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L
LE
ROI RENÉ
Paris. — Typographie de Firmin-Didot frères, fils et C>o, rue Jacob, 56.
LE
ROI RENÉ
SA VIE, SON ADMINISTRATION
SES TRAVAUX ARTISTIQUES ET LITTÉRAIRES
d'après les documents inédits
DES archives de FRANCE ET d'iTALIE
PAR
A. LECOY DE LA MARCHE
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDÛT FRÈRES, FILS ET C"
IMPRIMEURS DE l'iNSTITLT, RLE JACOB, 56
187o
PREFACE.
René d'Anjou appartient au petit nombre des
princes du moyen âg-e dont le nom est resté popu-
laire. La sympathie que sa fig-ure éveille prend sa
source dans trois considérations auxquelles le cœur
humain est rarement insensible : il fut malheureux,
il fut bon, il fut artiste. Je viens de résumer d'un
mot chacun des aspects qu'il offre à notre étude et
chacune des trois divisions de cet ouvrag-e.
Mais, en dehors de ces g^énéralités, la majeure par-
tic du public, et même du public lettré, possède fort peu
de notions exactes sur la vie si ag-itée, si remplie de ce
fils des Valois. Il se présente aux reg-ards environné
d'une sorte d'auréole lég-endaire, dont l'effet le plus
clair est de dég-uiser ses véritables traits. Les historiens
qui ont entrepris de les mettre en lumière ont eux-
mêmes contribué aies altérer, en s'inspirant plutôt
d'une admiration passionnée que du sentiment de la
réalité. L'œuvre du plus sérieux d'entre eux, M. de Vil-
leneuve-Barg'cmont', porte elle-même d'une façon évi-
dente le caractère d'amplification apolog'étique. C'est
un livre très-remarqualjle à certains points de vue :
il est bien écrit, plein de renseig-nements intéressants
sur bon nombre de personnes et de faits, particuliè-
' Histoire de René d' Anjou, Paris, 1825, 3 vol. in-8°.
VI PREFACE.
rement sur ceux qui reg^ardent la Provence. Mais il
se ressent trop du défaut de critique inhérent à l'époque
qui le vit paraître. Il y a cinquante ans, l'on n'avait
pas encore fait de l'histoire une science exacte; puiser
aux sources n'était pas une règ"le oblig-atoire, et, si
l'on consultait quelques chroniqueurs privilégiés , il
fallait appartenir à un cercle fort restreint d'érudits
pour connaître et pratiquer les dépôts d'archives.
C'est ce qui fait la faiblesse, et en môme temps l'ex-
cuse de l'historien de René d'Anjou. Il a essayé de
remplacer par les ressources d'un talent fécond les
éléments solides qui lui manquaient, et il est vrai-
ment arrivé, sous ce rapport, à un résultat dig*ne de
satisfaire ses contemporains. Son défaut de méthode
s'explique moins naturellement : non-seulement il en-
freint l'ordre log-ique des matières, en rejetant à la
fin de chaque volume, dans des notes introuvables,
les explications les plus importantes; mais il inter-
vertit les dates mêmes des événements, par suite d'une
confusion perpétuelle entre les habitudes du quin-
zième siècle et celles d'aujourd'hui relativement au
commencement de l'année. Pour cette raison seule,
n'offrît-il pas d'inconvénients plus g-raves, son ou-
vragée serai ta refaire. M. de Quatrebarbes, venu long*-
temps après lui, a publié une somptueuse édition des
Œuvres du roi René\ Ne s'étant pas proposé pour but
spécial de raconter l'histoire de ce prince, il s'est con-
tenté de placer en tète de son premier volume une
biogTaphic qui n'est, comme il le déclare lui-même,
que Tabrég'é du livre de M. de Villeneuve-Barg-emont,
' Paris, I8i5-'i6, 4 vol. in-i", avec planclies et fac-similé.
PRÉFACE. vu
eny ajoutant quelques documents nouveaux, mais en
laissant voir plus encore peut-être le parti- pris du pa-
négyriste. Plus récemment, M. Vallet (de Virivillc) a.
dans un article de la Biographie générale, esquissé
brièvement le même sujet'. Sa notice n'a pas les
défauts des travaux précédents ; elle porte l'empreinte
de l'érudition orig*inale et brillante qui disting'uaient
ce savant regTctté : toutefois il lui était impossible
d'aborder, dans un cadre aussi restreint, les différen-
tes faces de la question, et il est facile de s'apercevoir
qu'il ne l'avait point approfondie. Je n'en ai pas moins
mis à profit les écrits de ces trois devanciers, et je me
plais à reconnaître qu'ils m'ont souvent servi de g-uides.
Étais-je capable de faire mieux qu'eux? Nullement;
mais j'ai l'avantagée d'avoir été placé dans des condi-
tions plus favorables pour entreprendre une œuvre
d'ensemble. Appelé à classer le précieux fonds d'ar-
cbives de la Chambre des comptes d'Ang-ers, réuni
depuis long-temps aux Archives nationales (série P),
j'ai puisé là le premier dessein et les principaux
éléments du livre que voici. Aucune idée préconçue
ne m'a donc mis la plume à la main, et, si j'ai
moi-même été amené à défendre ou à louer celui
dont j'avais à retracer la carrière, j'ai subi l'en-
traînement de l'évidence bien plutôt que celui de la
passion. Élargissant ensuite le champ de mes inves-
tig-ations, j'ai demandé aux autres fonds du même
dépôt un premier complément de matériaux. La
section dite historique m'en a fourni une certaine
quantité, surtout le volumineux recueil où est conte-
' Blogr. gé/i., art. René d'Anjou.
VIII PREFACE.
nue l'analyse détaillée du trésor des chartes de Lor-
raine (série KK). Les orig*inaux d'une partie de ces
chartes sont aujourd'hui conservés à la Bihliothèque
nationale; je les ai ég-alement dépouillés, ainsi que
les collections de lettres et les manuscrits contempo-
rains que renferme ce riche étahlissement. Ayant
ainsi recueilli les vestig-es laissés par René dans ses
duchés d'Anjou, de Bar et de Lorraine, je me suis
élancé sur ses traces en Prov^enceet en Italie. Encou-
ragée par l'appui du g-ouvernement français, qui avait
bien voulu donner à mes explorations le caractère
d'une mission officielle, j'ai interrog-é à leur tour les
monuments écrits de ces deux contrées, et je puis
dire que j'ai vécu pendant plusieurs mois de la vie de
mon personnag-e, chez les Marseillais qui l'aimèrent,
chez les Napolitains qui combattirent avec lui, chez
les Lombards ou les Génois qui l'exploitèrent. Dans
la Chambre des comptes d'Aix, qui forme la meilleure
portion des Archives des Bouches-du-Rhône (série B),
j'ai trouvé une abondante moisson. Un recueil de
lettres de chancellerie du roi de Sicile, acquis par la
bibliothèque de la même ville en 1856 (n° 1064), et
qui a successivement appartenu à César de Nostre-
dame, à Peiresc, à la famille de Simiane, puis à
M. Lautard, m'a été assez utile, et l'eût été sans doute
davantag-e, si le manuscrit n'était pas incomplet et
relié avec le plus g-rand désordre. A Naples, la col-
lection des reg-istres délia Zecca, ou registri Angioini,
conservée dans les Archives de l'État, offre, pour le
règ*ne de René, une lacune considérable ; j'ai pu
cependant la combler en partie, au moyen des comptes
PREFACE. IX
d'Alphonse d'Arag'on, compétiteur de ce prince, et des
chartes des couvents supprimés, récemment réunies au
même dépôt. Deux des nombreuses bibhothèques na-
pohtaines, la Nazionale et la Brancacciana, renferment
des documents inédits d'un haut intérêt pour les anna-
les de notre pays. J'ai emprunté à la première (ms. IX,
G, 22) une histoire inédite d'Alphonse, où sont exposées
la lutte des Arag^onais contre les Ang'evins et les causes
de son dénouement. L'auteur, Gaspard PérégTÎn, est un
courtisan du monarque espagniol, et sans doute un de
ces historiog'raphes à g*ag'es qui le suivaient partout; il
a, de plus, un style ampoulé, obscur, et, malg*ré toute
la peine qu'il s'est donnée pour imiter les g'rands écri-
vains de l'antiquité latine, il n'est arrivé qu'à faire
un pastiche mal réussi. Mais sa partialité, son lan-
g^ag'e prétentieux ne lui ôtent pas le mérite d'avoir
assisté à la plupart des événements qu'il raconte; c'est
pour ce motif que j'ai cru devoir utiliser et repro-
duire ses huitième, neuvième et dixième livres. Il est
bon, d'ailleurs, de contrôler parle témoig-nag-e d'un
adversaire celui des amis et des complaisants. La Cro-
nka delregno di Napoli, dont j'ai trouvé le texte à la
Brancacciane (ms. 2, G, 11), est ég*alement l'œuvre
inédite d'un contemporain, originaire du royaume de
Naples et fixé, selon toute apparence, dans cette ville
même. Sa sécheresse est rachetée par son évidente
sincérité, non moins que par l'intérêt des détails re-
latifs au siég*e que René eut à soutenir et aux expédi-
tions de son fils. Le Diario di cose occorsein Napoli, ou
Journal Napolitain, dont j'ai rencontré un manuscrit
à la même bibliothèque (n° 2, F, 12), est déjà connu : il a
xn PREFACE.
des actes. Cependant j'ai mis à profit, outre les an-
nales particulières dont je viens de parler, toutes
celles que Muratori a réunies dans son gTand recueil
des Scriptores rerum italicarum. Je ne pouvais nég*lig*er
non plus, pour les événements se rattachant à l'his-
toire intérieure de la France, des auteurs tels que
Monstrelet, Basin, Commines, Chastelain, etc. Bour-
dig-né, le chroniqueur de l'Anjou et l'apolog'iste dé-
claré de ses princes, m'a inspiré plus de défiance : le
caractère lég-endaire de ses récits, l'épotfue plus ré-
cente de leur composition leur ôtent beaucoup d'au-
torité. Les œuvres modernes auxquelles j'ai dû re-
courir sont principalement V Histoire de Lorraine de
dom Galmet, les Annales d Italie de Muratori, V Histoire
de Provence de Papon^ V Histoire de LouisXI^ de Duclos.
et,' parmi les livres contemporains, Y Histoire de
Charles F// de M. Vallet, une ^uire Histoire de Laids XI
([uo M. Urbain Leg^eay a fait récemment paraître,
Y Histoire de Charles VIII, par M. de Gherrier, la col-
lection des Documents inédits sur F histoire de France
[Néijociations de la France avec la Toscane, par M. Des-
jardins; Mélanges, par M. Ghampollion), etc. Pour
tous ceux de ces ouvragées qui ont eu plusieurs édi-
tions, j'ai cité, en g-énéral, la dernière, et, pour les
chroniques j'ai suivi de préférence les excellents
textes puljliés par la Société de l'histoire de France.
Renouvelée à l'aide d'éléments si nombreux et si
variés, l'histoire du roi René prend des proportions
plus larg-es et devient, pour ainsi dire, celle de son
siècle. De 1409 à 1480, il n'est presque pas de ques-
tion politique où il n'ait été mêlé, lui ou sa famille.
PREFACE. XIII
Les principaux événements de son existence sont
étroitement liés aux affaires publiques de France,
d'Ang*leterre, d'Italie, d'Espag'ne. Il faut donc voya-
g*eravec lui ou les siens dans ces différentes contrées,
le suivre à la cour de Charles VII, en Lorraine, en
Barrois, en Anjou, en Provence. La tâche est com-
pliquée, et le récit risquerait d'être fort embrouillé si,
par un heureux hasard, les divers âg-es de sa vie ne
répondaient à autant de situations et de résidences
distinctes. En d'autres termes, on peut faire coïncider
la division du sujet par matières avec sa division par
périodes. Ainsi, de 1409 à 1419, René, enfant, est as-
socié aux destinées de la reine Yolande, sa mère, et
du jeune prince Charles, son beau-frère. De 1419 à
1438, il est duc de Bar et de Lorraine, et se consacre
à ces deux pays. De 1438 à 1442, il poursuit le recou-
vrement de ses États d'Italie : il est avant tout roi de
Sicile. De 1443 à 1461, rentré en France, il y joue
avec assiduité^ avec éclat, le rôle de duc d'Anjou,
pair du royaume. Dans les dix années suivantes, il y
réside encore le plus souvent; mais la politique du
nouveau règ*ne lui fait une situation plus effacée, et,
s'il est encore le duc d'Anjou, il n'est plus le conseil-
ler intime du souverain. Enfin, de 1471 à 1480, il
est retiré dans son comté de Provence; ce sont les
affaires provençales qui tiennent la plus g-rande place
dans ses occupations. Telle est la distribution de notre
première partie, qui a pour objet le récit de sa vie ou
son histoire politique. Chacun des six chapitres qui
la composent porte ainsi sur une matière spéciale,
sans cependant que l'ordre chronologique soit sacrifié.
XIV PREFACE.
et sauf, bien entendu, les digressions nécessaires.
Une seconde partie traite de l'administration inté-
rieure des États du roi de Sicile, particulièrement du
duché d'Anjou. L'administration civile, Torg-anisa-
tion judiciaire, les affaires militaires, les affaires ec-
clésiastiques sont successivement passées en revue, et
cet examen permet d'apprécier, en même temps que
les efforts peu connus tentés par René pour amé-
liorer le sort de ses sujets, le mécanisme du g'ouver-
nement de la France en g'énéral ; car celui de l'Anjou
était calqué, pour ainsi dire, sur celui des provinces
relevant directement de la couronne.
Les travaux personnels du prince, la part prise par
lui au développement des arts et des lettres forment la
troisième et dernière partie. On savait que cette part
était considérable : elle apparaîtra plus grande en-
core, ou du moins plus nette, lorsqu'on l'aura succes-
sivement étudiée, à la lumière des textes, dans l'ar-
chitecture, la peinture et la sculpture, la tapisserie,
l'orfèvrerie, le mobilier, le costume, la musique et les
fêtes. Les chapitres consacrés à ces différents sujets
reposent presque uniquement sur les documents que
j'ai déjà publiés sous le titre ô^ Extraits des comptes et mé-
moriaux du roi Bené '. Ce dernier volume est donc un
recueil de preuves à l'appui du présent travail ; il en est
l'appendice et le complément naturel. Au tableau des
beaux-arts vient s'ajouter celui de la littérature, com-
prenant non-seulement l'analyse des compositions du
roi de Sicile, mais l'esquisse de ses rapports avec le
monde littéraire de son temps.
' Documents liistoritjues publics par la Société de l' Ecole des cliaiies • w" I .
PREFACE. XV
Les pièces justificatives les plus long'ues et les plus
importantes, au nombre de cent une, ont été scru-
puleusement reproduites à la fin de l'ouvrag-e : il y
en a en français, en latin, en italien, en catalan; elles
sont rang"ées simplement par ordre chronologique.
Une quantité d'autres, qui sont d'une étendue
moindre ou qui n'avaient pas besoin d'être insérées
in extenso, fig"urent dans les notes mises en reg-ard du
texte. J'ai joint aux documents un travail minutieux
composé avec leur secours, et qui sert lui-même à
justifier plusieurs passag-es du livre : c'est un itiné-
raire du roi René, contenant, pour chaque jour, l'in-
dication du lieu où il se trouvait et la source à la-
quelle cette indication est puisée. Cet itinéraire,
naturellement, n'est pas complet, et ne pouvait l'être;
mais il est, pour bon nombre d'années, suffisamment
rempli, et ne présente aucune lacune importante.
J'aurais pu le g^rossir au moyen de synchronismes et
de faits certains constatés dans la biog-raphie du
prince; mais j'ai préféré m'en tenir aux renseigne-
ments fournis par les pièces officielles, de manière à
donner à cet itinéraire une autorité hors de toute
contestation. Enfin une table alphabétique g-énérale
termine tout l'ouvrag-e; elle abrég-era, je l'espère, les
recherches de l'historien, de l'archéolog'ue et du sim-
ple lecteur, qui, dans un cadre aussi vaste, auraient
pu s'ég-arer.
En livrant au public le fruit de plusieurs années
d'un labeur opiniâtre, il m'est doux de rendre hom-
mag'e aux personnes bienveillantes qui me l'ont faci-
lité. Dire que je me suis adressé, cette fois encore, à
XVI PREFACE.
M. Léopold Delisle, le célèbre savant qu'une justice
tardive vient de placer à la tête de la première biblio-
thèque de Paris, c'est dire que j'ai rencontré, comme
toujours, la science et l'amabilité incarnées. A Mar-
seille , MM. Blancard et Reynaud , mes confrères,
m'ont fait profiter avec empressement de leur connais-
sance approfondie du dépôt confié à leur g'arde, ce-
lui des Archives départementales des Bouches-du-
Rhône. A Naples, M. le commandeur Trinchera,
directeur général des Archives, M. Minieri Riccio,
l'érudit le plus versé dans l'histoire de la dynastie
ang"evine, MM. Béatrice et Minervini, bibliothécaires,
ont montré à mon ég'ard une complaisance de tous
les instants. Les bons Pères du Mont-Gassin m'ont
accueilli avec cette larg-e et touchante hospitalité dont
les vieilles institutions monastiques ont su, malg-ré
leur dén Ciment actuel, conserver le secret. MM. les
conservateurs des archives de Florence, de Milan, de
Gênes, de Venise et de la bibliothèque de Saint-Marc
ont droit aussi à l'expression de ma g'ratitude.
Il m'était difficile d'utiliser toutes les richesses
mises à ma disposition par un tel concours de dévoue-
ments. Gêné par l'abondance des matières, j'ai dû
condenser les faits et abrég-er par moments le récit.
Je me suis efforcé, toutefois, de n'omettre aucun détail
intéressant; trop heureux si, en assemblant des épis
recueilhs un à un, j'ai pu faire une g*erbe ag-réable et
solide plutôt qu une masse informe et sans cohésion,
un livre à lire plutôt qu'une compilation à consulter.
PREMIÈRE PARTIE.
HISTOIRE POLITIQUE.
CHAPITRE I.
RENÉ ENFANT,
(1409-1419)
-EOt<»-ÎO*-
Naissance de René ; ses premières années. — Origines de la maison ducale d'An-
jou ; Louis F"". — Succession de Naples et de Provence. — Succession de Ma-
jorque. — Domaines de Louis I^"" eu France. — Louis II. — Enfance de René
et de Charles VII. — Administration d'Yolande d'Aragon. — Yolande protec-
trice du royaume. — Louis III.
René, deuxième fils de Louis II, roi de Sicile, duc d'Anjou,
comte de Provence, et d'Yolande d'Aragon, son épouse, na-
quit au château d'Angers, dans une des tours avoisinant le
grand portail ', le 16 janvier 1409, vers trois heures du matin.
Cet événement, auquel les historiens ont attribué des dates
différentes, mais également fausses'", fut consigné le jour
' Ce logis, désigné par la tradition et par les historiens locaux, existe encore;
mais il a subi des remaniements postérieurs, notamment en 1451. (V. les Extraits
des comptes et mémoriaux du roi René, n"' 9, 23.)
■•' M. de Villeneuve-Bargemont le place au lOjanvier 1408, à dixheures du matin,
d'après im livre d'heures attribué à René {Hist. de René d'Jnjoii, I, 4); l'Jrt de
vérifier les dates, tantôt en 1408, tantôt au 1 3 janvier 1409 (X, 423; XVIII, 349);
Dom Calmet, au 26 janvier 1408 (Hist. de Lorraine, II, 7G1). Les autres les ont ré-
pétés. M. Vallet seul a, dans la Biographie générale, donné la date exacte, mais
sans citer de source. Les erreurs sur l'année proviennent, pour la plupart, de ce
qu'on a omis de traduire l'ancien style chronologique en style moderne ; les
erreurs sur le jour paraissent dues à la mauvaise lecture d'un chiffie (10 ou 2G
pour IG). Un autre livre d'heures, où ont été relatés, suivant l'ordre du calendrier,
les faits intéressant la famille de René, mentionne sa naissance au 15 janvier 1408-
09. (Bibl. nat., ms. lat. 17332); mais, comme ce prince vint au monde dans la
nuit du 15 au IG, c'est à peine une différence de quelques heures avec la dalr
que j'adopte.
4 NAISSANCE DE RENÉ. [1409]
même, avec des détails précis, sur les mémoriaux de la Chambre
des comptes d'Anjou, renfermant, pour ainsi dire, l'état civil
officiel de la maison ducale. Il y est aussi fait mention du
baptême du nouveau-né : la cérémonie fut célébrée immédia-
tement dans l'église cathédrale d'Angers, en grande pompe,
devant une foule de seigneurs et de vassaux, à la lumière de
cent cierges ou torches ardentes. Les parrains et marraines
furent nombreux, comme le comportait le rang du noble en-
fant : les principaux étaient l'abbé de Saint-Aubin, Jean, sei-
gneur de l'Aigle, fils du comte de Penthièvre et cousin ger-
main de Louis II; Guillaume des Roches, chevalier, et
l'abbesse de Notre-Dame d'Angers \
Le nom de René, qui était nouveau dans la famille royale
de France, et que le fils d'Yolande devait tant contribuer à
propager en Anjou, en Provence, en Lorraine, ne lui fut donné
par aucun de ces parrains : mais son père et sa mère avaient
une dévotion particulière pour un ancien évêque d'Angers,
dont la canonisation avait introduit ce nom pour la première
fois dans le martyrologe de l'Éghse. Le successeur de saint
Maurille, ressuscité par lui dans son enfance, dit la tradition,
avait été, en mémoire de ce miracle, surnommé René {re?ia-
^?^s, né deux fois). Aussi l'opinion populaire lui attribuait-elle
une influence favorable sur les naissances, et Louis XI lui-
même invoqua-t-il son intercession pour obtenir un héritier
du trône. Il fut exaucé au bout de quelques années; mais,
' « Die xvr mensis januarti MCCCC" VIll" (HO'J n. st.), Andeg., in castro
ibidem, circa lioram tcrciam posl mcdiam noctcm, inclicla domina Yulcns, Jhcru-
salcm et Sicdic rcgina ac Andcgaiic diicissa, consors illu.strissimi principis Ludo-
vici, régis regnorum predictorum duciscjtie, etc., peperitfilium; qui Renatus nomine
baplismatis fuit drnominatus, in ecclcsid Ândt'g.; compatrcsque fitenint rcvercndus
palcr in Cluislu dominas T., ahhas Sancti .-îl/uni, et egrcgius vir Johannes, cornes
Aquille, Jilius quoitdam comittis de Pent., et dominas Gadlelmas de Rapibus, miles,
iinacam abbatissd Béate Marie Andeg., etc., et qnamplures alii nobiles, patentes, etc.,
cum cereis ceiitam ardentibas sea torchis, etc. » (Arcli. nat., P 13.3'i'', P 95.)
Les parrains de René étaient ignorés. (V. Villenouvc-Bargemont, I, 9.) Jean,
seigneur de l'Aigle, (\\\i devint plus tard comte de Penthièvre et l'un des plus
braves lieutenants de Charles VII, était fils de Jean de Blois, le frcro de Marie,
reine de Sieile, femme de Louis I il'Aiijoti.
[1409] NAISSANCE DE RENE. 5
comme s'il en eût voulu au saint de ce retard, au lieu d'appe-
ler son fils René, suivant sa promesse formelle, il l'appela
Charles '. La dévotion de Louis d'Anjou et d'Yolande était
plus sincère et leur reconnaissance plus durable; car ils
fondèrent, en 1417, à Saint-Maurice, une messe solennelle en
l'honneur de saint René, qui devait se célébrer à son autel
chaque dimanche, et cédèrent à l'église, pour cette fondation,
le manoir d'Athenay, la métairie de la Testardière et diverses
rentes ^
C'était cependant la troisième fois que la reine de Sicile
avait le bonheur d'être mère : le 2S septembre 1 403, elle avait
donné à son mari un autre fils, qui fut plus tard Louis III, et,
le 14 octobre 1404, elle avait mis au monde la douce et intéres-
sante Marie d'Anjou, qui ainsi se trouvait presque du même âge
que son futur époux Charles VII, né l'année précédente. Mal-
gré cette fécondité, qui devait encore s'accuser par la naissance
d'Yolande en 1412, et de Charles, comte du Maine, en 1414 %
Angevins et Provençaux s'associèrent h l'allégresse de leurs
princes comme s'il se fût agi d'un premier-né. Les bourgeois
d'Angers offrirent à la reine, pour son joyeux et dernier en-
fantement, un présent de quatre cents livres tournois, à pré-
lever sur leur communauté \
A peine relevée, la vaillante femme, qui dirigeait avec suc-
cès l'administration de ses États en l'absence de son mari,
occupé la plupart du temps au service du roi de France ou à
la revendication de son royaume de Naples, se remettait aux
' Je tire ce fait curieux des (lélibéralions du chapitre d'Angers, qui, à la suite
d'une lettre du Roi, où il protestait de sa vônération pour saint René et s'engageait,
si Dieu lui envoyait par son intercession un héritier mâle, à lui donner son nom,
fit célébrer un service solennel à l'autel du liienheureux évèque, le 11 décembre
1463. (Bibl. nat,, ras. lat. 22450, p. 107.)
' Arch. nat., P 1335, n° 160. Le duc de Lorraine, potit-fds de René, fonda jilus
tard une fêle spéciale en l'honneur du même saint dans l'église de Saint-Georges de
Nancy, avec distribution de pain aux pauvres, etc. (Arch. nat., KK 1120, f" 250.)
^ Ces dates nous sont révélées par le calendrier du livre d'iieurcs cilé plus
haut (ms. 17332).
* Archives Grille, citées par M. Marchegay dans le Bull, de la Suc. induslr.
d'Angers, n" 1, 24" année {les Fontaines du roi René, p. 1).
6 NAISSANCE DE RENÉ. [1409]
affaires : dès le mois de mars on la voit reprendre sa place au
conseil royal qui siégeait à Angers \ Mais Louis II dut faire
au moins une courte apparition dans cette ville pour assister
à la naissance de son fils : il s'en trouvait alors très-rapproché,
puisqu'on le rencontre à Tours quelques semaines avant et
quelques jours après % et il est de toute impossibilité qu'il
n'ait appris l'événement qu'en Italie, comme on l'a prétendu \
En faisant naître le jeune prince loin de son père, on com-
met le même anachronisme qu'en plaçant son berceau au mi-
lieu des glaces du grand hiver, qui sévit en 1407 et 1408.
Ces gelées extraordinaires étaient fondues depuis un an : ainsi
tombent toutes les considérations auxquelles des esprits in-
génieux ont pu se livrer à propos de cette prétendue coïn-
cidence.
Yolande, forcée d'abandonner les joies de la famille pour
les soucis de la vie publique, confia son nouveau-né à une
nourrice connue d'elle, et qui avait allaité déjà sa fille aînée.
Elle était vraisemblablement de Saumur; elle se nommait
Tiphaine la Magine, et vécut jusqu'en 14S9. C'est tout ce que
l'on sait de cette fidèle servante ; mais ce peu de notions em-
prunte un caractère touchant à la façon dont il nous a été
transmis. C'est René lui-même qui, plus tard, fit ériger à sa
nourrice, dans l'église de Notre-Dame de Nantilly, à Saumur,
un tombeau d'une composition charmante, où elle était repré-
sentée tenant sur chacun de ses bras un petit enfant enveloppé
d'un maillot fleurdelisé (Marie et René) , et qui fit graver sur
ce monument f épitaphe suivante :
« Ci gist la nourrice Thiephaine
« La Magine, qui ot grant paine
« A nourrir de Ici, en enfance,
« Marie d'Anjou, royne de France,
« Et après son frère René,
« Duc d'Anjou, et depuis nommé,
' Arch. nat., P 1334*, f°^ 97 et suiv.
2 IbitL, f» 95 vo, et P 2546, i" 28.
3 César de Nostredame ; Villeneuve-Bargemont, I, 5.
[1409-i;3i SES PREMIERES ANNÉES. 7
« Comme encore est, roy de Sicile,
« Qui a voullu en ceste ville,
« Pour graiit amour de nourreture,
« Faire faire la sépulture
« De la nourrice dessusdicte,
{( Qui à Dieu rendit l'àme quicte,
« Pour avoir grâce et tout déduit,
« Mil cccc cinquante et huit,
« Ou mois de mars, xm*^ jour.
« Je vous prye tous , par bonne amour,
« Affm qu'elle ait ung pou du vostre ,
« Donnez luy ugne patenostre *. »
On voit que René dut recevoir de Tiphaine mieux que des
soins mercenaires, et que sa gratitude ne s'affaiblit pas avec
l'âge ; il avait, en effet, cinquante ans lorsqu'il consacra ainsi
le souvenir de celle à qui sa sœur et lui avaient jadis donné si
« grand'peine. » Pourtant ce n'était qu'une humble femme,
car dans sa vieillesse elle vivait encore des libéralités du roi
et de la reine de Sicile ".
Aucune autre particularité ne signala la naissance et les
premières années de René. Sa position n'attirait pas encore les
regards, car un cadet de famille princière n'avait jamais qu'un
rôle assez effacé. Personne ne se doutait, assurément, de celui
qu'il remplirait un jour. Personne ne pouvait le voir, dans
l'avenir, recueillant l'héritage de ses pères, l'augmentant d'une
uianière inespérée, pour perdre ensuite un à un tous ses do-
maines et pour ensevelir avec lui les derniers débris de la
' Je rétablis cette épitaphe d'après la rectification faite dans la Revue de
l'Anjou (1834) par M. Marchegay, qui l'a lue sur la pierre tumulaire elle-même,
enchâssée dans le troisième pilier de la nef de Nantilly. Bodin, qui l'avait décou-
verte, et M. Godard-Faultrier, qui, au lieu de se reporter à l'original, en a re-
produit un fac-similé conservé à Oxford, eu ont donné une lecture inexacte,
surtout aux onzième et douzième \eTS (Rccherc/ies sur l'Anjou, I, 156;/e Château
d'Angers, etc., p. 132^. J'aurai l'occasion de revenir, dans la troisième partie de
ce livre, sur le tombeau de Tiphaine.
^ « A nostredit argentier, la somme de 110 s. t. pour quatre escuz d'or, que
lui avons fait bailler à lu Mesgine, nourrice de Monseigneur, en don par nous à
elle fait pour une fois. « Compte de Jeanne de Laval (1456-57), transcrit par
M. Marchegay. (Bibl. nat., acq. nouv. fr. 894, n" 450.)
8 ORIGINES DE LA MAISON D'ANJOU. [1246-1350J ^
puissance de sa maison , comme un flambeau qui jette des
clartés plus vives avant de s'éteindre pour toujours. Il im-
porte, pour mieux comprendre cette étonnante carrière, d'exa-
miner quelles étaient, au moment où elle s'ouvrit, la situation
politique et l'étendue de la domination de ces ducs d'Anjou,
qui furent mêlés pendant plus d'un siècle aux événements les
plus importants de notre histoire: aussi, avant d'aller plus
loin, remonterons-nous quelque peu en arrière pour retracer
brièvement leurs origines.
L'Anjou , dont les anciens comtes étaient montés , par suite
d'une alliance heureuse, sur le trône d'Angleterre, avait été
une première fois réuni à la couronne de France par Philippe-
Auguste, agissant comme suzerain et comme vengeur du
meurtre dont Jean sans Terre s'était souillé sur la personne
d'Arthur de Bretagne, son neveu. 11 en fut séparé de nouveau
par saint Louis, qui en donna l'investiture, l'an 1246, à son
frère Charles I", fondateur de la première maison des comtes
apanages d'Anjou '. Un autre mariage, celui de Marguerite,
petite^fiUe de Charles F% avec Charles de Valois, amena une
seconde réunion, qui s'accomplit par l'avènement au trône du
fds de ce dernier, Philippe de Valois. Jean, fils de Philippe,
en fut aussi investi , pour lui et ses enfants mâles, avant de
devenir à son tour suzerain et roi ^
> Arch. nat., J 775, u» 4; pièces justificatives, n» 1.
2 II n'est pas sans intérêt de reproduire ici la nomenclature des comtes
d'Anjou telle qu'elle se conservait au xv^ siècle dans les archives de René, qui avait
prescrit des recherches à leur sujet. On sait qu'il règne des incertitudes sur la
chronologie de ces princes. La liste que voici diffère quelque peu de celle^que
donne l'Ait de vérifier les dates (XIII, iO et suiv.) ; mais elle offre en même temps
des erreurs évidentes : « Challemaine le Grant. — Loys le Débonnayre. — Charles
le Chauf. — Tcrcules. — Tarculphus (ces deux derniers font sans doute double
emploi). — Enjouguier (Ingelger). — Fouques le Roux. — Enjouguier le second.
— Fouques le Desraé. — GeulTroy Grise-Gonelle (c'est poiu' y\er). — Eurdeu le fils
Geuffroy. — Girard Morice. — Fouques Nerra. — Geuffroy Martel le très-l)on. —
Geuffroy Barré. — Fouques Rcchin le premier. — Geuffroy Martel le second.
— Geuffroy Martel qui gasta Foucpies Rechin. — Henry fils Geuffroy Malmy. —
Henry fils Henry. — Kiciiard Cource-Léon. — Geuffroy Plantagcnet. — Artur fils
^1 351-60] LOUIS I. 9
C'est au milieu des malheurs du règue de Jean le Bon que
prend naissance la maison ducale d'Anjou. Lorsque ce prince
eut hérité de la couronne, le titre de comte d'Anjou passa na-
turellement à son fils cadet, Louis. Il lui est déjà donné dans
un acte du mois de juin 1351, par lequel son père, en vue
(lu mariage qu'il projetait pour lui avec Jeanne, fille du roi
d'Aragon, lui cédait une partie de la ville de Montpellier:
ainsi VArt de vérifier les dates se trompe en plaçant seule-
ment en 1356 son avènement au comté'. Mais il n'obtint
qu'au mois d'octobre 13G0 la donation en forme et l'érection
du fief en duché-pairie, qui furent une des conséquences de
la journée de Poitiers et du traité conclu ensuite à Bre-
tigny. Dans cette lamentable bataille, le jeune prince, âgé de
dix-sept ans, avait eu un commandement, et, s'il n'avait pu,
comme son plus jeune frère Philippe, le futur duc de Bour-
gogne, protéger de son corps la personne du Roi, il s'était du
moins attaché aux pas du Dauphin dans sa retraite forcée. La
convention qui rendit la liberté à Jean, au bout de quatre ans de
captivité, stipulait que de nobles otages viendraient prendre sa
place à Londres. Louis, désigné dans le nombre, s'offrit pour
son père avec un empressement méritoire, que la prison devait
plus tard refroidir. Avant son départ et aussitôt après la ratifi-
cation du traité, le Roi, pour le récompenser, rendit en sa faveur
deux lettres patentes datées de Calais : la première lui assi-
gnait définitivement , à titre d'apanage , le comté d'Anjou^,
celui du Maine, qui lui avait toujours été adjoint dans les par-
tages antérieurs, la baronnie de Ghàteau-du-Loir et la sei-
gneurie de Champtoceaux; la seconde le créait duc et pair, et
attribuait à rx\njou le titre de duché ^
(îotiffro}'. — Pliilipiie le bon roy. — Loys le Franc-Léon. — Charles de Sezille et
lie Jherusalem. — Charles le second. — Charles fils au roy de France, comte
d'Aiençou el d'Anjou. — Philippe d(î Valoys, puis roy de France. — Jehan son
fils, depuis roy. » Suivent quatre ducs d'Anjou : Louis I, Louis II, Louis lll et
René. (Arch. nat., P 1334', in fine.)
' Arch. nat., JJ 80, n° 733. Jrt de vérifier les dates, XIII, 71.
2 Arch. nat., P l^.'ÎV, n"' 2, 3, 4 ; pièces justificatives, n" 2. Le premier acte
est rédigé sous deux formes, en latin et en français.
10 LOUIS I. [1360-63]
Dans cette double constitution, Jean fait valoir l'amour filial
et la parfaite obéissance que son second fils lui a toujours té-
moignés, en particulier le grand acte de dévouement par
lequel il a volontairement accepté des fers. Son apanage est
déclaré transmissible à ses descendants mâles avec toutes les
prérogatives qui en dépendent, haute, moyenne et basse jus-
tice, droits de propriété, droits féodaux, collations de béné-
fices, réserve faite toutefois des droits de régale, des exemp-
tions des églises cathédrales, de la foi et hommage, du ressort,
du droit de monnaie et des autres privilèges delà souveraineté.
Louis, ayant prêté l'hommage le jour même, est investi du
duché et pourra prendre possession des terres quand il lui
plaira (donc il n'en avait pas auparavant la jouissance effec-
tive). Les vassaux de la couronne lui rendront les devoirs
qu'ils rendaient au roi. La Chambre des comptes de Paris re-
tranchera de la comptabilité des receveurs royaux les produits
des domaines cédés.
Telles étaient les bases ordinaires de ces sortes de dona-
tions, qui, à côté d'inconvénients sérieux, offraient des avanta-
ges dont on ne peut plus guère sentir le prix aujourd'hui. Elles
n'étaient pas de vj-aies aliénations et ne créaient pas un État
dans l'État, puisque le Roi conservait toujours l'autorité su-
prême, et son parlement la connaissance des appels. Mais elles
facilitaient la bonne administration dans des temps où la dis-
tance, la rareté des relations rendaient incertaine et lente
l'action du pouvoir central. Elles constituaient des délégations
de la royauté et, pour ainsi dire, de grands gouvernements,
avec les revenus et l'hérédité en plus ; encore, une bonne partie
des impôts étaient-ils perçus par le fisc royal, et l'hérédité
s'arrêtait-elle en cas d'extinction de la ligne masculine. Il y
avait là un puissant élément de décentralisation , une source
de vie et de prospérité pour les capitales de province. On en
aura la preuve dans l'étude que je me propose de consacrer à
la condition administrative du duché d'Anjou sous le roi René.
Après deux ans de captivité en Angleterre, Louis et les
autres otages obtinrent d'être ramenés à Calais, pour être
[1363-761 LOUIS I. 11
délivrés aussitôt que l'exécution du traité de Bretigny, dont
on avait permis au Roi d'avancer le terme, serait complète.
L'impatience de la liberté, bien naturelle dans un cœur de
vingt ans, fit devancer l'heure au duc d'Anjou: il trouva
moyen de s'évader et revint trouver son père, qui le blâma,
dit-on, et qui retourna lui-même à Londres. Est-ce un scru-
pule de loyauté qui dicta cette conduite au monarque cheva-
leresque? Est-ce, comme on l'a murmuré, une chaîne plus
douce qu'il allait retrouver à la cour de son ennemi ? Le reste
des otages était toujours dans les mains des Anglais et leur
eût offert une garantie bien suffisante encore, puisque d'autres
princes du sang en faisaient partie. Mais ce n'est pas le lieu
de résoudre un tel problème. La mort inopinée de Jean le Bon
vint, d'ailleurs , terminer la question et appeler Louis à un
autre rôle.
Sous le règne de Charles V, le duc d'Anjou, entré en pos-
session de son apanage, se signala particulièrement comme
lieutenant du Roi en Languedoc, en Guyenne, en Dauphiné.
Les Anglais éprouvèrent plus d'une fois, à leurs dépens, ses
talents militaires ; il fut le compagnon d'armes et l'ami de
Duguesclin, qui lui donna, en 1377, sOn hôtel de Cachan, près
Paris '. Sa libéralité le fit d'abord bien venir de la foule, et
le fit appeler le père du peuple. En Anjou notamment,
il sut mériter ce titre en remettant à ses sujets toutes les an-
ciennes dettes qui restaient à payer depuis trente ans aux re-
ceveurs. Cet acte avait pour but d'arrêter l'émigration et la
misère qui, par suite des guerres, dépeuplaient le pays.
« Plusieurs pouvres gens, orphelins et femmes vefves, disait
en effet le duc, et autres à qui fen fait demande et qui doivent
lesdits restes , sont tellement et si griefvement menez et en-
dommaigez par les sergens et commissaires qui ont esté envolez
ou temps passé pour les contraindre et exécuter et qui de
jour en jour les exécutent et contraignent , que les uns quiè-
rent le pain de huys en huys, et les autres sont en voye de
' Aich. nat., P 1338, n" 469'.
12 LOUIS I. [1376-80]
laisser le païs, et laissent de fait les maisons, vignes et héri-
tages de leurs pères, parents et prouchains cheoir et aller en
ruyne et en fresche, pour ce qu'ils n'osent soy faire leurs hoirs
et que aussi ils ne pevent trouver ne recouvrer les lettres de
quictance ne descharges..., perdues et arses, et leurs tes-
moings mors, par le fait des guerres et de mortalilez * . » En même
temps il remettait aux capitaines et gens d'armes qui l'avaient
servi les sommes qu'il avait dû leur avancer sur leurs gages.
Mais les énormes besoins de l'État et ses propres affaires, outre
l'amour du luxe, général à cette époque, devaient bientôt l'obli-
ger à des rigueurs tout opposées. On trouve encore des traces de
son administration dans la création de la Chambre des comptes
d'Angers, dans la réglementation de la poissonnerie de cette
ville et des divers métiers de celle du Mans. Il fit réparer les
châteaux et forteresses de l'Anjou, exposés aux attaques de
l'ennemi, entre autres celui de sa capitale, et le Roi lui céda
pour cet objet le produit des francs-liefs et nouveaux acquêts
de ses terres -.
A l'avènement de Charles VI, Louis I fut choisi pour ré-
gent de préférence aux ducs de Bourbon et de Bourgogne.
Déjà, entre ce dernier et lui, se manifestaient les symptômes
d'une rivalité qui allait s'accuser et se perpétuer chez leurs
enfants. Phihppe avait toujours été le préféré de son père
depuis la bataille de Poitiers ou même avant ; à de grandes
qualités il joignait une vaste ambition et une sourde jalousie
contre son frère. Le public ne l'ignorait pas ; on parlait alors
de prophéties qui annonçaient la destruction de la maison de
Bourgogne par un héritier du sang d'Anjou. Les efforts de
Philippe et des autres princes qui composaient le conseil royal
ne tendirent qu'à éloigner le régent : ils réussirent, grâce à
l'événement qui fonda en réalité la puissance des ducs d'An-
jou et fixa fatalement les destinées de leur famille.
• Acte daté rlc Saunuir, le 20 juin 137U. Arch. nat., P 1334^ n» 7, f» 37 \°.
- Arrh. nat., P 1334', n» 7; 1344, n» 5G3 ; JJ IIG, n» 99. V. aussi les comptes
de la tiésorerie de Louis I {IlncL, KK 242), où se trouvent consignées des dépenses
pour la restauration du château d'Angers, pour des objets d'art, d'orfèvrerie, etc.
l1380J succession DE NAPLES ET DE PROVENCE. 13
Jeanne, reine de Sicile (c'est-à-dire du royaume de Naples)
et comtesse de Provence, descendante de Charles 1", frère de
saint Louis, serrée de près par des compétiteurs redoutables,
venait de se jeter dans les bras de la maison de France en
adoptant Louis I, frère du Roi et son parent, pour fds et
successeur. On a souvent attribué cette résolution à l'influence
du pape d'Avignon, Clément VII, l'ami dévoué du duc d'Anjou,
et aux menées ambitieuses de ce prince lui-même. Il est certain
que Clément espérait trouver en lui un appui pour sa propre
cause en Italie, qu'il lui promit de l'indemniser de ses frais
et qu'il révoqua certaines restrictions apportées par les papes
à l'investiture du royaume de Sicile, afin de permettre à
Jeanne d'en disposer librement en faveur de son candidat*.
Mais il faut voir aussi dans cet acte important un résultat de
la politique de la cour de France et l'accomplissement d'un
désir longtemps nourri par le sage, par l'habile Charles V. Ce
roi, qui comprenait tout le prix de la prépondérance française
en Italie, avait d'abord essayé, en traitant le mariage de son
lils cadet avec Catherine, fille de Louis de Hongrie, de reven-
diquer les droits de ce dernier au trône de Naples. Tous deux
s'étaient promis de négocier de concert auprès de la reine
Jeanne pour obtenir sa succession ; ils devaient insister, au
besoin menacer^ : le roi de Hongrie alla même plus loin.
Ensuite Charles V avait fait faire une enquête, d'où il sem-
blait résulter que le testament de Robert, prédécesseur de
Jeanne, donnait, pour le cas où celle-ci mourrait sans enfants
mâles, le royaume de Sicile à Louis de Hongrie, mais le comté
de Provence au roi de France ; que la chose était de notoriété
publique dans le pays ; qu'elle avait été annoncée en chaire à
Avignon par le cardinal de Comminges ; que la clause du
testament avait même été portée au roi Philippe de Valois,
qui, jugeant l'éventualité éloignée, n'y avait pas attaché une
' Âich. nat., J 512, u" 30.
' Traité de mariage de Louis de France et de Catherine de Hongrie, eu 1375
(Arch. nal., i 458.)
14 SUCCESSION DE NAPLES. [1380-82]
grande importance \ Si Robertn'avait pas voulu tout à fait cela,
il avait du moins légué conditionnellement la main de la
princesse Marie, héritière substituée à la princesse Jeanne,
soit au fils aîné de Jean, duc de Normandie, soit à son fils ca-
det, c'est-à-dire à Louis I en personne^. L'adoption obtenue
de Jeanne faisait triompher les prétentions du duc et la politi-
que du Roi par un moyen différent, mais bien plus efficace
encore. Autorisée par une bulle du 31 janvier 1380, elle fut
signée le 29 juin de la même année, et confirmée depuis par
Clément VII et d'autres pontifes ^ Elle portait que Louis, duc
d'Anjou, frère du roi de France, déclaré fils légitime de la
reine, et après lui ses enfants, ordine geniturse servato, succé-
deraient aux rois de Sicile, comtes de Provence, de Forcal-
quier et de Piémont, dans toutes leurs terres et seigneuries,
en vue de l'intérêt du royaume et du bien de l'Église, divisée
par le schisme. Louis devait prendre le titre de duc de Cala-
bre, attribué à l'héritier du trône; mais, par un acte ultérieur,
il fut autorisé à se faire couronner comme roi de Sicile, à
condition que Jeanne garderait sa qualité de reine et que
tous deux gouverneraient en commun *.
Deux ans après, Jeanne mourait étranglée par Charles de
Duras, et Louis, malgré la compétition de celui-ci, se trouvait
roi de fait. Sa dynastie inaugurait en Italie une domination
intermittente, traversée par des contestations et des luttes
continuelles, mais acceptée et reconnue plus d'une fois parles
populations et par les papes légitimes ; elle s'implantait en
Provence, malgré quelques résistances partielles, d'une façon
définitive, qui permettait d'entrevoir dans l'avenir la réunion
de ce pays à la France. Elle possédait désormais, outre son
apanage, un domaine propre et indépendant; elle devenait une
maison souveraine , avec laquelle il fallait compter. Mais la
' Arch. nat., J 291, n" 13.
' Papou, Hist. cic Provence, III, 146.
' Arch. liât., J 375, 11»=* i, 5; J 512, ii"^ 30, 31, 32, elc.
^ Il/ul., .1 512, 11° 34.
[1382-84] SUCCESSION DE NAPLES. lo
pensée de Charles V, qui était celle de saint Louis, n'en pa-
raissait pas moins réalisée.
En adoptant le duc d'Anjou, Jeanne lui avait demandé
un secours immédiat. Renouvelant ses instances auprès de
Clément VII et des cardinaux, et faisant valoir les dom-
mages qu'elle souffrait pour leur cause, elle les avait sup-
pliés de faire accélérer le départ de son fils^ Les princes,
comme on Ta vu, étaient loin de le retarder. Louis réunit une
armée imposante et des sommes énormes ; mais il perdit du
temps à s'assurer la possession du comté de Provence, dont
il était assez disposé à se contenter, dit-on. Les instances du
pape le déterminèrent à se mettre en marche pour l'Italie, à la
tête de son armée, le 13 juin 1382 : il était déjà trop tard; le
meurtre de Jeanne était consommé. Sur sa route, le nouveau
roi de Sicile s'était ménagé le concours effectif du duc de
Savoie et du seigneur de Milan. Malgré le contingent qu'ils
lui fournirent, il passa deux ans à guerroyer, pour ainsi dire,
dans le vide, contre un ennemi qui évitait sans cesse la ren-
contre. Charles de Duras comptait sur la famine et l'épuisement
de son adversaire, engagé au milieu d'une contrée des plus dif-
ficiles. Il ne se trompait pas : trahi par Pierre de Craon, qu'il
avait envoyé en France demander de l'argent à la duchesse et
qui, ayant reçu cent mille ducats, se les appropria ou les dé-
pensa en route % Louis consuma toutes ses ressources, vendit
jusqu'à ses vêtements, perdit ses soldats un à un. 11 mourut
lui-même un des derniers, navré de douleur, à Biseglia, près
de Bari, le 21 septembre 1384 \ On ne rapporta que son
' Arch. liai., J 1043, ii» 4.
- Ce fait, répété par plusieurs historiens, a été révoqué en doute par Dégly et
d'après lui par V^rt de vcrijier les dates (XVIII, 339). Leurs objections portent
cependant sur les circonstances plutôt que sur le fond, et il paraît certain que le
parlement rendit, en 1395, un arrêt contre Pierre de Craon, par suite duquel
celui-ci délaissa aux ducs d'Anjou la terre de la Ferté-I?ernard en hypothèque
des cent mille ducats levés par lui. (Arch. nat., P 1380% n° 3233.)
' L'Art de vérifier les dates place cette mort dans la nuit du 10 au 11 octobre
(XVIII, 339). D'autres la mettent au 20, au 22, au 30 septembre, ou même au î)
septembre de l'année suivante, et l'attribuent à des causes différentes. Je m'en
16 SUCCESSION DE NAPLES! [1384]
corps à Angers, où sa veuve le fit ensevelir dans l'église de
Saint-Maurice et fonda pour lui un anniversaire avec une
messe quotidienne '.
On a souvent accusé Louis I d'avoir, en vue de cette mal-
heureuse expédition, appauvri l'épargne l'oyale, accaparé le
trésor de Melun, aliéné et dispersé les joyaux de la couronne
de France. Il commit certainement, pour atteindre son but, des
exactions condamnables ; mais le dernier de ces reproches lui
doit être épargné, si l'on s'en rapporte à un document aussi cu-
rieux qu'authentique, contenant la nomenclature de toutes les
pièces d'orfèvrerie dont le produit fut employé à l'équi-
pement de son armée. Cet inventaire dit formellement que le
Roi lui avait prêté, pour aider au succès de sa conquête, une
grande quantité de vaisselle d'or et d'argent, dont une bonne
partie avait été déjà restituée en nature, et dont il restait à
rendre, à la date du 6 mars 1385, quatre-vingt-quatorze marcs,
deux onces et onze esterhns d'or, plus mille soixante-quinze
marcs, sept onces et onze esterlins d'argent. Ce reste, la reine
de Sicile s'engageait à le réintégrer ou à en verser la valeur
dans le trésor royal, lorsqu'elle en serait requise ^ Ainsi son
mari ne s'était rien approprié, et n'avait même pas utilisé la
totalité du prêt. Il déclare, d'ailleurs, dans son testament, que
le pape Clément lui avait prorais de lui rembourser, en cas
d'insuccès, tout ce qu'il aurait dépensé de son avoir person-
nel pour son expédition, et que, en ayant bien mis pour quatre
cent mille francs (chiffre énorme pour l'époque), il charge
son héritier de réclamer, s'il y a lieu, cette somme au pon-
tife \
tiens à la date marquée sur les ealendrieis de la famille d'Anjou (liibl. nat., mss.
lat. 1150% 17332, et ms. Duiniy 0.51, f" 55).
' Louis XI oonfiiina plus tard cette foudalion. (Arch. nat., P 1334", f" 58.)
- Arcli. nat., .T 375, n° G. Extraits des comptes et mémoriaux du roi René,
n" 535.
' « Item, comme nostrc saint père le pape (élément scptiesme nous ait promis
([ue ce que nous mettrons au fait de nostre emjiiisc il nous rendroit ou cas que
nous ne la pourrions accomplir, nous voulons que, ou cas dessusdit , luy soient
pour ce demande/, quatre cens mille frans, qtie nous avons bien mis du nostre pour
[1384J SUCCESSION DE MAJORQUE. 17
Indépendamment du trône contesté de Naples , Louis I
avait fait l'acquisition, peu connue, d'une autre succession
royale, qui devait doubler ses domaines. Jacques, dernier roi
de Majorque, venait d'être vaincu et chassé par Pierre d'Ara-
gon. Mais la force ne détruisait pas le droit. Isabelle, mar-
quise de Montferrat, lille du premier et son unique héritière
par suite du testament écrit en sa faveur par son frère \ se
trouvant impuissante à faire valoir ses légitimes prétentions,
céda au duc d'Anjou, par un acte en règle, daté du 30 août
1375, tous les États de son père, y compris le Roussillon ; elle
se réservait seulement pour sa vie le château et la ville de
Lavaur : les conditions étaient le payement de cent vingt mille
francs d'or, et, chose plus difficile, la conquête de ces pays.
Par un deuxième contrat, de l'année suivante, elle lui aban-
donnait la moitié par indivis du comte de Cerdagne, des prin-
cipautés d'Achaïe et de Morée, du duché de Clarence, et de
tout ce qui pouvait lui revenir en Roumanie et en Italie,
moyennant vingt mille francs d'or , plus une rente viagère de
septjnille francs. En 1383, Jacques, fils de François de Baux
et de Marguerite de Tarente, qui s'intitulait empereur de
Constantinople, prince d'Achaïe et de Tarente, lui légua aussi,
pour en jouir après lui, son prétendu empire et ses principau-
tés, à titre de proche parent de sa mère, de qui ils prove-
naient -. Mais tout cela était également à recouvrer. En réali-
sant ces magnifiques hérhages, Louis pouvait étendre sa
puissance depuis l'Espagne jusqu'à la Grèce; la domination
des Baléares, du Roussillon, de Montpellier, du Languedoc,
qu'il gouvernait au nom du Roi et où il avait des terres, de la
Provence, du Piémont, du royaume de Naples, faisait de lui
le maître absolu de la Méditerranée. Le rêve était trop beau
pour ne pas tenter son ambition. D'accord avec Charles V,
la dicte emprise. » (Aicli. uat., P 1334'', h° 33.) La condition posée par le pape
était bien le succès de l'expédition et non son entreprise, puisque le roi de Sicile
était alors depuis plus d'un an à eomijattie en Italie.
' Arch. nal., P 1354S n» 811.
= Arcb. uat., P 1354', n»« 843-851; P 13542, n»'' 865-872,
2
18 SUCCESSION DE MAJORQUE. [1384]
il envoya plusieurs ambassades au roi de Castille, au roi de
Portugal, à Hugues, juge d'Arborée, en Sardaigne, pour les
déterminer à entreprendre avec lui une lutte commune contre
l'Aragonais ^ Le premier lui promit d'agir diplomatiquement
et au besoin par les armes, si le roi de France prenait l'ini-
tiative. Le cardinal évêque de Tusculum, délégué du pape,
travailla même à amener une transaction à ce sujet entre
Pierre d'Aragon et le duc d'Anjou \ Mais Louis ne paraît
pas avoir poussé l'entreprise beaucoup plus loin. Son adop-
tion par la reine de Sicile vint détourner ses efforts d'un autre
côté. Il éprouva la vérité du vieux proverbe : Qui trop embrasse
mal étreint; et il n'eut du royaume de Majorque autre chose
que des archives ^, avec des droits qui n'étaient cependant pas
sans valeur, car le roi d'Angleterre se les fit céder plus tard
à titre de dot, en épousant Marguerite d'Anjou.
Heureusement pour ses héritiers, le duc Louis, — le grand
duc, comme on l'appelait au siècle suivant pour le distinguer
de ses successeurs, — leur laissa en France des possessions
plus assurées. Il avait ajouté à son apanage des biens propres
constituant, avec celui-ci, un ensemble de domaines très-
étendu. Les uns rayonnaient autour de l'Anjou et du Maine,
et arrondissaient ce vaste fief ; les autres étaient disséminés, et
donnaient à leur possesseur un pied dans des régions fort op-
posées. On ne doit pas compter le duché de Touraine, dont
le Roi l'avait investi pour sa vie seulement et dont il jouit jus-
qu'à sa mort, malgré l'opposition de la Chambre des comptes *.
' V. les instructions et les rapports de ses ambassadeurs dans le ms. fr. 3884
de la Bibl. nat., f»» 8, 30, C8.
- Bibl. nat., ilnd. Arch. nat., P 1354', n»s 84G-860.
■' Ces archives, peu considérables, mais intéressantes, se sont conservées dans
la Chambre des comptes d'Anjou. Elles comprennent des titres originaux sur
Montpellier et Majorque, dont le plus ancien remonte à 1103. Ou y remarque
aussi un mémoire juridique que Louis I fit rédiger pour justifier .ses prétentions,
contenant l'historique du royaume de Majorque et la copie d'un certain nombre
de pièces à l'ajjpui. Ce précieu.x volume a été oté de sa place naturelle, au.\ Ar-
chives nationales, pour être classé dans la section dite historique, sous le titre
inexact de Cartulaire de Majorque et sous la cote KK 1413.
' Arch. nat., J 375, n»** 2 et 3.
[1384J DOMAINES EN FRANCE. It)
Mais Mai'ie de Blois ou de Bretagne, fille du célèbre Charles
de Blois, qu'il avait épousée dès 13G0, et qui gouverna l'Anjou
en son absence, avec Pierre d'Avoir pour lieutenant, lui avait
apporté en dot plusieurs seigneuries importantes, et tous deux
depuis en avaient acquis d'autres, également transmissibles à
leurs enfants. On peut les grouper ainsi ;
Dans l'Anjou et le Maine, mais en dehors du domaine pri-
mitif, la châtellenie de la Roche-au-Moine ou la Roche-au-
Duc, achetée vingt mille francs d'or de Guillaume de Graon,
vicomte de Ghâteaudun, sire de la Ferté-Bernard, en 1370
(revendue plus tard par la reine Yolande à Charles, sire de
la Tour ^) ; la seigneurie de Sablé et Précigné, cédée par
Amaury, sire de Graon, qui s'en réserva l'usufruit, en 1371,
et par Isabelle, son héritière, en 1376 (vendue ensuite par la
reine Marie à Pierre de Graon, le 13 juin 1390, pour cinquante
mille francs d'or, puis par celui-ci au duc de Bretagne, en
1392, pour le même prix, et enfin rachetée par Marie, en
1394, pour cinquante mille huit cents francs ^) ; la terre de
Brulon, acquise, en 1371, de Guillaume de Matefelon, che-
valier, qui la tenait du sire de Graon, et sur le prix de laquelle
douze cents francs d'or furent payés en 1380''; celle de
Mayenne-la-Juhel, comprenant Ernée, Villaines et Pontmain^
apportée par Marie de Bretagne ^
Dans le Poitou, la seigneurie de Mirebeau, acquise d'Isa-
belle, comtesse de Roucy et dame de Mirebeau, moyennant
dix-huit mille francs d'or, en 1379 ^ ; la seigneurie de Loudun,
donnée au duc par Charles V, le 4 février 1367, aux mêmes
conditions que l'Anjou, pour le dédommager de celle de Ghamp-
toceaux, qu'il lui avait fait céder au duc de Bretagne en
exécution d'un traité de paix conclu avec ce dernier ^ ; les
' Arch. nat., P 1334% n» 7, fos 2-8, et KK lllG, f» 542 \".
2 Arch. nat., P 1334=, Ujid., et P 1344, nos 58G-602.
3 Arch. nat., P 1334% ibld., et P 1344, n» G06.
< Arch. nat., P 1334'% n"' 54,65.
'■> Arch. nal., P 1340, w 478.
" Arch. nat., P 1340, ïv> 405. Le duc de Bretagne recéda Champtoceaux au duc
20 DOMAINES EN FRANCE. [1384]
terres de Ghampigny-sur-Veude, de la Rajace et du Coudray,
acquises de Jeanne, dame de Beauçay, femme de raessire
Charles d'Artois, en 1376 ' ; les châtellenies de Talmont, Al-
lonne, la Chaize, les vicomtes de Curzon et de Brandois, les
terres de la Chaume, des Sables d'Olonne et de l'île de Ré,
données par Isabelle d^Avaugour, vicomtesse de Thouars, à
sa nièce Marie de Blois, avec clause de retour conditionnel à
Henri de Bretagne^; le fief de Renoué, acheté cinq cents
francs d'or à Guyon Mauvoisin^ en 1375 (transporté ensuite
à l'abbaye de Fontevrault, en remboursement de neuf cents
écus prêtés au duc par les religieuses en 13G0 ').
Dans rile-de-France et l'Orléanais, les comtés d'Étampes et
deGien, avec les châtellenies d'Aubigny et de Dourdan, cé-
dés, sauf l'usufruit, par le comte d'Étampes en 1381, en même
temps qu'une rente de deux mille livres sur le trésor royal
(ces deux comtés, ou du moins les droits à leur succession
furent donnés ultérieurement au duc de Berry en place de la
principauté de Tarente, que Louis I lui aVfiit promise et
n'avait pu recouvrer''; les terres de Chailly et de Longjumeau,
apportées par Maiie de Blois ^ ; trois hôtels à Paris, à Bicôtre et
à Cachan, le dernier provenant, comme on Ta vu, de Dugues-
clin, qui le tenait du duc de Berry (passé plus tard à Charles
d'Anjou, comte du Maiiie, qui possédait aussi les hôtels de la
(jrandc et petite Barbette, à Paris '').
En Normandie^ la chàtellenie de la Roche-Mabile et autres
d'Anjou en 1387, à la condition qu'il se chargerait d'une rente de deux mille
livres tournois due par lui à Jeanne de Bretagne, couitessc de Ponthièvre, (Arch.
nat., P 1339, n» 438.)
' Arch. nat., P 133i% n" 7.
2 Arch. nat., P 13U, no 53G.
3 Arch.^nat., P 1334% n" 7.
* Arch. nat., P 1345, n"» G44-G48.
•'' Arch. nat., P 1334'*, n"* 54, 55. Ces deux terres réunies appartenaient à la
maison de Blois ou de Bretagne depuis 1331 seulement. A cette date, Philippe de
Valois les avait échangées avec le duc de Bretagne Jean 111 coutre la ville de Saiut-
James de Bevron, que ce dernier tenait en don de Louis le llulin. {lùhl., P 1345,
n» G40.)
« Arch. nat., P 1345, n"' G41-643; P 1334", n° 33.
[1384] DOMAINES EN FRANCE. 21
terres en dépendant, que le Roi confisqua pour cause de ré-
Jjellion sur Isabelle d'Avaugour et donna au duc en 1371 ';
le fief de Bovilette et tout ce que possédait dans ce pays le
duc et la duchesse de Bretagne, qui le donnèrent en dot à leur
fille Marie-.
Dans le nord, le comté de Guise, y compris Hirson, Oisy,
Englancourt, apporté encore par cette princesse ^ ; le comté
de Roucy, vendu au duc par Isabelle de Roucy en 1379, ainsi
que le château de Rochefort et autres dépendances (biens re-
vendiqués ensuite par l'oncle d'Isabelle^, Simon de Draine, à
qui le parlement les adjugea'').
Dans le Languedoc, le comté de Lunel^ acquis en 1381 du'
comte d'Étampes, qui le tenait en don du roi Jean depuis
13G1 (recédé à Isabelle, marquise de Montferrat, en 1382, à
la place du revenu annuel que le duc devait lui servir, avec
réversion, après la mort de cette princesse, à Jean_, duc de
Berry, pour la même raison que les comtés de Gien et d'É-
tampes ^).
Louis I avait acheté, en outre, de Jean de Bueil le péage
de Tours, avec des maisons dans cette ville ; de Jean_, sire du
Faige (appelé ailleurs sire d'Usaiges) , foffice de vidame du
' Arch. nat., P 1345, n» 633. Olivier Dugnesclin, comte de Longueviile, avait
aussi des droits sur la Roche-Mabile : il les céda à la duchesse d'Anjou en
1398, moyennant la somme de quatre mille francs. [Ibid., n" 634.)
^ Arch. nat, P 133i"% n^^ 51, 55.
' Arch. nat., ib'ul. Le comté de Guise était venn dans la maison de Blois au
commencement du XUIe siècle, par Marie, fille de Gautier d'Avcsnes et de Mar-
guerite, comtesse de Blois; elle-même en avait hérité de son père(/^/7 de vérifier
les dates, XF, 393). On verra plus loin cpie ce fief fut vendu par René en 1433, pour
faciliter le payement de sa rançon, à Jean de Luxembourg, comte de Ligiiy. Il
revint en liH à Charles d'Anjou, comte du Maine, par suite de son mariage
avec Isabelle de Luxembourg (P 1334'», n<« 88, 89), et n'échut que plus tard à
la maison de Lorraine, quoiqu'on lise dans un autre volume de l'Art de vérifier
les dates (XIll, 402) qu'il forma l'apanage des cadets de Lorraine dejuiis le ma-
riage du duc Raoul avec une autre Marie de Blois, vers 1334.
* Arch. nat., P 1334-, no 7 ; P 1345, no« G50-G53. Art de vérifier les dates,
XII, 292.
^ Arch. nat., P 1352, n^^ 712, 713, 718, 719.
22 DOMAINES EN FRANCE. [1384]
Mans, avec une rente sur la recette du Maine, puis d'autres
rentes sui- les châtellenies de Loudun et de Monsoreau, sur le
péage de Langeais, sur l'échiquier et la vicomte de Rouen, etc.
Par son testament, rédigé à Tarente le 26 décembre 1383 et
suivi, l'année d'après, d'un codicille, il légua ces divers biens à
Louis II, son fils aîné, excepté les comtés de Guise et de Roucy
et la terre de Chailly, qui formèrent la part de Charles, prince
de Tarente, son fils cadet. Si cependant le premier devenait
maître du royaume de Naples, l'héritage du second devait être
augmenté des comtés d'Étampes et de Gien et de la terre de
Rochefort, ainsi que du duché de Duras et du comté d'Albeen
Italie. Jean de Bueil et Pierre d'Avoir , conseillers du roi de
Sicile, devaient aussi jouir pendant leur vie, le premier de
Mirebeau, le second de la Roche-au-Duc \
Ces deux personnages étaient désignés par Louis I pour
aider sa veuve dans le gouvernement de ses États pendant la
minorité de son fils, ainsi que l'évêque d'Angers, l'évêquedu
Mans et plusieurs personnages notables. Marie se priva vo-
lontairement du secours de Pierre d'Avoir, qui lui portait om-
brage ; mais elle utilisa fréquemment les lumières des autres
dans l'exécution de la tâche multiple qui lui incombait. En
Provence, elle sut pacifier les discordes civiles et affermir la
domination de la maison d'Anjou, qui allait bientôt y devenir
l'objet d^un religieux attachement. Des intrigues, nées à la fois
de l'animosité de ses adversaires et de la jalousie des princes
du sang, faillirent d'abord ébranler cette domination. Un cer-
tain nombre de gens d'Église, de nobles et d'autres habitants
étaient venus supplier le Roi de prendre le pays sous sa pro-
tection pendant la lutte des deux partis. Charles VI et ses
conseillers eussent été bien aises d'en prendre prétexte pour
saisir le comté, et le duc de Berry s'y rendit lui-même pour
sonder le terrain. Mais l'affaire échoua par le refus des Pro-
vençaux , et il résulta des informations prises que les sup-
' Arch. nat., P 133-4", n"^ 33, 34, 35, 53; P 1334', n» T ; P 1345, n" G22;
P 1380-, n" 3233; J 375, n" 1; KK 1116, f" 541.
[1385-8S)J LOUIS II. 23
pliants étaient des partisans de Giiarles de Duras, n'ayant
aucune mission pour demander la mainmise, mais seulement
pour obtenir la médiation du Roi en faveur de la paix. Clé-
ment VII, qu'on avait dit favorable à cette tentative, s'en dé-
fendit vivement, et répondit aux ambassadeurs royaux qu'il
soutenait les princes d'Anjou parce qu'ils avaient un droit
certain sur la Provence ; que, s'il eût pensé que le roi de
France eût des titres supérieurs, il n'eût pas manqué de pren-
dre ses intérêts, et qu'on l'avait calomnié en l'accusant d'a-
voir brûlé le testament du roi Robert, sur lequel on voulait
appuyer les prétentions de la couronne*. L'habileté de la
reine Marie, la mort de Charles de Duras, la lassitude du
pays, contribuèrent à apaiser tous les débats : la révolte de
Raymond de Turenne devait être la dernière manifestation
d'opposition locale. Charles VI en personne et presque toute
la maison de France assistèrent au couronnement de Louis II,
que le pape célébra en grande pompe à Avignon^ le l^" no-
vembre 1389^, et consacrèrent par leur présence l'autorité
de la dynastie angevine : c'était toujours une dynastie fran-
çaise, et son affermissement pouvait être considéré comme
une demi-annexion.
Louis II avait alors douze ans. Déjà son père, avant de
mourir, avait fait négocier pour lui deux mariages qui de-
vaient ménager à sa cause des appuis fort utiles, le premier en
France, le second en Italie : Jeanne, fille du comte d'Alençon,
et Lucie, fille du vicomte Barnabo, seigneur de Milan, furent
successivement accordées au jeune prince ^ Mais, pour des
motifs qu'on ne connaît point, ces projets échouèrent. En
1 Arch. nat., J 291, n»» 2-5.
' V. « l'ordonnance et mystère de la coronation du roi Loys », aux Arch. nat.,
P 1334', n° 7, fo 12 v ; reproduit dans le Cérémonial de Godefroi d'après un
des anciens manuscrits de Brienne conservés à la bibliothèque du Roi.
^ Des contrats furent même signés pour ces deux mariages, dont les historiens
ne parlent pas. (Arch. nat., P 1334'*, n°^ 5G, 57.) Le doge de Venise, avait, paraît-
il, proposé une troisième alliance pour Louis II, celle de la propre sœur de
Ladislas de Duras, qui eût éteint tout germe de discorde au royaume de Naples.
(Villeneuve- Bargemont, I, 375.)
24 LOUIS II. [1390-96]
1370, la reine Marie commença à rechercher pour son fils une
alliance encore plus brillante au point de vue politique, qui,
par une obligation malheureuse, a toujours primé les autres
dans les familles souveraines. Il ne s'agissait de rien moins
que de faire épouser l'héritier d'Anjou à Tune des deux filles
du roi Jean I d'Aragon, union qui pouvait prévenir la riva-
lité des deux maisons et déterminer l'intervention des Arago-
nais, maîtres de Tîle de Sicile, contre Ladislas, fils de Charles
de Duras, détenteur du royaume de Naples. On conçoit que ce
projet devait rencontrer de grands obstacles, principalement
à cause des prétentions léguées par Louis I à son fils sur la
succession de Majorque. Une première promesse fut cepen-
dant échangée; puis, en attendant l'âge nubile, Louis I par-
tit en Itafie et poursuivit, avec l'aide de Charles VI \ l'entre-
prise de son père, en s'emparant des châteaux de Naples et
d'autres places importantes. Pendant ce temps, Jean d'Aragon
mourut et son frère Martin lui succéda. Craignant sans doute
un changement de politique, la cour de France, intéressée elle-
même à ce mariage, fit demander au nouveau roi, en 1396, de
confirmer les engagements pris par son prédécesseur. Sa dé-
marche eut , au contraire , pour résultat de provoquer une
protestation formelle de la future épouse contre toutes promesses
antérieures. Dans cet acte singulier, qui était resté ignoré,
Yolande déclare qu'elle n'avait que onze ans lorsque les délé-
gués du roi de Sicile ont obtenu d'elle un consentement pré-
maturé ; qu'à présent, parvenue à la puberté, elle n'a aucune-
ment l'intention de persévérer ; si le chevalier envoyé par le roi
de France ou toute autre personne lui arrache jamais une parole
pouvant être interprétée dans un sens contraire, elle la désa-
voue à l'avance ; ce dont elle et ses parents demandent procès-
verbal -.
' Le Roi lui donna notamment, en 1391 et 1392, la moitié des aides levés pour
la guerre dans ses pays d'Anjou, du Maine et autres, afin de lui permettre decon-
(|uérir le royaume de Sicile. (Arch. nat., K 5i, n° 11.)
- K Durit 'verbolemis qubd, licet ipsa cxistens impii/ies, lioc est in undec'tmo anno
suc. elalis, coniraxisset cnm qu'thiisdam procurât ori bus illitsiri domini Ludovici,
[1396-14001 LOUIS II. 25
La jeune princesse agissait-elle, comme ces derniers mots le
donneraient à entendre, sous la pression de son oncle? Ou son
refus cachait-il un de ces caprices du cœur, si violents sous le
ciel de l'Espagne ? Quoi qu'il en soit, elle changea de sentiment,
et on la vit bientôt se donner à sa nouvelle patrie avec autant
d'ardeur qu'elle avait d'abord témoigné de répugnance. Louis,
qui, au bout de neuf ans, avait éprouvé la perfidie des capi-
taines italiens et perdu ses conquêtes, était de retour depuis
peu en Provence, lorsque les dernières difficultés furent apla-
nies. Il se déguisa pour aller attendre sa fiancée à Montpellier,
voulant la juger par lui-même: il en revint très-épris, car
c'était , au témoignage de Juvénal des Ursins , une des plus
belles créatures qu'on pût voir '. Leur mariage fut solennel-
lement célébré dans la ville d'Arles, le 1" décembre 1400 ^
et suivi de fêtes brillantes. Yolande avait alors environ vingt
ans, et Louis vingt-trois. Ainsi fut consommée cette alliance
qui devait être si heureuse pour la maison d'Anjou et pour
la France tout entière. Les hommes en espéraient des fruits
qui ne se réalisèrent pas. Mais Dieu, qui comprend mieux que
nous notre bonheur, en fit découler des avantages bien plus
précieux : au lieu de provinces, au lieu d'appuis ou de droits
nouveaux , la maison royale acquit par là une femme supé-
rieure , une de ces reines-mères comme l' Espagne en a donné
plusieurs fois à notre pays , mais tempérant par un mélange
Jheritsalem et Slcilie régis, per verha de presenli ilcnolancia ma/rinwiiiiim i/ifer
enni et ilictitm Jlieriisalem et Sic'ilîe regern, non /amen fuit ipsa domuia infantissa,
ex quo ad annos puhertatis devenit, intencionis persei-erandi et jiersistcndi in volnn-
tate;... imo prolestata fuit qubd, si forte ciiidam militi, qui ad dictum dominum
regem Aragonie patrem suum ex parte Fraude régis pro negociis, ut dice/>atur,
dicti re"is Jlierusalem et Sicilie noviter venerat, auf aliciii altcri persane, tune vel
eciam iii futurum, ipsa diceret aut faceret aliqua que trahi passent forlassis ad de-
uotacioncm perseverancie seii persistencie voluntatis prémisse, non iiitcndebat illa
dicere aut facere ed mente... ■» (Bibl. nat., Lorraine 2G, no l8.)
' Villeneuve-Bargemont, I, 375. Il existe encore un portrait d'Yolande sur uu
des vitraux de la cathédrale du Mans, reproduit par M. de Lasteyrie dans son Hist.
de la peinture sur verre (pi. LU).
' Bihl. nat., ms. lat. 17332, calendrier.
iC LOUIS II. I1400-07J
de sang français les qualités énergiques de sa race paternelle \
d'une vertu exemplaire, d'une rare intelligence, ambitieuse
pour ses enfants , mais d'une ambition juste et honnête , ne
l'empêchant pas de chercher le bien de ses sujets. Elle devait
former René et Marie d'Anjou : elle allait élever aussi un Dau-
phin proscrit, abandonné des siens, et conserver à la France
démembrée le dernier espoir de la royauté nationale.
Les années qui suivirent son mariage furent partagées par
Louis 11 entre l'administration de TAnjou et de la Provence
et le service de son malheureux cousin Charles VI , dont il
protégeait la faiblesse au conseil comme dans la guerre. Bien-
tôt, en effet, commença la triste lutte des Armagnacs et des
Bourguignons, qui divisa toute la nation en deux partis achar-
nés. La gloire du duc d'Anjou fut de ne s'associer à aucune
de ces factions, mais de s'attacher uniquement aux intérêts du
Roi et de la nation ; aussi gagna-t-il promptement l'estime et
l'amour de tous deux. Cependant ses alliances et une sympa-
thie naturelle l'attiraient plutôt du côté du duc d'Orléans.
Le meurtre de ce prince, le 23 novembre 1407, vint tout à coup
attiser plus vivement la discorde. Louis fut presque témoin
du drame fatal : il reçut même, suivant Alain Ghartier, des
aveux échappés au coupable dans un moment de trouble et
de remords. Le duc de Bourbon, survenant après l'entretien,
lui reprocha d'avoir laissé sortir le duc de Bourgogne sans le
faire arrêter. Mais la douleur d'avoir perdu un tel parent
l'avait stupéfié ; il n'avait pas voulu en perdre un second à la
fois ^
Cependant l'horreur inspirée par cet événement ne fut pas
moins grande chez lui que dans le public. Il la manifesta hau-
tement, et , malgré la puissance de Jean sans Peur, devenu
plus redoutable que jamais, il lui en donna un peu plus tard
une preuve éclatante. Catherine de Bourgogne, fille de ce
prince, venait d'être promise et fiancée, un mois auparavant,
' La mère d'Yolande d'Aragon était Yolande de Bar, pelitc-fille du roi Jean.
2 Alain Cliartier, éd. Diichesne, p. 11.
I1407-13J LOUIS II. 27
au fils caîné du roi de Sicile, qui devait être un jour Louis III
et qui n'était encore qu'un enfant de quatre ans \ Elle avait
été remise aux parents de son futur mari pour être élevée avec
lui , suivant un usage qui diminuait l'inconvénient de ces
unions forcées en permettant aux enfants destinés l'un à
l'autre de se connaître et de s'aimer de bonne heure. On espé-
rait éteindre par là les germes de l'hostilité naissante des
deux maisons princières. L'attentat de 1407 creusa, au con-
traire, un abîme entre elles. En vain le duc de Bourgogne,
craignant d'avoir besoin de l'appui de Louis II, fit-il miroiter
à ses yeux la perspective d'un secours important pour l'aider à
reconquérir son royaume de Naples ; en vain s'engagea-t-il à lui
payer quarante mille écus et lui promit-il ensuite un complément
de dot bien plus considérable '^ : l'honnêteté de son cousin ne
put être vaincue. Après quelques hésitations, le duc d'Anjou se
décida à rompre les conventions déjà conclues plutôt que de
s'allier au meurtrier. Catherine fut solennellement reconduite
à Beauvais par Jean de Tucé , avec le somptueux trousseau
qu'elle avait déjà reçu, consistant en vaisselle d'or et d'argent,
bijoux , habillements , meubles et tapisseries , ornements de
chapelle, chevaux et équipages. Pierre de la TrémoïUe, sire
deDours, et Thierry Gherbode, conseillers de son père, vinrent
la reprendre là, et donnèrent, le 15 novembre 1413, quittance
de tous ces objets, sauf une couronne de pierreries et quelques
pièces de vaisselle, pour lesquelles une obligation leur fut si-
gnée et qui servirent plus tard de base à des réclamations
exagérées ^ L'affront , quoique mérité , était sanglant : la
' Le traité de mariage avait été signé le 22 octobre 1407. (Arch. nat., P 1334'*,
n° C3.)
2 Obligations di's 31 janvier et 1" février 1840. (Arcli. nat., P 1334'«, n» GG.)
V. Villeneuve-Bargemont, I, 13.
^ V. l'inventaire du trousseau et la quittance publiés, d'après l'original con-
servé aux. Archives nationales, dans les Extraits des comptes et mémoriaux da roi
René, no 3G. On a aussi attribué le renvoi de Catherine à l'amitié qui unissait
Louis II et le duc de Bretagne et au dessein conçu par le premier de marier son
fds à la fille, du second. {Art de vérifier les dates, XIH, 75). Il fut question, en
effet, de cette alliance; mais les premières négociations n'eurent lieu que quatre
28 LOUIS II. [1413]
maison de Bourgogne ne pardonna pas, et ce fut là l'origine
principale de son acharnement contre le roi René et sa fa-
mille.
C'est dans l'intervalle que ce dernier vint au monde, comme
nous Tavons vu. Un an après sa naissance, Louis II fit une
seconde descente en Italie. Son parti s'y était maintenu avec
assez d'avantage. La ville de Tarente lui avait rendu l'hom-
mage, et un grand nombre de seigneurs napolitains lui avaient
prêté serment dans les mains de son lieutenant Jacques de
Bourbon, comte de la Marche \ Rappelé par eux, il nomma
la reine Yolande lieutenant-général en son absence, et partit
d'Angers le 12 mars 1410 ", pour aller s'embarquer à Mar-
seille. Le clergé de Provence se cotisa pour lui offiir une galère,
en dédommagement de ses dépenses et des efforts qu'il tentait
pour arracher aux ennemis de l'Église le patrimoine de saint
Pierre ^ En effet, reconnu par le concile de Pise et par le pape
Alexandre V, il rendit à ce pontife la possession de Rome,
usurpée par Ladislas. Puis, à la suite d'un combat naval
malheureux, il vint se refaire en Provence une nouvelle armée,
avec laquelle il battit complètement son rival, le 19 mai 1411,
sur les bords du Garigliano. Cette victoire lui assurait le trône
de Naples ; mais sa lenteur et les nouvelles trahisons des gé-
néraux italiens lui en firent perdre tous les fruits. Obligé d'a-
bandonner une seconde fois le royaume i il ne voulut plus y
remettre les pieds, même quand la mort de Ladislas lui en
fournit l'occasion.
ans plus tard (Arcli. nat., P 1334'% n» fi9) : ainsi elles ne purent avoir d'influence
sur la détermination du duc d'Anjou.
' Arch. nat., P 130 5=, n"* 856-858.
" Kt non en 1409, comme on l'a dit {Art de ve'rifer les finies, X, 420 j
XVIII, 342). On lit, en effet, dans les mémoriaux de la Chambre des comptes
d'Angers : « Die xiV mensis mardi M CCCC IX (1410 n. st. ), Lucioriciis , rcx
Sici/ie, (lux Andegavie, etc., recessit ah ecclesid beati Mauricù Jndegavensis, pro
eundo apud lîomam et Ytaliam. Et illd die erat festum beati Gregorii;et dictiis
dominus rex, iinacum consorle sud Yolendd, pergerunt apud Sulnturiuiu, etc. »
(Arch. nat., P 1334% f» 107 v.)
^ Arch. des Bouches-du-Rhônc, B 10, f" 4.
[1413J LOUIS II. 29
Il n'eut pas plus de succès dans la revendication du trône
d'Aragon, qu'il entreprit à la mort du roi Martin, et pour
laquelle la reine Yolande, nièce de ce dernier et sa plus pro-
che héritière, repassa en vain les Pyrénées. Cette succession
lui eût apporté en môme temps celle de Majorque, à laquelle
il prétendait toujours , car il lit avec le roi de Portugal un
traité portant que toutes les terres qui en dépendaient et qui
seraient reprises sur les Aragonais seraient aussitôt remises
en sa possession \ Mais un événement des plus heureux pour
sa maison allait le dédommager à la fois de ces échecs et de
l'inimitié du duc de Bourgogne. Après avoir dirigé au nom de
Charles VI une campagne victorieuse contre le comte d'Alen-
çon révolté, il vit sa fidélité récompensée par la plus haute des
alliances: sa fille aînée, Marie, fut solennellement fiancée au
plus jeune fils du Roi, à Charles, comte de Ponthieu, plus tard
Charles VII.
C'était peu de temps après le renvoi de Catherine de Bourgo-
gne. La reine de Sicile, sentant la nécessité de parer à la situation
menaçante qui en résultait et d'opposer aux alliés répudiés des
alliés plus forts, entreprit elle-même de faire décider ce ma-
riage. Dans ce but, elle quitta le château d'Angers pour se
rendre auprès d'Isabelle de Bavière, le 21 octobi-e 1413. Elle
s'arrêta au manoir de Marcoussis , appartenant au frère de
cette princesse, et elle y fut rejointe par son mari, qui présidait
à Paris le conseil roval. Là, sans doute, eurent lieu des en-
trevues dans lesquelles toutes les conventions furent arrêtées.
Les deux reines qui se rencontraient offraient un saisissant
contraste, qu'un avenir prochain allait encore accuser davan-
tage : l'une, mère avant tout, sérieuse et croyante comme une
' Arch. uat., P 1351', n° 851. Yolande conserva néanmoins plusieurs terres en
Espagne, qu'elle a\ait héritées de sa mère et qu'elle donna plus tard à sa fille
Marie d'Anjou, pour sa complaisance el sa tendresse filiale, savoir : caslra cl loca de
Lorgla et de Magallunu , i/i rcgiio Jragonie siluaid, etc. (Arch. nat., J 880,
n» 32.) Le roi d'Aragon les ayant reprises, Charles Vil en réclama la possession
en 1451; mais on ne lui répondit que par des fins de non-recevoir. (Ilid., J
917, no 1.)
HO LOUIS II. [1414]
Espagnole, s'était faite Française dans l'âme; l'autre, légère et
cupide, arrivée par degrés de la passion rêveuse à la sensua-
lité brutale, double caractère des natures germaniques, devait
bientôt se jeter dans les bras des Anglais. Toutes deux, ce-
pendant, se trouvaient momentanément rapprochées par un
intérêt commun. Leurs familles espéraient , en s' appuyant
l'une sur l'autre, acquérir la force nécessaire pour résister vic-
torieusement aux violences des factions. Elles tombèrent donc
facilement d'accord, et, au mois de décembre, Yolande fit une
visite officielle à Isabelle dans l'hôtel Barbette, à Paris, où
elle fut somptueusement traitée. Elle reçut en présent six ha-
naps d'or émaillés , et d'autres objets précieux pour ses en-
fants et sa suite. Puis, le 18 du même mois, la cérémonie des
fiançailles fut célébrée au palais du Louvre , en présence de
Louis II et de sa femme, de Louis, duc de Guyenne, Dauphin
de France, de Charles, duc d'Orléans, de Philippe, comte de
Vertus, de Charles d'Artois, comte d'Eu, et de Bernard,
comte d'Armagnac. Le malheureux roi Charles VI, pris alors
d'un de ses accès furieux, n'y put assister. Yolande repartit
le 9 janvier pour Marcoussis, et le S février pour Angers, em-
menant avec elle les deux fiancés , les deux enfants, pour
mieux dire, car ils étaient âgés l'un de dix ans, l'autre de
neuf \
On ne sait vraiment auquel des deux l'habile princesse rendit
en cette circonstance le plus grand service. Marie d'Anjou de-
venait la belle-fille du roi de France et consolidait la fortune
de sa maison ; mais rien ne faisait encore présager qu'elle de-
viendrait reine un jour, le comte de Ponthieu ayant deux frères
aînés, appelés à monter avant lui sur le trône. Si elle-même
eut la fortune d'y arriver, elle n'y trouva pas le bonheur et
ne goûta pas longtemps les joies domestiques. Charles, au
contraire, gagna tout de suite à cette union un immense avan-
tage. Pour le comprendre, il faut se représenter la situation
' Compte (le la reine de Sicile (Areli. nat., KK 243). Citron, du religieux de
Saint-Denis, éd. Ijellaguct, V, 231. Vallel, Hlst. de Charles Vil, I, 11-13.
[1414] ENFANCE DE RENE ET DE CHARLES VII. 31
de ce prince infortuné, placé, dès son berceau, entre un père
en démence et une mère adonnée au vice, exposé, de plus,
à servir d'enjeu ou de victime aux sanglantes querelles des
partis. Son dernier historien nous apprend qu'il était élevé,
dans ses premières années, sous les yeux d'Isabelle de Bavière,
avec ses frères et sœurs, et, bien que le même auteur attribue à
cette reine si justement décriée une certaine tendresse pour
ses enfants, il avoue que ceux-ci « respiraient l'atmosphère de
l'élégante orgie » au sein de laquelle elle vivait. Un peu plus
loin, il ajoute « qu'elle ne transmit pas à son fils des communi-
cations morales qu'elle ignorait ' ». Outre l'abandon, outre des
principes détestables, une fatale déviation le menaçait, et avec
lui toute la France : s'il restait aux mains de sa mère, il était
entraîné à épouser comme elle la cause anglaise, il perdait le
sentiment de son origine, et le pays sa dernière ancre de salut.
Yolande, sans doute, n'eut pas la pleine conscience de ce su-
prême danger ; mais elle le pressentait, et elle ne devait pas
ignorer les autres. En arrachant l'enfant royal d'un milieu
aussi corrupteur, et en même temps si lugubre, elle inaugurait
dignement cette influence salutaire et persistante , déjà si-
gnalée par de récents travaux ^, et dont j'espère fournir des
preuves nouvelles. Elle ne pouvait, certes, empêcher le sang
maternel de couler dans les veines de son gendre ; mais on la
verra du moins, tant qu'elle vivra, diriger sa conduite publique
et privée de façon à le préserver de tout écart.
Charles ne quitta presque plus sa belle-mère, ou mieux sa
bonne mère, ainsi qu'il l'appela, comme pour la distinguer de
celle qui se montra si mauvaise mère à son égard. Il la suivit
dans ses pérégrinations, séjournant avec elle et ses enfants
dans ses châteaux d'Anjou et de Provence. C'est ici que nous
retrouvons René. Mêlant leurs occupations et leurs jeux , les
deux jeunes princes grandirent côte à côte, au milieu des saines
distractions de l'étude, de l'apprentissage des armes et des
' Vallet, IIlsl. cU Charles TU, I, 4,6.
^ Vallet, op. cit., pansim; de Beaucourt, Revue des tpicst'ions historiques, 18*^ li-
vraison, p. 353 cl suiv.
32 ENFANCE DE'RENÉ Eï DE CHARLES VII. [[/tli-lG]
voyages ; ils reçurent, pendant plusieurs années, la même
éducation \ Cette remarque n'est pas sans importance; car
elle explique l'amitié constante qui les unit plus tard et l'é-
troite union de leur politique. Les liaisons d'enfance sont
toujours les plus durables , et celle-ci devait porter ses fruits
pour l'un comme pour l'autre. Les fils et les filles du roi de
Sicile avaient , jusque-là, presque toujours accompagné leur
mère , même à Paris , où ils avaient assisté à la célébration
des fiançailles de Marie. Seulement René, dans les pre-
miers temps de sa vie , restait en Anjou , confié probable-
ment à sa fidèle Tiphaine. Les comptes qui nous permettent
de suivre la trace de sa famille nous montrent la reine Yo-
lande séjournant, en 1414, à Angers, à Saumur et à Tours,
avec le comte de Ponthieu et ses autres enfants. L'année sui-
vante , elle part au mois de janvier pour la Provence avec
« M. et M"" de Ponthieu », et retrouve à Tarascon Louis II,
son mari. Tous reviennent en Anjou vers l'automne , en pas-
sant par Paris. A la fin du mois de février 1416, le roi et
la reine de Sicile, « M. de Guise ( Louis lïl , leur fils aîné )
et M. René » se' rendent de nouveau dans la capitale du
royaume, où M. et M""^ de Ponthieu les rejoignent quelque
temps après -. C'est, on le voit, par son seul nom de baptême
qu'est alors désigné le cadet d'Anjou, et non, comme on l'a
dit, par le titre de comte de Piémont, qu'il possédait peut-être
sans le porter ordinairement \
Durant ce dernier voyage à Paris, il faillit être enveloppé
avec les siens dans un horrible massacre projeté par le parti
' Reué, au dire de Bourdigué, qui écrivait uu peu après sa mort, aurait eu
pour précepteur un chevalier lettré du nom de Jean de Proissy, et aurait reçu de
lui des leçons variées, « vacquant l'une fois aux armes et l'aultre aux lectures;
et tant prouffila ou tous les deux exercices, qu'il estoit tenu en iceulx, plus que
son jeune auge ne rcquéroit, expérimenté et savant ». (V. de Qualrebarbes, tome I,
p.Xl). Mais il est probable que ce maître ne lui fut donné que plu^ tard , par ie
cardiual de Bar.
^ Comptes de la reine de Sicile (Arch. nat., KK 243). V. l'Itinéraire de René.
^ Son historien le lui fait donner dès sa naissance. (Viileneuve-Bargemont,
I, 10.)
I
l1417] enfance DE RENE ET DE CHARLES VII. 33
bourguignon , dont la fureur ne connaissait plus de bornes
depuis que la maison d'Anjou avait pris tant d'empire sur la
cour de France et qu'elles s'appuyaient l'une sur l'autre pour
résister à leur ennemi commun. Les conjurés voulaient jeter le
Roi en prison, tuer la reine Isabelle, le grand chancelier, la
reine Yolande et beaucoup d'autres ; quant au roi de Sicile, il
devait être rasé , mené par la ville, en compagnie du duc de
Berry, « sur deux ords bouveaux » , et mis à mort ensuite. Le
complot n'échoua que par une circonstance fortuite *. Ce fait
seul montre combien l'influence du roi et de la reine de Sicile
était redoutée des factieux, et quel était le déplorable état des
esprits chez les Parisiens.
Echappés au péril, les parents de René revinrent avec lui à
Angers, au mois de janvier 1417 ■\ Ils y étaient depuis peu,
quand la mort inopinée du Dauphin Jean vint faire du prince
Charles l'héritier présomptif du trône. Déjà leur frère aîné, le
premier Dauphin, avait succombé tout jeune, deux ans aupa-
ravant. La disparition du second paraissait un coup provi-
dentiel, destiné à grandir encore la puissance angevine et à
punir les Bourguignons de leur criminelle tentative: aussi
crièrent-ils au meurtre, à l'empoisonnement , comme il arrive
presque toujours quand une famille royale est subitement dé-
cimée ^.
Charles prit donc possession du titre de Dauphin et du
gouvernement du Dauphiné. Louis II continua de l'entourer
de ses conseils et de diriger les affaires. Mais il eut à peine le
temps d'entrevoir les hautes destinées de ses enfants : une
maladie de vessie, dont il souffrait depuis quelque temps, l'em-
porta, le 29 du même mois, à l'âge de quarante ans *. Tous
' Monslrelet, éd. Douet d'Arcq, 111, 140.
2 Arch. uat., KK 243.
■^ La mort du prince Jean fut causée par une fistule à l'oreille. V. Vallet, Hisl.
de Charles ril, I, 24.
* « Le jeudy penultiesnie jour d'avril 1417, le roy de Sicile, que Dieu absoillc,
ala de vie à trespas au chasteau d'Angers, et, le lendemain derniur dudit mois, fut
porté en l'église de monsieur sainct Morice d'Angers, et iilec enlerré le samedy
34 ENFANCE DE RENÉ ET DE CHARLES VII. [1417]
les siens étaient réunis autour de lui au château d'Angers. On
rapporte qu'il serra plusieurs fois le Dauphin dans ses bras, en
lui recommandant de ne jamais se fier au duc de Bourgogne,
mais d'employer cependant tous les moyens possibles pour
vivre en bonne intelligence avec lui \ Sage conseil, qui était
tout un plan politique, et dont le futur roi devait bien se trouver.
Par suite de cet événement, le jeune Louis III, âgé de treize
ans et demi , devenait roi de Sicile , duc d'Anjou, comte de
Provence, et René comte de Guise, nom qui lui fut dès lors at-
tribué. Mais la jeunesse de ces princes et la grande expérience
de leur mère firent décerner à celle-ci, par son époux mou-
rant, l'administration de leur personne et de leurs biens, en
attendant qu'ils atteignissent la limite d'âge requise {légitime
clatis). Louis leur enjoignait d'une manière expresse, dans son
testament, d'obéir en toutes choses à la reine régente et de la
révérer jusqu'à son dernier jour. Il leur faisait la même re-
commandation qu'au Dauphin, celle de tâcher de s'accorder
avec le duc de Bourgogne, ajoutant, avec un accent sincère,
qu'il lui pardonnait tout et le priait de lui rendre la pareille '.
Le comte de la Marche, qui avait trahi sa cause en Italie, était
aussi pardonné, mais sans préjudice des droits appartenant
à. Louis III et à ses successeurs sur le royaume de Naples, A
la grandeur d'âme le roi de Sicile joignait la modestie : il
déclarait vouloir être enterré à Saint-Maurice d'Angers, entre
premier jour de may ensuivant. » Godefroi, Hist. de Churla VI, p. 7 95. V. aussi
Vallel, Hist. de Charles Fil, I, 43. CeUe versiou est cependant contredite par
un des calendriers cités plus haut, qui fait mourir Louis dès le 27 avril. Mais la
date du 29 est plus généralement adoptée et plus vraisemblal)le, car son testament
l'ut rédigé le 27. Déjà atteint de sa dernière maladie en Provence, le duc d'Anjou
s'était fait soigner là par trois médecins juifs, « Bénédit du Cannet, d'Arles, Bcl-
laut, de Tarascon, et Mossé Marveau, de Marseille. » (Arch. des Bouches-du-Rhône,
B 272, f" 87.)
' « Ceterum dlcttis doinlnus leslalor, in quantum j>otest, considit et adverlit cun-
cordiam Jieri cum duce Btirgutidie, cui diclus dominus testator, in quantum sibi
per dictum ducem foret forefactum, indnlget, et eciam qubd placent eidem duci
Hurgundie indulgere prcdiclo domino testa tori, si quid erga ipsum forefecit, tocius
maliiolencic et rancoris materid depositd. ■» (Arch. nat., P 1334", u» 44.)
|1417] ENFANCE DE RENÉ ET DE CHARLES VII. 35
le maître-autel et l'autel de saint René, dans un tombeau qui
ne fût « ni grand ni élevé, mais médiocre » .
Yolande était, de plus, nommée en tête des exécuteurs tes-
tamentaires. Quant aux legs domaniaux, ils étaient concis:
Louis laissait toute sa succession à son fils aîné, sauf les biens
constituant le douaire de sa femme % les terres de Guise,
Chailly et Longjumeau, formant la part de René, son cadet,
et celle de la Roche-sur- Yon , donnée à Charles, son plus
jeune fils, avec d'autres non désignées qui devaient compléter
la valeur de quatre mille livres tournois de rente. Les deux filles
du testateur avaient déjà reçu leur portion par leur contrat de
mariage " : il n'y était rien ajouté. Mais elles étaient substi-
tuées comme héritières universelles à leurs frères, substitués
eux-mêmes l'un à l'autre en cas de défaut de postérité. L'un
des trois, de toute façon, devait faire sa résidence continuelle
dans le comté de Provence : les événements empêchèrent
l'exécution de cette clause intéressante.
Dans un testament antérieur, fait le 10 février 1411, René
avait une part d'héritage plus considérable : Guise, Chailly,
Longjumeau^ Aymeries en Hainaut % Berre et Martigues en
Provence. Un codicille du 30 juin 1412 lui garantissait une
' Le douaire d'Yolande comprenait Mirebean et Saumur, dont la reine douai-
rière Marie de Blois se dessaisit en sa faveur moyennant compensation, le péage
de Tarascon, qu'elle échangea contre la Ferté-Bernard, et enfin les terres de Bri-
gnoles, Saint-Remi et Barjols, en Provence. Elle n'avait elle-même apporté eu
dot que ses droits successifs. (Arcli. nat., P 1330, n" 294; P 1338, n° 388;
P 13'fO, n° 479 ; P 1344, n" 579-581 ; P 1351, n"» «76, C87.)
- Yolande, seconde fdle de Louis II, était mariée depuis 1412 à Jean d'Aleuçon
(Arcli. nat., P 1334'*, n<» 67). Elle épousa en secondes noces François, duc de
Bretagne, et mourut en 1440, le 17 juillet, suivant VArt de vcnjier les dates
(Xlll, 231), le 16 ou le 17 avril, suivant l'iadicalion des calendriers de la maison
d'Anjou.
' Cette terre, acquise sans doute depuis peu , dépendait du comte de Hainaut,
(pii donna à la reine de Sicile, en 1418, une lettre de souffrance d'hommage à
son sujet. Sa propriété était contestée entre ce seigneur et Louis II, ainsi que celle
de Pons-sur-Seune, Quarle, Doulcrs et Raimes. (Arch. nat., P 1334", n" 63,
f" 14; P 1350, n» 657.) Aymeries et Raimes appartinrent cependant à René, qui
fut forcé de les aliéner en 1437.
36 ADMINISTRATION D'YOLANDE. [1417]
compensation si ces terres se trouvaient grevées ou engagées
au moment de l'ouverture de la succession \ Mais alors son
frère Charles n'était pas né % et lui-même ne paraissait pas
encore appelé à la haute fortune qui l'attendait d'un autre côté :
en 1417, au contraire, il en était déjà question, et c'est vraisem-
blablement pour ces motifs que sa part dans les biens paternels
fut réduite. On voit que le domaine de la maison d'Anjou
était resté à peu près le même depuis la mort de Louis I.
Jusqu'à l'avènement de René, il ne subira pas de modifications
importantes, sauf celles que je signalerai tout à l'heure dans le
comté de Provence. Il faut mentionner cependant l'acquisition
faite par Louis II des châtellenies de Louplande, Atlenay,
Voivres, dans le Maine, et du fief de Pocé, près Saumur. La
terre de la Ferté-Bernard lui fut, en outre, adjugée par un
arrêt du parlement, comme hypothèque des cent mille ducats
dissipés par Pierre de Craon , sur qui elle avait été saisie :
elle demeura depuis unie au comté du Maine , quoique ne
faisant pas partie de l'apanage ^
A partir du jour de la mort de son mari, Yolande d'Aragon,
qui auparavant avait déjà pris une large part à la direction des
affaires, commença un véritable règne. En effet, les destinées
de ses deux fils Louis et René allaient bientôt les entraîner
loin des États paternels, et laisser à elle seule le poids du gou-
vernement. La régence qui lui était confiée se prolongea bien
au-delà du terme de la majorité du nouveau roi de Sicile , qui
lui renouvela lui-môme ses pouvoirs pendant sa longue ab-
sence \ Avant donc de parler des expéditions de ce prince et de
commencer le récit des faits qui concernent spécialement son
frère , il est nécessaire de jeter un rapide coup d'œil sur la
façon dont leur mère et tutrice s'acquitta de sa tâche, et de
sacrifier un instant l'ordre chronologique pour suivre les pro-
' Arch. liât., P 1334", u"' 42, 43.
- Charles d'Anjou, plus tard comte du Maine, ne vint au monde que le 14
octobre 1414, (iVls. lat. 17332, calendrier.)
3 Arch. nat., P 133G, n"' 290, 298; P 1344, n" G07 ; P 1380', u" 3233.
* Arch. nat., P 1334^ n° 7, f» 46 v°.
[1417-19] ADMINISTRATION D'YOLANDE. 37
grès de l'influence de la maison d'Anjou jusqu'à l'époque où
René devait en recueillir l'héritage. Cette tâche était double:
elle comprenait d'une part l'administration des domaines de
l'apanage et du comté de Provence, de l'autre la défense des
intérêts particuliers du Dauphin et, par suite , des intérêts
généraux du royaume.
L'administration intérieure d'Yolande s'ouvre par une ré-
forme dans la maison royale. Dès la mort de Louis II , les
gens de l'hôtel cessent d'y être nourris et d'y prendre des
livrées, c'est-à-dire de dilapider les provisions de toute espèce.
La dépense est diminuée, la comptabilité devient plus sévère.
Du reste, les comptes tenus par le maître de la Chambre aux
deniers, Jean Porcher, offraient déjà une grande régularité ;
on y trouve, outre les dépenses et les recettes ordinaires de
chaque mois , le détail par personne de toutes les sommes
dues \
En Provence, des dons collectifs, des ambassades chargées de
félicitations accueillent le nouveau règne ^ La reine répond par
des concessions libérales aux demandes des trois états, poi-
tant principalement sur l'exercice de la justice, la création
d'un juge-mage, le rétablissement des sénéchaux, la diminu-
tion des impôts, la suppression de la vénalité des charges et
l'interdiction aux étrangers d'en occuper '', Les antiques pri-
vilèges du pays sont rétablis; d'autres sont octroyés, no-
tamment à la ville de Martigues, en 1419 '*. Mais le bien-être
du peuple et la protection du pauvre préoccupent surtout la
régente. On la voit défendre aux capitalisles {dardanarii) de
spéculer sur la disette des grains et d'en accaparer des quan-
' Arch. liât., KK 243, 244. V. aussi un compte dressé par le successeur de
Porcher, Jean Dupont, et relié à fort avec un compte de la chapelle de Com-
piègne (Bibl. nat., ms. fr. 8588).
^ La ville de Tarascon donne une coupe d'argent doré du poids de quatre marcs,
aux armes d'Yolande, et deux mesures de vin, l'une de blanc, l'autre de clairet^
pour le joyeux avènement de Louis III. (Meyer, Inv. des (irclihws de Tarascon,
I5B G.) Cf. Papon, Wst. de Provence, III, 321.
' .\rch. de Tarascon, FF 2; Papon, ibid.
" Arch. nat., P 1380', n° 3211.
38 ADMINISTRATION D'YOLANDE. [1419-23]
tités considérables, achetées à bas prix, pour les revendre
ensuite fort cher ou les expédier hors du comté. Elle rétablit
dans son honneur et ses droits une femme accusée à tort d'a-
voir exercé un métier déshonnôte et d'avoir néanmoins porté
des joyaux. Ceux qui tiennent des propos séditieux ou inju-
rieux contre sa personne sont l'objet d'une clémence particu-
lière '. De tels procédés lui gagnent bien vite tous les cœurs,
et font naître chez les Provençaux ce culte des princes an-
gevins qu'ils pousseront si loin sous le règne du bon roi
René. Aussi la contrée jouit-elle d'une paix qu'elle n'a pas
connue depuis bien longtemps, et que vient seule troubler l'ir-
ruption d'Alphonse d'Aragon à Marseille, en 1423. En même
temps , la régente agrandit le domaine des comtes de Pro-
vence : elle y réunit la baronnie de Baux après la mort d'Alix,
dernière titulaire ^ ; celle de Berre, aliénée précédemment,
est rachetée par elle, en 1419, de Nicolas Ruffi, comte de
Cotrone et de Gatanzaro , avec ses dépendances , Alanson ,
Istre, Martigues^ ; Lunel, annexé déjà par Louis I, puis re-
cédé, comme on l'a vu, lui est légué, la même année, par son
dernier seigneur, Arnaud Baile, sous la réserve de la suzerai-
neté du roi de France '\ Mais, à la suite de négociations des
plus pénibles avec le comte de Savoie au sujet de Nice , que
ce prince réclamait en dédommagement des dépenses faites par
lui pour aider le premier duc d'Anjou en Italie, elle est en-
traînée à conclure une transaction qui lui livre cette ville et
son comté ^; traité léonin, qui fut presque arraché par la
force, et dont la validité a été plus d'une fois contestée. Nous
aurons ailleurs l'occasion de revenir sur l'affaire de Nice, qui
' Arch. des Bouclies-du-Rhône, B 271 et 272. Inventaire, p. 86, 87.
^ Jrt (le vcr'ifier les dates, X, 'i22.
' AitIi. nat., P 1351, n°* C68, C(i9. Yolande donna jilus tard ces seigneuries à
son plus jeune fils Charles d'Anjou, en s'en réservant rusulVnit. (/^/V/., P1380',
n» 31C8.)
^ Arch. nat., P 1352, n^ 722. Charles VII lui céda à son tour, en 1423, tous
ses droits sur Lunel, sauf l'hommage, le ressort et la souveraineté. {Ih'uL, n" 728.)
^ Aroh. nat., J S47, n" 14
11417-241 ADMINISTRATION D'YOLANDE. :]9
jette seule une ombre sur les succès de la politique de la reine
de Sicile.
L'Anjou ne pouvait goûter, à cette époque, la môme tran-
quillité que la Provence. L'invasion anglaise était venue jus-
que-là ; mais les efforts combinés du Dauphin et d'Yolande
l'empêchèrent d'aller plus loin. L'importante bataille de
Baugé, où le duc de Glarence fut tué, le 22 mars 1421, mar-
qua le terme de ses progrès de ce côté ', La résistance devint
dès lors plus énergique. Le prince Charles, régent du royaume,
chargea sa belle-mère de la défense de l'Anjou et du Maine,
en lui offrant trente mille francs de subside annuel -. L'en-
nemi, qui s'était approché des portes d'Angers, pilla et ran-
çonna encore certaines parties du duché; mais il n'en prit
jamais possession. Le Maine, moins heureux, tomba en son
pouvoir. En 1424, Henri VI, pour s'assurer la conquête des
deux provinces, les donna solennellement au duc de Bedford,
à la charge de s'en emparer. Cet acte fut fait à l'instigation
du duc de Bourgogne , qui espérait sans doute arriver par là^
sans qu'il lui en coûtât rien, à ruiner cette maison rivale,
' Les mémoriaux de la Chambre des comptes d'Angers contiennent une rela-
tion officielle de la bataille de Baugé qu'il sera intéressant de comparer avec les
récits des chroniqueurs, reproduits ou analysés dans V Histoire de Charles Vil
(I, 247-253) et dans la Revue de l'Anjou (année 18C9, p. 180 et suiv.). En voici
le texte : « Du fail de la première destrousse des Angloys t'aide à Daiigé. — Le
samedi xn^ jour de mars, voille des granz Pasques, l'an de grâce mil cccc xx, ou
cymetière du vieil Baugé, environ llil heures après disner, tut faicle la desconfi-
ture du duc de Glarence et de pluseurs grans seigneurs angloys ; lequel duc estoit
frère du roy Henry d'Angleterre. Et estoient en nombre, selon le rapport fait par
ceulx qui furent à la besongne, environ MV hommes d'armes de toute trye. Et des
Françoys y furent le sire de la Fayete, mareschal de France de par monseigneur
le Dalphin de Viennois, régent le royaume, le sire de Fontaines, le sire de Tusse,
nommé Baudoin de Champaigne, messire Jehan de la Grézille, messire Jehan des
Croiz, le Roncin, et plusieurs nobles chevaliers et autres des pays d'Anjou et du
Maine, les contes de Bouchan (Bucan)et de Vitton (Wigton) , et autres Escoçays
en grant noml)ro. Et y furent mors messire Charles Lehoiiteiiler, Guérin de Fon-
t.iines, messire Jehan Ouvroin, chevaHer, etThebaut Bahoul, escuier, etc. » (Arch.
nal., P 1334 S f» 142.)
■' Arch. nat., P 1334», f" 39.
40 ADMINISTRATION D'YOLANDE. [1417-24]
dont la puissance l'irritait '. La fidélité de l'Anjou déjoua
son dessein, et Bedford, devenu la même année maître du
comté du Maine, dut se contenter de cette moitié de son fief.
Les Angevins, toutefois, ne résistèrent pas sans endurer des
maux infinis : leur pays, devenu frontière, fut surtout épuisé
par les appatis, contribution de guerre intolérable, levée
aussi bien par les Français que par les Anglais. Ils eurent
plus tard à subir cette vexation de la part du trop fameux Gilles
de Rais, qui profita d'une absence de la reine pour arrêter et
rançonner les habitants de plusieurs localités ^.
Yolande, impuissante à fermer des plaies si graves et si
récentes, dut en laisser le soin à son fils. Mais^, si elle ne put
alléger les impôts comme en Provence, elle en établit du moins
une répartition plus équitable. Elle étendit notamment à
' « Henry, par la grâce de Dieu, roy de France et d'Angleterre, savoir faisons
à tous présens et advenir que nostre très-cher et amé oncle et cousin Phillippe, duc
(le Bourgogne, comte de Flandres, d'Artois et de Bourgogne, et plusieurs preslaîs,
chevaliers et autres notables gens de nostre grant conseil en France, considérant
la prochaineté de lignage que nous attient nostre très-cher et très-amé oncle
.Tean, régent de nostre royaume de France, duc de Betfort,... et attendu que ice-
lui seigneur nostre oncle ne tient de nous en nostredit royaume de France aucune
terre et seigneurie, nous ont conseillez et advertis que, pour toujours encliner de
plus en plus nostredit oncle à deffendre, soutenir et aimer nostredit royaume, et
affin que par le moyen des terres et seigneuries estans en nostredit royaume il soit
fait et constitué nostre vassal en iceluy, nous luy veuillons distribuer, donner et
transporter aucunes terres et seigneuries audit royaume qui sont à conquérir et
que tiennent et occuppenl de présent nos ennemis et adversaires. Et pour ce,
nous, (pii voulons obtempérer en cette partie au conseil et avertissement de
nostredit oncle et cousin le duc de Bourgogne, qui est pair de France et doyen
desdits pairs et nostre bon et loyal parent et vassal, et aussy de nosdits gens de
nostre conseil en France, à nostredit oncle Jehan, régent nostredit royaume de
France,... transportons et délaissons... le duché d'Anjou et le comté du Mayne,
avec toutes les citez, chasleaux, chastellenies, terres, justices,... ensemble tout
droit de confiscation qui nous pourroit appartenir,... et tout ainsy et par la forme
et manière que les ducs d'Anjou et comtes du Mayne les ont tenues de nos pré-
décesseurs roys de France es temps passez... Donné à Paris, le vingt-ini juin, l'an
de grâce mil quatre cent vingt-quatre et de nostre règne le deuxiesme. Par le
Roy, à la relation du grand con.seil.... .1. de Rivel, » (Arch. nat., JJ 172, n»
518.)
î Arch. nat . P l.'',34%f" .34.
[1417-24] ADMINISTRATION D'YOLANDE. 41
toutes les maisons d'Angers, sans exception, la taxe destinée
à subvenir aux réparations de la place , en la fixant pour
chacune au dixième de la valeur locative, et elle chargea
les bourgeois de déterminer eux-mêmes cette valeur; exem-
ple remarquable , comme l'a dit Bodin , d'une contribution
foncière proportionnée à l'immeuble imposé ^ , et surtout
d'une contribution assise directement par les intéressés, long-
temps avant l'introduction de notre système de répartiteurs.
Elle encouragea en même temps le commerce de la ville,
et augmenta de trois facultés (théologie , médecine et arts)
l'université que ses prédécesseurs y avaient fondée pour l'é-
tude du droit canon et civil, augmentation autorisée par le
pape Eugène IV et confirmée par Charles VIP. Les établis-
sements religieux ressentirent les effets de sa piété, en parti-
culier l'église de Saint-Jean d'Angers, le couvent de Lesmère,
près de cette ville, et l'abbaye de Saint-Martin de Tours, où
elle faisait entretenir une lampe ardente devant la châsse de
l'apôtre des Gaules ^
Mais c'est dans son rôle auprès du Dauphin que la figure
d'Yolande se révèle dans tout son éclat. Ce mélange de ten-
dresse et d'autorité, qui fait le fond de son caractère et de ses
rapports avec son fils adoptif, a été compris avec beaucoup de
bonheur par M. Vallet. Il suffirait de réunir les traits épars
dans son Histoire de Charles VII pour reconstituer une phy-
sionomie des plus attachantes , dont le charme est augmenté
par le mystère même qui la recouvre, car l'intervention de la
reine de Sicile n'eut jamais rien d'officiel, et elle se cache encore
aujourd'hui dans une pénombre où la critique seule peut al-
ler la découvrir. En 1417, après la mort de Louis II, Charles,
Dauphin et duc de Touraine, vient faire un court séjour à Pa-
l'is, où il reçoit l'investiture du duché de Berry et du comté de
Poitou : Yolande l'y rejoint et le ramène encore une fois avec
' Dodin, Reclipiclies' sur l'Jnjou, I, 491 et suiv.
^ Arch. nat., JJ 213, n" 5; K 186, liasse 17, n" 3. Ordonnances des rois, XIII,
186 et suiv.
■' Arch. nat., P 133f>, n"' 161, 162; P 1342, n» ,S4Î); etr.
*2 YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. [1417-241
elle à Angers K Pendant les deux années qui suivent, on le voit,
après des absences forcées, plus ou moins longues, revenir régu-
lièrement à elle comme à son centre naturel, fixer sa résidence
en Touraine ou en Anjou, et prendre, sur son avis, des décisions
pleines de sagesse \ Mais des conseillers frivoles ou malinten-
tionnés l'entourent aussi ; de là une alternative de bonnes et
,de mauvaises influences, d'autant plus visibles qu'elles agis-
sent sur un prince faible et indécis. Ainsi, la reine de Sicile,
de concert avec le duc de Bretagne, le dispose à approuver le
traité de Saint-Maur et à se prêter à une entente avec le duc
de Bourgogne : quelques jours après, il leur échappe et signe
un désaveu formel du traité. Quand Yolande le quitte à Me-
hun-sur-Yèvre pour se rendre en Provence, en 1419, elle
laisse dans le conseil un vide qui se fait sentir d'une façon
plus regrettable encore ^ L'assassinat de Jean sans Peur,
l'odieux traité de Troyes, le mariage de Henri V et de Cathe-
rine de France se consomment durant son éloignement. Ce-
pendant elle s'associe encore de loin à la politique du Dauphin,
et ses procureurs agissent avec ceux de ce prince dans une
démarche faite à la cour de Rome à la suite du crime de Mon-
tereau \ A son retour du midi, elle reprend tout son ascen-
dant, compromis par la faveur illimitée de son ancien serviteur
Louvet. Charles vient de ceindre la plus incertaine des cou-
ronnes : elle le retrouve à Bourges, l'encourage, assiste à la
naissance de son premier-né (Louis XI)^ le quitte pour repa-
raître un moment à Angers, fait diriger des troupes contre le
duc de Suffolk^ établi à Segré, puis revient s'asseoir au con-
seil royal à Selles en Berry \ En 1424, la fortune chance-
' « En celuj an vint à Paris la royne de Sicile, qui tant fist qne à Angiers
mena le Dauphin, que sa fille ot espousée , etc. » Clironique de la Pucelle, éd.
Vallet, p. 1G4,
- Ilist. ilc. Charles VII, 1, 48,133.
^ Ihul., 133, 151, l(il.
' Basin,- IV, 278.
^ Hlst. (le Charles VII^ I, 380, 400. — « Le jviedi XXVI" jour tVaonst
M CCCC xxill, Yolend, royne de Jlierusalem et de Sicile, duchesse d'Anjou , ar-
|1424i YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. 43
lante du nouveau Roi et de son débris de royaume est près de
s'écrouler tout à fait : elle la rétablit par un coup de maître,
où se décèle toute la dextérité féminine. Elle fait venir Char-
les à Angers, où il est reçu solennellement le 16 octobre, et
lui ménage une entrevue avec Arthur de Richemont, frère du
duc de Bretagne, mécontent des Anglais qu'il avait servis. Le
but de cette rencontre était un double accommodement avec
les ducs de Bretagne et de Bourgogne. Le comte de Riche-
mont, arrivé le lendemain, se rend avec empressement auprès
du Roi, qui était logé au couvent de Saint-Aubin et qui avait
envoyé plusieurs seigneurs à sa rencontre. Des propos ami-
caux s'échangent, une entente est ébauchée. Le dimanche 22,
tandis que Charles se retire aux Ponts-de-Cé, un dîner d'ap-
parat est offert au comte par Yolande, dans le château d'An-
gers : le haut bout de la grande table est occupé par Arthur,
le milieu par elle, les autres places d'honneur par le comte de
Vendôme et le vicomte de Thouars. Au sortir du festin, Ri-
chemont est complètement séduit. Les conventions préparées
sont conclues : on lui promet l'épée de connétable ; on ratifie
le mariage de Louis III avec Isabelle de Bretagne , et le Roi
garantit à ce prince une dot de cent mille francs sur le duché
de Touraine. La Bretagne est gagnée à la cause française, et
va travailler à son tour à détacher de l'Angleterre Philippe
le Bon, le fils de Jean sans Peur '.
riva à Angiers en venant de Provence et de Bourges, et demourèrent en Provence
messire Charles et Volent, ses enfans. >> (Arch. nat., P 1334% f" 149.) « Lejuedi
ixe jour de mars M cccc xxiil (1424), la royne Yolend se parti d'Angiers pour
aler à Selles devers le Roy, au grant conseil. « (Jlnd., f" 150).
' Voici la relation consignée à ce propos sur les mémoriaux de la Chambre
d'Angers :
« Le juedi XIX* jour d'ottobre M cccc xxilii, entra Charles, roy de France
filz de feu Charles le Bel, à Angiers, par la porte Saint-Aubin; et à l'entrée de la
ville fut mis sur lui un paile de drap d'or de damas, et fut porté ledit paile jusques
à Saint-Maurice, c'est assavoir par Jehan du Verger et maistre Jehan Torchart par
devant, et par le milieu Alain de la Haloude et Thomas Leclerc, et par le derraiu
l)0ut Jehan le Moyne et Pierres Chabot, liourgeois et marchans d'Angiers. Et fti
receu en l'église comme chanoine d'icelle, en surpeliz et en chappe de drap d'or;
et aveques estoient le conte dalphin d'Auvergne, le sire de Montlanr , le sire de la
Klx.
YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. [1425-27]
Cette victoire diplomatique devait avoir d'immenses consé-
quences. La première fut la retraite d'un des conseillers les
plus funestes à Charles Vil : sur les réclamations du nouveau
connétable et les instances de la reine de Sicile , Louvet fut
congédié en 1425, et leur influence commune supplanta la
sienne. Dans cette alliance, comme le dit fort bien M. Vallet,
Richemont était le bras, Yolande était l'âme ^ Malheureu-
sement ils trouvaient un obstacle toujours renaissant dans la
mollesse du prince et dans la facilité avec laquelle il adoptait de
nouveaux favoris. 11 écoutait toujours les avis de sa belle-mère %
mais leur mise en pratique était souvent entravée. Arthur,
Tour et autres granz seigneurs du pais d'Auvergne et d'ailleurs, le viconte de
Thoviars , le prévost de Paris , le président de Prouvence et Guillaume d'Au-
vangor, bailli de Tour[aine].
'< Item, le venredi ensuivant, xx« jour dudit moys, l'an dessusdit, le conte de
Richemont, frère du duc de Bretaigne, entra à Angiers, à grant compaignie de
gcnz d'armes; et alèrent au devant de lui plusieurs granz seigneurs de la com-
})aignie du Roy et autres en grant nombre ; et ala devers le Roy tout ainsi qu'il
airiva aveques sa compaignie, à Saint-Aubin, où le Roy estoit logé.
« Et le samedi ensuivant, XXI« jour dudit mois d'ottobre, an soir, s'en ala le
Roy au giste au Pont-de-Sée, et illec séjourna jusques au xxv'' jour dudit mois
ensuivant.
« Item, le dimenche xxii" jour dudit moys d'ottobre, celui an, disna ledit
conte de Richemont ou chastel d' Angiers avecques la royne Yolend, et fut l'as-
siele du hault bout de la grant lable ledit conte de Richemont, la royne ou milieu,
le conte de Vendosme après, et emprès le viconte de Thouars.
« Item, le mercredi ensuivant, xxv^ jour dudit moys, s'en parti ly Roys des
Pons-de-Sée, pour aler droit à Poittiers, et d'illec en Auvergne, au conseil des
ti'oys estaz.
« Et pourchace ledit conte de Richemont le fait de la paix d'entre le Roy et
le due de Bourgongne, parle moyen de la royne de Sicile et du duc des Breltons;
et ne scet l'en pas encore qu'il en sera. Plaise à Dieu que bien soit pour ce
royaume. »
(Arch. nat., P 13.3i'', f° 160 v°.) — V. aussi Bodin, I, 514; Vallet, 1,429;
de Reaucourt, Questions liisloilques, 18<* livr., p. 38T-389. Ce dernier écri-
vain, qui a consacré de remarquables études au Caractère de Charles VII, a en
sa possession l'original des préliminaires arrêtés entre le Roi, la reine de Sicile
et les ambassadeurs du duc de Bretagne.
' Histoire de Charles VII^ I, 4G3.
- On la retrouve au conseil royal, à Issoudun, au mois de février l''i2fi. (Arch.
nat., P 2.S32, f° 110 v".)
[1427-29] YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. 45
écarté à son tour par La Trémouille, se joignit aux comtes de
Clermont et de Pardiac. Tous trois, voyant le royaume plus
près que jamais de sa ruine, s'entendirent avec leur alliée pour
proposer au Roi un remède suprême, consistant à réunir les
états généraux à Poitiers et à donner à leurs décisions toute
la liberté désirable. Cette liberté devait être garantie par
Yolande elle-même, qui devait avoir la haute main dans toute
l'affaire, et choisir, avec sa supériorité de jugement incontes-
tée, les conseillers qui lui plairaient *. C'est la seule fois que
son autorité fut sur le point de revêtir un caractère officiel.
Mais le mémoire présenté à cet effet par les princes confédé-
rés, vers le mois de' novembre 1427, n'obtint qu'une demi-
satisfaction. Les états, convoqués au mois de janvier suivant,
ne purent se réunir qu'en octobre, à Ghinon, et leur action
contrecarrée n'aboutit qu'au vote d'un aide de cinq cent
mille livres. L'ascendant de La Trémouille, qui était le fauteur
de l'opposition, ne fit que grandir; la situation s'assombrit
encore ; le roi de Bourges, cerné plus étroitement par l'inva-
sion anglaise, était tenté d'abandonner la partie : on touchait
au fond de l'abîme.
C'est que Dieu avait résolu de relever la France autrement
que par les moyens humains. La tutelle bienfaisante d'Yo-
lande semble avoir été ménagée par lui pour mieux faire sen-
• " S'il plaisf. au Roi, il commettra dès maintenant la pratique de ladite seu-
retc à la royne de Scecille, sa mère, et à ceulx que ladite royne voudra appeler à
la conseiller du conseil du Roy, de son propre conseil, des conseils des seigneurs
et d'ailleurs. Et pour ce que seroit grant illusion à la chose publique et irrision à
si haulte et si solempuée assemblée si la concluision faite por leur délibération,
advis et conseil, n'estoit fermement gardée, pour le temps qu'il sera advisé par le
bon plaisir du Roy, considérant le temps de la présente et extrême nécessité,
semble que le Roy, de sa grâce et humaine justice, deveroit dès maintenant bailler
ses lettres quant à ro!)servatiou inviolable de ladite seurté ledit temps durant, et,
après que ladite seurté sera pratiquée, particulièrement por ladite dame avec le
conseil des dessusdis, la confermer et approuver expressément.... » Arcli. nat.,
P ISSS-', n° tl4 Us. Inveiit. des titres de la maison de I]otiihun, n» 5315; /«t'e///.
du Musée des Arclaves, n° 44 i. V. aussi le savant mémoire de M, Vallet sur les
Institutions de Ciiarles VU i^Bibl. de l'École des c/iaitcs, tome XXXllI, p. 30
et 57-59.
46 YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. [1*29]
tir aux contemporains l'insuffisance de la politique et des se-
cours naturels. Lorsqu'il veut agir par lui-même, il condamne
à la stérilité les efforts les mieux intentionnés. Jeanne d'Arc
parut quand tout était perdu^ et tout fut sauvé. La reine de
Sicile fut une des premières à la patronner auprès de son gen-
dre; son amour maternel, sa piété, son patriotisme l'avertis-
saient qu'elle apportait la victoire. Appelée à prononcer sur la
vertu de la jeune fille,' et chargée, avec deux autres dames, de
l'examen de sa personne, elle fit au conseil royal unrappoit où
elle proclamait hautement son honnêteté, révoquée en doute
par la malveillance '. Dès lors ses présomptions favorables de-
vinrent une conviction, qu'elle sut faire partager au Roi et à
son entourage. Après avoir mis le comble à ses services en
faisant reconnaître Jeanne pour une envoyée du ciel, elle ab-
diqua, pour ainsi dire, entre ses mains. Devant la force divine,
la force humaine se relirait avec respect : la puissante reine ne
devait plus être que l'auxiliaire empressée de l'humble bergère.
Lorsque la Pucelle marcha sur Orléans, elle y fut précédée
par un convoi destiné à ravitailler les assiégés : ce fut Yolande
qui l'expédia de Blois. Elle engagea même, pour en couvrir
les frais, sa vaisselle précieuse, comme elle avait fait en d'au-
tres occasions, car elle acheva de se ruiner pour la défense du
royaume ^. En même temps , elle envoya au secours des
' Procès (le Jeanne d'Arc, V, 87; Vallet, Hist. de Cluirles Fil, II, Gl ; Sepet,
Jeanne d'Arc, p. 79, 87.
- C'est ce que prouve un passage important de son testament : « Item, pour ce
que par aventure aucuns pourroient avoir en ymaginacion, considéré la quantité
de meul)le, tant d'or et d'argent, vesselle, joyaux et autres biens et choses que
nous demourèrent après le décès de nostredit feu seigneur et espoux, que eii-
cores en deussions avoir en grant nombre, nous disons et déclairons, pour rendre
contens ceulx que en pourroient doubter, que tout le plus bel et le meilleur a
esté employé pour le fait du royaume d'Italie et baillé au roy Loys , nostre
ainsné fds , dont Dieu ait l'àme, pour sa couqueste, autre partie en acquict de
doibtes de nostredit feu seigneur et espoux, dont nous demourasmes chargée;
et aussi en avons mis granl nondn-e pour la deffencc du j'ays durant que avons
eu le bail de noz enfans; et de piésent n'avons autres biens meubles que ceulx
que avons monstre et baillé par inventaire à nostredit fils Charles ; et au regard
d'or et d'argent monnoyé, nous prenons sur notre conscience que n'en avons point
[1430-35] YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. 47
Oi'léanais un condottiere espagnol qui rançonnait la ïou-
raine, et dont les habitants l'avaient suppliée de les débar-
rasser : elle rendit ainsi , en achetant son épée , un double
service \ Pendant la glorieuse campagne qui suivit et le
drame lamentable qui termina la carrière de Jeanne, elle pa-
raît s'être occupée de l'administi-ation et de la défense de son
duché d'x\njou. On la retrouve en 1432, obtenant des bour-
geois d'Angers un prêt d'argent pour Charles VII, qui en
avait besoin pour secourir la ville de Lagny '\ Elle poursuit à
cette époque le rétablissement du bon accord avec la Breta-
gne, compromis par l'hostilité de La Trémouille contre le con-
nétable : c'est dans ce but que semble avoir été ratifié le ma-
riage de sa seconde fille avec François, comte de Montfort, lils
du duc Jean de Bretagne '\ Elle pacifie le débat sanglant sur-
venu entre celui-ci et le favori du Roi, au sujet de la vicomte
de ïhouars. Mais, le moment venu, elle s'associe à l'enlèvement
de ce conseiller fatal, de ce mauvais génie de Charles, auprès
duquel la Pucelle même n'avait pu trouver grâce. La Tré-
mouille est dépossédé au mois de juin 1433 ; la maison d'An-
jou, représentée par Yolande et par son plus jeune fils, le
futur comte du Maine, reprend encore une fois la direction du
conseil^ et cette révolution de cour ouvre à la politique fran-
çaise une nouvelle ère de succès. Enfin le vœu de Louis II
mourant , le but des efforts inHitigables de son épouse se
trouve réalisé par le congrès d'Arras, qui rallie à la cause
royale le due de Bourgogne et ruine les dernières espérances
du parti anglais. La reine de Sicile prend part aux conférences
par la bouche de ses ambassadeurs. Elle poursuit le résultat
avec le zèle le plus désintéressé, car son fils cadet est exclu
en réserve, trésor ne autrement, fors celuy de noz receptes qui se reçoit chascuu
jour et est employé en nostre despense et extraordinaire. » (Arch. nat., P 1334",
n» 52, f" 21.)
' Procès, III, 93 ; Vallet, II, 63.
- Arch. nat., KK 244 ; Yallel, II, 281.
^ Le deuxième traité de mariage dYolande d'Anjou et du comte de Montlort est
du 13 août 1431. (Arch. nat., I» 1334'% n" .S2.) ^
48 YOLANDE PROTECTRICE DU ROYAUME. [1435-43]
de l'accord par la rancune invétérée de Philippe le Bon. Mais
elle voit avant tout le bien public. Elle a été à la peine, elle
est aussi au triomphe ; et l'on peut regarder cet événement
capital comme le couronnement de sa grande carrière ^
L'esquisse des rapports de Charles VII avec sa bonne mèreno,
serait pas complète, si l'on ne répondait au moins un mot aux
insinuations de quelques historiens à propos de la liaison du
Roi et d'Agnès Sorel. Sismondi, Michelet, Henri Martin ont
donné à entendre que la reine Yolande avait favorisé cette liai-
son malheureuse, et le dernier va jusqu'à parler du don de la
personne d'Agnès fait par elle à son gendre. M. Vallet s'est
lui-même rendu, dans une certaine mesure, l'écho de cette as-
sertion. Il est certain que la maîtresse du Roi avait été d'abord
dame d'honneur de la reine de Sicile, qu'elle passa ensuite à
la cour de sa belle-fille Isabelle de Lorraine, où sans doute
Charles la rencontra pour la première fois, et de là dans la
maison de la reine de France. Mais il est aujourd'hui acquis,
et M. de Beaucourt en a donné des preuves positives, que la
faveur officielle de la dame de Beauté remonte tout au plus à
1443. Or, Yolande d'Aragon était morte depuis l'année précé-
dente, et, si l'on veut absolument que les amours royales aient
commencé un peu plus tôt, il faut du moins admettre qu'elles
n'osèrent s'étaler au grand jour tant que vécut la pieuse et
redoutée protectrice de Charles VII. On ne saurait, du reste,
concilier l'intervention qu'on lui a prêtée ni avec sa conduite
antérieure, ni avec ses sentiments maternels. Dans quel inté-
rêt eût-elle commis l'odieuse action de susciter une rivale à sa
propre fille? Son ambition satisfaite n'avait plus besoin d'ins-
trument, et son autorité morale eût été par là sans cesse com-
promise '^
' Vallet, II, 1^00, 30{!, 318. Les délégués d'Yolande au congrès d'Arras étaient
Alain Letiiieu et maître Moreau, trésorier d'Anjou, que nous retrouverons sous le
gouvernement de René. (Chron. de Cagny; Bil)l. nat., ms. Duchcsne 48, f" 98.)
' V. Vallet, Recherches sur yégncs Sorel (liih/. de l'École des Chartes, 3^ sé-
rie,!, 304, 315); Ilist. de Charles TU, III, l2, 16; de Deaucourt, Revue des
ffuestions liisloritjues, l'^ livraison, p, 20G, et 27'' livraison, p. C4. Agnès appar-
I
[1417-20] LOUIS III. 40
Marie d'Anjou parait, au contraire, avoir été associée jus-
qu'à cette époque à l'iniluence exercée par tous les siens. Son
rôle lut moins passif qu'on ne l'a cru : elle tint quelquefois
elle-nièuie le conseil royal, avec le titre de lieutenant du Roi '.
Mais on ne sait que trop combien, après la mort de sa mère,
elle fut tenue à l'écart, et combien elle jouit peu de la po-
sition h laquelle l'appelaient également ses droits et ses méri-
tes. Son mari, dont la reconnaissance n'était pas la qualité
dominante, conserva pourtant dans son cœur l'impression
des bienfaits d'Yolande. Dans plusieurs de ses actes, il dé-
clara hautement ce qu'il lui devait, et, même après qu'elle
fut morte, il honora ses enfants à cause d'elle, considérant,
disait-il, que « feue de bonne mémoire Yolande, en son vi-
vant reine de Jérusalem et de Sicille, mère de nostre très-
chère et très-amée compagne la lloine et de nostre très-cher
et très-amé cousin Charles d'Anjou , comte du Maine et de
Mortaing, nous ait en nostre jeune aage faict plusieurs grands
plaisirs et services en maintes manières, que nous avons et
devons avoir en perpétuelle mémoire..., laquelle nostredicte
bonne mère, après que fusmes déboutez de nostre ville de
Paris, nous receut libéralement en ses pais d'Anjou et du
Maine et nous donna plusieurs advis, aydes, secours et ser-
vices, tant de ses biens, gens et forteresses, pour résister aux
entreprises de noz ennemis et adversaires les Anglois, que
autres -. »
Pendant que le pouvoir de la maison d'Anjou grandissait
en France, il faisait également des progrès notables en Italie.
Louis III passa presque toute sa vie, depuis la mort de son
tenait encore à la maison d'Isabelle de Lorraine en juillet 1444 ; elle fut un mo-
ment attachée à Marguerite d'Anjou, reine d'Angleterre, lors de son mariage, puis
entra au service de la reine de France dans les derniers mois de cette même année.
Les cours de France et de Sicile s'étaient trouvées réunies pour la première fois
au commencement de 14 53, à Toulouse. (V. l'État de la maison de la reine de
Sicile, reproduit par M. Vallet, loc. cit.; Iiii)l. nat., ms. fr. 2340; Itinéraire de
Ilené; etc.).
' Arch. nal., KK 244, f" h v"; Qualio/is Imlorujius, l''^ livraison, p. 221.
2 Arcli. nat., 1» 2298, p. 1237 (Don du coraié de Gien à Charles d'Anjou).
4
50 LOUIS III. [1420-26]
père, à implanter sa domination dans le royaume de Naples,
et, plus heureux que ses prédécesseurs, il réussit à en prendre
possession. La force des armes ne lui assura pas seule ce résul-
tat, quoiqu'il fût d'une vaillance personnelle admirée des con-
temporains. Arrivé en 1420 devant Naples, avec l'appui du
pape Martin V et des Génois, il en avait été repoussé par Al-
phonse d'Aragon, fils adoptifde la reine Jeannelle ou Jeanne II
de Duras, héritière de son frère Ladislas, et, malgré des suc-
cès partiels, il paraissait encore loin de l'emporter, lorsque
cette princesse, renommée par ses infidélités de toute nature,
se hrouilla avec Alphonse, révoqua son adoption pour cause
d'ingratitude et de rébellion, et lui substitua le duc d'Anjou
lui-même, en 1423 '. Cet acte est d'une grande importance,
parce qu'il fondit ensemble les droits des deux branches riva-
les : il ne laissait plus en face des princes français que le roi
d'Aragon, dont il faisait, à la vérité, un ennemi implacable,
mais dont l'autorité avait encore peu déracines dans le pays.
Louis III entra victorieux dans Naples avec les troupes de la
reine, lui soumit la Galabre, et prit part au gouvernement de
l'État, malgré les variations de la faveur royale. Charles VII,
qui lui avait procuré l'alliance du duc de Milan -, le rappela
bientôt après pour utiliser sa bravoure contre les Anglais. Il
paraît quele prince angevin était en ce moment dans une gêne
étroite, car il fut obligé d'envoyer à sa mère une procuration la
chargeant d'emprunter l'argent nécessaire pour son voyage, et,
au besoin, d'engager à cet effet des terres ou des revenus ''. Yo-
• Le 21 juin, dit VJrt de vcrijicr les dates (XVIII, 34i). Mais l'adoption en
forme (le Louis III ne fui faite qu'après l'arrivée de ce prince et en sa présence,
le 14 septembre, à Aversu. (Arcli. de Naples, Pergamcnc régie catnere, 1,21);
pièces justificatives, n" 5.)
2 Vallct, 1, 3!)3.
* « Comme pour nostre retour du païs d'Italie en France, auquel, polir obéii*
aux commandcmens de mon très-redoublé seigneur monseigneur le Roy, ndus
sommes du tout disposez et déterminez, c'est assavoir à le faire le plus );riefment
que nous sera possible, nous soit Ijesoiug de recouvrer grans llnances, etc. »
Procuration datée d'A versa, le 17 décembre H2G (Arcli. nat., P 1354^ u° 859).
Ce texte détermine à peu près la date du retour de Louis III, qui était ignorée.
[1426-31] LOUIS III. 31
lande sacrifia, tant pour le retour de son fils que pour les be-
soins de son expédition en général, «tout le plus bel et le
meilleur » des objets précieux que lui avait laissés son marii.
Louis III se distingua dans la campagne de France, en 1429,
Voyant que le duc de Bretagne, malgré les promesses déjà si-
gnées et ratifiées, venait de donner sa fille Isabelle au comte de
Laval, il épousa, en 1431, Marguerite de Savoie, fille d'Amé-
dée VIII, et repassa avec elle en Italie, d'où il ne devait plus
revenir -. Sa mort prématurée et les conséquences qu'elle en-
traîna se rattachent à la série d'événements que nous aurons à
raconter plus loin.
On voit, par tout ce qui précède, quel lourd héritage atten-
dait René d'Anjou. Sa maison avait, par une destinée provi-
dentielle, deux trônes à soutenir : l'un pour la lignée royale,
l'autre pour elle-même ; le premier ébranlé jusque dans son
antique base, le second à peine fondé et sans cesse renversé;
tous deux cependant nécessaires, dans une mesure différente,
à la grandeur et à la prospérité de la France. Mais un autre
fardeau allait d'abord être remis entre ses jeunes mains : avant
de revenir avec lui dans les États de ses pères, nous devons
le suivre dans ceux qui lui échurent inopinément, par un
nouveau triomphe de l'ambition maternelle et du patriotisme
réunis.
' Testament d'Yolande d'Aragon, loc. cit.
-' Maigiieiile le quitUi pour venir trouver Charles VII à Vienne en M3o ; mais
clic alla le rejoindre aussitôt après. C'est sans doute ce second départ de la
femme de Louis III qui a fait dire à M. Vallet (II, -310) qu'Yolande s'était rendue
à la même époque en Italie, où elle n'alla jamais. Les deux princesses avaient le
titre de reine de Sicile; de là une confusion facile.
CHAPITRE IT.
RENÉ DUC DE BAE ET M LOPJIAINE.
(1410-1438)
-E-<=3E-0-ÎC:S-3-
Succession de Bar. — Mariage de René et d'Isabelle de Lorraine. — Perte de
Gnise. — Testament du due Charles II. — Jeanne d'Arc et René. — Désaveu
envoyé à Bedford. — Campagne de France. — Prise de Cliappes. — René
entre en possession des duchés de Bar et de Lorraine. — Guerre de Lorraine.
Bataille de Bulgnéville. — Cn])tivité de René. — Llargisscment provisoire. —
La question de Lorraine devant l'Empereur. — René rentre en prison. — Il
hérite de son frère Louis 111 et tie la reine Jeanne IL — Négociations en sa
faveur. — Sa délivrance. — 11 visite la Lorraine, l'Anjou, la Provence, et
part pour l'Italie.
Le roi Jean avait marié sa fille Marie de France h Robert,
duc de Bar, en 1364. Yolande de Bar, issue de ce mariage,
ayant épousé le roi d'Aragon, lui donna à son tour une fille, à
qui elle transmit son nom, étranger à l'Espagne, et ses droits
éventuels sur le duché de Bar : cette enfant devint la grande
reine de Sicile dont nous avons parlé. Le Barrois ou duché de
Bar, situé entre la Champagne et la Lorraine, était un fief fé-
minin, c'est-à-dire transmissible parles femmes, appartenant
depuis plusieurs siècles à la même famille, sous la suzeraineté
du roi de France \ Il arriva précisément que la postérité
masculine de ses possesseurs s'arrêta aux fils de Robert, dont
plusieurs moururent sans enfants légitimes et dont le dernier,
Louis, étant cardinal-évêque de Châlons-sur-Marne, ne pou-
vait en avoir. Sa sœur, la reine d'Aragon, revendiqua une part
de la succession paternelle et intenta au cardinal un procès en
' yirl de vérifier les dates, XIII, 427 et suiv.
54 SUCCESSION DE BAR. |1419J
parlement, qui durait encore en 1419. Elle avait obtenu déjà
une provision de quinze cents livres de rente, et la partie adverse
pouvait craindre un échec plus complet \ La reine de Sicile,
représentant les droits de sa mère, entreprit d'apaiser le débat
et d'en faire profiter ses propres enfants. Elle proposa à son
oncle Louis d'adopter un de ceux-ci pour son héritier, s' en-
gageant en retour à faire cesser le procès et à lui laisser jus-
qu'à sa mort la tranquille jouissance du duché. René n'avait
encore en partage que le petit comté de Guise ; il venait en
première ligne après son frère Louis III, à qui étaient réservés
l'apanage des ducs d'Anjou et le royaume de Sicile ; son
grand-oncle l'avait rencontré plus d'une fois à la cour de
France et avait été frappé de ses qualités naissantes: il fut
choisi d'un commun accord pour le gage de la réconciliation ;
et voilà comment il devint, lui fds d'Anjou, l'héritier d'un
prince qui avait d'étroites affmités avec le parti anglo-bour-
guignon ^ Maison devine qu'il y avait là, pour sa mère, une
raison déterminante: fidèle à son habile politique, elle voulait
enlever aux ennemis de la couronne une province et un allié
de plus.
Ce n'était pas tout. Une puissance plus redoutable avoisi-
nait le duché de Bar, et, comme lui, servait d'appui aux ad-
versaires du Roi, mais sans lui être attachée par des liens de
vassalité: le duché de Lorraine. Le duc régnant, Charles II,
n'avait que deux filles, dont l'aînée, Isabelle, était son héri-
tière. 11 s'était naguère présenté pour cette princesse deux
alliances qui eussent aliéné définitivement son pays à la cause
française : Isabelle de Bavière avait voulu la marier avec son
neveu Louis le Bossu, et le roi d'Angleterre avait demandé sa
'^Arch.nat., Parlement (Conseil), X'% 14 mai 1418 et 14 août 1419; KK 1178,
f° 330. D. Calmet, Hist. de Lorraine, II, 757. M. Vallet a cru à torl (I, 150)
que le procès était soutenu par Yolande d'Aragon, au lieu d'Yolande de Bar, sa
mère,
* V. le traité d'alliance conclu par le cardinal avec le due de Bourgogne,
le 23 juillet 1418 (Bihl. nat., Lorraine 184, n° G5), et l'Iioramage reproduit ci-
après parmi les pièces justificatives (n" C).
fl419j SUCCESSION DE BAR. 5:5
main pour son frère le duc de Bedford \ Les seigneurs de
Lorraine désiraient l'union avec le Barrois ; les deux duchés,
qui n'avaient pas toujours été séparés, mais que des luttes
particulières désolaient depuis longtemps, avaient tout intérêt
h n'avoir qu'une loi et qu'un maître. Si cette annexion s'opé-
rait en faveur d'un prince hostile, le royaume de France était
investi, de l'ouest à l'est , par une chaîne continue d'ennemis.
Yolande, comprenant le danger, résolut de couper cette formi-
dable ligne. Il ne suffisait pas, pour cela, d'acquérir le duché
de Bar: il fallait encore s'assurer de la Lorraine. Elle pro-
fita donc des dispositions de la population pour provoquer
la réunion souhaitée, mais dans un sens opposé, en offrant à
Charles II de marier sa fdle à René, que le cardinal élisait de
son côté pour son héritier, Louis de Bar agit lui-môme au-
près du prince lorrain pour faire agréer cette proposition.
Celui-ci hésita: d'anciennes amitiés le retenaient dans le parti
bourguignon ; il avait même, par un premier testament, exclu de
sa succession tout sujet du royaume de France ^. Mais comme
c'était un homme de peu de caractère, livré à des passions qui
l'absorbaient, comme, après tout, l'inconvénient d'une rupture
avec ses alliés était compensé par l'augmentation future de
son domaine , il finit par consentir. Ainsi l'heureuse négo-
ciatrice faisait d'une pierre deux coups : elle acquérait à sa
maison des États importants , et elle les acquérait aussi à la
cause nationale, en affaiblissant d'autant les adversaires de
l'une et de l'autre.
Les deux traités furent conclus presque en même temps.
Le 20 mars 1419, à Foug, près de Toul , le mariage de René
et d'Isabelle fut arrêté aux conditions suivantes : Aussitôt
que le comte de Guise sera arrivé dans le pays, le cardinal-
duc lui garantira par un acte ofiiciel l'héritage du duché
de Bar, du marquisat du Pont et de leurs dépendances,
dont l'entière jouissance appartiendra, après sa mort, au-
' ValU'l, I, 81; D. Calmct, 1(, C80; Rynu-r, IX, 710, Dit!).
- D. Caliuet, IF, 081.
5G SUCCESSION DE BAR. [1419]
dit comte et à ses descendants. Il lui fera jurer fidélité par
ses hommes et vassaux. Le duc de Lorraine, de son côté,
fera prêter par les siens le même serment à sa fille Isabelle
« et à son mari à cause d'elle » . René sera mis immédiatement
en possession d'une certaine partie du duché de Bar. Il se
trouvera là pour le jour de la Pentecôte au plus tard, et sera
mené à Nancy, où le gouvernement de sa personne et de ses
terres sera remis à son futur beau-père. Les fiançailles seront
célébrées le même jour, et les épousailles le lendemain. Des
cautions mutuelles sont données, et des restitutions en cas de
décès stipulées. Le douaire d'Isabelle est fixé à cinq mille livres
tournois de rente, qui lui seront assignées sur différentes sei-
gneuries. Au cas improbable où il surviendrait un fils au duc
Charles , cette rente sera réduite de mille livres ; mais une
somme de quarante mille livres sera payée au comte de Guise,
si la reine de Sicile veut bien s'en contenter, et dans la forme
convenue avec ses délégués (clause qui prouve l'intervention
directe d'Yolande). Enfin, des alliances réciproques seront si-
gnées, et le tout sera ratifié par un acte ultérieur \
L'adoption de René par son grand-oncle fut définitivement
scellée quelques mois après. La reine Yolande, tant en son
nom qu'au nom de son fils aîné, autorisa d'abord le comte de
Guise à porter les armes de Bar, et, ayant ainsi satisfait aux
dernières conditions posées par le cardinal, elle partit pour la
Provence, où l'appelait le soin des affaires publiques -. Ge-
' Arch., nat., K CO, n" 1 i ; KK 1123, f° 10 v". P.ibl. nat., ms. fr. 274G, f° 81 ;
1). Calmet, Preuves, t. III, col. CLXXxn.
* « Comme très-révérend père en Dieu nosirc très-cher et très-amé oncle
mcssire Loys, cardinal, duc de Bar, marquis du Pont et seii,'nenr de Casse!, meu
de singulièie amour et affection envers nous, pour considération de la prou-
ciiaineté de lignage en quoy luy et nous atteuons ensemble et autres plusieurs
causes raisonnables, de sa libéralité dès piéca ait eu et encores a en propos et
voulanlé de instituer et ordonner son liéritier universel ez dict diichié de Bar,
marquise du Pont, et autres ses terres et seigneuries, nostrc très-cher et très-amé
fds second et frère René, comte de Guise, et luy en faire don, cession et transport,
réservez entièrement à nostredit oncle, sa vie durant, le nom et liilre dudict duclié,
l'usufruirt et viagé li'ieelui,... nous consentons et voulons que nosirodict lils et
1^1419] SUCCESSION DE BAR. 57
pendant René obtint de conserver et d'ajouter sur ces armes
un petit écusson d'Anjou, pour bien montrer qu'on n'entendait
pas lui faire renier sa famille paternelle ni ses alliances \ Puis,
le 13 août, Louis de Bar ratifia sa promesse par la donation
en forme de son duché et de tout ce qui en dépendait. 11
rappelait , dans cet acte , les malheureuses divisions qui ré-
gnaient entre le Barrois et les contrées voisines , l'urgence
du rétablissement de la tranquillité , la part d'héritage bien
suffisante qu'avaient reçue ses frères et sœurs. Ces consi-
dérations l'avaient déterminé à choisir pour héritier un de
ses nombreux neveux , pour éviter toute compétition après sa
mort ; et parmi eux il n'en avait trouvé aucun plus digne de
cette faveur que le petit-fils de sa sœur Yolande, laquelle eût
été elle-même duchesse à sa place , suivant l'ordre de la pri-
mogéniture, si les hommes ne devaient passer toujours avant
les femmes. Ce jeune prince offrait aussi les meilleures garanties
pour la prospérité du pays , étant issu à la fois des maisons
de France, d'Aragon et de Bar, allié aux plus hauts person-
nages, et spécialement au Dauphin, devenu son beau- frère.
Il lui cédait donc la propriété de tous ses domaines, s'en
réservant seulement l'usufruit. Il exceptait toutefois les terres
de Stenay, Glermont, Vienne et Varennes : mais ce n'était
qu'une précaution; car, par un second acte du même jour,
il les lui donnait également, à la condition que ce don n'aurait
d'effet que lorsque la reine d'Aragon aurait complètement re-
noncé au procès intenté par elle. Charles d'Anjou était substi-
tué à son frère pour le cas où celui-ci mourrait avant le cardinal
sans laisser d'enfants '\ Les trois états du Barrois avaient été
convoqués pour cette circonstance solennelle : ils confirmèrent
l'ière, sa vie durant, preiigne, doye et soit tenu déporter l(>s armes de Bar, h l'or-
donnance, devis et bon plaisir de nostredict oncle. » Cet acte est daté du 24
juin 1U9 dans D. Calraet (Preuves, t. III, col. ci.xxxv), et du li dans le registre
KK 1117 (fo 148 v»), aux Archives nationales.
' D. Calniet, 1I,G82.
- Arch. nat., I> 1350, n"' G59, GCO; J 932, n» 4. D. Calraet, /oc. cil. Cet
historien assigne à tort la date du 3 août à la donation du duché de Bar.
S8 SUCCESSION DE BAR, \\U9i]
toutes les dispositions arrêtées. Restait à exécuter la clause du
traité de mariage par laquelle la jouissance d'une partie du du-
ché devait être dès lors conférée au jeune prince : le marquisat
du Pont (Pont-à-Mousson), les seigneuries de Briey, Longwy,
Saulx, Longuyon, Estaules, Foug, Pierrefort , Condé-sur-
Moselle, Lavantgarde, formèrent cet avancement d'hoirie, en
vertu d'une nouvelle donation , datée du 3i octobre de la
môme année \
René n'avait pu se rendre au terme fixé dans ses futurs do-
maines. Ce ne fut que le 23 juin 1419, d'après les notes d'un de
ses livres d'heures, qu'il se sépara de sa mère et du Dauphin,
à Mehun-sur-Yèvre, pour s'acheminer de là vers le duché de
Bar ^. Il s'en faut donc bien qu'il se soit trouvé longtemps
d'avance auprès du cardinal et que toute son éducation ait été
faite par lui, comme l'a prétendu son historien. Les comptes
d'Yolande et l'itinéraire qu'ils permettent de dresser achè-
vent de prouver qu'il était encore en Anjou au mois de dé-
cembre 1418. M. de Villeneuve-Bargemont l'amène dès 141S
en Barrois, afin de le faire voyager avec son oncle à la cour
de France , assister à la création d'un ordre de chevalerie
dans la ville de Bar, etc. Ce sont là de ces amplifications
qui ont plus de charme que de fondement. S'il existe, comme
le dit le môme écrivain, des actes administratifs de 1418
où le nom de René se trouve associé à celui de Louis de
Bar, ils ont pu être rendus l'année suivante avant Pâques,
au moment où l'adoption était déjà décidée ; ils appartien-
draient alors, en réalité, à l'an 1419. En tout cas^ ils n'impli-
queraient pas nécessairement la présence du fils d'Yolande.
M. de Villeneuve-Bargemont est obligé d'expliquer par une
absence accidentelle la clause du traité du 20 mars stipulant
son arrivée pour la Pentecôte au plus tard. Mais il est cons-
tant, d'après les documents que je viens de citer, qu'il n'avait
' Arcli. nat., P 1350, n» 061; KK 1178, f" 325.
' « L'an lili), parlit nions' Roué, deuxième filz du roy Loys 11, de Melmn-
sur-Yèvre, et piint eongié de nions'" le Dauphin pour aler en la duchié de liar, »
l!il)l. nat., nis. lat. 1150% calendrier, 23 juin.
[1420J MARIAGE DR RENÉ ET D'ISABELLE. o9
pas encore quitté sa mère à cette époque. C'est donc bien par
elle qu'il fut élevé durant sa première enfance, comme on l'a
vu dans le chapitre précédent, pour être envoyé en 14i9 à
Bar-le-Duc et à Nancy \
Son mariage, toutefois, ne put être accompli aussi prompte-
ment qu'on l'espérait. Une des sœurs du cardinal, épouse
d'Adolphe, duc de Berg, protesta contre l'adoption faite à son
préjudice et poussa son mari à prendre les armes pour dé-
fendre ses prétentions à la succession de son frère. Adolphe,
battu dans un combat auquel on fait assister René, malgré sa
grande jeunesse, fut emprisonné et ne recouvra sa liberté
qu'en renonçant à toute réclamation ^
Au mois d'octobre 1420, toute difficulté paraissant écartée,
la célébration delà cérémonie fut résolue. Charles II renouvela
sa promesse de faire reconnaître sa fille aînée comme héritière
du duché par tous ses vassaux. Le 23, veille du jour fixé, le
cardinal de Bar confirma les donations qu'il avait faites à son
neveu, comme représentant des droits de sa sœur Yolande, et
il y ajouta l'usufruit de quelques nouvelles terres. Ces biens
se trouvaient, par le fait, transportés dans la main du duc de
Lorraine, chargé de la tutelle de son gendre : mais il s'en-
gagea, le même jour, à les remettre à celui-ci dès qu'il aurait
atteint l'âge de quinze ans, ou plus tard si ce terme était re-
culé du consentement des deux parties ; si René venait cà mourir
avant lui, il devait les restituer au cardinal. Les principaux
seigneurs du pays, au nombre de vingt, se portèrent garants
de sa parole et scellèrent l'obligation de leurs sceaux ^ Le
' Hist. de René (V Anjou, I, 17-28; Comptes de la reine de Sicile (Areh. nat.,
KK 243); Itinéraire. M. de Villeneuve-Bargemont fait amener René au car-
dinal par sa mère elle-même. Les comptes d'Yolande prouvent cprelle ne qiiilla
pas TAnjou et la Touraine du mois de juin 1418 au mois de juin 1419, et qu'elle
partit à cette dernière date pour la Provence. On ne se figure pas, du reste, à
quel point l'ordre dos faits est bouleversé dans tout le cours de VlJisloirc de
René d'Anjou, par suite de l'omission constante de la réduction des dates en style
moderne.
- Arl de vérifier les dates, XIII, 443; Villeneuve-Bargemont, I, 31.
- niU. nat., ms. fr. 27 '«7, f- 15G. D. Calmet, Preuves, t. III, col. ucxxxv.
GO MARIAGE DE RENE ET D'ISABELLE. [1420-21]
lendemain 24 (ei non le 14, comme le dit M. de Villeneuve-
Bargemont) , à Nancy, Henri de Ville, évêque de Toul, donna
aux époux la bénédiction nuptiale, au milieu des témoignages
de joie des princes et de leurs sujets, qui entrevoyaient la
réalisation de leurs vœux de paix et d'union \ Isabelle n'avait
que dix ans, René n'en avait pas encore douze ; mais les né-
cessités de la politique empêchaient d'attendre plus longtemps
pour les lier l'un à l'autre d'une façon irrévocable. Du reste,
leur union précoce, qui n'en fut pas moins heureuse, dut être
consommée de bonne heure ; car, moins de sept ans après, ils
avaient déjà un fils.
Le douaire de l'héritière de Lorraine , qui avait été fixé à
cinq mille livres de rente, fut réglé par Louis de Bar dans plu-
sieurs actes signés le jour du mariage et quelque temps après.
L'assiette en fut faite sur les villes et seigneuries de Mousson,
de Pont-à-Mousson , de Foug et de Briey. La reine Yolande
garantit à son tour ce douaire au nom de son fils mineur. On
voit par les lettres qu'elle rendit à cet effet, le 28 juin 1421,
que le cardinal venait de mettre le comble à ses faveurs pré-
cédentes en concédant à son neveu le titre de duc de Bar, qu'il
s'était d'abord réservé. Dès lors, ce titre servit communément
à désigner le jeune prince, qui porta en même temps ceux de
marquis du Pont et de comte de Guise, et qui fut associé en
quelque sorte à l'administration du duché -.
René vécut ensuite près de son beau-père ou de son oncle,
qui avait permuté le siège de Ghâlons pour celui de Verdun,
résidant tantôt en Lorraine, tantôt en Barrois, mais de pré-
férence dans son marquisat du Pont, partageant son temps
entre les études qu'il n'avait pu achever sous la direction ma-
ternelle et l'apprentissage du gouvernement de ses futurs
États. Son précepteur Jean de Proissy , dont parle Bour-
1 D. Calmct,ll, 702; Villeneuve-Rargemont, I, 33. Les actes du 23 octobre
prouveraient de reste que le mariage eut lieu le 24, malgré rafCirniatiou de l'his-
torien de René, si les calendriers de la maison d'Anjou (lîibl. nat., mss. lat.
17332 etDupuy (i51, f" 55) n'étaient d'accord avec eux.
2 Arch. nat., P 1334', u" 53, f- 24, 2fi, 2!). Iîil)l. nat., ms. fr. 2740, f" 80.
[1420-21] MARIAGE DE RENE ET D'ISABELLE. 61
digne, parait lui avoir été donné dans cette contrée, ou du
moins l'y avoir suivi, car nous le retrouverons un peu plus tard
conmiandant la place de Guise en son nom. A la cour de
Nancy, la littérature et la musique étaient en honneur, et le
duc de Bar put acquérir là des connaissances et des goûts
qu'il développa par la suite. Mais les exemples qu'il avait sous
les yeux n'étaient pas laits pour affermir les principes de
morale et de vertu dont l'avait imbu sa propre famille. Leduc
Charles avait pour épouse une sainte, Marguerite de Bavière,
qu'il négligeait pour vivre publiquement avec une femme de
basse origine, Alison du Mai. Cette conduite lui aliénait l'es-
time et l'affection de ses sujets. La piété de la duchesse et les
leçons du cardinal contre-balancèrent, dans l'âme impression-
nable de leur héritier, le trouble qu'un pareil scandale ne
pouvait manquer d'y produire. Mais il lui en resta peut-être
une certaine propension à la facilité de mœurs qui régnait, à
un degré où il ne la poussa jamais, chez la plupart des princes
de l'époque. Pour le moment, ce n'était qu'un adolescent des
plus gracieux , s'il faut en croire les chroniques locales. Il
était grand et fort; son visage régulier présentait le type, en-
core peu accusé , que des portraits exécutés i)lus tard de-
vaient nous conserver , et où l'on retrouve, avec une nuance
particulière de bonhomie, la physionomie héréditaire des
Valois. Son amabilité charmait les dames , qui « le voyaient
volontiers » . Il promettait , enfin , par le mélange d'idées
religieuses et mondaines qui le caractérisait, joint à une bra-
voure qui n'allait pas tarder à s'affirmer , de devenir l'idéal
du vrai chevalier. La jeunesse d'Isabelle se forma dans le
même milieu que la sienne. On vantait aussi son mérite et sa
beauté naissante. Heureusement pour elle, sa mère seule fa-
çonna son esprit et son cœur. Elle devait tenir d'elle la fidélité
à ses devoirs et la générosité : par son énergie et son intré-
pidité, elle devait rappeler réminente reine que son mari avait
quittée pour elle \
' Cluonique de Loiraiiic ; D. Caliuet, II, GUj, 7ôG. Villeueuvc-Baigemoiil, 1,
32, 3-i
62 MARIAGE DE RENE ET D'ISABELLE. [1420-24]
Quoi qu'en ait dit son historien, le jeune duc de Bar ne pa-
raît pas avoir pris une part personnelle aux guerres qui eurent
lieu, peu après son mariage, entre le duc de Lorraine et les
villes de Metz et de Toul, ni à celles que le cardinal de
Bar dirigea, vers le môme temps, contre un autre prélat belli-
queux, Conrad Bayer, évêque de Metz, puis contre Jean de
Luxembourg, comte de Ligny, son vassal, qui, fort de l'al-
liance bourguignonne, refusait de lui rendre les devoirs féo-
daux. L'âge de René l'éloignait encore des champs de bataille,
et si des chroniqueurs parlent de la victoire remportée au siège
de Ligny par l'oncle et le neveu, les termes dont ils se servent
indiquent qu'il faut l'entendre simplement des troupes envoyées
par eux \ Déjà, cependant, l'influence du jeune duc s'étendait
au dedans comme au dehors. Ainsi, le 16 septembre 1424, la
ville indépendante de Verdun se plaça volontairement sous sa
jirotection. Le cardinal, qui jouissait auparavant de cet honneur
lucratif, devenait vieux et se retirait peu à peu des alfaires
publiques: le rôle de son héritier présomptif prenait de l'im-
portance à mesure que le sien en perdait. Après avoir promis
aux habitants de sauvegarder leurs privilèges et leur liberté
souvent menacée, moyennant une subvention annuelle de cinq
cents florins d'or, René leur donna un gouverneur militaire de
son choix, Érard du Ghâtelet, maréchal de Lorraine ^
Sa position n'en était pas moins difficile et délicate vis-à-vis
des princes qui l'avaient adopté pour successeur. Placé là par
sa mère comme une sentinelle vigilante pour défendre les in-
térêts du parti français, il devait, à son avènement, ramener
le Barrois et la Lorraine dans les rangs des alliés du Roi. Mais,
en attendant, il se trouvait, pour ainsi dire, enveloppé dans
la ligue ennemie. Il était sous la dépendance des deux ducs
titulaires, qui n'avaient renoncé ni l'un ni l'autre à leurs amitiés
ni à leurs traités antérieurs. Loin de là , Charles II venait de re-
nouveler ces traités : flatté par le duc de Bourgogne, il lui avait
• V. Mouslickt, m, 408 ; Cliastelain, éd. Kervyn, I, 151.
- Aixh. nal., J 913, u" 5. Villcueuve-Bargemont, I, 03*
[1422-24] PERTE DE GUISE. 63
promis récemment de servir les rois de France et d'Angleterre
(c'est-à-dire Isabelle de Bavière, traînant à sa remorque son
triste époux, et Henri V). Le 6 mai 1422, il s'engagea par
serment à rester fidèle à leur cause , et Philippe le Bon s'o-
bligea, de son côté, à lui obtenir du monarque anglais des
lettres de protection et d'alliance. Le duc de Lorj-aine chercha
même à compromettre son héritier avec lui dans ces actes offi-
ciels, où on le voit agir comme ayant le gouvernement de René,
duc de Bar *. Il était donc à redouter qu'on abusât de l'inexpé-
rience de celui-ci pour le détourner de la mission patriotique qui
lui incombait. Se laisserait-il entraîner ou se montrerait-il, en
résistant , vrai fils d'Anjou , digne membre de la maison de
France? Ce dernier parti pouvait lui aliéner ses deux tuteurs,
peut-être les faire revenir sur les dispositions prises en sa fa-
veur, déranger, enfin, d'une manière quelconque, la combi-
naison politique dont il était le pivot. Il y avait là une véritable
situation dramatique, où l'honneur et fintérêt se trouvaient
mis en lutte.
Une curieuse lettre adressée au duc de Lorraine par le duc
de Bedford, lieutenant du roi d'Angleterre, montre combien
ces difficultés étaient réelles , et combien l'accord entre le
beau-père et le gendre, maintenu à la surface, était peu solide
au fond. Jean de Luxembourg, allié des Anglais, venait d'en-
treprendre le siège de Guise, qui appartenait en propre à René^
comme on Fa vu % mais que ce seigneur s'était fait adjuger de
la même manière que Bedford s'était fait donner l'Anjou et le
Maine, à la charge de s'en emparer. Le capitaine de la place^
Jean de Proissy, ancien gouverneur du comte de Guise, se
mit en devoir de résister. Le prétendu régent se plaignit au
duc Charles, en invoquant le traité d'alliance conclu entre son
' Arch. nat., KK 1125, i" 663; KK 1127, f» 52. D. Plancher, Hlst. de Bour-
gogne, Preuves, p. xx. Villeucuve-Bargemont, I, 392.
- Kii vertu du testament de son père, et non d'un acte rendu par Yolande d'Ara-
gon le ïi janvier 14 24, eomnie le dit M. de Villeneuve-Bargemont (1, 6 1). Cet acte n'a
pour objet tpie l'émancipation de René et la cession de tous les droits que sa
mère pouvait avoir gardés. (Aixh. uat., KK 1117, t° 955 v°.)
64 PERTE DE GUISE. [1424]
maître et lui. Charles répondit que Guise était l'héritage par-
ticulier du duc de Bar et ne dépendait en rien de son autorité.
C'est alors que Bedford répliqua en termes arrogants : « Vous
vous efforcez d'empêcher un siège ordonné par le Roi, du con-
sentement du duc de Bourgogne. Vous êtes pourtant son vas-
sal pour plusieurs seigneuries, et vous avez toujours suivi
son parti. Mais, par adventure, votre fils est plus content que
ses ennemis le tieiujnent que mondit seiqnenr ou ses tjens. On
y mettra bon ordre. Et quant à votre allégation que Guise est
l'héritage de René d'Anjou, le Roi mon maître ne souffrira pas
qu'aucune personne à lui hostile tienne une terre dans son
royaume, surtout un lieu aussi important que celui-là et que
plusieurs places du Barrois qui ont reçu et reçoivent chaque
jour ses eimemis. Cessez donc de lui faire opposition, ou nous
y pourvoirons par la force '. »
Ces menaces firent leur effet, et les deux ducs, craignant de
mettre leur pays en guerre avec l'Angleterre et la Bourgogne,
n'envoyèrent pas de secours à la ville, qui, après avoir capi-
tulé, le 18 septembre 1424, dut rester aux mains de Jean de
Luxembourg. Un tel dénouement affligea vivement René, dont
le conseil avait agi pour lui en cette circonstance et négo-
cié auprès de Philippe le Bon pour faire cesser l'attaque ■.
Bien qu'émancipé depuis plusieurs mois par sa mère, bien
qu'ayant droit, par l'âge qu'il venait d'atteindre, à être mis
directement en possession des terres dont son beau-père
avait jusque-là la jouissance et la garde, il était toujours sous
la dépendance de ce dernier. Aussi , dut-il subir , à ses dé-
pens, les exigences de la politique lorraine ; mais il demeure
établi, par le document qu'on vient de voir, qu'il était regardé
dès lors comme en opposition avec elle, qu'il se réjouissait du
succès des adversaires du monarque anglais et leur ouvrait les
places de son duché de Bar, s'appuyant sans doute sur les sym-
pathies de la population. Ainsi l'on pouvait prévoir quel sen-
' Je résume seulement cette lettre, datée du Tl août [1424]. (Bibl. uat.,
Lorraine G, n" tô'J).
- .Moustrelet, IV, lOU ; Valiel, H, 8.
[1425] TESTAMENT DU DUC CHARLES II. 65
timent l'emporterait chez lui, et comment se déclarerait ce
jeune homme de quinze ans, le jour où s'imposerait une option
définitive.
Mais, en attendant, d'autres événements vinrent rappro-
cher Charles II et René dans une lutte commune, et fournir
à celui-ci l'occasion de faire ses débuts militaires. Antoine,
comte de Vaudemout, neveu du premier et fils de son frère
Ferry, nourrissait, depuis le mariage de sa cousine Isabelle,
un profond dépit. Se voyant frustré dans ses espérances sur
la succession de Lorraine, il prétendait la revendiquer par tous
les moyens, mettant en avant la masculinité du fief, grosse
question qui agita bientôt les légistes du pays. Charles, pour
opposer à ses réclamations une barrière plus forte, rédigea,
le 13 janvier 1425, un second testament, par lequel le gou-
vernement du duché après sa mort était conféré à son gendre
d'une manière formelle. René, avant d'en prendre possession,
devait jurer aux chevaliers et aux bonnes villes de l'adminis-
trer avec sagesse et loyauté. Si sa femme Isabelle venait à
mourir sans postérité, il remettrait le duché à Catherine, fille
cadette de Charles, ou à ses enfants, et, à défaut de ceux-ci,
aux chevaliers et aux bonnes villes, qui confieraient eux-
mêmes le pouvoir à des personnages désignés ultérieurement.
Il ne pourrait entrer ni faire entrer personne en son nom au
trésor, c'est-à-dire aux archives. Le prévôt de Saint- Georges
et deux chanoines devaient en garder les clefs et lui commu-
niquer les titres dont il aurait besoin. Il devait enfin s'engager
à observer toutes les clauses du testament, et ses enfants ou
ses gendres seraient astreints au même serment à l'époque de
leur avènement \
Cette constitution, d'un libéralisme remarquable, prévoyait
• Arch. nat., J 932, n° G, et dans les Preuves de D. Calinet, t. III, col.
CLXXXVII (avec la date du 11 janvier au lieu du 13). Le duc de Lorraine fait,
dans le même testament, divers legs à ses bâtards Ferry, Jean, Catherine et Isa-
iielle, ainsi ((u'à Allsoii May, sa maîtresse, à laquelle il donne notamment l'hôtel
occupé par elle à Nancy, avec tous ses meubles. La duchesse Marguerite de Bavière
et Jacques de Ijade, le second gendre de Charles, sont nommés exécuteurs testa-
mentaires.
66 TESTAMENT DU DUC CHARLES II. [1425]
tous les cas et ne laissait aucune porte ouverte à l'ambition du
comte de Vaudemont. Le duc de Bar la jura aussitôt et la
scella de son sceau, à la requête de son beau-père ; le lende-
main, il prêta tous les serments demandés ^ Mais Antoine n'en
devint que plus furieux : il lui échappa des paroles séditieuses,
qui furent rapportées au duc. Celui-ci voulut exiger de lui
une renonciation écrite à toutes ses prétentions. Après un
échange inutile de correspondances, les choses s'envenimèrent,
et force fut de recourir aux armes pour soumettre le vassal
révolté. René, qui venait déjà de repousser avec le duc Charles
les incursions de quelques seigneurs voisins, conduisit une
armée contre son compétiteur, et mit le siège devant la place
de Vézelise, la plus importante du comté de Vaudemont. Le
comte se défendit avec vigueur. Jean de Rémicourt, sénéchal
de Lorraine, ({ui commandait l'attaque, fut tué d'un coup de flè-
che. Les opérations continuèrent néanmoins, et se prolongè-
rent durant trois ans; enfin, la garnison affamée se rendit, et
fut emmenée prisonnière à Nancy.
Dans l'intervalle, René avait été commencer également le
siège du château de Vaudemont". En même temps, le duc
Charles s'était occupé de faire décider la question de droit. La
noblesse de Lorraine, convoquée pour examiner la coutume
du duché, déclara, le 13 décembre 1423, après une délibéra-
tion solennelle, « que, toutes et quantes fois il est advenu en
temp passei que aulcun des ducs de Lorraine ait allez de vie
à trapessement sen délaissier hoirs masles après lui, nez et
procréez de son corp en loyaul mariage, et il ait délaissiez en
vie filles légitimes nées et procréées de son corp en loyaul ma-
riage, que toujours icelles filles aient succédez et doient suc-
céder et hériter comme vraies héritières dudit duchié, prince-
rie et seigneurie de Lorraine. » En conséquence, l'assemblée,
composée de quatre-vingt-trois membres, fit le serment de
reconnaître les filles de Charles II comme ses seules héritières:
elle promit, de plus, de ne pas reconnaître Isabelle, si cette
' Aich. nal., KK 1124, f» 9G5 v».
•^ D. Culme't, II, (i.'-!7. 7Câ.
