je  jure  sur  mon  âme  que  je  serai  bientôt 
duc  '. 

C'était  la  guerre.  Mais,  au  ton  du  prétendant,  l'on  sentait 
qu'il  n'était  plus  seul  pour  soutenir  sa  cause,  et  qu'il  avait 
derrière  lui  un  allié,  un  instigateur.  Il  était  personnellement 
très-brave;  cependant  Téchec  de  sa  première  tentative,  l'hos- 
tilité des  seigneurs  et  du  peuple  l'avaient  trop  éclairé  pour 
qu'il  recommençât  la  lutte  dans  les  mêmes  conditions.  En  le 
voyant  s'éloigner  pour  se  rendre  à  la  cour  de  Bourgogne, 
chacun  sut  à  quoi  s'en  tenir.  On  apprit  bientôt  que  le  duc 
Philippe  lui  avait  remis  des  lettres  pour  le  maréchal  de  Tou- 

'\ 

'  D.  Calmet,  II,  7G7;  Villeneuve-Bargemont,  1,  113. 

-  Et  non  le  22  février,  comme  le  dit  V Histoire  de  René  d'Anjou  (I,  117}.  Cf. 
la  chronique  du  doyen  de  Saint-Tliihaiid  et  la  chronique  de  Lorraine  (D.  Calmet, 
preuves,  t.  11,  col.  ccvil";  t.  III,  col.  xiii). 

'  Arch.  nat.,  KK  1127,  f''  91  v". 

4  Chron,  de  Lorraine  ;  D.  Calmet,  loc.  cit. 

6 


82  GUERRE  DE  LORRAINE.  [l-iSl,! 

longeon,  lettres  qui  autorisaient  celui-ci  à  lui  amener  toutes 
les  troupes  dont  il  pourrait  disposer  ;  que  ce  même  maréchal 
avait  obtenu  des  états  réunis  à  Dijon  un  subside  de  cinquante 
mille  livres  pour  les  frais  de  l'expédition  ;  que  le  comte  de 
Saint-Pol  se  disposait  aussi  à  secourir  son  cousin  de  Vaude- 
mont,  et  à  lui  envoyer  une  compagnie  de  gens  d'armes  ^ 

A  ces  nouvelles,  René  s'émut.  Comprenant  l'imminence  du 
danger,  il  voulut  d'abord  aller  au  devant.  Antoine  ne  lui  avait 
pas  encore  rendu  les  devoirs  féodaux  pour  son  comté  de  Vau- 
demont,  relevant  du  duché  de  Bar.  Il  l'envoya  sommer,  par 
les  baillis  de  Bar  et  de  Saint-Mihiel,  de  lui  faire  l'ouverture 
et  soumission  de  toutes  ses  villes  et  forteresses,  sous  peine  de 
saisie  et  de  confiscation  de  fief.  Ces  officiers,  s' étant  présentés 
le  13  avril  devant  le  château  de  Vaudemont,  firent  lire  le  man- 
dement du  duc  par  un  de  ses  secrétaires,  parce  qu'ils  ne  sa- 
vaient «  bien  deuement  parler  le  langaige  de  cestui  pais  » . 
Le  bailli  du  lieu,  Guérard  de  Pafenhoffen,  leur  répondit  que 
le  comte  était  absent,  qu'il  était  parti  en  Flandre  et  lui  avait 
laissé  la  garde  du  château,  et  que,  pour  lui,  il  ne  laisserait 
entrer  personne,  mais  que,  si  on  voulait  lui  octroyer  un  sauf- 
conduit  pour  aller  retrouver  son  maître,  il  lui  en  référerait. 
Devant  ce  refus  déguisé,  une  sommation  définitive  fut  lancée 
dès  le  lendemain  :  René  y  déclarait  qu'il  procéderait  contre  son 
vassal  rebelle  par  voie  de  fait,  à  main  armée  ou  autrement  ^ 
Immédiatement,  le  ban  et  l'arrière-ban  de  la  noblesse  lorraine 
furent  convoqués  ;  des  gens  d'armes  furent  levés  en  nombre 
considérable,  et  la  campagne  s'organisa  en  toute  hâte. 

Pendant  ces  préparatifs,  le  duc  se  rendit  lui-même  à  Tours. . 
au  mois  de  mai,  pour  réclamer  l'appui  de  Charles  VII.  11  n'eut 
pas  de  peine  à  le  convaincre  que  les  intérêts  de  la  couronne 
étaient  engagés  dans  la  guerre  qui  éclatait.  Le  Roi,  quelque 
temps  auparavant,  avait  déjà  mandé  au  bailli  de  Vermandois 
de  prêter  main-forte  à  son  beau-frère  contre  les  entreprises 
d'Antoine  :  «  car  nous  réputons,  écrivait-il,  le  faict  de  nostre- 

'  D.  Plancher,  IV,  144;  D.  Calmet,  II,  7G8, 
-  Arch.iiat.,  J  911,  W  37-40. 


[1431]  GUERRE  DE  LORRAINE.  83 

dit  frère  comme  le  nostre  propre  '.  »  11  accueillit  donc  lavora- 
blement  sa  nouvelle  deuiande,  et  promit  de  faire  marcher 
avec  lui  son  ancien  compagnon  d'armes,  son  ami  éprouvé, 
Barhazan,  avec  un  corps  de  troupes.  Dès  le  l"'  juin,  René 
était  de  retour  en  Lorraine,  et  mettait  une  seconde  fois  le  siège 
devant  la  place  de  Vaudemont.  La  garnison  lui  résista  vaillam- 
ment. Au  bout  de  quinze  jours,  après  avoir  ravagé  les  envi- 
rons et  construit  deux  forts  de  bois  pour  maintenir  le  blocus^ 
il  laissa  le  commandement  au  marquis  de  Bade  et  à  deux  au- 
tres capitaines,  pour  venir  achever  l'organisation  de  son  ar- 
mée. Antoine,  de  son  côté,  agissait  avec  la  même  célérité  : 
aidé  par  une  épouse  courageuse,  qui,  accouchée  depuis  douze 
jours  seulement,  s'était  élancée  après  lui  pour  l'avertir  et 
lui  mener  des  soldats,  il  revint  aussitôt  avec  les  forces  qu'il 
avait  amassées,  recueillit  en  chemin  celles  que  lui  envoyaient 
le  comte  de  Saint-Pol,  le  duc  de  Savoie,  le  prince  d'Orange, 
et  fut  rallié  près  de  Joinville  par  le  plus  important  de  ces  corps 
auxiliaires,  celui  du  maréchal  de  Bourgogne.  Il  se  dirigea  de 
là  vers  Vaudemont  et  Nancy,  dévastant  le  Barrois  et  brûlant 
les  villages  sur  sa  route.  Déjà  il  était  parvenu  jusqu'à  Sando- 
court,  près  de  Chàtenois,  dans  les  Vosges,  lorsqu'il  apprit  que 
les  troupes  de  Barbazan  et  de  René,  venues  à  sa  rencontre, 
campaient  à  deux  lieues  de  là  et  se  disposaient  à  lui  livrer 
bataille  ^ 

La  querelle  de  Lorraine  allait  donc  se  vider  dans  mic  jour- 
née décisive.  Mais,  si  grave  qu'elle  fût,  la  question  de  savoir 
si  ce  grand  fief  était  mascuhn  ou  féminin,  et  comment  la 
succession  devait  en  être  réglée,  n'était  presque  plus  qu'un 
prétexte.  Le  débat  était  considérablement  agrandi  par  le  nom- 
bre et  la  qualité  des  alliés  des  deux  adversaires.  C'était,  au  fond, 
la  grande  lutte  de  la  France  contre  l'Angleterre  et  la  Bourgo- 
gne qui  se  poursuivait  sous  une  forme  nouvelle.  La  politique 
d'Yolande  d'Aragon  triompherait-elle  des  derniers  obstacles, 

'   13ibl.  mit.,  Lorraine  GS,  !'•  229. 

-  MonsUelet,  IV,  459  et  siiiv.  Chroniques  de  Saint-Thibaud  et  de  Lorraine 
(U.  Calmet,  preuves,  t.  Il,  col.  ccviii,  et  t.  111,  col.  xiv).  Vallet,  IJ,  270. 


84  BATAILLE  DE  BULGNÉVILLE.  [1431] 

OU  les  ennemis    coalisés    parviendraient-ils    à  enserrer  le 
royaume  clans  un  cercle  de  fer  ?  Tel  était  le  dilemme  que  le  sort 
des  armes  paraissait  appelé  à  résoudre.  Pour  montrer  que  les 
deux  partis  le  comprenaient  bien  ainsi,  il  suffit  de  passer  en 
revue  les  combattants.  Du  côté  d'Antoine,  on  trouve  d'abord 
Toulongeon,  le  vaincu  de  Chappes  en  quête  d'une  revanche 
et  le  lieutenant  le  plus  dévoué  du  duc  Philippe  le  Bon  :  c'est 
à  lui  qu'est  donné  le  commandement  général.   Il  a  amené 
quatorze  cents  archers  picards,  renommés  pour  leur  adresse, 
avec  une  quantité  de  chevaliers  et  de  seigneurs,  presque  tous 
bourguignons  :  Antoine  et  Jean  de  Vergy,  les  sires  de  Mirebeau, 
d'Avelin,  de  Marigny,  d'Autrey,  de  Roland,  de  Sez,  Boort  de 
Bazentin,  Enguerrand  de  Brimeux,  Mathieu  de  Humières,  Jean 
de  Cardone,  les  bâtards  de  Neuville  et  de  Fosseux,  etc.  Le 
prince  d'Orange,,  le  duc  de  Savoie,  le  comte  de  Fribourg,  les 
sires  de  Meximieu  et  delà  Palu,  dont  les  étendards  sont  pré- 
sents, sont  des  vaincus  d'Anthon,  également  empressés  de  se 
venger  des  alliés  de  Charles  VII.  Enfin,  signe  caractéristique, 
les  capitaines  anglais  John  Adam,  Thomas  Gagaren,  et  plu- 
sieurs autres   gouverneurs    de  villes  champenoises  pour  le 
compte  du  roi  d'Angleterre,  sont  venus  à  la  rescousse \  Quel- 
ques-uns de  ces  aventuriers,  trop  communs  alors,  qui  ven- 
daient leur  concours  au  plus  offrant  et  faisaient  le  métier  de 
pillards  de  grand  chemin  (roiiliers),  grossissent  de  leurs  ban- 
des cet  effectif  \  Parmi  la  noblesse  du  pays,  en  dehors  des  pro- 
ches ou  des  vassaux  directs   du  comte   de  Vaudemont,  un 
très-petit  nombre  de  partisans  se  sont  déclarés  pour  lui  :  par 
exemple,  les  fils  d'Agnès  de  Noyers,  dame  de  Rimoncourt  et 
de  la  Voivre  ^  Toute  la  chevalerie  barroise  et  lorraine  est  avec 
René.  Mais,  bien  que  son  armée  soit  plus  nationale,  elle  est 
aussi  composée  d'éléments  très-divers,  la  plupart  sans  solidité. 

'  Moustrelet,  IV,  459;  D.  Plancher,   IV,   149;   Vallet,    II,  270.  Je  rétablis, 
comme  ce  dernier,  les  noms  anglais   que  Monstrelet  a  Iraiicisés  (Jean   Ladaii 
Thomas  Gergerain). 

=  D.  Cahuot,  II,  7G9. 

3  Arch.  nat.,  KK  1127,  i»  117  v». 


[1431]  BATAILLE  DE  BULGNEVILLE.  83 

Le  Roi  lui  a  envoyé  avec  Barbazan  deux  cents  lances  garnies  et 
un  corps  d'archers'  ;  c'est  là  sa  troupe  la  plus  sérieuse.  Le  reste 
se  compose  des  communes,  déjeunes  seigneurs  et  de  citadins 
inexpérimentés,  de  barons  allemands  amenés  par  le  marquis 
de  Bade  ou  engagés  à  la  solde  de  son  beau-frère,  enfin  de 
deux  ou  trois  compagnies  errantes.  Dans  cette  foule  bigarrée 
figurent  Louis  de  Bavière,  seigneur  d'Heidelberg,  Jean,  comte 
de  Salm,  Visse  de  Conflans,  Robert  de  Baudricourt,  Poirson- 
netty,  maître  échevin  de  Toul,  les  sires  de  Ribeaupierre  et  de 
Blamont  -  ;  le  vicomte  d'Arsy,  Willem  de  la  Tour,  Colart  de 
Saulcy,  le  comte  de  Linange,  Thibaud  de  Barbay,  Georges  de 
Banastre  et  ses  frères,  Jean  de  Hôraumont  *' ;  Jean  d'Haus- 
sonville,  maréchal  de  Lorraine,  Robert  de  Sarrebruck,  Con- 
rard  Bayer,  évêque  de  Metz,  avec  son  frère  et  ses  neveux, 
Jean  de  Rodemack,  Jean  de  Châtenoy,  dit  le  Gascard,  Ber- 
trand de  Lurcourt,  Saublet  de  Dun,  prévôt  de  Marville,  Jean 
de  Hanspach,  Jean  Schultz,  de  Fenestranges,  Frédéric  Gun- 
tersberg,  de  Bitche,  et  ses  deux  frères,  Hartman  de  Rotzen- 
hausen,  Guillaume  Stuffe  et  ses  fils,  Aubert  Augustaire,  Jof- 
ort  van  Beffort,  This  de  Fiissenick,  dit  de  Morstorff,  Baudevin 
Saulzeny,  d'Épinal,  Jean  le  Gronnaix,  dit  Creppy,  Louis  Va- 
gnon  et  Barthélémy  Barrette,  tous  les  deux  capitaines  de 
gens  d'armes  *. 

La  force  totale  des  deux  armées  est  im])Ossible  à  calculer 
d'une  manière  exacte,  les  chroniqueurs  donnant  tous  des  éva- 
luations différentes.  Le  nombre  des  soldats  de  René  varie, 
chez  eux,  entre  six  mille  et  trente-huit  mille  ;  celui  de  ses  ad- 
versaires, entre  quatre  mille  et   quinze  mille  ^  Cependant, 

'  D.  Calmet,  II,  768;  Berry,  éd.  Godefroy,  383  ;  Vallet,  II,  270, 

^  D.  Calmet,  II,  7G9. 

'  Monstrelet,  IV,  465. 

*  Bibl.  nat.,  Lorraine  8,  n°^  2,  4,  7,  8,  10,  12,  17,  19,  23,  33,  47  ;  Lorraine 
228,  no  179;  Lorraine  231,  f»  50  et  sniv.  Arch.  nat.,  KK  1125,  {"^  300,  676, 
687  ;  KK  1127,  f"  115;  KK  1123,  f»  479  v°;  P  1334^,  n"  11,  1°  23  \o.  Je  laisse  à 
ces  noms,  dont  plusieurs  sont  inconnus,  l'orthograplie  des  pièces  originales. 

'■-  Monstrelet,  IV,  459  et  suiv.;  Berry,  p.  384  ;  Basin,  I,  90,  93;  D,  Calmet,  II. 
769,  et  preuves,  t.  II,  col.  CVIII;  D.  Plancher,  IV,  149;  etc. 


86  BATAILLE  DE  BULGNEVILLE.  [1431J 

d'après  les  meilleures  sources,  les  moins  élevés  de  ces  chiffres 
paraissent  plus  voisins  de  la  réalité.  Le  seul  point  à  peu  près 
hors  de  doute,  c'est  que  les  Lorrains  avaient  la  supériorité 
numérique. 

La  date  même  et  les  circonstances  de  la  bataille  ont  été 
diversement  rapportées.  Pour  la  première,  la  vérité  est  facile  à 
discerner.  Pour  le  reste,  il  faut  avoir  soin  d'écarter  ce  qui  est 
de  la  légende  ou  de  l'amplification  pure.  Ainsi  la  chronique 
de  Lorraine,  à  laquelle  on  pourrait,  à  l'exemple  de  M.  de  Vil- 
leneuve-Bargemont,  emprunter  des  détails  intéressants,  des 
mots  bien  trouvés,  est  un  roman  écrit  plus  de  cinquante  ans 
après,  et  dont  le  caractère  poétique  est  à  peine  dissimulé 
sous  le  voile  de  la  prose.  Jean  d'Aucy,  Bourdigné,  sont  égale- 
ment postérieurs  de  beaucoup.  Mieux  vaut  se  contenter  d'une 
relation  sobre  et  plus  authentique,  par  exemple  celle  de 
Monstrelet,  qui,  émanant  d'une  plume  bourguignonne,  aura 
l'avantage  de  ne  pas  être  suspecte  de  partialité  en  faveur  du 
parti  opposé.  Or,  en  contrôlant  son  témoignage  à  l'aide  de 
quelques  versions  françaises  contemporaines,  telle  que  celles 
du  héraut  Berry,  voici  tout  ce  qu'on  peut  démêler  de  certain. 

C'est  un  samedi  soir,  d'après  l'ensemble  des  textes,  que  les 
troupes  de  Toulongeon  et  du  comte  de  Vaudemont  parvinrent, 
comme  je  l'ai  dit,  à  Sandocourt.  On  n'était  pas  au  29  juin, 
comme  le  disent  quelques  auteurs  \  ni  au  2  juillet,  comme  le 
donne  à  entendre  Monstrelet  ^,  mais  bien  au  30  juin,  qui  tom- 
bait cette  année-là  un  samedi  :  c'était,  en  effet,  l'avant-veille 
de  la  bataille,  et  celle-ci,  suivant  les  récits  les  plus  concor- 
dants, confirmés  d'ailleurs  par  les  dates  inscrites  sur  les  livres 
de  la  maison  d'Anjou  et  par  les  anniversaires  fondés  plus  tard, 
eut  lieu  le  2  juillet  ^  Le  dimanche,  «'attendant  h  être  atta- 

'  Suivis  par  M.  de  Villeneuve-I^argemont,  i,  132  et  suiv. 

^  IV,  460,  4G1.  Monstrelet  donne  exactement  le  jonr  de  la  semaine,  mais  non 
celui  du  mois,  puisqu'il  fait  coïncider  le  lundi  avec  la  Saint-Martin  d'été,  qui 
tombait  le  mercredi  4. 

•  Bibl.  nat.,  Lorraine  239,  ii"  2;  mss.  lai.  lir)f!"  et  17332.  M.  Vallet  a  adopté 
également  cette  date,  dom  Calraet  celle  du  4,  d'autres  celle  du  1";  la  chronique 


[U31]  BATAILLE  DE  BULGNÉVILLE.  87 

qués,  les  deux  chefs  alliés  disposèrent  leurs  lignes  de  combat 
et  les  gardèrent  presque  toute  la  journée.  Mais,  voyant  que 
les  Lorrains  n'approchaient  pas,  ils  finirent  par  se  retirer  dans 
le  village,  et  tinrent  conseil  pendant  que  leurs  soldats  se  ra- 
fraîchissaient. Tous  leurs  officiers  furent  d'avis  qu'on  ne  pou- 
vait marcher  à  l'ennemi,  vu  les  difficultés  du  terrain,  entre- 
coupé de  haies  et  de  sentiers  ;  qu'on  n'était  pas  en  nombre 
suffisant  pour  lutter  en  rase  campagne  contre  l'armée  qui 
s'avançait;  qu'on  n'avait  pas  non  plus  assez  de  vivres,  le  pays 
étant  hostile  et  n'en  fournissant  pas  :  il  était  donc  préférable 
de  s'en  retourner  en  dévastant  le  Barrois,  et  de  regagner  la 
Bourgogne  pour  s'y  renforcer.  Le  comte  ne  partageait  pas 
cette  manière  de  voir  ;  elle  fut  néanmoins  adoptée  par  la  ma- 
jorité. Le  lendemain  matin,  à  la  première  heure,  le  mouve- 
ment de  recul  commença.  Peut-être,  cependant,  cachait-il  un 
stratagème;  car,  au  lieu  de  le  continuer,  Toulongeon  arriva 
dans  la  plaine  de  Bulgnéville,  y  prit  position,  fit  construire  à 
la  hâte  des  retranchements  et  attendit  de  nouveau  ses  adver- 
saires, qui  pouvaient  le  croire  en  fuite.  Monstrelet  attribue  ce 
plan,  qui  semble  un  souvenir  delà  journée  de  Poitiers,  au  che- 
valier anglais  John  Adam.  Protégées,  comme  dans  cette  ren- 
contre fameuse,  par  des  palissades,  par  des  fossés,  et  en  môme 
temps  par  un  ruisseau,  les  troupes  se  rangèrent  en  bataille, 
les  archers  en  avant.  Les  Bourguignons  voulaient  demeurer  à 
cheval  ;  mais  les  Picards  et  les  Anglais  s'y  opposèrent,  et  ils 
eurent  gain  de  cause.  Il  fut  ordonné  que  tous  combattraient 
à  pied,  sous  peine  de  mort.  C'était  sans  doute  afin  de  ne  pas 
gêner  l'effet  des  batteries  d'artillerie,  qui  furent  masquées  par 
une  montagne  de  chariots  entassés  autour  du  camp,  pour 
foudroyer  à  un  moment  donné  les  agresseurs  ;  ruse  nouvelle, 
dont  les  Français  devaient  être  plus  d'une  fois  les  victimes. 

Cependant  René,  qui  paraît  avoir  réellement  cru  à  la  re- 
traite des  coalisés,  s'était  élancé  sans  précaution  à  leur  pour- 
suite. Son  avant-garde  rencontra  bientôt  les  coureurs  envoyés 

(le  Lorraine  désigne  même  le  18  juin,  ce  qui  suffit  à  uionlrcr  combien  clic  s'c- 
1  oigne  de  la  vérité. 


88  BATAILLE  DE  BULGNEVILLE.  [1431J 

par  eux  pour  donner  l'alerte.  Lui-même  arriva  vers  neuf 
heures  du  matin  à  un  demi-quart  de  lieue  des  retranchements, 
avec  le  gros  de  son  armée.  Il  envoya  alors  un  de  ses  hérauts 
demander  aux  Bourguignons  de  l'attendre  :  on  lui  répondit 
qu'on  l'attendait  en  effet,  et  qu'on  était  prêt.  Quand  il  se  fut 
approché  avec  ses  principaux  officiers  jusqu'à  la  distance  d'un 
trait  d'arbalète,  Barbazan  reconnut  du  premier  coup  d'œil 
combien  il  était  dangereux  d'attaquer  à  découvert  une  posi- 
tion aussi  forte.  Il  donna  le  conseil  de  temporiser,  d'affamer 
plutôt  l'ennemi  et  de  le  contraindre  à  décamper  sans  coup 
férir.  Mais  le  jeune  duc,  poussé  par  la  bouillante  jeunesse  qui 
l'entourait,  et  brûlant  comme  elle  d'en  venir  aux  mains,  ne 
voulut  rien  écouter.  Il  se  rappelait  le  combat  de  Chappes, 
dont  l'issue  était  faite  pour  le  confirmer  dans  ce  préjugé, 
bien  français  du  reste,  que  la  valeur  suffisait  pour  assurer  le 
succès.  Il  sentait,  de  plus,  que  l'avantage  du  nombre  était  de 
son  côté,  et,  sans  avoir  peut-être  la  présomption  exagérée, 
que  lui  attribue  un  écrivain  bourguignon,  de  se  croire  de 
force  à  combattre  le  monde  entier  \  il  avait  d'assez  bonnes 
raisons  pour  ne  pas  vouloir  laisser  échapper  son  rival.  Si  Jean 
d'Haussonville  et  d'autres  jeunes  étourdis  s'écrièrent,  à  la  vue 
des  soldats  de  Vaudemont  :  «  Il  n'y  en  a  pas  pour  nos  pages  ;  » 
s'ils  accusèrent  Barbazan  de  couardise,,  en  disant  :  «  Qui  a 
peur  des  feuilles  n'aille  pas  au  bois  ;  »  et  si  le  vieux  héros, 
bondissant  sous  l'insulte,  leur  répondit  qu'ils  «  ne  mettraient 
pas  la  tête  de  leurs  chevaux  où  serait  la  queue  du  sien  » ,  ou 
d'autres  choses  semblables,  c'est  ce  qu'il  serait  téméraire  d'af- 
firmer. Ce  sont  là  de  ces  traits  heureux  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure,  qui  peignent  fort  bien  la  situation,  mais  qui  émanent 
de  sources  trop  suspectes  pour  être  admis  comme  authen- 
tiques -.  Ce  qu'il  y  a  de  positif,  c'est  que  l'avis  des  imprudents 

'  Saint-Remi,  coll.  Buclion,  XXXIII,  422. 

'  Jean  d'Aiiry  ;  chronique  de  Lorraine;  chronique  rimée,  citée  par  Villeneuve- 
Dargemont  (I,  liO).  Comme  presque  tous  les  mois  historiques  ou  prétendus  tels, 
celui  de  la  chronique  de  Lorraine  a  été  iléfignré  par  les  écrivains  modernes, 
sans  excepter  M.  Vallcl,  (pii  a  pourtant  donné  un  récit  exact  de  la  bataille.  Le 


[1431]  BATAILLE  DE  BULGNEVILLE.  89 

prévalut,  et  que  le  sage  Mentor  du  duc  de  Lorraine  n'eut  pas 
la  force  de  lui  résister.  Tous  deux  de  concert  disposèrent  leur 
troupe  à  une  attaque  immédiate.  L'armée  entière  se  déploya 
dans  la  plaine  :  Barbazan  prit  le  commandement  de  l'avant- 
garde,  René  demeura  au  centre,  et  Robert  de  Sarrebruck  à 
l'arrière-garde. 

Deux  heures  se  passèrent  dans  les  hésitations  et  dans  les 
derniers  préparatifs.  Pendant  que  le  duc  créait  dans  ses  rangs 
de  nouveaux  chevaliers  pour  les  encourager  au  combat,  An- 
toine non-seulement  l'imitait,  mais  excitait  tous  les  siens  par 
un  repas  copieux,  par  une  distribution  de  vin,  dont  il  avait  fait 
défoncer  deux  barriques,  par  des  harangues  belliqueuses,  où 
il  rappelait  adroitement  les  liens  qui  l'attachaient  à  la  maison 
de  Bourgogne  :  aussi  Bourguignons  et  Picards,  dit  Monstrelet, 
«eurent  au  cuer  très-grande  léesce  ».  Sur  ces  entrefaites, 
un  cerf,  chassé  des  bois  voisins  par  le  tumulte,  parut  dans  la 
plaine,  s'arrêta  quelques  minutes  entre  les  deux  camps,  frappa 
trois  fois  la  terre  du  pied,  et  reprit  sa  course  à  travers  les  Lor- 
rains. Les  autres  en  tirèrent  un  heureux  présage,  et  se  mon- 
trèrent encore  plus  ardents.  Cependant,  avant  d'engager  les 
hostilités ,  Antoine  de  Vaudemont  aurait  exprimé ,  dit  une 
histoire  manuscrite  citée  par  dom  Galaiet,  le  désir  d'avoir  une 
entrevue  avec  René  :  les  deux  chefs  se  seraient  avancés  l'un 
vers  l'autre,  au  milieu  de  l'espace  qui  séparait  leurs  armées  ; 
mais,  après  un  court  entretien,  les  propositions  d'arrangement 
qu'apportait  sans  doute  le  comte  n'ayant  pas  été  acceptées,  ils 
revinrent  chacun  vers  les  leurs  en  donnant  le  signal  du  com- 
bat. 

Toulongeon  prit  le  parti  de  se  tenir  sur  la  défensive  et  d'at- 
tendre l'attaque  à  l'abri  de  ses  retranchements.  Il  était  onze 
heures  environ.  Les  troupes  lorraines  s'avancèrent  sous  le  poids 
d'un  soleil  accablant  :  rien  ne  bougea  encore.  Barbazan  lança 
ses  cavaliers  :  ils  ne  purent  franchir  les  obstacles.  Mais  ses 
gens  de  trait,  qui  étaient  malheureusement  en  petit  nombre, 

texte  dit  seulement  :  «  Ils  ne  sont  mie  pour  nos  pages,  »  (D.  Calmct,  preuves, 
l.  III,  col.  XIV.) 


90  BATAILLE  DE  BULGXÉVILLE.  [1431] 

enlevèrent  un  chariot  et  entamèrent  par  là  les  remparts  artifi- 
ciels de  l'ennemi.  Aussitôt  de  grands  cris  retentissent,  les 
batteries  sont  démasquées,  les  canons  et  coulevrines  par- 
tent «  tout  à  une  fois  » ,  et  sous  cette  décharge  meurtrière  la 
plupart  des  assaillants  sont  renversés.  Le  désordre  se  met 
dans  leurs  rangs  ;  les  Bourguignons  sortent  de  tous  côtés  ;  les 
archers  picards  achèvent  l'œuvre  de  l'artillerie.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure  de  «meslée  très-cruelle  )> ,  la  bannière  de  Bar- 
bazan  tombe;  la  panique  devient  générale.  Le  vieux  capitaine, 
blessé  lui-même  mortellement,  est  impuissant  à  retenir  les 
fuyards  :  Jean  d'Haussonville,  Baudricourt,  le  damoiseau  de 
Gommercy%  tournent  le  dos  avec  beaucoup  d'autres.  Un  seul 
chef  reste  au  miUeu  de  la  mêlée  :  c'est  le  jeune  duc  de  Lor- 
raine, qui  frappe  d'estoc  et  de  taille  sans  s'apercevoir  de  l'iso- 
lement où  on  le  laisse.  Son  sang  coule  pourtant  :  il  a  déjà  reçu 
trois  blessures,  dont  l'une  laissera  sur  son  visage  une  marque 
ineffaçable^  Affaibli,  entouré  de  toutes  parts,  voyant  plusieurs 
ennemis  mettre  la  main  sur  lui ,  il  finit  par  se  rendre  à  l'un 
d'eux,  nommé  Martin  Fruiart  ou  le  grand  Martin,  écuyer  de 
Pierre  de  Luxem])ourg,  sire  d'Enghien.  Les  chevaliers  de- 
meurés avec  lui  sont  faits  prisonniers  en  même  temps. 

Le  comte  de  Vaudemont  poursuivit  les  débris  de  l'armée 
vaincue.  Quelques  officiers,  chargés  de  lui  garder  sa  précieuse 
capture,  l'emmenèrent  derrière  une  haie.  Mais  le  maréchal  de 
Bourgogne,  survenant,  contesta  ses  droits  et  ceux  de  Martin. 
Aux  yeux  de  Toulongeon,  l'expédition  était  entreprise  pour  le 
compte  de  son  maître,  qui  devait  en  recueillir  tout  le  fruit  : 
il  se  saisit,  en  conséc[uence,  de  la  personne  de  René,  et  le  fit 
partir  aussitôt  sous  bonne  escorte,  avec  les  prisonniers  les 
plus  notables  '\  Ceux-ci  étaient  l'évêque  de  Metz,  Jean  de 

'  Bournon  raconte  que  ce  jeune  seigneur  répondit  à  ceux  (]ui  lui  reprochaienl 
de  fuir  :  «  .l'ai  tort;  mais  je  l'avais  promis  à  ma  mie,  qui  m'attend.  «  (V.  Vallet, 
H,  .373;  Vilieneuve-Bargcniont,  I,  150.)  Le  fait  n'est  pas  autrement  prouvé. 

-  K  Une  playe  qu'il  avoit  rcccue  à  sa  prinse  en  Barroys  luy  notoit  unj;  peu  le 
visage.  »  (Hourdigné,  11,  229.)  Cette  blessure  était  sous  le  nez,  la  seconde  sur  la 
lèvre,  la  troisième  au  bras. 

D'après  M.  ValIct  (II,  27.3),  lo  duc  de  Bourgogne  devint  maître  de  René  en 


pi 431]  BATAILLE  DR  BULGNÉVILLE.  ni 

Rodemack,  Evrard  de  Salleberry,  le  vicomte  d'Arcy,  Golan 
de  Saulcy,  Willelm  de  Latour,  et  un  certain  nombre  d'autres 
gentilshommes,  s'élevant  à  quatre-vingt-dix  d'après  les  uns,  à 
deux  cents  d'après  les  autres.  Deux  mille  de  leurs  compagnons, 
suivant  la  moyenne  des  évaluations,  périrent  soit  dans  le  com- 
bat, soit  dans  la  déroute  :  parmi  eux  se  trouvaient  les  comtes 
de  Salm  et  de  Linange,  Thibaut  de  Barbay,  Georges  de  Ba- 
nastre  et  ses  frères,  Jean  de  Héraumont,  le  frère  et  le  neveu 
de  l'évêque  de  Metz,  Jean  de  Ville,  Jean  d'Haraucourt,  et 
divers  seigneurs  lorrains  ou  barrois.  Mais  la  perte  la  plus  mal- 
heureuse, celle  qui  atteignait  la  France  entière,  c'était  celle  de 
l'illustre  Barbazan,  que  ni  Charles  VII  ni  René  ne  remplacè- 
rent. Ce  dernier,  mû  par  des  regrets  amers,  fit  élever  à  sa 
mémoii-e,  près  de  l'endroit  où  il  rendit  l'âme  et  qu'on  nomme 
toujours  la  côte  de  Barbazan,  une  chapelle  qui  subsista  jus- 
qu'aux temps  modernes.  Il  demanda  môme  au  pape  l'autorisa- 
tion d'y  établir  des  frères  Mineurs,  et  dans  son  testament, 
rédigé  en  1453,  il  recommandait  encore  à  son  héritier  d'achever 
cette  fondation,  pour  laquelle  il  assignait  un  revenu  de  mille 
francs  \  Il  créa,  de  plus,  un  anniversaire  solennel  pour  lui  et 
les  autres  victimes  dans  l'église  de  Vaucouleurs,  où  furent 
déposés  les  restes  du  héros,  comme  si  ce  lieu  eût  été  pré- 
destiné à  voir  commencer  et  finir  les  gloires  les  plus  pures  de 
la  France^. 

verlu  du  droit  de  préemption  qui  était  acquis  à  tout  chef  d'armée,  et  qui  fut 
exercé  notamment  sur  Jeanne  d'Arc  :  mais  les  réclamations  ultérieures  du  comte 
de  Vaudemont  indiquent  qu'il  ne  consentit  nullement  à  la  cession  de  son  pri- 
sonnier, et  que,  s'il  reçut  une  indemnité,  ce  fut  par  un  accord  intervenu  plus 
tard,  lorsqu'il  ne  pouvait  plus  espérer  autre  chose. 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  205,  f»  90.  Cette  chapelle  déterminait  l'em- 
placement exact  de  la  bataille,  ayant  été  érigée  par  René  «  In  loco  hcUt  et  con- 
fliclùs  qiiod  habiiit  citm  Burgundis  ». 

2  Bibl.  nat..  Lorraine  239,  n°  2.  Barbazan  fut  plus  tard  inhumé  à  Saiut- 
Denis  avec  les  rois.  Pour  tout  le  récit  de  la  bataille  de  Iinlt,'néville,  cf.  Monstrelet, 
IV,  459-4G5,  et  V,  7;  Basin,  I,  90  ;  le  héraut  Berry,  éd.  Godclroy,  p.  383  et  suiv.  ; 
Saint-Remi,  coUect.  Buchon,  XXXIII,  418  et  suiv.;  D.  Calmet,  II,  770-774,  et 
preuves,  t.  II, col.  CCIX,  et  t.  Ill,  col.  XIV;  Vallet,  II,  271;  Villeneuve-Bargemoul, 
I,  134  et  suiv.  Basin  évalue  à  huit  mille  hommes  les  pertes  des  Lorrains;  ce  chilïre 


92  CAPTIVITÉ  DE  RENE.  [1431] 

Telle  fut  l'issue  de  cette  courte  et  singulière  bataille,  à  la- 
quelle les  Bourguignons  donnèrent  le  nom  de  Willeman,  mais 
qui  fut  dès  lors  appelée  par  le  vaincu  «  la  piteuse  et  doulou- 
reuse journée  de  Buligneville'» ,  ou  Bulgnéville,  comme  on  dit 
aujourd'hui.  Ce  dénouement  fut  dû  à  l'impatience  des  uns,  à 
l'habileté  des  autres,  et  surtout  à  la  puissance  de  l'artillerie. 
La  situation  du  duc  de  Bar  et  de  Lorraine  s'en  trouva  pro- 
fondément modifiée  :  même  après  sa  déhvrance,  et  jusqu'à  la 
fin  de  ses  jours,  les  conséquences  de  cet  événement  pesèrent 
lourdement  sur  lui,  épuisèrent  ses  finances,  paralysèrent  ses 
moyens  d'action.  Hâtons-nous  de  dire,  cependant,  qu'elles  ne 
furent  pas,  dans  le  domaine  politique,  aussi  funestes  qu'on 
devait  le  craindre.  En  effet,  grâce  aux  efforts  énergiques  de 
ses  amis  et  au  désaccord  de  ses  ennemis,  René  conserva  la 
possession  de  son  duché,  et  la  France  vit  les  desseins  de  ses 
envahisseurs  déjoués  encore  une  fois,  par  un  enchaînement  de 
circonstances  qu'il  nous  reste  à  dérouler. 

A  peine  la  nouvelle  de  la  défaite  de  Bulgnéville  fut-elle  ré- 
pandue, que  le  corps  de  troupes  resté  devant  la  place  de  Vau- 
demont  se  hâta  de  lever  le  siège  et  de  prendre  la  fuite  à  son 
tour.  La  consternation  fut  d'autant  plus  grande  à  la  cour  de 
Lorraine  et  dans  tout  le  pays,  que  la  surprise  était  complète. 
Les  partisans  de  Bourgogne  parlent  eux-mêmes  du  voile  de 
tristesse  qui  s'étendit  sur  tout  le  duché  de  Bar,  si  affectionné 
à  son  prince  et  au  Roi'.  La  personne  du  jeune  duc,  séparé  vio- 
lemment de  ses  peuples,  de  sa  femme,  de  ses  enfants  au  ber- 
ceau, éveilla  au  dehors  un  immense  intérêt  ;  l'auréole  du  mal- 
heur consacra  dès  lors  sa  popularité,  qu'elle  devait  encore  aug- 
menter par  la  suite.  La  duchesse  en  profita,  et  révéla  ce  que 
ses  vingt  ans  ne  pouvaient  faire  espérer  :  une  tête  virile 
jointe  à  un  dévouement  féminin.  Aidée  par  la  douairière 
Marguerite,  sa  mère,  et  par  la  noblesse  lorraine,  elle  réussit 

est  évidemment  exagéré,  leur  armée  entière  ayant  à  peine  compté  autant  de  soldats. 
'   Biljl.  ual.,  Und. 
-  Monstrelet,  V,  7. 


[1431]  CAPTIVITÉ  DE  RENÉ.  93 

à  fermer  au  coiiiLe  de  Vaudeiiiont  les  portes  du  toutes  les  villes 
ducales,  défendit  à  ses  sujets  de  recevoir  de  lui  le  moindre 
commandement,  fit  agir  en  môme  temps  auprès  de  Char- 
les VII,  de  l'empereur  Sigismond  et  du  vainqueur  lui-même. 
Ses  instances  réitérées  obtinrent  d'Antoine,  dans  l'intérêt  du 
pays,  une  trêve  de  trois  mois,  qui  commença  le  1"''  août  :  elle 
put,  de  cette  manière,  aviser  plus  mûrement  aux  moyens  de 
conjurer  le  péril  *. 

Pendant  ce  temps,  René,  conduit  en  Bourgogne,  faisait  l'ap- 
pren lissage  de  la  vie  de  prison,  dont  ses  gardiens  paraissaient 
peu  disposés  à  lui  adoucir  les  rigueurs.  De  la  forteresse  de 
Talent,  près  Dijon,  où  on  l'enferma  d'abord,  il  fut  transféré 
peu  de  temps  après,  par  ordre  du  duc  Philippe,  à  Bracon- 
sur-Salins,  en  Franche-Comté  :  en  l'éloignant  des  frontières 
françaises,  on  voulait  le  mettre  hors  de  la  portée  des  coups  de 
main  que  tentaient  journellement  les  troupes  royales.  Mais  le 
zèle  de  ses  amis  sut  bien  l'aller  chercher  jusque-là.  Dès  le 
mois  de  novembre  suivant,  une  tentative  était  faite  par  Robert 
de  Baudricourt,  jaloux  sans  doute  de  racheter  sa  faiblesse 
dans  la  journée  de  Bulgnéville,  pour  l'enlever  secrètement  et 
le  rendre  à  la  liberté.  Le  château  de  Bracon  n'étant  pas  encore 
approprié  à  sa  nouvelle  destination,  le  duc  avait  été  laissé  à 
la  saunerie  ou  saline  du  lieu.  Au  moment  où  il  quittait  celle- 
ci  pour  son  logis  définitif,  un  Allemand,  pris  comme  lui  sur  le 
champ  de  bataille  et  délivré  depuis,  put  l'aborder  au  passage 
et  le  prévenir  du  complot  ourdi  en  sa  faveur.  Cet  homuie 
établit  avec  lui  un  système  de  correspondance  secrète  des  plus 
ingénieux  :  il  consistait  en  bâtons  préparés  d'avance  et  dont  on 
devait  être  muni  de  part  et  d'autre;  ces  bâtons,  faits  en  forme 
de  bois  de  lance,  pour  ne  pas  éveiller  le  soupçon,  portaient 
des  caractères  convenus  qui  ne  formaient  à  eux  seuls  aucun 
sens,  mais  qui  en  prenaient  un  lorsqu'on  les  complétait  à 
l'aide  de  bandelettes  de  parchemin  et  de  papier  enroulées  au- 
tour. Un  des  correspondants  transmettait  à  l'autre  une  bande- 

'  I).  Calmel,  II,  7  75. 


94  CAPTIVITE  DE  RENÉ.  [1431-32] 

lette  écrite,  qui  ne  signifiait  rien  non  plus  sans  le  bâton  ;  son 
partenaire  assemblait  l'un  et  l'autre,  lisait,  et  répondait  de  la 
inôme  façon  \  C'était  à  peu  près  le  procédé  usité  de  nos  jours 
pour  certaines  lettres  chiffrées,  qui  ne  se  comprennent  que 
par  la  réunion  de  deux  parties  séparées.  Le  prisonnier  devait 
apprendre  par  ce  moyen  ce  qu'il  aurait  à  faire,  ainsi  que  le 
joiir  et  l'heure.  L'Allemand  se  chargeait  lui-même  de  favo- 
riser sa  sortie  avec  le  secours  de  huit  hommes  d'armes.  Bau- 
dricourt,  à  la  tête  de  cent  quinze  autres  soldats,  réunis  à 
Gondrecourt,  assurerait  le  succès  de  l'évasion.  Malheureuse- 
ment, tout  fut  divulgué  par  un  Bourguignon  venu  de  Bar-le- 
Duc,  où  il  avait  entendu  parler  de  l'affaire.  A  peine  averti,  le 
conseil  de  Bourgogne  écrivit  en  toute  hâte  une  dépêche, 
adressée  à  a  Gérard  de  Bourbon,  bailli  et  maître  des  foires  de 
Cliâlon,  et  en  son  absence  à  ceux  qui  ont  la  garde  de  la  per- 
sonne de  M.  de  Bar  »  (les  ennemis  de  René  ne  lui  reconnais- 
saient pas  d'autre  titre).  On  redoubla  aussitôt  de  surveillance, 
les  bâtons  suspects  furent  saisis,  et  le  projet  en  resta  là  ^ 

Un  nouveau  changement  de  résidence  fut  ordonné  à  la  suite 
de  cette  découverte,  ou,  selon  une  autre  version,  à  cause  d'une 
épidémie  qui  sévissait  à  Salins.  Emmené  de  Bracon,  le  jeune 
prince,  après  un  court  séjour  à  Rochefort,  près  Dôle_,  fut  con- 
duit à  Dijon,  où  l'attendait  une  prison  véritable,  dans  la  tour 
du  château  qui  portait  auparavant  le  nom  de  Brancion  et  qui 
fut  appelée  depuis  la  tour  de  Bar.  On  lui  donna  là  un  appar- 
tement dont  toutes  les  issues,  jusqu'au  tuyau  de  la  cheminée, 
étaient  gardées  par  des  grillages  de  fer,  et  les  communications 
avec  le  dehors  lui  devinrent  impossibles  ;  précautions  qui  ne 

'  «  Et  disoit  que  le  dit  Alcnioiit  avoit  fait  faire  deux  ou  trois  bâtons,  cliacun 
de  pied  et  demi  de  long,  du  gros  d'une  lance,  et  les([uel.\  bâtons  l'on  euveloppoit 
par  petites  liesses  de  parchemin  ou  de  papier  enroulées  autour,  et,  y  ceux  bâtons 
ainsy  couverts,  l'on  ccrivoit  dessus  l'entreprise  qu'il  vouloit  faire  ;  et  puis  l'on 
délioit  lesdits  bâtons  et  envoyoil-on  lesdites  liesses,  escriptes  comme  dit  est,  là  où 
l'on  vouloit  :  et  par  ce  moyen  n'est  homme  qui  pût  savoir  qu'il  auroit  escript 
esdites  liesses,  se  il  n'avoit  le  pareil  bâton.  «  Lettre  du  conseil  du  duc  de  Bour- 
gogne (D.  Plancher,  t.  IV,  preuves,  p.  eu). 

^  D,  Plancher,  IV,  157,  et  preuves,  Hi'kL 


[1431-32]  CAPTIVITE  DE  RENE.  95 

se  concilient  guère  avec  les  «attentions  délicates  »  dont  quel- 
ques historiens  veulent  qu'il  ait  été  entouré  '.  Alors,  n'ayant 
auprès  de  lui  que  deux  ou  trois  fidèles  serviteurs,  se  croyant 
oublié  du  reste  du  inonde,  il  chercha  des  distractions  dans  la 
peinture,  et  c'est  à  ces  loisirs  forcés  qu'il  dut  surtout  le  déve- 
loppement de  son  talent  artistique.  Il  s'exerça  notamment, 
vers  cette  époque,  à  la  peinture  sur  verre,  et  reproduisit  sur 
des  vitraux  les  armes  de  Bar,  les  portraits  de  Jean  sans  Peur 
et  de  Philippe  le  Bon,  qui  furent  placés  dans  la  chapelle  des 
Chartreux  -. 

Il  n'était  cependant  pas  aussi  abandonné  qu'il  le  croyait. 
Par  les  soins  de  la  duchesse,  sa  femme,  la  trêve  avait  pu  être 
prolongée  avec  le  comte  de  Vaudemont.  Six  chevaHers  ou  pré- 
lats furent  nommés  pour  gouverner  avec  Isabelle.  Henri  de 
Ville,  évêque  de  Toul,  fut  le  plus  dévoué  et  le  plus  actif:  elle 
ne  se  conduisit  que  par  ses  avis,  lui  confia  ses  deux  jeunes 
iils,  et  le  chargea  de  plusieurs  missions  en  Bourgogne  et  en 
Flandre,  pour  négocier  la  délivrance  de  son  mari.  Ce  conseil 
gouvernemental  lut  pris  en  même  temps  pour  juge  de  la  ques- 
tion de  droit  entre  les  deux  princes  rivaux,  et  le  comte  retira, 
en  attendant  sa  décision,  les  troupes  qu'il  avait  réunies  pour 
recommencer  la  campagne.  Les  arbitres  ne  se  pressèrent  pas, 
et,  au  bout  de  quelques  mois,  finirent  par  déclarer  que  le  débat 
devait  être  porté  devant  l'empereur  Sigismond,  de  qui  relevait 
le  duché  de  Lorraine,  qu'ils  en  appelaient  à  son  tribunal  au 
nom  du  duc  et  de  la  régente,  et  que  chacun  était  tenu  de  s'y 
soumettre.  Il  était  impossible  de  décliner  la  juridiction  impé- 
riale. Antoine  ne  fosapas;  mais  il  s'entendit  avec  le  duc  de 
Bourgogne  pour  susciter  des  obstacles  à  la  comparution  de 
René,  qui,  en  effet,  n'eut  pas  lieu  immédiatement  ^  Toutefois 
les  démarches  d'Isabelle  et  de  sa  mère,  du  duc  de  Savoie,  du 
comte  de  Genève  et  d'autres  personnages,  qu'elles  avaient  su 

■  V.   D.  Calmet,  II,   773;  Villeneuve-Bargemont ,   I,   l(i2.   La  tour  de  Bar 
existe  encore,  et  son  aspect  attestait  naguère  la  rigueur  de  la  captivité  de  René. 
'  D,  Plancher,  IV,  158;  ViU.-Barg.,  I,  1G5. 
3  D.  Calmet,  II,  7i5,  775. 


96  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  [14321 

intéresser  à  la  cause  du  prisonnier  ',  furent  si  pressantes,  que 
Philippe  le  Bon  ne  put  lui  refuser  une  mise  en  liberté  provi- 
soire, pour  lui  permettre  de  pourvoir  aux  besoins  les  plus  ur- 
gents du  pays  et  aux  siens  propres.  Arrivé  à  Dijon  le  16  fé- 
vrier 1432,  ce  prince  avait  eu  avec  son  hôte  forcé,  qu'il  voyait 
pour  la  première  fois,  un  entretien  long  et  cordial,  dit-on, 
d'où  il  était  résulté  quelques  adoucissements  dans  la  situation 
de  i'un  et  des  dispositions  plus  bienveillantes  dans  l'esprit  de 
l'autre.  Philippe  avait  paru  flatté  de  trouver  son  portrait 
peint  par  son  cousin  et  de  le  recevoir  de  sa  main^.  Ces  rela- 
tions personnelles  facilitèrent  sans  doute  l'obtention  d'un  élar- 
gissement momentané  ;  mais  la  raison  politique,  le  prix  inesti- 
mable qu'avait  pour  le  duc  de  Bourgogne  un  pareil  captif  et 
le  parti  qu'il  espérait  tirer  de  sa  possession  devaient  lui  faire 
vendre  cher  ta  moindre  faveur  :  aussi,  malgré  des  complaisan- 
ces de  forme,  allons-nous  le  voir  lui  imposer  jusqu'au  bout 
les  conditions  les  plus  dures. 

Les  bases  de  l'accord,  arrêtées  par  le  conseil  ducal  à  Dijon, 
furent  ratifiées  et  observées  de  la  manière  suivante.  Par  un 
premier  acte,  en  date  du  6  avril  1432,  René  prit  l'engagement 
de  se  reconstituer  prisonnier  le  1"  mai  1433,  soit  à  Dijon,  soit 
dans  tel  autre  lieu  qui  lui  serait  désigné  ;  de  ne  faire,  dans 
l'intervalle,  aucun  armement  ni  rien  qui  pût  l'empêcher  d'ac- 
complir sa  promesse;  de  faire  venir,  avant  son  départ,  ses 
deux  fils  et  de  les  laisser  en  otages  ;  de  remettre  au  duc  Phi- 
lippe les  scellés  des  principaux  gentilshommes  lorrains,  qui  ga- 
rantiraient l'exécution  de  ces  clauses  sous  peine  de  venir  tenir 
prison  à  sa  place  ;  de  livrer  en  gage  au  même  quatre  forte- 

I  Marguerite  de  Bavière  avait  été  dans  ce  Ijut  trouver  le  duc  de  Savoie  à  Lyon. 
C'est  là,  sans  doute,  ce  qui  lui  a  fait  attribuer  par  M.  de  Villeneuve-Bargemont 
une  démarche  auprès  de  Charles  VII  en  Dauphiné  :  mais  le  Roi  ne  vint  dans  cette 
province  qu'en  1434,  et  d'ailleurs  il  ne  pouvait  rien  dircclemeul  sur  le  duc  de 
Bourgogne.  La  reine  de  Sicile  qui  était  avec  Cliarles  à  Vienne,  et  que  le  mèuic 
auteur  prend  pour  Isabelle,  était  Yolande  d'Aragon  :  la  première  ne  put,  en  effet, 
porter  ce  titre  avant  la  mort  de  Louis  111  d'Anjou.  Cf.  D.  Plancher,  IV,  158; 
Vallet,  II,  309;  Vill.-Barg.,  I,  lfi9,  413. 

-  D.  Plancher,  IV,  158. 


[1432]  ELARGISSEMENT  PROVISOIRE.  97 

resses  des  pays  de  Bar  et  de  Lorraine,  Clermont  en  Argoinie, 
Bourmont ,  Châtillon  et  Charmes,  avec  toute  l'artillerie 
qu'elles  pouvaient  renfermer  ;  de  lui  livrer  de  plus ,  à 
l'expiration  des  trêves  conclues  entre  lui  et  le  roi  de  France, 
les  villes  de  Passavant  et  de  Vitry  en  Pertois,  et,  en  attendant 
celles-ci,  la  place  de  Gondrecourt.  Le  16  du  même  mois,  la 
garantie  demandée  fut  donnée  par  les  trente  gentilshommes 
suivants  :  Rodolphe,  comte  de  Linanges  et  de  Richecourt, 
Simon,  comte  de  Salm,  Arnoul  de  Sierck,  seigneur  de  Mons- 
berg,  Érard  du  Chàtelet,  maréchal  de  Lorraine,  Jean,  sei- 
gneur d'Autel  et  d'Apremont,  Jean,  seigneur  de  Fenestranges, 
Ferry,  seigneur  de  Chambly,  Jean,  seigneur  d'Haussonville, 
Charles  et  Gérard  d'Haraucourt,  Ferry  de  Parroye,  Ferry  de 
Luddes ,  Philibert  de  Brissey ,  Philippe  de  Conflans,  Jean  de 
Saint-Loup,  Guillaume  de  Lignéville,  Jacques  d'Hasson ville, 
Ferry  de  Savigny,  Jean  de  Pulligny,  Thierry  Bayer,  Simon  des 
Armoises,  Arnoul  de  Ville,  Voué  d'Épinal,  Colart  de  Saulcy, 
Guillaume  de  Dammartln,  Wary  de  Fléville,  Philibert  du 
Chàtelet,  Philippe  de  Lénoncourt,  Henri  Haze  et  Robert  d'Ha- 
rouel  \  Le  duc  avait  déjà  envoyé  un  sauf-conduit  aux  deux 
fils  de  René  et  d'Isabelle,  Jean  et  Louis  d'Anjou,  ainsi  qu'à 
leur  suite;  ces  deux  enfants,  dont  l'aîné  avait  à  peine  cinq 
ans,  furent  amenés  à  Dijon  le  25,  pour  prendre  la  place  de 
leur  malheureux  père  ^.  Ayant  ainsi  dans  la  main  tous  les 
gages  désirables,  Philippe  signa,  le  30,  l'acte  d'élargissement, 
qui  devait  avoir  son  effet  à  partir  du  lendemain.  C'était  donc 
un  an  de  répit,  accordé,  suivant  le  préambule,  aux  prières  de 
la  duchesse  douairière  de  Lorraine ,  du  duc  de  Savoie  et  du 
comte  de  Genève,  son  fils^  en  considération  de  l'état  de  ruine 
et  de  désolation  où  les  terres  du  duc  de  Bar  se  trouvaient 
plongées  par  son  absence  \ 

'  D.  Plancher,  preuves,  p.  CXiii-cxvr. 

2  Dil)].  nal..  Lorraine  238,  n»  4. 

^  Bibl.  nat.,  Lorraine  238,  n»  5;  Arcli.  nat.,  KK  1 123,  i"  GGJ.  René,  d'après 
les  chroniiiues  de  doiu  Calmel  (II,  779),  aurait  été  libre  dès  le  25  avril  el  serait 
arrivé  à  Bar  le  V  mai.  Son  mémorial  de  famille  concorde  mieux  avec  l'acte  ci- 


98  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  [1432] 

René  put  à  peine  entrevoir  ses  enfants  :  confiant  à  son  vain- 
queur ce  précieux  dépôt,  il  partit  immédiatement  pour  Bar-le- 
Duc,  alla  remercier  Dieu  à  l'église  de  Saint-Nicolas  et  à  l'abbaye 
de  Bouxières,  où  il  s'acquitta  d'un  vœu  fait  dans  sa  captivité, 
et,  rejoint  en  ce  dernier  lieu  par  sa  femme  et  sa  belle-mère, 
revint  avec  elles  à  Nancy.  Il  consacra  le  reste  de  l'année  à 
remédier  aux  maux  de  la  guerre  et  à  réprimer  les  attaques  de 
quelques  seigneurs,  notamment  du  damoiseau  de  Commercy, 
qui ,  malgré  sa  conduite  à  Bulgnéville ,  prétendait  recouvrer 
par  la  violence  les  indemnités  auxquelles  il  avait  droit  *.  Les 
réclamations  de  ce  vassal  portaient  en  partie  sur  les  pertes 
qu'il  avait  éprouvées  dans  la  dernière  guerre  ;  car,  en  s' en- 
gageant pour  seize  mois  au  service  du  duc,  avec  quarante 
hommes  d'armes  et  vingt  hommes  de  trait,  par  contrat  du  13 
mai  1431,  il  avait  expressément  stipulé  le  remboursement  de 
tous  dommages  '.  Cette  condition  fut  observée  aussi  pour  un 
bon  nombre  des  auxiliaires  de  René,  allemands,  lorrains  ou 
barrois,  avec  lesquels  il  eut  à  régler  des  comptes  fort  onéreux. 
C'est  ce  que  nous  apprend  une  série  d'actes  inédits,  qui  montre, 
de  plus,  que,  pour  les  solder,  il  dut  aliéner  une  partie  de  ses 
revenus  domaniaux.  Ses  immeubles  eux-mêmes  avaient  été, 
du  reste,  engagés  comme  garantie.  Ainsi  Jean  de  Hanspach 
avait  été  enrôlé  par  Isabelle,  à  raison  de  vingt-cinq  florins  du 
Rhin  (à  treize  gros  messins  l'un),  avec  recours  sur  toutes  les 
possessions   ducales  jusqu'à  parfait  payement.   Bertrand  de 
Lurcourt,  écuyer,  reçut,  le  20  juillet  1432,  pour  ses  pertes 
et  pour  sa  rançon,  une  assignation  de  cinq  cents  florins  sur 
les  salines  de  Château-Salins.  La  même  année,  Jean  Schultz, 
de  Fenestranges,   toucha  vingt-huit  florins  sur  cinquante  qui 
lui  étaient  dus  pour  semblable  cause.  L'éyêque  de  Metz,  Gon- 

dessus,  cl  date  du  l"  mai  le  «  premier  respit  »  obtenu  par  lui  du  due  de  Bour- 
gogne. (Bibl.  nat.,  uis.  lat.  17332.) 

'  Un  ronipromis  avait  ûlé  passé  cependant,  le  18  janvier  1432,  entre  Robert 
de  Sancbruck  et  Isabelle  de  Loi  raine,  par  l'enti émise  de  Charles  d'Haraucoiirt  et 
Henri  Haze,  conseillers  de  René,  et  de  Robert  de  Raudricourt  (D.  Calmet,  preuves, 
t.  111,  col.  ncxLii). 

^  Bibl.  nat.,  Lorranie  8,  n°  2. 


[1432]  ELARGISSEMENT  PROVISOIRE.  99 

rad  Bayer,  et  son  frère  Didier,  qui  avaient  laissé  beaucoup  de 
leurs  hommes  sur  le  terrain  et  qui  avaient  dû  également  se  ra- 
cheter des  mains  des  Bourguignons,  reçurent  vingt-deux  mille 
florins  payables  en  sept  annuités  sur  les  mêmes  salines  et  sur 
celles  de  Dieuze.  René  leur  abandonna,  en  outre,  certains 
droits  qu'il  avait  en  gage  sur  la  seigneurie  de  Faulquemont. 
Toutefois  ils  ne  se  tinrent  pas  pour  satisfaits;  car  les  réclama- 
tions de  l'évêque,  tant  pour  cet  objet  que  pour  des  prêts  d'ar- 
gent faits  au  duc  et  à  sa  mère  et  pour  des  dommages  supportés 
depuis,  duraient  encore  en  i  iiO  :  à  cette  date  intervint  enfin 
un  dernier  appointement,  qui  réduisait  toutes  ses  créances  à 
vingt-neuf  mille  florins  et  les  lui  assignait  sur  différentes 
terres.  En  i433,  le  compte  de  Frédéric  de  Guntersberg,  de 
Bitche,  qui  avait  servi  contre  Antoine  de  Vaudemont  avec 
quatorze  chevaux,  moyennant  trois  cent  cinquante  florins  du 
Rhin,  fut  arrêté  au  double  de  cette  somme,  «  tant  pour  sa  prison 
et  rançon  que  pour  l'occision  de  ses  frères  »  ;  Saublet  de  Dun, 
prévôt  de  Marville,  obtint  une  indemnité  de  douze  cents  francs. 
Dans  le  cours  des  années  suivantes,  trois  cent  quinze  florins 
furent  accordés  au  père  d'Hartman  de  Rotzenhausen ,  tué  à 
Bulgnéville  ;  deux  cent  cinquante  florins  à  Guillaume  Stupfie, 
dont  les  deux  fils  avaient  aussi  péri  ;  deux  mille  quatre  cents 
francs,  garantis  en  partie  sur  la  forteresse  d'Ancy-sur-Moselle, 
aux  héritiers  de  Marguerite  de  Tournai,  pour  pertes  éprouvées 
dans  la  bataille  ;  six  cents  francs  à  Louis  Vagnon,  capitaine  de 
gens  d'armes  ;  cinq  cents  francs  à  Barthélémy  Barrette ,  éga- 
lement capitaine  ;  deux  cents  florins  au  gendre  de  Joffort  van 
Beftort ,  mort  dans  le  combat  ;  deux  cents  florins  à  This  de 
Fiissenich,  dit  de  Morstorff,  pour  sa  rançon  ;  trois  cents  francs 
à  Jean  de  Ghâtenoy ,  dit  le  Gascard,  qui  avait  été  fait  prison- 
nier, et  qui  reçut  en  place  de  la  somme,  pour  sa  vie  durant, 
les  gerbages  des  jardins  de  Pont-à-Mousson  \  Une  rançon 
beaucoup  plus  importante,  et  qui  tomba  également  à  la  charge 

'  liihl.  liât.,  Lorraine  8,  n^^  7,  8,  10,  12,  17,  19,  2:5,  33,  iî.  Arcli.  iiat., 
KK  1117,  f  110  v»;  KK  1123,  l°=*  900  vo,  704  V,  897  v,  479  v»;  KK  1125, 
f°»G87,  30O;  KK  1127,  fo  115. 


100  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  [1432] 

du  trésor  ducal,  fut  celle  du  chevalier  Jean  de  Rodemack, 
tombeau  pouvoir  du  sii'C  de  Croy,  Bourguignon.  Le  chancelier 
Jacques  deSierck  et  d'autres  conseillers  de  René  durent,  pour 
délivrer  ce  gentilhomme,  se  porter  cautions  de  dix  mille  écus 
payables  en  deux  termes,  et,  jusqu'à  leur  entier  versement, 
les  places  de  Clermont  en  Argonne  et  Neufchâteau  demeurè- 
rent en  gage  aux  mains  du  duc  de  Bourgogne,  par  suite  d'un 
accord  passé  le  7  février  1437'.  En  même  temps,  il  fallait 
indemniser  certains  partisans  du  comte  de  Vaudemont,  dont 
les  habitations   avaient   été  démolies  durant  la  guerre  :  les 
châteaux  de  Rimoncourt,  d'Aigremont,  de  Buxières,  appar- 
tenant à  Agnès  de  Noyers,  avaient  eu   ce  triste  sort  ^  Ces 
divers  exemples  ne  donnent  qu'une  idée  approximative  des 
frais  énormes  que  le  vaincu  fut  obligé  de  rembourser,  et  aux- 
quels vint  s'ajouter  le  prix  exorbitant  de  sa  propre  délivrance. 
11  ne  put  s'en  tirer  que  peu  à  peu,  en  échelonnant  les  paye- 
ments comme  on  vient  de  le  voir,  et  en  recourant  aux  expé- 
dients. Les  aliénations  faites  à  cette  occasion  allèrent  si  loin, 
elles  appauvrirent  tellement  le  domaine  de  ses  duchés  de  Bar 
et  de  Lorraine,  qu'il  se  vit  plus  tard  forcé  de  les  révoquer 
toutes  \  Mais  sa  loyauté  et  sa  générosité  trouvèrent  d'autres 
compensations  à  oflVir  aux  victimes  de  sa  fatale  campagne,  et, 
jusqu'aux  dernières  années  de  son  règne,  il  écouta  les  récla- 
mations qui  lui  étaient  adressées  pour  cet  objet,  bien  que  la 
justice  n'en  fût  pas  toujours  démontrée*. 

Pendant  que  René  s'occupait  de  mettre  ordre  aux  affaires 
des  deux  duchés,  Philippe  le  Bon,  redoutant  l'intervention  de 
l'Empereur,  à  qui  on  en  avait  appelé,  et  qu'on  savait  déjà  fa- 

•  Arch.  nat.,  KK  1125,  f^  673,  'JT4. 

=  /A/r/.,  KK  1127,  f"  117  \o. 

2  Ordonnance  du  10  octobre  14'ii,  conlirmée  par  une  autre  du  20  déceinljre 
14iG  (bibl.  nat..  Lorraine  3I8,  f*  204,  210). 

^  Mandement  au  gouverneur  des  salines  de  Château-Salins  de  laisser  Baudevin 
Saulzeny,  d'Éjjiiial,  prendre  cinq  niuids  de  sel  par  an  jusqu'à  sa  mort,  «  pour 
considéracion  des  grans  pertes  et  dommages  qu'il  dit  avoir  eues  depuis  la  journée 
de  Buligueville  et  à  l'occasion  d'icelle,  etc.  »  23  juillet  1471.  (Arch.  nat.,  P  1334', 
n"  11,  f"  23  v.) 


[1432-33]  ELARGISSEMENT  PROVISOIRE.  101 

vorable  aux  intérêts  du  prince  captif,  entreprit  de  décider 
lui-môme  la  question  lorraine.  On  ne  pouvait  plus  ouvej-te- 
ment  se  faire  juge  et  partie;  mais  il  avait  pour  lui  la  force,  et 
il  eut,  de  plus,  l'habileté  de  ne  pas  donner  trop  brusquement 
gain  de  cause  à  son  allié  de  Vaudemont.  Du  reste,  le  désac- 
cord commençait  à  se  glisser  entre  eux  au  sujet  de  la  rançon 
du  vaincu  de  Bulgnéville,   que  chacun  d'eux  prétendait  lui 
appartenir  ;  Antoine  faisait  même  rédiger  des  mémoires  juri- 
diques pour  démontrer  qu'il  y  avait  seul  droit,  comme  chef  de 
l'expédition.  Sentant,  néanmoins,  qu'il  ne  pouvait  que  gagner 
à  l'arbitrage  du  duc  de  Bourgogne,  il  s'y  soumit  d'avance 
avec  empressement.  René  fut  forcé  par  sa  position  d'en  faire 
autant  S  et  dans  un  premier  compromis,  du  10  octobre  1432, 
il  consentit  à  ce  que  leur  querelle  lut  ainsi  vidée  à  l'amiable, 
sans  procès,  pour  la  fête  de  Noël  suivante  :  Philippe  se  réser- 
vait cependant  d'ajourner  sa  sentence,  et,  en  attendant,  les 
hostilités  devaient  demeurer  suspendues  ^  Le  23  novembre, 
Charles  d'Hausson ville,  Charles  d'Haraucourt  et  d'autres  sei- 
gneurs lorrains  recevaient  de  leur  seigneurie  mandat  de  com- 
paraître en  son  nom  et  de  plaider  sa  cause  devant  le  duc  de 
Bourgogne.  Mais,  peu  de  temps  après,  René  prit  le  parti  de  se 
rendre  lui-même  à  la  cour  de  ce  prince,  qui  était  alors  en 
Flandre.  Il  s'y  rencontra  avec  son  rival,  et,  à  la  suite  de  plu- 
sieurs journées   tenues   à  Bruxelles,  sous   la  présidence  de 
Philippe,  celui-ci   leur  fit   conclure  dans  la  même  ville,  le 
13  février  1433,  un  accommodement  dont  la  base  était  une 
promesse  de  mariage  entre  Ferry  de  Lorraine,  fils  du  comte 
de  Vaudemont,  et  Yolande,  fille  aînée  du  prince  d'Anjou.  La 
dot  de  la  princesse  fut  réglée  à  dix-huit  mille  florins  du  Rhin, 
plus  douze  cents  florins  de  rente  à  assigner  le  jour  des  fian- 

•  «  Les  malheurs  et  les  divisions  causés  dans  mes  États  par  ma  détention, 
écrivait-il  quelque  temps  auparavant,  me  font  une  loi  d'employer  le  plus  tôt 
possible  tous  les  moyens  qui  sont  en  ma  puissance  pour  y  mcUre  un  terme.  » 
(Notes  manuscrites  de  dom  Calmet,  citées  par  M.  de  Villeneuve-Bargemont,  I, 
177.) 

*  Arch.  nat.,  KK  1127,  f"  53G. 


102  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  [1433] 

cailles.  Cette  cérémonie  fut  fixée  à  la  Saint-Jean  suivante  : 
aussitôt  après ,  Yolande  devait  être  remise  à  son  futur  beau- 
père,  jusqu'à  ce  qu'elle  eût  atteint  l'âge  nubile'.  Elle  n'avait, 
en  effet,  que  quatre  ans',  et  ce  fait  seul  démontre  l'absurdité 
de  la  légende  que  l'historien  César  de  Nostredame  a  racontée 
à  propos  de  son  mariage  :  suivant  lui,  Ferry  aurait  enlevé  la 
jeune  fille  et  l'aurait  gardée  longtemps  en  son  pouvoir  ;  leur 
union  aurait  été  décidée  afin  de  couvrir  ce  rapt,  source  de 
cuisants  chagrins  pour  le  pauvre  roi  René  et  de  grands  maux 
pour  le  pays  de  Provence.  D'autres  ont  amplifié  en  disant 
qu'Yolande  avait  partagé  l'ardente  passion  de  son  ravisseur, 
lequel  était  beau  entre  les  hommes  comme  Hélène  entre  les 
femmes  ^  La  passion  d'une  enfant  de  quatre  ans  !  On  ne  peut 
voir  là  que  le  besoin  d'expliquer  une  alliance  inattendue, 
presque  contre  nature,  besoin  assez  naturel  chez  des  chroni- 
queurs éloignés  du  théâtre  des  événements  et  peu  au  courant 
de  la  politique.  La  vérité  historique  est  encore  contrariée  d'une 
autre  manière  par  l'assertion  de  Nostredame  :  le  mariage  qu'il 
déplore  ne  devait  pas  avoir  de  suites  aussi  funestes,  et  René 
trouva  plus  tard  des  compensations  dans  la  valeur  et  le  dé- 
vouement de  son  gendre.  Mais,  pour  le  moment,  il  ne  pouvait 
sembler  qu'un  expédient  destiné  à  le  frustrer,  lui  ou  ses  fils, 
de  la  succession  de  Lorraine,  ou  tout  au  moins  à  donner,  sous 
les  apparences  d'une  fusion  pacifique,  un  nouveau  fondement 
aux  prétentions  de  la  branche  de  Vaudemont;  et  c'est  bien 

'  Ibid.,  KK  1117,  fo  150;  K  G3,n"23.D.  Calmel,  Preuves,  l.  III,  col.  dcxlvi. 

2  Bibl.  nat.,  nis.  lat.  17332,  calendrier. 

3  (c  Ferri  Je  Vaudemont,  fils  d'AïUoni,  avent  per  forsa  près  per  r.ipt  madame 
Yoland,   lille  de  moiisur   lou  rey  Reynié,  e  tenguila  longtems  à  son  poder,  per 

,  cobrir  lai  rapt,  son  covengut,  etc.;  lociu.il  lapt  aiiticipet  Ions  jours  al  paure  rey 
plus  (pie  louta  aulra  causa  e  engendrât  nous  proun  de  mal  en  l'rovensa.  »  ,^Nos- 
tred.ime,  H'ist.  de  Provence,  p.  GOl.)  Quelcpies-uns  ont  été  jusqu'à  attribuer  à 
cette  cause  la  guerre  de  Lorraine,  commencée  eu  1131.  (Y.  l'apon,  111,  305; 
Villeiieuve-Iiaigcniout,  I,  357,  '157.)  Ce  dernier  historien  place  la  convention  de 
mariage  un  an  plus  toi,  par  suite  de  son  hahilude  de  confondre  l'ancien  style 
chroiiologi(|ue  avec  le  nouveau,  et  malgré  cela  il  parle  du  traité  conclu  à  Bruxelles 
le  13  lévrier  1433,  (pi'il  est  alors  forcé  de  regarder  comme  une  simple  confirma- 
tion ;  de  là  un  récit  des  plus  obscurs. 


[1433]  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  103 

ainsi  que  la  chose  fut  prise  à  la  cour  de  France.  Quant  au  fond 
de  la  question,  le  duc  de  Bourgogne  ne  voulut  pas  encore  se 
prononcer.  Par  ce  même  traité  de  Bruxelles,  son  jugement, 
qui  devait  déjà  être  rendu  le  25  décembre  1432,  fut  ajourné: 
les  parties  devaient  produire,  pour  le  25  décembre  suivant, 
tous  leurs  titres,  tant  sur  la  possession  du  duché  de  Lorraine 
que  sur  l'hommage  du  comté  de  Vaudemont,  refusé  par  An- 
toine ,  et  la  sentence  devait  leur  être  signifiée  un  an  après  ; 
ils  étaient  tenus,  en  attendant,  de  demeurer  en  paix  et  de  pu- 
blier cette  convention  dans  leurs  domaineâ  respectifs  \ 

EiTectivement,  les  deux  princes  ennemis  parurent  vivre  alors 
en  bonne  intelligence,  et  se  montrèrent  ensemble  en  public. 
A  son  retour  de  Bruxelles,  René  s'accommoda  également  avec 
Jean  de  Luxembourg,  comte  de  Ligny,  chez  lequel  il  s'arrêta, 
au  château  de  Bohain.  On  se  souvient  que  ce  seigneur  lui  avait 
enlevé  par  la  force  la  ville  et  le  comté  de  Guise,  patrimoine 
qui  lui  avait  été  laissé  par  Louis  II,  son  père.  Depuis  qu'il  était 
devenu  maître  effectif  des  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine,  la 
conservation  de  ce  fief  avait  perdu  de  son  importance  et  pour 
lui  et  pour  la  cause  royale.  Déjà,  l'année  précédente,  cédant  à 
de  pressantes  nécessités,  il  en  avait  légitimé  l'usurpation  par 
un  contrat  de  vente ,  et  avait  reçu  de  l'acquéreur  plusieurs  à- 
compte,  s'élevant  à  quarante-six  mille  livres  tournois  ^  On 
pouvait  cependant  craindre  que  la  valeur  de  l'acte  fût  contestée 
plus  tard,  à  cause  de  l'incapacité  dont  sa  captivité  le  frappait*. 
Aussi  lui  fit-on  promettre  de  le  ratifier  dès  qu'il  aurait  recouvré 
sa  liberté  :  il  s'y  engagea  avant  de  quitter  Bruxelles ,  le 
18  février  1433  *.  Arrivé  à  Bohain,  et  reçu  par  son  hôte  avec 
une  gracieuseté  intéressée,  il  arrêta  avec  lui,  le  23  du  même 

'  Arch.  K  63,  n»  23.  D.  Calmet,  loc.  cit. 

2  Arch.  nat.,  P  1334',  f"  154  v°. 

■>  On  sait  que  les  prisonniers  ne  pouvaient  passer  de  contrats  sans  l'assenti- 
ment de  celui  qui  les  détenait.  Philippe  le  Bon  déclara  plus  tard  lui-même  que 
René  n'était  pas  lié  par  les  obligations  qu'il  avait  prises  dans  sa  prison  ou  durant 
son  élargissement  provisoire,  à  moins  qu'il  ne  vînt  à  les  ratifier  ensuite.  (Acte  du 
21  février  1437,  Bibl.  nat.,  Lorraine  238,  n«  30.) 

*  Arch.  nat.,  KK  1125,  f"  C(i7. 


104  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  [1433] 

mois,  une  dernière  convention,  aux  termes  de  laquelle  le  comte 
s'obligeait  à  lui  remettre  encore  vingt  mille  livres.  Il  fut  même 
question  d'un  projet  d'alliance  entre  leurs  deux  familles  ;  les 
noms  de  la  jeune  Marguerite  d'Anjou ,  fille  cadette  de  René, 
âgée  de  trois  ans  à  peine,  et  du  fils  du  comte  de  Saint-Pol, 
frère  de  Jean  de  Luxembourg ,  furent  prononcés ,  et  il  fut  sti- 
pulé que  l'accomplissement  de  ce  mariage,  s'il  avait  lieu, 
dispenserait  le  comte  de  Ligny  de  payer  sa  dette  en  espèces*  : 
mais  un  sort  plus  illustre  attendait  la  jeune  princesse.  La  pré- 
vision de  la  rançon  qu'il  aurait  à  payer,  l'impérieuse  loi  de  ne 
pas  mécontenter  Philippe  le  Bon,  imposèrent  au  duc  de  Lor- 
raine le  nouveau  sacrifice  accompli  à  Bohain.  Au  dire  de 
Monstrelet ,  «  il  se  départit  de  là  très-bien  content,  comme  il 
monstroit  semblant.  »  Que  pouvait-il,  en  effet,  sinon  faire 
contre  mauvaise  fortune  bon  cœur^  ? 

Il  ne  partit  pas  de  Bohain,  toutefois,  sans  conclure  un  autre 
accord  avec  sa  cousine  Jeanne  de  Bar,  comtesse  de  Marie 
et  belle-sœur  de  son  hôte.  Pour  écarter  encore  de  ce  côté 
les  difficultés  qui  pouvaient  venir  compliquer  sa  situation ,  et 
pour  mettre  son  duché  de  Bar  à  l'abri  de  réclamations  plus  ou 
moins  légitimes,  il  confirma  et  abandonna  de  nouveau  à  cette 
princesse  la  jouissance  des  terres  que  son  oncle  le  cardinal  lui 
avait  léguées  :  Cassel,  le  Bois  de  Nieppe  et  les  autres  biens  des 
ducs  de  Bar  en  Flandre  ;  AUuye,  Brou,  Montmirail,  Auton,  la 
Basoche,  dans  le  Perche  et  le  pays  Chartrain  ^ 

Revenu  en  Lorraine ,  le  duc  consacra  le  temps  qui  lui  res- 
tait à  donner  la  chasse  aux  troupes  de  brigands  ou  d'écor- 
cheurs  qui  désolaient  la  contrée.  Il  prit  plusieurs  de  leurs  ca- 
pitaines, les  fit  pendre,  et  démolit  leurs  forteresses.  Contre 
cet  ennemi  commun ,  véritable  fléau  de  l'époque ,  il  unit  ses 
armes  à  celles  du  comte  de  Vaudemont.  Il  conclut  aussi,  pour 
la  répression  des  brigandages,  des  traités  avec  l'évêque  et  la 

'  An  h.  nat.,  P  1334  S  f"  154. 
^  Arch.  nat.,  K  504,  n"l,  f»  18;  Monstrelet,  V,  50. 

^  Actes  (les  23  et  24  février  1433  (IJiljl.  nat.,  Lorraine  8,  n"  9  ;  Arch.  nat.,  KK 
1122,  fo  1051). 


[1433-34]  ELARGISSEMENT  PROVISOIRE.  105 

cité  de  Metz,  et  en  même  temps  il  obtint  du  premier  une 
somme  de  quinze  mille  florins  contre  la  restitution  de  quelques 
places  engagées  par  lui'.  Le  terme  fixé  pour  sa  rentrée  en 
prison  était  arrivé  dans  l'intervalle  ;  mais  Philippe  le  Bon, 
croyant  avoir  arrangé  définitivement  les  choses  au  profit  de 
son  allié  et  au  sien,  ayant  arraché  à  son  prisonnier  tout  ce  qu'il 
désirait  pour  l'instant,  et  sûr  de  son  adhésion  à  la  sentence 
finale  qu'il  s'était  réservé  de  prononcer,  laissa  passer  le  délai 
sans  exiger  sa  réintégration.  Les  fiançailles  de  Ferry  de  Vau- 
demont  et  d'Yolande  d'Anjou,  célébrées  en  conformité  de  la 
convention  de  Bruxelles,  le  traité  passé  pour  leur  mariage  dans 
la  ville  de  Bar,  le  1"  juillet  1433,  le  confirmèrent  dans  ses  espé- 
rances -.  Aussi  obtint-il  du  comte  Antoine  un  sursis  pour  le 
payement  de  la  dot  de  la  jeune  princesse,  que  René  était  dans 
l'impuissance  de  verser  sur-le-chau)p,  pour  l'assignation  de 
son  douaiie  et  pour  la  remise  de  sa  personne,  qui  fut  reculée 
jusqu'au  27  février  suivante 

Philippe  avait  encore  une  autre  raison  pour  ménager  en  ce 
moment  le  prince  que  le  sort  des  armes  avait  mis  à  sa  merci. 
Les  liens  qui  l'unissaient  aux  Anglais  commençaient  à  se  re- 
lâcher. Des  questions  de  préséance,  des  blessures  d'amour- 
propre,  avaient  refroidi  ses  relations  avec  Henri  V  et  Bedford  ; 
insensiblement,  il  se  rapprochait  de  Charles  VII ,  dont  il  pou- 
vait avoir  besoin  d'un  jour  à  l'autre,  et  déjà  l'on  parlait  d'un 
traité  de  paix.  René  lui-même  servit  d'intermédiaire  pour  les 
premières  ouvertures,  et  c'est  là  un  des  traits  les  plus  ignorés 
de  sa  carrière  politique.  Vers  le  commencement  de  1434,  il 
se  mit  en  route  poui-  aller  voir  en  Provence  la  reine  Yolande, 
sa  mère,  dont  les  conseils  lui  étaient  si  utiles  ;  il  devait  s'ar- 
rêter en  passant  auprès  du  Roi,  dont  il  comptait  sans  doute 


'  Bibl.  nat.,  Lorraiue  226,  n»  12.  Aich.  nat.,  KK  1123,  f»  700  v»;  KK  1127, 
f»  115  vo.  Dans  un  de  ces  traités  d'alliance  et  de  protection,  daté  du  28  septembre 
li33,  est  comprise  Elisabeth  de  Gorlilz,  palatine  du  Rhin,  duchesse  de  Bavière 
et  de  Luxeml)oaig. 

»  Arch.  nat.,  KK  1123,  f"  17  v».  D.  Calmet,  preuves,  t.  111,  col.  dcxlvi. 

3  Arch.  nat.,  KK  1117,  f»  151. 


lOQ  ÉLARGISSEMENT  PROVISOIRE.  [Ii34] 

invoquer  l'appui,  et  qui  se  trouvait  alors  en  Dauphiné.  Soit 
qu'il  en  eût  reçu  la  mission,  soit  simplement  clans  le  but  d'in- 
téresser plus  vivement  Charles  VII  à  sa  cause  en  lui  portant 
une  heureuse  nouvelle,  il  vit  auparavant  le  duc  de  Bourgogne 
et  scruta  ses  intentions  relativement  à  la  paix.  Philippe  lui  ré- 
pondit qu'il  avait  toujours  désiré  et  désirait  encore  la  tranquil- 
lité du  royaume  ;  cependant  il  ne  voulut  encore  engager  au- 
cune négociation  en  dehors  du  roi  d'Angleterre,  du  régent  ou 
de  leur  conseil,  et  René  ne  put  obtenir  de  lui  d'autre  réponse 
qu'une  affirmation  réitérée  de  ses  bonnes  dispositions.  Conti- 
nuant son  voyage,  il  rendit  compte  de  sa  tentative  au  Roi  : 
celui-ci  l'accueillit  favorablement,  et  le  chargea  de  faire  savoir 
au  duc  de  Bourgogne  que,  s'il  voulait  bien  lui  envoyer  un 
sauf-conduit  pour  l'archevêque  de  Reims,  le  bâtard  d'Orléans, 
Christophe  d'Harcourt  et  plusieurs  autres  personnages,  il  les 
députerait  vers  lui  pour  s'entretenir  de  la  paix. 

Le  duc  de  Lorraine  transmit  ce  message  à  Dijon.  Philippe 
refusa,  se  retranchant  de  nouveau  derrière  l'impossibilité 
d'agir  sans  le  roi  d'Angleterre  ;  il  voulait  attendre  le  résultat 
de  la  journée  de  Calais,  qui  devait  se  tenir  entre  les  délégués 
de  ce  prince  et  ceux  du  roi  de  France,  en  vue  d'une  pacifica- 
tion générale.  René  ne  s'en  tint  pas  là  :  sur  l'invitation  de 
Charles  VII,  il  poussa  jusqu'à  Chambéry,  pour  tenter  des 
démarches  analogues  auprès  du  duc  de  Savoie,  allié  de  Phi- 
lippe. Le  mariage  de  Louis,  fils  aîné  d'Amédée  VIII,  avec 
Anne  de  Lusignan,  fille  du  roi  de  Chypre,  célébré  dans  cette 
ville  au  mois  de  février  1434,  avait  réuni  un  grand  nombre  de 
princes  et  fournissait  l'occasion  naturelle  d'entamer  des  pour- 
parlers diplomatiques.  Ainsi  s'explique  un  voyage  que  ni  le 
goût  des  fêtes  ni  la  prétendue  générosité  du  duc  de  Bour- 
gogne, qui,  au  dire  de  certains  historiens,  aurait  amené  lui- 
même  son  prisonnier  à  la  cour  de  Savoie,  ne  suffiraient  à 
motiver.  En  réalité,  René  arriva  dans  la  ville  de  Chambéry 
avant  Philippe,  et  accompagné  de  Christophe  d'Harcourt.  Il 
entretint  en  particulier  le  duc  Amédée  VIII,  et  lui  proposa  de 
tenir  avec  lui  une  journée  dans  un  lieu  quelconque  de  la  Bresse, 


[1434]    LA  QUESTION  DE  LORRAINE  DEVANT  L'EMPEREUR.       107 

afin  d'aviser  aux  moyens  de  rendre  la  paix  au  royaume. 
Amédée  en  référa  à  son  allié  quand  il  fut  arrivé  à  son  tour, 
le  pressa  d'accepter  cette  entrevue,  et  se  montra  fort  bien  dis- 
posé. Philippe  lui-même  fut  ébranlé;  car,  à  son  retour  dans 
ses  États,  et  dès  la  fin  du  même  mois,  il  envoya  au  régent  son 
chancelier  Rolin,  avec  des  instructions  pour  demander  son 
assentiment  à  la  journée  projetée'.  Celle-ci  ne  paraît  pas  avoir 
eu  lieu  ;  mais  les  négociations  engagées  aboutirent  un  peu  plus 
tard  au  congrès  d'Arras,  dont  nous  aurons  à  parler,  et  René 
contribua  certainement  au  rapprochement  qui  en  fut  la  suite, 
ce  dont  il  fut  bien  mal  récompensé. 

Du  reste,  sa  réputation,  sa  bonne  mine,  lui  méritèrent,  pen- 
dant les  trois  jours  que  durèrent  les  noces  de  Louis  de  Savoie, 
des  égards  tj-ès-flatteurs  :  placé  à  table  à  côté  de  Fépousée,  il 
ne  put  que  faire  valoir,  par  son  entrain  et  sa  galanterie,  sa 
propre  cause  et  celle  du  roi  de  France.  Il  rencontra  là  sa  belle- 
sœur  Marguerite,  fille  d'Amédée  VIII  et  femme  de  Louis  III 
d'Anjou,  roi  de  Sicile,  et  cette  princesse  semble  avoir  été  mêlée 
elle-même  aux  graves  négociations  qui  se  cachaient  sous  le 
voile  des  fêtes.  Elle  vint,  en  eftet,  le  mois  suivant,  trouver 
Charles  VII  à  Vienne,  où  il  tenait  cour  plénière  :  les  nouvelles 
qu'elle  lui  apporta  sur  les  dispositions  des  princes,  jointes  à 
l'ascendant  de  sa  beauté,  la  firent  accueillir  avec  une  faveur 
toute  particulière  ;  elle  eut  l'honneur  de  danser  avec  le  Roi, 
{(  et  tous  deux  dansèrent  longuement  ^  ».  La  reine  de  Sicile  se 
rendit  aussitôt  après  en  Italie,  pour  porter  secours  à  son  mai'i 
et  au  pape  Eugène  IV. 

Au  sortir  des  réjouissances  de  Chambéry,  la  sécurité  du  duc 
de  Bourgogne,  qui  s'imaginait  tenir  dans  ses  mains  le  sort  de 
la  Lorraine,  fut  troublée  par  un  coup  de  foudre.  Depuis  plu- 

'  C'est  dans  les  instructions  données  à  Rolin  qne  j'ai  puisé  tous  les  détails  de 
cette  affaire.  Quoique  publiées  par  D.  Plancher  {Hisi.  de  Bourgogne,  preuves, 
p.  cxxxvii),  elles  n'ont  pas  été  utilisées  par  les  historiens.  Cf.  Vailet,  II,  309; 
Villeneuve-Bargemont,  1,  182;  etc.  V.v.  dernier,  entre  autres  erreius,  |)laceà  Genève 
la  célébration  du  mariage  de  Louis  de  Savoie. 

2  Mouslrelet,  V,  89;  Vallel,  II,  aïO. 


108       LA  QUESTION  DE  LORRAINE  DEVANT  L'EMPEREUR.     [1434] 

sieurs  mois,  les  administrateurs  de  ce  duché,  les  princes  d'An- 
jou, les  ambassadeurs  de  Charles  VII,  insistaient  auprès  des 
membres  du  concile  pour  faire  évoquer  devant  eux  ou  devant 
l'Empereur,  suzerain  légitime,  le  différend  de  René  et  d'An- 
toine de  Vaudemont.  Sigismond  hésitait  à  intervenir,  loi'sque, 
Philippe  le  Bon  ayant  commis  la  faute  «le  s'attirer  sa  colère  en 
refusant  de  reconnaître  ses  droits  sur  quelques  fiefs  \  il  se 
décida  soudain  à  lancer  une  assignation  aux  deux  parties,  et 
les  somma  de  se  présenter  à  son  tribunal  le  jour  de  la  fête 
de  saint  Ambroise  (4  avril).  Le  mandement  impérial  rendu 
pour  cet  objet,  le  22  février  1434,  portait  qu'Antoine  ayant 
demandé  à  être  investi  des  régales  dépendant  de  l'empire  en 
Lorraine,  et  le  duc  de  Bar  ayant,  de  son  côté,  réclamé  le  pre- 
mier cette  investiture,  la  question  allait  être  examinée  et 
jugée;  en  conséquence,  les  compétiteurs  devaient  se  trouver 
à  Bâle  au  jour  fixé,  afin  d'exposer  leurs  droits  et  d'entendre 
la  sentence'-.  Malgré  les  efforts  des  ambassadeurs  de  Philippe, 
l'affaire  suivit  son  cours  :  l'Empereur  et  les  Pères  envoyèrent 
aux  deux  princes  des  sauf-conduits  pour  se  rendre  auprès 
d'eux  avec  troupes  et  bagages''. 

René  et  Antoine  déférèrent  à  la  citation.  Le  premier  s'étant 
présenté  devant  l'Empereur,  assis  sur  son  trône,  allégua  que 
ses  prédécesseurs  avaient  toujours  joui  des  droits  régaliens  en 
Lorraine,  droits  qu'ils  tenaient  en  fief  du  Saint-Empire  romain, 
et  qui  étaient  les  suivants:  droit  de  garde  et  de  protection  de 
la  ville  de  Toul  et  de  l'abbaye  de  Reiniremont;  droit  de  sauf- 
conduit  ou  police  des  chemins  ;  droit  de  fabrication  des  mon- 
naies ;  droit  de  présence  aux  duels  qui  avaient  lieu  entre  le 
Rhin  et  la  Meuse;  droit  de  propriété  sur  les  fils  de  clercs  nés 
en  Lorraine.  Ses  raisons  ayant  produit  sur  le  conseil  impérial 
l'impression  la  plus  favorable,  Antoine  prétendit  s'opposer  au 

'  V.  D.  Plancher,  IV,  187. 

ï  Arch.  nat.,  J  932,  n»  7.  La  pièce  porte  encore  le  sceau  de  l'empereur  Si- 
gismond, fruste. 

^  Arch.  nat.,  J  932,  n^^  2  et  8.  Ces  sauf-conduits  sont  dates  des  24  février  et 
13  mars  1434.  Celui  du  concile  est  scellé  d'une  huile  de  plonih  fort  curieuse. 


[1434]     LA  QUESTION  DE  LORRAINE  DEVANT  L'EMPEREUR.       109 

jugement  qui  se  préparait,  et  lui-mêuie  exposa  ses  griefs,  qu'il 
fit  ensuite  développer  plus  longuement  par  un  avocat.  Sigis- 
mond  lui  répondit  simplement  :  «  Nous  avons  entendu  tout  ce 
que  vous  avez  dit;  nous  en  délibérerons  avec  notre  conseil  et 
avec  les  princes.  »  Puis  il  nonmia  trois  délégués  pour  l'en- 
tendre encore  et  pour  instruire  la  cause.  De  nouvelles  expli- 
cations, portant  sur  la  masculinité  du  duché  de  Lorraine, 
furent  données  à  ces  commissaires  ;  après  quoi  ils  déclarèrent 
qu'ils  devaient  en  référer  à  leur  maître,  qu'Antoine  pouvait  se 
retirer,  et  qu'on  lui  transmettrait  en  son  hôtel  une  réponse 
définitive.  Dès  le  lendemain,  24  avril,  cette  réponse  fut  pro- 
clamée solennellement  dans  la  cathédrale  par  Sigismond  en 
personne  :  la  souveraineté  de  la  Lorraine  était  dévolue  par 
provision  à  René  d'Anjou  au  nom  de  sa  femme,  et  sans  pré- 
judice des  droits  de  la  branche  de  Vaudemont.  Le  fond  du 
débat  était  renvoyé  au  concile  ;  mais  c'était  là  un  acte  de  pure 
déférence,  et  les  Pères,  qui  avaient  tant  d'autres  sujets  de  dé- 
libération, ne  crurent  pas  devoir  intervenir.  Le  duc  prêta 
serment  de  fidélité  à  son  suzerain  et  reçut  Tinvestiture  dans 
la  forme  usitée  '.  Antoine  se  retira  en  déposant  une  protesta- 
tion écrite  '.  René ,  triomphant ,  regagna  sa  capitale.  Son 
voyage  de  Bàle  lui  avait  coûté  deux  mille  quatre  cent  qua- 
rante-neuf florins,  avancés  par  Jean  Rlch,  de  Richenstein, 
chevalier,  et  par  Henri  Hauke,  de  Diebelich,  qu'il  remboursa 
un  peu  plus  tard  ^  mais  il  en  rapportait  la  confirmation  de 
son  titre  et  l'affermissement  de  sa  couronne  ducale. 

Son  retour  en  Lorraine  fut  fêté  par  des  réjouissances  pu- 

'  Procès-verbaux  fies  23  et  24  avril  1434  (Arch.  nal.,  .1  932,  n"  9;  Bibl. 
nat.,  nis.  Diipuy  430,  f»  23).  V.  aussi  D.  Calmet,  II,  783.  M.  Vallet  a  placé  par 
erreur  cet  événement  en  1435  {Diogmplne  générale,  art.  Rk>iî  d'A>JOU). 

*  Arch.  nat.,  KK  1125,  fo  GG8  V;  Vignier,  Origine  de  la  maison  de  Lorraine, 
p.  20. 

=  V.  les  quittances  de  ces  deux  personnages  (Bihl.  nat.,  Lorr.  8,  n''^  40  et  G6). 
C'est  dans  le  cours  de  ce  voyage  que  Hené  dut  faire  un  pèlerinage  à  Sainte-Croix  de 
Strasbourg  et  une  visite  à  son  beau-frèie  le  marquis  de  Uade,  rapportés,  dans  la 
seconde  quittance,  à  la  date  de  juillet  li35,  qu'il  faut  lire  sans  doute  1434,  car, 
l'année  suivante,  il  était  rentré  en  prison. 


110  ■  RENÉ  RENTRE  EN  PRISON.  [1434 

bliques,  des  tournois  et  des  joutes.  Une  nouvelle  félonie  du 
damoiseau  de  Conunercy  attira  ensuite  ses  rigueurs  contre 
cette  place ,  qu'il  assiégea  de  concert  avec  les  Messins.  L'in- 
tervention du  connétable  Arthur  de  Richemont,  qui  chassait 
au  désesjjéré  les  Anglais  dans  les  environs  de  Bar-le-Duc, 
sauva  seule  Robert  de  Sarrebruck  et  les  siens  :  il  se  rendit  au 
connétable  et  au  duc  de  Lorraine,  réunis  à  Saint-Mihiel  pour 
recevoir  son  serment,  et  promit  tout  ce  qu'on  voulut.  Sui- 
vant une  autre  version,  celle  de  Guillaume  Gruel,  le  biographe 
de  Richemont,  celui-ci  aurait,  au  contraire,  entrepris  le  siège 
de  Commercy  à  la  prière  du  duc  son  ami  ;  mais  l'expédition 
se  serait  toujours  terminée  de  la  même  manière'. 

René  ne  pouvait  se  flatter ,  cependant,  de  continuer  libre- 
ment cà  gouverner  et  à  pacifier  ses  États.  La  sentence  impériale 
était  un  affront  pour  le  puissant  duc  de  Bourgogne.  Si  elle 
assurait  la  possession  de  la  Lorraine  à  son  prisonnier,  elle  ne 
pouvait  ni  le  dégager  de  sa  parole,  ni  lui  rendre  l'indépen- 
dance perdue  à  Bulgnéville.  D'ailleurs,  Philippe  lui-même 
avait  à  rendre  son  jugement  dans  le  débat  :  ce  jugement  pou- 
vait être  intéressé,  arbitraire  ;  mais  enfin  René  y  avait  sous- 
crit d'avance  par  le  traité  de  Bruxelles  ;  il  avait  renouvelé  son 
adhésion  par  les  fiançailles  de  sa  fille  et  de  Ferry  de  Vaude- 
mont.  Prévenir  la  décision  de  son  vainqueur  et  maître ,  en 
appeler  à  un  suzerain  dont  celui-ci  méconnaissait  et  détestait 
la  suprématie ,  et  surtout  triompher  devant  cette  juridiction 
supérieure ,  il  y  avait  là  de  quoi  exaspérer  un  prince  moins 
orgueilleux  que  Philippe.  Aussi  accueillit-il  avec  empresse- 
ment les  protestations  et  les  réclamations  d'Antoine,  qui  lui  en- 
voya demandei- justice  ta  Bruxelles.  Le  25  décembre  1434,  jour 
qu'il  avait  fixé  pour  trancher  à  lui  seul  la  question  lorraine,  il 
fit  citer  René  à  la  porte  de  son  palais,  et  rendit  contre  lui  une 
sentence  par  défaut,  le  sommant  de  nouveau  de  comparaître 
dans  un  an  à  pareil  jour.  En  même  temps,  bien  qu'il  eût  con- 
servé entre  les  mains  les  plus  précieux  otages,  c'est-à-dire  les 

'  V.  D.  Calmet,  II,  Î84  et  suiv.;  G.  Gniel,  éd;  Pelitot,  VIII,  4C9. 


[Ii3lj  RENE  RENTRE  EN  PRISON.  111 

enfants  du  malheureux  duc,  il  lui  intima  l'ordre  de  se  recon- 
stituer immédiatement  prisonnier  à  Dijon.  Les  prières  de  la 
duchesse  Isabelle,  la  médiation  de  l'évêque  de  Metz,  rien  n'y 
fit.  Philippe  était  dans  son  droit  :  il  allait  désormais  l'exercer 
dans  toute  sa  rigueur. 

René  se  souvint  qu'il  était  le  petit-fils  du  roi  Jean  :  comme 
lui ,  il  aima  mieux  aller  reprendre  ses  fers  que  de  manquer  à 
la  foi  jurée,  malgré  l'appui  que  les  princes  lui  promettaient  ^ 
car,  s'il  montrait  quelque  faiblesse  dans  sa  ligne  politique,  le 
courage  et  la  loyauté  ne  lui  faisaient  jamais  défaut.  Alors 
commença  pour  lui  une  autre  captivité  de  deux  ans,  plus  dure 
que  la  première.  Enfermé  de  nouveau  dans  la  tour  de  Bar, 
gardé  à  vue,  entouré  de  la  surveillance  la  plus  soupçonneuse, 
il  n'eut  pas  même  la  faculté  de  s'entretenir  à  loisir  avec  ses 
amis  ou  ses  serviteurs.  Ceux  qui  pouvaient  parvenir  auprès 
de  sa  personne  avaient  peine  à  reconnaître,  dans  ce  captif  au 
visage  abattu,  défiguré  par  une  barbe  longue  et  inculte  (chose 
alors  inusitée),  le  brillant  héros  des  fêtes  de  Nancy  et  de 
Chambéry.  Il  y  eut  plus  qu'un  manque  de  générosité  dans  la 
conduite  de  son  geôlier  :  il  y  eut  encore  de  l'injustice  ;  car,  au 
lieu  de  rendre  la  liberté  aux  fils  quand  le  père  fut  revenu 
occuper  sa  place ,  Philippe,  beaucoup  moins  scrupuleux  que 
lui,  garda  l'un  des  enfants  pendant  près  d'une  année  encore, 
et,  lorsqu'on  put  l'arracher  de  ses  mains,  il  fallut  le  mettre  en 
lieu  de  sûreté  pour  qu'il  ne  fût  pas  repris.  On  remarquera 
peut-être  avec  étonnement  combien  ce  tableau  est  en  désac- 
cord avec  les  procédés  magnanimes  que  l'historien  de  René  a 
prêtés  au  duc  de  Bourgogne.  Mais  tous  ces  détails  sont  affir- 
més par  un  témoin  oculaire  et  digne  de  foi,  qui ,  envoyé 
comme  ambassadeur  à  Dijon  par  un  prince  italien,  les  a  con- 
signés dans  sa  relation  confidentielle ^  Le  surnom  et  le  carac- 
tère ordinaire  de  Philippe  le  Bon  ne  sauraient  contre-balancer 
une  telle  déposition  ;  et  d'ailleurs  le  fier  duc  montra  bien  par 

'  D.  Calmet,  II,  788  et  suiv. 

="  Je  reproduis  en  entier,  un  peu  plus  loin,  ce  passage  du  rapport  de  Caudido 
Decembrio,  conservé  aux  archives  de  Milan. 


112  RENE  HERITE  DE  LOUIS  III  ET  DE  JEANNE  II.     [1434-35] 

la  suite  qu'il  avait  voué  au  prince  d'Anjou  une  rancune  tout 
exceptionnelle. 

Un  coup  (le  théâtre  inattendu  vint  surexciter  encore  sa 
jalousie  et  grandir  ses  prétentions  ambitieuses.  La  destinée  de 
René  était  de  voir  sa  fortune  changer  brusquement  de  face  : 
sur  la  tête  de  ce  prisonnier  oublié  le  caprice  des  événements 
jeta  soudain  une  couronne  royale.  Son  frère  Louis  III,  adopté 
par  la  reine  Jeanne  de  Sicile,  venait  de  mourir  à  Cosenza,  en 
Calabre,  le  12  novembre  1434  S  lorsque  Jeanne  à  son  tour 
rendit  le  dernier  soupir,  le  2  février  suivant,  laissant  par 
testament  son  héritage  au  second  fils  de  Louis  IL  Cette  double 
succession  réunissait  dans  une  seule  main  les  vastes  domaines 
de  la  maison  d'Anjou,  dont  jamais  aucun  membre  n'avait  pos- 
sédé une  telle  variété  ni  une  telle  étendue  de  territoires.  Le 
duc  de  Bar  et  de  Lorraine  joignait  désormais  à  ces  deux  titres 
ceux  de  duc  d'Anjou,  de  comte  de  Provence,  de  roi  de  Sicile. 
Il  devenait  une  grande  puissance  féodale,  appelée  peut-être  à 
devenir  prépondérante.  Grâce  au  dévouement  de  ses  amis,  ce 
prince,  qu'on  prit  dès  lors  l'habitude  de  nommer  le  roi  René 
ou  le  roi  de  Sicile,  apprit  coup  sur  coup  les  graves  nouvelles 
qui  l'intéressaient  tant.  Les  partisans  de  la  dynastie  angevine 
en  Italie  transmirent  à  des  banquiers  de  Provence  une  dépêche 
chiffrée,  qu'un  juif  d'Avignon  porta  et  traduisit  aux  magis- 
trats du  pays  ;  ceux-ci  la  firent  transcrire  en  français  et  en- 
voyer à  Dijon  ^  En  même  temps,  un  seigneur  provençal.  Vital 
de  Cabanis,  se  rendit  auprès  de  son  nouveau  souverain,  et, 
ayant  obtenu  de  lui  parler,  lui  raconta  en  détail  les  événe- 
ments de  Naples  :  son  adoption  par  la  reine,  sa  reconnaissance 
par  le  peuple ,  la  nomination  d'un  conseil  de  gouvernement 
pour  attendre  son  arrivée,  que  les  entreprises  du  roi  d'Aragon 
rendaient  urgente,  enfin  le  désir  des  princes  italiens  de  le  voir 
au  plus  tôt  prendre  possession  d'un  royaume  auquel  sa  pré- 

'  Uil)l.  nul.,  nis.  lai.  17332,  calendrier;  le  14,  suivant  le  ms.  lat.  1150"; 
le  15,  suivant  \'y4rt  île  vérifier  les  dates  (XVIII,  345);  le  24  octobre,  suisaut 
d'autres  (Villeneuve-Bargemont,  I,  19G). 

2  César  de  Noslredame,  p.  592. 


[1435]  RENÉ  HÉRITE  DE  LOUIS  111  ET  DE  JEANNE  II.  113 

sence  rendrait  la  paix.  Il  est  peu  probable  que  cette  commu- 
nication ait  laissé  le  captif  indilTôrent  au  point  de  ne  vouloir 
rien  écouter  et  de  continuer  une  peinture  qu'il  avait  com- 
mencée ,  comme  l'a  prétendu  un  auteur  dénué  de  toute  cri- 
tique \  Mais,  s'il  en  éprouva  quelque  joie,  elle  ne  fut  pas  de 
longue  durée.  Il  lui  était  impossible  de  se  faire  illusion  sur  les 
dispositions  du  duc  de  Bourgogne.  Celui-ci,  loin  de  s'adoucir, 
donna  l'ordre  de  le  transférer  subitement  au  fort  de  Bracon*, 
et,  voyant  qu'il  tenait  un  roi  en  son  pouvoir,  il  résolut  de 
porter  sa  rançon  à  un  prix  fabuleux,  digne  de  son  nouveau 
rang,  d'exploiter  sans  merci  la  nécessité  de  sa  prochaine  dé- 
livrance, en  un  mot,  de  tirer  de  lui  tout  ce  qu'il  pourrait.  De 
son  côté,  le  duc  de  Lorraine  sentit  son  âme  envahie  par  un 
désir  de  liberté  plus  violent  que  jamais  :  disposé  à  tout  sacrifier 
j)Our  atteindre  ce  brillant  mirage  qui  surgissait  à  ses  yeux 
derrière  les  flots  de  la  Méditerranée,  également  pressé  d'as- 
surer le  bonheur  de  ses  sujets  et  de  relever  sa  position  poli- 
tique et  financière,  il  mit  tout  en  œuvre  pour  ne  pas  laisser 
échapper  à  la  maison  de  France  et  à  la  sienne  le  royaume  qui 
lui  était  légué.  Des  ambassadeurs  napolitains,,  députés  auprès 
de  lui  et  de  sa  femme  Isabelle,  achevèrent  par  leurs  remon- 
trances de  le  convaincre  de  l'imminence  du  péril.  Alors,  déses- 
pérant de  sortir  de  prison  assez  tôt  pour  prévenir  Alphonse 
d'Aragon,  il  prit  le  parti  le  plus  sage,  celui  d'envoyer  à  Naples, 
en  attendant,  la  duchesse  elle-même,  avec  de  pleins  pouvoirs 
pour  la  paix  et  la  guerre. 

'  Chevrier,  HUt.  de  Lorraine.  Cet  écrivain  a  recueilli  sur  René  toute  sorte  de 
l)ruils  ridicules,  dont  la  fausseté  a  déjà  été  signalée(Villeueuve-Dargemoiit,  I,  412, 
42G,  etc.).  Il  le  représente  s'abaissant  jusqu'à  demander  la  vie  à  sou  vaimiiieur 
après  Bulijiiéville,  dépensant  à  la  fondation  de  la  sainte  chapelle  de  Dijon  l'argent 
destiné  à  sa  rançon  (cette  chapelle  existait  depuis  1172),  et  ailleurs  il  fait  vivre 
le  roi  Alphonse  d'Aragon  jusqu'à  l'époque  de  l'expédition  de  Jean  d'Anjou  au 
royaume  de  Naples,  en  IIGO.  L'anecdote  qu'il  raconte  à  propos  de  la  réception  de 
Vital  de  Cabanis,  cl  qui  se  retrouve  sous  différentes  formes  à  plusieurs  épotpies  de 
hi  vie  de  René,  est  empruntée  par  lui  à  un  manuscrit  apocryphe  [Faits  cl  gestes  des 
/'rinces  par  Ricodi,  ou  Mémoires  de  Florentin  le  Tliirial). 

-  Il  n'y  resta  pas  deux  ans,  comme  l'a  dit,  d'après  Paradiu,  D.  Calmet  (H,  789/, 
car,  dès  le  mois  de  juin  143S,  on  le  retrouve  à  Dijon.  (V.  l'Itinéraire.) 

8 


114  RENÉ  HÉRITE  DE  LOUIS  III  ET  DE  JEANNE  II.         |143o3 

Les  lettres  par  lesquelles  Isabelle  était  nommée  lieutenant- 
général  de  son  mari  furent  données  à  Dijon,  le  4  juin  1435  \ 
Cette  princesse,  douée  d'une  énergie  qui  ne  s'était  pas  encore 
révélée,  accepta  virilement  la  tâche  difficile  qui  lui  incombait; 
elle  prépara  immédiatement  son  départ.  Nous  la  retrouverons 
bientôt  en  Provence  et  en  Italie,  faisant  reconnaître  et  chérir 
l'autorité  du  nouveau  roi,  conjurant  tous  les  obstacles,  apla- 
nissant toutes  les  voies.  Elle  fut  aussitôt  remplacée,  dans  le 
gouvernement  des  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine,  par  les  évo- 
ques de  Metz  et  de  Verdun.  Les  seigneurs  du  pays  s'associè- 
rent à  eux  avec  un  louable  empressement,  pour  assurer  la 
domination  de  leur  maître  légitime  et  la  tranquillité  publique. 
Assemblés   quelque   temps  après  à  Nancy  ,  avec  les   états 
de  Lorraine,  ils  délibérèrent  tous  en  commun  sur  les  mesures 
à  prendre  pour  arrêter  les  «  œuvres  de  fait  » ,  jurèrent  de 
maintenir  la  justice  envers  et  contre  tous,  sans  acception  de 
parents  ou  d'amis ,  et  formèrent  une  ligue  de  protection  mu- 
tuelle ".  Soutenu  par  tant  de  dévouements,  René  put  s'oc- 
cuper avec  plus  de  sécurité  des  moyens  de  hâter  sa  déli- 
vrance. 

Une  occasion  favorable  paraissait  s'offrir.  Les  célèbres 
conférences  d'Arras,  indiquées  pour  traiter  du  rétablissement 
de  la  paix  entre  le  roi  de  France,  le  roi  d'Angleterre  et  le  duc 
de  Bourgogne,  allaient  enfin  s'ouvrir,  sous  les  auspices  du 
légat  apostolique ,  et  promettaient  l'apaisement  de  toutes  les 
vieilles  querelles.  Le  concile  et  les  principales  puissances  y 
couiptaient  de  nombreux  délégués.  René  lui-mêaie  devait  y 
figurer,  et  comme  souverain  de  la  Lorraine  et  comme  intéressé 
dans  la  réconciliation  annoncée,  pour  laquelle  il  avait  négocié 
un  des  premiers.  Philippe  le  Bon  ne  pouvait  empêcher  qu'il  y 
envoyât  au  moins  des  représentants  :  aussi  avait-il  délivré, 
dès  le  3  juin,  un  sauf-conduit  en  règle  à  Jacques  de  Sierck, 
prévôt  d'Utrecht,  protonotaire  du  pape,  à  Charles  d'Harau- 
court  et  à  Ferry  de  Peroye,  chevaliers,  à  Jacques  d'Haraucourt, 

'   Arch.  des  I5oiiches-du-Rhôiic,  15  11,  l"  341. 

^  Uclibéralion  du  19  septembie  1435  (D.  Calmet,  preuves,  t.  111,  col,  ccxxi). 


[1435J  NEGOCIATIONS  EN  FAVEUR  DE  RENÉ.  115 

ocuyer,  à  maître  Jean  de  Breuillon,  licencié  en  lois,  tous  con- 
seillers clu  duc  prisonnier,  pour  se  rendre  en  son  nom  à 
l'assemblée,  au  nombre  de  cinquante  personnes  en  tout,  avec 
autant  de  chevaux  ;  la  faculté  d'aller  et  venir  d'Arras  à  Dijon 
pour  les  affaires  de  leur  maître  leur  était  accordée  *.  Cette 
bonne  volonté  relative  faisait  présager  des  dispositions  moins 
hostiles.  Plusieurs  grands  seigneuis  de  l'entourage  de 
Charles  YII  étaient  venus  de  sa  part  à  Dijon  implorer  la 
liberté  de  spn  beau-frère:  c'étaient  les  ducs  de  Bourbon  et 
de  Vendôme,  le  connétable  de  Richeuiont,  Christophe  d'Har- 
court,  le  sire  de  la  Fayette,  auxquels  s'était  joint,  dans  la 
même  pensée,  l'archevêque  de  Reims  ^  La  reine  Yolande,  la 
duchesse  Isabelle^,  la  régence  de  Lorraine,  unissaient  leurs 
instances  à  celles  du  Roi  :  leurs  ambassadeurs  à  Arras  avaient 
la  charge  expresse  de  faire  comprendre  René  dans  le  traité  de 
paix  générale  \  Le  vent  était  à  la  concorde,  et  l'intérêt  môme 
du  duc  de  Bourgogne  semblait  devoir  le  rendre  plus  con- 
ciliant. 

Les  Anglais  s'étant  retirés  du  congrès  sans  avoir  pu  s'en- 
tendre avec  les  commissaires  royaux,  ceux-ci  poursuivirent 
les  négociations  avec  Philippe,  et  finirent  par  le  détacher  en- 
tièrement de  ses  anciens  alliés.  Ce  grand  événement,  qui 
ruinait  la  domination  étrangère  en- France,  reçut  sa  sanction 
le  21  septembre,  dans  l'église  de  Saint- Waast.  Tout  était  prêt 
pour  l'imposante  cérémonie  dans  laquelle  le  duc  réconcilié 
devait  abjurer  ses  haines  et  promettre  «  d'entretenir  bonne 
paix  et  union  à  l'avenir  avec  le  Roi,  son  souverain  seigneur  '■'  » . 
Mais,  avant  que  son  maître  prêtât  ce  serment,  le  chancelier 
de  Bourgogne  s'avança  et  lut  devant  le  duc  de  Bourbon,  le 

'  Bibl.  nat.,  Lorraine  8,  n»  41.  \ 

-  Chartier,  éd.  Godefroy,  p.  25. 

^  Bourdiguc  prétend  luùine  qu'Isabelle  revint  de  Naples  en  Provence  pour  solli- 
citer la  liberté  de  sou  mari;  mais  c'est  une  erreur,  provenant  sans  doute  d'une 
confusion  avec  la  reine  Yolande.  Cet  historien  ne  cilc,  à  propos  de  la  délivrance 
de  René,  qu'un  clironiciUKur  appelé  Gaguin  (II,  17G,  183), 

*  D.  Calmet,  11,  7!J3. 

'  Vallet,  II,  322-324. 


116  NEGUCIATIONS  EN  FAVEUR  DE  RENÉ.  [1435] 

connétable,  le  duc  de  Vendôme  et  Tarcbevêque  de  Reims,  une 
protestation  inattendue,  par  laquelle  Philippe  déclarait  que 
son  intention  n'était  point  et  n'avait  jamais  été  de  comprendre 
le  duc  de  Lorraine  dans  le  traité  ;  au  contraire,  il  voulait  le 
garder  en  prison  comme  auparavant.  Il  y  eut  un  moment  de 
stupeur.  Puis  les  ambassadeurs  français,  ne  voulant  pas  perdre 
tout  le  fruit  de  leurs  laborieuses  négociations,  sentant  l'énorme 
importance  du  rapprochement  opéré,  baissèrent  la  tête.  Ils 
répondirent  qu'ils  entendraient  le  traité  comme  le  voudrait 
le  duc  de  Bourgogne.  On  dressa  immédiatement  procès -ver- 
bal, et  Philippe  jura  fidélité  ^  La  cause  de  René  était  aban- 
donnée :  Charles  VII  sacrifiait  son  beau-frère  et  son  allié  aux 
rancunes  de  son  ancien  adversaire.  Peut-être  eût-il  suffi  d'in- 
sister à  ce  moment  suprême  en  faveur  du  malheureux  prince, 
de  faire  entendre  par  un  mot  que  sa  délivrance  était  une 
condition  essentielle  ;  mais  la  fermeté  n'était  point  alors  dans 
les  allures  de  la  politique  royale. 

Ainsi,  malgré  ses  amitiés  nouvelles,  Philippe  le  Bon  ne 
changea  rien  à  la  situation  de  son  prisonnier.  Loin  de  là^  il 
annonça  hautement  des  exigences  telles,  qu'elles  parurent 
déraisonnables  à  tout  le  monde.  C'est  l'impression  rapportée 
par  l'ambassadeur  milanais  accrédité  auprès  de  lui,  et  dont 
la  curieuse  relation  nous  révèle  le  véritable  état  des  choses, 
ainsi  que  la  pensée  secrète  de  Philippe.  Le  duc  de  Milan  avait 
tout  intérêt  à  voir  René  déhvré  :  il  venait  de  signer  avec  lui  et 
avec  sa  femme  Isabelle  un  traité  d'alliance,  et  comptait  uti- 
liser son  concours  en  Italie  pour  le  succès  de  ses  propres 
affaires.  Candido  Decembrio,  qu'il  avait  envoyé  à  Dijon  pour 
savoir  ce  qu'il  devait  espérer,  rend  ainsi  compte  des  entretiens 
qu'il  put  obtenir  : 

«  Lorsque  je  fus  arrivé  à  Dijon,  comme  je  l'écrivis  à  Votre 
«  Seigneurie,  le  duc  de  Bar  me  fit  dire  de  venir  lui  parler. 
«  M'étant  donc  muni  de  l'autorisation  du  chancelier  de  Bour- 
«  gogne,  je  me  rendis  en  sa  présence,  accompagné  de  celui- 

'  Cu  procès-verbal  est  reproduit  dans  le  ms.  lat.  1502  de  la  Dibl.  nal.,  f  13. 


[1435]  NÉGOCIATIONS  EN  FAVEUR  DE  RENE.  117 

ci,  et  je  le  trouvai  dans  une  chambre,  foi-tcment  gardé  et 
resserré,  avec  la  barbe  longue.  Il  me  dit  devant  tout  le 
monde,  les  larmes  aux  yeux  :  Je  vous  en  prie,  veuillez  me 
recommander  à  mon  cousin,  et  lui  dire  que  j'ai  grand  désir 
de  le  voir.  Il  n'en  dit  pas  davantage,  et  soudain  le  chancelier 
me  fit  sortir  avec  lui  de  la  chambre.  Le  lendemain  matin,  le 
duc  de  Bar  m'envoya  secrètement  un  de  ses  plus  fidèles  ser- 
viteurs, qui  est  ici  pour  travailler  à  sa  libération  et  qu'on 
appelle  le  protonotaire  (je  crois  que  c'est  messire  Jacobo 
Surich  '),  lequel  me  dit  de  sa  part  :  Le  roi  René  n'a  pu  hier 
parler  comme  il  le  désirait,  à  cause  des  gardes  qui  l'entou- 
rent. J'ai  pu  l'entretenir  au  moyen  de  certaines  intelligences 
que  nous  avons  avec  les  Bourguignons.  Il  vous  charge  de 
répéter  à  votre  maître  qu'il  se  réjouit  fort  de  la  ligue  récem- 
ment conclue  avec  lui,  qu'il  le  prie  de  persévérer  dans  cette 
bonne  voie,  qu'il  sera  toujours  pour  lui  un  bon  fils  et  un 
ami,  et  qu'il  le  laissera  disposer  des  affaires  du  royaume 
de  Sicile,  ainsi  que  de  celles  des  Vénitiens  et  des  Floren- 
tins, comme  des  siennes  propres...  Le  roi  René  veut  aussi 
que  vous  avisiez  votre  maître  de  toute  sa  situation  présente. 
Nous  avons  obtenu  aujourd'hui  la  délivrance  de  son  fils  : 
celui-ci  était  venu  en  otage  à  sa  place,  et  puis  après  ils 
n'avaient  plus  voulu  lâcher  ni  l'un  ni  l'autre;  mais  nous 

(  allons  l'envoyer  immédiatement  en  lieu  sûr,  de  peur  qu'ils 
ne  changent  encore  de  résolution.  Vous  direz  également  à 

«  votre  maître  que  la  mise  en  liberté  du  roi  ne  peut  avoir 
lieu  de  si  tôt.  La  raison  est  que  le  duc  de  Bourgogne  lui  a 
demandé  trois  millions  de  ducats,  puis  deux  millions;  et 
c'est  là  son  dernier  mot.  Il  sait  bien  que  le  roi  Re^ié  est  dans 
l'impuissance  de  les  payer  ;  mais  il  veut  un  gage^  et  ce 

:<  gage  est  le  duché  de  Bar.  La  demande  paraît  trop  forte 
au  roi  ;  il  serait  tout  disposé  à  faire  les  choses  raisonnables, 
mais  il  ne  voudra  jamais  accorder  tant  :  ainsi  l'accord  n'est 
pas  encore  près  de  se  faire.  On  veu  ivoir  s'il  y  a  moyen 

'  11  s'agit  de  Jacques  de  Sierck.  protonotaire  apostolique  et    ami  dévoué  de 
René. 


■118  NEGOCIATIONS  EN  FAVEUR  DE  RENE.  [1^*35-36] 

((  d'obtenir  des  conditions  meilleures.  Et,  à  cette  occasion,  le 
«  duc  de  Bourgogne  renonce  à  la  parenté  du  roi  de  France 
((  pour  rechercher  celle  du  roi  René,  afin  de  mieux  s'assurer 
a  du  duché  de  Bar.  îl  a  décidé  qu'il  aurait  cette  province; 
«  mais  le  roi  a  déclaré  qu'il  resterait  plutôt  en  prison  toute 
«  sa  vie,  et,  en  conséquence,  il  supplie  votre  maître  d'ac- 
«  corder  sa  protection  à  sa  femme  et  à  ses  fils.  Ces  paroles 
((  m'ont  été  dites  par  le  protonotaire  le  vendredi  28  octobre 
a  [1430],  à  Dijon \  » 

Voilà  donc  le  secret  de  la  ténacité  du  duc  de  Bourgogne! 
La  cupidité  le  tourmentait  encore  plus  que  la  haine  tradi- 
tionnelle de  la  maison  d'Anjou.  Il  ne  voulait  pas  seulement  la 
dernière  épargne  du  vaincu  :  il  Toulait  son  domaine,  et  il 
prétendait  s'en  assurer  la  possession  par  une  alliance  de  fa- 
mille, procédé  dont  il  avait  usé  déjà  en  faisant  donner  la 
fille  de  René  au  fils  d'Antoine  de  Vaudemont.  Cette  alliance 
n'était  autre  que  le  mariage  du  comte  de  Charolais,  son 
propre  fils,  avec  Marguerite,  deuxième  fille  du  duc  de  Lor- 
raine, La  jeune  princesse  aurait  reçu  en  dot  le  duché  de  Bar 
et  le  marquisat  du  Pont,  et  son  beau-père  aurait  pris  immé- 
diatement le  gouvernement  de  sa  personne  et  de  ses  biens. 
On  juge  combien  une  telle  solution  était  inacceptable  pour 
l'héritier  d'Anjou.  Mais,  s'il  persistait  à  préférer  la  détention 
perpétuelle,  celui  qui  la  lui  imposait  entendait  bien,  de  son 
côté,  ne  pas  démordre  du  chiffre  qu'il  avait  fixé;  on  verrait 
qui  des  deux  s'obstinerait  le  plus.  En  attendant,  Philippe 
rendit  contre  René,  le  25  décembre  de  la  même  année,  une 
nouvelle  sentence  par  défaut,  au  profit  du  comte  de  Vaude- 
mont, et  l'assigna  successivement  au  24  juin,  puis  au  25  dé- 
cembre suivants  ^ 

La  plus  grande  partie  de  l'année  1436  se  passa  dans  cette 
attitude  expectaiite.  Le  roi  de  France,  le  pape,  les  princes, 
tentèrent  tour  à  tour  des  démarches  inutiles.  Charles  VII,  qui 
s'aidait  des  troupes  et  de  l'artillerie  de  son  beau-frôre  pour 

'   Arcli.  de  Milan,  Domi/iio  Fiico/itro,  an.  li-Tf);  pièces  ju.'lidcalivcs  n»  8. 
2   Aieli.  nal.,  KK  1  PJ,',,  i'«^  (ifiS,  07  1. 


[1436]  NÉGOCIATIONS  EN  FAVEUR  DE  RENE.  110 

attaquer  Nogent,  Montigny  et  d'autres  places  restées  aux 
mains  des  Anglais  \  n'entamait  pour  sa  délivrance  que  de 
vains  pourparlers.  Il  se  contentait  de  protéger  ses  terres  en 
défendant  aux  baillis  de  Vermandois,  de  Sens,  de  Troyes, 
de  Vitry ,  de  Chaumont  de  laisser  le  bâtard  de  Bourbon  et 
autres  capitaines  guerroyer  et  piller  sur  les  domaines  du  duc 
d'Anjou,  «  qui  pour  la  querelle  dudit  seigneur  Roy  et  pour 
maintenir  la  loyauté  envers  lui  avoit  esté  fait  prisonnier  "  » . 
Hommage  éclatant,  mais  stérile,  rendu  à  l'étroite  solidarité 
de  la  cause  des  deux  princes!  Encore  cette  défense  était-elle 
due  aux  instances  d'Yolande  d'Aragon,  que  les  conseils  de 
Bar  et  de  Lorraine  avaient  suppliée  d'intervenir  contre  les  en- 
treprises des  routiers,  en  invoquant  sa  haute  influence  et 
l'amour  de  son  fils,  qui  mettait  toute  sa  confiance  en  elle 
après  Dieu^  Au  mois  de  mai,  cependant,  l'évêque  de  Toulouse 
et  le  comte  de  Vendôme  furent  envoyés  par  le  Roi  auprès  du 
duc  de  Bourgogne;  en  même  temps  arrivèrent  à  Dijon  des 
députés  du  pays  d'Anjou,  du  comté  de  Provence,  du  royaume 
de  Naples.  On  tint  une  journée  pour  examiner  les  demandes 
de  Philippe  :  elles  consistaient,  outre  le  mariage  de  Marguerite 
d'Anjou  c^ec  le  comte  de  Charolais  et  la  jouissance  du  duché 
de  Bar,  dans  l'hommage  du  marquisat  du  Pont,  la  cession  de 
Cassel,  une  rançon  d'un  million  de  saluts,  etc.*.  Ces  préten- 
tions furent  jugées  si  exorbitantes,  qu'on  se  sépara  sans  rien 
faire. 

•  V.  rappointemenl  conclu,  le  25  décembre  1435,  entre  M.  de  la  Suze,  au 
nom  du  roi  de  France,  et  Érard  du  Châtelet,  au  nom  de  René,  duc  d'Anjou,  pour 
meure  le  siège  devant  Nogent  et  Montigny.  Érard  s'engage  par  cet  acte  à  fournir, 
aux  frais  de  René,  cinciuante  hommes  d'armes,  des  ouvriers,  des  arbalétriers,  des 
coulevriniers,  des  bombardiers,  des  munitions  et  des  vivres;  il  donne  pour  cela 
trois  cents  florins  du  Rhin  et  certaines  provisions  eu  nature.  (Bibl.  nat.,  Lorraine 
8,  n"  43.) 

-  Arch.  nat.,  KK  1118,  f»  67G  v». 

"  Lettre  du   10  mars  143G  (Bibl.  nat..  Lorraine  8,  u»  45). 

'  Mémoires  des  demandes  faites  par  le  chancelier  de  Bourgogne  an  duc 
d'Anjou  pour  le  fait  de  sa  délivrance,  etc.  (Le  chancelier  n'avait  pas  le  pouvoir 
de  réduire  d'un  denier  ces  conditions).  Bibl.  nat.,  Lorraine  238,  n^"^  10,  17  ; 
Arch.  nat.,  KK  1125,  f"  «71.  V.  D.  Calmet,  11,  797. 


120  DÉLIVRANCE  DE  RENÉ.  [1436] 

Ce  fut  seulement  vers  la  fin  de  l'année  que  les  plaintes 
de  la  chrétienté  furent  entendues  de  l'inflexible  duc,  et  qu'il 
consentit  à  entrer  en  négociations  sur  des  bases  plus  modé- 
rées. Il  avait  reçu  du  roi  d'Aragon  l'avis  que  la  reine  Jeanne 
avait  laissé  en  mourant  une  épargne  considérable'  :  dès  lors 
il  pouvait  espérer  que  son  prisonnier  ne  serait  plus  insolvable, 
du  moment  qu'on  se  tiendrait  dans  certaines  limites  et  qu'on 
lui  permettrait  de  prendre  possession  de  son  royaume.  René, 
de  son  côté,  avait  fait  appel  au  dévouement  de  ses  amis,  de 
ses  parents,  de  ses  sujets,  pour  réunir  des  ressources  extraor- 
dinaires et  pour  arriver,  s'il  était  possible,  à  se  racheter  sans 
livrer  à  son  ennemi  le  duché  de  Bar.  Lorrains  et  Barrois  se 
cotisèrent  volontairement  pour  venir  en  aide  à  un  maître  qu'ils 
chérissaient  ;  les  états  de  ces  deux  pays  votèrent  ensuite  des 
subsides  officiels  en  sa  faveur  ^  L'Anjou  et  la  Provence  ne 
devaient  pas  lui  témoigner  moins  d'empressement.  Au  mois 
d'août  1436,  il  fit  venir  à  Dijon  son  cousin  Louis  de  Châlon, 
prince  d'Orange,  et  négocia  avec  lui  un  emprunt  de  quinze 
mille  francs  de  monnaie  blanche  ayant  cours  en  Bourgogne, 
destinés  à  contribuer  au  payement  de  sa  rançon.  Par  le  contrat 
passé  pour  cet  objet,  il  s'engageait  à  restituer  la  somme  à 
Besançon,  en  l'hôtel  de  maître  Odot  de  Glervaux,  chantre  de 
l'église  de  Saint-Jean,  le  jour  de  Noël  de  la  même  année,  ou 
sinon  à  céder  à  Louis  les  fiefs  qu'il  tenait  de  lui  à  cause  de  sa 
principauté  d'Orange;  il  renonçait,  en  outre,  à  se  prévaloir  du 
droit  qui  invalidait  toute  obligation  contractée  en  prison  \ 
D'autres  actes  semblables  et  d'autres  engagements  de  terres 
furent  faits  à  cette  époque,  ou  un  peu  plus  tard,  dans  le 
même  but.  Vers  le  commencement  de  novembre,  le  duc  de 
Bourgogne,  alléché  à  la  fois  par  les  sommes  que  son  prïson- 

'  «  lie  AlfûDSo  l)avpva  maiulato  à  dir  al  chica  de  Borgognia  corne  par  la  re- 
gina  Znana  cra  sta  lassato  grau  thesoro,  et,  essendo  lo  re  Renier  suo  presone,  po- 
tcva  piT  lo  suo  rocliapto  haver  grau  tesoro  et  daiiari  de  esso;  et  rimase  presone 
per  (lito  niddo  re  Hcnier.  »  Récit  de  Domeuico  Dclello  (Bibl.  Saint-Marc  de  Ve- 
nise, ms.  ital.  XMI,  f"  58  v"). 

2  D.  Calinel,  H,  795. 

••  Acte  dn  G  août  1  i-SG  (Arch.  des  Bouches-dn-Rhône,  B  13,  l'"  22C  v°). 


[1436]  DELIVRANCE  DE  RENÉ.  121 

nier  réalisait  et  par  celles  qu'il  devait  trouver  dans  le  trésor 
de  Naples,  alla  le  voir  à  Dijon,  le  prévint  par  des  civilités  et 
des  démonstrations  amicales,  et  lui  accorda  six  semaines  de 
liberté  pour  venir  le  rejoindre  en  Flandre  et  y  traiter  de  sa 
délivrance  définitive.  René  promit  de  se  reconstituer  prison- 
nier au  bout  de  ce  délai,  à  Lille  ou  ailleurs,  de  laisser  son  fils 
aîné  en  otage,  de  remettre  en  garantie  dans  les  mains  de  Phi- 
lippe les  places  de  Neufchâteau,  Gondrecourt  et  Clermont  en 
Argonne;  il  lui  fallut  encore  fournir  trente  cautions  choisies 
dans  la  noblesse  de  Bar  et  de  Lorraine,  et  dont  les  scellés 
devaient  lui  être  rendus  quinze  jours  après  son  retour  en 
prison  '.  Après  tant  de  sûretés  prises  contre  un  prince  dont  la 
loyauté  n'avait  jamais  été  suspectée,  les  verroux  se  levèrent 
enfin.  Les  six  semaines  commencèrent  le  8  novembre.  Mais  le 
roi  de  Sicile  ne  quitta  pas  une  ville  où  il  avait  tant  souffert 
sans  y  laisser  une  trace  durable  de  son  passage  et  de  sa  piété  : 
voulant  montrer,  dit-il,  sa  grande  dévotion  pour  la  sainte 
hostie  conservée  dans  la  chapelle  du  palais  de  Dijon,  il  fonda 
dans  ce  sanctuaire,  voisin  de  son  cachot,  une  messe  perpé- 
tuelle, et  donna  pour  sa  célébration  une  rente  de  la  valeur  de 
deux  cents  livres,  assise  en  partie  sur  les  celliers  de  Beaune  et 
de  Pomart,  sur  lesquels  les  ducs  de  Bar,  ses  prédécesseurs, 
avaient  des  droits  ^.  Il  fît  confectionner  aussi,  pour  le  même 
service,  des  ornements  d'autel  et  des  vêtements  spéciaux  *. 
Puis  il  se  mit  en  route  pour  la  Lorraine  et  la  Flandre.  Le  29, 
un  sauf-conduit,  valable  jusqu'au  jour  de  la  Purification,  fut 
délivré  à  ses  amis  et  conseillers  pour  se  rendre  également  au- 
près du  duc  de  Bourgogne,  afin  de  travailler  aux  négociations\ 
Lui-même  se  trouvait  dès  le  25  à  Poiit-à  Mousson,  d'où  il 
repartit  le  surlendemain  avec  les  évêques  de  Metz  et  de  Verdun, 
Jacques  de  Sierck,   Érard    du  Ghâtelet,  Golart  de  Saulcy, 


'  Arcb.  nat.,  KK  1125,  fo^  (;C9,  (!70  v".  D.  Calmet,  preuves,  t.  III.  col.  CXXX. 
2  Cette  fondation  est  du  l^f  novembre  H3C.  (Arch.  nat.,  KK  1125,  f"  liG'J.) 
■■'  Arch.  nat.,  ihid.,  i°  CC9  v». 

'  Bibl.  nat.,  Lorraine  238,  n°  Ifi.   D.   Calmet  donne  à   tort  à  cette  pièce  la 
date  du  21  (H,  798). 


122  DÉLIVRANCE  DE  RENE.  [1437] 

Robert  de  Baudricourt  et  d'autres  seigneurs  dévoués.  Le  jour 
de  Noël,  il  ariivait  à  Lille  en  même  temps  que  le  comte  de 
Vaudemont  \  pour  se  remettre  à  la  disposition  du  duc  de 
Bourgogne.  Charles  VII  y  avait  envoyé,  de  son  côté,  le  duc 
de  Bourbon,  le  connétable  de  Richemont  et  Renaud  de  Char- 
tres, archevêque  de  Reims  ^  Les  conférences  s'ouvrirent  im- 
médiatement,  et  durèrent  jusqu'à  la  fm  de  janvier  ;  car,  malgré 
leur  désir  d'en  finir,  René  et  ses  amis  disputèrent  le  terrain 
pied  à  pied.  Ils  durent  néanmoins  passer  sous  les  fourches 
caudines.  Les  conditions  posées  par  le  chancelier  au  nom  de 
son  maître  furent  acceptées  et  ratifiées  dans  une  série  de  traités 
dont  voici  l'analvse  : 

Le  28  janvier  1437,  René  promit  de  céder  entièrement  au 
duc  de  Bourgogne  les  terres  de  Cassel  et  du  Bois  de  Nieppe, 
en  Flandre,  provenant  de  l'hérilage  des  ducs  de  Bar;  de  lui 
céder  également  tous  ses  droits  ou  prétentions  sur  Dunkerque, 
Bourbourg  et  les  autres  terres  de  Flandre  qui  devaient  former 
un  jour  la  succession  de  sa  cousine  la  comtesse  de  Saint-Pol, 
fille  de  Robert  de  Bar;  de  faire  confirmer  cette  double  cession 
par  la  reine  Yolande;  de  payer,  pour  sa  rançon,  une  somme 
de  quatre  cent  mille  écus  d'or  «  telz  que  monseigneur  le  Roy 
fait  à  présent  foigier  en  ses  monnoyes,  assavoir  de  soixante- 
dix  de  taille  au  marc  de  Troyes,  et  à  xxini  karas  d'aloy  et 
à  ung  quart  de  remède  »,  laquelle  somme  devait  être  versée 
■en  quatre  termes  :  cent  mille  écus  à  la  fin  de  mai  1437,  cent 
mille  à  la  fin  de  mai  1438,  et  le  reste,  exigible  seulement  si  le 
roi  de  Sicile  entrait  en  possession  effective  de  la  totalité  ou 
de  la  plus  grande  partie  de  son  royaume,  moitié  au  bout 
d'un  an  à  partir  de  cette  prise  de  possession,  moitié  au  bout 
de  deux  ans  ;  de  remettre  en  caution  de  ces  divers  payements 
les  scellés  de  son  beau-frère  le  comte  de  Montfort,  dûment 

'   D.  Calmet,  II,  798. 

-  Chartier,  éd.  Goiit'lVoy,  |).  86.  Ailhiir  de  Riihcinonl,  envoyé  pour  tra- 
vailler à  la  délivrance  de  Kené,  •>  le  feit  de  bon  euer,  dil  son  hislorien,  car  ils 
estoient  frères  d'armes;  et  tira  devers  monseigneur  de  Bourgoiigne  à  Lisie,  et  v 
fut  longtems  n.  (Gruel,  éd.  Petilot,  VIII,  504). 


[1437]  DÉLIVRANCE  DE  RENÉ.  »123 

autorisé  par  son  père  le  duc  de  Bretagne,  et  de  quarante  des 
principaux  gentilshommes  de  Barrois,  de  Lorraine,  d'Anjou 
et  de  Provence,   qui  s'engageraient  à  lui  servir  d'otages  au  , 
besoin;  de  laisser  au  pouvoir  du  duc,  comme  supplément  de 
garantie,  les  places  de  Neufcliâteau  et  de  Clermont  en  Ar- 
gonne,  déjcà  consignées  entre  ses  mains,  en  confiant,  de  plus, 
les  châteaux  de  Prény  et  de  Longwy  à  la  garde  des  sires  de 
Saulcy  et  de  Chamblay,  ses  représentants';  de  rendre  au 
même  l'hommage   du   marquisat  du   Pont,   des  seigneuries 
d'Amance,  Neuville  %  Briey,  Clermont  en  Bassigny,  Gonflans, 
Châtillon  et  la  Marche,  un  an  après  qu'il  lui  aurait  prouvé, 
par  titres  bons  et  valables,  que  ces  fiefs  dépendaient  du  comté 
de  Bourgogne  ;  de  ne  jamais  lui  chercher  querelle  au  sujet  du 
passé,  mais  de  signer  au  contraire  avec  lui  un  traité  d'alliance, 
qui  obligerait  les  sujets  de  Bourgogne  ainsi  que  ceux  de  Bar  et 
de  Lorraine,  et  demeurerait  en  vigueur  tant  que  vivraient  les 
deux  parties,  et  encore  un  an  après  ;  de  confirmer  la  cession 
déj.à  faite  àmessire  Nicolas  Rolin,  seigneur  d'Anthume,  chan- 
celier de  Bourgogne,  des  terres  d'Aimeries  et  de  Raimes  en 
Hainaut,  et  de  la  faire  ratifier  par  tous  les  intéressés;  enfin 
de  faire  délivrer  sans  rançon  ni  indemnité  le  fils  du  même 
Rolin,  qui  était  détenu  à  Commercy,  et  de  rembourser  à  un 
autre  chevalier,  appelé  Benetru  de  Ghassaul,  également  pri- 
sonnier du  sire  de  Commercy,  deux  mille  écus  d'or  qu'il  avait 
déjà  payés  pour  sa  délivrance  ^ 

Le  3  février,  Philippe  accepta  solennellement  ces  conditions, 
et  ((  quitta  sa  foi  »  au  roi  de  Sicile.  Le  même  jour,  un  traité 
de  mariage  fut  conclu  à  son  instigation  entre  Marie  de  Bour- 

•  Le  3  avril  suivant,  Jean  de  Chamblay,  sire  de  Cons,  conseiller  du  roi  de 
Sicile,  recunnut  tenir  la  ville  et  le  château  de  Longwy  au  nom  du  duc  de  Bour- 
gogne, et  promit  de  les  remettre  en  sa  main  au  cas  où  la  rançon  de  René  ne 
serait  pas  accpiiltée.  (Arch.  nat.,  KK  1125,  1°  G75  v°.) 

2  Ce  nom  de  lieu,  que  D.  Calmet  n'a  pas  lu,  est  écrit  Nufil ;  il  peut  désigner 
plusieurs  localités  de  la  Lorraine  et  du  Darrois. 

'  Aich.nat.,  J  103i),  n"  6.  Je  reproduis  entièrement  (pièces  justilicalivis.  n"  10) 
cet  acte  important,  dont  les  historiens  de  Bourgogne  et  de  Lorraine  n'ont  donné 
que  l'analyse  (D.  Calmet.  Il,  798;  D.  Plancher,  IV,  227  et  suiv,). 


124  DÉLIVRANCE  DE  RENÉ.  [1437] 

bon,  sa  nièce,  sœur  de  Charles,  duc  de  Bourbon,  et  Jean 
d'Anjou,  fils  aîné  de  René.  Les  parties  déclarent  expressément 
dans  l'acte  que  ce  mariage  «  par  le  moyen  de  leur  très- 
chier  et  très-anié  frère, et  cousin  le  duc  de  Bourgoigne  et  de 
Brabant  se  fera  et  solennisera  ».  Et  en  reconnaissant  le  len- 
demain que  les  sceaux  et  signatures  apposés  par  elles  à  ce 
contrat  sont  bien  authentiques,  elles  attestent  qu'il  a  été  fait 
sans  contrainte  ni  induction  par  le  roi  René,  après  que  Phi- 
lippe lui  eut  rendu  sa  pleine  liberté  \  La  dot  de  Marie  de 
Bourbon  était  fixée  à  cent  cinquante  mille  écus  ;  cent  mille 
furent  remis  comptant,  c'est-à-dire  que  le  duc  Charles  déchar- 
gea René  de  cette  somme  envers  le  duc  de  Bourgogne  et  lui 
en  obtint  quittance,  de  sorte  que  le  premier  terme  de  la  ran- 
çon se  trouva  réglé  sur-le-champ  \ 

Par  suite  de.  ce  dernier  arrangement,  les  autres  termes  fu- 
rent échelonnés  d'une  manière  différente.  Philippe,  qui,  par 
un  acte  du  4  février,  s'était  engagé  à  remettre  au  roi  de  Si- 
cile ses  places  fortes  contre  le  payement  de  cent  mille  écus 
au  mois  de  mai  1 437  et  de  cent  mille  autres  au  mois  de  mai 
1438,  et  à  lui  rendre  lès  scellés  des  quarante  gentilshommes 
contre  la  dernière  moitié  de  la  rançon  %  adopta  une  combi- 

'  Arch.  nat.,  P  1379-,  n"  3134.  L'attestation  du  4  février,  qui  est  jointe  à 
l'acte,  fut  signée  dans  l'hôtel  du  duc  de  Bourgogne.  Le  calendrier  du  ms.  lat. 
1156"  fixe  aussi  au  3  février  la  délivrance  officielle  de  René.  M.  Vallet  la  recule 
jusqu'au  11  {Biograplàe  générale). 

^  Reconnaissance  du  3  février  (Arch.  nat.,  P  1379'-,  n"  3133).  Le  malheureux 
prince  ne  gagna  rien  à  cet  accommodement;  car,  Marie  de  [iourbon  étant  morte 
en  1448,  il  se  vit  o!)ligg,  aux  ternies  du  contrat  do  mariage,  de  restituer  sa  dot,  y 
compris  ces  100,000  écus  que  ni  lui  ni  son  lils  n'avaient  jamais  touchés.  Le  duc 
de  Bourljon  ne  lui  fit  donc,  en  réalité,  qu'une  avance.  La  somme  qu'il  réclama 
plus  tard  au  roi  de  Sicile  comme  ayant  été  versée  sur  la  dot  de  sa  sœur  s'élevait 
à  129,072  écus;  il  lui  redemandait  eu  outre  les  intérêts.  Après  une  vive  oppo- 
sition et  de  longs  pourparlers,  René  finit  par  transiger  avec  lui  à  100,003  écus, 
et  lui  céda  en  payement,  au  mois  de  janvier  1478,  la  baronnie  de  Mirebeau  en 
Poitou,  les  terres  d'Kstain,  Bouconville  et  la  Chaussée  en  Barrois,  les  greniers  à 
sel  et  les  gabelles  de  Rerre  en  Provence,  le  tout  avec  faculté  de  réméré.  {Ibid., 
n"  3139,  et  P  1379',  n«  3105). 

'  Hibl.  nat.,  Lorraine  238,  n"  16;  Arch.  nat.,  KK  1125,  f  671.  D.  Calmet, 
II,  800. 


J1437J  DÉLIVRANCE  DE  RENÉ.  125 

liaison  plus  commode  pour  son  débiteur  :  le  second  terme  de 
cent  mille  écus  fut  divisé  en  quatre  parts  égales,  payables, 
deux  à  la  fin  de  mai  1437,  une  à  la  fin  de  mai  1438,  et  une  à 
la  fin  de  mai  1439  ;  les  deux  cent  mille  écus  restant  furent 
également  divisés  en  quatre  termes,  payables  en  quatre  an- 
nées, à  partir  du  recouvrement  du  royaume  de  Naples^ 

Le  6  février,  de  nouvelles  lettres  du  dna.  de  Bourgogne 
firent  savoir  que  Jean  d'Anjou,  demeuré  en  otage  à  Dijon* 
serait  remis  à  son  père  contre  les  quarante  scellés  en  ques- 
tion- ;  et,  le  même  jour,  Philippe  promit  de  remettre  aussi  les 
places  de  Neufchâteau  et  Glermont  contre  les  cinquante  mille 
écus  payables  au  mois  de  mai  suivant  '\ 

Enfin,  le  7,  fut  rédigé  et  signé  le  traité  d'alliance  convenu. 
Les  deux  princes  prêtèrent  serment  sur  la  vraie  croix  de  ne. 
plus  avoir  aucune  querelle  ensemble  au  sujet  du  passé,  de 
vivre  en  bonne  intelligence,  de  ne  conclure  aucune  alliance 
sans  s'y  faire  comprendre  l'un  l'autre,  de  s'aider  réciproque- 
ment en  cas  d'attaque  ou  de  guerre,  comme  s'ils  étaient  «  frères 
germains  ».  Toutefois  ce  traité  ne  devait  a'^oir  de. vertu  que 
tant  que  le  premier  serait  maintenu,  et  tant  que  vivraien't  les 
deux  parties.  Quatre  conservateurs  de  l'alliance' devaient  être' 
nommés  afin  de  régler  les  questions  litigieuses,  pour  l'examen 
desquelles  des  journées  se  tiendraient  alternativement  à  Join- 
ville  et  à  Châtillon-sur-Seine  \ 

Telles  furent  les  conditions  principales  auxquelles  René  re- 
couvra son  entière  liberté  et  mit  fin,  au  moins  en  apparence, 
à  la  vieille  rivalité  des  maisons  d'Anjou  et  de  Bourgogne.  Il 
perdait  Cassel  et  quelques  domaines  en  Flandre  ;  mais  ses 
droits  sur  le  duché  de  Bar  demeuraient  intacts, 'et,  cliose  plus 

'  Arch.  nal.,  KK  1125,  f"  G72. 

2  Bibl.  nat.,  Lorraine  238,  ii°  23.  V.  les  noms  des  sigaalaires  de  ces  obligations 
dans  D.  Calmel,  II,  800. 

^  lîibl.nat.,  Lorraine  238,  u<>  21.  Prény  et  Longwy  devaient  rester  entre  les 
mains  du  représentant  de  Philipiie  jusqu'au  payement  total  de  la  raneon. 
V.  l'obligation  signée  le  7  février  par  Colart  de  Saulcy,  iiu/.,  n"  29. 

'  Arcb.  nat.,   P    1334'%  n"  lOi;   KK  IIlS,  f'^"  0^)9  v°.    1).  Plai.rber,  preuves, 

p.  CLIX. 


12(j  DÉLIVRANCE  DE  RENÉ.  [1437] 

importante,  il  était  reconnu  comme  légitime  possesseur  de  la 
Lorraine  par  le  protecteur  de  son  rival,  par  celui  même  qui 
l'avait  combattu  et  gardé  prisonnier  dans  l'espoir  de  lui  ar- 
racher ce  grand  fief.  Il  est  vrai  que  la  sentence  impériale  lui 
assurait  déjà  le  duché  ;  mais  Philippe  l'avait  méconnue  :  en 
concluant  les  nouveaux  traités,  il  l'acceptait  par  le  fait;  la 
possibilité  même  d'une  contestation  était  écartée.  Sous  le  rap- 
port pécuniaire,  les  clauses  étaient  plus  onéreuses.  Bien  que 
la  somme  primitivement  fixée  pour  la  rançon,  et  tout  à  fait 
impossible  à  réaliser,  dans  la  pensée  du  vainqueur  lui-même, 
eût  été  considérablement  réduite',   elle   sortait   encore  des 
limites  raisonnables  :  elle  était  supérieure  de  cent  mille  écus 
à  celle  que  les  Anglais  avaient  naguère  exigée  pour  déhvrer 
le  duc  de  Bourbon,  et  de  deux  cent  quatre-vingt  mille  écus  à 
celle  qu'ils  avaient  demandée  au  duc  d'Orléans  ;  elle  équiva- 
lait à  près  d'un  million  de  notre  monnaie  actuelle.  Pour  un 
prince  déjà  pauvre,  ayant  en  perspective  une  expédition  mari- 
time, des  luttes  à  soutenir  en  Italie  et  des  charges  de  toute 
espèce,  c'était  là  un  véritable  désastre  :  jamais  sa  situation 
financière  ne  devait  s'en  relever.  Cela  n'empêcha  pas  les  écri- 
vains bourguignons,  comme  Ghastelain,  de  répéter  que  le  bon 
duc  Philippe  avfiit  «  quitté  au  roi  Renier  sa  rançon  gratis  ^  ». 
Disons  plutôt,  avec  le  héraut  d'armes  Berry,  qu'il  le  rançonna 
plus  que  les  Anglais  eux-mêmes  ne  fauraient  fait,  et  qu'il  lui 
fit  perdre,  en  prolongeant  sa  détention,  le  royaume  de  Sicile  ^ 
Au  point  de  vue  politique,  le  duc  abandonnait  son  ancien 


I  Le  sahd  anglais  et  l'écu  français  avaient  alors  une  valeur  à  peu  près  ideil- 
tiquc  (25  sols  tournois).  Le  traité  du  28  janvier  1437  stipulait  môme  que  René 
rfembourserait  à  Benetru  de  Chassanl  2,000  écus  pour  2,000  saints;  ce  qui  suppose 
une  équivalence  complète.  C'était  donc  un  million  d'écus  ou  1,250,000  livres  que 
Philippe  le  lion  avait  demandes  d'abord,  an  lieu  de  400,000  écns. 

^  Chiistclain,  éd.  Kervjn  de  Leltcnhove,  \TI,  217.  On  rencontre,  du  reste, 
l'exagération  opposée  dans  quelques  récits  lorrains,  A  les  en  croire,  dix  cent  mille 
florins  auraient  été  payés  comptant  jtonr  la  rançon  de  René  (D.  Calmet,  preuves, 
t.  III,  p.  XVll).  Mais  l'auteur  de  la  Cliroiiique  de  Lorraine,  (pii  s'est  fait  l'écho 
de  ce  bruit,  est,  comme  je  l'ai  dit,  un  simple  romancier. 

3  Berry,  dans  Godefroy,  p.  39G. 


[1437]  DÉLIVRANCE  DE  RENÉ.  127 

projet  de  relier  à  la  Bourgogne  ses  possessions  du  nord  ;  mais 
il  était  maintenant  détaché  du  parti  anglais,  et  ne  pouvait 
plus  songer  à  enfermer  le  royaume  de  France  dans  un  cercle 
d'ennemis.  En  revanche,  il  s'arrondissait  en  Flandre;  il  s'as- 
surait l'alliance  d'un  prince  qui  pouvait  devenir  très-puissant, 
ou  au  moins  sa  neutralité  dans  le  cas  de  nouveaux  conflits 
avec  le  Roi;  il  se  l'attachait  même  par  des  liens  de  famille,  et 
le  mariage  de  sa  nièce  avec  Jean  d'Anjou  devait,  à  ses  yeux, 
enchaîner  le  roi  de  Sicile  à  son  char,  tout  comme  celui  d'Yo- 
lande avec  l'héritier  de  Vaudemont,  sur  lequel  il  n'y  avait 
plus  à  revenir,  malgré  l'abandon  du  traité  de  Bruxelles.  On  a 
prétendu  qu'une  troisième  union,  celle  de  Marguerite  d'Anjou 
avec  le  roi  Henri  VI,  fut  dès  lors  stipulée  dans  un  article  secret 
ajouté  aux  conventions  de  Lille,  et,  par  suite,  que  René  s'en- 
gagea à  demeurer  neutre  entre  la  France  et  l'Angleteire*. 
Aucun  document  ne  vient  justifier  cette  supposition  :  le  ma- 
riage de  Marguerite  fut  conclu  plus  tard  dans  l'intérêt  de 
Charles  VII  et  sur  sa  demande  ;  la  conduite  ultérieure  de  son 
beau-frère,  qui  unit  ses  armes  aux  siennes  pour  chasser  les 
Anglais  de  la  Normandie,  prouve  d'ailleurs  qu'il  ne  s'était  au- 
cunement lié  vis-à-vis  d'eux,  même  en  donnant  sa  fdle  à  leur 
prince;  enfin  le  duc  de  Bourgogne,  en  1437,  n'avait  plus  assez 
à  cœur  l'alliance  anglaise  pour  exiger  de  son  prisonnier  une 
neutralité  aussi  contraire  au  droit.   Les  sacrifices   qu'il  lui 
imposait  étaient  déjà  bien  assez  lourds.  Les  allégea-t-il  en  lui 
remettant,  comme  l'ont  encore  avancé  des  historiens  sérieux, 
cent  mille  saluts  en  faveur  du  mariage  de  Jean  d'Anjou,  puis 
cent  mille  livres  pour  la  cession  de  Cassel'?  Non;  car  la 
première  de  ces  deux  sommes  avait  été  retranchée  par  le  duc 
de  Bourbon  sur  la  dot  de  sa  sœur  Marie  pour  être  payée  à 


'  V.  notamment  la  biographie  écrite  par  M.  de  Quatrebarhcs  en  tète  de  soi! 
édition  des  OÈuvres  du  foi  René  (t.  I,  p.  XLli), 

2  D.  Calmet,  II,  801  (d'après  la  Chronique  de  Saint-Thibaud).  M.  de  Villeneilve- 
Bargemont  a  reproduit  cette  allégation  (I,  234).  Son  récit  de  la  délivrance  du 
roi  René  est,  du  reste,  si  confus,  et  l'oidre  des  fails  y  est  tellement  interverti, 
qu'il  faut  renoncer  à  le  rectifier  en  détail. 


128  SÉJOUR  EN  LORRAINE.  [1437] 

Philippe  le  Bon,  et  par  conséquent  René  ou  son  fils  en  sup- 
portaient réellement  la  charge;  et  quant  à  la  seconde,  si  la 
terre  de  Cassel  eût  été  cédée  moyennant  finance,  le  traité  du 
28  janvier  en  eût  certainement  fait  mention.  Les  efforts  du  roi 
de  Sicile  pour  acquitter  sa  rançon ,  les  actes  ultérieurs  qui  se 
rapportent  à  la  même  affaire,  tout  nous  montre  qu'il  n'obtint 
à  cette  époque  aucune  réduction,  et  qu'il  lui  restait,  en  quit- 
tant Lille,  trois  cent  mille  écus  à  trouver. 

Dès  son  retour,  nous  le  voyons  aux  prises  avec  les  embar- 
ras que  cette  obligation  lui  crée.  Le  22  février,  il  arrive  à 
Pont-cà-Mousson  \  et  son  premier  soin  est  d'assembler  les 
états  de  Bar  et  de  Lorraine  pour  faire  lever  une  aide  générale 
sur  tous  ses  sujets.  Cette  contribution,  fixée  à  deux  sols  par 
famille,  est  perçue  par  des  commissaires  spéciaux  :  les  gen- 
tilshommes et  les  gens  d'église  sont  requis,  en  outre,  de 
secourir  leur  prince  selon  leurs  facultés  ".  Conrad  Bayer, 
évoque  de  Metz,  non  content  de  saluer  sa  délivrance  par  des 
fêtes,  par  la  représentation  du  mystère  de  la  Passion,  établit 
aussi  un  impôt  spécial  en  sa  faveur;  les  évêques  de  Toul  et  de 
Verdun  en  font  autant.  Plusieurs  terres,  entre  autres  celle  de 
Louppy,  sont  engagées  en  même  temps  par  le  roi  de  Sicile  \ 
Une  double  nécessité  le  pousse  à  réunir  de  l'argent  par  tous 
les  moyens  :  il  lui  faut  satisfaire  le  duc  de  Bourgogne,  et  en- 
treprendre le  plus  tôt  possible  le  voyage  d'Italie.  Mais  il  a 
conscience  des  «  grans  charges  et  oppressions  »  qu'il  donne  à 
cette  occasion  à  son  pauvre  peuple,  et  il  cherche  à  le  dédom- 
mager en  prenant  des  mesures  pour  la  prospérité  du  com- 
merce local  *.  Il  se  hâte  cependant  de  mettre  ordre  à  ses  affaires 


'  D.  Calmet,  preuves,  t.  ÏI,  col.  CCXXIV. 

-  Le  7  mars  1  i37,  René  donne  à  Jean  de  Saint-Loup  la  mission  de  lever  dans 
le  iiailliage  de  Bassigny  l'aide  accordée  jiar  les  états  pour  sa  rançon,  et  de  faire 
appel  au  clergé  et  à  la  noblesse.  (Arch,  nal.,  KK  1125,  f»  G88). 

•*  D.  Calmet,  II,  804. 

*  V.  notamment  l'ordonnance  rendue  à  Cœnrs,  le  20  mars  1V37,  et  défendant 
l'importation  des  vins  étrangers,  «  ayant  regard,  dit  René,  aux  graus  finances  qu'il 
convient  jssir  de  nos  pays  pour  avoir  lesdits  vins,  et  les  grans  charges  et  oppres- 


[1437]  SÉJOUR  EN  LORRAINE.  129 

et  à  celles  des  deux  duchés.  Le  15  mars,  Pierre  de  Beaufre- 
mont,  Robert  de  Baudricourt  et  d'autres  gentilshouimes,  en 
exécution  du  traité  de  Lille,  garantissent  pour  lui  le  payement 
de  sa  rançon,  faute  duquel  ils  promettent  de  se  rendre  en 
otages  h  Besançon*.  Le  surlendemain,  il  nomme,  de  concert 
avec  le  comte  de  Vaudemont,  des  arbitres  chargés  de  vider  un 
nouveau  différend  au  sujet  des  dix-huit  mille  florins  qu'il  avait 
promis  à  ce  dernier  \  Le  25,  il  fait  reconnaître  par  Louis  de 
Luxembourg  et  Jeanne  de  Bar,  sa  femme,  qu'en  échange  de 
leurs  droits  sur  Casse!  et  le  Bois  de  Nieppe,  délaissés  pour  sa 
délivrance  au  duc  de  Bourgogne,  il  leur  a  cédé  la  terre  de 
Nogent-le-Rotrou  avec  d'autres  biens;  qu'il  est  quitte  envers 
eux  de  toute  obligation,  et  dispensé  notannnent  d'accomplir 
le  mariage  de  sa  fille  Marguerite  avec  le  fils  du  comte  de 
Saint-Pol  ^  Une  préoccupation  touchante  l'attire  le  lendemain 
à  Vaucouleurs  :  c'est  là  qu'a  été  déposé  le  corps  de  son  fidèle 
Barbazan  ;  il  ne  veut  pas  quitter  la  contrée  sans  avoir  pleuré 
sur  sa  tombe  et  honoré  sa  mémoire.  Aussi  fonde-t-il  dans 
l'église  de  Notre-Dame  de  Vaucouleurs  une  chapelle  en  l'hon- 
neur du  héros  et  des  autres  chevaliers  «  tués  à  la  piteuse  et 
douloureuse  journée  de  Bulgnéville  » ,  avec  un  service  pour 
le  repos  de  leur  âme,  qui  devra  se  célébrer  tous  les  ans  à  la  date 
fatale  du  2  juillet  \  Puis,  après  avoir  institué  gouverneurs  de 
Bar  et  de  Lorraine  l'évêque  de  Metz,  l'évêque  de  Verdun  et 
Érard  du  Ghâtelet,  nommé  un  conseil  de  régence  pour  les 
assister  ^  et  récompensé  largement  ses  plus  dévoués  serviteurs, 


sious  que  nous  avons  données  et  donnons  à  nostre  peuple,  tant  pour  payer  nostre 
rançon  que  autrement,  «  etc.  (D.  Calmet,  preuves,  t.  III,  col.  CCCLXXXV.) 

*  MA.  nat.,  Lorraine  ^38,  n»  31.  Arch.  nat.,  KK  1125,  1»  G7i  v«. 

^  Arch.  nat.,KK  1127,  f»  681.  Le  18  juin  suivant,  le  comte  de  Vaudemont 
donnait  à  René  une  quittance  de  10,500  florins' sur  les  18,000  en  question.  11  en 
avait  déjà  reçu  .3,000  le  IG  mai  1435,  et  3,000  autres  le  1"  décembre  de  la 
même  année  :  la  dette  se  trouvait  doue  réduite  à  1,500  florins.  (Arcli.  nat.,  KK 
1117,  fo  152;  1127,  f»  080  v»). 

*  Arch.  nat.,  KK  1122,  f"  506, 

*  Bibl.  nat..  Lorraine  239,  n»  2.  Arch.  nat.,  KK  1125,  f"  675  v. 
^  D.  Calmet,  II,  805. 

S» 


130  SÉJOUR  EN  ANJOU.  [14371 

il  s'éloigne  de  Nancy  avec  la  fleur  de  sa  chevalerie,  pour  se 
lancer  dans  la  carrière  aventureuse  qui  l'attend. 

Toutefois,  malgré  les  appels  réitérés  de  ses  sujets  italiens, 
il  ne  put  partir  de  France  aussi  vite  qu'il  l'eût  souhaité. 
11  lui  fallait  d'abord  aller  prendre  possession  de  son  duché 
d'Anjou,  voir  le  roi  Charles  VII  et  prendre  ses  instructions, 
s'arrêter  dans  son  comté  de  Provence  et  en  organiser  égale- 
ment l'administration  avant  de  mettre  à  la  voile  :  ces  occupa- 
tions absorbèrent  presque  tout  le  reste  de  l'année.  A  la  fin 
de  mars,  René  fit  sa  première  entrée  solennelle  à  Angers, 
où  de  joyeuses  démonstrations  l'accueillirent  encore*.  Il  visita 
ensuite  la  province,  retrouva  au  château  de  Tacé,  près 
Saumur,  sa  mère  Yolande,  dont  il  était  séparé  depuis  long- 
temps, et  lui  laissa  le  soin  des  affaires  dont  elle  s'acquittait 
si  bien.  Le  2  avril,  Tunion  de  Jean  d'Anjou  et  de  Marie  de 
Bourbon,  promise  à  Lille,  fut  accomplie  par  un  traité  défi- 
nitif, et  leur  mariage  fut  célébré  à  Angers.  Le  duché  de 
Calabre,  avec  d'autres  seigneuries  en  Provence  et  en  Italie, 
fut  assuré  au  jeune  prince  et  à  sa  femme,  qui  reçut,  de  son 
côté,  la  dot  convenue. 

Le  duc  de  Bourbon,  qui  était  venu  assister  aux  épousailles, 
entretenait  alors  des  intrigues  avec  plusieurs  seigneurs  et  avec 
le  fameux  capitaine  de  routiers  Rodrigue  de  Villandrando  : 
leur  but  était  de  combattre  l'influence  de  Charles  d'Anjou, 
prépondérante  à  la  cour  depuis  la  chute  de  La  Trémouille. 
Réunis,  au  mois  de  mai,  dans  la  ville  d'Angers,  ils  tinrent  un 
conciliabule  dont  on  ignore  l'objet  précis,  mais  qui  semble, 
comme  l'a  dit  un  de  nos  plus  éminents  critiques,  avoir  été  un 
prélude  de  la  P^aguerie^  On  a  reproché  à  René  d'y  avoir  pris 
part,  et  d'être  entré,  avec  autant  de  légèreté  que  d'ingratitude, 

# 

'  Bourdigné  place  au  l'^^  mars  IVutrée  de  René  à  Angers  (éd.  Quatrcl)arbes,  H, 
184);  nous  avons  vu  qu'à  cette  date  il  était  encore  en  Lorraine.  Au  reste,  la  nou- 
velle de  son  départ  pour  l'Anjou  s'était  répandue  partout  prématurément,  puisque 
le  doge  de  Gênes  l'avait  reçue  par  des  marchands  de  Flandre  avant  le  21  février. 
(Arcli.  de  Gènes,  110.) 

-  Quicherat,  ISil/l,  de  l'Ecole  des  Chartes,  2'^  série,  I,  105. 


[1437]  SEJOUR  EN  ANJOU.  131 

dans  une  conspiration  contre  le  Roi  '.  Il  accompagna,  en  effet, 
les  ducs  de  Bourbon  et  d'Alençoii  dans  la  visite  qu'ils  firent 
aussitôt  après  au  duc  de  Bretagne,  pour  le  rallier  à  leurs  pro- 
jets. Mais,  en  l'absence  de  renseignements  authentiques,  ou 
ne  peut  supposer  que  le  roi  de  Sicile  ait  songé,  dans  un  pareil 
moment,  à  lutter  contre  Charles  VII,  dont  il  avait  tant  besoin, 
encore  moins  contre  son  propre  frère,  dont  le  crédit  assurait  le 
sien.  Il  était  lié  à  Charles  de  Bourbon  par  la  reconnaissance, 
par  la  volonté  du  duc  de  Bourgogne  ^  ;  il  est  probable  que  son 
rôle,  dans  toutes  ces  manœuvres,  fut  celui  de  conciliateur,  que 
nous  lui  verrons  jouer  plus  tard  en  d'autres  circonstances.  Le 
Roi  fut  cependant  mécontent,  au  dire  de  Perceval  de  Cagny, 
et  refusa  de  le  voir,  ainsi  que  le  duc  Charles  ^  ;  mais  la  preuve 
que  ce  mécontentement  était  moins  grave  et  moins  fondé  en 
ce  qui  concerne  René,  c'est  que  la  consigne  fut  levée  pour  lui 
peu  de  temps  après,  suivant  le  même  chroniqueur,  et  qu'au 
mois  de  juillet,  à  Gien,  il  fut  reçu  par  son  beau-frère,  l'en- 
tretint des  affaires  de  France  et  d'Italie,  prit  congé  de  lui,  et 
intercéda  en  même  temps  en  faveur  du  duc.  Charles  VII  ne 
voulut  pas  d'abord  entendre  parler  de  ce  dernier  ;  mais  il  lui 
pardonna  ensuite  *. 

Durant  le  séjour  de  la  cour  dans  cette  même  ville  de  Gien,  un 
acte  important  fut  passé  entre  les  membres  de  la  maison  d'An- 
jou, pour  régler  le  partage  du  duché  et  la  portion  d'héritage 
revenant  à  Charles,  troisième  fils  de  Louis  IL  Par  ce  traité, 
René  promettait  à  son  frère  de  le  mettre  en  possession  du 
comté  du  Maine,  sauf  la  ville  de  Sablé,  qu'il  remplacerait  par 
la  Roche-sur- Yon,  et  de  lui  servir  une  rente  de  quatre  mille 
livres  jusqu'à  la  reprise  du  Mans  sur  les  Anglais;  moyennant 
quoi  Charles  renonçait  à  la  pension  qui  lui  était  due  sur  la 

1  V.  Vallet,  Hist.  de  Charles  Vll^  II,  380  ;  Quicherat,  loc.  cit.;  de  Beaucourt, 
Qttest.  h'ist..^  23''  livr.,  p.  98. 

-  On  a  vu  que  le  mariage  de  Jean  d'Anjou  avait  été  imposé  par  Philippe  le  Bon  ;  ee 
qui  n'a  pas  empêché  M.  Vallet  d'avancer  qu'il  avait  été  conclu  pour  cimenter  l'al- 
liance anti-ro}aliste  du  duc  de  Bourbon  et  de  René  (///*/.  de  Charles  J  II,  II,  280) 

3  Bibl.  nat.,  ms.  Duchesue  48,  1"  105. 

♦  Ibid.,  1°  105  \°.  Bourdigné,  II,  183. 


132  SEJOUR  EN  ANJOU.  [1437] 

succession  paternelle,  et  s'engageait  à  user  de  son  influence 
politique  au  profit  du  roi  de  Sicile.  Il  devait  notamment,  pendant 
l'absence  de  celui-ci,  défendre  ses  intérêts  et  ceux  de  la  reine 
Isabelle  auprès  du  roi  de  France  ;  obtenir  que  M.  de  Bourbon 
(disgracié  pour  la  raison  qu'on  vient  de  voir)  fût  bien  reçu 
en  cour,  et  rester  allié  avec  lui  à  cause  du  mariage  de  sa 
sœur  avec  le  duc  de  Galabre  ;  faire  en  sorte  que  Charles  VII 
se  déclarât  pour  la  cause  du  pape  et  de  René  en  Italie,  et  en 
donnât  l'avis  à  Rome  ;  lui  demander,  pour  aider  au  payement  de 
la  rançon  et  des  dettes  de  son  beau-frère,  deux  cent  mille 
francs  sur  les  tailles  et  les  aides  du  royaume,  plus  le  produit 
des  impôts  de  l'Anjou  et  de  certains  greniers  à  sel.  Ces  con- 
ditions, qui  attestent  le  haut  pouvoir  de  Charles  d'Anjou,  sont 
d'autant  plus  dignes  d'attention,  qu'elles  furent  réglées  par 
l'entremise  de  sa  sœur  Marie  :  l'acte,  daté  du  2  août  1437,  est 
revêtu  de  la  signature  de  la  reine  de  France,  dont  l'intervention 
dans  les  affaires  publi  ques  est  trop  rare  pour  ne  pas  être  signalée  \ 
Elle  donnait  ainsi  au  roi  de  Sicile  une  preuve  de  tendre  affection  ; 
car  les  clauses  de  ce  traité  sont  surtout  à  l'avantage  de  René. 
La  famille  de  ce  prince,  on  le  voit,  s'intéressait  tout  entière 
au  succès  de  sa  cause.  Ses  sujets  d'Anjou  lui  témoignèrent 
eux-mêmes  un  empressement  aussi  spontané  que  celui  des  Lor- 
rains :  les  états  de  la  province  votèrent  une  aide  de  quarante 
mille  livres  pour  sa  rançon  ;  le  clergé  lui  accorda  quatre 
dixièmes  sur  les  bénéfices  du  diocèse  d'Angers,  plus  deux 
dixièmes  sur  ceux  qui,  situés  en  Anjou,  dépendaient  des  dio- 
cèses de  Poitiers,  Tours  ou  Maillezais^  Ces  ressources  lui 
étaient  d'autant  plus  nécessaires,  que,  sur  les  cinquante  mille 
écus  payables  à  la  fin  de  mai  entre  les  mains  du  duc  de  Bour- 
gogne, vingt  mille  seulement  avaient  pu  être  réunis.  Les  gou- 
verneurs de  Bar  et  de  Lorraine  avaient  obtenu  une  prorogation 
pour  ce  premier  terme;  mais  les  cautions  de  René  avaient  dû  se 

'  Arch.  liât.,  KK  1116,  f"  515  \°.  Les  conventions  de  Gien  furent  ratifiées  ed 
1440  par  un  autre  traité,  dont  nous  parlerons  plus  loin. 
2  Aich.  nat.,  P  133i\  t"  GG  v";  1334%  l"  18;  1334'',  f"  108. 


[1437]  SEJOUR  EN  ANJOU.  ^  133 

rendre  en  otages  à  Besançon  '.  Le  22  octobre,  plusieurs  sei- 
gneurs angevins,  parmi  lesquels  Bertrand  de  Beauvau  et  Jean, 
sire  de  Montjean,  se  portèrent  aussi  garants  de  sa  dette  envers 
Philippe  le  Bon,  conformément  aux  conventions  arrêtées  ^ 
Dans  le  courant  du  même  mois,  un  nouveau  traité  prévint 
les  effets  du  mécontentement  du  comte  de  Vaudemont,  qui, 
irrité  de  n'avoir  pas  été  appelé  à  la  régence,  menaçait  de  sou- 
lever encore  la  guerre  en  Lorraine,  malgré  la  défense  de  son 
allié  de  Bourgogne.  Ne  se  voyant  plus  soutenu  par  Philippe, 
qui  se  trouvait  maintenant  forcé  de  ne  plus  entrer  en  lutte 
contre  le  roi  de  Sicile,  Antoine  conclut  avec  celui-ci  une  paix 
nécessaire,  dont  quatre  arbitres  durent  fixer  les  conditions  sans 
appel,  dans  la  ville  de  Toul.  Ces  arbitres  étaient,  pour  le 
compte  de  René,  Charles  d'Haraucourt  et  Ferry  de  Ludde  ; 
pour  celui  du  comte,  son  maître-d'hôtel  Colart  Rohaut  et  le 
bailli  de  Vaudemont'.  Une  bonne  partie  des  seigneurs  lorrains 
s'obligea  également  à  observer  leurs  décisions  *.  La  Lorraine 
paraissant  ainsi  garantie  contre  les  entreprises  d'un  compéti- 
teur turbulent,  René  fit  assurer  la  sécurité  du  Barrois,  en  butte 
aux  incursions  incessantes  des  routiers  et  des  compagnies  de 
gens  d'armes.  Charles  VII,  à  sa  requête,  interdit  sévèrement 
au  bâtard  de  Bourbon,  à  Louis  de  Bueil  et  autres  capitaines 
de  laisser  leurs  troupes  pénétrer  sur  le  territoire  du  duc  de 
Bar,  y  fourrager  ou  y  rançonner  les  habitants,  et  leur  intima 
l'ordre  de  délivrer  gratuitement  les  prisonniers  qu'ils  pourraient 
avoir  faits  ^  Après  avoir  pris  toutes  les  précautions  possibles 


'  D.  Plancher,  IV,  228. 

2  Arch.  nat.,  KK  1125,  i"  676;  Bibl.  nat.,  Lorraine  239,  n»  3. 

3  Acte  daté  de  Joinville,  le  14  octobre  1437  (Arch.  nat.,  KK  1127,  i°  3l6). 

*  Arch.  nat.,  KK  1117,  fo  152  V. 

*  On  peut  voir  par  les  lettres  du  Roi,  rendues  le  30  décembre  1437,  quelle 
était  la  gravité  des  maux  causés  par  ces  compagnies,  contre  lesquelles  s'organi- 
saient en  vain  des  résistances  locales  et  privées  :  «  Nostre  très-cher  et  très-amé 
frère  le  roy  de  Sicile,  duc  d'Anjou,  de  Bar  et  de  Lorraine,  nous  a  huml)lement 
fait  exposer,  en  soy  grièvement  complaignant,  disant  que,  depuis  la  prinse  de 
Monstreau  où  faultlonne,  plusieurs  d'entre  vous  se  sont  alez  loger  oudit  duchié  de 
Bar  et  illec  boutté  feu,   occis,  meurdiy,  pillé,  robe,  reançonné  plusieurs  de  ses 


134  SEJOUR  EN  PROVENCE.  [1437-38] 

pour  que  son  absence  ne  se  fît  pas  trop  durement  sentir  à  ces 
contrées  déjà  si  malheureuses,  le  roi  de  Sicile  put  enfin  se  di- 
riger vers  ses  nouveaux  États.  Mais  de  nouvelles  calamités  de- 
vaient désoler  encore  les  deux  duchés  durant  son  éloigne- 
ment  et  celui  d'Isabelle  :  tant  il  est  vrai  que  la  présence  du 
maître  est  nécessaire  à  la  prospérité  des  sujets. 

Arrivé  en  Provence  au  mois  de  novembre,  le  roi  René  fut 
accueilli  dans  son  comté  par  des  témoignages  de  joie  que  son 
air  séduisant  et  l'amour  de  la  dynastie  angevine,  joints  à  l'en- 
thousiasme facile  des  natures  méridionales,  portèrent  jusqu'au 
délire.  Les  villes  d'Arles,  d'Aix,  de  Marseille  lui  donnèrent 
successivement  des  fêtes  magnifiques,  auxquelles  le  peuple 
tout  entier  s'associa.  Admis  au  nombre  des  chanoines  de  la 
métropole  d'Aix,  il  prit  cependant  contre  cette  cité  une  me- 
sure de  sévère  justice,  en  lui  ôtant,  pour  le  transférer  à  Mar- 
seille, le  conseil  émineîit 'm?,ûiué  par  Louis  III,  à  cause  d'une 
sentence  de  ce  tribunal  qui  avait  occasionné  une  sédition  ter- 
rible contre  tous  les  Juifs  du  pays  \  Il  rendit,  dès  cette  époque, 
plusieurs  statuts  ayant  pour  but  de  réformer  la  police  et  Tad- 
ministration  du  comté.  Les  états,  assemblés  à  cette  occasion, 
lui  votèrent  en  même  temps  une  somme  de  cent  mille  francs 
d'or,  pour  achever  la  conquête  de  son  royaume  ^. 

L'argent  ne  lui  suffisait  pas  :  il  voulut  encore,  avant  de 
s'embarquer,  se  ménager  la  protection  de  Dieu,  et  publia,  dans 
cette  intention,  une  ordonnance  ûivorable  à  la  liberté  de  l'Église, 
entravée  par  ses  prédécesseurs  ;  toutes  les  constitutions  contrai- 
res à  la  juridiction  et  aux  privilèges  ecclésiastiques  furent  ré- 
voquées, et  le  soin  de  juger  les  différends  qui  surgiraient 
entre  les  clercs  et  les  officiers  civils  fut  cojifié  à  deux  commis- 
hommes  et  subgez  et  fait  plusieurs  innumerables  maulx,  et  avoient  entencion  d'en- 
cores  jilus  faire,  se  ne  feust  ce  qu'auruns  des  gens,  officiers  et  serviteurs  de  nos- 
tredit  frère  se  sont,  quand  ils  ont  vu  la  mauvaise  dampnée  volonté  d'aucuns  de 
ceulx  de  vos  compaignics,  mis  sus  en  armes  et  puissance,  et  que  ils  ont  détroussé, 
occis  et  prins  aucuns  de  ceulx  qui  faisoient  lesdiLs  maux;  »  etc.  (D.  Calmet, 
preuves,  t.  Jll,  col.    cxcvii.) 

'  V.  les  détails  de  celte  affaire  dans  Yilieiieuve-Bargemont,  I,  241  et  suiv. 

2  iVrch.  des  Bouches-du-Uhônc,  B  49,  f"'  253,  273,  eipassim. 


[1437-38]  SEJOUR  EN  PROVENCE.  135 

saires  spéciaux,  choisis  dans  l'un  et  l'autre  corps*.  11  tenait 
aussi  à  récompenser  les  services  que  de  fidèles  amis  lui  avaient 
rendus  dans  les  circonstances  les  plus  difliciles.  N'étant  pas 
riche,  il  donna  aux  uns  des  terres,  comme  à  Vital  de  Ca- 
banis et  à  Louis  de  Bouliers,  aux  autres  des  offices,  comme 
à  Jean  Martin,  qui,  pour  l'avoir  accompagné  en  Flandre  et  se- 
condé dans  les  négociations  relatives  à  sa  rançon,  fut  non-seu- 
lement exempté  d'impôts,  mais  nommé  avocat  fiscal  et  maître 
rational  de  la  chambre  d'Aix  ^ 

Cependant  il  pressait  son  départ  :  les  lettres  d'Isabelle,  les 
ambassades  du  pape  et  des  Génois,  les  progrès  d'Alphonse 
d'Aragon,  qui,  délivré  inopinément  par  le  duc  de  Milan,  s'était 
emparé  de  Gaëte  et  de  plusieurs  autres  villes,  tout  redoublait 
son  impatience.  Il  rassemblait  des  renforts  pour  les  conduire  à 
Naples  ;  il  envoyait  des  députés  au  doge  de  Gênes,  qui  lui 
promettait  un  concours  actif  et  des  vaisseaux  pour  ses  troupes  \ 
Mais  les  Génois,  tout  en  offrant  leurs  services,  entendaient 
bien  les  vendre.  La  reine  Isabelle  avait  fait  partir  de  Naples 
pour  Marseille  trois  gros  navires  qui  leur  appartenaient  et 
qu'elle  avait  loués,  portant  les  noms  de  Doria,  Sjnnola  et 
Corsa  :  René  ordonna  de  les  retenir  à  leur  arrivée,  pour  le 
transporter  en  Italie  ;  il  lui  fallut  néanmoins  les  acheter  pour 
son  compte,  au  prix  de  huit  mille  florins,  et  ses  dépenses 
précédentes,  jointes  à  la  lenteur  des  recouvrements,  l'avaient 
tellement  épuisé,  qu'il  dut,  pour  couvrir  celle-ci,  vendre  en- 
core un  domaine  à  Charles  de  Castillon  \  Il  paraît  pourtant 
que  la  république  fournit  dès  lors  à  son  allié  quelques  autres 
bâtiments,  car  ses  biographes  parlent  d'une  flotte  de  cinq 
galères  et  deux  brigantins  qui  vint  le  prendre  au  port  de  Mar- 

'  Ordonnance  du  IS  mars  1438  (Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  U,  f°  319). 

=  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  ih'id.,  f"  178. 

'  Arch.  de  Gênes,  X,  111  ;  lettres  des  23  février  et  17  mars  1438. 

*  Acte  passe  à  Viviers,  le  2i  novembre  1437  (Arch.  des  Bouches-du-Rhiine, 
B  11,  f°  170).  Le  8  janvier  suivant,  René  vendit  encore  la  châtellenie  de  Saint- 
Laurent-des-Mortiers,  en  Anjou,  à  Bertrand  de  Beauvau,  son  grand-maîlre  d'hôtel, 
pour  la  somme  de  22,000  royaux  d'or,  destinés  à  l'équipement  de  ses  troupes  et 
à  leur  transbordement  au  royaume  de  Sicile.  (Arch.  nat.,  KK  11 10,  1»  514.) 


136  DÉPART  POUR  L'ITALIE.  [1438] 

seille  \  Toutes  ces  opérations,  ainsi  que  l'état  delà  mer,  retar- 
dèrent encore  son  embarquement.  Enfin,  le  12  avril  1438,  son 
escadre  mit  à  la  voile  pour  Gênes,  où  il  devait  s'arrêter  avant 
de  gagner  les  côtes  napolitaines  ^  Il  touchait  donc  au  but  de 
ses  rêves  et  de  sa  légitime  ambition.  L'ardeur  de  la  jeunesse 
remplissait  son  cœur  ;  un  vent  heureux  le  poussait.  Suivons 
sa  destinée  :  ce  n'est  plus  le  duc  de  Bar,  de  Lorraine  ou  d'An- 
jou qui  va  s'offrir  maintenant  à  notre  étude  ;  c'est  uniquement 
le  roi  de  Sicile  et  le  représentant  des  intérêts  français  en 
Italie. 

'  D.  Calmet,  II,  805.  M.  de  Villeneiive-Bargemont  y  ajoute  à  tort  sept  autres 
galères,  qui  ne  vinrent  renforcer  qu'à  Gènes  l'escadre  royale  (I,  253). 

-  Les  historiens  ont  placé  ce  départ  au  l'"",  au  5,  au  8,  au  13,  et  même  au  15 
avril  (Vill.-Barg.,  I,  253;  D.  Calmet,  II,  805).  La  première  et  la  dernière  de  ces 
dates  sont  également  impossibles,  puisque,  comme  on  le  verra  plus  loin,  le  doge 
écrivait  encore  à  René,  le  1^''  avril,  de  hâter  ses  préparatifs,  et  que  celui-ci  fit 
son  entrée  à  Gènes  le  15.  La  date  du  12  nous  est  révélée  par  un  acte  qu'il  passa 
dans  cette  ville  le  23,  et  dans  lequel  il  déclare  qu'il  y  est  arrivé  au  hout  de  trois 
jours  de  navigation  (Arch.  nat.,  KK  11 2G,  f°  533  v".)  Depuis  assez  longtemps  il  se 
tenait  à  Marseille,  prêt  à  s'embarquer  «  au  premier  jour,  pour  aller  secourir  Isa- 
belle, sa  femme,  et  Louis,  marquis  du  Pont,  son  second  lils,  et  châtier  la  perfidie 
du  roi  d'Aragon».  (Acte  du  22  mars,  aux  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  11, 
f"  201.) 


CHAPITRE   III. 

RENÉ  ROI  DE  SICILE. 

(1435-1442) 


État  du  royaume  de  Sicile  à  ravénement  de  René.  —  Régence  d'Isabelle  de  Lor- 
raine. —  Le  pape  et  les  Génois  se  déclarent  pour  le  prince  d'Anjou.  —  Progrès 
du  parti  aragonais.  —  René  se  rend  à  Gènes  et  à  Naples.  —  Premiers  actes 
de  son  gouvernement.  —  Campagne  des  Abruzzes.  —  Premier  blocus  de  Naples  ; 
sa  délivrance.  —  Recouvrement  du  château  de  l'OEuf  et  du  Castel-Nuovo.  — 
Tentatives  de  négociations.  —  Mort  de  Jacques  Caldora;  tergiversations  de  son 
fds.  —  René  rejoint  son  armée  à  travers  les  lignes  ennemies.  —  Trahison  d'An- 
toine Caldora.  —  Intervention  des  alliés  du  roi  de  Sicile;  nouveaux  pourparlers. 
—  Siège  de  Naples.  —  Prise  de  la  ville.  —  Départ  de  René  ;  son  séjour  à 
Florence. 


Si  jamais  prince  eut  des  droits  certains  à  la  couronne,  c'é- 
tait bien  le  nouveau  roi  de  Sicile.  Par  un  concours  extraor- 
dinaire d'événements,  il  réunissait  en  sa  personne  tous  les 
titres  qui  peuvent  faire  considérer  comme  légitime  une  souve- 
raineté, ce  qui  ne  devait  pas  empêcher  la  sienne  d'être 
contestée  par  la  subtilité  et  combattue  par  la  violence.  Le 
droit  héréditaire,  il  l'avait  de  deux  côtés  :  comme  frère  de 
Louis  III,  décédé  sans  enfants,  il  reprenait  naturellement  la 
succession  de  son  père  Louis  II  et  de  son  aïeul  Louis  I  d'Anjou  ; 
comme  fils  adoptif  de  la  dernière  reine  Jeanne  II,  morte  égale- 
ment sans  postérité,  il  recueillait  l'héritage  de  la  branche  de 
Duras  et  de  la  première  race  angevine,  que  cette  princesse  re- 
présentait seule.  Ainsi  les  luttes  si  longues  et  si  désastreuses  des 
deux  dynasties  rivales  prenaient  fin  ;  toute  compétition  sem- 
blait écartée:  il  n'y  avait  plus  qu'une  seule  maison  d'Anjou, 
héritière  à  la  fois  de  Charles  I  et  de  Louis  I,  du  frère  de  saint 


138  ETAT  DU  ROYAUME  DE  SICILE.  [1435] 

Louis  et  du  fils  du  roi  Jean,  et  le  chef  de  cette  maison  était 
René.  En  dehors  de  l'hérédité,  il  y  avait  la  volonté  du  suze- 
rain, c'est-à-dire  du  pape,  qui,  depuis  la  fondation  du  royaume 
de  Sicile  par  les  Normands,  en  investissait  tous  les  titulaires  :  or, 
les  pontifes  romains,  d'abord  hostiles  à  la  seconde  race  d'Anjou, 
par  opposition  aux  antipapes  d'Avignon,  qui  la  protégeaient, 
s'étaient  ralliés  à  elle  après  la  cessation  du  grand  schisme,  et 
Martin  V  avait  donné  l'investiture  à  Louis  III,  à  son  frère  et 
à  leurs  héritiers  \  en  attendant  que  son  successeur  Eugène  IV 
se  fît  lui-même  leur  auxiliaire  actif.  Enfin  le  vœu  de  l'Italie 
appelait  René  sur  le  trône  :  non-seulement  les  principales 
puissances  de  ce  pays  lui  étaient  favorables  et  sollicitaient  sa 
venue;  mais  le  peuple  napolitain  en  particulier  le  réclamait 
avec  instances,  et  l'attendait  comme  on  attend  un  sauveur.  Un 
seul  point  noir  apparaissait  à  l'horizon  :  Alphonse  d'Aragon, 
adopté,  puis  répudié  par  Jeanne,  affichait  hautement  des 
prétentions  au  trône  et  se  disposait  à  les  faire  valoir  par  tous 
les  moyens.  Les  fluctuations  de  la  politique,  les  hasards  de  la 
guerre,  pouvaient  transformer  ce  point  noir  en  gros  nuage,  et 
en  faire  sortir  des  tempêtes.  Telle  était  la  situation  du  roi  de 
Sicile  à  son  avènement,  situation  dont  la  réalité  va  se  trouver 
démontrée  par  l'exposé  des  affaires  du  royaume  avant  son 
arrivée. 

Le  jour  même  de  sa  mort  (2  février  i  435),  la  reine  Jeanne 
écrivit,  dans  sa  résidence  du  Gastel-Capuano,  un  testament 
suprême,  où  elle  déclarait  formellement  qu'elle  instituait  René 
d'Anjou  son  héritier,  pour  répondre  au  désir  de  ses  peuples, 
et  afin  que  son  royaume  revînt  à  la  maison  de  France  de  pré- 
férence à  toute  autre  ^.  Ainsi ,^  malgré  ses  égarements,  ses  ter- 
giversations, la  descendante  de  Charles  d'Anjou  se  souvenait,  à 

'  La  bulle  de  Martin  V,  datée  du  4  décembre  1419,  fixe  l'ordre  de  la  succession 
du  royaume  :  Louis  111  devait  le  posséder  à  lui  seul  après  la  mort  de  la  reine 
Jeanne;  s'il  mourait  sans  postérité,  son  frère  René  et,  à  défaut  de  celui-ci  ou  de 
SCS  enfants,  son  frère  (iliaries  devaient  lui  succéder.  Quant  au  reste,  la  plupart  des 
conditions  exprimées  dans  les  investitures  antérieures  étaient  renouvelées.  Y.  les 
pièces  justificatives,  n°4. 

-  Bibl.  nat.,  ms.  lat.  GOlO,  f»  155. 


» 


[I'kîoJ  ETAT  DU  ROYAUME  DE  SICILE.  139 

son  dernier  moment,  du  sang  qui  coulait  dans  ses  veines,  et 
pensait,  en  choisissant  un  prince  d'Anjou,  léguer  ses  États  à  la 
France.  Cet  acte  renverse  à  lui  seul  le  raisonnement  de  quel- 
ques partisans  d'Alphonse,  qui  ont  prétendu  que  l'adoption  de 
Louis  III,  et,  par  suite,  de  toute  sa  famille,  avait  été  révoquée 
par  la  remeen  1433.  En  admettant  même  cette  révocation,  dont 
la  fausseté  a  été  démontrée  depuis  longtemps  ',  l'on  est  forcé 
de  reconnaître  qu'elle  était  annulée  à  son  tour  par  l'expression 
des  dernières  volontés  delà  reine.  Si  Louis  d'Anjou  fut  éloigné 
de  la  cour  de  Sicile  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie,  la 
disgrâce  du  roi  d'Aragon,  causée  par  son  ingratitude  et  son 
arrogance  -,  avait  été  bien  plus  éclatante,  et,  après  une  courte 
hésitation,  elle  fut  consacrée  définitivement  par  le  legs  du 
royaume  au  duc  de  Lorraine.  Le  pays  tout  entier  le  comprit 
ainsi,  et  reconnut  ce  dernier  pour  légitime  souverain  dès  les 
premiers  jours  qui  suivirent  la  mort  de  Jeanne  IL  Des  let- 
tres dignes  de  foi  en  transmirent  aussitôt  l'avis  en  France, 
en  faisant  ressortir  combien  il  était  urgent  que  René  parût  à 
Naples,  fût-ce  en  l'état  d'un  simple  baron,  et  de  quel  intérêt 
capital  était  cette  prise  de  possession  pour  toute  la  maison 
royale  ^.  Nous  avons  vu  quels  obstacles  s'opposèrent  à  la 
prompte  arrivée  du  prince,  et  de  qui  ils  vinrent  :  sa  captivité, 
déjà  si  désastreuse  par  elle-même,  devait  être  la  cause  pre- 
mière de  bien  des  malheurs. 

'   Diipuy,  Droits  du  Roi,  V,  10. 

2  Ce  sont  les  motifs  invoqués  par  Jeanne  elle-même  dans  l'acte  où  elle  répudie 
Alphonse  pour  adopter  Louis  ICI  (pièces  justificatives,  n°  5). 

•  Jean  de  la  Grant;e,  procureur  du  duc  de  Bourbon  en  Italie,  lui  écrivait  de 
Florence,  le  17  février  143S  :  «  Des  nouvelles  de  par  decza,  la  royne  Jehanne, 
aiipellée  royne  de  Sicile,  alla  de  vie  à  trespassement  le  11^  jour  de  ce  moys,  et  a 
institut"  son  héritier  en  la  succession  dudit  royaume  et  touz  autres  droiz  tics-hault 
et  puissant  prince  mons"  de  Bar,  vostre  parent,  pour  lequel  la  ville  de  Naples  et 
tout  le  royaume  se  tient  aujourduy.  Si  est  neccessité  qu'il  envoie  prestement  pour 
conforter  les  estaz  dudil  royaume,  et  que  sa  \eiuie  soit  hriefve,  comme  par  tout 
le  moys  d'avril,  et  deust-il  venir  en  estât  d'un  baron  ;  et  dilif^eurc  lui  puet  donner 
à  ceste  foiz  à  touz  tenq>s  niaiz  ledit  royaume,  laquelle  accjuisition  fait  pour  tout 
l'ostel  de  France,  et  chascim  de  vous,  mes  très-souverains  seigneurs  dudit  oslel, 
y  avez  intérestz.  »  Arch.  nat.,  P  13ô8',  no  494. 


140  ÉTAT  DU  ROYAUME  DE  SICILE.  [1435] 

En    attendant    leur    souverain,    les    Napolitains     consti- 
tuèrent   un    gouvernement    provisoire,    composé    de    vingt 
membres  de  la  haillie,  qui  s'adjoignirent  au   conseil   royal 
nommé  par  la  reine.  Ces  commissaires,  qui  prirent  le  titre  de 
régents,  levèrent  les  étendards  du  pape  Eugène  IV  et  de 
René  '.  Mais  leur  autorité  ne  pouvait  être  assez  ferme  pour 
empêcher  longtemps  l'anarchie.  L'absence  du  maître  favo- 
risait les  tentatives  d'un  compétiteur  ambitieux  et  hardi  ;  la 
cupidité  des  uns,  la  jalousie  des  autres,  lui  firent  bientôt  un 
parti  parmi  les  seigneurs  qui  n'étaient  pas  associés  à  la  di- 
rection des  affaires.  L'île  de  Sicile,  qui  lui  appartenait,  lui 
créait  un  point  d'appui  plus  solide  que  ses  droits  prétendus. 
Dès  le  mois  d'avril  1435,  il  la  quittait  pour  s'avancer,  à  la  tête 
de  sept  galères,  jusque  devant  l'île  d'Ischia,  d'où  il  noua  des 
intelligences  avec  le  duc  de  Sessa,  le  prince  de  Tarente  et  plu- 
sieurs de  leurs  parents.  L'accord  du  premier  moment    était 
rompu  :  il  ne  lui  fut  pas  difficile  d'obtenir  la  possession  d'une 
place  forte.  Gapoue  lui  fut  livrée,  et,  grâce  aux  nombreuses  ré- 
bellions que  rencontra  le  conseil  de  Naples,  il  se  vit  en  peu  de 
temps  entouré  de  quinze  mille  partisans  armés  ^.  Avec  cette 
troupe  et  avec  celles  que  l'infant  Pierre,  son  frère,  lui  envoya  de 
Sicile,  il  résolut  de  mettre  le  siège  devant  une  ville  plus  impor- 
tante, qui  devait  lui  ouvra-  tout  le  royaume.  Gaëte,  défendue 
par  une  garnison  génoise,  fut  investie  par  terre  et  par  mer.  Al- 
phonse s'en  croyait  déjà  maître,  lorsqu'une  petite  flotte,  en- 
voyée de  Gênes  par  le  duc  de  Milan,  vint  au  secours  des 
assiégés.  Les  Aragonais,  confiants  dans  leur  supériorité  nu- 
mérique, allèrent   au-devant  d'elle,  et   alors  s'engagea  un 
combat  naval  acharné,  qui  est  resté  célèbre  dans  l'histoire. 
Malgré  des  prodiges  de  valeur,  après  onze  heures  de  lutte  iné- 
gale, l'habileté  de  quatre  mille  marins  triompha  de  l'inexpé- 
rience de  onze  mille  soldats  de  terre.  La  nef  d'Alphonse  allait 
sombrer,  lorsqu'il  consentit  enfin  à  se  rendre  au  gouverneur 
de  l'île  de  Ghio,  Jacques  Jusiiniani,  ne  voulant  pas  remettre 

'  Journal  de  Naples  {Rer.  ital.  script.,  XXI,  1098). 
2  I6id.,  1100. 


[1435]  ETAT  DU  ROYAUME  DE  SICILE.  141 

son  épée  aux  mains  d'un  Génois.  De  ses  quatorze  vaisseaux, 
un  seul  échappa,  celui  de  l'infant  Pierre.  Tous  les  autres 
tombèrent  au  pouvoir  du  vainqueur  ;  le  Roi  et  les  seigneurs 
napolitains  qui  l'accompagnaient  furent  déclarés  prisonniers 
du  duc  de  Milan,  et  ce  qui  restait  de  troupes  sous  les  murs 
de  Gaëte  prit  aussitôt  la  fuite  *. 

