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Full text of "Le Roman de la rose, par Guillaume de Lorris et Jean de Meung. Éd. accompagnée d'une traduction en vers, précédée d'une introd., notices historiques et critiques; suivie de notes et d'un glossaire par Pierre Marteau"

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) 


LE    ROMAN 


DE    LA    ROSE 


TIRAGE 

470  ezempUires  svr  papier  vergé. 
12  —  sur  papier  Whatman. 

10  —         sur  papier  de  Chine. 

6  —         sur  papier  du  Japon. 

3  —         sur  peau  de  vélin. 

joo  exemplaires. 


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Otiétui,  tffùfrtfiit  it  O.  /«(«J>,  </«i<r<  Sainl-Élit'iHt. 


KoYncen  de-W  KoSê_ 


LE  ROMAN 

DE  LA  ROSE 

PAR 

GUILLAUME  DE  LORRIS 

ÏT 

JEAN  DE  MEUNG 
Édition  accompagnée  d'une  traduction  en  vers 

Précédée  d'une  Introduction,  Notices  historiques 

et  critiques  ; 

Suivie  de  Notes  et  d'un  Glossaire 

PAR 

PIERRE    MARTEAU 


TOME     I 


ORLEANS 

H.    HERLUISON,    ÉDITEUR 

17,     RUE     JEAN  ne-d'arc,      I7 
1878 


Ri 
t.l 


i(  Kticore  vaudroit-il  mieux,  comme  un 
bon  bourgeois  ou  citoyen,  rechercher  et 
faire  un  lexicon  des  vieils  mots  d'Artus, 
Lancclot  et  Gauvain ,  ou  commenter  le 
Romani  de  la  Rose,  que  s'amuser  i  je  ne 
sçay  quelle  grammaire  latine  qui  a  passé 
son  temps.  >> 

(Ronsard.) 


LE  XIX^  SIECLE  ET  L'AMOUR. 


LE    XIX<^    SIECLE. 

Qui  donc  t'a  donné,  bel  enfant. 
Cette  fleur  toute  fraîche  éclose? 
Je  suis  déjà  vieux,  et  pourtant 
Jamais  ne  vis  si  belle  Rose. 

Quel  éclat,  quelle  douce  odeur  .' 
De  la  Nuit,  sur  sa  tige  verte, 
Scintille  encore  un  tendre  pleur, 
Et  là,  sur  sa  lèvre  entrouverte. 

Parmi  ce  jardin  radieux 
Que  chaque  jour  fleurit  l'Aurore, 
Que  n'ai-je  l'arbre  merveilleux 
Qui  fit  si  belle  fleur  éclore  ! 

Dessus  ses  rameaux  vigoureux 
Greffant  >nes  délicates  entes, 
Je  verrais  son  suc  généreux 
Régénérer  mes  frêles  plantes. 


LE   XIXe   SIÈCLE    ET   l' AMOUR. 


C'est  que  rous  »ie  connaissez  pas, 
O  vieillard,  toutes  vos  richesses. 
Aux  jeunes  plantes  pourquoi,  las! 
Prodiguer  toutes  vos  caresses? 

Voyez  là-bas  ce  vieux  buisson. 
Mais  toujours  vert,  toujours  vivace  ; 
C'est  là  que  j'ai  le  doux  bouton 
Cueilli  qui  tous  les  autres  passe. 

LE  XIX»  siècle. 

Quoi!  dans  ce  vieux  jardin  françois 
Où  je  vois  jeter  tant  de  pierres. 
Oit  nul  ne  pénétra,  je  crois. 
Depuis  la  mort  de  mes  grands-pères  ? 

l'amour. 

Là  dort,  sous  ces  durs  églantiers, 
Mainte  fleur  mille  fois  plus  belle 
Que  de  tous  vos  jeunes  rosiers 
La  plus  gente  et  la  plus  nouvelle. 


'^ 


HOMMAGE  DU  TRADUCTEUR 

A  Monsieur  Cougny, 

Professeur  de  rhétorique  au  lycée  Saint-Louis. 


Permettez-moi,  cher  maître,  de  vous  dédier  cette 
édition  du  Roman  de  la  Rose,  qui,  sans  vous,  n'eût 
jamais  vu  le  jour.  Vous  avez  daigné  jeter  un  regard 
favorable  sur  ce  premier  essai  de  ma  muse,  et  c'est 
votre  bonté  toute  paternelle  qui  a  soutenu  jusqu'au 
bout  ses  pas  hésitants.  Vous  seul  connaissez  mes 
longs  ennuis,  mes  labeurs  et  ma  persévérance  pour 
arriver  au  but  tant  désiré.  Comme  â  l'Amant,  le 
hideux  Danger,  la  blême  Peur  et  la  rouge  Honte 
m'ont  barré  bien  souvent  la  voie.  Mais  Ami  me 
reconfortait  et  m'engageait  à  poursuivre  ma  route, 
jusqu'à  ce  que  je  pusse  enfin  cueillir  la  Rose.  Ami, 
c'était  vous,  et  maintenant  que  j'ai  cueilli  le  divin 
bouton,  je  vous  en  offre  les  prémices,  mon  cher 
maître  ;  car,  vous  le  savez,  mon  cœur  est  toujours 
resté  vôtre,  et 

Se  ge  pers  vostre  bien-voillance, 
A  poi  que  ne  m'en  désespoir. 

Autant  que  moi,  vous  êtes  le  père  de  cette  œuvre, 
et  je  vous  prie  d'en  accepter  l'hommage  du  plus 
fidèle  de  vos  disciples,  du  plus  sincère  de  vos  admi- 
rateurs, et  du  plus  dévoué  de  vos  amis. 


INTRODUCTION 


ROMAN  DE  LA  ROSE. 


TOUT  le  monde  connaît,  au  moins  par  son  titre, 
le  Roman  de  la  Ro^e.  Il  est  reste  populaire  à  tra- 
vers tant  de  siècles  disparus.  Mais,  sauf  quelques 
rares  érudits,  personne  ne  le  lit  aujourd'hui.  Car, 
nous  le  savons  par  expérience,  il  faut  un  certain 
courage  pour  oser  entreprendre  la  lecture  d'un  aussi 
volumineux  ouvrage,  qui,  somme  toute,  ne  saurait 
avoir  autant  d'attraits  pour  nous  que  pour  ses  con- 
temporains. Au  surplus,  même  pour  ceux  à  qui  ce 
vieux  langage  est  familier,  la  lecture  n'en  reste  pas 
moins  pénible  et  jusqu'à  un  certain  point  ennuyeuse. 
Aussi  pouvons-nous  affirmer  que,  même  parmi  ceux 
qui  daignent  y  jeter  les  yeux,  bien  peu  ont  la 
constance  de  l'étudier. 

Quelle  est  donc  la  raison  de  cette  popularité  qui 
survit  à  l'œuvre  elle-même  pour  ainsi  dire?  C'est 
que  le  Roiuan  de  la  Rose  fit  époque  aussi  bien  pour  < 
la  forme  que  pour  le  fond,  car  la  hardiesse  des  idées '^ 
5'  égale  l'énerg'e  du  style;  c'est  que  l'influence  éton- 


VIII  INTRODUCTION. 

nantc  que  ce  livre  exerça  sur  son  temps,  la  vogue 
incroyable  dont  il  jouit  pendant  plusieurs  siècles,  en 
ont  fait  comme  le  point  de  départ  de  notre  littéra- 
ture nationale.  En  un  mot,  c'est  une  grande  date 
dans  l'histoire  de  notre  langue,  on  pourrait  presque 
lire  une  révolution. 

Quelques  rares  génies  ont  ainsi  marqué  leur  siècle 
d'un  sceau  ineffaçable,  et  pardessus  tous  les  autres 
leur  nom  restera  populaire.  Tels  sont  Jehan  de 
Mcung,  Rabelais,  Molière,  Voltaire,  et  de  nos  jours 
Victor  Hugo. 

Autour  de  ces  astres  rayonnants  viennent  gra- 
viter une  foule  de  satellites,  dont  l'éclat  quelquefois 
semble  faire  pâlir  ces  soleils  et  les  éclipser.  Mais,  au 
moment  où  ils  semblent  près  de  s'étemdre,  on  les 
voit  soudain  s'embraser  de  nouveau,  concentrer  sur 
eux-mêmes  tous  les  feux  dispersés  des  étoiles  qui 
les  entourent,  et  inonder  de  lumière  leur  siècle  tout 
entier. 

Tel  est  Jehan  de  Meung  et  son  Roman  de  la  Rose. 

En  1816,  M.  Renouard  écrivait  dans  le  Journal  des 
Savants  : 

.     «  Le  Rowati  Je  la  Rose  est  l'un  des  monuments 
^    /les  plus  remarquables  de  notre  ancienne  poésie.  Par 
.'  son  succès  et  sa  célébrité,  ayant  jadis  influé  sur  l'art 
,       d'écrire  et  sur  les  mœurs,  il  fut  longtemps  l'objet 
d'une  admiration  outrée  et  d'une  critique  sévère,  et 
toutefois  mérita  une  juste  part  des  éloges  et  des  re- 
proches qui  lui  furent  prodigués.  » 

Ces  quelques  lignes  sont  le  résumé  le  plus  clair 
et  le  plus  net  qu'on  puisse  tirer  de  tout  ce  qui  fut 
écrit  depuis  deux  cents  ans  sur  ce  fameux  livre.  Bref, 
ce  jugement,  qui  n'en  est  pas  un,  est  accepté  sans 
appel  aujourd'hui;  cette  sentence  a  fiiit  loi. 


INTRODUCTION.  IX 

Or,  nous  nous  sommes  toujours  méfie  de  ces 
jugements  à  la  Salomon,  qui  n'ont  d'autre  but  que 
de  contenter  tout  le  monde,  mais  n'avancent  pas  la 
question  d'un  iota.  Nous  avons  été  fort  étonné  de 
voir  ainsi  juger  en  trois  mots  une  œuvre  pour  et 
contre  laquelle  furent  écrits  des  volumes  entiers,  une 
œuvre  qui,  si  nous  en  croyons  les  contemporains,  a 
bouleversé  son  siècle,  et  trois  cents  ans  après  son 
apparition  passionnait  encore  nos  pères. 

Comment  se  fait-il  qu'après  un  succès  si  prodi- 
gieux, cet  ouvrage  soit  tombé  dans  un  tel  oubli, 
que  personne  ne  le  lise  plus?  Pourquoi  ce  silence 
si  profond  autour  d'une  œuvre  qui,  à  juste  titre, 
passa  pendant  plusieurs  siècles,  et  passe  encore  pour 
un  des  monuments  les  plus  remarquables  de  la  litté- 
rature française  ?  Nul  ne  saurait  l'expliquer  autre- 
ment que  par  notre  apathie  naturelle  et  le  dédain 
implacable  dont  les  deux  derniers  siècles  poursui- 
virent leurs  devanciers,  mais  qui  semble  s'éteindre 
aujourd'hui. 

Nous  nous  sommes  dit  cependant,  avec  Théophile 
Gautier,  que  nul  ne  dupe  entièrement  son  époque, 
et  que  nos  ancêtres,  qui  certes  nous  valaient  bien, 
ne  devaient  pas  avoir  en  vain  prodigué  une  telle 
admiration,  ni  des  critiques  si  violentes  et  si  amères, 
à  une  œuvre  médiocre  ou  sans  valeur.  Nous  entre- 
prîmes donc  de  vérifier  par  nous-même  ce  qu'il  y 
avait  de  fondé  dans  ces  jugements  si  contradictoires, 
et  nous  croyons  enfin  avoir  assis  notre  opinion  d'une 
manière  absolue  et  définitive,  tout  en  permettant, 
grâce  à  cette  nouvelle  édition,  à  tous  les  lecteurs, 
quels  qu'ils  soient,  de  contrôler. séance  tenante  nos  ar- 
guments; car,  en  face  du  texte  primitif,  se  trouve  la 
traduction  à  peu  près  littérale  de  l'œuvre  tout  entière. 


X  INTRODUCTION. 

En  effet,  rexp<5rience  nous  a  montre  combien  il 
est  dangereux,  en  littérature  surtout,  de  se  faire  une 
opinion  sur  celle  des  autres.  C'est  ainsi  que  se 
sont  perpétuées  jusqu'A  nous  des  erreurs  dont  nous 
sommes  aujourd'hui  profondémetit  surpris.  Le  légis- 
lateur du  Parnasse  français,  Boileau  lui-même,  est 
très-discuté,  et  l'on  commence  à  en  appeler  de  ses 
arrêts,  devant  lesquels  se  sont  inclinées  dix  généra- 
tions successsives. 

Aujourd'hui,  las  d'admirer  le  grand  siècle  et  rien 
que  le  grand  siècle,  on  s'est  demandé  si  réellement 
il  n'y  avait  rien  à  admirer  au-dcli,  si  nos  ancêtres 
étaient  aussi  ignorants  qu'ignorés,  et  l'on  est  arrivé 
à  cette  conclusion  que  nous  seuls  sommes  des  igno- 
rants. 

Si  par  la  science  nous  les  avons  dépassés,  c'est 
en  profitant  de  leurs  conquêtes;  mais  il  est  un  fait 
indéniable  :  c'est  qu'on  étudiait  beaucoup  au  moyen 
âge,  où  l'on  avait  tant  A  apprendre  et  où  les  moyens 
d'apprendre  étaient  si  restreints. 

A  partir  du  XVI<  siècle,  plus  on  remonte,  plus 
on  est  étonné  de  la  profonde  érudition  et  de  l'in- 
croyable activité  des  écrivains,  c'est-.A-dire  des  sa- 
vants (ces  deux  mots  étaient  svnonymes  alors),  car 
on  ne  faisait  pas  ;\  cette  époque,  comme  au  grand 
siècle,  sa  fortune  et  sa  réputation  avec  un  sonnet  ou 
une  plate  épître  au  plus  flagorné  des  rois. 

Mais  nous  assistons  depuis  quelques  années  à  un 
revirement  salutaire  ;  on  semble  avoir  au  moins  soif 
d'apprendre,  et  le  premier  résultat  de  ce  mouve- 
ment, pour  ne  parler  que  de  la  littérature,  fut  de 
remonter  aux  siècles  oubliés,  et  chaque  jour  amène 
des  découvertes  qui  nous  étonnent  et  nous  ravissent. 
On  a  d'abord    voulu  se  rendre   compte   de  ce  que 


INTRODUCTION'.  XI 

pouvaient  valoir  ces  maîtres  tant  vantés  du  XIII'^  au 
XVIe  siècle,  et  si  décriés  au  XVII':.  De  cet  examen 
naquit  la  certitude  que  Boileau  était  loin  d'être  un 
oracle  ;  on  en  vint  à  douter  que  l'art  de  nos  vieux 
romanciers  fût  si  confus  et  si  embrouillé  qu'il  vou- 
lait bien  le  dire,  et  que  ces  siècles  grossiers  fussent 
dignes  tout  au  plus  d'un  si  magistral  dédain.  N'en 
déplaise  aux  puristes,  Boileau,  ce  maître  ès-arts, 
n'atteint,  ni  comme  poète,  ni  comme  satyrique,  à  la 
cheville  de  nos  deux  romanciers,  que  du  reste  il  ne 
connaissait  ni  peu  ni  prou. 

Or,  en  notre  qualité  d'enfant  de  l'Orléanais,  rien 
ne  pouvait  exciter  à  un  plus  haut  point  notre  curio- 
sité que  le  fameux  Roman  de  h  Rose.  Nous  en  entre- 
primes l'étude  il  y  a  quelques  années,  a%'ec  l'inten- 
tion de  la  faire  aussi  complète  et  aussi  consciencieuse 
que  possible.  Pour  cela,  il  était  de  toute  néces- 
sité d'en  faire  la  traduction,  afin  de  pouvcir  suivre 
l'œuvre  jusque  dans  ses  moindres  détails.  Nous 
la  commençâmes  donc  ;  piiis,  le  charme  aidant, 
bercé  de  la  riante  illusion  du  poète,  nous  nous 
prîmes  à  le  suivre  dans  les  sentiers  fleuris  de  son 
paradis  terrestre.  Nous  étions  ,  comme  l'Amant , 
ébloui,  enivré,  ravi.  Mais  comme  cette  prose  était 
pâle  auprès  de  l'adorable  langage  de  Guillaume  !^ 
Comment  rendre  la  simplicité,  la  grâce  et  la  naïveté  (^ 
du  romancier,  la  richesse  et  l'harmonie  si  douce  dcj 
sa  vieille  langue  romane,  autrement  que  dans  le 
rhythme  gracieux  choisi  par  lui  ?  Malgré  nous,  nous 
en  vînmes  à  rimailler  ce  songe  délicieux  et  à  tra- 
duire l'œuvre  entière  en  vers  modernes,  mais  en 
serrant  le  texte  du  plus  près  qu'il  nous  fût  possible, 
laissant  subsister  toutefois  les  vieux  mots  assez  com- 
préhensibles à  la  masse  des  lecteurs  pour  n'en  pas 


XII  INTRODUCTION. 

rendre  la  lecture  fatigante  et  insipide,  et  pour  lui 
conserver  comme  un  parfum  de  sa  saveur  primitive. 

Pour  Guillaume  de  Lorris,  la  tâche  était  relative- 
ment f.icile,  et,  nous  l'espérons  du  moins,  nous 
avons  pu  conserver  à  notre  traduction  un  reflet  de 
(^  'Tla  poésie  originale.  Mais  pour  Jehan  de  Meung,  ce 
fut  autre  chose.  En  effet,  Jehan  de  Meung  n'est  pas 
un  poète.  La  grâce  et  l'élégance  sont  le  moindre 
de  ses  soucis,  et  bien  qu'il  soit  fécond  à  l'excès,  son 
style  n'en  est  pas  moins  le  plus  souvent  d'une  con- 
cision désespérante.  Dans  ses  longues  dissertations 
philosophiques,  dans  ses  hors-d'ccuvre  scientifiques, 
chaque  mot  a  sa  valeur  propre,  et  nous  nous  sommes 
bien  des  fois  heurté  à  des  expressions  à  peu  près  in- 
traduisibles. Aussi  fûmes-nous  constamment  obligé 
de  sacrifier  l'élégance  à  la  fidélité.  Il  faut  l'avouer 
aussi,  Jehan  de  Meung  a  semé  son  poème  de  pé- 
riodes interminables,  que  les  inversions  par  trop  for- 
cées et  les  phrases  accessoires  qui  viennent  se  jeter 
au  travers  de  l'idée  principale  rendent  souvent  lourdes 
^çt  fatigantes,  et  quelquefois  obscures.  Nous  avons 
tenu,  autant  que  possible,  à  conserver  à  l'auteur  jus- 
qu'à .ses  défauts  ;  malheureusement,  nous  l'en  avons 
gratifié  de  bien  d'autres  ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Roman  de  la  Rose,  le  livre  de 
Jehan  de  Meung  surtout,  est  un  des  vieux  monu- 
ments de  notre  langue  que  doivent  lire  tous  ceux  qui 
s'intéressent  à  l'histoire  de  notre  pays,  ne  fût-ce  que 
pour  se  rendre  compte  des  progrès  accomplis  depuis 
six  cents  ans  dans  toutes  les  matières  que  traite  cette 
immense  encyclopédie. 

Tout  le  monde  aujourd'hui  peut  donc  étudier  ce 
beau  poème,  et  si  la  traduction  est  demeurée  bien 
au-dessous  de  l'original,   nous  espérons  du    moins 


INTRODUCTION.  XIII 

que  le  lecteur  nous  saura  gré  de  nos  efforts  pour  la 
jouissance  qu'il  goûtera,  et  c'est  le  seul  but  que  nous 
désirions  atteindre.  En  lui  faisant  aimer  nos  vieux 
poètes  Orléanais,  nous  lui  ferons  peut-être  oublier 
notre  insuffisance,  et,  comme  l'Amant,  nous  serons 
bien  payé  de  nos  peines. 

Le  savant  pourra  étudier  le  poète  dans  son  naïf 
et  primitif  langage,  le  curieux  dans  la  traduction; 
et  s'ils  rencontrent  quelques  expressions  qui  leur 
semblent  mal  choisies,  quelques  mots  malsonnants, 
quelques  vers  mal  tournés,  avant  de  condamner  le 
traducteur,  qu'ils  daignent  d'abord  jeter  les  yeux 
sur  l'original,  puis  songer  à  ce  travail  immense,  et 
cette  pensée  leur  inspirera  peut-être  un  peu  d'in- 
dulgence. 


Le  Roman  de  la  'Rose  est  un  roman  allégorique,  et  I 
non  pas  un  roman  où  l'abus  exagéré  de  l'allégorie 
nuit  à  la  marche  de  l'action,  comme  nous  le  lisons 
dans  nombre  d'études  sur  ce  poème  et  l'eritendons 
répéter  par  une  foule  de  gens  qui  prétendent  l'avoir 
étudié,  sans  pour  cela  le  connaître  le  moins  du 
monde. 

Le  drame  tout  entier  et  tous  les  personnages  sans  - 
exception  sont  allégoriques.  Il  est  donc  temps  de 
faire  justice,  une  fois  pour  toutes,  de  ce  reproche, 
qui  ne  repose  absolument  sur  rien.  C'est  comme  si 
l'on  reprochait  à  un  poète,  chantant  la  guerre  des 
dieux  par  exemple,  l'abus  du  merveilleux.  A  l'époque 
où  parut  l'œuvre  dont  nous  allons  commencer  l'ana- 
lyse, c'était  en  plein  moyen  âge,  c'est-à-dire  au  plus 
beau  temps  des  troubadours,  jongleurs  et  ménes- 
trels. L'idylle  charmante  de  Guillaume,  ce  délicieux 


XIV  INTRODUCTION. 

roman  de  niceurs,  inaugura  un  genre  nouveau,  et 
quoique  cette  oeuvre  fût  restée  inachevée,  elle  jouis- 
sait encore,  un  demi-siècle  plus  tard,  d'une  telle 
renommée,  que  Jehan  de  Meung  crut  devoir  la  ter- 
miner et,  par  l'étendue  qu'il  lui  donna,  en  quelque 
{_5orte  se  l'approprier. 

Que  dans  les  siècles  suivants  ce  genre  si  gracieux 
se  soit  démodé  au  point  de  devenir  insipide,  c'est 
peut-être  ce  qui  expliquerait,  malgré  les  efforts  de 
Clément  Marot  pour  en  rendre  la  lecture  plus  facile, 
l'oubli  profond  dans  lequel  ce  poème  est  tombé. 

Mais  aujourd'hui  où  les  études  se  portent  avec 
tant  d'ardeur  sur  notre  vieille  littérature,  aujourd'hui 
où  nous  voilà  retombés  dans  ces  romans  d'aventures 
(moins  le  merveilleux)  que  le  Roman  de  la  Rose  dé- 
modait alors,  il  aura  certainement,  pour  nombre  de 
lecteurs,  comme  un  regain  de  nouveauté  à  six  siècles 
de  distance. 


Cette  édition  laissera  cependant  une  lacune. 
M.  Herluison  avait  un  moment  espéré  faire  une 
édition  absolument  complète  et  qui  fût,  si  je  puis 
m'cxprimer  ainsi,  le  dernier  mot  sur  cette  oeuvre 
dont  l'Orléanais  est  si  fier.  Il  avait  cru  pouvoir 
publier  une  nouvelle  collation  du  teste  primitif, 
et  s'était  adressé  A  un  savant  de  premier  ordre, 
M.  Cougny,  bien  connu  de  tous  ceux  qu'intéressent 
les  lettres  par  ses  remarquables  travaux.  Celui-ci 
voulut  bien  se  charger  de  ce  travail  et  le  commença. 
Au  bout  de  quelques  jours ,  il  fut  arrêté  par  des 
difficultés  sans  nombre,  et  reconnut  que  le  travail 
qu'il  entreprenait  ne  pouvait  s'achever  qu'en  plu- 
sieurs années,  et  au  prix  d'un  labeur  incroyable  et  à 


INTRODUCTION.  XV 

peu  près  inutile.  Il  découvrit  des  centaines  de  va- 
riantes, la  plupart  insignifiantes,  sur  chacun  des  vers 
de  ces  vieux  poèmes.  Q.uelles  leçons  préférer  ?  C'est 
ce  qu'il  était  impossible  de  décider.  De  plus,  il  re- 
connut que  le  texte  publié  par  Méon  au  début  de  ce 
siècle  semblait  le  plus  ancien,  et  préférable  (presque 
partout)  aux  meilleurs  manuscrits  que  la  France 
possède.  «  Le  seul  travail  utile  eût  consisté,  dit-il, 
à  collationner  le  texte  de  Méon  avec  celui  des  plus 
anciens  manuscrits,  avec  l'idée  bien  arrêtée  de  don- 
ner un  texte  purement  Orléanais.  Mais  en  l'absence 
de  manuscrits  et  d'éditions  orléanaises,  l'établisse- 
ment d'un  pareil  texte  eût  demandé  un  travail  très- 
minutieux  et  excessivement  long.  Il  eût  fallu  faire 
avant  tout  une  étude  très-exacte  de  la  langue  fran- 
çaise dans  le  pays  d'origine  de  nos  deux  poètes,  et 
tenir  grand  compte  de  ce  qu'ils  ont  dû  emprunter 
au  langage  de  l'Ile-de-France  et  de  Paris  en  particu- 
lier, où  ils  semblent  avoir  séjourné  de  bonne  heure 
et  assez  longtemps.  »  A  notre  grand  regret,  ce  tra- 
vail reste  et  restera  sans  doute  encore  bien  long- 
temps à  faire. 

Force  fut  donc  de  s'arrêter  à  l'édition  de  Méon,  ^ 
la  meilleure  que  nous  connaissions  et  qui  est,  à  peu 
de  chose  près,  la  restitution  fidèle  de  nos  vieux  ro- 
manciers, autant  qu'elle  est   possible  après  plus  de 
six  siècles. 


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NOTICE 


SUR        LES        DEUX        A.  U  T  E  U  R  S 


ROMAN   DE    LA   ROSE. 


L'HISTOIRE  ne  nous  a  rien  légué  de  précis  tou- 
chant la  vie  des  deux  auteurs  du  Roman  de  la 
Rose. 

Malgré  les  luttes  ardentes  que  l'apparition  de 
cet  ouvrage  fit  naître,  les  innombrables  manuscrits 
d'abord,  puis,  à  l'invention  de  l'imprimerie,  les  édi- 
tions multipliées  de  cette  œuvre  considérable  ne 
nous  apprennent  rien,  ou  presque  rien,  de  Guillaume 
de  Lorris  et  de  Jehan  de  Meung. 

C'est  donc  dans  leurs  écrits  mêmes  et  dans  la  tra- 
dition que  nous  chercherons  à  préciser  la  date  de 
leur  naissance,  celle  de  la  publication  du  roman, 
celle  de  leur  mort,  et  enfin  nous  discuterons  les  cir- 
constances les  plus  saillantes  de  leur  vie,  telles  que 
la  tradition  nous  les  a  transmises. 

Lorsque  l'histoire  ne  donne  rien  d'absolument 
certain  sur  un  homme  célèbre,  notre  opinion  est 
qu'il  f;iut  conserver  un  grand  respect  pour  la  tradi- 


XVIII  NOTlCt    SUR    Li;S    DEUX    AUTEURS. 

tion,  et  s'il  est  dangereux  d'accepter  sans  contrôle 
toutes  les  légendes  qui  sont  parvenues  jusqu'à  nous, 
il  faui  bien  se  garder,  par  contre,  d'éliminer  tout  ce 
qui  n'est  pas  prouvé  d'une  manière  incontestable. 
En  un  mot,  tout  ce  qui,  sans  être  en  contradiction 
formelle  avec  l'histoire,  c'est-à-dire  avec  les  dates, 
est  fidèle  au  caractère  des  auteurs  et  à  leurs  opinions, 
doit  être  religieusement  conservé. 

Nous  allons  donc  suivre  pas  à  pas,  dans  tous  les 
détails  qu'ils  nous  ont  transmis,  les  différents  auteurs 
et  éditeurs  qui  se  sont  occupés  du  Roman  de  la 
Rose,  et  si,  par  cette  voie,  nous  n'arrivons  pas  à  la 
certitude,  nous  ferons  en  sorte  de  rétablir  les  faits 
selon  la  vraisemblance  et  les  probabilités  les  plus  sé- 
rieuses. 
I,  Guillaume  de   Lorris  eût  dû   naitre, .  si   nous  en 

croyons  l'opinion  la  plus  répandue,  vers  1235  et 
mourir  vers  1260.  Nous  allons  montrer  tout  à  l'heure 
que  c'est  une  erreur  grave,  en  ce  sens  qu'elle  a  pour 
conséquence  de  rejeter  l'œuvre  de  Jehan  de  Meung 
au  commencement  du  XIV'-"  siècle,  quand  au  con- 
traire elle  parut  dans  la  deuxième  moitié  du  XlIIe. 
Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  Guillaume  de 
Lorris  naquit  à  Lorris,  petite  ville  du  Gàtinais,  entre 
-Orléans  et  Montargis,  et  qu'il  mourut  fort  jeune,  à 
vingt-six  ans.  Il  était  frère  d'Eudes  de  Lorris,  cha- 
noine et  chévecier  de  l'Église  d'Orléans,  qui  fut 
conseiller  au  Parlement  en  1258. 
i  Jehan  de  Meung  est  plus  connu  et  vécut  plus 
longtemps.  On  fixe  généralement  l'époque  de  sa 
naissance  vers  1260,  et  celle  de  sa  mort  entre  13 10 
et  1322,  ce  qui  indiquerait  qu'il  vécut  environ  cin- 
quante ou  soixante  ans. 

Hien  ne  prouve  qu'il   mourut  aussi  promptemcnt  ; 


NOTICE   SUR    LES    DEUX   AUTEURS.  XIX 

nous  avons  tout  lieu  de  supposer  au  contraire  qu'il 
s'éteignit  dans  un  âge  beaucoup  plus  avancé,  en  ce 
sens  qu'il  serait  né  de  quinze  à  vingt  ans  plus  tôt. 
Jehan  de  Meung  était  issu  d'une  ancienne  et  illustre 
maison  de  l'Orléanais,  dont  il  existe,  si  nous  en 
croyons  M.  Méon,  son  avant-dernier  éditeur,  des 
titres  du  commencement  du  XII'^  siècle.  Nous  citons 
textuellement  : 

«  D.  Jean  Verninac,  dans  son  Histoire  d'Orléans, 
fait  mention  de  beaucoup  d'actes  et  de  donations 
par  les  de  Meung,  seigneurs  de  la  Ferté-Ambremi, 
depuis  l'an  i  loo.  Dans  la  généalogie  de  cette  fa- 
mille, faite  par  M.  D'Hozier,  on  trouve  qu'en  1239 
Landrecy  dé  Meung,  fils  de  noble  et  puissant  sei- 
gneur Monseigneur  Théodun ,  comte  de  Meung , 
épousa  Agnès,  fille  de  Gourdin  de  la  Ferté,  seigneur 
d'Alosse,  etc.. 

«  La  Roque,  dans  son  Traité  du  Ban,  rapporte 
qu'en  1236  un  Jehan  de  Meung  devait  se  trouver  au 
ban  du  roi  à  Saint-Germain-en-Lave,  à  trois  semaines 
de  la  Pentecôte. 

«  En  1242,  le  même  Jehan  de  Meung  (peut-être 
le  père  de  notre  poète),  fut  semont  à  Chinon,  le 
lendemain  des  octaves  de  Pâques,  pour  aller  sur  la 
comté  de  la  Marche.  » 

Ces  deux  vers  du  testament  de  Jehan  de  Meung 
ne  laissent  du  reste  aucun  doute  sur  l'illustration  de 
sa  naissance  : 

Diex  m'a  donné  au  miex  honneur  et  grant  chevance, 
Dicx  m'a  donné  servir  les  plus  grans  gens  de  France. 

M.  Débarbouiller  dit,  dans  son  Histoire  des  hommes 
illustres  de  l'Orléanais,  au  chapitre  :  Guillaume  de 
Lorris  et  Jean  de  Meung  : 


XX  NOTICE   SUR    LES    DEUX    AUTEURS. 

«  D'après  Dom  Gérou,  Jehan  de  Meung  descen- 
dait des  anciens  seigneurs  de  la  petite  ville  dont  il 
portait  le  nom.  Son  père  était  baron  de  Chcvé, 
seigneur  de  Pierrefite  et  autres  lieux.  Il  donna  la 
baronnic  de  Chevé  à  notre  écrivain.  Le  baron  de 
Chevé  était  un  des  quatre  grands  vassaux  de  l'évêché 
d'Orléans,  qui  devaient  porter  le  nouvel  évoque  à  son 
entrée  solennelle  et  lui  présenter  tous  les  ans,  le 
2  mai,  pendant  l'office  de  vêpres,  une  certaine  quan- 
tité de  cire  qu'on  appelle  vulgairement  gouttières. 
D'après  les  titres  de  l'Eglise  cathédrale  d'Orléans, 
Jehan  aurait  été  chanoine  et  archidiacre  en  1270  et 
1297,  et  c'est  sans  doute  en  raison  de  son  état  qu'il 
est  représenté  avec  une  simarre,  ou  robe  fourrée, 
dans  un  livre  du  commencement  du  XV^  siècle.  » 

Nous  citons  toujours  M.  Méon  : 

«  Cet  auteur,  que  Moreri  et  tous  les  biographes 
font  naître  en  1279  ou  1280,  avait  déjà  traduit, 
en  1284,  VArt  miUtairc  de  Végèce  pour  Jehan  de 
Brienne,  premier  du  nom,  qui,  en  1252,  succéda  à 
Marie,  sa  mère,  dans  la  comté  d'Eu,  pendant  qu'il 
était  avec  saint  Louis  en  Palestine.  Là  le  roi,  dit 
Joinville,  fit  le  comte  d'Eu  chevalier,  qui  était  en- 
core un  jeune  jouvencel.  Il  mourut  à  Clermont  en 
Beauvoisis  en  1294. 

«  Si  en  1284,  continue  M.  Méon,  Jehan  de  Meung 
avait  déjà  traduit  Végèce,  ainsi  que  le  prouvent  plu- 
sieurs manuscrits  du  temps,  on  doit  supposer  qu'à 
cette  époque  il  avait  au  moins  vingt-cinq  à  trente 
ans,  et  qu'il  était  né  vers  le  milieu  du  XIII'^  siècle. 

«  Alors  on  ne  pourrait  dire,  comme  l'a  fiiit  Lcn- 
glet  du  Frenov  dans  sa  préface,  qu'il  était  dans  sa 
jeunesse  lorsqu'il  entreprit  la  continuation  du  Roman 
d.'  h  Rose.   S'il  a  relaté,  dans  sa  dédicace  qu'il  fit  à 


NOTICE   SUR   LES   DEUX   AUTEURS.  XXI 

Philippe-le-Bel  de  sa  traduction  de  Boece,  le  Roman 
de  la  Rose  le  premier,  c'est  probablement  parce  qu'il 
le  regardait  comme  le  plus  notable  de  ses  ouvrages, 
les  autres  n'étant  presque  tous  que  des  traductions. 
D'ailleurs  il  est  facile  de  juger  que  le  Roman  de  la 
Rose  n'est  point  sorti  de  la  plume  d'un  jeune  homme, 
ainsi  que  l'observent  le  président  Fauchet  et  Thévet 
dans  la  vie  de  son  auteur.  Les  connaissances  de  toute 
nature  qu'il  annonce  dans  son  ouvrage  portent  à 
croire  qu'il  avait  lu  avec  fruit  nos  auteurs  sacrés  et 
profanes. 

«  Il  y  a  tant  de  variations  dans  les  historiens  sur 
l'époque  de  la  mort  de  Jehan  de  Meung,  qu'il  est 
difficile  de  la  fixer  d'une  manière  exacte.  Jehan  Bou- 
chet  dit  que  ce  fut  vers  1316,  sous  le  règne  de 
Louis  X.  Du  Verdier,  dans  sa  Prosopographie,  dit 
13 18,  sous  PhiUppe  V.  Nos  biographies  modernes 
prolongent  sa  vie  jusqu'à  la  première  année  du  règne 
de  Charles  V,  en  1364,  parce  que  l'éditeur  d'un 
ouvrage  qui  a  pour  titre  :  le  Dodechedron  de  Fortune, 
a  annoncé  que  Jelian  de  Meung  l'avait  présenté  à  ce 
prince.  Cette  opinion  se  trouve  réfutée  par  ce  que 
j'ai  dit  ci-dessus  de  sa  naissance,  puisqu'il  faudrait 
supposer  qu'il  aurait  vécu  près  de  cent  vingt  ans.  En 
admettant  que  Jehan  de  Meung  soit  auteur  de  cet 
ouvrage,  ce  dont  je  doute,  et  qu'il  l'ait  présenté  à 
un  roi  Charles,  je  serais  obligé  de  croire  que  ce  se- 
rait Charles  IV,  qui  a  commencé  à  régner  en  1322, 
et  que  le  manuscrit  portait  Charles  le  quart,  qui, 
étant  mal  écrit,  aurait  été  lu  Charles  le  quint  par 
l'éditeur  de  cet  ouvrage.  Dans  celte  hj'pothèse,  Jehan 
de  Meung  serait  encore  septuagénaire.  Dom  Rivet, 
dans  son  Histoire  littéraire,  fixe  la  mort  de  cet  au- 
teur à  l'année  15 10,  et  cette  même  date  est  rappor- 


XXII  NOTICE    SUR    LES    DEUX    AUTERS. 

tée  aussi  dans  un  volume  ayant  pour  titre  :  Anecdotes 
françaises  depuis  rêlabJissevieiil  de  la  monarchie  jusqu'au 
règne  de  Ijiiiis  XV. 

«  Fauchet  avait  fait  lui-nicme  des  recherches  pour 
découvrir  cette  même  époque  ;  mais  il  avoue  qu'elles 
sont  restées  infructueuses.  En  1358,  on  transporta 
dans  la  cour  du  couvent  des  Jacobins,  entre  l'église  et 
les  vieilles  écoles  de  théologie,  les  ossements  de  tous 
ceux  qui  étaient  enterrés  au  cimetière  dudit  couvent. 
Le  cimetière  fut  détruit,  et  le  cloître,  le  dortoir  et 
le  réfectoire  furent  retranchés  pour  la  clôture  de 
Paris.  Dans  le  recueil  des  épitaphes  de  Paris,  fait 
par  D'Hozier,  se  trouve  la  suivante  :  «  Aussi  gît 
«  au  dit  couvent  (des  Jacobins)  maître  Jehan  de 
«  Meung,  docte  personnage  du  temps  de  Louis 
«  Hutin,  auteur  du  livre  du  Roman  de  la  Rose,  l'une 
«  des  premières  poésies  françoises.  »  Cette  épitaphe, 
f.iile  très-longtemps  après  sa  mort,  paraît  copiée  sur 
la  Chronique  d'Aquitaine,  et  ne  peut  faire  autorité. 
Au  surplus,  elle  ne  prolongerait  la  vie  de  Jelian  de 
Meung  que  de  six  ans  environ.  » 

Comme  on  le  voit,  les  opinions  sont  bien  parta- 
gées, autant  sur  la  date  de  la  mort  de  Jelian  de 
Meung  que  sur  celle  de  sa  naissance.  Toutefois,  nous 
trouvons  dans  le  texte  même  de  l'ouvrage  plusieurs 
phrases  qui  nous  permettent  de  fixer  d'une  manière 
à  peu  près  certaine  la  naissance  des  deux  poètes  et 
la  mort  de  Guillaume  de  Lorris. 

Tout  d'abord  celui-ci  nous  indique  son  âge  dès 
le   début    de    son  roman  :    «  11  y  a   bien  de  cela 

cinq  ans  au  moins Au  vingtième  an  de  mon 

âge.  »  Il  avait  donc  vingt-cinq  ans  passés,  et  comme 

y  1  Jehan  de  Meung  lui-même  nous  déclare  avoir  entre- 

l  pris  la  continuation  du  roman  plus  de  quarante  ans 


NOTICE    SUR   LES    DEUX   AUTEURS.  XXIIl 

aprcs  la  mort  de  Guillaume  de  Lorris,  on  peut  donc 
afiirmer  que  celui-ci  est  mort  à  vingt-six  ans  au  ] 
moins.  Maintenant  essayons  d'établir  la  date  exacte 
où  Jehan  de  Meung  entreprit  son  ouvrage  et  son 
âge  approximatif,  et  nous  aurons  tranché  à  peu  près 
toute  la  question. 

M.  Ravnouard  fait  observer  que  dans  la  partie  de 
Jehan  de  Meung,  on  trouve  des  vers  qui  n'ont  pu 
être  écrits,  au  plus  tard,  que  vers  l'an  1280.  Après 
avoir  parlé  de  Mainfroi,  le  poète  nomme  Charles 
d'Anjou  comme  vivant  et  possédant  encore  le 
royaume  de  Sicile  : 

Qui  par  divine  porvéance 
Est  ores  de  Sesile  rois. 