11425-27] TESTAMENT DU DUC CHARLES II. 67
princesse devenait veuve et se remariait sans le consentement
de son père ou des trois états du pays. Cinquante-neuf « bons
loyauls gentilzhommes et vrais subgetz du ducliié » , Arnoul
de Sierck et Pierre de Baufremont en tète, scellèrent de leurs
sceaux cette attestation de la coutume lorraine, destinée à
faire loi \ Ainsi la Lori'aine était proclamée fief féminin par
les principaux intéressés. En faisant reconnaître ce principe,
qui cependant devait être contesté de nouveau dans les siècles
suivants, le duc portait le dernier coup aux prétentions du
comte de Vaudemont, et s'acquittait à la fois d'une obligation
stipulée dans le traité de mariage de sa fille Isabelle. Antoine
n'avait plus d'autre recours que la violence et la guerre. Ces
moyens ne lui réussirent pas immédiatement; mais il se prépara
dans l'ombre à soulever une lutte formidable, qui devait écla-
ter au moment donné et déchaîner sur cette malheureuse
contrée une longue série de désastres.
René oublia bientôt les fatigues de la guerre dans les joies
de la famille. Le 2 août 1427, Isabelle, à peine sortie de fen-
fance, mettait au monde leur premier-né, Jean, qui, trois jours
après, fut tenu sur les fonts, dans féglise de Toul, par les évo-
ques de Metz et de Strasbourg ^ Ce gage de leur tendresse, qui
n'était que le prélude d'une heureuse fécondité, assurait davan-
tage encore la réalisation des espérances fondées sur leur union.
Un traité de paix avec le damoisel de Gommercy, vassal re-
belle du duché de Bar, le siège du château de Passavant, asile
d'un capitaine de gens d'armes nommé Eustache de Wernon-
court, « qui avait longtemps travaillé le pays très-inhumaine-
' Arch. nat., J 933, no 4. Les cinquante-neuf sceaux sont encore appendus
à autant de bandelettes, fixées tout autour de l'acte, sur les cpiatre côtés, et
portant chacune le nom d'un seigneur. V. V Inventaire du musée des Archives,
p. 258.
- Bibl. nat., mss. lat. 17332 et Dupuy G51, f» 55. Arch. nat., KK 1117,
t' 110 vo. Yilleneuve-Bargeniont, I, 71. Les historiens ont beaucoup varié sur
l'époque de la naissance de Jean d'Anjou. D. Calmet et VArt de vérifier les dates
l'ont placée en 1424, d'autres eu 1425 ou 1 4 2G, ou à un autre moment de l'an 1427.
La date que j'adopte est plus conforme aux textes et aux lois de la nature, les
père et mère de ce prince étant encore très-jeunes.
68 JEANNE D'ARC ET RENE. [1428-29]
ment, » l'occupèrent ensuite \ Il prit aussi part à une nou-
velle expédition dirigée contre Metz par le duc Charles, pour
une querelle futile, dont l'origine était une hotte de pommes.
Cette campagne, entreprise en 1428, continua Tannée d'a-
près avec des vicissitudes diverses. Mais le duc de Bar ne la
suivit pas jusqu'au bout : il était revenu à Nancy au mois de
novembre ".
A cette époque, un bruit singulier commençait à se répan-
dre en Lorraine. On disait qu'une jeune paysanne, presque
une enfant du pays, avait eu des visions merveilleuses ; qu'elle
voulait aller trouver Charles de Valois en Touraine et le faire
roi selon Dieu par l'onction sainte, après l'avoir fait roi selon
les hommes par la victoire ; qu'elle cherchait les moyens d'ar-
river jusqu'à lui, et qu'elle prétendait passer à travers tous
les obstacles. Le duc de Lorraine entendit parler de cette fille
extraordinaire par des vassaux de son gendre ; car elle se
trouvait alors à Vaucouleurs, ville dépendant de la Champa-
gne, mais enclavée dans le duché de Bar. Il était retenu mo-
mentanément dans sa capitale par de violentes douleurs de
goutte, et, s'imaginant qu'il obtiendrait d'elle sa guérison si
c'était vraiment une inspirée, comptant dans tous les cas sa-
tisfaire sa curiosité et celle de sa cour, il exprima le désir de
la voir. Jeanne, de son côté, songeait précisément à se rendre
en pèlerinage à Saint-Nicolas, tout près de Nancy. Elle résolut
d'accéder à son vœu, dans l'espérance naïve qu'il ne lui refu-
serait pas son appui. Il lui envoya un sauf-conduit: elle se
mit en route au mois de février 1429, accompagnée de son
oncle Durand Laxart et d'un bourgeois de Vaucouleurs.
Quand elle parut en sa présence, Charles, comme s'il avait
eu affaire à une charlatane, lui demanda s'il recouvrerait la
santé. Mais elle, pareille à ces anciens prophètes d'Israël,
qui n'entraient chez les grands que pour leur dire leurs vérités,
lui répondit qu'elle ne le savait pas, qu'elle n'y pouvait rien,
mais qu'il ferait bien de renvoyer d'abord Alison, sa concu-
' Monstrelet, IV, 29G.
5 D. Caluiet, II, GSt), "CC Iliiitraire de René.
[1429] JEANNE D'ARC ET RENÉ. 69
bine, pour reprendre la bonne duchesse, sa foiiimo. Puis elle
ajouta : « Donnez-moi votre fils [René] avec une troupe de
gens d'armes pour me conduire en France, et je prierai Dieu
qu'il vous guérisse \ »
Jeanne d'Arc connaissait évidemment le jeune prince qu'elle
demandait pour guide. Selon toute probabilité , il assis-
tait à l'entrevue '. Son air avenant et sa réputation faisaient
pressentir h l'humble fdle qu'elle aurait dans sa personne
un chevalier dévoué. Lui aussi crut en elle : sa conduite devait
le prouver bientôt, et l'amitié dont il honora toute sa vie Ro-
bert de Baudricourt, qui l'avait aidée dans ses premières dé-
marches, semble avoir été la récompense des bons offices de ce
capitaine envers la Pucelle ^ Mais, pour le moment, il dut
contenir son enthousiasme. Le duc Charles, qui avait besoin
de lui pour la guerre contre les Messins, et qui d'ailleurs était
lié aux Anglais, ne le laissa pas partir. Sans se fâcher du hardi
langage que Jeanne avait osé lui tenir, mais sans en faire cas
non plus , il lui remit un petit présent, et, voyant qu'elle ne
remplissait pas son attente, il la congédia \
' 11 Dixil lanieii Ipsi duci quod ipse Iraderet el fdiiim sitiim et gcntes pro du-
ceiido eam ad Franciam, et ipsa deprecarelur Deiim pro sud sanitatc. « [Procès
de Jeanne d'Jrc, I, 54.) Je n'ai pas besoin de faire remarquer que le mot fds est
employé pour gendre dans tous les écrits du temps, et que d'ailleurs le duc de
Lorraine n'avait pas de fds, si ce n'est des bâtards.
• 11 était à Nancy en novembre 1428, et s'y trouvait encore en avril 1429 (Iti-
néraire).
' Baudricourt servit d'arbitre à René dans ses différends avec Robert de
Sarrebruck et avec le comte de Vaudemont, en 1432. Il tenta plus tard de le
délivrer de prison, el fut l'un des gentilshommes qui se portèrent cautions d'une
partie de sa rançon, en 14.37. Le roi de Sicile le nomma, en 1453, son exé-
cuteur testamentaire. (Arch. nat.,KK 1127,f''G79 v°; Bibl. nat.. Lorraine 238,
n" 31; Arch. des Bouches-du-Rhône, B 205, f" 90; D. Calmet, Preuves, t. 111,
coi. DCXLII.)
* Je me Ijorne, pour le récit de celte entrevue, aux indications authentiques
fournies par le Procès de Jeanne d'Jrc (1, 54, 222 ; III, 87). La C/iru'iit/ue de /.or-
raine, citée et reproduite par dom Calmet (H, C97 ; Preuves, t. III, col. vi). donne
des détails différents, mais mêlés à des faits d'une fausseté évidente. Ainsi, elle
fait accompagner Jeanne par Baudricourt à Nancy et à Bourges, auprès du Roi;
elle la fait prendre au siège de Rouen, et disparaître ensuite on ne sait comment ;
70 JEANNE D'ARC ET RENE. [1429]
On se figure aisément l'impression que devait produire le
passage de cette inspirée à travers les populations du Barrois
et delà Lorraine, déjà rattachées par leurs sympathies à la cause
de Charles VIL Aujourd'hui encore, l'histoire de Jeanne
d'Arc réveille l'amour du sol natal ; rien ne fait autant croire
que Dieu a créé les patries, et qu'il protège la nôtre. Combien
ce sentiment devait-il être surexcité, dans un siècle de foi, par
l'idée d'une intervention divine! L^espoir et l'impatience gran-
dirent à mesure que l'on apprit l'arrivée de l'héroïne à Chi-
non, puis la levée du siège d'Orléans, puis cette marche glo-
rieuse vers Reims, dont chaque étape était une victoire.
L'âme chevaleresque du jeune duc de Bar ne pouvait manquer
de tressaillir à ces nouvelles. Pendant que ses frères se bat-
taient pour la France, il lui fallait se battre pour la hottée de
pommes de son beau-père ! Il se demandait alors s'il n'aban-
donnerait pas tout pour rallier l'armée de la Pucelle qui avait
réclamé son aide.
Dans une telle situation d'esprit, une étincelle devait suf-
fire pour déterminer l'explosion. Sur ces entrefaites, le cardi-
nal de Bar se rendit à Paris, à la cour anglaise du régent, dans
l'intention, au moins inopportune, de renouveler ses allian-
ces avec le roi Henri VI. Il s^était fait donner préalablement
enfin elle rapporte ses débuts à l'an 1417. C'est plus qu'il n'en faut pour nous
autoriser à révoquer en doute tout le reste. Cette chronique porte la double
trace des tendances anglo-l)ourguignonnes de la cour de Lorraine et de l'illusion
produite quelques années plus tard par la fausse Jeanne d'Arc (Jeanne des Ar-
moises), dont elle a confondu les actions avec celles de la vraie Pucelle. Le trait
du cheval offert à la jeune fille, qui s'élance sur lui et fait des merveilles
d'habileté aux yeux des seigneurs ébahis, se rencontre notamment dans l'histoire
des deux Jeanne. (V. ci-après, ch. IV.) Tout est romanesque dans la Chronique
de Lorraine, qui ne date d'ailleurs que du règne de Charles VIII, et que M. Quicherat
a justement comparée, et pour le fond et pour la forme, aux chansons de geste où
mille exploits fabuleux soûl mis sur le compte de Charlemagne (Procès, lY, 329).
Il suffit, pour se convaincre du peu de confiance qu'elle mérite, de remarquer les
étranges erreurs et les confusions grossières dans lesquelles tombe son auteur au
sujet de l'expédition de René en Italie. Sur la foi de ce guide suspect, M. de Vil-
leneuve-iiargemont a donné de la réception de Nancy une version fantaisiste, où
le duc Charles est transformé eu prince débonnaire et tout à fait favorable à l'en-
treprise de la Pucelle (I, 7.S-79).
[1429] DÉSAVEU ENVOYÉ A BEDFORD. 71
une procuration de son neveu , dans laquelle était invoquée
une trêve conclue naguère avec Jean de Luxembourg, la
nécessité de prolonger cette trêve , près d'expirer , pour
éviter au pays d'irréparables dommages, enfin l'occupation
du comté de Guise et l'espérance d'arriver à un accord sur
ce point, qui touchait aux intérêts personnels du jeune prince.
Mû par d'aussi sérieuses considérations, celui-ci l'autorisait
à négocier pour la délivrance de Guise et de ses autres ter-
res dépendant du royaume, à rendre au lieutenant du roi
de France et d'Angleterre Thommage de ces différentes sei-
gneuries et du duché de Bar, et à régler avec lui toutes les
conventions qui lui sembleraient bonnes. Cet acte, obtenu par
l'intimidation ou autrement, et daté de Nancy, le 13 avril
1429, portait le sceau de René, mais non sa signature. Le
5 mai, le cardinal, mû par des sentiments pacifiques confor-
mes, disait-il, à sa position de prince de l'Église, afin d'entre-
tenir le commerce et le bon voisinage entre ses sujets et leurs
voisins, prêtait en son nom, comme au nom de son héritier,
la foi et hommage entre les mains de Bedford. Il jurait, par une
seconde lettre, d'être fidèle à son alliance. Henri VI, en retour,
promettait sa protection aux vassaux du duc de Bar, et, le len-
demain, il octroyait à René lui-même une pension de deux
mille francs sur les aides de Champagne, de Langres et de
Ghâlons. Puis, le mois suivant, le vieux prélat se faisait adres-
ser de Pont une ratification émanée de la chancellerie de son
neveu \ Telle est l'origine probable de l'assertion émise par
quelques écrivains, que ce dernier s'était engagé envers le
duc de Bourgogne, avant la mort de Charles VI, à reconnaître
Henri pour légitime héritier du trône, fait qui perd toute vrai-
semblance par l'époque qu'on lui assigne. De là aussi l'inscrip-
tion du duc de Bar sur une liste de seigneurs soumis au roi
d'Angleterre, qui nous est parvenue, et où cependant son nom
' Arch. nat., J 581, n» 10; J 582, no' 27-32; KK 1117, f»s 9â5 v», 957 v".
Pièces justificatives , n» C. La lettre d'Henri Vi, en date du 5 mai, a été re-
produite en partie par M. de Villeneuve-Hargemont (1, 398) , mais avec la date
de 1425.
72 DÉSAVEU ENVOYÉ A BEDFORD. [1429]
est accompagné d'une amère observation sur sa prompte infi-
délité \ D'autres ont prétendu qu'il s'était transporté person-
nellement à Paris pour rendre , malgré lui , Thommage au
régent, le 10 mai 1429 '^ ; mais c'est une version également
en contradiction avec les jours et les lieux où furent passés les
actes ci-dessus.
Le cardinal espérait probablement que les faveurs qu'il
avait obtenues pour René pallieraient à ses yeux la honte d'une
soumission sans conditions. Mais si l'héritier de Bar avait bien
voulu se prêter à un accommodement qui devait lui ren-
dre la possession de son comté de Guise, ce qu'on pouvait
admettre à la rigueur, si même il avait été jusqu'à autoriser
un acte d'hommage, faiblesse assurément condamnable, il
n'avait jamais entendu se ranger sous la bannière anglaise. En
voyant jusqu'à quel point on l'avait compromis, il sentit sa
loyauté se révolter. Il avait atteint l'âge d'homme, et la res-
ponsabilité de ses actions lui incombait tout entière. La péri-
pétie prévue se présentait donc : il fallait se prononcer dans
un sens ou dans l'autre.
Son parti fut bientôt pris. Vers le commencement de juillet,
il était encore sous les murs de Metz avec son beau-père : le
16, malgré ses avis, il avait rejoint l'armée royale à Reims,
accompagné du sire de Gommercy et d'un corps de troupes
barroises, et, le 17, il assistait, dans la basilique de cette ville,
à l'imposante cérémonie du sacre ^ Quinze jours après, Bed-
' « Declaral'to fiomiiiorum regni Francie suh obcdieiiùd donii/ii Johaunls regcntis,
duels Bedfordipe, tempore dict't dom'ini régis Henrici sexti :... Benatiis, l'ex Sicdic,
dux de Itaave et de Lorrern, fecit fidem et trengam ciirn domino régente duce
Bedfordlec, quam postea fregit, et super las captus la heliu, etc. » (Stevenson,
Letters and papers illustratlve of the wars oftlie English In France, Londres, 1801,
II, 530).
- Cette hypothèse est adoptée par D. Cahnet (II, 766).
^ Le doyen de Saint-Thibaiid, suivi par D. Calmet, prétend que René (piitlaTar-
mée lorraine le 20 juillet seulement, et cpi'il arriva trop tard pour le sacre. Mais les
dates de ce chronifpu'ur paraissent peu exactes, au moins quant aux jours. La
plupart des contemporains qui ont raconté la campagne de 1429 affirment que le
Roi fut rejoint par son beau-frère en arrivant à Reims; or, dès le soir du 20,
(^hurlesVII était reparti de cette ville. (V. Procès de Jeanne d'Arc, IV, 23, 77 , 185 ;
[1429] DESAVEU ENVOYE A BEDFORD. 7;{
ford recevait de lui le désaveu formel des actes passés récem-
ment. Sans s'inquiéter des suites qui en pouvaient résulter, le
jeune duc mandait au lieutenant du roi d'Angleterre, en termes
plus énergiques et plus nets que le langage ordinaire des
chartes : « Je, René, fils du roi de Jhérusalem et de Sicille,
« duc de Bar, marquis du Pont, comte de Guyse, vous faiz
« assavoir que,... pour certaines causes qui ad ce m'ont meu
« et muevent, ay dès maintenant et pour lors renuncié et re-
(c nunce par ces présentes, plennementetabsoluement, à tous
« les fieds, terres etseignories dont mondit oncle a et pourroit
« avoir reprins de vous comme régent, et à tous hommaiges,
c( foy, seremens et promesses quelconques qu'il pourroit avoir
(( faiz pour moy et en mon nom.. . Et ces choses vous signiûé-je
« et escrips par ces présentes, seellées de mon scel, pour y
« sauver et garder mon honneur \ d
Par cette déclaration, où l'on sent comme le souffle de la
vieille chevalerie, et plus encore par la fermeté de sa conduite
ultérieure, René dissipa tous les malentendus, écarta jusqu'à
l'ombre du soupçon qui pouvait planer sur sa fidélité. Il
prouva qu'il voulait avant tout demeurer prince du sang de
France et tenir sa place à côté du Roi. Un si noble début fai-
sait concevoir les plus belles espérances. En toute cette affaire,
en effet, il s'était révélé tel qu'il devait être jusqu'à la fin de
Viillet, II, 99; D. Calmet, II, 691, 699, et preuves, t. II, col. ce.) Quelques-uns
font venir le duc de Lorraine avec le duc de Bar, et M. Vallet les imite, tout en
prenant le second pour le roi de Sicile, son frère. « Là vinrent, dit la Chronique
lie la Piicelle, les ducs de Bar et de Lorraine et le seigneur de Commercy,
bien acconipaignez de gens de guerre, eulx offrans à son service. » (Ed. Vallet,
p. 321.) Mais les autres chroniqueurs et les biographes du duc Charles II sont
romplélemenl muets sur ce point, qui aurait eu cependant une grande importance,
|)uisqu'il eût impliqué sa conversion à la cause française. Chastelain dit positive-
ment, au contraire, qu'il tâcha de détourner son gendre de la pensée de combattre
les Anglo-Bourguii;nons. (Éd. Kervjn, II, 43.) 11 n'était point, du reste, le vassal
du Pioi, et la guerre de Metz le retenait dans son pays. Peut-être faut-il lire le
duc de Bar et de Lorraine, ou peut-être aussi l'auteur a-t-il pris pour le duc de
Lorraine un autre seigneur.
' Areh. nat., .1 582, ii» 33. V. le texte entier dans les pièces justificatives,
n» 7.
74 CAMPAGNE DE FRANCE. [1429]
sa vie , facile à entraîner, mais lo^^al, brave, et mettant au-
dessus des calculs de la prudence humaine ce grand principe
politique : l'honnêteté.
Au camp français, il rentrait dans son élément. Il retrou-
vait Louis, roi de Sicile, et Charles d'Anjou, ses frères, qu'il
n'avait pu voir depuis longtemps ; il retrouvait Charles VII,
son beau-frère et son ancien compagnon d'enfance ; il retrouvait
enfin l'héroïne qu'il avait devinée à Nancy, et qui repa-
raissait maintenant à ses yeux avec tout le prestige du triom-
phe. Dès lors, il sembla vouer à la Pucelle une sympathie res-
pectueuse, et il en donna des marques dans la campagne qui
suivit. L'armée royale, selon les conseils de Jeanne, inutile-
ment combattus par La Trémouille, se dirigea des plaines
champenoises vers Paris. Il semblait que la possession de la
capitale dût être, après le sacre, la meilleure confirmation de
l'autorité de Charles VII. Sur son passage et dans la région
environnante, une quantité de places lui ouvrirent spontané-
ment leurs portes : Vailly, Soissons, Laon, Crécy, Compiè-
gne, Château-Thierry, Provins \ On était arrivé dans cette
dernière ville , lorsque , le 3 août , La Trémouille^, profitant
d'une recrudescence de faveur , décida le faible monarque
à s'arrêter sur la voie triomphale pour aller se reposer en
Berry. Le duc de Bar se déclara pour le parti de la Pucelle,
qui demandait la marche en avant ; il partageait avec les ducs
d'Alençon et de Bourbon, les comtes de Vendôme et de La-
val, l'opinion « que le Roy devoit passer oultre pour toujours
conquester, veue la puissance qu'il avoit et que ses ennemis
ne l'avoient osé combattre ^ ». C'était l'avis des chefs les plus
jeunes et les plus ardents, et c'était aussi, pour cette fois, le
plus sage. Il reprit forcément le dessus, par une circonstance
providentielle: le pont de Bray, où les troupes devaient passer
la Seine, se trouva inopinément coupé par les Anglais ; l'a-
vant-garde, attaquée par eux, dut rebrousser chemin ; il fal-
lut renoncer à la funeste résolution de marcher vers la Loire, et
* Vallot, II, 103.
2 Chron. rie la Pucelle, p. .325.
[1429] CAMPAGNE DE FRANCE. 7a
remonter, au grand contentement de René, dans la direction
du nord '. On revint à Château-Thierry, où le passage de la
Marne fut accompagné de telles ovations, qu'elles arrachèrent
à Jeanne ce mot célèbre : « En nom Dieu, voicy un bon peuple
et dévot, et, quand je devrai mourir, je voudrois bien que ce
fût en ce pays ! » Puis on se rapprocha de Paris, et, après
plusieurs contre-marches, on rencontra le gros des troupes
anglaises près de Senlis, à Montépilloy. Une action générale
fut sur le point de s'engager, le 15 août. Le duc de Bar reçut
le commandement d'un corps d'armée, celui du centre. Mais
on redoutait, de part et d'autre, de ne pas se trouver en for-
ces suffisantes, et la journée se passa en brillantes escarmou-
ches ".
Néanmoins Bedford se replia le lendemain sur la capi-
tale; Charles VII s'installa alors à Compiègne. Pendant qu'il
y séjournait, de rapides coups de main tentés par René, avec
l'aide du vieux Barbazan, réduisirent à son obéissance plu-
sieurs places des environs : Chantilly, Pont-Sainte-Maxence,
Choisy. Les deux capitaines poussèrent môme jusqu'à Pont-sur-
Seine, qu'ils soumirent également; mais ils échouèrent devant
Anglure, vivement défendue par l'ennemi , et rejoignirent le Roi
au moment où se préparait l'attaque de Paris •'. Barbazan, qui
venait d'être délivré par La Hire de la prison où l'avaient re-
tenu les Anglais, paraît avoir noué dès lors avec son jeune
compagnon d'armes des rapports d'amitié, encouragés par
leur souverain commun. Ces deux natures, si opposées l'une à
l'autre, formaient par leur réunion l'idéal complet de l'homme
de guerre. Le premier, d'une expérience consommée, possé-
dait la tactique et la prudence, et passait pour le Nestor de
la chevalerie. Le second avait le feu et l'audace de la jeunesse :
il avait besoin d'un guide, et les leçons de Barbazan lui
étaient fort utiles, quoiqu'elles ne dussent jamais faire de lui
un stratégiste.
' Jean Chartier et Journal du siège. d'Orléans {Procès, IV, 79, 188).
2 Citron, de la Pucelle, p, 329; Procès, IV, 33, 83, 193.
' Chartier, ibid. ; Villenetive-Bargemont, I, 99.
76 CAMPAGNE DE FRANCE. [1429]
Jeanne d'Arc, après avoir occupé Saint-Denis, où elle laissa
Charles VII^ s'avança le 7 septembre jusqu'à la Chapelle. Le
lendemain était une des fêtes de la Sainte-Vierge, dont elle
aimait à invoquer la protection : toutes les forces royales as-
saillirent Paris sous sa conduite. L'historien de René prétend
qu'il n'était pas présent , et se fonde sur le silence des au-
teurs contemporains : mais trois chroniqueurs au moins ra-
content, au contraire, qu'il prit part à l'opération et mena
sous les remparts ses braves Barrois \ M. de Villeneuve-
Bargemont retranche même par là de l'histoire de son hé-
ros le trait le plus intéressant de ses relations avec la Pu-
celle. En effet, l'intrépide jeune fille, en essayant de sonder
la profondeur des fossés, venait d'être atteinte d'une flèche,
qui lui avait traversé la cuisse. Elle n'en continuait pas moins
à lutter ; mais elle s'affaibHssait , et les assaillants, n'étant
])lus excités par ellp, mollissaient de toutes parts. La nuit ar-
rive ; on sonne la retraite. Jeanne ne veut pas encore lâcher
prise: elle va certainement périr, et l'armée va perdre son
palladium. Heureusement , quelques chevaliers surviennent
et la hissent sur un cheval ; puis , malgré elle , le duc de
Bar, le comte de Clermont et plusieurs autres seigneurs la
ramènent jusqu'à son logis de la Chapelle-Saint-Denis, où on
lui donne enfin les soins nécessaires ^ C'est ainsi que René
contribua au salut de la libératrice de la France. Mais elle
n'était, hélas ! sauvée que pour bien peu de temps.
L'échec éprouvé devant la capitale détermina le départ pro-
' Berry et le chroniqueur normand (Procès, IV, 47, 342). « En ce temps,...
vint le dit Charles avec le duc d'Alençon, messire Charles de Bourbon, la Pucelle
dont devant est fait mencion, le duc de Bar, accompaigniés de trente à qua-
ranlc, mille hommes, tant Franchois, Ilennuyers, Liégeçis comme Barreis, et
mistrcnt le siège devant Paris. Et estoient logiez à Saincl-Denis, à Montmartre et
autres lieux entour Paris, « etc. {Chron. de la Pucelle, p. 459.)
- i< Hz la mirent à cheval et la ramenèrent à son logis, audit lieu de la Chap-
pelle, et touz les autres de la compaiguie le Boy, le duc de Bar, le comte de
Clcremont, qui ce jour-là estoient venuz de Saint-Denis. » Perceval de Cagny
{Procès, IV, 27). D'autres chroniqueurs attribuent l'initiative de cette action au
sire de Gaucourt, au duc d'Alençon, etc. Il n'y a rien d'impossible à ce que tous y
aient pris part.
[1430] PRISE DE CHAPPES. 77
jeté naguère pour ies rives de la Loire. Le Roi emmena Jeanne
avec lui : elle lui échappa bientôt, et recommença sans lui la
fatale campagne qui devait aboutir pour elle à la trahison de
Compiègne, à la prison, au bûcher. Mais le duc de Bar n'était
plus alors auprès d'elle. Abandonnant aussi la cour, livrée à
l'indolence, il était parti avec son fidèle Barbazan pour de
nouvelles conquêtes. Ce dernier venait d'être nommé gouver-
neur général de la Champagne: tous deux pénétrèrent dans
cette province, soumise encore en partie à la domination an-
glaise. Apprenant qu'un corps de huit mille hommes menaçait
la ville de Cbâlons, où l'étendard royal était arboré depuis
peu, ils se portèrent à sa rencontre et lui livrèrent combat près
de l'église de Notre-Dame-de-l' Épine, avec une troupe très-
inférieure en nombre. Ils déployèrent tant de valeur, que les
Anglais, totalement déconfits, leur laissèrent cinq à six cents
prisonniers ; la ville fut préservée et mise en état de résister à
de nouvelles attaques \ De là, ils se dirigèrent vers Chappes,
place forte située à quatre lieues de Troyes, appartenant à
Jacques d'Aumont, chambellan du duc de Bourgogne, et ils y
mirent le siège. Le blocus durait depuis trois mois, lors-
qu'Antoine de Toulongeon, maréchal bourguignon, qui avait
réuni quatre mille soldats, s'approcha de la ville dans l'espoir
d'y entrer ou d'y jeter des renforts. Il essaya d'abord de sé-
parer les deux chefs, ce qui semblait facile, René s'étant quel-
que peu éloigné pour guerroyer aux environs. Mais la rapidité
de ce prince le déconcerta, et, bien qu'il l'eût fait attaquer sé-
parément, il ne put l'empêcher de rejoindre Barbazan. Alors il
leur offrit une bataille rangée. Le duc de Bar était disposé à
accepter; son compagnon, en habile temporisateur, modéra
son impatience jusqu'à l'arrivée de Robert de Baudricourt,
qui leur amenait un contingent des plus nécessaires. Enfin,
un détachement de Bourguignons s'étant avancé jusqu'au-
près du logis de René, celui-ci leur lit face et engagea le
combat (c'est là, sans doute, le piège où les historiens de leur
' Vallct, II, 253; Villeueuve-Dargemout, I, lOi.
78 PRISE DE CHAPPES. [1430]
parti veulent qu'ils soient tombés). Toulongeon ayant voulu
secourir les siens, l'action devint générale. Attaquée de plu-
sieurs côtés, l'armée du maréchal ne tarda pas à plier. René
fondit sur ses derrières et abattit une soixantaine d'hommes,
qui furent pris ou tués. Le reste se débanda, et leur chef lui-
même fut forcé de se sauver jusqu'à Châtillon, après avoir
perdu plus de deux cents des siens, son artillerie et ses baga-
ges. Le capitaine de la place, qui avait tenté une sortie en
même temps, fut fait prisonnier avec plusieurs autres sei-
gneurs ; la forteresse fut démolie et rasée. Les chroniqueurs
bourguignons, Monstrelet, Chastelain, ont eux-mêmes rendu
justice à la furia du jeune duc de Bar dans cette importante
rencontre. Il était jaloux de se distinguer, dit le dernier, « car
moult estoit vaillant chevalier et de grant cœur, et estoit en-
core en son grant venir, par quoy tant plus se devoit montrer
fier et courageux, » C'était, ajoute-t-il, son premier exploit
contre le duc de Bourgogne, son cousin ; mais attendons un
peu : le second « luy coustera chier ^ » .
Le combat de Chappes fit prévaloir en Champagne la domi-
nation royale. Barbazan assura les résultats de cette journée
par une série d'opérations heureuses. René, suivant quelques
écrivains, l'aurait alors quitté pour se joindre à l'expédition
dirigée contre Louis de Châlons, prince d'Orange, envahisseur
duDauphiné, et se trouver à la bataille d'Anthon, gagnée sur
celui-ci, le 11 juin 1430, par les troupes françaises, avec le se-
cours de l'aventurier Rodrigue de Villandrando ^ Sa partici-
pation à cette campagne ne paraît pas bien prouvée. En tout
cas, il fut rappelé presque aussitôt dans son duché par la ma-
ladie et la mort de son oncle de Bar, qui finit ses jours à Va-
rennes, le 23 juin.
' Chastelain, éd. Kervyn, II, 43-48. Monstrelet, IV, 385. D. Plancher, H'ist.
(le. noiirgogiie, IV, 142. Suivant celui-ci, le château de Chappes n'aurait pas été
démoli, mais aurait reçu une garnison française. L'événement aurait eu lieu,
d'après le même, au mois de décemhre 1430. Monstrelet, suivi par M. Vallet
(II, 253), le place avec plus de vraisemblance au mois de mai de la même année.
- Villeueuve-Bargemonl, I, 108.
[1430-31J RENÉ ENTRE EN POSSESSION DES DUCHÉS. 79
Il était à craindre que le cardinal, mécontent du désaveu et
de la politique toute française de René, ne portât quelque at-
teinte aux dispositions arrêtées en sa faveur. En effet, soit
qu'il fût sous l'empire de ce sentiment, soit qu'il regrettât
simplement d'avoir tout à fait déshérité ses autres neveux et
nièces, il diminua avant de mourir, par des legs particuliers,
la succession qu'il ne pouvait plus enlever au duc de Bar.
Dans son testament, écrit à Varennes, il lui donne, à la vérité,
ses salines de Château-Salins avec les revenus ; mais il lui
enlève des biens beaucoup plus considérables pour les léguer
à Jeanne, comtesse de Marie, sa nièce, et à Jacques, marquis
de Montferrat, son neveu, en dédommagement, dit-il, des
droits qu'ils pouvaient réclamer sur son duché \ René ne pa-
l'ut pas fâché, du reste, d'éviter à ce prix toute revendication
ultérieure ; car, par une transaction conclue bientôt après avec
la comtesse de Marie, il lui confirma la propriété des terres
que le cardinal lui avait dévolues: Gassel et le Bois de Nieppe,
en Flandre ; Alluye, Brou, Montmirail, la Basoche, Auton,
dans le Perche et le pays Chartrain \ Il fit faire à son grand-
oncle des funérailles somptueuses, et, conformément à son dé-
sir, lui érigea une sépulture dans Féghse cathédrale de Ver-
dun ^
A peine avait-il pris l'entière possession du duché de
Bar, qu'un nouveau deuil vint changer plus radicalement sa
position, en achevant de réaliser les combinaisons politiques
de sa mère. Le 25 janvier 1431, Charles II, duc de Lorraine,
qui venait de signer un traité de paix avec les Messins, mou-
rut à son tour, laissant ses États à sa fille Isabelle et à son
gendre, suivant les conditions antérieurement stipulées. Ce
' Arch. nat., P 1334 '% n" 53; KK 1126, fo 777. Arch. des Bouches-du-
Rhôiie, B 205. D. Calmet, Preuves, t. III, col. Dcxxxviii.
^ Actes des 23 et 24 février 1433. (Bibl. nat., Lorraine 8, n" 9; Arch. nat.,
KK 1122, fo 1051.)
^ Guillaume d'Haraucourt, évêqufe de Verdun, reçut" de Jean Bressiu, secré-
taire de René, le 10 août 14G8, la somme de sept cent cinq francs quatre gros,
monnaie de Barrois, pour la conslruclion du tombeau du cardinal de Bar, qu'il
avait été chargé de faire exécuter. (Arch. nat., KK 1117, i" 895.)
80 RENE ENTRE EN POSSESSION DES DUCHES. [1431]
prince paraît avoir aussi persisté jusqu'au bout dans ses sym-
pathies bourguignonnes. Sur son lit de mort, il pria René et
le requit plus instamment que jamais, s'il voulait vivre heu-
reux et puissant, de ne rien entreprendre contre le duc Phi-
lippe ni contre son pays : « car en l'amitié des Bom-guignons,
ses voisins, gisoit son salut et grand bien \ » Un avenir pro-
chain allait démontrer la prudence de cet avis, qui ressemblait
à un pressentiment; mais, tant que le duc de Bourgogne serait
l'ennemi du Roi, un prince d'Anjou ne pouvait songer à re-
chercher son alliance. L'avènement de René au duché de Lor-
raine était, par la force des choses, un coup direct porté à la
puissance de ce redoutable adversaire, et devait encore accroî-
tre l'animosité réciproque : aussi souleva-t-il immédiatement
des orages.
Le nouveau règne débutait cependant sous les plus heureux
auspices. Autant le prince défunt s'était fait mépriser de ses
sujets, qui, dans leur ressentiment, allèrent jusqu'à faire périr
en secret Alison du Mai, autant son successeur, entouré de
sa jeune femme et de ses petits enfants, s'était concilié à l'a-
vance leur affection et leur dévouement. La duchesse douai-
rière et toute la noblesse lorraine se rendirent au-devant de lui
à son arrivée à Nancy, l'introduisirent en grande pompe dans
la ville et dans l'église de Saint-Georges, et reçurent son ser-
ment de conserver les privilèges du pays. La foule l'acclamait,
les enfants criaient : Noël " ! On eût dit l'aurore d'une ère de
bonheur ; c'était, par le fait, l'intronisation du souverain le
plus populaire du siècle.
Les premiers jours furent consacrés par René à recueillir les
hommagesde ses vassaux, adonner des lettres de protection aux
villes et aux églises, notamment à celle de ïoul, qu'il recon-
nut pour r église-mère de son duché, et dans laquelle il s'obli-
gea, comme ses prédécesseurs, à venir tous les ans recevoir les
sacrements. L'évêque Henri de Ville, qui lui était attaché de-
puis longtemps déjà, fut mis immédiatement à la tête de son
' Cbasti'luin, éd. Kcivyn, II, 'iS.
- Clirouiquc de Lorraine; D. C.duiet, II, 7GG.
[1431] GUERRE DE LORRAINE. 81
conseil, et , laissant à ce prélat la direction momentanée des
affaires, il quitta Nancy pour entreprendre une première tour-
née dans ses États *.
Profitant de son absence, Antoine de Vaudemont reparut
dans cette ville, au mois de mars 1431 % avec une poignée de
partisans, arborant les armes de Lorraine et réclamant bien
haut qu'on lui rendît l'hommage comme au vrai duc et sei-
gneut' naturel. Il n'avait jamais abandonné ses prétentions;
mais, dans les dernières années de la vie de Charles II, il avait
renoncé à les faire valoir par la force, et s'était même prêté à
des tentatives d'accommodement dans lesquelles l'évoque de
ïoul, le marquis de Bade, beau-frère d'Isabelle, Colart de
Saulcy, Robert de Sarrebruck, Thibaud de Neufchâtel étaient
intervenus comme arbitres, pendant que René combattait dans
l'armée royale \ Devant sa nouvelle et hautaine revendication,
le conseil ducal s'assembla aussitôt et lui répondit : Votre
oncle a laissé des filles qui, selon les droits et coutumes du
pays, sont ses héritières, principalement l'aînée; elle est déjà
reconnue : vous n'avez rien à voir dans la succession. — Eh
bien ! s'écria Antoine, je jure sur mon âme que je serai bientôt
duc '.
C'était la guerre. Mais, au ton du prétendant, l'on sentait
qu'il n'était plus seul pour soutenir sa cause, et qu'il avait
derrière lui un allié, un instigateur. Il était personnellement
très-brave; cependant Téchec de sa première tentative, l'hos-
tilité des seigneurs et du peuple l'avaient trop éclairé pour
qu'il recommençât la lutte dans les mêmes conditions. En le
voyant s'éloigner pour se rendre à la cour de Bourgogne,
chacun sut à quoi s'en tenir. On apprit bientôt que le duc
Philippe lui avait remis des lettres pour le maréchal de Tou-
'\
' D. Calmet, II, 7G7; Villeneuve-Bargemont, 1, 113.
- Et non le 22 février, comme le dit V Histoire de René d'Anjou (I, 117}. Cf.
la chronique du doyen de Saint-Tliihaiid et la chronique de Lorraine (D. Calmet,
preuves, t. 11, col. ccvil"; t. III, col. xiii).
' Arch. nat., KK 1127, f'' 91 v".
4 Chron, de Lorraine ; D. Calmet, loc. cit.
6
82 GUERRE DE LORRAINE. [l-iSl,!
longeon, lettres qui autorisaient celui-ci à lui amener toutes
les troupes dont il pourrait disposer ; que ce même maréchal
avait obtenu des états réunis à Dijon un subside de cinquante
mille livres pour les frais de l'expédition ; que le comte de
Saint-Pol se disposait aussi à secourir son cousin de Vaude-
mont, et à lui envoyer une compagnie de gens d'armes ^
A ces nouvelles, René s'émut. Comprenant l'imminence du
danger, il voulut d'abord aller au devant. Antoine ne lui avait
pas encore rendu les devoirs féodaux pour son comté de Vau-
demont, relevant du duché de Bar. Il l'envoya sommer, par
les baillis de Bar et de Saint-Mihiel, de lui faire l'ouverture
et soumission de toutes ses villes et forteresses, sous peine de
saisie et de confiscation de fief. Ces officiers, s' étant présentés
le 13 avril devant le château de Vaudemont, firent lire le man-
dement du duc par un de ses secrétaires, parce qu'ils ne sa-
vaient « bien deuement parler le langaige de cestui pais » .
Le bailli du lieu, Guérard de Pafenhoffen, leur répondit que
le comte était absent, qu'il était parti en Flandre et lui avait
laissé la garde du château, et que, pour lui, il ne laisserait
entrer personne, mais que, si on voulait lui octroyer un sauf-
conduit pour aller retrouver son maître, il lui en référerait.
Devant ce refus déguisé, une sommation définitive fut lancée
dès le lendemain : René y déclarait qu'il procéderait contre son
vassal rebelle par voie de fait, à main armée ou autrement ^
Immédiatement, le ban et l'arrière-ban de la noblesse lorraine
furent convoqués ; des gens d'armes furent levés en nombre
considérable, et la campagne s'organisa en toute hâte.
Pendant ces préparatifs, le duc se rendit lui-même à Tours. .
au mois de mai, pour réclamer l'appui de Charles VII. 11 n'eut
pas de peine à le convaincre que les intérêts de la couronne
étaient engagés dans la guerre qui éclatait. Le Roi, quelque
temps auparavant, avait déjà mandé au bailli de Vermandois
de prêter main-forte à son beau-frère contre les entreprises
d'Antoine : « car nous réputons, écrivait-il, le faict de nostre-
' D. Plancher, IV, 144; D. Calmet, II, 7G8,
- Arch.iiat., J 911, W 37-40.
[1431] GUERRE DE LORRAINE. 83
dit frère comme le nostre propre '. » 11 accueillit donc lavora-
blement sa nouvelle deuiande, et promit de faire marcher
avec lui son ancien compagnon d'armes, son ami éprouvé,
Barhazan, avec un corps de troupes. Dès le l"' juin, René
était de retour en Lorraine, et mettait une seconde fois le siège
devant la place de Vaudemont. La garnison lui résista vaillam-
ment. Au bout de quinze jours, après avoir ravagé les envi-
rons et construit deux forts de bois pour maintenir le blocus^
il laissa le commandement au marquis de Bade et à deux au-
tres capitaines, pour venir achever l'organisation de son ar-
mée. Antoine, de son côté, agissait avec la même célérité :
aidé par une épouse courageuse, qui, accouchée depuis douze
jours seulement, s'était élancée après lui pour l'avertir et
lui mener des soldats, il revint aussitôt avec les forces qu'il
avait amassées, recueillit en chemin celles que lui envoyaient
le comte de Saint-Pol, le duc de Savoie, le prince d'Orange,
et fut rallié près de Joinville par le plus important de ces corps
auxiliaires, celui du maréchal de Bourgogne. Il se dirigea de
là vers Vaudemont et Nancy, dévastant le Barrois et brûlant
les villages sur sa route. Déjà il était parvenu jusqu'à Sando-
court, près de Chàtenois, dans les Vosges, lorsqu'il apprit que
les troupes de Barbazan et de René, venues à sa rencontre,
campaient à deux lieues de là et se disposaient à lui livrer
bataille ^
La querelle de Lorraine allait donc se vider dans mic jour-
née décisive. Mais, si grave qu'elle fût, la question de savoir
si ce grand fief était mascuhn ou féminin, et comment la
succession devait en être réglée, n'était presque plus qu'un
prétexte. Le débat était considérablement agrandi par le nom-
bre et la qualité des alliés des deux adversaires. C'était, au fond,
la grande lutte de la France contre l'Angleterre et la Bourgo-
gne qui se poursuivait sous une forme nouvelle. La politique
d'Yolande d'Aragon triompherait-elle des derniers obstacles,
' 13ibl. mit., Lorraine GS, !'• 229.
- MonsUelet, IV, 459 et siiiv. Chroniques de Saint-Thibaud et de Lorraine
(U. Calmet, preuves, t. Il, col. ccviii, et t. 111, col. xiv). Vallet, IJ, 270.
84 BATAILLE DE BULGNÉVILLE. [1431]
OU les ennemis coalisés parviendraient-ils à enserrer le
royaume clans un cercle de fer ? Tel était le dilemme que le sort
des armes paraissait appelé à résoudre. Pour montrer que les
deux partis le comprenaient bien ainsi, il suffit de passer en
revue les combattants. Du côté d'Antoine, on trouve d'abord
Toulongeon, le vaincu de Chappes en quête d'une revanche
et le lieutenant le plus dévoué du duc Philippe le Bon : c'est
à lui qu'est donné le commandement général. Il a amené
quatorze cents archers picards, renommés pour leur adresse,
avec une quantité de chevaliers et de seigneurs, presque tous
bourguignons : Antoine et Jean de Vergy, les sires de Mirebeau,
d'Avelin, de Marigny, d'Autrey, de Roland, de Sez, Boort de
Bazentin, Enguerrand de Brimeux, Mathieu de Humières, Jean
de Cardone, les bâtards de Neuville et de Fosseux, etc. Le
prince d'Orange,, le duc de Savoie, le comte de Fribourg, les
sires de Meximieu et delà Palu, dont les étendards sont pré-
sents, sont des vaincus d'Anthon, également empressés de se
venger des alliés de Charles VII. Enfin, signe caractéristique,
les capitaines anglais John Adam, Thomas Gagaren, et plu-
sieurs autres gouverneurs de villes champenoises pour le
compte du roi d'Angleterre, sont venus à la rescousse \ Quel-
ques-uns de ces aventuriers, trop communs alors, qui ven-
daient leur concours au plus offrant et faisaient le métier de
pillards de grand chemin (roiiliers), grossissent de leurs ban-
des cet effectif \ Parmi la noblesse du pays, en dehors des pro-
ches ou des vassaux directs du comte de Vaudemont, un
très-petit nombre de partisans se sont déclarés pour lui : par
exemple, les fils d'Agnès de Noyers, dame de Rimoncourt et
de la Voivre ^ Toute la chevalerie barroise et lorraine est avec
René. Mais, bien que son armée soit plus nationale, elle est
aussi composée d'éléments très-divers, la plupart sans solidité.
' Moustrelet, IV, 459; D. Plancher, IV, 149; Vallet, II, 270. Je rétablis,
comme ce dernier, les noms anglais que Monstrelet a Iraiicisés (Jean Ladaii
Thomas Gergerain).
= D. Cahuot, II, 7G9.
3 Arch. nat., KK 1127, i» 117 v».
[1431] BATAILLE DE BULGNEVILLE. 83
Le Roi lui a envoyé avec Barbazan deux cents lances garnies et
un corps d'archers' ; c'est là sa troupe la plus sérieuse. Le reste
se compose des communes, déjeunes seigneurs et de citadins
inexpérimentés, de barons allemands amenés par le marquis
de Bade ou engagés à la solde de son beau-frère, enfin de
deux ou trois compagnies errantes. Dans cette foule bigarrée
figurent Louis de Bavière, seigneur d'Heidelberg, Jean, comte
de Salm, Visse de Conflans, Robert de Baudricourt, Poirson-
netty, maître échevin de Toul, les sires de Ribeaupierre et de
Blamont - ; le vicomte d'Arsy, Willem de la Tour, Colart de
Saulcy, le comte de Linange, Thibaud de Barbay, Georges de
Banastre et ses frères, Jean de Hôraumont *' ; Jean d'Haus-
sonville, maréchal de Lorraine, Robert de Sarrebruck, Con-
rard Bayer, évêque de Metz, avec son frère et ses neveux,
Jean de Rodemack, Jean de Châtenoy, dit le Gascard, Ber-
trand de Lurcourt, Saublet de Dun, prévôt de Marville, Jean
de Hanspach, Jean Schultz, de Fenestranges, Frédéric Gun-
tersberg, de Bitche, et ses deux frères, Hartman de Rotzen-
hausen, Guillaume Stuffe et ses fils, Aubert Augustaire, Jof-
ort van Beffort, This de Fiissenick, dit de Morstorff, Baudevin
Saulzeny, d'Épinal, Jean le Gronnaix, dit Creppy, Louis Va-
gnon et Barthélémy Barrette, tous les deux capitaines de
gens d'armes *.
La force totale des deux armées est im])Ossible à calculer
d'une manière exacte, les chroniqueurs donnant tous des éva-
luations différentes. Le nombre des soldats de René varie,
chez eux, entre six mille et trente-huit mille ; celui de ses ad-
versaires, entre quatre mille et quinze mille ^ Cependant,
' D. Calmet, II, 768; Berry, éd. Godefroy, 383 ; Vallet, II, 270,
^ D. Calmet, II, 7G9.
' Monstrelet, IV, 465.
* Bibl. nat., Lorraine 8, n°^ 2, 4, 7, 8, 10, 12, 17, 19, 23, 33, 47 ; Lorraine
228, no 179; Lorraine 231, f» 50 et sniv. Arch. nat., KK 1125, {"^ 300, 676,
687 ; KK 1127, f" 115; KK 1123, f» 479 v°; P 1334^, n" 11, 1° 23 \o. Je laisse à
ces noms, dont plusieurs sont inconnus, l'orthograplie des pièces originales.
'■- Monstrelet, IV, 459 et suiv.; Berry, p. 384 ; Basin, I, 90, 93; D, Calmet, II.
769, et preuves, t. II, col. CVIII; D. Plancher, IV, 149; etc.
86 BATAILLE DE BULGNEVILLE. [1431J
d'après les meilleures sources, les moins élevés de ces chiffres
paraissent plus voisins de la réalité. Le seul point à peu près
hors de doute, c'est que les Lorrains avaient la supériorité
numérique.
La date même et les circonstances de la bataille ont été
diversement rapportées. Pour la première, la vérité est facile à
discerner. Pour le reste, il faut avoir soin d'écarter ce qui est
de la légende ou de l'amplification pure. Ainsi la chronique
de Lorraine, à laquelle on pourrait, à l'exemple de M. de Vil-
leneuve-Bargemont, emprunter des détails intéressants, des
mots bien trouvés, est un roman écrit plus de cinquante ans
après, et dont le caractère poétique est à peine dissimulé
sous le voile de la prose. Jean d'Aucy, Bourdigné, sont égale-
ment postérieurs de beaucoup. Mieux vaut se contenter d'une
relation sobre et plus authentique, par exemple celle de
Monstrelet, qui, émanant d'une plume bourguignonne, aura
l'avantage de ne pas être suspecte de partialité en faveur du
parti opposé. Or, en contrôlant son témoignage à l'aide de
quelques versions françaises contemporaines, telle que celles
du héraut Berry, voici tout ce qu'on peut démêler de certain.
C'est un samedi soir, d'après l'ensemble des textes, que les
troupes de Toulongeon et du comte de Vaudemont parvinrent,
comme je l'ai dit, à Sandocourt. On n'était pas au 29 juin,
comme le disent quelques auteurs \ ni au 2 juillet, comme le
donne à entendre Monstrelet ^, mais bien au 30 juin, qui tom-
bait cette année-là un samedi : c'était, en effet, l'avant-veille
de la bataille, et celle-ci, suivant les récits les plus concor-
dants, confirmés d'ailleurs par les dates inscrites sur les livres
de la maison d'Anjou et par les anniversaires fondés plus tard,
eut lieu le 2 juillet ^ Le dimanche, «'attendant h être atta-
' Suivis par M. de Villeneuve-I^argemont, i, 132 et suiv.
^ IV, 460, 4G1. Monstrelet donne exactement le jonr de la semaine, mais non
celui du mois, puisqu'il fait coïncider le lundi avec la Saint-Martin d'été, qui
tombait le mercredi 4.
• Bibl. nat., Lorraine 239, ii" 2; mss. lai. lir)f!" et 17332. M. Vallet a adopté
également cette date, dom Calraet celle du 4, d'autres celle du 1"; la chronique
[U31] BATAILLE DE BULGNÉVILLE. 87
qués, les deux chefs alliés disposèrent leurs lignes de combat
et les gardèrent presque toute la journée. Mais, voyant que
les Lorrains n'approchaient pas, ils finirent par se retirer dans
le village, et tinrent conseil pendant que leurs soldats se ra-
fraîchissaient. Tous leurs officiers furent d'avis qu'on ne pou-
vait marcher à l'ennemi, vu les difficultés du terrain, entre-
coupé de haies et de sentiers ; qu'on n'était pas en nombre
suffisant pour lutter en rase campagne contre l'armée qui
s'avançait; qu'on n'avait pas non plus assez de vivres, le pays
étant hostile et n'en fournissant pas : il était donc préférable
de s'en retourner en dévastant le Barrois, et de regagner la
Bourgogne pour s'y renforcer. Le comte ne partageait pas
cette manière de voir ; elle fut néanmoins adoptée par la ma-
jorité. Le lendemain matin, à la première heure, le mouve-
ment de recul commença. Peut-être, cependant, cachait-il un
stratagème; car, au lieu de le continuer, Toulongeon arriva
dans la plaine de Bulgnéville, y prit position, fit construire à
la hâte des retranchements et attendit de nouveau ses adver-
saires, qui pouvaient le croire en fuite. Monstrelet attribue ce
plan, qui semble un souvenir delà journée de Poitiers, au che-
valier anglais John Adam. Protégées, comme dans cette ren-
contre fameuse, par des palissades, par des fossés, et en môme
temps par un ruisseau, les troupes se rangèrent en bataille,
les archers en avant. Les Bourguignons voulaient demeurer à
cheval ; mais les Picards et les Anglais s'y opposèrent, et ils
eurent gain de cause. Il fut ordonné que tous combattraient
à pied, sous peine de mort. C'était sans doute afin de ne pas
gêner l'effet des batteries d'artillerie, qui furent masquées par
une montagne de chariots entassés autour du camp, pour
foudroyer à un moment donné les agresseurs ; ruse nouvelle,
dont les Français devaient être plus d'une fois les victimes.
Cependant René, qui paraît avoir réellement cru à la re-
traite des coalisés, s'était élancé sans précaution à leur pour-
suite. Son avant-garde rencontra bientôt les coureurs envoyés
(le Lorraine désigne même le 18 juin, ce qui suffit à uionlrcr combien clic s'c-
1 oigne de la vérité.
88 BATAILLE DE BULGNEVILLE. [1431J
par eux pour donner l'alerte. Lui-même arriva vers neuf
heures du matin à un demi-quart de lieue des retranchements,
avec le gros de son armée. Il envoya alors un de ses hérauts
demander aux Bourguignons de l'attendre : on lui répondit
qu'on l'attendait en effet, et qu'on était prêt. Quand il se fut
approché avec ses principaux officiers jusqu'à la distance d'un
trait d'arbalète, Barbazan reconnut du premier coup d'œil
combien il était dangereux d'attaquer à découvert une posi-
tion aussi forte. Il donna le conseil de temporiser, d'affamer
plutôt l'ennemi et de le contraindre à décamper sans coup
férir. Mais le jeune duc, poussé par la bouillante jeunesse qui
l'entourait, et brûlant comme elle d'en venir aux mains, ne
voulut rien écouter. Il se rappelait le combat de Chappes,
dont l'issue était faite pour le confirmer dans ce préjugé,
bien français du reste, que la valeur suffisait pour assurer le
succès. Il sentait, de plus, que l'avantage du nombre était de
son côté, et, sans avoir peut-être la présomption exagérée,
que lui attribue un écrivain bourguignon, de se croire de
force à combattre le monde entier \ il avait d'assez bonnes
raisons pour ne pas vouloir laisser échapper son rival. Si Jean
d'Haussonville et d'autres jeunes étourdis s'écrièrent, à la vue
des soldats de Vaudemont : « Il n'y en a pas pour nos pages ; »
s'ils accusèrent Barbazan de couardise,, en disant : « Qui a
peur des feuilles n'aille pas au bois ; » et si le vieux héros,
bondissant sous l'insulte, leur répondit qu'ils « ne mettraient
pas la tête de leurs chevaux où serait la queue du sien » , ou
d'autres choses semblables, c'est ce qu'il serait téméraire d'af-
firmer. Ce sont là de ces traits heureux dont je parlais tout à
l'heure, qui peignent fort bien la situation, mais qui émanent
de sources trop suspectes pour être admis comme authen-
tiques -. Ce qu'il y a de positif, c'est que l'avis des imprudents
' Saint-Remi, coll. Buclion, XXXIII, 422.
' Jean d'Aiiry ; chronique de Lorraine; chronique rimée, citée par Villeneuve-
Dargemont (I, liO). Comme presque tous les mois historiques ou prétendus tels,
celui de la chronique de Lorraine a été iléfignré par les écrivains modernes,
sans excepter M. Vallcl, (pii a pourtant donné un récit exact de la bataille. Le
[1431] BATAILLE DE BULGNEVILLE. 89
prévalut, et que le sage Mentor du duc de Lorraine n'eut pas
la force de lui résister. Tous deux de concert disposèrent leur
troupe à une attaque immédiate. L'armée entière se déploya
dans la plaine : Barbazan prit le commandement de l'avant-
garde, René demeura au centre, et Robert de Sarrebruck à
l'arrière-garde.
Deux heures se passèrent dans les hésitations et dans les
derniers préparatifs. Pendant que le duc créait dans ses rangs
de nouveaux chevaliers pour les encourager au combat, An-
toine non-seulement l'imitait, mais excitait tous les siens par
un repas copieux, par une distribution de vin, dont il avait fait
défoncer deux barriques, par des harangues belliqueuses, où
il rappelait adroitement les liens qui l'attachaient à la maison
de Bourgogne : aussi Bourguignons et Picards, dit Monstrelet,
«eurent au cuer très-grande léesce ». Sur ces entrefaites,
un cerf, chassé des bois voisins par le tumulte, parut dans la
plaine, s'arrêta quelques minutes entre les deux camps, frappa
trois fois la terre du pied, et reprit sa course à travers les Lor-
rains. Les autres en tirèrent un heureux présage, et se mon-
trèrent encore plus ardents. Cependant, avant d'engager les
hostilités , Antoine de Vaudemont aurait exprimé , dit une
histoire manuscrite citée par dom Galaiet, le désir d'avoir une
entrevue avec René : les deux chefs se seraient avancés l'un
vers l'autre, au milieu de l'espace qui séparait leurs armées ;
mais, après un court entretien, les propositions d'arrangement
qu'apportait sans doute le comte n'ayant pas été acceptées, ils
revinrent chacun vers les leurs en donnant le signal du com-
bat.
Toulongeon prit le parti de se tenir sur la défensive et d'at-
tendre l'attaque à l'abri de ses retranchements. Il était onze
heures environ. Les troupes lorraines s'avancèrent sous le poids
d'un soleil accablant : rien ne bougea encore. Barbazan lança
ses cavaliers : ils ne purent franchir les obstacles. Mais ses
gens de trait, qui étaient malheureusement en petit nombre,
texte dit seulement : « Ils ne sont mie pour nos pages, » (D. Calmct, preuves,
l. III, col. XIV.)
90 BATAILLE DE BULGXÉVILLE. [1431]
enlevèrent un chariot et entamèrent par là les remparts artifi-
ciels de l'ennemi. Aussitôt de grands cris retentissent, les
batteries sont démasquées, les canons et coulevrines par-
tent « tout à une fois » , et sous cette décharge meurtrière la
plupart des assaillants sont renversés. Le désordre se met
dans leurs rangs ; les Bourguignons sortent de tous côtés ; les
archers picards achèvent l'œuvre de l'artillerie. Au bout d'un
quart d'heure de «meslée très-cruelle )> , la bannière de Bar-
bazan tombe; la panique devient générale. Le vieux capitaine,
blessé lui-même mortellement, est impuissant à retenir les
fuyards : Jean d'Haussonville, Baudricourt, le damoiseau de
Gommercy% tournent le dos avec beaucoup d'autres. Un seul
chef reste au miUeu de la mêlée : c'est le jeune duc de Lor-
raine, qui frappe d'estoc et de taille sans s'apercevoir de l'iso-
lement où on le laisse. Son sang coule pourtant : il a déjà reçu
trois blessures, dont l'une laissera sur son visage une marque
ineffaçable^ Affaibli, entouré de toutes parts, voyant plusieurs
ennemis mettre la main sur lui , il finit par se rendre à l'un
d'eux, nommé Martin Fruiart ou le grand Martin, écuyer de
Pierre de Luxem])ourg, sire d'Enghien. Les chevaliers de-
meurés avec lui sont faits prisonniers en même temps.
Le comte de Vaudemont poursuivit les débris de l'armée
vaincue. Quelques officiers, chargés de lui garder sa précieuse
capture, l'emmenèrent derrière une haie. Mais le maréchal de
Bourgogne, survenant, contesta ses droits et ceux de Martin.
Aux yeux de Toulongeon, l'expédition était entreprise pour le
compte de son maître, qui devait en recueillir tout le fruit :
il se saisit, en conséc[uence, de la personne de René, et le fit
partir aussitôt sous bonne escorte, avec les prisonniers les
plus notables '\ Ceux-ci étaient l'évêque de Metz, Jean de
' Bournon raconte que ce jeune seigneur répondit à ceux (]ui lui reprochaienl
de fuir : « .l'ai tort; mais je l'avais promis à ma mie, qui m'attend. « (V. Vallet,
H, .373; Vilieneuve-Bargcniont, I, 150.) Le fait n'est pas autrement prouvé.
- K Une playe qu'il avoit rcccue à sa prinse en Barroys luy notoit unj; peu le
visage. » (Hourdigné, 11, 229.) Cette blessure était sous le nez, la seconde sur la
lèvre, la troisième au bras.
D'après M. ValIct (II, 27.3), lo duc de Bourgogne devint maître de René en
pi 431] BATAILLE DR BULGNÉVILLE. ni
Rodemack, Evrard de Salleberry, le vicomte d'Arcy, Golan
de Saulcy, Willelm de Latour, et un certain nombre d'autres
gentilshommes, s'élevant à quatre-vingt-dix d'après les uns, à
deux cents d'après les autres. Deux mille de leurs compagnons,
suivant la moyenne des évaluations, périrent soit dans le com-
bat, soit dans la déroute : parmi eux se trouvaient les comtes
de Salm et de Linange, Thibaut de Barbay, Georges de Ba-
nastre et ses frères, Jean de Héraumont, le frère et le neveu
de l'évêque de Metz, Jean de Ville, Jean d'Haraucourt, et
divers seigneurs lorrains ou barrois. Mais la perte la plus mal-
heureuse, celle qui atteignait la France entière, c'était celle de
l'illustre Barbazan, que ni Charles VII ni René ne remplacè-
rent. Ce dernier, mû par des regrets amers, fit élever à sa
mémoii-e, près de l'endroit où il rendit l'âme et qu'on nomme
toujours la côte de Barbazan, une chapelle qui subsista jus-
qu'aux temps modernes. Il demanda môme au pape l'autorisa-
tion d'y établir des frères Mineurs, et dans son testament,
rédigé en 1453, il recommandait encore à son héritier d'achever
cette fondation, pour laquelle il assignait un revenu de mille
francs \ Il créa, de plus, un anniversaire solennel pour lui et
les autres victimes dans l'église de Vaucouleurs, où furent
déposés les restes du héros, comme si ce lieu eût été pré-
destiné à voir commencer et finir les gloires les plus pures de
la France^.
verlu du droit de préemption qui était acquis à tout chef d'armée, et qui fut
exercé notamment sur Jeanne d'Arc : mais les réclamations ultérieures du comte
de Vaudemont indiquent qu'il ne consentit nullement à la cession de son pri-
sonnier, et que, s'il reçut une indemnité, ce fut par un accord intervenu plus
tard, lorsqu'il ne pouvait plus espérer autre chose.
' Arch. des Bouches-du-Rhône, B 205, f» 90. Cette chapelle déterminait l'em-
placement exact de la bataille, ayant été érigée par René « In loco hcUt et con-
fliclùs qiiod habiiit citm Burgundis ».
2 Bibl. nat.. Lorraine 239, n° 2. Barbazan fut plus tard inhumé à Saiut-
Denis avec les rois. Pour tout le récit de la bataille de Iinlt,'néville, cf. Monstrelet,
IV, 459-4G5, et V, 7; Basin, I, 90 ; le héraut Berry, éd. Godclroy, p. 383 et suiv. ;
Saint-Remi, coUect. Buchon, XXXIII, 418 et suiv.; D. Calmet, II, 770-774, et
preuves, t. II, col. CCIX, et t. Ill, col. XIV; Vallet, II, 271; Villeneuve-Bargemoul,
I, 134 et suiv. Basin évalue à huit mille hommes les pertes des Lorrains; ce chilïre
92 CAPTIVITÉ DE RENE. [1431]
Telle fut l'issue de cette courte et singulière bataille, à la-
quelle les Bourguignons donnèrent le nom de Willeman, mais
qui fut dès lors appelée par le vaincu « la piteuse et doulou-
reuse journée de Buligneville'» , ou Bulgnéville, comme on dit
aujourd'hui. Ce dénouement fut dû à l'impatience des uns, à
l'habileté des autres, et surtout à la puissance de l'artillerie.
La situation du duc de Bar et de Lorraine s'en trouva pro-
fondément modifiée : même après sa déhvrance, et jusqu'à la
fin de ses jours, les conséquences de cet événement pesèrent
lourdement sur lui, épuisèrent ses finances, paralysèrent ses
moyens d'action. Hâtons-nous de dire, cependant, qu'elles ne
furent pas, dans le domaine politique, aussi funestes qu'on
devait le craindre. En effet, grâce aux efforts énergiques de
ses amis et au désaccord de ses ennemis, René conserva la
possession de son duché, et la France vit les desseins de ses
envahisseurs déjoués encore une fois, par un enchaînement de
circonstances qu'il nous reste à dérouler.
A peine la nouvelle de la défaite de Bulgnéville fut-elle ré-
pandue, que le corps de troupes resté devant la place de Vau-
demont se hâta de lever le siège et de prendre la fuite à son
tour. La consternation fut d'autant plus grande à la cour de
Lorraine et dans tout le pays, que la surprise était complète.
Les partisans de Bourgogne parlent eux-mêmes du voile de
tristesse qui s'étendit sur tout le duché de Bar, si affectionné
à son prince et au Roi'. La personne du jeune duc, séparé vio-
lemment de ses peuples, de sa femme, de ses enfants au ber-
ceau, éveilla au dehors un immense intérêt ; l'auréole du mal-
heur consacra dès lors sa popularité, qu'elle devait encore aug-
menter par la suite. La duchesse en profita, et révéla ce que
ses vingt ans ne pouvaient faire espérer : une tête virile
jointe à un dévouement féminin. Aidée par la douairière
Marguerite, sa mère, et par la noblesse lorraine, elle réussit
est évidemment exagéré, leur armée entière ayant à peine compté autant de soldats.
' Biljl. ual., Und.
- Monstrelet, V, 7.
[1431] CAPTIVITÉ DE RENÉ. 93
à fermer au coiiiLe de Vaudeiiiont les portes du toutes les villes
ducales, défendit à ses sujets de recevoir de lui le moindre
commandement, fit agir en môme temps auprès de Char-
les VII, de l'empereur Sigismond et du vainqueur lui-même.
Ses instances réitérées obtinrent d'Antoine, dans l'intérêt du
pays, une trêve de trois mois, qui commença le 1"'' août : elle
put, de cette manière, aviser plus mûrement aux moyens de
conjurer le péril *.
Pendant ce temps, René, conduit en Bourgogne, faisait l'ap-
pren lissage de la vie de prison, dont ses gardiens paraissaient
peu disposés à lui adoucir les rigueurs. De la forteresse de
Talent, près Dijon, où on l'enferma d'abord, il fut transféré
peu de temps après, par ordre du duc Philippe, à Bracon-
sur-Salins, en Franche-Comté : en l'éloignant des frontières
françaises, on voulait le mettre hors de la portée des coups de
main que tentaient journellement les troupes royales. Mais le
zèle de ses amis sut bien l'aller chercher jusque-là. Dès le
mois de novembre suivant, une tentative était faite par Robert
de Baudricourt, jaloux sans doute de racheter sa faiblesse
dans la journée de Bulgnéville, pour l'enlever secrètement et
le rendre à la liberté. Le château de Bracon n'étant pas encore
approprié à sa nouvelle destination, le duc avait été laissé à
la saunerie ou saline du lieu. Au moment où il quittait celle-
ci pour son logis définitif, un Allemand, pris comme lui sur le
champ de bataille et délivré depuis, put l'aborder au passage
et le prévenir du complot ourdi en sa faveur. Cet homuie
établit avec lui un système de correspondance secrète des plus
ingénieux : il consistait en bâtons préparés d'avance et dont on
devait être muni de part et d'autre; ces bâtons, faits en forme
de bois de lance, pour ne pas éveiller le soupçon, portaient
des caractères convenus qui ne formaient à eux seuls aucun
sens, mais qui en prenaient un lorsqu'on les complétait à
l'aide de bandelettes de parchemin et de papier enroulées au-
tour. Un des correspondants transmettait à l'autre une bande-
' I). Calmel, II, 7 75.
94 CAPTIVITE DE RENÉ. [1431-32]
lette écrite, qui ne signifiait rien non plus sans le bâton ; son
partenaire assemblait l'un et l'autre, lisait, et répondait de la
inôme façon \ C'était à peu près le procédé usité de nos jours
pour certaines lettres chiffrées, qui ne se comprennent que
par la réunion de deux parties séparées. Le prisonnier devait
apprendre par ce moyen ce qu'il aurait à faire, ainsi que le
joiir et l'heure. L'Allemand se chargeait lui-même de favo-
riser sa sortie avec le secours de huit hommes d'armes. Bau-
dricourt, à la tête de cent quinze autres soldats, réunis à
Gondrecourt, assurerait le succès de l'évasion. Malheureuse-
ment, tout fut divulgué par un Bourguignon venu de Bar-le-
Duc, où il avait entendu parler de l'affaire. A peine averti, le
conseil de Bourgogne écrivit en toute hâte une dépêche,
adressée à a Gérard de Bourbon, bailli et maître des foires de
Cliâlon, et en son absence à ceux qui ont la garde de la per-
sonne de M. de Bar » (les ennemis de René ne lui reconnais-
saient pas d'autre titre). On redoubla aussitôt de surveillance,
les bâtons suspects furent saisis, et le projet en resta là ^
Un nouveau changement de résidence fut ordonné à la suite
de cette découverte, ou, selon une autre version, à cause d'une
épidémie qui sévissait à Salins. Emmené de Bracon, le jeune
prince, après un court séjour à Rochefort, près Dôle_, fut con-
duit à Dijon, où l'attendait une prison véritable, dans la tour
du château qui portait auparavant le nom de Brancion et qui
fut appelée depuis la tour de Bar. On lui donna là un appar-
tement dont toutes les issues, jusqu'au tuyau de la cheminée,
étaient gardées par des grillages de fer, et les communications
avec le dehors lui devinrent impossibles ; précautions qui ne
' « Et disoit que le dit Alcnioiit avoit fait faire deux ou trois bâtons, cliacun
de pied et demi de long, du gros d'une lance, et les([uel.\ bâtons l'on euveloppoit
par petites liesses de parchemin ou de papier enroulées autour, et, y ceux bâtons
ainsy couverts, l'on ccrivoit dessus l'entreprise qu'il vouloit faire ; et puis l'on
délioit lesdits bâtons et envoyoil-on lesdites liesses, escriptes comme dit est, là où
l'on vouloit : et par ce moyen n'est homme qui pût savoir qu'il auroit escript
esdites liesses, se il n'avoit le pareil bâton. « Lettre du conseil du duc de Bour-
gogne (D. Plancher, t. IV, preuves, p. eu).
^ D, Plancher, IV, 157, et preuves, Hi'kL
[1431-32] CAPTIVITE DE RENE. 95
se concilient guère avec les «attentions délicates » dont quel-
ques historiens veulent qu'il ait été entouré '. Alors, n'ayant
auprès de lui que deux ou trois fidèles serviteurs, se croyant
oublié du reste du inonde, il chercha des distractions dans la
peinture, et c'est à ces loisirs forcés qu'il dut surtout le déve-
loppement de son talent artistique. Il s'exerça notamment,
vers cette époque, à la peinture sur verre, et reproduisit sur
des vitraux les armes de Bar, les portraits de Jean sans Peur
et de Philippe le Bon, qui furent placés dans la chapelle des
Chartreux -.
Il n'était cependant pas aussi abandonné qu'il le croyait.
Par les soins de la duchesse, sa femme, la trêve avait pu être
prolongée avec le comte de Vaudemont. Six chevaHers ou pré-
lats furent nommés pour gouverner avec Isabelle. Henri de
Ville, évêque de Toul, fut le plus dévoué et le plus actif: elle
ne se conduisit que par ses avis, lui confia ses deux jeunes
iils, et le chargea de plusieurs missions en Bourgogne et en
Flandre, pour négocier la délivrance de son mari. Ce conseil
gouvernemental lut pris en même temps pour juge de la ques-
tion de droit entre les deux princes rivaux, et le comte retira,
en attendant sa décision, les troupes qu'il avait réunies pour
recommencer la campagne. Les arbitres ne se pressèrent pas,
et, au bout de quelques mois, finirent par déclarer que le débat
devait être porté devant l'empereur Sigismond, de qui relevait
le duché de Lorraine, qu'ils en appelaient à son tribunal au
nom du duc et de la régente, et que chacun était tenu de s'y
soumettre. Il était impossible de décliner la juridiction impé-
riale. Antoine ne fosapas; mais il s'entendit avec le duc de
Bourgogne pour susciter des obstacles à la comparution de
René, qui, en effet, n'eut pas lieu immédiatement ^ Toutefois
les démarches d'Isabelle et de sa mère, du duc de Savoie, du
comte de Genève et d'autres personnages, qu'elles avaient su
■ V. D. Calmet, II, 773; Villeneuve-Bargemont , I, l(i2. La tour de Bar
existe encore, et son aspect attestait naguère la rigueur de la captivité de René.
' D, Plancher, IV, 158; ViU.-Barg., I, 1G5.
3 D. Calmet, II, 7i5, 775.
96 ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. [14321
intéresser à la cause du prisonnier ', furent si pressantes, que
Philippe le Bon ne put lui refuser une mise en liberté provi-
soire, pour lui permettre de pourvoir aux besoins les plus ur-
gents du pays et aux siens propres. Arrivé à Dijon le 16 fé-
vrier 1432, ce prince avait eu avec son hôte forcé, qu'il voyait
pour la première fois, un entretien long et cordial, dit-on,
d'où il était résulté quelques adoucissements dans la situation
de i'un et des dispositions plus bienveillantes dans l'esprit de
l'autre. Philippe avait paru flatté de trouver son portrait
peint par son cousin et de le recevoir de sa main^. Ces rela-
tions personnelles facilitèrent sans doute l'obtention d'un élar-
gissement momentané ; mais la raison politique, le prix inesti-
mable qu'avait pour le duc de Bourgogne un pareil captif et
le parti qu'il espérait tirer de sa possession devaient lui faire
vendre cher ta moindre faveur : aussi, malgré des complaisan-
ces de forme, allons-nous le voir lui imposer jusqu'au bout
les conditions les plus dures.
Les bases de l'accord, arrêtées par le conseil ducal à Dijon,
furent ratifiées et observées de la manière suivante. Par un
premier acte, en date du 6 avril 1432, René prit l'engagement
de se reconstituer prisonnier le 1" mai 1433, soit à Dijon, soit
dans tel autre lieu qui lui serait désigné ; de ne faire, dans
l'intervalle, aucun armement ni rien qui pût l'empêcher d'ac-
complir sa promesse; de faire venir, avant son départ, ses
deux fils et de les laisser en otages ; de remettre au duc Phi-
lippe les scellés des principaux gentilshommes lorrains, qui ga-
rantiraient l'exécution de ces clauses sous peine de venir tenir
prison à sa place ; de livrer en gage au même quatre forte-
I Marguerite de Bavière avait été dans ce Ijut trouver le duc de Savoie à Lyon.
C'est là, sans doute, ce qui lui a fait attribuer par M. de Villeneuve-Bargemont
une démarche auprès de Charles VII en Dauphiné : mais le Roi ne vint dans cette
province qu'en 1434, et d'ailleurs il ne pouvait rien dircclemeul sur le duc de
Bourgogne. La reine de Sicile qui était avec Cliarles à Vienne, et que le mèuic
auteur prend pour Isabelle, était Yolande d'Aragon : la première ne put, en effet,
porter ce titre avant la mort de Louis 111 d'Anjou. Cf. D. Plancher, IV, 158;
Vallet, II, 309; Vill.-Barg., I, lfi9, 413.
- D. Plancher, IV, 158.
[1432] ELARGISSEMENT PROVISOIRE. 97
resses des pays de Bar et de Lorraine, Clermont en Argoinie,
Bourmont , Châtillon et Charmes, avec toute l'artillerie
qu'elles pouvaient renfermer ; de lui livrer de plus , à
l'expiration des trêves conclues entre lui et le roi de France,
les villes de Passavant et de Vitry en Pertois, et, en attendant
celles-ci, la place de Gondrecourt. Le 16 du même mois, la
garantie demandée fut donnée par les trente gentilshommes
suivants : Rodolphe, comte de Linanges et de Richecourt,
Simon, comte de Salm, Arnoul de Sierck, seigneur de Mons-
berg, Érard du Chàtelet, maréchal de Lorraine, Jean, sei-
gneur d'Autel et d'Apremont, Jean, seigneur de Fenestranges,
Ferry, seigneur de Chambly, Jean, seigneur d'Haussonville,
Charles et Gérard d'Haraucourt, Ferry de Parroye, Ferry de
Luddes , Philibert de Brissey , Philippe de Conflans, Jean de
Saint-Loup, Guillaume de Lignéville, Jacques d'Hasson ville,
Ferry de Savigny, Jean de Pulligny, Thierry Bayer, Simon des
Armoises, Arnoul de Ville, Voué d'Épinal, Colart de Saulcy,
Guillaume de Dammartln, Wary de Fléville, Philibert du
Chàtelet, Philippe de Lénoncourt, Henri Haze et Robert d'Ha-
rouel \ Le duc avait déjà envoyé un sauf-conduit aux deux
fils de René et d'Isabelle, Jean et Louis d'Anjou, ainsi qu'à
leur suite; ces deux enfants, dont l'aîné avait à peine cinq
ans, furent amenés à Dijon le 25, pour prendre la place de
leur malheureux père ^. Ayant ainsi dans la main tous les
gages désirables, Philippe signa, le 30, l'acte d'élargissement,
qui devait avoir son effet à partir du lendemain. C'était donc
un an de répit, accordé, suivant le préambule, aux prières de
la duchesse douairière de Lorraine , du duc de Savoie et du
comte de Genève, son fils^ en considération de l'état de ruine
et de désolation où les terres du duc de Bar se trouvaient
plongées par son absence \
' D. Plancher, preuves, p. CXiii-cxvr.
2 Dil)]. nal.. Lorraine 238, n» 4.
^ Bibl. nat., Lorraine 238, n» 5; Arcli. nat., KK 1 123, i" GGJ. René, d'après
les chroniiiues de doiu Calmel (II, 779), aurait été libre dès le 25 avril el serait
arrivé à Bar le V mai. Son mémorial de famille concorde mieux avec l'acte ci-
98 ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. [1432]
René put à peine entrevoir ses enfants : confiant à son vain-
queur ce précieux dépôt, il partit immédiatement pour Bar-le-
Duc, alla remercier Dieu à l'église de Saint-Nicolas et à l'abbaye
de Bouxières, où il s'acquitta d'un vœu fait dans sa captivité,
et, rejoint en ce dernier lieu par sa femme et sa belle-mère,
revint avec elles à Nancy. Il consacra le reste de l'année à
remédier aux maux de la guerre et à réprimer les attaques de
quelques seigneurs, notamment du damoiseau de Commercy,
qui , malgré sa conduite à Bulgnéville , prétendait recouvrer
par la violence les indemnités auxquelles il avait droit *. Les
réclamations de ce vassal portaient en partie sur les pertes
qu'il avait éprouvées dans la dernière guerre ; car, en s' en-
gageant pour seize mois au service du duc, avec quarante
hommes d'armes et vingt hommes de trait, par contrat du 13
mai 1431, il avait expressément stipulé le remboursement de
tous dommages '. Cette condition fut observée aussi pour un
bon nombre des auxiliaires de René, allemands, lorrains ou
barrois, avec lesquels il eut à régler des comptes fort onéreux.
C'est ce que nous apprend une série d'actes inédits, qui montre,
de plus, que, pour les solder, il dut aliéner une partie de ses
revenus domaniaux. Ses immeubles eux-mêmes avaient été,
du reste, engagés comme garantie. Ainsi Jean de Hanspach
avait été enrôlé par Isabelle, à raison de vingt-cinq florins du
Rhin (à treize gros messins l'un), avec recours sur toutes les
possessions ducales jusqu'à parfait payement. Bertrand de
Lurcourt, écuyer, reçut, le 20 juillet 1432, pour ses pertes
et pour sa rançon, une assignation de cinq cents florins sur
les salines de Château-Salins. La même année, Jean Schultz,
de Fenestranges, toucha vingt-huit florins sur cinquante qui
lui étaient dus pour semblable cause. L'éyêque de Metz, Gon-
dessus, cl date du l" mai le « premier respit » obtenu par lui du due de Bour-
gogne. (Bibl. nat., uis. lat. 17332.)
' Un ronipromis avait ûlé passé cependant, le 18 janvier 1432, entre Robert
de Sancbruck et Isabelle de Loi raine, par l'enti émise de Charles d'Haraucoiirt et
Henri Haze, conseillers de René, et de Robert de Raudricourt (D. Calmet, preuves,
t. 111, col. ncxLii).
^ Bibl. nat., Lorranie 8, n° 2.
[1432] ELARGISSEMENT PROVISOIRE. 99
rad Bayer, et son frère Didier, qui avaient laissé beaucoup de
leurs hommes sur le terrain et qui avaient dû également se ra-
cheter des mains des Bourguignons, reçurent vingt-deux mille
florins payables en sept annuités sur les mêmes salines et sur
celles de Dieuze. René leur abandonna, en outre, certains
droits qu'il avait en gage sur la seigneurie de Faulquemont.
Toutefois ils ne se tinrent pas pour satisfaits; car les réclama-
tions de l'évêque, tant pour cet objet que pour des prêts d'ar-
gent faits au duc et à sa mère et pour des dommages supportés
depuis, duraient encore en i iiO : à cette date intervint enfin
un dernier appointement, qui réduisait toutes ses créances à
vingt-neuf mille florins et les lui assignait sur différentes
terres. En i433, le compte de Frédéric de Guntersberg, de
Bitche, qui avait servi contre Antoine de Vaudemont avec
quatorze chevaux, moyennant trois cent cinquante florins du
Rhin, fut arrêté au double de cette somme, « tant pour sa prison
et rançon que pour l'occision de ses frères » ; Saublet de Dun,
prévôt de Marville, obtint une indemnité de douze cents francs.
Dans le cours des années suivantes, trois cent quinze florins
furent accordés au père d'Hartman de Rotzenhausen , tué à
Bulgnéville ; deux cent cinquante florins à Guillaume Stupfie,
dont les deux fils avaient aussi péri ; deux mille quatre cents
francs, garantis en partie sur la forteresse d'Ancy-sur-Moselle,
aux héritiers de Marguerite de Tournai, pour pertes éprouvées
dans la bataille ; six cents francs à Louis Vagnon, capitaine de
gens d'armes ; cinq cents francs à Barthélémy Barrette , éga-
lement capitaine ; deux cents florins au gendre de Joffort van
Beftort , mort dans le combat ; deux cents florins à This de
Fiissenich, dit de Morstorff, pour sa rançon ; trois cents francs
à Jean de Ghâtenoy , dit le Gascard, qui avait été fait prison-
nier, et qui reçut en place de la somme, pour sa vie durant,
les gerbages des jardins de Pont-à-Mousson \ Une rançon
beaucoup plus importante, et qui tomba également à la charge
' liihl. liât., Lorraine 8, n^^ 7, 8, 10, 12, 17, 19, 2:5, 33, iî. Arcli. iiat.,
KK 1117, f 110 v»; KK 1123, l°=* 900 vo, 704 V, 897 v, 479 v»; KK 1125,
f°»G87, 30O; KK 1127, fo 115.
100 ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. [1432]
du trésor ducal, fut celle du chevalier Jean de Rodemack,
tombeau pouvoir du sii'C de Croy, Bourguignon. Le chancelier
Jacques deSierck et d'autres conseillers de René durent, pour
délivrer ce gentilhomme, se porter cautions de dix mille écus
payables en deux termes, et, jusqu'à leur entier versement,
les places de Clermont en Argonne et Neufchâteau demeurè-
rent en gage aux mains du duc de Bourgogne, par suite d'un
accord passé le 7 février 1437'. En même temps, il fallait
indemniser certains partisans du comte de Vaudemont, dont
les habitations avaient été démolies durant la guerre : les
châteaux de Rimoncourt, d'Aigremont, de Buxières, appar-
tenant à Agnès de Noyers, avaient eu ce triste sort ^ Ces
divers exemples ne donnent qu'une idée approximative des
frais énormes que le vaincu fut obligé de rembourser, et aux-
quels vint s'ajouter le prix exorbitant de sa propre délivrance.
11 ne put s'en tirer que peu à peu, en échelonnant les paye-
ments comme on vient de le voir, et en recourant aux expé-
dients. Les aliénations faites à cette occasion allèrent si loin,
elles appauvrirent tellement le domaine de ses duchés de Bar
et de Lorraine, qu'il se vit plus tard forcé de les révoquer
toutes \ Mais sa loyauté et sa générosité trouvèrent d'autres
compensations à oflVir aux victimes de sa fatale campagne, et,
jusqu'aux dernières années de son règne, il écouta les récla-
mations qui lui étaient adressées pour cet objet, bien que la
justice n'en fût pas toujours démontrée*.
Pendant que René s'occupait de mettre ordre aux affaires
des deux duchés, Philippe le Bon, redoutant l'intervention de
l'Empereur, à qui on en avait appelé, et qu'on savait déjà fa-
• Arch. nat., KK 1125, f^ 673, 'JT4.
= /A/r/., KK 1127, f" 117 \o.
2 Ordonnance du 10 octobre 14'ii, conlirmée par une autre du 20 déceinljre
14iG (bibl. nat.. Lorraine 3I8, f* 204, 210).
^ Mandement au gouverneur des salines de Château-Salins de laisser Baudevin
Saulzeny, d'Éjjiiial, prendre cinq niuids de sel par an jusqu'à sa mort, « pour
considéracion des grans pertes et dommages qu'il dit avoir eues depuis la journée
de Buligueville et à l'occasion d'icelle, etc. » 23 juillet 1471. (Arch. nat., P 1334',
n" 11, f" 23 v.)
[1432-33] ELARGISSEMENT PROVISOIRE. 101
vorable aux intérêts du prince captif, entreprit de décider
lui-môme la question lorraine. On ne pouvait plus ouvej-te-
ment se faire juge et partie; mais il avait pour lui la force, et
il eut, de plus, l'habileté de ne pas donner trop brusquement
gain de cause à son allié de Vaudemont. Du reste, le désac-
cord commençait à se glisser entre eux au sujet de la rançon
du vaincu de Bulgnéville, que chacun d'eux prétendait lui
appartenir ; Antoine faisait même rédiger des mémoires juri-
diques pour démontrer qu'il y avait seul droit, comme chef de
l'expédition. Sentant, néanmoins, qu'il ne pouvait que gagner
à l'arbitrage du duc de Bourgogne, il s'y soumit d'avance
avec empressement. René fut forcé par sa position d'en faire
autant S et dans un premier compromis, du 10 octobre 1432,
il consentit à ce que leur querelle lut ainsi vidée à l'amiable,
sans procès, pour la fête de Noël suivante : Philippe se réser-
vait cependant d'ajourner sa sentence, et, en attendant, les
hostilités devaient demeurer suspendues ^ Le 23 novembre,
Charles d'Hausson ville, Charles d'Haraucourt et d'autres sei-
gneurs lorrains recevaient de leur seigneurie mandat de com-
paraître en son nom et de plaider sa cause devant le duc de
Bourgogne. Mais, peu de temps après, René prit le parti de se
rendre lui-même à la cour de ce prince, qui était alors en
Flandre. Il s'y rencontra avec son rival, et, à la suite de plu-
sieurs journées tenues à Bruxelles, sous la présidence de
Philippe, celui-ci leur fit conclure dans la même ville, le
13 février 1433, un accommodement dont la base était une
promesse de mariage entre Ferry de Lorraine, fils du comte
de Vaudemont, et Yolande, fille aînée du prince d'Anjou. La
dot de la princesse fut réglée à dix-huit mille florins du Rhin,
plus douze cents florins de rente à assigner le jour des fian-
• « Les malheurs et les divisions causés dans mes États par ma détention,
écrivait-il quelque temps auparavant, me font une loi d'employer le plus tôt
possible tous les moyens qui sont en ma puissance pour y mcUre un terme. »
(Notes manuscrites de dom Calmet, citées par M. de Villeneuve-Bargemont, I,
177.)
* Arch. nat., KK 1127, f" 53G.
102 ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. [1433]
cailles. Cette cérémonie fut fixée à la Saint-Jean suivante :
aussitôt après , Yolande devait être remise à son futur beau-
père, jusqu'à ce qu'elle eût atteint l'âge nubile'. Elle n'avait,
en effet, que quatre ans', et ce fait seul démontre l'absurdité
de la légende que l'historien César de Nostredame a racontée
à propos de son mariage : suivant lui, Ferry aurait enlevé la
jeune fille et l'aurait gardée longtemps en son pouvoir ; leur
union aurait été décidée afin de couvrir ce rapt, source de
cuisants chagrins pour le pauvre roi René et de grands maux
pour le pays de Provence. D'autres ont amplifié en disant
qu'Yolande avait partagé l'ardente passion de son ravisseur,
lequel était beau entre les hommes comme Hélène entre les
femmes ^ La passion d'une enfant de quatre ans ! On ne peut
voir là que le besoin d'expliquer une alliance inattendue,
presque contre nature, besoin assez naturel chez des chroni-
queurs éloignés du théâtre des événements et peu au courant
de la politique. La vérité historique est encore contrariée d'une
autre manière par l'assertion de Nostredame : le mariage qu'il
déplore ne devait pas avoir de suites aussi funestes, et René
trouva plus tard des compensations dans la valeur et le dé-
vouement de son gendre. Mais, pour le moment, il ne pouvait
sembler qu'un expédient destiné à le frustrer, lui ou ses fils,
de la succession de Lorraine, ou tout au moins à donner, sous
les apparences d'une fusion pacifique, un nouveau fondement
aux prétentions de la branche de Vaudemont; et c'est bien
' Ibid., KK 1117, fo 150; K G3,n"23.D. Calmel, Preuves, l. III, col. dcxlvi.
2 Bibl. nat., nis. lat. 17332, calendrier.
3 (c Ferri Je Vaudemont, fils d'AïUoni, avent per forsa près per r.ipt madame
Yoland, lille de moiisur lou rey Reynié, e tenguila longtems à son poder, per
, cobrir lai rapt, son covengut, etc.; lociu.il lapt aiiticipet Ions jours al paure rey
plus (pie louta aulra causa e engendrât nous proun de mal en l'rovensa. » ,^Nos-
tred.ime, H'ist. de Provence, p. GOl.) Quelcpies-uns ont été jusqu'à attribuer à
cette cause la guerre de Lorraine, commencée eu 1131. (Y. l'apon, 111, 305;
Villeiieuve-Iiaigcniout, I, 357, '157.) Ce dernier historien place la convention de
mariage un an plus toi, par suite de son hahilude de confondre l'ancien style
chroiiologi(|ue avec le nouveau, et malgré cela il parle du traité conclu à Bruxelles
le 13 lévrier 1433, (pi'il est alors forcé de regarder comme une simple confirma-
tion ; de là un récit des plus obscurs.
[1433] ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. 103
ainsi que la chose fut prise à la cour de France. Quant au fond
de la question, le duc de Bourgogne ne voulut pas encore se
prononcer. Par ce même traité de Bruxelles, son jugement,
qui devait déjà être rendu le 25 décembre 1432, fut ajourné:
les parties devaient produire, pour le 25 décembre suivant,
tous leurs titres, tant sur la possession du duché de Lorraine
que sur l'hommage du comté de Vaudemont, refusé par An-
toine , et la sentence devait leur être signifiée un an après ;
ils étaient tenus, en attendant, de demeurer en paix et de pu-
blier cette convention dans leurs domaineâ respectifs \
EiTectivement, les deux princes ennemis parurent vivre alors
en bonne intelligence, et se montrèrent ensemble en public.
A son retour de Bruxelles, René s'accommoda également avec
Jean de Luxembourg, comte de Ligny, chez lequel il s'arrêta,
au château de Bohain. On se souvient que ce seigneur lui avait
enlevé par la force la ville et le comté de Guise, patrimoine
qui lui avait été laissé par Louis II, son père. Depuis qu'il était
devenu maître effectif des duchés de Bar et de Lorraine, la
conservation de ce fief avait perdu de son importance et pour
lui et pour la cause royale. Déjà, l'année précédente, cédant à
de pressantes nécessités, il en avait légitimé l'usurpation par
un contrat de vente , et avait reçu de l'acquéreur plusieurs à-
compte, s'élevant à quarante-six mille livres tournois ^ On
pouvait cependant craindre que la valeur de l'acte fût contestée
plus tard, à cause de l'incapacité dont sa captivité le frappait*.
Aussi lui fit-on promettre de le ratifier dès qu'il aurait recouvré
sa liberté : il s'y engagea avant de quitter Bruxelles , le
18 février 1433 *. Arrivé à Bohain, et reçu par son hôte avec
une gracieuseté intéressée, il arrêta avec lui, le 23 du même
' Arch. K 63, n» 23. D. Calmet, loc. cit.
2 Arch. nat., P 1334', f" 154 v°.
■> On sait que les prisonniers ne pouvaient passer de contrats sans l'assenti-
ment de celui qui les détenait. Philippe le Bon déclara plus tard lui-même que
René n'était pas lié par les obligations qu'il avait prises dans sa prison ou durant
son élargissement provisoire, à moins qu'il ne vînt à les ratifier ensuite. (Acte du
21 février 1437, Bibl. nat., Lorraine 238, n« 30.)
* Arch. nat., KK 1125, f" C(i7.
104 ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. [1433]
mois, une dernière convention, aux termes de laquelle le comte
s'obligeait à lui remettre encore vingt mille livres. Il fut même
question d'un projet d'alliance entre leurs deux familles ; les
noms de la jeune Marguerite d'Anjou , fille cadette de René,
âgée de trois ans à peine, et du fils du comte de Saint-Pol,
frère de Jean de Luxembourg , furent prononcés , et il fut sti-
pulé que l'accomplissement de ce mariage, s'il avait lieu,
dispenserait le comte de Ligny de payer sa dette en espèces* :
mais un sort plus illustre attendait la jeune princesse. La pré-
vision de la rançon qu'il aurait à payer, l'impérieuse loi de ne
pas mécontenter Philippe le Bon, imposèrent au duc de Lor-
raine le nouveau sacrifice accompli à Bohain. Au dire de
Monstrelet , « il se départit de là très-bien content, comme il
monstroit semblant. » Que pouvait-il, en effet, sinon faire
contre mauvaise fortune bon cœur^ ?
Il ne partit pas de Bohain, toutefois, sans conclure un autre
accord avec sa cousine Jeanne de Bar, comtesse de Marie
et belle-sœur de son hôte. Pour écarter encore de ce côté
les difficultés qui pouvaient venir compliquer sa situation , et
pour mettre son duché de Bar à l'abri de réclamations plus ou
moins légitimes, il confirma et abandonna de nouveau à cette
princesse la jouissance des terres que son oncle le cardinal lui
avait léguées : Cassel, le Bois de Nieppe et les autres biens des
ducs de Bar en Flandre ; AUuye, Brou, Montmirail, Auton, la
Basoche, dans le Perche et le pays Chartrain ^
Revenu en Lorraine , le duc consacra le temps qui lui res-
tait à donner la chasse aux troupes de brigands ou d'écor-
cheurs qui désolaient la contrée. Il prit plusieurs de leurs ca-
pitaines, les fit pendre, et démolit leurs forteresses. Contre
cet ennemi commun , véritable fléau de l'époque , il unit ses
armes à celles du comte de Vaudemont. Il conclut aussi, pour
la répression des brigandages, des traités avec l'évêque et la
' An h. nat., P 1334 S f" 154.
^ Arch. nat., K 504, n"l, f» 18; Monstrelet, V, 50.
^ Actes (les 23 et 24 février 1433 (IJiljl. nat., Lorraine 8, n" 9 ; Arch. nat., KK
1122, fo 1051).
[1433-34] ELARGISSEMENT PROVISOIRE. 105
cité de Metz, et en même temps il obtint du premier une
somme de quinze mille florins contre la restitution de quelques
places engagées par lui'. Le terme fixé pour sa rentrée en
prison était arrivé dans l'intervalle ; mais Philippe le Bon,
croyant avoir arrangé définitivement les choses au profit de
son allié et au sien, ayant arraché à son prisonnier tout ce qu'il
désirait pour l'instant, et sûr de son adhésion à la sentence
finale qu'il s'était réservé de prononcer, laissa passer le délai
sans exiger sa réintégration. Les fiançailles de Ferry de Vau-
demont et d'Yolande d'Anjou, célébrées en conformité de la
convention de Bruxelles, le traité passé pour leur mariage dans
la ville de Bar, le 1" juillet 1433, le confirmèrent dans ses espé-
rances -. Aussi obtint-il du comte Antoine un sursis pour le
payement de la dot de la jeune princesse, que René était dans
l'impuissance de verser sur-le-chau)p, pour l'assignation de
son douaiie et pour la remise de sa personne, qui fut reculée
jusqu'au 27 février suivante
Philippe avait encore une autre raison pour ménager en ce
moment le prince que le sort des armes avait mis à sa merci.
Les liens qui l'unissaient aux Anglais commençaient à se re-
lâcher. Des questions de préséance, des blessures d'amour-
propre, avaient refroidi ses relations avec Henri V et Bedford ;
insensiblement, il se rapprochait de Charles VII , dont il pou-
vait avoir besoin d'un jour à l'autre, et déjà l'on parlait d'un
traité de paix. René lui-même servit d'intermédiaire pour les
premières ouvertures, et c'est là un des traits les plus ignorés
de sa carrière politique. Vers le commencement de 1434, il
se mit en route poui- aller voir en Provence la reine Yolande,
sa mère, dont les conseils lui étaient si utiles ; il devait s'ar-
rêter en passant auprès du Roi, dont il comptait sans doute
' Bibl. nat., Lorraiue 226, n» 12. Aich. nat., KK 1123, f» 700 v»; KK 1127,
f» 115 vo. Dans un de ces traités d'alliance et de protection, daté du 28 septembre
li33, est comprise Elisabeth de Gorlilz, palatine du Rhin, duchesse de Bavière
et de Luxeml)oaig.
» Arch. nat., KK 1123, f" 17 v». D. Calmet, preuves, t. 111, col. dcxlvi.
3 Arch. nat., KK 1117, f» 151.
lOQ ÉLARGISSEMENT PROVISOIRE. [Ii34]
invoquer l'appui, et qui se trouvait alors en Dauphiné. Soit
qu'il en eût reçu la mission, soit simplement clans le but d'in-
téresser plus vivement Charles VII à sa cause en lui portant
une heureuse nouvelle, il vit auparavant le duc de Bourgogne
et scruta ses intentions relativement à la paix. Philippe lui ré-
pondit qu'il avait toujours désiré et désirait encore la tranquil-
lité du royaume ; cependant il ne voulut encore engager au-
cune négociation en dehors du roi d'Angleterre, du régent ou
de leur conseil, et René ne put obtenir de lui d'autre réponse
qu'une affirmation réitérée de ses bonnes dispositions. Conti-
nuant son voyage, il rendit compte de sa tentative au Roi :
celui-ci l'accueillit favorablement, et le chargea de faire savoir
au duc de Bourgogne que, s'il voulait bien lui envoyer un
sauf-conduit pour l'archevêque de Reims, le bâtard d'Orléans,
Christophe d'Harcourt et plusieurs autres personnages, il les
députerait vers lui pour s'entretenir de la paix.
Le duc de Lorraine transmit ce message à Dijon. Philippe
refusa, se retranchant de nouveau derrière l'impossibilité
d'agir sans le roi d'Angleterre ; il voulait attendre le résultat
de la journée de Calais, qui devait se tenir entre les délégués
de ce prince et ceux du roi de France, en vue d'une pacifica-
tion générale. René ne s'en tint pas là : sur l'invitation de
Charles VII, il poussa jusqu'à Chambéry, pour tenter des
démarches analogues auprès du duc de Savoie, allié de Phi-
lippe. Le mariage de Louis, fils aîné d'Amédée VIII, avec
Anne de Lusignan, fille du roi de Chypre, célébré dans cette
ville au mois de février 1434, avait réuni un grand nombre de
princes et fournissait l'occasion naturelle d'entamer des pour-
parlers diplomatiques. Ainsi s'explique un voyage que ni le
goût des fêtes ni la prétendue générosité du duc de Bour-
gogne, qui, au dire de certains historiens, aurait amené lui-
même son prisonnier à la cour de Savoie, ne suffiraient à
motiver. En réalité, René arriva dans la ville de Chambéry
avant Philippe, et accompagné de Christophe d'Harcourt. Il
entretint en particulier le duc Amédée VIII, et lui proposa de
tenir avec lui une journée dans un lieu quelconque de la Bresse,
[1434] LA QUESTION DE LORRAINE DEVANT L'EMPEREUR. 107
afin d'aviser aux moyens de rendre la paix au royaume.
Amédée en référa à son allié quand il fut arrivé à son tour,
le pressa d'accepter cette entrevue, et se montra fort bien dis-
posé. Philippe lui-même fut ébranlé; car, à son retour dans
ses États, et dès la fin du même mois, il envoya au régent son
chancelier Rolin, avec des instructions pour demander son
assentiment à la journée projetée'. Celle-ci ne paraît pas avoir
eu lieu ; mais les négociations engagées aboutirent un peu plus
tard au congrès d'Arras, dont nous aurons à parler, et René
contribua certainement au rapprochement qui en fut la suite,
ce dont il fut bien mal récompensé.
Du reste, sa réputation, sa bonne mine, lui méritèrent, pen-
dant les trois jours que durèrent les noces de Louis de Savoie,
des égards tj-ès-flatteurs : placé à table à côté de Fépousée, il
ne put que faire valoir, par son entrain et sa galanterie, sa
propre cause et celle du roi de France. Il rencontra là sa belle-
sœur Marguerite, fille d'Amédée VIII et femme de Louis III
d'Anjou, roi de Sicile, et cette princesse semble avoir été mêlée
elle-même aux graves négociations qui se cachaient sous le
voile des fêtes. Elle vint, en eftet, le mois suivant, trouver
Charles VII à Vienne, où il tenait cour plénière : les nouvelles
qu'elle lui apporta sur les dispositions des princes, jointes à
l'ascendant de sa beauté, la firent accueillir avec une faveur
toute particulière ; elle eut l'honneur de danser avec le Roi,
{( et tous deux dansèrent longuement ^ ». La reine de Sicile se
rendit aussitôt après en Italie, pour porter secours à son mai'i
et au pape Eugène IV.
Au sortir des réjouissances de Chambéry, la sécurité du duc
de Bourgogne, qui s'imaginait tenir dans ses mains le sort de
la Lorraine, fut troublée par un coup de foudre. Depuis plu-
' C'est dans les instructions données à Rolin qne j'ai puisé tous les détails de
cette affaire. Quoique publiées par D. Plancher {Hisi. de Bourgogne, preuves,
p. cxxxvii), elles n'ont pas été utilisées par les historiens. Cf. Vailet, II, 309;
Villeneuve-Bargemont, 1, 182; etc. V.v. dernier, entre autres erreius, |)laceà Genève
la célébration du mariage de Louis de Savoie.
2 Mouslrelet, V, 89; Vallel, II, aïO.
108 LA QUESTION DE LORRAINE DEVANT L'EMPEREUR. [1434]
sieurs mois, les administrateurs de ce duché, les princes d'An-
jou, les ambassadeurs de Charles VII, insistaient auprès des
membres du concile pour faire évoquer devant eux ou devant
l'Empereur, suzerain légitime, le différend de René et d'An-
toine de Vaudemont. Sigismond hésitait à intervenir, loi'sque,
Philippe le Bon ayant commis la faute «le s'attirer sa colère en
refusant de reconnaître ses droits sur quelques fiefs \ il se
décida soudain à lancer une assignation aux deux parties, et
les somma de se présenter à son tribunal le jour de la fête
de saint Ambroise (4 avril). Le mandement impérial rendu
pour cet objet, le 22 février 1434, portait qu'Antoine ayant
demandé à être investi des régales dépendant de l'empire en
Lorraine, et le duc de Bar ayant, de son côté, réclamé le pre-
mier cette investiture, la question allait être examinée et
jugée; en conséquence, les compétiteurs devaient se trouver
à Bâle au jour fixé, afin d'exposer leurs droits et d'entendre
la sentence'-. Malgré les efforts des ambassadeurs de Philippe,
l'affaire suivit son cours : l'Empereur et les Pères envoyèrent
aux deux princes des sauf-conduits pour se rendre auprès
d'eux avec troupes et bagages''.
René et Antoine déférèrent à la citation. Le premier s'étant
présenté devant l'Empereur, assis sur son trône, allégua que
ses prédécesseurs avaient toujours joui des droits régaliens en
Lorraine, droits qu'ils tenaient en fief du Saint-Empire romain,
et qui étaient les suivants: droit de garde et de protection de
la ville de Toul et de l'abbaye de Reiniremont; droit de sauf-
conduit ou police des chemins ; droit de fabrication des mon-
naies ; droit de présence aux duels qui avaient lieu entre le
Rhin et la Meuse; droit de propriété sur les fils de clercs nés
en Lorraine. Ses raisons ayant produit sur le conseil impérial
l'impression la plus favorable, Antoine prétendit s'opposer au
' V. D. Plancher, IV, 187.
ï Arch. nat., J 932, n» 7. La pièce porte encore le sceau de l'empereur Si-
gismond, fruste.
^ Arch. nat., J 932, n^^ 2 et 8. Ces sauf-conduits sont dates des 24 février et
13 mars 1434. Celui du concile est scellé d'une huile de plonih fort curieuse.
[1434] LA QUESTION DE LORRAINE DEVANT L'EMPEREUR. 109
jugement qui se préparait, et lui-mêuie exposa ses griefs, qu'il
fit ensuite développer plus longuement par un avocat. Sigis-
mond lui répondit simplement : « Nous avons entendu tout ce
que vous avez dit; nous en délibérerons avec notre conseil et
avec les princes. » Puis il nonmia trois délégués pour l'en-
tendre encore et pour instruire la cause. De nouvelles expli-
cations, portant sur la masculinité du duché de Lorraine,
furent données à ces commissaires ; après quoi ils déclarèrent
qu'ils devaient en référer à leur maître, qu'Antoine pouvait se
retirer, et qu'on lui transmettrait en son hôtel une réponse
définitive. Dès le lendemain, 24 avril, cette réponse fut pro-
clamée solennellement dans la cathédrale par Sigismond en
personne : la souveraineté de la Lorraine était dévolue par
provision à René d'Anjou au nom de sa femme, et sans pré-
judice des droits de la branche de Vaudemont. Le fond du
débat était renvoyé au concile ; mais c'était là un acte de pure
déférence, et les Pères, qui avaient tant d'autres sujets de dé-
libération, ne crurent pas devoir intervenir. Le duc prêta
serment de fidélité à son suzerain et reçut Tinvestiture dans
la forme usitée '. Antoine se retira en déposant une protesta-
tion écrite '. René , triomphant , regagna sa capitale. Son
voyage de Bàle lui avait coûté deux mille quatre cent qua-
rante-neuf florins, avancés par Jean Rlch, de Richenstein,
chevalier, et par Henri Hauke, de Diebelich, qu'il remboursa
un peu plus tard ^ mais il en rapportait la confirmation de
son titre et l'affermissement de sa couronne ducale.
Son retour en Lorraine fut fêté par des réjouissances pu-
' Procès-verbaux fies 23 et 24 avril 1434 (Arch. nal., .1 932, n" 9; Bibl.
nat., nis. Diipuy 430, f» 23). V. aussi D. Calmet, II, 783. M. Vallet a placé par
erreur cet événement en 1435 {Diogmplne générale, art. Rk>iî d'A>JOU).
* Arch. nat., KK 1125, fo GG8 V; Vignier, Origine de la maison de Lorraine,
p. 20.
= V. les quittances de ces deux personnages (Bihl. nat., Lorr. 8, n''^ 40 et G6).
C'est dans le cours de ce voyage que Hené dut faire un pèlerinage à Sainte-Croix de
Strasbourg et une visite à son beau-frèie le marquis de Uade, rapportés, dans la
seconde quittance, à la date de juillet li35, qu'il faut lire sans doute 1434, car,
l'année suivante, il était rentré en prison.
110 ■ RENÉ RENTRE EN PRISON. [1434
bliques, des tournois et des joutes. Une nouvelle félonie du
damoiseau de Conunercy attira ensuite ses rigueurs contre
cette place , qu'il assiégea de concert avec les Messins. L'in-
tervention du connétable Arthur de Richemont, qui chassait
au désesjjéré les Anglais dans les environs de Bar-le-Duc,
sauva seule Robert de Sarrebruck et les siens : il se rendit au
connétable et au duc de Lorraine, réunis à Saint-Mihiel pour
recevoir son serment, et promit tout ce qu'on voulut. Sui-
vant une autre version, celle de Guillaume Gruel, le biographe
de Richemont, celui-ci aurait, au contraire, entrepris le siège
de Commercy à la prière du duc son ami ; mais l'expédition
se serait toujours terminée de la même manière'.
René ne pouvait se flatter , cependant, de continuer libre-
ment cà gouverner et à pacifier ses États. La sentence impériale
était un affront pour le puissant duc de Bourgogne. Si elle
assurait la possession de la Lorraine à son prisonnier, elle ne
pouvait ni le dégager de sa parole, ni lui rendre l'indépen-
dance perdue à Bulgnéville. D'ailleurs, Philippe lui-même
avait à rendre son jugement dans le débat : ce jugement pou-
vait être intéressé, arbitraire ; mais enfin René y avait sous-
crit d'avance par le traité de Bruxelles ; il avait renouvelé son
adhésion par les fiançailles de sa fille et de Ferry de Vaude-
mont. Prévenir la décision de son vainqueur et maître , en
appeler à un suzerain dont celui-ci méconnaissait et détestait
la suprématie , et surtout triompher devant cette juridiction
supérieure , il y avait là de quoi exaspérer un prince moins
orgueilleux que Philippe. Aussi accueillit-il avec empresse-
ment les protestations et les réclamations d'Antoine, qui lui en-
voya demandei- justice ta Bruxelles. Le 25 décembre 1434, jour
qu'il avait fixé pour trancher à lui seul la question lorraine, il
fit citer René à la porte de son palais, et rendit contre lui une
sentence par défaut, le sommant de nouveau de comparaître
dans un an à pareil jour. En même temps, bien qu'il eût con-
servé entre les mains les plus précieux otages, c'est-à-dire les
' V. D. Calmet, II, Î84 et suiv.; G. Gniel, éd; Pelitot, VIII, 4C9.
[Ii3lj RENE RENTRE EN PRISON. 111
enfants du malheureux duc, il lui intima l'ordre de se recon-
stituer immédiatement prisonnier à Dijon. Les prières de la
duchesse Isabelle, la médiation de l'évêque de Metz, rien n'y
fit. Philippe était dans son droit : il allait désormais l'exercer
dans toute sa rigueur.
René se souvint qu'il était le petit-fils du roi Jean : comme
lui , il aima mieux aller reprendre ses fers que de manquer à
la foi jurée, malgré l'appui que les princes lui promettaient ^
car, s'il montrait quelque faiblesse dans sa ligne politique, le
courage et la loyauté ne lui faisaient jamais défaut. Alors
commença pour lui une autre captivité de deux ans, plus dure
que la première. Enfermé de nouveau dans la tour de Bar,
gardé à vue, entouré de la surveillance la plus soupçonneuse,
il n'eut pas même la faculté de s'entretenir à loisir avec ses
amis ou ses serviteurs. Ceux qui pouvaient parvenir auprès
de sa personne avaient peine à reconnaître, dans ce captif au
visage abattu, défiguré par une barbe longue et inculte (chose
alors inusitée), le brillant héros des fêtes de Nancy et de
Chambéry. Il y eut plus qu'un manque de générosité dans la
conduite de son geôlier : il y eut encore de l'injustice ; car, au
lieu de rendre la liberté aux fils quand le père fut revenu
occuper sa place , Philippe, beaucoup moins scrupuleux que
lui, garda l'un des enfants pendant près d'une année encore,
et, lorsqu'on put l'arracher de ses mains, il fallut le mettre en
lieu de sûreté pour qu'il ne fût pas repris. On remarquera
peut-être avec étonnement combien ce tableau est en désac-
cord avec les procédés magnanimes que l'historien de René a
prêtés au duc de Bourgogne. Mais tous ces détails sont affir-
més par un témoin oculaire et digne de foi, qui , envoyé
comme ambassadeur à Dijon par un prince italien, les a con-
signés dans sa relation confidentielle ^ Le surnom et le carac-
tère ordinaire de Philippe le Bon ne sauraient contre-balancer
une telle déposition ; et d'ailleurs le fier duc montra bien par
' D. Calmet, II, 788 et suiv.
=" Je reproduis en entier, un peu plus loin, ce passage du rapport de Caudido
Decembrio, conservé aux archives de Milan.
112 RENE HERITE DE LOUIS III ET DE JEANNE II. [1434-35]
la suite qu'il avait voué au prince d'Anjou une rancune tout
exceptionnelle.
Un coup (le théâtre inattendu vint surexciter encore sa
jalousie et grandir ses prétentions ambitieuses. La destinée de
René était de voir sa fortune changer brusquement de face :
sur la tête de ce prisonnier oublié le caprice des événements
jeta soudain une couronne royale. Son frère Louis III, adopté
par la reine Jeanne de Sicile, venait de mourir à Cosenza, en
Calabre, le 12 novembre 1434 S lorsque Jeanne à son tour
rendit le dernier soupir, le 2 février suivant, laissant par
testament son héritage au second fils de Louis IL Cette double
succession réunissait dans une seule main les vastes domaines
de la maison d'Anjou, dont jamais aucun membre n'avait pos-
sédé une telle variété ni une telle étendue de territoires. Le
duc de Bar et de Lorraine joignait désormais à ces deux titres
ceux de duc d'Anjou, de comte de Provence, de roi de Sicile.
Il devenait une grande puissance féodale, appelée peut-être à
devenir prépondérante. Grâce au dévouement de ses amis, ce
prince, qu'on prit dès lors l'habitude de nommer le roi René
ou le roi de Sicile, apprit coup sur coup les graves nouvelles
qui l'intéressaient tant. Les partisans de la dynastie angevine
en Italie transmirent à des banquiers de Provence une dépêche
chiffrée, qu'un juif d'Avignon porta et traduisit aux magis-
trats du pays ; ceux-ci la firent transcrire en français et en-
voyer à Dijon ^ En même temps, un seigneur provençal. Vital
de Cabanis, se rendit auprès de son nouveau souverain, et,
ayant obtenu de lui parler, lui raconta en détail les événe-
ments de Naples : son adoption par la reine, sa reconnaissance
par le peuple , la nomination d'un conseil de gouvernement
pour attendre son arrivée, que les entreprises du roi d'Aragon
rendaient urgente, enfin le désir des princes italiens de le voir
au plus tôt prendre possession d'un royaume auquel sa pré-
' Uil)l. nul., nis. lai. 17332, calendrier; le 14, suivant le ms. lat. 1150";
le 15, suivant \'y4rt île vérifier les dates (XVIII, 345); le 24 octobre, suisaut
d'autres (Villeneuve-Bargemont, I, 19G).
2 César de Noslredame, p. 592.
[1435] RENÉ HÉRITE DE LOUIS 111 ET DE JEANNE II. 113
sence rendrait la paix. Il est peu probable que cette commu-
nication ait laissé le captif indilTôrent au point de ne vouloir
rien écouter et de continuer une peinture qu'il avait com-
mencée , comme l'a prétendu un auteur dénué de toute cri-
tique \ Mais, s'il en éprouva quelque joie, elle ne fut pas de
longue durée. Il lui était impossible de se faire illusion sur les
dispositions du duc de Bourgogne. Celui-ci, loin de s'adoucir,
donna l'ordre de le transférer subitement au fort de Bracon*,
et, voyant qu'il tenait un roi en son pouvoir, il résolut de
porter sa rançon à un prix fabuleux, digne de son nouveau
rang, d'exploiter sans merci la nécessité de sa prochaine dé-
livrance, en un mot, de tirer de lui tout ce qu'il pourrait. De
son côté, le duc de Lorraine sentit son âme envahie par un
désir de liberté plus violent que jamais : disposé à tout sacrifier
j)Our atteindre ce brillant mirage qui surgissait à ses yeux
derrière les flots de la Méditerranée, également pressé d'as-
surer le bonheur de ses sujets et de relever sa position poli-
tique et financière, il mit tout en œuvre pour ne pas laisser
échapper à la maison de France et à la sienne le royaume qui
lui était légué. Des ambassadeurs napolitains,, députés auprès
de lui et de sa femme Isabelle, achevèrent par leurs remon-
trances de le convaincre de l'imminence du péril. Alors, déses-
pérant de sortir de prison assez tôt pour prévenir Alphonse
d'Aragon, il prit le parti le plus sage, celui d'envoyer à Naples,
en attendant, la duchesse elle-même, avec de pleins pouvoirs
pour la paix et la guerre.
' Chevrier, HUt. de Lorraine. Cet écrivain a recueilli sur René toute sorte de
l)ruils ridicules, dont la fausseté a déjà été signalée(Villeueuve-Dargemoiit, I, 412,
42G, etc.). Il le représente s'abaissant jusqu'à demander la vie à sou vaimiiieur
après Bulijiiéville, dépensant à la fondation de la sainte chapelle de Dijon l'argent
destiné à sa rançon (cette chapelle existait depuis 1172), et ailleurs il fait vivre
le roi Alphonse d'Aragon jusqu'à l'époque de l'expédition de Jean d'Anjou au
royaume de Naples, en IIGO. L'anecdote qu'il raconte à propos de la réception de
Vital de Cabanis, cl qui se retrouve sous différentes formes à plusieurs épotpies de
hi vie de René, est empruntée par lui à un manuscrit apocryphe [Faits cl gestes des
/'rinces par Ricodi, ou Mémoires de Florentin le Tliirial).
- Il n'y resta pas deux ans, comme l'a dit, d'après Paradiu, D. Calmet (H, 789/,
car, dès le mois de juin 143S, on le retrouve à Dijon. (V. l'Itinéraire.)
8
114 RENÉ HÉRITE DE LOUIS III ET DE JEANNE II. |143o3
Les lettres par lesquelles Isabelle était nommée lieutenant-
général de son mari furent données à Dijon, le 4 juin 1435 \
Cette princesse, douée d'une énergie qui ne s'était pas encore
révélée, accepta virilement la tâche difficile qui lui incombait;
elle prépara immédiatement son départ. Nous la retrouverons
bientôt en Provence et en Italie, faisant reconnaître et chérir
l'autorité du nouveau roi, conjurant tous les obstacles, apla-
nissant toutes les voies. Elle fut aussitôt remplacée, dans le
gouvernement des duchés de Bar et de Lorraine, par les évo-
ques de Metz et de Verdun. Les seigneurs du pays s'associè-
rent à eux avec un louable empressement, pour assurer la
domination de leur maître légitime et la tranquillité publique.
Assemblés quelque temps après à Nancy , avec les états
de Lorraine, ils délibérèrent tous en commun sur les mesures
à prendre pour arrêter les « œuvres de fait » , jurèrent de
maintenir la justice envers et contre tous, sans acception de
parents ou d'amis , et formèrent une ligue de protection mu-
tuelle ". Soutenu par tant de dévouements, René put s'oc-
cuper avec plus de sécurité des moyens de hâter sa déli-
vrance.
Une occasion favorable paraissait s'offrir. Les célèbres
conférences d'Arras, indiquées pour traiter du rétablissement
de la paix entre le roi de France, le roi d'Angleterre et le duc
de Bourgogne, allaient enfin s'ouvrir, sous les auspices du
légat apostolique , et promettaient l'apaisement de toutes les
vieilles querelles. Le concile et les principales puissances y
couiptaient de nombreux délégués. René lui-mêaie devait y
figurer, et comme souverain de la Lorraine et comme intéressé
dans la réconciliation annoncée, pour laquelle il avait négocié
un des premiers. Philippe le Bon ne pouvait empêcher qu'il y
envoyât au moins des représentants : aussi avait-il délivré,
dès le 3 juin, un sauf-conduit en règle à Jacques de Sierck,
prévôt d'Utrecht, protonotaire du pape, à Charles d'Harau-
court et à Ferry de Peroye, chevaliers, à Jacques d'Haraucourt,
' Arch. des I5oiiches-du-Rhôiic, 15 11, l" 341.
^ Uclibéralion du 19 septembie 1435 (D. Calmet, preuves, t. 111, col, ccxxi).
[1435J NEGOCIATIONS EN FAVEUR DE RENÉ. 115
ocuyer, à maître Jean de Breuillon, licencié en lois, tous con-
seillers clu duc prisonnier, pour se rendre en son nom à
l'assemblée, au nombre de cinquante personnes en tout, avec
autant de chevaux ; la faculté d'aller et venir d'Arras à Dijon
pour les affaires de leur maître leur était accordée *. Cette
bonne volonté relative faisait présager des dispositions moins
hostiles. Plusieurs grands seigneuis de l'entourage de
Charles YII étaient venus de sa part à Dijon implorer la
liberté de spn beau-frère: c'étaient les ducs de Bourbon et
de Vendôme, le connétable de Richeuiont, Christophe d'Har-
court, le sire de la Fayette, auxquels s'était joint, dans la
même pensée, l'archevêque de Reims ^ La reine Yolande, la
duchesse Isabelle^, la régence de Lorraine, unissaient leurs
instances à celles du Roi : leurs ambassadeurs à Arras avaient
la charge expresse de faire comprendre René dans le traité de
paix générale \ Le vent était à la concorde, et l'intérêt môme
du duc de Bourgogne semblait devoir le rendre plus con-
ciliant.
Les Anglais s'étant retirés du congrès sans avoir pu s'en-
tendre avec les commissaires royaux, ceux-ci poursuivirent
les négociations avec Philippe, et finirent par le détacher en-
tièrement de ses anciens alliés. Ce grand événement, qui
ruinait la domination étrangère en- France, reçut sa sanction
le 21 septembre, dans l'église de Saint- Waast. Tout était prêt
pour l'imposante cérémonie dans laquelle le duc réconcilié
devait abjurer ses haines et promettre « d'entretenir bonne
paix et union à l'avenir avec le Roi, son souverain seigneur '■' » .
Mais, avant que son maître prêtât ce serment, le chancelier
de Bourgogne s'avança et lut devant le duc de Bourbon, le
' Bibl. nat., Lorraine 8, n» 41. \
- Chartier, éd. Godefroy, p. 25.
^ Bourdiguc prétend luùine qu'Isabelle revint de Naples en Provence pour solli-
citer la liberté de sou mari; mais c'est une erreur, provenant sans doute d'une
confusion avec la reine Yolande. Cet historien ne cilc, à propos de la délivrance
de René, qu'un clironiciUKur appelé Gaguin (II, 17G, 183),
* D. Calmet, 11, 7!J3.
' Vallet, II, 322-324.
116 NEGUCIATIONS EN FAVEUR DE RENÉ. [1435]
connétable, le duc de Vendôme et Tarcbevêque de Reims, une
protestation inattendue, par laquelle Philippe déclarait que
son intention n'était point et n'avait jamais été de comprendre
le duc de Lorraine dans le traité ; au contraire, il voulait le
garder en prison comme auparavant. Il y eut un moment de
stupeur. Puis les ambassadeurs français, ne voulant pas perdre
tout le fruit de leurs laborieuses négociations, sentant l'énorme
importance du rapprochement opéré, baissèrent la tête. Ils
répondirent qu'ils entendraient le traité comme le voudrait
le duc de Bourgogne. On dressa immédiatement procès -ver-
bal, et Philippe jura fidélité ^ La cause de René était aban-
donnée : Charles VII sacrifiait son beau-frère et son allié aux
rancunes de son ancien adversaire. Peut-être eût-il suffi d'in-
sister à ce moment suprême en faveur du malheureux prince,
de faire entendre par un mot que sa délivrance était une
condition essentielle ; mais la fermeté n'était point alors dans
les allures de la politique royale.
Ainsi, malgré ses amitiés nouvelles, Philippe le Bon ne
changea rien à la situation de son prisonnier. Loin de là^ il
annonça hautement des exigences telles, qu'elles parurent
déraisonnables à tout le monde. C'est l'impression rapportée
par l'ambassadeur milanais accrédité auprès de lui, et dont
la curieuse relation nous révèle le véritable état des choses,
ainsi que la pensée secrète de Philippe. Le duc de Milan avait
tout intérêt à voir René déhvré : il venait de signer avec lui et
avec sa femme Isabelle un traité d'alliance, et comptait uti-
liser son concours en Italie pour le succès de ses propres
affaires. Candido Decembrio, qu'il avait envoyé à Dijon pour
savoir ce qu'il devait espérer, rend ainsi compte des entretiens
qu'il put obtenir :
« Lorsque je fus arrivé à Dijon, comme je l'écrivis à Votre
« Seigneurie, le duc de Bar me fit dire de venir lui parler.
« M'étant donc muni de l'autorisation du chancelier de Bour-
« gogne, je me rendis en sa présence, accompagné de celui-
' Cu procès-verbal est reproduit dans le ms. lat. 1502 de la Dibl. nal., f 13.
[1435] NÉGOCIATIONS EN FAVEUR DE RENE. 117
ci, et je le trouvai dans une chambre, foi-tcment gardé et
resserré, avec la barbe longue. Il me dit devant tout le
monde, les larmes aux yeux : Je vous en prie, veuillez me
recommander à mon cousin, et lui dire que j'ai grand désir
de le voir. Il n'en dit pas davantage, et soudain le chancelier
me fit sortir avec lui de la chambre. Le lendemain matin, le
duc de Bar m'envoya secrètement un de ses plus fidèles ser-
viteurs, qui est ici pour travailler à sa libération et qu'on
appelle le protonotaire (je crois que c'est messire Jacobo
Surich '), lequel me dit de sa part : Le roi René n'a pu hier
parler comme il le désirait, à cause des gardes qui l'entou-
rent. J'ai pu l'entretenir au moyen de certaines intelligences
que nous avons avec les Bourguignons. Il vous charge de
répéter à votre maître qu'il se réjouit fort de la ligue récem-
ment conclue avec lui, qu'il le prie de persévérer dans cette
bonne voie, qu'il sera toujours pour lui un bon fils et un
ami, et qu'il le laissera disposer des affaires du royaume
de Sicile, ainsi que de celles des Vénitiens et des Floren-
tins, comme des siennes propres... Le roi René veut aussi
que vous avisiez votre maître de toute sa situation présente.
Nous avons obtenu aujourd'hui la délivrance de son fils :
celui-ci était venu en otage à sa place, et puis après ils
n'avaient plus voulu lâcher ni l'un ni l'autre; mais nous
( allons l'envoyer immédiatement en lieu sûr, de peur qu'ils
ne changent encore de résolution. Vous direz également à
« votre maître que la mise en liberté du roi ne peut avoir
lieu de si tôt. La raison est que le duc de Bourgogne lui a
demandé trois millions de ducats, puis deux millions; et
c'est là son dernier mot. Il sait bien que le roi Re^ié est dans
l'impuissance de les payer ; mais il veut un gage^ et ce
:< gage est le duché de Bar. La demande paraît trop forte
au roi ; il serait tout disposé à faire les choses raisonnables,
mais il ne voudra jamais accorder tant : ainsi l'accord n'est
pas encore près de se faire. On veu ivoir s'il y a moyen
' 11 s'agit de Jacques de Sierck. protonotaire apostolique et ami dévoué de
René.
■118 NEGOCIATIONS EN FAVEUR DE RENE. [1^*35-36]
(( d'obtenir des conditions meilleures. Et, à cette occasion, le
« duc de Bourgogne renonce à la parenté du roi de France
(( pour rechercher celle du roi René, afin de mieux s'assurer
a du duché de Bar. îl a décidé qu'il aurait cette province;
« mais le roi a déclaré qu'il resterait plutôt en prison toute
« sa vie, et, en conséquence, il supplie votre maître d'ac-
« corder sa protection à sa femme et à ses fils. Ces paroles
(( m'ont été dites par le protonotaire le vendredi 28 octobre
a [1430], à Dijon \ »
Voilà donc le secret de la ténacité du duc de Bourgogne!
La cupidité le tourmentait encore plus que la haine tradi-
tionnelle de la maison d'Anjou. Il ne voulait pas seulement la
dernière épargne du vaincu : il Toulait son domaine, et il
prétendait s'en assurer la possession par une alliance de fa-
mille, procédé dont il avait usé déjà en faisant donner la
fille de René au fils d'Antoine de Vaudemont. Cette alliance
n'était autre que le mariage du comte de Charolais, son
propre fils, avec Marguerite, deuxième fille du duc de Lor-
raine, La jeune princesse aurait reçu en dot le duché de Bar
et le marquisat du Pont, et son beau-père aurait pris immé-
diatement le gouvernement de sa personne et de ses biens.
On juge combien une telle solution était inacceptable pour
l'héritier d'Anjou. Mais, s'il persistait à préférer la détention
perpétuelle, celui qui la lui imposait entendait bien, de son
côté, ne pas démordre du chiffre qu'il avait fixé; on verrait
qui des deux s'obstinerait le plus. En attendant, Philippe
rendit contre René, le 25 décembre de la même année, une
nouvelle sentence par défaut, au profit du comte de Vaude-
mont, et l'assigna successivement au 24 juin, puis au 25 dé-
cembre suivants ^
La plus grande partie de l'année 1436 se passa dans cette
attitude expectaiite. Le roi de France, le pape, les princes,
tentèrent tour à tour des démarches inutiles. Charles VII, qui
s'aidait des troupes et de l'artillerie de son beau-frôre pour
' Arcli. de Milan, Domi/iio Fiico/itro, an. li-Tf); pièces ju.'lidcalivcs n» 8.
2 Aieli. nal., KK 1 PJ,',, i'«^ (ifiS, 07 1.
[1436] NÉGOCIATIONS EN FAVEUR DE RENE. 110
attaquer Nogent, Montigny et d'autres places restées aux
mains des Anglais \ n'entamait pour sa délivrance que de
vains pourparlers. Il se contentait de protéger ses terres en
défendant aux baillis de Vermandois, de Sens, de Troyes,
de Vitry , de Chaumont de laisser le bâtard de Bourbon et
autres capitaines guerroyer et piller sur les domaines du duc
d'Anjou, « qui pour la querelle dudit seigneur Roy et pour
maintenir la loyauté envers lui avoit esté fait prisonnier " » .
Hommage éclatant, mais stérile, rendu à l'étroite solidarité
de la cause des deux princes! Encore cette défense était-elle
due aux instances d'Yolande d'Aragon, que les conseils de
Bar et de Lorraine avaient suppliée d'intervenir contre les en-
treprises des routiers, en invoquant sa haute influence et
l'amour de son fils, qui mettait toute sa confiance en elle
après Dieu^ Au mois de mai, cependant, l'évêque de Toulouse
et le comte de Vendôme furent envoyés par le Roi auprès du
duc de Bourgogne; en même temps arrivèrent à Dijon des
députés du pays d'Anjou, du comté de Provence, du royaume
de Naples. On tint une journée pour examiner les demandes
de Philippe : elles consistaient, outre le mariage de Marguerite
d'Anjou c^ec le comte de Charolais et la jouissance du duché
de Bar, dans l'hommage du marquisat du Pont, la cession de
Cassel, une rançon d'un million de saluts, etc.*. Ces préten-
tions furent jugées si exorbitantes, qu'on se sépara sans rien
faire.
• V. rappointemenl conclu, le 25 décembre 1435, entre M. de la Suze, au
nom du roi de France, et Érard du Châtelet, au nom de René, duc d'Anjou, pour
meure le siège devant Nogent et Montigny. Érard s'engage par cet acte à fournir,
aux frais de René, cinciuante hommes d'armes, des ouvriers, des arbalétriers, des
coulevriniers, des bombardiers, des munitions et des vivres; il donne pour cela
trois cents florins du Rhin et certaines provisions eu nature. (Bibl. nat., Lorraine
8, n" 43.)
- Arch. nat., KK 1118, f» 67G v».
" Lettre du 10 mars 143G (Bibl. nat.. Lorraine 8, u» 45).
' Mémoires des demandes faites par le chancelier de Bourgogne an duc
d'Anjou pour le fait de sa délivrance, etc. (Le chancelier n'avait pas le pouvoir
de réduire d'un denier ces conditions). Bibl. nat., Lorraine 238, n^"^ 10, 17 ;
Arch. nat., KK 1125, f" «71. V. D. Calmet, 11, 797.
120 DÉLIVRANCE DE RENÉ. [1436]
Ce fut seulement vers la fin de l'année que les plaintes
de la chrétienté furent entendues de l'inflexible duc, et qu'il
consentit à entrer en négociations sur des bases plus modé-
rées. Il avait reçu du roi d'Aragon l'avis que la reine Jeanne
avait laissé en mourant une épargne considérable' : dès lors
il pouvait espérer que son prisonnier ne serait plus insolvable,
du moment qu'on se tiendrait dans certaines limites et qu'on
lui permettrait de prendre possession de son royaume. René,
de son côté, avait fait appel au dévouement de ses amis, de
ses parents, de ses sujets, pour réunir des ressources extraor-
dinaires et pour arriver, s'il était possible, à se racheter sans
livrer à son ennemi le duché de Bar. Lorrains et Barrois se
cotisèrent volontairement pour venir en aide à un maître qu'ils
chérissaient ; les états de ces deux pays votèrent ensuite des
subsides officiels en sa faveur ^ L'Anjou et la Provence ne
devaient pas lui témoigner moins d'empressement. Au mois
d'août 1436, il fit venir à Dijon son cousin Louis de Châlon,
prince d'Orange, et négocia avec lui un emprunt de quinze
mille francs de monnaie blanche ayant cours en Bourgogne,
destinés à contribuer au payement de sa rançon. Par le contrat
passé pour cet objet, il s'engageait à restituer la somme à
Besançon, en l'hôtel de maître Odot de Glervaux, chantre de
l'église de Saint-Jean, le jour de Noël de la même année, ou
sinon à céder à Louis les fiefs qu'il tenait de lui à cause de sa
principauté d'Orange; il renonçait, en outre, à se prévaloir du
droit qui invalidait toute obligation contractée en prison \
D'autres actes semblables et d'autres engagements de terres
furent faits à cette époque, ou un peu plus tard, dans le
même but. Vers le commencement de novembre, le duc de
Bourgogne, alléché à la fois par les sommes que son prïson-
' « lie AlfûDSo l)avpva maiulato à dir al chica de Borgognia corne par la re-
gina Znana cra sta lassato grau thesoro, et, essendo lo re Renier suo presone, po-
tcva piT lo suo rocliapto haver grau tesoro et daiiari de esso; et rimase presone
per (lito niddo re Hcnier. » Récit de Domeuico Dclello (Bibl. Saint-Marc de Ve-
nise, ms. ital. XMI, f" 58 v").
2 D. Calinel, H, 795.
•• Acte dn G août 1 i-SG (Arch. des Bouches-dn-Rhône, B 13, l'" 22C v°).
[1436] DELIVRANCE DE RENÉ. 121
nier réalisait et par celles qu'il devait trouver dans le trésor
de Naples, alla le voir à Dijon, le prévint par des civilités et
des démonstrations amicales, et lui accorda six semaines de
liberté pour venir le rejoindre en Flandre et y traiter de sa
délivrance définitive. René promit de se reconstituer prison-
nier au bout de ce délai, à Lille ou ailleurs, de laisser son fils
aîné en otage, de remettre en garantie dans les mains de Phi-
lippe les places de Neufchâteau, Gondrecourt et Clermont en
Argonne; il lui fallut encore fournir trente cautions choisies
dans la noblesse de Bar et de Lorraine, et dont les scellés
devaient lui être rendus quinze jours après son retour en
prison '. Après tant de sûretés prises contre un prince dont la
loyauté n'avait jamais été suspectée, les verroux se levèrent
enfin. Les six semaines commencèrent le 8 novembre. Mais le
roi de Sicile ne quitta pas une ville où il avait tant souffert
sans y laisser une trace durable de son passage et de sa piété :
voulant montrer, dit-il, sa grande dévotion pour la sainte
hostie conservée dans la chapelle du palais de Dijon, il fonda
dans ce sanctuaire, voisin de son cachot, une messe perpé-
tuelle, et donna pour sa célébration une rente de la valeur de
deux cents livres, assise en partie sur les celliers de Beaune et
de Pomart, sur lesquels les ducs de Bar, ses prédécesseurs,
avaient des droits ^. Il fît confectionner aussi, pour le même
service, des ornements d'autel et des vêtements spéciaux *.
Puis il se mit en route pour la Lorraine et la Flandre. Le 29,
un sauf-conduit, valable jusqu'au jour de la Purification, fut
délivré à ses amis et conseillers pour se rendre également au-
près du duc de Bourgogne, afin de travailler aux négociations\
Lui-même se trouvait dès le 25 à Poiit-à Mousson, d'où il
repartit le surlendemain avec les évêques de Metz et de Verdun,
Jacques de Sierck, Érard du Ghâtelet, Golart de Saulcy,
' Arcb. nat., KK 1125, fo^ (;C9, (!70 v". D. Calmet, preuves, t. III. col. CXXX.
2 Cette fondation est du l^f novembre H3C. (Arch. nat., KK 1125, f" liG'J.)
■■' Arch. nat., ihid., i° CC9 v».
' Bibl. nat., Lorraine 238, n° Ifi. D. Calmet donne à tort à cette pièce la
date du 21 (H, 798).
122 DÉLIVRANCE DE RENE. [1437]
Robert de Baudricourt et d'autres seigneurs dévoués. Le jour
de Noël, il ariivait à Lille en même temps que le comte de
Vaudemont \ pour se remettre à la disposition du duc de
Bourgogne. Charles VII y avait envoyé, de son côté, le duc
de Bourbon, le connétable de Richemont et Renaud de Char-
tres, archevêque de Reims ^ Les conférences s'ouvrirent im-
médiatement, et durèrent jusqu'à la fm de janvier ; car, malgré
leur désir d'en finir, René et ses amis disputèrent le terrain
pied à pied. Ils durent néanmoins passer sous les fourches
caudines. Les conditions posées par le chancelier au nom de
son maître furent acceptées et ratifiées dans une série de traités
dont voici l'analvse :
Le 28 janvier 1437, René promit de céder entièrement au
duc de Bourgogne les terres de Cassel et du Bois de Nieppe,
en Flandre, provenant de l'hérilage des ducs de Bar; de lui
céder également tous ses droits ou prétentions sur Dunkerque,
Bourbourg et les autres terres de Flandre qui devaient former
un jour la succession de sa cousine la comtesse de Saint-Pol,
fille de Robert de Bar; de faire confirmer cette double cession
par la reine Yolande; de payer, pour sa rançon, une somme
de quatre cent mille écus d'or « telz que monseigneur le Roy
fait à présent foigier en ses monnoyes, assavoir de soixante-
dix de taille au marc de Troyes, et à xxini karas d'aloy et
à ung quart de remède », laquelle somme devait être versée
■en quatre termes : cent mille écus à la fin de mai 1437, cent
mille à la fin de mai 1438, et le reste, exigible seulement si le
roi de Sicile entrait en possession effective de la totalité ou
de la plus grande partie de son royaume, moitié au bout
d'un an à partir de cette prise de possession, moitié au bout
de deux ans ; de remettre en caution de ces divers payements
les scellés de son beau-frère le comte de Montfort, dûment
' D. Calmet, II, 798.
- Chartier, éd. Goiit'lVoy, |). 86. Ailhiir de Riihcinonl, envoyé pour tra-
vailler à la délivrance de Kené, •> le feit de bon euer, dil son hislorien, car ils
estoient frères d'armes; et tira devers monseigneur de Bourgoiigne à Lisie, et v
fut longtems n. (Gruel, éd. Petilot, VIII, 504).
[1437] DÉLIVRANCE DE RENÉ. »123
autorisé par son père le duc de Bretagne, et de quarante des
principaux gentilshommes de Barrois, de Lorraine, d'Anjou
et de Provence, qui s'engageraient à lui servir d'otages au ,
besoin; de laisser au pouvoir du duc, comme supplément de
garantie, les places de Neufcliâteau et de Clermont en Ar-
gonne, déjcà consignées entre ses mains, en confiant, de plus,
les châteaux de Prény et de Longwy à la garde des sires de
Saulcy et de Chamblay, ses représentants'; de rendre au
même l'hommage du marquisat du Pont, des seigneuries
d'Amance, Neuville % Briey, Clermont en Bassigny, Gonflans,
Châtillon et la Marche, un an après qu'il lui aurait prouvé,
par titres bons et valables, que ces fiefs dépendaient du comté
de Bourgogne ; de ne jamais lui chercher querelle au sujet du
passé, mais de signer au contraire avec lui un traité d'alliance,
qui obligerait les sujets de Bourgogne ainsi que ceux de Bar et
de Lorraine, et demeurerait en vigueur tant que vivraient les
deux parties, et encore un an après ; de confirmer la cession
déj.à faite àmessire Nicolas Rolin, seigneur d'Anthume, chan-
celier de Bourgogne, des terres d'Aimeries et de Raimes en
Hainaut, et de la faire ratifier par tous les intéressés; enfin
de faire délivrer sans rançon ni indemnité le fils du même
Rolin, qui était détenu à Commercy, et de rembourser à un
autre chevalier, appelé Benetru de Ghassaul, également pri-
sonnier du sire de Commercy, deux mille écus d'or qu'il avait
déjà payés pour sa délivrance ^
Le 3 février, Philippe accepta solennellement ces conditions,
et (( quitta sa foi » au roi de Sicile. Le même jour, un traité
de mariage fut conclu à son instigation entre Marie de Bour-
• Le 3 avril suivant, Jean de Chamblay, sire de Cons, conseiller du roi de
Sicile, recunnut tenir la ville et le château de Longwy au nom du duc de Bour-
gogne, et promit de les remettre en sa main au cas où la rançon de René ne
serait pas accpiiltée. (Arch. nat., KK 1125, 1° G75 v°.)
2 Ce nom de lieu, que D. Calmet n'a pas lu, est écrit Nufil ; il peut désigner
plusieurs localités de la Lorraine et du Darrois.
' Aich.nat., J 103i), n" 6. Je reproduis entièrement (pièces justilicalivis. n" 10)
cet acte important, dont les historiens de Bourgogne et de Lorraine n'ont donné
que l'analyse (D. Calmet. Il, 798; D. Plancher, IV, 227 et suiv,).
124 DÉLIVRANCE DE RENÉ. [1437]
bon, sa nièce, sœur de Charles, duc de Bourbon, et Jean
d'Anjou, fils aîné de René. Les parties déclarent expressément
dans l'acte que ce mariage « par le moyen de leur très-
chier et très-anié frère, et cousin le duc de Bourgoigne et de
Brabant se fera et solennisera ». Et en reconnaissant le len-
demain que les sceaux et signatures apposés par elles à ce
contrat sont bien authentiques, elles attestent qu'il a été fait
sans contrainte ni induction par le roi René, après que Phi-
lippe lui eut rendu sa pleine liberté \ La dot de Marie de
Bourbon était fixée à cent cinquante mille écus ; cent mille
furent remis comptant, c'est-à-dire que le duc Charles déchar-
gea René de cette somme envers le duc de Bourgogne et lui
en obtint quittance, de sorte que le premier terme de la ran-
çon se trouva réglé sur-le-champ \
Par suite de. ce dernier arrangement, les autres termes fu-
rent échelonnés d'une manière différente. Philippe, qui, par
un acte du 4 février, s'était engagé à remettre au roi de Si-
cile ses places fortes contre le payement de cent mille écus
au mois de mai 1 437 et de cent mille autres au mois de mai
1438, et à lui rendre lès scellés des quarante gentilshommes
contre la dernière moitié de la rançon % adopta une combi-
' Arch. nat., P 1379-, n" 3134. L'attestation du 4 février, qui est jointe à
l'acte, fut signée dans l'hôtel du duc de Bourgogne. Le calendrier du ms. lat.
1156" fixe aussi au 3 février la délivrance officielle de René. M. Vallet la recule
jusqu'au 11 {Biograplàe générale).
^ Reconnaissance du 3 février (Arch. nat., P 1379'-, n" 3133). Le malheureux
prince ne gagna rien à cet accommodement; car, Marie de [iourbon étant morte
en 1448, il se vit o!)ligg, aux ternies du contrat do mariage, de restituer sa dot, y
compris ces 100,000 écus que ni lui ni son lils n'avaient jamais touchés. Le duc
de Bourljon ne lui fit donc, en réalité, qu'une avance. La somme qu'il réclama
plus tard au roi de Sicile comme ayant été versée sur la dot de sa sœur s'élevait
à 129,072 écus; il lui redemandait eu outre les intérêts. Après une vive oppo-
sition et de longs pourparlers, René finit par transiger avec lui à 100,003 écus,
et lui céda en payement, au mois de janvier 1478, la baronnie de Mirebeau en
Poitou, les terres d'Kstain, Bouconville et la Chaussée en Barrois, les greniers à
sel et les gabelles de Rerre en Provence, le tout avec faculté de réméré. {Ibid.,
n" 3139, et P 1379', n« 3105).
' Hibl. nat., Lorraine 238, n" 16; Arch. nat., KK 1125, f 671. D. Calmet,
II, 800.
J1437J DÉLIVRANCE DE RENÉ. 125
liaison plus commode pour son débiteur : le second terme de
cent mille écus fut divisé en quatre parts égales, payables,
deux à la fin de mai 1437, une à la fin de mai 1438, et une à
la fin de mai 1439 ; les deux cent mille écus restant furent
également divisés en quatre termes, payables en quatre an-
nées, à partir du recouvrement du royaume de Naples^
Le 6 février, de nouvelles lettres du dna. de Bourgogne
firent savoir que Jean d'Anjou, demeuré en otage à Dijon*
serait remis à son père contre les quarante scellés en ques-
tion- ; et, le même jour, Philippe promit de remettre aussi les
places de Neufchâteau et Glermont contre les cinquante mille
écus payables au mois de mai suivant '\
Enfin, le 7, fut rédigé et signé le traité d'alliance convenu.
Les deux princes prêtèrent serment sur la vraie croix de ne.
plus avoir aucune querelle ensemble au sujet du passé, de
vivre en bonne intelligence, de ne conclure aucune alliance
sans s'y faire comprendre l'un l'autre, de s'aider réciproque-
ment en cas d'attaque ou de guerre, comme s'ils étaient « frères
germains ». Toutefois ce traité ne devait a'^oir de. vertu que
tant que le premier serait maintenu, et tant que vivraien't les
deux parties. Quatre conservateurs de l'alliance' devaient être'
nommés afin de régler les questions litigieuses, pour l'examen
desquelles des journées se tiendraient alternativement à Join-
ville et à Châtillon-sur-Seine \
Telles furent les conditions principales auxquelles René re-
couvra son entière liberté et mit fin, au moins en apparence,
à la vieille rivalité des maisons d'Anjou et de Bourgogne. Il
perdait Cassel et quelques domaines en Flandre ; mais ses
droits sur le duché de Bar demeuraient intacts, 'et, cliose plus
' Arch. nal., KK 1125, f" G72.
2 Bibl. nat., Lorraine 238, ii° 23. V. les noms des sigaalaires de ces obligations
dans D. Calmel, II, 800.
^ lîibl.nat., Lorraine 238, u<> 21. Prény et Longwy devaient rester entre les
mains du représentant de Philipiie jusqu'au payement total de la raneon.
V. l'obligation signée le 7 février par Colart de Saulcy, iiu/., n" 29.
' Arcb. nat., P 1334'% n" lOi; KK IIlS, f'^" 0^)9 v°. 1). Plai.rber, preuves,
p. CLIX.
12(j DÉLIVRANCE DE RENÉ. [1437]
importante, il était reconnu comme légitime possesseur de la
Lorraine par le protecteur de son rival, par celui même qui
l'avait combattu et gardé prisonnier dans l'espoir de lui ar-
racher ce grand fief. Il est vrai que la sentence impériale lui
assurait déjà le duché ; mais Philippe l'avait méconnue : en
concluant les nouveaux traités, il l'acceptait par le fait; la
possibilité même d'une contestation était écartée. Sous le rap-
port pécuniaire, les clauses étaient plus onéreuses. Bien que
la somme primitivement fixée pour la rançon, et tout à fait
impossible à réaliser, dans la pensée du vainqueur lui-même,
eût été considérablement réduite', elle sortait encore des
limites raisonnables : elle était supérieure de cent mille écus
à celle que les Anglais avaient naguère exigée pour déhvrer
le duc de Bourbon, et de deux cent quatre-vingt mille écus à
celle qu'ils avaient demandée au duc d'Orléans ; elle équiva-
lait à près d'un million de notre monnaie actuelle. Pour un
prince déjà pauvre, ayant en perspective une expédition mari-
time, des luttes à soutenir en Italie et des charges de toute
espèce, c'était là un véritable désastre : jamais sa situation
financière ne devait s'en relever. Cela n'empêcha pas les écri-
vains bourguignons, comme Ghastelain, de répéter que le bon
duc Philippe avfiit « quitté au roi Renier sa rançon gratis ^ ».
Disons plutôt, avec le héraut d'armes Berry, qu'il le rançonna
plus que les Anglais eux-mêmes ne fauraient fait, et qu'il lui
fit perdre, en prolongeant sa détention, le royaume de Sicile ^
Au point de vue politique, le duc abandonnait son ancien
I Le sahd anglais et l'écu français avaient alors une valeur à peu près ideil-
tiquc (25 sols tournois). Le traité du 28 janvier 1437 stipulait môme que René
rfembourserait à Benetru de Chassanl 2,000 écus pour 2,000 saints; ce qui suppose
une équivalence complète. C'était donc un million d'écus ou 1,250,000 livres que
Philippe le lion avait demandes d'abord, an lieu de 400,000 écns.
^ Chiistclain, éd. Kervjn de Leltcnhove, \TI, 217. On rencontre, du reste,
l'exagération opposée dans quelques récits lorrains, A les en croire, dix cent mille
florins auraient été payés comptant jtonr la rançon de René (D. Calmet, preuves,
t. III, p. XVll). Mais l'auteur de la Cliroiiique de Lorraine, (pii s'est fait l'écho
de ce bruit, est, comme je l'ai dit, un simple romancier.
3 Berry, dans Godefroy, p. 39G.
[1437] DÉLIVRANCE DE RENÉ. 127
projet de relier à la Bourgogne ses possessions du nord ; mais
il était maintenant détaché du parti anglais, et ne pouvait
plus songer à enfermer le royaume de France dans un cercle
d'ennemis. En revanche, il s'arrondissait en Flandre; il s'as-
surait l'alliance d'un prince qui pouvait devenir très-puissant,
ou au moins sa neutralité dans le cas de nouveaux conflits
avec le Roi; il se l'attachait même par des liens de famille, et
le mariage de sa nièce avec Jean d'Anjou devait, à ses yeux,
enchaîner le roi de Sicile à son char, tout comme celui d'Yo-
lande avec l'héritier de Vaudemont, sur lequel il n'y avait
plus à revenir, malgré l'abandon du traité de Bruxelles. On a
prétendu qu'une troisième union, celle de Marguerite d'Anjou
avec le roi Henri VI, fut dès lors stipulée dans un article secret
ajouté aux conventions de Lille, et, par suite, que René s'en-
gagea à demeurer neutre entre la France et l'Angleteire*.
Aucun document ne vient justifier cette supposition : le ma-
riage de Marguerite fut conclu plus tard dans l'intérêt de
Charles VII et sur sa demande ; la conduite ultérieure de son
beau-frère, qui unit ses armes aux siennes pour chasser les
Anglais de la Normandie, prouve d'ailleurs qu'il ne s'était au-
cunement lié vis-à-vis d'eux, même en donnant sa fdle à leur
prince; enfin le duc de Bourgogne, en 1437, n'avait plus assez
à cœur l'alliance anglaise pour exiger de son prisonnier une
neutralité aussi contraire au droit. Les sacrifices qu'il lui
imposait étaient déjà bien assez lourds. Les allégea-t-il en lui
remettant, comme l'ont encore avancé des historiens sérieux,
cent mille saluts en faveur du mariage de Jean d'Anjou, puis
cent mille livres pour la cession de Cassel'? Non; car la
première de ces deux sommes avait été retranchée par le duc
de Bourbon sur la dot de sa sœur Marie pour être payée à
' V. notamment la biographie écrite par M. de Quatrebarhcs en tète de soi!
édition des OÈuvres du foi René (t. I, p. XLli),
2 D. Calmet, II, 801 (d'après la Chronique de Saint-Thibaud). M. de Villeneilve-
Bargemont a reproduit cette allégation (I, 234). Son récit de la délivrance du
roi René est, du reste, si confus, et l'oidre des fails y est tellement interverti,
qu'il faut renoncer à le rectifier en détail.
128 SÉJOUR EN LORRAINE. [1437]
Philippe le Bon, et par conséquent René ou son fils en sup-
portaient réellement la charge; et quant à la seconde, si la
terre de Cassel eût été cédée moyennant finance, le traité du
28 janvier en eût certainement fait mention. Les efforts du roi
de Sicile pour acquitter sa rançon , les actes ultérieurs qui se
rapportent à la même affaire, tout nous montre qu'il n'obtint
à cette époque aucune réduction, et qu'il lui restait, en quit-
tant Lille, trois cent mille écus à trouver.
Dès son retour, nous le voyons aux prises avec les embar-
ras que cette obligation lui crée. Le 22 février, il arrive à
Pont-cà-Mousson \ et son premier soin est d'assembler les
états de Bar et de Lorraine pour faire lever une aide générale
sur tous ses sujets. Cette contribution, fixée à deux sols par
famille, est perçue par des commissaires spéciaux : les gen-
tilshommes et les gens d'église sont requis, en outre, de
secourir leur prince selon leurs facultés ". Conrad Bayer,
évoque de Metz, non content de saluer sa délivrance par des
fêtes, par la représentation du mystère de la Passion, établit
aussi un impôt spécial en sa faveur; les évêques de Toul et de
Verdun en font autant. Plusieurs terres, entre autres celle de
Louppy, sont engagées en même temps par le roi de Sicile \
Une double nécessité le pousse à réunir de l'argent par tous
les moyens : il lui faut satisfaire le duc de Bourgogne, et en-
treprendre le plus tôt possible le voyage d'Italie. Mais il a
conscience des « grans charges et oppressions » qu'il donne à
cette occasion à son pauvre peuple, et il cherche à le dédom-
mager en prenant des mesures pour la prospérité du com-
merce local *. Il se hâte cependant de mettre ordre à ses affaires
' D. Calmet, preuves, t. ÏI, col. CCXXIV.
- Le 7 mars 1 i37, René donne à Jean de Saint-Loup la mission de lever dans
le iiailliage de Bassigny l'aide accordée jiar les états pour sa rançon, et de faire
appel au clergé et à la noblesse. (Arch, nal., KK 1125, f» G88).
•* D. Calmet, II, 804.
* V. notamment l'ordonnance rendue à Cœnrs, le 20 mars 1V37, et défendant
l'importation des vins étrangers, « ayant regard, dit René, aux graus finances qu'il
convient jssir de nos pays pour avoir lesdits vins, et les grans charges et oppres-
[1437] SÉJOUR EN LORRAINE. 129
et à celles des deux duchés. Le 15 mars, Pierre de Beaufre-
mont, Robert de Baudricourt et d'autres gentilshouimes, en
exécution du traité de Lille, garantissent pour lui le payement
de sa rançon, faute duquel ils promettent de se rendre en
otages h Besançon*. Le surlendemain, il nomme, de concert
avec le comte de Vaudemont, des arbitres chargés de vider un
nouveau différend au sujet des dix-huit mille florins qu'il avait
promis à ce dernier \ Le 25, il fait reconnaître par Louis de
Luxembourg et Jeanne de Bar, sa femme, qu'en échange de
leurs droits sur Casse! et le Bois de Nieppe, délaissés pour sa
délivrance au duc de Bourgogne, il leur a cédé la terre de
Nogent-le-Rotrou avec d'autres biens; qu'il est quitte envers
eux de toute obligation, et dispensé notannnent d'accomplir
le mariage de sa fille Marguerite avec le fils du comte de
Saint-Pol ^ Une préoccupation touchante l'attire le lendemain
à Vaucouleurs : c'est là qu'a été déposé le corps de son fidèle
Barbazan ; il ne veut pas quitter la contrée sans avoir pleuré
sur sa tombe et honoré sa mémoire. Aussi fonde-t-il dans
l'église de Notre-Dame de Vaucouleurs une chapelle en l'hon-
neur du héros et des autres chevaliers « tués à la piteuse et
douloureuse journée de Bulgnéville » , avec un service pour
le repos de leur âme, qui devra se célébrer tous les ans à la date
fatale du 2 juillet \ Puis, après avoir institué gouverneurs de
Bar et de Lorraine l'évêque de Metz, l'évêque de Verdun et
Érard du Ghâtelet, nommé un conseil de régence pour les
assister ^ et récompensé largement ses plus dévoués serviteurs,
sious que nous avons données et donnons à nostre peuple, tant pour payer nostre
rançon que autrement, « etc. (D. Calmet, preuves, t. III, col. CCCLXXXV.)
* MA. nat., Lorraine ^38, n» 31. Arch. nat., KK 1125, 1» G7i v«.
^ Arch. nat.,KK 1127, f» 681. Le 18 juin suivant, le comte de Vaudemont
donnait à René une quittance de 10,500 florins' sur les 18,000 en question. 11 en
avait déjà reçu .3,000 le IG mai 1435, et 3,000 autres le 1" décembre de la
même année : la dette se trouvait doue réduite à 1,500 florins. (Arcli. nat., KK
1117, fo 152; 1127, f» 080 v»).
* Arch. nat., KK 1122, f" 506,
* Bibl. nat.. Lorraine 239, n» 2. Arch. nat., KK 1125, f" 675 v.
^ D. Calmet, II, 805.
S»
130 SÉJOUR EN ANJOU. [14371
il s'éloigne de Nancy avec la fleur de sa chevalerie, pour se
lancer dans la carrière aventureuse qui l'attend.
Toutefois, malgré les appels réitérés de ses sujets italiens,
il ne put partir de France aussi vite qu'il l'eût souhaité.
11 lui fallait d'abord aller prendre possession de son duché
d'Anjou, voir le roi Charles VII et prendre ses instructions,
s'arrêter dans son comté de Provence et en organiser égale-
ment l'administration avant de mettre à la voile : ces occupa-
tions absorbèrent presque tout le reste de l'année. A la fin
de mars, René fit sa première entrée solennelle à Angers,
où de joyeuses démonstrations l'accueillirent encore*. Il visita
ensuite la province, retrouva au château de Tacé, près
Saumur, sa mère Yolande, dont il était séparé depuis long-
temps, et lui laissa le soin des affaires dont elle s'acquittait
si bien. Le 2 avril, Tunion de Jean d'Anjou et de Marie de
Bourbon, promise à Lille, fut accomplie par un traité défi-
nitif, et leur mariage fut célébré à Angers. Le duché de
Calabre, avec d'autres seigneuries en Provence et en Italie,
fut assuré au jeune prince et à sa femme, qui reçut, de son
côté, la dot convenue.
Le duc de Bourbon, qui était venu assister aux épousailles,
entretenait alors des intrigues avec plusieurs seigneurs et avec
le fameux capitaine de routiers Rodrigue de Villandrando :
leur but était de combattre l'influence de Charles d'Anjou,
prépondérante à la cour depuis la chute de La Trémouille.
Réunis, au mois de mai, dans la ville d'Angers, ils tinrent un
conciliabule dont on ignore l'objet précis, mais qui semble,
comme l'a dit un de nos plus éminents critiques, avoir été un
prélude de la P^aguerie^ On a reproché à René d'y avoir pris
part, et d'être entré, avec autant de légèreté que d'ingratitude,
#
' Bourdigné place au l'^^ mars IVutrée de René à Angers (éd. Quatrcl)arbes, H,
184); nous avons vu qu'à cette date il était encore en Lorraine. Au reste, la nou-
velle de son départ pour l'Anjou s'était répandue partout prématurément, puisque
le doge de Gênes l'avait reçue par des marchands de Flandre avant le 21 février.
(Arcli. de Gènes, 110.)
- Quicherat, ISil/l, de l'Ecole des Chartes, 2'^ série, I, 105.
[1437] SEJOUR EN ANJOU. 131
dans une conspiration contre le Roi '. Il accompagna, en effet,
les ducs de Bourbon et d'Alençoii dans la visite qu'ils firent
aussitôt après au duc de Bretagne, pour le rallier à leurs pro-
jets. Mais, en l'absence de renseignements authentiques, ou
ne peut supposer que le roi de Sicile ait songé, dans un pareil
moment, à lutter contre Charles VII, dont il avait tant besoin,
encore moins contre son propre frère, dont le crédit assurait le
sien. Il était lié à Charles de Bourbon par la reconnaissance,
par la volonté du duc de Bourgogne ^ ; il est probable que son
rôle, dans toutes ces manœuvres, fut celui de conciliateur, que
nous lui verrons jouer plus tard en d'autres circonstances. Le
Roi fut cependant mécontent, au dire de Perceval de Cagny,
et refusa de le voir, ainsi que le duc Charles ^ ; mais la preuve
que ce mécontentement était moins grave et moins fondé en
ce qui concerne René, c'est que la consigne fut levée pour lui
peu de temps après, suivant le même chroniqueur, et qu'au
mois de juillet, à Gien, il fut reçu par son beau-frère, l'en-
tretint des affaires de France et d'Italie, prit congé de lui, et
intercéda en même temps en faveur du duc. Charles VII ne
voulut pas d'abord entendre parler de ce dernier ; mais il lui
pardonna ensuite *.
Durant le séjour de la cour dans cette même ville de Gien, un
acte important fut passé entre les membres de la maison d'An-
jou, pour régler le partage du duché et la portion d'héritage
revenant à Charles, troisième fils de Louis IL Par ce traité,
René promettait à son frère de le mettre en possession du
comté du Maine, sauf la ville de Sablé, qu'il remplacerait par
la Roche-sur- Yon, et de lui servir une rente de quatre mille
livres jusqu'à la reprise du Mans sur les Anglais; moyennant
quoi Charles renonçait à la pension qui lui était due sur la
1 V. Vallet, Hist. de Charles Vll^ II, 380 ; Quicherat, loc. cit.; de Beaucourt,
Qttest. h'ist..^ 23'' livr., p. 98.
- On a vu que le mariage de Jean d'Anjou avait été imposé par Philippe le Bon ; ee
qui n'a pas empêché M. Vallet d'avancer qu'il avait été conclu pour cimenter l'al-
liance anti-ro}aliste du duc de Bourbon et de René (///*/. de Charles J II, II, 280)
3 Bibl. nat., ms. Duchesue 48, 1" 105.
♦ Ibid., 1° 105 \°. Bourdigné, II, 183.
132 SEJOUR EN ANJOU. [1437]
succession paternelle, et s'engageait à user de son influence
politique au profit du roi de Sicile. Il devait notamment, pendant
l'absence de celui-ci, défendre ses intérêts et ceux de la reine
Isabelle auprès du roi de France ; obtenir que M. de Bourbon
(disgracié pour la raison qu'on vient de voir) fût bien reçu
en cour, et rester allié avec lui à cause du mariage de sa
sœur avec le duc de Galabre ; faire en sorte que Charles VII
se déclarât pour la cause du pape et de René en Italie, et en
donnât l'avis à Rome ; lui demander, pour aider au payement de
la rançon et des dettes de son beau-frère, deux cent mille
francs sur les tailles et les aides du royaume, plus le produit
des impôts de l'Anjou et de certains greniers à sel. Ces con-
ditions, qui attestent le haut pouvoir de Charles d'Anjou, sont
d'autant plus dignes d'attention, qu'elles furent réglées par
l'entremise de sa sœur Marie : l'acte, daté du 2 août 1437, est
revêtu de la signature de la reine de France, dont l'intervention
dans les affaires publi ques est trop rare pour ne pas être signalée \
Elle donnait ainsi au roi de Sicile une preuve de tendre affection ;
car les clauses de ce traité sont surtout à l'avantage de René.
La famille de ce prince, on le voit, s'intéressait tout entière
au succès de sa cause. Ses sujets d'Anjou lui témoignèrent
eux-mêmes un empressement aussi spontané que celui des Lor-
rains : les états de la province votèrent une aide de quarante
mille livres pour sa rançon ; le clergé lui accorda quatre
dixièmes sur les bénéfices du diocèse d'Angers, plus deux
dixièmes sur ceux qui, situés en Anjou, dépendaient des dio-
cèses de Poitiers, Tours ou Maillezais^ Ces ressources lui
étaient d'autant plus nécessaires, que, sur les cinquante mille
écus payables à la fin de mai entre les mains du duc de Bour-
gogne, vingt mille seulement avaient pu être réunis. Les gou-
verneurs de Bar et de Lorraine avaient obtenu une prorogation
pour ce premier terme; mais les cautions de René avaient dû se
' Arch. liât., KK 1116, f" 515 \°. Les conventions de Gien furent ratifiées ed
1440 par un autre traité, dont nous parlerons plus loin.
2 Aich. nat., P 133i\ t" GG v"; 1334% l" 18; 1334'', f" 108.
[1437] SEJOUR EN ANJOU. ^ 133
rendre en otages à Besançon '. Le 22 octobre, plusieurs sei-
gneurs angevins, parmi lesquels Bertrand de Beauvau et Jean,
sire de Montjean, se portèrent aussi garants de sa dette envers
Philippe le Bon, conformément aux conventions arrêtées ^
Dans le courant du même mois, un nouveau traité prévint
les effets du mécontentement du comte de Vaudemont, qui,
irrité de n'avoir pas été appelé à la régence, menaçait de sou-
lever encore la guerre en Lorraine, malgré la défense de son
allié de Bourgogne. Ne se voyant plus soutenu par Philippe,
qui se trouvait maintenant forcé de ne plus entrer en lutte
contre le roi de Sicile, Antoine conclut avec celui-ci une paix
nécessaire, dont quatre arbitres durent fixer les conditions sans
appel, dans la ville de Toul. Ces arbitres étaient, pour le
compte de René, Charles d'Haraucourt et Ferry de Ludde ;
pour celui du comte, son maître-d'hôtel Colart Rohaut et le
bailli de Vaudemont'. Une bonne partie des seigneurs lorrains
s'obligea également à observer leurs décisions *. La Lorraine
paraissant ainsi garantie contre les entreprises d'un compéti-
teur turbulent, René fit assurer la sécurité du Barrois, en butte
aux incursions incessantes des routiers et des compagnies de
gens d'armes. Charles VII, à sa requête, interdit sévèrement
au bâtard de Bourbon, à Louis de Bueil et autres capitaines
de laisser leurs troupes pénétrer sur le territoire du duc de
Bar, y fourrager ou y rançonner les habitants, et leur intima
l'ordre de délivrer gratuitement les prisonniers qu'ils pourraient
avoir faits ^ Après avoir pris toutes les précautions possibles
' D. Plancher, IV, 228.
2 Arch. nat., KK 1125, i" 676; Bibl. nat., Lorraine 239, n» 3.
3 Acte daté de Joinville, le 14 octobre 1437 (Arch. nat., KK 1127, i° 3l6).
* Arch. nat., KK 1117, fo 152 V.
* On peut voir par les lettres du Roi, rendues le 30 décembre 1437, quelle
était la gravité des maux causés par ces compagnies, contre lesquelles s'organi-
saient en vain des résistances locales et privées : « Nostre très-cher et très-amé
frère le roy de Sicile, duc d'Anjou, de Bar et de Lorraine, nous a huml)lement
fait exposer, en soy grièvement complaignant, disant que, depuis la prinse de
Monstreau où faultlonne, plusieurs d'entre vous se sont alez loger oudit duchié de
Bar et illec boutté feu, occis, meurdiy, pillé, robe, reançonné plusieurs de ses
134 SEJOUR EN PROVENCE. [1437-38]
pour que son absence ne se fît pas trop durement sentir à ces
contrées déjà si malheureuses, le roi de Sicile put enfin se di-
riger vers ses nouveaux États. Mais de nouvelles calamités de-
vaient désoler encore les deux duchés durant son éloigne-
ment et celui d'Isabelle : tant il est vrai que la présence du
maître est nécessaire à la prospérité des sujets.
Arrivé en Provence au mois de novembre, le roi René fut
accueilli dans son comté par des témoignages de joie que son
air séduisant et l'amour de la dynastie angevine, joints à l'en-
thousiasme facile des natures méridionales, portèrent jusqu'au
délire. Les villes d'Arles, d'Aix, de Marseille lui donnèrent
successivement des fêtes magnifiques, auxquelles le peuple
tout entier s'associa. Admis au nombre des chanoines de la
métropole d'Aix, il prit cependant contre cette cité une me-
sure de sévère justice, en lui ôtant, pour le transférer à Mar-
seille, le conseil émineîit 'm?,ûiué par Louis III, à cause d'une
sentence de ce tribunal qui avait occasionné une sédition ter-
rible contre tous les Juifs du pays \ Il rendit, dès cette époque,
plusieurs statuts ayant pour but de réformer la police et Tad-
ministration du comté. Les états, assemblés à cette occasion,
lui votèrent en même temps une somme de cent mille francs
d'or, pour achever la conquête de son royaume ^.
L'argent ne lui suffisait pas : il voulut encore, avant de
s'embarquer, se ménager la protection de Dieu, et publia, dans
cette intention, une ordonnance ûivorable à la liberté de l'Église,
entravée par ses prédécesseurs ; toutes les constitutions contrai-
res à la juridiction et aux privilèges ecclésiastiques furent ré-
voquées, et le soin de juger les différends qui surgiraient
entre les clercs et les officiers civils fut cojifié à deux commis-
hommes et subgez et fait plusieurs innumerables maulx, et avoient entencion d'en-
cores jilus faire, se ne feust ce qu'auruns des gens, officiers et serviteurs de nos-
tredit frère se sont, quand ils ont vu la mauvaise dampnée volonté d'aucuns de
ceulx de vos compaignics, mis sus en armes et puissance, et que ils ont détroussé,
occis et prins aucuns de ceulx qui faisoient lesdiLs maux; » etc. (D. Calmet,
preuves, t. Jll, col. cxcvii.)
' V. les détails de celte affaire dans Yilieiieuve-Bargemont, I, 241 et suiv.
2 iVrch. des Bouches-du-Uhônc, B 49, f"' 253, 273, eipassim.
[1437-38] SEJOUR EN PROVENCE. 135
saires spéciaux, choisis dans l'un et l'autre corps*. 11 tenait
aussi à récompenser les services que de fidèles amis lui avaient
rendus dans les circonstances les plus difliciles. N'étant pas
riche, il donna aux uns des terres, comme à Vital de Ca-
banis et à Louis de Bouliers, aux autres des offices, comme
à Jean Martin, qui, pour l'avoir accompagné en Flandre et se-
condé dans les négociations relatives à sa rançon, fut non-seu-
lement exempté d'impôts, mais nommé avocat fiscal et maître
rational de la chambre d'Aix ^
Cependant il pressait son départ : les lettres d'Isabelle, les
ambassades du pape et des Génois, les progrès d'Alphonse
d'Aragon, qui, délivré inopinément par le duc de Milan, s'était
emparé de Gaëte et de plusieurs autres villes, tout redoublait
son impatience. Il rassemblait des renforts pour les conduire à
Naples ; il envoyait des députés au doge de Gênes, qui lui
promettait un concours actif et des vaisseaux pour ses troupes \
Mais les Génois, tout en offrant leurs services, entendaient
bien les vendre. La reine Isabelle avait fait partir de Naples
pour Marseille trois gros navires qui leur appartenaient et
qu'elle avait loués, portant les noms de Doria, Sjnnola et
Corsa : René ordonna de les retenir à leur arrivée, pour le
transporter en Italie ; il lui fallut néanmoins les acheter pour
son compte, au prix de huit mille florins, et ses dépenses
précédentes, jointes à la lenteur des recouvrements, l'avaient
tellement épuisé, qu'il dut, pour couvrir celle-ci, vendre en-
core un domaine à Charles de Castillon \ Il paraît pourtant
que la république fournit dès lors à son allié quelques autres
bâtiments, car ses biographes parlent d'une flotte de cinq
galères et deux brigantins qui vint le prendre au port de Mar-
' Ordonnance du IS mars 1438 (Arch. des Bouches-du-Rhône, B U, f° 319).
= Arch. des Bouches-du-Rhône, ih'id., f" 178.
' Arch. de Gênes, X, 111 ; lettres des 23 février et 17 mars 1438.
* Acte passe à Viviers, le 2i novembre 1437 (Arch. des Bouches-du-Rhiine,
B 11, f° 170). Le 8 janvier suivant, René vendit encore la châtellenie de Saint-
Laurent-des-Mortiers, en Anjou, à Bertrand de Beauvau, son grand-maîlre d'hôtel,
pour la somme de 22,000 royaux d'or, destinés à l'équipement de ses troupes et
à leur transbordement au royaume de Sicile. (Arch. nat., KK 11 10, 1» 514.)
136 DÉPART POUR L'ITALIE. [1438]
seille \ Toutes ces opérations, ainsi que l'état delà mer, retar-
dèrent encore son embarquement. Enfin, le 12 avril 1438, son
escadre mit à la voile pour Gênes, où il devait s'arrêter avant
de gagner les côtes napolitaines ^ Il touchait donc au but de
ses rêves et de sa légitime ambition. L'ardeur de la jeunesse
remplissait son cœur ; un vent heureux le poussait. Suivons
sa destinée : ce n'est plus le duc de Bar, de Lorraine ou d'An-
jou qui va s'offrir maintenant à notre étude ; c'est uniquement
le roi de Sicile et le représentant des intérêts français en
Italie.
' D. Calmet, II, 805. M. de Villeneiive-Bargemont y ajoute à tort sept autres
galères, qui ne vinrent renforcer qu'à Gènes l'escadre royale (I, 253).
- Les historiens ont placé ce départ au l'"", au 5, au 8, au 13, et même au 15
avril (Vill.-Barg., I, 253; D. Calmet, II, 805). La première et la dernière de ces
dates sont également impossibles, puisque, comme on le verra plus loin, le doge
écrivait encore à René, le 1^'' avril, de hâter ses préparatifs, et que celui-ci fit
son entrée à Gènes le 15. La date du 12 nous est révélée par un acte qu'il passa
dans cette ville le 23, et dans lequel il déclare qu'il y est arrivé au hout de trois
jours de navigation (Arch. nat., KK 11 2G, f° 533 v".) Depuis assez longtemps il se
tenait à Marseille, prêt à s'embarquer « au premier jour, pour aller secourir Isa-
belle, sa femme, et Louis, marquis du Pont, son second lils, et châtier la perfidie
du roi d'Aragon». (Acte du 22 mars, aux Arch. des Bouches-du-Rhône, B 11,
f" 201.)