Cette  victoire  éclatante  semblait  devoir  ruiner  le  parti  ara- 
gonais  en  Italie.  Les  Génois  témoignèrent  de  l'importance 
qu'ils  y  attachaient  par  des  transports  d'allégresse.  Ils  ordon- 
nèrent un  triduum  de  prières  et  d'actions  de  grâces,  et  dé- 
cidèrent que  tous  les  ornements  de  chapelle  d'Alphonse, 
croix,  candélabres,  calices,  livres,  etc.,  faisant  partie  du 
butin,  seraient  consacrés  à  saint  Dominique  dans  l'église  qui 
portait  son  nom,  la  bataille  ayant  été  livrée  le  jour  de  sa  fête, 
4  aolU^  La  capture  du  roi  d'Aragon  avait,  en  effet,  pour  eux 
un  double  intérêt  :  rivaux  des  Catalans  sur  la  Méditerranée, 
ils  croyaient  assurée  désormais  la  supériorité  de  leur  commerce 
et  de  leur  navigation,  ils  pouvaient  imposer  tous  les  traités 
qu'il  leur  plairait;  l'avantage  de  leur  allié  français  ne  venait 
qu'en  seconde  ligne  dans  les  calculs  de  ces  habiles  marchands, 
et  l'on  peut  dire  même  qu'ils  le  soutenaient  uniquement  parce 
qu'il  était  en  lutte  avec  l'Aragonais.  Le  duc  de  Milan,  Phi- 
lippe-Marie Visconti,  qui  les  tenait  depuis  vingt  ans  sous  sa 
dépendance,  était  moins  directement  intéressé  au  succès  de  la 
maison  d'Anjou.  Cependant,  afm  de  les  attacher  davantage  à 
sa  domination,  il  avait  épousé  leur  politique  et  s'était  déclaré 
pour  le  roi  René,  auquel  le  liait,  du  reste,  une  alliance  anté- 
rieure, conclue  en  1424  avec  Charles  VII  et  toute  la  maison 
d'Anjou  \  Dès  le  mois  de  juin  précédent,  le  roi  de  Sicile  avait 
délégué  Louis  de  Bouliers,  Vital  de  Cabanis  et  Charles  de 
Castillon  pour  arrêter  avec  lui  les  bases  d'un  traité  d'alliance 
offensive  et  défensive.  La  défaite  d'Alphonse  décida  la  con- 

'  Journal  de  Naples (Tîer.  ital.  script.,  XXI,  llOO  et  suiv.) 
2  Relation  officielle   (Arcli.  de  Gènes,  X,  949,  in  fine).  Plusieurs  chroniqueurs, 
svivis  par  les  historiens  modernes,  ont  placé  cet  événement  au  5  ou  au  C  août. 
■'  Vallet,  Jlist.  tic  Charles  Vil,  I,  393. 


142  ÉTAT  DU  ROYAUME  DE  SICILE.  [1435] 

clusion  de  ce  traité,  qui  fut  signé  à  Milan,  par  les  deux 
commissaires  français  et  par  le  vicomte  Gaspard,  cousin  de 
Visconti,  le  21  septembre  1433.  Les  principales  clauses  étaient 
les  suivantes  :  Les  deux  princes  se  prêteront  un  mutuel  secours 
contre  tous,  excepté  contre  le  pape,  l'empereur,  les  rois  de 
France  et  d'Espagne  (c'est-à-dire  de  Castille)  et  le  duc  de 
Savoie;  ils  se  fourniront  réciproquement  des  armes,  des 
troupes,  des  chevaux,  des  navires,  des  vivres;  René  ne  re- 
cevra de  renforts  qu'à  partir  de  son  arrivée  ou  de  l'arrivée 
d'un  des  siens  dans  le  royaume  de  Sicile;  Gaëte  sera  laissée 
au  pouvoir  du  duc  de  Milan  pour  garantir  les  sommes  dé- 
pensées par  lui  et  par  les  Génois,  depuis  la  mort  de  Jeanne  II, 
en  vue  de  protéger  les  intérêts  du  roi  de  Sicile,  et  celles  qu'il 
faudra  dépenser  encore  pour  la  garde  de  cette  ville;  le  roi 
prendra  à  sa  solde  quinze  cents  cavaliers  milanais,  pendant 
deux  ans  au  moins  ;  il  travaillera,  quand  il  sera  venu,  à  sou- 
mettre au  duc  et  à  réconcilier  avec  lui  le  capitaine  François 
Sforza,  ou  sinon  il  le  traitera  comme  leur  ennemi  commun  ; 
le  duc,  enfin,  limite  son  intervention  à  l'Italie  *. 

Cette  ligue,  conclue  pour  soixante  ans,  paraissait  au  roi 
René  un  gage  de  sécurité.  Il  fit  presser  le  départ  de  son 
épouse,  investie  par  lui  de  la  lieutenance  générale,  comme  on 
l'a  vu  plus  haut.  Plusieurs  ambassades  de  Philippe-Marie  l'en- 
tretinrent, ainsi  que  cette  princesse,  dans  une  confiance  absolue. 
Au  mois  d'octobre,  Gandido  Decembrio  portaitencore  au  pri- 
sonnier de  Dijon  les  protestations  de  dévouement  de  son  allié, 
et  lui  demandait  de  ratifier  lui-même  les  conventions  signées 
en  son  nom  '.  Et  cependant,  le  8  du  même  mois,  par  un 
revirement  inexplicable,  ou  plutôt  par  une  légèreté  que  René 
devait  rencontrer  plus  d'une  fois  chez  ses  amis  italiens,  Vis- 

'  Arcli.  (les  Bouclies-dii-Rlutne,  B  G55.  Arch.  de  Milan,  Lcghc,  pace,  etc., 
n°  796,  f**  168.  Le  traité  est  passé  «  in  caméra  cubicularl  dormis  liahilationis  pre- 
fati  domini  Gaspari,  die  21  sept.^  Iiord  qiiartd  declmd  ».  La  procuration  de  René 
est  du  5  juin,  lendemain  du  jour  de  la  nomination  d'Isabelle  à  la  lieutenance  gé- 
nérale. 

2  V.  ci-dessus,  page  116;  pièces  justificatives,  h"*  g. 


[1433J  REGENCE  D'ISABELLE  DE  LORRAINE.  143 

conti  donnait  à  sa  propre  parole  un  démenti  flagrant.  Le  roi 
d'Aragon,  remis  entre  ses  mains,  avait  reçu  de  lui,  au  lieu  de 
fers,  une  hospitalité  somptueuse.  Il  était  logé  dans  son  palais, 
entouré  de  distractions  et  de  plaisirs  princiers.  Une  telle 
magnanimité  offrait  un  si  grand  contraste  avec  la  conduite  de 
cet  autre  duc,  qui,  lui  aussi,  portait  le  nom  de  Philippe  et  se 
trouvait  le  maître  d'une  personne  royale,  que  tout  le  monde 
en  était  frappé.  Mais  Alphonse  était  trop  adroit  pour  ne  pas 
profiter  de  sa  situation.  Au  bout  de  deux  mois,  il  avait  si 
bien  capté  l'esprit  de  son  hôte,  en  lui  montrant  les  dangers 
imaginaires  de  l'alliance  française  et  les  avantages  de  la 
sienne,  qu'il  obtenait  sa  liberté  sans  conditions;  ou  plutôt,  je 
me  trompe,  une  convention  passée  entre  Visconti  et  lui  stipu- 
lait que  le  premier,  après  l'avoir  délivré  «  par  un  prodige  de 
libéralité  et  de  bonté  [mira  liberalitate  et  beneficentiâ)  » ,  le 
défendrait  de  toutes  les  ftiçons,  mettrait  Gaëte  en  son  pouvoir, 
et  ne  laisserait  nul  autre  que  lui  s'emparer  du  royaume  de 
Sicile  \  Ainsi  le  captif  faisait  la  loi  au  vainqueur;  ainsi  René, 
lâchement  joué,  allait  se  retrouver  en  face  d'un  compétiteur 
plus  redoutable  qu'auparavant,  et  les  Génois  allaient  perdre 
tout  le  fruit  de  leur  victoire.  Mais  ceux-ci  ne  pardonnèrent 
pas  au  duc  de  Milan  son  manque  de  foi;  ils  saisirent  même 
cette  occasion  pour  secouer  son  joug  et  pour  se  donner  un 
gouvernement  plus  national,  que  nous  trouverons  fidèle  à  la 
ligne  politique  adoptée  par  eux. 

Au  moment  même  où  s'opérait  ce  coup  de  théâtre,  la  reine 
Isabelle,  aussi  éloignée  que  son  mari  de  prévoir  une  pa- 
reille complication,  courait  au-devant  du  péril  et  partait  pour 
l'Italie.  Après  un  court  séjour  en  Provence,  où  elle  avait 
gagné  tous  les  cœurs,  pourvu  aux  affaires  les  plus  pressées, 
réintégré  dans  leurs  biens  des  partisans  de  la  maison  d'Anjou 
maltraités  par  Charles  de  Duras  -,  elle  s'embarqua  à  Mar- 

'  Capitula,  conventiones  et  pacta  inter  regem  Alfonsum  et  fratres  cum  P/ii- 
lippo  Maria,  duce  Mediolani.  Mediolano,  8  oct.  1435  (Arch.  de  Milan,  ibid.). 

^  Le  18  septembre  1435  ,  à  Aix  ,  Isabelle,  «  metuendissimi  domini  Renati 
locumtenens  gmcralis,  »  à  la  requête  de  Barlhélemi  et  Jean  de  Bvancaciis,  da- 


144  REGENCE  D'ISABELLE  DE  LORRAINE.  [1435] 

seille  avec  son  second  fils,  Louis,  et  des  forces  que  le  nouvel 
état  des  choses  rendait  malheureusement  insuffisantes.  Elle 
aborda  sans  encombre  à  Gaële,  où  les  habitants  l'accueil- 
lirent comme  leur  souveraine.  Elle  crut  devoir,  néanmoins, 
changer  le  gouverneur  institué  parle  duc  de  Milan,  pour  en 
établir  un  autre  plus  dévoué  à  sa  personne.  Cet  acte,  qu'on 
a  taxé  d'imprudence  et  par  lequel  on  a  voulu  expliquer  le  re- 
froidissement de  Visconti  \  était  au  contraire  une  mesure  de 
sagesse  que  les  événements  ne  devaient  que  trop  justifier.  La 
ville  renfermait  encore  un  parti  aragonais  ;  le  bruit  de  la  déli- 
vrance d'Alphonse  et  de  la  trahison  du  duc  y  était  sans 
doute  parvenu  :  loin  d'être  la  cause  de  cette  trahison,  qui 
était  consommée  dès  le  8  octobre,  le  remplacement  du  com- 
mandant de  Gaëte  semble  en  avoir  été  la  conséquence  ;  dans 
tous  les  cas,  il  annonçait  chez  la  jeune  reine  une  remarquable 
fermeté. 

Isabelle  remit  aussitôt  à  la  voile,  et  se  présenta  devant 
Naples  avec  trois  galères  et  une  gahote,  le  18  octobre  143o. 
Les  Napolitains,  informés  de  son  arrivée,  lui  préparèrent  une 
réception  magnifique.  Après  une  semaine  d'attente  aux  portes 
de  la  ville,  elle  y  lit  son  entrée  triomphale  le  25,  parcourut 
ta  cheval  les  divers  sièges  ou  quartiers,  et  fut  conduite  au 
Castel-Capuano,  résidence  des  rois  de  Sicile  -.  Ce  ne  fut  ce- 
pendant qu'un  mois  plus  tard,  comme  l'indique  le  procès- 
verbal  dressé  à  cette  occasion,  qu'elle  reçut  les  serments  offi- 
ciels de  la  noblesse  et  des  syndics.  Un  trône  fut  dressé  pour 
la  cérémonie  dans  la  cour  du  même  palais.  Lorsqu'elle  y  eut 
pris  place,  le  27  novembre,  les  seigneurs  des  quartiers  de 
Capouane  et  de  Nido,  les  magistrats  et  le  peuple  des  autres 

moiseaux,  citoyens  d'Avignon,  doul  le  père  avait  été  exilé  et  privé  de  ses  biens 
par  Charles  de  Duras  à  cause  de  son  dévouement  à  Louis  I,  casse  et  annule  ces 
condamnations  injustes  et  rétablit  les  deux  frères  dans  tous  leurs  droits.  (Arch. 
de  Naples,  Coventi  sopprcssl,  reg.  72.) 

'   D.  Calmet,  II,  792.  Vill.-Barg.,  I,  2Fi. 

2  V.  la  chronique  inédite  du  royaume  de  Naples  (Bibl.  Brancacciaua,  2  G  1 1  ; 
pièces  justificatives,  n»  100),  et  le  Journal  de  Naples  {Rer.  ital.  script.,  XXI, 
1102). 


[1435]  REGENCE  D'ISABELLE  DE  LORRAINE.  Mo 

quartiers  (la  Montagne,  le  Port,  la  Porte-Neuve)  vinrent  s'a- 
genouiller (levant  elle.  Mais,  au  moment  de  jurer  fidélité,  il 
s'éleva  entre  plusieurs  d'entre  eux  un  conflit  de  préséance  qui 
faillit  tout  compromettre.  Isabelle  se  retira  un  moment  ;  puis 
un  prélat,  désigné  par  elle  comme  arbitre,  fit  à  l'assemblée 
cette  déclaration  :  «  Vous,  nobles  des  sièges  de  Capouane  et 
«  de  Nido,  et  vous  autres,  représentants  des  sièges  de  la  Mon- 
«  tagne,  du  Port  et  delà  Porte-Neuve,  et  vous,  gens  du  peuple, 
«  la  reine  veut  que  vos  privilèges,  immunités  et  dignités  soient 
«  maintenus  comme  ils  étaient  au  temps  passé,  et  qu'en  prêtant 
<(  le  serment  et  l'hommage-lige  vous  gardiez  l'ordre  et  le  rang 
«  observés  dans  les  séances  de  la  cour  des  baillis  de  Saint-Paul, 
«  où  le  siège  de  Capouane  tient  la  première  place.  »  Il  y  eut 
quelques  vanités  froissées  ;  les  nobles  des  deux  sièges  jurèrent 
obéissance  à  Isabelle  comme  tenant  la  place  de  son  époux, 
mais  en  réservant  l'intégrité  de  tous  leurs  droits  et  préémi- 
nences \  Cet  incident,  qui  faisait  prévoir  bien  des  difficultés, 
n'était  pas  d'un  heureux  augure.  Toutefois  la  bonne  grâce  et 
le  savoir-faire  de  la  nouvelle  souveraine  parurent  désarmer  les 
mécontents.  Les  seigneurs  et  les  villes  des  environs  vinrent 
également  lui  rendre  l'hommage,  Raimond  des  Ursins,  comte 
de  Noie,  qui  prenait  le  titre  de  vice-roi,  et  dont  la  fidélité 
semblait  douteuse,  fut  un  des  premiers  à  se  prosterner  devant 
elle.  En  peu  de  temps,  elle  devint  l'objet  d'une  tendre  admi- 
ration de  la  part  de  ce  peuple,  habitué  à  ne  plus  voir  sur  le 
trône  que  le  vice  et  la  frivolité  ^.  Le  pouvoir  de  René  d'Anjou 
était  fondé;  la  grande  majorité  de  ses  sujets  le  reconnaissait 
sans  contestation.  Si  l'on  étudie,  en  effet,  les  suscriptions  des 
actes  publics  rendus  à  cette  époque  dans  le  royaume,  on  y 
trouve  presque  toujours  la  formule  régnante  Renato.  Dès  le 
24  mars  143S,  la  réalité  de  sa  domination  est  ainsi  attestée. 

'  Lïglum  juramenliim  daliini  à  nubilïbiis  et  popalanlnis  NeapoUtanis  regine  Isa- 
belle (Naples,  Bibl.  Brancacciana,  2  G  20,  f"  47;  pièces  justificatives,  n"  9). 

^  «  QiH'Sia  reg'ina  fo  molto  lodata,  cl  era  ecccllcitte  e  sav'ia  donna,  e  cou  gran 
virtîi  e  hontà  governb  Jiiichc  il  suo  marilo  fa  preglone,  et  acqitistb  gran  benevo' 
lenzia  nel  regno.  »  Journal  de  Naples,  ibid,,  1102. 

10 


146  RÉGENCE  D'ISABELLE  DE  LORRAINE.  [1435-36] 

Au  contraire,  le  nom  d'Alphonse  d'Aragon  figure  à  peine  en 
tête  de  quelques  pièces,  rédigées  loin  du  siège  du  gouver- 
nement. Dans  les  provinces,  certains  notaires  considèrent 
encore  le  trône  comme  vacant  ;  d'autres  continuent  à  compter 
les  années  du  règne  de  Jeanne  II  comme  si  elle  n'était  pas 
morte;  d'autres  ne  mentionnent  que  l'autorité  du  pape,  su- 
zerain du  royaume,  ou  celle  du  conseil  de  régence  \  Mais 
cette  diversité,  qui  augmentera  à  mesure  que  la  division  des 
partis  s'accentuera,  n'atteindra  jamais  la  ville  de  Naples  ni  la 
région  environnante.  Jusqu'au  dernier  jour  de  la  lutte,  on  n'y 
admettra  d'autre  souverain  que  le  roi  René.  Il  ne  faut  donc 
point,  à  l'exemple  de  plusieurs  historiens  espagnols  et  italiens, 
faire  commencer  en  1435  le  règne  d'Alphonse.  Le  fait  comme 
le  droit  était  pour  son  rival  :  la  guerre  civile  ne  commença 
véritablement  qu'après,  sous  l'empire  des  événements  que 
nous  allons  raconter,  et  elle  n'ébranla  point  la  fidélité  de  la 
capitale. 

L'orage  déchaîné  à  Milan  ne  tarda  pas  à  fondre  sur  le 
royaume  de  Naples.  Tandis  que  la  reine  faisait  reprendre  par 
ses  troupes  la  place  de  Gapoue,  envoyait  en  Calabre,  en  qua- 
lité de  vice-roi,  Michel  de  Cotignola,  et  prenait  possession  de 
toute  cette  province  par  l'entremise  du  jeune  prince  Louis, 
Alphonse  d'Aragon,  rendu  à  la  liberté,  préparait  une  expédi- 
tion nouvelle.  Le  25  janvier  1436,  il  mouillait  à  Porto-Pisano. 
Là,  espérant  trouver  dans  la  république  de  Florence  un  im- 
portant allié  de  plus,  il  s'arrêta  pour  faire  sonder  les  dis- 
positions de  cette  puissance.  Angelo  Acciajuolo  et  Pietro 
Guicciardini ,  envoyés  à  sa  rencontre  par  les  Florentins  j 
l'avertirent  que  la  république  se  tiendrait  sur  la  réserve  dans 
la  question  napolitaine  comme  elle  l'avait  fait  lors  des  guerres 
précédentes,  entre  les  ducs  d'Anjou  et  les  princes  de  Duras  ; 
que  le  royaume  appartenait  en  fief  à  F  Église,  et  qu'elle  en- 

'   «  Facanle  regno  ob  mortem  seren'issîme  Joanne  II.   —  Anno  21   Joanne  II. 
—  Suh  regim'inc  reginulU  consd'ù.  —  Anno  7  Eugenïi  pape.  —  Sub  vegimlnc  et 
gubcrnacione  consU'n  et  giibernatorum  reïpiiblice  liiijiis  regni  Sic'die.  »  Etc.  (Arch. 
de  Naples,  Coventi  soppiessi,  reg.  12,  passim.) 


[1436]  GENES  SE  DECLARE  POUR  RENÉ.  147 

tendait  garder  à  celle-ci  toute  sa  fidélité'.  Cette  déception 
n'empêcha  pas  Alphonse  de  poursuivre  son  projet.  Au  bruit 
de  son  approche,  les  partisans  qu'il  avait  laissés  à  Gaëte  se 
remuèrent:  un  hardi  coup  de  main,  tenté  par  l'infant  Pierre 
de  concert  avec  eux  et  avec  les  gens  de  Visconti,  fit  retomber 
cette  ville  en  son  pouvoir.  Il  y  arriva  lui-môme  le  2  février, 
avec  tous  les  chevaliers  qui  avaient  partagé  sa  captivité  ^ 
Ce  premier  succès  enhardit  son  entourage.  Ses  libéralités,  ses 
promesses,  plus  magnifiques  encore,  eurent  bientôt  alléché 
un  peuple  toujours  sensible  à  l'appât  de  l'or  et  des  titres  :  les 
défections  recommencèrent. 

Grand  fut  l'émoi  à  la  cour  de  Naples;  mais  la  jeune  reine 
ne  perdit  pas  la  tête.  Elle  chercha  d'abord  des  secours  au 
dehors,  et  des  alliances  à  opposer  à  celles  de  son  rival.  Parmi 
les  puissances  italiennes,  une  seule  lui  était  décidément  hos- 
tile :  le  duc  de  Milan,  son  appui  de  la  veille.  Florence  se  dé- 
clarait neutre  ;  l'opulente  Venise,  l'Albion  du  midi,  semblait 
alors  se  désintéresser  des  affaires  intérieures  de  la  péninsule. 
11  ne  fût  plus  resté  que  le  pape,  affaibli  et  menacé  lui-même 
par  les  entreprises  du  concile  de  Bâle,  si  les  Génois,  irrités 
de  la  conduite  de  Visconti,  n'eussent  fait  sortir  le  bien  du 
mal  en  recouvrant,  comme  nous  l'avons  dit,  leur  indépen- 
dance, et  n'eussent  par  là  introduit  dans  l'arène  un  champion 
de  plus.  Sous  la  direction  de  François  Spinola,  ils  chassèrent 
le  gouverneur  milanais,  et,  après  quelques  luttes  intestines, 
ils  élurent  pour  doge  Thomas  de  Campofregozzo,  ancien  par- 
tisan de  Louis  III  d'Anjou,  qui  avait  jadis  repoussé  les  Ara- 
gonais  de  la  Corse.  Les  «  capitaines  des  libertés  de  Gênes  » , 
qui  précédèrent  ce  personnage  au  pouvoir,  avaient  déjà  renoué 
des  négociations  avec  Raimond  Caldora,  un  des  gouverneurs 
du  royaume  de  Sicile,  et  demandé  à  la  reine  Isabelle  l'envoi 
d'une  ambassade  pour  s'entendre  avec  elle  \  Avec  le  nouveau 
doge,  ces  relations  prirent  innnédiatement  un  caractère  intime 

'   Arch.  de  Florence,  Lcttere  dellu  Signoiïa,  fdza  XXXV,  f'  37. 

'^  Journal  (le  Naples  (Rer.  ital.  scnfU.,  XXI,  1103). 

*  Arch.  de  Gènes,  Lettres  des  doges,  X,  110  (leUre  du  2  mars  li3G). 


130  LE  PAPE  SE  DECLARE  POUR  RENE.  [143f.] 

bien,  s'il  y  a  lieu,  clés  navires.  Il  lui  rendra  l'hommage  pour 
toute  la  Sicile  continentale  [citrà  Farum)^  excepté  Bénévent 
et  son  district,  patrimoine  dont  la  possession  est  entièrement 
réservée  au  Saint-Siège  ;  il  livrera  néanmoins,  pour  la  répara- 
tion et  la  fortification  de  cette  ville,  des  bois,  des  pierres  et 
du  sable  appelé  pouzzolane  (arenam  que  Puteolana  vocatiir\ 
et  il  garantira  aux  habitants  l'exercice  de  leurs  privilèges.  S'il 
élève  des  prétentions  ou  fait  des  tentatives  d'envahissement 
sur  le  territoire  pontifical,  comprenant,  outre  Bénévent,  la 
ville  et  la  campagne  de  Rome,  le  duché  de  Spolète,  la  Marche 
d'Ancône,  le  patrimoine  de  Saint-Pierre  en  Toscane,  les  cités 
de  Pérouse,  de  Citta  di  Castello,  de  Bologne,  de  Ferrare  et 
d'Avignon,  avec  le  Comtat  Venaissin,  il  sera  d'abord  averti, 
puis  déclaré  déchu,  et,  .s'il  persiste  encore,  excommunié.  Tous 
les  barons  et  sujets  du  royaume  conserveront  les  immunités  et 
privilèges  dont  ils  jouissaient  du  temps  de  Guillaume  II,  un 
des  anciens  rois  normands  de  Sicile  \ 

Eugène  IV  ne  se  borna  pas  à  sanctionner  l'autorité  du  roi 
René  :  il  commença  bientôt  à  secourir  matériellement  les 
Napolitains,  en  leur  envoyant,  à  la  tête  d'un  corps  de  troupes 
auxiliaires,  ce  même  Vitelleschi,  délégué  précédemment  pour 

•  Arch.  des  Bouches-du-Rhôue,  B  056  ;  Arch.  nat.,  J  51-3,  n»  39.  Pour  mon- 
trer combien  ces  clauses  dilïèrent  peu  de  celles  de  la  première  investiture  con- 
férée à  Cliarles  d'Anjou,  je  résume  ici  ces  dernières  :  Le  roi  de  Sicile  prendra 
l'engagement  de  ne  jamais  accepter  les  tiu-es  d'empereur,  de  roi  des  Romains, 
de  roi  d'Allemagne,  de  seigneur  de  Toscane  ou  de  Lomhardie;  de  payer,  chaque 
année,  un  tribut  de  huit  mille  onces  d'or  ;  de  n'élever  aucune  prétention  sur 
Bénévent,  qui  est  du  patrimoine  du  Saint-Siège;  de  casser  toutes  les  constitutions 
antérieures  contraires  aux  intérêts  de  l'Église;  de  renouveler  en  personne  le  ser- 
ment et  l'hommage-lige  entie  les  mains  de  chncpic  nouveau  pape;  d'envoyer  tous 
les  trois  ans  à  Rome  un  palefroi  blanc,  en  signe  de  vassalité;  d'affranchir  de 
toute  taille  les  églises,  les  monastères  et  les  clercs;  de  ne  jamais  se  liguer  contre  le 
Saint-Siège  avec  quehjue  prince  que  ce  soit.  En  cas  d'inexécution  de  ces 
charges,  le  loyauuie  tomberait  en  commise,  et  l'Église  serait  bln-e  de  le  conférer 
à  un  élu  de  son  choix.  Si  Chailes  d'Anjou  venait  à  mourir  sans  postérité,  la  suc- 
cession appartiendrait  à  Alphonse,  comte  de  Poitiers,  ou  à  un  autre  prince  de  la 
famille  de  Louis  IX.  (Arch.  des  Bouchcs-du-Rhône,  B  1G2).  Les  mêmes  obli- 
gations se  retrouvent  dans  la  bidle  d'Uri)aiu  IV  (pii  conféra  la  couronne  à  Charles 
de  Valois,  frère  de  Pliilipjie  le  Bel.  (Arch.  nat.,  J  hVl,  n»  20.) 


[1436]  LE  PAPE  SE  DPXLARE  POUR  RENÉ.  151 

les  gouverner.  Se  sentant  appuyée  de  deux  côtés,  Isabelle 
s'occupa  de  lever  de  nouveaux  soldats  et  de  réunir  les  fonds 
indispensables  pour  soutenir  une  lutte  énergique.  L'argent,  qui 
faisait  la  principale  force  des  Aragonais,  était  près  de  lui 
manquer.  Le  trésor  de  la  reine  Jeanne  n'avait  pas  tenu  ses 
promesses,  et  René,  du  fond  de  sa  prison,  pouvait  à  peine 
réunir  les  premiers  deniers  de  sa  rançon.  Il  fallut  se  résoudre 
à  aliéner  encore  une  fois  des  terres  et  des  revenus.  Une  com- 
mission adressée  à  plusieurs  membres  du  conseil  royal  en 
Provence,  l'évêque  de  Fréjus,  Guillaume  Saignet,  seigneur 
de  Vaucluse,  Antoine  Hermentier,  seigneur  d'Orgon,  Jean 
Martin,  avocat  fiscal,  Charles  de  Gastillon,  Jean  Orriet,  leur 
donna  le  pouvoir  de  vendre  ou  d'engager  pour  un  temps  les 
domaines  de  ce  pays,  ainsi  que  les  gabelles  et  autres  droits 
domaniaux,  jusqu'à  concurrence  des  sommes  nécessaires,  sans 
fixer  de  limite.  Dans  cet  acte,  Isabelle  alléguait  qu'elle  était 
de  toutes  parts  débordée  par  les  exigences  de  la  défense  du 
royaume,  et  jetait  comme  un  cri  de  détresse  \  Par  une  autre 
procuration  du  même  jour,  elle  chargea  les  mêmes  conseillers 
de  nommer  un  lieutenant-général  militaire  pour  protéger 
contre  les  Catalans  le  territoire  provençal,  en  l'absence  de  son 
mari  pi'isonnier  et  de  son  fils  aîné,  trop  jeune  encore  ■\  Enfin 
elle  envoya  en  France  Guillaume  Briart,  maître  de  sa  chambre 
aux  deniers,  pour  réaliser  toutes  les  ressources  qu'il  pourrait 
trouver.  Après  celui-ci,  un  autre  de  ses  trésoriers,  Jean  Bouju, 
archidiacre  de  Montfort,  qui  l'avait  également  suivie  en  Italie, 
reçut  d'elle  une  mission  semblable;  et  durant  leur  éloignement 
à  tous  deux,  le  gouvernement  de  ses  finances  fut  confié  à  un 

'  Ciim,  exuberantibus  nobis  undique,  tam  pro  solvendls  gent'ts  arm'igere  sl'i- 
pendiis  quàm  at'ds  iiegociis  in  exil  uni  deducendis,  expensarum  profluviis,  adin- 
cumbencia  nobis  oncra  suplerc  ac  hiijiis  Sicdie  regni  snarumque  provinciaruiu 
tuicioni  Jiiianciaruni  corencid  coniodc  providere  nequcamus . , .  »(Ai'ch.  des  Boiiches- 
dii-Rhoue,  B  656).  Cette  commission  est  du  28  mai  1436.  La  mesure  prescrite 
fut  appliquée  successivement  à  plusieurs  seigneuries  de  Provence;  celle  d'Hyères, 
par  exemple,  fut  engagée  en  1438  à  Louis  de  Beauvau,  pour  sept  mille  (|iiatre 
cents  ducats  d'or.  (/i/V/.,  B  G60.) 

*     Arch.  des  Bouclie.s-du-Rhùne,  B  656. 


150  LE  PAPE  SE  DÉCLARE  POUR  RENE.  [1436] 

bien,  s'il  y  a  lieu,  des  navires.  Il  lui  rendra  l'hommage  pour 
toute  la  Sicile  continentale  [citrà  Farum),  excepté  Bénévent 
et  son  district,  patrimoine  dont  la  possession  est  entièrement 
réservée  au  Saint-Siège  ;  il  livrera  néanmoins,  pour  la  répara- 
lion  et  la  fortification  de  cette  ville,  des  bois,  des  pierres  et 
du  sable  appelé  pouzzolane  iarenam.  que  Piiteolana  vocatiir), 
et  il  garantira  aux  habitants  l'exercice  de  leurs  privilèges.  S'il 
élève  des  prétentions  ou  fait  des  tentatives  d'envahissement 
sur  le  territoire  pontifical,  comprenant,  outre  Bénévent,  la 
ville  et  la  campagne  de  Rome,  le  duché  de  Spolète,  la  Marche 
d'Ancône,  le  patrimoine  de  Saint-Pierre  en  Toscane,  les  cités 
de  Pérouse,  de  Citta  di  Gastello,  de  Bologne,  de  Ferrare  et 
d'Avignon,  avec  le  Comtat  Venaissin,  il  sera  d'abord  averti, 
puis  déclaré  déchu,  et,  s'il  persiste  encore,  excommunié.  Tous 
les  barons  et  sujets  du  royaume  conserveront  les  immunités  et 
privilèges  dont  ils  jouissaient  du  temps  de  Guillaume  II,  un 
des  anciens  rois  normands  de  Sicile  \ 

Eugène  IV  ne  se  borna  pas  à  sanctionner  l'autorité  du  roi 
René  :  il  commença  bientôt  à  secourir  matériellement  les 
Napolitains,  en  leur  envoyant,  à  la  tête  d'un  corps  de  troupes 
auxiliaires,  ce  même  Vitelleschi,  délégué  précédemment  pour 

'  Airh.  des  Bouclies-du-Rliône,  B  G5G  ;  Arcli.  nat.,  J  513,  n»  39.  Pour  mon- 
trer coml)ien  ces  clauses  dilïèrent  peu  de  celles  de  la  première  investiture  con- 
férée à  Charles  d'Anjou,  je  résume  ici  ces  dernières  :  Le  roi  de  Sicile  prendra 
l'engagement  de  ne  jamais  accepter  les  tilres  d'empereur,  de  roi  des  Romains, 
de  roi  d'Allemagne,  de  seigneur  de  Toscane  ou  de  Lombardie;  de  payer,  chaque 
année,  un  tribut  de  huit  mille  onces  d'or  ;  de  n'élever  aucune  prétention  sur 
Bénévent,  qui  est  du  patrimoine  du  Saint-Siège;  de  casser  toutes  les  constitutions 
antérieures  contraires  aux  intérêts  de  l'Église;  de  renouveler  en  personne  le  ser- 
ment et  l'hommage-lige  entre  les  mains  de  chacpie  nouveau  pape;  d'envoyer  tous 
les  trois  ans  à  Rome  un  palefroi  blanc,  eu  signe  de  vassalité  ;  d'affranchir  de 
toute  taille  les  églises,  les  monastères  et  les  clercs;  de  ne  jamais  se  liguer  contre  le 
Saint-Siège  avec  quehiue  prince  que  ce  soit.  En  cas  d'inexécution  de  ces 
chaiges,  le  royaume  tomberait  eu  commise,  et  l'Église  serait  libre  de  le  conférer 
à  un  élu  de  son  choix.  Si  Charles  d'Anjou  venait  à  mourir  sans  postérité,  la  suc- 
cession appartiendrait  à  Alphonse,  comte  de  Poitiers,  ou  à  un  autre  prince  de  la 
famille  de  Louis  IX.  (Arch.  des  Bouchcs-du-Rhôiie,  B  1G2).  Les  mêmes  obli- 
gations se  retrouvent  dans  la  bulle  d'Urbain  IV  qui  conféra  la  couronne  h  Charles 
de  Valois,  frère  de  Philipi)e  le  liel.  (Arch.  nat.,  .1  .'>12,  n"  2G.) 


[1436]  LE  PAPE  SE  DECLARE  POUR  RENÉ.  151 

les  gouveriier.  Se  sentant  appuyée  de  deux  côtés,  Isabelle 
s'occupa  de  lever  de  nouveaux  soldats  et  de  réunir  les  fonds 
indispensables  pour  soutenir  une  lutte  énergique.  L'argent,  qui 
faisait  la  principale  force  des  Aragonais,  était  près  de  lui 
manquer.  Le  trésor  de  la  reine  Jeanne  n'avait  pas  tenu  ses 
promesses,  et  René,  du  fond  de  sa  prison,  pouvait  à  peine 
réunir  les  premiers  deniers  de  sa  rançon.  Il  fallut  se  résoudre 
à  aliéner  encore  une  fois  des  terres  et  des  revenus.  Une  com- 
mission adressée  à  plusieurs  membres  du  conseil  i"oyal  en 
Provence,  l'évoque  de  Fréjus,  Guillaume  Saignet,  seigneur 
de  Vaucluse,  Antoine  Hermentier,  seigneur  d'Orgon,  Jean 
Martin,  avocat  fiscal,  Charles  de  Castillon,  Jean  Orriet,  leur 
donna  le  pouvoir  de  vendre  ou  d'engager  pour  un  temp^;  les 
domaines  de  ce  pays,  ainsi  que  les  gabelles  et  autres  droits 
domaniaux,  jusqu'à  concurrence  des  sommes  nécessaires,  sans 
fixer  de  limite.  Dans  cet  acte,  Isabelle  alléguait  qu'elle  était 
de  toutes  parts  débordée  par  les  exigences  de  la  défense  du 
royaume,  et  jetait  comme  un  cri  de  détresse  \  Par  une  autre 
procuration  du  même  jour,  elle  chargea  les  mêmes  conseillers 
de  nommer  un  lieutenant-général  militaire  pour  protéger 
contre  les  Catalans  le  territoire  provençal,  en  l'absence  de  son 
mari  prisonnier  et  de  son  fils  aîné,  trop  jeune  encore '\  Enfin 
elle  envoya  en  France  Guillaume  Briart,  maître  de  sa  chambie 
aux  deniers,  pour  réaliser  toutes  les  ressources  qu'il  pourrait 
trouver.  Après  celui-ci,  un  autre  de  ses  trésoriers,  Jean  Bouju, 
archidiacre  de  Montfort,  qui  l'avait  également  suivie  en  Italie, 
reçut  d'elle  une  mission  semblable  ;  et  durant  leur  éloignement 
à  tous  deux,  le  gouvernement  de  ses  finances  fut  confié  à  un 

'  Ciim,  exuberantibus  nohls  undique,  tam  pro  solveiidls  gent'is  arm'igere  sll- 
pendiis  qnàm  aliis  negocds  in  exilum  dedticendis,  expensaruni  nroflitviis,  adlii- 
cumbencia  nobis  oiiera  suplerc  ac  Inijits  Sicïlie  regni  siiariimqiie  prov'inciarum 
tuiàoiti  Juianciarum  carencid  comodè  providere  nequeamus...  «(Avch.  des  Boiiches- 
du-Rhone,  B  656).  Cette  commission  est  du  28  mai  1436.  La  mesure  prescrite 
fut  applicuiée  successivement  à  plusieurs  seigneuries  de  Provence;  celle  d'Hyères, 
par  exemple,  fut  engagée  en  1438  à  Louis  de  Beauvau,  pour  sept  mille  (piatre 
cents  ducats  d'or.  {Ibid.,  B  660.) 

'     Arch.  des  Bouclies-du-Rhône,  B  6ri6. 


152  PROGRES  DU  PARTI  ARAGONAIS.  [1436] 

chevalier  du  nom  de  Conrad  Paspargnet.  Le  compte  tenu  par 
ce  dernier  montre  à  quel  dénûment  en  était  réduite,  à  cette 
époque,  la  malheureuse  princesse  :  sa  vaisselle  d'argent  et  de 
cuisine,  ses  bijoux  et  jusqu'à  ses  vêtements  furent  mis  en  gage 
ou  vendus  '.  Aucun  sacrifice  ne  coûtait  à  cette  femme  intré- 
pide, et,  au  milieu  de  tant  de  soucis,  elle  trouvait  le  temps  de 
correspondre  avec  ses  parents  de  France  et  d'Allemagne,  tenait 
son  mari  au  courant  de  la  marche  des  événements,  lui  envovait 
des  messages  secrets,  confiés  parfois  aux  ménestrels  de  sa 
cour  qui  voyageaient  en  Italie^,  se  multipliait,  eniin,  avec  une 
énergie  toute  virile. 

De  son  côté,  le  roi  d'Aragon  ne  restait  pas  inactif.  Sul- 
mona,  Citta  di  Penna,  Salerne  et  quelques  autres  villes,  sou- 
levées par  ses  agents,  arborèrent  ses  étendards  ^  Mais  Jac- 
ques Caldora  (ou  Gandola,  comme  on  disait  alors),  le  plus 
vaillant  des  capitaines  dévoués  au  parti  d'Anjou,  reconquit 
bientôt  les  deux  premières,  et  s'avança  dans  la  Pouille  contre 
le  prince  de  Tarente,  allié  d'Alphonse.  Malheureusement, 
après  une  campagne  de  quelques  mois,  il  fut  forcé  de  con- 
clure une  trêve  et  de  se  retrancher  à  Bari.  Alors  on  vit  deux 
des  principaux  seigneurs  napolitains,  le  comte  de  Caserte  et 
le  comte  de  Noie,  qui  avaient  prêté  serment  à  Isabelle,  passer 
dans  le  camp  aragonais  \  La  reine  frappa  immédiatement  le 
second  d'un  châtiment  mérité,  en  confisquant  le  palais  qu'il 
avait  à  Naples  et  ses  autres  biens  situés  à  Aversa;  elle  donna 
le  tout  ù  Anlohie  Caldora,  fils  de  Jacques,  qui,  comme  lui,  la 

'  Bihl.  liât.,  Lorraine  20  l>is,  ii°  7.  Dans  ce  coniple,  qui  embrasse  les  années 
14.3G  et  1437,  la  recelte  est  inférieure  de  437  ducats  à  la  dépense.  On  y  trouve, 
en  outre,  la  mention  de  lettres  de  change  reçues  de  Provence,  de  cadeaux  à  divers 
officiers,  d'un  liéiaut  envoyé  au  roi  d'Aragon,  de  courriers  expédiés  à  Rome  pour 
les  affaires  du  royaume,  de  terre  et  de  bois  employés  à  faire  le  moule  d'une  bom- 
barde, etc. 

-  Lettre  d'Isabelle  à  son  beau-frère  le  marquis  de  Bade  (Bibl.  ual..  Lorraine 
20  i^is,  w  11). 

3  Le  château  de  Salerne,  où  s'était  renfermé  Jean  Bouju,  trésorier  de  la  reine, 
envo)é  par  elle  pour  le  défendre,  tint  dix  mois  contre  les  gens  d'Alphonse;  la 
ville  elle-même  ne  lesta  pas  en  leur  [-.ouvoir.  (lîibl.  nal.,  Lorraine  20  l>is,  \i°  7.) 

*  Journal  de  Naples  {Rcr.  ital,  script.,  XXi,  1104). 


[1436-37]  PROGRIîîS  DU  PARTI  ARAGONAIS.  153 

servait  de  son  épée  '.  Alphonse  dédommagea  le  comte  en  lui 
cédant  Scafati,  dont  il  venait  de  se  rendre  maître,  et  s'empara 
encore  de  Castello,  près  de  Stables.  Plusieurs  places  furent 
ainsi  prises  et  reprises  dans  le  courant  de  l'année  1436.  Il 
paraît  même  que,  dans  les  premiers  jours  de  1437,  les  Ara- 
gonais,  qui  serraient  de  près  la  capitale,  conunencèrent  à  l'in- 
vestir. C'est  du  moins  la  nouvelle  qu'un  de  leurs  courriers 
l'épandit  à  Plaisance  et  à  Milan  ;  mais  elle  se  lie  à  des  exagé- 
rations évidentes,  car  Alphonse  faisait  dire  en  même  temps 
qu'il  avait  conquis  tout  le  pays,  excepté  Naples,  Aversa  et 
Pouzzoles,  et,  d'une  autre  part,  on  recevait  simultanément 
l'annonce  de  sa  défaite  '.  Du  reste,  ce  premier  siège  ou  cette 
tentative  de  siège  n'est  pas  mentionnée  dans  les  chroniques,  ni 
dans  le  Diario  ou  journal  napolitain,  rédigé  d'une  façon  si 
détaillée  par  un  contemporain  anonyme  et  publié  par  Mura- 
tori  ^  On  n'en  retrouve  la  trace  que  dans  une  lettre  de  Tho- 

'  «  Magn'ifi,co  et  strenuo  annorum  capitaneo  j4iiloino  Candola,  m'tlii't,  cum'iti 
Tnveiitl,  vlcemgerenti  et  consitiario,  privilegium  concessionis  kospitii  quod  Jiiit 
Rajmundi  de  Ursinis,  olim  Nolani  comitis,  sili  iiitus  istani  mclitam  civitalem  NeOr- 
poils,  in  perl'ineiit't'is  Sancte  Clare,  juxlà  domiim  Petrilli  de  Montefusculo,  et  om- 
nium boiiorum  in  civitate  Averse  ejitsdein  comitis  J\'oI(i/ii  relwlUs,  adereiitis  et  fa- 
venlis  Alfonso,  asscrlo  régi  Arogoinim  et  /iiijus  regni  publico  iiivasori.  Sidi  datiim 
in  regali  Castro  Capuano  Neapolis,  die  Xll  ja/iuarii,  aii/io  MCCCCXXXVII,/-'t7-  Isabel, 
Del  gratid  Jérusalem  et  SiciUe  regi/iam,  etc.  »  (Arch.  tle  Naples,  Arca  C,  mazzo  Gl, 
n»  7  ;  d'après  les  notes  manuscrites  de  Charles  de  Lellis.) 

^  «  Questa  sira  è  capitato  ouï  uiio  carrera  de  la  3Jajestà  del  i-e  di  Aragana,  elii 
vc/ie  di  Napoli.  Dlce  cliel'  re  era  à  campa  h  Napoli  et  haveva  Itavute  lutte  quelle 
terre,  excepta  Napoli,  Aversa  et  Pozolo.  Haveva  moite  liltere  de  Catliellaui,  de 
Firentini  e  de  f^erietiani....  Altre  diceno  el  re  d'Aragona  è  stata  rotto.  »  Lellie  de 
Pietro  da  Piazza  à  Simoiiino  Ghilino,  secrétaire  du  duc  de  Milan  (Arch.  de  Milan, 
Domlnio  Fisconteo;  Osio,  Docum.  diplom.,  t.  III,  part.  1,  p.  136). 

^  Rer.  ital.  script.,  t.  XXI.  Il  y  eut  cependant,  à  cette  époque,  un  complot  pour 
livrer  aux  Aragonais  la  porte  Saint-Janvier,  à  Naples.  Les  coupables,  Jean  Cicinello 
et  sou  fils,  furent  pendus.  {Cran,  del  regno  di  Napoli;  pièces  justificatives,  n"  lOO.) 
Ce  fait  détruit  l'assertion  d'un  compilateur  d'anecdotes  florentin,  d'après  lequel 
Cicinello  aurait  été  arrêté  par  René  pour  avoir  écrit  contre  lui  au  roi  d'Aragou, 
et  aurait  dû  payer  seize  mille  ducats  sous  peine  de  voir  son  iils  décapité  le  jour 
même.  {Fite  di  uomini  illustri  del  secolo  XV,  scrilte  da  Fespasiano  da  Bisticci, 
stampate  la  prima  volta  da  Angelo  Mai,  e  miovameiUe  da  Adolfo  liartolo, 
Florence,  1859,  in-8",  p.  407  et  suiv.) 


15i  PROGRÈS  DU  PARTI  ARAGONAIS.  [1437] 

mas  de  Campofregozzo,  du  mois  de  février  suivant,  avisant 
Isabelle  que  la  flotte  génoise  s'apprêtait  avec  la  plus  grande 
activité  et  qu'elle  avait  été  sur  le  point  de  partir  pour  Naples, 
quand  on  avait  su,  par  un  message  de  cette  princesse  elle- 
même,  que  la  ville  était  délivrée.  «  Effectivement,  ajoute  le 
doge,  on  a  vu  un  grand  nombre  de  trirèmes  ennemies  passer 
en  vue  de  Gênes,  dans  la  direction  de  l'Espagne  ;  on  n'armera, 
en  conséquence,  que  le  nombre  de  vaisseaux  nécessaires  pour 
maintenir  le  libre  accès  des  ports  napolitains*.  »  Ainsi,  il 
s'agissait  vraisemblablement  d'un  commencement  de  blocus 
par  mer,  qui  ne  put  être  maintenu. 

Les  craintes  inspirées  par  cette  audacieuse  entreprise  firent 
aussitôt  place  à  des  manifestations  d'enthousiasme  :  on  venait 
d'apprendie  la  délivrance  du  roi  René,  sa  prochaine  arrivée. 
Les  Napolitains,  le  pape,  la  république  génoise  se  réjouirent 
également  de  cette  nouvelle,  apportée  par  des  marchands  fla- 
mands. L'espérance  releva  tous  les  cœurs  :  on  entrevoyait 
pour  l'Italie  une  ère  de  paix  et  de  prospérité  qui  depuis  long- 
temps paraissait  un  vain  rêve.  C'est  là  le  prince  qu'il  nous 
faut,  s'écriait-on;  c'est  lui  qui  non-seulement  assurera  au 
royaume  de  Sicile  une  tranquillité  éternelle ,  mais  rendra 
tous  les  Italiens  au  repos  et  aux  doux  loisirs  ^  On  le  voit,  si 
la  réputation  de  René  était  grande,  ce  qu'on  demandait  de  lui 
était  immense.  Il  n'était  pas  facile,  au  milieu  des  troubles  et 
des  divisions  profondes  auxquels  étaient  alors  en  proie  les 
différents  États  de  la  péninsule,  de  ramener  les  délices  de 
l'âge  d'or  et  du  dolce  far  niente,  déjà  si  cher  à  ce  peuple 
amolU.  Chaque  prince  étranger  lui  apparaissait  comme  un 
sauveur,  car  il  ne  sut  jamais  se  gouverner  lui-même  ;  mais  il 
se  chargeait  promptement  de  lui  rendre  la  tâche  impossible. 
Cette  fois,  cependant,  la  nature  chevaleresque  du  nouveau 
roi,  ses  tendances  littéraires  et  artistiques,  l'auréole  du  mal- 

'   Arcli.  de  Gènes,  Leltres  des  doges,  X,  110. 

2  <(  Hune  enim princïpem  eiini  esse  auguramur,  jxr  c/iicm  non  modo  incUtum illud 
S'icUie  rcgnum  cternam  paccm  sit  conseciilurum,  verîim  tota  Jtal'ia  s'il  quicte  et  dulcl 
veto  fni'iliira.  »  (Arch.  de  Gènes,  ihhl.;  lettre  du  8  décembre  143G.) 


[1437]  PROGRÈS  DU  PARTI  ARAGONAIS.  lîiS 

heur,  qui  brillait  autour  de  son  front,  lui  promettaient  des 
sympathies  plus  durables,  une  fidélité  plus  constante.  Nous 
verrons  si  ces  qualités  suffisaient  pour  fixer  l'humeur  volage 
de  ses  sujets. 

Sous  l'heureuse  impression  causée  par  sa  mise  en  liberté, 
les  Génois  se  décidèrent  à  conclure  le  traité  que  le  plénipo- 
tentiaire de  la  reine  Isabelle  était  venu  leur  demander.  Cet 
acte  important,  signé  à  Naples,  in  majori  ecclesiâ,  le  2.^  lé- 
vrier 1437,  jette  un  jour  nouveau  sur  la  politique  intéressée 
de  leur  gouvernement,  sur  leur  influence  commerciale  et  sur 
leur  ingérence  dans  les  affaires  du  royaume  de  Sicile.  Réser- 
vant pour  des  temps  plus  propices  toute  réclamation  relative 
aux  dépenses  antérieurement  faites  par  eux,  ils  prenaient  l'en- 
gagement d'envoyer  avant  le  18  mars  une  flotte  de  cinq  grands 
navires,  chargés  de  troupes  de  toute  catégorie,  au  secours  de 
la  ville  de  Naples.  Ces  navires  devaient  courir  la  mer,  la  ren- 
dre libre,  et  faire  toutes  les  opérations  susceptibles  de  conso- 
lider le  pouvoir  du  roi  René.  Trois  d'entre  eux  seraient  loués 
pour  trois  mois,  et  débarqueraient  à  Naples  quatre  cent  cin- 
quante hommes  d'armes  avec  trois  cents  arbalétriers,  qui  se 
tiendraient  à  la  disposition  de  la  reine.  Les  deux  autres,  après 
avoir  déchargé  dans  le  port  des  provisions  de  sel  et  de  blé  et 
des  munitions,  auraient  la  liberté  de  vaquer  aux  affaires  de 
leurs  patrons,  et,  en  cas  de  besoin  urgent,  pourraient  être  re- 
tenus pendant  quinze  jours  encore.  En  revanche,  Isabelle 
s'obligeait  à  céder  aux  Génois  l'entière  administration  des 
octrois  et  gabelles  de  Naples,  pour  quatre  années,  à  courir  du 
jour  de  l'expiration  du  bail  ou  assignation  récemment  fait  à 
Antoine  Calvo.  Toutefois,  si  René  ou  sa  femme  payaient  à 
Gènes,  dans  un  délai  de  deux  ans,  la  somme  de  dix-sept  mille 
florins  («iwez),  cette  cession  demeurerait  sans  effet.  Les  places 
de  Briançon,  en  Provence,  et  de  Tropea,en  Calabre,  devaient 
être  remises  en  gage  à  la  république,  quand  elle  le  deman- 
derait. Les  exemptions ,  immunités  et  privilèges  des  Génois 
dans  le  royaume  de  Sicile  seraient  respectés  et  confirmés;  ils 
pourraient  emporter  librement  de  cette  contrée  autant  de  blé 


136  PROGRES  DU  PARTI  ARAGONAIS.  [1437] 

qu'ils  voudraient,  pourvu  que  ce  fût  pour  la  consommation 
de  leur  ville  et  de  son  district.  Aucun  droit,  aucune  taxe 
nouvelle  ne  leur  seraient  imposés  à  l'avenir.  Les  concessions 
faites  autrefois  par  la  reine  Jeanne  à  Zacharie  Spinola,  leur 
syndic,  conserveraient  toute  leur  vigueur.  Enfin  les  gabelles 
de  Gaëte  leur  seraient  restituées.  Telles  étaient  les  onéreuses 
conditions  que  Gênes  mettait  à  son  concours  actif,  et  qu'Isa- 
belle s'empressa  néanmoins  d'accepter,  promettant  de  faire 
ratifier  la  convention  par  René  deux  mois  après  son  entrée 
dans  le  royaume  '. 

Les  vaisseaux  de  la  république  avaient  à  peine  paru  dans 
les  eaux  de  Naples  %  qu'on  annonça  l'arrivée  des  troupes  auxi- 
liaires envoyées  par  le  pape.  Au  milieu  du  mois  d'avril,  Vi- 
telleschi  pénétra  sur  le  territoire  sicilien  avec  quatre  cents 
cavaliers  et  mille  fantassins.  C'était  un  prélat  belliqueux  , 
rappelant  ceux  des  premiers  siècles  du  moyen  âge,  et  n'ayant 
guère  de  sacré  que  le  titre  :  une  grande  renommée  le  piécé- 
dait,  parce  qu'il  avait  déjà  battu,  l'année  précédente,  des 
ennemis  de  l'Église  ^  Il  se  dirigea  vers  la  capitale,  et,  sur 
son  passage,  enleva  aux  Aragonais  plusieurs  de  leurs  nou- 
velles conquêtes,  Ceprano,  Venafro  et  d'autres  places.  Il  vou- 
lait assiéger  également  Capoue,  qui  était  retombée  entre  leurs 
mains.  Mais,  coupé  par  les  troupes  d'Alphonse,  et  mis  dans 
l'impossibilité  de  rallier  celles  que  la  reine  envoyait  à  son 
secours,  il  dut  se  détourner  et  gagner  Naples  par  un  autre 
chemin.  Isabelle  le  reçut  à  bras  ouverts,  lui  remit  vingt-six 
mille  ducats  pour  la  solde  de  ses  gens  d'armes,  et  fit  tout  ce 
qu'elle  pouvait  pour  le  contenter.  Après  avoir  arrêté  avec  elle 
le  plan  de  ses  opérations  et  ramené  à  son  obéissance  le  comte 
de  Caserte,  il  mai-cha  de  nouveau  sur  Capoue.  Le  roi  d'Aragon 
s'y  était  renfermé  :  il  ne  put  l'en  faire  sortir.  Mais,  ayant 

'  Arch.  de  Gênes,  Materie jwUùchc,  iiiazzo  12. 

-  On  trouve  dans  les  dépenses  d'Isabelle  la  «  solde  d'aibalélriers  amenés  de  Gênes 
en  nave  »,  payée  par  elle  au  mois  de  mai  l'i37.  ^Bibl.  nat.,  Loir.  20  h'is,   n°  7.) 

^  Journal  de  Naples  {Rcr.  ital.  icript . ,  \)sA,  1104).  D.  Calmet  place  en  mai 
l'arrivée  deVitelleschi  (II,  802). 


[1437]  PROGRES  DU  PARTI  ARAGONAIS.  157 

attoqué  Monle-Sacchio,  il  l'ut  plus  heureux,  rôduisil  la  forte- 
resse et  s'empara  de  la  personne  du  prince  de  Tarente.  Cette 
victoire,  qui  eût  pu  avoir  des  résultats  décisifs  et  arrèt(!r  la 
guerre,  fut,  au  contraire,  funeste;  car  le  patriarche  eut  la 
faiblesse  de  délivrer  sans  conditions  son  prisonnier,  ce  qui 
mécontenta  vivement  la  reine  et  engendra  la  discorde  dans  le 
parti  français.  Jacques  Caldera,  qui  avait  engagé  simulta- 
nément la  campagne  avec  les  siens,  prit  en  haine  Vilelleschi 
et  se  retira  sous  sa  tente.  De  son  côté,  le  patriarche,  acculé 
dans  Salerne  par  un  retour  offensif  des  Aragonais,  trompa 
Caldera  pour  Alphonse,  puis  Alphonse  pour  Caldera.  C'était 
le  commencement  des  jalousies  personnelles  et  des  impudentes 
volte-face  qui  allaient  donner  un  caractère  si  étrange  à  cette 
malheureuse  guerre,  où  l'on  vit  des  capitaines  italiens  chan- 
ger cinq  ou  six  fois  de  drapeau,  avec  la  même  facilité  qu'ils 
changeaient  d'habit.  Quelle  fortune  pour  la  cause  angevine, 
s'écriait  avec  ironie  un  contemporain,  d'être  remise  aux' mains 
de  deux  pareils  personnages  *  !  Et  pourtant  l'un  d'eux,  Jac- 
ques Caldora,  fut  le  plus  fidèle  des  Heutenants  de  René  au 
royaume  de  Sicile.  Il  est  vrai  de  dire  qu'il  le  servait  faute  de 
mieux;  car  il  avait  rêvé,  deux  ans  auparavant,  de  mettre  sur 
le  trône  un  prince  indigène,  Francesco  Baritio,  jeune  homme 
de  quatorze  ans,  parent  du  prince  de  Tarente,  projet  auquel 
ce  dernier  n'avait  pas  voulu  s'associer,  parce  qu'il  lui  parais- 
sait dicté  par  la  ruse  ou  l'intérêt  ^. 

Une  autre  cause  de  dissentiment  s'éleva  entre  la  reine  et 
Vitelleschi  :  Isabelle  avait  amené  de  France  quelques  servi- 
teurs de  confiance,  un  entre  autres  que  les  Italiens  appelaient 
Gerardo  Todesco  (sans  doute  un  Lorrain),  et  qu'elle  avait 
admis  dans  le  conseil  royal.  Le  patriarche  voulut  exiger  le 
renvoi  de  cet  étranger,  pour  mettre  à  sa  place  un  de  ses  pro- 

'  «  E  bcala  la  parti'  nnglouid,  clic  slara  i/i  mano  de  (hic  tali  !  ->  Journal  de 
Naples,  ibid.,  1107. 

-  C'est,  du  moins,  ce  que  pic'loud  un  chroniqueur  qui  écrivait  sous  le  règne 
de  Ferdinand,  fils  d'Alphonse  d'Aragou  (Bonincaulrii  Annales,  Rcr.  i/al.  script. , 
XXI,  144). 


158  PROGRES  DU  PARTI  ARAGONAIS.  [1437] 

près  parents,  Etienne  dé  Gorneto,  et  menaça,  si  on  ne  lui 
donnait  satisfaction,  de  ne  plus  se  mêler  des  affaires  du  roi 
René.  La  reine,  avec  sa  fermeté  habituelle,  lui  fit  répondre 
qu'elle  aimerait  mieux  traiter  avec  le  roi  d'Aragon.  Bientôt 
après,  quelques  coups  de  main  manques  fournirent  à  Vitel- 
leschi  un  prétexte  pour  mettre  sa  menace  à  exécution  :  vers  la 
fin  de  l'année,  il  quitta  le  royaume,  monté  sur  une  petite 
barque,  et  gagna  Venise,  d'où  il  alla  retrouver  le  pape  à 
Ferrare.  Ses  soldats  abandonnés  se  rangèrent  sous  la  ban- 
nière de  Caldora,  qui  recueillit,  en  outre,  ses  meubles  et  baga- 
ges, estimés  à  douze  mille  ducats,  et  n'en  voulut  jamais  rien 
rendre  ^ 

A  la  faveur  de  ces  discordes,  les  Aragonais,  comme  on  le 
suppose ,  firent  des  progrès  rapides.  Solidement  établis  à 
Gaëte,  dont  ils  fortifiaient  les  remparts*,  ils  tentaient  dans 
l'intérieur  du  pays  des  expéditions  souvent  heureuses.  La 
guerre  se  généralisait  :  les  villes,  les  seigneurs,  les  prélats 
prenaient  parti,  qui  pour  René,  qui  pour  Alphonse.  L'abbé  du 
Mont-Cassin,  qui  comptait  parmi  les  plus  puissants,  et  qui 
était  alors  un  Napolitain,  Pirrus  Thomacelli,  fut  un  des  plus 
ardents  à  se  jeter  dans  la  lutte.  Chargé  de  garder  pour  le 
Saint-Siège  la  citadelle  de  Spolète,  il  s'en  empara  pour  son 
compte  et  se  déclara  ouvertement  l'allié  des  Espagnols.  Eu- 
gène IV  fut  forcé  de  prendre  contre  lui  les  mesures  les  plus 
énergiques  :  privé  du  gouvernement  et  de  l'administration  de 
son  monastère,  qui  restèrent  confiés  au  prieur,  Pirrus  fut,  par 
la  suite,  enfermé  au  château  Saint-Ange,  et  c'est  pourquoi  le 
registre  des  actes  abbatiaux,  conservé  dans  les  riches  archives 
du  Mont-Gassin,  est  resté  en  blanc  à  partir  de  1437  jusqu'à  la 
nomination  de  son  successeur.  Gela  n'empêcha  pas,  du  reste, 
le  roi  d'Aragon  d'envahir  et  de  dévaster  les  domaines  de  la 
célèbre  abbaye,  et  de  faire  pendant  plusieurs  années  la  sourde 
oreille  à  toutes  les  réclamations  des  moines'. 

'  Journal  de  Naples,  M/r/.,  1108;  D.  Calmet,  II,  804. 

'  Arch.  lie  Naples,  Ccdolarie  t/i  le.sorciric,  Cedola  1,  f»  105  et  passim. 

'  Arch.  (lu   Mont-Cassin,    Codex  diplomaticus,   t.    IV,   au.    1437  ;  Reglstriim 


[1437]  PROGRÈS  DU  PARTI  ARAGONAIS.  159 

Mais  un  échec  plus  grave  pour  la  reine  Isabelle,  et  le  plus 
regrettable  de  toute  cette  campagne,  fut  la  perte  de  deux  cita- 
delles avancées  de  sa  capitale,  \e  Ch-lleau-'^eu^  {Caslel-Nuovo) 
et  le  château  de  l'OEuf  [Cas tel  dcW  Ooo),  dont  la  masse  im- 
posante protégeait  et  protège  encore  Naples  du  côté  de  la 
mer.  A  cette  époque,  il  est  vrai,  ces  forteresses  n'étaient  pas 
reliées  comme  aujourd'hui  à  la  ville,  qui  s'étendait  beaucoup 
moins  vers  l'ouest.  Elles  ne  fermaient  en  aucune  façon  la 
voie  de  terre.  Cependant  elles  donnaient  à  l'ennemi  un  point 
d'appui  formidable  pour  une  attaque  en  règle.  La  première 
surtout,  plus  rapprochée,  constituait,  avec  ses  larges  tours 
bâties  sous  Charles  I,  un  ouvrage  avancé  des  plus  dangereux 
pour  les  Napolitains.  La  seconde,  abritée  derrière  celle-ci, 
couverte  d'un  autre  côté  par  Ténorme  rocher  de  Pizzofalcone, 
et  complètement  isolée  de  la  terre  ferme,  offrait  un  abri  sûr 
aux  troupes  et  aux  munitions  débarquant  de  Gaëte.  Comment 
ces  châteaux  forts  tombèrent-ils  au  pouvoir  d'Alphonse?  Le 
silence  des  textes  fait  présumer  qu'il  n'y  eut  pas  de  lutte  vio- 
lente, mais  plutôt  une  trahison  paisiblement  opérée  ;  car 
déjà,  au  mois  d'avril,  le  roi  d'Aragon  avait  essayé  de  ce 
moyen  pour  escalader  les  murs  de  la  ville  elle-même,  et  il  eût 
réussi  probablement  si  son  dessein  n'avait  été  découvert  à 
temps'.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  constant  que  son  étendard 
fut,  malgré  le  voisinage  des  navires  génois,  arboré  sur  les 
deux  citadelles,  puisque  nous  verrons  bientôt  les  Napolitains 
les  lui  reprendre  de  vive  force,  et  elles  lui  appartenaient  dès  le 
mois  de  juin  1437,  car  ses  comptes  font  mention,  à  cette 
date,  de  provisions  envoyées  par  son  ordre  aux  gens  qui  les 
occupaient  ^ 

Effrayée  sans  doute  par  ces  défections  croissantes,  Isabelle 

convcniûs  (l''t39-1492),  f°  G.  Le  monastère  n'obtint  qu'on  t  i43  la  restitution  de  ses 
biens  (lùiil..  Diplômes,  VllI,  20).  Y.  plusieurs  autres  pièces  relatives  à  celte  affaire 
dans  Galtula,  Hist.  Casin.,  II,  6t5. 

'  Cfonica  del  regno  dl  Napoll  (Bibl.  Bfancacciana,  ms.  2  G  11,  f**  44  v»;  pièceâ 
justificatives,  n"  100). 

-  Arcli.  de  Naples,  Ccdolarie  di  tesorarie ,  Ccdola  1,  f"  97.  Dans  ces  provisions 
figurent  notamment  quantité  de  fromages  de  Sicile. 


160  PROGRÈS  DU  PARTI  ARAGONAIS.  [Mil] 

fit  de  nouveau  jurer  aux  seigneurs  du  royaume,  d'une  ma- 
nière plus  expresse,  d'être  fidèles  à  sa  cause,  de  la  défendre 
envers  et  contre  tous,  de  vivre  et  de  mourir  dans  l'obéissance 
du  roi  son  mari,  d'attendre  sa  venue  et  de  n'invoquer  le  nom 
d'aucun  autre  souverain.  Le  4  octobre,  deux  cent  sept  d'entre 
eux,  Caldora  en  tête,  apposèrent  leurs  signatures  autographes 
et  leurs  sceaux  au  bas  de  ce  serment  solennel,  dont  la  for- 
mule offre  un  curieux  mélange  de  latin  moderne  et  d'ancien 
italien,  et  qui  recouvre,  avec  les  souscriptions,  une  immense 
pancarte  de  parchemin \  Mais  l'éciiture  devait-elle  lier  plus 
solidement  que  la  parole  ces  vassaux  au  cœur  léger?  Ce  qu'il 
fallait  pour  les  maintenir  dans  le  devoir,  au  moins  pour  quel- 
que temps,  c'était  la  présence  du  maître  ;  et  ce  maître  désiré, 
aimé  d'avance,  ne  venait  point.  On  a  vu  quels  soins  retar- 
daient son  départ.  Sa  femme,  ses  amis  lui  expédièrent  alors 
des  messages  plus  pressants,  lui  représentant  la  gravité  de  la 
situation.  Telle  était  l'impatience  du  doge  de  Gênes,  qu'il  en- 
voya en  Provence  un  délégué  chargé  d'épier  son  arrivée  et  de 
la  lui  annoncer  au  plus  vite  :  le  roi  tarde  trop,  écrivait-il  à  cet 
émissaire;  le  temps  me  paraît  plus  long  qu'à  personne ^  Puis, 
en  attendant  René,  la  république,  plus  intéressée  que  jamais, 
par  suite  de  la  perte  de  Gaëte  et  de  ses  gabelles,  à  chasser  les 

'  En  voici  le  texte  intégral,  reproduit  d'après  l'original  conservé  aux  Archives 
des  Bouches-d  11 -Rhône  (B  057)  :  «  Jd  2'ui,  seregnlssima  dopna  nostra  reg'ina 
Yzabel,  Del  gracia  Jérusalem  et  Sicilie^  etc.,  moglere  et  vicaria  générale  de  lo 
seregnissimo  siiignore  nostro  re  Benato,  eddem  gracia  re  de  II  predictl  reliaml  de 
Jer.  et  de  Sic,  etc.,  nui  uifrascribtl  pcrsiini,  liqiiiili  Toluntnriamente  ne  simo 
suhscribti  et  signall  de  nosfre  proprie  maiii  et  niczati  de  nostrl  proprli  niczi  alla 
présente  carta,  promeclinw  essere  Jidelissimi  vnssalli  et  perfecti  servituri  de  le  pre- 
fale  Mojestati  de  re  Benato  et  vostra  et  de  rostre  Iieredi,  et  de  essere  contra  tucti 
(jiiille  pcrsiini  clie  potessero  vivere  et  morire,  nemine  excepta,  ctie  volessero  o  pre- 
snmessero  fare  contra  le  persiini  o  vro  stati  de  le  prcfate  Majestati  o  de  rostre 
tieredi,  in  tticto  o  vero  in  parti,  publiée  vel  octdie,  cum  II  propril persunl,  baver  et 
possaneze,  et  cum  tucti  nostrl  sentimenti,  et  aspectare  lafellce  venuta  de  la  Majesta 
de  re  Benato,  et  de  non  int'ocare  lo  nome  de  altra  singnoria,  anctl  vivere  et  morire 
in  fjiies/a  fideiita  del  seregnissimo  re  Benato  et  de  la  Majesta  vustra.  Datum  m 
regld  reginalique  vestrà  Jiilelissimd  civitate  ]\'eopoHs,  die  quarto  mensis  octubris, 
prime  Indicionis,  anno  Dominl  inllleslmo  quatricentesimo  tricesimo  septimo.  » 

^  Arch.  de  Gènes,  Lettres  des  doges,  X,  1 1 1  (27  nov.  1437). 


[1437-38]  RENÉ  SE  REND  A  GENES.  161 

Aragonais,  établit  un  conseil  spécial,  composé  de  huit  citoyens 
notables,  pour  s'occuper  avec  le  doge  de  cette  question  brû- 
lante. Ces  provisores,  qui  restèrent  en  fonctions  durant  plu- 
sieurs années,  constituaient  une  sorte  de  ministère  des  aflaires 
napolitaines,  agissant  en  faveur  de  la  reine  de  Sicile,  mais 
sans  être  nullement  sous  sa  dépendance.  Ils  devaient  solliciter 
le  concours  du  pape,  du  roi  de  France,  des  Provençaux,  des 
gouvernements  de  Florence  et  de  Venise,  prendre  toutes  les 
décisions  et  provoquer  toutes  les  mesures  qu'exigerait  la  dé- 
fense du  royaume  de  Naples*.  Ainsi  ce  n'était  plus  seulement 
une  coopération,  c'était  une  direction  que  les  Génois  préten- 
daient apporter.  On  voyait  venir  le  moment  où  René  ne  serait 
plus  pour  eux  qu'un  instrument,  un  auxiliaire  de  leurs  projets 
de  domination.  Il  était  temps,  à  tous  les  points  de  vue,  que 
ce  prince  se  montrât. 

Enfin  l'on  apprit  qu'il  était  à  Marseille.  Le  comte  de  Pul- 
cino  et  Gui  d'Ampigny  %  qu'il  dépêcha  de  cette  ville  vers 
Thomas  de  Campofregozzo,  furent  écoutés  avidement  ;  ils  lui 
rapportèrent  les  offres  et  les  vœux  ardents  de  la  république. 
On  lui  proposait  des  navires  pour  le  transporter,  lui  et  son 
armée,  jusqu'à  Naples.  Revenus  à  Gênes  avec  son  acceptation, 
les  deux  ambassadeurs  firent  activer  l'armement  de  la  flotte. 
On  déploya  une  grande  célérité  ;  mais  les  affaires  de  Pro- 
vence et  les  attaques  du  duc  de  Milan  contre  ses  anciens  sujets 
firent  qu'on  ne  put  être  prêt,  de  part  et  d'autre,  avant  le 
printemps.  Le  1"  avril  1438,  le  doge  écrivait  encore  au  roi 


'  u  Qui,  uiià  CHtn  prefato  illustrissimo  domino  duce,  Intellectd  civium  uoluii' 
taie,  et  scrutatd  mente  tàm  sanctisiinn  domtni  itostri  pape  quàm  sereiùssimi  domini 
régis  Fra/icie,  nec  non  dominii  Venetoruni,  magnijice  communis  Florentie  et  sub- 
ditorum  sereiiissiini  domini  régis  Renati  in  Provinciâ,  si  ab  eis  aut  eorum  aiujuo 
kaberi  passent  sussidia  alitpia  pro  favore  dictorum  agendorum,  provideanl  nunc 
aut  in  tem/wre,  secundum  <jnhd  eis  videbitur,  per  modum  cl  furmam  qubd  supra- 
diclum  regnum  periciUare  non  possit  ;  quorum  elcclorum  nontina  sunt  bec  :  D. 
Jugno  de  Grimaldis  ;  Malheus  Lomelliiuis  ;  Rnjfael  Squarsa  ficus  ;  Tliedixius  de 
Auria;  Daptisla  de  Fornariis ;  Simon  Maria;  Andréas  Judex ,  et  Auguslinus 
Justiu[iauu]s.  »  Arch.  de  Gènes,  Délibérations,  X,  952;  28  déc.  l'»37. 

-  De  Anipigneyo.   Mais  ce  nom  est  saus  doute  défiguré  dans  la  lettre  du  doge. 

11 


162  RENE  A  GENES.  [1438] 

de  Sicile  pour  le  prier  de  se  hâter,  de  s'arrêter  dans  sa  ville 
et  de  le  prévenir  s'il  y  consentait  ^  Divers  personnages,  entre 
autres  ThibauJ  de  Laval,  son  chambellan,  lui  transmirent  la 
même  invitation  de  la  part  du  peuple  génois,  qui  souhaitait  de 
sceller  son  alliance  avec  lui  et  de  procurer  à  ses  soldats  un 
repos  salutaire,  sans  rien  vouloir  de  plus,  disait-il  -.  Quelques 
jours  après,  comme  on  l'a  vu  dans  le  chapitre  précédent,  il 
accédait  à  ce  désir  et  s'embarquait.  Nous  allons  maintenant 
nous  remettre  à  sa  suite,  et  continuer  selon  l'ordre  des  temps 
le  récit  de  ses  actions. 

Le  15  avril,  après  une  navigation  de  trois  jours,  rendue  pé- 
rilleuse par  l'agitation  de  la  mer  et  les  croisières  des  Catalans, 
René,  avec  son  fils  et  toute  son  escorte,  faisait  sa  joyeuse 
entrée  dans  Gênes  la  Superbe  ^  Les  conseils  de  la  république, 
pour  montrer  tout  le  prix  qu'ils  attachaient  à  sa  présence, 
avaient,  ce  jour-là,  déployé  une  pompe  extraordinaire,  et 
décrété  l'allégresse  obligatoire.  Les  officiers  de  l'État,  «c'est- 
à-dire  les  anciens  de  la  Baillie,  de  la  Monnaie,  de  la  Romanie, 
de  Saint-Georges,  »  devaient  revêtir  leurs  habits  de  drap 
écarlate  ;  ordre  à  ceux  qui  n'en  possédaient  pas  d'en  em- 
prunter à  leurs  amis  ou  connaissances  ;  défense  à  tout  habitant 
de  paraître  au  dehors  en  vêtements  noirs  ;  le  tout  sous  peine  de 
vingt-cinq  florins  d'amende.  Les  femmes  elles-mêmes  étaient 
tenues  de  se  parer  :  celles  qui  étaient  tristes  devaient  déposer 
leur  tristesse  et  leurs  robes  sombres  ;  toutes,  par  une  faveur 
inusitée,  avaient  la  permission  de  porter  des  perles  et  des 
joyaux  sans  paijer  aucun  droit'*.  Une  somme  de  douze  cent 

'  Arch.  de  Gênes,  Lettres  des  doges,  X,  111;  23  lévrier,  17  mars,  1*^  avril 
1438. 

2  Arch.  nat.,  KK  1120,  1°  533  V. 

*  «  Serenissimus  dominas  rex  Sicilie  Itanc  urbem,  siimmd  cunctorurn  leticid, 
ingressits  est  die  Xl^  meiisis  hujus  ;  classcm  suam  accélérât,  iiUrà  dits  quiiique 
discessurus.  »  Arch.  de  Gènes,  Lettres  des  doges,  X,  111  ;  17  avril  1438. 

■»  Arch.  de  Gênes,  Délibérations,  X,  953;  10  avril  1438.  Les  lois  somptuaires 
étaient  à  l'ordre  du  jour  dans  le  riche  État  de  Gènes.  En  feuilletant  les  mêmes 
registres,  on  trouve  des  punitions  prononcées  contre  les  femmes  qui  ont  porté  des 


[1438]  RENÉ  A  GENES.  163 

cinquante  livres  fut  dépensée  pour  ajouter  à  l'exhibition  du 
luxe  génois  des  présents  et  des  réjouissances*. 

Transformer  cette  réception  en  fête  nationale  n'était  pas 
seulement  du  patriotisme  :  c'était  de  l'habileté.  L'opulente 
cité  voulait ,  contrairement  à  la  parole  donnée ,  profiter  du 
séjour  du  prince  pour  obtenir  des  privilèges  et  des  concessions 
à  l'avantage  de  sa  marine  marchande  ;  il  fallait  donc  le  dis- 
poser favorablement,  et  rien  ne  semblait  plus  propre  à  attein- 
dre ce  but  que  de  flatter  son  goût  pour  les  cérémonies. 
Mais  le  jeune  roi,  uniquement  préoccupé  d'assurer  le  succès 
de  son  expédition,  ne  voulut  pas  entendre  parler  d'autre 
chose.  Alors  on  chercha  des  prétextes  pour  le  retenir  :  les 
vaisseaux  n'étaient  pas  prêts  à  reprendre  la  mer  ;  les  troupes 
n'étaient  pas  suflisanmient  rafraîchies.  Et  puis  les  immunités 
commerciales  qu'on  lui  réclamait  avaient  été  octroyées 
d'avance,  en  son  nom,  par  le  comte  de  Pulcino,  son  envoyé  : 
il  n'avait  plus  qu'à  les  confirmer.  11  répondit,  pour  se  débar- 
rasser, qu'il  ne  pouvait  rien  décider  sans  son  conseil,  qu'aus- 
sitôt débarqué  à  Naples  il  le  ferait  assembler,  et  qu'il  accor- 
derait à  la  république  ce  qui  serait  raisonnable.  Mais  une  pro- 
messe aussi  vague  ne  pouvait  satisfaire  ces  avides  trafiquants. 
Ils  traînèrent  encore  en  longueur.  René  s'impatientait  :  au  lieu 
de  cinq  jours  qu'il  s'était  proposé  de  leur  donner,  trois 
semaines  déjà  s'étaient  écoulées.  De  guerre  lasse,  prévenu 
par  ses  fidèles  serviteurs  qu'on  ne  le  laisserait  pas  partir  et 
qu'il  fallait  dissimuler,  il  se  résigna  à  octroyer  la  confirmation 
demandée,  mais  en  protestant  énergiquement,  par  écrit,  contre 
une  pareille  extorsion.  Cette  protestation  fut  faite  le  23  avril, 
dans  la  maison  de  Barthélemi  Doria,  où  il  était  logé,  en  pré- 
sence des  principaux  seigneurs  qui  l'avaient  suivi  :  le  chance- 


chaînes  {cathenidas)  ;  l'inlerdiclion  aux  filles  de  porter  des  bijoux  ou  des  vestes 
d'or  avant  l'âge  de  douze  ans  et  après  leur  mariage;  la  défense  aux  mariés  de 
donner  plus  de  deux  festins  de  noces,  dont  l'un  avec  neuf  convives  et  l'autre  avec 
trois  seulement.  Toutes  ces  mesvires  sont  décidées  en  considération  du  tort  fait 
par  le  luxe  aux  mœurs  publiques.  {Ibid.,  X,  954,  13  janvier  1  i  iO,  et  passim.) 
'   Ibid.,  X,  953. 


164  RENE  A  GENES.  [1438] 

lier  Jacques  de  Sierck,  Guillaume,  évêque  de  Verdun,  Charles 
de  Poitiers,  gouverneur  de  Provence,  Thibaud  de  Laval  et 
plusieurs  autres.  Le  premier,  avant  de  sceller  la  concession, 
protesta  aussi  pour  son  compte  \  Délivré  enfin  de  ces  nouvelles 
entraves,  le  roi  remonta  sur  son  navire  le  26,  et,  après  être 
resté  deux  jours  dans  la  rivière  de  Gênes,  fit  voile  pour  sa 
capitale  ^  Sa  flotte,  accrue  des  forces  de  ses  alliés,  comptait 
maintenant  douze  galères,  quatre  galiotes  et  deux  brigantins. 
Le  doge  Thomas,  devenu  son  ami  personnel,  en  avait  confié  la 
direction  à  son  propre  frère.  Il  lui  avait,  en  outi'e,  obtenu  une 
décision  de  la  république  exemptant  de  tout  droit  de  transport 
les  armes  offensives  et  défensives  expédiées  au  royaume  pour 
les  besoins  de  sa  cause  ;  mais  celles  que  les  vaisseaux  génois 
exportaient  de  Provence  à  Naples  continuèrent  à  être  soumises 
aux  taxes  antérieurement  établies  *. 

René  fit  encore  escale  à  Porto-Pisano.  Là,  le  comte  François 
Sforza,  fameux  condottiere,  plus  tard  duc  de  Milan ,  vint  lui 
offrir  ses  services  et  lui  proposer  de  l'accompagner  avec  ses 
gens  d'armes  par  la  voie  de  terre,  jurant  de  ne  pas  le  quitter 
avant  d'avoir  pris  ou  chassé  Alphonse  d'Aiagon.  Le  conseil 
royal  objecta  que  ce  serait  là  un  secours  funeste,  parce  qu'il 
déterminerait  la  défection  de  Caldora,  ennemi  particulier  du 

'  Arch.  liât.,  KK  112C,  f°  o33  v".  Ces  détails  sont  empruntes  à  la  protestation 
elle-même.  D.  Calmet,  qui  la  cite  (II,  800),  lui  donne  à  tort  la  date  du  13  avril, 
réduisant  ainsi  à  huit  jours  l'arrêt  du  roi  de  Sicile  à  Gênes.  M.  de  Villeneuve- 
Bargeinont,  privé  du  secours  des  pièces,  a  révoqué  en  doute  la  réclamation  des 
Génois,  se  demandant  comment  René  pouvait  avoir  à  confirmer  leurs  libertés 
(I,  254)  :  mais  on  voit  qu'il  s'agissait  de  franchises  relatives  à  leur  commerce 
avec  le  royaume  de  Naples,  ce  qui  explique  parfaitement  l'intervention  du  sou- 
verain de  ce  pays.  Ce  prince  n'avait  pas  attendu  jusque-là  pour  accorder  des  faveurs 
à  ses  alliés;  le  17  mars  de  la  même  année,  avant  de  partir  de  Marseille,  il  avait 
ordonné,  à  la  prière  du  doge,  que  deux  nobles  génois,  (Charles  et  Gaspard  Lescar, 
fussent  rétablis,  après  avoir  justifié  de  leurs  droits,  dans  la  seigneurie  de  Luc,  en 
Provence,  possédée  jadis  par  leur  père  et  leur  aïeul.  (Bibl.nat.,  Lorraine  240,  n"4.) 

^  ((  Serenissimiis  dominiis  rcx  Slc'die  Itod'ic,  (juartd  hord  diei,  classent  con- 
scendit,  Induitm  in  oriciHali  orà  nostrd  moram  factiivtis,  dc'uide,  favente  Deo, 
Neapollm  irajecturus.  «  Lettre  au  doge  de  Venise,  du  26  avril  1438  (Arch.  de 
Gênes,  Lettres  des  doges,  X,  111). 

3  Arch.  de  Gênes,  Délibérations,  X,  953  ;  28  avril  et  9  mai  1438. 


[1438]  RENÉ  ARRIVE  A  NAPLES.  165 

comte.  D'ailleurs,  Sforza  faisait  en  ce  moment  la  guerre  au 
Saint-Siège  et  occupait  une  partie  du  territoire  pontifical.  Il 
fut  remercié  et  se  retira  mécontent*  ;  nous  ne  tarderons  pas, 
néanmoins,  à  le  retrouver  au  nombre  des  plus  zélés  partisans 
de  la  maison  d'Anjou. 

Bientôt  l'escadre  fut  en  vue  de  Gaëte.  Le  premier  port  na- 
politain qui  s'offrait  au  roi  de  Sicile  lui  apparaissait  hérissé  de 
retranchements  ennemis.  Des  vaisseaux  ennemis  gardaient  la 
rade,  des  soldats  ennemis  veillaient  aux  remparts.  Cet  aspect 
lui  était  trop  pénible  ;  dans  son  ardeur  naturelle,  il  conçut  la 
pensée  de  s'approcher  de  plus  près  et  de  surprendre  les  Ara- 
gonais.  Ceux-ci,  au  dire  du  chroniqueur  alphonsiste  qui  nous 
apprend  ce  fait  inconnu  %  n'avaient  que  deux  galères  à  lui 
opposer;  mais  elles  étaient  remplies  d'arbalétriers  soigneuse- 
ment dissimulés,  prêts  à  tirer.  Une  grêle  de  traits  accueillit 
les  premières  barques  angevines  qui  firent  mine  de  s'avancer. 
Elles  se  retirèrent,  et  l'on  ne  jugea  pas  à  propos  de  compro- 
mettre, par  un  combat  inutile,  le  succès  de  l'expédition. 

De  Gaëte  à  Naples,  aucun  obstacle  ne  se  présenta.  Le  lundi 
19  mai%  le  golfe  merveilleux  déroula  pour  la  première  fois, 
aux  yeux  de  René,  le  long  cortège  de  ses  beautés  naturelles  et 
de  ses  souvenirs  classiques.  Un  prince  artiste  et  lettré  ne  pou- 
vait manquer  d'être  ému  d'un  pareil  tableau.  Mais,  au  fond 
du  cercle  d'azur,  le  château  de  l'OEuf  et  plus  loin  le 
Castel-Nuovo  lui  montraient  encore  la  bannière  espagnole, 
arborée  à  la  porte  même  de  sa  capitale.  Il  les  évita,  et,  en  ap- 
puyant à  l'est,  il  put  aborder  sans  encombre  au  pont  de  la 
Madeleine,  construit  à  l'embouchure  du  Sebeto,  dans  le  fau- 
bourg del  Carmino,  à  l'extrémité  opposée  de  la  ville'*.  La 

'  Journal  de  Naples  (Rer.  ital.  script.,  XXI,  11 68). 

2  Gaspard  Pérégrin,  dans  son  histoire  inédite  d'Alphonse  d'Aragon  (pièces  jus- 
tificatives, n°  99). 

'  .lournal  de  Naples,  loc.  cil.  Le  9  ou  le  12,  suivant  d'autres  historiens  (D.  Cal- 
met,  II,  806;  Villeneuve-Bargemont,  I,  254).  Mais  les  chroniques  originales  et  la 
concordance  des  jours  du  mois  et  de  la  semaine  placent  cette  arrivée  au  19. 

■  Journal  de  Naples,  loc.  cit.;  Cronlca  delregnodi  NapoH  (pièces  justificatives, 
n»  100). 


I. 


1G6  RENE  ARRIVE  A  NAPLES.  [U38] 

reine  l'attendait,  avec  le  jeune  prince  de  Piémont,  leur  fils 
cadet.  Jean ,  leur  aîné ,  et  sa  femme  Marie  de  Bourbon , 
«  laqiiale  era  piccola^  »,  descendirent  de  barque  en  même 
temps  que  le  roi.  Devant  cette  réunion  de  famille,  le  peuple 
napolitain,  si  sensible  et  si  impressionnable,  fit  retentir  les 
acclamations  les  plus  sincères.  L'air  affable  et  la  belle  tour- 
nure de  ce  souverain  de  vingt-neuf  ans,  déjà  si  éprouvé, 
séduisirent  sur  le  champ  les  spectateurs.  On  le  mena,  sans 
le  faire  entrer  dans  la  cité,  au  Castel-Gapuano,  où  résidait 
Isabelle,  et,  le  jeudi  suivant,  22  mai,  qui  était  le  jour  de 
l'Ascension,  il  parcourut  triomphalement  les  rues  de  Naples, 
à  cheval,  et  recouvert  du  dais  royal.  Tout  le  monde  se  féli- 
citait ;  l'on  s'embrassait;  l'on  s'écriait  :  La  guerre  est  fmie^! 
—  La  guerre,  hélas  !  allait  commencer. 

Quelques  jours  après,  arriva  Galdora,  suivi  de  toutes  ses 
troupes.  11  les  rangea  en  bataille  hors  des  remparts,  et  les  fit 
passer  en  revue  par  le  roi.  Puis  il  lui  dit  :  «  Je  suis  un  pauvre 
cavalier;  la  seule  chose  que  je  puisse  offrir  à  Votre  Majesté, 
ce  sont  ces  braves  gens.  Mais  je  mourrai  satisfait,  puisque  j'ai 
vu  Votre  Majesté  ;  je  suis  vieux  et  je  désire  me  reposer,  car  je 
ne  vaux  plus  guère.  —  Plus  vos  pareils  sont  âgés,  répondit 
René,  plus  ils  valent.  Je  veux  que  vous  teniez  la  première 
place  après  moi,  et  je  vous  traiterai  comme  mon  père'\  » 
Cette  délicate  bonté,  qui  rappelle  l'accueil  fait  par  Louis  XIV 
à  un  maréchal  de  France  malheureux,  scella  l'union  du  vieux 
capitaine  et  de  son  maître.  Ils  résolurent  d'arrêter  au  plus 
vite  les  progrès  de  l'ennemi,  et  concertèrent  tous  les  deux  de 
nouveaux  plans  de  campagne.  Il  fut  convenu  que  le  premier 
commencerait  seul  les  opérations,  tandis  que  l'autre  s'occu- 
perait de  réorganiser  l'administration  du  royaume  et  de  raf- 
fermir ses  partisans.  Galdora  s'éloigna  donc,  et  laissa  le  roi 
dans  la  capitale. 

'    Cronica,  iind. 

-  «  Ogni pcrsona  credeva  fosse  v'tiita  la  Impresa.  »  Journal,  loc.  cil. 
'  Jouiiiiil    de  Nnples,    iInd.,    1108;    Gaspard   Pérégiin    (pièces   justificalives, 
n"   99). 


[1438]  PREMIERS  ACTES  ADMINISTRATIFS.  167 

Plusieurs  mois  de  séjour  contiim  au  Gastel-Gapuano  '  lurent 
consacrés  par  René  aux  affaires  intérieures.  On  a  trop  souvent 
considéré  son  règne  en  Italie  comme  une  simple  occupation 
militaire.  Sans  doute  les  soins  de  la  guerre  absorbèrent  la 
plus  grande  partie  de  son  temps;  mais  son  gouvernement  n'en 
fonctionnait  pas  moins  avec  régularité,  et  il  est  bon  de  faire 
connaître  quelques-uns  de  ses  actes  administratifs.  Le  plus 
important  de  ceux  qui  subsistent  (car  les  événements  subsé- 
quents occasionnèrent  la  destruction  du  plus  grand  nombre), 
et  l'un  des  premiers  qu'il  rendit  après  son  arrivée,  est  relatii 
à  rUniversité  de  Naples.  Les  étudiants  qui  la  fréquentaient 
alors,  et  qui  étaient  d'origine  très-diverse,  étaient  placés  sous 
la  dépendance  d'un  grand  justicier,  assisté  d'officiers  de  dif- 
férent ordre.  Chaque  année,  trois  juges  ou  assesseurs  lui 
étaient  adjoints  par  les  écoliers  eux-mêmes  :  le  premier  était 
élu  par  ceux  qui  appartenaient  au  royaume,  le  second  par 
ceux  des  autres  contrées  de  l'Italie,  le  troisième  par  les  ultra- 
montains,  c'est-à-dire  par  ceux  qui  étaient  étrangers  à  la  pé- 
ninsule. Le  grand  justicier  avait  des  attributions  fort  étendues  : 
les  bouchers,  les  poissonniers,  et,  en  général,  tous  ceux  qui 
vendaient  des  denrées  servant  à  l'alimentation  de  l'homme 
ou  des  animaux,  relevaient  de  sa  juridiction  ;  il  jugeait  les 
différends  entre  acheteurs  et  vendeurs,  et  ce  qu'il  y  a  de  plus 
remarquable  dans  cette  constitution  très-ancienne,  c'est  que, 
indépendamment  de  ses  assesseurs,  les  docteurs  et  les  plus 
âgés  d'entre  les  écoliers  {magni  scolares)  prenaient  part  à 
l'exercice  de  ses  pouvoirs.  Son  traitement  annuel  était  de 
trente  onces  d'or,  sans  compter  le  produit  des  amendes,  des 
droits  payés  par  les  panetiers  «  faisant  le  pain  de  bouche  »  et 
par  les  autres  boulangers,  etc.  Il  avait  à  sa  disposition  cinq 
sergents  à  pied,  dont  un  chef  appelé  connétable,  et  qui  tous 
recevaient  sept  tarins  et  demi  par  mois.  En  1432,  cet  office 
avait  été  conféré  par  la  reine  Jeanne  à  un  noble  chevalier^ 

'  iM.  de  Villcueuve-Bargemoiil  (I,  202)  fait  résider  René,  à  cette  époque,  au 
château  de  l'OEuf,  et  mentionne  des  actes  ([ui  seraient  datés  de  cette  demeure  ; 
mais  on  a  vu  qu'elle  était  occupée  par  les  Aragonais.  Cf.  l'Itinéraire. 


168  PREMIERS  ACTES  ADMINISTRATIFS.  [1438] 

appartenant  à  une  des  principales  familles  de  Naples,  Louis 
Carracciolo.  René  avait  à  cœur  de  s'attacher  cette  maison 
puissante,  dont  un  membre  avait  déjà  rendu  des  services  pé- 
cuniaires à  la  reine  Isabelle.  Par  lettres  patentes  signées  de 
sa  main  et  datées  du  Castel-Capuano,  le  8  juillet  1438,  il  in- 
vestit de  nouveau  Louis  des  fonctions  qu'il  avait  précédem- 
ment remplies,  et^  à  cette  occasion,  il  augmenta  les  privilèges 
du  justicier  de  l'Université.  Une  redevance  d'un  carlin  d'argent 
fut  établie  à  son  profit  sur  chaque  animal  tué  par  les  bouchers 
de  la  ville  qui  serait  «  soufflé  entre  cuir  et  chair,  afin  de  pa- 
raître plus  beau  et  plus  appétissant  » .  Cette  supercherie,  en 
usage  dès  le  treizième  siècle  et  sans  doute  bien  avant  %  avait 
souvent  l'inconvénient  d'infecter  les  viandes  :  la  nouvelle  taxe 
imposée  par  le  roi  de  Sicile  était  donc  une  mesure  de  salu- 
brité publique,  et  il  lui  donna  clairement  ce  caractère  en 
enjoignant  de  plus  aux  bouchers,  sous  peine  d'amendes  à 
fixer  par  le  justicier,  de  souffler  leurs  bêtes  non  plus  avec 
la  bouche,  mais  avec  un  soufflet  spécial,  soigneusement  con- 
fectionné (mmithecho).  Enfin,  l'office  de  Carracciolo  fut  dé- 
claré transmissible  à  ses  fils,  par  ordre  de  primogéniture, 
avec  permission  pour  eux  tous  de  se  faire  remplacer  par  un 
lieutenant". 

La  protection  des  églises  et  des  établissements  religieux  fut, 
comme  dans  ses  domaines  de  France,  une  des  préoccupations 
du  pieux  monarque.  La  Chartreuse  de  San-Martino,  bâtie  par 
ses  prédécesseurs  sur  un  des  monts  escarpés  qui  forment  à  la 
ville  de  Naples  une  gigantesque  ceinture,  s'enrichit,  par  sa 
libéralité,  de  plusieurs  biens  confisqués  à  des  sujets  rebelles. 
Un  peu  plus  tard,  les  moines  s'étant  plaints  à  lui  d'être 
détournés  de  leurs  saintes  occupations  par  d'incessantes  chi- 
canes, qui  les  obligeaient  à  perdre  leur  temps  en  procès,  il  les 
prit  sous  sa  sauvegarde  spéciale,  ainsi  que  toutes  leurs  pro- 
priétés, et  prescrivit  à  ses  officiers  de  leur  faire  rendre  justice 
sommairement,  de  prendre   leurs  intérêts  comme  les  siens 

'   Cf.  la  Cltalre  française  au  moyen  âge,  p.  377. 

-  Arch.  de  Naples,  Coventi  soppressi,  reg.  73  (pièces  justificatives,  11°  11). 


[1438]  PREMIERS  ACTES  ADMINISTRATIFS.  169 

propres,  cle  ne  les  inquiéter  enfin  sous  aucun  prétexte'.  La 
congrégation  cle  Sainte-Marthe,  fondée  en  1400  par  la  reine 
Marguerite,  pour  s'occuper  d'œuvres  charitables,  tint  à  hon- 
neur de  le  compter  dans  son  sein  avec  tous  les  membres  de  sa 
famille  qui  l'avaient  accompagné  :  il  se  fit  inscrire,  ainsi  que 
la  reine  Isabelle,  son  fils  Jean,  duc  de  Galabre,  et  Marie  de 
Bourbon,  femme  de  ce  dernier,  sur  le  magnifique  livre*  où 
étaient  enregistrés,  avec  leurs  armes,  leurs  portraits  et  la 
date  de  leur  admission,  les  associés  illustres,  et  nous  devons 
à  cette  circonstance  une  des  plus  belles  miniatures  contempo- 
raines où  son  image  se  trouve  reproduite  -. 

Il  rendit,  vers  le  même  temps,  divers  actes  relatifs  au  com- 
merce napolitain,  à  l'administration  des  douanes  et  des  ga- 
belles. Les  produits  de  celles-ci  étaient  d'habitude  affermés 
par  l'État.  Il  en  profita  pour  donner  satisfaction  à  ses  plus 

'  Arch.de  Naples,  Coventi  soppressl,re^.  74  (pièces  justificatives,  n»  16). 

^  Le  registre  de  la  confrérie  de  Sainte-Marthe,  conservé  parmi  les  Codices  des 
archives  de  Naples  (n»  58) ,  est  un  précieux  manuscrit  de  72  feuillets,  contenant 
les  noms  de  soixante  membres  inscrits  au  fur  et  à  mesure  depuis  l'an  1400  jusqu'à 
l'an  1600.  On  voit  en  tète  une  grande  figure  de  sainle  Marthe,  admirablement 
peinte,  et  le  titre  suivant  :  «  Incipit  féliciter  catalogiis  illustriorum  sodalium 
collegii  disciplinatorum  Sanctx  Marthœ,  à  Margarltâ  reginà  fundati  anno  MCCCC, 
octm'ce  iiidictionis.  »  Charles  III  et  sa  femme  Marguerite,  la  fondatrice,  ouvrent 
la  série  des  associés,  qui  contient  une  quantité  de  princes  et  de  nobles  napolitains  ; 
chacun  d'eux  occupe  une  page,  ornée  de  son  portrait,  de  ses  titres,  de  ses  armoi- 
ries, de  la  date  de  son  entrée,  avec  de  riches  encadrements.  René,  inscrit  au 
fo  11,  est  représenté  assis,  la  figure  jeune  et  imberbe,  la  couronne  sur  la  tète, 
le  sceptre  dans  une  main  et  le  globe  dans  l'autre,  vêtu  d'une  robe  violette  et  d'un 
manteau  rouge,  le  tout  sur  un  fond  d'or;  sou  écusson,  aux  armes  de  Sicile,  de 
Jérusalem,  de  Hongrie,  d'Anjou,  de  Lorraine  et  de  Bar,  est  supporté  par  deux  anges 
à  genoux.  Cette  miniature  a  environ  8  centimètres  sur  6.  Au  dessous  on  lit  :  «  JRex 
Renatus  primas  uitrav'tl  domtim  Sancte  Marthe  anno  M  CCCC  XXXVIII,  secundo  in- 
dictionis.  »  Isabelle  (f°  12)  a  de  même  la  couronne,  le  globe  et  le  sceptre  ;  elle 
est  assise  et  habillée  de  blanc,  sur  un  fond  bleu.  Jean  d'Anjou  (f"  13)  porte  un 
costume  vert  et  rouge,  sur  fond  bleu.  Marie  de  Bourbon  (f"  1  i)  est  velue  d'une 
robe  de  drap  d'or,  et  tient  dans  ses  bras  un  petit  chien  ressemblant  à  un  lapin; 
elle  est  assise  et  a  sur  la  tête  un  cercle  d'or,  ainsi  que  son  mari.  Leurs  armes 
et  leurs  portraits  sont  disposés  comme  ceux  de  René.  Les  dernières  miniatures  du 
volume,  exécutées  au  seizième  siècle,  ont  moins  de  valeur,  et  quelques-unes  sont 
d'un  caractère  égrillard. 


170  PRExMIERS  ACTES  ADMINISTRATIFS.  [1438J 

fidèles  sujets  et  pour  s'assurer  leur  dévouement  en  les  pour- 
voyant de  charges  lucratives.  Certains  monastères  même  pos- 
sédaient la  perception  des  gabelles  :  l'adhésion  des  corpora- 
tions était  encore  plus  précieuse  que  celle  des  particuliers  les 
plus  influents  ;  c'est  pourquoi  les  frères  Mineurs  de  Saint-Lau- 
rent ,  à  Naples ,  virent  confirmer  les  droits  analogues  dont 
ils  jouissaient  à  Capri,  à  Pouzzoles  et  dans  une  partie  de  la 
capitale'.  L'office  de  receveur  ^des  poids  et  mesures  des 
comptoirs  et  de  la  douane  de  Salerne,  celui  de  mesureur  du 
sel  dans  la  même  ville,  furent  donnés  à  Mathieu  Guarna,  con- 
seiller d'Isabelle  et  de  son  mari,  qui  en  avait  été  investi  pro- 
visoirement par  les  régents  du  royaume,  puis  par  Gaspard 
Coppula,  chevalier,  et  Jean  Bouju,  archidiacre  de  Montfort, 
délégué  de  la  reine  à  Salerne-.  Louis  d'Arczano,  dit  messer 
Odo,  qui  avait  gardé  et  gardait  encore  de  jour  et  de  nuit  la 
place  de  Pouzzoles  pour  le  roi  de  Sicile,  reçut  le  don  des 
redevances  prélevées  sur  le  fondic  et  Y  ancrage  du  même  lieu\ 
Des  domaines  privés,  confisqués  sur  les  adhérents  d'Alphonse 
d'Aragon ,  servirent  également  à  récompenser  plusieurs 
Siciliens  fidèles  *.  René ,  qui  avait  peu  d'argent ,  cherchait 
ainsi  à  satisfaire  sa  générosité  naturelle  et  l'avidité  de  ses 
sujets. 

Quelques-uns,  cependant,  s'attachèrent  à  sa  fortune  avec 
un  rare  désintéressement,  et  le  secondèrent  avec  autant  de  zèle 
que  ses  officiers  français  ou  provençaux.  Il  faut  citer  en  tête 
le  brave  Jean  Gossa,  qui  avait  déjà  pris  part  aux  campagnes 


'  «  Gahfllam  plnge  maris  civUatls  nosfre  Neapolis,  menbrum  utique  gabelle 
Bonidenar'ii  civitatts  ejusdem,  »  LeUres  patentes  du  25  juin  1438  (Arch.  de  Naples, 
Coi-e/i/.  soppr.,  reg.  73).  Cet  acte  fait  mention  de  privilèges  accordés  antérieu- 
rement par  la  reine  lsal)elie  à  la  ville  de  Naples  et  aux  dix-huit  de  la  balie,  privi- 
lèges qui  ne  se  retrouvent  plus. 

-  Acte  du  20  juillet  1438  (Arch.  de  Naples,  ibid.). 

•'  Fiiiidlci  cl  (uicoragi'i.  Acte  du  20  juillet  1438  (Ibid.). 

''  Donations  au  monastère  de  Sau-Marlino  des  biens  de  Marguerite  Mazia,  saisis 
pour  cause  de  rébellion  ;  à  Uubini  de  Gênez,  familier  du  roi,  des  propriétés  de 
Nicolas  Corsaro,  rebelle,  sises  dans  la  ville  et  le  district  de  Tropea;  etc.  (Arch, 
de  Naples,  ibid.). 


[1438]  CAMPAGNE  DES  ABRUZZES,  17i 

de  Louis  II  et  de  Louis  III  en  Italie,  et  que  nous  verrons  s'ex- 
patrier pour  suivre  leur  successeur  en  Provence.  A  cette  épo- 
que, il  subvenait  à  une  partie  de  la  dépense  de  la  famille 
royale  au  Castel-Capuano,  sans  vouloir  accepter  aucuns  ga- 
ges '.  Mais  la  reconnaissance  de  son  maître  se  manifestera 
plus  tard  avec  d'autant  plus  d'éclat,  qu'il  en  aura  contenu 
plus  longtemps  l'expression.  Pour  le  moment,  les  bienfaits  du 
prince  étaient  forcément  restreints.  Aussi,  du  jour  où  sa  pau- 
vreté fut  reconnue,  son  prestige  baissa  et  la  laveur  publique 
commença  à  l'abandonner,  parce  que,  comme  l'avoue  ingénû- 
mentun  Napolitain,  «  chacun  s'empresse  de  fuir  l'indigence-.  » 
Il  ne  voulut  cependant  pas  laisser  sans  rémunération  immé- 
diate les  services  les  plus  signalés,  les  plus  méritoires  qu'il 
eût  reçus  dans  son  royaume,  ceux  de  la  vertueuse  et  forte 
compagne  qui  avait  sauvé  sa  couronne  par  une  résistance  de 
tous  les  instants.  Par  lettres  du  5  août  1438,  il  donna  à  la  reine 
Isabelle  personnellement,  en  considération  de  son  affection  et 
des  peines  qu'elle  s'était  imposées,  le  duché  de  Melphe  (Amalfi), 
avec  les  villes  de  Sorrente,  Massa,  Castellamare,  et  toutes  les 
autres  seigneuries  qui  en  dépendaient.  Une  seule  condition 
fut  mise  à  cette  donation  :  c'est  que  le  château  de  Castella- 
mare, lorsqu'il  serait  réduit  à  l'obéissance  du  roi,  serait  remis, 
sous  la  réserve  de  la  souveraineté,  au  chevalier  Garracciolo, 
en  dédommagement  des  sommes  qu'il  avait  avancées  pour  ai- 
der à  son  recouvrement  \  Avec  cette  charmante  délicatesse 
qui  se  révèle  dans  plusieurs  de  ses  actes,  René  avait  choisi, 
pour  en  faire  l'apanage  de  son  épouse,  le  coin  le  plus  déli- 
cieux de  ses  États,  le  paradis  terrestre  de  l'Italie. 

Dès  le  mois  d'août,  la  guerre  le  réclama.  Le  roi  d'Aragon 
avait  rassemblé  toutes  ses  forces  et  combiné  une  attaque  dé- 
cisive. Abandonnant  pour  l'instant  la  région  de  la  capitale,  il 

'  Remontrances  de  Jean  Cossa  au  duc  de  Lorraine,  en  l'j77  (Bil)l.  nat.,  nis. 
r.  24108,  p.  70). 

^   «  Scuoprendose  poi  la  povertà  sua,  pcrdib  la  repulatioiie,  et  ogniuiio  camhiù 
pens'iero, perché  la  poi-tiiù  à  fugita  da  liit/i.  »  Journal  de  Najiles,  il/iil.,   1 108. 
^  Arch.  nat.,  KK  IV2G,  f"  535  \°. 


172  CAMPAGNE  DES  ABRUZZES.  [1438] 

s'était  porté  brusquement  au  nord  et  s'était  enfoncé  clans  les 
montagnes  des  Abruzzes.  La  frayeur  lui  soumettait  toutes  les 
places  qui  se  trouvaient  sur  son  passage.  Sulmona  lui  envoya 
d'avance  offrir  ses  clefs.  Jacques  Galdora,  qui  avait  commencé 
les  hostilités  dans  la  Terre  de  Labour  et  repris  Scafati,  s'é- 
lança aussitôt  à  sa  poursuite.  C'était  ce  que  voulait  Alphonse, 
tacticien  plus  habile  que  ses  adversaires  \  Les  deux  armées 
se  rapprochèrent,  et  l'on  fut  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains. 
Les  Aragonais  étaient  dix  mille,  sans  compter  le  contingent 
que  leur  apportait  le  prince  deTarente;  leur  victoire  paraissait 
assurée.  Mais  leur  prince  refusa  d'engager  le  combat.  «  L'en- 
jeu, dit-il,  est  trop  inégal;  car,  si  je  suis  vainqueur,  j'aurai 
battu  un  simple  capitaine,  et,  si  je  suis  vaincu,  je  perdrai  le 
royaume  avec  ma  réputation.  »  Us  restèrent  donc  à  s'observer, 
et  tout  l'Abruzze  «  demeura  en  suspens  ».  Au  dire  de  l'Espa- 
gnol Pérégrin,  témoin  oculaire,  mais  exagérant  avec  emphase 
les  hauts  faits  de  son  maître,  Galdora  errait  dans  les  forêts 
sans  oser  en  sortir  :  on  ne  savait  ce  qu'il  était  devenu.  D'après 
le  Journal  de  Naples,  au  contraire,  il  essayait  d'amuser  Al- 
phonse par  des  ouvertures  pacifiques,  et,  pendant  ce  temps,  il 
appelait  René  à  son  aide^ 

Le  roi  de  Sicile  venait  de  quitter  sa  capitale  et  de  réduire  par 
la  famine  Amalfi,  pour  venger  l'échec  des  vaisseaux  français 
et  génois  qui  l'avaient  amené  et  qui  avaient  été  récemment  re- 
poussés de  ce  port  h  II  se  porta  rapidement  au  secours  de  Gal- 
dora, suivi  de  tous  les  soldats  dont  il  pouvait  disposer,  et 
opéra  sa  jonction  avec  lui  le  29  août,  près  de  Sulmona.  Al- 
phonse, qui  n'avait  pas  prévu  son  arrivée,  recula  de  l'autre 
côté  des  montagnes  jusqu'à  Chieti,  et  de  là  tenta  de  gagner 
à  sa  cause  le  comte  François  Sforza,  en  lui  envoyant  trois 
chevaux  et  des  vêtements  précieux.  «  Allez  dire  à  votre  prince, 

'  Journal  de  Naples,  iùicL,  1108  et  suiv.  La  chronique  de  Pérégrin,  après 
avoir  fait  contribuer  René  à  la  prise  de  Scafati,  fait,  au  contraire,  poursuivre 
Galdora  par  Alphonse.  (V.  pièces  justificatives,  n"  99.) 

^  Journal  de  Naples  et  ciirouique  de  Pérégrin,  iùiel. 

^  Pérégrin,  ihid. 


[1438]  CAMPAGNE  DES  ABRUZZES.  173 

répondit  le  comte,  que  j'ai  plus  de  chevaux  que  lui,  et  que  je 
suis  son  ennemi  \  »  Se  voyant  alors  isolé  et  en  danger  d'être 
coupé,  le  roi  d'Aragon  repassa  les  monts  à  un  autre  endroit, 
et  redescendit  par  la  voie  de  Celano  et  d'Albe  sur  le  versant 
méditerranéen.  Se  croyant  à  l'abri  d'une  attaque,  il  se  livrait 
tranquillement  au  plaisir  de  la  chasse,  lorsqu'il  apprit  tout  à 
coup  que  l'armée  angevine,  grossie  de  sept  mille  «  gaillards  » 
d'Aquila  %  et  forte  en  tout  de  dix-huit  mille  hommes,  était 
à  sa  poursuite.   Ce  jour-là,  disent  les  Napolitains,  son   rival 
pouvait,  en  fondant  sur  lui  à  l'improvisle ,  s'assurer  à  tout 
jamais  le  trône  ^  Mais  René,  voulant  agir  suivant  les  lois  de 
la  chevalerie,  se  contenta  de  lui  envoyer  des  hérauts  chargés 
de  lui  présenter  le  gant  de  la  bataille  pour  lui  et  son  armée. 
L'habile  monarque  les  garda  toute  une  nuit  dans  son  camp 
et  les  combla  de  cadeaux.   Quant  au  gant,   il  fit  dire  qu'il 
l'acceptait,   mais  que  l'usage  accordait  au  combattant  dé- 
fié le  choix  du  terrain,  et  qu'en  conséquence  il  attendrait  le 
duc  d'Anjou  dans  la  Terre  de  Labour,  le  dernier  jour  de  sep- 
tembre.  Cette  réponse  dilatoire  déplut  vivement  à  son  ad- 
versaire; mais,  avant  qu'il  eût  pris  un  parti,  les  Aragonais 
décampèrent,  et  s'éloignèrent  au  plus  vite  dans  la  direction 
de  la  Terre  de  Labour,  qui  les  rapprochait  de  Naples.  Les  An- 
gevins se   mirent  alors  à  reprendre  un  à  un    les  châteaux 
forts  de  la  région  des  Abruzzes,  et  les  réoccupèrent  tous,  à 
l'exception  d'Avezzano  et  de  Trisacco  \  D'après  la  version 
espagnole,  René  aurait,  au  contraire,  accepté  les  conditions 
d'Alphonse  et  promis  de  se  trouver  au  rendez-vous.  Puis,  le 
jour  venu,  il  aurait  manqué  à  sa  parole,  et  le  roi  d'Aragon, 
après  l'avoir  fait  appeler  trois  fois  à  haute  voix  par  ses  hé- 
rauts d'armes,  selon  le  code  militaire  d'alors,  aurait  constaté 
solennellement  son  absence  par  un  acte  public,  noté  son  nom 
d'infamie,  foulé  aux  pieds  son  gantelet,  et  parcouru  la  lice  à 

'  Jourual  de  Naples,  ibia.,  1109. 

-  René  se  trouvait  à  Aquila  le  10  septembre.  (Itinéraire.) 

'  Journal  de  Naples,  iùid. 

'  Jùid.,  1109  et  suiv. 


i74  PREMIER  BLOCUS  DE  NAPLES.  [1438] 

cheval  en  signe  de  victoire  ^  Cette  accusation  a  une  origine 
trop  suspecte  et  se  trouve  trop  en  désaccord  avec  le  caractère 
du  roi  de  Sicile  pour  qu'on  puisse  l'admettre  comme  véridi- 
que.  D'ailleurs,  Pérégrin ,  qui  l'a  émise,  fixe  le  jour  du  com- 
bat projeté  à  la  fête  de  Notre-Dame  (8  septembre),  ce  qui, 
d'après  la  date  des  faits  précédents,  est  une  erreur  et  une 
impossibilité.  Qu'Alphonse  se  soit  rendu  sur  le  théâtre  qu'il 
avait  choisi,  près  de  Capoue,  qu'il  y  ait  procédé  à  une  céré- 
monie ayant  pour  but  de  mettre  le  prince  français  dans  son 
tort  et  de  le  déconsidérer,  le  fait  est  tout  naturel,  et  les  chro- 
niqueurs napolitains  ne  le  contestent  pas  ^;  mais  ils  n'attri- 
buent point  pour  cela  un  acte  de  lâcheté  à  l'auteur  du  défi,  et, 
si  le  roi  d'Aragon  était  sincère,  il  faut  tout  au  plus  croire  à 
un  malentendu. 

Il  est  probable,  au  reste,  que  le  brusque  mouvement  d'Al- 
phonse vers  Naples  avait  un  autre  motif,  qui  devait  rester 
secret,  et  que  le  champ-clos  choisi  par  lui  était  un  prétexte 
adroit.  Il  avait  résolu,  en  effet,  de  tenter  un  coup  de  main 
hardi  sur  la  capitale,  tandis  que  René  et  Caldera  s'attarde- 
raient dans  les  Abruzzes.  C'est  ce  qu'il  fit  aussitôt,  et  l'événe- 
ment lui  donna  raison.  Les  deux  chefs  étaient  encore  à  Aquila, 
recevant  de  riches  présents,  mais  perdant  leurs  auxiliaires 
montagnards,  pressés  de  rentrer  dans  leurs  foyers,  que  déjà 
leur  redoutable  ennemi  resserrait  la  cité  dans  un  cercle  étroit. 
Plusieurs  places  des  environs^  Arpaia,  Caserte,  Scafati,  se 
rendirent  à  lui  coup  sur  coup.  Le  comte  de  Caserte  alla  même 
à  sa  renconti'e,  et  les  compatriotes  de  ce  traître,  scandahsés 
eux-mêmes  d'une  telle  versatilité,  observent  à  ce  propos  qu'en 
moins  de  deux  années  il  changea  cinq  fois  de  bannière  ^.  Au 
bout  de  quelques  jours,  Naples  se  trouva  bloquée  par  terre  et 

'  On  peut  lire  le  récit  amplilié  de  cette  scène  dans  la  chronique  de  Gaspard 
Pérégrin  (pièces  justificatives,  n"  99).  D'autres  développements  ont  été  encore 
ajoutés  par  des  écrivains  postérieurs  et  reproduits  par  M.  de  Villeneuve-Bargemont 
(I,  264  et  suiv.). 

-  Joiirual  de  Naples,  iind.,  1110. 
•5  Ibid. 


[1438J  PREMIER  BLOCUS  DE  NAPLES.  175 

par  mer,  grâce  au  concours  des  vaisseaux  espagnols  envoyés 
de  GaëLe  \ 

Ce  fut  merveille,  selon  l'expression  du  chroniqueur,  si  la 
ville  résista.  Elle  n'était  gardée  que  par  une  milice  urbaine 
fort  peu  considérable,  qui,  pour  paraître  plus  nombreuse,  cou- 
vrait d'armes  les  remparts.  Ottino  Carracciolo,  un  des  cheva- 
liers sur  qui  la  reine  comptait  le  plus,  était  au  lit,  malade.  La 
plupart  des  autres  seigneurs  avaient  suivi  le  roi.  Il  s'en  trouva 
trois  seulement  pour  faire  face  à  l'agresseur,  avec  un  peu  de 
cavalerie  :  c'était  Jean  de  la  Noze,  Jacques  Sannazar  et  Chris- 
tophe deCrema.  François  de  Pontadera,  qui  revenait  de  l'armée 
royale  avec  trois  cents  fantassins,  apporta  un  faible  secours. 
Mais  les  châteaux  occupés  par  l'ennemi  et  Tartillerie  dont  il 
disposait  paralysaient  la  défense  ;  on  pouvait  à  peine  suffire  à 
réparer  les  brèches  des  nmrs.  Déjà  un  chevalier,  Raimbaud  de 
Gorbaria,  les  avait  escaladés  à  la  faveur  des  ténèbres.  Al- 
phonse se  croyait  le  maître  de  la  place.  Un  soir,  se  fiant  à  la 
sérénité  du  ciel,  il  ordonna  l'assaut  pour  le  lendemain.  Pour- 
tant, dans  la  nuit,  la  pluie  tomba  en  abondance,  rendit  le  ter- 
rain impraticable  et  lit  ajourner  l'attaque.  Sur  ces  entrefaites, 
un  événement  inattendu,  l'un  des  plus  dramatiques  de  toute 
cette  guerre,  vint  changer  la  face  des  choses  et  décourager 
encore  plus  l'assiégeant. 

La  légende,  qui  éclôt  si  facilement  sous  le  soleil  italien,  a 
peut-être  embelli  ce  fait  extraordinaire.  Toutefois,  la  précision 
et  l'accord  des  témoins  oculaires  des  deux  partis  lui  donne 
une  authenticité  suffisante  pour  qu'il  trouve  ici  sa  place.  On 
était  à  la  veille  de  la  fête  de  saint  Luc  (18  octobre).  Don  Pe- 
dro, frère  d'Alphonse,  le  même  qui  avait  échappé  au  désas- 
tre naval  de  Gaëte,  et  qui  depuis  avait  servi  si  utilement  la 
cause  aragonaise,  dirigeait  le  feu   de  l'artillerie.  Des  marais 

'  Ibid.  Ce  blocus  aurait  commeucé,  d'après  le  rédacteur  du  Journal,  le  29  sep- 
tembre 1438  ;  mais  il  prétend  un  peu  plus  haut  qu'Âlphoase  attendait  Ueué  dans  la 
Terre  de  Labour  »  le  dernier  jour  de  septembre  «,  ce  qui  implique  une  contra- 
diction. Peut-être  a-t-il  voulu  dire,  dans  ce  passage,  les  derniers  juiin  de  septembre, 
sans  vouloir  désigner  une  date  précise. 


176  PREMIER  BLOCUS  DE  NAPLES.  [1438] 

voisins  [Paludé)^  il  avait  abattu  une  portion  du  monastère  de 
Santa-Maria-del-Carmine,  lorsque,  à  la  première  lieure  du 
jour,  il  remarqua  un  officier  qui  refusait  de  tirer  sur  l'église. 
Transporté  de  fureur ,  il  menaça   de  le  faire  pendre  ;  puis 
aussitôt  il  fit  partir  lui-même  une  grosse  bombarde,  appelée 
la  Messinoise  [Messanese] ,  dont  le  boulet  vint  fracasser  le  mur 
de  l'édifice  et  heurter  le  pied  du  crucifix  qui  le  décorait  à 
l'extérieur.   Selon  quelques-uns,  le  Christ  entier  aurait  été 
brisé,  renversé,  avec  la  couronne  d'épines,  la  lampe  et  ses 
autres  accessoires  ;  la  tète  seule  aurait  été  transportée  intacte 
à  l'intérieur,  sur  une  table,  où  les  personnes  qui  se  trouvaient 
là  la  laissèrent  respectueusement.    L'infant  allait   tirer   un 
second  coup  :  mais  les  soldats  postés  au  couvent,  parmi  les- 
quels était  le  comte  de  Fondi,  avaient  aussi  une  espèce  de 
canon,  plus  petit,  surnommé  la  Folle  [Pazza]  :  apercevant  le 
gros  de  cavaliers  qui  entouraient  don  Pedro,  ils  pensèrent 
qu'ils  ne  perdraient  pas  leur  poudre  en  visant  dans  la  direc- 
tion de  ce  groupe.  Le  projectile  lancé  par  eux  frappa  d'abord 
la  terre,  rebondit  jusqu'au  prince,  et  lui  emporta  la  tête, 
qui  disparut.  Le  tumulte  se  mit  immédiatement  dans  son  camp. 
Alphonse  entendait  en  ce  moment  la  messe  à  la  Madeleine, 
près  des  portes  de  la  ville.  Instruit  par  la  rumeur  générale,  il 
s'écria  en  pleurant  :  «  Je  le  lui  avais  bien  dit,  ce  matin  même, 
de  ne  pas  tirer  sur  l'éghse.  »  Puis,  après  avoir  eu  le  courage 
d'attendre  la  fin  de  l'office,  il  se  rendit  auprès  du  cadavre,  le 
couvrit  de  ses  larmes  et  le  bénit,  en  disant  :  «  Dieu  te  par- 
donne, cher  frère  !  J'attendais  autre  chose  de  toi  ;  mais  que 
la  volonté  divine  soit  faite  !  »  Et  comme  tous  les  siens  écla- 
taient en  sanglots  à  ces  paroles,  il  se  retourna  :  «  Messei- 
gneurs,  ajouta-t-il,  il   n'est  mort  qu'un  homme.  11  a  fait  le 
voyage  que  nous  devons  tous  faire  un  jour.  Priez  seulement 
pour  le  repos  de  son  âme,  et  songez  à  vous  montrer  de  vail- 
lants  soldats.  »    Un  transfuge  calabrais  retrouva  la  barette 
rouge  de  rinfant,  avec  une  partie  de  la  tête,  et,  croyant  faire 
une  bonne  affidre,  l'apporta  dans  Naples  à  la  reine  Isabelle. 
Mais  la  noble  femme,  saisie  d'horreur  et  de  pitié,  ne  voulut 


[1438]  •  DELIVRANCE  DJ^  LA  MLLE.  177 

rien  lui  donner,  et  fondit  en  larmes  à  son  tour.  «  Pourquoi 
pleurer  la  mort  d'un  ennemi,  lui  demanda-t-on?  —  C'était  un 
prince  royal,  répondit-elle,  et  du  même  sang  que  mon  mari  ; 
s'il  était  mon  ennemi  aujourd'hui,  il  pouvait  être  mon  ami 
demain.»  Une  pensée  généreuse  lui  vint  alors  à  l'esprit  :  sui- 
vant l'inspiration  de  son  cœur,  elle  fit  pieusement  ensevelir 
le  crâne  de  la  victime  et  arborer  sur  le  Castel-Capuano  une 
bannière  noire.  En  môme  temps,  elle  envoya  oftrir  au  roi 
d'Aragon  d'enterrer  le  corps  de  son  frère  dans  l'intérieur  de 
la  capitale,  et,  s'il  le  voulait,  de  fournir  tout  ce  qui  serait 
nécessaire  pour  la  pompe  de  ses  funérailles.  Le  fier  monarciue 
i'cfusa,  et  fit  porter  provisoirement  la  dépouille  au  château  de 
l'OEuf,  où  un  officier  portugais  la  recouvrit  d'un  drap  \  Mais 
le  désespoir  régnait  dans  son  armée.  On  se  lamentait;  on 
déplorait  le  sort  du  jeune  capitaine  avec  les  mêmes  accents 
que  celui  d'Hector  ou  de  Jonathas  :  «  Il  est  tombé,  l'honneur 
de  l'Aragon,  la  gloire  de  l'Hespérie  toute  entière;  ce  n'est 
pas  la  valeur  de  ses  ennemis,  c'est  la  fortune  impitoyable  qui 
nous  l'a  enlevé.  »  Le  ciel,  d'ailleurs,  continuait  de  se  montrer 
inclément  ;  les  navires  qui  fermaient  le  port  failliient  être 
engloutis  par  une  tempête.  Tristes  présages!  Au  dire  du  chro- 
niqueur Pérégrin,  qui  se  trouvait  là,  le  roi  lui-même  reconnut 
les  signes  de  la  colère  divine.  11  leva  le  camp  au  bout  de 
trente-six  jours  de  siège  et  se  retira  à  Capoue,  d'où  il  rentra 
ensuite  dans  sa  citadelle  de  Gaëte  '\ 

Six  semaines  après,  vers  le  milieu  de  décembre,  René  et 
Caldora,  ayant  soumis  toutes  les  Abruzzes,  étaient  de  retour  à 
Naples.  Comme  il  restait  à  peine  dans  le  trésor  royal  de  quoi 

'  <i  l/cni  doni  a  mcsl.  Marti  Sart'ic,  pvr/o^iics,  connxiiiyo  clal  ccslcll  dcl  Ou  tic 
Xapoli,  nu  cGiiues  IHI  palnis  de  drap  rcrt  de  Floriiiça,  lesqiiaU  to  senyor  rey... 
li  maiia  doiuir  gracioscime/it  en  smctia  de  liitn  ciiherlor  de  (Iran  (jiic  ell  ha  tues 
iobrc  !o  co/s  delilluitre  infant  don  Pedro,  fratre  ^ernia  del  dit  senyor.  »  Coii;ptis 
d'Alpliotise,  30  novembre  1439.  (Aich.  de  Najiles,  Cedole  tesnrorie,  ced.  II, 
f»  132  v".)  Une  messe  fut  fondée  dans  la  chapelle  du  château  de  lŒuf  [lour 
l'ànie  de  doni  Pedro;  son  corps  y  était  encore  déposé  en  1  ii2.  {llnd.,  f"  181.) 

-   Chronique  de  Pérégrin  ;  Croniea  del  regno  di  Napoli  (pièces  juslillcalivcs, 
n»*  99  et  100);  Journal  de  Naples,  ibid.,  1111. 

12 


178  RECOUVREMENT  DU  CASTEL-NUOVO.  '  |1438-39j 

payer  les  troupes,  le  général  sicilien  offrit  de  faire  prêter  de 
l'argent  à  son  maître  par  son  frère  Raimond;  mais  il  exigea 
que  le  château  d'Aversa  luifùtremis  en  gage  \  L'ayant  obtenu, 
il  s'en  alla  réduire  plusieurs  petites  places  des  environs.  Le 
roi  demeura  quelques  mois  tranquille,  donnant  des  tournois 
et  des  fêtes,  et,  l'hiver  écoulé,  il  se  mit  en  devoir  de  chasser 
les  Aragonais  des  deux  forteresses  dont  l'occupation  avait  fait 
courir  tant  de  dangers  à  sa  capitale,  le  château  de  l'OEuf  et  le 
Castel-Nuovo.  Leur  position  était  très-forte  ;  mais,  grâce  à 
quatre  navires  génois  qui  se  joignirent  aux  Napolitains  pour  les 
bloquer  du  côté  delà  mer,  on  emporta,  le  10  juin  1439,  une 
des  grosses  tours  du  second  château,  dite  la  tour  Saint- Vin- 
cent, où  l'on  fit  prisonniers  un  certain  nombre  d'officiers  et  de 
soldats  ^.  Alphonse  envoya  aussitôt  des  galères  chargées  de 
troupes,  avec  ordre  de  la  reconquérir  à  tout  prix,  ou  au  moins 
de  jeter  aux  assiégés  de  la  poudre  et  des  provisions  ^  Lui- 
même,  tout  malade  qu'il  était,  vint  avec  le  prince  de  Tarente, 
son  connétable,  tenter  une  diversion  par  terre,  et  s'établit  sur 
les  hauteurs  de  Pizzofalcone,  à  la  tête  de  onze  mille  hommes. 


'  Journal,  iùi(/.  La  détresse  linaucière  du  roi  de  Sicile  à  la  fui  de  l'année  1438 
est  encore  attestée  par  une  commission  donnée,  le  1er  décembre,  à  Gérard  d'Ha- 
raucourt,  pour  \endre  ou  engager  de  nouvelles  terres,  afin  de  subvenir  aux 
Ijesoins  de  l'Etat  et  de  l'armée.  (Arcli.  nal.,  KK  112C,  f°  535.)  Vers  cette  époque, 
il  trouva  aussi  des  ressources  dans  les  biens  confisqués  aux  Caral'fa,  aux  Baux, 
aux  Ursins  et  autres  familles  rebelles,  contre  lesquelles  le  grand  justicier  du 
royaume,  Vital  de  Cabanis,  avait  commencé  en  1435  un  long  procès,  terminé 
en  1438.  (Arch.  des  Bouclies-du-Uhone,  15  11,  i'*"^  242  et  suiv.) 

-  Croii'ica,  ihtcl.  Comptes  d'Alphonse,  qui  donna  des  secours  à  ces  prisonniers 
(Arch.  de  Naples,  Cedole  tcsorarie,  ceci.  II,  f^  O;').  C'est  alors,  sans  doute, 
qu'Alphonse  aurait  refusé  par  humanité  les  offres  d'un  ingénieur  qui  lui  appor- 
tait un  feu  de  nature  à  consumer  la  flotte  génoise  dans  le  port.  Ce  trait,  qu'on  a 
prêté  à  plusieurs  princes,  est  raconté  par  Vespasiauo  da  Disticci,  compilateur  d'a- 
necdotes qui  a  suivi  Bartolomeo  Fazio,  auteur  d'une  vie  du  roi  d'Aragon,  payé 
par  lui  pour  la  composer  [Vite  cil  uominï  illustre,  etc.,  Florence,  1859,  in-8"  ; 
p.  51). 

■■'  Le  5  juillet,  soixante  ducats  sont  ordonnancés  p;ir  son  commandement  à 
certains  officiers  «  (jiii  siiguessen  ab  lodit  moss.  Rcimoii.  [^ISoyl,  camerlingue']  al 
cas  tell  cl  el  Ou,  per  asscjar  si  porien  socovrer  lo  castell  Non,  (jul  stavc  assetyat 
ciels  cmmlchs.  »  Comptes  d'Alphonse,  Ibul.,  POl  v». 


[1439]  RECOUVREMENT  DU  CASTEL-NUoVO.  179 

Alors  René  fit  tirer  sur  son  camp  sans  relâche,  de  nuit  comme 
de  jour,  toutes  les  bombardes  dont  il  pouvait  disposer.  Sur- 
pris par  ces  décharges  vigoureuses,  les  officiers  aragonais 
perdaient  tant  de  monde,  qu'ils  se  rendirent  en  corps  auprès 
de  leur  roi  pour  lui  dire  qu'ils  ne  voulaient  pas  «  mourir 
comme  des  chiens  »,  et  que  la  résistance  était  impossible.  Il 
les  engagea  à  prendre  patience,  et  déclara  qu'il  abandonnerait 
tout  ce  qu'il  avait  dans  le  royaume  plutôt  que  le  Gastel-Nuovo  ' . 
Sa  possession  avait,  en  effet,  pour  lui  un  prix  inestimable  : 
c'est  par  son  moyen  qu'il  comptait,  un  jour  ou  l'autre,  réduire 
la  ville  à  son  obéissance,  et  qu'il  entretenait  des  intelligences 
secrètes  avec  quelques  habitants  ^  Aussi  envoya-t-il  prier 
René  de  suspendre  son  tir  pendant  la  nuit,  et  de  faire  bonne 
et  loyale  guerre.  Celui-ci  répondit  avec  énergie  :  «  Le  roi  d'A- 
ragon ne  s'est  jamais  inquiété  que  de  vaincre;  il  a  traité  mes 
soldats  contrairement  à  tous  les  usages  militaires,  en  les  ren- 
dant incapables  de  servir.  Qu'il  me  laisse  à  mon  tour  combat- 
tre à  ma  façon.  »  Et  il  recommanda  de  ne  pas  ralentir  le  feu. 
Il  paya  même  de  sa  personne,  et  s'approcha  de  l'ennemi  à  une 
portée  de  trait,  pour  activer  les  opérations  ^ 

Le  résultat  ne  se  fit  pas  attendre.  Le  Gastel-Nuovo,  man- 
quant de  poudre  et  de  vivres,  privé  de  toute  communication 
par  terre  et  par  mer,  capitula  devant  la  force  le  jour  de  la  Saint- 
Barthélemi.  On  y  trouva  peu  de  soldats;  beaucoup  s'étaient 
réfugiés  sur  les  navires  :  mais  on  y  recueillit  pour  vingt  mille 
ducats  d'effets  et  d'objets  précieux,  ressource  inespérée  pour 
le  trésor  épuisé  du  vainqueur.  Le  lendemain,  le  château  de 
rOEufse  rendit  à  son  tour.  Les  Catalans  y  avaient  renfermé 

'  Ce  propos  a  été  mal  compris  par  les  historiens  modernes,  et  notamment  par 
M.  de  Villeneuve-Bargemont,  qui  Va.  mis  dans  la  bouche  de  René  (I,  268).  Du 
reste,  cet  écrivain,  confondant  encore  les  dates,  place  la  réduction  des  deux 
châteaux  de  Naples  à  Tannée  précédente,  avant  le  siège  de  la  ville  et  la  mort  de 
l'iulant  dom  Pedro,  contrairement  à  tous  les  textes. 

-   Dans  ces  jours-là  même,  il  faisait  donner  dix  ducats  à  deux  citoyens  de  Naples 
qui   étaient  venus  lui  parler  en  cachette.  (Comptes  d'Alphonse,  i//i</.;  17  juin 
1439.) 
:     '■'  Journal  de  Naples,  (/"(W.,  1112  ;  Pérégrin,  (T-i-V. 


180  RECOUVREMENT  DU  CHATEAU  DE  L'ŒUF.  [Wi^ô\ 

leurs  femmes  ;  on  les  renvoya  sous  la  conduite  du  neveu  de 
Thomas  de  Campofregozzo,  qui  commandait  la  flotte  génoise. 
Quant  au  roi  d'Aragon,  il  avait  levé  le  camp  de  nouveau  et 
pris  avec  ses  troupes  la  route  de  la  Calabre  '  :  Naples  était 
complètement  dégagée.  Cet  important  succès,  s' ajoutant  à  ceux 
de  la  dernière  campagne,  semblait  assurer  le  triomphe  définitif 
de  la  cause  angevine  et  française.  Il  était  dû  surtout  à  l'artil- 
lerie du  roi  René,  et  le  Journal  napolitain  observe,  à  cette 
occasion,  que  ce  fut  lui  qui  importa  le  premier  dans  le  royaume 
de  Sicile  l'usage  des  espingards  [spingarde],  petites  pièces  de 
canon  portatives,  dont  la  charge  n'excédait  pas  deux  livres.  Il 
avait  amené  avec  lui  soixante  espingardiers,  dont  deux  sa- 
vaient fabriquer  la  poudre.  Le  roi  d'Aragon  voulut  aussi  avoir 
des  espingards;  mais  ils  ne  purent  lui  servir,  faute  de  pou- 
driers habiles.  C'est  seulement,  dit  la  même  chronique, 
après  avoir  fait  prisonnier  un  des  hommes  du  métier,  au 
siège  de  Sant-Arcangelo,  petit  château  voisin  de  Naples,  qu'il 
parvint  à  être  muni  de  bonne  poudre,  et  qu'il  multiplia  ces 
armes  spéciales  dans  son  armée  '\  On  rencontre,  en  effet,  dans 
ses  comptes,  la  mention  de  plusieurs  sommes  dépensées  en 
façon  de  poudre  et  d' espingards,  ainsi  qu'en  l'acquisition  de 
«  certaines  artilleries  secrètes  commandées  par  lui  pour  la 
fourniture  de  son  camp  ^  » .  Ces  dépenses  ne  remontent  pas 
plus  haut  que  l'année  1442.  L'assertion  de  l'annahste  contem- 
porain se  trouve  donc  confirmée,  et  l'on  peut  attribuer  au  bon 
roi  de  Sicile  une  part  certaine  dans  le  développement  de  la 
plus  terrible  des  inventions  modernes. 

La  chute  des  citadelles  napolitaines  était  pour  lui,  disions- 
nous,  un  avantage  immense.  Dans  la  partie  engagée  avec 
acharnement   autour   du  trône   de    Charles   d'Anjou ,   si  la 

'  Cronica  ilclrcgno  di  Napoli  et  Pérégrin,  ibid.  Ou  peut  lire  dans  ce  dernier 
une  narration  détaillée,  mais  obscure,  de  l'événement,  laite  au  point  de  vue 
espagnol. 

^  Journal  de  Naples,  i^«V.,  1113.  Pérégrin  parle  aussi  du  mal  ([ue  les  espingards 
(irent  aux  Aragonais  dans  l'attatpie  du  Castel-Nuovo. 

^  Arch.  de  Naples,  Ccdolt  lesoruric,  ccd.  11,  f"  181  ;  IV,  i'"'*  85,  lt)7,  tl  /Jassim. 


[1439]  TENTATIVES  DE  NÉGOCIATIONS.  181 

première  manche  avait  été  gagnée  par  Alphonse  en  raison  de 
sa  délivrance  inattendue,  de  son  installalion  à  Gaëte  et  de 
ses  rapides  conquêtes  dans  l'intérieur  du  royaume,  on  pouvait 
dire  que  la  journée  du  24  août  avait  donné  la  seconde  à  son 
rival.  La  lutte  allait-elle  continuer  et  se  dénouer  dans  un  effort 
suprême,  ou  les  alliés  des  deux  princes,  voyant  leurs  forces 
se  balancer,  allaient-ils  chercher  les  movens  d'établir  entre 
eux  un  accord  quelconque?  C'est  cette  dernière  solution  qui 
parut  d'abord  devoir  intervenir.  Depuis  quelque  temps,  des 
négociations  étaient  ouvertes,  au  sujet  du  royaume  de  Naples, 
entre  les  rois  de  France  et  d'Aragon.  Charles  VIT,  après  le 
départ  de  son  beau-frère,  l'avait  d'abord  abandonné  à  lui- 
même,  soit  par  insouciance  naturelle,  soit  par  ignorance  du 
véritable  état  des  choses.  D'ailleurs,  l'expulsion  des  Anglais 
était  alors  la  grosse  affaire  politique,  et  laissait  peu  de  place 
aux  autres  préoccupations.  En  tout  autre  moment  sans  doute, 
la  cause  des  princes  d'Anjou,  qui  était  la  cause  nationale,  eût 
été  défendue  avec  plus  d'efficacité  par  un  gouvernement  fran- 
çais. Le  Roi  couvrait  bien  de  sa  protection  ceux  des  États  de 
René  qui  dépendaient  du  royaume.  Il  avait  écrit  en  sa  faveur 
au  duc  de  Bourgogne,  le  priant  de  ne  pas  maltraiter  ses  ota- 
ges et  de  lui  accorder  un  délai  pour  satisfaire  à  ses  obliga- 
tions, à  cause  des  obstacles  que  lui  suscitait  la  guerre  des 
Aragonais  '.  Mais  il  attendit,  pour  le  secourir  en  Italie,  que 
son  intervention  fût  devenue  d'une  nécessité  urgente  ;  et  en- 
core cette  intervention  se  borna-t-elleà  l'envoi  d'ambassadeurs 
auprès  du  pape  et  du  roi  d'Aragon,  pour  demander  à  l'un 
de  procurer  et  à  l'autre  d'accorder  une  trêve.  C'était  avant  le 
succès  militaire  dont  nous  venons  de  parler  :  les  avantages 
obtenus  par  les  deux  princes  rivaux  semblaient  se  compenser; 
la  lutte  menaçait  de  se  prolonger  encore  longtemps  ;  tout  poi-- 
tait  à  croire  qu'ils  se   prêteraient  de  part  et  d'autre  à  un 
accommodement,   ou   au   moins   à  une  suspension  d'armes 
d'une  certaine  durée.  Le  sire  de  Gaucourt,  Tévêque  de  Con- 

'   nil)l.  nat.,  Lonaino  23S,  n»  7. 


182  TENTATIVES  DE  NÉGOCIATIONS.  [1439] 

serans ,  le  prévôt  de  Paris  et  plusieurs  autres  personnages 
furent  envoyés  à  Gaëte  pour  négocier  dans  ce  sens*.  Us  ren- 
contrèrent une  vive  résistance.  Cependant,  en  voyant  la  chute 
du  Castel-Nuovo,  ils  pensèrent  qu'Alphonse  se  montrerait  plus 
traitable.  Us  servirent  môme  d'intermédiaires  dans  la  reddi- 
tion de  la  place,  espérant  trouver  là  l'occasion  d'amener  une 
entente.  Mais  Alphonse  les  amusa  par  de  vaines  promesses, 
les  fit  maltraiter  en  route  par  ses  bandes,  et  finalement 
s'éloigna  sans  avoir  voulu  accéder  à  leur  requête.  Même  après 
un  revers,  sa  nature  opiniâtre  se  refusait  aux  concessions.  U 
ne  songeait  qu'aux  moyens  de  prendre  une  prompte  re- 
vanche. 

Du  côté  du  pape,  les  ambassadeurs  de  France  eurent 
d'abord  plus  de-  succès.  Eugène  IV,  qui  avait  toujours  les 
plus  impérieux  motifs  pour  ménager  Charles  VII,  chargea 
l'évêque  d'Albano,  son  légat  en  Provence,  de  se  rendre  au- 
près des  deux  princes,  afin  d'essayer  de  jeter  les  bases  d'une 
transaction  raisonnable^.  Mais,  outre  l'énorme  difficulté  de 
faire  accorder  des  prétentions  aussi  contraires  que  les  leurs, 
cette  tentative  devait  se  heurter  à  des  obstacles  d'une  autre 
nature,  résultant  de  la  situation  de  l'Église.  L'antagonisme  du 
pape  et  du  concile  divisait  la  chrétienté  en  deux  camps  iné- 
gaux :  René,  comme  le  roi  de  France,  tenait  pour  le  premier, 
qui,  en  retour,  favorisait  sa  cause  en  Italie  ;  il  venait  même 
d'ordonner  à  ses  sujets  de  rendre  une  entière  obéissance  au 
pontife,  et  d'arrêter  les  porteurs  de  toutes  lettres  préjudiciables 
à  son  autorité  suprême,  ayant  toujours  été,  disait-il,  le  vassal 

'  Journal  de  Naples,  Pcrégrin,  ihid.  On  voit  ces  ambassadeurs  dîner  avec  le  roi 
d'Aragon  à  Gaëte,  le  17  juin  1439.  (Comptes  d'Alphonse,  ibld.,  ced.  II,  f»  170  v".) 

-  Lettre  d'Engène  IV  en  date  du  31  mars  1439  (Arch.  des  Bouclies-du-Rhônp, 
Ij  11,1"  317).  C'est  à  cette  affaire  que  se  rattache  proljahlemcut  un  exposé  des 
droits  de  René,  sans  date,  fait  au  pape  par  l'évêque  de  Chartres,  le  sire  de 
Gaucourt  et  autres  ambassadeurs,  avec  l'avis  des  jurisconsultes  (Arch.  nat., 
KK  112G,  i">^  531  v").  La  mission  donnée  à  l'évêque  d'AIi)ano  paraît  être  le  seul 
Ibudcment  de  l'étrange  assertion  de  M.  de  Villeneuve-lîargemont,  que  le  roi 
d'Aragon  avait  alors  décidé  le  pape  à  demeurer  neutre  entre  lui  et  son  rival 
(I,  280). 


[1439]  TENTATIVES  DE  NEGOCIATIONS.  183 

soumis  du  Saint-Siège,  auquel  il  avait  prêté  l'hommage  et  le 
serment  de  fidélité'.  Alphonse,  par  opposition,  devait  incliner 
du  côté  du  concile.  Effectivement,  il  avait,  dès  1437,  envoyé 
à  Bâle  l'archevêque  de  Païenne  et  l'évêque  de  Viana  pour 
obtenir  la  confirmation  de  ses  droits  au  trône  de  Sicile,  et, 
sans  la  résistance  du  cardinal-archevêque  d'Arles  et  de  Ray- 
mond Talon,  magistrat  provençal  chargé  de  répondre  au  nom 
de  son  souverain  %  il  l'eût  peut-être  emporté  devant  l'assem- 
blée des  Pères,  systématiquement  hostile  aux  actes  d'Eu- 
gène IV.  Mais  il  ne  se  borna  pas  là  :  il  entra  dans  la  coalition 
ourdie  pour  déposer  le  pape,  et  fit  pousser  secrètement  le  duc 
de  Savoie,  Amédée  VIII,  à  briguer  la  tiare.  Une  note  anonyme 
et  sans  date,  émanée  d'un  de  ses  secrétaires,  nous  donne  la 
preuve  des  intrigues  nouées  par  lui  dans  ce  but  audacieux. 
Cette  pièce,  qui  éclaire  d'un  jour  nouveau  les  causes  de  l'élec- 
tion de  l'antipape  Félix,  paraît  se  rapporter  à  l'année  qui  pré- 
céda son  couronnement  (1439).  Elle  renferme  des  instructions 
à  l'usage  d'un  certain  Zohanne  Pedro,  qui  est  chargé  d'aller 
trouver  Louis  de  Savoie,  fils  d'Amédée,  de  l'engager  à  poursui- 
vre la  papauté  pour  son  père,  et  de  l'assurer  que  le  roi  d'Aragon 
l'aidera  de  tout  son  pouvoir  :  ce  dernier  promet  de  ne  deman- 
der d'autre  indemnité,  pour  la  conquête  des  terres  qu'il  en- 
lèvera au  pape  Eugène,  que  le  payement  des  gens  de  guerre 
qu'il  emploiera  ^  Ainsi  Alphonse  voulait  tout  simplement  se 
débarrasser  du  pontife,  le  supplanter  par  un  autre  qui  serait 
lié  d'avance  à  ses  intérêts,  et,  tandis  qu'il  livrerait  à  cet  intrus 
le  territoire  romain  conquis  par  la  violence,  se  faire  adjuger  en 
récompense  le  royaume  de  Sicile.  Le  plan  était  audacieux, 
digne  d'un  politique  qui  trouvait  tous  les  moyens  bons  pour 
arriver  à  ses  fins.  Espérant  le  voir  réussir,  il  n'avait  plus 
besoin  d'écouter  le  pape  légitime  ni  son  légat  ;  il  ne  se  souciait 
guère  de  leurs  démarches  conciliantes.  Par  là  s'explique  la 


'   Acte  daté  de  Naples,  le  23  juillet  l'i39  (Arch.  nat.,  \bi,L,  f»  53(!  v). 

-  Arcli.  nat.,  ibul.,  f»  531. 

'  Minute  corrigée  (Bihl.  nat.,  nis.  it.-il.  1.-.S3,  f  23). 


184  TENTATIVES  DE  NEGOCIATIONS.  [1439] 

confiance  obstinée  qu'il  continuait  à  garder  après  le  revers 
militaire  le  plus  pénible  pour  son  orgueil. 

René  lui-même  se  trouvait  presque  dans  l'impossibilité  de 
traiter,  malgré  toutes  les  intentions  pacifiques  qui  pouvaient 
l'animer.  La  république  de  Gênes,  dont  une  solution  de  ce 
genre  eût  dérangé  les  combinaisons,  s'émut  aux  premiers 
bruits  de  négociations.  Le  doge  écrivit  au  roi  de  Sicile  de  ne 
pas  négliger  de  l'avertir  avant  de  conclure  aucune  trêve^  au- 
cune convention.  «  Si  vous  en  venez  là,  lui  disait-il,  nous  de- 
vrons nécessairement  être  compris  avec  vous  dans  le  traité  ; 
l'ennemi  nous  a  offert  des  conditions  inespérées  pour  obtenir 
seulement  notre  neutralité,  et  nous  avons  refusé,  parce  que  la 
ruse  est  trop  grossière  et  n'a  pour  but  que  de  diviser  les 
alliés.  C'est  à  votre  tour  à  faire  de  même  et  à  ne  pas  séparer 
notre  sort  duvôtre^  «  Cette  demande,  quoique  légitime,  créait 
un  empêchement  de  plus.  Les  propositions  d'accommodement 
étaient  donc  entravées  de  différents  côtés.  Les  pourparlers 
continuèrent  pendant  quelque  temps  sans  résultat,  et,  tandis 
qu'ils  traînaient  en  longueur,  le  sort  des  armes  fut  appelé  de 
nouveau  à  trancher  la  question  sicilienne. 

Une  perte  soudaine  vint,  dès  la  reprise  des  hostilités,  afiai- 
blir  et  consterner  le  parti  angevin.  Le  vieux  Jacques  Caldera, 

'  Lettre  du  18  août  1430  (Arch.  de  Gênes,  X,  111).  A  côté  de  celte  corres- 
pondance officielle,  il  faut  placer  une  lettre  plus  intime  de  Thomas  de  Campofre- 
gozzo,  écrite  vers  la  même  date  et  reproduite  par  Papon  (Hisi.  de  Provence,  lil, 
.iSl)  d'après  un  manuscrit  du  Vatican.  René  y  est  exhorté  à  ne  pas  abandonner  la 
lulle  :  «  Voyez  avec  ([uelle  joie  et  quel  empressement  vous  avez  été  reçu  par  tout 
ce  qu'il  y  a  de  gens  vertueux.  Ils  se  disputent  à  l'envi  à  qui  vous  portera  sur  le 
trône;  il  n'est  rien  qu'ils  ne  souffrent  pour  l'amour  de  vous  :  ravages,  incendies, 
siège,  famine,  blessures,  ils  bravent  tout,  et  la  mort  même.  Quand  je  pense  à  ces 
efforts  généreux,  je  trouve  que  rien  n'est  plus  propre  à  soutenir  ce  courage  dont 
vous  avez  donné  tant  de  preuves  dans  la  lionne  et  dans  la  mauvaise  fortune...  Sur 
le  trône  où  vous  êtes  élevé,  où  vous  foulez  aux  pieds  les  amusements  frivoles  et  les 
plaisirs,  la  gloire  est  la  seule  passion  (pie  vous  ne  vous  soyez  point  interdite;  mais, 
vous  le  savez,  elle  ne  s'acquiert  que  par  cette  fermeté  inébranlable  qu'on  montre 
dans  les  granilcs  entreprises  et  les  périls...  C'est  à  travers  les  obstacles  et  les  hasards 
qu'Hercule,  Annibal,  Fabius  Maxinius,  Marcellns  et  plusieurs  de  vos  ancêtres  sont 
allés  à  l'immortalité.  »  Etc.  Toutes  ces  belles  paroles  n'empêcheront  pas  les  Génois 
de  faiblir  loistpi'il  s'agii;i  de  venir  an  secours  du  roi  de  Sicile. 


[143940]  MORT  DE  JACQTTKS  TALDORA.  183 

son  appui  le  plus  solide,  avait  à  peine  attaqué  les  Aragonais, 
qu'il  fut  frappé  d'un  coup  de  sang,  au  moment  de  livrer  l'as- 
saut à  une  petite  place  de  la  baronnie  de  Gercello,  appelée 
Colle.  Il  avait  soixante-dix  ans_,  et,  le  jour  même,  il  s'était 
vanté  de  combattre  connue  un  jeune  homme  de  vingt-cinq.  11 
expira  quelques  heures  après,  le  18  novembre  1439,  sans 
emporter  de  ce  monde,  disent  les  Italiens,  autre  chose  qu'une 
grande  réputation  de  bravoure,  ternie  par  l'inconstance  et 
l'avarice'.  Son  fils  Antoine  hérita  de  son  titre  de  duc  de 
Bari  et  du  commandement  de  ses  troupes,  auxquelles  il  pro- 
mit, pour  se  faire  bien  venir,  qu'elles  seraient  mieux  traitées 
que  par  le  passé.  Le  nouveau  général,  sans  avoir  les  qualités 
de  son  père,  poussait  ses  défauts  à  l'extrême.  Une  expression 
triviale,  qu'on  nous  pardonnera,  définit  parfaitement  la  situa- 
tion créée  par  ce  changement  forcé  :  le  malheureux  René 
troquait  son  cheval  borgne  pour  un  aveugle.  Mais  xAntoine 
Caldora  avait  pour  lui  son  nom,  la  confiance  de  son  corps 
d'armée,  qui  lui  appartenait  presque  autant  qu'au  souverain  ; 
il  importait  de  ne  pas  le  mécontenter,  si  l'on  ne  voulait 
s'aliéner  tous  ceux  dont  il  disposait.  Entre  deux  dangers,  le 
moindre  fut  choisi. 

A  partir  de  ce  moment,  les  Aragonais  reprirent  peu  à  peu 
l'avantage.  Revenus  en  force  dans  la  Terre  de  Labour,  ils  as- 
siégèrent Acerra,  que  défendait  un  capitaine  français  du  nom 
de  Gui,  en  même  temps  trésorier  de  René.  Trois  fois,  au  dire 
de  Pérégrin,  ce  prince  accourut  de  Naples  pour  lui  porter 
secours,  mais  inutilement.  La  place  se  rendit  devant  la 
famine,  et  fut  confiée  au  prince  de  Tarente.  Le  13  jan- 
vier 1440,  l'ennemi  victorieux  se  transporta  devant  Aversa, 
située  dans  la  même  région'.  La  mort  de  Jacques  Caldora, 
qui,  l'on  s'en  souvient,  avait  obtenu  la  possession  de  cette 
ville  en  garantie  d'un  prêt  d'argent,  la  laissait  sans  défense  ; 
aussi  ne  put-elle  tenir  longtemps.  Mais  une  cause  encore  plus 

'  .loiinial  de  Naples,  ihUI,^  \\\\;  Pérégrin,  ihul.   L:i  mort  de  Caldora  est  rap- 
portée à  une  autre  époque  pnr  Dégly  et  par  M.  de  Villenetive-BargenKiiil  (I,  278). 
-  Pérégrin,  ihid. 


180  TERGIVERSATIONS  D'ANTOINE  CALDORA.  [1440] 

inquiétante,  que  le  chroniqueur  espagnol  passe  sous  silence, 
vint  contribuer  à  sa  perte.  Antoine  Caldora,  qui  se  tenait  dans  les 
A])ruzzes,  ayant  été  appelé  en  toute  hâte  pour  délivrer  A  versa, 
répondit  à  René  que  l'argent  lui  manquait,  que  le  pays  ne 
suffisait  pas  à  l'entretien  de  ses  gens,  que  plusieurs  de  ses 
officiers  cherchaient  à  nouer  des  intelligences  avec  l'Arago- 
nais,  enfin  que  c'était  plutôt  au  roi  de  venir  raffermir  ses  par- 
tisans par  sa  présence,  sans  quoi  lui-même  se  verrait  forcé, 
ainsi  que  son  oncle  Raimond,  de  passer  dans  les  rangs  d'Al- 
phonse. Caldora^,  en  effet,  nourrissait  déjà  des  projets  de 
désertion  ;  il  espérait  que  l'occupation  de  la  Terre  de  Labour 
empêcherait  le  prince  de  se  rendre  auprès  de  lui,  et  comptait 
tirer  de  son  refus  un  prétexte  pour  l'abandonner'.  René  ne 
voulut  pas  lui  laisser  cette  excuse.  Avec  sa  fougue  ordinaire, 
il  résolut  de  le  rejoindre  à  travers  les  lignes  ennemies  ;  mais, 
avant  de  quitter  la  capitale,  il  voulut  soutnettre  ses  habitants 
à  une  épreuve  qui  lui  permît  de  juger  s'il  pouvait  se  fier  à 
leur  fidélité. 

Il  fit  donc  répandre  dans  la  ville  le  bruit  qu'il  déses- 
pérait de  son  triomphe,  qu'il  allait  embarquer  sa  femme  et  ses 
enfants  sur  deux  navires  génois,  arrivés  récemment  avec  une 
cargaison  de  victuailles,  et  que  lui-même  allait  partir  pour 
Florence,  afin  d'implorer  l'aide  du  pape  Eugène  :  s'il  l'obte- 
nait, il  reviendrait  dans  le  royaume;  sinon,  il  s'en  retournerait 
en  France.  Un  cri  unanime  s'éleva  :  «  Pour  l'aniDur  de  Dieu, 
lui  dirent  les  Napolitains,  ne  pensez  pas  à  cela  ;  nous  ne  vou- 
lons pas  d'autre  souverain  que  vous  ;  ne  nous  abandonnez  pas. 
—  Mon  éloignement,  répliqua-t-il,  vaudra  mieux  pour  vous; 
car  vous  pourrez  vous  accommoder  avec  le  roi  d'Aragon  sans 
avoir  autant  de  souffrances  à  redouter.»  Et  il  commença  aus- 
sitôt ses  préparatifs  de  départ,  tandis  qu'Alphonse,  instruit 
de  cette  nouvelle  et  la  prenant  au  sérieux,  se  relâchait  de  sa  vi- 
gilance, dans  la  certitude  de  régner  bientôt  sans  obstacle  ". 

'   Journal,  ibul.,  1114. 

-  Ibiit.,  1114,  1115.  Cet  épisode  a  ôté  quelquo  peu  amplifié  par  les  historiens 
modernes  (Vill.-Barg.,  I,  282  et  suiv.). 


[1440]  RENE  REJOINT  SON  ARMEE.  187 

René  était  satisfait  de  son  ingénieuse  épreuve.  Le  29  jan- 
vier, vers  le  milieu  de  la  nuit,  il  manda  ses  serviteurs  les  plus 
dévoués,  avec  ses  officiers  d'infanterie,  et  leur  tint  ce  langage  : 
<(  Mes  frères  et  mes  fidèles,  vous  voyez  où  eu  sont  mes  affaires 
et  ce  que  me  fait  dire  Galdora.  Pour  votre  salut,  je  ne  regarde 
pas  à  exposer  ma  personne  et  ma  vie  ;  je  vous  recommande  la 
cité,  la  reine,  mes  enfants,  et  je  vais  me  battre.  »  A  ces  mots, 
il  s'élance  sur  son  cheval.  Quarante  Français  de  sa  suite  eu 
font  autant.  Raimond  de  Barletta  se  met  en  marche  derrière 
eux  avec  une  poignée  de  fantassins  ;  un  certain  nombre  de 
chevaliers  napolitains,  qui  aimaient  leur  prince,  le  suivent 
aussi  à  pied,  sans  se  donner  le  temps  de  faire  venir  leurs  che- 
vaux. Alors  s'engage  une  de  ces  campagnes  aventureuses, 
héroïques,  telles  qu'on  en  rencontre  à  chaque  page  de  nos  vieilles 
chansons  de  geste.  Dans  les  traditions  locales  qui  nous  en  ont 
conservé  le  souvenir,  le  roi  René  apparaît  comme  un  autre 
Charles  le  Grand ,    franchissant  les  montagnes ,   surprenant 
l'ennemi,  et  trompé  lui-même  par  un  vassal  félon  ;  ou  plutôt 
il  rappelle  la  figure  plus  moderne  d'Henii  IV,  comme  lui 
adoré  des  siens,  guerroyant  sans  argent,  sans  habits,  conqué- 
rant son  royaume  avec  une  petite  troupe  de  fidèles  et  la  po- 
pularité avec  son  entrain,  son  humour ,  ses  manières  débon- 
naires'. 

Après  avoir  marché  toute  la  nuit  hors  des  chemins  bat- 
tus, la  phalange  improvisée  arrive  à  l'aube  sous  les  murs  de 
Noie.  Les  sentinelles  aragonaises,  entendant  le  bruit  d'une 
chevauchée,  donnent  l'éveil.  René  ne  se  laisse  pas  attein- 
dre ;  mais  Jean  Cessa,  envoyé  sur  ses  pas  par  la  reine  Isa- 
belle, avec  un  renfort  et  des  bagages,  est  obligé  d'en  venir 
aux  mains  et  de  laisser  presque  tout  au  pouvoir  de  ses  nom- 

'■  Il  est  curieux  tle  voir  comment  l'iustoriographe  attaché  à  la  suite  d'Alphonse 
d'Aragon  apprécie  le  hrusque  départ  de  René  et  sa  téméraire  expédition  :  «  J/i/iii 
cum  iiitra  muros  NeapoUs  paucis  conjidcrvt  mUUU)us,erubescens  de  suiïnopià,  liord 
uoct'is  medid  lalenter  urbein  dimisit,  ac  ver  obsconsa  nemora  fer è  soins  commd 'dans 
in  y4f}idicim  versus  penetravit  iter.  Expaluît  plebs  Neapolilana,  ideo  qnla  ipsdins- 
cientc  fitrtim  reccsserat  domlnus.  liiimor  fuit  de  nstucid  viri,  «etc.  (V.  pièces  insti- 
ficatives,  n"  99.) 


188  RP:NE  rejoint  son  ARMEE.  [1440] 

Lreux  agresseurs  '.  Au  grand  jour,  le  roi  est  devant  Balano, 
château  dépendant  d'Avella,  également  occupé  par  les  Espa- 
gnols. «  Qui  va  là  ?  lui  demandent  les  gardes,  —  Nous  sommes 
des  vôtres,  dit-il  avec  assurance;  nous  allons  prendre  Sum- 
monte,  afin  que  vous  ne  soyez  plus  inquiétés  de  ce  côté.  »  Et 
tout  le  cortège  d'entonner  le  cri  de  guerre  des  Ursins,  alliés 
d'Alphonse  :  Orso!  Orso!  Us  passent  sans  encombre,  et,  pour 
ne  plus  tomber  dans  les  lignes  ennemies,  ils  gravissent, 
près  de  Monte- Vei'gine,  des  hauteurs  couvertes  de  neige,  où 
nul  pied  humain  n'avait  encore  passé.  Le  froid  les  paralyse, 
la  tourmente  les  renverse;  ils  perdent  là  huit  hommes.  Mais 
René,  toujours  gai,  réconforte  les  autres  et  donne  à  chacun 
une  bonne  parole.  On  était  parti  trop  vite  pour  se  munir  de 
provisions  :  heureusement,  il  se  trouve  un  Français  plus  pré- 
voyant que  les  autres,  qui  a  emporté  treize  pains  et  un  flacon 
de  vin  ;  il  partage  le  tout  entre  ses  compagnons,  et  celte 
agape  fraternelle  soulage  un  peu  leur  fatigue.  Parvenu  à 
Summonte,  place  gardée  par  son  fidèle  Ottino  Carracciolo, 
le  roi  y  laisse  ceux  qui  ne  peuvent  plus  le  suivre  ;  puis  il  ga- 
gne avec  le  reste  Sant-Angelo  dé  Scala,  occupé  par  les  gens 
du  môme  seigneur.  Là,  le  châtelain  allume  un  grand  feu,  lui 
fait  quitter  tous  ses  vêtements,  qui  étaient  trempés  «jusqu'à  la 
chemise  » ,  et  lui  en  donne  d'autres.  Le  prince  affamé  se  met 
à  faire  cuire  lui-même  ses  œufs  (car  on  était  au  samedi).  On 
s'empresse  autour  de  lui.  On  lui  cherche  partout  un  verre,  car 
les  habitants  ne  se  servent  que  de  tasses  de  terre  ;  mais  il  re- 
pousse celui  qu'on  lui  présente  :  «  Ne  dérogeons  pas,  dit-il, 
aux  bonnes  coutumes  du  pays.  ))  Puis,  après  s'être  un  moment 
récréé  avec  son  entourage,  il  remonte  à  cheval  et  se  dirige  sur 
Bénévent.  Des  traits  de  ce  genre  étaient  faits  pour  toucher  le 
cœur  du  peuple  et  frapper  son  imagination  ;  il  n'est  pas  éton- 
nant que  les  contemporains  en  aient  perpétué  la  mémoire. 

Attaqué  en  route  par  une  horde  de  paysans,  qui  ignoraient 
à  quel  personnage  ils  avaient  affaire  (c'étaient  les  ancêtres 

'   Pért'grin  parle  seul  de  cet  incident,  qu'il  grossit  avec  une  complaisance  visible. 
(Pièces  justificatives,  iind.) 


[1440J  RICXE  IIEJUIXT  SON  ARMÉE.  189 

des  bandits  napolitains),  il  passe  au  travers.  Un  chevalier  fran- 
çais, nommé  Gui,  les  frappe  d'estoc  et  de  taille,  en  tue  un, 
en  blesse  quatre,  en  arrête  cinq.  Emmenés  malgré  leurs  cris, 
ces  derniers  s'attendaient  à  être  pendus  au  bourg  prochain, 
lorsque  le  roi  les  délivre  et  leur  dit  :  «  Allez-vous-en  chez  vous  ; 
je  suis  le  roi  René  ;  je  suis  venu  pour  sauver  mes  sujets,  et 
non  pour  les  faire  mourir  ',  » 

Il  arrive  à  Ijénévent  à  deux  heures  de  nuit,  le  dernier  jour 
de  janvier.  Cette  place  était  neutre,  étant  gardée  pour  le 
comte  François  Sforza  par  un  de  ses  lieutenants.  Le  châte- 
lain, averti  que  messire  Gui,  Raimond  Annequin  et  d'autres 
gentilshommes  de  Naples,  en  tout  près  de  deux  cents  person- 
nes, tant  à  pied  qu'à  cheval,  demandent  à  pénétrer  dans  l'en- 
ceinte des  remparts,  donne  l'ordre  de  n'en  laisser  entrer  que 
vingt-cinq.  Le  recteur  prend  les  clefs,  ouvre  les  portes  de  la 
Nunziata,  et,  après  avoir  livré  passage  au  nombre  indiqué,  la 
referme.  Aussitôt  le  bruit  se  répand  que  parmi  les  vingt-cinq 
on  a  reconnu  le  roi  René,  habillé  comme  un  rustre.  On  vérifie 
le  fait  :  l'archevêque  reçoit  le  prince  dans  son  palais;  mais  le 
châtelain,  moins  bien  disposé,  lui  fait  promettre  de  quitter  la 
ville  le  lendemain,  et  en  réfère  immédiatement  à  son  maî- 
tre ^  Le  jour  suivant,  craignant  sans  doute  d'être  inquiété, 
René  demande  l'hospitalité  à  un  bon  religieux,  originaire  de 
Bénévent,  qui  lui  a  servi  de  guide  dans  son  dangereux  voyage, 
et  qui  a  plus  d'une  fois  exposé  sa  vie  pour  lui.  Frère  Anto- 
nello,  tout  joyeux,  allume  dans  sa  maison  un  grand  feu,  y  fait 
rôtir  des  viandes,  apprête  une  quantité  de  mets  comme  s'il 
s'agissait  d'un  festin  royal.  Mais  son  hôte,  arrivant,  s'assied  à 
une  petite  table,  et  se  met  à  boire  et  à  manger  avec  tout  le 
monde.  «  Es-tu  content?  lui  demande-t-il  après.  — Sire,  ré- 


'  Tout  ce  qui  précède  est  tiré  du  Journal  de  Naples  (il>iil.,  1115  et]  suiv.).  Je 
néglige  les  sources  qui  n'ont  ni  la  même  ancienneté  ni  la  même  authenticité. 

-  C'est  du  billet  écrit  collectivement  par  le  châtelain  et  le  recteur  de  Bénévent 
que  je  tire  ces  détails.  Cette  curieuse  missive  est  conservée  aux  archives  de  Milan 
{Do/ni/iio  Fisconlco),  On  peut  en  lire  le  texte  dans  les  pièces  justificatiNes 
(no  12). 


190  RENE  REJOINT  SON  ARMEE.  [1440] 

pond  le  inoine,  si  je  mourais  en  ce  moment,  j'irais  en  para- 
dis, pour  avoir  vu  ma  pauvre  et  chétive  demeure  honorée  de 
la  présence  d'un  tel  prince.  —  Pense  plutôt  à  vivre,  ajouta 
René,  et  je  te  récompenserai.  »  Puis  il  retourna  trouver  l'ar- 
chevêque, qui  lui  prêta  cinquante  ducats,  et  il  se  remit  en 
route  avec  les  siens. 

Continuant  de  s'enfoncer  dans  les  montagnes,  il  atteignit 
bientôt  Lucera,  dans  la  Pouille  \  avec  un  renfort  de  trois  cents 
fantassins  et  de  mille  lances,  que  lui  avaient  offert  à  son  pas- 
sage plusieurs  seigneurs  du  pays.  Là,  il  s'arrêta  quelque 
temps  pour  faire  reposer  ses  soldats,  qui,  à  force  de  marcher 
dans  la  neige,  avaient  les  pieds  et  les  jambes  tout  enflés.  La 
principale  difficulté  de  son  entreprise  était  surmontée  :  il  avait 
franchi  toute  la  région  occupée  par  les  Aragonais,  mis  entre 
eux  et  lui  l'Apennin  ;  il  ne  lui  restait  plus  qu'à  gagner  les 
Abruzzes  à  l'abri  de  ce  formidable  rempart,  pour  rejoindre 
Antoine  Caldera.  C'est  ce  qu'il  fit  en  fort  peu  de  temps,  quoi- 
que la  distance  fût  encore  longue.  Cette  expédition,  dit  la 
chronique,  lui  valut  une  telle  renommée  de  prudence  et  de 
courage  dans  l'adversité,  de  familière  bonté,  d'intrépidité 
devant  le  péril,  que  non-seulement  tous  les  gens  de  Caldera, 
mais  tous  les  barons  et  tout  le  peuple  de  l'Abruzze  vinrent 
lui  apporter  leurs  protestations  de  dévouement.  Il  retrouvait 
au  fond  de  cette  province  l'inaltérable  fidélité  qui  fut  toujours 
l'apanage  des  montagnards.  Mais,  si  son  audace  avait  été  dé- 
couverte par  une  seule  des  garnisons  ennemies  semées  sur  sa 
route,  il  eût  été  infailliblement  pris.  Aussi  le  roi  Alphonse 
entra-t-il  en  fureur  à  la  nouvelle  qu'il  avait  été  joué.  «  Que 
chacun  fasse  son  devoir,  s'écria-t-il,  à  présent  que  ce  lion  est 
déchaîné  "  !  » 

René  passa  la  fin  de  l'hiver  à  Aquilaet  dans  les  environs,  se 

'  Nocera  di  Piiglia,  dit  le  texte;  mais  les  deux  noms  s'appliquent  encore  au- 
jourd'hui à  cette  ville.  11  ne  faut  pas  la  confondre  avec  les  autres  Nocera,  situées 
dans  la  Calalire  el  dans  le  duché  de  Spolète. 

-  «  Mo  Insoj^na  cite  ogiiunv  faccia  il  doferc,  csscndo  sccUciiato  qucsto  leone.  » 
Journal,  ihid.j  lllG. 


[14iUJ  TRAHISON  D'ANTUINE  CALDURA.  l'Jl 

préparant  à  tenter  avec  ses  troupes  réunies  un  effort  énergique. 
Il  lui  fallait  maintenant  revenir  sur  l'ennemi^  fondre  sur  ses 
derrières,  l'écraser  entre  les  forces  angevines  et  les  murs 
de  Naples.  Caldora,  toutefois,  commençait  à  manifester  sa  mau- 
vaise volonté.  Désagréablement  surpris  de  l'arrivée  du  prince,  il 
avait  fornmlé  de  nouvelles  réclamations.  A  défaut  d'argent,  il 
demandait  la  place  de  Sulmona  :  on  la  lui  céda;  mais  les  habi- 
tants, qui  le  haïssaient,  préférèrent  se  livrer  aux  Aragonais,  et 
force  fut  au  roi  de  Sicile  d'assiéger  la  ville,  qui  se  soumit,  à 
la  condition  de  demeurer  unie  à  la  couronne  royale.  Le  duc 
de  Bari  n'en  devint  que  plus  exigeant.  Il  déclara  qu'il  voulait 
désormais  de  bons  deniers  comptant,  ou  sinon  qu'il  ne  mar- 
cherait pas.  René  lui  répondit  qu'il  n'en  avait  plus,  qu'il  lui 
donnait  tout  à  mesure  qu'il  recouvrait  des  fonds,  qu'il  lui  en 
trouverait  à  Naples  après  leur  retour.  Ainsi  leurs  rapports 
s'envenimaient  de  jour  en  jour,  et  la  trahison  devenait  immi- 
nente. 

Alphonse  était  trop  hahile  pour  ne  pas  profiter  d'une  pa- 
reille situation.  L'éloignement  de  son  rival  lui  permettait  de 
resserrer  le  cercle  de  fer  dont  il  entourait  déjà  la  capitale.  Les 
environs  de  celle-ci  étant  presque  entièrement  en  son  pouvoir, 
il  prit  le  parti  de  l'isoler,  de  l'affamer.  Toutes  les  communica- 
tions entre  elle  et  l'armée  angevine  furent  coupées,  grave  in- 
convénient, que  l'avantage  de  la  jonction  des  deux  chefs  ne 
compensait  peut-être  pas.  René  s'avança  donc  avec  Caldora 
pour  rompre  cette  ligne  d'investissement.  Il  revint  dans  ce 
but  jusqu'auprès  de  Bénévent,  et  se  campa  juste  en  face  du 
roi  d'Aragon,  établi  au  lieu  dit  la  Pelosa.  Croyant  avoir  enfin 
trouvé  l'occasion  d'une  bataille  décisive,  il  renouvela  le  défi 
qu'il  avait  porté  à  ce  prince,  et  lui  fit  proposer  de  combattre, 
soit  corps  à  corps,  soit  avec  un  petit  nombre  de  champions, 
soit  avec  toutes  leurs  troupes.  Cette  fois,  Alphonse  ne  prit  pas 
de  faux-fuyant  :  il  refusa  catégoriquement.  «Je suis  maître  de 
la  plus  grande  partie  du  royaume,  répondit-il,  ;  ce  serait  une 
folie  d'aller  remettre  le  tout  au  hasard  d'une  journée.»  Le  bouil- 
lant fils  d'Anjou,  résolu  à  ne  plus  le  laisser  échapper,  fondit 


192  TRAHISON  D'ANTOINE  CALDORA.  [1440] 

aussitôt  sur  son  camp.  Déjà  les  Catalans  pliaient  en  désordre; 
leur  roi  lui-môme,  qui  était  malade  et  se  faisait  porter  en  li- 
tière \  avait  commandé  de  déloger,  quand  un  colonel  de  l'in- 
fanterie napolitaine  lui  fit  dire  qu'il  n'avait  pas  besoin  de  s'in- 
(juiéter.  En  même  temps  Caldora,  sous  prétexte  d'épargner 
les  siens,  les  arrête  court.  A  cette  vue,  René  désespéré  s'écrie: 
«  La  victoire  est  à  nous  ;  laissez  venir  ces  gens  avec  moi,  et 
prenez  ma  vie  -.  »  Le  duc  répond  que  les  adversaires  sont 
trop  nombreux,  qu'il  sait  bien  comment  on  dirige  la  guerre. 
«  Et  si  vous  perdez  la  bataille,  ajoute-t-il  froidement,  vous 
retournerez  en  France  gouverner  tous  vos  États  ;  tandis  que 
moi,  je  serai  réduit  à  errer  comme  un  mendiant.  »  Pendant  ce 
débat,  l'ennemi  commence  à  décamper;  l'occasion  tant  cher- 
chée s'envole  encore  une  fois. 

Une  perfidie  aussi  peu  déguisée  devait  consommer  la  rup- 
ture entre  le  roi  de  Sicile  et  son  général.  Pérégrin  prétend  que 
leur  dissentiment  naquit  de  l'insuccès,  et  que,  devant  la  bril- 
lante résistance  d'Alphonse,  ils  s'accusèrent  l'un  l'autre; 
mais  il  est  forcé  d'avouer  (ce  qui  lui  arrive  rarement)  que 
l'action  fut  très-dure,  et  il  attribue  la  retraite  précipitée  de  son 
maître  à  la  nécessité  d'aller  fermer  la  route  d'Aversa.  Suivant 
le  même  historiographe,  les  Angevins  déconfits  escaladèrent 
en  toute  hâte  les  hauteurs  de  Monte- Vergine,  seul  passage 
qui  ne  fût  pas  gardé,  et,  se  cachant  derrière  les  rochers  et  les 
bois,  s'enfuirent  à  bride  abattue  jusqu'à  Naples\  La  vérité  est 
qu'en  face  deTabandon  trop  certain  dont  il  était  menacé,  René 
n'avait  pas  d'autre  parti  à  prendre  que  de  rentrer  dans  sa  ca- 
pitale ,  d'y  ramener  ses  lidèles  Français  et  d'y  concentrer 
toute  la  résistance.  C'est  ce  qu'il  fit  le  jour  mème,_  en  perçant 
de  nouveau  les  lignes  ennemies,  avec  toute  la  célérité  com- 
mandée par  la  situation.  S'il  fuyait,  c'était  devant  la  trahison  ; 


c 


11  soulTrail,  suivant  Péiégriii,  d'une  maladie  apjielie  \c/cr  chaud  {carhuit- 
:ulus) . 

-  «  Oggi  havemo  (a  villona  ;  lusiu  ic/i'irc  la  gciitc  cou  wc,  c  mi  logl'i  la  vlla.  » 
Journal,  ihhl .,  1118. 

■'  V.  pièces  ju>liiieative?,  n»  99. 


ill-iUJ  TRAHISON  D'ANTOINE  CALDOllA.  19;j 

s'il  était  réduit  à  l'impuissance,  ce  n'était  point  par  la  force 
des  armes. 

La  ville  de  Naples,  durant  son  absence,  avait  été  maintenue 
dans  la  tranquillité  par  l'énergie  de  la  reine  Isabelle,  en  dé- 
pit d'un  commencement  de  famine  et  des  intrigues  de  l'Ara- 
gonais.  Le  premier  soin  du  roi,  en  arrivant,  fut  de  démasquer 
Antoine  Caldera  et  de  le  mettre  hors  d'état  de  lui  nuire. 
Tant  qu'il  n'avait  eu  contre  lui  que  des  soupçons,  il  avait  dû, 
pai- politique,  le  ménager  :  mais  aujourd'hui  la  prudence  devait 
l'aire  place  à  la  fermeté  ;  il  avait  môme  trop  attendu.  Deux 
navires  venaient  de  débarquer  au  port  des  provisions  de  toute 
espèce  :  à  cette  occasion,  il  réunit  dans  un  festin,  au  camp  des 
Marais  [Paiude),  une  foule  de  seigneurs  et  d'ofliciers,  Rai- 
mond  Caldora,  le  comte  de  Gelano,  Trajan  Carracciolo  et  beau- 
coup d'autres,  le  duc  de  Bari  en  tête.  A  la  lin  du  repas,  René, 
se  levant,  apostropha  ce  dernier,  et  lui  tint  un  discours  très- 
net,  qui  nous  a  été  conservé  : 

«  Duc,  dit-il,  vous  m'avez  fait  appeler  dans  TAbruzze  à 
u  votre  secours,  alors  que  bien  peu  de  vos  gens  auraient  osé 
«  y  venir,  vous  le  savez.  J'ai  chevauché  par  la  C-ipitanate  et 
«  par  l'Abruzze,  non  comme  votre  roi,  mais  comme  votre  tré- 
«  sorier  et  votre  agent.  Tous  les  deniers  que  j'ai  pu  avoir,  je 
((  vous  les  ai  donnés.  Ensuite  vous  avez  voulu  Sulmona  :  je 
«  vous  l'ai  donnée.  En  toutes  choses  je  vous  ai  témoigné  ma 
«  faveur  et  me  suis  efforcé  de  vous  contenter.  Après  m' avoir 
«  fait  venir  jusqu'à  Garpinone,  à  peine  avez-vous  daigné 
«  bouger,  et,  si  dans  le  trajet  je  commandais  une  chose,  vous 
«  commandiez  immédiatement  le  contraire.  On  peut  dire  que 
«  vous  m'avez  arraché  des  mains  le  roi  d'Aragon  et  toute  son 
«  armée,  quand  vous  n'avez  pas  voulu  laisser  combattre  vos 
«  gens  comme  ils  y  étaient  obligés,  puisqu'ils  avaient  été 
«  payés  par  moi.  Je  suis  venu  d^  France  pour  être  roi,  et 
«  non  pour  vous  obéir  :  aussi,  je  vous  le  dis,  par  égard  pour 
«  les  services  de  votre  père,  je  ne  veux  pas  prendre  contre 
«vous  de  mesure  plus  rigoureuse,  mais  j'exige  que  vous 
«  remettiez  vos  troupes  entre  mes  mains;  à,  ce  prix,  vous 

13 


194  TRAHISON  D'ANTOINE  CALDORA.  [1440J 

0  garderez  vos  dignités  et  tout  ce  que  vous  possédez  \  » 
Caldora  balbutia  quelques  excuses  :  il  avait  Texpérieuce  du 
terrain  et  de  la  qualité  des  soldats  italiens  ;  il  ne  croyait  pas 
qu'on  dût,  ce  jour-là,  engager  une  bataille.  Mais,  malgré 
toutes  ses  raisons,  il  fut  sur-le-champ  renfermé  dans  une  des 
chambres  du  château. 

Ce  coup  d'État  nécessaire  eut  immédiatement  des  suites  fu- 
nestes,, qui  justifient  l'hésitation  du  roi.  Les  soldats  du  duc  de 
Bari,  en  apprenant  sa  détention,  se  révoltèrent,  foulèrent  aux 
pieds  l'étendard  royal  et  saisirent  leurs  armes,  en  annonçant 
bien  haut  l'intention  de  se  rendre  au  camp  espagnol.  Raimond 
Caldora,  plus  loyal  que  son  neveu,  entremit  son  influence 
pour  les  apaiser;  mais  il  ne  put  en  venir  à  bout  qu'au  prix 
d'une  concession  dangereuse.  Au  bout  de  huit  jours,  ils  obtin- 
rent de  l'argent  pour  eux  et  la  liberté  pour  leur  chef;  moyen- 
nant quoi,  ils  jurèrent  de  servir  fidèlement  le  prince  d'Anjou, 
et  Antoine  s'engagea  à  letourner  dans  l'Abruzze  en  qualité 
de  vice-roi,  accompagné  seulement  des  cavahers  de  sa  maison. 
C'était,  de  la  part  de  René,  une  inconséquence  et  une  faiblesse. 
Mieux  eût  valu  ne  pas  arrêter  le  traître,  ou  ne  pas  le  relâ- 

'  (c  Duca,  vol  sapele  clic  mi  mandastU'o  à  clilamare  in  Apruzzo  in  suhsidio  de 
te  cose  voslre,  à  tempo  clie  J'orse  noc/ii  i/i  qiu'Ul  clic  stavano  cou  roi  se  sariano 
arrisicati  venire,  e  sovennivi;  e  ho  cavalcato  vol  ver  lo  Capîtanalo  et  Apruzzo, 
non  coine  re,  ma  como  esattore  et  fattore  vostro,  e  (juaiiti  daiiari  ho  hamlo,  tulli 
ve  li  ho  data.  Poi  volesle  Sidmone,  e  io  ve  to  diedi  ;  e  in  tutte  le  cose  cke  ho 
poliito  mi  ho  mostrato  favorevole  et  inchinato  à  conlenlurvi.  f^oi,  dopa  havcrmi 
falto  ventre  fino  a  li  piedi  vostri  fino  à  Carpinone,  appena  vi  volestivo  movere  ;  e 
sapcte,  se  io  per  camino  comandava  nna  cosa,  voi  ne  comandavate  un  allra  in 
contrario.  Onde  si  puo  dire  che  vol  ml  havete  levato  il  re  d' Aragona  con  iutto  lo 
esercito  suo  dalll  manl  col  non  volere  che  le  gcnù  rostre  combatessero ,  corne  erano 
ohligate,  essendo  statc  da  me  pagate.  lo  sono  venuto  de  Franza  per  essere  re,  e 
non  (\-.tculore  vostro  ;  e  per  queslo  vi  dico  che,  per  luivere  rlspetto  alll  servizi  di 
vostro  paire,  io  non  voglio  fare  contra  voi  altra  dimostrazione  che  volere  le  genti 
vostre  in  mano,  et  lo  slalo  sla  vostre  e  quanto  possedete.  ■»  Journal  de  Naples, 
ihid,,  1119.  M.  de  Villeiieuve-Bargeniont  (I,  303)  place  ce  fait  a,vant  la  rentrée  du 
roi  à  Naples.  et  en  dénature  quelque  peu  les  circonstances.  D'après  le  Journal,  il 
aurait  ou  lieu  le  l"  juin.  Il  faut,  je  crois,  lire  le  1^''  juillet  (gitdio  pour  glngno), 
car  la  journée  de  la  Pelosa,  qui,  nécessairement  le  précéda,  est  lixée  par  la  mèuse 
chroui(jue  au  30  juin  ;  dans  ce  cas,  le  festin  aurait  été  donné  dès  le  lendemain. 


[1440]  TRAHISON  D'ANTOINE  CALDORA.  195 

cher  après  lui  avoir  donné  de  nouveaux  motifs  d'irritation, 
cai*  on  savait  ce  que  valait  sa  parole.  Mais  la  situation  était 
devenue  une  véritable  impasse  :  si  Caldora  demeurait  pri- 
sonnier, la  majeure  partie  de  l'armée  désertait;  s'il  était  libre, 
il  enchaînait  tout  au  -moins  ses  troupes  dans  une  inaction 
presque  aussi  coupable.  Ainsi,  suivant  le  mot  qui  lui  avait  été 
jeté  à  la  face,  ce  capitaine  était  plus  roi  que  son  maître,  et 
disposait  du  sort  de  la  dynastie. 

On  vit  immédiatement  ce  qu'il  fallait  attendre  de  lui.  A 
peine  sorti  de  sa  prison,  et  parvenu  au  pont  de  la  Madeleine, 
à  la  porte  de  Naples,  il  fit  appeler  ceux  qu'il  avait  l'habitude 
de  commander.  Tous  vinrent  aussitôt  se  ranger  autour  de  sa 
personne.  René,  alarmé,  prenait  déjà  les  armes  afin  d'aller  les 
disperser  ou  les  châtier  ;  mais  on  lui  fit  observer  qu'il  devait 
peu  compter  sur  ses  propres  officiers  pour  une  pareille  tâche, 
car  plusieurs  d'entre  eux,  Raimond  Caldora,  Trajan  Carrac- 
ciolo,  Lionel,  comte  de  Celano,  étaient  les  proches  parents  du 
duc  de  Bari.  Celui-ci,  avant  d'aller  plus  loin,  fit  demander  par 
un  héraut  la  révocation  des  conditions  qui  lui  étaient  impo- 
sées, et  son  maintien  à  la  tête  des  soldats  que  lui  avait  laissés 
son  père.  Le  prince,  indigné,  déclara  qu'il  aimerait  mieux 
renoncer  au  trône  que  de  subir  de  pareilles  exigences.  Après 
deux  ou  trois  messages  du  même  genre,  Antoine,  mettant 
ses  menaces  à  exécution,  envoya  deux  députés  au  roi  d'Ara- 
gon, qui  lui  fit  sur-le-champ  des  offres  brillantes.  Des  pour- 
parlers suivis  s'engagèrent   entre  eux.  Quelques  jours  plus 
tard,  ils  avaient  une  entrevue  secrète  dans  un  vallon  reculé, 
près  d'Arienzo;  le  général  napolitain  se  précipitait  aux  pieds 
d'Alphonse  en  implorant  son  pardon,  protestant  que  son  corps 
était  à  lui  comme  son  âme  était  à  Dieu  ;  dix  mille  ducats  lui 
étaient  assignés  pour  payer  son  parjure.  Il  alla  ensuite  s'éta- 
blir avec  les  siens  entre  Bénévent  et  Padula,  subissant  le  mé- 
pris de  son  nouveau  maître,  qui  ne  voulut  pas  employer  son 
épée,  mais  se  contenta  de  se  faire  ouvrir  par  lui  les  chemins 
de  la  capitale'.  Leur  bon  accord  ne  dura  même  pas  long- 

'   Journal  de  Naples,  il^id.,  1119,  1120.  Ces  détails  sont  confirmés  par  ceux  que 


■196  TRAHISON  D'ANTOINE  CALDORA.  [1440] 

temps  :  Caldora  s'étant  mis  à  ravager  comme  un  chef  de  bri- 
gands la  campagne  de  Venafro,  Alphonse,  au  dire  de  Péré- 
grin,  dut  employer  sa  cavalerie  à  réprimer  ses  excès  *.  Bientôt 
il  fut  forcé  d'aller  l'assiéger  dans  la  ville  de  Bari,  qu'il  ré- 
clamait avec  d'autres  terres,  et  qu'il  avait  commencé  par 
occuper,  bien  qu'elle  eût  été  donnée  au  prince  de  Tarente.  A 
plusieurs  reprises,  ils  se  brouillèrent  et  se  réconcilièrent  ;  et 
finalement,  après  avoir  traîné  un  beau  nom  dans  l'ignominie, 
Antoine  alla  mourir  en  mendiant,  comme  il  l'avait  tant  re- 
douté, à  Jesi,  dans  la  Marche  d'x\ncône  :  le  prix  de  sa  félonie 
lui  avait  glissé  des  mains^  comme  à  Judas  ^ 

En  apprenant  que  sa  trahison  était  consommée,  son  oncle 
Raimond  avait  quitté  Naples  et  couru  après  lui,  pour  le  faire 
changer  d'avis.  Loin  de  l'écouter,  Antoine  chercha,  au  con- 
traire, à  l'entraîner  à  sa  suite.  Mais  le  brave  gentilhomme,  se 
souvenant  qu'il  était  le  frère  de  Jacques  Caldora,  revint  au- 
près de  René,  lui  raconta  son  inutile  démarche,  et  lui  dit 
ensuite  :  «  Sire,  faites  de  moi  ce  que  vous  voudrez,  car  je  vous 
sers  de  caution  pour  mon  neveu.  —  Vous  ne  devez  pas,  ré- 
pondit le  roi,  porter  la  peine  des  fautes  d' autrui.  »  Et  il  le 
rassura  par  de  bonnes  et  gracieuses  paroles,  protesta  qu'il 
lui  serait  plus  cher  que  jamais,  et  lui  remit  toutes  les  ga- 
ranties qu'il  avait  pu  donner  ^. 

Les  conséquences  de  la  défection  de  Caldora  étaient  faciles 

donne,  avec  moins  de  précision  toutefois,  le  chroniqnenr  espagnol  (pièces  justi- 
ficatives, n"  99). 

'   Pérégrin,  ibicl. 

^  Journal,  iiiV/.,  1121. 

'  Je  pujse  ce  trait  de  la  générosité  de  René  dans  les  mémoires  inédits  du  vé- 
nitien Domenico  Dellello,  contemporain  et  témoin  des  événements  (Dibl.  de  Saint- 
Marc,  à  Venise,  ms.  ital.  XLli,  1°  73).  Voici  le  passage  qui  nous  le  révèle  :  «  Lv 
segnor  Raimoiido,  Itabuta  tal  resposta  et  'visto  non  potcrio  plaçai-  ni  mittar  la  sua 
volontn,  retorno  à  Napoli ,  se  aprescnfo  al  re  Renier^  narramloli  tjitanto  haveva 
fato  cum  cl  conlc  Antonio,  et  tla  poi  li  dise  :  Segnor,  J'aie  de  mi  que  chi  ve  pare, 
perche  io  fui  securta  pcr  lui.  Lo  re  lo  recolsc  cum  bénigne  et  graciose  parole, 
carezandolo  et  dicendoU  lui  non  dover  porter  pena  per  li  menchamenti  de  altri  ;  et 
li  prometeva  che  li  saria  aceto  corne  mai,  et  li  penlonava  ogiii  segurdade  fata  per 
el  coule  Aiilonio.  <> 


[1440]  INTERVENTION  DES  ALLIES  DE  RENÉ.  197 

à  prévoir  :  la  lutte  opiniâtre  engagée  depuis  plus  de  quatre 
ans  devait ,  dans  un  bref  délai,  se  restreindre  à  la  ville  de 
Naples.  Resserré,  bloqué  dans  ses  murs,  René  allait  jouer 
son  dernier  coup  avec  une  poignée  de  chevaliers  français, 
quelques  compagnies  d'infanterie  et  les  milices  urbaines;  et 
comme  les  grandes  villes  assiégées  finissent  presque  toujours 
par  succomber,  rien  ne  pouvait  plus  faire  espérer  le  triomphe 
de  sa  cause,  si  des  alliés  puissants  ou  les  habiletés  de  la  di- 
plomatie ne  venaient  le  délivrer.  Il  ne  fallait  pas  attendre  du 
roi  de  France  un  secours  militaire  ;  les  mêmes  causes  absor- 
baient toujours  ses  forces  et  sa  pensée.  Le  pape  se  montrait 
bien  disposé,  et  recommença  même  les  hostilités  contre  le  roi 
d'Aragon.  L'échec  des  négociations  qu'il  avait  précédemment 
entreprises  pour  pacifier  le  royaume  suffisait  à  justifier  sa 
détermination.  Mais  il  avait  voulu  mettre  Alphonse  encore 
plus  visiblement  dans  son  tort  :  supplié  en  consistoire,  par 
tous  les  cardinaux  présents  à  Florence^  d'apporter  un  remède 
à  la  désolante  situation  d'un  État  qui  dépendait  du  Saint- 
Siège,  il  avait  résolu  avec  eux  d'envoyer  un  nouveau  légat 
aux  deux  princes  rivaux,  pour  les  inviter  à  déposer  leur  que- 
relle. Il  était  persuadé  que  le  duc  d'Anjou  obéirait,  et  son 
compétiteur  non  :  alors  il  aurait  les  meilleures  raisons  du 
monde  pour  déclarer  la  guerre  à  celui-ci  \  En  attendant, 
Eugène  IV  loua  dans  le  port  de  Gênes  un  grand  navire  pour 
expédier  à  Naples  une  provision  de  blé,  et,  dès  le  mois  d'août 
1440,  il  envoya  sa  cavalerie  faire  une  diversion  sur  le  terri- 
toire du  royaume".  La  république  génoise,  à  laquelle  il  de- 

'  C'est  ce  qui  résulte  d'une  lettre  du  cardinal  Acciapozzi  à  François  Sforza, 
en  date  du  15  avril  1440  (Arcli.  de  Milan,  DomUiio  Vlsconteo  ;  pièces  justificatives, 
n°13). 

-  Les  proi'isoirs  institués  à  Gènes  peur  s'occuper  des  affaires  de- Naples  furent 
chargés  du  choix  et  de  Téi-iuipemeut  de  ce  navire;  ils  prirent  celui  de  Bartlu'lciiii 
liondenicr,  •<  qui  ciini  alnnàiùbus  Atigllam  pctilura  crut^  nllciitu  iioths'timan  iiavis 
mngnitiidini.s.  ■»  (Arch.  de  Gênes,  Délibérations,  X,  1)54;  18  cl  10  aoi'il  1440.) 
I/envoi  de  la  cavalerie  poutificale  est  constaté  dans  le  même  registre,  avec  la  pro- 
messe du  pajie  «  pcilain  oppugitare  rcgcm  Aragonum  et  rcg'i  Rcitatu  fncre  ». 
{lùii/.,  30  août.) 


198  INTERVENTION  DES  ALLIÉS  DE  RENÉ.  [1440] 

manda  de  suivre  son  exemple,  ne  voulut  pas  avoir  l'air  de 
demeurer  en  arrière  :  après  avoir  fait  préparer  aussi  une  car- 
gaison de  vivres,  elle  délibéra  sur  l'armement  d'une  nouvelle 
flotte.  Les  premiers  secours  qu'elle  avait  fournis  n'avaient 
pas  fait  merveille.  Néanmoins,  sur  la  proposition  de  Pierre 
de  Francis,  ses  conseils  décidèrent,  à  soixante  et  une  voix  de 
majorité  contre  moins  de  la  moitié  de  ce  nombre,  que  l'on 
répondrait  au  pape  affirmativement  ;  qu'on  ne  laisserait  pas, 
cependant,  que  d'observer  avec  attention  son  attitude  et  la 
marche  des  affaires  ;  qu'on  prierait  le  roi  de  Sicile  d'aider  à  la 
dépense,  ou  au  moins  d'octroyer  aux  Génois  des  concessions 
qui  pussent  leur  être  utiles,  à  eux  et  à  leurs  enfants ^  Ainsi  la 
république  montrait  toujours  le  même  dévouement  intéressé,  le 
même  égoïsme.  C'était  bien  l'heure  de  discuter  des  conditions, 
de  réclamer  des  dédommagements,  lorsque  l'ennemi  commun 
achevait  d'envahir  un  pays  livré  sans  défense  à  sa  merci  ! 

Tout  en  accueillant  avec  joie  cette  double  intervention, 
René  ne  se  fit  pas  d'illusions.  Il  vit  que,  dans  le  suprême 
péril  où  il  se  trouvait,  il  ne  devait  guère  compter  que  sur  lui- 
même.  Loin  d'abandonner  la  partie,  ce  prince,  qu'on  a  sou- 
vent représenté  comme  si  faible  et  si  disposé  à  renoncer  à  ses 
États,  résolut  de  se  défendre  en  désespéré,  de  disputer  les 
armes  à  la  main  jusqu'au  dernier  pouce  de  terre  du  royaume 
qui  lui  appartenait.  Il  prit  sur-le-champ  les  précautions  d'un 
homme  qui  va  s'exposer  à  la  mort,  et,  selon  l'expression 
reçue,  mit  ordre  à  ses  affaires.  La  reine  et  ses  enfants  furent 
renvoyés  en  France  dans  le  courant  d'août.  Isabelle  empor- 
tait avec  elle  une  commission,  datée  du  10  de  ce  mois,  lui 
conférant  la  lieutenance  générale  et  le  gouvernement  des  du- 
chés de  Bar,  de  Lorraine,  d'Anjou  et  du  comté  de  Provence  ^ 

'  <i  Privilégia,  immunitates,  provisiones,  pignoia  et  alla  fjusmodi,  que  et  nobis 
et  fdiis  ac  nenolihus  iiostiis  multimodi  prodcsse  passent.  »  (Arcli.  île  Grues,  ibid., 
20  juillet  et  30  août  1440.)  C'est  sans  doute  pour  compler  plus  tard  avec  René 
«pie  deux  massarii  furent  char{;és  de  tenir  un  livre  des  dépenses  faites  pour  ré<pii- 
penieiil  de  cette  flotte,  {Ibid.,  X,  1)58;  2o  avni  1441.) 

=  Arch.  des  Bouches-du-Uhone,  B  12,  f«  90. 


[14401  NOUVEAUX  POURPARLERS.  199 

Elle  reçut  aussi  de  son  mari  des  instructions  et  une  procura- 
tion pour  régler  d'une  façon  définitive,  conformément  aux 
projets  arrêtés  à  Gien,  Tapanage  de  Charles,  comte  du  Maine, 
et  la  succession  de  la  maison  d'Anjou.  Les  pouvoirs  qui  lui 
furent  rerais  à  cet  effet,  le  4  août,  en  grand  conseil,  furent 
contre-signes  par  les  principaux  officiers  de  René  :  Guillaume 
de  Montferrat,  qualifié  du  titre  de  cousin  du  roi  de  Sicile; 
Otlîon  Garracciolo,  chancelier  du  royaume;  Louis  de  Beauvau  ; 
Philibert  d'Agout ,  seigneur  de  Mison  ;  Pierre  de  Gham- 
paigne;  Jean  Gossa,  colledefer  de  la  cité  de  Naples  ;  etc.  \ 
Il  faut  remarquer  aussi  qu'à  partir  de  cette  époque  le  roi  élut 
domicile  au  Castel-Nuovo,  contrairement  à  ses  habitudes  pré- 
cédentes ^:  sans  doute  voulait-il,  de  cette  citadelle,  surveiller 
de  plus  près  les  abords  de  la  ville  et  les  travaux  de  défense  ; 
peut-être  encore  s'y  sentait-il  plus  en  sûreté  contre  les  tenta- 
tives de  trahison  que  l'exemple  de  Caldora  ne  pouvait  man- 
quer de  faire  naître. 