Or,  Charles  d'Anjou  raofirut  en  1285  ;  mais  il 
avait  été  expulsé  de  Sicile  quelques  années  aupara- 
vant. En  effet,  les  Vêpres  siciliennes  sont  de  1282. 

Donc,  si  nous  admettons  que  Jehan  de  Meung  ait 
écrit  ces  vers  avant  1282,  comme  il  reprit  l'œuvre 
de  Guillaume  plus  de  quarante  ans  après  la  mort  de 
celui-ci,  on  en  doit  conclure  que  Guillaume  de 
Lorris  mourut  entre  1235  et  1240  et  naquit  vingt- 
six  ans  plus  tôt,  c'est-à-dire  entre  1209  et  1214. 

Un  peu  plus  loin  nous  lisons  un  passage  qui 
prouve  que  Jehan  de  Meung  n'avait  pas  quarante  ans 
lorsqu'il  entreprit  de  terminer  le  Roman  de  la  Rose. 
Le  Dieu  d'Amours,  après  avoir  parlé  de  Guillaume 
de  Lorris  qui  va  mourir,  dit  de  Jehan  de  Meung  : 

Celi  qui  est  à  nestre. 

Partant  de  là,  nous  serons  amené  à  tirer  les  consé- 
quences suivantes  : 

Jehan  de  Meung  écrivit  le  Roman  de  la  Rose  avant] 


XXIV  NOTICE   SUR   LES   DELX   AUTEURS. 

1282,  et  il  n'avait  pas  quarante  ans.  Or,  le  passage 
où  il  est  parlé  de  Mainfroi  se  trouve  des  le  début  de 
l'œuvre  de  Jehan  de  Meung,  qui  dut  demander  plu- 
sieurs années  de  travail.  Nous  .serons  donc  fondé  à 
fixer  à  peu  près  à  l'année  1275  la  date  de  ces  vers. 
Puis,  nous  rangeant  à  l'avis  de  Fauchet,  Thévet 
et  Méon,  que  ce  livre  n'a  pu  sortir  de  la  plume 
d'un  jeune  homme,  mais  d'un  savant  consommé, 
d'un  écrivain  de  trente  à  trente-cinq  ans,  nous  de- 
vrons repousser  sa  naissance  à  l'année  1240  ou  1245 
au  moins.  Il  en  résulterait,  si  nous  admettons  l'an- 
née 13 10  comme  date  de  sa  mort,  qu'il  vécut  au 
moins  soixante-cinq  ans,  et  l'année  1322,  soixante- 
dix-sept  ans.  Cette  date  de  1245  n'a  rien  d'exagéré, 
mais  ne  saurait  être  rappochée  de  nous;  car,  selon 
\  Jehan  de  Meung  lui-même,  le  Roman  de  la  Rose  serait 
une  œuvre  de  sa  jeunesse.  En  effet,  nous  lisons  dans 
son  testament  : 

J'ai  fait  en  ma  jonesce  maint  diz  par  vanité 
Où  maintes  gens  se  sont  pluseurs  fois  délité. 

QjLioi  qu'il  en  soit,  Jehan  de  Meung  dut  couler 
d'heureux  jours  dans  une  tranquillité  profonde,  car, 
malgré  la  haute  considération  dont  il  jouissait  à  la 
cour,  si  nous  en  croyons  les  historiens,  il  ne  se 
trouva  mêlé  en  rien  aux  grands  événements  qui  si- 
gnalèrent le  règne  de  Philippe-le-Bel. 

Il  passa  presque  toute  sa  vie  dans  la  capitale,  où  il 
possédait,  dit  Félibien,  en  1315,  dans  l'arrondisse- 
ment de  la  paroisse  Saint-Benoist,  une  maison  de- 
vant laquelle  était  un  puits. 

C'est  à  peine  si  la  tradition  nous  a  conservé  deux 
anecdotes  sur  cet  homme  distingué,  et  encore  sont- 
elles  sérieusement   contestées.   Ces   deux  anecdotes 


NOTICE   SUR   LES    DEUX   AUTEURS.  XXV 

sont  rapportées  par  Tlicvet  dans  la  vie  de  Jehan  de 
Meung  que  nous  avons  réimprimée  à  la  suite  de 
l'analyse  complète  du  Roman  de  la  Rose. 

La  première  est  évidemment  controuvée,  puisque 
l'aventure  qu'elle  rapporte  est  tirée  d'un  livre  ita- 
lien. Elle  arriva,  non  pas  à  Jelian  de  Meung,  mais  à 
Guilhem  de  Bargemon,  gentilhonmie  et  poète  pro- 
vençal du  temps  du  comte  Raimond  Déranger,  et 
par  conséquent  plus  ancien  que  notre  poète. 

Quant  à  la  seconde,  elle  est  si  bien  en  rapport 
avec  l'esprit  malin  de  notre  Orléanais,  que  nous 
sommes  tout  disposé  à  l'accepter  comme  vraie,  mal- 
gré l'opinion  de  Jehan  Bouchet,  qui  ne  la  raconte 
que  comme  ouï-dire,  sans  y  ajouter  foi.  Du  reste,  ces 
choses-là  ne  s'inventent  pas. 

Nous  voulons  parler  de  l'anecdote  où  est  racontée 
la  manière  dont  Jehan  de  Meung  trouva  moyen  de 
se  faire  enterrer  pompeusement,  sans  bourse  délier, 
par  ceux  mêmes  qu'il  avait  si  maltraités  de  son 
vivant,  ses  plus  mortels  ennemis,  les  moines  Men- 
diants enfin. 


DU  ROMAN  DE  LA  ROSE.         XXXI 

Reste  la  tour  à  prendre.  Les  assaillants  cherchent 
encore  à  user  de  ruse.  La  Vieille,  qui  garde  Bel- 
Accueil,  passe  à  l'ennemi,  revient  trouver  son  pri- 
sonnier avec  des  présents  de  ï Amant,  et  fait  tous 
ses  efforts  pour  le  corrompre  et  le  séduire.  Bel- 
Accueil  résiste  d'abord  aux  conseils  de  la  Vieille  et 
refuse.  Mais  elle  insiste  ;  il  finit  par  accepter  et 
consent  à  recevoir  VAmaut.  Celui-ci  arrive  aussitôt 
et  va  voir  combler  tous  ses  vœux.  Mais  Danger 
veille.  Aidé  de  Honte  et  Peur,  il  accourt,  et  tous  trois 
se  précipitent  sur  VAmaut.  Ils  vont  l'étrangler,  lors- 
que l'armée  de  Dieu  d'Amours  entend  ses  cris  de 
détresse  et  vient  à  la  rescousse.  Une  bataille  s'en- 
gage. Mais  la  victoire  reste  indécise  ;  les  pertes  sont 
grandes,  surtout  dans  l'ost  à' Amour,  et  l'on  convient 
d'une  trêve  de  part  et  d'autre,  tout  en  restant  cha- 
cun dans  ses  positions.  Amour  profite  du  répit,  et 
aussitôt  envoie  prévenir  Vénus  sa  mère  de  sa  posi- 
tion critique.  Vémis  arrive  au  moment  où  son  fils 
vient  de  rompre  la  trêve  et  de  recommencer  le  com- 
bat. Mais  elle  et  son  fils  eussent  sans  doute  succombé 
sans  l'intervention  de  Nature,  qui  vient  réclamer  ses 
droits.  Désolée,  celle-ci  court  à  son  prêtre  Genius,  se 
plaint  à  lui  qu'on  lui  fasse  tel  outrage  et  l'envoie  au 
secours  de  VAnuint.  Genius  arrive,  relève  le  courage 
des  assaillants  et  disparaît.  L'assit  recommence,  et 
Vénus  incendie  la  tour  de  son  ferftidon  ardent.  Pa- 
nique générale;  toute  la  garnison  fuit  abandonnant 
la  place.  Franchise  et  Pitié  conduisent  alors  VAmaut 
à  Bel-Accueil,   et  celui-ci  peut   enfin  cueillir  la  Rose. 

Avant  de  passer  à  l'examen  détaillé  de  tout  l'ouvrage,  nous  ferons 
remarquer  au  lecteur  que  la  partie  de  Guillaume  de  Lorris  contient 
environ  4,500  vers,  celle  de  lehan  de  Meung  à  peu  près  19,000. 


Cette  inorme  disproportion  surprend  tout  d'abord.  Mais  en  lisant 
ce  qui  va  suivre,  le  lecteur  s'expliquera  bien  vite  cette  étrange  ano- 
malie. Nous  nous  dispenserons  pour  le  moment  de  réflexions  sur  ce 
sujet;  elles  trouveront  naturellement  leur  place  h  la  fin  de  ce  travail. 


ANALYSE  DÉTAILLÉE. 

PARTIE  DE  GUILLAUME  DE  LORRIS. 

Cette  analyse  a  pour  but  de  faire  bien  saisir  la  pensée  de  l'auteur, 
en  la  dégageant  des  mille  allégories  dans  lesquelles  il  s'est  plu  à 
l'envelopper. 

Chapitre  l. 

L'Amant  s'endort  à  la  fin  d'une  belle  journée  de 
printemps.  Il  voit  en  songe  une  prairie  magnifique, 
toute  couverte  de  fleurs  et  de  buissons  verdoyants, 
où  mille  oiselets  chanteurs  font  entendre  leurs  cris 
d'allégresse.  Cette  prairie  est  traversée  par  une  ri- 
vière délicieuse,  dont  la  source  est  proche,  car  l'onde 
est  fraîche  et  pure.  VAinaut  ravi  se  prend  à  suivre 
tranquillement  la  rive. 


Comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  en  ce  roman 
tout  est  allégorique.  Nous  ne  devons  donc  pas  voir 
simplement  dans  ces  premières  lignes  le  commence- 
ment d'une  aventure  que  le  romancier  veut  nous  ra- 
conter. 

VAniant   a   vingt  ans,  le    printemps  pour  nous. 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSI-.  XXXIH 

La  grande  plaine,  c'est  le  Monde;  la  rivière,  c'est  la 
Vie,  qui  s'épanche  à  son  début  au  milieu  de  la  ver- 
dure et  des  fleurs.  En  un  mot,  la  jeunesse  est  le  plus 
beau  moment  de  l'existence.  S.xns  soucis  et  sans  in- 
quiétude, VAtuant  voit  couler  ses  jours. 

Chapitres  II  a  IX. 

Soudain  se  dresse  à  ses  yeux  un  jardin  inmiense 
entouré  d'un  grand  mur  crénelé,  sur  lequel,  en  de- 
hors, sont  peintes  des  images  repoussantes,  savoir  : 
Haine,  Félonie,  Vilenie,  Convoitise,  Avarice,  Envie, 
Tristesse,  Vieillesse,  Papelardie  et  Pauvreté.  L'Amant 
s'arrête  un  instant  à  contempler  ces  images  et  cherche 
à  pénétrer  dans  le  jardin.  Il  ne  trouve  qu'une  petite 
porte  basse  et  bien  fermée,  à  laquelle  il  frappe.  Une 
gente  damoiselle,  Oyseuse,  vient  lui  ouvrir.  Ce  jardin 
est  le  séjour  de  Déduit.  Là  dansaient  et  jouaient 
Déduit,  Liesse,  Dieu  d'Amours,  Beauté,  Richesse,  Lar- 
gesse, Franchise,  Courtoisie,  Oyseuse  et  Jeunesse. 

L'^ma«/ ébloui  contemple  ce  tableau  riant,  lorsque 
Courtoisie  vient  le  chercher  et  l'engage  à  la  karole. 
Il  accepte,  choisit  la  belle  Oyseuse  pour  ^a  danseuse 
et  prend  part  à  la  ronde. 

GLOSE. 

Déduit  ou  Plaisir  d'Amour,  c'est  la  personnifica- 
tion des  jouissances  amoureuses,  le  bonheur  de  la 
vie.  Son  jardin  enchanté  n'est  réservé  qu'à  un  petit 
nombre  d'élus  ;  car  pour  y  entrer,  c'est-à-dire  pour 
goûter  dignement  toutes  les  jouissances  de  l'amour, 
il  faut  être  gai,  aimant,  beau,  riche,  généreux,  franc, 
courtois,  jeune  et  désœuvré.  Nul,  par  contre,  n'y  sau- 


XXXIV  ANALYSE 

rait  pénétrer  s'il  est  haineux,  félon,  vilain,  convoitetix, 
avare,  envieux,  triste,  vieux  ou  misérable.  Ceux-là  ne 
savent  pas  ce  que  c'est  que  d'aimer,  et  personne  non 
plus  ne  les  aime. 

Le  désœuvrement  nous  ouvre  la  porte,  c'est-à-dire 
nous  pousse  au  plaisir,  et,  comme  vous  le  verrez, 
pour  goûter  réellement  l'amour,  il  faut  avoir  beau- 
coup de  temps  à  soi.  Qiiand  V Amant  dit  qu'il  choisit 
Oyseuse  pour  sa  danseuse,  il  fait  comprendre  qu'il 
se  jeta  dans  les  plaisirs  tout  d'abord  pour  y  chercher 
simplement  des  distractions.  Enfin,  comme  la  femme 
est  avant  tout  un  être  aimable  et  courtois,  nous  nous 
sentons  irrésistiblement  attirés  vers  elle. 

Voilà  donc  notre  Amant  emporté  dans  le  tourbillon 
des  plaisirs. 

Chapitres  X  a  XII. 

Les  danses  terminées,  chacun  se  disperse  pour 
goûter  le  repos  sous  les  frais  ombrages.  L'Anuint, 
une  fois  calmé,  s'y  enfonce  et  arrive  prés  d'une 
splendide  fontaine  qui  coule  dans  un  beau  bassin. 
C'est  la  fontaine  de  Narcisse.  Au  fond  est  un  miroir 
magique.  Malheur  à  qui  jette  les  yeux  sur  ce  fatal 
miroir!  En  ce  paradis  terrestre,  tout  est  séduisant, 
et  le  miroir  est  si  bien  disposé  qu'il  reflète  jusqu'au 
moindre  objet,  si  modeste  et  si  bien  caché  qu'il 
soit.  Une  inscription  est  gravée  sur  la  pierre  qui 
borde  le  bassin  :  Ici  Je  beau  Narcisse  est  mort.  Cette 
inscription  rappelle  à  notre  Amant  la  fin  terrible  du 
malheureux  et  l'épouvante.  Son  premier  mouvement 
est  de  s'enfuir  ;  mais  il  se  rassure  et  se  dit  que 
Narcisse  n'était  qu'un  égoïste  et  qu'un  sot,  et  que, 
somme   toute,   il   se  sent    assez  fort   pour   ne  pas 


DU    ROMAN    DE   LA   ROSE.  XXXV 

tomber  dans  de  pareils  excès.  Puis  la  curiosité,  l'en- 
vie de  connaître  le  poussant,  il  y  jette  un  regard 
furtif.  Mais,  hélas  !  il  est  aussitôt  saisi  d'étonnement 
et  d'admiration.  Fascinée,  sa  vue  ne  peut  plus  se 
détacher  du  fatal  miroir  et  surtout  d'un  magnifique 
buisson  de  Roses  qui  s'y  reflète.  Il  y  court  aussitôt; 
le  parfum  suave  le  pénètre  jusqu'aux  entrailles,  et 
timide,  tremblant  d'être  blâmé,  il  n'ose  y  porter  la 
main,  car  il  craint  d'irriter  le  maître  de  ce  beau  jar- 
din. Heureux,  s'écrie-t-il,  celui  qui  pourrait  seule- 
ment cueillir  une  Rose,  n'importe  laquelle,  mais  je 
donnerais  tout  pour  en  posséder  une  couronne  !  Or, 
entre  toutes,  il  en  choisit  une,  la  plus  belle,  un 
bouton  tout  fraîchement  éclos.  Mais  las  !  une  épaisse 
haie,  barrière  infranchissable  de  ronces  et  d'épines, 
le  sépare  de  la  Rose. 


Le  tourbillon  des  plaisirs  enivre  V Amant,  et  pen- 
dant quelque  temps  il  ne  songe  qu'à  voir,  admirer 
et  se  divertir.  Mais,  une  fois  le  premier  étourdisse- 
ment  passé,  il  rentre  en  lui-même,  observe  tout  ce 
qui  l'entoure  ;  il  veut  savoir,  il  veut  tout  connaître. 
A  force  de  voir  et  d'admirer,  chemin  faisant,  il  arrive 
à  la  fontaine  de  Narcisse.  Le  miroir  magique,  ce 
sont  les  illusions.  La  jeunesse  ne  saurait  s'y  sous- 
traire. En  vain  les  conseils,  l'instruction,  la  sagesse 
et  la  raison  nous  mettent  en  garde  contre  elles  ;  tous 
nous  les  voulons  braver,  et  tous  nous  nous  y  lais- 
sons prendre.  Notre  Amant  y  succombe  ;  il  jette  les 
yeux  sur  le  miroir,  et  le  voilà  soudain  afiolé.  Ce 
qui  l'attire  surtout,  au  milieu  des  splendeurs  de  la 
nature,  c'est  la  Beauté,  ce  sont  les  charmes  de  la 


femme  et  ce  parfum  exquis  de  délicatesse  et  de 
sensibilité  qui  s'exhale  autour  d'elle.  D'abord  il  les 
embrasse  toutes  dans  un  amour  sans  bornes,  toutes 
il  voudrait  les  posséder  ;  mais  il  finit  par  en  remar- 
quer une,  la  plus  belle,  et  que  seule  il  désire.  C'est 
toujours  la  femme  aimée  qui  est  la  plus  belle  ;  puis 
comme  les  difficultés  ne  font  qu'accroître  nos  ardeurs 
et  que  les  plaisirs  faciles  sont  ceux  qui  nous  sé- 
duisent le  moins,  c'est  justement  la  Rose  la  plus 
difficile  à  cueillir  que  notre  Amant  préfère  à  toutes 
les  autres.  Transporté  d'admiration,  timide,  muet, 
il  se  contente  d'admirer  en  silence  l'objet  tant  désiré, 
il  n'ose  lui  déclarer  ses  transports,  de  peur  du  re- 
pentir, car  il  craint  de  l'irriter;  et  puis,  comment 
vaincre  tous  les  obstacles  qui  les  séparent  ? 


Chapitres  XIII  a  XVI. 

V Amant  contemple  immobile  le  buisson  de  roses. 
Cependant,  depuis  qu'il  a  quitté  les  danses,  Dieu 
d'Amours  l'a  suivi  pas  à  pas  et  profite  de  l'extase  où 
il  est  plongé  pour  le  frapper  de  ses  flèches.  La  pre- 
mière qu'il  lance  est  Beauté,  la  seconde  Simplessc. 
Cet  deux  flèches  entrent  par  l'œil  et  pénètrent  jus- 
qu'au cœur.  La  troisième  est  Courtoisie,  la  quatrième 
Franchise,  la  cinquième  Compagnie,  la  sixième  Beau- 
Semblant.  Ces  quatre  dernières  volent  droit  au  but. 

A  chaque  blessure,  V Amant  veut  arracher  la  flèche 
qui  l'a  frappé  ;  mais  chaque  fois  le  fut  lui  reste 
entre  les  mains  et  le  dard  dans  la  plaie.  Dieu 
d'Amours,  voyant  V Amant  épuisé,  pantelant,  se  pré- 
cipite et  le  somme  de  se  rendre.  Celui-ci,  vaincu, 
voyant  toute  résistance  inutile,  se  rend  et  fait  hom- 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  XXXVII 

mage  à  son  vainqueur,  lui  jure  d'être  son  esclave, 
et  pour  preuve  de  sa  sincérité  lui  offre  son  cœur  en 
gage.  Dieu  d'Amours  l'accepte,  et  le  ferme  d'une 
clé  d'or  qu'il   garde  dans  son  aumônière. 

GLOSE. 

\J Amant,  en  contemplation  devant  la  femme  qu'il 
a  choisie  au  milieu  de  tant  d'autres,  ne  s'aperçoit 
pas  que  l'amour  le  guette,  et  le  premier  trait  qui 
le  frappe  lui  fait  une  blessure  inguérissable.  La 
beauté  la  première  nous  touche  et  nous  inspire 
les  plus  vives  passions.  C'est  par  les  j-cux  qu'elle 
pénètre  jusqu'au  cœur  ;  elle  est  la  plus  naturelle 
de  toutes  les  sensations.  Il  en  est  de  même  de  la 
seconde ,  Simplessc ,  c'est-à-dire  la  simplicité ,  la 
grâce  naturelle,  qui  n'est  que  le  complément  de  la 
beauté.  Les  quatre  autres  représentent  les  qualités 
de  l'âme  ;  elles  nous  séduisent  aussi  bien  que  les 
avantages  extérieurs,  mais  leur  effet  est  moins  fou- 
droyant. Courtoisie,  Franchise,  Compagnie  et  Beau- 
Scmhlaiit,  personnifient  l'amabilité,  la  franchise,  l'es- 
prit et  l'affabilité. 

Notre  Amant  ne  peut  résister  à  tant  de  perfec- 
tions; il  ne  songe  plus  à  vaincre  sa  passion  naissante; 
il  s'y  livre  tout  entier,  et  il  jure  de  ne  plus  vivre 
que  pour  celle  qui  a  pris  son  cœur. 


Ch.\pitres  XVII  ET  XVIII. 

Ici  Dieu  d'Amours  dicte  à  V Amant  tous  ses  com- 
mandements, qu'il  devra  suivre  s'il  veut  conquérir 
la  Rose.  Ils  se  résument  ainsi  :  aimer,   c'est  souffrir. 


UAniatit  n'hésite  pas  à  s'y  soumettre  ;  mais  il  de- 
mande comment  il  pourra  résister  à  de  si  rudes  la- 
beurs, et  Dieu  d'Amours  lui  répond  :  «  Tu  as  l'Es- 
pérance !  Elle  devrait  te  suffire  ;  mais  je  te  promets 
encore  trois  dons  qui  adouciront  tes  peines  et  te 
soutiendront  jusqu'à  ce  que  tu  sois  arrivé  au  but  de 
tes  désirs,  la  conquête  de  la  Rose.  Ces  trois  biens 
sont  :  Doux-Penser,  Doux-Parkr,  Doux-Regard.  » 
Ceci  dit,  Dieu  d'Amours  s'envole. 


A  peine  l'Amant  a-t-il  donné  son  cœur,  qu'il  ré- 
fléchit aux  conséquences  de  son  action  ;  il  songe  aux 
obstacles  sans  nombre  qu'il  lui  fiiudra  surmonter 
pour  posséder  sa  bien-aimée,  aux  luttes,  aux  tour- 
ments, à  tous  les  maux  qui  l'attendent,  et  il  hésite. 
Mais  l'espérance  le  soutient,  l'espérance  qui  ne  nous 
abandonne  jamais.  Et  puis  n'aura-t-il  pas  le  bonheur 
de  penser  à  sa  bien-aimée,  d'en  ouïr  parler  et  de  la 
voir  ? 

Chapitres  XIX  et  XX. 

VAmant  reste  seul,  languissant,  épuisé  par  ses 
blessures,  et  retourne  à  ses  chères  roses,  mais  sans 
pouvoir  franchir  la  fatale  haie.  Peu  à  peu  il  se 
désespère  et  se  demande  s'il  ne  va  pas  se  préci- 
piter au  milieu  des  ronces  et  des  épines  pour  ravir 
le  divin  bouton,  lorsque  soudain  arrive  à  lui  un 
varlet  de  gente  allure.  C'est  Bel-Accueil,  le  fils  de 
Courtoisie.  Il  lui  offre  gracieusement  de  lui  faire 
passer  la  haie  pour  sentir  de  plus  près  sa  chère 
Rose,    mais  à   condition    qu'il    se   garde   de    folie. 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  XXXIX 

L  Amant  accepte  confondu,  et,  grâce  à  Bel- Accueil, 
le  voilà  dans  le  pourpris.  Celui-ci  l'encourage  par 
de  tendres  avances  et  lui  cueille  même  une  verte 
feuille  près  du  divin  bouton.  V Amant  la  saisit  avec 
transport,  s'en  pare  la  poitrine  et  raconte  à  Bel-Ac- 
cueil comment  Amour  lui  fit  au  cœur  plusieurs  bles- 
sures, dont  il  mourra  si  on  ne  lui  donne  le  bouton 
tait  désiré.  Bel-Aa:ucil  épouvanté  le  prie  d'abandon- 
nei  une  si  folle  espérance  et  lui  reproche  de  vouloir 
le  déshonorer  en  lui  demandant  une  chose  aussi 
perverse  et  insensée.  Pendant  qu'ils  parlaient,  ils  ne 
se  doutaient  pas  que  le  hideux  Danger,  gardien  du 
pourpris,  dormait  à  l'ombre  du  buisson.  Il  se  lève 
soudain  et,  brandissant  sa  massue,  force  Bel-Accueil 
et  V Amant  à  prendre  la  fuite. 


Malgré  tout,  V Amant  ne  parvient  pas  à  calmer  ses 
blessures  cuisantes,  car  il  ne  peut  toucher  le  cœur 
de  la  belle.  Un  moment  il  songe  à  prendre  un  parti 
désespéré,  celui  de  précipiter  le  dénoûment  en  se 
déclarant  ouvertement.  Mais  au  moment  où  il  croit 
tout  perdu,  son  amante  elle-même  vient  à  son  se- 
cours. Touchée  de  tant  d'amour,  elle  daigne  enfin  ac- 
cueillir sa  tendresse  et  cherche  par  de  légères  avances 
à  consoler  ce  pauvre  amant.  Celui-ci,  transporté,  se 
déclare  alors  et  la  supplie  de  ne  pas  borner  là  ses 
faveurs.  Hélas  !  la  pauvrette  a  cédé  trop  légèrement 
aux  premières  inspirations  de  son  cœur,  et  soudain, 
voyant  dans  quelle  voie  périlleuse  elle  vient  de  s'en- 
gager, pendant  qu'il  en  est  temps  encore,  elle  rompt 
avec  le  malheureux  et  reconduit. 


XL 


Chapitres  XXI  a  XXIII. 

VJiiiaiit,  une  fois  seul,  rentre  en  lui-mC-me,  om- 
prend  sa  folie,  et  tombe  dans  une  morne  tristesse. 
C'est  alors  que  Raison  vient  à  son  secours.  Elle 
cherche  à  lui  prouver  combien  cette  folle  amour  le 
doit  faire  souffrir,  et  sans  aucun  espoir  de  posséder 
la  Rose.  «  Résiste  donc,  lui  dit-elle,  et  si  tu  as  du 
courage,  renie  Dieu  d'Amours,  qui  te  rend  si  malheu- 
reux, et  oublie  la  Rose.  »  VAmaul  indigné  trahe 
Raison  assez  durement,  et  lui  reproche  avec  amer- 
tume d'oser  lui  donner  des  conseils  aussi  perfides.  Il 
finit  en  lui  disant  :  «  Je  veux  aimer,  tel  est  mon 
plaisir,  et  vos  conseils  sont  hors  de  saison.  » 

Raison  part  et  laisse  V Amant  en  proie  à  ses  dou- 
leurs. Heureusement  il  se  souvient  qu'il  a  un  Ami 
loyal  et  bon.  Il  se  rend  aussitôt  auprès  de  lui. 


IS Amant,  dont  l'amour  est  plus  grand  encore  de- 
puis qu'il  le  croit  partagé,  voyant  tout  son  bonheur 
anéanti,  pleure  et  se  désespère.  C'est  alors  qu'il  re- 
passe en  son  esprit  sa  folie  et  ses  souffrances,  et  se 
dit  que  vraiment  c'est  payer  trop  cher  l'amour  d'une 
femme  que  peut-être  il  ne  possédera  jamais.  Un 
moment  il  écoute  les  conseils  de  la  raison.  Mais 
tout  ;\  coup  se  réveillant  honteux  de  lui-même,  il  se 
rappelle  qu'il  a  donné  à  cette  femme  son  cœur  tout 
entier,  et  croit  savoir  aussi  qu'elle  l'aime.  «  Oui, 
s'écrie-t-il,  je  veux  l'aimer,  dussé-je  souffrir  cent  fois 
plus  encore,  et  je  l'aimerai  jusqu'à  la  fin  !  »  Mais 
cette    nulle    résolution  ne  le  guérit  pas ,    et   notre 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  XLI 

Amant  retombe  dans  ses  défliillances.  Alors  seule- 
ment il  se  souvient  de  son  ami,  et  court  lui  deman- 
der des  conseils  et  des  consolations.  C'est  toujours 
dans  l'adversité  qu'on  pense  à  ses  amis,  ^c^i^    Va'*^■     5 

^^,.^    .  "^  o' 

Chapitres  XXIV  a  XXVI. 

L'Amant  raconte  à  Ami  toute  son  histoire  et  lui 
expose  ses  embarras.  Ami  le  rassure  et  lui  dit  :  «  Je 
connais  ce  Danger  ;  il  n'est  pas  si  terrible  que  cela. 
Crois-moi,  retourne  le  trouver,  et  avec  de  belles  pa- 
roles tu  en  auras  vite  raison.  » 

U Amant  réconforté  retourne  aussitôt  au  pourpris, 
mais  sans  franchir  la  haie,  et  parvient  à  amadouer 
Danger  qui  lui  répond  :  «  Non,  je  ne  suis  pas  irrité 
contre  toi.  Puisque  je  ne  peux  pas  t'empêclier  d'ai- 
mer, aime  donc  tant  qu'il  te  plaira.  Du  reste,  que 
m'importe?  Cela  ne  me  fait  ni  froid  ni  chaud.  Mais 
ne  te  hasarde  plus  auprès  de  mes  roses,  ou  je  te  mé- 
nage quelque  mauvais  tour.  » 

L'Amant,  transporté  de  joie,  court  vers  Ami  lui 
porter  la  bonne  nouvelle.  Celui-ci  répond  :  «  Tout 
va  pour  le  mieux.  Voyez-vous,  Danger  n'est  pas  si 
méchant  qu'il  en  a  l'air.  C'est  même  un  excellent 
auxiliaire  pour  qui  sait  le  flattera  propos.  »  L'Amant 
retourne  au  pourpris  ;  mais  Danger  veille,  et  il  lui 
f;iut  rester  en  dehors  de  la  haie.  Il  voit  de  là  les 
Roses,  mais  ne  peut  ni  les  sentir,  ni  les  toucher.  Ce 
n'est  pas  ce  qui  peut  le  contenter  ;  aussi  pousse-t-il 
de  gros  soupirs  et  de  longs  gémissements.  Mais 
Danger  ne  se  laisse  pas  attendrir,  et  ï Amant  retombe 
dans  une  profonde  mélancolie. 


XUI 


V Alliant  raconte  i  son  ami  tout  son  amour  et  ses 
ennuis  :  «  Je  connais  cela,  lui  répond  celui-ci  ;  crois- 
moi,  ne  te  désespère  pas  pour  si  peu.  Ta  bien-aimée, 
dis-tu,  se  montre  vers  toi  plus  froide  et  plus  ré- 
servée qu'avant,  tant  mieux  ;  c'est  qu'elle  voit  le 
danger  et  qu'elle  a  peur  d'y  succomber,  c'est  qu'elle 
t'aime.  Va  la  trouver,  présente-lui  tes  excuses,  pro- 
teste de  tes  bonnes  intentions,  et  dis-lui  que  tu  ne 
peux  vivre  sans  l'aimer.  »  UAmaiil  écoute  ce  conseil 
et  revient  près  de  sa  belle.  Celle-ci  lui  répond  :  «  Je 
ne  suis  point  fâchée  contre  vous;  je  n'ai  aucune  rai- 
son pour  cela,  car  vous  m'êtes  tout  à  fait  indifférent. 
Vous  ne  pouvez  vivre  sans  aimer,  dites-vous,  que 
m'importe?  Cela  ne  me  fait  ni  froid  ni  chaud.  Mais 
cessez,  je  vous  prie,  ces  continuelles  obsessions,  car 
je  ne  puis  ni  ne  veux  vous  aimer.  Je  ne  vous  chasse 
pas  ;  vous  serez  toujours  ici  le  bienvenu  ;  mais  ne 
comptez  pas  obtenir  la  plus  petite  faveur.  » 

U Amant  court  rapporter  la  bonne  nouvelle  à  son 
ami,  qui  lui  dit  :  «  Tout  va  bien.  Vous  le  voyez,  le 
Danger,  le  moindre  nuage  tout  d'abord  épouvante 
les  amoureux  novices,  et  semble  devoir  les  séparer 
à  tout  jamais  ;  et  cependant,  si  on  l'affronte  résolu- 
ment, si  l'on  parvient  à  l'endormir,  c'est  un  puissant 
auxiliaire  en  amour.  Il  excite  nos  ardeurs,  qui  peut- 
être  sans  lui  finiraient  par  s'éteindre.   » 

L'Amant  prend  congé  de  son  ami  ;  mais  c'est  pour 
aussitôt  revenir  à  sa  belle.  Celle-ci  le  reçoit  froide- 
ment, lui  enjoint  de  se  renfermer  dans  les  bornes 
des  plus  strictes  convenances,  et  notre  Amant,  dé- 
confit d'un  accueil  si  glacial,  retombe  dans  sa  noire 
tristesse,  pleure  et  cherche  en  vain  par  ses  soupirs 


DU    ROMAN    DE   LA   ROSE.  XLIII 

et  ses  gémissements  à  attendrir  Li  cruelle  chaque  fois 
qu'il  la  rencontre  ;  elle  demeure  inflexible. 


Chapitre  XXVII. 

C'est  alors  que  Franchise  et  Pitié  viennent  à  son 
secours.  La  première  s'adresse  à  Danger  et  lui  dit  : 
«  Pourquoi  malmener  ainsi  ce  pauvre  Amant  ?.  Pour- 
quoi lui  déclarer  la  guerre,  puisqu'il  a  promis  de 
vous  servir  en  bon  et  fidèle  sujet  ?  Si  Dieu  d'Amours 
le  contraint  d'aimer,  est-ce  une  raison  pour  le  haïr? 
Voyons,  montrez-vous  moins  cruel  envers  lui,  car 
toute  âme  généreuse  doit  aider  plus  petit  que  soi,  et  il 
n'y  a  qu'un  cœur  impitoyable  qui  puisse  rester  sourd 
à  la  prière.  »  Pitié  soutient  Franchise  :  «  Oui,  dit- 
elle,  c'est  plus  que  de  la  dureté,  c'est  cruauté  pure  ; 
c'est  trop  d'épreuves  à  la  fin  !  Vous  l'avez  déjà  privé 
de  l'accointance  de  son  gent  compagnon  Bel-Accueil, 
et  lui  faisant  ainsi  la  guerre,  vous  doublez  sa  tor- 
ture. Dieu  d'Amours  le  persécute  à  tel  point  qu'il  lui 
est  impossible  de  ne  pas  aimer,  et  bien  sûr  il  mourra 
s'il  ne  revoit  Bel-Accueil.  Or,  puisqu'il  vous  a  juré 
de  ne  pas  cueillir  les  Roses,  laissez-le  les  voir  au 
moins  en  compagnie  de  celui-ci.  »  Danger  ne  saurait 
résister  à  de  si  pressantes  prières  ;  il  cède.  Franchise 
court  aussitôt  chercher  Bel-Accueil  et  l'amène  au- 
près de  V Amant.  Bel-Accueil  le  prend  par  la  main,  le 
conduit  à  travers  le  pourpris,  et  lui  permet  d'admi- 
rer à  son  aise  et  de  sentir  les  fleurs. 


Toutefois,   la  cruelle  s'apitoie   sur  le    sort  d'un 
amant  si  constant  et  si  malheureux.  Elle  se  dit  en 


elle-mcmc  que  si  elle  ne  l'aime  pas,  franchement  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  le  haïr  et  lui  faire  tant  de 
peine,  et  elle  se  radoucit  insensiblement,  au  point 
d'oublier  le  danger  et  d'accepter  de  nouveau  les 
hommages  de  son  adorateur.  «  Puisqu'il  a  juré,  se 
dit-elle,  de  m'aimer  loyalement,  pourquoi  le  faire 
souffrir  de  la  sorte  ?  Du  reste,  le  laisser  me  voir  à 
son  aise  et  me  parler,  cela  n'engage  à  rien.  »  C'est 
alors  que  pour  le  consoler  l'imprudente  l'autorise 
par  ses  tendres  avances  à  lui  faire  de  nouveau  la 
cour. 

Ch.\pitres  XXVIII  ET  XXIX. 

L'Amant  n'avait  pas  vu  la  Rose  depuis  quelque 
temps.  Il  est  ravi  de  la  trouver  plus  belle  encore  que 
la  première  fois.  Elle  est  un  peu  plus  grasse,  c'est- 
;\-dire  que  le  bouton  s'est  un  peu  plus  ouvert,  et  ses 
feuilles  au  contour  plus  arrondi  brillent  d'une  cou- 
leur plus  vermeille.  Il  reste  longtemps  en  extase 
devant  le  rosier,  et  enfin,  encouragé  par  Bel-Accueil, 
qui  ne  lui  refuse  ni  grâces  ni  faveurs,  il  se  hasarde 
à  lui  demander  une  chose  bien  téméraire,  et  prie 
'Bel-Accueil  de  lui  laisser  baiser  la  Rose.  Celui-ci  ré- 
siste, car  :  Qui  peut  baiser  obtenir  ne  saurait  là  s'en 
tenir,  et  Chasteté  dans  sa  leçon  lui  dit  toujours 
qu'à  nul  amant  il  ne  donne  un  seul  baiser.  U Amant, 
de  peur  de  le  courroucer,  n'insiste  pas,  et  sans 
doute  il  eût  attendu  longtemps  cette  faveur,  si  Vénus 
ne  fût  accourue,  Vénus,  des  amants  la  bienvenue, 
qui  toujours  poursuit  ClHUlelé.  Elle  dit  à  Bel- Accueil  : 
«  Pourquoi  refuser  ce  baiser  A  V Amant  ?  Il  vous 
aime  en  toute  loyauté;  il  est  beau,  gracieux,  élé- 
gant, affable,  doux  et  franc  ;  et  puis  il  est  à  la  fleur 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  XLV 

de  l'âge;  il  a,  je  crois,  douce  haleine,  les  lèvres  ver- 
meillcttes,  les  dents  blanches  et  nettes,  et  sa  bouche 
semble  faite  pour  les  baisers.  » 

Bel-Auiiei},  embrasé  par  le  brandon  de  Vénus,  ac- 
corde le  baiser.  Mais  soudain  le  hideux  Maleboiiche 
tant  fait  de  glose  sur  leur  compte  qu'il  éveille  Ja- 
lousie. Celle-ci  court  sus  à  Bcl-Acateil. 


U Amant,  admis  de  nouveau  dans  l'intimité  de  sa 
chère  maîtresse,    contemple  d'un  œil  avide  tous  ses 
charmes,  et  se  plaît  à  reconnaître  qu'elle  est  plus 
belle  que  jamais.   Il  s'approche,  lui  prend  la  main,  / 
et  dans  une  muette  extase  nos   deux  amoureux  sej 
contemplent    ravis.    \J Amant,    pour    cimenter    leur 
paix,  ose  pousser  la  hardiesse  jusqu'à  demander  un  ; 
baiser,  un  seul  baiser.  La  belle  refuse  timidement, 
car  la  pudeur  la  retient  encore.   Mais  elle  ne  peut' 
détacher  ses  yeux  de  son  amant  qui,  à  tous  les  avan-  • 
tages  physiques  que  la  nature  lui  prodigua,  joint  une 
loyauté   sans  bornes,   et    dans  un  moment  d'oubli 
laisse   l'audacieux  cueillir  sur  ses  lèvres  un  tendre  j 
baiser,  ce  premier  aveu  d'un  mutuel  amour. 

Mais  le  bonheur  n'est  pas  facile  à  dissimuler.  Bien- 
tôt les  mauvaises  langues  commencent  à  jaser  sur 
leur  compte,  et,  comme  le  bonheur  a  toujours  des  \ 
envieux,  les  jaloux  surgissent  de  tous  côtés.  Ils  font  ) 
tant  qu'ils  viennent  bouleverser  la  félicité  des  deux 
amants. 

Chapitres  XXX  et  XXXI. 