CHAPITRE III.
RENÉ ROI DE SICILE.
(1435-1442)
État du royaume de Sicile à ravénement de René. — Régence d'Isabelle de Lor-
raine. — Le pape et les Génois se déclarent pour le prince d'Anjou. — Progrès
du parti aragonais. — René se rend à Gènes et à Naples. — Premiers actes
de son gouvernement. — Campagne des Abruzzes. — Premier blocus de Naples ;
sa délivrance. — Recouvrement du château de l'OEuf et du Castel-Nuovo. —
Tentatives de négociations. — Mort de Jacques Caldora; tergiversations de son
fds. — René rejoint son armée à travers les lignes ennemies. — Trahison d'An-
toine Caldora. — Intervention des alliés du roi de Sicile; nouveaux pourparlers.
— Siège de Naples. — Prise de la ville. — Départ de René ; son séjour à
Florence.
Si jamais prince eut des droits certains à la couronne, c'é-
tait bien le nouveau roi de Sicile. Par un concours extraor-
dinaire d'événements, il réunissait en sa personne tous les
titres qui peuvent faire considérer comme légitime une souve-
raineté, ce qui ne devait pas empêcher la sienne d'être
contestée par la subtilité et combattue par la violence. Le
droit héréditaire, il l'avait de deux côtés : comme frère de
Louis III, décédé sans enfants, il reprenait naturellement la
succession de son père Louis II et de son aïeul Louis I d'Anjou ;
comme fils adoptif de la dernière reine Jeanne II, morte égale-
ment sans postérité, il recueillait l'héritage de la branche de
Duras et de la première race angevine, que cette princesse re-
présentait seule. Ainsi les luttes si longues et si désastreuses des
deux dynasties rivales prenaient fin ; toute compétition sem-
blait écartée: il n'y avait plus qu'une seule maison d'Anjou,
héritière à la fois de Charles I et de Louis I, du frère de saint
138 ETAT DU ROYAUME DE SICILE. [1435]
Louis et du fils du roi Jean, et le chef de cette maison était
René. En dehors de l'hérédité, il y avait la volonté du suze-
rain, c'est-à-dire du pape, qui, depuis la fondation du royaume
de Sicile par les Normands, en investissait tous les titulaires : or,
les pontifes romains, d'abord hostiles à la seconde race d'Anjou,
par opposition aux antipapes d'Avignon, qui la protégeaient,
s'étaient ralliés à elle après la cessation du grand schisme, et
Martin V avait donné l'investiture à Louis III, à son frère et
à leurs héritiers \ en attendant que son successeur Eugène IV
se fît lui-même leur auxiliaire actif. Enfin le vœu de l'Italie
appelait René sur le trône : non-seulement les principales
puissances de ce pays lui étaient favorables et sollicitaient sa
venue; mais le peuple napolitain en particulier le réclamait
avec instances, et l'attendait comme on attend un sauveur. Un
seul point noir apparaissait à l'horizon : Alphonse d'Aragon,
adopté, puis répudié par Jeanne, affichait hautement des
prétentions au trône et se disposait à les faire valoir par tous
les moyens. Les fluctuations de la politique, les hasards de la
guerre, pouvaient transformer ce point noir en gros nuage, et
en faire sortir des tempêtes. Telle était la situation du roi de
Sicile à son avènement, situation dont la réalité va se trouver
démontrée par l'exposé des affaires du royaume avant son
arrivée.
Le jour même de sa mort (2 février i 435), la reine Jeanne
écrivit, dans sa résidence du Gastel-Capuano, un testament
suprême, où elle déclarait formellement qu'elle instituait René
d'Anjou son héritier, pour répondre au désir de ses peuples,
et afin que son royaume revînt à la maison de France de pré-
férence à toute autre ^. Ainsi ,^ malgré ses égarements, ses ter-
giversations, la descendante de Charles d'Anjou se souvenait, à
' La bulle de Martin V, datée du 4 décembre 1419, fixe l'ordre de la succession
du royaume : Louis 111 devait le posséder à lui seul après la mort de la reine
Jeanne; s'il mourait sans postérité, son frère René et, à défaut de celui-ci ou de
SCS enfants, son frère (iliaries devaient lui succéder. Quant au reste, la plupart des
conditions exprimées dans les investitures antérieures étaient renouvelées. Y. les
pièces justificatives, n°4.
- Bibl. nat., ms. lat. GOlO, f» 155.
»
[I'kîoJ ETAT DU ROYAUME DE SICILE. 139
son dernier moment, du sang qui coulait dans ses veines, et
pensait, en choisissant un prince d'Anjou, léguer ses États à la
France. Cet acte renverse à lui seul le raisonnement de quel-
ques partisans d'Alphonse, qui ont prétendu que l'adoption de
Louis III, et, par suite, de toute sa famille, avait été révoquée
par la remeen 1433. En admettant même cette révocation, dont
la fausseté a été démontrée depuis longtemps ', l'on est forcé
de reconnaître qu'elle était annulée à son tour par l'expression
des dernières volontés delà reine. Si Louis d'Anjou fut éloigné
de la cour de Sicile dans les derniers temps de sa vie, la
disgrâce du roi d'Aragon, causée par son ingratitude et son
arrogance -, avait été bien plus éclatante, et, après une courte
hésitation, elle fut consacrée définitivement par le legs du
royaume au duc de Lorraine. Le pays tout entier le comprit
ainsi, et reconnut ce dernier pour légitime souverain dès les
premiers jours qui suivirent la mort de Jeanne IL Des let-
tres dignes de foi en transmirent aussitôt l'avis en France,
en faisant ressortir combien il était urgent que René parût à
Naples, fût-ce en l'état d'un simple baron, et de quel intérêt
capital était cette prise de possession pour toute la maison
royale ^. Nous avons vu quels obstacles s'opposèrent à la
prompte arrivée du prince, et de qui ils vinrent : sa captivité,
déjà si désastreuse par elle-même, devait être la cause pre-
mière de bien des malheurs.
' Diipuy, Droits du Roi, V, 10.
2 Ce sont les motifs invoqués par Jeanne elle-même dans l'acte où elle répudie
Alphonse pour adopter Louis ICI (pièces justificatives, n° 5).
• Jean de la Grant;e, procureur du duc de Bourbon en Italie, lui écrivait de
Florence, le 17 février 143S : « Des nouvelles de par decza, la royne Jehanne,
aiipellée royne de Sicile, alla de vie à trespassement le 11^ jour de ce moys, et a
institut" son héritier en la succession dudit royaume et touz autres droiz tics-hault
et puissant prince mons" de Bar, vostre parent, pour lequel la ville de Naples et
tout le royaume se tient aujourduy. Si est neccessité qu'il envoie prestement pour
conforter les estaz dudil royaume, et que sa \eiuie soit hriefve, comme par tout
le moys d'avril, et deust-il venir en estât d'un baron ; et dilif^eurc lui puet donner
à ceste foiz à touz tenq>s niaiz ledit royaume, laquelle accjuisition fait pour tout
l'ostel de France, et chascim de vous, mes très-souverains seigneurs dudit oslel,
y avez intérestz. » Arch. nat., P 13ô8', no 494.
140 ÉTAT DU ROYAUME DE SICILE. [1435]
En attendant leur souverain, les Napolitains consti-
tuèrent un gouvernement provisoire, composé de vingt
membres de la haillie, qui s'adjoignirent au conseil royal
nommé par la reine. Ces commissaires, qui prirent le titre de
régents, levèrent les étendards du pape Eugène IV et de
René '. Mais leur autorité ne pouvait être assez ferme pour
empêcher longtemps l'anarchie. L'absence du maître favo-
risait les tentatives d'un compétiteur ambitieux et hardi ; la
cupidité des uns, la jalousie des autres, lui firent bientôt un
parti parmi les seigneurs qui n'étaient pas associés à la di-
rection des affaires. L'île de Sicile, qui lui appartenait, lui
créait un point d'appui plus solide que ses droits prétendus.
Dès le mois d'avril 1435, il la quittait pour s'avancer, à la tête
de sept galères, jusque devant l'île d'Ischia, d'où il noua des
intelligences avec le duc de Sessa, le prince de Tarente et plu-
sieurs de leurs parents. L'accord du premier moment était
rompu : il ne lui fut pas difficile d'obtenir la possession d'une
place forte. Gapoue lui fut livrée, et, grâce aux nombreuses ré-
bellions que rencontra le conseil de Naples, il se vit en peu de
temps entouré de quinze mille partisans armés ^. Avec cette
troupe et avec celles que l'infant Pierre, son frère, lui envoya de
Sicile, il résolut de mettre le siège devant une ville plus impor-
tante, qui devait lui ouvra- tout le royaume. Gaëte, défendue
par une garnison génoise, fut investie par terre et par mer. Al-
phonse s'en croyait déjà maître, lorsqu'une petite flotte, en-
voyée de Gênes par le duc de Milan, vint au secours des
assiégés. Les Aragonais, confiants dans leur supériorité nu-
mérique, allèrent au-devant d'elle, et alors s'engagea un
combat naval acharné, qui est resté célèbre dans l'histoire.
Malgré des prodiges de valeur, après onze heures de lutte iné-
gale, l'habileté de quatre mille marins triompha de l'inexpé-
rience de onze mille soldats de terre. La nef d'Alphonse allait
sombrer, lorsqu'il consentit enfin à se rendre au gouverneur
de l'île de Ghio, Jacques Jusiiniani, ne voulant pas remettre
' Journal de Naples {Rer. ital. script., XXI, 1098).
2 I6id., 1100.
[1435] ETAT DU ROYAUME DE SICILE. 141
son épée aux mains d'un Génois. De ses quatorze vaisseaux,
un seul échappa, celui de l'infant Pierre. Tous les autres
tombèrent au pouvoir du vainqueur ; le Roi et les seigneurs
napolitains qui l'accompagnaient furent déclarés prisonniers
du duc de Milan, et ce qui restait de troupes sous les murs
de Gaëte prit aussitôt la fuite *.
Cette victoire éclatante semblait devoir ruiner le parti ara-
gonais en Italie. Les Génois témoignèrent de l'importance
qu'ils y attachaient par des transports d'allégresse. Ils ordon-
nèrent un triduum de prières et d'actions de grâces, et dé-
cidèrent que tous les ornements de chapelle d'Alphonse,
croix, candélabres, calices, livres, etc., faisant partie du
butin, seraient consacrés à saint Dominique dans l'église qui
portait son nom, la bataille ayant été livrée le jour de sa fête,
4 aolU^ La capture du roi d'Aragon avait, en effet, pour eux
un double intérêt : rivaux des Catalans sur la Méditerranée,
ils croyaient assurée désormais la supériorité de leur commerce
et de leur navigation, ils pouvaient imposer tous les traités
qu'il leur plairait; l'avantage de leur allié français ne venait
qu'en seconde ligne dans les calculs de ces habiles marchands,
et l'on peut dire même qu'ils le soutenaient uniquement parce
qu'il était en lutte avec l'Aragonais. Le duc de Milan, Phi-
lippe-Marie Visconti, qui les tenait depuis vingt ans sous sa
dépendance, était moins directement intéressé au succès de la
maison d'Anjou. Cependant, afm de les attacher davantage à
sa domination, il avait épousé leur politique et s'était déclaré
pour le roi René, auquel le liait, du reste, une alliance anté-
rieure, conclue en 1424 avec Charles VII et toute la maison
d'Anjou \ Dès le mois de juin précédent, le roi de Sicile avait
délégué Louis de Bouliers, Vital de Cabanis et Charles de
Castillon pour arrêter avec lui les bases d'un traité d'alliance
offensive et défensive. La défaite d'Alphonse décida la con-
' Journal de Naples (Tîer. ital. script., XXI, llOO et suiv.)
2 Relation officielle (Arcli. de Gènes, X, 949, in fine). Plusieurs chroniqueurs,
svivis par les historiens modernes, ont placé cet événement au 5 ou au C août.
■' Vallet, Jlist. tic Charles Vil, I, 393.
142 ÉTAT DU ROYAUME DE SICILE. [1435]
clusion de ce traité, qui fut signé à Milan, par les deux
commissaires français et par le vicomte Gaspard, cousin de
Visconti, le 21 septembre 1433. Les principales clauses étaient
les suivantes : Les deux princes se prêteront un mutuel secours
contre tous, excepté contre le pape, l'empereur, les rois de
France et d'Espagne (c'est-à-dire de Castille) et le duc de
Savoie; ils se fourniront réciproquement des armes, des
troupes, des chevaux, des navires, des vivres; René ne re-
cevra de renforts qu'à partir de son arrivée ou de l'arrivée
d'un des siens dans le royaume de Sicile; Gaëte sera laissée
au pouvoir du duc de Milan pour garantir les sommes dé-
pensées par lui et par les Génois, depuis la mort de Jeanne II,
en vue de protéger les intérêts du roi de Sicile, et celles qu'il
faudra dépenser encore pour la garde de cette ville; le roi
prendra à sa solde quinze cents cavaliers milanais, pendant
deux ans au moins ; il travaillera, quand il sera venu, à sou-
mettre au duc et à réconcilier avec lui le capitaine François
Sforza, ou sinon il le traitera comme leur ennemi commun ;
le duc, enfin, limite son intervention à l'Italie *.
Cette ligue, conclue pour soixante ans, paraissait au roi
René un gage de sécurité. Il fit presser le départ de son
épouse, investie par lui de la lieutenance générale, comme on
l'a vu plus haut. Plusieurs ambassades de Philippe-Marie l'en-
tretinrent, ainsi que cette princesse, dans une confiance absolue.
Au mois d'octobre, Gandido Decembrio portaitencore au pri-
sonnier de Dijon les protestations de dévouement de son allié,
et lui demandait de ratifier lui-même les conventions signées
en son nom '. Et cependant, le 8 du même mois, par un
revirement inexplicable, ou plutôt par une légèreté que René
devait rencontrer plus d'une fois chez ses amis italiens, Vis-
' Arcli. (les Bouclies-dii-Rlutne, B G55. Arch. de Milan, Lcghc, pace, etc.,
n° 796, f** 168. Le traité est passé « in caméra cubicularl dormis liahilationis pre-
fati domini Gaspari, die 21 sept.^ Iiord qiiartd declmd ». La procuration de René
est du 5 juin, lendemain du jour de la nomination d'Isabelle à la lieutenance gé-
nérale.
2 V. ci-dessus, page 116; pièces justificatives, h"* g.
[1433J REGENCE D'ISABELLE DE LORRAINE. 143
conti donnait à sa propre parole un démenti flagrant. Le roi
d'Aragon, remis entre ses mains, avait reçu de lui, au lieu de
fers, une hospitalité somptueuse. Il était logé dans son palais,
entouré de distractions et de plaisirs princiers. Une telle
magnanimité offrait un si grand contraste avec la conduite de
cet autre duc, qui, lui aussi, portait le nom de Philippe et se
trouvait le maître d'une personne royale, que tout le monde
en était frappé. Mais Alphonse était trop adroit pour ne pas
profiter de sa situation. Au bout de deux mois, il avait si
bien capté l'esprit de son hôte, en lui montrant les dangers
imaginaires de l'alliance française et les avantages de la
sienne, qu'il obtenait sa liberté sans conditions; ou plutôt, je
me trompe, une convention passée entre Visconti et lui stipu-
lait que le premier, après l'avoir délivré « par un prodige de
libéralité et de bonté [mira liberalitate et beneficentiâ) » , le
défendrait de toutes les ftiçons, mettrait Gaëte en son pouvoir,
et ne laisserait nul autre que lui s'emparer du royaume de
Sicile \ Ainsi le captif faisait la loi au vainqueur; ainsi René,
lâchement joué, allait se retrouver en face d'un compétiteur
plus redoutable qu'auparavant, et les Génois allaient perdre
tout le fruit de leur victoire. Mais ceux-ci ne pardonnèrent
pas au duc de Milan son manque de foi; ils saisirent même
cette occasion pour secouer son joug et pour se donner un
gouvernement plus national, que nous trouverons fidèle à la
ligne politique adoptée par eux.
Au moment même où s'opérait ce coup de théâtre, la reine
Isabelle, aussi éloignée que son mari de prévoir une pa-
reille complication, courait au-devant du péril et partait pour
l'Italie. Après un court séjour en Provence, où elle avait
gagné tous les cœurs, pourvu aux affaires les plus pressées,
réintégré dans leurs biens des partisans de la maison d'Anjou
maltraités par Charles de Duras -, elle s'embarqua à Mar-
' Capitula, conventiones et pacta inter regem Alfonsum et fratres cum P/ii-
lippo Maria, duce Mediolani. Mediolano, 8 oct. 1435 (Arch. de Milan, ibid.).
^ Le 18 septembre 1435 , à Aix , Isabelle, « metuendissimi domini Renati
locumtenens gmcralis, » à la requête de Barlhélemi et Jean de Bvancaciis, da-
144 REGENCE D'ISABELLE DE LORRAINE. [1435]
seille avec son second fils, Louis, et des forces que le nouvel
état des choses rendait malheureusement insuffisantes. Elle
aborda sans encombre à Gaële, où les habitants l'accueil-
lirent comme leur souveraine. Elle crut devoir, néanmoins,
changer le gouverneur institué parle duc de Milan, pour en
établir un autre plus dévoué à sa personne. Cet acte, qu'on
a taxé d'imprudence et par lequel on a voulu expliquer le re-
froidissement de Visconti \ était au contraire une mesure de
sagesse que les événements ne devaient que trop justifier. La
ville renfermait encore un parti aragonais ; le bruit de la déli-
vrance d'Alphonse et de la trahison du duc y était sans
doute parvenu : loin d'être la cause de cette trahison, qui
était consommée dès le 8 octobre, le remplacement du com-
mandant de Gaëte semble en avoir été la conséquence ; dans
tous les cas, il annonçait chez la jeune reine une remarquable
fermeté.
Isabelle remit aussitôt à la voile, et se présenta devant
Naples avec trois galères et une gahote, le 18 octobre 143o.
Les Napolitains, informés de son arrivée, lui préparèrent une
réception magnifique. Après une semaine d'attente aux portes
de la ville, elle y lit son entrée triomphale le 25, parcourut
ta cheval les divers sièges ou quartiers, et fut conduite au
Castel-Capuano, résidence des rois de Sicile -. Ce ne fut ce-
pendant qu'un mois plus tard, comme l'indique le procès-
verbal dressé à cette occasion, qu'elle reçut les serments offi-
ciels de la noblesse et des syndics. Un trône fut dressé pour
la cérémonie dans la cour du même palais. Lorsqu'elle y eut
pris place, le 27 novembre, les seigneurs des quartiers de
Capouane et de Nido, les magistrats et le peuple des autres
moiseaux, citoyens d'Avignon, doul le père avait été exilé et privé de ses biens
par Charles de Duras à cause de son dévouement à Louis I, casse et annule ces
condamnations injustes et rétablit les deux frères dans tous leurs droits. (Arch.
de Naples, Coventi sopprcssl, reg. 72.)
' D. Calmet, II, 792. Vill.-Barg., I, 2Fi.
2 V. la chronique inédite du royaume de Naples (Bibl. Brancacciaua, 2 G 1 1 ;
pièces justificatives, n» 100), et le Journal de Naples {Rer. ital. script., XXI,
1102).
[1435] REGENCE D'ISABELLE DE LORRAINE. Mo
quartiers (la Montagne, le Port, la Porte-Neuve) vinrent s'a-
genouiller (levant elle. Mais, au moment de jurer fidélité, il
s'éleva entre plusieurs d'entre eux un conflit de préséance qui
faillit tout compromettre. Isabelle se retira un moment ; puis
un prélat, désigné par elle comme arbitre, fit à l'assemblée
cette déclaration : « Vous, nobles des sièges de Capouane et
« de Nido, et vous autres, représentants des sièges de la Mon-
« tagne, du Port et delà Porte-Neuve, et vous, gens du peuple,
« la reine veut que vos privilèges, immunités et dignités soient
« maintenus comme ils étaient au temps passé, et qu'en prêtant
<( le serment et l'hommage-lige vous gardiez l'ordre et le rang
« observés dans les séances de la cour des baillis de Saint-Paul,
« où le siège de Capouane tient la première place. » Il y eut
quelques vanités froissées ; les nobles des deux sièges jurèrent
obéissance à Isabelle comme tenant la place de son époux,
mais en réservant l'intégrité de tous leurs droits et préémi-
nences \ Cet incident, qui faisait prévoir bien des difficultés,
n'était pas d'un heureux augure. Toutefois la bonne grâce et
le savoir-faire de la nouvelle souveraine parurent désarmer les
mécontents. Les seigneurs et les villes des environs vinrent
également lui rendre l'hommage, Raimond des Ursins, comte
de Noie, qui prenait le titre de vice-roi, et dont la fidélité
semblait douteuse, fut un des premiers à se prosterner devant
elle. En peu de temps, elle devint l'objet d'une tendre admi-
ration de la part de ce peuple, habitué à ne plus voir sur le
trône que le vice et la frivolité ^. Le pouvoir de René d'Anjou
était fondé; la grande majorité de ses sujets le reconnaissait
sans contestation. Si l'on étudie, en effet, les suscriptions des
actes publics rendus à cette époque dans le royaume, on y
trouve presque toujours la formule régnante Renato. Dès le
24 mars 143S, la réalité de sa domination est ainsi attestée.
' Lïglum juramenliim daliini à nubilïbiis et popalanlnis NeapoUtanis regine Isa-
belle (Naples, Bibl. Brancacciana, 2 G 20, f" 47; pièces justificatives, n" 9).
^ « QiH'Sia reg'ina fo molto lodata, cl era ecccllcitte e sav'ia donna, e cou gran
virtîi e hontà governb Jiiichc il suo marilo fa preglone, et acqitistb gran benevo'
lenzia nel regno. » Journal de Naples, ibid,, 1102.
10
146 RÉGENCE D'ISABELLE DE LORRAINE. [1435-36]
Au contraire, le nom d'Alphonse d'Aragon figure à peine en
tête de quelques pièces, rédigées loin du siège du gouver-
nement. Dans les provinces, certains notaires considèrent
encore le trône comme vacant ; d'autres continuent à compter
les années du règne de Jeanne II comme si elle n'était pas
morte; d'autres ne mentionnent que l'autorité du pape, su-
zerain du royaume, ou celle du conseil de régence \ Mais
cette diversité, qui augmentera à mesure que la division des
partis s'accentuera, n'atteindra jamais la ville de Naples ni la
région environnante. Jusqu'au dernier jour de la lutte, on n'y
admettra d'autre souverain que le roi René. Il ne faut donc
point, à l'exemple de plusieurs historiens espagnols et italiens,
faire commencer en 1435 le règne d'Alphonse. Le fait comme
le droit était pour son rival : la guerre civile ne commença
véritablement qu'après, sous l'empire des événements que
nous allons raconter, et elle n'ébranla point la fidélité de la
capitale.
L'orage déchaîné à Milan ne tarda pas à fondre sur le
royaume de Naples. Tandis que la reine faisait reprendre par
ses troupes la place de Gapoue, envoyait en Calabre, en qua-
lité de vice-roi, Michel de Cotignola, et prenait possession de
toute cette province par l'entremise du jeune prince Louis,
Alphonse d'Aragon, rendu à la liberté, préparait une expédi-
tion nouvelle. Le 25 janvier 1436, il mouillait à Porto-Pisano.
Là, espérant trouver dans la république de Florence un im-
portant allié de plus, il s'arrêta pour faire sonder les dis-
positions de cette puissance. Angelo Acciajuolo et Pietro
Guicciardini , envoyés à sa rencontre par les Florentins j
l'avertirent que la république se tiendrait sur la réserve dans
la question napolitaine comme elle l'avait fait lors des guerres
précédentes, entre les ducs d'Anjou et les princes de Duras ;
que le royaume appartenait en fief à F Église, et qu'elle en-
' « Facanle regno ob mortem seren'issîme Joanne II. — Anno 21 Joanne II.
— Suh regim'inc reginulU consd'ù. — Anno 7 Eugenïi pape. — Sub vegimlnc et
gubcrnacione consU'n et giibernatorum reïpiiblice liiijiis regni Sic'die. » Etc. (Arch.
de Naples, Coventi soppiessi, reg. 12, passim.)
[1436] GENES SE DECLARE POUR RENÉ. 147
tendait garder à celle-ci toute sa fidélité'. Cette déception
n'empêcha pas Alphonse de poursuivre son projet. Au bruit
de son approche, les partisans qu'il avait laissés à Gaëte se
remuèrent: un hardi coup de main, tenté par l'infant Pierre
de concert avec eux et avec les gens de Visconti, fit retomber
cette ville en son pouvoir. Il y arriva lui-môme le 2 février,
avec tous les chevaliers qui avaient partagé sa captivité ^
Ce premier succès enhardit son entourage. Ses libéralités, ses
promesses, plus magnifiques encore, eurent bientôt alléché
un peuple toujours sensible à l'appât de l'or et des titres : les
défections recommencèrent.
Grand fut l'émoi à la cour de Naples; mais la jeune reine
ne perdit pas la tête. Elle chercha d'abord des secours au
dehors, et des alliances à opposer à celles de son rival. Parmi
les puissances italiennes, une seule lui était décidément hos-
tile : le duc de Milan, son appui de la veille. Florence se dé-
clarait neutre ; l'opulente Venise, l'Albion du midi, semblait
alors se désintéresser des affaires intérieures de la péninsule.
11 ne fût plus resté que le pape, affaibli et menacé lui-même
par les entreprises du concile de Bâle, si les Génois, irrités
de la conduite de Visconti, n'eussent fait sortir le bien du
mal en recouvrant, comme nous l'avons dit, leur indépen-
dance, et n'eussent par là introduit dans l'arène un champion
de plus. Sous la direction de François Spinola, ils chassèrent
le gouverneur milanais, et, après quelques luttes intestines,
ils élurent pour doge Thomas de Campofregozzo, ancien par-
tisan de Louis III d'Anjou, qui avait jadis repoussé les Ara-
gonais de la Corse. Les « capitaines des libertés de Gênes » ,
qui précédèrent ce personnage au pouvoir, avaient déjà renoué
des négociations avec Raimond Caldora, un des gouverneurs
du royaume de Sicile, et demandé à la reine Isabelle l'envoi
d'une ambassade pour s'entendre avec elle \ Avec le nouveau
doge, ces relations prirent innnédiatement un caractère intime
' Arch. de Florence, Lcttere dellu Signoiïa, fdza XXXV, f' 37.
'^ Journal (le Naples (Rer. ital. scnfU., XXI, 1103).
* Arch. de Gènes, Lettres des doges, X, 110 (leUre du 2 mars li3G).
130 LE PAPE SE DECLARE POUR RENE. [143f.]
bien, s'il y a lieu, clés navires. Il lui rendra l'hommage pour
toute la Sicile continentale [citrà Farum)^ excepté Bénévent
et son district, patrimoine dont la possession est entièrement
réservée au Saint-Siège ; il livrera néanmoins, pour la répara-
tion et la fortification de cette ville, des bois, des pierres et
du sable appelé pouzzolane (arenam que Puteolana vocatiir\
et il garantira aux habitants l'exercice de leurs privilèges. S'il
élève des prétentions ou fait des tentatives d'envahissement
sur le territoire pontifical, comprenant, outre Bénévent, la
ville et la campagne de Rome, le duché de Spolète, la Marche
d'Ancône, le patrimoine de Saint-Pierre en Toscane, les cités
de Pérouse, de Citta di Castello, de Bologne, de Ferrare et
d'Avignon, avec le Comtat Venaissin, il sera d'abord averti,
puis déclaré déchu, et, .s'il persiste encore, excommunié. Tous
les barons et sujets du royaume conserveront les immunités et
privilèges dont ils jouissaient du temps de Guillaume II, un
des anciens rois normands de Sicile \
Eugène IV ne se borna pas à sanctionner l'autorité du roi
René : il commença bientôt à secourir matériellement les
Napolitains, en leur envoyant, à la tête d'un corps de troupes
auxiliaires, ce même Vitelleschi, délégué précédemment pour
• Arch. des Bouches-du-Rhôue, B 056 ; Arch. nat., J 51-3, n» 39. Pour mon-
trer combien ces clauses dilïèrent peu de celles de la première investiture con-
férée à Cliarles d'Anjou, je résume ici ces dernières : Le roi de Sicile prendra
l'engagement de ne jamais accepter les tiu-es d'empereur, de roi des Romains,
de roi d'Allemagne, de seigneur de Toscane ou de Lomhardie; de payer, chaque
année, un tribut de huit mille onces d'or ; de n'élever aucune prétention sur
Bénévent, qui est du patrimoine du Saint-Siège; de casser toutes les constitutions
antérieures contraires aux intérêts de l'Église; de renouveler en personne le ser-
ment et l'hommage-lige entie les mains de chncpic nouveau pape; d'envoyer tous
les trois ans à Rome un palefroi blanc, en signe de vassalité; d'affranchir de
toute taille les églises, les monastères et les clercs; de ne jamais se liguer contre le
Saint-Siège avec quehjue prince que ce soit. En cas d'inexécution de ces
charges, le loyauuie tomberait en commise, et l'Église serait bln-e de le conférer
à un élu de son choix. Si Chailes d'Anjou venait à mourir sans postérité, la suc-
cession appartiendrait à Alphonse, comte de Poitiers, ou à un autre prince de la
famille de Louis IX. (Arch. des Bouchcs-du-Rhône, B 1G2). Les mêmes obli-
gations se retrouvent dans la bidle d'Uri)aiu IV (pii conféra la couronne à Charles
de Valois, frère de Pliilipjie le Bel. (Arch. nat., J hVl, n» 20.)
[1436] LE PAPE SE DPXLARE POUR RENÉ. 151
les gouverner. Se sentant appuyée de deux côtés, Isabelle
s'occupa de lever de nouveaux soldats et de réunir les fonds
indispensables pour soutenir une lutte énergique. L'argent, qui
faisait la principale force des Aragonais, était près de lui
manquer. Le trésor de la reine Jeanne n'avait pas tenu ses
promesses, et René, du fond de sa prison, pouvait à peine
réunir les premiers deniers de sa rançon. Il fallut se résoudre
à aliéner encore une fois des terres et des revenus. Une com-
mission adressée à plusieurs membres du conseil royal en
Provence, l'évêque de Fréjus, Guillaume Saignet, seigneur
de Vaucluse, Antoine Hermentier, seigneur d'Orgon, Jean
Martin, avocat fiscal, Charles de Gastillon, Jean Orriet, leur
donna le pouvoir de vendre ou d'engager pour un temps les
domaines de ce pays, ainsi que les gabelles et autres droits
domaniaux, jusqu'à concurrence des sommes nécessaires, sans
fixer de limite. Dans cet acte, Isabelle alléguait qu'elle était
de toutes parts débordée par les exigences de la défense du
royaume, et jetait comme un cri de détresse \ Par une autre
procuration du même jour, elle chargea les mêmes conseillers
de nommer un lieutenant-général militaire pour protéger
contre les Catalans le territoire provençal, en l'absence de son
mari pi'isonnier et de son fils aîné, trop jeune encore ■\ Enfin
elle envoya en France Guillaume Briart, maître de sa chambre
aux deniers, pour réaliser toutes les ressources qu'il pourrait
trouver. Après celui-ci, un autre de ses trésoriers, Jean Bouju,
archidiacre de Montfort, qui l'avait également suivie en Italie,
reçut d'elle une mission semblable; et durant leur éloignement
à tous deux, le gouvernement de ses finances fut confié à un
' Ciim, exuberantibus nobis undique, tam pro solvendls gent'ts arm'igere sl'i-
pendiis quàm at'ds iiegociis in exil uni deducendis, expensarum profluviis, adin-
cumbencia nobis oncra suplerc ac hiijiis Sicdie regni snarumque provinciaruiu
tuicioni Jiiianciaruni corencid coniodc providere nequcamus . , . »(Ai'ch. des Boiiches-
dii-Rhoue, B 656). Cette commission est du 28 mai 1436. La mesure prescrite
fut appliquée successivement à plusieurs seigneuries de Provence; celle d'Hyères,
par exemple, fut engagée en 1438 à Louis de Beauvau, pour sept mille (|iiatre
cents ducats d'or. (/i/V/., B G60.)
* Arch. des Bouclie.s-du-Rhùne, B 656.
150 LE PAPE SE DÉCLARE POUR RENE. [1436]
bien, s'il y a lieu, des navires. Il lui rendra l'hommage pour
toute la Sicile continentale [citrà Farum), excepté Bénévent
et son district, patrimoine dont la possession est entièrement
réservée au Saint-Siège ; il livrera néanmoins, pour la répara-
lion et la fortification de cette ville, des bois, des pierres et
du sable appelé pouzzolane iarenam. que Piiteolana vocatiir),
et il garantira aux habitants l'exercice de leurs privilèges. S'il
élève des prétentions ou fait des tentatives d'envahissement
sur le territoire pontifical, comprenant, outre Bénévent, la
ville et la campagne de Rome, le duché de Spolète, la Marche
d'Ancône, le patrimoine de Saint-Pierre en Toscane, les cités
de Pérouse, de Citta di Gastello, de Bologne, de Ferrare et
d'Avignon, avec le Comtat Venaissin, il sera d'abord averti,
puis déclaré déchu, et, s'il persiste encore, excommunié. Tous
les barons et sujets du royaume conserveront les immunités et
privilèges dont ils jouissaient du temps de Guillaume II, un
des anciens rois normands de Sicile \
Eugène IV ne se borna pas à sanctionner l'autorité du roi
René : il commença bientôt à secourir matériellement les
Napolitains, en leur envoyant, à la tête d'un corps de troupes
auxiliaires, ce même Vitelleschi, délégué précédemment pour
' Airh. des Bouclies-du-Rliône, B G5G ; Arcli. nat., J 513, n» 39. Pour mon-
trer coml)ien ces clauses dilïèrent peu de celles de la première investiture con-
férée à Charles d'Anjou, je résume ici ces dernières : Le roi de Sicile prendra
l'engagement de ne jamais accepter les tilres d'empereur, de roi des Romains,
de roi d'Allemagne, de seigneur de Toscane ou de Lombardie; de payer, chaque
année, un tribut de huit mille onces d'or ; de n'élever aucune prétention sur
Bénévent, qui est du patrimoine du Saint-Siège; de casser toutes les constitutions
antérieures contraires aux intérêts de l'Église; de renouveler en personne le ser-
ment et l'hommage-lige entre les mains de chacpie nouveau pape; d'envoyer tous
les trois ans à Rome un palefroi blanc, eu signe de vassalité ; d'affranchir de
toute taille les églises, les monastères et les clercs; de ne jamais se liguer contre le
Saint-Siège avec quehiue prince que ce soit. En cas d'inexécution de ces
chaiges, le royaume tomberait eu commise, et l'Église serait libre de le conférer
à un élu de son choix. Si Charles d'Anjou venait à mourir sans postérité, la suc-
cession appartiendrait à Alphonse, comte de Poitiers, ou à un autre prince de la
famille de Louis IX. (Arch. des Bouchcs-du-Rhôiie, B 1G2). Les mêmes obli-
gations se retrouvent dans la bulle d'Urbain IV qui conféra la couronne h Charles
de Valois, frère de Philipi)e le liel. (Arch. nat., .1 .'>12, n" 2G.)
[1436] LE PAPE SE DECLARE POUR RENÉ. 151
les gouveriier. Se sentant appuyée de deux côtés, Isabelle
s'occupa de lever de nouveaux soldats et de réunir les fonds
indispensables pour soutenir une lutte énergique. L'argent, qui
faisait la principale force des Aragonais, était près de lui
manquer. Le trésor de la reine Jeanne n'avait pas tenu ses
promesses, et René, du fond de sa prison, pouvait à peine
réunir les premiers deniers de sa rançon. Il fallut se résoudre
à aliéner encore une fois des terres et des revenus. Une com-
mission adressée à plusieurs membres du conseil i"oyal en
Provence, l'évoque de Fréjus, Guillaume Saignet, seigneur
de Vaucluse, Antoine Hermentier, seigneur d'Orgon, Jean
Martin, avocat fiscal, Charles de Castillon, Jean Orriet, leur
donna le pouvoir de vendre ou d'engager pour un temp^; les
domaines de ce pays, ainsi que les gabelles et autres droits
domaniaux, jusqu'à concurrence des sommes nécessaires, sans
fixer de limite. Dans cet acte, Isabelle alléguait qu'elle était
de toutes parts débordée par les exigences de la défense du
royaume, et jetait comme un cri de détresse \ Par une autre
procuration du même jour, elle chargea les mêmes conseillers
de nommer un lieutenant-général militaire pour protéger
contre les Catalans le territoire provençal, en l'absence de son
mari prisonnier et de son fils aîné, trop jeune encore '\ Enfin
elle envoya en France Guillaume Briart, maître de sa chambie
aux deniers, pour réaliser toutes les ressources qu'il pourrait
trouver. Après celui-ci, un autre de ses trésoriers, Jean Bouju,
archidiacre de Montfort, qui l'avait également suivie en Italie,
reçut d'elle une mission semblable ; et durant leur éloignement
à tous deux, le gouvernement de ses finances fut confié à un
' Ciim, exuberantibus nohls undique, tam pro solveiidls gent'is arm'igere sll-
pendiis qnàm aliis negocds in exilum dedticendis, expensaruni nroflitviis, adlii-
cumbencia nobis oiiera suplerc ac Inijits Sicïlie regni siiariimqiie prov'inciarum
tuiàoiti Juianciarum carencid comodè providere nequeamus... «(Avch. des Boiiches-
du-Rhone, B 656). Cette commission est du 28 mai 1436. La mesure prescrite
fut applicuiée successivement à plusieurs seigneuries de Provence; celle d'Hyères,
par exemple, fut engagée en 1438 à Louis de Beauvau, pour sept mille (piatre
cents ducats d'or. {Ibid., B 660.)
' Arch. des Bouclies-du-Rhône, B 6ri6.
152 PROGRES DU PARTI ARAGONAIS. [1436]
chevalier du nom de Conrad Paspargnet. Le compte tenu par
ce dernier montre à quel dénûment en était réduite, à cette
époque, la malheureuse princesse : sa vaisselle d'argent et de
cuisine, ses bijoux et jusqu'à ses vêtements furent mis en gage
ou vendus '. Aucun sacrifice ne coûtait à cette femme intré-
pide, et, au milieu de tant de soucis, elle trouvait le temps de
correspondre avec ses parents de France et d'Allemagne, tenait
son mari au courant de la marche des événements, lui envovait
des messages secrets, confiés parfois aux ménestrels de sa
cour qui voyageaient en Italie^, se multipliait, eniin, avec une
énergie toute virile.
De son côté, le roi d'Aragon ne restait pas inactif. Sul-
mona, Citta di Penna, Salerne et quelques autres villes, sou-
levées par ses agents, arborèrent ses étendards ^ Mais Jac-
ques Caldora (ou Gandola, comme on disait alors), le plus
vaillant des capitaines dévoués au parti d'Anjou, reconquit
bientôt les deux premières, et s'avança dans la Pouille contre
le prince de Tarente, allié d'Alphonse. Malheureusement,
après une campagne de quelques mois, il fut forcé de con-
clure une trêve et de se retrancher à Bari. Alors on vit deux
des principaux seigneurs napolitains, le comte de Caserte et
le comte de Noie, qui avaient prêté serment à Isabelle, passer
dans le camp aragonais \ La reine frappa immédiatement le
second d'un châtiment mérité, en confisquant le palais qu'il
avait à Naples et ses autres biens situés à Aversa; elle donna
le tout ù Anlohie Caldora, fils de Jacques, qui, comme lui, la
' Bihl. liât., Lorraine 20 l>is, ii° 7. Dans ce coniple, qui embrasse les années
14.3G et 1437, la recelte est inférieure de 437 ducats à la dépense. On y trouve,
en outre, la mention de lettres de change reçues de Provence, de cadeaux à divers
officiers, d'un liéiaut envoyé au roi d'Aragon, de courriers expédiés à Rome pour
les affaires du royaume, de terre et de bois employés à faire le moule d'une bom-
barde, etc.
- Lettre d'Isabelle à son beau-frère le marquis de Bade (Bibl. ual.. Lorraine
20 i^is, w 11).
3 Le château de Salerne, où s'était renfermé Jean Bouju, trésorier de la reine,
envo)é par elle pour le défendre, tint dix mois contre les gens d'Alphonse; la
ville elle-même ne lesta pas en leur [-.ouvoir. (lîibl. nal., Lorraine 20 l>is, \i° 7.)
* Journal de Naples {Rcr. ital, script., XXi, 1104).
[1436-37] PROGRIîîS DU PARTI ARAGONAIS. 153
servait de son épée '. Alphonse dédommagea le comte en lui
cédant Scafati, dont il venait de se rendre maître, et s'empara
encore de Castello, près de Stables. Plusieurs places furent
ainsi prises et reprises dans le courant de l'année 1436. Il
paraît même que, dans les premiers jours de 1437, les Ara-
gonais, qui serraient de près la capitale, conunencèrent à l'in-
vestir. C'est du moins la nouvelle qu'un de leurs courriers
l'épandit à Plaisance et à Milan ; mais elle se lie à des exagé-
rations évidentes, car Alphonse faisait dire en même temps
qu'il avait conquis tout le pays, excepté Naples, Aversa et
Pouzzoles, et, d'une autre part, on recevait simultanément
l'annonce de sa défaite '. Du reste, ce premier siège ou cette
tentative de siège n'est pas mentionnée dans les chroniques, ni
dans le Diario ou journal napolitain, rédigé d'une façon si
détaillée par un contemporain anonyme et publié par Mura-
tori ^ On n'en retrouve la trace que dans une lettre de Tho-
' « Magn'ifi,co et strenuo annorum capitaneo j4iiloino Candola, m'tlii't, cum'iti
Tnveiitl, vlcemgerenti et consitiario, privilegium concessionis kospitii quod Jiiit
Rajmundi de Ursinis, olim Nolani comitis, sili iiitus istani mclitam civitalem NeOr-
poils, in perl'ineiit't'is Sancte Clare, juxlà domiim Petrilli de Montefusculo, et om-
nium boiiorum in civitate Averse ejitsdein comitis J\'oI(i/ii relwlUs, adereiitis et fa-
venlis Alfonso, asscrlo régi Arogoinim et /iiijus regni publico iiivasori. Sidi datiim
in regali Castro Capuano Neapolis, die Xll ja/iuarii, aii/io MCCCCXXXVII,/-'t7- Isabel,
Del gratid Jérusalem et SiciUe regi/iam, etc. » (Arch. tle Naples, Arca C, mazzo Gl,
n» 7 ; d'après les notes manuscrites de Charles de Lellis.)
^ « Questa sira è capitato ouï uiio carrera de la 3Jajestà del i-e di Aragana, elii
vc/ie di Napoli. Dlce cliel' re era à campa h Napoli et haveva Itavute lutte quelle
terre, excepta Napoli, Aversa et Pozolo. Haveva moite liltere de Catliellaui, de
Firentini e de f^erietiani.... Altre diceno el re d'Aragona è stata rotto. » Lellie de
Pietro da Piazza à Simoiiino Ghilino, secrétaire du duc de Milan (Arch. de Milan,
Domlnio Fisconteo; Osio, Docum. diplom., t. III, part. 1, p. 136).
^ Rer. ital. script., t. XXI. Il y eut cependant, à cette époque, un complot pour
livrer aux Aragonais la porte Saint-Janvier, à Naples. Les coupables, Jean Cicinello
et sou fils, furent pendus. {Cran, del regno di Napoli; pièces justificatives, n" lOO.)
Ce fait détruit l'assertion d'un compilateur d'anecdotes florentin, d'après lequel
Cicinello aurait été arrêté par René pour avoir écrit contre lui au roi d'Aragou,
et aurait dû payer seize mille ducats sous peine de voir son iils décapité le jour
même. {Fite di uomini illustri del secolo XV, scrilte da Fespasiano da Bisticci,
stampate la prima volta da Angelo Mai, e miovameiUe da Adolfo liartolo,
Florence, 1859, in-8", p. 407 et suiv.)
15i PROGRÈS DU PARTI ARAGONAIS. [1437]
mas de Campofregozzo, du mois de février suivant, avisant
Isabelle que la flotte génoise s'apprêtait avec la plus grande
activité et qu'elle avait été sur le point de partir pour Naples,
quand on avait su, par un message de cette princesse elle-
même, que la ville était délivrée. « Effectivement, ajoute le
doge, on a vu un grand nombre de trirèmes ennemies passer
en vue de Gênes, dans la direction de l'Espagne ; on n'armera,
en conséquence, que le nombre de vaisseaux nécessaires pour
maintenir le libre accès des ports napolitains*. » Ainsi, il
s'agissait vraisemblablement d'un commencement de blocus
par mer, qui ne put être maintenu.
Les craintes inspirées par cette audacieuse entreprise firent
aussitôt place à des manifestations d'enthousiasme : on venait
d'apprendie la délivrance du roi René, sa prochaine arrivée.
Les Napolitains, le pape, la république génoise se réjouirent
également de cette nouvelle, apportée par des marchands fla-
mands. L'espérance releva tous les cœurs : on entrevoyait
pour l'Italie une ère de paix et de prospérité qui depuis long-
temps paraissait un vain rêve. C'est là le prince qu'il nous
faut, s'écriait-on; c'est lui qui non-seulement assurera au
royaume de Sicile une tranquillité éternelle , mais rendra
tous les Italiens au repos et aux doux loisirs ^ On le voit, si
la réputation de René était grande, ce qu'on demandait de lui
était immense. Il n'était pas facile, au milieu des troubles et
des divisions profondes auxquels étaient alors en proie les
différents États de la péninsule, de ramener les délices de
l'âge d'or et du dolce far niente, déjà si cher à ce peuple
amolU. Chaque prince étranger lui apparaissait comme un
sauveur, car il ne sut jamais se gouverner lui-même ; mais il
se chargeait promptement de lui rendre la tâche impossible.
Cette fois, cependant, la nature chevaleresque du nouveau
roi, ses tendances littéraires et artistiques, l'auréole du mal-
' Arcli. de Gènes, Leltres des doges, X, 110.
2 <( Hune enim princïpem eiini esse auguramur, jxr c/iicm non modo incUtum illud
S'icUie rcgnum cternam paccm sit conseciilurum, verîim tota Jtal'ia s'il quicte et dulcl
veto fni'iliira. » (Arch. de Gènes, ihhl.; lettre du 8 décembre 143G.)
[1437] PROGRÈS DU PARTI ARAGONAIS. lîiS
heur, qui brillait autour de son front, lui promettaient des
sympathies plus durables, une fidélité plus constante. Nous
verrons si ces qualités suffisaient pour fixer l'humeur volage
de ses sujets.
Sous l'heureuse impression causée par sa mise en liberté,
les Génois se décidèrent à conclure le traité que le plénipo-
tentiaire de la reine Isabelle était venu leur demander. Cet
acte important, signé à Naples, in majori ecclesiâ, le 2.^ lé-
vrier 1437, jette un jour nouveau sur la politique intéressée
de leur gouvernement, sur leur influence commerciale et sur
leur ingérence dans les affaires du royaume de Sicile. Réser-
vant pour des temps plus propices toute réclamation relative
aux dépenses antérieurement faites par eux, ils prenaient l'en-
gagement d'envoyer avant le 18 mars une flotte de cinq grands
navires, chargés de troupes de toute catégorie, au secours de
la ville de Naples. Ces navires devaient courir la mer, la ren-
dre libre, et faire toutes les opérations susceptibles de conso-
lider le pouvoir du roi René. Trois d'entre eux seraient loués
pour trois mois, et débarqueraient à Naples quatre cent cin-
quante hommes d'armes avec trois cents arbalétriers, qui se
tiendraient à la disposition de la reine. Les deux autres, après
avoir déchargé dans le port des provisions de sel et de blé et
des munitions, auraient la liberté de vaquer aux affaires de
leurs patrons, et, en cas de besoin urgent, pourraient être re-
tenus pendant quinze jours encore. En revanche, Isabelle
s'obligeait à céder aux Génois l'entière administration des
octrois et gabelles de Naples, pour quatre années, à courir du
jour de l'expiration du bail ou assignation récemment fait à
Antoine Calvo. Toutefois, si René ou sa femme payaient à
Gènes, dans un délai de deux ans, la somme de dix-sept mille
florins («iwez), cette cession demeurerait sans effet. Les places
de Briançon, en Provence, et de Tropea,en Calabre, devaient
être remises en gage à la république, quand elle le deman-
derait. Les exemptions , immunités et privilèges des Génois
dans le royaume de Sicile seraient respectés et confirmés; ils
pourraient emporter librement de cette contrée autant de blé
136 PROGRES DU PARTI ARAGONAIS. [1437]
qu'ils voudraient, pourvu que ce fût pour la consommation
de leur ville et de son district. Aucun droit, aucune taxe
nouvelle ne leur seraient imposés à l'avenir. Les concessions
faites autrefois par la reine Jeanne à Zacharie Spinola, leur
syndic, conserveraient toute leur vigueur. Enfin les gabelles
de Gaëte leur seraient restituées. Telles étaient les onéreuses
conditions que Gênes mettait à son concours actif, et qu'Isa-
belle s'empressa néanmoins d'accepter, promettant de faire
ratifier la convention par René deux mois après son entrée
dans le royaume '.
Les vaisseaux de la république avaient à peine paru dans
les eaux de Naples % qu'on annonça l'arrivée des troupes auxi-
liaires envoyées par le pape. Au milieu du mois d'avril, Vi-
telleschi pénétra sur le territoire sicilien avec quatre cents
cavaliers et mille fantassins. C'était un prélat belliqueux ,
rappelant ceux des premiers siècles du moyen âge, et n'ayant
guère de sacré que le titre : une grande renommée le piécé-
dait, parce qu'il avait déjà battu, l'année précédente, des
ennemis de l'Église ^ Il se dirigea vers la capitale, et, sur
son passage, enleva aux Aragonais plusieurs de leurs nou-
velles conquêtes, Ceprano, Venafro et d'autres places. Il vou-
lait assiéger également Capoue, qui était retombée entre leurs
mains. Mais, coupé par les troupes d'Alphonse, et mis dans
l'impossibilité de rallier celles que la reine envoyait à son
secours, il dut se détourner et gagner Naples par un autre
chemin. Isabelle le reçut à bras ouverts, lui remit vingt-six
mille ducats pour la solde de ses gens d'armes, et fit tout ce
qu'elle pouvait pour le contenter. Après avoir arrêté avec elle
le plan de ses opérations et ramené à son obéissance le comte
de Caserte, il mai-cha de nouveau sur Capoue. Le roi d'Aragon
s'y était renfermé : il ne put l'en faire sortir. Mais, ayant
' Arch. de Gênes, Materie jwUùchc, iiiazzo 12.
- On trouve dans les dépenses d'Isabelle la « solde d'aibalélriers amenés de Gênes
en nave », payée par elle au mois de mai l'i37. ^Bibl. nat., Loir. 20 h'is, n° 7.)
^ Journal de Naples {Rcr. ital. icript . , \)sA, 1104). D. Calmet place en mai
l'arrivée deVitelleschi (II, 802).
[1437] PROGRES DU PARTI ARAGONAIS. 157
attoqué Monle-Sacchio, il l'ut plus heureux, rôduisil la forte-
resse et s'empara de la personne du prince de Tarente. Cette
victoire, qui eût pu avoir des résultats décisifs et arrèt(!r la
guerre, fut, au contraire, funeste; car le patriarche eut la
faiblesse de délivrer sans conditions son prisonnier, ce qui
mécontenta vivement la reine et engendra la discorde dans le
parti français. Jacques Caldera, qui avait engagé simulta-
nément la campagne avec les siens, prit en haine Vilelleschi
et se retira sous sa tente. De son côté, le patriarche, acculé
dans Salerne par un retour offensif des Aragonais, trompa
Caldera pour Alphonse, puis Alphonse pour Caldera. C'était
le commencement des jalousies personnelles et des impudentes
volte-face qui allaient donner un caractère si étrange à cette
malheureuse guerre, où l'on vit des capitaines italiens chan-
ger cinq ou six fois de drapeau, avec la même facilité qu'ils
changeaient d'habit. Quelle fortune pour la cause angevine,
s'écriait avec ironie un contemporain, d'être remise aux' mains
de deux pareils personnages * ! Et pourtant l'un d'eux, Jac-
ques Caldora, fut le plus fidèle des Heutenants de René au
royaume de Sicile. Il est vrai de dire qu'il le servait faute de
mieux; car il avait rêvé, deux ans auparavant, de mettre sur
le trône un prince indigène, Francesco Baritio, jeune homme
de quatorze ans, parent du prince de Tarente, projet auquel
ce dernier n'avait pas voulu s'associer, parce qu'il lui parais-
sait dicté par la ruse ou l'intérêt ^.
Une autre cause de dissentiment s'éleva entre la reine et
Vitelleschi : Isabelle avait amené de France quelques servi-
teurs de confiance, un entre autres que les Italiens appelaient
Gerardo Todesco (sans doute un Lorrain), et qu'elle avait
admis dans le conseil royal. Le patriarche voulut exiger le
renvoi de cet étranger, pour mettre à sa place un de ses pro-
' « E bcala la parti' nnglouid, clic slara i/i mano de (hic tali ! -> Journal de
Naples, ibid., 1107.
- C'est, du moins, ce que pic'loud un chroniqueur qui écrivait sous le règne
de Ferdinand, fils d'Alphonse d'Aragou (Bonincaulrii Annales, Rcr. i/al. script. ,
XXI, 144).
158 PROGRES DU PARTI ARAGONAIS. [1437]
près parents, Etienne dé Gorneto, et menaça, si on ne lui
donnait satisfaction, de ne plus se mêler des affaires du roi
René. La reine, avec sa fermeté habituelle, lui fit répondre
qu'elle aimerait mieux traiter avec le roi d'Aragon. Bientôt
après, quelques coups de main manques fournirent à Vitel-
leschi un prétexte pour mettre sa menace à exécution : vers la
fin de l'année, il quitta le royaume, monté sur une petite
barque, et gagna Venise, d'où il alla retrouver le pape à
Ferrare. Ses soldats abandonnés se rangèrent sous la ban-
nière de Caldora, qui recueillit, en outre, ses meubles et baga-
ges, estimés à douze mille ducats, et n'en voulut jamais rien
rendre ^
A la faveur de ces discordes, les Aragonais, comme on le
suppose , firent des progrès rapides. Solidement établis à
Gaëte, dont ils fortifiaient les remparts*, ils tentaient dans
l'intérieur du pays des expéditions souvent heureuses. La
guerre se généralisait : les villes, les seigneurs, les prélats
prenaient parti, qui pour René, qui pour Alphonse. L'abbé du
Mont-Cassin, qui comptait parmi les plus puissants, et qui
était alors un Napolitain, Pirrus Thomacelli, fut un des plus
ardents à se jeter dans la lutte. Chargé de garder pour le
Saint-Siège la citadelle de Spolète, il s'en empara pour son
compte et se déclara ouvertement l'allié des Espagnols. Eu-
gène IV fut forcé de prendre contre lui les mesures les plus
énergiques : privé du gouvernement et de l'administration de
son monastère, qui restèrent confiés au prieur, Pirrus fut, par
la suite, enfermé au château Saint-Ange, et c'est pourquoi le
registre des actes abbatiaux, conservé dans les riches archives
du Mont-Gassin, est resté en blanc à partir de 1437 jusqu'à la
nomination de son successeur. Gela n'empêcha pas, du reste,
le roi d'Aragon d'envahir et de dévaster les domaines de la
célèbre abbaye, et de faire pendant plusieurs années la sourde
oreille à toutes les réclamations des moines'.
' Journal de Naples, M/r/., 1108; D. Calmet, II, 804.
' Arch. lie Naples, Ccdolarie t/i le.sorciric, Cedola 1, f» 105 et passim.
' Arch. (lu Mont-Cassin, Codex diplomaticus, t. IV, au. 1437 ; Reglstriim
[1437] PROGRÈS DU PARTI ARAGONAIS. 159
Mais un échec plus grave pour la reine Isabelle, et le plus
regrettable de toute cette campagne, fut la perte de deux cita-
delles avancées de sa capitale, \e Ch-lleau-'^eu^ {Caslel-Nuovo)
et le château de l'OEuf [Cas tel dcW Ooo), dont la masse im-
posante protégeait et protège encore Naples du côté de la
mer. A cette époque, il est vrai, ces forteresses n'étaient pas
reliées comme aujourd'hui à la ville, qui s'étendait beaucoup
moins vers l'ouest. Elles ne fermaient en aucune façon la
voie de terre. Cependant elles donnaient à l'ennemi un point
d'appui formidable pour une attaque en règle. La première
surtout, plus rapprochée, constituait, avec ses larges tours
bâties sous Charles I, un ouvrage avancé des plus dangereux
pour les Napolitains. La seconde, abritée derrière celle-ci,
couverte d'un autre côté par Ténorme rocher de Pizzofalcone,
et complètement isolée de la terre ferme, offrait un abri sûr
aux troupes et aux munitions débarquant de Gaëte. Comment
ces châteaux forts tombèrent-ils au pouvoir d'Alphonse? Le
silence des textes fait présumer qu'il n'y eut pas de lutte vio-
lente, mais plutôt une trahison paisiblement opérée ; car
déjà, au mois d'avril, le roi d'Aragon avait essayé de ce
moyen pour escalader les murs de la ville elle-même, et il eût
réussi probablement si son dessein n'avait été découvert à
temps'. Quoi qu'il en soit, il est constant que son étendard
fut, malgré le voisinage des navires génois, arboré sur les
deux citadelles, puisque nous verrons bientôt les Napolitains
les lui reprendre de vive force, et elles lui appartenaient dès le
mois de juin 1437, car ses comptes font mention, à cette
date, de provisions envoyées par son ordre aux gens qui les
occupaient ^
Effrayée sans doute par ces défections croissantes, Isabelle
convcniûs (l''t39-1492), f° G. Le monastère n'obtint qu'on t i43 la restitution de ses
biens (lùiil.. Diplômes, VllI, 20). Y. plusieurs autres pièces relatives à celte affaire
dans Galtula, Hist. Casin., II, 6t5.
' Cfonica del regno dl Napoll (Bibl. Bfancacciana, ms. 2 G 11, f** 44 v»; pièceâ
justificatives, n" 100).
- Arcli. de Naples, Ccdolarie di tesorarie , Ccdola 1, f" 97. Dans ces provisions
figurent notamment quantité de fromages de Sicile.
160 PROGRÈS DU PARTI ARAGONAIS. [Mil]
fit de nouveau jurer aux seigneurs du royaume, d'une ma-
nière plus expresse, d'être fidèles à sa cause, de la défendre
envers et contre tous, de vivre et de mourir dans l'obéissance
du roi son mari, d'attendre sa venue et de n'invoquer le nom
d'aucun autre souverain. Le 4 octobre, deux cent sept d'entre
eux, Caldora en tête, apposèrent leurs signatures autographes
et leurs sceaux au bas de ce serment solennel, dont la for-
mule offre un curieux mélange de latin moderne et d'ancien
italien, et qui recouvre, avec les souscriptions, une immense
pancarte de parchemin \ Mais l'éciiture devait-elle lier plus
solidement que la parole ces vassaux au cœur léger? Ce qu'il
fallait pour les maintenir dans le devoir, au moins pour quel-
que temps, c'était la présence du maître ; et ce maître désiré,
aimé d'avance, ne venait point. On a vu quels soins retar-
daient son départ. Sa femme, ses amis lui expédièrent alors
des messages plus pressants, lui représentant la gravité de la
situation. Telle était l'impatience du doge de Gênes, qu'il en-
voya en Provence un délégué chargé d'épier son arrivée et de
la lui annoncer au plus vite : le roi tarde trop, écrivait-il à cet
émissaire; le temps me paraît plus long qu'à personne ^ Puis,
en attendant René, la république, plus intéressée que jamais,
par suite de la perte de Gaëte et de ses gabelles, à chasser les
' En voici le texte intégral, reproduit d'après l'original conservé aux Archives
des Bouches-d 11 -Rhône (B 057) : « Jd 2'ui, seregnlssima dopna nostra reg'ina
Yzabel, Del gracia Jérusalem et Sicilie^ etc., moglere et vicaria générale de lo
seregnissimo siiignore nostro re Benato, eddem gracia re de II predictl reliaml de
Jer. et de Sic, etc., nui uifrascribtl pcrsiini, liqiiiili Toluntnriamente ne simo
suhscribti et signall de nosfre proprie maiii et niczati de nostrl proprli niczi alla
présente carta, promeclinw essere Jidelissimi vnssalli et perfecti servituri de le pre-
fale Mojestati de re Benato et vostra et de rostre Iieredi, et de essere contra tucti
(jiiille pcrsiini clie potessero vivere et morire, nemine excepta, ctie volessero o pre-
snmessero fare contra le persiini o vro stati de le prcfate Majestati o de rostre
tieredi, in tticto o vero in parti, publiée vel octdie, cum II propril persunl, baver et
possaneze, et cum tucti nostrl sentimenti, et aspectare lafellce venuta de la Majesta
de re Benato, et de non int'ocare lo nome de altra singnoria, anctl vivere et morire
in fjiies/a fideiita del seregnissimo re Benato et de la Majesta vustra. Datum m
regld reginalique vestrà Jiilelissimd civitate ]\'eopoHs, die quarto mensis octubris,
prime Indicionis, anno Dominl inllleslmo quatricentesimo tricesimo septimo. »
^ Arch. de Gènes, Lettres des doges, X, 1 1 1 (27 nov. 1437).
[1437-38] RENÉ SE REND A GENES. 161
Aragonais, établit un conseil spécial, composé de huit citoyens
notables, pour s'occuper avec le doge de cette question brû-
lante. Ces provisores, qui restèrent en fonctions durant plu-
sieurs années, constituaient une sorte de ministère des aflaires
napolitaines, agissant en faveur de la reine de Sicile, mais
sans être nullement sous sa dépendance. Ils devaient solliciter
le concours du pape, du roi de France, des Provençaux, des
gouvernements de Florence et de Venise, prendre toutes les
décisions et provoquer toutes les mesures qu'exigerait la dé-
fense du royaume de Naples*. Ainsi ce n'était plus seulement
une coopération, c'était une direction que les Génois préten-
daient apporter. On voyait venir le moment où René ne serait
plus pour eux qu'un instrument, un auxiliaire de leurs projets
de domination. Il était temps, à tous les points de vue, que
ce prince se montrât.
Enfin l'on apprit qu'il était à Marseille. Le comte de Pul-
cino et Gui d'Ampigny % qu'il dépêcha de cette ville vers
Thomas de Campofregozzo, furent écoutés avidement ; ils lui
rapportèrent les offres et les vœux ardents de la république.
On lui proposait des navires pour le transporter, lui et son
armée, jusqu'à Naples. Revenus à Gênes avec son acceptation,
les deux ambassadeurs firent activer l'armement de la flotte.
On déploya une grande célérité ; mais les affaires de Pro-
vence et les attaques du duc de Milan contre ses anciens sujets
firent qu'on ne put être prêt, de part et d'autre, avant le
printemps. Le 1" avril 1438, le doge écrivait encore au roi
' u Qui, uiià CHtn prefato illustrissimo domino duce, Intellectd civium uoluii'
taie, et scrutatd mente tàm sanctisiinn domtni itostri pape quàm sereiùssimi domini
régis Fra/icie, nec non dominii Venetoruni, magnijice communis Florentie et sub-
ditorum sereiiissiini domini régis Renati in Provinciâ, si ab eis aut eorum aiujuo
kaberi passent sussidia alitpia pro favore dictorum agendorum, provideanl nunc
aut in tem/wre, secundum <jnhd eis videbitur, per modum cl furmam qubd supra-
diclum regnum periciUare non possit ; quorum elcclorum nontina sunt bec : D.
Jugno de Grimaldis ; Malheus Lomelliiuis ; Rnjfael Squarsa ficus ; Tliedixius de
Auria; Daptisla de Fornariis ; Simon Maria; Andréas Judex , et Auguslinus
Justiu[iauu]s. » Arch. de Gènes, Délibérations, X, 952; 28 déc. l'»37.
- De Anipigneyo. Mais ce nom est saus doute défiguré dans la lettre du doge.
11
162 RENE A GENES. [1438]
de Sicile pour le prier de se hâter, de s'arrêter dans sa ville
et de le prévenir s'il y consentait ^ Divers personnages, entre
autres ThibauJ de Laval, son chambellan, lui transmirent la
même invitation de la part du peuple génois, qui souhaitait de
sceller son alliance avec lui et de procurer à ses soldats un
repos salutaire, sans rien vouloir de plus, disait-il -. Quelques
jours après, comme on l'a vu dans le chapitre précédent, il
accédait à ce désir et s'embarquait. Nous allons maintenant
nous remettre à sa suite, et continuer selon l'ordre des temps
le récit de ses actions.
Le 15 avril, après une navigation de trois jours, rendue pé-
rilleuse par l'agitation de la mer et les croisières des Catalans,
René, avec son fils et toute son escorte, faisait sa joyeuse
entrée dans Gênes la Superbe ^ Les conseils de la république,
pour montrer tout le prix qu'ils attachaient à sa présence,
avaient, ce jour-là, déployé une pompe extraordinaire, et
décrété l'allégresse obligatoire. Les officiers de l'État, «c'est-
à-dire les anciens de la Baillie, de la Monnaie, de la Romanie,
de Saint-Georges, » devaient revêtir leurs habits de drap
écarlate ; ordre à ceux qui n'en possédaient pas d'en em-
prunter à leurs amis ou connaissances ; défense à tout habitant
de paraître au dehors en vêtements noirs ; le tout sous peine de
vingt-cinq florins d'amende. Les femmes elles-mêmes étaient
tenues de se parer : celles qui étaient tristes devaient déposer
leur tristesse et leurs robes sombres ; toutes, par une faveur
inusitée, avaient la permission de porter des perles et des
joyaux sans paijer aucun droit'*. Une somme de douze cent
' Arch. de Gênes, Lettres des doges, X, 111; 23 lévrier, 17 mars, 1*^ avril
1438.
2 Arch. nat., KK 1120, 1° 533 V.
* « Serenissimus dominas rex Sicilie Itanc urbem, siimmd cunctorurn leticid,
ingressits est die Xl^ meiisis hujus ; classcm suam accélérât, iiUrà dits quiiique
discessurus. » Arch. de Gènes, Lettres des doges, X, 111 ; 17 avril 1438.
■» Arch. de Gênes, Délibérations, X, 953; 10 avril 1438. Les lois somptuaires
étaient à l'ordre du jour dans le riche État de Gènes. En feuilletant les mêmes
registres, on trouve des punitions prononcées contre les femmes qui ont porté des
[1438] RENÉ A GENES. 163
cinquante livres fut dépensée pour ajouter à l'exhibition du
luxe génois des présents et des réjouissances*.
Transformer cette réception en fête nationale n'était pas
seulement du patriotisme : c'était de l'habileté. L'opulente
cité voulait , contrairement à la parole donnée , profiter du
séjour du prince pour obtenir des privilèges et des concessions
à l'avantage de sa marine marchande ; il fallait donc le dis-
poser favorablement, et rien ne semblait plus propre à attein-
dre ce but que de flatter son goût pour les cérémonies.
Mais le jeune roi, uniquement préoccupé d'assurer le succès
de son expédition, ne voulut pas entendre parler d'autre
chose. Alors on chercha des prétextes pour le retenir : les
vaisseaux n'étaient pas prêts à reprendre la mer ; les troupes
n'étaient pas suflisanmient rafraîchies. Et puis les immunités
commerciales qu'on lui réclamait avaient été octroyées
d'avance, en son nom, par le comte de Pulcino, son envoyé :
il n'avait plus qu'à les confirmer. 11 répondit, pour se débar-
rasser, qu'il ne pouvait rien décider sans son conseil, qu'aus-
sitôt débarqué à Naples il le ferait assembler, et qu'il accor-
derait à la république ce qui serait raisonnable. Mais une pro-
messe aussi vague ne pouvait satisfaire ces avides trafiquants.
Ils traînèrent encore en longueur. René s'impatientait : au lieu
de cinq jours qu'il s'était proposé de leur donner, trois
semaines déjà s'étaient écoulées. De guerre lasse, prévenu
par ses fidèles serviteurs qu'on ne le laisserait pas partir et
qu'il fallait dissimuler, il se résigna à octroyer la confirmation
demandée, mais en protestant énergiquement, par écrit, contre
une pareille extorsion. Cette protestation fut faite le 23 avril,
dans la maison de Barthélemi Doria, où il était logé, en pré-
sence des principaux seigneurs qui l'avaient suivi : le chance-
chaînes {cathenidas) ; l'inlerdiclion aux filles de porter des bijoux ou des vestes
d'or avant l'âge de douze ans et après leur mariage; la défense aux mariés de
donner plus de deux festins de noces, dont l'un avec neuf convives et l'autre avec
trois seulement. Toutes ces mesvires sont décidées en considération du tort fait
par le luxe aux mœurs publiques. {Ibid., X, 954, 13 janvier 1 i iO, et passim.)
' Ibid., X, 953.
164 RENE A GENES. [1438]
lier Jacques de Sierck, Guillaume, évêque de Verdun, Charles
de Poitiers, gouverneur de Provence, Thibaud de Laval et
plusieurs autres. Le premier, avant de sceller la concession,
protesta aussi pour son compte \ Délivré enfin de ces nouvelles
entraves, le roi remonta sur son navire le 26, et, après être
resté deux jours dans la rivière de Gênes, fit voile pour sa
capitale ^ Sa flotte, accrue des forces de ses alliés, comptait
maintenant douze galères, quatre galiotes et deux brigantins.
Le doge Thomas, devenu son ami personnel, en avait confié la
direction à son propre frère. Il lui avait, en outi'e, obtenu une
décision de la république exemptant de tout droit de transport
les armes offensives et défensives expédiées au royaume pour
les besoins de sa cause ; mais celles que les vaisseaux génois
exportaient de Provence à Naples continuèrent à être soumises
aux taxes antérieurement établies *.
René fit encore escale à Porto-Pisano. Là, le comte François
Sforza, fameux condottiere, plus tard duc de Milan , vint lui
offrir ses services et lui proposer de l'accompagner avec ses
gens d'armes par la voie de terre, jurant de ne pas le quitter
avant d'avoir pris ou chassé Alphonse d'Aiagon. Le conseil
royal objecta que ce serait là un secours funeste, parce qu'il
déterminerait la défection de Caldora, ennemi particulier du
' Arch. liât., KK 112C, f° o33 v". Ces détails sont empruntes à la protestation
elle-même. D. Calmet, qui la cite (II, 800), lui donne à tort la date du 13 avril,
réduisant ainsi à huit jours l'arrêt du roi de Sicile à Gênes. M. de Villeneuve-
Bargeinont, privé du secours des pièces, a révoqué en doute la réclamation des
Génois, se demandant comment René pouvait avoir à confirmer leurs libertés
(I, 254) : mais on voit qu'il s'agissait de franchises relatives à leur commerce
avec le royaume de Naples, ce qui explique parfaitement l'intervention du sou-
verain de ce pays. Ce prince n'avait pas attendu jusque-là pour accorder des faveurs
à ses alliés; le 17 mars de la même année, avant de partir de Marseille, il avait
ordonné, à la prière du doge, que deux nobles génois, (Charles et Gaspard Lescar,
fussent rétablis, après avoir justifié de leurs droits, dans la seigneurie de Luc, en
Provence, possédée jadis par leur père et leur aïeul. (Bibl.nat., Lorraine 240, n"4.)
^ (( Serenissimiis dominiis rcx Slc'die Itod'ic, (juartd hord diei, classent con-
scendit, Induitm in oriciHali orà nostrd moram factiivtis, dc'uide, favente Deo,
Neapollm irajecturus. « Lettre au doge de Venise, du 26 avril 1438 (Arch. de
Gênes, Lettres des doges, X, 111).
3 Arch. de Gênes, Délibérations, X, 953 ; 28 avril et 9 mai 1438.
[1438] RENÉ ARRIVE A NAPLES. 165
comte. D'ailleurs, Sforza faisait en ce moment la guerre au
Saint-Siège et occupait une partie du territoire pontifical. Il
fut remercié et se retira mécontent* ; nous ne tarderons pas,
néanmoins, à le retrouver au nombre des plus zélés partisans
de la maison d'Anjou.
Bientôt l'escadre fut en vue de Gaëte. Le premier port na-
politain qui s'offrait au roi de Sicile lui apparaissait hérissé de
retranchements ennemis. Des vaisseaux ennemis gardaient la
rade, des soldats ennemis veillaient aux remparts. Cet aspect
lui était trop pénible ; dans son ardeur naturelle, il conçut la
pensée de s'approcher de plus près et de surprendre les Ara-
gonais. Ceux-ci, au dire du chroniqueur alphonsiste qui nous
apprend ce fait inconnu % n'avaient que deux galères à lui
opposer; mais elles étaient remplies d'arbalétriers soigneuse-
ment dissimulés, prêts à tirer. Une grêle de traits accueillit
les premières barques angevines qui firent mine de s'avancer.
Elles se retirèrent, et l'on ne jugea pas à propos de compro-
mettre, par un combat inutile, le succès de l'expédition.
De Gaëte à Naples, aucun obstacle ne se présenta. Le lundi
19 mai% le golfe merveilleux déroula pour la première fois,
aux yeux de René, le long cortège de ses beautés naturelles et
de ses souvenirs classiques. Un prince artiste et lettré ne pou-
vait manquer d'être ému d'un pareil tableau. Mais, au fond
du cercle d'azur, le château de l'OEuf et plus loin le
Castel-Nuovo lui montraient encore la bannière espagnole,
arborée à la porte même de sa capitale. Il les évita, et, en ap-
puyant à l'est, il put aborder sans encombre au pont de la
Madeleine, construit à l'embouchure du Sebeto, dans le fau-
bourg del Carmino, à l'extrémité opposée de la ville'*. La
' Journal de Naples (Rer. ital. script., XXI, 11 68).
2 Gaspard Pérégrin, dans son histoire inédite d'Alphonse d'Aragon (pièces jus-
tificatives, n° 99).
' .lournal de Naples, loc. cil. Le 9 ou le 12, suivant d'autres historiens (D. Cal-
met, II, 806; Villeneuve-Bargemont, I, 254). Mais les chroniques originales et la
concordance des jours du mois et de la semaine placent cette arrivée au 19.
■ Journal de Naples, loc. cit.; Cronlca delregnodi NapoH (pièces justificatives,
n» 100).
I.
1G6 RENE ARRIVE A NAPLES. [U38]
reine l'attendait, avec le jeune prince de Piémont, leur fils
cadet. Jean , leur aîné , et sa femme Marie de Bourbon ,
« laqiiale era piccola^ », descendirent de barque en même
temps que le roi. Devant cette réunion de famille, le peuple
napolitain, si sensible et si impressionnable, fit retentir les
acclamations les plus sincères. L'air affable et la belle tour-
nure de ce souverain de vingt-neuf ans, déjà si éprouvé,
séduisirent sur le champ les spectateurs. On le mena, sans
le faire entrer dans la cité, au Castel-Gapuano, où résidait
Isabelle, et, le jeudi suivant, 22 mai, qui était le jour de
l'Ascension, il parcourut triomphalement les rues de Naples,
à cheval, et recouvert du dais royal. Tout le monde se féli-
citait ; l'on s'embrassait; l'on s'écriait : La guerre est fmie^!
— La guerre, hélas ! allait commencer.
Quelques jours après, arriva Galdora, suivi de toutes ses
troupes. 11 les rangea en bataille hors des remparts, et les fit
passer en revue par le roi. Puis il lui dit : « Je suis un pauvre
cavalier; la seule chose que je puisse offrir à Votre Majesté,
ce sont ces braves gens. Mais je mourrai satisfait, puisque j'ai
vu Votre Majesté ; je suis vieux et je désire me reposer, car je
ne vaux plus guère. — Plus vos pareils sont âgés, répondit
René, plus ils valent. Je veux que vous teniez la première
place après moi, et je vous traiterai comme mon père'\ »
Cette délicate bonté, qui rappelle l'accueil fait par Louis XIV
à un maréchal de France malheureux, scella l'union du vieux
capitaine et de son maître. Ils résolurent d'arrêter au plus
vite les progrès de l'ennemi, et concertèrent tous les deux de
nouveaux plans de campagne. Il fut convenu que le premier
commencerait seul les opérations, tandis que l'autre s'occu-
perait de réorganiser l'administration du royaume et de raf-
fermir ses partisans. Galdora s'éloigna donc, et laissa le roi
dans la capitale.
' Cronica, iind.
- « Ogni pcrsona credeva fosse v'tiita la Impresa. » Journal, loc. cil.
' Jouiiiiil de Nnples, iInd., 1108; Gaspard Pérégiin (pièces justificalives,
n" 99).
[1438] PREMIERS ACTES ADMINISTRATIFS. 167
Plusieurs mois de séjour contiim au Gastel-Gapuano ' lurent
consacrés par René aux affaires intérieures. On a trop souvent
considéré son règne en Italie comme une simple occupation
militaire. Sans doute les soins de la guerre absorbèrent la
plus grande partie de son temps; mais son gouvernement n'en
fonctionnait pas moins avec régularité, et il est bon de faire
connaître quelques-uns de ses actes administratifs. Le plus
important de ceux qui subsistent (car les événements subsé-
quents occasionnèrent la destruction du plus grand nombre),
et l'un des premiers qu'il rendit après son arrivée, est relatii
à rUniversité de Naples. Les étudiants qui la fréquentaient
alors, et qui étaient d'origine très-diverse, étaient placés sous
la dépendance d'un grand justicier, assisté d'officiers de dif-
férent ordre. Chaque année, trois juges ou assesseurs lui
étaient adjoints par les écoliers eux-mêmes : le premier était
élu par ceux qui appartenaient au royaume, le second par
ceux des autres contrées de l'Italie, le troisième par les ultra-
montains, c'est-à-dire par ceux qui étaient étrangers à la pé-
ninsule. Le grand justicier avait des attributions fort étendues :
les bouchers, les poissonniers, et, en général, tous ceux qui
vendaient des denrées servant à l'alimentation de l'homme
ou des animaux, relevaient de sa juridiction ; il jugeait les
différends entre acheteurs et vendeurs, et ce qu'il y a de plus
remarquable dans cette constitution très-ancienne, c'est que,
indépendamment de ses assesseurs, les docteurs et les plus
âgés d'entre les écoliers {magni scolares) prenaient part à
l'exercice de ses pouvoirs. Son traitement annuel était de
trente onces d'or, sans compter le produit des amendes, des
droits payés par les panetiers « faisant le pain de bouche » et
par les autres boulangers, etc. Il avait à sa disposition cinq
sergents à pied, dont un chef appelé connétable, et qui tous
recevaient sept tarins et demi par mois. En 1432, cet office
avait été conféré par la reine Jeanne à un noble chevalier^
' iM. de Villcueuve-Bargemoiil (I, 202) fait résider René, à cette époque, au
château de l'OEuf, et mentionne des actes ([ui seraient datés de cette demeure ;
mais on a vu qu'elle était occupée par les Aragonais. Cf. l'Itinéraire.
168 PREMIERS ACTES ADMINISTRATIFS. [1438]
appartenant à une des principales familles de Naples, Louis
Carracciolo. René avait à cœur de s'attacher cette maison
puissante, dont un membre avait déjà rendu des services pé-
cuniaires à la reine Isabelle. Par lettres patentes signées de
sa main et datées du Castel-Capuano, le 8 juillet 1438, il in-
vestit de nouveau Louis des fonctions qu'il avait précédem-
ment remplies, et^ à cette occasion, il augmenta les privilèges
du justicier de l'Université. Une redevance d'un carlin d'argent
fut établie à son profit sur chaque animal tué par les bouchers
de la ville qui serait « soufflé entre cuir et chair, afin de pa-
raître plus beau et plus appétissant » . Cette supercherie, en
usage dès le treizième siècle et sans doute bien avant % avait
souvent l'inconvénient d'infecter les viandes : la nouvelle taxe
imposée par le roi de Sicile était donc une mesure de salu-
brité publique, et il lui donna clairement ce caractère en
enjoignant de plus aux bouchers, sous peine d'amendes à
fixer par le justicier, de souffler leurs bêtes non plus avec
la bouche, mais avec un soufflet spécial, soigneusement con-
fectionné (mmithecho). Enfin, l'office de Carracciolo fut dé-
claré transmissible à ses fils, par ordre de primogéniture,
avec permission pour eux tous de se faire remplacer par un
lieutenant".
La protection des églises et des établissements religieux fut,
comme dans ses domaines de France, une des préoccupations
du pieux monarque. La Chartreuse de San-Martino, bâtie par
ses prédécesseurs sur un des monts escarpés qui forment à la
ville de Naples une gigantesque ceinture, s'enrichit, par sa
libéralité, de plusieurs biens confisqués à des sujets rebelles.
Un peu plus tard, les moines s'étant plaints à lui d'être
détournés de leurs saintes occupations par d'incessantes chi-
canes, qui les obligeaient à perdre leur temps en procès, il les
prit sous sa sauvegarde spéciale, ainsi que toutes leurs pro-
priétés, et prescrivit à ses officiers de leur faire rendre justice
sommairement, de prendre leurs intérêts comme les siens
' Cf. la Cltalre française au moyen âge, p. 377.
- Arch. de Naples, Coventi soppressi, reg. 73 (pièces justificatives, 11° 11).
[1438] PREMIERS ACTES ADMINISTRATIFS. 169
propres, cle ne les inquiéter enfin sous aucun prétexte'. La
congrégation cle Sainte-Marthe, fondée en 1400 par la reine
Marguerite, pour s'occuper d'œuvres charitables, tint à hon-
neur de le compter dans son sein avec tous les membres de sa
famille qui l'avaient accompagné : il se fit inscrire, ainsi que
la reine Isabelle, son fils Jean, duc de Galabre, et Marie de
Bourbon, femme de ce dernier, sur le magnifique livre* où
étaient enregistrés, avec leurs armes, leurs portraits et la
date de leur admission, les associés illustres, et nous devons
à cette circonstance une des plus belles miniatures contempo-
raines où son image se trouve reproduite -.
Il rendit, vers le même temps, divers actes relatifs au com-
merce napolitain, à l'administration des douanes et des ga-
belles. Les produits de celles-ci étaient d'habitude affermés
par l'État. Il en profita pour donner satisfaction à ses plus
' Arch.de Naples, Coventi soppressl,re^. 74 (pièces justificatives, n» 16).
^ Le registre de la confrérie de Sainte-Marthe, conservé parmi les Codices des
archives de Naples (n» 58) , est un précieux manuscrit de 72 feuillets, contenant
les noms de soixante membres inscrits au fur et à mesure depuis l'an 1400 jusqu'à
l'an 1600. On voit en tète une grande figure de sainle Marthe, admirablement
peinte, et le titre suivant : « Incipit féliciter catalogiis illustriorum sodalium
collegii disciplinatorum Sanctx Marthœ, à Margarltâ reginà fundati anno MCCCC,
octm'ce iiidictionis. » Charles III et sa femme Marguerite, la fondatrice, ouvrent
la série des associés, qui contient une quantité de princes et de nobles napolitains ;
chacun d'eux occupe une page, ornée de son portrait, de ses titres, de ses armoi-
ries, de la date de son entrée, avec de riches encadrements. René, inscrit au
fo 11, est représenté assis, la figure jeune et imberbe, la couronne sur la tète,
le sceptre dans une main et le globe dans l'autre, vêtu d'une robe violette et d'un
manteau rouge, le tout sur un fond d'or; sou écusson, aux armes de Sicile, de
Jérusalem, de Hongrie, d'Anjou, de Lorraine et de Bar, est supporté par deux anges
à genoux. Cette miniature a environ 8 centimètres sur 6. Au dessous on lit : « JRex
Renatus primas uitrav'tl domtim Sancte Marthe anno M CCCC XXXVIII, secundo in-
dictionis. » Isabelle (f° 12) a de même la couronne, le globe et le sceptre ; elle
est assise et habillée de blanc, sur un fond bleu. Jean d'Anjou (f" 13) porte un
costume vert et rouge, sur fond bleu. Marie de Bourbon (f" 1 i) est velue d'une
robe de drap d'or, et tient dans ses bras un petit chien ressemblant à un lapin;
elle est assise et a sur la tête un cercle d'or, ainsi que son mari. Leurs armes
et leurs portraits sont disposés comme ceux de René. Les dernières miniatures du
volume, exécutées au seizième siècle, ont moins de valeur, et quelques-unes sont
d'un caractère égrillard.
170 PRExMIERS ACTES ADMINISTRATIFS. [1438J
fidèles sujets et pour s'assurer leur dévouement en les pour-
voyant de charges lucratives. Certains monastères même pos-
sédaient la perception des gabelles : l'adhésion des corpora-
tions était encore plus précieuse que celle des particuliers les
plus influents ; c'est pourquoi les frères Mineurs de Saint-Lau-
rent , à Naples , virent confirmer les droits analogues dont
ils jouissaient à Capri, à Pouzzoles et dans une partie de la
capitale'. L'office de receveur ^des poids et mesures des
comptoirs et de la douane de Salerne, celui de mesureur du
sel dans la même ville, furent donnés à Mathieu Guarna, con-
seiller d'Isabelle et de son mari, qui en avait été investi pro-
visoirement par les régents du royaume, puis par Gaspard
Coppula, chevalier, et Jean Bouju, archidiacre de Montfort,
délégué de la reine à Salerne-. Louis d'Arczano, dit messer
Odo, qui avait gardé et gardait encore de jour et de nuit la
place de Pouzzoles pour le roi de Sicile, reçut le don des
redevances prélevées sur le fondic et Y ancrage du même lieu\
Des domaines privés, confisqués sur les adhérents d'Alphonse
d'Aragon , servirent également à récompenser plusieurs
Siciliens fidèles *. René , qui avait peu d'argent , cherchait
ainsi à satisfaire sa générosité naturelle et l'avidité de ses
sujets.
Quelques-uns, cependant, s'attachèrent à sa fortune avec
un rare désintéressement, et le secondèrent avec autant de zèle
que ses officiers français ou provençaux. Il faut citer en tête
le brave Jean Gossa, qui avait déjà pris part aux campagnes
' « Gahfllam plnge maris civUatls nosfre Neapolis, menbrum utique gabelle
Bonidenar'ii civitatts ejusdem, » LeUres patentes du 25 juin 1438 (Arch. de Naples,
Coi-e/i/. soppr., reg. 73). Cet acte fait mention de privilèges accordés antérieu-
rement par la reine lsal)elie à la ville de Naples et aux dix-huit de la balie, privi-
lèges qui ne se retrouvent plus.
- Acte du 20 juillet 1438 (Arch. de Naples, ibid.).
•' Fiiiidlci cl (uicoragi'i. Acte du 20 juillet 1438 (Ibid.).
'' Donations au monastère de Sau-Marlino des biens de Marguerite Mazia, saisis
pour cause de rébellion ; à Uubini de Gênez, familier du roi, des propriétés de
Nicolas Corsaro, rebelle, sises dans la ville et le district de Tropea; etc. (Arch,
de Naples, ibid.).
[1438] CAMPAGNE DES ABRUZZES, 17i
de Louis II et de Louis III en Italie, et que nous verrons s'ex-
patrier pour suivre leur successeur en Provence. A cette épo-
que, il subvenait à une partie de la dépense de la famille
royale au Castel-Capuano, sans vouloir accepter aucuns ga-
ges '. Mais la reconnaissance de son maître se manifestera
plus tard avec d'autant plus d'éclat, qu'il en aura contenu
plus longtemps l'expression. Pour le moment, les bienfaits du
prince étaient forcément restreints. Aussi, du jour où sa pau-
vreté fut reconnue, son prestige baissa et la laveur publique
commença à l'abandonner, parce que, comme l'avoue ingénû-
mentun Napolitain, « chacun s'empresse de fuir l'indigence-. »
Il ne voulut cependant pas laisser sans rémunération immé-
diate les services les plus signalés, les plus méritoires qu'il
eût reçus dans son royaume, ceux de la vertueuse et forte
compagne qui avait sauvé sa couronne par une résistance de
tous les instants. Par lettres du 5 août 1438, il donna à la reine
Isabelle personnellement, en considération de son affection et
des peines qu'elle s'était imposées, le duché de Melphe (Amalfi),
avec les villes de Sorrente, Massa, Castellamare, et toutes les
autres seigneuries qui en dépendaient. Une seule condition
fut mise à cette donation : c'est que le château de Castella-
mare, lorsqu'il serait réduit à l'obéissance du roi, serait remis,
sous la réserve de la souveraineté, au chevalier Garracciolo,
en dédommagement des sommes qu'il avait avancées pour ai-
der à son recouvrement \ Avec cette charmante délicatesse
qui se révèle dans plusieurs de ses actes, René avait choisi,
pour en faire l'apanage de son épouse, le coin le plus déli-
cieux de ses États, le paradis terrestre de l'Italie.
Dès le mois d'août, la guerre le réclama. Le roi d'Aragon
avait rassemblé toutes ses forces et combiné une attaque dé-
cisive. Abandonnant pour l'instant la région de la capitale, il
' Remontrances de Jean Cossa au duc de Lorraine, en l'j77 (Bil)l. nat., nis.
r. 24108, p. 70).
^ « Scuoprendose poi la povertà sua, pcrdib la repulatioiie, et ogniuiio camhiù
pens'iero, perché la poi-tiiù à fugita da liit/i. » Journal de Najiles, il/iil., 1 108.
^ Arch. nat., KK IV2G, f" 535 \°.
172 CAMPAGNE DES ABRUZZES. [1438]
s'était porté brusquement au nord et s'était enfoncé clans les
montagnes des Abruzzes. La frayeur lui soumettait toutes les
places qui se trouvaient sur son passage. Sulmona lui envoya
d'avance offrir ses clefs. Jacques Galdora, qui avait commencé
les hostilités dans la Terre de Labour et repris Scafati, s'é-
lança aussitôt à sa poursuite. C'était ce que voulait Alphonse,
tacticien plus habile que ses adversaires \ Les deux armées
se rapprochèrent, et l'on fut sur le point d'en venir aux mains.
Les Aragonais étaient dix mille, sans compter le contingent
que leur apportait le prince deTarente; leur victoire paraissait
assurée. Mais leur prince refusa d'engager le combat. « L'en-
jeu, dit-il, est trop inégal; car, si je suis vainqueur, j'aurai
battu un simple capitaine, et, si je suis vaincu, je perdrai le
royaume avec ma réputation. » Us restèrent donc à s'observer,
et tout l'Abruzze « demeura en suspens ». Au dire de l'Espa-
gnol Pérégrin, témoin oculaire, mais exagérant avec emphase
les hauts faits de son maître, Galdora errait dans les forêts
sans oser en sortir : on ne savait ce qu'il était devenu. D'après
le Journal de Naples, au contraire, il essayait d'amuser Al-
phonse par des ouvertures pacifiques, et, pendant ce temps, il
appelait René à son aide^
Le roi de Sicile venait de quitter sa capitale et de réduire par
la famine Amalfi, pour venger l'échec des vaisseaux français
et génois qui l'avaient amené et qui avaient été récemment re-
poussés de ce port h II se porta rapidement au secours de Gal-
dora, suivi de tous les soldats dont il pouvait disposer, et
opéra sa jonction avec lui le 29 août, près de Sulmona. Al-
phonse, qui n'avait pas prévu son arrivée, recula de l'autre
côté des montagnes jusqu'à Chieti, et de là tenta de gagner
à sa cause le comte François Sforza, en lui envoyant trois
chevaux et des vêtements précieux. « Allez dire à votre prince,
' Journal de Naples, iùicL, 1108 et suiv. La chronique de Pérégrin, après
avoir fait contribuer René à la prise de Scafati, fait, au contraire, poursuivre
Galdora par Alphonse. (V. pièces justificatives, n" 99.)
^ Journal de Naples et ciirouique de Pérégrin, iùiel.
^ Pérégrin, ihid.
[1438] CAMPAGNE DES ABRUZZES. 173
répondit le comte, que j'ai plus de chevaux que lui, et que je
suis son ennemi \ » Se voyant alors isolé et en danger d'être
coupé, le roi d'Aragon repassa les monts à un autre endroit,
et redescendit par la voie de Celano et d'Albe sur le versant
méditerranéen. Se croyant à l'abri d'une attaque, il se livrait
tranquillement au plaisir de la chasse, lorsqu'il apprit tout à
coup que l'armée angevine, grossie de sept mille « gaillards »
d'Aquila % et forte en tout de dix-huit mille hommes, était
à sa poursuite. Ce jour-là, disent les Napolitains, son rival
pouvait, en fondant sur lui à l'improvisle , s'assurer à tout
jamais le trône ^ Mais René, voulant agir suivant les lois de
la chevalerie, se contenta de lui envoyer des hérauts chargés
de lui présenter le gant de la bataille pour lui et son armée.
L'habile monarque les garda toute une nuit dans son camp
et les combla de cadeaux. Quant au gant, il fit dire qu'il
l'acceptait, mais que l'usage accordait au combattant dé-
fié le choix du terrain, et qu'en conséquence il attendrait le
duc d'Anjou dans la Terre de Labour, le dernier jour de sep-
tembre. Cette réponse dilatoire déplut vivement à son ad-
versaire; mais, avant qu'il eût pris un parti, les Aragonais
décampèrent, et s'éloignèrent au plus vite dans la direction
de la Terre de Labour, qui les rapprochait de Naples. Les An-
gevins se mirent alors à reprendre un à un les châteaux
forts de la région des Abruzzes, et les réoccupèrent tous, à
l'exception d'Avezzano et de Trisacco \ D'après la version
espagnole, René aurait, au contraire, accepté les conditions
d'Alphonse et promis de se trouver au rendez-vous. Puis, le
jour venu, il aurait manqué à sa parole, et le roi d'Aragon,
après l'avoir fait appeler trois fois à haute voix par ses hé-
rauts d'armes, selon le code militaire d'alors, aurait constaté
solennellement son absence par un acte public, noté son nom
d'infamie, foulé aux pieds son gantelet, et parcouru la lice à
' Jourual de Naples, ibia., 1109.
- René se trouvait à Aquila le 10 septembre. (Itinéraire.)
' Journal de Naples, iùid.
' Jùid., 1109 et suiv.
i74 PREMIER BLOCUS DE NAPLES. [1438]
cheval en signe de victoire ^ Cette accusation a une origine
trop suspecte et se trouve trop en désaccord avec le caractère
du roi de Sicile pour qu'on puisse l'admettre comme véridi-
que. D'ailleurs, Pérégrin , qui l'a émise, fixe le jour du com-
bat projeté à la fête de Notre-Dame (8 septembre), ce qui,
d'après la date des faits précédents, est une erreur et une
impossibilité. Qu'Alphonse se soit rendu sur le théâtre qu'il
avait choisi, près de Capoue, qu'il y ait procédé à une céré-
monie ayant pour but de mettre le prince français dans son
tort et de le déconsidérer, le fait est tout naturel, et les chro-
niqueurs napolitains ne le contestent pas ^; mais ils n'attri-
buent point pour cela un acte de lâcheté à l'auteur du défi, et,
si le roi d'Aragon était sincère, il faut tout au plus croire à
un malentendu.
Il est probable, au reste, que le brusque mouvement d'Al-
phonse vers Naples avait un autre motif, qui devait rester
secret, et que le champ-clos choisi par lui était un prétexte
adroit. Il avait résolu, en effet, de tenter un coup de main
hardi sur la capitale, tandis que René et Caldera s'attarde-
raient dans les Abruzzes. C'est ce qu'il fit aussitôt, et l'événe-
ment lui donna raison. Les deux chefs étaient encore à Aquila,
recevant de riches présents, mais perdant leurs auxiliaires
montagnards, pressés de rentrer dans leurs foyers, que déjà
leur redoutable ennemi resserrait la cité dans un cercle étroit.
Plusieurs places des environs^ Arpaia, Caserte, Scafati, se
rendirent à lui coup sur coup. Le comte de Caserte alla même
à sa renconti'e, et les compatriotes de ce traître, scandahsés
eux-mêmes d'une telle versatilité, observent à ce propos qu'en
moins de deux années il changea cinq fois de bannière ^. Au
bout de quelques jours, Naples se trouva bloquée par terre et
' On peut lire le récit amplilié de cette scène dans la chronique de Gaspard
Pérégrin (pièces justificatives, n" 99). D'autres développements ont été encore
ajoutés par des écrivains postérieurs et reproduits par M. de Villeneuve-Bargemont
(I, 264 et suiv.).
- Joiirual de Naples, iind., 1110.
•5 Ibid.
[1438J PREMIER BLOCUS DE NAPLES. 175
par mer, grâce au concours des vaisseaux espagnols envoyés
de GaëLe \
Ce fut merveille, selon l'expression du chroniqueur, si la
ville résista. Elle n'était gardée que par une milice urbaine
fort peu considérable, qui, pour paraître plus nombreuse, cou-
vrait d'armes les remparts. Ottino Carracciolo, un des cheva-
liers sur qui la reine comptait le plus, était au lit, malade. La
plupart des autres seigneurs avaient suivi le roi. Il s'en trouva
trois seulement pour faire face à l'agresseur, avec un peu de
cavalerie : c'était Jean de la Noze, Jacques Sannazar et Chris-
tophe deCrema. François de Pontadera, qui revenait de l'armée
royale avec trois cents fantassins, apporta un faible secours.
Mais les châteaux occupés par l'ennemi et Tartillerie dont il
disposait paralysaient la défense ; on pouvait à peine suffire à
réparer les brèches des nmrs. Déjà un chevalier, Raimbaud de
Gorbaria, les avait escaladés à la faveur des ténèbres. Al-
phonse se croyait le maître de la place. Un soir, se fiant à la
sérénité du ciel, il ordonna l'assaut pour le lendemain. Pour-
tant, dans la nuit, la pluie tomba en abondance, rendit le ter-
rain impraticable et lit ajourner l'attaque. Sur ces entrefaites,
un événement inattendu, l'un des plus dramatiques de toute
cette guerre, vint changer la face des choses et décourager
encore plus l'assiégeant.
La légende, qui éclôt si facilement sous le soleil italien, a
peut-être embelli ce fait extraordinaire. Toutefois, la précision
et l'accord des témoins oculaires des deux partis lui donne
une authenticité suffisante pour qu'il trouve ici sa place. On
était à la veille de la fête de saint Luc (18 octobre). Don Pe-
dro, frère d'Alphonse, le même qui avait échappé au désas-
tre naval de Gaëte, et qui depuis avait servi si utilement la
cause aragonaise, dirigeait le feu de l'artillerie. Des marais
' Ibid. Ce blocus aurait commeucé, d'après le rédacteur du Journal, le 29 sep-
tembre 1438 ; mais il prétend un peu plus haut qu'Âlphoase attendait Ueué dans la
Terre de Labour » le dernier jour de septembre «, ce qui implique une contra-
diction. Peut-être a-t-il voulu dire, dans ce passage, les derniers juiin de septembre,
sans vouloir désigner une date précise.
176 PREMIER BLOCUS DE NAPLES. [1438]
voisins [Paludé)^ il avait abattu une portion du monastère de
Santa-Maria-del-Carmine, lorsque, à la première lieure du
jour, il remarqua un officier qui refusait de tirer sur l'église.
Transporté de fureur , il menaça de le faire pendre ; puis
aussitôt il fit partir lui-même une grosse bombarde, appelée
la Messinoise [Messanese] , dont le boulet vint fracasser le mur
de l'édifice et heurter le pied du crucifix qui le décorait à
l'extérieur. Selon quelques-uns, le Christ entier aurait été
brisé, renversé, avec la couronne d'épines, la lampe et ses
autres accessoires ; la tète seule aurait été transportée intacte
à l'intérieur, sur une table, où les personnes qui se trouvaient
là la laissèrent respectueusement. L'infant allait tirer un
second coup : mais les soldats postés au couvent, parmi les-
quels était le comte de Fondi, avaient aussi une espèce de
canon, plus petit, surnommé la Folle [Pazza] : apercevant le
gros de cavaliers qui entouraient don Pedro, ils pensèrent
qu'ils ne perdraient pas leur poudre en visant dans la direc-
tion de ce groupe. Le projectile lancé par eux frappa d'abord
la terre, rebondit jusqu'au prince, et lui emporta la tête,
qui disparut. Le tumulte se mit immédiatement dans son camp.
Alphonse entendait en ce moment la messe à la Madeleine,
près des portes de la ville. Instruit par la rumeur générale, il
s'écria en pleurant : « Je le lui avais bien dit, ce matin même,
de ne pas tirer sur l'éghse. » Puis, après avoir eu le courage
d'attendre la fin de l'office, il se rendit auprès du cadavre, le
couvrit de ses larmes et le bénit, en disant : « Dieu te par-
donne, cher frère ! J'attendais autre chose de toi ; mais que
la volonté divine soit faite ! » Et comme tous les siens écla-
taient en sanglots à ces paroles, il se retourna : « Messei-
gneurs, ajouta-t-il, il n'est mort qu'un homme. 11 a fait le
voyage que nous devons tous faire un jour. Priez seulement
pour le repos de son âme, et songez à vous montrer de vail-
lants soldats. » Un transfuge calabrais retrouva la barette
rouge de rinfant, avec une partie de la tête, et, croyant faire
une bonne affidre, l'apporta dans Naples à la reine Isabelle.
Mais la noble femme, saisie d'horreur et de pitié, ne voulut
[1438] • DELIVRANCE DJ^ LA MLLE. 177
rien lui donner, et fondit en larmes à son tour. « Pourquoi
pleurer la mort d'un ennemi, lui demanda-t-on? — C'était un
prince royal, répondit-elle, et du même sang que mon mari ;
s'il était mon ennemi aujourd'hui, il pouvait être mon ami
demain.» Une pensée généreuse lui vint alors à l'esprit : sui-
vant l'inspiration de son cœur, elle fit pieusement ensevelir
le crâne de la victime et arborer sur le Castel-Capuano une
bannière noire. En môme temps, elle envoya oftrir au roi
d'Aragon d'enterrer le corps de son frère dans l'intérieur de
la capitale, et, s'il le voulait, de fournir tout ce qui serait
nécessaire pour la pompe de ses funérailles. Le fier monarciue
i'cfusa, et fit porter provisoirement la dépouille au château de
l'OEuf, où un officier portugais la recouvrit d'un drap \ Mais
le désespoir régnait dans son armée. On se lamentait; on
déplorait le sort du jeune capitaine avec les mêmes accents
que celui d'Hector ou de Jonathas : « Il est tombé, l'honneur
de l'Aragon, la gloire de l'Hespérie toute entière; ce n'est
pas la valeur de ses ennemis, c'est la fortune impitoyable qui
nous l'a enlevé. » Le ciel, d'ailleurs, continuait de se montrer
inclément ; les navires qui fermaient le port failliient être
engloutis par une tempête. Tristes présages! Au dire du chro-
niqueur Pérégrin, qui se trouvait là, le roi lui-même reconnut
les signes de la colère divine. 11 leva le camp au bout de
trente-six jours de siège et se retira à Capoue, d'où il rentra
ensuite dans sa citadelle de Gaëte '\
Six semaines après, vers le milieu de décembre, René et
Caldora, ayant soumis toutes les Abruzzes, étaient de retour à
Naples. Comme il restait à peine dans le trésor royal de quoi
' <i l/cni doni a mcsl. Marti Sart'ic, pvr/o^iics, connxiiiyo clal ccslcll dcl Ou tic
Xapoli, nu cGiiues IHI palnis de drap rcrt de Floriiiça, lesqiiaU to senyor rey...
li maiia doiuir gracioscime/it en smctia de liitn ciiherlor de (Iran (jiic ell ha tues
iobrc !o co/s delilluitre infant don Pedro, fratre ^ernia del dit senyor. » Coii;ptis
d'Alpliotise, 30 novembre 1439. (Aich. de Najiles, Cedole tesnrorie, ced. II,
f» 132 v".) Une messe fut fondée dans la chapelle du château de lŒuf [lour
l'ànie de doni Pedro; son corps y était encore déposé en 1 ii2. {llnd., f" 181.)
- Chronique de Pérégrin ; Croniea del regno di Napoli (pièces juslillcalivcs,
n»* 99 et 100); Journal de Naples, ibid., 1111.
12
178 RECOUVREMENT DU CASTEL-NUOVO. ' |1438-39j
payer les troupes, le général sicilien offrit de faire prêter de
l'argent à son maître par son frère Raimond; mais il exigea
que le château d'Aversa luifùtremis en gage \ L'ayant obtenu,
il s'en alla réduire plusieurs petites places des environs. Le
roi demeura quelques mois tranquille, donnant des tournois
et des fêtes, et, l'hiver écoulé, il se mit en devoir de chasser
les Aragonais des deux forteresses dont l'occupation avait fait
courir tant de dangers à sa capitale, le château de l'OEuf et le
Castel-Nuovo. Leur position était très-forte ; mais, grâce à
quatre navires génois qui se joignirent aux Napolitains pour les
bloquer du côté delà mer, on emporta, le 10 juin 1439, une
des grosses tours du second château, dite la tour Saint- Vin-
cent, où l'on fit prisonniers un certain nombre d'officiers et de
soldats ^. Alphonse envoya aussitôt des galères chargées de
troupes, avec ordre de la reconquérir à tout prix, ou au moins
de jeter aux assiégés de la poudre et des provisions ^ Lui-
même, tout malade qu'il était, vint avec le prince de Tarente,
son connétable, tenter une diversion par terre, et s'établit sur
les hauteurs de Pizzofalcone, à la tête de onze mille hommes.
' Journal, iùi(/. La détresse linaucière du roi de Sicile à la fui de l'année 1438
est encore attestée par une commission donnée, le 1er décembre, à Gérard d'Ha-
raucourt, pour \endre ou engager de nouvelles terres, afin de subvenir aux
Ijesoins de l'Etat et de l'armée. (Arcli. nal., KK 112C, f° 535.) Vers cette époque,
il trouva aussi des ressources dans les biens confisqués aux Caral'fa, aux Baux,
aux Ursins et autres familles rebelles, contre lesquelles le grand justicier du
royaume, Vital de Cabanis, avait commencé en 1435 un long procès, terminé
en 1438. (Arch. des Bouclies-du-Uhone, 15 11, i'*"^ 242 et suiv.)
- Croii'ica, ihtcl. Comptes d'Alphonse, qui donna des secours à ces prisonniers
(Arch. de Naples, Cedole tcsorarie, ceci. II, f^ O;'). C'est alors, sans doute,
qu'Alphonse aurait refusé par humanité les offres d'un ingénieur qui lui appor-
tait un feu de nature à consumer la flotte génoise dans le port. Ce trait, qu'on a
prêté à plusieurs princes, est raconté par Vespasiauo da Disticci, compilateur d'a-
necdotes qui a suivi Bartolomeo Fazio, auteur d'une vie du roi d'Aragon, payé
par lui pour la composer [Vite cil uominï illustre, etc., Florence, 1859, in-8" ;
p. 51).
■■' Le 5 juillet, soixante ducats sont ordonnancés p;ir son commandement à
certains officiers « (jiii siiguessen ab lodit moss. Rcimoii. [^ISoyl, camerlingue'] al
cas tell cl el Ou, per asscjar si porien socovrer lo castell Non, (jul stavc assetyat
ciels cmmlchs. » Comptes d'Alphonse, Ibul., POl v».
[1439] RECOUVREMENT DU CASTEL-NUoVO. 179
Alors René fit tirer sur son camp sans relâche, de nuit comme
de jour, toutes les bombardes dont il pouvait disposer. Sur-
pris par ces décharges vigoureuses, les officiers aragonais
perdaient tant de monde, qu'ils se rendirent en corps auprès
de leur roi pour lui dire qu'ils ne voulaient pas « mourir
comme des chiens », et que la résistance était impossible. Il
les engagea à prendre patience, et déclara qu'il abandonnerait
tout ce qu'il avait dans le royaume plutôt que le Gastel-Nuovo ' .
Sa possession avait, en effet, pour lui un prix inestimable :
c'est par son moyen qu'il comptait, un jour ou l'autre, réduire
la ville à son obéissance, et qu'il entretenait des intelligences
secrètes avec quelques habitants ^ Aussi envoya-t-il prier
René de suspendre son tir pendant la nuit, et de faire bonne
et loyale guerre. Celui-ci répondit avec énergie : « Le roi d'A-
ragon ne s'est jamais inquiété que de vaincre; il a traité mes
soldats contrairement à tous les usages militaires, en les ren-
dant incapables de servir. Qu'il me laisse à mon tour combat-
tre à ma façon. » Et il recommanda de ne pas ralentir le feu.
Il paya même de sa personne, et s'approcha de l'ennemi à une
portée de trait, pour activer les opérations ^
Le résultat ne se fit pas attendre. Le Gastel-Nuovo, man-
quant de poudre et de vivres, privé de toute communication
par terre et par mer, capitula devant la force le jour de la Saint-
Barthélemi. On y trouva peu de soldats; beaucoup s'étaient
réfugiés sur les navires : mais on y recueillit pour vingt mille
ducats d'effets et d'objets précieux, ressource inespérée pour
le trésor épuisé du vainqueur. Le lendemain, le château de
rOEufse rendit à son tour. Les Catalans y avaient renfermé
' Ce propos a été mal compris par les historiens modernes, et notamment par
M. de Villeneuve-Bargemont, qui Va. mis dans la bouche de René (I, 268). Du
reste, cet écrivain, confondant encore les dates, place la réduction des deux
châteaux de Naples à Tannée précédente, avant le siège de la ville et la mort de
l'iulant dom Pedro, contrairement à tous les textes.
- Dans ces jours-là même, il faisait donner dix ducats à deux citoyens de Naples
qui étaient venus lui parler en cachette. (Comptes d'Alphonse, i//i</.; 17 juin
1439.)
: '■' Journal de Naples, (/"(W., 1112 ; Pérégrin, (T-i-V.
180 RECOUVREMENT DU CHATEAU DE L'ŒUF. [Wi^ô\
leurs femmes ; on les renvoya sous la conduite du neveu de
Thomas de Campofregozzo, qui commandait la flotte génoise.
Quant au roi d'Aragon, il avait levé le camp de nouveau et
pris avec ses troupes la route de la Calabre ' : Naples était
complètement dégagée. Cet important succès, s' ajoutant à ceux
de la dernière campagne, semblait assurer le triomphe définitif
de la cause angevine et française. Il était dû surtout à l'artil-
lerie du roi René, et le Journal napolitain observe, à cette
occasion, que ce fut lui qui importa le premier dans le royaume
de Sicile l'usage des espingards [spingarde], petites pièces de
canon portatives, dont la charge n'excédait pas deux livres. Il
avait amené avec lui soixante espingardiers, dont deux sa-
vaient fabriquer la poudre. Le roi d'Aragon voulut aussi avoir
des espingards; mais ils ne purent lui servir, faute de pou-
driers habiles. C'est seulement, dit la même chronique,
après avoir fait prisonnier un des hommes du métier, au
siège de Sant-Arcangelo, petit château voisin de Naples, qu'il
parvint à être muni de bonne poudre, et qu'il multiplia ces
armes spéciales dans son armée '\ On rencontre, en effet, dans
ses comptes, la mention de plusieurs sommes dépensées en
façon de poudre et d' espingards, ainsi qu'en l'acquisition de
« certaines artilleries secrètes commandées par lui pour la
fourniture de son camp ^ » . Ces dépenses ne remontent pas
plus haut que l'année 1442. L'assertion de l'annahste contem-
porain se trouve donc confirmée, et l'on peut attribuer au bon
roi de Sicile une part certaine dans le développement de la
plus terrible des inventions modernes.
La chute des citadelles napolitaines était pour lui, disions-
nous, un avantage immense. Dans la partie engagée avec
acharnement autour du trône de Charles d'Anjou , si la
' Cronica ilclrcgno di Napoli et Pérégrin, ibid. Ou peut lire dans ce dernier
une narration détaillée, mais obscure, de l'événement, laite au point de vue
espagnol.
^ Journal de Naples, i^«V., 1113. Pérégrin parle aussi du mal ([ue les espingards
(irent aux Aragonais dans l'attatpie du Castel-Nuovo.
^ Arch. de Naples, Ccdolt lesoruric, ccd. 11, f" 181 ; IV, i'"'* 85, lt)7, tl /Jassim.
[1439] TENTATIVES DE NÉGOCIATIONS. 181
première manche avait été gagnée par Alphonse en raison de
sa délivrance inattendue, de son installalion à Gaëte et de
ses rapides conquêtes dans l'intérieur du royaume, on pouvait
dire que la journée du 24 août avait donné la seconde à son
rival. La lutte allait-elle continuer et se dénouer dans un effort
suprême, ou les alliés des deux princes, voyant leurs forces
se balancer, allaient-ils chercher les movens d'établir entre
eux un accord quelconque? C'est cette dernière solution qui
parut d'abord devoir intervenir. Depuis quelque temps, des
négociations étaient ouvertes, au sujet du royaume de Naples,
entre les rois de France et d'Aragon. Charles VIT, après le
départ de son beau-frère, l'avait d'abord abandonné à lui-
même, soit par insouciance naturelle, soit par ignorance du
véritable état des choses. D'ailleurs, l'expulsion des Anglais
était alors la grosse affaire politique, et laissait peu de place
aux autres préoccupations. En tout autre moment sans doute,
la cause des princes d'Anjou, qui était la cause nationale, eût
été défendue avec plus d'efficacité par un gouvernement fran-
çais. Le Roi couvrait bien de sa protection ceux des États de
René qui dépendaient du royaume. Il avait écrit en sa faveur
au duc de Bourgogne, le priant de ne pas maltraiter ses ota-
ges et de lui accorder un délai pour satisfaire à ses obliga-
tions, à cause des obstacles que lui suscitait la guerre des
Aragonais '. Mais il attendit, pour le secourir en Italie, que
son intervention fût devenue d'une nécessité urgente ; et en-
core cette intervention se borna-t-elleà l'envoi d'ambassadeurs
auprès du pape et du roi d'Aragon, pour demander à l'un
de procurer et à l'autre d'accorder une trêve. C'était avant le
succès militaire dont nous venons de parler : les avantages
obtenus par les deux princes rivaux semblaient se compenser;
la lutte menaçait de se prolonger encore longtemps ; tout poi--
tait à croire qu'ils se prêteraient de part et d'autre à un
accommodement, ou au moins à une suspension d'armes
d'une certaine durée. Le sire de Gaucourt, Tévêque de Con-
' nil)l. nat., Lonaino 23S, n» 7.
182 TENTATIVES DE NÉGOCIATIONS. [1439]
serans , le prévôt de Paris et plusieurs autres personnages
furent envoyés à Gaëte pour négocier dans ce sens*. Us ren-
contrèrent une vive résistance. Cependant, en voyant la chute
du Castel-Nuovo, ils pensèrent qu'Alphonse se montrerait plus
traitable. Us servirent môme d'intermédiaires dans la reddi-
tion de la place, espérant trouver là l'occasion d'amener une
entente. Mais Alphonse les amusa par de vaines promesses,
les fit maltraiter en route par ses bandes, et finalement
s'éloigna sans avoir voulu accéder à leur requête. Même après
un revers, sa nature opiniâtre se refusait aux concessions. U
ne songeait qu'aux moyens de prendre une prompte re-
vanche.
Du côté du pape, les ambassadeurs de France eurent
d'abord plus de- succès. Eugène IV, qui avait toujours les
plus impérieux motifs pour ménager Charles VII, chargea
l'évêque d'Albano, son légat en Provence, de se rendre au-
près des deux princes, afin d'essayer de jeter les bases d'une
transaction raisonnable^. Mais, outre l'énorme difficulté de
faire accorder des prétentions aussi contraires que les leurs,
cette tentative devait se heurter à des obstacles d'une autre
nature, résultant de la situation de l'Église. L'antagonisme du
pape et du concile divisait la chrétienté en deux camps iné-
gaux : René, comme le roi de France, tenait pour le premier,
qui, en retour, favorisait sa cause en Italie ; il venait même
d'ordonner à ses sujets de rendre une entière obéissance au
pontife, et d'arrêter les porteurs de toutes lettres préjudiciables
à son autorité suprême, ayant toujours été, disait-il, le vassal
' Journal de Naples, Pcrégrin, ihid. On voit ces ambassadeurs dîner avec le roi
d'Aragon à Gaëte, le 17 juin 1439. (Comptes d'Alphonse, ibld., ced. II, f» 170 v".)
- Lettre d'Engène IV en date du 31 mars 1439 (Arch. des Bouclies-du-Rhônp,
Ij 11,1" 317). C'est à cette affaire que se rattache proljahlemcut un exposé des
droits de René, sans date, fait au pape par l'évêque de Chartres, le sire de
Gaucourt et autres ambassadeurs, avec l'avis des jurisconsultes (Arch. nat.,
KK 112G, i">^ 531 v"). La mission donnée à l'évêque d'AIi)ano paraît être le seul
Ibudcment de l'étrange assertion de M. de Villeneuve-lîargemont, que le roi
d'Aragon avait alors décidé le pape à demeurer neutre entre lui et son rival
(I, 280).
[1439] TENTATIVES DE NEGOCIATIONS. 183
soumis du Saint-Siège, auquel il avait prêté l'hommage et le
serment de fidélité'. Alphonse, par opposition, devait incliner
du côté du concile. Effectivement, il avait, dès 1437, envoyé
à Bâle l'archevêque de Païenne et l'évêque de Viana pour
obtenir la confirmation de ses droits au trône de Sicile, et,
sans la résistance du cardinal-archevêque d'Arles et de Ray-
mond Talon, magistrat provençal chargé de répondre au nom
de son souverain % il l'eût peut-être emporté devant l'assem-
blée des Pères, systématiquement hostile aux actes d'Eu-
gène IV. Mais il ne se borna pas là : il entra dans la coalition
ourdie pour déposer le pape, et fit pousser secrètement le duc
de Savoie, Amédée VIII, à briguer la tiare. Une note anonyme
et sans date, émanée d'un de ses secrétaires, nous donne la
preuve des intrigues nouées par lui dans ce but audacieux.
Cette pièce, qui éclaire d'un jour nouveau les causes de l'élec-
tion de l'antipape Félix, paraît se rapporter à l'année qui pré-
céda son couronnement (1439). Elle renferme des instructions
à l'usage d'un certain Zohanne Pedro, qui est chargé d'aller
trouver Louis de Savoie, fils d'Amédée, de l'engager à poursui-
vre la papauté pour son père, et de l'assurer que le roi d'Aragon
l'aidera de tout son pouvoir : ce dernier promet de ne deman-
der d'autre indemnité, pour la conquête des terres qu'il en-
lèvera au pape Eugène, que le payement des gens de guerre
qu'il emploiera ^ Ainsi Alphonse voulait tout simplement se
débarrasser du pontife, le supplanter par un autre qui serait
lié d'avance à ses intérêts, et, tandis qu'il livrerait à cet intrus
le territoire romain conquis par la violence, se faire adjuger en
récompense le royaume de Sicile. Le plan était audacieux,
digne d'un politique qui trouvait tous les moyens bons pour
arriver à ses fins. Espérant le voir réussir, il n'avait plus
besoin d'écouter le pape légitime ni son légat ; il ne se souciait
guère de leurs démarches conciliantes. Par là s'explique la
' Acte daté de Naples, le 23 juillet l'i39 (Arch. nat., \bi,L, f» 53(! v).
- Arcli. nat., ibul., f» 531.
' Minute corrigée (Bihl. nat., nis. it.-il. 1.-.S3, f 23).
184 TENTATIVES DE NEGOCIATIONS. [1439]
confiance obstinée qu'il continuait à garder après le revers
militaire le plus pénible pour son orgueil.
René lui-même se trouvait presque dans l'impossibilité de
traiter, malgré toutes les intentions pacifiques qui pouvaient
l'animer. La république de Gênes, dont une solution de ce
genre eût dérangé les combinaisons, s'émut aux premiers
bruits de négociations. Le doge écrivit au roi de Sicile de ne
pas négliger de l'avertir avant de conclure aucune trêve^ au-
cune convention. « Si vous en venez là, lui disait-il, nous de-
vrons nécessairement être compris avec vous dans le traité ;
l'ennemi nous a offert des conditions inespérées pour obtenir
seulement notre neutralité, et nous avons refusé, parce que la
ruse est trop grossière et n'a pour but que de diviser les
alliés. C'est à votre tour à faire de même et à ne pas séparer
notre sort duvôtre^ « Cette demande, quoique légitime, créait
un empêchement de plus. Les propositions d'accommodement
étaient donc entravées de différents côtés. Les pourparlers
continuèrent pendant quelque temps sans résultat, et, tandis
qu'ils traînaient en longueur, le sort des armes fut appelé de
nouveau à trancher la question sicilienne.
Une perte soudaine vint, dès la reprise des hostilités, afiai-
blir et consterner le parti angevin. Le vieux Jacques Caldera,
' Lettre du 18 août 1430 (Arch. de Gênes, X, 111). A côté de celte corres-
pondance officielle, il faut placer une lettre plus intime de Thomas de Campofre-
gozzo, écrite vers la même date et reproduite par Papon (Hisi. de Provence, lil,
.iSl) d'après un manuscrit du Vatican. René y est exhorté à ne pas abandonner la
lulle : « Voyez avec ([uelle joie et quel empressement vous avez été reçu par tout
ce qu'il y a de gens vertueux. Ils se disputent à l'envi à qui vous portera sur le
trône; il n'est rien qu'ils ne souffrent pour l'amour de vous : ravages, incendies,
siège, famine, blessures, ils bravent tout, et la mort même. Quand je pense à ces
efforts généreux, je trouve que rien n'est plus propre à soutenir ce courage dont
vous avez donné tant de preuves dans la lionne et dans la mauvaise fortune... Sur
le trône où vous êtes élevé, où vous foulez aux pieds les amusements frivoles et les
plaisirs, la gloire est la seule passion (pie vous ne vous soyez point interdite; mais,
vous le savez, elle ne s'acquiert que par cette fermeté inébranlable qu'on montre
dans les granilcs entreprises et les périls... C'est à travers les obstacles et les hasards
qu'Hercule, Annibal, Fabius Maxinius, Marcellns et plusieurs de vos ancêtres sont
allés à l'immortalité. » Etc. Toutes ces belles paroles n'empêcheront pas les Génois
de faiblir loistpi'il s'agii;i de venir an secours du roi de Sicile.
[143940] MORT DE JACQTTKS TALDORA. 183
son appui le plus solide, avait à peine attaqué les Aragonais,
qu'il fut frappé d'un coup de sang, au moment de livrer l'as-
saut à une petite place de la baronnie de Gercello, appelée
Colle. Il avait soixante-dix ans_, et, le jour même, il s'était
vanté de combattre connue un jeune homme de vingt-cinq. 11
expira quelques heures après, le 18 novembre 1439, sans
emporter de ce monde, disent les Italiens, autre chose qu'une
grande réputation de bravoure, ternie par l'inconstance et
l'avarice'. Son fils Antoine hérita de son titre de duc de
Bari et du commandement de ses troupes, auxquelles il pro-
mit, pour se faire bien venir, qu'elles seraient mieux traitées
que par le passé. Le nouveau général, sans avoir les qualités
de son père, poussait ses défauts à l'extrême. Une expression
triviale, qu'on nous pardonnera, définit parfaitement la situa-
tion créée par ce changement forcé : le malheureux René
troquait son cheval borgne pour un aveugle. Mais xAntoine
Caldora avait pour lui son nom, la confiance de son corps
d'armée, qui lui appartenait presque autant qu'au souverain ;
il importait de ne pas le mécontenter, si l'on ne voulait
s'aliéner tous ceux dont il disposait. Entre deux dangers, le
moindre fut choisi.
A partir de ce moment, les Aragonais reprirent peu à peu
l'avantage. Revenus en force dans la Terre de Labour, ils as-
siégèrent Acerra, que défendait un capitaine français du nom
de Gui, en même temps trésorier de René. Trois fois, au dire
de Pérégrin, ce prince accourut de Naples pour lui porter
secours, mais inutilement. La place se rendit devant la
famine, et fut confiée au prince de Tarente. Le 13 jan-
vier 1440, l'ennemi victorieux se transporta devant Aversa,
située dans la même région'. La mort de Jacques Caldora,
qui, l'on s'en souvient, avait obtenu la possession de cette
ville en garantie d'un prêt d'argent, la laissait sans défense ;
aussi ne put-elle tenir longtemps. Mais une cause encore plus
' .loiinial de Naples, ihUI,^ \\\\; Pérégrin, ihul. L:i mort de Caldora est rap-
portée à une autre époque pnr Dégly et par M. de Villenetive-BargenKiiil (I, 278).
- Pérégrin, ihid.
180 TERGIVERSATIONS D'ANTOINE CALDORA. [1440]
inquiétante, que le chroniqueur espagnol passe sous silence,
vint contribuer à sa perte. Antoine Caldora, qui se tenait dans les
A])ruzzes, ayant été appelé en toute hâte pour délivrer A versa,
répondit à René que l'argent lui manquait, que le pays ne
suffisait pas à l'entretien de ses gens, que plusieurs de ses
officiers cherchaient à nouer des intelligences avec l'Arago-
nais, enfin que c'était plutôt au roi de venir raffermir ses par-
tisans par sa présence, sans quoi lui-même se verrait forcé,
ainsi que son oncle Raimond, de passer dans les rangs d'Al-
phonse. Caldora^, en effet, nourrissait déjà des projets de
désertion ; il espérait que l'occupation de la Terre de Labour
empêcherait le prince de se rendre auprès de lui, et comptait
tirer de son refus un prétexte pour l'abandonner'. René ne
voulut pas lui laisser cette excuse. Avec sa fougue ordinaire,
il résolut de le rejoindre à travers les lignes ennemies ; mais,
avant de quitter la capitale, il voulut soutnettre ses habitants
à une épreuve qui lui permît de juger s'il pouvait se fier à
leur fidélité.
Il fit donc répandre dans la ville le bruit qu'il déses-
pérait de son triomphe, qu'il allait embarquer sa femme et ses
enfants sur deux navires génois, arrivés récemment avec une
cargaison de victuailles, et que lui-même allait partir pour
Florence, afin d'implorer l'aide du pape Eugène : s'il l'obte-
nait, il reviendrait dans le royaume; sinon, il s'en retournerait
en France. Un cri unanime s'éleva : « Pour l'aniDur de Dieu,
lui dirent les Napolitains, ne pensez pas à cela ; nous ne vou-
lons pas d'autre souverain que vous ; ne nous abandonnez pas.
— Mon éloignement, répliqua-t-il, vaudra mieux pour vous;
car vous pourrez vous accommoder avec le roi d'Aragon sans
avoir autant de souffrances à redouter.» Et il commença aus-
sitôt ses préparatifs de départ, tandis qu'Alphonse, instruit
de cette nouvelle et la prenant au sérieux, se relâchait de sa vi-
gilance, dans la certitude de régner bientôt sans obstacle ".
' Journal, ibul., 1114.
- Ibiit., 1114, 1115. Cet épisode a ôté quelquo peu amplifié par les historiens
modernes (Vill.-Barg., I, 282 et suiv.).
[1440] RENE REJOINT SON ARMEE. 187
René était satisfait de son ingénieuse épreuve. Le 29 jan-
vier, vers le milieu de la nuit, il manda ses serviteurs les plus
dévoués, avec ses officiers d'infanterie, et leur tint ce langage :
<( Mes frères et mes fidèles, vous voyez où eu sont mes affaires
et ce que me fait dire Galdora. Pour votre salut, je ne regarde
pas à exposer ma personne et ma vie ; je vous recommande la
cité, la reine, mes enfants, et je vais me battre. » A ces mots,
il s'élance sur son cheval. Quarante Français de sa suite eu
font autant. Raimond de Barletta se met en marche derrière
eux avec une poignée de fantassins ; un certain nombre de
chevaliers napolitains, qui aimaient leur prince, le suivent
aussi à pied, sans se donner le temps de faire venir leurs che-
vaux. Alors s'engage une de ces campagnes aventureuses,
héroïques, telles qu'on en rencontre à chaque page de nos vieilles
chansons de geste. Dans les traditions locales qui nous en ont
conservé le souvenir, le roi René apparaît comme un autre
Charles le Grand , franchissant les montagnes , surprenant
l'ennemi, et trompé lui-même par un vassal félon ; ou plutôt
il rappelle la figure plus moderne d'Henii IV, comme lui
adoré des siens, guerroyant sans argent, sans habits, conqué-
rant son royaume avec une petite troupe de fidèles et la po-
pularité avec son entrain, son humour , ses manières débon-
naires'.
Après avoir marché toute la nuit hors des chemins bat-
tus, la phalange improvisée arrive à l'aube sous les murs de
Noie. Les sentinelles aragonaises, entendant le bruit d'une
chevauchée, donnent l'éveil. René ne se laisse pas attein-
dre ; mais Jean Cessa, envoyé sur ses pas par la reine Isa-
belle, avec un renfort et des bagages, est obligé d'en venir
aux mains et de laisser presque tout au pouvoir de ses nom-
'■ Il est curieux tle voir comment l'iustoriographe attaché à la suite d'Alphonse
d'Aragon apprécie le hrusque départ de René et sa téméraire expédition : « J/i/iii
cum iiitra muros NeapoUs paucis conjidcrvt mUUU)us,erubescens de suiïnopià, liord
uoct'is medid lalenter urbein dimisit, ac ver obsconsa nemora fer è soins commd 'dans
in y4f}idicim versus penetravit iter. Expaluît plebs Neapolilana, ideo qnla ipsdins-
cientc fitrtim reccsserat domlnus. liiimor fuit de nstucid viri, «etc. (V. pièces insti-
ficatives, n" 99.)
188 RP:NE rejoint son ARMEE. [1440]
Lreux agresseurs '. Au grand jour, le roi est devant Balano,
château dépendant d'Avella, également occupé par les Espa-
gnols. « Qui va là ? lui demandent les gardes, — Nous sommes
des vôtres, dit-il avec assurance; nous allons prendre Sum-
monte, afin que vous ne soyez plus inquiétés de ce côté. » Et
tout le cortège d'entonner le cri de guerre des Ursins, alliés
d'Alphonse : Orso! Orso! Us passent sans encombre, et, pour
ne plus tomber dans les lignes ennemies, ils gravissent,
près de Monte- Vei'gine, des hauteurs couvertes de neige, où
nul pied humain n'avait encore passé. Le froid les paralyse,
la tourmente les renverse; ils perdent là huit hommes. Mais
René, toujours gai, réconforte les autres et donne à chacun
une bonne parole. On était parti trop vite pour se munir de
provisions : heureusement, il se trouve un Français plus pré-
voyant que les autres, qui a emporté treize pains et un flacon
de vin ; il partage le tout entre ses compagnons, et celte
agape fraternelle soulage un peu leur fatigue. Parvenu à
Summonte, place gardée par son fidèle Ottino Carracciolo,
le roi y laisse ceux qui ne peuvent plus le suivre ; puis il ga-
gne avec le reste Sant-Angelo dé Scala, occupé par les gens
du môme seigneur. Là, le châtelain allume un grand feu, lui
fait quitter tous ses vêtements, qui étaient trempés «jusqu'à la
chemise » , et lui en donne d'autres. Le prince affamé se met
à faire cuire lui-même ses œufs (car on était au samedi). On
s'empresse autour de lui. On lui cherche partout un verre, car
les habitants ne se servent que de tasses de terre ; mais il re-
pousse celui qu'on lui présente : « Ne dérogeons pas, dit-il,
aux bonnes coutumes du pays. )) Puis, après s'être un moment
récréé avec son entourage, il remonte à cheval et se dirige sur
Bénévent. Des traits de ce genre étaient faits pour toucher le
cœur du peuple et frapper son imagination ; il n'est pas éton-
nant que les contemporains en aient perpétué la mémoire.
Attaqué en route par une horde de paysans, qui ignoraient
à quel personnage ils avaient affaire (c'étaient les ancêtres
' Pért'grin parle seul de cet incident, qu'il grossit avec une complaisance visible.
(Pièces justificatives, iind.)
[1440J RICXE IIEJUIXT SON ARMÉE. 189
des bandits napolitains), il passe au travers. Un chevalier fran-
çais, nommé Gui, les frappe d'estoc et de taille, en tue un,
en blesse quatre, en arrête cinq. Emmenés malgré leurs cris,
ces derniers s'attendaient à être pendus au bourg prochain,
lorsque le roi les délivre et leur dit : « Allez-vous-en chez vous ;
je suis le roi René ; je suis venu pour sauver mes sujets, et
non pour les faire mourir ', »
Il arrive à Ijénévent à deux heures de nuit, le dernier jour
de janvier. Cette place était neutre, étant gardée pour le
comte François Sforza par un de ses lieutenants. Le châte-
lain, averti que messire Gui, Raimond Annequin et d'autres
gentilshommes de Naples, en tout près de deux cents person-
nes, tant à pied qu'à cheval, demandent à pénétrer dans l'en-
ceinte des remparts, donne l'ordre de n'en laisser entrer que
vingt-cinq. Le recteur prend les clefs, ouvre les portes de la
Nunziata, et, après avoir livré passage au nombre indiqué, la
referme. Aussitôt le bruit se répand que parmi les vingt-cinq
on a reconnu le roi René, habillé comme un rustre. On vérifie
le fait : l'archevêque reçoit le prince dans son palais; mais le
châtelain, moins bien disposé, lui fait promettre de quitter la
ville le lendemain, et en réfère immédiatement à son maî-
tre ^ Le jour suivant, craignant sans doute d'être inquiété,
René demande l'hospitalité à un bon religieux, originaire de
Bénévent, qui lui a servi de guide dans son dangereux voyage,
et qui a plus d'une fois exposé sa vie pour lui. Frère Anto-
nello, tout joyeux, allume dans sa maison un grand feu, y fait
rôtir des viandes, apprête une quantité de mets comme s'il
s'agissait d'un festin royal. Mais son hôte, arrivant, s'assied à
une petite table, et se met à boire et à manger avec tout le
monde. « Es-tu content? lui demande-t-il après. — Sire, ré-
' Tout ce qui précède est tiré du Journal de Naples (il>iil., 1115 et] suiv.). Je
néglige les sources qui n'ont ni la même ancienneté ni la même authenticité.
- C'est du billet écrit collectivement par le châtelain et le recteur de Bénévent
que je tire ces détails. Cette curieuse missive est conservée aux archives de Milan
{Do/ni/iio Fisconlco), On peut en lire le texte dans les pièces justificatiNes
(no 12).
190 RENE REJOINT SON ARMEE. [1440]
pond le inoine, si je mourais en ce moment, j'irais en para-
dis, pour avoir vu ma pauvre et chétive demeure honorée de
la présence d'un tel prince. — Pense plutôt à vivre, ajouta
René, et je te récompenserai. » Puis il retourna trouver l'ar-
chevêque, qui lui prêta cinquante ducats, et il se remit en
route avec les siens.
Continuant de s'enfoncer dans les montagnes, il atteignit
bientôt Lucera, dans la Pouille \ avec un renfort de trois cents
fantassins et de mille lances, que lui avaient offert à son pas-
sage plusieurs seigneurs du pays. Là, il s'arrêta quelque
temps pour faire reposer ses soldats, qui, à force de marcher
dans la neige, avaient les pieds et les jambes tout enflés. La
principale difficulté de son entreprise était surmontée : il avait
franchi toute la région occupée par les Aragonais, mis entre
eux et lui l'Apennin ; il ne lui restait plus qu'à gagner les
Abruzzes à l'abri de ce formidable rempart, pour rejoindre
Antoine Caldera. C'est ce qu'il fit en fort peu de temps, quoi-
que la distance fût encore longue. Cette expédition, dit la
chronique, lui valut une telle renommée de prudence et de
courage dans l'adversité, de familière bonté, d'intrépidité
devant le péril, que non-seulement tous les gens de Caldera,
mais tous les barons et tout le peuple de l'Abruzze vinrent
lui apporter leurs protestations de dévouement. Il retrouvait
au fond de cette province l'inaltérable fidélité qui fut toujours
l'apanage des montagnards. Mais, si son audace avait été dé-
couverte par une seule des garnisons ennemies semées sur sa
route, il eût été infailliblement pris. Aussi le roi Alphonse
entra-t-il en fureur à la nouvelle qu'il avait été joué. « Que
chacun fasse son devoir, s'écria-t-il, à présent que ce lion est
déchaîné " ! »
René passa la fin de l'hiver à Aquilaet dans les environs, se
' Nocera di Piiglia, dit le texte; mais les deux noms s'appliquent encore au-
jourd'hui à cette ville. 11 ne faut pas la confondre avec les autres Nocera, situées
dans la Calalire el dans le duché de Spolète.
- « Mo Insoj^na cite ogiiunv faccia il doferc, csscndo sccUciiato qucsto leone. »
Journal, ihid.j lllG.
[14iUJ TRAHISON D'ANTUINE CALDURA. l'Jl
préparant à tenter avec ses troupes réunies un effort énergique.
Il lui fallait maintenant revenir sur l'ennemi^ fondre sur ses
derrières, l'écraser entre les forces angevines et les murs
de Naples. Caldora, toutefois, commençait à manifester sa mau-
vaise volonté. Désagréablement surpris de l'arrivée du prince, il
avait fornmlé de nouvelles réclamations. A défaut d'argent, il
demandait la place de Sulmona : on la lui céda; mais les habi-
tants, qui le haïssaient, préférèrent se livrer aux Aragonais, et
force fut au roi de Sicile d'assiéger la ville, qui se soumit, à
la condition de demeurer unie à la couronne royale. Le duc
de Bari n'en devint que plus exigeant. Il déclara qu'il voulait
désormais de bons deniers comptant, ou sinon qu'il ne mar-
cherait pas. René lui répondit qu'il n'en avait plus, qu'il lui
donnait tout à mesure qu'il recouvrait des fonds, qu'il lui en
trouverait à Naples après leur retour. Ainsi leurs rapports
s'envenimaient de jour en jour, et la trahison devenait immi-
nente.
Alphonse était trop hahile pour ne pas profiter d'une pa-
reille situation. L'éloignement de son rival lui permettait de
resserrer le cercle de fer dont il entourait déjà la capitale. Les
environs de celle-ci étant presque entièrement en son pouvoir,
il prit le parti de l'isoler, de l'affamer. Toutes les communica-
tions entre elle et l'armée angevine furent coupées, grave in-
convénient, que l'avantage de la jonction des deux chefs ne
compensait peut-être pas. René s'avança donc avec Caldora
pour rompre cette ligne d'investissement. Il revint dans ce
but jusqu'auprès de Bénévent, et se campa juste en face du
roi d'Aragon, établi au lieu dit la Pelosa. Croyant avoir enfin
trouvé l'occasion d'une bataille décisive, il renouvela le défi
qu'il avait porté à ce prince, et lui fit proposer de combattre,
soit corps à corps, soit avec un petit nombre de champions,
soit avec toutes leurs troupes. Cette fois, Alphonse ne prit pas
de faux-fuyant : il refusa catégoriquement. «Je suis maître de
la plus grande partie du royaume, répondit-il, ; ce serait une
folie d'aller remettre le tout au hasard d'une journée.» Le bouil-
lant fils d'Anjou, résolu à ne plus le laisser échapper, fondit
192 TRAHISON D'ANTOINE CALDORA. [1440]
aussitôt sur son camp. Déjà les Catalans pliaient en désordre;
leur roi lui-môme, qui était malade et se faisait porter en li-
tière \ avait commandé de déloger, quand un colonel de l'in-
fanterie napolitaine lui fit dire qu'il n'avait pas besoin de s'in-
(juiéter. En même temps Caldora, sous prétexte d'épargner
les siens, les arrête court. A cette vue, René désespéré s'écrie:
« La victoire est à nous ; laissez venir ces gens avec moi, et
prenez ma vie -. » Le duc répond que les adversaires sont
trop nombreux, qu'il sait bien comment on dirige la guerre.
« Et si vous perdez la bataille, ajoute-t-il froidement, vous
retournerez en France gouverner tous vos États ; tandis que
moi, je serai réduit à errer comme un mendiant. » Pendant ce
débat, l'ennemi commence à décamper; l'occasion tant cher-
chée s'envole encore une fois.
Une perfidie aussi peu déguisée devait consommer la rup-
ture entre le roi de Sicile et son général. Pérégrin prétend que
leur dissentiment naquit de l'insuccès, et que, devant la bril-
lante résistance d'Alphonse, ils s'accusèrent l'un l'autre;
mais il est forcé d'avouer (ce qui lui arrive rarement) que
l'action fut très-dure, et il attribue la retraite précipitée de son
maître à la nécessité d'aller fermer la route d'Aversa. Suivant
le même historiographe, les Angevins déconfits escaladèrent
en toute hâte les hauteurs de Monte- Vergine, seul passage
qui ne fût pas gardé, et, se cachant derrière les rochers et les
bois, s'enfuirent à bride abattue jusqu'à Naples\ La vérité est
qu'en face deTabandon trop certain dont il était menacé, René
n'avait pas d'autre parti à prendre que de rentrer dans sa ca-
pitale , d'y ramener ses lidèles Français et d'y concentrer
toute la résistance. C'est ce qu'il fit le jour mème,_ en perçant
de nouveau les lignes ennemies, avec toute la célérité com-
mandée par la situation. S'il fuyait, c'était devant la trahison ;
c
11 soulTrail, suivant Péiégriii, d'une maladie apjielie \c/cr chaud {carhuit-
:ulus) .
- « Oggi havemo (a villona ; lusiu ic/i'irc la gciitc cou wc, c mi logl'i la vlla. »
Journal, ihhl ., 1118.
■' V. pièces ju>liiieative?, n» 99.
ill-iUJ TRAHISON D'ANTOINE CALDOllA. 19;j
s'il était réduit à l'impuissance, ce n'était point par la force
des armes.
La ville de Naples, durant son absence, avait été maintenue
dans la tranquillité par l'énergie de la reine Isabelle, en dé-
pit d'un commencement de famine et des intrigues de l'Ara-
gonais. Le premier soin du roi, en arrivant, fut de démasquer
Antoine Caldera et de le mettre hors d'état de lui nuire.
Tant qu'il n'avait eu contre lui que des soupçons, il avait dû,
pai- politique, le ménager : mais aujourd'hui la prudence devait
l'aire place à la fermeté ; il avait môme trop attendu. Deux
navires venaient de débarquer au port des provisions de toute
espèce : à cette occasion, il réunit dans un festin, au camp des
Marais [Paiude), une foule de seigneurs et d'ofliciers, Rai-
mond Caldora, le comte de Gelano, Trajan Carracciolo et beau-
coup d'autres, le duc de Bari en tête. A la lin du repas, René,
se levant, apostropha ce dernier, et lui tint un discours très-
net, qui nous a été conservé :
« Duc, dit-il, vous m'avez fait appeler dans TAbruzze à
u votre secours, alors que bien peu de vos gens auraient osé
« y venir, vous le savez. J'ai chevauché par la C-ipitanate et
« par l'Abruzze, non comme votre roi, mais comme votre tré-
« sorier et votre agent. Tous les deniers que j'ai pu avoir, je
(( vous les ai donnés. Ensuite vous avez voulu Sulmona : je
« vous l'ai donnée. En toutes choses je vous ai témoigné ma
« faveur et me suis efforcé de vous contenter. Après m' avoir
« fait venir jusqu'à Garpinone, à peine avez-vous daigné
« bouger, et, si dans le trajet je commandais une chose, vous
« commandiez immédiatement le contraire. On peut dire que
« vous m'avez arraché des mains le roi d'Aragon et toute son
« armée, quand vous n'avez pas voulu laisser combattre vos
« gens comme ils y étaient obligés, puisqu'ils avaient été
« payés par moi. Je suis venu d^ France pour être roi, et
« non pour vous obéir : aussi, je vous le dis, par égard pour
« les services de votre père, je ne veux pas prendre contre
«vous de mesure plus rigoureuse, mais j'exige que vous
« remettiez vos troupes entre mes mains; à, ce prix, vous
13
194 TRAHISON D'ANTOINE CALDORA. [1440J
0 garderez vos dignités et tout ce que vous possédez \ »
Caldora balbutia quelques excuses : il avait Texpérieuce du
terrain et de la qualité des soldats italiens ; il ne croyait pas
qu'on dût, ce jour-là, engager une bataille. Mais, malgré
toutes ses raisons, il fut sur-le-champ renfermé dans une des
chambres du château.
Ce coup d'État nécessaire eut immédiatement des suites fu-
nestes,, qui justifient l'hésitation du roi. Les soldats du duc de
Bari, en apprenant sa détention, se révoltèrent, foulèrent aux
pieds l'étendard royal et saisirent leurs armes, en annonçant
bien haut l'intention de se rendre au camp espagnol. Raimond
Caldora, plus loyal que son neveu, entremit son influence
pour les apaiser; mais il ne put en venir à bout qu'au prix
d'une concession dangereuse. Au bout de huit jours, ils obtin-
rent de l'argent pour eux et la liberté pour leur chef; moyen-
nant quoi, ils jurèrent de servir fidèlement le prince d'Anjou,
et Antoine s'engagea à letourner dans l'Abruzze en qualité
de vice-roi, accompagné seulement des cavahers de sa maison.
C'était, de la part de René, une inconséquence et une faiblesse.
Mieux eût valu ne pas arrêter le traître, ou ne pas le relâ-
' (c Duca, vol sapele clic mi mandastU'o à clilamare in Apruzzo in suhsidio de
te cose voslre, à tempo clie J'orse noc/ii i/i qiu'Ul clic stavano cou roi se sariano
arrisicati venire, e sovennivi; e ho cavalcato vol ver lo Capîtanalo et Apruzzo,
non coine re, ma como esattore et fattore vostro, e (juaiiti daiiari ho hamlo, tulli
ve li ho data. Poi volesle Sidmone, e io ve to diedi ; e in tutte le cose cke ho
poliito mi ho mostrato favorevole et inchinato à conlenlurvi. f^oi, dopa havcrmi
falto ventre fino a li piedi vostri fino à Carpinone, appena vi volestivo movere ; e
sapcte, se io per camino comandava nna cosa, voi ne comandavate un allra in
contrario. Onde si puo dire che vol ml havete levato il re d' Aragona con iutto lo
esercito suo dalll manl col non volere che le gcnù rostre combatessero , corne erano
ohligate, essendo statc da me pagate. lo sono venuto de Franza per essere re, e
non (\-.tculore vostro ; e per queslo vi dico che, per luivere rlspetto alll servizi di
vostro paire, io non voglio fare contra voi altra dimostrazione che volere le genti
vostre in mano, et lo slalo sla vostre e quanto possedete. ■» Journal de Naples,
ihid,, 1119. M. de Villeiieuve-Bargeniont (I, 303) place ce fait a,vant la rentrée du
roi à Naples. et en dénature quelque peu les circonstances. D'après le Journal, il
aurait ou lieu le l" juin. Il faut, je crois, lire le 1^'' juillet (gitdio pour glngno),
car la journée de la Pelosa, qui, nécessairement le précéda, est lixée par la mèuse
chroui(jue au 30 juin ; dans ce cas, le festin aurait été donné dès le lendemain.
[1440] TRAHISON D'ANTOINE CALDORA. 195
cher après lui avoir donné de nouveaux motifs d'irritation,
cai* on savait ce que valait sa parole. Mais la situation était
devenue une véritable impasse : si Caldora demeurait pri-
sonnier, la majeure partie de l'armée désertait; s'il était libre,
il enchaînait tout au -moins ses troupes dans une inaction
presque aussi coupable. Ainsi, suivant le mot qui lui avait été
jeté à la face, ce capitaine était plus roi que son maître, et
disposait du sort de la dynastie.
On vit immédiatement ce qu'il fallait attendre de lui. A
peine sorti de sa prison, et parvenu au pont de la Madeleine,
à la porte de Naples, il fit appeler ceux qu'il avait l'habitude
de commander. Tous vinrent aussitôt se ranger autour de sa
personne. René, alarmé, prenait déjà les armes afin d'aller les
disperser ou les châtier ; mais on lui fit observer qu'il devait
peu compter sur ses propres officiers pour une pareille tâche,
car plusieurs d'entre eux, Raimond Caldora, Trajan Carrac-
ciolo, Lionel, comte de Celano, étaient les proches parents du
duc de Bari. Celui-ci, avant d'aller plus loin, fit demander par
un héraut la révocation des conditions qui lui étaient impo-
sées, et son maintien à la tête des soldats que lui avait laissés
son père. Le prince, indigné, déclara qu'il aimerait mieux
renoncer au trône que de subir de pareilles exigences. Après
deux ou trois messages du même genre, Antoine, mettant
ses menaces à exécution, envoya deux députés au roi d'Ara-
gon, qui lui fit sur-le-champ des offres brillantes. Des pour-
parlers suivis s'engagèrent entre eux. Quelques jours plus
tard, ils avaient une entrevue secrète dans un vallon reculé,
près d'Arienzo; le général napolitain se précipitait aux pieds
d'Alphonse en implorant son pardon, protestant que son corps
était à lui comme son âme était à Dieu ; dix mille ducats lui
étaient assignés pour payer son parjure. Il alla ensuite s'éta-
blir avec les siens entre Bénévent et Padula, subissant le mé-
pris de son nouveau maître, qui ne voulut pas employer son
épée, mais se contenta de se faire ouvrir par lui les chemins
de la capitale'. Leur bon accord ne dura même pas long-
' Journal de Naples, il^id., 1119, 1120. Ces détails sont confirmés par ceux que
■196 TRAHISON D'ANTOINE CALDORA. [1440]
temps : Caldora s'étant mis à ravager comme un chef de bri-
gands la campagne de Venafro, Alphonse, au dire de Péré-
grin, dut employer sa cavalerie à réprimer ses excès *. Bientôt
il fut forcé d'aller l'assiéger dans la ville de Bari, qu'il ré-
clamait avec d'autres terres, et qu'il avait commencé par
occuper, bien qu'elle eût été donnée au prince de Tarente. A
plusieurs reprises, ils se brouillèrent et se réconcilièrent ; et
finalement, après avoir traîné un beau nom dans l'ignominie,
Antoine alla mourir en mendiant, comme il l'avait tant re-
douté, à Jesi, dans la Marche d'x\ncône : le prix de sa félonie
lui avait glissé des mains^ comme à Judas ^
En apprenant que sa trahison était consommée, son oncle
Raimond avait quitté Naples et couru après lui, pour le faire
changer d'avis. Loin de l'écouter, Antoine chercha, au con-
traire, à l'entraîner à sa suite. Mais le brave gentilhomme, se
souvenant qu'il était le frère de Jacques Caldora, revint au-
près de René, lui raconta son inutile démarche, et lui dit
ensuite : « Sire, faites de moi ce que vous voudrez, car je vous
sers de caution pour mon neveu. — Vous ne devez pas, ré-
pondit le roi, porter la peine des fautes d' autrui. » Et il le
rassura par de bonnes et gracieuses paroles, protesta qu'il
lui serait plus cher que jamais, et lui remit toutes les ga-
ranties qu'il avait pu donner ^.
Les conséquences de la défection de Caldora étaient faciles
donne, avec moins de précision toutefois, le chroniqnenr espagnol (pièces justi-
ficatives, n" 99).
' Pérégrin, ibicl.
^ Journal, iiiV/., 1121.
' Je pujse ce trait de la générosité de René dans les mémoires inédits du vé-
nitien Domenico Dellello, contemporain et témoin des événements (Dibl. de Saint-
Marc, à Venise, ms. ital. XLli, 1° 73). Voici le passage qui nous le révèle : « Lv
segnor Raimoiido, Itabuta tal resposta et 'visto non potcrio plaçai- ni mittar la sua
volontn, retorno à Napoli , se aprescnfo al re Renier^ narramloli tjitanto haveva
fato cum cl conlc Antonio, et tla poi li dise : Segnor, J'aie de mi que chi ve pare,
perche io fui securta pcr lui. Lo re lo recolsc cum bénigne et graciose parole,
carezandolo et dicendoU lui non dover porter pena per li menchamenti de altri ; et
li prometeva che li saria aceto corne mai, et li penlonava ogiii segurdade fata per
el coule Aiilonio. <>
[1440] INTERVENTION DES ALLIES DE RENÉ. 197
à prévoir : la lutte opiniâtre engagée depuis plus de quatre
ans devait , dans un bref délai, se restreindre à la ville de
Naples. Resserré, bloqué dans ses murs, René allait jouer
son dernier coup avec une poignée de chevaliers français,
quelques compagnies d'infanterie et les milices urbaines; et
comme les grandes villes assiégées finissent presque toujours
par succomber, rien ne pouvait plus faire espérer le triomphe
de sa cause, si des alliés puissants ou les habiletés de la di-
plomatie ne venaient le délivrer. Il ne fallait pas attendre du
roi de France un secours militaire ; les mêmes causes absor-
baient toujours ses forces et sa pensée. Le pape se montrait
bien disposé, et recommença même les hostilités contre le roi
d'Aragon. L'échec des négociations qu'il avait précédemment
entreprises pour pacifier le royaume suffisait à justifier sa
détermination. Mais il avait voulu mettre Alphonse encore
plus visiblement dans son tort : supplié en consistoire, par
tous les cardinaux présents à Florence^ d'apporter un remède
à la désolante situation d'un État qui dépendait du Saint-
Siège, il avait résolu avec eux d'envoyer un nouveau légat
aux deux princes rivaux, pour les inviter à déposer leur que-
relle. Il était persuadé que le duc d'Anjou obéirait, et son
compétiteur non : alors il aurait les meilleures raisons du
monde pour déclarer la guerre à celui-ci \ En attendant,
Eugène IV loua dans le port de Gênes un grand navire pour
expédier à Naples une provision de blé, et, dès le mois d'août
1440, il envoya sa cavalerie faire une diversion sur le terri-
toire du royaume". La république génoise, à laquelle il de-
' C'est ce qui résulte d'une lettre du cardinal Acciapozzi à François Sforza,
en date du 15 avril 1440 (Arcli. de Milan, DomUiio Vlsconteo ; pièces justificatives,
n°13).
- Les proi'isoirs institués à Gènes peur s'occuper des affaires de- Naples furent
chargés du choix et de Téi-iuipemeut de ce navire; ils prirent celui de Bartlu'lciiii
liondenicr, •< qui ciini alnnàiùbus Atigllam pctilura crut^ nllciitu iioths'timan iiavis
mngnitiidini.s. ■» (Arch. de Gênes, Délibérations, X, 1)54; 18 cl 10 aoi'il 1440.)
I/envoi de la cavalerie poutificale est constaté dans le même registre, avec la pro-
messe du pajie « pcilain oppugitare rcgcm Aragonum et rcg'i Rcitatu fncre ».
{lùii/., 30 août.)
198 INTERVENTION DES ALLIÉS DE RENÉ. [1440]
manda de suivre son exemple, ne voulut pas avoir l'air de
demeurer en arrière : après avoir fait préparer aussi une car-
gaison de vivres, elle délibéra sur l'armement d'une nouvelle
flotte. Les premiers secours qu'elle avait fournis n'avaient
pas fait merveille. Néanmoins, sur la proposition de Pierre
de Francis, ses conseils décidèrent, à soixante et une voix de
majorité contre moins de la moitié de ce nombre, que l'on
répondrait au pape affirmativement ; qu'on ne laisserait pas,
cependant, que d'observer avec attention son attitude et la
marche des affaires ; qu'on prierait le roi de Sicile d'aider à la
dépense, ou au moins d'octroyer aux Génois des concessions
qui pussent leur être utiles, à eux et à leurs enfants ^ Ainsi la
république montrait toujours le même dévouement intéressé, le
même égoïsme. C'était bien l'heure de discuter des conditions,
de réclamer des dédommagements, lorsque l'ennemi commun
achevait d'envahir un pays livré sans défense à sa merci !
Tout en accueillant avec joie cette double intervention,
René ne se fit pas d'illusions. Il vit que, dans le suprême
péril où il se trouvait, il ne devait guère compter que sur lui-
même. Loin d'abandonner la partie, ce prince, qu'on a sou-
vent représenté comme si faible et si disposé à renoncer à ses
États, résolut de se défendre en désespéré, de disputer les
armes à la main jusqu'au dernier pouce de terre du royaume
qui lui appartenait. Il prit sur-le-champ les précautions d'un
homme qui va s'exposer à la mort, et, selon l'expression
reçue, mit ordre à ses affaires. La reine et ses enfants furent
renvoyés en France dans le courant d'août. Isabelle empor-
tait avec elle une commission, datée du 10 de ce mois, lui
conférant la lieutenance générale et le gouvernement des du-
chés de Bar, de Lorraine, d'Anjou et du comté de Provence ^
' <i Privilégia, immunitates, provisiones, pignoia et alla fjusmodi, que et nobis
et fdiis ac nenolihus iiostiis multimodi prodcsse passent. » (Arcli. île Grues, ibid.,
20 juillet et 30 août 1440.) C'est sans doute pour compler plus tard avec René
«pie deux massarii furent char{;és de tenir un livre des dépenses faites pour ré<pii-
penieiil de cette flotte, {Ibid., X, 1)58; 2o avni 1441.)
= Arch. des Bouches-du-Uhone, B 12, f« 90.
[14401 NOUVEAUX POURPARLERS. 199
Elle reçut aussi de son mari des instructions et une procura-
tion pour régler d'une façon définitive, conformément aux
projets arrêtés à Gien, Tapanage de Charles, comte du Maine,
et la succession de la maison d'Anjou. Les pouvoirs qui lui
furent rerais à cet effet, le 4 août, en grand conseil, furent
contre-signes par les principaux officiers de René : Guillaume
de Montferrat, qualifié du titre de cousin du roi de Sicile;
Otlîon Garracciolo, chancelier du royaume; Louis de Beauvau ;
Philibert d'Agout , seigneur de Mison ; Pierre de Gham-
paigne; Jean Gossa, colledefer de la cité de Naples ; etc. \
Il faut remarquer aussi qu'à partir de cette époque le roi élut
domicile au Castel-Nuovo, contrairement à ses habitudes pré-
cédentes ^: sans doute voulait-il, de cette citadelle, surveiller
de plus près les abords de la ville et les travaux de défense ;
peut-être encore s'y sentait-il plus en sûreté contre les tenta-
tives de trahison que l'exemple de Caldora ne pouvait man-
quer de faire naître.
Cependant il voulut essayer une dernière fois les voies
pacifiques. Il fit proposer directement au roi d'Aragon un
compromis fort acceptable, quoique plein d'inconséquence au
point de vue des principes, Ge monarque n'avait pas d'en-
fants légitimes, mais seulement un bâtard, inapte à lui suc-
céder. René, probablement d'accord avec l'envoyé du pape et
les ambassadeurs du roi de France, s'offrit à laisser Alphonse
régner paisiblement toute sa vie, s'il voulait adopter pour
héritier son propre fils Jean d'Anjou, déjà duc de Galabre :
si Alphonse mourait le premier, René régnerait après lui, et
ensuite Jean ; si René mourait avant, Jean succéderait direc-
' Arch. nat., P 1379', cote 3118.
- V. l'Itinéraire. C'est du Caslel-Nuovo qu'est datée, entre autres, une dona-
tion faite, le 23 septembre 1440, au monastère de San-Martino, des biens de
Margarita Macia, riche napolitaine, veuve de Petrillo de Marlino, de Massa, dont
René avait d'abord protégé les intérêts, et qui n'eu était pas moins entrée dans
le parti des rebelles : « Nos cxliidc considérantes quod dicUi poslmodum Marga-
rita^ sensu ducta revroho, efjicta est Mn/estali nostre rcliellis, undc slngula ejus
liona, jura et actiones sint nabis et nostre curie devolula, e(c. » (Arch. de Naples,
Covenli soppressi, rcg. 73.)
200 NOUVEAUX POURPARLERS. [1440]
tement à la couronne \ Cette combinaison est un indice im-
portant des mobiles qui poussaient le roi de Sicile à défendre
son trône avec énergie : l'ambition personnelle n'était pas le
principal, puisqu'il consentait à laisser régner à sa place son
compétiteur ; mais une pensée plus large, une politique plus
désintéressée le guidait, puisqu'il cherchait à maintenir avant
tout en Italie la dynastie et l'influence françaises. Tout homme
moins avide que le prince espagnol, et plus avare du sang des
peuples, eût consenti volontiers. Il refusa, assumant ainsi
l'entière responsabilité des malheurs qui s'ensuivraient. Lui
aussi voulait le trône pour sa postérité : il n'en avait point, il
n'en pouvait avoir; mais il en aurait cependant, par un subter-
fuge illégal qu'un avenir prochain révélerait. Néanmoins il
ne repoussa pas brusquement les ouvertures qui lui étaient
faites : il paraît même que des pourparlers s'engagèrent vers
l'automne ; car les Génois, ayant eu vent d'un pi'ojet de traité
dans lequel ils ne se trouvaient pas bien partagés, éclatèrent
de nouveau en récriminations. « On ne peut assez s'étonner,
dit une lettre du doge et des provisores^ écrite le 6 novembre,
du changement du pape, qui nous avait fait promettre l'envoi
d'une flotte considérable pour le printemps. Nous préparons
tout, puis soudain nous sommes avertis qu'on traite. Et quel
traité, boneDeus! Pour les vingt ans de labeurs et de frais
consacrés par la république à soutenir le royaume de Sicile,
aucune rémunération n'est proposée. Bien plus, si le roi René
nous a concédé quelques privilèges , ils seront frappés de
nullité. Il paraît de toute impossibilité d'amener les citoyens
de Gênes à accepter de pareilles conditions-. » Mais leurs
plaintes se trouvèrent bientôt sans objet, car le projet avorta
encore une fois, et peut-être par leur faute. Du reste, les habi-
tants de Naplcs ne voulurent pas plus qu'eux entendre parler
de l'avènement du roi d"Aragon. En vain René leur repré-
senta-t-il qu'il agissait surtout dans leur intérêt, afin de pré-
' Journal de Naples, ihirl., 1121.
- J'analyse seulement ce tlocumciit, conservé aux archives de Gènes (Letties de*
doges, X, 113).
fl441] NOUVEAUX POURPARLERS. 201
server une si belle cité de la destruction et des souffrances
d'un siège. Ils déclarèrent qu'ils étaient déterminés à tenir
avec lui jusqu'au bout. Encouragé par ces bonnes disposi-
tions, il tourna toutes ses pensées vers la défense '.
L'année 1441 amena encore quelques èclaircies dans le ciel
sombre des Napolitains. Le pape ayant vu, suivant ses calculs,
son envoyé repoussé avec dédain par Alphonse, parut se dé-
cider à agir plus vigoureusement. Les Génois,. qui, aux termes
de la résolution votée par eux, observaient son attitude, con-
clurent avec lui, le 26 avril, une véritable ligue offensive, ayant
pour but de chasser par la force les Aragonais et d'envoyer au
roi de Sicile des renforts combinés d'hommes et de vaisseaux.
La procuration donnée par Eugène IV à Blanchardin de
]3ecutis, de Pérouse, chevalier et docteur en droit, pour ar-
rêter les termes de cette convention , invoque des considé-
rants remarquables, qui montrent quelle différence radicale
la cour romaine établissait entre les deux compétiteurs : « Le
royaume de Sicile, y est-il dit, est une dépendance du Saint-
Siège^ et la dévastation à laquelle il est livré nous fait un de-
voir de chercher à y rétablir la paix. Le cardinal de Tarente,
député par nous auprès de l'illustre Alphonse, roi d'Aragon,
n'a pas été reçu comme notre légat , ni même admis sur le
territoire siciUen : d'où nous concluons que ce prince est
l'adversaire obstiné de la paix et de l'Église romaine. Notre
cher fils René a, au contraire, écouté docilement toutes nos
injonctions, comme émanées du suzerain direct du royaume. Il
est donc évident que les armes seules peuvent terminer cette
querelle -. » Effectivement, un corps de troupes pontificales,
' Journal, iltid., 1121.
^ Voici le texte même du préambule que je viens d'abréger : « Cùm, rcgni
Sicilic citrà Pharttm, ad nos et RuiiKdiam ecclesïam spcclanùs et pcrHiiviitis,
homicldia, civUatuni et locoruni vastatioiics, icmplorum iiicidia, agroruin pojiu-
lalloites et alla htijusmodl plurima ma/a, occasioiie bclli inlcr reges de co
conleiidentcs dudiim vigc/itis sic sccitta, ainmo revoh'cntes, /laccni in ipso rcgno
partim litleris, partiiii minciis scpciiiiinero iiiissis coiistitiierr rjiicsitrrimiis, et ultinio
dilectiim jUiitm nostritm Jolianncm, tiliili SS. JVcrei et Jrclidii prcshilerum cardi-
ualcin Tarentinum,apostoUcc scdis legatiim, ad eandcm coninnucndaw pacnn dcsti-
202 NOUVEAUX POURPARLERS. [1441]
composé de dix mille hommes , sous les ordres du comte de
Tagliacozzo, passa bientôt les frontières napolitaines et occupa
le comté d'Albi ; mais là s'arrêtèrent ses exploits, et le car-
dinal de Tarente, qui l'accompagnait, lui fit rebrousser chemin
peu de temps après pour le ramener dans la campagne de
Rome, où sans doute la rébellion des sujets d'Eugène IV
nécessitait sa présence '. Le pape travailla aussi à détacher
du parti aragoiiais quelques capitaines italiens qu'il prit à
son service, tels que Riccio et Nicolas Piccinnino. Il fit partir
pour Naples de nouvelles provisions de grains et un de ses
écuyers, nommé Daniel, chargé de paroles encourageantes
pour le roi de Sicile, qui le connaissait particulièrement.
Mais ces démarches, qu'Eugène fit valoir ensuite aux yeux
de Charles VII pour obtenir son appui' étaient impuissantes
à conjurer les périls de la situation -. Quant aux secours de
navcrimus ciim capitulis et oblatïoiiibus rat'wnabilibus ; et idem legatus ab Alphonso,
rege Aragonum Hltistri, quem primo de mandalo iiostro insitare decreverat, nec
uti legatus acceptatus nec regnum intmre pevm'issus fiterit, iimle cogiioscîmus et
pro cerlo habere compcUimur niilmum predicti régis à pace penitus abhorrere,
ipsumque regem cum violentici et omnimodd in nos et Romanam eçclesiam injuria
id rcgniim occupare dispositum; et econtra carissimus in ChriSto filins noster Re-
natus rex multis oblationlbus et declarationihiis se omnimodè voluntatis nostrc,
tanqunm domiiii dirccti ipsius rcgni, tàm per viam juslicie qiiam etiam concordic
submiserit; intelligamusque pacem nidlo modo, nisi per inam belli oc arffiis arma
refundenlibus, seciiliiram, etc. » (Arch. de Gênes, Materie politiche, mazzo 12.)
' Journal de Naples, ibid., 1122.
2 V. la longue instruction donnée aux ambassadeurs du Saint-Siège en France,
le 22 mai 14 42 (Bibl. Brancacciana, ms. 5 H, 7). Ce document est un résumé de
la politique générale d'Eugène IV, En ce qui concerne la cause du roi René, les
ambassadeurs sont cbargés de faire valoir aux yeux de la reine Isabelle et de
Charles Vil les efforts tentés par le pape pour la soutenir, les secours qu'il a
prêtés en armes, en provisions de blé, etc. Ils solliciteront, à la cour, la faveur et
l'appui de Charles d'Anjou, frère de René, de maître Pierre Berchcbien, médecin
du lioi, et surtout du cardinal Romain, en qui le Saint-Père a toute confiance.
A l'audience royale, ils demanderont une ex[)éditioii à main armée contre l'anti-
pape, le concile de Bâleet leurs adhérents, comme étant des hérétiques obstinés avec
lesquels on ne peut en finir autrement. Ils feront valoir les immenses services
rendus par le pape à la maison de France en la personne de Reué et du Roi
!ui-mêm(î, notaininent dans les négociations qui ont eu lieu récemment à Arras
pour arriver à une paix a\;iiilageuse avec le duc de Bourgogne. Puis ils récla-
meront la révocation île la |nngmatique-sanction donnée à Bourges, qui lèse lo
[1441J ALLIANCE AVEC SFORZA. 203
la république, ils se bornèrent à quatre cents hommes environ,
dont deux cents archers [sagittarii), commandés par Aron
Cibon, qui, au dire de Thomas de Campofregozzo, avait
maintes fois exprimé son affection pour la personne de René, v
et qui prit le titre de vice-roi *. La fameuse flotte était toujours
en préparation ; on eût pu croire qu'elle était en construction.
Au mois de septembre, le doge annonçait que tout était prêt
et qu'on allait mettre à la voile aussitôt que les Aragonais
seraient attaqués par terre ; il s'excusait du retard sur les
difficultés survenues avec le pape, qui avait envoyé beaucoup
moins de troupes qu'il n'avait promis ^. Et le 31 décembre,
on trouve encore les conseils génois en train de délibérer sur
la question de savoir si l'on doit définitivement armer des
vaisseaux ou abandonner ce projet ! Prendre le dernier parti
serait donner le trône au roi Alphonse, disent-ils ; adopter
l'autre, ce serait rendre plus dures les conditions du traité
qu'on serait peut-être amené à conclure avec lui. Et, dans le
doute, ils délèguent, pour peser le pour et le contre, quatre
provisores, quatre anciens et huit citoyens n.otables^. On sait
ce que signifie, dans les assemblées, la nomination d'une
commission. Où étaient donc, à Gênes, la bonne foi et la
fidélité ?
Un autre allié, plus sûr et plus entreprenant, apporta vers
cette époque ses services au roi de Sicile, qui, après les avoir
refusés, s'était vu contraint de les solliciter '\ On devine qu'il
droits du Saint-Siège et viole le droit liumain comme le droit divin ; car le pape
ne peut croire qu'un pareil acte ait été rendu avec l'approbation du Roi. « Qiiis
vero fuerh Inceptor et machinator tanli sceleris, omnibus itotisslmum est. d Des
faveurs et des concessions sur d'autres points seront accordées, s'il le faut, pour
obtenir cette révocation, concessions dont la nature et !a limite sont déterminées.
— L'importance de cette pièce pour l'histoire des rapports de Charles Vil avec le
Saint-Siège m'a décidé à la publier intégralement 'pièces justificatives, w" 17).
' Arch. de Gènes, Lettres des doges, X, 113; 25 avril, 11 juin 1441.
- Arch. de Gèues, ibid.; 23 septembre 1441.
* Arch. de Gênes, Délibérations, X, 960; 31 dèremi)re.
' Une procuration avait été donnée par Henè à Matteo Gnurna, de Salcrnc,son
eonseillej-, poiu- traiter avec Sforza, dès le 23 juillet 1438. Le roi promettait a
ce dernier, en échange de son concours, lafconfirmution des licls qu'il tenait dans
204 ALLIANCE AVEC SFORZA. [1441]
s'agit (lu comte François Sforza, repoussé à Porto-Pisano par
le conseil royal, mais demeuré depuis hostile au roi d'Ara-
gon. Sa position avait bien changé : d'envahisseur des Etats
du Saint-Siège , il était devenu gonfalonier de l'Église ro-
maine, et du métier de condottiere il s'était élevé au rang d'hé-
ritier présomptif du duc de Milan, dont il venait d'épouser la
fille. Non-seulement son concours n'offrait plus d'inconvé-
nients , mais son élévation promettait pour le présent un
renfort assez précieux, et pour l'avenir la suppression d'une
puissance ennemie ; du reste, le duc de Milan , Philippe-
Marie Visconti, n'était plus lui-même aussi étroitement lié à
la fortune d'Alphonse, et son gendre pouvait combattre les
Aragonais sans encourir sa disgrâce. La ville de Bénévent, que
François avait en garde, venait précisément d'être prise par
eux, au commencement de l'année 1441, bien qu'une con-
vention formelle leur eût ôté le droit d'attaquer le comte à
moins de l'avoir averti deux mois d'avance \ Cette surprise
déloyale et, paraît-il, les instances du pape' achevèrent
de le décider à accepter les offres de René. Un traité fut signé
par lui dans son château de Crémone, le 2o novembre de la
même année, avec Matteo Guarna, commissaire de ce prince.
Voici quelles en étaient les bases principales :
Le roi de Sicile engage à son service le comte François
Sforza, avec mille lances et mille fantassins, à raison de dix
son royaume et la charge de grand connétable. Une seconde procuration, datée du
20 novembre 1439, chargeait le même personnage de se transporter \eis le
comte François Sforza, « strcnuiiin ainioruni cajnlancnm,... sacroianclc Romane
ccclcsic ac dom'ini uoslr'i pape sanclissinil confaloncrium, etc., collateralem, consï-
liariitm cl fui cl cm uostriini dilcclKm, cl ciim co exequendum ccrta an/ lia ncgotia
concementia noslriim lionorcin et statum,... ac Ipsum comium Fraiicisciim Sforùam
ad noslra stipendia, obsecpàa et sercilia condiiccndi cl firinandï, cum illis condiicl'is
ac numéro armigerarum genlium, eijullum et pcditum, et pro cd firmd att/tie re-
ftrmâ tcniporis, eiim i/listjue protisioniùas, picslantiis, st'ipendïïs, gag'ns, salar'ns...
t'ibi v'isis. » (Arcli. de Milan, Dominio lisconteo.)
' Arch. de Florence, Lellere alla Signoria,fdza XIX, f 08. Siœoneta, Hislorin
Francisci Sforliœ, lier. ital. script., t. XXI, col. 311-314.
- V. les instructions données aux ambassadeurs d'Eugène IV en France (pièces
justificatives, n" 11).
[1441J ALLIANCE AVEC SFORZA. 205
ducats par mois pour chaque lance, et de deux ducats et demi
par mois pour chaque fantassin. Le comte aura la faculté d'en
amener un plus grand nombre pour accélérer la conquête du
royaume, mais toujours aux frais du roi et au même taux. Tl
pourra quitter le pays en laissant un des siens à la tête de
son corps d'armée. René, en considération de sa bonne vo-
lonté et de son zèle, lui promet l'office de grand connétable
du royaume de Sicile et lui en donne dès à présent le titre,
lui promettant de plus les pouvoirs de vicaire général du roi
tant qu'il sera présent. Tous les officiers et soldats du comte
ayant des possessions dans le royaume en recevront la confir-
mation. Le roi confirmera aussi les privilèges accordés anté-
rieurement à Sforza par Louis III et Jeanne II, ainsi que les
fiefs qu'il tient dans l'intérieur de l'État, et lui laissera recon-
quérir ceux qui lui ont été enlevés. Il le nommera, pour cinq
ans d'abord, et à son bon plaisir ensuite,, maestro portulanato
del reame^ en lui accordant les honneurs et les émoluments
attachés à cette fonction. Les places et châteaux pris par
François seront remis sans distinction à René. Le comte lui
rendra l'hommage de ses terres et de ses offices, et il arborera
ses étendards \
Le jour même où était passée cette convention , le cardinal
Acciapozzi écrivait à Sforza pour le supplier, au nom du pape,
d'envoyer immédiatement cent de ses fantassins à Naples,
sur les navires qui portaient du blé dans cette ville. L'ur-
gence est grande, lui disait-il, « et cent de vos soldats valent
plus que quatre cents des autres ». Cinq jours après, nouvel
appel, plus pressant, adressé par le même : il demande, cette
fois, de deux à quatre cents hommes, « et plaise à Dieu qu'ils
aient le temps d'arriver " » . Le comte n'avait pas attendu jus-
' Arch. des Bouches-du-Rhône, B 205, f" 118.