Cependant  il  voulut  essayer  une  dernière  fois  les  voies 
pacifiques.  Il  fit  proposer  directement  au  roi  d'Aragon  un 
compromis  fort  acceptable,  quoique  plein  d'inconséquence  au 
point  de  vue  des  principes,  Ge  monarque  n'avait  pas  d'en- 
fants légitimes,  mais  seulement  un  bâtard,  inapte  à  lui  suc- 
céder. René,  probablement  d'accord  avec  l'envoyé  du  pape  et 
les  ambassadeurs  du  roi  de  France,  s'offrit  à  laisser  Alphonse 
régner  paisiblement  toute  sa  vie,  s'il  voulait  adopter  pour 
héritier  son  propre  fils  Jean  d'Anjou,  déjà  duc  de  Galabre  : 
si  Alphonse  mourait  le  premier,  René  régnerait  après  lui,  et 
ensuite  Jean  ;  si  René  mourait  avant,  Jean  succéderait  direc- 

'  Arch.  nat.,  P  1379',  cote  3118. 

-  V.  l'Itinéraire.  C'est  du  Caslel-Nuovo  qu'est  datée,  entre  autres,  une  dona- 
tion faite,  le  23  septembre  1440,  au  monastère  de  San-Martino,  des  biens  de 
Margarita  Macia,  riche  napolitaine,  veuve  de  Petrillo  de  Marlino,  de  Massa,  dont 
René  avait  d'abord  protégé  les  intérêts,  et  qui  n'eu  était  pas  moins  entrée  dans 
le  parti  des  rebelles  :  «  Nos  cxliidc  considérantes  quod  dicUi  poslmodum  Marga- 
rita^ sensu  ducta  revroho,  efjicta  est  Mn/estali  nostre  rcliellis,  undc  slngula  ejus 
liona,  jura  et  actiones  sint  nabis  et  nostre  curie  devolula,  e(c.  »  (Arch.  de  Naples, 
Covenli  soppressi,  rcg.  73.) 


200  NOUVEAUX  POURPARLERS.  [1440] 

tement  à  la  couronne  \  Cette  combinaison  est  un  indice  im- 
portant des  mobiles  qui  poussaient  le  roi  de  Sicile  à  défendre 
son  trône  avec  énergie  :  l'ambition  personnelle  n'était  pas  le 
principal,  puisqu'il  consentait  à  laisser  régner  à  sa  place  son 
compétiteur  ;  mais  une  pensée  plus  large,  une  politique  plus 
désintéressée  le  guidait,  puisqu'il  cherchait  à  maintenir  avant 
tout  en  Italie  la  dynastie  et  l'influence  françaises.  Tout  homme 
moins  avide  que  le  prince  espagnol,  et  plus  avare  du  sang  des 
peuples,  eût  consenti  volontiers.  Il  refusa,  assumant  ainsi 
l'entière  responsabilité  des  malheurs  qui  s'ensuivraient.  Lui 
aussi  voulait  le  trône  pour  sa  postérité  :  il  n'en  avait  point,  il 
n'en  pouvait  avoir;  mais  il  en  aurait  cependant,  par  un  subter- 
fuge illégal  qu'un  avenir  prochain  révélerait.  Néanmoins  il 
ne  repoussa  pas  brusquement  les  ouvertures  qui  lui  étaient 
faites  :  il  paraît  même  que  des  pourparlers  s'engagèrent  vers 
l'automne  ;  car  les  Génois,  ayant  eu  vent  d'un  pi'ojet  de  traité 
dans  lequel  ils  ne  se  trouvaient  pas  bien  partagés,  éclatèrent 
de  nouveau  en  récriminations.  «  On  ne  peut  assez  s'étonner, 
dit  une  lettre  du  doge  et  des  provisores^  écrite  le  6  novembre, 
du  changement  du  pape,  qui  nous  avait  fait  promettre  l'envoi 
d'une  flotte  considérable  pour  le  printemps.  Nous  préparons 
tout,  puis  soudain  nous  sommes  avertis  qu'on  traite.  Et  quel 
traité,  boneDeus!  Pour  les  vingt  ans  de  labeurs  et  de  frais 
consacrés  par  la  république  à  soutenir  le  royaume  de  Sicile, 
aucune  rémunération  n'est  proposée.  Bien  plus,  si  le  roi  René 
nous  a  concédé  quelques  privilèges ,  ils  seront  frappés  de 
nullité.  Il  paraît  de  toute  impossibilité  d'amener  les  citoyens 
de  Gênes  à  accepter  de  pareilles  conditions-.  »  Mais  leurs 
plaintes  se  trouvèrent  bientôt  sans  objet,  car  le  projet  avorta 
encore  une  fois,  et  peut-être  par  leur  faute.  Du  reste,  les  habi- 
tants de  Naplcs  ne  voulurent  pas  plus  qu'eux  entendre  parler 
de  l'avènement  du  roi  d"Aragon.  En  vain  René  leur  repré- 
senta-t-il  qu'il  agissait  surtout  dans  leur  intérêt,  afin  de  pré- 

'  Journal  de  Naples,  ihirl.,  1121. 

-  J'analyse  seulement  ce  tlocumciit,  conservé  aux  archives  de  Gènes  (Letties  de* 
doges,  X,  113). 


fl441]  NOUVEAUX  POURPARLERS.  201 

server  une  si  belle  cité  de  la  destruction  et  des  souffrances 
d'un  siège.  Ils  déclarèrent  qu'ils  étaient  déterminés  à  tenir 
avec  lui  jusqu'au  bout.  Encouragé  par  ces  bonnes  disposi- 
tions, il  tourna  toutes  ses  pensées  vers  la  défense  '. 

L'année  1441  amena  encore  quelques  èclaircies  dans  le  ciel 
sombre  des  Napolitains.  Le  pape  ayant  vu,  suivant  ses  calculs, 
son  envoyé  repoussé  avec  dédain  par  Alphonse,  parut  se  dé- 
cider à  agir  plus  vigoureusement.  Les  Génois,. qui,  aux  termes 
de  la  résolution  votée  par  eux,  observaient  son  attitude,  con- 
clurent avec  lui,  le  26  avril,  une  véritable  ligue  offensive,  ayant 
pour  but  de  chasser  par  la  force  les  Aragonais  et  d'envoyer  au 
roi  de  Sicile  des  renforts  combinés  d'hommes  et  de  vaisseaux. 
La  procuration  donnée  par  Eugène  IV  à  Blanchardin  de 
]3ecutis,  de  Pérouse,  chevalier  et  docteur  en  droit,  pour  ar- 
rêter les  termes  de  cette  convention  ,  invoque  des  considé- 
rants remarquables,  qui  montrent  quelle  différence  radicale 
la  cour  romaine  établissait  entre  les  deux  compétiteurs  :  «  Le 
royaume  de  Sicile,  y  est-il  dit,  est  une  dépendance  du  Saint- 
Siège^  et  la  dévastation  à  laquelle  il  est  livré  nous  fait  un  de- 
voir de  chercher  à  y  rétablir  la  paix.  Le  cardinal  de  Tarente, 
député  par  nous  auprès  de  l'illustre  Alphonse,  roi  d'Aragon, 
n'a  pas  été  reçu  comme  notre  légat ,  ni  même  admis  sur  le 
territoire  siciUen  :  d'où  nous  concluons  que  ce  prince  est 
l'adversaire  obstiné  de  la  paix  et  de  l'Église  romaine.  Notre 
cher  fils  René  a,  au  contraire,  écouté  docilement  toutes  nos 
injonctions,  comme  émanées  du  suzerain  direct  du  royaume.  Il 
est  donc  évident  que  les  armes  seules  peuvent  terminer  cette 
querelle  -.  »   Effectivement,  un  corps  de  troupes  pontificales, 

'  Journal,  iltid.,  1121. 

^  Voici  le  texte  même  du  préambule  que  je  viens  d'abréger  :  «  Cùm,  rcgni 
Sicilic  citrà  Pharttm,  ad  nos  et  RuiiKdiam  ecclesïam  spcclanùs  et  pcrHiiviitis, 
homicldia,  civUatuni  et  locoruni  vastatioiics,  icmplorum  iiicidia,  agroruin  pojiu- 
lalloites  et  alla  htijusmodl  plurima  ma/a,  occasioiie  bclli  inlcr  reges  de  co 
conleiidentcs  dudiim  vigc/itis  sic  sccitta,  ainmo  revoh'cntes,  /laccni  in  ipso  rcgno 
partim  litleris,  partiiii  minciis  scpciiiiinero  iiiissis  coiistitiierr  rjiicsitrrimiis,  et  ultinio 
dilectiim  jUiitm  nostritm  Jolianncm,  tiliili  SS.  JVcrei  et  Jrclidii  prcshilerum  cardi- 
ualcin  Tarentinum,apostoUcc  scdis  legatiim,  ad  eandcm  coninnucndaw  pacnn  dcsti- 


202  NOUVEAUX  POURPARLERS.  [1441] 

composé  de  dix  mille  hommes ,  sous  les  ordres  du  comte  de 
Tagliacozzo,  passa  bientôt  les  frontières  napolitaines  et  occupa 
le  comté  d'Albi  ;  mais  là  s'arrêtèrent  ses  exploits,  et  le  car- 
dinal de  Tarente,  qui  l'accompagnait,  lui  fit  rebrousser  chemin 
peu  de  temps  après  pour  le  ramener  dans  la  campagne  de 
Rome,  où  sans  doute  la  rébellion  des  sujets  d'Eugène  IV 
nécessitait  sa  présence  '.  Le  pape  travailla  aussi  à  détacher 
du  parti  aragoiiais  quelques  capitaines  italiens  qu'il  prit  à 
son  service,  tels  que  Riccio  et  Nicolas  Piccinnino.  Il  fit  partir 
pour  Naples  de  nouvelles  provisions  de  grains  et  un  de  ses 
écuyers,  nommé  Daniel,  chargé  de  paroles  encourageantes 
pour  le  roi  de  Sicile,  qui  le  connaissait  particulièrement. 
Mais  ces  démarches,  qu'Eugène  fit  valoir  ensuite  aux  yeux 
de  Charles  VII  pour  obtenir  son  appui'  étaient  impuissantes 
à  conjurer  les  périls  de  la  situation  -.  Quant  aux  secours  de 

navcrimus  ciim  capitulis  et  oblatïoiiibus  rat'wnabilibus ;  et  idem  legatus  ab  Alphonso, 
rege  Aragonum  Hltistri,  quem  primo  de  mandalo  iiostro  insitare  decreverat,  nec 
uti  legatus  acceptatus  nec  regnum  intmre  pevm'issus  fiterit,  iimle  cogiioscîmus  et 
pro  cerlo  habere  compcUimur  niilmum  predicti  régis  à  pace  penitus  abhorrere, 
ipsumque  regem  cum  violentici  et  omnimodd  in  nos  et  Romanam  eçclesiam  injuria 
id  rcgniim  occupare  dispositum;  et  econtra  carissimus  in  ChriSto  filins  noster  Re- 
natus  rex  multis  oblationlbus  et  declarationihiis  se  omnimodè  voluntatis  nostrc, 
tanqunm  domiiii  dirccti  ipsius  rcgni,  tàm  per  viam  juslicie  qiiam  etiam  concordic 
submiserit;  intelligamusque  pacem  nidlo  modo,  nisi  per  inam  belli  oc  arffiis  arma 
refundenlibus,  seciiliiram,  etc.  »  (Arch.  de  Gênes,  Materie  politiche,  mazzo  12.) 

'   Journal  de  Naples,  ibid.,  1122. 

2  V.  la  longue  instruction  donnée  aux  ambassadeurs  du  Saint-Siège  en  France, 
le  22  mai  14  42  (Bibl.  Brancacciana,  ms.  5  H,  7).  Ce  document  est  un  résumé  de 
la  politique  générale  d'Eugène  IV,  En  ce  qui  concerne  la  cause  du  roi  René,  les 
ambassadeurs  sont  cbargés  de  faire  valoir  aux  yeux  de  la  reine  Isabelle  et  de 
Charles  Vil  les  efforts  tentés  par  le  pape  pour  la  soutenir,  les  secours  qu'il  a 
prêtés  en  armes,  en  provisions  de  blé,  etc.  Ils  solliciteront,  à  la  cour,  la  faveur  et 
l'appui  de  Charles  d'Anjou,  frère  de  René,  de  maître  Pierre  Berchcbien,  médecin 
du  lioi,  et  surtout  du  cardinal  Romain,  en  qui  le  Saint-Père  a  toute  confiance. 
A  l'audience  royale,  ils  demanderont  une  ex[)éditioii  à  main  armée  contre  l'anti- 
pape, le  concile  de  Bâleet  leurs  adhérents,  comme  étant  des  hérétiques  obstinés  avec 
lesquels  on  ne  peut  en  finir  autrement.  Ils  feront  valoir  les  immenses  services 
rendus  par  le  pape  à  la  maison  de  France  en  la  personne  de  Reué  et  du  Roi 
!ui-mêm(î,  notaininent  dans  les  négociations  qui  ont  eu  lieu  récemment  à  Arras 
pour  arriver  à  une  paix  a\;iiilageuse  avec  le  duc  de  Bourgogne.  Puis  ils  récla- 
meront la  révocation  île  la  |nngmatique-sanction  donnée  à  Bourges,  qui  lèse  lo 


[1441J  ALLIANCE  AVEC  SFORZA.  203 

la  république,  ils  se  bornèrent  à  quatre  cents  hommes  environ, 
dont  deux  cents  archers  [sagittarii),  commandés  par  Aron 
Cibon,  qui,  au  dire  de  Thomas  de  Campofregozzo,  avait 
maintes  fois  exprimé  son  affection  pour  la  personne  de  René,  v 

et  qui  prit  le  titre  de  vice-roi  *.  La  fameuse  flotte  était  toujours 
en  préparation  ;  on  eût  pu  croire  qu'elle  était  en  construction. 
Au  mois  de  septembre,  le  doge  annonçait  que  tout  était  prêt 
et  qu'on  allait  mettre  à  la  voile  aussitôt  que  les  Aragonais 
seraient  attaqués  par  terre  ;  il  s'excusait  du  retard  sur  les 
difficultés  survenues  avec  le  pape,  qui  avait  envoyé  beaucoup 
moins  de  troupes  qu'il  n'avait  promis  ^.  Et  le  31  décembre, 
on  trouve  encore  les  conseils  génois  en  train  de  délibérer  sur 
la  question  de  savoir  si  l'on  doit  définitivement  armer  des 
vaisseaux  ou  abandonner  ce  projet  !  Prendre  le  dernier  parti 
serait  donner  le  trône  au  roi  Alphonse,  disent-ils  ;  adopter 
l'autre,  ce  serait  rendre  plus  dures  les  conditions  du  traité 
qu'on  serait  peut-être  amené  à  conclure  avec  lui.  Et,  dans  le 
doute,  ils  délèguent,  pour  peser  le  pour  et  le  contre,  quatre 
provisores,  quatre  anciens  et  huit  citoyens  n.otables^.  On  sait 
ce  que  signifie,  dans  les  assemblées,  la  nomination  d'une 
commission.  Où  étaient  donc,  à  Gênes,  la  bonne  foi  et  la 
fidélité  ? 

Un  autre  allié,  plus  sûr  et  plus  entreprenant,  apporta  vers 
cette  époque  ses  services  au  roi  de  Sicile,  qui,  après  les  avoir 
refusés,  s'était  vu  contraint  de  les  solliciter  '\  On  devine  qu'il 

droits  du  Saint-Siège  et  viole  le  droit  liumain  comme  le  droit  divin  ;  car  le  pape 
ne  peut  croire  qu'un  pareil  acte  ait  été  rendu  avec  l'approbation  du  Roi.  «  Qiiis 
vero  fuerh  Inceptor  et  machinator  tanli  sceleris,  omnibus  itotisslmum  est.  d  Des 
faveurs  et  des  concessions  sur  d'autres  points  seront  accordées,  s'il  le  faut,  pour 
obtenir  cette  révocation,  concessions  dont  la  nature  et  !a  limite  sont  déterminées. 
—  L'importance  de  cette  pièce  pour  l'histoire  des  rapports  de  Charles  Vil  avec  le 
Saint-Siège  m'a  décidé  à  la  publier  intégralement  'pièces  justificatives,  w"  17). 

'  Arch.  de  Gènes,  Lettres  des  doges,  X,  113;  25  avril,  11  juin  1441. 

-  Arch.  de  Gèues,  ibid.;  23  septembre  1441. 

*  Arch.  de  Gênes,  Délibérations,  X,  960;  31  dèremi)re. 

'  Une  procuration  avait  été  donnée  par  Henè  à  Matteo  Gnurna,  de  Salcrnc,son 
eonseillej-,  poiu-  traiter  avec  Sforza,  dès  le  23  juillet  1438.  Le  roi  promettait  a 
ce  dernier,  en  échange  de  son  concours,  lafconfirmution  des  licls  qu'il  tenait  dans 


204  ALLIANCE  AVEC  SFORZA.  [1441] 

s'agit  (lu  comte  François  Sforza,  repoussé  à  Porto-Pisano  par 
le  conseil  royal,  mais  demeuré  depuis  hostile  au  roi  d'Ara- 
gon. Sa  position  avait  bien  changé  :  d'envahisseur  des  Etats 
du  Saint-Siège ,  il  était  devenu  gonfalonier  de  l'Église  ro- 
maine, et  du  métier  de  condottiere  il  s'était  élevé  au  rang  d'hé- 
ritier présomptif  du  duc  de  Milan,  dont  il  venait  d'épouser  la 
fille.  Non-seulement  son  concours  n'offrait  plus  d'inconvé- 
nients ,  mais  son  élévation   promettait  pour  le  présent  un 
renfort  assez  précieux,  et  pour  l'avenir  la  suppression  d'une 
puissance  ennemie  ;   du  reste,  le  duc  de  Milan ,  Philippe- 
Marie  Visconti,  n'était  plus  lui-même  aussi  étroitement  lié  à 
la  fortune  d'Alphonse,  et  son  gendre  pouvait  combattre  les 
Aragonais  sans  encourir  sa  disgrâce.  La  ville  de  Bénévent,  que 
François  avait  en  garde,  venait  précisément  d'être  prise  par 
eux,  au  commencement  de  l'année  1441,  bien  qu'une  con- 
vention formelle  leur  eût  ôté  le  droit  d'attaquer  le  comte  à 
moins  de  l'avoir  averti  deux  mois  d'avance  \  Cette  surprise 
déloyale   et,  paraît-il,  les  instances   du   pape'   achevèrent 
de  le  décider  à  accepter  les  offres  de  René.  Un  traité  fut  signé 
par  lui  dans  son  château  de  Crémone,  le  2o  novembre  de  la 
même  année,  avec  Matteo  Guarna,  commissaire  de  ce  prince. 
Voici  quelles  en  étaient  les  bases  principales  : 

Le  roi  de  Sicile  engage  à  son  service  le  comte  François 
Sforza,  avec  mille  lances  et  mille  fantassins,  à  raison  de  dix 

son  royaume  et  la  charge  de  grand  connétable.  Une  seconde  procuration,  datée  du 
20  novembre  1439,  chargeait  le  même  personnage  de  se  transporter  \eis  le 
comte  François  Sforza,  «  strcnuiiin  ainioruni  cajnlancnm,...  sacroianclc  Romane 
ccclcsic  ac  dom'ini  uoslr'i  pape  sanclissinil  confaloncrium,  etc.,  collateralem,  consï- 
liariitm  cl  fui  cl  cm  uostriini  dilcclKm,  cl  ciim  co  exequendum  ccrta  an/ lia  ncgotia 
concementia  noslriim  lionorcin  et  statum,...  ac  Ipsum  comium  Fraiicisciim  Sforùam 
ad  noslra  stipendia,  obsecpàa  et  sercilia  condiiccndi  cl  firinandï,  cum  illis  condiicl'is 
ac  numéro  armigerarum  genlium,  eijullum  et  pcditum,  et  pro  cd  firmd  att/tie  re- 
ftrmâ  tcniporis,  eiim  i/listjue  protisioniùas,  picslantiis,  st'ipendïïs,  gag'ns,  salar'ns... 
t'ibi  v'isis.  »  (Arcli.  de  Milan,  Dominio  lisconteo.) 

'  Arch.  de  Florence,  Lellere  alla  Signoria,fdza  XIX,  f  08.  Siœoneta,  Hislorin 
Francisci  Sforliœ,  lier.  ital.  script.,  t.  XXI,  col.  311-314. 

-  V.  les  instructions  données  aux  ambassadeurs  d'Eugène  IV  en  France  (pièces 
justificatives,  n"  11). 


[1441J  ALLIANCE  AVEC  SFORZA.  205 

ducats  par  mois  pour  chaque  lance,  et  de  deux  ducats  et  demi 
par  mois  pour  chaque  fantassin.  Le  comte  aura  la  faculté  d'en 
amener  un  plus  grand  nombre  pour  accélérer  la  conquête  du 
royaume,  mais  toujours  aux  frais  du  roi  et  au  même  taux.  Tl 
pourra  quitter  le  pays  en  laissant  un  des  siens  à  la  tête  de 
son  corps  d'armée.  René,  en  considération  de  sa  bonne  vo- 
lonté et  de  son  zèle,  lui  promet  l'office  de  grand  connétable 
du  royaume  de  Sicile  et  lui  en  donne  dès  à  présent  le  titre, 
lui  promettant  de  plus  les  pouvoirs  de  vicaire  général  du  roi 
tant  qu'il  sera  présent.  Tous  les  officiers  et  soldats  du  comte 
ayant  des  possessions  dans  le  royaume  en  recevront  la  confir- 
mation. Le  roi  confirmera  aussi  les  privilèges  accordés  anté- 
rieurement à  Sforza  par  Louis  III  et  Jeanne  II,  ainsi  que  les 
fiefs  qu'il  tient  dans  l'intérieur  de  l'État,  et  lui  laissera  recon- 
quérir ceux  qui  lui  ont  été  enlevés.  Il  le  nommera,  pour  cinq 
ans  d'abord,  et  à  son  bon  plaisir  ensuite,,  maestro portulanato 
del  reame^  en  lui  accordant  les  honneurs  et  les  émoluments 
attachés  à  cette  fonction.  Les  places  et  châteaux  pris  par 
François  seront  remis  sans  distinction  à  René.  Le  comte  lui 
rendra  l'hommage  de  ses  terres  et  de  ses  offices,  et  il  arborera 
ses  étendards  \ 

Le  jour  même  où  était  passée  cette  convention ,  le  cardinal 
Acciapozzi  écrivait  à  Sforza  pour  le  supplier,  au  nom  du  pape, 
d'envoyer  immédiatement  cent  de  ses  fantassins  à  Naples, 
sur  les  navires  qui  portaient  du  blé  dans  cette  ville.  L'ur- 
gence est  grande,  lui  disait-il,  «  et  cent  de  vos  soldats  valent 
plus  que  quatre  cents  des  autres  ».  Cinq  jours  après,  nouvel 
appel,  plus  pressant,  adressé  par  le  même  :  il  demande,  cette 
fois,  de  deux  à  quatre  cents  hommes,  «  et  plaise  à  Dieu  qu'ils 
aient  le  temps  d'arriver  "  » .  Le  comte  n'avait  pas  attendu  jus- 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  205,  f"  118. 

-  «  Pcro  non  cessamo  cou  omne  imfwrtunilatc  prcgare  la  Slgnoria  vostra,  si 
possïbUc  fosse,  che  almeno  cento  fartti  mandassivo  ad  Napolï  con  questa  nave  di 
Genova  clie  deve  vcnirc  ad  carrlcarc  lo  grano  de  Noslro  S'ignore ^perc/ie  valerîano 
via  cento  fauli  de  U  vostri  che  quattrocento  de  altr'i.  Et  D'io  l'oglia  clie  Napo/i 
intérim  ve  pocza  aspcctare.  »  «  E  necessnrio  cite  la  Signoria  vostra  ce  mandasse 


206  ALLIANCE  AVEC  SFORZA.  [1441] 

que-là  pour  commencer  les  hostilités.  Il  opéra  une  heureuse 
diversion  dans  la  Fouille,  occupa  Ariano,  Manfredonia, 
Lucera,  Biccari,  Troja,  dispersa  même,  avec  l'aide  du  comte 
de  Celano,  seul  gentilhomme  de  ces  parages  encore  attaché  au 
parti  d'Anjou,  les  Aragonais  accourus  pour  lui  reprendre  cette 
dernière  place  :  mais  rien  n'indique  clairement  qu'il  ait  pu 
faire  parvenir  jusqu'à  Naples  les  auxiliaires  qu'on  lui  récla- 
mait, ni  à  plus  forte  raison  qu'il  s'y  soit  rendu  lui-même  avec 
son  beau-père,  comme  l'a  avancé  l'historien  de  René  \  Ce 
qui  est  certain,  c'est  qu'après  avoir  engagé  à  son  service 
Antoine  Galdora  et  guerroyé  avec  lui  dans  la  Marche  d' An- 
cône,  dont  il  était  marquis,  après  avoir  également  traité  avec 
son  oncle  Raimond  pour  défendre  le  royaume  de  Sicile  à 
l'aide  des  lieutenants  de  ce  seigneur,  Carlo  de  Gampobasso  et 
Cola  de  Annechino,  après  avoir  enfin  renouvelé  ses  alliances 
et  ses  conventions  solennelles  avec  le  roi  René,  Sforza  fit,  dès 
le  mois  de  juillet  suivant,  comme  les  autres  puissances  ita- 
liennes :  il  oublia  toutes  ses  promesses,  se  mit  à  la  solde  du 
roi  d'Aragon  et  fiança  son  fils_,  âgé  de  huit  ans,  avec  la  fille  de 
ce  dernier,  qui  en  avait  onze  '. 

Avant  d'en  arriver  là,  néanmoins,  il  continua  quelque  temps 
la  campagne  pour  le  compte  du  prince  français,  mais  en  se 
tenant  à  distance,  dans  les  Marches.  En  effet,  les  rapides  pro- 
grès d'Alphonse,  qui  s'étendait  partout  sans  obstacle  depuis  la 
dislocation  et  la  rentrée  des  forces  angevines,  lui  avaient  per- 
mis d'obstruer  complètement  les  chemins  de  la  capitale.  La 
Galabre,  Bénévent  et  son  territoire,  les  fidèles  Abruzzes  elles- 
mêmes,  Lanciano,  Aquila,  Sulmona  s'étaient  successivement 
rendues  à  lui  ^  Revenu  dans  la  Terre  de  Labour,  il  resserra 
ses  fignes  autour  de  Naples,  et  en  même  temps  la  trahison 

(la  doycento  fine  in  quattrocento  fanti  ;  et  Dio  voglia  clie  lo  tempo  aspetto.  » 
(Arcli.  de  Milan,  Dom'inio  Visconteo,  25  et  30  iiovemljre  1441.) 

'  Arch.  de  Milan,  Duminlo  f'isconteo,  7,  10,  25  mars,  2G  et  31  juillet  1442. 
Luceia  t'ailLit  être  reprise  à  Sforza  par  la  trahison  du  châtelain,  au  mois  de  mars 
de  la  même  année.  {Jbid.) 

2  .lournal  de  Naples,  i/«</.,  1122;  D.  Calmel,  11,810;  Yill.-Barg.,  I,  317. 

^  Pérégrin,  ibid. 


[1441]  SIÈGE  DE  NAPLES.  207 

d'un  clerc  (ou,  selon  Pérégrin,  un  coup  de  main  opéré  par 
d;eux  de  ses  lieutenants)  lui  livra  l'île  de  Capri,  forteresse 
naturelle  qui  ferme  en  partie  l'accès  du  golfe.  Il  put  ainsi 
bloquer  la  ville  de  presque  tous  les  côtés  et  saisir  au  passage 
les  vaisseaux  qui  lui  apportaient  des  vivres,  tandis  que  des 
galères  catalanes  allaient  leur  donner  la  chasse  jusque  dans 
le  port  de  Marseille  ^  Alors  il  vint  établir  son  camp  à  mille 
pas  des  remparts.  Quelques  mois  avant,  il  avait  déjà  pu  s'en 
approcher,  et  son  historiographe  ne  manque  pas  de  faire  va- 
loir, à  cette  occasion,  sa  longanimité,  qu'il  poussa,  dit-il, 
jusqu'à  empêcher  le  pillage  et  l'incendie  de  la  cité  et  à  pro- 
mettre aux  habitants  une  grâce  entière  s'ils  se  soumettaient 
dans  le  délai  d'un  mois  ;  ce  qui  fut  cause  que  beaucoup 
d'entre  eux  abandonnèrent  leurs  demeures  pour  aller  se  réfu- 
gier à  Aversa  ^.  Mais  ce  premier  essai  de  campement  n'avait 
pu  tenir,  et  des  correspondances  plus  impartiales  que  la  chro- 
nique aragonaise  montrent  son  héros  animé,  la  seconde  fois, 
de  sentiments  beaucoup  moins  humains  :  son  intention,  disent 
les  nouvelles  adressées  au  comte  François  Sforza,  était  d'avoir 
Naples  à  tout  prix,  de  bâtir  des  casernements  tout  autour, 
d'y  rassembler  dix  mille  combattants  et  plus  de  cinquante 
bouches  à  feu,  enfin  d'opérer  un  bombardement  général  de 
jour  et  de  nuit,  jusqu'à  ce  que  les  murs  lui  fussent  ouverts 
par  la  force  ^  Il  paraît  cependant  que  le  souvenir  de  la  terrible 
lin  de  l'infant  dom  Pedro  lui  fit  donner  l'ordre  de  ne  pas  tirer 
sur  le  monastère  de  Santa-Maria-del-Carmino  '\ 

C'est  au  mois  de  novembre  1441  qu'Alphonse  entreprit  de 

'  Pérégrin,  iùid.;  Journal,  ibid.,  1122.  Ce  dernier  place  la  prise  de  Capri  au 
22  octolne  1441.  V.  aussi  Arch.  de  Gènes,  LeUres  des  doges,  X,  113;  11  juin 
1441. 

-  Pérégrin,  iùic/. 

■'  «  Et  lia  dcitberalo  edificarc  le  case  dinlorno  à  NapoLi  et  non  se  parlire  mai 
fuiclic  non  l'ave,  et  dicese  che  farra  de  le  persane  decimilia  et  plu  de  clnquanla 
honhardï,  et  nolte  et  di  farra  bonhardare  Napoli,  et  de  po  provare  conl>atteri-l(t 
per  forza.  »  (Arch.  de  Milan,  Dom.  Vise,  30  novembre  1441.) 

'  Cton.  dcl  rcgiio  di  Napoli  (pièces  juslificalives,  n"  100). 


208         •  SIÈGE  DE  NAPLES.  [1441-42] 

mettre  ses  plans  à  exécution^,  et  que  commença,  en  réalité, 
le  siège  de  la  grande  ville.  C'est  alors  aussi  que  René  se 
montra  véritablement  admirable.  Il  était  de  ces  hommes 
dont  le  malheur  semble  retremper  les  facultés  et  doubler 
l'énergie.  Réduit  au  petit  nombre  de  défenseurs  que  nous 
avons  dit,  il  se  multiplia  et  sut  électriser  par  son  exemple 
tous  les  Napolitains.  La  famine  se  faisait  lourdement  sentir 
à  ce  peuple  infortuné  :  il  payait  le  blé  onze  ducats  la 
mesure  [tiimolo]  \  jamais,  de  mémoire  d'homme,  il  n'avait 
eu  à  subir  une  pareille  cherté.  Mais  il  adorait  tellement 
son  roi ,  qu'il  prenait  tout  en  patience  '.  La  viande  manquait 
aussi  :  on  mangea  du  cheval,  on  mangea  de  l'âne  et  des 
animaux  plus  vils  encore.  A  tout  heure  du  jour  et  de  la 
nuit,  on  rencontrait  le  bon  prince  parcourant  les  rues  à 
pied,  seul  ou  avec  quelques  familiers,  pourvoyant  lui-même 
aux  besoins  de  chacun,  distribuant  les  provisions  du  château  -. 
Sa  sérénité  rendait  la  confiance.  Le  dernier  jour  de  l'année, 
on  voulut  lui  donner  une  fête  :  on  représenta  devant  lui  une 
sorte  de  concours  entre  Scipion,  Alexandre  et  x\nnibal;  Minos 
était  appelé  à  juger  quel  était  le  plus  grand  des  trois,  et  don- 
nait la  palme  à  Scipion.  Un  orateur  ex[)liqua  ensuite,  dans  un 
long  discours,  que  Scipion  figurait  René,  défendant  Rome  et 
Naples  contre  les  Aragonais,  tandis  qu'Annibal,  le  rusé  Car- 
thaginois, n'était  autre  qu'Alphonse,  séduisant  les  populations . 
et  dévastant  la  Gampanie  ^ 

Cependant,  si  les  Napolitains  tenaient  bon,  l'assiégeant  ne 
lâchait  pas  prise,  et  la  disette  allait  toujours  en  augmentant. 
11  n'y  eut  bientôt  plus  rien  à  consommer.  Un  soir,  le  roi 
réunit  les  principaux  citoyens  au  Castel-Capuano  ;  là,  après 

'  Ce  sont  les  propres  expressions  du  Journal  de  Naples,  auquel  j'emprunte  tous 
ces  détails  :  «  Rc  Rciiato  cm  tanto  amato  da'Napolelani,  cite  tulle  cose  si  soppor- 
tavano  iii  pazienzla,  etc.  »  lùiil.,  1122. 

2  lùid. 

^  Ce  discours  se  trouve  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Saiut-Dié 
(n°  37),  à  la  suite  des  Paradoxes  de  Cicéron.  Il  a  été  transcrit  par  Peints  Aloysius 
Abalislrerius ,  de  Neapoli,  qui  en  était  peut-être  l'auteur.  M.  de  Villeneuvc-Bar- 
gemoul  eu  a  donné  un  extrait  {I,  4'tl  et  suiv.). 


L1442J  SIÈGE  DE  NAPLES.  209 

les  avoir  remerciés  de  leur  héroïque  constance  et  de  leur  affec- 
tion, après  avoir  rejeté  tous  les  torts  sur  sa  mauvaise  fortune 
et  les  avoir  encouragés  à  la  résignation,  il  leur  déclara  qu'il 
ne  voulait  pas  prolonger  leurs  souffrances,  et  qu'avant  trois 
jours  il  allait  chercher  à  traiter  dans  de  bonnes  conditions. 
Tous  baissaient  la  tète,  consternés,  lorsqu'une  voix,  qui  parut 
tombée  du  ciel,  annonça  que  deux  navires  entraient  au  port. 
On  courut,  et  Ton  vit,  en  effet,  deux  grandes  barques  s'appro- 
cher en  silence,  à  la  faveur  des  ténèbres  :  à  deux  heures  de 
la  nuit,  elles  débarquaient  devant  la  foule,  ivre  de  joie,  toute 
une  cargaison  de  victuailles  \  C'était  un  secours  envoyé  par 
les  Génois,  et  qui  attendait  depuis  quelque  temps  au  large.  Le 
roi  d'Aragon  avait  été  prévenu  à  l'avance  de  son  arrivée , 
et,  pour  s'en  emparer  au  passage^  il  armait  en  toute  hâte  une 
galère  à  Gaëte  ;  mais  celle-ci  arriva  trop  tard,  et  il  en  fut  pour 
ses  frais  ".  Ce  ravitaillement  inespéré,  survenu  au  commen- 
cement de  février,  après  trois  mois  de  blocus,  ranima  pour 
quelque  temps  les  forces  des  assiégés. 

Mais,  s'ils  avaient  des  provisions,  leur  artillerie  n'était  pas 
en  état  de  répondre  avantageusement  à  celle  de  l'ennemi,  et 
ils  ne  pouvaient  la  remonter.  Les  Aragonais,  au  contraire, 
avaient  la  liberté  de  renouveler  leurs  munitions,  de  fabriquer 
les  engins  nouveaux  dont  leur  prince  avait  emprunté  le  secret 

'  Journal,  ibid. 

'^  C'est  ce  que  nous  apprend  un  article  des  comptes  d'Alphonse,  en  date  du 
12  février  1442,  comprenant  une  dépense  de  447  ducats  «  en  la  compra  de  Ji- 
versses  v'Uualles  e  armes  que  feu  en  la  dita  civitat  de  Gaieta,  per  raho  del  for- 
niment  de  la  nau  appellada  del  Bot'iffarer,  laquai  lodit  senyor  manava  armar  sols 
capitania  de  moss.  Berenger  de  Bill,  per  pudcr  resistlr  e  prohthir  ensemps  ah 
altres  fustes  deldit  senyor  e  encara  combatra  II  nous  de  Genovesos  carraguados  de 
forment,  qui  de  liera  en  liera  se  speraven  per  dar  fornimenl  e  soccors  à  la  ciutal 
de  Napols,  laquai  lodit  senyor  ténia  assetiada  ;  e  com  lesdites  naus  fossen  arri- 
badens  ahans  que  ledit  armument  liagus  conclusio,  mana  lodit  senyor  levar  ma  e 
cessar  dit  armament,  e  partir  e  distribuir  lesdites  armes  et  vitualles  à  XI  galères 
sues,  com  encara  al  castell  délia  dite  ciutat  de  Gaieta.  »  (Arch.  de  Na})les,  Cedole 
tesorarie,  Ced.  IV,  f  124 .)  Les  Génois  et  le  pape  avaient  fait  précédemment  plusieurs 
envois  de  blé,  de  viandes,  de  fromages,  etc.;  mais  l'on  ne  sait  s'ils  arii\tii;;it  à  Ijou 
port.  (V.  Arch    de  Gènes,  Délibérations,  X,  959,  9G0  ;  Lettres  des  doges,  X,  115.) 

14 


210  SIEGE  DE  NAPLES.  [1442] 

aux  Angevins  '.  Solidement  retranchés  au  Campo-Vecchio  et 
sur  le  rocher  de  Pizzofalcone,  ils  y  vivaient  presque  en  paix. 
Ils  s'étaient  amusés,  raconte  Pérégrin,  à  faire  de  leur  camp 
une  reproduction  matérielle  de  la  ville  de  Naples  :  les  rues, 
les  portiques,  les  édifices,  les  églises,  tout  s'y  retrouvait 
figuré  avec  plus  ou  moins  d'exactitude  ^  Alphonse  lui-même 
s'"était  fait  bâtir  une  maison  au  Gampo-Vecchio,  et  il  y  recevait 
des  ambassadeurs  anglais.  Si  les  vivres  ou  l'argent  venaient 
à  lui  manquer,  il  rançonnait  le  pays,  empruntait  aux  habi- 
tants sans  gages  ni  intérêts.  En  même  temps,  il  se  ménageait 
des  partisans  parmi  les  assiégés  au  moyen  de  quelques 
légers  secours  pécuniaires  qu'il  faisait,  à  l'occasion,  parvenir 
aux  plus  pauvres  ^  Une  discipline  sévère  régnait  néanmoins 
parmi  ses  troupes.  C'étaient  là  autant  d'éléments  de  victoire*. 
Vers  la  fin  de  février  1442,  le  château  de  l'OEuf,  qui  avait 
pu  tenir  jusque-là,  quoique  séparé  de  la  ville,  retomba  en  son 
pouvoir.  Il  occupa  presque  en  même  temps  plusieurs  redoutes 
voisines,  la  tour  des  Moulins,  la  tour  d'Octave,  le  château  des 
Fratrie  Puis,  après  ces  premiers  succès,  il  laissa  le  gros  de 
son  armée  sous  le  commandement  de  Ferdinand,  son  bâtard, 
pour  aller  soumettre  quelques  places  plus  éloignées  qui  lui 
résistaient  encore  :  Massa,  Vico,  Sorrente,  Pouzzoles  ^  Au 
printemps,  René  se  trouva  réduit  uniquement  à  l'enceinte  des 
murs  de  Naples,  au  Gastel-Nuovo  et  au  fort  Saint-Elme  ou 
Saint-Érasme  ,  position  imprenable  qui  domine  la  ville  à 
l'ouest,  mais  qui,  ne  lui  étant  pas  reliée,  ne  pouvait  être  d'une 
grande  utilité  ^  Toute  possibilité  de  communiquer  avec  le 

'  Comptes  d'Alphonse,  ihid.,  f"  85. 

2  Pérégrin,  ibid. 

3  «  v4  Corrado,  fam'dlo  de/dit  senjoi;  qui  eral  stat  près  dins  Napols  et  soUat  à 
la  fe,  losquals,  per  ço  com  per  v'irtut  délia  dita  permclenca  (orna  dins  la  dila 
ciutat  de  Napols,  Il  mana  esser  donato  per  donar  los  en  ladiia  ciiitat  à  certas 
donas  pohres,  X  duc.  »  (Comptes  d'Alphonse,  \lnd.,  1°  154  v°.) 

''  Comptes  d'Alphonse,  Ib'id,.,  pnssim. 

5  Uld.,  fos  126,  136,  ISDv». 

*  Journal  de  Naples,  ibid.,  Il2'.i.  Pérègv'm,  ibid. 

'  René  en  avait  confié  la  garde  à  Marine  Capice,  chevalier  napolitain,  qui  jura. 


|1442J  SIEGE  DE  NAPLES.  211 

dehors  fut  enlevée  aux  assiégés;  toute  chance  de  salut  dis- 
parut. 

Alors,  comme  le  convoi  génois  était  épuisé,  arriva  la  ter- 
rible période  du  rationnement.  On  en  vint  à  donner  six  onces 
de  pain  par  jour  aux  hommes  de  garde  (quantité  dérisoire) 
et  rien  aux  autres  \  Et  pourtant  les  Napolitains  affamés,  bom- 
bardés, refusaient  toujours  leurs  portes  à  l'ennemi.  Il  faut 
convenir  qu'ils  donnaient  là  une  héroïque  leçon  au  reste  du 
royaume,  et  que  cette  persévérance  opiniâtre  était  de  nature 
à  racheter  bien  des  palinodies,  bien  des  lâchetés.  Au  milieu 
d'un  pays  entièrement  subjugué,  isolée  du  reste  du  monde, 
entourée  de  tous  côtés  par  les  retranchements  ou  les  vaisseaux 
d'un  arrogant  vainqueur,  leur  cité  arborait  encore  Tétendard 
de  son  prince  légitime,  l'étendard  fleurdelisé,  tant  étaient 
grandes  l'horreur  qu'elle  professait  pour  l'Aragonais  et  l'af- 
fection que  René  lui  avait  inspirée  ! 

On  alla  ainsi  jusqu'à  la  fin  de  mai,  et  nul  ne  peut  dire  jus- 
qu'où l'on  serait  allé,  si  la  trahison  n'était  venue,  ici  encore, 
précipiter  le  dénouement.  Un  jour,  raconte  le  rédacteur  des 
mémoires  de  Domenico  Delello,  un  des  contemporains  les 
mieux  informés,  Alphonse  parcourait  un  livre  que  le  poëte 
Léonard  Arétin,  secrétaire  de  la  république  florentine^  venait 
de  lui  envoyer,  après  l'avoir  traduit  de  grec  en  latin.  Il  se  dé- 
lectait dans  cette  occupation,  car  il  était  grand  amateur  de  litté- 
rature classique ,  lorsque,  arrivé  à  une  page  qui  racontait  la 
guerre  des  Goths  sous  Bélisaire,  il  s'arrêta  tout  à  coup  comme 
saisi  d'une  inspiration  soudaine  :  il  venait  de  lire  que  le  général 
romain  était  entré  dans  Naples  par  un  aqueduc  qui  apportait 

le  8  septembre  1441,  de  le  lui  conserver  fidèlement.  (Bibl.  Brancac.  de  Naples, 
ni3.  2  G  20;  pièces  justificatives,  n"  15.)  Revenu  plus  tard  en  Provence,  il  donna 
une  pension  et  un  logis  dans  son  jardin  d'.^ix  à  une  dame  de  Naples  appelée 
Vannella  Capice,  qui  avait  perdu  ses  biens  à  son  service  et  qui  l'avait  suivi: 
c'était  très-prohableraent  une  parente,  ou  peut-être  la  femme  de  ce  Mariuo.  Le 
fort  Saint-Elme,  livré  précédemment  aux  Aragonais  par  un  traître,  était  revenu 
de  la  même  manière  aux  mains  de  René  au  mois  de  décembre  14  iO,  d'après  un  pas- 
sage du  Journal  de  Naples  (iZià/.,  1121). 
'  Journal,  il>i(L,  1  !"23. 


212  SIEGE  DE  NAPLES.  [1442J 

l'eau  d'une  distance  de  trois  milles,  et  dont  l'extrémité  était 
au  pouvoir  des  Goths.  11  ne  coûtait  rien  de  renouveler  l'expé- 
rience. Dans  cette  campagne  où  fourmillaient  tant  de  ruines 
antiques,  encore  mieux  conservées  alors  que  de  nos  jours, 
l'aqueduc  devait  se  retrouver  :  on  le  chercha,  on  le  découvrit, 
on  reconnut  qu'il  pouvait  encore  livrer  passage  \  D'autres  pré- 
tendent que  ce  moyen  fut  enseigné  au  roi  d'Aragon  par  deux 
maîtres  maçons  qu'il  avait  faits  prisonniers,  et  qui  reçurent 
de  lui  des  récompenses  magnifiques  à  la  condition  de  guider 
eux-mêmes  ses  soldats  par  le  conduit  secret  ;  ou  bien  encore 
par  un  nommé   Anello,  employé  au  service  des  eaux  de  la 
ville,  qui  avait  des  intelligences  avec  l'assiégeant  ^  Pérégrin 
ne  parle  que  d'un  puits  ou  d'un  souterrain  étroit  par  lequel 
on  pouvait  à  grand'peine  se  glisser  *.  Effectivement  l'aque- 
duc, situé  vers  le  nord,  aboutissait  à  plusieurs   puits  creusés 
en  dedans  des  fortifications,  dont  l'un,  notamment,  se  trouvait 
dans  la  maison  du  tailleur  Citello ,  près  de  la  porte  Sainte- 
Sophie,  à  peu  de  distance  du  Gastel-Capuano,  où  René  était 
revenu  depuis  le  mois  de  décembre.  Ce  dernier  eut  vent,  par 
quelques  Napolitains  passés  dans  le  camp  espagnol,  de  la 
trame   qui    s'ourdissait.   Il  chargea  aussitôt  Jean   Cossa  et 
Robin  Galiota  de  faire  faire  bonne  garde  aux  orifices  des  puits. 
En  un  clin  d'œil ,  par  les  soins  de  ces  deux  officiers ,  trois 
murs  furent  élevés  l'un  devant  l'autre  autour  des  bouches  de 
l'aqueduc,  des  barres  de  fer  y  furent  ajoutées  et  de  nombreuses 
sentinelles  postées  auprès.  Le  roi,  à  qui  l'éveil  était  donné, 
redoubla  de  vigilance  et  paya  plus  que  jamais  de  sa  personne. 
Il  ne  se  couchait  plus,  parcourait  sans  relâche  les  quartiers 

'  Islorïa  del  regno  Ai  Kapoli  (IJibl.  Saint-Marc  de  Venise,  nis.  ital,  XLU, 
1"  T4  ;  pièces  jusliilcatives,  n°  101). 

■*  Journal,  ibïd.,  \  123.  Cvon.  ilclrcgno  di  Napoti  (pièces  jusliilcatives,  n°  100). 
(-cite  dernière  ne  parle  pas  de  l'aqueduc,  mais  seulement  d'une  communication 
entre  deux  puits  situés  l'un  à  l'extérieur,  l'autre  à  l'intérieur  des  remparts.  On  a 
tijouté  depuis  qu'Aiielio  avait  eu  lui-même  révélation  de  la  chose  par  une  veuve 
au  coml>le  de  la  misère,  à  laquelle  René  s'était  vu  forcé  de  refuser  du  secours. 
(V.  Villcneuve-Bargemont,  I,  321.) 

■  l'éiégiii;,   ibïd. 


[U42|  SIEGE  DE  NAPLES.  213 

menacés,  veillait  h  tout,  faisait  fortifier  les  défenses,  encoura- 
geait d'un  mot  citadins  et  soldats  :  on  admirait  ce  souverain 
qui  se  conduisait  comme  un  capitaine  plein  de  bravoure  et 
d'entrain  \  Il  donna  l'ordre  à  chaque  habitant  de  se  tenir 
dans  sa  maison  et  de  la  garder,  répartit  les  troupes  le  long 
des  remparts,  et  leur  interdit  sous  peine  de  mort  de  quitter 
leur  poste.  Quatre  compagnies  de  ftintassins  durent  circuler 
partout,  afin  de  porter  immédiatement  du  secours  là  où  le 
danger  se  déclarerait. 

Au  milieu  de  tous  ces  préparatifs,  René  gardait  sa  liberté 
d'esprit  et  ses  préoccupations  pieuses  :  le  31  mai,  qui  était 
le  jour  de  la  Fête-Dieu,  on  le  vit,  comme  d'habitude,  suivre 
la  procession  à  travers  la  cité.  Le  lendemain,  un  Napolitain 
qui  faisait  partie  de  Tarmée  aragouaise,  mais  qui  ne  vou- 
lait pas  voir  sa  ville  natale  prise  d'assaut,  vint  avertir  qu'il 
avait  entendu  dire  à  Alphonse  qu'avant  dix-huit  heures  il 
voulait  être  dans  Naples.  René  répondit  que  ce  propos  n'avait 
été  tenu  que  pour  faire  peur.  Toutefois  il  prescrivit  une  sur- 
veillance plus  rigoureuse  autour  de  l'aqueduc,  sachant  bien 
que  l'ennemi  ne  pourrait  pénétrer  par  un  autre  endroit.  Jean 
Gossa  et  Robin  Galiota  avaient  donné  la  garde  d'un  des  orifices 
à  un  soldat  du  nom  de  Sacchettiello,  en  qui  ils  avaient  toute 
confiance.  Celui-ci  les  ayant  assurés  que  les  murs  et  les  bar- 
reaux de  fer  étaient  en  bon  état,  ils  ne  jugèrent  pas  à  propos 
de  renforcer  le  poste  et  se  reposèrent  sur  lui  ;  mais,  la  nuit 
arrivée,  cet  homme  se  jeta  en  bas  des  remparts  et  disparut  ^. 

L'ennemi  se  tenait  prêt  d'avance.  Autour  du  roi  d'Aragon 
étaient  groupés  Ferdinand,  son  bâtard,  le  prince  de  Salerne, 
Urso  des  Ursins,  Raimond  Buil,  Pierre  et  Alphonse  de  Car- 
done,  Alvar  de  Castro  et  beaucoup  d'autres  seigneurs.  Il  leur 
avait  fait  part  de  son  projet  ;  ils  devaient  marcher  avec  lui  si 
le  stratagème  réussissait.  Informé  par  Sacchettiello  du  mo- 

'  «  Jl  rc  Renalo  mai  inanco  di  [are  ofjicio  di  ralentissimo  et  accorto  capitanio, 
nolle  e  di  andando  per  la  c'itta,  piovedendo,  fort'ij'icando,  e  dando  huono  ariimo 
ver  II  cittadinî  e  à  li  soldati,  etc.  «  Journal,  i/iid.,  1123. 

^  Journal,  (V'/V/.,  1123  et  suiv. 


214  PRISE  DE  LA  VILLE.  [1442] 

ment  favorable,  il  fit  choisir  parmi  les  affidés  de  Ferdinand 
une  centaine  de  gens  résolus.  Ceux-ci  s'engagèrent  la  nuit 
même  dans  l'aqueduc,  sous  la  conduite  de  Pierre  de  Corella, 
de  Michel  Jean,  chevalier  de  Valence,  de  Pierre  Sanche  et  de 
Mathieu  de  Guinnaro,  gentilhomme  sicilien  \  Le  passage  était 
si  étroit,  qu'ils  ne  purent  emporter  d'autres  armes  que  des 
arbalètes  et  des  piques.  Néanmoins,  l'issue  n'étant  plus 
gardée,  ils  parvinrent  à  enfoncer  tous  les  obstacles,  et,  le 
matin  du  2  juin,  aux  premières  lueurs  du  jour,  quarante-six 
d'entre  eux  débouchèrent  dans  la  maison  du  tailleur  Gitello  ^ 

La  femme  et  la  fille  de  l'artisan  se  trouvaient  seules.  Les 
arrêter,  les  bâillonner  fut  pour  eux  l'affaire  d'un  instant. 
Pais,  n'osant  pas  encore  se  montrer  au  dehors,  ils  attendirent. 
Bientôt  le  jeune  fils  de  Gitello  vint  frapper  à  la  porte  et  l'ou- 
vrit. Ils  voulurent  le  saisir  à  son  tour  ;  mais  il  leur  échappa 
et  courut  partout  donner  l'alarme  :  «  L'ennemi,  l'ennemi  sort 
de  dessous  terre!  »  A  ce  cri,  chacun  se  renferme  dans  sa 
maison  ;  le  bruit  se  propage,  la  ville  entière  est  dans  l'épou- 
vante. Les  quarante-six,  se  voyant  découverts,  prennent  peur 
aussi.  Ils  s'élancent  dans  la  rue  comme  des  désespérés,  pour 
aller  se  jeter  du  haut  des  murs  et  regagner  leur  camp.  Leur 
prince,  qui,  pendant  ce  temps,  s'est  approché  de  l'enceinte 
avec  ses  troupes,  est  aperçu  des  sentinelles  :  celles-ci,  se 
croyant  prises  entre  deux  feux,  abandonnent  leur  poste,  et 
laissent  les  premiers  occuper  la  porte  Sainte- Sophie  ;  la 
bannière  d'Aragon  y  est  arborée  aussitôt. 

A  cette  vue,  Alphonse  commande  à  tous  les  siens  d'assaillir 
les  remparts  ;  comme  un  chef  de  barbares,  il  leur  promet  le 
pillage,  défendant  seulement  d'attenter  à  l'honneur  des  fem- 

•  Pérégrin,/A(fl'.  Ils  étaient  680,  selon  le  Journal  de  Naples.  Mais,  pour  tout  ce 
qui  se  passa  dans  le  camp  aragonais,  je  suis  de  préférence  les  indications  de  Pé- 
régriu,  l'auteur  du  Journal  devant  être,  sur  ce  point,  moins  bien  informé  que  lui. 
Cependant  je  laisse  de  côté  les  discours  à  la  manière  antique  placés  par  le  chro- 
niqueur dans  la  bouche  d'Alphonse,  qui  ne  les  prononça  jamais. 

*  Selon  quelques-uns,  ils  enfoncèrent  un  mur  de  l'église  Saint-Jean  in  Car- 
lionar'ta,  voisine  de  la  porte  Sainte-Sophie.  {Bomncontn'i  Annales,  Rer.  ital., script.^ 
I.  \X1,  col.   \h{).] 


[1442]  PRISE  DE  LA  VILLE.  215 

mes.  Ils  appliquent  leurs  échelles,  des  cordes  leur  sont  ten- 
dues de  l'inlérieur,  l'escalade  commence. 

Mais  René,  prévenu,  accourt  en  toute  hâte.  Il  engage  le 
premier  la  lutte,  dans  le  jardin  du  comte  de  Sant-Angelo, 
avec  deux  ou  trois  cents  cavaliers  et  une  demi-compagnie 
d'infanterie.  Lui-même  frappe  avec  vigueur  sur  tous  les  as- 
saillants qui  se  présentent.  Sa  main  est  si  lourde,  que  du  pre- 
mier coup  il  en  tue  trois  et  fait  reculer  les  autres.  Une  pierre 
lancée  d'une  des  tours  le  blesse  au  poignet  droit  :  son  épée  lui 
échappe  ;  il  la  ressaisit  sur-le-champ,  et  renverse  trois  nouveaux 
adversaires.  Le  jeune  Michel,  un  des  chefs  des  quarante-six, 
est  au  nombre  de  ses  victimes  ,  perte  que  Pérégrin  déplore 
amèrement ,  tout  en  reconnaissant  la  vaillance  du  duc  d'An- 
jou. 

René,  malheureusement,  ne  peut  être  partout.  Tandis  qu'il 
se  bat  comme  un  lion  à  la  porte  Sainte-Sophie,  la  porte  Saint- 
Janvier,  non  loin  de  là,  est  ouverte  toute  grande  par  un  assiégé 
à  bout  de  forces,  qui  ne  veut  plus,  dit-il,  mourir  de  faim. 
Trois  cents  Génois,  chargés  de  garder  cette  porte,  se  replient 
vers  le  Castel-Nuovo.  Le  flot  des  envahisseurs,  dissimulés  en 
partie  sous  les  habits  des  Angevins,  augmente  de  minute  en 
minute.  L'abbesse  du  couvent  voisin  de  Santa-Maria-Donna- 
Regina,  de  la  famille  Garracciolo,  les  appelle  de  son  côté. 
Pierre  de  Cardone  pénètre  par  là  avec  un  millier  de  soldats, 
s'avance  jusque  dans  une  des  rues  principales  [via  Maestro] , 
fait  prisonnier  sur  son  passage  Sarro  Brancazzo,  s'empare  de 
son  cheval,  le  monte  et  se  dirige  sur  la  porte  Sainte-Sophie, 
pour  prendre  en  flanc  la  petite  troupe  du  roi.  René,  voyant 
arriver  cet  Aragonais  à  cheval,  se  figure  que  la  ville  est  enva- 
hie dans  une  autre  direction.  Mais  le  désespoir  ne  fait  que 
l'enflammer  davantage.  Il  court  à  la  porte  Capuana.  «  Fuyons, 
lui  crie  un  chevaher  français  qui  le  rencontre,  Louis  d'Épinay; 
fuyons,  les  Aragonais  sont  partout.  »  11  lui  réplique  par  une 
des  plus  belles  paroles  que  l'histoire  puisse  enregistrer  :  «C'est 
à  un  roi  que  tu  dis  de  fuir  !  »  Et,  dans  un  excès  d'indigna- 
tion, il  lui  fend  la  tête.  Un  Catalan  l'aborde  un  instant  après 


216  PRISE  DE  LA  VILLE.  ,   [1442] 

et  le  déclare  son  prisonnier  :  d'un  coup  d'épée,  il  fait  tomber 
à  terre  la  main  qui  voulait  le  saisir. 

Mais  à  quoi  servent  les  prodiges  de  valeur  ?  Il  est  débordé 
de  toutes  parts.  S'il  tarde  encore  un  peu,  le  sort  qu'il  a  éprouvé 
à  Bulgnéville  l'attend  de  nouveau.  Un  dernier  asile  lui  reste  : 
abandonnant  le  Gastel-Capuano,  dont  les  alentours  sont  en- 
tièrement occupés,  il  se  retire  pas  à  pas  vers  le  rivage,  et  va 
s'enfermer  avec  les  derniers  débris  de  son  armée  dans  le  Cas- 
tel-Nuovo  \ 

Alors  commence  le  sac  de  la  malheureuse  cité.  Le  soldat 
espagnol,  le  Sicilien  lui-même  pillent,  volent,  tuent  à  loisir 
pendant  tout  le  jour.  Pérégrin  avoue  que  la  nuit  seule  mit  un 
terme  à  cette  scène  de  carnage,  et  que  l'ordre  de  cesser  ne  fut 
donné  que  le  lendemain  ^  Alphonse  attendit,  pour  entrer  dans 
Naples,  que  la  retraite  de  son  rival  fût  certaine.  A  son  tour,  il 
parcourut  les  rues  en  vainqueur,  et  se  rendit  à  l'archevêché. 
Il  crut  alors  pouvoir  user  de  clémence,  et  fit  venir  des  envi- 
rons des  provisions  de  toute  espèce,  qui  arrivèrent  le  lende- 
main. Les  habitants  rassasiés  lui  témoignèrent  leur  reconnais- 
sance par  une  adhésion  tardive,,  mais  complète.  Autant  ils 
l'avaient  maudit,  autant  ils  l'exaltèrent.  Un  essaim  de  panégy- 
ristes l'entoura  aussitôt.  Sa  libéralité  ne  l'empêcha  pas  de  faire 
payer  aux  Napolitains  les  frais  de  son  entrée  triomphale,  qui 
montèrent  à  dix-neuf  cent  un  écus,  et  cette  exaction  n'empê- 
cha pas  non  plus  ceux  qui  la  subirent  de  porter  aux  nues  ses 
manières  grandes  et  généreuses  ^  Cependant  il  resta  toujours 

'  Journal,  ihid.,  1124  et  suiv.  Cron.  del  ref^no  di  Napoli;  Mémoires  de  Delello  ; 
Pérégrin  (pièces  justificatives,  n"*^  99,  100,  101).  Bonlncontiii  Annales  (Joe.  cit.). 
•  ^  M.  de  Villeneuve-Bargemont  (I,  329)  parle  de  trois  jours  de  pillage,  le  Jour- 
nal de  Naples  {iHd.,  1125)  de  quatre  heures  seulement;  c'était  déjà  bien  assez. 
Du  reste,  l'historien  de  René  place  la  prise  de  la  ville,  contrairement  à  tous  les 
textes,  dans  la  nuit  du  samedi  3  juin,  tandis  qu'elle  eut  lieu  dans  la  journée  du  2, 
qui  était  effectivement  un  samedi. 

•'  V.  la  longue  liste  des  Napolitains  taxés  pour  les  dépenses  del  pagUo  e  deW 
arco  trlonfale  per  la  veniita  délia  Maesta  del  re  Alfonso  d' Aragona,  avec  le  dé- 
tail des  .sommes  imposées,  dans  la  chronique  manuscrite  de  Juliano  Passaro,  qui 
était  lui-même  un  de  ces  panégyristes  (iJibl.  nat.  de  Naples,  ms,  X,  C,  31, 
2'-  partie,  f"'  20-25). 


[1442]  PRISE  DE  LA  VILLE.  217 

dans  la  ville  un  parti  angevin,  et,  si  le  règne  du  vaincu  fut 
considéré  comme  non  avenu,  si  les  actes  de  sa  chancellerie 
furent  annulés  ou  détruits  \  son  souvenir  ne  s'effaça  pas  de 
tous  les  cœurs:  l'avenir  devait  le  prouver. 

René  obtint  une  trêve  de  dix  jours.  Le  Castel-Gapuano  te- 
nait encore,  défendu  opiniâtrement  par  Jean  Gossa  :  ce  fidèle 
officier  reçut  l'ordre  de  le  livrer,  pour  épargner  sa  vie  et  celle 
des  siens  ;  il  obéit,  et  put  aller  rejoindre  son  maître.  Les  Ara- 
gonais  trouvèrent  là  des  bombardes  et  des  munitions  en  pe- 
tite quantité  -.  Le  fort  Saint-Elme  leur  fut  rendu  un  peu  plus 
tard  de  la  même  manière.  Ils  ne  purent  entrer  non  plus  au 
Castel-Nuovo  que  par  un  compromis.  Le  roi,  qui  s'y  était  ré- 
fugié, le  remit  au  commandement  d'Antoine  Calvi,  citoyen  de 
Gênes,  auquel  il  devait  une  somme  considérable,  et  l'autorisa 
à  en  ouvrir  les  portes  au  vainqueur,  à  condition  que  celui-ci 
le  désintéressât  et  pardonnât  en  même  temps  à  tous  les  parti- 
sans de  la  maison  d'Anjou,  en  tête  desquels  fut  désigné  Othon 
Carracciolo.  Alphonse  accepta,  et  prit  possession  du  château 

'  La  série  régulière  et  officielle  des  registres  de  la  chancellerie  angevine,  aux 
archives  de  Naples,  s'arrête  à  1436.  Il  s'était  cependant  conservé  quelques  vo- 
lumes répondant  au  règne  de  René;  Charles  de  Lellis  en  a  tiré,  en  1081,  des  notes 
devenues  précieuses  par  la  disparition  des  originaux.  Mais  la  plupart  des  chartes 
de  ce  prince  que  j'ai  recueillies  se  trouvaient  dans  d'autres  séries,  et  nous  sont 
parvenues  comme  par  hasard.  Alphonse  fit  dater  son  règne  de  14.35,  et  votiluf 
effacer  toute  trace  du  gouvernement  précédent.  Dès  le  2  juin  1442,  on  trouve  un 
mandement  de  lui  daté  de  Naples;  le  dernier  acte  que  j'aie  rencontré,  donné  dans 
cette  ville  régnante  Renato,  est  du  23  mai  (Arch.  de  Naples,  Coventi  soppressi, 
reg.  74). 

-  Comptes  d'Alphonse  (Arch.  de  Naples,  Cedolc  tesorarie,  Ced.  IV,  f°  291  v°). 
Plusieurs  autres  articles  de  ce  compte  se  rapportent  à  la  prise  de  Naples  : 

<i  A  mess.  Bernât  de  Riu-Maj'or,  per  ralio  de  la  despesa  que  li  cov'tndrn  fer  anant 
en  les  parts  de  Cathalunya  per  portar  la  nova  à  la  senyora  rey/ia  de  la  prcsa  de 
Napols,  XXV  duc.  » 

<«  Al  canceller  de  Père  Martinez,  conestable^qui  sta  près  al  castell  de  Capuana, 
per  sa  sustentacio,  V  duc.    » 

«  A  VIIII  companyons  de  la  sua  gardia  quiforen  fer'its  en  la  Intrada  de  Napols, 
I  duc.  à  cascun,  Vim  duc.  » 

«  A  Roger,  trompeta,  qui  era  del  ducli  d'Enjou,  novament  acordat  ah  lodit  se- 
nyor,  per  mètres  à  punt,  XXX  duc.  »  {Il/id.,{°'^  279-285.) 


218  DÉPART  DE  RENÉ.  [1442] 

dans  le  courant  du  mois,  après  avoir  payé  Galvi,  qui  retourna 
dans  sa  patrie  \ 

Deux  galères  génoises,  parties  depuis  quelque  temps  pour 
apporter  des  vivres  aux  assiégés,  étaient  arrivées  le  3  juin  au 
port  de  Naples.  René  en  profita  pour  s'embarquer  avec  les 
chevaliers  français  qui  lui  restaient  et  quelques  Napolitains 
qui  voulurent  partager  sa  fortune,  Cossa,  Carracciolo,  Artelu- 
che  d'Alagonia^  et  d'autres  moins  connus.  Plus  tard,  il  devait 
dédommager  largement  ces  courtisans  de  son  malheur  et 
tous  ceux  qui  l'avaient  accompagné  en  Italie  ^  Mais,  pour  le 

'  Delello;  Cron.  del  regno  di  Napoli  (dnd.)  C'est  à  tort,  comme  on  le  voit,  que 
ce  fait  a  été  pris  pour  une  trahison  de  Calvi.  (V.  Vill.-Barg.,  I,  332.) 

-  Othon  ou  Ottino  Carracciolo,  chancelier  du  royaume  de  Sicile,  avait  déjà  reçu, 
le  10  juillet  1441,  à  titre  d'indemnité  provisoire  pour  les  pertes  qu'il  avait  subies 
dans  la  guerre,  le  don  d'une  rente  annuelle  de  quinze  cents  florins  sur  la  pension 
des  Juifs  de  Provence.  (Arch.  des  Bouches-dn-Rhône,  B  12,  f°  165  v°.)  Une  partie 
de  sa  famille  s'était  ralliée  à  la  même  époque  au  parti  aragonais,  indépendamment 
de  l'abbesse  de  Santa-Maria-Donna-Regina  :  Baptiste  Carracciolo,  comte  de  Girace, 
Louis  et  Georges  Carracciolo,  ses  frères,  Thomas  Carracciolo,  son  fils,  et  la  femme 
de  ce  dernier,  furent  amnistiés  et  récompensés  de  leur  défection  par  Alphonse, 
le  26  juillet  1441.  (Arch.  de  Naples,  Vergainene  règle  camere,  I,  36.)  Les  récom- 
penses accordées  par  René  pour  services  rendus  à  sa  personne  en  Italie  l'appau- 
vrirent tellement,  qu'en  1444  il  déclara  nulles  d'avance,  pour  ce  motif,  toutes  les 
aliénations  de  son  domaine  qui  pourraient  être  faites  à  l'avenir.    11  révoqua  éga- 
lement les  provisions  d'offices  qu'il  avait  accordées  par  grant  importunité  de  re- 
(jiirstes,  soit  en   Sicile,  soit  en  Provence,  avant    que  ces  offices  fussent  vacants. 
(Bibl.  nat.,  Lorr.  8,  f»  63,  et  318,    f°  204.)  Parmi  les  Français  qui  l'avaient 
accompagné  et  qu'il  rémunéra  de  diverses  façons  figurent  les  personnages  sui- 
vants, outre  ceux  dont  il  a  été  fait  mention  plus  haut  :  Jean  de   Nancy,  écuyer, 
auquel  il  donna  le  village  de  Chardoine,  au  duché  de  Bar;  Jean  de  Disy,  son 
secrétaire,  qu'il  nomma  garde  du  scel  du  tabellionnage  de  Barrois  ;  Jean  de  Hode- 
laincourt,  qui  reçut  six  muids   de  sel  sur  les  salines  de  Rosières  ;  Jean  le  Stil- 
leur,  docteur  en  droit,  maître   rational   de  Provence,  qui  obtint  une  allocation 
de  cent  réaux  d'or;  Henri  Desperch,  dit  Haine,  premier  huissier  d'armes,  auquel 
furent    assigués  vingt  florins  de   rente.  Aux    Italiens    qui  suivirent   en  France 
René  ou  les  siens,  il  faut  ajouter  :  Joannuce  Zigo  Atino,   son  valet  de  chambre, 
qu'il  créa   maréchal  de  ses  palais;   Nodon   Bardelini,   fourrier  des  logis,  qu'il 
anoblit;  Nicolas  de  Moutfort,  comte  de   Campobasso,  auquel  il  donna  la  sei- 
gneurie de  Commercy;  Andréossi  de  Andréossis,  son  secrétaire;  Bossillo  de  Ju- 
dice  (de  Juge),  son  conseiller  et  chambellan,  et  la  famille  de  Castillou.  Deux  re- 
ligieux italiens,  Pierre  de  Marini  et  saint  Bernardin,  franciscain,  qu'il  fit  cano- 
niser, lui  furent  attachés  eu  qualité  de  confesseurs.  (Arch.  nat.,  iv  504,  n"  1, 


[1442]  SEJOUR  A  FLORENCE.  219 

moment,  il  n'avait  à  leur  offrir  que  l'expatriation  et  une  mi- 
sère véritable.  Il  lit  voile  avec  eux  vers  Porto-Pisano,  et  de  là 
se  rendit  à  Florence  auprès  du  pape.  Les  Génois,  pendant  ce 
temps,  lui  envoyaient  des  secours  bien  inutiles.  Prévenus  de  la 
prise  de  Naples  par  Aron  Cibo,  qu'il  leur  avait  immédiate- 
ment dépêché,  ils  avaient  décidé  que  deux  commissaires  spé- 
ciaux ,  Baptiste  Lomellino  et  Nicolas  Justiniano ,  se  ren- 
draient avec  cent  arbalétriers  et  des  munitions  au  Gastel- 
Nuovo,  où  ils  pensaient  qu'il  pourrait  encore  se  défendre.  Il 
était  trop  tard,  et  les  ambassadeurs  en  question  durent  aller 
le  rejoindre  à  Florence,  au  mois  de  juillet  ^ 

Dans  cette  ville,  René  eut  avec  ses  deux  alliés  ou  leurs  re- 
présentants d'assez  longues  conférences.  Il  espérait  encore 
les  décider  à  une  intervention  énergique  :  Sforza  continuait  à 
lutter  pour  sa  cause  dans  les  Marches,  et  pouvait  prendre  le 
dessus  ;  mais  c'était  là  une  éventualité  trop  douteuse,  et  la 
situation  était  trop  mauvaise  pour  qu'on  prît  une  résolution. 
Faute  d'une  armée,  qui  aurait  mieux  convenu  au  roi  de  Sicile, 
le  pape  lui  donna  une  nouvelle  bulle  d'investiture  ^.  La  répu- 
blique florentine  le  combla  aussi  d'honneurs.  Logé  dans  le 
palais  d'Hilarion  de  Bardi,  il  était  nourri  avec  sa  suite  à  rai- 
son de  vingt-cinq  écus  d'or  par  jour.  La  ville ,  qui  connaissait 
sa  passion  pour  les  û  bestes  estranges  » ,  lui  offrit,  pour  sa  part 
de  présents,  une  des  lionnes  qu'elle  entretenait  à  ses  frais. 
Elle  lui  fit  faire,  de  plus,  par  un  de  ses  orfèvres,  une  somp- 
tueuse croix  d'or,  pour  remplacer  celle  que  lui  avaient  prêtée 
les  chanoines  de  Saint-Laurent  de  Florence,  et  que  d'adroits 
voleurs  avaient  soustraite  dans  son  propre  domicile.  Pendantson 
séjour,  il  se  lia  d'une  façon  intime  avec  le  chef  d'une  des  plus 
opulentes  familles  du  pays,  qui  avait  déjà  rendu  des  services  à 

fo  33;  KK  lin,  f"  78;  KK  1122,  f»  25  v»  ;  KK  1123,  l»  480v";P  1334\  no  11, 
1"  18;  Bourdigué,  II,  194;  D,  Calmet,  preuves,  t.  III,  col.  ccxxxix;  de  Quatre- 
barbes,  t,  I,  p.  cxxvil,  21,  36;  Villeneuve-Bargemont,  I,  427,  et  III,  293.) 

'  Arch.  de  Gènes,  Uélibérations,  X,  9a9,  9C0;  14  juin,  7  et  19  juillet  1442. 

^  ft  II  papa  fuoro  di  tempo  U  cuiicesse  le  bolle  dvl  regiio  di  Sicilia,  che  saria 
stata  meglio  cite  lï  hai'cssc  data  aiitlo  di  gcntc.  «  .Tournai  de  Naples,  //'/(/.,  1125, 


220  SÉJOUR  A  FLORENCE.  [1442] 

la  sienne  et  dont  il  utilisa  lui-même,  par  la  suite,  le  concours 
dévoué  :  c'était  André  de  Pazzi,  père  de  Pierre  de  Pazzi,  qui 
plus  tard  remplit  d'importantes  missions  diplomatiques  rela- 
tives aux  affaires  du  royaume  de  Naples.  Le  roi  de  Sicile  vou- 
lut tenir  sur  les  fonts  du  baptême  le  fils  de  ce  dernier,  qui 
venait  de  naître,  et  lui  donna  son  nom  ;  non  content  d'une 
pareille  marque  de  faveur,  il  armal'aïeul  chevalier  de  sa  propre 
main,  et  les  Florentins  en  furent  si  flattés,  qu'ils  firent  les  frais 
d'un  riche  équipement  pour  le  nouveau  dignitaire'.  Plusieurs 
autres  membres  de  la  même  maison  furent  employés  en  diffé- 
rentes circonstances  par  les  princes  d'Anjou  :  Michel  et  Ala- 
man  de  Pazzi,  banquiers  établis  à  Paris  et  à  Avignon,  leur 
servirent  souvent  d'intermédiaires  pour  le  payement  de  leurs 
gens  d'armes,  pour  des  commandes  ou  des  achats  d'objets 
d'art  ;  Jacques  de  Pazzi,  qui  figure  parmi  les  premiers  cheva- 
liers du  Croissant  institués  par  René,  exerça  sous  son  règne 
les  offices  de  clavaire  et  de  viguier  de  Marseille.  Toute  cette 
famille  tomba,  en  1478,  dans  le  déshonneur  et  la  ruine,  à  la 
suite  d'une  conspiration  ourdie  par  elle  et  par  quelques  prin- 
ces étrangers  contre  celle  des  Médicis,  dont  elle  était  devenue 
jalouse  ^. 

René  s'attarda  jusqu'à  l'automne  à  Florence.  Voyant  enfin 
qu'il  ne  pouvait  arriver  à  aucun  résultat  pratique,  et  désespé- 
rant du  présent,  il  se  fit  ramener  en  Provence  par  les  vaisseaux 
génois.  Ce  retour  a  été  placé  par  son  historien  au  mois  de 
novembre  1442  ^;  mais  il  se  trouvait  à  Aix  dès  le  23  octo- 
bre, jour  auquel  il  datait  de  cette  ville  une  donation  à  la  reine 
Isabelle,  écrite  en  termes  touchants,  et  formant  comme  l'épi- 
logue de  sa  malheureuse  campagne.  «  Pour  nous  assurer  la 
possession  de  notre  royaume  de  Sicile,  disait-il  dans  cet  acte 

'  Arch.  de  Florence,  Délibérations  des  gonfaloniers,  n"  48,  f»  8  v»  (pièces  jus- 
tificatives, n°  18)  ;  Consigli  maggwri,  rcg.  134,  f"  178  v°  (dépense  de  vingt-cinq 
florins  d'or,  pro  pennone  et  targid  ac  snpravesie  liomiiiis  et  eqii'i).  Istorle  florentine 
(Il  Scipione  Ammiiato,  2«  partie,  p.  40. 

2  V.  Extraits  des  comptes  et  mémoriaux  du  roi  René,  n"*  380,  381,  498,  509, 
518,  545,  etc.  \icf,']&Tàm?.,  Négociations  avec  la  Toscane,  l,  102,  1G9. 

■  Vill.-Barg,,  I,  336. 


I 


(1442]  RETOUR  EN  PROVENCE.  221 

à  l'héroïque  femme  qui  avait  partagé  ses  périls,  vous  avez  ex- 
posé sans  aucun  ménagement  votre  fortune  personnelle  ;  vous 
avez  délaissé  vos  États,  votre  pays  natal,  si  doux  pourtant, 
afin  de  passer  la  mer  et  de  venir  dans  ce  royaume  combattre 
avec  une  force  virile  et  un  cœur  magnanime  ;  vous  vous  êtes 
jetée  au-devant  de  tous  les  dangers  sans  la  moindre  frayeur.  » 
Et,  comme  récompense,  il  lui  donnait  en  propre,  pour  elle  et 
ses  héritiers,  la  terre  de  Ghamptocé  en  Anjou'.  On  eût  dit 
que  cette  âme  généreuse  ne  gardait  de  ses  revers  d'autre 
impression  que  la  reconnaissance,  d'autre  souvenir  que  celui 
des  services  rendus. 

Ainsi  finit,  après  une  guerre  de  quatre  ans  et  un  siège  de 
sept  mois,  le  règne  de  René  au  royaume  de  Naples.  Il  n'y 
devait  plus  revenir,  et,  s'il  conserva  avec  un  soin  encore  plus 
jaloux  qu'auparavant  le  titre  de  roi  de  Sicile,  ce  ne  fut  plus 
pour  lui  qu'une  dignité  nominale  et  une  façon  d'affirmer  ses 

'  «  Circà  assecutioncm  vegni  Jiostri  prefatl  SicHie,  pro  qiid  nediim  propriam 
stihstaiitiani  larglfluc  exposuistis^  quin  fnio,  re/ictis  l'cstris  ditione  et  patrid  etiam 
iiatalis  originis  tam  amena,  in  regnum  Ipsum  transfretaiido,  et  pro  ejus  adeptione 
virditer  et  magnanime  dimicando,  personam  vestram  (nùbusvis  suùire  pericidis 
nidlatenus  expavistis.  »  (Arch.  nat.,  P  1339,  n**  433.)  La  terre  de  Ghamptocé 
avait  été  saisie  par  René  sur  le  fameux  Gilles  de  Rais  à  raison  des  méfaits  commis 
par  lui  en  cet  endroit  même,  ainsi  qu'à  Angers,  à  Sablé,  à  Tiffauges  et  autres 
lieux.  Jean,  duc  de  Bretagne,  qui  prétendait  que  Gilles  lui  en  avait  cédé  la  pos- 
session, intenta  un  procès  au  duc  d'Anjou  :  trois  arrêts  consécutifs  du  parlement 
donnèrent  gain  de  cause  à  ce  dernier.  Néanmoins  Isabelle  ne  conserva  pas  le  fief 
de  Ghamptocé  :  par  une  transaction  conclue  eu  1450,  son  mari  leva  la  saisie  en 
faveur  du  nouveau  duc  de  Bretagne,  Pierre,  moyennant  douze  mille  réaux  d'or,  plus 
trois  mille  deux  cents  écus  d'or  neuf  payés  comptant,  en  se  réservant  seulement  la 
foi  et  hommage  et  les  autres  devoirs.  Des  besoins  d'argent  poussèrent  le  prince  à  cet 
abandon  de  ses  droits,  malgré  l'offre  de  la  reine  d'engager  ses  joyaux  pour  l'éviter,  et 
contre  l'avis  du  conseil  d'Anjou,  qui  voulut  faire  casser  l'accord,  disant  qu'il  n'y 
avait  pas  eu  depuis  cent  ans  d'affaire  plus  importante  pour  le  domaine  ducal. 
Après  la  mort  d'Arthur  de  Richemont,  Ghamptocé  fut  encore  saisi,  pour  cause  de 
rachat  féodal,  puis  délivré  au  duc  François,  son  successeur.  (Arch.  nat.,  P  1334 ', 
f"  12  V»;  1334%  fo«  34,  35;  1334',  f»**  31  v«,  94  v».)  Le  cartulaire  des  sires  de 
Rais,  publié  par  M.  Marchegay,  contient  (p.  68)  un  hommage  rendu  à  René  par 
Prégent  de  Coëlivy,  amiral  de  France,  pour  la  terre  de  Ghamptocé,  qu'il  tenait, 
disait-il,  du  chef  de  sa  femme  Marie  de  Rais. 


222  RETOUR  EN  PROVENCE.  [1442J 

droits  méconnus.  En  effet,  loin  d'abandonner  la  revendication 
de  son  trône,  nous  le  verrons  toute  sa  vie  chercher  à  le  relever^ 
soit  par  la  voie  diplomatique,  soit  par  la  force  de  ses  pi'opres 
armes  ou  de  celles  de  son  fils.  Mais,  à  partir  de  ce  moment, 
sa  domination  effective  est  finie,  et  avec  la  sienne  celle  de  cette 
brillante  et  aventureuse  dynastie  d'Anjou,  qui,  depuis  près  de 
deux  siècles,  avait  implanté  son  drapeau  à  Naples,  fait  de  la 
moitié  de  la  péninsule  une  succursale  du  royaume  de  France, 
assuré  pour  jamais,  malgré  des  fautes  et  des  luttes  regret- 
tables, l'influence  française  en  Italie.  En  effet,  cette  influence, 
qui  s'est  maintenue  depuis  par  des  moyens  divers,  a  surtout 
son  origine  dans  la  donation  du  royaume  de  Sicile  faite  par 
les  papes  aux  princes  angevins  et  dans  les  rapports  étroits 
créés  par  là  entre  ce  pays  et  le  nôtre.  On  a  souvent  déploré  de 
nos  jours  ce  qu'on  a  appelé  les  suites  de  l'ambition  de  ces 
princes,  ainsi  que  les  réclamations  et  les  expéditions  entre- 
prises par  nos  rois,  devenus  leurs  héritiers.  Mais  on  doit 
considérer  que  notre  domination  en  Italie  était  une  des  bases 
essentielles  de  la  politique  nationale  de  Charlemagne_,  de  saint 
Louis,  de  Charles  V,  politique  dont  l'abandon  a  produit  de 
nos  jours  de  si  douloureuses  conséquences.  Et  cette  domina- 
tion, il  faut  bien  l'avouer,  était  encore  moins  nécessaire  à  notre 
prospérité  qu'à  celle  des  Itahens;  car,  ainsi  qu'on  l'a  dit  plus 
d'une  fois,  ils  ne  surent  jamais  se  gouverner  eux-mêmes,  et 
ils  n'échappèrent  à  une  tutelle  que  pour  retomber  sous  une 
autre.  La  plupart  des  monuments,  des  institutions  du  pays 
napolitain,  remontent  à  Charles  I  ou  à  ses  héritiers  des  deux 
branches.  Leurs  bienfaits  ont  laissé  des  traces  plus  durables 
que  leurs  vexations,  et  leur  passage  a  largement  contribué, 
sans  aucun  doute,  à  l'assimilation  des  deux  nations  sœurs. 

Si  René  n'eut  pas  le  temps  de  coopérer  beaucoup  par  lui- 
même  à  cette  mission  providentielle  de  sa  race,  il  prit  cepen- 
dant plus  de  racines  que  ses  prédécesseurs  dans  le  cœur  des 
populations,  et  l'on  peut  dire  qu'il  clôt  dignement  la  série  des 
rois  de  Sicile  français.  Sa  chute  même  n'était  pas  dépourvue 
de  grandeur,  et,  parmi  les  causes  qui  l'amenèrent,  il  en  est 


[1442;  RETOUR  EN  PROVENCE.  223 

bien  peu  qui  lui  soient  imputables^  comme  on  a  pu  le  voir  par 
le  simple  récit  des  faits.  Ces  causes  se  réduisent,  en  somme, 
aux  suivantes  :  le  manque  d'argent,  que  les  chroniqueurs  na- 
politains mettent  eux-mêmes  en  première  ligne';  l'égoïsme 
et  l'infidélité  des  capitaines  italiens,  dont  il  revint  complète- 
ment dégoûté^  ;  l'abandon  plus  ou  moins  forcé  où  le  laissèrent 
ses  alliés,  et  surtout  le  roi  Charles  VII,  dont  la  protection  fut 
si  peu  énergique,  qu'il  ne  cessa  même  pas  d'entretenir  des 
relations  amicales  avec  le  roi  d'Aragon';  enfin  l'habile  tactique 
de  son  adversaire,  consistant  principalement  à  le  laisser  s'é- 
puiser sans  engager  de  bataille  rangée.  Le  duc  d'Anjou  possé- 
dait au  plus  haut  degré  cette  fur ia  francese,  qui  émerveillait  dès 
lors  les  Italiens  et  qui  faisait  dire  à  son  rival  :  «  Prenez  garde, 
voilà  le  lion  déchaîné  !  »  Alphonse  n'avait  ni  son  audace,  ni  sa 
droiture,  ni  sa  vaillance  chevaleresque,  ni  sa  popularité;  mais 
il  avait  la  ruse,  la  stratégie,  la  patience,  et  il  ne  regardait  ja- 
mais aux  moyens  pour  parvenir  à  ses  fins.  11  devait  donc 
triompher,  malgré  l'infériorité  de  sa  cause  :  alors  comme  au- 
jourd'hui la  force  primait  le  droit  ,  parce  qu'alors  comme 
aujourd'hui  l'adresse  primait  le  courage,  et  l'astuce  la  loyauté. 

'  «  Havcitdo perduto  il  regno  piu per  mancameiUo  dl  daiiari  che per  poca  v'irtu.  » 
Journal  de  Naples,  ibid.,  1125- 

-  «  Je  ne  veux  plus  qu'ils  fassent  de  moi  l'objet  de  leurs  trafics,  «  lui  fait  dire 
la  même  chronique  [Disse  che  non  voleva  che...  facessero  mercatizia  di  lui).  Ibid., 
1127. 

^  V.  Vallet,  Hist.  de  Charles  Vil,  111,  37G. 


I 


CHAPITRE  IV. 

REiNÉ  DUG  D'AlNJOU, 

sous  CHARLES   VII. 
(1442-1461) 


installation  de  René  en  Anjou.  —  Négociations  avec  l'Angleterre;  fiançailles  de 
Marguerite  d'Anjou.  —  Guerre  de  Metz.  —  Mariage  et  départ  de  Marguerite. 

—  Pacification  de  la  Lorraine.  —  Réforme  militaire.  —  Âcoord  définitif  avec 
le  duc  de  Bourgogne.  —  Recouvrement  du  Maine.  —  Voyage  du  roi  de  Sicile 
eu  Provence.  —  Extinction  du  schisme  pontifical.  —  Campagne  de  Normandie. 

—  Mort  de  la  reine  Isabelle;  cession  de  la  Lorraine.  —  Affaires  d'Italie.  — 
Expédition  de  René  en  Lombardie.  —  Tentatives  de  Jean  d'Anjou  sur  le 
royaume  de  Sicile.  —  René  protège  contre  le  Roi  la  famille  de  Jacques  Cœur. 

—  11  épouse  Jeanne  de  Laval.  —  Aventure  de  la  fausse  Jeanne  d'Arc.  —  Ré- 
volte de  Gènes. 

La  vie  du  roi  René,  à  son  retour  de  Naples,  entre  dans 
une  phase  nouvelle.  Le  bouillant  chevalier,  arrivé  à  l'âge  de  la 
maturité,  déjà  refroidi  à  l'endroit  de  la  gloire  militaire,  com- 
mence à  faire  place  au  prince  débonnaire  et  pacifique,  artiste 
et  lettré,  dont  la  physionomie  s'est  conservée  davantage  dans 
l'histoire  et  dans  la  tradition.  Le  gouverneiuent  de  ses  États 
particuliers,  le  bien-être  de  ses  sujets,  les  intérêts  généraux 
de  la  France,  les  travaux  de  l'esprit,  formeront  désormais  son 
occupation  principale,  et,  s'il  prend  part  encore  à  deux  ou  trois 
expéditions,  si  sa  position  l'implique  forcément  dans  les  plus 
graves  questions  de  la  politique  extérieure,  s'il  continue  en- 
iin  de  revendiquer  les  domaines  qui  lui  ont  été  enlevés,  ce 
ne  seront  plus  là,  pour  ainsi  dire,  que  des  accidents.  Mêlé 
plus  directement  aux  conseils  du  Roi,  il  exercera  sur  la  mar- 

lo 


226  INSTALLATION  EN  ANJOU.  [1442] 

che  des  affaires  une  influence  véritable,  et  remplira  dans  toute 
son  étendue  originelle  le  rôle  de  pair  du  royaume,  de  prince 
du  sang  français.  En  un  mot,  il  sera  avant  tout  le  duc 
d'Anjou  (car  la  Lorraine  ne  le  possédera  pas  longtemps  et  la 
Provence  n'aura  que  plus  tard  ses  préférences);  le  roi  de 
Sicile  n'existera  plus  guère  que  de  nom,  et  le  «  lion  déchaîné  » 
deviendra  peu  à  peu  ce  qu'on  pourrait  appeler  un  prince  d'in- 
térieur. Cette  transformation  sera  surtout  sensible  après  son 
second  mariage  ;  mais,  dès  l'époque  où  en  est  parvenu  notre 
récit,  le  nouveau  caractère  de  Thomme  apparaît.  Aussi  les 
événements  se  présenteront- ils  moins  pressés  sous  notre 
plume  ;  ce  qui  ne  veut  nullement  dire  qu'ils  auront  par  eux- 
même  moins  d'intérêt. 

Une  autre  cause,  plus  malheureuse  peut-être  que  la  perte 
du  royaume  de  Naples,  vint  contribuer  à  modifier  l'existence 
de  René  et  à  le  rappeler  au  milieu  des  Angevins.  Il  était  de- 
puis peu  à  Marseille,  occupé  à  tenir  les  États-généraux,  quand 
la  reine  Yolande,  âgée  de  soixante-deux  ans,  mourut  à  Sau- 
mur,  en  Thôtel  du  seigneur  de  Tucé,  le  14  novembre  1442  '. 
Il  n'eut  donc  pas  la  consolation  de  fermer  les  yeux  à  son  illus- 
tre mère,  bien  que  Nostredame  et  ses  imitateurs  la  lui  fassent 
retrouver  mourante  à  Marseille  même ^.  Cette  giande  prin- 
cesse, dont  nous  avons  raconté  les  actions,  qui  avait  tout  fait 
pour  la  France  et  pour  lui,  avait  consacré  ses  dernières 
années  à  administrer,  en  l'absence  du  seigneur  titulaire,  le 
duché  d'Anjou,  auquel  elle  avait  rendu  la  paix.  Par  son  testa- 
ment, daté  du  12  novembre  et  de  l'hôtel  de  Tucé,  elle  donnait 
à  René  tous  les  droits  qu'elle  pouvait  avoir  conservés  sur  le 
duché  de  Bar  et  le  marquisat  du  Pont,  et  à  Charles,  son  plus 
jeune  fils,  les  terres  de  Lunel,  Berre  et  Martigues,  qui  lui  ap- 

'  Gel  événement  a  été  placé  tour  à  tour  en  1 441,  en  1442  (14  décembre),  et 
en  1443.  M.  de  Villeneuve-Bargemonl  adopte  cette  dernière  date,  et,  pour  la  jus- 
tifier, fait  séjourner  René  un  an  de  plus  en  Provence  (I,  340,  448).  En  dépit  des 
historiens  de  seconde  main,  la  date  du  li  novcml)re  1442  doit  être  maintenue, 
comme  le  veulent  le  testament  et  les  comptes  d'Yolande  (Arch.  uat.,  P  1334", 
no  52;  K  501,  n»  1,  1"  2). 

2  César  de  Nostredame,  p.  G 10. 


[1443J  INSTALLATION  EN  ANJOU.  227 

partenaient  en  propre  et  qu'elle  lui  avait  déjà  cédées,  sauf 
l'usufruit,  en  1438.  Ses  biens  meubles  étaient  aussi  légués  à 
Charles,  excepté   quelques   objets  précieux,  tapisseries   ou 
bijoux,  laissés  en  souvenir  à  son  fils  aîné,  à  sa  fille  Marie  et  à 
sa  petite-fille  Marguerite.  C'était  là  tout  ce  que  possédait 
Yolande  d'Aragon  :  elle  mourait  pauvre,  déclarant  qu'elle 
n'avait  ni  réserve,  ni  or,  ni  argent  monnayé,  et  qu'elle  avait 
tout  dépensé  pour  les  rois  de  Fiance  et  de  Sicile  '.   Une  sé- 
pulture assez  modeste  lui  fut  donnée  dans  l'église  de  Saint- 
Maurice  d'Angers,  près  de  l'hôtel  de  saint  René.  Sa  disparition 
causait  un  vide  égal  dans  les  deux  cours.  Charles  VII  rendit 
hommage  à  sa  mémoire,  attestant  malheureusement  par  sa 
conduite  ultérieure  que  le  frein  qui  le  retenait  n'était  plus  là. 
Quant  à  René,  l'état  de  son  duché,  qui  se  trouvait  tout  à 
coup  sans   défense  contre  l'anarchie  et  contre  les  attaques 
des  Anglais,  lui  faisait  un  devoir  impérieux  d'y  revenir  au  plus 
tôt.  Aussi  ne  passa-t-il  en  Provence  que  le  temps  nécessaire 
pour  assurer  la  sécurité  de  cette  contrée.  Les  états  tenus  à 
Marseille  au  mois  de  novembre  le  supplièrent  de  prendre  des 
mesures  pour  protéger  les  places  maritimes  contre  les  incur- 
sions des  vaisseaux  catalans,  «  puisque,  comme  il  disait,  il 
allait  quitter  le  pays  pour  se  rendre  auprès  du  roi  de  France,  'n 

11  arrêta  ces  mesures  avec  eux,  et  confirma,  dans  la  même  ses- 
sion, tous  les  privilèges  des  Provençaux  ^  Avant  de  s'éloigner, 
il  voulut  encore  réformer  l'exercice  de  la  justice,  et  rendit  à 
ce  sujet   une   nouvelle  ordonnance,  datée   de  Tarascon,  le 

12  janvier  1443*. 

A  ce  moment,  Charles  VII  venait  de  reprendre  aux  Anglais, 
dans  une  campagne  rapide,  la  Guyenne  et  le  pays  des  Landes. 
Il  s'était  fixé  pour  quelque  temps  à  Toulouse,  afin  de  réor- 

'  Arch.  liai.,?  1334'%  11°  52;  P  1380',  n'»  31C8,  3169.  V.  ci-dessus,  p.  46. 

2  Aich,  des  Bouches-du-Rliônc,  B  49,  {°  275. 

■'*  Il)id.  Les  privilèges  parliculiers  de  la  ville  de  Marseille  avaient  été  confirmés 
et  augmentés  le  5  juillet  1439,  par  un  acte  donné  au  Castel-Capuano,  qui  con- 
cédait aux  habitants  la  convocaliou  d'un  conseil  général  et  des  libertés  municipales 
très-étendues.  (Arcb.  uat.,  J  84C,  n°  G.) 

*  Arch.  des  Uouches-du-Rlione,  IJ  GG4. 


228  INSTALLATION  EN  ANJOU.  [1443] 

ganiser  l'administration  du  Languedoc  \  René,  pressé  de 
conférer  avec  lui,  prit  le  parti  d'aller  le  retrouver  dans 
cette  ville,  pour  remonter  en  sa  compagnie  vers  les  bords 
de  la  Loire.  Après  s'être  arrêté  successivement  à  Beaucaire, 
àLunel,  à  Béziers  %  il  le  rejoignit  à  Toulouse,  au  mois  de 
mars.  Isabelle  accompagnait  son  mari,  et  ce  fut,  selon  toute 
probabilité^  sa  première  apparition  à  la  cour  de  France,  car 
nous  l'avons  toujours  vue,  depuis  son  mariage,  absorbée  par 
les  soins  du  gouvernement,  soit  en  Lorraine,  soit  à  Naples. 
Elle  menait  sans  doute  avec  elle  Agnès  Sorel,  l'une  de  ses 
dames  d'honneur,  dont  la  faveur  commença  à  peu  près 
vers  cette  époque  '\  Ce  qui  confirme  cette  induction,  ap- 
puyée d'ailleurs  sur  les  textes,  c'est  que  la  réunion  des  deux 
cours  paraît  avoir  été  le  signal  d'une  série  de  fêtes  et  de  dis- 
tractions. L'arrivée  du  roi  de  Sicile  fut  saluée  avec  joie;  «car 
c'estoit,  dit  Bourdigné,  un  prince  plain  de  déduyt  et  plaisir, 
qui  n'avait  eu  son  train  que  gens  d'esprit  et  passe-temps  '*.  » 
Marie  d'Anjou,  quoique  dans  un  état  de  grossesse  avancée, 
aurait,  suivant  quelques-uns,  pris  part  elle-même  à  ces  réjouis- 
sances; preuve  nouvelle  qu'elle  n'était  pas  encore  tenue  à 
l'écart.  René  n'avait  pas  la  rigidité  de  mœurs  de  sa  mère,  et  son 
séjour  en  Italie,  où  fermentait  déjà  la  corruption  de  la  Renais- 
sance, avait  dû  le  rendre  plus  indulgent  pour  les  faiblesses  de 
son  beau-frère.  Rien  n'indique,  néanmoins,  qu'il  les  ait  favo- 
risées par  une  complaisance  coupable.  Le  seul  point  certain, 
c'est  qu'ils  s'abstinrent  l'un  et  l'autre  de  toute  récrimination  au 
sujet  du  passé,  et  qu'ils  se  lièrent  d'une  amitié  plus  étroite, 
qui  dura  jusqu'à  la  mort  de  Charles  VII;  mais  on  n'a  pas 
besoin  de  pareils  motifs  pour  se  l'expliquer  •'. 

'   Vallet,  Hist.cle  C/iarles  I  II,  II,  44'i. 

-  Itinéraire. 

■'  V.  ci-dessus,  p.  48. 

'^  Bourdigiic,  II,  18G. 

■'  Le  seul  texte  qui  ail  pu  faire  supposer  à  M.  Vallel  que  René  favorisait  les 
passions  du  Roi  est  un  article  de  ses  comptes  relatif  à  un  don  de  dix-huit  aunes 
de  satin  noir  fait  à  Marguerite  de  Villequier,  dame  d'honneur  de  la  reine. 
Ce  cadeau  fut  offert  à   Tours,  non,  comme  le  dit  l'hislorieu  de  Charles  VII,  au 


[IU3]  INSTALLATION  EN  ANJOU.  229 

Au  mois  de  mai,  ils  revinrent  ensemble  en  Touraine,  par 
Tulle  et  Poitiers.  Charles  d'Orléans,  nouvellement  délivré  de 
prison,  les  accompagnait;  et  ce  fut  là,  probablement,  l'origine 
de  ses  rapports  intimes  avec  le  roi  de  Sicile  '.  Ce  dernier  as- 
sista alors  avec  sa  femme  aux  couches  de  sa  sœur,  qui  mit  au 
monde,  à  Chinon,  son  douzième  enfant  et  sa  huitième  fille  ^ 
Isabelle  la  tint  sur  les  fonts  du  baptême  avec  Charles  d'An- 
jou, et  lui  donna  le  nom  de  Madeleine,  en  souvenir  de  la  sainte 
révérée  chez  les  Provençaux  ;  cette  enfant  devint  plus  tard 
l'épouse  de  Gaston  de  Foix,  prince  de  Viane. 

En  juin,  René  rentrait  dans  la  capitale  de  son  duché  d'An- 
jou, et  s'installait  dans  le  château  de  ses  pères  avec  sa  femme 
et  ses  enfants.  Alors  s'ouvrit,  pour  la  ville  d'Angers  et  pour 
tout  le  pays,  une  ère  de  vie  et  de  prospérité  telle  qu'ils  n'en 
avaient  pas  connu  depuis  longtemps.  La  présence  du  maître 
se  fit  sentir  de  toutes  les  façons.  Tandis  qu'il  réorganisait  son 
conseil,  sa  Chambre  des  comptes,  et  tous  les  rouages  d'une 
administration  multiple  que  nous  décrirons  ailleurs,  les  tra- 
vaux publics  prirent  sous  son  impulsion  un  essor  nouveau  : 
des  jardins  furent  créés,  des  monuments  s'élevèrent,  des  œu- 
vres d'art  les  embellirent,  des  ponts  et  des  levées  furent  con- 
struits, des  fondations  charitables  diminuèrent  la  misère,  ac- 
crue par  les  guerres  récentes.  Angers  offrit  bientôt  l'aspect 

mois  d'octobre  1448,  pendant  que  le  duc  cr Anjou  se  trouvait  à  la  cour  de  son 
!)eau-frère,  mais  en  février  1447,  époque  à  laquelle  eut  lieu  son  départ  de  cette 
ville,  mentionné  dans  l'arlicle.  La  première  de  ces  deux  dates  est  seulement  celle 
du  payement  :  IJcné  était  alors  en  Provence.  A  la  seconde,  qui  est  la  seule  pos- 
sible, Marguerite  commençait  à  peine  à  être  remarquée.  Les  dons  de  ce  genre 
abondent  d'ailleurs  dans  les  comptes  du  roi  de  Sicile,  et  ne  sauraient  avoir  une 
signification  pareille.  En  tout  cas,  cet  exemple  unique  ne  saurait  suffire  pour 
qu'on  l'érigé  en  «  courtisan  émérite  »,  et  ne  prouverait  rien  au  sujet  d'Agnès 
Sorel.  (Cf.  Extraits  des  comptes  et  mcmonoii.c  du  roi  Retié,  n"  029;  Vallet,  HI, 
242;  Itinéraire.) 

'  Berry,  dans  Godefroy,  p.  423. 

-  Bourdigné,  loc.  cit.  M.  Vallet,  en  mentionnant  la  naissance  de  cette  fille,  donne 
seulement  la  date  de  1443  (lll,  444).  On  a  prétendu  qu'Isabelle  était  alors  en  Lor- 
raine (Vill.-Barg.,  I,  34 3);  cependant  le  compte  du  trésorier  de  Sicile  pour  l'année 
1442-43  mentionne  simultanément  ses  dépenses  et  celles  de  son  mari  (Arch.  nat., 
K504,  n"l). 


230  NÉGOCIATIONS  AVEC  L'ANGLETERRE.  [UUJ 

animé  d'une  résidence  royale  et  un  certain  air  de  grandeur, 
qui  excitait  un  peu  plus  tard  l'admiration  des  voyageurs  étran- 
gers ;  cette  cité  devint,  comme  dit  Bourdigné,  «  la  source  et 
fontaine  de  tout  plaisir  et  lyesse,  et  la  plus  honorée  des  mai- 
sons de  France*.  »  La  province  entière  se  prit  d'amour  pour 
un  prince  qui  se  montrait  k  son  égard  un  père  prévoyant, 
simple  et  familier  avec  ses  moindres  serviteurs,  s'intéressant 
à  tout,  vivant  de  la  vie  de  tous  :  dès  lors  les  échos  de  la  re- 
nommée populaire  apprirent  à  répéter  le  nom  du  bon  roi  René, 
Tout  cela  ne  fut  pas  l'ouvrage  d'un  jour  ni  d'une  année  ;  mais 
cela  se  produisit  peu  à  peu,  et  commença  au  retour  du  duc 
d'Anjou,  en  1443  ". 

Au  commencement  de  l'année  suivante,  un  événement  inat- 
tendu vint  faciliter  considérablement  cette  rénovation  en  assu- 
rant la  paix  au  pays,  et  grandir  l'importance  politique  du  prince 
en  lui  fournissant  l'occasion  de  témoigner  de  son  dévouement 
au  Roi.  Les  Anglais  avaient  perdu,  depuis  quelque  temps, 
beaucoup  de  terrain  sur  le  continent  :  Henri  VI  se  résignant 
à  traiter,  au  moins  en  vue  d'une  trêve,  accrédita  auprès  de  la 
cour  de  France  W^illiam  Pôle,  comte  de  Sulfolk,  Adam  Mo- 
leyns,  doyen  de  Salisbury,  et  d'autres  personnages.  En  ap- 
prenant que  l'ambassade  anglaise  était  débarquée  à  Harfleur, 
Charles  VII  réunit  son  conseil  à  Tours,  le  31  mars^  délibéra 
avec  Charles  d'Anjou  et  René,  qui  se  trouvait  depuis  les  pre- 
miers jours  du  mois  dans  cette  ville,  et  les  chargea  de  rece- 
voir Suffolk.  Le  16  avril,  celui-ci,  qui  était  allé  d'abord  à 
Vendôme  et  à  Blois,  arriva  aux  portes  de  Tours  avec  le  duc 
Charles  d'Orléans  et  Dunois,  son  frère.  Accueilli  par  le  roi  de 
Sicile,  le  duc  de  Calabre,  le  comte  du  Maine  et  d'autres  sei- 
gneurs, il  fut  conduit  le  lendemain  à  l'audience  rovale,  au 


'  Bourdigné,  II,  231.  V.  la  troisième  partie  de  cet  ouvrage,  consacrée  aux 
heaux-arls  (cliap.  I). 

2  Depuis  le  mois  de  juin  1443  jusqu'au  mois  de  mars  suivant,  René  résida  con- 
tinuellement à  Angers  on  à  Saumnr.  11  (il  ensuite  en  Anjou  des  séjours  beaucoup 
plus  longs,  interrompus  seulement  par  quelques  voyages.  (V.  l'Itinéraire.) 

■'  Stevenson,    Leilrrs  aiul  papers,  etc.,  Londres,  18G3,  I,  G!). 


[1444]  FIANÇAILLES  DE  MARGUERITE  D'ANJOU.  231 

château  des  Montils.  Les  négociations  officielles  s'ouvrirent 
aussitôt,  sur  des  bases  plus  sérieuses  et  avec  des  dispositions 
plus  favora}3les  qu'au  congrès  d'Arras.  Les  conditions  essen- 
tielles du  traité  étaient  arrêtées  à  l'avance,  dit  M.  Vallet  '. 
Le  monarque  anglais  demandait  la  main  d'une  princesse  fran- 
çaise pour  garantir  sa  sécurité  et  servir  de  gage  à  la  paix  fu- 
ture :  le  Roi  avait  obtenu  de  son  beau-frère  le  sacrifice  de  sa 
fille  cadette. 

Marguerite  d'Anjou  était  alors  dans  l'éclat  de  sa  quinzième 
année  ^  Elle  avait  été  élevée,  durant  l'absence  de  son  père  et 
de  sa  mère,  par  Yolande  d'Aragon,  qui,  dans  les  derniers 
temps  de  sa  vie,  l'avait  encore  auprès  d'elle  en  Anjou  ''.  Après 
avoir  failli  épouser  le  fils  du  comte  de  Saint-Pol,  puis  le  comte 
de  Charolais,  fils  du  duc  de  Bourgogne,  puis  le  comte  de  Ne- 
vers  *,  elle  se  voyait  destinée,  par  les  caprices  de  la  politique, 
à  un  quatrième  prince,  qui  lui-même  avait  recherché  quel- 
ques mois  plus  tôt  une  alliance  anti-française,  celle  de  la  fille 
du  comte  d'Armagnac.  Malgré  le  prestige  d'une  couronne 
royale,  un  pareil  sort  devait  inspirer  à  tout  membre  de  la  mai- 
son de  France  les  plus  vives  appréhensions  :  l'idée  de  devenir 
Anglais  répugnait  au  patriotisme  national.  Puis,  rien  n'était 
moins  assuré  que  la  bonne  amitié  des  deux  souverains  :  si  la 
guerre  se  rallumait  (ce  qui  devait  arriver  en  effet)^  René  se 
verrait  forcé  de  combattre  contre  son  gendre,  Marguerite  se 
trouverait  placée  entre  son  époux  et  toute  sa  famille.  La  posi- 
tion semblait  si  délicate  et  si  difficile,  que  Charles  VU,  qui 


1  liist.  de  Charles  f^II,  II,  451. 

2  Elle  était  née  le  23  ou  le  25  mars  1429  (Bihl.  nat.,  mss.  lat.  1156"  et 
17332,  caleiulriers). 

■■  V.  la  tlcpense  faite  «  pourvcslir  M'"''  Marguerite  à  la  venue  des  ambassadeurs 
de  l'Empereur  à  Sauniur  et  à  Angers,  »  en  septenil)ie  1442  (Arch.  nat.,  k  504, 
n»  l,f»  32  v°). 

*  Ce  dernier  projet  d'alliance  était  tout  récent.  Il  est  mentionné  par  M.  de  Ville- 
neuve-Bargcrnont  (I,  339),  et  pourtant  ce  fait  seul  détruit  l'assertion  qu'il  a  émise, 
que  M.  de  Quatrebarbes  a  répétée  et  que  j'ai  déjà  comljattue  plus  liant,  à  savoir 
que  le  mariage  de  Marguerite  d'Anjou  et  d'Henri  Vi  avait  été  stipulé  dès  1437, 
par  un  article  secret  du  traité  conclu  à  Bruxelles  pour  la  délivrance  de  René. 


232  FIANÇAILLES  DE  MARGUERITE  D'ANJOU.  [1444] 

avait  plusieurs  filles  à  marier,  n'en  voulait  pour  aucune 'd'el- 
les :  il  préférait  exposer  sa  nièce,  qui  lui  tenait  de  moins  près; 
peut-être  espérait-il  garder  ainsi  plus  de  liberté  vis-à-vis  de 
son  ennemi.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  mariage  fut  résolu  dans  le 
cours  des  conférences,  auxquelles  le  roi  de  Sicile  prit  une  part 
active,  La  reine  Isabelle  amena  elle-même  sa  fille  d'Angers  en 
Touraine;  elle  logea  avec  elle  et  avec  René  à  l'abbaye  de 
Beaumont-lès-Tours\  Suffolk  vit  la  jeune  princesse;  elle  lui 
convint,  et,  se  flattant  de  la  dominer  aussi  facilement  que  son 
faible  souverain,  il  pressa  la  conclusion  du  traité.  Le  22  mai, 
une  trêve  fut  signée  entre  le  roi  d'Angleterre  d'unepart,  les  rois 
de  France,  de  Sicile  et  de  Castille  d'autre  part,  pour  vingt-deux 
mois,  c'est-à-dire  jusqu'au  1"  avril  1446  -.  Le  surlendemain, 
Marguerite  fut  solennellement  fiancée  à  Henri  VI,  représenté 
par  Suffolk,  dans  l'église  de  Saint-Martin.  Les  rois  de  France  et 
de  Sicile  entrèrent  les  premiers  dans  la  basilique,  se  donnant 
la  main,  suivis  du  duc  de  Bretagne,  du  duc  d'Alençon,  du 
comte  de  Saint- Pol,  du  comte  de  Vendôme  et  d'autres  prin- 
ces. Les  deux  reines  arrivèrent  un  instant  après,  se  tenant 
de  même,  accompagnées  de  la  Dauphine  et  de  la  duchesse 
de  Calabre.  Derrière  elles  marchaient  le  Dauphin  et  Charles 
d'Anjou,  amenant  la  jeune  princesse,  qu'ils  présentèrent 
à  Charles  VII.  Celui-ci,  ôtant  son  chaperon^  la  conduisit 
au  milieu  du  chœur,  devant  le  légat  du  pape,  Pierre  de 
Mont-Dieu,  évêque  de  Brescia,  qui  devait  accomplir  les  fian- 
çailles. Le  prélat  donna  d'abord  une  dispense  verbale  et  pro- 
visoire aux  futurs  époux,  qui  se  trouvaient  parents  au  qua- 
trième degré,  leur  enjoignant  d'obtenir  dans  le  délai  d'un  an 
une  dispense  en  règle  du  pape  lui-même.  Puis  il  leur  fit,  en 
commençant  par  Suffolk,  les  interrogations  d'usage,  et,  après 
avoir  reçu  leur  réponse  affirmative,  unit  leurs  mains  et  les 
bénit.  Alors  tout  le  peuple  applaudit  et  cria  Noël!  Séance  te  - 
nante,  le  procès- verbal  de  la  cérémonie  fut  dressé.  Le  cortège 
se  rendit  ensuite  à  l'abbaye  de  Saint-Julien,  où  un  festin  avait 

'  Itinéraire. 

=  V.  le  texte  du  traité  dans  Monstrelet  (VI,  99). 


11444]  GUERRE  DE  METZ.  233 

été  préparé.  La  fiancée  y  fut  traitée  comme  la  reine  d'Angle- 
terre, et  servie  avec  les  mêmes  honneurs  que  la  reine  de 
France.  Des  spectacles  variés  leur  furent  offerts  :  deux  géants, 
portant  deux  arbres  dans  leurs  mains,  furent  suivis  de  deux 
chameaux  chargés  de  tours  et  de  gens  d'armes,  s'escrimant 
à  coups  de  lances.  La  fête  se  termina  par  des  danses,  qui  se 
prolongèrent  jusqu'à  une  heure  «.  intempestive  '»  .  Une  paix  dé- 
finitive et  générale  apparaissait  à  l'horizon  :  tout  le  monde  en 
salua  l'aurore  avec  empressement.  Le  clergé  d'Anjou  oc- 
troya un  dixième  et  demi  de  ses  bénéfices,  les  états  une  aide 
de  trente-trois  mille  livres  à  l'occasion  du  mariage  de  la  fille 
du  duc-.  Henri  VI  écrivit  à  Charles  VII  pour  le  remercier  de 
la  manière  dont  il  avait  accueilli  son  ambassade,  et  pour 
prendre  avec  lui  quelques  derniers  arrangements  ^ 

Malgré  tout,  le  mariage  ne  put  être  célébré  que  l'année  sui- 
vante. Un  différend  avec  la  ville  de  Metz,  qui  prit  soudain  des 
proportions  formidables,  força  René  à  se  rendre  avec  des  trou- 
pes dans  son  duché  de  Lorraine.  La  reine  Isabelle  ayant  voulu 
faire  un  pèlerinage  au  monastère  de  Saint-Antoine,  dans  sa 
ville  de  Pont-à-Mousson,  les  Messins  postèrent  sur  son  pas- 
sage quelques-uns  des  leurs,  qui  s'emparèrent  des  bagages 
envoyés  en  avant  et  les  enlevèrent  \  Ils  avaient  contre  elle  et 
ses  prédécesseurs  d'anciens  griefs  :  elle  n'avait  pas  donné  sa- 
tisfaction à  leurs  plaintes  contre  Thierry  des  Armoises,  un  de 
leurs  ennemis  ;  une  somme  considérable  leur  était  due  par 
les  ducs  de  Lorraine,  et  René,  loin  d'acquitter  cette  dette, 
l'avait  encore  accrue  (nous  avons  vu  par  suite  de  quelles  né- 
cessités). Ce  prince,  que  M.  Vallet  appelle  à  ce  propos  un 
«  débiteur  insolvable  ou  récalcitrant  » ,  et  qui  était  tout  au  plus 


'  Relation  communiquée  par  M.  Stevenson  (Vallet,  II,  454).  Procès-veil)al  du 
24  mai  1444  (Aidi.  nal.,  P  1334'%  n»  91  ;  pièces  justificatives  n°  20). 

-  Arch.  liât,  P  1334',  f"  14G  v°;  K  504,  n»  1,  f»  22. 

'•  Bil)l.  liât.,  nis.  fr.  4054,  n»  24;  Stevenson,  LelUrs  and  paprrs,  II,  35(!. 

^  M.  Vallet  (lll,  ;jl)  place  ce  fait  au  mois  de  mai  1444  ;  mais  on  a  vu  qu'Isa- 
l)elle  était  encore  le  24  aux  fiançailles  de  sa  fille  Marguerite.  Elle  ne  dut  quitter 
la  Touraine  qu'en  juin  ou  juillet.  (V.  l'ilini'raire.) 


234  GUERRE  DE  METZ.  [1444] 

besolgneux,  s'irrita  du  procédé  de  ses  créanciers,  et,  pour 
mieux  venger  l'affront,  décida  le  roi  de  France  à  marcher  avec 
lui  contre  Metz.  La  détermination  de  Charles  VII  a  été  attri- 
buée par  les  historiens  à  diverses  causes  :  mais,  si  des  projets 
de  conquête  germèrent  dans  son  esprit,  il  est  probable  qu'il 
voulut  d'abord,  tout  en  prêtant  à  son  beau-frère  un  secours 
qu'il  lui  avait  trop  ménagé  jusque-là,  débarrasser  l'intérieur 
du  royaume  d'une  nuée  de  soudoyers  et  d'écorcheurs  que  la 
trêve  avec  l'Angleterre  laissait  sans  emploi  :  c'est  ce  qu'af- 
firme, au  reste,  un  chroniqueur  contemporain  ',  Eu  effet,  il  mit 
une  partie  de  ces  gens  sous  la  conduite  du  Dauphin ,  qu'il 
envoya  en  Allemagne,  et  le  reste  sous  celle  de  Pierre  de  Brézé, 
qu'il  suivit  avec  René  en  Lorraine.  Au  mois  d'août,  les  deux 
rois  étaient  à  Langres.  Le  11  septembre,  Épinal,  qui  était 
sous  la  dépendance  de  l'évêque  de  Metz,  leur  ouvrit  ses  portes 
et  reconnut  l'autorité  de  Ghales  VII.  Ils  se  rendirent  de  là  à 
Rosières,  àïoul  et  à  Nancy.  Les  Messins,  se  voyant  menacés 
de  près,  organisèrent  la  résistance.  Ils  se  fiaient  sur  la  situa- 
tion inexpugnal^le  de  leur  cité.  Mais  les  troupes  royales,  qui 
se  montaient,  dit-on,  à  près  de  trente  mille  hommes,  les  inves- 
tirent complètement,  ravagèrent  toute  la  région  environnante, 
et  les  réduisirent  en  peu  de  jours  à  députer  au  Roi  un  parle- 
mentaire. Leur  envoyé,  Nicolas  Lowe,  fit  valoir  avec  force 
leurs  raisons  :  ils  avaient  toujours  été  dévoués  à  la  couronne 
de  France  ;  mais  ils  ne  relevaient  nullement  d'elle,  et  ils  ne 
savaient  quel  grief  leur  était  imputable  de  sa  part.  Charles 
fit  répondre,  par  un  président  de  son  parlement,  qu'il  avait 
des  preuves  certaines  que  Metz  était  des  appartenances  du 
royaume,  que  les  bourgeois  eux-mêmes  l'avaient  allégué  à 
l'Empereur  quand  celui-ci  en  avait  revendiqué  la  possession, 
qu'il  les  sommait  enfin  de  remettre  la  ville  entre  ses  mains.  La 
sommation  fut  repoussée,  et  la  guerre  continua  de  plus  belle. 
Pendant  tout  l'hiver,  les  dévastations,  les  cruautés  se  succé- 
dèrent de  part  et  d'autre;  un  blocus  rigoureux  fut  maintenu 

'   Dasiii,  VI,  IGâ. 


fl445i  GUERRE  DE  METZ.  235 

par  les  sénéchaux  de  Lorraine,  de  Bar  et  d'Anjou,  et  les  rois 
alliés  se  retirèrent  à  Pont.  Au  bout  de  cinq  mois  seulement, 
le  28  février  1445,  de  nouveaux  pourparlers  s'engagèrent,  et, 
Charles  ayant  consenti  à  ne  point  appi'ofondir  la  question  de 
l'indépendance  de  Metz,  un  traité  fut  signé  avec  lui,  stipulant 
que  les  prisonniers  seraient  rendus,  qu'aucuns  dommages  ni 
intérêts  ne  seraient  réclamés  par  l'État  messin,  qu'au  con- 
traire il  payerait  à  la  France  deux  cent  mille  écus  d'or,  et  ne 
donnerait  jii  asile  ni  secours  à  aucun  de  ses  ennemis'.  Le 
3  mars,  une  convention  particulière  intervenait  entre  la  ville 
et  René,  le  premier  intéressé  dans  cette  guerre.  Elle  contenait 
les  articles  suivants  : 

Au  nom  des  maître,  échevins,  jurés,  manants,  habitants 
et  de  toute  la  communauté  de  la  cité  de  Metz,  par  l'entremise 
du  roi  de  France  et  "de  son  grand  conseil,  il  est  promis  au  roi 
de  Sicile  que  tous  griefs  et  dommages  seront  oubliés.  Les  droits 
et  revenus  que  ce  prince  ou  les  siens  possédaient  sur  le  terri- 
toire messin  seront  rétablis  comme  avant  la  guerre,  et  réci- 
proquement. Toutes  les  obligations  des  ducs  de  Lorraine  envers 
Metz  ayant  moins  de  trente  ans  de  date ,  et  sur  lesquelles 
aucun  appointement  n'a  été  fait  ni  aucun  gage  donné,  seront 
annulées.  Tous  les  prisonniers  seront  délivrés.  Les  bagages  et 
objets  précieux  enlevés  à  la  reine  de  Sicile  seront  restitués  ; 
etc.  ^ 

Une  partie  de  la  dette  de  René  se  trouvait  donc  déjà  ré- 

•  D.  Calmet,  II,  836.  Vallet,  ni,  45.  Ce  dernier  placera  la  fui  du  siège  de 
Metz  la  négociation  de  Lowe. 

-  Bibl.  nat.,  Lorraine  228,  f"  yfi  (original).  Cette  convention  ne  fut  pas 
Ircs-lidèiement  observée  par  les  Messins  ;  car  René  fut  obligé  de  se  plaindre  au 
Roi,  cinq  ans  après,  qu'ils  avaient  gardé  des  prisonniers,  rançonné  plusieurs  de 
ses  sujets,  attaqué  et  blessé  ses  sergents,  etc.  11  avisa  aussi  de  ces  faits  le  duc  de 
Bourgogne,  en  le  prévenant  que,  s'ils  ne  voulaient  s'amender,  il  allait  leur  inter- 
dire tout  commerce  et  toute  commuiiicalion  avec  ses  États.  En  même  temps  il 
remerciait  Philippe  le  Bon  de  s'être  mieux  comporté  que  la  ville  de  Metz  envers 
ses  sujets  de  Bar  et  de  Lorraine,  pendant  tout  le  temps  qu'avait  duré  son  absence. 
Les  Messins  lui  donnèrent  des  explications  et  des  satisfactions  partielles;  mais  il 
eut  encore  avec  eux,  par  la  suite,  plus  d'une  difiicullé.  (Bibl.  nat.,  Lorraine  224, 
fo«  60,  65,  66.) 


236  MARIAGE  ET  DEPART  DE  MARGUERITE.  |144ol 

glée  antérieurement  ;  on  le  tenait  quitte  du  reste  \  Cette  ma- 
nière de  se  faire  décharger  lui  a  été  reprochée  avec  amertume, 
comme  un  acte  injuste  ^  Toutefois  il  faut  considérer  que  les 
Messins,  ayant  le  dessous,  lui  devaient,  comme  à  Charles  VII, 
une  indemnité  de  guerre  :  au  lieu  de  la  lui  payer  en  argent, 
ainsi  qu'à  son  beau-frère,  ils  lui  remirent  leur  créance  ;  c'était 
assez  naturel  \  En  effet,  aucune  autre  somme  ne  lui  fut  alors 
allouée,  quoi  qu'on  en  ait  dit.  Son  procédé,  sans  doute,  était 
violent;  mais  ses  adversaires  avaient  eu  l'initiative.de  la  vio- 
lence. On  leur  reprenait  beaucoup  plus  qu'ils  n'avaient  pris  : 
c'est  le  sort  ordinaire  des  vaincus. 

Au  retour  de  cette  campagne,  Charles  et  René  vinrent  à 
Nancy  recevoir  les  ambassadeurs  du  roi  d'Angleterre.  Aucun 
obstacle  ne  s'opposant  plus  à  la  célébration  de  son  mariage, 
ce  prince  envoya  de  nouveau  le  comte  de  Suffolk  auprès  du 
.roi  de  Sicile,  pour  procéder  en  son  nom  à  la  cérémonie  défi- 
nitive. Elle  eut  lieu  au  milieu  d'un  concours  considérable  de 
hauts  personnages,  en  tête  desquels  brillaient  Charles  VII, 
René,  le  comte  du  Maine,  le  duc  de  Calabre,  le  duc  dOrléans, 
le  comte  d'Alençon,  le  comte  de  Saint-Pol,  etc.  Marguerite, 
amenée  d'Anjou  par  Bertrand  de  Beauvau,  sire  de  Précigny, 
Alain  Lequeu,  archidiacre  d'Angers  et  le  trésorier  Moreau, 
devint  officiellement  reine  d'Angleterre  dans  les  premiers 
jours  du  mois  de  mars  1445  \  D'après  le  traité  rédigé  à  cette 

'  Ce  reste  était  de  cent  mille  florins.  La  partie  déjà  réglée  était  bien  moins 
considérable;  elle  comprenait  notamment  une  somme  de  huit  mille  francs  due  à 
.lean  le  Gronnaix,  dit  Creppy,  et  à  Hcnnequin  de  Tournai  pour  dommages  subis  à 
Bulgnéville,  et  contre  laquelle  avaient  été  déposés  en  gage  :  «  une  croisette  d'or 
où  il  y  a  ung  saphir  entre  quatre  rubis  balais  et  quatre  perles  reondes  grosses 
comme  ung  poix;  une  tablette  d'or  pesant  environ  demi  marc,  en  laquelle  y  a 
une  Aununciaciou  en  painture,  quatre  balais,  quatre  saphirs  et  seze  perles,  avec 
nng  chappeau  d'or  ouquel  il  y  a  seze  membres  d'or  où  il  y  a  LXIIII  perles  reondes 
grosses,  xxvil  esmeraudcs  et  xxvui  petis  balais.  »  (Bibl.  nat.,  Lorraine  231, 
f°«  60  et  suiv.) 

2  Vallet,  III,  45. 

•^  Dasin  observe  qu'il  leur  reprit  son  chirographe  «  Dro  rcdiniciidis  vcxatioiium 
iiicommodis  ».  (VI,  184.) 

"  Le  traité  de  mariage  ne  fut  grossoyé  qu'après  Pâques,  lorsque  la  cour  se  fut 


[1445]  MARIAGE  ET  DÉPART  DE  MARGUERITE.  237 

occasion,  elle  apportait  pour  toute  dot  à  son  mari  le  royaume 
et  les  îles  de  Majorque  et  Minorque,  à  charge  de  les  conquérir, 
c'est-à-dire  que  René  lui  cédait  simplement  les  droits  qu'il 
avait  hérités  de  sa  mère  Yolande  sur  ces  possessions,  moyen- 
nant qu'elle  renonçât  à  tout  le  reste  de  la  succession  paternelle 
et  maternelle.  L'Angleterre  visait-elle  déjà  à  la  domination 
de  la  Méditerranée?  Gela  n'est  guère  probable,  et  il  vaut  mieux 
supposer  que  son  roi,  tenant  uniquement  à  s'assurer  l'amitié 
de  la  maison  de  France,  se  contentait,  pour  l'obtenir,  d'un 
apport  fictif;  il  épousait  Marguerite  sans  dot,  pour  ainsi  dire, 
à  cause  des  avantages  politiques  que  cette  alliance  lui  pro- 
curait \ 

Des  fêtes  plus  longues  et  plus  brillantes  encore  que  celles 
de  Tours  suivirent  la  conclusion  du  mariage.  René,  grand 
amateur  de  tournois,  donna  dans  la  capitale  de  la  Lorraine  un 
magnifique  pas  d'armes,  auquel  il  prit  part  lui-même,  ainsi  que 
Charles  VII,  le  duc  de  Calabre,  Ferry  de  Vaudemont,  le  comte 
de  Saint-Pol  et  beaucoup  d'autres  seigneurs.  Les  deux  rois 
conduisirent  ensuite  la  nouvelle  épouse  jusqu'à  deux  lieues  de 
Nancy,  et  là  son  oncle  lui  fit  ses  adieux.  On  rapporte  qu'elle 
se  prit  à  pleurer  si  fort,  qu'à  peine  pouvait-elle  parler  *.  Était- 
ce  un  pressentiment  de  la  terrible  destinée  qui  l'attendait  ?  En- 
trevoyait-elle que  cette  union,  inaugurée  dans  la  joie  et  les  plai- 
sirs, coûterait  tant  de  larmes  à  elle  et  aux  siens?  Non  ;  Mar- 
guerite était  plutôt  une  jeune  fille  craintive,  émue  à  la  pensée 

transportée  à  Châlons,  et  non  le  25  décembre  précédent,  comme  l'a  cru  M.  Vallet. 
Cet  acte,  écrit  de  la  main  de  Jean  de  Charrières,  secrétaire  de  René,  fut  déposé  en- 
suite à  la  Chaml)re  des  comptes  d'Angers,  et  s'y  conservait  encore  au  seizième  siè- 
cle; mais  il  a  disparu  depuis.  Nous  avons,  pour  y  suppléer,  la  déposition  judiciaire 
de  Robert  Bodinais,  lieutenant  du  bailli  de  Bar  et  garde  du  scel  du  même  duché 
qui  fut  apiielé  à  témoigner,  en  l'tOi,  à  l'âge  de  soixante-dix  ans,  de  tous  les 
faits  lelalifs  au  mariage  de  Marguerite  d'Anjou  auxquels  il  avait  assisté.  C'est  de 
cette  pièce  que  sont  tirés  les  détails  ci-dessus.  Elle  figure  aujourd'hui  dans  le 
musée  des  Archives  nationales  (J  1039,  n"  29  ;  D.  Calmet,  preuves,  t.  III,  col.  cccii)_ 
L'auteur  de  VHisloire  de  Lorraine  s'est  trompé  en  prenant  la  cérémonie  de  Nancy 
pour  les  fiançailles,  et  celle  de  Tours,  qu'il  place  après,  pour  les  noces  de  la 
reine  d'Angleterre  (II,  838,  839). 
'  V.  Vallet,  m,  62. 


238  MARIAGE  ET  DÉPART  DE  MARGUERITE.  [iUa] 

d'aller  rejoindre  un  époux  inconnu,  d'affronter  un  avenir  incer- 
tain. Mais  la  passion  de  la  gloire  et  de  l'ambition  n'allait  pas 
tarder  à  la  posséder  tout  entière.  Par  son  courage  dans  les 
combats,  par  sa  fermeté  dans  l'adversité,  elle  devait  se  mon- 
trer la  vraie  fille  de  son  père,  le  surpasser  même  ;  et  c'est  une 
des  particularités  les  plus  dignes  de  remarque  dans  la  vie  de 
ce  prince,  que  toutes  les  femmes  qui  le  touchaient  de  près 
furent  supérieures  à  leur  sexe  par  leur  mérite  ou  leur  grand 
caractère  :  Yolande,  sa  mère,  Isabelle,  sa  femme,  nous  les 
avons  vues  à  l'œuvre  ;  Marie,  sa  sœur,  brille  dans  l'histoire 
d'un  éclat  plus  doux,  mais  non  moins  solide;  sa  fille  enfin, 
la  mieux  connue  de  toutes,  fut  l'héroïne  de  la  guerre  des  deux 
Roses,  et  devint  pour  les  Anglais  la  grande  Marguerite.  Ce 
cortège  d'illustrations  féminines  jette  un  intérêt  tout  particu- 
lier sur  la  maison  d'Anjou,  et  René  apparaît  comme  le  centre 
autour  duquel  elles  rayonnent. 

Accompagnée  par  son  père  jusqu'à  Bar-le-Duc,  par  son 
frère  Jean  et  par  le  duc  d'Alençon  jusqu'à  Saint-Denis  en 
France,  la  reine  d'Angleterre  fut  remise  là  aux  envoyés  de 
son  mari.  Ils  l'emmenèrent  à  Rouen,  ville  capitale  des  posses- 
sions anglaises  sur  le  continent,  où  le  duc  d'York,  gouverneur 
de  la  Normandie,  la  reçut  avec  une  pompe  inusitée.  Elle  s'em- 
barqua peu  après  :  une  violente  tempête,  qu'elle  essuya  en 
mer,  redoubla  ses  frayeurs,  et  la  jeta  presque  mourante  sur  la 
plage  de  Porchester,  où  elle  n'eut  pour  abri  qu'une  masure  ; 
c'était  plus  qu'elle  ne  devait  trouver  un  jour  sur  tout  le  ter- 
ritoire anglais.  Le  30  mai,  la  solennité  de  son  coui'onnement 
à  Westminster  jetait  un  voile  doré  sur  sa  tristesse  \ 

Un  autre  mariage,  arrêté  et  conclu  depuis  longtemps,  fut 
célébré  à  Nancy  durant  le  séjour  des  princes,  celui  de  Ferry 
de  Lorraine,  fils  d'Antoine  de  Vaudemont,  et  d'Yolande,  fille 
aînée  de  René.  Sa  consommation,  différée  par  suite  des  ré- 
pugnances de  ce  dernier,  se  rattache  à  un  ensemble  de  me- 
sures qu'il  prit  alors  en  vue  de  pacifier  son  duché  de  Lorraine. 

'  Arch.  liai.,  J  1039,  n"  2y;  Vallet,  Itl,  ô-i  et  suiv. 


[1445]  PACIFICATION   DE  LA  LORRAIN  M  239 

Cette  contrée,  en  effet,  avait  beaucoup  souffert  en  son  absence. 
Malgré  la  protection  du  roi  de  France,  ni  le  conseil  de 
régence,  ni  Charles  d'Anjou,  ni  la  reine  Isabelle  n'avaient  pu 
maintenir  la  tranrpillité.  Louis,  marquis  du  Pont,  revenu 
d'Italie  avec  sa  mère,  avait  été  chargé  de  la  lieutenance  ; 
mais,  trop  jeune  pour  un  si  lourd  fardeau,  il  avait  succombé  à 
la  tâche  et  péri  loin  de  ses  parents,  à  la  Heur  de  l'âge'.  Louis 
de  Beauvau  avait  été  ensuite  envoyé  en  Lorraine  avec  de  pleins 
pouvoirs.  La  noblesse  de  la  province  s'était  liguée  de  son 
côté  pour  résister  aux  bandes  des  écorcheurs,  et  pour  étouffer 
les  petites  guerres  locales  qui  éclataient  à  chaque  instant  \ 
Ces  efforts  étaient  demeurés  stériles.  Les  différends  avec  la 
ville  de  Metz  avaient  contribué  à  semer  le  trouble.  Une  autre 
malheureuse  affaire,  survenue  entre  l'évoque  de  cette  ville, 
ancien  allié  de  René,  et  les  ofliciers  ducaux,  qui  l'avaient 
arrêté  et  maltraité,  était  venue  augmenter  la  division  '\  Enlin 

'  Le  fils  cadet  de  René  mourut  vers  le  commencemeut  de  1444,  suivant  M.  de 
Villeneuve»Bargemont  (I,  342),  ou  plutôt  de  1443,  car  la  lettre  par  laquelle  les 
trésoriers  étaient  avisés  d'avoir  à  payer  deux  mille  francs  de  gages  à  Louis  de 
Beauvau,  nommé  gouverneur  de  Lorraine  à  sa  place,  est  datée  du  2G  mars  de 
cette  année  (Arch.  nat.,  KK  1124,  f"  22  v).  Son  père  lui  fit  ériger  dans  l'église 
de  Pont-à-Mousson  une  sépulture  monumentale,  dont  il  recommanda  l'exécution 
dans  chacun  de  ses  testaments. 

^  Dans  une  requête  adressée  au  marquis  du  Pont,  gouverneur  de  Bar  et  de 
Lorraine,  le  5  janvier  1440,  l'évèque  Conrad  Bayer  se  jilaignait  qu'après  avoir 
rendu  de  grands  services  au  roi  de  Sicile,  après  avoir  perdu  plusieurs  de  ses  parents 
à  Bulgnéville,  et  prêté  différentes  sommes  tant  à  la  reine  Yolande  qu'à  son  fils, 
il  avait  été  petitement  récompensé,  bien  que  ce  dernier  fût  son  vassal  à  cause  de 
l'église  de  Metz,  et  que  son  fils  aîné  Jean  eût  été  tenu  par  lui  Conrad  sur  les  fonts 
baptismaux  ;  que  plusieurs  des  gens  de  René  l'avaient  attaqué  nuitamment,  blessé, 
emmené  d'Amanceà  Coudé,  où  ils  l'avaient  retenu  durant  dix  semaines,  en  lui  en- 
levant jusqu'à  sa  vaisselle  d'argent;  etc.  Finalement,  il  demandait  la  restitution 
de  ses  biens  et  de  ses  lettres  de  créance,  avec  des  réparations.  Les  vexations  qu'il 
avait  subies  furent  sévèrement  réprimées  par  René  quand  il  en  eut  connaissance. 
Un  traité  conclu  entre  ses  conseillers  et  l'évèque,  le  29  avril  suivant,  et  une  assi- 
gnation tie  rentes  qui  lui  fut  faite  parla  reine  Isabelle,  le  I"'  février  1442.  ré- 
glèrent à  sa  satisfaclion  la  question  pécuniaire.  (Arch.  nat.,  KK  1117,  f"  110  v°; 
1123,  f""  "Oi  \"  et  900  \°.)  D'autres  détails  sur  cette  affaire  sont  donnés  par 
D.  Calmel(ll,  817,  9 iO). 

'  Arch.  nat.,  KK  1127,  f«  228  \".  D.  Calmet,  preuves,  t.  111,  col,  DCLVl.  Lu 


240  PACIFICATION  DE  LA  LORRAINE.  [1445] 

Antoine  de  Vaudemont  avait  recommencé,  sous  divers  pré- 
textes, à  agiter  le  pays.  Se  prétendant  lésé  par  le  roi  de  Sicile 
dans  le  payement  des  sommes  que  celui-ci  lui  avait  promises, 
il  avait  d'abord  accepté  des  arbitres,  parmi  lesquels  figurait 
le  turbulent  damoiseau  de  Gommercy  ;  puis  il  avait  dévasté 
avec  ses  gens,  renfoicés  de  deux  mille  Picards  envoyés  par 
le  sire  de  Croy,  son  gendre,  une  grande  partie  de  la  Lorraine 
et  du  Barrois  \  La  misère  des  habitants  en  était  arrivée  à  ce 
point,  que  Charles  VII  avait  dû  sommer  Antoine  de  se  rendre 
auprès  de  sa  personne,  à  Vaucouleurs  d'abord,  à  Châlons 
ensuite,  afin  de  chercher  avec  lui  les  moyens  d'apaiser  défini- 
tivement la  discorde  ".  En  même  temps,  le  Roi  ordonnait  que 
«  toutes  gens  de  compagnie  et  de  route  vivant  sur  les  champs  » 
eussent  à  s'abstenir  d'entrer  sur  le  territoire  barrois  ou  lor- 
rain, et  chargeait  le  sire  de  Saint-Georges,  son  lieutenant 
en  (Champagne,  de  courir  sus  aux  contrevenants ^  Vaudemont 
se  décida  enfin  à  comparaître,  et,  le  27  mars  1441,  à  Reims, 
un  nouvel  accord  fut  passé  entre  lui  et  le  conseil  du  roi  de 
Sicile,  autorisé  par  le  lieutenant  de  ce  dernier,  sur  les  bases 
suivantes,  arrêtées  dans  le  grand  conseil  du  roi  de  France  : 
Dans  un  délai  de  deux  ans,  seront  assignées  au  comte  de 
Vaudemont  des  terres  et  seigneuries  pour  une  valeur  de 
vingt-deux  mille  livres  tournois,  à  estimer  par  deux  com- 
missaires royaux.  Le  Roi  lui  donnera  le  revenu  du  grenier  de 
Joinville,  dont  son  fils  Ferry  jouira  après  lui  sa  vie  durant.  En 
retour,  Antoine  renoncera  à  toute  prétention  ou  querelle  re- 


se  confédôrant  jxjur  leniédier  aux  inconvénients  et  dommages  survenus  par  guene 
ou  autrement  depuis  le  départ  du  roi  et  de  la  reine  de  Sicile,  les  principaux 
seigneurs  lorrains,  au  nondjre  de  vingt-neuf,  s'étaient  engagés,  le  29  août  14  il,  à 
ne  se  livrer  à  aucune  poursuite,  à  aucune  œuvre  de  fait  les  uns  contre  les  autres 
pendant  trois  ans,  à  se  joindre  au  marcjuis  du  Pont  pour  faire  observer  la  justice, 
à  aider  ses  officiers  contre  les  malfaiteurs,  à  défendre  les  habitants  des  deux 
duchés  contre  les  jnlicrics  et  les  vols,  etc. 

'  Arch.  nat.,  KK   tli7,  1"  lô2  v";  D.  Calmet,  U,  819. 

^  Lettre  du  Roi  datée  de  Sainl-Miliicl,  le  4  mars  [1441].  Bibl.  nul.,  Lorraine 
9,  n°  15. 

^  Arch.  nat.,  KK  1117,  ï°  9ô(;. 


[1445]  PACIFICATION  DE  LA  LORRAINE.  241 

lative  au  duché  de  Lorraine,  à  tous  les  griefs  qu'il  a  pu  avoir 
depuis  la  guerre  contre  le  duc  ou  ses  sujets,  sans  rien  récla- 
mer de  plus.  Il  autorisera  son  fils  à  faire  au  roi  de  Sicile  l'hom- 
mage des  fiefs  de  Vaudemont  et  de  Moustier-sur-Saulx.  Il 
demeuj'era  quitte  de  mille  six  cent  cinquante  florins  qu'il 
devait  encore  sur  les  dix-huit  mille  formant  le  douaire  d'Yo- 
lande d'Anjou.  Tous  les  prisonniers  détenus  par  lui  seront 
mis  en  liberté,  moyennant  une  somme  de  cinq  mille  florins, 
qui  lui  sera  comptée  un  mois  après  Pâques.  Par  ce  traité 
de  paix  final,  tout  devra  être  oublié  et  pardonné,  et  les 
deux  parties  vivront  en  bonne  intelligence ,  comme  le  veut 
l'alliance  déjà  conclue  entre  leurs  enfants  et  qu'ils  feront 
consommer,  le  tout  sous  peine  de  déshonneur  et  de  cent 
mille  écus  d'amende.  Le  roi  de  France  servira  d'arbitre  s'il 
survient  quelque  nouvelle  difficulté.  Celte  convention  sera 
ratifiée  le  plus  tôt  possible  par  René  lui-même  et  par  son 
fils  aîné  '. 

Un  second  acte,  rendu  par  le  Roi  le  lendemain ,  garantit  en 
son  nom  l'exécution  du  précédent.  Les  cinq  mille  florins  pro- 
mis au  comte  pour  la  délivrance  de  ses  prisonniers  lui  furent 
remis  le  31  mai.  Mais  il  n'eut  de  cesse  que  toutes  les  autres 
clauses  ne  fussent  remplies,  et  fît  adresser  à  Charles  VII  des 
remontrances  pressantes  sur  ce  point  '\  C'est  pour  en  finir  que 
le  roi  de  Sicile,  arrivé  en  Lorraine,  non-seulement  ratifia  le 
traité  intervenu  en  son  absence,  mais  fit  célébrer  le  mariage 

'  Arch.  liât.,  J  932,  n"  10;  BiW.  nat.,  nis.  tV.  2717,  l''  172;  Arch.  des 
Boiiches-du-Rhone,  B  205,  t'°  38. 

=  Arch.  nat.,  J  933,  n»  3;  KK  1125,  f»  678.  Bibl.  nat.,  Lorraine  8,  n°  30. 
Charles  VII  eut  aussi  à  faire  accorder  Antoine  avec  le  duc  de  Bourgogne,  auquel 
il  s'en  prit  ensuite  et  réclama  la  rançon  de  René.  Des  lettres  d'abolition  i'wrcnt 
données  par  le  Roi,  en  l-iâO,  à  tous  ceux  qui  avaient  pris  part  aux  guerres  de 
Lorraine.  Vaudemont,  qui  n'était  jamais  content,  imagina  plus  tard,  à  la  faveur 
des  troubles  suscites  par  le  Dauphin,  de  demander  à  son  profit  un  partage  de  la 
Lormiue.  Le  duc  de  Bourgogne,  à  qui  il  s'ouvrit  de  ce  projet,  lui  fit  répondre 
par  sou  secrétaire  Thierry  de  Vitry  ([u'il  l'engageait  à  ne  pas  soulever  la  ([ues- 
tion  avant  de  voir  comment  tournerait  le  différend  du  Roi  et  de  son  fds,  sans 
quoi  il  serait  accusé  de  chercher  de  nouvelles  querelles,  et  lui,  duc,  d'être  son 
instigateur.  (Lettre  du  F'  juillet  1457;  Bibl.  nat.,  Lorraine  8,  n»  60.) 

16 


242  PACIFICATION  DE  LA  LORRAINE.  |144oj 

d'Yolande  et  de  Ferry.  Peu  de  temps  après,  afin  de  mettre  à 
la  tête  de  la  province  une  autorité  plus  forte,  il  nomma  son 
lils  aîné,  le  duc  de  Calabre,  son  lieutenant-général  aux  duchés 
de  Bar  et  de  Lorraine.  Dans  l'acte  par  lequel  il  lui  conférait 
tous  ses  droits,  et  qui  est  daté  du  1"  juillet  1445,  il  invoquait 
surtout  l'impossibilité  de  résider  lui-même  dans  le  pays,  à 
cause  du  temps  que  lui  prenaient  l'administration  de  ses  autres 
domaines  et  les  affaires  générales  du  royaume \  C'était  là,  en 
effet,  le  grand  inconvénient  de  sa  position,  et  ce  qui  faisait  la 
faiblesse  de  son  gouvernement  :  ses  États  étaient  trop  dissé- 
minés, trop  éloignés  les  uns  des  autres  ;  il  ne  pouvait  visiter 
chacun  d'eux  aussi  souvent  qu'il  l'eût  fallu.  Lui-même  sentait 
bien  le  mal,  et  la  remise  du  pouvoir  à  Jean  d'Anjou  n'était 
qu'un  acheminement  vers  une  cession  plus  complète.  Il  con- 
tinua cependant  à  diriger  de  loin  les  affaires  des  deux  duchés, 
et  correspondit  plus  d'une  fois  avec  son  fils  à  ce  sujet  -.  Pour 
l'attacher  davantage  à  cette  contrée,  et  pour  lui  permettre, 
ainsi  qu'à  sa  femme,  de  mieux  soutenir  son  rang,  il  lui  donna 
de  plus  en  propriété,  pour  lui  et  ses  héritiers,  le  marquisat  du 
Pont,  demeuré  vacant  par  la  mort  de  son  autre  fils,  en  se  ré- 
servant seulement  l'hommage  et  le  ressorte  Des  mesures  d'un 
ordre  différent  furent  prises  par  René  dans  le  but  d'assurer  la 
sécurité  du  pays  :  c'est  ainsi  qu'il  fit  fortifier  la  halle  de  Bar, 
forteresse  importante  qui  était  la  clef  de  la  cité  et  de  toute  la 
province  ;  les  bourgeois  de  la  haute  ville  de  Bar  furent  affran- 
chis pour  trente  ans  de  toutes  tailles,  subsides  et  services  mili- 

'  «  Comme,  pour  plusieurs  grands  et  liaulx  affaires  touchant  monseigneur  le 
Hoy  et  nous,  et  pour  le  bien,  utilité  et  conservation  de  nosdites  seigneuries  et  pays 
irAiiiou  et  de  Provence  et  autres,  nous  soit  de  nécessité  déleissier  nosdits  duchiez 
et  pays  de  Bar  et  de  Lorraine,  au  gouvernement  desquels  ne  po\ons  pour  le 
présent  personnellement  vacquer  ne  entendre,  «  etc.  (D,  Calmet,  preuves,  t.  HI, 
col.  nCLXXXVi;  Arch.  nat.,  KK  1124,  f"  875.) 

2   Arch.  nat.,  P  1334'',  f"'  72  v»,  79  v",  etc. 

'  1).  Calmcl,  11,  843.  Un  peu  plus  tard,  la  seigneurie  de  Doursaull,  au  ])ailliage 
de  Vitry,  fut  également  cédée  au  duc  de  Calabre,  en  considération  de  ses  services, 
et  parce  que,  dit  l'acte,  mettre  en  ses  mains  une  partie  du  domaine  de  l'État  n'est 
pas  l'aliéner.  (Arch.  nat.,  KK  1122, 1°  736  x".) 


i 


[1445]  PACIFICATION  DE  LA  LOIIRAIXF.  243 

taires,  à  la  condition  d'en  réparer  les  murs  et  de  veiller  à  leur 
entretien  '. 

Avant  de  quitter  la  Lorraine,  les  cours  de  Fi'ance  et  de 
Sicile  assistèrent  encore  à  de  nouvelles  fêtes.  Depuis  longtemps 
on  n'avait  vu  réunie  une  noblesse  aussi  nombreuse,  aussi 
brillante.  René,  à  Nancy,  était  l'amphitryon  de  toute  la  che- 
valerie, et  là,  comme  l'a  dit  un  écrivain  qui  ne  connaissait 
qu'un  des  côtés  de  sa  figure,  il  était  vraiment  roi  '.  Un  ballet 
de  princes  et  de  princesses  fut  donné  dans  son  château  :  la 
reine  Isabelle,  le  duc  de  Bourbon,  la  duchesse  de  Galabre, 
la  Dauphine  Marguerite  d'Ecosse  dansèrent  la  basse  danse  de 
Bourgogne,  pas  à  figures  variées,  dont  la  curieuse  notation 
a  été  récemment  retrouvée  \  Les  jeunes  chevaliers  redescen- 
dirent dans  la  lice,  et  rompirent  maintes  lances.  Le  chroni- 
queur Chastelain  a  tracé  des  préparatifs  de  ce  spectacle  mili- 
taire un  tableau  tout  à  fait  pastoral.  Les  rois  de  France  et  de 
Sicile  s'en  étaient  allés  jouer  aux  champs,  cueillant  herbes  et 
fleurs,  devisant  de  plusieurs  gracieux  devis.  Surviennent  le 
comte  du  Maine  et  d'autres  seigneurs,  qui  se  mettent  à  parler 
du  luxe  et  des  réjouissances  de  la  cour  de  Bourgogne.  Les 
piinces  se  piquent  d'émulation  et  décident  de  faire  publier  un 
tournoi.  Charles  d'Anjou  et  le  comte  de  Saint- Pol  sont  donnés 
par  l'historien  bourguignon  comme  les  principaux  organisa- 
teurs de  la  joute,  où  les  premiers  rôles  furent  remplis,  du 
côté  des  hommes,  par  Jacques  de  Lalain,  et,  du  côté  des 
dames,  par  Marie  de  Bourbon,  duchesse  de  Calabre,  et  Marie 
de  Clèves,  duchesse  d'Orléans  \  René  s'ingéniait  à  varier  et 
à  multiplier  ces  divertissements.  Son  goût  l'y  portait,  et 
peut-être  aussi  était-ce  un  moyen  d'affermir  son  influence  sur 

'  Dil)i.  iiaf.,  Loiiaiiie  C8,  1"  ly.j.  En  1438,  René  avait  déjà  oidoiiué  de  lor- 
tiiier  la  ville  de  Bar,  imposé  une  somme  de  dix  mille  lianes  pour  l'aclièvement  îles 
bari)acanes  commencées  par  lui  autour  de  la  place,  et  astreint  au  guet  les  xillagcs 
d'alentour.  (/(!i(W.,  f»^207,  :21(j.)  11  accorda  aux  bourgeois  de  Bar,  le  \\  mai  l'j'i4, 
des  rranchiscs  nouvelles.  (Arcli.  nat.,  KK  1117,  1"  164.) 

^  Vallet,  IJist.  de  Chailvs  J  11,  VA,  71. 

■   Vallct,  C/iro/iii/iic  de  la  PiiecUe,  p.   Kjl. 

'   Chaslelaiii,  éd.  Duclion.  XLll,  -iO  et  suiv.;  Vallet,  ill,  '»((. 


244  RÉFORME  MILITAIRE.  [1443J 

l'esprit  du  Roi ,  livré   alors  tout  entier  aux  idées  de  plai- 
sir '. 

Cette  influence  eut  presque  aussitôt  l'occasion  de  se  mani- 
fester de  la  façon  la  plus  heureuse.  Le  gouvernement  de 
Charles  VII  s'occupait  de  réformes  militaires,  dont  les  der- 
niers événements,  et  notamment  la  guerre  de  Metz,  avaient 
démontré  toute  l'urgence.  Au  mois  d'avril  et  au  mois  de  juin 
1445j  des  ordonnances  furent  rendues  pour  épurer  les  corps 
errants  des  routiers,  qui  composaient  jusque-là  la  majeure 
partie  des  troupes  royales,  pour  les  transformer  en  compagnies 
d'ordonnance,  astreintes  à  la  discipline  et  à  la  garnison,  pour 
établir  enfin  une  taille  spéciale  destinée  à  subvenir  à  leur 
entretien,  la  taille  des  gens  d'armes.  On  sait  quelle  importance 
eurent  ces  mesures  et  quels  progrès  elles  déterminèrent  dans 
l'organisation  des  armées  françaises  :  de  savants  historiens 
l'ont  exposé  avec  une  autorité  irréfutable  '.  Mais  ce  qu'on 
ignorait ,  c'est  que  les  réformes  furent  provoquées  surtout 
par  le  duc  d'Anjou,  et  qu'il  prit  une  part  prédominante 
aux  conseils  où  elles  furent  décidées.  Tous  les  princes  et  les 
capitaines  présents  furent  sans  doute  consultés  ;  on  mit  à  pro- 
fit,  notamment,  les  lumières  du  maréchal  de  la  Fayette. 
Toutefois  l'initiative  vint  de  René,  qui,  dans  ses  campagnes 
de  Lorraine  et  d'Italie,  avait  vu  de  près  les  inconvénients  des 
corps  francs  et  avait  acquis  à  ses  dépens  l'expérience  des 
choses  de  la  guerre.  Le  fait  est  attesté  par  un  témoin  oculaire, 
Jean  Galéas,  ambassadeur  milanais,  qui  se  trouvait  à  la  cour  et 

'  «  Le  roi  de  Sicile  i'esloyoil  de  jour  en  jour  le  roi  de  France  et  les  autres 
seigneurs,  et  s'esforroit  de  rencontrer  diverses  manières  de  nouveaux  jeux  et 
esbaltenieus.  MesQiement  il  se  trouvoit  assez  souvent  en  personne  aux  joutes, 
Icsaut  faire  merveilleux  festins  de  danses  et  tournoys.  »  (Olivier  de  la  Marche, 
liv.  I.)  La  dame  de  Beauté  parait  avoir  été  préseulc  aux  fêtes  de  Nancy.  (V.  Qui- 
cherat,  y4giiès  Sorc/,  p.  10;  Yallet,  Jll,  75.)  Mais  il  n'y  a  pas  là  un  motif  suffisant 
pour  appeler,  comme  l'a  fait  ce  dernier  (p.  81),  la  reine  Isabelle  «  patronne  et 
amie  »  de  la  belle  Agnès.  Les  raisons  morales  cpie  nous  avons  prodnites  pour 
défendre  d'une  telle  complicité  la  mère  de  Marie  d'Anjou  existaient  aussi  pour  la 
helle-sœur  de  celte  princesse. 

-  V.  IJoutaric,  Inslitutions  militaires  tic  la  France;  Vallet,  lliit.  de  Charles  VU, 
111,  50  cl  suiv.;  liiùl.  de  l'École  des  Charles,  XXXIll,  f;7-8l. 


fl44yj  RÉFORME  MILITAIRE.  245 

qui  le  remarque  dans  sa  relation  confidentielle'.  11  va  même 
jusqu'à  dire  à  ce  propos  que  toutes  les  affaires  du  royaume  de 
France  étaient  dirigées  par  le  roi  de  Sicile,  et  que  les  autres 
princes,  le  Dauphin  surtout,  étaient  jaloux  de  son  pouvoir.  Il 
y  a  là,  probablement,  un  peu  d'exagération  ;  mais  il  faut  re- 
connaître qu'à  cette  époque  René  assistait  assidûment  aux 
séances  du  conseil  royal,  qu'il  en  était  l'âme,  et  que,  d'un 
autre  côté,  son  beau-frère  n'avait  pas  personnellement  l'esprit 
aussi  libre  qu'il  l'eût  fallu.  La  déclaration  de  Galéas  est  donc 
fort  vraisemblable,  et  le  prince  qui  avait  importé  chez  les  Ita- 
liens les  perfectionnements  de  l'artillerie  était  parfaitement 
capable  d'améliorer  le  système  militaire  des  Français.  Ce  qui 
prouve  d'ailleurs  qu'il  se  préoccupait  de  cette  question,  c'est 
que,  l'année  précédente,  il  avait  obtenu  des  lettres  patentes 
du  Roi  réduisant  le  nombre  des  gens  d'armes  dans  ses  pays 
d'Anjou  et  du  Maine  et  diminuant  les  charges  causées  aux 
populations  par  leur  entretien  ^ 

C'est  pourtant  à  l'heure  où  il  servait  si  utilement  le  pays 
qu'il  fut  soupçonné  d'ourdir  avec  son  frère  le  comte  du 
Maine,  le  comte  de  Saint-Pol  et  le  connétable  de  Richemont 
une  nouvelle  praguerie.  Pierre  de  Brézé,  sénéchal  de  Poitou, 
parvenu  depuis  peu  à  la  plus  haute  faveur,  s'imagina  que  ces 
princes  complotaient  ensemble  contre  le  Roi  et  contre  lui. 
Mais  ils  n'eurent  pas  de  peine  à  se  disculper  et  à  prouver 
l'inanité  de  pareilles  suppositions  ^    Loin   de   s'être   aliéné 

'  «  Esso  re  Raynero  e  quelo  clic  governa  liitio  (juesto  reamr,  fl  e  sta/o  qiiclo 
che  ha  facto  fare  qucla  ordinanza  e  ridttctiune  délie  génie  d'arme,  como  ne  man- 
damo  una  copia  alla  Signoria  rosira.  »  (Arch.  de  Milan,  Domin.  Viscont.,  26  mai 
I  i'iS  ;  pièces  justificatives,  n"  21.) 

'  Aich.  uat.,  P  1335,  u"  123;  pièces  justificatives,  ii"  19. 

■  «  Puis  y  eut  un  brouillis  que  le  grand  seneschal  de  Poictou  meit  sus,  pour 
ce  qu'il  se  doubtoit  que  le  roy  de  Sicile,  monseigneur  le  connestable,  monseigneur 
du  Maine  et  monseigneur  de  Sainct-Paul  estoient  alliez  ensemble  et  faisoient  une 
praguerie;  et  fut  mal  trouvé,  car  Us  ny  pensoient  pas.  »  (Gruel,  Hist.  d'Jrthur 
de  Richemont,  éd.  Pelitot,  VIII,  532.)  M.  de  Beaucourt,  en  parlant  du  fait  dans 
ses  remarquables  études  sur  le  Caractère  de  Charles  Fil  (Questions  historiques, 
21"  livraison,  p.  93),  n'a  pas  reproduit  ce  dernier  membre  de  pbrase  ;  aussi  est- 
il  amené  à  voir  là  l'origine  d'une  sorte  de  disgrâce  de  la  maison  d'Anjou.  Mais  on 


246  ACCORD  AVEC  LE  DUC  DE  lîOURGOGNE.  [1445] 

les  bonnes  grâces  de  Charles,  René  reçut  de  lui,  sur  ces 
entrefaites,  une  preuve  éclatante  d'amitié.  Les  deux  cours 
s'étaient  transportées ,  au  mois  de  mai ,  à  Ghâlons-sur- 
Marne.  La  duchesse  de  Bourgogne,  Isabelle  de  Portugal, 
s'y  rendit  de  son  côté,  soit  pour  défendre  les  intérêts  de  sa 
maison  gravement  menacés,  soit,  comme  l'a  écrit  Olivier 
de  la  Marche,  pour  se  rapprocher  de  la  reine  de  France  et 
se  complaindre  avec  elle  de  rinfidéhté  de  leurs  époux  res- 
pectifs. La  femme  de  Philippe  le  Bon  et  la  reine  de  Sicile 
ne  se  rencontrèrent  point  sans  manifester  certains  sentiments 
de  jalousie  d'une  part  et  de  rancune  de  l'autre.  Des  questions 
d'étiquette  et  de  préséance  achevèrent  de  les  diviser.  De  plus, 
la  rançon  de  René  n'avait  pu  être  complètement  acquittée,  et 
la  duchesse  était  chargée  de  s'en  plaindre  à  Charles  VIT.  En 
1442,  l'ancien  prisonnier  de  Philippe  lui  avait  fait  remonti-er 
par  le  sire  d'Aubagne  que  les  charges  énormes  qui  lui  étaient 
imposées  par  la  conquête  de  son  royaume  de  Sicile  l'avaient 
empêché  de'le  satisfaire  ;  que  les  villes  qu'il  avait  consignées 
en  gage  entre  ses  mains  étaient  foulées  et  ruinées  par  ses 
gens  d'armes;  que,  s'il  voulait  bien  les  lui  restituer,  ainsi  que 
les  lettres  obligatoires  de  ses  cautions,  il  lui  fournirait  en 
échange  d'autres  garanties,  et  au  besoin  lui  vendrait  à  réméré 
les  places  de  Clermont  en  Argonne,  Varennes  ou  autres'.  Cet 
anangement  n'avait  pas  été  accepté.  Les  causes  de  dissenti- 
ment étaient  donc  nmltiples,  et  la  guerre  pouvait  se  réveiller 
d'un  instant  à  l'autre;  on  croyait  généralement  qu'elle  éclate- 
rait ^. 

L'intervention  du  roi  de  France  conjura  le  danger.  Après 
un  grand  nombre  de  journées  tenues  à  Châlons  et  à  Reims 
par  l'archevêque  de  cette  dernière  ville,  par  les  conseils  des 

reconnaîtra  ([iio  les  rapports  de  René  avec  le  Roi  ne  furent  point  altérés,  et  que, 
s'il  se  retira  de  la  cour  quelque  temps  après,  c'est  que  le  gouvernement  de  ses 
propres  États  réclamait  sa  présence. 

'   Arcli.  nal.,  KK  1118,  i»  GG3. 

-  Relation  de  Galéas,  Uiid.  On  ne  saurait  cependant  affirmer  avec  M.  Tuetey  (/« 
Écorckeiirs,  I,  354)  c[ue  René  et  les  princes  de  sa  famille  poussaient  à  la  guerre  ; 
ricii  ne  le  prouve,  et  personne,  an  fond,  n'avait  intérêt  à  prcndi'e  les  armes. 


IU43J  ACCORD  AVEC  LE  DUC  DE  BOURGOGNE.  247 

deux  parties  et  divers  seigneurs,  Charles  obtint  de  la  du- 
chesse de  Bourgogne,  qui  avait  besoin  d'acheter  ses  bonnes 
grâces  pour  son  mari,  un  compromis  à  l'avantage  du  roi  de 
Sicile.  Par  un  acte  préliminaire  daté  de  Châlons,  le  5  juillet 
1443,  ce  prince  et  son  fils  ratifièrent  d'abord  le  traité  conclu 
à  Lille  en  1437.  Le  lendemain,  le  premier  signa  avec  la  du- 
chesse, en  présence  et  à  la  requête  du  Roi,  une  convention 
aux  termes  de  laquelle  le  reste  de  la  dette  contractée  pour  sa 
délivrance  lui  était  remise,  les  places  fortes  et  les  scellés  des 
gentilshommes  qui  servaient  de  gages  devaient  lui  être  resti- 
tués, et  lui-même,  en  retour,  était  tenu  de  confirmer  toutes  les 
autres  clauses  du  traité  de  Lille,  d'en  faire  garantir  Texécution 
par  son  fils,  de  payer  les  capitaines  bourguignons  de  Cler- 
mont  et  de  Neufchâteau,  d'acquitter  enfin  ou  de  rembourser 
la  rançon  du  fils  du  sire  de  Rodemack  et  celle  de  Benetru  de 
Chassaul.  Le  roi  de  France,  de  son  côté,  devait  retirer  de 
Montbéliard  sa  garnison,  qui  inquiétait  les  sujets  du  duc  de 
Bourgogne*. 

La  somme  ainsi  remise  au  roi  René  était  de  quatre-vingt 
mille  six  cents  écus  :  à  ce  compte,  il  n'avait  pu  payer  en 
espèces  à  Philippe  le  Bon  que  dix-neuf  mille  quatre  cents 
écus,  puisque,  sur  les  quatre  cent  mille  formant  le  prix  total 
de  sa  mise  en  liberté,  cent  mille  avaient  été  mis  à  la  charge 
du  duc  de  Bourbon  et  deux  cent  mille  autres  n'étaient  exi- 
gibles que  dans  le  cas  d'une  prise  de  possession  effective  du 
royaume  de  Sicile.  Cette  éventualité  ne  s'étant  réalisée  qu'à 
moitié,  les  deux  derniers  quarts  de  la  rançon  pouvaient  être 
considérés  comme  non  dus  :  néanmoins,  René  en  fut  tenu 
quitte  à  titre  de  faveur  également,  ainsi  que  des  amendes  en- 
courues pour  retards  dans  les  payements,  amendes  montant 

I  Bibl.  nat..  Lorraine  239,  n»»  in,  13;  Arch.  nat.,  J  1039,  11°  C;  KK  1125, 
fo**  078,  G79  y";  D.  Plancher,  t.  IV,  preuves,  p.  CLXXXV.  Philippe  le  Bon  avait 
demandé,  de  plus,  la  ratification  du  traité  d'Arras  par  le  Dauphin  et  par  toute  la 
maison  d'Anjou  ;  on  ne  voit  point  (pie  celte  ratification  ait  été  donnée.  Sur  les 
négociations  qui  précédèrent  la  convention  de  Chàlons,  cl",  un  niénioire  de  I.t 
duchesse  de  Bourgogne  tiré  des  archives  de  la  Côte-d'Or  et  reproduit  par 
M.Tuetey  {op.  cit.,  11,192). 


248  ACCORD  AVEC  LE  DUC  DE  BOURGOGNE.  [1443] 

à  quarante  mille  écus  environ.  C'était,  en  tout,  trois  cent  vingt 
mille  six  cents  écus,  ou  au  minimum  cent  vingt  mille  six  cents, 
dont  il  bénéficiait  \  Mais,  par  la  suite,  ce  bénéfice  se  trouva 
réduit  de  cent  mille  écus  ;  car,  après  la  mort  de  la  duchesse 
de  Galabre,  il  dut,  comme  on  l'a  vu,  restituer  au  duc  de 
Bourbon  la  souune  que  ce  prince  avait  versée  pour  lui  :  il 
déboursa  donc  réellement,  pour  sa  délivrance,  cent  dix-neuf 
mille  quatre  cents  écus.  Malgré  tout,  le  Roi  lui  rendait  là 
un  service  signalé  :  il  est  probable,  en  effet,  que,  dans  l'état 
de  ses  finances,  il  n'eût  pu  de  sitôt  s'acquitter  du  restant 
de  sa  dette.  Philippe  donna  son  acquiescement  au  traité  conclu 
par  sa  femme.  Les  places  de  Clermont  et  de  Neufchâteau 
furent  rendues  à  leur  maître  légitime  avec  l'artillerie  qu'elles 
renfermaient  ;  celui-ci  en  donna  décharge,  ainsi  que  des  obli- 
gations de  ses  vassaux,  le  12  mars  suivant,  paya  les  deux  ran- 
çons convenues,  plus  quatre  cent  vingt  florins  à  Pierre  de 
Baufremont  pour  les  dépenses  et  voyages  faits  par  lui  à  l'oc- 
casion de  la  délivrance  des  deux  villes,  et  cette  question  grosse 
d'orages  fut  enfin  vidée  -. 

Le  roi  de  Sicile  ne  tarda  pas  à  témoigner  sa  reconnaissance 
à  Fauteur  de  cette  pacification.  Revenu  en  Touraine  avec  la 
cour  de  France,  qui,  subitement  attristée  par  la  fin  prématurée 
de  la  Dauphine,  avait  renoncé  aux  déplacements  et  aux  fêtes, 
il  se  réinstalla,  au  commencement  de  l'automne,  dans  son  châ- 
teau d'Angers,  et  de  là  travailla  activement  à  de  nouvelles 

'  Et  non420,G00,  comme  le  dit  M.  Vallet  (III,  82);  celte  somme,  en  effet,  eût 
dépassé  à  elle  seule  le  prix  total  convenu  à  l'origine.  La  cession  de  Casse!,  que  le 
même  écrivain  semble  donner  comme  une  clause  nouvelle  arrêtée  en  1445,  était 
stipulée  en  tête  du  traité  de  Lille. 

-  Bibl.  nat.,  Lorraine  239,  n°^  IC,  21,  22,  23.  Les  places  consignées  furent 
d'abord  coniiécs  à  Pierre  de  Baufremont,  chargé  de  les  garder  jusqu'à  l'entier 
accomplissement  des  engagements  de  René.  Le  même  seigneur  reçut  égalemenl, 
après  l'évacuation  de  Monlbéliard,  au  mois  de  novembre  144[),  les  titres  suivants, 
qu'il  devait  remettre  au  roi  de  Sicile  :  obligations  des  seigneurs  de  Lorraine,  de 
Barrois,  d'Anjou  et  de  Provence  ;  promesses  de  Jean  de  Chamblay  et  de  Colart  de 
Saulcy  de  garder  lis  places  de  Prény  et  Longwy  ;  (juittance  générale  de  Philippe 
le  Bon  à  son  ancien  prisonnier,  donnée  à  Middelbourg,  le  28  octobre.  (Arch.  de  la 
Côte-d'Or,  Clinnibre  des  comptes  de  Dijon,  B  11,887  ;  Tuetey,  op.  cil.,  II,  224.) 


[1445]  RECOUVREMENT  DU  MAINE.  249 

négociations  avec  T  Angleterre,  qui  devaient  ramener  à  la  mère- 
patrie  une  des  provinces  envahies.  La  paix  générale  qu'avait 
fait  espérer  le  mariage  de  Marguerite  d'Anjou  ne  se  concluait 
pas  ;  les  trêves  avaient  même  été  violées  sur  quelques  points 
par  les  gens  d'Henri  VI.  Dès  le  mois  de  juillet  1445, 
Charles  VII  envoya  à  ce  prince  une  ambassade  composée  de 
Louis  de  Bourbon,  comte  de  Vendôme,  Juvénal  des  Ursins, 
archevêque  de  Reims,  Gui,  comte  de  Laval,  Bertrand  de 
Beauvau,  sire  de  Précigny,  Guillaume  Cousinot,  sire  de 
Montreuil,  maître  des  requêtes,  et  Etienne  Chevalier,  secré- 
taire du  Roi.  René,  le  duc  d'Alençon,  le  roi  de  Castille  accré- 
ditèrent en  même  temps  des  représentants  à  la  cour  d'Angle- 
terre :  ceux  du  premier  étaient  son  secrétaire  Guillaume 
Gauquelin,  dit  Sablé,  et  le  sire  de  Tucé,  trésorier  d'Anjou. 
Us  rejoignirent  les  ambassadeurs  royaux  à  Cantorbéry,  le 
5  juillet,  et  firent  avec  eux  leur  entrée  h  Londres,  le  13  du 
même  mois  '.  Leur  mission  connnune  consistait  à  réclamer 
l'observation  des  conventions  précédentes  et  à  jeter  les  bases 
d'un  traité  de  paix.  La  condition  premièie  de  ce  traité  devait 
être  la  restitution  du  comté  du  Maine,  qu'Henri  VI  avait  pro- 
mise par  une  clause  secrète,  ou  plutôt  par  un  simple  engage- 
ment verbal,  lors  de  son  mariage.  Bertrand  de  Beauvau,  qui 
était  lui-même  un  des  serviteurs  du  roi  de  Sicile,  porta  sou- 
vent la  parole  dans  les  audiences  accordées  aux  ambassadeurs. 
On  ne  put  cependant  venir  à  bout  de  s'entendre.  Le  monarque 
anglais,  n'osant  pas  revenir  ouvertement  sur  sa  promesse,  et 
craignant,  d'un  autre  côté,  de  mécontenter  ses  barons  s'ill'ac- 
complissait,  chercha  des  palliatifs.  Il  offiit  de  remettre  le 
Maine  à  ses  maîtres  naturels,  les  princes  d'Anjou,  moyennant 
([u'ils  s'allieraient  à  lui  et  que  leurs  sujets  vivraient  en  bonne 
amitié  avec  les  siens  durant  vingt  ans  au  moins.  Charles  VII 
ayant  autorisé  son  beau-frère  à  accepter  la  proposition,  celui- 
ci,  par  une  nouvelle  délégation  du  17  octobre,  chargea  Guil- 
laume Cousinot  et  Jean  Havart,  valet  tranchant  du  Roi,  de 

'   V.  la  relation  de  cette  ambassade  dans  les  mss.  français   de  la  Bibl.  iiat., 
n"  3884,  f°  171  et  suiv.;  Stevenson,  Lvitcrs  afn/  f>aj>cr.s,  I,  87  et  siiiv. 


250  RECOUVREMENT  DU  MAINE.  [144348] 

négocier  en  son  nom  dans  ce  sens.  11  écrivit  le  même  jour  à 
son  gendre  et  à  sa  fille,  ainsi  qu'au  comte  de  Suffolk,  pour 
leur  recommander  ses  procureurs  \  Le  roi  de  France  envoya, 
de  son  côté,  des  lettres  pressantes.  Marguerite  d'Anjou,  qui 
commençait  à  dominer  son  faible  mari,  prit  l'affaire  en  main 
et  s'unit  à  son  père  pour  obtenir  la  solution  désirée.  Le  17  dé- 
cembre, elle  faisait  part  à  Charles  de  ses  efforts  réitérés  en 
vue  de  défendre  les  intérêts  français,  de  procurer  la  paix  et  la 
délivrance  du  Maine,  et  elle  lui  renvoyait,  avec  des  messages 
plus  détaillés,  Havart  et  Gousinot  \  Cinq  jours  après, 
Henri  VI  s'engageait  formellement,  par  écrit,  à  livrer  toute  la 
province  au  duc  d'Anjou  et  à  son  frère  le  30  avril  suivant  ;  il 
faisait  cette  concession,  disait-il,  à  la  requête  instante  de  sa 
fenune  et  pour  faire  plaisir  au  roi  de  France  ^ 

Malheureusement,  ce  succès  diplomatique  fut  suivi  d'une 
nouvelle  déception  :  le  prince  anglais  tergiversa  encore, 
et  le  terme  fixé  se  passa  sans  que  le  Mans  fût  évacué. 
Pendant  deux  ans,  les  conférences,  les  démarches  de  René 
et  de  sa  fille  continuèrent  sans  plus  de  résultat.  Les  lieu- 
tenants du  roi  Henri  reçurent  l'ordre  d'abandonner  la  place, 
mais  refusèrent  de  l'exécuter.  11  fallut  employer  la  force  : 
au  mois  de  mars  1448,  Charles  Vil  fit  entreprendre  le  siège 
du  Mans.  Le  roi  de  Sicile,  qui,  dans  l'intervalle,  avait  dû 
se  rendre  en  Provence,  ne  put  y  prendre  part  en  personne  ; 
mais  il  y  envoya  le  sénéchal  d'Anjou,  qui  le  tint  soi- 
gneusement   au   courant   des  opérations  *.  Elles   ne   furent 

1  Arch.  liât.,  P  1334'%  nOMÛ5, 107,  108;  pièces  justificatives,  ii»"  22  et  23.  Une 
autre  prociiraliou  fut  donnée  à  la  même  date  et  dans  le  même  but  à  Alvernatius 
Chaperon  et  à  Charles  de  Castillon,  sire  d'Albanée,  conseillers  de  René.  Mais  elle 
était  conditionnelle,  et  rarchevêque  de  Reims,  qui  signa  les  deux  avec  Pierre  de 
Brézé  et  le  sire  d'Haraucourt,  a  ajouté  de  sa  main  sur  celle-ci  :  <>  Il  y  a  nng 
aultre  povoir  en  nioilleur  forme,  duquel  il  se  fauldra  ayder,  et  non  pas  de  celuy-ci, 
sinon  en  cas  de  nécessité  et  pour  éviter  la  ronipture  de  la  délivrance  du  Maine.  » 
(Arch.  nat.,  \l>id.,  n»  100.) 

2  Bibl.  nat.,  ms.  fr.  4054,  n««  3G,  37. 

•■'  Stevenson,  Lctters  and  pajxTs,  etc.,  II,  C39. 

*  Comptes  de  René  (Arch.  nat.,  P  1334» ',  r  partie,  f"*  22,  28  v",  52  v°); 
Rild.  nat.,  ms.  fr.  4054,  n»  33;  etc. 


[1445-48]  RECOUVREMENT  DU  MAINE.  S'il 

pas  longues  :  au  bout  de  quelques  jours  d'investissement, 
le  couimandant  anglais  entra  en  pourparlers  et  rendit  la 
ville  presque  sans  coup  férir'.  Henii  VI  ne  réclama  pas.  Il 
se  soumit  au  fait  accompli,  et  consacra  par  des  lettres  offi- 
cielles la  restitution  du  comté  aux  piinces  d'Anjou,  en  se  ré- 
servant seulement  la  place  de  Fresnay,  et  en  dédommageant 
par  d'autres  terres  ceux  de  ses  sujets  auxquels  il  avait  donné 
des  fiefs  dans  ce  pays  -.  Il  y  avait  vingt-quatre  ans  que  le 
Maine  était  occupé  par  les  Anglais. 

La  province  reconquise  fut  sur-le-champ  remise  aux  mains 
de  Charles  d'Anjou  ,  frère  cadet  de  René.  Elle  lui  avait 
été  dévolue,  non  par  le  testament  de  leur  père,  mais  par 
celui  de  Louis  III,  leur  frère  aîné,  qui  lui  avait  laissé  en  ou- 
tre, pour  en  jouir  après  la  mort  d'Yolande  d'Aragon,  les  biens 
formant  le  douaire  de  cette  princesse,  savoir  Berre  et  Marti- 
gues  en  Provence*  ;  en  attendant  l'exécution  de  ce  legs,  René 
s'était  obligé  à  servir  k  Charles  une  pension  de  huit  mille  livres 
tournois.  Nous  avons  vu  qu'un  premier  traité  était  venu  ré- 
gler, en  1437,  le  partage  delà  succession  d'Anjou;  mais, 
l'occupation  ennemie  durant  encore ,  Charles  conserva  jus- 
qu'au jour  où  elle  devait  prendre  fin,  et  à  titre  de  compensa- 
tion, une  rente  de  quatre  mille  livres.  Par  un  second  acte 
passé  le  18  janvier  1438,  peu  de  temps  avant  son  embarque- 
ment pour  l'Italie,  son  frère  ratifia  cette  convention,  arrêtée 
par  l'entremise  de  leur  mère  et  de  leur  sœur  Marie  '\  Isabelle 
de  Lorraine,  à  son  départ  de  Naples,  fut  chargée  d'en  accom- 
plir la  teneur,  et  le  partage  définitif  fut  fait  par  elle  au  nom  de 
son  mari,  le  o  avril  1441,  àTarascon.  Le  comté  du  Maine  fut 
cédé  entièrement  à  Charles  d'Anjou,  à  la  charge  d'en  rendre 

'  Le  Ifi  mars,  selon  M.  Vallet  (III,  138);  le  2  avril,  suivant  une  requête  de 
l'an  1451  adressée  [lar  Charles  d'Anjou  à  son  frère  René(Arch.  nat.,  P  133'i\ 
1"  59  yo  et  suiv.). 

^  V.  Rymer,  t.  V,  1"  partie,  p.  188. 

'  Arch.  nat.,  P  133i",  n»  52,  f°  15.  Yolande  à  son  tour  légua  ces  deu\  terres, 
avec  d'autres,  à  Charles  d'Anjou;  plus  tard,  René  les  érigea  en  vicomte  en  faveur 
de  son  frère.  (Lettres  patentes  du  !)  octobre  1473;  Arch.  nat.,  P  1351,  n°  G75.) 

'   Rihl.  nat.,  Lorraine  8,  f»  49. 


2o2  RECOUVREMENT  DU  MAINE.  [1443-48] 

l'homiiiage-lige  au  roi  de  Sicile,  qui  à  son  tour  le  rendrait  au 
roi  de  France.  Toutefois  la  baronnie  de  Sablé,  qui  ne  dépendait 
pas  de  l'apanage,  ne  lui  fut  donnée  que  sa  vie  durant;  ses  hé- 
ritiers devaient  avoir  en  place  la  terre  de  la  Rocbe-sur-Yon. 
La  continuation  de  la  rente  de  quatre  mille  livres,  jusqu'au 
recouvrement  de  la  ville  du  Mans,  fut  de  nouveau  stipulée. 
Charles  ne  devait  plus  rien  réclamer;  mais,  si  la  postérité  de 
René  venait  à  s'éteindre,  il  serait  appelé  à  lui  succéder  '.  Ce 
traité  reçut  la  confirmation  du  roi  de  Sicile  et  du  roi  de  France. 
Le  comte  du  Maine  entra  donc  sans  difficulté  en  possession  de 
son  fief,  au  mois  d'avril  1448.  La  perception  de  la  gabelle, 
dont  il  demanda  à  jouir  dans  toutes  les  paroisses  du  comté, 
lui  fut  seule  refusée  :  la  Chambre  des  comptes  d'Angers  lui 
donna  pour  raison  que  c'était  là  un  droit  de  nouvelle  institu- 
tion, qui  n'existait  pas  depuis  plus  d'un  siècle,  et  qui  était  in- 
dépendant du  domaine'-.  Il  n'avait  pas,  du  reste,  à  se  plaindre  : 
l'apanage  d'Anjou  était  morcelé  pour  la  première  fois  à  son 
profit,  et  la  jouissance  elïective  de  son  comté  lui  créait  une  si- 
tuation territoriale  digne  de  sa  situation  politique  ;  car  on  sait 
qu'il  fut  longtemps  le  favori  et  le  lieutenant  préféré  de  Char- 
les VII,  qui  augmenta  ses  domaines  du  comté  de  Gien,  de  la 
vicomte  de  Chàtellerault  et  de  l'hôtel  de  Cachan,  près  Paris, 
ancienne  propriété  de  Duguesclin.  Aussi  garda-t-il  au  Roi 
une  fidélité  inviolable  et  au  chef  de  la  maison  d'Anjou  un  ten- 
dre attachement.  Il  lui  fit  à  plusieurs  reprises  des  prêts  im- 
portants, qui  lui  furent  remboursés,  et  René  à  son  tour  lui 
témoigna  sa  gratitude  en  lui  offrant,  dans  une  affectueuse 
dédicace,  Son  livre  des  Tournois  ■'. 


'  Aicli.  liât.,  J  117,  n»  li;  P  1343,  a"  558.  Arch.  des  Bouches-dii-Rlione, 
T>  ('<('•'.].  Il  s('ml)K',  d'après  celte  dernière  clause,  que  le  fils  de  Charles  aurait  dû 
iifiitcr  de  1  Anjou  à  la  mort  de  René;  mais  on  sait  qu'il  eu  advint  autrement. 
Dupiiy  n'en  est  pas  moins  dans  son  tort  lorsciu'il  allègue  que  Charles,  ayant  eu  le 
comté  du  Maine  pour  son  partage,  ne  j)ouvait  j)lus  prétendre  à  rien  [Droits  du  Roi, 
p.  (ji)7).  De  même  (pie  René  avait  succédé  à  son  l'rère  Louis  Ml,  Charles  ou  son 
lils  pouvaient  succéder  à  René  lui-même. 

'  Arch.  nat.,  P  l:33i%  f"  59  s°. 

'  Arch.  nat.,  J  755,  ii"  5;   .1  178,  n"   20C;   KK  246,  f»  5;  P  1334',  f"  ICI; 


[1447]  VOYAGE  DE  RENE  EN  PROVE.K'E.  253 

Le  roi  de  Sicile  avait  quitté  l'Anjou  pour  l:i  Provence  au 
mois  de  février  1447'.  Un  pareil  voyage  était  alors  trop  lent  et 
trop  dispendieux  pour  qu'il  le  renouvelât  fréquemment.  Une 
petite  flottille,  qu'il  entretenait  près  du  château  d'Angers,  sur 
la  Maine,  l'emmenait,  lui,  son  conseil  et  toute  sa  maison,  jus- 
qu'à Roanne,  en  remontant  le  cours  de  la  Loire.  Ses  tapisse- 
ries, sa  vaisselle,  ses  bahuts,  en  un  mot  tout  le  suppellectile  des 
grands  seigneurs  de  l'époque,  voyageaient  avec  lui.  C'était  un 
spectacle  imposant  pour  les  riverains  que  cette  longue  file  de 
barques,  recouvertes  de  tentures  à  sa  livrée  (gris,  blanc  et 
noir),  ornées  de  bannières  à  ses  armes,  chargées  de  princes, 
d'officiers,  de  courtisans.  Le  train  s'avançait  à  petites  jour- 
nées, s' arrêtant  de  ville  en  ville,  selon  les  besoins  ou  les  capri- 
ces du  maître.  Quelquefois  les  arches  des  ponts  se  trouvaient 
trop  basses  pour  lui  livrer  passage,  et  il  fallait,  comme  il 
advint  à  Saumur,  les  déranger,  puis  les  remettre  en  état.  De 
Roanne,  personnel  et  matériel  étaient  transportés  par  voie 
de  terre  jusqu'à  Lyon.  Là,  d'autres  bateaux  semblables  les 
reprenaient,  descendaient  le  Rhône  et  les  débarquaient  à 
Tarascon.  Le  trajet  entier  durait  au  moins  une  quinzaine  de 
jours,  s'il  n'y  avait  pas  d'arrêts  prolongés,  et  le  retour 
s'effectuait  de  la  même  manière  ".  On  conçoit  que  des  trans- 
bordements aussi  considérables  ne  se  faisaient  pas  en  vue 

P  1345,  w"  642  ;  elc.  J'ajouterai  ici  quelques  traits  peu  ou  point  counus  à  l'usage 
des  biographes  de  Charles  d'Aujou.  Il  avait  eu  pour  nourrice  Jeanne  de  Sée  (Séez?), 
femme  de  maître  Robert  Desroches,  à  laquelle  la  reine  Yolande  donna  en  récom- 
pense une  maison  à  Saumur.  11  habitait,  à  Paris,  l'hôtel  Barbette,  (jui  lui  appar- 
tenait et  qu'il  céda  eu  1458  à  Pierre  de  Brézé.  Sa  femme,  Isabelle  de  Lu.\em!)ourg, 
sœur  du  comte  de  Saint-Pol,  lui  apporta  le  ronité  de  Guise.  Il  ne  lui  lut  pas  plus 
iidèle  pour  cela  :  René,  dans  un  de  ses  livres,  l'a  mis  au  nombre  des  princes  (pii 
suspendaient  leur  écu  dans  l'hôpital  d'Amour,  et  en  effet  il  laissa  plusieurs  bâtards, 
dont  un,  Louis,  l'ut  chargé  par  Louis  XI  de  la  garde  du  Mans  et  de  Sablé,  en  1475. 
(//;/V/.,  P  13343,  fo  62;  P  1334",  n»»*  87-89;  P  1343,  n"  560,  f»  65  v°  ;  P  1345, 
n"  643;  J  179,  n»  105.)  C'est  par  erreur  que  Papou  (//m7.  de  Pro^-.,  III,  353) 
lui  fait  suivre  son  frère  en  Italie. 

'  Itinéraire. 

■^  Comptes  de  René  (Arch.  nat.,  P  1334 '\  2'=  partie,  f*  85,  86,  91,  et  pasiiin). 
V.  la  troisième  partie  de  ce  livre. 


254  VOYAGE  DE  RENÉ  EN  PROVENCE.  [1447] 

d'une  installation  de  courte  durée.  Aussi  René  restait -il 
ordinairement  plusieurs  années  de  suite  dans  chacun  de  ses 
États,  partageant  sa  vie  entre  eux  d'une  manière  inégale,  mais 
cherchant  cependant  à  remédier  autant  que  possible  à  leur 
éloignement.  Cette  fois,  il  demeura  en  Provence  près  de  deux 
ans  et  demi  \  occupé  de  réformes  administratives  et  judi- 
ciaires, qui  étaient  toujours  un  de  ses  premiers  soucis,  de  me- 
sures défensives  contre  les  Catalans,  qui  tentaient  des  incur- 
sions jusque  dans  le  port  de  Marseille,  enfin  de  constructions, 
de  culture  et  d'ouvrages  d'art,  vers  lesquels  l'attiraient  des 
goûts  invincibles.  Le  palais  d'Aix,  le  château  de  Tarascon,  le 
manoir  de  Pertuis,  la  maison  royale  de  Marseille  furent  tour  à 
tour  sa  résidence. 

Ce  séjour  chez  les  Provençaux  ne  fut  marqué,  au  point  de 
vue  politique,  que  par  deux  faits  importants.  Le  premier  fut 
une  visite  du  Dauphin  à  la  cour  de  son  oncle,  effectuée  au  mois 
de  mai  1447.  Louis,  retiré  en  Dauphhié,  enti'etenait  une  lutte 
sourde,  mais  continuelle,  contre  le  Roi,  son  père.  Il  intriguait, 
pour  renverser  ses  ministres,  avec  les  ducs  de  Bourgogne  et  de 
Savoie,  et  ce  dernier  allait  bientôt  se  déclarer  son  complice  en 
lui  donnant  la  main  de  sa  fille.  Pour  envelopper  dans  un  ré- 
seau d'inimitiés  Charles  VII  et  son  entourage,  il  convoitait  un 
troisième  allié,  et  cet  allié  n'était  autre  que  le  roi  de  Sicile, 
dont  il  s'exagérait  la  facilité.  Déjà,  trois  ans  auparavant, 
il  avait  entamé  avec  lui,  par  l'intermédiaire  de  son  écuyer 
Jean  de  Toulon,  des  pourparlers  dont  la  nature  ne  nous  est  pas 
connue,  mais  qui  pouvaient  se  rattacher  à  ce  dessein  -.   Un 

'  Comptes  de  René  (ilnd.)  el  Itinéraire.  L'historien  du  roi  de  Sicile  le  fait  veiiii 
en  Provence  au  mois  de  décembre  1447,  retourner  en  Anjou  au  mois  de  juillet 
1 148,  revenir  en  Provence  au  printemps  de  1 549  et  en  Anjou  à  Fautorane  de  la 
même  année  (ill,  oh,  37,  ÎG,  70).  Ces  allées  et  venues  seraient  déjà  peu  vrai- 
semblables si  elles  n'étaient  en  contradiction  avec  les  textes.  D.  Calmet  n'est  pas 
plus  exact  lorsqu'il  parle,  dans  ses  notes  manuscrites,  citées  par  le  même  (111,  19), 
d'un  siège  de  Bitchc  entrepris  par  René  le  20  mai  1447;  car  il  ne  (piitta  pas 
la  Provence  du  mois  de  février  1447  au  mois  de  juillet  1449. 

-  V.  le  sauf-conduit  donne  par  Louis  à  Jean  de  Toulon,  qu'il  envoie  en  divers 
lieux  el  notamment  devers  son  oncle  le  roi  de  Sicile  pour  ses  affaires  et  besognes, 
le  K;  aoùl  144  i,  aux  Granges  (Bibl.  nal.,  Lormiue  8,  u"  65). 


i 


[1447]  EXTINCTION  DV  SCHISME.  235 

prétexte  pieux  lui  servit  à  couvrir  le  but  de  son  voyage  en  Pro- 
vence :  il  annonça  l'intention  de  se  rendre  en  pèlerinage  à  la 
Sainte-Baume  et  à  d'autres  lieux  consacrés.  René  ne  pouvait 
manquer  d'accueillir  honorablement  le  fils  de  sa  sœur.  Il  alla 
au  devant  de  lui,  avertit  les  autorités  locales  de  son  passage, 
fit  faire  des  provisions  de  volailles  et  de  viandes  de  toute  es- 
pèce, le  traita  dans  son  château  de  Tarascon,  lui  offrit  des 
présents,  entre  autres  «  un  chien  couchant,  avec  la  tirasse  », 
qu'il  avait  acheté  dix-huit  florins,  et  mit  ses  barques  à  sa  dis- 
position pour  ses  excursions  dans  le  pays  '.  Louis  visita  le  tom- 
beau de  sainte  Marthe,  la  grotte  de  sainte  Madeleine;  il  conçut 
ou  encouragea  le  projet  de  pratiquer  des  fouilles  à  Notre- 
Dame-de-la-Mer  pour  retrouver  les  ossements  des  saintes 
Maries  enterrées  près  de  là,  fouilles  que  son  oncle  entre- 
prit avec  succès  l'année  suivante  ";  il  fut  reçu  en  grande 
pompe  par  les  habitants  de  Marseille  et  d'autres  villes.  Mais 
il  ne  retira  guère  d'autre  fruit  de  sa  visite  au  souverain  de  la 
Provence,  et,  s'il  lui  fit  quelques  ouvertures,  ses  propositions 
ne  trouvèrent  aucun  écho,  à  en  juger  par  la  conduite  loyale 
que  René  continua  détenir.  Au  contraire,  ces  deux  princes,  de 
caractère  si  dissemblable,  eurent  par  la  suite  des  l'apports  dif- 
ficiles, dont  l'origine  remonte  un  peu  plus  haut,  et  que  cette 
entrevue  contribua  peut-être  à  envenimer,  car  l'échec  de  sa 
tentative  devait  être  sensible  au  cœur  du  Dauphin,  et  le  futur 
Louis  XI  savait  garder  une  rancune  '\ 

Vers  la  même  époque,  René  s'unit  de  loin  à  Charles  VII 
pour  accomplir  une  des  entreprises  qui  font  le  plus  d'honneur 
à  son  règne  :  la  pacification  de  l'Église  et  l'extinction  définitive 
du  schisme  pontifical.  Le  concile  de  Bàle  avait  poussé  l'animo- 
sité  contre  Eugène  IV  jusqu'à  susciter  un  antipape  :  en  1439, 
Amédée  de  Savoie,  l'ermite  de  Ripaille,  avait  accepté  de  leurs 

I  Complesde  René  (Arcli.  nat.,  l/>i</.,  {°^  (iO,  01). 

-  V.  plus  loin,  3"  partie,  ch,  iv.  . 

'  Bourdigné  dit  à  ce  propos  (II,  208  cl  suiv.)  que,  durant  la  mésintelligence 
i!u  Roi  et  du  Dauphin,  René  «  prudemment  se  gouverna,  en  mettant  pacieuce  et 
amour  entre  culx  à  son  pouvoir  »,  et  (pie  sou  lils  le  duc  de  Calabre  agit  de  même. 


256  EXTINXÏION  DU  SCHISME.  [1447] 

inains  la  tiare,  soit  par  faiblesse,  soit  par  ambition.  Il  y  avait 
été  poussé  en  secret,  nous  l'avons  dit,  par  l'ennemi  et  le  com- 
pétiteur du  roi  de  Sicile,  par  Alphonse  d'Aragon,  qui  voulait 
se  dél)arrasser  de  l'autorité  du  pape  Eugène,  hostile  à  sa  cause. 
C'était  pour  les  princes  français  une  raison  de  plus  de  s'oppo- 
ser au  triomphe  de  l'antipape  Félix  V.  Mais  il  est  permis  de 
croire  qu'en  cherchant  à  le  faire  abdiquer,  ils  obéirent  à  des 
considérations  d'un  ordre  plus  élevé  :  l'intérêt  général  de  la 
chrétienté,  celui  du  royaume  de  France,  directement  en  jeu, 
étaient  des  mobiles  trop  puissants  pour  ne  pas  venir  en  pre- 
mière ligne.  Eugène  IV,  auprès  de  qui  tous  les  essais  de  con- 
ciliation avaient  échoué,  qui  avait  voulu,  au  contraire,  obte- 
nir de  Charles  des  mesures  violentes  contre  les  Pères  de  Bâle 
et  leurs  adhérents,  était  mort  le  25  février  1447.  La  tcàche  de- 
venait moins  ardue  avec  son  successeur  Nicolas  V,  plus  dis- 
posé aux  concessions.  René  s'empressa  d'ouvrir  des  négocia- 
tions à  ce  sujet.  Son  dévouement  à  l'Église  n'était  pas  suspect  : 
dès  le  réveil  du  schisme,  il  avait  enjoint  à  ses  sujets  de  Lor- 
raine et  d'Italie  de  ne  reconnaître  que  le  pape  Eugène IV,  pro- 
testant qu'il  lui  serait  toujours  fidèle';  en  Provence,  la  reine, 
sa  fenmie,  avait  révoqué  les  statuts  des  comtes  précédents  por- 
tant préjudice  aux  libertés  ecclésiastiques".  Le  nouveau  pon- 
tife était  personnellement  dans  les  meilleurs  termes  avec  lui; 
car  il  venait  de  lui  conférer,  par  un  privilège  exceptionnel  et 
pour  une  fois  seulement,  le  droit  de  nommer  lui-même  à  cent 
iDénéfices  dans  le  comté  de  Provence  et  dans  quelques  diocèses 
voisins,  à  cause  de  ses  vertus  et  de  sa  bienveillance  continuelle 
envers  le  Saint-Siège,  dit  la  bulle  •'.  Ces  dispositions  favora- 

'  Lettres  datées  de  N;iples,  le  23  juillet  1439  (Ribl.  nat.,  Lorraine  2iO, 
n"  fj;  Arcl).  iiat.,  KK  U2(i,  l»  53G  \°). 

-  Ces  statuts,  éniaués  de  Charles  1,  de  la  reine  Jeanne  et  de  Louis  III,  ordon- 
naient la  vente  ou  la  saisie  des  fiels  tenus  en  Provence  par  les  clercs  ou  les  re- 
ligieux. Isabelle  amortit  tous  ces  biens  en  14  iO,  se  réservant  seulement  l'hommage 
et  les  services.  Le  comte  de  Provence  est  appelé  dans  cet  acte  «  proteclor  et  (/cf- 
fciisor  Ecclcsic  ac  iihcrlalion,  piii'ilc^ioruin  el  supposUoritni  cjiis  ».  (Arch.  nal., 
J  291,  n<"*  24,  25  ;  Arch.  des  Bouchcs-du-Rhone,  B  II.) 

'  lîulle  du  li  juin  li'iT  (Arch.  dis  liouches-du-Uhone,  B  (i(j8).  Peut-cUe  celle 


11447-49]  EXTINCTION  DU  SCHISME.  257 

bles  et  le  bon  souvenir  qu'il  avait  laissé  en  Italie  lui  donnaient 
une  influence  particulière  à  la  cour  de  Rome.  Au  mois  d'août 
de  la  même  année,  Jean  Cessa,  Charles  de  Castillon  et  Nico- 
las de  Brancas,  évêque  de  Marseille,  se  rendirent  de  sa  part 
à  Lyon  pour  s'entendre  avec  les  ambassadeurs  de  France, 
d'Angleterre  et  d'Allemagne,  réunis  dans  cette  ville  '.  Des 
démarches  communes  furent  résolues  auprès  des  deux  papes, 
en  vue  de  leur  faire  accepter  une  transaction  amiable,  con- 
forme cependant  à  l'orthodoxie.  Les  princes  envoyèrent  des 
délégués  à  Rome,  puis  à  Genève  et  à  Lausanne,  où  résidait 
Félix  V.  Dans  cette  mission  diplomatique,  le  roi  de  Sicile  était 
représenté  par  les  évêques  de  Toulon  et  de  Marseille.  Plu- 
sieurs autres  prélats  provençaux,  entre  autres  l'archevêque 
d'Embrun  et  l' évêque  de  Saint-Paul-Trois-Châteaux,  y  pri- 
rent part  à  des  titres  différents.  Jacques  Cœur  en  personne, 
l'archevêque  de  Reims  et  d'autres  personnages  y  figurèrent 
pour  le  compte  du  roi  de  France.  Les  difficultés  qu'ils  ren- 
contrèrent furent  longues  et  délicates.  Ce  ne  fut  que  le 
7  avril  1449  qu' Amédée  consentit  à  se  démettre  de  son  pseudo- 
pontificat,  à  la  condition  de  conserver  la  dignité  de  cardinal  et 
de  légat  apostolique,  condition  acceptée  d'avance  par  Nicolas. 
La  paix  de  l'Église  était  désormais  assurée  ^ 

faveur  était-elle  une  rémunération  anticipée  du  service  que  René  allait  rendre  à 
l'Église. 