Jalousie  assaille  Bel- Accueil  et  lui  reproche  amère- 
ment d'ainsi  se  lier  au  premier  venu.  Pris  en  flagrant 


XLVI  ANALYSE 

délit,  les  deux  coupables  ne  savent  que  répondre, 
V Amant  s'enfuit.  Honte  alors  s'approche  et  dit  à  Ja- 
lousie :  «  Tout  ce  que  dit  ce  MaJchouche  n'est  pas  pa- 
role d'Évangile.  Il  y  a  certainement  moins  de  mal 
qu'il  n'en  dit.  Bd-Accueil  n'a  rien  à  cacher.  Tout  ce 
qu'on  peut  lui  reprocher,  c'est  un  peu  d'inconséquence 
et  de  légèreté.  Mais  je  reconnais  que  je  fus  bien  né- 
gligente à  le  garder,  et  désormais  je  jure  d'y  mettre 
toute  ma  vigilance.  —  Honte,  fait  Jalousie,  j'ai  grand'- 
peur  d'être  encore  trahie,  et  j'y  vais  de  ce  pas  aviser. 
Je  ferai  bâtir  une  tour  inexpugnable  où  j'enfermerai 
Bel-Accueil.  »  Peur  accourt,  mais  voyant  Jalousie  en  si 
grande  fureur  n'ose  souffler  mot.  Celle-ci  court  mettre 
son  projet  à  exécution.  Peur  alors  dit  à  Honte  :  «  Je 
suis  vraiment  désolée  de  ce  qui  arrive.  C'est  ce 
maudit  Danger  qui  est  cause  de  tout  le  mal;  il  s'est 
montré  faible  envers  Bel- Accueil.  Allons  à  ce  vilain 
reprocher  sa  folle  conduite.  »  Danger  dormait.  Elles 
le  réveillent  et  lui  font  des  reproches  si  cruels,  qu'il  se 
redresse  plus  irrité  que  jamais,  et  voilà  notre  pauvre 
Amant  derechef  plongé  dans  la  désolation. 


Ce  sont  d'abord  les  reproches  les  plus  amers  sur 
sa  liaison  avec  le  premier  venu,  liaison  qui  la  con- 
duira fatalement  au  déshonneur,  puis  enfin  les  me- 
naces les  plus  violentes.  En  vain  la  pauvre  amante 
essaic-t-cllc  de  se  défendre,  en  vain  jure-t-elle  qu'elle 
n'a  rien  à  se  reprocher,  si  ce  n'est  peut-être  un 
peu  d'inconséquence  et  de  légèreté,  rien  ne  saurait 
calmer  leur  rage.  Alors  la  honte  et  la  peur  s'em- 
parent de  son  esprit;  le  danger  se  dresse  devant 
elle  plus  menaçant  que  jamais  ;  elle  prend  la  ferme 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  XLVIl 

résolution  de  rompre  une  liaison  aussi  compromet- 
tante. 


Ch.\pitre  XXXII. 

Jalousie  fait  aussitôt  bâtir  un  château-fort.  Cette 
forteresse  est  carrée.  Au  milieu  de  chaque  face  est 
une  porte.  Les  gardiens  sont  :  MaUhouche,  Danger, 
Peur  et  Hùiite.  Au  milieu  s'élève  une  tour  inacces- 
sible dans  laquelle  est  enfermé  Bel-Accueil.  On  lui 
donne  pour  geôlier  une  Vieille  chargée  de  l'espionner 
continuellement.  Alors  V Amant,  séparé  de  son  com- 
pagnon qu'il  ne  reverra  peut-être  plus,  s'abandonne 
au  plus  violent  désespoir. 


Épouvantée  de  sa  folle  passion,  se  sentant  sur- 
veillée par  mille  envieux,  en  butte  à  la  calomnie, 
la  pauvre  amante,  écrasée  de  honte,  se  croyant  à 
jamais  désiionorée,  se  forge  des  chimères  et  des  dan- 
gers sans  nombre,  et  pour  ne  plus  retomber  dans  ses 
erreurs  passées,  elle  enferme  son  cœur  dans  un  cercle 
inexpugnable.  Ses  quatre  défenseurs  sont  :  sa  pu- 
deur, sa  réputation ,  la  crainte  de  succomber,  et 
enfin  ses  folles  terreurs.  Elle  craint  autant  pour  elle 
que  pour  celui  qu'elle  aime  ;  elle  renonce  à  le  voir 
et  voudrait  l'oublier.  Celui-ci,  voyant  tout  à  coup 
s'évanouir  ses  rêves  de  bonheur,  exhale  sa  douleur 
en  des  plaintes  sans  fin  et  songe  même  à  mourir. 

Ici  se  termine  la  partie  de  Guillalke  de  Lorris. 


Avant  de  passer  à  l'analyse  de  la  partie  de  Jehan 
de  Meung,  nous  allons  d'abord  dire  quelques  mots 
sur  ce  personnage  de  la  Vieille  que  nous  voyons 
pour  la  première  fois  à  la  fin  du  roman  de  Guillaume 
de  Lorris.  Nous  ne  pouvons  préjuger  en  rien  le  rôle 
que  celui-ci  destinait  à  la  Vieille  chargée  de  surveiller 
continuellement  Bel -Accueil.  Dans  l'intention  du 
poète  de  Lorris,  n'était-elle  pas  tout  simplement 
destinée  à  personnifier  la  curiosité,  l'espionnage  des 
envieux  ?  Nous  ne  savons.  Jehan  de  Meung  en  fit  la 
duègne,  qui  jouait  au  moyen  âge,  dans  les  familles, 
le  même  rôle  que  la  suivante  ou  confidente  de  l'an- 
tiquité. La  duègne  était  une  femme  qui,  spécialement 
chargée  de  surveiller  sa  maîtresse,  la  suivait  partout 
et  rendait  compte  de  tous  ses  faits  et  gestes  au 
maître  qui  payait  pour  cela. 

On  comprend  que  ce  rôle  ne  pouvait  guère  conve- 
nir à  une  jeune  fille.  Il  Mlait  nécessairement  une 
femme  qui  eût  de  l'expérience,  qui  «  connût  toute  la 
vieille  danse  »,  et  plus  elle  avait  vécu,  plus  elle  était 
précieuse  pour  ce  service  tout  de  confiance.  Mais  on 
conçoit  aussi  combien  étaient  fragiles  la  conscience 
et  la  fidélité  de  pareils  serviteurs.  Toujours  prêtes  à 
servir  celui  qui  payait  le  plus  largement,  ces  Vieilles, 
loin  de  protéger  la  vertu  qui  leur  était  confiée,  trop 
souvent  se  faisaient  le  honteux  intermédiaire  des 
séducteurs  et  jouaient  simplement  le  rôle  d'entre- 
metteuses. 

C'est  ce  qui  explique  qu'aucun  temps  ne  fut  aussi 
fécond  en  intrigues  amoureuses  que  le  moyen  âge, 
époque  fameuse  des  galants  chevaliers,  ces  admira- 
teurs efi'rénés  du  beau  sexe,  qui  aimaient,  dit-on, 
comme  on  ne  sait  plus  aimer  aujourd'hui. 

Après  avoir,  tout  en  cueillant  de  temps  en  temps 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  XLIX 

quelque  rose  sur  le  bord  du  chemin,  chevauché,  sou- 
piré et  bataillé,  pendant  de  longues  années,  pour  la 
dame  de  leurs  pensées  qu'ils  juraient  d'aimer  et  de 
respecter  jusqu'à  la  mort,  ils  se  hâtaient,  aussitôt 
mariés,  de  la  placer  sous  la  surveillance  d'une  duègne 
dissolue  ;  c'est  même  à  ces  preux  qu'était  réservée  la 

gloire  de  savoir  mettre  la  vertu  de  leur  femme 

sous  clé. 


PARTIE  DE   JEHAN  DE  MEUNG. 

Chapitres  XXXIII  a  XLII. 

U Amant  pleure,  maudit  tous  ses  ennemis,  et 
voyant  qu'il  ne  lui  reste  plus  qu'à  mourir,  lègue  à 
Bel-Accueil  son  cœur,  son  unique  richesse.  C'est  alors 
que  Raison  revient.  «  Eh  bien,  lui  dit-elle,  n'es-tu 
pas  d'aimer  lassé?  N'as-tu  de  maux  encore  assez? 
Antoiir,  dis-moi,  comment  le  trouves-tu?  Est-il  assez 
bon  maître?  Si  tu  l'avais  connu,  j'aime  à  croire  que 
tu  ne  l'aurais  jamais  servi  même  une  heure,  que  tu 
aurais  renié  son  hommage  et  n'aurais  pas  aimé 
d'amour.  —  Mais  je  le  connais,  répond  VAviant. 
—  Non,  dit  Raison,  et  je  vais  te  le  faire  connaître.  » 
Alors  elle  lui  explique  ce  que  vaut  l'amour  des 
sens  et  tous  ses  plaisirs,  et  lui  montre  tous  les 
avantages  de  l'amitié.  Elle  lui  explique  longuement 
la  différence  entre  les  bons  et  les  mauvais  amis,  et 
lui  fait  un  tableau  délicieux  de  l'âge  d'or  où  tous 
les  hommes  s'aimaient  et  goûtaient  le  bonheur.  Il 
n'y  avait  alors  ni  propriétés,  ni  seigneurs,  ni  rois, 
et  cependant  tout  le  monde  était  heureux,  car  per- 
sonne ne  songeait  à  rompre  l'équilibre  qui  régnait 


dans  la  nature.  C'est  la  cupidité,  dit-elle,  qui  a  tout 
gâté  sur  terre  ;  mais  la  richesse  ne  foit  pas  le 
bonheur,  et  la  pauvreté  même  est  préférable,  car 
l'homme  est  l'esclave  de  Fortune,  qui  se  plaît  sans 
cesse  à  lui  ravir  ses  faveurs.  L'inquiétude  et  mille 
maux  assiègent  les  avares  et  en  font  les  plus  mal- 
heureux des  hommes.  La  pauvreté,  au  contraire,  est 
la  pierre  de  touche  de  l'amitié,  car  l'infortune  nous 
fait  voir  clairement  ceux  qui  ne  nous  aimaient  que 
pour  nos  richesses. 

Raison  flagelle  impitoyablement  l'insolence  des 
riches  et  l'orgueil  des  rois,  qui  ne  seraient  rien  si  le 
peuple  voulait.  Ils  ne  sont  rien  que  par  lui,  car  For- 
tune ne  saurait  faire  qu'on  possédât  un  seul  fétu,  si 
Nature  ne  nous  l'a  donné.  «  Alors,  dit  V Amant,  qu'a 
donc  l'homme  qui  soit  réellement  à  lui  ?  —  Sa  cons- 
cience, répond  Raison,  et  son  libre  arbitre.  Ils  sont 
à  lui;  rien  ne  les  lui  peut  ravir.  Tout  le  reste  est  à 
Fortune,  qui  départ  ses  faveurs  sans  songer  à  quelle 
personne.  Or  donc,  redeviens  ton  maître,  reprends 
possession  de  ton  cœur,  et  ne  le  donne  ainsi  folle- 
ment tout  entier  à  un  seul.  Aime  tous  les  hommes 
en  général  ;  sois  envers  eux  comme  tu  voudrais  qu'ils 
fussent  envers  toi,  et  jamais  n'engage  ta  liberté,  le 
plus  beau  présent  que  Nature  ait  fait  A  l'homme. 
Abandonne  donc  ce  fol  amour  qui  te  rend  si  mal- 
heureux, pour  suivre  le  bon  amour  que  je  viens  de 
te  dépeindre;  et  c'est  parce  que  les  humains  ont 
abandonné  celui-ci,  qu'ils  se  sont  livrés  à  tous  les 
vices  que  la  justice  est  chargée  de  punir  ici-bas.  — 
Mais,  dit  V Amant,  puisque  vous  êtes  en  train  de 
m'instruire,  dites-moi  lequel  est  le  meilleur  de  Jus- 
tice ou  d'Amitié.  —  C'est  Amitié,  dit  Raison  ;  car  si 
tout  le  monde  s'aimait,  Justice  serait  inutile.  D'autant 


DU    ROMAN    DE   LA   ROSE.  LI 

plus  que  les  juges  ne  sont  pas  moins  dépravés  que 
les  autres,  et  que  la  plupart  abusent  des  pouvoirs 
qui  leur  sont  confiés  pour  faire  plus  de  mal  encore.  » 

Elle  cite  alors  l'exemple  d'Appius  qui  condamne 
Virginius  â  lui  livrer  sa  fille  ;  mais  le  peuple  irrité 
renverse  les  décemvirs,  ces  dépositaires  infidèles  de 
la  justice  et  de  l'autorité.  «  Sois  mon  amant,  con- 
tinue RiiisoH,  et  tu  verras  la  vanité  dos  richesses  et 
des  grandeurs  humaines.  »  Elle  lui  rapporte  , d'après 
l'histoire,  maints  exemples  fameux  de  l'instabilité  de 
la  fortune.  C'est  d'abord  Néron  qui  fit  ■çùx'w  Agrippine 
sa  mère,  et  Sêiièque  son  précepteur.  Donc  le  pouvoir 
ne  sert  le  plus  souvent  qu'à  rendre  les  hommes  plus 
méchants,  les  mettant  en  état  de  nuire  impunément 
aux  autres,  ce  qu'ils  ne  pourraient  faire  s'ils  restaient 
au  niveau  de  tous  les  citoyens.  Mais  Dieu  ne  per- 
met sans  doute  aux  méchants  de  s'élever  si  haut  que 
pour  retomber  plus  bas  :  témoin  ce  même  Néron,  ré- 
duit à  se  tuer  de  ses  propres  mains,  pour  échapper 
à  la  colère  de  son  peuple.  Témoin  encore  Crésus, 
roi  de  Lydie  ;  malgré  les  conseils  de  sa  fille  Phanie, 
il  ne  voulut  rien  rabattre  de  son  faste  et  de  son  or- 
gueil :  de  là  sa  chute  et  sa  mort.  Et  plus  près  de 
nous,  Mainfroi,  roi  de  Sicile,  que  Charles  d'Anjou 
battit  et  tua  ;  et  puis  Conradin,  et  puis  Henri,  frère 
du  roi  d'Espagne,  que  le  même  Charles  mit  à  mort,  et 
enfin  Bonifacede  Casteïîane,  chef  des  Marseillais  révol- 
tés contre  ce  même  bon  roi  Charles,  qui  lui  fit  tran- 
cher la  tête. 

«  Or  donc,  cher  ami,  continue  Raison,  sers-moi 
loyalement,  et  laisse  là  cette  folle  amour  et  le  fol 
Dieu  qui  tant  te  maltraite.  —  Non,  répond  V Amant 
irrité,  j'ai  juré  foi  et  hommage  à  Dieu  d'Amours  ;  je 
ne  violerai  pas  ma  promesse.  «  Puis,  à  bout  d'argu- 


ments,  il  lui  cherche  querelle  sur  un  mot  qui  l'a 
choque.  Raison,  paraît-il,  dans  le  feu  de  la  conver- 
sation, s'est  permis  d'appeler  par  son  nom  certaine 
chose  qu'on  ne  peut  désigner  honnêtement  sans  péri- 
phrase. Raison  répond  qu'elle  a  bien  le  droit  de  nom- 
mer ce  que  Dieu  son  père  daigna  faire  de  ses  propres 
mains,  et  que  les  dames  françaises  ont  sans  doute 
les  oreilles  bien  plus  délicates  que  le  reste  du  corps, 
car  c'est  le  seul  endroit  que  cette  chose  leur  blesse. 
«  Tout  ceci  est  fort  bon,  répond  V Amant;  mais  si 
vous  continuez  de  me  tourmenter  ainsi,  je  me  verrai 
forcé  de  vous  laisser  causer  ici  toute  seule.  » 


Chapitre  XLIII. 

Raison  alors,  ayant  épuisé  toute  son  éloquence, 
laisse  Y  Amant  mélancolique.  Il  retourne  aussitôt  vers 
Ami.  Celui-ci  le  console  du  mieux  qu'il  peut,  et  lui 
dit  que,  s'il  veut  suivre  ses  avis,  Bel-Acciieil  sortira 
bientôt  de  sa  prison.  «  Avant  tout,  lui  dit-il,  vous 
essaierez  de  séduire  ses  gardiens  et  veillerez  surtout 
que  Maleboiiche  ne  vous  voie.  S'il  vient  à  vous  aper- 
cevoir, faites-lui  bon  visage,  apaisez-le  par  vos  flatte- 
ries, profonds  saluts  et  compliments,  et  par  dessus 
tout  faites-lui  croire  que  vous  ne  voulez  ni  ne  pou- 
vez ravir  la  Rose,  et  le  succès  est  assuré. 

«  Flattez  aussi  la  Vieille;  flattez  encore  Jalousie; 
flattez  tous  les  geôliers.  Ne  ménagez  pas  les  présents, 
autant  que  vos  ressources  le  permettront  ;  dans  tous 
les  cas,  soyez  prodigue  de  promesses,  risque  à  ne  pas 
les  tenir.  Tâchez  de  pleurer  même  :  ce  serait  pour 
vous  d'un  grand  avantage,  car  rien  ne  séduit  comme 
les  larmes,   et    si  les  geôliers  pouvaient   s'apitoyer 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  LUI 

sur  votre  douleur,  la  besogne  serait  plus  d'à  moitié 
faite.  Si  vous  ne  pouvez  pas  pleurer,  faites  semblant, 
et  surtout  qu'ils  ne  s'aperçoivent  pas  de  la  feinte, 
car  alors  tout  serait  perdu.  Bref,  étudiez  bien  vos 
adversaires,  et  ne  perdez  pas  de  temps,  car  la  Rose 
sera  vite^panouie,  et  les  concurrents  ne  manqueront 
pas  pour  la  cueillir  avant  vous.  Attendez  que  les 
geôliers  soient  gais;  ne  les  sollicitez  jamais  en  leur 
tristesse,  à  moins  que  vous  n'en  soyez  cause,  si  par 
exemple  Jalousie  vient  de  les  tancer. 

«  Alors,  si  vous  êtes  un  jour  assez  heureux  pour 
rencontrer  Bel-Accueil  dans  un  lieu  sûr  et  bien  reclus, 
quand  même  vous  verriez  Hotite  rougir,  Peur  blêmir. 
Danger  frémir,  et  tous  par  feinte  se  courroucer  pour 
se  rendre  lâchement,  bravez  leur  colère,  ne  les  pri- 
sez tous  une  écorce,  mais  cueillez  la  Rose  de  force, 
et  montrez  ce  qu'un  homme  vaut,  en  temps  et  lieu, 
quand  il  le  faut.  Car  rien  ne  leur  plaît  tant  que  de 
se  laisser  prendre  ce  qu'ils  n'osent  offrir.  Ils  seraient 
même  froissés  s'ils  échappaient  par  leur  défense,  et 
tout  en  paraissant  joyeux,  ils  vous  haïraient  inté- 
rieurement. Si  pourtant  vous  les  voyez  sérieuse- 
ment courroucés  et  vigoureusement  lutter,  soyez 
prudent,  sachez  attendre,  criez  merci,  dissimulez, 
ouvertement  capitulez,  jusqu'à  ce  que  les  trois  geô- 
liers s'en  aillent  et  laissent  là  Bel-Accueil  qui  tout  à 
vous  se  donnera.  Pour  cela,  faites-leur  bon  visage, 
et  observez  avec  soin  Bel- Accueil.  S'il  est  gai,  riez  ; 
s'il  pleure,  soyez  triste  ;  s'il  est  simple,  feignez  la 
candeur;  s'il  est  sérieux,  soyez  grave  ;  aimez  tout  ce 
qu'il  aime,  blâmez  tout  ce  qu'il  blâme  ;  si  vous  jouez 
avec  lui,  perdez  toujours  ;  soyez  empressé  près  de 
lui  ;  autant  que  vous  pourrez,  faites  tout  pour  lui 
plaire,  voilà  le  moyen  de  réussir.  » 


V Amant,  qui  ne  veut  pas  suivre  les  conseils  de 
la  raison,  retourne  trouver  son  ami,  qui  l'engage 
à  ne  pas  brusquer  les  choses,  car  la  violence  per- 
drait tout  infailliblement.  «  Commencez,  lui  dit-il, 
par  amadouer  les  mauvaises  langues,  en  ayant  l'air 
de  ne  plus  vous  occuper  de  votre  adonne  ;  mon- 
trez-vous le  moins  possible  aux  abords  de  sa  de- 
meure, et  par  votre  sang-froid  faites  tant  que  tout 
le  monde  se  persuade  de  deux  choses  :  d'abord  que 
la  belle  vous  est  complètement  indifférente,  puis 
que  sa  réserve  et  sa  sagesse  la  mettent  désormais 
à  l'abri  de  toute  surprise.  C'est  le  seul  moyen 
d'imposer  silence  à  la  calomnie.  Quant  à  la  Vieille, 
elle  ne  demande  qu'une  chose  :  tirer  profit  de  son 
emploi  ;  montrez-vous  donc  envers  elle  courtois  et 
généreux  ;  ne  lui  ménagez  ni  les  flatteries,  ni  les  pro- 
messes, ni  les  petits  présents.  Bientôt  cette  chère 
amante,  voj'ant  votre  air  humble  et  résigné,  se  ras- 
surera, se  croyant  dès  lors  à  l'abri  de  vos  folles 
entreprises.  Mais  un  beau  jour,  il  lui  suffira  de  voir 
vos  larmes  couler,  pour  s'attendrir  derechef  sur  le 
sort  d'un  si  fidèle  et  si  précieux  amant,  que  les  obs- 
tacles ne  rebutent  pas,  et  qui  doit  l'aimer  d'un 
amour  sans  bornes,  puisqu'il  est  sans  espoir. 

«  Enfin,  ce  serait  jouer  de  malheur  s'il  n'arrivait 
pas  un  jour  où  vous  vous  trouviez  seul  avec  elle 
dans  un  endroit  favorable.  Alors,  quoique  vous  voyez 
la  belle  pâlir  d'effroi,  rougir  de  honte,  trembler 
d'émotion,  prouvez-lui,  malgré  sa  feinte  résistance, 
combien  vous  l'aimez,  et  que  vous  savez  être  homme 
en  temps  et  lieu,  quand  il  le  faut. 


DU    ROMAN    DE   LA   ROSE.  LV 

«  Mais  si  vous  vous  heurtez  à  une  résistance  plus 
vigoureuse  que  vous  ne  le  supposiez,  arrêtez-vous, 
soyez  prudent,  capitulez,  implorez  votre  pardon,  et 
attendez  patiemment  que  son  émotion,  ses  craintes 
et  sa  pudeur  se  calment,  et  elle  vous  laissera  cueillir 
ce  que  vous  auriez  en  vain  essayé  d'arracher  de  vive 
force. 

«  Pour  cela,  étudiez  bien  son  caractère,  ne  la 
contredites  en  rien,  et  faites  tout  ce  que  vous  pourrez 
pour  lui  plaire.  Si  elle  rit,  soyez  gai  ;  si  elle  est 
sérieuse,  soyez  grave  ;  est-elle  triste,  pleurez  ;  mon- 
trez-vous toujours  empressé,  prévenez  ses  moindres 
désirs,  et  le  moment  ne  se  fera  pas  attendre  où  elle 
ne  pourra  plus  rien  vous  refuser.   « 


Ch.\pitres  XLIV  a  XLVII. 

IS Amant,  à  ces  mots,  s'indigne  et  refuse  de  s'abais-  j 
ser  jusqu'à  l'hypocrisie  pour  obtenir  les  faveurs  de 
Bel-Accueil.  «  Alors,  lui  répond  Ami,  vous  n'avez  plus 
qu'un  moyen  pour  conquérir  le  château-fort  :  c'est 
de  suivre  ce  chemin  qui  est  là  sur  la  droite.  Mais  ce 
sentier  a  nom  Trop- Donner,  et  il  est  bien  dangereux 
aux  pauvres  gens.  Vous  ne  l'aurez  pas  suivi  long- 
temps, que  soudain  vous  verrez  les  murs  chanceler 
et  crouler,  et  la  garnison  tout  entière  se  rendre. 
Mais  pour  y  passer,  il  faut  être  riche,  et  plus  d'un 
qui  partit  joyeux  et  brave  en  revint  pauvre  et  déses- 
péré, moi  tout  le  premier.  Or  Pauvreté  ne  le  put 
jamais  franchir  ;  elle  reste  en  arrière  ;  tout  le  monde 
la  repousse;  il  n'est  pas  d'amour  pour  elle.  Mais  si  j 
vous  avez  de  grands  biens  amassés,  vous  cueillerez  / 
boutons  et  roses.  Il  n'y  en  aurait  pas  d'assez  closes' 


si  vous  pouviez  donner  autant  que  vous  voudriez 
promettre.  Toutefois,  sans  jeter  l'or  à  pleines  mains, 
si  vous  étiez  assez  riche  pour  pouvoir  offrir  de  temps 
en  temps  quelques  beaux  petits  présents,  peut-être 
avez-vous  encore  chance  de  réussir.  —  Pourtant, 
Ami,  je  déteste  et  méprise  la  femme  qui  se  vend, 
et  pour  moi  l'amour  perd  tout  son  charme  quand 
on  l'achète  à  beaux  deniers  comptants.  Il  n'en  était 
pas  ainsi  du  temps  de  nos  premiers  pères.  » 

Suit  un  tableau  de  l'âge  d'or,  où  les  hommes 
vivaient  simplement,  sans  avarice  et  sans  envie.  Cha- 
cun, sans  rapine  et  sans  convoitise,  s'accolait  et  bai- 
sait à  qui  le  jeu  d'amour  plaisait.  Il  n'y  avait  alors 
ni  rois  pour  ravir  le  bien  d'autrui,  ni  seigneurs  pour 
accaparer  la  terre;  tous  étaient  égaux  ici-bas,  heu- 
reux et  sans  inquiétude,  de  toutes  peines  affranchis, 
sauf  de  mener  joveusc  vie  et  loyale  folâtrerie. 


Ch.vpitres  XLVIII  A  LU. 

Âtai  montre  alors  à  VAiiiaiit  comment  quelques 
hommes  corrompus  par  la  cupidité  voulurent  pos- 
séder à  eux  seuls  ce  qui  appartenait  à  tout  le  monde. 
Ils  se  partagèrent  la  terre  ;  les  plus  forts  prirent  les 
plus  grosses  parts,  et  bientôt  aussi  voulurent  possé- 
der à  eux  seuls  les  femmes  communes  à  tous.  De  là 
la  jalousie  qui  fait  le  malheur  des  humains  en  leur 
ravissant  la  liberté.  Mais  laissons  le  jaloux  parler  : 

«  Oui,  dit-il  à  sa  femme,  je  sais  que  vous  me 
trompez.  Vous  êtes  trop  coquette,  et  sitôt  qu'à  mon 
travail  je  cours,  vous  ne  songez  qu'à  vous  divertir. 
Si  je  vais  à  Rome  ou  bien  en  Frise  débiter  notre 
marchandise,  vous  ne  songez  en  mon  absence  qu'à 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSE.  LVII 

mener  joyeuse  vie,  et  quand  je  suis  céans,  vous 
n'avez  pas  un  mot  agréable,  pas  un  sourire  pour 
votre  époux.  Toute  cette  coquetterie,  tous  ces  beaux 
atours,  qui  me  coûtent  si  cher,  vous  n'en  usez  que 
pour  plaire  à  ce  Robichonnet  que  je  déteste  et 
que  je  vois  toujours  rôder  autour  de  vous.  Du  reste, 
que  n'ai-je  cru  Théophraste  quand  il  dit  que  c'est 
sottise  de  prendre  femme  en  mariage  ?  Toutes  sont 
plus  vicieuses  les  unes  que  les  autres.  Si  vous  la 
prenez  pauvre,  c'est  pour  la  nourrir;  riche,  c'est 
pour  sulîir  ses  dédains  et  ses  caprices;  laide,  c'est 
pis  encore,  car  elle  fera  des  efforts  inouïs  pour  plaire 
à  tout  le  monde.  Non,  il  n'est  pas  une  femme  ver- 
tueuse sur  terre  !  Lucrèce  et  Pénélope  peuvent  tout  au 
plus  être  considérées  comme  des  exceptions  qui 
confirment  la  règle,  et  encore,  si  les  galants  avaient 
bien  su  s'y  prendre,  elles  auraient  cédé  comme  les 
autres.  Au  reste,  il  n'est  plus  de  Lucrèce  ni  de 
Pénélope  ici-bas.  » 

Suit  une  longue  diatribe  contre  le  mariage  et  la 
perversité  des  femmes.  Le  jaloux,  à  l'appui  de  son 
dire,  cite  l'opinion  de  Valérius,  Juvénal,  Phoroneus, 
et  enfin  nous  montre  par  l'épouvantable  infortune 
d'Abeilard  combien  celui-ci  eut  tort  de  se  marier 
contré  la  volonté  à'Héloise  sa  maîtresse. 

Il  termine  en  s'écriant  que  c'est  folie  de  se  fier 
aux  femmes,  tant  elles  sont  perverses,  témoin  Hercule 
et  Déjanire,  Sanison  et  Dalila  ;  puis,  à  bout  d'argu- 
ments, transporté  de  rage,  il  pousse  cette  fameuse 
exclamation  qui,  si  nous  croyons  Thévet,  fiiillit  coû- 
ter cher  à  maître  Clopinel.  La  scène  se  termine 
comme  toujours,  c'est-à-dire  que  le  jaloux  tombe  à 
bras  raccourci  sur  sa  malheureuse  femme  et  l'assom- 
merait sans  l'intervention  de  voisins  charitables. 


«  Ainsi,  conclut  Ami,  avant  d'être  marie,  ce  couple 
s'aimait  d'amour  tendre  ;  l'Amant  était  l'humble  ser- 
viteur de  sa  dame  et  faisait  tout  ce  qu'elle  voulait, 
au  point  que  lorsqu'elle  lui  disait  :  «  Saute,  »  il 
sautait.  Mais  une  fois  liés  ensemble,  la  roue  a  si  bien 
tourné,  que  l'humble  esclave  veut  être  le  maître,  et 
voilà  la  guerre  dans  le  ménage.  Il  en  sera  de  même 
tant  qu'il  y  aura  des  maîtres  et  des  esclaves,  des  rois 
et  des  sujets,  car  gouverner,  c'est  diviser.  C'est  pour 
cela  que  les  anciens  vivaient  paisiblement  et  sans 
liens.  Ils  n'eussent  pas  leur  liberté  changé  pour  tout 
l'or  de  Frise  et  d'Arabie.  Mais  alors  nul  n'aimait 
ce  métal,  et  personne  n'avait  encore  abandonné  son 
rivage  pour  l'aller  chercher  en  de  lointains  pays.   » 


Chapitres  LUI  ht  LIV. 

C'est /(Z5o;;  qui,  le  premier,  poussé  par  la  cupidité, 
prit  son  essor  outre  mer  vers  la  Toison  d'or.  C'est  de 
ce  jour  que  la  Fourberie  apparut  sur  la  terre,  en- 
traînant à  sa  suite  tous  les  vices  qui  n'ont  <(  cure  de 
suffisauce.  »  Orgueil  dédaignant  son  pareil  accourut  à 
grand  appareil,  traînant  Convoitise,  Avarice,  Envie,  et 
tout  le  reste  des  vices.  Tous  alors  firent  sortir  de 
l'enfer  Pauvreté,  inconnue  jusqu'alors.  Elle  vint  avec 
Larcin  son  fils,  et  Cœur-Failli  son  époux,  et  tous 
ces  monstres  épouvantables,  jaloux  du  bonheur  des 
humains,  se  répandirent  sur  la  terre,  semant  par- 
tout la  discorde  et  la  guerre.  Le  sol  fut  divisé;  on 
vit  pour  la  première  fois  domaines  et  propriétaires, 
esclaves  et  maîtres.  Mais  quand  ceux-ci  s'en  allaient 
pour  leurs  affaires  par  les  chemins,  dans  les  villages 
restaient   les   paresseux  et  les  coquins  qui    pillaient 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSE.  LIX 

leurs  demeures,  .\lors  il  fallut  s'entendre  pour  les 
garder,  et  l'on  décida  de  choisir  quelqu'un  qui  pût 
prendre  les  malfaiteurs  et  rendre  justice  aux  plai- 
gnants, en  un  mot  à  qui  chacun  dût  obéir.  On  s'as- 
sembla pour  choisir. 

Un  grand  vilain  entre  eux  ils  élurent,  le  mieux 
charpenté,  le  plus  grand,  le  plus  fort  qu'ils  trou- 
vèrent, et  le  firent  prince  et  seigneur.  Lui  jura  de 
les  défendre  eux  et  leurs  biens,  pourvu  qu'on  lui 
assurât  de  quoi  vivre.  On  lui  accorda  ce  qu'il  de- 
mandait. Mais  les  larrons  revinrent  en  force,  et  sou- 
vent il  fut  battu.  On  tint  nouvelle  assemblée,  et 
tous  se  cotisèrent  pour  lui  bailler  sergents  et  biens 
suffisants  pour  les  entretenir.  De  là  les  premières 
tailles,  de  là  le  commencement  des  principautés  ter- 
riennes. Lors  tous  d'amasser  des  trésors,  et  pour  les 
garder,  de  construire  barricades  et  tours,  murailles 
crénelées,  châteaux  et  villes  fortifiés. 

«  Tout  ceci,  ajoute  Ami,  me  serait  bien  indiff'érent 
si  l'appât  de  l'or  n'avait  corrompu  jusqu'à  l'amour, 
et  c'est  grand  deuil  et  grand  dommage  de  voir 
femme  belle,  jeune  et  amoureuse  vendre  son  corps 
au  premier  venu.  Aussi,  bien  difficile  est  de  conser- 
ver l'amour  d'une  femme,  être  si  convoiteux,  si 
léger  et  si  capricieux.  »  Il  lui  donne  alors  d'excel- 
lents conseils  pour  s'attacher  longtemps  les  femmes 
et  conserver  leur  affection,  et  termine  ainsi  :  «  Il 
en  est  de  même  de  votre  chère  Rose.  Quand  vous 
l'aurez,  comme  je  l'espère,  faites  tout  ce  que  je 
vous  ai  dit  pour  garder  telle  fleurette,  car  vous  ne 
trouveriez  en  quatorze  cités  sa  pareille. 

«  Oui,  s'écrie  alors  l'Amant,  c'est  bien  la  vérité, 
et  comme  cet  excellent  Ami  parle  bien  au  prix  de 
Raison  !  »  Puis   il  raconte  comment   Doux-Parler  et 


LX  ANALYSE 

Doux-Penser  vinrent  aussitôt  le  trouver  pour  ne  plus 
le  quitter.  Doux-Regard  pourtant  ils  ne  purent  ame- 
ner avec  eux. 

C'est-à-dire  que  de  pouvoir  parler  avec  son  ami 
de  sa  chère  maîtresse  l'avait  consolé,  avait  chassé 
de  son  esprit  ses  terreurs  et  ses  peines,  pour  faire 
place  à  de  douces  pensées  ;  mais,  hélas  !  cela  ne  suffit 
pas,  car  il  ne  peut  voir  sa  bien-aimée. 

Ch^\j>itres  LV  et  L\'I. 

V Amant  reconforté  sent  renaître  son  audace,  et 
il  se  dirige  aussitôt  vers  le  castel  par  le  sentier  que 
lui  dit  Ai)ii.  C'est  du  reste  le  plus  court.  Chemin 
faisant,  il  est  si  fier  et  si  brave,  qu'il  ne  doute  pas 
de  la  réussite.  Il  croit  voir  déjà  les  murs  crouler  et 
la  garnison  se  rendre.  Mais  au  premier  détour  il 
rencontre  Richesse  qui  le  renvoie  impitoj^ablement. 
V Amant  désolé  s'en  retourne  pensif,  et  bon  gré  mal 
gré,  se  décide  à  employer  le  premier  moyen  qu'Avii 
lui  donna,  c'est-à-dire  d'user  de  ruse  ;  mais  son  àme 
loyale  se  révolte  contre  une  semblable  duplicité,  et 
le  voilà  plus  malheureux  que  jamais. 


\S Amant,  consolé  par  les  conseils  de  son  ami,  re- 
prend aussitôt  courage  et  se  croit  déjà  sûr  du  succès. 
Il  cherche  donc  à  revoir  sa  belle  amante  ;  mais  dès 
le  début  il  est  arrêté  par  mille  obstacles,  et  surtout 
par  l'exigence  de  ses  gardiens.  Ah  !  s'il  était  riche, 
toutes  les  dithcultés  s'aplaniraient,  et  la  Rose  serait 
bientôt  en  son  pouvoir  !  Il'  en  est  donc  réduit  à  dis- 
simuler, à  se  faire  humble  et  insinuant  auprès  des 


DU    ROMAK    DE   LA  ROSE.  LXI 

valets  de  sa  belle  et  de  tous  ceux  qui  ont  intérêt 
à  le  surveiller,  de  peur  qu'il  n'aborde  la  Rose.  Mais 
ce  rôle  lui  pèse,  sa  franchise  et  sa  droiture  se  ré- 
voltent, et  il  retombe  dans  ses  mornes  inquiétudes. 

Chapitres  LVII  et  LVIII. 

C'est  alors  que  Dieu  d'Amours,   jugeant  l'épreuve   ) 
suffisante,  touché  de  tant  de  constance  et  de  loyauté,    ) 
vient  à  son  secours,  lui  fait  réciter  ses  commande- 
ments pour  bien  s'assurer  qu'il  ne  les  a  pas  oubliés, 
et  convoque  aussitôt  toute  sa  baronnie  pour  assiéger 
le  castel. 

GLOSE. 

Le  pauvre  Amant  cependant  s'éveille  de  sa  tor- 
peur. Il  repasse  en  lui-même  toutes  les  souffrances 
que  doit  endurer  un  fin  amant  qui  veut  loyalement 
faire  son  devoir  ;  il  puise  de  nouvelles  forces  dans 
la  violence  même  de  sa  passion,  que  les  obstacles  ne 
font  que  grandir.  Il  fait  appel  à  toutes  les  ressources 
de  son  cœur  et  de  son  esprit,  et  il  se  décide  à  tenter 
un  dernier  effort  pour  conquérir  sa  bien-aimée. 

Chapitre  LIX. 

Dieu  d'Amours  a  convoqué  toute  sa  baronnie.  Pas  \ 
un  ne  manque  à  son  appel.  Ce  sont  :  Frufichise,  ' 
Honneur,  Richesse,  Noblesse  de  Cœur,  Oyseuse,  Lar- 
gesse, Beauté,  Bien-Celer,  Courage,  Bonté,  Pitié,  Sim- 
plesse.  Compagnie,  Amabilité,  Courtoisie,  Déduit,  Liesse, 
Sûreté,  Désir,  Jeunesse,  Gaité,  Patience,  Humilité,  puis 
enfin  Contrainte-Abstinence  et  Faux-Semblant. 


Que  venaient  donc  faire  ces  deux  derniers  en  si 
gente  compagnie?  Dieu  d'Amours  s'en  étonne,  et 
s'adressant  à  Faux-Semhlaut ,  lui  demande  comment 
il  se  trouve  mêlé  à  ses  soldats.  Contrainte-Ahstinetice 
aussitôt  s'avance  et  présente  la  défense  de  Faux-Sem- 
blaut. 


Le  pauvre  Amant,  réduit  à  ses  propres  forces, 
repasse  en  son  esprit  toutes  ses  ressources.  Quelles 
sont  donc  les  armes  nécessaires  à  un  fin  amant  pour 
vaincre  un  cœur  si  bien  défendu?  Il  lui  faut  de  la 
franchise,  de  l'honneur,  de  la  noblesse  de  cœur,  du 
temps  à  disposer,  de  la  richesse,  de  la  générosité,  de 
la  beauté,  de  la  discrétion,  du  courage,  de  la  bonté, 
de  la  grâce,  de  l'esprit,  de  l'amabilité,  de  la  gaîté, 
du  sang-froid,  de  la  patience,  de  l'humilité,  savoir 
inspirer  la  pitié,  les  désirs,  la  joie  et  l'abandon,  et 
savoir  employer  la  ruse.  Il  hésite  cependant  et  re- 
pousse ce  dernier  moyen;  mais  il  finit  par  s'avouer 
qu'en  effet  des  traits  pâles  et  amaigris  par  les  veilles 
et  les  souffrances  sont  d'un  puissant  secours  pour 
vaincre  le  cœur  le  plus  rebelle. 

Chapitre  LX. 

Dieu  d'Amours  dit  à  son  ost  qu'il  veut  assaillir  le 
castel  pour  se  venger  de  l'injure  qu'on  lui  fait  en 
emprisonnant  Bel-Accueil.  «  Car,  dit-il,  depuis  que 
sont  morts  Ovide,  Tibulle,  Catulle  et  Gallus,  je  n'ai 
jamais  rencontré  pareil  serviteur.  Si  Y  Amant  n'est 
pas  mis  en  possession  de  la  Rose,  il  en  mourra;  et 
ce  serait  grand  dommage  de  perdre  un  ami  qui  m'a 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSE.  LXIII 

si  loyalement  servi.  Veuillez  donc,  dit-il,  vous  con- 
certer ensemble  afin  d'organiser  l'attaque.  » 

Les  barons  tiennent  conseil  et  rapportent  leur  dé- 
cision à  Dieu  d'Amours.  «  D'abord,  disent-ils.  Richesse 
nous  a  refusé  son  concours,  ne  voulant  prendre  fait 
et  cause  pour  un  amant  qui  n'est  rien  moins  qu'opu- 
lent. Nous  nous  sommes  donc  accordés  sans  elle,  et 
voici  notre  décision  :  Contrainle-Abstinence  et  Faux- 
Semblant  s'attaqueront  à  Maleboucbe.  Puis  Désir  et 
Bieti-Celer  essaieront  de  mettre  Honte  en  fuite.  Contre 
Peur  marcheront  Courage  et  Sûreté.  Quant  à  Danger, 
qu'il  soit  assailli  par  Franchise  et  Pitié.  Mais  faites 
quérir  votre  mère,  car  son  concours  nous  sera  pré- 
cieux. 