- « Pcro non cessamo cou omne imfwrtunilatc prcgare la Slgnoria vostra, si
possïbUc fosse, che almeno cento fartti mandassivo ad Napolï con questa nave di
Genova clie deve vcnirc ad carrlcarc lo grano de Noslro S'ignore ^perc/ie valerîano
via cento fauli de U vostri che quattrocento de altr'i. Et D'io l'oglia clie Napo/i
intérim ve pocza aspcctare. » « E necessnrio cite la Signoria vostra ce mandasse
206 ALLIANCE AVEC SFORZA. [1441]
que-là pour commencer les hostilités. Il opéra une heureuse
diversion dans la Fouille, occupa Ariano, Manfredonia,
Lucera, Biccari, Troja, dispersa même, avec l'aide du comte
de Celano, seul gentilhomme de ces parages encore attaché au
parti d'Anjou, les Aragonais accourus pour lui reprendre cette
dernière place : mais rien n'indique clairement qu'il ait pu
faire parvenir jusqu'à Naples les auxiliaires qu'on lui récla-
mait, ni à plus forte raison qu'il s'y soit rendu lui-même avec
son beau-père, comme l'a avancé l'historien de René \ Ce
qui est certain, c'est qu'après avoir engagé à son service
Antoine Galdora et guerroyé avec lui dans la Marche d' An-
cône, dont il était marquis, après avoir également traité avec
son oncle Raimond pour défendre le royaume de Sicile à
l'aide des lieutenants de ce seigneur, Carlo de Gampobasso et
Cola de Annechino, après avoir enfin renouvelé ses alliances
et ses conventions solennelles avec le roi René, Sforza fit, dès
le mois de juillet suivant, comme les autres puissances ita-
liennes : il oublia toutes ses promesses, se mit à la solde du
roi d'Aragon et fiança son fils_, âgé de huit ans, avec la fille de
ce dernier, qui en avait onze '.
Avant d'en arriver là, néanmoins, il continua quelque temps
la campagne pour le compte du prince français, mais en se
tenant à distance, dans les Marches. En effet, les rapides pro-
grès d'Alphonse, qui s'étendait partout sans obstacle depuis la
dislocation et la rentrée des forces angevines, lui avaient per-
mis d'obstruer complètement les chemins de la capitale. La
Galabre, Bénévent et son territoire, les fidèles Abruzzes elles-
mêmes, Lanciano, Aquila, Sulmona s'étaient successivement
rendues à lui ^ Revenu dans la Terre de Labour, il resserra
ses fignes autour de Naples, et en même temps la trahison
(la doycento fine in quattrocento fanti ; et Dio voglia clie lo tempo aspetto. »
(Arcli. de Milan, Dom'inio Visconteo, 25 et 30 iiovemljre 1441.)
' Arch. de Milan, Duminlo f'isconteo, 7, 10, 25 mars, 2G et 31 juillet 1442.
Luceia t'ailLit être reprise à Sforza par la trahison du châtelain, au mois de mars
de la même année. {Jbid.)
2 .lournal de Naples, i/«</., 1122; D. Calmel, 11,810; Yill.-Barg., I, 317.
^ Pérégrin, ibid.
[1441] SIÈGE DE NAPLES. 207
d'un clerc (ou, selon Pérégrin, un coup de main opéré par
d;eux de ses lieutenants) lui livra l'île de Capri, forteresse
naturelle qui ferme en partie l'accès du golfe. Il put ainsi
bloquer la ville de presque tous les côtés et saisir au passage
les vaisseaux qui lui apportaient des vivres, tandis que des
galères catalanes allaient leur donner la chasse jusque dans
le port de Marseille ^ Alors il vint établir son camp à mille
pas des remparts. Quelques mois avant, il avait déjà pu s'en
approcher, et son historiographe ne manque pas de faire va-
loir, à cette occasion, sa longanimité, qu'il poussa, dit-il,
jusqu'à empêcher le pillage et l'incendie de la cité et à pro-
mettre aux habitants une grâce entière s'ils se soumettaient
dans le délai d'un mois ; ce qui fut cause que beaucoup
d'entre eux abandonnèrent leurs demeures pour aller se réfu-
gier à Aversa ^. Mais ce premier essai de campement n'avait
pu tenir, et des correspondances plus impartiales que la chro-
nique aragonaise montrent son héros animé, la seconde fois,
de sentiments beaucoup moins humains : son intention, disent
les nouvelles adressées au comte François Sforza, était d'avoir
Naples à tout prix, de bâtir des casernements tout autour,
d'y rassembler dix mille combattants et plus de cinquante
bouches à feu, enfin d'opérer un bombardement général de
jour et de nuit, jusqu'à ce que les murs lui fussent ouverts
par la force ^ Il paraît cependant que le souvenir de la terrible
lin de l'infant dom Pedro lui fit donner l'ordre de ne pas tirer
sur le monastère de Santa-Maria-del-Carmino '\
C'est au mois de novembre 1441 qu'Alphonse entreprit de
' Pérégrin, iùid.; Journal, ibid., 1122. Ce dernier place la prise de Capri au
22 octolne 1441. V. aussi Arch. de Gènes, LeUres des doges, X, 113; 11 juin
1441.
- Pérégrin, iùic/.
■' « Et lia dcitberalo edificarc le case dinlorno à NapoLi et non se parlire mai
fuiclic non l'ave, et dicese che farra de le persane decimilia et plu de clnquanla
honhardï, et nolte et di farra bonhardare Napoli, et de po provare conl>atteri-l(t
per forza. » (Arch. de Milan, Dom. Vise, 30 novembre 1441.)
' Cton. dcl rcgiio di Napoli (pièces juslificalives, n" 100).
208 • SIÈGE DE NAPLES. [1441-42]
mettre ses plans à exécution^, et que commença, en réalité,
le siège de la grande ville. C'est alors aussi que René se
montra véritablement admirable. Il était de ces hommes
dont le malheur semble retremper les facultés et doubler
l'énergie. Réduit au petit nombre de défenseurs que nous
avons dit, il se multiplia et sut électriser par son exemple
tous les Napolitains. La famine se faisait lourdement sentir
à ce peuple infortuné : il payait le blé onze ducats la
mesure [tiimolo] \ jamais, de mémoire d'homme, il n'avait
eu à subir une pareille cherté. Mais il adorait tellement
son roi , qu'il prenait tout en patience '. La viande manquait
aussi : on mangea du cheval, on mangea de l'âne et des
animaux plus vils encore. A tout heure du jour et de la
nuit, on rencontrait le bon prince parcourant les rues à
pied, seul ou avec quelques familiers, pourvoyant lui-même
aux besoins de chacun, distribuant les provisions du château -.
Sa sérénité rendait la confiance. Le dernier jour de l'année,
on voulut lui donner une fête : on représenta devant lui une
sorte de concours entre Scipion, Alexandre et x\nnibal; Minos
était appelé à juger quel était le plus grand des trois, et don-
nait la palme à Scipion. Un orateur ex[)liqua ensuite, dans un
long discours, que Scipion figurait René, défendant Rome et
Naples contre les Aragonais, tandis qu'Annibal, le rusé Car-
thaginois, n'était autre qu'Alphonse, séduisant les populations .
et dévastant la Gampanie ^
Cependant, si les Napolitains tenaient bon, l'assiégeant ne
lâchait pas prise, et la disette allait toujours en augmentant.
11 n'y eut bientôt plus rien à consommer. Un soir, le roi
réunit les principaux citoyens au Castel-Capuano ; là, après
' Ce sont les propres expressions du Journal de Naples, auquel j'emprunte tous
ces détails : « Rc Rciiato cm tanto amato da'Napolelani, cite tulle cose si soppor-
tavano iii pazienzla, etc. » lùiil., 1122.
2 lùid.
^ Ce discours se trouve dans un manuscrit de la bibliothèque de Saiut-Dié
(n° 37), à la suite des Paradoxes de Cicéron. Il a été transcrit par Peints Aloysius
Abalislrerius , de Neapoli, qui en était peut-être l'auteur. M. de Villeneuvc-Bar-
gemoul eu a donné un extrait {I, 4'tl et suiv.).
L1442J SIÈGE DE NAPLES. 209
les avoir remerciés de leur héroïque constance et de leur affec-
tion, après avoir rejeté tous les torts sur sa mauvaise fortune
et les avoir encouragés à la résignation, il leur déclara qu'il
ne voulait pas prolonger leurs souffrances, et qu'avant trois
jours il allait chercher à traiter dans de bonnes conditions.
Tous baissaient la tète, consternés, lorsqu'une voix, qui parut
tombée du ciel, annonça que deux navires entraient au port.
On courut, et Ton vit, en effet, deux grandes barques s'appro-
cher en silence, à la faveur des ténèbres : à deux heures de
la nuit, elles débarquaient devant la foule, ivre de joie, toute
une cargaison de victuailles \ C'était un secours envoyé par
les Génois, et qui attendait depuis quelque temps au large. Le
roi d'Aragon avait été prévenu à l'avance de son arrivée ,
et, pour s'en emparer au passage^ il armait en toute hâte une
galère à Gaëte ; mais celle-ci arriva trop tard, et il en fut pour
ses frais ". Ce ravitaillement inespéré, survenu au commen-
cement de février, après trois mois de blocus, ranima pour
quelque temps les forces des assiégés.
Mais, s'ils avaient des provisions, leur artillerie n'était pas
en état de répondre avantageusement à celle de l'ennemi, et
ils ne pouvaient la remonter. Les Aragonais, au contraire,
avaient la liberté de renouveler leurs munitions, de fabriquer
les engins nouveaux dont leur prince avait emprunté le secret
' Journal, ibid.
'^ C'est ce que nous apprend un article des comptes d'Alphonse, en date du
12 février 1442, comprenant une dépense de 447 ducats « en la compra de Ji-
versses v'Uualles e armes que feu en la dita civitat de Gaieta, per raho del for-
niment de la nau appellada del Bot'iffarer, laquai lodit senyor manava armar sols
capitania de moss. Berenger de Bill, per pudcr resistlr e prohthir ensemps ah
altres fustes deldit senyor e encara combatra II nous de Genovesos carraguados de
forment, qui de liera en liera se speraven per dar fornimenl e soccors à la ciutal
de Napols, laquai lodit senyor ténia assetiada ; e com lesdites naus fossen arri-
badens ahans que ledit armument liagus conclusio, mana lodit senyor levar ma e
cessar dit armament, e partir e distribuir lesdites armes et vitualles à XI galères
sues, com encara al castell délia dite ciutat de Gaieta. » (Arch. de Na})les, Cedole
tesorarie, Ced. IV, f 124 .) Les Génois et le pape avaient fait précédemment plusieurs
envois de blé, de viandes, de fromages, etc.; mais l'on ne sait s'ils arii\tii;;it à Ijou
port. (V. Arch de Gènes, Délibérations, X, 959, 9G0 ; Lettres des doges, X, 115.)
14
210 SIEGE DE NAPLES. [1442]
aux Angevins '. Solidement retranchés au Campo-Vecchio et
sur le rocher de Pizzofalcone, ils y vivaient presque en paix.
Ils s'étaient amusés, raconte Pérégrin, à faire de leur camp
une reproduction matérielle de la ville de Naples : les rues,
les portiques, les édifices, les églises, tout s'y retrouvait
figuré avec plus ou moins d'exactitude ^ Alphonse lui-même
s'"était fait bâtir une maison au Gampo-Vecchio, et il y recevait
des ambassadeurs anglais. Si les vivres ou l'argent venaient
à lui manquer, il rançonnait le pays, empruntait aux habi-
tants sans gages ni intérêts. En même temps, il se ménageait
des partisans parmi les assiégés au moyen de quelques
légers secours pécuniaires qu'il faisait, à l'occasion, parvenir
aux plus pauvres ^ Une discipline sévère régnait néanmoins
parmi ses troupes. C'étaient là autant d'éléments de victoire*.
Vers la fin de février 1442, le château de l'OEuf, qui avait
pu tenir jusque-là, quoique séparé de la ville, retomba en son
pouvoir. Il occupa presque en même temps plusieurs redoutes
voisines, la tour des Moulins, la tour d'Octave, le château des
Fratrie Puis, après ces premiers succès, il laissa le gros de
son armée sous le commandement de Ferdinand, son bâtard,
pour aller soumettre quelques places plus éloignées qui lui
résistaient encore : Massa, Vico, Sorrente, Pouzzoles ^ Au
printemps, René se trouva réduit uniquement à l'enceinte des
murs de Naples, au Gastel-Nuovo et au fort Saint-Elme ou
Saint-Érasme , position imprenable qui domine la ville à
l'ouest, mais qui, ne lui étant pas reliée, ne pouvait être d'une
grande utilité ^ Toute possibilité de communiquer avec le
' Comptes d'Alphonse, ihid., f" 85.
2 Pérégrin, ibid.
3 « v4 Corrado, fam'dlo de/dit senjoi; qui eral stat près dins Napols et soUat à
la fe, losquals, per ço com per v'irtut délia dita permclenca (orna dins la dila
ciutat de Napols, Il mana esser donato per donar los en ladiia ciiitat à certas
donas pohres, X duc. » (Comptes d'Alphonse, \lnd., 1° 154 v°.)
'' Comptes d'Alphonse, Ib'id,., pnssim.
5 Uld., fos 126, 136, ISDv».
* Journal de Naples, ibid., Il2'.i. Pérègv'm, ibid.
' René en avait confié la garde à Marine Capice, chevalier napolitain, qui jura.
|1442J SIEGE DE NAPLES. 211
dehors fut enlevée aux assiégés; toute chance de salut dis-
parut.
Alors, comme le convoi génois était épuisé, arriva la ter-
rible période du rationnement. On en vint à donner six onces
de pain par jour aux hommes de garde (quantité dérisoire)
et rien aux autres \ Et pourtant les Napolitains affamés, bom-
bardés, refusaient toujours leurs portes à l'ennemi. Il faut
convenir qu'ils donnaient là une héroïque leçon au reste du
royaume, et que cette persévérance opiniâtre était de nature
à racheter bien des palinodies, bien des lâchetés. Au milieu
d'un pays entièrement subjugué, isolée du reste du monde,
entourée de tous côtés par les retranchements ou les vaisseaux
d'un arrogant vainqueur, leur cité arborait encore Tétendard
de son prince légitime, l'étendard fleurdelisé, tant étaient
grandes l'horreur qu'elle professait pour l'Aragonais et l'af-
fection que René lui avait inspirée !
On alla ainsi jusqu'à la fin de mai, et nul ne peut dire jus-
qu'où l'on serait allé, si la trahison n'était venue, ici encore,
précipiter le dénouement. Un jour, raconte le rédacteur des
mémoires de Domenico Delello, un des contemporains les
mieux informés, Alphonse parcourait un livre que le poëte
Léonard Arétin, secrétaire de la république florentine^ venait
de lui envoyer, après l'avoir traduit de grec en latin. Il se dé-
lectait dans cette occupation, car il était grand amateur de litté-
rature classique , lorsque, arrivé à une page qui racontait la
guerre des Goths sous Bélisaire, il s'arrêta tout à coup comme
saisi d'une inspiration soudaine : il venait de lire que le général
romain était entré dans Naples par un aqueduc qui apportait
le 8 septembre 1441, de le lui conserver fidèlement. (Bibl. Brancac. de Naples,
ni3. 2 G 20; pièces justificatives, n" 15.) Revenu plus tard en Provence, il donna
une pension et un logis dans son jardin d'.^ix à une dame de Naples appelée
Vannella Capice, qui avait perdu ses biens à son service et qui l'avait suivi:
c'était très-prohableraent une parente, ou peut-être la femme de ce Mariuo. Le
fort Saint-Elme, livré précédemment aux Aragonais par un traître, était revenu
de la même manière aux mains de René au mois de décembre 14 iO, d'après un pas-
sage du Journal de Naples (iZià/., 1121).
' Journal, il>i(L, 1 !"23.
212 SIEGE DE NAPLES. [1442J
l'eau d'une distance de trois milles, et dont l'extrémité était
au pouvoir des Goths. 11 ne coûtait rien de renouveler l'expé-
rience. Dans cette campagne où fourmillaient tant de ruines
antiques, encore mieux conservées alors que de nos jours,
l'aqueduc devait se retrouver : on le chercha, on le découvrit,
on reconnut qu'il pouvait encore livrer passage \ D'autres pré-
tendent que ce moyen fut enseigné au roi d'Aragon par deux
maîtres maçons qu'il avait faits prisonniers, et qui reçurent
de lui des récompenses magnifiques à la condition de guider
eux-mêmes ses soldats par le conduit secret ; ou bien encore
par un nommé Anello, employé au service des eaux de la
ville, qui avait des intelligences avec l'assiégeant ^ Pérégrin
ne parle que d'un puits ou d'un souterrain étroit par lequel
on pouvait à grand'peine se glisser *. Effectivement l'aque-
duc, situé vers le nord, aboutissait à plusieurs puits creusés
en dedans des fortifications, dont l'un, notamment, se trouvait
dans la maison du tailleur Citello , près de la porte Sainte-
Sophie, à peu de distance du Gastel-Capuano, où René était
revenu depuis le mois de décembre. Ce dernier eut vent, par
quelques Napolitains passés dans le camp espagnol, de la
trame qui s'ourdissait. Il chargea aussitôt Jean Cossa et
Robin Galiota de faire faire bonne garde aux orifices des puits.
En un clin d'œil , par les soins de ces deux officiers , trois
murs furent élevés l'un devant l'autre autour des bouches de
l'aqueduc, des barres de fer y furent ajoutées et de nombreuses
sentinelles postées auprès. Le roi, à qui l'éveil était donné,
redoubla de vigilance et paya plus que jamais de sa personne.
Il ne se couchait plus, parcourait sans relâche les quartiers
' Islorïa del regno Ai Kapoli (IJibl. Saint-Marc de Venise, nis. ital, XLU,
1" T4 ; pièces jusliilcatives, n° 101).
■* Journal, ibïd., \ 123. Cvon. ilclrcgno di Napoti (pièces jusliilcatives, n° 100).
(-cite dernière ne parle pas de l'aqueduc, mais seulement d'une communication
entre deux puits situés l'un à l'extérieur, l'autre à l'intérieur des remparts. On a
tijouté depuis qu'Aiielio avait eu lui-même révélation de la chose par une veuve
au coml>le de la misère, à laquelle René s'était vu forcé de refuser du secours.
(V. Villcneuve-Bargemont, I, 321.)
■ l'éiégiii;, ibïd.
[U42| SIEGE DE NAPLES. 213
menacés, veillait h tout, faisait fortifier les défenses, encoura-
geait d'un mot citadins et soldats : on admirait ce souverain
qui se conduisait comme un capitaine plein de bravoure et
d'entrain \ Il donna l'ordre à chaque habitant de se tenir
dans sa maison et de la garder, répartit les troupes le long
des remparts, et leur interdit sous peine de mort de quitter
leur poste. Quatre compagnies de ftintassins durent circuler
partout, afin de porter immédiatement du secours là où le
danger se déclarerait.
Au milieu de tous ces préparatifs, René gardait sa liberté
d'esprit et ses préoccupations pieuses : le 31 mai, qui était
le jour de la Fête-Dieu, on le vit, comme d'habitude, suivre
la procession à travers la cité. Le lendemain, un Napolitain
qui faisait partie de Tarmée aragouaise, mais qui ne vou-
lait pas voir sa ville natale prise d'assaut, vint avertir qu'il
avait entendu dire à Alphonse qu'avant dix-huit heures il
voulait être dans Naples. René répondit que ce propos n'avait
été tenu que pour faire peur. Toutefois il prescrivit une sur-
veillance plus rigoureuse autour de l'aqueduc, sachant bien
que l'ennemi ne pourrait pénétrer par un autre endroit. Jean
Gossa et Robin Galiota avaient donné la garde d'un des orifices
à un soldat du nom de Sacchettiello, en qui ils avaient toute
confiance. Celui-ci les ayant assurés que les murs et les bar-
reaux de fer étaient en bon état, ils ne jugèrent pas à propos
de renforcer le poste et se reposèrent sur lui ; mais, la nuit
arrivée, cet homme se jeta en bas des remparts et disparut ^.
L'ennemi se tenait prêt d'avance. Autour du roi d'Aragon
étaient groupés Ferdinand, son bâtard, le prince de Salerne,
Urso des Ursins, Raimond Buil, Pierre et Alphonse de Car-
done, Alvar de Castro et beaucoup d'autres seigneurs. Il leur
avait fait part de son projet ; ils devaient marcher avec lui si
le stratagème réussissait. Informé par Sacchettiello du mo-
' « Jl rc Renalo mai inanco di [are ofjicio di ralentissimo et accorto capitanio,
nolle e di andando per la c'itta, piovedendo, fort'ij'icando, e dando huono ariimo
ver II cittadinî e à li soldati, etc. « Journal, i/iid., 1123.
^ Journal, (V'/V/., 1123 et suiv.
214 PRISE DE LA VILLE. [1442]
ment favorable, il fit choisir parmi les affidés de Ferdinand
une centaine de gens résolus. Ceux-ci s'engagèrent la nuit
même dans l'aqueduc, sous la conduite de Pierre de Corella,
de Michel Jean, chevalier de Valence, de Pierre Sanche et de
Mathieu de Guinnaro, gentilhomme sicilien \ Le passage était
si étroit, qu'ils ne purent emporter d'autres armes que des
arbalètes et des piques. Néanmoins, l'issue n'étant plus
gardée, ils parvinrent à enfoncer tous les obstacles, et, le
matin du 2 juin, aux premières lueurs du jour, quarante-six
d'entre eux débouchèrent dans la maison du tailleur Gitello ^
La femme et la fille de l'artisan se trouvaient seules. Les
arrêter, les bâillonner fut pour eux l'affaire d'un instant.
Pais, n'osant pas encore se montrer au dehors, ils attendirent.
Bientôt le jeune fils de Gitello vint frapper à la porte et l'ou-
vrit. Ils voulurent le saisir à son tour ; mais il leur échappa
et courut partout donner l'alarme : « L'ennemi, l'ennemi sort
de dessous terre! » A ce cri, chacun se renferme dans sa
maison ; le bruit se propage, la ville entière est dans l'épou-
vante. Les quarante-six, se voyant découverts, prennent peur
aussi. Ils s'élancent dans la rue comme des désespérés, pour
aller se jeter du haut des murs et regagner leur camp. Leur
prince, qui, pendant ce temps, s'est approché de l'enceinte
avec ses troupes, est aperçu des sentinelles : celles-ci, se
croyant prises entre deux feux, abandonnent leur poste, et
laissent les premiers occuper la porte Sainte- Sophie ; la
bannière d'Aragon y est arborée aussitôt.
A cette vue, Alphonse commande à tous les siens d'assaillir
les remparts ; comme un chef de barbares, il leur promet le
pillage, défendant seulement d'attenter à l'honneur des fem-
• Pérégrin,/A(fl'. Ils étaient 680, selon le Journal de Naples. Mais, pour tout ce
qui se passa dans le camp aragonais, je suis de préférence les indications de Pé-
régriu, l'auteur du Journal devant être, sur ce point, moins bien informé que lui.
Cependant je laisse de côté les discours à la manière antique placés par le chro-
niqueur dans la bouche d'Alphonse, qui ne les prononça jamais.
* Selon quelques-uns, ils enfoncèrent un mur de l'église Saint-Jean in Car-
lionar'ta, voisine de la porte Sainte-Sophie. {Bomncontn'i Annales, Rer. ital., script.^
I. \X1, col. \h{).]
[1442] PRISE DE LA VILLE. 215
mes. Ils appliquent leurs échelles, des cordes leur sont ten-
dues de l'inlérieur, l'escalade commence.
Mais René, prévenu, accourt en toute hâte. Il engage le
premier la lutte, dans le jardin du comte de Sant-Angelo,
avec deux ou trois cents cavaliers et une demi-compagnie
d'infanterie. Lui-même frappe avec vigueur sur tous les as-
saillants qui se présentent. Sa main est si lourde, que du pre-
mier coup il en tue trois et fait reculer les autres. Une pierre
lancée d'une des tours le blesse au poignet droit : son épée lui
échappe ; il la ressaisit sur-le-champ, et renverse trois nouveaux
adversaires. Le jeune Michel, un des chefs des quarante-six,
est au nombre de ses victimes , perte que Pérégrin déplore
amèrement , tout en reconnaissant la vaillance du duc d'An-
jou.
René, malheureusement, ne peut être partout. Tandis qu'il
se bat comme un lion à la porte Sainte-Sophie, la porte Saint-
Janvier, non loin de là, est ouverte toute grande par un assiégé
à bout de forces, qui ne veut plus, dit-il, mourir de faim.
Trois cents Génois, chargés de garder cette porte, se replient
vers le Castel-Nuovo. Le flot des envahisseurs, dissimulés en
partie sous les habits des Angevins, augmente de minute en
minute. L'abbesse du couvent voisin de Santa-Maria-Donna-
Regina, de la famille Garracciolo, les appelle de son côté.
Pierre de Cardone pénètre par là avec un millier de soldats,
s'avance jusque dans une des rues principales [via Maestro] ,
fait prisonnier sur son passage Sarro Brancazzo, s'empare de
son cheval, le monte et se dirige sur la porte Sainte-Sophie,
pour prendre en flanc la petite troupe du roi. René, voyant
arriver cet Aragonais à cheval, se figure que la ville est enva-
hie dans une autre direction. Mais le désespoir ne fait que
l'enflammer davantage. Il court à la porte Capuana. « Fuyons,
lui crie un chevaher français qui le rencontre, Louis d'Épinay;
fuyons, les Aragonais sont partout. » 11 lui réplique par une
des plus belles paroles que l'histoire puisse enregistrer : «C'est
à un roi que tu dis de fuir ! » Et, dans un excès d'indigna-
tion, il lui fend la tête. Un Catalan l'aborde un instant après
216 PRISE DE LA VILLE. , [1442]
et le déclare son prisonnier : d'un coup d'épée, il fait tomber
à terre la main qui voulait le saisir.
Mais à quoi servent les prodiges de valeur ? Il est débordé
de toutes parts. S'il tarde encore un peu, le sort qu'il a éprouvé
à Bulgnéville l'attend de nouveau. Un dernier asile lui reste :
abandonnant le Gastel-Capuano, dont les alentours sont en-
tièrement occupés, il se retire pas à pas vers le rivage, et va
s'enfermer avec les derniers débris de son armée dans le Cas-
tel-Nuovo \
Alors commence le sac de la malheureuse cité. Le soldat
espagnol, le Sicilien lui-même pillent, volent, tuent à loisir
pendant tout le jour. Pérégrin avoue que la nuit seule mit un
terme à cette scène de carnage, et que l'ordre de cesser ne fut
donné que le lendemain ^ Alphonse attendit, pour entrer dans
Naples, que la retraite de son rival fût certaine. A son tour, il
parcourut les rues en vainqueur, et se rendit à l'archevêché.
Il crut alors pouvoir user de clémence, et fit venir des envi-
rons des provisions de toute espèce, qui arrivèrent le lende-
main. Les habitants rassasiés lui témoignèrent leur reconnais-
sance par une adhésion tardive,, mais complète. Autant ils
l'avaient maudit, autant ils l'exaltèrent. Un essaim de panégy-
ristes l'entoura aussitôt. Sa libéralité ne l'empêcha pas de faire
payer aux Napolitains les frais de son entrée triomphale, qui
montèrent à dix-neuf cent un écus, et cette exaction n'empê-
cha pas non plus ceux qui la subirent de porter aux nues ses
manières grandes et généreuses ^ Cependant il resta toujours
' Journal, ihid., 1124 et suiv. Cron. del ref^no di Napoli; Mémoires de Delello ;
Pérégrin (pièces justificatives, n"*^ 99, 100, 101). Bonlncontiii Annales (Joe. cit.).
• ^ M. de Villeneuve-Bargemont (I, 329) parle de trois jours de pillage, le Jour-
nal de Naples {iHd., 1125) de quatre heures seulement; c'était déjà bien assez.
Du reste, l'historien de René place la prise de la ville, contrairement à tous les
textes, dans la nuit du samedi 3 juin, tandis qu'elle eut lieu dans la journée du 2,
qui était effectivement un samedi.
•' V. la longue liste des Napolitains taxés pour les dépenses del pagUo e deW
arco trlonfale per la veniita délia Maesta del re Alfonso d' Aragona, avec le dé-
tail des .sommes imposées, dans la chronique manuscrite de Juliano Passaro, qui
était lui-même un de ces panégyristes (iJibl. nat. de Naples, ms, X, C, 31,
2'- partie, f"' 20-25).
[1442] PRISE DE LA VILLE. 217
dans la ville un parti angevin, et, si le règne du vaincu fut
considéré comme non avenu, si les actes de sa chancellerie
furent annulés ou détruits \ son souvenir ne s'effaça pas de
tous les cœurs: l'avenir devait le prouver.
René obtint une trêve de dix jours. Le Castel-Gapuano te-
nait encore, défendu opiniâtrement par Jean Gossa : ce fidèle
officier reçut l'ordre de le livrer, pour épargner sa vie et celle
des siens ; il obéit, et put aller rejoindre son maître. Les Ara-
gonais trouvèrent là des bombardes et des munitions en pe-
tite quantité -. Le fort Saint-Elme leur fut rendu un peu plus
tard de la même manière. Ils ne purent entrer non plus au
Castel-Nuovo que par un compromis. Le roi, qui s'y était ré-
fugié, le remit au commandement d'Antoine Calvi, citoyen de
Gênes, auquel il devait une somme considérable, et l'autorisa
à en ouvrir les portes au vainqueur, à condition que celui-ci
le désintéressât et pardonnât en même temps à tous les parti-
sans de la maison d'Anjou, en tête desquels fut désigné Othon
Carracciolo. Alphonse accepta, et prit possession du château
' La série régulière et officielle des registres de la chancellerie angevine, aux
archives de Naples, s'arrête à 1436. Il s'était cependant conservé quelques vo-
lumes répondant au règne de René; Charles de Lellis en a tiré, en 1081, des notes
devenues précieuses par la disparition des originaux. Mais la plupart des chartes
de ce prince que j'ai recueillies se trouvaient dans d'autres séries, et nous sont
parvenues comme par hasard. Alphonse fit dater son règne de 14.35, et votiluf
effacer toute trace du gouvernement précédent. Dès le 2 juin 1442, on trouve un
mandement de lui daté de Naples; le dernier acte que j'aie rencontré, donné dans
cette ville régnante Renato, est du 23 mai (Arch. de Naples, Coventi soppressi,
reg. 74).
- Comptes d'Alphonse (Arch. de Naples, Cedolc tesorarie, Ced. IV, f° 291 v°).
Plusieurs autres articles de ce compte se rapportent à la prise de Naples :
<i A mess. Bernât de Riu-Maj'or, per ralio de la despesa que li cov'tndrn fer anant
en les parts de Cathalunya per portar la nova à la senyora rey/ia de la prcsa de
Napols, XXV duc. »
<« Al canceller de Père Martinez, conestable^qui sta près al castell de Capuana,
per sa sustentacio, V duc. »
« A VIIII companyons de la sua gardia quiforen fer'its en la Intrada de Napols,
I duc. à cascun, Vim duc. »
« A Roger, trompeta, qui era del ducli d'Enjou, novament acordat ah lodit se-
nyor, per mètres à punt, XXX duc. » {Il/id.,{°'^ 279-285.)
218 DÉPART DE RENÉ. [1442]
dans le courant du mois, après avoir payé Galvi, qui retourna
dans sa patrie \
Deux galères génoises, parties depuis quelque temps pour
apporter des vivres aux assiégés, étaient arrivées le 3 juin au
port de Naples. René en profita pour s'embarquer avec les
chevaliers français qui lui restaient et quelques Napolitains
qui voulurent partager sa fortune, Cossa, Carracciolo, Artelu-
che d'Alagonia^ et d'autres moins connus. Plus tard, il devait
dédommager largement ces courtisans de son malheur et
tous ceux qui l'avaient accompagné en Italie ^ Mais, pour le
' Delello; Cron. del regno di Napoli (dnd.) C'est à tort, comme on le voit, que
ce fait a été pris pour une trahison de Calvi. (V. Vill.-Barg., I, 332.)
- Othon ou Ottino Carracciolo, chancelier du royaume de Sicile, avait déjà reçu,
le 10 juillet 1441, à titre d'indemnité provisoire pour les pertes qu'il avait subies
dans la guerre, le don d'une rente annuelle de quinze cents florins sur la pension
des Juifs de Provence. (Arch. des Bouches-dn-Rhône, B 12, f° 165 v°.) Une partie
de sa famille s'était ralliée à la même époque au parti aragonais, indépendamment
de l'abbesse de Santa-Maria-Donna-Regina : Baptiste Carracciolo, comte de Girace,
Louis et Georges Carracciolo, ses frères, Thomas Carracciolo, son fils, et la femme
de ce dernier, furent amnistiés et récompensés de leur défection par Alphonse,
le 26 juillet 1441. (Arch. de Naples, Vergainene règle camere, I, 36.) Les récom-
penses accordées par René pour services rendus à sa personne en Italie l'appau-
vrirent tellement, qu'en 1444 il déclara nulles d'avance, pour ce motif, toutes les
aliénations de son domaine qui pourraient être faites à l'avenir. 11 révoqua éga-
lement les provisions d'offices qu'il avait accordées par grant importunité de re-
(jiirstes, soit en Sicile, soit en Provence, avant que ces offices fussent vacants.
(Bibl. nat., Lorr. 8, f» 63, et 318, f° 204.) Parmi les Français qui l'avaient
accompagné et qu'il rémunéra de diverses façons figurent les personnages sui-
vants, outre ceux dont il a été fait mention plus haut : Jean de Nancy, écuyer,
auquel il donna le village de Chardoine, au duché de Bar; Jean de Disy, son
secrétaire, qu'il nomma garde du scel du tabellionnage de Barrois ; Jean de Hode-
laincourt, qui reçut six muids de sel sur les salines de Rosières ; Jean le Stil-
leur, docteur en droit, maître rational de Provence, qui obtint une allocation
de cent réaux d'or; Henri Desperch, dit Haine, premier huissier d'armes, auquel
furent assigués vingt florins de rente. Aux Italiens qui suivirent en France
René ou les siens, il faut ajouter : Joannuce Zigo Atino, son valet de chambre,
qu'il créa maréchal de ses palais; Nodon Bardelini, fourrier des logis, qu'il
anoblit; Nicolas de Moutfort, comte de Campobasso, auquel il donna la sei-
gneurie de Commercy; Andréossi de Andréossis, son secrétaire; Bossillo de Ju-
dice (de Juge), son conseiller et chambellan, et la famille de Castillou. Deux re-
ligieux italiens, Pierre de Marini et saint Bernardin, franciscain, qu'il fit cano-
niser, lui furent attachés eu qualité de confesseurs. (Arch. nat., iv 504, n" 1,
[1442] SEJOUR A FLORENCE. 219
moment, il n'avait à leur offrir que l'expatriation et une mi-
sère véritable. Il lit voile avec eux vers Porto-Pisano, et de là
se rendit à Florence auprès du pape. Les Génois, pendant ce
temps, lui envoyaient des secours bien inutiles. Prévenus de la
prise de Naples par Aron Cibo, qu'il leur avait immédiate-
ment dépêché, ils avaient décidé que deux commissaires spé-
ciaux , Baptiste Lomellino et Nicolas Justiniano , se ren-
draient avec cent arbalétriers et des munitions au Gastel-
Nuovo, où ils pensaient qu'il pourrait encore se défendre. Il
était trop tard, et les ambassadeurs en question durent aller
le rejoindre à Florence, au mois de juillet ^
Dans cette ville, René eut avec ses deux alliés ou leurs re-
présentants d'assez longues conférences. Il espérait encore
les décider à une intervention énergique : Sforza continuait à
lutter pour sa cause dans les Marches, et pouvait prendre le
dessus ; mais c'était là une éventualité trop douteuse, et la
situation était trop mauvaise pour qu'on prît une résolution.
Faute d'une armée, qui aurait mieux convenu au roi de Sicile,
le pape lui donna une nouvelle bulle d'investiture ^. La répu-
blique florentine le combla aussi d'honneurs. Logé dans le
palais d'Hilarion de Bardi, il était nourri avec sa suite à rai-
son de vingt-cinq écus d'or par jour. La ville , qui connaissait
sa passion pour les û bestes estranges » , lui offrit, pour sa part
de présents, une des lionnes qu'elle entretenait à ses frais.
Elle lui fit faire, de plus, par un de ses orfèvres, une somp-
tueuse croix d'or, pour remplacer celle que lui avaient prêtée
les chanoines de Saint-Laurent de Florence, et que d'adroits
voleurs avaient soustraite dans son propre domicile. Pendantson
séjour, il se lia d'une façon intime avec le chef d'une des plus
opulentes familles du pays, qui avait déjà rendu des services à
fo 33; KK lin, f" 78; KK 1122, f» 25 v» ; KK 1123, l» 480v";P 1334\ no 11,
1" 18; Bourdigué, II, 194; D, Calmet, preuves, t. III, col. ccxxxix; de Quatre-
barbes, t, I, p. cxxvil, 21, 36; Villeneuve-Bargemont, I, 427, et III, 293.)
' Arch. de Gènes, Uélibérations, X, 9a9, 9C0; 14 juin, 7 et 19 juillet 1442.
^ ft II papa fuoro di tempo U cuiicesse le bolle dvl regiio di Sicilia, che saria
stata meglio cite lï hai'cssc data aiitlo di gcntc. « .Tournai de Naples, //'/(/., 1125,
220 SÉJOUR A FLORENCE. [1442]
la sienne et dont il utilisa lui-même, par la suite, le concours
dévoué : c'était André de Pazzi, père de Pierre de Pazzi, qui
plus tard remplit d'importantes missions diplomatiques rela-
tives aux affaires du royaume de Naples. Le roi de Sicile vou-
lut tenir sur les fonts du baptême le fils de ce dernier, qui
venait de naître, et lui donna son nom ; non content d'une
pareille marque de faveur, il armal'aïeul chevalier de sa propre
main, et les Florentins en furent si flattés, qu'ils firent les frais
d'un riche équipement pour le nouveau dignitaire'. Plusieurs
autres membres de la même maison furent employés en diffé-
rentes circonstances par les princes d'Anjou : Michel et Ala-
man de Pazzi, banquiers établis à Paris et à Avignon, leur
servirent souvent d'intermédiaires pour le payement de leurs
gens d'armes, pour des commandes ou des achats d'objets
d'art ; Jacques de Pazzi, qui figure parmi les premiers cheva-
liers du Croissant institués par René, exerça sous son règne
les offices de clavaire et de viguier de Marseille. Toute cette
famille tomba, en 1478, dans le déshonneur et la ruine, à la
suite d'une conspiration ourdie par elle et par quelques prin-
ces étrangers contre celle des Médicis, dont elle était devenue
jalouse ^.
René s'attarda jusqu'à l'automne à Florence. Voyant enfin
qu'il ne pouvait arriver à aucun résultat pratique, et désespé-
rant du présent, il se fit ramener en Provence par les vaisseaux
génois. Ce retour a été placé par son historien au mois de
novembre 1442 ^; mais il se trouvait à Aix dès le 23 octo-
bre, jour auquel il datait de cette ville une donation à la reine
Isabelle, écrite en termes touchants, et formant comme l'épi-
logue de sa malheureuse campagne. « Pour nous assurer la
possession de notre royaume de Sicile, disait-il dans cet acte
' Arch. de Florence, Délibérations des gonfaloniers, n" 48, f» 8 v» (pièces jus-
tificatives, n° 18) ; Consigli maggwri, rcg. 134, f" 178 v° (dépense de vingt-cinq
florins d'or, pro pennone et targid ac snpravesie liomiiiis et eqii'i). Istorle florentine
(Il Scipione Ammiiato, 2« partie, p. 40.
2 V. Extraits des comptes et mémoriaux du roi René, n"* 380, 381, 498, 509,
518, 545, etc. \icf,']&Tàm?., Négociations avec la Toscane, l, 102, 1G9.
■ Vill.-Barg,, I, 336.
I
(1442] RETOUR EN PROVENCE. 221
à l'héroïque femme qui avait partagé ses périls, vous avez ex-
posé sans aucun ménagement votre fortune personnelle ; vous
avez délaissé vos États, votre pays natal, si doux pourtant,
afin de passer la mer et de venir dans ce royaume combattre
avec une force virile et un cœur magnanime ; vous vous êtes
jetée au-devant de tous les dangers sans la moindre frayeur. »
Et, comme récompense, il lui donnait en propre, pour elle et
ses héritiers, la terre de Ghamptocé en Anjou'. On eût dit
que cette âme généreuse ne gardait de ses revers d'autre
impression que la reconnaissance, d'autre souvenir que celui
des services rendus.
Ainsi finit, après une guerre de quatre ans et un siège de
sept mois, le règne de René au royaume de Naples. Il n'y
devait plus revenir, et, s'il conserva avec un soin encore plus
jaloux qu'auparavant le titre de roi de Sicile, ce ne fut plus
pour lui qu'une dignité nominale et une façon d'affirmer ses
' « Circà assecutioncm vegni Jiostri prefatl SicHie, pro qiid nediim propriam
stihstaiitiani larglfluc exposuistis^ quin fnio, re/ictis l'cstris ditione et patrid etiam
iiatalis originis tam amena, in regnum Ipsum transfretaiido, et pro ejus adeptione
virditer et magnanime dimicando, personam vestram (nùbusvis suùire pericidis
nidlatenus expavistis. » (Arch. nat., P 1339, n** 433.) La terre de Ghamptocé
avait été saisie par René sur le fameux Gilles de Rais à raison des méfaits commis
par lui en cet endroit même, ainsi qu'à Angers, à Sablé, à Tiffauges et autres
lieux. Jean, duc de Bretagne, qui prétendait que Gilles lui en avait cédé la pos-
session, intenta un procès au duc d'Anjou : trois arrêts consécutifs du parlement
donnèrent gain de cause à ce dernier. Néanmoins Isabelle ne conserva pas le fief
de Ghamptocé : par une transaction conclue eu 1450, son mari leva la saisie en
faveur du nouveau duc de Bretagne, Pierre, moyennant douze mille réaux d'or, plus
trois mille deux cents écus d'or neuf payés comptant, en se réservant seulement la
foi et hommage et les autres devoirs. Des besoins d'argent poussèrent le prince à cet
abandon de ses droits, malgré l'offre de la reine d'engager ses joyaux pour l'éviter, et
contre l'avis du conseil d'Anjou, qui voulut faire casser l'accord, disant qu'il n'y
avait pas eu depuis cent ans d'affaire plus importante pour le domaine ducal.
Après la mort d'Arthur de Richemont, Ghamptocé fut encore saisi, pour cause de
rachat féodal, puis délivré au duc François, son successeur. (Arch. nat., P 1334 ',
f" 12 V»; 1334% fo« 34, 35; 1334', f»** 31 v«, 94 v».) Le cartulaire des sires de
Rais, publié par M. Marchegay, contient (p. 68) un hommage rendu à René par
Prégent de Coëlivy, amiral de France, pour la terre de Ghamptocé, qu'il tenait,
disait-il, du chef de sa femme Marie de Rais.
222 RETOUR EN PROVENCE. [1442J
droits méconnus. En effet, loin d'abandonner la revendication
de son trône, nous le verrons toute sa vie chercher à le relever^
soit par la voie diplomatique, soit par la force de ses pi'opres
armes ou de celles de son fils. Mais, à partir de ce moment,
sa domination effective est finie, et avec la sienne celle de cette
brillante et aventureuse dynastie d'Anjou, qui, depuis près de
deux siècles, avait implanté son drapeau à Naples, fait de la
moitié de la péninsule une succursale du royaume de France,
assuré pour jamais, malgré des fautes et des luttes regret-
tables, l'influence française en Italie. En effet, cette influence,
qui s'est maintenue depuis par des moyens divers, a surtout
son origine dans la donation du royaume de Sicile faite par
les papes aux princes angevins et dans les rapports étroits
créés par là entre ce pays et le nôtre. On a souvent déploré de
nos jours ce qu'on a appelé les suites de l'ambition de ces
princes, ainsi que les réclamations et les expéditions entre-
prises par nos rois, devenus leurs héritiers. Mais on doit
considérer que notre domination en Italie était une des bases
essentielles de la politique nationale de Charlemagne_, de saint
Louis, de Charles V, politique dont l'abandon a produit de
nos jours de si douloureuses conséquences. Et cette domina-
tion, il faut bien l'avouer, était encore moins nécessaire à notre
prospérité qu'à celle des Itahens; car, ainsi qu'on l'a dit plus
d'une fois, ils ne surent jamais se gouverner eux-mêmes, et
ils n'échappèrent à une tutelle que pour retomber sous une
autre. La plupart des monuments, des institutions du pays
napolitain, remontent à Charles I ou à ses héritiers des deux
branches. Leurs bienfaits ont laissé des traces plus durables
que leurs vexations, et leur passage a largement contribué,
sans aucun doute, à l'assimilation des deux nations sœurs.
Si René n'eut pas le temps de coopérer beaucoup par lui-
même à cette mission providentielle de sa race, il prit cepen-
dant plus de racines que ses prédécesseurs dans le cœur des
populations, et l'on peut dire qu'il clôt dignement la série des
rois de Sicile français. Sa chute même n'était pas dépourvue
de grandeur, et, parmi les causes qui l'amenèrent, il en est
[1442; RETOUR EN PROVENCE. 223
bien peu qui lui soient imputables^ comme on a pu le voir par
le simple récit des faits. Ces causes se réduisent, en somme,
aux suivantes : le manque d'argent, que les chroniqueurs na-
politains mettent eux-mêmes en première ligne'; l'égoïsme
et l'infidélité des capitaines italiens, dont il revint complète-
ment dégoûté^ ; l'abandon plus ou moins forcé où le laissèrent
ses alliés, et surtout le roi Charles VII, dont la protection fut
si peu énergique, qu'il ne cessa même pas d'entretenir des
relations amicales avec le roi d'Aragon'; enfin l'habile tactique
de son adversaire, consistant principalement à le laisser s'é-
puiser sans engager de bataille rangée. Le duc d'Anjou possé-
dait au plus haut degré cette fur ia francese, qui émerveillait dès
lors les Italiens et qui faisait dire à son rival : « Prenez garde,
voilà le lion déchaîné ! » Alphonse n'avait ni son audace, ni sa
droiture, ni sa vaillance chevaleresque, ni sa popularité; mais
il avait la ruse, la stratégie, la patience, et il ne regardait ja-
mais aux moyens pour parvenir à ses fins. 11 devait donc
triompher, malgré l'infériorité de sa cause : alors comme au-
jourd'hui la force primait le droit , parce qu'alors comme
aujourd'hui l'adresse primait le courage, et l'astuce la loyauté.
' « Havcitdo perduto il regno piu per mancameiUo dl daiiari che per poca v'irtu. »
Journal de Naples, ibid., 1125-
- « Je ne veux plus qu'ils fassent de moi l'objet de leurs trafics, « lui fait dire
la même chronique [Disse che non voleva che... facessero mercatizia di lui). Ibid.,
1127.
^ V. Vallet, Hist. de Charles Vil, 111, 37G.
I
CHAPITRE IV.
REiNÉ DUG D'AlNJOU,
sous CHARLES VII.
(1442-1461)
installation de René en Anjou. — Négociations avec l'Angleterre; fiançailles de
Marguerite d'Anjou. — Guerre de Metz. — Mariage et départ de Marguerite.
— Pacification de la Lorraine. — Réforme militaire. — Âcoord définitif avec
le duc de Bourgogne. — Recouvrement du Maine. — Voyage du roi de Sicile
eu Provence. — Extinction du schisme pontifical. — Campagne de Normandie.
— Mort de la reine Isabelle; cession de la Lorraine. — Affaires d'Italie. —
Expédition de René en Lombardie. — Tentatives de Jean d'Anjou sur le
royaume de Sicile. — René protège contre le Roi la famille de Jacques Cœur.
— 11 épouse Jeanne de Laval. — Aventure de la fausse Jeanne d'Arc. — Ré-
volte de Gènes.
La vie du roi René, à son retour de Naples, entre dans
une phase nouvelle. Le bouillant chevalier, arrivé à l'âge de la
maturité, déjà refroidi à l'endroit de la gloire militaire, com-
mence à faire place au prince débonnaire et pacifique, artiste
et lettré, dont la physionomie s'est conservée davantage dans
l'histoire et dans la tradition. Le gouverneiuent de ses États
particuliers, le bien-être de ses sujets, les intérêts généraux
de la France, les travaux de l'esprit, formeront désormais son
occupation principale, et, s'il prend part encore à deux ou trois
expéditions, si sa position l'implique forcément dans les plus
graves questions de la politique extérieure, s'il continue en-
iin de revendiquer les domaines qui lui ont été enlevés, ce
ne seront plus là, pour ainsi dire, que des accidents. Mêlé
plus directement aux conseils du Roi, il exercera sur la mar-
lo
226 INSTALLATION EN ANJOU. [1442]
che des affaires une influence véritable, et remplira dans toute
son étendue originelle le rôle de pair du royaume, de prince
du sang français. En un mot, il sera avant tout le duc
d'Anjou (car la Lorraine ne le possédera pas longtemps et la
Provence n'aura que plus tard ses préférences); le roi de
Sicile n'existera plus guère que de nom, et le « lion déchaîné »
deviendra peu à peu ce qu'on pourrait appeler un prince d'in-
térieur. Cette transformation sera surtout sensible après son
second mariage ; mais, dès l'époque où en est parvenu notre
récit, le nouveau caractère de Thomme apparaît. Aussi les
événements se présenteront- ils moins pressés sous notre
plume ; ce qui ne veut nullement dire qu'ils auront par eux-
même moins d'intérêt.
Une autre cause, plus malheureuse peut-être que la perte
du royaume de Naples, vint contribuer à modifier l'existence
de René et à le rappeler au milieu des Angevins. Il était de-
puis peu à Marseille, occupé à tenir les États-généraux, quand
la reine Yolande, âgée de soixante-deux ans, mourut à Sau-
mur, en Thôtel du seigneur de Tucé, le 14 novembre 1442 '.
Il n'eut donc pas la consolation de fermer les yeux à son illus-
tre mère, bien que Nostredame et ses imitateurs la lui fassent
retrouver mourante à Marseille même ^. Cette giande prin-
cesse, dont nous avons raconté les actions, qui avait tout fait
pour la France et pour lui, avait consacré ses dernières
années à administrer, en l'absence du seigneur titulaire, le
duché d'Anjou, auquel elle avait rendu la paix. Par son testa-
ment, daté du 12 novembre et de l'hôtel de Tucé, elle donnait
à René tous les droits qu'elle pouvait avoir conservés sur le
duché de Bar et le marquisat du Pont, et à Charles, son plus
jeune fils, les terres de Lunel, Berre et Martigues, qui lui ap-
' Gel événement a été placé tour à tour en 1 441, en 1442 (14 décembre), et
en 1443. M. de Villeneuve-Bargemonl adopte cette dernière date, et, pour la jus-
tifier, fait séjourner René un an de plus en Provence (I, 340, 448). En dépit des
historiens de seconde main, la date du li novcml)re 1442 doit être maintenue,
comme le veulent le testament et les comptes d'Yolande (Arch. uat., P 1334",
no 52; K 501, n» 1, 1" 2).
2 César de Nostredame, p. G 10.
[1443J INSTALLATION EN ANJOU. 227
partenaient en propre et qu'elle lui avait déjà cédées, sauf
l'usufruit, en 1438. Ses biens meubles étaient aussi légués à
Charles, excepté quelques objets précieux, tapisseries ou
bijoux, laissés en souvenir à son fils aîné, à sa fille Marie et à
sa petite-fille Marguerite. C'était là tout ce que possédait
Yolande d'Aragon : elle mourait pauvre, déclarant qu'elle
n'avait ni réserve, ni or, ni argent monnayé, et qu'elle avait
tout dépensé pour les rois de Fiance et de Sicile '. Une sé-
pulture assez modeste lui fut donnée dans l'église de Saint-
Maurice d'Angers, près de l'hôtel de saint René. Sa disparition
causait un vide égal dans les deux cours. Charles VII rendit
hommage à sa mémoire, attestant malheureusement par sa
conduite ultérieure que le frein qui le retenait n'était plus là.
Quant à René, l'état de son duché, qui se trouvait tout à
coup sans défense contre l'anarchie et contre les attaques
des Anglais, lui faisait un devoir impérieux d'y revenir au plus
tôt. Aussi ne passa-t-il en Provence que le temps nécessaire
pour assurer la sécurité de cette contrée. Les états tenus à
Marseille au mois de novembre le supplièrent de prendre des
mesures pour protéger les places maritimes contre les incur-
sions des vaisseaux catalans, « puisque, comme il disait, il
allait quitter le pays pour se rendre auprès du roi de France, 'n
11 arrêta ces mesures avec eux, et confirma, dans la même ses-
sion, tous les privilèges des Provençaux ^ Avant de s'éloigner,
il voulut encore réformer l'exercice de la justice, et rendit à
ce sujet une nouvelle ordonnance, datée de Tarascon, le
12 janvier 1443*.
A ce moment, Charles VII venait de reprendre aux Anglais,
dans une campagne rapide, la Guyenne et le pays des Landes.
Il s'était fixé pour quelque temps à Toulouse, afin de réor-
' Arch. liai.,? 1334'% 11° 52; P 1380', n'» 31C8, 3169. V. ci-dessus, p. 46.
2 Aich, des Bouches-du-Rliônc, B 49, {° 275.
■'* Il)id. Les privilèges parliculiers de la ville de Marseille avaient été confirmés
et augmentés le 5 juillet 1439, par un acte donné au Castel-Capuano, qui con-
cédait aux habitants la convocaliou d'un conseil général et des libertés municipales
très-étendues. (Arcb. uat., J 84C, n° G.)
* Arch. des Uouches-du-Rlione, IJ GG4.
228 INSTALLATION EN ANJOU. [1443]
ganiser l'administration du Languedoc \ René, pressé de
conférer avec lui, prit le parti d'aller le retrouver dans
cette ville, pour remonter en sa compagnie vers les bords
de la Loire. Après s'être arrêté successivement à Beaucaire,
àLunel, à Béziers % il le rejoignit à Toulouse, au mois de
mars. Isabelle accompagnait son mari, et ce fut, selon toute
probabilité^ sa première apparition à la cour de France, car
nous l'avons toujours vue, depuis son mariage, absorbée par
les soins du gouvernement, soit en Lorraine, soit à Naples.
Elle menait sans doute avec elle Agnès Sorel, l'une de ses
dames d'honneur, dont la faveur commença à peu près
vers cette époque '\ Ce qui confirme cette induction, ap-
puyée d'ailleurs sur les textes, c'est que la réunion des deux
cours paraît avoir été le signal d'une série de fêtes et de dis-
tractions. L'arrivée du roi de Sicile fut saluée avec joie; «car
c'estoit, dit Bourdigné, un prince plain de déduyt et plaisir,
qui n'avait eu son train que gens d'esprit et passe-temps '*. »
Marie d'Anjou, quoique dans un état de grossesse avancée,
aurait, suivant quelques-uns, pris part elle-même à ces réjouis-
sances; preuve nouvelle qu'elle n'était pas encore tenue à
l'écart. René n'avait pas la rigidité de mœurs de sa mère, et son
séjour en Italie, où fermentait déjà la corruption de la Renais-
sance, avait dû le rendre plus indulgent pour les faiblesses de
son beau-frère. Rien n'indique, néanmoins, qu'il les ait favo-
risées par une complaisance coupable. Le seul point certain,
c'est qu'ils s'abstinrent l'un et l'autre de toute récrimination au
sujet du passé, et qu'ils se lièrent d'une amitié plus étroite,
qui dura jusqu'à la mort de Charles VII; mais on n'a pas
besoin de pareils motifs pour se l'expliquer •'.
' Vallet, Hist.cle C/iarles I II, II, 44'i.
- Itinéraire.
■' V. ci-dessus, p. 48.
'^ Bourdigiic, II, 18G.
■' Le seul texte qui ail pu faire supposer à M. Vallel que René favorisait les
passions du Roi est un article de ses comptes relatif à un don de dix-huit aunes
de satin noir fait à Marguerite de Villequier, dame d'honneur de la reine.
Ce cadeau fut offert à Tours, non, comme le dit l'hislorieu de Charles VII, au
[IU3] INSTALLATION EN ANJOU. 229
Au mois de mai, ils revinrent ensemble en Touraine, par
Tulle et Poitiers. Charles d'Orléans, nouvellement délivré de
prison, les accompagnait; et ce fut là, probablement, l'origine
de ses rapports intimes avec le roi de Sicile '. Ce dernier as-
sista alors avec sa femme aux couches de sa sœur, qui mit au
monde, à Chinon, son douzième enfant et sa huitième fille ^
Isabelle la tint sur les fonts du baptême avec Charles d'An-
jou, et lui donna le nom de Madeleine, en souvenir de la sainte
révérée chez les Provençaux ; cette enfant devint plus tard
l'épouse de Gaston de Foix, prince de Viane.
En juin, René rentrait dans la capitale de son duché d'An-
jou, et s'installait dans le château de ses pères avec sa femme
et ses enfants. Alors s'ouvrit, pour la ville d'Angers et pour
tout le pays, une ère de vie et de prospérité telle qu'ils n'en
avaient pas connu depuis longtemps. La présence du maître
se fit sentir de toutes les façons. Tandis qu'il réorganisait son
conseil, sa Chambre des comptes, et tous les rouages d'une
administration multiple que nous décrirons ailleurs, les tra-
vaux publics prirent sous son impulsion un essor nouveau :
des jardins furent créés, des monuments s'élevèrent, des œu-
vres d'art les embellirent, des ponts et des levées furent con-
struits, des fondations charitables diminuèrent la misère, ac-
crue par les guerres récentes. Angers offrit bientôt l'aspect
mois d'octobre 1448, pendant que le duc cr Anjou se trouvait à la cour de son
!)eau-frère, mais en février 1447, époque à laquelle eut lieu son départ de cette
ville, mentionné dans l'arlicle. La première de ces deux dates est seulement celle
du payement : IJcné était alors en Provence. A la seconde, qui est la seule pos-
sible, Marguerite commençait à peine à être remarquée. Les dons de ce genre
abondent d'ailleurs dans les comptes du roi de Sicile, et ne sauraient avoir une
signification pareille. En tout cas, cet exemple unique ne saurait suffire pour
qu'on l'érigé en « courtisan émérite », et ne prouverait rien au sujet d'Agnès
Sorel. (Cf. Extraits des comptes et mcmonoii.c du roi Retié, n" 029; Vallet, HI,
242; Itinéraire.)
' Berry, dans Godefroy, p. 423.
- Bourdigné, loc. cit. M. Vallet, en mentionnant la naissance de cette fille, donne
seulement la date de 1443 (lll, 444). On a prétendu qu'Isabelle était alors en Lor-
raine (Vill.-Barg., I, 34 3); cependant le compte du trésorier de Sicile pour l'année
1442-43 mentionne simultanément ses dépenses et celles de son mari (Arch. nat.,
K504, n"l).
230 NÉGOCIATIONS AVEC L'ANGLETERRE. [UUJ
animé d'une résidence royale et un certain air de grandeur,
qui excitait un peu plus tard l'admiration des voyageurs étran-
gers ; cette cité devint, comme dit Bourdigné, « la source et
fontaine de tout plaisir et lyesse, et la plus honorée des mai-
sons de France*. » La province entière se prit d'amour pour
un prince qui se montrait k son égard un père prévoyant,
simple et familier avec ses moindres serviteurs, s'intéressant
à tout, vivant de la vie de tous : dès lors les échos de la re-
nommée populaire apprirent à répéter le nom du bon roi René,
Tout cela ne fut pas l'ouvrage d'un jour ni d'une année ; mais
cela se produisit peu à peu, et commença au retour du duc
d'Anjou, en 1443 ".
Au commencement de l'année suivante, un événement inat-
tendu vint faciliter considérablement cette rénovation en assu-
rant la paix au pays, et grandir l'importance politique du prince
en lui fournissant l'occasion de témoigner de son dévouement
au Roi. Les Anglais avaient perdu, depuis quelque temps,
beaucoup de terrain sur le continent : Henri VI se résignant
à traiter, au moins en vue d'une trêve, accrédita auprès de la
cour de France W^illiam Pôle, comte de Sulfolk, Adam Mo-
leyns, doyen de Salisbury, et d'autres personnages. En ap-
prenant que l'ambassade anglaise était débarquée à Harfleur,
Charles VII réunit son conseil à Tours, le 31 mars^ délibéra
avec Charles d'Anjou et René, qui se trouvait depuis les pre-
miers jours du mois dans cette ville, et les chargea de rece-
voir Suffolk. Le 16 avril, celui-ci, qui était allé d'abord à
Vendôme et à Blois, arriva aux portes de Tours avec le duc
Charles d'Orléans et Dunois, son frère. Accueilli par le roi de
Sicile, le duc de Calabre, le comte du Maine et d'autres sei-
gneurs, il fut conduit le lendemain à l'audience rovale, au
' Bourdigné, II, 231. V. la troisième partie de cet ouvrage, consacrée aux
heaux-arls (cliap. I).
2 Depuis le mois de juin 1443 jusqu'au mois de mars suivant, René résida con-
tinuellement à Angers on à Saumnr. 11 (il ensuite en Anjou des séjours beaucoup
plus longs, interrompus seulement par quelques voyages. (V. l'Itinéraire.)
■' Stevenson, Leilrrs aiul papers, etc., Londres, 18G3, I, G!).
[1444] FIANÇAILLES DE MARGUERITE D'ANJOU. 231
château des Montils. Les négociations officielles s'ouvrirent
aussitôt, sur des bases plus sérieuses et avec des dispositions
plus favora}3les qu'au congrès d'Arras. Les conditions essen-
tielles du traité étaient arrêtées à l'avance, dit M. Vallet '.
Le monarque anglais demandait la main d'une princesse fran-
çaise pour garantir sa sécurité et servir de gage à la paix fu-
ture : le Roi avait obtenu de son beau-frère le sacrifice de sa
fille cadette.
Marguerite d'Anjou était alors dans l'éclat de sa quinzième
année ^ Elle avait été élevée, durant l'absence de son père et
de sa mère, par Yolande d'Aragon, qui, dans les derniers
temps de sa vie, l'avait encore auprès d'elle en Anjou ''. Après
avoir failli épouser le fils du comte de Saint-Pol, puis le comte
de Charolais, fils du duc de Bourgogne, puis le comte de Ne-
vers *, elle se voyait destinée, par les caprices de la politique,
à un quatrième prince, qui lui-même avait recherché quel-
ques mois plus tôt une alliance anti-française, celle de la fille
du comte d'Armagnac. Malgré le prestige d'une couronne
royale, un pareil sort devait inspirer à tout membre de la mai-
son de France les plus vives appréhensions : l'idée de devenir
Anglais répugnait au patriotisme national. Puis, rien n'était
moins assuré que la bonne amitié des deux souverains : si la
guerre se rallumait (ce qui devait arriver en effet)^ René se
verrait forcé de combattre contre son gendre, Marguerite se
trouverait placée entre son époux et toute sa famille. La posi-
tion semblait si délicate et si difficile, que Charles VU, qui
1 liist. de Charles f^II, II, 451.
2 Elle était née le 23 ou le 25 mars 1429 (Bihl. nat., mss. lat. 1156" et
17332, caleiulriers).
■■ V. la tlcpense faite « pourvcslir M'"'' Marguerite à la venue des ambassadeurs
de l'Empereur à Sauniur et à Angers, » en septenil)ie 1442 (Arch. nat., k 504,
n» l,f» 32 v°).
* Ce dernier projet d'alliance était tout récent. Il est mentionné par M. de Ville-
neuve-Bargcrnont (I, 339), et pourtant ce fait seul détruit l'assertion qu'il a émise,
que M. de Quatrebarbes a répétée et que j'ai déjà comljattue plus liant, à savoir
que le mariage de Marguerite d'Anjou et d'Henri Vi avait été stipulé dès 1437,
par un article secret du traité conclu à Bruxelles pour la délivrance de René.
232 FIANÇAILLES DE MARGUERITE D'ANJOU. [1444]
avait plusieurs filles à marier, n'en voulait pour aucune 'd'el-
les : il préférait exposer sa nièce, qui lui tenait de moins près;
peut-être espérait-il garder ainsi plus de liberté vis-à-vis de
son ennemi. Quoi qu'il en soit, le mariage fut résolu dans le
cours des conférences, auxquelles le roi de Sicile prit une part
active, La reine Isabelle amena elle-même sa fille d'Angers en
Touraine; elle logea avec elle et avec René à l'abbaye de
Beaumont-lès-Tours\ Suffolk vit la jeune princesse; elle lui
convint, et, se flattant de la dominer aussi facilement que son
faible souverain, il pressa la conclusion du traité. Le 22 mai,
une trêve fut signée entre le roi d'Angleterre d'unepart, les rois
de France, de Sicile et de Castille d'autre part, pour vingt-deux
mois, c'est-à-dire jusqu'au 1" avril 1446 -. Le surlendemain,
Marguerite fut solennellement fiancée à Henri VI, représenté
par Suffolk, dans l'église de Saint-Martin. Les rois de France et
de Sicile entrèrent les premiers dans la basilique, se donnant
la main, suivis du duc de Bretagne, du duc d'Alençon, du
comte de Saint- Pol, du comte de Vendôme et d'autres prin-
ces. Les deux reines arrivèrent un instant après, se tenant
de même, accompagnées de la Dauphine et de la duchesse
de Calabre. Derrière elles marchaient le Dauphin et Charles
d'Anjou, amenant la jeune princesse, qu'ils présentèrent
à Charles VII. Celui-ci, ôtant son chaperon^ la conduisit
au milieu du chœur, devant le légat du pape, Pierre de
Mont-Dieu, évêque de Brescia, qui devait accomplir les fian-
çailles. Le prélat donna d'abord une dispense verbale et pro-
visoire aux futurs époux, qui se trouvaient parents au qua-
trième degré, leur enjoignant d'obtenir dans le délai d'un an
une dispense en règle du pape lui-même. Puis il leur fit, en
commençant par Suffolk, les interrogations d'usage, et, après
avoir reçu leur réponse affirmative, unit leurs mains et les
bénit. Alors tout le peuple applaudit et cria Noël! Séance te -
nante, le procès- verbal de la cérémonie fut dressé. Le cortège
se rendit ensuite à l'abbaye de Saint-Julien, où un festin avait
' Itinéraire.
= V. le texte du traité dans Monstrelet (VI, 99).
11444] GUERRE DE METZ. 233
été préparé. La fiancée y fut traitée comme la reine d'Angle-
terre, et servie avec les mêmes honneurs que la reine de
France. Des spectacles variés leur furent offerts : deux géants,
portant deux arbres dans leurs mains, furent suivis de deux
chameaux chargés de tours et de gens d'armes, s'escrimant
à coups de lances. La fête se termina par des danses, qui se
prolongèrent jusqu'à une heure «. intempestive '» . Une paix dé-
finitive et générale apparaissait à l'horizon : tout le monde en
salua l'aurore avec empressement. Le clergé d'Anjou oc-
troya un dixième et demi de ses bénéfices, les états une aide
de trente-trois mille livres à l'occasion du mariage de la fille
du duc-. Henri VI écrivit à Charles VII pour le remercier de
la manière dont il avait accueilli son ambassade, et pour
prendre avec lui quelques derniers arrangements ^
Malgré tout, le mariage ne put être célébré que l'année sui-
vante. Un différend avec la ville de Metz, qui prit soudain des
proportions formidables, força René à se rendre avec des trou-
pes dans son duché de Lorraine. La reine Isabelle ayant voulu
faire un pèlerinage au monastère de Saint-Antoine, dans sa
ville de Pont-à-Mousson, les Messins postèrent sur son pas-
sage quelques-uns des leurs, qui s'emparèrent des bagages
envoyés en avant et les enlevèrent \ Ils avaient contre elle et
ses prédécesseurs d'anciens griefs : elle n'avait pas donné sa-
tisfaction à leurs plaintes contre Thierry des Armoises, un de
leurs ennemis ; une somme considérable leur était due par
les ducs de Lorraine, et René, loin d'acquitter cette dette,
l'avait encore accrue (nous avons vu par suite de quelles né-
cessités). Ce prince, que M. Vallet appelle à ce propos un
« débiteur insolvable ou récalcitrant » , et qui était tout au plus
' Relation communiquée par M. Stevenson (Vallet, II, 454). Procès-veil)al du
24 mai 1444 (Aidi. nal., P 1334'% n» 91 ; pièces justificatives n° 20).
- Arch. liât, P 1334', f" 14G v°; K 504, n» 1, f» 22.
'• Bil)l. liât., nis. fr. 4054, n» 24; Stevenson, LelUrs and paprrs, II, 35(!.
^ M. Vallet (lll, ;jl) place ce fait au mois de mai 1444 ; mais on a vu qu'Isa-
l)elle était encore le 24 aux fiançailles de sa fille Marguerite. Elle ne dut quitter
la Touraine qu'en juin ou juillet. (V. l'ilini'raire.)
234 GUERRE DE METZ. [1444]
besolgneux, s'irrita du procédé de ses créanciers, et, pour
mieux venger l'affront, décida le roi de France à marcher avec
lui contre Metz. La détermination de Charles VII a été attri-
buée par les historiens à diverses causes : mais, si des projets
de conquête germèrent dans son esprit, il est probable qu'il
voulut d'abord, tout en prêtant à son beau-frère un secours
qu'il lui avait trop ménagé jusque-là, débarrasser l'intérieur
du royaume d'une nuée de soudoyers et d'écorcheurs que la
trêve avec l'Angleterre laissait sans emploi : c'est ce qu'af-
firme, au reste, un chroniqueur contemporain ', Eu effet, il mit
une partie de ces gens sous la conduite du Dauphin , qu'il
envoya en Allemagne, et le reste sous celle de Pierre de Brézé,
qu'il suivit avec René en Lorraine. Au mois d'août, les deux
rois étaient à Langres. Le 11 septembre, Épinal, qui était
sous la dépendance de l'évêque de Metz, leur ouvrit ses portes
et reconnut l'autorité de Ghales VII. Ils se rendirent de là à
Rosières, àïoul et à Nancy. Les Messins, se voyant menacés
de près, organisèrent la résistance. Ils se fiaient sur la situa-
tion inexpugnal^le de leur cité. Mais les troupes royales, qui
se montaient, dit-on, à près de trente mille hommes, les inves-
tirent complètement, ravagèrent toute la région environnante,
et les réduisirent en peu de jours à députer au Roi un parle-
mentaire. Leur envoyé, Nicolas Lowe, fit valoir avec force
leurs raisons : ils avaient toujours été dévoués à la couronne
de France ; mais ils ne relevaient nullement d'elle, et ils ne
savaient quel grief leur était imputable de sa part. Charles
fit répondre, par un président de son parlement, qu'il avait
des preuves certaines que Metz était des appartenances du
royaume, que les bourgeois eux-mêmes l'avaient allégué à
l'Empereur quand celui-ci en avait revendiqué la possession,
qu'il les sommait enfin de remettre la ville entre ses mains. La
sommation fut repoussée, et la guerre continua de plus belle.
Pendant tout l'hiver, les dévastations, les cruautés se succé-
dèrent de part et d'autre; un blocus rigoureux fut maintenu
' Dasiii, VI, IGâ.
fl445i GUERRE DE METZ. 235
par les sénéchaux de Lorraine, de Bar et d'Anjou, et les rois
alliés se retirèrent à Pont. Au bout de cinq mois seulement,
le 28 février 1445, de nouveaux pourparlers s'engagèrent, et,
Charles ayant consenti à ne point appi'ofondir la question de
l'indépendance de Metz, un traité fut signé avec lui, stipulant
que les prisonniers seraient rendus, qu'aucuns dommages ni
intérêts ne seraient réclamés par l'État messin, qu'au con-
traire il payerait à la France deux cent mille écus d'or, et ne
donnerait jii asile ni secours à aucun de ses ennemis'. Le
3 mars, une convention particulière intervenait entre la ville
et René, le premier intéressé dans cette guerre. Elle contenait
les articles suivants :
Au nom des maître, échevins, jurés, manants, habitants
et de toute la communauté de la cité de Metz, par l'entremise
du roi de France et "de son grand conseil, il est promis au roi
de Sicile que tous griefs et dommages seront oubliés. Les droits
et revenus que ce prince ou les siens possédaient sur le terri-
toire messin seront rétablis comme avant la guerre, et réci-
proquement. Toutes les obligations des ducs de Lorraine envers
Metz ayant moins de trente ans de date , et sur lesquelles
aucun appointement n'a été fait ni aucun gage donné, seront
annulées. Tous les prisonniers seront délivrés. Les bagages et
objets précieux enlevés à la reine de Sicile seront restitués ;
etc. ^
Une partie de la dette de René se trouvait donc déjà ré-
• D. Calmet, II, 836. Vallet, ni, 45. Ce dernier placera la fui du siège de
Metz la négociation de Lowe.
- Bibl. nat., Lorraine 228, f" yfi (original). Cette convention ne fut pas
Ircs-lidèiement observée par les Messins ; car René fut obligé de se plaindre au
Roi, cinq ans après, qu'ils avaient gardé des prisonniers, rançonné plusieurs de
ses sujets, attaqué et blessé ses sergents, etc. 11 avisa aussi de ces faits le duc de
Bourgogne, en le prévenant que, s'ils ne voulaient s'amender, il allait leur inter-
dire tout commerce et toute commuiiicalion avec ses États. En même temps il
remerciait Philippe le Bon de s'être mieux comporté que la ville de Metz envers
ses sujets de Bar et de Lorraine, pendant tout le temps qu'avait duré son absence.
Les Messins lui donnèrent des explications et des satisfactions partielles; mais il
eut encore avec eux, par la suite, plus d'une difiicullé. (Bibl. nat., Lorraine 224,
fo« 60, 65, 66.)
236 MARIAGE ET DEPART DE MARGUERITE. |144ol
glée antérieurement ; on le tenait quitte du reste \ Cette ma-
nière de se faire décharger lui a été reprochée avec amertume,
comme un acte injuste ^ Toutefois il faut considérer que les
Messins, ayant le dessous, lui devaient, comme à Charles VII,
une indemnité de guerre : au lieu de la lui payer en argent,
ainsi qu'à son beau-frère, ils lui remirent leur créance ; c'était
assez naturel \ En effet, aucune autre somme ne lui fut alors
allouée, quoi qu'on en ait dit. Son procédé, sans doute, était
violent; mais ses adversaires avaient eu l'initiative.de la vio-
lence. On leur reprenait beaucoup plus qu'ils n'avaient pris :
c'est le sort ordinaire des vaincus.
Au retour de cette campagne, Charles et René vinrent à
Nancy recevoir les ambassadeurs du roi d'Angleterre. Aucun
obstacle ne s'opposant plus à la célébration de son mariage,
ce prince envoya de nouveau le comte de Suffolk auprès du
.roi de Sicile, pour procéder en son nom à la cérémonie défi-
nitive. Elle eut lieu au milieu d'un concours considérable de
hauts personnages, en tête desquels brillaient Charles VII,
René, le comte du Maine, le duc de Calabre, le duc dOrléans,
le comte d'Alençon, le comte de Saint-Pol, etc. Marguerite,
amenée d'Anjou par Bertrand de Beauvau, sire de Précigny,
Alain Lequeu, archidiacre d'Angers et le trésorier Moreau,
devint officiellement reine d'Angleterre dans les premiers
jours du mois de mars 1445 \ D'après le traité rédigé à cette
' Ce reste était de cent mille florins. La partie déjà réglée était bien moins
considérable; elle comprenait notamment une somme de huit mille francs due à
.lean le Gronnaix, dit Creppy, et à Hcnnequin de Tournai pour dommages subis à
Bulgnéville, et contre laquelle avaient été déposés en gage : « une croisette d'or
où il y a ung saphir entre quatre rubis balais et quatre perles reondes grosses
comme ung poix; une tablette d'or pesant environ demi marc, en laquelle y a
une Aununciaciou en painture, quatre balais, quatre saphirs et seze perles, avec
nng chappeau d'or ouquel il y a seze membres d'or où il y a LXIIII perles reondes
grosses, xxvil esmeraudcs et xxvui petis balais. » (Bibl. nat., Lorraine 231,
f°« 60 et suiv.)
2 Vallet, III, 45.
•^ Dasin observe qu'il leur reprit son chirographe « Dro rcdiniciidis vcxatioiium
iiicommodis ». (VI, 184.)
" Le traité de mariage ne fut grossoyé qu'après Pâques, lorsque la cour se fut
[1445] MARIAGE ET DÉPART DE MARGUERITE. 237
occasion, elle apportait pour toute dot à son mari le royaume
et les îles de Majorque et Minorque, à charge de les conquérir,
c'est-à-dire que René lui cédait simplement les droits qu'il
avait hérités de sa mère Yolande sur ces possessions, moyen-
nant qu'elle renonçât à tout le reste de la succession paternelle
et maternelle. L'Angleterre visait-elle déjà à la domination
de la Méditerranée? Gela n'est guère probable, et il vaut mieux
supposer que son roi, tenant uniquement à s'assurer l'amitié
de la maison de France, se contentait, pour l'obtenir, d'un
apport fictif; il épousait Marguerite sans dot, pour ainsi dire,
à cause des avantages politiques que cette alliance lui pro-
curait \
Des fêtes plus longues et plus brillantes encore que celles
de Tours suivirent la conclusion du mariage. René, grand
amateur de tournois, donna dans la capitale de la Lorraine un
magnifique pas d'armes, auquel il prit part lui-même, ainsi que
Charles VII, le duc de Calabre, Ferry de Vaudemont, le comte
de Saint-Pol et beaucoup d'autres seigneurs. Les deux rois
conduisirent ensuite la nouvelle épouse jusqu'à deux lieues de
Nancy, et là son oncle lui fit ses adieux. On rapporte qu'elle
se prit à pleurer si fort, qu'à peine pouvait-elle parler *. Était-
ce un pressentiment de la terrible destinée qui l'attendait ? En-
trevoyait-elle que cette union, inaugurée dans la joie et les plai-
sirs, coûterait tant de larmes à elle et aux siens? Non ; Mar-
guerite était plutôt une jeune fille craintive, émue à la pensée
transportée à Châlons, et non le 25 décembre précédent, comme l'a cru M. Vallet.
Cet acte, écrit de la main de Jean de Charrières, secrétaire de René, fut déposé en-
suite à la Chaml)re des comptes d'Angers, et s'y conservait encore au seizième siè-
cle; mais il a disparu depuis. Nous avons, pour y suppléer, la déposition judiciaire
de Robert Bodinais, lieutenant du bailli de Bar et garde du scel du même duché
qui fut apiielé à témoigner, en l'tOi, à l'âge de soixante-dix ans, de tous les
faits lelalifs au mariage de Marguerite d'Anjou auxquels il avait assisté. C'est de
cette pièce que sont tirés les détails ci-dessus. Elle figure aujourd'hui dans le
musée des Archives nationales (J 1039, n" 29 ; D. Calmet, preuves, t. III, col. cccii)_
L'auteur de VHisloire de Lorraine s'est trompé en prenant la cérémonie de Nancy
pour les fiançailles, et celle de Tours, qu'il place après, pour les noces de la
reine d'Angleterre (II, 838, 839).
' V. Vallet, m, 62.
238 MARIAGE ET DÉPART DE MARGUERITE. [iUa]
d'aller rejoindre un époux inconnu, d'affronter un avenir incer-
tain. Mais la passion de la gloire et de l'ambition n'allait pas
tarder à la posséder tout entière. Par son courage dans les
combats, par sa fermeté dans l'adversité, elle devait se mon-
trer la vraie fille de son père, le surpasser même ; et c'est une
des particularités les plus dignes de remarque dans la vie de
ce prince, que toutes les femmes qui le touchaient de près
furent supérieures à leur sexe par leur mérite ou leur grand
caractère : Yolande, sa mère, Isabelle, sa femme, nous les
avons vues à l'œuvre ; Marie, sa sœur, brille dans l'histoire
d'un éclat plus doux, mais non moins solide; sa fille enfin,
la mieux connue de toutes, fut l'héroïne de la guerre des deux
Roses, et devint pour les Anglais la grande Marguerite. Ce
cortège d'illustrations féminines jette un intérêt tout particu-
lier sur la maison d'Anjou, et René apparaît comme le centre
autour duquel elles rayonnent.
Accompagnée par son père jusqu'à Bar-le-Duc, par son
frère Jean et par le duc d'Alençon jusqu'à Saint-Denis en
France, la reine d'Angleterre fut remise là aux envoyés de
son mari. Ils l'emmenèrent à Rouen, ville capitale des posses-
sions anglaises sur le continent, où le duc d'York, gouverneur
de la Normandie, la reçut avec une pompe inusitée. Elle s'em-
barqua peu après : une violente tempête, qu'elle essuya en
mer, redoubla ses frayeurs, et la jeta presque mourante sur la
plage de Porchester, où elle n'eut pour abri qu'une masure ;
c'était plus qu'elle ne devait trouver un jour sur tout le ter-
ritoire anglais. Le 30 mai, la solennité de son coui'onnement
à Westminster jetait un voile doré sur sa tristesse \
Un autre mariage, arrêté et conclu depuis longtemps, fut
célébré à Nancy durant le séjour des princes, celui de Ferry
de Lorraine, fils d'Antoine de Vaudemont, et d'Yolande, fille
aînée de René. Sa consommation, différée par suite des ré-
pugnances de ce dernier, se rattache à un ensemble de me-
sures qu'il prit alors en vue de pacifier son duché de Lorraine.
' Arch. liai., J 1039, n" 2y; Vallet, Itl, ô-i et suiv.
[1445] PACIFICATION DE LA LORRAIN M 239
Cette contrée, en effet, avait beaucoup souffert en son absence.
Malgré la protection du roi de France, ni le conseil de
régence, ni Charles d'Anjou, ni la reine Isabelle n'avaient pu
maintenir la tranrpillité. Louis, marquis du Pont, revenu
d'Italie avec sa mère, avait été chargé de la lieutenance ;
mais, trop jeune pour un si lourd fardeau, il avait succombé à
la tâche et péri loin de ses parents, à la Heur de l'âge'. Louis
de Beauvau avait été ensuite envoyé en Lorraine avec de pleins
pouvoirs. La noblesse de la province s'était liguée de son
côté pour résister aux bandes des écorcheurs, et pour étouffer
les petites guerres locales qui éclataient à chaque instant \
Ces efforts étaient demeurés stériles. Les différends avec la
ville de Metz avaient contribué à semer le trouble. Une autre
malheureuse affaire, survenue entre l'évoque de cette ville,
ancien allié de René, et les ofliciers ducaux, qui l'avaient
arrêté et maltraité, était venue augmenter la division '\ Enlin
' Le fils cadet de René mourut vers le commencemeut de 1444, suivant M. de
Villeneuve»Bargemont (I, 342), ou plutôt de 1443, car la lettre par laquelle les
trésoriers étaient avisés d'avoir à payer deux mille francs de gages à Louis de
Beauvau, nommé gouverneur de Lorraine à sa place, est datée du 2G mars de
cette année (Arch. nat., KK 1124, f" 22 v). Son père lui fit ériger dans l'église
de Pont-à-Mousson une sépulture monumentale, dont il recommanda l'exécution
dans chacun de ses testaments.
^ Dans une requête adressée au marquis du Pont, gouverneur de Bar et de
Lorraine, le 5 janvier 1440, l'évèque Conrad Bayer se jilaignait qu'après avoir
rendu de grands services au roi de Sicile, après avoir perdu plusieurs de ses parents
à Bulgnéville, et prêté différentes sommes tant à la reine Yolande qu'à son fils,
il avait été petitement récompensé, bien que ce dernier fût son vassal à cause de
l'église de Metz, et que son fils aîné Jean eût été tenu par lui Conrad sur les fonts
baptismaux ; que plusieurs des gens de René l'avaient attaqué nuitamment, blessé,
emmené d'Amanceà Coudé, où ils l'avaient retenu durant dix semaines, en lui en-
levant jusqu'à sa vaisselle d'argent; etc. Finalement, il demandait la restitution
de ses biens et de ses lettres de créance, avec des réparations. Les vexations qu'il
avait subies furent sévèrement réprimées par René quand il en eut connaissance.
Un traité conclu entre ses conseillers et l'évèque, le 29 avril suivant, et une assi-
gnation tie rentes qui lui fut faite parla reine Isabelle, le I"' février 1442. ré-
glèrent à sa satisfaclion la question pécuniaire. (Arch. nat., KK 1117, f" 110 v°;
1123, f"" "Oi \" et 900 \°.) D'autres détails sur cette affaire sont donnés par
D. Calmel(ll, 817, 9 iO).
' Arch. nat., KK 1127, f« 228 \". D. Calmet, preuves, t. 111, col, DCLVl. Lu
240 PACIFICATION DE LA LORRAINE. [1445]
Antoine de Vaudemont avait recommencé, sous divers pré-
textes, à agiter le pays. Se prétendant lésé par le roi de Sicile
dans le payement des sommes que celui-ci lui avait promises,
il avait d'abord accepté des arbitres, parmi lesquels figurait
le turbulent damoiseau de Gommercy ; puis il avait dévasté
avec ses gens, renfoicés de deux mille Picards envoyés par
le sire de Croy, son gendre, une grande partie de la Lorraine
et du Barrois \ La misère des habitants en était arrivée à ce
point, que Charles VII avait dû sommer Antoine de se rendre
auprès de sa personne, à Vaucouleurs d'abord, à Châlons
ensuite, afin de chercher avec lui les moyens d'apaiser défini-
tivement la discorde ". En même temps, le Roi ordonnait que
« toutes gens de compagnie et de route vivant sur les champs »
eussent à s'abstenir d'entrer sur le territoire barrois ou lor-
rain, et chargeait le sire de Saint-Georges, son lieutenant
en (Champagne, de courir sus aux contrevenants ^ Vaudemont
se décida enfin à comparaître, et, le 27 mars 1441, à Reims,
un nouvel accord fut passé entre lui et le conseil du roi de
Sicile, autorisé par le lieutenant de ce dernier, sur les bases
suivantes, arrêtées dans le grand conseil du roi de France :
Dans un délai de deux ans, seront assignées au comte de
Vaudemont des terres et seigneuries pour une valeur de
vingt-deux mille livres tournois, à estimer par deux com-
missaires royaux. Le Roi lui donnera le revenu du grenier de
Joinville, dont son fils Ferry jouira après lui sa vie durant. En
retour, Antoine renoncera à toute prétention ou querelle re-
se confédôrant jxjur leniédier aux inconvénients et dommages survenus par guene
ou autrement depuis le départ du roi et de la reine de Sicile, les principaux
seigneurs lorrains, au nondjre de vingt-neuf, s'étaient engagés, le 29 août 14 il, à
ne se livrer à aucune poursuite, à aucune œuvre de fait les uns contre les autres
pendant trois ans, à se joindre au marcjuis du Pont pour faire observer la justice,
à aider ses officiers contre les malfaiteurs, à défendre les habitants des deux
duchés contre les jnlicrics et les vols, etc.
' Arch. nat., KK tli7, 1" lô2 v"; D. Calmet, U, 819.
^ Lettre du Roi datée de Sainl-Miliicl, le 4 mars [1441]. Bibl. nul., Lorraine
9, n° 15.
^ Arch. nat., KK 1117, ï° 9ô(;.
[1445] PACIFICATION DE LA LORRAINE. 241
lative au duché de Lorraine, à tous les griefs qu'il a pu avoir
depuis la guerre contre le duc ou ses sujets, sans rien récla-
mer de plus. Il autorisera son fils à faire au roi de Sicile l'hom-
mage des fiefs de Vaudemont et de Moustier-sur-Saulx. Il
demeuj'era quitte de mille six cent cinquante florins qu'il
devait encore sur les dix-huit mille formant le douaire d'Yo-
lande d'Anjou. Tous les prisonniers détenus par lui seront
mis en liberté, moyennant une somme de cinq mille florins,
qui lui sera comptée un mois après Pâques. Par ce traité
de paix final, tout devra être oublié et pardonné, et les
deux parties vivront en bonne intelligence , comme le veut
l'alliance déjà conclue entre leurs enfants et qu'ils feront
consommer, le tout sous peine de déshonneur et de cent
mille écus d'amende. Le roi de France servira d'arbitre s'il
survient quelque nouvelle difficulté. Celte convention sera
ratifiée le plus tôt possible par René lui-même et par son
fils aîné '.
Un second acte, rendu par le Roi le lendemain , garantit en
son nom l'exécution du précédent. Les cinq mille florins pro-
mis au comte pour la délivrance de ses prisonniers lui furent
remis le 31 mai. Mais il n'eut de cesse que toutes les autres
clauses ne fussent remplies, et fît adresser à Charles VII des
remontrances pressantes sur ce point '\ C'est pour en finir que
le roi de Sicile, arrivé en Lorraine, non-seulement ratifia le
traité intervenu en son absence, mais fit célébrer le mariage
' Arch. liât., J 932, n" 10; BiW. nat., nis. tV. 2717, l'' 172; Arch. des
Boiiches-du-Rhone, B 205, t'° 38.
= Arch. nat., J 933, n» 3; KK 1125, f» 678. Bibl. nat., Lorraine 8, n° 30.
Charles VII eut aussi à faire accorder Antoine avec le duc de Bourgogne, auquel
il s'en prit ensuite et réclama la rançon de René. Des lettres d'abolition i'wrcnt
données par le Roi, en l-iâO, à tous ceux qui avaient pris part aux guerres de
Lorraine. Vaudemont, qui n'était jamais content, imagina plus tard, à la faveur
des troubles suscites par le Dauphin, de demander à son profit un partage de la
Lormiue. Le duc de Bourgogne, à qui il s'ouvrit de ce projet, lui fit répondre
par sou secrétaire Thierry de Vitry ([u'il l'engageait à ne pas soulever la ([ues-
tion avant de voir comment tournerait le différend du Roi et de son fds, sans
quoi il serait accusé de chercher de nouvelles querelles, et lui, duc, d'être son
instigateur. (Lettre du F' juillet 1457; Bibl. nat., Lorraine 8, n» 60.)
16
242 PACIFICATION DE LA LORRAINE. |144oj
d'Yolande et de Ferry. Peu de temps après, afin de mettre à
la tête de la province une autorité plus forte, il nomma son
lils aîné, le duc de Calabre, son lieutenant-général aux duchés
de Bar et de Lorraine. Dans l'acte par lequel il lui conférait
tous ses droits, et qui est daté du 1" juillet 1445, il invoquait
surtout l'impossibilité de résider lui-même dans le pays, à
cause du temps que lui prenaient l'administration de ses autres
domaines et les affaires générales du royaume \ C'était là, en
effet, le grand inconvénient de sa position, et ce qui faisait la
faiblesse de son gouvernement : ses États étaient trop dissé-
minés, trop éloignés les uns des autres ; il ne pouvait visiter
chacun d'eux aussi souvent qu'il l'eût fallu. Lui-même sentait
bien le mal, et la remise du pouvoir à Jean d'Anjou n'était
qu'un acheminement vers une cession plus complète. Il con-
tinua cependant à diriger de loin les affaires des deux duchés,
et correspondit plus d'une fois avec son fils à ce sujet -. Pour
l'attacher davantage à cette contrée, et pour lui permettre,
ainsi qu'à sa femme, de mieux soutenir son rang, il lui donna
de plus en propriété, pour lui et ses héritiers, le marquisat du
Pont, demeuré vacant par la mort de son autre fils, en se ré-
servant seulement l'hommage et le ressorte Des mesures d'un
ordre différent furent prises par René dans le but d'assurer la
sécurité du pays : c'est ainsi qu'il fit fortifier la halle de Bar,
forteresse importante qui était la clef de la cité et de toute la
province ; les bourgeois de la haute ville de Bar furent affran-
chis pour trente ans de toutes tailles, subsides et services mili-
' « Comme, pour plusieurs grands et liaulx affaires touchant monseigneur le
Hoy et nous, et pour le bien, utilité et conservation de nosdites seigneuries et pays
irAiiiou et de Provence et autres, nous soit de nécessité déleissier nosdits duchiez
et pays de Bar et de Lorraine, au gouvernement desquels ne po\ons pour le
présent personnellement vacquer ne entendre, « etc. (D, Calmet, preuves, t. HI,
col. nCLXXXVi; Arch. nat., KK 1124, f" 875.)
2 Arch. nat., P 1334'', f"' 72 v», 79 v", etc.
' 1). Calmcl, 11, 843. Un peu plus tard, la seigneurie de Doursaull, au ])ailliage
de Vitry, fut également cédée au duc de Calabre, en considération de ses services,
et parce que, dit l'acte, mettre en ses mains une partie du domaine de l'État n'est
pas l'aliéner. (Arch. nat., KK 1122, 1° 736 x".)
i
[1445] PACIFICATION DE LA LOIIRAIXF. 243
taires, à la condition d'en réparer les murs et de veiller à leur
entretien '.
Avant de quitter la Lorraine, les cours de Fi'ance et de
Sicile assistèrent encore à de nouvelles fêtes. Depuis longtemps
on n'avait vu réunie une noblesse aussi nombreuse, aussi
brillante. René, à Nancy, était l'amphitryon de toute la che-
valerie, et là, comme l'a dit un écrivain qui ne connaissait
qu'un des côtés de sa figure, il était vraiment roi '. Un ballet
de princes et de princesses fut donné dans son château : la
reine Isabelle, le duc de Bourbon, la duchesse de Galabre,
la Dauphine Marguerite d'Ecosse dansèrent la basse danse de
Bourgogne, pas à figures variées, dont la curieuse notation
a été récemment retrouvée \ Les jeunes chevaliers redescen-
dirent dans la lice, et rompirent maintes lances. Le chroni-
queur Chastelain a tracé des préparatifs de ce spectacle mili-
taire un tableau tout à fait pastoral. Les rois de France et de
Sicile s'en étaient allés jouer aux champs, cueillant herbes et
fleurs, devisant de plusieurs gracieux devis. Surviennent le
comte du Maine et d'autres seigneurs, qui se mettent à parler
du luxe et des réjouissances de la cour de Bourgogne. Les
piinces se piquent d'émulation et décident de faire publier un
tournoi. Charles d'Anjou et le comte de Saint- Pol sont donnés
par l'historien bourguignon comme les principaux organisa-
teurs de la joute, où les premiers rôles furent remplis, du
côté des hommes, par Jacques de Lalain, et, du côté des
dames, par Marie de Bourbon, duchesse de Calabre, et Marie
de Clèves, duchesse d'Orléans \ René s'ingéniait à varier et
à multiplier ces divertissements. Son goût l'y portait, et
peut-être aussi était-ce un moyen d'affermir son influence sur
' Dil)i. iiaf., Loiiaiiie C8, 1" ly.j. En 1438, René avait déjà oidoiiué de lor-
tiiier la ville de Bar, imposé une somme de dix mille lianes pour l'aclièvement îles
bari)acanes commencées par lui autour de la place, et astreint au guet les xillagcs
d'alentour. (/(!i(W., f»^207, :21(j.) 11 accorda aux bourgeois de Bar, le \\ mai l'j'i4,
des rranchiscs nouvelles. (Arcli. nat., KK 1117, 1" 164.)
^ Vallet, IJist. de Chailvs J 11, VA, 71.
■ Vallct, C/iro/iii/iic de la PiiecUe, p. Kjl.
' Chaslelaiii, éd. Duclion. XLll, -iO et suiv.; Vallet, ill, '»((.
244 RÉFORME MILITAIRE. [1443J
l'esprit du Roi , livré alors tout entier aux idées de plai-
sir '.
Cette influence eut presque aussitôt l'occasion de se mani-
fester de la façon la plus heureuse. Le gouvernement de
Charles VII s'occupait de réformes militaires, dont les der-
niers événements, et notamment la guerre de Metz, avaient
démontré toute l'urgence. Au mois d'avril et au mois de juin
1445j des ordonnances furent rendues pour épurer les corps
errants des routiers, qui composaient jusque-là la majeure
partie des troupes royales, pour les transformer en compagnies
d'ordonnance, astreintes à la discipline et à la garnison, pour
établir enfin une taille spéciale destinée à subvenir à leur
entretien, la taille des gens d'armes. On sait quelle importance
eurent ces mesures et quels progrès elles déterminèrent dans
l'organisation des armées françaises : de savants historiens
l'ont exposé avec une autorité irréfutable '. Mais ce qu'on
ignorait , c'est que les réformes furent provoquées surtout
par le duc d'Anjou, et qu'il prit une part prédominante
aux conseils où elles furent décidées. Tous les princes et les
capitaines présents furent sans doute consultés ; on mit à pro-
fit, notamment, les lumières du maréchal de la Fayette.
Toutefois l'initiative vint de René, qui, dans ses campagnes
de Lorraine et d'Italie, avait vu de près les inconvénients des
corps francs et avait acquis à ses dépens l'expérience des
choses de la guerre. Le fait est attesté par un témoin oculaire,
Jean Galéas, ambassadeur milanais, qui se trouvait à la cour et
' « Le roi de Sicile i'esloyoil de jour en jour le roi de France et les autres
seigneurs, et s'esforroit de rencontrer diverses manières de nouveaux jeux et
esbaltenieus. MesQiement il se trouvoit assez souvent en personne aux joutes,
Icsaut faire merveilleux festins de danses et tournoys. » (Olivier de la Marche,
liv. I.) La dame de Beauté parait avoir été préseulc aux fêtes de Nancy. (V. Qui-
cherat, y4giiès Sorc/, p. 10; Yallet, Jll, 75.) Mais il n'y a pas là un motif suffisant
pour appeler, comme l'a fait ce dernier (p. 81), la reine Isabelle « patronne et
amie » de la belle Agnès. Les raisons morales cpie nous avons prodnites pour
défendre d'une telle complicité la mère de Marie d'Anjou existaient aussi pour la
helle-sœur de celte princesse.
- V. IJoutaric, Inslitutions militaires tic la France; Vallet, lliit. de Charles VU,
111, 50 cl suiv.; liiùl. de l'École des Charles, XXXIll, f;7-8l.
fl44yj RÉFORME MILITAIRE. 245
qui le remarque dans sa relation confidentielle'. 11 va même
jusqu'à dire à ce propos que toutes les affaires du royaume de
France étaient dirigées par le roi de Sicile, et que les autres
princes, le Dauphin surtout, étaient jaloux de son pouvoir. Il
y a là, probablement, un peu d'exagération ; mais il faut re-
connaître qu'à cette époque René assistait assidûment aux
séances du conseil royal, qu'il en était l'âme, et que, d'un
autre côté, son beau-frère n'avait pas personnellement l'esprit
aussi libre qu'il l'eût fallu. La déclaration de Galéas est donc
fort vraisemblable, et le prince qui avait importé chez les Ita-
liens les perfectionnements de l'artillerie était parfaitement
capable d'améliorer le système militaire des Français. Ce qui
prouve d'ailleurs qu'il se préoccupait de cette question, c'est
que, l'année précédente, il avait obtenu des lettres patentes
du Roi réduisant le nombre des gens d'armes dans ses pays
d'Anjou et du Maine et diminuant les charges causées aux
populations par leur entretien ^
C'est pourtant à l'heure où il servait si utilement le pays
qu'il fut soupçonné d'ourdir avec son frère le comte du
Maine, le comte de Saint-Pol et le connétable de Richemont
une nouvelle praguerie. Pierre de Brézé, sénéchal de Poitou,
parvenu depuis peu à la plus haute faveur, s'imagina que ces
princes complotaient ensemble contre le Roi et contre lui.
Mais ils n'eurent pas de peine à se disculper et à prouver
l'inanité de pareilles suppositions ^ Loin de s'être aliéné
' « Esso re Raynero e quelo clic governa liitio (juesto reamr, fl e sta/o qiiclo
che ha facto fare qucla ordinanza e ridttctiune délie génie d'arme, como ne man-
damo una copia alla Signoria rosira. » (Arch. de Milan, Domin. Viscont., 26 mai
I i'iS ; pièces justificatives, n" 21.)
' Aich. uat., P 1335, u" 123; pièces justificatives, ii" 19.
■ « Puis y eut un brouillis que le grand seneschal de Poictou meit sus, pour
ce qu'il se doubtoit que le roy de Sicile, monseigneur le connestable, monseigneur
du Maine et monseigneur de Sainct-Paul estoient alliez ensemble et faisoient une
praguerie; et fut mal trouvé, car Us ny pensoient pas. » (Gruel, Hist. d'Jrthur
de Richemont, éd. Pelitot, VIII, 532.) M. de Beaucourt, en parlant du fait dans
ses remarquables études sur le Caractère de Charles Fil (Questions historiques,
21" livraison, p. 93), n'a pas reproduit ce dernier membre de pbrase ; aussi est-
il amené à voir là l'origine d'une sorte de disgrâce de la maison d'Anjou. Mais on
246 ACCORD AVEC LE DUC DE lîOURGOGNE. [1445]
les bonnes grâces de Charles, René reçut de lui, sur ces
entrefaites, une preuve éclatante d'amitié. Les deux cours
s'étaient transportées , au mois de mai , à Ghâlons-sur-
Marne. La duchesse de Bourgogne, Isabelle de Portugal,
s'y rendit de son côté, soit pour défendre les intérêts de sa
maison gravement menacés, soit, comme l'a écrit Olivier
de la Marche, pour se rapprocher de la reine de France et
se complaindre avec elle de rinfidéhté de leurs époux res-
pectifs. La femme de Philippe le Bon et la reine de Sicile
ne se rencontrèrent point sans manifester certains sentiments
de jalousie d'une part et de rancune de l'autre. Des questions
d'étiquette et de préséance achevèrent de les diviser. De plus,
la rançon de René n'avait pu être complètement acquittée, et
la duchesse était chargée de s'en plaindre à Charles VIT. En
1442, l'ancien prisonnier de Philippe lui avait fait remonti-er
par le sire d'Aubagne que les charges énormes qui lui étaient
imposées par la conquête de son royaume de Sicile l'avaient
empêché de'le satisfaire ; que les villes qu'il avait consignées
en gage entre ses mains étaient foulées et ruinées par ses
gens d'armes; que, s'il voulait bien les lui restituer, ainsi que
les lettres obligatoires de ses cautions, il lui fournirait en
échange d'autres garanties, et au besoin lui vendrait à réméré
les places de Clermont en Argonne, Varennes ou autres'. Cet
anangement n'avait pas été accepté. Les causes de dissenti-
ment étaient donc nmltiples, et la guerre pouvait se réveiller
d'un instant à l'autre; on croyait généralement qu'elle éclate-
rait ^.
L'intervention du roi de France conjura le danger. Après
un grand nombre de journées tenues à Châlons et à Reims
par l'archevêque de cette dernière ville, par les conseils des
reconnaîtra ([iio les rapports de René avec le Roi ne furent point altérés, et que,
s'il se retira de la cour quelque temps après, c'est que le gouvernement de ses
propres États réclamait sa présence.
' Arcli. nal., KK 1118, i» GG3.
- Relation de Galéas, Uiid. On ne saurait cependant affirmer avec M. Tuetey (/«
Écorckeiirs, I, 354) c[ue René et les princes de sa famille poussaient à la guerre ;
ricii ne le prouve, et personne, an fond, n'avait intérêt à prcndi'e les armes.
IU43J ACCORD AVEC LE DUC DE BOURGOGNE. 247
deux parties et divers seigneurs, Charles obtint de la du-
chesse de Bourgogne, qui avait besoin d'acheter ses bonnes
grâces pour son mari, un compromis à l'avantage du roi de
Sicile. Par un acte préliminaire daté de Châlons, le 5 juillet
1443, ce prince et son fils ratifièrent d'abord le traité conclu
à Lille en 1437. Le lendemain, le premier signa avec la du-
chesse, en présence et à la requête du Roi, une convention
aux termes de laquelle le reste de la dette contractée pour sa
délivrance lui était remise, les places fortes et les scellés des
gentilshommes qui servaient de gages devaient lui être resti-
tués, et lui-même, en retour, était tenu de confirmer toutes les
autres clauses du traité de Lille, d'en faire garantir Texécution
par son fils, de payer les capitaines bourguignons de Cler-
mont et de Neufchâteau, d'acquitter enfin ou de rembourser
la rançon du fils du sire de Rodemack et celle de Benetru de
Chassaul. Le roi de France, de son côté, devait retirer de
Montbéliard sa garnison, qui inquiétait les sujets du duc de
Bourgogne*.
La somme ainsi remise au roi René était de quatre-vingt
mille six cents écus : à ce compte, il n'avait pu payer en
espèces à Philippe le Bon que dix-neuf mille quatre cents
écus, puisque, sur les quatre cent mille formant le prix total
de sa mise en liberté, cent mille avaient été mis à la charge
du duc de Bourbon et deux cent mille autres n'étaient exi-
gibles que dans le cas d'une prise de possession effective du
royaume de Sicile. Cette éventualité ne s'étant réalisée qu'à
moitié, les deux derniers quarts de la rançon pouvaient être
considérés comme non dus : néanmoins, René en fut tenu
quitte à titre de faveur également, ainsi que des amendes en-
courues pour retards dans les payements, amendes montant
I Bibl. nat.. Lorraine 239, n»» in, 13; Arch. nat., J 1039, 11° C; KK 1125,
fo** 078, G79 y"; D. Plancher, t. IV, preuves, p. CLXXXV. Philippe le Bon avait
demandé, de plus, la ratification du traité d'Arras par le Dauphin et par toute la
maison d'Anjou ; on ne voit point (pie celte ratification ait été donnée. Sur les
négociations qui précédèrent la convention de Chàlons, cl", un niénioire de I.t
duchesse de Bourgogne tiré des archives de la Côte-d'Or et reproduit par
M.Tuetey {op. cit., 11,192).
248 ACCORD AVEC LE DUC DE BOURGOGNE. [1443]
à quarante mille écus environ. C'était, en tout, trois cent vingt
mille six cents écus, ou au minimum cent vingt mille six cents,
dont il bénéficiait \ Mais, par la suite, ce bénéfice se trouva
réduit de cent mille écus ; car, après la mort de la duchesse
de Galabre, il dut, comme on l'a vu, restituer au duc de
Bourbon la souune que ce prince avait versée pour lui : il
déboursa donc réellement, pour sa délivrance, cent dix-neuf
mille quatre cents écus. Malgré tout, le Roi lui rendait là
un service signalé : il est probable, en effet, que, dans l'état
de ses finances, il n'eût pu de sitôt s'acquitter du restant
de sa dette. Philippe donna son acquiescement au traité conclu
par sa femme. Les places de Clermont et de Neufchâteau
furent rendues à leur maître légitime avec l'artillerie qu'elles
renfermaient ; celui-ci en donna décharge, ainsi que des obli-
gations de ses vassaux, le 12 mars suivant, paya les deux ran-
çons convenues, plus quatre cent vingt florins à Pierre de
Baufremont pour les dépenses et voyages faits par lui à l'oc-
casion de la délivrance des deux villes, et cette question grosse
d'orages fut enfin vidée -.
Le roi de Sicile ne tarda pas à témoigner sa reconnaissance
à Fauteur de cette pacification. Revenu en Touraine avec la
cour de France, qui, subitement attristée par la fin prématurée
de la Dauphine, avait renoncé aux déplacements et aux fêtes,
il se réinstalla, au commencement de l'automne, dans son châ-
teau d'Angers, et de là travailla activement à de nouvelles
' Et non420,G00, comme le dit M. Vallet (III, 82); celte somme, en effet, eût
dépassé à elle seule le prix total convenu à l'origine. La cession de Casse!, que le
même écrivain semble donner comme une clause nouvelle arrêtée en 1445, était
stipulée en tête du traité de Lille.
- Bibl. nat., Lorraine 239, n°^ IC, 21, 22, 23. Les places consignées furent
d'abord coniiécs à Pierre de Baufremont, chargé de les garder jusqu'à l'entier
accomplissement des engagements de René. Le même seigneur reçut égalemenl,
après l'évacuation de Monlbéliard, au mois de novembre 144[), les titres suivants,
qu'il devait remettre au roi de Sicile : obligations des seigneurs de Lorraine, de
Barrois, d'Anjou et de Provence ; promesses de Jean de Chamblay et de Colart de
Saulcy de garder lis places de Prény et Longwy ; (juittance générale de Philippe
le Bon à son ancien prisonnier, donnée à Middelbourg, le 28 octobre. (Arch. de la
Côte-d'Or, Clinnibre des comptes de Dijon, B 11,887 ; Tuetey, op. cil., II, 224.)
[1445] RECOUVREMENT DU MAINE. 249
négociations avec T Angleterre, qui devaient ramener à la mère-
patrie une des provinces envahies. La paix générale qu'avait
fait espérer le mariage de Marguerite d'Anjou ne se concluait
pas ; les trêves avaient même été violées sur quelques points
par les gens d'Henri VI. Dès le mois de juillet 1445,
Charles VII envoya à ce prince une ambassade composée de
Louis de Bourbon, comte de Vendôme, Juvénal des Ursins,
archevêque de Reims, Gui, comte de Laval, Bertrand de
Beauvau, sire de Précigny, Guillaume Cousinot, sire de
Montreuil, maître des requêtes, et Etienne Chevalier, secré-
taire du Roi. René, le duc d'Alençon, le roi de Castille accré-
ditèrent en même temps des représentants à la cour d'Angle-
terre : ceux du premier étaient son secrétaire Guillaume
Gauquelin, dit Sablé, et le sire de Tucé, trésorier d'Anjou.
Us rejoignirent les ambassadeurs royaux à Cantorbéry, le
5 juillet, et firent avec eux leur entrée h Londres, le 13 du
même mois '. Leur mission connnune consistait à réclamer
l'observation des conventions précédentes et à jeter les bases
d'un traité de paix. La condition premièie de ce traité devait
être la restitution du comté du Maine, qu'Henri VI avait pro-
mise par une clause secrète, ou plutôt par un simple engage-
ment verbal, lors de son mariage. Bertrand de Beauvau, qui
était lui-même un des serviteurs du roi de Sicile, porta sou-
vent la parole dans les audiences accordées aux ambassadeurs.
On ne put cependant venir à bout de s'entendre. Le monarque
anglais, n'osant pas revenir ouvertement sur sa promesse, et
craignant, d'un autre côté, de mécontenter ses barons s'ill'ac-
complissait, chercha des palliatifs. Il offiit de remettre le
Maine à ses maîtres naturels, les princes d'Anjou, moyennant
([u'ils s'allieraient à lui et que leurs sujets vivraient en bonne
amitié avec les siens durant vingt ans au moins. Charles VII
ayant autorisé son beau-frère à accepter la proposition, celui-
ci, par une nouvelle délégation du 17 octobre, chargea Guil-
laume Cousinot et Jean Havart, valet tranchant du Roi, de
' V. la relation de cette ambassade dans les mss. français de la Bibl. iiat.,
n" 3884, f° 171 et suiv.; Stevenson, Lvitcrs afn/ f>aj>cr.s, I, 87 et siiiv.
250 RECOUVREMENT DU MAINE. [144348]
négocier en son nom dans ce sens. 11 écrivit le même jour à
son gendre et à sa fille, ainsi qu'au comte de Suffolk, pour
leur recommander ses procureurs \ Le roi de France envoya,
de son côté, des lettres pressantes. Marguerite d'Anjou, qui
commençait à dominer son faible mari, prit l'affaire en main
et s'unit à son père pour obtenir la solution désirée. Le 17 dé-
cembre, elle faisait part à Charles de ses efforts réitérés en
vue de défendre les intérêts français, de procurer la paix et la
délivrance du Maine, et elle lui renvoyait, avec des messages
plus détaillés, Havart et Gousinot \ Cinq jours après,
Henri VI s'engageait formellement, par écrit, à livrer toute la
province au duc d'Anjou et à son frère le 30 avril suivant ; il
faisait cette concession, disait-il, à la requête instante de sa
fenune et pour faire plaisir au roi de France ^
Malheureusement, ce succès diplomatique fut suivi d'une
nouvelle déception : le prince anglais tergiversa encore,
et le terme fixé se passa sans que le Mans fût évacué.
Pendant deux ans, les conférences, les démarches de René
et de sa fille continuèrent sans plus de résultat. Les lieu-
tenants du roi Henri reçurent l'ordre d'abandonner la place,
mais refusèrent de l'exécuter. 11 fallut employer la force :
au mois de mars 1448, Charles Vil fit entreprendre le siège
du Mans. Le roi de Sicile, qui, dans l'intervalle, avait dû
se rendre en Provence, ne put y prendre part en personne ;
mais il y envoya le sénéchal d'Anjou, qui le tint soi-
gneusement au courant des opérations *. Elles ne furent
1 Arch. liât., P 1334'% nOMÛ5, 107, 108; pièces justificatives, ii»" 22 et 23. Une
autre prociiraliou fut donnée à la même date et dans le même but à Alvernatius
Chaperon et à Charles de Castillon, sire d'Albanée, conseillers de René. Mais elle
était conditionnelle, et rarchevêque de Reims, qui signa les deux avec Pierre de
Brézé et le sire d'Haraucourt, a ajouté de sa main sur celle-ci : <> Il y a nng
aultre povoir en nioilleur forme, duquel il se fauldra ayder, et non pas de celuy-ci,
sinon en cas de nécessité et pour éviter la ronipture de la délivrance du Maine. »
(Arch. nat., \l>id., n» 100.)
2 Bibl. nat., ms. fr. 4054, n«« 3G, 37.
•■' Stevenson, Lctters and pajxTs, etc., II, C39.
* Comptes de René (Arch. nat., P 1334» ', r partie, f"* 22, 28 v", 52 v°);
Rild. nat., ms. fr. 4054, n» 33; etc.
[1445-48] RECOUVREMENT DU MAINE. S'il
pas longues : au bout de quelques jours d'investissement,
le couimandant anglais entra en pourparlers et rendit la
ville presque sans coup férir'. Henii VI ne réclama pas. Il
se soumit au fait accompli, et consacra par des lettres offi-
cielles la restitution du comté aux piinces d'Anjou, en se ré-
servant seulement la place de Fresnay, et en dédommageant
par d'autres terres ceux de ses sujets auxquels il avait donné
des fiefs dans ce pays -. Il y avait vingt-quatre ans que le
Maine était occupé par les Anglais.
La province reconquise fut sur-le-champ remise aux mains
de Charles d'Anjou , frère cadet de René. Elle lui avait
été dévolue, non par le testament de leur père, mais par
celui de Louis III, leur frère aîné, qui lui avait laissé en ou-
tre, pour en jouir après la mort d'Yolande d'Aragon, les biens
formant le douaire de cette princesse, savoir Berre et Marti-
gues en Provence* ; en attendant l'exécution de ce legs, René
s'était obligé à servir k Charles une pension de huit mille livres
tournois. Nous avons vu qu'un premier traité était venu ré-
gler, en 1437, le partage delà succession d'Anjou; mais,
l'occupation ennemie durant encore , Charles conserva jus-
qu'au jour où elle devait prendre fin, et à titre de compensa-
tion, une rente de quatre mille livres. Par un second acte
passé le 18 janvier 1438, peu de temps avant son embarque-
ment pour l'Italie, son frère ratifia cette convention, arrêtée
par l'entremise de leur mère et de leur sœur Marie '\ Isabelle
de Lorraine, à son départ de Naples, fut chargée d'en accom-
plir la teneur, et le partage définitif fut fait par elle au nom de
son mari, le o avril 1441, àTarascon. Le comté du Maine fut
cédé entièrement à Charles d'Anjou, à la charge d'en rendre
' Le Ifi mars, selon M. Vallet (III, 138); le 2 avril, suivant une requête de
l'an 1451 adressée [lar Charles d'Anjou à son frère René(Arch. nat., P 133'i\
1" 59 yo et suiv.).
^ V. Rymer, t. V, 1" partie, p. 188.
' Arch. nat., P 133i", n» 52, f° 15. Yolande à son tour légua ces deu\ terres,
avec d'autres, à Charles d'Anjou; plus tard, René les érigea en vicomte en faveur
de son frère. (Lettres patentes du !) octobre 1473; Arch. nat., P 1351, n° G75.)
' Rihl. nat., Lorraine 8, f» 49.
2o2 RECOUVREMENT DU MAINE. [1443-48]
l'homiiiage-lige au roi de Sicile, qui à son tour le rendrait au
roi de France. Toutefois la baronnie de Sablé, qui ne dépendait
pas de l'apanage, ne lui fut donnée que sa vie durant; ses hé-
ritiers devaient avoir en place la terre de la Rocbe-sur-Yon.
La continuation de la rente de quatre mille livres, jusqu'au
recouvrement de la ville du Mans, fut de nouveau stipulée.
Charles ne devait plus rien réclamer; mais, si la postérité de
René venait à s'éteindre, il serait appelé à lui succéder '. Ce
traité reçut la confirmation du roi de Sicile et du roi de France.
Le comte du Maine entra donc sans difficulté en possession de
son fief, au mois d'avril 1448. La perception de la gabelle,
dont il demanda à jouir dans toutes les paroisses du comté,
lui fut seule refusée : la Chambre des comptes d'Angers lui
donna pour raison que c'était là un droit de nouvelle institu-
tion, qui n'existait pas depuis plus d'un siècle, et qui était in-
dépendant du domaine'-. Il n'avait pas, du reste, à se plaindre :
l'apanage d'Anjou était morcelé pour la première fois à son
profit, et la jouissance elïective de son comté lui créait une si-
tuation territoriale digne de sa situation politique ; car on sait
qu'il fut longtemps le favori et le lieutenant préféré de Char-
les VII, qui augmenta ses domaines du comté de Gien, de la
vicomte de Chàtellerault et de l'hôtel de Cachan, près Paris,
ancienne propriété de Duguesclin. Aussi garda-t-il au Roi
une fidélité inviolable et au chef de la maison d'Anjou un ten-
dre attachement. Il lui fit à plusieurs reprises des prêts im-
portants, qui lui furent remboursés, et René à son tour lui
témoigna sa gratitude en lui offrant, dans une affectueuse
dédicace, Son livre des Tournois ■'.
' Aicli. liât., J 117, n» li; P 1343, a" 558. Arch. des Bouches-dii-Rlione,
T> ('<('•'.]. Il s('ml)K', d'après celte dernière clause, que le fils de Charles aurait dû
iifiitcr de 1 Anjou à la mort de René; mais on sait qu'il eu advint autrement.
Dupiiy n'en est pas moins dans son tort lorsciu'il allègue que Charles, ayant eu le
comté du Maine pour son partage, ne j)ouvait j)lus prétendre à rien [Droits du Roi,
p. (ji)7). De même (pie René avait succédé à son l'rère Louis Ml, Charles ou son
lils pouvaient succéder à René lui-même.
' Arch. nat., P l:33i% f" 59 s°.
' Arch. nat., J 755, ii" 5; .1 178, n" 20C; KK 246, f» 5; P 1334', f" ICI;
[1447] VOYAGE DE RENE EN PROVE.K'E. 253
Le roi de Sicile avait quitté l'Anjou pour l:i Provence au
mois de février 1447'. Un pareil voyage était alors trop lent et
trop dispendieux pour qu'il le renouvelât fréquemment. Une
petite flottille, qu'il entretenait près du château d'Angers, sur
la Maine, l'emmenait, lui, son conseil et toute sa maison, jus-
qu'à Roanne, en remontant le cours de la Loire. Ses tapisse-
ries, sa vaisselle, ses bahuts, en un mot tout le suppellectile des
grands seigneurs de l'époque, voyageaient avec lui. C'était un
spectacle imposant pour les riverains que cette longue file de
barques, recouvertes de tentures à sa livrée (gris, blanc et
noir), ornées de bannières à ses armes, chargées de princes,
d'officiers, de courtisans. Le train s'avançait à petites jour-
nées, s' arrêtant de ville en ville, selon les besoins ou les capri-
ces du maître. Quelquefois les arches des ponts se trouvaient
trop basses pour lui livrer passage, et il fallait, comme il
advint à Saumur, les déranger, puis les remettre en état. De
Roanne, personnel et matériel étaient transportés par voie
de terre jusqu'à Lyon. Là, d'autres bateaux semblables les
reprenaient, descendaient le Rhône et les débarquaient à
Tarascon. Le trajet entier durait au moins une quinzaine de
jours, s'il n'y avait pas d'arrêts prolongés, et le retour
s'effectuait de la même manière ". On conçoit que des trans-
bordements aussi considérables ne se faisaient pas en vue
P 1345, w" 642 ; elc. J'ajouterai ici quelques traits peu ou point counus à l'usage
des biographes de Charles d'Aujou. Il avait eu pour nourrice Jeanne de Sée (Séez?),
femme de maître Robert Desroches, à laquelle la reine Yolande donna en récom-
pense une maison à Saumur. 11 habitait, à Paris, l'hôtel Barbette, (jui lui appar-
tenait et qu'il céda eu 1458 à Pierre de Brézé. Sa femme, Isabelle de Lu.\em!)ourg,
sœur du comte de Saint-Pol, lui apporta le ronité de Guise. Il ne lui lut pas plus
iidèle pour cela : René, dans un de ses livres, l'a mis au nombre des princes (pii
suspendaient leur écu dans l'hôpital d'Amour, et en effet il laissa plusieurs bâtards,
dont un, Louis, l'ut chargé par Louis XI de la garde du Mans et de Sablé, en 1475.
(//;/V/., P 13343, fo 62; P 1334", n»»* 87-89; P 1343, n" 560, f» 65 v° ; P 1345,
n" 643; J 179, n» 105.) C'est par erreur que Papou (//m7. de Pro^-., III, 353)
lui fait suivre son frère en Italie.
' Itinéraire.
■^ Comptes de René (Arch. nat., P 1334 '\ 2'= partie, f* 85, 86, 91, et pasiiin).
V. la troisième partie de ce livre.
254 VOYAGE DE RENÉ EN PROVENCE. [1447]
d'une installation de courte durée. Aussi René restait -il
ordinairement plusieurs années de suite dans chacun de ses
États, partageant sa vie entre eux d'une manière inégale, mais
cherchant cependant à remédier autant que possible à leur
éloignement. Cette fois, il demeura en Provence près de deux
ans et demi \ occupé de réformes administratives et judi-
ciaires, qui étaient toujours un de ses premiers soucis, de me-
sures défensives contre les Catalans, qui tentaient des incur-
sions jusque dans le port de Marseille, enfin de constructions,
de culture et d'ouvrages d'art, vers lesquels l'attiraient des
goûts invincibles. Le palais d'Aix, le château de Tarascon, le
manoir de Pertuis, la maison royale de Marseille furent tour à
tour sa résidence.
Ce séjour chez les Provençaux ne fut marqué, au point de
vue politique, que par deux faits importants. Le premier fut
une visite du Dauphin à la cour de son oncle, effectuée au mois
de mai 1447. Louis, retiré en Dauphhié, enti'etenait une lutte
sourde, mais continuelle, contre le Roi, son père. Il intriguait,
pour renverser ses ministres, avec les ducs de Bourgogne et de
Savoie, et ce dernier allait bientôt se déclarer son complice en
lui donnant la main de sa fille. Pour envelopper dans un ré-
seau d'inimitiés Charles VII et son entourage, il convoitait un
troisième allié, et cet allié n'était autre que le roi de Sicile,
dont il s'exagérait la facilité. Déjà, trois ans auparavant,
il avait entamé avec lui, par l'intermédiaire de son écuyer
Jean de Toulon, des pourparlers dont la nature ne nous est pas
connue, mais qui pouvaient se rattacher à ce dessein -. Un
' Comptes de René (ilnd.) el Itinéraire. L'historien du roi de Sicile le fait veiiii
en Provence au mois de décembre 1447, retourner en Anjou au mois de juillet
1 148, revenir en Provence au printemps de 1 549 et en Anjou à Fautorane de la
même année (ill, oh, 37, ÎG, 70). Ces allées et venues seraient déjà peu vrai-
semblables si elles n'étaient en contradiction avec les textes. D. Calmet n'est pas
plus exact lorsqu'il parle, dans ses notes manuscrites, citées par le même (111, 19),
d'un siège de Bitchc entrepris par René le 20 mai 1447; car il ne (piitta pas
la Provence du mois de février 1447 au mois de juillet 1449.
- V. le sauf-conduit donne par Louis à Jean de Toulon, qu'il envoie en divers
lieux el notamment devers son oncle le roi de Sicile pour ses affaires et besognes,
le K; aoùl 144 i, aux Granges (Bibl. nal., Lormiue 8, u" 65).
i
[1447] EXTINCTION DV SCHISME. 235
prétexte pieux lui servit à couvrir le but de son voyage en Pro-
vence : il annonça l'intention de se rendre en pèlerinage à la
Sainte-Baume et à d'autres lieux consacrés. René ne pouvait
manquer d'accueillir honorablement le fils de sa sœur. Il alla
au devant de lui, avertit les autorités locales de son passage,
fit faire des provisions de volailles et de viandes de toute es-
pèce, le traita dans son château de Tarascon, lui offrit des
présents, entre autres « un chien couchant, avec la tirasse »,
qu'il avait acheté dix-huit florins, et mit ses barques à sa dis-
position pour ses excursions dans le pays '. Louis visita le tom-
beau de sainte Marthe, la grotte de sainte Madeleine; il conçut
ou encouragea le projet de pratiquer des fouilles à Notre-
Dame-de-la-Mer pour retrouver les ossements des saintes
Maries enterrées près de là, fouilles que son oncle entre-
prit avec succès l'année suivante "; il fut reçu en grande
pompe par les habitants de Marseille et d'autres villes. Mais
il ne retira guère d'autre fruit de sa visite au souverain de la
Provence, et, s'il lui fit quelques ouvertures, ses propositions
ne trouvèrent aucun écho, à en juger par la conduite loyale
que René continua détenir. Au contraire, ces deux princes, de
caractère si dissemblable, eurent par la suite des l'apports dif-
ficiles, dont l'origine remonte un peu plus haut, et que cette
entrevue contribua peut-être à envenimer, car l'échec de sa
tentative devait être sensible au cœur du Dauphin, et le futur
Louis XI savait garder une rancune '\
Vers la même époque, René s'unit de loin à Charles VII
pour accomplir une des entreprises qui font le plus d'honneur
à son règne : la pacification de l'Église et l'extinction définitive
du schisme pontifical. Le concile de Bàle avait poussé l'animo-
sité contre Eugène IV jusqu'à susciter un antipape : en 1439,
Amédée de Savoie, l'ermite de Ripaille, avait accepté de leurs
I Complesde René (Arcli. nat., l/>i</., {°^ (iO, 01).
- V. plus loin, 3" partie, ch, iv. .
' Bourdigné dit à ce propos (II, 208 cl suiv.) que, durant la mésintelligence
i!u Roi et du Dauphin, René « prudemment se gouverna, en mettant pacieuce et
amour entre culx à son pouvoir », et (pie sou lils le duc de Calabre agit de même.
256 EXTINXÏION DU SCHISME. [1447]
inains la tiare, soit par faiblesse, soit par ambition. Il y avait
été poussé en secret, nous l'avons dit, par l'ennemi et le com-
pétiteur du roi de Sicile, par Alphonse d'Aragon, qui voulait
se dél)arrasser de l'autorité du pape Eugène, hostile à sa cause.
C'était pour les princes français une raison de plus de s'oppo-
ser au triomphe de l'antipape Félix V. Mais il est permis de
croire qu'en cherchant à le faire abdiquer, ils obéirent à des
considérations d'un ordre plus élevé : l'intérêt général de la
chrétienté, celui du royaume de France, directement en jeu,
étaient des mobiles trop puissants pour ne pas venir en pre-
mière ligne. Eugène IV, auprès de qui tous les essais de con-
ciliation avaient échoué, qui avait voulu, au contraire, obte-
nir de Charles des mesures violentes contre les Pères de Bâle
et leurs adhérents, était mort le 25 février 1447. La tcàche de-
venait moins ardue avec son successeur Nicolas V, plus dis-
posé aux concessions. René s'empressa d'ouvrir des négocia-
tions à ce sujet. Son dévouement à l'Église n'était pas suspect :
dès le réveil du schisme, il avait enjoint à ses sujets de Lor-
raine et d'Italie de ne reconnaître que le pape Eugène IV, pro-
testant qu'il lui serait toujours fidèle'; en Provence, la reine,
sa fenmie, avait révoqué les statuts des comtes précédents por-
tant préjudice aux libertés ecclésiastiques". Le nouveau pon-
tife était personnellement dans les meilleurs termes avec lui;
car il venait de lui conférer, par un privilège exceptionnel et
pour une fois seulement, le droit de nommer lui-même à cent
iDénéfices dans le comté de Provence et dans quelques diocèses
voisins, à cause de ses vertus et de sa bienveillance continuelle
envers le Saint-Siège, dit la bulle •'. Ces dispositions favora-
' Lettres datées de N;iples, le 23 juillet 1439 (Ribl. nat., Lorraine 2iO,
n" fj; Arcl). iiat., KK U2(i, l» 53G \°).
- Ces statuts, éniaués de Charles 1, de la reine Jeanne et de Louis III, ordon-
naient la vente ou la saisie des fiels tenus en Provence par les clercs ou les re-
ligieux. Isabelle amortit tous ces biens en 14 iO, se réservant seulement l'hommage
et les services. Le comte de Provence est appelé dans cet acte « proteclor et (/cf-
fciisor Ecclcsic ac iihcrlalion, piii'ilc^ioruin el supposUoritni cjiis ». (Arch. nal.,
J 291, n<"* 24, 25 ; Arch. des Bouchcs-du-Rhone, B II.)
' lîulle du li juin li'iT (Arch. dis liouches-du-Uhone, B (i(j8). Peut-cUe celle
11447-49] EXTINCTION DU SCHISME. 257
bles et le bon souvenir qu'il avait laissé en Italie lui donnaient
une influence particulière à la cour de Rome. Au mois d'août
de la même année, Jean Cessa, Charles de Castillon et Nico-
las de Brancas, évêque de Marseille, se rendirent de sa part
à Lyon pour s'entendre avec les ambassadeurs de France,
d'Angleterre et d'Allemagne, réunis dans cette ville '. Des
démarches communes furent résolues auprès des deux papes,
en vue de leur faire accepter une transaction amiable, con-
forme cependant à l'orthodoxie. Les princes envoyèrent des
délégués à Rome, puis à Genève et à Lausanne, où résidait
Félix V. Dans cette mission diplomatique, le roi de Sicile était
représenté par les évêques de Toulon et de Marseille. Plu-
sieurs autres prélats provençaux, entre autres l'archevêque
d'Embrun et l' évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, y pri-
rent part à des titres différents. Jacques Cœur en personne,
l'archevêque de Reims et d'autres personnages y figurèrent
pour le compte du roi de France. Les difficultés qu'ils ren-
contrèrent furent longues et délicates. Ce ne fut que le
7 avril 1449 qu' Amédée consentit à se démettre de son pseudo-
pontificat, à la condition de conserver la dignité de cardinal et
de légat apostolique, condition acceptée d'avance par Nicolas.
La paix de l'Église était désormais assurée ^
faveur était-elle une rémunération anticipée du service que René allait rendre à
l'Église.
' Comptes de René ('V//V/.), f°** 44, 49 : « Mandement de paier à Jehan Cosse
11'^ fl. et à Caries de Castillon c fl., pour ung voiage fait de Masseille à Lyon pour
le fait de l'Église; donné à Masseille, le XW!"! jour d'aoust. — Mandement de
paier à l'évesque de Masseille II'- £1., pour son voiage de Lyon pour le fait de
l'Église; donné le xxx« jour de septembre. — Autre mandement de paier à
mons"^ de Masseille la somme de lll'' fl., pour partie du voyaige qu'il a fait à
Lyon et à Genève pour le fait de l'union de la paix de l'Église; donné k Aix,
le xii^ jour de février [1448]. » Jean Cossa se rendit aussi à Rome en 1448, avec
Flcuv lie Peitsce, poursuivant d'armes du roi de Sicile, {llnd.^i'^'^ 28 v", 71 v°.) Ce
voyage se rapporte sans doute à la même affaire. On peut en dire autant de la gia-
tificalion de deux cens donnée par le roi de Sicile, le IC juin 1449, à un homme
qui lui avait apporté un traite de la paix et union ilc i Église, fuit par Girardin
du Puy en AuNcigue. (///(V/., f» 82 \°.)
- V. Charlier, dans Godefroy, p. 132, 133; Vallet, 111, 132 ; A'otice /tislori(/uc
iur Ripaille, Annecy, 18G3, ch. ii ; etc.
238 CAMPAGNE DP: NORMANDIE. |1448-49j
C'est dans ceL iiilervalle, et non pendant son séjour à An-
gers, comme on l'a cru, que René jeta, eau mois d'août 1448,
les premières bases d'un nouvel ordre militaire, qu'il appela
l'ordre du Croissant, et dont nous reparlerons ailleurs. Cette
fondation fut suivie, l'année d'après, d'une fête chevaleresque
dont l'éclat dépassa tout ce qu'on avait vu jusqu'alors, et qui
fut la dernière de ce genre donnée par le roi de Sicile. Déjà,
avant son départ de l'Anjou, l'emprise de la Joyeuse garde ou
le pas du Perron, tenu dans la plaine de Launay,près de Sau-
mur, avait réuni l'élite de ses vassaux ^ Le tournoi de Taras-
con, ou pas de la Bergère, eut lieu au commencement du mois
de juin 1449; il occupa plusieurs journées, avec des inter-
mèdes de danses et de festins, La noblesse lorraine, ange-
vine et provençale, y figura presque tout entière. Plusieurs
princes et le Dauphin lui-même y avaient envoyé leurs hérauts
d'armes. Le prix fut décerné au gendre de l'amphitryon^
Ferry de Lorraine, qui le reçut des mains d'une jeune pas-
tourelle représentée par Isabeau de Lenoncourt'. Les der-
niers échos de ces brillantes joutes retentissaient encore,
lorsque des bruits de guerre vinrent les étouffer.
En vain Marguerite d'Anjou avait-elle continué de s'inter-
poser pour le maintien de la paix entre la France et l'Angle-
terre. En vain des ouvertures avaient-elles été faites en vue
d'une nouvelle alliance de famille, entre le fils du duc d'York
et la princesse Madeleine, fille de Charles VIP. Un capitaine
anglais, rompant brusquement les trêves, s'était emparé de la
' En li4C. V. la Iroisième partie de cet ouvrage et la relation du pas d(2
Sauninr donnée par Wulson de la Colomhière.
- Et non par Jeanne de Laval, comme on l'avait cru. V. les Exlmits des
comptes et mémoriaux du roi René, n°^ T31-734. Ferry avait suivi René en Pro-
vence, avec sa IVnime Yolande, en 1447. Il reçut dans ce pays plusieurs terres
eu récompense de ses services : Orgou, Lambesc, Suze, la Uocpiette, plus une
pension de 250 florins par mois et le gouvernement de la tour de Mai'seille.
(Arch. nat., KK 1127, f°« 232 v^, 237 v», 239 v^; P 1334'% 2'= partie, i»>* 20,
25 V», etc.)
3 V. deux lettres de Marguerite et du duc d'York, en date des 10 et 21 dé-
cembre ri48 (Bibl. nat., ms. fr. 405 'i, u°^ ni, 9.5),
i'li491 CAMPAGNE DE NORMANDIE. 259
place de Fougères, sur les confins de la Bretagne et de la Nor-
mandie. Charles, fort de ses succès précédents, n'attendait
qu'un prétexte pour reconquérir cette dernière province : il
saisit celui-là. Les lieutenants d'Henri VI avant refusé toute
satisfaction, une expédition fut résolue en conseil royal. Le duc
de Bretagne, le comte de Saint-Pol, Dunois, Pierre de Brézé
en eurent la direction. Le Roi en personne se mit en marche
avec l'avant- garde, et pénétra sur le territoire normand. René,
appelé en toute hâte, n'hésita pas à venir prendre sa place à
côté de son suzerain, malgré les liens qui l'unissaient au roi
d'Angleterre et le traité qu'il avait conclu avec lui pour vingt
ans : les Anglais avaient violé les premiers ce traité, puisque
le Mans avait dû être recouvré par la force, et l'occupation de
Fougères achevait de mettre à leur charge la reprise des hos-
tilités; il était donc complètement dégagé vis-à-vis d'eux.
Parti de Tarascon à la fin de juillet, il s'arrêta quelques mo-
ments à Lyon, à Orléans, à Blois, et vint à Saumur déposer
la reine Isabelle. Dès que son trésorier eut réuni les fonds né-
cessaires, il quitta l'Anjou avec un certain nombre de gentils-
hommes du pays, cinquante lances et un corps d'archers, pour
aller retrouver le Roi. Il le joignit à Louviers, au commence-
ment d'octobre. Son fils Jean, mandé par lui, arriva un peu
plus tard. Charles fut, dit-on, si satisfait de les voir, qu'il les
festoya et promit de les aider à son tour au recouvrement du
royaume de Sicile'.
Nous ne referons pas le récit de la campagne de Normandie,
ce glorieux épisode de nos annales qui ne fut, pour ainsi dire,
qu'une marche triompliale à travers des populations empres-
sées de se soumettre. Le dernier historien de Charles VII l'a
retracé avec trop de clarlé et d'intérêt pour qu'on ait à y rcve-
' René était le 4 août à Roauuc, le (] à Nevers, le 14 à Blois, où il fit des ca-
deaux aux portiers du château, aux fahourins de la duchesse d'Orléans, elc, et le
27 à Saunuir, où il rcsla quelque tiinjis. Le G septembre, le trésorier d'Anjou
recevait l'ordre d'aller chercher de l'arguiit à Angers « pour le partement du roi
de Sicile à aler devers le Roy en Normandie ». (Arch. n.it., V 133 'i'^ 2'' parlic,
i"^ 85-87 \°.) V. aussi Berry, le Jîecoiurcnicn/ e/c Aoniia/i(/ic, éd. dt- Londres^
1803, p. 287; Bourdigné, II, 190-1!J8.
260 CAMPAGNE DE NORMANDIE. [1449-o0
nir. Bornons-nous à dire que René ne quitta pas un instant
son beau-frère, et partagea avec lui les honneurs connue la
peine. Il le suivit de Louviers à PonL-de-l'Arche, puis à Dar-
netal et aux environs de Rouen, d'où ils retournèrent sur leurs
pas après une tentative infructueuse sur cette ville. Revenus
en force à Sainte-Catherine-du-Mont, aux portes de la capitale
normande, les deux rois en chassèrent la garnison anglaise et
y tinrent conseil, le 19 octobre, pour combiner une attaque
décisive. Dès le 21 , Rouen leur ouvrait ses portes, et, cinq jours
après, l'ennemi évacuait le château, sa dernière retraite. Leur
entrée solennelle dans la ville se fit le 10 novembre. Charles VIÏ
avait à sa droite le duc d'i^njou, à sa gauche le comte du
Maine : René portait une arnmre blanche; ses pages étaient
vêtus de blanc, et ses chevaux couverts de velours de la môme
couleur, avec des houppes de fil d'or. Des chants de joie, des
mystères, des représentations variées les accompagnèrent jus-
qu'à leur demeure.
Après un mois de repos, ils partirent de Rouen pour aller
assiéger Harfleur, malgré les intempéries d'un hiver ligou-
reux. Ils logèrent à l'abbaye de Montivilliers, voisine de la
ville, jusqu'à la réduction decelle-ci, qui inaugura l'année 1450.
lisse rendirent ensuite à Jumiéges, où Charles était attiré par
la présence et la maladie d'Agnès Sorel : René se trouvait
encore en ce lieu le 29 janvier, et il est probable qu'il assista
comme son beau-frère aux derniers moments de la dame do
Beauté, frappée, le 9 février, d'une mort inattendue. Ils repri-
rent bientôt le cours de leurs victoii'es, écrasèrent l'ennemi en
bataille rangée à Formigny, et, après avoir soumis la basse
Normandie, revinrent sur Caen pour en faire le siège. Une
artillerie formidable battit en brèche cette place. Mais,
étant montés tous deux sur une tour voisine, d'où l'on aper-
cevait toutes les positions des assiégés, ils jugèrent inutile de
continuer l'œuvre de destruction. Effectivement, la ville capi-
tula au bout de peu de jours, et ils y entrèrent de compagnie
le (> juillet. Le roi de Sicile et son fils avaient séjourné une par-
lie du mois précédent à Argentan, dans l'abbaye de la Tri-
[1450-51] L'AMrAGNE DE NORMANDIE. ogi
nité. Ils suivirent encore Charles VIT à Falaise, où ils prirent
de même leur gîte clans le monastère du lieu. Puis, la province
se trouvant totalement conquise, ils la quittèrent avec lui au
mois d'août \ Cette campagne avait duré une année; mais ses
fruits étaient incalculables, et faisaient entrevoir dans un bref
délai la complète libération du territoire français. La réputa-
tion militaire du duc d'Anjou y grandit ; les Italiens eux-
mêmes l'admirèrent, et, avec autant de complaisance que s'il
leur eût appartenu, lui attribuèrent tout le succès de l'expé-
dition ^
L'année suivante, l'armée royale, dans une marche rapide,
enleva aux Anglais leur dernière province continentale, la
Guyeime. Cette fois, les deux rois ne marchèrent pas à sa tête ;
mais ils se rapprochèrent néanmoins du théâtre des opéra-
tions, pour les diriger, et demeurèrent quelque temps en-
semble dans le Poitou \ La guerre terminée, ils retournèrent
s'installer, vers le début de l'automne, l'un en Touraine,
l'autre en Anjou, de sorte que leurs relations intimes pu-
rent continuer à la faveur de ce voisinage. A cette époque,
René paraît être parvenu à l'apogée de son pouvoir et de son
influence politique. Sous les armes comme dans les con-
seils, il avait servi son suzerain, sa patrie, avec un zèle in-
cessant et, le plus souvent, désintéressé. Il était certainement
appelé à jouer un rôle plus important encore. Son beau-frère,
dont il avait achevé de gagner le cœur dans les fêtes , dans
les voyages, semblait ne plus pouvoir, le quitter; il sentait
qu'il avait en lui un auxiliaire loyal et sûr, capable de le
défendre, au besoin, contre les entreprises du Dauphin ou
' Berry, le Recouvrement de Normandie, p. 290-359; lîasin, I, 2-31, 239;
Robert Blûndcl, De rediictione Normfinniw, éd. Stevenson, p. 119, 121, 145, 210 ;
Vallet, m, 159, 1G5, 173; Itinéraire de René.
2 « Vanna seguetite, Carlo VII, re di h'ranza, Jiehhe vi/loria conlra Ingie.ù per
t'Ir/ii di re Kenalo, e segtiio pace per tittto. n Jouniiil de Naplcs, lier, itct . script.,
XXI, 1131.
■■" René était à Tailleboiirg, avec Cdiarles VIT, le 17 août lîll, q)ioi(|iir son
historien le fasse partir en Provence dès j,i fin ile la campagne de Norniandie
(Vill.-Rarg., II, 87). V. l'Itinéraire.
262 MORT DE LA REINE ISABELLE. [1452-53]
du duc de Bourgogne. Lui-même était dans la force de l'âge
et de ses facultés ; après de rudes épreuves , l'avenir lui
souriait. Mais l'infortune ne lâche pas les victimes qu'elle
a choisies. A la captivité, aux trahisons, à la perte de son
royaume, allait succéder une série de malheurs domestiques
qui, plus que les autres, devaient le dégoûter du monde, le
faire replier au dedans de lui et briser les ressorts de sa
volonté.
La mort, qui lui avait déjà ravi sa mère et son second fils,
s'apprêtait à frapper dans sa maison le coup le plus cruel. La
reine Isabelle, qui, depuis son retour de Provence, habitait
constamment son manoir de Launay, fut prise d'une maladie
de langueur; les fatigues qu'elle avait endurées en Italie, les
changements de climat, les veilles du plaisir peut-être, avaient
contribué à l'aftaiblir. Ni la tendresse des siens ni les res-
sources de l'art médical ne purent la sauver. René, qui s'était
éloigné de l'Anjou au mois de février 1452, ahn de remédier,
dit-on, aux ravages de la peste dans son comté de Provence,
revint précipitamment trois mois après, rappelé sans doute
par une aggravation de l'état de sa femme. La princesse vécut
cependant jusqu'au 28 février 14S3; elle mourut dans ses
bras, à Angers, où il l'avait fait transporter, à l'âge de qua-
rante-quatre ans. La douleur du bon roi éclata en touchantes
manifestations : c'est alors que son pinceau multiplia autour de
lui, sur les murs ou sur la toile, les emblèmes de deuil, sur-
tout l'arc à la corde brisée, avec la devise italienne : Arco per
lentare^ piaga non sana. Il avait fait commencer depuis quel-
ques années, dans l'église cathédrale d'Angers, un somptueux
monument qui devait renfermer les restes de la reine et les
siens : quoiqu'il ne fût pas achevé, Isabelle y fut déposée; il
orna ce tombeau de ses propres peintures, et vint y rejoindre
plus tard la compagne de sa jeunesse '. On a vu plus haut
' Mémorial de la maison d'Anjou (Biijl. nat. , ms. lat. 17,332); D. (Jal-
mcl, II, 8f}2 (cet liislorieu j)lace la mort de la reine de Sicile au 27 février,
eireur moins grande que celle de Nostredame, qui la met trois ans })lus tût) ;
Vill.-Barg., Il, 88, 9G; Extraits des comptes et mc'moiinii.r du roi René, n'"* liT
I
[1453] MORT DE LA REINE ISABELLE. 203
quels services elle lui avait rendus, et l'on coiuprend aisé-
ment les regrets qu'elle lui laissa. Il faut dire, pourtant, qu'il
ne lui avait pas toujours été fidèle; car il eut, vraisenil)lable-
ment pendant les trois années qu'elle passa loin de lui à Naples,
au moins un enfant naturel, Blanche, qui fut élevée à Beau-
caire, le suivit en Anjou et devint la femme de son sénéchal
Bertrand de Beauvau '. Gela ne l'empêcha pas de combler la
reine des témoignages de sa reconnaissance, surtout après son
retour d'Italie. Outre les dons que nous avons déjà signalés,
il lui avait fait encore les suivants : celui des villes de Sau-
nmr, Brignoles, Barjols et Saint-Remi en Provence, le 2 dé-
cembre 1442 ; celui du produit de l'imposition foraine d'Anjou,
le 19 octobre 1443; celui du comté de Beaufort, le 14 jan-
vier 1/1-44 ; celui des manoirs de Launay et du Palis, le 21 fé-
vrier 1446 ^ Ses comptes renferment la trace de cadeaux d'un
et siiivant?; ItiiH-raiio. Au sujet des emblèmes peiuls par René, rionrcligué dit
avoir traduit d'un manuscrit provençal ee qui suit : '^ Uu joui-, comme ses fa-
miliers et privés lui'renionslroieiit (le cuidant consoler) (pi'il lalluit qu'il euUou-
bliast son dueil, et, puisqu'elle esloit décédée, qu'il ne la povoit recouvrer, et
que force estoit (s'il vouloit vivre) de laisser tout cela et prendre confort, le
jjon seigneur, en plorant, les mena dans son cabinet et leur mouslra une paiue-
ture que luy-mesme avoit faicte, qui estoit un arc turquoys duquel la corde estoit
brisée, et en dessus d'iceluy estoit escript le proverbe italien : ^Ino pn- Icnlarc,
pîaga non sana. Puis leur dict : Mes amys, cesle paiucture faict réponse à tous
vos arguments; car, ainsy que pour destendre i'arc ou en l)riser et rompi'e la
corde, la playc qu'il a faicte de la sagetlc qu'il' a tirée n'en est de riens plutôt
guérie, aussi pourtant, si la vie de ma chère cspouse est par moi t brisée, pour ce
plutôt n^est pas guérie la playe de loyale amour dont elle vivante navra mon
cdur. » (liourdigné, éd. de Quatrebarbes, II, 205 et suiv.)
' Blanche était nourrie en Provence, en 1447, par une « dauioiselle Collette,
fourretièrc ", sa gouvernante ou peut-être même sa mère, qui recevait des dons
fréquents pour l'entretien de cet enfant, aimé par Hené d'une tendresse par-
ticulière. (V. \c% Exlrails des comptes el mémoriaux ,\\°^ (jOG,Gl.3, etc.) lîourdi-
gué affirme néanmoins que, « tant que la bonne princesse fut en vie, il ne porta
divise que pour l'amour d'elle et jamais en autre ne niisl son eueiir ». (Ed. de
Quatrebarbes, 11, 20G.) Mais c'est là une "parole de panégyriste, en désaccord
avec les faits. Son héros avoue lui-même dans un de ses poèmes, « sans ludle
nommer », que plus d'une damoiselle ou bourgeoise occupa tour à tour sa
pensée. (OF.ufies du roi René, IIl, 122.)
s Arch, nat., P 1334'', f» 101 v".
204 CESSION DE LA LORRAINE. [1453]
autre genre, notamment de bijoux, qui! lui offrait à chaque
instant, ainsi qu'cà ses dames d'honneur et à ses officiers.
Même lorsqu'elle fut morte, il continua de récompenser ceux
qui l'avaient obligée ou servie '.
La première conséquence du décès d'Isabelle fut la cession
de la Lorraine à son fils aîné, Jean d'Anjou, qui en avait déjà
le gouvernement. De toutes les possessions de René, c'était
celle qui lui tenait le moins au cœur, qui lui avait coûté le plus
cher, et où il avait le moins résidé: toutes les autres lui ve-
naient de sa famille; celle-ci appartenait plutôt à sa femme
qu'à lui. Aussi, devant l'impossibilité d'administrer tant de
provinces éloignées les unes des autres, ce fut elle qu'il sacrifia.
La propriété de ce grand fief, une fois la duchesse morte, devait
revenir de droit à son fils : ainsi le voulait la coutume du pays,
attestée par l'acte de cession lui-même, daté du 26 mars 1453.
Mais le roi et la reine de Sicile s'étaient fait une donation mu-
tuelle de tous leurs domaines, et pour cette raison le survivant
avait le droit de disposer de la Lorraine. Telle est du moins
la théorie invoquée par René dans la charte : c'est pourquoi,
ajoute-t-il, en rémunération des services du duc de Calabre, et
afin déjuger avec quelle sagesse il gouvernera tous les Etats
de la maison d'Anjou après le décès de son père, il lui cètle
entièrement le duché, pour lui et ses héritiers, l'en investit,
et ordonne à tous les habitants de lui rendre obéissance^
Cette renonciation, si elle diminuait la puissance territoriale
du donateur, était une mesure de bonne politique : elle pré-
' Arcli. nat., P 1334% f" 225; P \?A'V'', pnssim. La reine Isabelle avait sa
maison à part, ses aumôniers, dont l'évèque d'Orange faisait partie, ses médecins,
ses secrétaires, ses trésoriers, qui rendaient leurs comptes à la Chaml)re d'Angers.
Elle administra le comté de Beaufort après qu'il lui eut été cédé, et contrilMia à la
fondation d'une maison-Dieu ou aimiônerie faite à Beaufort par un habitant du
lieu, pour nourrir et loger des pauvres, leur donner la sépidture, entretenir des
orplioliiis, relever des nourrices et dire des messes. {Ibid., P 1334', i° 141 v».)
Pendant sa maladie et le voyage de son mari en Provence, elle s'occupait encore
du gonverneinent de l'.Vnjou et coirespondail à ci- sujet avec Charles VIL [Ihid.,
P 1334\ f^ lOfi, 107.)
- Andi. nat., J 933, n" 5. D. Calmol, iircuves, t. III, col. ccxii.
[1443-53] AFFAIRES D'ITALIE. 265
venait tic nouveaux différends, et clic assurait ;iu\ Lorrains
le bénéfice d'une autorité plus ferme, plus facile à exercer.
Aussi l'acte fut-il approuvé et signé par le comte de Vau-
demont, par son fils Ferry, par le marquis de Bade, beau-
frère d'Isabelle, et par différents seigneurs. Il eut son corol-
laire trois ans après, par la nomination d'un gouverneur par-
ticulier pour le duché de Bar. Le roi de Sicile ne voulant
pas se dessaisir de ce bien patrimonial, et pensant qu'il
serait toujours réuni à la Lorraine après sa mort, en remit
l'administration aux mains de son gendre Ferry, qui lui
prêta serment de fidélité et reçut pour cette lieutenance un
traitement de deux mille francs barrois \ Dès lors, le roi de
Sicile demeura presque étranger aux aflaires de cette contrée.
L'année même de la cession de la Lorraine, pour s'arracher,
sans doute, à la mélancolie qui le minait, René se laissa entraî-
ner à une expédition lointaine qui avait peu de chances de suc-
cès, peu d'opportunité, et qu'heureusement il sut abréger. Les
Italiens, voulant exploiter son nom dans leurs luttes intes-
tines, lui faisaient entrevoir la restauration de sa dynastie au
royaume de Sicile. Il savait bien ce que valaient leurs pro-
messes; il était revenu du milieu d'eux complètement désen-
chanté : mais ils firent si bien briller à ses yeux ce mirage
trompeur, et Charles VII parut tellement l'encourager, qu'il
crut le moment favorable pour réaliser des espérances qu'il
n'avait jamais cessé de nourrir.
La situation politique, en Italie, avait bien changé depuis son
départ. Dès le premier moment, son principal appui, le pape,
avait abandonné sa cause. Le désir d'apaiser à tout prix les
' Aidi. nat, KK lllG, fo 522 v'^ ; 1125, P CSG v". L'acte est daté du 2i août
145G. Des difficultés s'étaient élevées un peu auparavant entre les officiers de
I!ar et de Champajjne, an sujet de l'exercice des droits de rémission, d'amor-
tissement, d'anoblissement et de la juridiction des maîtres des eaux et forêts.
(//»>/., P 133i\ 1»^ 13'(, 1.'55.) En même temps, le roi de Sicile avait été con-
damné par le parlement à payer à Jeanne de liar, sa cousine, une rente do 1200
livres, en compensation de ses droits sur la succession de Har. (//'/</, K GO,
n" 5.) Ces motifs purent inlluer également sur la détermination de René.
266 AFFAIRES D'ITALIE. [1443-53]
discordes de la péninsule, afin de pouvoir résister aux progrès
menaçants des Turcs, l'avait jeté dans les bras du vainqueur
et décidé à reconnaître le fait accompli. Moins d'un an après
la prise de Naples, il avait chargé Louis, cardinal de Saint-
Laurent, son camérier et légat, de négocier un traité de paix
et d'alliance avec Alphonse d'Aragon \ Celui-ci, de son côté,
avait à cœur de rentrer dans les bonnes grâces du suzerain du
royaume de Sicile, afin d'obtenir la sanction de son usurpa-
tion. Dans ce but, il lui restitua la Marche d'Ancône, après que
François Sforza en eut été repoussé. Eugène IV accomplit sa
volte-face avec un empressement que peuvent seules explicjuer
les nécessités les plus impérieuses et la crainte, commune à
toute l'Italie, de voir s'étendre davantage la puissance arago-
naise. Le traité, signé à Terracine par son représentant, le
14 juin J443, fut ratifié par lui-même le mois suivant : il sti-
pulait, entre autres, la cessation des poursuites contre les par-
tisans du pape dans la dernière guerre ^ En même temps,
l'investiture donnée naguère au roi René fut accordée à son
rival heureux avec la même solennité, les mêmes garanties et,
il faut bien le dire, avec les mêmes éloges ^ Il était seulement
déclaré que le royaume reviendrait de droit à l'Église romaine
dans le cas où le roi d'Aragon ou ses enfants mourraient sans
héritier légitime. Cette clause même fut annulée, l'année d'a-
' « Ilcniiic, jamdudum des'idernnU'S ajjccùhus (juhd scaiididoruw cl hellorum ac
giicrraruin matcria iiiler nos et carissirniim in C/trislo fdiiun nostrutn Aljonsuiii ,
regem Aragoniim... tollatur, etc. « Bulle donnée à Sienne, le i) avril 1443 (Arch.
de Naples, Manusaiili, n" XXXIV, f" 8).
- Arch. de Naples, i/dd., f» 18.
^ « Dttddrn siciuideni lone mcmoiic Joanna 11... carissimttm in Clirislo fiUum
naslrum Alfonstim, Aragonum rcgcm illus/rcm, in sitC subsidium et tulelam hos-
tiiinnjiit' pnipulsutioiH'm ad^'occH-it ; (jiii,non sine girifi/uis /a/iori/nis, impensis et
vericnlis... ad Hlieralioiwni nredicie regiiie person/di/er renirns,... rcgnnrn Jorti
congressu et acri marte pedetei/tini actjuisivit, oinne.sqiie principes, duces, niar-
cliiones, comités, haroiies et regnicolas, nec notu civitates, terras, castcUa et tandem
inclilam cii'ilatem NeapoUs diclio/n sue snhegit... [Alle/îde/iles] dicli régis Aljonsi
acquirendd restitiiendiiqite ipsi Ecclesie Marchid Ancltoniland prestila ohse(pùa,...
pro se suisipic heredihiis descendentilms per reclam lineam, masculis, jam nalis ac
in posterum nascitnris,... transferimiis el transportamus, etc. » {^Ihid , f° 10.)
[1443-53] AFFAIRES D'ITALIE. 267
près, par une concession plus étonnante encore, et plus fatale
pour la dynastie angevine. Alphonse n'avait d'autre fils que
Ferdinand, son bâtard : il le fit légitimer par le pape, afin de
le rendre apte à lui succéder, ce qui eut lieu en effet '. L'union
ainsi conclue fut sftellée par d'autres faveurs qui ne dérogeaient
pas moins au droit commun. L'adoption du prince espagnol
par Jeanne IT, que cette princesse elle-même avait révo-
quée, fut confirmée ; l'investiture, octroyée d'abord à ses hé-
ritiers en ligne directe, fut étendue à la ligne transversale ;
il eut la permission d'imposer des tailles sur le clergé du
royaume et d'ôter l'exercice de leur charge aux prélats qui
lui seraient suspects ; enfin, contrairement au traité de Terra-
cine^ il fut dispensé de rouvrir aux exilés et aux rebelles,
c'est-à-dire aux partisans de René, les portes de la patrie ^
On ne pouvait subir plus complètement la loi du vainqueur.
Que restait-il à faire au chef de la maison d'Anjou? Protester^
avec tout le respect possible, contre cette reconnaissance arra-
chée par la force. C'est, en effet, la mission dont il chargea
Blanchardin de Becutis, docteur et chevalier, qui se rendit
à Rome, et, dans l'église de Saint-Pierre, agenouillé devant le
pontife, en présence des cardinaux de ïhérouanne et d'Estou-
teville, prononça les paroles suivantes : « Il est venu à la con-
« naissance du roi René, votre serviteur et vassal fidèle, que
rt Votre Sainteté a octroyé à l'usurpateur Alphonse d'Aragon
« la confirmation du royaume de Sicile, dont elle avait pré-
« cédemment investi mon maître; qu'elle a, de plus, légitimé
(' Ferdinand, fils naturel dudit Alphonse, pour le rendre ca-
<( pable d'hériter du trône; qu'en vertu de ces actes une in-
« vestiture solennelle a été donnée au roi d'Aragon par l'abbé
« de Saint-Paul, dans la grande église de Naples. Ce sont
« là autant de sujets d'étonnement, car Votre Sainteté sait
« très-bien que le royaume appartient légitimement à René,
u en raison de l'investiture qu'elle lui a elle-même conférée.
« Il n'est pas vraisemblable que les lettres qui contiennent de
' Bulle iloiméc à Rome, le 12 juillet 1 i ii (If'i//., (•> 22).
- Balles Joiiuées à Rome, le 13 décembre 1414 (M/V/., fs 22-2i)).
■2GH AFFAIRES D'ITALIE. [1443-53]
« pareilles concessions aient été lendnos du plein consente-
u ment de Votre Sainteté. C'est pourquoi, comme ambassa-
« deur et commissaire du roi de Sicile, et en vertu du pouvoir
(( que voici, je proteste et j'appelle des torts qui lui sont
(( faits, jusqu'à ce qu'il plaise à Votre Sainteté de révoquer
« ces lettres, la suppliant humblement de déclarer qu'elles
(( n'ont pas été données en parfaite liberté et qu'elle n'a pas
([ l'intention de porter préjudice aux droits de mon maître ou
f( de ses héritiers sur le royaume, mais au contraire de les
« maintenir et de considérer toujours le roi René comme son
(( vassal, » Eugène répondit que, pour éviter un plus grand
niai et pour conjurer un péril imminent, il avait été obligé
de faire ces concessions au roi d'Aragon, et que, du reste,
il n'entendait pas préjudicier aux droits des princes d'Anjou.
L'ambassadeur se fit donner acte de cette réponse et se
retirai
La position du pape était fort embarrassante. Il essaya de
conserver l'amitié des deux compétiteurs en les amenant à un
accord quelconque. Déjcà plusieurs amis communs étaient
parvenus à leur faire adopter, dans l'intérêt de leurs sujets
respectifs, un modus vivendi provisoire : Tanguy du Châtel,
prévôt de Paris et sénéchal de Pi'ovence, Bertrand de Grasse,
Jean Martin, conseillers du roi de Sicile, avaient été ses pro-
cureurs dans cette affaire'. Par l'entremise du cardinal de
Foix, légat du Saint-Siège, une nouvelle trêve fut conclue;
mais les Aragonais ne l'observèrent guère, et commirent sur les
côtes de Provence des actes de piraterie. Le sénéchal dut en-
voyer Antoine Grimaud se plaindre à la reine d'Aragon, en
l'absence de son mari, d'un tel manque de foi, et lui deman-
der de déléguer des commissaires pour régler les points en
litige, sous peine de voir retirer toute protection à ses sujets
dans le comté de Provence. La reine, malade, s'excusa de ne
' IVocès-vcrhal du 8 juillet 1445 (Arch. i.at., KK 112G, f» 537). L'aml)as>ach'iir
est appelé ailleurs Blanchardin c/c /Jisciitis {I/iit/., P 1334", 2* partie, f" 52 ■\°),
et dans doni (lalniel (11, 813) f/c nclnitiii.
- Procuration du 5 ié\rier 1443 (Areli. des Bouelies-du-Rlione, P. OCIi).
[1443-b3] AFFAIllES D'ITALIE. 260
pas recevoir l'ambassadeur provençal, et fit répondre que les
violateurs de la trêve étaient des forbans, des vagalionds, qui
s'étaient indûment autorisés de son nom, qu'elle était dis-
posée à en faire justice, qu'elle observerait toujours les con-
ventions, et qu'elle écrirait à ce sujet au cardinal de Foix,
son cousin \ Malgré ces belles promesses, les actes agressifs
continuèrent. En 1447, une galère espagnole osa pénétrer
jusque dans le port de Marseille. L'année suivante, le légat
ayant voulu prolonger la trêve et en faire modifier les con-
ditions, Alphonse, par une lettre du 12 mai, qui est un chef-
d'œuvre d'arrogance, refusa tout accommodement et rendit
la rupture complète ^ René, qui se trouvait en Provence, fit
équiper des vaisseaux pour repousser les incursions de l^en-
nemi : il paraît même avoir commencé alors des préparatifs
militaires assez considérables, s'attendant à être attaqué sé-
rieusement et voulant se tenir prêt à toute éventualité, car on
lui écrivait d'Italie que les Napolitains se remuaient en sa fa-
veur'\ Mais les hostilités se bornèrent à quelques actions iso-
lées. Une descente de partisans amena la capture d'un cheva-
lier espagnol, qui fut amené à Aix au roi de Sicile, et qui, pour
toute peine, reçut de lui un don de dix-sept florins. Un navire
catalan fut saisi au port de Bouc, où il s'était rompu : la car-
gaison de laines qu'il portait tomba au pouvoir des Proven-
çaux et fut vendue à l'encan, par autorité de justice, dans plu-
sieurs boutiques de Marseille louées exprès \ Un autre, appar-
tenant à Barthélemi Spinola, de Gènes, fut pris par le capi-
taine du Saint-Esprit, baleinier provençal, comme étant monté
par des Aragonais ; ce qui occasionna un différend avec les
Génois^ Des mesures sévères furent prescrites pour protéger
les côtes et pour éviter les surprises; il fut même interdit à tout
' iVocès-virhal du 24 oclohre 1540 {ll>ifI.,B OCÎ).
-' Arcli. des Bouclies-du-Rlioiio, U 14, f» 3 \" (pièces jiislificaliM'S, iio 2[.).
■ Comples de Pieiié (Arcli. nat., V 1334", F'' luiilii-, l" 03; 2<'pailio, 1°« GO,
(;2 N", (Jd, 7^, etc.;.
» J/nit., 2" partie, l'"»* 34, (iO \".
' Arcli. des lioiiclits-dii-IUioiie, L> 1 i, 1" Cl \".
■2~,(\ AFFAIRES D'ITALIE. [14i3-a:r,
clerc étranger d'entrer en possession d'un bénéfice sans l'as-
sentiment du conseil royal, de peur que certaines places avoi-
sinant la mer ne fussent livrées à l'enneaii '.
Pendant que les voies de fait recommençaient, la diplomatie
italienne renouait la chaîne de ses intrigues. Les États jadis
hostiles ou indifférents à la cause du duc d'Anjou, menacés
d'être à leur tour la proie du vainqueur, et jaloux plus que
jamais les uns des auties, se tournaient du côté de la France.
La république florentine, dont René avait conquis les sympa-
thies à son retour de Naples, fut la première à le pousser à
revendiquer sa couronne, parce qu'elle fut la première atta-
quée. Elle lui envoya dans ce but, le 21 novembre 1447, un
des membres de cette famille des Pàzzi qu'il affectionnait
particulièrement, et lui écrivit lettres sur lettres pour le
féliciter de ses succès, le remercier de ses bonnes dispo-
sitions, lui faire mille protestations d'amitié '\ Elle fit sonder
aussi le sénat vénitien, et l'engagea à soutenir avec elle les
droits du prince français dans le royaume de Sicile, en môme
temps que ceux de Sforza dans le Milanais, convoité par
Alphonse et livré à l'anarchie par suite de la mort de Philippe
Visconti: mais cette démarche eut peu de succès. Bientôt,
au contraire, Venise, qui songeait à étendre sa domination
' Arch. des Bouches-du-Rhone, D 13, 1" 91.
- <( Qaicquld eteii'im regio westro Culniiiii svrenisslmeque veslrc domul felicitalis
acccdit i(l omitc nostie rcipii/dice acccdcre ailntramur ; oiuiiis namquc iiostra spes
lu rébus duln'is in vvslr'ts poteat'issimis arm'is et aux'diis posita est. » Lettre à René,
du 1(J avril li'iS (Arcli. de Florence, Let/ere i/e//a Slg/ioria, reg. 30, f» 99). Le
'JO avril, la république permet à son ambassadeur Antoine de Pazzi de prendre
coDEc du roi de Sicile après l'avoir assuré du dévouement des Florentins. Le
8 juillet, elle adresse au prince l'expression de sa reconnaissance pour l'amour
qu'il lui témoigne. Le 28 août, nouveaux remercîments, parce que René a offert
plusieurs navires tout équipés, ornés de ses étendards, pour remplacer deux
trirèmes florentines capturées par les Aragonais, Ou espère que la vue de ses
bannières intimidera l'ennemi sur la mer pi'^ane. {Il>id., f"» 101, 133 v», 149.)
Divers messages furent alors portés à Florence par Jacques, huissier d'armes du
roi de Sicile, et par Jehannin de Maslives, dit Fleur de Pensée, son poursuivant.
(Arch. nat., P 133i", l" partie, f" 38. V. aussi Desjardins, Négoeialions avie la
Toseane, 1, Gl.)
f
;iil3-o3! AFFAIRES D'ITALIE. 271
dans le duché de Milan, se ligua avec le roi d'Aragon'.
Alors les Florentins, tout en traitant d'un côté avec ce prince,
insistèrent de l'autre auprès de Charles VTI pour qu'il inter-
vhit directement contre lui, soit en soutenant avec vigueur le
parti de son beau-frère, soit en opérant une diversion dans la
Navarre. Angelo Acciajuolo reçut, en 1451, la mission de de-
mander spécialement ces deux points au Roi ; il devait faire
, ressortir la haine invétérée que l' Aragonais portait à Florence,
haine causée par le dévouement de celle-ci aux intérêts fran-
çais, puis le danger qu'offrait la coalition des États de Naples
et de Venise. Charles avait alors plusieurs motifs pour entrer
dans les vues de la république : outrel'intérèt qu'avait à ses yeux
une restauration de la maison d'Anjou, il pensait à s'assurer la
possession de Gênes, que ses lieutenants avaient momentané-
ment occupée,; les deux entreprises pouvaient peut-être réussir
du même coup. Il se montra donc assez bien disposé. Cepen-
dant la nouvelle d'une alliance conclue entre Sforza, les Flo-
rentins et les Génois, et dirigée aussi bien contre lui que
contre les Vénitiens, le refroidit sensiblement. Il fallut tous
les efforts de l'habile Acciajuolo et toute Tinfluence de René
pour ramener la confiance dans son esprit. Le 21 février 1452,
aux Montils-lès-Tours, il signa une convention aux termes de
laquelle les Florentins et le duc François Sforza promettaient
de soutenir toutes ses querelles en Italie : lui-même, en retour,
s'engagait à les aider contre tous, excepté contre le pape et
l'empereur, jusqu'au jour de la Saint-Jean 1453, et d'envoyer
à leur secours un prince de son sang ou un autre capitaine ;
il exprimait cependant l'espoir que, dans l'intervalle, toutes les
querelles seraient apaisées ^ Cette alliance fut prorogée et
resserrée par de nouvelles ambassades. Au mois de septembre
de la même année. Florence demanda au Roi d'une manière
' Celle ligue fui conchie par reiilreuiise de Lionel, marquis d'Esto, le 2 juilkl
1450. (Arch. de Venise, Ong. pcrg., n» 442.)
^ Lettre d'Angelo Acciajuolo, 27 février 1452 (Arch. de Floreuce, Lclterc à la
Signoria, vol. 8, n" 221). Traité avec les Génois (Arch. de Gènes, Matcne /loli-
ticlw, mazzo 12). Desjardins, (ZxV/,, G2.
272 AFFAIRES D'ITALIE. [1443-531
plus précise de descendre en Italie, ou au moins d'y envoyer
le roi René à la tête de quinze mille hommes. Elle oijtint des
promesses pour le printemps suivant '.
Les Génois, qui perdaient par là l'espoir de sauvegarder
leur indépendance, se rejetèrent dans le parti d'Alphonse, avec
lequel ils s'étaient, du reste, accordés depuis cinq ans déjà.
La neutralité bienveillante qu'ils avaient alors adoptée pour
règle vis-à-vis de leur ancien allié fit place à une attitude plus
hostile \ En revanche, le duché de Milan, où le duc d'Anjou
avait trouvé autrefois un ennemi, lui offrait maintenant un
auxiliaire assuré, car Sforza en restait maître, et, comme on
vient de le voir, se joignait aux Florentins. Le gendre de Phi-
lippe Visconti n'avait pu rester longtemps d'accord avec le roi
d'Aragon, bien qu'il eût noué de bonne heure avec lui, comme
tous les princes italiens, des intelligences secrètes, auxquelles
se trouva mêlé un des anciens serviteurs de la maison d'Anjou,
Mathieu Guarna^, et qu'il y eût eu entre eux un échange de
promesses. René avait su entretenir son amitié par des mes-
sages fréquents ; il le félicitait de chacun de ses succès, et s'in-
téressait à sa cause comme à la sienne propre. François lui
répondait sur le ton d'un fils, lui donnait des nouvelles détail-
lées des événements d'Italie, le mettait au courant des disposi-
tions de chaque puissance \ Puis, Alphonse étant venu disputer
' Arch. de Florence, ih'ul., f»» 633 v», G72, G73 V. Desjardins, il>id., 74, 7(j.
- Arcli. de Gênes, Malerle polhiche, mazzo 12. Le traité passé entre René et
les Génois, le 20 août 1448, spécifiait que ceux-ci n'inquiéteraient point les na-
vires provençaux, leur ouvriraient leurs ports et leur laisseraient emporter des
vivres, à condition qu'ils ne porta.ssent pas de butin enlevé au roi d'Aragon ou à
un autre allié de la république. René, de son côté, devait traiter favorablement
tous les sujets et navires génois, et ne se mêler, directement ou indirectement,
à aucune des guerres entreprises par eux, soit en Corse, soit ailleurs.
» Arch. de Milan, Domiiùo V'tscoiiteo, lettre du 14 juin 1447. V. la curieuse
lettre qu'Alphonse adressait à Sforza, la même année, pour lui refuser l'autorisation
d'acheter des chevaux dans le rojaiune de Naplcs. « Quand vous serez de mou
parti, lui disait-il, je vous le permettrai. » {lùicL; pièces justificatives, \\° 24.)
* V. notamment le message confié par le roi de Sicile à son écuyer Honorai ilc
lierre en 1448, et dans lequel il nuiude à Sforza que, sans ses victoires, il aurait
déjà (juitté la Provence pour retourner en Anjou. Le duc répond en l'engageant à
[1453] EXPEDITION DE LoMDARDIE. 273
à Sforza la succession de son beau-père, en vertu d'un testa-
ment laissé par ce dernier, leur hostilité était devenue une
haine personnelle. C'est ce qui explique Tempressenient du
duc à solliciter, de concert avec Florence, l'intervention fran-
çaise et à se liguer avec Charles VII, empressement que ce
prince reconnut par une lettre des plus amicales, où il lui fait
part du traité des Montils et le remercie de son dévouement '.
Ainsi les rôles étaient intervertis dans la nouvelle campagiic
qui allait s'engager : avec René se trouvaient maintenant Flo-
rence et Milan ; avec Alphonse, Gènes et Venise. Rome, quî
avait jadis pris une part active à la lutte, se tenait à l'écart.
De plus, le roi de France, qui s'était contenté précédemment
d'un appui, moral, s'unissait au roi de Sicile et à ses alliés. Au
premier abord, la partie semblait' donc offrir des chances. Ce-
pendant, le moment venu d'accomplir sa promesse, Char-
les VII ne voulut pas se mêler personnellement à l'entreprise.