'  Comptes  de  René  ('V//V/.),  f°**  44,  49  :  «  Mandement  de  paier  à  Jehan  Cosse 
11'^  fl.  et  à  Caries  de  Castillon  c  fl.,  pour  ung  voiage  fait  de  Masseille  à  Lyon  pour 
le  fait  de  l'Église;  donné  à  Masseille,  le  XW!"!  jour  d'aoust.  —  Mandement  de 
paier  à  l'évesque  de  Masseille  II'-  £1.,  pour  son  voiage  de  Lyon  pour  le  fait  de 
l'Église;  donné  le  xxx«  jour  de  septembre.  —  Autre  mandement  de  paier  à 
mons"^  de  Masseille  la  somme  de  lll''  fl.,  pour  partie  du  voyaige  qu'il  a  fait  à 
Lyon  et  à  Genève  pour  le  fait  de  l'union  de  la  paix  de  l'Église;  donné  k  Aix, 
le  xii^  jour  de  février  [1448].  »  Jean  Cossa  se  rendit  aussi  à  Rome  en  1448,  avec 
Flcuv  lie  Peitsce,  poursuivant  d'armes  du  roi  de  Sicile,  {llnd.^i'^'^  28  v",  71  v°.)  Ce 
voyage  se  rapporte  sans  doute  à  la  même  affaire.  On  peut  en  dire  autant  de  la  gia- 
tificalion  de  deux  cens  donnée  par  le  roi  de  Sicile,  le  IC  juin  1449,  à  un  homme 
qui  lui  avait  apporté  un  traite  de  la  paix  et  union  ilc  i Église,  fuit  par  Girardin 
du  Puy  en  AuNcigue.  (///(V/.,  f»  82  \°.) 

-  V.  Charlier,  dans  Godefroy,  p.  132,  133;  Vallet,  111,  132  ;  A'otice  /tislori(/uc 
iur  Ripaille,  Annecy,  18G3,  ch.  ii  ;  etc. 


238  CAMPAGNE  DP:  NORMANDIE.  |1448-49j 

C'est  dans  ceL  iiilervalle,  et  non  pendant  son  séjour  à  An- 
gers, comme  on  l'a  cru,  que  René  jeta,  eau  mois  d'août  1448, 
les  premières  bases  d'un  nouvel  ordre  militaire,  qu'il  appela 
l'ordre  du  Croissant,  et  dont  nous  reparlerons  ailleurs.  Cette 
fondation  fut  suivie,  l'année  d'après,  d'une  fête  chevaleresque 
dont  l'éclat  dépassa  tout  ce  qu'on  avait  vu  jusqu'alors,  et  qui 
fut  la  dernière  de  ce  genre  donnée  par  le  roi  de  Sicile.  Déjà, 
avant  son  départ  de  l'Anjou,  l'emprise  de  la  Joyeuse  garde  ou 
le  pas  du  Perron,  tenu  dans  la  plaine  de  Launay,près  de  Sau- 
mur,  avait  réuni  l'élite  de  ses  vassaux  ^  Le  tournoi  de  Taras- 
con,  ou  pas  de  la  Bergère,  eut  lieu  au  commencement  du  mois 
de  juin  1449;  il  occupa  plusieurs  journées,  avec  des  inter- 
mèdes de  danses  et  de  festins,  La  noblesse  lorraine,  ange- 
vine et  provençale,  y  figura  presque  tout  entière.  Plusieurs 
princes  et  le  Dauphin  lui-même  y  avaient  envoyé  leurs  hérauts 
d'armes.  Le  prix  fut  décerné  au  gendre  de  l'amphitryon^ 
Ferry  de  Lorraine,  qui  le  reçut  des  mains  d'une  jeune  pas- 
tourelle représentée  par  Isabeau  de  Lenoncourt'.  Les  der- 
niers échos  de  ces  brillantes  joutes  retentissaient  encore, 
lorsque  des  bruits  de  guerre  vinrent  les  étouffer. 

En  vain  Marguerite  d'Anjou  avait-elle  continué  de  s'inter- 
poser pour  le  maintien  de  la  paix  entre  la  France  et  l'Angle- 
terre.  En  vain  des  ouvertures  avaient-elles  été  faites  en  vue 
d'une  nouvelle  alliance  de  famille,  entre  le  fils  du  duc  d'York 
et  la  princesse  Madeleine,  fille  de  Charles  VIP.  Un  capitaine 
anglais,  rompant  brusquement  les  trêves,  s'était  emparé  de  la 

'  En  li4C.  V.  la  Iroisième  partie  de  cet  ouvrage  et  la  relation  du  pas  d(2 
Sauninr  donnée  par  Wulson  de  la  Colomhière. 

-  Et  non  par  Jeanne  de  Laval,  comme  on  l'avait  cru.  V.  les  Exlmits  des 
comptes  et  mémoriaux  du  roi  René,  n°^  T31-734.  Ferry  avait  suivi  René  en  Pro- 
vence, avec  sa  IVnime  Yolande,  en  1447.  Il  reçut  dans  ce  pays  plusieurs  terres 
eu  récompense  de  ses  services  :  Orgou,  Lambesc,  Suze,  la  Uocpiette,  plus  une 
pension  de  250  florins  par  mois  et  le  gouvernement  de  la  tour  de  Mai'seille. 
(Arch.  nat.,  KK  1127,  f°«  232  v^,  237  v»,  239  v^;  P  1334'%  2'=  partie,  i»>*  20, 
25  V»,  etc.) 

3  V.  deux  lettres  de  Marguerite  et  du  duc  d'York,  en  date  des  10  et  21  dé- 
cembre ri48  (Bibl.  nat.,  ms.  fr.  405 'i,  u°^  ni,  9.5), 


i'li491  CAMPAGNE  DE  NORMANDIE.  259 

place  de  Fougères,  sur  les  confins  de  la  Bretagne  et  de  la  Nor- 
mandie. Charles,  fort  de  ses  succès  précédents,  n'attendait 
qu'un  prétexte  pour  reconquérir  cette  dernière  province  :  il 
saisit  celui-là.  Les  lieutenants  d'Henri  VI  avant  refusé  toute 
satisfaction,  une  expédition  fut  résolue  en  conseil  royal.  Le  duc 
de  Bretagne,  le  comte  de  Saint-Pol,  Dunois,  Pierre  de  Brézé 
en  eurent  la  direction.  Le  Roi  en  personne  se  mit  en  marche 
avec  l'avant- garde,  et  pénétra  sur  le  territoire  normand.  René, 
appelé  en  toute  hâte,  n'hésita  pas  à  venir  prendre  sa  place  à 
côté  de  son  suzerain,  malgré  les  liens  qui  l'unissaient  au  roi 
d'Angleterre  et  le  traité  qu'il  avait  conclu  avec  lui  pour  vingt 
ans  :  les  Anglais  avaient  violé  les  premiers  ce  traité,  puisque 
le  Mans  avait  dû  être  recouvré  par  la  force,  et  l'occupation  de 
Fougères  achevait  de  mettre  à  leur  charge  la  reprise  des  hos- 
tilités; il  était  donc  complètement  dégagé  vis-à-vis  d'eux. 
Parti  de  Tarascon  à  la  fin  de  juillet,  il  s'arrêta  quelques  mo- 
ments à  Lyon,  à  Orléans,  à  Blois,  et  vint  à  Saumur  déposer 
la  reine  Isabelle.  Dès  que  son  trésorier  eut  réuni  les  fonds  né- 
cessaires, il  quitta  l'Anjou  avec  un  certain  nombre  de  gentils- 
hommes du  pays,  cinquante  lances  et  un  corps  d'archers,  pour 
aller  retrouver  le  Roi.  Il  le  joignit  à  Louviers,  au  commence- 
ment d'octobre.  Son  fils  Jean,  mandé  par  lui,  arriva  un  peu 
plus  tard.  Charles  fut,  dit-on,  si  satisfait  de  les  voir,  qu'il  les 
festoya  et  promit  de  les  aider  à  son  tour  au  recouvrement  du 
royaume  de  Sicile'. 

Nous  ne  referons  pas  le  récit  de  la  campagne  de  Normandie, 
ce  glorieux  épisode  de  nos  annales  qui  ne  fut,  pour  ainsi  dire, 
qu'une  marche  triompliale  à  travers  des  populations  empres- 
sées de  se  soumettre.  Le  dernier  historien  de  Charles  VII  l'a 
retracé  avec  trop  de  clarlé  et  d'intérêt  pour  qu'on  ait  à  y  rcve- 

'  René  était  le  4  août  à  Roauuc,  le  (]  à  Nevers,  le  14  à  Blois,  où  il  fit  des  ca- 
deaux aux  portiers  du  château,  aux  fahourins  de  la  duchesse  d'Orléans,  elc,  et  le 
27  à  Saunuir,  où  il  rcsla  quelque  tiinjis.  Le  G  septembre,  le  trésorier  d'Anjou 
recevait  l'ordre  d'aller  chercher  de  l'arguiit  à  Angers  «  pour  le  partement  du  roi 
de  Sicile  à  aler  devers  le  Roy  en  Normandie  ».  (Arch.  n.it.,  V  133 'i'^  2'' parlic, 
i"^  85-87  \°.)  V.  aussi  Berry,  le  Jîecoiurcnicn/  e/c  Aoniia/i(/ic,  éd.  dt-  Londres^ 
1803,  p.  287;  Bourdigné,  II,  190-1!J8. 


260  CAMPAGNE  DE  NORMANDIE.  [1449-o0 

nir.  Bornons-nous  à  dire  que  René  ne  quitta  pas  un  instant 
son  beau-frère,  et  partagea  avec  lui  les  honneurs  connue  la 
peine.  Il  le  suivit  de  Louviers  à  PonL-de-l'Arche,  puis  à  Dar- 
netal  et  aux  environs  de  Rouen,  d'où  ils  retournèrent  sur  leurs 
pas  après  une  tentative  infructueuse  sur  cette  ville.  Revenus 
en  force  à  Sainte-Catherine-du-Mont,  aux  portes  de  la  capitale 
normande,  les  deux  rois  en  chassèrent  la  garnison  anglaise  et 
y  tinrent  conseil,  le  19  octobre,  pour  combiner  une  attaque 
décisive.  Dès  le  21 ,  Rouen  leur  ouvrait  ses  portes,  et,  cinq  jours 
après,  l'ennemi  évacuait  le  château,  sa  dernière  retraite.  Leur 
entrée  solennelle  dans  la  ville  se  fit  le  10  novembre.  Charles  VIÏ 
avait  à  sa  droite  le  duc  d'i^njou,  à  sa  gauche  le  comte  du 
Maine  :  René  portait  une  arnmre  blanche;  ses  pages  étaient 
vêtus  de  blanc,  et  ses  chevaux  couverts  de  velours  de  la  môme 
couleur,  avec  des  houppes  de  fil  d'or.  Des  chants  de  joie,  des 
mystères,  des  représentations  variées  les  accompagnèrent  jus- 
qu'à leur  demeure. 

Après  un  mois  de  repos,  ils  partirent  de  Rouen  pour  aller 
assiéger  Harfleur,  malgré  les  intempéries  d'un  hiver  ligou- 
reux.  Ils  logèrent  à  l'abbaye  de  Montivilliers,  voisine  de  la 
ville,  jusqu'à  la  réduction  decelle-ci,  qui  inaugura  l'année  1450. 
lisse  rendirent  ensuite  à  Jumiéges,  où  Charles  était  attiré  par 
la  présence  et  la  maladie  d'Agnès  Sorel  :  René  se  trouvait 
encore  en  ce  lieu  le  29  janvier,  et  il  est  probable  qu'il  assista 
comme  son  beau-frère  aux  derniers  moments  de  la  dame  do 
Beauté,  frappée,  le  9  février,  d'une  mort  inattendue.  Ils  repri- 
rent bientôt  le  cours  de  leurs  victoii'es,  écrasèrent  l'ennemi  en 
bataille  rangée  à  Formigny,  et,  après  avoir  soumis  la  basse 
Normandie,  revinrent  sur  Caen  pour  en  faire  le  siège.  Une 
artillerie  formidable  battit  en  brèche  cette  place.  Mais, 
étant  montés  tous  deux  sur  une  tour  voisine,  d'où  l'on  aper- 
cevait toutes  les  positions  des  assiégés,  ils  jugèrent  inutile  de 
continuer  l'œuvre  de  destruction.  Effectivement,  la  ville  capi- 
tula au  bout  de  peu  de  jours,  et  ils  y  entrèrent  de  compagnie 
le  (>  juillet.  Le  roi  de  Sicile  et  son  fils  avaient  séjourné  une  par- 
lie  du  mois  précédent  à  Argentan,  dans  l'abbaye  de  la  Tri- 


[1450-51]  L'AMrAGNE  DE  NORMANDIE.  ogi 

nité.  Ils  suivirent  encore  Charles  VIT  à  Falaise,  où  ils  prirent 
de  même  leur  gîte  clans  le  monastère  du  lieu.  Puis,  la  province 
se  trouvant  totalement  conquise,  ils  la  quittèrent  avec  lui  au 
mois  d'août \  Cette  campagne  avait  duré  une  année;  mais  ses 
fruits  étaient  incalculables,  et  faisaient  entrevoir  dans  un  bref 
délai  la  complète  libération  du  territoire  français.  La  réputa- 
tion militaire  du  duc  d'Anjou  y  grandit  ;  les  Italiens  eux- 
mêmes  l'admirèrent,  et,  avec  autant  de  complaisance  que  s'il 
leur  eût  appartenu,  lui  attribuèrent  tout  le  succès  de  l'expé- 
dition ^ 

L'année  suivante,  l'armée  royale,  dans  une  marche  rapide, 
enleva  aux  Anglais  leur  dernière  province  continentale,  la 
Guyeime.  Cette  fois,  les  deux  rois  ne  marchèrent  pas  à  sa  tête  ; 
mais  ils  se  rapprochèrent  néanmoins  du  théâtre  des  opéra- 
tions, pour  les  diriger,  et  demeurèrent  quelque  temps  en- 
semble dans  le  Poitou  \  La  guerre  terminée,  ils  retournèrent 
s'installer,  vers  le  début  de  l'automne,  l'un  en  Touraine, 
l'autre  en  Anjou,  de  sorte  que  leurs  relations  intimes  pu- 
rent continuer  à  la  faveur  de  ce  voisinage.  A  cette  époque, 
René  paraît  être  parvenu  à  l'apogée  de  son  pouvoir  et  de  son 
influence  politique.  Sous  les  armes  comme  dans  les  con- 
seils, il  avait  servi  son  suzerain,  sa  patrie,  avec  un  zèle  in- 
cessant et,  le  plus  souvent,  désintéressé.  Il  était  certainement 
appelé  à  jouer  un  rôle  plus  important  encore.  Son  beau-frère, 
dont  il  avait  achevé  de  gagner  le  cœur  dans  les  fêtes ,  dans 
les  voyages,  semblait  ne  plus  pouvoir,  le  quitter;  il  sentait 
qu'il  avait  en  lui  un  auxiliaire  loyal  et  sûr,  capable  de  le 
défendre,  au  besoin,  contre  les  entreprises  du  Dauphin  ou 

'  Berry,  le  Recouvrement  de  Normandie,  p.  290-359;  lîasin,  I,  2-31,  239; 
Robert  Blûndcl,  De  rediictione  Normfinniw,  éd.  Stevenson,  p.  119,  121,  145,  210  ; 
Vallet,  m,  159,  1G5,  173;  Itinéraire  de  René. 

2  «  Vanna  seguetite,  Carlo  VII,  re  di  h'ranza,  Jiehhe  vi/loria  conlra  Ingie.ù  per 
t'Ir/ii  di  re  Kenalo,  e  segtiio pace  per  tittto.  n  Jouniiil  de  Naplcs,  lier,  itct .  script., 
XXI,  1131. 

■■"  René  était  à  Tailleboiirg,  avec  Cdiarles  VIT,  le  17  août  lîll,  q)ioi(|iir  son 
historien  le  fasse  partir  en  Provence  dès  j,i  fin  ile  la  campagne  de  Norniandie 
(Vill.-Rarg.,  II,  87).  V.  l'Itinéraire. 


262  MORT  DE  LA  REINE  ISABELLE.  [1452-53] 

du  duc  de  Bourgogne.  Lui-même  était  dans  la  force  de  l'âge 
et  de  ses  facultés  ;  après  de  rudes  épreuves ,  l'avenir  lui 
souriait.  Mais  l'infortune  ne  lâche  pas  les  victimes  qu'elle 
a  choisies.  A  la  captivité,  aux  trahisons,  à  la  perte  de  son 
royaume,  allait  succéder  une  série  de  malheurs  domestiques 
qui,  plus  que  les  autres,  devaient  le  dégoûter  du  monde,  le 
faire  replier  au  dedans  de  lui  et  briser  les  ressorts  de  sa 
volonté. 

La  mort,  qui  lui  avait  déjà  ravi  sa  mère  et  son  second  fils, 
s'apprêtait  à  frapper  dans  sa  maison  le  coup  le  plus  cruel.  La 
reine  Isabelle,  qui,  depuis  son  retour  de  Provence,  habitait 
constamment  son  manoir  de  Launay,  fut  prise  d'une  maladie 
de  langueur;  les  fatigues  qu'elle  avait  endurées  en  Italie,  les 
changements  de  climat,  les  veilles  du  plaisir  peut-être,  avaient 
contribué  à  l'aftaiblir.  Ni  la  tendresse  des  siens  ni  les  res- 
sources de  l'art  médical  ne  purent  la  sauver.  René,  qui  s'était 
éloigné  de  l'Anjou  au  mois  de  février  1452,  ahn  de  remédier, 
dit-on,  aux  ravages  de  la  peste  dans  son  comté  de  Provence, 
revint  précipitamment  trois  mois  après,  rappelé  sans  doute 
par  une  aggravation  de  l'état  de  sa  femme.  La  princesse  vécut 
cependant  jusqu'au  28  février  14S3;  elle  mourut  dans  ses 
bras,  à  Angers,  où  il  l'avait  fait  transporter,  à  l'âge  de  qua- 
rante-quatre ans.  La  douleur  du  bon  roi  éclata  en  touchantes 
manifestations  :  c'est  alors  que  son  pinceau  multiplia  autour  de 
lui,  sur  les  murs  ou  sur  la  toile,  les  emblèmes  de  deuil,  sur- 
tout l'arc  à  la  corde  brisée,  avec  la  devise  italienne  :  Arco  per 
lentare^  piaga  non  sana.  Il  avait  fait  commencer  depuis  quel- 
ques années,  dans  l'église  cathédrale  d'Angers,  un  somptueux 
monument  qui  devait  renfermer  les  restes  de  la  reine  et  les 
siens  :  quoiqu'il  ne  fût  pas  achevé,  Isabelle  y  fut  déposée;  il 
orna  ce  tombeau  de  ses  propres  peintures,  et  vint  y  rejoindre 
plus  tard  la  compagne  de  sa  jeunesse  '.  On  a  vu  plus  haut 

'  Mémorial  de  la  maison  d'Anjou  (Biijl.  nat. ,  ms.  lat.  17,332);  D.  (Jal- 
mcl,  II,  8f}2  (cet  liislorieu  j)lace  la  mort  de  la  reine  de  Sicile  au  27  février, 
eireur  moins  grande  que  celle  de  Nostredame,  qui  la  met  trois  ans  })lus  tût)  ; 
Vill.-Barg.,  Il,   88,  9G;  Extraits  des  comptes  et  mc'moiinii.r  du  roi  René,  n'"*  liT 


I 


[1453]  MORT  DE  LA  REINE  ISABELLE.  203 

quels  services  elle  lui  avait  rendus,  et  l'on  coiuprend  aisé- 
ment les  regrets  qu'elle  lui  laissa.  Il  faut  dire,  pourtant,  qu'il 
ne  lui  avait  pas  toujours  été  fidèle;  car  il  eut,  vraisenil)lable- 
ment  pendant  les  trois  années  qu'elle  passa  loin  de  lui  à  Naples, 
au  moins  un  enfant  naturel,  Blanche,  qui  fut  élevée  à  Beau- 
caire,  le  suivit  en  Anjou  et  devint  la  femme  de  son  sénéchal 
Bertrand  de  Beauvau  '.  Gela  ne  l'empêcha  pas  de  combler  la 
reine  des  témoignages  de  sa  reconnaissance,  surtout  après  son 
retour  d'Italie.  Outre  les  dons  que  nous  avons  déjà  signalés, 
il  lui  avait  fait  encore  les  suivants  :  celui  des  villes  de  Sau- 
nmr,  Brignoles,  Barjols  et  Saint-Remi  en  Provence,  le  2  dé- 
cembre 1442  ;  celui  du  produit  de  l'imposition  foraine  d'Anjou, 
le  19  octobre  1443;  celui  du  comté  de  Beaufort,  le  14  jan- 
vier 1/1-44  ;  celui  des  manoirs  de  Launay  et  du  Palis,  le  21  fé- 
vrier 1446 ^  Ses  comptes  renferment  la  trace  de  cadeaux  d'un 

et  siiivant?;  ItiiH-raiio.  Au  sujet  des  emblèmes  peiuls  par  René,  rionrcligué  dit 
avoir  traduit  d'un  manuscrit  provençal  ee  qui  suit  :  '^  Uu  joui-,  comme  ses  fa- 
miliers et  privés  lui'renionslroieiit  (le  cuidant  consoler)  (pi'il  lalluit  qu'il  euUou- 
bliast  son  dueil,  et,  puisqu'elle  esloit  décédée,  qu'il  ne  la  povoit  recouvrer,  et 
que  force  estoit  (s'il  vouloit  vivre)  de  laisser  tout  cela  et  prendre  confort,  le 
jjon  seigneur,  en  plorant,  les  mena  dans  son  cabinet  et  leur  mouslra  une  paiue- 
ture  que  luy-mesme  avoit  faicte,  qui  estoit  un  arc  turquoys  duquel  la  corde  estoit 
brisée,  et  en  dessus  d'iceluy  estoit  escript  le  proverbe  italien  :  ^Ino  pn-  Icnlarc, 
pîaga  non  sana.  Puis  leur  dict  :  Mes  amys,  cesle  paiucture  faict  réponse  à  tous 
vos  arguments;  car,  ainsy  que  pour  destendre  i'arc  ou  en  l)riser  et  rompi'e  la 
corde,  la  playc  qu'il  a  faicte  de  la  sagetlc  qu'il' a  tirée  n'en  est  de  riens  plutôt 
guérie,  aussi  pourtant,  si  la  vie  de  ma  chère  cspouse  est  par  moi  t  brisée,  pour  ce 
plutôt  n^est  pas  guérie  la  playe  de  loyale  amour  dont  elle  vivante  navra  mon 
cdur.  »  (liourdigné,  éd.  de  Quatrebarbes,  II,  205  et  suiv.) 

'  Blanche  était  nourrie  en  Provence,  en  1447,  par  une  «  dauioiselle  Collette, 
fourretièrc  ",  sa  gouvernante  ou  peut-être  même  sa  mère,  qui  recevait  des  dons 
fréquents  pour  l'entretien  de  cet  enfant,  aimé  par  Hené  d'une  tendresse  par- 
ticulière. (V.  \c%  Exlrails  des  comptes  el  mémoriaux ,\\°^  (jOG,Gl.3,  etc.)  lîourdi- 
gué  affirme  néanmoins  que,  «  tant  que  la  bonne  princesse  fut  en  vie,  il  ne  porta 
divise  que  pour  l'amour  d'elle  et  jamais  en  autre  ne  niisl  son  eueiir  ».  (Ed.  de 
Quatrebarbes,  11,  20G.)  Mais  c'est  là  une  "parole  de  panégyriste,  en  désaccord 
avec  les  faits.  Son  héros  avoue  lui-même  dans  un  de  ses  poèmes,  «  sans  ludle 
nommer  »,  que  plus  d'une  damoiselle  ou  bourgeoise  occupa  tour  à  tour  sa 
pensée.  (OF.ufies  du  roi  René,  IIl,  122.) 

s  Arch,  nat.,  P  1334'',  f»  101  v". 


204  CESSION  DE  LA  LORRAINE.  [1453] 

autre  genre,  notamment  de  bijoux,  qui!  lui  offrait  à  chaque 
instant,  ainsi  qu'cà  ses  dames  d'honneur  et  à  ses  officiers. 
Même  lorsqu'elle  fut  morte,  il  continua  de  récompenser  ceux 
qui  l'avaient  obligée  ou  servie  '. 

La  première  conséquence  du  décès  d'Isabelle  fut  la  cession 
de  la  Lorraine  à  son  fils  aîné,  Jean  d'Anjou,  qui  en  avait  déjà 
le  gouvernement.  De  toutes  les  possessions  de  René,  c'était 
celle  qui  lui  tenait  le  moins  au  cœur,  qui  lui  avait  coûté  le  plus 
cher,  et  où  il  avait  le  moins  résidé:  toutes  les  autres  lui  ve- 
naient de  sa  famille;  celle-ci  appartenait  plutôt  à  sa  femme 
qu'à  lui.  Aussi,  devant  l'impossibilité  d'administrer  tant  de 
provinces  éloignées  les  unes  des  autres,  ce  fut  elle  qu'il  sacrifia. 
La  propriété  de  ce  grand  fief,  une  fois  la  duchesse  morte,  devait 
revenir  de  droit  à  son  fils  :  ainsi  le  voulait  la  coutume  du  pays, 
attestée  par  l'acte  de  cession  lui-même,  daté  du  26  mars  1453. 
Mais  le  roi  et  la  reine  de  Sicile  s'étaient  fait  une  donation  mu- 
tuelle de  tous  leurs  domaines,  et  pour  cette  raison  le  survivant 
avait  le  droit  de  disposer  de  la  Lorraine.  Telle  est  du  moins 
la  théorie  invoquée  par  René  dans  la  charte  :  c'est  pourquoi, 
ajoute-t-il,  en  rémunération  des  services  du  duc  de  Calabre,  et 
afin  déjuger  avec  quelle  sagesse  il  gouvernera  tous  les  Etats 
de  la  maison  d'Anjou  après  le  décès  de  son  père,  il  lui  cètle 
entièrement  le  duché,  pour  lui  et  ses  héritiers,  l'en  investit, 
et  ordonne  à  tous  les  habitants  de  lui  rendre  obéissance^ 
Cette  renonciation,  si  elle  diminuait  la  puissance  territoriale 
du  donateur,  était  une  mesure  de  bonne  politique  :  elle  pré- 


'  Arcli.  nat.,  P  1334%  f"  225;  P  \?A'V'',  pnssim.  La  reine  Isabelle  avait  sa 
maison  à  part,  ses  aumôniers,  dont  l'évèque  d'Orange  faisait  partie,  ses  médecins, 
ses  secrétaires,  ses  trésoriers,  qui  rendaient  leurs  comptes  à  la  Chaml)re  d'Angers. 
Elle  administra  le  comté  de  Beaufort  après  qu'il  lui  eut  été  cédé,  et  contrilMia  à  la 
fondation  d'une  maison-Dieu  ou  aimiônerie  faite  à  Beaufort  par  un  habitant  du 
lieu,  pour  nourrir  et  loger  des  pauvres,  leur  donner  la  sépidture,  entretenir  des 
orplioliiis,  relever  des  nourrices  et  dire  des  messes.  {Ibid.,  P  1334',  i°  141  v».) 
Pendant  sa  maladie  et  le  voyage  de  son  mari  en  Provence,  elle  s'occupait  encore 
du  gonverneinent  de  l'.Vnjou  et  coirespondail  à  ci-  sujet  avec  Charles  VIL  [Ihid., 
P  1334\  f^  lOfi,   107.) 

-  Andi.  nat.,  J  933,  n"  5.  D.  Calmol,  iircuves,  t.  III,  col.  ccxii. 


[1443-53]  AFFAIRES  D'ITALIE.  265 

venait  tic  nouveaux  différends,  et  clic  assurait  ;iu\  Lorrains 
le  bénéfice  d'une  autorité  plus  ferme,  plus  facile  à  exercer. 
Aussi  l'acte  fut-il  approuvé  et  signé  par  le  comte  de  Vau- 
demont,  par  son  fils  Ferry,  par  le  marquis  de  Bade,  beau- 
frère  d'Isabelle,  et  par  différents  seigneurs.  Il  eut  son  corol- 
laire trois  ans  après,  par  la  nomination  d'un  gouverneur  par- 
ticulier pour  le  duché  de  Bar.  Le  roi  de  Sicile  ne  voulant 
pas  se  dessaisir  de  ce  bien  patrimonial,  et  pensant  qu'il 
serait  toujours  réuni  à  la  Lorraine  après  sa  mort,  en  remit 
l'administration  aux  mains  de  son  gendre  Ferry,  qui  lui 
prêta  serment  de  fidélité  et  reçut  pour  cette  lieutenance  un 
traitement  de  deux  mille  francs  barrois  \  Dès  lors,  le  roi  de 
Sicile  demeura  presque  étranger  aux  aflaires  de  cette  contrée. 

L'année  même  de  la  cession  de  la  Lorraine,  pour  s'arracher, 
sans  doute,  à  la  mélancolie  qui  le  minait,  René  se  laissa  entraî- 
ner à  une  expédition  lointaine  qui  avait  peu  de  chances  de  suc- 
cès, peu  d'opportunité,  et  qu'heureusement  il  sut  abréger.  Les 
Italiens,  voulant  exploiter  son  nom  dans  leurs  luttes  intes- 
tines, lui  faisaient  entrevoir  la  restauration  de  sa  dynastie  au 
royaume  de  Sicile.  Il  savait  bien  ce  que  valaient  leurs  pro- 
messes; il  était  revenu  du  milieu  d'eux  complètement  désen- 
chanté :  mais  ils  firent  si  bien  briller  à  ses  yeux  ce  mirage 
trompeur,  et  Charles  VII  parut  tellement  l'encourager,  qu'il 
crut  le  moment  favorable  pour  réaliser  des  espérances  qu'il 
n'avait  jamais  cessé  de  nourrir. 

La  situation  politique,  en  Italie,  avait  bien  changé  depuis  son 
départ.  Dès  le  premier  moment,  son  principal  appui,  le  pape, 
avait  abandonné  sa  cause.  Le  désir  d'apaiser  à  tout  prix  les 

'  Aidi.  nat,  KK  lllG,  fo  522  v'^  ;  1125,  P  CSG  v".  L'acte  est  daté  du  2i  août 
145G.  Des  difficultés  s'étaient  élevées  un  peu  auparavant  entre  les  officiers  de 
I!ar  et  de  Champajjne,  an  sujet  de  l'exercice  des  droits  de  rémission,  d'amor- 
tissement, d'anoblissement  et  de  la  juridiction  des  maîtres  des  eaux  et  forêts. 
(//»>/.,  P  133i\  1»^  13'(,  1.'55.)  En  même  temps,  le  roi  de  Sicile  avait  été  con- 
damné par  le  parlement  à  payer  à  Jeanne  de  liar,  sa  cousine,  une  rente  do  1200 
livres,  en  compensation  de  ses  droits  sur  la  succession  de  Har.  (//'/</,  K  GO, 
n"  5.)  Ces  motifs  purent  inlluer  également  sur  la  détermination  de  René. 


266  AFFAIRES  D'ITALIE.  [1443-53] 

discordes  de  la  péninsule,  afin  de  pouvoir  résister  aux  progrès 
menaçants  des  Turcs,  l'avait  jeté  dans  les  bras  du  vainqueur 
et  décidé  à  reconnaître  le  fait  accompli.  Moins  d'un  an  après 
la  prise  de  Naples,  il  avait  chargé  Louis,  cardinal  de  Saint- 
Laurent,  son  camérier  et  légat,  de  négocier  un  traité  de  paix 
et  d'alliance  avec  Alphonse  d'Aragon \  Celui-ci,  de  son  côté, 
avait  à  cœur  de  rentrer  dans  les  bonnes  grâces  du  suzerain  du 
royaume  de  Sicile,  afin  d'obtenir  la  sanction  de  son  usurpa- 
tion. Dans  ce  but,  il  lui  restitua  la  Marche  d'Ancône,  après  que 
François  Sforza  en  eut  été  repoussé.  Eugène  IV  accomplit  sa 
volte-face  avec  un  empressement  que  peuvent  seules  explicjuer 
les  nécessités  les  plus  impérieuses  et  la  crainte,  commune  à 
toute  l'Italie,  de  voir  s'étendre  davantage  la  puissance  arago- 
naise.  Le  traité,  signé  à  Terracine  par  son  représentant,  le 
14  juin  J443,  fut  ratifié  par  lui-même  le  mois  suivant  :  il  sti- 
pulait, entre  autres,  la  cessation  des  poursuites  contre  les  par- 
tisans du  pape  dans  la  dernière  guerre ^  En  même  temps, 
l'investiture  donnée  naguère  au  roi  René  fut  accordée  à  son 
rival  heureux  avec  la  même  solennité,  les  mêmes  garanties  et, 
il  faut  bien  le  dire,  avec  les  mêmes  éloges  ^  Il  était  seulement 
déclaré  que  le  royaume  reviendrait  de  droit  à  l'Église  romaine 
dans  le  cas  où  le  roi  d'Aragon  ou  ses  enfants  mourraient  sans 
héritier  légitime.  Cette  clause  même  fut  annulée,  l'année  d'a- 

'  «  Ilcniiic,  jamdudum  des'idernnU'S  ajjccùhus  (juhd  scaiididoruw  cl  hellorum  ac 
giicrraruin  matcria  iiiler  nos  et  carissirniim  in  C/trislo  fdiiun  nostrutn  Aljonsuiii , 
regem  Aragoniim...  tollatur,  etc.  «  Bulle  donnée  à  Sienne,  le  i)  avril  1443  (Arch. 
de  Naples,  Manusaiili,  n"  XXXIV,  f"  8). 

-  Arch.  de  Naples,  i/dd.,  f»  18. 

^  «  Dttddrn  siciuideni  lone  mcmoiic  Joanna  11...  carissimttm  in  Clirislo  fiUum 
naslrum  Alfonstim,  Aragonum  rcgcm  illus/rcm,  in  sitC  subsidium  et  tulelam  hos- 
tiiinnjiit'  pnipulsutioiH'm  ad^'occH-it  ;  (jiii,non  sine  girifi/uis  /a/iori/nis,  impensis  et 
vericnlis...  ad  Hlieralioiwni  nredicie  regiiie  person/di/er  renirns,...  rcgnnrn  Jorti 
congressu  et  acri  marte  pedetei/tini  actjuisivit,  oinne.sqiie  principes,  duces,  niar- 
cliiones,  comités,  haroiies  et  regnicolas,  nec  notu  civitates,  terras,  castcUa  et  tandem 
inclilam  cii'ilatem  NeapoUs  diclio/n  sue  snhegit...  [Alle/îde/iles]  dicli  régis  Aljonsi 
acquirendd  restitiiendiiqite  ipsi  Ecclesie  Marchid  Ancltoniland  prestila  ohse(pùa,... 
pro  se  suisipic  heredihiis  descendentilms  per  reclam  lineam,  masculis,  jam  nalis  ac 
in  posterum  nascitnris,...  transferimiis  el  transportamus,  etc.  »  {^Ihid  ,  f°  10.) 


[1443-53]  AFFAIRES  D'ITALIE.  267 

près,  par  une  concession  plus  étonnante  encore,  et  plus  fatale 
pour  la  dynastie  angevine.  Alphonse  n'avait  d'autre  fils  que 
Ferdinand,  son  bâtard  :  il  le  fit  légitimer  par  le  pape,  afin  de 
le  rendre  apte  à  lui  succéder,  ce  qui  eut  lieu  en  effet  '.  L'union 
ainsi  conclue  fut  sftellée  par  d'autres  faveurs  qui  ne  dérogeaient 
pas  moins  au  droit  commun.  L'adoption  du  prince  espagnol 
par  Jeanne  IT,  que  cette  princesse  elle-même  avait  révo- 
quée, fut  confirmée  ;  l'investiture,  octroyée  d'abord  à  ses  hé- 
ritiers en  ligne  directe,  fut  étendue  à  la  ligne  transversale  ; 
il  eut  la  permission  d'imposer  des  tailles  sur  le  clergé  du 
royaume  et  d'ôter  l'exercice  de  leur  charge  aux  prélats  qui 
lui  seraient  suspects  ;  enfin,  contrairement  au  traité  de  Terra- 
cine^  il  fut  dispensé   de  rouvrir  aux  exilés  et  aux  rebelles, 
c'est-à-dire  aux  partisans  de  René,  les  portes  de  la  patrie  ^ 
On  ne  pouvait  subir  plus  complètement  la  loi  du  vainqueur. 
Que  restait-il  à  faire  au  chef  de  la  maison  d'Anjou?  Protester^ 
avec  tout  le  respect  possible,  contre  cette  reconnaissance  arra- 
chée par  la  force.  C'est,  en  effet,  la  mission  dont  il  chargea 
Blanchardin  de  Becutis,  docteur  et  chevalier,  qui  se  rendit 
à  Rome,  et,  dans  l'église  de  Saint-Pierre,  agenouillé  devant  le 
pontife,  en  présence  des  cardinaux  de  ïhérouanne  et  d'Estou- 
teville,  prononça  les  paroles  suivantes  :  «  Il  est  venu  à  la  con- 
«  naissance  du  roi  René,  votre  serviteur  et  vassal  fidèle,  que 
rt  Votre  Sainteté  a  octroyé  à  l'usurpateur  Alphonse  d'Aragon 
«  la  confirmation  du  royaume  de  Sicile,  dont  elle  avait  pré- 
«  cédemment  investi  mon  maître;  qu'elle  a,  de  plus,  légitimé 
('  Ferdinand,  fils  naturel  dudit  Alphonse,  pour  le  rendre  ca- 
<(  pable  d'hériter  du  trône;  qu'en  vertu  de  ces  actes  une  in- 
«  vestiture  solennelle  a  été  donnée  au  roi  d'Aragon  par  l'abbé 
«  de  Saint-Paul,  dans   la  grande  église  de  Naples.  Ce  sont 
«  là  autant  de  sujets  d'étonnement,  car  Votre  Sainteté  sait 
«  très-bien  que  le  royaume  appartient  légitimement  à  René, 
u  en  raison  de  l'investiture  qu'elle  lui  a  elle-même  conférée. 
«  Il  n'est  pas  vraisemblable  que  les  lettres  qui  contiennent  de 

'  Bulle  iloiméc  à  Rome,  le  12  juillet  1  i  ii  (If'i//.,  (•>  22). 

-  Balles  Joiiuées  à  Rome,  le  13  décembre  1414  (M/V/.,  fs  22-2i)). 


■2GH  AFFAIRES  D'ITALIE.  [1443-53] 

«  pareilles  concessions  aient  été  lendnos  du  plein  consente- 
u  ment  de  Votre  Sainteté.  C'est  pourquoi,  comme  ambassa- 
«  deur  et  commissaire  du  roi  de  Sicile,  et  en  vertu  du  pouvoir 
((  que  voici,  je  proteste  et  j'appelle  des  torts  qui  lui  sont 
((  faits,  jusqu'à  ce  qu'il  plaise  à  Votre  Sainteté  de  révoquer 
«  ces  lettres,  la  suppliant  humblement  de  déclarer  qu'elles 
((  n'ont  pas  été  données  en  parfaite  liberté  et  qu'elle  n'a  pas 
([  l'intention  de  porter  préjudice  aux  droits  de  mon  maître  ou 
f(  de  ses  héritiers  sur  le  royaume,  mais  au  contraire  de  les 
«  maintenir  et  de  considérer  toujours  le  roi  René  comme  son 
((  vassal,  »  Eugène  répondit  que,  pour  éviter  un  plus  grand 
niai  et  pour  conjurer  un  péril  imminent,  il  avait  été  obligé 
de  faire  ces  concessions  au  roi  d'Aragon,  et  que,  du  reste, 
il  n'entendait  pas  préjudicier  aux  droits  des  princes  d'Anjou. 
L'ambassadeur  se  fit  donner  acte  de  cette  réponse  et  se 
retirai 

La  position  du  pape  était  fort  embarrassante.  Il  essaya  de 
conserver  l'amitié  des  deux  compétiteurs  en  les  amenant  à  un 
accord  quelconque.  Déjcà  plusieurs  amis  communs  étaient 
parvenus  à  leur  faire  adopter,  dans  l'intérêt  de  leurs  sujets 
respectifs,  un  modus  vivendi  provisoire  :  Tanguy  du  Châtel, 
prévôt  de  Paris  et  sénéchal  de  Pi'ovence,  Bertrand  de  Grasse, 
Jean  Martin,  conseillers  du  roi  de  Sicile,  avaient  été  ses  pro- 
cureurs dans  cette  affaire'.  Par  l'entremise  du  cardinal  de 
Foix,  légat  du  Saint-Siège,  une  nouvelle  trêve  fut  conclue; 
mais  les  Aragonais  ne  l'observèrent  guère,  et  commirent  sur  les 
côtes  de  Provence  des  actes  de  piraterie.  Le  sénéchal  dut  en- 
voyer Antoine  Grimaud  se  plaindre  à  la  reine  d'Aragon,  en 
l'absence  de  son  mari,  d'un  tel  manque  de  foi,  et  lui  deman- 
der de  déléguer  des  commissaires  pour  régler  les  points  en 
litige,  sous  peine  de  voir  retirer  toute  protection  à  ses  sujets 
dans  le  comté  de  Provence.  La  reine,  malade,  s'excusa  de  ne 

'  IVocès-vcrhal  du  8  juillet  1445  (Arch.  i.at.,  KK  112G,  f»  537).  L'aml)as>ach'iir 
est  appelé  ailleurs  Blanchardin  c/c  /Jisciitis  {I/iit/.,  P  1334",  2*  partie,  f"  52  ■\°), 
et  dans  doni  (lalniel  (11,  813)  f/c  nclnitiii. 

-  Procuration  du  5  ié\rier  1443  (Areli.  des  Bouelies-du-Rlione,  P.  OCIi). 


[1443-b3]  AFFAIllES  D'ITALIE.  260 

pas  recevoir  l'ambassadeur  provençal,  et  fit  répondre  que  les 
violateurs  de  la  trêve  étaient  des  forbans,  des  vagalionds,  qui 
s'étaient  indûment  autorisés  de  son  nom,  qu'elle  était  dis- 
posée à  en  faire  justice,  qu'elle  observerait  toujours  les  con- 
ventions, et  qu'elle  écrirait  à  ce  sujet  au  cardinal  de  Foix, 
son  cousin  \  Malgré  ces  belles  promesses,  les  actes  agressifs 
continuèrent.  En  1447,  une  galère  espagnole  osa  pénétrer 
jusque  dans  le  port  de  Marseille.  L'année  suivante,  le  légat 
ayant  voulu  prolonger  la  trêve  et  en  faire  modifier  les  con- 
ditions, Alphonse,  par  une  lettre  du  12  mai,  qui  est  un  chef- 
d'œuvre  d'arrogance,  refusa  tout  accommodement  et  rendit 
la  rupture  complète  ^  René,  qui  se  trouvait  en  Provence,  fit 
équiper  des  vaisseaux  pour  repousser  les  incursions  de  l^en- 
nemi  :  il  paraît  même  avoir  commencé  alors  des  préparatifs 
militaires  assez  considérables,  s'attendant  à  être  attaqué  sé- 
rieusement et  voulant  se  tenir  prêt  à  toute  éventualité,  car  on 
lui  écrivait  d'Italie  que  les  Napolitains  se  remuaient  en  sa  fa- 
veur'\  Mais  les  hostilités  se  bornèrent  à  quelques  actions  iso- 
lées. Une  descente  de  partisans  amena  la  capture  d'un  cheva- 
lier espagnol,  qui  fut  amené  à  Aix  au  roi  de  Sicile,  et  qui,  pour 
toute  peine,  reçut  de  lui  un  don  de  dix-sept  florins.  Un  navire 
catalan  fut  saisi  au  port  de  Bouc,  où  il  s'était  rompu  :  la  car- 
gaison de  laines  qu'il  portait  tomba  au  pouvoir  des  Proven- 
çaux et  fut  vendue  à  l'encan,  par  autorité  de  justice,  dans  plu- 
sieurs boutiques  de  Marseille  louées  exprès \  Un  autre,  appar- 
tenant à  Barthélemi  Spinola,  de  Gènes,  fut  pris  par  le  capi- 
taine du  Saint-Esprit,  baleinier  provençal,  comme  étant  monté 
par  des  Aragonais  ;  ce  qui  occasionna  un  différend  avec  les 
Génois^  Des  mesures  sévères  furent  prescrites  pour  protéger 
les  côtes  et  pour  éviter  les  surprises;  il  fut  même  interdit  à  tout 

'   iVocès-virhal  du  24  oclohre  1540  {ll>ifI.,B  OCÎ). 

-'  Arcli.  des  Bouclies-du-Rlioiio,   U  14,  f»  3  \"  (pièces  jiislificaliM'S,  iio  2[.). 
■  Comples  de  Pieiié  (Arcli.  nat.,  V  1334",  F''  luiilii-,  l"  03;  2<'pailio,  1°«  GO, 
(;2  N",  (Jd,  7^,  etc.;. 

»   J/nit.,  2"  partie,  l'"»*  34,  (iO  \". 

'  Arcli.  des  lioiiclits-dii-IUioiie,  L>   1  i,  1"  Cl  \". 


■2~,(\  AFFAIRES  D'ITALIE.  [14i3-a:r, 

clerc  étranger  d'entrer  en  possession  d'un  bénéfice  sans  l'as- 
sentiment du  conseil  royal,  de  peur  que  certaines  places  avoi- 
sinant  la  mer  ne  fussent  livrées  à  l'enneaii  '. 

Pendant  que  les  voies  de  fait  recommençaient,  la  diplomatie 
italienne  renouait  la  chaîne  de  ses  intrigues.  Les  États  jadis 
hostiles  ou  indifférents  à  la  cause  du  duc  d'Anjou,  menacés 
d'être  à  leur  tour  la  proie  du  vainqueur,  et  jaloux  plus  que 
jamais  les  uns  des  auties,  se  tournaient  du  côté  de  la  France. 
La  république  florentine,  dont  René  avait  conquis  les  sympa- 
thies à  son  retour  de  Naples,  fut  la  première  à  le  pousser  à 
revendiquer  sa  couronne,  parce  qu'elle  fut  la  première  atta- 
quée. Elle  lui  envoya  dans  ce  but,  le  21  novembre  1447,  un 
des  membres  de  cette  famille  des  Pàzzi  qu'il  affectionnait 
particulièrement,  et  lui  écrivit  lettres  sur  lettres  pour  le 
féliciter  de  ses  succès,  le  remercier  de  ses  bonnes  dispo- 
sitions, lui  faire  mille  protestations  d'amitié '\  Elle  fit  sonder 
aussi  le  sénat  vénitien,  et  l'engagea  à  soutenir  avec  elle  les 
droits  du  prince  français  dans  le  royaume  de  Sicile,  en  môme 
temps  que  ceux  de  Sforza  dans  le  Milanais,  convoité  par 
Alphonse  et  livré  à  l'anarchie  par  suite  de  la  mort  de  Philippe 
Visconti:  mais  cette  démarche  eut  peu  de  succès.  Bientôt, 
au  contraire,  Venise,  qui  songeait  à  étendre  sa  domination 


'   Arch.  des  Bouches-du-Rhone,  D  13,  1"  91. 

-  <(  Qaicquld  eteii'im  regio  westro  Culniiiii  svrenisslmeque  veslrc  domul  felicitalis 
acccdit  i(l  omitc  nostie  rcipii/dice  acccdcre  ailntramur ;  oiuiiis  namquc  iiostra  spes 
lu  rébus  duln'is  in  vvslr'ts  poteat'issimis  arm'is  et  aux'diis posita  est.  »  Lettre  à  René, 
du  1(J  avril  li'iS  (Arcli.  de  Florence,  Let/ere  i/e//a  Slg/ioria,  reg.  30,  f»  99).  Le 
'JO  avril,  la  république  permet  à  son  ambassadeur  Antoine  de  Pazzi  de  prendre 
coDEc  du  roi  de  Sicile  après  l'avoir  assuré  du  dévouement  des  Florentins.  Le 
8  juillet,  elle  adresse  au  prince  l'expression  de  sa  reconnaissance  pour  l'amour 
qu'il  lui  témoigne.  Le  28  août,  nouveaux  remercîments,  parce  que  René  a  offert 
plusieurs  navires  tout  équipés,  ornés  de  ses  étendards,  pour  remplacer  deux 
trirèmes  florentines  capturées  par  les  Aragonais,  Ou  espère  que  la  vue  de  ses 
bannières  intimidera  l'ennemi  sur  la  mer  pi'^ane.  {Il>id.,  f"»  101,  133  v»,  149.) 
Divers  messages  furent  alors  portés  à  Florence  par  Jacques,  huissier  d'armes  du 
roi  de  Sicile,  et  par  Jehannin  de  Maslives,  dit  Fleur  de  Pensée,  son  poursuivant. 
(Arch.  nat.,  P  133i",  l"  partie,  f"  38.  V.  aussi  Desjardins,  Négoeialions  avie  la 
Toseane,  1,  Gl.) 


f 


;iil3-o3!  AFFAIRES  D'ITALIE.  271 

dans  le  duché  de  Milan,  se  ligua  avec  le  roi  d'Aragon'. 
Alors  les  Florentins,  tout  en  traitant  d'un  côté  avec  ce  prince, 
insistèrent  de  l'autre  auprès  de  Charles  VTI  pour  qu'il  inter- 
vhit  directement  contre  lui,  soit  en  soutenant  avec  vigueur  le 
parti  de  son  beau-frère,  soit  en  opérant  une  diversion  dans  la 
Navarre.  Angelo  Acciajuolo  reçut,  en  1451,  la  mission  de  de- 
mander spécialement  ces  deux  points  au  Roi  ;  il  devait  faire 
,  ressortir  la  haine  invétérée  que  l' Aragonais  portait  à  Florence, 
haine  causée  par  le  dévouement  de  celle-ci  aux  intérêts  fran- 
çais, puis  le  danger  qu'offrait  la  coalition  des  États  de  Naples 
et  de  Venise.  Charles  avait  alors  plusieurs  motifs  pour  entrer 
dans  les  vues  de  la  république  :  outrel'intérèt  qu'avait  à  ses  yeux 
une  restauration  de  la  maison  d'Anjou,  il  pensait  à  s'assurer  la 
possession  de  Gênes,  que  ses  lieutenants  avaient  momentané- 
ment occupée,;  les  deux  entreprises  pouvaient  peut-être  réussir 
du  même  coup.  Il  se  montra  donc  assez  bien  disposé.  Cepen- 
dant la  nouvelle  d'une  alliance  conclue  entre  Sforza,  les  Flo- 
rentins et  les  Génois,  et  dirigée  aussi  bien  contre  lui  que 
contre  les  Vénitiens,  le  refroidit  sensiblement.  Il  fallut  tous 
les  efforts  de  l'habile  Acciajuolo  et  toute  Tinfluence  de  René 
pour  ramener  la  confiance  dans  son  esprit.  Le  21  février  1452, 
aux  Montils-lès-Tours,  il  signa  une  convention  aux  termes  de 
laquelle  les  Florentins  et  le  duc  François  Sforza  promettaient 
de  soutenir  toutes  ses  querelles  en  Italie  :  lui-même,  en  retour, 
s'engagait  à  les  aider  contre  tous,  excepté  contre  le  pape  et 
l'empereur,  jusqu'au  jour  de  la  Saint-Jean  1453,  et  d'envoyer 
à  leur  secours  un  prince  de  son  sang  ou  un  autre  capitaine  ; 
il  exprimait  cependant  l'espoir  que,  dans  l'intervalle,  toutes  les 
querelles  seraient  apaisées  ^  Cette  alliance  fut  prorogée  et 
resserrée  par  de  nouvelles  ambassades.  Au  mois  de  septembre 
de  la  même  année.  Florence  demanda  au  Roi  d'une  manière 

'  Celle  ligue  fui  conchie  par  reiilreuiise  de  Lionel,  marquis  d'Esto,  le  2  juilkl 
1450.  (Arch.  de  Venise,  Ong.  pcrg.,  n»  442.) 

^  Lettre  d'Angelo  Acciajuolo,  27  février  1452  (Arch.  de  Floreuce,  Lclterc  à  la 
Signoria,  vol.  8,  n"  221).  Traité  avec  les  Génois  (Arch.  de  Gènes,  Matcne  /loli- 
ticlw,  mazzo  12).  Desjardins,  (ZxV/,,  G2. 


272  AFFAIRES  D'ITALIE.  [1443-531 

plus  précise  de  descendre  en  Italie,  ou  au  moins  d'y  envoyer 
le  roi  René  à  la  tête  de  quinze  mille  hommes.  Elle  oijtint  des 
promesses  pour  le  printemps  suivant  '. 

Les  Génois,  qui  perdaient  par  là  l'espoir  de  sauvegarder 
leur  indépendance,  se  rejetèrent  dans  le  parti  d'Alphonse,  avec 
lequel  ils  s'étaient,  du  reste,  accordés  depuis  cinq  ans  déjà. 
La  neutralité  bienveillante  qu'ils  avaient  alors  adoptée  pour 
règle  vis-à-vis  de  leur  ancien  allié  fit  place  à  une  attitude  plus 
hostile \  En  revanche,  le  duché  de  Milan,  où  le  duc  d'Anjou 
avait  trouvé  autrefois  un  ennemi,  lui  offrait  maintenant  un 
auxiliaire  assuré,  car  Sforza  en  restait  maître,  et,  comme  on 
vient  de  le  voir,  se  joignait  aux  Florentins.  Le  gendre  de  Phi- 
lippe Visconti  n'avait  pu  rester  longtemps  d'accord  avec  le  roi 
d'Aragon,  bien  qu'il  eût  noué  de  bonne  heure  avec  lui,  comme 
tous  les  princes  italiens,  des  intelligences  secrètes,  auxquelles 
se  trouva  mêlé  un  des  anciens  serviteurs  de  la  maison  d'Anjou, 
Mathieu  Guarna^,  et  qu'il  y  eût  eu  entre  eux  un  échange  de 
promesses.  René  avait  su  entretenir  son  amitié  par  des  mes- 
sages fréquents  ;  il  le  félicitait  de  chacun  de  ses  succès,  et  s'in- 
téressait à  sa  cause  comme  à  la  sienne  propre.  François  lui 
répondait  sur  le  ton  d'un  fils,  lui  donnait  des  nouvelles  détail- 
lées des  événements  d'Italie,  le  mettait  au  courant  des  disposi- 
tions de  chaque  puissance  \  Puis,  Alphonse  étant  venu  disputer 

'  Arch.  de  Florence,  ih'ul.,  f»»  633  v»,  G72,  G73  V.  Desjardins,  il>id.,  74,  7(j. 

-  Arcli.  de  Gênes,  Malerle  polhiche,  mazzo  12.  Le  traité  passé  entre  René  et 
les  Génois,  le  20  août  1448,  spécifiait  que  ceux-ci  n'inquiéteraient  point  les  na- 
vires provençaux,  leur  ouvriraient  leurs  ports  et  leur  laisseraient  emporter  des 
vivres,  à  condition  qu'ils  ne  porta.ssent  pas  de  butin  enlevé  au  roi  d'Aragon  ou  à 
un  autre  allié  de  la  république.  René,  de  son  côté,  devait  traiter  favorablement 
tous  les  sujets  et  navires  génois,  et  ne  se  mêler,  directement  ou  indirectement, 
à  aucune  des  guerres  entreprises  par  eux,  soit  en  Corse,  soit  ailleurs. 

»  Arch.  de  Milan,  Domiiùo  V'tscoiiteo,  lettre  du  14  juin  1447.  V.  la  curieuse 
lettre  qu'Alphonse  adressait  à  Sforza, la  même  année,  pour  lui  refuser  l'autorisation 
d'acheter  des  chevaux  dans  le  rojaiune  de  Naplcs.  «  Quand  vous  serez  de  mou 
parti,  lui  disait-il,  je  vous  le  permettrai.  »  {lùicL;  pièces  justificatives,  \\°  24.) 

*  V.  notamment  le  message  confié  par  le  roi  de  Sicile  à  son  écuyer  Honorai  ilc 
lierre  en  1448,  et  dans  lequel  il  nuiude  à  Sforza  que,  sans  ses  victoires,  il  aurait 
déjà  (juitté  la  Provence  pour  retourner  en  Anjou.  Le  duc  répond  en  l'engageant  à 


[1453]  EXPEDITION  DE  LoMDARDIE.  273 

à  Sforza  la  succession  de  son  beau-père,  en  vertu  d'un  testa- 
ment laissé  par  ce  dernier,  leur  hostilité  était  devenue  une 
haine  personnelle.  C'est  ce  qui  explique  Tempressenient  du 
duc  à  solliciter,  de  concert  avec  Florence,  l'intervention  fran- 
çaise et  à  se  liguer  avec  Charles  VII,  empressement  que  ce 
prince  reconnut  par  une  lettre  des  plus  amicales,  où  il  lui  fait 
part  du  traité  des  Montils  et  le  remercie  de  son  dévouement  '. 
Ainsi  les  rôles  étaient  intervertis  dans  la  nouvelle  campagiic 
qui  allait  s'engager  :  avec  René  se  trouvaient  maintenant  Flo- 
rence et  Milan  ;  avec  Alphonse,  Gènes  et  Venise.  Rome,  quî 
avait  jadis  pris  une  part  active  à  la  lutte,  se  tenait  à  l'écart. 
De  plus,  le  roi  de  France,  qui  s'était  contenté  précédemment 
d'un  appui,  moral,  s'unissait  au  roi  de  Sicile  et  à  ses  alliés.  Au 
premier  abord,  la  partie  semblait' donc  offrir  des  chances.  Ce- 
pendant, le  moment  venu  d'accomplir  sa  promesse,  Char- 
les VII  ne  voulut  pas  se  mêler  personnellement  à  l'entreprise. 
Il  se  contenta  d'envoyer  son  beau-frère  au  secours  de  ses  con- 
fédérés, en  le  faisant  soutenir  provisoirement  par  les  forces  du 
Dauphin.  «  J'espère,  dit-il  à  l'ambassadeur  italien,  que  la  ligue 
que  j'ai  conclue  avec  le  duc  de  Milan  sera  éternelle.  »  Et  il 
ajouta  qu'il  comptait  remettre  au  roi  de  Sicile  toutes  les  af- 
faires de  la  France  en  Italie  et  lui  prêter  assistance  ^  Son 
dessein  particulier  était  de  remployer  à  la  conquête  de  Gênes, 
où  le  Dauphin  était  appelé  par  le  parti  des  bannis  [fuonisciti)  ^ . 
Celle  de  Naples  ne  venait  qu'au  second  plan  pour  lui  couune 
pour  les  deux  puissances  confédérées.   René  n'avait-il  pas  à 


retarder  ce  départ  ;  il  lui  apprend  qu'il  a  conquis  presque  tout  le  Milanais,  qu'il 
assiège  Milan,  qu'il  est  lié  pour  le  moment  avec  Venise  et  Florence  et  ne  peut 
rien  entreprendre  sans  leur  concours,  mais  qu'il  plaidera  sa  cause  auprès  d'elles; 
il  lui  parle  enfin  de  Jacques -Antoine  Marcello,  le  célèbre  savant  vénitien,  et  lui 
conseille  d'user  de  son  puissant  ciédit,  car  ce  personnage  l'aime  beaucoup  et  vou- 
drait déjà  le  voir  restauré  à  Naples.  (Bibl.  nat.,  nis.  ital.  1585,  f"^  7,  Gl.)  Cette 
correspondance  donne  à  penser  que  René  méditait  une  expédition  dès  l'époque 
de  sou  séjour  en  Provence,  de  1447  à  1449. 

'  Arch.  de  Milan,  Lcijlic,  pac,  etc.,  n°  79G,  f"  326  (pièces  justificatives,  n»  27). 

^  Lettre  d'Acciajuolo,  du  21  avril  1453  (Bibl.  nat.,  ms.  ital.  1586,  f  79). 

•*  Desjardins,  iù'uL,  7  7. 

18 


1 


274  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  [1453] 

craindre  qu'une  fois  leur  but  atteint,  une  fois  les  Génois  sou- 
mis, le  Milanais  débarrassé  des  Vénitiens  et  la  Toscane  des 
Aragonais,  une  suspension  d'armes,  un  arrangement  quel- 
conque n'arrêtât  la  guerre  et  ne  le  frustrât  du  prix  de  sa  coo- 
pération ?  Rassuré  du  côté  du  Roi  par  une  parole  formelle^  il 
voulut  l'être  de  l'autre  par  une  convention  écrite,  qui  lui  don- 
nât des  garanties  tant  au  point  de  vue  financier  qu'au  point  de 
de  vue  militaire.  Les  clauses  en  furent  réglées  à  Tours,  le 
H  avril  1453,  dans  la  maison  de  Jean  Ardouin,  trésorier  de 
France,  où  il  était  logé,  en  présence  de  son  fils,  de  son  gendre 
Ferry  et  de  plusieurs  de  ses  officiers.  En  voici  la  substance  : 
Le  roi  de  Sicile  se  rendra  en  Italie,  au  service  de  la  cité  de 
Florence  et  au  secours  du  duc  de  Milan,  avec  deux  mille 
quatre  cents  chevaux  au  moins:  il  s'y  trouvera  pour  le 
15  juin  1453.  Il  fera  la  guerre  à  ses  ennemis,  ainsi  qu'à  ceux 
de  la  cité  de  Florence  et  du  duc  de  Milan,  à  l'exception  du 
pape  et  du  roi  de  France,  sur  le  territoire  qui  sera  désigné  par 
deux  des  trois  parties.  Le  gouvernement  florentin  lui  allouera 
dix  mille  florins  d'or  par  mois,  et  lui  remettra  le  commande- 
ment de  toutes  ses  troupes.  En  considération  des  frais  que 
causera  le  transport  de  son  armée  en  Italie,  cette  provision  de 
dix  mille  florins  commencera  à  courir  un  mois  avant  son  arri- 
vée, et,  quand  il  sera  soit  dans  le  comté  d'Asti,  soit  dans  le 
comté  d'Alexandrie,  une  somme  de  vingt  mille  florins  lui  sera 
comptée.  Il  fournira  par  écrit,  quinze  jours  après  qu'il  aura 
mis  le  pied  sur  la  terre  italienne,  le  dénombrement  des  gens 
d'armes  qu'il  aura  amenés;  s'il  n'a  pas  la  quantité  de  chevaux 
convenue,  il  la  complétera  dans  un  délai  de  quinze  jours,  ou 
sinon  son  allocation  mensuelle  sera  diminuée  en  proportion  de 
ce  qui  manquera.  S'il  veut  se  délier  de  ces  engagements,  il 
devra  prévenir  deux  mois  à  l'avance  le  gouvernement  florentin, 
et  celui-ci  sera  soumis,  de  son  côté,  à  la  même  obligation  ;  dans 
ce  cas,,  les  deux  parties  seront  quittes  l'une  envers  l'autre, 
moyennant  une  indemnité  de  vingt  mille  florins  pour  le  retour 
des  troupes  françaises  dans  leur  pays.  Si  René  a  besoin  de 
s'en  aller  en  Provence  ou  en  France,  il  en  aura  la  faculté  en 


jlio3J  EXPEDITION  DE  L(JMBAKDIE.  27u 

faisant  venir  et  en  constituant  généralissime  à  sa  place  le  duc 
de  Calabre,  son  (ils,  dans  les  mêmes  conditions  (jue  lui.  La 
présente  convention  sera  rédigée  en  forme  d'acte  public  et  ra- 
tifiée par  la  cité  de  Florence  dans  le  délai  de  deux  mois  \ 

Ce  traité  n'était  pas  assez  précis,  car  il  ne  stipulait  pas  le 
concours  actif  des  deux  puissances  italiennes  dans  la  conquête 
du  royaume  de  Sicile.  Cependant  il  offrait  de  réels  avantages. 
Ainsi,  quoique  la  guerre  dût  se  porter  d'abord  en  Lombardie, 
parce  que  les  Vénitiens  avaient  déjcà  envahi  cette  contrée,  le 
roi  de  Sicile  devait  avoir  la  conduite  exclusive  des  troupes 
florentines  et  des  siennes,  et  pourrait  marcher  avec  elles  contre 
tous  ses  adversaires.  S'il  n'était  pas  libre  de  choisir  à  lui  seul 
le  théâti'e  des  hostilités,  ni  l'un  ni  l'autre  de  ses  confédérés  ne 
l'était  non  plus  :  de  cette  manière,  il  comptait  n'être  pas  en- 
tièrement à  leur  merci.  Son  adhésion  excita  chez  eux  des 
transports  de  joie.  La  république  de  Florence  se  crut  à  l'abri 
du  danger.  «  Avec  le  secours  de  votre  sagesse  et  de  vos 
armes,  lui  écrivit-elle,  nous  sommes  certains  de  triompher. 
Que  Votre  Majesté  veuille  seulement  se  presser  :  l'ennemi  n'a 
pas  encore  assemblé  toutes  ses  forces  ;  notre  armée,  à  nous, 
est  entièrement  prête  et  n'attend  plus  que  son  chef  ^  » 

Le  prince  n'était  pas  moins  impatient.  Il  quitta  son  château 
d'Angers  le  4  mai,  emmenant  avec  lui  son  gendre  Ferry, 
Jean  Cessa,  Gui  de  Laval,  sire  de  Loué,  et  plusieurs  autres 
seigneurs,  et  laissant  le  gouvernement  de  l'Anjou  au  conseil 
ducal  reconstitué  sous  la  présidence  de  Bertrand  de  Beau- 
vau^  Au  commencement  de  juin,  il  se  trouvait  en  Provence. 
Mais  l'équipement  et  le  passage  de  ses  troupes  étaient  une 
opération  trop  longue  pour  qu'il  pût  arriver  sur  le  sol  italien  au 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  G73;  pièces  justificatives,  n"  28. 

'  Arcli.  de  Florence,  Lcllcre  tlclla  Signoria,  reg.  37,  1"  77  v»  ;  pièces  jusli- 
licatives,  n»  30. 

••  «  Le  roy  de  Secil^.  partit  de  son  clia»tel  d'Angiers  pour  aller  à  Florence  le 
vendredi  IIH^  jour  de  may  mil  cccc  cinquante  troys,  cspéraiU  faire  le  voyage 
en  son  royaume  de  Secile.  Plaise  à  Dieu  par  sa  saincle  grâce  le  coudiiiie,  et  bien 
prospérer  en  son  intencion,  et  ramener  à  joayc.  "  (Mémorial  de  lu  Chambre 
d'Angers,  Arch.  nul.,  P  \àZ\\  1'^  1  ii.  V.  ihul.,  ["-^  155  v»  et  177.) 


276  EXPÉDITION  DEILOMBARDIE.  [1453] 

terme  fixé.  Le  29  du  mois,  il  était  encore  à  Aix,  où  il  rédigea 
son  testament,  comme  nos  pères  ne  manquaient  pas  de  le 
faire  à  la  veille  d'un  grand  voyage  ou  d'une  entreprise  péril- 
leuse'. Dans  les  premiers  jours  de  juillet,  il  essaya  de  péné- 
trer en  Italie  par  la  voie  de  terre  ;  il  gagna  Sisteron,  d'où  il 
avisa  Sforza  qu'il  se  disposait  à  le  rejoindre  et  qu'il  le  tien- 
drait au  courant  de  sa  marche.  «  J'ai  vergogne,  lui  disait-il, 
de  vous  écrire  du  fond  de  ces  montagnes  ;  bientôt,  avec  l'aide 
de  Dieu,  je  pourrai  vous  parler  de  plus  près^.  »  Il  s'avança 
jusqu'à  Gap,  comptant  traverser  les  défilés  des  Alpes  ;  mais 
divers  obstacles,  suscités  tant  par  le  duc  de  Savoie  que  par  la 
république  de  Gênes,  l'empêchèrent  de  passer  et  le  forcèrent 

1  Ce  testament,  annulé  depuis  par  deux  autres,  diffère  peu  de  celui  qui  a  été 
publié.  Je  me  borne  à  en  donner  l'analyse  :  Le  testateur  choisit  sa  sépulture  à 
côté  de  la  reine  Isabelle,  dans  le  monument  qu'il  a  fait  construire  depuis  peu  et 
qu'il  ordonne  à  son  héritier  d'achever,  ainsi  que  l'autel  et  le  reliquaire  érigés 
auprès;  il  y  fonde  des  services  pour  lesquels  cinquante  livres  de  rente  sont  assi- 
gnées à  l'église  Saint-Maurice.  Son  cœur  sera  enseveli  dans  la  chapelle  de  Saint- 
Bernardin,  qu'il  a  également  fait  élever,  et  à  laquelle  il  donne  une  rente  de 
vingt-cinq  seticrs  de  blé  et  cinq  pipes  de  vin  pour  des  messes,  plus  dix  francs 
pour  le  luminaire.  11  lègue  à  sa  fdle  la  reine  d'Angleterre  mille  écus  d'or,  plus 
une  rente  de  deux  mille  livres  tournois  sur  le  duché  de  Bar  si  elle  devient  veuve; 
à  sa  fille  aînée  Yolande  mille  écus,  et,  si  elle  reste  veuve,  une  rente  de  deux 
mille  florins  de  Provence  sur  les  gabelles  du  Rhône  ;  à  sa  GUe  naturelle  Blanche 
(dlustvi  domine  Blanclie)  douze  cents  livres  de  rente  pour  son  entretien,  plus  une 
somme  de  trois  mille  livres  pour  sa  dot,  qui  augmentera  de  cinq  cents  livres 
chaque  année  si  on  tarde  à  la  marier  au-delà  de  ses  quinze  ans.  Le'tombeau  de 
son  fils  Louis,  à  Pont-à-Mousson,  les  édifices  de  la  Baumette,  de  Chanzé  et  de 
Saint-Uernardin  seront  terminés,  s'il  y  a  lieu,  par  son  héritier.  En  outre,  celui-ci 
fondera  sur  le  champ  de  bataille  de  Buignéville  (/«  loco  belU  el  coiifliclùs  <juod. 
hahuit  cum  Biirgundis)  une  église  desservie  par  des  fières  Mineurs,  dans  les 
conditions  que  le  testateur  a  déjà  demandé  au  pape  d'autoriser,  avec  une  rente  de 
mille  francs;  il  exécutera  le  vau  fait  par  llené  d'aller  eu  pèleiinage  au  Saint- 
Sépulcre,  et  maintiendra  l'ordre  de  Saint-Maurice  ou  du  Croissant.  Trois  mille 
ducats  sont  légués  à  l'église  de  Saint-Maximin  en  Provence,  cent  florins  du  Rhin 
a  l'église  de  Sainte-Croix  de  Strasbourg,  une  marca  d'or  à  l'église  de  Notre-Dame 
de  Liesse.  Le  roi  de  Sicile  recommande  tous  ses  serviteurs  à  son  héritier.  Il 
désigne  en  cette  (pialité  Jean  de  Calabre,  son  fils  aîné,  et  nomme  ses  exécuteurs 
testamentaires  Louis  de  Bcauvau,  Pierre  de  Meuillon,  Robert  de  Baudricourt  et 
Vital  de  Cabanis.  (Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  205,  P  90.) 

•^  Lettre  du  4  juillet  l'i53  (Arch.  de  Milan,  Carlcggïo  di  pri/uijji,  jjezza  Z; 
pièces  justificatives,  n<>31). 


[1453]  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  277 

à  rebrousser  chemin,  après  une  perte  de  temps  de  plusieurs 
semaines.  Enfin,  vers  le  l"  août,  il  atteignit  Vintimille  par 
mer,  tandis  qu'une  partie  de  sa  cavalerie  arrivait  par  un  autre 
côté.  Alors  les  Génois,  effrayés,  lui  livrèrent  passage  sur  leur 
territoire,  espérant  détourner  l'orage  qui  semblait  prêt  à  fon- 
dre sur  eux.  Effectivement,  un  renfort  de  trois  mille  fantas- 
sins et  de  deux  mille  chevaux  lui  avait  été  envoyé  par  le  Dau- 
phin, et  ce  prince  lui-même,  ayant  franchi  la  frontière,  se 
tenait  à  quelque  distance,  tout  prêt  à  prendre  personnellement 
possession  de  la  cité  de  Gênes,  comme  ses  partisans  l'y  invi- 
taient. Il  adressa  même  aux  habitants  des  ambassades  et  des 
messages,  où  il  se  présentait  comme  leur  défenseur.  Mais  son 
oncle,  en  reconnaissance  de  la  bonne  volonté  qu'il  venait  de 
rencontrer  chez  quelques-uns  d'entre  eux ,  surtout  chez 
Benoît  Doria,  auquel  il  céda,  pour  cette  raison,  la  châtelle- 
nie  de  BrignoUes,  lui  fit  donner  l'ordre  de  s'abstenir  et  le 
pria  de  s'éloigner.  C'était,  d'ailleurs,  l'intérêt  de  l'armée 
expéditionnaire  de  ménager  une  puissance  ennemie  qu'elle 
allait  laisser  derrière  elle.  Le  Dauphin  rentra  en  France  pour 
se  livrer  à  de  nouvelles  intrigues.  Il  ne  craignit  même  pas  de 
demander  à  la  trahison  la  satisfaction  de  son  ambition  déçue. 
Les  délibérations  secrètes  du  gouvernement  vénitien  contien- 
nent la  preuve  de  ce  fait  pénible  à  constater,  qui  est  bien 
dans  le  caractère  du  fils  de  Charles  VIT,  mais  que  l'histoire 
n'avait  pas  encore  enregistré  :  il  offrit  à  la  république  de  Ve- 
nise de  l'aider  contrôle  duc  de  Milan,  l'allié  de  son  père  et  de 
son  oncle,  et  la  pria  de  lui  donner  de  l'argent  pour  le  faire. 
Elle  fut  heureusement  plus  scrupuleuse  que  lui  :  redoutant, 
sans  doute,  de  provoquer  l'intervention  directe  du  roi  de 
France,  elle  répondit  que  les  temps  étaient  peu  propices, 
protestant,  du  reste,  de  sa  déférence  pour  la  maison  royale  en 
général  et  de  sa  gratitude  pour  le  Dauphin  en  particulier  \ 

'  Aich.  de  Florence,  Letlere  alla  Sigiioria,  \\°  XXll,  f^  294,  295,  296,  30G  ; 
(IcUa  Signorin,  n°  XLVII,  f»^  70,  97.  Arch.  de  Milan,  Dominio  Sforzesco,din.  1453. 
Arch.  des  Bouches-dii-Rlione,  l!  l'i,  {"  12G  v».  Arch.  de  Venise,  Lihri  parthtm 
secretarum,  vol.  XIX,  f"   211    (délibération  du  31    août   1453).   Une    lettre  de 


278  EXPEDITION  DE  LOMBARDIE.  [1453] 

Pendant  ce  temps,  le  roi  de  Sicile  avait  gagné  Asti,  puis 
Alexandrie,  où  les  vingt  mille  florins  convenus  lui  furent 
payés  par  les  Florentins  \  Débarrassé  d'un  auxiliaire  dange- 
reux, à  la  grande  satisfaction  de  Sforza,  il  voulut,  avant  de 
s'avancer  plus  loin,  le  remplacer  par  un  autre,  sinon  plus  puis- 
sant, du  moins  plus  utile,  car  son  acquisition  devait  enlever  au 
parti  aragonais  son  unique  appui  dans  le  pays.  Jean,  marquis 
de  Montferrat,  gendre  du  duc  de  Savoie,  était  depuis  long- 
temps en  hostilité  avec  le  duc  de  Milan.  Les  conjonctures 
présentes  faisaient  de  leur  accord  une  nécessité  impérieuse. 
René  s'était  préoccupé  de  cette  question  dès  l'instant  où 
la  gueri'e  avait  été  résolue  ;  il  avait  déclaré  nettement  aux 
ambassadeurs  du  marquis  que  leur  maître  devait  se  décider  à 
être  Français  ou  Catalan  ^  Celui-ci  le  fit  prier,  à  son  arrivée 
en  Italie,  de  lui  servir  de  médiateur  et  de  lui  obtenir  des  con- 
ditions honorables.  Le  prince  y  consentit,  à  la  condition  qu'il 
déposerait  immédiatement  les  armes  ^  Un  compromis  réglé 
par  lui  et  signé,  le  15  septembre,  dans  la  maison  d'Antoine  du 
Puits,  qu'il  habitait  à  Alexandrie,  rétablit  l'amitié  entre  les 
deux  voisins  et  lui  permit  de  continuer  sa  marche  en  sécurité  \ 

Pierre  de  Canipofregozzo,  doge  de  Gênes,  atteste  aussi  que  le  départ  du  Dauphin 
fut  dû  aux  bons  conseils  du  roi  René  et  qu'il  éteignit  bien  des  soupçons.  (Arcli. 
de  Gênes,  X,  121.)  Quant  à  l'offre  de  Louis  aux  Vénitiens,  elle  est  confirmée  par 
les  bruits  qui  coururent  dans  le  pays,  et  qui  rencontrèrent  beaucoup  d'incrédules, 
tant  la  chose  paraissait  monstrueuse  :  «  Erat  eiiim  ritmor  Di'lph'imim,  Francorum 
régis  Jiliuin,  Veiielonim  auxilio  cum  rnilUum  omnium  copils  in  llaliam  venliiritr»; 
ciii  famie  nonniilli  in  Brixiensihus  Jicle.m  prœstahant,  olii  propler  consangiùnitatem 
qiiœ  ilU  erat  cum  Rriiato  Ândagaviie  duce  id  <ptasi  impossibilc  arlntrahantur.  » 
(l'orcellius,  De  gestis  Scipionis  Piciniui,  Rcr.  liai,  script.,  XXV,  G4.)  Plus  tard,  la 
république  battue  se  souvint  de  la  proposition  et  invoqua  l'aide  du  prince,  retiré 
en  Savoie;  mais  les  circonstances  étaient  changées.  (Arcb.  de  Venise,  loc.  cit., 
f»  232).  D'apiès  une  note  de  M.  Vallet  {Hist.  de  Charles  TU,  111,  223),  le 
Dauphin  aurait  convoité  le  comté  d'Asti  :  cette  prétention  confirme  plutôt  qu'elle 
ne  contredit  celles  qu'il  avait  sur  Gênes. 

'   Arch.  de  Florence,  Lett.  délia  Sigii.,  n"  XLVU,  f»  104. 

2  Lettre  d'Acciajuolo,  du  21  avril  l4.'')3  (Bibl.  nat,,  ms.  ital.  1586,  P  79). 

'  V.  la  lettre  de  Hené  à  Sforza,  en  date  du  11  août  (Arch.  de  Milan,  Autografi 
di principi,  pezza  3;    pièces  justificatives,  n°  32  ). 

'  Arch.  de  Milan,  Leghe,  pace,  etc.,  n»  796,  f»  488.  On  peut  lire  les  clauses 


I 


[1453]  EXPEDITION  DE  LOMBARDIE.  279 

Trois  jours  après,  René  se  transporta  à  Pavie,  où  la  du- 
chesse de  Milan  vint  elle-même  à  sa  rencontre.  A  Crémone, 
il  fut  reçu  avec  des  honneurs  de  toute  sorte,  dont  le  pro- 
gramme avait  été  arrêté  par  la  ville  et  communiqué  au  duc. 
Puis,  ayant  passé  l'Adda,  il  réunit  ses  forces  à  celles  de  ses 
alliés'.  On  était  au  commencement  d'octobre  ;  la  saison  s'an- 
nonçait mauvaise  :  mais  les  progrès  clés  Vénitiens  s'opposaient 
à  ce  qu'on  attendît  plus  longtemps  ;  l'expédition  avait  déjà 
subi  trop  de  retards.  Il  fut  donc  décidé  que  l'on  marcherait 
en  avant,  dans  la  direction  de  la  province  de  Brescia,  occupée 
par  l'ennemi.  Lorsqu'on  ne  fut  plus  qu'à  une  journée  de  dis- 
tance de  celui-ci,  le  roi  de  Sicile,  toujours  strict  observateur 
des  lois  de  la  chevalerie,  envoya  aux  proviseurs  de  l'armée  de 
Venise,  savoir  Pascal  Maripetro,  procureur  de  Saint-Maïc,  et 
Antoine  Marcello,  chevalier,  celui-là  même  qui  lui  était  na- 
guère si  dévoué,  une  proclamation  ou  déclaration  de  guerre 
aussi  habile  que  ferme.  Ni  la  haine  ni  l'ambition,  disait-il, 
ne  l'amenaient  en  Italie  :  ses  amis  l'avaient  appelé  à  leur 
aide,  le  roi  de  France  l'avait  poussé,  et  ses  propres  intérêts, 
sérieusement  engagés,  l'avaient  déterminé  à  partir.  La  répu- 
blique vénitienne  avait  subitement  attaqué  le  duc  de  Milan,  et 

de  cet  accord  dans  l'histoire  de  Montferrat  écrite  par  Benevemito  de  San-Georgio 
(flrr.  ital.  script.,  XXLlf,  731).  Parmi  les  témoins  figurent  Ferry  de  Lorraine, 
Nicolas  de  Brancas,  évêque  de  Marseille,  Jean  Cessa,  Gui  de  Laval,  Louis,  sire  de 
Clermont,  Vital  de  Cabanis,  et  un  officier  du  roi  de  France  dont  René  utilisa 
aussi  les  services  dans  cette  campagne,  Raynaud  de  Uresnay,  bailli  de  Sens, 
nomme  gouverneur  d'Asti,  dont  la  possession  était  revendiquée  par  Charles  VII 
au  nom  du  duc  d'Orléans. 

'  Arch.  de  Milan,  Domtn,  Sforz.,  lettres  des  21  et  2i  septembre  li53.  Mura- 
tori  prétend  que  les  Français  s'attartièrent  dans  les  délices  de  la  ville  de  Milan 
{Anncdl  d'Itcdia,  IX,  253)  :  il  suit,  en  cette  circonstance,  le  biographe  de  Sforza, 
Jean  Simoncta,  animé  à  leur  égard  de  sentiments  visiblement  hostiles.  «  Ces  gens- 
là,  dit-il,  ne  recherchent  que  les  festins  et  les  plaisirs,  surtout  lorsqu'ils  vivent 
aux  dépens  d'autrui  ;  René  perdit  quinze  jouis  à  la  cour  de  la  duchesse,  et  mi- 
litis  ornaiidi  causa.  »  [Rer.  ilal.  script.,  XXI,  G50.)  L'iiuéraire  de  ce  prince  montre, 
au  contraire,  que,  s'il  alla  à  Milan,  il  ne  put  y  demeurer  que  deux  ou  trois  jours; 
car  il  était  encore  à  Pavie  le  22,  et  il  se  rendit  à  Crémone  vers  le  25,  pour  se 
mettre  en  campagne  dans  les  premiers  jours  d'octobre.  Au  reste,  Simoneta  est  un 
guide  peu  sûr  en  général,  et  pour  les  détails  de  cette  expédition  en  particulier. 


280  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  [1453] 

le  roi  d'Aragon  les  Florentins.  Le  roi  de  France  et  lui  avaient 
trop  d'attachement,  trop  d'obligations  envers  les  deux  puis- 
sances menacées,  pour  leur  refuser  du  secours.  N'eût-il  pas 
d'autres  griefs,  la  ligue  offensive  et  défensive  conclue  par  le 
doge  avec  l'usurpateur  du  trône  de  Naples  était  à  ses  yeux 
un  casîis  belli  suffisant  :  puisqu'il  plaisait  aux  Vénitiens  de 
prendre  les  armes  en  faveur  de  leur  confédéré,  pourquoi  lui 
n'en  ferait-il  pas  autant  pour  les  siens?  Les  proviseurs,  au 
reçu  de  cette  missive,  lui  écrivirent  qu'ils  n'avaient  pas 
qualité  pour  y  répondre,  et  qu'ils  en  référeraient  à  leur  gou- 
vernement'. 

La  réponse  de  la  république  était  prévue.  Huit  jours  avant, 
en  accueillant  par  une  fin  de  non-recevoir  des  propositions 
pacifiques  transmises  par  Jean  Cessa  et  le  marquis  de  Mont- 
ferrat,  elle  avait  rejeté  tous  les  torts  et  toutes  les  agressions 
sur  le  duc  et  sur  Florence.  Elle  manifesta  de  nouveau  son 
étonnement  de  la  descente  du  roi  en  Italie,  et  répéta  qu'il 
n'avait  aucun  motif  de  lui  faire  la  guerre.  Cet  étonnement 
semble,  du  reste,  avoir  été  général  dans  le  pays  ;  personne^ 
dit  la  chronique  de  Brescia,  ne  pouvait  croire  à  la  venue  des 
Français.  Le  roi  d'Aragon  lui-même  paraît  ne  s'y  être  pas 
attendu.  La  république  lui  adressa  lettre  sur  lettre  pour  le 
prévenir  de  leur  approche  et  le  supplier  d'envahir  au  plus 
vite  la  Toscane^  Mais  il  était  trop  éloigné  pour  empêcher  la 
victoire  de  ses  adversaires.  Aussitôt  après  la  démarche  dont 
nous  venons  de  parler,  René  et  Sforza,  à  la  tête  de  sept  mille 
cavaliers  et  d'un  corps  nombreux  d'arbalétriers,  attaquèrent 
vigoureusement  les  positions  vénitiennes.  En  moins  d'un  mois, 
tout  le  Brescian  tomba  en  leur  pouvoir.  Du  14  octobre  au 
12  novembre,  ils  réoccupèrent  successivement  Gaido,  Bassano, 
Pontevico,  où,  d'après  Simoneta,  les  soldats  français  commi- 
rent des  cruautés,  Vérole,  Longena,  Porzano,  Poncarale,  San- 
Zeno,  Manerbio,  Leno,  Bargnano,  Chiari,  Pontolio,  Palaz- 

'   Arch.  des  Boiiches-dii-Rliône,  B  14,  f»  1-37;  pièces  justificatives,  no«3i,  35. 
=  Arch.   de  Venise,  IJhri  partiiim   sccirlaruni,  vol.    XIX,   f"^  214-216.   Isloria 
brcsciana  {fier.  ilal.  scri/>l.,  XXI,  883  et  suiv.). 


[1453]  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  281 

zuolo,  Roado,  Bornado,  Gussago,  Borgo  San-Giovanni,  près 
de  Brescia,  et  Orci-Nuovi.  Mais,  une  fois  cette  dernière  place 
prise,  le  ciel  se  montra  si  inclément,  qu'il  devint  impossible 
aux  troupes  de  tenir  la  campagne.  Dans  les  plaines  unies  de  la 
Lombardie,  couronnées  pau  les  sommets  neigeux  des  Alpes, 
l'hiver  est  quelquefois  rude  :  il  fut,  cette  annce-lcà,  d'une  ri- 
gueur extraordinaire.  Le  duc  réduisit  encore  les  territoires  de 
Bergame  et  de  Crema;  mais,  forcé  de  s'arrêter  en  plein 
succès,  il  remit  la  suite  des  opérations  à  un  moment  plus  pro- 
pice et  revint  dans  le  Milanais.  Le  roi  se  retira  avec  les  siens 
sur  Crémone,  et  de  là  se  fit  conduire  en  barque  à  Plaisance,  où 
il  arriva  le  7  décembre  et  passa  le  reste  du  mois.  Il  y  trouva 
un  bon  accueil  :  un  des  principaux  habitants  le  logea  dans 
sa  demeure;  la  ville  fournit  les  ustensiles  ou  les  meubles  dont 
il  pouvait  avoir  besoin  pour  lui  et  sa  maison.  Ses  relations 
avec  le  duc  ne  semblaient  pas  altérées  ;  il  lui  écrivait,  lui 
recommandait  ses  amis,  recevait  sa  visite.  Pourtant  des 
germes  de  dissentiment  s'étaient  déjà  glissés  entre  le  prince 
français  et  ses  alliés*. 

La  république  florentine  commençait  à  manquer  d'argent. 
Dès  le  début,  elle  avait  avisé  Sforza  que,  si  l'on  n'arrivait  pas 
à  un  résultat  décisif  avant  le  mois  de  novembre,  la  pénurie  de 
ses  ressources  la  forcerait  à  chercher  son  salut  par  d'autres 
moyens-.  Cette  puissance  de  marchands  et  de  financiers 
n'était  pas  faite  pour  la  guerre  et  ne  pouvait  la  supporter 
longtemps.  Après  avoir  appelé  René  à  son  aide ,  après  lui 
avoir  promis  de  le  soutenir  à  son  tour,  elle  médita  de  l'aban- 
donner au  moment  même  où  il  se  battait  pour  elle,  et  fit  prier 
le  pape  d'ouvrir  des  négociations  en  vue  de  la  paix.  Nicolas  V, 
successeur  d'Eugène  IV,  avait,  de  son  côté,  les  plus  pressantes 
raisons  pour  désirer  le  rétablissement  de  la  concorde  en  Italie. 

'  Arch.  de  Florence,  Leltere  dcUa  Sigtwria,  \\°  XLVII,  f»«  185,  200.  Arcli.  de 
Milan,  Domhi.  Sforz.,  an,  1453;  Carteggio  d'i  prindpi,  pezza  3  (pièces  justi- 
ficatives, ri°  3G).  htorin  lircsc'tana,  loc.  cil.  Annales  Placc/ili/ii  (Hi-r.  ital.  script., 
XX,  904). 

-  Desjardins,  o/;.  c'U.,  I,  77. 


282  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  [14S3] 

Cette  contrée,  par  suite  de  la  prise  de  Constantinople,  se  trouvait 
exposée  directement  aux  attaques  des  Turcs  ;  l'idée  de  réunir 
toutes  les  forces  de  la  chrétienté  contre  l'ennemi  commun  de- 
venait la  base  de  la  politique  romaine.  Le  pontife  accueillit 
donc  avec  faveur  la  demande  des  Florentins.  Ils  surent  ame- 
ner également  à  leur  manière  de  voir  le  duc  François  Sforza  ; 
mais  la  chose  était  plus  malaisée  en  ce  qui  concernait  le  roi  de 
Sicile.  Comment  prendrait-il  un  pareil  manque  de  parole,  une 
violation  des  traités  si  flagrante  et  si  contraire  à  ses  intérêts  ? 
On  la  lui  fit  habilement  pressentir  :  deux  diplomates  lui  re- 
présentèrent que  le  peuple  florentin  était  dans  la  détresse, 
que  toutes  ses  afiaires  commerciales  étaient  suspendues,  qu'il 
était  écrasé  par  les  gens  d'armes  de  l'ennemi  et  par  les  siens 
propres  \  Le  duc  voulait  qu'on  donnât  au  moins  un  congé 
poli  à  son  allié,  moins  par  amitié  pour  lui  que  dans  la  crainte 
d'exciter  le  courroux  de  Charles  VIL  «  Il  faudra,  disaient  les 
instructions  de  ses  ambassadeurs  à  Florence,  montrer  dans  le 
traité  de  paix  projeté  quelle  estime  et  quelle  gratitude  on  a 
pour  le  roi  René,  venu  de  loin,  à  grands  frais,  tardivement  il 
est  vrai,  mais  non  par  sa  faute  ;  car  il  a  été  d'un  grand  secours 
à  la  ligue  par  son  prestige,  son  ardeur,  et  par  l'alliance  étroite 
qu'il  nous  a  procurée  avec  le  roi  de  France.  Il  a  déjà  avoué 
qu'il  comptait  plus  sur  ce  prince  que  sur  lui-même  ;  il  ne  faut 
pas  le  pousser  au  dégoût  ni  au  refroidissement,  mais  lui  don- 
ner satisfaction,  afin  d'éviter  de  nous  mettre  à  dos  tous  les 
Française  »  Les  Florentins  comprirent  combien  le  mécon- 
tentement de  Charles  leur  serait  préjudiciable,  et,  pour  le 
prévenir,  ils  lui  écrivirent  une  lettie  pleine  d'éloges  pompeux 
sur  la  conduite  de  son  beau-frère  :  sa  valeur,  sa  sagesse,  sa 
diligence  avaient  été  si  grandes,  qu'elles  avaient  considéra- 
blement facilité  le  moyen  d'arriver,  soit  à  une  victoire  défini- 
tive, soit  à  une  paix  avantageuse  et  honorable;  aussi  la  re- 

'  Arch,  de  Florence,  Lelicrc  délia  Signona,  n"  XLVII,  f°  4  2.  Desjardins, 
loc.   cit. 

■  Instructions  des  ambassadeurs  milanais  envoyés  à  Florence  pro  (raclatii  pacis 
Italiiv,  en  date  du  21  octobre  XklA  (Bi!)!.  nat.,  nis.  ital.  158C,  f"  232). 


[1453-54]  EXPÉDITION  DR  LOMBARDIR.  283 

connaissance  de  la  république  serait-elle  éternelle'.  Mais 
vis-à-vis  de  René  ils  se  montrèrent  moins  obséquieux,  n^al- 
gré  le  conseil  de  Sforza.  En  effet,  lorsqu'il  leur  demanda  un 
nouveau  versement  de  fonds  et  des  quartiers  d'hiver  en 
Toscane  pour  ses  propres  soldats,  ils  lui  répondirent  par  des 
excuses  sur  le  premier  point,  par  un  refus  catégorique  sur  le 
second  :  le  roi,  dirent-ils,  fera  mieux  de  prendre  ses  quartiers 
en  Lombardie,  car  il  a  acquis  plus  de  renommée  dans  ce 
pays,  et  d'ailleurs  nous  n'avons  pas  les  ressources  néces- 
saires ^ 

Il  s'aperçut  bien  vite  qu'il  était  joué,  qu'on  ne  pouvait  le 
payer  et  qu'on  cherchait  à  se  débarrasser  de  lui  en  traitant 
avec  l'ennemi.  Son  parti  fut  pris  aussitôt  :  il  résolut  de  quitter 
ses  alliés  avant  qu'ils  ne  le  quittassent.  Ceux  de  ses  gens  qui 
se  trouvaient  à  Florence  reçurent  l'avis  de  partir  de  cette  ville 
le  20  décembre  :  lui-même  annonça  son  départ,  sous  le  pré- 
texte d'aller  demander  du  secours  au  roi  Charles.  A  cette 
nouvelle,  le  duc  fat  décontenancé  :  c'était  trop  tôt  pour  lui  ;  la 
présence  de  René  lui  était  encore  utile  pendant  quelque  temps, 
pour  intimider  l'ennemi  et  traiter  dans  de  meilleures  condi- 
tions. Il  lui  envoya  des  messages,  il  accourut  lui-même  pour 
le  prier  de  renoncer  à  son  projet  :  ses  efforts  furent  vains.  A 
,  l'exception  du  Napolitain  Jean  Cessa,  qui  espérait  voir  finir 
son  exil,  tout  l'entourage  du  prince  l'engageait  à  revenir 
en  France.  Pressé  de  questions  par  le  duc,  il  allégua  la 
rigueur  de  l'hiver,  l'inopportunité  de  l'expédition  ;  puis  il 
promit  d'envoyer  son  fils  le  remplacer  :  de  cette  façon,  les 
conventions  resteraient  intactes,  et  les  confédérés  auraient  un 
chef  plus  jeune,  plus  énergique'. 

11  fallut  se  rendre  à  ces  raisons.  René  quitta  Plaisance  le 

'  «  Cujus  tantœ  vires,  prndentla  et  dil'igentia  extilerunt,  ut  magnum  pri/ic!piui>i 
dederint.  Tel  ad  honam  et  honestam  pacem,  vel  ad  victoiiam  consequendam.  » 
Desjardins,  I,  79. 

^  M  Perche  'vi  e  dentro  la  r'iputatîone  maggiore  délia  sua  Maesta,  tns'ieme  col 
nostro  bisogno.  »  (Arch.  de  Florence,  Lettere  délia  Signorio,  n°  XLVII,  f"  207.) 

■^  Arch.  de  Milan,  Domin.  S/or:.,  22  déc.  1453.  Sinioneta,  Vie  de  Sforza 
{Rer.  ital,  script.,  XXI,  C62  etsuiv.). 


284  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  [14o4] 

3  janvier  1454  \  et,  le  8,  il  écrivit  d'Alexandrie  à  François 
Sforza  pour  lui  dire  que  ses  bons  traitements  avaient  vive- 
ment touché  son  cœur  et  rendu  indissoluble  leur  vieille 
amitié  ;  si  quelques  propos  contraires  lui  avaient  été  tenus, 
c'étaient  des  paroles  de  soldats,  auxquelles  il  ne  devait  attri- 
buer nulle  importance;  il  s'éloignait  uniquement  afin  de  le 
mieux  servir,  et  son  départ  ne  pouvait  être  considéré  comme 
une  désertion  de  la  cause  commune  ;  autrement,  il  ne  ferait 
pas  venir  son  fds  unique  \  Les  règles  de  la  courtoisie  furent 
ainsi  gardées  de  part  et  d'autre.  Mais,  au  fond,  le  roi  de  Sicile, 
définitivement  dégoûté  cette  fois,  se  jurait  à  lui-même  de  ne 
plus  remettre  le  pied  en  Italie,  et  le  duc,  se  sentant  deviné, 
prévenu,  était  partagé  entre  la  colère  et  la  crainte.  Le  jour 
même  où  le  premier  adressait  au  second  sa  lettre  d'adieux, 
celui-ci  envoyait  de  son  côté  à  Charles  VII  des  remercîments 
et  des  explications  :  «  Vous  avez  dû  être  avisé  de  nos  succès, 
lui  mandait-il.  Le  roi  René  en  a  brusquement  arrêté  le 
cours  en  prenant  la  résolution  de  partir,  malgré  nos  prières 
à  tous.  Mais,  le  voyant  bien  décidé,  nous  nous  sommes  en- 
tendus avec  lui  pour  qu'il  nous  envoie  le  duc  de  Calabre.  Si 
l'on  vous  a  fait  de  sa  part  des  plaintes  sur  notre  compte,  elles 
ne  sont  ni  justes  ni  honnêtes,  mais  frivoles  et  légères.  Le  roi 
a  reçu  des  honneurs  de  toute  sorte  ;  on  l'a  mis  à  couvert  avec 
les  siens,  tandis  que  les  Italiens  restaient  campés  sans  abri. 
Si  nous  n'avons  pu  aller  lui  rendre  plus  souvent  nos  devoirs, 
notre  ambassadeur  est  chargé  d'en  demander  excuse  pour 
nous;  etc.  ^  » 

Le  mécontentement,  qui  perce  dans  ce  message  autant  que 
l'inquiétude,  fut  généralement  partagé  dans  le  Milanais  et  la 
Toscane.  On  s'étonna,  on  se  récria,  on  se  livra  à  des  suppo- 
sitions offensantes  envers  le  prince  français.  Quelques  con- 
temj^orains,  peu  initiés  au  secret  de  la  politique,  lui  ont 
reproché  à  cette  occasion  son  inconstance  et  son  manque  de 

'    Annales  Placcnlinc  [lier.  ital.  script.,  XX,  90 i). 

■^  Arrli.  lie  Milan,  Cartegglo  cli pnncipi  (pièces  justificatives,  n"  ■!,'). 

5  bil)l.  liai,,  ms.  ital.  158C,  f"  238  et  suiv. 


[1454]  EXPÉDITION  DE  LOMBARDIE.  285 

foi.  On  disait  que  Sforza  l'avait  trouvé  complètement  dominé 
par  un  souci  amoureux  [cu7'a  muliebris)  \  Cette  version  avait 
bien  un  côté  véridique,  connue  nous  le  verrons  tout  à  l'heure, 
et  l'affection  naissante  de  René  pour  Jeanne  de  Laval,  encou- 
ragée par  les  éloges  intéressés  de  ses  courtisans,  put  être  pour 
quelque  chose  dans  son  retour  précipité.  Mais  le  motif  prin- 
cipal, le  motif  déterminant  de  cette  action  inattendue,  c'est 
la  situation  que  viennent  de  nous  révéler  les  pièces  diploma- 
tiques. Cette  situation,  le  Journal  de  Naples  la  résume  d'un 
mot  :  le  roi  de  Sicile  s'ètant  uni  au  duc  de  Milan  pour  parvenir 
à  reconquérir  sa  couronne,  celui-ci  se  servit  de  la  réputation  de 
son  allié  pour  effrayer  les  Vénitiens  et  pour  faire  prospérer 
ses  propres  affaires  ;  puis  après,  il  le  bafoua  ^  Le  rôle  de  dupe 
ne  pouvait  convenir  à  un  membre  de  la  maison  de  France. 
René,  d'ailleurs,  était  un  prince  trop  religieux  pour  ne  pas 
comprendre  les  raisons  qui  poussaient  le  pape  à  rétablir  la 
paix  et  à  réunir  en  un  seul  faisceau  toutes  les  forces  de  Tltalic, 
afin  de  les  opposer  à  l'invasion  menaçante  des  Turcs  ;  il  avait 
reconnu  l'inopportunité  de  sa  tentative,  puisqu'il  l'alléguait 

'  Simoneta,  loc.  cit. 

ï  «  Fu  da  lui  beffalo  \Renatd\.  »  [Rer,  it.  script.,  XXI,  1131.)  Les  autres  chro- 
niqueurs italiens  apprécient  de  la  manière  suivante  la  conduite  de  René.  Plalina, 
auteur  d'une  histoire  de  Mantone,  dit  qu'il  revint  «  malè  in  Fmnciscwn  et  Flo- 
rcntinos  a/iimalus,  qnod  pecunias  ei  in  sumptiis  hcUi  avare  ac  maligne  siitmiiiii- 
slraverant.  »  Les  Annales  de  Plaisance  ne  disent  qu'un  mot  :  «  i^lalc  cunlcnttis 
récessif.  »  Le  Pogge  parle  de  tempêtes  effroyables  qui  paralybèrent  ses  soldats  : 
«  Sopierat  frigus  omnium  ferè  mentes,  et  <piasi  lahorum  pertxsi  pacem  pltircs 
appetebanl.  »  Neri  di  Gino,  témoin  oculaire  et  mêlé  aux  affaires  politiques,  donne 
aussi  cette  explication,  et  il  ajoute  que,  ne  pouvant  retenir  le  roi  de  Sicile,  on  lui 
offrit,  de  lui  donner  pendant  trois  ans  mille  llorins  par  mois  ;  «  passossi  quel 
verno,  c/ie  ciascuno  cra  slracco.  »  (lier.  it.  script.,  XVIII,  213  ;  XX,  432,  556, 
90'i.)  On  a  vu  l'opinion  de  Simoneta,  le  biographe  de  Sforza.  Muratori,  en  com- 
mentant les  précédents  avec  un  sentiment  hos'ile  aux  Français,  dit  qu'au  commen- 
cement de  l'année  1454,  le  vieu.x  roi  (j(c),  s'impatientant,  s'en  retourna.  «  A'on 
ne  sappiam  hene  la  vera  cagioue  délia  sua  dinwra  in  Ilalïa.  »  {Annali  d'Ilalia, 
IX,  253.)  MM.  (le  Villeneuve-Uargemont  et  de  Qnalre!iar!)LS  atlribucnt  son  retour  à 
l'alliance  ou  à  la  trêve  conclue  par  Sforza  avec  le  roi  d'Aragon  :  mais  cette 
alliance  est  postéiieure ;  il  n'y  avait  encore  que  des  négociations  secrètes  en  vue 
de  la  pai.\. 


286  EXPEDITION  DE  LOMBARDIE.  [1454] 

comme  excuse  à  ses  alliés.  Après  avoir  commis  la  faute  de 
venir,  le  mieux  était  de  s'en  retourner  au  plus  vite.  Parti  du 
Milanais  vers  le  milieu  de  janvier,  avec  une  faible  escorte,  il 
obtint,  cette  fois,  le  passage  sur  les  terres  de  Savoie,  traversa 
les  Alpes  en  dépit  de  la  saison,  au  risque  de  périr  dans  les 
neiges  ou  les  précipices,  et  regagna  la  Provence  ;  le  9  février 
au  plus  tard,  il  était  rendu  à  Aix  '. 

Charles  VII  paraît  avoir  été,  sur  le  premier  moment,  irrité 
de  ce  retour.  D'après  une  dépêche  de  l'ambassadeur  Accia- 
juolo,  René  aurait  écrit  de  Lombardie  à  Bertrand  de  Beau- 
vau,  son  confident,  pour  le  prier  de  trouver  un  moyen  de 
le  faire  rappeler  par  le  Roi.  Sa  lettre  serait  tombée  entre 
les  mains  de  celui-ci,  qui  voulait  simplement  connaître 
les  nouvelles  d'Italie  :  en  découvrant  la  vileté  de  son  beau- 
frère,  Charles  se  serait  emporté  au  point  de  maudire  le  jour  de 
sa  naissance,  disant  qu'il  avait  ruiné  l'influence  française  dans 
ce  pays  et  qu'il  cherchait  maintenant  à  racheter  ses  torts  en 
accusant  le  duc  et  les  Florentins.  Puis  il  lui  aurait  mandé  en 
toute  hâte  de  ne  pas  partir  ;  mais  cet  avis  serait  arrivé  trop 
tard  :  de  là  un  redoublement  de  colère  contre  le  malheu- 
reux prince  et  tous  ceux  qui  l'avaient  accompagné,  et  une 
décadence  marquée  du  chef  de  la  maison  d'Anjou  dans 
l'estime  publique".  Mais  il  faut  observer  que  le  diplomate 
italien  écrivait  tout  cela  de  Florence,  qu'il  le  tenait  seu- 
lement d'un  de  ses  amis  de  passage  en  France,  et  que  tous 
ses  compatriotes  étaient  alors  mal  disposés  envers  le  roi  de 
Sicile.  En  tout  cas,  si  Charles  VII  lui  en  voulut,  il  changea 
d'avis  lorsqu'il  fut  édifié  sur  le  fond  des  choses  ;  car,  quel- 
ques années  plus  tard,  il  reconnut  pubhquement  les  ser- 
vices rendus  en  Italie  tant  par  lui  que  par  son  fils  Jean,  et 


'  AnnaVi  J'italia,  loc.  cit.  Itinéraire.  Courdigné  se  trompe  en  disant  qu'il  alla 
se  rembarquer  à  Gènes  pour  revenir  par  Marseille  (II,  192).  Du  reste,  il  place  le 
récit  de  celle  expédition  beaucoup  plus  toi,  et  la  mentionne  ensuite  une  seconde 
fois  connue  une  affaire  différente,  ce  qui  montre  la  confiance  qu'on  doit  lui 
accorder  au  sujet  des  événements  d'Italie. 

'  Arch.  de  Milan,  Donitn.  Sforz.;  pièces  justificatives,  n"  38. 


[145 4-551  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  287 

lui  céda  pour  ce  motif  une  ci-éance  de  vingt-cinq  mille  ducats 
d'or  sur  des  marchands  d'Avignon  '.  Ce  fut,  au  contraire,  le 
duc  de  Milan  qui  eut  alors  à  répondre  aux  plaintes  du  lloi  et  à 
justifier  sa  conduite,  comme  on  le  verra  tout  à  l'heure.  Mais 
les  récriminations  ne  pouvaient  plus  servir  à  rien.  La  paix 
conclue  avec  les  Vénitiens,  trois  mois  après  le  départ  du  roi 
René,  par  l'entremise  de  Nicolas  V,  avait  été  suivie  d'une 
fédération  formée  entre  les  divers  États  italiens  sur  la  base  des 
faits  accomplis.  Milan,  Venise,  Florence,  Bologne  firent  d'a- 
bord partie  de  cette  ligue  offensive  et  défensive  :  le  pape  et 
le  roi  d'Aragon  y  entrèrent  en  1455,  et  dès  lors  la  cause  an- 
gevine n'eut  plus  d'appuis  officiels  dans  la  péninsule. 

Comme  l'expédition  de  Jean  d'Anjou  en  Italie  et  les  négo- 
ciations qui  s'y  rattachent  forment  l'épilogue  de  celle  que 
nous  venons  de  rapporter,  nous  anticiperons  quelque  peu  sur 
les  événements  pour  en  parler  ici.  Ce  prince,  lié  par  les  en- 
gagements de  son  père,  se  rendit  en  premier  lieu  à  Gênes,  dont 
le  gouvernement  était  redevenu  plus  favorable  à  la  France,  et, 
après  l'avoir  affermi  dans  ce  sentiment,  alla  prendre  à  Flo- 
rence le  commandement  des  troupes  alliées;  car  il  y  avait 
maintenant  plus  de  danger  du  côté"  du  roi  d'Aragon  que  du 
côté  des  Vénitiens  \  Après  quelques  succès,  qui  arrêtèrent  la 
marche  de  l'ennemi  en  Toscane  et  faisaient  présager  un 
triomphe  plus  complet,  la  fédération  des  États  italiens,  dont 
nous  venons  de  parler,  refroidit  son  zèle  et  rendit  sa  tâche  im- 
possible, comme  il  l'écrivit  lui-même  au  duc  de  Milan,  le 

'  Arch.  des  Bouches-dii-Rliône,  13  G80  (lettres  données  à  Bourges,  le  25  février 
14(11). 

-  Arch.  de  Gènes,  X,  121;  14  février  1454.  Un  traité  analogue  à  celui  qu'avait 
signé  Hené  fut  passé  par  Jean  d'Anjou  à  Florence  le  20  février  1454,  et  rédigé  en 
forme  d'acte  public  le  4  mars  suivant.  Le  duc  de  Calabre,  se  considérant  comme 
le  lieutenant  de  son  père,  «  cui^  urgvnlibus  rcbus  antuîs  altjuc  juslis  caus'is,  neces- 
sarium  fiwrtt  ad  christianissimum  ci  iuvictissimum  Francovuni  icgcm  projicisci,  » 
promettait  au\  Florentins  d'être  leur  capitaine  général  pendant  trois  années.  Une 
des  clauses  garantissait  au  roi  René  le  payement  de  40,000  florins,  tant  pour  l'in- 
demniser de  ses  services  (|ue  pour  compléter  la  solde  convenue,  qu'il  n'avait 
touchée  qu'en  partie.  (Arch.  des  Bouches-du-Hhône,  B  07 5;  Arch.  de  Milan, 
Tvattati,  etc.,  au.  145i;  Arch.  nat.,  KK  1126,  ï°  538.) 


288  TENTATIVES  DE  JP]AN  D'ANJOU.  [14o5-o8l 

i8  décembre  145o  \  11  rentra  donc  à  son  tour  en  France  et  vint 
reprendre  le  gouvernement  de  la  Lorraine,  n'emportant, 
comme  René,  que  des  protestations  de  gratitude  et  une  grande 
réputation  de  bravoure.  Mais,  en  1458,  il  fut  renvoyé  à  Gênes 
par  Charles  Vil,  qui  n'avait  pas  cessé  de  poursuivre  la  réu- 
nion de  cette  ville  à  sa  couronne.  Les  habitants,  fatigués  de 
leurs  discordes  intestines,  ayant  offert  spontanément  de  recon- 
naître la  suzeraineté  de  la  France,  Jean  signa  au  nom  du  Roi, 
en  qualité  de  lieutenant  général  et  de  gouverneur  du  duché 
de  Gênes,  un  traité  dans  lequel  le  doge  Pierre  de  Campofre- 
gozzo  déclarait  se  soumettre  à  lui  ".  René ,  complimenté  par 
François  Sforza  de  cette  prise  de  possession,  lui  répondit  une 
lettre  affectueuse,  et  lui  promit  de  le  faire  aider  par  son  fils  au 
recouvrement  de  Novi  et  d'autres  fiefs  qu'il  réclamait  ^  Cet 
échange  de  procédés  gracieux  semblait  signifier  que  les  deux 
princes  ne  se  gardaient  pas  rancune,  et  que  le  duc  tenait  à 
conserver  l'amitié  de  son  allié  en  vue  des  éventualités  de  l'a- 
venir. 

La  mort  du  roi  d'Aragon,  survenue  la  même  année, 
parut,  en  effet,  rendre  au  parti  angevin  des  chances  plus  sé- 
rieuses que  jamais.  Alphonse  ne  laissait  qu'un  bâtard  légitimé  ; 
Eugène  IV,  qui  avait  fait  cette  légitimation,  ne  vivait  plus,  et 
Calixte  III,  monté  depuis  trois  ans  sur  la  chaire  de  Saint- 
Pierre,  manifestait  à  tout  le  monde  l'intention  de  ne  pas 
reconnaître  un  pareil  héritier,  mais  de  donner  au  contraire 
le  trône  à  René,  qui  avait  les  meilleurs  droits*.  Le  duc  de 
Calabre  avait  un  pied  en  Italie,  et  de  Gênes  pouvait  facile- 
ment aller  surprendre  Naples,  où  les  amis  de  sa  famille  se 
remuaient  déjà  en  sa  faveur.  Enfin  Charles  VII,  voulant  pro- 
filer de  conjonctures  aussi  favorables,  déclarait  aux  Floren- 


'   Arch.  de  Milan,  Corteggio  dï  piiiici/i,  Calahrla. 

•î  Arch.  de  Gènes,  Materie  polltichc,  mcizzo  1 3.  Ce  traité,  conclu  le  7  février  14â8, 
fut  ratifié  jiar  Charles  Vil  le  25  juin  suivant. 

■'  Di!)l.  liai.,  nis.  ilal.  1588,  f"*'  G7  et  79;  pièces  justificatives,  n°  41. 

*  C'est  ce  qu'écrivait  nu  duc  de  Milan  son  ainhassaJcur  à  Florence,  le  15 
juillet  1458  (Bibl.  iiat.,  ms.  ital.  1588,  f»  94). 


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[lioS]  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  289 

lins,  par  son  ambassadeur,  qu'il  voulait  positivement  tenter 
la  conquête  du  royaume  de  Sicile  pour  le  rendre  aux  princes 
d'Anjou,  avec  retour  à  la  couronne  après  eux  ;  il  les  priait  de 
ne  prêter  aucune  assistance  à  Ferdinand  d'Aragon.  René  les 
faisait  également  adjurer  par  l'évoque  de  Marseille,  Nicolas 
de  Brancas,  de  se  prononcer  pour  lui  :  leur  république,  disait- 
il,  devait  se  considérer  comme  déliée,  par  l'autorité  du  Saint- 
Père,  de  tout  engagement  envers  les  princes  espagnols.  Le 
gonfalonier,  tout  en  observant  que  la  ligue  conclue  entre  les 
puissances  italiennes  subsistait  malgré  la  mort  d'Alphonse, 
que  chacune  d'elles  avait  juré  de  châtier  par  les  armes  celui 
qui  essayerait  de  rompre  l'accord,  que  Florence,  en  particu- 
lier, ne  vivait  que  par  son  industrie  et  son  conmierce  et  devait 
désirer  avant  tout  la  paix,  protestait  cependant  de  son  atta- 
chement pour  la  France  et  laissait  au  moins  espérer  que  la 
république  demeurerait  neutre  \ 

Malheureusement,  le  pape  Calixte  mourut  sur  ces  entre- 
faites et  fut  remplacé  par  un  ancien  secrétaire  du  concile  de 
Bâle,  animé  de  sentiments  diamétralement  opposés.  Dominé 
plus  que  ses  prédécesseurs  parla  pensée  de  repousser  les  Turcs 
d'Europe,  yï]neas  Sylvius,  ou  Pie  II,  joignait  à  cette  légitime 
préoccupation  une  aversion  peu  déguisée  pour  les  Français,  qui 
avaient  soutenu  contre  les  Pères  la  cause  d'Eugène  IV,  et,  bien 
qu'il  fût  revenu  à  des  sentiments  orthodoxes,  il  lui  restait  mal- 
gré lui  quelque  chose  de  l'ardeur  des  luttes  passées.  Un  de  ses 
premiers  actes  fut  d'envoyer  à  Ferdinand  son  neveu  Antoine 
Piccolomini,  qui,  pour  prix  de  ses  assurances  de  dévouement, 
obtint  de  ce  prince  la  main  de  sa  lille,  le  duché  d'Amalli  el 
l'un  des  sept  grands  offices  du  royaume  de  Sicile.  L'arche- 
vêque de  Bénévent  ayant  manifesté  ses  sympathies  pour  la 
maison  d'Anjou,  il  le  priva  sur-le-champ  de  sa  dignité  '^  Ces 
mesures  annonçaient  chez  le  nouveau  pontife  une  résolution 
arrêtée.  En  effet,  à  la  demande  de  René  de  lui  conférer  l'in- 
vestiture et  de  l'ccevoir  son  hommage,  demande  appuyée  vi- 

'  Desjardins,  op.  cit.,  1,  82,  89. 

-'  Cioii.  (kl  regno  di  Napoli  (Bibl.  Brancac,  uis.  2  G  1 1  ;  pièces  jusl.,  u"  100). 

19 


290  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  [1458-39] 

vement  par  Charles  VII,  il  répondit  qu'il   regrettait  de  ne 
pouvoir  le  satisfaire,  mais  que,  le  royainne  de  Sicile  se  trou- 
vant dans  les  mains  d'un  autre,  il  ne  saurait  le  lui  rendre 
sans  troubler  l'Église,  surtout  en  un  moment  où  il  lui  fallait 
pacifier  les  nations  chrétiennes  pour  la  défense  de  la  foi.  Il 
protestait,  d'ailleurs,  de  ses  bonnes  intentions  et  du  soin  avec 
lequel   il   avait  réservé  et  réserverait  toujours  les  droits  du 
duc   d'Anjou  ;  il  comptait  que   sa  dévotion   au    Saint-Siège 
ne  se  démentirait  pas  et  lui  promettait  de  lui  en  savoir  gré  *. 
L'investiture   fut  donnée  bientôt  après  au  fils  d'Alphonse, 
avec  la  seule  formule  sauf  les  droits  d' autrui  '.  On  en   fut 
d'autant  plus  choqué  en  France,  que  l'origine  de  Ferdinand 
passait  pour   douteuse  :    «  On    ne   scet  dont  il   est   venu, 
disait  René  lui-même  dans   ses  instructions  à  Jean  de   la 
Salle  ;  il  ressemble  à  celui  qui  fut  espoux  de  sa  mère  ^.  » 
C'était  donc  moins  qu'un  bâtard ,  c'était  un   enfant  su[)posé 
qu'on  préférait  à  l'héritier  légitime  des  anciens  rois.  Aussi, 
dans  le  congrès  de  Mantoue,  convoqué  par  le  pape  en  1459 
pour  amener  les  princes  chrétiens  à  tenter  une  croisade  contre 
les  infidèles,  Charles  et  René  réclamèrent  de  concert  par  la 
voix  de  leurs  ambassadeurs.  A  la  séance  du  21  novembre, 
Tévêque  de  Paris  fit  un  discours  de  deux  heures  portant  prin- 
cipalement sur  la  question  de  Naples.  Pie  II  s'en  tira  en  fai- 
sant l'éloge  de  René,  qu'il  appela  le  roi  de  Sicile  :  les  députés 
aragonais  furent  mécontents  à  leur  tour  de  cette  qualification, 
mais  le  pontife  leur  imposa  silence.   Quelques  jours  après, 
dans  une  réunion  moins  solennelle,  de  nouvelles  instances 
furent  faites  par  le  bailli  de  Rouen  pour  le  décider  à  se  dé- 
clarer en  faveur  de  la  maison  d'Anjou.   Il  promit  alors  de 
consulter  les  cardinaux  ;  puis,  dans  une  réponse  plus  détaillée, 

'  liiillc  donnée  à  Rome  le  27  novembre  1458  (Arch.  des  Bouclies-du-Rhône, 
B  078  ;  pièces  justificatives,  n»  44). 

-  Celte  clause,  au  dire  du  naïf  Bourdij^né,  «  estoit  pour  cuyder  couvrir  et 
])allier  la  liayne  que  le  pape  avoit  aux  Françojs  ;  mais  toute  l'eaue  de  la  mer  ne 
l'en  cust  sccu  laver  ».  (Il,  210.) 

■  liiljl.  nat.,  uis.  Dupuy  700,  f°  84. 


[1459-60]  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  291 

il  témoigna  encore  une  fois  son  alTection  pour  le  chef  de  cette 
maison,  et  déclara  que,  s'il  avait  cédé  aux  désirs  de  Ferdi- 
nand, c'était  pour  préserver  du  pillage  les  terres  de  l'Église 
menacées  par  ses  troupes.  Il  reprocha  ensuite  à  René  de  n'a- 
voir pas  travaillé  à  l'abolition  de  la  pragmatique-sanction 
(faite  à  Bourges  en  son  absence).  Les  ambassadeurs  royaux 
prirent  la  défense  de  cette  fameuse  constitution,  et  la  discus- 
sion se  trouva  ainsi  détournée  de  son  objet.  Un  autre  jour, 
Pie  II  demanda  à  l'évêque  de  Marseille,  délégué  du  roi  de 
Sicile,  si  ce  prince  était  en  état  de  repousser  Jacques  Picci- 
nino,  capitaine  italien  qui  avait  envahi  une  partie  des  États 
romains,  Nicolas  de  Brancas  ne  put  qu'affirmer  la  bonne  vo- 
lonté de  son  maître.  «  Que  devons-nous  donc  attendre  de  lui 
répliqua  le  pape,  si,  lorsque  nous  sommes  dans  le  plus  grand 
danger,  il  ne  peut  nous  prêter  aucun  secours  ?  Nous   avons 
besoin  à  Naples  d'un  souverain  qui  puisse  défendre  ses  biens 
et  les  nôtres.  Vous  avez  perdu  la  couronne  :  vous  en  serez 
privés  jusqu'à   ce  qu'il  vienne   des  forces  suffisantes   pour 
nous  aider  à  chasser  l'ennemi  qui  nous  opprime  \  »   On  sent 
bien  que  cette  théorie  du  vœ  victis  n'était  qu'une  échappatoire, 
et  que  le  chef  de  l'Église  n'entendait  pas  l'ériger  en  principe  ; 
mais  elle  n'en  déplut  pas  moins,  et  les  négociations  furent 
bientôt  suspendues.  René  en  appela  au  futur  concile  :  le  pape 
condamna  les  appels  au  concile.  Enfin,  le  3  janvier  1460, 
une  dernière  protestation  fut  déposée  au  nom  du  prince  par 
Gérard  d'Haraucourt,    sénéchal  de  Bar   et  de  Lorraine,    et 
Raymond  Puget,  docteur  en  droit,  entre  les  mains  du  général 
des  frères  Prêcheurs,  Martial  Auribel,  parce  qu'ils  n'avaient 
pu  trouver  accès  auprès  du  Saint-Père.  Cet  acte  disait  que 
l'investiture  avait  été  conférée  au  bâtard  d'Aragon  avant  que 
la  défense  du  roi  de  Sicile  ait  été  entendue,  que  les  griefs  im- 
putés à  celui-ci  relativement  à  la  pragmatique-sanction,  h.  la 
guerre  entretenue  par  lui,  etc.,  portaient  sur  des  choses  qui 
n'avaient  pas  dépendu   de  son   pouvoir.  Pie  IT,  après  avoir 

'   Arch.    nat.,   KK    1127,   f"  239;    Commenlarii  Pli  II,  p.  (iO  et  suiv.  ;  Papou, 
Hist.  de  Provence,  111,  375;  Jager,  I/is/.  de  l'É-^lhelW,  X,  49-1  et  suiv. 


292  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  [1439] 

pris  connaissance  de  la  pièce,  fit  répondre  le  lendemain  par 
Jacques  de  Lucques,  son  secrétaire,  qu'il  lui  semblait  inutile 
de  protester,  parce  que  ses  raisons  étaient  fondées  et  qu'il 
n'avait  jamais  eu  l'intention  de  porter  préjudice  aux  droits  du 
prince  français  \  On  se  sépara  là-dessus,  pour  laisser  le  sort 
des  armes  terminer  le  débat. 

Depuis  la  mort  d'Alphonse,  la  noblesse  napolitaine  rappe- 
lait avec  instances  le  roi  René.  Mais  les  expériences  qu'il 
avait  tentées  lui  suffisaient  :  il  chargea  son  fils,  bien  mieux 
placé  que  lui  pour  le  faire,  de  se  rendre  au  royaume  de  Naples. 
Dès  le  mois  de  juin  1459,  Jean  armait  dans  ce  but,  au  port 
de  Gênes,  une  flotte  de  quinze  vaisseaux  et  se  préparait  à 
partir  avec  elle  -;  mais  une  sédition  des  Génois  le  retint.  Afin 
de  ne  pas  retarder  l'expédition,  René,  qui  se  trouvait  alors 
malade  et  hors  d'état  de  prendre  les  armes,  même  s'il  l'eût 
voulu,  lui  chercha  un  autre  chef  :  ce  fut  son  gendre  Ferry 
qui  reçut  de  lui  la  mission  de  commander  l'armée  navale  e 
de  le  représenter  en  Sicile  \  Cependant  cette  délégation  de 
pouvoirs  n'eut  pas  d'elfet  ;  car  le  duc  de  Calabre,  ayant  eu 
promptement  raison  des  rebelles,  partit  lui-même,  le  4  oc- 
tobre, avec  une  escadre  dirigée  par  Jean  Cessa  ''.  Après  plu- 


'  Arcl).  nat.,  KK  112G,  i"^  540  vo,  5U.  D.  Calmct,  II,  858. 

-  Berlnind  de  Beauvau  écrivait,  à  ceUe  époque,  au  président  de  la  Chambre  des 
comptes  d'Angers  :  «  Hier  arriva  ung  clievaucheur  de  mons^  de  Calabre,  et  aujour- 
d'iiuy  est  arrivé  ung  de  ses  gens  nommé  André  de  Marcy,  qui  est  homme  de  bien, 
lequel  m'a  dit  que  la  ville  de  Jennes  et  la  Seigneurie  sont  en  la  plus  grant  paix  et 
union  qu'ilz  furent  passé  a  cent  ans,  et  que  mondit  s"*  de  Calabre  est  le  mieulx  voulu 
que  oncques  prince  fut.  Dit  oultre  que  mondit  s''  a  armé  quatre  grosses  carraques  et 
onze  galées,  et  que  Jehan  Cosse  est  sur  lesdites  gallées  et  cappitaine  de  l'armée,  et 
Pierre  Crespin  sur  lesdites  carraques., ,  Et  ay  espérance,  au  plaisir  do  Dieu,  que 
les  faiz  de  nosircdit  maistre  prospéicront,  o  la  bonne  aide  et  conduite  de  mondit 
s""  de  Calabre.  —  Escript  à  Cliinon,  ce  lundi  an  soir.  —  B.  de  Deauvau.  »  (Arch.  .  . 
nat.,  P  1334',  f  66  v".)  ■ 

^  Acte  du  21  noûl  1459  (Arch.  nat.,  KK  1 1,2C,  f"  553  v°). 

•*  Les  actes  de  l'administration  de  Jean  d'Anjou  à  Gênes,  qui  commencent  au 
3  novembre  1458,  s'arrêtent  au  20  septembre  1459  :  à  cette  date,  il  est  remplacé 
comme  lieulenant  du  Roi  par  Louis  de  Laval,  dont  le  nom  figure  en  tète  des 
actes  jusqu'au  27   février  UGO.  (Arch.  de  Gênes,  X,  112.)  Cossa  reçut  de  Jean, 


i 


[lifiO]  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  293 

sieurs  essais  de  débarquement,  il  aijorda  enfin  à  Castellaraare, 
grâce  à  la  connivence  de  Marine  de  Marzano,  duc  de  Sessa, 
qu'il  nomma  aussitôt  amiral  du  royaume,  moyennant  la  pro- 
messe de  le  servir  activement  contre  les  Aragonais  \  Le 
marquis  d'Esté,  le  comte  de  Campobasso,  le  prince  de  Ta- 
rente  et  une  foule  d'autres  seigneurs  vinrent  se  ranger  suc- 
cessivement sous  sa  bannière.  Il  prit  avec  eux,  presque  sans 
résistance,  les  principales  places  de  la  Fouille  et  des  Abruzzes, 
et  remporta  sur  l'armée  de  Ferdinand,  le  7  juillet  J460,  près 
de  Sarno,  une  victoire  éclatante,  qui  faillit  le  conduire  jusque 
dans  Naples.  Mais  il  ne  sut  pas  la  poursuivre  jusqu'au  bout  et 
laissa  échapper  son  adversaire,  ce  qui  fit  dire  à  celui-ci  :  «  Le 
premier  jour,  mes  ennemis,  s'ils  l'eussent  voulu,  étaient 
maîtres  de  ma  personne  et  de  mon  royaume  ;  le  second,  ils 
n'étaient  maîtres  que  de  mon  royaume  ;  le  troisième,  ils  ne 
pouvaient  plus  rien  ni  sur  l'un  ni  sur  l'autre  ^  »  Les  troupes 
du  pape  avaient  combattu  dans  cette  journée  avec  celles  de 
Ferdinand,  car  un  de  leurs  capitaines,  appelé  Simonetta, 
demeura  sur  le  terrain^;  et,  chose  plus  inattendue,  le  duc  de 
Milan  avait  aussi  envoyé  des  forces  contre  les  Français,  bien 
que  Florence  et  Venise,  liées  tout  autant  que  lui  par  les  clauses 
de  la  ligue  italienne,  se  fussent  tenues  dans  la  neutralité. 
Charles  VII  se  plaignit  vivement  de  ce  procédé,  et  accusa  en 
même  temps  Sforza  d'avoir  cherché  à  soustraire  la  ville  de 
Gênes  à  son  autorité.  Le  duc  répondit  par  des  excuses  assez  fri- 
voles :  il  ne  s'était  pas  emparé  de  Gênes  avant  l'arrivée  du 
lieutenant  du  Roi,  bien  qu'il  l'eût  pu  facilement;  il  avait 
rendu  autrefois  de  grands  services  à  René  et  à  sa  femme  (ce 
qui  était  vrai,  mais  ce  qui  rendait  son  infidélité  plus  criante 
encore)  ;  aucune  puissance  en  Italie  n'était  plus  intéressée  que 
lui  au  triomphe  du  prince  d'Anjou;  mais,  comme  celui-ci,  à 

pour  les  services  qu'il  lui  rendit  dans  cette  campagne,  l'office  de  grand  sénéchal 
du  royaume  de  Sicile.  (Arch.  des  Bouches  du-Rlione,  H  15,  f"  103.) 
•  '  Acte  du  16  novembre  (Arch.  de  Milan,  Trattati,  etc.,  an.  1459). 

2  D.  Calmet,  II,  861. 

^  Cron.  dd  regno  di  NapoU  (pièces  justificatives,  n"  100). 


294  TENTATIVES  DE  JEAN  D'ANJOU.  [14G0] 

son  dernier  voyage  en  Lombardie,  s  était  retiré  pour  des  mo- 
tifs inconnus,  les  avantages  qu'on  espérait  n'avaient  pu  être 
réalisés,  et  il  avait  dû  se  liguer  avec  le  roi  d'Aragon,  par  né- 
cessité, par  égard  pour  le  pape,  comptant  bien  que  cette  ligue 
ne  tiendrait  pas  longtemps,  etc.,  etc.  Il  paraît  que  Sforza 
avait  fait  offrir  au  roi  de  Sicile  la  main  de  sa  fille  pour  le  duc 
de  Galabre,  veuf  de  Marie  de  Bourbon,  et  qu'il  avait  vu  son 
alliance  repoussée.  A  la  suite  de  ce  refus,  qu'il  allégua  aussi 
plus  tard,  son  héritière  fut  promise  en  mariage  au  propre  fils 
de  Ferdinand.  Malgré  tant  de  palinodies,  la  maison  de  France, 
forcée  par  les  complications  politiques  d'user  de  condescen- 
dance, continua  encore  de  lui  témoigner  sa  faveur  et  de  re- 
chercher la  sienne  ' . 

L'opposition  de  Pie  II  s'affirmant  par  les  armes,  les  condi- 
tions matérielles  et  morales  du  succès  disparaissaient  à  la 
fois.  Si  René  avait  perdu  la  partie  avec  le  secours  du  pape, 
comment  son  fils  pouvait-il  la  gagner  en  combattant  contre 
lui?  En  vain  Charles  VII  insista-t-il  à  Florence,  à  Milan,  à 
Venise,  pour  provoquer  une  intervention  en  faveur  de  son 
neveu  :  les  prières,  les  menaces  n'obtinrent  que  des  paroles 
vagues  ^  En  vain  octroya-t-il  à  son  beau-frère  une  aide  de 
cinquante-cinq  mille  livres  sur  les  pays  de  Languedoil,  des- 
tinée principalement  à  faciliter  le  recouvrement  du  royaume 
de  Sicile  :  ni  son  or  ni  celui  de  René  ne  purent  changer  la 
situation  ^  Jean  fut  réduit  à  s'allier  au  condottiere  qui  avait 

'  Arch.  de  Milan,  Traltati,  etc.,  au.  14fiO,  14GI. 

"^  Arch.  de  Florence,  Lettcre  délia  Si^noiia,  n°  LTI,  f"  52.  V.  aussi  la  relation 
de  Jean  de  Chambes,  envoyé  à  Venise  en  1459  {Bihl.  de  l'École  des  Chartes, 
Ire  série,  HI,  185  et  suiv.);  la  délibération  des  conseils  de  la  ré{)ublique  du 
10  octobre  1400  (Arch.  de  Venise,  Libii  partium  secrelariim,  vol.  XXI,  f"  20);  la 
relation  de  l'ambassadeur  du  Roi  à  Florence,  du  2  mars  1460  (Desjardius,  op.  cit., 
I,  96),  et  une  nouvelle  lettre  de  Charles  VII  au  duc  de  Milan  (Bibl.  nat.,  ms.  ital. 
1588,  fo  137). 

■'•  Lettres  patentes  du  5  juin  1460,  dans  le  compte  établissant  l'assiette  et  l'em- 
ploi de  cette  contribution  (Arch.  nat.,  KK  246;  de  Quatrebarbes,  OEmi-es  du  roi 
René,  I,  135-139).  Ce  compte  mentionne  des  remboursements  faits  au  comte  du 
Maine,  au  comte  de  Vendôme,  au  cardinal  de  Rouen,  qui  avaient  avancé  des 
fonds,  soit  à  René,  soit  à  Jean.  Le  roi  de  Sicile  avait  jiris  aussi  sur  ses  propres 


[1454]  RENÉ  PROTÈGE  LA  FAMILLE  DE  J.  CŒUR.  29o 

envahi  le  territoire  romain.  Mais  cette  complicité  avec  l'a- 
gresseur du  Saint-Siège  ne  lui  porta  pas  bonheur  ;  car  alors 
le  pontife,  se  sentant  encore  plus  dans  son  droit,  appela  en 
Italie  le  célèbre  Scanderbeg,  roi  d'Albanie,  qui  le  défendit 
avec  succès.  Depuis  ce  moment,  les  affaires  du  parti  angevin 
allèrent  en  déclinant  de  jour  en  jour.  Nous  laisserons  le  duc 
de  Galabre  continuer  une  lutte  héroïque,  mais  déjà  presque 
désespérée,  pour  le  retrouver  après  l'avènement  d'un  règne 
nouveau  et  d'une  politique  nouvelle,  qui  devaient  donner  le 
coup  de  grâce  aux  espérances  de  sa  maison. 

Revenons  à  la  personne  du  roi  René  et  aux  affaires  inté- 
rieures de  la  France.  Nous  avons  laissé  ce  prince  à  Aix,  après 
son  retour  de  Lombardie.  Dans  les  six  mois  qu'il  passa  alors 
en  Provence,  il  eut  l'occasion  de  montrer,  par  un  acte  de  fer- 
meté remarquable  dont  ses  historiens  ont  omis  de  parler,  que 
son  zèle  et  sa  complaisance  pour  le  Roi  n'allaient  point  jus- 
qu'à la  servilité.  C'était  l'époque  où  l'illustre  Jacques  Cœur 
expiait  par  la  prison  et  la  confiscation  l'excès  de  sa  prospé- 
rité de  vingt  années.  Le  procureur  Dauvet,  que  Charles  Vil 
avait  chargé  de  la  recherche  et  de  la  vente  des  biens  de  son 
argentier,  s'occupait  activement  de  cette  difficile  mission  :  il 
poursuivait  surtout  l'arrestation  de  Jean  de  Village,  neveu  du 
condamné  et  son  représentant  à  Marseille,  où  Jacques  possé- 
dait une  maison  importante  avec  des  droits  de  franchise  et  de 
bourgeoisie.  Jean  de  Village  était  en  même  temps  capitaine 
de  la  marine  du  roi  de  Sicile,  et,  lorsque  son  maître  ou  lui  en- 
voyaient leurs  vaisseaux  dans  le  Levant,  avec  lequel  ils  en- 
tretenaient un  commerce  continuel,  ils  en  faisaient  rapporter 
pour  lui  quelques-unes  de  ces  nouveautés,  de  ces  choses 
estranges  dont  il  était  si  curieux  :  des  animaux,  des  objets 
d'art,  des  monnaies  moresques,  des  armes,  des  vêtements. 
Une  certaine  amitié  s'était  ainsi  établie  entre  eux  et  René,  qui, 
pour  reconnaître  leurs  services,  les  couvrit  de  sa  protection. 

finances  iiour  aider  son  fils,  auquel  il  envoya  de  l'argent  et  des  vaisseaux.  (Arcli. 
nat.,  U>},l ,  et  P  1334',  f°  53.) 


296  RENE  PROTEGE  LA  FAMILLE  DE  J.  CŒUR.  [1434] 

Dans  son  comté  cle  Provence,  indépendant  du  royaume,  leurs 
personnes  et  leurs  biens  se  trouvaient  à  l'abri  des  poursuites, 
à  moins  qu'elles  ne  fussent  autorisées  par  lui.  Charles  VII  pré- 
tendit exiger  de  lui  cette  autorisation,  et  le  requit  par  des  lettres 
pressantes  de  livrer  Jean  de  Village  à  ses  agents.  Dauvet  ap- 
porta lui-même  à  Aix  la  missive  royale,  et  demanda  audience 
au  prince.  C'était  le  24  juin  au  soir  :  comme  il  était  tard, 
René  le  renvoya  au  lendemain,  et,  le  2o  au  matin,  après  la 
messe,  il  le  reçut  en  particulier  dans  son  jardin.  Il  prit  les  let- 
tres, les  lut,  écouta  les  explications  du  procureur,  mais  ne  se 
laissa  pas  convaincre.  Sa  réponse  fut  nette  :  la  demande  d'ex- 
tradition qu'on   lui  adressait  lui  semblait  fort  singulière  ;  il 
voulait  bien  obéir  en  tout  au  Roi  ;  mais  la  Provence  n'était  pas 
une  province  française,  et  l'on  ne  prétendait  pas,  sans  doute, 
l'annexer  ;  il  n'était  tenu  de  livrer  aucun  de  ses  sujets,  sur- 
tout des  citoyens  de  Marseille,  qui  avaient  des  privilèges  spé- 
ciaux. «  Le  Roi,  reprit  Dauvet,  vous  fait  cette  requête  non  pas 
en  qualité  de  prince  voisin,  mais  comme  votre  frère  et  votre 
ami,  à  cause  de  la  grande  confiance  qu'il  a  en  vous  :  du  reste, 
le  personnage  qu'il  réclame  est  un  criminel.  »  Et  comme  il 
continuait  d'insister,  René   envoya  chercher  son  chancelier 
Jean  Martin  et  Vital  de  Cabanis,  qui  reproduisirent  ses  rai- 
sons en  les  développant.   «Tous  les  pays  voisins  du  royaume 
rendent  les  malfaiteurs,  objecta  encore  l'obstiné  procureur. 
—  Le  méfait  n'est  pas  prouvé,  lui  fut-il  répliqué  ;  ces  pays, 
d'ailleurs,  ont  des  conventions  particulières  avec  le  Roi,  et  le 
comté  de  Provence  n'en  a  pas.  Les  marins  sont  nécessaires  ici 
pour  garder  les  côtes  contre  les  incursions  des  Catalans.  » 
Pour  terminer  la  discussion,  René  promit  d'écrire  à  son  beau- 
frère  et  de  s'excuser  lui-même.  Dauvet  repartit  le  lendemain 
sans  avoir  pu  obtenir  autre  chose.  11  se  rendit  à  Marseille,  où 
ses  démarches  auprès  des  magistrats  locaux  n'aboutirent  qu'à 
faire  donner  au  Roi  une  indeumité  de  trois  cents  écus  pour  qu'il 
renonçât  à  tout  droit  sur  les  biens  de  Jacques  Cœur  dans  la 
cité  ;  puis  il  revint  à  Aix,  après  avoir  vu  inutilement  Jean  de 
Village  lui-même,  et  insista  de  nouveau  près  du  roi  de  Sicile; 


[1454]  RENÉ  PROTÈGE  LA  FA:\riIJ.E  DE  .T.  CŒVR.  297 

,  mais,  le  trouvant  inébranlable,  il  le  quitta  défmitivement  le 
l^-"  juillet  *. 

Un  peu  plus  tard,  l'argentier  lui-même,  ayant  réussi  à  s'é- 
vader, trouva  un  refuge  momentané  sur  le  territoire  provençal. 
Repris  par  les  gens  du  Roi  à  Beaucaire ,  qui  dépendait  de  la 
couronne,  il  fat  délivré,  la  nuit,  par  quelques  amis  venus 
d'Arles  et  de  Marseille.  Charles  se  plaignit  aux  consuls  et  aux 
viguiers  de  ces  deux  villes.  On  lui  répondit  que  les  coupables 
et  le  prisonnier  lui-môme  avaient  disparu.  Malgré  de  nouveaux 
messages  connuinatoires,  le  secret  de  leur  retraite  ne  fut  pas 
trahi,  et,  peu  de  temps  après,  ils  se  trouvaient  en  sûreté  en 
Italie.  La  femme  et  les  enfants  de  Jean  de  Village  purent  seuls 
être  arrêtés  et  emprisonnés,  ainsi  que  les  fils  de  Jacques  Cœur. 
La  généreuse  protection  qui  avait  sauvé  la  personne  des  deux 
proscrits  ne  s'étendait  pas  assez  loin  pour  garantir  entière- 
ment leur  famille  et  leurs  biens  -. 

11  ne  paraît  pas  que  cette  résistance  énergique  à  la  volonté, 
ou  plutôt  au  caprice  de  Charles  VII,  ait  fait  tomber  le  duc 
d'Anjou  en  disgrâce.  Après  avoir  rétabli,  par  l'entremise  de 
l'évêque  de  Marseille,  l'accord  qu'il  avait  précédemment  mé- 
nagé entre  François  Sforza  et  le  marquis  de  Montferrat,  et  qui 
avait  été  rompu  depuis  son  départ  de  Lombardie  ^  il  se  rap- 
procha de  la  cour  de  France  et  revint  s'installer  dans  sa 
bonne  ville  d'Angers,  où  il  fit  son  entrée  le  20  août  1454  \ 
11  s'apprêtait  à  réaliser  un  projet  qu'il  nourrissait  depuis  son 
retour,  et  qui  lui  avait  été  suggéré  par  plusieurs  de  ses  con- 

'  Aroh.  nat.,K  328,  f^M  83-1 91  ;  Pierre  Clément,  Jacques  Cœur  et  Charles  f^II, 
p.  384  et  siiiv. 

^  Papon,  citant  une  minute  de  Nioolas  Roliardi,  notaire  d'Arles  {Hisl.  de  P/o- 
a-ewce,  III,  373);  Vallet,  Ulsl.  de  Charles   VU,  2!)8. 

'  L'évêque  de  Marseille  fut  envoyé  en  Lombardie  pour  cet  objet  le  23  avril  1454. 
Le  8  janvier  précédent,  Sforza  avait  demandé  l'intervention  de  René  pour  se 
faire  restituer  certaines  places  du  district  d'Alexandrie,  usurpées  par  le  marquis, 
et  se  faire  donner  des  indemnités  pécuniaires.  (Arch.  de  Milan,  Leghe,  pace,  etc., 
n"  796,  f»  498;  Tratlatl,  etc.,  an.  1454.) 

^  «  Le  mardi  xx'  jour  d'aoust,  l'an  mil  llir  cinquante-quatre,  nriva  le  roy 
de  Sicille  en  ceste  ville  d'Angiers,  de  son  véaigc  du  pays  de  F.oml)ardie.  »  (Arcli. 
nat,,  P  133i^  f  22  v».) 


298  REN?:  ÉPOUSE  JEANNE  DE  LA. VAL.  [1454] 

seillers  intimes.  La  solitude  de  son  palais,  le  vide  de  son  cœur 
pesaient  de  plus  en  plus  à  sa  nature  expansive  et  tendre.  Il 
avait  quarante-cinq  ans;  mais  il  était  toujours  jemie,  et  le  sou- 
venir pieux  qu'il  conservait  à  la  reine  Isabelle  ne  pouvait  l'ab- 
sorber entièrement.  Tandis  qu'il  demandait  à  la  guerre  une 
diversion  momentanée  à  sa  douleur,  ses  amis  lui  cherchaient 
une  compagne  capable  de  lui  procurer  des  consolations  plus 
durables.  Ils  fixèrent  leurs  vues  sur  Jeanne  de  Laval,  fille  de 
Gui  XIV,  comte  de  Laval,  et  d'Isabelle  de  Bretagne,  et  la  lui 
proposèrent. 

On  a  prétendu  et  répété  souvent  que  cette  princesse , 
qui  avait  alors  vingt  et  un  ans  environ,  était  secrètement 
aimée  de  lui  depuis  un  certain  temps,  du  vivant  même  de 
sa  première  femme,  et  qu'elle  avait  notamment  rempli  dans 
le  pas  de  Tarascon  le  rôle  de  la  Pastourelle,  chargée  de  dis- 
tribuer les  récompenses  aux  vainqueurs  du  tournoi  '.  Elle 
était  cependant  bien  jeune  à  l'époque  de  cette  fête,  donnée 
en  1449.  Mais  des  raisons  plus  fortes  viennent  détruire  le  pe- 
tit roman  échafaudé  sur  cette  base  par  les  historiens.  En  pre- 
mier lieu,  la  bergère  de  Tarascon  était  Isabelle  de  Lenoncourt, 
et  non  Jeanne  de  Laval,  comme  le  prouvent  suffisamment  les 
comptes  du  roi  de  Sicile  ^  Ensuite,  l'origine  de  sa  passion  et 
les  causes  de  son  mariage  sont  exposées  tout  différemment 
par  ce  prince  lui-même,  dans  une  églogue  champêtre,  où^ 
comme  Virgile,  il  a  reproduit  les  faits  réels  sous  le  voile  d'une 
allégorie  transparente.  Le  titre  même  du  poëme,  Regnault  et 
Jeanneton,  dissimule  à  peine  les  véritables  noms  du  berger  et 
de  la  bergère  mis  en  scène  par  l'auteur.  Par  un  surcroît  de 
précaution,  il  a  terminé  son  opuscule  par  cet  aveu  formel  : 

«  Icy  sont  les  armes,  dessoubz  ceste  couronne, 
«  Du  bergier  dessus  dit  et  de  la  bergeronne  ^.  » 

'   VilleiuHive-Bargeruont,  II,  48,  113;  de  Quaticbaibcs,  t.  I,  j).  xciv;  etc. 

-  Extraits  des  comptes  et  mcmor'iaux  du  roi  lienè,  n°  733. 

^  De  Quatrebarbes,  IF,  150.  V.  la  planche  en  regard  de  cette  page.  L'éditeur 
des  OEiurcs  du  roi  René  semble  avoir  cru  que  cet  explicit  voulait  simplement 
dire  :  Voici  les  armes  de  l'auteur;  tandis  qu'il  signifie  :  Voici  les  armes  du  héros 


[1454]  renp:  Épouse  jeanne  de  laval.  299 

Et  les  armes  reproduites  en  cet  endroit  du  manuscrit  sont 
celles  de  Jeanne  et  de  René. 

Écoutons  donc  le  royal  poëte  nous  raconter  comment  l'a- 
mour l'a  surpris.  D'abord  il  n'avait  jamais  vu  Jeanne  ;  on  lui 
avait  seulement  fait  la  description  de  sa  personne,  ou  bien 
on  lui  avait  envoyé  son  portrait,  connue  cela  se  passait  d'ha- 
bitude au  début  des  négociations  ouvertes  pour  un  mariage 
princier,  et  ce  portrait  l'avait  si  vivement  séduit,  qu'il  en  avait 
perdu  le  repos.  C'est  la  traduction  de  ces  mois  adressés  par 
le  berger  à  la  bergère  : 

«  Et  tout  premier,  vous  ne  povcz 
«  Certes  nyer  que  ne  devez 
«  Avoir  ony,  [ne]  l'ignorez 
«  Cortaiuenient, 

«  Qu'ainçoys  que  jamais  nullement 
((  Je  vous  veisse,  si  chicrement 
«  Vous  anioye  et  parfaictement, 
«  Voire  trestant, 

«  Que  mon  ruer  dès  lors  tout  battant 
«  Vous  (loiinay  :  tellement  haslant 
«  L'aloit  l'amours,  et  si  maltant, 
«  Que  force  fut, 

«  Seulement  au  rapport  qu'il  eut 
<(  De  vostre  beauté,  tant  que  peut, 
«  Vous  amer;  dont  depuis  si  n'eut, 
«  Jusques  vous  vit, 

«  Mon  œil  bon  jour  ne  bonne  nuit  ^.  » 

C'était  pendant  le  séjour  du  prince  en  Lombardie;  car,  pour 
venir  trouver  sa  mie,  le  berger,  qui  s'était  engagé  au  service 
d' autrui  (à  la  solde  des  Florentins),  avait  laissé  par-delà  les 
monts  son  avoir  (le  royaume  de  Sicile) ,  les  moutons  et  brebis 
qu'il  conduisait  (les  troupes  alliées) ,  franchi  des  pics  escar- 

et  de  l'héroïne  du  poëme.  Aussi  les  allusions  intéressantes  que  contient  cet  opus- 
cule lui  ont-elles  écliappé. 
'  De  Quatrebariies,  II,  132. 


30O  RENÉ  ÉPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  [1454] 

pés  et  couverts  de  neige  (les  Alpes),  et  marché  jusqu'à  ce 
qu'il  fût  au  pays  de  France  : 

«  Par  quoy  me  convint  estre  duit 
«  De  passer  les  haulx  mons  sans  bruit 
«  Ne  pour  mourir 

«  En  la  nège  et  illec  pourrir, 
«  Sans  povoir  aler  ne  courir 
«  Qu'à  grant  paine,  par  quoy  périr 
«  Moult  bien  cuidoyc... 

«  Mais  delà  les  mons  je  laissay 
«  Mon  avoir,  que  plus  ne  garday, 
«  Lequel  du  tout  j'abandonnay, 
«  Aussi  le  pais 

«  Où  à  servir  je  m'esloie  mis, 
«  Prenant  congié  de  mes  amis, 
M  Délaissant  moutons  et  brebis 
«  De  par  delà. 

«  A'ostre  amour  me  fist  tout  cela, 
«  Laquelle  mon  cuer  si  cela 
«  Tant  longuement  et  jusque-là 
«  Que  fus  venus 

«  Ou  pais  de  France,  ouquel  vous  deus 
«  Trouver  et  vous  veoir  sans  plus  *.  » 

Cette  passion  naissante  n'avait  pourtant  pas  été  si  bien 
celée,  puisque  le  duc  de  Milan  s'en  était,  dit-on,  aperçu  ^ 
Elle  se  déclara  bientôt,  et  la  vue  de  la  bergère  calma  la  dou- 
leur qu'une  perte  cruelle  avait  fait  éprouver  à  son  ami  : 

«  En  vous  seule  mis  mes  espris 

«  Et  cuer  et  veul, 
«  En  oubliant  la  peine  et  deul 
«  Que  premier  avoye  * » 

'  De  Quatreliarbes,  U,  133. 

2  On  se  souvient  que,  d'après  Simoncla,  Sforza  l'avait  trouvé  absorbé  par  la 
pensée  d'une  femme  {cura  mulichris).  V.  ci-dessus,  p.  285. 
'  De  Qualrebarbes,  II,  1 3  i . 


[1454]  RENE  EPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  301 

La  parabole  continue  ainsi.  Regnauld  confie  à  Jeannelon  les 
inquiétudes  qui  le  dévoraient  :  il  se  demandait  s'il  était  payé 
de  retour  et  s'il  le  serait  jamais,  car  il  n'osait  l'espérer.  Elle 
lui  fait  à  son  tour  des  aveux,  et  lui  explique  que,  s'il  a  eu  le 
mérite  de  l'aimer  le  premier,  elle  a  sur  lui  un  grand  avantage, 
celui  de  lui  avoir  apporté  les  prémisses  d'un  cœur  vierge, 
tandis  que  le  sien  avait  déjà  subi  plus  d'une  chaîne.  On  le  voit, 
l'allégorie  est  très-claire;  c'est  de  fhistoire  masquée  sous  les 
ileurs  de  la  poésie. 

Il  est  probable  que  la  première  entrevue  des  futurs  époux 
eut  lieu  aussitôt  après  l'arrivée  de  René  à  Angers,  et  que  le 
mariage  projeté  fut  décidé  immédiatement;  car,  treize  jours 
après^  Louis  de  Beauvau,  sénéchal  d'Anjou,  Bertrand  de 
Beauvau  et  Gui  de  Laval,  sire  de  Loué,  réglaient  avec  le 
comte  de  Laval,  au  nom  du  roi  de  Sicile,  les  conventions  ma- 
trimoniales. La  dot  de  Jeanne  fut  fixée  k  quarante  mille  écus 
d'or,  dont  huit  mille  payables  comptant  et  le  reste  en  plusieurs 
termes.  René  promit  de  lui  assigner  un  douaire  dans  son  du- 
ché d'Anjou  '.  On  amena  sans  retard  la  fiancée  à  Angers  : 
elle  arriva  le  lundi  9  septembre,  et  coucha  dans  l'abbaye  de 
Saint-Nicolas,  aux  portes  de  la  ville,  ainsi  que  son  père  et 
une  nombreuse  escorte  de  seigneurs  et  de  dames.  Le  mardi  10, 
la  cérémonie  nuptiale  fut  célébrée  dans  l'église  du  même  cou- 
vent, où  les  époux  demeurèrent  jusqu'au  surlendemain;  et,  le 
jeudi  12,  la  nouvelle  reine  lit  sa  joyeuse  entrée  dans  sa  capitale. 
Le  clergé  alla  en  procession  au  devant  d'elle;  huit  cents  habi- 
tants des  plus  notables,  tous  vêtus  de  blancet  à  cheval,  vinrent 
l'attendre  auprès  de  l'abbaye  et  la  ramenèrent  jusqu'au  châ- 
teau. Sur  les  places,  sur  les  carrefours,  des  tables  servies,  des 
mystères,  des  jeux  allégoriques,  ambulants  ou  fixes,  contri- 
buaient à  l'embellissement  de  la  fête  '\ 


•  Arcli.  nat.,  P  1334'%  n"  94. 

-  Voici  la  relation  ol'ûcidle  rédigée  à  celte  occasion  et  consignée  sur  les  registres 
de  la  Clianiljre  des  comptes  d'Angers  : 

«  Le  lundi,  ix^  jour  de  septembre,  l'an  mil  IIIl'  LIlii,  ariva  Jelianne,  fille  de 
mons''  le  conte  de  Laval,  royne  de  Sicille,  partie  de  la  ville  de  Laval,  en  l'église 


302  RENE  EPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  [1454] 

De  riches  présents  furent  offerts  à  l'épousée.  Les  villes  de 
Provence  surtout  lui  envoyèrent  de  nombreux  dons  d'argent 
et  de  vaisselle  précieuse  '.  Aux  réjouissances  bruyantes  suc- 
céda le  calme  du  plus  pur  bonheur  domestique.  René  aima 
tant  sa  femme,  qu  il  semblait,  dit  un  vieil  historien,  qu'il  n'eût 
jamais  passé  par  les  lois  d'hyménée  ^  C'est  que  ce  mariage, 
contrairement  à  ceux  des  princes  en  général,  n'était  nullement 
un  acte  politique.  Le  calcul  et  l'ambition  y  étaient  étrangers. 
Jeanne  n'apportait  à  son  mari  ni  fiefs  ni  provinces;  elle  n'était 
même  pas  de  sang  royal.  Mais,  par  un  privilège  bien  rare  chez 
les  grands,  elle  fut  épousée  pour  elle-même.  La  première 
compagne  du  roi  de  Sicile  lui  avait  été  donnée  avant  l'âge  de 
discernement;  quoique  sincèrement  aimée,  elle  ne  lui  appar- 
tenait, pour  ainsi  dire,  que  de  par  la  volonté  maternelle  et  la 
raison  d'État.  La  seconde  fut  l'épouse  dé  son  choix,  et  fixa 


de  Saint-Nicolas,  et  estoit  vespres,  et  y  couscliea  ;  et  estoit  graiulement  acom- 
paigncc  de  nobles  gens,  dammes  et  dainoiselles,  et  y  estoit  mons""  de  Laval,  sou 
père . 

«  Le  mardi,  X*  jour  dudit  nioys,  qui  fut  le  lendemain,  fut  espousée  ladite 
royne  avec  le  roy  de  Sicille  en  ladite  église  de  Saint-Nicolas,  et  y  furent  les 
nopces,  et  n'en  partirent  ce  jour  ne  le  lendemain. 

o  Le  jeudi  ensuivant,  Xli"  jour  dudit  moys  de  septembre,  ladite  royne  fist  son 
entrée  en  ladite  ville  d'Angicrs,  et  y  fut  grandement  et  honnorablement  receue  ; 
et  au-devant  d'elle  furent  les  collèges  en  belle  ordonnance  hors  ladite  ville  ;  et 
aussi  les  officiers,  bourgeois  et  les  plus  notables  marchans  de  ladite  ville  furent 
au-devant  d'elle  jusques  au  champ  de  Saint-Nicolas,  touz  à  cheval,  et  là  y  acten- 
dircnt  environ  une  heure;  et  estoient  en  nombre  environ  huit  cens,  touz  vestuz 
de  pers,  et  lui  tindrent  compaignie  jusques  à  l'entrée  du  portai  du  chasieau 
d'Angiers.  Et  y  eut  tables  rondes  en  plusieurs  et  divers  carrefours,  aussi  grant 
nombre  de  mistères  et  personnaiges  de  pluseurs  et  diverses  manières  par  les  carre- 
fours de  ladite  ville,  dont  partie  alloient  devant  ladite  royne,  les  autres  ne  bou- 
geoient.  Et  couscha  ladite  royne  celui  jour  ondit  chastel  d'Angiers.  »  (Arch.  nat., 
P    1334%  fo  25  v».) 

M.  de  Villeneuve-Bargemont  (II,  114)  place  le  mariage  de  Jeanne  et  de  René 
un  an  plus  tard.  11  fait  ensuite  partir  les  nouveaux  époux  pour  la  Provence  au 
mois  de  novembre  1455,  tandis  qu'il  est  constant  qu'ils  demeurèrent  en  Anjou 
jusqu'au  mois  de  mars  1457.  (7/^(W.,  f°  175  v»  et /w5^/to  ;  Itinéraire.) 

'  Il  en  existe  une  nomenclature  détaillée  aux  archives  des  Bouches-du-Rhône 
(B  G90)  ;  on  la  trouvera  dans  les  pièces  justificatives,  n°  81. 
2  Nostredame,  p.  622. 


:i454]  RENÉ  EPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  ;]03 

pour  toujours  son  cœur  jusque  là  trop  volage.  Celle-là  fut  plus 
véritableuient  reine  par  ses  aptitudes  et  son  énergie  ;  celle-ci 
fut  plutôt  la  femme  du  foyer,  de  l'intimité  tendre  et  poétique. 
On  vit  René  se  soustraire  avec  elle  au  fardeau  des  grandeurs, 
pour  rechercher  de  préférence  les  occupations  et  les  joies  de 
l'homme  privé.  C'est  sous  l'influence  de  Jeanne  que  se  dévelop- 
pa sa  prédilection  pour  la  belle  nature,  pour  les  retraites  cham- 
pêtres, et  sans  doute  aussi  son  penchant  pour  les  lettres  et  les 
arts.  Les  biens  dont  il  lui  fitdon  furent  presque  tous  des  manoirs 
ou  des  métairies  :  Chanzé,  Launay,  lePalis,  laRive.  Dans  lecomté 
de  Provence,  qu'elle  préféra  plus  tard,  elle  montraune  tendance 
quelque  peu  affectée  à  la  pastorale  \  Il  est  impossible,  en  étu- 
diant l'existence  de  ce  couple  royal,  de  ne  pas  songer  à  deux 
autres  époux  couronnés  qui,  plus  illustres  et  plus  malheureux, 
portèrent  sur  le  trône  de  France  les  mêmes  qualités  et  les 
mêmes  goûts.  Gomme  Louis  XVI,  René  était  simple  et  débon- 
naire, aimait  l'étude  et  les  travaux  manuels  ;  comme  Marie-An- 
toinette, Jeanne  de  Laval  prisait  les  plaisirs  rustiques,  et  peut- 
être  eût-elle  inventé  Trianon.  Elle  n'avait  point,  à  en  juger  par 
les  portraits  plus  ou  moins  bien  reproduits  qui  nous  sont  parve- 
nus, une  beauté  très-régulière  ^  Mais  elle  parait  avoir  été  douée 
d'une  grande  bonté  :  les  comptes  de  son  argenterie  en  con- 
tiennent plus  d'une  preuve,  et  le  souvenir  qu'elle  a  laissé  à 
Beaufort-en- Vallée,  où  elle  résida  longtemps,  suflirait  à  l'at- 
•  tester.  Elle  n'eut  jamais  d'enfants;  mais  elle  se  montra  pleine 

'  Ou  connaît  ces  vers  souvent  cités  de  Georges  Chastelain  : 

«  J'ay  un  roi  de  Sicile 

«  Vu  devenir  berger, 

«  Et  sa  femme  gentille  , 

ce  Faire  même  métier, 

<i  Portant  la  panetière 

«  Et  houlette  et  chapeau, 

«  Logeant  sur  la  fougère 

«  Auprès  de  sou  troupeau.   » 

-  On  trouvera  l'indication  de  plusieurs  portraits  de  Jeanne  de  Laval,   peints 
ou  gravés,  dans  la  troisième  partie  de  cet  ouvrage. 


304  RENÉ  EPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  [143-1] 

d'aflection  pour  ceux  de  son  mari,  même  pour  sa  fille  naturelle 
Blanche,  car  on  trouve  dans  ses  dépenses  personnelles  plu- 
sieurs sommes  consacrées  à  les  aider,  à  les  entretenir,  à  leur 
faire  des  cadeaux  \ 

Le  douaire  de  la  nouvelle  reine  de  Sicile  comprit  le  tiers 
des  revenus  du  duché  d'Anjou,  les  ville  et  château  de  Sau- 
mur,  la  moitié  des  revenus  du  duché  de  Bar  et  la  gabelle 
du  sel  de  Provence.  Le  comté  de  Beaufort-en-Vallée  en 
avait  d'abord  fait  partie;  mais,  comme  René  soutenait  au  su- 
jet de  ce  fief  un  procès  contre  la  famille  de  Turenne  et  qu'il 
courait  le  risque  d'en  être  dépossédé,  il  y  substitua,  dès  le  8  oc- 
tobre 1454,  la  terre  de  Saumur,  tout  en  laissant  à  sa  femme 
l'usufruit  de  Beaufort,  mais  à  titre  de  don  gracieux,  et  non 
plus  de  douaire.  Il  lui  céda  en  outre,  vers  le  môme  temps,  les 
quatre  manoirs  nommés  plus  haut,  les  bois  de  Lespau,  dans  la 
quinte  ou  banlieue  d'Angers,  l'une  (\essai/)ies  ou  pêcheries  de 
cette  ville,  et  tout  le  produit  de  l'imposition  foraine  d'Anjou, 
dont  il  jouissait  par  don  du  Roi  ".   Elle  reçut  encore  en  Pro- 


'  Jeanne  envoya  notamment  au  duc  de  Calabre  deux  fois  mille  cous  et  une 
fois  cinq  mille  florins.  Elle  abandonna  au  profit  du  marquis  du  Pont,  fils  de  ce 
prince,  une  partie  du  don  d'argent  à  elle  fait  par  le  pays  de  Barrois.  Elle  prêta 
deux  mille  écus  à  son  oncle  de  Chàtillon,  gouverneur  du  Dauphiné,  lorsqu'il 
conduisit  des  gens  d'armes  à  la  prise  de  Gènes.  Une  autre  part  de  ses  finances  fut 
employée  en  fondations,  en  acquisitions  de  meubles,  en  réparations  aux  châteaux 
de  Beaufort,  de  Bouconville,  de  Brignolles,  de  Baux,  etc.  (V.  l'Emploi  des  dons 
faits  à  la  reiue  de  Sicile  depuis  son  mariage  jusqu'au  23  novembre  li7I,  aux  ar- 
chives des  Bouches-du-Rhone,  B  G90.)  Le  compte  de  celle  princesse  transcrit  par 
M.  Marcliegay  (Bibl.  nnt.,  acq.  nouv.  fr.,  n°  894)  contient  des  acliats  de  robes  et 
de  vêtements  pour  Blanclie  la  hasiarde  et  pour  Jeanne  Chaslellaine,  danioisclle  de 
ladite  Blanche  ;  des  préscnis  offerts  aux  étrennes  à  la  reine  de  France,  à  Teriy 
de  Lorraine,  à  Yolande  d'Anjou,  à  René,  leur  fils,  à  Nicolas,  petit-fils  du  roi  de 
Sicile,  ù  l'évêque  d'Angers,  à  Louis  et  Bertrand  de  Beauvau  ;  un  don  de  trois 
écus  au  même  Nicolas  «  pour  soy  jouir  »;  d'autres  dons  d'argent  à /n  i)y<'/^'/«t', 
nourrice  du  roi,  à  une  pauvre  folle  de  Châleau-Gonlier,  à  un  valet  de  pied 
espagnol  qui  s'était  blessé  l'épaule  au  manoir  de  la  Ménilré;  etc.,  etc. 

-  Arch.  nul.,  P  l-^a  i'',  f"^  60-G2  ;  pièces  justificatives,  u"  39.  Une  autre  grande 
sayite  sur  la  Mayenne,  auprès  de  Reculée,  fut  donnée  à  Jeanne  en  1402,  ainsi  (pie 
les  prés  voisins  de  Loyau,  pour  l'aider  à  nourrir  les  bêtes  de  la  métairie  de  la 
Rive.  (I/)hl.,  P  133i%  f"  3  v".)  Le  manoir  de  la   Ménilré,  sis  dans  le  comté  de 


[1454]  RENÉ  ÉPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  305 

veiice,  ù  tlilîérentcs  é[wc[iies,  la  grande  traite (\use\,  les  péages 
de  Tarascoii,  les  châteaux  de  Pertuis  et  de  Castellet,  la  sei- 
gneurie de  Baux,  qui  avait  été  réunie  au  domaine  conital  par 
suite  de  l'extinction  de  la  famille  de  ce  nom,  et  qu'elle  échan- 
gea plus  tard  avec  le  comte  du  Maine  contre  l'ancienne  gabelle 
de  Berre,  enfin  la  baronnie  d'Aubagne,  qu'elle  échangea  éga- 
lement contre  des  terres  appartenant  à  l'évêque  de  Marseille, 
terres  que  René  reprit  à  son  tour  en  lui  donnant  à  la  place  la 
baronnie  de  Mlrebeau  en  Poitou,  rachetée  de  Bertrand  de  Beau- 
vau,  sire  de  Précigné  \  Dans  l'acte  qui  régla  définitivement 
l'assiette  de  son  douaire,  le  3  décembre  1461,  il  fut  stipulé 
qu'elle  jouirait  de  la  totalité  après  la  mort  de  son  mari,  même 
si  elle  venait  à  se  remarier.  Pour  mieux  assurer  l'effet  de  sa  gé- 
nérosité, le  roi  de  Sicile  ajouta  de  sa  propre  main  une  apos- 
tille confîrmative,  où  sa  tendresse  conjugale  se  trahit  par  une 
insistance  toute  particulière-.  Déplus,  il  autorisa  sa  femme  à 
racheter  de  ses  deniers,  pour  elle  et  sa  lignée,  sans  que  lui  ni 
ses  Jiéri tiers  pussent  en  réclamer  rien,  tous  les  biens  et  héri- 
tages quelconques  qui  avaient  été  ou  qui  seraient  vendus  par 
ses  parents  \  Ces  derniers  reçurent  aussi  les  marques  de  sa 

Beaufort,  fut  réservé  par  René,  moyennant  400  livres  de  compensation  données  à 
sa  femme.  (Compte  de  Jeanne  de  Laval,  Bibl.  nal.,  acq.  nouv.  fr.,  n»  89'i,  copie 
de  M.  Marchegay.) 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f"  245  v«;  P  1379-,  n°  3131.  Arch.  des  Donclies-du- 
Rhône,  B  14,  f°^  224,  227  %<>,  2G1,  270;  B  15,  f  31  ;  B  18,  f"  84.  Jeanne  prit 
possession  de  Mirebean  en  1474  seulement, 

■^  «  Nous  René,  roy  de  Jérusalem  et  de  Sccille,  etc.,  asertené  à  plain  du  con- 
tenu cy  desus  par  la  lecture  qui  nous  en  a  esté  fette  de  mot  en  mot,  ratidons  et 
aprovons  toutes  les  chouses  continues  en  se  presant  inslrumant,  déclererans  (sic) 
qu'elles  prosèdent  de  noustre  propre  voullonté  et  délibérasion  absolues,  voullans 
et  mandans  icelles  estre  observées  et  gardées  de  point  en  point  sans  nulle  contra- 
diction ou  refus,  outre  et  ansamble  les  dons  par  nous  faits  et  à  fère,  lesquelz 
voulions  avoir  lieu.  En  tesmonyage  de  vérité,  nous  avons  escript  cecy  de  nostre 
propre  main,  et  commandé  à  atachier  cy  desous  en  las  pandaut  nostre  grant  seel 
de  magesté,  pour  mémoire  plus  autanlique  des  chouses  dessusdittes.  Donné  en 
nostre  pallaix  d'Aix,  le  wiiiP  jour  desambre  (sic),  l'an  desusdit  (14G1).  —  René.  » 
(Bibl.  nat.,  ms.  lat.  17179,  n"  5.)  Cette  apostille,  d'une  écriture  large  et  courante, 
est  un  des  plus  longs  autographes  authentiques  du  roi  René  connus  jusqu'à  présent. 

'  Arch.  nat.,  P  1334'',^  158  v°. 

20 


30G  RENÉ  ÉPOUSE  JEANNE  DE  LAVAL.  [1454-o7] 

faveur,  notamment  Pierre  de  Laval,  frère  de  Jeanne,  qu'il  iit 
nommer  archevêque  de  Reims,  et  Arthuse,  leur  sœur  à  tous 
deux,   qu'il  dota  richement  :  à  la  mort  de  celte  princesse, 
arrivée  vers  le  mois  d'août  1461,  il  restait  sur  sa  dot  vingt- 
sept  mille  écus  qui  furent  délaissés  à  la  reine  de  Sicile,  par 
compassion  pour  sa  douleur  extrême,  dit  l'acte  de  donation  K 
La  maison  de  la  nouvelle  reine  fut  organisée  à  peu  près 
sur  le  même  pied  que  celle  de  l'ancienne.  Jean  Garnot,  jadis 
maître  de  la  chambre  aux  deniers  d'Isabelle,  devint  l'argen- 
tier de  Jeanne  :  il  fut  remplacé,  en  14S6,  par  Jean  Legay,  re- 
ceveur de  Baugé,  qui,  dix  ans  après,  céda  la  place  à  l'écuyer 
débouche  de  la  reine,  Simon  Bréhier.  Le  titulaire  de  cet  of- 
fice dut  rendre  ses  comptes  aux  Chambres  d'Angers,  de  Bar 
ou  d'Aix,  suivant  la  provenance  de  ses  recettes  ^  Jeanne  eut 
en  outre  un  contrôleur  général  de  ses  finances,  Balthazar  Hir- 
tenhaus,  un  Lorrain  sans  doute,  qui  lui  servit  en  même  temps 
de  secrétaire.  Son  médecin  fut  JacquemindeBlandrate,  qu'elle 
appelait  son  «  cher  et  bien  amé  physicien  » ,  son  confesseur 
Olivier  de  Pennart,  son  aumônier  Michel  Brionne,  son  échan- 
son  Jean  de  la  Jaille.  Parmi  ses  dames  d'honneur  figurèrent 
aussi  plusieurs  de  celles  qui  avaient  été  au   service  d'Isa- 
belle :  Hervée  de  Montplace,  Odile,  etc  ^  Le  comté  de  Beau- 
fort  eut  son  administration  particulière,  dirigée  par  Jeanne 
elle-même,  qui  en  nomma  les  officiers.  Jean  Alardeau,  futur 
évêque  de  Marseille,  en   fut  le  receveur.   Lorsque  la  reine 
quitta  momentanément  l'Anjou,  en  1457,  voulant  faciliter  le 
recouvrement   des  finances,  elle  afferma  les  revenus  de  ce 
domaine  à  deux  individus  du  pays,  moyennant  deux  mille 
sept  cents  livres  tournois  par  an,  à  la  charge  pour  les  pre- 
nants  de  payer  les  émoluments  attachés  à  chaque  office  : 
cette  ferme  dura  plusieurs  années;  mais,  après  son  retour, 

'  Arch.  nat,  P  1334',  f"  120  \°.  Arcli.  des  Douclies-du-Rliône,  B  15,  f"  32. 
liourdigné,  II,  208. 

^  Arch.  nat.,  P  1334'",   1"°^  37  \°,  104;  P   1334%  f°  153. 

-'  CoiDpte  de  Jeanne  de  Laval,  Bibl.  nat.,  acq.  nouv.  IV.,  n"  894  (copie  de 
.M.  Marchegay). 


[Iij4-57J  KKXE  Kl'Ol'SK  JEANNK  DE  JAVAL.  307 

Jeanne  institua  de  nouveaux  receveurs  '.  Le  plus  important  de 
ses  actes  administratifs,  celui  qui  lui  a  valu  la  reconnaissance 
des  habitants  de  Beaufort  et  une  statue  sur  la  place  de  cette 
ville,  est  connu  sous  le  nom  de  charte  du  comté  de  Beaufort. 
Toutefois  c'est  là  une  dénomination  assez  impropre,  car  il 
s'agit  simplement  d'une  ordonnance  réservant  aux  indigènes 
la  jouissance  exclusive  des  riches  pâturages  de  la  Vallée. 
Les  anciens  seigneurs  leur  en  avaient  déjà  concédé  l'usage. 
Mais,  depuis  un  certain  nombre  d'années,  les  bouchers,  les 
éleveurs  d'Angers  et  des  environs  les  envahissaient  pour  en- 
graisser leurs  bestiaux,  remplaçant  ceux-ci  au  fur  et  à  me- 
sure, dételle  sorte  qu'il  ne  restait  plus  rien  pour  les  troupeaux 
des  propriétaires  de  la  contrée.  Un  premier  mandement  de 
René  et  de  Jeanne  avait  inutilement  défendu  d'y  faire  paître 
des  bêtes  foraines  et  d'y  élever  des  chevaux.  A  la  requête  des 
habitants,  la  reine  de  Sicile  confirma  leur  droit  sur  tous  les 
herbages,  moyennant  le  maintien  des  redevances  antérieures, 
les  autorisa  à  entretenir  sur  les  lieux  chacun  une  bête  cheva- 
line avec  un  ou  deux  poulains,  à  la  condition  de  ne  pas  les 
réunir  en  faras,  c'est-à-dire  en  troupe,  et  interdit  aux  étran- 
gers, sous  peine  de  confiscation  et  d'amende,  l'exercice  de  ces 
privilèges  :  les  villages  circonvoisins  eurent  seuls  la  fficulté  d'y 
participer  en  payant  une  redevance  double;  des  so'gents  spé- 
ciaux furent  chargés  de  découvrir  et  de  punir  les  moindres 
contraventions.  Les  heureuses  conséquences  de  ce  règlement 
se  sont  fait  sentir  jusqu'à  nos  jours  :  la  richesse  actuelle  des 
connnunes  du  canton  de  Beaufort  n'a  pas  d'autre  origine". 

Les  premières  années  qui  suivirent  le  mariage  du  roi  René 
se  passèrent  dans  les  occupations  pacifiques  dont  j'ai  parlé. 
Il  parcourut  avec  sa  femme  une  bonne  partie  de  son  duché 
d'Anjou,  séjournant  successivement  dans  les  résidences  cons- 
truites ou  réparées  par  lui,  à  Beaufort,  à  Baugé,  à  Laanay, 

'  Arch.  nat.,  P  1334«,  f»«  137,  145;   1334',  f"  133;  1334»,  f»  47. 

-  Ibid.,  P  1334'',  f°  172.  Cette  charte  est  datée  du  2  mai  1471:  M.  Mairliegiiy 
l'a  découverte  et  piiljliée  le  premier,  à  l'occasion  d'un  procès  communal  relalii  au 
droit  de  seconde  herbe  [Revue  de  l'Anjou,  \\\,  317;  Notices^  \u  C5). 


308  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.        [1456-57] 

aux  Ponts-de-Cé ,  mais  plus  assidûment  dans  son  château 
d'Angers.  Au  mois  d'octobre  1456,  il  alla  visiter  sa  terre  de 
la  Roche-sur- Yon,  s'arrêta  quelque  temps  à  Beaulieu-lès- 
Belleville  et  aux  Sables  d'Olonne,  puis,  selon  toute  vraisem- 
blance, revint  par  Nantes,  où  Jeanne  de  Laval  fit  célébrer  un 
service  pour  l'âme  de  sa  mère.  Tous  deux  étaient  de  retour  à 
Angers  au  mois  de  décembre,  date  à  laquelle  Yolande,  épouse 
de  Ferry  de  Vaudemont,  mit  au  monde,  au  manoir  de  Launay, 
décoré  pour  la  circonstance  de  riches  tapisseries,  un  enfant 
dont  la  reine  de  Sicile  fut  marraine.  Celui  de  Jean  Alardeau, 
receveur  de  Beaufort,  né  vers  le  même  temps,  eut  également 
l'honneur  d'être  tenu  par  elle  sur  les  fonts  baptismaux'. 

Les  travaux  artistiques,  les  constructions  n'absorbaient  pas 
René  au  point  de  lui  faire  oublier  les  soins  de  l'administration 
et  les  besoins  de  ses  sujets  ;  on  en  aura  la  preuve  dans  la  se- 
conde partie  de  cet  ouvrage.  L'exercice  de  la  justice  attirait 
spécialement  son  attention,  en  Anjou  comme  en  Provence;  on 
aimait  à  recourir  à  sa  clémence  bien  connue,  et  les  nombreuses 
lettres  de  rémission  qu'on  rencontre  parmi  ses  actes  prouvent 
que  le  droit  de  grâce,  apanage  de  la  souveraineté,  n'était  pas 
pour  lui  une  vaine  prérogative.  Il  eut,  précisément  à  cette 
époque,  l'occasion  d'en  user  envers  un  des  personnages  les 
plus  curieux  et  les  plusignorés  de  son  siècle.  C'était  une  femme 
qui  avait  eu  son  heure  de  célébrité,  et  qui  était  arrivée  à  con- 
quérir une  position  assez  considérable  en  se  faisant  passer  pour 
Jeanne  d'Arc.  A  première  vue,  l'on  s'explique  difficilement 
qu'une  pareille  supercherie  ait  réussi,  et  même  qu'elle  ait  pu 
être  tentée.  Pour  le  faire  comprendre,  et  pour  montrer  tout 
l'intérêt  qui  s'attache  à  l'acte  du  roi  de  Sicile,  il  ne  sera  peut- 
être  pas  hors  de  propos  de  donner  ici  un  récit  critique  et  dé- 
taillé de  ce  singulier  épisode  de  notre  histoire. 

A  peine  le  bûcher  de  Rouen  était-il  éteint,  que  l'imagination 
populaire,  vivement  happée  par  les  exploits  surnaturels  de  la 

'  Iliuéiairc.  Compte  de  Jeanne  de  Laval,  cité  jilus  haut.  Jeanne  paraît  avoir 
précéJé  son  mari  eu  Poitou,  car  elle  se  trouvait   à   Poitiers  à  la  Saint-Jean- 


LI43GJ  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  :100 

victime,  se  donna  carrière,  et  prépara,  poin-  ainsi  dire,  le  ter- 
rain aux  imposteurs.  Les  princes  et  les  grands  oubliaient 
déjcà  ;  mais  le  peuple  restait  sous  le  charme,  et,  sans  en  avoir 
conscience,  commençait  à  remplacer  ^'histoire  par  la  légende. 
Une  longue  et  douloureuse  passion  avait  prématurément  ravi 
à  la  France  sa  libératrice.  La  mission  de  Jeanne  ne  semblait 
pas  entièrement  remplie,  car  l'Anglais  était  encore  là  et  gardait 
Paris  :  on  attendait  d'elle  de  nouveaux  et  suprêmes  triomphe.^. 
Les  circonstances  rappelaient  trop  la  vie  et  la  mort  de  Jésus - 
Christ  pour  que  les  esprits  pieux  n'espérassent  point  voir  aller 
jusqu'au  bout  la  similitude.  Une  résurrection  était  dans  l'ordre 
des  choses;  la  moralité  du  dénouement  paraissait  l'exiger  : 
nous  verrons,  en  effet,  que  ce  miracle  fut  raconté  et  cru  sérieu- 
sement. Bien  des  gens,  sous  l'influence  des  mômes  regrets,  du 
même  désir,  adoptèrent  une  version  moins  merveilleuse,  celle 
d'une  supposition  de  victime  faite  au  moment  du  supplice.  Une 
chronique  tout  à  fait  contemporaine  mentionne  les  doutes  ré- 
pandus de  bonne  heure  h  ce  sujet,  et  l'auteur  (un  Normand) 
s'abstient  prudemment  de  se  prononcer  sur  un  point  aussi 
controversé  :  «  Finalement  la  firent  ardre  publiquement,  o?i 
aultre  femme  en  semblable  d'elle;  de  quoy  moult  de  gens  ont 
été  et  encore  sont  de  diverses  oppinions^ .  »  On  sera  peut-être 
tenté  de  croire  que  ces  paroles  avaient  pour  but  d'atténuer 
l'effet  du  crime  des  Anglais,  en  jetant  l'incertitude  sur  sa 
consommation  réelle.  Mais  non  ;  le  chroniqueur  est  un  partisan 
de  Charles  Vil  et  un  admirateur  de  la  Pucelle,  comme  on  peut 
s'en  convaincre  par  la  lecture  du  contexte.  Ainsi  donc,  que  la 
légende  naissante  fit  de  Jeanne  une  sainte  ressuscitée  ou  une 

Paptiste  :  elle  fit  aussi,  en  145G,  un  voyage  au  Mans,  où  elle  assista  à  un  pardon,  et, 
au  commencement  de  l'année  suivante,  un  séjour  à  Chàteau-Gontier,  avec  sa  belle- 
mère  de  Laval.  Vers  le  mois  de  septembre  1450,  René  s'était  rendu  en  pèlerinage 
à  Nolre-Dame-la-Riclie,  près  de  Tours.  [Ihid.) 

'  Ms.  du  British  Muséum,  \\°  11542,  analysé  dans  la  Bihliotliùque  de  l'Ecole  des 
cliarles,  2"  série,  ,111,  110.  Cf.  l'extrait  du  Joiinial  de  Paris  reproduit  dans 
!e  Prvcès  de  Jeanne  d'Arc  (V,  33i)  :  <c  Y  avoit  donc  mainlts  personnes...  (|ui 
croyoienl  fermement  cpie,  par  sa  saincleté,  elle  se  feust  escbappée  du  feu  et  cpi'on 
eust  arse  une  autie,  cuidant  que  ce  feust  elle.  <> 


310  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  [1436| 

nouvelle  Ipbigénie,  la  tendance  des  esprits  était  la  même. 
Suivant  la  remarque  de  M.  Vallet  ',  la  bergère  de  Doraremy 
partageait  le  privilège  de  tous  les  héros ,  depuis  le  roi  Arthur 
jusqu'à  Napoléon  :  elle  devait  vivre  malgré  tout,  et  elle  allait 
reparaître. 

Elle  reparut  bientôt.  Le  20  mai  1436,  à  la  Grange-aux- 
Orraes,  près  du  bourg  de  Saint-Privat,  situé  à  ime  lieue  de 
Metz,  on  amenait  une  jeune  fille  qui  se  donnait  pour  «  la  Pu- 
celle  de  France»  ,  et  demandait  à  parler  à  plusieurs  seigneurs 
de  la  ville  réunis  en  ce  lieu.  Aucun  document  n'indique  d'où 
elle  venait,  qui  elle  était,  qui  l'amenait.  Le  doyen  de  Saint- 
Thibaud,  en  rapportant  cette  première  manifestation  %  dit 
seulement  que  l'inconnue  se  faisait  appeler  Claude.  Mais, 
comme  il  croyait  alors  que  c'était  effectivement  «  la  Pucelle 
Jehanne  » ,  il  est  naturel  qu'il  ait  tenu  son  nom  de  Claude  pour 
emprunté  :  il  est  probable  que  c'était,  au  contraire,  son  vé- 
ritable nom,  et  qu'elle  usurpa  dès  lors  celui  de  Jeanne, 
comme  le  voulait  son  rôle.  Ce  dernier  lui  est  attribué,  d'ail- 
leurs, par  tous  les  autres  textes;  on  peut  donc  le  lui  laisser 
ici. 

Son  âge  paraissait  se  rapporter  parfaitement  à  celui  de  la 
vraie  Jeanne.  Elle  était,  comme  elle,  brune  %  vive,  énergique, 

'   Bibl.  de  l'École  des  Chartes,  loc.  cit. 

-  11  existe  deux  rédactions  du  récit  de  cet  annaliste.  Dans  la  première,  écrite 
vers  1445,  éditée  par  D.  Calmel  {Hlst.  de  Lorraine,  preuves  du  tome  11,  col.  CC), 
l'auteur  paraît  dupe  de  l'imposture  ;  la  seconde,  qui  existe  dans  les  mss.  de  Diipuy 
(vol.  630),  et  ([ui  est  sans  doute  postérieure,  exprime  l'opinion  contraire,  c'est-à- 
dire  la  vraie.  Cette  deuxième  version  a  été  ignorée  de  D.  Calmet  et  de  ses 
contemporains.  M.  Quicherat  a  publié  l'une  et  l'autre  {Procès,  \,  321-334). 
Philippe  de  Vigneulles,  clironicpieur  messin  du  commencement  du  XVI^  siècle, 
semlile  avoir  connu  également  les  deux;  car,  en  abrégeant  le  doyen  de  Saint- 
Tliibaud,  il  rai)porte  le  fait  et  le  traite  de  supercherie,  (lluguenin,  Chronicjues 
messines,  198;  Procès,  \,  324,   note.) 

■'  Ce  détail  de  la  constitution  physique  de  Jeanne  d'Arc  est  attesté  par  une 
prouve  matérielle  :  c'est  un  cheveu  passé,  suivant  un  ancien  usage,  dans  la  cire 
qui  scellait  une  de  ses  lettres  autheiitiqius,  et  conservé  jusqu'à  nos  jours  avec 
sa  couleur  noire  (Archives  municipales  de  Riom;  Quicherat,  Procès,  V,  147). 
11  y  a  là  non-seulement  un  renseignement  précieux  poiu-  les  artistes,  mais  peut- 
être  un  argument  à  opposer  aux  physiologistes  qui   prétondent  que  .leanne  était 


[143G]  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  .îll 

et  la  ressemblance  était  assez  grande,  sous  son  costume 
d'homme,  pour  que  l'illusion  fût  complète.  Nicolas  Lowe, 
Albert  Boullay,  Nicolas  Grongnot  et  les  autres  personnages 
présents  l' équipèrent  à  leurs  frais  en  lui  donnant  un  cheval  de 
trente  francs,  une  paire  de  chaussures  dites  houzeh,  un  cha- 
peron, une  épée.  Elle  sauta  très-habilement  sur  le  cheval,  pro- 
nonça quelques  paroles  qui  achevèrent  de  convaincre  l'assis- 
tance, et  fut  positivement  reconnue  pour  la  Pucelle  par 
plusieurs  écuyers  ou  enseignes  qui  s'étaient  trouvés  à  Reims 
au  sacre  du  roi  Charles.  Un  ou  deux  sceptiques  voulu- 
rent alléguer  que  l'héroïne  avait  été  brûlée  à  Rouen  :  elle 
leur  ferma  la  bouche  par  des  paraboles.  A  ceux  qui  la  ques- 
tionnaient sur  ses  projets,  elle  répondait  avec  adresse,  sans 
dire  ni  blanc  ni  noir,  «  ni  fuer  ne  ans  » .  Si  on  la  mettait 
au  pied  du  mur  en  lui  demandant  quel(|u'une  de  ces  merveil- 
les familières  à  Jeanne,  elle  prétendait  que  sa  puissance  ne 
lui  serait  pas  rendue  avant  la  Saint-Jean-Baptistc. 

Jusque-là,  rien  de  bien  extraordinaire.  Les  chevaliers  lor- 
rains pouvaient,  à  la  rigueur,  n'avoir  conservé  qu'un  souvenir 
assez  vague  de  l'extérieur  de  la  Pucelle^  qui  était  demeurée 
complètement  inconnue  avant  son  départ  du  pays  et  n'y  était 
pas  revenue.  Mais  voici  où  toute  expUcation  devient  impossi- 
ble. Les  deux  frères  d'Arc  ou  du  Lys,  Pierre  et  Petit- Jean, 
créés  depuis  peu,  l'un  chevalier,  l'autre  écuyer,  sont  avertis  de 
ce  qui  se  passe,  et  arrivent  le  même  jour,  20  mai,  à  la  Grange- 
aux-Ormes.  Ils  gardaient  encore  la  conviction  que  Jeanne 
avait  été  brûlée.  On  les  confronte  avec  l'aventurière  :  aussitôt 
elle  les  reconnaît,  et  ils  reconnaissent  leur  sœur!  Le  lende- 
main, ils  l'emmènent  avec  eux  à  un  village  appelé  Bacquillon, 
et  elle  y  reste  jusqu'aux  fêtes  de  la  Pentecôte,  c'est-à-dire 
environ  une  semaine. 

Là,  sans  doute,  furent  combinées  des  démarches  connnuncs 
dont  nous  allons  voir  se  dérouler  les  résultats.  Les  deux  frères 
étaient-ils  dupes  ou  complices?  Dilemme  pénible  à  poser,  et 

prédisposée   par  la  nature  à  la  rêverie  et  aux  visions,  caractère  onlinairenieut 
opposé  (chc/.  nous  du  moins)  au  tempérament  des  personnes  brunes. 


312  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  |143GJ 

d'ailleurs  insoluble.  Hàtons-nous  de  dire  que  leur  conduite, 
en  d'autres  circonstances,  répugne  à  l'idée  d'une  fourberie, 
et  que  la  simplicité  naturelle  à  leur  condition  première  de- 
vrait plutôt  faire  admettre  une  méprise,  quelque  énorme 
qu'elle  puisse  paraître. 

Mais,  dira-t-on,  ces  détails  sont-ils  tous  authentiques,  et 
faut-il  ajouter  une  foi  absolue  au  récit  d'un  chroniqueur  qui 
s'est  laissé  duper  tout  le  premier,  pour  revenir  un  peu  plus 
tard  sur  son  opinion  ?  —  Le  doyen  de  Saint-Thibaud  de  Metz 
écrivait  sur  les  lieux,  au  moment  même  des  événements.  11  est 
vrai  qu'il  a  cru  à  la  prétendue  Pucelle,  et  qu'ensuite  il  a  rec- 
tifié ou  que  Ton  a  rectifié  pour  lui  son  erreur  ;  mais  sa  der- 
nière version  ne  modifie  en  rien  le  rôle  des  frères  de  Jeanne, 
et  ce  rôle,  du  reste,  va  se  trouver  confirmé  tout  à  l'heure,  en 
ce  qui  concerne  le  plus  jeune  d'entre  eux,  par  des  actes  offi- 
ciels, des  comptes  municipaux. 

A  la  fin  de  mai,  la  fausse  Jeanne  se  rend  à  Marville  ou  Mair- 
ville  ',  où  elle  passe  environ  trois  semaines  chez  «  un  bon 
homme  appelé  Jehan  Cugnot  » .  Les  habitants  de  Metz  s'y 
portent  en  foule  pour  la  voir,  et  sont  mystifiés  comme  les 
autres.  Un  seigneur  de  la  contrée  lui  offre  encore  un  cheval. 
Puis  elle  s'en  va  en  pèlerinage  à  Notre-Dame-de-Liesse,  et  de 
là  gagne  la  ville  d'Arlon,  au  duché  de  Luxembourg.  Sa  renom- 
mée l'avait  précédée  dans  ce  pays.  La  duchesse,  Elisabeth 
de  Gorlitz,  l'accueille  avec  joie  et  ne  veut  plus  la  quitter. 
Le  jeune  comte  de  Wurtemberg,  Ulrich,  s'enthousiasme 
d'elle,  se  constitue  son  protecteur,  lui  fait  faire  une  magni- 
fique cuirasse  et  la  conduit  à  Cologne. 

Ici,  un  témoin  oculaire  nous  apporte  l'appui  de  sa  parole. 
Son  opinion,  consignée  dès  l'année  suivante  dans  le  Formica- 
rium  de  Jean  Nidei',  qui  l'avait  recueillie  de  sa  bouche  -,  est 

'  Celte  lor.-ilité  serait  aujourd'hui  Marieulle,  entre  Corny  et  Ponl-à-Mousson, 
d'après  D.  Calmet  [Hlst.  de  Loirainc,  JI,  702).  CejunulaiU  l'on  trouve  au.ssi,  dans 
le  voisinage  de  Metz  et  de  la  Grange-aux-Ormes,  le  village  de  Morville-.sur-Seille, 
dont    le  nom  .se   rapi>roclierait    davantage   de   celui    (pio   donne  le  chroniqueur. 

2  Quicherat,  Procès^  IV,  U01;  V,  324. 


|143Gj  AVENTURE  DE  LA  FATTSSJ':  JEANNE  D'ARC.  :îi:{ 

beaucoup  moins  favorable  à  l'audacieuse  fille.  C'est  que  ce 
personnage,  nommé  Henri  KaUyser  ou  Kalt-Eysen,  était  un 
professeur  émérito  de  théologie,  un  inquisiteur  clairvoyant, 
habitué  à  démêler  les  impostures  et  les  jongleries'.  II  ne 
crut  pas  un  moment  à  celle-ci  ;  et  d'ailleurs  Jeanne,  étourdie 
par  ses  premiers  succès,  entraînée  par  la  société  des  cheva- 
liers et  des  gens  d'armes,  commençait  à  négliger  son  rôle. 
On  la  rencontrait,  dit  l'auteur  en  question,  dansant  libre- 
ment avec  des  hommes,  mangeant  et  buvant  plus  que  ne 
le  permettait  son  sexe,  «  dont  elle  ne  faisait  pas  mys- 
tère' )). 

Elle  se  vantait  bien  haut  d'être  la  Pucelle  ressuscitée,  et 
prétendait  introniser  sur  le  siège  archiépiscopal  de  Trêves  un 
des  deux  candidats  qui  se  le  disputaient  %  comme  elle  avait 
précédemment  assis  sur  le  trône  de  France  le  roi  légitiuic. 
A  son  arrivée  dans  la  ville  de  Cologne,  avec  le  comte  de 
Wurtemberg,  elle  trouve  le  moyen  d'opérer  des  prodiges  :  on 
i-épète  partout  qu'elle  a  déchiré  en  deux  une  pièce  d'étoffe  et 
l'a  remise  aussitôt  dans  l'état  primitif,  qu'elle  a  brisé  une 
vitre  contre  la  muraille  et  l'a  réparée  instantanément.  Kalt- 
Eysen  survient  et  remplit  immédiatement  son  office  :  il  ouvre 
une  enquête,  il  cite  la  magicienne  à  son  tribunal.  Mais  celle-ci 
refuse  de  se  soumettre  aux  ordres  de  l'Église.  Elle  est  excom- 
muniée et  va  être  jetée  en  prison,  lorsque  le  comte,  son  pro- 
tecteur, l'enlève  à  temps  et  la  ramène  à  Arlon  \ 

Malgré  cette  escapade,  elle  se  fit  épouser  là  par  un  cheva- 
lier de  noble  lignée,  messire  Robert  des  Armoises.  Je  ne  sais 

'  Échard  et  Quétif  racontent  sa  vie,  mais  sont  muets  sur  le  fait  qui  suit. 
Kalt-Eysen  exerçait,  en  1424,  les  fonctions  d'inquisiteur  général  à  Mayence. 
11  mourut,  en  14 05,  archevêque  de  Trontlieim  en  Norwége.  (Scriptorrs  «ni.  Piwd., 
I,  828.) 

2   Procès,  V.  324. 

^  Jacques  de  Sierk  et  Raban  de  Helmstadt.  D,  Calniet,  en  rajiportant  ce  trait 
d'après  Jean  Nider  {Hisf.  ilc  Lorraine,  II,  90G) ,  l'a  attribué  par  mégarde  à 
\ine  nouvelle  Pucelle,  dillcrente  de  celle-ci,  dont  il  parle  cepeiulanl  plus  haut 
(//W.,  703). 

^   Procès,  V,  325.  Cf.   Clironii/iic  du  iloyeii  ilc  Siihit  Tliihaiid  (Ihid.,  324). 


314  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  [1436] 

si,  comme  le  dit  M.  Vallet,  elle  le  «  séduisit  '  » ,  et  je  croirais 
plutôt  que  cette  union  singulière  fut  imposée  par  la  volonté  ou 
l'influence  de  la  maison  de  Luxembourg,  car  elle  ne  fut  pas 
heureuse.  On  conserva  longtemps  dans  la  famille  des  Armoises 
le  contrat  de  mariage  des  deux  époux,  qui  servait  encore  au 
dix-septième  siècle  à  étayer  des  preuves  de  noblesse  et  de 
chevalerie,  et  qui  perpétua  jusque-là,  ou  môme  plus  tard,  en 
Lorraine,  l'opinion  que  Jeanne  d'Arc  avait  laissé  une  posté- 
rité directe  ■.  Dès  lors  notre  aventurière  prit  le  nom  de  Jeanne 
des  Armoises,  qui  lui  est  donné  par  tous  les  contemporains. 
Elle  se  fixa  pour  un  temps  à  Metz,  dans  l'hôtel  de  son  mari, 
situé  devant  l'église  de  Sainte-Ségoleine  \  et,  non  contente  de 
la  position  brillante  que  ses  intrigues  lui  avaient  si  rapide- 
ment value,  se  mit  à  dresser  de  là  de  nouvelles  batteries. 

Pendant  qu'elle  écrivait  elle-même,  par  deux  fois,  aux  bour- 
geois d'Orléans'*,  Jean  du  Lys  travaillait,  de  son  côté,  à  la  faire 
reconnaître,  et  venait  dans  ce  but,  au  mois  d'août  1436,  trou- 
ver le  Roi  en  Touraine,  où  il  était  occupé  aux  fiançailles 
d'Yolande,  sa  lille,  avec  le  prince  Amédée  de  Savoie  ^  Char- 
les Vil  paraît  l'avoir  bien  reçu,  sans  cependant  ajouter  foi  à 
la  résurrection  de  sa  sœur.  Il  lui  fit  ordonnancer  une  somme 
de  cent  francs;  mais,  n'ayant  pu  en  toucher  que  la  cinquième 
partie,  Jean  revint  jusqu'à  Orléans,  où  lui  et  les  siens  étaient 
en  grand  honneur,  et  il  exposa  aux  officiers  de  la  ville  qu'il 
était  très-embarrassé,  que,  sur  les  vingt  francs  qu'il  avait  reçus, 
il  en  avait  déjà  dépensé  douze,  «  que  huit  francs  étaient  peu 
de  chose  pour  s'en  retourner,  »  accompagné,  comme  il  l'était, 

'   Hîst.  de  Charles  Fil,  II,  368. 

2  V.  D.  Calruet,  Hist.   de  Lorraine,  II,  703. 

"'   Chronhjiw.  du  doyen  de  Saint-Tliibnud  {Procès,  Y,  323). 

'  «  A  Pierre  Baratin  et  Jehan  lîombachelier,  pour  bailler  à  Fleur-Je-Lilz,  le 
jciuli  veille  de  saint  Lorens,  IX*  jour  du  moys  d'noust,  pour  don  à  lui  fait,  pour 
ce  (ju'il  avoit  aportccs  lectres  à  la  ville  de  par  Jeliaiine  la  l'itcelle;  pour  ce, 
■i 8  s.  p.  »"....  A  Uegnault  Brune,  le  XW*"  jour  dudict  nioys,  pour  faire  boire 
ung  messagier  qui  apportoit  lectres  de  Jehanne  la  Piicellr,  etc.  »  Comptes  de  la 
a<ille  d'Orléans  {Procès,  V,  326}. 

■■  Vallet,  Hist.  de  Charles  VII,  11,  370,  note. 