«  Amis,  leur  répond  Dieu  d'Amours,  je  vous  re- 
mercie de  prendre  avec  tant  d'ardeur  ma  défense  ; 
mais  Vénus,  ma  mère,  n'est  pas  toujours  à  ma  dis- 
crétion ;  car  il  lui  arrive  souvent  de  guerroyer  pour 
son  compte  et  d'attaquer  seule  et  sans  moi  de  redou- 
tables forteresses.  Mais  celles-là  je  ne  les  aime  guère. 
Je  vous  promets  cependant  de  faire  le  nécessaire 
pour  l'intéresser  à  notre  sainte  cause. 

«  Sire,  disent  les  barons,  commandez,  et  il  sera 
fait  selon  votre  volonté,  soit  tort,  soit  droit.  Mais 
Faux-Semblant  sait  que  vous  le  haïssez,  et  il  n'ose  se 
présenter  à  vous.  Nous  désirons  que  vous  lui  par- 
donniez votre  colère  et  que  vous  l'acceptiez  parmi 
vos  barons.  —  Soit,  dit  Amour;  ça,  qu'il  s'avance.  » 


V Amant  tout  d'abord  reconnaît  que  de  toutes  les 
qualités  nécessaires  pour  réussir  en  amour,  une  seule 
lui  manque,  la  richesse  ;  si  c'est  la   plus  utile,  à  la 


LXIV  ANALYSE 

rigueur  elle  n'est  pas  absolument  indispensable. 
Puis,  après  avoir  réfléchi  longuement  à  la  manière 
dont  il  devra  s'y  prendre  pour  commencer  l'attaque, 
il  finit  par  se  convaincre  que,  pour  imposer  silence 
aux  mauvaises  langues,  il  n'est  tel  que  la  prudence 
et  la  dissimulation.  Pour  vaincre  la  pudeur  de  sa 
charmante  maîtresse,  il  devra  lui  faire  comprendre 
tout  le  bonheur  d'aimer  et  la  persuader  avant  tout 
de  sa  discrétion.  Pour  dissiper  ses  folles  terreurs,  il 
se  montrera  à  la  fois  calme  et  audacieux.  Enfin, 
pour  effacer  ses  doutes  et  calmer  les  alarmes  de  sa 
conscience,  il  attendrira  son  cœur  par  le  spectacle 
de  sa  constance,  de  ses  douleurs  et  de  sa  franchise. 
Toutefois,  cette  idée  de  prendre  le  masque  de  l'hy- 
pocrisie le  tourmente  sans  cesse,  et  il  a  besoin  de  se 
convaincre  tout  à  f;iit  de  cette  triste  nécessité. 


Chapitres  LXI  a  LXIII. 

Dieu  d'Amours  fait  subir  à  Faiix-Seiiiblvil  un  long 
interrogatoire,  afin  de  bien  connaître  cet  auxiliaire 
inattendu  qui  s'est  ainsi  glissé  dans  son  armée  ;  car 
il  suspecte  avec  raison  cette  face  blême  et  ce  main- 
tien hypocrite.  Il  somme  Faux-Semblant  de  se  dé- 
voiler  tout  entier.  Celui-ci  hésite  un  instant  ;  mais 
voyant  que  toute  résistance  est  inutile,  il  se  décide  à 
jeter  le  masque  et  prend  bravement  son  parti.  Il  fait 
un  long  discours  que  nous  pouvons  résumer  ainsi  : 
«  Le  meilleur  moyen  d'être  heureux  sur  terre,  c'est 
de  bien  vivre  et  de  s'enrichir  sans  travailler.  Or,  pour 
y  arriver,  c'est  bien  simple  :  il  sufiit  de  savoir  trom- 
per autrui  et  le  voler  impunément.  C'est  pourquoi  je 
prends  mille  déguisements;  mais  celui  que  je  préfère, 


DU    ROMAN    DE    LA   ROSE.  LXV 

c'est  l'habit  de  religion,  non  pas  celui  des  prêtres  sé- 
culiers, pauvres  hères  qui  vivent  maigrement  dans 
leurs  campagnes,  pas  même  celui  des  prélats.  Non,  je 
suis  mieux  que  cela  ;  je  suis  un  moine  Mendiant  ;  je 
n'ai  ni  demeure  fixe,  ni  patrie-,  je  relève  directement 
du  pape,  et  l'absolution  que  je  donne  prime  jusqu'à 
celle  de  vos  prélats,  si  puissants  qu'ils  soient.  Grâce 
à  la  sottise  des  hommes,  qui  jugent  tout  sur  l'éti- 
quette, et  qui,  nous  voyant  affublés  du  manteau  de 
la  religion,  en  concluent  que  nous  sommes  tous  de 
petits  saints,  plutôt  que  de  nous  juger  sur  nos  ac- 
tions, nous  prêchons  la  pauvreté,  et  nous  nageons 
dans  l'abondance;  nous  prêchons  l'humiHté,  et  nous 
nous  bâtissons  d^s  palais  splendides  ;  nous  prêchons 
l'abstinence,  et  nous  nous  gorgeons  de  vins  précieux 
et  de  morceaux  délicieux.  Pourvu  qu'on  soit  riche  et 
qu'on  nous  paie,  on  peut  impunément  commettre 
les  plus  grands  crimes  ;  notre  absolution  ne  se  donne 
pas  :  elle  se  vend.  Quant  aux  vilains,  ils  peuvent 
mourir  sans  confession;  nous  ne  nous  dérangeons 
pas  pour  si  peu.  Car  de  la  religion,  nous  prenons 
le  grain  et  laissons  la  paille.  Vous  le  savez,  ce  n'est 
pas  à  la  niche  du  chien  qu'il  faut  chercher  la  graisse; 
aussi  je  ne  hante  que  le  palais  des  riches,  avares, 
usuriers,  seigneurs,  comtes  et  rois.  Nous  descendons 
encore  jusqu'à  confesser  les  bourgeoises,  pourvu 
qu'elles  soient  jolies,  et  nulle  «  ou  sans  chemise,  ou 
moult  parée,  ne  saurait  sortir  de  nos  mains  égarée.  » 
Nous  éprouvons  un  bonheur  inouï  à  voir  aux  affaires 
d'autrui  ;  nous  avons  soin  par  la  confession  de  nous 
renseigner  les  uns  les  autres  sur  tout  ce  qui  se  passe 
dans  les  familles,  afin  de  mieux  exploiter  les  sots. 
Vivez  sans  crainte,  et  coulez  d'heureux  jours,  canailles 
de  toutes  sortes,  usuriers,  voleurs,  débauchés,  pré- 


LXVI  ANALYSE 

lats  libertins,  prtlres  qui  vivez  avec  vos  maîtresses, 
juges  iniques  et  prévaricateurs,  vauriens  de  tous  vices 
souillés,  bougres,  etc.,  etc.!...  Pour  cela,  vous  n'a- 
vez qu'à  nous  gorger  d'or  et  de  victuailles,  et  nous 
vous  protégerons  si  bien  que  nul  n'osera  seulement 
vous  attaquer;  mais  si  vous  ne  donnez  rien,  nous 
vous  ferons  brûler  tout  vifs.  Et  si  vos  prélats  osent 
trouver  à  redire  que  nous  empiétions  sur  leurs  pri- 
vilèges au  point  de  prendre  les  brebis  grasses  et  ne 
leur  laisser  que  les  maigres,  qu'ils  lèvent  la  tête, 
et  nous  les  frapperons  de  tels  coups,  nous  leurs 
ferons  de  telles  bosses,  qu'ils  en  perdront  mitres  et 
crosses  ! 

«  Vous  le  voyez,  dit-il  en  terminant,  je  suis  un 
homme  habile,  précieux,  pour  mes  amis,  terrible  pour 
mes  ennemis.  N'ayez  donc  aucune  honte  d'accepter 
mes  services  ;  je  mènerai  à  bonne  fin  votre  entre- 
prise. » 

Dieu  d' Amoîirs~ accepte  alors  le  concours  de  Faux- 
Seniblaiit  et  lui  donne  le  commandement  de  l'avant- 
garde. 


Toute  réflexion  fiùte,  ÏAinaiit  se  dit  que  de  tels 
moyens  sont  sans  doute  bien  répugnants,  mais  que 
la  triste  position  où  il  se  trouve  par  la  méchanceté 
de  ses  ennemis  justifie  tout,  et  il  se  décide  à  débuter 
par  la  dissimulation  vis-à-vis  des  jaloux  et  de  la 
Vieille,  qu'il  ne  saurait  attaquer  de  vive  force,  n'étant 
ni  assez  puissant,  ni  assez  riche. 


DU    ROMAN    DK   LA    ROSE. 


Chapitres  LXIV  a  LXVIII. 

Alors  Faux -Semblant  et  Contrainte-  Abstinence  se 
concertent  quelques  instants,  et  on  les  voit  bientôt 
apparaître,  Faiix-Senibhuit  en  pèlerin,  sa  compagne 
en  béguine.  Ils  se  dirigent  aussitôt  vers  le  castel  et 
rencontrent  Mahbou:he,  sur  sa  porte  assis,  qui  ins- 
pecte tous  les  passants.  Ils  le  saluent  moult  humble- 
ment ;  il  leur  rend  aussitôt  leur  salut,  et  comme 
leur  figure  ne  lui  semble  pas  inconnue,  les  invite  à 
s'asseoir  auprès  de  lui,  et  leur  demande  à  quel  heu- 
reux hasard  il  doit  leur  rencontre.  Contrainte- Absii- 
lunce  répond  la  première  :  «  Nous  sommes  pèlerins. 
En  ce  pays,  Dieu  nous  envoie  vers  ce  peuple  égaré 
pour  lui  prêcher  l'exemple  et  les  pécheurs  repêcher. 
Au  nom  de  Dieu  nous  vous  demandons  l'hospitalité, 
et  c'est  par  vous  que  nous  allons  commencer  notre 
auguste  mission.  Apprêtez-vous  donc  à  écouter  la 
parole  de  Dieu.  )>  Mahbouche  répond  que  sa  maison 
est  à  leur  disposition  et  qu'il  est  tout  ouïe.  Con- 
trainte-Abstinence reprend  :  «  Ici-bas  la  vertu  souve- 
raine, c'est  de  mettre  un  frein  à  sa  langue,  Or,  plus 
que  nul,  vous  êtes  entaché  du  péché  de  médisance, 
et  il  faut  vous  en  corriger.  Un  gent  varlet  ici  de- 
meure ;  vous  en  avez  dit  pis  que  pendre,  et  ce  jour 
il  est  enfermé  à  cause  de  vous.  Pourtant,  que  vous 
a-t-il  fait?  Rien.  Quant  à  V Amant,  il  s'inquiète, 
par  Dieu,  bien  de  la  Rose  !  Personne  moins  que  lui 
ne  vient  rôder  de  ce  côté  ;  vraiment,  il  a  bien  autre 
chose  à  penser.  Or,  par  votre  médisance,  vous  êtes 
cause  d'un  grand  péché,  et  si  vous  ne  vous  en  repen- 
tez sur  l'heure,  vous  irez  bien  sûr  au  puits  d'enfer.  » 

Sur  ce,  Malebouche  de   s'écrier  que  s'il  y  a  des 


LXVni  ANALYSE. 

menteurs  céans,  ce  sont  eux.  Il  n'a  fait  que  répéter 
ce  que  maintes  gens  ont  vu  et  rapporté,  et  jusqu'à 
preuve  du  contraire,  il  se  croit  autorisé  à  le  crier 
par  dessus  les  toits. 

Lors  Faux-Semblant  prend  la  parole  : 

«  Il  ne  faut  pas  croire  ainsi  tout  ce  qui  se  dit  par 
la  ville,  car  ce  n'est  parole  d'Évangile.  Voyons, 
qu'avez-vous  à  reprocher  au  varlet?  D'ordinaire  les 
amants  vont  volontiers  où  gîtent  leurs  amours.  Or, 
il  ne  rôde  guère  par  ici,  et  si  par  hasard  il  vous 
rencontre,  il  vous  fait  bon  visage  et  ne  vous  obsède 
pas  comme  tant  d'autres.  Et  vous,  qui  du  varlet  avez 
tant  médit,  s'il  aimait  Bel-Accueil,  vous  aimerait-il 
comme  il  fait,  vous  son  geôlier?  Donc,  en  le  mé- 
prisant, la  mort  d'enfer  vous  avez  méritée  !  » 

Malcbouchc,  convaincu,  ne  trouve  mot  à  répondre 
et  finit  par  dire  :  «  Je  le  reconnais.  Or  que  faut-il 
faire? —  Confessez-vous  céans,  dit  Faux-ScmMant ; 
faites  preuve  de  rcpentance,  et  je  vous  donnerai 
l'absolution.  »  Lors  Malebouche  à  deux,  genoux  fait  sa 
confession.  Faux-Semblant,  le  voyant  dans  une  posture 
favorable,  lui  serre  la  gorge  et  lui  coupe  la  langue 
d'un  coup  de  rasoir.  Puis,  aidé  de  son  compagnon, 
il  prend  ses  clefs  et  le  jette  dans  le  fossé.  Sitôt  fait, 
ils  ouvrent  la  porte,  et,  trouvant  les  soldats  norma7iis 
ivres-morts,  les  étranglent  cl  entrent  dans  le  castel. 


\J Amant,  par  sa  prudence  et  sa  circonspection, 
fait  si  bien  qu'il  ne  donne  aucune  prise  à  la  médi- 
sance, finit  par  éteindre  tous  les  soupçons,  et  dès 
lors  trouve  les  chemins  ouverts  pour  revoir  sa  bien- 
aimée. 


DU    ROMAN    DE   LA    ROSE.  LXIX 


Chapitres  LXIX  a  LXXV. 

Largesse  et  Courtoisie,  sur  les  pas  de  Faux-Semhhnt 
et  de  Contrainte- Abstinence,  entrent  dans  le  fort.  Ils 
rencontrent  la  Vieille  qui,  toute  tremblante,  se  rend 
prisonnière,  demandant  qu'il  ne  lui  soit  fait  aucun 
mal.  Tous  quatre  lui  répondent  qu'ils  ne  sont  point 
ses  ennemis  et  qu'ils  sont,  au  contraire,  prêts  à  la 
servir  si  elle  veut  les  aider.  Puis  ils  lui  offrent  une 
agrafe  et  quelques  anneaux,  lui  promettant  de  plus 
beaux  présents  par  la  suite.  Enfin  ils  lui  remettent 
un  gent  chapelet  de  fraîches  fleurs,  la  priant,  de  la 
part  de  V Amant,  de  le  porter  à  Bel-Accueil,  avec  l'as- 
surance de  son  respect  et  de  son  amour.  La  Vieille, 
heureuse  de  se  tirer  à  son  avantage  d'un  si  mauvais 
pas,  hésite  cependant  à  se  charger  d'une  telle  mission, 
dans  la  crainte  de  Malebouche.  Mais  ils  la  rassurent  en 
lui  apprenant  la  mort  de  ce  vilain.  La  Vieille  alors 
accepte  de  grand  cœur  et  dit  :  «  Que  Y  Amant  se 
tienne  prêt  à  venir  aussitôt  que  je  le  manderai;  » 
puis,  leur  disant  adieu,  elle  se  rend  auprès  de  Bel- 
Accueil  :  «  Beau  fils,  lui  dit-elle,  pourquoi  êtes-vous 
si  triste?  Contez-moi  vos  peitîes,  et  peut-être  pour- 
rai-je  les  soulager.  »  Bel-Accueil,  qui  n'a  aucune 
confiance  dans  la  Vieille,  lui  répond  très-finement  : 
«  Je  ne  suis  triste  que  de  votre  absence,  car  je  vous 
aime  d'amour  tendre  ;  mais  pourquoi  tant  vous  faire 
attendre  ? 

«  Pourquoi,  répond  la  Vieille,  vous  allez  le  savoir, 
et  grand  plaisir  vous  en  aurez.  »  Alors  elle  lui  pré- 
sente le  chapelet  que  lui  envoie  V Amant,  qui  toujours 
l'aime  et  mourra  bien  sûr  s'il  ne  peut  le  revoir. 
Bel-Accueil  refuse  le  présent,  c  Non,  dit-il,  je  crains 


LXX  ANALYSE 

qu'on  ne  me  blâme.  »  Cependant  il  ne  quitte  pas 
des  yeux  le  chapelet,  frémit,  tremble,  tressaille, 
rougit,  pâlit,  perd  contenance.  La  Vieille  le  lui  met 
dans  la  main  ;  il  la  retire  et  lutte  encore,  mais  vou- 
drait déjà  le  tenir.  «  Il  est  beau  pourtant;  mais  si 
Jalousie  le  savait  ?  —  Prenez-le,  vous  n'encourrez  au- 
cun blâme.  —  Mais  s'il  faut  dire  qui  me  l'a  donné  ? 
—  Réponses,  riposte  la  Vieille,  vous  aurez  plus  de 
vingt;  au  surplus,  si  vous  êtes  embarrassé,  dites  que 
c'est  moi.  Je  ne  suis  pas  suspecte  à  Jalousie,  et  je  me 
charge  de  vous  justifier.  »  Lors  Bel- Accueil  saisit  le 
chapelet,  le  pose  sur  ses  blonds  cheveux,  et  prenant 
son  miroir,  admire  comme  il  est  gent  ainsi. 

La  Vieille  alors  profite  de  ce  qu'ils  sont  seuls  en 
tête-à-tête,  et  lui  donne  ses  conseils.  L'analyse  en 
serait  trop  longue  ici..  Le  lecteur  pourra  les  étudier 
à  la  source  même,  et  voir  avec  quel  art  et  quelle 
vérité  l'auteur  a  su  peindre  la  duègne  corrompue 
comme  toutes  ses  pareilles,  et  ne  cherchant  qu'à  faire 
choir  au  même  degré  d'abjection  qu'elle  l'enfant 
chaste  et  pur  dont  la  garde  lui  est  confiée. 


Mais  le  pauvre  Amant  ne  peut  revoir  sa  mie  dans 
l'intimité,  car  la  Vieille  est  là.  A  force  de  présents  et 
surtout  de  promesses,  il  l'engage  à  lui  ménager  une 
entrevue  avec  sa  chère  amante,  et  lui  remet  un  cha- 
pelet de  fraîches  fleurs  pour  elle.  La  Vieille  l'assure 
de  son  concours  et  lui  dit  de  se  tenir  prêt  au  premier 
signal.  Celui-ci  se  retire  alors  discrètement,  et  la 
Vieille  court  aussitôt  trouver  le  très-doux  enfant  qui, 
après  une  longue  hésitation,  accepte  le  présent  et 
consent  à  écouter  son  cerbère. 


DU  ROMAN  DE  LA  ROSE.  LXXI 


Chapitres  LXXVI  a  LXXX. 

La  Vieille  revient  vers  V Amant  et  lui  annonce  que 
Bel-Accueil  est  prêt  à  le  recevoir,  lui  enseigne  com- 
ment il  pourra  passer  par  la  porte  de  derrière,  et 
part  la  première  pour  aller  l'attendre.  Il  la  suit  de 
près,  et  rencontre  chemin  faisant  Dieu  d'Amours  et 
tout  .son  ost  accourus  à  son  secours.  C'est  Faux-Sem- 
blant qui  ouvre  la  marche  avec  Contrainte-Abstinence. 
JJ Amant  vole  aussitôt  à  la  recherche  de  Bd-Accueil. 
Doux-Regard  vient  à  lui  et  lui  montre  du  doigt  Bel- 
Accueil  qui  d'un  bond  s'élance  à  sa  rencontre.  Ils  sont 
tous  deux  dans  une  chambre  secrète  de  la  tour,  et 
notre  Amant,  enivré  de  la  réception  que  lui  ù\n  Bel- 
Accueil,  tend  déjà  la  main  pour  cueillir  la  Rose. 
Mais  voici  que  Danger,  caché  dans  un  coin,  soudain 
s'élance  et  s'écrie  :  «  Fuyez,  vassal,  car  Dieu  m'en- 
tend, je  ne  sais  ce  qui  me  retient  de  vous  casser  la 
tête.  »  A  ce  cri  Honte  et  Peur  accpurent,  et  tous  trois 
assaillent  V Amant,  le  battent  et  vont  l'étrangler,  quand 
il  appelle  à  l'aide.  Les  sentinelles  de  l'ost  d'Amour 
jettent  l'alarme,  et  les  barons  aussitôt  de  se  ruer  à 
son  secours.  Une  bataille  s'engage  entre  les  gardiens 
de  Bel -Accueil  et  les  assaillants. 


La  Vieille  revient  trouver  VAmant,  lui  annonce 
que  sa  belle  est  prête  à  le  recevoir,  lui  enseigne  une 
porte  secrète  par  où  il  pourra  pénétrer  chez  elle,  et 
se  retire  la  première  pour  l'attendre.  VAmant  la  suit 
de  près,  et  chemin  faisant  se  prépare  à  sortir  enfin 
victorieux  de  cette  dernière  épreuve.  Il  fait  appel  à 


IXXII  ANALYSE 

tous  ses  avantages  physiques  et  moraux,  et  par  pru- 
dence, pour  ne  pas  effaroucher  cette  pudique  enfant, 
il  se  présente  l'air  humble  et  les  traits  languissants. 
A  sa  venue,  la  belle  l'accueille  d'un  long  regard  plein 
de  tendresse  et  d'amour,  et  nos  deux  amants  enivrés 
s'abandonnent  aux  plus  doux  transports.  Mais  sou- 
dain le  dernier  cri  de  la  conscience  arrête  la  pau- 
vrette au  bord  du  précipice  ;  sa  pudeur  se  réveille  ; 
elle  sent  renaître  toutes  ses  terreurs,  et  une  lutte  su- 
prême s'engage  dans  son  cœur  entre  la  passion  et  le 
devoir. 

Chapitres  LXXXI  a  LXXXIII. 

Dans  ces  trois  chapitres  l'auteur  s'excuse  d'avoir, 
dans  le  cours  du  roman,  écrit  quelques  paroles  un 
peu  trop  gaillardes  et  folles  ;  il  ne  doute  pas  que  les 
dames  lui  pardonnent  de  les  avoir  si  durement  trai- 
tées ;  car,  dit-il,  jamais  il  n'eut  l'intention  d'attaquer 
les  femmes  honnêtes.  Il  termine  en  engageant  le 
lecteur  à  bien  étudier  ce  qu'il  va  lire  par  la  suite,  s'il 
veut  apprendre  à  fond  toute  la  science  d'amour. 


Chapitres  LXXXI V  a  LXXXVI. 

Franchise  la  première  s'élance  contre  Danger.  Ce- 
lui-ci la  renverse  et  va  l'occire,  quand  Piiiè  accourt 
et  inonde  Danger  de  ses  larmes.  Il  sent  son  cœur  se 
fondre,  tremble,  chancelle  et  va  fuir,  quand  Honte 
arrive,  et  par  ses  reproches  cherche  à  relever  son  ar- 
deur. Danger  cric  au  secours,  et  Honte  d'un  seul  coup 
de  son  glaive  étourdit  Pitié.  Désir  est  là,  prêt  à  la 
soutenir;  beau   jouvenceau  franc  et  joli,  à  Honte  il 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSE.  LXXill 

pousse  en  grand'furie.  Hélas  !  il  ne  résiste  pas  plus 
que  les  autres,  et  son  corps  va  mesurer  la  terre.  C'est 
alors  qu'apparaît  Bien-Celer.  Honte  à  son  tour  tombe 
sous  les  coups  de  ce  nouveau  champion,  et  elle  fût 
morte  sans  sa  compagne  Peur.  Cette  réserve  toute 
fraîche  renverse  tout  devant  elle.  Elle  assomme 
presque  Bien-Celer  et  culbute  Courage  d'un  seul  coup. 
Tout  l'ost  à'Anioiir  va  succomber  lorsque  soudain 
se  dresse  Sûreté.  Elle  se  précipite  sur  Peur,  qui  évite 
le  choc  et  lève  son  glaive.  Sûreté  pare  avec  l'écu  et 
demeure  un  instant  ébranlée  ;  son  épée  lui  échappe 
des  mains.  Mais  se  ranimant  soudain,  pour  montrer 
l'exemple,  elle  jette  ses  armes  et  saisit  aux  tempes 
son  terrible  ennemi.  Tous  alors,  transportés  de  rage, 
s'abordent,  et  une  lutte  corps  à  corps,  terrible,  achar- 
née, s'engage  sur  toute  la  ligne.  Elle  dura  long- 
temps, mais  la  victoire  restait  indécise.  Une  trêve  fut 
conclue,  et  les  combattants  se  retirèrent  chacun  dans 
leur  camp. 

Jamais  assurément,  sa  mère  présente,  Amour  n'eût 
accepté  d'armistice.  Il  mande  donc  Vénus  aussitôt. 


La  belle  est  d'abord  épouvantée  par  une  idée  ter- 
rible. Si  cet  homme  à  qui  elle  va  se  livrer  tout 
entière  allait  la  tromper  1  S'il  n'était  qu'un  de  ces 
vils  libertins  qui  ne  voient  dans  l'amour  que  la  jouis- 
sance matérielle,  et  qui  méprisent  la  femme  aussitôt 
qu'elle  s'est  donnée!  En  vain  se  dit-elle  que  son 
amant  est  loyal  et  bon,  que  la  franchise  est  peinte 
sur  sa  figure,  et  qu'il  lui  donna  trop  de  preuves 
d'amour  pour  en  pouvoir  douter  ;  cette  pensée  l'ob- 
sède. Elle  n'est  pas  sans  savoir  non  plus  que  les 


LXXIV  ANALYSE 

suites  de  l'amour  engendrent  parfois  des  regrets  cui- 
sants, et  sa  sombre  froideur  brise  le  cœur  du  pauvre 
amant.  Il  la  contemple  d'un  air  abattu,  et  des  larmes 
inondent  son  visage.  A  cette  vue  la  belle  s'attendrit 
et  lui  tend  la  main.  Il  veut  l'enlacer  et  la  presser 
sur  son  sein.  Soudain  elle  sent  la  pudeur  se  réveil- 
ler, et  rouge  de  honte,  se  dégage  de  l'amoureuse 
étreinte,  mais  sans  pouvoir  détacher  ses  yeux  du 
beau  jouvencel  où  tant  de  grâces  brillent  à  la  fois. 
Son  cœur  pourtant  triomphe  encore  de  la  tentation. 
Mais  son  amant  est  là  qui  proteste  de  sa  discrétion  ; 
l'ombre  et  le  mystère  voileront  leurs  amours,  et  les 
doux  accents  de  cette  voix  tant  aimée  couvrent  les 
derniers  cris  de  sa  pudeur  alarmée.  Elle  est  bien 
près  de  se  rendre,  quand  tout  à  coup  elle  songe  au 
grand  acte  qui  va  s'accomplir.  Au  moment  d'offrir 
ce  sacrifice  suprême,  d'abandonner  ce  trésor  qui  sera 
perdu  pour  jamais,  cette  fleur  unique  qui  ne  se  peut 
cueillir  qu'une  fois,  sa  virginité,  elle  sent  son  cœur 
se  serrer  sous  le  poids  du  remords.  Une  tristesse 
profonde  l'envahit  tout  entière,  et  tremblante  elle 
hésite.  Elle  a  peur  1  De  quoi  ?  De  l'inconnu,  de  cette 
vie  nouvelle  qui  va  s'ouvrir,  et  au  moment  de  rece- 
voir le  baptême  de  l'amour,  elle  demande  grâce. 
UAmant,  qui  la  voit  chancelante,  épuisée,  reprend 
courage,  cherche  à  la  rassurer,  lui  rappelle  tous  leurs 
rêves  de  bonheur,  veut  lui  prouver  que  l'amour  est 
l'œuvre  la  plus  belle,  la  plus  sainte  et  la  plus  sacrée; 
rien  ne  peut  dissiper  ses  alarmes,  et  elle  supplie 
son  bien-aimé  de  la  laisser  un  instant  se  recueillir 
encore.  Tous  deux  alors,  silencieux  et  graves,  assis 
côte  à  côte  et  la  main  dans  la  main,  attendent 
anxieux  le  moment  fatal  qui  va  décider  de  leur  sort. 


DU  ROMAN  DE  LA  ROSE.         LXXV 


Chapitres  LXXXVII  a  XC. 

Les  messagers  d'Amour  vont  trouver  Vénus  en 
l'île  de  Cythère,  et  lui  content  tout  l'embarras  où  se 
trouve  son  fils  par  la  faute  de  Jalousie.  A  cette  nou- 
velle Venus  monte  sur  son  char  traîné  par  huit  co- 
lombeaux  et  arrive  à  l'ost  de  son  fils.  Le  combat 
avait  recommencé;  mais  la  garnison  de  la  tour  se 
défendait  vaillamment;  Vénus  arrive  enfin.  Son  fils 
vole  à  sa  rencontre  et,  désespéré  d'une  telle  résis- 
tance, implore  son  aide.  Vénus  oyant  ces  plaintes,  en 
grand'colère  entre,  et  jure  que  jamais  plus  elle  ne 
laissera  Chasteté  vivre  en  sûreté  au  cœur  des  hommes 
ni  des  femmes.  Amour  jure  que  tous  les  humains 
désormais  viendront  par  ses  sentiers,  et  que  nul  ne 
sera  sage  nommé,  à  moins  qu'il  n'aime  ou  soit  aimé. 
Tous  les  barons,  à  l'exemple  de  leur  chef,  prononcent 
le  même  serment. 


Chapitres  XCI  et  XCII. 

Cependant  Nature  forgeait  une  à  une  les  pièces 
qui  doivent  continuer  les  espèces.  Désolée  de  la 
perversité  des  hommes  qui  méprisent  et  avilissent 
l'amour  au  point  d'en  faire  un  crime  et  d'empri- 
sonner Bel-Accueil  parce  qu'il  veut  s'unir  à  V Amant, 
elle  songe,  dans  un  moment  de  découragement,  à 
laisser  périr  la  race  humaine.  Le  serment  de  Vénus, 
à' Amour  et  des  barons  la  rassure.  Mais  elle  a  un 
péché  sur  la  conscience,  et  elle  vient  trouver  son  bon 
prêtre  Genius  pour  se  confesser  à  lui.  Ce  péché,  c'est 
d'avoir  été  injuste  envers  tous  les  êtres  qui  peuplent 


la  terre,  et  les  avoir  asservis  à  l'homme.  «  Malheu- 
reuse !  s'écrie-t-elle,  qu'ai-je  fait?  Comment  réparer 
ma  faute?  Hélas!  j'ai  rabaissé  mes  amis  pour  exalter 
mes  emiemis  ;  j'ai  tout  perdu  par  ma  bonté  !  » 

L'auteur,  mettant  Nature  en  scène,  en  profite  pour 
faire  l'exposé  complet  de  ses  théories  philosophiques, 
et  pousse  peut-être  un  peu  loin  l'étalage  de  sa  vaste 
érudition.  11  compare  la  nature  à  l'art,  et  prouve  la 
supériorité  de  celle-là,  qui  transforme  incessamment 
la  matière  et  lui  fait  revêtir  de  si  belles  formes,  au 
point  de  tirer  la  vie  de  la  corruption  même,  témoin 
le  phénix.  L'art,  au  contraire,  loin  de  créer,  ne  sau- 
rait même  dépeindre  la  nature.  Tous  ceux  qui  l'ont 
tenté,  Zeuxis  lui-même,  ont  échoué  misérablement  ; 
aussi  Jehan  de  Meung  renonce  à  telle  entreprise  et 
revient  à  son  sujet. 


Chapitres  XCIII  a  XCV. 

Genius,  voyant  Nature  fondre  en  larmes,  la  console 
d'abord  et  finit  par  se  mettre  en  colère  contre  toutes 
les  femmes,  qui  pleurent  pour  arracher  les  secrets  de 
leurs  maris,  les  tromper  et  les  tyranniser  s'ils  sont 
assez  fous  pour  s'y  laisser  prendre.  L'auteur  a  déjà 
dit  plus  haut  :  «  Larmes  de  femme,  comédie  !  »  Le 
bon  prêtre  Genius  termine  en  s'écriant  :  «  Si  vous 
aimez  vos  corps,  vos  âmes,  beaux  seigneurs,  gardez- 
vous  des  femmes  ;  au  moins  gardez-vous  de  jamais 
leur  dévoiler  vos  secrets  !  « 

Le  lecteur  verra  par  cette  boutade,  un  peu  en 
dehors  de  son  sujet,  à  notre  avis,  que  les  regrets 
que  l'auteur  exprime  aux  chapitres  Lxxxi  à  Lxxxiil 
n'étaient  rien  moins  que  sincères. 


DL;    ROMAN'    DE    LA    ROSE. 


Chapitres  XCVI  a  C. 


Nature  donc  commence  sa  confession.  Elle  rap- 
pelle à  Genius  comment  elle  assistait  à  la  création 
du  monde,  comment  Dieu  la  prit  pour  sa  cham- 
brière, et  lui  confia  l'entretien  et  la  conservation  de 
tout  l'univers.  Elle  fait  d'abord  le  tableau  des  cieux 
et  des  planètes  qui  parcourent  la  voûte  étoilée,  sans 
que  rien  vienne  jamais  rompre  leur  harmonie.  Par 
leur  influence,  les  corps  célestes  tranforment  inces- 
samment les  éléments,  c'est-à-dire  la  matière,  et  tôt 
ou  tard  il  faut  que  les  êtres  organisés  naissent,  vivent 
et  meurent  à  leur  naturelle  échéance,  s'ils  ne  pré- 
viennent la  mort  en  se  détruisant  les  uns  les  autres. 
L'homme  seul  se  détruit  lui-même  par  sa  folie  et 
son  orgueil.  Tel  Empédode,  qui  se  précipita  dans  le 
cratère  de  l'Etna.  Tel  Origèite,  qui  se  mutila,  cessant 
ainsi  d'être  homme  sans  mourir. 

On  excuse  ces  fous  en  disant  que  le  Destin,  que 
Dieu  le  voulait  ainsi.  Là -dessus  le  poète  discute 
et  détruit  de  fond  en  comble  le  mystère  de  la 
prédestination  et  l'intervention  de  la  Providence 
dans  les  actions  des  hommes.  Il  prouve,  entre  autres 
choses,  que  c'est  folie  de  rejeter  sur  les  planètes  les 
fautes  humaines.  Tous  les  événements  s'enchaînent 
et  ne  sont  que  les  conséquences  naturelles  les  uns 
des  autres.  Tout  ce  que  Jehan  de  Meung  accorde  à 
Dieu,  c'est  de  savoir  d'avance  ce  qui  arrivera,  mais 
sans  jamais  imposer  directement  sa  volonté.  Car 
l'homme  a  son  libre  arbitre  absolu,  dit-il,  et  seul 
est  responsable  de  ses  folies.  Il  peut,  quand  il  lui 
plaît,  choisir  entre  le  bien  et  le  mal.  Il  prévoit  les 
conséquences  de  ses  actions,  et  partant  peut  garantir 


LXXVIII  ANALYSE 

son  âme  du  pcclié,  aussi  bien  qu'il  pourrait  prévenir 
la  famine  et  le  déluge  si  Dieu  lui  donnait  la  science 
de  prévoir  l'avenir.  Il  n'aurait  pour  cela  qu'à  faire 
de  grosses  provisions  dans  les  années  d'abondance, 
et  bâtir  un  vaisseau  pour  échapper  au  déluge,  comme 
firent  Deucalion  et  sa  femme  Pyrrha. 

Dieu  nous  a  donné  la  raison  et  le  libre  arbitre, 
pour  que  nous  sachions  nous  conduire  nous-mêmes. 
Heureux  mille  fois  l'homme  d'être  seul  doué  de 
raison  ;  car  si  tous  les  animaux  étaient  raisonnables, 
dès  longtemps  ilà  se  seraient  débarrassés  de  ce  tyran 
jaloux  et  cruel. 

«  Mais,  bon  Genius,  continue  'Nature,  je  reviens  à 
ma  parole  première.  Voyez  les  éléments  :  ils  font 
toujours  leur  devoir  envers  les  choses  qui  doivent 
subir  les  célestes  influences.  Constamment  ils  opèrent 
les  mêmes  révolutions.  Parfois,  il  est  vrai,  ils  boule- 
versent l'atmosphère  ;  les  eaux  inondent  des  contrées 
entières,  ravissent  champs  et  moissons  ;  le  vent  ren- 
verse arbres  et  maisons  ;  mais  toujours  le  beau 
temps  revient  réparer  les  désastres  causés  par  la 
tempête.  Alors  apparaît  l'arc-en-ciel  et  ses  belles 
couleurs.  «  Nature  compare  cet  effet  d'optique  à  celui 
produit  par  les  verres  taillés  qui  décomposent  la  lu- 
mière, et  fait  une  longue  dissertation  sur  les  miroirs 
ardents  et  les  lunettes  à  longue  vue,  puis  sur  les 
visions  flmtastiques  qui  assiègent  l'homme  pendant 
son  sommeil  et  les  cerveaux  malades.  Ce  sont  encore 
les  éléments  qui  embrasent  les  comètes  que  nous 
voyons  traverser  le  ciel.  On  a  longtemps  cru  qu'elles 
étaient  chargées  d'annoncer  aux  hommes  de  grands 
malheurs,  et  notamment  la  mort  des  rois.  Mais 
Jehan  de  Meung  déclare  cette  croyance  absurde, 
car,  dit-il,  l'influence  et  les  rayons  des  comètes  ne 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSE.  LXXIX 

pèsent  d'un  plus  grand   poids  sur  pauvres  liommes 
que  sur  rois.  \on,   les  rois  ne  méritent  pas  que  les 
cieux  daignent  annoncer  leur  trépas  plus  que  celui 
d'un    autre    homme,   car   leur   corps  ne  vaut  une 
pomme  plus  que  le  corps  d'un  charretier.  Et  si  quel- 
qu'un s'enorgueillit  de  sa  race  et  s'écrie  :  «  Je  suis 
gentilhomme,  et  je  vaux   mieux   que  ceux  qui  les 
terres  cultivent  ou  du  travail  de  leurs  mains  vivent,  » 
je  lui  répondrai  non.  L'homme  n'est  noble  que  par 
ses  vertus  et  vilain  que  par  ses  vices.  Il  est  vrai  que 
la  mort  d'un  noble  ou  d'un  prince  est  plus  notable 
que  celle  d'un  paysan,  et  l'on  en  parle  un  peu  plus 
longtemps  ;  mais  de  là  à  croire  que  les  éléments  en 
seront  bouleversés,  c'est  sottise.  «  Non,  les  éléments 
gardent  mes  commandements,  dit  Nature,  et  tou- 
jours d'une   marche  régulière  leurs  évolutions  ac- 
complissent. Je  ne  me  plaindrai  donc  pas  d'eux,  non 
plus  des  plantes  qui,  toujours  soumises  à  mes  lois 
tant  qu'elles  vivent,  poussent   feuilles,  rameaux  et 
fleurs  autant  qu'elles  peuvent.  Je  n'ai  rien  non  plus 
à  reprocher  aux    bêtes  qui,   toutes   autant   qu'elles 
peuvent,  faonnent  selon  leurs  usages  et  font  honneur 
à  leur  lignage.  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  mes  chers  ver- 
misseaux qui  ne  se  montrent  envers  moi  reconnais- 
sants.  Seul  l'homme  m'a  déclaré  la  guerre  et  veut 
se  soustraire  à  mes  lois.   Oui,  bon  Genius,  j'ai  été 
trop  bonne  pour  lui;  je  l'ai  comblé  de  mes  faveurs; 
j'en  ai  fait  un  petit  monde,  un  petit  abrégé  de  toutes 
les  perfections,  et  lui  seul  m'insulte  et  me  brave.  Lui, 
pour  qui  le  Fils  de  Dieu  s'est  incarné  pour  mourir 
sur  la  croix,  contre  mes  règles  il  manoeuvre  et  s'est 
fait  le  réceptacle  de   tous  les  vices  !  L'homme  est 
orgueilleux,  lâche,  avare,    faussaire,  parjure,  etc.. 
Mais  sur  tous  ces  vices  je  passe  ;  que  Dieu  s'en  ar- 


LXXX  ANALYSE 

range  s'il  veut,  le  punisse  et  me  venge.  Mais  je  ne 
puis  passer  sur  ceux  dont  Amour  se  plaint,  et  je  ne 
puis  subir  plus  longtemps  que  l'homme  me  refuse 
le  tribut  qu'il  me  doit  et  qu'il  me  devra  tant  qu'il 
recevra  mes  divins  outils. 