Il se contenta d'envoyer son beau-frère au secours de ses con-
fédérés, en le faisant soutenir provisoirement par les forces du
Dauphin. « J'espère, dit-il à l'ambassadeur italien, que la ligue
que j'ai conclue avec le duc de Milan sera éternelle. » Et il
ajouta qu'il comptait remettre au roi de Sicile toutes les af-
faires de la France en Italie et lui prêter assistance ^ Son
dessein particulier était de remployer à la conquête de Gênes,
où le Dauphin était appelé par le parti des bannis [fuonisciti) ^ .
Celle de Naples ne venait qu'au second plan pour lui couune
pour les deux puissances confédérées. René n'avait-il pas à
retarder ce départ ; il lui apprend qu'il a conquis presque tout le Milanais, qu'il
assiège Milan, qu'il est lié pour le moment avec Venise et Florence et ne peut
rien entreprendre sans leur concours, mais qu'il plaidera sa cause auprès d'elles;
il lui parle enfin de Jacques -Antoine Marcello, le célèbre savant vénitien, et lui
conseille d'user de son puissant ciédit, car ce personnage l'aime beaucoup et vou-
drait déjà le voir restauré à Naples. (Bibl. nat., nis. ital. 1585, f"^ 7, Gl.) Cette
correspondance donne à penser que René méditait une expédition dès l'époque
de sou séjour en Provence, de 1447 à 1449.
' Arch. de Milan, Lcijlic, pac, etc., n° 79G, f" 326 (pièces justificatives, n» 27).
^ Lettre d'Acciajuolo, du 21 avril 1453 (Bibl. nat., ms. ital. 1586, f 79).
•* Desjardins, iù'uL, 7 7.
18
1
274 EXPÉDITION DE LOMBARDIE. [1453]
craindre qu'une fois leur but atteint, une fois les Génois sou-
mis, le Milanais débarrassé des Vénitiens et la Toscane des
Aragonais, une suspension d'armes, un arrangement quel-
conque n'arrêtât la guerre et ne le frustrât du prix de sa coo-
pération ? Rassuré du côté du Roi par une parole formelle^ il
voulut l'être de l'autre par une convention écrite, qui lui don-
nât des garanties tant au point de vue financier qu'au point de
de vue militaire. Les clauses en furent réglées à Tours, le
H avril 1453, dans la maison de Jean Ardouin, trésorier de
France, où il était logé, en présence de son fils, de son gendre
Ferry et de plusieurs de ses officiers. En voici la substance :
Le roi de Sicile se rendra en Italie, au service de la cité de
Florence et au secours du duc de Milan, avec deux mille
quatre cents chevaux au moins: il s'y trouvera pour le
15 juin 1453. Il fera la guerre à ses ennemis, ainsi qu'à ceux
de la cité de Florence et du duc de Milan, à l'exception du
pape et du roi de France, sur le territoire qui sera désigné par
deux des trois parties. Le gouvernement florentin lui allouera
dix mille florins d'or par mois, et lui remettra le commande-
ment de toutes ses troupes. En considération des frais que
causera le transport de son armée en Italie, cette provision de
dix mille florins commencera à courir un mois avant son arri-
vée, et, quand il sera soit dans le comté d'Asti, soit dans le
comté d'Alexandrie, une somme de vingt mille florins lui sera
comptée. Il fournira par écrit, quinze jours après qu'il aura
mis le pied sur la terre italienne, le dénombrement des gens
d'armes qu'il aura amenés; s'il n'a pas la quantité de chevaux
convenue, il la complétera dans un délai de quinze jours, ou
sinon son allocation mensuelle sera diminuée en proportion de
ce qui manquera. S'il veut se délier de ces engagements, il
devra prévenir deux mois à l'avance le gouvernement florentin,
et celui-ci sera soumis, de son côté, à la même obligation ; dans
ce cas,, les deux parties seront quittes l'une envers l'autre,
moyennant une indemnité de vingt mille florins pour le retour
des troupes françaises dans leur pays. Si René a besoin de
s'en aller en Provence ou en France, il en aura la faculté en
jlio3J EXPEDITION DE L(JMBAKDIE. 27u
faisant venir et en constituant généralissime à sa place le duc
de Calabre, son (ils, dans les mêmes conditions (jue lui. La
présente convention sera rédigée en forme d'acte public et ra-
tifiée par la cité de Florence dans le délai de deux mois \
Ce traité n'était pas assez précis, car il ne stipulait pas le
concours actif des deux puissances italiennes dans la conquête
du royaume de Sicile. Cependant il offrait de réels avantages.
Ainsi, quoique la guerre dût se porter d'abord en Lombardie,
parce que les Vénitiens avaient déjcà envahi cette contrée, le
roi de Sicile devait avoir la conduite exclusive des troupes
florentines et des siennes, et pourrait marcher avec elles contre
tous ses adversaires. S'il n'était pas libre de choisir à lui seul
le théâti'e des hostilités, ni l'un ni l'autre de ses confédérés ne
l'était non plus : de cette manière, il comptait n'être pas en-
tièrement à leur merci. Son adhésion excita chez eux des
transports de joie. La république de Florence se crut à l'abri
du danger. « Avec le secours de votre sagesse et de vos
armes, lui écrivit-elle, nous sommes certains de triompher.
Que Votre Majesté veuille seulement se presser : l'ennemi n'a
pas encore assemblé toutes ses forces ; notre armée, à nous,
est entièrement prête et n'attend plus que son chef ^ »
Le prince n'était pas moins impatient. Il quitta son château
d'Angers le 4 mai, emmenant avec lui son gendre Ferry,
Jean Cessa, Gui de Laval, sire de Loué, et plusieurs autres
seigneurs, et laissant le gouvernement de l'Anjou au conseil
ducal reconstitué sous la présidence de Bertrand de Beau-
vau^ Au commencement de juin, il se trouvait en Provence.
Mais l'équipement et le passage de ses troupes étaient une
opération trop longue pour qu'il pût arriver sur le sol italien au
' Arch. des Bouches-du-Rhône, B G73; pièces justificatives, n" 28.
' Arcli. de Florence, Lcllcre tlclla Signoria, reg. 37, 1" 77 v» ; pièces jusli-
licatives, n» 30.
•• « Le roy de Secil^. partit de son clia»tel d'Angiers pour aller à Florence le
vendredi IIH^ jour de may mil cccc cinquante troys, cspéraiU faire le voyage
en son royaume de Secile. Plaise à Dieu par sa saincle grâce le coudiiiie, et bien
prospérer en son intencion, et ramener à joayc. " (Mémorial de lu Chambre
d'Angers, Arch. nul., P \àZ\\ 1'^ 1 ii. V. ihul., ["-^ 155 v» et 177.)
276 EXPÉDITION DEILOMBARDIE. [1453]
terme fixé. Le 29 du mois, il était encore à Aix, où il rédigea
son testament, comme nos pères ne manquaient pas de le
faire à la veille d'un grand voyage ou d'une entreprise péril-
leuse'. Dans les premiers jours de juillet, il essaya de péné-
trer en Italie par la voie de terre ; il gagna Sisteron, d'où il
avisa Sforza qu'il se disposait à le rejoindre et qu'il le tien-
drait au courant de sa marche. « J'ai vergogne, lui disait-il,
de vous écrire du fond de ces montagnes ; bientôt, avec l'aide
de Dieu, je pourrai vous parler de plus près^. » Il s'avança
jusqu'à Gap, comptant traverser les défilés des Alpes ; mais
divers obstacles, suscités tant par le duc de Savoie que par la
république de Gênes, l'empêchèrent de passer et le forcèrent
1 Ce testament, annulé depuis par deux autres, diffère peu de celui qui a été
publié. Je me borne à en donner l'analyse : Le testateur choisit sa sépulture à
côté de la reine Isabelle, dans le monument qu'il a fait construire depuis peu et
qu'il ordonne à son héritier d'achever, ainsi que l'autel et le reliquaire érigés
auprès; il y fonde des services pour lesquels cinquante livres de rente sont assi-
gnées à l'église Saint-Maurice. Son cœur sera enseveli dans la chapelle de Saint-
Bernardin, qu'il a également fait élever, et à laquelle il donne une rente de
vingt-cinq seticrs de blé et cinq pipes de vin pour des messes, plus dix francs
pour le luminaire. 11 lègue à sa fdle la reine d'Angleterre mille écus d'or, plus
une rente de deux mille livres tournois sur le duché de Bar si elle devient veuve;
à sa fille aînée Yolande mille écus, et, si elle reste veuve, une rente de deux
mille florins de Provence sur les gabelles du Rhône ; à sa GUe naturelle Blanche
(dlustvi domine Blanclie) douze cents livres de rente pour son entretien, plus une
somme de trois mille livres pour sa dot, qui augmentera de cinq cents livres
chaque année si on tarde à la marier au-delà de ses quinze ans. Le'tombeau de
son fils Louis, à Pont-à-Mousson, les édifices de la Baumette, de Chanzé et de
Saint-Uernardin seront terminés, s'il y a lieu, par son héritier. En outre, celui-ci
fondera sur le champ de bataille de Buignéville (/« loco belU el coiifliclùs <juod.
hahuit cum Biirgundis) une église desservie par des fières Mineurs, dans les
conditions que le testateur a déjà demandé au pape d'autoriser, avec une rente de
mille francs; il exécutera le vau fait par llené d'aller eu pèleiinage au Saint-
Sépulcre, et maintiendra l'ordre de Saint-Maurice ou du Croissant. Trois mille
ducats sont légués à l'église de Saint-Maximin en Provence, cent florins du Rhin
a l'église de Sainte-Croix de Strasbourg, une marca d'or à l'église de Notre-Dame
de Liesse. Le roi de Sicile recommande tous ses serviteurs à son héritier. Il
désigne en cette (pialité Jean de Calabre, son fils aîné, et nomme ses exécuteurs
testamentaires Louis de Bcauvau, Pierre de Meuillon, Robert de Baudricourt et
Vital de Cabanis. (Arch. des Bouches-du-Rhône, B 205, P 90.)
•^ Lettre du 4 juillet l'i53 (Arch. de Milan, Carlcggïo di pri/uijji, jjezza Z;
pièces justificatives, n<>31).
[1453] EXPÉDITION DE LOMBARDIE. 277
à rebrousser chemin, après une perte de temps de plusieurs
semaines. Enfin, vers le l" août, il atteignit Vintimille par
mer, tandis qu'une partie de sa cavalerie arrivait par un autre
côté. Alors les Génois, effrayés, lui livrèrent passage sur leur
territoire, espérant détourner l'orage qui semblait prêt à fon-
dre sur eux. Effectivement, un renfort de trois mille fantas-
sins et de deux mille chevaux lui avait été envoyé par le Dau-
phin, et ce prince lui-même, ayant franchi la frontière, se
tenait à quelque distance, tout prêt à prendre personnellement
possession de la cité de Gênes, comme ses partisans l'y invi-
taient. Il adressa même aux habitants des ambassades et des
messages, où il se présentait comme leur défenseur. Mais son
oncle, en reconnaissance de la bonne volonté qu'il venait de
rencontrer chez quelques-uns d'entre eux , surtout chez
Benoît Doria, auquel il céda, pour cette raison, la châtelle-
nie de BrignoUes, lui fit donner l'ordre de s'abstenir et le
pria de s'éloigner. C'était, d'ailleurs, l'intérêt de l'armée
expéditionnaire de ménager une puissance ennemie qu'elle
allait laisser derrière elle. Le Dauphin rentra en France pour
se livrer à de nouvelles intrigues. Il ne craignit même pas de
demander à la trahison la satisfaction de son ambition déçue.
Les délibérations secrètes du gouvernement vénitien contien-
nent la preuve de ce fait pénible à constater, qui est bien
dans le caractère du fils de Charles VIT, mais que l'histoire
n'avait pas encore enregistré : il offrit à la république de Ve-
nise de l'aider contrôle duc de Milan, l'allié de son père et de
son oncle, et la pria de lui donner de l'argent pour le faire.
Elle fut heureusement plus scrupuleuse que lui : redoutant,
sans doute, de provoquer l'intervention directe du roi de
France, elle répondit que les temps étaient peu propices,
protestant, du reste, de sa déférence pour la maison royale en
général et de sa gratitude pour le Dauphin en particulier \
' Aich. de Florence, Letlere alla Sigiioria, \\° XXll, f^ 294, 295, 296, 30G ;
(IcUa Signorin, n° XLVII, f»^ 70, 97. Arch. de Milan, Dominio Sforzesco,din. 1453.
Arch. des Bouches-dii-Rlione, l! l'i, {" 12G v». Arch. de Venise, Lihri parthtm
secretarum, vol. XIX, f" 211 (délibération du 31 août 1453). Une lettre de
278 EXPEDITION DE LOMBARDIE. [1453]
Pendant ce temps, le roi de Sicile avait gagné Asti, puis
Alexandrie, où les vingt mille florins convenus lui furent
payés par les Florentins \ Débarrassé d'un auxiliaire dange-
reux, à la grande satisfaction de Sforza, il voulut, avant de
s'avancer plus loin, le remplacer par un autre, sinon plus puis-
sant, du moins plus utile, car son acquisition devait enlever au
parti aragonais son unique appui dans le pays. Jean, marquis
de Montferrat, gendre du duc de Savoie, était depuis long-
temps en hostilité avec le duc de Milan. Les conjonctures
présentes faisaient de leur accord une nécessité impérieuse.
René s'était préoccupé de cette question dès l'instant où
la gueri'e avait été résolue ; il avait déclaré nettement aux
ambassadeurs du marquis que leur maître devait se décider à
être Français ou Catalan ^ Celui-ci le fit prier, à son arrivée
en Italie, de lui servir de médiateur et de lui obtenir des con-
ditions honorables. Le prince y consentit, à la condition qu'il
déposerait immédiatement les armes ^ Un compromis réglé
par lui et signé, le 15 septembre, dans la maison d'Antoine du
Puits, qu'il habitait à Alexandrie, rétablit l'amitié entre les
deux voisins et lui permit de continuer sa marche en sécurité \
Pierre de Canipofregozzo, doge de Gênes, atteste aussi que le départ du Dauphin
fut dû aux bons conseils du roi René et qu'il éteignit bien des soupçons. (Arcli.
de Gênes, X, 121.) Quant à l'offre de Louis aux Vénitiens, elle est confirmée par
les bruits qui coururent dans le pays, et qui rencontrèrent beaucoup d'incrédules,
tant la chose paraissait monstrueuse : « Erat eiiim ritmor Di'lph'imim, Francorum
régis Jiliuin, Veiielonim auxilio cum rnilUum omnium copils in llaliam venliiritr»;
ciii famie nonniilli in Brixiensihus Jicle.m prœstahant, olii propler consangiùnitatem
qiiœ ilU erat cum Rriiato Ândagaviie duce id <ptasi impossibilc arlntrahantur. »
(l'orcellius, De gestis Scipionis Piciniui, Rcr. liai, script., XXV, G4.) Plus tard, la
république battue se souvint de la proposition et invoqua l'aide du prince, retiré
en Savoie; mais les circonstances étaient changées. (Arcb. de Venise, loc. cit.,
f» 232). D'apiès une note de M. Vallet {Hist. de Charles TU, 111, 223), le
Dauphin aurait convoité le comté d'Asti : cette prétention confirme plutôt qu'elle
ne contredit celles qu'il avait sur Gênes.
' Arch. de Florence, Lett. délia Sigii., n" XLVU, f» 104.
2 Lettre d'Acciajuolo, du 21 avril l4.'')3 (Bibl. nat,, ms. ital. 1586, P 79).
' V. la lettre de Hené à Sforza, en date du 11 août (Arch. de Milan, Autografi
di principi, pezza 3; pièces justificatives, n° 32 ).
' Arch. de Milan, Leghe, pace, etc., n» 796, f» 488. On peut lire les clauses
I
[1453] EXPEDITION DE LOMBARDIE. 279
Trois jours après, René se transporta à Pavie, où la du-
chesse de Milan vint elle-même à sa rencontre. A Crémone,
il fut reçu avec des honneurs de toute sorte, dont le pro-
gramme avait été arrêté par la ville et communiqué au duc.
Puis, ayant passé l'Adda, il réunit ses forces à celles de ses
alliés'. On était au commencement d'octobre ; la saison s'an-
nonçait mauvaise : mais les progrès clés Vénitiens s'opposaient
à ce qu'on attendît plus longtemps ; l'expédition avait déjà
subi trop de retards. Il fut donc décidé que l'on marcherait
en avant, dans la direction de la province de Brescia, occupée
par l'ennemi. Lorsqu'on ne fut plus qu'à une journée de dis-
tance de celui-ci, le roi de Sicile, toujours strict observateur
des lois de la chevalerie, envoya aux proviseurs de l'armée de
Venise, savoir Pascal Maripetro, procureur de Saint-Maïc, et
Antoine Marcello, chevalier, celui-là même qui lui était na-
guère si dévoué, une proclamation ou déclaration de guerre
aussi habile que ferme. Ni la haine ni l'ambition, disait-il,
ne l'amenaient en Italie : ses amis l'avaient appelé à leur
aide, le roi de France l'avait poussé, et ses propres intérêts,
sérieusement engagés, l'avaient déterminé à partir. La répu-
blique vénitienne avait subitement attaqué le duc de Milan, et
de cet accord dans l'histoire de Montferrat écrite par Benevemito de San-Georgio
(flrr. ital. script., XXLlf, 731). Parmi les témoins figurent Ferry de Lorraine,
Nicolas de Brancas, évêque de Marseille, Jean Cessa, Gui de Laval, Louis, sire de
Clermont, Vital de Cabanis, et un officier du roi de France dont René utilisa
aussi les services dans cette campagne, Raynaud de Uresnay, bailli de Sens,
nomme gouverneur d'Asti, dont la possession était revendiquée par Charles VII
au nom du duc d'Orléans.
' Arch. de Milan, Domtn, Sforz., lettres des 21 et 2i septembre li53. Mura-
tori prétend que les Français s'attartièrent dans les délices de la ville de Milan
{Anncdl d'Itcdia, IX, 253) : il suit, en cette circonstance, le biographe de Sforza,
Jean Simoncta, animé à leur égard de sentiments visiblement hostiles. « Ces gens-
là, dit-il, ne recherchent que les festins et les plaisirs, surtout lorsqu'ils vivent
aux dépens d'autrui ; René perdit quinze jouis à la cour de la duchesse, et mi-
litis ornaiidi causa. » [Rer. ilal. script., XXI, G50.) L'iiuéraire de ce prince montre,
au contraire, que, s'il alla à Milan, il ne put y demeurer que deux ou trois jours;
car il était encore à Pavie le 22, et il se rendit à Crémone vers le 25, pour se
mettre en campagne dans les premiers jours d'octobre. Au reste, Simoneta est un
guide peu sûr en général, et pour les détails de cette expédition en particulier.
280 EXPÉDITION DE LOMBARDIE. [1453]
le roi d'Aragon les Florentins. Le roi de France et lui avaient
trop d'attachement, trop d'obligations envers les deux puis-
sances menacées, pour leur refuser du secours. N'eût-il pas
d'autres griefs, la ligue offensive et défensive conclue par le
doge avec l'usurpateur du trône de Naples était à ses yeux
un casîis belli suffisant : puisqu'il plaisait aux Vénitiens de
prendre les armes en faveur de leur confédéré, pourquoi lui
n'en ferait-il pas autant pour les siens? Les proviseurs, au
reçu de cette missive, lui écrivirent qu'ils n'avaient pas
qualité pour y répondre, et qu'ils en référeraient à leur gou-
vernement'.
La réponse de la république était prévue. Huit jours avant,
en accueillant par une fin de non-recevoir des propositions
pacifiques transmises par Jean Cessa et le marquis de Mont-
ferrat, elle avait rejeté tous les torts et toutes les agressions
sur le duc et sur Florence. Elle manifesta de nouveau son
étonnement de la descente du roi en Italie, et répéta qu'il
n'avait aucun motif de lui faire la guerre. Cet étonnement
semble, du reste, avoir été général dans le pays ; personne^
dit la chronique de Brescia, ne pouvait croire à la venue des
Français. Le roi d'Aragon lui-même paraît ne s'y être pas
attendu. La république lui adressa lettre sur lettre pour le
prévenir de leur approche et le supplier d'envahir au plus
vite la Toscane^ Mais il était trop éloigné pour empêcher la
victoire de ses adversaires. Aussitôt après la démarche dont
nous venons de parler, René et Sforza, à la tête de sept mille
cavaliers et d'un corps nombreux d'arbalétriers, attaquèrent
vigoureusement les positions vénitiennes. En moins d'un mois,
tout le Brescian tomba en leur pouvoir. Du 14 octobre au
12 novembre, ils réoccupèrent successivement Gaido, Bassano,
Pontevico, où, d'après Simoneta, les soldats français commi-
rent des cruautés, Vérole, Longena, Porzano, Poncarale, San-
Zeno, Manerbio, Leno, Bargnano, Chiari, Pontolio, Palaz-
' Arch. des Boiiches-dii-Rliône, B 14, f» 1-37; pièces justificatives, no«3i, 35.
= Arch. de Venise, IJhri partiiim sccirlaruni, vol. XIX, f"^ 214-216. Isloria
brcsciana {fier. ilal. scri/>l., XXI, 883 et suiv.).
[1453] EXPÉDITION DE LOMBARDIE. 281
zuolo, Roado, Bornado, Gussago, Borgo San-Giovanni, près
de Brescia, et Orci-Nuovi. Mais, une fois cette dernière place
prise, le ciel se montra si inclément, qu'il devint impossible
aux troupes de tenir la campagne. Dans les plaines unies de la
Lombardie, couronnées pau les sommets neigeux des Alpes,
l'hiver est quelquefois rude : il fut, cette annce-lcà, d'une ri-
gueur extraordinaire. Le duc réduisit encore les territoires de
Bergame et de Crema; mais, forcé de s'arrêter en plein
succès, il remit la suite des opérations à un moment plus pro-
pice et revint dans le Milanais. Le roi se retira avec les siens
sur Crémone, et de là se fit conduire en barque à Plaisance, où
il arriva le 7 décembre et passa le reste du mois. Il y trouva
un bon accueil : un des principaux habitants le logea dans
sa demeure; la ville fournit les ustensiles ou les meubles dont
il pouvait avoir besoin pour lui et sa maison. Ses relations
avec le duc ne semblaient pas altérées ; il lui écrivait, lui
recommandait ses amis, recevait sa visite. Pourtant des
germes de dissentiment s'étaient déjà glissés entre le prince
français et ses alliés*.
La république florentine commençait à manquer d'argent.
Dès le début, elle avait avisé Sforza que, si l'on n'arrivait pas
à un résultat décisif avant le mois de novembre, la pénurie de
ses ressources la forcerait à chercher son salut par d'autres
moyens-. Cette puissance de marchands et de financiers
n'était pas faite pour la guerre et ne pouvait la supporter
longtemps. Après avoir appelé René à son aide , après lui
avoir promis de le soutenir à son tour, elle médita de l'aban-
donner au moment même où il se battait pour elle, et fit prier
le pape d'ouvrir des négociations en vue de la paix. Nicolas V,
successeur d'Eugène IV, avait, de son côté, les plus pressantes
raisons pour désirer le rétablissement de la concorde en Italie.
' Arch. de Florence, Leltere dcUa Sigtwria, \\° XLVII, f»« 185, 200. Arcli. de
Milan, Domhi. Sforz., an, 1453; Carteggio d'i prindpi, pezza 3 (pièces justi-
ficatives, ri° 3G). htorin lircsc'tana, loc. cil. Annales Placc/ili/ii (Hi-r. ital. script.,
XX, 904).
- Desjardins, o/;. c'U., I, 77.
282 EXPÉDITION DE LOMBARDIE. [14S3]
Cette contrée, par suite de la prise de Constantinople, se trouvait
exposée directement aux attaques des Turcs ; l'idée de réunir
toutes les forces de la chrétienté contre l'ennemi commun de-
venait la base de la politique romaine. Le pontife accueillit
donc avec faveur la demande des Florentins. Ils surent ame-
ner également à leur manière de voir le duc François Sforza ;
mais la chose était plus malaisée en ce qui concernait le roi de
Sicile. Comment prendrait-il un pareil manque de parole, une
violation des traités si flagrante et si contraire à ses intérêts ?
On la lui fit habilement pressentir : deux diplomates lui re-
présentèrent que le peuple florentin était dans la détresse,
que toutes ses afiaires commerciales étaient suspendues, qu'il
était écrasé par les gens d'armes de l'ennemi et par les siens
propres \ Le duc voulait qu'on donnât au moins un congé
poli à son allié, moins par amitié pour lui que dans la crainte
d'exciter le courroux de Charles VIL « Il faudra, disaient les
instructions de ses ambassadeurs à Florence, montrer dans le
traité de paix projeté quelle estime et quelle gratitude on a
pour le roi René, venu de loin, à grands frais, tardivement il
est vrai, mais non par sa faute ; car il a été d'un grand secours
à la ligue par son prestige, son ardeur, et par l'alliance étroite
qu'il nous a procurée avec le roi de France. Il a déjà avoué
qu'il comptait plus sur ce prince que sur lui-même ; il ne faut
pas le pousser au dégoût ni au refroidissement, mais lui don-
ner satisfaction, afin d'éviter de nous mettre à dos tous les
Française » Les Florentins comprirent combien le mécon-
tentement de Charles leur serait préjudiciable, et, pour le
prévenir, ils lui écrivirent une lettie pleine d'éloges pompeux
sur la conduite de son beau-frère : sa valeur, sa sagesse, sa
diligence avaient été si grandes, qu'elles avaient considéra-
blement facilité le moyen d'arriver, soit à une victoire défini-
tive, soit à une paix avantageuse et honorable; aussi la re-
' Arch, de Florence, Lelicrc délia Signona, n" XLVII, f° 4 2. Desjardins,
loc. cit.
■ Instructions des ambassadeurs milanais envoyés à Florence pro (raclatii pacis
Italiiv, en date du 21 octobre XklA (Bi!)!. nat., nis. ital. 158C, f" 232).
[1453-54] EXPÉDITION DR LOMBARDIR. 283
connaissance de la république serait-elle éternelle'. Mais
vis-à-vis de René ils se montrèrent moins obséquieux, n^al-
gré le conseil de Sforza. En effet, lorsqu'il leur demanda un
nouveau versement de fonds et des quartiers d'hiver en
Toscane pour ses propres soldats, ils lui répondirent par des
excuses sur le premier point, par un refus catégorique sur le
second : le roi, dirent-ils, fera mieux de prendre ses quartiers
en Lombardie, car il a acquis plus de renommée dans ce
pays, et d'ailleurs nous n'avons pas les ressources néces-
saires ^
Il s'aperçut bien vite qu'il était joué, qu'on ne pouvait le
payer et qu'on cherchait à se débarrasser de lui en traitant
avec l'ennemi. Son parti fut pris aussitôt : il résolut de quitter
ses alliés avant qu'ils ne le quittassent. Ceux de ses gens qui
se trouvaient à Florence reçurent l'avis de partir de cette ville
le 20 décembre : lui-même annonça son départ, sous le pré-
texte d'aller demander du secours au roi Charles. A cette
nouvelle, le duc fat décontenancé : c'était trop tôt pour lui ; la
présence de René lui était encore utile pendant quelque temps,
pour intimider l'ennemi et traiter dans de meilleures condi-
tions. Il lui envoya des messages, il accourut lui-même pour
le prier de renoncer à son projet : ses efforts furent vains. A
, l'exception du Napolitain Jean Cessa, qui espérait voir finir
son exil, tout l'entourage du prince l'engageait à revenir
en France. Pressé de questions par le duc, il allégua la
rigueur de l'hiver, l'inopportunité de l'expédition ; puis il
promit d'envoyer son fils le remplacer : de cette façon, les
conventions resteraient intactes, et les confédérés auraient un
chef plus jeune, plus énergique'.
11 fallut se rendre à ces raisons. René quitta Plaisance le
' « Cujus tantœ vires, prndentla et dil'igentia extilerunt, ut magnum pri/ic!piui>i
dederint. Tel ad honam et honestam pacem, vel ad victoiiam consequendam. »
Desjardins, I, 79.
^ M Perche 'vi e dentro la r'iputatîone maggiore délia sua Maesta, tns'ieme col
nostro bisogno. » (Arch. de Florence, Lettere délia Signorio, n° XLVII, f" 207.)
■^ Arch. de Milan, Domin. S/or:., 22 déc. 1453. Sinioneta, Vie de Sforza
{Rer. ital, script., XXI, C62 etsuiv.).
284 EXPÉDITION DE LOMBARDIE. [14o4]
3 janvier 1454 \ et, le 8, il écrivit d'Alexandrie à François
Sforza pour lui dire que ses bons traitements avaient vive-
ment touché son cœur et rendu indissoluble leur vieille
amitié ; si quelques propos contraires lui avaient été tenus,
c'étaient des paroles de soldats, auxquelles il ne devait attri-
buer nulle importance; il s'éloignait uniquement afin de le
mieux servir, et son départ ne pouvait être considéré comme
une désertion de la cause commune ; autrement, il ne ferait
pas venir son fds unique \ Les règles de la courtoisie furent
ainsi gardées de part et d'autre. Mais, au fond, le roi de Sicile,
définitivement dégoûté cette fois, se jurait à lui-même de ne
plus remettre le pied en Italie, et le duc, se sentant deviné,
prévenu, était partagé entre la colère et la crainte. Le jour
même où le premier adressait au second sa lettre d'adieux,
celui-ci envoyait de son côté à Charles VII des remercîments
et des explications : « Vous avez dû être avisé de nos succès,
lui mandait-il. Le roi René en a brusquement arrêté le
cours en prenant la résolution de partir, malgré nos prières
à tous. Mais, le voyant bien décidé, nous nous sommes en-
tendus avec lui pour qu'il nous envoie le duc de Calabre. Si
l'on vous a fait de sa part des plaintes sur notre compte, elles
ne sont ni justes ni honnêtes, mais frivoles et légères. Le roi
a reçu des honneurs de toute sorte ; on l'a mis à couvert avec
les siens, tandis que les Italiens restaient campés sans abri.
Si nous n'avons pu aller lui rendre plus souvent nos devoirs,
notre ambassadeur est chargé d'en demander excuse pour
nous; etc. ^ »
Le mécontentement, qui perce dans ce message autant que
l'inquiétude, fut généralement partagé dans le Milanais et la
Toscane. On s'étonna, on se récria, on se livra à des suppo-
sitions offensantes envers le prince français. Quelques con-
temj^orains, peu initiés au secret de la politique, lui ont
reproché à cette occasion son inconstance et son manque de
' Annales Placcnlinc [lier. ital. script., XX, 90 i).
■^ Arrli. lie Milan, Cartegglo cli pnncipi (pièces justificatives, n" ■!,').
5 bil)l. liai,, ms. ital. 158C, f" 238 et suiv.
[1454] EXPÉDITION DE LOMBARDIE. 285
foi. On disait que Sforza l'avait trouvé complètement dominé
par un souci amoureux [cu7'a muliebris) \ Cette version avait
bien un côté véridique, connue nous le verrons tout à l'heure,
et l'affection naissante de René pour Jeanne de Laval, encou-
ragée par les éloges intéressés de ses courtisans, put être pour
quelque chose dans son retour précipité. Mais le motif prin-
cipal, le motif déterminant de cette action inattendue, c'est
la situation que viennent de nous révéler les pièces diploma-
tiques. Cette situation, le Journal de Naples la résume d'un
mot : le roi de Sicile s'ètant uni au duc de Milan pour parvenir
à reconquérir sa couronne, celui-ci se servit de la réputation de
son allié pour effrayer les Vénitiens et pour faire prospérer
ses propres affaires ; puis après, il le bafoua ^ Le rôle de dupe
ne pouvait convenir à un membre de la maison de France.
René, d'ailleurs, était un prince trop religieux pour ne pas
comprendre les raisons qui poussaient le pape à rétablir la
paix et à réunir en un seul faisceau toutes les forces de Tltalic,
afin de les opposer à l'invasion menaçante des Turcs ; il avait
reconnu l'inopportunité de sa tentative, puisqu'il l'alléguait
' Simoneta, loc. cit.
ï « Fu da lui beffalo \Renatd\. » [Rer, it. script., XXI, 1131.) Les autres chro-
niqueurs italiens apprécient de la manière suivante la conduite de René. Plalina,
auteur d'une histoire de Mantone, dit qu'il revint « malè in Fmnciscwn et Flo-
rcntinos a/iimalus, qnod pecunias ei in sumptiis hcUi avare ac maligne siitmiiiii-
slraverant. » Les Annales de Plaisance ne disent qu'un mot : « i^lalc cunlcnttis
récessif. » Le Pogge parle de tempêtes effroyables qui paralybèrent ses soldats :
« Sopierat frigus omnium ferè mentes, et <piasi lahorum pertxsi pacem pltircs
appetebanl. » Neri di Gino, témoin oculaire et mêlé aux affaires politiques, donne
aussi cette explication, et il ajoute que, ne pouvant retenir le roi de Sicile, on lui
offrit, de lui donner pendant trois ans mille llorins par mois ; « passossi quel
verno, c/ie ciascuno cra slracco. » (lier. it. script., XVIII, 213 ; XX, 432, 556,
90'i.) On a vu l'opinion de Simoneta, le biographe de Sforza. Muratori, en com-
mentant les précédents avec un sentiment hos'ile aux Français, dit qu'au commen-
cement de l'année 1454, le vieu.x roi (j(c), s'impatientant, s'en retourna. « A'on
ne sappiam hene la vera cagioue délia sua dinwra in Ilalïa. » {Annali d'Ilalia,
IX, 253.) MM. (le Villeneuve-Uargemont et de Qnalre!iar!)LS atlribucnt son retour à
l'alliance ou à la trêve conclue par Sforza avec le roi d'Aragon : mais cette
alliance est postéiieure ; il n'y avait encore que des négociations secrètes en vue
de la pai.\.
286 EXPEDITION DE LOMBARDIE. [1454]
comme excuse à ses alliés. Après avoir commis la faute de
venir, le mieux était de s'en retourner au plus vite. Parti du
Milanais vers le milieu de janvier, avec une faible escorte, il
obtint, cette fois, le passage sur les terres de Savoie, traversa
les Alpes en dépit de la saison, au risque de périr dans les
neiges ou les précipices, et regagna la Provence ; le 9 février
au plus tard, il était rendu à Aix '.
Charles VII paraît avoir été, sur le premier moment, irrité
de ce retour. D'après une dépêche de l'ambassadeur Accia-
juolo, René aurait écrit de Lombardie à Bertrand de Beau-
vau, son confident, pour le prier de trouver un moyen de
le faire rappeler par le Roi. Sa lettre serait tombée entre
les mains de celui-ci, qui voulait simplement connaître
les nouvelles d'Italie : en découvrant la vileté de son beau-
frère, Charles se serait emporté au point de maudire le jour de
sa naissance, disant qu'il avait ruiné l'influence française dans
ce pays et qu'il cherchait maintenant à racheter ses torts en
accusant le duc et les Florentins. Puis il lui aurait mandé en
toute hâte de ne pas partir ; mais cet avis serait arrivé trop
tard : de là un redoublement de colère contre le malheu-
reux prince et tous ceux qui l'avaient accompagné, et une
décadence marquée du chef de la maison d'Anjou dans
l'estime publique". Mais il faut observer que le diplomate
italien écrivait tout cela de Florence, qu'il le tenait seu-
lement d'un de ses amis de passage en France, et que tous
ses compatriotes étaient alors mal disposés envers le roi de
Sicile. En tout cas, si Charles VII lui en voulut, il changea
d'avis lorsqu'il fut édifié sur le fond des choses ; car, quel-
ques années plus tard, il reconnut pubhquement les ser-
vices rendus en Italie tant par lui que par son fils Jean, et
' AnnaVi J'italia, loc. cit. Itinéraire. Courdigné se trompe en disant qu'il alla
se rembarquer à Gènes pour revenir par Marseille (II, 192). Du reste, il place le
récit de celle expédition beaucoup plus toi, et la mentionne ensuite une seconde
fois connue une affaire différente, ce qui montre la confiance qu'on doit lui
accorder au sujet des événements d'Italie.
' Arch. de Milan, Donitn. Sforz.; pièces justificatives, n" 38.
[145 4-551 TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. 287
lui céda pour ce motif une ci-éance de vingt-cinq mille ducats
d'or sur des marchands d'Avignon '. Ce fut, au contraire, le
duc de Milan qui eut alors à répondre aux plaintes du lloi et à
justifier sa conduite, comme on le verra tout à l'heure. Mais
les récriminations ne pouvaient plus servir à rien. La paix
conclue avec les Vénitiens, trois mois après le départ du roi
René, par l'entremise de Nicolas V, avait été suivie d'une
fédération formée entre les divers États italiens sur la base des
faits accomplis. Milan, Venise, Florence, Bologne firent d'a-
bord partie de cette ligue offensive et défensive : le pape et
le roi d'Aragon y entrèrent en 1455, et dès lors la cause an-
gevine n'eut plus d'appuis officiels dans la péninsule.
Comme l'expédition de Jean d'Anjou en Italie et les négo-
ciations qui s'y rattachent forment l'épilogue de celle que
nous venons de rapporter, nous anticiperons quelque peu sur
les événements pour en parler ici. Ce prince, lié par les en-
gagements de son père, se rendit en premier lieu à Gênes, dont
le gouvernement était redevenu plus favorable à la France, et,
après l'avoir affermi dans ce sentiment, alla prendre à Flo-
rence le commandement des troupes alliées; car il y avait
maintenant plus de danger du côté" du roi d'Aragon que du
côté des Vénitiens \ Après quelques succès, qui arrêtèrent la
marche de l'ennemi en Toscane et faisaient présager un
triomphe plus complet, la fédération des États italiens, dont
nous venons de parler, refroidit son zèle et rendit sa tâche im-
possible, comme il l'écrivit lui-même au duc de Milan, le
' Arch. des Bouches-dii-Rliône, 13 G80 (lettres données à Bourges, le 25 février
14(11).
- Arch. de Gènes, X, 121; 14 février 1454. Un traité analogue à celui qu'avait
signé Hené fut passé par Jean d'Anjou à Florence le 20 février 1454, et rédigé en
forme d'acte public le 4 mars suivant. Le duc de Calabre, se considérant comme
le lieutenant de son père, « cui^ urgvnlibus rcbus antuîs altjuc juslis caus'is, neces-
sarium fiwrtt ad christianissimum ci iuvictissimum Francovuni icgcm projicisci, »
promettait au\ Florentins d'être leur capitaine général pendant trois années. Une
des clauses garantissait au roi René le payement de 40,000 florins, tant pour l'in-
demniser de ses services (|ue pour compléter la solde convenue, qu'il n'avait
touchée qu'en partie. (Arch. des Bouches-du-Hhône, B 07 5; Arch. de Milan,
Tvattati, etc., au. 145i; Arch. nat., KK 1126, ï° 538.)
288 TENTATIVES DE JP]AN D'ANJOU. [14o5-o8l
i8 décembre 145o \ 11 rentra donc à son tour en France et vint
reprendre le gouvernement de la Lorraine, n'emportant,
comme René, que des protestations de gratitude et une grande
réputation de bravoure. Mais, en 1458, il fut renvoyé à Gênes
par Charles Vil, qui n'avait pas cessé de poursuivre la réu-
nion de cette ville à sa couronne. Les habitants, fatigués de
leurs discordes intestines, ayant offert spontanément de recon-
naître la suzeraineté de la France, Jean signa au nom du Roi,
en qualité de lieutenant général et de gouverneur du duché
de Gênes, un traité dans lequel le doge Pierre de Campofre-
gozzo déclarait se soumettre à lui ". René , complimenté par
François Sforza de cette prise de possession, lui répondit une
lettre affectueuse, et lui promit de le faire aider par son fils au
recouvrement de Novi et d'autres fiefs qu'il réclamait ^ Cet
échange de procédés gracieux semblait signifier que les deux
princes ne se gardaient pas rancune, et que le duc tenait à
conserver l'amitié de son allié en vue des éventualités de l'a-
venir.
La mort du roi d'Aragon, survenue la même année,
parut, en effet, rendre au parti angevin des chances plus sé-
rieuses que jamais. Alphonse ne laissait qu'un bâtard légitimé ;
Eugène IV, qui avait fait cette légitimation, ne vivait plus, et
Calixte III, monté depuis trois ans sur la chaire de Saint-
Pierre, manifestait à tout le monde l'intention de ne pas
reconnaître un pareil héritier, mais de donner au contraire
le trône à René, qui avait les meilleurs droits*. Le duc de
Calabre avait un pied en Italie, et de Gênes pouvait facile-
ment aller surprendre Naples, où les amis de sa famille se
remuaient déjà en sa faveur. Enfin Charles VII, voulant pro-
filer de conjonctures aussi favorables, déclarait aux Floren-
' Arch. de Milan, Corteggio dï piiiici/i, Calahrla.
•î Arch. de Gènes, Materie polltichc, mcizzo 1 3. Ce traité, conclu le 7 février 14â8,
fut ratifié jiar Charles Vil le 25 juin suivant.
■' Di!)l. liai., nis. ilal. 1588, f"*' G7 et 79; pièces justificatives, n° 41.
* C'est ce qu'écrivait nu duc de Milan son ainhassaJcur à Florence, le 15
juillet 1458 (Bibl. iiat., ms. ital. 1588, f» 94).
r
I
I
I
[lioS] TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. 289
lins, par son ambassadeur, qu'il voulait positivement tenter
la conquête du royaume de Sicile pour le rendre aux princes
d'Anjou, avec retour à la couronne après eux ; il les priait de
ne prêter aucune assistance à Ferdinand d'Aragon. René les
faisait également adjurer par l'évoque de Marseille, Nicolas
de Brancas, de se prononcer pour lui : leur république, disait-
il, devait se considérer comme déliée, par l'autorité du Saint-
Père, de tout engagement envers les princes espagnols. Le
gonfalonier, tout en observant que la ligue conclue entre les
puissances italiennes subsistait malgré la mort d'Alphonse,
que chacune d'elles avait juré de châtier par les armes celui
qui essayerait de rompre l'accord, que Florence, en particu-
lier, ne vivait que par son industrie et son conmierce et devait
désirer avant tout la paix, protestait cependant de son atta-
chement pour la France et laissait au moins espérer que la
république demeurerait neutre \
Malheureusement, le pape Calixte mourut sur ces entre-
faites et fut remplacé par un ancien secrétaire du concile de
Bâle, animé de sentiments diamétralement opposés. Dominé
plus que ses prédécesseurs parla pensée de repousser les Turcs
d'Europe, yï]neas Sylvius, ou Pie II, joignait à cette légitime
préoccupation une aversion peu déguisée pour les Français, qui
avaient soutenu contre les Pères la cause d'Eugène IV, et, bien
qu'il fût revenu à des sentiments orthodoxes, il lui restait mal-
gré lui quelque chose de l'ardeur des luttes passées. Un de ses
premiers actes fut d'envoyer à Ferdinand son neveu Antoine
Piccolomini, qui, pour prix de ses assurances de dévouement,
obtint de ce prince la main de sa lille, le duché d'Amalli el
l'un des sept grands offices du royaume de Sicile. L'arche-
vêque de Bénévent ayant manifesté ses sympathies pour la
maison d'Anjou, il le priva sur-le-champ de sa dignité '^ Ces
mesures annonçaient chez le nouveau pontife une résolution
arrêtée. En effet, à la demande de René de lui conférer l'in-
vestiture et de l'ccevoir son hommage, demande appuyée vi-
' Desjardins, op. cit., 1, 82, 89.
-' Cioii. (kl regno di Napoli (Bibl. Brancac, uis. 2 G 1 1 ; pièces jusl., u" 100).
19
290 TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. [1458-39]
vement par Charles VII, il répondit qu'il regrettait de ne
pouvoir le satisfaire, mais que, le royainne de Sicile se trou-
vant dans les mains d'un autre, il ne saurait le lui rendre
sans troubler l'Église, surtout en un moment où il lui fallait
pacifier les nations chrétiennes pour la défense de la foi. Il
protestait, d'ailleurs, de ses bonnes intentions et du soin avec
lequel il avait réservé et réserverait toujours les droits du
duc d'Anjou ; il comptait que sa dévotion au Saint-Siège
ne se démentirait pas et lui promettait de lui en savoir gré *.
L'investiture fut donnée bientôt après au fils d'Alphonse,
avec la seule formule sauf les droits d' autrui '. On en fut
d'autant plus choqué en France, que l'origine de Ferdinand
passait pour douteuse : « On ne scet dont il est venu,
disait René lui-même dans ses instructions à Jean de la
Salle ; il ressemble à celui qui fut espoux de sa mère ^. »
C'était donc moins qu'un bâtard , c'était un enfant su[)posé
qu'on préférait à l'héritier légitime des anciens rois. Aussi,
dans le congrès de Mantoue, convoqué par le pape en 1459
pour amener les princes chrétiens à tenter une croisade contre
les infidèles, Charles et René réclamèrent de concert par la
voix de leurs ambassadeurs. A la séance du 21 novembre,
Tévêque de Paris fit un discours de deux heures portant prin-
cipalement sur la question de Naples. Pie II s'en tira en fai-
sant l'éloge de René, qu'il appela le roi de Sicile : les députés
aragonais furent mécontents à leur tour de cette qualification,
mais le pontife leur imposa silence. Quelques jours après,
dans une réunion moins solennelle, de nouvelles instances
furent faites par le bailli de Rouen pour le décider à se dé-
clarer en faveur de la maison d'Anjou. Il promit alors de
consulter les cardinaux ; puis, dans une réponse plus détaillée,
' liiillc donnée à Rome le 27 novembre 1458 (Arch. des Bouclies-du-Rhône,
B 078 ; pièces justificatives, n» 44).
- Celte clause, au dire du naïf Bourdij^né, « estoit pour cuyder couvrir et
])allier la liayne que le pape avoit aux Françojs ; mais toute l'eaue de la mer ne
l'en cust sccu laver ». (Il, 210.)
■ liiljl. nat., uis. Dupuy 700, f° 84.
[1459-60] TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. 291
il témoigna encore une fois son alTection pour le chef de cette
maison, et déclara que, s'il avait cédé aux désirs de Ferdi-
nand, c'était pour préserver du pillage les terres de l'Église
menacées par ses troupes. Il reprocha ensuite à René de n'a-
voir pas travaillé à l'abolition de la pragmatique-sanction
(faite à Bourges en son absence). Les ambassadeurs royaux
prirent la défense de cette fameuse constitution, et la discus-
sion se trouva ainsi détournée de son objet. Un autre jour,
Pie II demanda à l'évêque de Marseille, délégué du roi de
Sicile, si ce prince était en état de repousser Jacques Picci-
nino, capitaine italien qui avait envahi une partie des États
romains, Nicolas de Brancas ne put qu'affirmer la bonne vo-
lonté de son maître. « Que devons-nous donc attendre de lui
répliqua le pape, si, lorsque nous sommes dans le plus grand
danger, il ne peut nous prêter aucun secours ? Nous avons
besoin à Naples d'un souverain qui puisse défendre ses biens
et les nôtres. Vous avez perdu la couronne : vous en serez
privés jusqu'à ce qu'il vienne des forces suffisantes pour
nous aider à chasser l'ennemi qui nous opprime \ » On sent
bien que cette théorie du vœ victis n'était qu'une échappatoire,
et que le chef de l'Église n'entendait pas l'ériger en principe ;
mais elle n'en déplut pas moins, et les négociations furent
bientôt suspendues. René en appela au futur concile : le pape
condamna les appels au concile. Enfin, le 3 janvier 1460,
une dernière protestation fut déposée au nom du prince par
Gérard d'Haraucourt, sénéchal de Bar et de Lorraine, et
Raymond Puget, docteur en droit, entre les mains du général
des frères Prêcheurs, Martial Auribel, parce qu'ils n'avaient
pu trouver accès auprès du Saint-Père. Cet acte disait que
l'investiture avait été conférée au bâtard d'Aragon avant que
la défense du roi de Sicile ait été entendue, que les griefs im-
putés à celui-ci relativement à la pragmatique-sanction, h. la
guerre entretenue par lui, etc., portaient sur des choses qui
n'avaient pas dépendu de son pouvoir. Pie IT, après avoir
' Arch. nat., KK 1127, f" 239; Commenlarii Pli II, p. (iO et suiv. ; Papou,
Hist. de Provence, 111, 375; Jager, I/is/. de l'É-^lhelW, X, 49-1 et suiv.
292 TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. [1439]
pris connaissance de la pièce, fit répondre le lendemain par
Jacques de Lucques, son secrétaire, qu'il lui semblait inutile
de protester, parce que ses raisons étaient fondées et qu'il
n'avait jamais eu l'intention de porter préjudice aux droits du
prince français \ On se sépara là-dessus, pour laisser le sort
des armes terminer le débat.
Depuis la mort d'Alphonse, la noblesse napolitaine rappe-
lait avec instances le roi René. Mais les expériences qu'il
avait tentées lui suffisaient : il chargea son fils, bien mieux
placé que lui pour le faire, de se rendre au royaume de Naples.
Dès le mois de juin 1459, Jean armait dans ce but, au port
de Gênes, une flotte de quinze vaisseaux et se préparait à
partir avec elle -; mais une sédition des Génois le retint. Afin
de ne pas retarder l'expédition, René, qui se trouvait alors
malade et hors d'état de prendre les armes, même s'il l'eût
voulu, lui chercha un autre chef : ce fut son gendre Ferry
qui reçut de lui la mission de commander l'armée navale e
de le représenter en Sicile \ Cependant cette délégation de
pouvoirs n'eut pas d'elfet ; car le duc de Calabre, ayant eu
promptement raison des rebelles, partit lui-même, le 4 oc-
tobre, avec une escadre dirigée par Jean Cessa ''. Après plu-
' Arcl). nat., KK 112G, i"^ 540 vo, 5U. D. Calmct, II, 858.
- Berlnind de Beauvau écrivait, à ceUe époque, au président de la Chambre des
comptes d'Angers : « Hier arriva ung clievaucheur de mons^ de Calabre, et aujour-
d'iiuy est arrivé ung de ses gens nommé André de Marcy, qui est homme de bien,
lequel m'a dit que la ville de Jennes et la Seigneurie sont en la plus grant paix et
union qu'ilz furent passé a cent ans, et que mondit s"* de Calabre est le mieulx voulu
que oncques prince fut. Dit oultre que mondit s'' a armé quatre grosses carraques et
onze galées, et que Jehan Cosse est sur lesdites gallées et cappitaine de l'armée, et
Pierre Crespin sur lesdites carraques., , Et ay espérance, au plaisir do Dieu, que
les faiz de nosircdit maistre prospéicront, o la bonne aide et conduite de mondit
s"" de Calabre. — Escript à Cliinon, ce lundi an soir. — B. de Deauvau. » (Arch. . .
nat., P 1334', f 66 v".) ■
^ Acte du 21 noûl 1459 (Arch. nat., KK 1 1,2C, f" 553 v°).
•* Les actes de l'administration de Jean d'Anjou à Gênes, qui commencent au
3 novembre 1458, s'arrêtent au 20 septembre 1459 : à cette date, il est remplacé
comme lieulenant du Roi par Louis de Laval, dont le nom figure en tète des
actes jusqu'au 27 février UGO. (Arch. de Gênes, X, 112.) Cossa reçut de Jean,
i
[lifiO] TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. 293
sieurs essais de débarquement, il aijorda enfin à Castellaraare,
grâce à la connivence de Marine de Marzano, duc de Sessa,
qu'il nomma aussitôt amiral du royaume, moyennant la pro-
messe de le servir activement contre les Aragonais \ Le
marquis d'Esté, le comte de Campobasso, le prince de Ta-
rente et une foule d'autres seigneurs vinrent se ranger suc-
cessivement sous sa bannière. Il prit avec eux, presque sans
résistance, les principales places de la Fouille et des Abruzzes,
et remporta sur l'armée de Ferdinand, le 7 juillet J460, près
de Sarno, une victoire éclatante, qui faillit le conduire jusque
dans Naples. Mais il ne sut pas la poursuivre jusqu'au bout et
laissa échapper son adversaire, ce qui fit dire à celui-ci : « Le
premier jour, mes ennemis, s'ils l'eussent voulu, étaient
maîtres de ma personne et de mon royaume ; le second, ils
n'étaient maîtres que de mon royaume ; le troisième, ils ne
pouvaient plus rien ni sur l'un ni sur l'autre ^ » Les troupes
du pape avaient combattu dans cette journée avec celles de
Ferdinand, car un de leurs capitaines, appelé Simonetta,
demeura sur le terrain^; et, chose plus inattendue, le duc de
Milan avait aussi envoyé des forces contre les Français, bien
que Florence et Venise, liées tout autant que lui par les clauses
de la ligue italienne, se fussent tenues dans la neutralité.
Charles VII se plaignit vivement de ce procédé, et accusa en
même temps Sforza d'avoir cherché à soustraire la ville de
Gênes à son autorité. Le duc répondit par des excuses assez fri-
voles : il ne s'était pas emparé de Gênes avant l'arrivée du
lieutenant du Roi, bien qu'il l'eût pu facilement; il avait
rendu autrefois de grands services à René et à sa femme (ce
qui était vrai, mais ce qui rendait son infidélité plus criante
encore) ; aucune puissance en Italie n'était plus intéressée que
lui au triomphe du prince d'Anjou; mais, comme celui-ci, à
pour les services qu'il lui rendit dans cette campagne, l'office de grand sénéchal
du royaume de Sicile. (Arch. des Bouches du-Rlione, H 15, f" 103.)
• ' Acte du 16 novembre (Arch. de Milan, Trattati, etc., an. 1459).
2 D. Calmet, II, 861.
^ Cron. dd regno di NapoU (pièces justificatives, n" 100).
294 TENTATIVES DE JEAN D'ANJOU. [14G0]
son dernier voyage en Lombardie, s était retiré pour des mo-
tifs inconnus, les avantages qu'on espérait n'avaient pu être
réalisés, et il avait dû se liguer avec le roi d'Aragon, par né-
cessité, par égard pour le pape, comptant bien que cette ligue
ne tiendrait pas longtemps, etc., etc. Il paraît que Sforza
avait fait offrir au roi de Sicile la main de sa fille pour le duc
de Galabre, veuf de Marie de Bourbon, et qu'il avait vu son
alliance repoussée. A la suite de ce refus, qu'il allégua aussi
plus tard, son héritière fut promise en mariage au propre fils
de Ferdinand. Malgré tant de palinodies, la maison de France,
forcée par les complications politiques d'user de condescen-
dance, continua encore de lui témoigner sa faveur et de re-
chercher la sienne ' .
L'opposition de Pie II s'affirmant par les armes, les condi-
tions matérielles et morales du succès disparaissaient à la
fois. Si René avait perdu la partie avec le secours du pape,
comment son fils pouvait-il la gagner en combattant contre
lui? En vain Charles VII insista-t-il à Florence, à Milan, à
Venise, pour provoquer une intervention en faveur de son
neveu : les prières, les menaces n'obtinrent que des paroles
vagues ^ En vain octroya-t-il à son beau-frère une aide de
cinquante-cinq mille livres sur les pays de Languedoil, des-
tinée principalement à faciliter le recouvrement du royaume
de Sicile : ni son or ni celui de René ne purent changer la
situation ^ Jean fut réduit à s'allier au condottiere qui avait
' Arch. de Milan, Traltati, etc., au. 14fiO, 14GI.
"^ Arch. de Florence, Lettcre délia Si^noiia, n° LTI, f" 52. V. aussi la relation
de Jean de Chambes, envoyé à Venise en 1459 {Bihl. de l'École des Chartes,
Ire série, HI, 185 et suiv.); la délibération des conseils de la ré{)ublique du
10 octobre 1400 (Arch. de Venise, Libii partium secrelariim, vol. XXI, f" 20); la
relation de l'ambassadeur du Roi à Florence, du 2 mars 1460 (Desjardius, op. cit.,
I, 96), et une nouvelle lettre de Charles VII au duc de Milan (Bibl. nat., ms. ital.
1588, fo 137).
■'• Lettres patentes du 5 juin 1460, dans le compte établissant l'assiette et l'em-
ploi de cette contribution (Arch. nat., KK 246; de Quatrebarbes, OEmi-es du roi
René, I, 135-139). Ce compte mentionne des remboursements faits au comte du
Maine, au comte de Vendôme, au cardinal de Rouen, qui avaient avancé des
fonds, soit à René, soit à Jean. Le roi de Sicile avait jiris aussi sur ses propres
[1454] RENÉ PROTÈGE LA FAMILLE DE J. CŒUR. 29o
envahi le territoire romain. Mais cette complicité avec l'a-
gresseur du Saint-Siège ne lui porta pas bonheur ; car alors
le pontife, se sentant encore plus dans son droit, appela en
Italie le célèbre Scanderbeg, roi d'Albanie, qui le défendit
avec succès. Depuis ce moment, les affaires du parti angevin
allèrent en déclinant de jour en jour. Nous laisserons le duc
de Galabre continuer une lutte héroïque, mais déjà presque
désespérée, pour le retrouver après l'avènement d'un règne
nouveau et d'une politique nouvelle, qui devaient donner le
coup de grâce aux espérances de sa maison.
Revenons à la personne du roi René et aux affaires inté-
rieures de la France. Nous avons laissé ce prince à Aix, après
son retour de Lombardie. Dans les six mois qu'il passa alors
en Provence, il eut l'occasion de montrer, par un acte de fer-
meté remarquable dont ses historiens ont omis de parler, que
son zèle et sa complaisance pour le Roi n'allaient point jus-
qu'à la servilité. C'était l'époque où l'illustre Jacques Cœur
expiait par la prison et la confiscation l'excès de sa prospé-
rité de vingt années. Le procureur Dauvet, que Charles Vil
avait chargé de la recherche et de la vente des biens de son
argentier, s'occupait activement de cette difficile mission : il
poursuivait surtout l'arrestation de Jean de Village, neveu du
condamné et son représentant à Marseille, où Jacques possé-
dait une maison importante avec des droits de franchise et de
bourgeoisie. Jean de Village était en même temps capitaine
de la marine du roi de Sicile, et, lorsque son maître ou lui en-
voyaient leurs vaisseaux dans le Levant, avec lequel ils en-
tretenaient un commerce continuel, ils en faisaient rapporter
pour lui quelques-unes de ces nouveautés, de ces choses
estranges dont il était si curieux : des animaux, des objets
d'art, des monnaies moresques, des armes, des vêtements.
Une certaine amitié s'était ainsi établie entre eux et René, qui,
pour reconnaître leurs services, les couvrit de sa protection.
finances iiour aider son fils, auquel il envoya de l'argent et des vaisseaux. (Arcli.
nat., U>},l , et P 1334', f° 53.)
296 RENE PROTEGE LA FAMILLE DE J. CŒUR. [1434]
Dans son comté cle Provence, indépendant du royaume, leurs
personnes et leurs biens se trouvaient à l'abri des poursuites,
à moins qu'elles ne fussent autorisées par lui. Charles VII pré-
tendit exiger de lui cette autorisation, et le requit par des lettres
pressantes de livrer Jean de Village à ses agents. Dauvet ap-
porta lui-même à Aix la missive royale, et demanda audience
au prince. C'était le 24 juin au soir : comme il était tard,
René le renvoya au lendemain, et, le 2o au matin, après la
messe, il le reçut en particulier dans son jardin. Il prit les let-
tres, les lut, écouta les explications du procureur, mais ne se
laissa pas convaincre. Sa réponse fut nette : la demande d'ex-
tradition qu'on lui adressait lui semblait fort singulière ; il
voulait bien obéir en tout au Roi ; mais la Provence n'était pas
une province française, et l'on ne prétendait pas, sans doute,
l'annexer ; il n'était tenu de livrer aucun de ses sujets, sur-
tout des citoyens de Marseille, qui avaient des privilèges spé-
ciaux. « Le Roi, reprit Dauvet, vous fait cette requête non pas
en qualité de prince voisin, mais comme votre frère et votre
ami, à cause de la grande confiance qu'il a en vous : du reste,
le personnage qu'il réclame est un criminel. » Et comme il
continuait d'insister, René envoya chercher son chancelier
Jean Martin et Vital de Cabanis, qui reproduisirent ses rai-
sons en les développant. «Tous les pays voisins du royaume
rendent les malfaiteurs, objecta encore l'obstiné procureur.
— Le méfait n'est pas prouvé, lui fut-il répliqué ; ces pays,
d'ailleurs, ont des conventions particulières avec le Roi, et le
comté de Provence n'en a pas. Les marins sont nécessaires ici
pour garder les côtes contre les incursions des Catalans. »
Pour terminer la discussion, René promit d'écrire à son beau-
frère et de s'excuser lui-même. Dauvet repartit le lendemain
sans avoir pu obtenir autre chose. 11 se rendit à Marseille, où
ses démarches auprès des magistrats locaux n'aboutirent qu'à
faire donner au Roi une indeumité de trois cents écus pour qu'il
renonçât à tout droit sur les biens de Jacques Cœur dans la
cité ; puis il revint à Aix, après avoir vu inutilement Jean de
Village lui-même, et insista de nouveau près du roi de Sicile;
[1454] RENÉ PROTÈGE LA FA:\riIJ.E DE .T. CŒVR. 297
, mais, le trouvant inébranlable, il le quitta défmitivement le
l^-" juillet *.
Un peu plus tard, l'argentier lui-même, ayant réussi à s'é-
vader, trouva un refuge momentané sur le territoire provençal.
Repris par les gens du Roi à Beaucaire , qui dépendait de la
couronne, il fat délivré, la nuit, par quelques amis venus
d'Arles et de Marseille. Charles se plaignit aux consuls et aux
viguiers de ces deux villes. On lui répondit que les coupables
et le prisonnier lui-môme avaient disparu. Malgré de nouveaux
messages connuinatoires, le secret de leur retraite ne fut pas
trahi, et, peu de temps après, ils se trouvaient en sûreté en
Italie. La femme et les enfants de Jean de Village purent seuls
être arrêtés et emprisonnés, ainsi que les fils de Jacques Cœur.
La généreuse protection qui avait sauvé la personne des deux
proscrits ne s'étendait pas assez loin pour garantir entière-
ment leur famille et leurs biens -.
11 ne paraît pas que cette résistance énergique à la volonté,
ou plutôt au caprice de Charles VII, ait fait tomber le duc
d'Anjou en disgrâce. Après avoir rétabli, par l'entremise de
l'évêque de Marseille, l'accord qu'il avait précédemment mé-
nagé entre François Sforza et le marquis de Montferrat, et qui
avait été rompu depuis son départ de Lombardie ^ il se rap-
procha de la cour de France et revint s'installer dans sa
bonne ville d'Angers, où il fit son entrée le 20 août 1454 \
11 s'apprêtait à réaliser un projet qu'il nourrissait depuis son
retour, et qui lui avait été suggéré par plusieurs de ses con-
' Aroh. nat.,K 328, f^M 83-1 91 ; Pierre Clément, Jacques Cœur et Charles f^II,
p. 384 et siiiv.
^ Papon, citant une minute de Nioolas Roliardi, notaire d'Arles {Hisl. de P/o-
a-ewce, III, 373); Vallet, Ulsl. de Charles VU, 2!)8.
' L'évêque de Marseille fut envoyé en Lombardie pour cet objet le 23 avril 1454.
Le 8 janvier précédent, Sforza avait demandé l'intervention de René pour se
faire restituer certaines places du district d'Alexandrie, usurpées par le marquis,
et se faire donner des indemnités pécuniaires. (Arch. de Milan, Leghe, pace, etc.,
n" 796, f» 498; Tratlatl, etc., an. 1454.)
^ « Le mardi xx' jour d'aoust, l'an mil llir cinquante-quatre, nriva le roy
de Sicille en ceste ville d'Angiers, de son véaigc du pays de F.oml)ardie. » (Arcli.
nat,, P 133i^ f 22 v».)
298 REN?: ÉPOUSE JEANNE DE LA. VAL. [1454]
seillers intimes. La solitude de son palais, le vide de son cœur
pesaient de plus en plus à sa nature expansive et tendre. Il
avait quarante-cinq ans; mais il était toujours jemie, et le sou-
venir pieux qu'il conservait à la reine Isabelle ne pouvait l'ab-
sorber entièrement. Tandis qu'il demandait à la guerre une
diversion momentanée à sa douleur, ses amis lui cherchaient
une compagne capable de lui procurer des consolations plus
durables. Ils fixèrent leurs vues sur Jeanne de Laval, fille de
Gui XIV, comte de Laval, et d'Isabelle de Bretagne, et la lui
proposèrent.
On a prétendu et répété souvent que cette princesse ,
qui avait alors vingt et un ans environ, était secrètement
aimée de lui depuis un certain temps, du vivant même de
sa première femme, et qu'elle avait notamment rempli dans
le pas de Tarascon le rôle de la Pastourelle, chargée de dis-
tribuer les récompenses aux vainqueurs du tournoi '. Elle
était cependant bien jeune à l'époque de cette fête, donnée
en 1449. Mais des raisons plus fortes viennent détruire le pe-
tit roman échafaudé sur cette base par les historiens. En pre-
mier lieu, la bergère de Tarascon était Isabelle de Lenoncourt,
et non Jeanne de Laval, comme le prouvent suffisamment les
comptes du roi de Sicile ^ Ensuite, l'origine de sa passion et
les causes de son mariage sont exposées tout différemment
par ce prince lui-même, dans une églogue champêtre, où^
comme Virgile, il a reproduit les faits réels sous le voile d'une
allégorie transparente. Le titre même du poëme, Regnault et
Jeanneton, dissimule à peine les véritables noms du berger et
de la bergère mis en scène par l'auteur. Par un surcroît de
précaution, il a terminé son opuscule par cet aveu formel :
« Icy sont les armes, dessoubz ceste couronne,
« Du bergier dessus dit et de la bergeronne ^. »
' VilleiuHive-Bargeruont, II, 48, 113; de Quaticbaibcs, t. I, j). xciv; etc.
- Extraits des comptes et mcmor'iaux du roi lienè, n° 733.
^ De Quatrebarbes, IF, 150. V. la planche en regard de cette page. L'éditeur
des OEiurcs du roi René semble avoir cru que cet explicit voulait simplement
dire : Voici les armes de l'auteur; tandis qu'il signifie : Voici les armes du héros
[1454] renp: Épouse jeanne de laval. 299
Et les armes reproduites en cet endroit du manuscrit sont
celles de Jeanne et de René.
Écoutons donc le royal poëte nous raconter comment l'a-
mour l'a surpris. D'abord il n'avait jamais vu Jeanne ; on lui
avait seulement fait la description de sa personne, ou bien
on lui avait envoyé son portrait, connue cela se passait d'ha-
bitude au début des négociations ouvertes pour un mariage
princier, et ce portrait l'avait si vivement séduit, qu'il en avait
perdu le repos. C'est la traduction de ces mois adressés par
le berger à la bergère :
« Et tout premier, vous ne povcz
« Certes nyer que ne devez
« Avoir ony, [ne] l'ignorez
« Cortaiuenient,
« Qu'ainçoys que jamais nullement
(( Je vous veisse, si chicrement
« Vous anioye et parfaictement,
« Voire trestant,
« Que mon ruer dès lors tout battant
« Vous (loiinay : tellement haslant
« L'aloit l'amours, et si maltant,
« Que force fut,
« Seulement au rapport qu'il eut
<( De vostre beauté, tant que peut,
« Vous amer; dont depuis si n'eut,
« Jusques vous vit,
« Mon œil bon jour ne bonne nuit ^. »
C'était pendant le séjour du prince en Lombardie; car, pour
venir trouver sa mie, le berger, qui s'était engagé au service
d' autrui (à la solde des Florentins), avait laissé par-delà les
monts son avoir (le royaume de Sicile) , les moutons et brebis
qu'il conduisait (les troupes alliées) , franchi des pics escar-
et de l'héroïne du poëme. Aussi les allusions intéressantes que contient cet opus-
cule lui ont-elles écliappé.
' De Quatrebariies, II, 132.
30O RENÉ ÉPOUSE JEANNE DE LAVAL. [1454]
pés et couverts de neige (les Alpes), et marché jusqu'à ce
qu'il fût au pays de France :
« Par quoy me convint estre duit
« De passer les haulx mons sans bruit
« Ne pour mourir
« En la nège et illec pourrir,
« Sans povoir aler ne courir
« Qu'à grant paine, par quoy périr
« Moult bien cuidoyc...
« Mais delà les mons je laissay
« Mon avoir, que plus ne garday,
« Lequel du tout j'abandonnay,
« Aussi le pais
« Où à servir je m'esloie mis,
« Prenant congié de mes amis,
M Délaissant moutons et brebis
« De par delà.
« A'ostre amour me fist tout cela,
« Laquelle mon cuer si cela
« Tant longuement et jusque-là
« Que fus venus
« Ou pais de France, ouquel vous deus
« Trouver et vous veoir sans plus *. »
Cette passion naissante n'avait pourtant pas été si bien
celée, puisque le duc de Milan s'en était, dit-on, aperçu ^
Elle se déclara bientôt, et la vue de la bergère calma la dou-
leur qu'une perte cruelle avait fait éprouver à son ami :
« En vous seule mis mes espris
« Et cuer et veul,
« En oubliant la peine et deul
« Que premier avoye * »
' De Quatreliarbes, U, 133.
2 On se souvient que, d'après Simoncla, Sforza l'avait trouvé absorbé par la
pensée d'une femme {cura mulichris). V. ci-dessus, p. 285.
' De Qualrebarbes, II, 1 3 i .
[1454] RENE EPOUSE JEANNE DE LAVAL. 301
La parabole continue ainsi. Regnauld confie à Jeannelon les
inquiétudes qui le dévoraient : il se demandait s'il était payé
de retour et s'il le serait jamais, car il n'osait l'espérer. Elle
lui fait à son tour des aveux, et lui explique que, s'il a eu le
mérite de l'aimer le premier, elle a sur lui un grand avantage,
celui de lui avoir apporté les prémisses d'un cœur vierge,
tandis que le sien avait déjà subi plus d'une chaîne. On le voit,
l'allégorie est très-claire; c'est de fhistoire masquée sous les
ileurs de la poésie.
Il est probable que la première entrevue des futurs époux
eut lieu aussitôt après l'arrivée de René à Angers, et que le
mariage projeté fut décidé immédiatement; car, treize jours
après^ Louis de Beauvau, sénéchal d'Anjou, Bertrand de
Beauvau et Gui de Laval, sire de Loué, réglaient avec le
comte de Laval, au nom du roi de Sicile, les conventions ma-
trimoniales. La dot de Jeanne fut fixée k quarante mille écus
d'or, dont huit mille payables comptant et le reste en plusieurs
termes. René promit de lui assigner un douaire dans son du-
ché d'Anjou '. On amena sans retard la fiancée à Angers :
elle arriva le lundi 9 septembre, et coucha dans l'abbaye de
Saint-Nicolas, aux portes de la ville, ainsi que son père et
une nombreuse escorte de seigneurs et de dames. Le mardi 10,
la cérémonie nuptiale fut célébrée dans l'église du même cou-
vent, où les époux demeurèrent jusqu'au surlendemain; et, le
jeudi 12, la nouvelle reine lit sa joyeuse entrée dans sa capitale.
Le clergé alla en procession au devant d'elle; huit cents habi-
tants des plus notables, tous vêtus de blancet à cheval, vinrent
l'attendre auprès de l'abbaye et la ramenèrent jusqu'au châ-
teau. Sur les places, sur les carrefours, des tables servies, des
mystères, des jeux allégoriques, ambulants ou fixes, contri-
buaient à l'embellissement de la fête '\
• Arcli. nat., P 1334'% n" 94.
- Voici la relation ol'ûcidle rédigée à celte occasion et consignée sur les registres
de la Clianiljre des comptes d'Angers :
« Le lundi, ix^ jour de septembre, l'an mil IIIl' LIlii, ariva Jelianne, fille de
mons'' le conte de Laval, royne de Sicille, partie de la ville de Laval, en l'église
302 RENE EPOUSE JEANNE DE LAVAL. [1454]
De riches présents furent offerts à l'épousée. Les villes de
Provence surtout lui envoyèrent de nombreux dons d'argent
et de vaisselle précieuse '. Aux réjouissances bruyantes suc-
céda le calme du plus pur bonheur domestique. René aima
tant sa femme, qu il semblait, dit un vieil historien, qu'il n'eût
jamais passé par les lois d'hyménée ^ C'est que ce mariage,
contrairement à ceux des princes en général, n'était nullement
un acte politique. Le calcul et l'ambition y étaient étrangers.
Jeanne n'apportait à son mari ni fiefs ni provinces; elle n'était
même pas de sang royal. Mais, par un privilège bien rare chez
les grands, elle fut épousée pour elle-même. La première
compagne du roi de Sicile lui avait été donnée avant l'âge de
discernement; quoique sincèrement aimée, elle ne lui appar-
tenait, pour ainsi dire, que de par la volonté maternelle et la
raison d'État. La seconde fut l'épouse dé son choix, et fixa
de Saint-Nicolas, et estoit vespres, et y couscliea ; et estoit graiulement acom-
paigncc de nobles gens, dammes et dainoiselles, et y estoit mons"" de Laval, sou
père .
« Le mardi, X* jour dudit nioys, qui fut le lendemain, fut espousée ladite
royne avec le roy de Sicille en ladite église de Saint-Nicolas, et y furent les
nopces, et n'en partirent ce jour ne le lendemain.
o Le jeudi ensuivant, Xli" jour dudit moys de septembre, ladite royne fist son
entrée en ladite ville d'Angicrs, et y fut grandement et honnorablement receue ;
et au-devant d'elle furent les collèges en belle ordonnance hors ladite ville ; et
aussi les officiers, bourgeois et les plus notables marchans de ladite ville furent
au-devant d'elle jusques au champ de Saint-Nicolas, touz à cheval, et là y acten-
dircnt environ une heure; et estoient en nombre environ huit cens, touz vestuz
de pers, et lui tindrent compaignie jusques à l'entrée du portai du chasieau
d'Angiers. Et y eut tables rondes en plusieurs et divers carrefours, aussi grant
nombre de mistères et personnaiges de pluseurs et diverses manières par les carre-
fours de ladite ville, dont partie alloient devant ladite royne, les autres ne bou-
geoient. Et couscha ladite royne celui jour ondit chastel d'Angiers. » (Arch. nat.,
P 1334% fo 25 v».)
M. de Villeneuve-Bargemont (II, 114) place le mariage de Jeanne et de René
un an plus tard. 11 fait ensuite partir les nouveaux époux pour la Provence au
mois de novembre 1455, tandis qu'il est constant qu'ils demeurèrent en Anjou
jusqu'au mois de mars 1457. (7/^(W., f° 175 v» et /w5^/to ; Itinéraire.)
' Il en existe une nomenclature détaillée aux archives des Bouches-du-Rhône
(B G90) ; on la trouvera dans les pièces justificatives, n° 81.
2 Nostredame, p. 622.
:i454] RENÉ EPOUSE JEANNE DE LAVAL. ;]03
pour toujours son cœur jusque là trop volage. Celle-là fut plus
véritableuient reine par ses aptitudes et son énergie ; celle-ci
fut plutôt la femme du foyer, de l'intimité tendre et poétique.
On vit René se soustraire avec elle au fardeau des grandeurs,
pour rechercher de préférence les occupations et les joies de
l'homme privé. C'est sous l'influence de Jeanne que se dévelop-
pa sa prédilection pour la belle nature, pour les retraites cham-
pêtres, et sans doute aussi son penchant pour les lettres et les
arts. Les biens dont il lui fitdon furent presque tous des manoirs
ou des métairies : Chanzé, Launay, lePalis, laRive. Dans lecomté
de Provence, qu'elle préféra plus tard, elle montraune tendance
quelque peu affectée à la pastorale \ Il est impossible, en étu-
diant l'existence de ce couple royal, de ne pas songer à deux
autres époux couronnés qui, plus illustres et plus malheureux,
portèrent sur le trône de France les mêmes qualités et les
mêmes goûts. Gomme Louis XVI, René était simple et débon-
naire, aimait l'étude et les travaux manuels ; comme Marie-An-
toinette, Jeanne de Laval prisait les plaisirs rustiques, et peut-
être eût-elle inventé Trianon. Elle n'avait point, à en juger par
les portraits plus ou moins bien reproduits qui nous sont parve-
nus, une beauté très-régulière ^ Mais elle parait avoir été douée
d'une grande bonté : les comptes de son argenterie en con-
tiennent plus d'une preuve, et le souvenir qu'elle a laissé à
Beaufort-en- Vallée, où elle résida longtemps, suflirait à l'at-
• tester. Elle n'eut jamais d'enfants; mais elle se montra pleine
' Ou connaît ces vers souvent cités de Georges Chastelain :
« J'ay un roi de Sicile
« Vu devenir berger,
« Et sa femme gentille ,
ce Faire même métier,
<i Portant la panetière
« Et houlette et chapeau,
« Logeant sur la fougère
« Auprès de sou troupeau. »
- On trouvera l'indication de plusieurs portraits de Jeanne de Laval, peints
ou gravés, dans la troisième partie de cet ouvrage.
304 RENÉ EPOUSE JEANNE DE LAVAL. [143-1]
d'aflection pour ceux de son mari, même pour sa fille naturelle
Blanche, car on trouve dans ses dépenses personnelles plu-
sieurs sommes consacrées à les aider, à les entretenir, à leur
faire des cadeaux \
Le douaire de la nouvelle reine de Sicile comprit le tiers
des revenus du duché d'Anjou, les ville et château de Sau-
mur, la moitié des revenus du duché de Bar et la gabelle
du sel de Provence. Le comté de Beaufort-en-Vallée en
avait d'abord fait partie; mais, comme René soutenait au su-
jet de ce fief un procès contre la famille de Turenne et qu'il
courait le risque d'en être dépossédé, il y substitua, dès le 8 oc-
tobre 1454, la terre de Saumur, tout en laissant à sa femme
l'usufruit de Beaufort, mais à titre de don gracieux, et non
plus de douaire. Il lui céda en outre, vers le môme temps, les
quatre manoirs nommés plus haut, les bois de Lespau, dans la
quinte ou banlieue d'Angers, l'une (\essai/)ies ou pêcheries de
cette ville, et tout le produit de l'imposition foraine d'Anjou,
dont il jouissait par don du Roi ". Elle reçut encore en Pro-
' Jeanne envoya notamment au duc de Calabre deux fois mille cous et une
fois cinq mille florins. Elle abandonna au profit du marquis du Pont, fils de ce
prince, une partie du don d'argent à elle fait par le pays de Barrois. Elle prêta
deux mille écus à son oncle de Chàtillon, gouverneur du Dauphiné, lorsqu'il
conduisit des gens d'armes à la prise de Gènes. Une autre part de ses finances fut
employée en fondations, en acquisitions de meubles, en réparations aux châteaux
de Beaufort, de Bouconville, de Brignolles, de Baux, etc. (V. l'Emploi des dons
faits à la reiue de Sicile depuis son mariage jusqu'au 23 novembre li7I, aux ar-
chives des Bouches-du-Rhone, B G90.) Le compte de celle princesse transcrit par
M. Marcliegay (Bibl. nnt., acq. nouv. fr., n° 894) contient des acliats de robes et
de vêtements pour Blanclie la hasiarde et pour Jeanne Chaslellaine, danioisclle de
ladite Blanche ; des préscnis offerts aux étrennes à la reine de France, à Teriy
de Lorraine, à Yolande d'Anjou, à René, leur fils, à Nicolas, petit-fils du roi de
Sicile, ù l'évêque d'Angers, à Louis et Bertrand de Beauvau ; un don de trois
écus au même Nicolas « pour soy jouir »; d'autres dons d'argent à /n i)y<'/^'/«t',
nourrice du roi, à une pauvre folle de Châleau-Gonlier, à un valet de pied
espagnol qui s'était blessé l'épaule au manoir de la Ménilré; etc., etc.
- Arch. nul., P l-^a i'', f"^ 60-G2 ; pièces justificatives, u" 39. Une autre grande
sayite sur la Mayenne, auprès de Reculée, fut donnée à Jeanne en 1402, ainsi (pie
les prés voisins de Loyau, pour l'aider à nourrir les bêtes de la métairie de la
Rive. (I/)hl., P 133i% f" 3 v".) Le manoir de la Ménilré, sis dans le comté de
[1454] RENÉ ÉPOUSE JEANNE DE LAVAL. 305
veiice, ù tlilîérentcs é[wc[iies, la grande traite (\use\, les péages
de Tarascoii, les châteaux de Pertuis et de Castellet, la sei-
gneurie de Baux, qui avait été réunie au domaine conital par
suite de l'extinction de la famille de ce nom, et qu'elle échan-
gea plus tard avec le comte du Maine contre l'ancienne gabelle
de Berre, enfin la baronnie d'Aubagne, qu'elle échangea éga-
lement contre des terres appartenant à l'évêque de Marseille,
terres que René reprit à son tour en lui donnant à la place la
baronnie de Mlrebeau en Poitou, rachetée de Bertrand de Beau-
vau, sire de Précigné \ Dans l'acte qui régla définitivement
l'assiette de son douaire, le 3 décembre 1461, il fut stipulé
qu'elle jouirait de la totalité après la mort de son mari, même
si elle venait à se remarier. Pour mieux assurer l'effet de sa gé-
nérosité, le roi de Sicile ajouta de sa propre main une apos-
tille confîrmative, où sa tendresse conjugale se trahit par une
insistance toute particulière-. Déplus, il autorisa sa femme à
racheter de ses deniers, pour elle et sa lignée, sans que lui ni
ses Jiéri tiers pussent en réclamer rien, tous les biens et héri-
tages quelconques qui avaient été ou qui seraient vendus par
ses parents \ Ces derniers reçurent aussi les marques de sa
Beaufort, fut réservé par René, moyennant 400 livres de compensation données à
sa femme. (Compte de Jeanne de Laval, Bibl. nal., acq. nouv. fr., n» 89'i, copie
de M. Marchegay.)
' Arch. nat., P 1334% f" 245 v«; P 1379-, n° 3131. Arch. des Donclies-du-
Rhône, B 14, f°^ 224, 227 %<>, 2G1, 270; B 15, f 31 ; B 18, f" 84. Jeanne prit
possession de Mirebean en 1474 seulement,
■^ « Nous René, roy de Jérusalem et de Sccille, etc., asertené à plain du con-
tenu cy desus par la lecture qui nous en a esté fette de mot en mot, ratidons et
aprovons toutes les chouses continues en se presant inslrumant, déclererans (sic)
qu'elles prosèdent de noustre propre voullonté et délibérasion absolues, voullans
et mandans icelles estre observées et gardées de point en point sans nulle contra-
diction ou refus, outre et ansamble les dons par nous faits et à fère, lesquelz
voulions avoir lieu. En tesmonyage de vérité, nous avons escript cecy de nostre
propre main, et commandé à atachier cy desous en las pandaut nostre grant seel
de magesté, pour mémoire plus autanlique des chouses dessusdittes. Donné en
nostre pallaix d'Aix, le wiiiP jour desambre (sic), l'an desusdit (14G1). — René. »
(Bibl. nat., ms. lat. 17179, n" 5.) Cette apostille, d'une écriture large et courante,
est un des plus longs autographes authentiques du roi René connus jusqu'à présent.
' Arch. nat., P 1334'',^ 158 v°.
20
30G RENÉ ÉPOUSE JEANNE DE LAVAL. [1454-o7]
faveur, notamment Pierre de Laval, frère de Jeanne, qu'il iit
nommer archevêque de Reims, et Arthuse, leur sœur à tous
deux, qu'il dota richement : à la mort de celte princesse,
arrivée vers le mois d'août 1461, il restait sur sa dot vingt-
sept mille écus qui furent délaissés à la reine de Sicile, par
compassion pour sa douleur extrême, dit l'acte de donation K
La maison de la nouvelle reine fut organisée à peu près
sur le même pied que celle de l'ancienne. Jean Garnot, jadis
maître de la chambre aux deniers d'Isabelle, devint l'argen-
tier de Jeanne : il fut remplacé, en 14S6, par Jean Legay, re-
ceveur de Baugé, qui, dix ans après, céda la place à l'écuyer
débouche de la reine, Simon Bréhier. Le titulaire de cet of-
fice dut rendre ses comptes aux Chambres d'Angers, de Bar
ou d'Aix, suivant la provenance de ses recettes ^ Jeanne eut
en outre un contrôleur général de ses finances, Balthazar Hir-
tenhaus, un Lorrain sans doute, qui lui servit en même temps
de secrétaire. Son médecin fut JacquemindeBlandrate, qu'elle
appelait son « cher et bien amé physicien » , son confesseur
Olivier de Pennart, son aumônier Michel Brionne, son échan-
son Jean de la Jaille. Parmi ses dames d'honneur figurèrent
aussi plusieurs de celles qui avaient été au service d'Isa-
belle : Hervée de Montplace, Odile, etc ^ Le comté de Beau-
fort eut son administration particulière, dirigée par Jeanne
elle-même, qui en nomma les officiers. Jean Alardeau, futur
évêque de Marseille, en fut le receveur. Lorsque la reine
quitta momentanément l'Anjou, en 1457, voulant faciliter le
recouvrement des finances, elle afferma les revenus de ce
domaine à deux individus du pays, moyennant deux mille
sept cents livres tournois par an, à la charge pour les pre-
nants de payer les émoluments attachés à chaque office :
cette ferme dura plusieurs années; mais, après son retour,
' Arch. nat, P 1334', f" 120 \°. Arcli. des Douclies-du-Rliône, B 15, f" 32.
liourdigné, II, 208.
^ Arch. nat., P 1334'", 1"°^ 37 \°, 104; P 1334% f° 153.
-' CoiDpte de Jeanne de Laval, Bibl. nat., acq. nouv. IV., n" 894 (copie de
.M. Marchegay).
[Iij4-57J KKXE Kl'Ol'SK JEANNK DE JAVAL. 307
Jeanne institua de nouveaux receveurs '. Le plus important de
ses actes administratifs, celui qui lui a valu la reconnaissance
des habitants de Beaufort et une statue sur la place de cette
ville, est connu sous le nom de charte du comté de Beaufort.
Toutefois c'est là une dénomination assez impropre, car il
s'agit simplement d'une ordonnance réservant aux indigènes
la jouissance exclusive des riches pâturages de la Vallée.
Les anciens seigneurs leur en avaient déjà concédé l'usage.
Mais, depuis un certain nombre d'années, les bouchers, les
éleveurs d'Angers et des environs les envahissaient pour en-
graisser leurs bestiaux, remplaçant ceux-ci au fur et à me-
sure, dételle sorte qu'il ne restait plus rien pour les troupeaux
des propriétaires de la contrée. Un premier mandement de
René et de Jeanne avait inutilement défendu d'y faire paître
des bêtes foraines et d'y élever des chevaux. A la requête des
habitants, la reine de Sicile confirma leur droit sur tous les
herbages, moyennant le maintien des redevances antérieures,
les autorisa à entretenir sur les lieux chacun une bête cheva-
line avec un ou deux poulains, à la condition de ne pas les
réunir en faras, c'est-à-dire en troupe, et interdit aux étran-
gers, sous peine de confiscation et d'amende, l'exercice de ces
privilèges : les villages circonvoisins eurent seuls la fficulté d'y
participer en payant une redevance double; des so'gents spé-
ciaux furent chargés de découvrir et de punir les moindres
contraventions. Les heureuses conséquences de ce règlement
se sont fait sentir jusqu'à nos jours : la richesse actuelle des
connnunes du canton de Beaufort n'a pas d'autre origine".
Les premières années qui suivirent le mariage du roi René
se passèrent dans les occupations pacifiques dont j'ai parlé.
Il parcourut avec sa femme une bonne partie de son duché
d'Anjou, séjournant successivement dans les résidences cons-
truites ou réparées par lui, à Beaufort, à Baugé, à Laanay,
' Arch. nat., P 1334«, f»« 137, 145; 1334', f" 133; 1334», f» 47.
- Ibid., P 1334'', f° 172. Cette charte est datée du 2 mai 1471: M. Mairliegiiy
l'a découverte et piiljliée le premier, à l'occasion d'un procès communal relalii au
droit de seconde herbe [Revue de l'Anjou, \\\, 317; Notices^ \u C5).
308 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. [1456-57]
aux Ponts-de-Cé , mais plus assidûment dans son château
d'Angers. Au mois d'octobre 1456, il alla visiter sa terre de
la Roche-sur- Yon, s'arrêta quelque temps à Beaulieu-lès-
Belleville et aux Sables d'Olonne, puis, selon toute vraisem-
blance, revint par Nantes, où Jeanne de Laval fit célébrer un
service pour l'âme de sa mère. Tous deux étaient de retour à
Angers au mois de décembre, date à laquelle Yolande, épouse
de Ferry de Vaudemont, mit au monde, au manoir de Launay,
décoré pour la circonstance de riches tapisseries, un enfant
dont la reine de Sicile fut marraine. Celui de Jean Alardeau,
receveur de Beaufort, né vers le même temps, eut également
l'honneur d'être tenu par elle sur les fonts baptismaux'.
Les travaux artistiques, les constructions n'absorbaient pas
René au point de lui faire oublier les soins de l'administration
et les besoins de ses sujets ; on en aura la preuve dans la se-
conde partie de cet ouvrage. L'exercice de la justice attirait
spécialement son attention, en Anjou comme en Provence; on
aimait à recourir à sa clémence bien connue, et les nombreuses
lettres de rémission qu'on rencontre parmi ses actes prouvent
que le droit de grâce, apanage de la souveraineté, n'était pas
pour lui une vaine prérogative. Il eut, précisément à cette
époque, l'occasion d'en user envers un des personnages les
plus curieux et les plusignorés de son siècle. C'était une femme
qui avait eu son heure de célébrité, et qui était arrivée à con-
quérir une position assez considérable en se faisant passer pour
Jeanne d'Arc. A première vue, l'on s'explique difficilement
qu'une pareille supercherie ait réussi, et même qu'elle ait pu
être tentée. Pour le faire comprendre, et pour montrer tout
l'intérêt qui s'attache à l'acte du roi de Sicile, il ne sera peut-
être pas hors de propos de donner ici un récit critique et dé-
taillé de ce singulier épisode de notre histoire.
A peine le bûcher de Rouen était-il éteint, que l'imagination
populaire, vivement happée par les exploits surnaturels de la
' Iliuéiairc. Compte de Jeanne de Laval, cité jilus haut. Jeanne paraît avoir
précéJé son mari eu Poitou, car elle se trouvait à Poitiers à la Saint-Jean-
LI43GJ AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. :100
victime, se donna carrière, et prépara, poin- ainsi dire, le ter-
rain aux imposteurs. Les princes et les grands oubliaient
déjcà ; mais le peuple restait sous le charme, et, sans en avoir
conscience, commençait à remplacer ^'histoire par la légende.
Une longue et douloureuse passion avait prématurément ravi
à la France sa libératrice. La mission de Jeanne ne semblait
pas entièrement remplie, car l'Anglais était encore là et gardait
Paris : on attendait d'elle de nouveaux et suprêmes triomphe.^.
Les circonstances rappelaient trop la vie et la mort de Jésus -
Christ pour que les esprits pieux n'espérassent point voir aller
jusqu'au bout la similitude. Une résurrection était dans l'ordre
des choses; la moralité du dénouement paraissait l'exiger :
nous verrons, en effet, que ce miracle fut raconté et cru sérieu-
sement. Bien des gens, sous l'influence des mômes regrets, du
même désir, adoptèrent une version moins merveilleuse, celle
d'une supposition de victime faite au moment du supplice. Une
chronique tout à fait contemporaine mentionne les doutes ré-
pandus de bonne heure h ce sujet, et l'auteur (un Normand)
s'abstient prudemment de se prononcer sur un point aussi
controversé : « Finalement la firent ardre publiquement, o?i
aultre femme en semblable d'elle; de quoy moult de gens ont
été et encore sont de diverses oppinions^ . » On sera peut-être
tenté de croire que ces paroles avaient pour but d'atténuer
l'effet du crime des Anglais, en jetant l'incertitude sur sa
consommation réelle. Mais non ; le chroniqueur est un partisan
de Charles Vil et un admirateur de la Pucelle, comme on peut
s'en convaincre par la lecture du contexte. Ainsi donc, que la
légende naissante fit de Jeanne une sainte ressuscitée ou une
Paptiste : elle fit aussi, en 145G, un voyage au Mans, où elle assista à un pardon, et,
au commencement de l'année suivante, un séjour à Chàteau-Gontier, avec sa belle-
mère de Laval. Vers le mois de septembre 1450, René s'était rendu en pèlerinage
à Nolre-Dame-la-Riclie, près de Tours. [Ihid.)
' Ms. du British Muséum, \\° 11542, analysé dans la Bihliotliùque de l'Ecole des
cliarles, 2" série, ,111, 110. Cf. l'extrait du Joiinial de Paris reproduit dans
!e Prvcès de Jeanne d'Arc (V, 33i) : <c Y avoit donc mainlts personnes... (|ui
croyoienl fermement cpie, par sa saincleté, elle se feust escbappée du feu et cpi'on
eust arse une autie, cuidant que ce feust elle. <>
310 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. [1436|
nouvelle Ipbigénie, la tendance des esprits était la même.
Suivant la remarque de M. Vallet ', la bergère de Doraremy
partageait le privilège de tous les héros , depuis le roi Arthur
jusqu'à Napoléon : elle devait vivre malgré tout, et elle allait
reparaître.
Elle reparut bientôt. Le 20 mai 1436, à la Grange-aux-
Orraes, près du bourg de Saint-Privat, situé à ime lieue de
Metz, on amenait une jeune fille qui se donnait pour « la Pu-
celle de France» , et demandait à parler à plusieurs seigneurs
de la ville réunis en ce lieu. Aucun document n'indique d'où
elle venait, qui elle était, qui l'amenait. Le doyen de Saint-
Thibaud, en rapportant cette première manifestation % dit
seulement que l'inconnue se faisait appeler Claude. Mais,
comme il croyait alors que c'était effectivement « la Pucelle
Jehanne » , il est naturel qu'il ait tenu son nom de Claude pour
emprunté : il est probable que c'était, au contraire, son vé-
ritable nom, et qu'elle usurpa dès lors celui de Jeanne,
comme le voulait son rôle. Ce dernier lui est attribué, d'ail-
leurs, par tous les autres textes; on peut donc le lui laisser
ici.
Son âge paraissait se rapporter parfaitement à celui de la
vraie Jeanne. Elle était, comme elle, brune % vive, énergique,
' Bibl. de l'École des Chartes, loc. cit.
- 11 existe deux rédactions du récit de cet annaliste. Dans la première, écrite
vers 1445, éditée par D. Calmel {Hlst. de Lorraine, preuves du tome 11, col. CC),
l'auteur paraît dupe de l'imposture ; la seconde, qui existe dans les mss. de Diipuy
(vol. 630), et ([ui est sans doute postérieure, exprime l'opinion contraire, c'est-à-
dire la vraie. Cette deuxième version a été ignorée de D. Calmet et de ses
contemporains. M. Quicherat a publié l'une et l'autre {Procès, \, 321-334).
Philippe de Vigneulles, clironicpieur messin du commencement du XVI^ siècle,
semlile avoir connu également les deux; car, en abrégeant le doyen de Saint-
Tliibaud, il rai)porte le fait et le traite de supercherie, (lluguenin, Chronicjues
messines, 198; Procès, \, 324, note.)
■' Ce détail de la constitution physique de Jeanne d'Arc est attesté par une
prouve matérielle : c'est un cheveu passé, suivant un ancien usage, dans la cire
qui scellait une de ses lettres autheiitiqius, et conservé jusqu'à nos jours avec
sa couleur noire (Archives municipales de Riom; Quicherat, Procès, V, 147).
11 y a là non-seulement un renseignement précieux poiu- les artistes, mais peut-
être un argument à opposer aux physiologistes qui prétondent que .leanne était
[143G] AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. .îll
et la ressemblance était assez grande, sous son costume
d'homme, pour que l'illusion fût complète. Nicolas Lowe,
Albert Boullay, Nicolas Grongnot et les autres personnages
présents l' équipèrent à leurs frais en lui donnant un cheval de
trente francs, une paire de chaussures dites houzeh, un cha-
peron, une épée. Elle sauta très-habilement sur le cheval, pro-
nonça quelques paroles qui achevèrent de convaincre l'assis-
tance, et fut positivement reconnue pour la Pucelle par
plusieurs écuyers ou enseignes qui s'étaient trouvés à Reims
au sacre du roi Charles. Un ou deux sceptiques voulu-
rent alléguer que l'héroïne avait été brûlée à Rouen : elle
leur ferma la bouche par des paraboles. A ceux qui la ques-
tionnaient sur ses projets, elle répondait avec adresse, sans
dire ni blanc ni noir, « ni fuer ne ans » . Si on la mettait
au pied du mur en lui demandant quel(|u'une de ces merveil-
les familières à Jeanne, elle prétendait que sa puissance ne
lui serait pas rendue avant la Saint-Jean-Baptistc.
Jusque-là, rien de bien extraordinaire. Les chevaliers lor-
rains pouvaient, à la rigueur, n'avoir conservé qu'un souvenir
assez vague de l'extérieur de la Pucelle^ qui était demeurée
complètement inconnue avant son départ du pays et n'y était
pas revenue. Mais voici où toute expUcation devient impossi-
ble. Les deux frères d'Arc ou du Lys, Pierre et Petit- Jean,
créés depuis peu, l'un chevalier, l'autre écuyer, sont avertis de
ce qui se passe, et arrivent le même jour, 20 mai, à la Grange-
aux-Ormes. Ils gardaient encore la conviction que Jeanne
avait été brûlée. On les confronte avec l'aventurière : aussitôt
elle les reconnaît, et ils reconnaissent leur sœur! Le lende-
main, ils l'emmènent avec eux à un village appelé Bacquillon,
et elle y reste jusqu'aux fêtes de la Pentecôte, c'est-à-dire
environ une semaine.
Là, sans doute, furent combinées des démarches connnuncs
dont nous allons voir se dérouler les résultats. Les deux frères
étaient-ils dupes ou complices? Dilemme pénible à poser, et
prédisposée par la nature à la rêverie et aux visions, caractère onlinairenieut
opposé (chc/. nous du moins) au tempérament des personnes brunes.
312 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. |143GJ
d'ailleurs insoluble. Hàtons-nous de dire que leur conduite,
en d'autres circonstances, répugne à l'idée d'une fourberie,
et que la simplicité naturelle à leur condition première de-
vrait plutôt faire admettre une méprise, quelque énorme
qu'elle puisse paraître.
Mais, dira-t-on, ces détails sont-ils tous authentiques, et
faut-il ajouter une foi absolue au récit d'un chroniqueur qui
s'est laissé duper tout le premier, pour revenir un peu plus
tard sur son opinion ? — Le doyen de Saint-Thibaud de Metz
écrivait sur les lieux, au moment même des événements. 11 est
vrai qu'il a cru à la prétendue Pucelle, et qu'ensuite il a rec-
tifié ou que Ton a rectifié pour lui son erreur ; mais sa der-
nière version ne modifie en rien le rôle des frères de Jeanne,
et ce rôle, du reste, va se trouver confirmé tout à l'heure, en
ce qui concerne le plus jeune d'entre eux, par des actes offi-
ciels, des comptes municipaux.
A la fin de mai, la fausse Jeanne se rend à Marville ou Mair-
ville ', où elle passe environ trois semaines chez « un bon
homme appelé Jehan Cugnot » . Les habitants de Metz s'y
portent en foule pour la voir, et sont mystifiés comme les
autres. Un seigneur de la contrée lui offre encore un cheval.
Puis elle s'en va en pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse, et de
là gagne la ville d'Arlon, au duché de Luxembourg. Sa renom-
mée l'avait précédée dans ce pays. La duchesse, Elisabeth
de Gorlitz, l'accueille avec joie et ne veut plus la quitter.
Le jeune comte de Wurtemberg, Ulrich, s'enthousiasme
d'elle, se constitue son protecteur, lui fait faire une magni-
fique cuirasse et la conduit à Cologne.
Ici, un témoin oculaire nous apporte l'appui de sa parole.
Son opinion, consignée dès l'année suivante dans le Formica-
rium de Jean Nidei', qui l'avait recueillie de sa bouche -, est
' Celte lor.-ilité serait aujourd'hui Marieulle, entre Corny et Ponl-à-Mousson,
d'après D. Calmet [Hlst. de Loirainc, JI, 702). CejunulaiU l'on trouve au.ssi, dans
le voisinage de Metz et de la Grange-aux-Ormes, le village de Morville-.sur-Seille,
dont le nom .se rapi>roclierait davantage de celui (pio donne le chroniqueur.
2 Quicherat, Procès^ IV, U01; V, 324.
|143Gj AVENTURE DE LA FATTSSJ': JEANNE D'ARC. :îi:{
beaucoup moins favorable à l'audacieuse fille. C'est que ce
personnage, nommé Henri KaUyser ou Kalt-Eysen, était un
professeur émérito de théologie, un inquisiteur clairvoyant,
habitué à démêler les impostures et les jongleries'. II ne
crut pas un moment à celle-ci ; et d'ailleurs Jeanne, étourdie
par ses premiers succès, entraînée par la société des cheva-
liers et des gens d'armes, commençait à négliger son rôle.
On la rencontrait, dit l'auteur en question, dansant libre-
ment avec des hommes, mangeant et buvant plus que ne
le permettait son sexe, « dont elle ne faisait pas mys-
tère' )).
Elle se vantait bien haut d'être la Pucelle ressuscitée, et
prétendait introniser sur le siège archiépiscopal de Trêves un
des deux candidats qui se le disputaient % comme elle avait
précédemment assis sur le trône de France le roi légitiuic.
A son arrivée dans la ville de Cologne, avec le comte de
Wurtemberg, elle trouve le moyen d'opérer des prodiges : on
i-épète partout qu'elle a déchiré en deux une pièce d'étoffe et
l'a remise aussitôt dans l'état primitif, qu'elle a brisé une
vitre contre la muraille et l'a réparée instantanément. Kalt-
Eysen survient et remplit immédiatement son office : il ouvre
une enquête, il cite la magicienne à son tribunal. Mais celle-ci
refuse de se soumettre aux ordres de l'Église. Elle est excom-
muniée et va être jetée en prison, lorsque le comte, son pro-
tecteur, l'enlève à temps et la ramène à Arlon \
Malgré cette escapade, elle se fit épouser là par un cheva-
lier de noble lignée, messire Robert des Armoises. Je ne sais
' Échard et Quétif racontent sa vie, mais sont muets sur le fait qui suit.
Kalt-Eysen exerçait, en 1424, les fonctions d'inquisiteur général à Mayence.
11 mourut, en 14 05, archevêque de Trontlieim en Norwége. (Scriptorrs «ni. Piwd.,
I, 828.)
2 Procès, V. 324.
^ Jacques de Sierk et Raban de Helmstadt. D, Calniet, en rajiportant ce trait
d'après Jean Nider {Hisf. ilc Lorraine, II, 90G) , l'a attribué par mégarde à
\ine nouvelle Pucelle, dillcrente de celle-ci, dont il parle cepeiulanl plus haut
(//W., 703).
^ Procès, V, 325. Cf. Clironii/iic du iloyeii ilc Siihit Tliihaiid (Ihid., 324).
314 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. [1436]
si, comme le dit M. Vallet, elle le « séduisit ' » , et je croirais
plutôt que cette union singulière fut imposée par la volonté ou
l'influence de la maison de Luxembourg, car elle ne fut pas
heureuse. On conserva longtemps dans la famille des Armoises
le contrat de mariage des deux époux, qui servait encore au
dix-septième siècle à étayer des preuves de noblesse et de
chevalerie, et qui perpétua jusque-là, ou môme plus tard, en
Lorraine, l'opinion que Jeanne d'Arc avait laissé une posté-
rité directe ■. Dès lors notre aventurière prit le nom de Jeanne
des Armoises, qui lui est donné par tous les contemporains.
Elle se fixa pour un temps à Metz, dans l'hôtel de son mari,
situé devant l'église de Sainte-Ségoleine \ et, non contente de
la position brillante que ses intrigues lui avaient si rapide-
ment value, se mit à dresser de là de nouvelles batteries.
Pendant qu'elle écrivait elle-même, par deux fois, aux bour-
geois d'Orléans'*, Jean du Lys travaillait, de son côté, à la faire
reconnaître, et venait dans ce but, au mois d'août 1436, trou-
ver le Roi en Touraine, où il était occupé aux fiançailles
d'Yolande, sa lille, avec le prince Amédée de Savoie ^ Char-
les Vil paraît l'avoir bien reçu, sans cependant ajouter foi à
la résurrection de sa sœur. Il lui fit ordonnancer une somme
de cent francs; mais, n'ayant pu en toucher que la cinquième
partie, Jean revint jusqu'à Orléans, où lui et les siens étaient
en grand honneur, et il exposa aux officiers de la ville qu'il
était très-embarrassé, que, sur les vingt francs qu'il avait reçus,
il en avait déjà dépensé douze, « que huit francs étaient peu
de chose pour s'en retourner, » accompagné, comme il l'était,
' Hîst. de Charles Fil, II, 368.
2 V. D. Calruet, Hist. de Lorraine, II, 703.
"' Chronhjiw. du doyen de Saint-Tliibnud {Procès, Y, 323).
' « A Pierre Baratin et Jehan lîombachelier, pour bailler à Fleur-Je-Lilz, le
jciuli veille de saint Lorens, IX* jour du moys d'noust, pour don à lui fait, pour
ce (ju'il avoit aportccs lectres à la ville de par Jeliaiine la l'itcelle; pour ce,
■i 8 s. p. »".... A Uegnault Brune, le XW*" jour dudict nioys, pour faire boire
ung messagier qui apportoit lectres de Jehanne la Piicellr, etc. » Comptes de la
a<ille d'Orléans {Procès, V, 326}.
■■ Vallet, Hist. de Charles VII, 11, 370, note.
1436] AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. 315
de quatre cavaliers. Les magistrats généreux lui firent déli-
vrer douze livres tournois ', et de plus le régalèrent splendi-
dement ^ Il est curieux d'observer que la ville d'Orléans, tan-
dis qu'elle acceptait pour authentiques et mentionnait comme
telles dans ses comptes les lettres de la Pucelle écrites par la
dame des Armoises, et qu'elle expédiait à celle-ci des répon-
ses par messagers ^ n'en célébrait pas moins les anniversaires
et les offices funèbres de « feue Jehanne la Pucelle ** ». L'opi-
nion des habitants était donc vraisemblablement divisée au su-
jet de la réapparition de leur libératrice et de la véracité des
étonnantes nouvelles apportées par son frère.
Durant le voyage de ce dernier, Jeanne des Armoises écrit
de son côté au Roi, et remet sa lettre au poursuivant d'armes
Cœiir-de-Lis, qui lui a apporté la réponse des gens d'Orléans.
Ce courrier est de retour le 2 septembre et repart immédiate-
ment pour Loches, où, sept jours après, il dépose son message
entre les mains de Charles VII '\ Il est regrettable pour nous
de ne pas connaître le contenu de toutes ces dépêches ni l'objet
précis de tant de démarches pressantes, qui était sans doute,
avant tout, d'obtenir une audience royale. A cette époque,
d'après les mêmes comptes municipaux, la fausse Pucelle était
revenue momentanément à Arlon ^ Nous la retrouvons le
7 novembre à Metz ou aux environs, vendant, de concert avec
' Vallet, Hist. de Charles TU, II, 370, note.
- « Le v° jour d'aoïisl Mccccxxxvi, à matin, pour dix pintes et choppine de
vin prises chex Jehan Halte, au pris de 10 d. ji. la pinte, données et présentées à
Jtlian, frère de la Pucelle ; pour ce, 8 s. 9 d. p.
« A Berthault Fournier, poulailler, pour douze poule/., douze pigeons, deux
oisons et deux levras, donnez et présentez audit frère de la Pucelle...; pour ce,
38 s. p. » Comptes de la ville d'Orléans {Procès, V, 275).
■ Comptes de la ville d'Orléans {Ib'td., 32G, 327). V. la note 4 de la page
précédente.
* Ibid., 274. 11 est fait mention de ces services dans les comptes munici-
paux de cette année même 1436, et dans ceux de l'année 1439, où la fraude
de Jeanne des Armoises n'était pas encore découverte. Us furent supprimés
ensuite.
^ Comptes de la ville d'Orléans [Procès, V, 327).
'■• lùid.
316 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. [143G-38]
son mari, à Colard de Failly, écuyer de Marville, sa pai't de
la seigneurie d'Haraucourt ^ Elle est qualifiée, dans cet acte
public, « Jehannc du Lys, la Pucelle de France, dame de Thi-
chiemont ^ » . Aux sceaux des contractants sont joints ceux de
Jean de Thonne-le-Thil, seigneur de Yillette, et de Saubelet
de Dun , prévôt de Marville , leurs « très-chers et grans
amis ».
Quelque temps après, s'il faut s'en rapporter à l'inquisiteur
allemand cité plus haut, la dame des Armoises, oubliant toute
l'etenue et compromettant à plaisir sa cause, aurait quitté la
maison conjugale pour vivre en concubinage avec un clerc de
Metz ; (( ce qui démontra manifestement la nature de l'esprit
qui l'inspirait ^ ». Elle n'abandonna pas pour cela ses préten-
tions et ne perdit point tous ses partisans. Bien qu'elle fasse
moins parler d'elle durant les deux années suivantes, il paraît
que, dans cet intervalle, elle passa en Italie, sous prétexte d'aller
chercher l'absolution du pape pour un cas réservé, « comme
de main mise sur son père ou mère, prestre ou clerc, violente-
ment». On lui reprocha plus tard «que, pour garder son
honneur, comme elle disoit, elle avoit frappé sa mère par mé-
saventure, comme elle cuidoit férir un autre, et, pour ce qu'elle
eust bien eschevé sa mère, se n'eust esté la grande ire où elle
estoit (car sa mère la tenoit, pour ce qu'elle vouloit bastre une
sienne commère), pour ceste cause lui convenoit aller à
Rome * » . Ce qu'elle voulait surtout, en émigrant, c'était de
se dérober pour un temps aux inquisitions et à la défiance ex-
citée par sa conduite. Pouvait-elle, en effet, se flatter d'abuser
le Saint-Père en personne? Elle ne semble pas l'avoir essayé;
mais, ayant pris goût au métier des armes et à l'habit mili-
taire, elle se contenta de s'enrôler au service d'Eugène IV dans
' D. Calmef, Hltt. de Lorraine, t. III, p. cxcv; Procès, V, 328.
- Tichemoiit (Moselle), dont son mari lui avait sans doute donné la scit^neurie.
■■> Procès, V, 325.
'' Journal de Paris [Ihlil., 336). Ce passage est ohsciM' dans le texte repro-
duit par M. Ijiiirlicrat ; mais une autre rédaction, (ju'il cile ou noie, donne un
sens |)lus clair et me permet (l'élal)lir ainsi l'ordre des faits.
[1439] AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. ;U7
la guerre qu'il avait alors à soutenir contre quelques princes
d'Italie et contre ses sujets révoltés*.
Jeanne reparaît sur la scène au mois de juillet 1439, et y
fait une rentrée triomphale. Depuis combien de temps était-
elle de retour en France, et par quels stratagèmes avait-elle
raffermi sa fortune chancelante? Ce qu'il y a de certain, c'est
que nous la revoyons alors à Orléans, choyée, fêtée, récom-
pensée par le conseil de ville, comme s'il ne s'élevait plus sur
son identité l'ombre d'un doute. Le 18, le 29, le 30 juillet,
on lui offre des banquets où ne sont épargnés ni les vins ni
les viandes '\ Le 1" août, dîner d'adieu, accompagné d'un don
de deux cent dix livres parisis, « octroyées à Jehan ne d'Ar-
moises par délibéracion faicte avecques le conseil de la ville,
et pour le bien qu'elle a faict à ladicte ville pendant le
siège* ». Son départ d'Orléans fut assez précipité; car on
avait encore commandé en son honneur huit pintes de vin,
qui arrivèrent trop tard et dont on fit profiter un sieur Jean
Luillier, sans doute le marchand drapier de ce nom qui avait
jadis habillé la Pucelle par les ordres du duc Charles *.
Après une nouvelle apparition, le 4 septembre, dans cette
ville où elle était si bien reçue ^ Jeanne se dirigea vers la
Touraine. Dans le courant du mois, le bailli de cette province
écrit à son sujet une lettre à Charles VJI, et elle y joint elle-
même une nouvelle supplique ; toutes les deux sont portées
par le même courrier à Orléans, où le Roi s'était arrêté en reve-
nant de visiter sa capitale reconquise et se préparait à réunir
' Journal de Paris, Ibid.
- « A Jacquet Leprestre, le XVllie jour de juillet, pour dix pintes et choppiue
do vin présentées à dame Jehanne des Armoises; pour ce, 1 i s. p. — A lui, le xxix"^
jour de juillet, pour di\ pintes et clioppine de vin présentées à niadicte dame
Jehanne; pour ce, 1 4 s. p. — A lui, le pénultième jour de juillet, pour viande
acliatée de Perrin Basiu, présent Pierre Sevin, pour présenter à madame Jehanne
des Armoises; pour ce, iO s, p. » Etc. Comptes de la ville d' Orléans [Procis,
V, 331).
^ Ilnd.
" Ilnd., 331. Cf. ibid., 112.
• Ibid., 332.
318 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. [1439]
les états-généraux. Jeanne espérait que les amis qu'elle avait
laissés là prendraient ses intérêts, appuieraient sa démarche,
ou, tout au moins, témoigneraient en sa faveur auprès du
prince. Mais l'article des comptes de la ville de Tours où est
mentionné ce double message ne parle pas, comme Ta com-
pris par inadvertance M. Vallet, d'une correspondance échan-
gée entre le bailli et l'aventurière '.
Le même historien, après avoir rapporté sommairement
les faits qui précèdent, place avant la réception de la dame
des Armoises à Orléans, et vers le mois de juin, certains ex-
ploits par lesquels elle se serait signalée en Poitou, puis dans
une expédition contre la ville du Mans, avec le titre de a ca-
pitaine de gens d'armes » et le concours d'un gentilhomme
gascon, son lieutenant -. L'acte où sont puisés ces renseigne-
ments est une lettre de rémission accordée par le Roi, en juin
1441, au gentilhomme en question, Jean de Siquenville, cou-
pable d'avoir appati ou rançonné plusieurs villages d'Anjou
et de Poitou. D'après sa teneur, le trop fameux Gilles de Rais,
conseiller du Roi, maréchal de France, avait donné à ce per-
sonnage, deux ans avant on environ, la charge et gouverne-
ment des gens de guerre « queavoit lors une appelée Jehanne,
qui se disoit Pucelle », disant qu'il voulait marcher contre le
Mans, (( et que, s'il |;renoit ledit Mans, qu'il en seroit cappi-
taine'' «. Cette dernière promesse s'appliquait évidemment au
suppliant, Jean de Siquenville, et rien n'indi(iue expressément
que Jeanne ait eu une capitainerie, ni que l'écuyer de Gilles
de Rais ait été son lieutenant. Il semble plutôt qu'il fut installé
en son lieu et place à la tète d'une troupe de partisans qui
battaient la campagne à la faveur du désordre auquel ces mal-
I Hisl. (le Charles Fil, H, 3G8. Voici cet article : « A Jeliaii Droiiart,
la somme de GO s. t. pour iing voiage qu'il a fait pour, eu ce présent moys,
estre allé à Orléans porter lettres clouses que M. le bailli [de Touraine] res-
cripvuit au Roi nostre sire, touchant le fait de damme Jehanue des Arinaises, et
unes lettres que laditte damme Jehanne rescripvoit audit seigneur, » {Procès,
V, 332.)
■' Hisl. de Charles Vil, II, 368 et 369.
3 Arch. nat., J 17G, cote 84. Quichcrat, Procès, V, 332.
|14;i9j AVENTl'UK 1)K LA FAU«SJK JEANNl': DAUC. ;il9
heureuses contrées étaient en proie. Une guerre civile, prélude
de la Praguerie, remarque M. Vallet, venait d'y éclater. Des
combats isolés, le pillage, la rapine, offraient à l'héroïne une
spéculation facile et digne d'elle; elle joua tout au plus le
rôle d'un chef de bande, comme l'écuyer gascon qui lui fut
substitué et que le dauphin Louis fut obligé d'emprison-
ner au château de Montaigu '. Le fait même de son remplace-
ment par un pareil condottiere témoignerait peu en sa faveur ;
mais s'être trouvée en relations avec un scélérat comme le
maréchal de Rais, avoir partagé peut-être un moment ses
bonnes grâces et tenu de lui un emploi quelconque (ce qui est
assez vraisemblable si l'on se souvient qu'elle s'était mêlée de
magie à Cologne, et que cet honmie infâme faisait venir des
régions lointaines tous les nécromanciens dont il entendait
parler), ce sont là des circonstances aggravantes, propres à
jeter sur elle une lueur presque sinistre.
Quant à la date de ces exploits, on voit que la lettre de
rémission ne précise rien et m'autorise à les j-ejeter après le
séjoui- de la dame des Armoises à Orléans et en Touraine, ce
qui forme un itinéraire bien plus naturel, à une époque où
les voyages n'étaient ni rapides ni commodes. Jeanne ne prit
point part non plus à l'expédition (totalement ignorée du
reste) entreprise par Gilles de Rais contre le Mans. Les textes
qui font mention d'une Pucelle du Maiis ont rapport à une
autre femme, Jeanne la Féronne, magicienne qui fit aussi
beaucoup de dupes et finit par être condamnée au pilori par
son évêque. Celle-là ne se donnait pas pour Théroïne d'Or-
léans, mais se prétendait simplement inspirée comme elle, et
ne paraît pas avoir porté les armes. Elle surgit, d'ailleurs,
vingt ans plus tard -.
' Même pièce. Procès, V, 333.
- M. Vallet, dans une note rectificative placée à la fin de son second volume
(p. \'M-Mi9>), rétablit la distinction entre les deux personnages; mais il semble
croire encore que Claude ou Jeanne des Armoises fut mêlée à une expé-
dition du Mans, sans autre autorité que la lettre de rémission obtenue par Jean
de Si(pieuville. M. Wallon {Jeanne d'Arc, /oc. cil.) a interprété les textes comme
M. Vallet.
320 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANN'E D'ARC. [1439]
C'est ici qu'il foudrait placer, si elle était authentique, une
opération militaire plus importante conduite par Jeanne des
Armoises, et qui aurait eu pour résultat de rendre aux Fran-
çais la possession de la Rochelle. Un biographe espagnol
contemporain raconte que la Pucelle de France aurait écrit
au roi de Castille, don Enrique IV, pour le prier d'envoyer à
Charles VII, conformément à l'alliance qui les unissait, un
secours naval. Elle lui aurait même dépêché des ambassadeurs
en attendant ceux du Roi, et par eux aurait obtenu le départ
immédiat de vingt-cinq navires et. cinq caravelles, chargés,
pai- les soins du connétable Alvaro de Luna, des troupes les
plus aguerries. Avec ce renfort, Jeanne se serait rendue maî-
tresse du port et de la ville, et aurait même remporté d'autres
victoires des plus glorieuses pour l'armée castillane, « como
par la coronica de la Poncela se j)odra bien ver ^ » . Quelle
est cette chronique? Personne ne Fa retrouvée, et aucun té-
moignage ne vient se joindre à celui de l'historien d' Alvaro
de Luna, bien qu'il affirme que son héros montrait comme
une relique la lettre de la prétendue Pucelle. Sans rejeter com-
plètement son récit, il faut au moins, comme le pense M. Qui-
cherat % le rapporter à une autre ville. La Rochelle ne paraît
pas avoir échappé, à cette époque, à la domination française.
En 1429, Charles VII annonçait à ses habitants la délivrance
d'Orléans, et ils en accueillaient la nouvelle avec de solen-
nelles démonstrations de joie '\ Un peu avant, le malheureux
prince dépossédé projetait d'aller leur demander asile \ Bien
plus, l'année même que l'écrivain espagnol désigne comme la
date de l'ambassade reçue par don Enrique (1436), Mai-gue-
rite d'Ecosse, fiancée du Dauphin, débar(iuait dans leur port.
Il est vrai que des croiseurs anglais la poursuivirent, et que
l'entrée de la rade leur fut fermée à temps par des auxiliaiies
' C/iiv/iiijiic (lu connétable de Luna, Madrid, 178i, iu-i", p. 131 ; Prucèi, \,
329.
- Procès, ilnd.^ note.
■' Arccre, H'ist. delà Roclullc, 1, 271; Procès, V, 104.
^ Chronique du religieux de Dunlennling; Procès, V, 3'iO.
|1439-i0| AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE DAIIC. :]2[
castillans, Pcut-êtro ce fait dénaturé servit-il de tlième à l'a-
necdote qui nous occupe. Mais, en tout cas, Jeanne des Ar-
moises n'a pu y jouer aucun rôle, puisqu'à ce moment elle
conmiençait à peine à se faire connaître et se trouvait, comme
on Ta vu plus liant, en Lorraine ou dans le duché de Luxem-
bourg, Ou il s'agit d'une démarche ignorée, tentée à une
époque antérieure par la vraie Pucelle (qui envoyait volontiers
des missives analogues), ou, s'il est réellement question de la
fausse, son action eut un autre théâtre et doit avoir une autre
date. Comme elle guerroyait en 1439 dans une province voi-
sine, en Poitou, c'est alors et c'est là qu'elle put s'emparer
de quelque place forte, à l'aide d'une fraction des troupes es-
pagnoles demeurée dans le pays.
Quoi qu'il en soit, sa renommée grandit ; car, Tannée sui-
vante, au mois d'août, les événements militaires ou tout autre
motif l'ayant ramenée aux environs de la capitale, h la grande
erreur commença de croire fermement que c'estoit la Pucelle;
et pour ceste cause, l'Université et le Parlement la firent venir
à Paris bon gré mal gré' ». Les Parisiens, durant l'occupa-
tion anglaise, n'avaient ni bien connu ni bien jugé l'héroïne
d'Orléans. A plus forte raison devaient-ils être mal disposés
envers celle qui usurpait son nom et sa qualité. Elle-même
sentit qu'elle ne ferait point d'adeptes parmi eux ; aussi l'on
conçoit qu'elle ne se soit pas montrée plus lot dans la grande
ville, et qu'elle n'y soit venue que par contrainte. Elle y eut
simplement un succès de curiosité. Les redoutables théolo-
giens de la Sorbonne lui posèrent mille objections. Exhibée
au peuple dans la grande cour du Palais, sur la pierre de
marbre, elle fut prèchée sans ménagement. On lui reprocha
de n'être point pucelle, d'avoir été mariée à un chevalier dont
elle avait eu deux fils, d'avoir commis une violence sacrilège qui
l'avait forcée d'aller demander l'absolution à Rome, d'avoir
fait en Italie le métier de soudoyer, d'avoir été par deux fois
homicide en combattant. Les particularités de son existence
' Jounicd (le Paris ; Procis, V, 335.
322 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE DARC. 114411
dévoilées ainsi au grand jour, non probablement sans enquête
préalable, elle n'avait plus rien de bon à attendre des Pari-
siens. Encore dut-elle s'estimer heureuse de sauver une fois
déplus sa liberté. Elle s'échappa et retourna en guerre '.
Malgré un aussi grave échec, ni elle ni ses fauteurs ne se
tinrent pour battus. Le bruit même qui s'éleva autour de cette
nouvelle affaire les servit. Le Roi, si longtemps sourd aux sol-
licitations et aux échos de la renommée, se laissa tenter par
la curiosité : il voulut voir de ses yeux cette soi-disant ressus-
citée, afin de faire tomber définitivement, s'il y avait lieu, un
masque imposteur, ou, dans le cas contraire, d'utiliser le se-
cours de la Pucelle dans la guerre qu'il venait de reprendre
activement. Il donna donc des ordres pour qu'elle lui fût
amenée.
C'est ce que Jeanne demandait depuis longtemps. L'heure
décisive était arrivée ; elle touchait au Capitole... ou à la roche
Tarpéieime. Comptant des amis jusque dans l'entourage de
Charles VII, elle apprit facilement son rôle : on la prévint
que le Roi était blessé à une jambe et qu'il portait une « botte
fauve » ; il n'y avait donc pas à se méprendre sur sa personne,
s'il renouvelait l'épreuve tentée autrefois sur la vraie Pucelle,
lors de sa première apparition à la cour. Charles, en effet, ne
manqua pas de recourir à cette pierre de touche, qui lui avait
si bien réussi.
Le moment de l'audience venu, il se retire sous une grande
treille, au fond d'un jardin, et commande à un de ses gentils-
hommes de s'avancer à la rencontre de la dame aussitôt qu'elle
se présentera, comme s'il était le Roi. Jeanne arrive, et, ne
reconnaissant pas sur celui qui l'aborde le signe indiqué,
passe outre. Elle découvre le prince et va droit à lui.
Charles demeure « esbahi », et ne sait que penser. Mais
bientôt , subitement inspiré, il la salue d'un air courtois et
lui dit : « Pucelle, ma mie, soyez la très-bien revenue, au
nom de Dieu, qui connaît le secret qui est entre vous et moi ! ^>
' Piocè.s, Y. 335.
Mil AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. 323
A ce mot, la iiialbeureuse, ignorant totalement ce dont le
Roi veut parler, reste à son tour interdite. Puis soudain elle
tombe à genoux en demandant grâce, elle s'accuse et confesse
toute la trahison. L'intrigue est déjouée. C'est une chute pi-
teuse, un dénouement brusqué — et miraculeux, ajoute le
narrateur de la scène.
Ce narrateur, Pierre Sala, fut successivement attaché à la
maison de Louis XI, de Charles VIII et de Louis XII ; il te-
nait tout le récit de l'entrevue de la bouche du sire de Boisy,
chambellan et confident favori de Charles VII lui-même. 11
donne le fait comme postérieur de dix ans à la mort de Jeanne
d'Arc, ce qui le met, par conséquent, en 1441 '. Si l'on observe
que les termes de la rémission obtenue par Jean de Siquen-
ville, au mois de juin de cette même année, supposent déjà
la fourberie officiellement dévoilée ^, on reconnaît que Tévé-
nement dut avoir lieu du mois de janvier au mois de mai.
A cette époque, le Roi tint assez longtemps la campagne aux
environs de Paris, et fit notamment le siège de Creil \ Or,
Jeanne des Armoises venait, comme on Ta vu, de quitter la
capitale pour reprendre les armes. La comédie se dénoua donc,
selon toute apparence, dans quelque localité du voisinage :
elle avait duré cinq années.
' V. Quichciat, Procès, IV, 281. Dans le troisième volume de son Histoire
(le Charles l II (p. 42 i), M. Vallel, estimant que Pierre Sala devait s'être
trompé de date, fait rapporter son récit à Jeanne la Féronne, la Piicelle du
Mans, condamnée en 14G1, vingt ans plus tard, et emprisonnée à Tours. Mais on
ne saurait admettre un écart de vingt ans, dans la mémoire même d'un vieillard,
sans quelque raison prol)ante : or, ce n'en est pas une (pic le mal de jandje dont
le roi souffrait à peu près vers la même époque (en 1459), et d'où M. Vallet tire
un synchronisme un peu forcé. Du reste, Jeanne la Féronne s'étant donnée, non
pas pour Jeanne d'Arc ressuscitée, mais seulement comme une autre vierge ins-
pirée, le texte de Sala lui semijlo ina]iplicable de tout point. Le savant historien
a donc été moins heureux qu'ailleurs en s'efforçant de « rectifier et de compléter «
ce qu'il avait dit plus haut sur Ita^ fausses puce/ les; car, après avoii', dans la note
spéciale ajoutée à la hn de son second volume, lélahli la distiiicliou eulre la dauic
des Armoises et la Féronne, il rétablit, dans son troisième, la confusion.
- « Une appelée Jehainie, qui se disoit pucelle, « etc. V. ci-dessus, p. 318;
• ni si. Je Charles I //, il, 426.
324 AVENTURE DE LA FAU8SE JEANNE DAKC. [1441-57,
Ici se perdait ]a trace de la prétendue Pucelle. Quelles
furent les conséquences de sa criuiinelle entreprise? Fut-elle
condamnée ou renvoyée libre? Pierre Sala ajoute bien que
plusieurs de ses complices, dont il ne désigne pas les noms,
furent découverts et « justiciés très-asprement, comme en tel
cas appartenoit • ». Mais il se tait sur le sort de la principale
coupable, et rien jusqu'ici n'était venu le révéler : car le texte
sur lequel on a pu s'appuyer pour lui faire finir ses jours dans
les derniers désordres, et à la tête d'une maison de débauche,
est un de ceux qui s'appliquent, comme je l'ai dit, à Jeanne
la Féronne ; il émane, d'ailleurs, d'un écrivain postérieur et
plus que suspect, suivant la juste critique de M. Quicherat '\
Or, ce sort inconnu, c'est une lettre de rémission du roi René
qui va nous le révéler. La teneur de cette lettre, rendue en
faveur de la dame des Armoises elle-même *, au mois de fé-
vrier 1457, et avant le 20 (car elle est datée du château d'An-
gers, d'où le prince partit ce jour-là), donne à entendre les
faits suivants.
Aucune poursuite juridique n'eut lieu contre Jeanne : selon
toute apparence, le Roi lui avait accordé, en considération de
ses aveux sincères, le pardon qu'elle implorait, et s'était con-
' Places, IV, 281.
^ " Il a I)ieii este depuis une faulcement surnommée Pucelle, i/u Mans, vjio-
crite, ydolàtre,... qui, selon son misérable estât, essaya à faire autant de niaulx
que Jelianne la Pucelle avoil fait de biens. Après sa chimérale, licte el menson-
gièrc dévotion..., comme vraye arcbipaillarde, tint lieux publiques. » Livre (ia
Femmes cèliljies, coniiiosé en 1504 par Antoine Dufaur. Ce texte a été néanmoins
inséré par l'éditeur du Proeès au nombre des pièces lelatives à Jeanne des Ar-
moises (V, 33G). Cf. Hist. (le Charles Vil, II, 370 el 458, et Jeanne d'Arc, \ym
M. Wallon, II, 209.
• liien que le nom de l'impétrante soit écrit Jelianne de Sermaises, et plus loin
Jehanne de Sarnioises, il n'y a pas à hésiter sur l'identité du personnuge, car
l'acte dit en pro|)res termes que cette femme n s'estoit fait appeller par long temps
.Iclianne la Pucelle, en abusant et faisant abuser plusieurs personnes qui autres-
foi/, avoient veu la Pucelle (pii fut à le\er le siège d'Orléans cotilre les anxiens
eiuieniisdc ce royaulme ». Le texte que nous possédons étant une copie; du lemjis
faite sur les registres de la Chambre des comptes d'Angers, on s'explique ce léger
dé|)lacemenl de lettre. Le nom des Armoises s'écrivait aussi des Ermoises ou des
Hermoises,
il457i A\KXTrUK DK LA FAUSSE JEANNE D'ARC. 325
tenté de l'éloit^mer. Mais, T habitude étant devenue pour elle
comme une seconde nature , elle avait continué à faire la
guerre, vêtue d'habits d'homme, et à mener la vie errante
des soudoyers, quoique ses prétentions et son prestige eussent
disparu '. Elle ne pouvait d'ailleurs retourner ni à Metz, où
elle n'aurait plus rencontré qu'une hostilité trop légitime, ni
dans le duché de Luxembourg, où sa protectrice ne régnait
plus. Aussi revint-elle au pays d'Anjou, théâtre de ses anciens
exploits. Devenue veuve de son premier mari -, elle flnit par
épouser un Angevin de condition obscure, du nom de Jean
Douillet, sans qualité désignée. Toutefois, ni le mariage ni les
années ne refroidirent son humeur belliqueuse. Elle trouva
moyen de se faire de nouveaux ennemis, entre autres la dame
de Saumoussay * et sa famille, avec lesquelles elle eut des
relations dont la nature n'est pas indiquée, mais dont les
suites l'amenèrent dans les prisons de Saumur. Elle y resta
trois mois, sans que les officiers du roi de Sicile, duc d'An-
jou, pussent relever contre elle d'autre charge précise que
de s'être fait longtemps passer pour la Pucelle. Relâchée
enfin, elle fut bannie de la ville de Saumur et de toute la
province, avec défense « d'y entrer ni converser en aucune
manière ».
C'est cette sentence qui fait l'objet de la rémission octroyée
par le roi de Sicile. Ce prince, qui eut l'occasion de voir et de
connaître la coupable, avait plus d'un motif pour lui faire
grâce. La famille des Armoises, puissante en Lorraine, avait
été piotégée par lui et par la reine Isabelle* : bien que Jeanne
' Observons toutefois qu'elle conserva des partisans quand même, puisque le
doyen de Saint-Thibaud, en 1445, n'était pas encore désabusé et que l'on con-
tinua fort longtemps de croire, en Loriaine, au mariage et à la postérité de la
Pucelle.
- Elle l'était sans doute déjà en liiO; car il lui fut reproché alors, à Paris,
d'avoir été mariée. (V. plus haut.) D. Calmet, qui donne la généalogie de la fa-
mille des Armoises et qui mentionne le mari de Jeanne (Hist. de Lorraine, 2" éd.,
t. V), n'indique pas l'époque de sa mort.
' Chaumussay (Indre-et-Loire), ou Chaumouzey en Lorraine.
* C'est en partie à cause de Thierry des Armoises que la guerre fut déclarée
;126 AVENTURE DE LA FAUSSE JEANNE D'ARC. |1457i
n'en fît plus partie, son déshonneur rejaillissait en quelque
sorte sur elle. René avait des rapports encore plus intimes avec
Jacques de Sierk, qu'il avait fait son grand chancelier : or,
quand la fausse Pucelle s'était vantée de donner l'archevêché
de Trêves au candidat de son choix, Jacques était précisément
un des prétendants à cette dignité ; c'est lui qui finit par avoir
gain de cause, et c'est lui sans doute qu'elle appuyait. Enfin
elle s'était engagée dans l'armée d'Eugène IV à l'époque où
ce pontife secourait le roi et la reine de Sicile, et peut-être
avait-elle combattu elle-même pour leur cause. Ainsi, en
raison de ses antécédents ou de ses relations, elle pouvait
être jusqu'à un certain point dans la faveur de René,
ou au moins exciter son intérêt, sa pitié. Il est constant,
d'après les termes de l'acte, que plusieurs personnages plai-
dèrent sa défense auprès de lui, et qu'il les écouta volontiers.
Mais, en accordant à la suppliante la remise de toute peine, il
y apporte des restrictions qui trahissent un reste de défiance.
Il ne lui rend la faculté de circuler et de séjourner dans le
pays d'Anjou que pour cinq ans à dater du jour de la rémis-
sion, se réservant sans doute de prolonger l'autorisation au
bout de ce délai, s'il n'y a pas d'inconvénient. De plus, il
y met cette condition expresse, que ladite dame se compor-
tera d'une façon honnête, « tant en habits qu'autrement,
ainsi qu'il appartient à une femme de faire ». Moyennant
quoi, le sénéchal d'Anjou et tous les autres officiers de
justice devront lui laisser pleine et entière liberté '.
L'injonction faite à Jeanne des Armoises par le roi René
mit une fin forcée à sa vie d'aventures. Le costume et le mé-
tier militaires lui étaient désormais interdits formellement. Du
reste, elle devait avoir alors environ quarante-cinq ans : il
aux Messins «'Il 14 14. Plus tard, en 14(i;5, l»; roi île Sicile échangea une de ses
(illes de corps contre une de celles de Simon des Armoises, établie à Metz. (Arch.
nat., KKU17,fo 77 v".)
' V. le texte intégral de la lettre de rémission, tiré du registre de la Chambre
des comptes (Arch. iial., P 13:54 ■, n" 10, f" !!){)), dans les pièces justificatives,
n° 40.
l/tb7-tjl| ltK\(>I/rK KT COMBAT DK (iENES. :)27
était grand temps pour elle de renoncer à une existence aussi
peu honorable que fatigante. Ses fauteurs, ses complices,
qu'il faut chercher dans le parti anglais, intéressé à faire la
nuit autour du crime de Rouen, et peut-être dans la maison
de Luxembourg, où elle trouva ses premiers patrons, n'avaient
plus besoin d'elle. Il ne lui restait plus qu'à ensevelir dans
l'oubli les traces de sa longue et téméraire supercherie. Lais-
sons, à notre tour, à la fin de sa carrière le bénéfice de
l'obscurité. Par un juste retour de la fortune, au moment
même où elle rentrait définitivement dans l'ombre, la figure
de la véritable héroïne, éclairée par une réhabilitation tardive,
revenait au grand jour de la vérité et de la gloire.
L'acte que nous venons de rapportei' fut un des derniers
que le roi de Sicile rendit avant de quitter encore une fois
l'Anjou. Appelé en Provence par l'obligation de préparer
l'expédition de son fils au royaume de Naples, il s'embarqua
avec la reine au Port-Lignier, près de son château d'Aiigers,
le 20 février 14,^7 '. Il passa dans son comté les dernières an-
nées du règne de Charles VIT, suivant avec impatience la
marche des événements d'Italie et se tenant prêt à intervenir
lui-même en cas de besoin. Cette éventualité ne se présenta
pas ; mais il l'attendait toujours, et c'est là sans doute ce qui
l'empêcha de se rendre personnellement à l'appel du Roi,
qui, au mois de mars 1458, le convoqua avec les autres pairs
de France pour juger à Montargis le duc d'Alençon, accusé
de trahison et de lèse-majesté ^ Il eut, en 1401 , l'occasion de
rendre, malheureusement en pure perte, un suprême service
à son beau-frère, dont la vie s'achevait, comme Ton sait, au
milieu de terreurs et d'angoisses continuelles. Les Génois
s'étaient révoltés encore une fois contre la domination fran-
' « Le dimanche xx'^jour de lévrier l'an mil cccc cinquante-six (1457 n. si.),
le roy et la reine de Sicille se partirent de ceslc ville d'Angiers à aller on pays de
Provence, et montèrent dès le port Lignier en leurs naves. « (Arcli. nal., 1* l;];}')',
i" 142.)
2 Arch. nat., 1' |:$:M', 1" 'iU \"; l' \Ub, n'" G20-G23.
328 RÉ\-OLTE ET COMHA'l' I.)E GENES. ,1401]
çaise, et Jean d'Anjou était revenu du pays napolitain pour
conibaltre la sédition. Mais le doge nouvellement réélu,
Prosper Adorna, s'empara de toute la ville et ne lui laissa que
le château, où il continua de se défendre vaillamment avec sa
garnison. Charles VII, à cette nouvelle, envoya des renforts
à son neveu. René, de son côté, fit appareiller quelques-unes
des galères de Jean de Village, et se rendit lui-même devant
le port de Gênes avec mille gens d'armes. Les troupes fran-
çaises, à peine arrivées, engagèrent une lutte acharnée. Mais
le bruit, vrai ou faux, qu'un corps d'armée arrivait de Milan
au secours de la ville, sema l'épouvante dans leurs rangs et
leur fit lâcher pied. Les Provençaux n'eurent pas même le
temps de débarquer. Les fuyards coururent se réfugier sur
leurs vaisseaux, poursuivis l'épée dans les reins par un en-
nemi implacable, qui ne faisait point de quartier. René avait
connnencé par défendre de les recevoir à bord, afin de les faire
retourner au combat ; mais, voyant la déroute complète , il
en recueillit le plus grand nombre qu'il put, et quand les em-
barcations furent tellement pleines qu'elles menaçaient de
couler, il donna à contre-cœur l'ordre du départ ; car les sol-
dats restés en arrière se jetaient à la nage pour rejoindre la
flotte, et, en la surchargeant, eussent infailliblement causé un
désastre épouvantable. Alors on vit des malheureux , près
d'atteindre le bord, repoussés par des mains impitoyables :
plusieurs eurent les bras coupés, d'autres regagnèrent le ri-
vage et furent massacrés. Cette fatale journée mit un terme
définitif à l'occupation de Gênes par la France. Jean d'Anjou
retourna au royaume de Naples, tandis que son père ramenait
à Savone les débris du corps expéditionnaire pour rentrer de
là à Marseille '.
Tels sont les faits qui se dégagent de l'ensemble des chro-
niques françaises et italiennes. Quelques écrivains en ont pris
texte pour faire peser sur le roi de Sicile la responsabi-
lité de la défaite : on Fa accusé amèrement d'avoir assisté
' Rer. iial. scrijjt., XXI, 725, 894. lîasiii, IV, 3C2; VI, 308.
lliOlJ REVOLTI': ]-:T Co.MB.VT de GENES. 329
impassible au carnage des siens, et de s'être éloigné en les
abandonnant à la merci du vainqueur'. M. de Villeneuve-
Bargemont prend beaucoup de peine pour laver son héros de
cette prétendue tache, « la seule véritablement fâcheuse qu'on
ait jamais faite à la mémoire de ce prince » . Il essaye de dé-
montrer qu'il ne pouvait être à Gênes ce jour-là, parce qu'il
était retenu en Provence par la mort de sa belle-sœui', par une
revendication du comté de iNice sur le duc de Savoie, etc. ^
Mais le zèle du panégyriste ne pouvait trouver de plus mau-
vais arguments. Outre que la revendication de Nice est de
trois ans postérieure, la présence de René à Gênes est men-
tionnée, non, connue l'allègue son historien, par le seul Simo-
néta, qui ne serait pas, en effet, une autorité bien solide,
mais par Thomas Basin,qui séjourna en Italie, par Christophe
de Soldo, auteur de la chronique de Brescia, et par d'autres
contemporains. Les indications fournies par son itinéraire,
sans être précises sur ce point, confirment plutôt qu'elles ne
contredisent la version de ces annalistes, qui n'est d'ailleurs
démentie par aucun témoignage. Le duc d'Anjou était donc
bien sur le théâtre de l'action. Seulement sa conduite a été
n)al appréciée : ceux qui l'ont taxée de lâcheté ou de bar-
barie n'ont pas consulté les sources, ou du moins ont négligé
celles qui donnent les raisons de sa déLeriiiination \ Ces rai-
sons sont aussi plausibles que celles d'un capitaine de vais-
seau qui, dans un naufrage, sacrifierait une partie de son
' Villaret, Hist. -eu. de France, XVI, 243; 1). Calmet, II, 8fil; etc. L'évé-
m'iiifiit est raconté pnr ce dernier sous cette rubrique étrange : « Le roi Hené passe
dans le royaume de Naples, 14C0. « Muratori, dans ses J/tiui/es il' Italie (IX, 277},
ne dit rien du rôle de Bené à l'aftaire de (ièues; mais on trouve dans ses paroles
un écho de l'animosilé des Italiens : les Français, suivant lui, étaient alors un
peuple de brutes {allora gente bestiale).
■ Vill.-I'.arg., II, 147-150, et 31(;-319.
^ it Clim autem liigientes ad littus, ithi videhunt go/leas repausare, salyori se
jiDSse existtmareiit^ et galleas consceiidere, vitaiido' iteci.s eaiisu , satugereiil, ah /lis
(jiii in galleis erant /iro/iiùeùanlur^ Tereittibus ne nimia multiliido eis naufragimn
vel perditionis causa exsisleret. « (Basin, VI, 308. } « Perche se n'eraiio cosi cari-
cate le galère, cite sarebboiio affoiidate. » (Chrislopli. à Soldo, Rer. ital. script.,
XXI, 894.)
:îa(i RÉVOLTE ET COMBAT DE GENES. i1461J
équipage pour sauver le reste, ce qui vaudrait assui'énient
mieux que de condamner la totalité à une mort certaine. C'est
une douloureuse nécessité qui le contraignit à s'éloigner de
la côte sans avoir pu recueillir les derniers fugitifs. Mais il
n'en était pas cause, et son cœur naturellement généreux dut
saigner de cet abandon forcé. Tout au plus pourrait-on lui
reprocher d'être resté sur son navire : encore faut-il observer
que ses soldats eux-mêmes, d'après Basin, ne purent des-
cendre à terre ; la déroute avait été trop prompte. M. Vallet
a tiré de cet événement une autre conséquence inadmis-
sible en prétendant que René, après s'être fait battre à Gê-
nes, avait rapporté cette triste nouvelle au Roi et contribué
par là à faire mourir de chagrin le malheureux Charles VII.
L'assertion du savant historien vient d'une distraction évi-
dente: en effet, de l'aveu de tous, et de M. Vallet lui-même,
le combat eut lieu le 17 juillet 1461 ; or, le Roi était dès ce
jour-là dans un état désespéré et mourut le 22 du même
mois*. Il ne put donc connaître l'échec qui terminait si mal
son glorieux règne, à moins de supposer aux courriers du
temps une i-apidité jusque-là inusitée. Quant à l'avoir appris
de son beau-frère lui-même, c'est encore plus impossible; car
René s'arrêta, comme je l'ai dit, à Savone, et demeura ensuite
en Provence jusqu'au commencement de l'année suivante.
Malgré tout, le souvenir de cet insuccès resta désormais atta-
ché à la personne du prince d'Anjou, et, si l'opinion publique
ne le lui imputa pas, elle répéta cependant qu'en dépit de sa
bravoure personnelle et de ses prouesses chevaleresques, il
n'avait jamais eu de bonheur à la guerre ^ Aussi fut-ce la
dernière fois qu'il prit part à une expédition militaire.
' Nouvelle Blograpliic générale, article Rrnk u'AnJOU. Cf. Hist. de Charles VU,
III, 43(i, 457. M. Vallet dit également dans son article biographique que René
avait reçu du Roi le titre de commandant en cliel des forces de terre et de mer
envoyées à fiènes. .le n'ai pas trouvé trace de ce fait.
2 Rasin, VI, -30!).
CHAPITRE V.
RENÉ DUC D'ANJOU,
sous LOUIS XI.
(1461-1471)
-totoso*-
AttituJe réciproque de René et de Louis XI à l'avénemciU de celui-ci. — Projet
de mariage de Nicolas d'Anjou avec Anne de France. — Politique du Roi en
Italie ; négociations avec Pie II. — Fin de la campagne de Jean d'Anjou au
royaume de Naples. — Revers de la reine Marguerite d'Angleterre; elle se ré-
fugie en France. — Affaire de Nice : son territoire enlevé aux comtes de Pro-
vence; négociations à ce sujet; sommation adressée par René au duc de Savoie.
— Rôle du roi de Sicile dans la guerre du Rien public. — Accord avec Mar-
guerite de Savoie. — Amljassade des Catalans; René accepte le trône d'Aragon,
— Guerre de Bretagne. — Rapprochement apparent des rois de France et de
Sicile. — Expédition de Catalogne. — Mort de Jean d'Anjou. — René se re-
tire en Provence.
On a si souvent parlé de la réaction qui se produisit dans
le gouvernement de la France à l'avènement de Louis XI, de
la volte-face qui s'opéra dans la politique et dans les conseils
de la couronne, de la disgrâce où tombèrent les conseillers et
les serviteurs les plus dévoués du roi défunt, qu'il semble inu-
tile d'annoncer que la maison d'Anjou va ressentir le contre-
coup de ce revirement général. Son chef, qui possédait à la
cour de Charles VII une position prépondérante, une in-
fluence intime et salutaire^ ne jouera plus, par cette raison
même, qu'un rôle effacé auprès de son successeur. La nature
avait créé entre l'oncle et le neveu une antipathie latente, que
les événements développèrent. L'un cherchait sa force dans
la droiture et la fidélité, l'autre dans la souplesse et l'intri-
gue. La participation du premier à la haute administration de
l'État, aux réformes les plus importantes et les plus utiles,
332 ATTITUDE UE LOUIS XI ET DE RENE. y-VM]
avait excité la jalousie du second, qui alors était tenu ou se
tenait volontairement à l'écart. A l'époque des ordonnances de
Châlons sur l'organisation de l'armée, leur rivalité avait pris
un tel caractère d'intensité que l'ambassadeur milanais la
signalait dans sa relation comme une cause d'agitation des
plus graves \ Lors de son voyage en Provence, deux ans plus
tard, lors de son" ambitieuse immixtion dans les affaires d'Ita-
lie, en 1453, le Dauphin , qui avait voulu tour à tour gagner
et supplanter René, avait rencontré chez lui une opposition
polie, mais ferme. Leurs dispositions réciproques n'étaient donc
rien moins que bienveillantes à la mort du roi Charles ; cepen-
dant ils ne le laissèrent point paraître d'abord. L'intérêt de
Louis était de ménager son oncle et de ne pas le rejeter dans
le parti des seigneurs notoirement hostiles à sa personne ; le
devoir du duc d'Anjou, devoir duquel il n'entendait nullement
s'écarter, était d'obéir à son suzerain et de le servir avec
loyauté, sinon avec affection. Chacun d'eux, en cédant à son
mobile ordinaire, était amené à garder vis-à-vis de l'autre
les apparences de l'entente cordiale. Or, l'art de feindre étant
le triomphe du nouveau Roi, il fera aisément violence à ses
sentiments intimes ; il flattera, il cajolera son vassal, en
attendant l'occasion propice de se démasquer et de l'abattre.
René, plus franc, sera plus sobre de protestations amicales,
et son dévouement demeurera froid; ce qui augmentera en-
core la défiance de l'ombrageux monarque. C'est là, en deux
mots, l'explication de leur conduite et la clef des événe-
ments qu'il nous reste à dérouler.
L'absence du roi de Sicile et de son fils à la cérémonie du
sacre de Louis XI, le 15 août 1461 , fut remarquée ; car, quoi
qu'en aient dit plusieurs historiens^ ils n'y assistèrent ni l'un ni
l'autre. Mais ce fait, où l'on a pu voir un premier symptôme
de dé.saccord, paraît n'avoir eu qu'une cause fortuite : René,
occupé à ramener les débris de la flotte envoyée dans les eaux
de Gênes, était à peine de retour en Provence ; et quant à Jean
' Arcli. (I«^ Miliin, Domiiiio J'isconteo , an. 14 Î5; pièces jiislificatives, n" 21.
[1462J ATTITrDK DE LOUIS XI ET DE IIENE. 333
d'Anjou, il se trouvait encore bien plus éloigné, car, après
être venu combattre les Génois, il était retourné faire la guerre
pour son compte dans le l'oyaume de Naples '. L'abstention
des deux princes est rapportée, avec la raison que j'indique,
par le chroniqueur Chastelain , contemporain et témoiji ocu-
laire des fêtes du couronnement ; mais il dit aussi qu'ils
envoyèrent auprès du Roi, à Reims ou à Paris, la fleur de
leur noblesse ". Il n'y avait donc là, de leur part, aucune
marque de mauvais vouloir.
Cependant René attendit, pour reparaître en France, jus-
qu'au mois de février 1462 '\ Il devait douter des bonnes
intentions de Louis XI à l'égard de sa maison : plusieurs
faveurs qu'il reçut de lui en signe de joyeux avènement le
rassurèrent. En premier lieu, le Roi reconnut que le comté de
Beaufort, dont la possession était disputée par le vicomte de
Turenne, était une annexe et une dépendance du duché d'An-
jou : il abandonna donc de nouveau les droits de la couronne
sur ce fief, en faveur du duc régnant et de ses successeurs,
mettant ainsi le poids de son autorité dans la balance où se
pesaient les droits des compétiteurs '\ Il confirma ensuite et
prolongea pour sept ans les dons et pensions que Charles VII
avait octroyés à son beau-frère sur les greniers à sel d'Anjou,
sur l'imposition foraine, sur les aides et la traite des vins du
même pays. La teneur de cet acte était conçue en termes des
' D. Calmet l'ail assister Jean au sacre (II, 8G4); mais il est obligé, pour cela,
de commettre des anachrouismes que je rectifierai tout à l'iicure. Bourdigué suit
l;i même version (il, 21 i) et raconte une conversation entre le Roi et le duc de
(îiilahre, qui, si elle fut tenue, ne peut l'avoir été qu'à une époque postérieure au
sacre. On a, d'ailleurs, une autre preuve de l'absence de Jean : c'est une lettre de
lui, datée du camj) sous Aquaiiia, le 1 septembre 14GI (Ardi. iiat., KK 1110,
|o .^22 v"). Le dernier historien de Louis XI l'ait séjourner René à Amboise pen-
ilanl les cérémonies du couronnement et de l'entrée solennelle à Paris (Urbain
Legeay, Hist. de Louis XI, 1874, I, 261) : l'itinéraire de ce prince et les sursis
ou souffrances d'hommage qui lui furent accordés en 1401 atleslent qu'au cou-
traire il était absent du roNaume.
-' Chastelain, éd. Kcrvjn de Lcttenhove, IV, 88, 91.
^ Itinéraire.
< Acte daté d'Amboise, le l'^' no\cud)re liCl (Arch. nat., I' 1337, n" 352).
■m PROJET DE MARIAGE DE NI(()LAS D'ANJOU. [14621
plus honorables, tant pour le donataire, aux services duquel
on rendait hommage, que pour la mémoire du feu Roi, dont
les générosités étaient sanctionnées '. Une démonstration plus
éclatante encore, qui, à la vérité, ne devait pas aboutir aux
heureux résultats qu'elle promettait, vint rendre aux princes
d'Anjou la sécurité. Des pourparlers s'engagèrent pour le
mariage d'Anne de France, fille de Louis, encore au berceau,
avec Nicolas, marquis du Pont, fils de Jean, duc de Calabre.
Ce jeune prince, âgé d'environ treize ans, était élevé à Angers,
sous la direction de Louis de Bournan, son gouverneur'. Il
était l'espoir de sa race et l'un des héritiers de la riche
succession d'Anjou. Une alliance avec la fille du Roi de-
vait resserrer les liens, prêts à se relâcher, des deux bran-
ches rovales issues de Jean le Bon. L'une et l'autre avait à
gagner à cette union , comme autrefois à celle de Charles VII
avec la fille de Louis II. René se prêta volontiers aux négocia-
tions, et, dès le 27 novembre 1461, délégua son frère le
comte du Maine, son gendre Ferry, Louis et Bertrand de
Beauvau et l'évêque de Marseille pour traiter en son nom des
conditions du mariage, leur conférant le pouvoir de tout ar-
rêter avec le Roi, s'ils le trouvaient réellement disposé à pour-
suivre cette affaire et à la mener à bonne fin *. Il fut stipulé
que la princesse recevrait cent mille écus de dot, sur lesquels
' « Pour la proximité de lignage dont nous actienl nostre très-chier et très-araé
oncle le roy de Sicile, duc d'Anjou, aussi [à cause] des grans, notables, louables et
proffitables services par luy faiz, tant à feu nostre tiès-chier seigneur et père,
cui Dieu pardoiiit, nu fait de ses guerres et aulrenient, comme à nous mesmes
eu plnseurs et diverses manières; aians regart, avec ce, aux grandes charges et
despcuses (|u'il a eues par long temps et encores a contiuuelment à sup))orter,
[tant] pour le fait, entretenement et conf|ue5te de soudit royaume de Sicile que
autres ses grans affaiies, etc. » Acte daté de Moutrichard, le 7 novembre 14G1.
(Arrli. nal., P 13-34^, f" lOô.) A l'expiration des sept ans, ces dons furent renou-
velés pour toute la vie de René. [Ibid., f" l()(i.)
- Nicolas était alors entretenu sur le \nvà de deux mille livres par an, dont
Jean de Cliampgirault, commis à la recelte et à la dépense du royal enfant, ren-
dait comiite à la Chambre d'Angers. (Arch. nal., P l3-3'r, f" 75.)
• Dibl. uat., ms. fr. 2740, 1» 106. Arch. nat., P X'574, f" 124. Papon, Uut.
(le Proicine^ t. III, p. LXXIII.
! 14621 POIMTKOT-K DF K<>I KN ITALIF!. 335
soixante mille francs seraient payés, dans un délai Irès-rap-
proché, entre les mains de son grand-père : il donna, en effet,
quittance de cette somme le 20 mars 1462 ', et, on retour, il
assigna en douaire à la future épouse une rente de dix mille
écus, assise sur Loudun, Yères, Gondrecourt, Fiouard et
terres environnantes. Dans le cas où le mariage ne serait pas
consommé, ce douaire ne devait pas être livré et la restitution
de la dot pouvait être réclamée par le Roi -.
Ce projet d'alliance, d'après certains indices, paraît avoir
été mis en avant par l'influence de la reine douairière Marie
d'Anjou, pour qui Louis XI s'était toujours montré plein de
déférence, et sur la demande du duc de Calabre, qui, voyant
ses affaires ma' tourner au royaume de Sicile, espéi'ait par là
intéresser directement le roi de France à sa cause. Plusieurs
coups de main, tentés par Jean sur la ville de Naples, venaient
d'échouer ; il en était réduit à chercher un appui au dehors,
et aucun ne pouvait lui être plus utile que celui du puissant
souverain. L'événement parut d'abord justifier son attente:
Louis montra quelques velléités d'agir, et commença par faire
jouer, en faveur de son cousin, les ressorts de son habile
diplomatie. Il est vrai qu'il nourrissait alors des projets de
conquêtes personnelles dont la réussite se liait intimement à
celle de la restauration angevine : les discordes intestines qui
devaient bientôt accaparer son attention n'étaient pas nées, et
le sentiment de la grandeur extérieure de la France n'était pas
encore étouffé chez lui par l'idée fixe de la centralisation. Il
s'ouvrit confidentiellement de ses desseins aux ambassadeurs
florentins qui étaient venus le complimenter sur son avène-
ment. Déjà, dans une de ses lettres, il avait prié leur gouver-
nement de ne point prêter assistance au parti aragonais. Il
leur renouvela verbalement sa demande dans une conférence
' Aicli. liai., ibicl., i" 127 \°. Plusieurs historiens, iiotaniiuent les auteurs de
V .'lit de vérifier les dates (Xlil, 410), ont avauci- que Nicolas avait touclié ileu\
lois la (lot de sa fiancée : ils ont sans doute compté le payement de cet à-compte
/ pour un payement total.
- Arch. nat., J .513, n^ 50.
336 POLITIQUE DU ROI EN ITALIE. [1462]
secrète, tenue le 31 décembre 1461, leur avoua en môme
temps qu'il songeait à réclamer la souveraineté de Gênes, et
sollicita le concours de la république pour cette double entre-
prise. Les ambassadeurs répondirent de manière à ne pas se
comprouiettre. Trois jours après, le Roi les reçut de nouveau,
et leur déclara plus explicitement qu'il voulait Gênes pour lui
et Naples pour René; qu'il s'engageait à ne pas revendicjuer
autre chose en Italie, et qu'il offrait de marier le duc de Ga-
labre à la iille du duc de Milan, leur allié, moyennant quoi il
soutiendrait ce dernier envers et contre tous, particulièrement
contre le duc d'Orléans, son compétiteur '. Ainsi commençait
à se révéler cette politique à double face, qui aujourd'hui
sacrifiait un prince du sang à un autre, et demain trahirait
celui-ci au profit d'une nouvelle combinaison.
En même temps, Louis XI essayait de vendre au pape l'a-
bolition de la fameuse pragmatique-sanction de Charles VII,
au prix d'une reconnaissance des droits de la maison d'Anjou
et de l'abandon du parti de Ferdinand. Mais Pie II ne l'en-
tendait pas ainsi. Ses réponses à l'évêque d'Arras, chargé de
la négociation,, furent les mêmes qu'au congrès de Man-
toue. En vain le prélat lui écrivit -il que la pragmatique
serait irrévocablement détruite s'il voulait se montrer fa-
vorable aux Angevins, que le Roi avait la chose à cœur
parce qu'il venait de promettre sa fille au petit-fils de René,
qu'au reste la cour de France était résolue à soutenir ce
prince énergiquement, et qu'il ne serait pas avantageux de
s'y opposer. En vain le nonce appuya-t-il ces démarches au-
près du pontife en lui faisant espérer une partie de laCalabre
pour son propre neveu. Ils n'obtinrent que des refus ou de
de vagues assurances de sympathie. Louis XI, soit qu'il
attribuât à ces dernières une portée qu'elles n'avaient pas,
soit qu'il obéît à des considérations d'un ordre différent, j)ro-
mit néanmoins la révocation de la pragmatique. Il la révoqua
en effet, et, aussitôt après, pensant (|ue l'accomplissement de
' Desjardius, IVi-^ocialio/ts <lc la France avci: la Toscane, J, 104, 127.
ili62] NEGOCIATIONS AVEC l'IE H. 337
ce grand acte aurait désarmé le pape mieux que toutes les pro-
messes n'avaient pu le foire, il réitéra ses instances. L'évoque
d'Arras, devenu cardinal, adressa à Rome de nouveaux mes-
sages au sujet des affaires napolitaines et de l'alliance projetée
entre Anne de Fiance et Nicolas d'Anjou ; il lit même entendre
que la reconnaissance des droits de René avait été regardée
comme la condition tacite de l'abolition concédée. Suivant les
Commentaires de Pie II, qui a rapporté cette affaire en détail,
c'était là une surprise et une déloyauté, car jamais rien de sem-
blable n'avait été convenu ni même sous-entendu : le Roi fei-
gnait de croire une chose qu'il savait bien n'être pas vraie, ou
plutôt c'était le cardinal qui inventait cet argument pour les be-
soins de la cause ; le pape lui en fit des reproches et déclara
qu'il attendrait, pour s'expliquer, une ambassade spéciale '.
L'ambassade demandée partit au mois de mars 1462 : elle se
composait du cardinal lui-même, de Jean de Beauvau, évêque
d'xAngers, de l'évêque de Saintes et de quelques autres person-
nages. Le premier, dans plusieurs audiences, lit valoir l'im-
portant service rendu au saint-siège par Louis XI, et offrit en
son nom de chasser tous les Turcs de l'Europe. C'était atta-
quer le Pontife par son côté faible. Il pouvait prendre au mot
l'ambassadeur royal et saisir l'occasion de réaliser sa grande
' Commcntaril Pii II, p. 187. 11 tant se rappeler que les mémoires d'iEiieas Syl-
viiis ou Pie il, publiés par Gobellini, son secrétaire, n'ont pas une autorité histo-
rique absolue; cependant le récit de ces négociations semble exact. Il est confirmé
dans son ensemble par une lettre inédile (ju'un des confidcnls de René lui adressa
au mois de février 14G2 ,et qui contenait en substance les renseignements que voici :
Le marquis de Ferrare et la républiqne de Venise sont bien disposés. Quant au
pape, il est plus ardent que jamais à soutenir Ferdinand; il emprunte de l'argent
à gros intérêts et réunit 100,000 ducats pour aider ce prince. Mais, si le roi de
France tient bon, René l'emportera sur tous ses ennemis. Le pape a répondu aux
ie(iuétes de Louis, suivant un témoin auriculaire, qu'il ne croyait pas ([ue ce mo-
narque voulût devenir un tyran, et qu'il ne craindrait pas plus le fds que le père.
On dit à Rome qu'il n'abandonnera pour lieu an inonde son idée, et qu'il ne
tient aucun compte de l'abolition de la pragmatique. Le duc de Milan et lui se
l'ont forts de chasser le duc de Calabre du royanuie pour la fin d'avril, et ils ne
cherchent qu'à dissimuler vis-à-vis du Roi. Si celui-ci envoyait au pape et aux
cardinaux une leltrc bien catégorique, ce serait fort utile. (Bibl. nat., nis. IV.
20429, f" 42.)
22
338 NÉGOCIATIONS AVEC PIK II. 11462
pensée : du môme coup, la croix était rétablie à Constaiiti-
uoplc et le drapeau fleurdelisé h Naples. Mais peut-être une
oifre si belle ne lui parut- elle pas sincère : il résista. Tout ce
qu'on put tirer de lui fut la proposition d'une trêve entre Fer-
dinand et le duc de Galabre. Le Roi, mécontent, écrivit lui-
même au Saint-Père : il se plaignit qu'au lieu de l'écouter, il
combattait encore plus vivement le parti angevin, et que l'ar-
gent des bénéfices de France était employé, disait-on, à pous-
ser la guerre contre les princes français. Puis il envoya à Rome
Bournazel, sénéchal de Toulouse, qui tint un langage encore plus
net et menaça de faire quitter la ville à tous ses compatriotes.
Cette mesure faisait partie d'un ensemble de moyens énergiques
conseillés à Louis XI par un ami ou par un membre de la
maison d'Anjou, et qui eussent probablement changé la face
des choses, si l'on se fût décidé à les employer. Ils consistaient,
d'après un mémoire anonyme remis à ce sujet au monarque,
à exiger le retrait des troupes pontificales qui opéraient avec
celles de Ferdinand, et, si le pape refusait obstinément, à com-
mander à tous les sujets français habitant Rome, y compris
les cardinaux, de revenir en France dans le délai d'un mois,
pour donner leur avis sur les affaires d'Italie et les intérêts de
la foi chrétienne; à gagner, par les prières ou l'intimidation,
le duc de Milan ; à envoyer le plus tôt possible trois ou quatre
cents lances en Piémont et dans le comté d'Asti ; à nouer des
intelligences avec le marcjuis de Montferrat et les Vénitiens ;
il assigner enfin les cent mille écus c|ui restaient à payer sur la
dot de la princesse Anne, pour permettre d'entretenir l'armée du
duc Jean. « Si toutes les provisions nécessaires sont données
promptement et avec le concours de la Reine, disait en ter-
minant le rédacteur de la note, le royaume de Sicile n'est
pas entièrement perdu ; cependant le roi René ne doit viser,
pour le moment, qu'à sauver la personne de son fils, qui est
en grand danger, mais qui a mandé que l'exécution de ce plan
pouvait encore lui rendre l'avantage '. » Malheureusement pour
Aicli. liai., .1 513, n" 50; pièces justificatives, u" SO.
[1462J NEGOCIATIONS AVEC PIE II. 33»
les princes d'Anjou, ou se borna au premier point, el encore
Bournazel s'arrêta-t-il à la menace. Pie II était trop lin diplo-
mate pour croire à son exécution. Faites connue vous vou-
drez, dit-il avec indifférence.
Des messages courroucés suivirent cette réponse; mais
la colère de Louis XI, d'après la chronique, n'était })as bien
sérieuse. Le pontife répliqua qu'il était obligé, en vertu d'un
traité, d'agir comme il le faisait : le Roi n'avait qu'à ordonner
à son cousin de déposer les armes, Ferdinand l'imiterait, et
l'on viderait ensuite le débat pacifiquement. Les envoyés
français ayant insisté auprès de lui pour avoir une autre solu-
tion, il leur offrit de nouveau de ménager une trêve entre les
deux compétiteurs au trône de Sicile, trêve qui devait être
de quatre mois seulement. Ils étaient sur le point d'accepter;
mais, ayant voulu faire comprendre dans la suspension des
hostilités Sigismond Malatesta, capitaine italien, allié de Jean
d'Anjou, ils se virent éconduits, par la raison que ce condot-
tiere était l'ennemi de l'Église et qu'en invoquant son secours
le duc de Calabre avait manqué de respect au saint-siége. Cet
incident rompit les négociations. Aussitôt le pape fit dire aux
ambassadeurs de Ferdinand d'Aragon : « Vous avez ce que
vous vouliez, la guerre, c'est-à-dire la victoire; retournez vite
aux armes. »
D'après ce propos, qu'il nous rapporte lui-même. Pie II
ne paraît pas avoir tenu beaucoup non plus à l'adoption de
ses propositions. Sur de nouvelles représentations du roi de
France, qui lui écrivit, dit-il, comme s'il eût été sou supé-
rieur, en prétendant lui dicter sa ligne de conduite, il chargea
deux légats de transmettre à ce prince son dernier mot : il
consentait à demander une trêve de trois ou cinq ans, si les
Français prenaient les armes contre les Turcs. L'enjeu était par
trop inégal. Mais le pontife savait bien d'avance que ce mar-
ché ne serait pas accepté, car il alfirme un peu plus loin que
Louis XI ne se souciait pas plus de la croisade que les autres
souverains, et qu'il l'avait traitée de rêve chimérique devant
'évoque de Ferrare. « Et pourtant, ajoute-t-il, c'était lui-même
340 FIN DE LA CAMPAGNE DE JEAN D'ANJOU. [1462^
qui rêvait, lui qui s'était vanté d'accomplir en un an le pro-
gramme suivant : vaincre l'Angleterre, apaiser l'Espagne,
passer en Italie, soumettre Gènes, conquérir le royaume de
Sicile, passer de là en Grèce et dompter toutes les nations
barbares \»
Quoi qu'il en soit de la vérité de cette curieuse allégation,
la trêve fut rejetée, non par les princes d'Anjou, mais par Fer-
dinand. Le Roi fit mine de vouloir rétablir la pragmatique :
c'était entre ses mains une arme commode, dont il entendait
jouer pour obtenir de Rome tout ce qui lui plairait. Mais la
marche des événements vint soudain modifier ses résolutions,
si jamais il en eut d'arrêtées au sujet d'une intervention en
Italie. Dans un combat décisif, livré à Troia, en Capitanate,
le 18 août 1462 % le duc Jean fut mis en déroute, ainsi que
le condottiere Piccinino et les barons napolitains, ses alliés.
Ce fut, au dire des annalistes italiens, un des plus grands
faits d'armes du siècle : après une lutte de six heures, dans
laquelle il périt de part et d'autre une quantité de monde, les
Angevins laissèrent aux mains des Aragonais trois cents pri-
sonniers et cinq cents chevaux, et se retirèrent à Gastellamare,
où se tenait leur escadre. Un grand nombre de seigneurs s'y
trouvant réunis, Piccinino dit tout bas au duc de Galabre :
« Aujourd'hui, si vous le voulez, vous êtes le maître du
royaume. — Et comment? demanda le prince. — Arrêtez
tous ces gens et dirigez-les sur la Provence, car ce sont eux
I Commcntaril PU II, \^. 207, 271, 324, 340. Cf. Jager, Hlst. de l'Église
catholique de France, XIII , 520 et suiv. ; Duclos, Hist. de iMuis XI, I, 136,
138; etc.
- Cette date est fournie à la fois par la Cionica del regiio di Napoli (pièces
justificatives, n«> 100) et par VAit de vérifier les dates (XVIII, 353). Ainsi D. Cal-
met, qui place la bataille de Troia avant la mort de Charles VII et prétend que
Jean revint en France en 14G1 pour repartir en 1462 (11, 803), a été induit en
erreur par les sources qu'il avait à sa disposition, et qui, de son aveu, ne con-
tiennent rien de clair sur ce point. Le duc de Calabre ne discontinua un moment
sa campagne que pour venir combattre la révolte de Gênes, dont il a été question
plus haut : il dut, de là, regagner directement le royaume de Sicile. (Cf. la Cro-
nica, ibid., et le Journal de iS'aples, Rer. ital. script., XXI, 1133.) M. de Ville-
neuve-Bargemont a également erré au sujet de l'époque de sa défaite (II, 140).
I1463J ri\ DE LA CAMPAGNE DE JEAN D'ANJOU. 341
qui font durer la guerre, et sans eux vous aurez l'avantage.
— A Dieu ne plaise, répondit-il, que je commette une trahi-
son ; jamais un membre de ma famille n'a voulu en com-
mettre, et je ne commencerai pas. S'il plaît à Dieu que je
devienne roi, je le serai ; sinon, que sa volonté soit faite '. »
Un tel langage était digne du fils de René d'Anjou, et le
dernier champion de sa maison tombait noblement. Mais si
cet incident prouve que les princes angevins n'avaient pas
dégénéré, il montre également que les Napolitains étaient
restés les mômes, et que les plus fidèles n'avaient renoncé ni
au calcul ni à l'intrigue. Aussi délaissèrent-ils le duc avec
autant d'empressement qu'ils l'avaient acclamé, et le condot-
tiere qui lui avait proposé leur enlèvement ne tarda pas
lui-même à en faire autant. Malgré leur défection, Jean essaya
de tenir encore la campagne, et se retrancha, en 1463, dans
l'île d'Ischia, voisine de Naples, espérant toujours voir arri-
ver de France un secours quelconque. Son échec, qui eût
engagé tout autre prince à lui tendre la main, détermina pré-
cisément son cousin à l'abandonner tout à fait. La même
année, Louis XI renonça à toute revendication en Italie, céda
ses droits sur Gênes au duc de Milan, l'allié des Aragonais,
et resserra son alliance avec ce prince versatile, en attendant
qu'il en fit proposer une au roi Ferdinand lui-même\ Si c'était
là la politique de l'habileté, ce n'était pas celle de l'honneur,
et, même au point de vue de l'intérêt personnel du Roi,
cet abandon était une faute, car il lui mettait sur les bras
un ennemi redoutable pour le jour prochain où une lutte in-
testine éclaterait en France. Un moderne historien a paru
croire que l'hostilité du duc de Calabre dans la guerre du Bien
public était le motif qui avait fait prendre à Louis une réso-
lution aussi opposée aux traditions des règnes précédents ';
' Cronica dd regno i/i Napoli (pièces justificatives, n" 100). Vespasiano da
nlslicci, y'tle (li iiumiiii illtistri <lel secolo XV, éd. Bartoii, Florence, 1859.
p. 114.
* Desjai clins, o/;. cit., I, 9, 10, 131, l(;i.
De Chervier, H\st. de Charles T'IIl^ I, 25.
842 REVERS DE LA gEINE MARGUERITE. [1461-64]
mais il est clair que celle-ci précéda celle-là, et qu'au con-
traire la conduite du souverain à son égard jeta le futur
ligueur dans la voie de la révolte. Après quelques efforts
désespérés, il repassa en Provence et de là en Lorraine, au
printemps de l'année 1464. René crut devoir envoyer de
nouveaux ambassadeurs à la cour de Rome. On refusa de les
entendre; il protesta encore : mais tout était bien fini, et le
fait accompli était sanctionné \
En même temps que les dernières espérances de sa maison
s'évanouissaient en Italie, le malheureux roi de Sicile voyait
s'écrouler le trône plus solide où la politique de Charles VII
et la sienne avaient fait asseoir sa fille Marguerite. La guerre
des deux roses est trop connue pour que j'en rapporte ici les
péripéties. On sait que la vaillante reine d'Angleterre, après
avoir victorieusement défendu sur plusieurs champs de bataille
les droits de son époux, attaqués par le duc d'York, vit la for-
tune changer, et que le fils de son rival, Edouard IV, fut cou-
ronné à Londres en 1461. Elle passa une première fois en
France, pour demander du secours au Roi, dans le courant de
cette même année. La reine-mère, René, le comte du Maine
unirent leurs instances aux siennes. Mais le bon vouloir de
Louis XI n'alla pas beaucoup plus loin à son égard qu'envers
son frère Jean. Il lui promit son appui, commença, en effet,
des armements, manda le ban et l'arrière-ban comme s'il eût
voulu faire une descente en Angleterre; mais ces préparatifs,
dit Ghastelain, étaient uniquement en vue du siège de Ca-
lais ^ Il tenait avant tout à s'assurer cette place, et, dans
l'espoir de la recouvrer, il consentit à prêter à sa cousine vingt
mille livres, à la condition que, si elle ne les restituait pas dans
' Cronica et Journal de Naples, ibid. Arch. nat., KK 1127, f" 2:59. Dourdigné,
en rapportant la réponse dilatoire faite par Louis XI aux demandes de secours du
duc Jean (réponse qu'il place au moment du couronnement du Roi, mais (pii dut
être donnée au prince après son retour, en I4G4), dit que celui-ci demeura éba-
hi, courroucé, et dissimula en attendant l'occasion de se déclarer; puis il passe
immédiatement, comme à une conséquence naturelle, à la guerre du Bien pui)lic
(11, 21 i et suiv.).