1436]  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  315 

de  quatre  cavaliers.  Les  magistrats  généreux  lui  firent  déli- 
vrer douze  livres  tournois  ',  et  de  plus  le  régalèrent  splendi- 
dement ^  Il  est  curieux  d'observer  que  la  ville  d'Orléans,  tan- 
dis qu'elle  acceptait  pour  authentiques  et  mentionnait  comme 
telles  dans  ses  comptes  les  lettres  de  la  Pucelle  écrites  par  la 
dame  des  Armoises,  et  qu'elle  expédiait  à  celle-ci  des  répon- 
ses par  messagers  ^  n'en  célébrait  pas  moins  les  anniversaires 
et  les  offices  funèbres  de  «  feue  Jehanne  la  Pucelle  **  ».  L'opi- 
nion des  habitants  était  donc  vraisemblablement  divisée  au  su- 
jet de  la  réapparition  de  leur  libératrice  et  de  la  véracité  des 
étonnantes  nouvelles  apportées  par  son  frère. 

Durant  le  voyage  de  ce  dernier,  Jeanne  des  Armoises  écrit 
de  son  côté  au  Roi,  et  remet  sa  lettre  au  poursuivant  d'armes 
Cœiir-de-Lis,  qui  lui  a  apporté  la  réponse  des  gens  d'Orléans. 
Ce  courrier  est  de  retour  le  2  septembre  et  repart  immédiate- 
ment pour  Loches,  où,  sept  jours  après,  il  dépose  son  message 
entre  les  mains  de  Charles  VII  '\  Il  est  regrettable  pour  nous 
de  ne  pas  connaître  le  contenu  de  toutes  ces  dépêches  ni  l'objet 
précis  de  tant  de  démarches  pressantes,  qui  était  sans  doute, 
avant  tout,  d'obtenir  une  audience  royale.  A  cette  époque, 
d'après  les  mêmes  comptes  municipaux,  la  fausse  Pucelle  était 
revenue  momentanément  à  Arlon  ^  Nous  la  retrouvons  le 
7  novembre  à  Metz  ou  aux  environs,  vendant,  de  concert  avec 

'   Vallet,  Hist.  de  Charles  TU,  II,  370,  note. 

-  «  Le  v°  jour  d'aoïisl  Mccccxxxvi,  à  matin,  pour  dix  pintes  et  choppine  de 
vin  prises  chex  Jehan  Halte,  au  pris  de  10  d.  ji.  la  pinte,  données  et  présentées  à 
Jtlian,  frère  de  la  Pucelle  ;  pour  ce,  8  s.  9  d.  p. 

«  A  Berthault  Fournier,  poulailler,  pour  douze  poule/.,  douze  pigeons,  deux 
oisons  et  deux  levras,  donnez  et  présentez  audit  frère  de  la  Pucelle...;  pour  ce, 
38  s.  p.  »  Comptes  de  la  ville  d'Orléans  {Procès,  V,  275). 

■  Comptes  de  la  ville  d'Orléans  {Ib'td.,  32G,  327).  V.  la  note  4  de  la  page 
précédente. 

*  Ibid.,  274.  11  est  fait  mention  de  ces  services  dans  les  comptes  munici- 
paux de  cette  année  même  1436,  et  dans  ceux  de  l'année  1439,  où  la  fraude 
de  Jeanne  des  Armoises  n'était  pas  encore  découverte.  Us  furent  supprimés 
ensuite. 

^   Comptes  de  la  ville  d'Orléans  [Procès,  V,  327). 

'■•  lùid. 


316  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.        [143G-38] 

son  mari,  à  Colard  de  Failly,  écuyer  de  Marville,  sa  pai't  de 
la  seigneurie  d'Haraucourt  ^  Elle  est  qualifiée,  dans  cet  acte 
public,  «  Jehannc  du  Lys,  la  Pucelle  de  France,  dame  de  Thi- 
chiemont  ^  » .  Aux  sceaux  des  contractants  sont  joints  ceux  de 
Jean  de  Thonne-le-Thil,  seigneur  de  Yillette,  et  de  Saubelet 
de  Dun  ,  prévôt  de  Marville ,  leurs  «  très-chers  et  grans 
amis  ». 

Quelque  temps  après,  s'il  faut  s'en  rapporter  à  l'inquisiteur 
allemand  cité  plus  haut,  la  dame  des  Armoises,  oubliant  toute 
l'etenue  et  compromettant  à  plaisir  sa  cause,  aurait  quitté  la 
maison  conjugale  pour  vivre  en  concubinage  avec  un  clerc  de 
Metz  ;  ((  ce  qui  démontra  manifestement  la  nature  de  l'esprit 
qui  l'inspirait  ^  ».  Elle  n'abandonna  pas  pour  cela  ses  préten- 
tions et  ne  perdit  point  tous  ses  partisans.  Bien  qu'elle  fasse 
moins  parler  d'elle  durant  les  deux  années  suivantes,  il  paraît 
que,  dans  cet  intervalle,  elle  passa  en  Italie,  sous  prétexte  d'aller 
chercher  l'absolution  du  pape  pour  un  cas  réservé,  «  comme 
de  main  mise  sur  son  père  ou  mère,  prestre  ou  clerc,  violente- 
ment».  On  lui  reprocha  plus  tard  «que,  pour  garder  son 
honneur,  comme  elle  disoit,  elle  avoit  frappé  sa  mère  par  mé- 
saventure, comme  elle  cuidoit  férir  un  autre,  et,  pour  ce  qu'elle 
eust  bien  eschevé  sa  mère,  se  n'eust  esté  la  grande  ire  où  elle 
estoit  (car  sa  mère  la  tenoit,  pour  ce  qu'elle  vouloit  bastre  une 
sienne  commère),  pour  ceste  cause  lui  convenoit  aller  à 
Rome  *  » .  Ce  qu'elle  voulait  surtout,  en  émigrant,  c'était  de 
se  dérober  pour  un  temps  aux  inquisitions  et  à  la  défiance  ex- 
citée par  sa  conduite.  Pouvait-elle,  en  effet,  se  flatter  d'abuser 
le  Saint-Père  en  personne?  Elle  ne  semble  pas  l'avoir  essayé; 
mais,  ayant  pris  goût  au  métier  des  armes  et  à  l'habit  mili- 
taire, elle  se  contenta  de  s'enrôler  au  service  d'Eugène  IV  dans 

'  D.  Calmef,  Hltt.  de  Lorraine,  t.  III,  p.  cxcv;  Procès,  V,  328. 

-  Tichemoiit  (Moselle),  dont  son  mari  lui  avait  sans  doute  donné  la  scit^neurie. 

■■>  Procès,  V,  325. 

''  Journal  de  Paris  [Ihlil.,  336).  Ce  passage  est  ohsciM'  dans  le  texte  repro- 
duit par  M.  Ijiiirlicrat  ;  mais  une  autre  rédaction,  (ju'il  cile  ou  noie,  donne  un 
sens  |)lus  clair  et  me  permet  (l'élal)lir  ainsi  l'ordre  des  faits. 


[1439]  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  ;U7 

la  guerre  qu'il  avait  alors  à  soutenir  contre  quelques  princes 
d'Italie  et  contre  ses  sujets  révoltés*. 

Jeanne  reparaît  sur  la  scène  au  mois  de  juillet  1439,  et  y 
fait  une  rentrée  triomphale.  Depuis  combien  de  temps  était- 
elle  de  retour  en  France,  et  par  quels  stratagèmes  avait-elle 
raffermi  sa  fortune  chancelante?  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  nous  la  revoyons  alors  à  Orléans,  choyée,  fêtée,  récom- 
pensée par  le  conseil  de  ville,  comme  s'il  ne  s'élevait  plus  sur 
son  identité  l'ombre  d'un  doute.  Le  18,  le  29,  le  30  juillet, 
on  lui  offre  des  banquets  où  ne  sont  épargnés  ni  les  vins  ni 
les  viandes  '\  Le  1"  août,  dîner  d'adieu,  accompagné  d'un  don 
de  deux  cent  dix  livres  parisis,  «  octroyées  à  Jehan  ne  d'Ar- 
moises par  délibéracion  faicte  avecques  le  conseil  de  la  ville, 
et  pour  le  bien  qu'elle  a  faict  à  ladicte  ville  pendant  le 
siège*  ».  Son  départ  d'Orléans  fut  assez  précipité;  car  on 
avait  encore  commandé  en  son  honneur  huit  pintes  de  vin, 
qui  arrivèrent  trop  tard  et  dont  on  fit  profiter  un  sieur  Jean 
Luillier,  sans  doute  le  marchand  drapier  de  ce  nom  qui  avait 
jadis  habillé  la  Pucelle  par  les  ordres  du  duc  Charles  *. 

Après  une  nouvelle  apparition,  le  4  septembre,  dans  cette 
ville  où  elle  était  si  bien  reçue  ^  Jeanne  se  dirigea  vers  la 
Touraine.  Dans  le  courant  du  mois,  le  bailli  de  cette  province 
écrit  à  son  sujet  une  lettre  à  Charles  VJI,  et  elle  y  joint  elle- 
même  une  nouvelle  supplique  ;  toutes  les  deux  sont  portées 
par  le  même  courrier  à  Orléans,  où  le  Roi  s'était  arrêté  en  reve- 
nant de  visiter  sa  capitale  reconquise  et  se  préparait  à  réunir 


'  Journal  de  Paris,  Ibid. 

-  «  A  Jacquet  Leprestre,  le  XVllie  jour  de  juillet,  pour  dix  pintes  et  choppiue 
do  vin  présentées  à  dame  Jehanne  des  Armoises;  pour  ce,  1  i  s.  p.  —  A  lui,  le  xxix"^ 
jour  de  juillet,  pour  di\  pintes  et  clioppine  de  vin  présentées  à  niadicte  dame 
Jehanne;  pour  ce,  1 4  s.  p.  —  A  lui,  le  pénultième  jour  de  juillet,  pour  viande 
acliatée  de  Perrin  Basiu,  présent  Pierre  Sevin,  pour  présenter  à  madame  Jehanne 
des  Armoises;  pour  ce,  iO  s,  p.  »  Etc.  Comptes  de  la  ville  d' Orléans  [Procis, 
V,  331). 

^  Ilnd. 

"  Ilnd.,  331.  Cf.  ibid.,  112. 

•  Ibid.,  332. 


318  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  [1439] 

les  états-généraux.  Jeanne  espérait  que  les  amis  qu'elle  avait 
laissés  là  prendraient  ses  intérêts,  appuieraient  sa  démarche, 
ou,  tout  au  moins,  témoigneraient  en  sa  faveur  auprès  du 
prince.  Mais  l'article  des  comptes  de  la  ville  de  Tours  où  est 
mentionné  ce  double  message  ne  parle  pas,  comme  Ta  com- 
pris par  inadvertance  M.  Vallet,  d'une  correspondance  échan- 
gée entre  le  bailli  et  l'aventurière  '. 

Le  même  historien,  après  avoir  rapporté  sommairement 
les  faits  qui  précèdent,  place  avant  la  réception  de  la  dame 
des  Armoises  à  Orléans,  et  vers  le  mois  de  juin,  certains  ex- 
ploits par  lesquels  elle  se  serait  signalée  en  Poitou,  puis  dans 
une  expédition  contre  la  ville  du  Mans,  avec  le  titre  de  a  ca- 
pitaine de  gens  d'armes  »  et  le  concours  d'un  gentilhomme 
gascon,  son  lieutenant  -.  L'acte  où  sont  puisés  ces  renseigne- 
ments est  une  lettre  de  rémission  accordée  par  le  Roi,  en  juin 
1441,  au  gentilhomme  en  question,  Jean  de  Siquenville,  cou- 
pable d'avoir  appati  ou  rançonné  plusieurs  villages  d'Anjou 
et  de  Poitou.  D'après  sa  teneur,  le  trop  fameux  Gilles  de  Rais, 
conseiller  du  Roi,  maréchal  de  France,  avait  donné  à  ce  per- 
sonnage, deux  ans  avant  on  environ,  la  charge  et  gouverne- 
ment des  gens  de  guerre  «  queavoit  lors  une  appelée  Jehanne, 
qui  se  disoit  Pucelle  »,  disant  qu'il  voulait  marcher  contre  le 
Mans,  ((  et  que,  s'il  |;renoit  ledit  Mans,  qu'il  en  seroit  cappi- 
taine''  «.  Cette  dernière  promesse  s'appliquait  évidemment  au 
suppliant,  Jean  de  Siquenville,  et  rien  n'indi(iue  expressément 
que  Jeanne  ait  eu  une  capitainerie,  ni  que  l'écuyer  de  Gilles 
de  Rais  ait  été  son  lieutenant.  Il  semble  plutôt  qu'il  fut  installé 
en  son  lieu  et  place  à  la  tète  d'une  troupe  de  partisans  qui 
battaient  la  campagne  à  la  faveur  du  désordre  auquel  ces  mal- 

I  Hisl.  (le  Charles  Fil,  H,  3G8.  Voici  cet  article  :  «  A  Jeliaii  Droiiart, 
la  somme  de  GO  s.  t.  pour  iing  voiage  qu'il  a  fait  pour,  eu  ce  présent  moys, 
estre  allé  à  Orléans  porter  lettres  clouses  que  M.  le  bailli  [de  Touraine]  res- 
cripvuit  au  Roi  nostre  sire,  touchant  le  fait  de  damme  Jehanue  des  Arinaises,  et 
unes  lettres  que  laditte  damme  Jehanne  rescripvoit  audit  seigneur,  »  {Procès, 
V,  332.) 

■'  Hisl.  de  Charles  Vil,  II,  368  et  369. 

3  Arch.  nat.,  J  17G,  cote  84.  Quichcrat,  Procès,  V,  332. 


|14;i9j  AVENTl'UK  1)K  LA  FAU«SJK  JEANNl':  DAUC.  ;il9 

heureuses  contrées  étaient  en  proie.  Une  guerre  civile,  prélude 
de  la  Praguerie,  remarque  M.  Vallet,  venait  d'y  éclater.  Des 
combats  isolés,  le  pillage,  la  rapine,  offraient  à  l'héroïne  une 
spéculation  facile  et  digne  d'elle;  elle  joua  tout  au  plus  le 
rôle  d'un  chef  de  bande,  comme  l'écuyer  gascon  qui  lui  fut 
substitué  et  que  le  dauphin  Louis  fut  obligé  d'emprison- 
ner au  château  de  Montaigu  '.  Le  fait  même  de  son  remplace- 
ment par  un  pareil  condottiere  témoignerait  peu  en  sa  faveur  ; 
mais  s'être  trouvée  en  relations  avec  un  scélérat  comme  le 
maréchal  de  Rais,  avoir  partagé  peut-être  un  moment  ses 
bonnes  grâces  et  tenu  de  lui  un  emploi  quelconque  (ce  qui  est 
assez  vraisemblable  si  l'on  se  souvient  qu'elle  s'était  mêlée  de 
magie  à  Cologne,  et  que  cet  honmie  infâme  faisait  venir  des 
régions  lointaines  tous  les  nécromanciens  dont  il  entendait 
parler),  ce  sont  là  des  circonstances  aggravantes,  propres  à 
jeter  sur  elle  une  lueur  presque  sinistre. 

Quant  à  la  date  de  ces  exploits,  on  voit  que  la  lettre  de 
rémission  ne  précise  rien  et  m'autorise  à  les  j-ejeter  après  le 
séjoui-  de  la  dame  des  Armoises  à  Orléans  et  en  Touraine,  ce 
qui  forme  un  itinéraire  bien  plus  naturel,  à  une  époque  où 
les  voyages  n'étaient  ni  rapides  ni  commodes.  Jeanne  ne  prit 
point  part  non  plus  à  l'expédition  (totalement  ignorée  du 
reste)  entreprise  par  Gilles  de  Rais  contre  le  Mans.  Les  textes 
qui  font  mention  d'une  Pucelle  du  Maiis  ont  rapport  à  une 
autre  femme,  Jeanne  la  Féronne,  magicienne  qui  fit  aussi 
beaucoup  de  dupes  et  finit  par  être  condamnée  au  pilori  par 
son  évêque.  Celle-là  ne  se  donnait  pas  pour  Théroïne  d'Or- 
léans, mais  se  prétendait  simplement  inspirée  comme  elle,  et 
ne  paraît  pas  avoir  porté  les  armes.  Elle  surgit,  d'ailleurs, 
vingt  ans  plus  tard  -. 

'  Même  pièce.  Procès,  V,  333. 

-  M.  Vallet,  dans  une  note  rectificative  placée  à  la  fin  de  son  second  volume 
(p.  \'M-Mi9>),  rétablit  la  distinction  entre  les  deux  personnages;  mais  il  semble 
croire  encore  que  Claude  ou  Jeanne  des  Armoises  fut  mêlée  à  une  expé- 
dition du  Mans,  sans  autre  autorité  que  la  lettre  de  rémission  obtenue  par  Jean 
de  Si(pieuville.  M.  Wallon  {Jeanne  d'Arc,  /oc.  cil.)  a  interprété  les  textes  comme 
M.  Vallet. 


320  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANN'E  D'ARC.  [1439] 

C'est  ici  qu'il  foudrait  placer,  si  elle  était  authentique,  une 
opération  militaire  plus  importante  conduite  par  Jeanne  des 
Armoises,  et  qui  aurait  eu  pour  résultat  de  rendre  aux  Fran- 
çais la  possession  de  la  Rochelle.  Un  biographe  espagnol 
contemporain  raconte  que  la  Pucelle  de  France  aurait  écrit 
au  roi  de  Castille,  don  Enrique  IV,  pour  le  prier  d'envoyer  à 
Charles  VII,  conformément  à  l'alliance  qui  les  unissait,  un 
secours  naval.  Elle  lui  aurait  même  dépêché  des  ambassadeurs 
en  attendant  ceux  du  Roi,  et  par  eux  aurait  obtenu  le  départ 
immédiat  de  vingt-cinq  navires  et.  cinq  caravelles,  chargés, 
pai-  les  soins  du  connétable  Alvaro  de  Luna,  des  troupes  les 
plus  aguerries.  Avec  ce  renfort,  Jeanne  se  serait  rendue  maî- 
tresse du  port  et  de  la  ville,  et  aurait  même  remporté  d'autres 
victoires  des  plus  glorieuses  pour  l'armée  castillane,  «  como 
par  la  coronica  de  la  Poncela  se  j)odra  bien  ver  ^  » .  Quelle 
est  cette  chronique?  Personne  ne  Fa  retrouvée,  et  aucun  té- 
moignage ne  vient  se  joindre  à  celui  de  l'historien  d' Alvaro 
de  Luna,  bien  qu'il  affirme  que  son  héros  montrait  comme 
une  relique  la  lettre  de  la  prétendue  Pucelle.  Sans  rejeter  com- 
plètement son  récit,  il  faut  au  moins,  comme  le  pense  M.  Qui- 
cherat  %  le  rapporter  à  une  autre  ville.  La  Rochelle  ne  paraît 
pas  avoir  échappé,  à  cette  époque,  à  la  domination  française. 
En  1429,  Charles  VII  annonçait  à  ses  habitants  la  délivrance 
d'Orléans,  et  ils  en  accueillaient  la  nouvelle  avec  de  solen- 
nelles démonstrations  de  joie  '\  Un  peu  avant,  le  malheureux 
prince  dépossédé  projetait  d'aller  leur  demander  asile  \  Bien 
plus,  l'année  même  que  l'écrivain  espagnol  désigne  comme  la 
date  de  l'ambassade  reçue  par  don  Enrique  (1436),  Mai-gue- 
rite  d'Ecosse,  fiancée  du  Dauphin,  débar(iuait  dans  leur  port. 
Il  est  vrai  que  des  croiseurs  anglais  la  poursuivirent,  et  que 
l'entrée  de  la  rade  leur  fut  fermée  à  temps  par  des  auxiliaiies 

'  C/iiv/iiijiic  (lu  connétable  de  Luna,  Madrid,  178i,  iu-i",  p.  131  ;  Prucèi,  \, 
329. 

-   Procès,  ilnd.^  note. 

■'  Arccre,  H'ist.  delà  Roclullc,  1,  271;  Procès,  V,  104. 

^  Chronique  du  religieux  de  Dunlennling;  Procès,  V,  3'iO. 


|1439-i0|       AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  DAIIC.  :]2[ 

castillans,  Pcut-êtro  ce  fait  dénaturé  servit-il  de  tlième  à  l'a- 
necdote qui  nous  occupe.  Mais,  en  tout  cas,  Jeanne  des  Ar- 
moises n'a  pu  y  jouer  aucun  rôle,  puisqu'à  ce  moment  elle 
conmiençait  à  peine  à  se  faire  connaître  et  se  trouvait,  comme 
on  Ta  vu  plus  liant,  en  Lorraine  ou  dans  le  duché  de  Luxem- 
bourg, Ou  il  s'agit  d'une  démarche  ignorée,  tentée  à  une 
époque  antérieure  par  la  vraie  Pucelle  (qui  envoyait  volontiers 
des  missives  analogues),  ou,  s'il  est  réellement  question  de  la 
fausse,  son  action  eut  un  autre  théâtre  et  doit  avoir  une  autre 
date.  Comme  elle  guerroyait  en  1439  dans  une  province  voi- 
sine, en  Poitou,  c'est  alors  et  c'est  là  qu'elle  put  s'emparer 
de  quelque  place  forte,  à  l'aide  d'une  fraction  des  troupes  es- 
pagnoles demeurée  dans  le  pays. 

Quoi  qu'il  en  soit,  sa  renommée  grandit  ;  car,  Tannée  sui- 
vante, au  mois  d'août,  les  événements  militaires  ou  tout  autre 
motif  l'ayant  ramenée  aux  environs  de  la  capitale,  h  la  grande 
erreur  commença  de  croire  fermement  que  c'estoit  la  Pucelle; 
et  pour  ceste  cause,  l'Université  et  le  Parlement  la  firent  venir 
à  Paris  bon  gré  mal  gré'  ».  Les  Parisiens,  durant  l'occupa- 
tion anglaise,  n'avaient  ni  bien  connu  ni  bien  jugé  l'héroïne 
d'Orléans.  A  plus  forte  raison  devaient-ils  être  mal  disposés 
envers  celle  qui  usurpait  son  nom  et  sa  qualité.  Elle-même 
sentit  qu'elle  ne  ferait  point  d'adeptes  parmi  eux  ;  aussi  l'on 
conçoit  qu'elle  ne  se  soit  pas  montrée  plus  lot  dans  la  grande 
ville,  et  qu'elle  n'y  soit  venue  que  par  contrainte.  Elle  y  eut 
simplement  un  succès  de  curiosité.  Les  redoutables  théolo- 
giens de  la  Sorbonne  lui  posèrent  mille  objections.  Exhibée 
au  peuple  dans  la  grande  cour  du  Palais,  sur  la  pierre  de 
marbre,  elle  fut  prèchée  sans  ménagement.  On  lui  reprocha 
de  n'être  point  pucelle,  d'avoir  été  mariée  à  un  chevalier  dont 
elle  avait  eu  deux  fils,  d'avoir  commis  une  violence  sacrilège  qui 
l'avait  forcée  d'aller  demander  l'absolution  à  Rome,  d'avoir 
fait  en  Italie  le  métier  de  soudoyer,  d'avoir  été  par  deux  fois 
homicide  en  combattant.  Les  particularités  de  son  existence 

'   Jounicd  (le  Paris  ;  Procis,  V,  335. 


322  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  DARC.  114411 

dévoilées  ainsi  au  grand  jour,  non  probablement  sans  enquête 
préalable,  elle  n'avait  plus  rien  de  bon  à  attendre  des  Pari- 
siens. Encore  dut-elle  s'estimer  heureuse  de  sauver  une  fois 
déplus  sa  liberté.  Elle  s'échappa  et  retourna  en  guerre  '. 

Malgré  un  aussi  grave  échec,  ni  elle  ni  ses  fauteurs  ne  se 
tinrent  pour  battus.  Le  bruit  même  qui  s'éleva  autour  de  cette 
nouvelle  affaire  les  servit.  Le  Roi,  si  longtemps  sourd  aux  sol- 
licitations et  aux  échos  de  la  renommée,  se  laissa  tenter  par 
la  curiosité  :  il  voulut  voir  de  ses  yeux  cette  soi-disant  ressus- 
citée,  afin  de  faire  tomber  définitivement,  s'il  y  avait  lieu,  un 
masque  imposteur,  ou,  dans  le  cas  contraire,  d'utiliser  le  se- 
cours de  la  Pucelle  dans  la  guerre  qu'il  venait  de  reprendre 
activement.  Il  donna  donc  des  ordres  pour  qu'elle  lui  fût 
amenée. 

C'est  ce  que  Jeanne  demandait  depuis  longtemps.  L'heure 
décisive  était  arrivée  ;  elle  touchait  au  Capitole...  ou  à  la  roche 
Tarpéieime.  Comptant  des  amis  jusque  dans  l'entourage  de 
Charles  VII,  elle  apprit  facilement  son  rôle  :  on  la  prévint 
que  le  Roi  était  blessé  à  une  jambe  et  qu'il  portait  une  «  botte 
fauve  »  ;  il  n'y  avait  donc  pas  à  se  méprendre  sur  sa  personne, 
s'il  renouvelait  l'épreuve  tentée  autrefois  sur  la  vraie  Pucelle, 
lors  de  sa  première  apparition  à  la  cour.  Charles,  en  effet,  ne 
manqua  pas  de  recourir  à  cette  pierre  de  touche,  qui  lui  avait 
si  bien  réussi. 

Le  moment  de  l'audience  venu,  il  se  retire  sous  une  grande 
treille,  au  fond  d'un  jardin,  et  commande  à  un  de  ses  gentils- 
hommes de  s'avancer  à  la  rencontre  de  la  dame  aussitôt  qu'elle 
se  présentera,  comme  s'il  était  le  Roi.  Jeanne  arrive,  et,  ne 
reconnaissant  pas  sur  celui  qui  l'aborde  le  signe  indiqué, 
passe  outre.  Elle  découvre  le  prince  et  va  droit  à  lui. 

Charles  demeure  «  esbahi  »,  et  ne  sait  que  penser.  Mais 
bientôt ,  subitement  inspiré,  il  la  salue  d'un  air  courtois  et 
lui  dit  :  «  Pucelle,  ma  mie,  soyez  la  très-bien  revenue,  au 
nom  de  Dieu,  qui  connaît  le  secret  qui  est  entre  vous  et  moi  !  ^> 

'  Piocè.s,  Y.  335. 


Mil      AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.       323 

A  ce  mot,  la  iiialbeureuse,  ignorant  totalement  ce  dont  le 
Roi  veut  parler,  reste  à  son  tour  interdite.  Puis  soudain  elle 
tombe  à  genoux  en  demandant  grâce,  elle  s'accuse  et  confesse 
toute  la  trahison.  L'intrigue  est  déjouée.  C'est  une  chute  pi- 
teuse, un  dénouement  brusqué  —  et  miraculeux,  ajoute  le 
narrateur  de  la  scène. 

Ce  narrateur,  Pierre  Sala,  fut  successivement  attaché  à  la 
maison  de  Louis  XI,  de  Charles  VIII  et  de  Louis  XII  ;  il  te- 
nait tout  le  récit  de  l'entrevue  de  la  bouche  du  sire  de  Boisy, 
chambellan  et  confident  favori  de  Charles  VII  lui-même.  11 
donne  le  fait  comme  postérieur  de  dix  ans  à  la  mort  de  Jeanne 
d'Arc,  ce  qui  le  met,  par  conséquent,  en  1441  '.  Si  l'on  observe 
que  les  termes  de  la  rémission  obtenue  par  Jean  de  Siquen- 
ville,  au  mois  de  juin  de  cette  même  année,  supposent  déjà 
la  fourberie  officiellement  dévoilée  ^,  on  reconnaît  que  Tévé- 
nement  dut  avoir  lieu  du  mois  de  janvier  au  mois  de  mai. 
A  cette  époque,  le  Roi  tint  assez  longtemps  la  campagne  aux 
environs  de  Paris,  et  fit  notamment  le  siège  de  Creil  \  Or, 
Jeanne  des  Armoises  venait,  comme  on  Ta  vu,  de  quitter  la 
capitale  pour  reprendre  les  armes.  La  comédie  se  dénoua  donc, 
selon  toute  apparence,  dans  quelque  localité  du  voisinage  : 
elle  avait  duré   cinq  années. 


'  V.  Quichciat,  Procès,  IV,  281.  Dans  le  troisième  volume  de  son  Histoire 
(le  Charles  l  II  (p.  42 i),  M.  Vallel,  estimant  que  Pierre  Sala  devait  s'être 
trompé  de  date,  fait  rapporter  son  récit  à  Jeanne  la  Féronne,  la  Piicelle  du 
Mans,  condamnée  en  14G1,  vingt  ans  plus  tard,  et  emprisonnée  à  Tours.  Mais  on 
ne  saurait  admettre  un  écart  de  vingt  ans,  dans  la  mémoire  même  d'un  vieillard, 
sans  quelque  raison  prol)ante  :  or,  ce  n'en  est  pas  une  (pic  le  mal  de  jandje  dont 
le  roi  souffrait  à  peu  près  vers  la  même  époque  (en  1459),  et  d'où  M.  Vallet  tire 
un  synchronisme  un  peu  forcé.  Du  reste,  Jeanne  la  Féronne  s'étant  donnée,  non 
pas  pour  Jeanne  d'Arc  ressuscitée,  mais  seulement  comme  une  autre  vierge  ins- 
pirée, le  texte  de  Sala  lui  semijlo  ina]iplicable  de  tout  point.  Le  savant  historien 
a  donc  été  moins  heureux  qu'ailleurs  en  s'efforçant  de  «  rectifier  et  de  compléter  « 
ce  qu'il  avait  dit  plus  haut  sur  Ita^  fausses  puce/ les;  car,  après  avoii',  dans  la  note 
spéciale  ajoutée  à  la  hn  de  son  second  volume,  lélahli  la  distiiicliou  eulre  la  dauic 
des  Armoises  et  la  Féronne,  il  rétablit,  dans  son  troisième,  la  confusion. 

-  «  Une  appelée  Jehainie,  qui  se  disoit  pucelle,  «  etc.  V.  ci-dessus,  p.  318; 

•    ni  si.  Je  Charles  I  //,  il,  426. 


324  AVENTURE  DE  LA  FAU8SE  JEANNE  DAKC.        [1441-57, 

Ici  se  perdait  ]a  trace  de  la  prétendue  Pucelle.  Quelles 
furent  les  conséquences  de  sa  criuiinelle  entreprise?  Fut-elle 
condamnée  ou  renvoyée  libre?  Pierre  Sala  ajoute  bien  que 
plusieurs  de  ses  complices,  dont  il  ne  désigne  pas  les  noms, 
furent  découverts  et  «  justiciés  très-asprement,  comme  en  tel 
cas  appartenoit  •  ».  Mais  il  se  tait  sur  le  sort  de  la  principale 
coupable,  et  rien  jusqu'ici  n'était  venu  le  révéler  :  car  le  texte 
sur  lequel  on  a  pu  s'appuyer  pour  lui  faire  finir  ses  jours  dans 
les  derniers  désordres,  et  à  la  tête  d'une  maison  de  débauche, 
est  un  de  ceux  qui  s'appliquent,  comme  je  l'ai  dit,  à  Jeanne 
la  Féronne  ;  il  émane,  d'ailleurs,  d'un  écrivain  postérieur  et 
plus  que  suspect,  suivant  la  juste  critique  de  M.  Quicherat  '\ 
Or,  ce  sort  inconnu,  c'est  une  lettre  de  rémission  du  roi  René 
qui  va  nous  le  révéler.  La  teneur  de  cette  lettre,  rendue  en 
faveur  de  la  dame  des  Armoises  elle-même  *,  au  mois  de  fé- 
vrier 1457,  et  avant  le  20  (car  elle  est  datée  du  château  d'An- 
gers, d'où  le  prince  partit  ce  jour-là),  donne  à  entendre  les 
faits  suivants. 

Aucune  poursuite  juridique  n'eut  lieu  contre  Jeanne  :  selon 
toute  apparence,  le  Roi  lui  avait  accordé,  en  considération  de 
ses  aveux  sincères,  le  pardon  qu'elle  implorait,  et  s'était  con- 

'   Places,  IV,  281. 

^  "  Il  a  I)ieii  este  depuis  une  faulcement  surnommée  Pucelle,  i/u  Mans,  vjio- 
crite,  ydolàtre,...  qui,  selon  son  misérable  estât,  essaya  à  faire  autant  de  niaulx 
que  Jelianne  la  Pucelle  avoil  fait  de  biens.  Après  sa  chimérale,  licte  el  menson- 
gièrc  dévotion...,  comme  vraye  arcbipaillarde,  tint  lieux  publiques.  »  Livre  (ia 
Femmes  cèliljies,  coniiiosé  en  1504  par  Antoine  Dufaur.  Ce  texte  a  été  néanmoins 
inséré  par  l'éditeur  du  Proeès  au  nombre  des  pièces  lelatives  à  Jeanne  des  Ar- 
moises (V,  33G).  Cf.  Hist.  (le  Charles  Vil,  II,  370  el  458,  et  Jeanne  d'Arc,  \ym 
M.  Wallon,  II,  209. 

•  liien  que  le  nom  de  l'impétrante  soit  écrit  Jelianne  de  Sermaises,  et  plus  loin 
Jehanne  de  Sarnioises,  il  n'y  a  pas  à  hésiter  sur  l'identité  du  personnuge,  car 
l'acte  dit  en  pro|)res  termes  que  cette  femme  n  s'estoit  fait  appeller  par  long  temps 
.Iclianne  la  Pucelle,  en  abusant  et  faisant  abuser  plusieurs  personnes  qui  autres- 
foi/,  avoient  veu  la  Pucelle  (pii  fut  à  le\er  le  siège  d'Orléans  cotilre  les  anxiens 
eiuieniisdc  ce  royaulme  ».  Le  texte  que  nous  possédons  étant  une  copie;  du  lemjis 
faite  sur  les  registres  de  la  Chambre  des  comptes  d'Angers,  on  s'explique  ce  léger 
dé|)lacemenl  de  lettre.  Le  nom  des  Armoises  s'écrivait  aussi  des  Ermoises  ou  des 
Hermoises, 


il457i  A\KXTrUK  DK  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  325 

tenté  de  l'éloit^mer.  Mais,  T habitude  étant  devenue  pour  elle 
comme  une  seconde  nature  ,  elle  avait  continué  à  faire  la 
guerre,  vêtue  d'habits  d'homme,  et  à  mener  la  vie  errante 
des  soudoyers,  quoique  ses  prétentions  et  son  prestige  eussent 
disparu  '.  Elle  ne  pouvait  d'ailleurs  retourner  ni  à  Metz,  où 
elle  n'aurait  plus  rencontré  qu'une  hostilité  trop  légitime,  ni 
dans  le  duché  de  Luxembourg,  où  sa  protectrice  ne  régnait 
plus.  Aussi  revint-elle  au  pays  d'Anjou,  théâtre  de  ses  anciens 
exploits.  Devenue  veuve  de  son  premier  mari  -,  elle  flnit  par 
épouser  un  Angevin  de  condition  obscure,  du  nom  de  Jean 
Douillet,  sans  qualité  désignée.  Toutefois,  ni  le  mariage  ni  les 
années  ne  refroidirent  son  humeur  belliqueuse.  Elle  trouva 
moyen  de  se  faire  de  nouveaux  ennemis,  entre  autres  la  dame 
de  Saumoussay  *  et  sa  famille,  avec  lesquelles  elle  eut  des 
relations  dont  la  nature  n'est  pas  indiquée,  mais  dont  les 
suites  l'amenèrent  dans  les  prisons  de  Saumur.  Elle  y  resta 
trois  mois,  sans  que  les  officiers  du  roi  de  Sicile,  duc  d'An- 
jou, pussent  relever  contre  elle  d'autre  charge  précise  que 
de  s'être  fait  longtemps  passer  pour  la  Pucelle.  Relâchée 
enfin,  elle  fut  bannie  de  la  ville  de  Saumur  et  de  toute  la 
province,  avec  défense  «  d'y  entrer  ni  converser  en  aucune 
manière  ». 

C'est  cette  sentence  qui  fait  l'objet  de  la  rémission  octroyée 
par  le  roi  de  Sicile.  Ce  prince,  qui  eut  l'occasion  de  voir  et  de 
connaître  la  coupable,  avait  plus  d'un  motif  pour  lui  faire 
grâce.  La  famille  des  Armoises,  puissante  en  Lorraine,  avait 
été  piotégée  par  lui  et  par  la  reine  Isabelle*  :  bien  que  Jeanne 

'  Observons  toutefois  qu'elle  conserva  des  partisans  quand  même,  puisque  le 
doyen  de  Saint-Thibaud,  en  1445,  n'était  pas  encore  désabusé  et  que  l'on  con- 
tinua fort  longtemps  de  croire,  en  Loriaine,  au  mariage  et  à  la  postérité  de  la 
Pucelle. 

-  Elle  l'était  sans  doute  déjà  en  liiO;  car  il  lui  fut  reproché  alors,  à  Paris, 
d'avoir  été  mariée.  (V.  plus  haut.)  D.  Calmet,  qui  donne  la  généalogie  de  la  fa- 
mille des  Armoises  et  qui  mentionne  le  mari  de  Jeanne  (Hist.  de  Lorraine,  2"  éd., 
t.  V),  n'indique  pas  l'époque  de  sa  mort. 

'  Chaumussay  (Indre-et-Loire),  ou  Chaumouzey  en  Lorraine. 

*  C'est  en  partie  à  cause  de  Thierry  des  Armoises  que  la  guerre   fut  déclarée 


;126  AVENTURE  DE  LA  FAUSSE  JEANNE  D'ARC.  |1457i 

n'en  fît  plus  partie,  son  déshonneur  rejaillissait  en  quelque 
sorte  sur  elle.  René  avait  des  rapports  encore  plus  intimes  avec 
Jacques  de  Sierk,  qu'il  avait  fait  son  grand  chancelier  :  or, 
quand  la  fausse  Pucelle  s'était  vantée  de  donner  l'archevêché 
de  Trêves  au  candidat  de  son  choix,  Jacques  était  précisément 
un  des  prétendants  à  cette  dignité  ;  c'est  lui  qui  finit  par  avoir 
gain  de  cause,  et  c'est  lui  sans  doute  qu'elle  appuyait.  Enfin 
elle  s'était  engagée  dans  l'armée  d'Eugène  IV  à  l'époque  où 
ce  pontife  secourait  le  roi  et  la  reine  de  Sicile,  et  peut-être 
avait-elle  combattu  elle-même  pour  leur  cause.  Ainsi,  en 
raison  de  ses  antécédents  ou  de  ses  relations,  elle  pouvait 
être  jusqu'à  un  certain  point  dans  la  faveur  de  René, 
ou  au  moins  exciter  son  intérêt,  sa  pitié.  Il  est  constant, 
d'après  les  termes  de  l'acte,  que  plusieurs  personnages  plai- 
dèrent sa  défense  auprès  de  lui,  et  qu'il  les  écouta  volontiers. 
Mais,  en  accordant  à  la  suppliante  la  remise  de  toute  peine,  il 
y  apporte  des  restrictions  qui  trahissent  un  reste  de  défiance. 
Il  ne  lui  rend  la  faculté  de  circuler  et  de  séjourner  dans  le 
pays  d'Anjou  que  pour  cinq  ans  à  dater  du  jour  de  la  rémis- 
sion, se  réservant  sans  doute  de  prolonger  l'autorisation  au 
bout  de  ce  délai,  s'il  n'y  a  pas  d'inconvénient.  De  plus,  il 
y  met  cette  condition  expresse,  que  ladite  dame  se  compor- 
tera d'une  façon  honnête,  «  tant  en  habits  qu'autrement, 
ainsi  qu'il  appartient  à  une  femme  de  faire  ».  Moyennant 
quoi,  le  sénéchal  d'Anjou  et  tous  les  autres  officiers  de 
justice  devront  lui  laisser  pleine  et  entière  liberté  '. 

L'injonction  faite  à  Jeanne  des  Armoises  par  le  roi  René 
mit  une  fin  forcée  à  sa  vie  d'aventures.  Le  costume  et  le  mé- 
tier militaires  lui  étaient  désormais  interdits  formellement.  Du 
reste,  elle  devait  avoir  alors  environ  quarante-cinq  ans  :  il 

aux  Messins  «'Il  14  14.  Plus  tard,  en  14(i;5,  l»;  roi  île  Sicile  échangea  une  de  ses 
(illes  de  corps  contre  une  de  celles  de  Simon  des  Armoises,  établie  à  Metz.  (Arch. 
nat.,  KKU17,fo  77  v".) 

'  V.  le  texte  intégral  de  la  lettre  de  rémission,  tiré  du  registre  de  la  Chambre 
des  comptes  (Arch.  iial.,  P  13:54  ■,  n"  10,  f"  !!){)),  dans  les  pièces  justificatives, 
n°  40. 


l/tb7-tjl|  ltK\(>I/rK  KT  COMBAT  DK  (iENES.  :)27 

était  grand  temps  pour  elle  de  renoncer  à  une  existence  aussi 
peu  honorable  que  fatigante.  Ses  fauteurs,  ses  complices, 
qu'il  faut  chercher  dans  le  parti  anglais,  intéressé  à  faire  la 
nuit  autour  du  crime  de  Rouen,  et  peut-être  dans  la  maison 
de  Luxembourg,  où  elle  trouva  ses  premiers  patrons,  n'avaient 
plus  besoin  d'elle.  Il  ne  lui  restait  plus  qu'à  ensevelir  dans 
l'oubli  les  traces  de  sa  longue  et  téméraire  supercherie.  Lais- 
sons, à  notre  tour,  à  la  fin  de  sa  carrière  le  bénéfice  de 
l'obscurité.  Par  un  juste  retour  de  la  fortune,  au  moment 
même  où  elle  rentrait  définitivement  dans  l'ombre,  la  figure 
de  la  véritable  héroïne,  éclairée  par  une  réhabilitation  tardive, 
revenait  au  grand  jour  de  la  vérité  et  de  la  gloire. 

L'acte  que  nous  venons  de  rapportei'  fut  un  des  derniers 
que  le  roi  de  Sicile  rendit  avant  de  quitter  encore  une  fois 
l'Anjou.  Appelé  en  Provence  par  l'obligation  de  préparer 
l'expédition  de  son  fils  au  royaume  de  Naples,  il  s'embarqua 
avec  la  reine  au  Port-Lignier,  près  de  son  château  d'Aiigers, 
le  20  février  14,^7  '.  Il  passa  dans  son  comté  les  dernières  an- 
nées du  règne  de  Charles  VIT,  suivant  avec  impatience  la 
marche  des  événements  d'Italie  et  se  tenant  prêt  à  intervenir 
lui-même  en  cas  de  besoin.  Cette  éventualité  ne  se  présenta 
pas  ;  mais  il  l'attendait  toujours,  et  c'est  là  sans  doute  ce  qui 
l'empêcha  de  se  rendre  personnellement  à  l'appel  du  Roi, 
qui,  au  mois  de  mars  1458,  le  convoqua  avec  les  autres  pairs 
de  France  pour  juger  à  Montargis  le  duc  d'Alençon,  accusé 
de  trahison  et  de  lèse-majesté  ^  Il  eut,  en  1401 ,  l'occasion  de 
rendre,  malheureusement  en  pure  perte,  un  suprême  service 
à  son  beau-frère,  dont  la  vie  s'achevait,  comme  Ton  sait,  au 
milieu  de  terreurs  et  d'angoisses  continuelles.  Les  Génois 
s'étaient  révoltés  encore  une  fois  contre  la  domination  fran- 

'  «  Le  dimanche  xx'^jour  de  lévrier  l'an  mil  cccc  cinquante-six  (1457  n.  si.), 
le  roy  et  la  reine  de  Sicille  se  partirent  de  ceslc  ville  d'Angiers  à  aller  on  pays  de 
Provence,  et  montèrent  dès  le  port  Lignier  en  leurs  naves.  «  (Arcli.  nal.,  1*  l;];}')', 
i"  142.) 

2  Arch.  nat.,  1'  |:$:M',  1"  'iU  \";  l'  \Ub,  n'"  G20-G23. 


328  RÉ\-OLTE  ET  COMHA'l'  I.)E  GENES.  ,1401] 

çaise,  et  Jean  d'Anjou  était  revenu  du  pays  napolitain  pour 
conibaltre   la   sédition.    Mais  le   doge  nouvellement  réélu, 
Prosper  Adorna,  s'empara  de  toute  la  ville  et  ne  lui  laissa  que 
le  château,  où  il  continua  de  se  défendre  vaillamment  avec  sa 
garnison.  Charles  VII,  à  cette  nouvelle,  envoya  des  renforts 
à  son  neveu.  René,  de  son  côté,  fit  appareiller  quelques-unes 
des  galères  de  Jean  de  Village,  et  se  rendit  lui-même  devant 
le  port  de  Gênes  avec  mille  gens  d'armes.  Les  troupes  fran- 
çaises, à  peine  arrivées,  engagèrent  une  lutte  acharnée.  Mais 
le  bruit,  vrai  ou  faux,  qu'un  corps  d'armée  arrivait  de  Milan 
au  secours  de  la  ville,  sema  l'épouvante  dans  leurs  rangs  et 
leur  fit  lâcher  pied.  Les  Provençaux  n'eurent  pas  même  le 
temps  de  débarquer.  Les  fuyards  coururent  se  réfugier  sur 
leurs  vaisseaux,  poursuivis  l'épée  dans  les  reins  par  un  en- 
nemi implacable,  qui  ne  faisait  point  de  quartier.  René  avait 
connnencé  par  défendre  de  les  recevoir  à  bord,  afin  de  les  faire 
retourner  au  combat  ;  mais,  voyant  la  déroute  complète ,  il 
en  recueillit  le  plus  grand  nombre  qu'il  put,  et  quand  les  em- 
barcations furent  tellement  pleines  qu'elles  menaçaient  de 
couler,  il  donna  à  contre-cœur  l'ordre  du  départ  ;  car  les  sol- 
dats restés  en  arrière  se  jetaient  à  la  nage  pour  rejoindre  la 
flotte,  et,  en  la  surchargeant,  eussent  infailliblement  causé  un 
désastre  épouvantable.   Alors  on  vit  des   malheureux ,  près 
d'atteindre  le  bord,  repoussés  par  des  mains  impitoyables  : 
plusieurs  eurent  les  bras  coupés,  d'autres  regagnèrent  le  ri- 
vage et  furent  massacrés.  Cette  fatale  journée  mit  un  terme 
définitif  à  l'occupation  de  Gênes  par  la  France.  Jean  d'Anjou 
retourna  au  royaume  de  Naples,  tandis  que  son  père  ramenait 
à  Savone  les  débris  du  corps  expéditionnaire  pour  rentrer  de 
là  à  Marseille  '. 

Tels  sont  les  faits  qui  se  dégagent  de  l'ensemble  des  chro- 
niques françaises  et  italiennes.  Quelques  écrivains  en  ont  pris 
texte  pour  faire  peser  sur  le  roi  de  Sicile  la  responsabi- 
lité de  la  défaite  :  on   Fa  accusé  amèrement  d'avoir  assisté 

'    Rer.  iial.  scrijjt.,  XXI,  725,  894.  lîasiii,  IV,  3C2;  VI,  308. 


lliOlJ  REVOLTI':  ]-:T  Co.MB.VT  de  GENES.  329 

impassible  au  carnage  des  siens,  et  de  s'être  éloigné  en  les 
abandonnant  à  la  merci  du  vainqueur'.  M.  de  Villeneuve- 
Bargemont  prend  beaucoup  de  peine  pour  laver  son  héros  de 
cette  prétendue  tache,  «  la  seule  véritablement  fâcheuse  qu'on 
ait  jamais  faite  à  la  mémoire  de  ce  prince  » .  Il  essaye  de  dé- 
montrer qu'il  ne  pouvait  être  à  Gênes  ce  jour-là,  parce  qu'il 
était  retenu  en  Provence  par  la  mort  de  sa  belle-sœui',  par  une 
revendication  du  comté  de  iNice  sur  le  duc  de  Savoie,  etc.  ^ 
Mais  le  zèle  du  panégyriste  ne  pouvait  trouver  de  plus  mau- 
vais arguments.  Outre  que  la  revendication  de  Nice  est  de 
trois  ans  postérieure,  la  présence  de  René  à  Gênes  est  men- 
tionnée, non,  connue  l'allègue  son  historien,  par  le  seul  Simo- 
néta,  qui  ne  serait  pas,  en  effet,  une  autorité  bien  solide, 
mais  par  Thomas  Basin,qui  séjourna  en  Italie,  par  Christophe 
de  Soldo,  auteur  de  la  chronique  de  Brescia,  et  par  d'autres 
contemporains.  Les  indications  fournies  par  son  itinéraire, 
sans  être  précises  sur  ce  point,  confirment  plutôt  qu'elles  ne 
contredisent  la  version  de  ces  annalistes,  qui  n'est  d'ailleurs 
démentie  par  aucun  témoignage.  Le  duc  d'Anjou  était  donc 
bien  sur  le  théâtre  de  l'action.  Seulement  sa  conduite  a  été 
n)al  appréciée  :  ceux  qui  l'ont  taxée  de  lâcheté  ou  de  bar- 
barie n'ont  pas  consulté  les  sources,  ou  du  moins  ont  négligé 
celles  qui  donnent  les  raisons  de  sa  déLeriiiination  \  Ces  rai- 
sons sont  aussi  plausibles  que  celles  d'un  capitaine  de  vais- 
seau qui,  dans  un  naufrage,  sacrifierait  une  partie  de  son 

'  Villaret,  Hist.  -eu.  de  France,  XVI,  243;  1).  Calmet,  II,  8fil;  etc.  L'évé- 
m'iiifiit  est  raconté  pnr  ce  dernier  sous  cette  rubrique  étrange  :  «  Le  roi  Hené  passe 
dans  le  royaume  de  Naples,  14C0.  «  Muratori,  dans  ses  J/tiui/es  il' Italie  (IX,  277}, 
ne  dit  rien  du  rôle  de  Bené  à  l'aftaire  de  (ièues;  mais  on  trouve  dans  ses  paroles 
un  écho  de  l'animosilé  des  Italiens  :  les  Français,  suivant  lui,  étaient  alors  un 
peuple  de  brutes  {allora  gente  bestiale). 

■  Vill.-I'.arg.,  II,  147-150,  et  31(;-319. 

^  it  Clim  autem  liigientes  ad  littus,  ithi  videhunt  go/leas  repausare,  salyori  se 
jiDSse  existtmareiit^  et  galleas  consceiidere,  vitaiido'  iteci.s  eaiisu ,  satugereiil,  ah  /lis 
(jiii  in  galleis  erant  /iro/iiùeùanlur^  Tereittibus  ne  nimia  multiliido  eis  naufragimn 
vel  perditionis  causa  exsisleret.  «  (Basin,  VI,  308. }  «  Perche  se  n'eraiio  cosi  cari- 
cate  le  galère,  cite  sarebboiio  affoiidate.  »  (Chrislopli.  à  Soldo,  Rer.  ital.  script., 
XXI,  894.) 


:îa(i  RÉVOLTE  ET  COMBAT  DE  GENES.  i1461J 

équipage  pour  sauver  le  reste,  ce  qui  vaudrait  assui'énient 
mieux  que  de  condamner  la  totalité  à  une  mort  certaine.  C'est 
une  douloureuse  nécessité  qui  le  contraignit  à  s'éloigner  de 
la  côte  sans  avoir  pu  recueillir  les  derniers  fugitifs.  Mais  il 
n'en  était  pas  cause,  et  son  cœur  naturellement  généreux  dut 
saigner  de  cet  abandon  forcé.  Tout  au  plus  pourrait-on  lui 
reprocher  d'être  resté  sur  son  navire  :  encore  faut-il  observer 
que  ses  soldats  eux-mêmes,  d'après  Basin,  ne  purent  des- 
cendre à  terre  ;  la  déroute  avait  été  trop  prompte.  M.  Vallet 
a  tiré  de  cet  événement  une  autre  conséquence  inadmis- 
sible en  prétendant  que  René,  après  s'être  fait  battre  à  Gê- 
nes, avait  rapporté  cette  triste  nouvelle  au  Roi  et  contribué 
par  là  à  faire  mourir  de  chagrin  le  malheureux  Charles  VII. 
L'assertion  du  savant  historien  vient  d'une  distraction  évi- 
dente: en  effet,  de  l'aveu  de  tous,  et  de  M.  Vallet  lui-même, 
le  combat  eut  lieu  le  17  juillet  1461  ;  or,  le  Roi  était  dès  ce 
jour-là  dans  un  état  désespéré  et  mourut  le  22  du  même 
mois*.  Il  ne  put  donc  connaître  l'échec  qui  terminait  si  mal 
son  glorieux  règne,  à  moins  de  supposer  aux  courriers  du 
temps  une  i-apidité  jusque-là  inusitée.  Quant  à  l'avoir  appris 
de  son  beau-frère  lui-même,  c'est  encore  plus  impossible;  car 
René  s'arrêta,  comme  je  l'ai  dit,  à  Savone,  et  demeura  ensuite 
en  Provence  jusqu'au  commencement  de  l'année  suivante. 
Malgré  tout,  le  souvenir  de  cet  insuccès  resta  désormais  atta- 
ché à  la  personne  du  prince  d'Anjou,  et,  si  l'opinion  publique 
ne  le  lui  imputa  pas,  elle  répéta  cependant  qu'en  dépit  de  sa 
bravoure  personnelle  et  de  ses  prouesses  chevaleresques,  il 
n'avait  jamais  eu  de  bonheur  à  la  guerre  ^  Aussi  fut-ce  la 
dernière  fois  qu'il  prit  part  à  une  expédition  militaire. 


'  Nouvelle  Blograpliic  générale,  article  Rrnk  u'AnJOU.  Cf.  Hist.  de  Charles  VU, 
III,  43(i,  457.  M.  Vallet  dit  également  dans  son  article  biographique  que  René 
avait  reçu  du  Roi  le  titre  de  commandant  en  cliel  des  forces  de  terre  et  de  mer 
envoyées  à  fiènes.  .le  n'ai  pas  trouvé  trace  de  ce  fait. 

2  Rasin,  VI,  -30!). 


CHAPITRE  V. 

RENÉ  DUC  D'ANJOU, 

sous    LOUIS    XI. 

(1461-1471) 


-totoso*- 


AttituJe  réciproque  de  René  et  de  Louis  XI  à  l'avénemciU  de  celui-ci.  —  Projet 
de  mariage  de  Nicolas  d'Anjou  avec  Anne  de  France.  —  Politique  du  Roi  en 
Italie  ;  négociations  avec  Pie  II.  —  Fin  de  la  campagne  de  Jean  d'Anjou  au 
royaume  de  Naples.  —  Revers  de  la  reine  Marguerite  d'Angleterre;  elle  se  ré- 
fugie en  France.  —  Affaire  de  Nice  :  son  territoire  enlevé  aux  comtes  de  Pro- 
vence; négociations  à  ce  sujet;  sommation  adressée  par  René  au  duc  de  Savoie. 

—  Rôle  du  roi  de  Sicile  dans  la  guerre  du  Rien  public.  —  Accord  avec  Mar- 
guerite de  Savoie.  —  Amljassade  des  Catalans;  René  accepte  le  trône  d'Aragon, 

—  Guerre  de  Bretagne.  —  Rapprochement  apparent  des  rois  de  France  et  de 
Sicile.  —  Expédition  de  Catalogne.  —  Mort  de  Jean  d'Anjou.  —  René  se  re- 
tire en  Provence. 

On  a  si  souvent  parlé  de  la  réaction  qui  se  produisit  dans 
le  gouvernement  de  la  France  à  l'avènement  de  Louis  XI,  de 
la  volte-face  qui  s'opéra  dans  la  politique  et  dans  les  conseils 
de  la  couronne,  de  la  disgrâce  où  tombèrent  les  conseillers  et 
les  serviteurs  les  plus  dévoués  du  roi  défunt,  qu'il  semble  inu- 
tile d'annoncer  que  la  maison  d'Anjou  va  ressentir  le  contre- 
coup de  ce  revirement  général.  Son  chef,  qui  possédait  à  la 
cour  de  Charles  VII  une  position  prépondérante,  une  in- 
fluence intime  et  salutaire^  ne  jouera  plus,  par  cette  raison 
même,  qu'un  rôle  effacé  auprès  de  son  successeur.  La  nature 
avait  créé  entre  l'oncle  et  le  neveu  une  antipathie  latente,  que 
les  événements  développèrent.  L'un  cherchait  sa  force  dans 
la  droiture  et  la  fidélité,  l'autre  dans  la  souplesse  et  l'intri- 
gue. La  participation  du  premier  à  la  haute  administration  de 
l'État,  aux  réformes  les  plus  importantes  et  les  plus  utiles, 


332  ATTITUDE  UE  LOUIS  XI  ET  DE  RENE.  y-VM] 

avait  excité  la  jalousie  du  second,  qui  alors  était  tenu  ou  se 
tenait  volontairement  à  l'écart.  A  l'époque  des  ordonnances  de 
Châlons  sur  l'organisation  de  l'armée,  leur  rivalité  avait  pris 
un   tel  caractère   d'intensité   que  l'ambassadeur  milanais  la 
signalait  dans  sa  relation  comme  une  cause  d'agitation  des 
plus  graves  \  Lors  de  son  voyage  en  Provence,  deux  ans  plus 
tard,  lors  de  son" ambitieuse  immixtion  dans  les  affaires  d'Ita- 
lie, en  1453,  le  Dauphin ,  qui  avait  voulu  tour  à  tour  gagner 
et  supplanter  René,  avait  rencontré  chez  lui  une  opposition 
polie,  mais  ferme.  Leurs  dispositions  réciproques  n'étaient  donc 
rien  moins  que  bienveillantes  à  la  mort  du  roi  Charles  ;  cepen- 
dant ils  ne  le  laissèrent  point  paraître  d'abord.  L'intérêt  de 
Louis  était  de  ménager  son  oncle  et  de  ne  pas  le  rejeter  dans 
le  parti  des  seigneurs  notoirement  hostiles  à  sa  personne  ;  le 
devoir  du  duc  d'Anjou,  devoir  duquel  il  n'entendait  nullement 
s'écarter,  était  d'obéir  à  son  suzerain  et   de  le  servir   avec 
loyauté,  sinon  avec  affection.  Chacun  d'eux,  en  cédant  à  son 
mobile  ordinaire,  était  amené  à  garder  vis-à-vis  de  l'autre 
les  apparences  de  l'entente  cordiale.  Or,  l'art  de  feindre  étant 
le  triomphe  du  nouveau  Roi,  il  fera  aisément  violence  à  ses 
sentiments  intimes  ;  il   flattera,   il  cajolera  son  vassal,  en 
attendant  l'occasion  propice  de  se  démasquer  et  de  l'abattre. 
René,  plus  franc,  sera  plus  sobre  de  protestations  amicales, 
et  son  dévouement  demeurera  froid;  ce  qui  augmentera  en- 
core la  défiance  de  l'ombrageux  monarque.  C'est  là,  en  deux 
mots,  l'explication   de  leur  conduite  et  la  clef  des  événe- 
ments qu'il  nous  reste  à  dérouler. 

L'absence  du  roi  de  Sicile  et  de  son  fils  à  la  cérémonie  du 
sacre  de  Louis  XI,  le  15  août  1461 ,  fut  remarquée  ;  car,  quoi 
qu'en  aient  dit  plusieurs  historiens^  ils  n'y  assistèrent  ni  l'un  ni 
l'autre.  Mais  ce  fait,  où  l'on  a  pu  voir  un  premier  symptôme 
de  dé.saccord,  paraît  n'avoir  eu  qu'une  cause  fortuite  :  René, 
occupé  à  ramener  les  débris  de  la  flotte  envoyée  dans  les  eaux 
de  Gênes,  était  à  peine  de  retour  en  Provence  ;  et  quant  à  Jean 

'   Arcli.  (I«^  Miliin,  Domiiiio J'isconteo ,  an.  14  Î5;  pièces  jiislificatives,  n"  21. 


[1462J  ATTITrDK  DE  LOUIS  XI  ET  DE  IIENE.  333 

d'Anjou,  il  se  trouvait  encore  bien  plus  éloigné,  car,  après 
être  venu  combattre  les  Génois,  il  était  retourné  faire  la  guerre 
pour  son  compte  dans  le  l'oyaume  de  Naples  '.  L'abstention 
des  deux  princes  est  rapportée,  avec  la  raison  que  j'indique, 
par  le  chroniqueur  Chastelain ,  contemporain  et  témoiji  ocu- 
laire des  fêtes  du  couronnement  ;  mais  il  dit  aussi  qu'ils 
envoyèrent  auprès  du  Roi,  à  Reims  ou  à  Paris,  la  fleur  de 
leur  noblesse  ".  Il  n'y  avait  donc  là,  de  leur  part,  aucune 
marque  de  mauvais  vouloir. 

Cependant  René  attendit,  pour  reparaître  en  France,  jus- 
qu'au mois  de  février  1462  '\  Il  devait  douter  des  bonnes 
intentions  de  Louis  XI  à  l'égard  de  sa  maison  :  plusieurs 
faveurs  qu'il  reçut  de  lui  en  signe  de  joyeux  avènement  le 
rassurèrent.  En  premier  lieu,  le  Roi  reconnut  que  le  comté  de 
Beaufort,  dont  la  possession  était  disputée  par  le  vicomte  de 
Turenne,  était  une  annexe  et  une  dépendance  du  duché  d'An- 
jou :  il  abandonna  donc  de  nouveau  les  droits  de  la  couronne 
sur  ce  fief,  en  faveur  du  duc  régnant  et  de  ses  successeurs, 
mettant  ainsi  le  poids  de  son  autorité  dans  la  balance  où  se 
pesaient  les  droits  des  compétiteurs  '\  Il  confirma  ensuite  et 
prolongea  pour  sept  ans  les  dons  et  pensions  que  Charles  VII 
avait  octroyés  à  son  beau-frère  sur  les  greniers  à  sel  d'Anjou, 
sur  l'imposition  foraine,  sur  les  aides  et  la  traite  des  vins  du 
même  pays.  La  teneur  de  cet  acte  était  conçue  en  termes  des 

'  D.  Calmet  l'ail  assister  Jean  au  sacre  (II,  8G4);  mais  il  est  obligé,  pour  cela, 
de  commettre  des  anachrouismes  que  je  rectifierai  tout  à  l'iicure.  Bourdigué  suit 
l;i  même  version  (il,  21  i)  et  raconte  une  conversation  entre  le  Roi  et  le  duc  de 
(îiilahre,  qui,  si  elle  fut  tenue,  ne  peut  l'avoir  été  qu'à  une  époque  postérieure  au 
sacre.  On  a,  d'ailleurs,  une  autre  preuve  de  l'absence  de  Jean  :  c'est  une  lettre  de 
lui,  datée  du  camj)  sous  Aquaiiia,  le  1  septembre  14GI  (Ardi.  iiat.,  KK  1110, 
|o  .^22  v").  Le  dernier  historien  de  Louis  XI  l'ait  séjourner  René  à  Amboise  pen- 
ilanl  les  cérémonies  du  couronnement  et  de  l'entrée  solennelle  à  Paris  (Urbain 
Legeay,  Hist.  de  Louis  XI,  1874,  I,  261)  :  l'itinéraire  de  ce  prince  et  les  sursis 
ou  souffrances  d'hommage  qui  lui  furent  accordés  en  1401  atleslent  qu'au  cou- 
traire  il  était  absent  du  roNaume. 

-'  Chastelain,  éd.  Kcrvjn  de  Lcttenhove,  IV,  88,  91. 

^  Itinéraire. 

<  Acte  daté  d'Amboise,  le  l'^'  no\cud)re  liCl  (Arch.  nat.,  I'  1337,  n"  352). 


■m  PROJET  DE  MARIAGE  DE  NI(()LAS  D'ANJOU.  [14621 

plus  honorables,  tant  pour  le  donataire,  aux  services  duquel 
on  rendait  hommage,  que  pour  la  mémoire  du  feu  Roi,  dont 
les  générosités  étaient  sanctionnées  '.  Une  démonstration  plus 
éclatante  encore,  qui,  à  la  vérité,  ne  devait  pas  aboutir  aux 
heureux  résultats  qu'elle  promettait,  vint  rendre  aux  princes 
d'Anjou  la  sécurité.  Des  pourparlers  s'engagèrent  pour  le 
mariage  d'Anne  de  France,  fille  de  Louis,  encore  au  berceau, 
avec  Nicolas,  marquis  du  Pont,  fils  de  Jean,  duc  de  Calabre. 
Ce  jeune  prince,  âgé  d'environ  treize  ans,  était  élevé  à  Angers, 
sous  la  direction  de  Louis  de  Bournan,  son  gouverneur'.  Il 
était  l'espoir  de  sa  race  et  l'un  des  héritiers  de  la  riche 
succession  d'Anjou.  Une  alliance  avec  la  fille  du  Roi  de- 
vait resserrer  les  liens,  prêts  à  se  relâcher,  des  deux  bran- 
ches rovales  issues  de  Jean  le  Bon.  L'une  et  l'autre  avait  à 
gagner  à  cette  union  ,  comme  autrefois  à  celle  de  Charles  VII 
avec  la  fille  de  Louis  II.  René  se  prêta  volontiers  aux  négocia- 
tions, et,  dès  le  27  novembre  1461,  délégua  son  frère  le 
comte  du  Maine,  son  gendre  Ferry,  Louis  et  Bertrand  de 
Beauvau  et  l'évêque  de  Marseille  pour  traiter  en  son  nom  des 
conditions  du  mariage,  leur  conférant  le  pouvoir  de  tout  ar- 
rêter avec  le  Roi,  s'ils  le  trouvaient  réellement  disposé  à  pour- 
suivre cette  affaire  et  à  la  mener  à  bonne  fin  *.  Il  fut  stipulé 
que  la  princesse  recevrait  cent  mille  écus  de  dot,  sur  lesquels 

'  «  Pour  la  proximité  de  lignage  dont  nous  actienl  nostre  très-chier  et  très-araé 
oncle  le  roy  de  Sicile,  duc  d'Anjou,  aussi  [à  cause]  des  grans,  notables,  louables  et 
proffitables  services  par  luy  faiz,  tant  à  feu  nostre  tiès-chier  seigneur  et  père, 
cui  Dieu  pardoiiit,  nu  fait  de  ses  guerres  et  aulrenient,  comme  à  nous  mesmes 
eu  plnseurs  et  diverses  manières;  aians  regart,  avec  ce,  aux  grandes  charges  et 
despcuses  (|u'il  a  eues  par  long  temps  et  encores  a  contiuuelment  à  sup))orter, 
[tant]  pour  le  fait,  entretenement  et  conf|ue5te  de  soudit  royaume  de  Sicile  que 
autres  ses  grans  affaiies,  etc.  »  Acte  daté  de  Moutrichard,  le  7  novembre  14G1. 
(Arrli.  nal.,  P  13-34^,  f"  lOô.)  A  l'expiration  des  sept  ans,  ces  dons  furent  renou- 
velés pour  toute  la  vie  de  René.  [Ibid.,  f"  l()(i.) 

-  Nicolas  était  alors  entretenu  sur  le  \nvà  de  deux  mille  livres  par  an,  dont 
Jean  de  Cliampgirault,  commis  à  la  recelte  et  à  la  dépense  du  royal  enfant,  ren- 
dait comiite  à  la  Chambre  d'Angers.  (Arch.  nal.,  P  l3-3'r,  f"  75.) 

•  Dibl.  uat.,  ms.  fr.  2740,  1»  106.  Arch.  nat.,  P  X'574,  f"  124.  Papon,  Uut. 
(le  Proicine^  t.  III,  p.  LXXIII. 


!  14621  POIMTKOT-K  DF  K<>I  KN  ITALIF!.  335 

soixante  mille  francs  seraient  payés,  dans  un  délai  Irès-rap- 
proché,  entre  les  mains  de  son  grand-père  :  il  donna,  en  effet, 
quittance  de  cette  somme  le  20  mars  1462  ',  et,  on  retour,  il 
assigna  en  douaire  à  la  future  épouse  une  rente  de  dix  mille 
écus,  assise  sur  Loudun,  Yères,  Gondrecourt,  Fiouard  et 
terres  environnantes.  Dans  le  cas  où  le  mariage  ne  serait  pas 
consommé,  ce  douaire  ne  devait  pas  être  livré  et  la  restitution 
de  la  dot  pouvait  être  réclamée  par  le  Roi  -. 

Ce  projet  d'alliance,  d'après  certains  indices,  paraît  avoir 
été  mis  en  avant  par  l'influence  de  la  reine  douairière  Marie 
d'Anjou,  pour  qui  Louis  XI  s'était  toujours  montré  plein  de 
déférence,  et  sur  la  demande  du  duc  de  Calabre,  qui,  voyant 
ses  affaires  ma'  tourner  au  royaume  de  Sicile,  espéi'ait  par  là 
intéresser  directement  le  roi  de  France  à  sa  cause.  Plusieurs 
coups  de  main,  tentés  par  Jean  sur  la  ville  de  Naples,  venaient 
d'échouer  ;  il  en  était  réduit  à  chercher  un  appui  au  dehors, 
et  aucun  ne  pouvait  lui  être  plus  utile  que  celui  du  puissant 
souverain.  L'événement  parut  d'abord  justifier  son  attente: 
Louis  montra  quelques  velléités  d'agir,  et  commença  par  faire 
jouer,  en  faveur  de  son  cousin,  les  ressorts  de  son  habile 
diplomatie.  Il  est  vrai  qu'il  nourrissait  alors  des  projets  de 
conquêtes  personnelles  dont  la  réussite  se  liait  intimement  à 
celle  de  la  restauration  angevine  :  les  discordes  intestines  qui 
devaient  bientôt  accaparer  son  attention  n'étaient  pas  nées,  et 
le  sentiment  de  la  grandeur  extérieure  de  la  France  n'était  pas 
encore  étouffé  chez  lui  par  l'idée  fixe  de  la  centralisation.  Il 
s'ouvrit  confidentiellement  de  ses  desseins  aux  ambassadeurs 
florentins  qui  étaient  venus  le  complimenter  sur  son  avène- 
ment. Déjà,  dans  une  de  ses  lettres,  il  avait  prié  leur  gouver- 
nement de  ne  point  prêter  assistance  au  parti  aragonais.  Il 
leur  renouvela  verbalement  sa  demande  dans  une  conférence 


'  Aicli.  liai.,  ibicl.,  i"  127  \°.  Plusieurs  historiens,  iiotaniiuent  les  auteurs  de 
V .'lit  de  vérifier  les  dates  (Xlil,  410),  ont  avauci-  que   Nicolas  avait  touclié  ileu\ 
lois  la  (lot  de  sa  fiancée  :  ils  ont  sans  doute  compté  le  payement  de  cet  à-compte 
/       pour  un  payement  total. 

-  Arch.  nat.,  J  .513,  n^  50. 


336  POLITIQUE  DU  ROI  EN  ITALIE.  [1462] 

secrète,  tenue  le  31  décembre  1461,  leur  avoua  en  môme 
temps  qu'il  songeait  à  réclamer  la  souveraineté  de  Gênes,  et 
sollicita  le  concours  de  la  république  pour  cette  double  entre- 
prise. Les  ambassadeurs  répondirent  de  manière  à  ne  pas  se 
comprouiettre.  Trois  jours  après,  le  Roi  les  reçut  de  nouveau, 
et  leur  déclara  plus  explicitement  qu'il  voulait  Gênes  pour  lui 
et  Naples  pour  René;  qu'il  s'engageait  à  ne  pas  revendicjuer 
autre  chose  en  Italie,  et  qu'il  offrait  de  marier  le  duc  de  Ga- 
labre  à  la  iille  du  duc  de  Milan,  leur  allié,  moyennant  quoi  il 
soutiendrait  ce  dernier  envers  et  contre  tous,  particulièrement 
contre  le  duc  d'Orléans,  son  compétiteur  '.  Ainsi  commençait 
à  se  révéler  cette  politique  à  double  face,  qui  aujourd'hui 
sacrifiait  un  prince  du  sang  à  un  autre,  et  demain  trahirait 
celui-ci  au  profit  d'une  nouvelle  combinaison. 

En  même  temps,  Louis  XI  essayait  de  vendre  au  pape  l'a- 
bolition de  la  fameuse  pragmatique-sanction  de  Charles  VII, 
au  prix  d'une  reconnaissance  des  droits  de  la  maison  d'Anjou 
et  de  l'abandon  du  parti  de  Ferdinand.  Mais  Pie  II  ne  l'en- 
tendait pas  ainsi.  Ses  réponses  à  l'évêque  d'Arras,  chargé  de 
la  négociation,,  furent  les  mêmes  qu'au  congrès  de  Man- 
toue.  En  vain  le  prélat  lui  écrivit -il  que  la  pragmatique 
serait  irrévocablement  détruite  s'il  voulait  se  montrer  fa- 
vorable aux  Angevins,  que  le  Roi  avait  la  chose  à  cœur 
parce  qu'il  venait  de  promettre  sa  fille  au  petit-fils  de  René, 
qu'au  reste  la  cour  de  France  était  résolue  à  soutenir  ce 
prince  énergiquement,  et  qu'il  ne  serait  pas  avantageux  de 
s'y  opposer.  En  vain  le  nonce  appuya-t-il  ces  démarches  au- 
près du  pontife  en  lui  faisant  espérer  une  partie  de  laCalabre 
pour  son  propre  neveu.  Ils  n'obtinrent  que  des  refus  ou  de 
de  vagues  assurances  de  sympathie.  Louis  XI,  soit  qu'il 
attribuât  à  ces  dernières  une  portée  qu'elles  n'avaient  pas, 
soit  qu'il  obéît  à  des  considérations  d'un  ordre  différent,  j)ro- 
mit  néanmoins  la  révocation  de  la  pragmatique.  Il  la  révoqua 
en  effet,  et,  aussitôt  après,  pensant  (|ue  l'accomplissement  de 

'   Desjardius,  IVi-^ocialio/ts  <lc  la  France  avci:  la  Toscane,  J,   104,  127. 


ili62]  NEGOCIATIONS  AVEC  l'IE  H.  337 

ce  grand  acte  aurait  désarmé  le  pape  mieux  que  toutes  les  pro- 
messes n'avaient  pu  le  foire,  il  réitéra  ses  instances.  L'évoque 
d'Arras,  devenu  cardinal,  adressa  à  Rome  de  nouveaux  mes- 
sages au  sujet  des  affaires  napolitaines  et  de  l'alliance  projetée 
entre  Anne  de  Fiance  et  Nicolas  d'Anjou  ;  il  lit  même  entendre 
que  la  reconnaissance  des  droits  de  René  avait  été  regardée 
comme  la  condition  tacite  de  l'abolition  concédée.  Suivant  les 
Commentaires  de  Pie  II,  qui  a  rapporté  cette  affaire  en  détail, 
c'était  là  une  surprise  et  une  déloyauté,  car  jamais  rien  de  sem- 
blable n'avait  été  convenu  ni  même  sous-entendu  :  le  Roi  fei- 
gnait de  croire  une  chose  qu'il  savait  bien  n'être  pas  vraie,  ou 
plutôt  c'était  le  cardinal  qui  inventait  cet  argument  pour  les  be- 
soins de  la  cause  ;  le  pape  lui  en  fit  des  reproches  et  déclara 
qu'il  attendrait,  pour  s'expliquer,  une  ambassade  spéciale  '. 

L'ambassade  demandée  partit  au  mois  de  mars  1462  :  elle  se 
composait  du  cardinal  lui-même,  de  Jean  de  Beauvau,  évêque 
d'xAngers,  de  l'évêque  de  Saintes  et  de  quelques  autres  person- 
nages. Le  premier,  dans  plusieurs  audiences,  lit  valoir  l'im- 
portant service  rendu  au  saint-siège  par  Louis  XI,  et  offrit  en 
son  nom  de  chasser  tous  les  Turcs  de  l'Europe.  C'était  atta- 
quer le  Pontife  par  son  côté  faible.  Il  pouvait  prendre  au  mot 
l'ambassadeur  royal  et  saisir  l'occasion  de  réaliser  sa  grande 

'  Commcntaril  Pii  II,  p.  187. 11  tant  se  rappeler  que  les  mémoires  d'iEiieas  Syl- 
viiis  ou  Pie  il,  publiés  par  Gobellini,  son  secrétaire,  n'ont  pas  une  autorité  histo- 
rique absolue;  cependant  le  récit  de  ces  négociations  semble  exact.  Il  est  confirmé 
dans  son  ensemble  par  une  lettre  inédile  (ju'un  des  confidcnls  de  René  lui  adressa 
au  mois  de  février  14G2  ,et  qui  contenait  en  substance  les  renseignements  que  voici  : 
Le  marquis  de  Ferrare  et  la  républiqne  de  Venise  sont  bien  disposés.  Quant  au 
pape,  il  est  plus  ardent  que  jamais  à  soutenir  Ferdinand;  il  emprunte  de  l'argent 
à  gros  intérêts  et  réunit  100,000  ducats  pour  aider  ce  prince.  Mais,  si  le  roi  de 
France  tient  bon,  René  l'emportera  sur  tous  ses  ennemis.  Le  pape  a  répondu  aux 
ie(iuétes  de  Louis,  suivant  un  témoin  auriculaire,  qu'il  ne  croyait  pas  ([ue  ce  mo- 
narque voulût  devenir  un  tyran,  et  qu'il  ne  craindrait  pas  plus  le  fds  que  le  père. 
On  dit  à  Rome  qu'il  n'abandonnera  pour  lieu  an  inonde  son  idée,  et  qu'il  ne 
tient  aucun  compte  de  l'abolition  de  la  pragmatique.  Le  duc  de  Milan  et  lui  se 
l'ont  forts  de  chasser  le  duc  de  Calabre  du  royanuie  pour  la  fin  d'avril,  et  ils  ne 
cherchent  qu'à  dissimuler  vis-à-vis  du  Roi.  Si  celui-ci  envoyait  au  pape  et  aux 
cardinaux  une  leltrc  bien  catégorique,  ce  serait  fort  utile.  (Bibl.  nat.,  nis.  IV. 
20429,  f"  42.) 

22 


338  NÉGOCIATIONS  AVEC  PIK  II.  11462 

pensée  :  du  môme  coup,  la  croix  était  rétablie  à  Constaiiti- 
uoplc  et  le  drapeau  fleurdelisé  h  Naples.  Mais  peut-être  une 
oifre  si  belle  ne  lui  parut- elle  pas  sincère  :  il  résista.  Tout  ce 
qu'on  put  tirer  de  lui  fut  la  proposition  d'une  trêve  entre  Fer- 
dinand et  le  duc  de  Galabre.  Le  Roi,  mécontent,  écrivit  lui- 
même  au  Saint-Père  :  il  se  plaignit  qu'au  lieu  de  l'écouter,  il 
combattait  encore  plus  vivement  le  parti  angevin,  et  que  l'ar- 
gent des  bénéfices  de  France  était  employé,  disait-on,  à  pous- 
ser la  guerre  contre  les  princes  français.  Puis  il  envoya  à  Rome 
Bournazel,  sénéchal  de  Toulouse,  qui  tint  un  langage  encore  plus 
net  et  menaça  de  faire  quitter  la  ville  à  tous  ses  compatriotes. 
Cette  mesure  faisait  partie  d'un  ensemble  de  moyens  énergiques 
conseillés  à  Louis  XI  par  un  ami  ou  par  un  membre  de  la 
maison  d'Anjou,  et  qui  eussent  probablement  changé  la  face 
des  choses,  si  l'on  se  fût  décidé  à  les  employer.  Ils  consistaient, 
d'après  un  mémoire  anonyme  remis  à  ce  sujet  au  monarque, 
à  exiger  le  retrait  des  troupes  pontificales  qui  opéraient  avec 
celles  de  Ferdinand,  et,  si  le  pape  refusait  obstinément,  à  com- 
mander à  tous  les  sujets  français  habitant  Rome,  y  compris 
les  cardinaux,  de  revenir  en  France  dans  le  délai  d'un  mois, 
pour  donner  leur  avis  sur  les  affaires  d'Italie  et  les  intérêts  de 
la  foi  chrétienne;  à  gagner,  par  les  prières  ou  l'intimidation, 
le  duc  de  Milan  ;  à  envoyer  le  plus  tôt  possible  trois  ou  quatre 
cents  lances  en  Piémont  et  dans  le  comté  d'Asti  ;  à  nouer  des 
intelligences  avec  le  marcjuis  de  Montferrat  et  les  Vénitiens  ; 
il  assigner  enfin  les  cent  mille  écus  c|ui  restaient  à  payer  sur  la 
dot  de  la  princesse  Anne,  pour  permettre  d'entretenir  l'armée  du 
duc  Jean.  «  Si  toutes  les  provisions  nécessaires  sont  données 
promptement  et  avec  le  concours  de  la  Reine,  disait  en  ter- 
minant le  rédacteur  de  la  note,  le  royaume  de  Sicile  n'est 
pas  entièrement  perdu  ;  cependant  le  roi  René  ne  doit  viser, 
pour  le  moment,  qu'à  sauver  la  personne  de  son  fils,  qui  est 
en  grand  danger,  mais  qui  a  mandé  que  l'exécution  de  ce  plan 
pouvait  encore  lui  rendre  l'avantage  '.  »  Malheureusement  pour 

Aicli.  liai.,  .1  513,  n"  50;  pièces  justificatives,  u"  SO. 


[1462J  NEGOCIATIONS  AVEC  PIE  II.  33» 

les  princes  d'Anjou,  ou  se  borna  au  premier  point,  el  encore 
Bournazel  s'arrêta-t-il  à  la  menace.  Pie  II  était  trop  lin  diplo- 
mate pour  croire  à  son  exécution.  Faites  connue  vous  vou- 
drez, dit-il  avec  indifférence. 

Des  messages  courroucés  suivirent  cette  réponse;  mais 
la  colère  de  Louis  XI,  d'après  la  chronique,  n'était  })as  bien 
sérieuse.  Le  pontife  répliqua  qu'il  était  obligé,  en  vertu  d'un 
traité,  d'agir  comme  il  le  faisait  :  le  Roi  n'avait  qu'à  ordonner 
à  son  cousin  de  déposer  les  armes,  Ferdinand  l'imiterait,  et 
l'on  viderait  ensuite  le  débat  pacifiquement.  Les  envoyés 
français  ayant  insisté  auprès  de  lui  pour  avoir  une  autre  solu- 
tion, il  leur  offrit  de  nouveau  de  ménager  une  trêve  entre  les 
deux  compétiteurs  au  trône  de  Sicile,  trêve  qui  devait  être 
de  quatre  mois  seulement.  Ils  étaient  sur  le  point  d'accepter; 
mais,  ayant  voulu  faire  comprendre  dans  la  suspension  des 
hostilités  Sigismond  Malatesta,  capitaine  italien,  allié  de  Jean 
d'Anjou,  ils  se  virent  éconduits,  par  la  raison  que  ce  condot- 
tiere était  l'ennemi  de  l'Église  et  qu'en  invoquant  son  secours 
le  duc  de  Calabre  avait  manqué  de  respect  au  saint-siége.  Cet 
incident  rompit  les  négociations.  Aussitôt  le  pape  fit  dire  aux 
ambassadeurs  de  Ferdinand  d'Aragon  :  «  Vous  avez  ce  que 
vous  vouliez,  la  guerre,  c'est-à-dire  la  victoire;  retournez  vite 
aux  armes.  » 

D'après  ce  propos,  qu'il  nous  rapporte  lui-même.  Pie  II 
ne  paraît  pas  avoir  tenu  beaucoup  non  plus  à  l'adoption  de 
ses  propositions.  Sur  de  nouvelles  représentations  du  roi  de 
France,  qui  lui  écrivit,  dit-il,  comme  s'il  eût  été  sou  supé- 
rieur, en  prétendant  lui  dicter  sa  ligne  de  conduite,  il  chargea 
deux  légats  de  transmettre  à  ce  prince  son  dernier  mot  :  il 
consentait  à  demander  une  trêve  de  trois  ou  cinq  ans,  si  les 
Français  prenaient  les  armes  contre  les  Turcs.  L'enjeu  était  par 
trop  inégal.  Mais  le  pontife  savait  bien  d'avance  que  ce  mar- 
ché ne  serait  pas  accepté,  car  il  alfirme  un  peu  plus  loin  que 
Louis  XI  ne  se  souciait  pas  plus  de  la  croisade  que  les  autres 
souverains,  et  qu'il  l'avait  traitée  de  rêve  chimérique  devant 
'évoque  de  Ferrare.  «  Et  pourtant,  ajoute-t-il,  c'était  lui-même 


340  FIN  DE  LA  CAMPAGNE  DE  JEAN  D'ANJOU.  [1462^ 

qui  rêvait,  lui  qui  s'était  vanté  d'accomplir  en  un  an  le  pro- 
gramme suivant  :  vaincre  l'Angleterre,  apaiser  l'Espagne, 
passer  en  Italie,  soumettre  Gènes,  conquérir  le  royaume  de 
Sicile,  passer  de  là  en  Grèce  et  dompter  toutes  les  nations 
barbares  \» 

Quoi  qu'il  en  soit  de  la  vérité  de  cette  curieuse  allégation, 
la  trêve  fut  rejetée,  non  par  les  princes  d'Anjou,  mais  par  Fer- 
dinand. Le  Roi  fit  mine  de  vouloir  rétablir  la  pragmatique  : 
c'était  entre  ses  mains  une  arme  commode,  dont  il  entendait 
jouer  pour  obtenir  de  Rome  tout  ce  qui  lui  plairait.  Mais  la 
marche  des  événements  vint  soudain  modifier  ses  résolutions, 
si  jamais  il  en  eut  d'arrêtées  au  sujet  d'une  intervention  en 
Italie.  Dans  un  combat  décisif,  livré  à  Troia,  en  Capitanate, 
le  18  août  1462  %  le  duc  Jean  fut  mis  en  déroute,  ainsi  que 
le  condottiere  Piccinino  et  les  barons  napolitains,  ses  alliés. 
Ce  fut,  au  dire  des  annalistes  italiens,  un  des  plus  grands 
faits  d'armes  du  siècle  :  après  une  lutte  de  six  heures,  dans 
laquelle  il  périt  de  part  et  d'autre  une  quantité  de  monde,  les 
Angevins  laissèrent  aux  mains  des  Aragonais  trois  cents  pri- 
sonniers et  cinq  cents  chevaux,  et  se  retirèrent  à  Gastellamare, 
où  se  tenait  leur  escadre.  Un  grand  nombre  de  seigneurs  s'y 
trouvant  réunis,  Piccinino  dit  tout  bas  au  duc  de  Galabre  : 
«  Aujourd'hui,  si  vous  le  voulez,  vous  êtes  le  maître  du 
royaume.  —  Et  comment?  demanda  le  prince.  —  Arrêtez 
tous  ces  gens  et  dirigez-les  sur  la  Provence,  car  ce  sont  eux 

I  Commcntaril  PU  II,  \^.  207,  271,  324,  340.  Cf.  Jager,  Hlst.  de  l'Église 
catholique  de   France,  XIII ,  520  et  suiv.  ;   Duclos,  Hist.  de   iMuis  XI,  I,  136, 

138;  etc. 

-  Cette  date  est  fournie  à  la  fois  par  la  Cionica  del  regiio  di  Napoli  (pièces 
justificatives,  n«>  100)  et  par  VAit  de  vérifier  les  dates  (XVIII,  353).  Ainsi  D.  Cal- 
met,  qui  place  la  bataille  de  Troia  avant  la  mort  de  Charles  VII  et  prétend  que 
Jean  revint  en  France  en  14G1  pour  repartir  en  1462  (11,  803),  a  été  induit  en 
erreur  par  les  sources  qu'il  avait  à  sa  disposition,  et  qui,  de  son  aveu,  ne  con- 
tiennent rien  de  clair  sur  ce  point.  Le  duc  de  Calabre  ne  discontinua  un  moment 
sa  campagne  que  pour  venir  combattre  la  révolte  de  Gênes,  dont  il  a  été  question 
plus  haut  :  il  dut,  de  là,  regagner  directement  le  royaume  de  Sicile.  (Cf. la  Cro- 
nica,  ibid.,  et  le  Journal  de  iS'aples,  Rer.  ital.  script.,  XXI,  1133.)  M.  de  Ville- 
neuve-Bargemont  a  également  erré  au  sujet  de  l'époque  de  sa  défaite  (II,  140). 


I1463J  ri\  DE  LA  CAMPAGNE  DE  JEAN  D'ANJOU.  341 

qui  font  durer  la  guerre,  et  sans  eux  vous  aurez  l'avantage. 
—  A  Dieu  ne  plaise,  répondit-il,  que  je  commette  une  trahi- 
son ;  jamais  un  membre  de  ma  famille  n'a  voulu  en  com- 
mettre, et  je  ne  commencerai  pas.   S'il  plaît  à  Dieu  que  je 
devienne  roi,  je  le  serai  ;  sinon,  que  sa  volonté  soit  faite  '.  » 
Un  tel  langage  était  digne  du  fils  de  René  d'Anjou,  et  le 
dernier  champion  de  sa  maison  tombait  noblement.  Mais  si 
cet  incident  prouve  que  les  princes  angevins  n'avaient  pas 
dégénéré,  il  montre  également  que  les  Napolitains  étaient 
restés  les  mômes,  et  que  les  plus  fidèles  n'avaient  renoncé  ni 
au  calcul  ni  à  l'intrigue.  Aussi  délaissèrent-ils  le  duc  avec 
autant  d'empressement  qu'ils  l'avaient  acclamé,  et  le  condot- 
tiere qui    lui   avait  proposé  leur  enlèvement  ne  tarda  pas 
lui-même  à  en  faire  autant.  Malgré  leur  défection,  Jean  essaya 
de  tenir  encore  la  campagne,  et  se  retrancha,  en  1463,  dans 
l'île  d'Ischia,  voisine  de  Naples,  espérant  toujours  voir  arri- 
ver de  France  un  secours  quelconque.  Son  échec,  qui  eût 
engagé  tout  autre  prince  à  lui  tendre  la  main,  détermina  pré- 
cisément son  cousin  à  l'abandonner   tout  à  fait.  La  même 
année,  Louis  XI  renonça  à  toute  revendication  en  Italie,  céda 
ses  droits  sur  Gênes  au  duc  de  Milan,  l'allié  des  Aragonais, 
et  resserra  son  alliance  avec  ce  prince  versatile,  en  attendant 
qu'il  en  fit  proposer  une  au  roi  Ferdinand  lui-même\  Si  c'était 
là  la  politique  de  l'habileté,  ce  n'était  pas  celle  de  l'honneur, 
et,  même  au  point   de  vue    de   l'intérêt  personnel  du  Roi, 
cet  abandon  était  une  faute,  car  il  lui  mettait  sur  les  bras 
un  ennemi  redoutable  pour  le  jour  prochain  où  une  lutte  in- 
testine éclaterait   en   France.   Un  moderne  historien  a  paru 
croire  que  l'hostilité  du  duc  de  Calabre  dans  la  guerre  du  Bien 
public  était  le  motif  qui  avait  fait  prendre  à  Louis  une  réso- 
lution aussi  opposée  aux  traditions  des  règnes  précédents '; 

'  Cronica  dd  regno  i/i  Napoli  (pièces  justificatives,  n"  100).  Vespasiano  da 
nlslicci,  y'tle  (li  iiumiiii  illtistri  <lel  secolo  XV,  éd.  Bartoii,  Florence,  1859. 
p.   114. 

*  Desjai clins,  o/;.  cit.,  I,  9,  10,  131,  l(;i. 
De  Chervier,  H\st.  de  Charles  T'IIl^  I,  25. 


842  REVERS  DE  LA  gEINE  MARGUERITE.  [1461-64] 

mais  il  est  clair  que  celle-ci  précéda  celle-là,  et  qu'au  con- 
traire la  conduite  du  souverain  à  son  égard  jeta  le  futur 
ligueur  dans  la  voie  de  la  révolte.  Après  quelques  efforts 
désespérés,  il  repassa  en  Provence  et  de  là  en  Lorraine,  au 
printemps  de  l'année  1464.  René  crut  devoir  envoyer  de 
nouveaux  ambassadeurs  à  la  cour  de  Rome.  On  refusa  de  les 
entendre;  il  protesta  encore  :  mais  tout  était  bien  fini,  et  le 
fait  accompli  était  sanctionné  \ 

En  même  temps  que  les  dernières  espérances  de  sa  maison 
s'évanouissaient  en  Italie,  le  malheureux  roi  de  Sicile  voyait 
s'écrouler  le  trône  plus  solide  où  la  politique  de  Charles  VII 
et  la  sienne  avaient  fait  asseoir  sa  fille  Marguerite.  La  guerre 
des  deux  roses  est  trop  connue  pour  que  j'en  rapporte  ici  les 
péripéties.  On  sait  que  la  vaillante  reine  d'Angleterre,  après 
avoir  victorieusement  défendu  sur  plusieurs  champs  de  bataille 
les  droits  de  son  époux,  attaqués  par  le  duc  d'York,  vit  la  for- 
tune changer,  et  que  le  fils  de  son  rival,  Edouard  IV,  fut  cou- 
ronné à  Londres  en  1461.  Elle  passa  une  première  fois  en 
France,  pour  demander  du  secours  au  Roi,  dans  le  courant  de 
cette  même  année.  La  reine-mère,  René,  le  comte  du  Maine 
unirent  leurs  instances  aux  siennes.  Mais  le  bon  vouloir  de 
Louis  XI  n'alla  pas  beaucoup  plus  loin  à  son  égard  qu'envers 
son  frère  Jean.  Il  lui  promit  son  appui,  commença,  en  effet, 
des  armements,  manda  le  ban  et  l'arrière-ban  comme  s'il  eût 
voulu  faire  une  descente  en  Angleterre;  mais  ces  préparatifs, 
dit  Ghastelain,  étaient  uniquement  en  vue  du  siège  de  Ca- 
lais ^  Il  tenait  avant  tout  à  s'assurer  cette  place,  et,  dans 
l'espoir  de  la  recouvrer,  il  consentit  à  prêter  à  sa  cousine  vingt 
mille  livres,  à  la  condition  que,  si  elle  ne  les  restituait  pas  dans 

'  Cronica  et  Journal  de  Naples,  ibid.  Arch.  nat.,  KK  1127,  f"  2:59.  Dourdigné, 
en  rapportant  la  réponse  dilatoire  faite  par  Louis  XI  aux  demandes  de  secours  du 
duc  Jean  (réponse  qu'il  place  au  moment  du  couronnement  du  Roi,  mais  (pii  dut 
être  donnée  au  prince  après  son  retour,  en  I4G4),  dit  que  celui-ci  demeura  éba- 
hi, courroucé,  et  dissimula  en  attendant  l'occasion  de  se  déclarer;  puis  il  passe 
immédiatement,  comme  à  une  conséquence  naturelle,  à  la  guerre  du  Bien  pui)lic 
(11,  21  i  et  suiv.). 

-  Ghastelain,  éd.  Kervyn  de  Lettenhove,  IV,  225, 


1 102-03]  REVERS  DE  LA  REINE  MARGUERITE.  343 

le  délai  d'un  an,  la  vUle  lui  serait  cédée.  Marguerite  lui  donna 
quittance  de  la  somme  au  mois  de  juin  1402,  avec  Tautorisa- 
tion  de  son  mari.  Elle  promettait,  dans  cet  acte,  qu'aussitôt 
qu'Henri  VI  aurait  repris  possession  de  ses  États,  il  remettrait 
le  commandement  du  château  de  Calais  au  comte  de  Pembrock 
ou  à  un  autre  de  ses  parents,  qui  jurerait  d'en  ouvrir  les  portes 
au  roi  de  France  à  défaut  du  remboursement  de  sa  créance 
dans  le  délai  convenu;  toutefois  ce  prince,  pour  entrer  en 
jouissance,  devait  ajouter  quarante  mille  écus  aux  premières 
vingt  mille  livres*.  Un  pareil  engagement  était  difficile  à  exé- 
cuter, et,  pour  Louis  XT,  complètement  illusoire  :  s'il  prêtait  à 
la  reine  un  secours  efficace,  il  lui  donnait  le  moyen  de  ressai- 
sir le  pouvoir  et  d'acquitter  sa  dette  en  argent  ;  s'il  ne  lui  don- 
nait, au  contraire,  qu'un  corps  de  troupes  insignifiant,  il  était 
probable   qu'elle   n'arriverait  à  rien  et  ne  pourrait  le  payer 
d'aucune  façon.   Ce  fut,  cependant,  ce  dernier  parti    qu'il 
adopta.  11  mit  à  ses  ordres  deux  mille  gens  d'armes  et  le  sé- 
néchal Pierre  de  Brézé,  serviteur  dévoué  de  Marguerite  et  de 
son  père,  «  qu'il  aimoit   de    léal  ardent  amour  comme  son 
naturel  seigneur-  ».  Le  roi  d'Angleterre  eut  beau   députer 
en  France  un  diplomate  habile,  Guillaume  Cousinot,  avec  la 
mission  de  provoquer  de  nouvelles  démarches  et  l'envoi  d'une 
certaine  quantité  d'artillerie  ^  :  on  ne  put  obtenir  autre  chose. 
Aussi  qu'arriva-t-il  ?  Dès  l'année  suivante,  la  petite  armée 
des  Lancastre,  après  une  tentative  héroïque,  fut  de  nouveau 
l)attue  ;  Henri  VI,  tombé  au  pouvoir  du  vainqueur,  fut  enfermé 
dans  la  tour  de  Londres,  et  la  fille  de  nos  rois,  errante  au  fond 
des  forêts,  traquée  de  toutes  parts,  s'estima  heureuse  de  ren- 
contrer un  voleur  de  grand  chemin  pour  lui  confier  l'héritier 
de  sa  race  et  se  faire  conduire  au  bord  de  la  mer.  Elle  se  rem- 


'  Arch.  nat.,  .1  048,  n°  2.  Cette  pièce  porte  la  signature  autographe  de  Mar- 
guerite. 

2  Chastelain,  IV,  228. 

■■  V.  les  instructions  remises  à  re  svijet  à  Cousinot  parmi  les  pièces  justifica- 
tives que  M"''  Dupont  a  jointes  à  son  édition  de  la  Clironique  de  Jean  de  Wavrin 
(IL[,  180). 


344  MARGUERITE  SE  RÉFUGIE  EN  FRANCE.  [1463] 

barqua,  descendit  sur  les  côtes  de  Flandre,  et  de  Bruges,  où  elle 
laissa  son  fils,  se  rendit  à  Lille  et  à  Béthune.  Le  duc  de  Bourgo- 
gne, qui  se  trouvait  là,  lui  fit  l'accueil  le  plus  généreux,  et  donna 
l'ordrequ'on  la  conduisît,  à  ses  fixais,  jusque  dans  le  duché  de 
Bar,  où  elle  fut  remise  aux  officiers  de  son  père.  On  s'étonna  de 
lavoir  recourir  à  la  protection  d'un  prince  qui  avait  été  l'ennemi 
juré  de  sa  maison.  Chastelain,  le  chroniqueur  bourguignon, 
laisse  échapper  à  ce  propos  quelques  réflexions  empreintes 
d'une  amère  ironie;  mais  lui-même  allègue  plus  loin  que  ni 
Louis,  ni  René,  ni  Charles  d'Anjou  ne  pouvaient  rien  pour 
l'infortunée  Marguerite,  parce  qu'Edouard,  le  nouveau  souve- 
rain de  l'Angleterre,  ne  tenait  aucun  compte  de  leurs  avis,  et 
que  tout  était  bien  changé  depuis  le  temps  du  roi  Charles, 
«  en  qui  elle  se  soloit  fier  d'ayde  et  de  confort  ^  » . 

Tout  était  changé,  en  effet.  L'influence  delà  France  à  l'étran- 
ger était  sacrifiée  ;  en  Angleterre  comme  en  Italie,  sa  main 
puissante  se  retirait,  pour  s'appesantir  sur  ses  ennemis  inté- 
rieurs. Mais  le  nombre  de  ces  ennemis  mêmes  n'allait-il  pas 
grossir  à  chaque  pas  fait  dans  une  voie  politique  si  nouvelle 
et  si  hasardeuse  ?  «  Si  Louis  XI  n'avait  consulté  que  son 
inclination,  dit  Duclos,  il  aurait  donné  des  secours  à  Mar- 
guerite; mais  il  était  alors  occupé  d'affaires  trop  importantes 
du  côté  de  l'Espagne  pour  se  mêler  de  celles  de  l'Angleterre^  »  . 
Les  affaires  de  l'Angleterre  n'étaient-elles  pas  aussi  celles 
de  la  France,  et  n'était-ce  pas  un  intérêt  de  premier  ordre  de 
maintenir  à  la  tête  d'un  pays  si  voisin,  si  dangereux  encore 
par  ses  prétentions  et  son  hostilité  séculaires,  une  dynastie 
attachée  désormais  à  nos  rois  par  les  liens  du  sang,  de  l'ami- 
tié et  de  la  reconnaissance?  Soit  qu'il  ne  le  pût,  soit  qu'il  ne  le 
voulût,  Louis  XI  ne  tenta  rien,  à  cette  époque  du  moins,  pour 
atteindre  un  pareil  résultat.  Il  laissa  même  à  René,  dont  les 
finances  étaient  déjà  obérées,  toute  la  charge  de  l'entretien  de 
sa  fille.  Marguerite,  ne  pouvant  songer  pour  le  moment  à  re- 
joindre son  mari,  reçut,  pour  s'y  retirer,  un  domaine  dans  le 

'   Chasîelain,  IV,  92,  29G,  332.  Cf.  Duclos,  H!st.  de  Louis  M,  \,  1C2-1C5. 
2  Diidos,  ib'iil.,  !().'■), 


[1463J  AFFAIRE  DE  NICE.  345 

fluché  de  Bar;  une  pension  d'environ  six  mille  écus  lui  fut 
servie  par  Olivier  Haloret,  maître  de  la  chambre  aux  deniers 
du  roi  de  Sicile,  qui  avait  eu  déjà  des  frais  considérables  à  sup- 
porter à  Toccasion  de  son  premier  retoui-\  La  reine  dépos- 
sédée attendit  ainsi  des  temps  meilleurs;  mais  elle  n'avait  pas 
encoi-e  épuisé  la  longue  série  de  ses  infortunes. 

Le  ciel  commençait  donc  à  s'assombrir  de  toutes  parts  au- 
tour de  la  maison  d'Anjou.  René,  cependant,  ne  désespérait 
pas,  et  chei-chait  à  regagner  du  côté  de  la  Provence  ce  que  de 
fâcheuses  coïncidences  lui  faisaient  perdre  ailleurs.  Depuis  le 
règne  de  Louis  II,  ce  vaste  comté  demeurait  mutilé.  Un  dé- 
membi-ement  forcé  en  avait  détaché  la  ville  et  le  comté  de 
Nice,  qui  en  faisaient  partie  intégrante.  Les  circonstances 
n'avaient  pas  permis  aux  souverains  qui  s'étaient  succédé  de 
revendiquer  ce  membre  iuiportant  de  leur  domaine.  Elles 
n'étaient  pas  devenues  plus  favorables;  mais  la  prescription 
était  à  craindre,  et  le  duc  de  Savoie,  détenteur  du  fief,  étant 
venu  en  France,  l'occasion  parut  propice  pour  essayer  de  ré- 
gler avec  lui  une  question  aussi  grave. 

De  temps  immémorial,  Nice  dépendait  du  comté  de  Pro- 
vence, et,  même  après  avoir  passé  à  la  maison  de  Savoie,  elle 
n'appartenait  pas  à  l'Italie,  puisque  la  Savoie  n'était  pas  une 
puissance  italienne.  Dès  l'époque  des  premiers  couites,  bien 
qu'elle  eût  avec  eux  des  déuiêlés  assez  fréquents,  elle  était 
sous  leur  autorité  ^  Des  témoignages  précis  prouvent  qu'elle 

'  Quittance  donnée  à  Bar  le  17  août  1404  (Bil>l.  nat.,  Lorraine  2(i,  n"  45).  Cf. 
un  acte  du  10  juillet  1402,  dans  lequel  René  déclare  avoir  emiirunté  8000  florins 
pour  les  «  grans  et  suniplueuses  despences  »  occasionnées  par  la  venue  de  la  reine 
d'Angleterre(Arch.  desBouches-du-Rhône,B15,f»91  v°,  et  les  Mémoires  de  Basin, 
II,  50).  Ce  dernier  chroniqueur  commet,  à  ce  sujet,  plus  d'une  méprise  :  il  fait  abor- 
der Marguerite  et  son  fils  en  Normandie,  et  ailleurs  il  prétend  qu'elle  demeura  en 
An-lelerre,  sur  l'olTre  d'Edouard  IV  lui-même,  qui  l'arcueillit  à  sa  cour  et  la 
traita  très-bonorahlement  (//'/(/.,  270).  C'est  là  une  de  ces  versions  ridicules  pro- 
pagées par  la  crédulité  des  sujets  anglais  et  bourguignons,  et  (pii  n'a  pas  besoin 
d'être  réfutée. 

-  Papou,  Hist.  (le  Provence,  Ul,  .')31  et  suiv.  Art  de  rerificr  les  dates,  X, 
392,  394. 


346  AFFAIRE  DE  NICE.  Ll12r,-i;386) 

n'avait  pas  cessé  depuis  d'être  considérée  comme  terre  pro- 
vençale. En  H25,  un  partage  étant  intervenu  entre  Alphonse, 
comte  de  Toulouse,  et  Raymond  Bérenger,  comte  de  Provence, 
les  anciennes  limites  de  ce  dernier  pays  furent  exactement  con- 
signées dans  la  charte,  et  l'on  voit  parla  qu'elles  s'étendaient, 
du  côté  de  l'est,  à  une  certaine  distance  au-delà  de  Nice,  jusqu'à 
un  rameau  des  Alpes  descendant  au  bourg  deTurbia'.  Un  des 
premiers  registres  de  la  Chambre  des  comptes  d'Aix  renferme 
une  description  du  comté  de  Provence  remontant  au  treizième 
siècle  :  Nice  y  est  comprise,  avec  cette  observation  qu'elle  est 
du  domaine  provençal  ainsi  que  tout  son  diocèse,  embrassant 
cinquante  et  un  châteaux,  parmi  lesquels  celui  de  Monaco  ^ 
On  possède,  pour  la  même  époque,  un  assez  grand  nombre 
d'actes  confirmant  le  fait  de  la  façon  la  plus  positive  :  hom- 
mages lendus  au  souverain  de  la  Provence  pour  différentes 
localités  du  comté  de  Nice,  reconnaissance  des  droits  qu'ils  y 
percevaient,  privilèges  octroyés  par  eux,  etc.^  En  1309 , 
les  syndics  de  la  ville,  l'évêque,  les  chevaliers  et  les  habi- 
tants prêtèrent  serment  de  fidélité  à  Charles  II  dans  les 
mains  de  son  sénéchal '\  En  138o  et  1386,  plusieurs  sei- 
gneurs firent  à  la  reine  Marie,  tutrice  de  son  fils  Louis  II, 
l'hommage  des  biens  qu'ils  possédaient  dans  la  viguerie  de 

'  Arch.  nat.,  J  84T,  n»  1. 

2  «  CivitdS  N'ic'ic^  pos'tln  In  cavité  Prnvu/c'te,  in  iiippc  suprà  marc,  a/i  anùfjuis 
anliquhus  Jiellanila  vucata,  est  in  dominio  comilis  Piovincie  ciim  toto  siio  episco- 
palu,  in  tjno  siint  castra  infruscripta  ;  Caslrum  de  I\IunteoUvo,  c.  de  Ysia,  c.  de 
Tnrbla,  c.  de  Monaco,  c.  de  Pelane,  c.  de  Plllia,  c.  de  Luceramo,  c.  de  Torre, 
r.  de  Comptes,  e.  de  Drapo,  c.  de  liera,  monasicriiini  Sancti  Poi/lii,  r.  de  Rocea, 
c.  de  Slilicon,  c.  de  Castro  Novo,  c.  de  Crarasa,  c.  de  Jsperomonte,  c.  de  Sancto 
niasio,  c.  de  Torreta,  c.  de  Deqtieta,  c.  de  Lenengis,  c.  de  l'élis^  c.  de  Tiirre, 
c.  de  Clanze,  c.  de  Tornafort,  c.  de  T'arelot,  c.  de  Masonis  inferius,  c.  de  T'Ular, 
c.  de  Masonis  saprriiis,  c.  de  Torreto,  c.  de  Tieri,  c.  de  Lencha,  c.  de  Prolas,  c.  de 
Àlonna,  c.  de  Maria,  c.  Sancti  Salvatoris,  c.  de  Roura,  c.  de  Robione,  c.  de  Lensola, 
c.  Sancti  Stepliani,  c.  deDalmaci  lu  Salvage,  c.  de  Pajmplaze,  c.  de  Sancti  Martini, 
c.  de  Relveser,  c.  de  Gordelon,  c.  de  Aholena,  c.  Lantusca,  c.  de  Rombelliare, 
c.  de  f.oi/e,  c.  (le  l.az,  c.  de  Rocaspcrviera,  c,  de  Castro  P'eteri.  »  (Arcli.  des 
Iloiiclics-dii-Hlu'tne,  W  2;  copie  ancienne  aux  Arrli,  nat.,  J  Si 8,  n°^  8  et  9.) 
Aich.  nat.,  .T  ?,\',  n"  12  ;  J  848,  n»»  8  et  1). 

'  Arch.  nat.,  J  847,  n""  3  et  4. 


[13871  NICE  ENLEVEE  Al'X  (M^MTES  DE  PROVENCE,  Ul 

Nice,  comme  relevant  de  son  comté  de  Provence  \  II  est  donc 
constant  que  la  possession  du  fief  demeura  jusque-là  incon- 
testée. 

Mais,  lorsque  la  rivalité  de  la  seconde  maison  d'Anjou  et  de 
la  branche  de  Duras  eut  jeté  le  trouble  dans  les  esprits,  lors- 
que le  pays  se  trouva  divisé  en  deux  camps  et  déchiré  par  la 
guerre  civile,  les  droits  et  les  devoirs  de  chacun,  comme  il 
arrive  en  pareil  cas,  perdirent  de  leur  évidence.  Tandis  que  la 
grande  majorité  se  soumettait  à  la  veuve  de  Louis  I,  les  Ni- 
çois, sans  vouloir  cependant  se  séparer  de  la  Provence,  s'obs- 
tinèrent à  regarder  comme  son  souverain  légitime  l'héritier 
des  Duras,  et  ils  envoyèrent,  en  1387,  une  députation  à  Mar- 
guerite, sa  mère,  qui  régnait  à  Naples,  pour  lui  demander  de 
les  défendre  contre  le  parti  angevin.  Cette  princesse,  étant  hors 
d'état  de  se  défendre  elle-même,  leur  conseilla,  pour  ne  pas 
les  laisser  tomber  au  pouvoir  des  ducs  d'Anjou,  d'invoquer 
l'appui  et  l'autorité  d'un  prince  étranger.  Ils  appelèrent  Amé- 
dée  VII,  comte  de  Savoie,  qui,  ne  cherchant  que  l'occasion  de 
s'agrandir,  accourut  à  leur  secours  et  repoussa  les  troupes  de 
la  reine  Marie,  venues  pour  les  assiéger.  Ils  passèrent  ensuite 
avec  lui  un  traité  aux  termes  duquel  il  devait  les  garder  contre 
leurs  ennemis,  sans  les  contraindre  à  lui  jurer  fidélité  ni  àuser 
de  ses  monnaies,  et  rendre  leur  ville  à  Ladislas  au  bout  de  trois 
ans,  si  ce  prince  avait  alors  la  force  nécessaire  pour  soutenir 
la  lutte-.  Mais  il  était  plus  que  probable  qu'Amédée,  une 
fois  dans  la  place,  n'en  sortirait  plus.  Ainsi  s'opéra  Tannexion 
de  Nice  à  la  Savoie. 

Toutefois,  selon  le  droit  de  l'époque,  cette  acquisition 
n'avait  rien  de  régulier.  Même  dans  le  cas  de  guerre  entre 
deux  prétendants,  une  cité  ne  pouvait  se  donner  de  la  sorte  à 
un  tiers  n'ayant  ni  titre  ni  mandat.  Et  quant  à  Marguerite  de 
Duras,  non-seulement  elle  n'était  pas  autorisée  à  aliéner  une 
partie  du  domaine  de  ses  prédécesseurs,  mais  cette  aliénation 

">  Ardi.  nat.,  .1  8'i7,  n"  10. 

-  Papon,  Hist.  de  Provence,  III,  275  ot  siiiv.  Giiiclienon,  Hist.  île  Savoie, 
II,  tl. 


348  NICE  ENLEVEE  AUX  COMTES  DE  PROVENCE.  [1387J 

n'était  même  pas  dans  ses  intentions,  car  elle  ne  songeait  évi- 
demment qu'à  défendre  Nice  au  moyen  d'une  occupation  mo- 
mentanée. Les  habitants  paraissent  avoir  cru  eux-mêmes  au 
caractère  transitoire  de  la  domination  savoisienne.  En  tout  cas, 
les  ducs  d'Anjou,  seigneurs  reconnus  de  la  Provence,  n'étaient 
nullement  tenus  d'accepter  un  fait  imposé,  soit  par  des  sujets 
rebelles,  soit  par  un  compétiteur.  Aussi,  dès  le  29  octo- 
bre 1387,  la  reine  Marie  se  fit-elle  jurer  obéissance  par  les 
syndics  de  la  ville  d'Aix,  tant  en  leur  nom  qu'au  nom  des 
communautés  de  Nice,  Tarascon,  Draguignan,  Toulon,  Barce- 
lonette,  Puget-Téniers,  Vintimille,  et  de  toutes  celles  qui 
avaient  adhéré  au  parti  de  Duras.  Elle  confirma  en  même 
temps  les  privilèges  de  ces  différentes  localités,  et  renouvela 
le  serment  de  n'aliéner  aucune  portion  du  territoire  pro- 
vençal, révoquant  d'avance  toute  aliénation  qui  pourrait  être 
faite  '. 

Il  y  eut  donc,  à  partir  de  cet  instant,  un  casiis  l)elli\^enimueut 
entre  les  comtes  de  Provence  et  de  Savoie,  et  l'on  vit  surgir  pour 
la  première  fois  la  question  de  Nice.  Amédée  VII,  sentant  bien 
que  sa  pi-ise  de  possession  était  entachée  d'un  caractère  de  vio- 
lence, et  que  l'appel  de  la  population,  c'est-à-dire  de  quelques 
magistrats,  ne  suffirait  pas  à  la  faire  passer  pour  légitime, 
chercha  à  la  justifier  par  des  raisons  plus  solides.  Il  trouva  un 
argument  très- spécieux.  Son  père  avait  prêté  au  premier  duc 
d'x\njou,  dans  son  expédition  d'Italie,  un  concours  actif  ;  ni  lui 
ni  ses  héritiers  n'avaient  été  indemnisés,  malgré  les  obliga- 
tions signées  à  leur  profit:  le  comté  de  Nice  devait  donc  être 
détenu  en  gage  de  cette    dette  '\    Il  faut   remarquer  qu'ici 

'   Arch.  nal.,  J  8i7,  n'>  13.  Cet  acte  l'ut  confirmé  en  1399  par  Louis  l\. 

■-'  Arch.  liât.,  P  13;')1,  n"  707,  etc.  Le  service  rendu  à  Louis  1  par  Amédée  VI 
avait  ceiiciuiant  reçu  sa  rémunération,  dès  1382,  par  la  cession  du  Piémont.  (Papou, 
op.  cit.,  111,  239.)  La  principauté  de  Piémont  avilit  été  donnée  par  Jacques  d'A- 
ragon à  sa  (ille  Marguerite  eu  même  temps  que  le  comté  de  Provence,  au  mois 
d'août  126s.  Cliarles  II  d'Anjou  l'avait  unie  irrévocablement  à  ce  comté  en  1306, 
cl  elle  élail  devenue  inaliénable  comme  le  reste  du  patrimoine  de  sa  maison.  René 
lui-même  reçut,  en  \'l'■]i^,  certains  bommages  en  qualité  de  prince  de  Piémont, 
titre    qu'il  s'attribua  toujours  dans  ses  actes.  Tous  ces  faits    servirent  à  étayer 


|1387-1409J  NICE  ENLEVEE  AUX  COMTES  DE  l'IK  )\  l-'ACK.  349 

Amédée  se  mettait  en  contradiction  avec  lui-niùnic  :  d'une 
part,  il  s'érigeait  en  légitime  propriétaire  du  comté,  investi 
par  la  volonté  des  habitants  ;  de  l'autre,  il  méconnaissait  cette 
prétendue  propriété,  et  ne  se  présentait  plus  que  comme  déten- 
teur et  comme  créancier.  Mais  tous  les  raisonnements  sont 
bons  quand  ils  appuient  la  force.  La  reine  Marie  et  son  jeune 
fils  avaient  sur  les  bras  trop  d'embarras  de  tout  genre,  en  Pro- 
vence, en  Italie  et  ailleurs,  pour  entreprendre  utilement  la 
revendication  de  leur  bien  et  pour  engager  contre  leur  puis- 
sant voisin  une  lutte  ouverte.  Ne  voulant  cependant  pas  avoir 
l'air  d'abandonner  leurs  droits,  ils  conclurent  avec  lui,  par 
l'entremise  du  pape  Clément  VII,  leur  protecteur,  une  trêve 
de  douze  années,  sur  la  base  du  statu  quo  :  chacune  des  deux 
parties  s'interdisait,  par  ce  traité,  de  rien  réclamer  à  l'autre, 
soit  par  la  voie  des  armes,  soit  par  la  voie  judiciaire,  et  de  faire 
aucune  acquisition  nouvelle  aux  pays  de  Provence,  Forcal- 
quier  et  Vintimille,  avant  l'expiration  du  délai  convenu  \  Les 
douze  années  s'écoulèrent  sans  modifier  sensiblement  la  situa- 
tion. Amédée  VIII  succéda  à  son  père  Amédée  VII  et  continua 
la  politique  d'annexions  qui  était  déjà  dans  les  traditions  de  sa 
famille.  Mais,  comme  il  n'avait  pas  plus  d'intérêt  que  le  duc 
d'Anjou  à  déclarer  la  guerre,  à  cause  de  la  haute  influence 
exercée  par  celui-ci  dans  le  gouvernement  du  royaume  de 
France,  la  trêve  fut  renouvelée  pour  le  même  laps  de  temps 
par  une  convention  arrêtée  à  Paris,  en  présence  du  duc  de  Bour- 
gogne, le  12  juillet  1400,  et  ratifiée  à  Chambéry  le  25  août 
suivant.  Ce  second  acte  réglait  la  perception  des  gabelles  de 
Nice  et  stipulait  l'abolition  de  tout  impôt  nouveau  établi  ou  à 
établir  par  le  comte  sur  ses  habitants  ;  ainsi  l'autorité  du 
comte  de  Savoie  était  loin  d'être  admise  par  les  médiateurs  ". 
En  1409,  deuxième  prorogation  ;  mais  la  question  fait  un  pas  : 
les  princes  du  sang  s'en  préoccupent  et  s'efforcent  d'amener 

plus  tard  les  prétentions  du  roi  de  France  sur  le  Piémont.  (Arcli.  nat.,  .1  291, 
n"  I  ;  J  992,  {"•'  1  et  02.) 

'  Arch.  nat.,   P  1351,  u"  7  H). 

■'  Ihïd. 


33U  NÉGOCIATIONS  AU  SUJET  DE  NICE.  [1409] 

im  arrangement  pacifique  entre  les  parties.  L'entreprise  est 
(lifiicile,  car  Louis  II  se  plaint  que  son  adversaire  a  enfreint  les 
conditions  des  ti'êves,  et  se  prétend,  en  conséquence,  dégagé 
de  toute  obligation  envers  lui.  Cependant  il  se  soumet  cà  l'ar- 
bitrage du  duc  de  Berry,  son  oncle,  et  du  duc  de  Bourgogne, 
son  cousin,  alliés  l'un  et  l'autre  au  comte.  Il  leur  envoie  quatre 
commissaires,  avec  des  instructions  et  des  mémoires  détaillés, 
et  les  autorise  même  à  offrir  en  son  nom  une  somme  de  cent 
vingt  mille  francs  contre  la  restitution  du  territoire  envahi  '. 
Le  sénéchal  d'Auvergne  et  le  bailli  du  comté  de  Bourgogne  se 
rendent  auprès  d'Amédéede  la  part  des  deux  ducs,  et  lui  de- 
mandent de  vouloir  bien  se  prêter  aune  transaction.  Le  comte 
fait  mine  d'accepter  avec  empressement;  il  déclare  qu'il  se 
rendra  lui-même  à  Paris,  afin  d'exposer  ses  droits  à  son  beau- 
père  de  Berry  et  à  son  ])eau-frère  de  Bourgogne.  Les  ambas- 
sadeurs insistent  pour  lui  faire  promettre  qu'en  cas  d'empê- 
chement il  enverra  des  délégués  munis  de  pleins  pouvoirs. 
((  J'irai  n'importe  comment,  répond-il,  et,  si  je  n'y  suis  avant 
la  mi-août,  mes  procureurs  y  seront.  »  Les  princes,  les  com- 
missaires du  duc  d'Anjou  se  réunissent  à  la  date  fixée;  on  at- 
tend le  comte  ou  ses  députés  ;  mais  le  terme  se  passe,  et  per- 
sonne ne  se  présente.  Amédée  ne  s'était  pas  senti  assez  fort 
pour  affronter  le  débat  :  les  arbitres  comprennent  qu'il  s'est 
joué  d'eux  et  se  retirent  indignés '\  Leur  intervention  devait 

I  Arch.  nat.,  P  1351,  n°«  700,  702,  703,  707,  708,  709. 

^  Arch.  nat.,  P  1351,  n°  704,  et  J  848,  n"  7.  Voici  dans  quels  termes  le  duc 
de  Derry  annonçait  à  Louis  II  ce  résultat  négalil'  :  «  Très-haut  et  puissant  prince 
et  très-chicr  et  très-amé  neveu,  le  sire  de  Laval  et  inaistre  Guillaume  [Saignel], 
voz  serviteurs,  porteurs  de  cesles,  sont  cy  \enus  polir  le  fait  d'entre  vous  et  mou 
filz  de  Savoye,  cl  n'a  pas  tenu  à  eulx  ne  à  taire  bonne  diligence  et  grande  jionr- 
suiUe  qu'iiz  n'ont  hesoingné  en  vostre  faict,  s'ilz  eussent  trouvé  partie.  Mais,  en 
\érité,  combien  ([u'il  me  soit  grief  de  le  vous  escrire  et  me  déplaise  grandemelit 
du  défaull,  mondit  (ilz  n'y  est  venu  ne  envoyé  personne  quelconque  ;  dont  beau 
neveu  de  I5ourgoigue  et  je,  qui  ne  cuydoye  pour  riens  qu'il  y  faillist,  avons  très- 
grant  merveille.  Et  ceulx  qui  ainsi  le  eonseillcul  font  très-mal,  et  monstrcnt  bien 
qu'iiz  n'aynient  son  i)ien  ne  honneur.  Et,  eh  vérité,  je  mestray  paine  qu'iiz  s'en 
trouveront  courrociez,  ainsi  (pie  jikis  à  plain  escri  à  mondit  fdz....  Escript  à 
Paris,  le  xxvui'  joui  d'aoust.  »    Le  duc  de  Bourgogne  lui  écrivait  aussi  vers  la 


liU9-18j  NEGOCIATIONS  AU  SUJET  DE  NK'K.  331 

iiuilheureuseiiieiit  s'arrêter  là  ;  les  troubles  du  royaume,  sur 
lesquels  comptait  sans  doute  le  défaillant,  ne  permettaient  pas 
de  pousser  l'alfaire  plus  loin. 

Pendant  neuf  ans,  la  question  parut  assoupie.  Elle  se  posa 
de  nouveau  en  1418,  au  moment  où  la  mort  de  Louis  II  d'An- 
jou venait  de  faire  tomber  aux  mains  d'une  femme  et  d'un  eiifanc 
la  défense  et  le  gouvernement  du  comté  de  Provence.  Amé- 
dée  VIII,  au  contraire,  était  à  l'apogée  de  sa  puissance  :  deux 
ans  auparavant,  son  fief  avait  été  érigé  en  duché  par  la  fa- 
veur de  l'empereur  Sigismond.  Les  circonstances  étaient  des 
plus  favorables  pour  lui.  Il  est  curieux  de  voir  comment  il  en 
profita  et  par  quelle  voie  détournée  il  airiva  à  faire  sanction- 
ner sa  conquête  au  nom  du  jeune  roi  de  Sicile.  Dans  une  pre- 
mière journée,  tenue  à  Rumilly  le  9  septembre,  les  prétentions 
des  deux  parties  sont  ainsi  formulées  :  le  duc  de  Savoie  réclame 
aux  héritiers  de  Louis  d'Anjou  le  remboursement  des  dépenses 
faites  par  son  aïeul  au  service  de  ce  prince,  et  montant  à 
cent  soixante-quatre  mille  francs  d'or  ;  la  reine  Yolande,  de 
son  côté,  demande  la  restitution  de  la  ville  de  Nice  et  de  son 
district,  plus  les  revenus  de  cette  terre  depuis  le  jour  de  son 
occupation  par  Amédée  VIL  Le  lendemain,  le  duc  allègue  que 
son  père  a  pris  possession  de  Nice  en  vertu  du  consentement 
des  habitants  et  de  la  volonté  du  seigneur  absent,  c'est-à-dire 
de  Charles  de  Duras  ou  de  Marguerite,  son  épouse.  Les  pro- 
cureurs d'Yolande  répondent  que  la  reine  Jeanne  a  institué 
Louis   d'Anjou  son  successeur  au  comté  de  Provence.   Par 

mèmt;  date  :  «  Très-liaiilt  et  puissant  pimce,  très-cher  seigneur  et  cousin,  pour  ce 
(pie,  par  les  unes  de  vosdites  lectres,  m'avez  signifié  que  vous  envoyez  de  voz  gens 
par  deçà  ayans  plaiii  povoir  de  faire  accorder,  tenir,  observer  et  accomplir  tout 
ce  que  par  mon  très-cher  seigneur  et  oncle  le  duc  de  Berry  et  moy  aussi  seroit 
jugié,  congueu  et  déterminé  sur  le  discord  de  vous  et  de  beau-frère  de  Savoye, 
plaise  vous  savoir  que  vosdites  geus  y  sont  venuz,  ainsi  que  chargié  leur  aviez,  et 
ont  fait  très-bien  leur  devoir.  Mais  niondit  oncle  et  moy  ne  avons  peu  rien  l'aire 
sur  ladite  matière,  pource  que  ledit  beau-frère  de  Savoye  n'a  envoyé  aucuns  de 
es  gens  par  deçà,  dont  nous  avons  esté  et  sommes  très-courrouciés,  car  nous 
nous  fussions  très-voluntiers  employé  au  bien  de  la  Ijesoigne.  Kl  me  seml)le  que 
ledit  ijcau-frère  a  esté  très-mal  conseillé  de  ainsi  faire,  comme  ay  enteution  de  lui 
escriprc  à  plain.  »  {llnd.,  J  848,  n"  7  ) 


3b2  NÉGOCIATIONS  AU  SUJET  DE  NICE.  [1418] 

conséquent,  des  magistrats  municipaux  n'ont  pu  disposer 
d'une  partie  du  fief  au  préjudice  de  l'héritier  légitime,  et 
la  volonté  des  princes  de  Duras  n'a  aucune  valeur.  Après 
une  longue  contestation,  la'  reine  de  Sicile  fait  proposer  cet 
arrangement  :  les  revenus  perçus  par  les  comtes  de  Savoie 
depuis  leur  installation  à  Nice  leur  seront  laissés  en  com- 
pensation de  la  somme  qu'ils  prétendent  due  par  Louis  I, 
et  la  terre  sera  restituée.  Cette  proposition  est  repous- 
sée bien  loin,  et  alors  Amédée,  reconnaissant  malgré  lui 
que  sa  réclamation  pécuniaire  n'est  qu'un  prétexte,  déclare 
qu'il  aime  mieux  renoncer  à  sa  créance  et  qu'il  entend  garder 
Nice  à  tout  prix,  son  père  ayant  juré  de  ne  pas  l'aliéner,  et  lui- 
même  étant  tenu  par  ce  serment,  auquel  il  ne  saurait  man- 
quer sans  foi'faire  à  l'honneur.  Le  roi  de  Sicile  aussi  était  un 
honnête  homme,  réplique  le  sénéchal  de  Provence,  et  il  a  juré,, 
de  son  côté,  de  ne  rien  aliéiier  du  patrimoine  de  ses  prédéces- 
seurs. Les  délégués  savoisiens  ne  veulent  rien  écouter.  On  leur 
offre  de  conclure  une  nouvelle  trêve  et  de  recourir  à  un  arbi- 
trage :  «  Notre  maître,  disent-ils  avec  hauteur,  a  assez  du  ré- 
gime de  la  trêve  ;  il  ne  consent  qu'à  une  chose,  c'est  à  re- 
mettre une  partie  de  la  dette  de  la  maison  d'Anjou,  moyennant 
que  celle-ci  abandonne  tous  ses  droits  sur  Nice.  »  Au  bout  de 
douze  jours  de  négociations  inutiles,  le  sénéchal  leur  propose, 
outre  les  revenus  déjà  perçus,  une  indemnité  de  cent  vingt 
mille  Irancs.  Se  voyant  menacé  d'un  remboursement  en  espè- 
ces, Amédée  fait  dire  qu'on  lui  doit  plus  que  la  valeur  de  tout 
le  comté  de  Nice  et  qu'il  ne  veut  pas  entendre  parler  de  cela. 
Enfin  une  concession  des  plus  graves  lui  est  accordée  :  on  veut 
bien  lui  laisser  la  terre  elle-même  en  payement  de  sa  créance, 
à  la  seule  condition  qu'il  en  rende  l'hommage  au  roi  de  Sicile. 
Mais,  aussitôt  qu'il  sent  qu'on  lui  cède,  il  élève  ses  prétentions  : 
il  refuse  péremptoirement  tout  hommage,  et  ce  n'est  plus  seu- 
lement Nice  avec  ses  dépendances  qu'il  lui  faut  pour  la  remise 
partielle  de  la  dette,  ce  sont  les  châteaux  de  Colmar ,  et  de 
Guillaumes,  la  tour  de  Saint- Vincent,  le  comté  de  Tende  et 
d'autres  domaines  enclavés  dans  les  siens.   Sa  mauvaise  foi 


[1419]  NÉGOCIATIONS  AU  SUJET  DE  NICE.  353 

commence  à  ti'ansparaître  :  les  délégués  provençaux,  après 
avoir  encore  consenti  à  soumettre  à  un  arbitrage  la  (juestion 
de  ces  derniers  fiefs,  étrangère  à  la  cause,  se  retirent  en  décla- 
rant qu'ils  lui  ont  offert  plus  qu'ils  ne  devaient,  et  ([ue,  s'il 
était  réellement  désireux  de  la  paix,  il  accepterait  leurs  pro- 
[)ositions. 

L'année  suivante,  au  mois  de  mars,  Yolande  et  son  fils  en- 
voient àChambéry  de  nouveaux  ambassadeui'S.  Étant  résolus 
à  poursuivre  activement  la  soumission  de  leur  royaume  de 
Naples,  et  craignant  que  le  duc  de  Savoie  ne  leur  suscite  des 
obstacles,  ils  se  résignent  à  passer  sous  les  fourches  caudines. 
Ils  lui  offrent  la  paisible  possession  du  comté  de  Nice,  deman- 
dant seulement  qu'il  renonce  aux  autres  biens  réclamés  par 
lui  et  qu'il  réduise  sa  créance.  Mais  Amédée  les  tient  :  dans 
une  dernière  conférence,  ouverte  en  sa  capitale  au  mois  de  sep- 
tembre, il  exige  et  il  leur  arrache  la  cession  de  tous  les  terri- 
toires sans  restriction,  plus  une  reconnaissance  de  quinze  raille 
florins  payables  à  bref  délai.  Un  traité  est  rédigé  aussitôt 
sur  cette  base,  et  signé  le  5  octobre  1419.  Le  26  du  même 
mois,  Louis  III  et  sa  mère  latifiaient,  sans  rien  préciser, 
tous  les  actes  de  leurs  plénipotentiaires  \  C'est  ce  traité 
([ui  fit  désormais  le  titre  de  possession  le  plus  clair  du 
duc  de  Savoie  ;  mais  sa  validité  ne  tarda  pas  à  être  con- 
testée, par  la  raison  qu'il  constituait  un  marché  léonin, 
extorqué  par  l'intimidation  à  une  princesse  qui  n'avait 
même  pas  le  droit  d'autoriser  un  pareil  démembrement  ^ 

'  Tous  ces  détails  sont  extraits  du  procès-verbal  des  conférences  tenues  en  1  i  1 8 
ft  1419,  et  des  instructions  données  au\  négociateurs  par  la  reine  de  Sicile 
(Arch.  nat.,  J  291,  n""*  15-20).  Il  existe  plusieurs  exemplaires  du  traité  du  5  oc- 
tobre 1419  (Arch.  nat.,  J  847,  u»»  14  et  15;  Arch.  des  Bouches  dii-Rliôue, 
B  10,  f*^  5,  et  B  G3G).  La  ratification  du  2G  octobre  est  dans  le  carton  J  ^91, 
n"  21.  La  plupart  des  pièces  relatives  à  l'affaire  de  Nice  ont  été  imprimées  par 
Dupiiy  dans  son  traité  des  Droits  du  Roi^  p.  63-110. 

-  Les  rois  de  Sicile,  notamment  Robert  et  la  reine  Jeanne,  son  héritière, 
avaient  interdit  et  déclaré  nulles  toutes  les  aliénations  de  domaines  faites  ou  à 
faire  au  détriment  du  (onilé  de  Provence,  ce  pa_\s  étant  la  portion  la  plus  noble 
et  la  plus  ancienne  de  leur  patrimoine.  (Arch.  nat.,  J  84(i,  n"  10,  et  .1  847, 
n"  a.) 

23 


3b4  SOMMATION  DE  RENE  AU  DUC  DE  «AVOIE.  [1464] 

Jusque  vers  le  milieu  du  règne  de  René,  les  affaires  d'Italie  et 
plusieurs  alliances  de  famille  contractées  par  les  princes  de 
Savoie,  soit  avec  les  ducs  d'Anjou,  soit  avec  les  rois  de  France  ', 
empêchèrent  toute  revendication  du  comté  de  Nice.  En  1464, 
ces  obstacles  ayant  perdu  beaucoup  de  leur  force,  le  fils  d'Yo- 
lande se  décida  à  élever  la  voix,  ne  fût-ce,  comme  il  a  été  dit, 
que  pour  ne  pas  laisser  périmer  les  droits  de  sa  maison.  Il  re- 
venait de  son  duché  de  Bar,  où  il  avait  séjourné  toute  une 
année,  lorsqu'en  passant  à  Paris,  au  mois  de  septembre,  il  ap- 
prit que  le  duc  de  Savoie,  Louis  II,  s'était  rendu,  de  son  côté, 
dans  cette  ville,  afin  de  provoquer  l'arrestation  de  son  fils  Phi- 
lippe, qui,  après  s'être  révolté,  s'était  réfugié  en  France.  Il 
chercha  sans  doute  à  s'expliquer  avec  lui  ;  mais  il  ne  put  rien 
obtenir,  car  il  fut  obligé  d'envoyei-  sur  ses  traces,  après  qu'il 
fut  reparti,  l'avocat  fiscal  Jean  Leloup,  avec  l'ordre  de  déposer 
entre  ses  propres  mains  une  sommation  en  règle.  Cet  agent  ne 
rejoignit  le  duc  que  dans  le  bourg  de  Gravant,  près  d' Auxerre, 
où  la' maladie  l'avait  contraint  de  s'arrêter.  Le  29  novembre, 
après  l'avoir  longtemps  attendu  à  la  porte  d'une  salle  d'auberge, 
où  il  dînait  avec  sa  suite,  il  le  vit  sortir,  à  moitié  porté  par  ses 
serviteurs,  et  lui  fit  aussitôt  la  lecture  de  l'acte  qu'il  était  chargé 
de  lui  remettre.  Les  principales  raisons  pouvant  prouver  le  droit 
des  comtes  de  Provence  y  étaient  déduites  ;  le  duc  y  était  sommé 
trois  fois  de  restituer  la  ville  de  Nice  et  son  district,  la  vallée 
de  Barcelonnette,  la  terre  de  Puget-Téniers  et  les  divers  châ- 
teaux indûment  occupés  par  son  aïeul,  sous  peine  de  voir  le 
roi  de  Sicile  en  poursuivre  le  recouvrement  par  toutes  les  voies 
(jui  lui  sembleraient  bonnes.  A  cette  pièce,  rédigée  en  latin, 
l'avocat  ajouta  des  explications  verbales  en  français.  Le  duc,  im- 
patienté, lui  répondit,  séance  tenante  et  dans  la  même  langue  : 
0  Je  ne  détiens  pas  injustement  les  terres  dont  vous  parlez  ;  il 
y  a  quatre-vingts  ans  que  je  les  possède,  moi  ou  les  miens,  en 
vertu  de  conventions  bonnes  et  valables.  »  Et  il  dit  ensuite 

'  Louis  m  d'Anjou  épousa,   comme  l'on  sait,  Marguerite  de  Savoie,  lUle  d'A- 
médéc  Vlll  ;  l.ouis  II  de  Savoie,  à  son  tour,  maria   sa  lilio  au  Dauphin  (Louis  XI 
et  sou  lils  aine  à  lu  princesse  Yolande  de  France,  lille  de  Charles  VIL 


[1464J  SOMMATION  DE  RENE  AU  DUC  DE  SAVOIE.  355 

en  Jatiii,  sur  un  ton  courroucé  :  «  Ce  n'est  pas  le  lieu,  ici,  dans 
une  hôtellerie,  deni 'adresser  des  réclamations  semblables;  re- 
venez me  trouver  ailleurs. — Monseigneur,  objecta  l'homme  de 
loi,  j'ai  déjà  passé  un  grand  nombre  de  jours  à  votre  recherche  ; 
ma  mission  est  accomplie,  et,  si  vous  voulez  de  plus  amples 
explications,  vous  les  avez  dans  le  mémoire  détaillé  que  j'ai 
rjiomieur  de  vous  présenter;  je  suis  prêt,  pour  peu  que  vous 
le  désiriez,  à  vous  en  donner  lecture.  »  A  ces  mots,  le  prince 
lui  tourna  le  dos  brusquement,  en  refusant  d'écouter  le  mé- 
moire et  même  de  le  prendre.  Un  procès-verbal  de  cette  sin- 
gulière audience  fut  aussitôt  dressé  par-devant  plusieurs  no- 
taires et  un  grand  nombre  de  témoins'.  Louis  de  Savoie  se 
tirait  d'embarras  comme  son  père  :  il  fuyait  le  débat  et  ne  ré- 
pondait que  par  le  dédain. 

Malheureusement  le  traité  signé  par  Yolande  l'autorisait, 
dans  une  certaine  mesure,  à  conserver  cette  attitude.  René  ne 
put  tirer  autre  chose  de  lui.  En  apprenant  sa  réponse,  il  s'écria, 
s'il  faut  en  croire  Nostredame  :  «  Je  voyais  bien  qu'il  en  fau- 
drait venir  aux  mains  '  !  »  Mais  les  événements  ne  lui  per- 
mirent pas  de  recourir  aux  armes,  et  il  avait  appris  déjà 
qu'il  ne  fallait  pas  compter  sur  l'aide  de  Louis  Xï,  qui,  du 
reste,  était  au  mieux  avec  le  duc  de  Savoie.  Ce  ne  fut  qu'au 
siècle  suivant  que  nos  rois,  devenus  les  héritiers  des  comtes 
de  Provence,  réveillèrent,  à  différentes  reprises,  la  ques- 
tion de  Nice,  et  comprirent  cette  cité  dans  une  revendication 
plus  vaste,  qui  s'étendait  au  Piémont,  au  comté  d'Asti,  au 
marquisat  de  Saluées  et  à  la  succession  de  Louise  de  Savoie. 
Toutes  les  pièces  citées  ci -dessus  furent  alors  transcrites,  et 
leur  copie  authentique  fut  produite  à  l'appui  des  prétentions 
de  la  couronne  dans  les  conférences  tenues  pour  cet  objet 

'  Arch.  nat.,  P  l'ih\,  11°  711  (pièces  justificatives,  ii"  h'I),  et  J  8i7,  ii"  IG; 
Arch.  des  Uoiiches-du-Rhoiie,  U  083.  On  trouvera  d'autres  détails  intéressants 
dans  le  texte  même  de  cette  sommation,  reproduit  aussi  par  Dupuy,  op.  cit., 
p.  102. 

-  Nostredame,  p.  02 1.  Cet  historien  place  en  Calahre  la  résidence  du  duc  de 
Savoie  au  moment  de  la  sommation;  c'est  là  une  erreur  ijrossièrc,  provenant  sans 
doute  d'une  mauvaise  lecture  du  mot  Crabani  (Gravant). 


356  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  [1464] 

en  1561  '.  Néanmoins  celles-ci  n'aboutirent  à  lieii.  Nice  atten- 
dit encore  longtemps  avant  de  revenir  à  ses  possesseurs  na- 
turels :  recouvrée  deux  fois  sous  Louis  XIV  et  deux  fois  dans 
notre  siècle,  elle  a  été  réunie,  en  dernier  lieu,  h  la  Provence 
et  à  la  France  par  un  procédé  rappelant  étrangement  celui  qui 
la  leur  avait  fait  perdre,  c'est-à-dire  par  une  cession  plus  ou 
moins  volontaire  du  possesseur,  faite  en  rémunération  d'un 
secours  militaire  et  motivée,  en  apparence,  par  le  vœu  de  la 
population.  Il  est  dans  la  destinée  de  certains  pays,  situés 
sur  les  contins  d'États  plus  puissants  qu'eux,  d'être  le  prix 
du  sang. 

On  a  vu  plus  haut  quelle  était  la  situation  respective  du  roi 
de  France  et  des  princes  d'Anjou.  Reniés  en  Italie,  molle- 
ment appuyés  en  Angleterre,  abandonnés  à  eux-mêmes  en 
Provence  ,  ceux-ci  n'allaient-ils  pas  saisir  avec  empressement 
la  première  occasion  de  manifester  un  mécontentement  trop 
légitime?  Jamais  cette  occasion  ne  pouvait  s'oflrir  plus  belle 
(ju'à  la  fin  de  l'année  1464  :  une  ligue  formidable  s'organisait 
contre  la  couronne;  la  plupart  des  grands  vassaux  levaient 
l'étendard  de  la  révolte;  la  monarchie  était  sur  le  point  de 
sombrer.  Il  serait  oiseux  de  retracer  de  nouveau  cette  guerre 

'  Ces  copies  se  trouvent,  avec  l'inventaire  des  titres  produits,  dans  les  cartons 
J  847-849  (Arcli.  nal.).  Au  sujet  de  Nice,  l'argumentation  des  députés  français  se 
réduisit  à  un  syllogisme  :  La  terre  de  Nice  a  toujours  appartenu  au  comté  de  Pro- 
vence, majeure  prouvée  par  une  quantité  d'actes  ;  le  duc  de  Savoie  est  détenteur 
tic  cette  terre  sans  motif  suffisant,  mineure  démontrée  par  une  dizaine  de  pièces 
du  quinzième  siècle,  entre  autres  la  sommation  de  René,  et  par  les  chroniques  du 
temps  :  doue,  Nice  doit  être  rendue  au  roi  de  France,  comte  de  Provence.  On 
ajoutait,  pour  expliquer  les  retards  qu'avait  subis  cette  réclamation  :  »  Les  cala- 
milez  d'une  part  et  alliances  d'autre  part  ont  peu  donner  advis  à  ceulx  de  la 
maison  d'Anjou  de  garder  quelque  silence.  Toulesfois  enfin  le  roy  René  se  ré- 
\cilla,  et,  l'an  que  dessus,  faisant  tout  entendre  au  duc  de  Savoye  les  moiens  et 
justice  de  sa  demande,  et  offrant  le  tout  communicquer  à  son  conseil,  feist  faire 
sa  sommation  à  la  personne  mesmes  de  monsieur  le  duc,  qui  n'en  tint  conte... 
Mort/,  les  roys  lUiié  et  Charles,  son  nepveu,  et  la  couronne  saisie  du  conté  de 
i'iovence,  il  a  souvent  esté  parlé  de  la  restitution  de  Nice,  et  en  ont  esté  faictes 
|)!usicurs  plaincles  et  (|uerelles,  (pii  oui  duré  jus(|ues  au  jour  du  dernier  ti'aiclé 
de  paix.  » 


11464-65]  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  357 

du  Bien  public,  tant  de  fois  racontée,  et  l'exposé  des  causes 
multiples  qui  la  déchaînèrent;  mais  il  importe  de  mettre  en 
lumière  le  rôle  joué  dans  ces  tristes  circonstances  par  le  roi 
René,  dont  l'histoire  politique  ne  compte  peut-être  pas  une 
plus  belle  page.  Tout  semble  l'appeler  dans  le  parti  du  duc  de 
Bretagne,  du  comte  de  Charolais  et  des  autres  seigneurs  : 
son  lils  a  signé  avec  eux  un  traité  d'alliance  et  s'apprête  à 
leur  conduire  une  armée  ;  ses  ressentiments  personnels,  les 
sollicitations  des  princes,  l'espoir  d'arracher  par  la  force  le 
secours  qu'il  n'a  pu  obtenir  autrement,  et  cet  esprit  d'aveu- 
glement qui  fait  voir  à  chacun  l'avantage  de  la  nation  dans 
une  lutte  fratricide,  le  poussent  à  suivre  l'exemple  du  duc  de 
Galabre.  Non  ;  il  est  resté  tel  qu'il  était  dans  sa  jeunesse, 
faible  et  vacillant  peut-être  dans  les  temps  ordinaires,  mais 
retrouvant  dans  les  moments  graves  l'énergie  et  la  décision,  et 
plaçant  au-dessus  de  tout  la  fidélité  au  suzerain.  Le  chevalier 
qui  avait  jadis  déserté  la  cour  anglaise  de  Lorraine,  pour  ve- 
nir se  ranger  sous  la  bannière  de  Jeanne  d'x\rc,  va  donc  se 
retrouver  seul,  ou  presque  seul,  à  côté  d'un  monarque  délaissé. 
A  l'assemblée  de  Tours,  tenue  au  mois  de  déceuibre,  c'est 
lui  qui  répond,  au  nom  des  seigneurs,  au  discours  prononcé 
par  Louis  XI  pour  exposer  sa  politique  générale  et  demander 
qu'on  juge  entre  lui  et  le  duc  de  Bretagne.  Cette  réponse  est 
une  protestation  de  soumission  et  de  dévouement  à  la  cou- 
ronne :  «  Nous  sommes  les  sujets  du  Roi,  nous  sommes  prêts 
à  tout  sacrifier  pour  son  service,  et  à  marcher  avec  lui  s'il  le 
désire.  »  Engagement  sans  portée  dans  l'esprit  des  autres, 
mais  sérieux  dans  sa  bouche,  comme  la  suite  le  prouvera  '. 
Dans  les  premiers  mois  de  l'année  1465,  la  discorde  s'accuse; 
le  propre  frère  de  Louis,  Charles  de  Berry,  s'unit  aux  mécon- 
tents, lance  un  manifeste  belliqueux  et  prépare  une  prise 
d'armes.  Le  Roi^a  besoin  d'un  ambassadeur  habile  et  sûr  pour 
essayer  de  le  dissuader  :  il  lui  envoie  son  oncle.  René  tient 
avec  ce  prince  et  plusieurs  de  ses  alliés  uno  conférence  à  la 

'    Basin,  II.  8'i;  1).  Morice,  preuves,  111,   89;  Dutlos,  l,  208;  1  egeay,  liiil.  de 
Louis  AV.  I,  385  ;  elc. 


358  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.    "  [1465] 

Roche-au-Duc,  vers  les  derniers  jours  de  mars  '.  Ce  qui  se 
passa  dans  celte  importante  entrevue  nous  est  connu  par  le 
rapport  qu'il  en  fit  à  Louis  XI  et  par  la  réponse  qu'il  reçut. 
En  premier  lieu,  il  reprocha  au  duc  de  Berry  de  troubler  le 
royaume  et  de  le  mener  à  la  ruine;  il  offrit  de  ménager  un 
accord  entre  son  frère  et  lui,  et  le  pria  ensuite  de  lui  exposer 
ses  griefs.  Le  duc  en  mit  surtout  deux  en  avant  :  sa  personne 
n'était  pas  en  sûreté  à  la  cour  depuis  la  mort  de  Charles  VII, 
à  cause  de  l'aversion  que  lui  témoignait  son  successeur,  et  le 
désordre  était  si  grand  dans  le  gouvernement  du  royaume, 
que  l'Église,  la  noblesse,  la  magistrature  et  le  pauvre  peuple 
en  souffraient  également.  Il  ajouta  qu'étant  le  frère  unique 
du  Roi  et  son  héritier  présomptif,  il  était  le  premier  intéressé 
au  bien  de  l'Etat:  puis  il  eut  la  hardiesse  d'inviter  le  roi  de 
Sicile  lui-même  à  faire  cause  commune  avec  les  confédérés. 
Celui-ci  ayant  transmis  à  son  neveu  le  résumé  de  l'entretien, 
Louis,  qui  attendait  non  loin  de  là,  à  Saumur,  lui  fit  aussitôt 
parvenir  sa  réplique,  rédigée  en  grand  conseil,  le  1"  avril. 
Dans  cette  pièce,  il  remercie  d'abord  le  négociateur  de  ses  re- 
montrances et  de  sa  ferme  attitude;  il  proteste  contre  les  sup- 
positions du  duc  de  Berry,  qui  n'a  jamais  eu  de  violence 
à  endurer  ni  à  craindre  de  sa  part;  et  quant  à  la  bonne 
administration  du  royaume,  il  déclare  y  avoir  déjà  travaillé, 
dans  ses  visites,  «plus  que  ne  fist  oncques  mais  roy  de  France 
depuis  Charleaiaigne  jusques  à  présent.  »  Le  désordre,  dit- 
il  encore,  n'a  commencé  qu'au  moment  de  la  scission  et  du 
départ  de  mon  frère.  Charles  se  prétend  mon  héritier  :  «  mais, 
la  niercy  Dieu,  le  Roy  est  encore  jeune  et  vertueux,  et  la 
Roy  ne  est  en  estât  et  disposicion  de  porter  des  enffans,  et 
est  à  présent  ensaincte  d'enffanl.  »  Ces  paroles,  dans  les- 
quelles Louis  XT  se  retrouve  tout  entier,  n'étaient  qu'une 

'  Suivant  D.  Galmet  (U,  SGG),  Kené  aurait  accompagné  le  lloi  en  Poitou 
quelque  temps  avant  celte  conférence,  lorsque  Louis,  soupçonnant  le  iluc  de 
Rietague,  s'avança  à  sa  renconire,  c'est-à-dire  au  mois  de  février  :  mais  l'itiné- 
raire du  i)rince  j)ermet  de  constater  qu'il  ne  quitta  pas  alors  son  château  de 
Baugé. 


(1465J  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  :{39 

finesse  diplomatique,  car  la  reine  ne  lui  promettait  pas  en- 
core de  rejeton  en  \  465  ;  mais  il  faisait  souvent  courir  le 
bruit  de  sa  grossesse  pour  tromper  l'ambition  des  princes  du 
sang,  et,  dans  cette  occasion,  le  coup  portait  à  merveille.  Sa 
réponse  au  sujet  des  propositions  adressées  à  son  représentant 
n'est  pas  moins  spirituelle  :  Mon  frère  et  ses  adhérents  de- 
mandent au  roi  de  Sicile  d'épouser  leur  querelle?  Mais  dans 
leurs  manifestes,  publiés  à  tous  les  coins  de  la  France,  ils  ont 
annoncé  qu'il  était  avec  eux  ;  ils  n'ont  donc  pas  besoin  de  lui 
faire  une  telle  requête,  ou  bien  ils  ont  menti  '. 

En  effet,  le  duc  de  Bourbon,  dans  sa  proclamation  du 
13  mars,  avait  nommé  René  au  nombre  des  coalisés  ^  Ayant 
déjà  le  fils,  ils  comptaient  sur  le  père,  et,  pour  capter  davan- 
tage la  faveur  publique,  ils  avaient  fait  courir  d'avance  le 
bruit  qu'il  était  des  leurs  ^  Mais  il  ne  tarda  pas  à  les  démen- 
tir en  envoyant  au  duc  de  Calabre  un  de  ses  conseillers  in- 
times, Guillaume  d'Haraucourt,  évêque  de  Verdun,  avec  la 
mission  de  le  rappeler  à  l'obéissance  envers  lui  comme  en- 
vers le  Roi  ''.  Celui-ci,  du  reste,  ne  paraît  pas  avoir  douté 
alors  des  sentiments  de  son  oncle;  car  il  mandait  de  Saumur, 
le  10  avril,  au  grand  chancelier  de  France  :  «  Le  roy  de  Se- 
cille  s'est  du  tout  déclairé  pour  nous,  et  sera  ici  aujour- 
d'uy  ou  demain;  et,  lui  venu,  prendrons  nostre  conclusion 
(le  ce  que  aurons  à  faire.  »  Et  il  ajoutait  en  post-scriptum  : 
«  Depuis  ces  lettres  escriptes,  beaux  oncles  le  roy  de  Secille 
est  venu  devers  nous,  délibéré  de  nous  servir  envers  et  contre 
tous  ^  »  Une  telle  sécurité,  dans  la  situation  faite  à  la  maison 

'  Arch.  nat.,  .1  1021,  ii"  20  (pièces  justificatives,  n"  53).  Il  faut  lire  le  texte 
de  ce  curieux  document,  qui,  je  crois,  ne  figure  point  parmi  les  nombreuses  pièces 
déjà  publiées  au  sujet  de  la  guerre  du  Bien  publjc. 

-  V.,  dans  la  collection  des  Documents  inédits,  les  Mélanges  publiés  par 
M.  ChampoUion,  t.  II,  p.  196. 

^  Ce  bruit  court  encore,  car  on  ne  trouve  guère  d'autre  fondement  à  l'asser- 
tion de  quelques  auteurs,  répétée  même  par  un  des  historiens  les  plus  coniplaisanls 
du  roi  de  Sicile,  que  ce  prince  «  trempa,  d'une  façon  au  moins  passive,  dans  la 
ligue  du  Bien  public.  »  (De  Quatrebarbes,  éd.  de  Bourdigné,  II,  215.) 

^  V.  la  lettre  du  10  août  1465,  citée  plus  loin. 

•  Arch.  nat.,  J  1021,  n"  .33. 


360  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  [1465J 

d'Anjou,  est  un  indice  de  la  profonde  estime  que  Louis  XI 
éprouvait  malgré  lui  pour  le  caractère  de  René.  Aussi  le 
chargea-t-il  de  transmetti'e  ses  répliques  aux  ducs  de  Berry 
et  de  Bretagne;  mais  le  négociateur  attendit  vainement  de  ces 
derniers  des  paroles  d'accommodement  :  tous  les  pourparlers 
devaient  échouer  devant  la  ferme  résolution  prise  par  les 
ligueurs  de  tenter  le  sort  des  armes  \ 

Le  18  avril,  Guillaume  Cousinot,  l'historiographe  de  la 
cour,  écrivait  à  son  tour  au  chancelier  que  le  prince  d'Anjou 
tenait  ferme  pour  la  cause  royale  ^  Louis  résolut  alors  de 
prendre  l'offensive  et  de  partir  en  Berry,  à  la  tête  de  huit 
cents  lances.  Mais  René,  ne  pouvant  s'exposer  à  se  battre 
contre  la  personne  de  son  fils,  qui,  en   ce  moment  même, 
se  prononçait  formellement  pour  la  ligue,  fut  laissé  dans  son 
duché,  afin  d'assurer,  avec  son  frère  le  comte  du  Maine,  la 
frontière  de  Normandie,  menacée  par  le  duc  de  Bretagne. 
Toutefois  le  Roi  ne  se  sépara  pas  de  lui  sans  attester  sa  gra- 
titude par  quelques  faveurs  :  il  lui  assura  sur  son  trésor  une 
pension  de  dix-huit  mille  livres  tournois,  qui  devait  commen- 
cer au  1"  octobre  suivant,  et  lui  renouvela  pour  sa  vie  durant 
le  don  de  tout  le  produit  de  la  traite  des  vins  d'Anjou,  qu'il 
lui  avait  fait  pour  six  ans  seulement*.   Les  considérants  de 
ces  deux  concessions  portaient  sur  les  éminents  services  rendus 
par  le  roi  de  Sicile  à  la  couronne,  aussi  bien  dans  les  cir- 
constances récentes  qu'autrefois.  René  profita  en  même  temps 
des  bonnes  dispositions  de  son  neveu  pour  régler,  avant  son 
départ,  une  question  pendante  depuis  longtemps  au  sujet  de 
la  possession  de  la  ville  de  Gap ,  située  sur  les  limites  du 

'  «  Et  a  nosliedit  oncle  envoyé  ladite  remontrance  à  noslredit  frère  et  audit 
duc  de  Bretaigne,  desquels  encore  n'a  eu  sur  ce  response.  «  Lettre  de  Louis  XI 
au  s''  d'Eslernay  (Arch.  nat.,  J  1021,  n"  14).  Le  Roi  raconte  dans  le  même  mes- 
sage que  les  gens  du  duc  de  Bourbon  ont  détroussé,  à  deux  lieues  de  Lyon,  la 
sénéchale  de  Poitou,  qui  se  rendait  en  Languedoc,  lui  ont  tout  pris  et  «  l'ont  mise 
en  sa  petite  cote  ».  Cf.,  sur  toutes  ces  négociations,  les  lettres  publiées  par  M.  Qui- 
clierat  dans  les  Mélanges  de  M.  Cbampollion  {loc.  cil.). 

^  Arch.  nat.,  .1   1020;  luventcnif  du  Musée,  p.  27 'i. 

2  Arch.  liai.,  P  1.334%  f<"*  99  et  100  (pièces  justilicalives,  n"  Ô4). 


[146ri]  GIIP:RRE  du  bien  Pl'BLlC.  361 

Dauphiné  et  de  la  Provence.  En  i'»-38,  Tévêque  du  lieu  avait 
obstinément  refnsc  l'hommage  prêté  par  tous  les  Provençaux 
à  leur  nouveau  comte.  Le  Dauphin  avait  ensuite  disputé  à 
celui-ci  la  propriété  du  fief,  et  plusieurs  journées,  tenues  par 
leurs  commissaires  respectifs  en  14i8,  n'avaient  pas  amené 
d'accord  définitif.  Au  contraire,  les  agents  de  Louis  s'étaient, 
quatre  ans  plus  tard,  violemment  emparés  du  territoire.  Ce 
litige  se  termina  par  un  échange  conclu  à  Saumur,  où  les  deux 
princes  se  trouvaient  réunis,  au  mois  d'avril  1465  :  le  Roi 
renonça  à  toute  prétention  sur  Gap  et  Moncalquier,  et  René, 
en  retour,  lui  abandonna  la  seigneurie  de  Vaudole,  qui  dé- 
pendait également  de  son  comté,  pour  être  unie  irrévocable- 
ment au  domaine  delphinal.  Le  parlement  de  Grenoble,  allé- 
guant l'intérêt  du  pays,  fit  quelques  difficultés  pour  mettre  le 
roi  de  Sicile  en  possession  de  la  ville  qui  lui  était  recédée  : 
les  lettres  royales  finirent  cependant  par  recevoir  leur  exécu- 
tion; mais  le  différend  se  prolongea  quelque  temps  encore 
entre  les  autorités  locales  '.  Les  marques  de  la  reconnaissance 
de  Louis  XI  s'étendirent  aux  conseillers  de  son  oncle  qui  l'a- 
vaient servi  dans  les  négociations  avec  les  seigneurs  révoltés  : 
Guillaume  d'Haraucourt,  par  exemple,  reçut  à  cette  occasion 
un  don  de  cinq  cents  livres  tournois  "-. 

La  guerre  s'engagea,  on  sait  comment.  L'armée  royale 
remporta  d'abord  quelques  succès  en  Bourbonnais;  mais  les 
ducs  de  Bretagne  et  de  Berry,  à  la  tête  d'un  corps  considé- 
rable, parvinrent  à  se  frayer  la  route  de  Paiis  en  longeant  les 
bords  de  la  Loire,  à  traveis  l'Anjou  et  la  Touraine.  Il  est  pro- 
bable que  les  forces  de  René  et  du  comte  du  Maine  étaient 
occupées  du  côté  de  la  Noi-mandie,  car  on  ne  rencontre  la 
trace  d'aucun  engagement  lors  de  ce  passage  de  l'armée  bre- 
tonne, et  il  est  impossible,  d'après  la  conduite  ultérieure  du 
roi  de  Sicile,  de  supposer  une  connivence  déloyale  entre  lui  et 

'  Arch.  nat.,  P  133'!%  i°  102  (pièces  justiCicalives,  n»  r.5);  l>  13:{'i'S  2»  partie, 
l'o'*  28  v°,  30,  55,  65.  Arch.  des  Bouches-clu-Rlione,  H  (i59,  083,  OS'i,  088.  Nos- 
tredame,  p.  020. 

-  Documents  liiédUs,  Mélanges,  11,  232. 


362  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  [1465J 

les  coalisés  '.  Ceux-ci  durent  employer  la  ruse  et  saisir  le  mo- 
ment où  le  pays  était  dégarni  de  troupes.  En  effet,  Bourdigné 
raconte  que,  loi'squ'ils  arrivèrent  à  l'embouchure  de  la  Maine, 
les  habitants  d'Angers,  dans  leur  zèle  pour  la  cause  du  Roi, 
voulurent  aller  les  arrêter,  et  que  leur  duc,  ne  trouvant  pas 
ses  sujets  en  nombre,  les  en  empêcha  pour  éviter  une  bou- 
cherie inutile  ^  Si  ce  trait  est  authentique,  il  prouve  chez  lui 
de  l'humanité ,  et  tout  au  plus  un  excès  de  circonspection  ; 
mais,  de  là  à  la  trahison,  il  y  a  loin,  quoique  Louis  XI,  cher- 
chant plus  tard  des  griefs  contre  son  oncle,  ait  exprimé  des 
soupçons  à  cet  égard.  Bientôt,  au  contraire,  le  prince  donna 
au  suzerain  une  nouvelle  marque  de  sa  fidélité  en  essayant  de 
faire  rebrousser  chemin  à  son  fds,  qui  s'avançait  au  secours 
des  ducs  de  Bretagne  et  de  Berry  et  du  comte  de  Gharolais. 
La  célè])re  bataille   de  Montlhéry  venait  de  jeter  la   plus 
grande   incertitude  sur   le   résultat  de  la   campagne;    mais 
Jean  d'Anjou  n'y  était  pas  :  sa  jonction  avec  ses  confédérés 
pouvait  faire  pencher  la  balance  de  leur  côté.  Cette  jonction 
était  imminente,  car  il  arrivait  de  Lorraine  à  marches  forcées  ; 
elle  était  redoutée,  car  il  était  précédé  d'une  réputation  ex- 
ceptionnelle de  bravoure,   et  il  amenait  avec  lui,  outre  ses 
propres  soldats,  des  condottieri  italiens,  entre  autres  Campo- 
basso,  avec  une  cou4:)agnie  de  cinq  cents  Suisses  ^  Le  Roi 
lui-même  s'émut  de  son  approche,  et  demanda  à  son  père 
d'intervenir  de  nouveau  pour  arrêter  sa  marche.  René  écrivit 
aussitôt  de  Launay  une  lettre  des  plus  énergiques,  qu'il  fit 
portei-  à  Jean  par  un  de  ses  amis  personnels,  Gaspard  Cossa  : 
«  Toujours  m'avez  esté  obéissant,  lui  disait-il;  encore,  si  vous 
estes  sage,  ne  commencerez- vous  pas  à  ceste  heure  à  faire 
autrement,  et  je  le  vous  conseille  pour  vostre  bien  et  hon- 

'  L'attitude  du  comte  du  Muii«  est  plus  suspecte  ;  elle  fut  incriminée  après 
la  journée  de  Montliiéry  et  le  lit  disgracier  un  peu  plus  lard.  Il  paraît  cependant 
n'avoir  été  coupable  que  de  l'aililesso.  Commines  lui-même  n'a  pas  cru  qu'il  i'ùt 
d'intelligence  avec  les  Bourguignons  (I,  éf)).  Mais  qui  pouvait  être  à  l'abri  des 
soupçons  de  Louis  XI? 

2  Bourdigné,  11,  215. 
Commines,  I,  (i:L 


[U65|  GUERRE  DU  RIEN  PUBLIC.  363 

neur  '.  »  Et,  pour  plus  de  sûreté,  il  donna  l'ordre  au  messager  de 
passer  par  la  cour,  de  communiquer  cette  lettre  au  monarque 
et  de  se  conformer  scrupuleusement  à  ses  instructions.  Si  la 
mission  de  Cossa  fut  infructueuse,  ce  n'était  certes  pas  la  faute 
de  celui  qui  l'envoyait.  Le  sire  de  Précigny,  que  Louis  XI 
dépêcha  en  môme  temps  au  duc  de  Galabre,  échoua  égale- 
ment. C'est  que  le  ressentiment  de  ce  dernier  était  profond, 
et  il  était  encore  augmenté  par  l'alliance  du  Roi  avec  son 
rival  Ferdinand  ;  car,  dans  cette  même  guerre  du  Bien  public, 
pour  laquelle  il  réclamait  l'appui  des  princes  d'Anjou,  Louis 
se  faisait  aider  par  les  Aragonais  de  Naples,  leurs  ennemis 
jurés.  Il  redoutait  l'hostilité  des  Provençaux ,  qui  «  avalent 
monseigneur  de  Calabre  comme  leur  Dieu  »  et  prenaient  les 
armes  en  sa  faveur.  Ferdinand,  afin  de  les  occuper,  envoya  de 
ses  gens  faire  des  incursions  sur  leurs  côtes.  Ce  fait,  peu  connu, 
montre  combien  le  dévouement  de  René  était  désintéressé  -. 

La  lutte,  entreprise  malgré  lui,  continua  sans  lui.  Il  se 
préoccupa  seulement  de  préserver  de  tout  dommage  ceux  de 
ses  sujets  qui  étaient  exposés  à  ressentir  le  contre-coup  des 
événements.  Il  manda  notamment  à  Gérard  d'Haraucourt,  son 
lieutenant  au  duché  de  Bar,  de  faire  redoubler  la  surveil- 
lance et  réparer  les  fortifications  des  places  de  ce  pays, 
dont  la  sûreté  était  compromise  par  le  voisinage  des  duchés 
de  Lorraine  et  de  Bourgogne,  en  guerre  avec  le  royaume  ■\ 
Mais  il  est  difficile  de  croire  qu'il  ait  été  étranger  aux  négocia- 
tions qui  mirent  fin  à  cette  funeste  campagne  et  à  la  conver- 
sion tardive  de  son  fils,  qui  devint  lui-même  un  des  agents  les 
plus  empressés  de  la  pacification.  C'est,  en  effet,  sous  l'in- 
fluence de  Jean  que  les  autres  princes  consentirent  à  déposer 

'  Lettre  du  10  août  1465,  extraite  des  papiers  de  l'abbé  Legrand  et  publiée 
parmi  les  preuves  de  l'éflition  de  Comraines,  Londres,  1785,  X,  458.  Cf.  Vill.- 
Harg.,  II,  160;  de  Quatrei)arbes,  t.  I,  ji.  CIV.  Legeay,  Hist.  de  Louis  XI,  I,  437. 
L'historien  de  René  d'Anjou  a  rattaché  cette  lettre  à  l'année  1464. 

"^  Il  nous  est  révélé  par  une  lettre  de  Pierre  Gruel,  président  du  parlement  de 
Grenoble,  en  date  du  14  septeml)re  1465  {Documents  inédits.  Mélanges,  \\,  382). 
Les  Lond)ards  du  duc  Sforza  combattirent  aussi  avec  le  Roi  [llnil.). 

5  Lettre  du  5  septcmi)re  1465  (liibl.  nat.,  Lorraine  68,  f"  162). 


364  GUERRE  DU  BIEN  PUBLIC.  [1465J 

les  ai-mes  et  à  signer  les  traités  de  Conflans  et  de  Saint-Maur. 
Ils  vendirent  la  paix  à  des  conditions  onéreuses,  qui  trahis- 
saient leurs  mobiles  intéressés  '.  Le  duc  de  Galabre  demanda 
pour  lui,  avant  toutes  choses,  la  renonciation  du  Roi  à  l'al- 
liance de  Ferdinand  d'Aragon.  Cette  exigence  avait  au  moins 
un  côté  patriotique.  Louis,  après  avoir  subi  les  récriminations 
de  son  cousin,  lui  accorda  ce  qu'il  désirait  ;  il  s'engagea  même 
à  lui  octroyer  pendant  trois  ans  un  subside  annuel  de  cent 
mille  écus,  pour  l'aider  à  reconquérir  le  royaume  de  Sicile  "; 
mais  on  verra,  par  la  suite  des  événements,  que  le  rusé  mo- 
narque persévéra  dans  la  politique  qu'il  avait  adoptée  en  Ita- 
lie. Pour  le  moment,  il  lui  fallait  avant  tout  apaiser  les  mécon- 
tents. Jean  reçut,  en  outre,  une  somme  de  soixante  mille  écus 
comme  rémunération  des  services  qu'il  avait  rendus  à  Gênes, 
et,  un  peu  plus  tard,  une  pension  de  vingt- quatre  mille  livres 
comme  réconq^ense  générale.  Il  fut  dispensé  de  l'hommage  de 
différentes  seigneuries  de  Lorraine,  attribuées,  depuis  un  cer- 
tain temps,  au  bailliage  de  Chaumont,  en  considération,  disent 
les  lettres  du  Roi,  «  de  ce  qu'il  s'est  curieusement  employé  à 
la  pacification  des  diff'érens  qui  ont  esté  entre  nous  et  aucuns 
seigneurs  de  nostre  sang  ».  Il  obtint,  enfin,  la  garde  ou  le 
gouvernement  de   plusieurs  places  voisines  de  son  duché, 
Toul,  Verdun,  Ghâtel-sur-Moselle,  Vaucouleurs  *.  Ainsi,  sui- 

'  «  Je  croyais,  l'ail-on  dire  à  Jean  d'Anjou,  que  cette  guerre  était  entreprise 
dans  l'intérêt  public  ;  mais  je  vois  bien  aujourd'hui  qu'il  s'agissait  surtout  de  l'in- 
térêt particulier.    » 

2  Ce  don  fut  signé  le  5  novembre  1405.  L'acte  qui  le  contient  dit  que  la 
somme  avait  été  convenue  «  en  faisant  la  pacification  des  différences  seurvenues  au 
royaume  ».  Par  d'autres  lettres  du  même  jour,  Jean  reconnut  qu'il  n'avait  droit 
qu'à  trois  cent  mille  écus  eu  tout  :  si  la  conquête  était  faite  avant  l'expiration 
des  trois  ans,'.je  Hoi  ne^  lui  devrait  plus  rien  ;  si,  au  contraire,  elle  n'était  pas 
accomplie  au  bout  de  ce  temps,  il  continuerait  à  lui  fournir  chaque  année  un 
subside  raisonnable,^  dont^la  quotité  serait  déterminée  par  le  comte  de  Charolais. 
(Arch.  nat.,  J  932,  n»-^  13  et  41.) 

^  Arch.  nat.,  J  932,  ii»  12;  KK  1118,  f  54  v".  D.  Calmet,  preuves,  t.  III, 
col.  ccxxxi;  etc.  I.c  texte  des  traités  intervenus  entre  Louis  XI  et  les  seigneurs 
n\i)llés  se  lr(iu\f,  cuire  autres,  dans  les  in.ss.  français  de  la  Uibl.  uat.  (n'^''  3831 
et  V88()),  et  dau<  I).  ('..iluict,  ilnd.,  p.  f.CXXV. 


[liUliJ  ACCORD  AVEC  MARGUERITE  DE  SAN  olK.  ;JU3 

vant  une  règle  politique  de  tous  les  temps,  mais  dont  Louis^XI 
savait  faire  l'application  plus  lai'gemeiit  que  personne,  ceux 
(|ui  avaient  combattu  leur  suzei-ain  étaient  i)lus  favorisés  que 
ceux  qui  l'avaient  défendu. 

Les  événements  de  146;i  opérèrent  un  rapprochement  su- 
perficiel et  momentané  entre  les  rois  de  France  et  de  Sicile. 
Sous  l'influence  de  cet  apaisement,  le  mariage  projeté  naguère 
entre  la  princesse  Anne  et  Nicolas  d'Anjou  fut  ratifié  par  les 
parties  intéressées,  et  le  traité  définitif  fut  signé  le  1"  août 
14G6  ;  on  procéda  même,  quelque  temps  après,  à  une  cérémo- 
nie religieuse.  Plusieurs  à-compte  furent  payés  sur  Ja  dot, 
et  néanmoins  les  choses  en  restèrent  là'.  La  même  année, 
René  parvint  à  régler  une  autre  question  de  famille  et  d'inté- 
rêt qui  était  depuis  longtemps  en  suspens.  La  veuve  de  son 
frère  Louis  III,  Marguerite  de  Savoie,  remariée  au  duc  de 
Bavière,  puis  au  comte  de  Wurtemberg,  lui  avait  autrefois 
adressé  diverses  réclamations  sur  la  succession  de  son  premiei' 
époux  :  elle  demandait  la  restitution  de  la  portion  de  sa  dot  qui 
avait  été  versée,  sa  couronne  et  ses  bijoux,  l'assignation  de 
son  douaire  et  des  arrérages.  Le  conseil  du  roi  de  Sicile  avait 
repoussé  presque  toutes  ses  prétentions  pour  des  motifs  assez 
curieux  :  quant  à  la  couronne  et  aux  autres  joyaux,  elle  n'y 
avait  aucun  droit,  n'étant  plus  reine  ;  et  quant  à  son  apport, 
Amédée  VIII  n'avait  remis,  le  jour  de  la  réception  de  sa  fille  à 
Tarascon,  que  quinze  mille  ducats  au  lieu  des  cinquante  mille 
convenus,  ce  qui  avait  compromis  l'expédition  de  Louis  III  en 
Italie  et  les  affaires  de  son  frère  lui-même  :  il  y  avait  donc  lieu 
de  réduire  considérablement  la  réclamation.  Par  une  première 
transaction,  passée  en  1456,  Marguerite  avait  consenti  à  se 
contenter  d'une  rente  viagère  de  trois  mille  écus,  à  asseoir 
sur  les  gabelles  et  péages  du  Rhône  et  de  la  Durance  -  ;  mais, 
l'assiette  et  le  payement  de  cette  rente  ne  s'étant  pas  faits 

'  Arch.  liai.,  P  1365-,  n»  1408;?  1379',  n»  3125;  P  2575,  1"  li  v»; 
KK  1123,    1°  25.  Uihl.    nal  ,   nis.    fi.   20385,  ii°  36.  0.  Calmel,  preuves,  t.  Ul, 

col.   DCLXIX. 

-  Arch.  nat.,  P  1334  ,  1""  167,  180,   183.  Giiieluiiun,  preuves,  p.  3j0. 


36G  AMBASSADE  DES  CATALANS.  [1466] 

exactement,  à  cause  des  embarras  financiers  du  prince,  les 
difficultés  recommencèrent.  Elles  furent  terminées,  le  11  oc- 
tobre 1466,  par  un  nouvel  accord,  signé  dans  le  château  d'An- 
gers, où  la  comtesse  de  Wurtemberg  s'était  rendue  elle- 
ujême,  munie  des  pouvoirs  de  son  mari.  Son  beau-frère  re- 
connut lui  devoir  en  tout,  arrérages  et  capital  compris,  une 
somme  de  trente-trois  mille  écus,  qui  fut  assignée  sur  les  re- 
venus du  duché  de  Bar  et  payée,  à  partir  de  ce  jour,  par 
termes  annuels  de  deux  mille  écus  '.  Ce  fut  la  seule  occasion 
qu'eut  le  roi  de  Sicile  de  renouer  ses  rapports  avec  l'Alle- 
magne :  il  les  avait  presque  entièrement  cessés  depuis  l'aban- 
don de  la  Lorraine  à  son  fils,  car  on  ne  les  constate  plus,  à 
partir  de  cette  donation,  que  par  un  traité  d'alliance,  à 
peine  postérieur,  conclu  entre  lui  et  Ferry,  comte  palatin  du 
Rhin  et  duc  en  Bavière,  son  parent  ^ 

Mais,  en  même  temps,  un  horizon  aussi  vaste  qu'inespéré 
s'ouvrait  à  la  maison  d'Anjou  du  côté  des  Pyrénées.  La  Cata- 
logne, dépendance  du  royaume  d'Aragon,  refusant  de  recon- 
naître les  modifications  apportées  par  le  roi  Jean  II  à  l'ordre 
régulier  de  la  succession  au  trône,  avait  secoué  son  autorité 
et  appelé,  pour  le  remplacer,  l'infant  de  Portugal  don  Pedro, 
issu  du  même  vSang  (jue  lui.  Ce  concurrent  étant  mort  presque 
aussitôt,  le  peuple  et  la  noblesse  du  pays  songèrent  à  conférer 
le  pouvoir  à  une  autre  branche  de  la  race  royale  d'Aragon, 
et  jetèrent  les  yeux  sur  René,  dont  la  mère  Yolande  était  la 

'  Aich.  nat.,  J  850,  n»  34  ;  Arch.  des  6ouches-da-Rh6ne,  B  685.  L'acte  est 
l'ail  dans  la  rliamhre  «  (jud  liospltatur  dicta  doinuia  Mai  garda.  »  Pour  les  quit- 
tances des  termes  échus,  voir,  aux  Arch.  nat.,  KK  1117,  f"  15C  v»,  et  KK  1127, 
1"  IIS  v.  En  1478,  René  dut  imposer  une  aide  sur  les  hahitants  de  Bar,  de 
Ponl-à-Mi)usson  et  de  Saiiit-Mihiel  pour  compléter  les  payements.  {Ihid., 
KK  1117,  1»  157  \o.) 

Arch.  liai.,  KK  1127,  f"  238;  D.  Calmet,  preuves,  t.  111,  col.  dclii.  Ce 
Irailé  est  daté  du  mercredi  après  Quasimodo  de  l'an  1453;  il  stipule  une  ligue 
olïcnsive  et  dél'ensive  entre  les  deux  princes,  en  raison  de  leur  proximité  de  \\- 
gna^e  n  cl  aussi  des  présens  et  estianges  règnes  (pii  sont  à  présent  coniniunénien» 
par  le  pays  ». 


[1166]  AMBASSADE  DES  CATALANS.  367 

propre  fille  du  roi  Jean  1  :  la  parenté  était  donc  des  plus 
proches,  et  il  ne  fallait  qu'une  occasion  propice  pour  taire  de 
ce  prince  un  prétendant  autorisé.  Il  se  trouvait  depuis 
longtemps  en  état  de  guerre  permanent  avec  les  souverains 
aragonais  :  Jean  TI  était  le  frère  d'Alphonse,  son  ancien 
rivaU  les  sujets  de  ce  monarque  et  les  siens  vivaient  sous  le 
régime  d'une  trêve  ménagée  par  Louis  XI,  leur  allié  commun, 
en  i462  '.  Les  Catalans  jugèrent  que  cette  situation  le  pré- 
disposerait à  accueillir  favorablement  leurs  ouvertures,  et 
ils  ne  se  trompèrent  pas.  Dès  1463^  le  conseil  de  la  ville 
de  Barcelone  et  les  représentants  du  principat  de  Catalogne, 
qui  gouvernaient  provisoirement  le  pays,  avaient  passé  avec 
ses  ambassadeurs  une  convention  d'alliance  réciproque  \  Ce 
premier  pas  fut  suivi,  trois  ans  plus  tard,  de  l'offre  du  trône 
d'Aragon,  qu'une  députation  solennelle,  conduite  par  Ponce 
Andrieu,  abbé  de  Ripoll,  vint  lui  apporter  à  Angers.  Des 
instructions  détaillées  furent  remises  par  les  magistrats 
espagnols  à  leurs  délégués,  le  20  août  1466.  Ils  les  char- 
geaient de  se  rendre  d'abord  en  Provence,  auprès  du  lieute- 
nant-général Jean  Cessa,  pour  lui  demander  en  quel  lieu  ils 
pourraient  rencontrer  le  roi  de  Sicile  et  le  duc  de  Calabre,  et 
pour  le  sonder  sur  les  intentions  de  ces  deux  princes,  sans 
toutefois  le  mettre  au  courant  de  l'affaire  ;  d'aller  ensuite,  s'il 
y  avait  lieu,  trouver  René  lui-même,  de  le  prier  de  les  en- 
tendre en  audience  secrète,  et  de  lui  tenir  le  discours  sui- 
vant : 

«  Très-illustre  et  très-vertueux  seigneur.  Votre  Altesse  ne 
0  doit  pas  ignorer  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'appeler  à  lui  le  très- 
«  illustre  seigneur  don  Pedro,  l'oi  d'Aragon  et  comte  de  Bar- 
'(  celone ,  de  louable  mémoire ,  sans  aucune  postérité  légi- 
«  time.  Eti  attendu  qu'un  grand  nombre  de  rois,  de  princes 
«  et  de  seigneurs  ont  des  droits  à  sa  succession,  et  parmi 
«  eux  votre  très-illustre  Seigneurie,  les  députés  de  Cata- 
((  logne  et  le  conseil  de  Barcelone  nous  ont  envoyés  vers  elle, 

'   Arcli.  lies  Bouches-du-Rhône,  U681. 
-  lùid.,  B  15,  1"  118  vo. 


3G8  RENÉ  ACCEPTE  LE  TRONE  D'ARAGON.  [1466J 

«  afin  de  savoir  si,  dans  le  cas  où  ils  seraient  décidés  à  la 
((  prendre  pour  roi,  elle  accepterait  la  couronne,  et  si  elle 
((  serait  disposée  à  envoyer  le  très-illustre  duc  de  Galabre, 
«  son  fils,  en  Catalogne.  » 

En  cas  de  réponse  affirniative,  les  aujbassadeurs  devaient 
aussitôt  se  prosterner  puijliquement  devant  le  prince,  «  mais 
non  jusqu'à  terre  » ,  lui  baiser  les  mains  et  lui  remettre  une 
lettre  ainsi  adressée  :  «  A  très-haut  et  très-excellent  seigneur 
le  seigneur  René,  par  la  grâce  de  Dieu  roi  d'Aragon,  des 
Deux-Siciles,  etc.,  comte  de  Barcelone,  etc.  »  Le  reste  de 
leurs  instructions  leur  prescrivait  de  lui  exposer  en  détail  les 
affaires  du  pays  ;  de  stipuler  le  maintien  de  ses  liljertés  et  pri- 
vilèges; de  se  transporter  ensuite  auprès  du  duc  Jean,  qui  de- 
viendrait de  droit  gouverneur  général  de  l' Aragon,  pour  obte- 
nir son  assentiment;  d'aller  également  saluer  la  reine,  le  jeune 
prince  Nicolas  et  Charles  d'Anjou,  comte  du  Maine;  d'insister, 
enfin,  sur  f  envoi  immédiat  d'un  capitaine  et  d'un  corps  d'ar- 
mée capables  de  résister  aux  forces  de  Jean  d'Aragon  et  d'a- 
chever la  soumission  du  royaume  '. 

Tout  se  passa  ainsi.  René,  qui,  par  un  étrange  revirement 
du  sort,  retrouvait  un  trône  chez  ceux-là  même  qui  lui  avaient 
enlevé  le  sien,  accepta  les  offres  des  députés  catalans.  Il  ac- 
cepta, non  pour  son  fds,  comme  l'ont  dit  plusieurs  historiens-, 
mais  pour  lui-même  ;  car,  dès  ce  moment,  il  prit  dans  tous  ses 
actes,  et  avant  toute  autre  qualité,  le  titre  de  roi  d'Aragon  '\ 

'  Arch.  des  Bouches-dii-Rlione,  B  15,  i°  255.  On  trouvera  plus  loin  le  texte 
entier  de  ce  document  inédit  et  plein  d'intérêt,  qui  est  rédigé  en  langue  catalane 
(pièces  justificatives,  n^  58).  M.  de  Villeneuve- iiargemont  (II,  108)  a  reculé  jus- 
qu'à l'année  suivante  l'envoi  de  l'ambassade  espagnole  ;  d'autres  l'ont  placé,  sans 
plus  d'exactitude,  en  14G5  {Jrl  de   vérifier  les  ilalcs,  X,  424). 

^  Art  de  vérifier  les  dates,  'tlnd.,\\\\.-^s.r^.,lbi(l.  L'origine  de  celte  erreur  se 
trouve  sans  doute  dans  l'affirmation  du  chroniqueur  Chasielain,  qui  prétend  que 
les  Catalans  élurent  le  duc  de  Calahre  pour  roi  après  la  mort  de  Pieire  de 
Coimbre(éd.  Kevyn,  V,  408). 

■'  Le  17  novembre  1400,  René  s'intitule  «  roy  de  Jérusalem  et  de  Sicile,  d'Ar- 
ragon,  de  l'isle  de  Sicile,  Valence,  Maillorques,  Sardaigne  et  Corseigue,  duc 
d'Anjou,  de  Bar,  etc.,  comie  de  Barcelonne,  de  Prouvence,  de  Forcalquier,  de 
l'iéinnnl,  tic.  »  (Arch.  nal.,  P  1334**,  l"  158.)  Toutes  les  principautés  dépendant 


I146G]  RENE  ACCEPTE  LE  TRONE  D'ARAGON.  :JG9 

et  il  recouvrit  ses  armes  de  l'écu  d'or  à  quatre  pals  de 
gueules.  Les  mesures  relatives  à  Texpédition  de  Catalogne  fu- 
rent prises  en  son  propre  nom  ;  seulement  il  investit  le  duc  Jean 
des  pouvoirs  de  lieutenant-général  et  le  chargea  du  com- 
mandement militaire,  qui  ne  convenait  plus  à  son  âge  ni  à  ses 
goûts.  Louis  XI,  qui  avait  des  motifs  particuliers  pour  renon- 
cer à  l'alliance  de  Jean  d'Aragon,  se  montra  d'abord  disposé 
à  appuyer  la  maison  d'Anjou  en  Espagne  plus  efficacement 
(ju'il  ne  l'avait  fait  au  royaume  de  Naples.  Le  21  octobre  delà 
même  année,  il  accorda  à  son  oncle  des  lettres  d'état  ayant 
pour  objet  de  faire  suspendre  ses  procès  au  parlement  et  dans 
toutes  les  cours  de  justice,  «  parce  que,  dit  la  teneur,  le  roi 
de  Sicile  est  décidé  à  se  rendre  en  personne  à  Barcelone,  et 
s'apprête  h  partir,  de  notre  consentement,  pour  aller  prendre 
possession  des  nouveaux  domaines  qui  lui  sont  échus  par  droit 
héréditaire  '  »  .  Toutefois,  le  projet  de  René  ne  se  réalisa  pas,  et 
Jean  seul  franchit  les  Pyrénées.  A  la  même  date,  le  Roi  écrivit 
au  duc  de  Milan  qu'il  s'était  déclaré  en  faveur  de  l'entreprise 
de  son  cousin,  et  qu'en  conséquence  il  le  priait  de  faire  cesser 
les  armements  des  Génois,  qui  préparaient  des  navires  et  des 
troupes  dans  le  but  de  soutenir  la  cause  opposée  \  Une  vieille 
rivalité  existait  entre  Gênes  et  Barcelone,  ces  deux  grandes  cités 
marchandes  de  la  Méditerranée  :  toute  occasion  leur  semblait 
bonne  pour  se  combattre  mutuellement.  René  parvint  cepen- 
dant à  leur  faire  conclure  une  trêve,  par  l'entremise  de  Ray- 
mond Puget,  son  conseiller,  et  il  obtint  même  qu'une  flotte  gé- 
noise vînt  coopérer  avec  Tarmée  de  son  fds  ^  Cette  armée  fut 
composée,  en  majeure  partie,  de  Lorrains,  de  Provençaux  et 
d'Angevins.  Louis  XI  autorisa  Jean  à  lever  des  soldats  à  ses 
dépens  dans  le  comté  d'Armagnac,  et  promit  de  lui  donner 

de  la  couronne  d'Aragon  sont  dans  celte  énumération.  Ailleurs,  on  le  voit  prendre 
la  qualité  de  roi  de  Sicile  ci/rà  et  ultra  fariim,  ou  des  Dcux-Siciles  ;  mais,  le  plus 
souvent,  les  mots  «  roi  d'Aragon  »  suivent  immédiatement  son  nom. 

'  Arch.  nat.,  P  1334»,  f"  137  v"  (pièces  juslificatives,  n°  59). 

•^  Bibl.  nat.,  ms.  ital.  1691,  n"  382. 

'■>  Arch.  des  Bouches-du-Uliône,  P.  G8C.  Arch.  de  Gènes, Materifi polilic/ic,7?,azzo 
13.  Ber.  iial.  sn-!j>l.,  XXIII,  248  et  suiv. 

2i 


370  GUERRE  DE  BRETAGNE.  [14G7J 

pour  son  expédition  d'Espagne  les  secours  qu'il  s'était  engagé 
à  lui  fournir  pour  celle  d'Italie.  Mais  ce  fat  encore  un  leurre; 
car,  si  le  duc  reçut  quelques  fonds,  il  ne  vit  arriver  aucun 
renfort  :  les  archers  royaux  qui  devaient  le  rejoindre  ne  par- 
tirent point,  ou  reçurent  l'ordre  de  rebrousser  chemin  avant 
d'avoir  franchi  la  frontière  \  11  engagea  néanmoins  la  cam- 
pagne en  1467,  avec  le  concours  de  Ferry  de  Lorraine,  son 
beau-frère,  qui  fut  investi  de  la  lieutenance  générale  en  se- 
cond; de  Jean  de  Torreilles,  comte  d'Iscla,  nommé  vice-gou- 
verneur de  la  Catalogne  ;  de  Gaspard  Gossa,  à  qui  sa  bravoure 
valut  l'office  de  capitaine  du  Lampourdan  et  de  l'évêché  de 
Girone,  et  d'autres  officiers  éprouvés  ^  Bientôt  il  entra  en 
maître  à  Barcelone,  où,  acclamé  par  la  population,  il  organisa, 
d'une  part,  un  gouvernement  régulier  au  nom  de  son  père, 
de  l'autre,  une  guerre  incessante  contre  Jean  d'Aragon  et  ses 
partisans. 

René  n'était  pas  seulement  retenu  en  France  par  la  lassi- 
tude du  métier  des  armes.  Des  affaires  intérieures  de  la  plus 
haute  gravité  l'empêchaient  de  s'éloigner  ;  il  pensait  même 
seconder  plus  utilement  les  efforts  de  son  fils  en  n'abandon- 
nant pas  la  cour  ni  l'influence  qu'il  pouvait  y  avoir  conservée. 
Les  hostilités  ayant  repris  entre  Louis  XI  et  le  duc  de  Bre- 
tagne, chez  lequel  Monsieur,  duc  de  Berry,  toujours  en  lutte 
avec  son  frère,  avait  trouvé  un  asile,  le  souverain  fit  encore 
une  fois  appel  au  dévouement  du  roi  de  Sicile.  Celui-ci  renou- 
vela le  serment  de  le  servir  envers  et  contre  tous;  mais,  vou- 
lant prendre  ses  sûretés,  il  lui  demanda  en  échange  une  lettre 
officielle,  signée  de  sa  main  et  scellée  de  son  sceau,  contenant 
l'engagement  de  soutenir  de  tout  son  pouvoir  le  chef  de  la 
maison  d'x\njou.  Louis,  qui  ne  regardait  pas  aux  promesses, 
s'exécuta  de  bonne  grâce,  le  19  octobre  1467'.  Au  commen- 

•  D.  Calmet,  n,  876  et  suiv.  Clironi((iie  scandaleuse,  coll.  Petitot,  XIII,  3f)8. 

2  Arch.  nat.,  KK  1127,  {"  082.  BiUI.  d'Aix,  ms.  lOO'i,  p.  79,  109,  etc.  Jean 
d'.\njou  fut  créé  lui-même  prince  de  Girone  après  l'occupation  de  cette  ville.  Cf. 
IS'ostredame,  p.  G26. 

*  «   Loys,  par  la  grâce  de  Dieu  roy  de  France,  à  touz  ceulx  qui  ces  présentes 


[i468]  GUERRE  DE  BRETAGNE.  371 

cernent  de  l'année  suivante,  ayant  traité  avec  le  comte  du 
Perche  pour  la  reddition  d'Alençon,  que  les  Bretons  occu- 
paient, il  invoqua,  à  l'appui  de  sa  parole,  la  garantie  de 
son  oncle,  qu'il  assura,  à  son  tour,  contre  tout  dommage 
pouvant    résulter    de    cette   intervention  \    Puis,    avant    de 
continuer  la   guerre   contre   la    Bretagne,    il    convoqua  les 
états  à  Tours,  le  26  février,  et  consulta  les  princes  réunis, 
particulièrement    René,    sur  la   marche   à  suivre  :  valait-il 
mieux ,   pour  rétablir   la   paix,   délaisser  au  duc  de    Berry 
la  possession  delà  Normandie,  et  détacher  ainsi  de  la  cou- 
ronne  une  des  plus  importantes   provinces,   ou    maintenir 
l'intégrité  du  domaine  royal    en   courant  les  risques  d'une 
nouvelle  campagne?  Ils  répondirent,  d'une  commune  voix, 
qu'il   fallait  tout  tenter  plutôt   que  de  consentir  à  un  dé- 
membrement, et  qu'on  devait  s'en  remettre  à  Dieu  ^.  Le  Roi, 
réconforté  par   cette   ferme  attitude,  reprit  les  armes,    et, 
jbrcé  de  se  rapprocher  des  frontières  du  nord,  menacées  par 
le  nouveau  duc  de  Bourgogne,  Charles  le  Téméraire,  inves- 
tit son  oncle  de  la  lieutenance  générale  aux  pays  d'Anjou,  du 
Maine,  et  même  de  Bretagne.  Cette  marque  d'estime  piouve 
qu'il  ne  nourrissait  encore  aucun  soupçon  contre  lui  :  il  lui 
donnait,  en  effet,  la  garde  de  ces  contrées  comme  à  un  «  chief 

lettres  verront,  salut.  Nostre  très-cher  et  très-amé  oncle  le  loy  de  Sicile,  duc 
d'Anjou,  nous  a  promis  qu'il  nous  servira  à  {'encontre  de  touz  qui  pevent  vivre  et 
mourir,  ainsi  ([u'il  y  est  tenu  ;  mais  il  double  que,  à  l'occasion  de  nostredit  service, 
aucuns  luy  vueillent  courir  sus  et  porter  donimaige  à  ses  terres  et  seigneuries,  en 
nous  requérant  que,  se  le  cas  advenoit,  il  nous  plaise  le  asseurer  que  nous  l'ai- 
derons et  soustiendrons.  Savoir  faisons  que  nous,  ayans  regard  au  hon  vouloir  de 
nostredit  oncle  et  aux  grans  et  louables  services  que  luy  et  la  maison  d'Anjou  ont 
faiz  à  nous  et  à  la  couronne  de  France,  à  nostredit  oncle  avons  promis  et  pro- 
mectons,  en  bonne  foy  et  en  parolle  de  roy,  que  nous  le  porterons  et  soustiendrons 
de  tout  nostre  povoir  envers  et  contre  touz  qui  lui  vouldroient  faire  guerre  ou 
porter  dommage  en  aucune  manière,  et  lui  donnerons  tout  conseil,  confort  et  aide. 
En  lesmoing  de  ce,  nous  avons  signées  cesdictes  présentes  de  nostre  main,  et  à 
icelles  fait  mcctre  nostre  seel.  Donné  à  Paris,  le  xix"  jour  d'octobre,  l'an  de  grâce 
mil  cccc  soixante  et  sept,  et  de  nostre  règne  le  septiesme.  Ainsi  signé  :  Loys.  » 
(Arcli.  nat.,  P  1334%  f»  190  v".) 

'  Arch.  nat.,  P  133i«,  f°  200  (pièces  justificatives,  u"  61). 

2  Cbastelain,  V,  387.  Cf.  Jean  de  Wavrin,  H,  366. 


372  GUERRE  DE  BRETAGNE.  [1468] 

notable,  de  telle  auctorité  et  puissance  qu'il  les  puisse  préser- 
ver et  deffendre  de  toute  oppression  et  adversité  » ,  et  parce 
qu'il  était  plus  capable  que  tout  autre  de  reuiplir  une  pareille 
mission  ;  il  l'autorisait  à  i-assembler  les  troupes  royales,  à  for- 
tifier ou  à  démolir  les  places  fortes,  à  disposer  des  biens  enle- 
vés à  l'ennenii,  à  traiter,  à  nommer  des  capitaines,  à  faire  mar- 
cher les  nobles  et  roturiers,  non-seulement  ceux  de  l'Anjou,  du 
Maine  et  de  la  Bretagne,  mais  encore  ceux  de  la  Touraine,  du 
Poitou,  de  la  Saintonge  et  de  l'Angoumois,  dont  le  comman- 
dement particulier  était  remis  à  son  petit-fds  Nicolas,  marquis 
du  Pont,  enfin  à  se  faire  représenter  par  un  ou  plusieurs  lieu- 
tenants'. 

René  n'avait  pas  attendu  ces  pouvoirs  pour  prendre  des 
mesures  énergiques  :  déjcà  il  avait  interdit  toute  commu- 
nication avec  la  Bretagne  et  ordonné  l'expulsion  des  sujets 
bretons  qui  se  trouvaient  à  Angers,  à  l'exception  des  gens 
établis  et  mariés  dans  la  ville,  des  clercs  bénéficiés  et  des  étu- 
diants de  l'Université  -.  Sa  vigueur,  sa  promptitude  furent 
sans  doute  une  des  causes  qui  amenèrent  le  duc  à  demander 
la  paix.  Elle  fut  conclue  le  10  septembre  1468,  à  Ancenis,  où 
le  marquis  du  Pont  avait  pénétré  en  vainqueur,  et  le  duc  de 
Calabre,  quoique  absent,  fut  un  de  ceux  qui  la  signèrent  au 
nom  du  Roi.  Son  père  rétablit  aussitôt  la  liberté  de  la  circula- 
tion et  du  commerce  entre  les  pays  belligérants,  défendit  aux 
habitants  de  s'injurier  et  de  se  maltraiter,  et  délivra  aux  com- 
missaires bretons  la  [)lace  de  Champtocé,  qu'il  avait  fait  occu- 

'  Cet  acte,  incnimii  jusqu'à  présent,  est  du  9  août  14G8  (Arrh.  nat.,  P  1334% 
f"  219  ;  pièces  justificatives,  n°  G2). 

2  «  De  par  le  I!oy  et  le  roy  de  Sicile,  d'Airagon,  etc.,  duc  d'Anjou,  etc.  Il  est 
ciijoiuct  et  coniniauJé  à  toutes  manières  de  gens  natifs  du  pays  de  Bretaigne,  de 
(juclque  estât  ou  comiicioii  qu'ilz  soient,  (pi'ilz  vuydent  dedans  demain  juedi  la 
ville  d'Angiers,  sur  paiiie  de  confiscacion  de  corps  et  de  biens,  excepté  ceuix  qui  y 
sont  mariez  et  tieiiueut  l'eu  et  lieu,  et  aussi  gens  d'église  pieça  bénéficiez  et  es- 
colliers  estudians;  Icsqiicl/.  dessusdiz,  s'ilz  y  veullent  résider  et  demourer,  viennent 
dedans  demain  dix  heures  en  la  rliappelle  du  chasteau  faire  le  serment  d'estre 
bons  et  lovau\  au  Hoy  et  audit  s""  roy  de  Sicile,  et  les  servir  envers  touz  et  contre 
touz.  Fait  oudit  diaslel  d'Angiers,  le  XXI''  jour  de  juillet,  l'an  mil  Ilir  soixante  liuit. 
Ainsi  signé  :   G.  l'.ayncau.  »  (Arcli.  nat.,  1>  l'i-i'i",  f»218.) 


[1469]         lîAPl'ItoCIIEMKXT  APPARENT  DKS  DKIX  Unis.  373 

per  par  le  sire  de  Bueil,  mais  dont  le  Imité  stipulait  la  resti- 
tution contre  celle  de  Caen  '. 