«  Bon  prêtre,  dit  Nature  en  terminant,  allez  au 
camp  d'Amour,  et  dites  à  tous  les  barons,  snuf  Faux- 
Semblant  et  Contrainte- Abstinence  toutefois,  que  je 
leur  envoie  tous  mes  saluts.  Portez  mes  plaintes  au 
Dieu  d'Amours  pour  que  sa  douleur  s'apaise,  et 
dites-lui  que  je  lui  adresse  un  ami  pour  qu'il  excom- 
munie ceux  qui  lui  font  telle  avanie,  et  qu'il  absolve 
les  vaillants  qui  travaillent  à  bien  aimer  toute  leur 
vie.  » 

Lors  Nature  écrit  son  anathème  sur  un  parchemin, 
le  scelle  et  le  remet  à  Genius.  Ceci  fait,  elle  lui 
demande  l'absolution  et  le  prie  de  lui  pardonner  si 
elle  a  fait  quelque  omission.  Celui-ci  l'absout,  dé- 
pose son  aube  et  son  rochet,  prend  des  ailes  et  s'en- 
vole à  l'ost  d'Atnour. 


Chapitres  CI  a  CIV. 

Genius  arrive,  et  tout  le  monde  pousse  des  cris 
de  joie,  excepté  toutefois  Faux-Semblant  et  Contrainte- 
Abstitietwe,  qui  disparaissent  sans  mot  dire.  Après  les 
civilités  d'usage.  Amour  fait  endosser  une  belle  chape 
à  Genius,  lui  baille  anneau,  crosse  et  mitre,  et  Fénus 
lui  met  au  poing,  pour  renforcer  l'anathcme,  un 
cierge  ardent.  Genius,  sur  un  grand  échafaud  monté, 
commence  sa  harangue. 

Suit  l'anathcme  de  Nature  contre  les  déloyaux, 
les  reniés  qui  prennent  en  haine  les  œuvres  d'où  elle 


DU    ROMAN    DE    LA    ROSE.  LXXXI 

tire  ses  soutiens.  Puis  Genius  accorde  pardon  plei- 
nier  (on  ne  connaissait  pas  encore  les  indulgences) 
à  tous  ceux  qui  se  peinent  de  bien  aimer.  «  Tra- 
vaillez,  dit -il,  seigneurs  barons,  travaillez  avec 
ardeur  pour  remplacer  ce  que  le  ciseau  à'Alropos 
détruit  tous  les  jours,  et  vous  irez  dans  le  paradis 
fleuri  où  l'agneau  divin  conduit  ses  blanches  bre- 
bis. Là  le  jour  est  éternel  et  toujours  pur,  et  il 
dépasse  en  splendeur  même  le  jour  qui  inondait 
la  terre,  en  làge  d'or,  du  temps  de  Saturne^  à  qui 
son  fils  Jupiter  fil  tant  d'outrage  quand  il  le  mu- 
tila. Mais  pour  conquérir  un  trône,  il  n'est  crime 
si  odieux  qui  vous  arrête.  C'est  avec  le  meurtre, 
dit  Genius,  le  plus  épouvantable  crime;  car  mutiler 
son  semblable,  c'est  lui  ravir  toute  vertu  et  le  ra- 
baisser au  niveau  de  la  femme.  Or,  à  faire  grand' 
diableries  sont  toutes  les  femmes  trop  hardies.  Mais  sur- 
tout, et  c'est  là  le  plus  noir  forfait,  c'est  lui  ravir  sa 
fécondité. 

Jupiter,  à  peine  sur  le  trône,  donna  soudain  aux 
hommes  l'exemple  de  tous  les  vices ,  leur  con- 
seilla de  se  partager  la  terre,  versa  le  venin  aux 
serpents,  et  fit  au  loup  ravir  sa  proie.  Il  apprit  â 
l'homme  à  se  nourrir  de  la  chair  des  animaux,  à 
tirer  le  feu  des  cailloux,  et  des  arts  nouveaux  sou- 
leva les  voiles.  Bref,  si  le  désir  de  régner  lui  fit 
commettre  le  plus  hideux  attentat,  il  essaya  de  le 
faire  oublier  en  changeant  l'état  de  l'empire  de  bien 
en  mal,  de  mal  en  pire.  Il  rompit  le  printemps 
éternel,  divisa  l'année  en  quatre  saisons,  et  l'âge 
de  fer  remplaça  l'âge  d'or.  On  vit  alors  se  réjouir 
les  dieux  infernaux,  et  tendre  leurs  rets  par  toute 
la  terre  pour  attirer  dans  leur  séjour  ténébreux  les 
brebis,    qui  toutes,   hélas  I    y  vont  de   compagnie. 


LXXXII  ANALYSE. 

Bien  peu  arrivent  au  paradis  où  le  bel  agnelet  bon- 
dissant mène  paître  son  blanc  troupeau.  » 

Suit  une  longue  et  splendide  description  du  séjour 
céleste,  demeure  des  bienheureux,  et  un  fort  beau 
parallèle  entre  ce  parc  et  le  jardin  de  Dcduit,  la  fon- 
taine de  Narcisse  et  la  fontaine  de  vie  ;  l'auteur 
nous  montre  combien  la  première  est  obscure  et 
trouble  au  prix  de  la  seconde.  «  Or  donc,  s'écrie 
Genius,  pensez  de  Nature  honorer,  soyez  honnêtes, 
généreux,  loyaux  et  charitables,  et  vous  irez  au  parc 
merveilleux  boire  à  la  très-belle  fontaine,  qui  tant 
est  douce,  et  claire,  et  saine,  sur  les  pas  de  l'agnelet 
divin,  pendant  toute  l'éternité.  » 

Il  termine  en  excitant  l'ardeur  des  barons,  et  les 
engage  à  renouveler  l'attaque,  puis  il  disparaît. 

Vénus  prend  le  commandement  des  troupes,  et 
tout  le  monde  se  prépare  au  combat. 


Chapitres  CV  a  CIX. 

Vêntts  somme  Peur  et  Hotitc  de  se  rendre.  Elles 
refusent.  Alors  la  déesse  courroucée  saisit  son  bran- 
don, et  vise  une  étroite  meurtrière  entre  deux  piliers 
d'ivoire  assise.  Ces  deux  piliers  soutenaient  une 
figure  admirable  de  lormes  et  blanche  comme  l'ar- 
gent. C'était  la  châsse  de  Nature  où  se  trouve  le 
sanctuaire  couvert  d'un  précieux  suaire,  qui  contient 
le  bouton  parfumé.  Autour  de  cette  statue  s'accom- 
plissent miracles  autrement  extraordinaires  que  devant 
la  tête  de  Méduse.  Celle-ci  détruisait  tout  et  chan- 
geait en  roches  les  êtres  vivants  qui  la  regardaient. 
Le  sanctuaire  de  la  Rose,  au  contraire,  anime  tout  ce 
qui  l'approche  ;  il  animerait  la  matière  elle-même. 


DU    ROMAN    DE   LA   ROSE.  LXXXIII 

L'auteur  ne  peut  mieux  la  comparer  qu'à  la  statue 
de  Pygnialion,  ce  statuaire  fameux  qui  sentit  son 
cœur,  jusqu'alors  insensible,  s'embraser  en  contem- 
plant son  oeuvre.  Le  malheureux,  dévoré  d'un  amour 
sans  espoir,  allait  mourir,  lorsque  Venus,  touchée  de 
ses  feux,  à  son  tour  anima  la  statue.  De  leurs 
amours  naquit  PapJms,  qui  lui-même  engendra  Cy- 
nyras,  père  d'Adonis. 

Tel  le  brandon  de  Vénus  vole  porter  l'incendie 
dans  la  tour.  A  cette  vue  toute  la  garnison  s'enfuit. 
La  tour  consumée  s'écroule  pièce  à  pièce,  sans  pour- 
tant endommager  le  sanctuaire. 

UAmant  alors,  en  pèlerin,  muni  du  bourdon  et 
de  l'écharpe,  pénètre  jusqu'à  Bel- Accueil  sous  la 
conduite  de  Courtoisie,  Franchise  et  Pitié.  «  Daignez, 
disent-elles  à  Bcl-Accucil,  octroyer  à  ce  loyal  Amant 
la  Rose  qu'il  désire  depuis  si  longtemps. 

«  Dames,  fait  Bel-Accueîl,  de  bon  cœur  je  la  lui 
abandonne  ;  qu'il  me  pardonne  ses  longs  ennuis,  et 
qu'il  vienne  ici  la  cueillir,  à  nous  deux  seuls  tout  à 
loisir,  car  il  aime  loyalement.  » 

L'auteur  finit  en  racontant  comment,  pour  arriver 
jusqu'à  la  Rose,  il  lui  fallut  forcer  la  porte  du  sanc- 
tuaire avec  son  bourdon  et  comment,  après  de  longs 
efforts,  il  parvint  enfin  à  cueillir  le  délicieux  bouton. 

Il  était  jour;  il  se  réveille.  / 

GLOSE. 

On  peut  ainsi  résumer  ces  dix-huit  derniers  cha- 
pitres : 

Jusqu'alors  le  lien  qui  unissait  les  deux  amants 
n'avait  été  qu'une  affection  du  cœur  et  de  l'âme. 
Du  côté  de  l'amante,  ce  n'étaient  qu'illusions  et  rêves 


LXXXIV        ANALYSE  DU    ROMAN   DE   LA   ROSE. 

enchantés.  S'aimer  et  se  le  dire,  se  contempler  et 
se  sourire,  c'était  tout  son  bonheur. 

Dans  cet  échange  mutuel  d'impressions  naïves,  les 
sens  n'avaient  aucune  part  ;  cette  aficction  n'était 
encore  que  de  l'amitié.  Soudain  une  étincelle  jaillit 
et  vient  embraser  tout  le  corps.  Les  sens  s'allument, 
la  nature  reprend  tous  ses  droits.  L'étincelle,  c'est 
Genius  ;  la  flamme,  c'est  Vénus. 

Alors  la  pauvre  enfant,  vaincue  déjà  plus  d'à 
moitié  par  l'éloquence  et  les  charmes  de  son  amant, 
sent  naître  en  clic  une  flamme  inconnue.  Palpitante, 
enivrée,  elle  oublie  tout,  se  laisse  tomber  éperdue 
entre  ses  bras,  s'abandonne  à  ses  étreintes  passion- 
nées, à  ses  voluptueuses  caresses,  et l'heureux 

Amant  peut  enfin  cueillir  la  Rose. 


M 


CONCLUSION. 


L'œuvre  de  Guillaume  de  Lorris,  cette  idylle 
charmante,  gracieux  reflet  d'une  âme  tendre, 
naïve  et  pure,  est,  à  notre  avis,  un  des  plus  beaux 
chefs-d'œuvre  de  notre  poésie.  Quel  doux  parfum  de 
jeunesse  et  d'amour!  La  forme  y  laisse  parfois  un 
peu  à  désirer  ;  la  diction  est  peut-être  un  peu  mo- 
notone, mais  l'ensemble  en  est  délicieux  !  Malgré 
soi,  on  s'intéresse  au  pauvre  Amant,  on  pleure  ses 
souffrances,  on  maudit  ses  persécuteurs. 

Comme  ce  Guillaume  de  Lorris  connaissait  le 
cœur  humain  !  Seul  celui  qui  aima  dans  sa  jeu- 
nesse peut  comprendre  les  douleurs  de  cet  amant 
infortuné,  ses  désespoirs  et  ses  enthousiasmes,  ses 
affaissements  et  sa  ténacité.  Quelle  naïveté  char- 
tnante,  quelle  délicatesse  de  pinceau ,  et  surtout 
quelle  vérité  dans  le  récit  et  les  dialogues  !  Quelle 
richesse  dans  les  descriptions,  et  comme  les  carac- 
tères y  sont  savamment  étudiés!  Cette  littérature 
jeune  et  fraîche  fut  pour  nous  comme  une  révélation. 
C'est  bien  certainement,  avec  Daphnis  et  Chloé,  les 
deux  plus  jolis  romans  que  nous  ayons  lus.  Comme, 
auprès  de  ces  deux  chefs-d'œuvre  de  naturel  et  de 
simplicité,  sont,  malgré  tout  leur  fracas,  ennuyeux  et 
tristes  les  romans  d'aujourd'hui  !   Exagérés  et  faux, 


LXXXVI  CONCLUSION. 

ils  tourmentent  l'esprit,  le  torturent  et  le  fatiguent, 
sans  jamais  réellement  l'intéresser.  (Quelquefois, 
quand  il  nous  arrive  d'y  jeter  les  yeux,  nous  nous 
demandons  si  ce  sont  bien  réellement  des  hommes 
qui  sont  en  scène.  A  coup  sûr,  ce  ne  sont  pas  des 
hommes  comme  nous.  Jamais  nous  n'avons  pu  nous 
y  reconnaître  une  seule  fois.  Personnages  de  con- 
vention, tous  les  acteurs  s'agitent  au  milieu  d'une 
société  bizarre  ;  ils  sont  en  tous  points  extrêmes, 
aussi  impossibles  dans  le  bien  que  dans  le  mal,  ja- 
mais naturels.  Dans  ce  petit  roman,  au  contraire 
(je  ne  parle  que  du  roman  de  Guillaume),  c'est  la 
nature  prise  sur  le  fait ,  et  l'on  s'y  reconnaît  à 
chaque  pas.  Nous  ne  saurions  préjuger  ce  qu'eût  été 
l'œuvre  du  poète  si  la  mort  ne  l'eût  enlevé  si  jeune  ; 
mais  à  coup  sûr  on  peut  affirmer  que  si  la  fin  eût 
été  de  tous  points  digne  d'un  si  admirable  début, 
Guillaume  de  Lorris  pourrait,  sans  exagération,  être 
comparé  aux  plus  gracieux  poètes  de  l'antiquité. 


Avant  de  passer  à  la  partie  de  Jehan  de  Meung, 
nous  allons  discuter  la  valeur  d'un  prétendu  dénoû- 
ment  attribué  à  Guillaume  de  Lorris. 

M.  Méon  ayant  rencontré  par  hasard  deux  ma- 
nuscrits contenant  la  partie  seule  de  Guillaume  de 
Lorris,  qui  se  terminaient  par  quatre-vingts  vers  for- 
mant un  dénoûment,  se  crut  en  droit  d'affirmer  que 
Guillaume  de  Lorris  avait  terminé  son  roman,  et 
que  Jehan  de  Meung  avait  supprimé  ces  vers  pour 
continuer  ou  plutôt  recommencer  l'ouvrage  sur  un 
plan  beaucoup  plus  vaste.  Cette  opinion  est  aujour- 
d'hui partagée  par  la  plupart  des  commentateurs  de 


CONCLUSION'.  LXXXVII 

•cette  œuvre  remarquable.  Nous  avons  le  regret  de 
ne  pouvoir  l'accepter,  et  nous  allons,  de  l'examen 
même  du  roman,  tirer  la  preuve  irréfutable  d'une 
aussi  surprenante  erreur. 

Du  premier  coup  d'oeil,  il  est  facile  de  voir  que 
l'œuvre  de  Guillaume  de  Lorris  n'est  que  la  mise 
en  scène  d'une  œuvre  beaucoup  plus  considérable. 
C'est  à  peine  si  nous  pouvons  accepter  ces  trente- 
deux  chapitres  pour  la  moitié  du  roman.  En  effet, 
le  dénoûment,  dont  nous  allons  donner  tout  à  l'heure 
l'analyse,  est  beaucoup  trop  écourté  pour  un  cadre 
•de  cette  importance,  et  ne  serait  guère  en  rapport 
avec  l'étendue  de  l'exposition,  car  nous  ne  pouvons 
appeler  autrement  l'œuvre  de  Guillaume  de  Lorris. 

Le  lecteur  a  pu  voir,  du  reste,  avec  quel  art  il  sut 
traiter  un  si  magnifique  sujet.  Dès  le  début,  rien 
qu'au  soin  qu'il  apporte  à  développer  la  mise  en  scène, 
à  nous  dépeindre  les  lieux  et  les  acteurs  principaux, 
nous  devons  admettre,  jusqu'à  preuve  du  contraire, 
que  chacun  devait  joue?  un  rôle  important  dans  ce 
drame  ingénieux,  et  ce  n'est  certes  pas  uniquement 
pour  donner  carrière  à  sa  verve  poétique  qu'il  fiiit 
passer  sous  nos  yeux  une  suite  aussi  longue  de  des- 
criptions et  de  portraits  inimitables,  qui  n'absorbent 
pas  moins  de  douze  chapitres  sur  trente-deux,  1690 
vers  sur  4150,  c'est-à-dire  à  peu  près  la  moitié  du 
poème.  Quant  à  la  valeur  de  ce  document,  le  lec- 
teur pourra  juger  combien  il  est  inférieur,  sous  tous 
les  rapports,  à  ce  qui  le  précède.  En  voici  le  som- 
maire ou  plutôt  la  traduction  un  peu  résumée  : 

\J Amant,  voyant  tout  perdu,  exhale  sa  douleur 
en  plaintes  amères.  Mais  voici  soudain  venir  dame 
Pitié  pour  le  consoler.  Elle  amène  dame  Beauté, 
Bel-Accueil,   Loyauté,    Doux-Regard  et  Simplesse.    Ils 


LXXXVIII  CONCLUSION. 

lui  disent  :  «  Jalousie  s'est  endormie,  et  nous  nous 
sommes  échappés  à  grand'  peine,  car  Peur  trem- 
blante, qui  toujours  allait  et  venait,  écoutant  le 
moindre  bruit,  nous  aperçut,  et,  redoutant  la  per- 
fidie de  Malehouche,  ne  savait  ce  qu'elle  devait  faire; 
mais  Bontie-Amoiir  ouvrit  de  force  la  porte,  quoi  que 
Peur  pût  dire  et  faire.  Si  Malehouche  l'eût  su,  nous 
ne  serions  certes  pas  sortis  ;  mais  Venus  vola  les  clefs 
et  nous  a  mis  dehors.  » 

Laissons  maintenant  l'Amant  raconter  comme  il 
fut  mis  en  possession  du  très-doux  bouton  : 

«  Elles  sont  assises  (pourquoi  ce  féminin?)  aussi- 
tôt à  côté  de  moi.  Dame  Beauté  en  tapinois  m'a  pré- 
senté le  doux  bouton  ;  je  l'ai  pris  de  bonne  volonté, 
et  j'en  ai  disposé  comme  s'il  fût  mien,  sans  qu'il  fit 
la  moindre  opposition.  En  paix,  sur  un  beau  lit 
d'herbes  fraîches,  couverts  de  feuilles  de  roses  et  de 
baisers,  en  grand  soûlas,  en  grand  déduit  nous  pas- 
sâmes toute  la  nuit.  Elle  nous  parut  trop  courte,  et 
quand  l'aube  se  leva,  il  fallut  nous  séparer.  Dame 
Beauté  me  réclama  le  doux  bouton  que  je  dus  rendre 
à  contre-cœur  ;  mais  il  n'était  plus  clos.  Alors,  avant 
de  partir,  Beauté  me  dit  en  riant  :  «  Jalousie  peut 
maintenant  guetter,  ses  murs  hausser  et  renforcer, 
doubler  ses  haies  d'églantiers;  il  est  payé  de  ses 
peines.  Beau  doux  Ami,  vous  me  l'avez  dit,  tel  ser- 
vice, telle  récompense.  » 

Puis,  après  quatre  vers  de  morale,  TAmant  ter- 
mine ainsi  : 

«  Droit  à  la  tour  ils  s'en  retournent  mystérieuse- 
ment ;  moi  je  m'en  vais  et  prends  congé.  Voilà  le 
songe  que  j'ai  songé.  » 


CONCLUSION.  LXXXIX 

Évidemment,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut, 
ce  serait  une  fin  de  tous  points  indigne  d'un  dcbut 
aussi  parfait,  et  de  plus  elle  est  écrite  avec  une  né- 
gligence déplorable.  Outre  que  ces  quatre-vingts  vers 
nous  semblent  d'un  style  relativement  un  peu  plus 
jeune  que  le  reste,  il  est  facile  de  voir  combien  les 
caractères  des  acteurs  y  sont  mal  observés.  Comment 
admettre  que  Beauté  qui,  dans  tout  le  roman  de 
Guillaume,  n'est  qu'un  acteur  tout  à  fait  secondaire, 
puisqu'elle  ne  figure  que  dans  la  karole  où  on  ne  la 
voit  pas  même  adresser  la  parole  à  V Amant,  soit 
appelée  à  dénouer  seule  une  situation  si  compli- 
quée? Au  surplus,  Beauté  n'est  et  ne  peut  être  qu'un 
personnage  passif  :  c'est  une  qualité  du  corps  -,  elle 
fait  partie  de  l'objet  à  conquérir,  de  même  que  la 
Rose.  Nous  aurions  mieux  compris,  dans  ce  rôle  de 
médiateur,  dame  Pitié  ou  Courtoisie,  comme  l'a  fait 
Jehan  de  Meung,  par  exemple.  Q.uant  à  Doux-Re- 
gard, ce  n'est  qu'un  comparse,  le  serviteur  de  Dieu 
d'Amours  et  non  de  Bel-Accueil,  et  un  personnage 
jusqu'ici  fort  mystérieux.  Pour  ce  qui  est  de  Loyauté, 
c'est  la  première  fois  qu'apparaît  cet  acteur,  et 
comme  il  vient  pour  ne  rien  faire,  il  est  au  moins 
inutile.  Bel-Accueil,  l'âme  du  drame,  est  ici  telle- 
ment nul,  qu'il  en  est  ridicule  ;  et  puis,  que  dire  de 
ce  K  doux  houton  qui  ne  fait  pas  la  moindre  opposi- 
tion ?  »  Supposerons-nous  qu'il  y  ait  ici  erreur  d'im- 
pression et  qu'il  faille  lire  el  au  lieu  de  //,  et  dire 
«  sans  qu'elle  (Beauté)  fit  la  moindre  opposition  ?  » 
Enfin  quelle  est  cette  'Bonne-Amour  qui  ouvre  la 
porte  du  château  et  qu'on  n'a  pas  encore  vue  jus- 
qu'ici? Comment  expliquer  ce  personnage?  Faut-il 
supposer  qu'il  ne  fasse  qu'un  avec  Vénus,  qui  paraît 
quatre  vers  plus  bas  ? 


XC  CON'CLUSION. 

Mais  le  reproche  le  plus  grave  que  nous  puissions 
faire  A  l'auteur  de  ce  morceau  détestable ,  c'est 
d'avoir  réduit /a/oîme  au  rôle  ridicule  de  mari  trompé, 
et  ceci  au  mépris  du  poète,  qui  se  plaît  à  nous 
peitadre  Bel-Accueil  comme  une  vierge  innocente  et 
pudique.  Pour  terminer  enfin,  que  signifie  cette 
Beauté  réclamant ,  avant  de  partir ,  le  bouton  à 
l'Amant  ? 

Le  bouton,  nous  le  répétons,  c'est  le  plus  bel 
ornement  de  la  femme  ;  c'est  sa  virginité,  sinon  celle 
du  corps,  au  moins  celle  du  cœur,  sa  vertu  en  un 
mot.  Elle  ne  saurait  la  reprendre  une  fois  qu'elle  l'a 
donnée,  pas  plus  qu'on  ne  peut  rendre  au  rosier  le 
bouton  une  fois  cueilli.  Cette  pensée  est  presque  ici 
de  l'obscénité.  Or,  rien  ne  saurait  justifier  une  pa- 
reille supposition  de  la  part  du  chaste  et  naïf  poète 
de  Lorris. 


Mais  si  ces  raisons  ne  semblent  pas  concluantes 
pour  faire  admettre  définitivement  notre  opinion,  il 
est  dans  l'œuvre  même  de  Guillaume  des  preuves 
irréfutables  qu'il  ne  l'a  jamais  terminée  et  qu'il 
songeait  même  à  lui  donner  une  bien  plus  grande 
étendue. 

Ainsi,  comment  admettre  qu'un  poète  aussi  cor- 
rect, aussi  soigneux,  qu'un  écrivain  de  sa  valeur, 
enfin,  eût  laissé  subsister  des  négligences  de  la  force 
de  celles  que  nous  allons  relever  ?  Dès  le  début, 
en  effet,  nous  lisons  que  l'Amant  va  voir  peintes 
sur  le  mur  sept  images.  Or,  le  poète  en  fait  passer 
successivement  devant  nos  yeux  dix  et  non  pas  sept. 
Il  en  est  quelques-unes  qu'on  peut  à  peine  qualifier 


CONCLUSION.  XCI 

d'ébauches,  les  trois  premières,  par  exemple,  Haine,  ( 
Félonie  et   Vilenie.    La   seconde   même  n'est  qu'un  l 
titre.  Évidemment,   ou  le  peintre  avait  l'intention  1 
d'en  supprimer  trois,  ou  il  en  a  intercalé  trois  après 
coup,  avec  l'intention  de  les  achever  en  révisant  son 
poème.  Il  en  est  de  même  des  flèches  à' Amour.  Le 
poète   nous   dit   (\vi  Amour  a  deux  arcs,    un   beau, 
l'autre  laid,  et  cinq  flèches  pour  chacun  d'eux,  dont 
cinq  belles  et  cinq  laides.  Or,  il  frappe  V Amant  des 
belles  flèches,  et  en  les  énumérant,  il  en  nomme  six. 
C'est  encore  une  négligence  que  le  poète  n'eût  pas 
manqué  de  faire  disparaître.  Quant  aux  cinq  vilaines 
flèches,  elles  étaient  sans  doute  appelées  à  jouer  leur 
rôle,  à  moins  pourtant  de  dire  que  Bel-Accueil,  n'ayant 
que  des  vertus,  en  rendait  l'usage  inutile. 

Mais  il  est  une  preuve  autrement  convaincante  et 
que  nous  allons  tirer  du  texte  même.  En  effet,  du 
vers  3509  au  vers  3514,  l'Amant  dit  :  «  Je  vais  main- 
tenant vous  conter  comment  Honte  me  fit  la  guerre, 
comment  les  murs  furent  élevés  et  le  château  fort, 
qu'Amour  prit  par  la  suite  au  prix  de  grands  efforts.  »  . 
Evidemment,  le  poète  se  proposait  de  raconter  lon- 
guement, comme  l'a  fait  du  reste  Jehan  de  Meung, 
la  lutte  d'Amour  contre  Honte,  défenseur  du  château, 
c'est-à-dire  de  la  passion  contre  la  pudeur.  Quand 
nous  n'aurions  pas  d'autre  preuve,  celle-ci  serait  plus 
que  suffisante.  Ceci  dit,  nous  allons  faire  l'examen 
critique  de  l'œuvre  de  Jehan  de  Meung,  et  discuter 
la  manière  dont  il  sut  tirer  parti  d'une  aussi  splen- 
dide  mise  en  scène. 


CONCLUSION. 


PARTIE  DE  JEHAN  DE  MEUNG. 

Après  le  poète,  après  le  doux  jouvenceau  de  vingt- 
cinq  ans,  dont  le  cœur  exhale  avec  tant  de  grâce  et 
de  naïveté  ses  ardents  désirs,  ses  douces  jouissances, 
ses  cruelles  déceptions  et  ses  cuisantes  douleurs, 
voici  venir  l'homme  blasé,  le  sceptique,  le  savant, 
le  philosophe.  Jehan  de  Meung,  c'est  le  Rabelais,  le 
Voltaire  du  XIII^  siècle.  Pour  lui  la  Rose  n'est  plus 
qu'un  accessoire;  le  cadre  du  drame,  le  jardin  de' 
Déduit,  s'étend  à  l'infini  ;  il  embrasse  la  nature  en- 
tière, la  nature  féconde,  source  d'éternelle  vie. 
Guillaume  de  Lorris  parlait  avec  son  cœur;  Jehan, 
de  Meung  parle  avec  ses  sens  et  sa  raison;  non  pasl 
la  raison  froide  et  égoïste  qui  nous  fait  étouffer  les 
inspirations  généreuses  et  les  plus  tendres  sentiments 
du  cœur,  mais  la  véritable  raison,  qui  nous  dit  que 
le  seul  moyen  d'être  homme,  c'est  d'être  juste,  c'est* 
d'être  bon,  c'est  d'aimer.  Pour  lui,  tout  ce  qui  est 
contre  nature  est  injuste,  honteux,  abominable.  S'il 
prend  fait  et  cause  pour  VAtriaiit,  c'est  que  celui-ci 
représente  la  nature  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  sacré, 
l'amour,  et  il  s'indigne  de  ce  que  Jalousie,  Danger, 
Honte  et  Peur,  c'est-à-dire  les  préjugés,  osent  en- 
traver ses  droits  en  empêchant  l'union  des  deux 
amants.  Pour  lui,  rien  n'est  beau,  rien  ne  doit  être 
agréable  à  Dieu  comme  l'amour  et  les  caresses  de 
deux  êtres  également  jeunes  et  beaux.  Aussi,  avec 
quelle  éloquence  et  quelle  vigueur  il  flagelle  tout  ce 
qui  viole  en  général  les  lois  de  la  nature,  et  en  par-  ' 
ticulier  tout  ce  qui  s'oppose  à  la  reproduction  1  II 
condamne  impitoyablement  le  célibat,    les  amours 


CONCLUSION'.  xciir 

honteux  et  tous  les  vices  qui  peuvent  entraver  ou 
fausser  l'œuvre  de  nature.  Il  ne  trouve  pas  d'impré- 
cations assez  virulentes  pour  flétrir  ceux  qui  com- 
mettent l'attentat  dont  Abeilard  fut  victime. 

Sortant  môme  du  domaine  physiologique  pour 
entrer  dans  le  champ  de  l'économie  politique,  nous 
verrons  avec  quelle  audace  il  attaque  les  prêtres  et 
les  moines,  les  juges  iniques,  les  nobles  et  les  rois. 
Il  critiquera  même  le  mariage,  mais  uniquement  au' 
point  de  vue  des  lois  naturelles,  regrettant  que  \ 
l'homme,  par  ses  vices,  ait  rendu  nécessaire  cette 
violation  du  bien  le  plus  précieux  pour  lui,  la  li- 
berté, sans  laquelle  il  n'est  pas  de  bonlieur  sur  la 
terre.  On  a  souvent  dit  que  Jehan  de  Meung  était 
un  athée.  Non.  C'est  un  philosophe  naturaliste. 
Pour  lui,  Dieu,  l'universel  créateur  de  la  matière, 
Ie42exe.de  Raison,  après  avoir  achevé  son  oeuvre,  as- 
siste impassible,  du  haut  du  ciel,  dans  son  immuable 
sérénité,  aux  évolutions  de  tous  les  corps  qui  gra- 
vitent dans  l'immensité  de  l'univers,  et  dont  la  Terre 
n'est  qu'un  atome  imperceptible.  Tous  obéissent  aux 
lois  éternelles  et  inviolables  auxquelles  rien  ne  sau- 
rait se  soustraire.  Son  unique  «  chambrière,  »  Nature, 
est  chargée  de  veiller  à  l'exécution  de  ces  lois  qu'elle- 
même  ne  saurait  enfreindre.  Sa  mission  est  de  trans- 
former incessamment  la  matière  et  de  lui  transmettre 
la  vie.  Aussi,  tout  ce  qui  tend  à  se  soustraire  à  sa 
domination  est  sacrilège,  et  fait  insulte  à  Dieu  lui- 
même.  Mais  le  pouvoir  de  Nature  n'est  pas  sans 
bornes.  Il  ne  s'étend  pas  jusqu'à  cette  flamme  cé- 
leste qu'on  nomme  rintclligcncc  ;  car  elle-même  le 
dit  :  «  Je  ne  fais  rien  d'éternel;  tout  ce  que  je  fais  est 
mortel.  »  Elle  ne  peut  guider  les  sentiments  du  cœur 
comme  elle  règle  les  impressions  des  sens.  Raison 


XCIV  CONCLUSION". 

plane  au-dessus  d'elle,  Raison,  fille  de  Dieu.  Mais 
celle-ci  respecte  la  volonté  de  son  père,  et  jamais  ne 
doit  entraver  l'œuvre  de  Nature.  Elle  est  l'intermé- 
diaire entre  l'homme  et  Dieu,  comme  Genius  entre 
l'homme  et  Nature. 

L'homme,  comme  tous  les  êtres  vivants,  naît, 
grandit,  vit  et  meurt  suivant  des  règles  absolues.  Dès 
son  adolescence,  il  sent  dans  ses  veines  bouillonner 
les  ardeurs  des  passions  charnelles,  il  subit  les  lois 
de  Nature.  Mais  cette  force  irrésistible,  cette  étin- 
celle foudroj'ante  qui  soudain  attire  deux  êtres,  et 
les  lie  d'une  chaîne  si  forte  que  souvent  en  la  brisant 
on  brise  jusqu'aux  ressorts  de  la  vie,  l'amour,  en  un 
mot,  échappe  à  l'autorité  de  Nature.  Il  ne  procède 
pas  non  plus  directement  de  Dieu.  Genius  est  cette 
force  surnaturelle  qui  toujours  doit  aider  Nature  dans 
son  œuvre  féconde  pour  que  la  passion  soit  respec- 
table et  sainte. 

Tel  est  le  système  philosophique  de  Jehan  de 
Meung.  Quoique  nous  soyons  loin  de  partager 
toutes  ses  idées,  nous  sommes  obligé  de  reconnaître 
que,  dans  tout  le  cours  de  son  poème,  il  s'est  élevé 
à  des  hauteurs  inconnues,  que  nos  philosophes  mo- 
dernes n'ont  jamais  franchies  et  qu'ils  rêvent  aujour- 
d'hui d'atteindre  par  la  science.  Aussi  nous  nous 
dispenserons  d'analyser  la  partie  scientifique  et  mé- 
taphysique de  l'œuvre.  Nous  ne  l'étudierons  qu'au 
point  de  vue  économique  et  littéraire. 

On  comprend  tout  d'abord  qu'il  était  difficile  de 
concilier  ce  système  avec  les  formes  extérieures  de 
la  religion  du  Christ  et  surtout  avec  le  dogme.  La 
religion  chrétienne,  en  effet,  repose  tout  entière  sur 
ce  dogme,  que  l'amour  est  un  crime,  que  l'homme 
est  conçu  dans  le  péché,  et  que,  dès  sa  naissance,  il 


CONCLUSION'.  XCV 

est  responsable  du  péché  commis  par  ses  auteurs. 
De  là  les  dogmes  du  péché  originel,  du  baptême,  de 
rimmaculce-Conception  et  de  la  rédemption.  Jehan 
de  Meung  ne  pouvait  guère  s'appu^-cr,  pour  glorifier 
l'amour,  sur  une  religion  qui  fait  de  l'amour  un  vice 
et  du  célibat  une  vertu.  Il  ne  pouvait  pas  non  plus, 
à  son  époque,  émettre  librement  de  pareilles  idées 
sans  risquer  sa  vie.  C'est  ce  qui  lui  fit  choisir  la 
forme  poétique.  Grâce  au  privilège  de  la  poésie, 
Jehan  de  Meung  put  diviniser  l'amour  sans  devenir 
un  hérétique. 

Le  vieux  naturalisme  grec  et  ses  fictions  char- 
mantes se  prêtaient  bien  plus  aisément  à  l'exposition 
des  théories  naturelles  de  Jehan  de  Meung.  Tou- 
tefois, l'auteur  reste  aussi  indifférent  à  une  forme 
qu'à  l'autre  ;  on  sent  bien  que,  né  du  temps  d'Ho- 
mère ou  de  Virgile,  il  eût  été  plus  fervent  adorateur 
de  Vénus  qu'il  ne  l'est  de  la  Vierge  Marie  ;  mais 
c'est  tout.  Aussi  doit-on  moins  s'étonner  de  voir 
figurer  côte  à  côte,  dans  ce  singulier  roman.  Dieu 
le  Père  et  Saturne,  Jésus-Christ  et  Jupiter,  Vénus  et 
la  .sainte  Vierge,  Mars,  Vulcain,  et  tous  les  saints 
du  paradis. 

Ceci  posé,  il  est  facile  de  comprendre  pourquoi 
Jehan  de  Meung  entreprit  de  terminer  l'œuvre  de 
Guillaume  de  Lorris.  Outre  la  réputation  méritée 
dont  jouissait  le  Roman  de  la  Ro^,  ce  qui  n'était 
certes  pas  à  dédaigner  pour  trouver  des  lecteurs  à 
une  époque  où  il  y  en  avait  si  peu,  Jehan  de  Meung 
comprit  aussitôt  tout  le  parti  qu'il  pouvait  tirer  de 
cette  merveille  inachevée  pour  développer  ses  théo- 
ries philosophiques. 

On  n'en  reste  pas  moins  stupéfait  de  l'audace  in- 
croyable de  ses  idées  et  de  la  vigueur  de  son  style. 


CXVI  CONCLUSION. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  Jehan  de  Meung  est  le 
Rabelais,  le  Voltaire  du  XIIl'^  siècle.  Mais  combien 
ces  deux  apôtres  de  l'humanité  restent  pâles  à  côté 
du  vieux  romancier  qui,  en  plein  moyen  âge,  osait 
lever  le  drapeau  de  la  liberté  et  de  l'égaUté,  à  une 
époque  où  le  vilain  n'était  pas  même  un  homme, 
où  le  roi  était  presque  un  dieu  ! 

Écoutez-le  criant  au  vilain  :  «  Tu  es  l'égal  des  puis- 
sants de  la  terre,  car  ils  n'ont  rien  de  plus  que  toi.  Tout 
cet  or,  toutes  ces  richesses  qu'ils  entassent,  tous  ces  titres, 
tous  ces  châteaux,  tous  ces  esclaves  qui  rampent  à  leurs 
pieds,  ne  sont  pas  leurs  ;  ils  sont  à  Fortune  qui  leur 
donnait  hier,  qui  leur  enlèvera  demain.  L'homme  n'a  rien 
à  lui  sur  cette  terre  que  son  libre  arbitre,  sa  conscience 
et  sa  volonté.  Le  roi  lui-même  est  plus  faible  que  le 
premier  ribaud  venu,  car  il  ne  sera  rien  le  jour  où  le 
peuple  voudra,  et  ce  jour-là,  pourra-t-il  lutter  contre  un 
vilain  ?  Non,  car  le  moindre  vilain  est  plus  fort  que  lui. 
Ce  qui  fait  la  force  d'un  roi,  sa  valeur,  sa  puissance, 
sa  richesse,  c'est  la  force,  le  courage,  le  dcuoàmcnt  et  le 
travail  de  ses  sujets,  et  rien  de  tout  cela  ne  lui  appar- 
tient ;  car  rien  n'est  à  nous  que  ce  que  Nature  nous 
donna,  et  Fortune  ne  saurait  faire  qu'on  possédât  un 
seul  fétu,  l'eût-on  par  la  force  obtenu,  si  ne  nous  l'a 
dotiné  Nature!  »  Et  plus  loin,  s'adressant  directe- 
ment aux  rois  :  «  Aye:(^  le  cœur  courtois,  généreux  et 
bon,  et  piteux  envers  les  pauvres  gens,  si  vous  voule^  du 
peuple  l'amitié.  Donner  l'exemple  aux  seigneurs  et  aux 
riches;  ne  soye\  orgueilleux  ni  rapace,  car  sans  le  peuple 
un  roi  n'est  rien,  non  plus  qu'un  simple  citoyen.  » 

On  a  vanté  la  hardiesse  de  ce  fameux  mot  de 
Voltaire  : 

I,e  premier  qui  fut  roi  fut  un  soldat  heureux. 


CONCLUSION.  XCVU 

Jehan  de  Meung  a  dit  : 

Le  premier  qui  fut  roi  fut  un  vilain  hideux. 

Non,  rien  n'égale  sa  vigueur  quand  il  s'attaque 
aux  injustices  criantes  de  la  société,  aux  rois  surtout. 
Six  siècles  après  Clopinel,  il  y  a  quelques  années  à 
peine,  qui  donc  eût  osé  écrire  : 

<i  Au  temps  de  l'dge  d'or  les  hommes  étaient  heureux; 
ils  n'avaient  pas  comme  aujourd'hui  rois  pour  ravir  le 
hien  d' autrui  ;  tous  étaient  égaux  sur  la  terre.  Les  an- 
ciens, dit-il,  n'eussent  pas  vetidu  leur  liberté  pour  tout 
l'or  du  monde;  car  tout  l'or  du  monde  iu  saurait  payer 
la  liberté  d'un  seul  homme  !  Ils  vivaient  heureux,  s'ai- 
mant  comme  des  frères,  et  n'avaient  pas  besoin  de  sei- 
gneurs pour  les  juger,  d'où  sont  nos  libertés  péries.  Car 
Us  juges  premièrement  se  cotiduisent  si  nullement,  qu'ils 
se  devraient  juger  soi-ménu,  s'ils  veulent  que  chacun  les 
aime,  être  loyaux  et  diligents,  tton  pas  lâches  ni  négli- 
gents, ni  faux,  ni  rongés  d'avarice,  enfin  faire  aux  mal- 
heureux justice.  Mais  ils  vendent  les  jugements,  ils 
cueillent,  rognent  et  taillent,  et  pauvres  gens  leur  argent 
baillent.  Et  tel  on  entend  condamner  un  larron,  qu'on 
devrait  plutôt  pendre,  si  l'on  voulait  rendre  jugement  des 
rapines  qu'il  a  commises  grâce  à  son  pouvoir.  » 

Ne  l'oublions  pas,  à  cette  époque  la  justice  était 
un  des  privilèges  de  la  noblesse,  et  rois  et  seigneurs, 
dit  Jehan  de  Meung,  n'ont  été  créés  que  pour  dé- 
fendre les  droits  de  ceux  qui  les  paient. 
Puis,  s'adressant  aux  nobles,  il  leur  dira  : 
«  Vous  ne  vale\  pas  mieux  que  les  vilains.  Vous  dites  : 
«  Je  suis  gentilhomvw!  Donc  je  vaux  mieux  que  les  misé- 
«  râbles  qui  cultivent  la  terre  ou  du  travail  de  leurs  nmins 
«  vivent,  »  Eh  bien,  moi  je  vous  dis  que  non.  L'homme 
n'est  noble  que  par  ses  vertus  et  vilain  que  par  ses  vices. 