- Ghastelain, éd. Kervyn de Lettenhove, IV, 225,
1 102-03] REVERS DE LA REINE MARGUERITE. 343
le délai d'un an, la vUle lui serait cédée. Marguerite lui donna
quittance de la somme au mois de juin 1402, avec Tautorisa-
tion de son mari. Elle promettait, dans cet acte, qu'aussitôt
qu'Henri VI aurait repris possession de ses États, il remettrait
le commandement du château de Calais au comte de Pembrock
ou à un autre de ses parents, qui jurerait d'en ouvrir les portes
au roi de France à défaut du remboursement de sa créance
dans le délai convenu; toutefois ce prince, pour entrer en
jouissance, devait ajouter quarante mille écus aux premières
vingt mille livres*. Un pareil engagement était difficile à exé-
cuter, et, pour Louis XT, complètement illusoire : s'il prêtait à
la reine un secours efficace, il lui donnait le moyen de ressai-
sir le pouvoir et d'acquitter sa dette en argent ; s'il ne lui don-
nait, au contraire, qu'un corps de troupes insignifiant, il était
probable qu'elle n'arriverait à rien et ne pourrait le payer
d'aucune façon. Ce fut, cependant, ce dernier parti qu'il
adopta. 11 mit à ses ordres deux mille gens d'armes et le sé-
néchal Pierre de Brézé, serviteur dévoué de Marguerite et de
son père, « qu'il aimoit de léal ardent amour comme son
naturel seigneur- ». Le roi d'Angleterre eut beau députer
en France un diplomate habile, Guillaume Cousinot, avec la
mission de provoquer de nouvelles démarches et l'envoi d'une
certaine quantité d'artillerie ^ : on ne put obtenir autre chose.
Aussi qu'arriva-t-il ? Dès l'année suivante, la petite armée
des Lancastre, après une tentative héroïque, fut de nouveau
l)attue ; Henri VI, tombé au pouvoir du vainqueur, fut enfermé
dans la tour de Londres, et la fille de nos rois, errante au fond
des forêts, traquée de toutes parts, s'estima heureuse de ren-
contrer un voleur de grand chemin pour lui confier l'héritier
de sa race et se faire conduire au bord de la mer. Elle se rem-
' Arch. nat., .1 048, n° 2. Cette pièce porte la signature autographe de Mar-
guerite.
2 Chastelain, IV, 228.
■■ V. les instructions remises à re svijet à Cousinot parmi les pièces justifica-
tives que M"'' Dupont a jointes à son édition de la Clironique de Jean de Wavrin
(IL[, 180).
344 MARGUERITE SE RÉFUGIE EN FRANCE. [1463]
barqua, descendit sur les côtes de Flandre, et de Bruges, où elle
laissa son fils, se rendit à Lille et à Béthune. Le duc de Bourgo-
gne, qui se trouvait là, lui fit l'accueil le plus généreux, et donna
l'ordrequ'on la conduisît, à ses fixais, jusque dans le duché de
Bar, où elle fut remise aux officiers de son père. On s'étonna de
lavoir recourir à la protection d'un prince qui avait été l'ennemi
juré de sa maison. Chastelain, le chroniqueur bourguignon,
laisse échapper à ce propos quelques réflexions empreintes
d'une amère ironie; mais lui-même allègue plus loin que ni
Louis, ni René, ni Charles d'Anjou ne pouvaient rien pour
l'infortunée Marguerite, parce qu'Edouard, le nouveau souve-
rain de l'Angleterre, ne tenait aucun compte de leurs avis, et
que tout était bien changé depuis le temps du roi Charles,
« en qui elle se soloit fier d'ayde et de confort ^ » .
Tout était changé, en effet. L'influence delà France à l'étran-
ger était sacrifiée ; en Angleterre comme en Italie, sa main
puissante se retirait, pour s'appesantir sur ses ennemis inté-
rieurs. Mais le nombre de ces ennemis mêmes n'allait-il pas
grossir à chaque pas fait dans une voie politique si nouvelle
et si hasardeuse ? « Si Louis XI n'avait consulté que son
inclination, dit Duclos, il aurait donné des secours à Mar-
guerite; mais il était alors occupé d'affaires trop importantes
du côté de l'Espagne pour se mêler de celles de l'Angleterre^ » .
Les affaires de l'Angleterre n'étaient-elles pas aussi celles
de la France, et n'était-ce pas un intérêt de premier ordre de
maintenir à la tête d'un pays si voisin, si dangereux encore
par ses prétentions et son hostilité séculaires, une dynastie
attachée désormais à nos rois par les liens du sang, de l'ami-
tié et de la reconnaissance? Soit qu'il ne le pût, soit qu'il ne le
voulût, Louis XI ne tenta rien, à cette époque du moins, pour
atteindre un pareil résultat. Il laissa même à René, dont les
finances étaient déjà obérées, toute la charge de l'entretien de
sa fille. Marguerite, ne pouvant songer pour le moment à re-
joindre son mari, reçut, pour s'y retirer, un domaine dans le
' Chasîelain, IV, 92, 29G, 332. Cf. Duclos, H!st. de Louis M, \, 1C2-1C5.
2 Diidos, ib'iil., !().'■),
[1463J AFFAIRE DE NICE. 345
fluché de Bar; une pension d'environ six mille écus lui fut
servie par Olivier Haloret, maître de la chambre aux deniers
du roi de Sicile, qui avait eu déjà des frais considérables à sup-
porter à Toccasion de son premier retoui-\ La reine dépos-
sédée attendit ainsi des temps meilleurs; mais elle n'avait pas
encoi-e épuisé la longue série de ses infortunes.
Le ciel commençait donc à s'assombrir de toutes parts au-
tour de la maison d'Anjou. René, cependant, ne désespérait
pas, et chei-chait à regagner du côté de la Provence ce que de
fâcheuses coïncidences lui faisaient perdre ailleurs. Depuis le
règne de Louis II, ce vaste comté demeurait mutilé. Un dé-
membi-ement forcé en avait détaché la ville et le comté de
Nice, qui en faisaient partie intégrante. Les circonstances
n'avaient pas permis aux souverains qui s'étaient succédé de
revendiquer ce membre iuiportant de leur domaine. Elles
n'étaient pas devenues plus favorables; mais la prescription
était à craindre, et le duc de Savoie, détenteur du fief, étant
venu en France, l'occasion parut propice pour essayer de ré-
gler avec lui une question aussi grave.
De temps immémorial, Nice dépendait du comté de Pro-
vence, et, même après avoir passé à la maison de Savoie, elle
n'appartenait pas à l'Italie, puisque la Savoie n'était pas une
puissance italienne. Dès l'époque des premiers couites, bien
qu'elle eût avec eux des déuiêlés assez fréquents, elle était
sous leur autorité ^ Des témoignages précis prouvent qu'elle
' Quittance donnée à Bar le 17 août 1404 (Bil>l. nat., Lorraine 2(i, n" 45). Cf.
un acte du 10 juillet 1402, dans lequel René déclare avoir emiirunté 8000 florins
pour les « grans et suniplueuses despences » occasionnées par la venue de la reine
d'Angleterre(Arch. desBouches-du-Rhône,B15,f»91 v°, et les Mémoires de Basin,
II, 50). Ce dernier chroniqueur commet, à ce sujet, plus d'une méprise : il fait abor-
der Marguerite et son fils en Normandie, et ailleurs il prétend qu'elle demeura en
An-lelerre, sur l'olTre d'Edouard IV lui-même, qui l'arcueillit à sa cour et la
traita très-bonorahlement (//'/(/., 270). C'est là une de ces versions ridicules pro-
pagées par la crédulité des sujets anglais et bourguignons, et (pii n'a pas besoin
d'être réfutée.
- Papou, Hist. (le Provence, Ul, .')31 et suiv. Art de rerificr les dates, X,
392, 394.
346 AFFAIRE DE NICE. Ll12r,-i;386)
n'avait pas cessé depuis d'être considérée comme terre pro-
vençale. En H25, un partage étant intervenu entre Alphonse,
comte de Toulouse, et Raymond Bérenger, comte de Provence,
les anciennes limites de ce dernier pays furent exactement con-
signées dans la charte, et l'on voit parla qu'elles s'étendaient,
du côté de l'est, à une certaine distance au-delà de Nice, jusqu'à
un rameau des Alpes descendant au bourg deTurbia'. Un des
premiers registres de la Chambre des comptes d'Aix renferme
une description du comté de Provence remontant au treizième
siècle : Nice y est comprise, avec cette observation qu'elle est
du domaine provençal ainsi que tout son diocèse, embrassant
cinquante et un châteaux, parmi lesquels celui de Monaco ^
On possède, pour la même époque, un assez grand nombre
d'actes confirmant le fait de la façon la plus positive : hom-
mages lendus au souverain de la Provence pour différentes
localités du comté de Nice, reconnaissance des droits qu'ils y
percevaient, privilèges octroyés par eux, etc.^ En 1309 ,
les syndics de la ville, l'évêque, les chevaliers et les habi-
tants prêtèrent serment de fidélité à Charles II dans les
mains de son sénéchal '\ En 138o et 1386, plusieurs sei-
gneurs firent à la reine Marie, tutrice de son fils Louis II,
l'hommage des biens qu'ils possédaient dans la viguerie de
' Arch. nat., J 84T, n» 1.
2 « CivitdS N'ic'ic^ pos'tln In cavité Prnvu/c'te, in iiippc suprà marc, a/i anùfjuis
anliquhus Jiellanila vucata, est in dominio comilis Piovincie ciim toto siio episco-
palu, in tjno siint castra infruscripta ; Caslrum de I\IunteoUvo, c. de Ysia, c. de
Tnrbla, c. de Monaco, c. de Pelane, c. de Plllia, c. de Luceramo, c. de Torre,
r. de Comptes, e. de Drapo, c. de liera, monasicriiini Sancti Poi/lii, r. de Rocea,
c. de Slilicon, c. de Castro Novo, c. de Crarasa, c. de Jsperomonte, c. de Sancto
niasio, c. de Torreta, c. de Deqtieta, c. de Lenengis, c. de l'élis^ c. de Tiirre,
c. de Clanze, c. de Tornafort, c. de T'arelot, c. de Masonis inferius, c. de T'Ular,
c. de Masonis saprriiis, c. de Torreto, c. de Tieri, c. de Lencha, c. de Prolas, c. de
Àlonna, c. de Maria, c. Sancti Salvatoris, c. de Roura, c. de Robione, c. de Lensola,
c. Sancti Stepliani, c. deDalmaci lu Salvage, c. de Pajmplaze, c. de Sancti Martini,
c. de Relveser, c. de Gordelon, c. de Aholena, c. Lantusca, c. de Rombelliare,
c. de f.oi/e, c. (le l.az, c. de Rocaspcrviera, c, de Castro P'eteri. » (Arcli. des
Iloiiclics-dii-Hlu'tne, W 2; copie ancienne aux Arrli, nat., J Si 8, n°^ 8 et 9.)
Aich. nat., .T ?,\', n" 12 ; J 848, n»» 8 et 1).
' Arch. nat., J 847, n"" 3 et 4.
[13871 NICE ENLEVEE Al'X (M^MTES DE PROVENCE, Ul
Nice, comme relevant de son comté de Provence \ II est donc
constant que la possession du fief demeura jusque-là incon-
testée.
Mais, lorsque la rivalité de la seconde maison d'Anjou et de
la branche de Duras eut jeté le trouble dans les esprits, lors-
que le pays se trouva divisé en deux camps et déchiré par la
guerre civile, les droits et les devoirs de chacun, comme il
arrive en pareil cas, perdirent de leur évidence. Tandis que la
grande majorité se soumettait à la veuve de Louis I, les Ni-
çois, sans vouloir cependant se séparer de la Provence, s'obs-
tinèrent à regarder comme son souverain légitime l'héritier
des Duras, et ils envoyèrent, en 1387, une députation à Mar-
guerite, sa mère, qui régnait à Naples, pour lui demander de
les défendre contre le parti angevin. Cette princesse, étant hors
d'état de se défendre elle-même, leur conseilla, pour ne pas
les laisser tomber au pouvoir des ducs d'Anjou, d'invoquer
l'appui et l'autorité d'un prince étranger. Ils appelèrent Amé-
dée VII, comte de Savoie, qui, ne cherchant que l'occasion de
s'agrandir, accourut à leur secours et repoussa les troupes de
la reine Marie, venues pour les assiéger. Ils passèrent ensuite
avec lui un traité aux termes duquel il devait les garder contre
leurs ennemis, sans les contraindre à lui jurer fidélité ni àuser
de ses monnaies, et rendre leur ville à Ladislas au bout de trois
ans, si ce prince avait alors la force nécessaire pour soutenir
la lutte-. Mais il était plus que probable qu'Amédée, une
fois dans la place, n'en sortirait plus. Ainsi s'opéra Tannexion
de Nice à la Savoie.
Toutefois, selon le droit de l'époque, cette acquisition
n'avait rien de régulier. Même dans le cas de guerre entre
deux prétendants, une cité ne pouvait se donner de la sorte à
un tiers n'ayant ni titre ni mandat. Et quant à Marguerite de
Duras, non-seulement elle n'était pas autorisée à aliéner une
partie du domaine de ses prédécesseurs, mais cette aliénation
"> Ardi. nat., .1 8'i7, n" 10.
- Papon, Hist. de Provence, III, 275 ot siiiv. Giiiclienon, Hist. île Savoie,
II, tl.
348 NICE ENLEVEE AUX COMTES DE PROVENCE. [1387J
n'était même pas dans ses intentions, car elle ne songeait évi-
demment qu'à défendre Nice au moyen d'une occupation mo-
mentanée. Les habitants paraissent avoir cru eux-mêmes au
caractère transitoire de la domination savoisienne. En tout cas,
les ducs d'Anjou, seigneurs reconnus de la Provence, n'étaient
nullement tenus d'accepter un fait imposé, soit par des sujets
rebelles, soit par un compétiteur. Aussi, dès le 29 octo-
bre 1387, la reine Marie se fit-elle jurer obéissance par les
syndics de la ville d'Aix, tant en leur nom qu'au nom des
communautés de Nice, Tarascon, Draguignan, Toulon, Barce-
lonette, Puget-Téniers, Vintimille, et de toutes celles qui
avaient adhéré au parti de Duras. Elle confirma en même
temps les privilèges de ces différentes localités, et renouvela
le serment de n'aliéner aucune portion du territoire pro-
vençal, révoquant d'avance toute aliénation qui pourrait être
faite '.
Il y eut donc, à partir de cet instant, un casiis l)elli\^enimueut
entre les comtes de Provence et de Savoie, et l'on vit surgir pour
la première fois la question de Nice. Amédée VII, sentant bien
que sa pi-ise de possession était entachée d'un caractère de vio-
lence, et que l'appel de la population, c'est-à-dire de quelques
magistrats, ne suffirait pas à la faire passer pour légitime,
chercha à la justifier par des raisons plus solides. Il trouva un
argument très- spécieux. Son père avait prêté au premier duc
d'x\njou, dans son expédition d'Italie, un concours actif ; ni lui
ni ses héritiers n'avaient été indemnisés, malgré les obliga-
tions signées à leur profit: le comté de Nice devait donc être
détenu en gage de cette dette '\ Il faut remarquer qu'ici
' Arch. nal., J 8i7, n'> 13. Cet acte l'ut confirmé en 1399 par Louis l\.
■-' Arch. liât., P 13;')1, n" 707, etc. Le service rendu à Louis 1 par Amédée VI
avait ceiiciuiant reçu sa rémunération, dès 1382, par la cession du Piémont. (Papou,
op. cit., 111, 239.) La principauté de Piémont avilit été donnée par Jacques d'A-
ragon à sa (ille Marguerite eu même temps que le comté de Provence, au mois
d'août 126s. Cliarles II d'Anjou l'avait unie irrévocablement à ce comté en 1306,
cl elle élail devenue inaliénable comme le reste du patrimoine de sa maison. René
lui-même reçut, en \'l'■]i^, certains bommages en qualité de prince de Piémont,
titre qu'il s'attribua toujours dans ses actes. Tous ces faits servirent à étayer
|1387-1409J NICE ENLEVEE AUX COMTES DE l'IK )\ l-'ACK. 349
Amédée se mettait en contradiction avec lui-niùnic : d'une
part, il s'érigeait en légitime propriétaire du comté, investi
par la volonté des habitants ; de l'autre, il méconnaissait cette
prétendue propriété, et ne se présentait plus que comme déten-
teur et comme créancier. Mais tous les raisonnements sont
bons quand ils appuient la force. La reine Marie et son jeune
fils avaient sur les bras trop d'embarras de tout genre, en Pro-
vence, en Italie et ailleurs, pour entreprendre utilement la
revendication de leur bien et pour engager contre leur puis-
sant voisin une lutte ouverte. Ne voulant cependant pas avoir
l'air d'abandonner leurs droits, ils conclurent avec lui, par
l'entremise du pape Clément VII, leur protecteur, une trêve
de douze années, sur la base du statu quo : chacune des deux
parties s'interdisait, par ce traité, de rien réclamer à l'autre,
soit par la voie des armes, soit par la voie judiciaire, et de faire
aucune acquisition nouvelle aux pays de Provence, Forcal-
quier et Vintimille, avant l'expiration du délai convenu \ Les
douze années s'écoulèrent sans modifier sensiblement la situa-
tion. Amédée VIII succéda à son père Amédée VII et continua
la politique d'annexions qui était déjà dans les traditions de sa
famille. Mais, comme il n'avait pas plus d'intérêt que le duc
d'Anjou à déclarer la guerre, à cause de la haute influence
exercée par celui-ci dans le gouvernement du royaume de
France, la trêve fut renouvelée pour le même laps de temps
par une convention arrêtée à Paris, en présence du duc de Bour-
gogne, le 12 juillet 1400, et ratifiée à Chambéry le 25 août
suivant. Ce second acte réglait la perception des gabelles de
Nice et stipulait l'abolition de tout impôt nouveau établi ou à
établir par le comte sur ses habitants ; ainsi l'autorité du
comte de Savoie était loin d'être admise par les médiateurs ".
En 1409, deuxième prorogation ; mais la question fait un pas :
les princes du sang s'en préoccupent et s'efforcent d'amener
plus tard les prétentions du roi de France sur le Piémont. (Arcli. nat., .1 291,
n" I ; J 992, {"•' 1 et 02.)
' Arch. nat., P 1351, u" 7 H).
■' Ihïd.
33U NÉGOCIATIONS AU SUJET DE NICE. [1409]
im arrangement pacifique entre les parties. L'entreprise est
(lifiicile, car Louis II se plaint que son adversaire a enfreint les
conditions des ti'êves, et se prétend, en conséquence, dégagé
de toute obligation envers lui. Cependant il se soumet cà l'ar-
bitrage du duc de Berry, son oncle, et du duc de Bourgogne,
son cousin, alliés l'un et l'autre au comte. Il leur envoie quatre
commissaires, avec des instructions et des mémoires détaillés,
et les autorise même à offrir en son nom une somme de cent
vingt mille francs contre la restitution du territoire envahi '.
Le sénéchal d'Auvergne et le bailli du comté de Bourgogne se
rendent auprès d'Amédéede la part des deux ducs, et lui de-
mandent de vouloir bien se prêter aune transaction. Le comte
fait mine d'accepter avec empressement; il déclare qu'il se
rendra lui-même à Paris, afin d'exposer ses droits à son beau-
père de Berry et à son ])eau-frère de Bourgogne. Les ambas-
sadeurs insistent pour lui faire promettre qu'en cas d'empê-
chement il enverra des délégués munis de pleins pouvoirs.
(( J'irai n'importe comment, répond-il, et, si je n'y suis avant
la mi-août, mes procureurs y seront. » Les princes, les com-
missaires du duc d'Anjou se réunissent à la date fixée; on at-
tend le comte ou ses députés ; mais le terme se passe, et per-
sonne ne se présente. Amédée ne s'était pas senti assez fort
pour affronter le débat : les arbitres comprennent qu'il s'est
joué d'eux et se retirent indignés '\ Leur intervention devait
I Arch. nat., P 1351, n°« 700, 702, 703, 707, 708, 709.
^ Arch. nat., P 1351, n° 704, et J 848, n" 7. Voici dans quels termes le duc
de Derry annonçait à Louis II ce résultat négalil' : « Très-haut et puissant prince
et très-chicr et très-amé neveu, le sire de Laval et inaistre Guillaume [Saignel],
voz serviteurs, porteurs de cesles, sont cy \enus polir le fait d'entre vous et mou
filz de Savoye, cl n'a pas tenu à eulx ne à taire bonne diligence et grande jionr-
suiUe qu'iiz n'ont hesoingné en vostre faict, s'ilz eussent trouvé partie. Mais, en
\érité, combien ([u'il me soit grief de le vous escrire et me déplaise grandemelit
du défaull, mondit (ilz n'y est venu ne envoyé personne quelconque ; dont beau
neveu de I5ourgoigue et je, qui ne cuydoye pour riens qu'il y faillist, avons très-
grant merveille. Et ceulx qui ainsi le eonseillcul font très-mal, et monstrcnt bien
qu'iiz n'aynient son i)ien ne honneur. Et, eh vérité, je mestray paine qu'iiz s'en
trouveront courrociez, ainsi (pie jikis à plain escri à mondit fdz.... Escript à
Paris, le xxvui' joui d'aoust. » Le duc de Bourgogne lui écrivait aussi vers la
liU9-18j NEGOCIATIONS AU SUJET DE NK'K. 331
iiuilheureuseiiieiit s'arrêter là ; les troubles du royaume, sur
lesquels comptait sans doute le défaillant, ne permettaient pas
de pousser l'alfaire plus loin.
Pendant neuf ans, la question parut assoupie. Elle se posa
de nouveau en 1418, au moment où la mort de Louis II d'An-
jou venait de faire tomber aux mains d'une femme et d'un eiifanc
la défense et le gouvernement du comté de Provence. Amé-
dée VIII, au contraire, était à l'apogée de sa puissance : deux
ans auparavant, son fief avait été érigé en duché par la fa-
veur de l'empereur Sigismond. Les circonstances étaient des
plus favorables pour lui. Il est curieux de voir comment il en
profita et par quelle voie détournée il airiva à faire sanction-
ner sa conquête au nom du jeune roi de Sicile. Dans une pre-
mière journée, tenue à Rumilly le 9 septembre, les prétentions
des deux parties sont ainsi formulées : le duc de Savoie réclame
aux héritiers de Louis d'Anjou le remboursement des dépenses
faites par son aïeul au service de ce prince, et montant à
cent soixante-quatre mille francs d'or ; la reine Yolande, de
son côté, demande la restitution de la ville de Nice et de son
district, plus les revenus de cette terre depuis le jour de son
occupation par Amédée VIL Le lendemain, le duc allègue que
son père a pris possession de Nice en vertu du consentement
des habitants et de la volonté du seigneur absent, c'est-à-dire
de Charles de Duras ou de Marguerite, son épouse. Les pro-
cureurs d'Yolande répondent que la reine Jeanne a institué
Louis d'Anjou son successeur au comté de Provence. Par
mèmt; date : « Très-liaiilt et puissant pimce, très-cher seigneur et cousin, pour ce
(pie, par les unes de vosdites lectres, m'avez signifié que vous envoyez de voz gens
par deçà ayans plaiii povoir de faire accorder, tenir, observer et accomplir tout
ce que par mon très-cher seigneur et oncle le duc de Berry et moy aussi seroit
jugié, congueu et déterminé sur le discord de vous et de beau-frère de Savoye,
plaise vous savoir que vosdites geus y sont venuz, ainsi que chargié leur aviez, et
ont fait très-bien leur devoir. Mais niondit oncle et moy ne avons peu rien l'aire
sur ladite matière, pource que ledit beau-frère de Savoye n'a envoyé aucuns de
es gens par deçà, dont nous avons esté et sommes très-courrouciés, car nous
nous fussions très-voluntiers employé au bien de la Ijesoigne. Kl me seml)le que
ledit ijcau-frère a esté très-mal conseillé de ainsi faire, comme ay enteution de lui
escriprc à plain. » {llnd., J 848, n" 7 )
3b2 NÉGOCIATIONS AU SUJET DE NICE. [1418]
conséquent, des magistrats municipaux n'ont pu disposer
d'une partie du fief au préjudice de l'héritier légitime, et
la volonté des princes de Duras n'a aucune valeur. Après
une longue contestation, la' reine de Sicile fait proposer cet
arrangement : les revenus perçus par les comtes de Savoie
depuis leur installation à Nice leur seront laissés en com-
pensation de la somme qu'ils prétendent due par Louis I,
et la terre sera restituée. Cette proposition est repous-
sée bien loin, et alors Amédée, reconnaissant malgré lui
que sa réclamation pécuniaire n'est qu'un prétexte, déclare
qu'il aime mieux renoncer à sa créance et qu'il entend garder
Nice à tout prix, son père ayant juré de ne pas l'aliéner, et lui-
même étant tenu par ce serment, auquel il ne saurait man-
quer sans foi'faire à l'honneur. Le roi de Sicile aussi était un
honnête homme, réplique le sénéchal de Provence, et il a juré,,
de son côté, de ne rien aliéiier du patrimoine de ses prédéces-
seurs. Les délégués savoisiens ne veulent rien écouter. On leur
offre de conclure une nouvelle trêve et de recourir à un arbi-
trage : « Notre maître, disent-ils avec hauteur, a assez du ré-
gime de la trêve ; il ne consent qu'à une chose, c'est à re-
mettre une partie de la dette de la maison d'Anjou, moyennant
que celle-ci abandonne tous ses droits sur Nice. » Au bout de
douze jours de négociations inutiles, le sénéchal leur propose,
outre les revenus déjà perçus, une indemnité de cent vingt
mille Irancs. Se voyant menacé d'un remboursement en espè-
ces, Amédée fait dire qu'on lui doit plus que la valeur de tout
le comté de Nice et qu'il ne veut pas entendre parler de cela.
Enfin une concession des plus graves lui est accordée : on veut
bien lui laisser la terre elle-même en payement de sa créance,
à la seule condition qu'il en rende l'hommage au roi de Sicile.
Mais, aussitôt qu'il sent qu'on lui cède, il élève ses prétentions :
il refuse péremptoirement tout hommage, et ce n'est plus seu-
lement Nice avec ses dépendances qu'il lui faut pour la remise
partielle de la dette, ce sont les châteaux de Colmar , et de
Guillaumes, la tour de Saint- Vincent, le comté de Tende et
d'autres domaines enclavés dans les siens. Sa mauvaise foi
[1419] NÉGOCIATIONS AU SUJET DE NICE. 353
commence à ti'ansparaître : les délégués provençaux, après
avoir encore consenti à soumettre à un arbitrage la (juestion
de ces derniers fiefs, étrangère à la cause, se retirent en décla-
rant qu'ils lui ont offert plus qu'ils ne devaient, et ([ue, s'il
était réellement désireux de la paix, il accepterait leurs pro-
[)ositions.
L'année suivante, au mois de mars, Yolande et son fils en-
voient àChambéry de nouveaux ambassadeui'S. Étant résolus
à poursuivre activement la soumission de leur royaume de
Naples, et craignant que le duc de Savoie ne leur suscite des
obstacles, ils se résignent à passer sous les fourches caudines.
Ils lui offrent la paisible possession du comté de Nice, deman-
dant seulement qu'il renonce aux autres biens réclamés par
lui et qu'il réduise sa créance. Mais Amédée les tient : dans
une dernière conférence, ouverte en sa capitale au mois de sep-
tembre, il exige et il leur arrache la cession de tous les terri-
toires sans restriction, plus une reconnaissance de quinze raille
florins payables à bref délai. Un traité est rédigé aussitôt
sur cette base, et signé le 5 octobre 1419. Le 26 du même
mois, Louis III et sa mère latifiaient, sans rien préciser,
tous les actes de leurs plénipotentiaires \ C'est ce traité
([ui fit désormais le titre de possession le plus clair du
duc de Savoie ; mais sa validité ne tarda pas à être con-
testée, par la raison qu'il constituait un marché léonin,
extorqué par l'intimidation à une princesse qui n'avait
même pas le droit d'autoriser un pareil démembrement ^
' Tous ces détails sont extraits du procès-verbal des conférences tenues en 1 i 1 8
ft 1419, et des instructions données au\ négociateurs par la reine de Sicile
(Arch. nat., J 291, n""* 15-20). Il existe plusieurs exemplaires du traité du 5 oc-
tobre 1419 (Arch. nat., J 847, u»» 14 et 15; Arch. des Bouches dii-Rliôue,
B 10, f*^ 5, et B G3G). La ratification du 2G octobre est dans le carton J ^91,
n" 21. La plupart des pièces relatives à l'affaire de Nice ont été imprimées par
Dupiiy dans son traité des Droits du Roi^ p. 63-110.
- Les rois de Sicile, notamment Robert et la reine Jeanne, son héritière,
avaient interdit et déclaré nulles toutes les aliénations de domaines faites ou à
faire au détriment du (onilé de Provence, ce pa_\s étant la portion la plus noble
et la plus ancienne de leur patrimoine. (Arch. nat., J 84(i, n" 10, et .1 847,
n" a.)
23
3b4 SOMMATION DE RENE AU DUC DE «AVOIE. [1464]
Jusque vers le milieu du règne de René, les affaires d'Italie et
plusieurs alliances de famille contractées par les princes de
Savoie, soit avec les ducs d'Anjou, soit avec les rois de France ',
empêchèrent toute revendication du comté de Nice. En 1464,
ces obstacles ayant perdu beaucoup de leur force, le fils d'Yo-
lande se décida à élever la voix, ne fût-ce, comme il a été dit,
que pour ne pas laisser périmer les droits de sa maison. Il re-
venait de son duché de Bar, où il avait séjourné toute une
année, lorsqu'en passant à Paris, au mois de septembre, il ap-
prit que le duc de Savoie, Louis II, s'était rendu, de son côté,
dans cette ville, afin de provoquer l'arrestation de son fils Phi-
lippe, qui, après s'être révolté, s'était réfugié en France. Il
chercha sans doute à s'expliquer avec lui ; mais il ne put rien
obtenir, car il fut obligé d'envoyei- sur ses traces, après qu'il
fut reparti, l'avocat fiscal Jean Leloup, avec l'ordre de déposer
entre ses propres mains une sommation en règle. Cet agent ne
rejoignit le duc que dans le bourg de Gravant, près d' Auxerre,
où la' maladie l'avait contraint de s'arrêter. Le 29 novembre,
après l'avoir longtemps attendu à la porte d'une salle d'auberge,
où il dînait avec sa suite, il le vit sortir, à moitié porté par ses
serviteurs, et lui fit aussitôt la lecture de l'acte qu'il était chargé
de lui remettre. Les principales raisons pouvant prouver le droit
des comtes de Provence y étaient déduites ; le duc y était sommé
trois fois de restituer la ville de Nice et son district, la vallée
de Barcelonnette, la terre de Puget-Téniers et les divers châ-
teaux indûment occupés par son aïeul, sous peine de voir le
roi de Sicile en poursuivre le recouvrement par toutes les voies
(jui lui sembleraient bonnes. A cette pièce, rédigée en latin,
l'avocat ajouta des explications verbales en français. Le duc, im-
patienté, lui répondit, séance tenante et dans la même langue :
0 Je ne détiens pas injustement les terres dont vous parlez ; il
y a quatre-vingts ans que je les possède, moi ou les miens, en
vertu de conventions bonnes et valables. » Et il dit ensuite
' Louis m d'Anjou épousa, comme l'on sait, Marguerite de Savoie, lUle d'A-
médéc Vlll ; l.ouis II de Savoie, à son tour, maria sa lilio au Dauphin (Louis XI
et sou lils aine à lu princesse Yolande de France, lille de Charles VIL
[1464J SOMMATION DE RENE AU DUC DE SAVOIE. 355
en Jatiii, sur un ton courroucé : « Ce n'est pas le lieu, ici, dans
une hôtellerie, deni 'adresser des réclamations semblables; re-
venez me trouver ailleurs. — Monseigneur, objecta l'homme de
loi, j'ai déjà passé un grand nombre de jours à votre recherche ;
ma mission est accomplie, et, si vous voulez de plus amples
explications, vous les avez dans le mémoire détaillé que j'ai
rjiomieur de vous présenter; je suis prêt, pour peu que vous
le désiriez, à vous en donner lecture. » A ces mots, le prince
lui tourna le dos brusquement, en refusant d'écouter le mé-
moire et même de le prendre. Un procès-verbal de cette sin-
gulière audience fut aussitôt dressé par-devant plusieurs no-
taires et un grand nombre de témoins'. Louis de Savoie se
tirait d'embarras comme son père : il fuyait le débat et ne ré-
pondait que par le dédain.
Malheureusement le traité signé par Yolande l'autorisait,
dans une certaine mesure, à conserver cette attitude. René ne
put tirer autre chose de lui. En apprenant sa réponse, il s'écria,
s'il faut en croire Nostredame : « Je voyais bien qu'il en fau-
drait venir aux mains ' ! » Mais les événements ne lui per-
mirent pas de recourir aux armes, et il avait appris déjà
qu'il ne fallait pas compter sur l'aide de Louis Xï, qui, du
reste, était au mieux avec le duc de Savoie. Ce ne fut qu'au
siècle suivant que nos rois, devenus les héritiers des comtes
de Provence, réveillèrent, à différentes reprises, la ques-
tion de Nice, et comprirent cette cité dans une revendication
plus vaste, qui s'étendait au Piémont, au comté d'Asti, au
marquisat de Saluées et à la succession de Louise de Savoie.
Toutes les pièces citées ci -dessus furent alors transcrites, et
leur copie authentique fut produite à l'appui des prétentions
de la couronne dans les conférences tenues pour cet objet
' Arch. nat., P l'ih\, 11° 711 (pièces justificatives, ii" h'I), et J 8i7, ii" IG;
Arch. des Uoiiches-du-Rhoiie, U 083. On trouvera d'autres détails intéressants
dans le texte même de cette sommation, reproduit aussi par Dupuy, op. cit.,
p. 102.
- Nostredame, p. 02 1. Cet historien place en Calahre la résidence du duc de
Savoie au moment de la sommation; c'est là une erreur ijrossièrc, provenant sans
doute d'une mauvaise lecture du mot Crabani (Gravant).
356 GUERRE DU BIEN PUBLIC. [1464]
en 1561 '. Néanmoins celles-ci n'aboutirent à lieii. Nice atten-
dit encore longtemps avant de revenir à ses possesseurs na-
turels : recouvrée deux fois sous Louis XIV et deux fois dans
notre siècle, elle a été réunie, en dernier lieu, h la Provence
et à la France par un procédé rappelant étrangement celui qui
la leur avait fait perdre, c'est-à-dire par une cession plus ou
moins volontaire du possesseur, faite en rémunération d'un
secours militaire et motivée, en apparence, par le vœu de la
population. Il est dans la destinée de certains pays, situés
sur les contins d'États plus puissants qu'eux, d'être le prix
du sang.
On a vu plus haut quelle était la situation respective du roi
de France et des princes d'Anjou. Reniés en Italie, molle-
ment appuyés en Angleterre, abandonnés à eux-mêmes en
Provence , ceux-ci n'allaient-ils pas saisir avec empressement
la première occasion de manifester un mécontentement trop
légitime? Jamais cette occasion ne pouvait s'oflrir plus belle
(ju'à la fin de l'année 1464 : une ligue formidable s'organisait
contre la couronne; la plupart des grands vassaux levaient
l'étendard de la révolte; la monarchie était sur le point de
sombrer. Il serait oiseux de retracer de nouveau cette guerre
' Ces copies se trouvent, avec l'inventaire des titres produits, dans les cartons
J 847-849 (Arcli. nal.). Au sujet de Nice, l'argumentation des députés français se
réduisit à un syllogisme : La terre de Nice a toujours appartenu au comté de Pro-
vence, majeure prouvée par une quantité d'actes ; le duc de Savoie est détenteur
tic cette terre sans motif suffisant, mineure démontrée par une dizaine de pièces
du quinzième siècle, entre autres la sommation de René, et par les chroniques du
temps : doue, Nice doit être rendue au roi de France, comte de Provence. On
ajoutait, pour expliquer les retards qu'avait subis cette réclamation : » Les cala-
milez d'une part et alliances d'autre part ont peu donner advis à ceulx de la
maison d'Anjou de garder quelque silence. Toulesfois enfin le roy René se ré-
\cilla, et, l'an que dessus, faisant tout entendre au duc de Savoye les moiens et
justice de sa demande, et offrant le tout communicquer à son conseil, feist faire
sa sommation à la personne mesmes de monsieur le duc, qui n'en tint conte...
Mort/, les roys lUiié et Charles, son nepveu, et la couronne saisie du conté de
i'iovence, il a souvent esté parlé de la restitution de Nice, et en ont esté faictes
|)!usicurs plaincles et (|uerelles, (pii oui duré jus(|ues au jour du dernier ti'aiclé
de paix. »
11464-65] GUERRE DU BIEN PUBLIC. 357
du Bien public, tant de fois racontée, et l'exposé des causes
multiples qui la déchaînèrent; mais il importe de mettre en
lumière le rôle joué dans ces tristes circonstances par le roi
René, dont l'histoire politique ne compte peut-être pas une
plus belle page. Tout semble l'appeler dans le parti du duc de
Bretagne, du comte de Charolais et des autres seigneurs :
son lils a signé avec eux un traité d'alliance et s'apprête à
leur conduire une armée ; ses ressentiments personnels, les
sollicitations des princes, l'espoir d'arracher par la force le
secours qu'il n'a pu obtenir autrement, et cet esprit d'aveu-
glement qui fait voir à chacun l'avantage de la nation dans
une lutte fratricide, le poussent à suivre l'exemple du duc de
Galabre. Non ; il est resté tel qu'il était dans sa jeunesse,
faible et vacillant peut-être dans les temps ordinaires, mais
retrouvant dans les moments graves l'énergie et la décision, et
plaçant au-dessus de tout la fidélité au suzerain. Le chevalier
qui avait jadis déserté la cour anglaise de Lorraine, pour ve-
nir se ranger sous la bannière de Jeanne d'x\rc, va donc se
retrouver seul, ou presque seul, à côté d'un monarque délaissé.
A l'assemblée de Tours, tenue au mois de déceuibre, c'est
lui qui répond, au nom des seigneurs, au discours prononcé
par Louis XI pour exposer sa politique générale et demander
qu'on juge entre lui et le duc de Bretagne. Cette réponse est
une protestation de soumission et de dévouement à la cou-
ronne : « Nous sommes les sujets du Roi, nous sommes prêts
à tout sacrifier pour son service, et à marcher avec lui s'il le
désire. » Engagement sans portée dans l'esprit des autres,
mais sérieux dans sa bouche, comme la suite le prouvera '.
Dans les premiers mois de l'année 1465, la discorde s'accuse;
le propre frère de Louis, Charles de Berry, s'unit aux mécon-
tents, lance un manifeste belliqueux et prépare une prise
d'armes. Le Roi^a besoin d'un ambassadeur habile et sûr pour
essayer de le dissuader : il lui envoie son oncle. René tient
avec ce prince et plusieurs de ses alliés uno conférence à la
' Basin, II. 8'i; 1). Morice, preuves, 111, 89; Dutlos, l, 208; 1 egeay, liiil. de
Louis AV. I, 385 ; elc.
358 GUERRE DU BIEN PUBLIC. " [1465]
Roche-au-Duc, vers les derniers jours de mars '. Ce qui se
passa dans celte importante entrevue nous est connu par le
rapport qu'il en fit à Louis XI et par la réponse qu'il reçut.
En premier lieu, il reprocha au duc de Berry de troubler le
royaume et de le mener à la ruine; il offrit de ménager un
accord entre son frère et lui, et le pria ensuite de lui exposer
ses griefs. Le duc en mit surtout deux en avant : sa personne
n'était pas en sûreté à la cour depuis la mort de Charles VII,
à cause de l'aversion que lui témoignait son successeur, et le
désordre était si grand dans le gouvernement du royaume,
que l'Église, la noblesse, la magistrature et le pauvre peuple
en souffraient également. Il ajouta qu'étant le frère unique
du Roi et son héritier présomptif, il était le premier intéressé
au bien de l'Etat: puis il eut la hardiesse d'inviter le roi de
Sicile lui-même à faire cause commune avec les confédérés.
Celui-ci ayant transmis à son neveu le résumé de l'entretien,
Louis, qui attendait non loin de là, à Saumur, lui fit aussitôt
parvenir sa réplique, rédigée en grand conseil, le 1" avril.
Dans cette pièce, il remercie d'abord le négociateur de ses re-
montrances et de sa ferme attitude; il proteste contre les sup-
positions du duc de Berry, qui n'a jamais eu de violence
à endurer ni à craindre de sa part; et quant à la bonne
administration du royaume, il déclare y avoir déjà travaillé,
dans ses visites, «plus que ne fist oncques mais roy de France
depuis Charleaiaigne jusques à présent. » Le désordre, dit-
il encore, n'a commencé qu'au moment de la scission et du
départ de mon frère. Charles se prétend mon héritier : « mais,
la niercy Dieu, le Roy est encore jeune et vertueux, et la
Roy ne est en estât et disposicion de porter des enffans, et
est à présent ensaincte d'enffanl. » Ces paroles, dans les-
quelles Louis XT se retrouve tout entier, n'étaient qu'une
' Suivant D. Galmet (U, SGG), Kené aurait accompagné le lloi en Poitou
quelque temps avant celte conférence, lorsque Louis, soupçonnant le iluc de
Rietague, s'avança à sa renconire, c'est-à-dire au mois de février : mais l'itiné-
raire du i)rince j)ermet de constater qu'il ne quitta pas alors son château de
Baugé.
(1465J GUERRE DU BIEN PUBLIC. :{39
finesse diplomatique, car la reine ne lui promettait pas en-
core de rejeton en \ 465 ; mais il faisait souvent courir le
bruit de sa grossesse pour tromper l'ambition des princes du
sang, et, dans cette occasion, le coup portait à merveille. Sa
réponse au sujet des propositions adressées à son représentant
n'est pas moins spirituelle : Mon frère et ses adhérents de-
mandent au roi de Sicile d'épouser leur querelle? Mais dans
leurs manifestes, publiés à tous les coins de la France, ils ont
annoncé qu'il était avec eux ; ils n'ont donc pas besoin de lui
faire une telle requête, ou bien ils ont menti '.
En effet, le duc de Bourbon, dans sa proclamation du
13 mars, avait nommé René au nombre des coalisés ^ Ayant
déjà le fils, ils comptaient sur le père, et, pour capter davan-
tage la faveur publique, ils avaient fait courir d'avance le
bruit qu'il était des leurs ^ Mais il ne tarda pas à les démen-
tir en envoyant au duc de Calabre un de ses conseillers in-
times, Guillaume d'Haraucourt, évêque de Verdun, avec la
mission de le rappeler à l'obéissance envers lui comme en-
vers le Roi ''. Celui-ci, du reste, ne paraît pas avoir douté
alors des sentiments de son oncle; car il mandait de Saumur,
le 10 avril, au grand chancelier de France : « Le roy de Se-
cille s'est du tout déclairé pour nous, et sera ici aujour-
d'uy ou demain; et, lui venu, prendrons nostre conclusion
(le ce que aurons à faire. » Et il ajoutait en post-scriptum :
« Depuis ces lettres escriptes, beaux oncles le roy de Secille
est venu devers nous, délibéré de nous servir envers et contre
tous ^ » Une telle sécurité, dans la situation faite à la maison
' Arch. nat., .1 1021, ii" 20 (pièces justificatives, n" 53). Il faut lire le texte
de ce curieux document, qui, je crois, ne figure point parmi les nombreuses pièces
déjà publiées au sujet de la guerre du Bien publjc.
- V., dans la collection des Documents inédits, les Mélanges publiés par
M. ChampoUion, t. II, p. 196.
^ Ce bruit court encore, car on ne trouve guère d'autre fondement à l'asser-
tion de quelques auteurs, répétée même par un des historiens les plus coniplaisanls
du roi de Sicile, que ce prince « trempa, d'une façon au moins passive, dans la
ligue du Bien public. » (De Quatrebarbes, éd. de Bourdigné, II, 215.)
^ V. la lettre du 10 août 1465, citée plus loin.
• Arch. nat., J 1021, n" .33.
360 GUERRE DU BIEN PUBLIC. [1465J
d'Anjou, est un indice de la profonde estime que Louis XI
éprouvait malgré lui pour le caractère de René. Aussi le
chargea-t-il de transmetti'e ses répliques aux ducs de Berry
et de Bretagne; mais le négociateur attendit vainement de ces
derniers des paroles d'accommodement : tous les pourparlers
devaient échouer devant la ferme résolution prise par les
ligueurs de tenter le sort des armes \
Le 18 avril, Guillaume Cousinot, l'historiographe de la
cour, écrivait à son tour au chancelier que le prince d'Anjou
tenait ferme pour la cause royale ^ Louis résolut alors de
prendre l'offensive et de partir en Berry, à la tête de huit
cents lances. Mais René, ne pouvant s'exposer à se battre
contre la personne de son fils, qui, en ce moment même,
se prononçait formellement pour la ligue, fut laissé dans son
duché, afin d'assurer, avec son frère le comte du Maine, la
frontière de Normandie, menacée par le duc de Bretagne.
Toutefois le Roi ne se sépara pas de lui sans attester sa gra-
titude par quelques faveurs : il lui assura sur son trésor une
pension de dix-huit mille livres tournois, qui devait commen-
cer au 1" octobre suivant, et lui renouvela pour sa vie durant
le don de tout le produit de la traite des vins d'Anjou, qu'il
lui avait fait pour six ans seulement*. Les considérants de
ces deux concessions portaient sur les éminents services rendus
par le roi de Sicile à la couronne, aussi bien dans les cir-
constances récentes qu'autrefois. René profita en même temps
des bonnes dispositions de son neveu pour régler, avant son
départ, une question pendante depuis longtemps au sujet de
la possession de la ville de Gap , située sur les limites du
' « Et a nosliedit oncle envoyé ladite remontrance à noslredit frère et audit
duc de Bretaigne, desquels encore n'a eu sur ce response. « Lettre de Louis XI
au s'' d'Eslernay (Arch. nat., J 1021, n" 14). Le Roi raconte dans le même mes-
sage que les gens du duc de Bourbon ont détroussé, à deux lieues de Lyon, la
sénéchale de Poitou, qui se rendait en Languedoc, lui ont tout pris et « l'ont mise
en sa petite cote ». Cf., sur toutes ces négociations, les lettres publiées par M. Qui-
clierat dans les Mélanges de M. Cbampollion {loc. cil.).
^ Arch. nat., .1 1020; luventcnif du Musée, p. 27 'i.
2 Arch. liai., P 1.334% f<"* 99 et 100 (pièces justilicalives, n" Ô4).
[146ri] GIIP:RRE du bien Pl'BLlC. 361
Dauphiné et de la Provence. En i'»-38, Tévêque du lieu avait
obstinément refnsc l'hommage prêté par tous les Provençaux
à leur nouveau comte. Le Dauphin avait ensuite disputé à
celui-ci la propriété du fief, et plusieurs journées, tenues par
leurs commissaires respectifs en 14i8, n'avaient pas amené
d'accord définitif. Au contraire, les agents de Louis s'étaient,
quatre ans plus tard, violemment emparés du territoire. Ce
litige se termina par un échange conclu à Saumur, où les deux
princes se trouvaient réunis, au mois d'avril 1465 : le Roi
renonça à toute prétention sur Gap et Moncalquier, et René,
en retour, lui abandonna la seigneurie de Vaudole, qui dé-
pendait également de son comté, pour être unie irrévocable-
ment au domaine delphinal. Le parlement de Grenoble, allé-
guant l'intérêt du pays, fit quelques difficultés pour mettre le
roi de Sicile en possession de la ville qui lui était recédée :
les lettres royales finirent cependant par recevoir leur exécu-
tion; mais le différend se prolongea quelque temps encore
entre les autorités locales '. Les marques de la reconnaissance
de Louis XI s'étendirent aux conseillers de son oncle qui l'a-
vaient servi dans les négociations avec les seigneurs révoltés :
Guillaume d'Haraucourt, par exemple, reçut à cette occasion
un don de cinq cents livres tournois "-.
La guerre s'engagea, on sait comment. L'armée royale
remporta d'abord quelques succès en Bourbonnais; mais les
ducs de Bretagne et de Berry, à la tête d'un corps considé-
rable, parvinrent à se frayer la route de Paiis en longeant les
bords de la Loire, à traveis l'Anjou et la Touraine. Il est pro-
bable que les forces de René et du comte du Maine étaient
occupées du côté de la Noi-mandie, car on ne rencontre la
trace d'aucun engagement lors de ce passage de l'armée bre-
tonne, et il est impossible, d'après la conduite ultérieure du
roi de Sicile, de supposer une connivence déloyale entre lui et
' Arch. nat., P 133'!% i° 102 (pièces justiCicalives, n» r.5); l> 13:{'i'S 2» partie,
l'o'* 28 v°, 30, 55, 65. Arch. des Bouches-clu-Rlione, H (i59, 083, OS'i, 088. Nos-
tredame, p. 020.
- Documents liiédUs, Mélanges, 11, 232.
362 GUERRE DU BIEN PUBLIC. [1465J
les coalisés '. Ceux-ci durent employer la ruse et saisir le mo-
ment où le pays était dégarni de troupes. En effet, Bourdigné
raconte que, loi'squ'ils arrivèrent à l'embouchure de la Maine,
les habitants d'Angers, dans leur zèle pour la cause du Roi,
voulurent aller les arrêter, et que leur duc, ne trouvant pas
ses sujets en nombre, les en empêcha pour éviter une bou-
cherie inutile ^ Si ce trait est authentique, il prouve chez lui
de l'humanité , et tout au plus un excès de circonspection ;
mais, de là à la trahison, il y a loin, quoique Louis XI, cher-
chant plus tard des griefs contre son oncle, ait exprimé des
soupçons à cet égard. Bientôt, au contraire, le prince donna
au suzerain une nouvelle marque de sa fidélité en essayant de
faire rebrousser chemin à son fds, qui s'avançait au secours
des ducs de Bretagne et de Berry et du comte de Gharolais.
La célè])re bataille de Montlhéry venait de jeter la plus
grande incertitude sur le résultat de la campagne; mais
Jean d'Anjou n'y était pas : sa jonction avec ses confédérés
pouvait faire pencher la balance de leur côté. Cette jonction
était imminente, car il arrivait de Lorraine à marches forcées ;
elle était redoutée, car il était précédé d'une réputation ex-
ceptionnelle de bravoure, et il amenait avec lui, outre ses
propres soldats, des condottieri italiens, entre autres Campo-
basso, avec une cou4:)agnie de cinq cents Suisses ^ Le Roi
lui-même s'émut de son approche, et demanda à son père
d'intervenir de nouveau pour arrêter sa marche. René écrivit
aussitôt de Launay une lettre des plus énergiques, qu'il fit
portei- à Jean par un de ses amis personnels, Gaspard Cossa :
« Toujours m'avez esté obéissant, lui disait-il; encore, si vous
estes sage, ne commencerez- vous pas à ceste heure à faire
autrement, et je le vous conseille pour vostre bien et hon-
' L'attitude du comte du Muii« est plus suspecte ; elle fut incriminée après
la journée de Montliiéry et le lit disgracier un peu plus lard. Il paraît cependant
n'avoir été coupable que de l'aililesso. Commines lui-même n'a pas cru qu'il i'ùt
d'intelligence avec les Bourguignons (I, éf)). Mais qui pouvait être à l'abri des
soupçons de Louis XI?
2 Bourdigné, 11, 215.
Commines, I, (i:L
[U65| GUERRE DU RIEN PUBLIC. 363
neur '. » Et, pour plus de sûreté, il donna l'ordre au messager de
passer par la cour, de communiquer cette lettre au monarque
et de se conformer scrupuleusement à ses instructions. Si la
mission de Cossa fut infructueuse, ce n'était certes pas la faute
de celui qui l'envoyait. Le sire de Précigny, que Louis XI
dépêcha en môme temps au duc de Galabre, échoua égale-
ment. C'est que le ressentiment de ce dernier était profond,
et il était encore augmenté par l'alliance du Roi avec son
rival Ferdinand ; car, dans cette même guerre du Bien public,
pour laquelle il réclamait l'appui des princes d'Anjou, Louis
se faisait aider par les Aragonais de Naples, leurs ennemis
jurés. Il redoutait l'hostilité des Provençaux , qui « avalent
monseigneur de Calabre comme leur Dieu » et prenaient les
armes en sa faveur. Ferdinand, afin de les occuper, envoya de
ses gens faire des incursions sur leurs côtes. Ce fait, peu connu,
montre combien le dévouement de René était désintéressé -.
La lutte, entreprise malgré lui, continua sans lui. Il se
préoccupa seulement de préserver de tout dommage ceux de
ses sujets qui étaient exposés à ressentir le contre-coup des
événements. Il manda notamment à Gérard d'Haraucourt, son
lieutenant au duché de Bar, de faire redoubler la surveil-
lance et réparer les fortifications des places de ce pays,
dont la sûreté était compromise par le voisinage des duchés
de Lorraine et de Bourgogne, en guerre avec le royaume ■\
Mais il est difficile de croire qu'il ait été étranger aux négocia-
tions qui mirent fin à cette funeste campagne et à la conver-
sion tardive de son fils, qui devint lui-même un des agents les
plus empressés de la pacification. C'est, en effet, sous l'in-
fluence de Jean que les autres princes consentirent à déposer
' Lettre du 10 août 1465, extraite des papiers de l'abbé Legrand et publiée
parmi les preuves de l'éflition de Comraines, Londres, 1785, X, 458. Cf. Vill.-
Harg., II, 160; de Quatrei)arbes, t. I, ji. CIV. Legeay, Hist. de Louis XI, I, 437.
L'historien de René d'Anjou a rattaché cette lettre à l'année 1464.
"^ Il nous est révélé par une lettre de Pierre Gruel, président du parlement de
Grenoble, en date du 14 septeml)re 1465 {Documents inédits. Mélanges, \\, 382).
Les Lond)ards du duc Sforza combattirent aussi avec le Roi [llnil.).
5 Lettre du 5 septcmi)re 1465 (liibl. nat., Lorraine 68, f" 162).
364 GUERRE DU BIEN PUBLIC. [1465J
les ai-mes et à signer les traités de Conflans et de Saint-Maur.
Ils vendirent la paix à des conditions onéreuses, qui trahis-
saient leurs mobiles intéressés '. Le duc de Galabre demanda
pour lui, avant toutes choses, la renonciation du Roi à l'al-
liance de Ferdinand d'Aragon. Cette exigence avait au moins
un côté patriotique. Louis, après avoir subi les récriminations
de son cousin, lui accorda ce qu'il désirait ; il s'engagea même
à lui octroyer pendant trois ans un subside annuel de cent
mille écus, pour l'aider à reconquérir le royaume de Sicile ";
mais on verra, par la suite des événements, que le rusé mo-
narque persévéra dans la politique qu'il avait adoptée en Ita-
lie. Pour le moment, il lui fallait avant tout apaiser les mécon-
tents. Jean reçut, en outre, une somme de soixante mille écus
comme rémunération des services qu'il avait rendus à Gênes,
et, un peu plus tard, une pension de vingt- quatre mille livres
comme réconq^ense générale. Il fut dispensé de l'hommage de
différentes seigneuries de Lorraine, attribuées, depuis un cer-
tain temps, au bailliage de Chaumont, en considération, disent
les lettres du Roi, « de ce qu'il s'est curieusement employé à
la pacification des diff'érens qui ont esté entre nous et aucuns
seigneurs de nostre sang ». Il obtint, enfin, la garde ou le
gouvernement de plusieurs places voisines de son duché,
Toul, Verdun, Ghâtel-sur-Moselle, Vaucouleurs *. Ainsi, sui-
' « Je croyais, l'ail-on dire à Jean d'Anjou, que cette guerre était entreprise
dans l'intérêt public ; mais je vois bien aujourd'hui qu'il s'agissait surtout de l'in-
térêt particulier. »
2 Ce don fut signé le 5 novembre 1405. L'acte qui le contient dit que la
somme avait été convenue « en faisant la pacification des différences seurvenues au
royaume ». Par d'autres lettres du même jour, Jean reconnut qu'il n'avait droit
qu'à trois cent mille écus eu tout : si la conquête était faite avant l'expiration
des trois ans,'.je Hoi ne^ lui devrait plus rien ; si, au contraire, elle n'était pas
accomplie au bout de ce temps, il continuerait à lui fournir chaque année un
subside raisonnable,^ dont^la quotité serait déterminée par le comte de Charolais.
(Arch. nat., J 932, n»-^ 13 et 41.)
^ Arch. nat., J 932, ii» 12; KK 1118, f 54 v". D. Calmet, preuves, t. III,
col. ccxxxi; etc. I.c texte des traités intervenus entre Louis XI et les seigneurs
n\i)llés se lr(iu\f, cuire autres, dans les in.ss. français de la Uibl. uat. (n'^'' 3831
et V88()), et dau< I). ('..iluict, ilnd., p. f.CXXV.
[liUliJ ACCORD AVEC MARGUERITE DE SAN olK. ;JU3
vant une règle politique de tous les temps, mais dont Louis^XI
savait faire l'application plus lai'gemeiit que personne, ceux
(|ui avaient combattu leur suzei-ain étaient i)lus favorisés que
ceux qui l'avaient défendu.
Les événements de 146;i opérèrent un rapprochement su-
perficiel et momentané entre les rois de France et de Sicile.
Sous l'influence de cet apaisement, le mariage projeté naguère
entre la princesse Anne et Nicolas d'Anjou fut ratifié par les
parties intéressées, et le traité définitif fut signé le 1" août
14G6 ; on procéda même, quelque temps après, à une cérémo-
nie religieuse. Plusieurs à-compte furent payés sur Ja dot,
et néanmoins les choses en restèrent là'. La même année,
René parvint à régler une autre question de famille et d'inté-
rêt qui était depuis longtemps en suspens. La veuve de son
frère Louis III, Marguerite de Savoie, remariée au duc de
Bavière, puis au comte de Wurtemberg, lui avait autrefois
adressé diverses réclamations sur la succession de son premiei'
époux : elle demandait la restitution de la portion de sa dot qui
avait été versée, sa couronne et ses bijoux, l'assignation de
son douaire et des arrérages. Le conseil du roi de Sicile avait
repoussé presque toutes ses prétentions pour des motifs assez
curieux : quant à la couronne et aux autres joyaux, elle n'y
avait aucun droit, n'étant plus reine ; et quant à son apport,
Amédée VIII n'avait remis, le jour de la réception de sa fille à
Tarascon, que quinze mille ducats au lieu des cinquante mille
convenus, ce qui avait compromis l'expédition de Louis III en
Italie et les affaires de son frère lui-même : il y avait donc lieu
de réduire considérablement la réclamation. Par une première
transaction, passée en 1456, Marguerite avait consenti à se
contenter d'une rente viagère de trois mille écus, à asseoir
sur les gabelles et péages du Rhône et de la Durance - ; mais,
l'assiette et le payement de cette rente ne s'étant pas faits
' Arch. liai., P 1365-, n» 1408;? 1379', n» 3125; P 2575, 1" li v»;
KK 1123, 1° 25. Uihl. nal , nis. fi. 20385, ii° 36. 0. Calmel, preuves, t. Ul,
col. DCLXIX.
- Arch. nat., P 1334 , 1"" 167, 180, 183. Giiieluiiun, preuves, p. 3j0.
36G AMBASSADE DES CATALANS. [1466]
exactement, à cause des embarras financiers du prince, les
difficultés recommencèrent. Elles furent terminées, le 11 oc-
tobre 1466, par un nouvel accord, signé dans le château d'An-
gers, où la comtesse de Wurtemberg s'était rendue elle-
ujême, munie des pouvoirs de son mari. Son beau-frère re-
connut lui devoir en tout, arrérages et capital compris, une
somme de trente-trois mille écus, qui fut assignée sur les re-
venus du duché de Bar et payée, à partir de ce jour, par
termes annuels de deux mille écus '. Ce fut la seule occasion
qu'eut le roi de Sicile de renouer ses rapports avec l'Alle-
magne : il les avait presque entièrement cessés depuis l'aban-
don de la Lorraine à son fils, car on ne les constate plus, à
partir de cette donation, que par un traité d'alliance, à
peine postérieur, conclu entre lui et Ferry, comte palatin du
Rhin et duc en Bavière, son parent ^
Mais, en même temps, un horizon aussi vaste qu'inespéré
s'ouvrait à la maison d'Anjou du côté des Pyrénées. La Cata-
logne, dépendance du royaume d'Aragon, refusant de recon-
naître les modifications apportées par le roi Jean II à l'ordre
régulier de la succession au trône, avait secoué son autorité
et appelé, pour le remplacer, l'infant de Portugal don Pedro,
issu du même vSang (jue lui. Ce concurrent étant mort presque
aussitôt, le peuple et la noblesse du pays songèrent à conférer
le pouvoir à une autre branche de la race royale d'Aragon,
et jetèrent les yeux sur René, dont la mère Yolande était la
' Aich. nat., J 850, n» 34 ; Arch. des 6ouches-da-Rh6ne, B 685. L'acte est
l'ail dans la rliamhre « (jud liospltatur dicta doinuia Mai garda. » Pour les quit-
tances des termes échus, voir, aux Arch. nat., KK 1117, f" 15C v», et KK 1127,
1" IIS v. En 1478, René dut imposer une aide sur les hahitants de Bar, de
Ponl-à-Mi)usson et de Saiiit-Mihiel pour compléter les payements. {Ihid.,
KK 1117, 1» 157 \o.)
Arch. liai., KK 1127, f" 238; D. Calmet, preuves, t. 111, col. dclii. Ce
Irailé est daté du mercredi après Quasimodo de l'an 1453; il stipule une ligue
olïcnsive et dél'ensive entre les deux princes, en raison de leur proximité de \\-
gna^e n cl aussi des présens et estianges règnes (pii sont à présent coniniunénien»
par le pays ».
[1166] AMBASSADE DES CATALANS. 367
propre fille du roi Jean 1 : la parenté était donc des plus
proches, et il ne fallait qu'une occasion propice pour taire de
ce prince un prétendant autorisé. Il se trouvait depuis
longtemps en état de guerre permanent avec les souverains
aragonais : Jean TI était le frère d'Alphonse, son ancien
rivaU les sujets de ce monarque et les siens vivaient sous le
régime d'une trêve ménagée par Louis XI, leur allié commun,
en i462 '. Les Catalans jugèrent que cette situation le pré-
disposerait à accueillir favorablement leurs ouvertures, et
ils ne se trompèrent pas. Dès 1463^ le conseil de la ville
de Barcelone et les représentants du principat de Catalogne,
qui gouvernaient provisoirement le pays, avaient passé avec
ses ambassadeurs une convention d'alliance réciproque \ Ce
premier pas fut suivi, trois ans plus tard, de l'offre du trône
d'Aragon, qu'une députation solennelle, conduite par Ponce
Andrieu, abbé de Ripoll, vint lui apporter à Angers. Des
instructions détaillées furent remises par les magistrats
espagnols à leurs délégués, le 20 août 1466. Ils les char-
geaient de se rendre d'abord en Provence, auprès du lieute-
nant-général Jean Cessa, pour lui demander en quel lieu ils
pourraient rencontrer le roi de Sicile et le duc de Calabre, et
pour le sonder sur les intentions de ces deux princes, sans
toutefois le mettre au courant de l'affaire ; d'aller ensuite, s'il
y avait lieu, trouver René lui-même, de le prier de les en-
tendre en audience secrète, et de lui tenir le discours sui-
vant :
« Très-illustre et très-vertueux seigneur. Votre Altesse ne
0 doit pas ignorer qu'il a plu à Dieu d'appeler à lui le très-
« illustre seigneur don Pedro, l'oi d'Aragon et comte de Bar-
'( celone , de louable mémoire , sans aucune postérité légi-
« time. Eti attendu qu'un grand nombre de rois, de princes
« et de seigneurs ont des droits à sa succession, et parmi
« eux votre très-illustre Seigneurie, les députés de Cata-
(( logne et le conseil de Barcelone nous ont envoyés vers elle,
' Arcli. lies Bouches-du-Rhône, U681.
- lùid., B 15, 1" 118 vo.
3G8 RENÉ ACCEPTE LE TRONE D'ARAGON. [1466J
« afin de savoir si, dans le cas où ils seraient décidés à la
(( prendre pour roi, elle accepterait la couronne, et si elle
(( serait disposée à envoyer le très-illustre duc de Galabre,
« son fils, en Catalogne. »
En cas de réponse affirniative, les aujbassadeurs devaient
aussitôt se prosterner puijliquement devant le prince, « mais
non jusqu'à terre » , lui baiser les mains et lui remettre une
lettre ainsi adressée : « A très-haut et très-excellent seigneur
le seigneur René, par la grâce de Dieu roi d'Aragon, des
Deux-Siciles, etc., comte de Barcelone, etc. » Le reste de
leurs instructions leur prescrivait de lui exposer en détail les
affaires du pays ; de stipuler le maintien de ses liljertés et pri-
vilèges; de se transporter ensuite auprès du duc Jean, qui de-
viendrait de droit gouverneur général de l' Aragon, pour obte-
nir son assentiment; d'aller également saluer la reine, le jeune
prince Nicolas et Charles d'Anjou, comte du Maine; d'insister,
enfin, sur f envoi immédiat d'un capitaine et d'un corps d'ar-
mée capables de résister aux forces de Jean d'Aragon et d'a-
chever la soumission du royaume '.
Tout se passa ainsi. René, qui, par un étrange revirement
du sort, retrouvait un trône chez ceux-là même qui lui avaient
enlevé le sien, accepta les offres des députés catalans. Il ac-
cepta, non pour son fds, comme l'ont dit plusieurs historiens-,
mais pour lui-même ; car, dès ce moment, il prit dans tous ses
actes, et avant toute autre qualité, le titre de roi d'Aragon '\
' Arch. des Bouches-dii-Rlione, B 15, i° 255. On trouvera plus loin le texte
entier de ce document inédit et plein d'intérêt, qui est rédigé en langue catalane
(pièces justificatives, n^ 58). M. de Villeneuve- iiargemont (II, 108) a reculé jus-
qu'à l'année suivante l'envoi de l'ambassade espagnole ; d'autres l'ont placé, sans
plus d'exactitude, en 14G5 {Jrl de vérifier les ilalcs, X, 424).
^ Art de vérifier les dates, 'tlnd.,\\\\.-^s.r^.,lbi(l. L'origine de celte erreur se
trouve sans doute dans l'affirmation du chroniqueur Chasielain, qui prétend que
les Catalans élurent le duc de Calahre pour roi après la mort de Pieire de
Coimbre(éd. Kevyn, V, 408).
■' Le 17 novembre 1400, René s'intitule « roy de Jérusalem et de Sicile, d'Ar-
ragon, de l'isle de Sicile, Valence, Maillorques, Sardaigne et Corseigue, duc
d'Anjou, de Bar, etc., comie de Barcelonne, de Prouvence, de Forcalquier, de
l'iéinnnl, tic. » (Arch. nal., P 1334**, l" 158.) Toutes les principautés dépendant
I146G] RENE ACCEPTE LE TRONE D'ARAGON. :JG9
et il recouvrit ses armes de l'écu d'or à quatre pals de
gueules. Les mesures relatives à Texpédition de Catalogne fu-
rent prises en son propre nom ; seulement il investit le duc Jean
des pouvoirs de lieutenant-général et le chargea du com-
mandement militaire, qui ne convenait plus à son âge ni à ses
goûts. Louis XI, qui avait des motifs particuliers pour renon-
cer à l'alliance de Jean d'Aragon, se montra d'abord disposé
à appuyer la maison d'Anjou en Espagne plus efficacement
(ju'il ne l'avait fait au royaume de Naples. Le 21 octobre delà
même année, il accorda à son oncle des lettres d'état ayant
pour objet de faire suspendre ses procès au parlement et dans
toutes les cours de justice, « parce que, dit la teneur, le roi
de Sicile est décidé à se rendre en personne à Barcelone, et
s'apprête h partir, de notre consentement, pour aller prendre
possession des nouveaux domaines qui lui sont échus par droit
héréditaire ' » . Toutefois, le projet de René ne se réalisa pas, et
Jean seul franchit les Pyrénées. A la même date, le Roi écrivit
au duc de Milan qu'il s'était déclaré en faveur de l'entreprise
de son cousin, et qu'en conséquence il le priait de faire cesser
les armements des Génois, qui préparaient des navires et des
troupes dans le but de soutenir la cause opposée \ Une vieille
rivalité existait entre Gênes et Barcelone, ces deux grandes cités
marchandes de la Méditerranée : toute occasion leur semblait
bonne pour se combattre mutuellement. René parvint cepen-
dant à leur faire conclure une trêve, par l'entremise de Ray-
mond Puget, son conseiller, et il obtint même qu'une flotte gé-
noise vînt coopérer avec Tarmée de son fds ^ Cette armée fut
composée, en majeure partie, de Lorrains, de Provençaux et
d'Angevins. Louis XI autorisa Jean à lever des soldats à ses
dépens dans le comté d'Armagnac, et promit de lui donner
de la couronne d'Aragon sont dans celte énumération. Ailleurs, on le voit prendre
la qualité de roi de Sicile ci/rà et ultra fariim, ou des Dcux-Siciles ; mais, le plus
souvent, les mots « roi d'Aragon » suivent immédiatement son nom.
' Arch. nat., P 1334», f" 137 v" (pièces juslificatives, n° 59).
•^ Bibl. nat., ms. ital. 1691, n" 382.
'■> Arch. des Bouches-du-Uliône, P. G8C. Arch. de Gènes, Materifi polilic/ic,7?,azzo
13. Ber. iial. sn-!j>l., XXIII, 248 et suiv.
2i
370 GUERRE DE BRETAGNE. [14G7J
pour son expédition d'Espagne les secours qu'il s'était engagé
à lui fournir pour celle d'Italie. Mais ce fat encore un leurre;
car, si le duc reçut quelques fonds, il ne vit arriver aucun
renfort : les archers royaux qui devaient le rejoindre ne par-
tirent point, ou reçurent l'ordre de rebrousser chemin avant
d'avoir franchi la frontière \ 11 engagea néanmoins la cam-
pagne en 1467, avec le concours de Ferry de Lorraine, son
beau-frère, qui fut investi de la lieutenance générale en se-
cond; de Jean de Torreilles, comte d'Iscla, nommé vice-gou-
verneur de la Catalogne ; de Gaspard Gossa, à qui sa bravoure
valut l'office de capitaine du Lampourdan et de l'évêché de
Girone, et d'autres officiers éprouvés ^ Bientôt il entra en
maître à Barcelone, où, acclamé par la population, il organisa,
d'une part, un gouvernement régulier au nom de son père,
de l'autre, une guerre incessante contre Jean d'Aragon et ses
partisans.
René n'était pas seulement retenu en France par la lassi-
tude du métier des armes. Des affaires intérieures de la plus
haute gravité l'empêchaient de s'éloigner ; il pensait même
seconder plus utilement les efforts de son fils en n'abandon-
nant pas la cour ni l'influence qu'il pouvait y avoir conservée.
Les hostilités ayant repris entre Louis XI et le duc de Bre-
tagne, chez lequel Monsieur, duc de Berry, toujours en lutte
avec son frère, avait trouvé un asile, le souverain fit encore
une fois appel au dévouement du roi de Sicile. Celui-ci renou-
vela le serment de le servir envers et contre tous; mais, vou-
lant prendre ses sûretés, il lui demanda en échange une lettre
officielle, signée de sa main et scellée de son sceau, contenant
l'engagement de soutenir de tout son pouvoir le chef de la
maison d'x\njou. Louis, qui ne regardait pas aux promesses,
s'exécuta de bonne grâce, le 19 octobre 1467'. Au commen-
• D. Calmet, n, 876 et suiv. Clironi((iie scandaleuse, coll. Petitot, XIII, 3f)8.
2 Arch. nat., KK 1127, {" 082. BiUI. d'Aix, ms. lOO'i, p. 79, 109, etc. Jean
d'.\njou fut créé lui-même prince de Girone après l'occupation de cette ville. Cf.
IS'ostredame, p. G26.
* « Loys, par la grâce de Dieu roy de France, à touz ceulx qui ces présentes
[i468] GUERRE DE BRETAGNE. 371
cernent de l'année suivante, ayant traité avec le comte du
Perche pour la reddition d'Alençon, que les Bretons occu-
paient, il invoqua, à l'appui de sa parole, la garantie de
son oncle, qu'il assura, à son tour, contre tout dommage
pouvant résulter de cette intervention \ Puis, avant de
continuer la guerre contre la Bretagne, il convoqua les
états à Tours, le 26 février, et consulta les princes réunis,
particulièrement René, sur la marche à suivre : valait-il
mieux , pour rétablir la paix, délaisser au duc de Berry
la possession delà Normandie, et détacher ainsi de la cou-
ronne une des plus importantes provinces, ou maintenir
l'intégrité du domaine royal en courant les risques d'une
nouvelle campagne? Ils répondirent, d'une commune voix,
qu'il fallait tout tenter plutôt que de consentir à un dé-
membrement, et qu'on devait s'en remettre à Dieu ^. Le Roi,
réconforté par cette ferme attitude, reprit les armes, et,
jbrcé de se rapprocher des frontières du nord, menacées par
le nouveau duc de Bourgogne, Charles le Téméraire, inves-
tit son oncle de la lieutenance générale aux pays d'Anjou, du
Maine, et même de Bretagne. Cette marque d'estime piouve
qu'il ne nourrissait encore aucun soupçon contre lui : il lui
donnait, en effet, la garde de ces contrées comme à un « chief
lettres verront, salut. Nostre très-cher et très-amé oncle le loy de Sicile, duc
d'Anjou, nous a promis qu'il nous servira à {'encontre de touz qui pevent vivre et
mourir, ainsi ([u'il y est tenu ; mais il double que, à l'occasion de nostredit service,
aucuns luy vueillent courir sus et porter donimaige à ses terres et seigneuries, en
nous requérant que, se le cas advenoit, il nous plaise le asseurer que nous l'ai-
derons et soustiendrons. Savoir faisons que nous, ayans regard au hon vouloir de
nostredit oncle et aux grans et louables services que luy et la maison d'Anjou ont
faiz à nous et à la couronne de France, à nostredit oncle avons promis et pro-
mectons, en bonne foy et en parolle de roy, que nous le porterons et soustiendrons
de tout nostre povoir envers et contre touz qui lui vouldroient faire guerre ou
porter dommage en aucune manière, et lui donnerons tout conseil, confort et aide.
En lesmoing de ce, nous avons signées cesdictes présentes de nostre main, et à
icelles fait mcctre nostre seel. Donné à Paris, le xix" jour d'octobre, l'an de grâce
mil cccc soixante et sept, et de nostre règne le septiesme. Ainsi signé : Loys. »
(Arcli. nat., P 1334% f» 190 v".)
' Arch. nat., P 133i«, f° 200 (pièces justificatives, u" 61).
2 Cbastelain, V, 387. Cf. Jean de Wavrin, H, 366.
372 GUERRE DE BRETAGNE. [1468]
notable, de telle auctorité et puissance qu'il les puisse préser-
ver et deffendre de toute oppression et adversité » , et parce
qu'il était plus capable que tout autre de reuiplir une pareille
mission ; il l'autorisait à i-assembler les troupes royales, à for-
tifier ou à démolir les places fortes, à disposer des biens enle-
vés à l'ennenii, à traiter, à nommer des capitaines, à faire mar-
cher les nobles et roturiers, non-seulement ceux de l'Anjou, du
Maine et de la Bretagne, mais encore ceux de la Touraine, du
Poitou, de la Saintonge et de l'Angoumois, dont le comman-
dement particulier était remis à son petit-fds Nicolas, marquis
du Pont, enfin à se faire représenter par un ou plusieurs lieu-
tenants'.
René n'avait pas attendu ces pouvoirs pour prendre des
mesures énergiques : déjcà il avait interdit toute commu-
nication avec la Bretagne et ordonné l'expulsion des sujets
bretons qui se trouvaient à Angers, à l'exception des gens
établis et mariés dans la ville, des clercs bénéficiés et des étu-
diants de l'Université -. Sa vigueur, sa promptitude furent
sans doute une des causes qui amenèrent le duc à demander
la paix. Elle fut conclue le 10 septembre 1468, à Ancenis, où
le marquis du Pont avait pénétré en vainqueur, et le duc de
Calabre, quoique absent, fut un de ceux qui la signèrent au
nom du Roi. Son père rétablit aussitôt la liberté de la circula-
tion et du commerce entre les pays belligérants, défendit aux
habitants de s'injurier et de se maltraiter, et délivra aux com-
missaires bretons la [)lace de Champtocé, qu'il avait fait occu-
' Cet acte, incnimii jusqu'à présent, est du 9 août 14G8 (Arrh. nat., P 1334%
f" 219 ; pièces justificatives, n° G2).
2 « De par le I!oy et le roy de Sicile, d'Airagon, etc., duc d'Anjou, etc. Il est
ciijoiuct et coniniauJé à toutes manières de gens natifs du pays de Bretaigne, de
(juclque estât ou comiicioii qu'ilz soient, (pi'ilz vuydent dedans demain juedi la
ville d'Angiers, sur paiiie de confiscacion de corps et de biens, excepté ceuix qui y
sont mariez et tieiiueut l'eu et lieu, et aussi gens d'église pieça bénéficiez et es-
colliers estudians; Icsqiicl/. dessusdiz, s'ilz y veullent résider et demourer, viennent
dedans demain dix heures en la rliappelle du chasteau faire le serment d'estre
bons et lovau\ au Hoy et audit s"" roy de Sicile, et les servir envers touz et contre
touz. Fait oudit diaslel d'Angiers, le XXI'' jour de juillet, l'an mil Ilir soixante liuit.
Ainsi signé : G. l'.ayncau. » (Arcli. nat., 1> l'i-i'i", f»218.)
[1469] lîAPl'ItoCIIEMKXT APPARENT DKS DKIX Unis. 373
per par le sire de Bueil, mais dont le Imité stipulait la resti-
tution contre celle de Caen '.
C'est en récompense de ces services que Louis XI lui accorda,
le 28 janvier suivant, le droit de sceller ses lettres de chan-
cellerie avec la cire jaune, dont les rois de France seuls
pouvaient jusque-là se servir. C'était un privilège purement
honorififjue, mais moins insignifiant qu'on ne l'a cru. Les
termes mêmes de la concession indiquent que le souverain en-
tendait conférer par là une distinction exceptionnelle, unique
dans l'histoire : « Depuis quelques années, le royaume de France
était débordé, envahi par les guerres intestines et les sédi-
tions. Un seul prince s'est trouvé qui, par aucun moyen, sous
aucun prétexte, n'a pu être détourné de la fidélité qu'il nous
devait et du soin de la défense de l'État : c'est notre oncle
bien-aimé, que nous appellerions avec plus de raison notre
père, le roi de Jérusalem, de Sicile et d'Aragon, qui, avec une
constance invaincue, une volonté toujours droite, a maintenu
l'antique honneur de ce royaume, en a respecté et augmenté
le prestige, l'a arrêté, enfin, sur le bord du précipice ^ »
Quel plus bel hommage pouvait être rendu à la conduite d'un
loyal serviteur? Et c'est dans la bouche de Louis XI qu'on le
rencontre ! Le parlement voulut en vain s'opposer à cette
faveur : non-seulement elle fut ratifiée, mais elle fut étendue,
quelques mois plus tard, à la descendance directe et mascu-
line de celui qui en avait été honoré ^
Au même moment, il est vrai, René engageait de nouveau.
sa parole pour corroborer celle de son suzerain, qui ne jouis-
sait pas, auprès des ennemis de la couronne, d'une autorité
bien solide. Le traité de Péronne, imposé, comme l'on sait, par
le duc de Bourgogne, créait au Roi les obligations les plus pé-
nibles ; on avait d'autant moins de confiance en leur accom-
' Aich. liât., P l;5;3'i% fo» 220 v» et 221. Cf. Cnmmincs, I, U8; D. Plancher,
IV, 3C3.
- Aich. nat., P 1334'', î° (; v" (pièces juslificativcs, 11'' 03). Aieli. dis Ijouclits-
dii-Rlione, B IG.
2 Arcli. liât., P 2532, f" 277 \".
374 RAPPROCHEMENT APPARENT DES DEUX ROIS. [1469]
plissement. Il fallut que le roi cle Sicile, ce représentant de
l'honnêteté et de la justice, s'en constituât le garant : par une
clause ultérieure, qu'il signa à Saumur, le 11 mai 1469, il
promit d'entretenir la paix entre les deux puissants rivaux, et
même de prendre les armes pour le duc, si Louis venait à vio-
ler les conditions du traité \ Ce cas se présenta en effet, et
Charles le Téméraire, dès l'année suivante, envoya sommer le
vieux prince d'avoir à lui prêter main-forte. Son ancien allié,
le duc de Bretagne, qui s'était également porté caution pour le
Roi, reçut la même invitation. Mais l'habile monarque assem-
bla ses grands vassaux et les gens de son conseil, au nombre
de plus de quatre-vingts, leur exposa les faits et les pièces, et
les amena à rejeter tous les torts sur son adversaire. René lui-
même, convaincu par la délibération à laquelle il avait pris part,
se considéra comme délié de toute promesse envers Charles,
et il fut le premier à requérir son neveu d'agir désormais sans
ambages ni ménagements à l'égard de ce dangereux ennemi ^
Bientôt de nouveaux incidents parurent sceller l'union des
cours de France et de Sicile. En octobre 1469, Jeanne de
Laval et son époux furent . reçus avec des démonstrations
d'amitié au château d'Amboise, et des fêtes, des divertisse-
ments variés leur furent offerts '. Après la naissance du Dau-
phin (Charles VIII), au mois de juin 1470, Louis XI se rendit
à Angers, et Marguerite d'Anjou y vint, de son côté, avec
« toute la bende des ducz et contes angloys », dit Bourdigné.
L'occasion de cette réunion était l'arrivée du comte de V\'ar-
' Cette pièce curieuse, dont M. l'auliu Paris a reconnu l'authenticité, était eu
la possession de M. de Qnatrei)arl)es, qui l'a citée dans les OEwrcs du roi René,
t. l, p. cxv. Si.v semaines après, Louis XI donna à René la seigneurie de Langeais,
en Touraine, appartenant précédemment à Dunois. (Arch. nat., P 1334^, f" 157 v°.)
- <c Item, et pour ce que le roy de Secille ostoit iirésent, luy-mesmes, oyes les
opinions dessusdites, trouva par son conseil qu'il estoit quitte, deslié et exempt,...
et luy le premier et tous les seigneurs reipiiient au Roy... que son plaisir iust ne
plus dissimuler, souffrir ne tollérer à mondil seigneur de Bourgogne les choses
dessusdiles. » Procès-vcrhal rédigé à Aml)oise, le l''"' décembre 1470 (Bihl. nat.,
ms. fr. 3884, f»^ 282 et suiv.}. Cf. Duclos, 1, 397, 400.
■■' Chronique scandaleuse, coW. Pctitot, XIII, 391; Rourdigné, II, 220 el suiv.
!14G91 EXPEDITION DE CATALOGNE. 373
uick, rancien généralissime du roi Edouard d'Angleterre,
(jui s'était brouillé avec lui et l'avait contraint par la force des
armes de se retirer en France. On voulait oflVir à ce person-
nage, pour le gagner entièrement au parti de Lancastre, de
marier sa propre fille avec le jeune prince de Galles, fils de
Marguerite. La proposition fut, en elTet, acceptée. Cette alliance
étonnante, qui faisait du plus rude adversaire de la malheu-
reuse reine son dernier défenseur, se conclut aussitôt, et War-
wick retourna en Angleterre avec un corps de troupes fran-
çaises, que le Roi lui accorda '. A l'automne, Louis fut invité
par son oncle à venir chasser la bête sauvage dans la forêt de
Bellepoule, sur les bords de la Loire. Il répondit un peu plus
tard à son amabilité par l'envoi du collier du nouvel ordre de
Saint-Michel, qui était le premier créé par les rois de France,
et pour l'établissement duquel il avait eu recours, sans doute,
aux conseils du fondateur de l'ordre du Croissant; il l'auto-
risa même à porter à la fois les insignes de l'un et de l'autre,
privilège réservé par les statuts aux chefs d'ordre couronnés".
C'est qu'en ce moment les deux princes avaient des raisons
particulières de se ménager réciproquement. Si Louis avait
besoin de René en France, il lui était nécessaire en Espagne.
Le roi de Sicile, en effet, ne perdait pas de vue ses nouveaux
domaines, et s'occupait activement de procurer des secours
à son fils. Mais, comme on l'a vu, il devait peu compter
sur le Roi pour une coopération sérieuse. Il s'en aper-
çut bien, lorsqu'ayant voulu employer au ravitaillement de
Barcelone, où Jean fut assiégé un moment par ses adversaires,
un bâtiment de la marine royale qui se trouvait dans un port
de Provence, la Notre-Vame-Saint-Martui, il reçut à ce sujet
une réprimande presque menaçante*. C'était donc toujours le
' Boiirdigné, II, 220; D. Calmet, 11, 850 ; etc.
- Aich. liât., P I33i^ f'^'^ 75 et 123 (pièces justificatives, n» 78); MM. nat.,
ms. fr. 2913, 1» 13. C'est donc à tort que M. de Villencuve-Bargemont exclut
René de la liste des chevaliers de Suiut-Miehel et voit là un témoignage de la
défiance de Louis XI (II, 107).
•" K J'ay sceu, lui écrivit le Roi, que puis naguères voz officiers ont fait prendre
et arrester en vostre pays de Prouvence l'une des gallées de France nommée
376 EXPÉDITION DE CATALOGNE. [1469]
même système de tergiversations ou de duplicité. Tout ce qu'il
put obtenir, ce fut l'autorisation de percevoir une aide supplé-
mentaire de trente mille francs sur le pays d'Anjou, en considé-
ration des frais occasionnés tant par l'expédition de Catalogne
que par l'entretien de la reine d'Angleterre \ Mais, pour cou-
vrir ces frais, il eût fallu bien d'autres ressources. Les finances
du roi de Sicile étaient d'autant plus épuisées, qu'il venait de
conclure, le 24 avril J469, une transaction avec le vicomte et
la vicomtesse de Turenne au sujet du comté de Beaufort en
Vallée, transaction assurant à sa maison la paisible jouissance
de ce fief, qui lui était disputé depuis si longtemps devant le
parlement, mais chargeant son budget d'une nouvelle dette
de trente mille écus, prix du désistement de ses compétiteurs ^
Aussi les deux tiers de cette somme furent-ils avancés par deux
riches bourgeois d'Angers, Jacques et Gervais Le Camus, aux-
quels fut affermé pour six ans, en guise d'indemnité, le gre-
nier à sel de la même ville. Celte avance de fonds était néces-
Noslre-Danie-Saiitt-Martln, soubz couleur de la vouloir envoyer pour l'advi-
taillemcnt de Barseloiine, dont j'ay esté bien esmerveillé ; et ne puis croire que
voulissiez donner empescliement à ladite gallée ne antre qui ait esié et soit na-
vigues soiihz mes armes et soubz mon adveu, car ce nie seroit faire bien grant
oultraige, etc. )> Bibl. iiat., nis. fr. 2899, 1° Gl. On ne sait, toutefois, si cette
lettre lut expédiée, ni jusqu'à quel point le fait en question, dénoncé à Louis XI
par un aunonyme, était véritable.
' Arrh. nat., P 1334'^, f" 84 (pièces justificatives, n° 71).
2 Arcli. nat., P Mi'i^, f» 24; J 179, n» 103. Analysé par M. Marchegay, Jr-
cliU'es d'Anjou, II, 213. Agnet de la Tour, vicomte de Turenne, et Anne de
Beaufort, sa femme, prétendaient posséder le comté de lieaufort en vertu de leurs
droits sur la succession des anciens seigneurs, les Roger de Turenne. Le duc
d'Anjou en revendiquait l'entière propriété parce que c'était un membre de son
ducbé et un ancien domaine* de la couronne, ne pouvant être aliéné d'aucune
façon, et ([ue, d'ailleurs, Raymond, fils de Guillaume Roger, avait jierdu par con-
fiscation tous ses fiefs, pour avoir combattu en Provence contre le pape et le roi
de Sicile. L'accord conclu entre eux fut suivi d'une déclaration de Jeanne de
Laval, poitinit qu'elle s'engageait à ne rien réclamer sui- le comté de Beaufort, dont
elle se considérait seulement comme rusulVuiiiere. Le but de cet acte était d'é-
viter que les béritiers de la reine de Sicile ne prétendissent [dus tard (jue la
cession des Turenne avait été faite pai- moitié à son profit et au leur, el qu'une
partie de ce fief ne vint ainsi à être séparée du ducbé dWnjou. (.\rcli. nat.,
P 133i^ f'30.)
ri469] EXPÉDITION DE CATALOGNE. 377
sitée, disent formellement les pièces, par les dépenses de la
guerre d'Aragon '. Le prince dut encore recourir à d'autres
expédients et faire divers emprunts pour soutenir l'armée du
duc de Calabre, à laquelle il expédiait, non-seulement de l'ar-
gent, mais des provisions de blé -. Il travaillait en même temps
à rallier à son parti les puissances voisines de ses possessions
espagnoles, correspondait avec le roi de Portugal, signait avec
Henri IV de Castille une ligue offensive et défensive. L'al-
liance de ce dernier était d'une importance capitale, car il avait
lui-même des droits sur la succession d'Aragon et pouvait de-
venir un rival : s'en faire un ami était un acte de bonne poli-
tique ; il s'accomplit par -l'entremise de Galéas de Bernetio,
ambassadeur spécial du roi de Sicile, et l'influence du cardinal
d'Albi n'y fut pas étrangère ^ René ne se contentait pas de
cette participation indirecte à l'expédition de son fils : il admi-
nistrait réellement, de loin, les provinces soumises à son auto-
rité. On le voit recevoir de Gui de Laval, sire de Loué, repré-
sentant accrédité de Vinfant Jean, le serment de respecter les
privilèges et libertés de ses sujets de Catalogne; proposer les
évêques, les cardinaux, les abbés; nommer les baillis, les
viguiers, les capitaines et leur envoyer des ordres ; autoriser
les habitants à s'assembler pour élire des syndics; défendre
les intérêts du commerce, de l'industrie et de l'art local \ On
• Arch. nat., P 133 i^, f° 9 ; KK lllG, f° 550 v».
^ Arch. des Douclies-du-Rliône, B 273, f°« 135, 137.
^ Arch. des Bouches-du-Rhôiie, B 1(J, f" 9 (pièces justificatives, n" GG). Le
traité fut signé parle roi de Castille le 1» juin 1409. C'est probablement ce qui a
l'ait croire à M. de Villeiieuve-Bargemont (II, 17 G) que ce monarque était alors en
France ; mais l'acte est daté de Cordoue.
' Bibl. d'Aix, ms. lOGi, p. 13, 10, 21, 2G, 3i, GO, 92, 95, 97, 112, 155, 20t.
Ce registre de chancellerie est presque uniquement conqiosé de lettres relatives aux
affaires d'Espagne, et nous'ré\èle à ce sujet quelques traits intéressants. L'évèché
de Barcelone l'ut demandé et obtenu à Rome pour l'abbé de Ripoll, celui-là même
qui était venu apporter à René l'offre de la couronne d'Aragon et qui était devenu
le conseiller de ce prince. Un certain nombre de ses compatriotes étaient entrés de
même au service du roi de Sicile : il avait pris parmi eux des médecins, des officiers,
des secrétaires. Anionello Pagano ou Payen,son premier secrétaire //; (lillone Âra-
goiium, ([ui a écrit et signé la plupart des lettres en question, fut accrédité en
378 MORT DE JEAN D'ANJOU. [1470]
peut donc dire qu'il exerça, là aussi, plus qu'une autorité
militaire. Il y eut même, d'après le témoignage de Papon,
historien et numismate, des monnaies à son nom frappées
dans le pays \
Tant d'efforts devaient cependant rester superflus; une
trêve inopportune, due à l'initiative de Louis XI, ou du moins
nécessitée par son attitude douteuse, suspendit les progrès du
duc de Calabre au moment où ils s'accentuaient le plus. Il en
profita pour laisser la lieutenance à Jean de Lorraine, comte
d'Harcourt, son parent, et pour venir en Provence réunir de
nouvelles forces. Son père s'y rendit lui-même au mois de
novembre 1469, et continua les préparatifs à l'aide d'un sub-
side de soixante -dix mille florins, que les états du comté
venaient de voter dans ce but, grâce au zèle de Jean Cossa *.
Jean d'Anjou recommença, l'année suivante, une campagne
heureuse, et tout semblait présager la soumission complète de
l'Aragon, quand un coup de foudre vint ruiner les espérances
de sDn parti. Une mort presque subite enleva ce vaillant guer-
rier, le 16 décembre 1470, à Barcelone. Il était dans la vigueur
de l'âge et de la santé : le bruit courut qu'il avait été empoi-
sonné, et l'examen de son corps parut justifier cette supposi-
tion ; mais on ne découvrit jamais d'où venait le crime.
René, qui était de retour à Angers depuis quatre mois, fut
profondément ébranlé à cette terrible nouvelle. Les éloges
unanimes qu'il entendit prodiguer au prince défunt, et que
l'histoire a souvent répétés depuis_, adoucirent quelque peu sa
douleur. Mais il essaya en vain de lui trouver un successeur
capable de terminer son œuvre. Ferry de Lorraine, qui eût été
appelé à l'essayer, venait lui-même de descendre au tombeau \
<junlité de conseiller ordinaire auprès des lieutenanls du roi eu Catalogne.
Tous les sujets espagnols, nu''nie ceux qui avaient conihaltu contre lui, étaient
l'oljjel de sa sollicitude : c'est ainsi qu'il donna des ordres à l'avance pour le
rapatriement de liuit habitants de l'île Majorque, prisonnieis à Arles, qui espé-
l'aient être raelietés. (V. pièces justificatives, n« (>!).)
' Hist. (le Provence, [11, ;i82. Pajion affirnie avoir vu une de ces monnaies,
■ Arcli. des l]ouclies-du-Rii6nej V> i9, f° 287. Itinéraire.
^ Le gendre de René précéda Jean dans la tombe, quoique M. de Villeneuve-
[1471] MORT DE JEAN D'ANJOU. 379
Le lils naturel de Jean, qui se nommait comme lui et qui
l'avait suivi au-delà des Pyrénées, fut investi, par acte du
14 mars 1471, du gouvernement des possessions espagnoles*.
Charles de Torreilles, frère du comte d'Iscla et capitaine géné-
i-al de la marine du roi de Sicile, qui l'avait fait délivrer tout
récemment d'une longue captivité chez les Sarrasins de Bougie,
reçut l'ordre d'équiper immédiatement une flotte, et, pour l'en-
courager, son maître lui concéda le droit de quint, c'est-à-dire
la cinquième partie des personnes et des biens qui seraient
capturés sur l'ennemi'. Il utilisa aussi le concours d'un prince
de Portugal, don Dionis, à qui il donna une compagnie de six
cents chevaux, la capitainerie d'Urgel et de différentes places
de Catalogne, avec le pouvoir de soumettre et de recevoir à
son obéissance les villes prises à Jean d'Aragon ^ Mais tout fut
inutile. Le prince Nicolas, appelé par les Catalans pour rem-
placer son père, était retenu par les affaires de son duché de
Lorraine. La plupart des territoires acquis furent perdus dans
le courant de l'année, et le nouveau trône offert à la maison
d'Anjou s'écroula avant d'être consolidé.
Cependant le vieux roi, frappé dans ses affections les plus
chères, déçu dans ses rêves de giandeur, ne désespéra pas
Bargemont recule sa mort jusqu'en 1472 et taxe d'erreur ceux qui l'ont mise
en 14 70 (II, 193). Il est certain que l'office de juge et conservateur des Juifs de
Provence, vacant par suite de la mort de Ferry, fut donné au Napolilaiii Jacques
(ialiot le G décembre 1470. (Arcli. des Bouches-du-niiône, B IG, f» 107 v".)
' Arch. nat,, P 1334% n" 11, i"^ 2 et suiv. (pièces justificatives, n» 77). Cet
acte est écrit dans un latin plus recherché que les autres. Il confère au hàtard de
dalahre les pouvoirs les plus étendus pour l'administration du pays, la nomination
des cajiitaines, préfets, alcades, etc., et lui enjoint de respecter les antiques /«e/oi
ainsi que les constitutions des l'ois d'Aragon.
- Bibl. d'Ai.\,ms. 10C4, p. 107, l.'jO (pièces justificatives, n° G8). Cette con-
cession commençait ainsi : « Qiiin iii/igiii ficus cl reli^iosiis vit- /rater Caroliis de
Torrelles, capitanciis gcnernlis noster in imiri, r/aics, hdlaiicrios, Irircuics, Inrrvmes
et alla nav'igia, ut facullas dabit, jussii uosiro annal iirus est alijuc classcm ex eis-
ilcin (jiKiiii niagiHim polcrit parai unis, quh fuc'illus illain in nostris scn-icUs susten-
lare [tossil, jus tjuiuti et ilccinù ex. (juàvis prcdd nulns et noslre curie perti-
nente, etc. » Le même droit fut accordé à un autre officier de la marine du roi de
Sicile en Espagne, Antoine Selanti.
3 Bibl. d'Aix, ms. 10G4, p. 82-8G (pièces justificatives, n" 7G).
380 RENÉ SE RETIRE EN PROVENCE. [1471]
encore des destinées de sa race. Il prit alors une détermina-
tion extrêmement grave, celle de quitter l'Anjou et la France,
et de se fixer tout à fait dans son comté de Provence, afin de
se rapprocher des contrées où ses intérêts étaient le plus com-
promis. Je touche ici à la plus grave des erreurs commises
par les historiens qui se sont occupés de sa personne. Tous
ont répété, les uns après les autres, qu'il avait abandonné le
duché d'Anjou au moment de la saisie de son apanage par
Louis XI, qui eut lieu en 1474, et à cause de cette saisie même,
dont il aurait reçu avec impassibilité la nouvelle au château de
Baugé; et, à ce propos, l'on ne manque pas de placer la fa-
meuse légende de la bartavelle. « Le vouloir de Dieu soit fait,
lui fait dire Bourdigné; le Roy n'aura point de guerre avec
moy pour mon duché \ » Or, on a pu voir, et l'on verra mieux
encore plus loin, combien une telle indifférence à l'égard de la
perte de son duché était peu dans son caractère. Le naïf Bour-
digné n'est pas, tant s'en faut, une source authentique, et il est'
cependant la seule d'où découle cette version, qui s'écarte con-
sidérablement de la vérité. L'itinéraire de René, des lettres
explicites, des faits concordants prouvent qu'il alla pour la
dernière fois à Baugé au mois d'octobre 1471, qu'il en partit
avant le 27 pour Taïascon, où il arriva dans le courant de no-
vembre, et qu'il ne remit plus jamais le pied en Anjou. C'était
chez lui une résolution arrêtée, et dont les motifs, autant
qu'on peut en juger par Tensemble des textes, étaient de dif-
férente nature. La reine Jeanne de Laval avait pris en affec-
tion le séjour de la Provence, et son mari fy avait laissée à
son dernier voyage, l'année précédente : il aimait toujours
tendrement cette princesse, et la mort de son fils ne pouvait
qu'augmenter le désir qu'il éprouvait de la rejoindre. Des rai-
sons de santé se joignaient peut-être à celle-là. Mais la déci-
sion prise par le roi de Sicile lui fut surtout dictée par des
considérations politiques. Dans le royaume de France, sa po-
sition devenait difficile : il s'apercevait de jour en jour que
' Dounligiié, II, 228. Vill.-Iîarg., II, 198 et siiiv.; de Qiiaticl)ail)cs, t. I,
p. cxxii; (.'le.
11471] 11]-:NE se retire ex PROVENCE. 381
Louis XI, malgré ses démonstrations, ne cherchait qu'à le
jouer, et celui-ci, de son côte, commençait à manifester des
soupçons fort inriuiétants pour le repos de son oncle, qui lui
avait été récemment dénoncé comme ayant des intrigues avec
les ennemis de la couronne '. Il était aisé de voir que l'orage
s'amoncelait, et mieux valait se réfugier d'avance en lieu sûr.
En Espagne, la bannière d'Anjou était presque tombée : il
fallait essayer de la relever et dii-iger de plus près la cam-
pagne. En Italie, la complication des événements, le revire-
ment périodique des esprits paraissaient rendre encore une fois
des chances à la dynastie déchue, et son chef témoignait tout
haut l'espoir de faire triompher, cette fois, ses di'oits légitimes,
sinon par lui-même, du moins par l'un des siens ^ Il n'avait,
en effet, renoncé ni à la couronne de Naples ni à celle d'Ara-
g^on. Le recouvrement de la pi-emière était prévu dans chacun
de ses testaments. En donnant à Nicolas de Montfort, comte
de Campobasso, la seigneurie de Commercy, le 5 juillet 1472,
il le félicitait des services rendus par lui et ses enfants dans
l'expédition de Catalogne, bien que celle-ci, disait-il, ne fût pas
terminée '\ Un an auparavant, il chargeait son conseiller Bous-
sille de Juge de se rendre auprès de Galéas-Marie, duc de
Milan, pour conclure avec lui, ainsi qu'avec les Génois et ses
autres adhérents, une ligue offensive, et en même temps pour
' Le duc de Brct.igiie, qui était lui-même un de ces ennemis, venait de s'ac-
corder avec le Roi, et, sommé de lui révéler tous ses alliés ou complices, av;iit
nommé, pour l'effrayer, une quantité de piinces : l'Empereur, le ici d'Angle-
teire, le roi de Castille, le roi de Portugal, le roi d'Aragon, et enfin le roi de Si-
cile. C'est alors que Louis, si l'on peut en croire Bourdigné (U, T21), se mil à
chercher querelle à sou oncle et à choyer les Angevins pour gagner leurs honnes
grâces, dans tni Init qui ne devait pas tarder à se dévoiler,
^ « Qiiiim, ut scitis, res Italîce, spondente Deo cl hcinvolenc'td vrgà nos vitiicl-
piim ac proccrum cjiis rcgionis, et iupii/nis ilhistvi.'.s'inil i/uniini Galeas-Marie
Sforc'w, (Ittc'is Mediuianl,... salis ad iiostriim favorem accedere et asnlrare videiitur,
lit spcm no'i wediocrem tns'muant nohis régna iiostra vciidicandi, etc. » Lettre de
Hené à Bonssille de .luge, 15 juillet 1471 (Arch. nat., P \3i\\ n»n,f" IS;
pièces justificatives, n» 80).
^ « Jaçoit que laditte entreprise ne soit encore du tout mise à fin. » D. Calmet,
preuves, t. lil, coi. ccxxxix.
382 RENE SE RETIRE EX PROVENX'E. [1471)
emprunter à ses amis d'Italie jusqu'à cinquante mille ducats
d'or, destinés à soutenir la guerre en Aragon. «Vous savez,
lui mandait-il, où en sont les affaires de ce pays, puisque vous
en venez ; je m'efforce d'y rétablir la paix par la victoire *. »
II partait donc de l'Anjou avec des pensées tout autres que
celles qu'on lui a supposées, et il comptait bien n'y plus re-
venir, puisqu'il fît procéder aussitôt à l'inventaire de ses châ-
teaux d'Angers, de la Ménitré, de Reculée, et transporter peu
après en Provence sa chapelle, ses livres, ses tapisseries, en
un mot, toutes ses richesses mobilières '. Ce qui montre encore
qu'il avait l'intention d'opérer dans son existence un change-
ment radical, c'est qu'il rédigea, le 14 juillet 1471, à Angers,
un nouveau testament, confirmant la plupart des dispositions
de celui de 1453, mais instituant pour héritier universel Nico-
las, duc de Lorraine, son petit-fils, réglant les cérémonies de
ses funérailles, et contenant, pour ainsi dire, ses adieux à la
province qui l'avait vu naître ^ Bien mieux ; dans une lettre
adressée d'Aix, l'année suivante, à ses gens des comptes, afin de
leur donner décharge des pièces dont il avait eu besoin pour
faire ce testament, et qu'il avait gardées par-devers lui, il avoue
lui-même son projet en termes clairs et précis : « Et pour ce
qu'il a jà ung an ou environ que sommes par deczà, et est
nostre espérance nous y tenir, et que nosdits gens des comptes
' Arcli. liât., P 133-i"', n" 11, f»'* 18, 19 (pièces justificatives, n"» 79, 80).
- E.iiralls des comptes et mémoi-'iaux du roi lîené, n"* 530-533, Gi2, 043, G4â.
L'iiiveulaire d'Angers, daté du 18 décemijre 1471, est fait « du comniandfmeiit
d'iccluy seigneur, après son paitemenl de ccstuy pays d'Anjou ou pays de Pro-
vence. '>
•' Ce testament ordonne encore d'accomplir les volontés de Louis II, de Louis 111
et de la reine Jeanne au sujet des revenus du royaniue de Sicile, « quando ciit
III iiiniiil'us iioitris rcl hercdis nostri. » En fait de disj)ositions nouvelles, il ne
contient i^uère, en dehors de celle qui se raj)i)orte à Nicolas, que les trois sui-
vantes : don des châteaux de Dun et Stenay, dans le duché de iJar, à Marguerite,
reine d'Angleterre, pour sa résidence ; ratification de tous les dons faits à Jeanne
de Laval, accompagnée de l'éloge de ses vertus et de ses services; ordre d'achever
l'établissement de la confrérie de la Paix { fnitcrnilas rcli<^iosa rei'cie/idissinie Pacis),
fondée par le testateur. (Arch. des Bouches-du-Rhone, B C90.) Cf. le testament
de 1453, analysé ci-dessus, t. I, p. 27C.
[1471] RENE SE RETIRE EN PRONKXCiO. 383
ont acoi;stuiiiù avoir la garde de nosdites lettres, eux doub-
tans que d'icelles on leur poust, ou temps avenir, faire aucune
demande,... nous les en qiiictons, etc. *. » En face d'un texte
aussi décisif, le doute n'est plus possible.
Avant de s'éloigner, René ordonna de célébrer pour lui une
grand'niesse solennelle dans l'église de Saint-Julien d'Angers,
à l'autel de saint Lézin, patron spécial des ducs d'Anjou, et
d'allumer devant la statue de ce vénéré protecteur un énorme
cierge pesant soixante-quatre livres ". Cette cérémonie s'ac-
complit en présence des membi-es de son conseil et de sa
Chambre des comptes, qui restaient chargés de l'adminis-
tration de son duché. Il s'arracha ensuite, sans éclat, aux
nombreuses affections qui l'entouraient; mais il emmenait avec
lui une partie de ses officiers, de ses amis les plus dévoués, et
il laissait k ses fidèles Angevins la promesse qu'il leur serait
rendu après sa mort.
' Arcli. nat.,P 133r', i" 185. Cette lettre est du G novembre 1472, ce qui
prouve une ibis de plus que René arriva en Provence au mois de novembre 1 471.
- Dépense de seize livres, faite le 27 octobre 1471, « pour ung cierge pesant
soixante-quatre livres de cire, lequel le roy de Sicile, à son parlement de Baugé à
aller en Prouvencc, ordonna estre présenté et baillé devant l'image de saint Léziu,
eu l'église de Saint-Julien d'Angiers, et lequel cierge y a esté présenté en la pré-
sence de messeigneurs du conseil et des comptes dudit seigneur et servy durant
une grant messe solennelle qui y a esté célébrée pour ledit seigneur roy de Sicile. »
(Arcb. nat., P I334«, f" 141 \°.)
CHAPITRE VI.
RENÉ COMTE DE PROYENGE.
(1471-1480)
cr~ j-'rb-irT!=**-
Loiiis XI convoite les possessions de l{enc. — Alliance de Nicolas avec Charles de
lîouigogne ; sa mort. — Démarche de René II en faveur de son aïeul. — Der-
nier testament du roi de Sicile. — Saisie des duchés de Bar et d'Anjou. —
Création de la mairie d'Angers. — Louis fait ajourner son oncle devant le par-
lement; René maintient ses droits. — Conférences de Lyon : levée de la saisie;
rèî^lement antici|)é de la succession d'Anjou et de Provence; difficultés nouvelles.
Délivrance de la reine Marguerite; sa retraite en Anjou. — Arrentement du
duché de Bar; sa réunion à la Lorraine. — Héritage nominal des royaumes de
Naples et d'Aragon. — Mort de René; ses funérailles; ses qualités et ses dé-
fauts; ses enfants. — Extinction de la maison d'Anjou.
La vieillesse de ce roi, qui avait tenu clans ses mains les
duchés de Bar, de Lorraine et d'Anjou, la moitié de l'Italie,
une partie de l' Aragon, se trouvait donc confinée dans le comté
de Provence. C'est là que la fortune clés comtes d'Anjou avait
pris son essor; là aussi devait s'ensevelir la puissance de leurs
derniers successeurs. Sans doute, René y était arrivé avec la
pensée de revendiquer plus efficacement ses deux couronnes
rovales; mais le poids des ans, le goîit de la vie champêtre et
des travaux pacifiques, qui le dominait de plus en plus, et
surtout la marche des événements extérieurs lui rendirent
impossible toute tentative extra-diplomatique. Loin de s'occu-
per de recouvrer ses domaines perdus, il dut bientôt consa-
crer son énergie à la défense de ceux qui lui restaient : l'An-
jou, dont l'abandon était une mesure de sage précaution, mais
peut-être impolitique sous un autre rapport, offrait désormais
une proie facile aux convoitises du roi de France ; le duché
de Bar, déserté par son possesseur depuis plus longtemps en-
386 LOUIS XI CONVOITE LES POSSESSIONS DE RENÉ. [liTl]
core, était également fait pour tenter le suzerain ; enlin la Pro-
vence, ou du moins la succession de ce fief indépendant allait
devenir, avant même d'être ouverte, l'objet de mille intri-
gues, le point de mire de toutes les ambitions. C'est à leur
résister et à concilier les prétentions de chacun que se borna,
dans la dernière période de sa vie, le rôle du roi de Sicile, de
ce prince qu'on a représenté si gratuitement comme renon-
çant de gaieté de cœur à ses États et s' efforçant de les échanger
tous contre une rente viagère \ Le spectacle d'une pareille
lutte est aussi attachant qu'instructif. Si elle eut pour résultat
final de faire faire un nouveau pas à l'unité française, et si aux
motifs d'intérêt personnel qui guidaient Louis XI se mêlait
une idée patriotique, un rêve de grandeur nationale, ce qu'on
ne saurait affirmer positivement, il ne faut pas que cette con-
sidération nous prévienne en faveur de l'un des adversaires;
mais nous devons nous placer au point de vue du droit de
l'époque, et ne pas oublier que la souveraineté du but ne jus-
tifie jamais les moyens. L'astucieux monarque était malheu-
reusement trop pressé d'en ai-river à ses fins pour observer
une scrupuleuse équité : on va voir de quelle façon il entre-
prit d'escompter la part d'héritage qui devait lui revenir.
La conduite du petit-fils de René fournit au Roi un premier
prétexte assez plausible. Nicolas d'Anjou, déjà traité à la cour
comme le gendre du souverain, le servait sans arrière-pensée,
au conseil, à l'armée, lorsque tout à coup le bruit se répan-
dit qu'il s'était retiré dans son duché de Lorraine et qu'il
allait épouser la fille, du duc de Bourgogne, l'éternel ennemi
de la couronne. Un si brusque changement était scandaleux;
mais il ne pouvait s'être produit sans cause. Or, cette
cause, un biographe du jeune prince nous l'apprend : ayant
manifesté à Louis le désir de poursuivre la conquête de l'A-
ragon, où l'appelaient les Catalans , il n'avait pu obtenir
son appui; au contraire, il lui avait fallu entendre des re-
proches outrageants pour la mémoire de son père, et voir la
' ViiUet, ]iio<^r(ij)hu' générale, ait. RkxÉ d'AnJOU."
[1472] ALLIANCE DE NICOLAS AVEC LA BOURGOGNE. ;}87
princesse Anne, sa fiancée, promise au duc de Bretagne, dans
le but d'acheter son alliance \ Les partisans du Roi ont
naturellement soutenu que Nicolas avait trahi îe premier
sa promesse, bien qu'il fût Hé par un contrat solennel et qu'il
eût déjà reçu la dot : c'était « chose moult estrange de ainsi
faulser sa foy » et de s'abaisser de la fille du suzerain à la
fille d'un vassal ^ Cependant les ouvertures faites au prince
breton, si elles eurent réellement lieu, durent précéder la
détermination du duc de Lorraine, puisque le premier était
remarié dès le mois de juin 1471 et que le second ne partit de
la cour que dans le courant de mai 1472 \ Quoi qu'il en soit,
un traité formel fut passé, le 25 de ce mois, entre Charles le
Téméraire et Nicolas : par cet acte, l'alliance conclue autre-
fois entre les ducs de Bourgogne et de Calabre était renou-
velée, et, par un engagement réciproque, pris le même jour,
la main de la princesse Marie, fille de Charles, était accordée
à l'héritier d'Anjou. Le 4 juin, celui-ci écrivait de Nancy à son
« bon oncle de Bourgogne » pour réclamer Taccomplissement
de sa parole; le 13, il échangeait avec Marie une promesse
écrite *. L'union des deux puissantes maisons divisées depuis
si longtemps par une rivalité héréditaire semblait, pour ainsi
dire, contre nature : depuis la mort du duc d'Orléans jusqu'à
la captivité de René, mille circonstances avaient creusé l'abîme
entre elles. Pourtant, après l'accord ménagé par Charles VIT,
en 144o, rien n'était venu raviver les anciennes querelles.
Marguerite d'Anjou avait, au contraire, trouvé un refuge mo-
mentané à la cour de Philippe le Bon, et, un peu plus tard,
le bâtard de Bourgogne avait été festoyé, à son passage en
*
' Vie du duc Nicolas, citée par D. Caliuet, H, 891.
- Cliro/i'ujiic scandaleuse, coll. Petilot, XIII, 414. Quelques-uns oui même pré-
tendu qu'il avait touché deux fois cette dot (Duclos, II, G ; édition de Commines
publiée pour la Société de l'histoire de France, I 224) : un tel excès de libéralité
eût été surprenant de la part de Louis XI; mais on a vu plus haut qu'il s'agissait
de payements partiels.
^ Chronique scandaleuse, lue. cit.
' Bibl. iKit., Lorraine 185, n» 81; Arch. nat., KK 1118, f''CG4; D. Calmet,
II, 892, et preuves, t. III, col. cclxvi, cclxyiii.
388 ALLIANCE DE NICOLAS A^'EC LA BOURGOGNE. [1472]
Provence, par les parents et amis du roi de Sicile \ Au re-
froidissement survenu entre le roi de France et la maison
d'Anjou correspondait une certaine amélioration dans les rap-
ports de celle-ci avec les princes bourguignons. Un rappro-
chement plus complet était désirable pour les deux parties,
et le mariage de Nicolas pouvait rendre à sa famille une pré-
pondérance plus grande que jamais ; mais une telle perspec-
tive devenait inquiétante pour la couronne. Louis XI fit alors
publier par l'évêque de Chartres des monitoires qui furent no-
tifiés au duc de Lorraine ; néanmoins son historien avoue lui-
même qu'il se souciait peu de donner à ce prince la main de sa
fdle, et que tout ce qu'il cherchait, c'était de mettre la maison
d'Anjou dans son tort. L'occasion était bonne; mais où le
complaisant Duclos s'aventure par trop, c'est lorsqu'il affirme
que « René feignait de blâmer le projet de son petit-fils, tan-
dis que c'était'lui qui le lui suggérait ^ » . Cette assertion ne
concorde guère avec l'aveu qui précède, et aucune preuve,
aucun indice ne vient l'appuyer. Le vieux roi de Sicile parait
être resté étranger aux démarches de son héritier, et peut-être
même les ignora-l-il : en effet, son nom n'est pas prononcé
dans les pièces relatives à la négociation du mariage projeté ^
L'initiative, d'après quelques historiens, ne serait même pas
venue de Nicolas, mais du duc Cl'.arles, qui l'aurait fait solli-
citer secrètement d'abandonner pour lui le roi de France, en
l'alléchant par l'espérance d'épouser le plus beau parti de la
chrétienté \
Vers la lin de l'année 1472, Charles le Téméraire, voyant
' Chastelaiii, V, 59. Ce clironiqueur dit que René liii-nième accueillit corJia-
lement le l)àlar(l de Bourgogne; mais l'itincraiie du prince montre qu'il ne pouvait
être alors en Provence. Il ajoute que ce même bâtard reçut de lui ou des siens
l'avis que Louis X[ avait résolu de' s'emiuircr de toute la l>oiirgogue et de faire
mourir le (ils légitime du duc : l'origine de cette allégation la rend suspecte, et
rien ne la confirme.
^ Duclos, U, G, 7.
•^ D. Calmet, loc, cit.; D. Plancher, Ilist. de Bourgogne, t. IV, preuves, coP
CCCXXXVI.
'' D. Calmet, II, 891 et suiv.; Bourdigné,"^ I, 22i.
[1472-73] MORT DE NICOLAS. 389
que le jeune duc de Lorraine lui était acquis et lui prêtait le
secours de ses armes en Picardie, rêva pour sa fille un époux
plus puissant, et, comme il n'était pas plus scrupuleux que
son royal adversaire, il reprit à son futur gendre la parole
qu'il lui avait donnée et lui rendit la sienne. Nicolas se retira
de nouveau en Lorraine ; mais, au mois de juin suivant, les
pourparlers ayant recommencé, il nomma deux procureurs
pour faire en son nom la demande de Marie de Bourgogne.
Le mariage paraissait définitivement arrangé, et tout le pays
s'attendait à le voir célébrer, lorsque le jeune prince, en reve-
nant de visiter une église de Nancy, lut pris d'un violent mal
d'entrailles. Tous les secours de l'art furent impuissants à le
guérir : il expira au bout de trois jours, le 27 juillet 1473.
Pour la seconde fois en moins de quatre ans, l'héritier des
ducs d'Anjou était enlevé à l'improviste : des bruits d'empoi-
sonnement circulèrent encore^ et il faut avouer qu'ils étaient
justifiés par les apparences. Un individu soupçonné fut arrêté;
mais l'affaire fut étouffée, dit Duclos, et l'on n'entendit plus
parler du prisonnier ^
Nicolas était le dernier rejeton de la ligne masculine issue
du roi René, Si la perte de Jean avait été pour l'infortuné
père un véritable désastre, celle-ci était le coup de grâce.
La mort s'abattait sur sa famille atec une sorte d'acharne-
ment. Elle venait encore de lui enlever un autre petit-fils, le
jeune prince de Galles, victime des fureurs delà guerre civile
d'Angleterre, un gendre dévoué. Ferry de Lorraine, une fille
naturelle tendrement aimée, Blanche d'Anjou, épouse de
Bertrand de Beauvau; dans le cours de l'année 1473, elle
lui ravit, en outre, son frère le comte du Maine. La fatalité
semblait s'en mêler. La maison d'Anjou était sapée jusque
dans sa racine, et la question de sa succession s'imposait
dès lors aux préoccupations de tous les partis politiques. Le
vieux roi était condaainé, plus impitoyablement que Louis XIV,
à ensevelir les débris de sa race décimée, et, ce qui était pire,
' D. Calmct, II, 893, 897 ; Duclos, 11, 7.
390 DÉMARCHE DE RENÉ II. [1473]
à voir les lambeaux de cet héritage disputés, de son vivant,
par ses parents ou ses alliés. Il ne lui restait plus d'autre
descendant légitime que le fils d'Yolande, sa fille aînée, qui
portait comme lui le nom de René. Son neveu Charles, fils
du comte du Maine, représentait la ligne collatérale mascu-
line; Louis XI, n'étant que le fils de sa sœur, venait en der-
nier.
La disparition de Nicolas servait doublement le roi de
France : au lieu d'un adversaire, il allait maintenant trouver
dans le duc de Lorraine un soutien. Effectivement, la posses-
sion du duché fut dévolue par l'assemblée des seigneurs à
René II, qui réunissait en sa personne les droits de la branche
de Vaudemont et ceux de la branche d'Anjou, et ce prince ne
tarda pas à manifester des tendances opposées à celles de son
prédécesseur. Forcé de maintenir pendant quelque temps l'al-
liance avec la Bourgogne, il ouvrit néanmoins des négocia-
tions avec Louis, qui cherchait à le gagner, et qui fut servi en
cette circonstance par deux membres d'une f^imille notoire-
ment dévouée à son oncle, Charles et Achille de Beauvau ^
Longtemps avant de traiter ouvertement, et dés le mois de
septembre 1473, il transmit au monarque, par trois émis-
saires, les conditions qu'il entendait mettre à son dévouement
et à ses services- Parmi oes conditions figurait notamment le
rappel du roi de Sicile : le jeune duc n'oubliait pas son aïeul ;
il savait qu'il était en butte à d'injustes soupçons; il deman-
dait que le Roi lui écrivît, comme l'exigeait son propre intérêt,
pour le prier affectueusement de revenir en France ; qu'il lui
envoyât vingt ou vingt-cinq mille livres afin de l'aider à ce
nouveau déménagement, parce qu'il n'était pas assez riche
pour l'instant; enfin qu'il continuât le payement de ses pen-
sions et lui rendît ses bonnes grâces. L'envoi de la somme
devait être fait immédiatement, avant que les délégués lor-
rains ne partissent de la cour -. Ces demandes, qui nous sont
• D. Ciilmet, 11, 1010 et suiv.
- « 11 lui cscripia bien nffectueiisenieiit qu'il s'en viengne, pour le bien du Roy,
du royaume et de la maison d'Anjou, et doit le Roy désirer sa venue. Et pour ce
[1474] DERNIER TESTAMENT DU ROI DE SICILE. 301
révélées par les instructions inédites remises aux négocia-
teurs, prouvent une fois de plus que l'éloignenient de René
était dû à l'attitude hostile de son neveu ; mais celui-ci n'était
guère d'humeur à les écouter. Malheureusement le duc de
Lorraine y joignait pour lui-même des prétentions exorbi-
tantes, qui devaient faire rejeter le tout : il voulait qu'on lui
garantît le duché d'Anjou, le duché de Bar, le comté de Pro-
vence, en un mot toute la succession de son grand-père, plus la
jouissance du comté de Champagne sa vie durant, et la con-
cession de la sénéchaussée de Champagne pour lui et ses héri-
tiers \ Louis XI, attaqué de toutes parts, avait grand besoin
de son secours; mais il ne se crut pas obligé de l'acheter aussi
cher, et, en effet, il fut assez habile pour l'obtenir, l'année
aussi suivante, à des conditions beaucoup moins onéreuses. Il
parvint même à persuader le duc que son aïeul était d'in-
telligence avec Charles le Téméraire, qu'il lui avait promis de
lui léguer la Provence, et qu'ainsi il ne méritait plus d'é-
gards ^.
Or, au moment même où cette imputation était lancée
contre lui, le 22 juillet 1474, le roi de Sicile, afin de couper
court aux compétitions, rédigeait à Marseille son troisième
et dernier testament, par lequel il laissait à son petit-fils
René II le duché de Bar, afin de l'unir perpétuellement à la
Lorraine, comme le réclamait l'intérêt des deux pays, et tout
le reste de ses États, c'est-à-dire l'Anjou et la Provence, à
que, par avaiilure, il ne se trouve pas à présent pourveu tle finances pour faire
ledit voaige, pour lui monstrer par effect qu'il a bonne et grant affection envers
lui, lui envoira par homme propre xx ou XXV" livres, et ce avant que les ambas-
sadeurs qui seront devers le Roy partent de la court ; el entretendra le Roy au
roi de Sicile les dons et pansions que autreffoiz lui a données. » Instructions
données à Neufchàteau, le 11 septembre l'iTS (P.ibl. nat., Lorraine 9, f" 20).
> Ibid.
- 1). Calmet, II, 1012. Les traités par lesquels René II renonce pour toujours
à l'alliance du duc de Rourgognc, qui était déjà entré à main armée sur ses terres,
et se ligue avec Louis XI, qui le prend sous sa protection, sont datés des 9 juillet
et 15 août 1474 (Arcli. nat., KK 1127, f» 4G; D. Calmet, preuves t. III, col,
CCLXX et DCLXXV).
392 DERNIER TESTAMENT DU ROI DE SICILE. [1474]
son neveu Charles, comte du Maine, institué héritier uni-
versel comme seul descendant mâle des fils de Louis II : au-
cune réserve, aucun legs n'était fait en faveur du duc de
Bourgogne; il était seulement déclaré que les biens dont le
testateur viendrait à disposer ultéiieurement seraient exceptés
de la succession, ce qui allait de soi \ Il est vrai que Louis XI
n'était pas porté non plus au nombre des héritiers; mais il
n'y avait strictement aucun droit. Cette exclusion l'exaspéra,
de sorte qu'au lieu de prévenir les difficultés, le testament de
son oncle mit le feu aux poudres. Il résolut alors de réunir à
tout prix les duchés de Bar et d'Anjou au domaine royal, et
cela sur-le-champ, sans attendre le dernier jour du vieillard
qui en avait la possession légitime. Un moyen violent pouvait
seul le conduire d'emblée à ce résultat désiré : ce moyen,
c'était la saisie.
' Il existe un grand nomhre d'exemplaires de ce testament (Arcli. nat., .1 932,
n° 14 ; J 1039, n° 13 ; etc. Bibl. nat., ms. lat. GOlO, f» 175. Arch. des Boiiches-
du-Rhone, D 18, f" 275; B 1G8, en tète; B 093; etc.}. Il a, du reste, été
imprimé en entier par D. Calmet (preuves, t. III, col. dcl\XVi), par V'ignier
(Hist. de Lorraine, p. 195) et par M. de Quatrebarbcs {OEiirrcs du roi René,
I, 83). Les autres clauses contiennent le règlement des funérailles du testa-
teur, de nombreux dons aux pauvres ou aux églises, l'ordre de maintenir les fêtes
qu'il a fondées, d'achever les peintures et les constructiuns qu'il a fait commencer,
d'exécuter les dernières volontés de ses prédécesseurs au royaume de Sicile ainsi
que dans les duchés de Bar et de Lorraine, etc. Il lègue à sa fille Marguerite,
reine d'Angleterre, une somme de mille écus d'or, et, si elle revient en France,
une rente de deux mille livres sur le duché de Bar, avec le château de Kœurs
pour son habitation ; à Yolande, son autre fille, duchesse douairière de Lorraine,
une pareille somme de mille écus d'or, outre le douaire qui lui a été assigné; à
Jean, son fds naturel, le marquisat du Pont avec les villes de Sainl-Remi et Saint-
Cannat. Tous les dons faits à Jeanne de Laval sont ratifiés et énumérés. Cette
princesse est nommée en tète des exécuteurs testamentaires ; les autres sont Charles
d'Anjou et René de Lorraine, Guillaume d'Harcourt, comte de Tancarville, Gui
de Laval, sire de Loué, Jean de la Vignolle, président de la Chambre des comptes
d'Angers, Jean Pcnot, confesseur du roi de Sicile, Pierre Le Roy dit Benjamin,
son vice-chancelier, Jean Bincl, juge d'Anjou, et Guillaume Toarneville, archi-
prêtre d'Angers; le grand sénéchal de Provence et l'archevêque d'Aix sont adjoints
aux précédents pour le cas où René mourrait en Provence. Quant au reste, les
dispositions des deux testaments antérieurs sont reproduites, sauf, bien entendu,
ce qui concerne les personnages décédés dans l'intervalle. (V. ci-dessus, p. 27G
et 382.)
[1474] SAISIE DES DUCHÉS DE BAR ET D'ANJOU. 393
Le gouvernement de l'Anjou avait déjà donné lieu, depuis
le dernier départ du duc, à certaines difficultés. En 1472, le
Roi ayant envoyé Pierre de Cerisay, conseiller au parlement,
prendre possession de la seigneurie de Saint-Laurent-des-
Mortiers, qu'un arrêt enlevait au sire de Précigny pour l'ad-
juger cà Jacques de Buei), le conseil ducal s'y était opposé
énergiquement, par la raison que ce fief dépendait de l'apa-
nage et ne pouvait être aliéné \ Au mois de juillet de la
même année, Louis XI fit un nouvel acte d'autorité en ré-
clamant du gouverneur du château d'Angers des pierres à
bombardes, des canons et des étendards qui s'y trouvaient.
Le gouverneur, qui était alors Jean de Lorraine, frère de
Ferry, se vit obligé de les livrer au maître de l'artillerie
royale '.
René, son neveu, qui lui succéda à sa mort, en jan-
vier 1473, s'entremit auprès du souverain pour plaider les
intérêts généraux du roi de Sicile, son aïeul, qui l'en chargea
d'une manière expresse ; mais Louis était déjà décidé à pousser
les choses jusqu'au bout ; il cherchait à s'attacher par des
faveurs, par des largesses les bourgeois d'Angers, et organisait
avec leur concours une milice urbaine, sur le dévouement
de laquelle il pensait pouvoir compter ^ Le nouveau gou-
verneur, proclamé presque aussitôt après duc de Lorraine,
fut remplacé à son tour par Guillaume d'Harcourt, comte
de ïancarville, son parent, qui ne jouissait pas d'une aussi
' Aicli. nat., P 1334^, f» 1G4 v».
2 Arch. nat., K 71, n° 20 ùis; P 1334», f» 178 v". Inventaire du musée des Ar-
chives, p. 282. Marchegay, les Fontaines du roi René, p. 3. Jean de Lorraine
avait été nommé capitaine d'Angers, sénéchal et gouverneur d'Anjou eu 1409,
après la mort dti sire de Beauvan, ce qui ne l'empêcha pas de prendre part à l'ex-
pédition de Catalogne. Ilené l'avait choisi comme un personnage de grande auto-
rité, capable de défendre les habitants contie tous ceux qui tenteraient de les
vexer. (Arch. nat., P 1334^ i"-" 37 et 38 v".)
^ Il écrivait au sire de Loué, le 12 mars 1473 : « Et au regard de ce que m'es-
cripvez touchant ceulx de la ville d'Angiers, je suis content ([u'ik demeurent en
la ville et ipi'ilz la gardent Men ; mais faictes-cn la monstre, pour veoir en quel
habillement ilz sont et s'ilz sont armez ainsi qu'il appartient. » (Arch. nat.,
P 133i'', f'^^ 190 v", 192 v°.)
394 SAISIE DES DUCHES DE BAR ET D'ANJOU. [1474J
grande influence \ Les empiétements augmentèrent : le Roi
s'ingéra clans la nomination des élus d'Angers, qui, comme
celle des autres offices royaux, était expressément réservée
au duc. René vit bien dès lors ce qui l'attendait. Il ordonna
à son conseil de tenir ferme ; « car qui ne résistera au com-
mencement^ écrivit-il, faisons doubte que, par succession de
temps, le Roy vueille donner lesdits offices royaux plainement
sans nominacion, et ainsi nous priver de nos prérogatives -. »
Pourtant Louis venait de lui demander une grâce pour Phi-
lippe de Commines, son protégé, et, sur la prière du monarque,
il avait concédé au célèbre historiographe les droits de rachat
de la terre de Berry, dépendant de Loudun, que son maître lui
avait donnée en propriété ^ Mais rien ne peut apaiser la con-
voitise du plus fort quand elle est déchaînée. Quelques jours
après l'apparition du testament dont nous venons de parler, les
deux duchés de Bar et d'Anjou étaient saisis, tous les re-
venus du prince mis dans la main du Roi, et Guillaume Ce-
risay, greffier au parlement, était commis au gouvernement
de la place d'Angers. René, qui se trouvait encore à Mar-
seille, ne put être informé de ce coup d^État qu'après son
entière consommation. Il expédia des messagers à son neveu,
réclama, fit agir différentes influences; mais il était trop
tard \
On vit alors se dessiner dans l'opinion des Angevins deux
courants opposés : l'un fidèle à l'ancien régime, c'est-à-dire à
l'autorité séculaire des ducs d'Anjou, l'autre favorable aux 710-
' Arch. liât., KK 11 10, f» 538 v.
- Lettre du 4 mars 1474. (//W., P 1334'^, f» 247 V.)
3 Arch. nat., P 1334'°, 1° 14 v°.
'' C'est sans doute à cet événement que se rattache la mission donnée par René
au sire d'Entraverncs, grand-maîlre de son hôtel, et au sire de Solliès, grand
président de Provence, qui furent chargés, le 28 août (l'année n'est pas désignée),
d'aller sujiplicr et requérir le Roi au sujet des affaires des pays d'Anjou et de
Rarrois. (Bibl. nat., ms. fr. 2907, f'' 42.) Cf. Cliroitique scandaleuse, coll. Petitot,
XIlî, 449; Papou, 111, 39G ; etc. Le roi de Sicile toucha encore le terme de sa
pension sur les finances du Languedoc au mois de juin 1474. (Dihl. nat., ms. fr.
20384, n" 41.)
[14Ti-73] CREATION I)K LA MAIRIE D'ANGERS. 39:;
rations, c'est-à-dire au gouvernement direct du suzerain. Cette
division n'est pas nettement accusée ; elle transparaît cependant
à travers la sécheresse des documents officiels. Le conseil, la
Chambre des comptes, les autres officiers du roi de Sicile et
tous ceux de ses snjets qui lui étaient liés par la reconnaissance
ou fintérèt se trouvèrent en opposition avec les gens du Roi et
avec une partie de la bourgeoisie ; opposition latente, car le res-
pect de la majesté royale était profond, mais se révélant à
la moindre occasion. On annonça que la ville d'Angers allait
avoir sa mairie et s'administrer elle-même : l'autonomie, la
liberté, ces grands mots avec lesquels on a de tout temps
abusé le peuple, furent l'appât jeté aux habitants par Louis XI,
et servirent, selon sa tactique ordinaire, à voiler ses projets
de domination absolue. Dès le mois de décembre 1474, avant
l'établissement régulier de la municipalité, un maire et des
échevins étaient en fonctions de fait et donnaient des ordres
plus ou moins écoutés. Us défendirent notamment de passer
aucun contrat sous un autre sceau que celui de la mairie, et
interdirent au juge d'Anjou, institué par René, la connais-
sance des causes des particuliers. Quelques-uns de leurs sup-
pôts abattirent même, pendant la nuit, l'écriteau appendu à la
porte du garde des sceaux d'Anjou, maître André Paré, écriteau
qui portait ces mots : « Céans sont les seaulx du tabelionnaige
d'Angiers. » Le conseil ducal, qui n'avait pas cessé de se
réunir, enjoignit au garde de rétablir son enseigne, de con-
tinuer à passer les contrats et obligations dans sa maison, et
de tenir, comme par le passé, « boutique ouverte ^ ». Ces
conflits pouvant devenir dangereux, le Roi fit réparer et for-
tifier en toute diligence le château. Il en nomma capitaine
Antoine de Sourches_, dit Malicorne, sire de Maigny, le chargea
de prendre pour ces travaux deux mille livres sur le produit
des impositions locales, et lui adjoignit deux écuyers, les frères
Grany, afin de mieux assurer la garde de la forteresse '.
Puis, au mois de février suivant (1475), il octroya la fa-
' Arch. nat., P 1331'», f« 15v^
- Arch. liât., iM., f» 21. I!il)l. nat., ms. fr. 20193, f» Gl.
396 CRÉATION DE LA MAIRIE D'ANGERS. [1475]
meuse charte qui organisait officiellement la mairie d'An-
gers.
Les considérants de cet acte important n'étaient qu'un
réquisitoire peu déguisé contre l'administration du dernier duc,
et une flatterie plus visible encore à l'adresse des citoyens.
Leur cité, qui comptait parmi les plus grandes, les plus
anciennes, les plus notables du royaume, tombait depuis
assez longtemps dans la décadence et l'appauvrissement, faute
de police, de conseils et d'une communauté délibérante. Leurs
fossés, leurs murailles, leurs boulevards étaient tellement
dégradés, l'intérêt général tellement négligé, que le pays
entier allait être ruiné, si l'on n'y mettait bon ordre. Ils mé-
ritaient bien qu'on leur rendît ce service; car, dans toutes les
guerres précédentes, ils avaient servi le Roi avec une invio-
lable fidélité, et récemment, dans la révolte entreprise sous
prétexte du bien public, ils avaient résisté aux solHcitations,
aux séductions de ses ennemis, sans vouloir jamais leur livrer
passage. Il leur concédait donc comme une faveur insigne
les privilèges dont voici la substance :
Un corps municipal composé d'un maire, de dix-huit
échevins, de trente-six conseillers, d'un procureur et d'un
clerc est institué à Angers. Le maire qui ne pourra résider
continuellement dans la ville établira un sous-maire ayant la
même autorité que lui. Guillaume de Cerisay, greffier du
parlement, élu maire par les habitants, remplira cette fonction
jusqu'à sa mort, et après lui lesdits habitants choisiront un
maire dans leur sein tous les trois ans. Les échevins, con-
seillers, procureur et clerc sont également élus, pour cette
fois, à perpétuité. Les émoluments du maire seront fixés par
eux.
Ces divers officiers et leurs successeurs sont anoblis, ainsi
que leur postérité.
Tout habitant possédant mille livres tournois de bien pourra
acquérir des fiefs dans l'étendue du royaume, sans payer les
droits de franc-fief et de nouvel acquêt.
Les personnes et les propriétés des citoyens sont mises sous
[1475] CRÉATION DE LA MAIRIE D'ANGERS. 397
Ja protection du roi de France, et le maire est constitué leur
gardien.
Tous contribueront aux réparations et aux chai-ges de la
ville, quelles que soient les exemptions dont ils jouissent.
Ils ne pourront être cités en justice, en première instance,
hors de leur cité.
Ils sont dispensés de l'ost et chevauchée, du ban et arrière-
ban, excepté quand un mandement exprès du Roi les y con-
traindra, et pourvu qu'ils se tiennent continuellement armés
et équipés.
Ils pourront lever les droits de cloison, de barrage et de
pavage, et d'autres aides jusqu'à concurrence de mille livres
par an, pour l'entretien et la défense de la ville.
Us se réuniront quand bon leur semblera dans leur hôtel
commun ou partout ailleurs, sans être tenus d'appeler aucun
officier royal ou autre.
Us éliront, chaque année, l'un d'eux en qualité de receveur
des deniers de la communauté; ce receveur distribuera les
fonds et en rendra compte aux maire et échevins.
Us auront deux foires franches, qui dureront chacune huit
jours entiers ; l'une connnencera le 29 août, l'autre le J 2 février.
Ils jouiront de tous les autres privilèges dont jouissent les
bourgeois de la Rochelle, et ils feront faire de ces privilèges
un double authentique pour leur gouverne.
Us feront des règlements de police, notamment contre les
blasphémateurs.
Le maire ou le sous-maire connaîtra des causes personnelles
et possessoires de la ville et des quintes (banlieue), y compris
les Ponts-de-Gé. Il aura également sur les métiers, et sur le
commerce en général, la juridiction qu'avait auparavant le
prévôt d'Angers, sous le ressort du seul parlement de Paris.
Toutefois les criminels arrêtés par lui seront remis au séné-
chal d'Anjou ou à son lieutenant, qui poursuivra leur procès,
à moins qu'ils ne soient coupables de lèse-majesté.
Le maire ou le sous-maire aura le droit de correction et de
révocation sur tous les officiers de la ville.
398 CRÉATION DE LA MAIRIE D'ANGERS. [1475]
Tl tiendra les clefs des portemix et chesnes de la cité, avec
l'autorité dont jouissait ci-devant le capitaine d'Angers.
Il aura de grands sceaux pour les actes du municipe, des
sceaux moindres pour l'exercice de la justice, et d'autres pour
les contrats et les obligations des marchands.
Le maire cumulera la charge de conservateur des privilèges
de l'Université d'Angers, afin de maintenir l'union entre cette
corporation et les habitants. Cette charge est séparée du
sénéchalat d'Anjou, auquel elle était annexée, et il est dé-
fendu au sénéchal actuel de l'exercer.
Aucun officier ne pourra appréhender un citoyen d'Angers
avant d'avoir exhibé au maire son mandat et l'enquête faite
sur la matière^ excepté dans le cas de crime de lèse-ma-
jesté.
Les maire, échevins et conseillers pourront faire abattre
toutes les maisons qu'il leur plaira pour y établir des places
publiques destinées à la vente des menues marchandises, en
indemnisant raisonnablement les propriétaires ; et cela pour
l'accroissement de la ville, « en laquelle par cy devant a eu
très petit ordre et police » .
Un droit de deux sols six deniers sera prélevé sur chaque
pipe de vin étranger à l'Anjou qui entrera dans la ville ou dans
la quinte d'Angers, pour être vendue en gros ou en détail, et
personne ne vendra de ce vin étranger sans l'autorisation de
la mairie.
Le corps municipal prendra pour s'installer les maisons et
places qui lui conviendront, en indemnisant les propriétaires,
mais sans payer d'amortissement ni d'impôt.
Il pourra recevoir des dons et des legs, acquérir des biens
et des rentes pour l'entretien de la ville, jusqu'à concurrence
de deux mille livres de rente, lesquelles sont amorties d'a-
vance.
Il pourra faire le commerce du sel dans le grenier d'Angers,
sans que personne autre s'en mêle, et en appliquer le produit
aux besoins de la ville.
Il pourra obliger les particuliers à enlever les immondices
[1475J CRÉATION DE LA MAIRIE D'ANGERS. 399
et à faire poser du pavé devant leurs maisons, sous peine
d'amende.
Il aura enfin l'aunage des draps de laine, la surveillance
des poids et mesures et celle des corps de métiers, dont tous
les membres devront être assermentés *.
Ces privilèges, dont l'énumération était allongée à dessein,
étaient moins nouveaux et moins libéraux qu'ils ne le sem-
blaient au premier abord : la plupart étaient déjà en vigueur à
Angers, comme le montrera la seconde partie de cet ouvrage,
et le plus important de tous, celui qui consistait pour les ha-
bitants à prendre part à l'administration de la ville, existait
depuis longtemps. Le conseil des bourgeois s'assemblait avec
les officiers du roi de Sicile dans la Chambre des comptes ou
dans une salle du château appelée la Bourjoisie, et non-seu-
lement il donnait son avis sur les affaires locales, mais il
élisait avec ces mêmes officiers certains hauts fonctionnaires,
tels que le juge d'Anjou et le lieutenant d'Angers '. Si les
Angevins gagnaient quelque chose à la nouvelle charte, ils y
perdaient aussi : le Roi, tout en leur concédant la nomination
de leur maire, commençait par installer en cette qualité un
homme à lui et un étranger; il leur imposait un supplément
de contributions et un service militaire permanemt, fruits ordi-
naires des révolutions. Ils passaient, par le fait, sous un ré-
gime plus autoritaire, de sorte que, par un singulier renver-
sement des choses, on vit les plus libéraux combattre la
charte communale et les agents du pouvoir central la dé-
fendre. Elle ne se maintint que sous l'empire de la crainte
inspirée par Louis XI; de son vivant même, il s'éleva chez les
' Arch. nat., K 18G, 11° 215 (pièces justificatives, 11" 82). La charte de la
mairie d'Angers a été imprimée à différentes époques. Elle fut confirmée succes-
sivement par Charles YIII, Louis XII, Henri II, etc. {IbuL, K 18G, n'"* 216, 217.)
2 Arch. nat., P 1334^, f°^ C8-70; Extraits des comptes et me'morinux du roi
René, p. 260; Port, Notes et notices, p. 147 et suiv.; Dict. hist. de Maine-et-
Loire, p. 38. Ln 1453, Jean Duvau fut élu juge d'Anjou à la majoiité par dix-
sept conseillers, sept gens d'église, treize bourgeois ou marchands et douze justi-
ciers ; René confirma ensuite l'élection. La nomination du lieutenant Pierre de la
Poissonnière fut proposée de même par les bourgeois. (Arch. nat., ibiil., I'"'^ 70, 77.)
400 CREATION DE LA MAIRIE D'ANGERS. [147o-76J
Angevins « plusieurs sédicions, tumultes et inurmuracions »
auxquels ils ne l'avaient point habitué, et, lorsqu'il fut mort,
sa constitution excita un toile si général , que son succes-
seur eut beaucoup de peine à la sauver du naufrage et n'y
arriva qu'en la modifiant. Tous les ordres de la cité et les
officiers royaux eux-mêmes écrivirent à Charles VIII pour
empêcher la confirmation de la mairie, prétendant que le roi
Louis s'était repenti de l'avoir instituée. Il leur répondit que
son père ne faisait jamais rien que de sage, et qu'il eût défait
son œuvre s'il l'eût trouvée mauvaise. Néanmoins, à force
d'instances, ils obtinrent la révision des privilèges, la modé-
ration des articles excessifs et le remplacement de Guillaume
de Cerisay par un maire élu, qui fut Guillaume de Lespine.
Trop heureux d'avoir conservé son existence à ce prix, le corps
municipal témoigna sa gratitude à MM. de Maigné et du
Plessis-Bourré, qui s'étaient entremis en sa faveur auprès de
la toute-puissante dame de Beaujeu, et le calme se rétablit
insensiblement ^
La fondation d'un pouvoir local aussi fort aggravait consi-
dérablement le régime de la saisie sous lequel était placé le
duché d'Anjou : René et ses conseils avaient maintenant af-
faire à deux classes d'adversaires également jalouses, les gens
du Roi et les gens de la mairie. Les empiétements et les con-
ilits devinrent journaliers; diviser pour régner, c'était la
maxime mise en pratique par Louis XI, et son application lui
réussissait. Malgré toute sa philosophie, le vieux roi de Sicile
en conçut un dépit violent. Il paraît avoir écouté alors les
suggestions de quelques amis intéressés, qui l'engagèrent à se
rejeter du côté du duc de Bourgogne, seul prince capable de
le protéger, et à lui léguer le comté de Provence. On n^a pas
la preuve formelle du fait; mais Commines, ordinairement
assez impartial, malgré l'intimité qui l'unissait à son maître,
raconte qu'il en était question à l'époque de la bataille de
GransoUjau moisdemarsl47G; que René était en pourparlers
• Bibl. nal., mss. l'r. 2908, f° 41 ; 20488, f» 54 ; 20493, f'^« 14 et siiiv. Arcli.
nat., P 1334'S f"^ 195, 190. Port, loc. cit. Marchegay, Notices, p. 149.
[1470] RENÉ AJOURNÉ DEVANT LE PARLEMENT. 401
avec le duc Charles et lui transmettait les messages qu'il rece-
vait du Roi ; qu'enlin le sire de Ghâteau-Guyon (Hugues de
Châlon, lils du prince d'Orange) s'était rendu en Provence avec
d'autres émissaires bourguignons pour prendre possession du
pays, lorsque l'échec de leur prince les avait fait fuir '. Il ne
pouvait s'agir, toutefois, d'une prise de possession immédiate,
car René n'avait nulle envie de céder son comté avant sa mort,
comme la suite le fera voir. Selon d'autres contemporains, son
projet en faveur de Charles n'était qu'une appréhension ou
même qu'une invention du Roi ^ En tout cas, il fournit à
celui-ci un prétexte pour aller plus loin. Espérant couvrir sa
violence du masque de la justice, il ne craignit pas de deman-
der au parlement, par une lettre datée du G du même mois, la
mise en accusation et le jugement de son oncle. Il souhaitait,
disait-il, que le roi de Sicile fût trouvé moins coupable qu'on
ne prétendait; mais, l'inlérèt de l'État devant l'emporter sur
tout, il voulait que la cour prononçât '\
Aussitôt, tous les soupçons, tous les griefs antérieurs furent
réveillés et prirent un corps : il ftillut arriver à convaincre
du crime de haute trahison le plus ancien et le plus cons-
tant défenseur du trône. Les alliances de son lils et de son
petit-fds avec les ennemis du Roi, dans lesquelles il n'avait
été pour rien, la dénonciation du duc de Bretagne, qui l'avait
compris, en -1468, parmi ses complices fictifs, et même sa
conduite dans la guerre du Bien public, où il avait si loyale-
ment soutenu la cause royale, devinrent autant de charges
contre lui. Le connétable de Saint-Pol, condamné récemment
pour sa félonie, l'avait aussi désigné comme un de ses alliés :
' Commines, II, 12, IG et suiv.
= Basin, II, 392. Ce chroniqueur dit ailleurs que le duc de Bourgogne, en
marchant contre les troujies de René II, avait traversé les terres du roi de Sicile
« cum (juo amiciiias co/utlcrat ». (Il, 372.) Le fait peut être vrai, quoique le roi
René lût encore plus l'ami de son petit-iils que celui du duc Charles. Mais il y
a loin de là à la donation de la Provence. Les écrivains ([ui ont affirmé l'exis-
tence de cette donation, comme D. Plancher (IV, 420, 42.')), ont eux-mêmes voulu
parler d'un legs testamentaire, et non d'une cession immédiate.
■' Bibl. uut., ms. Dupuy 339, f» 203. Duclos, U, 93.
26
402 RENÉ AJOURNÉ DEVANT LE PARLEMENT. [1476]
on prétendit que c'était lui qui avait impliqué le comte du
Maine, son neveu, dans les intrigues de ce seigneur \ Ses
accointances avec le duc de Bourgogne formèrent le couron-
nement de cet échafaudage , et on les fit remonter à une
époque plus éloignée. On semblait, du reste, y être autorisé
par une déposition assez grave, que le parlement avait re-
cueillie, dès l'année précédente, de la bouche d'un de ses
anciens secrétaires, nommé Jean Bressin. Cet individu, qui
s'était fait des ennemis parmi les officiers du duché de Bar,
dans le temps qu'il y exerçait ses fonctions, était venu révéler,
pour se venger, certains complots ourdis, prétendait-il, par
les ducs d'Anjou et de Bourgogne, dans le but de mettre
en tutelle la personne du roi de France et de confier à quatre
grands seigneurs les rênes du gouvernement. Louis XI ne lui
avait pas d'abord prêté grande attention, et, livré aux ran-
cunes de quelques-uns des courtisans de son maître, notam-
ment de Saladin d'Anglure, le malheureux secrétaire avait
expié par la torture, et par trente-neuf mois de captivité au
fond d'une tour humide, la faute d'avoir voulu semer la dis-
corde entre deux puissants personnages; enfin, l'occupation du
château d'Angers par les officiers royaux était venue lui rendre
la liberté '. Mais quelle était la valeur d'un pareil témoi-
gnage? Bressin exagérait tout au moins les faits, et cette
exagération même devait rendre sa parole suspecte. Nulle
autre voix accusatrice ne paraît s'être jointe à la sienne.
Néanmoins le parlement répondit docilement aux désirs du
souverain, et rendit, le 6 avril suivant, un arrêt conçu en ces
termes :
« Attendu la gravité des cas dont le roy de Sicile est trouvé
(( chargé, qui sont trop grands crimes de lèze-majesté contre
' Duclos paraît accepter cette imputation comme fondée (II, 93) : elle n'est
pas autrement justifiée.
5 La longue déposition de Bressin est reproduite dans Y Histoire de Bourgogne
de D. Plancher, t. IV, preuves, coL cccSLii et suiv. Ce serviteur infidèle exerçait
sa charge dans le duché de 15ar au mois d'août 14G8, date à laquelle il fut chargé
de remettre à l'évéque de Verdun la somme nécessaire pour construire le tombeau
du cardinal, oncle de René. (Arch. nat., KK 1117, f" 895.)
[1476] RENÉ AJOURNÉ DEVANT LE PARLEMENT. 403
« le Roy et la chose publique du royaume, dont les aucuns,
« selon les informations, sont advenus tant paravant les divi-
« sions secrètes après l'advénement du Roy à la coui-onne
« comme depuis icelles divisions, et encores puis naguières,...
« l'advis et délibération de ladite cour a esté et est qu'il y a
« trop grand et suffisant matière, selon termes de justice, de
(! procedder contre ledit roy de Sicile par la prise de corps ;
« et quand, pour considération de prochaineté du lignage
« dont attient au Roy nostre seigneur ledit roy de Sicile, et
« des autres qualitez qui sont en luy, tant de son ancien
ce aage que autrement, le plaisir du Roy ne seroit que on pro-
« cédast par prise de corps, a semblé que pour tout le mieux
« l'on doit adjourner ledit roy de Sicile à comparoir en pei-
« sonne..., sous peine de bannissement de ce royaume, de
« confiscation de corps et de biens, etc. \ n
Ainsi, l'on accordait à René comme une grâce de ne pas être
jeté en prison, si toutefois Louis trouvait que son caractère,
sa position, ses cheveux blancs méritaient tant d'égards. Il
avait donc eu raison de se retirer à l'avance dans un domaine
indépendant, hors de la portée de son redoutable neveu.
On se demandait s'il sortirait de son refuge pour répondre à
l'ajournement lancé contre lui, et si l'on aurait cet étrange
spectacle d'un septuagénaire, d'un pair de France, d'un
prince du sang, d'un roi, traîné devant des juges par un
proche parent, jaloux des lambeaux de sa grandeur. Il est im-
possible d'affirmer, il est même improbable que ce dernier
songeât à laisser aller les choses jusqu'au bout. Dans tous les
cas, ses dispositions paraissent avoir été modifiées subitement,
ainsi que celles des autres princes et de René lui-même, par
la nouvelle de la journée de Granson, arrivée sur ces entre-
faites -. Cette bataille mémorable, où Charles le Téméraire
avait été vaincu pour la première fois, mais d'une façon com-
plète, par les Suisses et leurs alliés, présageait la chute défi-
nitive de la puissance bourguignonne, qui, depuis si long-
> Dil)L nat., ms. Dupuy 339, f» 205. Cf. Arch. nat., Parlement, U 524, p. 252.
= Commines, II, 13 et suiv.
404 RENÉ AJOURNÉ DEVANT LE PARLEMENT. [1476j
temps , empêchait la royauté de dormir. Louis XI voyait
s'évanouir ses terreurs; ses soupçons devenaient sans olDJet.
Le jeune René II, battu hier par le terrible duc, reprenait au-
jourd'hui l'avantage, et demain serait un vainqueur à ména-
ger : il importait d'épargner son aïeul. Celui-ci, de son côté,
sentait s'écrouler l'unique appui capable de le protéger contre
la colère royale : mieux valait pour lui faire quelques sacri-
fices, et finir ses jours en paix. L'un et l'autre en vinrent à
désirer un accommodement.
Qui fit les premiers pas? Duclos prétend que René envoya
d'abord son neveu Charles, appelé dès lors duc de Calabre,
supplier le Roi d'arrêter les procédures commencées \ Il sem-
blerait cependant, d'après les mémoires de Commines, que
l'initiative ne fut pas prise par lui. Les pièces oflicielles con-
firment plutôt cette version, et jettent une lumière nouvelle
sur les démarches et les sentiments des deux princes. Au mo-
ment même où paraissait la sentence d'ajournement, Louis
dépêchait vers son oncle, retiré au manoir de Pertuis, trois am-
bassadeurs : Gui de Puisieu, archevêque de Vienne, Jean de
' Duclos, n, 94. Celte démarche ne doit faire qu'une avec celle dont parle
M. de Villeneuve-Bargemont (IIT, 109) et qui eut lieu deux mois plus tôt, avant
le commencement des procédures et dans le but de les empêcher. L'incident est
])iiisé dans Nostredame, qui cite une lettre de René à Charles en date du 18 fé-
vrier 1475. Mais il se lie à plusieurs erreurs du vieil historien provençal, qui
avance (p. G3S et suiv.) que, le Roi s'élant plaint de ne pas figurer parmi les
lu'ritiers de .son oncle, celui-ci lui aurait fait communiquer sou testament par le
duc de Calal)re, et qu'après une lecture eu parlement Louis l'aurait trouvé sa-
tisfaisant; c'est pourquoi la publication en aurait été faite le 22 juillet. Mais on
a vu que le testament avait été publié le 22 juillet de l'année précétleute (1474)
et (pi'il ne contenait aucune satisfaction pour le monarque. M. de Villeneuve-
Bargemont, qui raconte en détail tout ce différenrl, embrouille également les faits,
par suite de l'erreur générale sur répo(|ne de la retraite du roi de Sicile en Pro-
vence. (//>/>/., et !L 199-20.').) L'entretien (pi'il rapporte à cette dernière page
comme ayant eu lieu eu l'i7.3 entre Jean Cossa et le roi de Fiance, et la menace
proférée par celui-ci de faire jeter l'ambassadeur de son oncle à la rivière, menace
qui aurait mis en fuite le sénéchal de Provence et fait avancer le départ de son
maître (effectué depuis deux ans), paraissent peu autlientiques. Le même auteur
semble croire que le duché d'Anjou avait seul été .'-aisi et que celui de Rar était
simplement menacé de l'être; c'est une erreur que l'acte de maiu-levée suflit à
démontrer.
[1476J RENE MAINTIENT SES DROITS. 405
Blanchefort, chevalier, maire de Bordeaux, et Garcias Faure,
président de la cour de Toulouse. Ils avaient une double
mission : lui demander de reconnaître les faits accomplis dans
les duchés de Bar et d'Anjou, et d'abandonner tous ses droits
sur ces deux pays; lui faire jurer de ne pactiser avec aucun
des adversaires de la couronne. A ces conditions, il rentrerait
en grâce et recevrait une pension de soixante mille francs;
sinon, il devait s'attendre à tout. René accorda volontiers le
second point. Les ambassadeurs avaient apporté avec eux la
fameuse croix de Saint-Laud : il prêta dessus le serment de
n'avoir de sa vie aucune intelligence, aucune alliance, soit
avec le duc de Bourgogne, soit avec les autres ennemis du
Roi, de ne leur livrer ni le comté de Provence ni aucune place
en dépendant, mais de se conduire toujours vis-à-vis de Louis
comme son «bon oncle». Cette promesse fut mise en écrit,
signée et scellée à Pertuis, le 11 avril. Le prince remit en
même temps aux commissaire royaux des engagements analo-
guesprispar les princicipales villes de Provence, Aix, Arles, Mar-
seille, et par les premiers personnages de sa cour, Jean Gossa,
grand sénéchal, l'archevêque d'Aix, Honorât de Berre, Fou-
quet d'Agout, Baptiste de Pontevez, sire de Cotignac, Arnaud
de Villeneuve, sire de Trans, Saladin d'Anglure, Jean Martin,
chancelier, Vivant Boniface, juge-mage, Jean Jarente, Benja-
min, conseillers, et le président Palamède de Forbin, qui devait
jouer un rôle important dans les rapports ultérieurs du comté
avec le royaume de France \ Mais, loin d'accéder à la première
demande, René déposa, le même jour, entre les mains d'un
notaire de la localité, une protestation en forme contre les
novations opérées dans ses duchés de Bar et d'Anjou et contre
la prétention qu'on émettait de les lui faire ratifier. Il n'avait
pas, disait-il dans cette pièce, la puissance nécessaire pour
empêcher de pareilles entreprises; mais ce qui était accompli
par la violence n'avait ni valeur ni eflicacité : il protestait
' Arch. nat., J 257, n"^ 10-20 et 9i ; Arcli. des Bouclies-du-Rlione, R 273,
fo 154 yo (j)ièces jiistilicalives, ii" 8'i). Ct. Lenglet, III, 392. Diuios a placé à
Arles et à la date du 7 aviil la prestation de ce serment (II, 'Jôj.
40G CONFERENCES DE LYON. [147G]
clore de toutes ses foixes, réclamant l'intégrité ds ses droits
pour lui et ses héritiei-s \ On voit s'il cherchait à céder ses
domaines au prix d'une rente viagère, comme l'a avancé
M. Vallet ' : non-seulement il ne le désirait pas, mais il en
repoussait énergiquement la proposition, au risque de subir
jusqu'au bout les effets de la colère royale.
Louis XI, satisfait du serment, mais peu content du reste,
fit comme il lui arrivait souvent en pareil cas : il renonça à
l'intimidation pour employer la douceur et la séduction. Il
envoya prier son oncle de venir le trouver à Lyon, l'assurant
qu'il serait bien traité, qu'ensemble ils s'accorderaient parfai-
tement, et lui-même l'attendit dans cette ville, « Tant fut
conduict le roy de Secille,.dit Commines, qu'il vint devers le
Roy à Lyon (le 4 mai), et luy fut faict très grant honneur et
bonne chière ^ ■» Le témoignage de cet historien acquiert ici
une valeur toute particulière, car il assista à la première en-
trevue des deux princes. Suivant lui, ce fut le sénéchal Cossa
qui prit la parole : « Sire, dit-il à Louis, ne vous esmerveillez
« pas si le roy mon maître a offert au duc de Bourgongne de
« le faire son héritier, car il s'en est trouvé conseillé par ses
« serviteurs, et par espécial par moy, veu que vous, qui estes
« filz de sa sœur et son propre nepveu, luy avez faict les tors
« si grans que de lui avoir prins les châteaulx d'Angiers et
« de Bar et si mal traicté en tous ses aultres affaires. Nous
« avons bien voulu mettre en avant ce marchié avec ledict
« duc affin que vous en ouyssiez les nouvelles, pour vous
« donner envie de nous faire raison et congnoistre que le roy
« mon maistre est vostre oncle ; mais nous n'eusmes jamais
« envie de mener ce marchié jusqu'au bout \ » Cette déclara-
tion était-elle sincère? Commines a l'air de le croire, car il
ajoute que Cossa parlait « tout au vray » et qu'il conduisit
fort bien la négociation. Dans ce cas, le projet de donation
' Arch. lies Douclics-du-Rlione, 1$ (iOô.
- Biographie générale^ art. Rem'ï d'Akjou.
' Commines, II, 17. Itinéraire.
^ Coinniiiics, II, 18.
[1476] CONFÉRENCES DE LYON. 407
en faveur du duc de Bourgogne aurait été beaucoup moins
sérieux que l'iiistoriographe royal ne le dit plus haut. Lui-
même paraît avoir pris une part active aux pourparlers qui
s'engagèrent alors. Le sénéchal de Provence et le sire d'Ar-
genton furent les interprètes de la pensée de leurs maîtres
respectifs, et s'efforcèrent de trouver les bases d'une transac-
tion acceptable pour tous deux.
L'affaire était encore plus compliquée et plus délicate à
traiter qu'elle ne semble à première vue. Louis voulait garder
l'Anjou et acquérir des droits sur la Provence ; René voulait
garder la Provence et recouvrer la pleine possession de l'An-
jou. Aux prétentions des deux parties se joignaient celles de
Charles, duc de Calabre, qui faisait valoir auprès du Roi sa
qualité d'héritier légitime de la succession de son oncle. Il de-
mandait que René conservât jusqu'à sa mort la jouissance de
toutes ses seigneuries, mais qu'ensuite le comté de Provence
fût dévolu entièrement à lui Charles, et le duché d'Anjou par-
tagé entre son royal cousin et lui : le souverain aurait la ville
d'Angers et sa banlieue, et lui laisserait le reste ; ou bien, s'il
tenait à avoir davantage, il constituerait à son profit un comté
d'Anjou, qui dépendrait du duché et se composerait de Sau-
mur, Loudun, Champtoceaux, Mirebeau et la Roche-sur-Xon,
de façon à ce que le nom et les armes de sa famille ne dispa-
russent pas tout à fait '. On était bien forcé d'admettre que
Charles devait hériter de l'Anjou, puisqu'il était le représen-
tant de son père, frère du roi René, et que le roi René lui-même
avait recueilli l'apanage de Louis III en qualité de plus pro-
che collatéral : si l'un avait été reconnu comme héritier natu-
rel, l'autre devait l'être à son tour. Que fit alors Louis XI?
Il nia non-seulement que le duc de Calabre dût succéder à
son oncle, mais que celui-ci lui-même eût succédé légitime-
ment à son frère : s'il avait joui de l'apanage, c'était par to-
lérance, et l'Anjou appartenait de droit à la couronne depuis
la mort du fils aîné de Louis II; cela était « tout cler et no-
' Arch. iiat.jJ 2ô7, u° 8G.
408 LEVÉE DE LA SAISIE. [1476]
toire ' » . Le monarque oubliait la teneur de l'acte de fondation
de l'apanage, qui investissait Louis I du duché pour lui et
sa postérité masculine jusqu'à l'extinction de celle-ci. Il mé-
connaissait, de plus, le partage solennel de 1440, partage
réglé, comme nous l'avons vu, avec Tintervention de la reine
Marie et l'approbation de Charles VII, et stipulant que, si
René mourait sans descendants mâles, Charles, comte du
Maine, ou ses fils, deviendraient ducs d'Anjou '. Néanmoins,
pour désarmer ce nouvel adversaire, il lui offrit le comté de
Beaufort, Mirebeau, Sablé et la Roche-sur- Yon , s'il voulait
renoncer à toute prétention sur le reste. Il fit même rédiger la
minute d'une donation en règle ^ ; mais cet acte ne paraît pas
avoir été rendu , et le souverain , à force d'habileté , parvint à
s'assurer pour plus tard la possession intégrale du duché, en
sacrifiant pour le présent une partie de l'autorité qu'il y avait
usurpée. Au bout de quelques jours, on tomba d'accord sur
les points suivants : la saisie qui avait frappé les terres de
René serait levée, et ce prince recouvrerait -immédiatement la
jouissance de tous ses biens ; en retour, il céderait à Louis le
droit de nommer capitaine du château et de la place d'Angers
qui bon lui semblerait, et confirmerait le choix fait par lui ; il
promettrait de laisser subsister la mairie d'Angers avec tous
les avantages et tous les revenus à elle octroyés ; ses revenus à
lui se trouvant diminués d'autant, il recevrait une compensa-
tion pécuniaire, jusqu'à ce qiiun autre accord intervînt au
sujet de la mairie; il ne percevrait pas les produits de ses
fiefs avant le 1"' octobre, le Roi en ayant déjà disposé pour
' Arch. nrit., J SôT, n" 93.
- V. ci-dcssiis, p. l'.')2, et pièces justificalivcs, n" 2. Le teslament de Louis II
coiileiiait aussi celte disposition. (V. p. 3ô.) Uiipiiy, dans son traité des Droits
du Roi (p. (>t)7), interprète naturellement comme Louis XI la consliliilion
(le l'apanage d'Anjou ; tovitefois il semble admettre que le retour de cet aiianugc
s'effectua en deliors des conditions ordinaires. Par exemple, il se trompe complè-
tement lorscpi'il aflirnie ([ue C.liarks, neveu de René, » ne pensa jamais à hiy
succéder au duché d'Anjou, qui l'ut réuni à la couronne, ayant eu ledit Charles le
comté du Maine pour son partage. »
•" Arch. nal., J 257, n" <J3. r^
11476] LEVEE DE LA SAISIE. 409
l'exercice courant, mais il toucherait, d'ici là, une indem-
nité de deux mille francs par mois ; enfin, les receveurs et
autres officiers de finances institués dans le duché d'Anjou
par l'autorité royale demeureraient en fonctions jusqu'au
même terme, et la nomination de leurs successeurs serait
rendue au duc '. Toutefois, ces différentes clauses ne furent
exécutées que les unes après les autres. Le" 21 mai, René signa
la reconnaissance de la mairie, à titre provisoire, comme il
avait été dit, et l'abandon de ses revenus jusqu'à la fin de
l'exercice -. Le 24, il remit à Louis son consentement formel à
1 "installation d'un capitaine royal dans le château d'Angers,
capitaine qui devait prêter serment au suzerain et « ne bailler
la place en autres mains que es siennes, pour endurer la
mort ^ ». Le lendemain 25, le Roi remplit à son tour la prin-
cipale de ses promesses, et rendit des lettres-patentes ordon-
nant la main-levée de l'Anjou, y compris Loudun, Beaufort,
Mirebeau et la Roche-sur- Yon, des terres de Chailly et Longju-
meau, et des domaines que René possédait à Paris ou aux en-
virons \ Il déclarait, dans cet acte réparateur^ que son désir
était plutôt d'augmenter et d'accroître l'état de son oncle que
de lui ravir son bien ; il rappelait ses anciens services et ses
bonnes dispositions, révoquait tous les dons, toutes les colla-
tions d'offices faits depuis la saisie contrairement à ses droits
ou à ceux de la reine de Sicile, lui rendait, enfin, la fibre
adnnnistration de toutes ses affaires ^
Tels furent les résultats ostensibles et immédiats des confé-
rences de Lyon ; mais elles en eurent d'autres, plus importants
peut-être, et encore mal connus. Le retour de l'Anjou àlacou-
' La minute de ceUe convention est signée de René (Aich. nat., J 2.')7,
n" 87).
= JlncL, u° 9.
^ C'est-à-din; ([u'il devait la défendre jusqu'à la mort. (Arcli. nat., J 75G,
no 3 ; pièces juslidcatives, n" 85.)
* L'hôtel de Bar, à Paris, fui cédé alors par le roi de Sicile à Gilles Doriii,
conseiller au parlement, sa vie durant. (Arch. des Douclies-du-Rhone, li2't,
f" 8 \°.)
' Arch des L'ouchcs-du-Rhônc, D G95.
410 SUCCESSION D'ANJOU ET DE PROVENCE. [147GJ
ronne après la mort de René fut certainement le prix, stipulé à
l'avance, de sa rentrée en grâce. Il ne paraît pas qu'il y ait eu
de sa part autre chose qu'un acquiescement verbal ; mais il
y eut au moins entre le Roi et Charles d'Anjou, qui était le plus
intéressé dans la question, une convention écrite \ Moyen-
nant cette gi-ave concession, le duc de Galabre obtint l'assu-
rance qu'on lui laisserait la paisible possession du comté de
Provence, à la charge de le léguer à la couronne quand lui-
même viendrait à mourir. Louis XI se vit donc forcé de pa-
tienter. Pourtant il avait réellement songé à opérer sur-le-
champ l'annexion de la Provence; car, à peu près vers cette
époque, le roi Ferdinand de Naples envoya son fils à Mar-
seille prévenir les gens de René qu'il savait pertinemment que
le Roi voulait renverser leur maître et lui prendre son comté :
l'idée de voir la France s'étendre jusqu'à la Méditerranée et jus-
qu'à l'Italie l'effrayait tellement, qu'il offrait au prince persé-
cuté, malgré la vieille rivalité de leurs maisons, son secours, ce-
lui du roi d'Aragon et celui du roi de Castille, pour le défendre
« comme s'il s'agissait d'un père ». Gaspard Cessa, qui reçut
cette étrange confidence, répondit sagement que les choses n'en
étaient pas là, et communiqua la proposition à René, qui ne
fit aucune réponse, mais envoya Philippe de Lénoncourt répé-
ter tout au sire d'Argenton -. Ainsi, il ne tint qu'à un fil que
le territoire provençal fût occupé de vive force, et que les
ennemis mortels du roi de Sicile devinssent ses auxiliaires
contre celui qui devait être son protecteur naturel : tant la
complication des luttes politiques déplace les intérêts et fausse
les consciences! Louis essaya encore, un peu plus tard, de
' Celte convention est mentionnée dans plusieurs actes rendus par le Roi après
le décès de llené : « Comme, par le trespas de l'eu noslre très cliier et très amé
oncle, en son vivant roy de Sicile et duc d'Anjou, ledit pais et duchié d'Anjou
nous soit advenu et eschen, tant par droit de retour de appauage que par certain
traiclc et appoiiictcmcnt fait entre, nous et noslre très citur et ires amé cousin le
duc (le Calatirc, à présent roy de Sicile, et autres raisonnables moyens, etc. «
V. aussi Bil)l. nat., ms. fr. 20491, f» 27.
^ La noie remise à Coramini^s contient le récit détaillé de l'affaire. (Arch, nat.,
l 257, n» 92.)
I147GJ SUCCESSION D'ANJOU ET DE PROVENCE. 411
faire valoir les droits qu'il prétendait avoir sur la Provence
du chef de Marie d'Anjou, sa mère. Il émit môme la théorie
que le tiers de ce pays lui revenait légitimement. Mais le
vieux roi protesta par-devant notaire contre une telle inter-
prétation des lois de succession, et son neveu Charles demeura
légataire de la totalité du comté \
Il ressort de tous ces faits que l'opinion reçue au sujet de la
réunion de l'Anjou et de la Provence au royaume de France
n'est pas exacte en tout point. La première de ces provinces
ne revint pas à la couronne, comme on l'a dit quelquefois, au
moyen d'une confiscation opérée en 1474 par Louis XI : la
confiscation ne fut qu'une saisie temporaire, et, moins de
deux ans après, ses effets furent complètement annulés, sauf
quelques modifications dans les attributions du duc et du suze-
rain. Le duché ne rentra même pas dans le domaine royal en
raison de la mort du possesseur et de l'extinction de sa lignée :
la descendance masculine de Louis I n'avait pas disparu, et
Charles, duc de Calabre, la représentait. Mais ce retour se
produisit, en 1480, par suite d'un accord avec la maison d'An-
jou, et du consentement de l'héritier naturel. Quant à la Pro-
vence, il y a tout lieu de croire que, si René refusa énergi-
quement de l'aliéner de son vivant, il en prévit et en autorisa
la cession ultérieure. Plusieurs auteurs contemporains ont
prétendu qu'il avait fait lui-môme cette cession, et qu'il en
avait remis à Louis XI l'acte authentique, enluminé de sa
main; d'autres ont cru cju'il avait rédigé en sa faveur un nou-
veau testament '. Ce sont des erreurs évidentes ; mais cela
montre aussi que le bruit en courait, et ce bruit puisait sa
raison d'être dans certains faits alors ignorés ou mal compris du
public, tels que les conventions de Lyon. Charles d'Anjou était
faible et maladif; chacun pressentait qu'il n'aurait pas d'enfants
' Arcli. cîcs Bouclies-dii-Rhone, B 70 î.
- Cliroiiicjiic scandaleuse, éd. Lenglet, II, 131 ; lîasin, IJ, 392; Nosiredanie,
p. G3;>. Cf. Vill.-Barg., III, 117. M. Kervyn de Letlenhove, dans son édition des
Lettres et n.'gocinttoits île Commiiies (I, 135), et Bodiii dans ses Recherches sur
r.4njoH (I, 571), ont également attribué à René la cession de la Provence.