C'est  en  récompense  de  ces  services  que  Louis  XI  lui  accorda, 
le  28  janvier  suivant,  le  droit  de  sceller  ses  lettres  de  chan- 
cellerie avec  la  cire  jaune,  dont  les  rois  de  France  seuls 
pouvaient  jusque-là  se  servir.  C'était  un  privilège  purement 
honorififjue,  mais  moins  insignifiant  qu'on  ne  l'a  cru.  Les 
termes  mêmes  de  la  concession  indiquent  que  le  souverain  en- 
tendait conférer  par  là  une  distinction  exceptionnelle,  unique 
dans  l'histoire  :  «  Depuis  quelques  années,  le  royaume  de  France 
était  débordé,  envahi  par  les  guerres  intestines  et  les  sédi- 
tions. Un  seul  prince  s'est  trouvé  qui,  par  aucun  moyen,  sous 
aucun  prétexte,  n'a  pu  être  détourné  de  la  fidélité  qu'il  nous 
devait  et  du  soin  de  la  défense  de  l'État  :  c'est  notre  oncle 
bien-aimé,  que  nous  appellerions  avec  plus  de  raison  notre 
père,  le  roi  de  Jérusalem,  de  Sicile  et  d'Aragon,  qui,  avec  une 
constance  invaincue,  une  volonté  toujours  droite,  a  maintenu 
l'antique  honneur  de  ce  royaume,  en  a  respecté  et  augmenté 
le  prestige,  l'a  arrêté,  enfin,  sur  le  bord  du  précipice  ^  » 
Quel  plus  bel  hommage  pouvait  être  rendu  à  la  conduite  d'un 
loyal  serviteur?  Et  c'est  dans  la  bouche  de  Louis  XI  qu'on  le 
rencontre  !  Le  parlement  voulut  en  vain  s'opposer  à  cette 
faveur  :  non-seulement  elle  fut  ratifiée,  mais  elle  fut  étendue, 
quelques  mois  plus  tard,  à  la  descendance  directe  et  mascu- 
line de  celui  qui  en  avait  été  honoré  ^ 

Au  même  moment,  il  est  vrai,  René  engageait  de  nouveau. 
sa  parole  pour  corroborer  celle  de  son  suzerain,  qui  ne  jouis- 
sait pas,  auprès  des  ennemis  de  la  couronne,  d'une  autorité 
bien  solide.  Le  traité  de  Péronne,  imposé,  comme  l'on  sait,  par 
le  duc  de  Bourgogne,  créait  au  Roi  les  obligations  les  plus  pé- 
nibles ;  on  avait  d'autant  moins  de  confiance  en  leur  accom- 

'  Aich.  liât.,  P  l;5;3'i%  fo»  220  v»  et  221.  Cf.  Cnmmincs,  I,  U8;  D.  Plancher, 
IV,  3C3. 

-  Aich.  nat.,  P  1334'',  î°  (;  v"  (pièces  juslificativcs,  11''  03).  Aieli.  dis  Ijouclits- 
dii-Rlione,  B  IG. 

2  Arcli.  liât.,  P  2532,  f"  277   \". 


374  RAPPROCHEMENT  APPARENT  DES  DEUX  ROIS.         [1469] 

plissement.  Il  fallut  que  le  roi  cle  Sicile,  ce  représentant  de 
l'honnêteté  et  de  la  justice,  s'en  constituât  le  garant  :  par  une 
clause  ultérieure,  qu'il  signa  à  Saumur,  le  11  mai  1469,  il 
promit  d'entretenir  la  paix  entre  les  deux  puissants  rivaux,  et 
même  de  prendre  les  armes  pour  le  duc,  si  Louis  venait  à  vio- 
ler les  conditions  du  traité  \  Ce  cas  se  présenta  en  effet,  et 
Charles  le  Téméraire,  dès  l'année  suivante,  envoya  sommer  le 
vieux  prince  d'avoir  à  lui  prêter  main-forte.  Son  ancien  allié, 
le  duc  de  Bretagne,  qui  s'était  également  porté  caution  pour  le 
Roi,  reçut  la  même  invitation.  Mais  l'habile  monarque  assem- 
bla ses  grands  vassaux  et  les  gens  de  son  conseil,  au  nombre 
de  plus  de  quatre-vingts,  leur  exposa  les  faits  et  les  pièces,  et 
les  amena  à  rejeter  tous  les  torts  sur  son  adversaire.  René  lui- 
même,  convaincu  par  la  délibération  à  laquelle  il  avait  pris  part, 
se  considéra  comme  délié  de  toute  promesse  envers  Charles, 
et  il  fut  le  premier  à  requérir  son  neveu  d'agir  désormais  sans 
ambages  ni  ménagements  à  l'égard  de  ce  dangereux  ennemi  ^ 
Bientôt  de  nouveaux  incidents  parurent  sceller  l'union  des 
cours  de  France  et  de  Sicile.  En  octobre  1469,  Jeanne  de 
Laval  et  son  époux  furent .  reçus  avec  des  démonstrations 
d'amitié  au  château  d'Amboise,  et  des  fêtes,  des  divertisse- 
ments variés  leur  furent  offerts  '.  Après  la  naissance  du  Dau- 
phin (Charles  VIII),  au  mois  de  juin  1470,  Louis  XI  se  rendit 
à  Angers,  et  Marguerite  d'Anjou  y  vint,  de  son  côté,  avec 
«  toute  la  bende  des  ducz  et  contes  angloys  »,  dit  Bourdigné. 
L'occasion  de  cette  réunion  était  l'arrivée  du  comte  de  V\'ar- 


'  Cette  pièce  curieuse,  dont  M.  l'auliu  Paris  a  reconnu  l'authenticité,  était  eu 
la  possession  de  M.  de  Qnatrei)arl)es,  qui  l'a  citée  dans  les  OEwrcs  du  roi  René, 
t.  l,  p.  cxv.  Si.v  semaines  après,  Louis  XI  donna  à  René  la  seigneurie  de  Langeais, 
en  Touraine,  appartenant  précédemment  à  Dunois.  (Arch.  nat.,  P  1334^,  f"  157  v°.) 

-  <c  Item,  et  pour  ce  que  le  roy  de  Secille  ostoit  iirésent,  luy-mesmes,  oyes  les 
opinions  dessusdites,  trouva  par  son  conseil  qu'il  estoit  quitte,  deslié  et  exempt,... 
et  luy  le  premier  et  tous  les  seigneurs  reipiiient  au  Roy...  que  son  plaisir  iust  ne 
plus  dissimuler,  souffrir  ne  tollérer  à  mondil  seigneur  de  Bourgogne  les  choses 
dessusdiles.  »  Procès-vcrhal  rédigé  à  Aml)oise,  le  l''"'  décembre  1470  (Bihl.  nat., 
ms.  fr.  3884,  f»^  282  et  suiv.}.  Cf.  Duclos,  1,  397,  400. 

■■'   Chronique  scandaleuse,  coW.  Pctitot,  XIII,  391;  Rourdigné,  II,  220  el  suiv. 


!14G91  EXPEDITION  DE  CATALOGNE.  373 

uick,  rancien  généralissime  du  roi  Edouard  d'Angleterre, 
(jui  s'était  brouillé  avec  lui  et  l'avait  contraint  par  la  force  des 
armes  de  se  retirer  en  France.  On  voulait  oflVir  à  ce  person- 
nage, pour  le  gagner  entièrement  au  parti  de  Lancastre,  de 
marier  sa  propre  fille  avec  le  jeune  prince  de  Galles,  fils  de 
Marguerite.  La  proposition  fut,  en  elTet,  acceptée.  Cette  alliance 
étonnante,  qui  faisait  du  plus  rude  adversaire  de  la  malheu- 
reuse reine  son  dernier  défenseur,  se  conclut  aussitôt,  et  War- 
wick  retourna  en  Angleterre  avec  un  corps  de  troupes  fran- 
çaises, que  le  Roi  lui  accorda  '.  A  l'automne,  Louis  fut  invité 
par  son  oncle  à  venir  chasser  la  bête  sauvage  dans  la  forêt  de 
Bellepoule,  sur  les  bords  de  la  Loire.  Il  répondit  un  peu  plus 
tard  à  son  amabilité  par  l'envoi  du  collier  du  nouvel  ordre  de 
Saint-Michel,  qui  était  le  premier  créé  par  les  rois  de  France, 
et  pour  l'établissement  duquel  il  avait  eu  recours,  sans  doute, 
aux  conseils  du  fondateur  de  l'ordre  du  Croissant;  il  l'auto- 
risa même  à  porter  à  la  fois  les  insignes  de  l'un  et  de  l'autre, 
privilège  réservé  par  les  statuts  aux  chefs  d'ordre  couronnés". 
C'est  qu'en  ce  moment  les  deux  princes  avaient  des  raisons 
particulières  de  se  ménager  réciproquement.  Si  Louis  avait 
besoin  de  René  en  France,  il  lui  était  nécessaire  en  Espagne. 
Le  roi  de  Sicile,  en  effet,  ne  perdait  pas  de  vue  ses  nouveaux 
domaines,  et  s'occupait  activement  de  procurer  des  secours 
à  son  fils.  Mais,  comme  on  l'a  vu,  il  devait  peu  compter 
sur  le  Roi  pour  une  coopération  sérieuse.  Il  s'en  aper- 
çut bien,  lorsqu'ayant  voulu  employer  au  ravitaillement  de 
Barcelone,  où  Jean  fut  assiégé  un  moment  par  ses  adversaires, 
un  bâtiment  de  la  marine  royale  qui  se  trouvait  dans  un  port 
de  Provence,  la  Notre-Vame-Saint-Martui,  il  reçut  à  ce  sujet 
une  réprimande  presque  menaçante*.  C'était  donc  toujours  le 

'  Boiirdigné,  II,  220;  D.  Calmet,  11,  850  ;  etc. 

-  Aich.  liât.,  P  I33i^  f'^'^  75  et  123  (pièces  justificatives,  n»  78);  MM.  nat., 
ms.  fr.  2913,  1»  13.  C'est  donc  à  tort  que  M.  de  Villencuve-Bargemont  exclut 
René  de  la  liste  des  chevaliers  de  Suiut-Miehel  et  voit  là  un  témoignage  de  la 
défiance  de  Louis  XI  (II,  107). 

•"  K  J'ay  sceu,  lui  écrivit  le  Roi,  que  puis  naguères  voz  officiers  ont  fait  prendre 
et  arrester  en  vostre  pays   de  Prouvence   l'une  des   gallées   de  France  nommée 


376  EXPÉDITION  DE  CATALOGNE.  [1469] 

même  système  de  tergiversations  ou  de  duplicité.  Tout  ce  qu'il 
put  obtenir,  ce  fut  l'autorisation  de  percevoir  une  aide  supplé- 
mentaire de  trente  mille  francs  sur  le  pays  d'Anjou,  en  considé- 
ration des  frais  occasionnés  tant  par  l'expédition  de  Catalogne 
que  par  l'entretien  de  la  reine  d'Angleterre  \  Mais,  pour  cou- 
vrir ces  frais,  il  eût  fallu  bien  d'autres  ressources.  Les  finances 
du  roi  de  Sicile  étaient  d'autant  plus  épuisées,  qu'il  venait  de 
conclure,  le  24  avril  J469,  une  transaction  avec  le  vicomte  et 
la  vicomtesse  de  Turenne  au  sujet  du  comté  de  Beaufort  en 
Vallée,  transaction  assurant  à  sa  maison  la  paisible  jouissance 
de  ce  fief,  qui  lui  était  disputé  depuis  si  longtemps  devant  le 
parlement,  mais  chargeant  son  budget  d'une  nouvelle  dette 
de  trente  mille  écus,  prix  du  désistement  de  ses  compétiteurs  ^ 
Aussi  les  deux  tiers  de  cette  somme  furent-ils  avancés  par  deux 
riches  bourgeois  d'Angers,  Jacques  et  Gervais  Le  Camus,  aux- 
quels fut  affermé  pour  six  ans,  en  guise  d'indemnité,  le  gre- 
nier à  sel  de  la  même  ville.  Celte  avance  de  fonds  était  néces- 

Noslre-Danie-Saiitt-Martln,  soubz  couleur  de  la  vouloir  envoyer  pour  l'advi- 
taillemcnt  de  Barseloiine,  dont  j'ay  esté  bien  esmerveillé  ;  et  ne  puis  croire  que 
voulissiez  donner  empescliement  à  ladite  gallée  ne  antre  qui  ait  esié  et  soit  na- 
vigues soiihz  mes  armes  et  soubz  mon  adveu,  car  ce  nie  seroit  faire  bien  grant 
oultraige,  etc.  )>  Bibl.  iiat.,  nis.  fr.  2899,  1°  Gl.  On  ne  sait,  toutefois,  si  cette 
lettre  lut  expédiée,  ni  jusqu'à  quel  point  le  fait  en  question,  dénoncé  à  Louis  XI 
par  un  aunonyme,  était  véritable. 

'    Arrh.  nat.,  P  1334'^,  f"  84  (pièces  justificatives,  n°  71). 

2  Arcli.  nat.,  P  Mi'i^,  f»  24;  J  179,  n»  103.  Analysé  par  M.  Marchegay,  Jr- 
cliU'es  d'Anjou,  II,  213.  Agnet  de  la  Tour,  vicomte  de  Turenne,  et  Anne  de 
Beaufort,  sa  femme,  prétendaient  posséder  le  comté  de  lieaufort  en  vertu  de  leurs 
droits  sur  la  succession  des  anciens  seigneurs,  les  Roger  de  Turenne.  Le  duc 
d'Anjou  en  revendiquait  l'entière  propriété  parce  que  c'était  un  membre  de  son 
ducbé  et  un  ancien  domaine*  de  la  couronne,  ne  pouvant  être  aliéné  d'aucune 
façon,  et  ([ue,  d'ailleurs,  Raymond,  fils  de  Guillaume  Roger,  avait  jierdu  par  con- 
fiscation tous  ses  fiefs,  pour  avoir  combattu  en  Provence  contre  le  pape  et  le  roi 
de  Sicile.  L'accord  conclu  entre  eux  fut  suivi  d'une  déclaration  de  Jeanne  de 
Laval,  poitinit  qu'elle  s'engageait  à  ne  rien  réclamer  sui-  le  comté  de  Beaufort,  dont 
elle  se  considérait  seulement  comme  rusulVuiiiere.  Le  but  de  cet  acte  était  d'é- 
viter que  les  béritiers  de  la  reine  de  Sicile  ne  prétendissent  [dus  tard  (jue  la 
cession  des  Turenne  avait  été  faite  pai-  moitié  à  son  profit  et  au  leur,  el  qu'une 
partie  de  ce  fief  ne  vint  ainsi  à  être  séparée  du  ducbé  dWnjou.  (.\rcli.  nat., 
P  133i^  f'30.) 


ri469]  EXPÉDITION  DE  CATALOGNE.  377 

sitée,  disent  formellement  les  pièces,  par  les  dépenses  de  la 
guerre  d'Aragon  '.  Le  prince  dut  encore  recourir  à  d'autres 
expédients  et  faire  divers  emprunts  pour  soutenir  l'armée  du 
duc  de  Calabre,  à  laquelle  il  expédiait,  non-seulement  de  l'ar- 
gent, mais  des  provisions  de  blé  -.  Il  travaillait  en  même  temps 
à  rallier  à  son  parti  les  puissances  voisines  de  ses  possessions 
espagnoles,  correspondait  avec  le  roi  de  Portugal,  signait  avec 
Henri  IV  de  Castille  une  ligue  offensive  et  défensive.  L'al- 
liance de  ce  dernier  était  d'une  importance  capitale,  car  il  avait 
lui-même  des  droits  sur  la  succession  d'Aragon  et  pouvait  de- 
venir un  rival  :  s'en  faire  un  ami  était  un  acte  de  bonne  poli- 
tique ;  il  s'accomplit  par  -l'entremise  de  Galéas  de  Bernetio, 
ambassadeur  spécial  du  roi  de  Sicile,  et  l'influence  du  cardinal 
d'Albi  n'y  fut  pas  étrangère  ^  René  ne  se  contentait  pas  de 
cette  participation  indirecte  à  l'expédition  de  son  fils  :  il  admi- 
nistrait réellement,  de  loin,  les  provinces  soumises  à  son  auto- 
rité. On  le  voit  recevoir  de  Gui  de  Laval,  sire  de  Loué,  repré- 
sentant accrédité  de  Vinfant  Jean,  le  serment  de  respecter  les 
privilèges  et  libertés  de  ses  sujets  de  Catalogne;  proposer  les 
évêques,  les  cardinaux,  les  abbés;  nommer  les  baillis,  les 
viguiers,  les  capitaines  et  leur  envoyer  des  ordres  ;  autoriser 
les  habitants  à  s'assembler  pour  élire  des  syndics;  défendre 
les  intérêts  du  commerce,  de  l'industrie  et  de  l'art  local  \  On 


•  Arch.  nat.,  P  133  i^,  f°  9  ;  KK  lllG,  f°  550  v». 

^  Arch.  des  Douclies-du-Rliône,  B  273,  f°«  135,  137. 

^  Arch.  des  Bouches-du-Rhôiie,  B  1(J,  f"  9  (pièces  justificatives,  n"  GG).  Le 
traité  fut  signé  parle  roi  de  Castille  le  1»  juin  1409.  C'est  probablement  ce  qui  a 
l'ait  croire  à  M.  de  Villeiieuve-Bargemont  (II,  17 G)  que  ce  monarque  était  alors  en 
France  ;   mais  l'acte  est  daté  de  Cordoue. 

'  Bibl.  d'Aix,  ms.  lOGi,  p.  13,  10,  21,  2G,  3i,  GO,  92,  95,  97,  112,  155,  20t. 
Ce  registre  de  chancellerie  est  presque  uniquement  conqiosé  de  lettres  relatives  aux 
affaires  d'Espagne,  et  nous'ré\èle  à  ce  sujet  quelques  traits  intéressants.  L'évèché 
de  Barcelone  l'ut  demandé  et  obtenu  à  Rome  pour  l'abbé  de  Ripoll,  celui-là  même 
qui  était  venu  apporter  à  René  l'offre  de  la  couronne  d'Aragon  et  qui  était  devenu 
le  conseiller  de  ce  prince.  Un  certain  nombre  de  ses  compatriotes  étaient  entrés  de 
même  au  service  du  roi  de  Sicile  :  il  avait  pris  parmi  eux  des  médecins,  des  officiers, 
des  secrétaires.  Anionello  Pagano  ou  Payen,son  premier  secrétaire  //;  (lillone  Âra- 
goiium,  ([ui  a  écrit  et  signé  la  plupart  des  lettres   en  question,  fut  accrédité  en 


378  MORT  DE  JEAN  D'ANJOU.  [1470] 

peut  donc  dire  qu'il  exerça,  là  aussi,  plus  qu'une  autorité 
militaire.  Il  y  eut  même,  d'après  le  témoignage  de  Papon, 
historien  et  numismate,  des  monnaies  à  son  nom  frappées 
dans  le  pays  \ 

Tant  d'efforts  devaient  cependant  rester  superflus;  une 
trêve  inopportune,  due  à  l'initiative  de  Louis  XI,  ou  du  moins 
nécessitée  par  son  attitude  douteuse,  suspendit  les  progrès  du 
duc  de  Calabre  au  moment  où  ils  s'accentuaient  le  plus.  Il  en 
profita  pour  laisser  la  lieutenance  à  Jean  de  Lorraine,  comte 
d'Harcourt,  son  parent,  et  pour  venir  en  Provence  réunir  de 
nouvelles  forces.  Son  père  s'y  rendit  lui-même  au  mois  de 
novembre  1469,  et  continua  les  préparatifs  à  l'aide  d'un  sub- 
side de  soixante -dix  mille  florins,  que  les  états  du  comté 
venaient  de  voter  dans  ce  but,  grâce  au  zèle  de  Jean  Cossa  *. 
Jean  d'Anjou  recommença,  l'année  suivante,  une  campagne 
heureuse,  et  tout  semblait  présager  la  soumission  complète  de 
l'Aragon,  quand  un  coup  de  foudre  vint  ruiner  les  espérances 
de  sDn  parti.  Une  mort  presque  subite  enleva  ce  vaillant  guer- 
rier, le  16  décembre  1470,  à  Barcelone.  Il  était  dans  la  vigueur 
de  l'âge  et  de  la  santé  :  le  bruit  courut  qu'il  avait  été  empoi- 
sonné, et  l'examen  de  son  corps  parut  justifier  cette  supposi- 
tion ;  mais  on  ne  découvrit  jamais  d'où  venait  le  crime. 

René,  qui  était  de  retour  à  Angers  depuis  quatre  mois,  fut 
profondément  ébranlé  à  cette  terrible  nouvelle.  Les  éloges 
unanimes  qu'il  entendit  prodiguer  au  prince  défunt,  et  que 
l'histoire  a  souvent  répétés  depuis_,  adoucirent  quelque  peu  sa 
douleur.  Mais  il  essaya  en  vain  de  lui  trouver  un  successeur 
capable  de  terminer  son  œuvre.  Ferry  de  Lorraine,  qui  eût  été 
appelé  à  l'essayer,  venait  lui-même  de  descendre  au  tombeau  \ 

<junlité  de  conseiller  ordinaire  auprès  des  lieutenanls  du  roi  eu  Catalogne. 
Tous  les  sujets  espagnols,  nu''nie  ceux  qui  avaient  conihaltu  contre  lui,  étaient 
l'oljjel  de  sa  sollicitude  :  c'est  ainsi  qu'il  donna  des  ordres  à  l'avance  pour  le 
rapatriement  de  liuit  habitants  de  l'île  Majorque,  prisonnieis  à  Arles,  qui  espé- 
l'aient  être  raelietés.  (V.  pièces  justificatives,  n«  (>!).) 

'  Hist.  (le  Provence,  [11,  ;i82.  Pajion  affirnie  avoir  vu  une  de  ces  monnaies, 

■  Arcli.  des  l]ouclies-du-Rii6nej  V>  i9,  f°  287.  Itinéraire. 

^  Le  gendre  de  René  précéda  Jean  dans  la  tombe,  quoique  M.  de  Villeneuve- 


[1471]  MORT  DE  JEAN  D'ANJOU.  379 

Le  lils  naturel  de  Jean,  qui  se  nommait  comme  lui  et  qui 
l'avait  suivi  au-delà  des  Pyrénées,  fut  investi,  par  acte  du 
14  mars  1471,  du  gouvernement  des  possessions  espagnoles*. 
Charles  de  Torreilles,  frère  du  comte  d'Iscla  et  capitaine  géné- 
i-al  de  la  marine  du  roi  de  Sicile,  qui  l'avait  fait  délivrer  tout 
récemment  d'une  longue  captivité  chez  les  Sarrasins  de  Bougie, 
reçut  l'ordre  d'équiper  immédiatement  une  flotte,  et,  pour  l'en- 
courager, son  maître  lui  concéda  le  droit  de  quint,  c'est-à-dire 
la  cinquième  partie  des  personnes  et  des  biens  qui  seraient 
capturés  sur  l'ennemi'.  Il  utilisa  aussi  le  concours  d'un  prince 
de  Portugal,  don  Dionis,  à  qui  il  donna  une  compagnie  de  six 
cents  chevaux,  la  capitainerie  d'Urgel  et  de  différentes  places 
de  Catalogne,  avec  le  pouvoir  de  soumettre  et  de  recevoir  à 
son  obéissance  les  villes  prises  à  Jean  d'Aragon  ^  Mais  tout  fut 
inutile.  Le  prince  Nicolas,  appelé  par  les  Catalans  pour  rem- 
placer son  père,  était  retenu  par  les  affaires  de  son  duché  de 
Lorraine.  La  plupart  des  territoires  acquis  furent  perdus  dans 
le  courant  de  l'année,  et  le  nouveau  trône  offert  à  la  maison 
d'Anjou  s'écroula  avant  d'être  consolidé. 

Cependant  le  vieux  roi,  frappé  dans  ses  affections  les  plus 
chères,  déçu  dans  ses  rêves  de  giandeur,  ne  désespéra  pas 

Bargemont  recule  sa  mort  jusqu'en  1472  et  taxe  d'erreur  ceux  qui  l'ont  mise 
en  14  70  (II,  193).  Il  est  certain  que  l'office  de  juge  et  conservateur  des  Juifs  de 
Provence,  vacant  par  suite  de  la  mort  de  Ferry,  fut  donné  au  Napolilaiii  Jacques 
(ialiot  le  G  décembre  1470.  (Arcli.  des  Bouches-du-niiône,  B  IG,  f»  107  v".) 

'  Arch.  nat,,  P  1334%  n"  11,  i"^  2  et  suiv.  (pièces  justificatives,  n»  77).  Cet 
acte  est  écrit  dans  un  latin  plus  recherché  que  les  autres.  Il  confère  au  hàtard  de 
dalahre  les  pouvoirs  les  plus  étendus  pour  l'administration  du  pays,  la  nomination 
des  cajiitaines,  préfets,  alcades,  etc.,  et  lui  enjoint  de  respecter  les  antiques /«e/oi 
ainsi  que  les  constitutions  des  l'ois  d'Aragon. 

-  Bibl.  d'Ai.\,ms.  10C4,  p.  107,  l.'jO  (pièces  justificatives,  n°  G8).  Cette  con- 
cession commençait  ainsi  :  «  Qiiin  iii/igiii ficus  cl  reli^iosiis  vit-  /rater  Caroliis  de 
Torrelles,  capitanciis  gcnernlis  noster  in  imiri,  r/aics,  hdlaiicrios,  Irircuics,  Inrrvmes 
et  alla  nav'igia,  ut  facullas  dabit,  jussii  uosiro  annal iirus  est  alijuc  classcm  ex  eis- 
ilcin  (jiKiiii  niagiHim  polcrit  parai  unis,  quh  fuc'illus  illain  in  nostris  scn-icUs  susten- 
lare  [tossil,  jus  tjuiuti  et  ilccinù  ex.  (juàvis  prcdd  nulns  et  noslre  curie  perti- 
nente, etc.  »  Le  même  droit  fut  accordé  à  un  autre  officier  de  la  marine  du  roi  de 
Sicile  en  Espagne,  Antoine  Selanti. 

3  Bibl.  d'Aix,  ms.  10G4,  p.  82-8G  (pièces  justificatives,  n"  7G). 


380  RENÉ  SE  RETIRE  EN  PROVENCE.  [1471] 

encore  des  destinées  de  sa  race.  Il  prit  alors  une  détermina- 
tion extrêmement  grave,  celle  de  quitter  l'Anjou  et  la  France, 
et  de  se  fixer  tout  à  fait  dans  son  comté  de  Provence,  afin  de 
se  rapprocher  des  contrées  où  ses  intérêts  étaient  le  plus  com- 
promis. Je  touche  ici  à  la  plus  grave  des  erreurs  commises 
par  les  historiens  qui  se  sont  occupés  de  sa  personne.  Tous 
ont  répété,  les  uns  après  les  autres,  qu'il  avait  abandonné  le 
duché  d'Anjou  au  moment  de  la  saisie  de  son  apanage  par 
Louis  XI,  qui  eut  lieu  en  1474,  et  à  cause  de  cette  saisie  même, 
dont  il  aurait  reçu  avec  impassibilité  la  nouvelle  au  château  de 
Baugé;  et,  à  ce  propos,  l'on  ne  manque  pas  de  placer  la  fa- 
meuse légende  de  la  bartavelle.  «  Le  vouloir  de  Dieu  soit  fait, 
lui  fait  dire  Bourdigné;  le  Roy  n'aura  point  de  guerre  avec 
moy  pour  mon  duché  \  »  Or,  on  a  pu  voir,  et  l'on  verra  mieux 
encore  plus  loin,  combien  une  telle  indifférence  à  l'égard  de  la 
perte  de  son  duché  était  peu  dans  son  caractère.  Le  naïf  Bour- 
digné n'est  pas,  tant  s'en  faut,  une  source  authentique,  et  il  est' 
cependant  la  seule  d'où  découle  cette  version,  qui  s'écarte  con- 
sidérablement de  la  vérité.  L'itinéraire  de  René,  des  lettres 
explicites,  des  faits  concordants  prouvent  qu'il  alla  pour  la 
dernière  fois  à  Baugé  au  mois  d'octobre  1471,  qu'il  en  partit 
avant  le  27  pour  Taïascon,  où  il  arriva  dans  le  courant  de  no- 
vembre, et  qu'il  ne  remit  plus  jamais  le  pied  en  Anjou.  C'était 
chez  lui  une  résolution  arrêtée,  et  dont  les  motifs,  autant 
qu'on  peut  en  juger  par  Tensemble  des  textes,  étaient  de  dif- 
férente nature.  La  reine  Jeanne  de  Laval  avait  pris  en  affec- 
tion le  séjour  de  la  Provence,  et  son  mari  fy  avait  laissée  à 
son  dernier  voyage,  l'année  précédente  :  il  aimait  toujours 
tendrement  cette  princesse,  et  la  mort  de  son  fils  ne  pouvait 
qu'augmenter  le  désir  qu'il  éprouvait  de  la  rejoindre.  Des  rai- 
sons de  santé  se  joignaient  peut-être  à  celle-là.  Mais  la  déci- 
sion prise  par  le  roi  de  Sicile  lui  fut  surtout  dictée  par  des 
considérations  politiques.  Dans  le  royaume  de  France,  sa  po- 
sition devenait  difficile  :  il  s'apercevait  de  jour  en  jour  que 

'   Dounligiié,  II,    228.  Vill.-Iîarg.,   II,    198  et  siiiv.;   de   Qiiaticl)ail)cs,  t.  I, 
p.  cxxii;  (.'le. 


11471]  11]-:NE  se  retire  ex  PROVENCE.  381 

Louis  XI,  malgré  ses  démonstrations,  ne  cherchait  qu'à  le 
jouer,  et  celui-ci,  de  son  côte,  commençait  à  manifester  des 
soupçons  fort  inriuiétants  pour  le  repos  de  son  oncle,  qui  lui 
avait  été  récemment  dénoncé  comme  ayant  des  intrigues  avec 
les  ennemis  de  la  couronne  '.  Il  était  aisé  de  voir  que  l'orage 
s'amoncelait,  et  mieux  valait  se  réfugier  d'avance  en  lieu  sûr. 
En  Espagne,  la  bannière  d'Anjou  était  presque  tombée  :  il 
fallait  essayer  de  la  relever  et  dii-iger  de  plus  près  la  cam- 
pagne. En  Italie,  la  complication  des  événements,  le  revire- 
ment périodique  des  esprits  paraissaient  rendre  encore  une  fois 
des  chances  à  la  dynastie  déchue,  et  son  chef  témoignait  tout 
haut  l'espoir  de  faire  triompher,  cette  fois,  ses  di'oits  légitimes, 
sinon  par  lui-même,  du  moins  par  l'un  des  siens  ^  Il  n'avait, 
en  effet,  renoncé  ni  à  la  couronne  de  Naples  ni  à  celle  d'Ara- 
g^on.  Le  recouvrement  de  la  pi-emière  était  prévu  dans  chacun 
de  ses  testaments.  En  donnant  à  Nicolas  de  Montfort,  comte 
de  Campobasso,  la  seigneurie  de  Commercy,  le  5  juillet  1472, 
il  le  félicitait  des  services  rendus  par  lui  et  ses  enfants  dans 
l'expédition  de  Catalogne,  bien  que  celle-ci,  disait-il,  ne  fût  pas 
terminée  '\  Un  an  auparavant,  il  chargeait  son  conseiller  Bous- 
sille  de  Juge  de  se  rendre  auprès  de  Galéas-Marie,  duc  de 
Milan,  pour  conclure  avec  lui,  ainsi  qu'avec  les  Génois  et  ses 
autres  adhérents,  une  ligue  offensive,  et  en  même  temps  pour 

'  Le  duc  de  Brct.igiie,  qui  était  lui-même  un  de  ces  ennemis,  venait  de  s'ac- 
corder avec  le  Roi,  et,  sommé  de  lui  révéler  tous  ses  alliés  ou  complices,  av;iit 
nommé,  pour  l'effrayer,  une  quantité  de  piinces  :  l'Empereur,  le  ici  d'Angle- 
teire,  le  roi  de  Castille,  le  roi  de  Portugal,  le  roi  d'Aragon,  et  enfin  le  roi  de  Si- 
cile. C'est  alors  que  Louis,  si  l'on  peut  en  croire  Bourdigné  (U,  T21),  se  mil  à 
chercher  querelle  à  sou  oncle  et  à  choyer  les  Angevins  pour  gagner  leurs  honnes 
grâces,  dans  tni  Init  qui  ne  devait  pas  tarder  à  se  dévoiler, 

^  «  Qiiiim,  ut  scitis,  res  Italîce,  spondente  Deo  cl  hcinvolenc'td  vrgà  nos  vitiicl- 
piim  ac  proccrum  cjiis  rcgionis,  et  iupii/nis  ilhistvi.'.s'inil  i/uniini  Galeas-Marie 
Sforc'w,  (Ittc'is  Mediuianl,...  salis  ad iiostriim  favorem  accedere  et  asnlrare  videiitur, 
lit  spcm  no'i  wediocrem  tns'muant  nohis  régna  iiostra  vciidicandi,  etc.  »  Lettre  de 
Hené  à  Bonssille  de  .luge,  15  juillet  1471  (Arch.  nat.,  P  \3i\\  n»n,f"  IS; 
pièces  justificatives,  n»  80). 

^  «  Jaçoit  que  laditte  entreprise  ne  soit  encore  du  tout  mise  à  fin.  »  D.  Calmet, 
preuves,  t.  lil,  coi.  ccxxxix. 


382  RENE  SE  RETIRE  EX  PROVENX'E.  [1471) 

emprunter  à  ses  amis  d'Italie  jusqu'à  cinquante  mille  ducats 
d'or,  destinés  à  soutenir  la  guerre  en  Aragon.  «Vous  savez, 
lui  mandait-il,  où  en  sont  les  affaires  de  ce  pays,  puisque  vous 
en  venez  ;  je  m'efforce  d'y  rétablir  la  paix  par  la  victoire  *.  » 

II  partait  donc  de  l'Anjou  avec  des  pensées  tout  autres  que 
celles  qu'on  lui  a  supposées,  et  il  comptait  bien  n'y  plus  re- 
venir, puisqu'il  fît  procéder  aussitôt  à  l'inventaire  de  ses  châ- 
teaux d'Angers,  de  la  Ménitré,  de  Reculée,  et  transporter  peu 
après  en  Provence  sa  chapelle,  ses  livres,  ses  tapisseries,  en 
un  mot,  toutes  ses  richesses  mobilières  '.  Ce  qui  montre  encore 
qu'il  avait  l'intention  d'opérer  dans  son  existence  un  change- 
ment radical,  c'est  qu'il  rédigea,  le  14  juillet  1471,  à  Angers, 
un  nouveau  testament,  confirmant  la  plupart  des  dispositions 
de  celui  de  1453,  mais  instituant  pour  héritier  universel  Nico- 
las, duc  de  Lorraine,  son  petit-fils,  réglant  les  cérémonies  de 
ses  funérailles,  et  contenant,  pour  ainsi  dire,  ses  adieux  à  la 
province  qui  l'avait  vu  naître  ^  Bien  mieux  ;  dans  une  lettre 
adressée  d'Aix,  l'année  suivante,  à  ses  gens  des  comptes,  afin  de 
leur  donner  décharge  des  pièces  dont  il  avait  eu  besoin  pour 
faire  ce  testament,  et  qu'il  avait  gardées par-devers  lui,  il  avoue 
lui-même  son  projet  en  termes  clairs  et  précis  :  «  Et  pour  ce 
qu'il  a  jà  ung  an  ou  environ  que  sommes  par  deczà,  et  est 
nostre  espérance  nous  y  tenir,  et  que  nosdits  gens  des  comptes 

'   Arcli.  liât.,  P  133-i"',  n"  11,  f»'*  18,  19  (pièces  justificatives,  n"»  79,  80). 

-  E.iiralls  des  comptes  et  mémoi-'iaux  du  roi  lîené,  n"*  530-533,  Gi2,  043,  G4â. 
L'iiiveulaire  d'Angers,  daté  du  18  décemijre  1471,  est  fait  «  du  comniandfmeiit 
d'iccluy  seigneur,  après  son  paitemenl  de  ccstuy  pays  d'Anjou  ou  pays  de  Pro- 
vence. '> 

•'  Ce  testament  ordonne  encore  d'accomplir  les  volontés  de  Louis  II,  de  Louis  111 
et  de  la  reine  Jeanne  au  sujet  des  revenus  du   royaniue  de  Sicile,  «  quando  ciit 

III  iiiniiil'us  iioitris  rcl  hercdis  nostri.  »  En  fait  de  disj)ositions  nouvelles,  il  ne 
contient  i^uère,  en  dehors  de  celle  qui  se  raj)i)orte  à  Nicolas,  que  les  trois  sui- 
vantes :  don  des  châteaux  de  Dun  et  Stenay,  dans  le  duché  de  iJar,  à  Marguerite, 
reine  d'Angleterre,  pour  sa  résidence  ;  ratification  de  tous  les  dons  faits  à  Jeanne 
de  Laval,  accompagnée  de  l'éloge  de  ses  vertus  et  de  ses  services;  ordre  d'achever 

l'établissement  de  la  confrérie  de  la  Paix  { fnitcrnilas  rcli<^iosa  rei'cie/idissinie  Pacis), 
fondée  par  le  testateur.  (Arch.  des  Bouches-du-Rhone,  B  C90.)  Cf.  le  testament 
de  1453,  analysé  ci-dessus,  t.  I,  p.  27C. 


[1471]  RENE  SE  RETIRE  EN   PRONKXCiO.  383 

ont  acoi;stuiiiù  avoir  la  garde  de  nosdites  lettres,  eux  doub- 
tans  que  d'icelles  on  leur  poust,  ou  temps  avenir,  faire  aucune 
demande,...  nous  les  en  qiiictons,  etc.  *.  »  En  face  d'un  texte 
aussi  décisif,  le  doute  n'est  plus  possible. 

Avant  de  s'éloigner,  René  ordonna  de  célébrer  pour  lui  une 
grand'niesse  solennelle  dans  l'église  de  Saint-Julien  d'Angers, 
à  l'autel  de  saint  Lézin,  patron  spécial  des  ducs  d'Anjou,  et 
d'allumer  devant  la  statue  de  ce  vénéré  protecteur  un  énorme 
cierge  pesant  soixante-quatre  livres  ".  Cette  cérémonie  s'ac- 
complit en  présence  des  membi-es  de  son  conseil  et  de  sa 
Chambre  des  comptes,  qui  restaient  chargés  de  l'adminis- 
tration de  son  duché.  Il  s'arracha  ensuite,  sans  éclat,  aux 
nombreuses  affections  qui  l'entouraient;  mais  il  emmenait  avec 
lui  une  partie  de  ses  officiers,  de  ses  amis  les  plus  dévoués,  et 
il  laissait  k  ses  fidèles  Angevins  la  promesse  qu'il  leur  serait 
rendu  après  sa  mort. 

'  Arcli.  nat.,P  133r',  i"  185.  Cette  lettre  est  du  G  novembre  1472,  ce  qui 
prouve  une  ibis  de  plus  que  René  arriva  en  Provence  au  mois  de  novembre  1 471. 

-  Dépense  de  seize  livres,  faite  le  27  octobre  1471,  «  pour  ung  cierge  pesant 
soixante-quatre  livres  de  cire,  lequel  le  roy  de  Sicile,  à  son  parlement  de  Baugé  à 
aller  en  Prouvencc,  ordonna  estre  présenté  et  baillé  devant  l'image  de  saint  Léziu, 
eu  l'église  de  Saint-Julien  d'Angiers,  et  lequel  cierge  y  a  esté  présenté  en  la  pré- 
sence de  messeigneurs  du  conseil  et  des  comptes  dudit  seigneur  et  servy  durant 
une  grant  messe  solennelle  qui  y  a  esté  célébrée  pour  ledit  seigneur  roy  de  Sicile.  » 
(Arcb.  nat.,  P  I334«,  f"  141  \°.) 


CHAPITRE  VI. 

RENÉ  COMTE  DE  PROYENGE. 

(1471-1480) 


cr~  j-'rb-irT!=**- 


Loiiis  XI  convoite  les  possessions  de  l{enc.  —  Alliance  de  Nicolas  avec  Charles  de 
lîouigogne  ;  sa  mort.  —  Démarche  de  René  II  en  faveur  de  son  aïeul.  —  Der- 
nier testament  du  roi  de  Sicile.  —  Saisie  des  duchés  de  Bar  et  d'Anjou.  — 
Création  de  la  mairie  d'Angers.  —  Louis  fait  ajourner  son  oncle  devant  le  par- 
lement; René  maintient  ses  droits.  —  Conférences  de  Lyon  :  levée  de  la  saisie; 
rèî^lement  antici|)é  de  la  succession  d'Anjou  et  de  Provence;  difficultés  nouvelles. 
Délivrance  de  la  reine  Marguerite;  sa  retraite  en  Anjou.  —  Arrentement  du 
duché  de  Bar;  sa  réunion  à  la  Lorraine.  —  Héritage  nominal  des  royaumes  de 
Naples  et  d'Aragon.  —  Mort  de  René;  ses  funérailles;  ses  qualités  et  ses  dé- 
fauts; ses  enfants.  —  Extinction  de  la  maison  d'Anjou. 

La  vieillesse  de  ce  roi,  qui  avait  tenu  clans  ses  mains  les 
duchés  de  Bar,  de  Lorraine  et  d'Anjou,  la  moitié  de  l'Italie, 
une  partie  de  l' Aragon,  se  trouvait  donc  confinée  dans  le  comté 
de  Provence.  C'est  là  que  la  fortune  clés  comtes  d'Anjou  avait 
pris  son  essor;  là  aussi  devait  s'ensevelir  la  puissance  de  leurs 
derniers  successeurs.  Sans  doute,  René  y  était  arrivé  avec  la 
pensée  de  revendiquer  plus  efficacement  ses  deux  couronnes 
rovales;  mais  le  poids  des  ans,  le  goîit  de  la  vie  champêtre  et 
des  travaux  pacifiques,  qui  le  dominait  de  plus  en  plus,  et 
surtout  la  marche  des  événements  extérieurs  lui  rendirent 
impossible  toute  tentative  extra-diplomatique.  Loin  de  s'occu- 
per de  recouvrer  ses  domaines  perdus,  il  dut  bientôt  consa- 
crer son  énergie  à  la  défense  de  ceux  qui  lui  restaient  :  l'An- 
jou, dont  l'abandon  était  une  mesure  de  sage  précaution,  mais 
peut-être  impolitique  sous  un  autre  rapport,  offrait  désormais 
une  proie  facile  aux  convoitises  du  roi  de  France  ;  le  duché 
de  Bar,  déserté  par  son  possesseur  depuis  plus  longtemps  en- 


386  LOUIS  XI  CONVOITE  LES  POSSESSIONS  DE  RENÉ.      [liTl] 

core,  était  également  fait  pour  tenter  le  suzerain  ;  enlin  la  Pro- 
vence, ou  du  moins  la  succession  de  ce  fief  indépendant  allait 
devenir,  avant  même  d'être  ouverte,  l'objet  de  mille  intri- 
gues, le  point  de  mire  de  toutes  les  ambitions.  C'est  à  leur 
résister  et  à  concilier  les  prétentions  de  chacun  que  se  borna, 
dans  la  dernière  période  de  sa  vie,  le  rôle  du  roi  de  Sicile,  de 
ce  prince  qu'on  a  représenté  si  gratuitement  comme  renon- 
çant de  gaieté  de  cœur  à  ses  États  et  s' efforçant  de  les  échanger 
tous  contre  une  rente  viagère  \  Le  spectacle  d'une  pareille 
lutte  est  aussi  attachant  qu'instructif.  Si  elle  eut  pour  résultat 
final  de  faire  faire  un  nouveau  pas  à  l'unité  française,  et  si  aux 
motifs  d'intérêt  personnel  qui  guidaient  Louis  XI  se  mêlait 
une  idée  patriotique,  un  rêve  de  grandeur  nationale,  ce  qu'on 
ne  saurait  affirmer  positivement,  il  ne  faut  pas  que  cette  con- 
sidération nous  prévienne  en  faveur  de  l'un  des  adversaires; 
mais  nous  devons  nous  placer  au  point  de  vue  du  droit  de 
l'époque,  et  ne  pas  oublier  que  la  souveraineté  du  but  ne  jus- 
tifie jamais  les  moyens.  L'astucieux  monarque  était  malheu- 
reusement trop  pressé  d'en  ai-river  à  ses  fins  pour  observer 
une  scrupuleuse  équité  :  on  va  voir  de  quelle  façon  il  entre- 
prit d'escompter  la  part  d'héritage  qui  devait  lui  revenir. 

La  conduite  du  petit-fils  de  René  fournit  au  Roi  un  premier 
prétexte  assez  plausible.  Nicolas  d'Anjou,  déjà  traité  à  la  cour 
comme  le  gendre  du  souverain,  le  servait  sans  arrière-pensée, 
au  conseil,  à  l'armée,  lorsque  tout  à  coup  le  bruit  se  répan- 
dit qu'il  s'était  retiré  dans  son  duché  de  Lorraine  et  qu'il 
allait  épouser  la  fille,  du  duc  de  Bourgogne,  l'éternel  ennemi 
de  la  couronne.  Un  si  brusque  changement  était  scandaleux; 
mais  il  ne  pouvait  s'être  produit  sans  cause.  Or,  cette 
cause,  un  biographe  du  jeune  prince  nous  l'apprend  :  ayant 
manifesté  à  Louis  le  désir  de  poursuivre  la  conquête  de  l'A- 
ragon,  où  l'appelaient  les  Catalans  ,  il  n'avait  pu  obtenir 
son  appui;  au  contraire,  il  lui  avait  fallu  entendre  des  re- 
proches outrageants  pour  la  mémoire  de  son  père,  et  voir  la 

'    ViiUet,  ]iio<^r(ij)hu'  générale,  ait.  RkxÉ  d'AnJOU." 


[1472]         ALLIANCE  DE  NICOLAS  AVEC  LA  BOURGOGNE.  ;}87 

princesse  Anne,  sa  fiancée,  promise  au  duc  de  Bretagne,  dans 
le  but  d'acheter  son  alliance  \  Les  partisans  du  Roi  ont 
naturellement  soutenu  que  Nicolas  avait  trahi  îe  premier 
sa  promesse,  bien  qu'il  fût  Hé  par  un  contrat  solennel  et  qu'il 
eût  déjà  reçu  la  dot  :  c'était  «  chose  moult  estrange  de  ainsi 
faulser  sa  foy  »  et  de  s'abaisser  de  la  fille  du  suzerain  à  la 
fille  d'un  vassal  ^  Cependant  les  ouvertures  faites  au  prince 
breton,  si  elles  eurent  réellement  lieu,  durent  précéder  la 
détermination  du  duc  de  Lorraine,  puisque  le  premier  était 
remarié  dès  le  mois  de  juin  1471  et  que  le  second  ne  partit  de 
la  cour  que  dans  le  courant  de  mai  1472  \  Quoi  qu'il  en  soit, 
un  traité  formel  fut  passé,  le  25  de  ce  mois,  entre  Charles  le 
Téméraire  et  Nicolas  :  par  cet  acte,  l'alliance  conclue  autre- 
fois entre  les  ducs  de  Bourgogne  et  de  Calabre  était  renou- 
velée, et,  par  un  engagement  réciproque,  pris  le  même  jour, 
la  main  de  la  princesse  Marie,  fille  de  Charles,  était  accordée 
à  l'héritier  d'Anjou.  Le  4  juin,  celui-ci  écrivait  de  Nancy  à  son 
«  bon  oncle  de  Bourgogne  »  pour  réclamer  Taccomplissement 
de  sa  parole;  le  13,  il  échangeait  avec  Marie  une  promesse 
écrite  *.  L'union  des  deux  puissantes  maisons  divisées  depuis 
si  longtemps  par  une  rivalité  héréditaire  semblait,  pour  ainsi 
dire,  contre  nature  :  depuis  la  mort  du  duc  d'Orléans  jusqu'à 
la  captivité  de  René,  mille  circonstances  avaient  creusé  l'abîme 
entre  elles.  Pourtant,  après  l'accord  ménagé  par  Charles  VIT, 
en  144o,  rien  n'était  venu  raviver  les  anciennes  querelles. 
Marguerite  d'Anjou  avait,  au  contraire,  trouvé  un  refuge  mo- 
mentané à  la  cour  de  Philippe  le  Bon,  et,  un  peu  plus  tard, 
le  bâtard  de  Bourgogne  avait  été  festoyé,  à  son  passage  en 

* 

'  Vie  du  duc  Nicolas,  citée  par  D.  Caliuet,  H,  891. 

-  Cliro/i'ujiic  scandaleuse,  coll.  Petilot,  XIII,  414.  Quelques-uns  oui  même  pré- 
tendu qu'il  avait  touché  deux  fois  cette  dot  (Duclos,  II,  G  ;  édition  de  Commines 
publiée  pour  la  Société  de  l'histoire  de  France,  I  224)  :  un  tel  excès  de  libéralité 
eût  été  surprenant  de  la  part  de  Louis  XI;  mais  on  a  vu  plus  haut  qu'il  s'agissait 
de  payements  partiels. 

^   Chronique  scandaleuse,  lue.  cit. 

'   Bibl.   iKit.,  Lorraine  185,  n»  81;  Arch.  nat.,  KK  1118,  f''CG4;  D.  Calmet, 
II,  892,  et  preuves,  t.  III,  col.  cclxvi,  cclxyiii. 


388  ALLIANCE  DE  NICOLAS  A^'EC  LA  BOURGOGNE.         [1472] 

Provence,  par  les  parents  et  amis  du  roi  de  Sicile  \  Au  re- 
froidissement survenu  entre  le  roi  de  France  et  la  maison 
d'Anjou  correspondait  une  certaine  amélioration  dans  les  rap- 
ports de  celle-ci  avec  les  princes  bourguignons.  Un  rappro- 
chement plus  complet  était  désirable  pour  les  deux  parties, 
et  le  mariage  de  Nicolas  pouvait  rendre  à  sa  famille  une  pré- 
pondérance plus  grande  que  jamais  ;  mais  une  telle  perspec- 
tive devenait  inquiétante  pour  la  couronne.  Louis  XI  fit  alors 
publier  par  l'évêque  de  Chartres  des  monitoires  qui  furent  no- 
tifiés au  duc  de  Lorraine  ;  néanmoins  son  historien  avoue  lui- 
même  qu'il  se  souciait  peu  de  donner  à  ce  prince  la  main  de  sa 
fdle,  et  que  tout  ce  qu'il  cherchait,  c'était  de  mettre  la  maison 
d'Anjou  dans  son  tort.  L'occasion  était  bonne;  mais  où  le 
complaisant  Duclos  s'aventure  par  trop,  c'est  lorsqu'il  affirme 
que  «  René  feignait  de  blâmer  le  projet  de  son  petit-fils,  tan- 
dis que  c'était'lui  qui  le  lui  suggérait  ^  » .  Cette  assertion  ne 
concorde  guère  avec  l'aveu  qui  précède,  et  aucune  preuve, 
aucun  indice  ne  vient  l'appuyer.  Le  vieux  roi  de  Sicile  parait 
être  resté  étranger  aux  démarches  de  son  héritier,  et  peut-être 
même  les  ignora-l-il  :  en  effet,  son  nom  n'est  pas  prononcé 
dans  les  pièces  relatives  à  la  négociation  du  mariage  projeté  ^ 
L'initiative,  d'après  quelques  historiens,  ne  serait  même  pas 
venue  de  Nicolas,  mais  du  duc  Cl'.arles,  qui  l'aurait  fait  solli- 
citer secrètement  d'abandonner  pour  lui  le  roi  de  France,  en 
l'alléchant  par  l'espérance  d'épouser  le  plus  beau  parti  de  la 
chrétienté  \ 
Vers  la  lin  de  l'année  1472,  Charles  le  Téméraire,  voyant 

'  Chastelaiii,  V,  59.  Ce  clironiqueur  dit  que  René  liii-nième  accueillit  corJia- 
lement  le  l)àlar(l  de  Bourgogne;  mais  l'itincraiie  du  prince  montre  qu'il  ne  pouvait 
être  alors  en  Provence.  Il  ajoute  que  ce  même  bâtard  reçut  de  lui  ou  des  siens 
l'avis  que  Louis  X[  avait  résolu  de' s'emiuircr  de  toute  la  l>oiirgogue  et  de  faire 
mourir  le  (ils  légitime  du  duc  :  l'origine  de  cette  allégation  la  rend  suspecte,  et 
rien  ne  la  confirme. 

^  Duclos,  U,  G,  7. 

•^  D.  Calmet,  loc,  cit.;  D.  Plancher,  Ilist.  de  Bourgogne,  t.  IV,  preuves,  coP 
CCCXXXVI. 

''  D.  Calmet,  II,  891  et  suiv.;  Bourdigné,"^  I,  22i. 


[1472-73]  MORT  DE  NICOLAS.  389 

que  le  jeune  duc  de  Lorraine  lui  était  acquis  et  lui  prêtait  le 
secours  de  ses  armes  en  Picardie,  rêva  pour  sa  fille  un  époux 
plus  puissant,  et,  comme  il  n'était  pas  plus  scrupuleux  que 
son  royal  adversaire,  il  reprit  à  son  futur  gendre  la  parole 
qu'il  lui  avait  donnée  et  lui  rendit  la  sienne.  Nicolas  se  retira 
de  nouveau  en  Lorraine  ;  mais,  au  mois  de  juin  suivant,  les 
pourparlers  ayant  recommencé,  il  nomma  deux  procureurs 
pour  faire  en  son  nom  la  demande  de  Marie  de  Bourgogne. 
Le  mariage  paraissait  définitivement  arrangé,  et  tout  le  pays 
s'attendait  à  le  voir  célébrer,  lorsque  le  jeune  prince,  en  reve- 
nant de  visiter  une  église  de  Nancy,  lut  pris  d'un  violent  mal 
d'entrailles.  Tous  les  secours  de  l'art  furent  impuissants  à  le 
guérir  :  il  expira  au  bout  de  trois  jours,  le  27  juillet  1473. 
Pour  la  seconde  fois  en  moins  de  quatre  ans,  l'héritier  des 
ducs  d'Anjou  était  enlevé  à  l'improviste  :  des  bruits  d'empoi- 
sonnement circulèrent  encore^  et  il  faut  avouer  qu'ils  étaient 
justifiés  par  les  apparences.  Un  individu  soupçonné  fut  arrêté; 
mais  l'affaire  fut  étouffée,  dit  Duclos,  et  l'on  n'entendit  plus 
parler  du  prisonnier  ^ 

Nicolas  était  le  dernier  rejeton  de  la  ligne  masculine  issue 
du  roi  René,  Si  la  perte  de  Jean  avait  été  pour  l'infortuné 
père  un  véritable  désastre,  celle-ci  était  le  coup  de  grâce. 
La  mort  s'abattait  sur  sa  famille  atec  une  sorte  d'acharne- 
ment. Elle  venait  encore  de  lui  enlever  un  autre  petit-fils,  le 
jeune  prince  de  Galles,  victime  des  fureurs  delà  guerre  civile 
d'Angleterre,  un  gendre  dévoué.  Ferry  de  Lorraine,  une  fille 
naturelle  tendrement  aimée,  Blanche  d'Anjou,  épouse  de 
Bertrand  de  Beauvau;  dans  le  cours  de  l'année  1473,  elle 
lui  ravit,  en  outre,  son  frère  le  comte  du  Maine.  La  fatalité 
semblait  s'en  mêler.  La  maison  d'Anjou  était  sapée  jusque 
dans  sa  racine,  et  la  question  de  sa  succession  s'imposait 
dès  lors  aux  préoccupations  de  tous  les  partis  politiques.  Le 
vieux  roi  était  condaainé,  plus  impitoyablement  que  Louis  XIV, 
à  ensevelir  les  débris  de  sa  race  décimée,  et,  ce  qui  était  pire, 

'  D.  Calmct,  II,  893,  897  ;  Duclos,  11,  7. 


390  DÉMARCHE  DE  RENÉ  II.  [1473] 

à  voir  les  lambeaux  de  cet  héritage  disputés,  de  son  vivant, 
par  ses  parents  ou  ses  alliés.  Il  ne  lui  restait  plus  d'autre 
descendant  légitime  que  le  fils  d'Yolande,  sa  fille  aînée,  qui 
portait  comme  lui  le  nom  de  René.  Son  neveu  Charles,  fils 
du  comte  du  Maine,  représentait  la  ligne  collatérale  mascu- 
line; Louis  XI,  n'étant  que  le  fils  de  sa  sœur,  venait  en  der- 
nier. 

La   disparition  de  Nicolas  servait  doublement  le  roi   de 
France  :  au  lieu  d'un  adversaire,  il  allait  maintenant  trouver 
dans  le  duc  de  Lorraine  un  soutien.  Effectivement,  la  posses- 
sion du  duché  fut  dévolue  par  l'assemblée  des  seigneurs  à 
René  II,  qui  réunissait  en  sa  personne  les  droits  de  la  branche 
de  Vaudemont  et  ceux  de  la  branche  d'Anjou,  et  ce  prince  ne 
tarda  pas  à  manifester  des  tendances  opposées  à  celles  de  son 
prédécesseur.  Forcé  de  maintenir  pendant  quelque  temps  l'al- 
liance avec  la  Bourgogne,  il  ouvrit  néanmoins  des  négocia- 
tions avec  Louis,  qui  cherchait  à  le  gagner,  et  qui  fut  servi  en 
cette  circonstance  par  deux  membres  d'une  f^imille  notoire- 
ment dévouée  à  son  oncle,  Charles  et  Achille  de  Beauvau  ^ 
Longtemps  avant  de  traiter  ouvertement,  et  dés  le  mois  de 
septembre  1473,  il  transmit  au  monarque,  par  trois  émis- 
saires, les  conditions  qu'il  entendait  mettre  à  son  dévouement 
et  à  ses  services-  Parmi  oes  conditions  figurait  notamment  le 
rappel  du  roi  de  Sicile  :  le  jeune  duc  n'oubliait  pas  son  aïeul  ; 
il  savait  qu'il  était  en  butte  à  d'injustes  soupçons;  il  deman- 
dait que  le  Roi  lui  écrivît,  comme  l'exigeait  son  propre  intérêt, 
pour  le  prier  affectueusement  de  revenir  en  France  ;  qu'il  lui 
envoyât  vingt  ou  vingt-cinq  mille  livres  afin  de  l'aider  à  ce 
nouveau  déménagement,   parce  qu'il  n'était  pas  assez  riche 
pour  l'instant;  enfin  qu'il  continuât  le  payement  de  ses  pen- 
sions et  lui  rendît  ses  bonnes  grâces.  L'envoi  de  la  somme 
devait  être  fait  immédiatement,  avant  que  les  délégués  lor- 
rains ne  partissent  de  la  cour  -.  Ces  demandes,  qui  nous  sont 

•  D.  Ciilmet,  11,  1010  et  suiv. 

-   «  11  lui  cscripia  bien  nffectueiisenieiit  qu'il  s'en  viengne,  pour  le  bien  du  Roy, 
du  royaume  et  de  la  maison  d'Anjou,  et  doit  le  Roy  désirer  sa  venue.  Et  pour  ce 


[1474]  DERNIER  TESTAMENT  DU  ROI  DE  SICILE.  301 

révélées  par  les  instructions  inédites  remises  aux  négocia- 
teurs, prouvent  une  fois  de  plus  que  l'éloignenient  de  René 
était  dû  à  l'attitude  hostile  de  son  neveu  ;  mais  celui-ci  n'était 
guère  d'humeur  à  les  écouter.  Malheureusement  le  duc  de 
Lorraine  y  joignait  pour  lui-même  des  prétentions  exorbi- 
tantes, qui  devaient  faire  rejeter  le  tout  :  il  voulait  qu'on  lui 
garantît  le  duché  d'Anjou,  le  duché  de  Bar,  le  comté  de  Pro- 
vence, en  un  mot  toute  la  succession  de  son  grand-père,  plus  la 
jouissance  du  comté  de  Champagne  sa  vie  durant,  et  la  con- 
cession de  la  sénéchaussée  de  Champagne  pour  lui  et  ses  héri- 
tiers \  Louis  XI,  attaqué  de  toutes  parts,  avait  grand  besoin 
de  son  secours;  mais  il  ne  se  crut  pas  obligé  de  l'acheter  aussi 
cher,  et,  en  effet,  il  fut  assez  habile  pour  l'obtenir,  l'année 
aussi  suivante,  à  des  conditions  beaucoup  moins  onéreuses.  Il 
parvint  même  à  persuader  le  duc  que  son  aïeul  était  d'in- 
telligence avec  Charles  le  Téméraire,  qu'il  lui  avait  promis  de 
lui  léguer  la  Provence,  et  qu'ainsi  il  ne  méritait  plus  d'é- 
gards ^. 

Or,  au  moment  même  où  cette  imputation  était  lancée 
contre  lui,  le  22  juillet  1474,  le  roi  de  Sicile,  afin  de  couper 
court  aux  compétitions,  rédigeait  à  Marseille  son  troisième 
et  dernier  testament,  par  lequel  il  laissait  à  son  petit-fils 
René  II  le  duché  de  Bar,  afin  de  l'unir  perpétuellement  à  la 
Lorraine,  comme  le  réclamait  l'intérêt  des  deux  pays,  et  tout 
le  reste  de  ses  États,  c'est-à-dire  l'Anjou  et  la  Provence,  à 


que,  par  avaiilure,  il  ne  se  trouve  pas  à  présent  pourveu  tle  finances  pour  faire 
ledit  voaige,  pour  lui  monstrer  par  effect  qu'il  a  bonne  et  grant  affection  envers 
lui,  lui  envoira  par  homme  propre  xx  ou  XXV"  livres,  et  ce  avant  que  les  ambas- 
sadeurs qui  seront  devers  le  Roy  partent  de  la  court  ;  el  entretendra  le  Roy  au 
roi  de  Sicile  les  dons  et  pansions  que  autreffoiz  lui  a  données.  »  Instructions 
données  à  Neufchàteau,  le  11  septembre  l'iTS  (P.ibl.  nat.,  Lorraine  9,  f"  20). 

>   Ibid. 

-  1).  Calmet,  II,  1012.  Les  traités  par  lesquels  René  II  renonce  pour  toujours 
à  l'alliance  du  duc  de  Rourgognc,  qui  était  déjà  entré  à  main  armée  sur  ses  terres, 
et  se  ligue  avec  Louis  XI,  qui  le  prend  sous  sa  protection,  sont  datés  des  9  juillet 
et  15  août  1474  (Arcli.  nat.,  KK  1127,  f»  4G;  D.  Calmet,  preuves    t.  III,  col, 

CCLXX  et  DCLXXV). 


392  DERNIER  TESTAMENT  DU  ROI  DE  SICILE.  [1474] 

son  neveu  Charles,  comte  du  Maine,  institué  héritier  uni- 
versel comme  seul  descendant  mâle  des  fils  de  Louis  II  :  au- 
cune réserve,  aucun  legs  n'était  fait  en  faveur  du  duc  de 
Bourgogne;  il  était  seulement  déclaré  que  les  biens  dont  le 
testateur  viendrait  à  disposer  ultéiieurement  seraient  exceptés 
de  la  succession,  ce  qui  allait  de  soi  \  Il  est  vrai  que  Louis  XI 
n'était  pas  porté  non  plus  au  nombre  des  héritiers;  mais  il 
n'y  avait  strictement  aucun  droit.  Cette  exclusion  l'exaspéra, 
de  sorte  qu'au  lieu  de  prévenir  les  difficultés,  le  testament  de 
son  oncle  mit  le  feu  aux  poudres.  Il  résolut  alors  de  réunir  à 
tout  prix  les  duchés  de  Bar  et  d'Anjou  au  domaine  royal,  et 
cela  sur-le-champ,  sans  attendre  le  dernier  jour  du  vieillard 
qui  en  avait  la  possession  légitime.  Un  moyen  violent  pouvait 
seul  le  conduire  d'emblée  à  ce  résultat  désiré  :  ce  moyen, 
c'était  la  saisie. 

'  Il  existe  un  grand  nomhre  d'exemplaires  de  ce  testament  (Arcli.  nat.,  .1  932, 
n°  14  ;  J  1039,  n°  13  ;  etc.  Bibl.  nat.,  ms.  lat.  GOlO,  f»  175.  Arch.  des  Boiiches- 
du-Rhone,  D  18,  f"  275;  B  1G8,  en  tète;  B  093;  etc.}.  Il  a,  du  reste,  été 
imprimé  en  entier  par  D.  Calmet  (preuves,  t.  III,  col.  dcl\XVi),  par  V'ignier 
(Hist.  de  Lorraine,  p.  195)  et  par  M.  de  Quatrebarbcs  {OEiirrcs  du  roi  René, 
I,  83).  Les  autres  clauses  contiennent  le  règlement  des  funérailles  du  testa- 
teur, de  nombreux  dons  aux  pauvres  ou  aux  églises,  l'ordre  de  maintenir  les  fêtes 
qu'il  a  fondées,  d'achever  les  peintures  et  les  constructiuns  qu'il  a  fait  commencer, 
d'exécuter  les  dernières  volontés  de  ses  prédécesseurs  au  royaume  de  Sicile  ainsi 
que  dans  les  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine,  etc.  Il  lègue  à  sa  fille  Marguerite, 
reine  d'Angleterre,  une  somme  de  mille  écus  d'or,  et,  si  elle  revient  en  France, 
une  rente  de  deux  mille  livres  sur  le  duché  de  Bar,  avec  le  château  de  Kœurs 
pour  son  habitation  ;  à  Yolande,  son  autre  fille,  duchesse  douairière  de  Lorraine, 
une  pareille  somme  de  mille  écus  d'or,  outre  le  douaire  qui  lui  a  été  assigné;  à 
Jean,  son  fds  naturel,  le  marquisat  du  Pont  avec  les  villes  de  Sainl-Remi  et  Saint- 
Cannat.  Tous  les  dons  faits  à  Jeanne  de  Laval  sont  ratifiés  et  énumérés.  Cette 
princesse  est  nommée  en  tète  des  exécuteurs  testamentaires  ;  les  autres  sont  Charles 
d'Anjou  et  René  de  Lorraine,  Guillaume  d'Harcourt,  comte  de  Tancarville,  Gui 
de  Laval,  sire  de  Loué,  Jean  de  la  Vignolle,  président  de  la  Chambre  des  comptes 
d'Angers,  Jean  Pcnot,  confesseur  du  roi  de  Sicile,  Pierre  Le  Roy  dit  Benjamin, 
son  vice-chancelier,  Jean  Bincl,  juge  d'Anjou,  et  Guillaume  Toarneville,  archi- 
prêtre  d'Angers;  le  grand  sénéchal  de  Provence  et  l'archevêque  d'Aix  sont  adjoints 
aux  précédents  pour  le  cas  où  René  mourrait  en  Provence.  Quant  au  reste,  les 
dispositions  des  deux  testaments  antérieurs  sont  reproduites,  sauf,  bien  entendu, 
ce  qui  concerne  les  personnages  décédés  dans  l'intervalle.  (V.  ci-dessus,  p.  27G 
et  382.) 


[1474]  SAISIE  DES  DUCHÉS  DE  BAR  ET  D'ANJOU.  393 

Le  gouvernement  de  l'Anjou  avait  déjà  donné  lieu,  depuis 
le  dernier  départ  du  duc,  à  certaines  difficultés.  En  1472,  le 
Roi  ayant  envoyé  Pierre  de  Cerisay,  conseiller  au  parlement, 
prendre  possession  de  la  seigneurie  de  Saint-Laurent-des- 
Mortiers,  qu'un  arrêt  enlevait  au  sire  de  Précigny  pour  l'ad- 
juger cà  Jacques  de  Buei),  le  conseil  ducal  s'y  était  opposé 
énergiquement,  par  la  raison  que  ce  fief  dépendait  de  l'apa- 
nage et  ne  pouvait  être  aliéné  \  Au  mois  de  juillet  de  la 
même  année,  Louis  XI  fit  un  nouvel  acte  d'autorité  en  ré- 
clamant du  gouverneur  du  château  d'Angers  des  pierres  à 
bombardes,  des  canons  et  des  étendards  qui  s'y  trouvaient. 
Le  gouverneur,  qui  était  alors  Jean  de  Lorraine,  frère  de 
Ferry,  se  vit  obligé  de  les  livrer  au  maître  de  l'artillerie 
royale  '. 

René,  son  neveu,  qui  lui  succéda  à  sa  mort,  en  jan- 
vier 1473,  s'entremit  auprès  du  souverain  pour  plaider  les 
intérêts  généraux  du  roi  de  Sicile,  son  aïeul,  qui  l'en  chargea 
d'une  manière  expresse  ;  mais  Louis  était  déjà  décidé  à  pousser 
les  choses  jusqu'au  bout  ;  il  cherchait  à  s'attacher  par  des 
faveurs,  par  des  largesses  les  bourgeois  d'Angers,  et  organisait 
avec  leur  concours  une  milice  urbaine,  sur  le  dévouement 
de  laquelle  il  pensait  pouvoir  compter  ^  Le  nouveau  gou- 
verneur, proclamé  presque  aussitôt  après  duc  de  Lorraine, 
fut  remplacé  à  son  tour  par  Guillaume  d'Harcourt,  comte 
de  ïancarville,  son  parent,  qui  ne  jouissait  pas  d'une  aussi 

'   Aicli.  nat.,  P  1334^,  f»  1G4  v». 

2  Arch.  nat.,  K  71,  n°  20  ùis;  P  1334»,  f»  178  v".  Inventaire  du  musée  des  Ar- 
chives, p.  282.  Marchegay,  les  Fontaines  du  roi  René,  p.  3.  Jean  de  Lorraine 
avait  été  nommé  capitaine  d'Angers,  sénéchal  et  gouverneur  d'Anjou  eu  1409, 
après  la  mort  dti  sire  de  Beauvan,  ce  qui  ne  l'empêcha  pas  de  prendre  part  à  l'ex- 
pédition de  Catalogne.  Ilené  l'avait  choisi  comme  un  personnage  de  grande  auto- 
rité, capable  de  défendre  les  habitants  contie  tous  ceux  qui  tenteraient  de  les 
vexer.  (Arch.  nat.,  P  1334^  i"-"  37  et  38  v".) 

^  Il  écrivait  au  sire  de  Loué,  le  12  mars  1473  :  «  Et  au  regard  de  ce  que  m'es- 
cripvez  touchant  ceulx  de  la  ville  d'Angiers,  je  suis  content  ([u'ik  demeurent  en 
la  ville  et  ipi'ilz  la  gardent  Men  ;  mais  faictes-cn  la  monstre,  pour  veoir  en  quel 
habillement  ilz  sont  et  s'ilz  sont  armez  ainsi  qu'il  appartient.  »  (Arch.  nat., 
P  133i'',  f'^^  190  v",  192  v°.) 


394  SAISIE  DES  DUCHES  DE  BAR  ET  D'ANJOU.  [1474J 

grande  influence  \  Les  empiétements  augmentèrent  :  le  Roi 
s'ingéra  clans  la  nomination  des  élus  d'Angers,  qui,  comme 
celle  des  autres  offices  royaux,  était  expressément  réservée 
au  duc.  René  vit  bien  dès  lors  ce  qui  l'attendait.  Il  ordonna 
à  son  conseil  de  tenir  ferme  ;  «  car  qui  ne  résistera  au  com- 
mencement^ écrivit-il,  faisons  doubte  que,  par  succession  de 
temps,  le  Roy  vueille  donner  lesdits  offices  royaux  plainement 
sans  nominacion,  et  ainsi  nous  priver  de  nos  prérogatives  -.  » 
Pourtant  Louis  venait  de  lui  demander  une  grâce  pour  Phi- 
lippe de  Commines,  son  protégé,  et,  sur  la  prière  du  monarque, 
il  avait  concédé  au  célèbre  historiographe  les  droits  de  rachat 
de  la  terre  de  Berry,  dépendant  de  Loudun,  que  son  maître  lui 
avait  donnée  en  propriété  ^  Mais  rien  ne  peut  apaiser  la  con- 
voitise du  plus  fort  quand  elle  est  déchaînée.  Quelques  jours 
après  l'apparition  du  testament  dont  nous  venons  de  parler,  les 
deux  duchés  de  Bar  et  d'Anjou  étaient  saisis,  tous  les  re- 
venus du  prince  mis  dans  la  main  du  Roi,  et  Guillaume  Ce- 
risay,  greffier  au  parlement,  était  commis  au  gouvernement 
de  la  place  d'Angers.  René,  qui  se  trouvait  encore  à  Mar- 
seille, ne  put  être  informé  de  ce  coup  d^État  qu'après  son 
entière  consommation.  Il  expédia  des  messagers  à  son  neveu, 
réclama,  fit  agir  différentes  influences;  mais  il  était  trop 
tard  \ 

On  vit  alors  se  dessiner  dans  l'opinion  des  Angevins  deux 
courants  opposés  :  l'un  fidèle  à  l'ancien  régime,  c'est-à-dire  à 
l'autorité  séculaire  des  ducs  d'Anjou,  l'autre  favorable  aux  710- 


'  Arch.  liât.,  KK  11 10,  f»  538  v. 

-  Lettre  du  4  mars  1474.  (//W.,  P  1334'^,  f»  247  V.) 

3  Arch.  nat.,  P  1334'°,  1°  14  v°. 

''  C'est  sans  doute  à  cet  événement  que  se  rattache  la  mission  donnée  par  René 
au  sire  d'Entraverncs,  grand-maîlre  de  son  hôtel,  et  au  sire  de  Solliès,  grand 
président  de  Provence,  qui  furent  chargés,  le  28  août  (l'année  n'est  pas  désignée), 
d'aller  sujiplicr  et  requérir  le  Roi  au  sujet  des  affaires  des  pays  d'Anjou  et  de 
Rarrois.  (Bibl.  nat.,  ms.  fr.  2907,  f''  42.)  Cf.  Cliroitique  scandaleuse,  coll.  Petitot, 
XIlî,  449;  Papou,  111,  39G  ;  etc.  Le  roi  de  Sicile  toucha  encore  le  terme  de  sa 
pension  sur  les  finances  du  Languedoc  au  mois  de  juin  1474.  (Dihl.  nat.,  ms.  fr. 
20384,  n"  41.) 


[14Ti-73]  CREATION  I)K  LA  MAIRIE  D'ANGERS.  39:; 

rations,  c'est-à-dire  au  gouvernement  direct  du  suzerain.  Cette 
division  n'est  pas  nettement  accusée  ;  elle  transparaît  cependant 
à  travers  la  sécheresse  des  documents  officiels.  Le  conseil,  la 
Chambre  des  comptes,  les  autres  officiers  du  roi  de  Sicile  et 
tous  ceux  de  ses  snjets  qui  lui  étaient  liés  par  la  reconnaissance 
ou  fintérèt  se  trouvèrent  en  opposition  avec  les  gens  du  Roi  et 
avec  une  partie  de  la  bourgeoisie  ;  opposition  latente,  car  le  res- 
pect de  la  majesté  royale  était  profond,  mais  se  révélant  à 
la  moindre  occasion.  On  annonça  que  la  ville  d'Angers  allait 
avoir  sa  mairie  et  s'administrer  elle-même  :  l'autonomie,  la 
liberté,  ces  grands  mots  avec  lesquels  on  a  de  tout  temps 
abusé  le  peuple,  furent  l'appât  jeté  aux  habitants  par  Louis  XI, 
et  servirent,  selon  sa  tactique  ordinaire,  à  voiler  ses  projets 
de  domination  absolue.  Dès  le  mois  de  décembre  1474,  avant 
l'établissement  régulier  de  la  municipalité,  un  maire  et  des 
échevins  étaient  en  fonctions  de  fait  et  donnaient  des  ordres 
plus  ou  moins  écoutés.  Us  défendirent  notamment  de  passer 
aucun  contrat  sous  un  autre  sceau  que  celui  de  la  mairie,  et 
interdirent  au  juge  d'Anjou,  institué  par  René,  la  connais- 
sance des  causes  des  particuliers.  Quelques-uns  de  leurs  sup- 
pôts abattirent  même,  pendant  la  nuit,  l'écriteau  appendu  à  la 
porte  du  garde  des  sceaux  d'Anjou,  maître  André  Paré,  écriteau 
qui  portait  ces  mots  :  «  Céans  sont  les  seaulx  du  tabelionnaige 
d'Angiers.  »  Le  conseil  ducal,  qui  n'avait  pas  cessé  de  se 
réunir,  enjoignit  au  garde  de  rétablir  son  enseigne,  de  con- 
tinuer à  passer  les  contrats  et  obligations  dans  sa  maison,  et 
de  tenir,  comme  par  le  passé,  «  boutique  ouverte  ^  ».  Ces 
conflits  pouvant  devenir  dangereux,  le  Roi  fit  réparer  et  for- 
tifier en  toute  diligence  le  château.  Il  en  nomma  capitaine 
Antoine  de  Sourches_,  dit  Malicorne,  sire  de  Maigny,  le  chargea 
de  prendre  pour  ces  travaux  deux  mille  livres  sur  le  produit 
des  impositions  locales,  et  lui  adjoignit  deux  écuyers,  les  frères 
Grany,  afin  de  mieux  assurer  la  garde  de  la  forteresse  '. 
Puis,  au  mois  de  février  suivant  (1475),  il  octroya  la  fa- 

'  Arch.  nat.,  P  1331'»,  f«  15v^ 

-  Arch.  liât.,  iM.,  f»  21.  I!il)l.  nat.,  ms.  fr.  20193,  f»  Gl. 


396  CRÉATION  DE  LA  MAIRIE  D'ANGERS.  [1475] 

meuse  charte  qui  organisait  officiellement  la  mairie  d'An- 
gers. 

Les  considérants  de  cet  acte  important  n'étaient  qu'un 
réquisitoire  peu  déguisé  contre  l'administration  du  dernier  duc, 
et  une  flatterie  plus  visible  encore  à  l'adresse  des  citoyens. 
Leur  cité,  qui  comptait  parmi  les  plus  grandes,  les  plus 
anciennes,  les  plus  notables  du  royaume,  tombait  depuis 
assez  longtemps  dans  la  décadence  et  l'appauvrissement,  faute 
de  police,  de  conseils  et  d'une  communauté  délibérante.  Leurs 
fossés,  leurs  murailles,  leurs  boulevards  étaient  tellement 
dégradés,  l'intérêt  général  tellement  négligé,  que  le  pays 
entier  allait  être  ruiné,  si  l'on  n'y  mettait  bon  ordre.  Ils  mé- 
ritaient bien  qu'on  leur  rendît  ce  service;  car,  dans  toutes  les 
guerres  précédentes,  ils  avaient  servi  le  Roi  avec  une  invio- 
lable fidélité,  et  récemment,  dans  la  révolte  entreprise  sous 
prétexte  du  bien  public,  ils  avaient  résisté  aux  solHcitations, 
aux  séductions  de  ses  ennemis,  sans  vouloir  jamais  leur  livrer 
passage.  Il  leur  concédait  donc  comme  une  faveur  insigne 
les  privilèges  dont  voici  la  substance  : 

Un  corps  municipal  composé  d'un  maire,  de  dix-huit 
échevins,  de  trente-six  conseillers,  d'un  procureur  et  d'un 
clerc  est  institué  à  Angers.  Le  maire  qui  ne  pourra  résider 
continuellement  dans  la  ville  établira  un  sous-maire  ayant  la 
même  autorité  que  lui.  Guillaume  de  Cerisay,  greffier  du 
parlement,  élu  maire  par  les  habitants,  remplira  cette  fonction 
jusqu'à  sa  mort,  et  après  lui  lesdits  habitants  choisiront  un 
maire  dans  leur  sein  tous  les  trois  ans.  Les  échevins,  con- 
seillers, procureur  et  clerc  sont  également  élus,  pour  cette 
fois,  à  perpétuité.  Les  émoluments  du  maire  seront  fixés  par 
eux. 

Ces  divers  officiers  et  leurs  successeurs  sont  anoblis,  ainsi 
que  leur  postérité. 

Tout  habitant  possédant  mille  livres  tournois  de  bien  pourra 
acquérir  des  fiefs  dans  l'étendue  du  royaume,  sans  payer  les 
droits  de  franc-fief  et  de  nouvel  acquêt. 

Les  personnes  et  les  propriétés  des  citoyens  sont  mises  sous 


[1475]  CRÉATION  DE  LA  MAIRIE  D'ANGERS.  397 

Ja  protection  du  roi  de  France,  et  le  maire  est  constitué  leur 
gardien. 

Tous  contribueront  aux  réparations  et  aux  chai-ges  de  la 
ville,  quelles  que  soient  les  exemptions  dont  ils  jouissent. 

Ils  ne  pourront  être  cités  en  justice,  en  première  instance, 
hors  de  leur  cité. 

Ils  sont  dispensés  de  l'ost  et  chevauchée,  du  ban  et  arrière- 
ban,  excepté  quand  un  mandement  exprès  du  Roi  les  y  con- 
traindra, et  pourvu  qu'ils  se  tiennent  continuellement  armés 
et  équipés. 

Ils  pourront  lever  les  droits  de  cloison,  de  barrage  et  de 
pavage,  et  d'autres  aides  jusqu'à  concurrence  de  mille  livres 
par  an,  pour  l'entretien  et  la  défense  de  la  ville. 

Us  se  réuniront  quand  bon  leur  semblera  dans  leur  hôtel 
commun  ou  partout  ailleurs,  sans  être  tenus  d'appeler  aucun 
officier  royal  ou  autre. 

Us  éliront,  chaque  année,  l'un  d'eux  en  qualité  de  receveur 
des  deniers  de  la  communauté;  ce  receveur  distribuera  les 
fonds  et  en  rendra  compte  aux  maire  et  échevins. 

Us  auront  deux  foires  franches,  qui  dureront  chacune  huit 
jours  entiers  ;  l'une  connnencera  le  29  août,  l'autre  le  J  2  février. 

Ils  jouiront  de  tous  les  autres  privilèges  dont  jouissent  les 
bourgeois  de  la  Rochelle,  et  ils  feront  faire  de  ces  privilèges 
un  double  authentique  pour  leur  gouverne. 

Us  feront  des  règlements  de  police,  notamment  contre  les 
blasphémateurs. 

Le  maire  ou  le  sous-maire  connaîtra  des  causes  personnelles 
et  possessoires  de  la  ville  et  des  quintes  (banlieue),  y  compris 
les  Ponts-de-Gé.  Il  aura  également  sur  les  métiers,  et  sur  le 
commerce  en  général,  la  juridiction  qu'avait  auparavant  le 
prévôt  d'Angers,  sous  le  ressort  du  seul  parlement  de  Paris. 
Toutefois  les  criminels  arrêtés  par  lui  seront  remis  au  séné- 
chal d'Anjou  ou  à  son  lieutenant,  qui  poursuivra  leur  procès, 
à  moins  qu'ils  ne  soient  coupables  de  lèse-majesté. 

Le  maire  ou  le  sous-maire  aura  le  droit  de  correction  et  de 
révocation  sur  tous  les  officiers  de  la  ville. 


398  CRÉATION  DE  LA  MAIRIE  D'ANGERS.  [1475] 

Tl  tiendra  les  clefs  des  portemix  et  chesnes  de  la  cité,  avec 
l'autorité  dont  jouissait  ci-devant  le  capitaine  d'Angers. 

Il  aura  de  grands  sceaux  pour  les  actes  du  municipe,  des 
sceaux  moindres  pour  l'exercice  de  la  justice,  et  d'autres  pour 
les  contrats  et  les  obligations  des  marchands. 

Le  maire  cumulera  la  charge  de  conservateur  des  privilèges 
de  l'Université  d'Angers,  afin  de  maintenir  l'union  entre  cette 
corporation  et  les  habitants.  Cette  charge  est  séparée  du 
sénéchalat  d'Anjou,  auquel  elle  était  annexée,  et  il  est  dé- 
fendu au  sénéchal  actuel  de  l'exercer. 

Aucun  officier  ne  pourra  appréhender  un  citoyen  d'Angers 
avant  d'avoir  exhibé  au  maire  son  mandat  et  l'enquête  faite 
sur  la  matière^  excepté  dans  le  cas  de  crime  de  lèse-ma- 
jesté. 

Les  maire,  échevins  et  conseillers  pourront  faire  abattre 
toutes  les  maisons  qu'il  leur  plaira  pour  y  établir  des  places 
publiques  destinées  à  la  vente  des  menues  marchandises,  en 
indemnisant  raisonnablement  les  propriétaires  ;  et  cela  pour 
l'accroissement  de  la  ville,  «  en  laquelle  par  cy  devant  a  eu 
très  petit  ordre  et  police  » . 

Un  droit  de  deux  sols  six  deniers  sera  prélevé  sur  chaque 
pipe  de  vin  étranger  à  l'Anjou  qui  entrera  dans  la  ville  ou  dans 
la  quinte  d'Angers,  pour  être  vendue  en  gros  ou  en  détail,  et 
personne  ne  vendra  de  ce  vin  étranger  sans  l'autorisation  de 
la  mairie. 

Le  corps  municipal  prendra  pour  s'installer  les  maisons  et 
places  qui  lui  conviendront,  en  indemnisant  les  propriétaires, 
mais  sans  payer  d'amortissement  ni  d'impôt. 

Il  pourra  recevoir  des  dons  et  des  legs,  acquérir  des  biens 
et  des  rentes  pour  l'entretien  de  la  ville,  jusqu'à  concurrence 
de  deux  mille  livres  de  rente,  lesquelles  sont  amorties  d'a- 
vance. 

Il  pourra  faire  le  commerce  du  sel  dans  le  grenier  d'Angers, 
sans  que  personne  autre  s'en  mêle,  et  en  appliquer  le  produit 
aux  besoins  de  la  ville. 

Il  pourra  obliger  les  particuliers  à  enlever  les  immondices 


[1475J  CRÉATION  DE  LA  MAIRIE  D'ANGERS.  399 

et  à  faire  poser  du  pavé  devant  leurs  maisons,  sous  peine 
d'amende. 

Il  aura  enfin  l'aunage  des  draps  de  laine,  la  surveillance 
des  poids  et  mesures  et  celle  des  corps  de  métiers,  dont  tous 
les  membres  devront  être  assermentés  *. 

Ces  privilèges,  dont  l'énumération  était  allongée  à  dessein, 
étaient  moins  nouveaux  et  moins  libéraux  qu'ils  ne  le  sem- 
blaient au  premier  abord  :  la  plupart  étaient  déjà  en  vigueur  à 
Angers,  comme  le  montrera  la  seconde  partie  de  cet  ouvrage, 
et  le  plus  important  de  tous,  celui  qui  consistait  pour  les  ha- 
bitants à  prendre  part  à  l'administration  de  la  ville,  existait 
depuis  longtemps.  Le  conseil  des  bourgeois  s'assemblait  avec 
les  officiers  du  roi  de  Sicile  dans  la  Chambre  des  comptes  ou 
dans  une  salle  du  château  appelée  la  Bourjoisie,  et  non-seu- 
lement il  donnait  son  avis  sur  les  affaires  locales,  mais  il 
élisait  avec  ces  mêmes  officiers  certains  hauts  fonctionnaires, 
tels  que  le  juge  d'Anjou  et  le  lieutenant  d'Angers  '.  Si  les 
Angevins  gagnaient  quelque  chose  à  la  nouvelle  charte,  ils  y 
perdaient  aussi  :  le  Roi,  tout  en  leur  concédant  la  nomination 
de  leur  maire,  commençait  par  installer  en  cette  qualité  un 
homme  à  lui  et  un  étranger;  il  leur  imposait  un  supplément 
de  contributions  et  un  service  militaire  permanemt,  fruits  ordi- 
naires des  révolutions.  Ils  passaient,  par  le  fait,  sous  un  ré- 
gime plus  autoritaire,  de  sorte  que,  par  un  singulier  renver- 
sement des  choses,  on  vit  les  plus  libéraux  combattre  la 
charte  communale  et  les  agents  du  pouvoir  central  la  dé- 
fendre. Elle  ne  se  maintint  que  sous  l'empire  de  la  crainte 
inspirée  par  Louis  XI;  de  son  vivant  même,  il  s'éleva  chez  les 

'  Arch.  nat.,  K  18G,  11°  215  (pièces  justificatives,  11"  82).  La  charte  de  la 
mairie  d'Angers  a  été  imprimée  à  différentes  époques.  Elle  fut  confirmée  succes- 
sivement par  Charles  YIII,  Louis  XII,  Henri  II,  etc.  {IbuL,  K  18G,  n'"*  216,  217.) 

2  Arch.  nat.,  P  1334^,  f°^  C8-70;  Extraits  des  comptes  et  me'morinux  du  roi 
René,  p.  260;  Port,  Notes  et  notices,  p.  147  et  suiv.;  Dict.  hist.  de  Maine-et- 
Loire,  p.  38.  Ln  1453,  Jean  Duvau  fut  élu  juge  d'Anjou  à  la  majoiité  par  dix- 
sept  conseillers,  sept  gens  d'église,  treize  bourgeois  ou  marchands  et  douze  justi- 
ciers ;  René  confirma  ensuite  l'élection.  La  nomination  du  lieutenant  Pierre  de  la 
Poissonnière  fut  proposée  de  même  par  les  bourgeois.  (Arch.  nat.,  ibiil.,  I'"'^  70,  77.) 


400  CREATION  DE  LA  MAIRIE  D'ANGERS.  [147o-76J 

Angevins  «  plusieurs  sédicions,  tumultes  et  inurmuracions  » 
auxquels  ils  ne  l'avaient  point  habitué,  et,  lorsqu'il  fut  mort, 
sa  constitution  excita  un  toile  si  général ,  que  son  succes- 
seur eut  beaucoup  de  peine  à  la  sauver  du  naufrage  et  n'y 
arriva  qu'en  la  modifiant.  Tous  les  ordres  de  la  cité  et  les 
officiers  royaux  eux-mêmes  écrivirent  à  Charles  VIII  pour 
empêcher  la  confirmation  de  la  mairie,  prétendant  que  le  roi 
Louis  s'était  repenti  de  l'avoir  instituée.  Il  leur  répondit  que 
son  père  ne  faisait  jamais  rien  que  de  sage,  et  qu'il  eût  défait 
son  œuvre  s'il  l'eût  trouvée  mauvaise.  Néanmoins,  à  force 
d'instances,  ils  obtinrent  la  révision  des  privilèges,  la  modé- 
ration des  articles  excessifs  et  le  remplacement  de  Guillaume 
de  Cerisay  par  un  maire  élu,  qui  fut  Guillaume  de  Lespine. 
Trop  heureux  d'avoir  conservé  son  existence  à  ce  prix,  le  corps 
municipal  témoigna  sa  gratitude  à  MM.  de  Maigné  et  du 
Plessis-Bourré,  qui  s'étaient  entremis  en  sa  faveur  auprès  de 
la  toute-puissante  dame  de  Beaujeu,  et  le  calme  se  rétablit 
insensiblement  ^ 

La  fondation  d'un  pouvoir  local  aussi  fort  aggravait  consi- 
dérablement le  régime  de  la  saisie  sous  lequel  était  placé  le 
duché  d'Anjou  :  René  et  ses  conseils  avaient  maintenant  af- 
faire à  deux  classes  d'adversaires  également  jalouses,  les  gens 
du  Roi  et  les  gens  de  la  mairie.  Les  empiétements  et  les  con- 
ilits  devinrent  journaliers;  diviser  pour  régner,  c'était  la 
maxime  mise  en  pratique  par  Louis  XI,  et  son  application  lui 
réussissait.  Malgré  toute  sa  philosophie,  le  vieux  roi  de  Sicile 
en  conçut  un  dépit  violent.  Il  paraît  avoir  écouté  alors  les 
suggestions  de  quelques  amis  intéressés,  qui  l'engagèrent  à  se 
rejeter  du  côté  du  duc  de  Bourgogne,  seul  prince  capable  de 
le  protéger,  et  à  lui  léguer  le  comté  de  Provence.  On  n^a  pas 
la  preuve  formelle  du  fait;  mais  Commines,  ordinairement 
assez  impartial,  malgré  l'intimité  qui  l'unissait  à  son  maître, 
raconte  qu'il  en  était  question  à  l'époque  de  la  bataille  de 
GransoUjau  moisdemarsl47G;  que  René  était  en  pourparlers 

•  Bibl.  nal.,  mss.  l'r.  2908,  f°  41  ;  20488,  f»  54  ;  20493,  f'^«  14  et  siiiv.  Arcli. 
nat.,  P  1334'S  f"^  195,  190.  Port,  loc.  cit.  Marchegay,  Notices,  p.  149. 


[1470]  RENÉ  AJOURNÉ  DEVANT  LE  PARLEMENT.  401 

avec  le  duc  Charles  et  lui  transmettait  les  messages  qu'il  rece- 
vait du  Roi  ;  qu'enlin  le  sire  de  Ghâteau-Guyon  (Hugues  de 
Châlon,  lils  du  prince  d'Orange)  s'était  rendu  en  Provence  avec 
d'autres  émissaires  bourguignons  pour  prendre  possession  du 
pays,  lorsque  l'échec  de  leur  prince  les  avait  fait  fuir  '.  Il  ne 
pouvait  s'agir,  toutefois,  d'une  prise  de  possession  immédiate, 
car  René  n'avait  nulle  envie  de  céder  son  comté  avant  sa  mort, 
comme  la  suite  le  fera  voir.  Selon  d'autres  contemporains,  son 
projet  en  faveur  de  Charles  n'était  qu'une  appréhension  ou 
même  qu'une  invention  du  Roi  ^  En  tout  cas,  il  fournit  à 
celui-ci  un  prétexte  pour  aller  plus  loin.  Espérant  couvrir  sa 
violence  du  masque  de  la  justice,  il  ne  craignit  pas  de  deman- 
der au  parlement,  par  une  lettre  datée  du  G  du  même  mois,  la 
mise  en  accusation  et  le  jugement  de  son  oncle.  Il  souhaitait, 
disait-il,  que  le  roi  de  Sicile  fût  trouvé  moins  coupable  qu'on 
ne  prétendait;  mais,  l'inlérèt  de  l'État  devant  l'emporter  sur 
tout,  il  voulait  que  la  cour  prononçât  '\ 

Aussitôt,  tous  les  soupçons,  tous  les  griefs  antérieurs  furent 
réveillés  et  prirent  un  corps  :  il  ftillut  arriver  à  convaincre 
du  crime  de  haute  trahison  le  plus  ancien  et  le  plus  cons- 
tant défenseur  du  trône.  Les  alliances  de  son  lils  et  de  son 
petit-fds  avec  les  ennemis  du  Roi,  dans  lesquelles  il  n'avait 
été  pour  rien,  la  dénonciation  du  duc  de  Bretagne,  qui  l'avait 
compris,  en  -1468,  parmi  ses  complices  fictifs,  et  même  sa 
conduite  dans  la  guerre  du  Bien  public,  où  il  avait  si  loyale- 
ment soutenu  la  cause  royale,  devinrent  autant  de  charges 
contre  lui.  Le  connétable  de  Saint-Pol,  condamné  récemment 
pour  sa  félonie,  l'avait  aussi  désigné  comme  un  de  ses  alliés  : 

'  Commines,  II,  12,  IG  et  suiv. 

=  Basin,  II,  392.  Ce  chroniqueur  dit  ailleurs  que  le  duc  de  Bourgogne,  en 
marchant  contre  les  troujies  de  René  II,  avait  traversé  les  terres  du  roi  de  Sicile 
«  cum  (juo  amiciiias  co/utlcrat  ».  (Il,  372.)  Le  fait  peut  être  vrai,  quoique  le  roi 
René  lût  encore  plus  l'ami  de  son  petit-iils  que  celui  du  duc  Charles.  Mais  il  y 
a  loin  de  là  à  la  donation  de  la  Provence.  Les  écrivains  ([ui  ont  affirmé  l'exis- 
tence de  cette  donation,  comme  D.  Plancher  (IV,  420,  42.')),  ont  eux-mêmes  voulu 
parler  d'un  legs  testamentaire,  et  non  d'une  cession  immédiate. 

■'  Bibl.  uut.,  ms.  Dupuy  339,  f»  203.  Duclos,  U,  93. 

26 


402  RENÉ  AJOURNÉ  DEVANT  LE  PARLEMENT.  [1476] 

on  prétendit  que  c'était  lui  qui  avait  impliqué  le  comte  du 
Maine,  son  neveu,  dans  les  intrigues  de  ce  seigneur  \  Ses 
accointances  avec  le  duc  de  Bourgogne  formèrent  le  couron- 
nement de  cet  échafaudage ,  et  on  les  fit  remonter  à  une 
époque  plus  éloignée.  On  semblait,  du  reste,  y  être  autorisé 
par  une  déposition  assez  grave,  que  le  parlement  avait  re- 
cueillie, dès  l'année  précédente,  de  la  bouche  d'un  de  ses 
anciens  secrétaires,  nommé  Jean  Bressin.  Cet  individu,  qui 
s'était  fait  des  ennemis  parmi  les  officiers  du  duché  de  Bar, 
dans  le  temps  qu'il  y  exerçait  ses  fonctions,  était  venu  révéler, 
pour  se  venger,  certains  complots  ourdis,  prétendait-il,  par 
les  ducs  d'Anjou  et  de  Bourgogne,  dans  le  but  de  mettre 
en  tutelle  la  personne  du  roi  de  France  et  de  confier  à  quatre 
grands  seigneurs  les  rênes  du  gouvernement.  Louis  XI  ne  lui 
avait  pas  d'abord  prêté  grande  attention,  et,  livré  aux  ran- 
cunes de  quelques-uns  des  courtisans  de  son  maître,  notam- 
ment de  Saladin  d'Anglure,  le  malheureux  secrétaire  avait 
expié  par  la  torture,  et  par  trente-neuf  mois  de  captivité  au 
fond  d'une  tour  humide,  la  faute  d'avoir  voulu  semer  la  dis- 
corde entre  deux  puissants  personnages;  enfin,  l'occupation  du 
château  d'Angers  par  les  officiers  royaux  était  venue  lui  rendre 
la  liberté  '.  Mais  quelle  était  la  valeur  d'un  pareil  témoi- 
gnage? Bressin  exagérait  tout  au  moins  les  faits,  et  cette 
exagération  même  devait  rendre  sa  parole  suspecte.  Nulle 
autre  voix  accusatrice  ne  paraît  s'être  jointe  à  la  sienne. 
Néanmoins  le  parlement  répondit  docilement  aux  désirs  du 
souverain,  et  rendit,  le  6  avril  suivant,  un  arrêt  conçu  en  ces 
termes  : 

«  Attendu  la  gravité  des  cas  dont  le  roy  de  Sicile  est  trouvé 
((  chargé,  qui  sont  trop  grands  crimes  de  lèze-majesté  contre 

'  Duclos  paraît  accepter  cette  imputation  comme  fondée  (II,  93)  :  elle  n'est 
pas  autrement  justifiée. 

5  La  longue  déposition  de  Bressin  est  reproduite  dans  Y  Histoire  de  Bourgogne 
de  D.  Plancher,  t.  IV,  preuves,  coL  cccSLii  et  suiv.  Ce  serviteur  infidèle  exerçait 
sa  charge  dans  le  duché  de  15ar  au  mois  d'août  14G8,  date  à  laquelle  il  fut  chargé 
de  remettre  à  l'évéque  de  Verdun  la  somme  nécessaire  pour  construire  le  tombeau 
du  cardinal,  oncle  de  René.  (Arch.  nat.,  KK  1117,  f"  895.) 


[1476]  RENÉ  AJOURNÉ  DEVANT  LE  PARLEMENT.  403 

«  le  Roy  et  la  chose  publique  du  royaume,  dont  les  aucuns, 
«  selon  les  informations,  sont  advenus  tant  paravant  les  divi- 
«  sions  secrètes  après  l'advénement  du  Roy  à  la  coui-onne 
«  comme  depuis  icelles  divisions,  et  encores  puis  naguières,... 
«  l'advis  et  délibération  de  ladite  cour  a  esté  et  est  qu'il  y  a 
«  trop  grand  et  suffisant  matière,  selon  termes  de  justice,  de 
(!  procedder  contre  ledit  roy  de  Sicile  par  la  prise  de  corps  ; 
«  et  quand,  pour  considération  de  prochaineté  du  lignage 
«  dont  attient  au  Roy  nostre  seigneur  ledit  roy  de  Sicile,  et 
«  des  autres  qualitez  qui  sont  en  luy,  tant  de  son  ancien 
ce  aage  que  autrement,  le  plaisir  du  Roy  ne  seroit  que  on  pro- 
«  cédast  par  prise  de  corps,  a  semblé  que  pour  tout  le  mieux 
«  l'on  doit  adjourner  ledit  roy  de  Sicile  à  comparoir  en  pei- 
«  sonne...,  sous  peine  de  bannissement  de  ce  royaume,  de 
«  confiscation  de  corps  et  de  biens,  etc.  \  n 

Ainsi,  l'on  accordait  à  René  comme  une  grâce  de  ne  pas  être 
jeté  en  prison,  si  toutefois  Louis  trouvait  que  son  caractère, 
sa  position,  ses  cheveux  blancs  méritaient  tant  d'égards.  Il 
avait  donc  eu  raison  de  se  retirer  à  l'avance  dans  un  domaine 
indépendant,  hors  de  la  portée  de  son  redoutable  neveu. 
On  se  demandait  s'il  sortirait  de  son  refuge  pour  répondre  à 
l'ajournement  lancé  contre  lui,  et  si  l'on  aurait  cet  étrange 
spectacle  d'un  septuagénaire,  d'un  pair  de  France,  d'un 
prince  du  sang,  d'un  roi,  traîné  devant  des  juges  par  un 
proche  parent,  jaloux  des  lambeaux  de  sa  grandeur.  Il  est  im- 
possible d'affirmer,  il  est  même  improbable  que  ce  dernier 
songeât  à  laisser  aller  les  choses  jusqu'au  bout.  Dans  tous  les 
cas,  ses  dispositions  paraissent  avoir  été  modifiées  subitement, 
ainsi  que  celles  des  autres  princes  et  de  René  lui-même,  par 
la  nouvelle  de  la  journée  de  Granson,  arrivée  sur  ces  entre- 
faites -.  Cette  bataille  mémorable,  où  Charles  le  Téméraire 
avait  été  vaincu  pour  la  première  fois,  mais  d'une  façon  com- 
plète, par  les  Suisses  et  leurs  alliés,  présageait  la  chute  défi- 
nitive de  la  puissance  bourguignonne,  qui,  depuis  si  long- 

>  Dil)L  nat.,  ms.  Dupuy  339,  f»  205.  Cf.  Arch.  nat.,  Parlement,  U  524,  p.  252. 
=  Commines,  II,  13  et  suiv. 


404  RENÉ  AJOURNÉ  DEVANT  LE  PARLEMENT.  [1476j 

temps ,  empêchait  la  royauté  de  dormir.  Louis  XI  voyait 
s'évanouir  ses  terreurs;  ses  soupçons  devenaient  sans  olDJet. 
Le  jeune  René  II,  battu  hier  par  le  terrible  duc,  reprenait  au- 
jourd'hui l'avantage,  et  demain  serait  un  vainqueur  à  ména- 
ger :  il  importait  d'épargner  son  aïeul.  Celui-ci,  de  son  côté, 
sentait  s'écrouler  l'unique  appui  capable  de  le  protéger  contre 
la  colère  royale  :  mieux  valait  pour  lui  faire  quelques  sacri- 
fices, et  finir  ses  jours  en  paix.  L'un  et  l'autre  en  vinrent  à 
désirer  un  accommodement. 

Qui  fit  les  premiers  pas?  Duclos  prétend  que  René  envoya 
d'abord  son  neveu  Charles,  appelé  dès  lors  duc  de  Calabre, 
supplier  le  Roi  d'arrêter  les  procédures  commencées  \  Il  sem- 
blerait cependant,  d'après  les  mémoires  de  Commines,  que 
l'initiative  ne  fut  pas  prise  par  lui.  Les  pièces  oflicielles  con- 
firment plutôt  cette  version,  et  jettent  une  lumière  nouvelle 
sur  les  démarches  et  les  sentiments  des  deux  princes.  Au  mo- 
ment même  où  paraissait  la  sentence  d'ajournement,  Louis 
dépêchait  vers  son  oncle,  retiré  au  manoir  de  Pertuis,  trois  am- 
bassadeurs :  Gui  de  Puisieu,  archevêque  de  Vienne,  Jean  de 

'  Duclos,  n,  94.  Celte  démarche  ne  doit  faire  qu'une  avec  celle  dont  parle 
M.  de  Villeneuve-Bargemont  (IIT,  109)  et  qui  eut  lieu  deux  mois  plus  tôt,  avant 
le  commencement  des  procédures  et  dans  le  but  de  les  empêcher.  L'incident  est 
])iiisé  dans  Nostredame,  qui  cite  une  lettre  de  René  à  Charles  en  date  du  18  fé- 
vrier 1475.  Mais  il  se  lie  à  plusieurs  erreurs  du  vieil  historien  provençal,  qui 
avance  (p.  G3S  et  suiv.)  que,  le  Roi  s'élant  plaint  de  ne  pas  figurer  parmi  les 
lu'ritiers  de  .son  oncle,  celui-ci  lui  aurait  fait  communiquer  sou  testament  par  le 
duc  de  Calal)re,  et  qu'après  une  lecture  eu  parlement  Louis  l'aurait  trouvé  sa- 
tisfaisant; c'est  pourquoi  la  publication  en  aurait  été  faite  le  22  juillet.  Mais  on 
a  vu  que  le  testament  avait  été  publié  le  22  juillet  de  l'année  précétleute  (1474) 
et  (pi'il  ne  contenait  aucune  satisfaction  pour  le  monarque.  M.  de  Villeneuve- 
Bargemont,  qui  raconte  en  détail  tout  ce  différenrl,  embrouille  également  les  faits, 
par  suite  de  l'erreur  générale  sur  répo(|ne  de  la  retraite  du  roi  de  Sicile  en  Pro- 
vence. (//>/>/.,  et  !L  199-20.').)  L'entretien  (pi'il  rapporte  à  cette  dernière  page 
comme  ayant  eu  lieu  eu  l'i7.3  entre  Jean  Cossa  et  le  roi  de  Fiance,  et  la  menace 
proférée  par  celui-ci  de  faire  jeter  l'ambassadeur  de  son  oncle  à  la  rivière,  menace 
qui  aurait  mis  en  fuite  le  sénéchal  de  Provence  et  fait  avancer  le  départ  de  son 
maître  (effectué  depuis  deux  ans),  paraissent  peu  autlientiques.  Le  même  auteur 
semble  croire  que  le  duché  d'Anjou  avait  seul  été  .'-aisi  et  que  celui  de  Rar  était 
simplement  menacé  de  l'être;  c'est  une  erreur  que  l'acte  de  maiu-levée  suflit  à 
démontrer. 


[1476J  RENE  MAINTIENT  SES  DROITS.  405 

Blanchefort,  chevalier,  maire  de  Bordeaux,  et  Garcias  Faure, 
président  de  la  cour  de  Toulouse.  Ils  avaient  une  double 
mission  :  lui  demander  de  reconnaître  les  faits  accomplis  dans 
les  duchés  de  Bar  et  d'Anjou,  et  d'abandonner  tous  ses  droits 
sur  ces  deux  pays;  lui  faire  jurer  de  ne  pactiser  avec  aucun 
des  adversaires  de  la  couronne.  A  ces  conditions,  il  rentrerait 
en  grâce  et  recevrait  une  pension  de  soixante  mille  francs; 
sinon,  il  devait  s'attendre  à  tout.  René  accorda  volontiers  le 
second  point.  Les  ambassadeurs  avaient  apporté  avec  eux  la 
fameuse  croix  de  Saint-Laud  :  il  prêta  dessus  le  serment  de 
n'avoir  de  sa  vie  aucune  intelligence,  aucune  alliance,  soit 
avec  le  duc  de  Bourgogne,  soit  avec  les  autres  ennemis  du 
Roi,  de  ne  leur  livrer  ni  le  comté  de  Provence  ni  aucune  place 
en  dépendant,  mais  de  se  conduire  toujours  vis-à-vis  de  Louis 
comme  son  «bon  oncle».  Cette  promesse  fut  mise  en  écrit, 
signée  et  scellée  à  Pertuis,  le  11  avril.  Le  prince  remit  en 
même  temps  aux  commissaire  royaux  des  engagements  analo- 
guesprispar  les  princicipales  villes  de  Provence,  Aix,  Arles,  Mar- 
seille, et  par  les  premiers  personnages  de  sa  cour,  Jean  Gossa, 
grand  sénéchal,  l'archevêque  d'Aix,  Honorât  de  Berre,  Fou- 
quet  d'Agout,  Baptiste  de  Pontevez,  sire  de  Cotignac,  Arnaud 
de  Villeneuve,  sire  de  Trans,  Saladin  d'Anglure,  Jean  Martin, 
chancelier,  Vivant  Boniface,  juge-mage,  Jean  Jarente,  Benja- 
min, conseillers,  et  le  président  Palamède  de  Forbin,  qui  devait 
jouer  un  rôle  important  dans  les  rapports  ultérieurs  du  comté 
avec  le  royaume  de  France  \  Mais,  loin  d'accéder  à  la  première 
demande,  René  déposa,  le  même  jour,  entre  les  mains  d'un 
notaire  de  la  localité,  une  protestation  en  forme  contre  les 
novations  opérées  dans  ses  duchés  de  Bar  et  d'Anjou  et  contre 
la  prétention  qu'on  émettait  de  les  lui  faire  ratifier.  Il  n'avait 
pas,  disait-il  dans  cette  pièce,  la  puissance  nécessaire  pour 
empêcher  de  pareilles  entreprises;  mais  ce  qui  était  accompli 
par  la  violence  n'avait  ni  valeur  ni  eflicacité  :  il  protestait 

'  Arch.  nat.,  J  257,  n"^  10-20  et  9i  ;  Arcli.  des  Bouclies-du-Rlione,  R  273, 
fo  154  yo  (j)ièces  jiistilicalives,  ii"  8'i).  Ct.  Lenglet,  III,  392.  Diuios  a  placé  à 
Arles  et  à  la  date  du  7  aviil  la  prestation  de  ce  serment  (II,  'Jôj. 


40G  CONFERENCES  DE  LYON.  [147G] 

clore  de  toutes  ses  foixes,  réclamant  l'intégrité  ds  ses  droits 
pour  lui  et  ses  héritiei-s  \  On  voit  s'il  cherchait  à  céder  ses 
domaines  au  prix  d'une  rente  viagère,  comme  l'a  avancé 
M.  Vallet  '  :  non-seulement  il  ne  le  désirait  pas,  mais  il  en 
repoussait  énergiquement  la  proposition,  au  risque  de  subir 
jusqu'au  bout  les  effets  de  la  colère  royale. 

Louis  XI,  satisfait  du  serment,  mais  peu  content  du  reste, 
fit  comme  il  lui  arrivait  souvent  en  pareil  cas  :  il  renonça  à 
l'intimidation  pour  employer  la  douceur  et  la  séduction.  Il 
envoya  prier  son  oncle  de  venir  le  trouver  à  Lyon,  l'assurant 
qu'il  serait  bien  traité,  qu'ensemble  ils  s'accorderaient  parfai- 
tement,  et  lui-même  l'attendit  dans  cette  ville,    «  Tant  fut 
conduict  le  roy  de  Secille,.dit  Commines,  qu'il  vint  devers  le 
Roy  à  Lyon  (le  4  mai),  et  luy  fut  faict  très  grant  honneur  et 
bonne  chière  ^  ■»  Le  témoignage  de  cet  historien  acquiert  ici 
une  valeur  toute  particulière,  car  il  assista  à  la  première  en- 
trevue des  deux  princes.  Suivant  lui,  ce  fut  le  sénéchal  Cossa 
qui  prit  la  parole  :  «  Sire,  dit-il  à  Louis,  ne  vous  esmerveillez 
«  pas  si  le  roy  mon  maître  a  offert  au  duc  de  Bourgongne  de 
«  le  faire  son  héritier,  car  il  s'en  est  trouvé  conseillé  par  ses 
«  serviteurs,  et  par  espécial  par  moy,  veu  que  vous,  qui  estes 
«  filz  de  sa  sœur  et  son  propre  nepveu,  luy  avez  faict  les  tors 
«  si  grans  que  de  lui  avoir  prins  les  châteaulx  d'Angiers  et 
«  de  Bar  et  si  mal  traicté  en  tous  ses  aultres  affaires.  Nous 
«  avons  bien  voulu  mettre  en  avant  ce  marchié  avec  ledict 
«  duc  affin  que  vous  en  ouyssiez  les  nouvelles,  pour  vous 
«  donner  envie  de  nous  faire  raison  et  congnoistre  que  le  roy 
«  mon  maistre  est  vostre  oncle  ;  mais  nous  n'eusmes  jamais 
«  envie  de  mener  ce  marchié  jusqu'au  bout  \  »  Cette  déclara- 
tion était-elle  sincère?  Commines  a  l'air  de  le  croire,  car  il 
ajoute  que  Cossa  parlait  «  tout  au  vray  »  et  qu'il  conduisit 
fort  bien  la  négociation.  Dans  ce  cas,  le  projet  de  donation 

'   Arch.  lies  Douclics-du-Rlione,  1$  (iOô. 
-  Biographie  générale^  art.  Rem'ï  d'Akjou. 
'  Commines,  II,  17.  Itinéraire. 
^   Coinniiiics,  II,  18. 


[1476]  CONFÉRENCES  DE  LYON.  407 

en  faveur  du  duc  de  Bourgogne  aurait  été  beaucoup  moins 
sérieux  que  l'iiistoriographe  royal  ne  le  dit  plus  haut.  Lui- 
même  paraît  avoir  pris  une  part  active  aux  pourparlers  qui 
s'engagèrent  alors.  Le  sénéchal  de  Provence  et  le  sire  d'Ar- 
genton  furent  les  interprètes  de  la  pensée  de  leurs  maîtres 
respectifs,  et  s'efforcèrent  de  trouver  les  bases  d'une  transac- 
tion acceptable  pour  tous  deux. 

L'affaire  était  encore  plus  compliquée  et  plus  délicate  à 
traiter  qu'elle  ne  semble  à  première  vue.  Louis  voulait  garder 
l'Anjou  et  acquérir  des  droits  sur  la  Provence  ;  René  voulait 
garder  la  Provence  et  recouvrer  la  pleine  possession  de  l'An- 
jou. Aux  prétentions  des  deux  parties  se  joignaient  celles  de 
Charles,  duc  de  Calabre,  qui  faisait  valoir  auprès  du  Roi  sa 
qualité  d'héritier  légitime  de  la  succession  de  son  oncle.  Il  de- 
mandait que  René  conservât  jusqu'à  sa  mort  la  jouissance  de 
toutes  ses  seigneuries,  mais  qu'ensuite  le  comté  de  Provence 
fût  dévolu  entièrement  à  lui  Charles,  et  le  duché  d'Anjou  par- 
tagé entre  son  royal  cousin  et  lui  :  le  souverain  aurait  la  ville 
d'Angers  et  sa  banlieue,  et  lui  laisserait  le  reste  ;  ou  bien,  s'il 
tenait  à  avoir  davantage,  il  constituerait  à  son  profit  un  comté 
d'Anjou,  qui  dépendrait  du  duché  et  se  composerait  de  Sau- 
mur,  Loudun,  Champtoceaux,  Mirebeau  et  la  Roche-sur-Xon, 
de  façon  à  ce  que  le  nom  et  les  armes  de  sa  famille  ne  dispa- 
russent pas  tout  à  fait  '.  On  était  bien  forcé  d'admettre  que 
Charles  devait  hériter  de  l'Anjou,  puisqu'il  était  le  représen- 
tant de  son  père,  frère  du  roi  René,  et  que  le  roi  René  lui-même 
avait  recueilli  l'apanage  de  Louis  III  en  qualité  de  plus  pro- 
che collatéral  :  si  l'un  avait  été  reconnu  comme  héritier  natu- 
rel, l'autre  devait  l'être  à  son  tour.  Que  fit  alors  Louis  XI? 
Il  nia  non-seulement  que  le  duc  de  Calabre  dût  succéder  à 
son  oncle,  mais  que  celui-ci  lui-même  eût  succédé  légitime- 
ment à  son  frère  :  s'il  avait  joui  de  l'apanage,  c'était  par  to- 
lérance, et  l'Anjou  appartenait  de  droit  à  la  couronne  depuis 
la  mort  du  fils  aîné  de  Louis  II;  cela  était  «  tout  cler  et  no- 

'  Arch.  iiat.jJ  2ô7,  u°  8G. 


408  LEVÉE  DE  LA  SAISIE.  [1476] 

toire  '  » .  Le  monarque  oubliait  la  teneur  de  l'acte  de  fondation 
de  l'apanage,  qui  investissait  Louis  I  du  duché  pour  lui  et 
sa  postérité  masculine  jusqu'à  l'extinction  de  celle-ci.  Il  mé- 
connaissait, de  plus,  le  partage  solennel  de  1440,  partage 
réglé,  comme  nous  l'avons  vu,  avec  Tintervention  de  la  reine 
Marie  et  l'approbation  de  Charles  VII,  et  stipulant  que,  si 
René  mourait  sans  descendants  mâles,  Charles,  comte  du 
Maine,  ou  ses  fils,  deviendraient  ducs  d'Anjou  '.  Néanmoins, 
pour  désarmer  ce  nouvel  adversaire,  il  lui  offrit  le  comté  de 
Beaufort,  Mirebeau,  Sablé  et  la  Roche-sur- Yon ,  s'il  voulait 
renoncer  à  toute  prétention  sur  le  reste.  Il  fit  même  rédiger  la 
minute  d'une  donation  en  règle  ^  ;  mais  cet  acte  ne  paraît  pas 
avoir  été  rendu  ,  et  le  souverain  ,  à  force  d'habileté ,  parvint  à 
s'assurer  pour  plus  tard  la  possession  intégrale  du  duché,  en 
sacrifiant  pour  le  présent  une  partie  de  l'autorité  qu'il  y  avait 
usurpée.  Au  bout  de  quelques  jours,  on  tomba  d'accord  sur 
les  points  suivants  :  la  saisie  qui  avait  frappé  les  terres  de 
René  serait  levée,  et  ce  prince  recouvrerait -immédiatement  la 
jouissance  de  tous  ses  biens  ;  en  retour,  il  céderait  à  Louis  le 
droit  de  nommer  capitaine  du  château  et  de  la  place  d'Angers 
qui  bon  lui  semblerait,  et  confirmerait  le  choix  fait  par  lui  ;  il 
promettrait  de  laisser  subsister  la  mairie  d'Angers  avec  tous 
les  avantages  et  tous  les  revenus  à  elle  octroyés  ;  ses  revenus  à 
lui  se  trouvant  diminués  d'autant,  il  recevrait  une  compensa- 
tion pécuniaire,  jusqu'à  ce  qiiun  autre  accord  intervînt  au 
sujet  de  la  mairie;  il  ne  percevrait  pas  les  produits  de  ses 
fiefs  avant  le  1"'  octobre,  le  Roi  en  ayant  déjà  disposé  pour 

'  Arch.  nrit.,  J  SôT,  n"  93. 

-  V.  ci-dcssiis,  p.  l'.')2,  et  pièces  justificalivcs,  n"  2.  Le  teslament  de  Louis  II 
coiileiiait  aussi  celte  disposition.  (V.  p.  3ô.)  Uiipiiy,  dans  son  traité  des  Droits 
du  Roi  (p.  (>t)7),  interprète  naturellement  comme  Louis  XI  la  consliliilion 
(le  l'apanage  d'Anjou  ;  tovitefois  il  semble  admettre  que  le  retour  de  cet  aiianugc 
s'effectua  en  deliors  des  conditions  ordinaires.  Par  exemple,  il  se  trompe  complè- 
tement lorscpi'il  aflirnie  ([ue  C.liarks,  neveu  de  René,  »  ne  pensa  jamais  à  hiy 
succéder  au  duché  d'Anjou,  qui  l'ut  réuni  à  la  couronne,  ayant  eu  ledit  Charles  le 
comté  du  Maine  pour  son  partage.  » 

•"  Arch.  nal.,  J  257,  n"  <J3.  r^ 


11476]  LEVEE  DE  LA  SAISIE.  409 

l'exercice  courant,  mais  il  toucherait,  d'ici  là,  une  indem- 
nité de  deux  mille  francs  par  mois  ;  enfin,  les  receveurs  et 
autres  officiers  de  finances  institués  dans  le  duché  d'Anjou 
par  l'autorité  royale  demeureraient  en  fonctions  jusqu'au 
même  terme,  et  la  nomination  de  leurs  successeurs  serait 
rendue  au  duc  '.  Toutefois,  ces  différentes  clauses  ne  furent 
exécutées  que  les  unes  après  les  autres.  Le"  21  mai,  René  signa 
la  reconnaissance  de  la  mairie,  à  titre  provisoire,  comme  il 
avait  été  dit,  et  l'abandon  de  ses  revenus  jusqu'à  la  fin  de 
l'exercice  -.  Le  24,  il  remit  à  Louis  son  consentement  formel  à 
1  "installation  d'un  capitaine  royal  dans  le  château  d'Angers, 
capitaine  qui  devait  prêter  serment  au  suzerain  et  «  ne  bailler 
la  place  en  autres  mains  que  es  siennes,  pour  endurer  la 
mort  ^  ».  Le  lendemain  25,  le  Roi  remplit  à  son  tour  la  prin- 
cipale de  ses  promesses,  et  rendit  des  lettres-patentes  ordon- 
nant la  main-levée  de  l'Anjou,  y  compris  Loudun,  Beaufort, 
Mirebeau  et  la  Roche-sur- Yon,  des  terres  de  Chailly  et  Longju- 
meau,  et  des  domaines  que  René  possédait  à  Paris  ou  aux  en- 
virons \  Il  déclarait,  dans  cet  acte  réparateur^  que  son  désir 
était  plutôt  d'augmenter  et  d'accroître  l'état  de  son  oncle  que 
de  lui  ravir  son  bien  ;  il  rappelait  ses  anciens  services  et  ses 
bonnes  dispositions,  révoquait  tous  les  dons,  toutes  les  colla- 
tions d'offices  faits  depuis  la  saisie  contrairement  à  ses  droits 
ou  à  ceux  de  la  reine  de  Sicile,  lui  rendait,  enfin,  la  fibre 
adnnnistration  de  toutes  ses  affaires  ^ 

Tels  furent  les  résultats  ostensibles  et  immédiats  des  confé- 
rences de  Lyon  ;  mais  elles  en  eurent  d'autres,  plus  importants 
peut-être,  et  encore  mal  connus.  Le  retour  de  l'Anjou  àlacou- 

'  La  minute  de  ceUe  convention  est  signée  de  René  (Aich.  nat.,  J  2.')7, 
n"  87). 

=  JlncL,  u°  9. 

^  C'est-à-din;  ([u'il  devait  la  défendre  jusqu'à  la  mort.  (Arcli.  nat.,  J  75G, 
no  3  ;  pièces  juslidcatives,  n"  85.) 

*  L'hôtel  de  Bar,  à  Paris,  fui  cédé  alors  par  le  roi  de  Sicile  à  Gilles  Doriii, 
conseiller  au  parlement,  sa  vie  durant.  (Arch.  des  Douclies-du-Rhone,  li2't, 
f"  8  \°.) 

'  Arch    des  L'ouchcs-du-Rhônc,  D  G95. 


410  SUCCESSION  D'ANJOU  ET  DE  PROVENCE.  [147GJ 

ronne  après  la  mort  de  René  fut  certainement  le  prix,  stipulé  à 
l'avance,  de  sa  rentrée  en  grâce.  Il  ne  paraît  pas  qu'il  y  ait  eu 
de  sa  part  autre  chose  qu'un  acquiescement  verbal  ;  mais  il 
y  eut  au  moins  entre  le  Roi  et  Charles  d'Anjou,  qui  était  le  plus 
intéressé  dans  la  question,  une  convention  écrite  \  Moyen- 
nant cette  gi-ave  concession,  le  duc  de  Galabre  obtint  l'assu- 
rance qu'on  lui  laisserait  la  paisible  possession  du  comté  de 
Provence,  à  la  charge  de  le  léguer  à  la  couronne  quand  lui- 
même  viendrait  à  mourir.  Louis  XI  se  vit  donc  forcé  de  pa- 
tienter. Pourtant  il  avait  réellement  songé  à  opérer  sur-le- 
champ  l'annexion  de  la  Provence;  car,  à  peu  près  vers  cette 
époque,  le  roi  Ferdinand  de  Naples  envoya  son  fils  à  Mar- 
seille prévenir  les  gens  de  René  qu'il  savait  pertinemment  que 
le  Roi  voulait  renverser  leur  maître  et  lui  prendre  son  comté  : 
l'idée  de  voir  la  France  s'étendre  jusqu'à  la  Méditerranée  et  jus- 
qu'à l'Italie  l'effrayait  tellement,  qu'il  offrait  au  prince  persé- 
cuté, malgré  la  vieille  rivalité  de  leurs  maisons,  son  secours,  ce- 
lui du  roi  d'Aragon  et  celui  du  roi  de  Castille,  pour  le  défendre 
«  comme  s'il  s'agissait  d'un  père  ».  Gaspard  Cessa,  qui  reçut 
cette  étrange  confidence,  répondit  sagement  que  les  choses  n'en 
étaient  pas  là,  et  communiqua  la  proposition  à  René,  qui  ne 
fit  aucune  réponse,  mais  envoya  Philippe  de  Lénoncourt  répé- 
ter tout  au  sire  d'Argenton  -.  Ainsi,  il  ne  tint  qu'à  un  fil  que 
le  territoire  provençal  fût  occupé  de  vive  force,  et  que  les 
ennemis  mortels  du  roi  de  Sicile  devinssent  ses  auxiliaires 
contre  celui  qui  devait  être  son  protecteur  naturel  :  tant  la 
complication  des  luttes  politiques  déplace  les  intérêts  et  fausse 
les  consciences!  Louis  essaya  encore,  un  peu  plus  tard,  de 

'  Celte  convention  est  mentionnée  dans  plusieurs  actes  rendus  par  le  Roi  après 
le  décès  de  llené  :  «  Comme,  par  le  trespas  de  l'eu  noslre  très  cliier  et  très  amé 
oncle,  en  son  vivant  roy  de  Sicile  et  duc  d'Anjou,  ledit  pais  et  duchié  d'Anjou 
nous  soit  advenu  et  eschen,  tant  par  droit  de  retour  de  appauage  que  par  certain 
traiclc  et  appoiiictcmcnt  fait  entre,  nous  et  noslre  très  citur  et  ires  amé  cousin  le 
duc  (le  Calatirc,  à  présent  roy  de  Sicile,  et  autres  raisonnables  moyens,  etc.  « 
V.  aussi  Bil)l.  nat.,  ms.  fr.  20491,  f»  27. 

^  La  noie  remise  à  Coramini^s  contient  le  récit  détaillé  de  l'affaire.  (Arch,  nat., 
l  257,  n»  92.) 


I147GJ  SUCCESSION  D'ANJOU  ET  DE  PROVENCE.  411 

faire  valoir  les  droits  qu'il  prétendait  avoir  sur  la  Provence 
du  chef  de  Marie  d'Anjou,  sa  mère.  Il  émit  môme  la  théorie 
que  le  tiers  de  ce  pays  lui  revenait  légitimement.  Mais  le 
vieux  roi  protesta  par-devant  notaire  contre  une  telle  inter- 
prétation des  lois  de  succession,  et  son  neveu  Charles  demeura 
légataire  de  la  totalité  du  comté  \ 

Il  ressort  de  tous  ces  faits  que  l'opinion  reçue  au  sujet  de  la 
réunion  de  l'Anjou  et  de  la  Provence  au  royaume  de  France 
n'est  pas  exacte  en  tout  point.  La  première  de  ces  provinces 
ne  revint  pas  à  la  couronne,  comme  on  l'a  dit  quelquefois,  au 
moyen  d'une  confiscation  opérée  en  1474  par  Louis  XI  :  la 
confiscation  ne  fut  qu'une  saisie  temporaire,  et,  moins  de 
deux  ans  après,  ses  effets  furent  complètement  annulés,  sauf 
quelques  modifications  dans  les  attributions  du  duc  et  du  suze- 
rain. Le  duché  ne  rentra  même  pas  dans  le  domaine  royal  en 
raison  de  la  mort  du  possesseur  et  de  l'extinction  de  sa  lignée  : 
la  descendance  masculine  de  Louis  I  n'avait  pas  disparu,  et 
Charles,  duc  de  Calabre,  la  représentait.  Mais  ce  retour  se 
produisit,  en  1480,  par  suite  d'un  accord  avec  la  maison  d'An- 
jou, et  du  consentement  de  l'héritier  naturel.  Quant  à  la  Pro- 
vence, il  y  a  tout  lieu  de  croire  que,  si  René  refusa  énergi- 
quement  de  l'aliéner  de  son  vivant,  il  en  prévit  et  en  autorisa 
la  cession  ultérieure.  Plusieurs  auteurs  contemporains  ont 
prétendu  qu'il  avait  fait  lui-môme  cette  cession,  et  qu'il  en 
avait  remis  à  Louis  XI  l'acte  authentique,  enluminé  de  sa 
main;  d'autres  ont  cru  cju'il  avait  rédigé  en  sa  faveur  un  nou- 
veau testament  '.  Ce  sont  des  erreurs  évidentes  ;  mais  cela 
montre  aussi  que  le  bruit  en  courait,  et  ce  bruit  puisait  sa 
raison  d'être  dans  certains  faits  alors  ignorés  ou  mal  compris  du 
public,  tels  que  les  conventions  de  Lyon.  Charles  d'Anjou  était 
faible  et  maladif;  chacun  pressentait  qu'il  n'aurait  pas  d'enfants 

'  Arcli.  cîcs  Bouclies-dii-Rhone,  B  70 î. 

-  Cliroiiicjiic  scandaleuse,  éd.  Lenglet,  II,  131  ;  lîasin,  IJ,  392;  Nosiredanie, 
p.  G3;>.  Cf.  Vill.-Barg.,  III,  117.  M.  Kervyn  de  Letlenhove,  dans  son  édition  des 
Lettres  et  n.'gocinttoits  île  Commiiies  (I,  135),  et  Bodiii  dans  ses  Recherches  sur 
r.4njoH  (I,  571),  ont  également  attribué  à  René  la  cession  de  la  Provence. 


412  SUCCESSION  D'ANJOU  ET  DE  PROVENCE.  [1476J 

et  mourrait  jeune.  La  substitution  du  roi  de  France  à  cet  héri- 
tier, pour  n'avoir  pas  été  stipulée  dans  le  testament  de  son 
oncle,  comme  l'a  dit  un  récent  historien^,  n'en  devint  pas 
moins  l'objet  d'un  accord  tacite.  11  paraît  même  que  cette 
substitution  fut  dès  lors  garantie  par  le  célèbre  Palamède  de 
Forbin,  l'un  des  conseillers  du  roi  de  Sicile  qui  furent  le 
plus  choyés  à  Lyon.  Son  maître  le  savait  si  bien,  que,  lorsqu'il 
vit,  un  peu  plus  tard,  son  petit-fd.s  René  ÎI  disputer  au 
duc  de  Calabre  la  succession  du  comté,  il  leur  adressa  à  tous 
deux,  assure-t-on,  un  apologue  rappelant  la  fable  de  l' Huître 
et  les  plaideurs^  en  ajoutant  ces  mots  significatifs  :  «  Vous 
vous  arrachez  ce  qu'un  plus  fort  que  vous  emportera  -.  )> 

La  main-levée  du  duché  de  Bar  fat  le  dernier  point  obtenu 
à  Lyon  par  le  roi  de  Sicile.  Elle  lui  fut  accordée  sans  con- 
ditions, et  dans  les  mêmes  termes  que  celle  de  l'Anjou,  k  la 
date  du  9  juin  1476.  Le  Roi  avait  fait  arrêter  plusieurs  of- 
ficiers du  Barrois  et  les  détenait  à  Sainte-Menehould  ;  leur 
délivrance  fut  ordonnée.  Mais,  les  revenus  du  fief  ayant 
reçu  également  leur  destination  jusqu'à  la  fin  de  l'exercice, 
la  jouissance  n'en  fut  rendue  au  duc  qu'à  partir  du  1"  oc- 
tobre ^  Aussitôt  cette  question  tranchée,  René  prit  congé  de 
son  neveu,  non  sans  avoir  été  festoyé  par  lui  et  «  traicté  en 
toutes  choses  selon  sa  nature  »,  dit  Commines.  Les  deux 
Rois  furent  vus  ensemble  à  la  foire,  avec  les  plus  belles  dames 
de  la  ville,  et  parurent  parfaitement  réconciliés.  Ils  échan- 
gèrent des  cadeaux  et  des  gracieusetés  ;  leurs  serviteurs  en 
profitèrent,  et  il  n'est  pas  jusqu'au  maître-queux  de  Louis  XI 
qui  n'éprouvât  les  effets  de  la  reconnaissance  de  son  hôte  : 
ce  chef  des  cuisines,  appelé  Jean  Pasquier,  fut  nommé  segrayer 
de  Bouldré  en  Anjou;  mais,  comme  il  n'y  pouvait  résider  à 
cause  de  ses  fonctions,  il  fut  autorisé  à  se  faire  remplacer  par 
le  receveur  du  duché,  Pierre  Bouteiller  \   Les  personnages 

'  De  Clieriicr,  lli.st.  de  Charles  J'III,  f,  ;}1. 

2  Matliicti,  Ilist.  lie  Loiits  XI,  p.  497;  Vill.-Darg.,  TU,  120. 

^  D.  Calniet,  jireuves,  t.  IQ,  col.  CCLXXXII. 

'  Commiaes,    il,    18;  Citron,    scand.,    coll.   Pelilot,  XIV,    aC;    Arch.   iiat., 


[i47C]  DIFFICULTES  NOUVELLES.  •  413 

(le  la  suite  du  roi  de  Sicile  furent  l'objet  d'attentions  non 
moins  empressées,  mais  plus  intéressées  peut-être,  de  la  part 
du  roi  de  France.  Palamôde  de  Forbin  reçut  des  deux  côtés 
la  récompense  de  ses  bons  ofiices,  car  son  maître  lui  fit  or- 
donner avant  de  partir  quatre  mille  florins  de  pension  an- 
nuelle \  En  revanche^  les  diplomates  provençaux  contribuè- 
rent avec  leur  prince  à  rétablir  l'accord  entre  Louis  et  le 
pape  Sixte  IV,  qui,  menacé  de  voies  de  fait  à  l'occasion  des 
agissements  du  cardinal  de  la  Rovère,  son  neveu  et  son 
légat,  avait  envoyé  une  ambassade  à  Lyon,  en  faisant  ap- 
puyer ses  réclamations  par  René.  Dès  le  H  juin,  celui-ci 
avait  quitté  la  cour  et  repris  le  chemin  de  la  Provence  :  aucune 
assurance  d'amitié  ne  pouvait  désormais  ébranler  sa  résolu- 
tion de  ne  plus  retourner  en  Anjou. 

Il  avait  raison,  car  les  changements  qu'il  eût  trouvés  dans 
ce  pays  cher  à  son  cœur  l'eussent  péniblement  affecté.  Même 
après  la  main-levée,  les  gens  du  Roi  et  ceux  de  la  mairie 
continuèrent  h  poursuivre  les  siens  de  leurs  tracasseries,  et 
jamais  l'harmonie  ne  put  régner  entre  eux.  Cette  fois  encore, 
la  réconciliation  n'était  que  superficielle.  Soit  mauvais  vou- 
loir, soit  incurie,  les  ordres  donnés  pour  fiiire  remettre  le  duc 
d'Anjou  en  possession  de  ses  droits  ne  furent  exécutés  que 
lentement  et  comme  à  regret.  Il  fallut,  pour  y  arriver,  de  nom- 
breuses démarches  et  une  lutte  persévérante.  L'archevêque 
d'Aix,  le  sire  de  la  Jaille,  le  conseiller  Benjamin,  l'écuyer 
Jarret,  l'argentier  Antoine  de  la  Croix  furent  d'abord  envoyés 
sur  les  lieux  avec  maître  Jean  des  Fougerais,  conseiller  au 
parlement  de  Paris,  afin  de  procéder  au  rétablissement  de 
l'autorité  ducale  -.   Un  nouveau  mandement  royal  fut  néces- 

P  1334'",  ï°  49.  «  Et  eut  le  roy  de  Secille  de  l'argent,  et  tous  ses  serviteurs,  » 
rapporte  Commines.  Cet  argent  doit  s'entendre  des  deux  mille  francs  de  provision 
mensuelle  accordés  à  René  à  titre  d'indemnité,  et  non  des  soixante  n)ille  francs 
que  les  ambassadeurs  royaux  lui  avaient  offerts  contre  l'abandon  de  ses  droits, 
comme  l'a  conjecturé  l'éditeur  du  célèbre  historien. 

'  Arrli.  des  Bouchesdu-Rliône,  B  273,  l"  158. 

'  Dibl.  nat.,  ms.  lat.  22450,  p.  123;  Arch.  des  Bouches-du-Rliône,  B  69C.  Us 
se  trouvaient  à  Angers  au  commençaient  de  juillet  14TG. 


>14  DIFFICULTES  NOUVELLES.  [147G-78] 

saire  pour  contraindre  les  receveurs  du  fisc  à  délivrer  au  roi 
de  Sicile  la  part  qui  lui  revenait  sur  la  traite  des  vins  et  l'im- 
position foraine  \  Plusieurs  mémoires  furent  remis  au  sire 
d'Argenton,  tendant  à  obtenir  le  payement  des  indemnités 
convenues  et  de  la  pension  sur  les  finances  du  Languedoc, 
la  cessation  de  la  perception  des  impôts  par  voie  de  commis- 
saires, au  détriment  des  fermiers  en  titre,  la  répression  des 
empiétements  de  quelques  tyranneaux  qui  opprimaient  les 
libertés  locales,  notamment  à  la  Roche-sur-Yon,  etc.  \  En 
1477,  les  gens  des  comptes  d'Angers  adressèrent  à  René  dif- 
férents rapports  sur  les  vexations  dont  il  continuait  à  être 
victime  en  son  absence  :  on  refusait  à  un  de  ses  vieux  ser- 
viteurs la  jouissance  du  logis  qu'il  lui  avait  concédé  dans  les 
dépendances  du  château  ;  le  Roi  lui-même,  venu  récemment 
aux  Ponts-de-Cé,  avait  interdit  d'affermer  la  traite  des  vins 
pour  cette  année,  et  commis  de  nouveaux  agents  pour  la  le- 
ver en  son  nom:  le  bruit  courait  que,  loin  de  prendre  les 
intérêts  du  duc  à  la  Roche-sur-Yon,  il  songeait  à  saisir  cette 
terre  pour  la  donner  à  un  autre.  Ils  adjuraient,  en  consé- 
quence, leur  maître  d'apporter  un  prompt  remède  à  une 
situation  qui  empirait  tous  les  jours,  s'il  ne  voulait  assister 
à  la  ruine  complète  de  son  pouvoir  ^  L'année  suivante,  la 
mairie  recommença  ses  agressions,  et  le  sous-maire,  Tho- 
min  Jamelot,  s'empara  violemment  des  deniers  du  minage, 
d'accord  avec  l'autorité  royale.  Les  conseillers  ducaux  récla- 
mèrent, et  firent  de  nouvelles  instances  pour  provoquer  le 
règlement  des  sounnes  promises  en  compensation  de  la  saisie*. 
Deux  ans  s'écoulèrent  encore  avant  que  cette  dernière  af- 
faire pût  être  liquidée.  En  fin  décompte,  après  de  longues, 
opérations,  et  sur  le  rapport  de  ses  agents  comptables,  René 
se  déclara  satisfait  sans  avoir  reçu  ce  qu'il  avait  droit  d'at- 


'  Aich.  liai.,  P  l:53i"',  l''  5i  v"  ;  pièces  justificatives,  n°  87. 
^  Arcli.  nut.,  J  257,  u»  90;  IJibl.  iiat.,  ms.  fr.  2907,  P  47;   Comniiiies,  III, 
352. 

■'  Arch.  liât.,  P  11334'°,  1'"^  8(i,  102,  llih 
'  IbicL,  foM70,  187  \». 


[1475-70]        DELIVRANCE  DE  LA  REINE  MARGUERITE.  415 

tendre,  et  donna  à  Louis,  le  3  juin  1480,  une  quittance  gé- 
nérale de  tout  ce  qui  lui  avait  été  retranché,  soit  sur  ses 
pensions,  soit  sur  ses  finances  de  Bar  et  d'Anjou  \ 

Un  autre  motif,  dont  nous  n'avons  pas  encore  parlé,  avait 
contribué  au  rapprochement  des  deux  rois.  La  reine  Margue- 
rite d'Angleterre,  encore  plus  malheureuse  dans  ses  tentatives 
depuis  son  alliance  avec  le  comte  de  Warwick,  avait  vu  périr 
son  époux  et   son  fils  à  la  suite  de  la  funeste  bataille  de 
Tewkesbury.  Elle-même,  enfermée  par  le  roi  Edouard  dans  la 
tour  de  Londres,  y  languissait  sans  pouvoir  espérer,  cette 
fois,  un  retour  de  fortune.   Louis  XI,  sollicité  d'intervenir  en 
sa  faveur,  racheta  sa  personne  au  vainqueur,  moins  par  gé- 
nérosité que  par  calcul.  Une  première  convention  fut  échangée 
à  ce  sujet  le  2  octobre  1475  -.  Pour  recouvrer  sa  liberté,  Mar- 
guerite dut  préalablement  renoncer,  par  un  acte  en  règle,  à 
toute   prétention    sur  la  couronne  d'Angleterre.    Le  roi  de 
France  s'engagea,   de  son  côté,  à  ne  rien  réclamer  à  raison 
du  mariage  ni  du  douaire  de  sa  cousine;   moyennant  quoi 
Edouard  lui  abandonna  tous  les  droits  qu'il  avait  sur  elle. 
Ces  conditions  remplies,  la  reine,  amenée  à  Rouen  par  le 
chevalier  Thomas  Mongommery,  délégué  spécial  du  souverain 
anglais,  fut  remise  aux  commissaires  français,  .Jean  d'Hangest, 
capitaine  de  la  ville,  et  Jean  Raguier,  receveur  général  de 
Normandie,  le  29  janvier  1476  *.  Une  somme  de  cinquante 
mille  écus  d'or  fut  payée  pour  sa  rançon.  Mais,  dès  le  7  mars 
suivant,  Louis   XI,  qui  avait  voulu  acquérir  par  là  une  hy- 
pothèque sur   les   successions   d'Anjou  et  de    Lorraine,  se 
faisait  céder  par   Marguerite  tout  ce  qu'elle  pouvait    avoir 
à  revendiquer,  soit  dans  le  présent,  soit   dans  l'avenir,  des 
biens  de  ses  père  et  mère.  Cette  part  était  fort  limitée,  d'après 

'   Arch.  nat.,  J  58(i,  n°  8;  pièces  justificatives,  n»  91. 

-  Documents  inédits.  Lettres  des  rois,  reines,  etc.,  publiées  par  M.  ChampoUiou- 
Figeac  (Q,  49-3). 

'  Arch.  nat.,  J  919,  n»^  22-24;  J  G48,  no^  8-10,  13.  Rymer,  t.  V,  3"^  partie, 
p.  68. 


41G  RETRAITE  DE  MARGUERITE  EX  ANJOU.  [147G-82] 

les  conventions  et  les  arrangements  antérieurs;  mais  l'am- 
bitieux monarque  se  proposait  bien  de  réclamer  davantage , 
et  désirait  seulement  pouvoir  se  prévaloir  d'un  titre  formel. 
En  réunissant  aux  droits  qu'il  disait  tenir  de  sa  mère  Marie 
d'Anjou  ceux  que  lui  vendait  sa  cousine,  il  espérait  asseoir 
solidement  ses  prétentions  sur  le  Barrois,  la  Lorraine,  l'Anjou 
et  la  Provence.  En  effet,  dans  l'acte  de  cession  fait  en  sa  fa- 
veur par  l'infortunée  reine  d'Angleterre,  ces  quatre  pays  sont 
nominativement  désignés  \  La  reconnaissance  d'une  part, 
l'intérêt  de  l'autre,  unissaient  donc  désormais  cette  prin- 
cesse et  son  libérateur.  Mais,  malgré  le  renouvellement  du 
même  acte  en  1479  et  en  1480,  malgré  le  testament  rédigé 
par  Marguerite  en  1482  au  profit  du  roi  de  France,  celui-ci 
ne  put  retirer  de  sa  spéculation  tous  les  avantages  qu'il  s'était 
promis  ^  Quant  à  l'illustre  exilée,  elle  finit  ses  jours  dans  la 
détresse  et  l'abandon.  A  la  mort  de  son  père,  elle  écrivit  au 
sire  du  Bouchage,  conseiller  intime  de  Louis  XI,  et  à  ce  prince 
lui-même,  pour  se  remettre  entre  ses  mains  comme  étant  le 
seul  appui  qui  lui  restait  ^  :  mais  elle  n'obtint  de  lui  que  des 
secours  insuffisants,  et  son  dénûment,  son  état  de  con- 
somption devinrent  légendaires  dans  le  pays  d'Anjou.  C'est 
là,  en  effet,  qu'elle  s'était  retirée  :  l'hostilité  de  sa  sœur 
Yolande,  duchesse  douairière  de  Lorraine,  à  laquelle  elle  avait 
intenté  (d'accord  avec  le  Roi)  un  procès  pour  la  succession  de 
leur  mère,  l'avait  sans  doute  éloignée  du  Barrois,  où  la 
volonté  paternelle  lui  avait  assigné  un  domaine  pour  sa  ré- 

'  Arcli.  liât.,  J  582,  n"  3i  ;  pièces  justificatives,  n"  83.  L'auteur  de  la  Chroiil' 
que  scaiiiUdcuse  (coll.  Petitot,  XIV,  3G)  et  César  de  Nosiredame  (p.  (!38)  ont  pré- 
tendu que  le  rachat  de  Marguerite  avait  été  fait  par  Louis  XI  eu  relour  de  la  cession  de 
la  Provence;  c'est  une  erreur  nianifesle,  ou  toutau  moins  de  l'aniplilication.  La  déli- 
vrance de  la  reine  eut  lieu  a\ant  les  conférences  de  Lyon.  Nostredame  émet  encore 
une  autre  assertion  iiiviai.senililable,  cpiaiid  il  dit,  sur  la  foi  d'un  docteur  pro- 
vençal, que  René  avait  légué  le  duché  de  liar  à  sa  fille  par  un  acte  spécial  rédigé 
à  Saint-IUini,  d'après  les  conseils  de  l'cvèque  de  Toulon  :  on  ne  trouve  nulle  part 
la  trace  de  ce  prétendu  testament. 

-  Arch.  nat.,  P  137'J',  n"  3122;  pièces  justificatives,  11°  9.").  Le  testament  de 
la  grande  reine  est  simple  et  touchant;  on  le  lira  avec  intérêt. 

'  Dihl.  nat.,  ms.  fr.  2009,  P  34. 


[1476-82]  RETRAITE  DE  MARGUERITE  E\  ANJOU.  117 

sidence.  Le  manoir  de  Reculée,  puis  le  château  de  Danipierre, 
près  Saumur,  où  elle  fut  recueillie  par  pitié,  servirent  d'asile 
ou  plutôt  de  tombeau  à  sa  grandeur  déchue  \  Une  de  ses 
consolations  fut  de  lire  l'intéressant  traité  composé  à  sa  requête 
et  à  son  intention  par  le  chroniqueur  Ghastelain  :  le  Temple 
de  la  ruine  de  quelques  nobles  malheureux.  C'est  une  galerie 
des  princes  et  princesses  qui  ont  eu  à  se  plaindre  des  rigueurs 
du  sort,  comprenant  plusieurs  des  contemporains  et  des  parents 
de  Marguerite,  Charles  VII,  Marie  d'Anjou,  le  duc  d'Orléans, 
le  duc  de  Calabre,  et  le  roi  René  lui-même.  Cette  reine  tombée, 
cette  veuve  délaissée  espérait  que  le  tableau  de  tant  de  cé- 
lèbres infortunes  amoindrirait  à  ses  yeux  l'horreur  de  sa 
propre  situation.  Voici  dans  quels  termes  l'auteur  lui  propose 
en  exemple  l'héroïque  sérénité  de  son  père  : 

«  Vuelz-tu  encores  vir,  et  de  plus  près,  ung  autre  exemple 
«  qui  te  devra  férir  au  cuer?  Prens  recours  doncques  à  ton 
«  père  le  roy  Régnier,  et  droit  là  regarde  et  escrutine  médi- 
«  tamment  en  sa  vertu  et  en  la  manière  de  soy  compourter 
«  depuis  XL  ans  en  çà,  que,  lui  cheu  en  fortune  de  battaille  et 
«  de  dure  perte,  mené  en  dangier  cle  ses  villes  et  fermetez, 
((  et  depuis  mis  au  délivre  du  corps  et  devenu  roy  de  Naples, 
«  compédité  toutesvoyes  d'un  roy  d'Arragon,  Alphonse,  et 
((  impugné  de  forte  main,  devint  constraint  enlin  d'aban- 
((  donner  ?a  royale  cité,  d'eslongier  Naples,  son  vray  héritage, 
«  délaissant  couronne  et  sceptre  et  possession  en  la  main  de 
«  fortune,  de  revenir  sur  le  sien  en  France  atout  nom  de  roy 
«  sans  royaume.  Mais  que  as-tu  perceu  en  lui  depuis  d'un  tel 
((  sy  grant  maleur  atout  lez  et  en  sy  haulte  noble  personne, 
«  ne  quelle  mutation  en  as  veu  en  sa  chière,  par  quoy  sa  vertu 
«  s'en  treuve  moins  clère?  N'a  il  porté  sa  première  perte  cons- 
((  tamment,  sa  seconde  répulsion,  submise  au  divin  plaisir  et 
«  autrui  force  qui  prévaloit  sur  la  sienne,  portée  enduram- 

'  Bibl.  nat.,  ms.  fr.  2909,  f"  3i,  IhhL,  et  Lorraine  2G,  f»  3G.  Dodin,  Recher- 
ches sur  l'Anjuu,  II,  20.  M.  Vallel  n'est  donc  pas  très-exact  en  disant  que  Mar- 
guerite fut  la  seule  compagne  des  vieux  jours  de  sou  père  [Biographie  générale, 
art.  cité};  il  est  même  proljahle  qu'elle  ne  le  revit  pas. 

27 


lis  ARRENTEMENT  DU  DUCHÉ  DE  BAR.  [1470-79] 

((  ment  jusques  aujourd'hui  en  immobilité  d'espérance?  Oïl 

«  voir,  et  en  quoy  il  a  gloire.  » 

Et  l'historien  philosophe  termine  ce  nouveau  de  Consola- 
tione  par  des  exhortations  à  la  patience  '.  Ainsi  René  avait 
transmis  à  sa  fille  cadette  ses  goûts  littéraires,  et  ces  deux 
grandes  victimes  de  l'adversité  cherchaient  en  même  temps 
dans  les  livres  un  adoucissement  à  leurs  peines. 

Nous  avons  dit  que  la  saisie  du  duché  de  Bar  avait  été  levée 
sans  conditions.  Mais  Louis  XI  n'avait  pas,  pour  cela,  re- 
noncé à  disputer  la  possession  de  ce  fief.  Depuis  1470,  le 
roi  de  Sicile  en  avait  confié  le  gouvernement  à  René  de 
Yaudemont,  son  petit-fils,  qui,  en  son  absence,  était  suppléé 
par  Philippe  de  Lénoncourt,  lieutenant  du  prince  et  son  grand 
écuyer-.  L'avènement  du  même  René  au  duché  de  Lorraine 
et  le  testament  de  1474,  qui  lui  promettait  la  succession  de 
Bar,  resserrèrent  encore  le  lien  qui  unissait  les  deux  pays. 
Aussi  le  jeune  duc,  faisant  dès  lors  acte  d'héritier,  nomma 
des  commissaires  pour  mettre  en  ses  mains  toutes  les  places 
du  Barrois,  et  bientôt  il  sembla  y  régner  en  maître  •'.  Louis 
vit  d'abord  d'un  bon  œil  l'établissement  de  son  autorité  :  c'est, 
du  moins,  ce  que  donne  à  entendre  une  lettre  de  son  oncle 
écrite  vers  cette  époque,  lettre  dont  la  teneur  atteste  à  la  fois  la 
satisfaction  du  suzerain  et  la  soumission  absolue  du  vassal  '\ 


'  Ce  traité  se  trouve,  sans  nom  d'autem-,  et  avec  le  titre  que  j'ai  reproduit, 
clans  le  ms.  fr.  1226  de  la  Bibl.  nat.  M.  Kervyu  de  Lettenhove  l'a  rencontré 
ailleurs  sous  le  nom  de  Chastelain,  et  l'a  inséré  dans  son  édition  des  anivres  de 
cet  écrivain  (tome  VII),  en  l'intitidunt  le  Temple  de  Boccace.  11  a  été  composé 
vers  1471,  puisque  l'auteur,  dans  le  passage  ci-dessus,  parle  de  la  bataille  de  Bul- 
guéville  comme  ayant  eu  lieu  quarante  ans  auparavant  (i"°  51).  Cf.  Villeneuve- 
Bargemont,  II,  3T2. 

-  Arch.  nat.,  KK  1123,  f°  482;  P  1334',  n»   11,  f»  32. 

'  Ilnd.,  KK  1117,  f''  167  \o.  Le  roi  de  Sicile,  en  guise  d'adieu,  affranchit  les 
bourgeois  de  liar  de  toute  taille  pendant  cinq  ans.  (Acte  du  25  février  1474  ;  Bilil. 
nal.,  Lorraine  G8,  f  127.) 

•  "  El  quant  à  ce  que  ra'escrivez  que  le  Roy  vous  a  fait  dire,  que,  si  de  ma 
pari  j'estoye  content  que  le  gouvernement  de  mes  ville  et  duchié  de  Bar  vous  fust 
remis  et  baillié  en  main,  il^en  estoit  aussy  content,  mon  filz,  je  suis  pour  tousjours 


[1479J  ARRENTEMENT  DU  DUCHÉ  DE  BAR.  419 

René  II  était  Tallié  de  la  couronne  ;  sa  domination  avait  l'a- 
vantage de  garantir  cette  partie  du  royaume  contre  les  entre- 
prises des  Bourguignons.  Mais,  quand  il  eut  terrassé  Charles 
le  Téméraire  et  qu'il  fut  devenu  un  vainqueur  puissant,  le 
Roi,  tout  en  le  ménageant,  commença  à  se  défier  de  lui.  Après 
avoir  juré  solennellement  de  ne  lui  porter  aucun  préjudice, 
ni  sur  ses  propres  terres  ni  dans  le  duché  de  Bar\  il  s'alarma 
d'un  arrentement  des  revenus  de  ce  fief  que  lui  fit  pour  six  ans 
son  aïeul,  le  31  juillet  1479,  et  il  en  prit  texte  pour  formuler 
auprès  de  celui-ci  de  nouvelles  réclamations.  Cet  acte  n'ap- 
portait aucun  changement  essentiel  à  la  situation  du  Barrois  : 
il  rendait  seulement  officiel  ce  qui  était  jusque-là  officieux,  en 
investissant  le  duc  de  Lorraine  de  pleins  pouvoirs  pour  l'ad- 
ministration du  domaine  et  le  gouvernement  des  places  ;  il  lui 
imposait,  en  retour,  l'obligation  de  payer  au  roi  René  la 
somme  de  quatre  mille  écus  d'or  par  an,  aux  officiers  et  aux 
receveurs  leurs  appointements  ordinaires,  et  à  Marguerite  de 
Savoie  la  rente  de  deux  mille  écus  à  elle  assignée  sur  les 
finances  du  duché.  Les  raisons  de  cette  amodiation  étaient  les 
grandes  charges  et  les  maux  de  toute  soi'te  endurés  par  le 
pays  depuis  six  ou  sept  ans  par  suite  des  guerres,  l'éloi- 
gnement  forcé  du  duc  régnant  et  le  voisinage  des  États  de  son 
petit-fils,  ([ui  le  rendait  plus  capable  que  tout  autre  de  pro- 
téger efficacement  les  habitants  -. 

Louis  XI  fut  néanmoins  très-mécontent  d'un  pareil  arran- 
gement, et  le  fit  savoir  à  son  oncle  par  Jean  Blanchefort,  son 

me  contenler  de  ce  qu'il  plaira  au  Roy  qu'il  en  soit  f;iit,  et,  s'il  eu  est  content, 
et  moy  aussi,  et  l'auray  pour  agréable.  »  Lettre  de  René  au  duc  de  Lorraine 
(Bib!.  nat.,  Lorraine  11 ,  n»  4).  «  Au  regart  de  mon  ducliié  de  Bar  et  des  places 
d'iceluy,  mandait  encore  le  roi  de  Sicile  à  son  petit-lils,  gardez-les  bien  tousjours 
çn  ma  bonne  obéissance,  car  le  cas  vous  touche  après  moy.  »  {/ùid..  Lorraine  8, 
n°  G9.) 

'  Arch.  nat.,  KK  1121,  f«  203  v°. 

-  Arch.  nat.,  KK  1117,  f°  78  v».  Arch.  des  Bouches-du-Rhone,  B  274.  D.  Cal- 
met,  preuves,  t.  III,  col.  dclxxxviii.  Ce  même  acte  fut  suivi  d'un  mandement  de 
René,  en  date  du  20  août,  ordonnant  à  tous  ses  sujets  du  Barrois  d'obéir  au  duc 
de  Lorraine  durant  les  six  années  de  l'amodiation.  (Arch.  nut.,KK  1127,  f°  121  v°.) 


420  ARRENTEMENT  DU  DUCHÉ  DE  BAR.  [1480] 

maréchal  des  logis.  Il  osa  même  lui  demander  la  rupture 
pure  et  simple  du  contrat  signé  et  exécuté,  et  son  remplacement 
immédiat  par  un  traité  analogue  h  son  profit.  En  attendant,  il 
envoya  des  gens  d'armes  sur  plusieurs  points  du  duché.  René, 
désireux  d'eu  débarrasser  le  pays,  et  craignant  de  réveiller 
le  différend  apaisé  avec  tant  de  peine  à  Lyon,  consentit  à  tout. 
Il  fit  répondre  au  Roi,  par  l'évêque  de  Marseille  et  le  sire 
d'Entrevennes,  que  son  mécontentement  n'était  pas  fondé, 
mais  que  cependant,  pour  lui  complaire,  il  voulait  bien  lui  af- 
fermer le  Barrois  aux  mêmes  conditions  et  pour  le  même  temps 
qu'au  duc  de  Lorraine.  Il  paraît  que  ce  dernier  s'y  prêta 
d'assez  bonne  grâce,  car,  le  8  janvier  1480,  le  bail  passé  avec 
lui  cinq  mois  plus  tôt  était  annulé  par  un  autre,  qui  trans- 
férait à  Louis  le  revenu  des  ville,  château,  halle  et  prévôté 
de  Bar,  moyennant  six  mille  livres  par  an  et  pour  six  années, 
réserve  faite  de  l'autorité  et  des  prérogatives  du  duc,  de  la 
collation  des  bénéhces  et  de  tous  les  offices  autres  que  les 
chai'ges  militaii-es.  Le  12,  ce  traité  fut  ratifié  par  le  Roi; 
le  17,  les  habitants  reçurent  l'ordre  de  lui  prêter  serment  de 
fidélité,  et,  le  21,  Pierre  de  la  Jaille  fut  chargé  d'aller  procéder 
à  l'installation  de  ses  commissaires.  Toutefois,  ce  ne  fut  pas 
avant  le  14  mars  que  le  serment  fut  reçu  et  que  la  prise  de 
possession  eut  lieu  \ 

Ainsi  le  roi  de  France  avait  déjà  un  pied  dans  le  duché  de 

'  Arch.  liât.,  KK  1118,  f»  iC  v";  P  2;i70,  1'^  3i7.  Arcli.  des  Bouches-du-Rliône, 
D  702  ;  B  :'7i,  fo  124  v".  D.  Calmot,  preuves,  t.  ILI,  col.  dclxxxvi.  Cf.  Urbain 
I.cgeay,  Hisl.  ilc  Louis  XI,  U,  381  et  suiv.  l'eiit-èlre  est-ce  cette  amodiation  du 
duché  de  Har  {[ui  a  fait  supposer  que  le  roi  de  Sicile  cherchait  à  se  défaire  de 
tous  ses  Élals  coutie  nue  rente  viagère.  Suivant  D.  Calmct  (H,  1083),  le  traité 
conclu  a\cc  le  l'ioi  n'aurait  pas  couii)lélenieiit  annulé  celui  (jui  avait  été  passé  anté- 
rieui'eruenl  avec  le  duc  de  Lorraine  ;  mais  le  premier  aurait  eu  la  jouissance  de  la 
ville  de  Lîar  et  des  environs,  tandis  (pie  le  second  aurait  conservé  le  reste  du  duché. 
Cette  inlei'prélation  est  assez  plansijjle  ;  elle  contrarie  cependant  le  sens  de 
])lusieiirs  des  documents  cités  ici  et  dans  l'ouvrage  de  D.  Calmet  lui-même.  M.  de 
Villeneuve-liargcmonl  (III,  154)  émet  une  assertion  moins  vraisemblable  en  disant 
(pie  rarientement  concédé  an  Roi  l'ut  révo(pié,  le  15  décembre  1479,  par  le  legs 
du  duché  de  lîar  au  duc  Hené  II;  à  cette  date,  l'acte  n'était  pas  même  signé,  et  il 
y  avait  ciii(|  ans  (pu'  le  legs  en  (picstion  était  fait. 


I 


ll480-S3i  RKUXIOX  DU  BARROIS  A  LA  LOKllAIXi:.  421 

Bar,  et  croyait  n'avoir  plus  à  redouter  l'héritier  légitime. 
Pour  s'y  implanter  davantage,  il  acheta  aussitôt  après,  le  lo 
avril,  au  prix  de  soixante  mille  livres,  l'hommage,  le  i-essort 
et  la  juridiction  de  Ghàtel-sur-Moselle,  qui  en  dépendait. 
Cette  acquisition  intéressait  la  sûreté  du  royaume,  et  c'est 
pourquoi  René  y  consentit  encore  :  Henri  de  Neufchâtel,  sei- 
gneur de  Châtel-sur-Moselle,  suivait  le  parti  de  Maximilien, 
duc  d'Autriche,  le  prétendant  à  la  succession  de  Bourgogne; 
pour  le  séduire,  Louis  XI  lui  avait  offert  de  l'argent,  des  hon- 
neurs, mais  en  vain  ;  toutes  ses  propositions  étaient  transmises 
à  Maximilien,  qui  poussait  secrètement  son  allié  à  la  rébellion. 
Henri  refusait  obstinément  l'hommage  au  Roi,  sous  prétexte 
qu'il  ne  relevait  que  du  duc  de  Bar  :  mais,  une  fois  le  domaine 
direct  de  sa  seigneurie  passé  aux  mains  du  premier,  il  de- 
venait forcément  son  vassal  et  devait  obéissance  à  lui  seul  \ 
Du  reste,  l'annexion  du  Barrois  entier  était  si  bien  dans  les 
vues  du  souverain,  qu'immédiatement  après  le  décès  de  son 
oncle,  il  s'y  fit  reconnaître  connue  seul  maître  et  seigneur, 
en  qualité  de  représentant  de  Marie  d'Anjou,  sa  mère,  et 
d'autres  intéressés  ^  Le  duc  de  Lorraine  essaya,  de  son  côté, 
d'en  prendre  possession  ^  Il  n'en  vint  à  bout  qu'après  la  mort 
de  Louis  XL  Pour  mettre  un  terme  à  ses  réclamations  per- 
sistantes sur  la  succession  de  son  aïeul  et  de  Charles  d'Anjou, 
le  nouveau  Roi,  Charles  VIII,  finit  par  lui  laisser,  moyennant 
finance,  la  libre  jouissance  de  tout  le  duché  :  Commines,  qui 
rapporte  cette  transaction,  était  présent  au  conseil  où  elle  fut 
résolue,  et  contribua  peut-être  à  la  faire  adopter  \  Ainsi  force 
resta,  sur  ce  point,  à  la  légalité,  c'est-à-dire  au  testament  du 
vieux  roi  de  Sicile. 

Nous  venons  d'examiner,  d'un  coup  d'œil  rapide,  comment 

'   Aicli.  liât.,  i  58G,  n"^  1-9;  KK  1 1 10,  f»  1C7. 

-  Hibl.  nat.,  Lorraine  11,  n«  'JO. 

•'   Arch.  nat.,  KK  1117,  f»  79. 

'  Commines,  11,  204.  Cf.  VHlsloire  de.  Louis  XI,  par  51.  Urbain  Lcgeay,  qui, 
tout  en  présentant  les  clioses  sons  un  jour  exclusivement  favorable  au  Hoi,  donne 
des  détails  circonstanciés  sur  les  difficultés  occasionnées  par  la  succession  d'Anjou 
(n,  389  et  suiv.). 


422  SUCCESSION  NOMINALE  DE  NAPLES.  [li73-76] 

se  trouva  réglé  le  partage  des  domaines  réels  de  ce  prince.  Il 
nous  reste  à  dire  quelques  mots  des  royaumes  de  Naples 
et  d'Aragon  ,  héritage  purement  nominal ,  mais  excitant 
néanmoins  plus  d'une  convoitise.  En  Italie,  le  revirement  de 
la  politique  française  inauguré  après  la  défaite  de  Jean  d'An- 
jou n'avait  fait  que  s'accuser  davantage  :1e  Roi  non-seulement 
était  devenu  l'allié  de  Ferdinand,  mais  lui  avait  fait  demander 
par  Laurent  de  Médicis  la  main  de  sa  fille  pour  le  Dauphin, 
afin  d'obtenir  son  appui  contre  la  branche  de  sa  famille  qui 
régnait  en  Espagne.  Il  offrait,  en  retour,  de  renoncer  pour 
jamais  à  soutenir  le  parti  de  la  maison  d'Anjou,  qui  l'avait 
trahi,  qui  le  trahissait  encore;  bien  plus,  il  se  disait  prêt  à 
prendre  contre  elle  la  défense  du  prince  aragonais  ^  C'est 
au  moment  môme  où  il  reprochait  si  amèrement  au  duc  Nicolas 
d'abandonner  son  alliance  pour  celle  d'un  ennemi  de  la  cou- 
ronne, que  Louis  XI  cherchait  à  s'unir  par  des  liens  de  parenté 
aux  usurpateurs  de  Naples  :  ainsi,  les  deux  princes  étaient 
quittes.  Sans  doute,  la  conduite  du  fils  et  du  petit-fils  de  René 
légitimaient,  dans  une  certaine  mesure,  de  pareilles  avances; 
mais  le  chef  de  la  maison,  à  la  fidélité  duquel  on  rendait  de 
si  éclatants  hommages,  devait-il  payer  pour  eux?  La  propo- 
sition parut  monstrueuse  à  Ferdinand  lui-même  :  il  répondit 
qu'elle  dépassait  les  prévisions  de  son  ambition,  mais  qu'il 
ne  pouvait  songer  à  porter  les  armes  contre  le  roi  d'Aragon, 
son  oncle;  qu'il  était  lié  par  un  traité  d'alliance  avec  le 
duc  de  Bourgogne;  que,  d'ailleurs,  le  Roi  devait  et  pouvait 
parfaitement  sacrifier  les  princes  d'Anjou  pour  se  venger 
d'eux  ^ 

Alors  se  produisit  l'anomalie  que  nous  avons  déjà  signalée  : 
craignant  de  voir  la  France  s'étendre  jusqu'aux  frontières 
<V Italie  par  l'occupation   de  la  Provence,  le  roi   de  Naples 

'  «  Que,  si  coiitrà  iiuoscunKitte  inimicos  siios,  ac  urescrlim  contra  clontiuii  Andc- 
gavciiscrii,  ijiif  iiolns  ellam  injtda  fuit  et  est,  adjumento  et  Jui'ori  erit,  sperainus 
et'iarn  qnod ,  liac  conjuiiclioiw  mediaitte,  rex  ipse  contra  regem  Aragonum  nubis 
preslahit  auxd'ium.  »  Lettre  du  19  juin  li73.  (Desjardins,  op.  cit.,  I,  IGL) 

-  IliuL,  1G3. 


I 
I 


[1476-781  SUCCESSION  NOMINALE  DE  NAPLES.  423 

chui'clia  à  se  rapprocher  de  son  ennemi  capital.  La  corainu- 
liication  officieuse  de  son  fils  n'eut  aucun  succès,  comme  l'on 
sait.  Mais,  quand  il  apprit  que  l'annexion  était  chose  convenue, 
et  que  la  monarchie  française  était  appelée  à  hériter  un  jour, 
non-seulement  du  territoire  provençal,  mais  des  droits  de  la 
branche  d'Anjou  sur  le  royaume  de  Sicile,  ce  qui  menaçait  la 
dynastie  aragonaise  d'une  compétition  beaucoup  plus  redou- 
table que  celle  d'un  siînple  prince  du  sang,  il  recommença 
auprès  de  René  des  démarches  pressantes,  dans  l'espoir  de 
faire  avorter  les  projets  arrêtés.  Au  mois  de  janvier  1478,  il 
lui  adressa,  par  un  émissaire  secret,  deux  propositions  qu'il 
jugeait  des  plus  séduisantes  :  il  lui  demandait  d'abord  de 
conclure  une  trêve  et  un  accord  amical,  sous  prétexte  d'intérêts 
commerciaux,  oiïrant  en  retour  une  bonne  somme  d'argent; 
en  second  lieu,  il  le  priait  de  lui  céder  tout  simplement  ses 
droits  au  trône  de  Naples,  et,  pour  cela,  il  offrait  une  montagne 
d'or.  René  était  pauvre,  et  son  titre  de  roi  légitime  semblait 
n'avoir  plus  grande  valeur;  mais  il  ne  lui  vint  pas  un  moment 
à  l'esprit  d'en  trafiquer.  Il  congédia  l'ambassadeur  sans  vou- 
loir lui  répondre,  déclarant  que  sa  cause  était  juste  et  que 
Dieu  la  ferait  triompher,  sinon  de  son  vivant,  du  moins  au 
profit  de  ses  héritiers,  auxquels  il  ne  voulait  pour  rien  au 
monde  porter  préjudice.  Puis  il  instruisit  de  cette  curieuse 
tentative  de  corruption  la  république  de  Venise,  devenue 
l'adversaire  de  Ferdinand  \  Doublement  indisposé  contre  ce 
dernier,  Louis  XI  fit  mine  de  vouloir  provoquer  le  réveil  du 
parti  angevin  en  Italie.  Commines  s'y  rendit  de  sa  part,  dans 
le  courant  de  la  même  année,  mais  ne  trouva  d'empressement 
chez  aucune  des  puissances  de  la  péninsule  :  on  savait  qu'il 
ne  s'agissait  plus  de  la  domination  du  roi  René,  mais  de  celle 
du  roi  de  France,  ce  qui  était  bien  différent.  «Je  croyais,  objecta 
au  sire  d'Argenton  un  diplomate  milanais,  que  le  duc  d'Anjou 
avait  abandonné  au  Roi  tous  ses  droits  sur  Naples.  —  C'est 
vrai,  répondit  le  digne  compère  de  Louis;  mais  cet  abandon 

'   Arch.  de  Venise,  Lllnl  juirtium  secretaritm  consUil  Ilogaloriini,  t.  XXVII,  1°  7i; 
pièces  justificatives,  n»  90. 


424  SUCCESSION  NOMINALE  DE  NAPLES.  [1478-80] 

n'est  pas  valable,  ayant  été  fait  par  crainte  '.  »  La  cession 
ultérieure  de  la  Provence,  qui  entraînait  celle  du  royaume 
de  Sicile,  avait  été  convenue  en  effet;  nous  l'avons  dit,  et  en 
voilà  bien  la   preuve.   On    niait  aujourd'hui  sa  régularité , 
sauf  à  l'affirmer  au  moment  opportun.  Les  Italiens  ne  pouvaient 
se  laisser  prendre  à  de  pareils  stratagèmes.  Du  reste,  cette 
velléité  de  Louis  XI  ne  fut  pas  de  longue  durée  :  le  pape  Sixte  IV 
lui  ayant  fait  offrir,  en  1480,  de  renverser  Ferdinand,  brouillé 
avec  le  saint-siége,  il  laissa  passer  l'occasion  sans  en  profiter^ 
Un  troisième  prétendant  à  la  succession  de  Naples  surgit 
alors  à  l'horizon.  René  II,  devenu  redoutable  à  la  suite  de  ses 
victoires,  était  allé  trouver  son  aïeul  en  Provence,  dans  l'es- 
poir de  lui  faire  modifier  en  sa  faveur  son  testament.  Il  avait 
un  parti  dans  le  pays.  Le  vieux  roi  fut,  dit-on,  un  moment 
ébranlé  :    mais  l'influence  de  quelques  conseillers  dévoués 
à  Louis  XI,  et  notamment  de  Palamède  de  Forbin,  l'empêcha 
de  rien  retrancher  à  la  part  de  Charles  d'Anjou,  qui  était  la 
part  future  de  la  couronne.  Le  duc  de  Lorraine,  déçu  dans 
son  attente,  prit  le  parti  de  passer  en   Italie,  où  Palamède 
de    Forbin    l'accompagna,    et    d'aller    secourir    contre   Fer- 
rare  la  république  de  Venise,  qui  l'appelait.   Cette  puissance 
rémunéra  ses  services  en  le  reconnaissant,  le  16  avril  1480, 
comme  l'héiitier  présomptif  du  royaume  de  Naples,  et  en  lui 
promettant  des  troupes  pour  entreprendre  sa  conquête  ;  mais, 
quand  il  s'agit  de  les  mettre  en  campagne,  elle  recula,  faisant 
valoir  que  la  Sicile  était  envahie  par  les  Turcs  et  qu'on  ne 
pouvait,  sans  un  véritable  scandale,  profiter  d'un  pareil  moment 
pour  attaquer  Ferdinand.  Elle  s'était  aussi  engagée  à  aider  le 
duc  dans  la  revendication  du  comté  de  Provence.  Mais  tous 
les  efforts  de  ce  prince  échouèrent   devant  la  politique  de 
Charles  VIII,  qui  le  désarma,  comme  on  l'a  vu,  en  lui  rendant 
la  libre  pos.'^ession  du  duché  de  Bar,  et  reprit  bientôt  pour  son 
propre  compte  la  poursuite  des  droits  de  la  maison  d'Anjou  ^ 

'   Kcrvjn  de  Leltenhovp,  Lettres  cl  ncgociations  de  Commines,  I,  175  et  siiiv. 
-  Arch.  des  l!oiiclies-du-Hh6iie,  f{  18,  f»  18G.  Arch.  iint.,  KK  112G,  fo^  544  v», 
540  \°,   £48;    P  2301,   1"  191).  Arcli.  de  Venise,   Lihii  partium,  etc.,  t.  XXIX, 


[1480]  MORT  DE  RENÉ.  425 

Quant  aux  prétentions  de  la  même  maison  sur  la  couronne 
d'Aragon,  la  soumission  des  Catalans  au  roi  Jean  II  ôtaaux  héri- 
tiers de  René  toute  chance  de  les  faire  revivre.  D'ailleurs,  elles 
n'avaient  guère  de  raison  d'être  que  chez  les  descendants  mâles 
delà  reine  Yolande,  et  le  dernier  de  ces  descendants,  Charles 
d'Anjou,  devait  les  emporter  avec  lui  dans  la  tombe.  Le  roi 
de  Sicile  se  borna,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  à  éta- 
blir entre  la  Provence  et  l' Aragon  un  modus  vivendi'de 
nature  à  sauvegarder  les  intérêts  du  commerce  et  de  la  ma- 
rine. Une  trêve  à  longue  échéance  fut  conclue  à  cet  eftet  par 
les  délégués  de  Jean  II  et  les  siens,  le  19  janvier  1479.  Grâce 
à  son  entremise,  les  Génois  furent  admis  à  bénélicier  de  la 
suspension  des  hostilités,  et  purent  trafiquer  en  toute  liberté 
avec  les  Catalans  comme  avec  les  Provençaux  K 

L'enchaînement  des  faits  nous  a  conduit  à  parler  de  quel- 
ques événements  postérieurs  à  la  mort  du  roi  René  avant 
d'avoir  rapporté  cette  mort  elle-même.  Dès  le  mois  de  no- 
vembre 1479,  elle  paraissait  imminente,  et  l'ambassadeur 
milanais  écrivait  de  Valence  à  son  maître  que  les  jours  du  vieux 
roi  se  trouvaient  en  danger  ^  Depuis  la  fin  d'août,  il  n'avait 
pas  quitté  son  château  d'Aix,  où  le  retenaient  des  infirmités 
trop  communes  à  son  âge,  aggravées  par  ses  récents  mal- 
heurs ;  il  n'en  sortit  plus  que  pour  aller,  au  printemps  suivant, 
goûter  dans  sa  bastide  le  charme  réparateur  de  quelques  belles 
journées.  C'est  à  peine  s'il  était  parvenu,  sur  l'extrême  limite 
de  sa  vie,  à  jouir  de  cette  peaix  qu'il  avait  si  longtemps  rêvée 
et  de  cette  tranquillité  recueillie  que  recherchent  les  vieil- 
lards. La  reine  Jeanne  de  Laval  fut  jusqu'au  bout  sa  consola- 
trice dévouée.  Son  neveu  Charles  d'Anjou  lui  tenait  souvent 
compagnie.  11  paraît  aussi  que  la  jeune  Marguerite  de  Lor- 
raine, sa  petite-iille,  sœur  de  René  II,  fut  élevée  auprès  de  lui 

fo  129.  Cf.  Yill.-T5arg.,  BU,  U3    et   suiv.;  de  Chcrrier,  H'tsl.  de  Charles  VllI,  I, 
32,  201,  288,  ;30i. 

'  Arch.  des  llouches-du-Uhône,  B  18,  f-"*  134,  150. 

^  Lettres  et  iié^uciatioiis  île  Commines,  1,  309. 


426  MORT  DE  RENE.  [1480] 

en  Provence  et  partagea  ses  dernières  affections  :  elle  représen- 
tait, avec  son  frère,  le  seul  rameau  vert  d'une  tige  desséchée  '. 
Les  Provençaux,  qui  adoraient  leur  souverain,  firent  partout 
des  prières  solennelles  pour  la  conservation  de  sa  santé  ;  une 
neuvaine  publique  fut  célébrée.  Mais  son  heure  était  fixée  : 
elle  sonna  dans  l'après-midi  du  10  juillet  1480.  Bourdigné  et 
après  lui  M.  de  Villeneuve-Bargemont  ont  retracé  les  détails 
de' sa  fin,  et  les  leçons  qu'il  dut  adresser  de  son  lit  de  mort  à 
son  héritier,  avec  une  complaisance  qui  en  diminue  beaucoup 
l'authenticité.  Combien  est  préférable,  dans  sa  brièveté,  la 
note  simple  et  touchante  inscrite  par  l'archiviste  Honorât  de 
la  Mer  sur  le  mémorial  de  la  Chambre  d'Aix  !  «  L'illustre 
roi  René,  ce  prince  de  paix  et  de  miséricorde,  a  rendu  son 
âme  à  Dieu  au  milieu  des  pleurs  et  des  sanglots  de  tout  son 
peuple,  et  surtout  des  habitants  de  sa  capitale  -.  »  Et  ce  n'est 
pas  là  l'expression  de  la  flatterie  ;  c'est  uniquement  la  constata- 
tion officielle  d'un  fait  notoire.  Il  n'est  pas  douteux  non  plus  que 
les  moments  suprêmes  d'un  prince  aussi  pieux  aient  été  en- 
tourés des  plus  tendres  consolations  que  l'Église  puisse  prodi- 
guer à  ses  enfants.  Un  religieux,  Elzéar  Garnier,  a  raconté 
qu'après  lui  avoir  administré  les  sacrements,  il  lui  avait  fait, 
sur  sa  demande,  la  lecture  des  psaumes,  et  qu'il  l'avait  en- 
tendu se  livrer  jusqu'à  la  fin  aux  réflexions  les  plus  édifiantes 
sur  le  texte  sacré  ^ 

René  avait  soixante  et  onze  ans  et  demi  lorsqu'il  rendit  son 

•  Bourdigné,  U,  240  et  suiv.;  Hilarion  de  Coste,  II,  2G0;  Vill.-Barg. ,  m, 
Cl,  15G. 

^  «  Anilo  iiicarnationls  Domim  iiostr'i  Jluisu  Christi  milleslmo  ilW  LXXY",  die 
lune,  (Iccimd  mensls  Jiilii,  liord  sccundà  post  lueildicm  rcl  c'ircà,  sercuissimus  et 
inclhus  dontinns  iiostcr  rcx  Reiiaius,  citjus  anima  in  rcquie  scmpiternd  permaneat, 
nmcn,  princvps  pncis  et  niisrricars,  ciim  plausn  et  ploratit  Provinclalitim  et  insiiper 
Aquensium,  idnil  et  siius  dics  clausit  cxlremos  ;  cnjus  viscera  in  capellà  sud  regali 
Tioslre  Domine  de  Monte  CarmeUi,  ejtisdem  cieilatis  Aquensis^  anle  a/tare  ejusdem 
capelle,  cepelliiintnr;  corpus  verh  ad  lalus  majoris  allaris  ecclcsie  Sancti  Salvaloris, 
ad  maninn  ilexteram  respieieiido  cornm  ccclesie  predicle,  lionorljicè  et  legaliter 
Jinmatur.  —  De.  Jlari.  >.  Arcli.  des  Bouches-du-Rliàne,  B  18,  en  tële. 

-'  Yill.-Barg.,  111,  lai.  Cf.  une  curieuse  complainte  écrite  en  1480  sur  la 
mort  de  Renù,  dans  l'apon,  t.  III,  p.  LXXV. 


[1480-81]  FUNERAILLES  DE  RENE.  427 

âme  à  Dieu.  Il  avait  ordonné,  dans  son  testament,  qu'on  l'en- 
sevelît dans  le  tombeau  élevé  par  ses  soins  à  Saint-Maurice 
d'Angers,  et  qui  renfermait  déjà  les  restes  de  sa  première 
épouse.  Les  Provençaux  voulurent  garder  sa  dépouille  mor- 
telle, et  la  conduisirent  solennellement  à  l'une  des  chapelles 
de  la  métropole  d'Aix,  en  attendant  qu'un  monument  spécial 
lui  fût  érigé  dans  cette  ville.  Le  prieur  de  Saint-Maximin 
prétendit  môme  avoir  le  droit  de  la  conserver,  en  vertu  d'une 
modilication  que  le  prince  avait  faite  de  vive  voix,  disait-il,  à 
son  testament.  Le  chapitre  de  Saint-Maurice,  informé  de  la  chose 
par  Charles  d'Anjou,  réclama  auprès  de  lui  et  de  Jeanne  de  La- 
val, qui  répondit,  le  18  mars  1481,  que  les  dernières  volontés 
de  son  mari  n'avaient  pas  été  modifiées,  et  qu'elle  entendait  les 
faire  exécuter  de  point  en  point  '.  Toutefois  ce  ne  fut  que 
cinq  mois  plus  tard  qu'elle  put  y  parvenir,  et  encore  fut-elle 
obligée  de  recouiir  à  la  ruse.  Jean  du  Pastis,  un  de  ses  huis- 
siers de  salle,  alla  trouver  de  sa  part  le  comte  de  Provence  et 
obtint  de  faire  enlever  secrètement  le  corps.  L'archevêque  fut 
prévenu  et  s'entendit  avec  ceux  des  chanoines  de  Saint-Sau- 
veur qui  paraissaient  les  plus  sûrs;  ainsi  cet  enlèvement, 
quoique  mystérieux,  ne  fut  pas  aussi  ignoré  qu'on  l'a  généra- 
lement dit  '.  La  bière  fut  dissimulée  parn)i  les  elïets  de  la 
garde-robe  de  la  reine,  puis  embarquée  sur  le  Rhône  et  dirigée 
sur  l'Anjou  par  la  voie  ordinaire.  Les  porteurs  avaient  ordre 
de  prendre  les  plus  grandes  précautions  et  de  ne  s'arrêter 
qu'en  dehors  des  villes.  Leur  précieux  fardeau  fut  reçu  par  le 
clergé  de  Saint-Laud  d'Angers,  le  18  août,  au  milieu  de  la 
nuit  ^  Son  identité  fut  vérifiée,  et  le  roi  de  Sicile  fut  re- 
connu «  aussi  fraiz  que  si  n'y  eust  eu  que  cinq  ou  six  jours 
qu'il  eust  été  trespacé».  N'ayant  plus  rien  à  craindre,  on  le 
transporta  au  grand  jour  à  Saint-Maurice,  avec  une  pompe 

L  '  Délibérations   du    chapitre   d'Angers   (Bibl.   nat.,  ms.   fr,  22iôO,   p.  l'él  et 

'       suiv.\ 

=  Cf.  Vill.-Barg.,m,  175. 

■'  Conclusions  du  chapitre  (Bibl.  nat.,  ms,  fr.  24108,  p.  IG  etsuiv.).  De  Qua- 
trcbarbes,  1,  119. 


428  FUNERAILLES  DE  RENÉ.  [1480-81] 

extraordinaire.  Le  cercueil  était  recouvert  d'un  drap  d'or  sur 
lequel  était  «  la  représentation  dudit  roy,  vestu  d'ung  abille- 
nient  royal  de  velours  cramoysy  obscur,  fourré  de  hermines  ; 
laquelle  représentation  avoit  sur  la  leste  une  couronne  moult 
riche,  en  sa  main  dextre  tenoit  ung  sceptre  doré  de  fin  or,  et 
en  la  senestre  tenoit  une  pomme  en  laquelle  avoit  eslevé  une 
petite  croix  pareillement  dorée;  et  avecques  ce,  avoit  es  mains 
gans,  chausses  et  soulliers,  ainsy  qu'il  est  de  coustume  es 
royaulx  à  avoir  ;  pareillement  avoit  ung  grant  palle  tout  de 
velours  noir,  lequel  palle  portoient  sur  ledict  corps  et  repré- 
sentation six  des  chanoines  de  la  grant  église'.  »  On  pourra 
lire  h  la  fin  de  cet  ouvrage,  dans  le  procès-verbal  rédigé  le 
26  octobre  1481 ,  la  description  détaillée  des  obsèques  célébrées 
à  Saint-Maurice  et  à  Saint-Bernardin  '.  Louis  XI  fit  également 
célébrer  des  services  funèbres  pour  l'âme  de  son  oncle,  tant 
à  Angers  qu'à  Paris,  et  rendit  à  sa  mémoire  plus  d'honneurs 
qu'il  ne  lui  en  avait  accordé  de  son  vivant  ^  Les  Provençaux 
se  livrèrent  au  désespoir  lorsqu'ils  apprirent  qu'on  leur  avait 
soustrait  la  dépouille  d'un  maître  aussi  cher;  mais  ils  gardèrent 
toujours  ses  entrailles,  qui  avaient  été  données  aux  Carmes 
d'Aix. 

La  voix  publique  décerna  sur-le-champ  au  roi  René  ce  sur- 
nom de  boti,  sous  lequel  il  est  encore  connu  aujourd'hui  \ 
Cette  qualification  est  assez  justifiée  par  le  caractère  paternel 
et  pacifique  de  son  gouvernement,  caractère  que  Bourdigné 
résume  d'un  mot  :  «  Oncques  prince  n'ayma  tant  subjectz: 
qu'il  aynia  les  siens,   et  ne  fut  pareillement  mieulx  aymé  et 

'  Arcli.  (les  Bouclics-du-Rliône,  B  1G8. 

-  Pièces  juslifiratives,  ii^Oa.  ('et  intéressant  document  a  été  publié  assez  inexac- 
tement par  MM.  de  Villeneuve-Bargcmont  (111,  o73j  cl  de  Qiiatrebarbes  (I,  12G); 
ce  dernier  ne  s'c'^t  servi  (pie  d'une  copie  conservée  à  Paris  dans  les  manuscrits  de 
Dlipuy.  J'ai  cm  devoir  le  rej)roduire  de  nouveau  dans  son  intégrité,  d'après  l'ex- 
pédition originale  de  la  (Chambre  des  comptes  d'Aix. 

■  Arch.  nat.,  KIv  2i8,  f»  22.  liibl.  uat.,  ms.  l'r.  224iO,  p.  13(j. 

*  lï  lui  est  appliqué  dans  une  délibération  du  chapitre  d'Angers  en  date  du 
10  octobre  1480  (Bibl.  nat.,  ms.  fr.  224.SO,  p.  141).  Il  lui  aurait  même  été  donné 
de  son  vivant,  s'il  faut  en  croire  Nostredame  (p.  O'kS). 


[1480]  QUALITÉS  ET  DÉFAUTS  DE  RE\É.  429 

bien  voulu  qu'il  estoit  d'eulx  '.  »  Ici  le  panégyriste  est 
d'accord  avec  les  faits  :  on  en  trouvera  des  preuves  assez 
nombreuses  dans  le  cours  de  ce  livre.  Divers  exemples 
de  la  bonté  d'âme  et  de  la  générosité  du  loi  de  Sicile 
ont  été  déjà  cités  par  ses  précédents  historiens.  On  se  rap- 
pelle ]e  pauvre  pêcheur  d'Angers,  père  de  six  enfants, 
qu'il  exonéra  de  tout  cens,  à  la  seule  condition  de  lui  ap- 
porter tous  les  ans  un  plat  d'ablettes  ^  Il  serait  inutile  de 
reproduire  une  fois  de  plus  les  traits  de  ce  genre  qui  sont  dans 
le  domaine  public,  et  qui  n'ont  peut-être  pas  tous  la  même 
authenticité.  Mieux  vaut  en  signaler  quelques  autres,  dont 
la  trace  s'est  conservée  dans  ses  archives,  et  qui  offrent,  par 
conséquent,  toutes  les  garanties  désirables.  Tantôt  on  le  voit 
reconnnander  à  ses  officiers  de  favoriser  la  délivrance  de  cer- 
tains Espagnols,  faits  prisonniers  dans  la  guerre  de  Catalogne  ; 
tantôt  il  prend  contre  l'archevêque  d'Aix  la  défense  de  trois 
orphelins  de  Gaëte,  auxquels  il  avait  donné  une  capitainerie 
en  Provence  et  que  le  prélat  voulait  déposséder.  Trois  An- 
glais se  rendant  en  pèlerinage  à  Rome  s'étaient  fait  dépouiller 
par  des  voleurs  de  grand  chemin  :  en  passant  par  sa  cour,  ils 
lui  exposent  leur  cas;  il  remplit  aussitôt  leurs  escarcelles. 
Une  autre  fois,  ce  sont  de  petits  enfants  venant  d'Yères  et 
s' acheminant  vers  le  Mont-Saint-Michel  qui  reçoivent  ses  en- 
couragements et  ses  secours.  Dans  les  temps  de  disette,  il 
interdit  de  saisir  sur  les  laboureurs  endettés  leurs  instru- 
ments de  travail  et  leurs  blés  de  semence,  et  charge  un  de  ses 
conseillers  de  parcourir  «  les  villes,  châteaulx  et  lieux  du  i)ays 
de  Provence,  pour  donner  ordre  aux  vituailles  pour  le  bien  des 
pouvres  subjectz  ».  A  Angers,  il  institue  un  médecin  public, 
qu'il  astreint  à  visiter  les  pauvi-es  malades  de  la  ville  et  des 
environs,  en  lui  assignant  une  pension  de  cent  livres  tournois. 
A  chafjue  instant,  les  misères  du  peuple  sont  l'objet  de  sa 
sollicitude.  Ses  comptes  sont  surchargés  d'aumônes  de  toute 


'   Bourdigné,  II,  231. 


-  M.  Marche^ay  a  raconté  ce  trait  d'après  les  pièces  originales  (Notices,  p.  1 13 
ctsiiiv.).  Cf.  Arch.  nat.,  P  1334%  f"  2(3. 


430  QUALITES  ET  DÉFAUTS  DE  RENÉ.  [1480] 

sorte  :  c'est  pour  un  vieillard  «  qui  a  autreffoiz  esté  juif»  ;  c'est 
pour  une  fille  qui  a  subi  les  dernières  violences,  et  qui  se  trouve 
perdue  d'honneur  et  de  ressources;  c'est  pour  de  vieux  servi- 
teurs, pour  d'anciens  soldats  qui  ont  participé  jadis  aux  glo- 
rieuses campagnes  des  Abruzzes  ou  au  rude  échec  de  Bulgué- 
ville.  Outre  ces  libéralités,  qui  sont  considérées  comme  excep- 
tionnelles par  ses  trésoriers,  mais  qui,  en  fait,  constituent  la 
règle,  une  somme  de  trente  florins  est  allouée  chaque  mois  à 
son  aumônier  pour  ses  aumônes  ordinaires.  Dans  le  carême 
et  la  semaine  sainte,  cette  dépense  prend  un  développement 
beaucoup  plus  considérable  :  pendant  quarante  jours  consécu- 
tifs, treize  pauvres  viennent  s'asseoir  à  la  table  du  prince;  exer- 
çant avec  ferveur  une  des  plus  touchantes  prérogatives  de  la 
souveraineté,  il  les  sert  de  sa  main,  leur  remet,  après  le  repas, 
un  cadeau  en  argent,  et,  le  jour  de  Pâques,  les  fait  habiller  de 
drap  neuf.  Il  lui  en  coûte,  chaque  année,  près  de  quatre 
cents  florins,  sans  compter  les  suppléments  que  reçoit,  à  la 
même  époque,  son  aumônier  et  le  mandé  des  pauvres  du 
jeudi  absolu.  On  peut  dire  que,  ruiné  à  l'avance  par  ses 
malheurs  politiques,  René  se  ruinait  de  nouveau  par  ses  pro- 
digalités; à  tel  point  qu'elles  lui  ont  été  reprochées  comme  un 
défaut,  car  elles  dépassaient  de  beaucoup  les  proportions  de 
son  budget  et  le  forçaient  parfois  à  se  procurer  de  l'argent  au 
moyen  d'expédients  onéreux.  C'est  ce  qu'un  de  ses  contem- 
porains, qui  était  loin  d'être  son  favori,  exprime  sous  une 
autre  forme,  quand  il  l'appelle  «  plus  riche  en  haut  vouloir 
que  fortune  en  pouvoir  donner  '  » .  La  complainte  écrite  au 
moment  de  sa  mort  contient  un  mot  qui  le  dépeint  encore 
mieux  : 

«  11  doniioil  tout,  il  ii'avuit  rien; 
«  Autant  a\oil  hier  comme  hui  -.  » 

'  Cliastelaii),  éd.  Kcrvyn  de  Letteuhove,  VII,  45. 

-  Papou,  loc.  cil.  Pour  les  traits  qui  précèdent,  v,  Arch.  uat.,  P  1334',  f° 
25G;  P  13;] i'',  l'-"  partie,  f"  58,  et  2«  partie,  f«^  ■;4  v",  81  ;  Ardi.  des  Bouchcs- 
du-Rli()ne,  B  17,1»  50  v»;  li  215,  f»  19,  57  v",  et  lî  21  G,  f^  9  pièces  justificatives, 
no«88,  89);  I!  2:3,  P  198  v";  Dibl.  d'Ai.x,  ms.   lO'ii,  p.  8,  139;  etc.  Cf.,  sur  la 


[l.iSO]  QUALITÉS  ET  DÉFAUTS  I)K  REXK.  431 

La  ([ualification  qui  lui  fut  donnée  était  donc  réellement  bien 
méritée.  Lui-même,  dans  le  pi-éambule  d'une  de  ses  chartes, 
a  érigé  en  principe  cette  bonté,  ce  régime  paternel  qui  lui  a 
valu  tant  de  popularité.    Il  est  vrai  qu'un  préau)bule  n'est 
le  plus  souvent  (ju'un  assemblage  de  vaines  paroles  ;  mais 
celles-ci,  prononcées  au  début  de  son  règne  et  du  fond  de  sa 
prison,  prennent  dans  sa  bouche  la  portée  d'un  programme, 
et,  dans  tous  les  cas,  elles  résument  parfaitement  l'idée  de  la 
royauté  chrétienne  :  «  Défendre  les  orphelins,  les  veuves,  les 
malheureux,  soulager  ceux  que  la  violence  opprime,  châtier 
les  criminels  ,  rendre  à  chacun  la  justice  qui  lui  est  due  ,  tel 
est,  à  nos  yeux,  le  rôle  du  souverain  ;  celui  à  qui  est  confié  le 
salut  de  l'État  tout  entier  a  le  devoir  de  passer  ses  nuits  dans 
l'insomnie  pour  ménager  aux    autres   la  tranquillité,   d'en- 
tendre par  lui-même  les  causes  importantes  et  généralement 
toutes  celles  qui  intéressent  la  chose  publique,  de  pourvoir, 
enfin,  au  bien-être  de  son  peuple,  comme  un  chef  et  comme 
un  père  '.  »  Théorie  admirable,  que  le  bon  roi  mit  bien  sou- 
vent en  pratique,  en  Italie  comme  en  France. 

A  côté  de  cette  qualité  dominante,  il  en  avait  d'autres,  non 
moins  précieuses,  que  nous  a  fait  connaître  suffisamment  le 
récit  de  sa  vie  :  une  droiture,  une  loyauté  à  l'épreuve;  une 
piété  démonstrative;  une  bravoure  poussée  jusqu'à  la  témé- 
rité ;  un  entrain  communicatif,  sous  les  armes  comme  dans 
les  fêtes;  et  par-dessus  tout,  peut-être,  une  constante  séré- 
nité dans  la  mauvaise  fortune.  L'ensemble  de  ces  dons  natu- 


gcnérosité  du  roi  de  Sicile,  Port,  iSotes  et  iiolkes,  p.  Cfi  cl  sniv.;  Papou,  III, 
393  et  suiv.;  Vill.-Uarg.,  m,  Gi-OÔ  ;  100-220;  etc. 

'  <i  Reo^nanli  in  solio  ptipilos  et  ruinas  ac  miscra/'i/cs  jtcisonas  dcfcndcic,  vi 
oppressos  suhlevare,  in  fcicinorusus  hi/mincs  (awrlcir  ne  supprcniani  potcslatcm  jure 
proprio  exercere,  et  generalitcr  iinh:ni(pje  jnsliclnm  facire  propriù  proprilim  est; 
et  ad  etim  ciii  sidiis  latins  rcipuhlicc  comniissa  dinoscltnr,  nt  aliis  (juictcm  prépare!, 
noctes  insomnes  pertransirc,  cansnsipie  maji/nns  pvr  se  andirc  et  ^eneraliler  tctius 
ipsius  reipuMice,  ac  cjns  perseverationi,  defensioni,  tnilioni  ac  prolectioni  princi- 
paliter,  tanqnarn  pntri  et  capiti  ipsins  reipuhlicc,  pertinet  et  spectat  providere.  » 
Préamljule  de  la  nomination  d'Isal)ellc  de  Lorraine  à  la  lieiitenancc-générale,  faite 
à  Dijon,  le  i  juin  1  i3o  ^Arcli.  de  Gènes,  Materie  polilic/te,  niazzo  12}. 


432  QUALITES  ET  DÉFAUTS  DE  RENÉ.  [1480] 

rels  faisait  de  lui  la  personnification  de  la  chevalerie  expi- 
rante et  le  représentant  du  vieil  honneur  français,  déjà  sur 
son  déclin.  Ses  contemporains  l'invoquèrent  plus  d'une  fois 
à  ce  titre,  et  Louis  XI  lui-même,  son  vivant  antipode, 
était  heureux  de  s'abriter  derrière  son  honnêteté  prover])iale. 
Quant  à  son  esprit,  à  ses  talents,  à  son  amour  pour  les  lettres 
et  les  arts,  pour  la  vie  rustique,  et,  en  général,  pour  les  occu- 
pations paisibles,  nous  en  ferons,  dans  la  suite  de  cet  ouvrage, 
une  étude  intime  et  détaillée.  C'est  par  là  qu'il  devançait 
véritablement  son  siècle  et  que  sa  figure  se  rattache  à  un  type 
plus  récent,  plus  rapproché  de  nos  mœurs  et  de  nos  goûts; 
car  on  peut  dire  que,  s'il  fat  le  dernier  des  rois  chevaliers,  il 
fut  aussi  le  premier  des  gentilshommes  modernes. 