XCVIII  CON'CLUSIOM. 

^oblesse  vient  de  la  valeur,  et  noblesse  de  naissance  n'est 
rien  qui  vaille  à  qui  manque  la  prouesse  de  ses  aïeux. 
[Par  plusieurs  je  vous  le  prouverais  qui,  sortis  de  has 
lignage,  montrèrent  plus  noble  cœur  que  maint  fils  de 
comte  ou  de  roi  que  je  ne  veux  pas  nommer.  Mais,  hélas  ! 
en  vain  on  voit  les  bons  toute  leur  vie  parcourir  de  loin- 
tains pays  pour  sens  et  valeur  conquérir,  cultiver  les 
sciences,  les  lettres,  les  arts  et  la  philosophie,  souffrir  la 
pauvreté  ;  personne  ne  les  aime.  Les  rois  ne  prisent  une 
pomme  ces  hommes,  plus  nobles  cependant  que  ceux  qui 
vont  chasser  aux  lièvres  et  sont  coutumiers  d'habiter  en 
châteaux  princiers. 

«  Et  celui  qui,  de  la  noblesse  d'autrui,  sans  valeur, 
sans  prouesse,  veut  porter  los  et  renom,  est-il  noble  ?  Je 
dis  que  non.  Il  doit  être  pour  plus  vil  tenu  que  s'il 
était  fils  de  truand.  Noblesse  soit  à  qui  la  mérite!  Mais 
l'homme  vil,  orgueilleux,  injuste,  méchant,  vantai  d,  pa- 
resseux, sans  charité  (et  de  ceux-là  sur  terre  il  en  foi- 
sonne), s'il  est  issu  de  parents  oii  brillaient  toutes  les 
vertus,  pas  n'est  droit  qu'il  ait  de  ses  aïeux  la  gloire  ; 
mais  il  doit  être  plus  vilain  tenu  que  s'il  était  de  chétif 
venu.  Ceux-là  disent  :  «  Je  suis  noble,  n  parce  qu'on  les 
nomme  ainsi,  et  que  tels  furent  leurs  bons  parents,  qui 
faisaient  leur  devoir,  eux,  et  parce  qu'ils  chassent  par 
rivières,  par  bois,  par  champs  et  par  bruyères,  et  des 
chiens  ont  et  des  oiseaux,  comme  tous  nobles  damoiseaux, 
et  traînent  partout  leur  oisiveté.  Mais  ils  trahissent  leur 
vilenie,  quand  de  la  noblesse  d'autrui  se  vantent  ;  ils 
mentent,  et  la  noblesse  de  leurs  aïeux  volent  en  tombant 
plus  bas  qu'eux!  » 

Mais  le  côté  le  plus  intéressant  de  cet  ouvrage 
remarquable,  c'est  qu'il  est  un  des  premiers  cris  pous- 
sés par  la  France  contre  l'envahissement  du  clergé  ro- 
main, qui  voulait  dominer  toute  la  chrétienté,  ques- 


CONCLUSION.  XCIX 

tion  brûlante,  qui  s'est  rallumée  de  nos  jours  avec 
tant  d'intensité,  et  fiiit  le  desespoir  de  tous  les  pa- 
triotes et  des  hommes  vraiment  religieux. 

Depuis  un  demi-siècle  environ,  au  moment  où 
Jehan  de  Meung  écrivait  ces  lignes,  plusieurs  ordres 
de  religieux.  Mendiants  avaient  été  créés  par  la  cour 
de  Rome,  et  comblés  de  privilèges  qui  les  rendaient 
forts  gênants  et  redoutables  au  clergé  sécuher.  Sans 
nationalité  comme  sans  patrie,  puisqu'ils  recrutaient 
leurs  adeptes  dans  tous  les  pays  et  n'avaient  pas  de 
résidence  fixe,  ces  Mendiants  avares,  hypocrites  et 
sensuels,  allaient  de  châteaux  eu  chàieaux  demander 
de  l'argent  aux  riches,  avec  lequel,  quoique  voués  à  \ 
la  pauvreté,  ils  se  faisaient  bâtir  de  véritables  palais,  , 
où  ils  vivaient  dans  l'abondance  et  menaient  une  vie 
dissolue. 

Ils  dominaient  au  spirituel,  puisqu'ils  ne  dépen- 
daient que  de  Rome.  Un  évêque  même  ne  pouvait 
rien  contre  eux,  puisque,  sans  domicile  élu,  ils 
étaient  curés  de  toute  la  France,  et  seuls,  en  qualité 
d'envoyés  du  Pape,  pouvaient  remettre  certains  pé- 
diés.  Ils  avaient  une  police  admirablement  organisée,.  \ 
et,  grâce  à  leurs  privilèges,  devinrent  en  quelques 
années  riches  et  puissants,  mais  craints  et  détestés. 
Leur  audace  devint  telle  que  personne  n'osait  élever 
la  voix  contre  eux.  En  1256,  Guillaume  de  Saint- 
Amour,  chanoine  de  Beauvais,  le  premier  com- 
battit ces  intrus.  C'était  un  homme  savant  et  re- 
nommé. Il  avait  maintes  fois  pris  déjà  la  défense 
du  clergé  français  et  de  l'Université  contre  les  ordres 
Mendiants,  et  le  pape  Alexandre  IV  s'était  vu  con- 
traint de  faire  brûler  l'Evangile  Pardurable,  contre 
lequel  Guillaume  de  Saint-Amour  s'était  élevé  avec 
une  extrême  vigueur.  Il  est  vrai  que,  dans  ce  livre, 


C  CONCLUSION. 

si  nous  en  croyons  Jehan  de  Meung,  les  Jacobins 
avaient  poussé  l'audace  jusqu'à  s'attaquer  à  l'auto- 
rité apostolique  elle-même.  Quelque  temps  après,  il 
publiait  Les  périls  des  derniers  temps,  satire  virulente 
contre  ces  Mendiants  éhontés,  qui  voulaient  asservir 
à  leur  profit  tout  le  clergé  séculier.  Mais  ils  étaient 
déjà  si  puissants  qu'ils  parvinrent,  parleurs  intrigues, 
à  faire  brûler  à  son  tour  le  livre  de  Saint-Amour, 
et  à  le  faire  bannir  de  France. 

Et,  quelques  années  à  peine  après  sa  mort,  Jehan 
de  Meung,  prenant  courageusement  sa  défense,  osait 
publier  le  pamphlet  audacieux  qu'il  intercala  dans  le 
Roman  de  la  Rose! 

C'est  en  lisant  ce  passage  et  les  chapitres  suivants, 
où  Jehan  de  Meung  énonce  ses  théories  naturalistes, 
que  certains  commentateurs  en  ont  fait  un  athée. 
Rien  n'est  plus  faux,  et  nul  auteur  ne  mérite  moins 
que  lui  une  pareille  accusation.  Il  était  sincèrement 
religieux,  au  contraire;  mais  il  savait  allier  l'amour 
de  Dieu  et  l'amour  de  la  patrie;  en  un  mot,  il 
était  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  un  gallican.  Il 
gémissait  de  voir  la  papauté  entrer  dans  cette  voie 
funeste  qui  devait,  quelques  siècles  plus  tard,  ensan- 
glanter la  terre.  Et  voilà  ce  qui  lui  fait  pousser  ce 
cri  prophétique  :  «  De  tout  cela  sortiront  de  grands 
maux!  »  Patriotique  terreur  que  toute  la  France  au- 
jourd'hui sent  renaître  plus  poignante  que  jamais. 

En  effet,  Jehan  de  Meung  prévoyait  tout  ce  qu'avait 
de  dangereux  pour  la  France  et  pour  la  chrétienté 
la  création  d'un  clergé  exotique  et  envahissant  qui 
devait  bientôt  dominer  la  papauté,  sur  les  ruines 
de  l'ancienne  Église  apostolique  élever  l'Église  ro- 
maine, et,  oubliant  sa  divine  mission  sur  la  terre, 
résumer  sa  politique  dans  ce  mot  :  «  Périssent  les  na- 


CONXLUSIOX.  CI 

tionàlitès,  pourvu  que  l'Église  triomphe,  dût-elle  régner 
sur  des  ruines!  »  C'est  pour  signaler  l'ingérence  de 
ces  intrus  tout-puissants  dans  la  politique  qu'il  fait 
dire  à  Faux-Semblant  : 

Sur  tous  les  royaumes  s'étend 

Notre  lignage  omnipotent 

A  nous  seuls  doit  prince  bailler 

A  gouverner  toute  sa  terre 

Et  lui,  soit  en  paix,  soit  en  guerre; 

A  nous  se  doit  prince  tenir. 

Qui  veut  à  grand  honneur  venir. 

Était-il  athée  l'homme  qui  s'écriait  : 

Nombreux  si  sont  tels  louveteaux 
Parmi  tes  apôtres  nouveaux, 
Sainte  Eglise,  tu  es  perdue,  i 

Si  ta  cité  est  combattue  \ 

Par  les  chevaliers  de  ton  ban. 
Ton  pouvoir  est  bien  chancelant 
Si  ceux-là  cherchent  à  la  prendre 
A  qui  la  donnas  à  défendre. 
Contre  eux  comment  la  garantir  î 
Prise  sera  sans  coup  sentir 
De  mangonneau  ni  de  pierrière, 
Sans  déployer  au  vent  bannière. 
Si  tu  ne  veux  la  secourir, 
Laisse  les  tels  partout  courir. 
Laisse  ;  mais  si  tu  leur  commandes. 
Tôt  faudra-t-il  que  tu  te  rendes 
Leur  tributaire,  faisant  paix 
Q.u'ils  t'imposeront  à  grand  faix, 
Si  pis  encor  ne  font  les  traîtres. 
Et  de  tout  ne  deviennent  maîtres. 
Bien  ils  te  savent  endormir. 
Le  jour  courent  les  murs  garnir, 
La  nuit  creusent  profondes  mines. 
Ailleurs  enfonce  les  racines 


cil  CONCLUSION. 

Que  tu  veux  voir  fructifier; 
Tu  ne  dois  pas  là  te  fier. 

Hélas!  que  le  Saint-Siège  n'a-t-il  écouté  notre 
poète  !  que  ne  s'est-il  appuyé  sur  les  clergés  natio- 
naux, sur  ces  humbles  pasteurs  qui  ne  demandaient 
qu'à  le  soutenir  et  l'aimer,  s'il  n'eût  songé  qu'à 
donner  la  pâture  à  toutes  leurs  brebis,  au  lieu  de 
les  laisser  tondre  par  ces  vils  mercenaires  !  Mais  la 
voix  du  grand  homme  se  perdit,  et  sa  prophétie  de 
point  en  point  s'accomplit.  Peu  à  peu  le  pouvoir  de 
la  papauté  fut  absorbé  par  ceux  qu'elle  avait  char- 
gés de  le  défendre  ;  l'Église  et  toute  la  chrétienté 
devinrent  la  proie  des  Mendiants.  On  vit  bientôt  les 
papes,  créatures  de  «  ces  loups  qui  tout  dévorent,  » 
comme  les  appelle  Jehan  de  Meung,  à  la  grande 
gloire  de  Dieu  et  au  prolit  de  ce  clergé  sans  patrie, 
semer  dans  toute  l'Europe  la  discorde  et  la  guerre, 
apporter  sur  le  trône  pontifical  les  appétits  les  plus 
ignobles  et  les  passions  les  plus  monstrueuses,  jus- 
qu'à ce  qu'enfin  l'Apôtre  de  Dieu  ne  rougît  pas  de 
descendre  lui-même  dans  l'arène  et  de  se  vautrer 
dans  le  sang  de  ses  brebis  ! 

Il  est  toutefois  une  chose  consolante  pour  nous  : 
c'est  qu'en  ces  crises  épouvantables,  la  France  chré- 
tienne, la  France  tout  entière  se  levait  contre  ces 
forcenés.  C'est  de  sang  français  qu'était  souillée 
l'armure  de  Jules  II 1 

Mais  la  mesure  était  comble.  La  papauté  depuis 
longtemps  agonisait  sous  le  joug  des  Mendiants, 
comme  l'avait  annoncé  Jehan  de  Meung.  Il  ne  res- 
tait plus  qu'à  partager  les  dépouilles,  et,  comme 
toujours,  une  querelle  s'éleva  entre  les  vainqueurs 
sur  le  cadavre  de  l'Église.  Il  s'agissait  d'une  grosse 
proie,  les  indulgences.  Deux  ordres  Mendiants,  les 


CONCLUSION.  cm 

Augustins  et  les  Dominicains,  se  la  disputèrent,  et 
la  Reforme  éclata  !  On  vit  alors  le  successeur  de 
saint  Pierre,  ce  ministre  de  paix  et  de  charité,  enivré 
de  sang,  repousser  dédaigneusement  les  propositions 
du  clergé  français,  qui  devaient  réunir  à  nouveau, 
sous  un  même  pasteur,  le  troupeau  dispersé,  pous- 
ser la  Furie  italienne  qui  régnait  sur  la  France  au 
plus  épouvantable  forfait,  applaudir  des  deux  mains 
au  massacre  de  la  Saint-Barthélémy,  et,  au  nom  de 
Dieu,  bénir  les  assassins  ! 

Oui,  Jehan  de  Meung,  tu  avais  raison,  il  en  devait 
sortir  de  grands  maux  ! 

Hélas  !  si  tu  revenais  aujourd'hui,  tu  ne  recon- 
naîtrais plus  la  France  !  Le  clergé  national  n'est 
plus,  et  cette  chevalerie  française,  cette  noblesse  vail- 
lante et  généreuse  qui  fut  jadis  la  gloire  de  notre 
vieille  patrie,  cette  noblesse  que  tu  représentais  si 
dignement  et  dont  tu  étais  si  fier  est  elle-même 
devenue  la  proie  des  Mendiants  romams  ! 

Elle  renierait  Bayard  aujourd'hui,  si  le  chevalier 
sans  peur  et  sans  reproche  osait  lever  la  main  sur 
l'étole  pontificale,  car  pour  elle  la  patrie  passe  après 
l'Église. 

Mais  une  nouvelle  France  s'est  levée,  aussi  chré- 
tienne, aussi  vaillante,  aussi  généreuse  que  la  tienne. 
Tu  la  verrais,  quelques  années  à  peine  après  des 
désastres  inouïs,  fruits  encore  d'une  guerre  rehgieuse, 
plus  forte  et  plus  florissante  que  jamais,  et,  j'en  suis 
5Ûr,  tu  ne  la  renierais  pas  ! 

Quand  on  relit  ces  pages,  on  se  demande  par  quel 
miracle  cet  homme  put  échapper  à  la  vengeance 
d'ennemis  aussi  vindicatifs  et  aussi  redoutables,  et 
comment  la  sainte  Inquisition,  établie  en  France  de- 
puis quelque  vingt  ans,  le  laissa  mourir  dans  son  lit 


CIV  CONCLUSION. 

au  lieu  de  le  brûler  comme  hérétique.  Du  reste,  il 
ne  se  faisait  pas  illusion  sur  les  dangers  qu'il  cou- 
rait, et  c'est  pourquoi  il  s'écrie  : 

En  grogne,  m.i  foi,  qui  voudra. 
Et  s'en  courrouce  à  qui  plaira  ; 
Pour  moi,  je  ne  m'en  tairai  mie, 
En  dussé-je  perdre  la  vie. 
Ou  contre  droiture  me  voir, 
Comme  saint  Paul,  en  cachot  noir 
Plonger,  ou  bien  de  ce  royaume 
A  tort  bannir  comme  Guillaume 
De  Saint-Amour 

C'est  que  Jehan  de  Meung  n'était  ni  un  professeur 
de  Sorbonne,  ni  un  bourgeois,  ni  un  vilain.  C'était 
un  seigneur  riche  et  puissant.  Il  pouvait  compter  sur 
ses  amis,  et  notamment  sur  un  de  nos  meilleurs 
rois,  jeune  encore,  qui  devait  par  la  suite  devenir  le 
champion  le  plus  résolu  des  libertés  gallicanes, 
celui  dont  le  gantelet  imprima  sur  la  joue  de  Bo- 
niface  VIII  le  plus  sanglant  défi  qu'aient  jamais  jeté 
les  idées  modernes  à  l'absolutisme  romain. 

Philippe-le-Bel  défendit  jusqu'à  sa  mort,  avec  une 
incroyable  énergie,  les  prérogatives  de  la  royauté, 
c'est-à-dire  de  la  France,  contre  les  prétentions  des 
papes  qui,  dans  leur  détresse,  tournaient  les  yeux 
vers  elle  et  lui  tendaient  les  bras.  La  fille  aînée  de 
l'Église  alors  prodiguait  pour  eux  et  son  or  et 
son  sang;  mais  une  fois  revenus  de  leurs  terreurs, 
ces  Romains,  ne  voyant  plus  dans  les  Français 
que  des  ennemis  politiques,  ne  cherchaient  qu'à  les 
exploiter  et  leur  susciter  des  ennemis  de  toutes 
sortes. 

Telle  est,  en  résumé,  depuis  mille  ans,  l'histoire 
des  relations  entre  la  France  et  la  papauté.  Et,  chose 


CONCLUSION.  ,  CV 

étrange  !  après  tant  de  luttes,  c'est  la  royauté  qui 
succomba  !  Aujourd'hui,  nous  l'avons  dit,  il  n'est 
plus  ni  religion  gallicane,  ni  Pragmatique-Sanc- 
tion, ni  concordat,  ni  déclaration  de  1682,  ni  clergé 
national.  Mais  quand  la  royauté  abdiqua  devant 
la  papauté,  elle  n'était  déjà  plus  la  France. 

On  s'étonne  donc  moins,  en  y  réfléchissant,  que 
Jehan  de  Meung  ait  pu  braver  jusqu'à  sa  mort  les 
attaques  violentes  des  papistes.  Sa  plume  mor- 
dante avait  pourtant  stigmatisé  ce  clergé  vicieux 
d'une  bien  rude  façon,  dans  cette  satire  audacieuse, 
où  le  poète  Orléanais  dévoile  à  ses  contemporains 
les  vices,  la  corruption  et  les  crimes  de  ces  moines 
omnipotents. 

Les  deux  chapitres  dans  lesquels  Faux-Semblant, 
le  moine  hypocrite,  qui  s'est  glissé  furtivement  dans 
le  camp  à  Amour  (car  ses  pareils  s'insinuent  par- 
tout), est  obligé  de  se  démasquer,  sont  bien  cer- 
tainement la  partie  capitale  du  roman  La  verve  et 
la  vigueur  du  poète  s'y  élèvent  si  haut,  que  jamais 
elles  n'ont  été  dépassées. 

Ce  passage  jette  un  triste  jour  sur  les  mœurs  du 
haut  clergé  à  cette  époque  ;  il  explique  l'acharnement 
incroyable  que  les  ennemis  du  poète  déployèrent 
contre  cette  oeuvre  et  la  vogue  étonnante  dont  elle 
jouit  pendant  plusieurs  siècles.  En  vain  le  chancelier 
Gerson  s'écriait  encore  plus  de  cent  ans  après  : 

«  Arrache:^,  hommes  sages,  arrache^  ces  livres  dange- 
reux des  mains  de  vos  fils  cl  de  vos  filles.  Si  je  possédais 
un  seul  exemplaire  du  Roman  de  la  Rose,  el  qu'il  fiit 
unique,  valùl-il  mille  livres  d'argent,  je  le  brûlerais 
plutôt  que  de  le  vendre  pour  le  publier  tel  qu'il  est.  Si  je 
savais  que  l'auteur  n'eût  pas  fait  pénitence,  je  ne  prie- 
rais jamais  pour  lui  pas  plus  que  pour  Judas  ;    et  hg 


CVI  CONCLUSION. 

personnes  qui  lisent  son  livre  à  mauvais  dessein  aug- 
mentent ses  tourments,  soit  qu'il  souffre  en  enfer,  soit 
qu'il  gémisse  en  purgatoire.  « 

Mais  il  était  inutile  d'arracher  ce  li%'re  des  mains 
des  lecteurs  et  de  le  brûler.  Il  était  depuis  longtemps 
à  l'abri  de  la  destruction.  Toute  l'œuvre  de  Guil- 
laume, en  effet,  était  gravée  dans  les  âmes  tendres 
et  passionnées  des  damoisclles  (i);  celle  de  Jehan 
de  Meung  au  fond  du  cœur  de  tous  les  vilains,  les 
savants  et  les  honnêtes  gens.  Répandu  par  les  mé- 
nestrels qui  l'allaient  récitant  par  toute  la  France, 
comme  les  œuvres  d'Homère,  le  Roman  de  la  Rose 
était  impérissable.  Cet  ouvrage,  aussitôt  son  appa- 
rition, jouissait  d'une  telle  renommée,  était  devenu 
si  populaire,  il  avait  exercé  une  telle  influence  sur  la 
littérature  et  sur  les  mœurs,  que  ses  ennemis  eux- 
mêmes,  pour  se  faire  lire  et  rendre  leurs  diatribes 
intéressantes,  ne  trouvèrent  rien  de  mieux  que  de 
l'imiter  servilement. 

Du  reste,  il  ne  fut  attaqué  qu'au  point  de  vue  de 
la  licence  des  expressions  et  des  images,  et  quoique 
ses  plus  terribles  adversaires  aient  compris  dans  leurs 
malédictions  l'œuvre  tout  entière,  on  est  forcé  de 
reconnaître  que  c'est  là  le  seul  grief  sérieux  qu'ils 
articulent  contre  ce  chef-d'œuvre. 

Ainsi  Gcrson,  cet  acharné  défenseur  des  libertés 
gallicanes  aux  conciles  de  Pise  et  de  Constance, 
l'auteur  de  De  Aiijeribilitaîe  Papif,  ne  visait  certaine- 
ment pas,  dans  ses  attaques,  l'adversaire  de  Faux- 
Semhlaut,  et  Christine  de  Pisan  ne  lui  reprochait 
<iue  SCS  injustes  critiques  contre  les  dames.  Aussi  les 


(i)  Dame  ctoit  le  nom  Je  la  femme  mariée  ;\  un  chevalier;   Da- 
moiselle  étoit  pour  la  femme  de  l'écuyer.        Lantin  de  Damerey. 


CONCLUSION.  CVII 

contemporains  n'attachèrent  que  fort  peu  d'impor- 
tance à  ces  anathèmes,  qui,  somme  toute,  s'adres- 
saient à  la  littérature  entière  de  ces  siècles  si  peu 
collets-montés.  On  ne  fit  qu'en  rire,  et  ceux  qui  ne 
connaissaient  pas  le  roman  le  lurent  avec  avidité. 

On  reproche  généralement  à  Jehan  de  Meung  1 
d'être  verbeux  et  diffus,  et  de  semer,  sous  prétexte  | 
d'érudition,  son  poème  de  hors-d'œuvre  considé- 
rables, qui  rendent  l'action  confuse  et  ont  presque  fait 
ranger  le  délicieux  roman  de  Guillaume  dans  le  genre 
ennuyeux.  «  Les  transitions  ny  sont  point  ménagées,  et 
chaque  digression  semble  naître  plutôt  du  caprice  de  l'au- 
ieur  que  de  l'enchaînement  des  idées  (i).  »  On  l'accuse 
encore  d'avoir  intercalé  au  hasard  ces  tirades,  sans 
même  s'occuper  de  l'acteur  qui  les  débitait. 

La  moitié  de  ce  reproche  est  juste,  mais  c'est  le  \ 
défaut  capital  de  la  littérature  du  moyen  âge.  Pour 
le  reste,  c'est  une  erreur  grossière  ;  car  l'œuvre,  au 
contraire,  est  savamment  étudiée.  Quand  l'auteur 
combat  les  abus  de  la  société  au  XIII«  siècle,  ce 
n'est  pas  au  hasard  qu'il  choisit  ses  orateurs.  Il  sait 
parfaitement  ce  qu'il  dit  quand  il  fait  attaquer  les 
débauchés  par  Genius,  les  femmes  par  le  Jaloux,  les/ 
égoïstes  et  les  riches  par  Ami,  les  juges  iniques  etj 
les  rois  par  Raison,  et  quand  il  choisit  pour  cham- 
pion des  vilains  contre  les  nobles  Nature  elle-même. 

Au  surplus,  si  l'on  ne  considère  l'œuvre  de  Jehan 
de  Meung  que  comme  la  continuation  de  celle  de 
Guillaume  de  Lorris,  plus  de  la  moitié  du  roman 
pourrait  en  effet  passer  pour  inutile. 


(i)  Cette  phrase  est  la  seule  que  nous  ayons  eni  devoir  emprunter 
au  travail  de  M.  Huot.  >Ious  n'avons  pas  hésité,  car  il  est  impos- 
sible de  mieux  dire. 


CVIII  CONCLUSION. 

Mais,  comme  nous  l'avons  dit  plus  haut,  Jehan 
de  Mcung  se  souciait  bien  de  Bel-Accueil  vraiment  ! 
Il  avait  de  l'esprit,  et  il  comprit  que  faire  un  long 
traité  de  philosophie,  de  science  et  de  morale,  où  il 
pût  développer  toute  son  érudition,  c'était,  au  prix 
de  peines  et  de  dangers  inouïs,  se  jeter  dans  les 
luttes  arides  de  théologie  et  de  métaphysique,  qui 
ne  pouvaient  intéresser  que  les  savants  et  ne  lui  at- 
tirer qu'un  petit  nombre  de  lecteurs.  Et  puis,  com- 
ment développer  en  vile  prose  ces  audacieuses 
maximes,  qui  trouvent  si  bien  à  se  voiler  sous  les 
attrayantes  allégories  du  roman  ?  Que  de  choses,  ac- 
ceptables et  même  charmantes  en  vers,  ne  seraient 
souvent  en  prose  qu'impudeur  et  qu'insanité  !  N'ou- 
blions pas  que  les  mets  les  plus  délicieux  ne  doivent 
leur  saveur  qu'à  la  manière  dont  ils  sont  apprêtés. 
«  C'est  le  ton  qui  fait  la  chanson,  »  dit  un  proverbe 
populaire,  et  le  genre  badin  permet  d'émettre  de 
cruelles  vérités  qui  seraient  trop  dangereuses  dans 
un  livre  sérieux.  Telle  maxime  qui  termine  ingé- 
nument une  fable  du  pauvre  Esope  ou  du  bon- 
homme La  Fontaine,  telle  pointe  du  malin  Jehan 
de  Meung  deviendrait,  même  de  nos  jours,  au  mi- 
lieu d'un  discours  politique  ou  d'un  article  de  jour- 
nal, un  pamphlet  séditieux.  Quand  le  vigneron 
Paul-Louis  le  voulut  faire,  il  n'y  a  pas  de  cela  bien 
longtemps,  on  le  lui  fit  trop  bien  sentir.  Il  ne  faut 
donc  lire  le  livre  de  Jehan  de  iMeung  que  pour  s'ins- 
truire et  non  pour  s'amuser. 

Donc,  le  reproche  le  plus  sérieux  et  qui  subsiste 
tout  entier,  c'est  la  crudité  de  quelques  expressions, 
les  attaques  violentes  contre  les  femmes,  et  sur- 
tout l'obscénité  de  certaines  images  et  de  la  dernière 
scène. 


CONCLUSIOM.  CDC 

Mais,  comme  dit   Lantin  de  Damerey,  dans   sa  j 
Dissertation  sur  le  Roman  de  la  Rose  :  «  Si  Jehan  de  I 
Meung,  pour  avoir  voulu  être  trop  naturel,  est  tombé  \ 
souvent  dans  le  style  bas  et  grossier,   le  mauvais  goût  de 
son  époque  en  fut  sans  doute   la  cause.  »  La  preuve 
en  est  dans  tous  les  fabliaux  et  contes  parvenus  jus- 
qu'à nous,  et  qui  cependant  faisaient  les  délices  de 
nos  chastes  aïeules. 

Pourtant  on  ne  peut  s'empêcher  de  rapprocher  les 
deux  écrivains,  et  en  lisant  Jehan  de  Meung,  plus 
d'une  gente  dame  regrettera  bien  certainement  que 
la  mort  ait  empêché  le  pudique  Guillaume  de  ter- 
miner son  œuvre. 

Du  reste,  Jehan  de  Meung  s'en  est  ému  lui-même, 
et  il  a  pris  soin  de  se  défendre  par  la  bouche  de 
Raison.  Celle-ci  dit  qu'on  ne  doit  pas  avoir  honte 
d'appeler  par  leur  nom  les  oeuvres  de  Dieu.  «  Ce 
n'est  pas  h  nom  qui  est  honteux,  dit-elle,  mais  la  chose. 
Or,  quoi  de  plus  noble  que  les  divins  instruments  que 
Dieu  façonna  de  ses  propres  mains  pour  perpétuer  l'espèce 
hunmine  ?  »  A  vrai  dire,  puisque  l'auteur  n'a  pas 
trouvé  de  meilleures  raisons  à  nous  donner,  nous 
n'en  chercherons  pas,  et  nous  l'abandonnerons  à  la 
colère  des  dames.  S'il  faut  en  croire  son  chroni- 
queur, André  Thcîvet,  maître  Jehan,  nous  en  sommes 
convaincu,  se  tirerait  aujourd'hui  d'un  si  mauvais 
pas  aussi  facilement  que  jadis  en  semblable  circons- 
tance. 

Qu'on  reproche  donc  à  nos  deux  auteurs  ce  que 
l'on  voudra.  Ce  qu'au  moins  on  ne  peut  leur  refu- 
ser, c'est  d'avoir  fait  une  œuvre  admirable,  d'avoir 
écrit  mieux  que  personne  avant  eux,  et  d'avoir  fait 
faire  un  pas  immense  à  la  littérature  française  en 
créant  un  de  ses  plus  beaux  chefs-d'œuvre. 


ex  CONCLUSION. 

Ce  qu'on  ne  peut  contester  à  Guillaume  de  Lorris, 
ce  peintre  inimitable,  c'est  une  délicatesse  et  une 
grâce  infinies,  et  à  Jehan  de  Meung  une  vigueur  de 
style,  une  élévation  d'idées  et  une  érudition  sans 
rivales. 

Sous  la  plume  de  ce  fougueux  satirique,  le  trait 
devient  mortel  et  l'ironie  sanglante,  comme  on  peut 
en  juger  par  le  dix-neuf  mille  deux  cent  quarante- 
sixième  vers  : 

Bon  fait  prolixité  foir  ! 


OPINIONS    DES    CRITIQUES. 


Nous  terminerons  cette  étude  en  donnant  et  dis- 
cutant l'opinion  Je  quelques  écrivains  sur  cette 
œuvre  remarquable.  Sans  vouloir  ici  résumer  les  at- 
taques violentes  ni  les  louanges  outrées  des  contem- 
porains que  nous  pouvons  soupçonner  de  partialité, 
nous  nous  contenterons  de  citer  l'opinion  des  savants 
qui  n'ont  étudié  cette  œuvre  qu'au  point  de  vue  pu- 
rement littéraire  et  philosophique.  Ce  fut  au  com- 
mencement du  XVIe  siècle,  c'est-à-dire  plus  de  trois 
cents  ans  après  son  apparition,  que  les  savants  com- 
mencèrent à  étudier  sérieusement  le  Roman  de  la 
Rose.  Cette  oeuvre,  en  effet,  eut  à  cette  époque,  à  la 
cour  de  Louis  XII  et  de  François  I^r,  un  regain  de 
célébrité.  C'est  ce  qui  engagea  Clément  Marot  à  en 
publier  une  nouvelle  édition.  «  Sons  prétexte  de  ra- 
jeunir ce  roman  pour  en  rendre  la  lecture  plus  facile, 
cet  auteur  lui  fit  subir  des  changements  considérables  ;  il 
substitua  quantité  de  mots  nouveaux  'à  ceux  tombés  en 
désuétude,  refondit  un  grand  nombre  de  vers,  en  ajouta 
même  quelques-uns,  en  un  mot  se  fit  un  Roman  de  la 
Rose  à  lui.  » 

Il  profita  de  cette  publication  pour  juger  l'œuvre 
tout  entière   en  six  pages.   Du  style,  il  n'en  parle 


CXII  OPINIONS   DES   CRITIQ.UES. 

pas,  et  se  contente  d'indiquer  au  lecteur  de  la  ma- 
nière dont  il  faut  «soulever  l'ccorce  pour  arriver  jus- 
qu'à la  moelle  de  l'arbre.  »  Il  dit  que  la  Rose  signifie 
«  l'état  de  sapience,  ou  l'état  de  grâce,  ou  la  Rose 
papale,  ou  la  Vierge  Marie,  ou  bien  encore  le  souve- 
rain bien  infini  et  la  gloire  d'éternelle  béatitude.  »  Le 
lecteur  peut  choisir.  Il  ne  s'appesantit  pas  beaucoup 
sur  cette  glose  étrange  que  bien  certainement  il  n'a 
jamais  prise  au  sérieux.  Mais  elle  s'explique  assez  ai- 
sément par  cette  circonstance,  que  Marot  refondit  le 
Rovtan  de  la  Rose  dans  les  prisons  de  Chartres  où  il 
était  enfermé  comme  hérétique.  Pour  sortir  de  pri- 
son, ou  remercier  le  roi  de  l'en  avoir  tiré,  il  crut 
devoir  faire  imprimer  cette  petite  préface  en  tête  de 
son  édition.  Cette  *mgulière  idée  n'est  pas  de  lui,  du 
reste.  Tout  l'honneur  en  revient  à  Jehan  Molinet, 
chanoine  de  Valenciennes,  qui  avait  publié,  en  1503, 
une  translation  de  vers  en  prose,  et  une  moralisation 
du  Roman  de  la  Rose.  Nous  passerons  sous  silence 
cette  oeuvre  absurbe,  et  c'est,  comme  dit  M.  P. 
Paris,  le  seul  moyen  de  lui  rendre  justice.  Quant  à 
l'opinion  de  Marot  sur  les  auteurs,  tout  ce  qu'on 
trouve  dans  ses  œuvres,  c'est  un  passage  de  sa  com- 
plainte au  général  Preudhomme  où  il  appelle  Guil- 
laume de  Lorris  l'Ennius  français. 

Baillct  le  regardait  comme  le  meilleur  poète  du 
XIII*^  siècle.  Il  nous  apprend  qu'il  vivait  sous  le 
règne  de  saint  Louis,  qu'il  mourut  environ  l'an 
1260,  et  que,  déguisant  sous  le  nom  de  Rose  celui 
d'une  femme  qu'il  aimait  éperdument,  il  avait  entre- 
pris son  roman,  dans  lequel  il  voulut  imiter  Ovide 
et  étendre  ses  pernicieuses  maximes,  sous  prétexte 
d'y  mêler  un  peu  de  philosophie  morale. 

Le  lecteur  peut  juger  que    Baillet  est   tout  aussi 


OPINIONS    DES    CRITIQUES.  CXIII 

peu  exact  dans  ses  renseignements  historiques  que 
juste  dans  son  appréciation  philosopliique,  car  il  est 
impossible,  en  y  mettant  même  une  extrême  complai- 
sance, de  découvrir,  dans  la  partie  de  Guillaume,  la 
moindre  «  pernicieuse  iiuixinic.  » 

Lantin  de  Damerey,  dans  sa  Dissertation  sur  le 
Rotnan  de  la  Rose,  convient  que  les  descriptions  de 
Guillaume  sont  faites  avec  art  et  avec  esprit  : 

«  Lorris,  dit-il,  était  un  auteur  galant  qui  a  plus 
approché  du  tour  aisé  et  naturel  d'Ovide  que  Jehan  de 
Meung,  son  continuateur.  Cet  auteur,  qui  vivait  vers 
Tan  ijoo,  fit  voir  qu'il  savait  aussi  bien  que  Guillaume 
la  théorie  de  l'art  dangereux  de  l'amour,  et  l'emporta  sur 
lui  par  l'érudition.  » 

Baïf  était  grand  admirateur  aussi  du  Roman  de  la 
Rose,  et  le  choisit  pour  sujet  d'un  sonnet  qu'il  adressa 
à  Charles  IX. 

Ronsard  en  faisait,  de  son  côté,  tant  de  cas,  qu'il 
le  lisait  constamment  et  y  puisait  ses  inspirations 
poétiques. 

Le  Père  Bouhours  (Entretiens  d'Ariste  et  d'Eugène) 
n'hésite  pas  à  donner  à  Jehan  de  Meung  le  nom  de 
père  et  d'inventeur  de  l'éloquence  française.  Et  de  fait, 
c'est  le  premier  livre  français  qui  ait  jamais  joui 
d'une  grande  réputation. 

Enfin,  Pasquier,  contemporain  de  Marot,  s'ex- 
prime ainsi  dans  ses  Recherches  sur  la  France  : 

«  Nous  eûmes  Guillaume  de  Lorris  et,  sous  Philippe- 
le-Bel,  Jehan  de  Meung,  lesquels  quelques-uns  des  nôtres 
ont  voulu  comparer  à  Dante,  poète  italien  ;  et  moi  je  les 
opposerais  volontiers  à  tous  les  poètes  d'Italie.  Guillaume 
de  Lorris  n'eut  le  loisir  d'achever  grandement  son  livre; 
mais  en  ce  peu  qu'il  nous  a  baillé,  il  est,  si  j'ose  le  dire, 
inimitable  en  descriptions.  Lise\  celle  du  printemps,  puis 


CXIV  OPIXIOXS   DES   CRITICIUES. 

du  temps,  et  je  dèfic  tous  les  anciens  et  ceux  qui  viendront 
après  nous  d'en  faire  de  plus  à  propos  (i).  » 

Si  grand  admirateur  que  nous  soyons  du  Roinan 
de  h  Rose,  nous  ne  saurions  admettre  qu'on  opposât 
nos  deux  poètes,  ni  à  l'auteur  de  la  Divine  Comédie, 
ni  à  Pétrarque. 


Les  anciens  comparaient  Homère  à  un  grand  fleuve 
où  tous  les  poètes  de  la  Grèce  venaient  tremper 
leurs  lèvres  pour  y  puiser  leurs  inspirations.  Tel  fut 
pendant  plusieurs  siècles  le  rôle  du  Roman  de  la 
Rose,  et  de  nos  jours  encore  nos  poètes  pourraient 
à  plus  d'un  titre  le  prendre  pour  modèle. 

Jusqu'à  Ronsard,  en  effet,  nous  n'avons  guère  eu 
d'autres  poètes  véritablement  dignes  de  ce  nom,  et, 
jusqu'au  XVI>=  siècle,  on  retrouve  la  trace  du  fameux 
Roman  dans  une  foule  d'ouvrages  dont  quelques-uns 
sont  demeurés  célèbres. 

Ainsi,  quand  on  lit  attentivement  la  Servitude  vo- 
lontaire de  La  Boëtie,  on  est  étonné  de  la  similitude 
de  pensées  et  de  la  communion  d'idées  qui  existe 
entre  les  deux  écrivains,  et  l'on  se  prend  malgré  soi 
à  rechercher  dans  le  Roman  de  la  Rose  ce  qu'on  lit 
dans  le  Contr'  Un.  Et  si  l'on  n'y  retrouve  pas  abso- 
lument les  mêmes  expressions,  on  y  reconnaît  la 
même  inspiration  et  la  même  vigueur. 