412 SUCCESSION D'ANJOU ET DE PROVENCE. [1476J
et mourrait jeune. La substitution du roi de France à cet héri-
tier, pour n'avoir pas été stipulée dans le testament de son
oncle, comme l'a dit un récent historien^, n'en devint pas
moins l'objet d'un accord tacite. 11 paraît même que cette
substitution fut dès lors garantie par le célèbre Palamède de
Forbin, l'un des conseillers du roi de Sicile qui furent le
plus choyés à Lyon. Son maître le savait si bien, que, lorsqu'il
vit, un peu plus tard, son petit-fd.s René ÎI disputer au
duc de Calabre la succession du comté, il leur adressa à tous
deux, assure-t-on, un apologue rappelant la fable de l' Huître
et les plaideurs^ en ajoutant ces mots significatifs : « Vous
vous arrachez ce qu'un plus fort que vous emportera -. )>
La main-levée du duché de Bar fat le dernier point obtenu
à Lyon par le roi de Sicile. Elle lui fut accordée sans con-
ditions, et dans les mêmes termes que celle de l'Anjou, k la
date du 9 juin 1476. Le Roi avait fait arrêter plusieurs of-
ficiers du Barrois et les détenait à Sainte-Menehould ; leur
délivrance fut ordonnée. Mais, les revenus du fief ayant
reçu également leur destination jusqu'à la fin de l'exercice,
la jouissance n'en fut rendue au duc qu'à partir du 1" oc-
tobre ^ Aussitôt cette question tranchée, René prit congé de
son neveu, non sans avoir été festoyé par lui et « traicté en
toutes choses selon sa nature », dit Commines. Les deux
Rois furent vus ensemble à la foire, avec les plus belles dames
de la ville, et parurent parfaitement réconciliés. Ils échan-
gèrent des cadeaux et des gracieusetés ; leurs serviteurs en
profitèrent, et il n'est pas jusqu'au maître-queux de Louis XI
qui n'éprouvât les effets de la reconnaissance de son hôte :
ce chef des cuisines, appelé Jean Pasquier, fut nommé segrayer
de Bouldré en Anjou; mais, comme il n'y pouvait résider à
cause de ses fonctions, il fut autorisé à se faire remplacer par
le receveur du duché, Pierre Bouteiller \ Les personnages
' De Clieriicr, lli.st. de Charles J'III, f, ;}1.
2 Matliicti, Ilist. lie Loiits XI, p. 497; Vill.-Darg., TU, 120.
^ D. Calniet, jireuves, t. IQ, col. CCLXXXII.
' Commiaes, il, 18; Citron, scand., coll. Pelilot, XIV, aC; Arch. iiat.,
[i47C] DIFFICULTES NOUVELLES. • 413
(le la suite du roi de Sicile furent l'objet d'attentions non
moins empressées, mais plus intéressées peut-être, de la part
du roi de France. Palamôde de Forbin reçut des deux côtés
la récompense de ses bons ofiices, car son maître lui fit or-
donner avant de partir quatre mille florins de pension an-
nuelle \ En revanche^ les diplomates provençaux contribuè-
rent avec leur prince à rétablir l'accord entre Louis et le
pape Sixte IV, qui, menacé de voies de fait à l'occasion des
agissements du cardinal de la Rovère, son neveu et son
légat, avait envoyé une ambassade à Lyon, en faisant ap-
puyer ses réclamations par René. Dès le H juin, celui-ci
avait quitté la cour et repris le chemin de la Provence : aucune
assurance d'amitié ne pouvait désormais ébranler sa résolu-
tion de ne plus retourner en Anjou.
Il avait raison, car les changements qu'il eût trouvés dans
ce pays cher à son cœur l'eussent péniblement affecté. Même
après la main-levée, les gens du Roi et ceux de la mairie
continuèrent h poursuivre les siens de leurs tracasseries, et
jamais l'harmonie ne put régner entre eux. Cette fois encore,
la réconciliation n'était que superficielle. Soit mauvais vou-
loir, soit incurie, les ordres donnés pour fiiire remettre le duc
d'Anjou en possession de ses droits ne furent exécutés que
lentement et comme à regret. Il fallut, pour y arriver, de nom-
breuses démarches et une lutte persévérante. L'archevêque
d'Aix, le sire de la Jaille, le conseiller Benjamin, l'écuyer
Jarret, l'argentier Antoine de la Croix furent d'abord envoyés
sur les lieux avec maître Jean des Fougerais, conseiller au
parlement de Paris, afin de procéder au rétablissement de
l'autorité ducale -. Un nouveau mandement royal fut néces-
P 1334'", ï° 49. « Et eut le roy de Secille de l'argent, et tous ses serviteurs, »
rapporte Commines. Cet argent doit s'entendre des deux mille francs de provision
mensuelle accordés à René à titre d'indemnité, et non des soixante n)ille francs
que les ambassadeurs royaux lui avaient offerts contre l'abandon de ses droits,
comme l'a conjecturé l'éditeur du célèbre historien.
' Arrli. des Bouchesdu-Rliône, B 273, l" 158.
' Dibl. nat., ms. lat. 22450, p. 123; Arch. des Bouches-du-Rliône, B 69C. Us
se trouvaient à Angers au commençaient de juillet 14TG.
>14 DIFFICULTES NOUVELLES. [147G-78]
saire pour contraindre les receveurs du fisc à délivrer au roi
de Sicile la part qui lui revenait sur la traite des vins et l'im-
position foraine \ Plusieurs mémoires furent remis au sire
d'Argenton, tendant à obtenir le payement des indemnités
convenues et de la pension sur les finances du Languedoc,
la cessation de la perception des impôts par voie de commis-
saires, au détriment des fermiers en titre, la répression des
empiétements de quelques tyranneaux qui opprimaient les
libertés locales, notamment à la Roche-sur-Yon, etc. \ En
1477, les gens des comptes d'Angers adressèrent à René dif-
férents rapports sur les vexations dont il continuait à être
victime en son absence : on refusait à un de ses vieux ser-
viteurs la jouissance du logis qu'il lui avait concédé dans les
dépendances du château ; le Roi lui-même, venu récemment
aux Ponts-de-Cé, avait interdit d'affermer la traite des vins
pour cette année, et commis de nouveaux agents pour la le-
ver en son nom: le bruit courait que, loin de prendre les
intérêts du duc à la Roche-sur-Yon, il songeait à saisir cette
terre pour la donner à un autre. Ils adjuraient, en consé-
quence, leur maître d'apporter un prompt remède à une
situation qui empirait tous les jours, s'il ne voulait assister
à la ruine complète de son pouvoir ^ L'année suivante, la
mairie recommença ses agressions, et le sous-maire, Tho-
min Jamelot, s'empara violemment des deniers du minage,
d'accord avec l'autorité royale. Les conseillers ducaux récla-
mèrent, et firent de nouvelles instances pour provoquer le
règlement des sounnes promises en compensation de la saisie*.
Deux ans s'écoulèrent encore avant que cette dernière af-
faire pût être liquidée. En fin décompte, après de longues,
opérations, et sur le rapport de ses agents comptables, René
se déclara satisfait sans avoir reçu ce qu'il avait droit d'at-
' Aich. liai., P l:53i"', l'' 5i v" ; pièces justificatives, n° 87.
^ Arcli. nut., J 257, u» 90; IJibl. iiat., ms. fr. 2907, P 47; Comniiiies, III,
352.
■' Arch. liât., P 11334'°, 1'"^ 8(i, 102, llih
' IbicL, foM70, 187 \».
[1475-70] DELIVRANCE DE LA REINE MARGUERITE. 415
tendre, et donna à Louis, le 3 juin 1480, une quittance gé-
nérale de tout ce qui lui avait été retranché, soit sur ses
pensions, soit sur ses finances de Bar et d'Anjou \
Un autre motif, dont nous n'avons pas encore parlé, avait
contribué au rapprochement des deux rois. La reine Margue-
rite d'Angleterre, encore plus malheureuse dans ses tentatives
depuis son alliance avec le comte de Warwick, avait vu périr
son époux et son fils à la suite de la funeste bataille de
Tewkesbury. Elle-même, enfermée par le roi Edouard dans la
tour de Londres, y languissait sans pouvoir espérer, cette
fois, un retour de fortune. Louis XI, sollicité d'intervenir en
sa faveur, racheta sa personne au vainqueur, moins par gé-
nérosité que par calcul. Une première convention fut échangée
à ce sujet le 2 octobre 1475 -. Pour recouvrer sa liberté, Mar-
guerite dut préalablement renoncer, par un acte en règle, à
toute prétention sur la couronne d'Angleterre. Le roi de
France s'engagea, de son côté, à ne rien réclamer à raison
du mariage ni du douaire de sa cousine; moyennant quoi
Edouard lui abandonna tous les droits qu'il avait sur elle.
Ces conditions remplies, la reine, amenée à Rouen par le
chevalier Thomas Mongommery, délégué spécial du souverain
anglais, fut remise aux commissaires français, .Jean d'Hangest,
capitaine de la ville, et Jean Raguier, receveur général de
Normandie, le 29 janvier 1476 *. Une somme de cinquante
mille écus d'or fut payée pour sa rançon. Mais, dès le 7 mars
suivant, Louis XI, qui avait voulu acquérir par là une hy-
pothèque sur les successions d'Anjou et de Lorraine, se
faisait céder par Marguerite tout ce qu'elle pouvait avoir
à revendiquer, soit dans le présent, soit dans l'avenir, des
biens de ses père et mère. Cette part était fort limitée, d'après
' Arch. nat., J 58(i, n° 8; pièces justificatives, n» 91.
- Documents inédits. Lettres des rois, reines, etc., publiées par M. ChampoUiou-
Figeac (Q, 49-3).
' Arch. nat., J 919, n»^ 22-24; J G48, no^ 8-10, 13. Rymer, t. V, 3"^ partie,
p. 68.
41G RETRAITE DE MARGUERITE EX ANJOU. [147G-82]
les conventions et les arrangements antérieurs; mais l'am-
bitieux monarque se proposait bien de réclamer davantage ,
et désirait seulement pouvoir se prévaloir d'un titre formel.
En réunissant aux droits qu'il disait tenir de sa mère Marie
d'Anjou ceux que lui vendait sa cousine, il espérait asseoir
solidement ses prétentions sur le Barrois, la Lorraine, l'Anjou
et la Provence. En effet, dans l'acte de cession fait en sa fa-
veur par l'infortunée reine d'Angleterre, ces quatre pays sont
nominativement désignés \ La reconnaissance d'une part,
l'intérêt de l'autre, unissaient donc désormais cette prin-
cesse et son libérateur. Mais, malgré le renouvellement du
même acte en 1479 et en 1480, malgré le testament rédigé
par Marguerite en 1482 au profit du roi de France, celui-ci
ne put retirer de sa spéculation tous les avantages qu'il s'était
promis ^ Quant à l'illustre exilée, elle finit ses jours dans la
détresse et l'abandon. A la mort de son père, elle écrivit au
sire du Bouchage, conseiller intime de Louis XI, et à ce prince
lui-même, pour se remettre entre ses mains comme étant le
seul appui qui lui restait ^ : mais elle n'obtint de lui que des
secours insuffisants, et son dénûment, son état de con-
somption devinrent légendaires dans le pays d'Anjou. C'est
là, en effet, qu'elle s'était retirée : l'hostilité de sa sœur
Yolande, duchesse douairière de Lorraine, à laquelle elle avait
intenté (d'accord avec le Roi) un procès pour la succession de
leur mère, l'avait sans doute éloignée du Barrois, où la
volonté paternelle lui avait assigné un domaine pour sa ré-
' Arcli. liât., J 582, n" 3i ; pièces justificatives, n" 83. L'auteur de la Chroiil'
que scaiiiUdcuse (coll. Petitot, XIV, 3G) et César de Nosiredame (p. (!38) ont pré-
tendu que le rachat de Marguerite avait été fait par Louis XI eu relour de la cession de
la Provence; c'est une erreur nianifesle, ou toutau moins de l'aniplilication. La déli-
vrance de la reine eut lieu a\ant les conférences de Lyon. Nostredame émet encore
une autre assertion iiiviai.senililable, cpiaiid il dit, sur la foi d'un docteur pro-
vençal, que René avait légué le duché de liar à sa fille par un acte spécial rédigé
à Saint-IUini, d'après les conseils de l'cvèque de Toulon : on ne trouve nulle part
la trace de ce prétendu testament.
- Arch. nat., P 137'J', n" 3122; pièces justificatives, 11° 9."). Le testament de
la grande reine est simple et touchant; on le lira avec intérêt.
' Dihl. nat., ms. fr. 2009, P 34.
[1476-82] RETRAITE DE MARGUERITE E\ ANJOU. 117
sidence. Le manoir de Reculée, puis le château de Danipierre,
près Saumur, où elle fut recueillie par pitié, servirent d'asile
ou plutôt de tombeau à sa grandeur déchue \ Une de ses
consolations fut de lire l'intéressant traité composé à sa requête
et à son intention par le chroniqueur Ghastelain : le Temple
de la ruine de quelques nobles malheureux. C'est une galerie
des princes et princesses qui ont eu à se plaindre des rigueurs
du sort, comprenant plusieurs des contemporains et des parents
de Marguerite, Charles VII, Marie d'Anjou, le duc d'Orléans,
le duc de Calabre, et le roi René lui-même. Cette reine tombée,
cette veuve délaissée espérait que le tableau de tant de cé-
lèbres infortunes amoindrirait à ses yeux l'horreur de sa
propre situation. Voici dans quels termes l'auteur lui propose
en exemple l'héroïque sérénité de son père :
« Vuelz-tu encores vir, et de plus près, ung autre exemple
« qui te devra férir au cuer? Prens recours doncques à ton
« père le roy Régnier, et droit là regarde et escrutine médi-
« tamment en sa vertu et en la manière de soy compourter
« depuis XL ans en çà, que, lui cheu en fortune de battaille et
« de dure perte, mené en dangier cle ses villes et fermetez,
(( et depuis mis au délivre du corps et devenu roy de Naples,
« compédité toutesvoyes d'un roy d'Arragon, Alphonse, et
(( impugné de forte main, devint constraint enlin d'aban-
(( donner ?a royale cité, d'eslongier Naples, son vray héritage,
« délaissant couronne et sceptre et possession en la main de
« fortune, de revenir sur le sien en France atout nom de roy
« sans royaume. Mais que as-tu perceu en lui depuis d'un tel
(( sy grant maleur atout lez et en sy haulte noble personne,
« ne quelle mutation en as veu en sa chière, par quoy sa vertu
« s'en treuve moins clère? N'a il porté sa première perte cons-
(( tamment, sa seconde répulsion, submise au divin plaisir et
« autrui force qui prévaloit sur la sienne, portée enduram-
' Bibl. nat., ms. fr. 2909, f" 3i, IhhL, et Lorraine 2G, f» 3G. Dodin, Recher-
ches sur l'Anjuu, II, 20. M. Vallel n'est donc pas très-exact en disant que Mar-
guerite fut la seule compagne des vieux jours de sou père [Biographie générale,
art. cité}; il est même proljahle qu'elle ne le revit pas.
27
lis ARRENTEMENT DU DUCHÉ DE BAR. [1470-79]
(( ment jusques aujourd'hui en immobilité d'espérance? Oïl
« voir, et en quoy il a gloire. »
Et l'historien philosophe termine ce nouveau de Consola-
tione par des exhortations à la patience '. Ainsi René avait
transmis à sa fille cadette ses goûts littéraires, et ces deux
grandes victimes de l'adversité cherchaient en même temps
dans les livres un adoucissement à leurs peines.
Nous avons dit que la saisie du duché de Bar avait été levée
sans conditions. Mais Louis XI n'avait pas, pour cela, re-
noncé à disputer la possession de ce fief. Depuis 1470, le
roi de Sicile en avait confié le gouvernement à René de
Yaudemont, son petit-fils, qui, en son absence, était suppléé
par Philippe de Lénoncourt, lieutenant du prince et son grand
écuyer-. L'avènement du même René au duché de Lorraine
et le testament de 1474, qui lui promettait la succession de
Bar, resserrèrent encore le lien qui unissait les deux pays.
Aussi le jeune duc, faisant dès lors acte d'héritier, nomma
des commissaires pour mettre en ses mains toutes les places
du Barrois, et bientôt il sembla y régner en maître •'. Louis
vit d'abord d'un bon œil l'établissement de son autorité : c'est,
du moins, ce que donne à entendre une lettre de son oncle
écrite vers cette époque, lettre dont la teneur atteste à la fois la
satisfaction du suzerain et la soumission absolue du vassal '\
' Ce traité se trouve, sans nom d'autem-, et avec le titre que j'ai reproduit,
clans le ms. fr. 1226 de la Bibl. nat. M. Kervyu de Lettenhove l'a rencontré
ailleurs sous le nom de Chastelain, et l'a inséré dans son édition des anivres de
cet écrivain (tome VII), en l'intitidunt le Temple de Boccace. 11 a été composé
vers 1471, puisque l'auteur, dans le passage ci-dessus, parle de la bataille de Bul-
guéville comme ayant eu lieu quarante ans auparavant (i"° 51). Cf. Villeneuve-
Bargemont, II, 3T2.
- Arch. nat., KK 1123, f° 482; P 1334', n» 11, f» 32.
' Ilnd., KK 1117, f'' 167 \o. Le roi de Sicile, en guise d'adieu, affranchit les
bourgeois de liar de toute taille pendant cinq ans. (Acte du 25 février 1474 ; Bilil.
nal., Lorraine G8, f 127.)
• " El quant à ce que ra'escrivez que le Roy vous a fait dire, que, si de ma
pari j'estoye content que le gouvernement de mes ville et duchié de Bar vous fust
remis et baillié en main, il^en estoit aussy content, mon filz, je suis pour tousjours
[1479J ARRENTEMENT DU DUCHÉ DE BAR. 419
René II était Tallié de la couronne ; sa domination avait l'a-
vantage de garantir cette partie du royaume contre les entre-
prises des Bourguignons. Mais, quand il eut terrassé Charles
le Téméraire et qu'il fut devenu un vainqueur puissant, le
Roi, tout en le ménageant, commença à se défier de lui. Après
avoir juré solennellement de ne lui porter aucun préjudice,
ni sur ses propres terres ni dans le duché de Bar\ il s'alarma
d'un arrentement des revenus de ce fief que lui fit pour six ans
son aïeul, le 31 juillet 1479, et il en prit texte pour formuler
auprès de celui-ci de nouvelles réclamations. Cet acte n'ap-
portait aucun changement essentiel à la situation du Barrois :
il rendait seulement officiel ce qui était jusque-là officieux, en
investissant le duc de Lorraine de pleins pouvoirs pour l'ad-
ministration du domaine et le gouvernement des places ; il lui
imposait, en retour, l'obligation de payer au roi René la
somme de quatre mille écus d'or par an, aux officiers et aux
receveurs leurs appointements ordinaires, et à Marguerite de
Savoie la rente de deux mille écus à elle assignée sur les
finances du duché. Les raisons de cette amodiation étaient les
grandes charges et les maux de toute soi'te endurés par le
pays depuis six ou sept ans par suite des guerres, l'éloi-
gnement forcé du duc régnant et le voisinage des États de son
petit-fils, ([ui le rendait plus capable que tout autre de pro-
téger efficacement les habitants -.
Louis XI fut néanmoins très-mécontent d'un pareil arran-
gement, et le fit savoir à son oncle par Jean Blanchefort, son
me contenler de ce qu'il plaira au Roy qu'il en soit f;iit, et, s'il eu est content,
et moy aussi, et l'auray pour agréable. » Lettre de René au duc de Lorraine
(Bib!. nat., Lorraine 11 , n» 4). « Au regart de mon ducliié de Bar et des places
d'iceluy, mandait encore le roi de Sicile à son petit-lils, gardez-les bien tousjours
çn ma bonne obéissance, car le cas vous touche après moy. » {/ùid.. Lorraine 8,
n° G9.)
' Arch. nat., KK 1121, f« 203 v°.
- Arch. nat., KK 1117, f° 78 v». Arch. des Bouches-du-Rhone, B 274. D. Cal-
met, preuves, t. III, col. dclxxxviii. Ce même acte fut suivi d'un mandement de
René, en date du 20 août, ordonnant à tous ses sujets du Barrois d'obéir au duc
de Lorraine durant les six années de l'amodiation. (Arch. nut.,KK 1127, f° 121 v°.)
420 ARRENTEMENT DU DUCHÉ DE BAR. [1480]
maréchal des logis. Il osa même lui demander la rupture
pure et simple du contrat signé et exécuté, et son remplacement
immédiat par un traité analogue h son profit. En attendant, il
envoya des gens d'armes sur plusieurs points du duché. René,
désireux d'eu débarrasser le pays, et craignant de réveiller
le différend apaisé avec tant de peine à Lyon, consentit à tout.
Il fit répondre au Roi, par l'évêque de Marseille et le sire
d'Entrevennes, que son mécontentement n'était pas fondé,
mais que cependant, pour lui complaire, il voulait bien lui af-
fermer le Barrois aux mêmes conditions et pour le même temps
qu'au duc de Lorraine. Il paraît que ce dernier s'y prêta
d'assez bonne grâce, car, le 8 janvier 1480, le bail passé avec
lui cinq mois plus tôt était annulé par un autre, qui trans-
férait à Louis le revenu des ville, château, halle et prévôté
de Bar, moyennant six mille livres par an et pour six années,
réserve faite de l'autorité et des prérogatives du duc, de la
collation des bénéhces et de tous les offices autres que les
chai'ges militaii-es. Le 12, ce traité fut ratifié par le Roi;
le 17, les habitants reçurent l'ordre de lui prêter serment de
fidélité, et, le 21, Pierre de la Jaille fut chargé d'aller procéder
à l'installation de ses commissaires. Toutefois, ce ne fut pas
avant le 14 mars que le serment fut reçu et que la prise de
possession eut lieu \
Ainsi le roi de France avait déjà un pied dans le duché de
' Arch. liât., KK 1118, f» iC v"; P 2;i70, 1'^ 3i7. Arcli. des Bouches-du-Rliône,
D 702 ; B :'7i, fo 124 v". D. Calmot, preuves, t. ILI, col. dclxxxvi. Cf. Urbain
I.cgeay, Hisl. ilc Louis XI, U, 381 et suiv. l'eiit-èlre est-ce cette amodiation du
duché de Har {[ui a fait supposer que le roi de Sicile cherchait à se défaire de
tous ses Élals coutie nue rente viagère. Suivant D. Calmct (H, 1083), le traité
conclu a\cc le l'ioi n'aurait pas couii)lélenieiit annulé celui (jui avait été passé anté-
rieui'eruenl avec le duc de Lorraine ; mais le premier aurait eu la jouissance de la
ville de Lîar et des environs, tandis (pie le second aurait conservé le reste du duché.
Cette inlei'prélation est assez plansijjle ; elle contrarie cependant le sens de
])lusieiirs des documents cités ici et dans l'ouvrage de D. Calmet lui-même. M. de
Villeneuve-liargcmonl (III, 154) émet une assertion moins vraisemblable en disant
(pie rarientement concédé an Roi l'ut révo(pié, le 15 décembre 1479, par le legs
du duché de lîar au duc Hené II; à cette date, l'acte n'était pas même signé, et il
y avait ciii(| ans (pu' le legs en (picstion était fait.
I
ll480-S3i RKUXIOX DU BARROIS A LA LOKllAIXi:. 421
Bar, et croyait n'avoir plus à redouter l'héritier légitime.
Pour s'y implanter davantage, il acheta aussitôt après, le lo
avril, au prix de soixante mille livres, l'hommage, le i-essort
et la juridiction de Ghàtel-sur-Moselle, qui en dépendait.
Cette acquisition intéressait la sûreté du royaume, et c'est
pourquoi René y consentit encore : Henri de Neufchâtel, sei-
gneur de Châtel-sur-Moselle, suivait le parti de Maximilien,
duc d'Autriche, le prétendant à la succession de Bourgogne;
pour le séduire, Louis XI lui avait offert de l'argent, des hon-
neurs, mais en vain ; toutes ses propositions étaient transmises
à Maximilien, qui poussait secrètement son allié à la rébellion.
Henri refusait obstinément l'hommage au Roi, sous prétexte
qu'il ne relevait que du duc de Bar : mais, une fois le domaine
direct de sa seigneurie passé aux mains du premier, il de-
venait forcément son vassal et devait obéissance à lui seul \
Du reste, l'annexion du Barrois entier était si bien dans les
vues du souverain, qu'immédiatement après le décès de son
oncle, il s'y fit reconnaître connue seul maître et seigneur,
en qualité de représentant de Marie d'Anjou, sa mère, et
d'autres intéressés ^ Le duc de Lorraine essaya, de son côté,
d'en prendre possession ^ Il n'en vint à bout qu'après la mort
de Louis XL Pour mettre un terme à ses réclamations per-
sistantes sur la succession de son aïeul et de Charles d'Anjou,
le nouveau Roi, Charles VIII, finit par lui laisser, moyennant
finance, la libre jouissance de tout le duché : Commines, qui
rapporte cette transaction, était présent au conseil où elle fut
résolue, et contribua peut-être à la faire adopter \ Ainsi force
resta, sur ce point, à la légalité, c'est-à-dire au testament du
vieux roi de Sicile.
Nous venons d'examiner, d'un coup d'œil rapide, comment
' Aicli. liât., i 58G, n"^ 1-9; KK 1 1 10, f» 1C7.
- Hibl. nat., Lorraine 11, n« 'JO.
•' Arch. nat., KK 1117, f» 79.
' Commines, 11, 204. Cf. VHlsloire de. Louis XI, par 51. Urbain Lcgeay, qui,
tout en présentant les clioses sons un jour exclusivement favorable au Hoi, donne
des détails circonstanciés sur les difficultés occasionnées par la succession d'Anjou
(n, 389 et suiv.).
422 SUCCESSION NOMINALE DE NAPLES. [li73-76]
se trouva réglé le partage des domaines réels de ce prince. Il
nous reste à dire quelques mots des royaumes de Naples
et d'Aragon , héritage purement nominal , mais excitant
néanmoins plus d'une convoitise. En Italie, le revirement de
la politique française inauguré après la défaite de Jean d'An-
jou n'avait fait que s'accuser davantage :1e Roi non-seulement
était devenu l'allié de Ferdinand, mais lui avait fait demander
par Laurent de Médicis la main de sa fille pour le Dauphin,
afin d'obtenir son appui contre la branche de sa famille qui
régnait en Espagne. Il offrait, en retour, de renoncer pour
jamais à soutenir le parti de la maison d'Anjou, qui l'avait
trahi, qui le trahissait encore; bien plus, il se disait prêt à
prendre contre elle la défense du prince aragonais ^ C'est
au moment môme où il reprochait si amèrement au duc Nicolas
d'abandonner son alliance pour celle d'un ennemi de la cou-
ronne, que Louis XI cherchait à s'unir par des liens de parenté
aux usurpateurs de Naples : ainsi, les deux princes étaient
quittes. Sans doute, la conduite du fils et du petit-fils de René
légitimaient, dans une certaine mesure, de pareilles avances;
mais le chef de la maison, à la fidélité duquel on rendait de
si éclatants hommages, devait-il payer pour eux? La propo-
sition parut monstrueuse à Ferdinand lui-même : il répondit
qu'elle dépassait les prévisions de son ambition, mais qu'il
ne pouvait songer à porter les armes contre le roi d'Aragon,
son oncle; qu'il était lié par un traité d'alliance avec le
duc de Bourgogne; que, d'ailleurs, le Roi devait et pouvait
parfaitement sacrifier les princes d'Anjou pour se venger
d'eux ^
Alors se produisit l'anomalie que nous avons déjà signalée :
craignant de voir la France s'étendre jusqu'aux frontières
<V Italie par l'occupation de la Provence, le roi de Naples
' « Que, si coiitrà iiuoscunKitte inimicos siios, ac urescrlim contra clontiuii Andc-
gavciiscrii, ijiif iiolns ellam injtda fuit et est, adjumento et Jui'ori erit, sperainus
et'iarn qnod , liac conjuiiclioiw mediaitte, rex ipse contra regem Aragonum nubis
preslahit auxd'ium. » Lettre du 19 juin li73. (Desjardins, op. cit., I, IGL)
- IliuL, 1G3.
I
I
[1476-781 SUCCESSION NOMINALE DE NAPLES. 423
chui'clia à se rapprocher de son ennemi capital. La corainu-
liication officieuse de son fils n'eut aucun succès, comme l'on
sait. Mais, quand il apprit que l'annexion était chose convenue,
et que la monarchie française était appelée à hériter un jour,
non-seulement du territoire provençal, mais des droits de la
branche d'Anjou sur le royaume de Sicile, ce qui menaçait la
dynastie aragonaise d'une compétition beaucoup plus redou-
table que celle d'un siînple prince du sang, il recommença
auprès de René des démarches pressantes, dans l'espoir de
faire avorter les projets arrêtés. Au mois de janvier 1478, il
lui adressa, par un émissaire secret, deux propositions qu'il
jugeait des plus séduisantes : il lui demandait d'abord de
conclure une trêve et un accord amical, sous prétexte d'intérêts
commerciaux, oiïrant en retour une bonne somme d'argent;
en second lieu, il le priait de lui céder tout simplement ses
droits au trône de Naples, et, pour cela, il offrait une montagne
d'or. René était pauvre, et son titre de roi légitime semblait
n'avoir plus grande valeur; mais il ne lui vint pas un moment
à l'esprit d'en trafiquer. Il congédia l'ambassadeur sans vou-
loir lui répondre, déclarant que sa cause était juste et que
Dieu la ferait triompher, sinon de son vivant, du moins au
profit de ses héritiers, auxquels il ne voulait pour rien au
monde porter préjudice. Puis il instruisit de cette curieuse
tentative de corruption la république de Venise, devenue
l'adversaire de Ferdinand \ Doublement indisposé contre ce
dernier, Louis XI fit mine de vouloir provoquer le réveil du
parti angevin en Italie. Commines s'y rendit de sa part, dans
le courant de la même année, mais ne trouva d'empressement
chez aucune des puissances de la péninsule : on savait qu'il
ne s'agissait plus de la domination du roi René, mais de celle
du roi de France, ce qui était bien différent. «Je croyais, objecta
au sire d'Argenton un diplomate milanais, que le duc d'Anjou
avait abandonné au Roi tous ses droits sur Naples. — C'est
vrai, répondit le digne compère de Louis; mais cet abandon
' Arch. de Venise, Lllnl juirtium secretaritm consUil Ilogaloriini, t. XXVII, 1° 7i;
pièces justificatives, n» 90.
424 SUCCESSION NOMINALE DE NAPLES. [1478-80]
n'est pas valable, ayant été fait par crainte '. » La cession
ultérieure de la Provence, qui entraînait celle du royaume
de Sicile, avait été convenue en effet; nous l'avons dit, et en
voilà bien la preuve. On niait aujourd'hui sa régularité ,
sauf à l'affirmer au moment opportun. Les Italiens ne pouvaient
se laisser prendre à de pareils stratagèmes. Du reste, cette
velléité de Louis XI ne fut pas de longue durée : le pape Sixte IV
lui ayant fait offrir, en 1480, de renverser Ferdinand, brouillé
avec le saint-siége, il laissa passer l'occasion sans en profiter^
Un troisième prétendant à la succession de Naples surgit
alors à l'horizon. René II, devenu redoutable à la suite de ses
victoires, était allé trouver son aïeul en Provence, dans l'es-
poir de lui faire modifier en sa faveur son testament. Il avait
un parti dans le pays. Le vieux roi fut, dit-on, un moment
ébranlé : mais l'influence de quelques conseillers dévoués
à Louis XI, et notamment de Palamède de Forbin, l'empêcha
de rien retrancher à la part de Charles d'Anjou, qui était la
part future de la couronne. Le duc de Lorraine, déçu dans
son attente, prit le parti de passer en Italie, où Palamède
de Forbin l'accompagna, et d'aller secourir contre Fer-
rare la république de Venise, qui l'appelait. Cette puissance
rémunéra ses services en le reconnaissant, le 16 avril 1480,
comme l'héiitier présomptif du royaume de Naples, et en lui
promettant des troupes pour entreprendre sa conquête ; mais,
quand il s'agit de les mettre en campagne, elle recula, faisant
valoir que la Sicile était envahie par les Turcs et qu'on ne
pouvait, sans un véritable scandale, profiter d'un pareil moment
pour attaquer Ferdinand. Elle s'était aussi engagée à aider le
duc dans la revendication du comté de Provence. Mais tous
les efforts de ce prince échouèrent devant la politique de
Charles VIII, qui le désarma, comme on l'a vu, en lui rendant
la libre pos.'^ession du duché de Bar, et reprit bientôt pour son
propre compte la poursuite des droits de la maison d'Anjou ^
' Kcrvjn de Leltenhovp, Lettres cl ncgociations de Commines, I, 175 et siiiv.
- Arch. des l!oiiclies-du-Hh6iie, f{ 18, f» 18G. Arch. iint., KK 112G, fo^ 544 v»,
540 \°, £48; P 2301, 1" 191). Arcli. de Venise, Lihii partium, etc., t. XXIX,
[1480] MORT DE RENÉ. 425
Quant aux prétentions de la même maison sur la couronne
d'Aragon, la soumission des Catalans au roi Jean II ôtaaux héri-
tiers de René toute chance de les faire revivre. D'ailleurs, elles
n'avaient guère de raison d'être que chez les descendants mâles
delà reine Yolande, et le dernier de ces descendants, Charles
d'Anjou, devait les emporter avec lui dans la tombe. Le roi
de Sicile se borna, dans les dernières années de sa vie, à éta-
blir entre la Provence et l' Aragon un modus vivendi'de
nature à sauvegarder les intérêts du commerce et de la ma-
rine. Une trêve à longue échéance fut conclue à cet eftet par
les délégués de Jean II et les siens, le 19 janvier 1479. Grâce
à son entremise, les Génois furent admis à bénélicier de la
suspension des hostilités, et purent trafiquer en toute liberté
avec les Catalans comme avec les Provençaux K
L'enchaînement des faits nous a conduit à parler de quel-
ques événements postérieurs à la mort du roi René avant
d'avoir rapporté cette mort elle-même. Dès le mois de no-
vembre 1479, elle paraissait imminente, et l'ambassadeur
milanais écrivait de Valence à son maître que les jours du vieux
roi se trouvaient en danger ^ Depuis la fin d'août, il n'avait
pas quitté son château d'Aix, où le retenaient des infirmités
trop communes à son âge, aggravées par ses récents mal-
heurs ; il n'en sortit plus que pour aller, au printemps suivant,
goûter dans sa bastide le charme réparateur de quelques belles
journées. C'est à peine s'il était parvenu, sur l'extrême limite
de sa vie, à jouir de cette peaix qu'il avait si longtemps rêvée
et de cette tranquillité recueillie que recherchent les vieil-
lards. La reine Jeanne de Laval fut jusqu'au bout sa consola-
trice dévouée. Son neveu Charles d'Anjou lui tenait souvent
compagnie. 11 paraît aussi que la jeune Marguerite de Lor-
raine, sa petite-iille, sœur de René II, fut élevée auprès de lui
fo 129. Cf. Yill.-T5arg., BU, U3 et suiv.; de Chcrrier, H'tsl. de Charles VllI, I,
32, 201, 288, ;30i.
' Arch. des llouches-du-Uhône, B 18, f-"* 134, 150.
^ Lettres et iié^uciatioiis île Commines, 1, 309.
426 MORT DE RENE. [1480]
en Provence et partagea ses dernières affections : elle représen-
tait, avec son frère, le seul rameau vert d'une tige desséchée '.
Les Provençaux, qui adoraient leur souverain, firent partout
des prières solennelles pour la conservation de sa santé ; une
neuvaine publique fut célébrée. Mais son heure était fixée :
elle sonna dans l'après-midi du 10 juillet 1480. Bourdigné et
après lui M. de Villeneuve-Bargemont ont retracé les détails
de' sa fin, et les leçons qu'il dut adresser de son lit de mort à
son héritier, avec une complaisance qui en diminue beaucoup
l'authenticité. Combien est préférable, dans sa brièveté, la
note simple et touchante inscrite par l'archiviste Honorât de
la Mer sur le mémorial de la Chambre d'Aix ! « L'illustre
roi René, ce prince de paix et de miséricorde, a rendu son
âme à Dieu au milieu des pleurs et des sanglots de tout son
peuple, et surtout des habitants de sa capitale -. » Et ce n'est
pas là l'expression de la flatterie ; c'est uniquement la constata-
tion officielle d'un fait notoire. Il n'est pas douteux non plus que
les moments suprêmes d'un prince aussi pieux aient été en-
tourés des plus tendres consolations que l'Église puisse prodi-
guer à ses enfants. Un religieux, Elzéar Garnier, a raconté
qu'après lui avoir administré les sacrements, il lui avait fait,
sur sa demande, la lecture des psaumes, et qu'il l'avait en-
tendu se livrer jusqu'à la fin aux réflexions les plus édifiantes
sur le texte sacré ^
René avait soixante et onze ans et demi lorsqu'il rendit son
• Bourdigné, U, 240 et suiv.; Hilarion de Coste, II, 2G0; Vill.-Barg. , m,
Cl, 15G.
^ « Anilo iiicarnationls Domim iiostr'i Jluisu Christi milleslmo ilW LXXY", die
lune, (Iccimd mensls Jiilii, liord sccundà post lueildicm rcl c'ircà, sercuissimus et
inclhus dontinns iiostcr rcx Reiiaius, citjus anima in rcquie scmpiternd permaneat,
nmcn, princvps pncis et niisrricars, ciim plausn et ploratit Provinclalitim et insiiper
Aquensium, idnil et siius dics clausit cxlremos ; cnjus viscera in capellà sud regali
Tioslre Domine de Monte CarmeUi, ejtisdem cieilatis Aquensis^ anle a/tare ejusdem
capelle, cepelliiintnr; corpus verh ad lalus majoris allaris ecclcsie Sancti Salvaloris,
ad maninn ilexteram respieieiido cornm ccclesie predicle, lionorljicè et legaliter
Jinmatur. — De. Jlari. >. Arcli. des Bouches-du-Rliàne, B 18, en tële.
-' Yill.-Barg., 111, lai. Cf. une curieuse complainte écrite en 1480 sur la
mort de Renù, dans l'apon, t. III, p. LXXV.
[1480-81] FUNERAILLES DE RENE. 427
âme à Dieu. Il avait ordonné, dans son testament, qu'on l'en-
sevelît dans le tombeau élevé par ses soins à Saint-Maurice
d'Angers, et qui renfermait déjà les restes de sa première
épouse. Les Provençaux voulurent garder sa dépouille mor-
telle, et la conduisirent solennellement à l'une des chapelles
de la métropole d'Aix, en attendant qu'un monument spécial
lui fût érigé dans cette ville. Le prieur de Saint-Maximin
prétendit môme avoir le droit de la conserver, en vertu d'une
modilication que le prince avait faite de vive voix, disait-il, à
son testament. Le chapitre de Saint-Maurice, informé de la chose
par Charles d'Anjou, réclama auprès de lui et de Jeanne de La-
val, qui répondit, le 18 mars 1481, que les dernières volontés
de son mari n'avaient pas été modifiées, et qu'elle entendait les
faire exécuter de point en point '. Toutefois ce ne fut que
cinq mois plus tard qu'elle put y parvenir, et encore fut-elle
obligée de recouiir à la ruse. Jean du Pastis, un de ses huis-
siers de salle, alla trouver de sa part le comte de Provence et
obtint de faire enlever secrètement le corps. L'archevêque fut
prévenu et s'entendit avec ceux des chanoines de Saint-Sau-
veur qui paraissaient les plus sûrs; ainsi cet enlèvement,
quoique mystérieux, ne fut pas aussi ignoré qu'on l'a généra-
lement dit '. La bière fut dissimulée parn)i les elïets de la
garde-robe de la reine, puis embarquée sur le Rhône et dirigée
sur l'Anjou par la voie ordinaire. Les porteurs avaient ordre
de prendre les plus grandes précautions et de ne s'arrêter
qu'en dehors des villes. Leur précieux fardeau fut reçu par le
clergé de Saint-Laud d'Angers, le 18 août, au milieu de la
nuit ^ Son identité fut vérifiée, et le roi de Sicile fut re-
connu « aussi fraiz que si n'y eust eu que cinq ou six jours
qu'il eust été trespacé». N'ayant plus rien à craindre, on le
transporta au grand jour à Saint-Maurice, avec une pompe
L ' Délibérations du chapitre d'Angers (Bibl. nat., ms. fr, 22iôO, p. l'él et
' suiv.\
= Cf. Vill.-Barg.,m, 175.
■' Conclusions du chapitre (Bibl. nat., ms, fr. 24108, p. IG etsuiv.). De Qua-
trcbarbes, 1, 119.
428 FUNERAILLES DE RENÉ. [1480-81]
extraordinaire. Le cercueil était recouvert d'un drap d'or sur
lequel était « la représentation dudit roy, vestu d'ung abille-
nient royal de velours cramoysy obscur, fourré de hermines ;
laquelle représentation avoit sur la leste une couronne moult
riche, en sa main dextre tenoit ung sceptre doré de fin or, et
en la senestre tenoit une pomme en laquelle avoit eslevé une
petite croix pareillement dorée; et avecques ce, avoit es mains
gans, chausses et soulliers, ainsy qu'il est de coustume es
royaulx à avoir ; pareillement avoit ung grant palle tout de
velours noir, lequel palle portoient sur ledict corps et repré-
sentation six des chanoines de la grant église'. » On pourra
lire h la fin de cet ouvrage, dans le procès-verbal rédigé le
26 octobre 1481 , la description détaillée des obsèques célébrées
à Saint-Maurice et à Saint-Bernardin '. Louis XI fit également
célébrer des services funèbres pour l'âme de son oncle, tant
à Angers qu'à Paris, et rendit à sa mémoire plus d'honneurs
qu'il ne lui en avait accordé de son vivant ^ Les Provençaux
se livrèrent au désespoir lorsqu'ils apprirent qu'on leur avait
soustrait la dépouille d'un maître aussi cher; mais ils gardèrent
toujours ses entrailles, qui avaient été données aux Carmes
d'Aix.
La voix publique décerna sur-le-champ au roi René ce sur-
nom de boti, sous lequel il est encore connu aujourd'hui \
Cette qualification est assez justifiée par le caractère paternel
et pacifique de son gouvernement, caractère que Bourdigné
résume d'un mot : « Oncques prince n'ayma tant subjectz:
qu'il aynia les siens, et ne fut pareillement mieulx aymé et
' Arcli. (les Bouclics-du-Rliône, B 1G8.
- Pièces juslifiratives, ii^Oa. ('et intéressant document a été publié assez inexac-
tement par MM. de Villeneuve-Bargcmont (111, o73j cl de Qiiatrebarbes (I, 12G);
ce dernier ne s'c'^t servi (pie d'une copie conservée à Paris dans les manuscrits de
Dlipuy. J'ai cm devoir le rej)roduire de nouveau dans son intégrité, d'après l'ex-
pédition originale de la (Chambre des comptes d'Aix.
■ Arch. nat., KIv 2i8, f» 22. liibl. uat., ms. l'r. 224iO, p. 13(j.
* lï lui est appliqué dans une délibération du chapitre d'Angers en date du
10 octobre 1480 (Bibl. nat., ms. fr. 224.SO, p. 141). Il lui aurait même été donné
de son vivant, s'il faut en croire Nostredame (p. O'kS).
[1480] QUALITÉS ET DÉFAUTS DE RE\É. 429
bien voulu qu'il estoit d'eulx '. » Ici le panégyriste est
d'accord avec les faits : on en trouvera des preuves assez
nombreuses dans le cours de ce livre. Divers exemples
de la bonté d'âme et de la générosité du loi de Sicile
ont été déjà cités par ses précédents historiens. On se rap-
pelle ]e pauvre pêcheur d'Angers, père de six enfants,
qu'il exonéra de tout cens, à la seule condition de lui ap-
porter tous les ans un plat d'ablettes ^ Il serait inutile de
reproduire une fois de plus les traits de ce genre qui sont dans
le domaine public, et qui n'ont peut-être pas tous la même
authenticité. Mieux vaut en signaler quelques autres, dont
la trace s'est conservée dans ses archives, et qui offrent, par
conséquent, toutes les garanties désirables. Tantôt on le voit
reconnnander à ses officiers de favoriser la délivrance de cer-
tains Espagnols, faits prisonniers dans la guerre de Catalogne ;
tantôt il prend contre l'archevêque d'Aix la défense de trois
orphelins de Gaëte, auxquels il avait donné une capitainerie
en Provence et que le prélat voulait déposséder. Trois An-
glais se rendant en pèlerinage à Rome s'étaient fait dépouiller
par des voleurs de grand chemin : en passant par sa cour, ils
lui exposent leur cas; il remplit aussitôt leurs escarcelles.
Une autre fois, ce sont de petits enfants venant d'Yères et
s' acheminant vers le Mont-Saint-Michel qui reçoivent ses en-
couragements et ses secours. Dans les temps de disette, il
interdit de saisir sur les laboureurs endettés leurs instru-
ments de travail et leurs blés de semence, et charge un de ses
conseillers de parcourir « les villes, châteaulx et lieux du i)ays
de Provence, pour donner ordre aux vituailles pour le bien des
pouvres subjectz ». A Angers, il institue un médecin public,
qu'il astreint à visiter les pauvi-es malades de la ville et des
environs, en lui assignant une pension de cent livres tournois.
A chafjue instant, les misères du peuple sont l'objet de sa
sollicitude. Ses comptes sont surchargés d'aumônes de toute
' Bourdigné, II, 231.
- M. Marche^ay a raconté ce trait d'après les pièces originales (Notices, p. 1 13
ctsiiiv.). Cf. Arch. nat., P 1334% f" 2(3.
430 QUALITES ET DÉFAUTS DE RENÉ. [1480]
sorte : c'est pour un vieillard « qui a autreffoiz esté juif» ; c'est
pour une fille qui a subi les dernières violences, et qui se trouve
perdue d'honneur et de ressources; c'est pour de vieux servi-
teurs, pour d'anciens soldats qui ont participé jadis aux glo-
rieuses campagnes des Abruzzes ou au rude échec de Bulgué-
ville. Outre ces libéralités, qui sont considérées comme excep-
tionnelles par ses trésoriers, mais qui, en fait, constituent la
règle, une somme de trente florins est allouée chaque mois à
son aumônier pour ses aumônes ordinaires. Dans le carême
et la semaine sainte, cette dépense prend un développement
beaucoup plus considérable : pendant quarante jours consécu-
tifs, treize pauvres viennent s'asseoir à la table du prince; exer-
çant avec ferveur une des plus touchantes prérogatives de la
souveraineté, il les sert de sa main, leur remet, après le repas,
un cadeau en argent, et, le jour de Pâques, les fait habiller de
drap neuf. Il lui en coûte, chaque année, près de quatre
cents florins, sans compter les suppléments que reçoit, à la
même époque, son aumônier et le mandé des pauvres du
jeudi absolu. On peut dire que, ruiné à l'avance par ses
malheurs politiques, René se ruinait de nouveau par ses pro-
digalités; à tel point qu'elles lui ont été reprochées comme un
défaut, car elles dépassaient de beaucoup les proportions de
son budget et le forçaient parfois à se procurer de l'argent au
moyen d'expédients onéreux. C'est ce qu'un de ses contem-
porains, qui était loin d'être son favori, exprime sous une
autre forme, quand il l'appelle « plus riche en haut vouloir
que fortune en pouvoir donner ' » . La complainte écrite au
moment de sa mort contient un mot qui le dépeint encore
mieux :
« 11 doniioil tout, il ii'avuit rien;
« Autant a\oil hier comme hui -. »
' Cliastelaii), éd. Kcrvyn de Letteuhove, VII, 45.
- Papou, loc. cil. Pour les traits qui précèdent, v, Arch. uat., P 1334', f°
25G; P 13;] i'', l'-" partie, f" 58, et 2« partie, f«^ ■;4 v", 81 ; Ardi. des Bouchcs-
du-Rli()ne, B 17,1» 50 v»; li 215, f» 19, 57 v", et lî 21 G, f^ 9 pièces justificatives,
no«88, 89); I! 2:3, P 198 v"; Dibl. d'Ai.x, ms. lO'ii, p. 8, 139; etc. Cf., sur la
[l.iSO] QUALITÉS ET DÉFAUTS I)K REXK. 431
La ([ualification qui lui fut donnée était donc réellement bien
méritée. Lui-même, dans le pi-éambule d'une de ses chartes,
a érigé en principe cette bonté, ce régime paternel qui lui a
valu tant de popularité. Il est vrai qu'un préau)bule n'est
le plus souvent (ju'un assemblage de vaines paroles ; mais
celles-ci, prononcées au début de son règne et du fond de sa
prison, prennent dans sa bouche la portée d'un programme,
et, dans tous les cas, elles résument parfaitement l'idée de la
royauté chrétienne : « Défendre les orphelins, les veuves, les
malheureux, soulager ceux que la violence opprime, châtier
les criminels , rendre à chacun la justice qui lui est due , tel
est, à nos yeux, le rôle du souverain ; celui à qui est confié le
salut de l'État tout entier a le devoir de passer ses nuits dans
l'insomnie pour ménager aux autres la tranquillité, d'en-
tendre par lui-même les causes importantes et généralement
toutes celles qui intéressent la chose publique, de pourvoir,
enfin, au bien-être de son peuple, comme un chef et comme
un père '. » Théorie admirable, que le bon roi mit bien sou-
vent en pratique, en Italie comme en France.
A côté de cette qualité dominante, il en avait d'autres, non
moins précieuses, que nous a fait connaître suffisamment le
récit de sa vie : une droiture, une loyauté à l'épreuve; une
piété démonstrative; une bravoure poussée jusqu'à la témé-
rité ; un entrain communicatif, sous les armes comme dans
les fêtes; et par-dessus tout, peut-être, une constante séré-
nité dans la mauvaise fortune. L'ensemble de ces dons natu-
gcnérosité du roi de Sicile, Port, iSotes et iiolkes, p. Cfi cl sniv.; Papou, III,
393 et suiv.; Vill.-Uarg., m, Gi-OÔ ; 100-220; etc.
' <i Reo^nanli in solio ptipilos et ruinas ac miscra/'i/cs jtcisonas dcfcndcic, vi
oppressos suhlevare, in fcicinorusus hi/mincs (awrlcir ne supprcniani potcslatcm jure
proprio exercere, et generalitcr iinh:ni(pje jnsliclnm facire propriù proprilim est;
et ad etim ciii sidiis latins rcipuhlicc comniissa dinoscltnr, nt aliis (juictcm prépare!,
noctes insomnes pertransirc, cansnsipie maji/nns pvr se andirc et ^eneraliler tctius
ipsius reipuMice, ac cjns perseverationi, defensioni, tnilioni ac prolectioni princi-
paliter, tanqnarn pntri et capiti ipsins reipuhlicc, pertinet et spectat providere. »
Préamljule de la nomination d'Isal)ellc de Lorraine à la lieiitenancc-générale, faite
à Dijon, le i juin 1 i3o ^Arcli. de Gènes, Materie polilic/te, niazzo 12}.
432 QUALITES ET DÉFAUTS DE RENÉ. [1480]
rels faisait de lui la personnification de la chevalerie expi-
rante et le représentant du vieil honneur français, déjà sur
son déclin. Ses contemporains l'invoquèrent plus d'une fois
à ce titre, et Louis XI lui-même, son vivant antipode,
était heureux de s'abriter derrière son honnêteté prover])iale.
Quant à son esprit, à ses talents, à son amour pour les lettres
et les arts, pour la vie rustique, et, en général, pour les occu-
pations paisibles, nous en ferons, dans la suite de cet ouvrage,
une étude intime et détaillée. C'est par là qu'il devançait
véritablement son siècle et que sa figure se rattache à un type
plus récent, plus rapproché de nos mœurs et de nos goûts;
car on peut dire que, s'il fat le dernier des rois chevaliers, il
fut aussi le premier des gentilshommes modernes.
Mais, comme tous les hommes, il avait les défauts de ses •
qualités. Sa bonté familière dégénérait quelquefois en fai-
blesse, et cette faiblesse le mettait à la merci des habiles, des
intrigants, des solliciteurs. Pourtant il n'eut jamais en po-
litique l'indécision qu'on lui a souvent attribuée; s'il se laissait
parfois entraîner, le sentiment inné de la justice lui montrait
la bonne voie et l'y ramenait aussitôt. Il déploya même dans
la revendication de ses droits une fermeté, une obstination
• inébranlables, et c'est là, je crois, le côté de son carac-
tère le plus nouveau, le plus inattendu qu'ait mis en luaiière
l'examen critique de sa vie. 11 était moins bon général que
soldat : payant partout de sa personne, courant au-devant des
aventures, il ignorait l'art de la stratégie et de la temporisa-
tion, et cette ignorance lui fut fatale. Ses goûts recherchés
l'entraînèrent à déployer un luxe au-dessus de ses moyens,
sinon de son rang; mais, vers la fin de son règne, l'éclat et
Tanimation de sa cour avaient fait place à la simplicité, au
calme, aux plaisirs de l'intimité. Enfin, il avait le cœur trop
sensible aux attraits des femmes. La galanterie était un des
attributs du parfait chevalier; il lui arriva de la pousser au-
delà des limites permises. Et cependant, il faut répéter ici
une observation importante : presque tous les princes de son
teuq:)s affichaient ôes, mœurs plus libres que les siennes ;
[1480] ENFANTS DE RENÉ. 433
Charles VIT, notamment, prit la fâcheuse initiative de ces
amours adultères publiquement avouées et honorées, dont ses
successeurs ne craignirent plus d'étaler, après lui, le scan-
dale. La cour de Bourgogne était le théâtre journalier de dé-
sordres plus cyniques encore : les comptes de Philippe le Bon
sont remplis des noms de ses maîtresses et de ses bâtards, dési-
gnés comme tels sans scrupule , et formant un véritable
troupeau, entretenu avec faste. Chez le roi de Sicile, rien de
tel : on sait, par quelques actes relatifs à leur personne, qu'il
eut des enfants naturels ; mais on ignore jusqu'au nom
de leur mère. Ses archives sont muettes à ce sujet, et les
chroniqueurs sérieux également; les autres n'émettent que
des suppositions. Mieux vaut ne pas les suivre sur un terrain
si peu solide, et laisser bénéficier le prince de cette pudeur
relative qu'il a su conserver dans ses faiblesses \
René, à qui Jeanne de Laval ne donna pas d'enfants, en
avait eu un assez grand nombre de sa première femme Isabelle
de Lorraine. M. de Villeneuve-Bargemont en compte jusqu'à
neuf; mais il n'est pas démontré que tous aient réellement
existé. Plusieurs erreurs ont été commises, d'ailleurs, sur
leurs noms, sur l'ordre et l'époque de leurs naissances, soit
par cet écrivain, soit par les auteurs de Y Art de vérifier les
dates et les autres biographes. Les indications fournies par
les textes originaux, bien qu'elles ne soient pas toujours con-
cordantes, permettent de les rectifier et d'établir ainsi l' état-
civil de ces enfants :
1. Jean, duc de Calabre et de Lorraine, né le 2 août 1426,
décédé le 16 décembre 1470.
2. Louis_, marquis du Pont, né le 16 ou le 18 octobre 1427,
décédé en 1443.
' René a reconnu, dans un de ses livres, qu'il avait aimé « damoiselies et bour-
geoises», mais « sans nulle nommer ». (De Quairebarbes, III, 122.) Chevrier,
d'après les mémoires apocryplies de Ricodi, cite une demoiselle noble cpii lui aurait
donné trois enfants. D'autres auteurs, non moins suspects, parlent d'une jeune
Provençale et d'une dame de la Chapelle ou Capelet. (Vill.-Barg., Il, 313; m,
189, 348.)
28
434 ENFANTS DE RENE. [1480]
3. Yolande, épouse de Ferry de Vaudemont ou de Lorraine,
née le 2 novembre 1428, décédée en 1483.
4. Marguerite, reine d'Angleterre, née le 23 mars 1430,
décédée en 1482.
Trois autres fils, Nicolas, Charles et René, et deux autres
filles, Anne et Isabelle, seraient encore nés du même mariage,
et seraient morts en bas âge ; rien de certain à leur égard K
De toute cette postérité, Yolande seule eut des enfants qui
survécurent à leur aïeul. C'est par cette branche que la race
d'Anjou s'est perpétuée. Elle survit encore dans la personne
des princes de la maison d'Autriche, issus des ducs de Lor-
raine; l'empereur François-Joseph II est le descendant direct
du roi René.
Les enfants naturels de ce dernier sont les suivants :
1. Blanche, dont nous avons déjà parlé, et qui, après avoir
été élevée en Provence, devint, en 1467^ la quatrième
femme de Bertrand de Beauvau, sire de Précigny, l'ami
intime de son père. René, qui affectionnait particulière-
ment cette fille, lui confirma, en la mariant, le don qu'il lui
avait déjà fait de la seigneurie de Mirebeau; son mari, re-
connaissant l'honneur et l'avantage que cette alliance lui
procurait, lui assigna un douaire de cinq cents livres de rente
sur la terre de Ternay, la dîme de Loudun et quelques autres
biens. Elle était née vers 1438, et mourut le 17 avril 1471 -.
2. Jean, appelé le bâtard d'Anjou, qui eut pour gouverneur
René de Matheron, et à qui son père donna, en 1473, le mar-
quisat du Pont, vacant par la mort de Nicolas, duc de Calabre,
' lJi!)l. nat., mss. lat. 11 5G» et 17332, calendriers; ms. Diipiiy G51, f 55. Cf.
D. Calmet, 11, 8U2 ; Art de vérifier les dates, X, 42G ; Vill.-Barg., 1, 70; It, 333;
in, 188; etc. Ce dernier j^Iace successivement la naissance de Jean d'Anjou au
2 août et au 2 avril 1427; il fait naître Marguerite en 1429 et son frère Louis sept
mois après elle, ce «jui ne serait même pas jiossible.
^ Arch. nat., P 1334% f» 19G ; P iZ'ôV' , passim.V Art de vérifier les dates
donne à tort à cette fille le nom de Marguerite (X, 42C). M. de Villeneuve Barge-
mont la fait mourir à l'âge de 21 ans (11, 190); mais elle figure déjà dans les
comptes du roi de Sicile, sous la simple désignation de « madame Dlanche » ,
en 1447; clic pouvait avoir alors une dizaine d'années.
[1480] ENFANTS DE RENE. 435
ainsi que les seigneuries de Saint-Renii et de Sainl-Cannat en
Provence. Il épousa, en 1500, Marguerite, fille de Raimondde
Glandèves, seigneur de Faulcon et gendre de Palamède de
Forbin. Il écrivit son testament le 23 juillet 1524, et mourut
douze ans plus tard*.
3. Madeleine, que Charles VIII fit épouser à son chambellan
Louis de Bellenave, en lui accordant une dot de douze mille
livres ^
D'après les synchronismes qu'on peut tirer de ces faits, il
est très-probable que les deux derniers enfants naquirent
longtemps après Blanche et d'une autre mère que la sienne.
Peut-être le roi de Sicile les eut-il durant son veuvage. Les
comptes de l'année 1476 mentionnent une toute jeune fille
nommée Hélène, à qui René faisait des cadeaux assez fréquents
et que plusieurs ont pensé devoir être également son enfant
naturel. Aucun indice ne corrobore cette supposition, et « le
petit bâtard » désigné dans les mêmes comptes paraît encore
moins lui avoir appartenu ^
La reine Jeanne de Laval, beaucoup plus jeune que son
époux, lui survécut longtemps. Les dons et legs qu'il lui avait
faits furent ratifiés par Charles d'Anjou, son héritier princi-
pal, le 19 juillet 1480. Mais elle quitta la Provence pour re-
venir administrer son comté de Beaufort, dont l'usufruit, mal-
gré l'opposition delà famille de Turenne, lui fut confirmé par
le Roi, ainsi que celui de Mirabeau, repris dès 1474 au sire de
Précigny, puis échangé avec elle contre la baronnie d'Aubagne.
Elle fut également maintenue en possession de ses terres de
Provence après que Louis XI eut réuni ce pays à la couronne.
René II fit quelques difficultés pour la laisser jouir des biens
qui lui avaient été assignés dans le duché de Bar; mais,
au bout de quatre ans, pour terminer toute contestation,
1 Arch. nat., KK 1123, P 38 \0; KK 1178, 1° 301. D. Calmet, U, IGOS;
preuves, t. III, col. cccxxvi.
2 Bibl. nat., ms. fr. 20384, n" 51. Aivh. nat., KK 247, f" 10.
' Arch. des Bouches-du-Rliône, IJ 216; pièces justificatives, n" 88. Le «petit
bâtard» était un page; on appelait aussi de ce nom un fds naturel de Jean d'Anjou.
436 EXTINCTION DE LA MAISON D'ANJOU. [1480-81]
il consentit à régler définitivement son douaire et lui accorda
l'entière jouissance des châteaux d'Étain , Bouconville et
Morley, plus une somme de mille livres tournois à prendre
pour une fois sur les revenus du duché, renonçant en même
temps pour elle à ses prétendus droits sur les fiefs de Lau-
nay, du Palis et de Ghanzé en Anjou, dont la moitié lui avait
été donnée par son mari. Jeanne fit sa demeure tantôt à Sau-
mur, tantôt à Beaufort, vivant des souvenirs de son heu-
reuse union et cherchant dans l'affection de ses vassaux la
consolation de son veuvage. Charles VIII l'honora d'une façon
toute particulière. Elle mourut en 1498, laissant un testament
daté du 25 août de cette année, par lequel elle choisissait sa sé-
pulture à côté de la reine Marie, épouse de Louis I d'Anjou,
dans l'église de Saint-Maurice d'Angers, ordonnait que son
cœur fût réuni à celui de son mari dans la chapelle de Saint-
Bernardin, défendait de mettre sur son tombeau ni couronne, ni
dais, ni ornement quelconque, et léguait une partie de ses Liens
à l'église de Saint-Thugal de Laval. Ainsi, le dernier acte de la
dernière reine de Sicile était une affiriiiation des goûts simples
et des sentiments pieux qu'elle avait partagés avec son époux \
Le testament de René et les conventions de Lyon reçurent
leur pleine exécution, bien qu'on ait prétenduque plusieurs trai-
tés ultérieurs fussent venus lesmodifier ^ La succession d'Anjou
fut partagée comme on l'a vu ci-dessus. Le duché d'Anjou fut
immédiatement réuni au domaine royal, non de plein droit,
mais en vertu du consentement de l'héritier. Toutefois le
comté du Maine, qui en était un démembrement, fut laissé à
son possesseur naturel, Charles II, dont le père l'avait reçu
en partage pour lui et ses descendants. Le duché de Bar,
d'abord occupé par Louis XI, revint à la Lorraine au début
du règne de son successeur; c'est seulement depuis lors, et
non, comme on l'a dit souvent, depuis l'avènement de René,
■ Arch. nat., J 84{;, n» 7; KK 1116, fo 550; KK 1123, f 27; V 13349, f
245 v". Bibl. nat., ms. lai. 17179, n°^ G, 7, 19. Arch. des Bouclies-du-Rhôue,
B 108. D. Calinel, preuves, t. lll, col. cccxix. De Qiiatiebarbes, I, 105,
• Diiclosj Hisl. (le Louis .XI, Yi., 230.
[1481] EXTINCTION DE LA MAISON D'ANJOU. 437
que ces deux pays suivirent les mômes destinées. Enfin le
décès de Charles d'Anjou, arrivé le 11 décembre 1481, dix-
huit mois à peine après celui de son oncle, amena les impor-
tantes modifications territoriales qui devaient former le corol-
laire des précédentes. Cette mort, quoique prématurée, était
prévue; cependant elle répondait si bien aux aspirations de
Louis XI, qu'elle fut regardée par quelques-uns comme peu
naturelle, et que celle de René lui-même inspira des soupçons
rétrospectifs'. Ils n'étaient pas fondés; mais ils paraissaient
l'être, car l'avide monarque témoignait un tel contentement
de l'extinction de la maison d'Anjou, que son fidèle Commines
n'a pu s'empêcher de le constater dans ses mémoires ^ C'est
que la couronne réalisait par là un magnifique héritage : deux
provinces nouvelles, le Maine et la Provence, lui étaient acqui-
ses pour toujours. La seconde surtout, complètement indépen-
dante jusque-là, donnait à la France, outre un territoire consi-
dérable, des frontières sûres, des droits en Italie et l'empire de
la Méditerranée. Le testament du dernier comte de Provence,
rédigé la veille de sa mort, assurait la possession de tous ses
domaines, seigneuries, terres, biens meubles et immeubles, au
roi Louis, son cousin, après lui au Dauphin Charles, et ensuite
à leurs successeurs quels qu'ils fussent '.
Ainsi la maison d'Anjou voulut, en disparaissant, assurer la
grandeur du royaume. Ce fut la dernière pensée politique de
cette illustre famille qui, durant les cent vingt ans de son exis-
tence, avait rendu à l'État de si éclatants services, et c'est une
des gloires posthumes du roi René d'avoir, lorsque sa décision
pouvait imprimer aux événements une direction tout opposée,
contribué pour une large part à la fondation de l'unité française.
' V. le dialogue composé par Jean du Lud, ancien secrétaire du roi de Sicile,
et cité par M. de Villeneuve-Bargemont (III, 329).
' Commines, II, 79.
^ Arch. nat., J 404, n» 41; P 1334", n" 51. Arcli. des Bouches-du-Rhône,
B 22. On trouvera dans les pièces justificatives (n° 94) la principale clause de ce
t estament.
I
I DEUXIÈME PARTIE.
ADMINISTRATION
CHAPITRE I.
ADMINISTEATION CIVILE.
-e-:=*03c:>a-
Conseil ducal d'Anjou. — Chambre des comptes d'Angers; archives. — Organi-
sation financière. — Impôts. — Commerce; industrie. — Agriculture; forêts.
— Chancellerie ; sceaux. — Maison du roi de Sicile.
L'administrat'on des différents États du roi René, malgré
quelques divergences tenant à la nature et à la constitution
de chacun d'eux, offre une grande analogie. L'Anjou, le Bar-
rois, vastes fiefs relevant de la couronne, ressentent dans une
certaine mesure l'action du pouvoir central. Au contraire, la
Lorraine, la Provence et son annexe italienne, le royaume de
Naples, sont complètement indépendants, et l'autorité su-
prême n'y est point partagée. Néanmoins un môme esprit,
une même pensée dirige le gouvernement de tous ces pays,
séparés par la distance, mais reliés ensemble par l'unité du
sceptre. Partout où la maison d'Anjou implante sa domina-
tion, elle établit un régime administratif à peu près identique,
avec les mêmes bases, les mêmes noms, les mêmes fornmles.
Le type originaire de ce régime se retrouve dans le premier
de ses domaines, c'est-à-dire dans l'apanage assigné à son
fondateur par le suzerain. C'est donc le duché d'x\njou qui
doit faire de préférence l'objet de notre étude, ce qui ne nous
empêchera pas de pousser une reconnaissance dans les autres
possessions du roi de Sicile, lorsque le sujet nous fournira
des points de comparaison intéressants. Mais, si l'administra-
tion de l'apanage servait de modèle, elle était elle-même cal-
quée sur celle du royaume de France ; de sorte que le tableau
442 CONSEIL DUCAL.
de l'une fait connaître à la fois l'autre. On remarquera ce-
pendant que l'initiative de René introduisit dans ses États
plus d'un perfectionnement. Ce prince, qui avait contribué
aux plus heureuses réformes du règne de Ciiarles VII, devait
travailler davantage encore au bien-être de ses sujets parti-
culiers, et son caractère de paternelle mansuétîîde leur assu-
rait une ère de prospérité, de liberté, de justice, dont ils
avaient soif depuis longtemps. Son gouvernement, c'était la
paix, et c'était en même temps l'autonomie, chère à beau-
coup de nos vieilles provinces ; double cause de popularité,
dont la réahté ressortira de l'examen que nous allons entre-
prendre.
L'administration supérieure du duché d'Anjou comprenait
deux rouages essentiels : le Conseil ducal et la Chambre des
comptes. Le Conseil existait, sans constitution définitive, de-
puis la création de l'apanage. Son action se manifesta surtout
durant l'absence de Louis II et la minorité de Louis III, et il
fut d'un grand secours à la régente Yolande. Après la mort
de cette princesse, René en régularisa la composition et les
fonctions : mais , comme il était fixé lui-même en Anjou
et qu'il avait pour le suppléer la reine Isabelle, il n'é-
prouva pas encore le besoin d'en faire une assemblée per-
manente et résidente ; ses conseillers l'accompagnaient sou-
vent dans ses voyages '. Ce fut seulement à l'époque de son
expédition de Lombardie qu'il lui donna ce caractère, afin
que, si son éloignement venait à se prolonger ou à se renou-
veler, les Angevins, qui avaient perdu leur habile duchesse,
ne demeurassent pas sans direction. Par son ordonnance du
8 mai 14133, il institua un « conseil ordinaire et résident en
la ville d'Angiers», dont les membres titulaires furent Ber-
trand de Beauvau, sire de Précigny, nommé président ou prin-
cipal conseiller , Jean de Beauvau , évêque d'Angers , le
président de la chambre des comptes , les chancelier, juge,
' Arcli. liât., 1* 1334'% 2'^ partie, f° 8.^, el /lassini.
CONSEIL DUCAL. 443
trésorier, avocat et procureur d'Anjou, et Guillaume Provost,
chargé du rôle de maître des requêtes. Plusieurs membres
auxiliaires, Jean Duvau, élu d'Angers, Pierre Richomme,
Jean Breslay, furent adjoints aux précédents pour les affaires
importantes ; Jean Alardeau, receveur d'Anjou, et Guillaume
Rayneau, clerc des comptes, furent désignés en qualité de
secrétaires ^ Mais le Conseil eut la faculté d'appeler dans son
sein autant de conseillers extraordinaires qu'il le jugerait à
propos. Ces membres supplémentaires étaient en nombre in-
déterminé. La plupart des personnages qui avaient rendu au
prince des services tant soit peu notables, évêques, clercs,
chevaliers, chambellans, serviteurs , recevaient de lui une
retenue de conseiller ad honores ; des étrangers même étaient
honorés de ce titre ^ Les gens des comptes faisaient presque
' Arch. nat., P 1334% f» 177 ; pièces justificatives, n" 29.
' Voici les principaux conseillers dont le nom se rencontre dans les actes du roi
René : Jean, duc de Calabre, Ferry de Lorraine, Bernard, marquis de Bade, Jacques
de Sierk, protonotaire apostolique, Jean Bernard, archevêque de Tours, Philippe
de Lévis, archevêque d'Arles, Jean de Beauvau, évêque d'Angers, Guillaume d'Ha-
raucourt, évêque de Verdun, Henri de Ville, évêque de Toul, Jean Alardeau,
évêque de Marseille, Jean Huet, administrateur de l'église de Toulon, Guillaume
Tourneville, archiprèlre d'Angers; Jean Cossa, grand sénéchal, Louis et Bertrand
de Beauvau, Charles de Castillon, sire d'Aubague, Vital de Cabanis, Gui de Laval,
sire de Loué, Philibert de la Jaille, Philippe de Lénoncourt, Thomas de Sernon,
Charles et Jacques d'Haraucourt, Saladin d'Anglure, sire d'Estoges et de Nogent,
Jean de la Salle, maître de l'hôtel, Ferry de Savigny, chevalier, Jean Blandin, sire
de Revesson, Robert de Montalais, sire du Moulin, Louis de Bournan, maître de
l'hôtel, Pierre de Brézé, sire de la Varenne, Ferry de Peroye, chevalier, Los (sire
du Houssay), roi d'armes, Jean de Bueil, amiral de France, Hardouin de la Touche,
sire des Roches, Guillaume de l'Essart, Antoine de Boys, viguier de Marseille,
Jean de la Forest, connétable, Pierre de la Poissonnière, lieutenant d'Angers,
Clérambault de Proisy, Lépart de la Jumelière, chevalier, le sire de Martigné,
Benoît Doria, de Gênes, Nicolas de Monifort, comte de Campobasso; Etienne et
Jean Bernard, trésoriers, Guillaume Bernard, grcnelier d'Angers, Pierre Le Roy,
dit Benjamin, Jean Legay, Jean Breslay, juge d'Anjou, Pierre Damours, Hardouin
et Jean Fournier, Jean Hardouin, Robert Jarry, René Breslay, Antoine Pagan ou
Payen, Jean Bruillon, Nicolas et Jean Muret, Guillaume Gauquelin, James Lonet,
Guillaume Augier, Raouht Lemal, Jean Errart, Pierre Richomme, Guillaume
Provost, Jean Duvau, Guillauuie Delacroix, avocat iiscal, Pierre Guiot, lieute-
nant d'Angers, Jean Le Bouge, argentier, Raymond Puget, Jean Leloup, Jean
Duvergier, Jean Binel ; Baptiste Gucrin, ambassadeur du marquis de Ferrare.
444 CONSEIL DUCAL.
toujours partie du Conseil. Les bourgeois, les marchands
étaient admis, dans certains cas, à prendre part à ses délibé-
rations : on les convoquait pour procéder avec lui à l'élection
du juge d'Anjou et de son lieutenant, à la réduction ou à la
modification des impôts, etc. Ainsi l'élément populaire,
comme nous l'avons déjà observé, intervenait dans les af-
faires publiques bien avant la fondation de la mairie d'An-
gers. Une sorte d'assemblée communale paraît, d'ailleurs,
avoir existé dans cette ville dès le siècle précédent : alors
et depuis, ses habitants, aussi bien que ceux de Saumur et
d'autres lieux de l'Anjou, contribuèrent à l'assiette des aides
et se réunirent plus d'une fois pour traiter de leurs intérêts.
Les plus humbles citoyens étaient associés par là au gouver-
nement local, et leur opinion avait dans le Conseil autant d'au-
torité que celle des membres ordinaires, car les décisions
étaient prises à la majorité des voix de tous les assistants :
système libéral, dont l'application n'était pas si rare qu'on
le croit et ne saurait être trop signalée \
Le pouvoir de réunir le Conseil fut donné au chancelier.
Mais, dès 14S1, il y eut des séances fixes qui se tinrent le
mardi et le jeudi de chaque semaine, à huit heures du matin.
Deux ans plus tard, les conseillers furent astreints à se pré-
senter, chacun des jours indiqués, à sept heures et demie du
matin et à deux heures après midi, sans qu'il y eût besoin de
convocation. En 1470, les jours furent changés : les séances
se tinrent le mercredi et le vendredi, à huit heures et à deux
heures ^ Elles avaient lieu d'ordinaire dans une salle du châ-
teau d'Angers, appelée « la chambre du Conseil » et située
« au bout de la grande salle du jeu de paume^ sur la rivière » ,
ou dans une autre pièce qui portait le même nom et qui dépen-
dait du bâtiment de la Chambre des comptes. Ces locaux étaient
garnis de bancs et de grandes tables ; ils étaient décorés de
tapisseries et d'une cliaière ou trône à l'usage du roi de Si-
' Arch. nat., P 1334', f°« 68, 70, 85 v", 91 ; JJ 194, n« 143. Port, Dicl. hïst.
de. Maine-et-Loire, p. 38. Exlrails des comptes et mémoriaux du roi René, n°201.
- Arch. nat., P 1334', i°-' 24 V, G2; P 1334S f» 120 V ; P 1334», f» 51.
CONSEIL DUCAL. 445
cile, qui assistait régulièrement aux délibéiations lorsqu'il
résidait dans son duché ', Mais le Conseil se réunissait aussi
partout où le chancelier jugeait bon de le convoquer, dans a la
chambre près l'auditoire des halles » , devant l'église Saint-
Maurice ou ailleurs, suivant la nature des affaires à traiter".
Le Conseil partageait avec le duc l'autorité supérieure, et,
en son absence, l'exerçait tout entière, mais toujours d'après ses
instructions. On le voit prendre une quantité de mesures admi-
nistratives dont l'ensemble indique un pouvoir presque illimité:
il impose et remet des peines pécuniaires ; il arrête et élargit des
prisonniers; iloi'donnedes dépenses; il accorde des sursis d'hom-
mages, des immunités d'impôts ; il fixe les droits et les privilèges
des marchands ; il règle les différends du prince avec les autres
seigneurs ; il prononce même sur des questions d'ordre privé,
comme sur la validité d'un mariage, etc. Il use du droit de
remontrances, non-seulement à l'égard du duc, mais à l'égard
du suzerain, pour défendre les intérêts du pays. Ainsi, quand
Charles VII projette l'établissement d'un parlement à Poitiers,
il lui adresse des représentations sur les inconvénients de
ce dédoublement de la cour suprême, sur la perturbation qui
en résulterait pour l'Anjou, dont une moitié serait du ressort
de Poitiers et l'autre du ressort de Paris. Il intervient auprès
des officiers de justice pour faire baisser le prix du pain, et
témoigne, à cette occasion, d'une véritable sollicitude pour le
bien du peuple : « Nous appartenons tous à un même prince,
dit-il, et nous avons une même chose publique en main ; nous
serions inexcusables devant Dieu et devant le monde, si
nous ne faisions cesser tout larcin ou donnnage à son préju-
dice \ » Mais les principales prérogatives du Conseil consistent
dans l'attache ou vérification qui donne force de loi aux
mandements ducaux, et dans la faculté de rendre lui-même
des lettres-patentes au nom du prince durant son absence. Ces
' Extraits des comptes et mémoriaux du roi René, n°^ 72-80, 642, etc.
^ Arch. Dat., P 1334',/>a«(w.
3 Ibid., f«s 17, 23, 43 v», 62, 81, 8G \", 162, l'JG, etc.; P 133i'", l" 228 v*";
K 504, u° 1 ; pièces justificatives, n° 45; etc.
446 COxNSEIL DUCAL.
lettres sont revêtues de la même autorité que celles qui por-
tent la signature du roi de Sicile, et n'en diffèrent que par la
formule finale Par le conseil du roy, substituée aux mots
Par le roy, etc. Toutefois chaque membre est responsable
des lettres collectives écrites en sa présence, et doit, sous
peine de destitution, les signer de sa propre main, « afin que
nous saiclions, dit René, à qui nous en prendre ' » . La signa-
ture autographe de l'un des secrétaires est ajoutée à celles
des conseillers ; celle de Guillaume Rayneau se lit au bas de
presque toutes les expéditions jusqu'en J478, époque de sa
mort ". Un registre spécial, tenu par le même officier, ren-
ferme le procès-verbal de toutes les délibérations et la minute
des lettres dont la rédaction a été adoptée en séance ^
En Provence, un conseil émiiient avait été institué par
Louis III ; il remplissait de même le rôle d'assemblée souve-
raine, et ce fut lui qui, à la mort de ce prince, en 1434, prit
l'initiative des démarches faites auprès de Jeanne II et du
prisonnier de Dijon pour assurer la transmission du trône.
La Lorraine et le Barrois eurent d'abord un conseil commun,
dont le pouvoir s'exerça surtout pendant la captivité de René.
Mais, dans le premier de ces États, la noblesse presque entière
s'était liguée, comme on l'a vu, pour défendre et gouverner le
pays avec les lieutenants du duc et ses conseillers. La cession
de la Lorraine amena une séparation complète dans l'admi-
nistration des deux duchés *.
Le Conseil d'Anjou survécut à la réunion de cette province
au domaine royal. Ses membres, maintenus d'abord officieuse-
' Arch. uat., P 1334% ï° 49 v".
^ » Le xu<= jour de may mil iiii'' LXXVIil, Uespassa Guillaume Rayneau, clerc
des comptes de céans et aussi clerc du conseil du roy de Sicile, à qui Dieu doint
très bonne vie et longue, et audit Rayneau la joye de paradis. « Arch. nat.,
P 1334'", f° 141 v».
•■' Nous ne possédons phis de ce registre que les années 1450 à 1457 (Arch.
nat,, P 1334^). Mais beaucoup de délibérations du Conseil sont rapportées dans
les mémoriaux de la Chambre des comptes.
^ Nostredame, p. 592; Vill.-Barg., I, 43G. ^\h\. nat., Lorraine 8, n» 45;
D. Calmet, preuves, l. lU, col. ccxxi ; etc.
CHAMBRE DES COMPTES. 447
ment dans leurs fonctions, obtinrent de Louis XT, le 10 août
1483, des lettres de confirmation ou de nouvelle création qui
consacraient tous leurs droits antérieurs. Par ce même acte,
la présidence, que le Roi avait donnée, sept jours après la mort
de René, à un des contrôleurs de la dépense de son propre hôtel,
Hervé Reîinault, avec un traitement de douze cents livres,
était rendue à l'un des plus anciens conseillers du dernier duc,
Jean de la Vignolle, doyen d'Angers ; Pierre Guiot, Émery
Louet, Jean Préau, René du Houssay, maître des requêtes de
l'hôtel royal, et Jean Lohéac étaient nommés conseillers or-
dinaires; les sénéchal, juge, procureur et avocat d'Anjou, les
gens des comptes et tous les officiers du Roi à Angers étaient
appelés à compléter l'assemblée \ Cette mesure, dont la
prompte expédition des affaires locales était le prétexte, avait
pour but de rendre l'annexion moins brusque, et de préparer
les Angevins par un régime transitoire, qui, du reste, ne de-
vait pas se prolonger beaucoup, à la complète suppression de
leur ancienne autonomie:
La Chambre des comptes d'Angers, qui passait pour avoir
été fondée par Louis II en 1400 % remonte, en réalité, à l'ori-
gine de la maison ducale d'Anjou. Louis II lui donna une
organisation plus complète ; mais, dès la constitution de l'a-
panage, son prédécesseur dut reconnaître l'utilité de ce rouage
administratif et en établir au moins les éléments. On ne voit
pas que la création de la Chambre ait fait l'objet d'un acte
spécial de ce prince, ce qui vient à l'appui de cette conjec-
ture qu'elle fonctionna immédiatement et s'installa peu à peu.
Mais on trouve une trace certaine de son existence en 1377,
date à laquelle un premier dépôt de titres lui fut confié, pour
être gardé dans le château d'Angers \ Trois ans plus tard,
elle donne un nouveau signe de vie en ouvrant un regis-
tre que l'on peut regarder comme le début de ses mémo-
' Arch. nat., P 133i", f»^ 17 v", 190; pièces justificatives, n° 90.
- Bodin, Reclterchvs sur l' /iiijou, T, 483.
3 Arch. nat., I> 1334-, u° 7.
448 CHAMBRE DES COMPTES.
riaux : c'est une sorte de recueil ordonné par le duc pour con-
server la mémoire de tous les laits, le texte authentique de
toutes les pièces intéressant directement son domaine \ En
1382 et 1392, elle est encore mentionnée à propos de diffé-
rents versements de titres-. Yolande d'Aragon, chargée de
l'adûiinistration au nom de son fils, fait entreprendre, en
1397, un journal plus régulier des actes de la Chambre, des
délibérations du Conseil ducal et des procès domaniaux : neuf
secrétaires ou notaires sont adjoints aux gens des comptes
pour opérer les transcriptions, et prêtent serment en cette
qualité ^ Enfin, au mois de mars 1400, le roi de Sicile, à
peine revenu d'Italie, s'occupe avec la reine de déterminer les
fonctions de ce corps d'État, et, le 31 mai, il promulgue à
Angers le règlement qu'on a pris pour l'acte de fondation, et
dont la teneur est restée jusqu'à présent ignorée.
Voici les principales dispositions de cette ordonnance, qui
comporte plusieurs réformes financières :
Les hommages des vassaux du duché d'Anjou et du comté
du Maine seront enregistrés sur deux livres, dont l'un sera
déposé au château d'Angers et l'autre en la Chambre des
comptes, installée dans le même château.
Il en sera fait autant pour les aveux, qui seront déclarés
tout au long, comme il a été prescrit dans les domaines du
roi de France.
Les cens, rentes et redevances desdils pays seront dili-
gemment recherchés, vérifiés, et enregistrés de même.
Ces revenus seront perçus à part par les receveurs et portés
' " Le pappier ordonné en la Chaml)re des comptes de mons' Loys, duc
d'Anjou et de Touraiuc et conte du Maine, en l'an mil ccc llll^^, pour mectre par
manière de mémoire plusieurs choses qui pevent toucher le fait dudit seigneur,
ausquclles choses l'en peut foy adjouster. » Arch. nat., P 133i' et 1334^ (en
double).
2 Arch. nat., P 1334% n« 7.
' « Papier journal pour escripre par manière de mémoire les procès et autres
actes faiz à Angiers en la Chanil)re des comj)tes de la royne de Jherusalem et de
Sicile et du roy Loys, son filz, duc d'Anjou et conte de Provence et du Maiue,
commencé au terme de la Toussains l'an ai ccc un" xvii. » Arch. nat., P 1334^.
CHAMBRE DES COMPTES. 449
en détail sur leurs comptes, au lieu d'être compris, comme
auparavant, dans le bail à ferme des prévôtés, qui elles-
mêmes ne pourront plus être affermées, quant à l'exercice de
la justice et au recouvrement des droits pécuniaires.
Le nombre des procureurs du duc dans le duché d'Anjou
est porté à trois au lieu d'un : le premier résidera à Angers
et aura cinquante livres d'appointements annuels ; les deux
autres se partageront les ressorts de Saumur et de Loudun,
et toucheront chacun vingt-cinq livres seulement.
Les élus et les receveurs chargés de percevoir les aides au
nom du roi de France présenteront leurs comptes à la Cham-
bre d'Angers après les avoir fait vérifier par celle de Paris,
parce que le produit de cet impôt a été cédé au duc d'An-
jou.
Le grand nombre des commissaires et des sergents employés
au recouvrement des aides étant une lourde charge pour les
populations, il sera réduit par le Conseil ducal.
L'évêque d'Angers (Hardouin de Bueil), chancelier du roi
de Sicile, l'abbé de Saint- Aubin, maître Jean Le Bègue, mes-
sire Jean d'Escherbaye (ou de Cherbaye), Guillaume Aygnan,
maître Denis du Brueil, Etienne Buynart, maître Lucas Le-
fèvre, messire Briend Prieur sont institués pour gouverner
la Chambre des comptes en qualité de conseillers ; Gillet Buy-
nart et Jean Fromont leur sont adjoints comme clercs, et
Jean Duvivier comme huissier de ladite Chambre.
Quatre des conseillers, ou même trois, suffiront pour pro-
céder valablement en l'absence des autres '.
Comme on le voit, la Chambre n'avait pas encore de prési-
dent, et se composait de neuf conseillers, deux clercs et un
huissier. Ce règlement demeura en vigueur jusqu'à l'époque
oîi René entra en possession de l'Anjou. Il prit alors et de-
puis différentes mesures qui eurent pour effet de réorganiser
l'institution et de lui donner une allure plus régulière, un
rôle plus défini. Ces mesures portèrent sur le personnel, sur
• Arch. nat., P 1334S n° 12 ; pièces justificatives, n° 3.
29
450 CHAMBRE DES COMPTES.
le travail et sur les attributions de la Chambre ; trois points
que nous allons examiner rapidement.
A sa première visite, en 1437, René, sur le point de partir
en Italie, songeait plutôt à réduire le personnel et les frais de
son administration : il décidaqu'il n'y aurait plus que trois con-
seillers ou maîtres auditeurs, Jean Lohéac, Guillemin Gorelle
et Jean de la Teillaie, deux clercs, Jean Buynart et Jean Le
Royer, et un huissier, Briend Buynart. Mais, après son re-
tour de Naples et son installation définitive à Angers, il sentit
la nécessité d'augmenter l'importance de ce corps d'officiers
et de lui donner une tête. Un président fut créé : le pre-
mier fut Alain Lequeu, archidiacre d'Angers, à qui ses
longs services sous les règnes précédents valurent cet
honneur. Ses appointements annuels furent fixés à trois cents
livres, tandis que les auditeurs n'en avaient que cent. Vers
le même temps, le nombre de ces derniers fut augmenté par
l'adjonction de Pierre Le Roy, l'un des secrétaires intimes du
prince, qui ne fut reçu, toutefois, qu'en qualité d'auditeur ex-
traordinaire et ne toucha que soixante-dix livres par an *.
Alain Lequeu étant décédé en 14S0, il fut remplacé par le
plus ancien des gens des comptes alors en fonctions, Guil-
laume Gauquelin, dit Sablé ■. Mais, lorsque celui-ci mourut à
son tour, le 18 juin 1464, les autres membres delà Chambre,
inspirés soit par un sentiment de jalousie, soit par un zèle
véritable pour les intérêts de leur maître, lui exposèrent que
l'office de président était une nouveauté irrégulière, contraire
à l'ordre de choses primitivement constitué par lui, qu'il avait
été créé en vue de rémunérer les services d'un individu et sur
sa requête, enfin qu'il occasionnait une grosse dépense, à peu
près inutile. René, dont les finances étaient toujours obérées,
consentit à le supprimer, en stipulant que la charge de Ben-
jamin deviendrait une charge ordinaire, emportant les mêmes
émoluments que les autres, et que l'un des deux offices de
• Arch. nat., P 1334% f° 123; P 1334% fo« 61 \°, 81 (pièces justificatives,
nos /,9^ 50).
2 Arch. nat., P 1334% IM.
CHAMBRE DES COMPTES. 4ol
clerc, inoccupé depuis quelque temps, serait laissé vacant :
de cette façon, le nombre des gens des comptes demeurait le
même ; celui des clercs seul était réduit '. Les opérations de la
Chambre furent dirigées comme autrefois par le plus ancien
des auditeurs. Mais l'expédition des affaires souffrit de la
suppression du président; le duc reconnut bientôt qu'il avait
été mal conseillé, que la mesure adoptée était « à son grant
préjudice et en ravalement et diminucion des droiz^ préroga-
tives, préhéminences et auctoritez de son pays et duchié
d'Anjou », et que l'administration de ses autres domaines,
qui étaient pourvus d'un président des comptes, en allait beau-
coup mieux ^ Aussi, dès le 1" décembre 1467^ il revint sur sa
décision et rétablit la charge en faveur de Jean de la VignoUe,
son conseiller, doyen de l'église d'Angers, avec les mêmes
privilèges que par le passé. Ce titulaire l'exerça durant dix
années ; accaparé ensuite par le service du roi de France, il fut
remplacé, le 8 août 1477, par le trésorier James Louet, qui n'en
jouit pas longtemps, car il ne vécut que deux ans après son
installation. Jean Legay, autre financier, promu ensuite à la
présidence, mourut lui-même avant d'avoir pu entrer en
fonctions, et la place fut donnée, le 19 septembre 1479, à
Pierre Guiot, lieutenant d'Angers, sénéchal d'Anjou, qui avait
servi le roi de Sicile dès son jeune âge ; seulement il ne re-
çut d'abord que deux cents livres, le prince ayant provi-
soirement réservé le reste du traitement pour Macé Gau-
vain, son secrétaire, nommé auditeur extraordinaire en at-
tendant la vacance d'un des offices d'auditeur ordinaire '\
' Aich. nat., P 1834^, f" 81 (pièces justificatives, n» 50).
2 Arch. nat.,P 1334», i° 192. La Chambre des comptes d'Aix, notamment, avait
toujours un grand président à sa tète. Ce président fut, à partir de 1470, le cé-
lèbre Palamède de Forbin, qui, étant parti pour Venise avec René II au commen-
cement de l'année 1480, fut alors remplacé par son iils Louis de Forbin. (Arch.
des Bouches-du-Rhône, B IG, f 7G \°; B 18, f" 18G.)
^ Arch. nat., P 1334"*, f'^'* 95, 239. Les appointements du président, pendant la
vacance de 1479, furent attribués en partie aux Frères Mineurs d'Angers, « en
considération du beau service solennel qui se faisoit coutinuelmenl en leur église. »
Arch. des Bouches-du-Rhône, B 274, f» 48.)
452 CHAMBRE DES COMPTES.
Guiot fut le dernier président institué par René. Parmi les
autres personnages auxquels il accorda des charges d'audi-
teur figurent Guillaume Bernard, parent de son ami Jean
Bernard, l'archevêque de Tours; un autre Jean Bernard, ap-
partenant sans doute à la même famille, et qui fut autorisé à
cumuler cet emploi avec celui de trésorier; Jean Alardeau,
devenu plus tard évêque de Marseille ; Nicolas Muret, qui,
étant tombé malade, obtint la faveur exceptionnelle de se dé-
charger de ses fonctions au profit de son fils; Thibauld Lam-
bert, que ses confrères qualifiaient de a très-bon homme et
joyeulx compaignon » ; Guillaume Tourneville , archiprêtre
d'Angers et secrétaire du prince, initié depuis sa jeunesse
aux questions financières ; Raoulet Lemal, maître de la cham-
bre aux deniers. L'élément ecclésiastique était, on le voit,
assez largement représenté dans la Chambre des comptes ;
cela tenait surtout à la difficulté de trouver dans les autres
classes de la société un nombre suffisant d'hommes éclairés
et capables. L'office de clerc fut rempli pendant fort long-
temps par Guillaume Rayneau, qui était déjà clerc du Con-
seil, et dont la signature se lit au bas des actes de la Chambre
jusqu'au mois de mai 1478. 11 eut pour successeur Guillaume
Chevalier, puis Thomin Guiteau, ancien surveillant des tra-
vaux du château d'Angers. L'huissier, Jamet Thibault, fut
autorisé à se faire suppléer par Jean Lepeletier, auquel il
laissait la moitié de ses gages, montant à cinquante livres ;
mais, comme il ne résidait pas, il dut résigner tout à fait son
emploi, et le suppléant devint titulaire en 1463 \
Le travail de la Chambre des comptes fut organisé d'une
manière fixe par un règlement arrêté le 19 avril 1459. 11 y eut
dès lors deux séances tous les jours non fériés : l'une de
huit heures du matin à dix, l'autre de trois heures à cinq. La
première s'ouvrait par une messe, célébrée dans la chapelle
de la Chambre. Quiconque arrivait en retard était passible
' Arch. nat., P 1334-, fo« 22 v», 121 v», 144 v", 1C6 v; P 1334', ï» 12 v» ;
P 1334% f" 21;P13349, f 211 v" ; P 1334'», i"^ 141 V, 148 v», 205; P1334",
fo 4 v.
CHAMBRE DES COMPTES. 453
(l'une amende de vingt deniers tournois. Les gens des comptes,
une fois réunis, se communiquaient les uns aux autres les af-
faires qui réclamaient leur attention, et examinaient celles qui
leur étaient soumises par les clercs des trésoriers ou des re-
ceveurs, admis à travailler à leur « petit bureau*». Leurs
séances se tenaient dans un des bâtiments du château d'An-
gers, spécialement affecté à leur usage et sur lequel nous re-
viendrons ailleurs. Ils ne chômaient pas, excepté dans les cas
de force majeure, comme aux époques de grande inondation ou
d'épidémie, et encore, lorsque la peste les chassa d'Angers,
en 1463, continuèrent-ils leurs opérations aux Ponts-de-Cé^
Les attributions de la Chambre étaient nmltiples. Elle
remplissait le rôle d'un conseil supérieur des finances ; mais
elle prenait aussi part au gouvernement général, et elle avait
la haute main sur les officiers ducaux de tout ordre. En 1451,
René ayant décidé de réformer son administration, ce fut le
président Gauqueljn qui manda aux juges, lieutenants, séné-
chaux, receveurs, procureurs et autres fonctionnaires de rem-
plir leurs charges avec la plus grande exactitude, de ne pas
empiéter sur leurs droits réciproques, de fournir les cautions
nécessaires, etc.; ils lui répondirent en le remerciant de ses
' « Le XIX« jour d'avril uiV lix après Pasques, a esté conclud que chascun
des gens des comptes se rendra en la Cliamhre, à chascun jour de besogne, à telle
heure que le grox de Sainct-Maurice sonne, à l'eure de huit heures, et à celle
heure se commencera la messe, et ainsi sera ordonné au chappellain. Et après
midi, se rendront au coup de nonne; et pour chascun deffault, qui ne vendra ou
envoyera aux heures dessusdites paiera la somme de XX d. t. Et se continuera la
messe dessusdite, les gens présens ou absens. Item, que aucun des clercs du tré-
sorier, du receveur ne d'autres ne viendront en ladite Chambre et ne se asseiront
au petit bureau pour y besongner sans le congié de mess''*' des comptes, et qu'ilz
déclaireut la matière en quoy iiz vouldront besongner. Item, a esté conclud et
appoincté que chascun desdits gens des comptes, quant il entrera en la Chambre,
luy sera demandé s'il a aucune chose advisé qui touche le fait de la Chambre, pour
y besongner. Item, que quant dix heures seront sonnées devers le matin, et cinq
heures sonnées devers le soir, chascun s'en yra incontinent. Présens maistres
Guillaume Gauquelin, président des comptes, R. Jarry, Guillaume Tourneville,
Guillaume Bernard, Jehan Muret, conseilliers et audicteurs, et moy G. Rayneau. »
(Arch. nat., P 1^34% f" 4'.).)
2 Arch. nat., P 1.3,34% f" 38; P 1334'% f° 248 v".
454 CHAMBRE DES COMPTES.
bons avis et en promettant de s'y conformer *. Le président
avait encore le privilège de garder par-devers lui des blancs-
seings du duc et même d'autres grands personnages. Il assistait
souvent, ainsi que la plupart des gens des comptes, aux séances
du Conseil ducal, où ils avaient voie délibérative^La Chambre
d'Angers avait, comme celle de Paris, la surveillance des inté-
rêts du domaine, le droit d'opposition aux lettres du prince
qui lui semblaient de nature à compromettre ces intérêts, droit
dont elle usait avec un zèle jaloux ; en un mot, elle exerçait,
en matière financière et domaniale, une juridiction souveraine.
C'était là le côté le plus relevé et le plus varié de ses attri-
butions ; mais elle avait, en outre, des fonctions journalières
et déterminées. En premier lieu, elle devait examiner la
comptabilité des agents fiscaux, vider les difficultés qui pou-
vaient se produire à ce sujet, et poursuivre le versement des
reliquats. Chaque année, il lui fallait apurer les comptes des
trésoriers d'Anjou, des receveurs d'Angers, de Baugé, de
Mirebeau, de Loudun, des argentiers du roi et de la reine de
Sicile, des segrayers, des entrepreneurs de travaux publics,
des grenetiers, et une quantité d'autres dont on peut voir
l'énumération complète dans une des pièces reproduites à
la fin de notre travail \ Ceux des receveurs de la cloison d'An-
gers étaient rendus et vérifiés en présence de douze commis-
saires choisis parmi les bourgeois et négociants de la ville ; et
c'est encore là un remarquable exemple de l'intervention des
citoyens dans la gestion des affaires publiques \ Les compta-
bles en défaut étaient assignés par l'huissier de la Chambre
et comparaissaient devant elle. Après avoir donné leurs expli-
cations, ils étaient condamnés, s'il y avait heu, au rembour-
sement des différences constatées et à des peines sévères : Jean
' Arch.nat., P 1334% f 50 v».
2 Arch.nat., P nU\ f^ 34 v°, C9 \°, etc.; P 1334\ f» 2 v».
' Arch. liât., P 1334% f» 14 (pièces justificatives, n° 26). Cette liste fut dressée
en 1450. Dès 1437, René avait établi la même règle dans son duché de Bar.
(Bibl. nat., Lorraine 68, f» 218.)
^ V. pièces justificatives, n°J45.
CHAMBRE DES COMPTES. 455
Payen, receveur de Mirebeau, fut suspendu de son office,
Guillaume Grignon, receveur des aides d'Angers, eut tous ses
biens confisqués pour des infidéfités ou des retards dans la red-
dition de certains comptes*. Le budget ou l'état des finances du
prince était aussi remis chaque année à la Chambre, qui, d'après
ses commandements, assignait les dépenses sur telle ou telle
recette, fixait aux trésoriers l'emploi de leurs fonds, ordonnait
les payements extraordinaires. C'était encore elle qui faisait
vendre ou affermer les places ou terrains appartenant au do-
maine, et nul contrat intéressant la seigneurie, vente, bail,
rachat ou autre, ne pouvait être passé sans la présence de
quelques-uns de ses membres ^ Ainsi elle ne s'occupait pas
seulement de régulariser la comptabilité des exercices écoulés,
mais d'étabhr l'ordre dans l'exercice courant et d'améliorer
par tous les moyens la situation financière.
Une autre tâche, non moins compliquée, lui incombait :
l'enregistrement et la conservation de tous les actes émanés
de l'autorité ducale. Nous avons vu que, dès 1380, elle
avait ouvert un registre d'expéditions authentiques, conti-
nué sous une forme plus développée à partir de l'an 1397.
Sous le règne de René, ce mémorial prit une importance et
une régularité nouvelles ; il devint un répertoire complet des
titres et des événements intéressant le roi de Sicile. A la trans-
cription des chartes officielles furent ajoutés des documents de
toute espèce, des devis, des marchés, des notes intimes, de na-
ture à doubler la valeur de la collection. Plus heureux que les
mémoriaux des rois de France, qui ont péri par le feu en 1737,
ceux du duc d'Anjou se sont conservés presque intacts, et l'on
n'a qu'à les ouvrir pour avoir sous les yeux, jour par jour,
l'histoire politique , administrative et même privée du prince
et de ses sujets. C'est là qu'ont été puisés, en grande partie,
les éléments du présent ouvrage. Il nous manque seulement
un ou deux volumes, répondant aux premières années de l'ad-
ministration de René ; mais, à partir du 1" mai 1450 jusqu'au
' Arch. nat., P 1334', f" 125 V; P 1334% f 38; etc.
- Arcli. nat.,P 133i'', f" 75 v°, et pas.sim; pièces justificatives, no*" 2(), 92.
456 ARCHIVES.
14 janvier 1484, la série est complète et forme aujourd'hui
sept énormes registres, dont chacun est muni d'une table et
porte en titre : « Papier journal et ordinaire de la Chambre
des comptes à Angiers pour le roy de Jherusalem et de Sicile,
duc d'Anjou, per de France, commanczant le. .. \ » Indépen-
damment de ces livres d'enregistrement, la Chambre tenait les
livres d'aveux, d'hommages, de cens et rentes prescrits par
l'ordonnance de Louis II, et qui forment une série beaucoup
plus considérablel René interdit à son chancelier, en 14S2,
de délivrer aux particuliers aucune lettre d'hommage, de
finance ou autre avant qu'elle n'ait été envoyée à ses gens des
comptes et enregistrée par eux ^
La mission de conserver, au moyen de transcriptions authen-
tiques, tous les actes du pouvoir ducal entraînait avec elle la
garde des archives. En Provence et en Italie, les comtes
d'Anjou avaient ordonné de bonne heure qu'un exemplaire des
actes publics passés dans leurs domaines fût déposé à leur
Chambre des comptes *. A Aix, les officiers de cette Chambre,
appelés maîtres rationaux, étaient à la fois archivaires. II en fut
de même lorsque Louis I organisa son administration à Angers :
une partie de ses titres fut dès lors confiée, conmie on l'a vu,
à ses gens des comptes. Les archives furent installées dans le
' Voici les cotes de ces registres aux Archives nationales :
1° P 1334^ commencé le P"" mai 1450; 203 folios.
"2° P 1334*^, appelé autrefois le/ivre rouge, commencé le l'^''mai 1454 ; 247 f*.
3° P 1334s commencé le l"" juin 1458; 235 f»^
4° P 1334» (livre vert), commencé le 3 août 1462; 231 f^
5° P 1334^ (livre velu), commencé le 5 décembre 1468 ; 263 f"^
6» P 1334'" (livre mi-parti), commencé le 23 août 1474; 252 f»^
7° P 1334", commencé le 23 septembre 1480; 203 f°^ Ce dernier est intitulé:
« Premier journal royal ordinaire de la Chambre des comptes du Roi nostre sire
à Angiers. »
■ Arch. nat., P 1133-1351 ; etc.
' Arch. nat., P 1334S f» 119.
* D'après un ordre de Bernard de Baux, sénéchal royal et capitaine général en
Italie, en date du 3 mai 1341, les sujets du royaume de Sicile étaient même tenus
de faire déposer un exemplaire de tous leurs actes à Naples, un autre à Aix et
un troisième à la cour de justice à latpieile ils ressortissaient. (Arch. nat., J 992,
n» 3.)
ARCHIVES. 457
portail du château tourné vers la ville, et l'appartement qu'el-
les occupaient s'appela la chambre du trésor. Les chartes
originales, les aveux et autres titres importants étaient renfer-
més dans des coffres ou des armoires fermant à plusieurs ser-
rures, dont le président avait les clefs. Le prince lui-même
n'avait pas la libre disposition des pièces; mais il pouvait en-
core se les procurer plus facilement qu'en Lorraine, où ni lui
ni ses mandataires ne pouvaient pénétrer dans le trésor des
chartes, ouvert seulement au prévôt et à deux des chanoines de
l'église de Saint-Georges'. Avait-il besoin d'un document? Il
en avertissait les maîtres auditeurs, qui le lui communiquaient
moyennant une décharge signée de lui, et en opéraient ensuite
la réintégration. Eux-mêmes empruntaient de cette façon, et
pour un nombre de jours très-limité, les titres nécessaires à
leurs travaux. Mais la plupart des communications se faisaient
sans déplacement ; même dans ce cas, elles étaient consi-
dérées comme une faveur, et n'étaient accordées aux personnes
du dehors que lorsqu'elles étaient accréditées par de puissants
princes ou des amis particuliers du duc, tels que Dunois ou
Charles d'Orléans. Louis XI ayant voulu, après la mort de son
oncle, se procurer les chartes qui pouvaient appuyer ses préten-
tions sur le Roussillon, la Cerdagne et le royaume de Majorque,
les gens des comptes ne lui livrèrent point les originaux, mais
en firent faire une copie exacte, qu'ils lui transmirent. En
Provence, les communications et les expéditions de documents
étaient aussi entourées de grandes précautions : le lieutenant-
général Jean Cossa avait défendu aux maîtres rationaux d'en
laisser sortir un seul du dépôt confié à leur garde, sous peine
de destitution ; aucune copie ne devait être délivrée sans la
présence de l'avocat et du procureur du roi de Sicile, qui
avait prescrit lui-même ces mesures'. Les gens des comptes
d'Angers fouillaient assez souvent leurs archives, soit pour
aider au jugement d'un procès, soit pour élucider un point de
droit administratif, soit enfin pour satisfaire la curiosité éru-
' V. le testament du duc Charles U (D. Calniet, preuves, t. IIT, col. ci.xxxvil).
2 Arch. des Bouches-du-Rhône, B IT), f° 224 v».
458 ARCHIVES.
dite de leur maître, quand il leur demandait, par exemple,
des matériaux sur l'histoire des anciens comtes d'Anjou*. Les
actes du roi de France et des princes étrangers, les bulles pon-
tificales, les testaments et les contrats de mariage des mem-
bres de la maison d'Anjou, etc., étaient déposés dans des coffres
spéciaux à mesure qu'ils arrivaient, et la mention de ce dépôt
était inscrite sur le mémorial de la Chambre. La chancellerie
ducale, les greffes, les procureurs étaient astreints à verser
périodiquement leurs registres ou leurs dossiers, et, lorsqu'un
haut fonctionnaire venait à décéder, les auditeurs faisaient sai-
sir chez lui et transporter aux archives tout ce qui, dans ses
papiers, se rapportait aux affaires publiques-. Enfin l'on con-
servait, avec les documents écrits, différents objets précieux
par leur caractère officiel, tels que des sceaux, des marques
d'orfèvres, des étalons de poids ou de mesures. Cette diver-
sité n'allait pas encore aussi loin que dans les archives de la
ville du Mans, où l'on voyait, à côté de coffres pleins d'an-
ciens parchemins, des nouveautés d'un voisinage assez dange-
reux, telles que des barils de poudre, des bombardes, et tous
les engins de l'artillerie municipale ^
Le retour de l'Anjou à la couronne amena nécessairement
la suppression de la Chambre des comptes et du dépôt d'ar-
chives d'Angers. Toutefois cette suppression ne fut pas immé-
diate : la Chambre, comme le Conseil ducal, fut maintenue,
malgré l'antagonisme de la mairie, par Louis XI lui-même,
qui reconnut, à sa première visite dans le duché, l'utilité de
cette institution locale, aussi bien pour les intérêts de son
trésor que pour ceux des particuliers. La commodité et la
bonne tenue des archives furent aussi, à ses yeux, un motif de
conserver l'ordre de choses établi ; il avait le sentiment de cet
' Arch. nat., P 1334\ f» 144; P 1334'', f» 178 v°; P 1334^ 1°^ 75, 185;
P 1334'", fo« 85 v°, 157, 200 v°; P 1334", f" 18 v°; etc.
2 Arch. nat., P 1334S î°^ 144, 172; P 1334», f°^ 35 v°, 154, 217; P 1334%
f° C2 vo ; etc.
' Arch. nat., P 1334% f" 15G vo; P 1334% !"« 79 v», 217 v; P 1343,
n» 5G0, f" 9.
ARCHIVES. 459
axiome, aujourd'hui reconnu par lus plus habiles archivistes,
que les mutations et les changements de système engendrent
surtout la confusion, et il le dit en propres termes dans le
préambule des lettres-patentes rendues ta cette occasion. Par
ces lettres, datées du mois d'octobre 1480, il créait à Angers
une Chambre des comptes royale ; mais c'était, en réalité, l'an-
cienne qui était confirmée dans ses prérogatives, ses attribu-
tions et ses fonctions multiples *. La Chambre de Paris reçut
l'ordre de ne pas s'ingérer dans les affaires financières de
l'Anjou. Dans son dépit, elle suscita mille difficultés à l'en-
térinement de l'acte du Roi, que le parlement refusa obsti-
nément, menaçant d'enfermer à la Conciergerie les délégués
angevins chargés de poursuivre l'affaire. Le prétexte mis en
avant par ces puissants adversaires était que les lettres n'avaient
pas été rédigées comme il le fallait, et qu'elles contenaient une
formule défectueuse. Louis dut les refaire, au mois de jan-
vier 1482; mais on laissa à cette seconde édition la date de la
première ^. Le personnel même de la Chambre d'Angers fut
en grande partie conservé ; cependant l'office de président
fut donné à un nouveau titulaire, Jean Bréhier, dont le trai-
tement annuel fut porté à mille livres ^ La Chambre du Mans,
après la mort de Charles d'Anjou, comte du Maine, et celle
d'Aix, après l'annexion de la Provence, furent également main-
tenues. Mais Charles VIII, pour des motifs difficiles à appré-
cier, prononça, au mois d'octobre 1483, la suppression des
deux premières et leur réunion à celle de Paris*. La Chambre
' Aich. nat., JJ 208, n" 83; P 1334", f" 1 (pièces justificatives, n" 92).
2 Arch. nat., P 1334", ï°^ 46 v», 93. Cf. les registres du parlement, Conseil,
28 juin 1481. La formule rectifiée était celle-ci : « Si donnons en mandement à
noz amez et féaulx conseilliers les chancelier et gens de nostre grant conseil,
trésoriers de France, généraulx par nous ordonnés sur le fait et gouvernement de
toutes noz finances, senneschal d'Anjou ou son lieutenant, et à tous noz justiciers
et officiers, etc. » Cf. la formule correspondante dans le texte primitif (pièces
justificatives, n° 92).
' I/>i,L, fos 8, 54 v">.
* La proximité des villes d'Angers et du Mans est la seule raison alléguée par
l'auteur de cette suppression : « Et en oultre, pour ce que nos pays d'Anjou et du
Maine sont plus proches de notre bonne ville et cité de Paris que plusieurs au-
460 ARCHIVES.
d'Angers fonctionna jusqu'au commencement de l'année sui-
vante, puisque son dernier mémorial s'arrête au 14 jan-
vier 1484 '. En février 1485, une partie de ses archives,
notamment la comptabilité, fut transportée à Paris par Imbert
Luillier et Jean Guillart, clercs délégués par les gens des
comptes ; un inventaire en fut dressé au mois de mai 1487 K
Le reste ne fut amené qu'en 1492, par le maître auditeur
Léonard Baronnat et le clerc Guillaume de Sailly\ Cette der-
nière partie, beaucoup plus considérable, fut inventoriée en
détail, en 1541, par Michel Tambonneau, conseiller du Roi et
maître ordinaire des comptes \ Mais le travail fut fait sans au-
cune méthode : on prit les pièces les unes après les autres,
telles qu'elles avaient été empaquetées ; on en ht une analyse
sommaire et souvent inexacte; on les numérota, et on les remit
en liasses dans le même ordre, ou plutôt dans le même désor-
dre. Ces liasses, au nombre de soixante, remplirent, avec les
registres de la même provenance, treize armoires installées
très dont les receveurs ont accoiistumé compter en notredite Chambre des comptes
à Paris, et que nous avons supprimé et aboli les Chambres des comptes que
notre feu seigneur et père avoit établies es villes et cités d'Angers et du Mans,..,
nous, pour aucunement relever les dessus nommés des grandes charges et affaires
qu'ils auront dorénavant à cause de nos pays d'Anjou et du Maine, avons fait
et créé deux maîtres de nos comptes, etc. » (Édit du 24 octobre 1483.
' P 1334". Une seule pièce postérieure a été ajoutée à la fin du registre, mais
longtemps après.
- P 1334"^. Cet inventaire, précédé d'une table, de la liste des élections d'An-
jou et de celle des recettes répondant à la Chambre d'Angers, comprend beaucoup
de comptes aujourd'hui disparus.
' P 1334'^, noie finale. Avant d'opérer ce transport, Léonard Baronnat dressa
au château d'Angers, le 27 janvier 1492, un inventaire spécial des titres con-
cernant le royaume de Sicile, inventaire qui ne se trouve plus aux Archives natio-
nales, mais dont il existe une copie dans le n» 902 des mss. Harley conservés au
Musée britannique. (V. Bi/>1. de l'École des chartes^ 4' série, I, 100.)
' PP 33. Les comptes inventoriés en 1487 ne figurent pas sur ce second inven-
taire, qui comprend un seul livre de dépenses, et, pêle-mêle, les mémoriaux, les
registres de chancellerie, les aveux, les hommages, et tout le trésor des chartes
de la maison d'Anjou. Tambonneau dressa également, pour servir aux réclama-
tions du roi de France, un inventaire des pièces relatives au royaume de Naples,
disparu comme celui de naroimat. (P 1354', n» 8G1.)
ORGANISATION FINANCIERE. 161
dans une salle de la Chambre de Paris, salle qui porta depuis
le nom de chambre d'Anjou. C'est seulement de nos jours,
en 1871, que le riche fonds d'archives formé primitivement
au château d'An^^ers, et conservé maintenant aux Archives de
France, a été trié, classé, et que les titres historiques composant
l'ancien trésor des chartes des ducs d'Anjou ont été l'objet d'un
inventaire raisonné qui permet de les consulter facilement *.
Si chacun des États du roi de Sicile avait sa Chambre des
comptes particulière, il avait de même son administration
financière, son budget, ses trésoriers ; cependant la dépense
personnelle du prince et celle de sa maison, les dons, les pen-
sions, et en général tous les frais extraordinaires étaient or-
donnés indifféremment sur les revenus de l'Anjou, de la Pro-
vence ou du Barrois. Chaque année, au mois d'octobre, il
arrêtait avec le trésorier d'Anjou l'état des finances du duché,
comprenant les recettes et les dépenses de l'exercice qui s'ou-
vrait. En 1456-57, ce budget partiel s'élevait à 18,225 livres
tournois du côté de l'actif, et à 19,812 livres tournois du côté
du passif ^ Lorsqu'il y avait, comme dans ce cas, un excédant
de dépense, il était pris sur l'exercice suivant. 11 était difficile
de prévoir au juste le total auquel devaient monter certaines
recettes, et alors on calculait par à peu près; mais, comme les
plus importantes étaient affermées ou baillées à main ferme, cet
inconvénient n'existait pas pour elles. La ferme était adjugée
aux enchères, soit pour une, soit pour plusieurs années, ordi-
' Ce fonds, réuni en trente-neuf portefeuilles portant les cotes P 1334' à
P 1354 ^ comprend une foule de documents de première importance pour l'histoire
de France, d'Espagne et d'Italie, depuis 1103 jusqu'en 1534. On peut en voir
l'indication sommaire dans Y Inventaire métftodu/iie des Archives nationales, col.
339 ; l'inventaire particulier, dressé récemment, n'est pas publié. II est intéres-
sant de comparer toute cette organisation de la Chambre des comptes d'Angers et
de ses archives avec celle de la Chambre de Paris, que vient de mettre en lumière
l'excellent travail de M. de Boislisle {^Chambre des comptes. Notice préliminaire).
* Arch. nat., P 1334'', f» 172 v». Dans cet actif n'est pas comprise la part
allouée au duc d'Anjou sur les aides levées par le Roi dans son duché, part qui
était de la moitié.
462 ORGANISATION FINANCIERE.
nairement à un habitant du pays offrant des garanties suffi-
santes, ou à quelque créancier du duc, qui se trouvait rem-
boursé de cette manière. Les enchères avaient lieu en présence
de gens des comptes et d'autres officiers; les chandelles ou
torches, que Ton éteignait au moment oii était prononcée
l'adjudication , étaient tenues par ces agents et portées au
compte du dernier enchérisseur. Pour les fermes qui se bail-
laient de trois en trois ans (et c'était le plus grand nombre) ,
on procédait par doublement et tierçoiement, c'est-à-dire qu'à
la fin de la première année on établissait une surenchère pour
la seconde, et à la fin de celle-ci une nouvelle surenchère pour
la troisième. Lorsque, par exception, aucun adjudicataire ne
se présentait, la recette était perçue « en la main du roi de
Sicile )) par ses délégués. Le fermier qui ne réglait pas son
compte au bout de l'année ne devait pas être admis à continuer
l'exercice de sa erme. Ce système de perception était, paraît-il,
fort avantageux ; car, malgré l'ordonnance de Louis II, qui le
désapprouvait, il fut étendu successivement à tous les genres
d'impôts et de revenus, et jusqu'au produit des greffes des dif-
férentes juridictions de l'Anjou, dont René commanda la mise
en adjudication en 1457, à l'exemple du roi de France, qui
venait d'en faire autant dans tout son royaume \ Les princi-
pales recettes auxquelles il était appliqué sont les greniers à
sel, la traite des vins, l'imposition foraine d'Anjou, le trespas
de Loire, les sceaux et le tabellionnage, les entrées et les
étalages des foires, les poids des halles, le minage, les péages
et pavages. A Beaufort, on affermait même le produit des
(( devoirs nobles » , tels qu'épées, éperons dorés, gants blancs,
longes de soie, pains, fromages, etc., dus au duc par des
gens d'église ou des chevaliers, ainsi que la « nuitée des
anguilles » et d'autres droits sur les ports et pêcheries. Les
herbages, les coupes de bois, le forestage des ardoisières
étaient dans le même cas ^ On se rappelle que Jeanne de
" Arch. nat., P 1334', f» 2 v", 101 ; P 1334% f» 145; P 1334», f° 140; etc.
Cf. pièces justificatives, n" 3.
2 Arch. nat., P 1334 ■"•, f** 3-13.
ORGANISATION FINANCIÈRE. 463
Laval afferma une fois tout le comté de Beaufort en bloc, et
que son mari, vers la fin de sa vie, acensa de même tous les
revenus du duché de Bar. Les fermiers, s'ils réalisaient souvent
des bénéfices, se trouvaient quelquefois ruinés par les événe-
ments politiques. Ainsi, durant la guerre de Bretagne, Louis XI
ayant occupé militairement l'Anjou et fait venir une quantité
de marchandises dispensées de tout droit, le produit des pré-
vôtés et péages fut réduit à rien, et René se vit obligé d'ac-
corder une modération aux adjudicataires \
Les fermiers versaient le montant de leur bail entre les
mains des receveurs ordinaires du duc, établis aux résidences
suivantes : Angers, Saumur, Baugé, Loudun, Mirebeau et
Beaufort. Les deux premières recettes furent réunies, sous le
règne du roi René, entre les mains d'un même titulaire, qui
prit la qualification de receveur ordinaire d'Anjou. Les terres
qui ne dépendaient pas de l'apanage avaient leur receveur
particulier, portant aussi le titre de châtelain. Chacun de ces
officiers fournissait, avant d'entrer en fonctions , un caution-
nement assez élevé (de 500 à 1,000 livres tournois), et retenait
sur son compte de l'année le montant de ses gages, quand les
besoins du prince ne le forçaient pas à en reporter la moitié
sur l'exercice suivant. Sa mission consistait à a cuillir, lever
et recevoir, ou faire cuillir^ lever et recevoir tous les deniers,
cens, rentes et autres droiz quelconques appartenans au duc,
et à contraindre ou faire contraindre par toutes voyes deues
et raisonnables touz fermiers et autres qui devront les deniers,
devoirs, cens et rentes dessusdits, à les paier aux termes et en
la manière acoustumée '^ » . Les fonds réunis par les receveurs
ordinaires étaient centralisés par un trésorier général. Le roi
• de Sicile avait un trésorier pour son duché d'Anjou et ses
autres terres françaises, et un second trésorier pour la Pro-
vence. Le premier fut d'abord Etienne Bernard, dit Moreau,
puis James Louet, dont la comptabilité défectueuse donna lieu
' Arch. nat., P 1334», i° 255 v°. Marchegay, Revue de V Anjou, II, 195; No-
tices, p. 113-125.
' Arch. nat., P 1334*, f» 121 V.
464 ORGANISATION FINANCIERE.
à un long procès par-devant la Chambre d'Angers, et qui,
menacé de la destitution , ne l'évita que par une faveur spé-
ciale de son maître, après s'être avoué coupable. Jean Bernard,
receveur de Baugé, le remplaça en 1477, et versa une somme
de 2,000 livres pour sa caution. Autorisé d'abord à cumuler,
il dut cependant résigner sa recette au bout de deux ans.
René avait en Provence un trésorier beaucoup plus fidèle que
James Louet : cet officier, Jean Hardouin, qui avait eu pour
prédécesseur Pierre de Trongnon, s'était enrichi dans l'exer-
cice de sa charge, et, devenu vieux, avait conçu des scru-
pules sur la manière dont il s'était acquitté de ses devoirs;
aussi légua-t-il au prince plusieurs maisons, jardins et
boutiques qu'il possédait à Tours, à côté de l'hôtellerie des
Trois-Rois , legs qui fut accepté et que son fils reconnut
après quelques difficultés \ Le trésorier n'encaissait pas seu-
lement les versements des receveurs ordinaires, mais encore
le montant des aides, dons ou pensions octroyés par le suze-
rain au duc d'Anjou, et, en général, tous les fonds touchés
par celui-ci. Il prenait directement ses ordres au sujet de leur
emploi ; il payait la plupart des dépenses à la charge de
l'État, en dressait le compte annuel en regard de celui des
recettes, et, après l'examen des pièces, recevait, s'il y avait
lieu , une décharge. Les receveurs ne pouvaient disposer d'au-
cune somme sans son autorisation. Si les gens des comptes
lui ordonnaient un payement, leur mandement devait por-
ter la signature du président de la Chambre et de plusieurs
membres du Conseil ducal. Enfin , les officiers de finan-
ces commissionnés par le souverain dans le duché d'Anjou
devaient eux-mêmes lui soumettre leurs états et leurs opéra-
tions ^
La dépense personnelle du roi de Sicile, tant ordinaire qu'ex-
traordinaire, était réglée par un argentier unique, qui recevait
des trésoriers les sommes fixées pour cet objet. LWfice d'argen-
' Arch. nat., P 1334% f"^ 29 vo, ;i2 ; P 1334», fo 99 \o ; P 1334'°, {°^ 94 v»,
193; etc.
2 Arch. nat., P 1334', f" 51 ; P 1334% f° 1 v'';P 1334'», f" 94 \» ; etc.
ORGANISATION FINANCIÈRE. 465
lier, auquel était attribué un traitement de cent livres, eut pour
premiers titulaires Jean de Gbarnières, Jean Le Rouge, Olivier
Haloret et Jacques Chabot. Celui-ci, ayant été condamné par la
Chambre des comptes à restituer un excédant de recettes de
1 ,0G1 livres dont il n'avait pas fait emploi, etayant ensuite quitté
la cour, fut remplacé en 1464 par Antoine Delacroix, maître des
requêtes de l'hôtel, qui fournit un cautionnement de 1,000 li-
vres ' . La dépense du prince passait avant toute autre ; lui-même
prescrivit que les mandements de finances ne fussent scellés
par son chancelier que s'ils portaient cette clause : « Pourveu
que ce soit après le paiement fait des sommes ordonnées et à or-
donner par ledit seigneur pour le fait de sa despense "". » Parla
môme lettre, il enjoignait à ses agents financiers d'évaluer toutes
les sommes en livres tournois lorsqu'elles étaient assignées sur
son duché d'Anjou, en florins s'il s'agissait de la Provence, et
en écus francs ou en florins du Rhin s'il s'agissait du Barrois^
' Arch. nat., P 1334Sfo 36; P 1334', f°« 129, 132 ; P 1334«, f» 91 v».
2 Arch. nat., P 1334», f» 218.
' Les monnaies qui avaient cours en Anjou étaient uniquement celles du roi de
France. Philippe le Long, en 1319, avait racheté à son oncle Charles de Valois,
comte d'Anjou, le privilège de battre monnaie ; mais Angers avait conservé un
établissement monétaire. L'écu d'or angevin ou français valait, en 1451, 27 sols
tournois; en 1471, 27 sols 6 deniers; en 1474, 30 sols 3 deniers. Cet écu était
usité dans le duché de Bar concurremment avec le florin du Rhin, monnaie lor-
raine et allemande, que le duc de Lorraine avait le droit de fabriquer à son coin,
comme le montre l'acte d'investiture de 1434. En Provence, on se servait de florins
d'or valant IG sols tournois en 1147, 15 sols en 1452, de gros d'argent valant
15 deniers, et de patacs en billon valant 2 deniers environ. René avait dans ce
pays deux ateliers monétaires, l'un à Aix, l'autre à Tarascon, dirigés chacun par
plusieurs maîtres et gardiens. Mais plusieurs monnaies étrangères avaient cours
dans le comté. La valeur respective des unes et des autres fut fixée par le conseil
du roi de Sicile le 2 janvier 1479. A Naples, ce prince forgea des carlinsct d'antres
pièces d'argent semblables à celles des rois précédents ; en Aragon également. On
trouvera la description de ces différentes monnaies et des renseignements sur leur
valeur dans Papon (IIL 614) et dansles Exlialts des comptes et mémoriaux (n«"'4C5,
683, etc.). Le cabinet des médailles de Paris en conserve cinq spécimens : un demi
écu ou florin provençal, un gros, frappé à Tarascon, et trois dou/.aius ou patacs,
portant tous son nom, ses titres et ses armes. (Arch. nat., K IGG, n» 135; KK 1 1 IG,
f° 535; P 1334'", f" 5 v», etc.; Arch. des Boucbes-du-Rhone, B 273, f° 193 v" ;
B 18, fo 181 \°. Cab. des médaUlcs, n»>* 2725-2729.)
30
466 ORGANISATION FINANCIERE.
La reine de Sicile avait son argentier particulier : Jean Gar-
not, qui était pourvu de cette fonction, passa ensuite au ser-
vice de" son mari, et eut pour successeurs Jean Legay, puis
Jean Bréhier. La dépense ordinaire de cette princesse était
fixée, en 1448, à 1,250 florins par mois; celle du roi s'élevait
à;lamême somme. La dépense extraordinaire n'était que de
850 florins ; l'argentier en soumettait le compte à la signature
de son maître tous les samedis, et chaque article de ce compte
devait être certifié, selon son objet, par un chambellan, un
maître d'hôtel ou un des écuyers de service. Enfin le roi et la
reine avaient chacun leur chambre aux deniers, composée d'un
maître, d'un contrôleur et de plusieurs clercs, et chargée de
tenir la comptabilité spéciale de leur hôtel, embrassant les
gages des employés et serviteurs, les fournitures, etc. \
Au-dessus de tout le personnel qui vient d'être énuméré,
et pour assurer l'intégrité de son administration, René avait
placé une sorte d'inspecteur général appelé à surveiller la
gestion des finances de ses divers États. Ce fonctionnaire
avait le titre de « général conseiller », emprunté à l'admi-
nistration royale. Il devait contrôler la réception et la dis-
tribution des deniers, provoquer la reddition des comptes et
le recouvrement des reliquats, examiner les lettres ou man-
dements obtenus par les particuliers au préjudice du do-
maine, ajouter à ces actes une attache en parchemin revêtue de
son sceau et de sa signature, et renfermant son consentement
avec ou sans conditions, fixer enfin les indemnités et les frais
de voyage des gens de la cour. En 1458, Jean Huet, proto-
notaire du saint-siége, administrateur de l'église de Toulon,
fut choisi pour exercer cet emploi supérieur, tant à cause de
ses relations intimes avec le roi de Sicile qu'en raison de sa
clairvoyance et de son expérience en matièi'e financière ". Huit
ans après, Jean Alardeau, évêque de Marseille, ancien secré-
taire du môme prince, fut nommé à son tour « générai des
' Ari-h. nat., P l33i', f" 103; P 1334'% 1" 174; 1> 13341% f«« 3 4, 17, etc.
* Arch. nat., I' 133 i', f" 12; pièces justificatives, n» 42,
IMPOTS. 467
finances » avec des attributions analogues. Les actes soumis à
sa vérification durent porter, avec son attache, la signature
d'un secrétaire spécial, seul autorisé à les rédiger; ce secré-
taire fut Pierre Le Roy , dit Benjamin, conseiller intime \
11 ne suffisait pas à René de mettre l'ordre dans ses
finances ; il songeait à organiser d'une manière plus équi-
table la répartition des imptMs et à diminuer les lourdes
charges que le pays d'Anjou avait à supporter. Lui-même y
était intéressé; car, suivant la maxime qu'il professait, « de
tant que le peuple est plus riche, le trésor du roy en est plus
grant^». Ces paroles, dignes de Sully, se trouvent dans un
long rapport qu'il rédigea, en 1450, avec ses gens des comp-
tes, pour demander à Charles VII l'allégement des contribu-
tions qui pesaient sur son duché ; mémoire des plus impor-
tants, qui nous montre à la fois la triste situation de l'Anjou
et du Maine à son avènement, la part .d'autorité et de profits
que le suzerain conservait dans les pays d'apanage , et les
efforts réitérés tentés par le bon roi de Sicile pour soulager
ses sujets. Les principaux points de sa requête portent sur la
traite des vins, les aides et les tailles. Chacun de ces impôts
était perçu pour le compte du roi de France, qui, par pure fa-
veur, en abandonnait une partie au duc d'Anjou. Celui-ci avait,
de plus, le droit de nommer aux offices royaux du duché, no-
tamment aux offices d'élus; mais ce droit n'était pas toujours
respecté par le pouvoir central, qui déléguait parfois des com-
missaires étrangers, peu disposés à la modération. Les Ange-
vins étaient presque ruinés depuis l'invasion anglaise, qui
s'était arrêtée à leurs portes ; leur province, devenue pays de
frontière, avait eu à endurer tous les maux de la guerre, les
appatis, le pillage, le dépeuplement. Avant ces malheurs, elle
ne payait au fisc, année moyenne, que 20 ou 25,000 francs
de tailles, levés par les élus; depuis, par suite de l'établisse-
ment de contiibutions extraordinaires , elle avait à payer
chaque année, malgré sa misère, 120,000 francs, sans compter
' Arch. nat., P 1334% f" 150; pièces justificatives, u" 57.
* Arch. nat., P 1334% P 42 v».
468 IMPOTS.
les gabelles \ La plus onéreuse de ces contribulions était
la traite des vins, droit d'exportation qui frappait tous les
vins sortant de l'Anjou, et fixé à vingt sols par pipe (charge
de quatre chevaux). Elle avait été imposée par le Roi ,
du consentement de la reine Yolande, au moment de la plus
grande détresse de la monarchie, mais pour un temps limité,
et avec promesse de la supprimer bientôt. Elle subsista cepen-
dant; il en résulta que les vignobles, qui formaient déjà la
principale richesse de cette contrée, furent laissés à moitié en
friche, que la production diminua, que l'exportation devint
nulle, que le vin se vendit à vil prix, sans aucun profit pour
les propriétaires et cultivateurs, et que le produit de la traite
elle-même tomba de 30 ou 35,000 francs à 15 ou 20,000. La
perte causée aux habitants par cette malencontreuse mesure
est évaluée à 100,000 francs par an dans le mémoire du roi
de Sicile ; aussi demande-t-il avec insistance que la traite soit
abattue et ne soit plus levée que jusqu'à la fin de l'année cou-
rante. Au sujet des aides ordinaires, il prie le Roi de rempla-
cer cet impôt mal réparti, mal perçu, par une taille régulière,
ou sinon de le limiter à un maximum déterminé : en effet, les
fermiers, les sergents commis à son assiette et à son recouvre-
ment vivaient aux dépens du peuple, vexaient les pauvres la-
boureurs, leur faisaient perdre leur temps en procès, les in-
duisaient à prêter de faux serments , pratique abominable,
mais qui leur semblait, en pareille matière, une légère pecca-
dille. Quant aux tailles, il réclame que le soin de les imposer
soit réservé aux élus, à l'exclusion des commissaires et des
gens de finances qui, pour une heure de vérification dans
chaque élection, prélèvent sur le duché, à leur profit, au moins
2,000 francs par an ; que ces tailles soient réduites, et que nul
surcroit ne soit ajouté au ])rincipal ; que les cotes et portions
des différentes élections soient réparties équitablement et en
sa présence; que les receveurs soient pris parmi ses sujets et
parmi les individus «ayant l'œil à supporter et à entendre
' Sur CCS 120,000 francs, 18,000 seulement étuient laissés au duc, quoiqu'il
eùl le droit d'eu prendre davantage.
IMPOTS. 469
gracieusement le pouvre pueple » ; qu'enfin la part allouée à
ses prédécesseurs sur cet impôt, aussi bien que sur les aides,
lui soit exactement remise. Pour mieux toucher le cœur du
Roi, il lui trace un tableau attendrissant des misères qu'il a
sous les yeux : la mortalité, l'émigration, ont enlevé au pavs
la meilleure portion de ses habitants; ceux qui restent couchent
sur la paille, vont à moitié nus, meurent de faim et s'assem-
blent en grandes compagnies pour aller mendier par les vil-
les ; devant son château d'Angers, il en vient tous les jours
près d'un millier, « en si piteux estât que chascun en devroit
avoir compassion» ; les marchés sont encombrés d'instruments
de travail, dont les ouvriers, les cultivateurs se sont défaits
pour un peu d'argent. Énms de tant d'infortunes, le clergé,
la noblesse, la bourgeoisie l'ont supplié d'intervenir auprès
du souverain ; il leur a promis de le faire et de tout mettre en
œuvre pour obtenir gain de cause. Que le Roi se souvienne
de la loyauté, du dévouement qu'il a rencontré chez les mem-
bres de la maison d'Anjou ; qu'il considère que cette province
est celle qui a opposé une barrière infranchissable à l'invasion,
et qu'il ne laisse pas consommer sa ruine. « En ce faisant,
dit-il pour terminer, le Roy fera raison et justice, ce qu'il est
tenu et doit faire, acquitera sa conscience envers le peuple
du pays, ainsi destruit que dit est, dont non seulement les
pouvres, esquelx doit estre pitié et compassion, mais touz
bons catholiques pour charité doivent estre dolens et desplai-
sans. Et quant ledit pais d'Anjou sera mieulx en point et plus
aysé qu'il n'est, toujours s'en pourra aider le Roy à son plai-
sir, comme il a fait jusques ycy \ »
< Arch. nat., P 1334% f°= 38-42. Le texte du mémoire a été publié par
M. Marchegay {Archives' d'Jnjoii, II, 305). Cet érudit a reproduit en même temps
quelques extraits des comptes de la cloison d'Angers montrant que les doléances
de René furent écrites par Pierre Guyot, lieutenant de la ville, qui reçut pour
sa peine une somme de quinze livres; que la rédaction fut soumise au prince
dans son château de Saumur; que la minute fut mise au net par Guillaume
Rayneau, clerc de la Chambre des comptes, moyennant un salaire de dix livres;
enfin qu'une indenuiité de trois cent vingt livres fut allouée aux personnages qui
se joignirent au roi de Sicile pour aller remontrer à Charles Vil l'état de l'Anjou.
470 IMPOTS.
Ce ferme langage n'obtint qu'un demi-succès. La situa-
tion du royaume, à la fin de l'année i 4S0, coiinnençait à peine
à se consolider; les finances royales n'étaient pas rétablies, et
la guerre continuait encore à les épuiser. René, qui s'était
rendu à Tours auprès de Charles VII, pour appuyer, avec
l'élite de ses conseillers, les conclusions de son mémoire, reçut
d'abord une réponse peu satisfaisante. Le grand conseil royal
décida qu'on ouvrirait une enquête au sujet des inconvénients
de la traite ; que le remplacement des aides par une taille
équivalente serait plus nuisible qu'utile; que ces tailles se-
raient réduites de moitié pour l'année courante, en Anjou comme
dans tous les autres pays de Languedoil, mais que les élus
seraient assistés comme auparavant par des commissaires, et
que, ces élus étant nommés par le roi de Sicile et possédant,
par conséquent, sa confiance, la répartition des cotes pouvait
se faire sans lui \ Le prince répliqua et développa de nouveau
ses raisons. Il déclara, au sujet des tailles, que, puisque l'on se
contentait d'en supprimer nne moitié, il renonçait, lui, à l'au-
tre moitié, qui lui revenait par don du Roi, afin de venir en
aide à son peuple; «car il aimeroit mieulx fort endurer qu'il
nedonnast, à son povoir, soullégement à ses pouvres sub-
giects -. » Si Ton songe aux embarras financiers créés au duc
d'Anjou par les événements, ce trait prend des proportions
véritablement grandes : aucun de ceux que l'histoire a jus-
qu'à présent répétés à sa louange ne démontre avec autant
d'évidence sa générosité, sa bonté légendaire. Non content de
l'épliquer, il proposa au Roi une nouvelle combinaison pour
la perception des sommes imposées sur le duché, et lui prouva
par des chiffres que, si elle était adoptée, les habitants au-
raient neuf mille francs de moins à payer, sans que la recette
du fisc fût diminuée d'un denier. Il demanda aussi que la
taille des gens d'armes, qui était de cinquante-trois mille
francs, correspondant à cent quarante lances, fût levée gra-
tuitement par les élus et les conunissaires, offrant de donner à
' Arch. nat., P 1334 S f° 43 v".
- J6id., f»« 43, 47 vo, 48.
IMPOTS. 471
chacun d'eux, sur sa propre cassette, une indemnité de cent
écus d'or. On pouvait au moins, pour diminuer les frais, per-
cevoir cette taille en même temps que la taille ordinaire ou
taille du Roi. C'est ce qui eut lieu, en effet, et l'impôt dii-ect
se trouva ainsi allégé de plusieurs façons pour l'année 1 451 '.
Quant aux aides et à la traite, malgré de nouvelles requêtes
formulées par les trois états de la province, malgré les dé-
marches du sire de Loué et du chancelier Fournier, que René
députa au Roi en 14S2, avec une délégation de clercs et de
marchands, malgré les promesses de Charles VII, qui répon-
dit directement à son beau-frère en l'assurant de sa bonne vo-
lonté ^ ils subsistèrent. René, en poursuivant leur suppression,
montrait d'autant plus de désintéressement, que la moitié de
leur produit lui revenait également. La totalité de la traite lui
ut cédée plus tard par Louis XI, ainsi qu'on l'a vu plus haut .
Cet impôt fut affermé comme les autres; mais les nombreux
passages francs accordés par le Roi ou par le duc, les guerres
de Bretagne, qui supprimaient toute exportation du côté de ce
pays, en firent tomber la valeur si bas, que les fermiers de-
vinrent difficiles à trouver, et qu'il fallut, en 1477, le lever
« en la main du Roi » , par l'entremise d'un contrôleur spé-
cial. La traite des vins d'Anjou fut perçue pendant fort long-
temps ; François I et ses successeurs en ordonnèrent plu-
sieurs fois le maintien ^
Trois autres contributions indirectes d'un caractère local
frappaient en même temps les habitants de l'Anjou, et por-
taient, non plus sur un produit, mais sur le commerce en
' Arch. nat., P 1334% f"" 47, 48. Les tailles de l'Anjou s'élevèrent, cette année-
là, à Gl ,000 livres, réparties comme il suit •
V!,, .. ,, . ( Taille des gens d'armes. 33,500
Election d Angers. ^ •„ , „ ■ ,' „,.
( 1 aille du Koi 4,000
,«,,,., c ( Taille des cens d'armes. 5,900
Election de Saumur. ^ . '
( 1 aille du noi 1,600
^, . . , , ( Taille des gens d'armes. 13,(i00
Election de Loudun. „ ... , "„ . o znn
i Taule du Koi 2,400
C 1,000
2 Arch. nat., P 1334% f» 31 ; P 1334% f° 132. Marchegay, loc. cit.
^ Arch. nat., P 1334'% f" 105, 110; J 747, n«^ 1-5; K 1144; etc.
472 IMPOTS.
général : la cloison, le trespas de Loire, l'imposition foraine.
La cloison, qui était un droit d'octroi, avait été établie en
1373 par Pierre d'Avoir, sénéchal de Louis I, pour aider à
l'entretien et à la réparation des remparts de la cité d'Angers,
menacée par les Anglais. Les bourgeois avaient eux-mêmes
concouru à l'organiser et à tarifer les marchandises qui en-
traient dans leurs murs ^ Cette taxe, imposée d'abord pour
un an, fut prolongée et finit par prendre racine ; mais le re-
venu qu'elle produisait n'était pas toujours employé au même
usage. Elle était prélevée à Angers par trois receveurs, dont
l'un avait dans son arrondissement les portes de Saint-Aubin,
de Saint-Michel, de la Toussaint, et la partie de la quinte ou
banlieue la plus rapprochée; le second, la porte de Saint-
Nicolas et la porte Léonnaise, avec le reste de la quinte ;
le troisième, l'important passage des Ponts-de-Cé. Les che-
vaux -et le poisson d'eau douce payaient un octroi à part; le
poisson de mer frais était exempt ^. Certaines catégories de
personnes, comme les officiers et ouvriers de la monnaie d'An-
gers, ne devaient aucun droit d'entrée pour les denrées qu'ils
introduisaient dans la ville ^ En 1459, les marchands et d'au-
tres habitants présentèrent au conseil ducal une requête ten-
dant à faire intervenir une délégation de douze d'entre eux dans
la perception et la répartition des deniers delà cloison, ainsi
que dans l'examen des comptes des receveurs. Ces demandes
furent accordées avec d'autant plus de facilité, que la Chambre
avait déjà l'habitude d'ouïr les comptes en présence des gens
de la ville; seulement on n'admit que deux commissaires en
titre, et l'on autorisa tous les autres à les assister à leurs
dépens. Effectivement, dans les années suivantes, la ferme de
la cloison fut adjugée devant un grand nombre d'habitants et
de leur consentement. Ils réclamaient en même temps l'im-
munité pour les produits de leurs héritages et l'application de
' M. Marcliegay a puljlié, d'après les registres de la cloison d'Angers, le tarif
de cet impôt et plusieurs textes qui s'y rapportent. (Notices, p. 421 et suiv.
^ Arch. liât., P 1334S f 80.
3 J6id., ï" 14G vo.
IMPOTS. 47;{
tout le revenu des octrois, montant à peu près à quarante-cinq
mille livres par an, aux réparations de la cité : mais, sur ces
deux points, ils n'obtinrent que des promesses, comme on
peut le voir par les réponses du conseil '. La cloison d'An-
gers fut maintenue par la charte communale concédée en
1475. La ville de Saumur avait aussi sa cloison, affectée à
l'entretien des fortifications. René en fit saisir la recette,
parce qu'il ne pouvait se faire payer d'une rente de cent
livres que lui devaient les bourgeois du lieu, et qu'ils refu-
saient de faire des réparations à la citadelle : il s'ensuivit un
procès au parlement, qui se termina, en 1462, par un accord
amiable, moyennant le remboursement d'une somme de trois
cents écus d'or au trésor ducaP.
Le trespas de Loire était un subside ordonné par le conné-
table du Guesclin, en 1370, dans le but de fournir les deniers
nécessaires au rachat du fort de Saint-Maur, occupé par les
Anglais. Toutes les marchandises montant , descendant ou
traversant le fleuve entre Candes et Champtoceaux y étaient
soumises •\ Les marchands qui fréquentaient la Loire se char-
gèrent, peu après, de payer la somme qui restait due par le
connétable, et qui montait à seize mille francs d'or; ils perçu-
rent alors le trespas eux-mêmes, afin de recouvrer leurs avances.
Mais ensuite la reine de Sicile obtint d'eux la prolongation de
cet impôt, en vue de l'entretien de ses châteaux-forts et de la
défense du pays. Elle le leva désormais pour son compte, en
réduisant, toutefois, les tarifs antérieurs. Bientôt les mar-
' Airh. nat., P 133i', f» G8 (pièces justificatives, n» 45); P 1334», 1« 107 v"
- Arch. liai., P 133i^ f» 121; P 133i», f» 111.
^ « Mémoire que Tan ccc lxx, ou mois de décembre, mons'' Bertrand de
Guesclin, oonnestable de France et lieutenant du Roy nostre sire, ordonna certain
subside, trespas ou acqulct sur les marchandises monlans, descendans et traversans
par la rivière de Loire entre Cande et Chasleo;iux, pour paier certaine somme
promise et accordée à Jehan Le Ersoualle, anglois, et à ses compaignons, ennemis
du royaume, pour rendre et délivrer le fort de Sainl-Mor sur ladite rivière de
Loire, ([u'il/. tenoient alors, lequel accpiict on subside fut tel. » Suivent le tarif et
l'historique du tresjnu. (Arch. nat., P 133i-, n° 7, l"'^ iO v et suiv. Marcliegay,
Archives d'Anjou, II, 287.)
474 IMPOTS.
chauds ne voulurent plus entendre parler d'aucun droit de tran-
sit et se firent donner à deux reprises, en 1438 et 1448, des
lettres d'abolition signées de Charles VIL La seconde fois, le
trespas l'échappa belle : Piei-re Godeau, lieutenant du Roi à
Tours, se transporta à Angers pour faire exécuter l'ordon-
nance de son maître; cependant, comme elle ne proscrivait
que les taxes établies depuis moins de soixante-dix ans, le
procureur d'Anjou et les gens des comptes prouvèrent que
l'origine de celle-ci était de quelques années plus ancienne,
et leur opposition triompha. Le lieutenant voulut se venger
sur la cloison et la déclara supprimée, sous prétexte qu'elle
était trop jeune; mais il se trompait, et les deux contributions
furent maintenues'. Les marchands se réunirent, quelque temps
après, en assemblée générale, et leur procureur, Etienne Le-
breton, octroya de leur part au roi de Sicile la faculté de con-
tinuer à percevoir l'une et l'autre. Seulement il leur fut servi
une pension de six cents livres sur les deniers du trespas^ et
le reste fut appliqué à la réparation des ponts ^. Cet impôt
était si bien entré dans les habitudes du pays, qu'il a sub-
sisté jusqu'à la Révolution française.
L'imposition foraine était un droit exigé « de toutes denrées
et marchandises menées, tant par eau que par terre, es pays
oîi le Roy ne prend nulles aydes ^ » , c'est-à-dire traversant
l'Anjou pour sortir de France. Elle fut d'abord baillée à
feime par les élus, plus tard par les gens de René, à qui elle
avait été donnée par Charles VII, puis par ceux de Jeanne
de Laval, à qui son mari la céda à son tour. L'imposition
foraine se percevait au profit du roi de Sicile jusque dans le
Maine, même après la cession de cette province à Charles
d'Anjou, Les princes amis de René étaient quelquefois dis-
' Arch. nat., P 1335, n° 121.
2 Arch. nat., P 1334'', f" 117 v». Le consentement des marchands l'ut renou-
velé à différentes époques, ce ([ui ne les empêcha pas de chercher des difficultés et
d'intenter des jjrocès à ce sujet. Cf. lùid., f" 151; P 1334\ f"'^ ■'16 v", 77,
105; etc.
' Arch. nat., P 1331% f" 198 v«.
IMPOTS. 47S
pensés de l'acquitter : ainsi le duc de Bretagne obtint de
passer en franchise une charge de draps de soie et de laine
qu'il faisait venir de France pour la garde-robe de sa femme.
Des marchands espagnols, revenant de Paris et s'en retournant
dans leur patrie, reçurent une faveur du même genre, en
considération de l'alliance des rois de Castille et de Sicile.
Cette contribution survécut aussi très-longtemps à l'annexion
du duché d'Anjou *.
Indépendamment de ces impôts indirects, un droit de pa-
tente atteignait le commerce de l'Anjou comme celui des
autres provinces. Il faisait partie des recettes des prévôts
établis dans chaque seigneurie, et portait le nom de dioit de
fe?iestrage,\)8irce que tout habitant tenant fenêtre ouverte pour
étaler des marchandises y était soumis. Ce droit fixe, qui était,
dans plusieurs locahtés, d'une maille par semaine, se compli-
quait de droits supplémentaires payés pour la visite annuelle
des poids et mesures, l'étalage aux halles, la sortie des den-
rées vendues, etc. Chacun des étaux des halles d'Angers était
frappé d'une taxe proportionnée à la nature des marchandises
qu'on y exposait ; cette taxe était minime^ mais elle était sou-
vent doublée à l'époque des foires '\ Enfin, notre troisième,
genre de contributions, l'enregistrement, était aussi repré-
• Arch. nat., P 1334\ f«« 62, IIG, 19t v"; P 1334', f°« «56, 205. .
- Arch. uat., P 1334% f"* 73, 90 v». Le tarif « des estallaiges du poys des
halles d'Angiers » peiil donner l'idée de ce qu'était généralement cette redevance,
et en même temps delà variété des marchandises qui se débitaient là. Les drapiers,
pelletiers, changeurs, poivriers, marchands de cire, cordonniers, savetiers, mer-
ciers, marchands d'oint, de suif, de chair salée, payaient, chaque jour, 1 denier par
étal, et 2 aux foires; les savetiers en vieux, corroyeurs, houisiers, marchands de
ferraille et de menue mercerie, 1 obole par étal, et 1 denier aux foires; les vendeurs
de pain, de gruau, de fruits, de laine, de lin, de chanvre, de fd, d'aulx, d'oignons,
de fromages, 1 denier par sommier, et 2 aux foires; les marchands do peaux de
basane et de cuirs non tannés, 1 denier par douzaine; les marchands de cuirs
cordouans, 2 deniers par douzaine. La taxe était de 4 deniers pour une voiture
de harengs, de 12 deniers pour un millier de sèches. Les tanneurs du dehors de-
vaient 2 deniers pour cinq cuirs ; ceux de la ville, 1 denier chaque samedi. Les
boulangers du dehors payaient 1 denier le samedi, et 2 aux foiies; ceux de la
ville, 1 obole, et 1 denier aux foires. On voit que les commerçants de la localité
étaient favorisés, comme presque toujours.
ntl IMPOTS.
sente par un équivalent : la Chambre des comptes d'Angers
tenait un « livre des finances et compositions des ventes » sur
lequel étaient inscrites toutes les ventes d'immeubles faites
par les particuliers, avec la mention du droit prélevé à cette
occasion sur l'acquéreur ^
Telles étaierit les charges ordinaires du duché; je ne
parle pas de la multitude des petites redevances féodales
qui se retrouvent partout. Mais, trop souvent, des aides
extraordinaires venaient s'y ajouter. René, malgré son dé-
sintéressement^ fut forcé de faire plus d'un appel à la bonne
volonté de ses sujets, pour parvenir à couvrir les frais de
sa rançon ou de ses expéditions. Le souverain, dans ce cas,
invitait les bourgeois à s'assembler et à faire eux mêmes
l'assiette de l'aide ou du don gratuit qu'ils consentaient à
octroyer. D'autres fois, c'étaient des officiers royaux qui ve-
naient percevoir à leur profit certaines impositions acciden-
telles. A l'avènement de Louis XI, Antoine du Lau, grand
bouteiller de France, et Louis de Crussol, grand panetier,
furent autorisés, suivant la coutume, à prendre cinq sols
(( sur chaque ouvroir ou boutique de pain et de vin » dans
toute l'étendue du royaume. Ils envoyèrent des procureurs en
Anjou. René les repoussa d'abord, en alléguant les immunités
de son apanage; cependant il dut céder, et n'eut d'autre
moyen de sauvegarder son autorité que de faire recueillir les
cinq sols par un agent à lui -. On voit, en somme, que
ses sujets, tout en ayant de lourdes charges à supporter par
suite des événeuients antérieurs^ trouvaient une ample com-
pensation dans sa libéralité et dans sa protection empressée.
S'il accordait aisément des immunités aux malheureux, il les
supprimait volontiers aux riches et aux puissants. En Pro-
' Ce livre .subsiste iioiir le.s années 1460-1478 (Arch. nal., P 133i'% n» 00).
Voici dan.s quelle i)ioi)ortion le droit d'enregistrement était perçu : pour une vente
l'aile au pri.\ de U livres, 15 sols; pour 15 livres, 25 sols; pour 42 livres et 10
sols, 70 sols et 10 deniers; pour 52 livres, 4 livres et G sols; pour 80 livres, 6
livres et 13 sols; etc.
- Arch. nat., P 1334% f° 210%°.
COMMERCE. 477
vence, le haut clergé contiibuait, par son ordre, aux tailles et
aux subsides militaires \ En Anjou, le fardeau pesait prin-
cipalement sur les corporations marchandes, qui accaparaient
presque toute la fortune publique. 11 était diflicile, à une pa-
reille époque, d'approcher plus près de l'idéal de répartition
équitable dont nous sommes encore si éloignés aujourd'hui.
Mais, si le commerce et l'industrie étaient grevés d'im-
pôts, ils recevaient en même temps une impulsion efficace.
Le commerce intérieur de l'Anjou fut encouragé par la con-
cession ou la confu-mation de plusieurs privilèges. La foire de
Saumur fut déclarée franche de tout droit ^ Les parageiirs
qui approvisionnaient la poissonnerie d'Angers, déjà exemp-
tés de l'ost et chevauchée et même des tailles, les pâtissiers
de la même ville, les bouchers et les cordonniers de Saumur
virent leurs statuts renouvelés ■'. Une jurande de onze bou-
chers fut établie aux Ponts-de-Gé, et un emplacement fut
ménagé pour leur installation dans la grande rue de l'île \ La
reine de Sicile, le duc de Calabre, à leur première venue en
Anjou, distribuèrent des faveurs à différents corps de métiers
et augmentèrent le nombre des ouvroirs ^ Toutefois René
' Arcb. de Tarascon, CG 4.
2 Arch. nat., JJ 196, n" 58.
1 Arch. nat., J.T 208, n" 197; 21.3, n» 5; 220, n° 120; P 1334*, f" 111. Les
poissonniers d'Angers avaient, entre autres privilèges, celui d'élire eux-mêmes les
remplaçants de leurs confrères défunts. Une ordonnance du conseil ducal, rendue en
leur présence le 20 octobre 1469, leur réserva exclusivement le droit de vendre
à la poissonnerie et d'autres avantages ([u'on trouvera ('nuiiiérés dans le texte re-
produit par M. Marthegay, d'après les registres de la Chambre des comptes (Ar-
chives d'Anjou, II, 293 et suiv.).
* Arch. nat., P 1334% f" 52.
■^ Voici un exemple assez curieux des permissions de tenir !)outique accor-
dées dans ces occasions. René confirme une patente de rôtisseur donnée par son
petit-fils Nicolas et la motive ainsi : « Comme nostre iiien a mé Jehan Le Hurelier,
natif de ceste nostre ville d'Angiers, eust obtenu lettres de nostre très cher et très
anié filz le duc de Calahre, qui de présent est, de exercer nieistier de roustisserie
eu ceste nostredite ville d'Angiers, et depuis luy ait esté dit et adverli par aucuns
(jue les autres dudit meistier luy eu ponrroient faire procès, et luy seroit obicé que
feu nostre très cher et très amé filz aisné le duc de Calabre, père de cestuy, en
478 COMMERCE.
s'occupa surtout de régler les rapports des négociants avec
leur^clientèle, et de détruire les abus qui pouvaient nuire aux
uns comme aux autres. Les jurés des principaux corps furent
convoqués, en 1473, devant la Chambre des comptes, qui
examina la manière dont ils exerçaient leur monopole et les
soumit à une surveillance scrupuleuse. C'est elle aussi qui
leur faisait prêter le serment professionnel. Le Conseil ou la
Chambre arrêtaient le prix courant du blé, du pain, du bois
et de quelques autres denrées essentielles, après s'être infor-
més de leur valeur réelle dans plusieurs localités du duché.
Les débitants qui n'observaient pas le tarif étaient mis en pri-
son, et leurs marchandises confisquées \ La qualité du pain,
du poisson, de la viande, était vérihée par des sergents spé-
ciaux. Le poisson gâté pouvait être rendu par l'acheteur,
même s'il était cuit, et avec la sauce, et le vendeur était tenu
de restituer l'argent. Les poids et mesures étaient également
visités et remplacés, s'il y avait lieu, par des modèles con-
formes à l'étalon d'Angers, déposé dans les armoires de la
créa en son temps ung autre en cesledite ville ; doubtant ledit Burelier que oudil
procès il lie peust oliteiiir, et aussi que il n'avoit de quoy plaidoier, il ait baillé
suplicaciou aux gens de nostre Conseil, contenant en effect que dès son jeune eage
il a esté iiourry et instruict à appareiller à menger et y a employé son temps jus-
ques à présent, tellement que, parce qu'il y est instruict, il a esté appelle et est
par les queuz savans en iceluy mestier presque à toutes les grans nopces, festes
de docteurs et autres cpii se sont laides depuis longtemps en cestedite ville, re-
quérant humblement ipi'il nous pleiist luy donner noz lettres de congié et luy
permectre de lever et tenir ouvrouer dudit mestier de roustisserie en ceste nostre-
dite ville d'Angiers, par quoy il peust vivre et nourrir ja pouvre mère qu'il a sur
ses braz, pour ce qu'elle n'a de quoy vivre ne autre a qui elle puisse avoir reffuge;
etc. » (Arch. nat., P 1334",!° 153.)
' En 1453, le pain d'un denier devait peser 1 1 onces G esterlins et deux tiers.
Quarante ans auparavant, il pesait seulement G onces IG esterlins en première
qualité, et 1 livre 1 once en qualité inférieure. Le setier de Froment valait 17 sols
6 deniers en 1451, 20 sols en 1452, 3(1 sols en 1483. La pipe de Viu d'Anjou,
blanc ou f/nrc/, coûtait 3 livres en 1454 et en 14G3. Le bois de chauffage, par
ordonnance du Conseil, se vendait 10 livres le millier en 14"2, Il et 12 livres en
1473. Généralement le prix des denrées suivait, alors comme aujourd'hui, une
marche ascendante. (Arch, nat., P 13343, fos 54 ^o, 73. p 13345^ fos 131 yo,
IGl; P 1334% fo 21 ; P 133i% f' 10 v"; P 1334», ("^ 171 v", 218; P 1334";
f« 128 vo.)
COMMERCE. 479
Chambre. En 1462, des instructions détaillées furent données
au sergent des foires et marchés, appelé aussi « sergent des
poys à crochet, balances, aunes, etc. » . Il devait se transpor-
ter chez tous les commerçants avec les modèles officiels, des-
tinés à ajuster les autres^ tenir un registre exact de ses visites,
sous peine d'être mis lui-même à l'amende, faire citer dans
chaque ressort les « mal usans » , et, en cas d'absence du sergent
ordinaire, exercer directement la police *. L'institution de la
mairie d'Angers fit passer des mains du prévôt dans celles du
maire la surveillance des poids et mesures et la juridiction
des corps de métiers.
Dans le duché de Bar, l'intérêt du public n'était pas sauve-
gardé avec moins de sollicitude. Les tanneurs, les cordon-
niers, les corroyeurs, furent soumis, en 1430, à des règlements
nouveaux. La plus curieuse des ordonnances du duc, dans ce
genre, est celle qu'il rendit, le 21 novembre de la même année,
au sujet des barbiers et chirurgiens du Barrois. Ceux qui
se livrent à cette profession, dit-il, se mêlent de saigner et de
curer les corps humains sans avoir la moindre connaissance
du métier et sans avoir été jamais à l'école d'aucun maître.
Quelques-uns exercent à la fois le métier de tisserand, de bûche-
ron, de vigneron, « où ils endurcissent leurs mains, qui n'est
pas chose licite ne à souffrir , et à l'occasion desquelles choses
sont plusieurs accidents et inconvéniens survenus en icelle
ville et prévôté». Les barbiers sont, en conséquence, invités
à s'assembler tous les ans et à choisir parmi eux un maître
capable, qui visitera les compagnons, les outils, et interdira
l'exercice de la profession à tout artisan inhabile, sous peine
de vingt sols d'amende".
Mais c'est en Provence que le commerce avait le plus d'im-
portance et qu'il atteignit, sous le règne de René, le plus
grand développement; et il ne s'agit pas uniquement ici
du connnerce intérieur: il s'agit d'un négoce continuel avec les
pays étrangers, les plus reculés comme les plus voisins. L'une
' Arch.iiat., P 1334-, n° 1, f»^ 6G ^,68 v»; P 1334', n''13; P 1334", P-igv".
- Arch. nat., KK 1118, f» 51 t». Bibl. nat., Lorraiue G8, 1" 227.
480 COMMERCE.
des entreprises les plus utiles auxquelles ce prince se soit asso-
cié est le percement dumont Viso, essai hardi qui devançait de
quatre cents ans une des grandes idées de notre époque, et
dont le JDut était de faciliter le transit entre la Provence et le
Dauphiné d'une part, le Piémont et la Lombardie de l'autre,
en évitant le passage du mont Cenis, du mont Saint- Bernard
ou du mont Genèvre. Un traité fut passé à ce sujet, au mois
de décembre 1478, entre le roi de Sicile et le marquis de
Saluées, à la suite d'une conférence avec le roi de France.
Le projet fut exécuté : un souterrain, mesurant soixante-douze
mètres en longueur, deux mètres et demi en largeur et en
élévation, traversa un des rochers de la montagne, situé à
deux mille neuf cents mètres au-dessus du niveau de la mer,
et à cinq cent vingt mètres au-dessous du sommet. Ce curieux
tunnel, qui existe encore, a été attribué aux Sarrasins, à
Annibal, à un marquis de Saluées du treizième siècle : il est
dû, en réalité, à l'initiative du successeur de ce dernier,
Louis II, et à la coopération empressée du comte de Pro-
vence '.
La prospérité de Marseille s'accrut, en 1472, par la faculté
donnée pour un an à tous les marchands de l'univers, chrétiens
ou infidèles, d'entrer librement dans son port et d'y trafiquera
leur gré". Déjà l'opulente cité commençait à devenir le cara-
vansérail de tous les peuples méridionaux : le Génois, le Flo-
rentin, le Vénitien, le Catalan, y coudoyaient le Turc et l'Afri-
cain. C'est de là que partaient les vaisseaux de Jacques Cœur
et de son lieutenant Jean de Village, qui rapportaient à
Charles VII et à René les produits les plus estimés du Levant.
Le roi de Sicile entretenait surtout des rapports suivis avec
Bône, Tunis et Bougie. Ces deux dernières villes étaient de-
puis longtemps unies par des traités de commerce avec les
' Arch. des Bouches-du-Rhône, B 18, 1« li;5 v". Cf. Vill.-Barg., lU, 336, 337;
Du Muiii-f'iso i-t de son soiilcnabi, notice adressée par M. Ladoucette à l'Aca-
démie des inscriptions en 1810.
- V. la cliarte des archives municipales citée par M. de Qiiatreharbes, t. 1,
p. cxxx.
COMMERCE. 481
ports provençaux '. Leurs relations se multiplièrent sous l'in-
iluence du goût particulier du prince pour les objets de pro-
venance orientale. Il envoyait des présents aux autorités
locales, c'est-à-dire aux émirs, et ses délégués obtenaient en
échange la liberté de recueillir dans le pays des armes, des
étoiles, des tapis, des chevaux, des curiosités de toute espèce.
Une pensée d" humanité se joignait au mobile intéressé de
ces expéditions : les Sarrasins détenaient en esclavage un
grand nombre de chrétiens enlevés par leurs pirates; René
profitait de ses ambassades pour en racheter quelques-uns.
Nicolas Ginot et Jean de Logres, ses familiers, s'étant ren-
dus de sa part auprès du roi ou émir de Tunis, en 1470,
ramenèrent avec eux un prêtre sarde qui leur avait été
remis en considération de la personne de leur maître, moyen-
nant cinq cents écus doubles de Mauritanie : le malheureux
clerc fut encore arrêté, au retour^ par les Génois, et ne dut
son entière délivrance qu'aux réclamations énergiques du roi
de Sicile, transmises par son consul à Gênes ". Charles de
ïorreilles, un de ses capitaines de marine, retenu captif à
Bougie depuis de longues années, et soumis aux traitements les
plus rudes, dut pareillement la liberté à ses bons offices. En
1471, deux nouveaux envoyés, Antonello de Rosan et An-
toine Falconieri, portent au roi de Tunis une lettre signée de
sa main et se font donner l'autorisation d'explorer la régence.
A la même époque, un négociant catalan, se rendant en Bar-
barie avec une cargaison d'or, d'argent et de joyaux, est chargé
d'offrir en son nom à ce même prince divers objets pré-
cieux '\ Le roi de Bône, fils de celui de Tunis, avait conclu
avec René un accord pour la sûreté de la navigation de leurs
sujets respectifs \ Il reçut de lui, entre autres cadeaux, une
haquenée à poil fauve, achetée quarante écus, que le trésorier
' De Mas-l.iilrie, Traites entre cltrétkns et Arabes, et liibl. de r Ecole des
chartes, !'« série, 11, 388,
- Uibl. d'Aix, ms. 1064, p. 176; pièces jiistificalives, u" l'î.
' Bibl. d'Aix, ms. 1064, p. 45, 159; pièces justilicdtives, ii» 68.
' V. Papou, 111, ;J8i.
3i
482 COMMERCE.
Jean de Vaulx eut mission de lui conduire. Le vaisseau qui les
portait vint échouer sur la côte africaine; mais l'émir n'y
perdit rien, car il en profita pour saisir toutes les épaves.
Louis XI lui écrivit, quelque temps après, pour le prier de resti-
tuer du moins les effets personnels de Jean de Vaulx, et de
continuer avec le roi de France le commerce amical qu'il en-
tretenait précédemment avec le roi de Sicile, auquel il suc-
cédait. La lettre du monarque atteste l'importance de ce
commerce et le prestige que son oncle avait su attacher à l'in-
fluence française en Afrique '. La Méditerranée tout entière
était sillonnée par les navires provençaux, et leur pavillon
était généralement respecté. Au moment des guerres avec
l' Aragon, la navigation devint moins sûre ; mais la générosité
du prince savait indemniser les particuliers des sinistres oc-
casionnés par les événements politiques. Ainsi Jean Botaric,
damoiseau d'Aix, ayant perdu une caravelle chargée de pro-
visions sur la côte de Valence, où les sujets du roi Jean II
l'avaient attaquée, et n'ayant pu, par suite de l'état de guerre,
exercer le droit de représailles, fut dédommagé sur les biens
pris à l'ennemi en Catalogne. La marine marchande de cette
dernière contrée, pendant la courte domination de la maison
d'Anjou, n'obtint pas une protection moins efficace. Un orfèvre
' « Nous avons délibéré, o l'aide de Dieu omnipotent, d'eslever en nostre païz
de Prouvence la navigation et fréquenter la marchandise de noz subgectz avecques
les voslrcs, par manière qui s'en ensuive utilité et proffit d'une partie et d'autre,
et que la hénivolence accoustumée entre la majesté du roi de Thunys, vostrepère,...
et celle de bonne mémoire du roy de Sicille, nostre oncle, non pas seuUemeut soit
conservée, mais accroissée ; dont vous avons bien voulu advertir, en vous priant
bien atïeclueusement qu'il vous plaise à uoz subjetz, lesquelz viendront piatiquer
et troquer de par delà, les traicter ravoraI)lement, tout ainsi que fesiez par le
temps que nostredit oncle vivoit; car aussi ferons-nous aux vostres subjetz, quant le
cas adviendra. « Cette lettre, pid)liée par M. de Mas-Laliie {Traites entre chré-
tiens et Àrahes,^^. 10 i), n'est pas datée; mais l'affaire qui la motiva se passa en
1480, et elle doit avoir été écrite dès l'année suivante. (V. Extraits des Comptes
et mémoriaii.r, n" G77.) Des lettres de Jean de Chambes, aml^assadeur de Charles Vil
à Venise, et de la seigneurie de Florence, mentionnent aussi l'envoi de galères
provençales sur les cotes l)arbaresques en liôt) et 14G1. {D'ibl. Je l'École Hes
chartes, l'c série, 111, 185-196; Desjardins, op. cit., I, 109 et suiv.)
INDUSTRIE. 483
de Barcelone, dépouillé dans les eaux de Gaëte par le patron
d'un navire portugais, rentra en possession de sa fortune grâce
aux instances de René auprès du roi de Portugal. Un autre
négociant de la même ville reçut, malgré la guerre qui sévis-
sait, la permission de trafiquer librement avec la Sicile et la
Sardaigne, à la condition, toutefois, de n'exporter ni or, ni
argent, ni armes, ni munitions, et de ne transmettre aucune
correspondance suspecte \ J'aurai, dans la troisième partie de
ce livre, l'occasion de revenir sur les relations commerciales
du roi de Sicile avec l'étranger, particulièrement avec le
Levant,
Parmi les industries qu'il encouragea, il faut citer en pre-
mière ligne la fabrication des draps, qu'il importa, pour ainsi
dire, en Anjou ; car les procédés des drapiers normands, ré-
putés les plus habiles du métier, y furent introduits à la suite
de la campagne de 1430, durant laquelle il avait été à même
d'apprécier leur savoir-faire. Des privilèges spéciaux furent
accordés, pour les attirer, « à tous Normans ouvriers de dra-
perie venans de nouvel demeurer en la ville d'Angiers ». Le
nombre de ceux qui s'y établirent vers cette époque^, et dont la
Chambre des comptes reçut le serment professionnel, est relati-
vement considérable -. En 14G1, la corporation des marchands
et fabricants de draps d'Angers obtint de nouvelles faveurs :
de peur qu'ils ne changeassent de résidence, on exempta de
tout droit les matières premières qu'ils faisaient venir pour
les besoins de leur industrie, telles que u voide, garence, alun,
laines, chardon, escardes, gresses de sain et autres espèces de
marchandises appartenans au fait de la drapperie » . Une
légère taxe fut seulement maintenue sur les draps qu'ils fai-
saient sortir de l'Anjou, et sur ceux qu'ils menaient vendre
' Bibl. d'Aix, lus. 10G4, p. 112, 201; pièces justificatives, n°^ 04, «7. Ue
Quatrebarbes, I, 32.
- Arch. liai., P 133i% C"* 21 V, 80 v", 87. Citons entre autres Jean Pinel.
natif de Rosay ; Jean Angot, de Saint-Lo; Guillaume Ha/.ait, de Thorigiiy ; Tlio-
mas Foucquaul, de Moncoq; Tlioiuas Hannonel, de lielleville; tous admis au
serment en 1 4 5 1 .
484 AGRICULTURE.
aux foires et marchés du pays. Ils furent en même temps au-
torisés à étendre leur fabrication à une nouvelle espèce de
tissus, savoir aux « draps de JDonne layne, tant gris que de
couleurs, en vingt et deux cens ou dix huit cens pour le
moins » . Tous leurs produits furent soumis à la visite d'un
vérificateur, nommé par eux et chargé de revêtir chaque pièce
d'étoffe d'une marque authentique, au moyen d'un sceau
spécial \ L'exploitation des ardoisières d'Anjou prit également
un essor nouveau, par suite de la multitude de constructions en-
treprises sous le gouvernement de René : aussi le forestage de
l'ardoise était-il affermé, tous les trois ans, à des prix assez éle-
vés. Une verrerie fut établie, en 1 456, à la Roche-sur-Yon : trois
habitants du lieu en devinrent concessionnaires, et le prince leur
conféra, malgré l'opposition de ses officiers, le droit d'usage
dans les bois domaniaux, « considérans la gentillesse et no-
blesse qui est en l'ouvraige de verrerie, et que aussi c'est le
bien du pays et de la chose publique ' » . Il créa un établissement
semblable à Goult, en Provence, où la tradition rapporte qu'il
venait lui-même surveiller le travail des ouvriers, dans une
chambre à laquelle son nom resta longtemps attaché. Nicolas
Ferré, qui en était le directeur, reçut, en 1476, le titre de ver-
rier du roi. Tous les verriers de Goult furent exemptés d'impôts,
et les autres manants de la localité eurent une réduction de dix
florins sur leur quote-part annuelle. Ils reconnurent les lar-
gesses de leur bienfaiteur en fabriquant pour lui des ouvrages
de verre « estranges » , qu'ils lui portèrent à Marseille et qu'il
rémunéra largement '.
L'agriculture n'eut pas en lui un protecteur moins éclairé.
Deux de ses États, l'Anjou et le Barrois, se distinguaient déjà
par un genre de culture qui n'a fait que s'y développer depuis:
ils étaient couverts de vignobles, qui faisaient la fortune de la
' Arcli. nat., P 1334% f" 219 ; pièces juslillcatives, n" 47.
^ Aich. liât., P 1334'', f° 134. Marchegay , Rechercher historitjties sur la
Fendee, p. 3 et suiv.
3 Aich. des I5oiiches-dn Ulioue, 15 18, 1"°'^ 3'J, il; 15 21G, pièces justiiicalives,
n" 89. VilL-Bai;;., 111, 32, 202.