Mais,  comme  tous  les  hommes,  il  avait  les  défauts  de  ses  • 
qualités.  Sa  bonté  familière  dégénérait  quelquefois  en  fai- 
blesse, et  cette  faiblesse  le  mettait  à  la  merci  des  habiles,  des 
intrigants,  des  solliciteurs.  Pourtant  il  n'eut  jamais  en  po- 
litique l'indécision  qu'on  lui  a  souvent  attribuée;  s'il  se  laissait 
parfois  entraîner,  le  sentiment  inné  de  la  justice  lui  montrait 
la  bonne  voie  et  l'y  ramenait  aussitôt.  Il  déploya  même  dans 
la  revendication  de  ses  droits  une  fermeté,  une  obstination 
•  inébranlables,  et  c'est  là,  je  crois,  le  côté  de  son  carac- 
tère le  plus  nouveau,  le  plus  inattendu  qu'ait  mis  en  luaiière 
l'examen  critique  de  sa  vie.  11  était  moins  bon  général  que 
soldat  :  payant  partout  de  sa  personne,  courant  au-devant  des 
aventures,  il  ignorait  l'art  de  la  stratégie  et  de  la  temporisa- 
tion, et  cette  ignorance  lui  fut  fatale.  Ses  goûts  recherchés 
l'entraînèrent  à  déployer  un  luxe  au-dessus  de  ses  moyens, 
sinon  de  son  rang;  mais,  vers  la  fin  de  son  règne,  l'éclat  et 
Tanimation  de  sa  cour  avaient  fait  place  à  la  simplicité,  au 
calme,  aux  plaisirs  de  l'intimité.  Enfin,  il  avait  le  cœur  trop 
sensible  aux  attraits  des  femmes.  La  galanterie  était  un  des 
attributs  du  parfait  chevalier;  il  lui  arriva  de  la  pousser  au- 
delà  des  limites  permises.  Et  cependant,  il  faut  répéter  ici 
une  observation  importante  :  presque  tous  les  princes  de  son 
teuq:)s  affichaient  ôes,  mœurs   plus   libres  que  les   siennes  ; 


[1480]  ENFANTS  DE  RENÉ.  433 

Charles  VIT,  notamment,  prit  la  fâcheuse  initiative  de  ces 
amours  adultères  publiquement  avouées  et  honorées,  dont  ses 
successeurs  ne  craignirent  plus  d'étaler,  après  lui,  le  scan- 
dale. La  cour  de  Bourgogne  était  le  théâtre  journalier  de  dé- 
sordres plus  cyniques  encore  :  les  comptes  de  Philippe  le  Bon 
sont  remplis  des  noms  de  ses  maîtresses  et  de  ses  bâtards,  dési- 
gnés comme  tels  sans  scrupule ,  et  formant  un  véritable 
troupeau,  entretenu  avec  faste.  Chez  le  roi  de  Sicile,  rien  de 
tel  :  on  sait,  par  quelques  actes  relatifs  à  leur  personne,  qu'il 
eut  des  enfants  naturels  ;  mais  on  ignore  jusqu'au  nom 
de  leur  mère.  Ses  archives  sont  muettes  à  ce  sujet,  et  les 
chroniqueurs  sérieux  également;  les  autres  n'émettent  que 
des  suppositions.  Mieux  vaut  ne  pas  les  suivre  sur  un  terrain 
si  peu  solide,  et  laisser  bénéficier  le  prince  de  cette  pudeur 
relative  qu'il  a  su  conserver  dans  ses  faiblesses  \ 

René,  à  qui  Jeanne  de  Laval  ne  donna  pas  d'enfants,  en 
avait  eu  un  assez  grand  nombre  de  sa  première  femme  Isabelle 
de  Lorraine.  M.  de  Villeneuve-Bargemont  en  compte  jusqu'à 
neuf;  mais  il  n'est  pas  démontré  que  tous  aient  réellement 
existé.  Plusieurs  erreurs  ont  été  commises,  d'ailleurs,  sur 
leurs  noms,  sur  l'ordre  et  l'époque  de  leurs  naissances,  soit 
par  cet  écrivain,  soit  par  les  auteurs  de  Y  Art  de  vérifier  les 
dates  et  les  autres  biographes.  Les  indications  fournies  par 
les  textes  originaux,  bien  qu'elles  ne  soient  pas  toujours  con- 
cordantes, permettent  de  les  rectifier  et  d'établir  ainsi  l' état- 
civil  de  ces  enfants  : 

1.  Jean,  duc  de  Calabre  et  de  Lorraine,  né  le  2  août  1426, 
décédé  le  16  décembre  1470. 

2.  Louis_,  marquis  du  Pont,  né  le  16  ou  le  18  octobre  1427, 
décédé  en  1443. 


'  René  a  reconnu,  dans  un  de  ses  livres,  qu'il  avait  aimé  «  damoiselies  et  bour- 
geoises», mais  «  sans  nulle  nommer  ».  (De  Quairebarbes,  III,  122.)  Chevrier, 
d'après  les  mémoires  apocryplies  de  Ricodi,  cite  une  demoiselle  noble  cpii  lui  aurait 
donné  trois  enfants.  D'autres  auteurs,  non  moins  suspects,  parlent  d'une  jeune 
Provençale  et  d'une  dame  de  la  Chapelle  ou  Capelet.  (Vill.-Barg.,  Il,  313;  m, 
189,  348.) 

28 


434  ENFANTS  DE  RENE.  [1480] 

3.  Yolande,  épouse  de  Ferry  de  Vaudemont  ou  de  Lorraine, 
née  le  2  novembre  1428,  décédée  en  1483. 

4.  Marguerite,  reine  d'Angleterre,  née  le  23  mars  1430, 
décédée  en  1482. 

Trois  autres  fils,  Nicolas,  Charles  et  René,  et  deux  autres 
filles,  Anne  et  Isabelle,  seraient  encore  nés  du  même  mariage, 
et  seraient  morts  en  bas  âge  ;  rien  de  certain  à  leur  égard  K 

De  toute  cette  postérité,  Yolande  seule  eut  des  enfants  qui 
survécurent  à  leur  aïeul.  C'est  par  cette  branche  que  la  race 
d'Anjou  s'est  perpétuée.  Elle  survit  encore  dans  la  personne 
des  princes  de  la  maison  d'Autriche,  issus  des  ducs  de  Lor- 
raine; l'empereur  François-Joseph  II  est  le  descendant  direct 
du  roi  René. 

Les  enfants  naturels  de  ce  dernier  sont  les  suivants  : 

1.  Blanche,  dont  nous  avons  déjà  parlé,  et  qui,  après  avoir 
été  élevée  en  Provence,  devint,  en  1467^  la  quatrième 
femme  de  Bertrand  de  Beauvau,  sire  de  Précigny,  l'ami 
intime  de  son  père.  René,  qui  affectionnait  particulière- 
ment cette  fille,  lui  confirma,  en  la  mariant,  le  don  qu'il  lui 
avait  déjà  fait  de  la  seigneurie  de  Mirebeau;  son  mari,  re- 
connaissant l'honneur  et  l'avantage  que  cette  alliance  lui 
procurait,  lui  assigna  un  douaire  de  cinq  cents  livres  de  rente 
sur  la  terre  de  Ternay,  la  dîme  de  Loudun  et  quelques  autres 
biens.  Elle  était  née  vers  1438,  et  mourut  le  17  avril  1471  -. 

2.  Jean,  appelé  le  bâtard  d'Anjou,  qui  eut  pour  gouverneur 
René  de  Matheron,  et  à  qui  son  père  donna,  en  1473,  le  mar- 
quisat du  Pont,  vacant  par  la  mort  de  Nicolas,  duc  de  Calabre, 

'  lJi!)l.  nat.,  mss.  lat.  11 5G»  et  17332,  calendriers;  ms.  Diipiiy  G51,  f  55.  Cf. 
D.  Calmet,  11,  8U2  ;  Art  de  vérifier  les  dates,  X,  42G  ;  Vill.-Barg.,  1,  70;  It,  333; 
in,  188;  etc.  Ce  dernier  j^Iace  successivement  la  naissance  de  Jean  d'Anjou  au 
2  août  et  au  2  avril  1427;  il  fait  naître  Marguerite  en  1429  et  son  frère  Louis  sept 
mois  après  elle,  ce  «jui  ne  serait  même  pas  jiossible. 

^  Arch.  nat.,  P  1334%  f»  19G  ;  P  iZ'ôV' , passim.V Art  de  vérifier  les  dates 
donne  à  tort  à  cette  fille  le  nom  de  Marguerite  (X,  42C).  M.  de  Villeneuve  Barge- 
mont  la  fait  mourir  à  l'âge  de  21  ans  (11,  190);  mais  elle  figure  déjà  dans  les 
comptes  du  roi  de  Sicile,  sous  la  simple  désignation  de  «  madame  Dlanche  » , 
en  1447;  clic  pouvait  avoir  alors  une  dizaine  d'années. 


[1480]  ENFANTS  DE  RENE.  435 

ainsi  que  les  seigneuries  de  Saint-Renii  et  de  Sainl-Cannat  en 
Provence.  Il  épousa,  en  1500,  Marguerite,  fille  de  Raimondde 
Glandèves,  seigneur  de  Faulcon  et  gendre  de  Palamède  de 
Forbin.  Il  écrivit  son  testament  le  23  juillet  1524,  et  mourut 
douze  ans  plus  tard*. 

3.  Madeleine,  que  Charles  VIII  fit  épouser  à  son  chambellan 
Louis  de  Bellenave,  en  lui  accordant  une  dot  de  douze  mille 
livres  ^ 

D'après  les  synchronismes  qu'on  peut  tirer  de  ces  faits,  il 
est  très-probable  que  les  deux  derniers  enfants  naquirent 
longtemps  après  Blanche  et  d'une  autre  mère  que  la  sienne. 
Peut-être  le  roi  de  Sicile  les  eut-il  durant  son  veuvage.  Les 
comptes  de  l'année  1476  mentionnent  une  toute  jeune  fille 
nommée  Hélène,  à  qui  René  faisait  des  cadeaux  assez  fréquents 
et  que  plusieurs  ont  pensé  devoir  être  également  son  enfant 
naturel.  Aucun  indice  ne  corrobore  cette  supposition,  et  «  le 
petit  bâtard  »  désigné  dans  les  mêmes  comptes  paraît  encore 
moins  lui  avoir  appartenu  ^ 

La  reine  Jeanne  de  Laval,  beaucoup  plus  jeune  que  son 
époux,  lui  survécut  longtemps.  Les  dons  et  legs  qu'il  lui  avait 
faits  furent  ratifiés  par  Charles  d'Anjou,  son  héritier  princi- 
pal, le  19  juillet  1480.  Mais  elle  quitta  la  Provence  pour  re- 
venir administrer  son  comté  de  Beaufort,  dont  l'usufruit,  mal- 
gré l'opposition  delà  famille  de  Turenne,  lui  fut  confirmé  par 
le  Roi,  ainsi  que  celui  de  Mirabeau,  repris  dès  1474  au  sire  de 
Précigny,  puis  échangé  avec  elle  contre  la  baronnie  d'Aubagne. 
Elle  fut  également  maintenue  en  possession  de  ses  terres  de 
Provence  après  que  Louis  XI  eut  réuni  ce  pays  à  la  couronne. 
René  II  fit  quelques  difficultés  pour  la  laisser  jouir  des  biens 
qui  lui  avaient  été  assignés  dans  le  duché  de  Bar;  mais, 
au  bout   de  quatre  ans,  pour  terminer  toute  contestation, 

1  Arch.  nat.,  KK  1123,  P  38  \0;  KK  1178,  1°  301.   D.   Calmet,  U,    IGOS; 
preuves,  t.  III,  col.  cccxxvi. 

2  Bibl.  nat.,  ms.  fr.  20384,  n"  51.  Aivh.  nat.,  KK  247,  f"  10. 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rliône,  IJ  216;  pièces  justificatives,  n"  88.  Le  «petit 
bâtard»  était  un  page;  on  appelait  aussi  de  ce  nom  un  fds  naturel  de  Jean  d'Anjou. 


436  EXTINCTION  DE  LA  MAISON  D'ANJOU.  [1480-81] 

il  consentit  à  régler  définitivement  son  douaire  et  lui  accorda 
l'entière  jouissance  des  châteaux  d'Étain ,  Bouconville  et 
Morley,  plus  une  somme  de  mille  livres  tournois  à  prendre 
pour  une  fois  sur  les  revenus  du  duché,  renonçant  en  même 
temps  pour  elle  à  ses  prétendus  droits  sur  les  fiefs  de  Lau- 
nay,  du  Palis  et  de  Ghanzé  en  Anjou,  dont  la  moitié  lui  avait 
été  donnée  par  son  mari.  Jeanne  fit  sa  demeure  tantôt  à  Sau- 
mur,  tantôt  à  Beaufort,  vivant  des  souvenirs  de  son  heu- 
reuse union  et  cherchant  dans  l'affection  de  ses  vassaux  la 
consolation  de  son  veuvage.  Charles  VIII  l'honora  d'une  façon 
toute  particulière.  Elle  mourut  en  1498,  laissant  un  testament 
daté  du  25  août  de  cette  année,  par  lequel  elle  choisissait  sa  sé- 
pulture à  côté  de  la  reine  Marie,  épouse  de  Louis  I  d'Anjou, 
dans  l'église  de  Saint-Maurice  d'Angers,  ordonnait  que  son 
cœur  fût  réuni  à  celui  de  son  mari  dans  la  chapelle  de  Saint- 
Bernardin,  défendait  de  mettre  sur  son  tombeau  ni  couronne,  ni 
dais,  ni  ornement  quelconque,  et  léguait  une  partie  de  ses  Liens 
à  l'église  de  Saint-Thugal  de  Laval.  Ainsi,  le  dernier  acte  de  la 
dernière  reine  de  Sicile  était  une  affiriiiation  des  goûts  simples 
et  des  sentiments  pieux  qu'elle  avait  partagés  avec  son  époux  \ 
Le  testament  de  René  et  les  conventions  de  Lyon  reçurent 
leur  pleine  exécution,  bien  qu'on  ait  prétenduque  plusieurs  trai- 
tés ultérieurs  fussent  venus  lesmodifier  ^  La  succession  d'Anjou 
fut  partagée  comme  on  l'a  vu  ci-dessus.  Le  duché  d'Anjou  fut 
immédiatement  réuni  au  domaine  royal,  non  de  plein  droit, 
mais  en  vertu  du  consentement  de  l'héritier.  Toutefois  le 
comté  du  Maine,  qui  en  était  un  démembrement,  fut  laissé  à 
son  possesseur  naturel,  Charles  II,  dont  le  père  l'avait  reçu 
en  partage  pour  lui  et  ses  descendants.  Le  duché  de  Bar, 
d'abord  occupé  par  Louis  XI,  revint  à  la  Lorraine  au  début 
du  règne  de  son  successeur;  c'est  seulement  depuis  lors,  et 
non,  comme  on  l'a  dit  souvent,  depuis  l'avènement  de  René, 

■  Arch.  nat.,  J  84{;,  n»  7;  KK  1116,  fo  550;  KK  1123,  f  27;  V  13349,  f 
245  v".  Bibl.  nat.,  ms.  lai.  17179,  n°^  G,  7,  19.  Arch.  des  Bouclies-du-Rhôue, 
B  108.  D.  Calinel,  preuves,  t.  lll,  col.  cccxix.  De  Qiiatiebarbes,  I,  105, 

•  Diiclosj  Hisl.  (le  Louis  .XI,  Yi.,  230. 


[1481]  EXTINCTION  DE  LA  MAISON  D'ANJOU.  437 

que  ces  deux  pays  suivirent  les  mômes  destinées.  Enfin  le 
décès  de  Charles  d'Anjou,  arrivé  le  11  décembre  1481,  dix- 
huit  mois  à  peine  après  celui  de  son  oncle,  amena  les  impor- 
tantes modifications  territoriales  qui  devaient  former  le  corol- 
laire des  précédentes.  Cette  mort,  quoique  prématurée,  était 
prévue;  cependant  elle  répondait  si  bien  aux  aspirations  de 
Louis  XI,  qu'elle  fut  regardée  par  quelques-uns  comme  peu 
naturelle,  et  que  celle  de  René  lui-même  inspira  des  soupçons 
rétrospectifs'.  Ils  n'étaient  pas  fondés;  mais  ils  paraissaient 
l'être,  car  l'avide  monarque  témoignait  un  tel  contentement 
de  l'extinction  de  la  maison  d'Anjou,  que  son  fidèle  Commines 
n'a  pu  s'empêcher  de  le  constater  dans  ses  mémoires  ^  C'est 
que  la  couronne  réalisait  par  là  un  magnifique  héritage  :  deux 
provinces  nouvelles,  le  Maine  et  la  Provence,  lui  étaient  acqui- 
ses pour  toujours.  La  seconde  surtout,  complètement  indépen- 
dante jusque-là,  donnait  à  la  France,  outre  un  territoire  consi- 
dérable, des  frontières  sûres,  des  droits  en  Italie  et  l'empire  de 
la  Méditerranée.  Le  testament  du  dernier  comte  de  Provence, 
rédigé  la  veille  de  sa  mort,  assurait  la  possession  de  tous  ses 
domaines,  seigneuries,  terres,  biens  meubles  et  immeubles,  au 
roi  Louis,  son  cousin,  après  lui  au  Dauphin  Charles,  et  ensuite 
à  leurs  successeurs  quels  qu'ils  fussent  '. 

Ainsi  la  maison  d'Anjou  voulut,  en  disparaissant,  assurer  la 
grandeur  du  royaume.  Ce  fut  la  dernière  pensée  politique  de 
cette  illustre  famille  qui,  durant  les  cent  vingt  ans  de  son  exis- 
tence, avait  rendu  à  l'État  de  si  éclatants  services,  et  c'est  une 
des  gloires  posthumes  du  roi  René  d'avoir,  lorsque  sa  décision 
pouvait  imprimer  aux  événements  une  direction  tout  opposée, 
contribué  pour  une  large  part  à  la  fondation  de  l'unité  française. 

'  V.  le  dialogue  composé  par  Jean  du  Lud,  ancien  secrétaire  du  roi  de  Sicile, 
et  cité  par  M.  de  Villeneuve-Bargemont  (III,  329). 

'  Commines,  II,  79. 

^  Arch.  nat.,  J  404,  n»  41;  P  1334",  n"  51.  Arcli.  des  Bouches-du-Rhône, 
B  22.  On  trouvera  dans  les  pièces  justificatives  (n°  94)  la  principale  clause  de  ce 
t  estament. 


I 


I  DEUXIÈME  PARTIE. 


ADMINISTRATION 


CHAPITRE  I. 

ADMINISTEATION  CIVILE. 


-e-:=*03c:>a- 


Conseil  ducal  d'Anjou.  —  Chambre  des  comptes  d'Angers;  archives.  —  Organi- 
sation financière.  — Impôts. —  Commerce;  industrie. —  Agriculture;  forêts. 
—  Chancellerie  ;  sceaux.  —  Maison  du  roi  de  Sicile. 

L'administrat'on  des  différents  États  du  roi  René,  malgré 
quelques  divergences  tenant  à  la  nature  et  à  la  constitution 
de  chacun  d'eux,  offre  une  grande  analogie.  L'Anjou,  le  Bar- 
rois,  vastes  fiefs  relevant  de  la  couronne,  ressentent  dans  une 
certaine  mesure  l'action  du  pouvoir  central.  Au  contraire,  la 
Lorraine,  la  Provence  et  son  annexe  italienne,  le  royaume  de 
Naples,  sont  complètement  indépendants,  et  l'autorité  su- 
prême n'y  est  point  partagée.  Néanmoins  un  môme  esprit, 
une  même  pensée  dirige  le  gouvernement  de  tous  ces  pays, 
séparés  par  la  distance,  mais  reliés  ensemble  par  l'unité  du 
sceptre.  Partout  où  la  maison  d'Anjou  implante  sa  domina- 
tion, elle  établit  un  régime  administratif  à  peu  près  identique, 
avec  les  mêmes  bases,  les  mêmes  noms,  les  mêmes  fornmles. 
Le  type  originaire  de  ce  régime  se  retrouve  dans  le  premier 
de  ses  domaines,  c'est-à-dire  dans  l'apanage  assigné  à  son 
fondateur  par  le  suzerain.  C'est  donc  le  duché  d'x\njou  qui 
doit  faire  de  préférence  l'objet  de  notre  étude,  ce  qui  ne  nous 
empêchera  pas  de  pousser  une  reconnaissance  dans  les  autres 
possessions  du  roi  de  Sicile,  lorsque  le  sujet  nous  fournira 
des  points  de  comparaison  intéressants.  Mais,  si  l'administra- 
tion de  l'apanage  servait  de  modèle,  elle  était  elle-même  cal- 
quée sur  celle  du  royaume  de  France  ;  de  sorte  que  le  tableau 


442  CONSEIL  DUCAL. 

de  l'une  fait  connaître  à  la  fois  l'autre.  On  remarquera  ce- 
pendant que  l'initiative  de  René  introduisit  dans  ses  États 
plus  d'un  perfectionnement.  Ce  prince,  qui  avait  contribué 
aux  plus  heureuses  réformes  du  règne  de  Ciiarles  VII,  devait 
travailler  davantage  encore  au  bien-être  de  ses  sujets  parti- 
culiers, et  son  caractère  de  paternelle  mansuétîîde  leur  assu- 
rait une  ère  de  prospérité,  de  liberté,  de  justice,  dont  ils 
avaient  soif  depuis  longtemps.  Son  gouvernement,  c'était  la 
paix,  et  c'était  en  même  temps  l'autonomie,  chère  à  beau- 
coup de  nos  vieilles  provinces  ;  double  cause  de  popularité, 
dont  la  réahté  ressortira  de  l'examen  que  nous  allons  entre- 
prendre. 

L'administration  supérieure  du  duché  d'Anjou  comprenait 
deux  rouages  essentiels  :  le  Conseil  ducal  et  la  Chambre  des 
comptes.  Le  Conseil  existait,  sans  constitution  définitive,  de- 
puis la  création  de  l'apanage.  Son  action  se  manifesta  surtout 
durant  l'absence  de  Louis  II  et  la  minorité  de  Louis  III,  et  il 
fut  d'un  grand  secours  à  la  régente  Yolande.  Après  la  mort 
de  cette  princesse,  René  en  régularisa  la  composition  et  les 
fonctions  :  mais  ,  comme  il  était  fixé  lui-même  en  Anjou 
et  qu'il  avait  pour  le  suppléer  la  reine  Isabelle,  il  n'é- 
prouva pas  encore  le  besoin  d'en  faire  une  assemblée  per- 
manente et  résidente  ;  ses  conseillers  l'accompagnaient  sou- 
vent dans  ses  voyages  '.  Ce  fut  seulement  à  l'époque  de  son 
expédition  de  Lombardie  qu'il  lui  donna  ce  caractère,  afin 
que,  si  son  éloignement  venait  à  se  prolonger  ou  à  se  renou- 
veler, les  Angevins,  qui  avaient  perdu  leur  habile  duchesse, 
ne  demeurassent  pas  sans  direction.  Par  son  ordonnance  du 
8  mai  14133,  il  institua  un  «  conseil  ordinaire  et  résident  en 
la  ville  d'Angiers»,  dont  les  membres  titulaires  furent  Ber- 
trand de  Beauvau,  sire  de  Précigny,  nommé  président  ou  prin- 
cipal conseiller ,  Jean  de  Beauvau ,  évêque  d'Angers ,  le 
président  de  la  chambre  des  comptes  ,  les  chancelier,  juge, 

'   Arcli.  liât.,  1*  1334'%  2'^  partie,  f°  8.^,  el  /lassini. 


CONSEIL  DUCAL.  443 

trésorier,  avocat  et  procureur  d'Anjou,  et  Guillaume  Provost, 
chargé  du  rôle  de  maître  des  requêtes.  Plusieurs  membres 
auxiliaires,  Jean  Duvau,  élu  d'Angers,  Pierre  Richomme, 
Jean  Breslay,  furent  adjoints  aux  précédents  pour  les  affaires 
importantes  ;  Jean  Alardeau,  receveur  d'Anjou,  et  Guillaume 
Rayneau,  clerc  des  comptes,  furent  désignés  en  qualité  de 
secrétaires  ^  Mais  le  Conseil  eut  la  faculté  d'appeler  dans  son 
sein  autant  de  conseillers  extraordinaires  qu'il  le  jugerait  à 
propos.  Ces  membres  supplémentaires  étaient  en  nombre  in- 
déterminé. La  plupart  des  personnages  qui  avaient  rendu  au 
prince  des  services  tant  soit  peu  notables,  évêques,  clercs, 
chevaliers,  chambellans,  serviteurs ,  recevaient  de  lui  une 
retenue  de  conseiller  ad  honores  ;  des  étrangers  même  étaient 
honorés  de  ce  titre  ^  Les  gens  des  comptes  faisaient  presque 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f»  177  ;  pièces  justificatives,  n"  29. 

'  Voici  les  principaux  conseillers  dont  le  nom  se  rencontre  dans  les  actes  du  roi 
René  :  Jean,  duc  de  Calabre,  Ferry  de  Lorraine,  Bernard,  marquis  de  Bade,  Jacques 
de  Sierk,  protonotaire  apostolique,  Jean  Bernard,  archevêque  de  Tours,  Philippe 
de  Lévis,  archevêque  d'Arles,  Jean  de  Beauvau,  évêque  d'Angers,  Guillaume  d'Ha- 
raucourt,  évêque  de  Verdun,  Henri  de  Ville,  évêque  de  Toul,  Jean  Alardeau, 
évêque  de  Marseille,  Jean  Huet,  administrateur  de  l'église  de  Toulon,  Guillaume 
Tourneville,  archiprèlre  d'Angers;  Jean  Cossa,  grand  sénéchal,  Louis  et  Bertrand 
de  Beauvau,  Charles  de  Castillon,  sire  d'Aubague,  Vital  de  Cabanis,  Gui  de  Laval, 
sire  de  Loué,  Philibert  de  la  Jaille,  Philippe  de  Lénoncourt,  Thomas  de  Sernon, 
Charles  et  Jacques  d'Haraucourt,  Saladin  d'Anglure,  sire  d'Estoges  et  de  Nogent, 
Jean  de  la  Salle,  maître  de  l'hôtel,  Ferry  de  Savigny,  chevalier,  Jean  Blandin,  sire 
de  Revesson,  Robert  de  Montalais,  sire  du  Moulin,  Louis  de  Bournan,  maître  de 
l'hôtel,  Pierre  de  Brézé,  sire  de  la  Varenne,  Ferry  de  Peroye,  chevalier,  Los  (sire 
du  Houssay),  roi  d'armes,  Jean  de  Bueil,  amiral  de  France,  Hardouin  de  la  Touche, 
sire  des  Roches,  Guillaume  de  l'Essart,  Antoine  de  Boys,  viguier  de  Marseille, 
Jean  de  la  Forest,  connétable,  Pierre  de  la  Poissonnière,  lieutenant  d'Angers, 
Clérambault  de  Proisy,  Lépart  de  la  Jumelière,  chevalier,  le  sire  de  Martigné, 
Benoît  Doria,  de  Gênes,  Nicolas  de  Monifort,  comte  de  Campobasso;  Etienne  et 
Jean  Bernard,  trésoriers,  Guillaume  Bernard,  grcnelier  d'Angers,  Pierre  Le  Roy, 
dit  Benjamin,  Jean  Legay,  Jean  Breslay,  juge  d'Anjou,  Pierre  Damours,  Hardouin 
et  Jean  Fournier,  Jean  Hardouin,  Robert  Jarry,  René  Breslay,  Antoine  Pagan  ou 
Payen,  Jean  Bruillon,  Nicolas  et  Jean  Muret,  Guillaume  Gauquelin,  James  Lonet, 
Guillaume  Augier,  Raouht  Lemal,  Jean  Errart,  Pierre  Richomme,  Guillaume 
Provost,  Jean  Duvau,  Guillauuie  Delacroix,  avocat  iiscal,  Pierre  Guiot,  lieute- 
nant d'Angers,  Jean  Le  Bouge,  argentier,  Raymond  Puget,  Jean  Leloup,  Jean 
Duvergier,  Jean  Binel  ;  Baptiste  Gucrin,  ambassadeur  du  marquis  de  Ferrare. 


444  CONSEIL  DUCAL. 

toujours  partie  du  Conseil.  Les  bourgeois,  les  marchands 
étaient  admis,  dans  certains  cas,  à  prendre  part  à  ses  délibé- 
rations :  on  les  convoquait  pour  procéder  avec  lui  à  l'élection 
du  juge  d'Anjou  et  de  son  lieutenant,  à  la  réduction  ou  à  la 
modification  des  impôts,  etc.  Ainsi  l'élément  populaire, 
comme  nous  l'avons  déjà  observé,  intervenait  dans  les  af- 
faires publiques  bien  avant  la  fondation  de  la  mairie  d'An- 
gers. Une  sorte  d'assemblée  communale  paraît,  d'ailleurs, 
avoir  existé  dans  cette  ville  dès  le  siècle  précédent  :  alors 
et  depuis,  ses  habitants,  aussi  bien  que  ceux  de  Saumur  et 
d'autres  lieux  de  l'Anjou,  contribuèrent  à  l'assiette  des  aides 
et  se  réunirent  plus  d'une  fois  pour  traiter  de  leurs  intérêts. 
Les  plus  humbles  citoyens  étaient  associés  par  là  au  gouver- 
nement local,  et  leur  opinion  avait  dans  le  Conseil  autant  d'au- 
torité que  celle  des  membres  ordinaires,  car  les  décisions 
étaient  prises  à  la  majorité  des  voix  de  tous  les  assistants  : 
système  libéral,  dont  l'application  n'était  pas  si  rare  qu'on 
le  croit  et  ne  saurait  être  trop  signalée  \ 

Le  pouvoir  de  réunir  le  Conseil  fut  donné  au  chancelier. 
Mais,  dès  14S1,  il  y  eut  des  séances  fixes  qui  se  tinrent  le 
mardi  et  le  jeudi  de  chaque  semaine,  à  huit  heures  du  matin. 
Deux  ans  plus  tard,  les  conseillers  furent  astreints  à  se  pré- 
senter, chacun  des  jours  indiqués,  à  sept  heures  et  demie  du 
matin  et  à  deux  heures  après  midi,  sans  qu'il  y  eût  besoin  de 
convocation.  En  1470,  les  jours  furent  changés  :  les  séances 
se  tinrent  le  mercredi  et  le  vendredi,  à  huit  heures  et  à  deux 
heures  ^  Elles  avaient  lieu  d'ordinaire  dans  une  salle  du  châ- 
teau d'Angers,  appelée  «  la  chambre  du  Conseil  »  et  située 
«  au  bout  de  la  grande  salle  du  jeu  de  paume^  sur  la  rivière  » , 
ou  dans  une  autre  pièce  qui  portait  le  même  nom  et  qui  dépen- 
dait du  bâtiment  de  la  Chambre  des  comptes.  Ces  locaux  étaient 
garnis  de  bancs  et  de  grandes  tables  ;  ils  étaient  décorés  de 
tapisseries  et  d'une  cliaière  ou  trône  à  l'usage  du  roi  de  Si- 

'   Arch.  nat.,  P  1334',  f°«  68,  70,  85  v",  91  ;  JJ  194,  n«  143.  Port,  Dicl.  hïst. 
de.  Maine-et-Loire,  p.  38.  Exlrails  des  comptes  et  mémoriaux  du  roi  René,  n°201. 
-  Arch.  nat.,  P  1334',  i°-'  24  V,  G2;  P  1334S  f»  120  V  ;  P  1334»,  f»  51. 


CONSEIL  DUCAL.  445 

cile,  qui  assistait  régulièrement  aux  délibéiations  lorsqu'il 
résidait  dans  son  duché  ',  Mais  le  Conseil  se  réunissait  aussi 
partout  où  le  chancelier  jugeait  bon  de  le  convoquer,  dans  a  la 
chambre  près  l'auditoire  des  halles  » ,  devant  l'église  Saint- 
Maurice  ou  ailleurs,  suivant  la  nature  des  affaires  à  traiter". 
Le  Conseil  partageait  avec  le  duc  l'autorité  supérieure,  et, 
en  son  absence,  l'exerçait  tout  entière,  mais  toujours  d'après  ses 
instructions.  On  le  voit  prendre  une  quantité  de  mesures  admi- 
nistratives dont  l'ensemble  indique  un  pouvoir  presque  illimité: 
il  impose  et  remet  des  peines  pécuniaires  ;  il  arrête  et  élargit  des 
prisonniers;  iloi'donnedes  dépenses;  il  accorde  des  sursis  d'hom- 
mages, des  immunités  d'impôts  ;  il  fixe  les  droits  et  les  privilèges 
des  marchands  ;  il  règle  les  différends  du  prince  avec  les  autres 
seigneurs  ;  il  prononce  même  sur  des  questions  d'ordre  privé, 
comme  sur  la  validité  d'un  mariage,  etc.  Il  use  du  droit  de 
remontrances,  non-seulement  à  l'égard  du  duc,  mais  à  l'égard 
du  suzerain,  pour  défendre  les  intérêts  du  pays.  Ainsi,  quand 
Charles  VII  projette  l'établissement  d'un  parlement  à  Poitiers, 
il  lui  adresse  des  représentations  sur  les  inconvénients  de 
ce  dédoublement  de  la  cour  suprême,  sur  la  perturbation  qui 
en  résulterait  pour  l'Anjou,  dont  une  moitié  serait  du  ressort 
de  Poitiers  et  l'autre  du  ressort  de  Paris.  Il  intervient  auprès 
des  officiers  de  justice  pour  faire  baisser  le  prix  du  pain,  et 
témoigne,  à  cette  occasion,  d'une  véritable  sollicitude  pour  le 
bien  du  peuple  :  «  Nous  appartenons  tous  à  un  même  prince, 
dit-il,  et  nous  avons  une  même  chose  publique  en  main  ;  nous 
serions  inexcusables  devant  Dieu  et  devant  le  monde,  si 
nous  ne  faisions  cesser  tout  larcin  ou  donnnage  à  son  préju- 
dice \  »  Mais  les  principales  prérogatives  du  Conseil  consistent 
dans  l'attache  ou  vérification  qui  donne  force  de  loi  aux 
mandements  ducaux,  et  dans  la  faculté  de  rendre  lui-même 
des  lettres-patentes  au  nom  du  prince  durant  son  absence.  Ces 

'   Extraits  des  comptes  et  mémoriaux  du  roi  René,  n°^  72-80,  642,  etc. 
^  Arch.  Dat.,  P  1334',/>a«(w. 

3  Ibid.,  f«s  17,  23,  43  v»,  62,  81,  8G  \",  162,  l'JG,  etc.;  P  133i'",  l"  228  v*"; 
K  504,  u°  1  ;  pièces  justificatives,  n°  45;  etc. 


446  COxNSEIL  DUCAL. 

lettres  sont  revêtues  de  la  même  autorité  que  celles  qui  por- 
tent la  signature  du  roi  de  Sicile,  et  n'en  diffèrent  que  par  la 
formule  finale  Par  le  conseil  du  roy,  substituée  aux  mots 
Par  le  roy,  etc.  Toutefois  chaque  membre  est  responsable 
des  lettres  collectives  écrites  en  sa  présence,  et  doit,  sous 
peine  de  destitution,  les  signer  de  sa  propre  main,  «  afin  que 
nous  saiclions,  dit  René,  à  qui  nous  en  prendre  '  » .  La  signa- 
ture autographe  de  l'un  des  secrétaires  est  ajoutée  à  celles 
des  conseillers  ;  celle  de  Guillaume  Rayneau  se  lit  au  bas  de 
presque  toutes  les  expéditions  jusqu'en  J478,  époque  de  sa 
mort  ".  Un  registre  spécial,  tenu  par  le  même  officier,  ren- 
ferme le  procès-verbal  de  toutes  les  délibérations  et  la  minute 
des  lettres  dont  la  rédaction  a  été  adoptée  en  séance  ^ 

En  Provence,  un  conseil  émiiient  avait  été  institué  par 
Louis  III  ;  il  remplissait  de  même  le  rôle  d'assemblée  souve- 
raine, et  ce  fut  lui  qui,  à  la  mort  de  ce  prince,  en  1434,  prit 
l'initiative  des  démarches  faites  auprès  de  Jeanne  II  et  du 
prisonnier  de  Dijon  pour  assurer  la  transmission  du  trône. 
La  Lorraine  et  le  Barrois  eurent  d'abord  un  conseil  commun, 
dont  le  pouvoir  s'exerça  surtout  pendant  la  captivité  de  René. 
Mais,  dans  le  premier  de  ces  États,  la  noblesse  presque  entière 
s'était  liguée,  comme  on  l'a  vu,  pour  défendre  et  gouverner  le 
pays  avec  les  lieutenants  du  duc  et  ses  conseillers.  La  cession 
de  la  Lorraine  amena  une  séparation  complète  dans  l'admi- 
nistration des  deux  duchés  *. 

Le  Conseil  d'Anjou  survécut  à  la  réunion  de  cette  province 
au  domaine  royal.  Ses  membres,  maintenus  d'abord  officieuse- 

'  Arch.  uat.,  P  1334%  ï°  49  v". 

^  »  Le  xu<=  jour  de  may  mil  iiii''  LXXVIil,  Uespassa  Guillaume  Rayneau,  clerc 
des  comptes  de  céans  et  aussi  clerc  du  conseil  du  roy  de  Sicile,  à  qui  Dieu  doint 
très  bonne  vie  et  longue,  et  audit  Rayneau  la  joye  de  paradis.  «  Arch.  nat., 
P  1334'",  f°  141  v». 

•■'  Nous  ne  possédons  phis  de  ce  registre  que  les  années  1450  à  1457  (Arch. 
nat,,  P  1334^).  Mais  beaucoup  de  délibérations  du  Conseil  sont  rapportées  dans 
les  mémoriaux  de  la  Chambre  des  comptes. 

^  Nostredame,  p.  592;  Vill.-Barg.,  I,  43G.  ^\h\.  nat.,  Lorraine  8,  n»  45; 
D.  Calmet,  preuves,  l.  lU,  col.  ccxxi  ;  etc. 


CHAMBRE  DES  COMPTES.  447 

ment  dans  leurs  fonctions,  obtinrent  de  Louis  XT,  le  10  août 
1483,  des  lettres  de  confirmation  ou  de  nouvelle  création  qui 
consacraient  tous  leurs  droits  antérieurs.  Par  ce  même  acte, 
la  présidence,  que  le  Roi  avait  donnée,  sept  jours  après  la  mort 
de  René,  à  un  des  contrôleurs  de  la  dépense  de  son  propre  hôtel, 
Hervé  Reîinault,  avec  un  traitement  de  douze  cents  livres, 
était  rendue  à  l'un  des  plus  anciens  conseillers  du  dernier  duc, 
Jean  de  la  Vignolle,  doyen  d'Angers  ;  Pierre  Guiot,  Émery 
Louet,  Jean  Préau,  René  du  Houssay,  maître  des  requêtes  de 
l'hôtel  royal,  et  Jean  Lohéac  étaient  nommés  conseillers  or- 
dinaires; les  sénéchal,  juge,  procureur  et  avocat  d'Anjou,  les 
gens  des  comptes  et  tous  les  officiers  du  Roi  à  Angers  étaient 
appelés  à  compléter  l'assemblée  \  Cette  mesure,  dont  la 
prompte  expédition  des  affaires  locales  était  le  prétexte,  avait 
pour  but  de  rendre  l'annexion  moins  brusque,  et  de  préparer 
les  Angevins  par  un  régime  transitoire,  qui,  du  reste,  ne  de- 
vait pas  se  prolonger  beaucoup,  à  la  complète  suppression  de 
leur  ancienne  autonomie: 

La  Chambre  des  comptes  d'Angers,  qui  passait  pour  avoir 
été  fondée  par  Louis  II  en  1400  %  remonte,  en  réalité,  à  l'ori- 
gine de  la  maison  ducale  d'Anjou.  Louis  II  lui  donna  une 
organisation  plus  complète  ;  mais,  dès  la  constitution  de  l'a- 
panage, son  prédécesseur  dut  reconnaître  l'utilité  de  ce  rouage 
administratif  et  en  établir  au  moins  les  éléments.  On  ne  voit 
pas  que  la  création  de  la  Chambre  ait  fait  l'objet  d'un  acte 
spécial  de  ce  prince,  ce  qui  vient  à  l'appui  de  cette  conjec- 
ture qu'elle  fonctionna  immédiatement  et  s'installa  peu  à  peu. 
Mais  on  trouve  une  trace  certaine  de  son  existence  en  1377, 
date  à  laquelle  un  premier  dépôt  de  titres  lui  fut  confié,  pour 
être  gardé  dans  le  château  d'Angers  \  Trois  ans  plus  tard, 
elle  donne  un  nouveau  signe  de  vie  en  ouvrant  un  regis- 
tre que  l'on  peut  regarder  comme  le  début  de  ses  mémo- 

'   Arch.  nat.,  P  133i",  f»^  17  v",  190;  pièces  justificatives,  n°  90. 
-  Bodin,  Reclterchvs  sur  l' /iiijou,  T,  483. 
3  Arch.  nat.,  I>  1334-,  u°  7. 


448  CHAMBRE  DES  COMPTES. 

riaux  :  c'est  une  sorte  de  recueil  ordonné  par  le  duc  pour  con- 
server la  mémoire  de  tous  les  laits,  le  texte  authentique  de 
toutes  les  pièces  intéressant  directement  son  domaine  \  En 
1382  et  1392,  elle  est  encore  mentionnée  à  propos  de  diffé- 
rents versements  de  titres-.  Yolande  d'Aragon,  chargée  de 
l'adûiinistration  au  nom  de  son  fils,  fait  entreprendre,  en 
1397,  un  journal  plus  régulier  des  actes  de  la  Chambre,  des 
délibérations  du  Conseil  ducal  et  des  procès  domaniaux  :  neuf 
secrétaires  ou  notaires  sont  adjoints  aux  gens  des  comptes 
pour  opérer  les  transcriptions,  et  prêtent  serment  en  cette 
qualité  ^  Enfin,  au  mois  de  mars  1400,  le  roi  de  Sicile,  à 
peine  revenu  d'Italie,  s'occupe  avec  la  reine  de  déterminer  les 
fonctions  de  ce  corps  d'État,  et,  le  31  mai,  il  promulgue  à 
Angers  le  règlement  qu'on  a  pris  pour  l'acte  de  fondation,  et 
dont  la  teneur  est  restée  jusqu'à  présent  ignorée. 

Voici  les  principales  dispositions  de  cette  ordonnance,  qui 
comporte  plusieurs  réformes  financières  : 

Les  hommages  des  vassaux  du  duché  d'Anjou  et  du  comté 
du  Maine  seront  enregistrés  sur  deux  livres,  dont  l'un  sera 
déposé  au  château  d'Angers  et  l'autre  en  la  Chambre  des 
comptes,  installée  dans  le  même  château. 

Il  en  sera  fait  autant  pour  les  aveux,  qui  seront  déclarés 
tout  au  long,  comme  il  a  été  prescrit  dans  les  domaines  du 
roi  de  France. 

Les  cens,  rentes  et  redevances  desdils  pays  seront  dili- 
gemment recherchés,  vérifiés,  et  enregistrés  de  même. 

Ces  revenus  seront  perçus  à  part  par  les  receveurs  et  portés 

'  "  Le  pappier  ordonné  en  la  Chaml)re  des  comptes  de  mons'  Loys,  duc 
d'Anjou  et  de  Touraiuc  et  conte  du  Maine,  en  l'an  mil  ccc  llll^^,  pour  mectre  par 
manière  de  mémoire  plusieurs  choses  qui  pevent  toucher  le  fait  dudit  seigneur, 
ausquclles  choses  l'en  peut  foy  adjouster.  »  Arch.  nat.,  P  133i'  et  1334^  (en 
double). 

2  Arch.  nat.,  P  1334%  n«  7. 

'  «  Papier  journal  pour  escripre  par  manière  de  mémoire  les  procès  et  autres 
actes  faiz  à  Angiers  en  la  Chanil)re  des  comj)tes  de  la  royne  de  Jherusalem  et  de 
Sicile  et  du  roy  Loys,  son  filz,  duc  d'Anjou  et  conte  de  Provence  et  du  Maiue, 
commencé  au  terme  de  la  Toussains  l'an  ai  ccc  un"  xvii.  »  Arch.  nat.,  P  1334^. 


CHAMBRE  DES  COMPTES.  449 

en  détail  sur  leurs  comptes,  au  lieu  d'être  compris,  comme 
auparavant,  dans  le  bail  à  ferme  des  prévôtés,  qui  elles- 
mêmes  ne  pourront  plus  être  affermées,  quant  à  l'exercice  de 
la  justice  et  au  recouvrement  des  droits  pécuniaires. 

Le  nombre  des  procureurs  du  duc  dans  le  duché  d'Anjou 
est  porté  à  trois  au  lieu  d'un  :  le  premier  résidera  à  Angers 
et  aura  cinquante  livres  d'appointements  annuels  ;  les  deux 
autres  se  partageront  les  ressorts  de  Saumur  et  de  Loudun, 
et  toucheront  chacun  vingt-cinq  livres  seulement. 

Les  élus  et  les  receveurs  chargés  de  percevoir  les  aides  au 
nom  du  roi  de  France  présenteront  leurs  comptes  à  la  Cham- 
bre d'Angers  après  les  avoir  fait  vérifier  par  celle  de  Paris, 
parce  que  le  produit  de  cet  impôt  a  été  cédé  au  duc  d'An- 
jou. 

Le  grand  nombre  des  commissaires  et  des  sergents  employés 
au  recouvrement  des  aides  étant  une  lourde  charge  pour  les 
populations,  il  sera  réduit  par  le  Conseil  ducal. 

L'évêque  d'Angers  (Hardouin  de  Bueil),  chancelier  du  roi 
de  Sicile,  l'abbé  de  Saint- Aubin,  maître  Jean  Le  Bègue,  mes- 
sire  Jean  d'Escherbaye  (ou  de  Cherbaye),  Guillaume  Aygnan, 
maître  Denis  du  Brueil,  Etienne  Buynart,  maître  Lucas  Le- 
fèvre,  messire  Briend  Prieur  sont  institués  pour  gouverner 
la  Chambre  des  comptes  en  qualité  de  conseillers  ;  Gillet  Buy- 
nart et  Jean  Fromont  leur  sont  adjoints  comme  clercs,  et 
Jean  Duvivier  comme  huissier  de  ladite  Chambre. 

Quatre  des  conseillers,  ou  même  trois,  suffiront  pour  pro- 
céder valablement  en  l'absence  des  autres  '. 

Comme  on  le  voit,  la  Chambre  n'avait  pas  encore  de  prési- 
dent, et  se  composait  de  neuf  conseillers,  deux  clercs  et  un 
huissier.  Ce  règlement  demeura  en  vigueur  jusqu'à  l'époque 
oîi  René  entra  en  possession  de  l'Anjou.  Il  prit  alors  et  de- 
puis différentes  mesures  qui  eurent  pour  effet  de  réorganiser 
l'institution  et  de  lui  donner  une  allure  plus  régulière,  un 
rôle  plus  défini.  Ces  mesures  portèrent  sur  le  personnel,  sur 


•  Arch.  nat.,  P  1334S  n°  12  ;  pièces  justificatives,  n°  3. 

29 


450  CHAMBRE  DES  COMPTES. 

le  travail  et  sur  les  attributions  de  la  Chambre  ;  trois  points 
que  nous  allons  examiner  rapidement. 

A  sa  première  visite,  en  1437,  René,  sur  le  point  de  partir 
en  Italie,  songeait  plutôt  à  réduire  le  personnel  et  les  frais  de 
son  administration  :  il  décidaqu'il  n'y  aurait  plus  que  trois  con- 
seillers ou  maîtres  auditeurs,  Jean  Lohéac,  Guillemin  Gorelle 
et  Jean  de  la  Teillaie,  deux  clercs,  Jean  Buynart  et  Jean  Le 
Royer,  et  un  huissier,  Briend  Buynart.  Mais,  après  son  re- 
tour de  Naples  et  son  installation  définitive  à  Angers,  il  sentit 
la  nécessité  d'augmenter  l'importance  de  ce  corps  d'officiers 
et  de  lui  donner  une  tête.  Un  président  fut  créé  :  le  pre- 
mier fut  Alain  Lequeu,  archidiacre  d'Angers,  à  qui  ses 
longs  services  sous  les  règnes  précédents  valurent  cet 
honneur.  Ses  appointements  annuels  furent  fixés  à  trois  cents 
livres,  tandis  que  les  auditeurs  n'en  avaient  que  cent.  Vers 
le  même  temps,  le  nombre  de  ces  derniers  fut  augmenté  par 
l'adjonction  de  Pierre  Le  Roy,  l'un  des  secrétaires  intimes  du 
prince,  qui  ne  fut  reçu,  toutefois,  qu'en  qualité  d'auditeur  ex- 
traordinaire et  ne  toucha  que  soixante-dix  livres  par  an  *. 
Alain  Lequeu  étant  décédé  en  14S0,  il  fut  remplacé  par  le 
plus  ancien  des  gens  des  comptes  alors  en  fonctions,  Guil- 
laume Gauquelin,  dit  Sablé  ■.  Mais,  lorsque  celui-ci  mourut  à 
son  tour,  le  18  juin  1464,  les  autres  membres  delà  Chambre, 
inspirés  soit  par  un  sentiment  de  jalousie,  soit  par  un  zèle 
véritable  pour  les  intérêts  de  leur  maître,  lui  exposèrent  que 
l'office  de  président  était  une  nouveauté  irrégulière,  contraire 
à  l'ordre  de  choses  primitivement  constitué  par  lui,  qu'il  avait 
été  créé  en  vue  de  rémunérer  les  services  d'un  individu  et  sur 
sa  requête,  enfin  qu'il  occasionnait  une  grosse  dépense,  à  peu 
près  inutile.  René,  dont  les  finances  étaient  toujours  obérées, 
consentit  à  le  supprimer,  en  stipulant  que  la  charge  de  Ben- 
jamin deviendrait  une  charge  ordinaire,  emportant  les  mêmes 
émoluments  que  les  autres,  et  que  l'un  des  deux  offices  de 

•  Arch.  nat.,  P  1334%  f°  123;  P  1334%  fo«  61  \°,  81  (pièces  justificatives, 
nos  /,9^  50). 

2  Arch.  nat.,  P  1334%  IM. 


CHAMBRE  DES  COMPTES.  4ol 

clerc,  inoccupé  depuis  quelque  temps,  serait  laissé  vacant  : 
de  cette  façon,  le  nombre  des  gens  des  comptes  demeurait  le 
même  ;  celui  des  clercs  seul  était  réduit  '.  Les  opérations  de  la 
Chambre  furent  dirigées  comme  autrefois  par  le  plus  ancien 
des  auditeurs.  Mais  l'expédition  des  affaires  souffrit  de  la 
suppression  du  président;  le  duc  reconnut  bientôt  qu'il  avait 
été  mal  conseillé,  que  la  mesure  adoptée  était  «  à  son  grant 
préjudice  et  en  ravalement  et  diminucion  des  droiz^  préroga- 
tives, préhéminences  et  auctoritez  de  son  pays  et  duchié 
d'Anjou  »,  et  que  l'administration  de  ses  autres  domaines, 
qui  étaient  pourvus  d'un  président  des  comptes,  en  allait  beau- 
coup mieux  ^  Aussi,  dès  le  1"  décembre  1467^  il  revint  sur  sa 
décision  et  rétablit  la  charge  en  faveur  de  Jean  de  la  VignoUe, 
son  conseiller,  doyen  de  l'église  d'Angers,  avec  les  mêmes 
privilèges  que  par  le  passé.  Ce  titulaire  l'exerça  durant  dix 
années  ;  accaparé  ensuite  par  le  service  du  roi  de  France,  il  fut 
remplacé,  le  8  août  1477,  par  le  trésorier  James  Louet,  qui  n'en 
jouit  pas  longtemps,  car  il  ne  vécut  que  deux  ans  après  son 
installation.  Jean  Legay,  autre  financier,  promu  ensuite  à  la 
présidence,  mourut  lui-même  avant  d'avoir  pu  entrer  en 
fonctions,  et  la  place  fut  donnée,  le  19  septembre  1479,  à 
Pierre  Guiot,  lieutenant  d'Angers,  sénéchal  d'Anjou,  qui  avait 
servi  le  roi  de  Sicile  dès  son  jeune  âge  ;  seulement  il  ne  re- 
çut d'abord  que  deux  cents  livres,  le  prince  ayant  provi- 
soirement réservé  le  reste  du  traitement  pour  Macé  Gau- 
vain,  son  secrétaire,  nommé  auditeur  extraordinaire  en  at- 
tendant la  vacance  d'un  des  offices  d'auditeur   ordinaire  '\ 

'  Aich.  nat.,  P  1834^,  f"  81  (pièces  justificatives,  n»  50). 

2  Arch.  nat.,P  1334»,  i°  192.  La  Chambre  des  comptes  d'Aix,  notamment,  avait 
toujours  un  grand  président  à  sa  tète.  Ce  président  fut,  à  partir  de  1470,  le  cé- 
lèbre Palamède  de  Forbin,  qui,  étant  parti  pour  Venise  avec  René  II  au  commen- 
cement de  l'année  1480,  fut  alors  remplacé  par  son  iils  Louis  de  Forbin.  (Arch. 
des  Bouches-du-Rhône,  B  IG,  f  7G  \°;  B  18,  f"  18G.) 

^  Arch.  nat.,  P  1334"*,  f'^'*  95,  239.  Les  appointements  du  président,  pendant  la 
vacance  de  1479,  furent  attribués  en  partie  aux  Frères  Mineurs  d'Angers,  «  en 
considération  du  beau  service  solennel  qui  se  faisoit  coutinuelmenl  en  leur  église.  » 
Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  274,  f»  48.) 


452  CHAMBRE  DES  COMPTES. 

Guiot  fut  le  dernier  président  institué  par  René.  Parmi  les 
autres  personnages  auxquels  il  accorda  des  charges  d'audi- 
teur figurent  Guillaume  Bernard,  parent  de  son  ami  Jean 
Bernard,  l'archevêque  de  Tours;  un  autre  Jean  Bernard,  ap- 
partenant sans  doute  à  la  même  famille,  et  qui  fut  autorisé  à 
cumuler  cet  emploi  avec  celui  de  trésorier;  Jean  Alardeau, 
devenu  plus  tard  évêque  de  Marseille  ;  Nicolas  Muret,  qui, 
étant  tombé  malade,  obtint  la  faveur  exceptionnelle  de  se  dé- 
charger de  ses  fonctions  au  profit  de  son  fils;  Thibauld  Lam- 
bert, que  ses  confrères  qualifiaient  de  a  très-bon  homme  et 
joyeulx  compaignon  »  ;  Guillaume  Tourneville ,  archiprêtre 
d'Angers  et  secrétaire  du  prince,  initié  depuis  sa  jeunesse 
aux  questions  financières  ;  Raoulet  Lemal,  maître  de  la  cham- 
bre aux  deniers.  L'élément  ecclésiastique  était,  on  le  voit, 
assez  largement  représenté  dans  la  Chambre  des  comptes  ; 
cela  tenait  surtout  à  la  difficulté  de  trouver  dans  les  autres 
classes  de  la  société  un  nombre  suffisant  d'hommes  éclairés 
et  capables.  L'office  de  clerc  fut  rempli  pendant  fort  long- 
temps par  Guillaume  Rayneau,  qui  était  déjà  clerc  du  Con- 
seil, et  dont  la  signature  se  lit  au  bas  des  actes  de  la  Chambre 
jusqu'au  mois  de  mai  1478.  11  eut  pour  successeur  Guillaume 
Chevalier,  puis  Thomin  Guiteau,  ancien  surveillant  des  tra- 
vaux du  château  d'Angers.  L'huissier,  Jamet  Thibault,  fut 
autorisé  à  se  faire  suppléer  par  Jean  Lepeletier,  auquel  il 
laissait  la  moitié  de  ses  gages,  montant  à  cinquante  livres  ; 
mais,  comme  il  ne  résidait  pas,  il  dut  résigner  tout  à  fait  son 
emploi,  et  le  suppléant  devint  titulaire  en  1463  \ 

Le  travail  de  la  Chambre  des  comptes  fut  organisé  d'une 
manière  fixe  par  un  règlement  arrêté  le  19  avril  1459. 11  y  eut 
dès  lors  deux  séances  tous  les  jours  non  fériés  :  l'une  de 
huit  heures  du  matin  à  dix,  l'autre  de  trois  heures  à  cinq.  La 
première  s'ouvrait  par  une  messe,  célébrée  dans  la  chapelle 
de  la  Chambre.  Quiconque  arrivait  en  retard  était  passible 

'  Arch.  nat.,  P  1334-,  fo«  22  v»,  121  v»,  144  v",  1C6  v;  P  1334',  ï»  12  v»  ; 
P  1334%  f"  21;P13349,  f  211  v"  ;  P  1334'»,  i"^  141  V,  148  v»,  205;  P1334", 
fo  4  v. 


CHAMBRE  DES  COMPTES.  453 

(l'une  amende  de  vingt  deniers  tournois.  Les  gens  des  comptes, 
une  fois  réunis,  se  communiquaient  les  uns  aux  autres  les  af- 
faires qui  réclamaient  leur  attention,  et  examinaient  celles  qui 
leur  étaient  soumises  par  les  clercs  des  trésoriers  ou  des  re- 
ceveurs, admis  à  travailler  à  leur  «  petit  bureau*».  Leurs 
séances  se  tenaient  dans  un  des  bâtiments  du  château  d'An- 
gers, spécialement  affecté  à  leur  usage  et  sur  lequel  nous  re- 
viendrons ailleurs.  Ils  ne  chômaient  pas,  excepté  dans  les  cas 
de  force  majeure,  comme  aux  époques  de  grande  inondation  ou 
d'épidémie,  et  encore,  lorsque  la  peste  les  chassa  d'Angers, 
en  1463,  continuèrent-ils  leurs  opérations  aux  Ponts-de-Cé^ 
Les  attributions  de  la  Chambre  étaient  nmltiples.  Elle 
remplissait  le  rôle  d'un  conseil  supérieur  des  finances  ;  mais 
elle  prenait  aussi  part  au  gouvernement  général,  et  elle  avait 
la  haute  main  sur  les  officiers  ducaux  de  tout  ordre.  En  1451, 
René  ayant  décidé  de  réformer  son  administration,  ce  fut  le 
président  Gauqueljn  qui  manda  aux  juges,  lieutenants,  séné- 
chaux, receveurs,  procureurs  et  autres  fonctionnaires  de  rem- 
plir leurs  charges  avec  la  plus  grande  exactitude,  de  ne  pas 
empiéter  sur  leurs  droits  réciproques,  de  fournir  les  cautions 
nécessaires,  etc.;  ils  lui  répondirent  en  le  remerciant  de  ses 

'  «  Le  XIX«  jour  d'avril  uiV  lix  après  Pasques,  a  esté  conclud  que  chascun 
des  gens  des  comptes  se  rendra  en  la  Cliamhre,  à  chascun  jour  de  besogne,  à  telle 
heure  que  le  grox  de  Sainct-Maurice  sonne,  à  l'eure  de  huit  heures,  et  à  celle 
heure  se  commencera  la  messe,  et  ainsi  sera  ordonné  au  chappellain.  Et  après 
midi,  se  rendront  au  coup  de  nonne;  et  pour  chascun  deffault,  qui  ne  vendra  ou 
envoyera  aux  heures  dessusdites  paiera  la  somme  de  XX  d.  t.  Et  se  continuera  la 
messe  dessusdite,  les  gens  présens  ou  absens.  Item,  que  aucun  des  clercs  du  tré- 
sorier, du  receveur  ne  d'autres  ne  viendront  en  ladite  Chambre  et  ne  se  asseiront 
au  petit  bureau  pour  y  besongner  sans  le  congié  de  mess''*'  des  comptes,  et  qu'ilz 
déclaireut  la  matière  en  quoy  iiz  vouldront  besongner.  Item,  a  esté  conclud  et 
appoincté  que  chascun  desdits  gens  des  comptes,  quant  il  entrera  en  la  Chambre, 
luy  sera  demandé  s'il  a  aucune  chose  advisé  qui  touche  le  fait  de  la  Chambre,  pour 
y  besongner.  Item,  que  quant  dix  heures  seront  sonnées  devers  le  matin,  et  cinq 
heures  sonnées  devers  le  soir,  chascun  s'en  yra  incontinent.  Présens  maistres 
Guillaume  Gauquelin,  président  des  comptes,  R.  Jarry,  Guillaume  Tourneville, 
Guillaume  Bernard,  Jehan  Muret,  conseilliers  et  audicteurs,  et  moy  G.  Rayneau.  » 
(Arch.  nat.,  P  1^34%  f"  4'.).) 

2  Arch.  nat.,  P  1.3,34%  f"  38;  P  1334'%  f°  248  v". 


454  CHAMBRE  DES  COMPTES. 

bons  avis  et  en  promettant  de  s'y  conformer  *.  Le  président 
avait  encore  le  privilège  de  garder  par-devers  lui  des  blancs- 
seings  du  duc  et  même  d'autres  grands  personnages.  Il  assistait 
souvent,  ainsi  que  la  plupart  des  gens  des  comptes,  aux  séances 
du  Conseil  ducal,  où  ils  avaient  voie  délibérative^La  Chambre 
d'Angers  avait,  comme  celle  de  Paris,  la  surveillance  des  inté- 
rêts du  domaine,  le  droit  d'opposition  aux  lettres  du  prince 
qui  lui  semblaient  de  nature  à  compromettre  ces  intérêts,  droit 
dont  elle  usait  avec  un  zèle  jaloux  ;  en  un  mot,  elle  exerçait, 
en  matière  financière  et  domaniale,  une  juridiction  souveraine. 
C'était  là  le  côté  le  plus  relevé  et  le  plus  varié  de  ses  attri- 
butions ;  mais  elle  avait,  en  outre,  des  fonctions  journalières 
et  déterminées.  En  premier  lieu,  elle  devait   examiner  la 
comptabilité  des  agents  fiscaux,  vider  les  difficultés  qui  pou- 
vaient se  produire  à  ce  sujet,  et  poursuivre  le  versement  des 
reliquats.  Chaque  année,  il  lui  fallait  apurer  les  comptes  des 
trésoriers  d'Anjou,   des  receveurs  d'Angers,  de  Baugé,   de 
Mirebeau,  de  Loudun,  des  argentiers  du  roi  et  de  la  reine  de 
Sicile,  des  segrayers,  des  entrepreneurs  de  travaux  publics, 
des  grenetiers,  et  une  quantité  d'autres  dont  on  peut  voir 
l'énumération   complète  dans   une  des  pièces  reproduites  à 
la  fin  de  notre  travail  \  Ceux  des  receveurs  de  la  cloison  d'An- 
gers étaient  rendus  et  vérifiés  en  présence  de  douze  commis- 
saires choisis  parmi  les  bourgeois  et  négociants  de  la  ville  ;  et 
c'est  encore  là  un  remarquable  exemple  de  l'intervention  des 
citoyens  dans  la  gestion  des  affaires  publiques  \  Les  compta- 
bles en  défaut  étaient  assignés  par  l'huissier  de  la  Chambre 
et  comparaissaient  devant  elle.  Après  avoir  donné  leurs  expli- 
cations, ils  étaient  condamnés,  s'il  y  avait  heu,  au  rembour- 
sement des  différences  constatées  et  à  des  peines  sévères  :  Jean 

'  Arch.nat.,  P  1334%  f  50  v». 

2  Arch.nat.,  P  nU\  f^  34  v°,  C9  \°,  etc.;  P  1334\  f»  2  v». 

'  Arch.  liât.,  P  1334%  f»  14  (pièces  justificatives,  n°  26).  Cette  liste  fut  dressée 
en  1450.  Dès  1437,  René  avait  établi  la  même  règle  dans  son  duché  de  Bar. 
(Bibl.  nat.,  Lorraine  68,  f»  218.) 

^  V.  pièces  justificatives,  n°J45. 


CHAMBRE  DES  COMPTES.  455 

Payen,  receveur  de  Mirebeau,  fut  suspendu  de  son  office, 
Guillaume  Grignon,  receveur  des  aides  d'Angers,  eut  tous  ses 
biens  confisqués  pour  des  infidéfités  ou  des  retards  dans  la  red- 
dition de  certains  comptes*.  Le  budget  ou  l'état  des  finances  du 
prince  était  aussi  remis  chaque  année  à  la  Chambre,  qui,  d'après 
ses  commandements,  assignait  les  dépenses  sur  telle  ou  telle 
recette,  fixait  aux  trésoriers  l'emploi  de  leurs  fonds,  ordonnait 
les  payements  extraordinaires.  C'était  encore  elle  qui  faisait 
vendre  ou  affermer  les  places  ou  terrains  appartenant  au  do- 
maine, et  nul  contrat  intéressant  la  seigneurie,  vente,  bail, 
rachat  ou  autre,  ne  pouvait  être  passé  sans  la  présence  de 
quelques-uns  de  ses  membres  ^  Ainsi  elle  ne  s'occupait  pas 
seulement  de  régulariser  la  comptabilité  des  exercices  écoulés, 
mais  d'étabhr  l'ordre  dans  l'exercice  courant  et  d'améliorer 
par  tous  les  moyens  la  situation  financière. 

Une  autre  tâche,  non  moins  compliquée,  lui  incombait  : 
l'enregistrement  et  la  conservation  de  tous  les  actes  émanés 
de  l'autorité  ducale.  Nous  avons  vu  que,  dès  1380,  elle 
avait  ouvert  un  registre  d'expéditions  authentiques,  conti- 
nué sous  une  forme  plus  développée  à  partir  de  l'an  1397. 
Sous  le  règne  de  René,  ce  mémorial  prit  une  importance  et 
une  régularité  nouvelles  ;  il  devint  un  répertoire  complet  des 
titres  et  des  événements  intéressant  le  roi  de  Sicile.  A  la  trans- 
cription des  chartes  officielles  furent  ajoutés  des  documents  de 
toute  espèce,  des  devis,  des  marchés,  des  notes  intimes,  de  na- 
ture à  doubler  la  valeur  de  la  collection.  Plus  heureux  que  les 
mémoriaux  des  rois  de  France,  qui  ont  péri  par  le  feu  en  1737, 
ceux  du  duc  d'Anjou  se  sont  conservés  presque  intacts,  et  l'on 
n'a  qu'à  les  ouvrir  pour  avoir  sous  les  yeux,  jour  par  jour, 
l'histoire  politique ,  administrative  et  même  privée  du  prince 
et  de  ses  sujets.  C'est  là  qu'ont  été  puisés,  en  grande  partie, 
les  éléments  du  présent  ouvrage.  Il  nous  manque  seulement 
un  ou  deux  volumes,  répondant  aux  premières  années  de  l'ad- 
ministration de  René  ;  mais,  à  partir  du  1"  mai  1450  jusqu'au 

'  Arch.  nat.,  P  1334',  f"  125  V;  P  1334%  f  38;  etc. 

-  Arcli.  nat.,P  133i'',  f"  75  v°,  et  pas.sim;  pièces  justificatives,  no*"  2(),  92. 


456  ARCHIVES. 

14  janvier  1484,  la  série  est  complète  et  forme  aujourd'hui 
sept  énormes  registres,  dont  chacun  est  muni  d'une  table  et 
porte  en  titre  :  «  Papier  journal  et  ordinaire  de  la  Chambre 
des  comptes  à  Angiers  pour  le  roy  de  Jherusalem  et  de  Sicile, 
duc  d'Anjou,  per  de  France,  commanczant  le. ..  \  »  Indépen- 
damment de  ces  livres  d'enregistrement,  la  Chambre  tenait  les 
livres  d'aveux,  d'hommages,  de  cens  et  rentes  prescrits  par 
l'ordonnance  de  Louis  II,  et  qui  forment  une  série  beaucoup 
plus  considérablel  René  interdit  à  son  chancelier,  en  14S2, 
de  délivrer  aux  particuliers  aucune  lettre  d'hommage,  de 
finance  ou  autre  avant  qu'elle  n'ait  été  envoyée  à  ses  gens  des 
comptes  et  enregistrée  par  eux  ^ 

La  mission  de  conserver,  au  moyen  de  transcriptions  authen- 
tiques, tous  les  actes  du  pouvoir  ducal  entraînait  avec  elle  la 
garde  des  archives.  En  Provence  et  en  Italie,  les  comtes 
d'Anjou  avaient  ordonné  de  bonne  heure  qu'un  exemplaire  des 
actes  publics  passés  dans  leurs  domaines  fût  déposé  à  leur 
Chambre  des  comptes  *.  A  Aix,  les  officiers  de  cette  Chambre, 
appelés  maîtres  rationaux,  étaient  à  la  fois  archivaires.  II  en  fut 
de  même  lorsque  Louis  I  organisa  son  administration  à  Angers  : 
une  partie  de  ses  titres  fut  dès  lors  confiée,  conmie  on  l'a  vu, 
à  ses  gens  des  comptes.  Les  archives  furent  installées  dans  le 

'  Voici  les  cotes  de  ces  registres  aux  Archives  nationales  : 
1°  P  1334^  commencé  le  P""  mai  1450;  203  folios. 

"2°  P  1334*^,  appelé  autrefois  le/ivre  rouge,  commencé  le  l'^''mai  1454  ;  247  f*. 
3°  P  1334s  commencé  le  l""  juin  1458;  235  f»^ 
4°  P  1334»  (livre  vert),  commencé  le  3  août  1462;  231  f^ 
5°  P  1334^  (livre  velu),  commencé  le  5  décembre  1468  ;  263  f"^ 
6»  P  1334'"  (livre  mi-parti),  commencé  le  23  août  1474;  252  f»^ 
7°  P  1334",  commencé  le  23  septembre  1480;  203  f°^  Ce  dernier  est  intitulé: 
«  Premier  journal  royal  ordinaire  de  la  Chambre  des  comptes  du  Roi  nostre  sire 
à  Angiers.  » 

■  Arch.  nat.,  P  1133-1351  ;  etc. 
'  Arch.  nat.,  P  1334S  f»  119. 

*  D'après  un  ordre  de  Bernard  de  Baux,  sénéchal  royal  et  capitaine  général  en 
Italie,  en  date  du  3  mai  1341,  les  sujets  du  royaume  de  Sicile  étaient  même  tenus 
de  faire  déposer  un  exemplaire  de  tous  leurs  actes  à  Naples,  un  autre  à  Aix  et 
un  troisième  à  la  cour  de  justice  à  latpieile  ils  ressortissaient.  (Arch.  nat.,  J  992, 
n»  3.) 


ARCHIVES.  457 

portail  du  château  tourné  vers  la  ville,  et  l'appartement  qu'el- 
les occupaient  s'appela  la  chambre  du  trésor.  Les  chartes 
originales,  les  aveux  et  autres  titres  importants  étaient  renfer- 
més dans  des  coffres  ou  des  armoires  fermant  à  plusieurs  ser- 
rures, dont  le  président  avait  les  clefs.  Le  prince  lui-même 
n'avait  pas  la  libre  disposition  des  pièces;  mais  il  pouvait  en- 
core se  les  procurer  plus  facilement  qu'en  Lorraine,  où  ni  lui 
ni  ses  mandataires  ne  pouvaient  pénétrer  dans  le  trésor  des 
chartes,  ouvert  seulement  au  prévôt  et  à  deux  des  chanoines  de 
l'église  de  Saint-Georges'.  Avait-il  besoin  d'un  document?  Il 
en  avertissait  les  maîtres  auditeurs,  qui  le  lui  communiquaient 
moyennant  une  décharge  signée  de  lui,  et  en  opéraient  ensuite 
la  réintégration.  Eux-mêmes  empruntaient  de  cette  façon,  et 
pour  un  nombre  de  jours  très-limité,  les  titres  nécessaires  à 
leurs  travaux.  Mais  la  plupart  des  communications  se  faisaient 
sans  déplacement  ;  même  dans  ce  cas,  elles  étaient  consi- 
dérées comme  une  faveur,  et  n'étaient  accordées  aux  personnes 
du  dehors  que  lorsqu'elles  étaient  accréditées  par  de  puissants 
princes  ou  des  amis  particuliers  du  duc,  tels  que  Dunois  ou 
Charles  d'Orléans.  Louis  XI  ayant  voulu,  après  la  mort  de  son 
oncle,  se  procurer  les  chartes  qui  pouvaient  appuyer  ses  préten- 
tions sur  le  Roussillon,  la  Cerdagne  et  le  royaume  de  Majorque, 
les  gens  des  comptes  ne  lui  livrèrent  point  les  originaux,  mais 
en  firent  faire  une  copie  exacte,  qu'ils  lui  transmirent.  En 
Provence,  les  communications  et  les  expéditions  de  documents 
étaient  aussi  entourées  de  grandes  précautions  :  le  lieutenant- 
général  Jean  Cossa  avait  défendu  aux  maîtres  rationaux  d'en 
laisser  sortir  un  seul  du  dépôt  confié  à  leur  garde,  sous  peine 
de  destitution  ;  aucune  copie  ne  devait  être  délivrée  sans  la 
présence  de  l'avocat  et  du  procureur  du  roi  de  Sicile,  qui 
avait  prescrit  lui-même  ces  mesures'.  Les  gens  des  comptes 
d'Angers  fouillaient  assez  souvent  leurs  archives,  soit  pour 
aider  au  jugement  d'un  procès,  soit  pour  élucider  un  point  de 
droit  administratif,  soit  enfin  pour  satisfaire  la  curiosité  éru- 

'  V.  le  testament  du  duc  Charles  U  (D.  Calniet,  preuves,  t.  IIT,  col.  ci.xxxvil). 
2  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  IT),  f°  224  v». 


458  ARCHIVES. 

dite  de  leur  maître,  quand  il  leur  demandait,  par  exemple, 
des  matériaux  sur  l'histoire  des  anciens  comtes  d'Anjou*.  Les 
actes  du  roi  de  France  et  des  princes  étrangers,  les  bulles  pon- 
tificales, les  testaments  et  les  contrats  de  mariage  des  mem- 
bres de  la  maison  d'Anjou,  etc.,  étaient  déposés  dans  des  coffres 
spéciaux  à  mesure  qu'ils  arrivaient,  et  la  mention  de  ce  dépôt 
était  inscrite  sur  le  mémorial  de  la  Chambre.  La  chancellerie 
ducale,  les  greffes,  les  procureurs  étaient  astreints  à  verser 
périodiquement  leurs  registres  ou  leurs  dossiers,  et,  lorsqu'un 
haut  fonctionnaire  venait  à  décéder,  les  auditeurs  faisaient  sai- 
sir chez  lui  et  transporter  aux  archives  tout  ce  qui,  dans  ses 
papiers,  se  rapportait  aux  affaires  publiques-.  Enfin  l'on  con- 
servait, avec  les  documents  écrits,  différents  objets  précieux 
par  leur  caractère  officiel,  tels  que  des  sceaux,  des  marques 
d'orfèvres,  des  étalons  de  poids  ou  de  mesures.  Cette  diver- 
sité n'allait  pas  encore  aussi  loin  que  dans  les  archives  de  la 
ville  du  Mans,  où  l'on  voyait,  à  côté  de  coffres  pleins  d'an- 
ciens parchemins,  des  nouveautés  d'un  voisinage  assez  dange- 
reux, telles  que  des  barils  de  poudre,  des  bombardes,  et  tous 
les  engins  de  l'artillerie  municipale  ^ 

Le  retour  de  l'Anjou  à  la  couronne  amena  nécessairement 
la  suppression  de  la  Chambre  des  comptes  et  du  dépôt  d'ar- 
chives d'Angers.  Toutefois  cette  suppression  ne  fut  pas  immé- 
diate :  la  Chambre,  comme  le  Conseil  ducal,  fut  maintenue, 
malgré  l'antagonisme  de  la  mairie,  par  Louis  XI  lui-même, 
qui  reconnut,  à  sa  première  visite  dans  le  duché,  l'utilité  de 
cette  institution  locale,  aussi  bien  pour  les  intérêts  de  son 
trésor  que  pour  ceux  des  particuliers.  La  commodité  et  la 
bonne  tenue  des  archives  furent  aussi,  à  ses  yeux,  un  motif  de 
conserver  l'ordre  de  choses  établi  ;  il  avait  le  sentiment  de  cet 


'  Arch.  nat.,  P  1334\  f»  144;  P  1334'',  f»  178  v°;  P  1334^  1°^  75,  185; 
P  1334'",  fo«  85  v°,  157,  200  v°;  P  1334",  f"  18  v°;  etc. 

2  Arch.  nat.,  P  1334S  î°^  144,  172;  P  1334»,  f°^  35  v°,  154,  217;  P  1334% 
f°  C2  vo  ;  etc. 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f"  15G  vo;  P  1334%  !"«  79  v»,  217  v;  P  1343, 
n»  5G0,  f"  9. 


ARCHIVES.  459 

axiome,  aujourd'hui  reconnu  par  lus  plus  habiles  archivistes, 
que  les  mutations  et  les  changements  de  système  engendrent 
surtout  la  confusion,  et  il  le  dit  en  propres  termes  dans  le 
préambule  des  lettres-patentes  rendues  ta  cette  occasion.  Par 
ces  lettres,  datées  du  mois  d'octobre  1480,  il  créait  à  Angers 
une  Chambre  des  comptes  royale  ;  mais  c'était,  en  réalité,  l'an- 
cienne qui  était  confirmée  dans  ses  prérogatives,  ses  attribu- 
tions et  ses  fonctions  multiples  *.  La  Chambre  de  Paris  reçut 
l'ordre  de  ne  pas  s'ingérer  dans  les  affaires  financières  de 
l'Anjou.  Dans  son  dépit,  elle  suscita  mille  difficultés  à  l'en- 
térinement de  l'acte  du  Roi,  que  le  parlement  refusa  obsti- 
nément, menaçant  d'enfermer  à  la  Conciergerie  les  délégués 
angevins  chargés  de  poursuivre  l'affaire.  Le  prétexte  mis  en 
avant  par  ces  puissants  adversaires  était  que  les  lettres  n'avaient 
pas  été  rédigées  comme  il  le  fallait,  et  qu'elles  contenaient  une 
formule  défectueuse.  Louis  dut  les  refaire,  au  mois  de  jan- 
vier 1482;  mais  on  laissa  à  cette  seconde  édition  la  date  de  la 
première  ^.  Le  personnel  même  de  la  Chambre  d'Angers  fut 
en  grande  partie  conservé  ;  cependant  l'office  de  président 
fut  donné  à  un  nouveau  titulaire,  Jean  Bréhier,  dont  le  trai- 
tement annuel  fut  porté  à  mille  livres ^  La  Chambre  du  Mans, 
après  la  mort  de  Charles  d'Anjou,  comte  du  Maine,  et  celle 
d'Aix,  après  l'annexion  de  la  Provence,  furent  également  main- 
tenues. Mais  Charles  VIII,  pour  des  motifs  difficiles  à  appré- 
cier, prononça,  au  mois  d'octobre  1483,  la  suppression  des 
deux  premières  et  leur  réunion  à  celle  de  Paris*.  La  Chambre 

'  Aich.  nat.,  JJ  208,  n"  83;  P  1334",  f"  1  (pièces justificatives,  n"  92). 

2  Arch.  nat.,  P  1334",  ï°^  46  v»,  93.  Cf.  les  registres  du  parlement,  Conseil, 
28  juin  1481.  La  formule  rectifiée  était  celle-ci  :  «  Si  donnons  en  mandement  à 
noz  amez  et  féaulx  conseilliers  les  chancelier  et  gens  de  nostre  grant  conseil, 
trésoriers  de  France,  généraulx  par  nous  ordonnés  sur  le  fait  et  gouvernement  de 
toutes  noz  finances,  senneschal  d'Anjou  ou  son  lieutenant,  et  à  tous  noz  justiciers 
et  officiers,  etc.  »  Cf.  la  formule  correspondante  dans  le  texte  primitif  (pièces 
justificatives,  n°  92). 

'  I/>i,L,  fos  8,  54  v">. 

*  La  proximité  des  villes  d'Angers  et  du  Mans  est  la  seule  raison  alléguée  par 
l'auteur  de  cette  suppression  :  «  Et  en  oultre,  pour  ce  que  nos  pays  d'Anjou  et  du 
Maine  sont  plus  proches  de  notre  bonne  ville  et  cité  de  Paris  que  plusieurs  au- 


460  ARCHIVES. 

d'Angers  fonctionna  jusqu'au  commencement  de  l'année  sui- 
vante, puisque  son  dernier  mémorial  s'arrête  au  14  jan- 
vier 1484  '.  En  février  1485,  une  partie  de  ses  archives, 
notamment  la  comptabilité,  fut  transportée  à  Paris  par  Imbert 
Luillier  et  Jean  Guillart,  clercs  délégués  par  les  gens  des 
comptes  ;  un  inventaire  en  fut  dressé  au  mois  de  mai  1487  K 
Le  reste  ne  fut  amené  qu'en  1492,  par  le  maître  auditeur 
Léonard  Baronnat  et  le  clerc  Guillaume  de  Sailly\  Cette  der- 
nière partie,  beaucoup  plus  considérable,  fut  inventoriée  en 
détail,  en  1541,  par  Michel  Tambonneau,  conseiller  du  Roi  et 
maître  ordinaire  des  comptes  \  Mais  le  travail  fut  fait  sans  au- 
cune méthode  :  on  prit  les  pièces  les  unes  après  les  autres, 
telles  qu'elles  avaient  été  empaquetées  ;  on  en  ht  une  analyse 
sommaire  et  souvent  inexacte;  on  les  numérota,  et  on  les  remit 
en  liasses  dans  le  même  ordre,  ou  plutôt  dans  le  même  désor- 
dre. Ces  liasses,  au  nombre  de  soixante,  remplirent,  avec  les 
registres  de  la  même  provenance,  treize  armoires  installées 


très  dont  les  receveurs  ont  accoiistumé  compter  en  notredite  Chambre  des  comptes 
à  Paris,  et  que  nous  avons  supprimé  et  aboli  les  Chambres  des  comptes  que 
notre  feu  seigneur  et  père  avoit  établies  es  villes  et  cités  d'Angers  et  du  Mans,.., 
nous,  pour  aucunement  relever  les  dessus  nommés  des  grandes  charges  et  affaires 
qu'ils  auront  dorénavant  à  cause  de  nos  pays  d'Anjou  et  du  Maine,  avons  fait 
et  créé  deux  maîtres  de  nos  comptes,  etc.  »  (Édit  du  24  octobre  1483. 

'  P  1334".  Une  seule  pièce  postérieure  a  été  ajoutée  à  la  fin  du  registre,  mais 
longtemps  après. 

-  P  1334"^.  Cet  inventaire,  précédé  d'une  table,  de  la  liste  des  élections  d'An- 
jou et  de  celle  des  recettes  répondant  à  la  Chambre  d'Angers,  comprend  beaucoup 
de  comptes  aujourd'hui  disparus. 

'  P  1334'^,  noie  finale.  Avant  d'opérer  ce  transport,  Léonard  Baronnat  dressa 
au  château  d'Angers,  le  27  janvier  1492,  un  inventaire  spécial  des  titres  con- 
cernant le  royaume  de  Sicile,  inventaire  qui  ne  se  trouve  plus  aux  Archives  natio- 
nales, mais  dont  il  existe  une  copie  dans  le  n»  902  des  mss.  Harley  conservés  au 
Musée  britannique.  (V.  Bi/>1.  de  l'École  des  chartes^  4'  série,  I,  100.) 

'  PP  33.  Les  comptes  inventoriés  en  1487  ne  figurent  pas  sur  ce  second  inven- 
taire, qui  comprend  un  seul  livre  de  dépenses,  et,  pêle-mêle,  les  mémoriaux,  les 
registres  de  chancellerie,  les  aveux,  les  hommages,  et  tout  le  trésor  des  chartes 
de  la  maison  d'Anjou.  Tambonneau  dressa  également,  pour  servir  aux  réclama- 
tions du  roi  de  France,  un  inventaire  des  pièces  relatives  au  royaume  de  Naples, 
disparu  comme  celui  de  naroimat.  (P  1354',  n»  8G1.) 


ORGANISATION  FINANCIERE.  161 

dans  une  salle  de  la  Chambre  de  Paris,  salle  qui  porta  depuis 
le  nom  de  chambre  d'Anjou.  C'est  seulement  de  nos  jours, 
en  1871,  que  le  riche  fonds  d'archives  formé  primitivement 
au  château  d'An^^ers,  et  conservé  maintenant  aux  Archives  de 
France,  a  été  trié,  classé,  et  que  les  titres  historiques  composant 
l'ancien  trésor  des  chartes  des  ducs  d'Anjou  ont  été  l'objet  d'un 
inventaire  raisonné  qui  permet  de  les  consulter   facilement  *. 

Si  chacun  des  États  du  roi  de  Sicile  avait  sa  Chambre  des 
comptes  particulière,  il  avait  de  même  son  administration 
financière,  son  budget,  ses  trésoriers  ;  cependant  la  dépense 
personnelle  du  prince  et  celle  de  sa  maison,  les  dons,  les  pen- 
sions, et  en  général  tous  les  frais  extraordinaires  étaient  or- 
donnés indifféremment  sur  les  revenus  de  l'Anjou,  de  la  Pro- 
vence ou  du  Barrois.  Chaque  année,  au  mois  d'octobre,  il 
arrêtait  avec  le  trésorier  d'Anjou  l'état  des  finances  du  duché, 
comprenant  les  recettes  et  les  dépenses  de  l'exercice  qui  s'ou- 
vrait. En  1456-57,  ce  budget  partiel  s'élevait  à  18,225  livres 
tournois  du  côté  de  l'actif,  et  à  19,812  livres  tournois  du  côté 
du  passif  ^  Lorsqu'il  y  avait,  comme  dans  ce  cas,  un  excédant 
de  dépense,  il  était  pris  sur  l'exercice  suivant.  11  était  difficile 
de  prévoir  au  juste  le  total  auquel  devaient  monter  certaines 
recettes,  et  alors  on  calculait  par  à  peu  près;  mais,  comme  les 
plus  importantes  étaient  affermées  ou  baillées  à  main  ferme,  cet 
inconvénient  n'existait  pas  pour  elles.  La  ferme  était  adjugée 
aux  enchères,  soit  pour  une,  soit  pour  plusieurs  années,  ordi- 


'  Ce  fonds,  réuni  en  trente-neuf  portefeuilles  portant  les  cotes  P  1334'  à 
P  1354  ^  comprend  une  foule  de  documents  de  première  importance  pour  l'histoire 
de  France,  d'Espagne  et  d'Italie,  depuis  1103  jusqu'en  1534.  On  peut  en  voir 
l'indication  sommaire  dans  Y  Inventaire  métftodu/iie  des  Archives  nationales,  col. 
339  ;  l'inventaire  particulier,  dressé  récemment,  n'est  pas  publié.  II  est  intéres- 
sant de  comparer  toute  cette  organisation  de  la  Chambre  des  comptes  d'Angers  et 
de  ses  archives  avec  celle  de  la  Chambre  de  Paris,  que  vient  de  mettre  en  lumière 
l'excellent  travail  de  M.  de  Boislisle    {^Chambre  des  comptes.  Notice  préliminaire). 

*  Arch.  nat.,  P  1334'',  f»  172  v».  Dans  cet  actif  n'est  pas  comprise  la  part 
allouée  au  duc  d'Anjou  sur  les  aides  levées  par  le  Roi  dans  son  duché,  part  qui 
était  de  la  moitié. 


462  ORGANISATION  FINANCIERE. 

nairement  à  un  habitant  du  pays  offrant  des  garanties  suffi- 
santes, ou  à  quelque  créancier  du  duc,  qui  se  trouvait  rem- 
boursé de  cette  manière.  Les  enchères  avaient  lieu  en  présence 
de  gens  des  comptes  et  d'autres  officiers;  les  chandelles  ou 
torches,  que  Ton  éteignait  au  moment  oii  était  prononcée 
l'adjudication ,  étaient  tenues  par  ces  agents  et  portées  au 
compte  du  dernier  enchérisseur.  Pour  les  fermes  qui  se  bail- 
laient de  trois  en  trois  ans  (et  c'était  le  plus  grand  nombre) , 
on  procédait  par  doublement  et  tierçoiement,  c'est-à-dire  qu'à 
la  fin  de  la  première  année  on  établissait  une  surenchère  pour 
la  seconde,  et  à  la  fin  de  celle-ci  une  nouvelle  surenchère  pour 
la  troisième.  Lorsque,  par  exception,  aucun  adjudicataire  ne 
se  présentait,  la  recette  était  perçue  «  en  la  main  du  roi  de 
Sicile  ))  par  ses  délégués.  Le  fermier  qui  ne  réglait  pas  son 
compte  au  bout  de  l'année  ne  devait  pas  être  admis  à  continuer 
l'exercice  de  sa  erme.  Ce  système  de  perception  était,  paraît-il, 
fort  avantageux  ;  car,  malgré  l'ordonnance  de  Louis  II,  qui  le 
désapprouvait,  il  fut  étendu  successivement  à  tous  les  genres 
d'impôts  et  de  revenus,  et  jusqu'au  produit  des  greffes  des  dif- 
férentes juridictions  de  l'Anjou,  dont  René  commanda  la  mise 
en  adjudication  en  1457,  à  l'exemple  du  roi  de  France,  qui 
venait  d'en  faire  autant  dans  tout  son  royaume  \  Les  princi- 
pales recettes  auxquelles  il  était  appliqué  sont  les  greniers  à 
sel,  la  traite  des  vins,  l'imposition  foraine  d'Anjou,  le  trespas 
de  Loire,  les  sceaux  et  le  tabellionnage,  les  entrées  et  les 
étalages  des  foires,  les  poids  des  halles,  le  minage,  les  péages 
et  pavages.  A  Beaufort,  on  affermait  même  le  produit  des 
((  devoirs  nobles  »  ,  tels  qu'épées,  éperons  dorés,  gants  blancs, 
longes  de  soie,  pains,  fromages,  etc.,  dus  au  duc  par  des 
gens  d'église  ou  des  chevaliers,  ainsi  que  la  «  nuitée  des 
anguilles  »  et  d'autres  droits  sur  les  ports  et  pêcheries.  Les 
herbages,  les  coupes  de  bois,  le  forestage  des  ardoisières 
étaient  dans  le  même  cas  ^  On  se  rappelle  que  Jeanne  de 

"  Arch.  nat.,  P  1334',  f»  2  v",  101  ;  P  1334%  f»  145;  P  1334»,  f°  140;  etc. 
Cf.  pièces  justificatives,  n"  3. 
2  Arch.  nat.,  P  1334 ■"•,  f**  3-13. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE.  463 

Laval  afferma  une  fois  tout  le  comté  de  Beaufort  en  bloc,  et 
que  son  mari,  vers  la  fin  de  sa  vie,  acensa  de  même  tous  les 
revenus  du  duché  de  Bar.  Les  fermiers,  s'ils  réalisaient  souvent 
des  bénéfices,  se  trouvaient  quelquefois  ruinés  par  les  événe- 
ments politiques.  Ainsi,  durant  la  guerre  de  Bretagne,  Louis  XI 
ayant  occupé  militairement  l'Anjou  et  fait  venir  une  quantité 
de  marchandises  dispensées  de  tout  droit,  le  produit  des  pré- 
vôtés et  péages  fut  réduit  à  rien,  et  René  se  vit  obligé  d'ac- 
corder une  modération  aux  adjudicataires  \ 

Les  fermiers  versaient  le  montant  de  leur  bail  entre  les 
mains  des  receveurs  ordinaires  du  duc,  établis  aux  résidences 
suivantes  :  Angers,  Saumur,  Baugé,  Loudun,  Mirebeau  et 
Beaufort.  Les  deux  premières  recettes  furent  réunies,  sous  le 
règne  du  roi  René,  entre  les  mains  d'un  même  titulaire,  qui 
prit  la  qualification  de  receveur  ordinaire  d'Anjou.  Les  terres 
qui  ne  dépendaient  pas  de  l'apanage  avaient  leur  receveur 
particulier,  portant  aussi  le  titre  de  châtelain.  Chacun  de  ces 
officiers  fournissait,  avant  d'entrer  en  fonctions ,  un  caution- 
nement assez  élevé  (de  500  à  1,000  livres  tournois),  et  retenait 
sur  son  compte  de  l'année  le  montant  de  ses  gages,  quand  les 
besoins  du  prince  ne  le  forçaient  pas  à  en  reporter  la  moitié 
sur  l'exercice  suivant.  Sa  mission  consistait  à  a  cuillir,  lever 
et  recevoir,  ou  faire  cuillir^  lever  et  recevoir  tous  les  deniers, 
cens,  rentes  et  autres  droiz  quelconques  appartenans  au  duc, 
et  à  contraindre  ou  faire  contraindre  par  toutes  voyes  deues 
et  raisonnables  touz  fermiers  et  autres  qui  devront  les  deniers, 
devoirs,  cens  et  rentes  dessusdits,  à  les  paier  aux  termes  et  en 
la  manière  acoustumée  '^  » .  Les  fonds  réunis  par  les  receveurs 
ordinaires  étaient  centralisés  par  un  trésorier  général.  Le  roi 
•  de  Sicile  avait  un  trésorier  pour  son  duché  d'Anjou  et  ses 
autres  terres  françaises,  et  un  second  trésorier  pour  la  Pro- 
vence. Le  premier  fut  d'abord  Etienne  Bernard,  dit  Moreau, 
puis  James  Louet,  dont  la  comptabilité  défectueuse  donna  lieu 

'  Arch.  nat.,  P  1334»,  i°  255  v°.  Marchegay,  Revue  de  V Anjou,  II,  195;  No- 
tices, p.  113-125. 

'  Arch.  nat.,  P  1334*,  f»  121  V. 


464  ORGANISATION  FINANCIERE. 

à  un  long  procès  par-devant  la  Chambre  d'Angers,  et  qui, 
menacé  de  la  destitution  ,  ne  l'évita  que  par  une  faveur  spé- 
ciale de  son  maître,  après  s'être  avoué  coupable.  Jean  Bernard, 
receveur  de  Baugé,  le  remplaça  en  1477,  et  versa  une  somme 
de  2,000  livres  pour  sa  caution.  Autorisé  d'abord  à  cumuler, 
il  dut  cependant  résigner  sa  recette  au  bout  de  deux  ans. 
René  avait  en  Provence  un  trésorier  beaucoup  plus  fidèle  que 
James  Louet  :  cet  officier,  Jean  Hardouin,  qui  avait  eu  pour 
prédécesseur  Pierre  de  Trongnon,  s'était  enrichi  dans  l'exer- 
cice de  sa  charge,  et,  devenu  vieux,  avait  conçu  des  scru- 
pules sur  la  manière  dont  il  s'était  acquitté  de  ses  devoirs; 
aussi  légua-t-il  au  prince  plusieurs  maisons,  jardins  et 
boutiques  qu'il  possédait  à  Tours,  à  côté  de  l'hôtellerie  des 
Trois-Rois ,  legs  qui  fut  accepté  et  que  son  fils  reconnut 
après  quelques  difficultés  \  Le  trésorier  n'encaissait  pas  seu- 
lement les  versements  des  receveurs  ordinaires,  mais  encore 
le  montant  des  aides,  dons  ou  pensions  octroyés  par  le  suze- 
rain au  duc  d'Anjou,  et,  en  général,  tous  les  fonds  touchés 
par  celui-ci.  Il  prenait  directement  ses  ordres  au  sujet  de  leur 
emploi  ;  il  payait  la  plupart  des  dépenses  à  la  charge  de 
l'État,  en  dressait  le  compte  annuel  en  regard  de  celui  des 
recettes,  et,  après  l'examen  des  pièces,  recevait,  s'il  y  avait 
lieu ,  une  décharge.  Les  receveurs  ne  pouvaient  disposer  d'au- 
cune somme  sans  son  autorisation.  Si  les  gens  des  comptes 
lui  ordonnaient  un  payement,  leur  mandement  devait  por- 
ter la  signature  du  président  de  la  Chambre  et  de  plusieurs 
membres  du  Conseil  ducal.  Enfin ,  les  officiers  de  finan- 
ces commissionnés  par  le  souverain  dans  le  duché  d'Anjou 
devaient  eux-mêmes  lui  soumettre  leurs  états  et  leurs  opéra- 
tions ^ 

La  dépense  personnelle  du  roi  de  Sicile,  tant  ordinaire  qu'ex- 
traordinaire, était  réglée  par  un  argentier  unique,  qui  recevait 
des  trésoriers  les  sommes  fixées  pour  cet  objet.  LWfice  d'argen- 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f"^  29  vo,  ;i2  ;  P  1334»,  fo  99  \o  ;  P  1334'°,  {°^  94  v», 
193;  etc. 
2  Arch.  nat.,  P  1334',  f"  51  ;  P  1334%  f°  1  v'';P  1334'»,  f"  94  \»  ;  etc. 


ORGANISATION  FINANCIÈRE.  465 

lier,  auquel  était  attribué  un  traitement  de  cent  livres,  eut  pour 
premiers  titulaires  Jean  de  Gbarnières,  Jean  Le  Rouge,  Olivier 
Haloret  et  Jacques  Chabot.  Celui-ci,  ayant  été  condamné  par  la 
Chambre  des  comptes  à  restituer  un  excédant  de  recettes  de 
1 ,0G1  livres  dont  il  n'avait  pas  fait  emploi,  etayant  ensuite  quitté 
la  cour,  fut  remplacé  en  1464  par  Antoine  Delacroix,  maître  des 
requêtes  de  l'hôtel,  qui  fournit  un  cautionnement  de  1,000  li- 
vres ' .  La  dépense  du  prince  passait  avant  toute  autre  ;  lui-même 
prescrivit  que  les  mandements  de  finances  ne  fussent  scellés 
par  son  chancelier  que  s'ils  portaient  cette  clause  :  «  Pourveu 
que  ce  soit  après  le  paiement  fait  des  sommes  ordonnées  et  à  or- 
donner par  ledit  seigneur  pour  le  fait  de  sa  despense  "".  »  Parla 
môme  lettre,  il  enjoignait  à  ses  agents  financiers  d'évaluer  toutes 
les  sommes  en  livres  tournois  lorsqu'elles  étaient  assignées  sur 
son  duché  d'Anjou,  en  florins  s'il  s'agissait  de  la  Provence,  et 
en  écus  francs  ou  en  florins  du  Rhin  s'il  s'agissait  du  Barrois^ 

'  Arch.  nat.,  P  1334Sfo  36;  P  1334',  f°«  129,  132  ;  P  1334«,  f»  91  v». 

2  Arch.  nat.,  P  1334»,  f»  218. 

'  Les  monnaies  qui  avaient  cours  en  Anjou  étaient  uniquement  celles  du  roi  de 
France.  Philippe  le  Long,  en  1319,  avait  racheté  à  son  oncle  Charles  de  Valois, 
comte  d'Anjou,  le  privilège  de  battre  monnaie  ;  mais  Angers  avait  conservé  un 
établissement  monétaire.  L'écu  d'or  angevin  ou  français  valait,  en  1451,  27  sols 
tournois;  en  1471,  27  sols  6  deniers;  en  1474,  30  sols  3  deniers.  Cet  écu  était 
usité  dans  le  duché  de  Bar  concurremment  avec  le  florin  du  Rhin,  monnaie  lor- 
raine et  allemande,  que  le  duc  de  Lorraine  avait  le  droit  de  fabriquer  à  son  coin, 
comme  le  montre  l'acte  d'investiture  de  1434.  En  Provence,  on  se  servait  de  florins 
d'or  valant  IG  sols  tournois  en  1147,  15  sols  en  1452,  de  gros  d'argent  valant 
15  deniers,  et  de  patacs  en  billon  valant  2  deniers  environ.  René  avait  dans  ce 
pays  deux  ateliers  monétaires,  l'un  à  Aix,  l'autre  à  Tarascon,  dirigés  chacun  par 
plusieurs  maîtres  et  gardiens.  Mais  plusieurs  monnaies  étrangères  avaient  cours 
dans  le  comté.  La  valeur  respective  des  unes  et  des  autres  fut  fixée  par  le  conseil 
du  roi  de  Sicile  le  2  janvier  1479.  A  Naples,  ce  prince  forgea  des  carlinsct  d'antres 
pièces  d'argent  semblables  à  celles  des  rois  précédents  ;  en  Aragon  également.  On 
trouvera  la  description  de  ces  différentes  monnaies  et  des  renseignements  sur  leur 
valeur  dans  Papon  (IIL  614)  et  dansles  Exlialts  des  comptes  et  mémoriaux  (n«"'4C5, 
683,  etc.).  Le  cabinet  des  médailles  de  Paris  en  conserve  cinq  spécimens  :  un  demi 
écu  ou  florin  provençal,  un  gros,  frappé  à  Tarascon,  et  trois  dou/.aius  ou  patacs, 
portant  tous  son  nom,  ses  titres  et  ses  armes.  (Arch.  nat.,  K  IGG,  n»  135;  KK  1 1  IG, 
f°  535;  P  1334'",  f"  5  v»,  etc.;  Arch.  des  Boucbes-du-Rhone,  B  273,  f°  193  v"  ; 
B  18,  fo  181  \°.  Cab.  des  médaUlcs,  n»>*  2725-2729.) 

30 


466  ORGANISATION  FINANCIERE. 

La  reine  de  Sicile  avait  son  argentier  particulier  :  Jean  Gar- 
not,  qui  était  pourvu  de  cette  fonction,  passa  ensuite  au  ser- 
vice de"  son  mari,  et  eut  pour  successeurs  Jean  Legay,  puis 
Jean  Bréhier.  La  dépense  ordinaire  de  cette  princesse  était 
fixée,  en  1448,  à  1,250  florins  par  mois;  celle  du  roi  s'élevait 
à;lamême  somme.  La  dépense  extraordinaire  n'était  que  de 
850  florins  ;  l'argentier  en  soumettait  le  compte  à  la  signature 
de  son  maître  tous  les  samedis,  et  chaque  article  de  ce  compte 
devait  être  certifié,  selon  son  objet,  par  un  chambellan,  un 
maître  d'hôtel  ou  un  des  écuyers  de  service.  Enfin  le  roi  et  la 
reine  avaient  chacun  leur  chambre  aux  deniers,  composée  d'un 
maître,  d'un  contrôleur  et  de  plusieurs  clercs,  et  chargée  de 
tenir  la  comptabilité  spéciale  de  leur  hôtel,  embrassant  les 
gages  des  employés  et  serviteurs,  les  fournitures,  etc.  \ 

Au-dessus  de  tout  le  personnel  qui  vient  d'être  énuméré, 
et  pour  assurer  l'intégrité  de  son  administration,  René  avait 
placé  une  sorte  d'inspecteur  général  appelé  à  surveiller  la 
gestion  des  finances  de  ses  divers  États.  Ce  fonctionnaire 
avait  le  titre  de  «  général  conseiller  »,  emprunté  à  l'admi- 
nistration royale.  Il  devait  contrôler  la  réception  et  la  dis- 
tribution des  deniers,  provoquer  la  reddition  des  comptes  et 
le  recouvrement  des  reliquats,  examiner  les  lettres  ou  man- 
dements obtenus  par  les  particuliers  au  préjudice  du  do- 
maine, ajouter  à  ces  actes  une  attache  en  parchemin  revêtue  de 
son  sceau  et  de  sa  signature,  et  renfermant  son  consentement 
avec  ou  sans  conditions,  fixer  enfin  les  indemnités  et  les  frais 
de  voyage  des  gens  de  la  cour.  En  1458,  Jean  Huet,  proto- 
notaire  du  saint-siége,  administrateur  de  l'église  de  Toulon, 
fut  choisi  pour  exercer  cet  emploi  supérieur,  tant  à  cause  de 
ses  relations  intimes  avec  le  roi  de  Sicile  qu'en  raison  de  sa 
clairvoyance  et  de  son  expérience  en  matièi'e  financière  ".  Huit 
ans  après,  Jean  Alardeau,  évêque  de  Marseille,  ancien  secré- 
taire du  môme  prince,  fut  nommé  à  son  tour  «  générai  des 

'  Ari-h.  nat.,  P  l33i',  f"  103;  P  1334'%  1"  174;   1>  13341%  f««  3  4,  17,  etc. 
*  Arch.  nat.,  I'  133 i',  f"  12;  pièces  justificatives,  n»  42, 


IMPOTS.  467 

finances  »  avec  des  attributions  analogues.  Les  actes  soumis  à 
sa  vérification  durent  porter,  avec  son  attache,  la  signature 
d'un  secrétaire  spécial,  seul  autorisé  à  les  rédiger;  ce  secré- 
taire fut  Pierre  Le  Roy ,  dit  Benjamin,  conseiller  intime  \ 

11  ne  suffisait  pas  à  René  de  mettre  l'ordre  dans  ses 
finances  ;  il  songeait  à  organiser  d'une  manière  plus  équi- 
table la  répartition  des  imptMs  et  à  diminuer  les  lourdes 
charges  que  le  pays  d'Anjou  avait  à  supporter.  Lui-même  y 
était  intéressé;  car,  suivant  la  maxime  qu'il  professait,  «  de 
tant  que  le  peuple  est  plus  riche,  le  trésor  du  roy  en  est  plus 
grant^».  Ces  paroles,  dignes  de  Sully,  se  trouvent  dans  un 
long  rapport  qu'il  rédigea,  en  1450,  avec  ses  gens  des  comp- 
tes, pour  demander  à  Charles  VII  l'allégement  des  contribu- 
tions qui  pesaient  sur  son  duché  ;  mémoire  des  plus  impor- 
tants, qui  nous  montre  à  la  fois  la  triste  situation  de  l'Anjou 
et  du  Maine  à  son  avènement,  la  part  .d'autorité  et  de  profits 
que  le  suzerain  conservait  dans  les  pays  d'apanage ,  et  les 
efforts  réitérés  tentés  par  le  bon  roi  de  Sicile  pour  soulager 
ses  sujets.  Les  principaux  points  de  sa  requête  portent  sur  la 
traite  des  vins,  les  aides  et  les  tailles.  Chacun  de  ces  impôts 
était  perçu  pour  le  compte  du  roi  de  France,  qui,  par  pure  fa- 
veur, en  abandonnait  une  partie  au  duc  d'Anjou.  Celui-ci  avait, 
de  plus,  le  droit  de  nommer  aux  offices  royaux  du  duché,  no- 
tamment aux  offices  d'élus;  mais  ce  droit  n'était  pas  toujours 
respecté  par  le  pouvoir  central,  qui  déléguait  parfois  des  com- 
missaires étrangers,  peu  disposés  à  la  modération.  Les  Ange- 
vins étaient  presque  ruinés  depuis  l'invasion  anglaise,  qui 
s'était  arrêtée  à  leurs  portes  ;  leur  province,  devenue  pays  de 
frontière,  avait  eu  à  endurer  tous  les  maux  de  la  guerre,  les 
appatis,  le  pillage,  le  dépeuplement.  Avant  ces  malheurs,  elle 
ne  payait  au  fisc,  année  moyenne,  que  20  ou  25,000  francs 
de  tailles,  levés  par  les  élus;  depuis,  par  suite  de  l'établisse- 
ment de  contiibutions  extraordinaires  ,  elle  avait  à  payer 
chaque  année,  malgré  sa  misère,  120,000  francs,  sans  compter 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f"  150;  pièces  justificatives,  u"  57. 
*  Arch.  nat.,  P  1334%  P  42  v». 


468  IMPOTS. 

les  gabelles  \  La  plus  onéreuse  de  ces  contribulions  était 
la  traite  des  vins,  droit  d'exportation  qui  frappait  tous  les 
vins  sortant  de  l'Anjou,  et  fixé  à  vingt  sols  par  pipe  (charge 
de  quatre  chevaux).  Elle  avait  été  imposée  par  le  Roi , 
du  consentement  de  la  reine  Yolande,  au  moment  de  la  plus 
grande  détresse  de  la  monarchie,  mais  pour  un  temps  limité, 
et  avec  promesse  de  la  supprimer  bientôt.  Elle  subsista  cepen- 
dant; il  en  résulta  que  les  vignobles,  qui  formaient  déjà  la 
principale  richesse  de  cette  contrée,  furent  laissés  à  moitié  en 
friche,  que  la  production  diminua,  que  l'exportation  devint 
nulle,  que  le  vin  se  vendit  à  vil  prix,  sans  aucun  profit  pour 
les  propriétaires  et  cultivateurs,  et  que  le  produit  de  la  traite 
elle-même  tomba  de  30  ou  35,000  francs  à  15  ou  20,000.  La 
perte  causée  aux  habitants  par  cette  malencontreuse  mesure 
est  évaluée  à  100,000  francs  par  an  dans  le  mémoire  du  roi 
de  Sicile  ;  aussi  demande-t-il  avec  insistance  que  la  traite  soit 
abattue  et  ne  soit  plus  levée  que  jusqu'à  la  fin  de  l'année  cou- 
rante. Au  sujet  des  aides  ordinaires,  il  prie  le  Roi  de  rempla- 
cer cet  impôt  mal  réparti,  mal  perçu,  par  une  taille  régulière, 
ou  sinon  de  le  limiter  à  un  maximum  déterminé  :  en  effet,  les 
fermiers,  les  sergents  commis  à  son  assiette  et  à  son  recouvre- 
ment vivaient  aux  dépens  du  peuple,  vexaient  les  pauvres  la- 
boureurs, leur  faisaient  perdre  leur  temps  en  procès,  les  in- 
duisaient à  prêter  de  faux  serments  ,  pratique  abominable, 
mais  qui  leur  semblait,  en  pareille  matière,  une  légère  pecca- 
dille. Quant  aux  tailles,  il  réclame  que  le  soin  de  les  imposer 
soit  réservé  aux  élus,  à  l'exclusion  des  commissaires  et  des 
gens  de  finances  qui,  pour  une  heure  de  vérification  dans 
chaque  élection,  prélèvent  sur  le  duché,  à  leur  profit,  au  moins 
2,000  francs  par  an  ;  que  ces  tailles  soient  réduites,  et  que  nul 
surcroit  ne  soit  ajouté  au  ])rincipal  ;  que  les  cotes  et  portions 
des  différentes  élections  soient  réparties  équitablement  et  en 
sa  présence;  que  les  receveurs  soient  pris  parmi  ses  sujets  et 
parmi  les  individus   «ayant  l'œil  à  supporter  et  à  entendre 

'  Sur  CCS    120,000  francs,  18,000  seulement  étuient  laissés  au  duc,  quoiqu'il 
eùl  le  droit  d'eu  prendre  davantage. 


IMPOTS.  469 

gracieusement  le  pouvre  pueple  »  ;  qu'enfin  la  part  allouée  à 
ses  prédécesseurs  sur  cet  impôt,  aussi  bien  que  sur  les  aides, 
lui  soit  exactement  remise.  Pour  mieux  toucher  le  cœur  du 
Roi,  il  lui  trace  un  tableau  attendrissant  des  misères  qu'il  a 
sous  les  yeux  :  la  mortalité,  l'émigration,  ont  enlevé  au  pavs 
la  meilleure  portion  de  ses  habitants;  ceux  qui  restent  couchent 
sur  la  paille,  vont  à  moitié  nus,  meurent  de  faim  et  s'assem- 
blent en  grandes  compagnies  pour  aller  mendier  par  les  vil- 
les ;  devant  son  château  d'Angers,  il  en  vient  tous  les  jours 
près  d'un  millier,  «  en  si  piteux  estât  que  chascun  en  devroit 
avoir  compassion»  ;  les  marchés  sont  encombrés  d'instruments 
de  travail,  dont  les  ouvriers,  les  cultivateurs  se  sont  défaits 
pour  un  peu  d'argent.  Énms  de  tant  d'infortunes,  le  clergé, 
la  noblesse,  la  bourgeoisie  l'ont  supplié  d'intervenir  auprès 
du  souverain  ;  il  leur  a  promis  de  le  faire  et  de  tout  mettre  en 
œuvre  pour  obtenir  gain  de  cause.  Que  le  Roi  se  souvienne 
de  la  loyauté,  du  dévouement  qu'il  a  rencontré  chez  les  mem- 
bres de  la  maison  d'Anjou  ;  qu'il  considère  que  cette  province 
est  celle  qui  a  opposé  une  barrière  infranchissable  à  l'invasion, 
et  qu'il  ne  laisse  pas  consommer  sa  ruine.  «  En  ce  faisant, 
dit-il  pour  terminer,  le  Roy  fera  raison  et  justice,  ce  qu'il  est 
tenu  et  doit  faire,  acquitera  sa  conscience  envers  le  peuple 
du  pays,  ainsi  destruit  que  dit  est,  dont  non  seulement  les 
pouvres,  esquelx  doit  estre  pitié  et  compassion,  mais  touz 
bons  catholiques  pour  charité  doivent  estre  dolens  et  desplai- 
sans.  Et  quant  ledit  pais  d'Anjou  sera  mieulx  en  point  et  plus 
aysé  qu'il  n'est,  toujours  s'en  pourra  aider  le  Roy  à  son  plai- 
sir, comme  il  a  fait  jusques  ycy  \  » 

<  Arch.  nat.,  P  1334%  f°=  38-42.  Le  texte  du  mémoire  a  été  publié  par 
M.  Marchegay  {Archives' d'Jnjoii,  II,  305).  Cet  érudit  a  reproduit  en  même  temps 
quelques  extraits  des  comptes  de  la  cloison  d'Angers  montrant  que  les  doléances 
de  René  furent  écrites  par  Pierre  Guyot,  lieutenant  de  la  ville,  qui  reçut  pour 
sa  peine  une  somme  de  quinze  livres;  que  la  rédaction  fut  soumise  au  prince 
dans  son  château  de  Saumur;  que  la  minute  fut  mise  au  net  par  Guillaume 
Rayneau,  clerc  de  la  Chambre  des  comptes,  moyennant  un  salaire  de  dix  livres; 
enfin  qu'une  indenuiité  de  trois  cent  vingt  livres  fut  allouée  aux  personnages  qui 
se  joignirent  au  roi  de  Sicile  pour  aller  remontrer  à  Charles  Vil  l'état  de  l'Anjou. 


470  IMPOTS. 

Ce  ferme  langage  n'obtint  qu'un  demi-succès.  La  situa- 
tion du  royaume,  à  la  fin  de  l'année  i  4S0,  coiinnençait  à  peine 
à  se  consolider;  les  finances  royales  n'étaient  pas  rétablies,  et 
la  guerre  continuait  encore  à  les  épuiser.  René,  qui  s'était 
rendu  à  Tours  auprès  de  Charles  VII,  pour  appuyer,  avec 
l'élite  de  ses  conseillers,  les  conclusions  de  son  mémoire,  reçut 
d'abord  une  réponse  peu  satisfaisante.  Le  grand  conseil  royal 
décida  qu'on  ouvrirait  une  enquête  au  sujet  des  inconvénients 
de  la  traite  ;  que  le  remplacement  des  aides  par  une  taille 
équivalente  serait  plus  nuisible  qu'utile;  que  ces  tailles  se- 
raient réduites  de  moitié  pour  l'année  courante,  en  Anjou  comme 
dans  tous  les  autres  pays  de  Languedoil,  mais  que  les  élus 
seraient  assistés  comme  auparavant  par  des  commissaires,  et 
que,  ces  élus  étant  nommés  par  le  roi  de  Sicile  et  possédant, 
par  conséquent,  sa  confiance,  la  répartition  des  cotes  pouvait 
se  faire  sans  lui  \  Le  prince  répliqua  et  développa  de  nouveau 
ses  raisons.  Il  déclara,  au  sujet  des  tailles,  que,  puisque  l'on  se 
contentait  d'en  supprimer  nne  moitié,  il  renonçait,  lui,  à  l'au- 
tre moitié,  qui  lui  revenait  par  don  du  Roi,  afin  de  venir  en 
aide  à  son  peuple;  «car  il  aimeroit  mieulx  fort  endurer  qu'il 
nedonnast,  à  son  povoir,  soullégement  à  ses  pouvres  sub- 
giects  -.  »  Si  Ton  songe  aux  embarras  financiers  créés  au  duc 
d'Anjou  par  les  événements,  ce  trait  prend  des  proportions 
véritablement  grandes  :  aucun  de  ceux  que  l'histoire  a  jus- 
qu'à présent  répétés  à  sa  louange  ne  démontre  avec  autant 
d'évidence  sa  générosité,  sa  bonté  légendaire.  Non  content  de 
l'épliquer,  il  proposa  au  Roi  une  nouvelle  combinaison  pour 
la  perception  des  sommes  imposées  sur  le  duché,  et  lui  prouva 
par  des  chiffres  que,  si  elle  était  adoptée,  les  habitants  au- 
raient neuf  mille  francs  de  moins  à  payer,  sans  que  la  recette 
du  fisc  fût  diminuée  d'un  denier.  Il  demanda  aussi  que  la 
taille  des  gens  d'armes,  qui  était  de  cinquante-trois  mille 
francs,  correspondant  à  cent  quarante  lances,  fût  levée  gra- 
tuitement par  les  élus  et  les  conunissaires,  offrant  de  donner  à 

'   Arch.  nat.,  P  1334 S  f°  43  v". 
-  J6id.,  f»«  43,  47  vo,  48. 


IMPOTS.  471 

chacun  d'eux,  sur  sa  propre  cassette,  une  indemnité  de  cent 
écus  d'or.  On  pouvait  au  moins,  pour  diminuer  les  frais,  per- 
cevoir cette  taille  en  même  temps  que  la  taille  ordinaire  ou 
taille  du  Roi.  C'est  ce  qui  eut  lieu,  en  effet,  et  l'impôt  dii-ect 
se  trouva  ainsi  allégé  de  plusieurs  façons  pour  l'année  1 451  '. 

Quant  aux  aides  et  à  la  traite,  malgré  de  nouvelles  requêtes 
formulées  par  les  trois  états  de  la  province,  malgré  les  dé- 
marches du  sire  de  Loué  et  du  chancelier  Fournier,  que  René 
députa  au  Roi  en  14S2,  avec  une  délégation  de  clercs  et  de 
marchands,  malgré  les  promesses  de  Charles  VII,  qui  répon- 
dit directement  à  son  beau-frère  en  l'assurant  de  sa  bonne  vo- 
lonté ^  ils  subsistèrent.  René,  en  poursuivant  leur  suppression, 
montrait  d'autant  plus  de  désintéressement,  que  la  moitié  de 
leur  produit  lui  revenait  également.  La  totalité  de  la  traite  lui 
ut  cédée  plus  tard  par  Louis  XI,  ainsi  qu'on  l'a  vu  plus  haut . 
Cet  impôt  fut  affermé  comme  les  autres;  mais  les  nombreux 
passages  francs  accordés  par  le  Roi  ou  par  le  duc,  les  guerres 
de  Bretagne,  qui  supprimaient  toute  exportation  du  côté  de  ce 
pays,  en  firent  tomber  la  valeur  si  bas,  que  les  fermiers  de- 
vinrent difficiles  à  trouver,  et  qu'il  fallut,  en  1477,  le  lever 
«  en  la  main  du  Roi  » ,  par  l'entremise  d'un  contrôleur  spé- 
cial. La  traite  des  vins  d'Anjou  fut  perçue  pendant  fort  long- 
temps ;  François  I  et  ses  successeurs  en  ordonnèrent  plu- 
sieurs fois  le  maintien  ^ 

Trois  autres  contributions  indirectes  d'un  caractère  local 
frappaient  en  même  temps  les  habitants  de  l'Anjou,  et  por- 
taient, non  plus  sur  un   produit,  mais  sur  le  commerce  en 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f""  47,  48.  Les  tailles  de  l'Anjou  s'élevèrent,  cette  année- 
là,  à  Gl  ,000  livres,  réparties  comme  il  suit  • 

V!,,     ..       ,, .  (     Taille  des  gens  d'armes.     33,500 

Election  d  Angers.  ^  •„      ,     „  ■  ,'    „,. 

(      1  aille  du  Koi 4,000 

,«,,,.,    c  (     Taille  des  cens  d'armes.       5,900 

Election  de  Saumur.  ^   .  ' 

(      1  aille  du  noi 1,600 

^,      .       .    ,       ,         (     Taille  des  gens  d'armes.      13,(i00 

Election  de  Loudun.         „  ...      ,    "„  .  o  znn 

i     Taule  du  Koi 2,400 

C  1,000 

2  Arch.  nat.,  P  1334%  f»  31  ;  P  1334%  f°  132.  Marchegay,  loc.  cit. 

^  Arch.  nat.,  P  1334'%  f"  105,  110;  J  747,  n«^  1-5;  K  1144;  etc. 


472  IMPOTS. 

général  :  la  cloison,  le  trespas  de  Loire,  l'imposition  foraine. 
La  cloison,  qui  était  un  droit  d'octroi,  avait  été  établie  en 
1373  par  Pierre  d'Avoir,  sénéchal  de  Louis  I,  pour  aider  à 
l'entretien  et  à  la  réparation  des  remparts  de  la  cité  d'Angers, 
menacée  par  les  Anglais.  Les  bourgeois  avaient  eux-mêmes 
concouru  à  l'organiser  et  à  tarifer  les  marchandises  qui  en- 
traient dans  leurs  murs  ^  Cette  taxe,  imposée  d'abord  pour 
un  an,  fut  prolongée  et  finit  par  prendre  racine  ;  mais  le  re- 
venu qu'elle  produisait  n'était  pas  toujours  employé  au  même 
usage.  Elle  était  prélevée  à  Angers  par  trois  receveurs,  dont 
l'un  avait  dans  son  arrondissement  les  portes  de  Saint-Aubin, 
de  Saint-Michel,  de  la  Toussaint,  et  la  partie  de  la  quinte  ou 
banlieue  la  plus  rapprochée;  le  second,  la  porte  de  Saint- 
Nicolas  et  la  porte  Léonnaise,  avec  le  reste  de  la  quinte  ; 
le  troisième,  l'important  passage  des  Ponts-de-Cé.  Les  che- 
vaux -et  le  poisson  d'eau  douce  payaient  un  octroi  à  part;  le 
poisson  de  mer  frais  était  exempt  ^.  Certaines  catégories  de 
personnes,  comme  les  officiers  et  ouvriers  de  la  monnaie  d'An- 
gers, ne  devaient  aucun  droit  d'entrée  pour  les  denrées  qu'ils 
introduisaient  dans  la  ville  ^  En  1459,  les  marchands  et  d'au- 
tres habitants  présentèrent  au  conseil  ducal  une  requête  ten- 
dant à  faire  intervenir  une  délégation  de  douze  d'entre  eux  dans 
la  perception  et  la  répartition  des  deniers  delà  cloison,  ainsi 
que  dans  l'examen  des  comptes  des  receveurs.  Ces  demandes 
furent  accordées  avec  d'autant  plus  de  facilité,  que  la  Chambre 
avait  déjà  l'habitude  d'ouïr  les  comptes  en  présence  des  gens 
de  la  ville;  seulement  on  n'admit  que  deux  commissaires  en 
titre,  et  l'on  autorisa  tous  les  autres  à  les  assister  à  leurs 
dépens.  Effectivement,  dans  les  années  suivantes,  la  ferme  de 
la  cloison  fut  adjugée  devant  un  grand  nombre  d'habitants  et 
de  leur  consentement.  Ils  réclamaient  en  même  temps  l'im- 
munité pour  les  produits  de  leurs  héritages  et  l'application  de 

'   M.  Marcliegay  a  puljlié,  d'après  les  registres  de  la  cloison  d'Angers,  le  tarif 
de  cet  impôt  et  plusieurs  textes  qui  s'y  rapportent.  (Notices,  p.  421  et  suiv. 
^  Arch.  liât.,  P  1334S  f  80. 
3  J6id.,  ï"  14G  vo. 


IMPOTS.  47;{ 

tout  le  revenu  des  octrois,  montant  à  peu  près  à  quarante-cinq 
mille  livres  par  an,  aux  réparations  de  la  cité  :  mais,  sur  ces 
deux  points,  ils  n'obtinrent  que  des  promesses,  comme  on 
peut  le  voir  par  les  réponses  du  conseil  '.  La  cloison  d'An- 
gers fut  maintenue  par  la  charte  communale  concédée  en 
1475.  La  ville  de  Saumur  avait  aussi  sa  cloison,  affectée  à 
l'entretien  des  fortifications.  René  en  fit  saisir  la  recette, 
parce  qu'il  ne  pouvait  se  faire  payer  d'une  rente  de  cent 
livres  que  lui  devaient  les  bourgeois  du  lieu,  et  qu'ils  refu- 
saient de  faire  des  réparations  à  la  citadelle  :  il  s'ensuivit  un 
procès  au  parlement,  qui  se  termina,  en  1462,  par  un  accord 
amiable,  moyennant  le  remboursement  d'une  somme  de  trois 
cents  écus  d'or  au  trésor  ducaP. 

Le  trespas  de  Loire  était  un  subside  ordonné  par  le  conné- 
table du  Guesclin,  en  1370,  dans  le  but  de  fournir  les  deniers 
nécessaires  au  rachat  du  fort  de  Saint-Maur,  occupé  par  les 
Anglais.  Toutes  les  marchandises  montant ,  descendant  ou 
traversant  le  fleuve  entre  Candes  et  Champtoceaux  y  étaient 
soumises  •\  Les  marchands  qui  fréquentaient  la  Loire  se  char- 
gèrent, peu  après,  de  payer  la  somme  qui  restait  due  par  le 
connétable,  et  qui  montait  à  seize  mille  francs  d'or;  ils  perçu- 
rent alors  le  trespas  eux-mêmes,  afin  de  recouvrer  leurs  avances. 
Mais  ensuite  la  reine  de  Sicile  obtint  d'eux  la  prolongation  de 
cet  impôt,  en  vue  de  l'entretien  de  ses  châteaux-forts  et  de  la 
défense  du  pays.  Elle  le  leva  désormais  pour  son  compte,  en 
réduisant,  toutefois,  les  tarifs   antérieurs.    Bientôt  les   mar- 


'   Airh.  nat.,  P  133i',  f»  G8  (pièces  justificatives,  n»  45);  P  1334»,  1«  107  v" 

-  Arch.  liai.,  P  133i^  f»  121;  P  133i»,  f»  111. 

^  «  Mémoire  que  Tan  ccc  lxx,  ou  mois  de  décembre,  mons''  Bertrand  de 
Guesclin,  oonnestable  de  France  et  lieutenant  du  Roy  nostre  sire,  ordonna  certain 
subside,  trespas  ou  acqulct  sur  les  marchandises  monlans,  descendans  et  traversans 
par  la  rivière  de  Loire  entre  Cande  et  Chasleo;iux,  pour  paier  certaine  somme 
promise  et  accordée  à  Jehan  Le  Ersoualle,  anglois,  et  à  ses  compaignons,  ennemis 
du  royaume,  pour  rendre  et  délivrer  le  fort  de  Sainl-Mor  sur  ladite  rivière  de 
Loire,  ([u'il/.  tenoient  alors,  lequel  accpiict  on  subside  fut  tel.  »  Suivent  le  tarif  et 
l'historique  du  tresjnu.  (Arch.  nat.,  P  133i-,  n°  7,  l"'^  iO  v  et  suiv.  Marcliegay, 
Archives  d'Anjou,  II,  287.) 


474  IMPOTS. 

chauds  ne  voulurent  plus  entendre  parler  d'aucun  droit  de  tran- 
sit et  se  firent  donner  à  deux  reprises,  en  1438  et  1448,  des 
lettres  d'abolition  signées  de  Charles  VIL  La  seconde  fois,  le 
trespas  l'échappa  belle  :  Piei-re  Godeau,  lieutenant  du  Roi  à 
Tours,  se  transporta  à  Angers  pour  faire  exécuter  l'ordon- 
nance de  son  maître;  cependant,  comme  elle  ne  proscrivait 
que  les  taxes  établies  depuis  moins  de  soixante-dix  ans,  le 
procureur  d'Anjou  et  les  gens  des  comptes  prouvèrent  que 
l'origine  de  celle-ci  était  de  quelques  années  plus  ancienne, 
et  leur  opposition  triompha.  Le  lieutenant  voulut  se  venger 
sur  la  cloison  et  la  déclara  supprimée,  sous  prétexte  qu'elle 
était  trop  jeune;  mais  il  se  trompait,  et  les  deux  contributions 
furent  maintenues'.  Les  marchands  se  réunirent,  quelque  temps 
après,  en  assemblée  générale,  et  leur  procureur,  Etienne  Le- 
breton,  octroya  de  leur  part  au  roi  de  Sicile  la  faculté  de  con- 
tinuer à  percevoir  l'une  et  l'autre.  Seulement  il  leur  fut  servi 
une  pension  de  six  cents  livres  sur  les  deniers  du  trespas^  et 
le  reste  fut  appliqué  à  la  réparation  des  ponts  ^.  Cet  impôt 
était  si  bien  entré  dans  les  habitudes  du  pays,  qu'il  a  sub- 
sisté jusqu'à  la  Révolution  française. 

L'imposition  foraine  était  un  droit  exigé  «  de  toutes  denrées 
et  marchandises  menées,  tant  par  eau  que  par  terre,  es  pays 
oîi  le  Roy  ne  prend  nulles  aydes  ^  » ,  c'est-à-dire  traversant 
l'Anjou  pour  sortir  de  France.  Elle  fut  d'abord  baillée  à 
feime  par  les  élus,  plus  tard  par  les  gens  de  René,  à  qui  elle 
avait  été  donnée  par  Charles  VII,  puis  par  ceux  de  Jeanne 
de  Laval,  à  qui  son  mari  la  céda  à  son  tour.  L'imposition 
foraine  se  percevait  au  profit  du  roi  de  Sicile  jusque  dans  le 
Maine,  même  après  la  cession  de  cette  province  à  Charles 
d'Anjou,  Les  princes  amis  de  René  étaient  quelquefois  dis- 


'  Arch.  nat.,  P  1335,  n°  121. 

2  Arch.  nat.,  P  1334'',  f"  117  v».  Le  consentement  des  marchands  l'ut  renou- 
velé à  différentes  époques,  ce  ([ui  ne  les  empêcha  pas  de  chercher  des  difficultés  et 
d'intenter  des  jjrocès  à  ce  sujet.  Cf.  lùid.,  f"  151;  P  1334\  f"'^  ■'16  v",  77, 
105;    etc. 

'  Arch.  nat.,  P  1331%  f"  198  v«. 


IMPOTS.  47S 

pensés  de  l'acquitter  :  ainsi  le  duc  de  Bretagne  obtint  de 
passer  en  franchise  une  charge  de  draps  de  soie  et  de  laine 
qu'il  faisait  venir  de  France  pour  la  garde-robe  de  sa  femme. 
Des  marchands  espagnols,  revenant  de  Paris  et  s'en  retournant 
dans  leur  patrie,  reçurent  une  faveur  du  même  genre,  en 
considération  de  l'alliance  des  rois  de  Castille  et  de  Sicile. 
Cette  contribution  survécut  aussi  très-longtemps  à  l'annexion 
du  duché  d'Anjou  *. 

Indépendamment  de  ces  impôts  indirects,  un  droit  de  pa- 
tente atteignait  le  commerce  de  l'Anjou  comme  celui  des 
autres  provinces.  Il  faisait  partie  des  recettes  des  prévôts 
établis  dans  chaque  seigneurie,  et  portait  le  nom  de  dioit  de 
fe?iestrage,\)8irce  que  tout  habitant  tenant  fenêtre  ouverte  pour 
étaler  des  marchandises  y  était  soumis.  Ce  droit  fixe,  qui  était, 
dans  plusieurs  locahtés,  d'une  maille  par  semaine,  se  compli- 
quait de  droits  supplémentaires  payés  pour  la  visite  annuelle 
des  poids  et  mesures,  l'étalage  aux  halles,  la  sortie  des  den- 
rées vendues,  etc.  Chacun  des  étaux  des  halles  d'Angers  était 
frappé  d'une  taxe  proportionnée  à  la  nature  des  marchandises 
qu'on  y  exposait  ;  cette  taxe  était  minime^  mais  elle  était  sou- 
vent doublée  à  l'époque  des  foires  '\  Enfin,  notre  troisième, 
genre  de  contributions,  l'enregistrement,  était  aussi  repré- 

•  Arch.  nat.,  P  1334\  f««  62,  IIG,  19t  v";  P  1334',  f°«  «56,  205.    . 

-  Arch.  uat.,  P  1334%  f"*  73,  90  v».  Le  tarif  «  des  estallaiges  du  poys  des 
halles  d'Angiers  »  peiil  donner  l'idée  de  ce  qu'était  généralement  cette  redevance, 
et  en  même  temps  delà  variété  des  marchandises  qui  se  débitaient  là.  Les  drapiers, 
pelletiers,  changeurs,  poivriers,  marchands  de  cire,  cordonniers,  savetiers,  mer- 
ciers, marchands  d'oint,  de  suif,  de  chair  salée,  payaient,  chaque  jour,  1  denier  par 
étal,  et  2  aux  foires;  les  savetiers  en  vieux,  corroyeurs,  houisiers,  marchands  de 
ferraille  et  de  menue  mercerie,  1  obole  par  étal,  et  1  denier  aux  foires;  les  vendeurs 
de  pain,  de  gruau,  de  fruits,  de  laine,  de  lin,  de  chanvre,  de  fd,  d'aulx,  d'oignons, 
de  fromages,  1  denier  par  sommier,  et  2  aux  foires;  les  marchands  do  peaux  de 
basane  et  de  cuirs  non  tannés,  1  denier  par  douzaine;  les  marchands  de  cuirs 
cordouans,  2  deniers  par  douzaine.  La  taxe  était  de  4  deniers  pour  une  voiture 
de  harengs,  de  12  deniers  pour  un  millier  de  sèches.  Les  tanneurs  du  dehors  de- 
vaient 2  deniers  pour  cinq  cuirs  ;  ceux  de  la  ville,  1  denier  chaque  samedi.  Les 
boulangers  du  dehors  payaient  1  denier  le  samedi,  et  2  aux  foiies;  ceux  de  la 
ville,  1  obole,  et  1  denier  aux  foires.  On  voit  que  les  commerçants  de  la  localité 
étaient  favorisés,  comme  presque  toujours. 


ntl  IMPOTS. 

sente  par  un  équivalent  :  la  Chambre  des  comptes  d'Angers 
tenait  un  «  livre  des  finances  et  compositions  des  ventes  »  sur 
lequel  étaient  inscrites  toutes  les  ventes  d'immeubles  faites 
par  les  particuliers,  avec  la  mention  du  droit  prélevé  à  cette 
occasion  sur  l'acquéreur  ^ 

Telles  étaierit  les  charges  ordinaires  du  duché;  je  ne 
parle  pas  de  la  multitude  des  petites  redevances  féodales 
qui  se  retrouvent  partout.  Mais,  trop  souvent,  des  aides 
extraordinaires  venaient  s'y  ajouter.  René,  malgré  son  dé- 
sintéressement^ fut  forcé  de  faire  plus  d'un  appel  à  la  bonne 
volonté  de  ses  sujets,  pour  parvenir  à  couvrir  les  frais  de 
sa  rançon  ou  de  ses  expéditions.  Le  souverain,  dans  ce  cas, 
invitait  les  bourgeois  à  s'assembler  et  à  faire  eux  mêmes 
l'assiette  de  l'aide  ou  du  don  gratuit  qu'ils  consentaient  à 
octroyer.  D'autres  fois,  c'étaient  des  officiers  royaux  qui  ve- 
naient percevoir  à  leur  profit  certaines  impositions  acciden- 
telles. A  l'avènement  de  Louis  XI,  Antoine  du  Lau,  grand 
bouteiller  de  France,  et  Louis  de  Crussol,  grand  panetier, 
furent  autorisés,  suivant  la  coutume,  à  prendre  cinq  sols 
((  sur  chaque  ouvroir  ou  boutique  de  pain  et  de  vin  »  dans 
toute  l'étendue  du  royaume.  Ils  envoyèrent  des  procureurs  en 
Anjou.  René  les  repoussa  d'abord,  en  alléguant  les  immunités 
de  son  apanage;  cependant  il  dut  céder,  et  n'eut  d'autre 
moyen  de  sauvegarder  son  autorité  que  de  faire  recueillir  les 
cinq  sols  par  un  agent  à  lui  -.  On  voit,  en  somme,  que 
ses  sujets,  tout  en  ayant  de  lourdes  charges  à  supporter  par 
suite  des  événeuients  antérieurs^  trouvaient  une  ample  com- 
pensation dans  sa  libéralité  et  dans  sa  protection  empressée. 
S'il  accordait  aisément  des  immunités  aux  malheureux,  il  les 
supprimait  volontiers  aux  riches  et  aux  puissants.  En  Pro- 

'  Ce  livre  .subsiste  iioiir  le.s  années  1460-1478  (Arch.  nal.,  P  133i'%  n»  00). 
Voici  dan.s  quelle  i)ioi)ortion  le  droit  d'enregistrement  était  perçu  :  pour  une  vente 
l'aile  au  pri.\  de  U  livres,  15  sols;  pour  15  livres,  25  sols;  pour  42  livres  et  10 
sols,  70  sols  et  10  deniers;  pour  52  livres,  4  livres  et  G  sols;  pour  80  livres,  6 
livres  et  13  sols;  etc. 

-  Arch.  nat.,  P  1334%  f°  210%°. 


COMMERCE.  477 

vence,  le  haut  clergé  contiibuait,  par  son  ordre,  aux  tailles  et 
aux  subsides  militaires  \  En  Anjou,  le  fardeau  pesait  prin- 
cipalement sur  les  corporations  marchandes,  qui  accaparaient 
presque  toute  la  fortune  publique.  11  était  diflicile,  à  une  pa- 
reille époque,  d'approcher  plus  près  de  l'idéal  de  répartition 
équitable  dont  nous  sommes  encore  si  éloignés  aujourd'hui. 

Mais,  si  le  commerce  et  l'industrie  étaient  grevés  d'im- 
pôts, ils  recevaient  en  même  temps  une  impulsion  efficace. 
Le  commerce  intérieur  de  l'Anjou  fut  encouragé  par  la  con- 
cession ou  la  confu-mation  de  plusieurs  privilèges.  La  foire  de 
Saumur  fut  déclarée  franche  de  tout  droit  ^  Les  parageiirs 
qui  approvisionnaient  la  poissonnerie  d'Angers,  déjà  exemp- 
tés de  l'ost  et  chevauchée  et  même  des  tailles,  les  pâtissiers 
de  la  même  ville,  les  bouchers  et  les  cordonniers  de  Saumur 
virent  leurs  statuts  renouvelés  ■'.  Une  jurande  de  onze  bou- 
chers fut  établie  aux  Ponts-de-Gé,  et  un  emplacement  fut 
ménagé  pour  leur  installation  dans  la  grande  rue  de  l'île  \  La 
reine  de  Sicile,  le  duc  de  Calabre,  à  leur  première  venue  en 
Anjou,  distribuèrent  des  faveurs  à  différents  corps  de  métiers 
et  augmentèrent  le  nombre  des  ouvroirs  ^   Toutefois  René 

'   Arcb.  de  Tarascon,  CG  4. 

2  Arch.  nat.,  JJ  196,  n"  58. 

1  Arch.  nat.,  J.T  208,  n"  197;  21.3,  n»  5;  220,  n°  120;  P  1334*,  f"  111.  Les 
poissonniers  d'Angers  avaient,  entre  autres  privilèges,  celui  d'élire  eux-mêmes  les 
remplaçants  de  leurs  confrères  défunts.  Une  ordonnance  du  conseil  ducal,  rendue  en 
leur  présence  le  20  octobre  1469,  leur  réserva  exclusivement  le  droit  de  vendre 
à  la  poissonnerie  et  d'autres  avantages  ([u'on  trouvera  ('nuiiiérés  dans  le  texte  re- 
produit par  M.  Marthegay,  d'après  les  registres  de  la  Chambre  des  comptes  (Ar- 
chives d'Anjou,  II,  293  et  suiv.). 

*  Arch.  nat.,  P  1334%  f"  52. 

■^  Voici  un  exemple  assez  curieux  des  permissions  de  tenir  !)outique  accor- 
dées dans  ces  occasions.  René  confirme  une  patente  de  rôtisseur  donnée  par  son 
petit-fils  Nicolas  et  la  motive  ainsi  :  «  Comme  nostre  iiien  a mé  Jehan  Le  Hurelier, 
natif  de  ceste  nostre  ville  d'Angiers,  eust  obtenu  lettres  de  nostre  très  cher  et  très 
anié  filz  le  duc  de  Calahre,  qui  de  présent  est,  de  exercer  nieistier  de  roustisserie 
eu  ceste  nostredite  ville  d'Angiers,  et  depuis  luy  ait  esté  dit  et  adverli  par  aucuns 
(jue  les  autres  dudit  meistier  luy  eu  ponrroient  faire  procès,  et  luy  seroit  obicé  que 
feu  nostre  très  cher  et  très  amé  filz  aisné  le  duc  de  Calabre,  père  de  cestuy,  en 


478  COMMERCE. 

s'occupa  surtout  de  régler  les  rapports  des  négociants  avec 
leur^clientèle,  et  de  détruire  les  abus  qui  pouvaient  nuire  aux 
uns  comme  aux  autres.  Les  jurés  des  principaux  corps  furent 
convoqués,  en  1473,  devant  la  Chambre  des  comptes,  qui 
examina  la  manière  dont  ils  exerçaient  leur  monopole  et  les 
soumit  à  une  surveillance  scrupuleuse.  C'est  elle  aussi  qui 
leur  faisait  prêter  le  serment  professionnel.  Le  Conseil  ou  la 
Chambre  arrêtaient  le  prix  courant  du  blé,  du  pain,  du  bois 
et  de  quelques  autres  denrées  essentielles,  après  s'être  infor- 
més de  leur  valeur  réelle  dans  plusieurs  localités  du  duché. 
Les  débitants  qui  n'observaient  pas  le  tarif  étaient  mis  en  pri- 
son, et  leurs  marchandises  confisquées  \  La  qualité  du  pain, 
du  poisson,  de  la  viande,  était  vérihée  par  des  sergents  spé- 
ciaux. Le  poisson  gâté  pouvait  être  rendu  par  l'acheteur, 
même  s'il  était  cuit,  et  avec  la  sauce,  et  le  vendeur  était  tenu 
de  restituer  l'argent.  Les  poids  et  mesures  étaient  également 
visités  et  remplacés,  s'il  y  avait  lieu,  par  des  modèles  con- 
formes à  l'étalon  d'Angers,  déposé  dans  les  armoires  de  la 

créa  en  son  temps  ung  autre  en  cesledite  ville  ;  doubtant  ledit  Burelier  que  oudil 
procès  il  lie  peust  oliteiiir,  et  aussi  que  il  n'avoit  de  quoy  plaidoier,  il  ait  baillé 
suplicaciou  aux  gens  de  nostre  Conseil,  contenant  en  effect  que  dès  son  jeune  eage 
il  a  esté  iiourry  et  instruict  à  appareiller  à  menger  et  y  a  employé  son  temps  jus- 
ques  à  présent,  tellement  que,  parce  qu'il  y  est  instruict,  il  a  esté  appelle  et  est 
par  les  queuz  savans  en  iceluy  mestier  presque  à  toutes  les  grans  nopces,  festes 
de  docteurs  et  autres  cpii  se  sont  laides  depuis  longtemps  en  cestedite  ville,  re- 
quérant humblement  ipi'il  nous  pleiist  luy  donner  noz  lettres  de  congié  et  luy 
permectre  de  lever  et  tenir  ouvrouer  dudit  mestier  de  roustisserie  en  ceste  nostre- 
dite  ville  d'Angiers,  par  quoy  il  peust  vivre  et  nourrir  ja  pouvre  mère  qu'il  a  sur 
ses  braz,  pour  ce  qu'elle  n'a  de  quoy  vivre  ne  autre  a  qui  elle  puisse  avoir  reffuge; 
etc.  »  (Arch.  nat.,  P  1334",!°  153.) 

'  En  1453,  le  pain  d'un  denier  devait  peser  1 1  onces  G  esterlins  et  deux  tiers. 
Quarante  ans  auparavant,  il  pesait  seulement  G  onces  IG  esterlins  en  première 
qualité,  et  1  livre  1  once  en  qualité  inférieure.  Le  setier  de  Froment  valait  17  sols 
6  deniers  en  1451,  20  sols  en  1452,  3(1  sols  en  1483.  La  pipe  de  Viu  d'Anjou, 
blanc  ou  f/nrc/,  coûtait  3  livres  en  1454  et  en  14G3.  Le  bois  de  chauffage,  par 
ordonnance  du  Conseil,  se  vendait  10  livres  le  millier  en  14"2,  Il  et  12  livres  en 
1473.  Généralement  le  prix  des  denrées  suivait,  alors  comme  aujourd'hui,  une 
marche  ascendante.  (Arch,  nat.,  P  13343,  fos  54  ^o,  73.  p  13345^  fos  131  yo, 
IGl;  P  1334%  fo  21  ;  P  133i%  f'  10  v";  P  1334»,  ("^  171  v",  218;  P  1334"; 
f«  128  vo.) 


COMMERCE.  479 

Chambre.  En  1462,  des  instructions  détaillées  furent  données 
au  sergent  des  foires  et  marchés,  appelé  aussi  «  sergent  des 
poys  à  crochet,  balances,  aunes,  etc.  »  .  Il  devait  se  transpor- 
ter chez  tous  les  commerçants  avec  les  modèles  officiels,  des- 
tinés à  ajuster  les  autres^  tenir  un  registre  exact  de  ses  visites, 
sous  peine  d'être  mis  lui-même  à  l'amende,  faire  citer  dans 
chaque  ressort  les  «  mal  usans  »  ,  et,  en  cas  d'absence  du  sergent 
ordinaire,  exercer  directement  la  police  *.  L'institution  de  la 
mairie  d'Angers  fit  passer  des  mains  du  prévôt  dans  celles  du 
maire  la  surveillance  des  poids  et  mesures  et  la  juridiction 
des  corps  de  métiers. 

Dans  le  duché  de  Bar,  l'intérêt  du  public  n'était  pas  sauve- 
gardé avec  moins  de  sollicitude.  Les  tanneurs,  les  cordon- 
niers, les  corroyeurs,  furent  soumis,  en  1430,  à  des  règlements 
nouveaux.  La  plus  curieuse  des  ordonnances  du  duc,  dans  ce 
genre,  est  celle  qu'il  rendit,  le  21  novembre  de  la  même  année, 
au  sujet  des  barbiers  et  chirurgiens  du  Barrois.  Ceux  qui 
se  livrent  à  cette  profession,  dit-il,  se  mêlent  de  saigner  et  de 
curer  les  corps  humains  sans  avoir  la  moindre  connaissance 
du  métier  et  sans  avoir  été  jamais  à  l'école  d'aucun  maître. 
Quelques-uns  exercent  à  la  fois  le  métier  de  tisserand,  de  bûche- 
ron, de  vigneron,  «  où  ils  endurcissent  leurs  mains,  qui  n'est 
pas  chose  licite  ne  à  souffrir ,  et  à  l'occasion  desquelles  choses 
sont  plusieurs  accidents  et  inconvéniens  survenus  en  icelle 
ville  et  prévôté».  Les  barbiers  sont,  en  conséquence,  invités 
à  s'assembler  tous  les  ans  et  à  choisir  parmi  eux  un  maître 
capable,  qui  visitera  les  compagnons,  les  outils,  et  interdira 
l'exercice  de  la  profession  à  tout  artisan  inhabile,  sous  peine 
de  vingt  sols  d'amende". 

Mais  c'est  en  Provence  que  le  commerce  avait  le  plus  d'im- 
portance et  qu'il  atteignit,  sous  le  règne  de  René,  le  plus 
grand  développement;  et  il  ne  s'agit  pas  uniquement  ici 
du  connnerce  intérieur:  il  s'agit  d'un  négoce  continuel  avec  les 
pays  étrangers,  les  plus  reculés  comme  les  plus  voisins.  L'une 

'  Arch.iiat.,  P  1334-,  n°  1,  f»^  6G  ^,68  v»;  P  1334',  n''13;  P  1334",  P-igv". 
-  Arch.  nat.,  KK  1118,  f»  51  t».  Bibl.  nat.,  Lorraiue  G8,  1"  227. 


480  COMMERCE. 

des  entreprises  les  plus  utiles  auxquelles  ce  prince  se  soit  asso- 
cié est  le  percement  dumont  Viso,  essai  hardi  qui  devançait  de 
quatre  cents  ans  une  des  grandes  idées  de  notre  époque,  et 
dont  le  JDut  était  de  faciliter  le  transit  entre  la  Provence  et  le 
Dauphiné  d'une  part,  le  Piémont  et  la  Lombardie  de  l'autre, 
en  évitant  le  passage  du  mont  Cenis,  du  mont  Saint- Bernard 
ou  du  mont  Genèvre.  Un  traité  fut  passé  à  ce  sujet,  au  mois 
de  décembre  1478,  entre  le  roi  de  Sicile  et  le  marquis  de 
Saluées,  à  la  suite  d'une  conférence  avec  le  roi  de  France. 
Le  projet  fut  exécuté  :  un  souterrain,  mesurant  soixante-douze 
mètres  en  longueur,  deux  mètres  et  demi  en  largeur  et  en 
élévation,  traversa  un  des  rochers  de  la  montagne,  situé  à 
deux  mille  neuf  cents  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer, 
et  à  cinq  cent  vingt  mètres  au-dessous  du  sommet.  Ce  curieux 
tunnel,  qui  existe  encore,  a  été  attribué  aux  Sarrasins,  à 
Annibal,  à  un  marquis  de  Saluées  du  treizième  siècle  :  il  est 
dû,  en  réalité,  à  l'initiative  du  successeur  de  ce  dernier, 
Louis  II,  et  à  la  coopération  empressée  du  comte  de  Pro- 
vence '. 

La  prospérité  de  Marseille  s'accrut,  en  1472,  par  la  faculté 
donnée  pour  un  an  à  tous  les  marchands  de  l'univers,  chrétiens 
ou  infidèles,  d'entrer  librement  dans  son  port  et  d'y  trafiquera 
leur  gré".  Déjà  l'opulente  cité  commençait  à  devenir  le  cara- 
vansérail de  tous  les  peuples  méridionaux  :  le  Génois,  le  Flo- 
rentin, le  Vénitien,  le  Catalan,  y  coudoyaient  le  Turc  et  l'Afri- 
cain. C'est  de  là  que  partaient  les  vaisseaux  de  Jacques  Cœur 
et  de  son  lieutenant  Jean  de  Village,  qui  rapportaient  à 
Charles  VII  et  à  René  les  produits  les  plus  estimés  du  Levant. 
Le  roi  de  Sicile  entretenait  surtout  des  rapports  suivis  avec 
Bône,  Tunis  et  Bougie.  Ces  deux  dernières  villes  étaient  de- 
puis longtemps  unies  par  des  traités  de  commerce  avec  les 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  18,  1«  li;5  v".  Cf.  Vill.-Barg.,  lU,  336,  337; 
Du  Muiii-f'iso  i-t  de  son  soiilcnabi,  notice  adressée  par  M.  Ladoucette  à  l'Aca- 
démie des  inscriptions  en  1810. 

-  V.  la  cliarte  des  archives  municipales  citée  par  M.  de  Qiiatreharbes,  t.  1, 
p.  cxxx. 


COMMERCE.  481 

ports  provençaux  '.  Leurs  relations  se  multiplièrent  sous  l'in- 
iluence  du  goût  particulier  du  prince  pour  les  objets  de  pro- 
venance orientale.  Il  envoyait  des  présents  aux  autorités 
locales,  c'est-à-dire  aux  émirs,  et  ses  délégués  obtenaient  en 
échange  la  liberté  de  recueillir  dans  le  pays  des  armes,  des 
étoiles,  des  tapis,  des  chevaux,  des  curiosités  de  toute  espèce. 
Une  pensée  d" humanité  se  joignait  au  mobile  intéressé  de 
ces  expéditions  :  les  Sarrasins  détenaient  en  esclavage  un 
grand  nombre  de  chrétiens  enlevés  par  leurs  pirates;  René 
profitait  de  ses  ambassades  pour  en  racheter  quelques-uns. 
Nicolas  Ginot  et  Jean  de  Logres,  ses  familiers,  s'étant  ren- 
dus de  sa  part  auprès  du  roi  ou  émir  de  Tunis,  en  1470, 
ramenèrent  avec  eux  un  prêtre  sarde  qui  leur  avait  été 
remis  en  considération  de  la  personne  de  leur  maître,  moyen- 
nant cinq  cents  écus  doubles  de  Mauritanie  :  le  malheureux 
clerc  fut  encore  arrêté,  au  retour^  par  les  Génois,  et  ne  dut 
son  entière  délivrance  qu'aux  réclamations  énergiques  du  roi 
de  Sicile,  transmises  par  son  consul  à  Gênes  ".  Charles  de 
ïorreilles,  un  de  ses  capitaines  de  marine,  retenu  captif  à 
Bougie  depuis  de  longues  années,  et  soumis  aux  traitements  les 
plus  rudes,  dut  pareillement  la  liberté  à  ses  bons  offices.  En 
1471,  deux  nouveaux  envoyés,  Antonello  de  Rosan  et  An- 
toine Falconieri,  portent  au  roi  de  Tunis  une  lettre  signée  de 
sa  main  et  se  font  donner  l'autorisation  d'explorer  la  régence. 
A  la  même  époque,  un  négociant  catalan,  se  rendant  en  Bar- 
barie avec  une  cargaison  d'or,  d'argent  et  de  joyaux,  est  chargé 
d'offrir  en  son  nom  à  ce  même  prince  divers  objets  pré- 
cieux '\  Le  roi  de  Bône,  fils  de  celui  de  Tunis,  avait  conclu 
avec  René  un  accord  pour  la  sûreté  de  la  navigation  de  leurs 
sujets  respectifs  \  Il  reçut  de  lui,  entre  autres  cadeaux,  une 
haquenée  à  poil  fauve,  achetée  quarante  écus,  que  le  trésorier 

'    De  Mas-l.iilrie,    Traites    entre    cltrétkns  et  Arabes,  et  liibl.   de    r Ecole  des 
chartes,  !'«  série,  11,  388, 

-  Uibl.  d'Aix,  ms.  1064,  p.   176;  pièces  jiistificalives,  u"  l'î. 
'  Bibl.  d'Aix,  ms.  1064,  p.  45,  159;  pièces  justilicdtives,  ii»  68. 
'  V.  Papou,  111,  ;J8i. 

3i 


482  COMMERCE. 

Jean  de  Vaulx  eut  mission  de  lui  conduire.  Le  vaisseau  qui  les 
portait  vint  échouer  sur  la  côte  africaine;  mais  l'émir  n'y 
perdit  rien,  car  il  en  profita  pour  saisir  toutes  les  épaves. 
Louis  XI  lui  écrivit,  quelque  temps  après,  pour  le  prier  de  resti- 
tuer du  moins  les  effets  personnels  de  Jean  de  Vaulx,  et  de 
continuer  avec  le  roi  de  France  le  commerce  amical  qu'il  en- 
tretenait précédemment  avec  le  roi  de  Sicile,  auquel  il  suc- 
cédait. La  lettre  du  monarque  atteste  l'importance  de  ce 
commerce  et  le  prestige  que  son  oncle  avait  su  attacher  à  l'in- 
fluence française  en  Afrique  '.  La  Méditerranée  tout  entière 
était  sillonnée  par  les  navires  provençaux,  et  leur  pavillon 
était  généralement  respecté.  Au  moment  des  guerres  avec 
l' Aragon,  la  navigation  devint  moins  sûre  ;  mais  la  générosité 
du  prince  savait  indemniser  les  particuliers  des  sinistres  oc- 
casionnés par  les  événements  politiques.  Ainsi  Jean  Botaric, 
damoiseau  d'Aix,  ayant  perdu  une  caravelle  chargée  de  pro- 
visions sur  la  côte  de  Valence,  où  les  sujets  du  roi  Jean  II 
l'avaient  attaquée,  et  n'ayant  pu,  par  suite  de  l'état  de  guerre, 
exercer  le  droit  de  représailles,  fut  dédommagé  sur  les  biens 
pris  à  l'ennemi  en  Catalogne.  La  marine  marchande  de  cette 
dernière  contrée,  pendant  la  courte  domination  de  la  maison 
d'Anjou,  n'obtint  pas  une  protection  moins  efficace.  Un  orfèvre 


'  «  Nous  avons  délibéré,  o  l'aide  de  Dieu  omnipotent,  d'eslever  en  nostre  païz 
de  Prouvence  la  navigation  et  fréquenter  la  marchandise  de  noz  subgectz  avecques 
les  voslrcs,  par  manière  qui  s'en  ensuive  utilité  et  proffit  d'une  partie  et  d'autre, 
et  que  la  hénivolence  accoustumée  entre  la  majesté  du  roi  de  Thunys,  vostrepère,... 
et  celle  de  bonne  mémoire  du  roy  de  Sicille,  nostre  oncle,  non  pas  seuUemeut  soit 
conservée,  mais  accroissée  ;  dont  vous  avons  bien  voulu  advertir,  en  vous  priant 
bien  atïeclueusement  qu'il  vous  plaise  à  uoz  subjetz,  lesquelz  viendront  piatiquer 
et  troquer  de  par  delà,  les  traicter  ravoraI)lement,  tout  ainsi  que  fesiez  par  le 
temps  que  nostredit  oncle  vivoit;  car  aussi  ferons-nous  aux  vostres  subjetz,  quant  le 
cas  adviendra.  «  Cette  lettre,  pid)liée  par  M.  de  Mas-Laliie  {Traites  entre  chré- 
tiens et  Àrahes,^^.  10 i),  n'est  pas  datée;  mais  l'affaire  qui  la  motiva  se  passa  en 
1480,  et  elle  doit  avoir  été  écrite  dès  l'année  suivante.  (V.  Extraits  des  Comptes 
et  mémoriaii.r,  n"  G77.)  Des  lettres  de  Jean  de  Chambes,  aml^assadeur  de  Charles  Vil 
à  Venise,  et  de  la  seigneurie  de  Florence,  mentionnent  aussi  l'envoi  de  galères 
provençales  sur  les  cotes  l)arbaresques  en  liôt)  et  14G1.  {D'ibl.  Je  l'École  Hes 
chartes,  l'c  série,  111,  185-196;  Desjardins,  op.  cit.,  I,  109  et  suiv.) 


INDUSTRIE.  483 

de  Barcelone,  dépouillé  dans  les  eaux  de  Gaëte  par  le  patron 
d'un  navire  portugais,  rentra  en  possession  de  sa  fortune  grâce 
aux  instances  de  René  auprès  du  roi  de  Portugal.  Un  autre 
négociant  de  la  même  ville  reçut,  malgré  la  guerre  qui  sévis- 
sait, la  permission  de  trafiquer  librement  avec  la  Sicile  et  la 
Sardaigne,  à  la  condition,  toutefois,  de  n'exporter  ni  or,  ni 
argent,  ni  armes,  ni  munitions,  et  de  ne  transmettre  aucune 
correspondance  suspecte  \  J'aurai,  dans  la  troisième  partie  de 
ce  livre,  l'occasion  de  revenir  sur  les  relations  commerciales 
du  roi  de  Sicile  avec  l'étranger,  particulièrement  avec  le 
Levant, 

Parmi  les  industries  qu'il  encouragea,  il  faut  citer  en  pre- 
mière ligne  la  fabrication  des  draps,  qu'il  importa,  pour  ainsi 
dire,  en  Anjou  ;  car  les  procédés  des  drapiers  normands,  ré- 
putés les  plus  habiles  du  métier,  y  furent  introduits  à  la  suite 
de  la  campagne  de  1430,  durant  laquelle  il  avait  été  à  même 
d'apprécier  leur  savoir-faire.  Des  privilèges  spéciaux  furent 
accordés,  pour  les  attirer,  «  à  tous  Normans  ouvriers  de  dra- 
perie venans  de  nouvel  demeurer  en  la  ville  d'Angiers  ».  Le 
nombre  de  ceux  qui  s'y  établirent  vers  cette  époque^,  et  dont  la 
Chambre  des  comptes  reçut  le  serment  professionnel,  est  relati- 
vement considérable  -.  En  14G1,  la  corporation  des  marchands 
et  fabricants  de  draps  d'Angers  obtint  de  nouvelles  faveurs  : 
de  peur  qu'ils  ne  changeassent  de  résidence,  on  exempta  de 
tout  droit  les  matières  premières  qu'ils  faisaient  venir  pour 
les  besoins  de  leur  industrie,  telles  que  u  voide,  garence,  alun, 
laines,  chardon,  escardes,  gresses  de  sain  et  autres  espèces  de 
marchandises  appartenans    au  fait   de  la  drapperie  » .   Une 
légère  taxe  fut  seulement  maintenue  sur  les  draps  qu'ils  fai- 
saient sortir  de  l'Anjou,  et  sur  ceux  qu'ils  menaient  vendre 

'  Bibl.  d'Aix,  lus.  10G4,  p.  112,  201;  pièces  justificatives,  n°^  04,  «7.  Ue 
Quatrebarbes,  I,  32. 

-  Arch.  liai.,  P  133i%  C"*  21  V,  80  v",  87.  Citons  entre  autres  Jean  Pinel. 
natif  de  Rosay  ;  Jean  Angot,  de  Saint-Lo;  Guillaume  Ha/.ait,  de  Thorigiiy  ;  Tlio- 
mas  Foucquaul,  de  Moncoq;  Tlioiuas  Hannonel,  de  lielleville;  tous  admis  au 
serment  en  1 4  5 1 . 


484  AGRICULTURE. 

aux  foires  et  marchés  du  pays.  Ils  furent  en  même  temps  au- 
torisés à  étendre  leur  fabrication  à  une  nouvelle  espèce  de 
tissus,  savoir  aux  «  draps  de  JDonne  layne,  tant  gris  que  de 
couleurs,  en  vingt  et  deux  cens  ou  dix  huit  cens  pour  le 
moins  » .  Tous  leurs  produits  furent  soumis  à  la  visite  d'un 
vérificateur,  nommé  par  eux  et  chargé  de  revêtir  chaque  pièce 
d'étoffe  d'une  marque  authentique,  au  moyen  d'un  sceau 
spécial  \  L'exploitation  des  ardoisières  d'Anjou  prit  également 
un  essor  nouveau,  par  suite  de  la  multitude  de  constructions  en- 
treprises sous  le  gouvernement  de  René  :  aussi  le  forestage  de 
l'ardoise  était-il  affermé,  tous  les  trois  ans,  à  des  prix  assez  éle- 
vés. Une  verrerie  fut  établie,  en  1 456,  à  la  Roche-sur-Yon  :  trois 
habitants  du  lieu  en  devinrent  concessionnaires,  et  le  prince  leur 
conféra,  malgré  l'opposition  de  ses  officiers,  le  droit  d'usage 
dans  les  bois  domaniaux,  «  considérans  la  gentillesse  et  no- 
blesse qui  est  en  l'ouvraige  de  verrerie,  et  que  aussi  c'est  le 
bien  du  pays  et  de  la  chose  publique  '  » .  Il  créa  un  établissement 
semblable  à  Goult,  en  Provence,  où  la  tradition  rapporte  qu'il 
venait  lui-même  surveiller  le  travail  des  ouvriers,  dans  une 
chambre  à  laquelle  son  nom  resta  longtemps  attaché.  Nicolas 
Ferré,  qui  en  était  le  directeur,  reçut,  en  1476,  le  titre  de  ver- 
rier du  roi.  Tous  les  verriers  de  Goult  furent  exemptés  d'impôts, 
et  les  autres  manants  de  la  localité  eurent  une  réduction  de  dix 
florins  sur  leur  quote-part  annuelle.  Ils  reconnurent  les  lar- 
gesses de  leur  bienfaiteur  en  fabriquant  pour  lui  des  ouvrages 
de  verre  «  estranges  » ,  qu'ils  lui  portèrent  à  Marseille  et  qu'il 
rémunéra  largement  '. 

L'agriculture  n'eut  pas  en  lui  un  protecteur  moins  éclairé. 
Deux  de  ses  États,  l'Anjou  et  le  Barrois,  se  distinguaient  déjà 
par  un  genre  de  culture  qui  n'a  fait  que  s'y  développer  depuis: 
ils  étaient  couverts  de  vignobles,  qui  faisaient  la  fortune  de  la 

'   Arcli.  nat.,  P  1334%  f"  219  ;  pièces  juslillcatives,  n"  47. 

^  Aich.  liât.,  P  1334'',  f°  134.  Marchegay  ,  Rechercher  historitjties  sur  la 
Fendee,  p.  3   et  suiv. 

3  Aich.  des  I5oiiches-dn  Ulioue,  15  18,  1"°'^  3'J,  il;  15  21G,  pièces  justiiicalives, 
n"  89.  VilL-Bai;;.,  111,  32,  202. 


FORETS.  485 

contrée.  Aussi,  dans  l'un  comme  dans  l'autre,  il  était  interdit 
d'importer  du  vin  du  dehors.  En  Anjou,  cette  mesure  avait  été 
prise  dès  le  siècle  précédent  par  Philippe  et  Charles  de  Valois, 
afin  de  détruire  la  concurrence  '.  llené  s'efforça,  mais  en  vain, 
de  lui  donner  son  corollaire  par  l'abolition  de  la  traite  des 
,vins,  dont  l'établissement  avait  porté  le  plus  grand  préjudice 
à  la  viticulture.  Dans  son  duché  de  Bar,  il  défendit  lui-môme 
l'importation,  par  lettres  du  20  mars  1437,  à  cause  de  l'abon- 
dance des  produits  du  cru,  et  parce  que  certains  habitants 
allaient  s'approvisionner  en  Bourgogne,  cà  Joinville,  à  Bar-sur- 
Aube  et  autres  lieux,  ce  qui  faisait  délaisser  les  vignes  du 
pays  et  sortir  de  ses  domaines  une  quantité  considérable  d'ar- 
gent -.  Nous  le  verrons  plus  loin  étendre  par  la  pratique  les 
progrès  agricoles,  établir  des  manoirs  ruraux  avec  des  espèces 
de  fermes-modèles,  créer  des  jardins  pourvus  de  plantes  nou- 
velles et  soigneusement  entretenus.  Bourdigné  parle  du  goût 
personnel  de  son  héros  pour  «  planter  et  enter  arbres,  édiffier 
tonnelles,  pavillons,  vergiers,  etc.  ».  Il  désigne,  parmi  les 
espèces   qu'il   naturalisa  en   Anjou ,  et  qui   se    répandirent 
de  là  dans  la  partie  septentrionale  du  royaume_,  les  œillets  de 
Provence,  les  roses  dites  de  Provins,  les  raisins  muscats.  René 
paraît  s'être  également  occupé  d'encourager  dans  ses  domaines 
du  midi  la  plantation  des  mûriers  ^  Toutefois  les  textes  officiels 
ne  fournissent  sur  ces  points  particuliei'S   aucune  indication 
précise.  En  revanche,  ils  nous  le  montrent  plein  de  sollicitude 
pour  la  conservation  et  la  prospérité  de  ses  forêts,  qui  l'intéres- 
saient au  point  de  vue  agricole  et  financier  comme  au  point  de 
vue  de  lâchasse^  dont  il  était  grand  amateur*.  Son  administra- 
tion forestière  était  dirigée  par  Gui  de  Laval,  sire  de  Loué,  qui 
avait  le  titre  de  grand  maître  et  général  réformateur  des  eaux  et 

'  "  Pour  la  granl  haboadance  des  bons  vins  qui  ont  accoustunié  à  y  croistre 
par  communs  ans,  dont  tout  Testât  du  pais  et  environ  est  soustenu  ;  et,  se 
d'autres  lieux  vins  y  venoient,  ledit  pais  seroit  empiriez  et  désert.  »  Charte  du 
13  décembre  i;531,  confirmée  par  le  roi  Jean  en  135(i  (Arch.  nat.,  P  1335, 
n»  252). 

-  Arch.  nat.,  KK  1117,  f   108.  D.  Calmet,  preuves,  t.  !ll,  col.  ccclxxxv. 

^  Bourdigué,  II,  229.  Cf.  Papon,  HT,  385;  Bodin,  1,  575. 


486  FORÊTS. 

forêts  d'Anjou,  et  qui  fut  remplacé,  après  l'annexion,  par  Ma- 
thurin  de  Montalais,  chambellan  de  Louis  XI.  Cet  officier  était 
payé  sur  le  produit  des  forêts  mêmes,  à  raison  de  trois  cents 
livres  par  an.  Il  avait  sous  ses  ordres  cinq  segraiers,  remplis- 
sant les  fonctions  de  receveurs  et  de  conservateurs  dans  les  cinq 
grandes  forêts  du  duché  :  celle  de  Monnois,  près  de  Mouli- 
herne,  celle  deBaugé  et  Ghandelois,  celle  de  Beaufort,  celle  de 
Bouldré,  et  celle  de  Bellepoule,  qui  couvrait  File  située  entre 
r  Authion  et  la  Loire,  près  des  Ponts-de-Gé.  Chacun  d'eux  visitait 
les  bois  de  sa  circonscription,  contrôlait  l'exercice  des  droits 
d'usage,  percevait  les  amendes  encourues  par  les  délinquants 
et  le  produit  des  coupes.  Généralement,  les  segrairies  n'étaient 
point  affermées.  Dans  chacune,  le  grand  maître  tenait,  trois 
ou  quatre  fois  l'an,  des  assises  forestières,  où  il  réglait  les 
procès,  les  enquêtes,  les  réformes  relatives  aux  bois  doma- 
niaux. Il  recevait  le  serment  des  segrayers;  mais  ce  droit  lui 
fut  longtemps  contesté  par  la  Chambre  des  comptes,  sous  pré- 
texte qu'ils  étaient  gens  de  recette,  c'est-à-dire  agents  comp- 
tables. Des  sergents  spéciaux  étaient  préposés  à  la  police  des 
forêts.  Ils  veillaient  à  l'entretien  des  arbres,  qui  consistaient 
princij;alement  en  chênes,  en  frênes  et  en  ormes,  et  à  celui 
du  gibier,  double  objet  des  recommandations  du  prince.  Les 
bêtes  sauvages  foisonnaient  dans  les  bois  de  Bellepoule  et  de 
Bouldré  :  René  y  ordonnait  des  battues  à  l'époque  des  grandes 
fêtes  et  faisait  faire,  à  leur  occasion,  des  distributions  de 
gibier  dans  la  ville  d'Angers  \  Parfois  il  y  chassait  en  personne 
et  en  noble  compagnie  ;  car  la  chasse  était  un  plaisir  exclusive- 
ment réservé  aux  grands  personnages,  et  lui-même,  malgré 
son  libéralisme,  érigeait  cette  théorie  en  loi,  défendant  au 
commun  des  gens  de  s'y  livrer,  sous  peine  d'une  amende  qui 
s'élevait,  en  Provence,  jusqu'à  cent  marcs  d'argent  -. 

Un  des  plus  importants  services  de  l'administration  civile 
était  celui  de  la  chancellerie.  Les  chanceliers  de  René  avaient 

'  Arch.  nat,,P  1334%  f  110;  P  1334',  f^  60, 147  v»;  P  1334»,  fo  236;  etc. 
^   <<   Quîa  personis  riohUihiis  mit  in   dignhate  consli/u/is,  «c  more  aiuiauo  et  ah 


CHANCELLERIE.  487 

un  pouvoir  si  étendu,  qu'ils  n'étaient  pris  que  parmi  les  per- 
sonnages éminents  ou  d'un  dévouement  à  l'épreuve.  Étant  duc 
de  Lorraine,  il  avait  confié  cet  office  à  Jacques  de  Sierk,  pro- 
tonotaire apostolique,  archevêque  de  Trêves  et  son  conseiller 
intime,  qui  l'assista  dans  ses  affaires  les  plus  difficiles,  et  dans 
sa  captivité  à  Dijon.  Il  l'emmena  avec  lui  à  Naples,  où  il 
continua  d'exercer  ses  fonctions.  Mais,  à  son  retour  en  Pro- 
vence, il  choisit  pour  chancelier  général  un  autre  prélat  dis- 
tingué, Alain  de  Coëtivy,  évêque  d'Avignon,  plus  tard  cardinal. 
Peu  de  temps  après,  l'office  fut  dédoublé  :  il  y  eut  un  chan- 
celier spécial  pour  l'Anjou,  et  un  pour  la  Provence.  Le  pre- 
mier fut  Jean  Bernard,  archevêque  de  Tours  ;  le  second,  Jean 
Martin  ou  des  Martins,  juge-mage  et  maître  rational  de  la 
Chambre  d'i\ix.  L'archevêque  ne  pouvant  continuer,  en  rai- 
son de  son  éloignement,  à  remplir  des  fonctions  qui  exi- 
geaient une  résidence  continuelle  auprès  du  roi  de  Sicile, 
supplia  celui-ci  de  le  remplacer.  Jean  de  Beauvau,  évêque 
d'Angers,  lui  fut  donné  pour  successeur,  le  24  mars  1451. 
A  sa  mort,  en  1467,  la  chancellerie  d'Anjou  demeura  vacante 
près  de  six  mois,  et  les  sceaux  demeurèrent  dans  la  main  du 
prince  ;  mais  il  reconnut  vite  les  difficultés  qu'un  tel  état  de 
choses  apportait  à  la  prompte  expédition  de  ses  actes,  et,  pour 
y  remédier,  il  demanda  à  son  frère  le  comte  du  Maine  un 
de  ses  meilleurs  conseillers,  dont  il  avait  apprécié  le  zèle  et 
l'honorabilité.  Ce  personnage,  appelé  Jean  Fournier, 
était  seigneur  de  la  Guérinière  et  fils  d'un  ancien  ser- 
viteur de  la  maison  d'Anjou  ;  lui  -  même  cumulait  les 
charges  de  président  du  conseil  du  comte,  de  garde  des 
sceaux  de  la  justice  et  de  juge  ordinaire  du  Maine.  René 


evo  ncr  uuh-ersum  ohscrvato,  dattim  est  et  congruit  cum  avîbus  et  caiiilitis^  causa 
recreationîs  et  spatii,  ad  perellces  et  lepores  venari.  »  René  défend  par  cette  raison 
à  ses  viguiers  d'Arles,  d'Aix,  de  Tarascon  et  de  Marseille,  le  27  mars  1451,  de 
laisser  le  public  chasser  «  ad  perdices  cum  igne,  tond,  cum  garrono,  seu 
perdice  aut  balistd  ,  seu  cum  cauihu.s,  dum  perdices  juvenes  et  pidli  sunl,  nec 
ad  lepores  cum  ret'ihus  seu  alhalistà.  »  (ArcJi.  des  Bouches-du-Rlione,  B  14, 
f°  69  v-o.) 


488  CHANCELLERIE. 

lui  demanda  de  ne  plus  quitter  sa  personne,  et  d'être  son 
aller  ego  auprès  de  tous  ceux  qui  auraient  affaire  à  lui  ;  il  lui 
donna  une  position  prépondérante,  et  lui  accorda,  outre  le 
produit  des  droits  de  sceau,  une  pension  de-  huit  cents  livres. 
Pierre  Le  Roy  dit  Benjamin,  membre  du  Conseil  et  de  la 
Chambre  des  comptes,  lui  fut  adjoint  par  la  suite  en  qualité  de 
vice-chancelier,  mais  fut  dépossédé  de  ses  biens  et  de  ses 
titres  en  1479,  pour  forfaiture.  Fournier,  transféré  en  Pro- 
vence avec  son  office,  mourut  la  même  année,  et  le  dernier 
chancelier  du  vieux  roi  fut  Jean  Jarante,  seigneur  de  Toulon, 
maître  rational,  nommé  le  23  mai,  avec  le  traitement  de  son 
prédécesseur  \ 

Le  chancelier  avait  la  garde  et  l'usage  des  sceaux,  et  le 
privilège  d'expédier  des  lettres  au  nom  du  roi  de  Sicile,  tou- 
tefois avec  la  signature  d'un  de  ses  secrétaires.  Il  assemblait 
le  Conseil  ducal  où  et  quand  il  lui  plaisait,  en  faisait  partie  de 
droit,  se  transportait  lui-même  auprès  du  roi  de  France  ou  du 
parlement  pour  traiter  les  affaires  du  prince.  Il  exerçait  même 
une  sorte  de  juridiction  sur  tous  les  officiers ,  recevait  le 
serment  des  plus  élevés  d'entre  eux,  et,  à  partir  de  1468,  les 
nommait  directement  ^  René,  en  se  déchargeant  sur  lui  de  ce 
soin,  avait  pour  but  de  se  débarrasser  des  importunités  qui 
l'assiégeaient,  et  qui  parfois  lui  faisaient  commettre  des  passe- 
droits  au  préjudice  des  plus  m^itants.  Il  dressa  la  liste  de 
tous  ceux  qui  lui  demandaient  des  emplois,  avec  leurs  états  de 
services  et  leurs  aptitudes  en  regard,  remit  cette  liste  à  Jean 
Fournier,  et  lui  prescrivit  de  se  baser  uniquement  sur  son 
contenu,  sans  avoir  égard  à  la  qualité  des  personnes.  Une 
seule  distinction  était  établie  :  les  capitaineries,  les  vigueries, 
les  bailliages  et  autres  offices  considérés  comme  nobles  de- 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f^  193,  194  ;  P  1334'°,  f"  197,  etc.  Bibl.  nal.,  Lor- 
raine 8,  n"  ()3.  Jean  Binel,  trésorier  d'Anjou,  refusa  j)ar  désintéressement  la 
charge  de  chancelier  de  Provence,  que  René  lui  offrit  à  la  mort  de  Jean  des 
Martins,  vers  1475  :  c'est  alors,  sans  doute,  que  les  deux  cliancelleries  furent  réu- 
nies dans  la  main  de  Fournier.  Cf.  Vill.-Harg.,  111,  (if). 

''  Arch. nat.,  Pl334',f'^  120v<';P  1334»,  1"  l!)i  x";  P  i;i34"',   f»  172  v»;  etc. 


CHANCELLERIE.  489 

valent  être  réservés  aux  gentilshommes  ;  les  élections,  gréne- 
teries,  contrôleries^  greffes,  judicatures,  lieutenances  devaient 
être  données  aux  «  serviteurs  de  la  plume  »  ;  les  sous-vigue- 
ries,  sergenleries  et  autres  fonctions  subalternes,  aux  serviteurs 
non  lettrés  *.  Ainsi  la  faveur  et  la  recommandation,  ces  éternels 
ennemis  d'une  administration  équitable,  perdirent  presque  tout 
pouvoir  à  la  cour  de  Sicile,  et  le  chancelier  eut  la  mission  dé- 
licate défaire  régner  l'impartialité.  Ne  fallait-il  pas  à  un  souve- 
rain le  vif  sentiment  de  la  justice  pour  se  lier  les  mains  de  la 
sorte,  et  pour  se  prémunir  à  l'avance  contre  les  faiblesses  de 
son  propre  cœur? 

La  chancellerie  tenait  un  registre  différent  pour  les  actes 
passés  sous  chacun  des  sceaux  du  prince,  sceaux  dont  nous 
pai'lerons  tout  à  l'heure.  Les  droits  perçus  par  le  chancelier 
y  étaient  mentionnés,  et  faisaient  l'objet  d'un  compte  soumis 
aimuellement  à  la  Chambre.  Ces  droits  étaient  peu  élevés  :  le 
total  d'un  des  trois  registres  monta,  dans  l'espace  de  deux  ans, 
en  1472  etl473,cà  la  somme  de  quarante-deux  livres.  Les  admi- 
nistrations publiques  étaient  exemptes  des  frais  de  chancellerie, 
et  souvent  les  particuliers  eux-mêmes  en  obtenaient  la  remise; 
dans  ce  cas,  la  pièce  portait  les  mots  yratis  pro  ciirid,  gratis 
pro  Deo,  ou  simplement  ^m<^5^  Les  sceaux  du  tabellionnage 
de  chaque  ville  d'Anjou  formaient  autant  de  recettes  à  part,  ne 
dépendant  en  rien  du  chancelier,  mais  ordinairement  baillées  à 
ferme,  jusqu'à  l'époque  où  la  mairie  d'Angers  apporta  dans  ce 
service  les  modifications  signalées  plus  haut.  Les  notaires  ou 
tabellions  étaient  seulement  astreints  au  serment  et  au  dépôt 
de  leur  seing  '. 

Les  usages  de  la  chancellerie  de  René  pour  la  confection  des 
actes  étaient  à  peu  près  les  mêmes  que  ceux  de  la  chancelle- 
rie royale.  Les  lettres  émanées  de  ce  prince  se  réduisent  à 
trois  catégories  :  la  lettre  patente,  le  de  par  le  roy ,  et  la 
lettre  close  ou  missive.   Les  deux  dernières  ont  exactement  la 

'  Arch.  nat.,  P  1334»,  f  62  ;  pièces  justificatives,  n°  (13. 

-  Arcli.  nat.,  P  133 P,  n"  11 ,  f"  42. 

•  Arch.  nat.,  P  1334^,  »'"  13(1  ;  P  1334',  f"  172  et  sniv. 


490  CHANCELLERIE. 

forme  des  lettres  clu  roi  de  France  ;  elles  portent  uniquement 
la  signature  du  roi  de  Sicile  et  celle  d'un  secrétaire.  La  lettre 
patente  débute  par  une  formule  initiale  où  tous  les  titres  du 
prince  sont  énoncés  ;  à  partir  du  mois  d'octobre  1466,  date  à 
laquelle  cette  énumération  acquiert  son  dernier  accroissement, 
elle  est  ordinairement  conçue  ainsi  :  «  Nous,  René,  roy  d'A- 
ragon, de  Jhérusalem  et  de  Sicile,  de  l'isle  de  Sicile  (ou  des 
Deux-Siciles,  ou  de  Sicile  citrà  et  ultra  Farum),  Valence, 
Maillorques,  Sardaigne  et  Gorseigue,  duc  d'Anjou,  de  Bar,  etc., 
comte  de  Barcelonne,  de  Prouvence,  de  Forcalquier,  de  Pi- 
mont,  etc.»  Dans  le  cours  de  l'acte,  certaines  formules  spé- 
ciales sont  prescrites,  outre  les  formules  générales,  pour  pré- 
server les  droits  ou  les  intérêts  du  prince  ;  ainsi  le  chancelier 
a  l'ordre  de  ne  sceller  aucun  mandement  de  finances  s'il  ne 
porte  ces  mots  :  «  Pourveu  que  ce  soit  après  le  paiement  fait 
des  sommes  ordonnées  et  à  ordonner  par  ledit  seigneur  pour 
lefaict  de  sa  despense ^  »  Dans  les  dates  placées  à  la  fin,  le 
commencement  de  l'année  n'est  pas  toujours  pris,  comme  dans 
les  chartes  royales,  de  la  fête  de  Pâques.  Ce  système  est  bien  suivi 
à  la  chancellerie  d'Anjou  ;  mais  les  actes  donnés  en  Provence 
et  à  Naples  font  conmiencer  l'année  à  Noël  ou  au  1"  janvier. 
Toutefois  cette  double  règle  souffre  d'assez  nombreuses  excep- 
tions. Dans  les  lettres  qu'il  adresse  d'Angers  en  Espagne  ou  en 
Italie,  René  adopte  parfois  le  comput  de  ces  pays  ;  en  revan- 
che, certains  actes  rendus  en  Provence  sont  datés  conformé- 
ment à  l'usage  français.  Alors  même  que  l'année  est  prise  à 
nativitate  Domini,  ces  mots  n'ont  pas  toujours  la  même  si- 
gnification :  tantôt  ils  désignent  la  Nativité  réelle,  c'est-à-dire 
le  jour  de  Noël;  tantôt,  et  c'est  le  cas  le  plus  fréquent,  ils 
sont  synonymes  delà  formule  ab  incarnatione  Domini.  L'em- 
])loi  de  telle  ou  telle  méthode  dépendait  surtout  de  la  na- 
tionalité du  chancelier  ou  du  secrétaire.  Il  résulte  de  cette 
diversité  que  les  dates  véritables  ne  sont  pas  toujours  fa- 
ciles à  discerner,  lorsqu'elles  ne  sont  pas  indiquées  par  la 

•    Arch.  nat.,  P  1331%  I»  218. 


SCEAUX.  491 

place  des  pièces  dans  les  registres  ou  par  des  synchronismes. 

La  signature  du  roi  de  Sicile  vient  d'ordinaire  après  la 
date.  Mais  il  faut  noter  ici  une  particularité  remarquable, 
qu'on  rencontre  dans  plusieurs  mandements  de  la  chancelle- 
rie de  Provence  et  dans  la  plupart  de  ceux  de  la  chancellerie 
de  Naples,  d'où  elle  parait  originaire.  La  signature  autographe 
est  intercalée  dans  la  formule  même  de  la  date,  qui  est  ainsi 
conçue  :  Datum  per  mamis  nostrî  predicti  régis  Renati, 
anno,  etc.  Les  mots  7'egis  Renati  sont  tracés  de  la  main  du 
prince,  sur  un  espace  blanc  réservé  à  cet  endroit  par  le  scribe. 
Le  même  système  est  appliqué  dans  les  actes  émanés  de  la 
reine  Isabelle,  qui  signe  dans  ce  cas  Ysabelis  regine^.  L'acte 
se  termine  par  la  mention  des  conseillers  présents,  et  par  la 
signature  du  chancelier  ou  du  secrétaire  rédacteur.  S'il  est 
rendu  en  l'absence  du  roi  de  Sicile,  sa  signature  personnelle 
n'y  figure  pas,  et  à  la  formule  par  le  roy  e?î  son  conseil  est 
substituée  celle-ci  :  par  le  conseil^  etc.  Les  conseillers  de- 
vaient, en  vertu  d'un  ordre  formel  du  prince,  signer  de  leur 
main  les  lettres  qu'ils  lui  écrivaient  en  commun.  Les  gens  des 
comptes,  et  notamment  le  président,  étaient  tenus  d'en  faire 
autant  pour  tous  les  mandements  de  finances  commandés  par 
la  Chambre  ^ 

Les  sceaux  apposés  par  la  chancellerie  de  René  diffèrent 
suivant  les  époques  et  suivant  la  nature  des  actes.  Lorsqu'il 
n'était  que  duc  de  Bar,  comte  de  Guise  et  héritier  présomptif 
du  duc  de  Lorraine,  il  usait  d'un  grand  sceau  équestre  à  ses 
armes,  décoré  des  initiales  R  Y  (René,  Isabelle)  surmontées 
d'une  couronne,  portant  au  revers  un  écu  écartelé  d'Anjou 
ancien  et  de  Bar,  avec  l'écusson  de  Lorraine  brochant  sur  le 
tout;  ou  bien  d'un  petit  sceau  ou  scel  secret,  représentant 
l'écu  écartelé  d'Anjou  et  de  Bar,  avec  les  armes  de  Lorraine 
posées  en  abîme  sur  le  tout,  écu  penché,  timbré  d'un  heaume 
et  supporté  d'un  côté  par  un  lion,  de  l'autre  par  une  aigle. 

'   Arch.  de  Naples,  Coventi  soppressi,  reg.  73,  7i,passim;  pièces  justificatives, 
no»  II,  14,  etc. 

2  Arch.   nat.,   P  Ï334\    1°   1  V  ;  P    1334»,    f°    49  v". 


492  SCEAUX. 

Les  légendes  portaient  :  Sigillum  magnum  ou  contrasigillum 
Renati,  ducis  Barrensis,  marchionis  Pontis,  comitis  Guisie\ 
Devenu  roi  de  Sicile,  duc  d'Anjou,  il  se  fit  faire  un  sceau  de 
majesté  d'un  dessin  fort  soigné,  et  dont  il  nous  reste  des  em- 
preintes bien  conservées.  Il  y  est  figuré  la  couronne  sur  la 
tête,  vêtu  d'un  manteau  bordé  d'orfroi,  tenant  le  sceptre  d'une 
main  et  le  globe  de  l'autre,  assis  sur  un  trône  à  têtes  de  lion  ; 
au  fond,  une  draperie  semée  de  fleurs  de  lis  ;  de  chaque  côté 
un  écusson,  l'un  aux  armes  anciennes  de  Hongrie,  l'autre" 
portant  en  chef  celles  de  Hongrie  (modernes),  d'Anjou-Sicile 
et  de  Jérusalem,  en  pointe  celles  d'Anjou,  de  Bar  et  de  Lor- 
raine. Ce  sceau  royal,  de  cent  quinze  millimètres,  se  rencon- 
tre avec  deux  contre-sceaux  différents  :  le  premier  représente 
le  roi  à  cheval,  coiffé  d'un  casque  couronné,  armé  de  toutes 
pièces,  avec  les  écussons  de  la  face  sur  la  housse  et  la  targe  ; 
le  second,  les  armes  de  Hongrie,  Sicile,  Jérusalem,  Anjou, 
Bar  et  Lorraine,  couronnées  et  supportées  par  deux  aigles. 
Les  légendes  du  sceau  et  des  contre-sceaux  contiennent,  réu- 
nies, les  titres  de  roi  de  Sicile,  duc  d'Anjou,  de  Bar  et  de 
Lorraine,  comte  de  Provence,  du  Maine  et  de  Piémont.  Jus- 
qu'en 1469,  l'empreinte  est  généralement  sur  cire  vermeille, 
appendue  à  des  lacs  de  soie  jaune,  blanche  et  cramoisie-. 

En  1431,  trois  types  de  petits  sceaux  furent  adoptés  pour 
l'administration  du  duché  d'Anjou.  Le  premier,  acel  de  secret , 
s'employa  de  deux  façons  :  sur  queue  pendant,  pour  les  man- 
dements de  finances  ;  plaqué,  pour  les  retenues  ou  nomina- 
tions d'officiers  de  la  maison,  les  commissions,  les  lettres  en 
papier.  Le  second,  portant  les  mots  Sigillum  litterarum  jits- 
ticie,  fut  destiné  à  sceller  les  lettres  de  grâce  et  de  justice. 
Le  troisième  servit  poiu*  tous  les  autres  actes,  collations  de 

'  V.  la  description  de  ces  deux  types  dans  la  Collection  de  sceaux  des  Archives 
nationales,  YiAT  M.  Douet  d'Arcq,  n""  809-811. 

-  Deniay,  Inventaire  des  sceaux  de  la  Flandre,  n"  iC.  La  plus  belle  em- 
preinte de  ce  grand  sceau  a  été  rapportée  de  Lille  par  M.  Demay;  on  n'en  con- 
naissait auparavant  cpie  des  exemplaires  mutilés.  Ci'.  Douet  d'Arcq,  Collection, 
n"  IITSt;  De  Quatreharbes,  111,  207  et  IVontispice.  Arch.  nat. ,  KK  1126, 
i"  535  V». 


SCEAUX.  493 

bénéfices  OU  d'offices,  confirmations,  concessions,  etc.  '.  Lors- 
que le  trône  d'Aragon  fut  offert  au  roi  de  Sicile  et  accepté 
par  lui,  il  fit  détruire  ses  anciens  sceaux  et  en  fit  fabriquer 
de  nouveaux,  avec  les  armes  d'Aragon  posées  sur  le  tout 
dans  chacun  des  écussons.  Cette  modification  fut  inaugurée 
au  mois  de  février  1467  ^  Deux  ans  plus  tard,  René  obtint, 
comme  il  a  été  dit,  la  faveur  de  sceller  ses  actes  en  cire  jaune, 
à  l'instar  des  rois  de  France.  Cette  double  modification  se  i-e- 
connaît  dans  tous  les  sceaux  d'une  date  postérieure.  En  même 

'  «  Advis  touchaul  les  seaulx  du  roy  de  Sicille  en  Aujoujait  au  chasteau  d'An- 
giers,  le  vi*  jour  d'avril  mil  iiir  ciuquante  avant  Pasques.  Semble  que  pour  ledit 
pays  d'Anjou  suffist  d'avoir  troys  seaulx  dudit  seigneur.  Du  seel  de  secret,  qui  est 
eu  la  garde  de  nionsf  le  séneschal  d'.Anjou,  premier  chambellan  dudit  seigneur,  se 
pourront  seeller  toutes  lettres  et  mandemens  de  finances,  et  en  queue  pendant  ; 
toutes  retenues  des  familiers,  domestiques  et  commensauk  dudit  seigneur,  et  toutes 
cerlifficacions,  commissions  et  lettres  en  pappier,  en  seel  plaqué.  Ainsi  eu  ont 
l'ait  user  les  roys  Loys,  père,  et  Loys,  fréie  dudit  seigneur  par  aucun  lenips,  et  n'en 
pevent  estre  les  finances  que  plus  restraintes.  Du  seel  ordonné  pour  la  justice,  et 
ou  ront  duquel  est  escript  Sigillum  litteiarum  jmiicie,  seront  scellées  toutes  lettres 
de  justice,  c'est  assavoir  debitis,  grâces  à  plaideer,  abrcviaeions  et  telles  sembla- 
bles; et  si  le  roy  ordonnoit  que,  avant  le  seel  mis  esdites  lettres,  elles  feussent 
veues  par  l'un  de  troys,  c'est  assavoir  l'advocat,  le  procureur  ou  maistre  Jehan 
Trepigni,  et  y  mectre  ung  visa,  semble  que  ce  seroit  bien.  Du  tiers  seel  se  pourront 
seeller  toutes  autres  lettres  généralement,  c'est  assavoir  offices,  bénéfices,  rémis- 
sions, coufirmacions  et  toutes  autres  que  les  dessusdites  sans  excepcion.  Semble 
oultre  que  le  roy  doit  ordonner  que  de  chascun  desdits  troys  seaulx  se  face  registre 
particulier,  et  qu'il  soit  mis  en  la  fin  de  chascun  an  en  la  Chambre  des  comptes, 
poui'  charger  le  trésorier  de  l'esmolumenl  desdits  seaulx  et  iceluy  déduire  sur  les 
gaiges  de  mons^  le  chancelier,  comme  se  doit  et  est  acoustumé  de  faire.  Ainsi 
signé  :  René.  Par  le  commandement  du  roy,  le  président  des  comptes  et  trésorier 
d'Anjou  présens,  Alardelli.  )i(Arch.  nat.,  P  1334'',f<'  63.)  L'un  de  ces  petits  sceaux 
est  peut-être  le  n"  11782  de  l'inventaire  de  M.  Douet  d'Arcq,  dont  la  légende  est 
détruite  et   dont  la  face  comme  le  revers  représentent  seulement  des  écussons. 

-  «  Aujourd'hui,  xi^  jour  de  février  mcccclxvi,  le  roy  estant  en  son  chastel 
d'.Xugiers,  es  présences  de  l'évesque  de  Masseille,  le  séneschal  d'Anjou,  l'abé  de 
RuLupo  (Ripoll)  en  Cathelongne,  le  prothonotaire  de  Cathelongue,  messire  Bernart 
de  Maurnont  et  autres,  furent  rompuz  et  mis  en  presses  les  seaulx  dudit  seigneur 
desquelx  on  avoit  acoustumé  [sceller]  toutes  lettres  de  grâce,  et  fut  commancé  à 
seller  des  seaulx  neufs  que  ledit  seigneur  a  fait  faire,  ou  milieu  desquelx  sont  les 
armes  d'Arragou  ;  et  d'iceulx  fut,  es  présence  des  dessusdits,  sellée  la  première 
lettre,  contenant  la  puissance  que  ledit  seigneur  donne  à  monseigneur  son  filz 
oudit  royaume.  »  (Arch.  nat.,  P  133i%  f»  IGG  v».) 


494  SECRÉTAIRES. 

temps,  leur  légende  est  allongée  des  titres  de  roi  d'Aragon,  de 
Valence,  etc  ;  en  revanche,  le  nom  et  l'écu  de  Lorraine  ont 
disparu'.  Quelques-uns  des  sceaux  de  René  offrent  au  revers 
un  double  croissant,  emblème  de  l'ordre  de  chevalerie  créé 
par  ce  prince,  et  qui  avait,  du  reste,  ses  sceaux  particuliers  ^. 

Lorsqu'une  empreinte  était  par  trop  oblitérée,  le  chancelier 
ou  les  gens  des  comptes,  à  la  requête  des  intéressés,  consta- 
taient l'état  de  la  pièce  qui  en  avait  été  revêtue  et  les  débris  de 
cire  qui  restaient,  interrogeaient  des  témoins  ayant  vu  le  sceau 
dans  son  intégrité,  et  faisaient  resceller.  Quelquefois  les  matrices 
des  sceaux  des  autorités  locales  étaient  elles-mêmes  données 
ou  renouvelées  par  le  roi  de  Sicile.  Ainsi  le  tabellionnage  de 
la  Marche,  dans  le  duché  de  Bar,  ayant  perdu  la  sienne  au 
milieu  des  troubles  de  la  guerre,  le  duc  lui  en  accorda  une 
autre,  munie  d'un  signe  distinctif,  pour  éviter  qu'on  abusât 
de  l'ancienne:  la  croix  qui  se  voyait  sur  celle-ci,  au-dessus  des 
deux  barbeaux  de  l'écu  de  Bar,  était  remplacée  par  une  fleur  de 
lis.  Le  droit  de  sceau  était  conféré  comme  une  grande  faveur  aux 
vassaux  du  prince,  lorsqu'ils  exerçaient  le  droit  de  justice  '\ 

A  la  chancellerie  était  attaché  un  corps  de  secrétaires  assez 
nombreux.  René  recherchait  les  plus  intelligents  et  les  plus 
habiles,  les  logeait  dans  ses  châteaux,  ou  du  moins  dans  leurs 
dépendances,  afin  de  les  avoir  sous  la  main,  et  souvent  faisait 
d'eux  ses  hommes  de  confiance.  Celui  qui  dut  à  sa  protection 

'  On  a  deux  exemples  de  ces  nouveaux  sceaux  dans  les  n"'*  11784  et  11785  de 
la  Collection  de  M.  Douet  d'Arcq.  La  croix  de  Lorraine,  cjue  le  savant  archiviste 
a  cru  reconnaître  sur  leur  contre-sceau,  est  la  croix  de  Jérusalem.  Les  lettres  1  R, 
ajoutées  de  chaque  côté  du  heaume,  signifient  non  pas  Jérusalem,  mais  Jeaitnc- 
iÎ6^/e  ;  les  initiales  du  roi  et  de  la  reine  de  Sicile  sont  souvent  reproduites  ainsi. 
Cf.  Arch.  nat.,  KK  1110,  f«  536. 

-  Les  deux  sacs  ou  les  deux  bourses  superposées  dont  parle  M.  Douet  d'Arcq 
(n»  11783)  paraissent  bien  être  deux  croissants.  La  légende  du  même  sceau  doit 
être  ainsi  complétée  .  S.  Renati  primi,  régis  Jlterusaleni  et  Sicilie,  ducis  Ande- 
gavic.  et  Barri,  comitis  Proviiicie,  Forcalqucrii  et  Pcdimontis.  (L'acte  auquel 
il  est  appendu  est  antérieur  à  14G7.)  Sur  les  sceaux  du  Croissant,  voir  plus  loin, 

ch.  m. 

•  Arch.  des  Houches-du-Rhône,  B  274,  1^  75  v°.  Arch.  nat.,  1»  13:34%  1"  28  \ 
P  J334'",  t^  20!. 