Vers  1450  parut  un  petit  chef-d'œuvre  qui  jouit 
pendant  longtemps  d'une  grande  célébrité,  si  nous 


(t)  Pour  les  .imcurs  cités  :  Baillct,  Baïf,  Ronsard,  le  Pcre  Bou- 
hours  et  Pasquicr,  voir  la  Disurtation  de  Laiitin  de  Damcrcy  dans 
J"tdition  de  Mcou 


OPINIONS   DES   CRITIQUES.  CXV 

en  jugeons  par  les  nombreuses  éditions  qui  se  sont 
conservées  jusqu'à  nous,  et  la  faveur  méritée  dont  il 
jouit  encore  aujourd'hui.  Cet  ouvrage  est  intitulé  : 
Les  XV  joies  du  iiuriage.  Or,  l'auteur  en  a  trouvé  le 
plan  dans  le  Roman  de  la  Rose.  Il  nous  a  paru  inté- 
ressant de  rapprocher  ici  les  deux  auteurs. 
Nous  trouvons  dans  Jehan  de  Meung  : 

C'est  li  fox  poisson  qui  s'en  passe 
Parmi  la  gorge  de  la  nasse 
Qui,  quant  il  s'en  \'uet  retomer, 
Maugrc  sien  l'estuet  séjomer 
A  tous  jors  en  prison  Icans, 
Car  Ju  retomer  est  néans. 
Li  autres  qui  dehors  demorent, 
Quant  il  le  voient  si,  acorent 
Et  cuident  que  cil  s'esbanoie 
A  grant  déduit  et  à  grant  joie, 
Quant  là  le  voient  tomoier 
Et  par  semblant  esbanoier. 
Et  por  ice  méismemcnt 
Qu'il  voient  bien  apertement, 
Qu'il  a  Uans  assés  viande 
Telc  cum  chascun  d'eus  demande. 
Moult  volentiers  i  enterroient. 
Si  vont  entor,  et  tant  tomoient. 
Tant  i  hurtent,  tant  i  aguetent. 
Que  truevcnt  le  trou  et  s'i  getent. 
Mis  quant  il  sunt  léans  venu. 
Pris  à  tous  jors  et  retenu. 
Puis  ne  se  puéent-il  tenir 
Que  hors  ne  voillent  revenir  : 
Là  les  convient  à  grant  duel  vivre 
Tant  que  la  mort  les  en  délivre. 

Voici  maintenant  ce  qu'écrit  l'auteur  des  XV  joies 
dans  son  prologue  : 


CXVI  OPINIONS   DES   CR1TIQ.UES. 

«  Ces  chouscs  pourroil  l'en  dire  pour  ceiilx  qui  sont 
en  viariage,  qui  ressemblent  le  poisson  estant  en  la  grant 
eaue  en  franchise,  qui  va  et  vient  oii  il  lui  plaist  ;  et 
tant  va  et  vient  qu'il  trouve  une  nasse  borgne,  où  il  y  a 
plusieurs  poissons,  qui  se  sont  pris  au  past  qui  estait 
dedans,  qu'il\  ont  sentu  au  flayrer.  Et  quant  celui  pois- 
son les  voit,  il  travaille  moult  pour  y  entrer,  et  va  tant 
à  Venviron  de  la  dicte  nasse  qu'il  trouve  l'entrée,  et  il 
entre  dedens,  cuidant  estrc  en  délices  et  plaisance,  comme 
il  cuide  que  les  autres  soient.  Et  quant  il  y  est,  il  ne 
s'en  peut  retourner,  et  est  liens  en  deul  et  en  tristesse,  où 
il  cuidoit  trouver  toute  joye  et  lyesse.  Ainsi  peut-on  dire 
de  ceulx  qui  sont  en  mariage,  car  ils  voient  les  autres 
nuiriés  dedens  la  nasse,  qui  font  semblant  de  noer  et  de 
soy  esbatre.  Et  pour  ce  font  tant  qu'il:^  trouvent  manière 
d'y  entrer,  et  quant  ili  y  sont  il^  ne  s'en  peuvent  retour- 
ner, mais  est  force  qu'il:;^  demeurent  là Et  pour  ce 

en  ycelles  joies  demourront  tous  jours  et  finiront  niisé- 
}-ablement  leurs  jours.  » 

Quand  on  rapproche  ces  deux  passages,  le  doute 
n'est  pas  permis.  Mais  on  pourrait  croire  que  c'était 
une  sorte  de  proverbe  et  que  les  auteurs  ont  puisé 
cette  idée  à  la  même  source.  Notre  opinion  est  que 
l'auteur  des  XV  joies  l'a  puisée  directement  dans  le 
Roman  de  la  Rose,  et,  en  effet,  voici  une  phrase  qui 
nous  donne  singulièrement  à  penser  : 

«  Et  quant  il\  y  sont  il^  ne  s'en  peuvent  retourner, 
mais  est  force  qu'ils  demeurent  là.  Pour  ce  dist  ung  doc- 
teur appelé  Valcre  à  ung  sien  ami  qui  s'estait  marié,  et 
qui  luy  demandait  s'il  avait  bien  fait,  et  le  docteur  luy 
respont  en  ceste  manière  :  «  Ami,  dit-il,  n'avés-vous  peu 
«  trouver  une  haulte  fenestre ,  pour  vous  laissier  trébucher  . 
«  en  une  grosse  ryvière,  pour  vous  mectre  dedens  la  teste^ 
i(.  la  première  ?  » 


OPINIONS   DES   CRITIdUES.  CXVII 

Or,  comment  se  fait-il  que  l'auteur  ait  attribué  à 
Valère  ce  qui  appartient  à  Juvénal?  (Satire  VI, 
vers  30  et  suivants.)  C'est  au  moins  une  erreur  assez 
bizarre.  Il  est  une  explication  qui  nous  séduit  forte- 
ment. L'auteur  des  XV  joies  était  un  des  courtisans 
les  plus  assidus  de  la  cour  du  Dauphin,  à  Geneppe 
en  Brabant.  Le  Roman  de  la  Rose  était  alors  au  plus 
beau  temps  de  sa  gloire  ;  il  devait  évidemment  faire 
les  délices  de  ce  petit  noyau  de  beaux  esprits  gau- 
lois et  libertins,  à  qui  nous  devons  les  Cent  Nouvelles 
nouvelles.  Or,  l'auteur,  qui  tirait  son  sujet  du  Ro- 
man, se  rappelle  soudain  certain  trait  assez  mordant 
contre  le  mariage,  et,  pour  donner  plus  de  poids  à 
sa  citation,  il  en  cherche  l'auteur  et  tombe  sur  ce 
passage  : 

Valerius  qui  se  doloit 
De  ce  que  Rufin  se  voloit 
Marier,  qui  ses  compains  iere, 
Si  li  Jist  par  parole  fiere  : 
Diex  tous-poissans,  dist-il,  amis, 
G.an  que  tu  ne  soies  jà  mis 
Hs  las  de  famés  tant  poissant. 
Toutes  choses  par  art  froissant. 
Juvcnaus  meismes  cscrie 
A  Postumus  qui  se  marie  : 
Postumus,  vués-tu  famé  prendre  ? 
Ne  pués-tu  pas  trover  à  vendre 
Ou  hars,  ou  cordes,  ou  chevestres, 
Ou  saillir  hors  par  les  feneslres 
Dont  l'en  puet  hault  et  loing  véoir. 
Ou  lessier  toi  d'un  pont  chéoirî 

En  cherchant  le  nom  de  l'écrivain  que  citait  Jehan 
de  Meung,  l'auteur  des  XV  joies,  qui  ne  traduisait 
que  les  trois  derniers  vers,  est  remonté  un  peu  trop 


CXVIII  OPIN'IOXS   DES   CRITIQUES. 

haut,  et  de  bonne  foi  attribua  le  trait  à  Valère. 
C'est  d'autant  plus  compréhensible  que,  dans  les 
manuscrits,  où  l'on  mettait  des  majuscules  le  plus 
souvent  en  tête  des  alinéas,  Valeriiis  devait  frapper 
les  regards  beaucoup  plus  que  iuveiiaiis. 

Nous  ne  pouvons  non  plus  passer  sous  silence 
Théodore-Agrippa  d'Aubigné,  l'auteur  des  Tragiques. 
Sur  plus  d'un  point  on  pourrait  le  mettre  en  paral- 
lèle avec  Jehan  de  Meung.  On  pourrait  presque  dire 
qu'il  a  ramassé  le  fouet  de  Clopinel  pour  flageller 
les  rois,  les  juges  et  les  grands.  C'est  la  même  éner- 
gie, la  même  fougue,  la  même  audace,  la  même 
horreur  de  l'injustice.  Q.uoique  l'on  découvre  dans 
les  Tragiques  plus  d'une  expression  et  plus  d'une 
phrase  même  qu'on  pourrait  retrouver  dans  le  Roman 
de  la  Rose,  nous  avons  la  certitude  que  d'Aubigné  ne 
connaissait  pas  à  fond  cet  ouvrage.  Cette  opinion 
ressort  clairement  de  la  manière  dont  cet  auteur  s'ex- 
prime sur  le  Roman  de  la  Rose.  En  effet,  dans  sa 
onzième  lettre  de  Poincts  de  science,  page  457,  tome  I 
de  l'édition  de  Lemerre,  on  lit  : 

«  Monsieur,  vous  désire:^  de  moy  deux  choses  :  un  rollc 
des  poêles  de  mon  temps,  et  mon  jugement  de  leurs  mé- 
rites. Je  feray  le  premier  curieusement  et  selon  ma  co- 
gnoissance,  l'autre  avec  crainte  et  sobrement.  Vous  ne 
devei  pas  avoir  regret  que  je  laisse  en  arrière  tout  ce  qui 
a  escript  en  France  auparavant  le  Roy  François,  à  cause 
de  leur  barbare  grosserie;  encore  qu'ils  ayent  esté  estime:^ 
pour  la  rarilè  plus  que  les  plus  excellents  de  ce  siècle, 
tesmoin  A  si  in  Char  lier  dormant  sur  un  bahu  à  la  garde 
robe,  qu'une  Reync  de  France,  Princesse  de  bonne  estime, 
alla  baiser,  pour  honorer,  disoit-elle,  la  bouche  qui  a 
proféré  tant  de  belles  choses.  J'ay  cogneu  plusieurs  esprits 
asse-^  cognoissants  qui  faisoycnt  profession  de  tirer  de 


OPINIONS    DES    CRITIQUES.  CXIX 

belles  cl  doctes  inventions  du  Rouman  de  la  Rose  et  de 
livres  pareils.  Je  me  mis  à  leur  exemple  à  essayer  d'en 
faire  mon  profit.  Certes,  je  trouvay  à  la  fin  que  c'esloit 
«  aurum  légère  ex  stercore  Ennii,  »  au  prix  des  escrits 
des  derniers  siècles.  » 

D'Aubignc,  pour  écrire  ces  lignes,  ne  devait  cer- 
tainement pas  avoir  lu  le  Roman  de  la  Rose,  au  moins 
celui  de  Jehan  de  Meung.  Autrement,  lui,  d'ordinaire 
critique  si  sérieux  et  si  fin,  n'eût  pas  porté  contre 
cette  œuvre  un  jugement  si  sévère.  Nous  ne  nous 
faisons  pas  ici  le  défenseur  d'Alain  Chartier  ni  des 
autres  poètes  des  KIY"-"  et  XV<;  siècles.  Mais  la 
violence  même  de  la  critique,  bien  qu'elle  paraisse 
viser  directement  Guillaume  de  Lorris,  l'Ennius  fran- 
çais, nous  prouve  que,  dans  ses  Recherchas  philolo- 
giques, d'Aubigné  n'a  pas  eu  le  courage  de  remonter 
jusqu'au  Roman  de  la  Rose  et  d'en  faire  une  étude 
approfondie.  Car  il  lui  aurait  suffi  de  remuer  légère- 
ment la  couche  du  fumier  d'Ennius  pour  y  recueillir 
une  foule  de  perles  de  la  plus  belle  eau,  pour  les- 
quelles il  ne  se  fût  pas  montré  si  dédaigneux,  car  il 
aurait  pu  facilement  en  faire  son  profit. 

Les  écrivains  ont  généralement  tort  de  mépriser 
les  siècles  passés  pour  leur  barbare  grosserie.  C'est  le 
même  terme  qu'employa  Boileau  pour  qualifier  nos 
anciens  auteurs,  créateurs  de  celte  langue  admirable 
qu'il  sut  si  savamment  manier  quelques  siècles  plus 
tard.  La  jeunesse  a  tort  de  se  montrer  si  dure  pour 
les  vieux,  car  «  le  temps,  qui  tout  vieillit,  aussi  les 
vieillira;  le  temps,  qui  tout  use,  aussi  les  usera,  »  et 
c'était  naguère  presque  le  sort  de  d'Aubigné.  Boi- 
leau, grâce  à  la  bonne  fortune  qu'il  eut  de  naître 
après  l'Académie,  résistera  plus  longtemps  ;  mais, 
suivant  la  règle  inexorable  qui  fait  qu'ici-bas  il  n'est 


CXX  OPINIONS   DES   CRITIQ.UES. 

rien  d'éternel,  Boileau  lui-métne  fera  bientôt  partie 
de  ces  siècles  grossiers,  qu'il  traitait  si  cavalièrement 
du  haut  de  sa  grandeur,  et  qui  ne  daignait  même 
pas  se  souvenir  de  d'Aubignc. 

Et  comme  ce  jour-là,  peut-être,  nos  descendants 
ne  trouveront  dans  l'auteur  de  VOde  sur  la  prise  de 
Namitr  et  du  passage  du  Rhin  ni  la  grâce  naïve,  ni  la 
force,  ni  le  savoir,  ni  le  souffle  d'indépendance  et  de 
justice  des  auteurs  du  Roman  de  la  Rose  et  des  Tra- 
giques, peut-être,  dis-je,  ce  jour-là,  sera-t-il  relégué 
lui-même  plus  bas  que  les  Perrault  et  les  Ronsard 
qu'il  méprisait  tant. 

Si  Boileau,  si  d'Aubigné  avaient  lu  Jehan  de 
Meung,  ils  auraient  vu  qu'il  ne  faut  pas  se  fier  sur  la 
Fortune,  et  que  sa  roue  souvent  exhausse  le  plus  humble 
et  renverse  le  plus  fier  dans  la  boue,  et  ils  se  seraient 
montrés  plus  charitables  et  plus  justes  pour  leurs 
aïeux. 

Boileau  ne  connaissait  sans  doute  pas  non  plus 
d'Aubigné;  ou  s'il  le  connaissait,  le  courtisan  raffiné, 
le  plat  adulateur  du  pouvoir  devait  détourner  la 
tête  pour  ne  pas  voir  ce  visage  austère,  cette  grande 
et  noble  figure  du  vieux  héros  qui  lui  eût  fait  monter 
la  rougeur  au  front. 

Boileau,  ce  versificateur  habile  et  savant,  qui  sut 
écrire  de  si  beaux  vers  sans  jamais  y  faire  étinceler 
une  grande  idée,  cet  eunuque  servile  ne  pouvait 
comprendre  ce  que  c'était  qu'un  homme.  La  forme 
chez  lui  domina  toujours  le  fond,  et  sur  la  table 
d'airain  de  l'humanité  nos  fils  chercheront  en  vain 
sa  trace;  elle  est  déjà  bien  effiicée,  quand  les  œuvres 
de  d'Aubigné  et  de  Jehan  de  Meung  creusent  un 
sillon  de  plus  en  plus  profond  et  peut-être  éternel. 
C'est  qu'aujourd'hui  le  niveau  des  esprits  s'élève,  le 


OPINIONS   DES   CRITIQUES.  CXXI 

fond  a  dominé  la  forme,  le  vilain  règne  et  la  vilenie 
rampe.  Et  si  Boileau  revenait  aujourd'hui,  ce  flagor- 
neur éhonté  sorti  de  la  poudre  du  greffe,  ne  trouvant 
plus  le  Roi-Soleil  devant  qui  courber  l'échiné  et  à  qui 
tendre  la  main  comme  un  truand,  ne  crierait  pas, 
comme  il  y  a  deux  cents  ans,  aux  génies  indépendants 
trop  fiers  pour  s'abaisser  devant  ce  chef  d'une  cour 
avilie  et  corrompue,  en  attendant  qu'il  leur  jetât  un 
os  à  ronger  : 

Travaillez  pour  la  gloire,  et  non  p.is  pour  l'argent  ! 

La  gloire,  valet,  tu  ne  l'as  jamais  connue  1 
Que  nous  préférons  à  tous  ses  alexandrins  cette 
préface  de  d'Aubigné  : 

Prends  ton  vol,  mon  petit  livre, 
Mon  fils  qui  fera  revivTe 
En  tes  vers  et  en  tes  jeuz, 
Eu  tes  amours,  tes  feintises, 
Tes  tourments,  tes  mignardises, 
Ton  père  comme  je  veux. 

Je  ne  mets  pour  ta  defiense 
La  vainc  et  brave  aparence, 
Ni  le  secours  mandié 
Du  nom  d'un  Prince  propice. 
Qui  monstre  en  ton  frontispice 
A  qui  tu  es  dédié. 

Li/re,  celui  qui  te  donne 
N'est  esclave  de  personne  ; 
Tu  seras  donc  libre  ainsi 
Et  dédié  de  ton  père 
A  ceux  i  qui  tu  veux  plaire 
Et  qui  te  plairont  aussi. 


CXXII  OPINIONS   DES   CRITIQUES. 

Il  ne  nous  reste  plus  à  parler  que  des  critiques 
contemporains  qui  se  sont  occupés  du  Roman  de  la 
Rose.  Plusieurs  ont  cité  cet  ouvrage  dans  un  cours  ou 
dans  une  histoire  de  la  littérature  française.  Leur 
cadre  était  beaucoup  trop  vaste  pour  pouvoir  juger 
l'œuvre  à  fond.  Ils  l'ont  donc  fait  uniquement  au 
point  de  vue  de  la  langue,  et  comme  on  ne  saurait 
exiger  que  ceux  qui  entreprennent  une  si  lourde  tache 
connaissent  complètement  tous  les  écrivains  qu'il 
leur  faut  citer,  on  s'étonnera  moins  si  nous  affirmons 
que  pas  un  d'eux  n'avait  lu  le  Roman  de  la  Rose,  ce 
qui  s'appelle  lu;  témoin  M.  Nisard  déclarant  que 
l'Amant  n'était  pas  riche,  puisqu'on  le  voit  au  début 
du  Roman  «  raccommoder  ses  manches.  »  Nous  ne 
nous  donnerons  donc  pas  la  peine  de  critiquer  leur 
opinion.  Mais  à  côté  de  ceux-là  se  trouvent  des  éru- 
dits  qui  parlent  de  cette  œuvre,  comme  ils  parlent 
de  la  pluie  et  du  beau  temps,  «  sans  y  être  obligés,  » 
pour  montrer  qu'ils  sont  érudits,  et  d'autres  qui  ont, 
pour  l'amour  de  l'art,  fait  une  étude  spéciale  de  ce 
chef-d'œuvre.  Parmi  les  premiers,  nous  n'en  citerons 
qu'un,  M.  Crapelet;  parmi  les  derniers,  MM.  Huot 
(d'Orléans),  Ampère  (de  l'Académie),  et  enfin  le 
savant  M.  Paris. 


La  dernière  édition  du  Roman  de  la  Rose  fut  don- 
née par  M.  Francisque  Michel.  Cette  édition  n'en  est 
pas  une.  Outre  qu'elle  n'est  que  la  reproduction  ser- 
vile  de  celle  de  Méon  (en  plus  quelques  fautes),  il 
est  regrettable  que  M.  Francisque  Michel  se  soit 
contenté  de  publier  en  tête  de  l'ouvrage  l'Avertisse- 
ment de  Méon  et  la  Préface  de  Lcnglet  du  Fresnoy. 


OPIXIOS'S   DES   CRITiaUES.  CXXIII 

Pourquoi  cet  écrivain  qui,  plus  que  tout  autre,  était 
à  même  de  juger  une  œuvre  à  laquelle  il  eût  dû  se 
consacrer  tout  entier,  a-t-il,  suivant  l'exemple  de 
Méon,  reculé  devant  ce  travail  ?  C'est  que  tous  deux 
ont  pensé  qu'il  ne  suffisait  pas  de  collationner  un 
texte  pour  comprendre  une  œuvre  aussi  considé- 
rable, aussi  profonde,  et  qu'il  fallait  l'étudier  à  fond, 
sans  s'arrêter  à  une  première  impression. 

Nous  regrettons  que  M.  Francisque  Michel  n'ait 
eu  le  courage  de  l'entreprendre,  car  il  nous  a  privés 
ainsi  d'une  étude  fort  intéressante.  Nous  en  avons 
pour  garants  le  talent  incontestable  de  ce  savant  et 
ses  travaux  antérieurs.  Nous  ajouterons  cependant 
que  nous  regardons  comme  un  devoir,  lorsqu'on 
veut  faire  revivre  une  œuvre  de  cet  importance,  de 
donner  au  moins  son  opinion,  ne  fût-ce  que  pour 
prouver  au  lecteur  que  le  travail  est  consciencieuse- 
ment fait.  Au  surplus,  nous  ne  croyons  pas  que 
M.  Francisque  Michel  ait  eu  l'intention  de  faire 
une  édition  nouvelle  ;  car  il  s'est  contenté,  comme 
nous,  de  reproduire  servilement  celle  de  Méon,  quoi- 
qu'il annonce  dans  sa  Préface  avoir  «  revu  le  texte 
avec  h  plus  grand  soin,  et  surtout  l'avoir  établi  d'une 
manière  plus  conforme  aux  règles  de  notre  ancienne 
langue.  »  La  seule  différence  que  nous  ayons  cons- 
tatée entre  ces  deux  éditions,  c'est,  à  la  charge  de  la 
dernière  parue,  un  défaut  commun  à  la  plupart  des 
réimpressions  à  bon  marché,  c'est-à-dire  l'altération 
de  l'original.  Nous  signalerons  les  fautes  dans  nos 
notes,  au  fur  et  à  mesure  qu'elles  se  présenteront, 
notamment  au  dernier  chapitre,  où  toute  une  page 
de  Méon  a  été  passée,  par  inadvertance  sans  doute. 

A  première  vue,  on  pourrait  croire  l'édition  de 
M.  Francisque  Michel  plus  complète  que  l'autre,  les 


CXXIV  OPINIONS   DES   CRITIQUES. 

cotes,  en  tête  de  chaque  page,  indiquant  environ 
600  vers  de  plus.  Cette  augmentation  est  tout  sim- 
plement le  résultat  d'une  faute  d'impression,  le 
compositeur  ayant  mis  le  nombre  4008  au  lieu  de 
3408  à  la  page  112  du  premier  volume. 

Nous  rendons  toutefois  hommage  à  l'heureuse  dis- 
position du  texte,  qui  en  facilite  beaucoup  la  lecture 
à  ceux  qui  possèdent  déjà  quelques  notions  de  la 
langue  romane. 

Après  lui,  nous  dirons  quelques  mots  de  l'opinion 
de  M.  Crapelet.  En  1834,  dans  sa  préface  du  Par- 
tonopœus  de  Blois,  il  s'exprime  ainsi  au  sujet  du 
Roman  de  la  Rose  : 

«  Marot,  avec  tout  son  beau  langage,  na  pu  racheter 
les  défauts  du  poème  qu'il  habilla  à  sa  mode,  le  desordre 
du  plan  et  de  la  conduite,  l'absurdité  du  merveilleux,  les 
froides  allégories  de  Bel-Accueil,  fils  de  Courtoisie,  de 
Malebouche,  de  dame  Oyseuse,  de  Faux-Semblant,  de 
dame  Nature,  du  prêtre  Genius,  etc.,  qui  ont  inspiré  les 
fictions  non  moins  ternes  et  affectées  du  pays  de  Tendre, 
les  fleuves  d'Inclination,  d'Estime,  de  Recoiniaissance,  des 
villages  de  Soumission,  de  Complaisance,  d'Orgueil,  de 
Médisance,  dans  le  Roman  de  Clélie.  » 

Nous  répondrons  peu  de  chose  à  M.  Crapelet,  si 
ce  n'est  que  Marot  et  son  beau  langage  n'ont  rien  à 
faire  ici,  que  le  merveilleux  n'y  saurait  être  absurde, 
par  la  raison  toute  simple  qu'il  n'y  a  pas,  dans  tout 
le  poème,  une  once  de  merveilleux.  En  effet,  c'est 
une  oeuvre  de  philosophie  naturelle,  et  depuis  le 
commencement  jusqu'à  la  cueillette  de  la  Rose,  tout 
y  est  absolument  naturel,  trop  naturel  même,  au 
dire  de  bien  des  lecteurs,  qui  trouvent  l'allégorie 
beaucoup  trop  transparente.  Enfin,  l'auteur  de  Clélie, 
pas  plus  que  ses  contemporains,  ne  connaissait  guère 


OPINIONS   DES   CRITIdUES.  CXXV 

le  Roman  de  la  Rose,  et  c'est  faire  assurément  trop 
d'honneur  à  nos  deux  Orléanais  que  de  les  gratifier 
d'une  si  belle  inspiration. 

Nous  nous  contenterons  de  dire  à  M.  Crapelet 
ce  que  M.  Robert  dit  de  MM.  Legrand  d'Aussy  et 
Roquefort,  touchant  leur  opinion  sur  certains  pas- 
sages du  Parloiiopœus  ;  c'est  que,  pour  juger  une  œuvre 
de  celle  taille,  il  faut  la  lire,  c'est-à-dire  l'étudier  à 
fond  et  sans  précipitation  ;  il  est  facile  de  voir  que 
M.  Crapelet  n'a  pas  suivi  le  sage  conseil  de  son  col- 
laborateur. 

Maintenant,  nous  allons  examiner  scrupuleusement 
des  travaux  plus  sérieux,  des  études  complètes  du 
poème  tout  entier.  Comme  nous  ne  saurions  les 
citer  toutes,  nous  en  avons  pris  trois,  non  pas  au 
hasard,  mais  trois  types  caractéristiques.  Ce  sont  :  la 
première,  de  M.  Huot,  c'est-à-dire  d'un  «  amateur  » 
qui  n'était  rien  moins  que  savant  ;  la  seconde,  d'un 
érudit  et  d'un  écrivain  de  valeur,  puisqu'il  était  aca- 
démicien, M.  Ampère  ;  la  troisième,  d'un  vrai  sa- 
vant, celui-là,  M.  P.  Paris. 

Le  lecteur  pourra  juger  combien  il  est  dangereux, 
par  ces  trois  exemples,  de  prendre  tout  ce  qu'on  lit 
pour  «  parole  d'Evangile.  » 

La  première  est  absolument  nulle  ;  la  seconde  est 
une  critique  sévère  et  injuste,  la  dernière  une  apo- 
logie. 

Nous  serons  d'autant  plus  à  notre  aise  pour  les 
discuter,  que  notre  travail  était  entièrement  terminé 
lorsque  les  deux  dernières  nous  sont  tombées  entre 
les  mains. 

Nous  commencerons  par  celle  de  M.  Huot.  Nous 
ne  lui  ferons  aucun  reproche,  car  en  étudiant  cette 
œuvre,  lui  Orléanais,  il  a  fait  preuve  de  patriotisme 


CXXVI  OPIXIOKS   DES   CRITiaUES. 

et  de  bonne  volonté  ;  bien  peu,  du  reste,  de  ses 
compatriotes  possèdent  l'amour  de  nos  vieux  poètes 
à  un  si  haut  degré,  car  je  n'ai  jamais  encore  ren- 
contré un  seul  Orléanais  qui  eût  seulement  lu  le 
Roman  de  la  Rose,  même  parmi  ceux  qui  se  piquent 
de  connaître  notre  langue.  Mais  M.  Huot  eût  bien 
dû  relire  une  fois  de  plus  l'œuvre  de  Guillaume  de 
Lorris  et  de  Jehan  de  Meung,  au  lieu  de  ce  pauvre 
Molinet,  qui,  ma  foi,  semble  l'intéresser  autant  que 
ceux-ci,  sans  doute  parce  qu'il  était  plus  facile  à  lire. 
Et  alors,  il  se  fût  peut-être  aperçu  que,  dans  les  des- 
criptions de  Guillaume,  il  y  a  plus  que  quelques  vers 
seulement  qui  offient  un  certain  mérite  de  facture  et  de 
pensée;  que  le  trouvère  de  Lorris  n'est  pas  d'une 
transparence  extrêmement  gênante  pour  celui  qui  l'ana- 
lyse et  qui  tient  à  cire  entendu  ou  lu  par  tout  le  monde, 
et  enfin  qu'il  faut  voir  dans  l'Amant  de  Jehan  de 
Meung  autre  chose  qu'un  débauché  à  qui  tous  les 
moyens  sont  bons  pour  arriver  à  son  but,  qui  ne  recule 
pas  rnéme  devant  un  assassinat  ! 

Ce  pauvre  M.  Huot  avait  pris  trop  au  pied  de 
la  lettre  le  meurtre  de  Malebouche,  et  il  est  navré 
d'une  morale  aussi  épouvantable.  Peu  s'en  faut  qu'il 
ne  termine  son  étude  par  ce  cri  du  cœur  :  «  Et  voilà 
jusqu'où  peuvent  nous  pousser  les  passions  char- 
nelles 1  » 

Mais  nous  voici  face  à  face  avec  un  critique  autre- 
ment sérieux  que  MM.  Crapelet  et  Huot,  en  ce  sens 
qu'il  affirme  avoir  fait  du  Roman  de  la  Rose  une  étude 
minutieuse,  et  que  son  nom  peut  faire  autorité  en 
matière  littéraire.  Nous  parlons  de  M.  J.-J.  Ampère, 
professeur  au  Collège  de  France  et  membre  de  l'Aca- 
démie française  et  de  l'Académie  des  inscriptions  et 
belles-lettres. 


OPINIONS   DES   CRITIQUES.  CXXVII 

Le  travail  de  M.  Ampcre  parut  dans  la  Rez-tie  des 
Dcux-Moitdi-s,  le  15  août  1843.  Il  est  long,  ou  du 
moins  semble  tel  au  premier  coup  d'œil,  car  il  ne 
contient  pas  moins  de  40  pages  grand  in-8°  de 
40  lignes.  Mais,  après  mûr  examen,  si  nous  en  dé- 
falquons l'analyse,  il  se  réduit  ù  six  pages. 

Faisons  d'abord  en  passant  une  réflexion  :  c'est 
que,  de  tous  ceux  qui  ont  attaqué  cette  œuvre,  deux 
seulement  en  firent  une  étude  sérieuse,  et  cher- 
chèrent à  appuyer  leurs  assertions  sur  l'examen  cri- 
tique de  l'ouvrage,  savoir  :  le  chancelier  Gerson  vers 
1400,  et  M.  Ampère  en  1843. 

Gerson  ne  trouva  d'autre  argument  qu'une  parodie 
burlesque,  et  M.  Ampère  fit  l'étude  que  nous  allons 
examiner. 

Elle  se  termine  par  la  conclusion  suivante  : 

«  L'œuvre  de  JeJmn  de  Meurig  doit  être  considérée 
comme  une  audacieuse  tentative  d'un  libertin  du 
XIII^  sièele,  qui,  à  l'aide  de  quelques  précautions  ora- 
toires, a  voulu  sciemment  attaquer,  non  seulement  les 
abus  qui  s'étaient  glissés  dans  l'Eglise,  nuiis  l'esprit 
même  du  spiritualisme  chrétien.  Savant  pour  son  temps, 
nourri  de  l'antiquité,  païen  d'imagination,  épicurien  par 
nature  et  par  principe,  il  fut  un  devancier  puissant  des 
érudits  païens  et  matérialistes  du  XV I*^  siècle.  Il  y  a  en 
lui  le  germe  Je  Rabelais,  et  même  à  quelques  égards  de 
d'Holbach  et  de  Lamettrie.  » 

Ainsi,  voilà  tout  ce  que  vit  M.  Ampère  dans  cette 
œuvre  colossale.  Beaucoup  de  libertinage  et  d'im- 
piété. Il  reconnaît  pourtant  à  Jehan  de  Meung  un 
peu  d'érudition  et,  çà  et  là,  quelque  grandeur.  Il 
a  même  trouvé  par  hasard  deux  vers  qu'il  qualifie 
de  «  tout  simplement  sublimes.  »  C'est  peu  sur  vingt 
mille.  Bref,    M.  Ampère  partage  l'avis  de    Gerson. 


CXXVIII  OPINIONS   DES   CRITIQ.UES. 

C'est  un  livre  qu'où  eût    bien  fait  de  brûler,  car  il 
ajoute  : 

«  Ce  n'est  pas  Vinoffensivc  galanterie  de  Guillaume 
de  Lonis  qui  eût  décidé  un  homme  de  Y  importance  de 
Gerson  à  prêcher  et  A  écrire  contre  le  Roman  de  la 
Rose,  et  qui  eût  attiré  sur  lui  les  vertueuses  invectives 
de  la  saç;e  Christine  de  Pisan.  Mais  les  dmes  chrétiennes 
et  morales  du  XV<^  siècle  (elles  ne  l'étaient  sans  doute 
pas  aux  XIII'^  et  KIY»;)  durent  sentir  vivement  ce  qu'il 
y  avait  de  dangereux  dans  un  livre  abritant,  derrière 
un  titre  et  un  commencement  qui  n'annonçaient  que 
gentillesse  gracieuse  et  frivole  galanterie,  un  traité  d'ir- 
réligion et  d'épicuréisme.  » 

M.  Ampère,  vous  qui  ne  trouvez  dans  Jehan  de 
Meung  qu'un  païen  et  qu'un  libertin,  vous  êtes  une 
preuve  trappante  qu'il  ne  faut  pas  toujours  juger  la 
valeur  des  arguments  sur  V importance  de  celui  qui 
les  produit.  Aussi  nous  nous  permettrons  de  discuter 
les  vôtres. 

Jehan  de  Meung  un  libertin?  Qu'en  savez-vous? 
Il  ne  l'est  ni  plus  ni  moins  que  tous  les  écrivains 
de  son  temps,  témoins  «  les  nombreux  monuments  de 
notre  vieille  littérature,  dites-vous,  dont  plusieurs  sont 
à  beaucoup  d'égards  fort  supérieurs  au  Roman  de  la 
Rose,  quoique  aucun  n'ait  encore  conquis  l'espèce  de  no- 
toriété attachée  depuis  des  siècles  à  cet  ouvrage.  »  Nous 
citons  textuellement  M.  Ampère  au  commencement 
de  son  étude.  Il  est  vrai  qu'il  dira  à  la  fin  : 

«  On  a  souvent  cité  le  Roman  de  la  Rose  comme  le 
début  de  la  poésie  française  au  moyen  âge,  erreur  qui  a  été 
judicieusement  réfutée.  Au  lieu  de  marquer  l'origine  de 
celte  littérature,  on  peut  dire  qu'il  en  est  la  fleur  et  la  fin.  » 
La  fleur!  Est-ce  une  rétractation,  ou  simplement 
un  jeu  de  mots,  un  trait  d'esprit  malin? 


OPINIONS   DES   CRITiaUES.  CXXIX 

Le  lecteur  remarquera  de  suite  une  opinion  pré- 
conçue, un  parti  pris  évident  de  dénigrer  cet  ou- 
vrage, et  les  contradictions  nombreuses  qui  naissent 
forcément  d'un  travail  fait  avec  trop  de  précipita- 
tion. 

Certes,  la  liberté  de  critique  est  à  nos  yeux,  la 
moins  discutable  pour  un  savant  ;  mais  il  est  une 
qualité  indispensable  :  c'est  l'impartialité,  et  M.  Am- 
père eût  dû  qualifier  l'étonnant  renom  du  Roumn  de 
la  Rose  autrement  que  par  cette  expression  dédai- 
gneuse :  «  espèce  de  notoriété.  » 

Du  reste,  M.  Ampère,  malgré  son  importance,  ne 
nous  semble  pas  heureux  dans  le  choix  de  ses  ex- 
pressions, pour  un  académicien.  Il  ne  plane  pas  si 
haut  au-dessus  des  simples  mortels,  qu'il  ne  soit  au 
moins  tenu  de  se  faire  comprendre.  Q.u'est-ce  donc 
qu'un  «  païen  d'imagination,  »  qu'un  «  épicurien  par 
nature?  »  De  grands  mots  en  mauvais  français  ne 
sont  pas  des  raisons.  Voyons,  avec  un  peu  de  bonne 
foi,  Jehan  de  Meung  ne  serait-il  pas  un  peu  chrétien 
aussi,  rien  que  par  habitude  ou  par  oubh,  puisque 
c'est  seulement  quand  il  glorifie  Dieu  et  le  Christ 
que  M.  Ampère  daigne  lui  trouver  un  peu  de  gran- 
deur et  de  subhme?  Ce  serait  au  moins  rationnel. 

Il  semble  oublier  que  Gerson  n'attaqua  le  Roman 
de  la  Rose  que  cent  vingt  ans  après  son  appari- 
tion. L'espèce  de  notoriété,  paraît-il,  dont  jouissait  cet 
ouvrage  alors,  était  encore  assez  considérable  pour 
que  le  chancelier  de  l'Université  ne  dédaignât  pas 
de  le  combattre  avec  acharnement.  Ce  qu'il  oublie 
aussi,  c'est  Viniportance  des  défenseurs  de  cette  œuvre 
remarquable  contre  le  haut  clergé,  dont  les  attaques 
incessantes  n'avaient  réussi,  durant  un  siècle,  qu'à 
rendre  l'œuvre  plus  populaire.  Il  aurait  dû,  pour  se 


CXXX  OPINIONS   DES   CRITIQJJES. 

montrer  impartial,  lire  et  citer  ces  paroles  de  Jehan 
de  Montreuil,  secrétaire  du  roi  Charles  VI,  en  ré- 
ponse à  Gcrson  : 

«  Plus  je  pénètre  dans  les  importants  mystères  et  dans 
la  mystérieuse  importance  de  cette  œuvre  profonde  et  d'une 
si  grande  et  si  durable  célébrité,  que  nous  devons  à  la 
plume  de  Jehan  de  Meung,  plus  j'étudie  avec  une  cu- 
riosité toujours  nouvelle  le  talent  de  l'industrieux  écri- 
vain, plus  je  l'admire  avec  transport  et  avec  feu.  » 

Puisqu'il  cite  la  sage  Christine  de  Pisan,  il  aurait 
dû  citer  aussi  ses  adversaires  :  Gontier  Col,  général 
conseiller  du  roi  ;  maître  Jehan  Johannes^  prévôt  de 
Lille,  et  maître  Pierre  Col,  secrétaire  du  roi.  Leur 
importance  n'est  certes  pas  à  dédaigner.  Et,  somme 
toute,  maître  Clopinel,  qui  fait  si  bonne  justice,  et 
dans  un  style  si  grand  et  si  sublime,  de  cette  inepte 
science,  l'astrologie,  ne  devait-il  pas  trouver  un  ad- 
versaire tout  naturel  dans  la  fille  de  Thomas  de 
Pisan,  astrologue  de  Charles  V,  qui  dut  peut-être 
au  génie  de  Jehan  de  Meung  le  mépris  et  la  misère 
profonde  qui  le  poursuivirent  jusqu'à  sa  mort  ? 

Mais  suivons  M.  Ampère  dans  son  étude,  et  nous 
verrons  que  ce  critique  ne  se  départ  pas  un  seul 
instant  de  ce  même  esprit  de  partialité.  Il  nous  pro- 
met bien  de  s'arrêter  sur  tous  les  passages  les  plus 
saillants  ;  mais  il  en  est  beaucoup,  et  des  plus  beaux, 
qu'il  ne  voit  pas  ou  feint  de  ne  pas  voir,  en  faisant 
ressortir,  par  contre,  tous  ceux  qu'il  trouve  favo- 
rables à  son  système. 

Il  ne  manque  pas,  du  reste,  d'une  certaine  suffi- 
sance, et  se  fait  une  singulière  illusion  sur  son  petit 
travail.  «  Donner  une  analyse  détaillée  du  Ronmn  de 
la  Rose,  dit-il,  c'est  le  publier  pour  ainsi  dire.  »  Hélas  ! 
ne  connaîtront  guère  cette  œuvre  ceux  qui  se  con- 


OPIN'IOXS   DES   CRITIQ.UES.  CXXXI 

tenteront  de  l'étudier  dans  l'analyse  de  M.  Ampère, 
qu'il  termine  ainsi  :  «  Tel  est  h  Roman  de  la  Rose. 
Je  crois  avoir  montré  le  premier  toute  la  portée  de  cette 
œuvre  célèbre!  «  Il  connaissait  pourtant  l'édition  de 
Méon  ;  mais  il  ne  semble  pas  avoir  lu  l'étude  de 
Langlet  du  Fresnoy  ni  l'analyse  de  Lantin  de  Da- 
merey,  car  il  n'eût  pas  écrit  cette  phrase-là. 

Son  analyse  commence  ainsi  : 

«  Les  deux  portions  du  Roman  de  la  Rose  forment 
véritablement  deux  poèmes,  et  le  premier  est  souvent  la 
contre-partie  ou  la  parodie  du  second.  » 

M.  Ampère  eût  bien  dû  d'abord  expliquer  cette 
assertion  que  nous  regardons  comme  absolument 
inexacte.  Et  puis  un  premier  ne  peut  jamais  être  la 
parodie  d'un  second. 