FORETS. 485
contrée. Aussi, dans l'un comme dans l'autre, il était interdit
d'importer du vin du dehors. En Anjou, cette mesure avait été
prise dès le siècle précédent par Philippe et Charles de Valois,
afin de détruire la concurrence '. llené s'efforça, mais en vain,
de lui donner son corollaire par l'abolition de la traite des
,vins, dont l'établissement avait porté le plus grand préjudice
à la viticulture. Dans son duché de Bar, il défendit lui-môme
l'importation, par lettres du 20 mars 1437, à cause de l'abon-
dance des produits du cru, et parce que certains habitants
allaient s'approvisionner en Bourgogne, cà Joinville, à Bar-sur-
Aube et autres lieux, ce qui faisait délaisser les vignes du
pays et sortir de ses domaines une quantité considérable d'ar-
gent -. Nous le verrons plus loin étendre par la pratique les
progrès agricoles, établir des manoirs ruraux avec des espèces
de fermes-modèles, créer des jardins pourvus de plantes nou-
velles et soigneusement entretenus. Bourdigné parle du goût
personnel de son héros pour « planter et enter arbres, édiffier
tonnelles, pavillons, vergiers, etc. ». Il désigne, parmi les
espèces qu'il naturalisa en Anjou , et qui se répandirent
de là dans la partie septentrionale du royaume_, les œillets de
Provence, les roses dites de Provins, les raisins muscats. René
paraît s'être également occupé d'encourager dans ses domaines
du midi la plantation des mûriers ^ Toutefois les textes officiels
ne fournissent sur ces points particuliei'S aucune indication
précise. En revanche, ils nous le montrent plein de sollicitude
pour la conservation et la prospérité de ses forêts, qui l'intéres-
saient au point de vue agricole et financier comme au point de
vue de lâchasse^ dont il était grand amateur*. Son administra-
tion forestière était dirigée par Gui de Laval, sire de Loué, qui
avait le titre de grand maître et général réformateur des eaux et
' " Pour la granl haboadance des bons vins qui ont accoustunié à y croistre
par communs ans, dont tout Testât du pais et environ est soustenu ; et, se
d'autres lieux vins y venoient, ledit pais seroit empiriez et désert. » Charte du
13 décembre i;531, confirmée par le roi Jean en 135(i (Arch. nat., P 1335,
n» 252).
- Arch. nat., KK 1117, f 108. D. Calmet, preuves, t. !ll, col. ccclxxxv.
^ Bourdigué, II, 229. Cf. Papon, HT, 385; Bodin, 1, 575.
486 FORÊTS.
forêts d'Anjou, et qui fut remplacé, après l'annexion, par Ma-
thurin de Montalais, chambellan de Louis XI. Cet officier était
payé sur le produit des forêts mêmes, à raison de trois cents
livres par an. Il avait sous ses ordres cinq segraiers, remplis-
sant les fonctions de receveurs et de conservateurs dans les cinq
grandes forêts du duché : celle de Monnois, près de Mouli-
herne, celle deBaugé et Ghandelois, celle de Beaufort, celle de
Bouldré, et celle de Bellepoule, qui couvrait File située entre
r Authion et la Loire, près des Ponts-de-Gé. Chacun d'eux visitait
les bois de sa circonscription, contrôlait l'exercice des droits
d'usage, percevait les amendes encourues par les délinquants
et le produit des coupes. Généralement, les segrairies n'étaient
point affermées. Dans chacune, le grand maître tenait, trois
ou quatre fois l'an, des assises forestières, où il réglait les
procès, les enquêtes, les réformes relatives aux bois doma-
niaux. Il recevait le serment des segrayers; mais ce droit lui
fut longtemps contesté par la Chambre des comptes, sous pré-
texte qu'ils étaient gens de recette, c'est-à-dire agents comp-
tables. Des sergents spéciaux étaient préposés à la police des
forêts. Ils veillaient à l'entretien des arbres, qui consistaient
princij;alement en chênes, en frênes et en ormes, et à celui
du gibier, double objet des recommandations du prince. Les
bêtes sauvages foisonnaient dans les bois de Bellepoule et de
Bouldré : René y ordonnait des battues à l'époque des grandes
fêtes et faisait faire, à leur occasion, des distributions de
gibier dans la ville d'Angers \ Parfois il y chassait en personne
et en noble compagnie ; car la chasse était un plaisir exclusive-
ment réservé aux grands personnages, et lui-même, malgré
son libéralisme, érigeait cette théorie en loi, défendant au
commun des gens de s'y livrer, sous peine d'une amende qui
s'élevait, en Provence, jusqu'à cent marcs d'argent -.
Un des plus importants services de l'administration civile
était celui de la chancellerie. Les chanceliers de René avaient
' Arch. nat,,P 1334% f 110; P 1334', f^ 60, 147 v»; P 1334», fo 236; etc.
^ << Quîa personis riohUihiis mit in dignhate consli/u/is, «c more aiuiauo et ah
CHANCELLERIE. 487
un pouvoir si étendu, qu'ils n'étaient pris que parmi les per-
sonnages éminents ou d'un dévouement à l'épreuve. Étant duc
de Lorraine, il avait confié cet office à Jacques de Sierk, pro-
tonotaire apostolique, archevêque de Trêves et son conseiller
intime, qui l'assista dans ses affaires les plus difficiles, et dans
sa captivité à Dijon. Il l'emmena avec lui à Naples, où il
continua d'exercer ses fonctions. Mais, à son retour en Pro-
vence, il choisit pour chancelier général un autre prélat dis-
tingué, Alain de Coëtivy, évêque d'Avignon, plus tard cardinal.
Peu de temps après, l'office fut dédoublé : il y eut un chan-
celier spécial pour l'Anjou, et un pour la Provence. Le pre-
mier fut Jean Bernard, archevêque de Tours ; le second, Jean
Martin ou des Martins, juge-mage et maître rational de la
Chambre d'i\ix. L'archevêque ne pouvant continuer, en rai-
son de son éloignement, à remplir des fonctions qui exi-
geaient une résidence continuelle auprès du roi de Sicile,
supplia celui-ci de le remplacer. Jean de Beauvau, évêque
d'Angers, lui fut donné pour successeur, le 24 mars 1451.
A sa mort, en 1467, la chancellerie d'Anjou demeura vacante
près de six mois, et les sceaux demeurèrent dans la main du
prince ; mais il reconnut vite les difficultés qu'un tel état de
choses apportait à la prompte expédition de ses actes, et, pour
y remédier, il demanda à son frère le comte du Maine un
de ses meilleurs conseillers, dont il avait apprécié le zèle et
l'honorabilité. Ce personnage, appelé Jean Fournier,
était seigneur de la Guérinière et fils d'un ancien ser-
viteur de la maison d'Anjou ; lui - même cumulait les
charges de président du conseil du comte, de garde des
sceaux de la justice et de juge ordinaire du Maine. René
evo ncr uuh-ersum ohscrvato, dattim est et congruit cum avîbus et caiiilitis^ causa
recreationîs et spatii, ad perellces et lepores venari. » René défend par cette raison
à ses viguiers d'Arles, d'Aix, de Tarascon et de Marseille, le 27 mars 1451, de
laisser le public chasser « ad perdices cum igne, tond, cum garrono, seu
perdice aut balistd , seu cum cauihu.s, dum perdices juvenes et pidli sunl, nec
ad lepores cum ret'ihus seu alhalistà. » (ArcJi. des Bouches-du-Rlione, B 14,
f° 69 v-o.)
488 CHANCELLERIE.
lui demanda de ne plus quitter sa personne, et d'être son
aller ego auprès de tous ceux qui auraient affaire à lui ; il lui
donna une position prépondérante, et lui accorda, outre le
produit des droits de sceau, une pension de- huit cents livres.
Pierre Le Roy dit Benjamin, membre du Conseil et de la
Chambre des comptes, lui fut adjoint par la suite en qualité de
vice-chancelier, mais fut dépossédé de ses biens et de ses
titres en 1479, pour forfaiture. Fournier, transféré en Pro-
vence avec son office, mourut la même année, et le dernier
chancelier du vieux roi fut Jean Jarante, seigneur de Toulon,
maître rational, nommé le 23 mai, avec le traitement de son
prédécesseur \
Le chancelier avait la garde et l'usage des sceaux, et le
privilège d'expédier des lettres au nom du roi de Sicile, tou-
tefois avec la signature d'un de ses secrétaires. Il assemblait
le Conseil ducal où et quand il lui plaisait, en faisait partie de
droit, se transportait lui-même auprès du roi de France ou du
parlement pour traiter les affaires du prince. Il exerçait même
une sorte de juridiction sur tous les officiers , recevait le
serment des plus élevés d'entre eux, et, à partir de 1468, les
nommait directement ^ René, en se déchargeant sur lui de ce
soin, avait pour but de se débarrasser des importunités qui
l'assiégeaient, et qui parfois lui faisaient commettre des passe-
droits au préjudice des plus m^itants. Il dressa la liste de
tous ceux qui lui demandaient des emplois, avec leurs états de
services et leurs aptitudes en regard, remit cette liste à Jean
Fournier, et lui prescrivit de se baser uniquement sur son
contenu, sans avoir égard à la qualité des personnes. Une
seule distinction était établie : les capitaineries, les vigueries,
les bailliages et autres offices considérés comme nobles de-
' Arch. nat., P 1334% f^ 193, 194 ; P 1334'°, f" 197, etc. Bibl. nal., Lor-
raine 8, n" ()3. Jean Binel, trésorier d'Anjou, refusa j)ar désintéressement la
charge de chancelier de Provence, que René lui offrit à la mort de Jean des
Martins, vers 1475 : c'est alors, sans doute, que les deux cliancelleries furent réu-
nies dans la main de Fournier. Cf. Vill.-Harg., 111, (if).
'' Arch. nat., Pl334',f'^ 120v<';P 1334», 1" l!)i x"; P i;i34"', f» 172 v»; etc.
CHANCELLERIE. 489
valent être réservés aux gentilshommes ; les élections, gréne-
teries, contrôleries^ greffes, judicatures, lieutenances devaient
être données aux « serviteurs de la plume » ; les sous-vigue-
ries, sergenleries et autres fonctions subalternes, aux serviteurs
non lettrés *. Ainsi la faveur et la recommandation, ces éternels
ennemis d'une administration équitable, perdirent presque tout
pouvoir à la cour de Sicile, et le chancelier eut la mission dé-
licate défaire régner l'impartialité. Ne fallait-il pas à un souve-
rain le vif sentiment de la justice pour se lier les mains de la
sorte, et pour se prémunir à l'avance contre les faiblesses de
son propre cœur?
La chancellerie tenait un registre différent pour les actes
passés sous chacun des sceaux du prince, sceaux dont nous
pai'lerons tout à l'heure. Les droits perçus par le chancelier
y étaient mentionnés, et faisaient l'objet d'un compte soumis
aimuellement à la Chambre. Ces droits étaient peu élevés : le
total d'un des trois registres monta, dans l'espace de deux ans,
en 1472 etl473,cà la somme de quarante-deux livres. Les admi-
nistrations publiques étaient exemptes des frais de chancellerie,
et souvent les particuliers eux-mêmes en obtenaient la remise;
dans ce cas, la pièce portait les mots yratis pro ciirid, gratis
pro Deo, ou simplement ^m<^5^ Les sceaux du tabellionnage
de chaque ville d'Anjou formaient autant de recettes à part, ne
dépendant en rien du chancelier, mais ordinairement baillées à
ferme, jusqu'à l'époque où la mairie d'Angers apporta dans ce
service les modifications signalées plus haut. Les notaires ou
tabellions étaient seulement astreints au serment et au dépôt
de leur seing '.
Les usages de la chancellerie de René pour la confection des
actes étaient à peu près les mêmes que ceux de la chancelle-
rie royale. Les lettres émanées de ce prince se réduisent à
trois catégories : la lettre patente, le de par le roy , et la
lettre close ou missive. Les deux dernières ont exactement la
' Arch. nat., P 1334», f 62 ; pièces justificatives, n° (13.
- Arcli. nat., P 133 P, n" 11 , f" 42.
• Arch. nat., P 1334^, »'" 13(1 ; P 1334', f" 172 et sniv.
490 CHANCELLERIE.
forme des lettres clu roi de France ; elles portent uniquement
la signature du roi de Sicile et celle d'un secrétaire. La lettre
patente débute par une formule initiale où tous les titres du
prince sont énoncés ; à partir du mois d'octobre 1466, date à
laquelle cette énumération acquiert son dernier accroissement,
elle est ordinairement conçue ainsi : « Nous, René, roy d'A-
ragon, de Jhérusalem et de Sicile, de l'isle de Sicile (ou des
Deux-Siciles, ou de Sicile citrà et ultra Farum), Valence,
Maillorques, Sardaigne et Gorseigue, duc d'Anjou, de Bar, etc.,
comte de Barcelonne, de Prouvence, de Forcalquier, de Pi-
mont, etc.» Dans le cours de l'acte, certaines formules spé-
ciales sont prescrites, outre les formules générales, pour pré-
server les droits ou les intérêts du prince ; ainsi le chancelier
a l'ordre de ne sceller aucun mandement de finances s'il ne
porte ces mots : « Pourveu que ce soit après le paiement fait
des sommes ordonnées et à ordonner par ledit seigneur pour
lefaict de sa despense ^ » Dans les dates placées à la fin, le
commencement de l'année n'est pas toujours pris, comme dans
les chartes royales, de la fête de Pâques. Ce système est bien suivi
à la chancellerie d'Anjou ; mais les actes donnés en Provence
et à Naples font conmiencer l'année à Noël ou au 1" janvier.
Toutefois cette double règle souffre d'assez nombreuses excep-
tions. Dans les lettres qu'il adresse d'Angers en Espagne ou en
Italie, René adopte parfois le comput de ces pays ; en revan-
che, certains actes rendus en Provence sont datés conformé-
ment à l'usage français. Alors même que l'année est prise à
nativitate Domini, ces mots n'ont pas toujours la même si-
gnification : tantôt ils désignent la Nativité réelle, c'est-à-dire
le jour de Noël; tantôt, et c'est le cas le plus fréquent, ils
sont synonymes delà formule ab incarnatione Domini. L'em-
])loi de telle ou telle méthode dépendait surtout de la na-
tionalité du chancelier ou du secrétaire. Il résulte de cette
diversité que les dates véritables ne sont pas toujours fa-
ciles à discerner, lorsqu'elles ne sont pas indiquées par la
• Arch. nat., P 1331% I» 218.
SCEAUX. 491
place des pièces dans les registres ou par des synchronismes.
La signature du roi de Sicile vient d'ordinaire après la
date. Mais il faut noter ici une particularité remarquable,
qu'on rencontre dans plusieurs mandements de la chancelle-
rie de Provence et dans la plupart de ceux de la chancellerie
de Naples, d'où elle parait originaire. La signature autographe
est intercalée dans la formule même de la date, qui est ainsi
conçue : Datum per mamis nostrî predicti régis Renati,
anno, etc. Les mots 7'egis Renati sont tracés de la main du
prince, sur un espace blanc réservé à cet endroit par le scribe.
Le même système est appliqué dans les actes émanés de la
reine Isabelle, qui signe dans ce cas Ysabelis regine^. L'acte
se termine par la mention des conseillers présents, et par la
signature du chancelier ou du secrétaire rédacteur. S'il est
rendu en l'absence du roi de Sicile, sa signature personnelle
n'y figure pas, et à la formule par le roy e?î son conseil est
substituée celle-ci : par le conseil^ etc. Les conseillers de-
vaient, en vertu d'un ordre formel du prince, signer de leur
main les lettres qu'ils lui écrivaient en commun. Les gens des
comptes, et notamment le président, étaient tenus d'en faire
autant pour tous les mandements de finances commandés par
la Chambre ^
Les sceaux apposés par la chancellerie de René diffèrent
suivant les époques et suivant la nature des actes. Lorsqu'il
n'était que duc de Bar, comte de Guise et héritier présomptif
du duc de Lorraine, il usait d'un grand sceau équestre à ses
armes, décoré des initiales R Y (René, Isabelle) surmontées
d'une couronne, portant au revers un écu écartelé d'Anjou
ancien et de Bar, avec l'écusson de Lorraine brochant sur le
tout; ou bien d'un petit sceau ou scel secret, représentant
l'écu écartelé d'Anjou et de Bar, avec les armes de Lorraine
posées en abîme sur le tout, écu penché, timbré d'un heaume
et supporté d'un côté par un lion, de l'autre par une aigle.
' Arch. de Naples, Coventi soppressi, reg. 73, 7i,passim; pièces justificatives,
no» II, 14, etc.
2 Arch. nat., P Ï334\ 1° 1 V ; P 1334», f° 49 v".
492 SCEAUX.
Les légendes portaient : Sigillum magnum ou contrasigillum
Renati, ducis Barrensis, marchionis Pontis, comitis Guisie\
Devenu roi de Sicile, duc d'Anjou, il se fit faire un sceau de
majesté d'un dessin fort soigné, et dont il nous reste des em-
preintes bien conservées. Il y est figuré la couronne sur la
tête, vêtu d'un manteau bordé d'orfroi, tenant le sceptre d'une
main et le globe de l'autre, assis sur un trône à têtes de lion ;
au fond, une draperie semée de fleurs de lis ; de chaque côté
un écusson, l'un aux armes anciennes de Hongrie, l'autre"
portant en chef celles de Hongrie (modernes), d'Anjou-Sicile
et de Jérusalem, en pointe celles d'Anjou, de Bar et de Lor-
raine. Ce sceau royal, de cent quinze millimètres, se rencon-
tre avec deux contre-sceaux différents : le premier représente
le roi à cheval, coiffé d'un casque couronné, armé de toutes
pièces, avec les écussons de la face sur la housse et la targe ;
le second, les armes de Hongrie, Sicile, Jérusalem, Anjou,
Bar et Lorraine, couronnées et supportées par deux aigles.
Les légendes du sceau et des contre-sceaux contiennent, réu-
nies, les titres de roi de Sicile, duc d'Anjou, de Bar et de
Lorraine, comte de Provence, du Maine et de Piémont. Jus-
qu'en 1469, l'empreinte est généralement sur cire vermeille,
appendue à des lacs de soie jaune, blanche et cramoisie-.
En 1431, trois types de petits sceaux furent adoptés pour
l'administration du duché d'Anjou. Le premier, acel de secret ,
s'employa de deux façons : sur queue pendant, pour les man-
dements de finances ; plaqué, pour les retenues ou nomina-
tions d'officiers de la maison, les commissions, les lettres en
papier. Le second, portant les mots Sigillum litterarum jits-
ticie, fut destiné à sceller les lettres de grâce et de justice.
Le troisième servit poiu* tous les autres actes, collations de
' V. la description de ces deux types dans la Collection de sceaux des Archives
nationales, YiAT M. Douet d'Arcq, n"" 809-811.
- Deniay, Inventaire des sceaux de la Flandre, n" iC. La plus belle em-
preinte de ce grand sceau a été rapportée de Lille par M. Demay; on n'en con-
naissait auparavant cpie des exemplaires mutilés. Ci'. Douet d'Arcq, Collection,
n" IITSt; De Quatreharbes, 111, 207 et IVontispice. Arch. nat. , KK 1126,
i" 535 V».
SCEAUX. 493
bénéfices OU d'offices, confirmations, concessions, etc. '. Lors-
que le trône d'Aragon fut offert au roi de Sicile et accepté
par lui, il fit détruire ses anciens sceaux et en fit fabriquer
de nouveaux, avec les armes d'Aragon posées sur le tout
dans chacun des écussons. Cette modification fut inaugurée
au mois de février 1467 ^ Deux ans plus tard, René obtint,
comme il a été dit, la faveur de sceller ses actes en cire jaune,
à l'instar des rois de France. Cette double modification se i-e-
connaît dans tous les sceaux d'une date postérieure. En même
' « Advis touchaul les seaulx du roy de Sicille en Aujoujait au chasteau d'An-
giers, le vi* jour d'avril mil iiir ciuquante avant Pasques. Semble que pour ledit
pays d'Anjou suffist d'avoir troys seaulx dudit seigneur. Du seel de secret, qui est
eu la garde de nionsf le séneschal d'.Anjou, premier chambellan dudit seigneur, se
pourront seeller toutes lettres et mandemens de finances, et en queue pendant ;
toutes retenues des familiers, domestiques et commensauk dudit seigneur, et toutes
cerlifficacions, commissions et lettres en pappier, en seel plaqué. Ainsi eu ont
l'ait user les roys Loys, père, et Loys, fréie dudit seigneur par aucun lenips, et n'en
pevent estre les finances que plus restraintes. Du seel ordonné pour la justice, et
ou ront duquel est escript Sigillum litteiarum jmiicie, seront scellées toutes lettres
de justice, c'est assavoir debitis, grâces à plaideer, abrcviaeions et telles sembla-
bles; et si le roy ordonnoit que, avant le seel mis esdites lettres, elles feussent
veues par l'un de troys, c'est assavoir l'advocat, le procureur ou maistre Jehan
Trepigni, et y mectre ung visa, semble que ce seroit bien. Du tiers seel se pourront
seeller toutes autres lettres généralement, c'est assavoir offices, bénéfices, rémis-
sions, coufirmacions et toutes autres que les dessusdites sans excepcion. Semble
oultre que le roy doit ordonner que de chascun desdits troys seaulx se face registre
particulier, et qu'il soit mis en la fin de chascun an en la Chambre des comptes,
poui' charger le trésorier de l'esmolumenl desdits seaulx et iceluy déduire sur les
gaiges de mons^ le chancelier, comme se doit et est acoustumé de faire. Ainsi
signé : René. Par le commandement du roy, le président des comptes et trésorier
d'Anjou présens, Alardelli. )i(Arch. nat., P 1334'',f<' 63.) L'un de ces petits sceaux
est peut-être le n" 11782 de l'inventaire de M. Douet d'Arcq, dont la légende est
détruite et dont la face comme le revers représentent seulement des écussons.
- « Aujourd'hui, xi^ jour de février mcccclxvi, le roy estant en son chastel
d'.Xugiers, es présences de l'évesque de Masseille, le séneschal d'Anjou, l'abé de
RuLupo (Ripoll) en Cathelongne, le prothonotaire de Cathelongue, messire Bernart
de Maurnont et autres, furent rompuz et mis en presses les seaulx dudit seigneur
desquelx on avoit acoustumé [sceller] toutes lettres de grâce, et fut commancé à
seller des seaulx neufs que ledit seigneur a fait faire, ou milieu desquelx sont les
armes d'Arragou ; et d'iceulx fut, es présence des dessusdits, sellée la première
lettre, contenant la puissance que ledit seigneur donne à monseigneur son filz
oudit royaume. » (Arch. nat., P 133i% f» IGG v».)
494 SECRÉTAIRES.
temps, leur légende est allongée des titres de roi d'Aragon, de
Valence, etc ; en revanche, le nom et l'écu de Lorraine ont
disparu'. Quelques-uns des sceaux de René offrent au revers
un double croissant, emblème de l'ordre de chevalerie créé
par ce prince, et qui avait, du reste, ses sceaux particuliers ^.
Lorsqu'une empreinte était par trop oblitérée, le chancelier
ou les gens des comptes, à la requête des intéressés, consta-
taient l'état de la pièce qui en avait été revêtue et les débris de
cire qui restaient, interrogeaient des témoins ayant vu le sceau
dans son intégrité, et faisaient resceller. Quelquefois les matrices
des sceaux des autorités locales étaient elles-mêmes données
ou renouvelées par le roi de Sicile. Ainsi le tabellionnage de
la Marche, dans le duché de Bar, ayant perdu la sienne au
milieu des troubles de la guerre, le duc lui en accorda une
autre, munie d'un signe distinctif, pour éviter qu'on abusât
de l'ancienne: la croix qui se voyait sur celle-ci, au-dessus des
deux barbeaux de l'écu de Bar, était remplacée par une fleur de
lis. Le droit de sceau était conféré comme une grande faveur aux
vassaux du prince, lorsqu'ils exerçaient le droit de justice '\
A la chancellerie était attaché un corps de secrétaires assez
nombreux. René recherchait les plus intelligents et les plus
habiles, les logeait dans ses châteaux, ou du moins dans leurs
dépendances, afin de les avoir sous la main, et souvent faisait
d'eux ses hommes de confiance. Celui qui dut à sa protection
' On a deux exemples de ces nouveaux sceaux dans les n"'* 11784 et 11785 de
la Collection de M. Douet d'Arcq. La croix de Lorraine, cjue le savant archiviste
a cru reconnaître sur leur contre-sceau, est la croix de Jérusalem. Les lettres 1 R,
ajoutées de chaque côté du heaume, signifient non pas Jérusalem, mais Jeaitnc-
iÎ6^/e ; les initiales du roi et de la reine de Sicile sont souvent reproduites ainsi.
Cf. Arch. nat., KK 1110, f« 536.
- Les deux sacs ou les deux bourses superposées dont parle M. Douet d'Arcq
(n» 11783) paraissent bien être deux croissants. La légende du même sceau doit
être ainsi complétée . S. Renati primi, régis Jlterusaleni et Sicilie, ducis Ande-
gavic. et Barri, comitis Proviiicie, Forcalqucrii et Pcdimontis. (L'acte auquel
il est appendu est antérieur à 14G7.) Sur les sceaux du Croissant, voir plus loin,
ch. m.
• Arch. des Houches-du-Rhône, B 274, 1^ 75 v°. Arch. nat., 1» 13:34% 1" 28 \
P J334'", t^ 20!.
SECRETAIRES. 49S
la fortune la plus éclatante est Jean Alardeau, devenu suc-
cessivement chanoine d'Aix, prévôt de Marseille, puis évêque
de cette ville en 1466. Élevé dans la maison de son maître,
choisi pour son confident intime, il écrivit et contre-signa du-
rant de longues années la plupart de ses lettres closes, et fut
nomhié en dernier lieu administrateur général de ses finances,
charge qu'il exerça en même temps (|ue les fonctions épisco-
pales. René entreprit encore de lui faire donner l'abbaye de
Saint- Victor de Marseille, que le titulaire voulait résigner en
favem- d'un candidat difficile à agréer; il écrivit à ce sujet au
pape Paul II, le 18 juillet 1468, une lettre pleine d'éloges sur
les mérites et les services de son protégé : mais ses instances
demeurèrent sans effet, la résignation n'ayant pas eu lieu.
Alardeau fut chargé, par la suite, de différentes missions au-
près du roi de France, qui le prit à son service après la mort
de son oncle ; il vécut jusque vers l'année 1494. On l'a quel-
quefois confondu avec son frère, qui était receveur d'Anjou
et qui portait le même prénom que lui ; mais celui-ci était
mort dès 1465'. Les secrétaires prêtaient serment entre les
mains du chancelier. Quelques-uns étaient détachés en service
extraordinaire auprès des lieutenants ou des principaux officiers
du roi de Sicile. Il y avait parmi eux des Italiens et des Espagnols
pour les relations avec leur pays respectif, quoique René em-
ployât de préférence la langue latine dans sa correspondance
avec l'étranger. Antonello Payen ou Pagano, Pierre Puig étaient
ses secrétaires in ditione Aragonum. Il accrédita aussi en
Catalogne le Sicilien Andreossi de Andreossis , qui avait tenu
le même emploi auprès du duc Jean de Galabre, durant son
' Aich. liai., P 1334S 1" 121 vo ; Iv 504, u» 1, f» 33. Extraits des comptes et
mémoriaux, n» 738, Le roi de Sicile disait dans sa lettre au pape : <( h namquc
Massiliensis episcopus lotus ah adolescencid sud uobis est cognitus ; in iiostrd quideni
domo fera est editcatus ; ut primitni eiiim nos sui ingenii virtutunupic prestantiam
inteliesimus, in secretariicrii eum accepimus, eotjue pro secrctario multus unuos usi
fuimus. Deindc, ubi sunimam il Uns in nos tum fidcm, tum integritatcm, tum omni-
bus in rébus di/igentiam et probitateni cognovimus, non modo ea <jue ad secretarii
munus pertinent , sedetiam omnia penè negotia et res nostras, diim adest, conimit-
lere sibi non dubitamus . ^> {Wih\ . d'Ai.v, ms. 106i, f° 128.)
496 MAISON DU ROI DE SICILE.
expédition au royaume de Naples, et qu'il admit pour cette
raison dans son propre secrétariat. Mais la plupart faisaient
partie de sa maison, et, connue nous l'avons dit, résidaient
avec lui. Tous ceux qui demeuraient au dehors furent révo-
qués en 14S6, à l'exception de Guillaume Rayneau : depuis,
ce ne fut plus qu'à titre exceptionnel, et sur la désignation du
chancelier, qu'il fut nommé des secrétaires à l'extérieur \
La maison du roi de Sicile comprenait, avec les secrétaires,
un grand nombre d'officiers et de familiers de toute catégorie;
elle était montée à peu près sur le même pied que celle du
roi de France. Tout son personnel était nourri, en Provence, à
raison de deux gros et deux patacs par jour et par tète; une
somme égale était allouée pour l'entretien des chevaux de cha-
que officier. La dépense de bouche de l'hôtel royal était réglée
par le maître de la chambre aux deniers ; pour un espace de
six semaines, du 15 février au 3i mars 1477 , elle s'éleva à la
somme de 4,350 florins, 3 gros et 4 patacs, gens et chevaux
compris, ce qui suppose environ cinq cents bouches '\ Dans
l'impossibilité de retracer l'historique de chacun des offices de
la maison, nous donnerons au moins l'étiumération des plus
importants, avec les noms et les quaUtés des principaux per-
sonnages qui les occupèrent.
Grands maîtres de t hôtel : Bertrand de Beauvau, sire de
Précigny (Précigné), de Saint-Laurent-des-Moitlers et autres
heux, président du Conseil ducal, sénéchal d'Anjou, capitaine
' Bibl. d'Aix, ms. 14Gi, p. 71, 100, etc.; pièces justificatives, u" 74. Aich.
liât., P 1334% f" 200 v°. On trouve dans les .ncles du roi René la signature ou la
nieulion de beaucoup d'autres secrétaires : Guillaume Bernard, Raoulet Lemal,
Girardin Doucher, maîtres de la chambre aux deniers ; Thomas de la Grée, bache-
lier es lois ; Benjamin, conseiller intime ; Jean de Disy, qui devint garde du scel
du tabcllionnage de Bar; Jean Huet, protonotaire, général des finances; Jean de
Lude ; Jean du Rocher ; Jean de Charnières ; Guillaume Tourneville, archiprètie
d'Angers ; Jean Legay, argentier de la reine; Jean Bressin ; Geolfroj Talamer,
négociateur du traité avec le roi Jean d'Aragon en 14G2 ; Hervé Gielliu; Jean
Dauphin; Cotignon du Pont; Olivier Haloret; Boursier; Bruneau ; Merlin
Pierre iîreslay, bachelier es lois ; Jean Dupnis, clerc de Bar, etc. Ces deux derniers
étaient secrétaires act honora.
■ Arch. des Bouclies-du-Rhone, B 608.
MAISON DU ROI DE SICILE. 497
d'Angers, conseiller du roi de France, bailli de Touraine, etc. ,
marié en quatrièmes noces à Blanche d'Anjou, fille naturelle
de René; Honorât de Berre, sire d'Entravernes (Entrevennes),
ambassadeur du roi de Sicile auprès de Louis XI, plus tard
chambellan de ce dernier et de son successeur Charles VIII.
Maitres oi^dinaires de Vhôtel : Gilles de Bourmont, con-
seiller, nommé capitaine de Bouconville et de Morley en
1453; Philibert (de Laigue?); Spinola de Spinolis, Génois,
marié à Odile, gardienne des joyaux du roi et de la reine;
Jean de la Salle, conseiller, ambassadeur en Bretagne, nommé
châtelain des Ponts-de-Cé en 1475; Louis de Bournan, sire
du Coudray, conseiller, capitaine des Ponts-de-Cé, qui reçut
de son maître une maison à Saumur, rue d'Enfer; Thomas de
Senas, conseiller, ambassadeur en Lorraine; Louis de Cler-
mont, conseiller, gouverneur de Champtoceaux, capitaine de
Mirebeau ; Robert de Montalais, sire du Moulin, conseiller,
nommé capitaine de Mirebeau à la mort du précédent, en
1477; Balthazar de Gérente, baron de Monclar; Jean d'Arle
ou Arlatan, fils d'un conseiller de Louis III; Jean de Varennes
ou de Varannes ; Ambroise de Poulevain, maître d'hôtel hono-
raire.
Chambellans : Louis de Beauvau, seigneur de Champigné,
de Gasenove et autres lieux, conseiller, sénéchal d'Anjou,
puis de Provence, ambassadeur à Rome, etc., et Gui de Laval,
sire de Loué, premiers chambellans ; Jean de Beauvau, sire
des Rochettes, sénéchal d'Anjou; Pierre de Brézé, sénéchal
d'Anjou; Saladhi d'Anglure, sire de Nogent, d'Estoges et de
Mouliherne, conseiller; Philibert de Laigue, conseiller, séné-
chal de Bar; Jean de Bueil, sire de Chéneché, amiral de
France, conseiller ; Palamède de Forbin, président du Conseil
éminent, etc.; Boniface de Castellane, sire de Foz, conseiller;
Arnauld de Villeneuve, sire de Trans, conseiller ; Gabriel
Valori, chevalier du Croissant, qui avait fait les campagnes
d'Italie; Louis de Beaumont, sire du Plessis-Macé, conseiller;
Baptiste de Pontevez, sire de Cotignac, conseiller; Hélion do
Glandèves, sire de Faulcon, conseiller; Pierre de Meuillon,
32
498 MAISON DU ROI DE SICILE.
sire de Ribiers ; Louis de Clermont ; le sire de Misoii, con-
seiller.
Grands écuyers : Philippe ou Philibert de Lénoncourt,
conseiller, lieutenant du roi de Sicile dans le duché de Bar,
plus tard conseiller et chambellan de Louis XI ; Pierre de
Meuillon, sire de Ribiers.
Écuyers de lécurie : Jean de Séraucourt, capitaine de
Tarascon ; Gabriel Valori ; Philibert de Laigue ; Jean Beuze-
lin, dit Jarret; Alain de Montalais, gouverneur de Champto-
ceaux; le sire de Mallelièvre ; Jean Crespin, capitaine de
Baugé; Jean Luc Scaffa, seigneur de Taleru, au comté de
Pallas, capitaine de Tarraga en Catalogne.
Chevaucheurs et varlets d'écurie : Pierre Jarriel, tabourin;
Henriet des Bordes; Guillaume Hérien, concessionnaire d'un
logis aux halles d'Angers ; Perrot ; François.
Roi d'armes : Sicile.
Poursuivants ou hérauts d'armes : Jean de Maslives, dit
Fleur de Pensée; Pierre de Hurion, dit Ardent Désir; Pro-
vence; Viennois; Romarin.
Huissiers d'armes : Henri Desperch, dit Haine, premier
huissier; Jean de Logres; Jean de Morancé; Jacobo Antoine.
Maréchaux-des-logis : Imbert Dauville, dit Imbelot, an-
cien sergent des cens et redevances d'Anjou; Joannuce Zizo
Atino, napolitain, nommé en 1469.
Valets de chambre : Gotignon du Pont (appelé Çolignon
par M. de Villeneuve-Bargemont) et Chariot Pierre, gardes des
joyaux, premiers valets de chambre ; Alain Léaut ou Le Haut,
sire de la Vimiane et de Petrarva, maître des pavages et
barrages d'Anjou, donataire d'une maison à Angers, acqué-
reur des thermes d'Aix, autorisé avec sa femme Olivette, qui,
comme lui, avait soigné René de jour et de nuit, à conférer
l'office de viguier d'Arles; Noël Boutant, tailleur, proprié-
taire d'une maison à Angers, rue Baudrière ; Louis Foucher^
ou Souchier, capitaine-clavaire de Barjols et de Saint-Maxi-
inin; Thomas Lamy; Jacquemin Paulus; Nicolas Jenot, gou-
verneur du verger d'Aix, donataire d'une maison et d'un jar-
MAISON DU ROI DE SICILE. 499
din dans cette ville; Jean Bernard; Roger; Jean Le Page,
portier des halles d'Angers; Zizo x\tino; Jean d'Auvergne
et Micheau Sifflet, valets de la garde-robe; plus un certain
nombre de valets de chambre honoraires.
Valets tranchants : Bertrand Fresneau, sire du Bouchet;
Alain de Montalais; Jacques de Vaugirault, donataire du
produit des /iefs anciens de Montfaucon.
Échansons : Spinola de Spinolis; Jean Amenart; René
Crespin ; Honorât de Castellane.
Panetiers : Simon d'Anglure, premier panetier ; Gaspard de
Gréanges ; Ferrand de Silva, Portugais ; Jean Contenet ; Jean
Quidance, sommelier de la paneterie.
Maitre-qneiix : Guillaume Real , dit Gourcoul , donataire
d'une maison à Saumur.
Écnyer de cuisine : Geoffroy Haloret, prévôt de Saint-
Généroux.
Fruitiers : Pierre Perroteau, ciergier de Saumur ; Jean Le
Breton ; Fabrice.
Poîirvoyenr de l' hôtel : Jacques Boulle.
Fourriers : Jean de Cadriac, premier fourrier ; Bertault Le
Bègue, nommé segrayer de Baugé en 1476 ; Jacobello Prése-
lot; Pierre Aycart ; Pierre Boys ; Girardin.
Des familiers de différent ordre étaient, en outre, attachés
à la cour du roi de Sicile, mais n'y faisaient pas tous leur rési-
dence continuelle. Us appartenaient particulièrement aux
catégories suivantes :
Cliapelains et confesseurs : Jean Perrot, prieur de Jumelles
et du Val des Écoliers, abbé de la Toussaint d'Angers; Béren-
ger Solsona, franciscain, maître en théologie et conseiller du
prince, qui le chargea d'administrer la chapelle royale de
Saint-Louis de Marseille, et demanda pour lui l'abbaye de
Saint-Félix de Girone en 1469, puis la dignité épiscopale en
1470; Bernardin de Sienne, franciscain, mort vers 1444, ca-
nonisé sur les instances de René ; Pierre Marini, religieux
italien, devenu évêque de Glandèves, et mort en 1467 ; Simon
Terrien; frère Éléazar, dominicain, prieur de Notre-Dame-
SOO MAISON DU ROI DE SICILE.
de-Nazareth à Aix ; frère Raoulin Franquet; frère Jean Geffroy,
dominicain; messire Trousse; Philippe Papot, chapelain de
laMénitré ; Jean Boyer, Guillaume Potin, dominicain, et Macé
Bergier, chapelains honoraires.
Aumôniers : Pierre de Mante ; Pierre Donnel.
Médecins : Pierre Robin, qualifié de famosissitnus, demeu-
rant jour et nuit auprès de René, qui le nomma son conseiller,
lui donna les châteaux de Saint-Marc et de Vauvenargues,
plusieurs maisons à Angers, rue de la Poissonnerie, deux
cents livres de tailles à prendre tous les deux ans sur la ville
de Saumur, et conféra à son fils Tristan l'office de garde de la
monnaie de Provence-, Jean Esquavard, devenu évêque de
Sisteron ; Jacquemin de Blandrate, physicien du roi et de la
reine, qui habitait à Angers une maison louée à leurs frais, et
qui était sans doute originaire du Milanais, car il y possédait
une terre, que René l'aida à recouvrer en lui donnant des lettres
de recommandation pour le duc et la duchesse de Milan ; Jean de
Bonia, originaire du royaume de Valence ; Antonello d'A versa,
qui touchait une pension sur le trésor royal; Séguin de Co-
hardy, sire d'Athenay dans le Maine, physicien de la reine et
médecin public de la ville d'Angers, fonction qui lui valait
cent livres par an ; Jean Bonnet, qui soigna sans doute René
dans sa dernière maladie, car une rente de trois cents écus lui
fut assignée au mois de mars 1 480 pour le retenir à son service.
Chirurgiens : Michel de Vienne, qui avait le titre de valet
de chambre du roi et ne quittait pas sa personne ; Hervien de
Vienne, doyen de Saint-Martin d'Angers ; Guillaume dePeliciis,
à qui fut assignée, en \ 476, une pension de quatre cents écus'.
• Arch. nat., P 1334^ P 1334"' et P XZM''', passim. Arch. des Bouches-du-
Rhonc, B 17, /" 30 ; B 274, 1'°^ 15G, 159, 204 v°, etc. Bibl. d'Aix, ms. 10G4,
p. 21, 23, 44, 53, 91, etc. Pièces justificatives, u» 98. Vill.-Barg., 1U,201.203;356-
359. Extraits des comptes et mcmonaiix du roi René, passi/n. On peut rapprocher
ce tableau de la maisou de Kené du travail de M. Lepage sur les OJfices des duchés
de Lorraine et de Bar et delà maison des ducs de Lorraine, Maucy, 18G9, iii-S".
La troisième partie du préseul ouvrage contiendra des renseigneuieuts sur une
foule d'autres personnages attachés à la cour de Sicile, artistes, fabricants, littéra-
teurs, elc.
CHAPITRE II.
ORGANISATION JUDICIAIRE.
-,i-<=-»r-=-»—
Sénéchaux et lieutenants. — Juge d'Anjou ; juges des prévôtés. — Procureur et
avocat fiscal. — Grands jours. — Révision et rédaction des coutumes d'Anjou. —
Réfornjes judiciaires en Provence. — Police générale. — Police sanitaire. —
Police des Juifs.
Le duc d'Anjou, comme apanagiste et pair de France, possé-
dait tout droit de justice sur son duché. L'autorité judiciaire,
dans ce pays comme en Provence, était placée entre les mains
d'un grand sénéchal, qui avait sous ses ordres des lieute-
nants, des sénéchaux particuliers, des juges, des procureurs,
des prévôts. La juridiction du sénéchal d'Anjou s'étendait à
toutes les dépendances de l'apanage, et même au comté de
Vendôme, comme il résulte d'un arrêt rendu en i 446 entre
le duc et le comte, son vassal * ; au-dessus d'elle, il n'y avait
que celle du parlement de Paris, Cette charge importante fut
exercée, sous le règne de René, par Pierre de Brézé, qui de-
vint grand sénéchal de Poitou et de Normandie, puis par Louis
de Beauvau, dont le père l'avait déjà possédée sous le roi
Louis IL René voulut donner en même temps au second le sé-
néchalat de Provence; mais ce cumul fut bientôt reconnu im-
possible, à cause de la distance qui séparait les deux contrées :
Jean de Beauvau , sire des Rochettes , frère de Louis , fut
nommé sénéchal d'Anjou à sa place, le 14 avril 1458, en con-
sidération de ses services antérieurs, dit l'acte, et parce que
« ceulx de la maison dont il est yssu ont esté et sont princi-
' Arch. nat., P 1342, n"^ 542-544. le comte de Vendôme était tenu à la foi
et hommage envers le duc d'Anjou, bien que son comté ne fît point partie de
l'apanage.
502 SENECHAUX ET LIEUTENANTS.
paulx serviteurs de la nostre, en laquelle ilz ont servy moult
grandement et louablement ^ » . Jean remplit pour son maître
plusieurs missions de confiance auprès du Roi et d'autres
princes. Il ne quitta ses hautes fonctions qu'avec la vie, et fut
remplacé, le 21 janvier 1469, par Jean de Lorraine, frère de
Ferry de Vaudemont et cousin du roi de Sicile, à qui fut éga-
lement confié le gouvernement de l'Anjou ^. Ce nouveau
« chef de justice » prêta serment devant la Chambre des comptes
le 20 juillet suivant, et reçut, pour son double office, une pen-
sion de douze cents écus; mais l'expédition de Catalogne le
détourna longtemps de ses occupations administratives. A sa
mort, arrivée au commencement de l'année 1473, René de
Vaudemont lui succéda et comme gouverneur et comme séné-
chal; puis, étant devenu duc de Lorraine, il céda la place à un
autre membre de sa famille, Guillaume d'Harcourt, comte de
Tancarville, auquel fut substitué, dès 1474, Gui de Laval,
sire de Loué. Lorsque René fut décédé, Louis XI maintint la
charge de sénéchal d'Anjou comme il avait maintenu le Con-
seil et la Chambre des comptes, et la donna à son chambellan
Jean de la Gruthuyse, sired Ussé^ Mais la charte communale
octroyée en 1475 avait réduit ses attributions en conférant au
maire d'Angers des pouvoirs judiciaires; elle lui avait notam-
ment enlevé le titre de conservateur des privilèges de l'Uni-
versité, uni jusqu'alors à celui de sénéchal.
En Provence, le grand sénéchalat fut occupé successive-
ment par le célèbre Tanneguy du Châtel, ancien prévôt de
Paris, par Louis de Beauvau, par Ferry de Lorraine et par
Jean Gossa, comte de Troya, cet ami dévoué qui était la
plus précieuse conquête faite en Italie par le roi René. Cossa
avait été nommé également grand sénéchal du royaume de
Sicile par le duc Jean, au mois d'août 1460 : il mourut peu
de temps après les conférences de Lyon, où il avait déployé
tant d'énergie pour la cause de son maître. Les appointements
' Arch. nat., P 1334', f 11 v".
2 Arch. uat., P 1334^ f 37 v«.
3 Aich. nat., KK lllC, t»>* .S35, 539 v»; P 1334«, f» 243 v».
JUGE D'ANJOU. 503
du sénéchal de Provence étaient considérables (deux mille
quatre cents florins par an) ; ses pouvoirs avaient été augmen-
tés par une ordonnance de la reine Yolande, à la suite d'un
vœu des trois états du comté ^
Les seigneuries qui, sans faire partie intégrante du duché
d'Anjou, lui avaient cependant été annexées, comme Loudun,
Mirebeau, Champtoceaux, Beaufort, avaient leurs sénéchaux
particuliers, nommés par le roi de Sicile. La terre de Ghailly
et Longjumeau, près Paris, avait aussi le sien, qui portait à
la fois le titre de bailli et qui était également institué par le
prince. Le sénéchal d'Anjou nommait lui-même ses lieute-
nants, établis l'un à Angers, l'autre à Saumur. Ces différents
officiers tenaient tous les ans des assises, dont le greffe était
affermé et dont les frais dépassaient quelquefois le produit des
amendes, ce que René leur enjoignit d'éviter. En cas d'ap-
pel, et lorsque leurs sentences étaient révoquées par le parle-
ment, ils étaient quelquefois condamnés à l'amende pour mal
ju^; cependant ce cas était très-rare, et lorsqu'il se présenta
pour le lieutenant de Saumur, en 1474, la Chambre des
comptes d'Angers « s'en merveilla fort » et fit payer par le
trésorier d'Anjou la plus grosse part de l'amende (quarante-
cinq livres sur soixante-quinze). Les lieutenants se trouvaient
souvent en conflit d'attributions avec les juges des prévôtés
locales : René, après avoir pris l'avis de son Conseil et du sé-
néchal, décida, en 1451, que chacun de ces deux ordres de
magistrats connaîtrait uniquement des causes criminelles et
civiles à lui attribuées par la coutume du pays, sans empiéter
sur l'autre, sous peine de destitution ^.
Un troisième officier^ le juge d'Anjou, partageait avec les
précédents l'administration de la justice ducale. Celui-là
était un magistrat élu : les conseillers du prince, les gens
d'église, les bourgeois, les marchands et les autres justiciers
' Arch. des Bouches-du-Rhône, D 15, i""" 41, 43 ; Arch. de Tarascon, FF 2;
Arch. nat., P 1334 'S f» partie, f° 61.
2' Arch. nat, P 1334', f« «5 ; P 1334^ f- 198 v« ; P 1334", f" 7 v°,
84 v°.
304 JUGES DES PREVOTES.
le nommaient à la majorité des voix, ainsi que son lieutenant,
et le choisissaient d'ordinaire parmi les élus d'Angers ou les
juges des prévôtés. Cette intervention des citoyens renfermait
en germe l'idée du jury moderne et reposait sur le même
principe. Loudun, Mirebeau, Champioceaux, Beaufort, possé-
daient leurs juges particuliers comme leurs sénéchaux; mais,
dans ces seigneuiùes, les deux fonctions étaient souvent réunies
entre les mêmes mains. Les juges siégeaient aux assises à côté
des sénéchaux. Us étaient assistés par des eiiquesteurs, qu'ils
avaient le droit d'instituer et de suspendre. Enfin les prévo-
tés, chargées de la justice et de la police commerciales,
avaient, comme on l'a vu, des juges spéciaux. Les cours de
prévôtés, établies dans les principales villes de l'Anjou, se
tenaient tous les quinze jours'. Celle d'Angers avait pour siège
une salle du bâtiment des halles, appelée l'Auditoire ; mais
l'institution de la mairie lui enleva ses attributions et son
local. Son produit fut donné par Louis XI, pour mi tiers au
moins, à l'un de ses panetiers, nommé Théolde de Halbic,
ce qui engendra de longues dilTicultés avec le maire. Afin
d'arriver à un accord, le concessionnaire fut obligé d'affermer
sa part à la ville pour trois ans, moyennant quatre cents écus
d'or. Les revenus de cette prévôté formaient , au dire des
gens des comptes, le membre le plus important de la recette
ordinaire d'Anjou : aussi étaient-ils baillés à ferme à des prix
très-élevés -. Le prévôt et ses gens prêtaient le serment de
sauvegarder les droits du roi de Sicile et les intérêts de la
chose publique. Ils recevaient de la Chambre des comptes des
• .\rch. nat., P 1334%^* 68, 77; P 1334", i" 132. Arch. des Bouches-du-
Rhone. B 2T4,;t"*'^ 6 V, 39 V.
- Arch. nat., P 1334", f^ 123 v», 14: ; P 1334", f»* 8 v», 61, 78 t«, 201.
La part cédée à Théolde de Halbic sur la prévôté comprenait «les estallaiges de la
poissonnerie, les quatre estaulx de ladite poissonuerie, deux dedans et deiLs
dehors, le plauchaige des mareschaux, le savataige des courdoueuuiers et basaa-
niers. le choTetaige des tanneurs, le boutaige d'iceulx tanneurs, le guitonnaige
des maiitres vailetz desditz tanueur>, le cordouennaige, le vergeaige des peletiers,
l'aguillaige des cousturiei-s. chaussetiers et auti"es jioigiians d'aguilles, les gxietz de
touzet chascuns les mestiers de la ville «.
PROCUREUR ET AVOCAT FISCAL. 505
instructions écrites sur la manière de lever les taxes ou les
amendes qui leur étaient dues : il leur était surtout recom-
mandé de ne faire d'eux-mêmes aucun arrangement avec les
particuliers, mais de laisser la décision de tous les cas au juge
de la prévôté. Les prévôts-fermiers étaient tenus de présenter,
à l'expiration de leur bail, un compte -rendu détaillé de
leur gestion et de leurs recettes. Ils avaient le droit de prendre
une part sur les amendes des assises ordinaires, et celui d'An-
gers partageait, de plus, avec le sénéchal la connaissance des
causes des écoliers de l'Université *.
Le pouvoir ducal était représenté, dans toutes les affaires
judiciaires, par deux magistrats : le procureur général d'An-
jou et l'avocat fiscal. Le premier de ces offices, divisé sous
Louis IT, mais ramené depuis à l'unité originelle, fut exercé, à
partir de l'avènement de René jusqu'en 1469, c'est-à-dire pen-
dant plus de trente ans, par Louis Delacroix, qui, en récom-
pense de ses longs services, obtint la faveur de transmettre
sa charge h son fils François, dont il avait fait de bonne heure
son auxiliaire. Jean Binel, juge d'Anjou, leur succéda à tous
deux, et conserva ses fonctions sous Louis XL Le procureur
général avait le pouvoir de « se présenter en jugement et
ailleurs pour le roi de Sicile, de citer, avouer et désavouer,
appléger et contrappléger, opposer, demander, garantir, pa-
cifier, accorder, requérir, recevoir principal et dépens, etc. -. »
Un procureur particulier était établi dans chacune des sei-
gneuries du duc indépendantes de l'ancien domaine. En
Provence, cette représentation du fisc avait son contre-poids
dans le procureur des pauvres, chargé de défendre les inté-
rêts du faible et de l'indigent : cette institution de la charité
intelligente de nos pères s'est maintenue dans certains pays
jusqu'aux temps modernes \ Les procureurs de René venaient
souvent « besogner « au parlement de Paris, afin d'activer le
' Arch. iiiit., P i:{3i', l'»'* 119, 171) \" ; P 1334'', [""33, 121 v« , l2'> \" ;
P 1334", fo 57.
- Anli. liât., P 13349, f° 41 ; P l33i", 1" K» v».
' Arcli. liât., P 1334', f« 20 v" ; P 133i", I" 237, etc.
306 GRANDS JOURS.
jugement de ses procès ou des appels interjetés par ses su-
jets ; mais il blâmait leurs allées et venues continuelles, qui
finissaient par devenir onéreuses pour son trésor. Afin de les
rendre moins fréquentes, il entretenait auprès de cette cour,
pour le même objet, des mandataires spéciaux, qui avaient le
titre de solliciteurs des causes du roi de Sicile. Ces manda-
taires étaient souvent pris dans le sein du parlement lui-même :
ils recevaient des indemnités variant de dix à cent livres par
an. En 1451, les avocats ou magistrats ainsi subventionnés et
accrédités par lui étaient maîtres Henri Boileaue, Jean Barbin,
Jean Simon, Jean Rapiot, Gui Billet, Arnoul Boucher,
Jacques Ferrand et André Gouraud, dont les services lui
. coûtèrent , cette même année , la somme de cinq cent
vingt-trois livres. Les solliciteurs envoyaient périodiquement
l'état des causes du prince en parlement, avec des mémoires
explicatifs, au Conseil ducal d'Anjou, qui les retournait ac-
compagnés de notes sur la marche à suivre, les délais à
demander, etc. '.
Malgré les avantages de cette organisation, l'exercice de
l'autorité judiciaire était assez difficile, par suite de l'enche-
vêtrement des juridictions et de la complication qui résultait
des droits de justice laissés à certaines communautés , à
certains seigneurs. Les officiers du roi de France venaient
encore augmenter la confusion, en empiétant parfois sur les
attributions des magistrats ducaux. René résistait énergique-
ment à ces entreprises : ainsi, le président et les conseillers
royaux qui tenaient les grands jours à Thouars, en 1455,
ayant pris connaissance des appels interjetés par plusieurs de
ses sujets d'Anjou, il défendit de donner aucune suite à leurs
sentences et leur écrivit pour en réclamer la révocation, les
Angevins n'étant tenus de plaider hors du duché qu'en la
' Arch. nat., P 1334% f^ 52, 53 v», 55; P 13349, fo 238. En 1476, René
donna à l'un Je ses solliciteurs en parlement, Gilles Dorin, qui n'avait pas de
maison à Paris, la jouissance de l'hôtel de Bar, sis dans cette ville, occupé pré-
cédemment par maître Jean Boulart, décédé. (Arch. des Bouches-du-Rhône,
B 274, f" 8 V".)
REVISION DES COUTUMES D'ANJOU. 507
cour du parlement ^ Lui-même avait le droit de tenir chaque
année ses grands jours, en vertu d'un privilège concédé par
le Roi à son aïeul Louis I, et d'y faire expédier toutes les
causes des parties qui appelaient des jugements de ses magis-
trats. Ces appels étaient l'occasion de plusieurs abus graves,
qui tournaient au préjudice de l'équité et à la ruine de son
peuple : il entreprit, en 1467, de les réformer radicalement.
Les parties, dans l'intervalle des sessions, confiaient la mis-
sion d'ouïr et déjuger leur procès à deux ou trois « gens de
conseil » à leur dévotion, ayant déjà défendu leurs intérêts,
ou possédant l'art de traîner les choses en longueur et d'aug-
menter indéfiniment les frais. Un conseiller spécial et compé-
tent fut chargé d'accueillir leurs requêtes, d'instruire les
causes et de prononcer les jugements, avec deux officiers de
justice d'une impartialité notoire : il prit le titre de président
des grands jours. Cette charge honorable eut pour premier
titulaire Jean de la Vignolle, déjà président de la Chambre
des comptes, qui fut autorisé à cumuler les deux offices le
30 octobre 1467 ^
D'autres réformes, plus importantes encore, furent réali-
sées par le roi de Sicile en matière de législation coutumière.
Les coutumes d'Anjou avaient été déjà revisées et corri-
gées dans les grands jours tenus à Angers au mois d'oc-
tobre 1391 *; mais elles offraient toujours des parties contra-
dictoires : il les soumit à un examen plus approfondi et en
ordonna la codification. Charles VII venait de prendre la
même mesure pour la Touraine et pour ses autres provinces
de droit coutumier; on commençait à s'apercevoir des fruits
qu'elle produisait. René s'empressa d'en faire jouir ses sujets,
et par une première lettre, datée du 17 octobre 14S7, il pres-
crivit à son Conseil de rassembler tous les avocats du duché,
tous les anciens, tous les individus au courant des coutumes,
et d'arrêter en leur présence la rédaction de chaque article,
« Arch. uat., P 1334\ f°« 148, 150 v°.
^ Arch. nat., P 1334*, f° 192 \°; pièces justificatives, no 60.
3 Arch. nat., P 1334^ u» 7, f» 20.
M08 REVISION DES COUTUMES D'ANJOU.
pour former un texte authentique et sûr, qui pût lever sur-le-
chauip les difficultés. Le 8 mars suivant, l'exécution de
cet ordre fut confiée à Jean Breslay, juge d'Anjou, qui tenait
les assises d'Angers. Mais l'esprit de routine, l'égoïsme des
avocats du pays, qui craignaient de voir leur intervention
devenir moins nécessaire et leurs affaires décliner, opposèrent
la plus redoutable des résistances, celle qui s'appuie sur la
force d'inertie. Un an après son injonction, le G octobre 1458,
le prince, reconnaissant qu'on n'avait absolument rien fait,
promulgua une ordonnance solennelle, adressée à son séné-
chal, à ses gens des comptes, au juge d'Anjou, à maîtres Hu-
gues Péan, Lucas Lefèvre, Pierre Hocquedé, Jean Depinée et
Jean Binel, et, sans dissimuler son mécontentement, les char-
gea de la manière la plus expresse d'exécuter sa volonté : le
soulagement de son peuple, écrasé tous les jours par des dé-
pens exagérés, la prompte administration de la justice exi-
geaient qu'on procédât au plus vite à l'interprétation des
coutumes et à leur rédaction ; toute autre affaire devait être
laissée de côté. Le nouveau texte, une fois arrêté, devait lui
être communiqué, pour être autorisé, s'il lui semblait bon, et
appliqué sur-le-champ '. Cette lois, l'on fit semblant de se
mettre à la besogne : la Chambre écrivit que les commissaires
désignés entreprendraient leurs travaux dans les premiers
jours du prochain carême. Toutefois, au mois de février 1460,
la révision n'était pas encore commencée, et René se voyait
obligé de recourir aux menaces. Dans un nouveau mande-
ment, rendu à cette date, il démasquait ces «avocats et prati-
ciens en cour laye, qui, par le moyen d'icelle reftbrmacion,
doubtoient perdre grant partie de leurs pratiques et prouffiz
particuliers », et qui, profondément indifférents au bien géné-
ral, apportaient toutes les entraves imaginables aux opéra-
tions de ses mandataires. « Laissez de côté, disait-il au séné-
chal, tous les gens hostiles; prenez avec vous les plus sages
du pays, ceux qui aiment réellement le bien du peuple, et
' Aich. nat., P 133V', f" 210 v° ; P 1334', f» 13 v»; pièces justiCipatives, n» 43.
RÉFORMES JUDICIAIRES EN PROVENCE. o09
travaillez en leur compagnie le plus diligemment que vous
pourrez ; car aucune matière ne m'est plus à cœur. Intiuiez
ma volonté absolue aux juge, avocat et procureur d'Anjou, et
faites-leur craindre les effets de mon indignation \ » En même
temps, il recommandait de réunir les coutumes corrigées en
un beau volume sur parchemin, «relié et couvert de velours
cramoisi, à beaux clous bien dorés » , et de laisser en tête
cinq ou six feuillets blancs, pour y mettre certaines histoires ^
détail charmant, trahissant toute sa sollicitude pour le texte
de la loi et l'importance qu'il attachait à l'exécution de son
utile projet. Enfin l'opposition céda, et la lourde tâche, entre-
prise sérieusement, fut menée à bonne fin en moins de deux
ans. Approuvée aux grands jours d'Angers en 1462, la nou-
velle coutume d'Anjou, dont la teneur est connue, fut déposée
aux archives de la Chambre et conservée avec les titres les
plus précieux. On peut donc dire que cette réforme législative
est due à l'initiative personnelle du roi René, qui la poursuivit
à travers mille obstacles avec une ténacité digne des plus
grands zélateurs de la justice ^
En Provence, le perfectionnement de-l' organisation judiciaire
fut aussi de sa part l'objet d'efforts réitérés. Il rétablit à Aix,
en 1437, le tribunal suprême transporté peu de temps aupa-
ravant à Marseille, et dota plus tard cette dernière cité d'une
cour de prud'hommes pêcheurs, chargée de régler les diffé-
rends de cette importante corporation. Ses biographes ont
déjà signalé les statuts qu'il édicta, à différentes reprises,
pour astreindre le grand sénéchal à des visites périodiques ;
pour obliger les juges à la résidence et au serment; pour ré-
gler le salaire des procureurs, dont la rapacité ruinait les
familles , la nomination des tuteurs et la protection efficace
' Arch. nat., P. 1334', f»^ 20 v», 105 v» ; pièces justificatives, n» 46.
^ L'exemplaire original de la coutume arrêtée du temps de Reué, eulevé uue
première fois des armoires de la Chambre, puis remis en place, a disparu depuis;
il formait un registre de 129 feuillets sur parchemin. Cette coutume fut corrigée
sur un seul point par le grand conseil royal en 1483, et réformée de nouveau
en 1S08. (Arch. nat., inventaire PI' 3:5, n" 126.)
blO REFORMES JUDICIAIRES EN PROVENCE.
des intérêts des mineurs, la liberté des donations, qui, au-
dessus de dix florins, durent être faites en présence de ma-
gistrats, le partage des successions et les substitutions d'hé-
ritier ; enfin pour supprimer l'emprisonnement préalable des
accusés \ La plupart de ces dispositions étaient prises dans
les assemblées des trois états du comté, qui délibéraient avec
le prince ou ses conseillers sur les plus hautes questions de
jurisprudence. Quelques autres mesures du même ordre, mais
plus ignorées, sont marquées au coin de la générosité et de
l'équité qui distinguaient si éminemment le roi de Sicile. Il
défendit, en 1446, de poursuivre le payement des dettes usu-
raires, interdit le cumul aux magistrats provençaux, réduisit
la durée des procédures. Les délits de ses propres officiers
furent soumis à une répression sévère, et le sénéchal fut ex-
pressément chargé de les punir, siiblato quocunque velamine
indebito. L'avocat et le procureur des pauvres eurent la mis-
sion de visiter quatre fois par an les prisons, et de faire relâ-
cher les prisonniers qui le mériteraient. Les clercs mêmes
n'échappèrent pas à la vigilante action du législateur : des
amendes furent décrétées contre ceux qui mèneraient une
conduite scandaleuse ou qui exerceraient une profession
indigne de leur habit. Une ordonnance plus singulière inter-
dit l'accès des offices judiciaires de Tarascon aux gens du
pays. Les étrangers seuls offraient, paraît-il, assez de garan-
ties d'impartialité pour exercer dans cette ville les fonctions
de juge et de viguier, ce qui prouverait peu en faveur du
caractère de ses anciens habitants ; toutefois cette interdiction
avait été reconnue nécessaire par eux-mêmes, et le comte de
Provence ne l'imposait qu'en exécution de leurs statuts muni-
cipaux ^
• Vill.-Barg., lll, 40 et suiv., 265-270 ; de Qiiat rebarbes, tome I, p. xtv.
Ces statuts se trouvent reproduits dans plusieurs registres de la Chambre des
comptes d'Aix. (Arcli. des Bouches-du-Rhone, B 14, 1» 29 \° ; B 15, f° 69 ; B 49,
fo» 253, 273, 32(5, etc. ; B 0G4 et (i(J9.)
■' Arch. liât., I' 13i4", 1" partie, i"» 65, 66. Arch. des Bouches-du-Rliôiie,
B 14, t''>29 V"; B 21, 1» 117. Arcii. de Tarascon, BB 53. 11 faut croire que la
POLICE GENERALE. 511
L'exécution des arrêts de la justice et la sûreté publique
étaient garanties, en Anjou comme en Provence, par un nom-
breux personnel de sergents, placé directement sous les or-
dres des magistrats. Chaque cour, chaque juridiction avait sa
police particulière : la sénéchaussée, les prévôtés, la maî-
trise des forêts, les recettes financières même étaient pour-
vues de sergents, sans compter ceux qui étaient chargés d'un
service à part, comme la visite des poids et mesures, des
moulins, etc. Ces agents étaient ordinairement à la nomination
du prince et de son conseil. On trouve cependant en Anjou quel-
ques sergenteries inféodées ou /"«yee^, c'est-à-dire tenues à foi
et hommage, et pouvant être vendues ou affermées par leurs
possesseurs comme une simple rente ; elles constituaient, en
effet, une source assez productive de revenus \ D'autres abus
résultaient de la multiplicité de ces charges : des conflits
d'attributions éclataient parfois entre les différentes catégories
de sergents ; ils se livraient, dans certaines localités, à des
extorsions véritables. On en vit une fois trois ou quatre cents
se réunir en bande armée, se déguiser sous l'habit militaire,
envahir la Vallée, et lever sur ce petit pays une somme de
trois ou quatre mille livres, sous prétexte qu'on leur faisait
payer des aides dont ils devaient être exempts. Mais ces sin-
guliers protecteurs de l'ordre furent ajournés devant le conseil
ducal, et punis comme il convenait ". Les habitants avaient, du
reste, le droit de refuser les redevances que les sergents leur
réclamaient, lorsque ceux-ci voulaient bien les recevoir à op-
position ; leur différend était alors tranché par le magistrat
compétent, et le plus souvent par les prévôts, car ces recours
se produisaient surtout en matière de police commerciale ^
La police générale fut réglementée plusieurs fois sous le
conduite des magistrats proTcnçaux n'était guère exemplaire, iniisque René dé-
fendit aussi aux sous-viguiers et aux officiaux de tenir dans leurs maisons des éta-
blissements suspects. (Arch. de Tar., FF 2.)
' Arch. nat., P. 1334'°, i" 25.
2 Arch. nat., P 1334^ f° 96.
* Arch. nat., P. 1334", f" 49 v ; V. 1334», 1» 17 1 v"*
ol2 POLICE GENERALE.
gouvernement de René. Lui-même rendit à ce sujet des or-
donnances d'une sévérité qui serait presque étonnante chez
lui, si l'on n^avait déjà reconnu qu'il joignait, comme saint
Louis, à ]a bonté du père la roideur du justicier. Il est un
genre de délits qu'à l'exemple de ce pieux monarque il pour-
suivit avec une sorte d'acharnement : c'est le blasphème. En
Lorraine, dès les premières années de son règne, il condamna
les renieurs et blasphémateurs à payer, la première fois, une
forte amende ; la seconde, une somme double ou triple ; la
troisième, à être mis au pilori ; la quatrième, à avoir la langue
percée d'un fer rouge. Ce règlement fut renouvelé en 144S,
durant son séjour à Nancy, avec une clause remarqua])le, éta-
blissant sous l'apparence de l'inégalité une équité réelle : l'a-
mende des gentilshommes , qui devaient l'exemple à leurs
inférieurs, fut fixée à soixante livres, tandis que celle des
gens du peuple n'était que de soixante sols. A Angers, des
mesures analogues furent appliquées^ jusqu'au jour où la
répression des blasphèmes fut dévolue, avec la police de la
ville, au maire et aux échevins. Après son inslallatioii en
Provence, le roi de Sicile déploya dans ce pays la même ri-
gueur : une décision adoptée dans l'assemblée des étals, en
1473, des lettres patentes données à Aix, en 1479, soumirent
à des peines graves non-seulement ceux qui se rendraient
coupables du délit, mais ceux qui l'occasionneraient. En même
temps, René proscrivait d'autres usages scandaleux, telle-
ment répandus' dans son comté, disait-il_, qu'on devait leur at-
tribuer la série de guerres et d'épidémies déchaînées sur ses
habitants depuis nombre d'années. Aux fêtes de Noël, au
carnaval, les Provençaux se livraient avec tant de frénésie aux
jeux de hasard, qu'ils y passaient le jour et la nuit, et qu'on
ne voyait plus, sur les places comme dans les maisons, que
cartes et trinquets; les offices religieux étaient oubliés, des
luttes homicides éclataient, des familles se ruinaient, le nom
de Dieu, de la Vierge, des saints était continuellement blas-
phémé. Pour arrêter un pareil débordement, il fut défendu de
vendre ou d'acheter de ces jeux, de s'en servir et détenir des
POLICE GENERALE. 513
tripots, sous peine d'une amende considérable ou d'arrestation
pour les insolvables. La dénonciation des délinquants fut
même encouragée: leur dépouille était promise d'avance au
dénonciateur '. Ces prohibitions eurent-elles toute l'efficacité
qu'en attendait leur auteur? Il est permis d'en douter ; car le
goût du jeu, et celui des cartes en particulier, ne fit que se dé-
velopper par la suite. Le bon roi lui-même, d'après certains
articles de ses comptes personnels, ne fuyait pas toujours cette
distraction : il est vrai que les comptes en question sont an-
térieurs à son ordonnance, et, dans tous les cas, il n'enten-
dait proscrire que l'abus. La débauche, le proxénétisme, qui
s'étaient propagés des bas-fonds de la société provençale jus-
que dans les classes élevées, trouvèrent en lui un adversaire
encore plus énergique : dans les constitutions de 1456, signées
de lui et de son fils Jean, qui gouvernait en son nom, le ban-
nissement immédiat et la confiscation des biens furent ordon-
nés contre tous ceux qui s'y livreraient. 11 fit aussi la guerre
à quelques « folles coutumes » du même pays, plus innocen-
tes peut-être, mais troublant trop souvent la tranquillité pu-
blique, telles que les jjelotes et les charivaris. Ces derniers
avaient si bien pris racine dans les mœurs des Marseillais,
qu'ils se maintinrent chez eux contre tous les efforts, et qu'un
peu plus tard le sénéchal du roi de France, ne pouvant les
extirper, les organisa d'une façon honnête et modérée par
l'intermédiaire du prince d'amour ^
Les délits contre les mœurs semblent avoir été moins com-
muns en Anjou qu'en Provence; mais le vagabondage, le vol,
' Arch. nat., KK 1124, f» 877 v». Arch. des Bouches-du-Rhône, B 17, 1" 21G ;
B 49, f» 354. Vill.-Barg., I, 114, 300.
- Arch. des Bouches-du-Rhôue, B 2U, f" 279 v"; B 49, f° 345 v". Arch. de
Tarascoii, FF 2. Le prince d'amour, élu par les habitauls de Marseille, avait la
mission d'organiser les danses, les réjouissances puliliques, et alla lioncsla, jocosn,
(lelectabilia. En 1484, Aymar de Poitiers, sire de Saint-Vallier, grand sénéchal de
Provence, coudrnia cet office à Pierre de Monleulx, à la requête de la jeunesse
de la ville, en spécifiant que tout se passerait suivant les règles de l'honnêteté.
« Nous ne condauinons pas l'antique usage, disait le lieutenant du Uoi, nos (jui
sanctissimas amoris Icgcs ni<s(/uant infringcre intem/imus. »
33
ol4 POLICE GENERALE.
les violences, les injures y étaient plus répandus et donnè-
rent lieu à diverses mesures de répression. Le Conseil astrei-
gnit, en 1451, les hôteliers d'Angers h remettre, chaque
semaine, au capitaine de la cité ou à son lieutenant un rapport
sur les « gens vacabons et incongneuz » descendus chez eux,
et cela sous peine d'amende arbitraire. Quelque temps après,
l'expulsion de tous les individus de cette catégorie fut décré-
tée. Les environs de Saumur étaient particulièrement infestés
de crocheteurs. « On dit, écrivait le président des comptes aux
officiers de cette ville, au mois de juillet 1459, que vous avez
le grant caym (le grand khan) de la crocheterie ; vous le saurez
mieulx entre cy et quinze jours que ceux qui en parlent.
Monsieur le procureur en dit rage de ce qu'il en a sceu. » Il
fallut organiser contre cette bande une véritable chasse. Deux
de ses affiliés, enfermés dans les prisons de Saumur, furent
reconnus pour des clercs ; l'autorité ecclésiastique les fit récla-
mer : mais, après s'être entendue avec l'offîcial et le promoteur
d'Angers, la justice laïque obtint de garder ses prisonniers, et
le conflit fut évité \ Malheureusement des guerres trop fré-
quentes favorisaient le développement de ces plaies sociales
en empêchant les mœurs de s'adoucir. La guerre de Bretagne,
entre autres, sema dans le pays des haines et des discordes
locales qui se traduisirent en luttes passionnées. René fit pu-
blier à Angers, en 1468, une admonition succincte, annon-
çant que tous ceux qui prendraient part à ces querelles en-
courraient une amende arbitraire et la prison, mesure qui,
appliquée à propos, eût prévenu en d'autres temps bien des
troubles politiques ^
La police des chemins, la sûreté et le bon état des rues, la
salubrité publique étaient également l'objet d'une surveillance
' Aich. nat., P. 1334-s (°^ 24 v», 7G v°; P 1334', f°« f)r>, 5G.
^ « De par le roy de Sicile, d'Arragon, etc., duc d'Anjou, etc. On defl'end à
touz les maiians et habilans de ceste ville et forsboiirgs d'Angiers, de (|uelqiie
estatj nacion ou condicion qu'ilz soient, toutes paroUes injurieuses des iings aux
autres, et aussi toutes voyes de fait, et ce sur paine de prison et d'amende arbi-
traire. Fait au chastel d'Angiers, le xxili" jour de juillet, l'an mil Ilir soixante-
huit. - G. Rayneau. " Arch. nat., P 1334% f 218.
POLICE SAMTAIRE. 51 o
attentive. Peu de villes étaient alors aussi bien partagées,
sous ce rapport, que la capitale de l'Anjou. Il est telle des
ordonnances du Conseil pour la propreté et le nettoyage des
différents quartiers de la cité, qui ferait honneur à plus d'une
édilité moderne : tous les détails y sont réglés avec un soin
minutieux ; cinq enqoloyés spéciaux sont commis à l'entretien
des voies, et les sergents « de la grant verge » sont chargés
de surveiller l'exécution journalière des précautions prescrites \
Au moindre symptôme d'épidémie, René intervient lui-môme
et fait ouvrir des enquêtes. En 1450, durant son séjour à
Launay, une maladie de bouche, le scorbut sans doute, se
propage dans le pays. 11 mande à ses officiers d'Angers de
réunir une conférence de médecins et de lui adresser un rap-
port; Maurice Le Peletier, Jacques Le Prévost, Yves Pelaut et
Jacques Marais, docteurs en médecine, sont interrogés, ainsi
que les apothicaires, les barbiers, les curés des différentes
paroisses: le mal est reconnu sans gravité et combattu avec
succès. Peu de temps après, une contagion plus étrange se
déclare dans la même ville: c'est une maladie inconnue, qui
frappe jusqu'aux gens «de bon gouvernement», leur fait
perdre entièrement la parole et les emporte. Le roi de Sicile,
cette fois, institue un médecin et un chirurgien publics, payés
cent livres par an, pour arrêter l'invasion du Qéau et soigner
continuellement les habitants ". On reconnaît à ce trait le père
plein de sollicitude qui, se préoccupant du « l)ien et sûreté des
corps des créatures », contraignait les chirurgiens du Barrois
à connaître leur métier avant de l'exercei', frappait d'une taxe
les bouchers de Naples vendant des viandes malsaines, envoyait
porter des secours aux moindres localités de Provence éprou-
vées par la peste ou la famine. Louis XI, en alléguant dnns
l'acte d'institution de la mairie d'Angers, l'insuffisance de
l'ordre et de la sécurité procurés par le régime antérieur, pou-
vait-il choisir un plus mauvais argument? Ses propres admi-
nistrateurs se chargèrent de lui donner un démenti ; car, dès
' Anh. liât., P 1331% l'« 7(i; pièces justificatives, n" 51.
2 Arch. nat., P 1334 ■, f»=* 13 v", 07 s".
S16 POLICE DES JUIFS.
le premier hiver qui suivit la mort du bon roi, les gelées
ayant sévi d'une manière extraordinaire, ils laissèrent la ville
manquer de bois, faute de prévoyance et de police, et tout le
monde, d'après une note des mémoriaux, faillit mourir de
froid *. Ainsi les Angevins purent reconnaître qu'en dépit des
plus belles promesses, on ne gagne pas toujours à passer sous
le sceptre d'un souverain puissant.
Il y avait, parmi les sujets du roi de Sicile, une caste
assez nombreuse soumise à des règlements exceptionnels :
c'étaient les Juifs. Le comte Charles II les avait autrefois ban-
nis de l'Anjou, du Maine et de la Provence, ainsi que les
Lombards, les Cadurcins et toute la gent des usuriers, parce
qu'ils ruinaient et scandalisaient les chrétiens ^ Mais ils y
étaient revenus et ils avaient pullulé, en Provence surtout.
L'opinion publique, au quinzième siècle, commençait à s'a-
doucir à leur égard. René fut un des princes qui les protégè-
rent le plus, tout en punissant sévèrement leurs méfaits. Sa
piété éclairée le portait à les traiter avec humanité ; car il est
à remarquer que les Juifs ont toujours trouvé une condition
plus douce sous les gouvernements vraiment religieux. L'in-
térêt le poussait peut-être aussi à la tolérance : son trésor
était pauvre, et leurs épargnes entassées étaient inépuisables ;
aussi se f;iisait-il souvent aider par eux, soit par voie d'em-
prunts, soit par voie d'impôts. Les Juifs de Provence lui
payaient une pension ou contribution annuelle de 21,000 flo-
rins, sans compter les subsides extraordinaires ou dons gra-
' AitIi. liât., P 133'i", f 21. Du 27 décembre 1 i80 ;iii : février 1481, la Loire,
la Sarlhe, le Loir, l'Authion, la Mayenne et les autres cours d'eau « lurent pris
sans rompre, en manière que gens, clievaulx, charreetes chargées de bois et de
pippes (le vin y passèrent, et de ceste Chambre des comptes furent veuz plus de
dix mil personnes aller, venir, billcr et boulier par dessus ladite rivière de
Mayenne, depuis le Porl-Linier jusques au Pré de la Savate, qui fut le penullime
jour du moys de janvier, l'an dessus dit. » {Ih'ul.)
- « Et (juin Cl/m iniillls niii/'/rril/iis clirislia/iis se iicfar'iù commiscehanl . » (Arch.
nat., P. 1.33i% n" 7, f" 9.) Cf. une ordonnance du même prince expulsant les
.luifs des emplois qu'ils occupaient à Turascon, « attendu qu'il ne laut point les
élever par la faveiu', mais les rabaisse)- comme blasphémateurs du nom chrétien. »
^Avch. deTarascon, CG 40.)
POLICE DES JUIFS. oll
cieux '. Il leur accordait, en retour, des immunités et des pri-
vilèges précieux. En 1443, reconnaissant qu'ils ne respiraient
a que sous le bouclier de sa tutelle » , il confirma les lettres de
protection qui leur avaient été octroyées par sa mère Yolande, et
qui garantissaient leur liberté individuelle contre toute vexation
injuste ^ Onze ans plus tard, il adoucit les anciens statuts qui
les régissaient et qui leur rendaient l'existence pénible. Ainsi la
large rosace d'étoffe jaune ou rouge qu'ils devaient porter sur la
partie la plus apparente de leurs vêtements, et dont le but était
de les signaler à l'animadversion publique, fut remplacée parun
petit rond de lil de la largeur d'un gros d'argent, placé sur la
ceinture, au côté gauche, et cette marque ne fut même plus
obligatoire que dans les villes et les lieux fermés. Il fut dé-
fendu en même temps de rien attenter contre les Juifs des
deux sexes, de les inquiéter dans l'exercice de leurs offices,
de leur commerce, et notamment de la médecine, qu'un grand
nombre d'entre eux pratiquaient; de les molester dans les
carrières ou les rues qu'ils occupaient, dans leurs synagogues,
dans leurs cimetières ; de les forcer à entrer dans les églises;
d'exciter le peuple contre eux du haut de la chaire. Les offi-
ciers du comte furent chargés de les défendre contre quicon-
que enfreindrait cette ordonnance l Ce n'était pas assez : une
charge de conservateur et juge des Juifs fut créée ou rétablie,
pour mieux assurer la distribution de la justice à leur égard
et le maintien de leurs privilèges, charge qui fut occupée suc-
cessivement par des personnages touchant de près à la per-
sonne du souverain, comme le sire de Précigny, Philippe de
Lénoncourt, Ferry de Lorraine et le Napolitain Jacques Ga-
1 Arch. des Bouches-du-Rhône, 1M4, f° 185; B Kl, f« 140 V; etc.
2 « Sub solo nostre dcffcnsionis cllpeo respirare, « .\rch. des Bouches-du-
Rhone, B 13, f° 30.
' Arch. des Douches-du-Rhône, R 1 i, f» 152 V. 11 paraît que les états de Pro-
vence obtinrent, en l'iT2, le rétablissement de la roue ou rosace rouge, par la
raison que le signe porté par les Juifs était devenu si petit et se dissimulait si faci-
lement dans les plis de leur babil, tpi'on ne les distinguait [)lns. (Vill.-lîarg.,
m, 52.)
518 POLICE DES JUIFS.
liotto^ Les comptes du roi de Sicile montrent qu'il trouva
chez ses protégés une certaine reconnaissance, et qu'ils lui
rendirent des services fort appréciés, dont ils savaient, du reste,
se faire bien payer. Il prenait parmi eux des courriers, des
péagers, des tailleurs, des couturières, des tapissiers, des
fournisseurs de toute espèce. Ceux qui se distinguaient par
leur science ou leur mérite étaient largement récompensés.
Ainsi un médecin juif d'Aix, appelé Cohen, qui avait été
exempté de toute taille, obtint, en 1477, la confirmation de
cette faveur, par la raison qu'il était vieux, chargé d'enfants,
et qu'il paraissait digne d'être élevé au-dessus de sa caste.
Déjà Louis II avait utilisé les lumières de plusieurs de
ses pareils et s'était fait soigner par eux dans sa dernière
maladie. Plus anciennement encore, la reine Jeanne avait eu
pour médecin un juif arabe, appelé Ben-dig-Ahym, qui habitait
la ville d'Arles. Il est probable que René suivit leur exem-
ple, bien que ses actes ne le disent pas formellment. Nostre-
dame parle d'un autre individu de la même race qu'il favo-
risa pour son habileté dans l'art de la médecine, et qu'il dis-
pensa également de l'impôt judaïque, Abraham Salomon. Cet
historien lui-même appartenait à la famille d'un médecin Israé-
lite, converti par l'influence du bon roi et devenu, pour cette
raison, son familier: car, s'il s'intéressait au sort des endur-
cis et des persécutés, sa bienveillance recherchait plus encore
ceux qui se faisaient baptiser, et il suffisait, pour mériter
ses libéralités, d'avoir été autrefois de la secte juive ".
Peut-être une si grande condescendance envers les Juifs
eut-elle l'inconvénient de faciliter leurs pratiques usuraires;
car elles atteignirent, bientôt après, de telles proportions, que
le peuple provençal se souleva contre eux et obtint de Char-
' Aich. des Bouches-du-Rliône, B 15, 1° 129; D IG, f 107 v". Aich. na!.,
P 1334'*, 2" partie, f» 87 \0. M. tlo Villeneuve-Hargemont nomme encore, parmi
les titulaires de cet emploi, Charles de Castillon, Jean de Matheron et Jean de
Forbin, frère de Palaïuède de Forbin (III, 3C9).
■■' Arch. nat., ibid.,i'>^ 21, 30 v", 54, 72, 84, etc. Arcli. des Douchos-dii-Rhône,
B 273, f° 179, etc. Pièces justificatives, n» 88. Comptes cl iticnioriau.i, u"^ 349,
512, 624, etc. Nostredume, p. GIS.
POLICE DES JUIFS. 519
les VIIT un nouveau décret d'expulsion. Ces malheureux n'é-
chappaient point cependant à la justice du comte ; il savait,
connue je l'ai dit, les châtier à l'occasion avec une rigueur
inflexible. On en a une preuve plus que suffisante dans le trait
suivant, rapporté par Bourdigné. Unjuifd'Aix, nommé As-
turge (ou Astruc), dont les blasphèmes publics avaient excité
jadis une sédition violente contre le tribunal suprême, accusé
d'un excès d'indulgence à son égard et transféré peu après à
Marseille pour ce fait même, recommença, dans les dernières
années du règne de René, à vomir contre la foi chrétienne les
imprécations les plus horribles. Le prince essaya d'abord de le
faire venir à résipiscence par la douceur mais, voyant tous ses
efforts inutiles, il finit par l'abandonner aux juges, qui le con-
damnèrent à être écorché vif. Le juif lui fit offrir clandestine-
ment, pour obtenir sa grâce, une somme de vingt mille florins :
sa proposition fut repoussée avec horreur, et l'arrêt fut exé-
cuté \
' Bourdigné, II, 237 et suiv. L'historien de René a reproduit tout an long cette
anecdote, en révoquant en doute, avec raison, certains emljellissements imaginés
on accueillis avec trop de confiance par le crédule cluoniqueur (HI, 148-i52).
CHAPITRE III.
AFFAIRES MILITAIRES.
-e-=t<i>-îc;>-3-
Appatls et payes imposés à l'Anjou ; leur remplacement par la taille des gens
d'armes. — Vexations des troupes royales. — Corvées et redevances militaires.
— Fortifications. — Capitaines et lieutenants des places fortes. — Garde du
roi de Sicile. — Marine militaire. — Ordre du Croissant : sa fondation ;
ses statuts; ses dignitaires. — Extinction de l'ordre.
L'autorité militaire, dans le duché d'Anjou, était partagée,
comme les impôts, entre le roi de France et le duc. L'inva-
sion des Anglais, leurs tentatives réitérées sur cette province,
et surtout l'occupation du Mans, avaient décidé Charles VIT à
fortifier les garnisons des principales places du pays en y en-
voyant des compagnies de gens d'armes et de trait à son ser-
vice : une fois installées, elles y demeurèrent. Ces compa-
gnies furent payées au moyen d'un appatis ou contribution
de guerre, levée par les capitaines dans les différentes
paroisses, avec des frais et des surcroîts considérables, qui
retombaient à la charge du peuple. La misère à laquelle
était réduit le duché d'Anjou, les plaintes continuelles qui
s'élevaient sur le fardeau imposé par la présence des troupes
royales *, finirent par émouvoir le souverain, qui, après quel-
' Si l'on veut avoir une juste idée de ce fardeau, il faut lire le passage suivant
du mémoire que René adressait au Roi en 1450, et dont il a été question plus
haut :
« Depuis la prinseet perdicion du Mans, qui lut xxvi ans a ou environ, iiniit
pais d'Anjou, d'un cousté, deveis la frontière, a tousjours esté barrière et houio-
varl de l'autre pays de par derà, a porté et soustenu entièrement le fes cl la
charge de la guerre et le paiement des gens estahliz es places de la frontière, en la
plu? granl conlnsion et désnrdonnance des gens d'armes <lonl jamais lut mcniûirc;
car ils tauxoienl le pouvre peuple à leur vonlenté, les pnnoicnt prisonniers,
522 APPATIS ET PAYES.
ques essais de réforme, rendit, au mois de mai 1442, à Li-
moges, une ordonnance régularisant leur solde et diminuant
leur effectif. L'Anjou et le Maine réunis n'eurent plus à four-
nir que cinq cent trente-trois payes, c'est-à-diie l'entretien de
cinq cent trente-trois gens d'armes, de leur suite et de leurs
chevaux. Deux ans plus tard, le duc, étant venu résider à An-
gers, y reçut la visite de son beau-frère : les habitants des
campagnes profitèrent de leur entrevue pour solliciter une
nouvelle réduction. Les deux princes purent constater de leurs
yeux le triste état de la contrée, les vexations, les extorsions,
les maux de toute sorte qu'occasionnait encore la taxe
militaire. Un pareil tableau et les observations de René,
ranczonuoient, et faisoient presque touz exploictz que peussent faire les Angloys;
et n'estoit point regardé que une paroesse ne payast seulement que à une forte-
resse, mais à X ou à Xll, le tout par la mauvaise et dampnable exaction que on
a|)pelloit les appastiiz, qui povoit monter, selon l'estimacion qui s'en povoit faire
et comprins sauvegardes baillées, cédulles, courses, croissemeuts, commissions,
quictances et telles autres pilleries, qui se montent par an, pour le party du Roy, à
plus de c mil livres, ainsi que le Roy peut savoir et qu'il lui fut monstre bien au
cler huit ans a ou environ, luy estant au chastel d'Angiers.
« Item, en oultre, a porté la charge de toutes les armes, enlreprinses et jour-
nées qui se sont tenues en cette marche de pais et grant partie du pais de Nor-
mandie, tout sans ordre ne aucun paiement, mais à voulentéet à la destruction et
charge dudit pays.
« Item, au regart de la porcion dudit païs d'Anjou de devers Poictou, Loire
entre deux, chascun scct communéement [que] les grosses armées sont venues et
descendues oudit pays, pour ce qu'il estoit le plus prouchain de la frontière, et y
ont vescu et séjourné par tant de foiz que à peine se porroit nombrer, en des-
truiant, pillant et robant le pays, vivant sans ordre et à voulenté ranczonnant,
brûlant églises et maisons, tuant les bestes de labour et autres, et faisans touz
exploictz que à pou eussent fait ou peu faire les Angloys.
« Item, en ladite porcion de pays sont sans nombre de foiz venus raurières gens
de compaignies et destruieurs de peupple, qui se sont gouvernez en la manière
(|ue faisoient les gens d'armes par le royaume, c'est assavoir prendre, ravir et em-
porter tout ce qu'ilz povoient trouver.
« Item, soit noté que la cause qui plus les a tenu et fait séjourner oudit pays
a esté la cause des entrcprinses de la frontière, et qu'ilz disoieut avoir cliarge,
commission et congié du Roy, laquelle dissolucion a duré à poy près depuis la des-
cense des Angloys en Normandie jusques à la nouvelle ordonnance faicte par le
Roy de l'establissement de gens d'armes par le royaume. »
(Arch. nat., Pl33i%fo 40.)
TAILLE DES GENS D'ARMES. 523
dont le cœur soufTi-ait de la détresse de ses sujets, ne furent
pas étrangers, sans doute, aux résolutions qui se traduisi-
rent, bientôt après, par la transformation des milices fran-
çaises, la constitution des compagnies d'ordonnance et le
remplacement des appatis par un impôt moins arbitraire,
appelé la taille des gens d'armes. On a vu que le roi de Sicile
avait été l'âme de cette réforme générale; son mémoire de
1450, dans lequel il expose les inconvénients du système an-
térieur, confirmerait le fait s'il en était encore besoin. Mais, dès
l'entrevue d'Angers, au mois de janvier 1444, il obtint pour
les populations de son duché un second allégement. Au lieu
d'être levées par les capitaines des frontières, dont la rapacité
n'était retenue par aucun scrupule, les payes furent perçues
en la main du Roi, par des commissaires spéciaux; c'est-à-
dire que leur assiette se fit régulièrement, comme celle d'un
impôt fixe, et en même temps elles furent ramenées du chiffre
de cinq cent trente-trois au chiffi-e de quatre cent deux et
demie, ce qui faisait cent trente payes et demie de moins à la
charge des pays d'Anjou et du Maine *. Ainsi les vassaux de
René jouirent les premiers d'un régime plus doux, et recueil-
lirent à l'avance le bénéfice de la nouvelle organisation mili-
taire.
Les ordonnances de 1445 les firent rentrer dans le droit com-
mun : ils n'ement plus alors à supporter que la taille uniforme
des gens d'armes. Cette contribution s'éleva, pour l'Anjou,
aux environs de soixante mille livres, sonmie représentant
l'entretien de cent quarante lances fournies^ avec les frais
d'assiette et de perception. Sur ces cent quarante lances,
soixante étaient attribuées à la partie du duché située au nord
de la Loire (côté devers frontière)^ et quatre-vingts à l'autre
partie (côté devers Poitou). Mais cette répartition parut iné-
galement faite au roi René : il demanda et il obtint, en 1450,
que la distinction en deux régions fût supprimée, et que l'en-
semble de la taille, ou la valeur des cent quarante lances, fût
' Arch. liât., 1' ViVj, \\<' K'3; pièces justificatives, a» 19.
524 VEXATIONS DES TROUPES ROYALES. •
levé simplement par élection et par paroisse, c'est-à-dire pro-
portionnellement au nombre des habitants, ce qui était, en
effet, beaucoup plus juste. L'élection d'Angers eut à payer
environ trente-quatre mille livres ; celle de Saumur, dix
mille; celle de Loudun, treize mille. René parvint encore à
alléger la taille des gens d'armes en la faisant percevoir,
comme il a été dit, en même temps que la taille du Roi, ce qui
diminuait de moitié les frais de recouvrement de l'une et de
l'autre. Aucune part ne lui revenait sur la première : elle en-
trait tout entière clans le trésor royal *.
Ces réformes ne mirent cependant pas un terme définitif
aux vexations des gens de guerre. Elles se renouvelèrent, en
cette même année 1450, à l'occasion du siège de Fresnay-le-
Vicomte, entrepris par les troupes royales. Les commissaires
chargés de faire contribuer aux frais des opérations les localités
voisines étendirent leur mandat jusqu'à la banlieue d'An-
gers, quoique cette ville fût à une grande distance deFresnay :
leurs exactions causèrent plus de tort au pays que tous les autres
impôts réunis. En l'absence de René, qui combattait avec
Charles Vil en Normandie, le Conseil ducal se plaignit amè-
rement ^ à plusieurs reprises, et dut exiger la restitution de
l'aide perçu injustement sur la paroisse de Grez. De soi-disant
capitaines continuèrent encore, les années suivantes, à ran-
çonner les marchands, les paysans; on vif même une de leurs
bandes incendier une église des environs de Baugé : les cou-
pables furent poursuivis, arrêtés, et le roi de Sicile les fît
' Arch.nat.,P 1334% f°Mi-i8.
^ « Il nous semble que le Roy n'entendit oncques que, pour ledit siège de Fres-
nay, les paroesses de ce pais d'Anjou, si loingtaines de ladite place de Fresuay,
fussent ainsi Iraictées, et ne croyons pas que vous ayez commission de vous eslargir
si avant ne de faire ainsi rigoureusement traicter les pouvrcs suhjetz du roy de Sicile
nostre maistre, qui par autre part sont en la misère et ncccessitè tpic vous povez
savoir. Vèrilahlemcnt, il est plus grani cry et plainotedes exploicl/. qui se fout par
vertu de voz commissions que de tous les autres deniers qui se lièvent pour le Roy
en tout ce pais d'Anjou. Toutesfois, pour le présent, nous vous prions que en fa-
veur de nostredit maistre, cl jusqu'à ce que en ceste matière il ait peu avoir du
Roy la provision (jui y app.irliciit, vous viieillicz différer et faire sourceoir. »
Lettre du Conseil, en date du 12 juillil 1450. (Arcli. nat., P 1334 ', f'> 11 v°.)
CORVÉES ET REDEVANCES MILITAIRES. o25
juger en sa présence, à cause de l'énormité de leur crime.
Les gens d'armes du Roi ne devaient séjourner qu'une nuit
dans chaque logis : ils enfreignaient souvent celte règle, et se
faisaient payer par les habitants pour ne pas loger chez eux.
Le souverain lui-même autorisait parfois des compagnies de
cinquante lances à s'installer dans quelques petits villages,
épuisés par la guerre et la stérilité. A chaque instant, il fal-
lait que René ou son conseil intervinssent pour réprimer ces
abus et réclamer auprès du pouvoir central. Entre autres me-
sures protectrices, ils prirent, en 1433, une décision qui obli-
geait les francs -archers à remetti-e leurs armes et leurs
équipements aux mains des procureurs des paroisses où ils
étaient logés, pour les reprendre seulement en cas de besoin :
cette remise devait être provoquée par les élus, et s'effectuer
en présence du curé ou chapelain, assisté de deux de ses pa-
roissiens les plus notables '. Mais ces remèdes partiels n'a-
vaient pas grande eflicacité ; ce n'est qu'au bout de longtemps
et après de nombreux tâtonnements (|ue l'administration mili-
taire du royaume pouvait se régulariser.
En dehors des contributions de guerre qui leur étaient im-
posées parle roi de France, les sujets du duc d'Anjou devaient
à celui-ci les services du guet, de garde et de chevauchée,
ou l'indemnité pécuniaire qui les remplaçait. Dans cer-
taines places, comme à la Roche-sur- Yon, cette indemnité
montait à vingt-cinq livres par an. Les procureurs du duc
étaient chargés d'en poursuivre le payement et de faire punir
les retardataires. En 145i, Charles Vil défendit de contrain-
dre les bonnes gens de son royaume à faire le guet plus d'une
fois par mois, et d'exiger des défaillants une amende de plus
de dix deniers. La plus grande partte du territoire français
était alors reconquise ; la garde des places fortes était deve-
nue d'une nécessité moins rigoureuse. René accorda depuis
l'immunité du guet à quelques-uns de ses vassaux, notam-
ment aux habitants du Bouchet, qui devaient cette corvée au
' Arch. nat., P 133i ', f°» 14 v°, 20, 28 v», 70 v", 80 v°.
326 CAPITAINES ET LIEUTENANTS DES PLACES FORTES.
château de Mirebeau '. Dans le duché de Bar, la situation du
pays, les troubles incessants auxquels l'exposait le voisinage
des ducs de Bourgogne exigeaient une surveillance plus sé-
vère. Tous les individus domiciliés dans la prévôté de Bar
furent astreints, en 1438, à contribuer au guet du château et
de la ville de Bar. Au moment de la guerre du Bien public,
ce service fut encore renforcé, et les giœttables durent, de
plus, travailler journellement aux réparations de la place -.
L'entretien des fortifications retombait aussi, en Anjou, à la
charge des citadins : on a vu que les impôts du trespas et de
la cloison étaient destinés en principe à y subvenir. Les villes
sollicitaient quelquefois d'elles-mèavjs la permission d^établir
des taxes spéciales afin de pouvoir se fortifier : une gabelle
fut demandée dans ce but par les habitants de Longwy en
Barrois, qui l'obtinrent au mois de juin 1456 ^ Les seigneurs
particuliers qui voulaient construire sur leurs terres une for-
teresse, des tours, des fossés, des ponts-levis, devaient de
même se munir de l'autorisation du prince ; elle leur était
ordinairement accordée par dérogation à la règle générale,
qui voulait que le droit ^empanment fût inhérent au droit
de haute justice, et moyennant certaines conditions explicite-
ment déclarées, comme de faire faire les guets et gardes à
leurs dépens, de démolir leurs remparts à la première réqui-
sition du roi de Sicile, si l'ennemi appi'ochait et qu'ils ne fus-
sent pas de force à lui résister, etc. \
Chaque place de guerre, en Provence comme dans les du-
chés de Bar et d'Anjou, était confiée à la garde d'un capi-
taine et d'un lieutenant, nommés directement par René. Ces
' Arch. nat., P i;}:5i% i" 108 v°; P I33i", f» IGO; P 1334% f 29 ; P 1340,
11° 607.
- liiljl. liai., Lorraine 68, fo« 1G2, 207.
■ AitIi. nat., P V.\Vi\ i'» 192.
'■ Jacques du Plessis, seigneur de la Boiirgoiii;iière, dans la cliâlellcnie de Saint-
Florent, Charles de Montecler, seigneur de la Higeotière, sur les marches de lîre-
lagne, .lean Dosdcfer, seigneur de la Turbille, dans la paroisse de Peautuulry, jirès
de Uaugé, furent ainsi autorisés par René à bâtir des maisons-forts dans leurs sei-
gneuries respectives. (Areii. uat., P 1331% l» 94 ; P 1334", f»« 33, 3a \"0
GARDE DU ROI DE SICILE. o27
officiers étaient choisis parmi les chevaliers de son entou-
rage; ils prêtaient serment, soit entre les mains du chance-
lier, soit en la Chambre des comptes. La capitainerie d'An-
gers avait une importance toute particulière, puisque Louis XI
n'eut de repos qu'après s'en être assuré la libi-e disposition.
Le titulaire de cette charge avait la mission de défendre les
habitants contre toute mauvaise entreprise , c'est-à-dire qu'il
était le chef militaire de la capitale de l'Anjou, et, par suite,
de tout le duché. Aussi ne fut-elle occupée que par des per-
sonnages considérâmes, tels que Bertrand de Ijeauvau, Jean
de Lorraine, comte d'Harcourt, René de Vaudemont, Guil-
laume de ïancarville. Les trois derniers, noiiunés après la
retraite du roi de Sicile en Provence, exerçaient en même
temps les pouvoirs de gouverneur d'Anjou. Antoine de
Sourches, sire de Maigné, dit Malicorne, qui leur succéda,
touchait une indemnité de douze cents livres par an sur l'im-
position foraine, outre les gages ordinaires des capitaines,
qui ne s'élevaient, dans les autres places du duché, qu'à
cent ou même qu'à cinquante livres. Le sire de ALaigné, qui
était l'homme de Louis XI, fut assisté de deux écuyers, Re-
gnauld et Briend Grany, dont chacun reçut trois cents livres
d'appointements. C'est ce même capitaine qui lit ravitailler
et fortifier à nouveau le château d'Angers, par ordre de son
maître, et qui fut chargé d'habituer les bourgeois de la ville
au service militaire permanent dont la charte municipale de
1475 leur avait procuré l'avantage. Après la réunion de l'An-
jou à la couronne, il conserva son oflice et sa pension '.
Indépendamment de ce personnel militaire, et sans parler
des compagnies d'archers ou de gens d'armes qu'il organisait
à grands frais pour ses expéditions, René entretenait, vers la
fin de sa vie, une garde royale, composée seulement de qua-
rante « compagnons » et d'un capitaine, qui s'appelait, en
1478, Jean de Bidos. Cette petite troupe d'élite, qui avait la
mission de l'escorter et de veiller à la sûreté de sa personne,
I Arch. nat., P 133'i«, f«>* 38 v", 171; P 1334'", ï"^2\. II!) v» ; P i:]3i",
fo 20. V. ci-dessus, l^. 39â.
328 MARINE MILITAIRE.
lui coûtait la somme de quatre mille florins par an ; elle était
habillée de jaquettes uniformes et armée de vouges ( espèce
de hallebarde). Un autre corps spécial fut formé à Marseille,
en 1479, pour assurer la sécurité du pays provençal : il com-
prenait trois cents soldats et marins, levés dans cette contrée
par le sire de Cotignac ; ils avaient pour armes des « bâtons à
feu», c'est-à-dire, sans doute, des fusils très-rudimentaires,
et plusieurs barques leur étaient affectées pour la surveillance
des côtes '.
Cette garde côtière paraît avoir été la seule force maritime
oi'ganisée d'une manière permanente par le roi René. La ma-
rine marchande reçut de lui, comme on l'a vu, une protection
et des encouragements efficaces ; mais sa marine militaire
paraît avoir eu peu d'importance. Lorsqu'il avait besoin de na-
vires, soit pour défendre ses ports de Provence, soit pour
transporter ses troupes en Italie, en Catalogne, il se bornait,
la plupart du temps, à acheter ou à louer des galères génoises.
Au royaume de Naples également, la guerre navale était faite
pour son compte par des Génois. La marine française était
loin d'être à sa disposition, surtout sous le règne de Louis XI,
dont il s'attira la colère pour avoir voulu employer un bâti-
ment royal au ravitaillement de Barcelone. Il lui fallait donc
recourir à l'étranger. Les Catalans, les Florentins lui four-
nirent aussi des vaisseaux. En 1449, il donnait deux cents
florins d'appointements à Philippe de Johanne, de Florence,
l)atron d'une galée engagée à son service. Il achetait à Gênes,
par l'entremise des marchands de Marseille, les agrès néces-
saires à l'équipement de sa flotte : quatre cent soixante-treize
rames de galères, qu'il se procura ainsi dans cette même an-
née, lui coûtèrent sept cent dix-sept florins. 11 faisait recou-
vrir ces navires d'écussons à ses armes et de tentures à ses
couleurs. C'est au port de Marseille que se faisaient ordinaire-
ment ces préparatifs, ainsi que les armements. La tour et les
' Arch. des Roiiclics-du-Rlione, V> 273, f»^ 192 v", 204. On trouvera plus haut
([). 180) ol dans le tome II ([). 127) des indications sur la part prise par René au
développeiuent de l'arlillerie et au perfectionnement des arnies de son temps.
MARINE MILITAIRE. 529
fort! ficai ions (jui le protégeaient en iaisaient la principale
place de guerre de la côte provençale. Aussi René poursui-
vit-il avec sollicitude la i-econstruction de ces ouvrages, dont
il confia la garde à des officiers éprouvés, comme Ferry de
Lorraine. Doue, Toulon, Yères venaient au second rang, et
formaient une ligne de défense trop souvent insuffisante
contre les attaques des Aragonais'.
Les capitaines de la marine provençale n'étaient guère que
des patrons de navires marchands, investis d'un commande-
ment par la confiance de leur prince. Jean de Village lui-
même, ce neveu de Jacques Cœur que le roi de Sicile refusa si
énergiquement de livrer aux agents de la cour de France, et
qui était son capitaine général sur la mer, n'entreprenait que
des expéditions commerciales : il louait ou prêtait ses propres
vaisseaux à son maître quand un service militaire les réclamait.
Charles deTorreilles, qui avait la même qualité à l'époque de
la guerre de Catalogne, et qui appartenait vraisemblablement
à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem ^, était chargé d'armer
lui-même sa flotte et de se procurer des baleiniers, des tri-
rèmes, des birèmes. René l'avait intéressé directement au
succès de ses expéditions en lui concédant le droit de quint,
c'est-à-dire la cinquième partie de toutes les prises qu'il ferait
sur mer ; il lui accorda même une décime en plus sur les prises
faites dans les eaux de Provence, afin de mieux assurer la pro-
tection des côtes. Antoine Setanti, ainsi que d'autres patrons
ou capitaines à son service, jouissaient des mêmes privilèges.
Mais cette faveur avait de graves inconvénients ; elle les exci-
tait à commettre des actes de piraterie, que le prince avait
beaucoup de peine à réprimer. L'un d'eux ayant capturé,
en 1469, un navire monté par Jean Ruiz Iracabal, Castillan,
' Aich. nat., P 1334 'S 2« partie, i°^ 60, 62 v», 79, etc. Arch. des Bouches-
(lu-Rhôue, B 11, t° 201 ; B li, f° 67 v". V. ci-dossus, p. 135, 328, et tome IF,
p. 54.
■■' « jyagnijiciis ri rel'iglosns vlr Jrater Caro'.iis de Torrelles, capita/icus gciic-
rulis noiter lu mari. » (Bihl. d'Aix, ms. 1064, p. 107.) C'est ce même capitaine
(jui fut longtemps en captivité chez les Sarrasins de Bougie, et que René fit déli-
vrer par «on frère Jean de Torreiiles, comte d'iscla.
34
330 ORDRE DU CROISSANT.
qui passait en vue des îles d'Yères, René faillit avoir une que-
relle à ce sujet avec le roi de Castille, et même avec le roi de
France, vu que l'agresseur s'était fait aider par des marins lan-
guedociens : heureusement la restitution fut ordonnée à temps.
Huit ans auparavant, le gouvernement de Florence avait dû ré-
clamer contre les déprédations d'un corsaire appelé Scarinei,
qui, naviguant sous le pavillon du roi de Sicile, avait assailli
et rançonné des galères florentines sur les côtes de Barbarie.
Mais il y avait là, sans doute, une supercherie ; trop souvent
les corsaires couvraient leurs rapines de l'autorité d'un nom
qu'il ne leur appartenait nullement d'invoquer. Malgré ces
abus, René montrait envers ses marins une extrême indul-
gence : ceux qui étaient pauvres étaient presque sûrs d'obtenir
le pardon de leurs méfaits. Plusieurs d'entre eux avaient une
fois commis des violences dans la rade de Marseille; sur le
point de subir une condamnation, ils lui adressèrent une sup-
plique. Aussitôt le bon roi, «considérant qu'ils étaient marins
et qu'ils avaient beaucoup de charges, » écrivit à l'évêque de
cette ville pour lui demander si ce n'était pas là un cas de mi-
séricorde. (( Quant à nous, ajoutait-il, nous désirons que tout
leur soit remis et pardonné \ »
Le caractère et les idées du roi René se reflètent admirable-
ment dans une institution à la fois militaire et religieuse, par
laquelle il semble avoir voulu réveiller et vivifier la chevalerie
expirante. L'ordre du Croissant, qui précéda d'une vingtaine
d'années le premier ordre de chevalerie créé par les rois de
France, celui de Saint-Michel, fut son œuvre personnelle; il
paraît en avoir caressé longtemps le projet, et, une fois qu'il
» Arch. liât., P 1334^ 1» 7 v» ; Bibl. d'Aix, ms. 1064, p. 107, 205 ; Mémoires
de Basiii, IV, 362 ; Desjardins, Négociations avec la Toscane, I, 112 ; OEiivres du
roi lient', I, 1, i). Signalons en passant la méprise de M. de Quatrebarbes, qui,
dans l'altaire du Castillan Iiacabal (qu il appelle Nacaljal), croit voir reiilèvemenl
d'un bâtiment provençal par Louis XI: c'est à peu près le contraire de ce que dit
la IctlK^ reproduite par lui. Pour ce (jui concerne la marine militaiie de l'époque,
ci', i'ink ressaut mémoire de M. Vallet sur les iiistilulions de Charles VJl (UiùL ilc
l' Ecole des chartes, XXXlil, 'iHj.
FONDATION DE L'ORDRE. 531
l'eut réalisé, il soutint sa fondation avec un amour de père.
Peut-être l'idée lui en avàit-elle été suggérée par l'établisse-
ment de la Toison d'or, qu'il avait vu naître, [)Our ainsi dire,
à la cour de Bouigogne. D'après Claude Ménard, qui a ras-
semblé, au dix-septième siècle, des matériaux sur ce sujet, il
l'aurait empruntée à l'ordre du Navire, fondé par saint Louis
et par son frère Charles d'Anjou, ordre dont l'insigne était un
collier composé de coquilles et de croissants entrelacés deux
par deux. L'une et l'autre institution étaient, en effet, un sou-
venir de rOiient : celle du treizième siècle avait été imaginée
en commémoration de la croisade; celle du quinzième rappelait
par son nom et son emblème le goût prononcé du roi de Sicile
pour tout ce qui venait du Levant. Mais c'est là une ressem-
blance de pure forme, et les statuts de la nouvelle compagnie
n'ont aucun rapport ni avec le Navire, ni avec le croissant turc.
Ces statuts, plusieurs fois reproduits ', portent la date du
11 août 1448; ainsi ce n'est pas à Angers, comme on l'a tou-
jours dit, que l'ordre fut fondé, mais en Provence, où René
résidait alors. Toutefois c'est sous le patronage de saint Mau-
rice qu'il fut placé, et c'est dans l'église qui lui était dédiée, à
Angers, que durent avoir lieu ses réunions. Il existait, par le
fait, depuis l'année précédente .; car, dès le mois de sep-
tembre 1447, l'orfèvre Chariot Raoulin confectionna « ung
collier de Tordre du roy», et plusieurs mentions semblables se
rencontrent dans les comptes de la même époque ^ ; mais il
n'avait pas encore d'organisation régulière. Voici sur quelles
bases il fut constitué par les règlements de 1448, que René et
son fils ratilièrent en conseil le 23 septembre 1451 :
' D. Calmet, preuves, t. lil, col. cxcix ; Papon, 111, 3C3 ; île Quatrebarbes,
1, ,S1. Trois manuscrits delà Bibliothèque nationale renferment les statuts du
Croissant: fr. 2520 i, ms. du XV^ siècle; fr. 5605 et 24108, reproduclions laites par
Claude Ménard, d'après un exemplaiic «pii lui avait élé couununi(pié par MM. de
Sainte-Marthe. Un ([ualrienienuiiiuscrit da la nii'inc bihliotlieiiue [\ï. 5225; contient
les armoiries coloriées des chevaliers de Tordre, et dans un cincpiième (lai. 1507 7)
on lit une courte notice sur ses origines, assez inexacte d'ailleurs, écrite au
XV1I>^^ siècle.
- Extraits lies comptes cl iiuntonaux, n'^'^ 50 1, 5i8, etc.
332 STATUTS DU CROISSANT.
L'ordre du Croissant se composera de cinquante chevaliers
au plus. Chacun d'eux sera gentilhomme de quatre lignées et
pur de tout « vilain cas « . Us jureront sur les saints évangiles
de se conformer aux statuts. Us entendront tous les jours la
messe ; quand ils ne le pourront pas, ils payeront un prêtre pour
la célébrer, ou sinon, ils s'abstiendront de vin ce jour-là. Ils
réciteront quotidiennement les heures de Notre-Dame, ou, s'ils
ne savent lire, ils réciteront quinze fois le Pater et Y Ave. Us
observeront entre eux la paix et la charité, ne porteront pas les
armes contre leur souverain, et obéiront au chef de l'ordre.
Us porteront au bras droit, tous les dimanches, un croissant
d'or émaillé, où sera tracée en lettres bleues la devise Los en
croissa7ît, suivant le modèle joint aux statuts, et sous peine de
payer une pièce d'or chaque fois qu'ils y manqueront'. Us ne
seront rayés du Uvre de l'ordre que s'ils sont infidèles à la
foi catholique, s'ils s'adonnent aux maléfices, s'ils désertent
leur bannière sur un champ de bataille, s'ils sont convaincus
de trahison ou de félonie. Us s'assembleront tous les ans à la
fête de saint Maurice, pour tenir un chapitre général, dans le
local qui leur sera assigné.
D'autres articles leur imposaient l'obligation de secourir les
veuves et les enfants mineurs de leurs confrères défunts, de se
visiter et de s'assister réciproquement en cas de maladie ou de
captivité, d'avoir toujours pitié et compassion du pauvre peuple,
de respecter les dames et de ne jamais médire d'elles sous au-
cun prétexte. Toutes leurs actions devaient être dirigées par
la même pensée : croître en honneur et en bonne renommée ;
los en croissant! Ainsi la fondation de René présentait le
triple caractère d'une distinction honorifique, d'une société de
secours mutuels et d'une confrérie vouée à l'application des
principes chevaleresques. Ce progranniie était complet ; bien
applicjué, il eût suffi peut-être à reteinr la noblesse sur la pente
' Outre cet insigne, Rtné (il l'aire jioiir son onlic j)lusi(nrs colliers d'or et des
croissants brodés, tant à son usage qu'à celui des autres chevaliers. Des manteaux
d'écarlate furent aussi confectionnés pour servir aux dignitaires dans les cérémo-
nies. (£.(7/-«tVi des cvinpiti et nidiiioriaiix, n"'' b'ô'J, 518, 659, 570, 035), CiO.)
DIGNITAIRES DIT CROISSANT. 533
de l'individnalisme et de la corruption. Mais les vertus dont on
commence à réglementer l'exercice sont déjà bien afniiblics, et
lorsqu'on éprouve le besoin de les faire entrer dans les lois,
c'est qu'elles ne sont plus dans les mœurs. La tendance de
l'esprit public devait être plus forte que la généreuse volonté
du roi-chevalier.
Xes premiers gentilshommes honorés des insignes du Crois-
sant furent, dans l'ordre de leur réception : Louis de Beauvau;
Ferry de Lorraine ; Pierre de Meuillon; Jean Cossa; René
d'Anjou, qui ne voulut figurer d'aucune façon au premier
rang; Hélion de Glandèves; Louis deClermont; Tanneguy du
Châtel ; Louis de Bournan ; Pierre de Glandèves ; Gui de La-
val ; Foulque et Raimond d'Agout ; Gilles de Maillé- Brézé;
Guillaume de la Jumelière ; François Sforza, duc de Milan ;
Jacques-Antoine Marcello, de Venise; Jean de la Haye;
Pierre de Champagne ; Gérard d'Haraucourt ; Simon d'An-
glure ; Jean d'Anjou ; Thierry de Lénoncourt ; Jean du Bellay ;
Jean Amenard, sire de Chanzé ; Bertrand de Beauvau ; Antoine
du Plessis ; Jean de Fénestrange ; Gérard de Ligneville. Tous
ces chevaliers, qui composaient l'élite de l'entourage du roi de
Sicile, furent admis de 1448 à 1452. Parmi ceux qui furent
créés depuis figurent Charles d'Anjou, comte du Maine, Gas-
pard Cossa, Saladin d'Anglure, Philippe de Lénoncourt, Jean
de Beauvau, Jacques de Brézé, Jacques de Pazzi, de Florence,
Robert de San-Severino, Jean, comte de Nassau, etc. \
L'ordre fut placé sous la direction d'un chef choisi chaque
année dans son sein, et qui porta le titre de sénateur. De 1448
à 1454, cette charge fut successivement occupée par Gui de
Laval, René d'Anjou, Jean Cossa, Louis de Beauvau, Bertrand
de Beauvau, Jean, duc de Calabre, et Ferry de Lorraine. Les
chevaliers eurent de plus un chapelain, un chancelier, un tré-
sorier, un greffier, un roi d'armes et un poursuivant. Le cha-
pelain devait avoir la dignité épiscopale. Cette fonction fut
dévolue à l'évêque d'Orange, qui, ayant demandé au chapitre
' Mss. cités; D. Calmet, 11,845; Papon, m. 368; Vill.-Rars., IL 289; de Qua-
treharbes, I, 7 8.
334 DIGNITAIRES DU CROISSANT.
d'Angers, de la part du prince, l'érection d'un autel spécial
dans une chapelle de la cathédrale (appelée depuis chapelle
des Chevaliers), y célébra un premier office solennel, en pré-
sence de l'ordre assemblé, le 16 septembre 14S1. Quatre ans
après, René fonda au même autel une messe quotidienne du
Croissant, pour laquelle il assigna une somme de cent livres
sur le revenu du minage d'Angers, et dont la célébration per-
pétuelle fut recommandée par lui à différentes reprises avec
beaucoup d'insistance ^ Le chancelier fut Charles de Castillon,
et ensuite Jean Breslay, juge ordinaire d'Anjou. Après la
mort de ce dernier, en 1473, les sceaux et les statuts de l'ordre,
qu'il avait en garde, furent rendus h. la Chambre des comptes
et déposés dans ses archives ^ Ces sceaux étaient au nombre
de deux : leurs matrices, en argent, furent gravées au mois
de septembre 1448 par l'orfèvre Chariot Raoulin ; mais celle
du plus grand dut subir une refonte, parce qu'il y avait mis
une légende en français au lieu d'une légende latine. Le sceau
représentait la figure de saint Maurice ; le contre-sceau devait
porteries armesdu sénateur de l'année, accompagnées, comme
celles de tous les autres membres, de l'insigne et de la devise
de l'ordre'. Etienne Bernard, conseiller du roi de Sicile, et
Benjamin, son vice-chanceher, furent nommés successivement
' Arch. nat., P 1ZU\ P 233 ; P 1334', f^ r>3 v«, 93 v°, 147; P 1335,
n" lfi7.
^ René Breslay, son fils, remit à la Chambre, le 15 octobre 1473, le sceau du
(Croissant « oiiquel sont gravez les armes de monsieur sainct Maurice, avec iing
petit pappier en parchemin contenant XXVIII feillez, commanczant ou premier
feillet : Ou nom du père, du fdz, etc.; lesquelx seel et pappier estoicnt en la garde
dudit feu juge, comme chancelier dudit ordre. « (Arch. nat,, P 1334', f" 217 v".)
Le sceau, qui était une matrice en argent, demeura assez longtemps dans les
archives d'Anjou, enveloppé d'une boirse blanche. Le volume conservé et inven-
torié est peut-être celui qui porte aujourd'hui, à la Bibl. nat., le n" 25204,
et qui renferme les statuts de l'ordre, suivis des armoiries de plusieurs chevaliers.
On aurait là, dans ce cas, l'exemplaire original des statuts, sinon le Livre des
blasons des chevaliers et écuyers a'e Tw^/ze commandé par René le 23 juillet li48
[Extraits des comptes etmémorinux, n° 501).
■• Extraits des comptes et mèmorinitx, n°^ 557, 5(!l. Statuts du Croissant (de
Quai rebarbes, 1, fil ).
EXTINCTION DE L'ORDRE. 535
trésoriers du Croissant. Tls payaient directement aux divers offi-
ciers de l'ordre le montant (]e leur rétribution. Jean de Char-
nières, secrétaire du même prince, remplit la charge de greffier.
Le roi d'armes fut le sire du Houssay, conseiller, qui prit le
nom de Los. Le héraut ou poursuivant, connu seulement sous
celui de Croissant^ paraît avoir joui d'une grande faveur au-
près de son maître, qui lui donna l'intendance du château
d'Angers et l'envoya en mission à Barcelone; il le servit avec
un véiitable dévouement, et finit ses jours longtemps après
lui dans la capitale de l'Anjou. C'est de ce personnage ou de
quelqu'un des siens que Bourdigné tenait une partie des ren-
seignements à l'aide desquels il a retracé la vie du bon roi \
A l'époque de la campagne de Jean d'Anjou en Italie,
en 1460, le pape Pie II, voyant que ce prince se servait de
l'ordre du Croissant comme d'un appât pour attirer à lui les
gentilshommes napolitains, s'en prit à l'institution elle-même
et, dans un moment de dépit, la déclara supprimée. Le pontife ne
paraît cependant pas avoir poursuivi l'exécution de cette me-
sure. L'ordre continua de subsister, en France du moins, jus-
qu'à la fin du règne de René^ sans aucune tentative de prohi-
bition, et le chapitre d'Angers lui-même n'interrompit pas la
célébration des offices réglés par le fondateur. Dans chacun de
ses testaments ultérieurs, celui-ci renouvelle à son héritier la
recommandation de maintenir sa chevalerie du Croissant, et,
sans nul doute, il n'entendait pas s'élever dans ces actes
contre les décisions de l'Église. Le roi de France donna même
une nouvelle consécration à l'ordre de son oncle, le jour où il
l'autorisa, comme on l'a vu, à en porter les insignes avec le
collier de Saint-Michel. Il est probable que les successeurs de
Pie II, avec lesquels le roi de Sicile entretint de meilleurs rap-
• Arcli. nat., P 1334', f'"* 33 v", IIG, 1G8 v»; Arch. des IJoiiches-du-Rhone,
B 274, f" 52 vo ; Bourdigné, II, 246. En considération des services du sire du
Hons^ay, mort avant 1467, Hené donna à son llls Gilles du Houssay, licencié en
lois, le 14 janvier de rctte année, le bail à ferme de sa seigneurie de Chailly et
Loiigj\inieau, parce qu'il était originaire du pays, jeune et désireux d'aller étudier à
Paris. (Arch. nat., P 1334% f" 168.")
536 EXTINCTION DE L'ORDRE.
ports, laissèrent la bulle de suppression à l'état de lettre
morte. Les traces de l'existence du Croissant se prolongent,
en effet, jusqu'au mois de mai i480. A cette date, le trésorier
Benjamin étant mort, les gens des comptes reprirent à ses
héritiers, sur l'injonction du prince, tous les objets apparte-
nant à l'ordre, notamment des habits et tentures de cérémonie
que le défunt avait confiés aux chanoines de la cathédrale, et qui
comprenaient un vêtement de velours cramoisi aux armes de
saint Maurice, servant au roi d'armes, un chapeau couvert de
velours noir, dix carreaux armoriés en satin ou en velours, un
drap de satin cramoisi destiné à recouvrir le siège du séna-
teur, et deux écussons brodés aux armes de René'. Les ar-
chives de la Chambre ne nous ont rien légué de ces précieux
monuments d'une noble institution ; les représentations figurées
des chevaliers du Croissant, qui ornaient le manuscrit du poëme
latin composé en leur honneur par le Vénitien Antoine Mar-
cello, ne nous sont pas parvenues non plus. Il ne nous reste
qu'un dessin, reproduit par Montfaucon, qui nous montre
vingt-cinq d'entre eux réunis en chapitre autour de leur séna-
teur, et quelques vestiges trop effacés dans la chapelle qui
porte leur nom à Saint-Maurice d'Angers.
' Arcli. nat., P 1334'", f" 231 v». Arch. des Bouches-du-Rhône, B 205,
f° 90 ; B 690. Vill.-Barg., II, 44, etc. Claude Ménard, qui rédigeait son mémoire
en 1644, dit que l'ordre du Croissant avait cessé d'exister depuis cent soixante
ans; ce qui reporte sa disparition à l'an 1484. (Bil)l. nat., ms. tV. 5605 ; de Qna-
trebarbes, I, 78.)
CHAPITRR IV.
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES.
Rapports de René avec l'Église. — Rapports avec, le saint-siége; nomination des
dignitaires ecclésiastiques, — Rapports avec les évéqnes, avec le clergé sécu-
lier et régulier ; fondations religieuses. — Université d'Angers. — Écoles
publiques. — Kcole du château d'Angers.
Le récit de la vie du roi René a suffisamment fait ressortir,
je pense, le caractère amical et presque intime de ses relations
avec l'Église. Son rôle actif dans l'extinction du schisme, sa
constante orthodoxie, sa piété sincère lai assuraient auprès
d'elle un crédit considérable. Cependant leur accord ne fut
pas toujours absolu : la politique, les questions personnelles
vinrent quelquefois le troubler, et ce prince si dévoué au
saint-siége fut amené accidentellement à professer, comme
Charles VII, mais d'une façon moins accentuée, les maximes
du gallicanisme naissant. Dans la première partie de son
règne, et tant que son beau-frère fut sur le trône, ses actes
accusèrent plutôt la tendance opposée ; au contraire, sous
Louis XI, dont le gouvernement était plus favorable aux idées
romaines, les circonstances l'en éloignèrent quelque peu :
ainsi l'on ne saurait lui imputer d'avoir été à la remorque du
roi de France ou de ses théologiens.
Dès 1438, il manifesta ses vrais sentiments en révoquant
toutes les constitutions des coiutes de Provence, ses prédéces-
seurs, qui portaient atteinte aux libertés de l'Église, et en sou-
mettant à un conseil arbitral les différends des clercs avec ses
officiers \ Deux ans après, Isabelle de Lorraine, son épouse,
chargée de la lieutenance générale en Provence, annula en
• Arch. des Douchesdu-Rhône, IMl, f» 319.
538 RAPPORTS AVEC L'ÉGLISE.
son nom d'autres statuts contraires aux intérêts du clergé.
Gtiarles I, la reine Jeanne, Louis III avaient successivement
ordonné que les fiefs tombés aux mains des prêtres ou des re-
ligieux fussent vendus dans le délai d'un an, sous peine de
saisie. La régente, déclarant que son mari était le protecteur
né des privilèges ecclésiastiques et que toutes les églises
étaient de droit sous la sauvegarde du prince, amortit ces
biens, sans se réserver autre chose que l'hommage et les ser-
vices féodaux *. René lui-même confirma plus tard le mande-
ment d'Isabelle, en étendant ses effets à toute la durée de son
règne : on trouve cependant des lettres signées de lui qui pres-
crivent le transfert en mains laïques des fiefs acquis par les clercs
sur le territoire de Tarascon depuis moins de cinquante ans^ La
pragmatique-sanction, lancée vers cette époque, fut faite sans
sa participation, au moment où il était occupé à la conquête
du royaume de Naples. Pie II, énumérant un jour tous ses
griefs contre lui, l'accusa de n'en avoir pas empêché l'appa-
rition. La réponse était trop facile : il ne pouvait être pour
rien dans les décisions prises par le conseil royal en son ab-
sence. En effet, Eugène IV, lorsqu'il protesta contre cet acte
si grave, n'attribua au roi de Sicile aucune part de responsa-
bilité ; les instructions qu'il remit à ses ambassadeurs en 1442,
et dans lesquelles il s'élève avec force contre la déclaration de
Bourges, dont le véritable auteur, dit-il, est bien connu, ne
font aucune allusion à la coopération de ce prince, quoiqu'elles
parlent beaucoup de lui à propos d'autres affaires \ Qui sait
si la présence et les représentations d'un conseiller si influent
n'eussent pas modifié les desseins du Roi ?
Une autre mesure préjudiciable aux intérêts de l'Église fut
appliquée, durant son éloignement, dans son propre domaine.
L'archevêque de Tours et l'évoque d'Angers ayant promulgué
un statut du concile provincial de Nantes, dirigé contre les
seigneurs et les juges séculiers qui empêchaient les tribunaux
' Arch. nat., .T 291, n"« 23-25.
^ Arch. de Tiirasron, AA 9.
^ V. pièces juslilicativcs, n" 17.
RAPPORiS AVEC LE SAINT-SIEGE. 539
Gcclésicastiques de connaître des causes à eux attribuées par le
droit et la coutume, le pouvoir royal s'émut de cette pu])lica-
tion : les deux prélats furent cités devant le parlement, qui
s'opposa à l'exécution du statut*. En pareille matière, le pro-
cureur du roi de Sicile dut se joindre à celui du roi de France
contre les défendeurs. Il est difficile de croire que la personne
de René, alors dans les Abruzzes, ait été mêlée à ce procès.
Toutefois il partageait dans une certaine mesure le sentiment
de la cour de Paris ; car lui-même interdit à ses sujets du Bar-
rois, quelques années après, de soumettre des causes sécu-
lières à la justice ecclésiastique ^
Ces légers dissentiments ne détruisaient pas la bonne har-
monie entre les cours de Rome et de Sicile. La plus grande
cordialité présida à leurs relations jusque vers la fin du règne
d'Eugène IV ; mais elles se refroidirent sensiblement lorsque
ce pontife, pour des raisons de force majeure, eut reconnu la
dynastie aragonaise. Après sa mort, René, s'étant fait l'un des
agents les plus actifs de la pacification de l'Église, rentra dans
les bonnes grâces du saint-siége; Nicolas V rendit hommage
à sa fidélité, à son dévouement, et hii accorda en récompense
la libre disposition de cent i)énéfices, par une bulle du 14 juin
1447, qui fut mise à exécution le 9 mars suivant '. L'intimité
rétablie dura jusqu'à l'avènement de Pie II, bien que les papes
' Voici la teneur de l'article incriminé : « Ileni, que, pour ce quo jiluseurs ba-
rons, chevaliers, juges, baillis et autres séculiers font souvant pluseurs ronspira-
rions et ligues contre la liberté de l'Ëglise, mesmemeut en restraiguant et dimi-
nuant la juridiction ecclésiastique et eu défendant à leurs subgiez (|u"ilz ne plaident
en court d'église es causes de quoy l'Eglise peut et a coustnme cognoistre, selon
droit et par raison, le saint concile a ordonné qu'il/, soient admonestez es lieux
publiques par les ordinaires soy désister et révocqner ce qu'ilz en ont fait dedans
dcu.x mois après la nionicion ; autrement, s'ilz ne désistent ou révoquent, ilz sont
excommuniez de l'autorité dudit concile, et par le commandement et autorité de
mons"' d'Angiers. Item, ceulx qui font ou font faire statuz et bans en leurs terres
contre les libertez de l'Ëglise, et qui les gardent et observent en letn- nom on d'an-
tres, et qui y doinient conseil, faveur et aide, sont excommuniez de l'autorité
dudit concile. >. (Arch. nat., P 1335, n» 123.)
2 Arch. nat., KK 1118, f» 51 v".
"' Arch. des lîonches-du-Rhone, B CCS.
540 RAPPORTS AVEC LE SAINT-SIEGE.
demeurassent liés politiquement au parti d'Alphonse. Dans cette
période pourtant, un nouvel incident se produisit. La collation
des bénéfices était une question des plus graves pour les inté-
rêts du comte de Provence : il arrivait souvent, en effet, que
des canonicats, des prélatures même étaient conférés sans
son agrément k des étrangers, dont la fidélité à sa cause
n'était nullement assurée ; il était à craindre que, de cette
façon, les places fortes du pays, surtout celles qui avoisinaient
les côtes, toujours en butte aux agressions de l'ennemi, ne
fussent occupées par des gens suspects. C'est pour ce motif qu'il
s'était fait octroyer par Nicolas la faveur dont nous venons de
parler. Mais après qu'il eut exercé ce privilège, concédé pour
une fois seulement, l'état de choses antérieur reparut avec ses
inconvénients et ses dangers. Il se décida alors à remettre en
vigueur un ancien statut, soumettant les collations faites par le
pape à l'approbation du Conseil éminent. Toute bulle conférant
un bénéfice de cent florins et au-dessus dut, avant de recevoir
son effet, être examinée par les membres du conseil et munie
de leur attache ; si le candidat nommé n'était pas agréé, la
question devait être immédiatement portée devant la cour de
Rome '. Les difficultés que pouvaient faire appréhender une
pareille mesure ne semblent pas s'être présentées. Calixte III
était même sur le point de rendre l'appui du saint-siége à la
maison d'Anjou et de déposséder le bâtard d'Alphonse, lors-
que ce pontife fut enlevé par une mort iniprévue. Nous avons
exposé en détail l'attitude de son successeur Pie II, ses efforts
contre le parti français, son différend avec le roi de Sicile.
Celui-ci, aigri par ses procédés, eut le tort de se laisser aller
à son ressentiment ; il ne craignit pas de donner à penser que
ses convictions variaient au gré de ses intérêts, que sa sou-
mission envers l'Eglise romaine était subordonnée à des con-
sidérations personnelles, et il en appela du pape au concile.
Pie II condamna tout appel de ce genre ; la querelle s'enve-
nima, et la défaite définitive du duc de Galabre, à laquelle le
' Acte (lu 4 décembre 1452 (Arcli. des Bouches-dii-Rhône, ]î 14, f" 91).
NOMINATION DES DIGNITAIRES ECCLÉSIASTIQUES. o41
pontife contribua par ses armes comme par son argent, rendit
la rupture à peu près complète. En 14G4, la publication des
bulles qui demandaient au clergé de France un nouveau sub-
side pour le chef de l'Église rencontra chez le roi René une
vive résistance. Il envoya lui-même à ses procureurs en
parlement l'injonction de s'opposer pour son compte à l'enté-
rinement, et renouvela à cette occasion ses appels au concile'.
Cependant, comme il n'interdit la publication que dans le
duché d'Anjou et dans les autres terres qu'il possédait sous la
suzeraineté du roi de France, il y a lieu de croire qu'il se confor-
mait en cela au mot d'ordre donné par Louis XI ; car ce prince^
plus que tout autre, suivait dans les questions religieuses un
mobile intéressé et mettait la théologie au service de la poli-
tique. Encore n'avait-il pas, lorsqu'il faisait de la pragmati-
que-sanction et de son rétablissement un épouvantail exhibé
à tout propos contre la cour de Rome, l'excuse que pouvait
avoir son oncle : le pape ne lui avait causé aucun préjudice
ni en Italie ni ailleurs.
Pie II étant mort la même année, l'union ébranlée se
trouva raffermie aussitôt. René ne pouvait plus espérer une
intervention du saint-siége dans les affaires de Naples; mais,
ne se voyant plus en face d'une hostilité déclarée, il n'eut
pas de peine à reprendre vis-à-vis de Paul II l'attitude bien-
veillante d'autrefois. Sous son pontificat, il prit une part -di-
recte à la nomination des dignitaires ecclésiastiques de Pro-
vence et de Catalogne : il présentait les candidats au cardi-
nalat, aux évêchés, aux abbayes, aux canonicats. Comme ses
propositions étaient quelque peu entachées de favoritisme, le
pape ne les adoptait pas toujours. Il insistait alors avec une
' " Au sourplus, nous euvo)ous préseuteaienl à iioz soliciteur et procureui-eii
jiailemcnl noz lettres de procuration pour eux opposer, en tant tpie louclie nostre
duchié d'Anjou et auties terres et seigneuries que tenons soubz mondit seigneur
[le Roy], à la puljlicaiion et entérignement des Ijuiles (juc le pajie a discernées
pour avoir et exiger giaut partie des biens des gens d'église, nobles et laiz, et, se
mcslicr est, d'en appeller au futur concile ou ailleurs, sans préjudice des appel-
lacions par nous et les noslres autresfoi/ interjectées dudit pappc. » Post-scriptnm
d'une lettre du 2G février l'iG'i (Arch. nat., P ISJT, f" 18 x").
542 NOMINATION DES DIGNITAIRES ECCLESIASTIQUES.
fermeté respectueuse, faisant valoir les mérites de ses préten-
dants, Fintérêt du pays, l'atnitic qui l'unissait au pontife.
L'archevêque d'Arles, son conseiller et son ambassadeur à
Rome, qui briguait le chapeau de cardinal, fut un de ceux
pour lequel il adressa les sollicitations les plus fréquentes et
les plus chaleureuses : tous les princes, disait-il, avaient ob-
tenu cet honneur pour quelques-uns de leurs sujets, excepté
lui ; son clergé ne renfermait-il donc pas un prélat qui eu
fût digne ' ? 11 présentait en seconde ligne, pour le cardinalat,
les évêques de Vicence et de Girone. Mais ce n'était pas seule-
ment la faveur qui dictait ses cnoix ; c'étaient aussi des néces-
sités politiques. Ainsi, l'évêché de Barcelone étant depuis assez
longtemps vacant et gouverné par un administrateur provi-
soire n'appartenant pas à son parti, il s'effcrça de le faire
donner à l'abbé de RipoU, qui était venu, avec d'autres dé-
putés catalans, lui olfrir la couronne d'Aragon ; un poste aussi
important, écrivait-il à Paul II, ne pouvait être occupé que
par un homme sûr. Il en était de même du siège de Glan-
dèves, dont le titulaire était décédé. Ce diocèse était situé
aux frontières ; c'était en quelque sorte le rempart de la Pro-
vence : il voulait, pour ce motif, voir à sa tête un autre de
ses conseillers, docteur et chanoine de f église d'Aix, appelé
Monmeyano. L'abbaye de Saint- Victor de Marseille était alors
dirigée par un abbé négligent, qui laissait tout tomber en
ruines et qui, de plus, menaçait de .résigner ses fonctions au
proht d'un personnage suspect. La situation du monastère,
qui gardait la ville du côté de la mer, commandait de ne le
remettie qu'en des mains lidèles ; le poiitife fut prié d'y
nonnner l'évêque Jean Alardeau. Mais ces vœux ne purent être
' René ajouta de sa niaiu cette apostille à la lellie ([ii'il écrivit, le 5 no-
veiiihie l'(70, eu faveur de l'archevêque : « Père saint et mon Leneoist seigneur,
je suplie Vostre Saiucteté cy très Immblement et de tout mou povoir qu'il plaise
à Voustre Sainctié à cette fois, por monstrer l'anior (lue de \ostrc grâce Vousti'e
Saiilitè in\i tousjours montrée cl i'ct dire qu'avés à moy, v sur tous les services
(pie je vous puis fcre, corn de bon cuer y suis à celte et vul tousjours estre à
voiistre sei\ice,(|iril vous jilèse et cy le m'otroicz. » 'liild. il'Aix, ms. lOtJi ; de Qua-
trebarbes, 1, 21).;
NOMINATION DES DIGNITAIRES ECCLESIASTIQUES. 543
exaucés. René fut plus heureux pour Michel de Torreilles, fils
du comte d'Iscla, son capitaine do uiaiine, auquel l'archidia-
coné de Barcelone fut dévolu à sa requête; |)our Antoine Gon-
juncta, lils de l'ancien gouverneur -du château de l'ÛEuf, à
Naples, auquel il obtint un canonicat dans la même ville ;
pour Melchior Gossa, fils du sénéchal Jean Gossa, qui, étant
entré dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, fut mis par le
pape en possession de la préceptorei-ie de Saint-Paul-Trois-
Ghâteaux \
Le cardinal de la Rovère, qui monta sur le trône pontifical
en 1471, sous le nom de Sixte IV, paraît avoir souffert avec
moins de bonne volonté que son prédécesseur l'ingérence du
roi de Sicile dans la nomination des évècjues provençaux. Il
s'éleva entre eux, au sujet de l'évêché de Fréjus, un désac-
cord regrettable, qui eut des suites funestes pour les fidèles
du diocèse. Le pape ayant promu à ce siège un de ses secré-
taires, Urbain de Fiesque, sans même consulter René, celui-
ci, qui était habitué à d'autres procédés, s'en offensa : il dé-
fendit de reconnaître le nouveau prélat, défense à laquelle les
chanoines se conformèrent, et commanda de saisir les reve-
nus diocésains. Sixte IV, justement mécontent, jeta l'excom-
munication sur les exécuteurs de ces ordres et l'interdit sur
l'église de Fréjus. La population se vit obligée d'aller cher-
cher les offices divins dans les paroisses voisines ; alors une
bande de corsaires barbaresques, profitant d'un moment où la
ville était déserte, l'envahirent et la dévastèrent. René était trop
sensible aux maux de ses sujets pour ne pas être profondément
affligé de ce résultat. Il écrivit au pontife, le 14 novembre 1474,
une lettre fort remarquable, montrant à la fois les sentiments
de respect qu'il nourrissait, au fond, pour le saint-siége et les
idées qu'il professait sur la distinction des pouvoirs spirituel
et temporel : « Vous avez les clefs des cieux, disait-il au suc-
cesseur de saint Pierre après avoir demandé des consolations
à la main qui bénit ; mais, dans la conduite des choses péris-
' liibl. d'Aix, ms. lOOi, p. i, 16, IG, :2U, 2U, GO, l:.'8, 112. De QiiaUe-
barbes, 1, 3, 12, 14, 2 i.
544 RAPPORTS AVEC LES ÉVÉQUES.
sables, ne faut-il pas aux princes une force dont les effets
visibles maintiennent l'ordre en tout lieu et garantissent à
Votre Sainteté même la vénération ?... En donnant un pasteur
à l'église de Fréjus sans nous en avoir informé, et en exigeant
ainsi de nos sujets des sacrifices matériels dont nous seul
pouvons et devons disposer, Votre Sainteté n' a-t-elle pas con-
fondu ses droits avec les nôtres? » Et il terminait par le ta-
bleau du malheur qui avait frappé les habitants, en exprimant
l'espoir que le pasteur nommé trouverait un autre troupeau,
dont les sympathies ne lui seraient pas enlevées par le souvenir
d'un désastre irréparable \ Le pape s'expliqua de son côté, et
déclara qu'il n'avait voulu excommunier que les chanoines ;
il leva, en conséquence, toutes les censures qui pouvaient at-
teindre les officiers royaux, et protesta qu'il n'avait pas eu
l'intention de les étendre à la personne du prince ". Mais il
refusa de transférer Urbain de Fiesque à un autre siège. Au
bout de deux ans de résistance, le chapitre se soumit et reçut
l'élu de Rome en qualité d'évêque, avec l'assentiment du
comte de Provence. Ainsi fut apaisé un conflit qui pouvait
prendre des proportions plus graves, si des ménagements,
des concessions mutuelles n'en avaient restreint la portée.
René prouva, peu de temps après, à Sixte IV qu'il ne lui
avait rien retiré de son affection, en se faisant, comme on l'a
vu, son médiateur auprès de Louis XI, qui menaçait d'user de
violence envers lui.
Les rapports du roi de Sicile avec le clergé de ses États ne
furent pas soumis aux mêmes variations. Il ne cessa d'honorer
et de favoriser les prélats, les églises, les monastères. L'épis-
copat lui fournissait les plus hauts dignitaires de sa cour, ses
chanceliers, ses premiers conseillers. Les évêques de Mar-
seille, de Toulon, d'Orange, de Toul, d'Angers furent au
nombre de ses familiers intimes. Le dernier, Jean de Beau-
vau, joua même, ainsi que plusieurs de ses parents, un rôle
important dans le gouvernement de l'Anjou. L'amitié du duc
' liibl. cr.\i\,m<!. 10!; i ; île Qiiatiebar!;es, T, 46. ^
^ Arih. de^ Itouches-dii-lïhonc, B 17, [° 122.
RAPPORTS AVEC LE CLERGE SECULIER. 345
ne put malheureusement le garantir contre l'aïubiliou et les
intrigues du fameux Balue, le favori de Louis XI, qui parvint
à le supplanter pour un temps sur son siège, mais non dans
les bonnes giâces de son protecteur. La justice épiscopalc
avait cependant, comme partout, d'assez fréquents débats
avec la justice ducale : chacune d'elles disputait à l'autre le
droit d'arrêter les clercs dans les rues et dans les lieux pu-
blics ; les gens de l'évèque menaçaient les procureurs des
foudres de l'excommunication, et ceux-ci leur répondaient
par les foudres du parlement, dont plusieurs arrêts avaient
tranché la question d'une manière générale : l'intimité per-
sonnelle de leurs chefs respectifs faisait généralement avorter
le conflit \ René ne manquait pas, à chaque entrée de l'évèque
dans sa ville épiscopale, de faire élargir les prisonniers qu'on
y détenait ^ L'église cathédrale d'Angers reçut de lui une
quantité de faveurs et de donations, dont la plupart ont été
signalées plus haut ou le seront ailleurs. Les églises de Saint-
Laud, de Saint-Martin, de Saint-Jean, de Saint-Pierre eurent
aussi une grande part dans ses libéralités. Cette dernière ob-
tint de lui le rétablissement d'un privilège assez curieux, qui
consistait dans l'usage des échellettes, c'est-à-dire d'écha-
fauds mobiles que l'on transportait de carrefour en carrefour,
pour adresser de là aux fidèles des sermons, des convocations,
des annonces de cérémonies : les officiers chargés d'assurer
l'ordre public s'étaient opposés, de par le prince, à l'exercice
de ce droit traditionnel ; il permit aux chanoines d'en jouir de
nouveau, par vénération pour leur église, qui passait pour la
plus ancienne de la cité et qui avait été jadis cathédrale ^
' Arch. nat., P 133P, f 4 v" ; P 1334'', f» 158; etc.
^ Arch. nat., P 1334-', f» 126.
' « René, etc. L'umble supplicacion de noz l)ien amez les doyen et chappictie
(le l'église de Sainct Pierre d'Angiers avons receue, contenant que de tout temps
et d'anxienneté, et de tel temps qu'il n'est mémoire du contraire, il/, ont t'ii et ont
en leur église les oschelecles o lisquelics ont esté faicles les proclamations par les
carrefours de la \ille d'Angiers, pour mouvoir le peupple à prier Dieu pour les
trespassez, pour assembler le peuple aux processions, aux fraries et aux prédi-
cacions, et ont tousjours commis homme pour ce faire,... auquel avoit esté fait
3o
o46 RAPPORTS AVEC LE CLERGE REGULIER.
Les simples prêtres tenaient, comme nous l'avons constaté,
une place assez considérable dans les différents services admi-
nistratifs de l'Anjou et de la Provence. Mais le clergé régulier
fut encore mieux partagé. Ces deux contrées comptent bien
peu d'établissements religieux qui n'aient été enrichis par
quelque fondation ou quelque don du pieux roi. L'abbaye de
Saint- Florent de Saumur reçut, en 1458, la concession des
droits prélevés sur les voies et attaches des moulins de cette
ville, moyennant la célébration d'un anniversaire solennel
pour 1 ame des ducs d'Anjou. Le monastère de Notre-Dame
du Loroux, élevé par les prédécesseurs de ces princes, obtint
la confirmation de ses anciens privilèges, qui remontaient à
Richard Cœur-de-Lion, et qui lui conféraient notamment le
droit d'usage dans les bois du domaine. René autorisa même
les religieux à établir une garenne close dans la forêt de
Monnois, et augmenta leurs possessions de la métairie de
Champdoiseau, provenant de la saisie des biens de Guillaume
Grignon, receveur des aides, en leur imposant l'obligation de
dire chaque jour certains offices. Il octroya aussi le droit
d'usage au prieuré de Jumelles, en faveur de Jean Perrot,
son confesseur, qui le dirigeait. Il fonda encore d'autres ser-
vices à l'abbaye de Notre-Dame du Perray-Neuf, près de
Sablé, en amortissant des rentes qui lui avaient été cédées par
plusieurs chevaliers pour expier leurs méfaits durant la guerre
des Anglais ; au couvent des Carmes de Loudun, dont il
agrandit l'église ; chez les Carmes d'Angers, dont il étendit
deffense de par nous de soy en empescher, et par les gens de nosUe justice y avoit
esté commis liomme de par nous, qui, au moien de iioz leclres sur ce obtenues,
avoit besongné eu la charge dessusdite en troublant et empeschant lesdits sup-
plians en leurs droiz dessusdits;... attendu que, selon la commune renommée,
ladite église de .Saint-Pierre est la plus ancienne église de noslre ville d'Angiers et
estoit d'ancienneté l'église cathédral ; savoir faisons que... avons permis et donné
congié ausdits suppiians de jouir de leursdits droiz jiar la manière que dessus,
pour tant que touche les proclamations dessusdites seulement et non autres...
Donné à Angiers, soubz nostre seel, le xviiF jour d'octobre, l'an de grâce
mil iiii'^ lAvlil. Par le roy, à la relacion du conseil,... G. Rayneau. » (Arch.
nat., P l^iS'i", f" 231 \°.) Cf., sur cet usage des prédications en plein air, la
Cliairc française au moyen àffc, p. 214-216.
)
FONDATIONS RELIGIEUSES. o47
les jardins et reconstruisit le cloître ; chez les religieuses de
Notre-Dame de la même ville, auxquelles il accorda des amor-
tissements. Mais aucun ordre ne paraît lui avoir 6t6 aussi cher
que celui de Saint-François, qu'il honorait d'un culte spécial,
peut-être parce qu'il était le patron de la pauvreté. Il choisit
parmi ses disciples plusieurs chapelains ou confesseurs, dont
le plus célèbre est ce bienheureux Bernardin, en l'honneur
duquel il fit bâtir une chapelle chez les frères mineurs d'An-
gers, fondation qui valut à leur maison des revenus et des
embellissements dont nous reparlerons; c'est là qu'il voulut
que son propre cœur fût enseveli, afin de laisser la meilleure
partie de lui-même aux religieux qu'il aimait. La chapelle
royale de Saint-Louis de Marseille était aussi desservie par
des Franciscains : il s'intéressait tellement à cet établisse-
ment, que, voyant la discipline s'y relâcher, il le fit réformer
de sa propre initiative par Bérenger Solsona, son confesseur,
qu'il demanda au pape et au provincial de mettre à la tête des
frères. Parmi les monastères dont il accrut la prospérité, il
faut citer encore celui de Saint-Maximin, auquel il donna les
gabelles de la ville d'Yères, en considération de sainte Made-
leine, « secretaria et sola apostola Jesu Christi » , plus cent
vingt livres de rente pour la célébration d'une messe à la
Sainte-Baume, et un legs de six mille six cents florins pour
l'achèvement de l'église conventuelle. Les communautés reli-
gieuses de Naples, surtout la Chartreuse de San-Martino, eurent
également part à ses bienfaits. Il les étendit, en dehors de ses
États, sur l'église de Saint-Pierre d'Avignon, sur l'abbaye de
Fontevrault, sur l'abbaye de Cluny. La première obtint de lui,
en 1438, de nouveaux privilèges,, confirmés plusieurs fois
depuis. A la seconde, il remettait chaque année une somme de
soixante-cinq livres « pour les pelisses des nonnes » . A Cluny,
il fonda, en 1475, un anniversaire pour Jeanne de Laval et
pour lui, moyennant la cession des terres de Valensolle, d'Al-
barno et de Villedieu, en Provence; un autre office se célé-
brait déjà dans ce monastère, depuis 1473, en reconnaissance
du don des régales qu'il avait fait au prieuré de Valensolle,
548 FONDATIONS RELIGIEUSES.
dépendant du même ordre'. Tant de libéralités lui avaient
mérité partout la gratitude du clergé régulier. En Anjou, une
touchante coutume permettait à celui-ci de s'acquitter, dans
une certaine mesure, envers son bienfaiteur : le prince avait la
liberté de placer un de ses gens dans chacune des abbayes du
duché, pour y être « alimenté, nourri, vêtu, chaussé et pourvu
de toutes choses nécessaires sa vie durant » , aux frais de
l'abbé. Il en profitait pour procurer à ses vieux serviteurs,
quand leurs infirmités le forçaient à se séparer d'eux, une re-
traite avantageuse et des soins dévoués \ Lui-même avait
créé une œuvre de bienfaisance ou une confrérie sur laquelle
on manque totalement de notions certaines. Ses testaments
seuls nous en révèlent l'existence : ils imposent à son héritier
le devoir d'achever l'établissement de cette association, ap-
pelée « fraternitas religiosa reverendissime pacis » , et d'obte-
nir pour elle l'approbation de la cour de Rome. On ignore donc
jusqu'au but qu'il s'était proposé en l'instituant ; il est pro-
bable, pourtant, que c'était là une manifestation nouvelle de
son ardent désir d'étendre les bienfaits de la paix^
' Arch. nat.,Pl33'i\fo 14; P 1334% f 95; P 133iS f°^22, 1U8 v»;? 133 i',
f» 4; P 1334», f» 175 \»; P 13349, f" 239 v»; P 13341°, f» 235 ; P 1335, n" 170;
P 1339, nos 458^ 46O; P 1344, n° «19; J J 211, n« 742. Arch. des Bouches-du-
Rhône, B 17,1" 178 ;B 18, P212; B 25, fo240; B 692. Bibl. d'Aix, ms. 1064,
p. 2. Cf. Extraits des comptes et mémoriaux, 11°^ 178, 184, 266, etc. René aimait
à régler lui-même, dans ses actes de fondation, les détails des offices qu'il voulait
faire célébrer. Ainsi, en cédant une rente aux religieuses de Notre-Dame d'An-
gers, il stipula que tous les samedis, à l'issue delà messe déprime, on chanterait
(i à note », au chœur de cette église, le répons suivant : Sa/icia et immaculata vir-
ginitas, — Quibus le laudibus efferam iiescio ; — Quia quem celi capcrc non
poterant — Tuo gremio contulisti. — Benedicta tu in mtdieribus. — Et benedic-
tiis fruclus vcntris fui. Après quoi le prêtre devait chanter ce verset: Orapro
famulo tuo rege Renato, sancta Dei genitrix ; — Ut digni effi ci amur promis sioni-
bus Christi ; puis une oraison ainsi conçue : Concède famulum tuum regem Rena-
tum, quesumus, Domine Deus, perpétua mentis et corporis sanitatc gaudere, et glo-
riosd béate Marie sempcr l'irginis intercessione à présent i liberari tristicid et
cternd pcrfrui leticid ; prr Dominum, etc. Les autres jours, ces prières devaient
être seulement récitées par les religieuses. (Arch, nat., P 1334', f° 122.) On voit
que le bon roi prenait ses précautions.
^ Arch. des Bouches-du-Rhône, B 274, 1° 14 v".
' Arch. des Bouches-du-Rhône, B 690 et 693. Cette confrérie n'était pas en-
UNIVERSITÉ D'ANGERS. , 549
Un dernier trait est nécessaire pour montrer que, si René
protégeait les corps religieux, il n'encourageait pas les abus
qui naissaient parfois de leur grand développement. Le
royaume était sillonné de frères quêteurs qui, n'ayant souvent
du moine que l'habit, faisaient métier de colporter des reli-
ques vraies ou fausses dans le but d'exploiter la générosité
des fidèles, sous prétexte d'indulgences. Plusieurs se préva-
laient de bulles supposées ou de permissions périmées.
Charles VII rendit contre eux, en 1457, des lettres patentes pro-
hibitives, et envoya de différents côtés des commissaires ayant
l'ordre d'arrêter tous ceux qu'ils prendraient en faute. Un de
ces agents étant venu en Anjou, le conseil ducal ne voulut pas
le laisser remplir son mandat, parce que la répression de ce
genre de délits appartenait au roi de Sicile ; en effet, ses offi-
ciers avaient pris connaissance de l'affaire depuis longtemps
déjà, et ils se chargrèent d'empêcher eux-mêmes toutes les
supercheries. Aucun frère n'eut plus le droit de quêter dans
le pays sans être muni d'une autorisation personnelle, sous
peine d'amende et de prison, et cette autorisation ne fut déli-
vrée qu'à bon escient. On l'accorda à un religieux de Saint-
Antoine de Viennois parce que les deniers qu'il recueillait
étaient destinés à une confrérie « fondée pour bonne cause » ,
et qu'on était habitué à les fournir ; toutefois cet argent dut
être déposé entre les mains d'un marchand d'Angers, connu
pour son honorabilité, jusqu'à ce que le commandeur de la
Foucaudière, de l'ordre de Saint-Antoine, fût venu en récla-
mer la délivrance au Conseil \
L'instruction publique appartenait tout entière à l'Église :
nous devons, pour compléter ce chapitre, lui consacrer quel-
ques pages. L'instruction supérieure était représentée, en
Anjou, par un corps puissant et privilégié, l'Université d'An-
gers. Avant la régence d'Yolande d'Aragon, cette institution
core érigée en 1453, rar le premier testament fie René, rédigé à relto date, n'en
parle pas.
1 Arch. nat., P 133'»% i°^ 209 v°, 213.
550 UNIVERSITE D'ANGERS.
ne comprenait que des facultés de droit canon et civil : cette
princesse, au nom de son fils Louis III, obtint du pape Eu-
gène IV la permission d'y ajouter des facultés de théologie,
de médecine et d'arts, qu'elle pria le roi de France de prendre
sous sa sauvegarde. Charles VII, par lettres patentes datées
du mois de mai 1433, enregistrées au parlement de Poitiers
le 4 janvier i 435^ confirma les accroissements et les privilèges
conférés antérieurement à l'Université, plaça sous la protection
royale tous ses membres, ainsi que leurs familles et leurs biens,
et lui reconnut les mêmes droits qu'à celle d'Orléans. Il l'au-
torisa notamment à faire citer par-devant son conservateur les
particuliers de tous les pays, privilège qu'elle ne pouvait
exercer précédemment que sur les habitants de l'Anjou et de
la Touraine. Deux bedeaux, dont l'élection fut commise au
doyen de Saint-Jean-Baptiste, furent attribués à la faculté
des arts, un à la faculté de théologie, un à la faculté de mé-
decine. Ces officiers devaient être suffisamment instruits ; ils
pouvaient, eux ou leurs femmes, se livrer au commerce,
excepté à la vente du papier, des livres et des menus objets
désignés sous la dénomination générale de quincaillerie. Le
sénéchal et le prévôt étaient constitués, par la même ordon-
nance, gardiens et conservateurs des privilèges de l'Univer-
sité, avec la juridiction sur les écoliers et les autres avan-
tages inhérents à ces fonctions dans les établissements ana-
logues \
Un prince aussi lettré que le roi de Sicile ne pouvait man-
quer de s'intéresser à la prospérité de cette docte corporation,
quoiqu'elle se trouvât en partie sous l'autorité directe du sou-
verain. On a vu avec quelle sollicitude il s'était occupé, dès
son arrivée à Naples, de réorganiser l'Université de cette ville
et le pouvoir de son grand justicier. Celle d'Angers ne lui fut
pas moins chère ; en 1453, il fit convoquer une assemblée de
docteurs et de gens d'église pour aviser aux moyens de per-
fectionner et de développer l'institution. Chacun de ses con-
' Arch. nat., K I8G", n» 4 ; Ordonnances, XïII, 186.
l
UNIVERSITE D'ANGERS. 551
seillers dut étudier les propositions les plus propres à conduire
vers ce but. On s'inquiéta principalement de mettre un
ternie aux ribleries ou débauches qui scandalisaient trop sou-
vent la ville, durant la nuit, et dont les auteurs étaient moins
encore des étudiants véritables que des intrus se couvrant de
leur costume. Les docteurs réunis demandèrent à n'avoir plus
qu'un seul conservateur, le sénéchal ou son lieutenant, à
l'exclusion du juge de la prévôté. Cette requête, inspirée sans
doute par le désir d'éviter des conflits et de simplifier l'exer-
cice de la justice, ne fut cependant pas écoutée : le Conseil
s'y opposa; on consulta le livre des privilèges universitaires,
qui faisait loi, et il fut prouvé que les deux conservateurs
devaient être maintenus*. René fît respecter scrupuleusement
l'autorité de ces magistrats, même h l' encontre des conseillers
du Roi, qui, deux ans plus tard, aux grands jours de Thouars,
entreprirent de juger certaines causes dont la connaissance
leur était réservée. La création de la mairie d'Angers leur
enleva leur titre et leur juridiction, pour les unir à la charge
de maire. Les conservateurs devaient dresser le compte des
amendes imposées par eux et le soumettre à la Chambre ; le
produit de ces amendes appartenait au prince. Le greffe de la
conservatorerie fut affermé, à partir de 1457, comme les autres
greffes du duché; mais les étudiants et les officiers de l'Uni-
versité étaient exempts de tous frais de justice*. Ils étaient
également dispensés des droits de cloison. Chacune des nations
dont se composait l'Université avait son hôtel particulier :
celui de la nation d^Anjou était situé à la porte d'Enfer ; celui
de la nation de Normandie donnait sur la rue Sauveresse et
sur une ruelle aboutissant à celle-ci, qui était acensée par les
gens des comptes moyennant trois sols quatre deniers. Les
écoliers n'étaient pas seulement fournis par les provinces
voisines ; il en venait de fort loin, et notamment du duché de
Bar. Quelques-uns remplissaient à Angers ou aux environs
des fonctions honorables : Germain Colin, par exemple, était
• Arch. nat., P 1334% i°^ 24 v°, C2, 63 v".
- Ardi. nat., P 1334^ f° 150 \°; P 1334%f» 110; P 1334% f° 57.
552 ECOLES PUBLIQUES,
chargé de l'administration de l'importante aumônerie de Beau-
fort, qui lui avait été confiée par la reine Isabelle'.
L'instruction des jeunes enfants, l'enseignement primaire
n'étaient pas aussi négligés dans le pays d'Anjou qu'en cer-
taines parties de la France. La capitale de cette province
possédait des écoles placées sous les ordres d'un directeur qui
portait un titre tout local, celui de maitre-escole. Les fonctions
de ce maître, dont on retrouve la trace dès 1395, semblent avoir
été distinctes de celles du dignitaire ecclésiastique appelé ordi-
nairement écolâtre^ Elles furent remplies, au quinzième
siècle, par Briend Prieur, par Thomas Giron et par Jean
Bonhalle. Ce dernier, qui les exerçait en 14oS, était docteur;
il plaida plusieurs fois devant le Conseil ducal pour l'évêque
d'Angers et pour Guillaume d'Haraucourt, et fut commis par
René, en 1457, à l'inspection àe^ levées du duché. Des reve-
nus en nature étaient assignés au maître-escole pour son
entretien, entre autres les dîmes de Reculée \ Aux Ponts-de-
Gé^ bien que cette localité n'eût pas alors une population
considérable, des écoles étaient établies dans l'île et fréquen-
tées par un grand nombre d'enfants. Le texte qui les men-
tionne nous fournit un exemple remarquable des précautions
que l'on prenait pour le choix des maîtres et de l'importance
qu'on attachait à leur mission. Celui des Ponts-de-Gé se
trouvant à nommer, en 1 460, le curé du lieu présenta aux
gens des comptes, tenant la place du roi de Sicile, un
candidat qu'il jugeait «suffisant et idoine » . Ce candidat était
maître ès-arts dans l'Université de Paris et s'appelait Jean des
Acres ou des Arques, Ayant été agréé, il prêta devant la
Chambre le serment de bien enseigner et de bien gouverner
' Arch. nat., P 1334', f 15G v°; P 1334% f» 71, 159; P 1331', f°= G8, 117.
Cl'., sur rUiiiversité d'Angers, une notice de M. Port (Notes et /loiicrs, p. 24) et un
mémoire de M. Parrot, publié par la Société académique do Maine-et-Loire,
t. XYII, p. 194.
^ V. Du Caiige, au mot Magiscola.
' Arch. nat., P 133i% !'»« 47, 133; P 1334% f° 124 v». Exiralts des comptes
et mémoriaux, w° 392.
ECOLE DU CHATEAU D'ANGERS. 553
son école ; après quoi il fut installé '. Ainsi le clergé et le pou-
voir ducal intervenaient simultanément dans la nomination
des prédécesseurs de nos instituteurs connnunaux : le pre-
mier les désignait ; le second les recevait, s'ils apportaient
assez de garanties, et les mettait en possession de leur chaire.
Cette action combinée, cet accord des autorités ecclésiastique
et civile offraient certainement des avantages qu'on a souvent
cherchés depuis, et qu'on cherche encoi-e.
Mais ce n'était pas assez, pour un prince ami des lumières,
de porter son attention sur les écoles publiques. Son intelli-
gente sollicitude lui suggéra l'idée d'en établir une dans son
propre château. 11 choisit pour l'installer le logis de l'inten-
dant Huguet Guillot, qui fut chargé, vers 1437, de la surveil-
lance et de l'entretien des enfants. Les aliments de l'esprit et
ceux du corps leur étaient à la fois distiibués sous les yeux du
bon roi et à ses frais. Il leur fournissait lui-même leshvreset
les instruments de travail. Deux des traités qu'il mit entre
leurs mains avaient pour titre Théodolet et Remédie : il serait
difficile de dire quel en était l'objet précis; mais il est probable
que l'un et l'autre appartenaient à la classe de ces compilations
morales si répandues au moyen âge et si commodes, malgré
leur forme aride, pour un enseignement méthodique. Un des
' Voici les lettres d'institution de ce maître d'école : « Les gens des comptes du
roy de Sicille, duc d'Anjou, per de Fiance, estans à Angiers, à tonz ceulx qui ces
lettres verront, salut. Savoir faisons que aujourd'uy niessire Jehan Brocier, prehslre,
curé de Saint-Aulhin du Pont-de-Sée, nous a présenté, pour et ou nom diidit sei-
gneur roy de Sicille, maistre Jehan des Acres, maistre en ars, pour tenir et excer-
cer les escolles en l'isle du Ponl-de-Sée, et y enseigner et doctriner les enflaus
dudit lieu et d'autres qui ilecques afflueront, comme suffisant et ydonc pour ce
faire. Et pour ce, après ce que nous avons prins le serment dudit maistre Jehan
des Acres de bien et loyaumeut soy porter et gouverner ou fait desdites escolles
et des enffans qui ilecques afflueront, nous avons mis et mectons par ces pr ésentos
ledit maistre Jehan des Acres en possession et saisine desdilcs escolles de ladite
ysle du Pont-de-Sée, et mandons à touz les suhj;e/. dudit seigneur roy de Sicifle
luy estre obéy en ce que touchera le fait d'icelle, et ne luy donner empesche-
nient quelconque au contraire. Donné en ladite Chamlire des comjites, à Angiers,
soul)z noz signez, le vil" jour de mars l'an mil Ilir cinquante neuf. Ainsi signé :
Du commandement de mess'^'* des comptes à Angiers. — G. Rajneau. » (Arch.
nal., P 133'j',f" lOi.)
554 ECOLE DU CHATEAU D'ANGERS.
soucis de René, quand il quittait l'Anjou, était d'assurer la
pension de ses jeunes protégés : on le voit payer pour eux
tantôt soixante livres, tantôt cinquante écus, sans que rien,
malheureusement, ne nous révèle leur nombre, leur âge ni
leur qualité*. Mais il nous suffit de connaître cette intéressante
fondation pour apprécier le sentiment qui l'avait inspirée, sen-
timent touchant et bien digne d'un savant couronné. D'après
ce que l'on sait d'ailleurs sur ses goûts littéraires et sa fami-
lière bonté, il n'est peut-être pas invraisemblable de supposer
qu'il se soit parfois mêlé personnellement d'instruire ses pen-
sionnaires. Celui qui se préoccupait tant de garantir les pères
contre la misère était bien capable de s'employer à préserver
les fils des maux de l'ignorance. Est-il un trait plus propre à
faire honorer la mémoire d'un prince? Est-il une meilleure
conclusion au tableau d'une administration dont la pensée
dominante fut le soulagement et le bien-être du peuple ?
' « A Huguet, 1*1111 des portiers du chastel d'Angiers, tant pour la pension des
enfans que le roy lui a liaillez à gouverner et faire aprendre à l'escole, que aussi
pour leur achater des livres et autres choses neccessaires. LX livres. «Arch. nat.,
P l;J.34', P 33 v». Cf. Extraits des comptes et mémoriaux, n°^ 50G, .507.
FIN DU TOME PREMIER.
TABLE DES MATIÈRES,
PREMIÈRE PARTIE.
HISTOIRE POLITIQUE.
CHAPITRE I.
RENÉ ENFANT.
Pages.
Naissance de René 3
Ses premières années 7
Origines de la maison ducale d'Anjou . 8
Louis 1 9
Succession de Naples et de Provence 13
Succession de Majorque t7
Domaines de Louis I en France 19
Louis II 23
Enfance de René el de Charles Vn 31
Administration d'Yolande d'Aragon 30
Yolande protectrice du royaume 42
Louis m ''9
CHAPITRE II.
RENÉ DUC DE BAR ET DE LORRAINE.
Succession de Bar 53
Mariage de René et d'Isabelle de Lorraine 59
Perte de Guise C3
Testament du duc Charles II C5
Jeanne d'Arc et René C8
Désaveu envoyé à Bedford 71
Campagne de France 74
Prise de Chappes 77
René entre en possession des duchés de Bar et de Lorraine 79
Guerre de Lorraine °'
556 TABLE DES MATIERES.
Paiîes
Bataille de Biilgnéville 84
Captivité de René 92
Élargissement provisoire 9G
La question de Lorraine devant l'Empereur 107
René rentre en prison 110
Il hérite de son frère Louis III et de la reine Jeanne II 112
Négociations en sa faveur 115
Sa délivrance 120
Il visite la Lorraine, l'Anjou et la Provence 1 28
Il part pour l'Italie 136
CHAPITRE in.
RENÉ ROI DE SICILE.
État du royaume de Sicile à l'avènement de René 137
Régence d'Isabelle de Lorraine 143
Le pape et les Génois se déclarent pour le prince d'Anjou 147
Progrès du parti aragonais 152
René se rend à Gênes et à Naples 161
Premiers actes de son gouvernement 167
Campagne des Abruzzes 171
Premier blocus de Naples; sa délivrance 174
Recouvrement du Casiel-Nuovo et du Chàlcau de l'Œuf 178
Tentatives de négociations 181
Mort de Jacques Caldora • 185
Tergiversations de son fils Antoine 186
René rejoint son armée à travers les lignes ennemies 187
Trahison d'Antoine Caldora 191
Intervention des alliés du roi de Sicile ; nouveaux pourparlers 197
Alliance avec Sforza 203
Siège de Naples 207
Prise delà ville 214
Départ de René 218
Son séjour à Florence et son retour en Provence 219
CUAPITRE IV.
RENÉ DUC D'ANJOU
sous CHAKLES Vil.
Installation de René en Anjou 225
Négociations avec l'Angleterre 230
Fiançailles (le Marguerite d'Anjou 231
Guerre de Mel/ 233
Mariage et (irpart de Marguerite » 236
Pacification de la Lorraine 239
TABLE DES .MATIÈRES. 357
Pages.
Réforme militaire 244
Accord définitif avec le duc de Bourgogne 24G
Recouvrement du Maine 249
Voyage du roi de Sicile en Provence 253
Extinction du schisme pontifical 255
Campagne de Normandie '• 258
Mort de la reine Isabelle 2G2
'Cession de la Lorraine ' • • 2G4
Affaires d'Italie 265
Expédition de René en Lombardie 273
Tentatives de Jean d'Anjou sur le royaume de Naples 287
René protège contre le Roi la famille de Jacques Cœur 295
U épouse Jeanne de Laval 298
Aventure de la fausse Jeanne d'Arc 308
Révolte et combat de Gênes ■ 327
CHAPITRE V.
RENÉ DUC D'ANJOU
sous LOUIS XI.
Attitude réciproque de René et de Louis XI à l'avènement de celui-ci ... 331
Projet de mariage de Nicolas d'Anjou avec Anne de France 334
Politique du Roi en Italie 335
Négociations avec Pie II 337
Fin de la campagne de Jean d'Anjou au royaume de Naples 340
Revers de la reine Marguerite d'Angleterre 342
Elle se réfugie en France 344
Affaire de Nice 345
Son territoire enlevé aux comtes de Provence 347
Négociations à ce sujet 350
Sommation adressée par René au duc de Savoie 354
Rôle du roi de Sicile dans la guerre du Bien public 356
Accord avec Marguerite de Savoie 365
Ambassade des Catalans 366
René accepte le trône d'Aragon 368
Guerre de Bretagne 370
Rapprochement apparent des rois de France et de Sicile 373
Expédition de Catalogne * 375
Mort de Jean d'Anjou 378
René se retire en Provence 380
CHAPITRE VI.
RENÉ COMTE DE PROVENCE.
Louis XI convoite les possessions de René 385
Alliance de Nicolas avec Charles de Bourgogne 387
558 TABLE DES MATIERES.
Pages.
Mort de Nicolas 389
Démarche de René II en faveur de son aïeul 390
Dernier testament du roi de Sicile 391
Saisie des duchés de Bar et d'Anjou 393
Création de la mairie d'Angers 395
Louis fait ajourner son oncle devant le parlement 401
René maintient ses droits 405
Conférences de Lyon 406
Levée de la saisie 408
Règlement anticipé de la succession d'Anjou et de Provence 410
Difficultés nouvelles 413
Délivrance de la reine Marguerite 415
Sa retraite en Anjou 416
Arrentement du duché de Bar 418
Réunion du. Barrois à la Lorraine 421
Héritage nominal des royaumes de Naples el d'Ari;jjo:: 422
Mort de René 425
Ses funérailles 427
Ses qualités et ses défauts 429
Ses enfants • 433
Extinction de la maison d'Anjou 436
DEUXIÈME PARTIE.
ADMINISTRATION.
CHAPITRE I.
ADMINISTRATION CIVILE.
Conseil ducal d'Anjou 441
Chambre des comptes d'Angers 447
Archives 456
Organisation financière 461
Impôts. 467
Commerce 477
Industrie 483
Agriculture , 484
Forêts 485
Chancellerie 486
Sceaux.. . . 491
Secrétaires 494
Maison du roi ilc Sicile 496
TABLE DES MATIERES. 350
CHAPITRE II.
ORGANISATION JUDICIAIRE.
Pages.
Sénécliaiix et lieutenants 501
Juge d'Anjou ."iOS
Juges des prévôtés â04
Procureur et avocat fiscal 505
Grands jours 50G
Rédaction et révision des coutumes d'Anjou 507
Réformes judici;i ires eu Provence 509
Police générale 511
Police sanitaire 514
Police des Juifs 516
CHAPITRE III.
AFFAIRES MILITAIRES.
Appatis et payes imposés à l'Anjou 521
Leur remplacement par la taille des gens d'armes 523
Vexations des Iroupes royales 524
Corvées et redevances militaires 525
Fortifications 526
Capitaines et lieutenants des places fortes 526
Garde du roi de Sicile 527
Marine militaire 528
Ordre du Croissant; sa fondation 530
Ses statuts 532
Ses dignitaires 533
Extinction de l'ordre 5--5
CHAPITRE IV.
AFFAIRES ECCLÉSIASTIQUES.
Rapports de René avec l'Eglise 53*
Rapports avec le saint-siége 539
Nomination des dignitaires ecclésiastiques 541
Rapports avec les évèques 544
Happoits avec le clergé séculier et régulier 545
Fondations religieuses 547
Université d'Angers 549
Ecoles publiques 552
École du château d'Angers • • 553
FIN DE LA TAULE UES MATlÈUES.
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BÏNDING SECT. SEP 19 1967
DC Lecoy de la Marche, Albert
102 Le roi René
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