SECRETAIRES.  49S 

la  fortune  la  plus  éclatante  est  Jean  Alardeau,  devenu  suc- 
cessivement chanoine  d'Aix,  prévôt  de  Marseille,  puis  évêque 
de  cette  ville  en  1466.  Élevé  dans  la  maison  de  son  maître, 
choisi  pour  son  confident  intime,  il  écrivit  et  contre-signa  du- 
rant de  longues  années  la  plupart  de  ses  lettres  closes,  et  fut 
nomhié  en  dernier  lieu  administrateur  général  de  ses  finances, 
charge  qu'il  exerça  en  même  temps  (|ue  les  fonctions  épisco- 
pales.  René  entreprit  encore  de  lui  faire  donner  l'abbaye  de 
Saint- Victor  de  Marseille,  que  le  titulaire  voulait  résigner  en 
favem-  d'un  candidat  difficile  à  agréer;  il  écrivit  à  ce  sujet  au 
pape  Paul  II,  le  18  juillet  1468,  une  lettre  pleine  d'éloges  sur 
les  mérites  et  les  services  de  son  protégé  :  mais  ses  instances 
demeurèrent  sans  effet,  la  résignation  n'ayant  pas  eu  lieu. 
Alardeau  fut  chargé,  par  la  suite,  de  différentes  missions  au- 
près du  roi  de  France,  qui  le  prit  à  son  service  après  la  mort 
de  son  oncle  ;  il  vécut  jusque  vers  l'année  1494.  On  l'a  quel- 
quefois confondu  avec  son  frère,  qui  était  receveur  d'Anjou 
et  qui  portait  le  même  prénom  que  lui  ;  mais  celui-ci  était 
mort  dès  1465'.  Les  secrétaires  prêtaient  serment  entre  les 
mains  du  chancelier.  Quelques-uns  étaient  détachés  en  service 
extraordinaire  auprès  des  lieutenants  ou  des  principaux  officiers 
du  roi  de  Sicile.  Il  y  avait  parmi  eux  des  Italiens  et  des  Espagnols 
pour  les  relations  avec  leur  pays  respectif,  quoique  René  em- 
ployât de  préférence  la  langue  latine  dans  sa  correspondance 
avec  l'étranger.  Antonello  Payen  ou  Pagano,  Pierre  Puig  étaient 
ses  secrétaires  in  ditione  Aragonum.  Il  accrédita  aussi  en 
Catalogne  le  Sicilien  Andreossi  de  Andreossis  ,  qui  avait  tenu 
le  même  emploi  auprès  du  duc  Jean  de  Galabre,  durant  son 

'  Aich.  liai.,  P  1334S  1"  121  vo  ;  Iv  504,  u»  1,  f»  33.  Extraits  des  comptes  et 
mémoriaux,  n»  738,  Le  roi  de  Sicile  disait  dans  sa  lettre  au  pape  :  <(  h  namquc 
Massiliensis episcopus  lotus  ah  adolescencid  sud  uobis  est  cognitus ;  in  iiostrd  quideni 
domo  fera  est  editcatus  ;  ut  primitni  eiiim  nos  sui  ingenii  virtutunupic  prestantiam 
inteliesimus,  in  secretariicrii  eum  accepimus,  eotjue  pro  secrctario  multus  unuos  usi 
fuimus.  Deindc,  ubi  sunimam  il  Uns  in  nos  tum  fidcm,  tum  integritatcm,  tum  omni- 
bus in  rébus  di/igentiam  et  probitateni  cognovimus,  non  modo  ea  <jue  ad  secretarii 
munus  pertinent ,  sedetiam  omnia  penè  negotia  et  res  nostras,  diim  adest,  conimit- 
lere  sibi  non  dubitamus .  ^>  {Wih\ .  d'Ai.v,  ms.   106i,  f°  128.) 


496  MAISON  DU  ROI  DE  SICILE. 

expédition  au  royaume  de  Naples,  et  qu'il  admit  pour  cette 
raison  dans  son  propre  secrétariat.  Mais  la  plupart  faisaient 
partie  de  sa  maison,  et,  connue  nous  l'avons  dit,  résidaient 
avec  lui.  Tous  ceux  qui  demeuraient  au  dehors  furent  révo- 
qués en  14S6,  à  l'exception  de  Guillaume  Rayneau  :  depuis, 
ce  ne  fut  plus  qu'à  titre  exceptionnel,  et  sur  la  désignation  du 
chancelier,  qu'il  fut  nommé  des  secrétaires  à  l'extérieur  \ 

La  maison  du  roi  de  Sicile  comprenait,  avec  les  secrétaires, 
un  grand  nombre  d'officiers  et  de  familiers  de  toute  catégorie; 
elle  était  montée  à  peu  près  sur  le  même  pied  que  celle  du 
roi  de  France.  Tout  son  personnel  était  nourri,  en  Provence,  à 
raison  de  deux  gros  et  deux  patacs  par  jour  et  par  tète;  une 
somme  égale  était  allouée  pour  l'entretien  des  chevaux  de  cha- 
que officier.  La  dépense  de  bouche  de  l'hôtel  royal  était  réglée 
par  le  maître  de  la  chambre  aux  deniers  ;  pour  un  espace  de 
six  semaines,  du  15  février  au  3i  mars  1477  ,  elle  s'éleva  à  la 
somme  de  4,350  florins,  3  gros  et  4  patacs,  gens  et  chevaux 
compris,  ce  qui  suppose  environ  cinq  cents  bouches  '\  Dans 
l'impossibilité  de  retracer  l'historique  de  chacun  des  offices  de 
la  maison,  nous  donnerons  au  moins  l'étiumération  des  plus 
importants,  avec  les  noms  et  les  quaUtés  des  principaux  per- 
sonnages qui  les  occupèrent. 

Grands  maîtres  de  t hôtel  :  Bertrand  de  Beauvau,  sire  de 
Précigny  (Précigné),  de  Saint-Laurent-des-Moitlers  et  autres 
heux,  président  du  Conseil  ducal,  sénéchal  d'Anjou,  capitaine 

'  Bibl.  d'Aix,  ms.  14Gi,  p.  71,  100,  etc.;  pièces  justificatives,  u"  74.  Aich. 
liât.,  P  1334%  f"  200  v°.  On  trouve  dans  les  .ncles  du  roi  René  la  signature  ou  la 
nieulion  de  beaucoup  d'autres  secrétaires  :  Guillaume  Bernard,  Raoulet  Lemal, 
Girardin  Doucher,  maîtres  de  la  chambre  aux  deniers  ;  Thomas  de  la  Grée,  bache- 
lier es  lois  ;  Benjamin,  conseiller  intime  ;  Jean  de  Disy,  qui  devint  garde  du  scel 
du  tabcllionnage  de  Bar;  Jean  Huet,  protonotaire,  général  des  finances;  Jean  de 
Lude  ;  Jean  du  Rocher  ;  Jean  de  Charnières  ;  Guillaume  Tourneville,  archiprètie 
d'Angers  ;  Jean  Legay,  argentier  de  la  reine;  Jean  Bressin  ;  Geolfroj  Talamer, 
négociateur  du  traité  avec  le  roi  Jean  d'Aragon  en  14G2  ;  Hervé  Gielliu;  Jean 
Dauphin;  Cotignon  du  Pont;  Olivier  Haloret;  Boursier;  Bruneau  ;  Merlin 
Pierre  iîreslay,  bachelier  es  lois  ;  Jean  Dupnis,  clerc  de  Bar,  etc.  Ces  deux  derniers 
étaient  secrétaires  act  honora. 

■  Arch.  des  Bouclies-du-Rhone,  B  608. 


MAISON  DU  ROI  DE  SICILE.  497 

d'Angers,  conseiller  du  roi  de  France,  bailli  de  Touraine,  etc. , 
marié  en  quatrièmes  noces  à  Blanche  d'Anjou,  fille  naturelle 
de  René;  Honorât  de  Berre,  sire  d'Entravernes  (Entrevennes), 
ambassadeur  du  roi  de  Sicile  auprès  de  Louis  XI,  plus  tard 
chambellan  de  ce  dernier  et  de  son  successeur  Charles  VIII. 
Maitres  oi^dinaires  de  Vhôtel  :  Gilles  de  Bourmont,  con- 
seiller, nommé  capitaine  de    Bouconville  et  de  Morley  en 
1453;  Philibert  (de  Laigue?);  Spinola  de  Spinolis,  Génois, 
marié  à  Odile,  gardienne  des  joyaux  du  roi  et  de  la  reine; 
Jean  de  la  Salle,  conseiller,  ambassadeur  en  Bretagne,  nommé 
châtelain  des  Ponts-de-Cé  en  1475;  Louis  de  Bournan,  sire 
du  Coudray,  conseiller,  capitaine  des  Ponts-de-Cé,  qui  reçut 
de  son  maître  une  maison  à  Saumur,  rue  d'Enfer;  Thomas  de 
Senas,  conseiller,  ambassadeur  en  Lorraine;   Louis  de  Cler- 
mont,  conseiller,  gouverneur  de  Champtoceaux,  capitaine  de 
Mirebeau  ;  Robert  de  Montalais,  sire  du  Moulin,  conseiller, 
nommé  capitaine  de  Mirebeau  à  la  mort  du  précédent,  en 
1477;  Balthazar  de  Gérente,  baron  de  Monclar;  Jean  d'Arle 
ou  Arlatan,  fils  d'un  conseiller  de  Louis  III;  Jean  de  Varennes 
ou  de  Varannes  ;  Ambroise  de  Poulevain,  maître  d'hôtel  hono- 
raire. 

Chambellans  :  Louis  de  Beauvau,  seigneur  de  Champigné, 
de  Gasenove  et  autres  lieux,    conseiller,   sénéchal  d'Anjou, 
puis  de  Provence,  ambassadeur  à  Rome,  etc.,  et  Gui  de  Laval, 
sire  de  Loué,  premiers  chambellans  ;  Jean  de  Beauvau,  sire 
des  Rochettes,  sénéchal   d'Anjou;  Pierre  de  Brézé,  sénéchal 
d'Anjou;  Saladhi  d'Anglure,  sire  de  Nogent,  d'Estoges  et  de 
Mouliherne,  conseiller;  Philibert  de  Laigue,  conseiller,  séné- 
chal   de   Bar;    Jean    de   Bueil,  sire  de  Chéneché,  amiral  de 
France,  conseiller  ;  Palamède  de  Forbin,  président  du  Conseil 
éminent,  etc.;  Boniface  de  Castellane,  sire  de  Foz,  conseiller; 
Arnauld  de  Villeneuve,  sire  de  Trans,  conseiller  ;   Gabriel 
Valori,  chevalier  du  Croissant,  qui  avait  fait  les  campagnes 
d'Italie;  Louis  de  Beaumont,  sire  du  Plessis-Macé,  conseiller; 
Baptiste  de  Pontevez,  sire  de  Cotignac,  conseiller;  Hélion  do 
Glandèves,  sire  de  Faulcon,  conseiller;   Pierre  de  Meuillon, 

32 


498  MAISON  DU  ROI  DE  SICILE. 

sire  de  Ribiers  ;  Louis  de  Clermont  ;  le  sire  de  Misoii,  con- 
seiller. 

Grands  écuyers  :  Philippe  ou  Philibert  de  Lénoncourt, 
conseiller,  lieutenant  du  roi  de  Sicile  dans  le  duché  de  Bar, 
plus  tard  conseiller  et  chambellan  de  Louis  XI  ;  Pierre  de 
Meuillon,  sire  de  Ribiers. 

Écuyers  de  lécurie  :  Jean  de  Séraucourt,  capitaine  de 
Tarascon  ;  Gabriel  Valori  ;  Philibert  de  Laigue  ;  Jean  Beuze- 
lin,  dit  Jarret;  Alain  de  Montalais,  gouverneur  de  Champto- 
ceaux;  le  sire  de  Mallelièvre  ;  Jean  Crespin,  capitaine  de 
Baugé;  Jean  Luc  Scaffa,  seigneur  de  Taleru,  au  comté  de 
Pallas,  capitaine  de  Tarraga  en  Catalogne. 

Chevaucheurs  et  varlets  d'écurie  :  Pierre  Jarriel,  tabourin; 
Henriet  des  Bordes;  Guillaume  Hérien,  concessionnaire  d'un 
logis  aux  halles  d'Angers  ;  Perrot  ;  François. 

Roi  d'armes  :  Sicile. 

Poursuivants  ou  hérauts  d'armes  :  Jean  de  Maslives,  dit 
Fleur  de  Pensée;  Pierre  de  Hurion,  dit  Ardent  Désir;  Pro- 
vence; Viennois;  Romarin. 

Huissiers  d'armes  :  Henri  Desperch,  dit  Haine,  premier 
huissier;  Jean  de  Logres;  Jean  de  Morancé;  Jacobo  Antoine. 

Maréchaux-des-logis  :  Imbert  Dauville,  dit  Imbelot,  an- 
cien sergent  des  cens  et  redevances  d'Anjou;  Joannuce  Zizo 
Atino,  napolitain,  nommé  en  1469. 

Valets  de  chambre  :  Gotignon  du  Pont  (appelé  Çolignon 
par  M.  de  Villeneuve-Bargemont)  et  Chariot  Pierre,  gardes  des 
joyaux,  premiers  valets  de  chambre  ;  Alain  Léaut  ou  Le  Haut, 
sire  de  la  Vimiane  et  de  Petrarva,  maître  des  pavages  et 
barrages  d'Anjou,  donataire  d'une  maison  à  Angers,  acqué- 
reur des  thermes  d'Aix,  autorisé  avec  sa  femme  Olivette,  qui, 
comme  lui,  avait  soigné  René  de  jour  et  de  nuit,  à  conférer 
l'office  de  viguier  d'Arles;  Noël  Boutant,  tailleur,  proprié- 
taire d'une  maison  à  Angers,  rue  Baudrière  ;  Louis  Foucher^ 
ou  Souchier,  capitaine-clavaire  de  Barjols  et  de  Saint-Maxi- 
inin;  Thomas  Lamy;  Jacquemin  Paulus;  Nicolas  Jenot,  gou- 
verneur du  verger  d'Aix,  donataire  d'une  maison  et  d'un  jar- 


MAISON  DU  ROI  DE  SICILE.  499 

din  dans  cette  ville;  Jean  Bernard;  Roger;  Jean  Le  Page, 
portier  des  halles  d'Angers;  Zizo  x\tino;  Jean  d'Auvergne 
et  Micheau  Sifflet,  valets  de  la  garde-robe;  plus  un  certain 
nombre  de  valets  de  chambre  honoraires. 

Valets  tranchants  :  Bertrand  Fresneau,  sire  du  Bouchet; 
Alain  de  Montalais;  Jacques  de  Vaugirault,  donataire  du 
produit  des  /iefs  anciens  de  Montfaucon. 

Échansons  :  Spinola  de  Spinolis;  Jean  Amenart;  René 
Crespin  ;  Honorât  de  Castellane. 

Panetiers  :  Simon  d'Anglure,  premier  panetier  ;  Gaspard  de 
Gréanges  ;  Ferrand  de  Silva,  Portugais  ;  Jean  Contenet  ;  Jean 
Quidance,  sommelier  de  la  paneterie. 

Maitre-qneiix  :  Guillaume  Real ,  dit  Gourcoul ,  donataire 
d'une  maison  à  Saumur. 

Écnyer  de  cuisine  :  Geoffroy  Haloret,  prévôt  de  Saint- 
Généroux. 

Fruitiers  :  Pierre  Perroteau,  ciergier  de  Saumur  ;  Jean  Le 
Breton  ;  Fabrice. 

Poîirvoyenr  de  l' hôtel  :  Jacques  Boulle. 

Fourriers  :  Jean  de  Cadriac,  premier  fourrier  ;  Bertault  Le 
Bègue,  nommé segrayer  de  Baugé  en  1476  ;  Jacobello  Prése- 
lot;  Pierre  Aycart  ;  Pierre  Boys  ;  Girardin. 

Des  familiers  de  différent  ordre  étaient,  en  outre,  attachés 
à  la  cour  du  roi  de  Sicile,  mais  n'y  faisaient  pas  tous  leur  rési- 
dence continuelle.  Us  appartenaient  particulièrement  aux 
catégories  suivantes  : 

Cliapelains  et  confesseurs  :  Jean  Perrot,  prieur  de  Jumelles 
et  du  Val  des  Écoliers,  abbé  de  la  Toussaint  d'Angers;  Béren- 
ger  Solsona,  franciscain,  maître  en  théologie  et  conseiller  du 
prince,  qui  le  chargea  d'administrer  la  chapelle  royale  de 
Saint-Louis  de  Marseille,  et  demanda  pour  lui  l'abbaye  de 
Saint-Félix  de  Girone  en  1469,  puis  la  dignité  épiscopale  en 
1470;  Bernardin  de  Sienne,  franciscain,  mort  vers  1444,  ca- 
nonisé sur  les  instances  de  René  ;  Pierre  Marini,  religieux 
italien,  devenu  évêque  de  Glandèves,  et  mort  en  1467  ;  Simon 
Terrien;  frère  Éléazar,  dominicain,  prieur  de  Notre-Dame- 


SOO  MAISON  DU  ROI  DE  SICILE. 

de-Nazareth  à  Aix  ;  frère  Raoulin  Franquet;  frère  Jean  Geffroy, 
dominicain;  messire  Trousse;  Philippe  Papot,  chapelain  de 
laMénitré  ;  Jean  Boyer,  Guillaume  Potin,  dominicain,  et  Macé 
Bergier,  chapelains  honoraires. 

Aumôniers  :  Pierre  de  Mante  ;  Pierre  Donnel. 

Médecins  :  Pierre  Robin,  qualifié  de  famosissitnus,  demeu- 
rant jour  et  nuit  auprès  de  René,  qui  le  nomma  son  conseiller, 
lui  donna  les  châteaux  de  Saint-Marc  et  de  Vauvenargues, 
plusieurs  maisons  à  Angers,  rue  de  la  Poissonnerie,  deux 
cents  livres  de  tailles  à  prendre  tous  les  deux  ans  sur  la  ville 
de  Saumur,  et  conféra  à  son  fils  Tristan  l'office  de  garde  de  la 
monnaie  de  Provence-,  Jean  Esquavard,  devenu  évêque  de 
Sisteron  ;  Jacquemin  de  Blandrate,  physicien  du  roi  et  de  la 
reine,  qui  habitait  à  Angers  une  maison  louée  à  leurs  frais,  et 
qui  était  sans  doute  originaire  du  Milanais,  car  il  y  possédait 
une  terre,  que  René  l'aida  à  recouvrer  en  lui  donnant  des  lettres 
de  recommandation  pour  le  duc  et  la  duchesse  de  Milan  ;  Jean  de 
Bonia,  originaire  du  royaume  de  Valence  ;  Antonello  d'A versa, 
qui  touchait  une  pension  sur  le  trésor  royal;  Séguin  de  Co- 
hardy,  sire  d'Athenay  dans  le  Maine,  physicien  de  la  reine  et 
médecin  public  de  la  ville  d'Angers,  fonction  qui  lui  valait 
cent  livres  par  an  ;  Jean  Bonnet,  qui  soigna  sans  doute  René 
dans  sa  dernière  maladie,  car  une  rente  de  trois  cents  écus  lui 
fut  assignée  au  mois  de  mars  1 480  pour  le  retenir  à  son  service. 

Chirurgiens  :  Michel  de  Vienne,  qui  avait  le  titre  de  valet 
de  chambre  du  roi  et  ne  quittait  pas  sa  personne  ;  Hervien  de 
Vienne,  doyen  de  Saint-Martin  d'Angers  ;  Guillaume  dePeliciis, 
à  qui  fut  assignée,  en  \  476,  une  pension  de  quatre  cents  écus'. 

•  Arch.  nat.,  P  1334^  P  1334"'  et  P  XZM''',  passim.  Arch.  des  Bouches-du- 
Rhonc,  B  17,  /"  30  ;  B  274,  1'°^  15G,  159,  204  v°,  etc.  Bibl.  d'Aix,  ms.  10G4, 
p.  21,  23,  44,  53,  91, etc.  Pièces  justificatives,  u»  98. Vill.-Barg., 1U,201.203;356- 
359.  Extraits  des  comptes  et  mcmonaiix  du  roi  René,  passi/n.  On  peut  rapprocher 
ce  tableau  de  la  maisou  de  Kené  du  travail  de  M.  Lepage  sur  les  OJfices  des  duchés 
de  Lorraine  et  de  Bar  et  delà  maison  des  ducs  de  Lorraine,  Maucy,  18G9,  iii-S". 
La  troisième  partie  du  préseul  ouvrage  contiendra  des  renseigneuieuts  sur  une 
foule  d'autres  personnages  attachés  à  la  cour  de  Sicile,  artistes,  fabricants,  littéra- 
teurs, elc. 


CHAPITRE  II. 

ORGANISATION  JUDICIAIRE. 


-,i-<=-»r-=-»— 


Sénéchaux  et  lieutenants.  —  Juge  d'Anjou  ;  juges  des  prévôtés.  —  Procureur  et 
avocat  fiscal.  —  Grands  jours.  —  Révision  et  rédaction  des  coutumes  d'Anjou.  — 
Réfornjes  judiciaires  en  Provence.  —  Police  générale.  —  Police  sanitaire.  — 
Police  des  Juifs. 

Le  duc  d'Anjou, comme  apanagiste  et  pair  de  France,  possé- 
dait tout  droit  de  justice  sur  son  duché.  L'autorité  judiciaire, 
dans  ce  pays  comme  en  Provence,  était  placée  entre  les  mains 
d'un  grand  sénéchal,  qui  avait  sous  ses  ordres  des  lieute- 
nants, des  sénéchaux  particuliers,  des  juges,  des  procureurs, 
des  prévôts.  La  juridiction  du  sénéchal  d'Anjou  s'étendait  à 
toutes  les  dépendances  de  l'apanage,  et  même  au  comté  de 
Vendôme,  comme  il  résulte  d'un  arrêt  rendu  en  i  446  entre 
le  duc  et  le  comte,  son  vassal  *  ;  au-dessus  d'elle,  il  n'y  avait 
que  celle  du  parlement  de  Paris,  Cette  charge  importante  fut 
exercée,  sous  le  règne  de  René,  par  Pierre  de  Brézé,  qui  de- 
vint grand  sénéchal  de  Poitou  et  de  Normandie,  puis  par  Louis 
de  Beauvau,  dont  le  père  l'avait  déjà  possédée  sous  le  roi 
Louis  IL  René  voulut  donner  en  même  temps  au  second  le  sé- 
néchalat  de  Provence;  mais  ce  cumul  fut  bientôt  reconnu  im- 
possible, à  cause  de  la  distance  qui  séparait  les  deux  contrées  : 
Jean  de  Beauvau ,  sire  des  Rochettes ,  frère  de  Louis ,  fut 
nommé  sénéchal  d'Anjou  à  sa  place,  le  14  avril  1458,  en  con- 
sidération de  ses  services  antérieurs,  dit  l'acte,  et  parce  que 
«  ceulx  de  la  maison  dont  il  est  yssu  ont  esté  et  sont  princi- 

'  Arch.  nat.,  P  1342,  n"^  542-544.  le  comte  de  Vendôme  était  tenu  à  la  foi 
et  hommage  envers  le  duc  d'Anjou,  bien  que  son  comté  ne  fît  point  partie  de 
l'apanage. 


502  SENECHAUX  ET  LIEUTENANTS. 

paulx  serviteurs  de  la  nostre,  en  laquelle  ilz  ont  servy  moult 
grandement  et  louablement  ^  » .  Jean  remplit  pour  son  maître 
plusieurs  missions  de  confiance  auprès  du  Roi  et  d'autres 
princes.  Il  ne  quitta  ses  hautes  fonctions  qu'avec  la  vie,  et  fut 
remplacé,  le  21  janvier  1469,  par  Jean  de  Lorraine,  frère  de 
Ferry  de  Vaudemont  et  cousin  du  roi  de  Sicile,  à  qui  fut  éga- 
lement confié  le  gouvernement  de  l'Anjou  ^.  Ce  nouveau 
«  chef  de  justice  »  prêta  serment  devant  la  Chambre  des  comptes 
le  20  juillet  suivant,  et  reçut,  pour  son  double  office,  une  pen- 
sion de  douze  cents  écus;  mais  l'expédition  de  Catalogne  le 
détourna  longtemps  de  ses  occupations  administratives.  A  sa 
mort,  arrivée  au  commencement  de  l'année  1473,  René  de 
Vaudemont  lui  succéda  et  comme  gouverneur  et  comme  séné- 
chal; puis,  étant  devenu  duc  de  Lorraine,  il  céda  la  place  à  un 
autre  membre  de  sa  famille,  Guillaume  d'Harcourt,  comte  de 
Tancarville,  auquel  fut  substitué,  dès  1474,  Gui  de  Laval, 
sire  de  Loué.  Lorsque  René  fut  décédé,  Louis  XI  maintint  la 
charge  de  sénéchal  d'Anjou  comme  il  avait  maintenu  le  Con- 
seil et  la  Chambre  des  comptes,  et  la  donna  à  son  chambellan 
Jean  de  la  Gruthuyse,  sired  Ussé^  Mais  la  charte  communale 
octroyée  en  1475  avait  réduit  ses  attributions  en  conférant  au 
maire  d'Angers  des  pouvoirs  judiciaires;  elle  lui  avait  notam- 
ment enlevé  le  titre  de  conservateur  des  privilèges  de  l'Uni- 
versité, uni  jusqu'alors  à  celui  de  sénéchal. 

En  Provence,  le  grand  sénéchalat  fut  occupé  successive- 
ment par  le  célèbre  Tanneguy  du  Châtel,  ancien  prévôt  de 
Paris,  par  Louis  de  Beauvau,  par  Ferry  de  Lorraine  et  par 
Jean  Gossa,  comte  de  Troya,  cet  ami  dévoué  qui  était  la 
plus  précieuse  conquête  faite  en  Italie  par  le  roi  René.  Cossa 
avait  été  nommé  également  grand  sénéchal  du  royaume  de 
Sicile  par  le  duc  Jean,  au  mois  d'août  1460  :  il  mourut  peu 
de  temps  après  les  conférences  de  Lyon,  où  il  avait  déployé 
tant  d'énergie  pour  la  cause  de  son  maître.  Les  appointements 

'  Arch.  nat.,  P  1334',  f  11  v". 

2  Arch.  uat.,  P  1334^  f  37  v«. 

3  Aich.  nat.,  KK  lllC,  t»>*  .S35,  539  v»;  P  1334«,  f»  243  v». 


JUGE  D'ANJOU.  503 

du  sénéchal  de  Provence  étaient  considérables  (deux  mille 
quatre  cents  florins  par  an)  ;  ses  pouvoirs  avaient  été  augmen- 
tés par  une  ordonnance  de  la  reine  Yolande,  à  la  suite  d'un 
vœu  des  trois  états  du  comté  ^ 

Les  seigneuries  qui,  sans  faire  partie  intégrante  du  duché 
d'Anjou,  lui  avaient  cependant  été  annexées,  comme  Loudun, 
Mirebeau,  Champtoceaux,  Beaufort,  avaient  leurs  sénéchaux 
particuliers,  nommés  par  le  roi  de  Sicile.  La  terre  de  Ghailly 
et  Longjumeau,  près  Paris,  avait  aussi  le  sien,  qui  portait  à 
la  fois  le  titre  de  bailli  et  qui  était  également  institué  par  le 
prince.  Le  sénéchal  d'Anjou  nommait  lui-même  ses  lieute- 
nants, établis  l'un  à  Angers,  l'autre  à  Saumur.  Ces  différents 
officiers  tenaient  tous  les  ans  des  assises,  dont  le  greffe  était 
affermé  et  dont  les  frais  dépassaient  quelquefois  le  produit  des 
amendes,  ce  que  René  leur  enjoignit  d'éviter.  En  cas  d'ap- 
pel, et  lorsque  leurs  sentences  étaient  révoquées  par  le  parle- 
ment, ils  étaient  quelquefois  condamnés  à  l'amende  pour  mal 
ju^;  cependant  ce  cas  était  très-rare,  et  lorsqu'il  se  présenta 
pour  le  lieutenant  de  Saumur,  en  1474,  la  Chambre  des 
comptes  d'Angers  «  s'en  merveilla  fort  »  et  fit  payer  par  le 
trésorier  d'Anjou  la  plus  grosse  part  de  l'amende  (quarante- 
cinq  livres  sur  soixante-quinze).  Les  lieutenants  se  trouvaient 
souvent  en  conflit  d'attributions  avec  les  juges  des  prévôtés 
locales  :  René,  après  avoir  pris  l'avis  de  son  Conseil  et  du  sé- 
néchal, décida,  en  1451,  que  chacun  de  ces  deux  ordres  de 
magistrats  connaîtrait  uniquement  des  causes  criminelles  et 
civiles  à  lui  attribuées  par  la  coutume  du  pays,  sans  empiéter 
sur  l'autre,  sous  peine  de  destitution  ^. 

Un  troisième  officier^  le  juge  d'Anjou,  partageait  avec  les 
précédents  l'administration  de  la  justice  ducale.  Celui-là 
était  un  magistrat  élu  :  les  conseillers  du  prince,  les  gens 
d'église,  les  bourgeois,  les  marchands  et  les  autres  justiciers 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  D  15,  i"""  41,  43  ;  Arch.  de  Tarascon,  FF  2; 
Arch.  nat.,  P  1334 'S  f»  partie,  f°  61. 

2' Arch.  nat,  P  1334',  f«  «5  ;  P  1334^  f-  198  v«  ;  P  1334",  f"  7  v°, 
84  v°. 


304  JUGES  DES  PREVOTES. 

le  nommaient  à  la  majorité  des  voix,  ainsi  que  son  lieutenant, 
et  le  choisissaient  d'ordinaire  parmi  les  élus  d'Angers  ou  les 
juges  des  prévôtés.  Cette  intervention  des  citoyens  renfermait 
en  germe  l'idée  du  jury  moderne  et  reposait  sur  le  même 
principe.  Loudun,  Mirebeau,  Champioceaux,  Beaufort,  possé- 
daient leurs  juges  particuliers  comme  leurs  sénéchaux;  mais, 
dans  ces  seigneuiùes,  les  deux  fonctions  étaient  souvent  réunies 
entre  les  mêmes  mains.  Les  juges  siégeaient  aux  assises  à  côté 
des  sénéchaux.  Us  étaient  assistés  par  des  eiiquesteurs,  qu'ils 
avaient  le  droit  d'instituer  et  de  suspendre.  Enfin  les  prévo- 
tés, chargées  de  la  justice  et  de  la  police  commerciales, 
avaient,  comme  on  l'a  vu,  des  juges  spéciaux.  Les  cours  de 
prévôtés,  établies  dans  les  principales  villes  de  l'Anjou,  se 
tenaient  tous  les  quinze  jours'.  Celle  d'Angers  avait  pour  siège 
une  salle  du  bâtiment  des  halles,  appelée  l'Auditoire  ;  mais 
l'institution  de  la  mairie  lui  enleva  ses  attributions  et  son 
local.  Son  produit  fut  donné  par  Louis  XI,  pour  mi  tiers  au 
moins,  à  l'un  de  ses  panetiers,  nommé  Théolde  de  Halbic, 
ce  qui  engendra  de  longues  dilTicultés  avec  le  maire.  Afin 
d'arriver  à  un  accord,  le  concessionnaire  fut  obligé  d'affermer 
sa  part  à  la  ville  pour  trois  ans,  moyennant  quatre  cents  écus 
d'or.  Les  revenus  de  cette  prévôté  formaient ,  au  dire  des 
gens  des  comptes,  le  membre  le  plus  important  de  la  recette 
ordinaire  d'Anjou  :  aussi  étaient-ils  baillés  à  ferme  à  des  prix 
très-élevés  -.  Le  prévôt  et  ses  gens  prêtaient  le  serment  de 
sauvegarder  les  droits  du  roi  de  Sicile  et  les  intérêts  de  la 
chose  publique.  Ils  recevaient  de  la  Chambre  des  comptes  des 

•  .\rch.  nat.,  P  1334%^*  68,  77;  P  1334",  i"  132.  Arch.  des  Bouches-du- 
Rhone.  B  2T4,;t"*'^  6  V,  39  V. 

-  Arch.  nat.,  P  1334",  f^  123  v»,  14:  ;  P  1334",  f»*  8  v»,  61,  78  t«,  201. 
La  part  cédée  à  Théolde  de  Halbic  sur  la  prévôté  comprenait  «les  estallaiges  de  la 
poissonnerie,  les  quatre  estaulx  de  ladite  poissonuerie,  deux  dedans  et  deiLs 
dehors,  le  plauchaige  des  mareschaux,  le  savataige  des  courdoueuuiers  et  basaa- 
niers.  le  choTetaige  des  tanneurs,  le  boutaige  d'iceulx  tanneurs,  le  guitonnaige 
des  maiitres  vailetz  desditz  tanueur>,  le  cordouennaige,  le  vergeaige  des  peletiers, 
l'aguillaige  des  cousturiei-s.  chaussetiers  et  auti"es  jioigiians  d'aguilles,  les  gxietz  de 
touzet  chascuns  les  mestiers  de  la  ville  «. 


PROCUREUR  ET  AVOCAT  FISCAL.  505 

instructions  écrites  sur  la  manière  de  lever  les  taxes  ou  les 
amendes  qui  leur  étaient  dues  :  il  leur  était  surtout  recom- 
mandé de  ne  faire  d'eux-mêmes  aucun  arrangement  avec  les 
particuliers,  mais  de  laisser  la  décision  de  tous  les  cas  au  juge 
de  la  prévôté.  Les  prévôts-fermiers  étaient  tenus  de  présenter, 
à  l'expiration  de  leur  bail,  un  compte -rendu  détaillé  de 
leur  gestion  et  de  leurs  recettes.  Ils  avaient  le  droit  de  prendre 
une  part  sur  les  amendes  des  assises  ordinaires,  et  celui  d'An- 
gers partageait,  de  plus,  avec  le  sénéchal  la  connaissance  des 
causes  des  écoliers  de  l'Université  *. 

Le  pouvoir  ducal  était  représenté,  dans  toutes  les  affaires 
judiciaires,  par  deux  magistrats  :  le  procureur  général  d'An- 
jou et  l'avocat  fiscal.  Le  premier  de  ces  offices,  divisé  sous 
Louis  IT,  mais  ramené  depuis  à  l'unité  originelle,  fut  exercé,  à 
partir  de  l'avènement  de  René  jusqu'en  1469,  c'est-à-dire  pen- 
dant plus  de  trente  ans,  par  Louis  Delacroix,  qui,  en  récom- 
pense de  ses  longs  services,  obtint  la  faveur  de  transmettre 
sa  charge  h  son  fils  François,  dont  il  avait  fait  de  bonne  heure 
son  auxiliaire.  Jean  Binel,  juge  d'Anjou,  leur  succéda  à  tous 
deux,  et  conserva  ses  fonctions  sous  Louis  XL  Le  procureur 
général  avait  le  pouvoir  de  «  se  présenter  en  jugement  et 
ailleurs  pour  le  roi  de  Sicile,  de  citer,  avouer  et  désavouer, 
appléger  et  contrappléger,  opposer,  demander,  garantir,  pa- 
cifier, accorder,  requérir,  recevoir  principal  et  dépens,  etc.  -.  » 
Un  procureur  particulier  était  établi  dans  chacune  des  sei- 
gneuries du  duc  indépendantes  de  l'ancien  domaine.  En 
Provence,  cette  représentation  du  fisc  avait  son  contre-poids 
dans  le  procureur  des  pauvres,  chargé  de  défendre  les  inté- 
rêts du  faible  et  de  l'indigent  :  cette  institution  de  la  charité 
intelligente  de  nos  pères  s'est  maintenue  dans  certains  pays 
jusqu'aux  temps  modernes  \  Les  procureurs  de  René  venaient 
souvent  «  besogner  «  au  parlement  de  Paris,  afin  d'activer  le 

'  Arch.  iiiit.,   P  i:{3i',  l'»'*  119,    171)  \"  ;    P   1334'',  [""33,  121  v« ,    l2'>  \"  ; 
P   1334",  fo  57. 

-  Anli.  liât.,  P  13349,  f°  41  ;  P  l33i",  1"  K»  v». 
'  Arcli.  liât.,  P  1334',  f«  20  v"  ;  P  133i",  I"  237,  etc. 


306  GRANDS  JOURS. 

jugement  de  ses  procès  ou  des  appels  interjetés  par  ses  su- 
jets ;  mais  il  blâmait  leurs  allées  et  venues  continuelles,  qui 
finissaient  par  devenir  onéreuses  pour  son  trésor.  Afin  de  les 
rendre  moins  fréquentes,  il  entretenait  auprès  de  cette  cour, 
pour  le  même  objet,  des  mandataires  spéciaux,  qui  avaient  le 
titre  de  solliciteurs  des  causes  du  roi  de  Sicile.  Ces  manda- 
taires étaient  souvent  pris  dans  le  sein  du  parlement  lui-même  : 
ils  recevaient  des  indemnités  variant  de  dix  à  cent  livres  par 
an.  En  1451,  les  avocats  ou  magistrats  ainsi  subventionnés  et 
accrédités  par  lui  étaient  maîtres  Henri  Boileaue,  Jean  Barbin, 
Jean  Simon,  Jean  Rapiot,  Gui  Billet,  Arnoul  Boucher, 
Jacques  Ferrand  et  André  Gouraud,  dont  les  services  lui 
.  coûtèrent ,  cette  même  année ,  la  somme  de  cinq  cent 
vingt-trois  livres.  Les  solliciteurs  envoyaient  périodiquement 
l'état  des  causes  du  prince  en  parlement,  avec  des  mémoires 
explicatifs,  au  Conseil  ducal  d'Anjou,  qui  les  retournait  ac- 
compagnés de  notes  sur  la  marche  à  suivre,  les  délais  à 
demander,  etc.  '. 

Malgré  les  avantages  de  cette  organisation,  l'exercice  de 
l'autorité  judiciaire  était  assez  difficile,  par  suite  de  l'enche- 
vêtrement des  juridictions  et  de  la  complication  qui  résultait 
des  droits  de  justice  laissés  à  certaines  communautés ,  à 
certains  seigneurs.  Les  officiers  du  roi  de  France  venaient 
encore  augmenter  la  confusion,  en  empiétant  parfois  sur  les 
attributions  des  magistrats  ducaux.  René  résistait  énergique- 
ment  à  ces  entreprises  :  ainsi,  le  président  et  les  conseillers 
royaux  qui  tenaient  les  grands  jours  à  Thouars,  en  1455, 
ayant  pris  connaissance  des  appels  interjetés  par  plusieurs  de 
ses  sujets  d'Anjou,  il  défendit  de  donner  aucune  suite  à  leurs 
sentences  et  leur  écrivit  pour  en  réclamer  la  révocation,  les 
Angevins  n'étant  tenus  de  plaider  hors  du  duché  qu'en  la 

'  Arch.  nat.,  P  1334%  f^  52,  53  v»,  55;  P  13349,  fo  238.  En  1476,  René 
donna  à  l'un  Je  ses  solliciteurs  en  parlement,  Gilles  Dorin,  qui  n'avait  pas  de 
maison  à  Paris,  la  jouissance  de  l'hôtel  de  Bar,  sis  dans  cette  ville,  occupé  pré- 
cédemment  par    maître    Jean  Boulart,  décédé.    (Arch.   des  Bouches-du-Rhône, 

B  274,  f"  8  V".) 


REVISION  DES  COUTUMES  D'ANJOU.  507 

cour  du  parlement  ^  Lui-même  avait  le  droit  de  tenir  chaque 
année  ses  grands  jours,  en  vertu  d'un  privilège  concédé  par 
le  Roi  à  son  aïeul  Louis  I,  et  d'y  faire  expédier  toutes  les 
causes  des  parties  qui  appelaient  des  jugements  de  ses  magis- 
trats. Ces  appels  étaient  l'occasion  de  plusieurs  abus  graves, 
qui  tournaient  au  préjudice  de  l'équité  et  à  la  ruine  de  son 
peuple  :  il  entreprit,  en  1467,  de  les  réformer  radicalement. 
Les  parties,  dans  l'intervalle  des  sessions,  confiaient  la  mis- 
sion d'ouïr  et  déjuger  leur  procès  à  deux  ou  trois  «  gens  de 
conseil  »  à  leur  dévotion,  ayant  déjà  défendu  leurs  intérêts, 
ou  possédant  l'art  de  traîner  les  choses  en  longueur  et  d'aug- 
menter indéfiniment  les  frais.  Un  conseiller  spécial  et  compé- 
tent fut  chargé  d'accueillir  leurs  requêtes,  d'instruire  les 
causes  et  de  prononcer  les  jugements,  avec  deux  officiers  de 
justice  d'une  impartialité  notoire  :  il  prit  le  titre  de  président 
des  grands  jours.  Cette  charge  honorable  eut  pour  premier 
titulaire  Jean  de  la  Vignolle,  déjà  président  de  la  Chambre 
des  comptes,  qui  fut  autorisé  à  cumuler  les  deux  offices  le 
30  octobre  1467  ^ 

D'autres  réformes,  plus  importantes  encore,  furent  réali- 
sées par  le  roi  de  Sicile  en  matière  de  législation  coutumière. 
Les  coutumes  d'Anjou  avaient  été  déjà  revisées  et  corri- 
gées dans  les  grands  jours  tenus  à  Angers  au  mois  d'oc- 
tobre 1391  *;  mais  elles  offraient  toujours  des  parties  contra- 
dictoires :  il  les  soumit  à  un  examen  plus  approfondi  et  en 
ordonna  la  codification.  Charles  VII  venait  de  prendre  la 
même  mesure  pour  la  Touraine  et  pour  ses  autres  provinces 
de  droit  coutumier;  on  commençait  à  s'apercevoir  des  fruits 
qu'elle  produisait.  René  s'empressa  d'en  faire  jouir  ses  sujets, 
et  par  une  première  lettre,  datée  du  17  octobre  14S7,  il  pres- 
crivit à  son  Conseil  de  rassembler  tous  les  avocats  du  duché, 
tous  les  anciens,  tous  les  individus  au  courant  des  coutumes, 
et  d'arrêter  en  leur  présence  la  rédaction  de  chaque  article, 

«  Arch.  uat.,  P  1334\  f°«  148,  150  v°. 

^  Arch.  nat.,  P  1334*,  f°  192  \°;  pièces  justificatives,  no  60. 

3   Arch.  nat.,  P  1334^  u»  7,  f»  20. 


M08  REVISION  DES  COUTUMES  D'ANJOU. 

pour  former  un  texte  authentique  et  sûr,  qui  pût  lever  sur-le- 
chauip  les  difficultés.  Le  8  mars  suivant,  l'exécution  de 
cet  ordre  fut  confiée  à  Jean  Breslay,  juge  d'Anjou,  qui  tenait 
les  assises  d'Angers.  Mais  l'esprit  de  routine,  l'égoïsme  des 
avocats  du  pays,  qui  craignaient  de  voir  leur  intervention 
devenir  moins  nécessaire  et  leurs  affaires  décliner,  opposèrent 
la  plus  redoutable  des  résistances,  celle  qui  s'appuie  sur  la 
force  d'inertie.  Un  an  après  son  injonction,  le  G  octobre  1458, 
le  prince,  reconnaissant  qu'on  n'avait  absolument  rien  fait, 
promulgua  une  ordonnance  solennelle,  adressée  à  son  séné- 
chal, à  ses  gens  des  comptes,  au  juge  d'Anjou,  à  maîtres  Hu- 
gues Péan,  Lucas  Lefèvre,  Pierre  Hocquedé,  Jean  Depinée  et 
Jean  Binel,  et,  sans  dissimuler  son  mécontentement,  les  char- 
gea de  la  manière  la  plus  expresse  d'exécuter  sa  volonté  :  le 
soulagement  de  son  peuple,  écrasé  tous  les  jours  par  des  dé- 
pens exagérés,  la  prompte  administration  de  la  justice  exi- 
geaient qu'on  procédât  au  plus  vite  à  l'interprétation  des 
coutumes  et  à  leur  rédaction  ;  toute  autre  affaire  devait  être 
laissée  de  côté.  Le  nouveau  texte,  une  fois  arrêté,  devait  lui 
être  communiqué,  pour  être  autorisé,  s'il  lui  semblait  bon,  et 
appliqué  sur-le-champ  '.  Cette  lois,  l'on  fit  semblant  de  se 
mettre  à  la  besogne  :  la  Chambre  écrivit  que  les  commissaires 
désignés  entreprendraient  leurs  travaux  dans  les  premiers 
jours  du  prochain  carême.  Toutefois,  au  mois  de  février  1460, 
la  révision  n'était  pas  encore  commencée,  et  René  se  voyait 
obligé  de  recourir  aux  menaces.  Dans  un  nouveau  mande- 
ment, rendu  à  cette  date,  il  démasquait  ces  «avocats  et  prati- 
ciens en  cour  laye,  qui,  par  le  moyen  d'icelle  reftbrmacion, 
doubtoient  perdre  grant  partie  de  leurs  pratiques  et  prouffiz 
particuliers  »,  et  qui,  profondément  indifférents  au  bien  géné- 
ral, apportaient  toutes  les  entraves  imaginables  aux  opéra- 
tions de  ses  mandataires.  «  Laissez  de  côté,  disait-il  au  séné- 
chal, tous  les  gens  hostiles;  prenez  avec  vous  les  plus  sages 
du  pays,  ceux  qui  aiment  réellement  le  bien  du  peuple,  et 

'  Aich.  nat.,  P  133V',  f"  210  v°  ;  P  1334',  f»  13  v»;  pièces  justiCipatives,  n»  43. 


RÉFORMES  JUDICIAIRES  EN  PROVENCE.  o09 

travaillez  en  leur  compagnie  le  plus  diligemment  que  vous 
pourrez  ;  car  aucune  matière  ne  m'est  plus  à  cœur.  Intiuiez 
ma  volonté  absolue  aux  juge,  avocat  et  procureur  d'Anjou,  et 
faites-leur  craindre  les  effets  de  mon  indignation  \  »  En  même 
temps,  il  recommandait  de  réunir  les  coutumes  corrigées  en 
un  beau  volume  sur  parchemin,  «relié  et  couvert  de  velours 
cramoisi,  à  beaux  clous  bien  dorés  » ,  et  de  laisser  en  tête 
cinq  ou  six  feuillets  blancs,  pour  y  mettre  certaines  histoires ^ 
détail  charmant,  trahissant  toute  sa  sollicitude  pour  le  texte 
de  la  loi  et  l'importance  qu'il  attachait  à  l'exécution  de  son 
utile  projet.  Enfin  l'opposition  céda,  et  la  lourde  tâche,  entre- 
prise sérieusement,  fut  menée  à  bonne  fin  en  moins  de  deux 
ans.  Approuvée  aux  grands  jours  d'Angers  en  1462,  la  nou- 
velle coutume  d'Anjou,  dont  la  teneur  est  connue,  fut  déposée 
aux  archives  de  la  Chambre  et  conservée  avec  les  titres  les 
plus  précieux.  On  peut  donc  dire  que  cette  réforme  législative 
est  due  à  l'initiative  personnelle  du  roi  René,  qui  la  poursuivit 
à  travers  mille  obstacles  avec  une  ténacité  digne  des  plus 
grands  zélateurs  de  la  justice  ^ 

En  Provence,  le  perfectionnement  de-l' organisation  judiciaire 
fut  aussi  de  sa  part  l'objet  d'efforts  réitérés.  Il  rétablit  à  Aix, 
en  1437,  le  tribunal  suprême  transporté  peu  de  temps  aupa- 
ravant à  Marseille,  et  dota  plus  tard  cette  dernière  cité  d'une 
cour  de  prud'hommes  pêcheurs,  chargée  de  régler  les  diffé- 
rends de  cette  importante  corporation.  Ses  biographes  ont 
déjà  signalé  les  statuts  qu'il  édicta,  à  différentes  reprises, 
pour  astreindre  le  grand  sénéchal  à  des  visites  périodiques  ; 
pour  obliger  les  juges  à  la  résidence  et  au  serment;  pour  ré- 
gler le  salaire  des  procureurs,  dont  la  rapacité  ruinait  les 
familles ,  la  nomination  des  tuteurs  et  la  protection  efficace 

'  Arch.  nat.,  P. 1334',  f»^  20  v»,  105  v»  ;  pièces  justificatives,  n»  46. 

^  L'exemplaire  original  de  la  coutume  arrêtée  du  temps  de  Reué,  eulevé  uue 
première  fois  des  armoires  de  la  Chambre,  puis  remis  en  place,  a  disparu  depuis; 
il  formait  un  registre  de  129  feuillets  sur  parchemin.  Cette  coutume  fut  corrigée 
sur  un  seul  point  par  le  grand  conseil  royal  en  1483,  et  réformée  de  nouveau 
en  1S08.  (Arch.  nat.,  inventaire  PI' 3:5,  n"  126.) 


blO  REFORMES  JUDICIAIRES  EN  PROVENCE. 

des  intérêts  des  mineurs,  la  liberté  des  donations,  qui,  au- 
dessus  de  dix  florins,  durent  être  faites  en  présence  de  ma- 
gistrats, le  partage  des  successions  et  les  substitutions  d'hé- 
ritier ;  enfin  pour  supprimer  l'emprisonnement  préalable  des 
accusés  \  La  plupart  de  ces  dispositions  étaient  prises  dans 
les  assemblées  des  trois  états  du  comté,  qui  délibéraient  avec 
le  prince  ou  ses  conseillers  sur  les  plus  hautes  questions  de 
jurisprudence.  Quelques  autres  mesures  du  même  ordre,  mais 
plus  ignorées,  sont  marquées  au  coin  de  la  générosité  et  de 
l'équité  qui  distinguaient  si  éminemment  le  roi  de  Sicile.  Il 
défendit,  en  1446,  de  poursuivre  le  payement  des  dettes  usu- 
raires,  interdit  le  cumul  aux  magistrats  provençaux,  réduisit 
la  durée  des  procédures.  Les  délits  de  ses  propres  officiers 
furent  soumis  à  une  répression  sévère,  et  le  sénéchal  fut  ex- 
pressément chargé  de  les  punir,  siiblato  quocunque  velamine 
indebito.  L'avocat  et  le  procureur  des  pauvres  eurent  la  mis- 
sion de  visiter  quatre  fois  par  an  les  prisons,  et  de  faire  relâ- 
cher les  prisonniers  qui   le  mériteraient.  Les  clercs  mêmes 
n'échappèrent  pas   à  la  vigilante  action  du  législateur  :  des 
amendes  furent   décrétées  contre  ceux  qui   mèneraient   une 
conduite  scandaleuse   ou    qui  exerceraient    une   profession 
indigne  de  leur  habit.  Une  ordonnance  plus  singulière  inter- 
dit l'accès  des  offices  judiciaires  de  Tarascon  aux  gens  du 
pays.  Les  étrangers  seuls  offraient,  paraît-il,  assez  de  garan- 
ties d'impartialité  pour  exercer  dans  cette  ville  les  fonctions 
de  juge  et  de  viguier,  ce  qui  prouverait  peu  en   faveur   du 
caractère  de  ses  anciens  habitants  ;  toutefois  cette  interdiction 
avait  été  reconnue  nécessaire  par  eux-mêmes,  et  le  comte  de 
Provence  ne  l'imposait  qu'en  exécution  de  leurs  statuts  muni- 
cipaux ^ 

•  Vill.-Barg.,  lll,  40  et  suiv.,  265-270  ;  de  Qiiat rebarbes,  tome  I,  p.  xtv. 
Ces  statuts  se  trouvent  reproduits  dans  plusieurs  registres  de  la  Chambre  des 
comptes  d'Aix.  (Arcli.  des  Bouches-du-Rhone,  B  14,  1»  29  \°  ;  B  15,  f°  69  ;  B  49, 
fo»  253,  273,  32(5,  etc.  ;  B  0G4  et  (i(J9.) 

■'  Arch.  liât.,  I'  13i4",  1"  partie,  i"»  65,  66.  Arch.  des  Bouches-du-Rliôiie, 
B  14,  t''>29  V";    B  21,  1»  117.   Arcii.  de  Tarascon,  BB  53.  11  faut  croire  que  la 


POLICE  GENERALE.  511 

L'exécution  des  arrêts  de  la  justice  et  la  sûreté  publique 
étaient  garanties,  en  Anjou  comme  en  Provence,  par  un  nom- 
breux personnel  de  sergents,  placé  directement  sous  les  or- 
dres des  magistrats.  Chaque  cour,  chaque  juridiction  avait  sa 
police  particulière  :  la  sénéchaussée,  les  prévôtés,  la  maî- 
trise des  forêts,  les  recettes  financières  même  étaient  pour- 
vues de  sergents,  sans  compter  ceux  qui  étaient  chargés  d'un 
service  à  part,  comme  la  visite  des  poids  et  mesures,  des 
moulins,  etc.  Ces  agents  étaient  ordinairement  à  la  nomination 
du  prince  et  de  son  conseil.  On  trouve  cependant  en  Anjou  quel- 
ques sergenteries  inféodées  ou  /"«yee^,  c'est-à-dire  tenues  à  foi 
et  hommage,  et  pouvant  être  vendues  ou  affermées  par  leurs 
possesseurs  comme  une  simple  rente  ;  elles  constituaient,  en 
effet,  une  source  assez  productive  de  revenus  \  D'autres  abus 
résultaient  de  la  multiplicité  de  ces  charges  :  des  conflits 
d'attributions  éclataient  parfois  entre  les  différentes  catégories 
de  sergents  ;  ils  se  livraient,  dans  certaines  localités,  à  des 
extorsions  véritables.  On  en  vit  une  fois  trois  ou  quatre  cents 
se  réunir  en  bande  armée,  se  déguiser  sous  l'habit  militaire, 
envahir  la  Vallée,  et  lever  sur  ce  petit  pays  une  somme  de 
trois  ou  quatre  mille  livres,  sous  prétexte  qu'on  leur  faisait 
payer  des  aides  dont  ils  devaient  être  exempts.  Mais  ces  sin- 
guliers protecteurs  de  l'ordre  furent  ajournés  devant  le  conseil 
ducal,  et  punis  comme  il  convenait  ".  Les  habitants  avaient,  du 
reste,  le  droit  de  refuser  les  redevances  que  les  sergents  leur 
réclamaient,  lorsque  ceux-ci  voulaient  bien  les  recevoir  à  op- 
position ;  leur  différend  était  alors  tranché  par  le  magistrat 
compétent,  et  le  plus  souvent  par  les  prévôts,  car  ces  recours 
se  produisaient  surtout  en  matière  de  police  commerciale  ^ 

La  police  générale  fut  réglementée  plusieurs  fois  sous  le 


conduite  des  magistrats  proTcnçaux  n'était  guère  exemplaire,  iniisque  René  dé- 
fendit aussi  aux  sous-viguiers  et  aux  officiaux  de  tenir  dans  leurs  maisons  des  éta- 
blissements suspects.  (Arch.  de  Tar.,  FF  2.) 

'  Arch.  nat.,  P.  1334'°,  i"  25. 

2  Arch.  nat.,  P  1334^  f°  96. 

*  Arch.  nat.,  P.  1334",  f"  49  v  ;  V.  1334»,  1»  17  1  v"* 


ol2  POLICE  GENERALE. 

gouvernement  de  René.  Lui-même  rendit  à  ce  sujet  des  or- 
donnances d'une  sévérité  qui  serait  presque  étonnante  chez 
lui,  si  l'on  n^avait  déjà  reconnu  qu'il  joignait,  comme  saint 
Louis,  à  ]a  bonté  du  père  la  roideur  du  justicier.  Il  est  un 
genre  de  délits  qu'à  l'exemple  de  ce  pieux  monarque  il  pour- 
suivit avec  une  sorte  d'acharnement  :  c'est  le  blasphème.  En 
Lorraine,  dès  les  premières  années  de  son  règne,  il  condamna 
les  renieurs  et  blasphémateurs  à  payer,  la  première  fois,  une 
forte  amende  ;  la  seconde,  une  somme  double  ou  triple  ;  la 
troisième,  à  être  mis  au  pilori  ;  la  quatrième,  à  avoir  la  langue 
percée  d'un  fer  rouge.  Ce  règlement  fut  renouvelé  en  144S, 
durant  son  séjour  à  Nancy,  avec  une  clause  remarqua])le,  éta- 
blissant sous  l'apparence  de  l'inégalité  une  équité  réelle  :  l'a- 
mende des  gentilshommes ,  qui  devaient  l'exemple  à  leurs 
inférieurs,  fut  fixée  à  soixante  livres,  tandis  que  celle  des 
gens  du  peuple  n'était  que  de  soixante  sols.  A  Angers,  des 
mesures  analogues  furent  appliquées^  jusqu'au  jour  où  la 
répression  des  blasphèmes  fut  dévolue,  avec  la  police  de  la 
ville,  au  maire  et  aux  échevins.  Après  son  inslallatioii  en 
Provence,  le  roi  de  Sicile  déploya  dans  ce  pays  la  même  ri- 
gueur :  une  décision  adoptée  dans  l'assemblée  des  étals,  en 
1473,  des  lettres  patentes  données  à  Aix,  en  1479,  soumirent 
à  des  peines  graves  non-seulement  ceux  qui  se  rendraient 
coupables  du  délit,  mais  ceux  qui  l'occasionneraient.  En  même 
temps,  René  proscrivait  d'autres  usages  scandaleux,  telle- 
ment répandus' dans  son  comté,  disait-il_,  qu'on  devait  leur  at- 
tribuer la  série  de  guerres  et  d'épidémies  déchaînées  sur  ses 
habitants  depuis  nombre  d'années.  Aux  fêtes  de  Noël,  au 
carnaval,  les  Provençaux  se  livraient  avec  tant  de  frénésie  aux 
jeux  de  hasard,  qu'ils  y  passaient  le  jour  et  la  nuit,  et  qu'on 
ne  voyait  plus,  sur  les  places  comme  dans  les  maisons,  que 
cartes  et  trinquets;  les  offices  religieux  étaient  oubliés,  des 
luttes  homicides  éclataient,  des  familles  se  ruinaient,  le  nom 
de  Dieu,  de  la  Vierge,  des  saints  était  continuellement  blas- 
phémé. Pour  arrêter  un  pareil  débordement,  il  fut  défendu  de 
vendre  ou  d'acheter  de  ces  jeux,  de  s'en  servir  et  détenir  des 


POLICE  GENERALE.  513 

tripots,  sous  peine  d'une  amende  considérable  ou  d'arrestation 
pour  les  insolvables.  La  dénonciation  des  délinquants  fut 
même  encouragée:  leur  dépouille  était  promise  d'avance  au 
dénonciateur  '.  Ces  prohibitions  eurent-elles  toute  l'efficacité 
qu'en  attendait  leur  auteur?  Il  est  permis  d'en  douter  ;  car  le 
goût  du  jeu,  et  celui  des  cartes  en  particulier,  ne  fit  que  se  dé- 
velopper par  la  suite.  Le  bon  roi  lui-même,  d'après  certains 
articles  de  ses  comptes  personnels,  ne  fuyait  pas  toujours  cette 
distraction  :  il  est  vrai  que  les  comptes  en  question  sont  an- 
térieurs à  son  ordonnance,  et,  dans  tous  les  cas,  il  n'enten- 
dait proscrire  que  l'abus.  La  débauche,  le  proxénétisme,  qui 
s'étaient  propagés  des  bas-fonds  de  la  société  provençale  jus- 
que dans  les  classes  élevées,  trouvèrent  en  lui  un  adversaire 
encore  plus  énergique  :  dans  les  constitutions  de  1456,  signées 
de  lui  et  de  son  fils  Jean,  qui  gouvernait  en  son  nom,  le  ban- 
nissement immédiat  et  la  confiscation  des  biens  furent  ordon- 
nés contre  tous  ceux  qui  s'y  livreraient.  11  fit  aussi  la  guerre 
à  quelques  «  folles  coutumes  »  du  même  pays,  plus  innocen- 
tes peut-être,  mais  troublant  trop  souvent  la  tranquillité  pu- 
blique, telles  que  les  jjelotes  et  les  charivaris.  Ces  derniers 
avaient  si  bien  pris  racine  dans  les  mœurs  des  Marseillais, 
qu'ils  se  maintinrent  chez  eux  contre  tous  les  efforts,  et  qu'un 
peu  plus  tard  le  sénéchal  du  roi  de  France,  ne  pouvant  les 
extirper,  les  organisa  d'une  façon  honnête  et  modérée  par 
l'intermédiaire  du  prince  d'amour  ^ 

Les  délits  contre  les  mœurs  semblent  avoir  été  moins  com- 
muns en  Anjou  qu'en  Provence;  mais  le  vagabondage,  le  vol, 

'  Arch.  nat.,  KK  1124,  f»  877  v».  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  17,  1"  21G  ; 
B  49,  f»  354.  Vill.-Barg.,  I,  114,  300. 

-  Arch.  des  Bouches-du-Rhôue,  B  2U,  f"  279  v";  B  49,  f°  345  v".  Arch.  de 
Tarascoii,  FF  2.  Le  prince  d'amour,  élu  par  les  habitauls  de  Marseille,  avait  la 
mission  d'organiser  les  danses,  les  réjouissances  puliliques,  et  alla  lioncsla,  jocosn, 
(lelectabilia.  En  1484,  Aymar  de  Poitiers,  sire  de  Saint-Vallier,  grand  sénéchal  de 
Provence,  coudrnia  cet  office  à  Pierre  de  Monleulx,  à  la  requête  de  la  jeunesse 
de  la  ville,  en  spécifiant  que  tout  se  passerait  suivant  les  règles  de  l'honnêteté. 
«  Nous  ne  condauinons  pas  l'antique  usage,  disait  le  lieutenant  du  Uoi,  nos  (jui 
sanctissimas  amoris  Icgcs  ni<s(/uant  infringcre  intem/imus.  » 

33 


ol4  POLICE  GENERALE. 

les  violences,  les  injures  y  étaient  plus  répandus  et  donnè- 
rent lieu  à  diverses  mesures  de  répression.  Le  Conseil  astrei- 
gnit, en  1451,  les  hôteliers  d'Angers  h  remettre,  chaque 
semaine,  au  capitaine  de  la  cité  ou  à  son  lieutenant  un  rapport 
sur  les  «  gens  vacabons  et  incongneuz  »  descendus  chez  eux, 
et  cela  sous  peine  d'amende  arbitraire.  Quelque  temps  après, 
l'expulsion  de  tous  les  individus  de  cette  catégorie  fut  décré- 
tée. Les  environs  de  Saumur  étaient  particulièrement  infestés 
de  crocheteurs.  «  On  dit,  écrivait  le  président  des  comptes  aux 
officiers  de  cette  ville,  au  mois  de  juillet  1459,  que  vous  avez 
le  grant  caym  (le  grand  khan)  de  la  crocheterie  ;  vous  le  saurez 
mieulx  entre  cy  et  quinze  jours  que  ceux  qui  en  parlent. 
Monsieur  le  procureur  en  dit  rage  de  ce  qu'il  en  a  sceu.  »  Il 
fallut  organiser  contre  cette  bande  une  véritable  chasse.  Deux 
de  ses  affiliés,  enfermés  dans  les  prisons  de  Saumur,  furent 
reconnus  pour  des  clercs  ;  l'autorité  ecclésiastique  les  fit  récla- 
mer :  mais,  après  s'être  entendue  avec  l'offîcial  et  le  promoteur 
d'Angers,  la  justice  laïque  obtint  de  garder  ses  prisonniers,  et 
le  conflit  fut  évité  \  Malheureusement  des  guerres  trop  fré- 
quentes favorisaient  le  développement  de  ces  plaies  sociales 
en  empêchant  les  mœurs  de  s'adoucir.  La  guerre  de  Bretagne, 
entre  autres,  sema  dans  le  pays  des  haines  et  des  discordes 
locales  qui  se  traduisirent  en  luttes  passionnées.  René  fit  pu- 
blier à  Angers,  en  1468,  une  admonition  succincte,  annon- 
çant que  tous  ceux  qui  prendraient  part  à  ces  querelles  en- 
courraient une  amende  arbitraire  et  la  prison,  mesure  qui, 
appliquée  à  propos,  eût  prévenu  en  d'autres  temps  bien  des 
troubles  politiques  ^ 

La  police  des  chemins,  la  sûreté  et  le  bon  état  des  rues,  la 
salubrité  publique  étaient  également  l'objet  d'une  surveillance 

'   Aich.  nat.,  P.  1334-s  (°^  24  v»,  7G  v°;  P  1334',  f°«  f)r>,  5G. 

^  «  De  par  le  roy  de  Sicile,  d'Arragon,  etc.,  duc  d'Anjou,  etc.  On  defl'end  à 
touz  les  maiians  et  habilans  de  ceste  ville  et  forsboiirgs  d'Angiers,  de  (|uelqiie 
estatj  nacion  ou  condicion  qu'ilz  soient,  toutes  paroUes  injurieuses  des  iings  aux 
autres,  et  aussi  toutes  voyes  de  fait,  et  ce  sur  paine  de  prison  et  d'amende  arbi- 
traire. Fait  au  chastel  d'Angiers,  le  xxili"  jour  de  juillet,  l'an  mil  Ilir  soixante- 
huit.  -  G.  Rayneau.  "  Arch.  nat.,  P  1334%  f  218. 


POLICE  SAMTAIRE.  51  o 

attentive.  Peu  de  villes  étaient  alors  aussi  bien  partagées, 
sous  ce  rapport,  que  la  capitale  de  l'Anjou.  Il  est  telle  des 
ordonnances  du  Conseil  pour  la  propreté  et  le  nettoyage  des 
différents  quartiers  de  la  cité,  qui  ferait  honneur  à  plus  d'une 
édilité  moderne  :  tous  les  détails  y  sont  réglés  avec  un  soin 
minutieux  ;  cinq  enqoloyés  spéciaux  sont  commis  à  l'entretien 
des  voies,  et  les  sergents  «  de  la  grant  verge  »  sont  chargés 
de  surveiller  l'exécution  journalière  des  précautions  prescrites  \ 
Au  moindre  symptôme  d'épidémie,  René  intervient  lui-môme 
et  fait  ouvrir  des  enquêtes.  En  1450,  durant  son  séjour  à 
Launay,  une  maladie  de  bouche,  le  scorbut  sans  doute,  se 
propage  dans  le  pays.  11  mande  à  ses  officiers  d'Angers  de 
réunir  une  conférence  de  médecins  et  de  lui  adresser  un  rap- 
port; Maurice  Le  Peletier,  Jacques  Le  Prévost,  Yves  Pelaut  et 
Jacques  Marais,  docteurs  en  médecine,  sont  interrogés,  ainsi 
que  les  apothicaires,  les  barbiers,  les  curés  des  différentes 
paroisses:  le  mal  est  reconnu  sans  gravité  et  combattu  avec 
succès.  Peu  de  temps  après,  une  contagion  plus  étrange  se 
déclare  dans  la  même  ville:  c'est  une  maladie  inconnue,  qui 
frappe  jusqu'aux  gens  «de  bon  gouvernement»,  leur  fait 
perdre  entièrement  la  parole  et  les  emporte.  Le  roi  de  Sicile, 
cette  fois,  institue  un  médecin  et  un  chirurgien  publics,  payés 
cent  livres  par  an,  pour  arrêter  l'invasion  du  Qéau  et  soigner 
continuellement  les  habitants  ".  On  reconnaît  à  ce  trait  le  père 
plein  de  sollicitude  qui,  se  préoccupant  du  «  l)ien  et  sûreté  des 
corps  des  créatures  »,  contraignait  les  chirurgiens  du  Barrois 
à  connaître  leur  métier  avant  de  l'exercei',  frappait  d'une  taxe 
les  bouchers  de  Naples  vendant  des  viandes  malsaines,  envoyait 
porter  des  secours  aux  moindres  localités  de  Provence  éprou- 
vées par  la  peste  ou  la  famine.  Louis  XI,  en  alléguant  dnns 
l'acte  d'institution  de  la  mairie  d'Angers,  l'insuffisance  de 
l'ordre  et  de  la  sécurité  procurés  par  le  régime  antérieur,  pou- 
vait-il choisir  un  plus  mauvais  argument?  Ses  propres  admi- 
nistrateurs se  chargèrent  de  lui  donner  un  démenti  ;  car,  dès 

'   Anh.  liât.,  P  1331%  l'«  7(i;  pièces  justificatives,  n"  51. 
2  Arch.  nat.,  P  1334  ■,  f»=*  13  v",  07  s". 


S16  POLICE  DES  JUIFS. 

le  premier  hiver  qui  suivit  la  mort  du  bon  roi,  les  gelées 
ayant  sévi  d'une  manière  extraordinaire,  ils  laissèrent  la  ville 
manquer  de  bois,  faute  de  prévoyance  et  de  police,  et  tout  le 
monde,  d'après  une  note  des  mémoriaux,  faillit  mourir  de 
froid  *.  Ainsi  les  Angevins  purent  reconnaître  qu'en  dépit  des 
plus  belles  promesses,  on  ne  gagne  pas  toujours  à  passer  sous 
le  sceptre  d'un  souverain  puissant. 

Il  y  avait,  parmi  les  sujets  du  roi  de  Sicile,  une  caste 
assez  nombreuse  soumise  à  des  règlements  exceptionnels  : 
c'étaient  les  Juifs.  Le  comte  Charles  II  les  avait  autrefois  ban- 
nis de  l'Anjou,  du  Maine  et  de  la  Provence,  ainsi  que  les 
Lombards,  les  Cadurcins  et  toute  la  gent  des  usuriers,  parce 
qu'ils  ruinaient  et  scandalisaient  les  chrétiens  ^  Mais  ils  y 
étaient  revenus  et  ils  avaient  pullulé,  en  Provence  surtout. 
L'opinion  publique,  au  quinzième  siècle,  commençait  à  s'a- 
doucir à  leur  égard.  René  fut  un  des  princes  qui  les  protégè- 
rent le  plus,  tout  en  punissant  sévèrement  leurs  méfaits.  Sa 
piété  éclairée  le  portait  à  les  traiter  avec  humanité  ;  car  il  est 
à  remarquer  que  les  Juifs  ont  toujours  trouvé  une  condition 
plus  douce  sous  les  gouvernements  vraiment  religieux.  L'in- 
térêt le  poussait  peut-être  aussi  à  la  tolérance  :  son  trésor 
était  pauvre,  et  leurs  épargnes  entassées  étaient  inépuisables  ; 
aussi  se  f;iisait-il  souvent  aider  par  eux,  soit  par  voie  d'em- 
prunts, soit  par  voie  d'impôts.  Les  Juifs  de  Provence  lui 
payaient  une  pension  ou  contribution  annuelle  de  21,000  flo- 
rins, sans  compter  les  subsides  extraordinaires  ou  dons  gra- 

'  AitIi.  liât.,  P  133'i",  f  21.  Du  27  décembre  1  i80  ;iii  :  février  1481,  la  Loire, 
la  Sarlhe,  le  Loir,  l'Authion,  la  Mayenne  et  les  autres  cours  d'eau  «  lurent  pris 
sans  rompre,  en  manière  que  gens,  clievaulx,  charreetes  chargées  de  bois  et  de 
pippes  (le  vin  y  passèrent,  et  de  ceste  Chambre  des  comptes  furent  veuz  plus  de 
dix  mil  personnes  aller,  venir,  billcr  et  boulier  par  dessus  ladite  rivière  de 
Mayenne,  depuis  le  Porl-Linier  jusques  au  Pré  de  la  Savate,  qui  fut  le  penullime 
jour  du  moys  de  janvier,  l'an  dessus  dit.  »  {Ih'ul.) 

-   «  Et  (juin  Cl/m  iniillls  niii/'/rril/iis  clirislia/iis  se  iicfar'iù  commiscehanl .  »  (Arch. 

nat.,  P.  1.33i%  n"  7,  f"  9.)  Cf.   une  ordonnance  du  même   prince  expulsant   les 

.luifs  des  emplois  qu'ils  occupaient  à  Turascon,  «  attendu  qu'il  ne  laut  point  les 

élever  par  la  faveiu',  mais  les  rabaisse)-  comme  blasphémateurs  du  nom  chrétien.  » 

^Avch.  deTarascon,  CG  40.) 


POLICE  DES  JUIFS.  oll 

cieux  '.  Il  leur  accordait,  en  retour,  des  immunités  et  des  pri- 
vilèges précieux.  En  1443,  reconnaissant  qu'ils  ne  respiraient 
a  que  sous  le  bouclier  de  sa  tutelle  » ,  il  confirma  les  lettres  de 
protection  qui  leur  avaient  été  octroyées  par  sa  mère  Yolande,  et 
qui  garantissaient  leur  liberté  individuelle  contre  toute  vexation 
injuste  ^  Onze  ans  plus  tard,  il  adoucit  les  anciens  statuts  qui 
les  régissaient  et  qui  leur  rendaient  l'existence  pénible.  Ainsi  la 
large  rosace  d'étoffe  jaune  ou  rouge  qu'ils  devaient  porter  sur  la 
partie  la  plus  apparente  de  leurs  vêtements,  et  dont  le  but  était 
de  les  signaler  à  l'animadversion  publique,  fut  remplacée  parun 
petit  rond  de  lil  de  la  largeur  d'un  gros  d'argent,  placé  sur  la 
ceinture,  au  côté  gauche,  et  cette  marque  ne  fut  même  plus 
obligatoire  que  dans  les  villes  et  les  lieux  fermés.  Il  fut  dé- 
fendu en  même  temps  de  rien  attenter  contre  les  Juifs  des 
deux  sexes,  de  les  inquiéter  dans  l'exercice  de  leurs  offices, 
de  leur  commerce,  et  notamment  de  la  médecine,  qu'un  grand 
nombre  d'entre  eux  pratiquaient;  de  les  molester  dans  les 
carrières  ou  les  rues  qu'ils  occupaient,  dans  leurs  synagogues, 
dans  leurs  cimetières  ;  de  les  forcer  à  entrer  dans  les  églises; 
d'exciter  le  peuple  contre  eux  du  haut  de  la  chaire.  Les  offi- 
ciers du  comte  furent  chargés  de  les  défendre  contre  quicon- 
que enfreindrait  cette  ordonnance  l  Ce  n'était  pas  assez  :  une 
charge  de  conservateur  et  juge  des  Juifs  fut  créée  ou  rétablie, 
pour  mieux  assurer  la  distribution  de  la  justice  à  leur  égard 
et  le  maintien  de  leurs  privilèges,  charge  qui  fut  occupée  suc- 
cessivement par  des  personnages  touchant  de  près  à  la  per- 
sonne du  souverain,  comme  le  sire  de  Précigny,  Philippe  de 
Lénoncourt,  Ferry  de  Lorraine  et  le  Napolitain  Jacques  Ga- 


1  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  1M4,  f°  185;  B  Kl,  f«  140  V;  etc. 

2  «  Sub  solo  nostre  dcffcnsionis  cllpeo  respirare,  «  .\rch.  des  Bouches-du- 
Rhone,  B  13,  f°  30. 

'  Arch.  des  Douches-du-Rhône,  R  1  i,  f»  152  V.  11  paraît  que  les  états  de  Pro- 
vence obtinrent,  en  l'iT2,  le  rétablissement  de  la  roue  ou  rosace  rouge,  par  la 
raison  que  le  signe  porté  par  les  Juifs  était  devenu  si  petit  et  se  dissimulait  si  faci- 
lement dans  les  plis  de  leur  babil,  tpi'on  ne  les  distinguait  [)lns.  (Vill.-lîarg., 
m,  52.) 


518  POLICE  DES  JUIFS. 

liotto^  Les  comptes  du  roi  de  Sicile  montrent  qu'il  trouva 
chez  ses  protégés  une  certaine  reconnaissance,  et  qu'ils  lui 
rendirent  des  services  fort  appréciés,  dont  ils  savaient,  du  reste, 
se  faire  bien  payer.  Il  prenait  parmi  eux  des  courriers,  des 
péagers,  des  tailleurs,  des  couturières,  des  tapissiers,  des 
fournisseurs  de  toute  espèce.  Ceux  qui  se  distinguaient  par 
leur  science  ou  leur  mérite  étaient  largement  récompensés. 
Ainsi  un  médecin  juif  d'Aix,  appelé  Cohen,  qui  avait  été 
exempté  de  toute  taille,  obtint,  en  1477,  la  confirmation  de 
cette  faveur,  par  la  raison  qu'il  était  vieux,  chargé  d'enfants, 
et  qu'il  paraissait  digne  d'être  élevé  au-dessus  de  sa  caste. 
Déjà  Louis  II  avait  utilisé  les  lumières  de  plusieurs  de 
ses  pareils  et  s'était  fait  soigner  par  eux  dans  sa  dernière 
maladie.  Plus  anciennement  encore,  la  reine  Jeanne  avait  eu 
pour  médecin  un  juif  arabe,  appelé  Ben-dig-Ahym,  qui  habitait 
la  ville  d'Arles.  Il  est  probable  que  René  suivit  leur  exem- 
ple, bien  que  ses  actes  ne  le  disent  pas  formellment.  Nostre- 
dame  parle  d'un  autre  individu  de  la  même  race  qu'il  favo- 
risa pour  son  habileté  dans  l'art  de  la  médecine,  et  qu'il  dis- 
pensa également  de  l'impôt  judaïque,  Abraham  Salomon.  Cet 
historien  lui-même  appartenait  à  la  famille  d'un  médecin  Israé- 
lite, converti  par  l'influence  du  bon  roi  et  devenu,  pour  cette 
raison,  son  familier:  car,  s'il  s'intéressait  au  sort  des  endur- 
cis et  des  persécutés,  sa  bienveillance  recherchait  plus  encore 
ceux  qui  se  faisaient  baptiser,  et  il  suffisait,  pour  mériter 
ses  libéralités,  d'avoir  été  autrefois  de  la  secte  juive  ". 

Peut-être  une  si  grande  condescendance  envers  les  Juifs 
eut-elle  l'inconvénient  de  faciliter  leurs  pratiques  usuraires; 
car  elles  atteignirent,  bientôt  après,  de  telles  proportions,  que 
le  peuple  provençal  se  souleva  contre  eux  et  obtint  de  Char- 

'  Aich.  des  Bouches-du-Rliône,  B  15,  1°  129;  D  IG,  f  107  v".  Aich.  na!., 
P  1334'*,  2"  partie,  f»  87  \0.  M.  tlo  Villeneuve-Hargemont  nomme  encore,  parmi 
les  titulaires  de  cet  emploi,  Charles  de  Castillon,  Jean  de  Matheron  et  Jean  de 
Forbin,  frère  de  Palaïuède  de  Forbin  (III,  3C9). 

■■'  Arch.  nat.,  ibid.,i'>^  21,  30  v",  54,  72,  84,  etc.  Arcli.  des  Douchos-dii-Rhône, 
B  273,  f°  179,  etc.  Pièces  justificatives,  n»  88.  Comptes  cl  iticnioriau.i,  u"^  349, 
512,  624,  etc.  Nostredume,  p.  GIS. 


POLICE  DES  JUIFS.  519 

les  VIIT  un  nouveau  décret  d'expulsion.  Ces  malheureux  n'é- 
chappaient point  cependant  à  la  justice  du  comte  ;  il  savait, 
connue  je  l'ai  dit,  les  châtier  à  l'occasion  avec  une  rigueur 
inflexible.  On  en  a  une  preuve  plus  que  suffisante  dans  le  trait 
suivant,  rapporté  par  Bourdigné.  Unjuifd'Aix,  nommé  As- 
turge  (ou  Astruc),  dont  les  blasphèmes  publics  avaient  excité 
jadis  une  sédition  violente  contre  le  tribunal  suprême,  accusé 
d'un  excès  d'indulgence  à  son  égard  et  transféré  peu  après  à 
Marseille  pour  ce  fait  même,  recommença,  dans  les  dernières 
années  du  règne  de  René,  à  vomir  contre  la  foi  chrétienne  les 
imprécations  les  plus  horribles.  Le  prince  essaya  d'abord  de  le 
faire  venir  à  résipiscence  par  la  douceur  mais,  voyant  tous  ses 
efforts  inutiles,  il  finit  par  l'abandonner  aux  juges,  qui  le  con- 
damnèrent à  être  écorché  vif.  Le  juif  lui  fit  offrir  clandestine- 
ment, pour  obtenir  sa  grâce,  une  somme  de  vingt  mille  florins  : 
sa  proposition  fut  repoussée  avec  horreur,  et  l'arrêt  fut  exé- 
cuté \ 

'  Bourdigné,  II,  237  et  suiv.  L'historien  de  René  a  reproduit  tout  an  long  cette 
anecdote,  en  révoquant  en  doute,  avec  raison,  certains  emljellissements  imaginés 
on  accueillis  avec  trop  de  confiance  par  le  crédule  cluoniqueur  (HI,  148-i52). 


CHAPITRE   III. 

AFFAIRES  MILITAIRES. 


-e-=t<i>-îc;>-3- 


Appatls  et  payes  imposés  à  l'Anjou  ;  leur  remplacement  par  la  taille  des  gens 
d'armes.  —  Vexations  des  troupes  royales.  —  Corvées  et  redevances  militaires. 
—  Fortifications.  —  Capitaines  et  lieutenants  des  places  fortes.  —  Garde  du 
roi  de  Sicile.  —  Marine  militaire.  —  Ordre  du  Croissant  :  sa  fondation  ; 
ses  statuts;  ses  dignitaires.  —  Extinction  de  l'ordre. 

L'autorité  militaire,  dans  le  duché  d'Anjou,  était  partagée, 
comme  les  impôts,  entre  le  roi  de  France  et  le  duc.  L'inva- 
sion des  Anglais,  leurs  tentatives  réitérées  sur  cette  province, 
et  surtout  l'occupation  du  Mans,  avaient  décidé  Charles  VIT  à 
fortifier  les  garnisons  des  principales  places  du  pays  en  y  en- 
voyant des  compagnies  de  gens  d'armes  et  de  trait  à  son  ser- 
vice :  une  fois  installées,  elles  y  demeurèrent.  Ces  compa- 
gnies furent  payées  au  moyen  d'un  appatis  ou  contribution 
de  guerre,  levée  par  les  capitaines  dans  les  différentes 
paroisses,  avec  des  frais  et  des  surcroîts  considérables,  qui 
retombaient  à  la  charge  du  peuple.  La  misère  à  laquelle 
était  réduit  le  duché  d'Anjou,  les  plaintes  continuelles  qui 
s'élevaient  sur  le  fardeau  imposé  par  la  présence  des  troupes 
royales  *,  finirent  par  émouvoir  le  souverain,  qui,  après  quel- 

'  Si  l'on  veut  avoir  une  juste  idée  de  ce  fardeau,  il  faut  lire  le  passage  suivant 
du  mémoire  que  René  adressait  au  Roi  en  1450,  et  dont  il  a  été  question  plus 
haut  : 

«  Depuis  la  prinseet  perdicion  du  Mans,  qui  lut  xxvi  ans  a  ou  environ,  iiniit 
pais  d'Anjou,  d'un  cousté,  deveis  la  frontière,  a  tousjours  esté  barrière  et  houio- 
varl  de  l'autre  pays  de  par  derà,  a  porté  et  soustenu  entièrement  le  fes  cl  la 
charge  de  la  guerre  et  le  paiement  des  gens  estahliz  es  places  de  la  frontière,  en  la 
plu?  granl  conlnsion  et  désnrdonnance  des  gens  d'armes  <lonl  jamais  lut  mcniûirc; 
car  ils  tauxoienl  le  pouvre  peuple  à  leur  vonlenté,   les  pnnoicnt    prisonniers, 


522  APPATIS  ET  PAYES. 

ques  essais  de  réforme,  rendit,  au  mois  de  mai  1442,  à  Li- 
moges, une  ordonnance  régularisant  leur  solde  et  diminuant 
leur  effectif.  L'Anjou  et  le  Maine  réunis  n'eurent  plus  à  four- 
nir que  cinq  cent  trente-trois  payes,  c'est-à-diie  l'entretien  de 
cinq  cent  trente-trois  gens  d'armes,  de  leur  suite  et  de  leurs 
chevaux.  Deux  ans  plus  tard,  le  duc,  étant  venu  résider  à  An- 
gers, y  reçut  la  visite  de  son  beau-frère  :  les  habitants  des 
campagnes  profitèrent  de  leur  entrevue  pour  solliciter  une 
nouvelle  réduction.  Les  deux  princes  purent  constater  de  leurs 
yeux  le  triste  état  de  la  contrée,  les  vexations,  les  extorsions, 
les  maux  de  toute  sorte  qu'occasionnait  encore  la  taxe 
militaire.    Un  pareil   tableau  et   les  observations  de  René, 

ranczonuoient,  et  faisoient  presque  touz  exploictz  que  peussent  faire  les  Angloys; 
et  n'estoit  point  regardé  que  une  paroesse  ne  payast  seulement  que  à  une  forte- 
resse, mais  à  X  ou  à  Xll,  le  tout  par  la  mauvaise  et  dampnable  exaction  que  on 
a|)pelloit  les  appastiiz,  qui  povoit  monter,  selon  l'estimacion  qui  s'en  povoit  faire 
et  comprins  sauvegardes  baillées,  cédulles,  courses,  croissemeuts,  commissions, 
quictances  et  telles  autres  pilleries,  qui  se  montent  par  an,  pour  le  party  du  Roy,  à 
plus  de  c  mil  livres,  ainsi  que  le  Roy  peut  savoir  et  qu'il  lui  fut  monstre  bien  au 
cler  huit  ans  a  ou  environ,  luy  estant  au  chastel  d'Angiers. 

«  Item,  en  oultre,  a  porté  la  charge  de  toutes  les  armes,  enlreprinses  et  jour- 
nées qui  se  sont  tenues  en  cette  marche  de  pais  et  grant  partie  du  pais  de  Nor- 
mandie, tout  sans  ordre  ne  aucun  paiement,  mais  à  voulentéet  à  la  destruction  et 
charge  dudit  pays. 

«  Item,  au  regart  de  la  porcion  dudit  païs  d'Anjou  de  devers  Poictou,  Loire 
entre  deux,  chascun  scct  communéement  [que]  les  grosses  armées  sont  venues  et 
descendues  oudit  pays,  pour  ce  qu'il  estoit  le  plus  prouchain  de  la  frontière,  et  y 
ont  vescu  et  séjourné  par  tant  de  foiz  que  à  peine  se  porroit  nombrer,  en  des- 
truiant,  pillant  et  robant  le  pays,  vivant  sans  ordre  et  à  voulenté  ranczonnant, 
brûlant  églises  et  maisons,  tuant  les  bestes  de  labour  et  autres,  et  faisans  touz 
exploictz  que  à  pou  eussent  fait  ou  peu  faire  les  Angloys. 

«  Item,  en  ladite  porcion  de  pays  sont  sans  nombre  de  foiz  venus  raurières  gens 
de  compaignies  et  destruieurs  de  peupple,  qui  se  sont  gouvernez  en  la  manière 
(|ue  faisoient  les  gens  d'armes  par  le  royaume,  c'est  assavoir  prendre,  ravir  et  em- 
porter tout  ce  qu'ilz  povoient  trouver. 

«  Item,  soit  noté  que  la  cause  qui  plus  les  a  tenu  et  fait  séjourner  oudit  pays 
a  esté  la  cause  des  entrcprinses  de  la  frontière,  et  qu'ilz  disoieut  avoir  cliarge, 
commission  et  congié  du  Roy,  laquelle  dissolucion  a  duré  à  poy  près  depuis  la  des- 
cense  des  Angloys  en  Normandie  jusques  à  la  nouvelle  ordonnance  faicte  par  le 
Roy  de  l'establissement  de  gens  d'armes  par  le  royaume.  » 

(Arch.  nat.,  Pl33i%fo  40.) 


TAILLE  DES  GENS  D'ARMES.  523 

dont  le  cœur  soufTi-ait  de  la  détresse  de  ses  sujets,  ne  furent 
pas  étrangers,  sans  doute,  aux  résolutions  qui  se  traduisi- 
rent, bientôt  après,  par  la  transformation  des  milices  fran- 
çaises, la  constitution  des  compagnies  d'ordonnance  et  le 
remplacement  des  appatis  par  un  impôt  moins  arbitraire, 
appelé  la  taille  des  gens  d'armes.  On  a  vu  que  le  roi  de  Sicile 
avait  été  l'âme  de  cette  réforme  générale;  son  mémoire  de 
1450,  dans  lequel  il  expose  les  inconvénients  du  système  an- 
térieur, confirmerait  le  fait  s'il  en  était  encore  besoin.  Mais,  dès 
l'entrevue  d'Angers,  au  mois  de  janvier  1444,  il  obtint  pour 
les  populations  de  son  duché  un  second  allégement.  Au  lieu 
d'être  levées  par  les  capitaines  des  frontières,  dont  la  rapacité 
n'était  retenue  par  aucun  scrupule,  les  payes  furent  perçues 
en  la  main  du  Roi,  par  des  commissaires  spéciaux;  c'est-à- 
dire  que  leur  assiette  se  fit  régulièrement,  comme  celle  d'un 
impôt  fixe,  et  en  même  temps  elles  furent  ramenées  du  chiffre 
de  cinq  cent  trente-trois  au  chiffi-e  de  quatre  cent  deux  et 
demie,  ce  qui  faisait  cent  trente  payes  et  demie  de  moins  à  la 
charge  des  pays  d'Anjou  et  du  Maine  *.  Ainsi  les  vassaux  de 
René  jouirent  les  premiers  d'un  régime  plus  doux,  et  recueil- 
lirent à  l'avance  le  bénéfice  de  la  nouvelle  organisation  mili- 
taire. 

Les  ordonnances  de  1445  les  firent  rentrer  dans  le  droit  com- 
mun :  ils  n'ement  plus  alors  à  supporter  que  la  taille  uniforme 
des  gens  d'armes.  Cette  contribution  s'éleva,  pour  l'Anjou, 
aux  environs  de  soixante  mille  livres,  sonmie  représentant 
l'entretien  de  cent  quarante  lances  fournies^  avec  les  frais 
d'assiette  et  de  perception.  Sur  ces  cent  quarante  lances, 
soixante  étaient  attribuées  à  la  partie  du  duché  située  au  nord 
de  la  Loire  (côté  devers  frontière)^  et  quatre-vingts  à  l'autre 
partie  (côté  devers  Poitou).  Mais  cette  répartition  parut  iné- 
galement faite  au  roi  René  :  il  demanda  et  il  obtint,  en  1450, 
que  la  distinction  en  deux  régions  fût  supprimée,  et  que  l'en- 
semble de  la  taille,  ou  la  valeur  des  cent  quarante  lances,  fût 

'   Arch.  liât.,  1'  ViVj,  \\<'  K'3;  pièces  justificatives,  a»  19. 


524         VEXATIONS  DES  TROUPES  ROYALES.   • 

levé  simplement  par  élection  et  par  paroisse,  c'est-à-dire  pro- 
portionnellement au  nombre  des  habitants,  ce  qui  était,  en 
effet,  beaucoup  plus  juste.  L'élection  d'Angers  eut  à  payer 
environ  trente-quatre  mille  livres  ;  celle  de  Saumur,  dix 
mille;  celle  de  Loudun,  treize  mille.  René  parvint  encore  à 
alléger  la  taille  des  gens  d'armes  en  la  faisant  percevoir, 
comme  il  a  été  dit,  en  même  temps  que  la  taille  du  Roi,  ce  qui 
diminuait  de  moitié  les  frais  de  recouvrement  de  l'une  et  de 
l'autre.  Aucune  part  ne  lui  revenait  sur  la  première  :  elle  en- 
trait tout  entière  clans  le  trésor  royal  *. 

Ces  réformes  ne  mirent  cependant  pas  un  terme  définitif 
aux  vexations  des  gens  de  guerre.  Elles  se  renouvelèrent,  en 
cette  même  année  1450,  à  l'occasion  du  siège  de  Fresnay-le- 
Vicomte,  entrepris  par  les  troupes  royales.  Les  commissaires 
chargés  de  faire  contribuer  aux  frais  des  opérations  les  localités 
voisines  étendirent  leur  mandat  jusqu'à  la  banlieue  d'An- 
gers, quoique  cette  ville  fût  à  une  grande  distance  deFresnay  : 
leurs  exactions  causèrent  plus  de  tort  au  pays  que  tous  les  autres 
impôts  réunis.  En  l'absence  de  René,  qui  combattait  avec 
Charles  Vil  en  Normandie,  le  Conseil  ducal  se  plaignit  amè- 
rement ^  à  plusieurs  reprises,  et  dut  exiger  la  restitution  de 
l'aide  perçu  injustement  sur  la  paroisse  de  Grez.  De  soi-disant 
capitaines  continuèrent  encore,  les  années  suivantes,  à  ran- 
çonner les  marchands,  les  paysans;  on  vif  même  une  de  leurs 
bandes  incendier  une  église  des  environs  de  Baugé  :  les  cou- 
pables furent  poursuivis,  arrêtés,  et  le  roi  de  Sicile  les  fît 

'  Arch.nat.,P  1334%  f°Mi-i8. 

^  «  Il  nous  semble  que  le  Roy  n'entendit  oncques  que,  pour  ledit  siège  de  Fres- 
nay,  les  paroesses  de  ce  pais  d'Anjou,  si  loingtaines  de  ladite  place  de  Fresuay, 
fussent  ainsi  Iraictées,  et  ne  croyons  pas  que  vous  ayez  commission  de  vous  eslargir 
si  avant  ne  de  faire  ainsi  rigoureusement  traicter  les  pouvrcs  suhjetz  du  roy  de  Sicile 
nostre  maistre,  qui  par  autre  part  sont  en  la  misère  et  ncccessitè  tpic  vous  povez 
savoir.  Vèrilahlemcnt,  il  est  plus  grani  cry  et  plainotedes  exploicl/.  qui  se  fout  par 
vertu  de  voz  commissions  que  de  tous  les  autres  deniers  qui  se  lièvent  pour  le  Roy 
en  tout  ce  pais  d'Anjou.  Toutesfois,  pour  le  présent,  nous  vous  prions  que  en  fa- 
veur de  nostredit  maistre,  cl  jusqu'à  ce  que  en  ceste  matière  il  ait  peu  avoir  du 
Roy  la  provision  (jui  y  app.irliciit,  vous  viieillicz  différer  et  faire  sourceoir.  » 
Lettre  du  Conseil,  en  date  du   12  juillil  1450.  (Arcli.  nat.,  P  1334  ',  f'>  11  v°.) 


CORVÉES  ET  REDEVANCES  MILITAIRES.  o25 

juger  en  sa  présence,  à  cause  de  l'énormité  de  leur  crime. 
Les  gens  d'armes  du  Roi  ne  devaient  séjourner  qu'une  nuit 
dans  chaque  logis  :  ils  enfreignaient  souvent  celte  règle,  et  se 
faisaient  payer  par  les  habitants  pour  ne  pas  loger  chez  eux. 
Le  souverain  lui-même  autorisait  parfois  des  compagnies  de 
cinquante  lances  à  s'installer  dans  quelques  petits  villages, 
épuisés  par  la  guerre  et  la  stérilité.  A  chaque  instant,  il  fal- 
lait que  René  ou  son  conseil  intervinssent  pour  réprimer  ces 
abus  et  réclamer  auprès  du  pouvoir  central.  Entre  autres  me- 
sures protectrices,  ils  prirent,  en  1433,  une  décision  qui  obli- 
geait les  francs -archers  à  remetti-e  leurs  armes  et  leurs 
équipements  aux  mains  des  procureurs  des  paroisses  où  ils 
étaient  logés,  pour  les  reprendre  seulement  en  cas  de  besoin  : 
cette  remise  devait  être  provoquée  par  les  élus,  et  s'effectuer 
en  présence  du  curé  ou  chapelain,  assisté  de  deux  de  ses  pa- 
roissiens les  plus  notables '.  Mais  ces  remèdes  partiels  n'a- 
vaient pas  grande  eflicacité  ;  ce  n'est  qu'au  bout  de  longtemps 
et  après  de  nombreux  tâtonnements  (|ue  l'administration  mili- 
taire du  royaume  pouvait  se  régulariser. 

En  dehors  des  contributions  de  guerre  qui  leur  étaient  im- 
posées parle  roi  de  France,  les  sujets  du  duc  d'Anjou  devaient 
à  celui-ci  les  services  du  guet,  de  garde  et  de  chevauchée, 
ou  l'indemnité  pécuniaire  qui  les  remplaçait.  Dans  cer- 
taines places,  comme  à  la  Roche-sur- Yon,  cette  indemnité 
montait  à  vingt-cinq  livres  par  an.  Les  procureurs  du  duc 
étaient  chargés  d'en  poursuivre  le  payement  et  de  faire  punir 
les  retardataires.  En  145i,  Charles  Vil  défendit  de  contrain- 
dre les  bonnes  gens  de  son  royaume  à  faire  le  guet  plus  d'une 
fois  par  mois,  et  d'exiger  des  défaillants  une  amende  de  plus 
de  dix  deniers.  La  plus  grande  partte  du  territoire  français 
était  alors  reconquise  ;  la  garde  des  places  fortes  était  deve- 
nue d'une  nécessité  moins  rigoureuse.  René  accorda  depuis 
l'immunité  du  guet  à  quelques-uns  de  ses  vassaux,  notam- 
ment aux  habitants  du  Bouchet,  qui  devaient  cette  corvée  au 

'   Arch.  nat.,  P  133i  ',  f°»  14  v°,  20,  28  v»,  70  v",  80  v°. 


326      CAPITAINES  ET  LIEUTENANTS  DES  PLACES  FORTES. 

château  de  Mirebeau  '.  Dans  le  duché  de  Bar,  la  situation  du 
pays,  les  troubles  incessants  auxquels  l'exposait  le  voisinage 
des  ducs  de  Bourgogne  exigeaient  une  surveillance  plus  sé- 
vère. Tous  les  individus  domiciliés  dans  la  prévôté  de  Bar 
furent  astreints,  en  1438,  à  contribuer  au  guet  du  château  et 
de  la  ville  de  Bar.  Au  moment  de  la  guerre  du  Bien  public, 
ce  service  fut  encore  renforcé,  et  les  giœttables  durent,  de 
plus,  travailler  journellement  aux  réparations  de   la  place  -. 

L'entretien  des  fortifications  retombait  aussi,  en  Anjou,  à  la 
charge  des  citadins  :  on  a  vu  que  les  impôts  du  trespas  et  de 
la  cloison  étaient  destinés  en  principe  à  y  subvenir.  Les  villes 
sollicitaient  quelquefois  d'elles-mèavjs  la  permission  d^établir 
des  taxes  spéciales  afin  de  pouvoir  se  fortifier  :  une  gabelle 
fut  demandée  dans  ce  but  par  les  habitants  de  Longwy  en 
Barrois,  qui  l'obtinrent  au  mois  de  juin  1456  ^  Les  seigneurs 
particuliers  qui  voulaient  construire  sur  leurs  terres  une  for- 
teresse, des  tours,  des  fossés,  des  ponts-levis,  devaient  de 
même  se  munir  de  l'autorisation  du  prince  ;  elle  leur  était 
ordinairement  accordée  par  dérogation  à  la  règle  générale, 
qui  voulait  que  le  droit  ^empanment  fût  inhérent  au  droit 
de  haute  justice,  et  moyennant  certaines  conditions  explicite- 
ment déclarées,  comme  de  faire  faire  les  guets  et  gardes  à 
leurs  dépens,  de  démolir  leurs  remparts  à  la  première  réqui- 
sition du  roi  de  Sicile,  si  l'ennemi  appi'ochait  et  qu'ils  ne  fus- 
sent pas  de  force  à  lui  résister,  etc.  \ 

Chaque  place  de  guerre,  en  Provence  comme  dans  les  du- 
chés de  Bar  et  d'Anjou,  était  confiée  à  la  garde  d'un  capi- 
taine et  d'un  lieutenant,  nommés  directement  par  René.  Ces 

'  Arch.  nat.,  P  i;}:5i%  i"  108  v°;  P  I33i",  f»  IGO;  P  1334%  f  29  ;  P  1340, 
11°  607. 

-  liiljl.  liai.,  Lorraine  68,  fo«  1G2,  207. 

■   AitIi.  nat.,   P  V.\Vi\  i'»  192. 

'■  Jacques  du  Plessis,  seigneur  de  la  Boiirgoiii;iière,  dans  la  cliâlellcnie  de  Saint- 
Florent,  Charles  de  Montecler,  seigneur  de  la  Higeotière,  sur  les  marches  de  lîre- 
lagne,  .lean  Dosdcfer,  seigneur  de  la  Turbille,  dans  la  paroisse  de  Peautuulry,  jirès 
de  Uaugé,  furent  ainsi  autorisés  par  René  à  bâtir  des  maisons-forts  dans  leurs  sei- 
gneuries respectives.  (Areii.  uat.,  P  1331%  l»  94  ;  P  1334",  f»«  33,  3a  \"0 


GARDE  DU  ROI  DE  SICILE.  o27 

officiers  étaient  choisis  parmi  les  chevaliers  de  son  entou- 
rage; ils  prêtaient  serment,  soit  entre  les  mains  du  chance- 
lier, soit  en  la  Chambre  des  comptes.  La  capitainerie  d'An- 
gers avait  une  importance  toute  particulière,  puisque  Louis  XI 
n'eut  de  repos  qu'après  s'en  être  assuré  la  libi-e  disposition. 
Le  titulaire  de  cette  charge  avait  la  mission  de  défendre  les 
habitants  contre  toute  mauvaise  entreprise ,  c'est-à-dire  qu'il 
était  le  chef  militaire  de  la  capitale  de  l'Anjou,  et,  par  suite, 
de  tout  le  duché.  Aussi  ne  fut-elle  occupée  que  par  des  per- 
sonnages considérâmes,  tels  que  Bertrand  de  Ijeauvau,  Jean 
de  Lorraine,  comte  d'Harcourt,  René  de  Vaudemont,  Guil- 
laume de  ïancarville.  Les  trois  derniers,  noiiunés  après  la 
retraite  du  roi  de  Sicile  en  Provence,  exerçaient  en  même 
temps  les  pouvoirs  de  gouverneur  d'Anjou.  Antoine  de 
Sourches,  sire  de  Maigné,  dit  Malicorne,  qui  leur  succéda, 
touchait  une  indemnité  de  douze  cents  livres  par  an  sur  l'im- 
position foraine,  outre  les  gages  ordinaires  des  capitaines, 
qui  ne  s'élevaient,  dans  les  autres  places  du  duché,  qu'à 
cent  ou  même  qu'à  cinquante  livres.  Le  sire  de  ALaigné,  qui 
était  l'homme  de  Louis  XI,  fut  assisté  de  deux  écuyers,  Re- 
gnauld  et  Briend  Grany,  dont  chacun  reçut  trois  cents  livres 
d'appointements.  C'est  ce  même  capitaine  qui  lit  ravitailler 
et  fortifier  à  nouveau  le  château  d'Angers,  par  ordre  de  son 
maître,  et  qui  fut  chargé  d'habituer  les  bourgeois  de  la  ville 
au  service  militaire  permanent  dont  la  charte  municipale  de 
1475  leur  avait  procuré  l'avantage.  Après  la  réunion  de  l'An- 
jou à  la  couronne,  il  conserva  son  oflice  et  sa  pension  '. 

Indépendamment  de  ce  personnel  militaire,  et  sans  parler 
des  compagnies  d'archers  ou  de  gens  d'armes  qu'il  organisait 
à  grands  frais  pour  ses  expéditions,  René  entretenait,  vers  la 
fin  de  sa  vie,  une  garde  royale,  composée  seulement  de  qua- 
rante «  compagnons  »  et  d'un  capitaine,  qui  s'appelait,  en 
1478,  Jean  de  Bidos.  Cette  petite  troupe  d'élite,  qui  avait  la 
mission  de  l'escorter  et  de  veiller  à  la  sûreté  de  sa  personne, 

I  Arch.  nat.,  P  133'i«,  f«>*  38  v",  171;  P  1334'",  ï"^2\.  II!)  v»  ;  P  i:]3i", 
fo  20.  V.  ci-dessus,  l^.  39â. 


328  MARINE  MILITAIRE. 

lui  coûtait  la  somme  de  quatre  mille  florins  par  an  ;  elle  était 
habillée  de  jaquettes  uniformes  et  armée  de  vouges  (  espèce 
de  hallebarde).  Un  autre  corps  spécial  fut  formé  à  Marseille, 
en  1479,  pour  assurer  la  sécurité  du  pays  provençal  :  il  com- 
prenait trois  cents  soldats  et  marins,  levés  dans  cette  contrée 
par  le  sire  de  Cotignac  ;  ils  avaient  pour  armes  des  «  bâtons  à 
feu»,  c'est-à-dire,  sans  doute,  des  fusils  très-rudimentaires, 
et  plusieurs  barques  leur  étaient  affectées  pour  la  surveillance 
des  côtes  '. 

Cette  garde  côtière  paraît  avoir  été  la  seule  force  maritime 
oi'ganisée  d'une  manière  permanente  par  le  roi  René.  La  ma- 
rine marchande  reçut  de  lui,  comme  on  l'a  vu,  une  protection 
et  des  encouragements  efficaces  ;  mais  sa  marine  militaire 
paraît  avoir  eu  peu  d'importance.  Lorsqu'il  avait  besoin  de  na- 
vires, soit  pour  défendre  ses  ports  de  Provence,  soit  pour 
transporter  ses  troupes  en  Italie,  en  Catalogne,  il  se  bornait, 
la  plupart  du  temps,  à  acheter  ou  à  louer  des  galères  génoises. 
Au  royaume  de  Naples  également,  la  guerre  navale  était  faite 
pour  son  compte  par  des  Génois.  La  marine  française  était 
loin  d'être  à  sa  disposition,  surtout  sous  le  règne  de  Louis  XI, 
dont  il  s'attira  la  colère  pour  avoir  voulu  employer  un  bâti- 
ment royal  au  ravitaillement  de  Barcelone.  Il  lui  fallait  donc 
recourir  à  l'étranger.  Les  Catalans,  les  Florentins  lui  four- 
nirent aussi  des  vaisseaux.  En  1449,  il  donnait  deux  cents 
florins  d'appointements  à  Philippe  de  Johanne,  de  Florence, 
l)atron  d'une  galée  engagée  à  son  service.  Il  achetait  à  Gênes, 
par  l'entremise  des  marchands  de  Marseille,  les  agrès  néces- 
saires à  l'équipement  de  sa  flotte  :  quatre  cent  soixante-treize 
rames  de  galères,  qu'il  se  procura  ainsi  dans  cette  même  an- 
née, lui  coûtèrent  sept  cent  dix-sept  florins.  11  faisait  recou- 
vrir ces  navires  d'écussons  à  ses  armes  et  de  tentures  à  ses 
couleurs.  C'est  au  port  de  Marseille  que  se  faisaient  ordinaire- 
ment ces  préparatifs,  ainsi  que  les  armements.  La  tour  et  les 

'  Arch.  des  Roiiclics-du-Rlione,  V>  273,  f»^  192  v",  204.  On  trouvera  plus  haut 
([).  180)  ol  dans  le  tome  II  ([).  127)  des  indications  sur  la  part  prise  par  René  au 
développeiuent  de  l'arlillerie  et  au  perfectionnement  des  arnies  de  son  temps. 


MARINE  MILITAIRE.  529 

fort! ficai ions  (jui  le  protégeaient  en  iaisaient  la  principale 
place  de  guerre  de  la  côte  provençale.  Aussi  René  poursui- 
vit-il avec  sollicitude  la  i-econstruction  de  ces  ouvrages,  dont 
il  confia  la  garde  à  des  officiers  éprouvés,  comme  Ferry  de 
Lorraine.  Doue,  Toulon,  Yères  venaient  au  second  rang,  et 
formaient  une  ligne  de  défense  trop  souvent  insuffisante 
contre  les  attaques  des  Aragonais'. 

Les  capitaines  de  la  marine  provençale  n'étaient  guère  que 
des  patrons  de  navires  marchands,  investis  d'un  commande- 
ment par  la  confiance  de  leur  prince.  Jean  de  Village  lui- 
même,  ce  neveu  de  Jacques  Cœur  que  le  roi  de  Sicile  refusa  si 
énergiquement  de  livrer  aux  agents  de  la  cour  de  France,  et 
qui  était  son  capitaine  général  sur  la  mer,  n'entreprenait  que 
des  expéditions  commerciales  :  il  louait  ou  prêtait  ses  propres 
vaisseaux  à  son  maître  quand  un  service  militaire  les  réclamait. 
Charles  deTorreilles,  qui  avait  la  même  qualité  à  l'époque  de 
la  guerre  de  Catalogne,  et  qui  appartenait  vraisemblablement 
à  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem  ^,  était  chargé  d'armer 
lui-même  sa  flotte  et  de  se  procurer  des  baleiniers,  des  tri- 
rèmes, des  birèmes.  René  l'avait  intéressé  directement  au 
succès  de  ses  expéditions  en  lui  concédant  le  droit  de  quint, 
c'est-à-dire  la  cinquième  partie  de  toutes  les  prises  qu'il  ferait 
sur  mer  ;  il  lui  accorda  même  une  décime  en  plus  sur  les  prises 
faites  dans  les  eaux  de  Provence,  afin  de  mieux  assurer  la  pro- 
tection des  côtes.  Antoine  Setanti,  ainsi  que  d'autres  patrons 
ou  capitaines  à  son  service,  jouissaient  des  mêmes  privilèges. 
Mais  cette  faveur  avait  de  graves  inconvénients  ;  elle  les  exci- 
tait à  commettre  des  actes  de  piraterie,  que  le  prince  avait 
beaucoup  de  peine  à  réprimer.  L'un  d'eux  ayant  capturé, 
en  1469,  un  navire  monté  par  Jean  Ruiz  Iracabal,  Castillan, 

'  Aich.  nat.,  P  1334 'S  2«  partie,  i°^  60,  62  v»,  79,  etc.  Arch.  des  Bouches- 
(lu-Rhôue,  B  11,  t°  201  ;  B  li,  f°  67  v".  V.  ci-dossus,  p.  135,  328,  et  tome  IF, 
p.  54. 

■■'  «  jyagnijiciis  ri  rel'iglosns  vlr  Jrater  Caro'.iis  de  Torrelles,  capita/icus  gciic- 
rulis  noiter  lu  mari.  »  (Bihl.  d'Aix,  ms.  1064,  p.  107.)  C'est  ce  même  capitaine 
(jui  fut  longtemps  en  captivité  chez  les  Sarrasins  de  Bougie,  et  que  René  fit  déli- 
vrer par  «on  frère  Jean  de  Torreiiles,  comte  d'iscla. 

34 


330  ORDRE  DU  CROISSANT. 

qui  passait  en  vue  des  îles  d'Yères,  René  faillit  avoir  une  que- 
relle à  ce  sujet  avec  le  roi  de  Castille,  et  même  avec  le  roi  de 
France,  vu  que  l'agresseur  s'était  fait  aider  par  des  marins  lan- 
guedociens :  heureusement  la  restitution  fut  ordonnée  à  temps. 
Huit  ans  auparavant,  le  gouvernement  de  Florence  avait  dû  ré- 
clamer contre  les  déprédations  d'un  corsaire  appelé  Scarinei, 
qui,  naviguant  sous  le  pavillon  du  roi  de  Sicile,  avait  assailli 
et  rançonné  des  galères  florentines  sur  les  côtes  de  Barbarie. 
Mais  il  y  avait  là,  sans  doute,  une  supercherie  ;  trop  souvent 
les  corsaires  couvraient  leurs  rapines  de  l'autorité  d'un  nom 
qu'il  ne  leur  appartenait  nullement  d'invoquer.  Malgré  ces 
abus,  René  montrait  envers  ses  marins  une  extrême  indul- 
gence :  ceux  qui  étaient  pauvres  étaient  presque  sûrs  d'obtenir 
le  pardon  de  leurs  méfaits.  Plusieurs  d'entre  eux  avaient  une 
fois  commis  des  violences  dans  la  rade  de  Marseille;  sur  le 
point  de  subir  une  condamnation,  ils  lui  adressèrent  une  sup- 
plique. Aussitôt  le  bon  roi,  «considérant  qu'ils  étaient  marins 
et  qu'ils  avaient  beaucoup  de  charges,  »  écrivit  à  l'évêque  de 
cette  ville  pour  lui  demander  si  ce  n'était  pas  là  un  cas  de  mi- 
séricorde. ((  Quant  à  nous,  ajoutait-il,  nous  désirons  que  tout 
leur  soit  remis  et  pardonné  \  » 

Le  caractère  et  les  idées  du  roi  René  se  reflètent  admirable- 
ment dans  une  institution  à  la  fois  militaire  et  religieuse,  par 
laquelle  il  semble  avoir  voulu  réveiller  et  vivifier  la  chevalerie 
expirante.  L'ordre  du  Croissant,  qui  précéda  d'une  vingtaine 
d'années  le  premier  ordre  de  chevalerie  créé  par  les  rois  de 
France,  celui  de  Saint-Michel,  fut  son  œuvre  personnelle;  il 
paraît  en  avoir  caressé  longtemps  le  projet,  et,  une  fois  qu'il 

»  Arch.  liât.,  P  1334^  1»  7  v»  ;  Bibl.  d'Aix,  ms.  1064,  p.  107,  205  ;  Mémoires 
de  Basiii,  IV,  362  ;  Desjardins,  Négociations  avec  la  Toscane,  I,  112  ;  OEiivres  du 
roi  lient',  I,  1,  i).  Signalons  en  passant  la  méprise  de  M.  de  Quatrebarbes,  qui, 
dans  l'altaire  du  Castillan  Iiacabal  (qu  il  appelle  Nacaljal),  croit  voir  reiilèvemenl 
d'un  bâtiment  provençal  par  Louis  XI:  c'est  à  peu  près  le  contraire  de  ce  que  dit 
la  IctlK^  reproduite  par  lui.  Pour  ce  (jui  concerne  la  marine  militaiie  de  l'époque, 
ci',  i'ink ressaut  mémoire  de  M.  Vallet  sur  les  iiistilulions  de  Charles  VJl  (UiùL  ilc 
l' Ecole  des  chartes,  XXXlil,  'iHj. 


FONDATION  DE  L'ORDRE.  531 

l'eut  réalisé,  il  soutint  sa  fondation  avec  un  amour  de  père. 
Peut-être  l'idée  lui  en  avàit-elle  été  suggérée  par  l'établisse- 
ment de  la  Toison  d'or,  qu'il  avait  vu  naître,  [)Our  ainsi  dire, 
à  la  cour  de  Bouigogne.  D'après  Claude  Ménard,  qui  a  ras- 
semblé, au  dix-septième  siècle,  des  matériaux  sur  ce  sujet,  il 
l'aurait  empruntée  à  l'ordre  du  Navire,  fondé  par  saint  Louis 
et  par  son  frère  Charles  d'Anjou,  ordre  dont  l'insigne  était  un 
collier  composé  de  coquilles  et  de  croissants  entrelacés  deux 
par  deux.  L'une  et  l'autre  institution  étaient,  en  effet,  un  sou- 
venir de  rOiient  :  celle  du  treizième  siècle  avait  été  imaginée 
en  commémoration  de  la  croisade;  celle  du  quinzième  rappelait 
par  son  nom  et  son  emblème  le  goût  prononcé  du  roi  de  Sicile 
pour  tout  ce  qui  venait  du  Levant.  Mais  c'est  là  une  ressem- 
blance de  pure  forme,  et  les  statuts  de  la  nouvelle  compagnie 
n'ont  aucun  rapport  ni  avec  le  Navire,  ni  avec  le  croissant  turc. 
Ces  statuts,  plusieurs  fois  reproduits  ',  portent  la  date  du 
11  août  1448;  ainsi  ce  n'est  pas  à  Angers,  comme  on  l'a  tou- 
jours dit,  que  l'ordre  fut  fondé,  mais  en  Provence,  où  René 
résidait  alors.  Toutefois  c'est  sous  le  patronage  de  saint  Mau- 
rice qu'il  fut  placé,  et  c'est  dans  l'église  qui  lui  était  dédiée,  à 
Angers,  que  durent  avoir  lieu  ses  réunions.  Il  existait,  par  le 
fait,  depuis  l'année  précédente .;  car,  dès  le  mois  de  sep- 
tembre 1447,  l'orfèvre  Chariot  Raoulin  confectionna  «  ung 
collier  de  Tordre  du  roy»,  et  plusieurs  mentions  semblables  se 
rencontrent  dans  les  comptes  de  la  même  époque  ^  ;  mais  il 
n'avait  pas  encore  d'organisation  régulière.  Voici  sur  quelles 
bases  il  fut  constitué  par  les  règlements  de  1448,  que  René  et 
son  fils  ratilièrent  en  conseil  le  23  septembre  1451   : 

'  D.  Calmet,  preuves,  t.  lil,  col.  cxcix  ;  Papon,  111,  3C3  ;  île  Quatrebarbes, 
1,  ,S1.  Trois  manuscrits  delà  Bibliothèque  nationale  renferment  les  statuts  du 
Croissant:  fr.  2520  i,  ms.  du  XV^  siècle;  fr.  5605  et  24108,  reproduclions  laites  par 
Claude  Ménard,  d'après  un  exemplaiic  «pii  lui  avait  élé  couununi(pié  par  MM.  de 
Sainte-Marthe.  Un  ([ualrienienuiiiuscrit  da  la  nii'inc  bihliotlieiiue  [\ï.  5225;  contient 
les  armoiries  coloriées  des  chevaliers  de  Tordre,  et  dans  un  cincpiième  (lai.  1507  7) 
on  lit  une  courte  notice  sur  ses  origines,  assez  inexacte  d'ailleurs,  écrite  au 
XV1I>^^  siècle. 

-  Extraits  lies  comptes  cl  iiuntonaux,  n'^'^  50 1,  5i8,  etc. 


332  STATUTS  DU  CROISSANT. 

L'ordre  du  Croissant  se  composera  de  cinquante  chevaliers 
au  plus.  Chacun  d'eux  sera  gentilhomme  de  quatre  lignées  et 
pur  de  tout  «  vilain  cas  «  .  Us  jureront  sur  les  saints  évangiles 
de  se  conformer  aux  statuts.  Us  entendront  tous  les  jours  la 
messe  ;  quand  ils  ne  le  pourront  pas,  ils  payeront  un  prêtre  pour 
la  célébrer,  ou  sinon,  ils  s'abstiendront  de  vin  ce  jour-là.  Ils 
réciteront  quotidiennement  les  heures  de  Notre-Dame,  ou,  s'ils 
ne  savent  lire,  ils  réciteront  quinze  fois  le  Pater  et  Y  Ave.  Us 
observeront  entre  eux  la  paix  et  la  charité,  ne  porteront  pas  les 
armes  contre  leur  souverain,  et  obéiront  au  chef  de  l'ordre. 
Us  porteront  au  bras  droit,  tous  les  dimanches,  un  croissant 
d'or  émaillé,  où  sera  tracée  en  lettres  bleues  la  devise  Los  en 
croissa7ît,  suivant  le  modèle  joint  aux  statuts,  et  sous  peine  de 
payer  une  pièce  d'or  chaque  fois  qu'ils  y  manqueront'.  Us  ne 
seront  rayés  du  Uvre  de  l'ordre  que  s'ils  sont  infidèles  à  la 
foi  catholique,  s'ils  s'adonnent  aux  maléfices,  s'ils  désertent 
leur  bannière  sur  un  champ  de  bataille,  s'ils  sont  convaincus 
de  trahison  ou  de  félonie.  Us  s'assembleront  tous  les  ans  à  la 
fête  de  saint  Maurice,  pour  tenir  un  chapitre  général,  dans  le 
local  qui  leur  sera  assigné. 

D'autres  articles  leur  imposaient  l'obligation  de  secourir  les 
veuves  et  les  enfants  mineurs  de  leurs  confrères  défunts,  de  se 
visiter  et  de  s'assister  réciproquement  en  cas  de  maladie  ou  de 
captivité,  d'avoir  toujours  pitié  et  compassion  du  pauvre  peuple, 
de  respecter  les  dames  et  de  ne  jamais  médire  d'elles  sous  au- 
cun prétexte.  Toutes  leurs  actions  devaient  être  dirigées  par 
la  même  pensée  :  croître  en  honneur  et  en  bonne  renommée  ; 
los  en  croissant!  Ainsi  la  fondation  de  René  présentait  le 
triple  caractère  d'une  distinction  honorifique,  d'une  société  de 
secours  mutuels  et  d'une  confrérie  vouée  à  l'application  des 
principes  chevaleresques.  Ce  progranniie  était  complet  ;  bien 
applicjué,  il  eût  suffi  peut-être  à  reteinr  la  noblesse  sur  la  pente 

'  Outre  cet  insigne,  Rtné  (il  l'aire  jioiir  son  onlic  j)lusi(nrs  colliers  d'or  et  des 
croissants  brodés,  tant  à  son  usage  qu'à  celui  des  autres  chevaliers.  Des  manteaux 
d'écarlate  furent  aussi  confectionnés  pour  servir  aux  dignitaires  dans  les  cérémo- 
nies. (£.(7/-«tVi  des  cvinpiti  et  nidiiioriaiix,  n"''  b'ô'J,  518,  659,  570,  035),  CiO.) 


DIGNITAIRES  DIT  CROISSANT.  533 

de  l'individnalisme  et  de  la  corruption.  Mais  les  vertus  dont  on 
commence  à  réglementer  l'exercice  sont  déjà  bien  afniiblics,  et 
lorsqu'on  éprouve  le  besoin  de  les  faire  entrer  dans  les  lois, 
c'est  qu'elles  ne  sont  plus  dans  les  mœurs.  La  tendance  de 
l'esprit  public  devait  être  plus  forte  que  la  généreuse  volonté 
du  roi-chevalier. 

Xes  premiers  gentilshommes  honorés  des  insignes  du  Crois- 
sant furent,  dans  l'ordre  de  leur  réception  :  Louis  de  Beauvau; 
Ferry  de  Lorraine  ;  Pierre  de  Meuillon;  Jean  Cossa;  René 
d'Anjou,  qui  ne  voulut  figurer  d'aucune  façon  au  premier 
rang;  Hélion  de  Glandèves;  Louis  deClermont;  Tanneguy  du 
Châtel  ;  Louis  de  Bournan  ;  Pierre  de  Glandèves  ;  Gui  de  La- 
val ;  Foulque  et  Raimond  d'Agout  ;  Gilles  de  Maillé- Brézé; 
Guillaume  de  la  Jumelière  ;  François  Sforza,  duc  de  Milan  ; 
Jacques-Antoine  Marcello,  de  Venise;  Jean  de  la  Haye; 
Pierre  de  Champagne  ;  Gérard  d'Haraucourt  ;  Simon  d'An- 
glure  ;  Jean  d'Anjou  ;  Thierry  de  Lénoncourt  ;  Jean  du  Bellay  ; 
Jean  Amenard,  sire  de  Chanzé  ;  Bertrand  de  Beauvau  ;  Antoine 
du  Plessis  ;  Jean  de  Fénestrange  ;  Gérard  de  Ligneville.  Tous 
ces  chevaliers,  qui  composaient  l'élite  de  l'entourage  du  roi  de 
Sicile,  furent  admis  de  1448  à  1452.  Parmi  ceux  qui  furent 
créés  depuis  figurent  Charles  d'Anjou,  comte  du  Maine,  Gas- 
pard Cossa,  Saladin  d'Anglure,  Philippe  de  Lénoncourt,  Jean 
de  Beauvau,  Jacques  de  Brézé,  Jacques  de  Pazzi,  de  Florence, 
Robert  de  San-Severino,  Jean,  comte  de  Nassau, etc.  \ 

L'ordre  fut  placé  sous  la  direction  d'un  chef  choisi  chaque 
année  dans  son  sein,  et  qui  porta  le  titre  de  sénateur.  De  1448 
à  1454,  cette  charge  fut  successivement  occupée  par  Gui  de 
Laval,  René  d'Anjou,  Jean  Cossa,  Louis  de  Beauvau,  Bertrand 
de  Beauvau,  Jean,  duc  de  Calabre,  et  Ferry  de  Lorraine.  Les 
chevaliers  eurent  de  plus  un  chapelain,  un  chancelier,  un  tré- 
sorier, un  greffier,  un  roi  d'armes  et  un  poursuivant.  Le  cha- 
pelain devait  avoir  la  dignité  épiscopale.  Cette  fonction  fut 
dévolue  à  l'évêque  d'Orange,  qui,  ayant  demandé  au  chapitre 

'  Mss.  cités;  D.  Calmet,  11,845;  Papon,  m.  368;  Vill.-Rars.,  IL  289;  de  Qua- 
treharbes,  I,  7  8. 


334  DIGNITAIRES  DU  CROISSANT. 

d'Angers,  de  la  part  du  prince,  l'érection  d'un  autel  spécial 
dans  une  chapelle  de  la  cathédrale  (appelée  depuis  chapelle 
des  Chevaliers),  y  célébra  un  premier  office  solennel,  en  pré- 
sence de  l'ordre  assemblé,  le  16  septembre  14S1.  Quatre  ans 
après,  René  fonda  au  même  autel  une  messe  quotidienne  du 
Croissant,  pour  laquelle  il  assigna  une  somme  de  cent  livres 
sur  le  revenu  du  minage  d'Angers,  et  dont  la  célébration  per- 
pétuelle fut  recommandée  par  lui  à  différentes  reprises  avec 
beaucoup  d'insistance  ^  Le  chancelier  fut  Charles  de  Castillon, 
et  ensuite  Jean  Breslay,  juge  ordinaire  d'Anjou.  Après  la 
mort  de  ce  dernier,  en  1473,  les  sceaux  et  les  statuts  de  l'ordre, 
qu'il  avait  en  garde,  furent  rendus  h.  la  Chambre  des  comptes 
et  déposés  dans  ses  archives  ^  Ces  sceaux  étaient  au  nombre 
de  deux  :  leurs  matrices,  en  argent,  furent  gravées  au  mois 
de  septembre  1448  par  l'orfèvre  Chariot  Raoulin  ;  mais  celle 
du  plus  grand  dut  subir  une  refonte,  parce  qu'il  y  avait  mis 
une  légende  en  français  au  lieu  d'une  légende  latine.  Le  sceau 
représentait  la  figure  de  saint  Maurice  ;  le  contre-sceau  devait 
porteries  armesdu  sénateur  de  l'année,  accompagnées,  comme 
celles  de  tous  les  autres  membres,  de  l'insigne  et  de  la  devise 
de  l'ordre'.  Etienne  Bernard,  conseiller  du  roi  de  Sicile,  et 
Benjamin,  son  vice-chanceher,  furent  nommés  successivement 


'  Arch.  nat.,  P  1ZU\  P  233  ;  P  1334',  f^  r>3  v«,  93  v°,  147;  P  1335, 
n"  lfi7. 

^  René  Breslay,  son  fils,  remit  à  la  Chambre,  le  15  octobre  1473,  le  sceau  du 
(Croissant  «  oiiquel  sont  gravez  les  armes  de  monsieur  sainct  Maurice,  avec  iing 
petit  pappier  en  parchemin  contenant  XXVIII  feillez,  commanczant  ou  premier 
feillet  :  Ou  nom  du  père,  du  fdz,  etc.;  lesquelx  seel  et  pappier  estoicnt  en  la  garde 
dudit  feu  juge,  comme  chancelier  dudit  ordre.  «  (Arch.  nat,,  P  1334',  f"  217  v".) 
Le  sceau,  qui  était  une  matrice  en  argent,  demeura  assez  longtemps  dans  les 
archives  d'Anjou,  enveloppé  d'une  boirse  blanche.  Le  volume  conservé  et  inven- 
torié est  peut-être  celui  qui  porte  aujourd'hui,  à  la  Bibl.  nat.,  le  n"  25204, 
et  qui  renferme  les  statuts  de  l'ordre,  suivis  des  armoiries  de  plusieurs  chevaliers. 
On  aurait  là,  dans  ce  cas,  l'exemplaire  original  des  statuts,  sinon  le  Livre  des 
blasons  des  chevaliers  et  écuyers  a'e  Tw^/ze  commandé  par  René  le  23  juillet  li48 
[Extraits  des  comptes  etmémorinux,  n°  501). 

■•  Extraits  des  comptes  et  mèmorinitx,  n°^  557,  5(!l.  Statuts  du  Croissant  (de 
Quai  rebarbes,  1,  fil  ). 


EXTINCTION  DE  L'ORDRE.  535 

trésoriers  du  Croissant.  Tls  payaient  directement  aux  divers  offi- 
ciers de  l'ordre  le  montant  (]e  leur  rétribution.  Jean  de  Char- 
nières, secrétaire  du  même  prince,  remplit  la  charge  de  greffier. 
Le  roi  d'armes  fut  le  sire  du  Houssay,  conseiller,  qui  prit  le 
nom  de  Los.  Le  héraut  ou  poursuivant,  connu  seulement  sous 
celui  de  Croissant^  paraît  avoir  joui  d'une  grande  faveur  au- 
près de  son  maître,  qui  lui  donna  l'intendance  du  château 
d'Angers  et  l'envoya  en  mission  à  Barcelone;  il  le  servit  avec 
un  véiitable  dévouement,  et  finit  ses  jours  longtemps  après 
lui  dans  la  capitale  de  l'Anjou.  C'est  de  ce  personnage  ou  de 
quelqu'un  des  siens  que  Bourdigné  tenait  une  partie  des  ren- 
seignements à  l'aide  desquels  il  a  retracé  la  vie  du  bon  roi  \ 
A  l'époque  de  la  campagne  de  Jean  d'Anjou  en  Italie, 
en  1460,  le  pape  Pie  II,  voyant  que  ce  prince  se  servait  de 
l'ordre  du  Croissant  comme  d'un  appât  pour  attirer  à  lui  les 
gentilshommes  napolitains,  s'en  prit  à  l'institution  elle-même 
et,  dans  un  moment  de  dépit,  la  déclara  supprimée.  Le  pontife  ne 
paraît  cependant  pas  avoir  poursuivi  l'exécution  de  cette  me- 
sure. L'ordre  continua  de  subsister,  en  France  du  moins,  jus- 
qu'à la  fin  du  règne  de  René^  sans  aucune  tentative  de  prohi- 
bition, et  le  chapitre  d'Angers  lui-même  n'interrompit  pas  la 
célébration  des  offices  réglés  par  le  fondateur.  Dans  chacun  de 
ses  testaments  ultérieurs,  celui-ci  renouvelle  à  son  héritier  la 
recommandation  de  maintenir  sa  chevalerie  du  Croissant,  et, 
sans  nul  doute,  il  n'entendait  pas  s'élever  dans  ces  actes 
contre  les  décisions  de  l'Église.  Le  roi  de  France  donna  même 
une  nouvelle  consécration  à  l'ordre  de  son  oncle,  le  jour  où  il 
l'autorisa,  comme  on  l'a  vu,  à  en  porter  les  insignes  avec  le 
collier  de  Saint-Michel.  Il  est  probable  que  les  successeurs  de 
Pie  II,  avec  lesquels  le  roi  de  Sicile  entretint  de  meilleurs  rap- 

•  Arcli.  nat.,  P  1334',  f'"*  33  v",  IIG,  1G8  v»;  Arch.  des  IJoiiches-du-Rhone, 
B  274,  f"  52  vo  ;  Bourdigné,  II,  246.  En  considération  des  services  du  sire  du 
Hons^ay,  mort  avant  1467,  Hené  donna  à  son  llls  Gilles  du  Houssay,  licencié  en 
lois,  le  14  janvier  de  rctte  année,  le  bail  à  ferme  de  sa  seigneurie  de  Chailly  et 
Loiigj\inieau,  parce  qu'il  était  originaire  du  pays,  jeune  et  désireux  d'aller  étudier  à 
Paris.  (Arch.  nat.,  P  1334%  f"  168.") 


536  EXTINCTION  DE  L'ORDRE. 

ports,   laissèrent  la  bulle  de  suppression  à  l'état  de  lettre 
morte.  Les  traces  de  l'existence  du  Croissant  se  prolongent, 
en  effet,  jusqu'au  mois  de  mai  i480.  A  cette  date,  le  trésorier 
Benjamin  étant  mort,  les  gens  des  comptes  reprirent  à  ses 
héritiers,  sur  l'injonction  du  prince,  tous  les  objets  apparte- 
nant à  l'ordre,  notamment  des  habits  et  tentures  de  cérémonie 
que  le  défunt  avait  confiés  aux  chanoines  de  la  cathédrale,  et  qui 
comprenaient  un  vêtement  de  velours  cramoisi  aux  armes  de 
saint  Maurice,  servant  au  roi  d'armes,  un  chapeau  couvert  de 
velours  noir,  dix  carreaux  armoriés  en  satin  ou  en  velours,  un 
drap  de  satin  cramoisi  destiné  à  recouvrir  le  siège  du  séna- 
teur, et  deux  écussons  brodés  aux  armes  de  René'.  Les  ar- 
chives de  la  Chambre  ne  nous  ont  rien  légué  de  ces  précieux 
monuments  d'une  noble  institution  ;  les  représentations  figurées 
des  chevaliers  du  Croissant,  qui  ornaient  le  manuscrit  du  poëme 
latin  composé  en  leur  honneur  par  le  Vénitien  Antoine  Mar- 
cello, ne  nous  sont  pas  parvenues  non  plus.  Il  ne  nous  reste 
qu'un  dessin,  reproduit  par  Montfaucon,   qui  nous   montre 
vingt-cinq  d'entre  eux  réunis  en  chapitre  autour  de  leur  séna- 
teur, et  quelques  vestiges  trop  effacés  dans  la  chapelle  qui 
porte  leur  nom  à  Saint-Maurice  d'Angers. 

'  Arcli.  nat.,  P  1334'",  f"  231  v».  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  205, 
f°  90  ;  B  690.  Vill.-Barg.,  II,  44,  etc.  Claude  Ménard,  qui  rédigeait  son  mémoire 
en  1644,  dit  que  l'ordre  du  Croissant  avait  cessé  d'exister  depuis  cent  soixante 
ans;  ce  qui  reporte  sa  disparition  à  l'an  1484.  (Bil)l.  nat.,  ms.  tV.  5605  ;  de  Qna- 
trebarbes,  I,  78.) 


CHAPITRR  IV. 

AFFAIRES  ECCLÉSIASTIQUES. 

Rapports  de  René  avec  l'Église.  —  Rapports  avec,  le  saint-siége;  nomination  des 
dignitaires  ecclésiastiques,  —  Rapports  avec  les  évéqnes,  avec  le  clergé  sécu- 
lier et  régulier  ;  fondations  religieuses.  —  Université  d'Angers.  —  Écoles 
publiques.  —  Kcole  du  château  d'Angers. 

Le  récit  de  la  vie  du  roi  René  a  suffisamment  fait  ressortir, 
je  pense,  le  caractère  amical  et  presque  intime  de  ses  relations 
avec  l'Église.  Son  rôle  actif  dans  l'extinction  du  schisme,  sa 
constante  orthodoxie,  sa  piété  sincère  lai  assuraient  auprès 
d'elle  un  crédit  considérable.  Cependant  leur  accord  ne  fut 
pas  toujours  absolu  :  la  politique,  les  questions  personnelles 
vinrent  quelquefois  le  troubler,  et  ce  prince  si  dévoué  au 
saint-siége  fut  amené  accidentellement  à  professer,  comme 
Charles  VII,  mais  d'une  façon  moins  accentuée,  les  maximes 
du  gallicanisme  naissant.  Dans  la  première  partie  de  son 
règne,  et  tant  que  son  beau-frère  fut  sur  le  trône,  ses  actes 
accusèrent  plutôt  la  tendance  opposée  ;  au  contraire,  sous 
Louis  XI,  dont  le  gouvernement  était  plus  favorable  aux  idées 
romaines,  les  circonstances  l'en  éloignèrent  quelque  peu  : 
ainsi  l'on  ne  saurait  lui  imputer  d'avoir  été  à  la  remorque  du 
roi  de  France  ou  de  ses  théologiens. 

Dès  1438,  il  manifesta  ses  vrais  sentiments  en  révoquant 
toutes  les  constitutions  des  coiutes  de  Provence,  ses  prédéces- 
seurs, qui  portaient  atteinte  aux  libertés  de  l'Église,  et  en  sou- 
mettant à  un  conseil  arbitral  les  différends  des  clercs  avec  ses 
officiers  \  Deux  ans  après,  Isabelle  de  Lorraine,  son  épouse, 
chargée  de  la  lieutenance  générale  en  Provence,  annula  en 

•  Arch.  des  Douchesdu-Rhône,  IMl,  f»  319. 


538  RAPPORTS  AVEC  L'ÉGLISE. 

son  nom  d'autres  statuts  contraires  aux  intérêts  du  clergé. 
Gtiarles  I,  la  reine  Jeanne,  Louis  III  avaient  successivement 
ordonné  que  les  fiefs  tombés  aux  mains  des  prêtres  ou  des  re- 
ligieux fussent  vendus  dans  le  délai  d'un  an,  sous  peine  de 
saisie.  La  régente,  déclarant  que  son  mari  était  le  protecteur 
né  des  privilèges  ecclésiastiques  et  que  toutes  les  églises 
étaient  de  droit  sous  la  sauvegarde  du  prince,  amortit  ces 
biens,  sans  se  réserver  autre  chose  que  l'hommage  et  les  ser- 
vices féodaux  *.  René  lui-même  confirma  plus  tard  le  mande- 
ment d'Isabelle,  en  étendant  ses  effets  à  toute  la  durée  de  son 
règne  :  on  trouve  cependant  des  lettres  signées  de  lui  qui  pres- 
crivent le  transfert  en  mains  laïques  des  fiefs  acquis  par  les  clercs 
sur  le  territoire  de  Tarascon  depuis  moins  de  cinquante  ans^  La 
pragmatique-sanction,  lancée  vers  cette  époque,  fut  faite  sans 
sa  participation,  au  moment  où  il  était  occupé  à  la  conquête 
du  royaume  de  Naples.  Pie  II,  énumérant  un  jour  tous  ses 
griefs  contre  lui,  l'accusa  de  n'en  avoir  pas  empêché  l'appa- 
rition. La  réponse  était  trop  facile  :  il  ne  pouvait  être  pour 
rien  dans  les  décisions  prises  par  le  conseil  royal  en  son  ab- 
sence. En  effet,  Eugène  IV,  lorsqu'il  protesta  contre  cet  acte 
si  grave,  n'attribua  au  roi  de  Sicile  aucune  part  de  responsa- 
bilité ;  les  instructions  qu'il  remit  à  ses  ambassadeurs  en  1442, 
et  dans  lesquelles  il  s'élève  avec  force  contre  la  déclaration  de 
Bourges,  dont  le  véritable  auteur,  dit-il,  est  bien  connu,  ne 
font  aucune  allusion  à  la  coopération  de  ce  prince,  quoiqu'elles 
parlent  beaucoup  de  lui  à  propos  d'autres  affaires  \  Qui  sait 
si  la  présence  et  les  représentations  d'un  conseiller  si  influent 
n'eussent  pas  modifié  les  desseins  du  Roi  ? 

Une  autre  mesure  préjudiciable  aux  intérêts  de  l'Église  fut 
appliquée,  durant  son  éloignement,  dans  son  propre  domaine. 
L'archevêque  de  Tours  et  l'évoque  d'Angers  ayant  promulgué 
un  statut  du  concile  provincial  de  Nantes,  dirigé  contre  les 
seigneurs  et  les  juges  séculiers  qui  empêchaient  les  tribunaux 

'   Arch.  nat.,  .T  291,  n"«  23-25. 
^  Arch.  de  Tiirasron,  AA  9. 
^  V.  pièces  juslilicativcs,  n"  17. 


RAPPORiS  AVEC  LE  SAINT-SIEGE.  539 

Gcclésicastiques  de  connaître  des  causes  à  eux  attribuées  par  le 
droit  et  la  coutume,  le  pouvoir  royal  s'émut  de  cette  pu])lica- 
tion  :  les  deux  prélats  furent  cités  devant  le  parlement,  qui 
s'opposa  à  l'exécution  du  statut*.  En  pareille  matière,  le  pro- 
cureur du  roi  de  Sicile  dut  se  joindre  à  celui  du  roi  de  France 
contre  les  défendeurs.  Il  est  difficile  de  croire  que  la  personne 
de  René,  alors  dans  les  Abruzzes,  ait  été  mêlée  à  ce  procès. 
Toutefois  il  partageait  dans  une  certaine  mesure  le  sentiment 
de  la  cour  de  Paris  ;  car  lui-même  interdit  à  ses  sujets  du  Bar- 
rois,  quelques  années  après,  de  soumettre  des  causes  sécu- 
lières à  la  justice  ecclésiastique  ^ 

Ces  légers  dissentiments  ne  détruisaient  pas  la  bonne  har- 
monie entre  les  cours  de  Rome  et  de  Sicile.  La  plus  grande 
cordialité  présida  à  leurs  relations  jusque  vers  la  fin  du  règne 
d'Eugène  IV  ;  mais  elles  se  refroidirent  sensiblement  lorsque 
ce  pontife,  pour  des  raisons  de  force  majeure,  eut  reconnu  la 
dynastie  aragonaise.  Après  sa  mort,  René,  s'étant  fait  l'un  des 
agents  les  plus  actifs  de  la  pacification  de  l'Église,  rentra  dans 
les  bonnes  grâces  du  saint-siége;  Nicolas  V  rendit  hommage 
à  sa  fidélité,  à  son  dévouement,  et  hii  accorda  en  récompense 
la  libre  disposition  de  cent  i)énéfices,  par  une  bulle  du  14  juin 
1447,  qui  fut  mise  à  exécution  le  9  mars  suivant  '.  L'intimité 
rétablie  dura  jusqu'à  l'avènement  de  Pie  II,  bien  que  les  papes 

'  Voici  la  teneur  de  l'article  incriminé  :  «  Ileni,  que,  pour  ce  quo  jiluseurs  ba- 
rons, chevaliers,  juges,  baillis  et  autres  séculiers  font  souvant  pluseurs  ronspira- 
rions  et  ligues  contre  la  liberté  de  l'Ëglise,  mesmemeut  en  restraiguant  et  dimi- 
nuant la  juridiction  ecclésiastique  et  eu  défendant  à  leurs  subgiez  (|u"ilz  ne  plaident 
en  court  d'église  es  causes  de  quoy  l'Eglise  peut  et  a  coustnme  cognoistre,  selon 
droit  et  par  raison,  le  saint  concile  a  ordonné  qu'il/,  soient  admonestez  es  lieux 
publiques  par  les  ordinaires  soy  désister  et  révocqner  ce  qu'ilz  en  ont  fait  dedans 
dcu.x  mois  après  la  nionicion  ;  autrement,  s'ilz  ne  désistent  ou  révoquent,  ilz  sont 
excommuniez  de  l'autorité  dudit  concile,  et  par  le  commandement  et  autorité  de 
mons"'  d'Angiers.  Item,  ceulx  qui  font  ou  font  faire  statuz  et  bans  en  leurs  terres 
contre  les  libertez  de  l'Ëglise,  et  qui  les  gardent  et  observent  en  letn-  nom  on  d'an- 
tres, et  qui  y  doinient  conseil,  faveur  et  aide,  sont  excommuniez  de  l'autorité 
dudit  concile.  >.  (Arch.  nat.,  P  1335,  n»  123.) 

2  Arch.  nat.,  KK  1118,  f»  51  v". 

"'  Arch.  des  lîonches-du-Rhone,  B  CCS. 


540  RAPPORTS  AVEC   LE  SAINT-SIEGE. 

demeurassent  liés  politiquement  au  parti  d'Alphonse.  Dans  cette 
période  pourtant,  un  nouvel  incident  se  produisit.  La  collation 
des  bénéfices  était  une  question  des  plus  graves  pour  les  inté- 
rêts du  comte  de  Provence  :  il  arrivait  souvent,  en  effet,  que 
des  canonicats,  des  prélatures  même  étaient  conférés  sans 
son  agrément  k  des  étrangers,  dont  la  fidélité  à  sa  cause 
n'était  nullement  assurée  ;  il  était  à  craindre  que,  de  cette 
façon,  les  places  fortes  du  pays,  surtout  celles  qui  avoisinaient 
les  côtes,  toujours  en  butte  aux  agressions  de  l'ennemi,  ne 
fussent  occupées  par  des  gens  suspects.  C'est  pour  ce  motif  qu'il 
s'était  fait  octroyer  par  Nicolas  la  faveur  dont  nous  venons  de 
parler.  Mais  après  qu'il  eut  exercé  ce  privilège,  concédé  pour 
une  fois  seulement,  l'état  de  choses  antérieur  reparut  avec  ses 
inconvénients  et  ses  dangers.  Il  se  décida  alors  à  remettre  en 
vigueur  un  ancien  statut,  soumettant  les  collations  faites  par  le 
pape  à  l'approbation  du  Conseil  éminent.  Toute  bulle  conférant 
un  bénéfice  de  cent  florins  et  au-dessus  dut,  avant  de  recevoir 
son  effet,  être  examinée  par  les  membres  du  conseil  et  munie 
de  leur  attache  ;  si  le  candidat  nommé  n'était  pas  agréé,  la 
question  devait  être  immédiatement  portée  devant  la  cour  de 
Rome  '.  Les  difficultés  que  pouvaient  faire  appréhender  une 
pareille  mesure  ne  semblent  pas  s'être  présentées.  Calixte  III 
était  même  sur  le  point  de  rendre  l'appui  du  saint-siége  à  la 
maison  d'Anjou  et  de  déposséder  le  bâtard  d'Alphonse,  lors- 
que ce  pontife  fut  enlevé  par  une  mort  iniprévue.  Nous  avons 
exposé  en  détail  l'attitude  de  son  successeur  Pie  II,  ses  efforts 
contre  le  parti  français,  son  différend  avec  le  roi  de  Sicile. 
Celui-ci,  aigri  par  ses  procédés,  eut  le  tort  de  se  laisser  aller 
à  son  ressentiment  ;  il  ne  craignit  pas  de  donner  à  penser  que 
ses  convictions  variaient  au  gré  de  ses  intérêts,  que  sa  sou- 
mission envers  l'Eglise  romaine  était  subordonnée  à  des  con- 
sidérations personnelles,  et  il  en  appela  du  pape  au  concile. 
Pie  II  condamna  tout  appel  de  ce  genre  ;  la  querelle  s'enve- 
nima, et  la  défaite  définitive  du  duc  de  Galabre,  à  laquelle  le 

'  Acte  (lu  4  décembre  1452  (Arcli.  des  Bouches-dii-Rhône,  ]î  14,  f"  91). 


NOMINATION   DES  DIGNITAIRES  ECCLÉSIASTIQUES.        o41 

pontife  contribua  par  ses  armes  comme  par  son  argent,  rendit 
la  rupture  à  peu  près  complète.  En  14G4,  la  publication  des 
bulles  qui  demandaient  au  clergé  de  France  un  nouveau  sub- 
side pour  le  chef  de  l'Église  rencontra  chez  le  roi  René  une 
vive  résistance.  Il  envoya  lui-même  à  ses  procureurs  en 
parlement  l'injonction  de  s'opposer  pour  son  compte  à  l'enté- 
rinement, et  renouvela  à  cette  occasion  ses  appels  au  concile'. 
Cependant,  comme  il  n'interdit  la  publication  que  dans  le 
duché  d'Anjou  et  dans  les  autres  terres  qu'il  possédait  sous  la 
suzeraineté  du  roi  de  France,  il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  se  confor- 
mait en  cela  au  mot  d'ordre  donné  par  Louis  XI  ;  car  ce  prince^ 
plus  que  tout  autre,  suivait  dans  les  questions  religieuses  un 
mobile  intéressé  et  mettait  la  théologie  au  service  de  la  poli- 
tique. Encore  n'avait-il  pas,  lorsqu'il  faisait  de  la  pragmati- 
que-sanction et  de  son  rétablissement  un  épouvantail  exhibé 
à  tout  propos  contre  la  cour  de  Rome,  l'excuse  que  pouvait 
avoir  son  oncle  :  le  pape  ne  lui  avait  causé  aucun  préjudice 
ni  en  Italie  ni  ailleurs. 

Pie  II  étant  mort  la  même  année,  l'union  ébranlée  se 
trouva  raffermie  aussitôt.  René  ne  pouvait  plus  espérer  une 
intervention  du  saint-siége  dans  les  affaires  de  Naples;  mais, 
ne  se  voyant  plus  en  face  d'une  hostilité  déclarée,  il  n'eut 
pas  de  peine  à  reprendre  vis-à-vis  de  Paul  II  l'attitude  bien- 
veillante d'autrefois.  Sous  son  pontificat,  il  prit  une  part -di- 
recte à  la  nomination  des  dignitaires  ecclésiastiques  de  Pro- 
vence et  de  Catalogne  :  il  présentait  les  candidats  au  cardi- 
nalat, aux  évêchés,  aux  abbayes,  aux  canonicats.  Comme  ses 
propositions  étaient  quelque  peu  entachées  de  favoritisme,  le 
pape  ne  les  adoptait  pas  toujours.  Il  insistait  alors  avec  une 

'  "  Au  sourplus,  nous  euvo)ous  préseuteaienl  à  iioz  soliciteur  et  procureui-eii 
jiailemcnl  noz  lettres  de  procuration  pour  eux  opposer,  en  tant  tpie  louclie  nostre 
duchié  d'Anjou  et  auties  terres  et  seigneuries  que  tenons  soubz  mondit  seigneur 
[le  Roy],  à  la  puljlicaiion  et  entérignement  des  Ijuiles  (juc  le  pajie  a  discernées 
pour  avoir  et  exiger  giaut  partie  des  biens  des  gens  d'église,  nobles  et  laiz,  et,  se 
mcslicr  est,  d'en  appeller  au  futur  concile  ou  ailleurs,  sans  préjudice  des  appel- 
lacions  par  nous  et  les  noslres  autresfoi/  interjectées  dudit  pappc.  »  Post-scriptnm 
d'une  lettre  du  2G  février  l'iG'i  (Arch.  nat.,  P  ISJT,  f"  18  x"). 


542        NOMINATION  DES  DIGNITAIRES  ECCLESIASTIQUES. 

fermeté  respectueuse,  faisant  valoir  les  mérites  de  ses  préten- 
dants, Fintérêt  du  pays,  l'atnitic  qui  l'unissait  au  pontife. 
L'archevêque  d'Arles,  son  conseiller  et  son  ambassadeur  à 
Rome,  qui  briguait  le  chapeau  de  cardinal,  fut  un  de  ceux 
pour  lequel  il  adressa  les  sollicitations  les  plus  fréquentes  et 
les  plus  chaleureuses  :  tous  les  princes,  disait-il,  avaient  ob- 
tenu cet  honneur  pour  quelques-uns  de  leurs  sujets,  excepté 
lui  ;  son  clergé  ne  renfermait-il  donc  pas  un  prélat  qui  eu 
fût  digne  '  ?  11  présentait  en  seconde  ligne,  pour  le  cardinalat, 
les  évêques  de  Vicence  et  de  Girone.  Mais  ce  n'était  pas  seule- 
ment la  faveur  qui  dictait  ses  cnoix  ;  c'étaient  aussi  des  néces- 
sités politiques.  Ainsi,  l'évêché  de  Barcelone  étant  depuis  assez 
longtemps  vacant  et  gouverné  par  un  administrateur  provi- 
soire n'appartenant  pas  à  son  parti,  il  s'effcrça  de  le  faire 
donner  à  l'abbé  de  RipoU,  qui  était  venu,  avec  d'autres  dé- 
putés catalans,  lui  olfrir  la  couronne  d'Aragon  ;  un  poste  aussi 
important,  écrivait-il  à  Paul  II,  ne  pouvait  être  occupé  que 
par  un  homme  sûr.  Il  en  était  de  même  du  siège  de  Glan- 
dèves,  dont  le  titulaire  était  décédé.  Ce  diocèse  était  situé 
aux  frontières  ;  c'était  en  quelque  sorte  le  rempart  de  la  Pro- 
vence :  il  voulait,  pour  ce  motif,  voir  à  sa  tête  un  autre  de 
ses  conseillers,  docteur  et  chanoine  de  f  église  d'Aix,  appelé 
Monmeyano.  L'abbaye  de  Saint- Victor  de  Marseille  était  alors 
dirigée  par  un  abbé  négligent,  qui  laissait  tout  tomber  en 
ruines  et  qui,  de  plus,  menaçait  de  .résigner  ses  fonctions  au 
proht  d'un  personnage  suspect.  La  situation  du  monastère, 
qui  gardait  la  ville  du  côté  de  la  mer,  commandait  de  ne  le 
remettie  qu'en  des  mains  lidèles  ;  le  poiitife  fut  prié  d'y 
nonnner  l'évêque  Jean  Alardeau.  Mais  ces  vœux  ne  purent  être 

'  René  ajouta  de  sa  niaiu  cette  apostille  à  la  lellie  ([ii'il  écrivit,  le  5  no- 
veiiihie  l'(70,  eu  faveur  de  l'archevêque  :  «  Père  saint  et  mon  Leneoist  seigneur, 
je  suplie  Vostre  Saiucteté  cy  très  Immblement  et  de  tout  mou  povoir  qu'il  plaise 
à  Voustre  Sainctié  à  cette  fois,  por  monstrer  l'anior  (lue  de  \ostrc  grâce  Vousti'e 
Saiilitè  in\i  tousjours  montrée  cl  i'ct  dire  qu'avés  à  moy,  v  sur  tous  les  services 
(pie  je  vous  puis  fcre,  corn  de  bon  cuer  y  suis  à  celte  et  vul  tousjours  estre  à 
voiistre  sei\ice,(|iril  vous  jilèse  et  cy  le  m'otroicz.  »  'liild.  il'Aix,  ms.  lOtJi  ;  de  Qua- 
trebarbes,  1,  21).; 


NOMINATION  DES  DIGNITAIRES  ECCLESIASTIQUES.        543 

exaucés.  René  fut  plus  heureux  pour  Michel  de  Torreilles,  fils 
du  comte  d'Iscla,  son  capitaine  do  uiaiine,  auquel  l'archidia- 
coné  de  Barcelone  fut  dévolu  à  sa  requête;  |)our  Antoine  Gon- 
juncta,  lils  de  l'ancien  gouverneur  -du  château  de  l'ÛEuf,  à 
Naples,  auquel  il  obtint  un  canonicat  dans  la  même  ville  ; 
pour  Melchior  Gossa,  fils  du  sénéchal  Jean  Gossa,  qui,  étant 
entré  dans  l'ordre  de  Saint-Jean  de  Jérusalem,  fut  mis  par  le 
pape  en  possession  de  la  préceptorei-ie  de  Saint-Paul-Trois- 
Ghâteaux  \ 

Le  cardinal  de  la  Rovère,  qui  monta  sur  le  trône  pontifical 
en  1471,  sous  le  nom  de  Sixte  IV,  paraît  avoir  souffert  avec 
moins  de  bonne  volonté  que  son  prédécesseur  l'ingérence  du 
roi  de  Sicile  dans  la  nomination  des  évècjues  provençaux.  Il 
s'éleva  entre  eux,  au  sujet  de  l'évêché  de  Fréjus,  un  désac- 
cord regrettable,  qui  eut  des  suites  funestes  pour  les  fidèles 
du  diocèse.  Le  pape  ayant  promu  à  ce  siège  un  de  ses  secré- 
taires, Urbain  de  Fiesque,  sans  même  consulter  René,  celui- 
ci,  qui  était  habitué  à  d'autres  procédés,  s'en  offensa  :  il  dé- 
fendit de  reconnaître  le  nouveau  prélat,  défense  à  laquelle  les 
chanoines  se  conformèrent,  et  commanda  de  saisir  les  reve- 
nus diocésains.  Sixte  IV,  justement  mécontent,  jeta  l'excom- 
munication sur  les  exécuteurs  de  ces  ordres  et  l'interdit  sur 
l'église  de  Fréjus.  La  population  se  vit  obligée  d'aller  cher- 
cher les  offices  divins  dans  les  paroisses  voisines  ;  alors  une 
bande  de  corsaires  barbaresques,  profitant  d'un  moment  où  la 
ville  était  déserte,  l'envahirent  et  la  dévastèrent.  René  était  trop 
sensible  aux  maux  de  ses  sujets  pour  ne  pas  être  profondément 
affligé  de  ce  résultat.  Il  écrivit  au  pontife,  le  14  novembre  1474, 
une  lettre  fort  remarquable,  montrant  à  la  fois  les  sentiments 
de  respect  qu'il  nourrissait,  au  fond, pour  le  saint-siége  et  les 
idées  qu'il  professait  sur  la  distinction  des  pouvoirs  spirituel 
et  temporel  :  «  Vous  avez  les  clefs  des  cieux,  disait-il  au  suc- 
cesseur de  saint  Pierre  après  avoir  demandé  des  consolations 
à  la  main  qui  bénit  ;  mais,  dans  la  conduite  des  choses  péris- 

'  liibl.  d'Aix,  ms.  lOOi,  p.  i,  16,  IG,  :2U,  2U,  GO,  l:.'8,  112.  De  QiiaUe- 
barbes,  1,  3,  12,  14,  2  i. 


544  RAPPORTS  AVEC  LES  ÉVÉQUES. 

sables,  ne  faut-il  pas  aux  princes  une  force  dont  les  effets 
visibles  maintiennent  l'ordre  en  tout  lieu  et  garantissent  à 
Votre  Sainteté  même  la  vénération  ?...  En  donnant  un  pasteur 
à  l'église  de  Fréjus  sans  nous  en  avoir  informé,  et  en  exigeant 
ainsi  de  nos  sujets  des  sacrifices  matériels  dont  nous  seul 
pouvons  et  devons  disposer,  Votre  Sainteté  n' a-t-elle  pas  con- 
fondu ses  droits  avec  les  nôtres?  »  Et  il  terminait  par  le  ta- 
bleau du  malheur  qui  avait  frappé  les  habitants,  en  exprimant 
l'espoir  que  le  pasteur  nommé  trouverait  un  autre  troupeau, 
dont  les  sympathies  ne  lui  seraient  pas  enlevées  par  le  souvenir 
d'un  désastre  irréparable  \  Le  pape  s'expliqua  de  son  côté,  et 
déclara  qu'il  n'avait  voulu  excommunier  que  les  chanoines  ; 
il  leva,  en  conséquence,  toutes  les  censures  qui  pouvaient  at- 
teindre les  officiers  royaux,  et  protesta  qu'il  n'avait  pas  eu 
l'intention  de  les  étendre  à  la  personne  du  prince  ".  Mais  il 
refusa  de  transférer  Urbain  de  Fiesque  à  un  autre  siège.  Au 
bout  de  deux  ans  de  résistance,  le  chapitre  se  soumit  et  reçut 
l'élu  de  Rome  en  qualité  d'évêque,  avec  l'assentiment  du 
comte  de  Provence.  Ainsi  fut  apaisé  un  conflit  qui  pouvait 
prendre  des  proportions  plus  graves,  si  des  ménagements, 
des  concessions  mutuelles  n'en  avaient  restreint  la  portée. 
René  prouva,  peu  de  temps  après,  à  Sixte  IV  qu'il  ne  lui 
avait  rien  retiré  de  son  affection,  en  se  faisant,  comme  on  l'a 
vu,  son  médiateur  auprès  de  Louis  XI,  qui  menaçait  d'user  de 
violence  envers  lui. 

Les  rapports  du  roi  de  Sicile  avec  le  clergé  de  ses  États  ne 
furent  pas  soumis  aux  mêmes  variations.  Il  ne  cessa  d'honorer 
et  de  favoriser  les  prélats,  les  églises,  les  monastères.  L'épis- 
copat  lui  fournissait  les  plus  hauts  dignitaires  de  sa  cour,  ses 
chanceliers,  ses  premiers  conseillers.  Les  évêques  de  Mar- 
seille, de  Toulon,  d'Orange,  de  Toul,  d'Angers  furent  au 
nombre  de  ses  familiers  intimes.  Le  dernier,  Jean  de  Beau- 
vau,  joua  même,  ainsi  que  plusieurs  de  ses  parents,  un  rôle 
important  dans  le  gouvernement  de  l'Anjou.  L'amitié  du  duc 

'   liibl.  cr.\i\,m<!.  10!; i  ;  île  Qiiatiebar!;es,  T,  46.  ^ 

^  Arih.  de^  Itouches-dii-lïhonc,  B  17,  [°  122. 


RAPPORTS  AVEC  LE  CLERGE  SECULIER.  345 

ne  put  malheureusement  le  garantir  contre  l'aïubiliou  et  les 
intrigues  du  fameux  Balue,  le  favori  de  Louis  XI,  qui  parvint 
à  le  supplanter  pour  un  temps  sur  son  siège,  mais  non  dans 
les  bonnes  giâces  de  son  protecteur.  La  justice  épiscopalc 
avait  cependant,  comme  partout,  d'assez  fréquents  débats 
avec  la  justice  ducale  :  chacune  d'elles  disputait  à  l'autre  le 
droit  d'arrêter  les  clercs  dans  les  rues  et  dans  les  lieux  pu- 
blics ;  les  gens  de  l'évèque  menaçaient  les  procureurs  des 
foudres  de  l'excommunication,  et  ceux-ci  leur  répondaient 
par  les  foudres  du  parlement,  dont  plusieurs  arrêts  avaient 
tranché  la  question  d'une  manière  générale  :  l'intimité  per- 
sonnelle de  leurs  chefs  respectifs  faisait  généralement  avorter 
le  conflit  \  René  ne  manquait  pas,  à  chaque  entrée  de  l'évèque 
dans  sa  ville  épiscopale,  de  faire  élargir  les  prisonniers  qu'on 
y  détenait  ^  L'église  cathédrale  d'Angers  reçut  de  lui  une 
quantité  de  faveurs  et  de  donations,  dont  la  plupart  ont  été 
signalées  plus  haut  ou  le  seront  ailleurs.  Les  églises  de  Saint- 
Laud,  de  Saint-Martin,  de  Saint-Jean,  de  Saint-Pierre  eurent 
aussi  une  grande  part  dans  ses  libéralités.  Cette  dernière  ob- 
tint de  lui  le  rétablissement  d'un  privilège  assez  curieux,  qui 
consistait  dans  l'usage  des  échellettes,  c'est-à-dire  d'écha- 
fauds  mobiles  que  l'on  transportait  de  carrefour  en  carrefour, 
pour  adresser  de  là  aux  fidèles  des  sermons,  des  convocations, 
des  annonces  de  cérémonies  :  les  officiers  chargés  d'assurer 
l'ordre  public  s'étaient  opposés,  de  par  le  prince,  à  l'exercice 
de  ce  droit  traditionnel  ;  il  permit  aux  chanoines  d'en  jouir  de 
nouveau,  par  vénération  pour  leur  église,  qui  passait  pour  la 
plus  ancienne  de  la  cité  et  qui  avait  été  jadis  cathédrale  ^ 

'  Arch.  nat.,  P  133P,  f  4  v"  ;  P  1334'',  f»  158;  etc. 

^  Arch.  nat.,  P  1334-',  f»  126. 

'  «  René,  etc.  L'umble  supplicacion  de  noz  l)ien  amez  les  doyen  et  chappictie 
(le  l'église  de  Sainct  Pierre  d'Angiers  avons  receue,  contenant  que  de  tout  temps 
et  d'anxienneté,  et  de  tel  temps  qu'il  n'est  mémoire  du  contraire,  il/,  ont  t'ii  et  ont 
en  leur  église  les  oschelecles  o  lisquelics  ont  esté  faicles  les  proclamations  par  les 
carrefours  de  la  \ille  d'Angiers,  pour  mouvoir  le  peupple  à  prier  Dieu  pour  les 
trespassez,  pour  assembler  le  peuple  aux  processions,  aux  fraries  et  aux  prédi- 
cacions,  et  ont  tousjours  commis  homme  pour  ce  faire,...  auquel  avoit  esté  fait 

3o 


o46  RAPPORTS  AVEC  LE  CLERGE  REGULIER. 

Les  simples  prêtres  tenaient,  comme  nous  l'avons  constaté, 
une  place  assez  considérable  dans  les  différents  services  admi- 
nistratifs de  l'Anjou  et  de  la  Provence.  Mais  le  clergé  régulier 
fut  encore  mieux  partagé.  Ces  deux  contrées  comptent  bien 
peu  d'établissements  religieux  qui  n'aient  été  enrichis  par 
quelque  fondation  ou  quelque  don  du  pieux  roi.  L'abbaye  de 
Saint- Florent  de  Saumur  reçut,  en  1458,  la  concession  des 
droits  prélevés  sur  les  voies  et  attaches  des  moulins  de  cette 
ville,  moyennant  la  célébration  d'un  anniversaire  solennel 
pour  1  ame  des  ducs  d'Anjou.  Le  monastère  de  Notre-Dame 
du  Loroux,  élevé  par  les  prédécesseurs  de  ces  princes,  obtint 
la  confirmation  de  ses  anciens  privilèges,  qui  remontaient  à 
Richard  Cœur-de-Lion,  et  qui  lui  conféraient  notamment  le 
droit  d'usage  dans  les  bois  du  domaine.  René  autorisa  même 
les  religieux  à  établir  une  garenne  close  dans  la  forêt  de 
Monnois,  et  augmenta  leurs  possessions  de  la  métairie  de 
Champdoiseau,  provenant  de  la  saisie  des  biens  de  Guillaume 
Grignon,  receveur  des  aides,  en  leur  imposant  l'obligation  de 
dire  chaque  jour  certains  offices.  Il  octroya  aussi  le  droit 
d'usage  au  prieuré  de  Jumelles,  en  faveur  de  Jean  Perrot, 
son  confesseur,  qui  le  dirigeait.  Il  fonda  encore  d'autres  ser- 
vices à  l'abbaye  de  Notre-Dame  du  Perray-Neuf,  près  de 
Sablé,  en  amortissant  des  rentes  qui  lui  avaient  été  cédées  par 
plusieurs  chevaliers  pour  expier  leurs  méfaits  durant  la  guerre 
des  Anglais  ;  au  couvent  des  Carmes  de  Loudun,  dont  il 
agrandit  l'église  ;   chez  les  Carmes  d'Angers,  dont  il  étendit 

deffense  de  par  nous  de  soy  en  empescher,  et  par  les  gens  de  nosUe  justice  y  avoit 
esté  commis  liomme  de  par  nous,  qui,  au  moien  de  iioz  leclres  sur  ce  obtenues, 
avoit  besongné  eu  la  charge  dessusdite  en  troublant  et  empeschant  lesdits  sup- 
plians  en  leurs  droiz  dessusdits;...  attendu  que,  selon  la  commune  renommée, 
ladite  église  de  .Saint-Pierre  est  la  plus  ancienne  église  de  noslre  ville  d'Angiers  et 
estoit  d'ancienneté  l'église  cathédral  ;  savoir  faisons  que...  avons  permis  et  donné 
congié  ausdits  suppiians  de  jouir  de  leursdits  droiz  jiar  la  manière  que  dessus, 
pour  tant  que  touche  les  proclamations  dessusdites  seulement  et  non  autres... 
Donné  à  Angiers,  soubz  nostre  seel,  le  xviiF  jour  d'octobre,  l'an  de  grâce 
mil  iiii'^  lAvlil.  Par  le  roy,  à  la  relacion  du  conseil,...  G.  Rayneau.  »  (Arch. 
nat.,  P  l^iS'i",  f"  231  \°.)  Cf.,  sur  cet  usage  des  prédications  en  plein  air,  la 
Cliairc  française  au  moyen  àffc,  p.  214-216. 


) 


FONDATIONS  RELIGIEUSES.  o47 

les  jardins  et  reconstruisit  le  cloître  ;  chez  les  religieuses  de 
Notre-Dame  de  la  même  ville,  auxquelles  il  accorda  des  amor- 
tissements. Mais  aucun  ordre  ne  paraît  lui  avoir  6t6  aussi  cher 
que  celui  de  Saint-François,  qu'il  honorait  d'un  culte  spécial, 
peut-être  parce  qu'il  était  le  patron  de  la  pauvreté.  Il  choisit 
parmi  ses  disciples  plusieurs  chapelains  ou  confesseurs,  dont 
le  plus  célèbre  est  ce  bienheureux  Bernardin,  en  l'honneur 
duquel  il  fit  bâtir  une  chapelle  chez  les  frères  mineurs  d'An- 
gers, fondation  qui  valut  à  leur  maison  des  revenus  et  des 
embellissements  dont  nous  reparlerons;  c'est  là  qu'il  voulut 
que  son  propre  cœur  fût  enseveli,  afin  de  laisser  la  meilleure 
partie  de  lui-même  aux  religieux  qu'il  aimait.  La  chapelle 
royale  de  Saint-Louis  de  Marseille  était  aussi  desservie  par 
des  Franciscains  :  il  s'intéressait  tellement  à  cet  établisse- 
ment, que,  voyant  la  discipline  s'y  relâcher,  il  le  fit  réformer 
de  sa  propre  initiative  par  Bérenger  Solsona,  son  confesseur, 
qu'il  demanda  au  pape  et  au  provincial  de  mettre  à  la  tête  des 
frères.  Parmi  les  monastères  dont  il  accrut  la  prospérité,  il 
faut  citer  encore  celui  de  Saint-Maximin,  auquel  il  donna  les 
gabelles  de  la  ville  d'Yères,  en  considération  de  sainte  Made- 
leine, «  secretaria  et  sola  apostola  Jesu  Christi  » ,  plus  cent 
vingt  livres  de  rente  pour  la  célébration  d'une  messe  à  la 
Sainte-Baume,  et  un  legs  de  six  mille  six  cents  florins  pour 
l'achèvement  de  l'église  conventuelle.  Les  communautés  reli- 
gieuses de  Naples,  surtout  la  Chartreuse  de  San-Martino,  eurent 
également  part  à  ses  bienfaits.  Il  les  étendit,  en  dehors  de  ses 
États,  sur  l'église  de  Saint-Pierre  d'Avignon,  sur  l'abbaye  de 
Fontevrault,  sur  l'abbaye  de  Cluny.  La  première  obtint  de  lui, 
en  1438,  de  nouveaux  privilèges,,  confirmés  plusieurs  fois 
depuis.  A  la  seconde,  il  remettait  chaque  année  une  somme  de 
soixante-cinq  livres  «  pour  les  pelisses  des  nonnes  »  .  A  Cluny, 
il  fonda,  en  1475,  un  anniversaire  pour  Jeanne  de  Laval  et 
pour  lui,  moyennant  la  cession  des  terres  de  Valensolle,  d'Al- 
barno  et  de  Villedieu,  en  Provence;  un  autre  office  se  célé- 
brait déjà  dans  ce  monastère,  depuis  1473,  en  reconnaissance 
du  don  des  régales  qu'il  avait  fait  au  prieuré  de  Valensolle, 


548  FONDATIONS  RELIGIEUSES. 

dépendant  du  même  ordre'.  Tant  de  libéralités  lui  avaient 
mérité  partout  la  gratitude  du  clergé  régulier.  En  Anjou,  une 
touchante  coutume  permettait  à  celui-ci  de  s'acquitter,  dans 
une  certaine  mesure,  envers  son  bienfaiteur  :  le  prince  avait  la 
liberté  de  placer  un  de  ses  gens  dans  chacune  des  abbayes  du 
duché,  pour  y  être  «  alimenté,  nourri,  vêtu,  chaussé  et  pourvu 
de  toutes  choses  nécessaires  sa  vie  durant  » ,  aux  frais  de 
l'abbé.  Il  en  profitait  pour  procurer  à  ses  vieux  serviteurs, 
quand  leurs  infirmités  le  forçaient  à  se  séparer  d'eux,  une  re- 
traite avantageuse  et  des  soins  dévoués  \  Lui-même  avait 
créé  une  œuvre  de  bienfaisance  ou  une  confrérie  sur  laquelle 
on  manque  totalement  de  notions  certaines.  Ses  testaments 
seuls  nous  en  révèlent  l'existence  :  ils  imposent  à  son  héritier 
le  devoir  d'achever  l'établissement  de  cette  association,  ap- 
pelée «  fraternitas  religiosa  reverendissime  pacis  » ,  et  d'obte- 
nir pour  elle  l'approbation  de  la  cour  de  Rome.  On  ignore  donc 
jusqu'au  but  qu'il  s'était  proposé  en  l'instituant  ;  il  est  pro- 
bable, pourtant,  que  c'était  là  une  manifestation  nouvelle  de 
son  ardent  désir  d'étendre  les  bienfaits  de  la  paix^ 

'  Arch.  nat.,Pl33'i\fo  14;  P  1334%  f  95;  P  133iS  f°^22,  1U8  v»;?  133 i', 
f»  4;  P  1334»,  f»  175  \»;  P  13349,  f"  239  v»;  P  13341°,  f»  235  ;  P  1335,  n"  170; 
P  1339,  nos  458^  46O;  P  1344,  n°  «19;  J  J  211,  n«  742.  Arch.  des  Bouches-du- 
Rhône,  B  17,1"  178  ;B  18,  P212;  B  25,  fo240;  B  692.  Bibl.  d'Aix,  ms.  1064, 
p.  2.  Cf.  Extraits  des  comptes  et  mémoriaux,  11°^  178,  184,  266,  etc.  René  aimait 
à  régler  lui-même,  dans  ses  actes  de  fondation,  les  détails  des  offices  qu'il  voulait 
faire  célébrer.  Ainsi,  en  cédant  une  rente  aux  religieuses  de  Notre-Dame  d'An- 
gers, il  stipula  que  tous  les  samedis,  à  l'issue  delà  messe  déprime,  on  chanterait 
(i  à  note  »,  au  chœur  de  cette  église,  le  répons  suivant  :  Sa/icia  et  immaculata  vir- 
ginitas,  —  Quibus  le  laudibus  efferam  iiescio  ;  —  Quia  quem  celi  capcrc  non 
poterant  —  Tuo  gremio  contulisti.  —  Benedicta  tu  in  mtdieribus.  —  Et  benedic- 
tiis  fruclus  vcntris  fui.  Après  quoi  le  prêtre  devait  chanter  ce  verset:  Orapro 
famulo  tuo  rege  Renato,  sancta  Dei  genitrix  ;  —  Ut  digni  effi ci amur  promis sioni- 
bus  Christi  ;  puis  une  oraison  ainsi  conçue  :  Concède  famulum  tuum  regem  Rena- 
tum,  quesumus,  Domine  Deus,  perpétua  mentis  et  corporis  sanitatc  gaudere,  et  glo- 
riosd  béate  Marie  sempcr  l'irginis  intercessione  à  présent  i  liberari  tristicid  et 
cternd  pcrfrui  leticid  ;  prr  Dominum,  etc.  Les  autres  jours,  ces  prières  devaient 
être  seulement  récitées  par  les  religieuses.  (Arch,  nat.,  P  1334',  f°  122.)  On  voit 
que  le  bon  roi  prenait  ses  précautions. 

^  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  274,  1°  14  v". 

'  Arch.  des  Bouches-du-Rhône,  B  690  et  693.  Cette  confrérie  n'était  pas  en- 


UNIVERSITÉ  D'ANGERS.  ,  549 

Un  dernier  trait  est  nécessaire  pour  montrer  que,  si  René 
protégeait  les  corps  religieux,  il  n'encourageait  pas  les  abus 
qui  naissaient  parfois  de  leur  grand  développement.  Le 
royaume  était  sillonné  de  frères  quêteurs  qui,  n'ayant  souvent 
du  moine  que  l'habit,  faisaient  métier  de  colporter  des  reli- 
ques vraies  ou  fausses  dans  le  but  d'exploiter  la  générosité 
des  fidèles,  sous  prétexte  d'indulgences.  Plusieurs  se  préva- 
laient de  bulles  supposées  ou  de  permissions  périmées. 
Charles  VII  rendit  contre  eux,  en  1457,  des  lettres  patentes  pro- 
hibitives, et  envoya  de  différents  côtés  des  commissaires  ayant 
l'ordre  d'arrêter  tous  ceux  qu'ils  prendraient  en  faute.  Un  de 
ces  agents  étant  venu  en  Anjou,  le  conseil  ducal  ne  voulut  pas 
le  laisser  remplir  son  mandat,  parce  que  la  répression  de  ce 
genre  de  délits  appartenait  au  roi  de  Sicile  ;  en  effet,  ses  offi- 
ciers avaient  pris  connaissance  de  l'affaire  depuis  longtemps 
déjà,  et  ils  se  chargrèent  d'empêcher  eux-mêmes  toutes  les 
supercheries.  Aucun  frère  n'eut  plus  le  droit  de  quêter  dans 
le  pays  sans  être  muni  d'une  autorisation  personnelle,  sous 
peine  d'amende  et  de  prison,  et  cette  autorisation  ne  fut  déli- 
vrée qu'à  bon  escient.  On  l'accorda  à  un  religieux  de  Saint- 
Antoine  de  Viennois  parce  que  les  deniers  qu'il  recueillait 
étaient  destinés  à  une  confrérie  «  fondée  pour  bonne  cause  » , 
et  qu'on  était  habitué  à  les  fournir  ;  toutefois  cet  argent  dut 
être  déposé  entre  les  mains  d'un  marchand  d'Angers,  connu 
pour  son  honorabilité,  jusqu'à  ce  que  le  commandeur  de  la 
Foucaudière,  de  l'ordre  de  Saint-Antoine,  fût  venu  en  récla- 
mer la  délivrance  au  Conseil  \ 

L'instruction  publique  appartenait  tout  entière  à  l'Église  : 
nous  devons,  pour  compléter  ce  chapitre,  lui  consacrer  quel- 
ques pages.  L'instruction  supérieure  était  représentée,  en 
Anjou,  par  un  corps  puissant  et  privilégié,  l'Université  d'An- 
gers. Avant  la  régence  d'Yolande  d'Aragon,  cette  institution 

core  érigée  en  1453,  rar  le  premier  testament  fie  René,  rédigé  à  relto  date,  n'en 
parle  pas. 

1  Arch.  nat.,  P  133'»%  i°^  209  v°,  213. 


550  UNIVERSITE  D'ANGERS. 

ne  comprenait  que  des  facultés  de  droit  canon  et  civil  :  cette 
princesse,  au  nom  de  son  fils  Louis  III,  obtint  du  pape  Eu- 
gène IV  la  permission  d'y  ajouter  des  facultés  de  théologie, 
de  médecine  et  d'arts,  qu'elle  pria  le  roi  de  France  de  prendre 
sous  sa  sauvegarde.  Charles  VII,  par  lettres  patentes  datées 
du  mois  de  mai  1433,  enregistrées  au  parlement  de  Poitiers 
le  4  janvier  i  435^  confirma  les  accroissements  et  les  privilèges 
conférés  antérieurement  à  l'Université,  plaça  sous  la  protection 
royale  tous  ses  membres,  ainsi  que  leurs  familles  et  leurs  biens, 
et  lui  reconnut  les  mêmes  droits  qu'à  celle  d'Orléans.  Il  l'au- 
torisa notamment  à  faire  citer  par-devant  son  conservateur  les 
particuliers  de  tous  les  pays,  privilège  qu'elle  ne  pouvait 
exercer  précédemment  que  sur  les  habitants  de  l'Anjou  et  de 
la  Touraine.  Deux  bedeaux,  dont  l'élection  fut  commise  au 
doyen  de  Saint-Jean-Baptiste,  furent  attribués  à  la  faculté 
des  arts,  un  à  la  faculté  de  théologie,  un  à  la  faculté  de  mé- 
decine. Ces  officiers  devaient  être  suffisamment  instruits  ;  ils 
pouvaient,  eux  ou  leurs  femmes,  se  livrer  au  commerce, 
excepté  à  la  vente  du  papier,  des  livres  et  des  menus  objets 
désignés  sous  la  dénomination  générale  de  quincaillerie.  Le 
sénéchal  et  le  prévôt  étaient  constitués,  par  la  même  ordon- 
nance, gardiens  et  conservateurs  des  privilèges  de  l'Univer- 
sité, avec  la  juridiction  sur  les  écoliers  et  les  autres  avan- 
tages inhérents  à  ces  fonctions  dans  les  établissements  ana- 
logues \ 

Un  prince  aussi  lettré  que  le  roi  de  Sicile  ne  pouvait  man- 
quer de  s'intéresser  à  la  prospérité  de  cette  docte  corporation, 
quoiqu'elle  se  trouvât  en  partie  sous  l'autorité  directe  du  sou- 
verain. On  a  vu  avec  quelle  sollicitude  il  s'était  occupé,  dès 
son  arrivée  à  Naples,  de  réorganiser  l'Université  de  cette  ville 
et  le  pouvoir  de  son  grand  justicier.  Celle  d'Angers  ne  lui  fut 
pas  moins  chère  ;  en  1453,  il  fit  convoquer  une  assemblée  de 
docteurs  et  de  gens  d'église  pour  aviser  aux  moyens  de  per- 
fectionner et  de  développer  l'institution.  Chacun  de  ses  con- 

'   Arch.  nat.,  K  I8G",  n»  4  ;  Ordonnances,  XïII,  186. 


l 


UNIVERSITE  D'ANGERS.  551 

seillers  dut  étudier  les  propositions  les  plus  propres  à  conduire 
vers  ce  but.  On  s'inquiéta  principalement  de  mettre  un 
ternie  aux  ribleries  ou  débauches  qui  scandalisaient  trop  sou- 
vent la  ville,  durant  la  nuit,  et  dont  les  auteurs  étaient  moins 
encore  des  étudiants  véritables  que  des  intrus  se  couvrant  de 
leur  costume.  Les  docteurs  réunis  demandèrent  à  n'avoir  plus 
qu'un  seul  conservateur,  le  sénéchal  ou  son  lieutenant,  à 
l'exclusion  du  juge  de  la  prévôté.  Cette  requête,  inspirée  sans 
doute  par  le  désir  d'éviter  des  conflits  et  de  simplifier  l'exer- 
cice de  la  justice,  ne  fut  cependant  pas  écoutée  :  le  Conseil 
s'y  opposa;  on  consulta  le  livre  des  privilèges  universitaires, 
qui  faisait  loi,  et  il  fut  prouvé  que  les  deux  conservateurs 
devaient  être  maintenus*.  René  fît  respecter  scrupuleusement 
l'autorité  de  ces  magistrats,  même  h  l' encontre  des  conseillers 
du  Roi,  qui,  deux  ans  plus  tard,  aux  grands  jours  de  Thouars, 
entreprirent  de  juger  certaines  causes  dont  la  connaissance 
leur  était  réservée.  La  création  de  la  mairie  d'Angers  leur 
enleva  leur  titre  et  leur  juridiction,  pour  les  unir  à  la  charge 
de  maire.  Les  conservateurs  devaient  dresser  le  compte  des 
amendes  imposées  par  eux  et  le  soumettre  à  la  Chambre  ;  le 
produit  de  ces  amendes  appartenait  au  prince.  Le  greffe  de  la 
conservatorerie  fut  affermé,  à  partir  de  1457,  comme  les  autres 
greffes  du  duché;  mais  les  étudiants  et  les  officiers  de  l'Uni- 
versité étaient  exempts  de  tous  frais  de  justice*.  Ils  étaient 
également  dispensés  des  droits  de  cloison.  Chacune  des  nations 
dont  se  composait  l'Université  avait  son  hôtel  particulier  : 
celui  de  la  nation  d^Anjou  était  situé  à  la  porte  d'Enfer  ;  celui 
de  la  nation  de  Normandie  donnait  sur  la  rue  Sauveresse  et 
sur  une  ruelle  aboutissant  à  celle-ci,  qui  était  acensée  par  les 
gens  des  comptes  moyennant  trois  sols  quatre  deniers.  Les 
écoliers  n'étaient  pas  seulement  fournis  par  les  provinces 
voisines  ;  il  en  venait  de  fort  loin,  et  notamment  du  duché  de 
Bar.  Quelques-uns  remplissaient  à  Angers  ou  aux  environs 
des  fonctions  honorables  :  Germain  Colin,  par  exemple,  était 

•  Arch.  nat.,  P  1334%  i°^  24  v°,  C2,  63  v". 

-  Ardi.  nat.,  P  1334^  f°  150  \°;  P  1334%f»  110;  P  1334%  f°  57. 


552  ECOLES  PUBLIQUES, 

chargé  de  l'administration  de  l'importante  aumônerie  de  Beau- 
fort,  qui  lui  avait  été  confiée  par  la  reine  Isabelle'. 

L'instruction  des  jeunes  enfants,  l'enseignement  primaire 
n'étaient  pas  aussi  négligés  dans  le  pays  d'Anjou  qu'en  cer- 
taines parties  de  la  France.  La  capitale  de  cette  province 
possédait  des  écoles  placées  sous  les  ordres  d'un  directeur  qui 
portait  un  titre  tout  local,  celui  de  maitre-escole.  Les  fonctions 
de  ce  maître,  dont  on  retrouve  la  trace  dès  1395,  semblent  avoir 
été  distinctes  de  celles  du  dignitaire  ecclésiastique  appelé  ordi- 
nairement écolâtre^  Elles  furent  remplies,  au  quinzième 
siècle,  par  Briend  Prieur,  par  Thomas  Giron  et  par  Jean 
Bonhalle.  Ce  dernier,  qui  les  exerçait  en  14oS,  était  docteur; 
il  plaida  plusieurs  fois  devant  le  Conseil  ducal  pour  l'évêque 
d'Angers  et  pour  Guillaume  d'Haraucourt,  et  fut  commis  par 
René,  en  1457,  à  l'inspection  àe^  levées  du  duché.  Des  reve- 
nus en  nature  étaient  assignés  au  maître-escole  pour  son 
entretien,  entre  autres  les  dîmes  de  Reculée  \  Aux  Ponts-de- 
Gé^  bien  que  cette  localité  n'eût  pas  alors  une  population 
considérable,  des  écoles  étaient  établies  dans  l'île  et  fréquen- 
tées par  un  grand  nombre  d'enfants.  Le  texte  qui  les  men- 
tionne nous  fournit  un  exemple  remarquable  des  précautions 
que  l'on  prenait  pour  le  choix  des  maîtres  et  de  l'importance 
qu'on  attachait  à  leur  mission.  Celui  des  Ponts-de-Gé  se 
trouvant  à  nommer,  en  1 460,  le  curé  du  lieu  présenta  aux 
gens  des  comptes,  tenant  la  place  du  roi  de  Sicile,  un 
candidat  qu'il  jugeait  «suffisant et  idoine  » .  Ce  candidat  était 
maître  ès-arts  dans  l'Université  de  Paris  et  s'appelait  Jean  des 
Acres  ou  des  Arques,  Ayant  été  agréé,  il  prêta  devant  la 
Chambre  le  serment  de  bien  enseigner  et  de  bien  gouverner 


'  Arch.  nat.,  P  1334',  f  15G  v°;  P  1334%  f»  71,  159;  P  1331',  f°=  G8,  117. 
Cl'.,  sur  rUiiiversité  d'Angers,  une  notice  de  M.  Port  (Notes  et  /loiicrs,  p.  24)  et  un 
mémoire  de  M.  Parrot,  publié  par  la  Société  académique  do  Maine-et-Loire, 
t.  XYII,  p.  194. 

^  V.  Du  Caiige,  au  mot  Magiscola. 

'  Arch.  nat.,  P  133i%  !'»«  47,  133;  P  1334%  f°  124  v».  Exiralts  des  comptes 
et  mémoriaux,  w°  392. 


ECOLE  DU  CHATEAU  D'ANGERS.  553 

son  école  ;  après  quoi  il  fut  installé  '.  Ainsi  le  clergé  et  le  pou- 
voir ducal  intervenaient  simultanément  dans  la  nomination 
des  prédécesseurs  de  nos  instituteurs  connnunaux  :  le  pre- 
mier les  désignait  ;  le  second  les  recevait,  s'ils  apportaient 
assez  de  garanties,  et  les  mettait  en  possession  de  leur  chaire. 
Cette  action  combinée,  cet  accord  des  autorités  ecclésiastique 
et  civile  offraient  certainement  des  avantages  qu'on  a  souvent 
cherchés  depuis,  et  qu'on  cherche  encoi-e. 

Mais  ce  n'était  pas  assez,  pour  un  prince  ami  des  lumières, 
de  porter  son  attention  sur  les  écoles  publiques.  Son  intelli- 
gente sollicitude  lui  suggéra  l'idée  d'en  établir  une  dans  son 
propre  château.  11  choisit  pour  l'installer  le  logis  de  l'inten- 
dant Huguet  Guillot,  qui  fut  chargé,  vers  1437,  de  la  surveil- 
lance et  de  l'entretien  des  enfants.  Les  aliments  de  l'esprit  et 
ceux  du  corps  leur  étaient  à  la  fois  distiibués  sous  les  yeux  du 
bon  roi  et  à  ses  frais.  Il  leur  fournissait  lui-même  leshvreset 
les  instruments  de  travail.  Deux  des  traités  qu'il  mit  entre 
leurs  mains  avaient  pour  titre  Théodolet  et  Remédie  :  il  serait 
difficile  de  dire  quel  en  était  l'objet  précis;  mais  il  est  probable 
que  l'un  et  l'autre  appartenaient  à  la  classe  de  ces  compilations 
morales  si  répandues  au  moyen  âge  et  si  commodes,  malgré 
leur  forme  aride,  pour  un  enseignement  méthodique.  Un  des 

'  Voici  les  lettres  d'institution  de  ce  maître  d'école  :  «  Les  gens  des  comptes  du 
roy  de  Sicille,  duc  d'Anjou,  per  de  Fiance,  estans  à  Angiers,  à  tonz  ceulx  qui  ces 
lettres  verront,  salut.  Savoir  faisons  que  aujourd'uy  niessire  Jehan  Brocier,  prehslre, 
curé  de  Saint-Aulhin  du  Pont-de-Sée,  nous  a  présenté,  pour  et  ou  nom  diidit  sei- 
gneur roy  de  Sicille,  maistre  Jehan  des  Acres,  maistre  en  ars,  pour  tenir  et  excer- 
cer  les  escolles  en  l'isle  du  Ponl-de-Sée,  et  y  enseigner  et  doctriner  les  enflaus 
dudit  lieu  et  d'autres  qui  ilecques  afflueront,  comme  suffisant  et  ydonc  pour  ce 
faire.  Et  pour  ce,  après  ce  que  nous  avons  prins  le  serment  dudit  maistre  Jehan 
des  Acres  de  bien  et  loyaumeut  soy  porter  et  gouverner  ou  fait  desdites  escolles 
et  des  enffans  qui  ilecques  afflueront,  nous  avons  mis  et  mectons  par  ces  pr  ésentos 
ledit  maistre  Jehan  des  Acres  en  possession  et  saisine  desdilcs  escolles  de  ladite 
ysle  du  Pont-de-Sée,  et  mandons  à  touz  les  suhj;e/.  dudit  seigneur  roy  de  Sicifle 
luy  estre  obéy  en  ce  que  touchera  le  fait  d'icelle,  et  ne  luy  donner  empesche- 
nient  quelconque  au  contraire.  Donné  en  ladite  Chamlire  des  comjites,  à  Angiers, 
soul)z  noz  signez,  le  vil"  jour  de  mars  l'an  mil  Ilir  cinquante  neuf.  Ainsi  signé  : 
Du  commandement  de  mess'^'*  des  comptes  à  Angiers.  —  G.  Rajneau.  »  (Arch. 
nal.,  P  133'j',f"  lOi.) 


554  ECOLE  DU  CHATEAU  D'ANGERS. 

soucis  de  René,  quand  il  quittait  l'Anjou,  était  d'assurer  la 
pension  de  ses  jeunes  protégés  :  on  le  voit  payer  pour  eux 
tantôt  soixante  livres,  tantôt  cinquante  écus,  sans  que  rien, 
malheureusement,  ne  nous  révèle  leur  nombre,  leur  âge  ni 
leur  qualité*.  Mais  il  nous  suffit  de  connaître  cette  intéressante 
fondation  pour  apprécier  le  sentiment  qui  l'avait  inspirée,  sen- 
timent touchant  et  bien  digne  d'un  savant  couronné.  D'après 
ce  que  l'on  sait  d'ailleurs  sur  ses  goûts  littéraires  et  sa  fami- 
lière bonté,  il  n'est  peut-être  pas  invraisemblable  de  supposer 
qu'il  se  soit  parfois  mêlé  personnellement  d'instruire  ses  pen- 
sionnaires. Celui  qui  se  préoccupait  tant  de  garantir  les  pères 
contre  la  misère  était  bien  capable  de  s'employer  à  préserver 
les  fils  des  maux  de  l'ignorance.  Est-il  un  trait  plus  propre  à 
faire  honorer  la  mémoire  d'un  prince?  Est-il  une  meilleure 
conclusion  au  tableau  d'une  administration  dont  la  pensée 
dominante  fut  le  soulagement  et  le  bien-être  du  peuple  ? 

'  «  A  Huguet,  1*1111  des  portiers  du  chastel  d'Angiers,  tant  pour  la  pension  des 
enfans  que  le  roy  lui  a  liaillez  à  gouverner  et  faire  aprendre  à  l'escole,  que  aussi 
pour  leur  achater  des  livres  et  autres  choses  neccessaires.  LX  livres.  «Arch.  nat., 
P  l;J.34',  P  33  v».  Cf.  Extraits  des  comptes  et  mémoriaux,  n°^  50G,  .507. 


FIN    DU    TOME   PREMIER. 


TABLE  DES  MATIÈRES, 


PREMIÈRE  PARTIE. 

HISTOIRE  POLITIQUE. 

CHAPITRE   I. 

RENÉ  ENFANT. 

Pages. 

Naissance  de  René 3 

Ses  premières  années 7 

Origines  de  la  maison  ducale  d'Anjou . 8 

Louis  1 9 

Succession  de  Naples  et  de  Provence 13 

Succession  de  Majorque t7 

Domaines  de  Louis  I  en  France 19 

Louis  II 23 

Enfance  de  René  el  de  Charles  Vn 31 

Administration  d'Yolande  d'Aragon 30 

Yolande  protectrice  du  royaume 42 

Louis  m ''9 

CHAPITRE   II. 

RENÉ  DUC  DE  BAR  ET  DE  LORRAINE. 

Succession  de  Bar 53 

Mariage  de  René  et  d'Isabelle  de  Lorraine 59 

Perte  de  Guise C3 

Testament  du  duc  Charles  II C5 

Jeanne  d'Arc  et  René C8 

Désaveu  envoyé  à  Bedford 71 

Campagne  de  France 74 

Prise  de  Chappes 77 

René  entre  en  possession  des  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine 79 

Guerre  de  Lorraine °' 


556  TABLE  DES  MATIERES. 

Paiîes 

Bataille  de  Biilgnéville 84 

Captivité  de  René 92 

Élargissement  provisoire 9G 

La  question  de  Lorraine  devant  l'Empereur 107 

René  rentre  en  prison 110 

Il  hérite  de  son  frère  Louis  III  et  de  la  reine  Jeanne  II 112 

Négociations  en  sa  faveur 115 

Sa  délivrance 120 

Il  visite  la  Lorraine,  l'Anjou  et  la  Provence 1 28 

Il  part  pour  l'Italie 136 

CHAPITRE  in. 
RENÉ  ROI  DE  SICILE. 

État  du  royaume  de  Sicile  à  l'avènement  de  René 137 

Régence  d'Isabelle  de  Lorraine 143 

Le  pape  et  les  Génois  se  déclarent  pour  le  prince  d'Anjou 147 

Progrès  du  parti  aragonais 152 

René  se  rend  à  Gênes  et  à  Naples 161 

Premiers  actes  de  son  gouvernement 167 

Campagne  des  Abruzzes 171 

Premier  blocus  de  Naples;  sa  délivrance 174 

Recouvrement  du  Casiel-Nuovo  et  du  Chàlcau  de  l'Œuf 178 

Tentatives  de  négociations 181 

Mort  de  Jacques  Caldora • 185 

Tergiversations  de  son  fils  Antoine 186 

René  rejoint  son  armée  à  travers  les  lignes  ennemies 187 

Trahison  d'Antoine  Caldora 191 

Intervention  des  alliés  du  roi  de  Sicile  ;  nouveaux  pourparlers 197 

Alliance  avec  Sforza 203 

Siège  de  Naples 207 

Prise  delà  ville 214 

Départ  de  René 218 

Son  séjour  à  Florence  et  son  retour  en  Provence 219 

CUAPITRE   IV. 
RENÉ    DUC    D'ANJOU 

sous  CHAKLES  Vil. 

Installation  de  René  en  Anjou 225 

Négociations  avec  l'Angleterre 230 

Fiançailles  (le  Marguerite  d'Anjou 231 

Guerre  de  Mel/ 233 

Mariage  et  (irpart  de  Marguerite »  236 

Pacification  de  la  Lorraine 239 


TABLE  DES  .MATIÈRES.  357 

Pages. 

Réforme  militaire 244 

Accord  définitif  avec  le  duc  de  Bourgogne 24G 

Recouvrement  du  Maine 249 

Voyage  du  roi  de  Sicile  en  Provence 253 

Extinction  du  schisme  pontifical 255 

Campagne  de  Normandie '•  258 

Mort  de  la  reine  Isabelle 2G2 

'Cession  de  la  Lorraine '    •    •  2G4 

Affaires  d'Italie 265 

Expédition  de  René  en  Lombardie 273 

Tentatives  de  Jean  d'Anjou  sur  le  royaume  de  Naples 287 

René  protège  contre  le  Roi  la  famille  de  Jacques  Cœur 295 

U  épouse  Jeanne  de  Laval 298 

Aventure  de  la  fausse  Jeanne  d'Arc 308 

Révolte  et  combat  de  Gênes ■ 327 

CHAPITRE   V. 

RENÉ    DUC    D'ANJOU 

sous    LOUIS    XI. 

Attitude  réciproque  de  René  et  de  Louis  XI  à  l'avènement  de  celui-ci  ...  331 

Projet  de  mariage  de  Nicolas  d'Anjou  avec  Anne  de  France 334 

Politique  du  Roi  en  Italie 335 

Négociations  avec  Pie  II 337 

Fin  de  la  campagne  de  Jean  d'Anjou  au  royaume  de  Naples 340 

Revers  de  la  reine  Marguerite  d'Angleterre 342 

Elle  se  réfugie  en  France 344 

Affaire  de  Nice 345 

Son  territoire  enlevé  aux  comtes  de  Provence 347 

Négociations  à  ce  sujet 350 

Sommation  adressée  par  René  au  duc  de  Savoie 354 

Rôle  du  roi  de  Sicile  dans  la  guerre  du  Bien  public 356 

Accord  avec  Marguerite  de  Savoie 365 

Ambassade  des  Catalans 366 

René  accepte  le  trône  d'Aragon 368 

Guerre  de  Bretagne 370 

Rapprochement  apparent  des  rois  de  France  et  de  Sicile 373 

Expédition  de  Catalogne * 375 

Mort  de  Jean  d'Anjou 378 

René  se  retire  en  Provence 380 

CHAPITRE  VI. 
RENÉ  COMTE  DE  PROVENCE. 

Louis  XI  convoite  les  possessions  de  René 385 

Alliance  de  Nicolas  avec  Charles  de  Bourgogne 387 


558  TABLE  DES  MATIERES. 

Pages. 

Mort  de  Nicolas 389 

Démarche  de  René  II  en  faveur  de  son  aïeul 390 

Dernier  testament  du  roi  de  Sicile 391 

Saisie  des  duchés  de  Bar  et  d'Anjou 393 

Création  de  la  mairie  d'Angers 395 

Louis  fait  ajourner  son  oncle  devant  le  parlement 401 

René  maintient  ses  droits 405 

Conférences  de  Lyon 406 

Levée  de  la  saisie 408 

Règlement  anticipé  de  la  succession  d'Anjou  et  de  Provence 410 

Difficultés  nouvelles 413 

Délivrance  de  la  reine  Marguerite 415 

Sa  retraite  en  Anjou 416 

Arrentement  du  duché  de  Bar 418 

Réunion  du. Barrois  à  la  Lorraine 421 

Héritage  nominal  des  royaumes  de  Naples  el  d'Ari;jjo:: 422 

Mort  de  René 425 

Ses  funérailles 427 

Ses  qualités  et  ses  défauts 429 

Ses  enfants • 433 

Extinction  de  la  maison  d'Anjou 436 


DEUXIÈME  PARTIE. 

ADMINISTRATION. 

CHAPITRE    I. 

ADMINISTRATION  CIVILE. 

Conseil  ducal  d'Anjou 441 

Chambre  des  comptes  d'Angers 447 

Archives 456 

Organisation  financière 461 

Impôts. 467 

Commerce 477 

Industrie 483 

Agriculture , 484 

Forêts 485 

Chancellerie 486 

Sceaux..    .    .             491 

Secrétaires 494 

Maison  du  roi  ilc  Sicile 496 


TABLE  DES  MATIERES.  350 

CHAPITRE   II. 
ORGANISATION  JUDICIAIRE. 

Pages. 

Sénécliaiix  et  lieutenants 501 

Juge  d'Anjou ."iOS 

Juges  des  prévôtés â04 

Procureur  et  avocat  fiscal 505 

Grands  jours 50G 

Rédaction  et  révision  des  coutumes  d'Anjou 507 

Réformes  judici;i  ires  eu  Provence 509 

Police  générale 511 

Police   sanitaire 514 

Police  des  Juifs 516 

CHAPITRE   III. 
AFFAIRES  MILITAIRES. 

Appatis  et  payes  imposés  à  l'Anjou 521 

Leur  remplacement  par  la  taille  des  gens  d'armes 523 

Vexations  des  Iroupes  royales 524 

Corvées  et  redevances  militaires 525 

Fortifications 526 

Capitaines  et  lieutenants  des  places  fortes 526 

Garde  du  roi  de  Sicile 527 

Marine  militaire 528 

Ordre  du  Croissant;  sa  fondation 530 

Ses  statuts 532 

Ses  dignitaires 533 

Extinction  de  l'ordre 5--5 

CHAPITRE    IV. 

AFFAIRES  ECCLÉSIASTIQUES. 

Rapports  de  René  avec  l'Eglise 53* 

Rapports  avec  le  saint-siége 539 

Nomination  des  dignitaires  ecclésiastiques 541 

Rapports  avec  les  évèques 544 

Happoits  avec  le  clergé  séculier  et  régulier 545 

Fondations  religieuses 547 

Université  d'Angers 549 

Ecoles  publiques 552 

École  du  château  d'Angers •    •  553 

FIN    DE    LA   TAULE    UES    MATlÈUES. 


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BÏNDING  SECT.  SEP   19  1967 


DC        Lecoy  de  la  Marche,  Albert 
102         Le  roi  René 
.8 

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