Il  nous  promet  ensuite  de  ne  s'arrêter  que  sur 
des  passages  qui  lui  plairont  par  la  grâce  de  l'ex- 
pression ou  qui  l'intéresseront  par  la  hardiesse  de  la 
pensée  ou  l'audace  de  la  satire. 

Donc,  il  arrête  tout  d'abord  le  lecteur  aux  images 
du  verger,  pour  lui  faire,  dit-il,  une  observation  es- 
sentielle. «  Si  le  poème  était  composé  au  point  de  vue  de 
la  morale  chrétienne,  l'Avarice  et  l'Envie  se  trouveraient 
en  compagnie  des  autres  péchés  mortels.  Au  lieu  des  péchés 
mortels,  l'auteur  voit  ici  représentés  les  vices  opposés  aux 
qualités  qui  formaient  le  chevalier  accompli  :  Haine  con- 
traire d'Amour,  Félonie  de  Loyauté,  Vilenie  de  Noblesse, 
Convoitise  de  Tempérance,  Avarice  de  Largesse,  Envie 
de  Générosité;  et  enfin  Vieillesse,  qui  n'est  point  un  vice, 
est  mise  là  comme  étant  le  contraire  de  Jeunesse,  qui, 
dans  le  langage  systématique  des  troubadours,  exprimait, 
non  seulement  un  des  âges  de  l'homme,  mais  la  disposi- 
tion morale  qui  rend  propre  aux  sentiments  et  aux  ver- 
tus chevaleresques.  Puis,  à  coté  des  images  principales,  h 


CXXXII  OPINIONS    DES    CRITiaUES. 

poète  en  a  placé  deux  autres,  Papelardie  et  Pauvreté. 
Papelardie  est  synonyme  d'Hypocrisie.  Guillaume  de  Lor- 
ris  n'a  pu  se  défendre  de  placer  là  cette  allusion  aux  faux 
dévots,  tant  ce  genre  de  raillerie  était  naturel  au  moyen 
âge,  » 

Comme  dit  M.  Ampère,  son  observation  est  essen- 
iielle.  Nous  nous  appesantirons  donc  sur  ce  passage, 
afin  de  prouver  que,  dès  le  début,  M.  Ampère  fai- 
sait fausse  route,  et  que,  pour  arriver  à  sa  conclu- 
sion arrêtée  d'avance,  force  lui  fut  d'expliquer  bien 
des  choses  à  sa  façon  et  de  passer  sur  ce  qu'il  ne 
comprenait  pas. 

Sur  le  reste  nous  glisserons  rapidement. 

D'abord,  pourquoi  détacher  deux  images  des  autres 
et  les  déclarer  accessoires,  quand,  au  contraire,  ce 
sont  les  principales,  la  dernière  surtout,  puisque  c'est 
elle  le  nœud  de  l'action  tout  entière?  En  effet,  si 
l'Amant  lutte  si  longtemps,  c'est  qu'il  est  pauvre,  et 
nous  verrons  le  papelard  Faux-Semblant  remplir  à 
lui  seul  le  quart  du  roman  de  Jehan  de  Meung. 
Pauvreté  n'est  pas  un  vice  non  plus,  et  M.  Am- 
père eût  dû  chercher  à  l'expliquer  comme  il  a  fait 
pour  Vieillesse.  Nous  nous  demandons  aussi  pour- 
quoi il  fait  Convoitise  l'opposé  de  Tempérance. 
Rien  pourtant,  dans  le  tableau  tracé  par  l'auteur,  ne 
dénote  l'intempérance.  Mais  M.  Ampère  a  une  idée 
fixe  et  absolue  ;  il  n'en  démordra  pas  et,  coûte  que 
coûte,  soutiendra  le  paradoxe  (i)  jusqu'au  bout. 
Aussi,  voyez  où  il  se  trouve  entraîné  :  «  Si  le  poème, 
dit-il,  était  composé  au  point  de  vue  de  la  morale  chré- 


(i)  Paradoxe  n'est  pcut-ctrc  pas  le  mot  propre.  Paradoxe  veut 
dire  :  opinion  opposée  i  l'opinion  commune.  Erreur  serait  sans  doute 
mieux  placé  ici. 


OPINIONS   DES   CRITIQUES.  CXXXIII 

tienne,  l'auteur  aurait  représente  les  sept  péchés  capitaux;  » 
et  la  conclusion  de  son  étude  se  résume  ainsi  :  donc, 
c'est  un  poème  de  chevalerie  composé  contre  la  mo- 
rale chrétienne. 

L'argument  est  irrésistible. 

Il  analyse  sommairement  l'œuvre  de  Guillaume 
en  l'accompagnant  d'observations  savantes  qui  ne 
manquent  pas  d'intérêt.  Mais  il  a  sa  marotte.  Il  ne 
veut  pas  voir  dans  l'Amant  un  homme,  et  pour  lui 
le  poème  de  Guillaume  doit  être  absolument  un  ro- 
man de  chevalerie.  Il  le  veut,  il  y  tient,  comme  il 
tiendra  tout  à  l'heure  à  ne  voir  qu'un  traité  de  liber- 
tinage dans  le  roman  de  Jehan  de  Meung.  Il  nous 
parle  à  chaque  instant  de  M"e  de  Scudéry,  et  du 
Cid,  et  des  Allemands,  et  de  mille  autres  choses  qui 
prouvent  toute  sa  science,  mais  sont  fort  inutiles  ; 
et  s'il  déplore  la  manie  des  anciens  poètes  de  toujours 
mettre  l'amour  en  allégorie,  nous  déplorons  celle  des- 
savants  de  vouloir  à  toute  force  étaler  leur  érudition 
partout.  C'est,  du  reste,  un  reproche  qui  s'adresse 
encore  plus  à  Jehan  de  Meung,  car  c'est  le  défaut 
capital  de  son  œuvre  et,  par  cela  même,  nous  vou- 
drions voir  M.  Ampère  plus  indulgent  pour  lui. 

Comme  tous  les  gens  à  système,  M.  Ampère 
ne  veut  pas  reconnaître  ses  erreurs,  et  quand,  par 
exemple,  il  affirme  que  Vieillesse  n'est,  aux  yeux 
de  Guillaume,  que  l'opposé  de  Jeunesse  qui,  dans 
le  langage  des  troubadours,  exprime  la  disposition  mo- 
rale qui  nous  reiul  propres  aux  sentiments  et  aux  ver- 
tus chevaleresques,  il  se  garde  bien  de  nous  parler  du 
démenti  formel  que  lui  inflige  l'auteur  un  peu  plus 
loin,  lorsqu'il  dépeint  Jeunesse  comme  l'épanouisse- 
ment du  corps  joint  à  l'innocence  et  à  l'inexpérience 
du  cœur. 


CXXXIV  OPINIONS   DES   CRITIQUES. 

Nous  arrivons  maintenant  à  l'analyse  de  Jehan  de 
Meung.  M.  Ampère  prévient  le  lecteur  qu'il  ne  faut 
considérer  son  oeuvre  que  comme  un  amuscmenl  de 
la  jeunesse  d'un  savant  grivois,  et  qu'on  doit  s'attendre 
à  y  trouver  l'alliance  de  la  satire  avec  h  savoir  ou  du 
moins  la  prétention  au  savoir.  Voilà  un  trait  qui  dé- 
note un  ennemi  systématique,  car  le  savoir  de  Jehan 
de  Meung  est,  pour  tout  homme  de  bonne  foi, 
au-dessus  de  toute  discussion.  Ensuite  il  fait  un 
parallèle  rapide,  mais  très-exact,  entre  les  deux  au- 
teurs. 

Nous  n'y  relèverons  qu'une  chose  :  c'est  qu'il 
fait  de  Jehan  de  Meung  un  moine,  au  mépris  de 
l'histoire,  uniquement  pour  le  plaisir  d'étaler  un  peu 
d'érudition,  et  comparer  les  deux  auteurs  à  l'aimable 
Jehan  de  Saintrè  et  au  robuste  et  gaillard  Damp  abbé 
dans  la  Dame  des  belles  cousines.  Il  reproche  à  Jelian 
de  Meung,  au  lieu  de  suivre,  comme  son  devancier, 
le  fil  du  récit,  de  s'en  écarter  sans  cesse.  «  Bien  sou- 
vent il  oublie  son  sujet  pour  traiter  tous  les  sujets  ;  il 
intercale  des  allégories  dans  les  allégories,  des  histoires 
dans  les  histoires.  Bon  fait  prolixité  fuir ,  a  dit  Jehan  de 
Meung  ;  jamais  auteur  n'observa  plus  mal  son  précepte; 
mais  parmi  cette  multitude  d'épisodes,  nous  trouverons 
des  passages  beaucoup  plus  curieux,  et  même  des  mor- 
ceaux de  poésie  beaucoup  mieux  frappés  que  tout  ce  qu'a 
pu  nous  offrir  le  doucereux  Guillaume.   » 

Le  lecteur  a  pu  voir  quelle  est  notre  opinion  à  ce 
sujet,  et  que  sur  plusieurs  points  nous  partageons 
celle  de  M.  Ampère. 

Puis  il  passe  rapidement  en  quelques  mots  sur  le 
corps  de  7,000  vers,  pour  arriver  à  Faux-Semblant 
dont  il  analyse  le  discours  à  fond  et  d'une  façon  re- 
marquable. Mais  il  n'y  voit  pas  autre  chose  qu'un 


OPINIONS   DES   CRITIQ.UES.  CXXXV 

i^enre  de  raillerie  naturelle  au  luoyen  âge.  Il  rcsunic  cette 
analyse  ainsi  :  «  Faux-Semhlanl  s'expritue  au  nom  des 
ordres  mendiants  comme  il  eût  pu  le  faire  au  nom  de 
l'ordre  qui  les  remplaça  au  XVI^  siècle.  »  Diable , 
M.  Ampère,  cette  petite  pointe  contre  la  Compagnie 
de  Jésus  vous  serait-elle  échappée  ?  De  votre  part  le 
trait  est  cruel  ! 

L'analyste  reprend  son  travail,  expose  brièvement 
l'action,  et  s'arrête,  avec  Jehan  de  Meung,  au  ser- 
ment des  barons.  Voyons  ce  qu'il  pense  de  dame 
Nature. 

Cette  digression  de  5,000  vers  semble  à  M.  Am- 
père tout  simplement  un  poème  scientifique  et  phi- 
losophique introduit  dans  le  corps  de  la  narration 
allégorique.  Il  nous  parle  en  passant  du  Bagavatgita 
et  du  Mahabarata  indiens.  Heureusement  la  digres- 
sion n'est  que  de  cinq  lignes;  mais  elle  a  l'a'-antage 
d'être  complètement  inutile,  tandis  que,  nous  l'avons 
démontré,  chez  Jehan  de  Meung,  cette  digression 
et  celles  qui  vont  suivre  sont  le  fond  même  de 
l'ouvrage,  le  roman  de  Bel-Accueil  n'étant  que  l'ac- 
cessoire. 

M.  Ampère  reconnaît,  du  reste,  dans  ce  hors- 
d'œuvre,  une  éloquence  et  une  grandeur  qui  éton- 
nent. «  L'expression  large  et  simple,  dit-il,  rappelle  les 
beaux  vers  philosophiques  de  Dante  ;  il  est  rare  que  Jehan 
de  Meung  et,  en  général,  les  poètes  français  du  moyen 
âge  s'élèvent  jusque-là.  »  Il  continue  à  s'extasier  sur 
le  mérite  et  la  profondeur  du  poète  comme  philo- 
sophe et  comme  savant. 

Tiens  !  mais  qu'est  donc  devenu  ce  dédain  de 
tout  à  l'heure  sur  la  prétention  au  savoir  de  ce  libertin 
grivois  ? 

Il  poursuit  :  «  C'est  par  un  singulier  tour  que  nous 


CXXXVI  OPINIONS   DES   CRITIQUES. 

rentrons  dans  le  sujet  du  poème,  qui  désormais  sera  traité 
d'un  point  de  vue  tout  physique.  » 

Pour  notre  compte,  nous  ne  croyons  pas  que  l'au- 
teur ait  eu  l'intention  de  faire  autre  chose  qu'un 
traité  de  l'amour  naturel,  c'est-à-dire  physique,  et 
M.  Ampère  s'en  aperçoit  un  peu  tard. 
Il  traite  le  discours  de  Genius  d'étrange  : 
«  Le  fond,  dit-il,  en  est  très-profane  ;  mais  le  sacré  s'y 
trouve  inconcevahlement  mêlé.  Au  milieu  d'exhortations 
pleine';  d'une  verve  plus  qu'erotique,  vient  bizarrement  se 
placer  une  invitation  pressante  à  mériter  le  ciel  et  éviter 
Venfer.  Mais,  chose  incroyable,  cet  excès  de  mysticisme 
ne  fait  pas  perdre  à  Genius  le  but  de  son  sermon  ;  car, 
dit-il,  pour  mériter  ce  paradis, 

Pensez  de  Nature  honorer, 
Ser\'ez-Ia  par  bien  laborer  (travailler). 

«  A  ce  conseil  d'une  moralité  très-équivoque,  ou  plutôt 
qui  dans  sa  bouche  ne  l'est  guère,  il  joint  quelques  pré- 
ceptes d'humaine  vertu,  comme  de  ne  pas  voler,  de  ne 
pas  tuer,  d'être  loyal  et  miséricordieux  ;  mais  de  la  foi 
et  des  vertus  exclusivement  chrétiennes,  pas  un  mot.  Il 
n'en  promet  pas  moins  les  joies  du  paradis  pour  récom- 
pense à  ceux  qui  suivront  ses  enseignements  dont  on  a  vu 
quel  était  l'objet.  » 

Evidemment,  M.  Ampère  n'a  pas  compris  que 
Jehan  de  Meung  était  un  apôtre  de  la  religion  na- 
turelle. Pour  être  un  honnête  homme,  un  saint, 
Jehan  de  Meung  dit  :  «  Ne  volez  pas,  ne  tuez  pas; 
soyez  loyal  et  bon,  charitable  et  juste;  en  un  mot, 
aimez,  et  surtout  n'oubhez  pas  que  chaque  fois  que 
vous  violerez  les  lois  de  la  nature,  vous  serez  sa- 
crilège ;  anathême  sur  vous  !  Allez  donc,  et  multi- 
pliez. » 


OPINIONS   DES   CRITiaUES.  CXXXVII 

Ce  libertin  ne  veut  voir  dans  l'amour  que  l'acte 
sacré  de  la  génération,  et  c'est  pour  cela  que  Dieu 
voulut  y  mettre  la  suprême  jouissance,  et  il  range 
au  nombre  des  amours  monstrueux  l'unique  désir 
d'un  plaisir  bestial. 

En  résumé,  Jehan  de  Meung  ne  reconnaît  que  les 
lois  naturelles,  et  comme  les  vertus  exclusivement 
chrétiennes  (ou  plutôt  exclusivement  catholiques), 
telles  que  l'amour  mystique,  le  célibat  et  la  morti- 
fication de  la  chair,  que  le  clergé  prêchait  tant  et 
pratiquait  si  peu,  sont  des  vertus  contre  nature,  il 
les  combat  impitoyablement. 

«  Des  termes  censeur  es  par  l'Église,  dit  M.  Ampère, 
sont  appliqués  à  des  actions  et  des  sentiments  que  l'Eglise 
réprouve.  »  Dans  notre  langue  tous  les  termes  sa- 
crés sont  exclusivement  réservés  à  la  religion  chré- 
tienne. Jehan  de  Meung  n'avait  pas  le  choix  pour 
désigner  des  actions  et  des  sentiments  sacrés  à  ses 
yeux,  et  si  l'Église  les  réprouve,  tant  pis  pour 
l'Église,  car  l'amour  dont  parle  Jehan  de  Meung 
n'est  ni  coupable  ni  honteux,  en  dépit  des  dogmes 
et  des  conciles. 

Oui,  monsieur  Ampère,  telle  est,  comme  vous 
dites,  la  moralité  «  très-équivoque  »  de  Jehan  de  Meung 
et  la  portée  du  Roman  de  la  Rose. 


Il  ne  nous  reste  plus  à  parler  que  de  l'étude  de 
M.  P.  Paris. 

Cette  étude  est,  à  notre  avis,  bien  meilleure  que 
celle  de  M.  Ampère,  et  les  observations  que.  nous 
ferons  sur  ce  remarquable  travail  compléteront  heu- 
reusement le  nôtre. 


CXXXVIII  OPINIONS   DES   CRITIQUES. 

Disons  de  suite  qu'il  n'est  pas  conçu  dans  le  même 
esprit  que  le  précédent,  et  nous  serons  heureux  de 
constater  plus  d'une  fois  entre  son  auteur  et  nous 
une  communauté  d'idées  que  nous  ne  trouvons  guère 
dans  M.  Ampère  ;  et  notons  en  passant  qu'au  point 
de  vue  du  style,  de  la  netteté  des  pensées  et  du 
choix  des  expressions,  M.  Paris  est  bien  supérieur  à 
celui-ci.  C'est  une  conséquence  de  ce  que  nous  avons 
dit  plus  haut.  En  effet,  on  ne  dit  bien  que  ce  qu'on 
saisit  bien.  Dès  le  début,  nous  le  voyons  se  ranger 
à  l'opinion  de  M.  Raynouard,  que  le  Roman  de  la 
Rose  doit  avoir  été  publié  tout  entier  dans  le  cours 
du  XIII"^  siècle  :  la  partie  de  Guillaume  vers  1240 
et  celle  de  Jehan  de  Meung  avant  1282. 

M.  Ampère  affirme,  sur  la  foi  du  titre,  que  Guil- 
laume de  Lorris  avait  entrepris  de  faire  de  son 
poème  un  traité  complet  de  l'art  d'aimer.  M.  Paris 
lui  prête  seulement  l'intention  de  raconter  les  peines 
et  les  plaisirs  réservés  à  ceux  qui  aiment.  C'est  notre 
avis.  Cette  interprétation  est  plus  conforme  à  la 
marche  de  l'action,  et  il  ne  nous  est  pas  permis  de 
préjuger  une  fin  qui  n'existe  pas.  La  manière  dont 
nous  expliquons  les  allégories  du  début  se  rapporte, 
à  peu  près  absolument,  au  sens  que  leur  prête 
M.  Paris.  Or,  notre  point  de  départ  étant  le  même, 
nous  n'aurons  donc  à  constater  que  des  divergences 
de  détail  et  une  contradiction  sérieuse  sur  la  manière 
d'apprécier  l'œuvre  de  Jehan  de  Meung,  Pour  tout 
le  reste,  nous  nous  contenterons  de  renvoyer  le  lec- 
teur à  l'excellent  travail  que  nous  discutons.  Pour 
l'appréciation  des  deux  poètes,  nous  citons  textuel- 
lement M.  Paris  : 

«  Guillaume  avait  l'ijitcntion  de  donner  explication 
des  allégories  qu'il  avait  employées  ;  mais  il  n'a  pas  rem- 


OPINIONS   DES   CRITiaUES.  CXXXIX 

pu  sa  ^nomesse,  et  nous  h  regrettons  pour  quelques  per- 
sonnages auxquels  il  fait  jouer  un  double  rôle,  dont 
peut-être  il  aurait  mieux  justifié  l'emploi  s'il  avait  mis 
la  dernière  main  à  son  ouvrage.  Le  style  en  est  précis, 
clair,  élégant.  Le  poète  sait  éviter  une  stérile  abondance; 
il  ne  se  noie  pas  dans  les  développements  ;  ses  personnages 
parlent  bien  et  comme  ils  doivent  parler.  Il  semble  avoir 
une  sorte  d'aversion  pour  les  jeux  de  mots,  les  tournures 
recherchées,  les  pensées  subtiles.  Enfin,  sa  parole  est  cons- 
tamment chaste;  et  bien  différent  en  cela  de  Jehan  de 
Meun,  il  n'a  pas  fait  un  seul  vers  dont  l'impiété,  le 
libertinage  ou  la  malice  puisse,  à  tort  ou  à  raison,  s'ar- 
mer ou  se  prévaloir.  L'auteur  de  ce  poème  mérite  donc, 
malgré  tous  les  inconvénients  du  genre  allégorique,  un 
rang  parmi  les  meilleurs  versificateurs  français  du  moyen 
âge,  peut-être  même  parmi  les  poètes  dont  notre  littéra- 
ture a  droit  de  se  glorifier. 

«  On  devine  aisément,  dès  les  premiers  vers,  que  Jean 
de  Meun  a  vu,  surtout  dans  la  continuation  du  Roman 
de  la  Rose,  une  occasion  de  donner  carrière  à  son  éru- 
dition, à  ses  opinions  philosophiques  et  au  libertinage  de 
son  esprit.  Guillaume  de  Lorris  avait  voulu  raconter 
l'histoire  d'un  véritable  amoureux;  Jean  de  Meun  s'est 
proposé  de  parler  de  tout,  à  l'exception  du  véritable 
amour.  Il  a  fait  un  ouvrage  de  marqueterie,  une  sorte 
d'échiquier  dans  lequel  il  a  placé  avec  plus  ou  moins  de 
symétrie  ou  d'à  propos  les  principaux  incidents  de  la  vie 
et  l'histoire  de  toutes  les  passions  humaines.  Ne  lui  de- 
mandons pas  de  plan  régulier  ;  l'art  de  la  composition 
n'est  pas  le  sien  ;  il  disserte  de  tout  comme  Motitaigne, 
avec  une  égale  indépendance  de  pensées,  quelquefois  la 
même  force  d'expression  et  toujours  le  même  désordre. 
Mais  l'auteur  des  Essais,  dès  le  début,  nous  avertit  du 
moins  de  la  liberté  de  ses  allures,  tandis  que  Jean  de 


CXL  OPINIONS   DES   CRITIQ.UES. 

Menu,  qui,  reprenant  un  poème  sagement  conduit  jusque- 
là,  s'était  engagé  à  régler  sa  conduite  sur  celle  de  son 
ingénieux  devancier,  mérite  certainement  le  reproche 
d'avoir  manqué  à  ses  promesses.   » 

Et  là-dessus,  M.  Paris  entame  l'analyse  de  Jehan 
de  Me  un  g. 

Ainsi,  tous  les  savants  qui  ont  étudié  cette  œuvre 
immense,  tous,  sans  exception,  n'ont  vu  dans  Jehan 
de  Meung  qu'un  érudit  faisant  de  l'érudition  à  bâ- 
tons rompus,  sans  ordre  et  sans  plan  préconçu. 

L'auteur,  certes,  mérite  en  partie  ce  reproche. 
Comme  nous  l'avons  dit,  c'est  le  défaut  capital  de 
son  œuvre  ;  mais  lui  refuser  un  plan  préconçu,  c'est 
ne  pas  le  comprendre.  Tout  ce  qu'on  peut  faire  en 
faveur  de  cette  idée,  c'est  de  constater  que  quelques 
passages  ont  été  certainement  ajoutés  après  coup, 
un  entre  autres,  de  quelques  centaines  de  vers,  que 
l'auteur  (ou  les  copistes)  a  jeté  négligemment  au 
beau  milieu  d'une  phrase,  si  bien  qu'en  en  retrou- 
vant la  fin  le  lecteur  est  complètement  dérouté. 
Nous  indiquerons,  du  reste,  dans  les  notes,  ces 
passages  au  fur  et  à  mesure  qu'ils  se  présenteront. 
Nous  avons  été  nous-méme,  à  première  lecture, 
tenté  de  croire  que  Jehan  de  Meung  n'avait  entre- 
pris que  la  continuation  de  l'idylle  de  Guillaume 
de  Lorris.  Mais  après  un  examen  plus  sérieux, 
nous  nous  sommes  arrêté  à  la  thèse  que  nous  avons. 
soutenue  dans  notre  étude,  et  plus  nous  relisons 
l'ouvrage,  plus  nous  repassons  les  travaux  de  nos 
devanciers,  plus  nous  sommes  persuadé  être  dans 
le  vrai. 

C'est  ce  qui  fait  que  M.  Paris  se  heurte  à  certains 
passages  qui  lui  semblent  ennuyeux  ou  incompré- 
hensibles. Ainsi  le  combat  de  l'ost  d'Amour  contre 


OPINIONS   DES   CRITIQUES.  CXLI 

les  geôliers  de  Bel-Accueil  ne  lui  semble  qu'  «  une 
guerre  dont  le  récit  trop  allégorique  est  pour  lui  asse\ 
insipide,  »  quand  pour  nous  c'est  peut-être  le  pas- 
sage le  plus  fin,  le  plus  délicat,  le  plus  vrai,  en  un 
mot,  le  plus  naturel,  partant  le  plus  intéressant. 
Ainsi,  le  personnage  de  Genius  est  obscur  pour  lui  ; 
il  le  regarde  comme  une  fiction  étrange  et  inutile, 
et  il  ne  comprend  pas  ce  long  discours  du  prêtre  de 
Nature  : 

Q.ui  nous  a  le  nœud  dénoué, 
Qui  sans  lui  fût  resté  noué, 

dans  lequel  il  ne  voit  que  l'obscénité  la  plus  grossière 
et  la  prétention  d'expliquer  les  mystères  du  grand  œuvre 
et  de  la  pierre  philosophale.  C'est  la  partie  du  poème, 
dit-il,  qu'on  a  le  plus  souvent  essayé  de  comprendre; 
mais,  jusqu'à  présent,  ces  divers  essais  sont  demeurés 
infructueux. 

Quant  à  nous,  s'il  est  un  passage  que  nous  n'ayons 
pu  comprendre,  ce  n'est  certes  pas  celui-là.  Genius, 
intermédiaire  naturel  entre  l'àme  et  les  sens,  parle, 
au  contraire,  un  langage  clair  et  précis  ;  il  ne  s'oc- 
cupe pas  du  grand  œuvre,  ou  du  moins,  le  grand 
œuvre  pour  lui,  c'est  de  procréer,  et  il  lance  l'ana- 
théme  : 

sur  toute  gent 

Qui  ne  se  vuellent  remuer 
Pour  l'espèce  continuer. 

M.  Paris  ne  comprenant  pas  Genius  ne  comprend 
pas  davantage  son  discours,  et  cela  va  de  soi.  Et 
c'est  cette  même  raison  qui  lui  fait  trouver  l'épisode 
de  Pygmalion  un  hors-d'œuvre  inutile.  Inutile  quant 
à  la  marche  de  l'action,  peut-être,  mais  absolument 


CXLII  OPIXIONS   DES   CRITIQ.UES. 

indispensable  à  Tcxposé  des  théories  philosophiques 
de  Jehan  de  Meung,  puisque  c'est  Genius,  cette  force 
surnaturelle,  cette  flamme  divine  qui  vient  embraser 
Bel-Accueil,  comme  jadis  il  anima  la  statue  in- 
sensible de  Pygmalion.  C'est,  plus  encore  que  la 
cueillette  de  la  Rose,  le  véritable  couronnement 
de  l'œuvre.  Genius  est  la  cause;  l'union  des  deux 
amants  n'est  que  l'effet. 


'iSb:m:m:mi:m:m:m:'m 


VIE 


JEAN     DE    MEUNG 


PAR  ANDRE  THEVET. 


ENCORES  que  l'ancienneté  et  enrouillee  rimaille, 
dont  autres-fois  s'est  servy  celuy  duquel  je  fais 
la  vie,  semble  avoir  effacé  le  reste  de  la  mémoire 
qui  nous  pouvoit  rester  de  son  travail  :  je  suis 
néantmoins  contant  de  retirer  de  la  prison  d'oubly 
la  louange  que  plusieurs  éclopcz  de  leur  cervelle 
ont  voulu  malicieusement  par  calomnies  luy  dérober  : 
ne  reconnoissans  pas  ce  qui  a  esté  fort  bien  remarqué 
par  le  Clironiqueur  d'Aquitaine,  qu'il  a  été  docteur 
en  tlaéologie  (i)  ;  et  véritablement  aussi  ils  font  tort 
à  tout  le  corps  de  sa  compaignie,  quant  ils  veulent 
le  mettre,  non  pas  entre  les  balieures  de  la  menue 
populace  seulement,  mais  parmi  la  voyerie  des  plus 


(i)  On  a  raison  de   douter  si  Jean   de   Meuug  a  été   docteur  en 
théologie. 


CXLIV  VIE   DE   JEAN    DE   MEUNG. 

désespérez  ennemis  d'honnestetc.  Je  les  prierois  de 
me  dire  pourquoy  le  Prieur  de  Saloin  (i)  le  repré- 
sente bien  vestu  d'une  robbe  ou  chappe  fourrée  de 
menu  vair;  il  faut  bien  qu'il  le  tint  pour  un  homme 
d'autre  remarque,  que  ceux  qui  voudroient  bien  vo- 
lontiers nous  faire  croire,  qu'à  cause  de  son  nom 
Clopwel,  il  a  esté  piètre,  ridicule  et  misérable.  Mais 
d'autant  que  (selon  le  commun  proverbe)  l'habit  ne 
fait  pas  le  moyne,  par  ses  dits  et  escrits  je  veux  faire 
entendre  à  un  chacun,  qu'il  n'alloit  point  tant  traî- 
nant sa  jambe,  qu'il  ne  sçeût  bien  s'avancer  devant  ses 
compagnons.  Quand  nous  n'aurions  que  le  Roman 
de  la  Rose,  encore  faudroit-il  reconnoistre  en  luy  une 
merveilleuse  adresse,  quoyqu'il  n'ait  esté  le  premier 
qui  y  ait  donné  le  premier  coup  ;  mais  Guillaume 
de  Lorris,  qui  n'ayant  pu  conduire  à  sa  fin  son  dis- 
cours, quarante  ans  après  sa  mort  fut  secondé  par 
Jean  Clopinel,  comme  on  voit  par  ces  vers  que  j'ai 
insérés  ici  : 

Et  puis  viendra  Jean  Clopinel, 
Au  cueur  joly,  au  cueur  ysnel. 
Qui  naistra  sur  Loire  à  Meun. 

Et  peu  après  encore  : 

Il  aura  le  Rommant  si  chier, 
Qu'il  le  voudra  tout  parfoumir, 
Se  temps  et  lieu  lui  peut  venir; 
Car  quant  Guillaume  cessera, 
Jean  si  le  recommencera 
Après  sa  mort,  que  je  ne  mente, 
An  très-passii  plus  de  quarente. 


(i)  Honoré  Bonnet. 


VIE   DE   JEAN'    DE    MEUNG.  CXLV 

Plusieurs  ont  voulu  imiter  ce  Roman  de  la  Rose,  et 
entre  autres  Geofroy  Chaucer,  Anglois,  qui  en  a 
composé  un  qu'il  intitule:  The  Roinant  of  the  Rose  ; 
lequel,  au  rapport  de  Balxus,  a  esté  tiré  du  livre  de 
l'Art  d'aimer,  de  Jean  Mone,  qu'il  faict  Anglois.  Je 
conjecture  qu'il  entend  notre  Jean  de  Meuug,  en- 
cores  qu'il  le  face  Anglois,  d'autant  que  n'est  aisé  à 
croire  qu'un  Anglois  osa  se  bazarder  à  une  telle 
œuvre  ;  quoy  que  les  termes  ne  semblent  que  trop 
rudes  maintenant,  si  estoyent-ils  bien  riches  pour 
lors.  Et  quoy  qu'on  considère  les  traicts  qui  sont 
romancés  par  Clopinel,  je  ne  puis  estimer  que  ceux 
qui  les  contempleront,  n'admirent  l'adresse  de  ce 
poète,  qui,  souz  des  termes  enveloppez  et  couverts, 
a  assez  clairement  exprimé  la  vérité  à  qui  la  vouloit 
entendre.  Je  sais  bien  qu'il  y  a  eu  quelques  lecteurs 
chagrins  et  importuns  qui  ont  voulu  se  formaliser 
de  la  licence  qu'ils  trouvent  dans  ce  roman,  de  ma- 
nière que  par  des  écrits  publics  ils  ont  voulu  blas- 
mer  et  le  livre  et  l'autheur  :  il  s'en  est  même  trouvé 
un  entre  les  autres  qui  s'est  tellement  abandonné  à 
sa  colère,  qu'il  a  dit  que  plutost  il  croiroit  que  Judas 
fut  sauvé  que  le  pauvre  J^an  Clopinel.  L'occasion 
sur  laquelle  se  fondoyent  ces  rechignes  contrôleurs, 
est  qu'ils  voyoyent  que  ce  livre  irottoit  par  les  mains 
de  la  Noblesse,  et  principalement  des  Courtisans,  et 
en  estoit  mieux  reçeu  que  les  advertissemens  de  dé- 
votion, piété  et  amour  divin.  Cela  fit  que  pour  les 
en  dégouster,  ils  s'armèrent  contre  la  Rose,  jetterent 
plusieurs  exécrations  qui,  quant  tout  sera  bien  es- 
pluché,  seront  plus  ineptes  que  nécessaires.  Aussi 
l'effect  a  bien  monstre  qu'ils  ne  sçavoient  quelles 
estoyent  les  vertus  et  propriétés  de  la  Rose,  telles 
qu'encores  que  par  le  dehors  elle  pique,  elle  a  nean- 

I        H.  Herluison,  éditeur.  ^ 


CXLVI  VIE   DE   JEAK    DE   MEUNG. 

moins  au  dedans  une  fort  singulière  et  souveraine 
odeur.  De  fitit,  je  passeray  volontiers  condemnation 
que  Clopinel,  s'émancipant  souz  le  passe-droit  que 
la  poésie  se  veut  attribuer,  s'est  peut-être,  plus  sou- 
vent que  besoin  n'eust  esté,  laissé  esgarer  en  vains 
et  ridicules  discours  ;  qu'il  a  quelques-fois  trop  piqué 
quelques-uns,  et  finalement  qu'il  n'a  gardé  la  mo- 
destie qui  eust  esté  bien  requise  ;  mais  que  pour 
cela  il  ait  fallu  d'un  plain  saut  le  prendre  au  collet 
pour  le  terrasser,  il  n'y  a  point  aparence.  Pourquoi 
n'ont-ils  foudroyé  sur  les  lascivetés  d'un  Martial, 
d'un  Ovide,  et  d'autres  poètes  tant  grecs  que  latins, 
lesquels  ont  bien  autrement  gazouillé  de  l'amour 
que  n'a  faict  ou  de  Lorris  ou  Clopinel?  Ce  qui 
donne  couleur  à  ceste  censure,  est  que  desja  Clo- 
pinel, pour  avoir  esté  trop  libre  en  ses  paroles,  faillit 
à  avoir  le  fouet  des  Dames  de  la  Cour,  contre  les- 
quelles il  avoit  escript  ces  vers  : 

Toutes  estes,  sercs,  ou  fustes 
De  fait,  ou  de  volonté,  putes  ; 
Et  qui  très-bien  vous  chercheroit, 
Toutes  putes  vous  trouveroit. 

Premièrement ,  je  pourrois  alléguer  l'incapacité 
du  jugement,  qui,  quelque  ignominieux  qu'il  eut 
sçeu  estre,  ne  pouvoit  emporter  aucune  note  d'infa- 
mie contre  ce  pauvre  criminel,  qui  à  tout  événement 
pouvoit  demander  son  déclinatoire  devant  juges  qui 
eussent  esté  receuz  et  admis  au  siège  de  justice  par 
les  loix.  Or,  il  est  tout  notoire  que  Testât  de  judi- 
cature,  aussi  bien  que  la  prestrise,  est  viril;  et  par- 
tant que  les  dames  en  sont  forbannies.  En  après  la 
condemnation  n'estoit  pas  d'avoir  le  fouet  des  mains 


VIE   DE   JEAN    DE   MEUNG.  CXLVII 

(.le  l'exécuteur  de  justice.  Cela  seroit  contre  tout 
droict,  que  les  parties  plaintives  chastinsscnt  elles- 
mêmes  ceulx  qui  les  aurovent  intéressées.  Et  en  outre 
seroit  blesser  la  grandeur,  honeur  et  dignité  des 
Dames,  qui  eussent  esté  bien  marries  d'avoir  voulu 
empoigner  le  fouet  pour  servir  en  tel  office.  Mais 
qu'est-il  besoin  de  disputer  sur  l'exécution,  puisqu'il 
en  obtint  la  surséance  par  une  ruse,  laquelle  estant 
gaillarde  et  gentille,  je  suis  bien  contant  de  la  pro- 
poser icy.  Doncques  maistre  Jean  de  Meung  ayant 
esté  amené  à  la  Cour  par  quelques  Gentils-Hommes, 
lesquels,  pour  gratifier  aux  dames,  avoyent  promis 
le  leur  livrer,  et  n'empêcher  qu'il  ne  leur  fist  répa- 
ration de  l'injure  qu'elles  alléguoyent  leur  avoir 
esté  faite,  fut  resserré  dans  une  chambre.  Après  fut 
présenté  aux  Dames,  la  plus  hardie  desquelles  com- 
mence à  lui  remonstrer  qu'au  Roman  de  la  Rose  il 
avoit  introduit  un  jaloux  qui  dit  tout  le  mal  qu'il  est 
possible  des  femmes,  et  trop  témérairement  avoit 
lasché  sa  plume  pour  escrire  les  vers  que  j'ai  cy- 
dessus  récités.  De  manière  qu'à  son  dire  il  n'y  a 
Dame  qui  ne  soit  putain,  ne  l'ait  esté,  ou  ne  veuille 
l'estre  ;  qui  est  trop  ouvertement  deschirer  l'honeur, 
pudicité  et  chaste  intégrité  des  Dames.  Encores  que 
telle  insolence  méritast  très-griefve  peine,  et  qui  ne 
pourroit  pourtant  esgaler  à  ce  qu'il  a  mérité,  il  es- 
toit  dict  et  arresté  qu'il  seroit  fouetté  des  Dames,  qui 
là  assistoyent,  tenant  chacune  une  poignée  de  verges. 
Clopinel,  encores  qu'il  ne  fust  de  bas  or,  si  crai- 
gnoit-il  la  touche;  et  partant,  après  avoir  quelque 
tems  pensé  en  soi-même,  voyant  que  son  aâge  ne 
pouvoit  esmouvoir  les  Dames  à  miséricorde,  et 
d'autre  costé  le  nombre  si  grand  de  poignées  pour 
descharger  sur  son  dos,  pressé  qu'il  se  vit  de  se  dé- 


CXLVIII  VIE   DE   JEAN   DE   MEUNG. 

pouiller,  humblement  les  requit  lui  vouloir  octroyer 
un  don,  jurant  qu'il  ne  demanderoit  rémission  du 
chastiment  qu'elles  entendoyent  (à  tort)  prendre  de 
luy,  ains  l'avancement.  Ce  qui  luy  fut  accordé,  non 
sans  grande  difficulté  ;  et,  n'eust  esté  respect  des 
Gcntils-Homnics  qui  intercédèrent  pour  luy,  il  estoit 
frustré  de  son  espoir.  Alors,  dit-il,  je  vous  prie, 
Mesdames,  puisque  j'ai  trouvé  tant  de  grâces  envers 
vous  que  ma  demande  est  intérinée,  que  la  plus 
forte  putain  de  votre  compaignie  commence  la  pre- 
mière et  me  donne  le  premier  coup.  Ma  requeste  est 
juridique,  d'autant  que  je  n'ai  parlé  que  des  mé- 
chantes, folles  et  mal  advisées.  Par  ce  moyen,  lia 
les  mains  à  toute  la  compaignie  :  elles  se  regar- 
doyent  l'une  l'autre  pour  sçavoir  qui  auroit  l'honeur 
de  commencer  ;  mais  n'y  en  eut  pas  une,  quoy- 
qu'elles  eussent  toutes  bonne  envie  de  l'estriller,  qui 
se  hazardast  de  le  toucher.  Clopinel,  joyeux  de  ce 
nouveau  incident,  eschapa,  et  apresta  matière  aux 
Gentils-Hommes  de  se  gaber  (ou  moquer)  des  Dames, 
lesquelles,  au  lieu  de  luy  porter  honeur  et  révérence, 
vouloyent  trop  rudement  l'outrager.  C'étoit  bien- 
loin  de  foire  comme  Marguerite,  fille  de  Jaques  pre- 
mier du  nom,  roy  d'Ecosse,  et  femme  du  Dauphin, 
qui  fut  depuis  le  ro}'  Louis  unzieme  du  nom,  la- 
quelle, comme  elle  passoit  par  une  sale  où  estoit 
endormy  Alain  Charretier,  secrétaire  du  roy  Charles 
septième,  homme  docte,  poète  et  orateur  élégant  en 
la  langue  françoise,  l'alla  baiser  en  la  bouche,  en 
présence  de  ceux  de  sa  suite.  Et  comme  quelqu'un 
de  ceux  de  la  compaignie  lui  eut  répondu,  qu'on 
trouvoit  estrange  qu'elle  eust  baisé  un  homme  si 
laid,  elle  respondit  :  Je  n'ay  pas  baisé  l'homme, 
mais  la  bouche  de  laquelle  sont  issus  tant  et  excel- 


VIE  DE  ji;an  du  meung.  cxlix 

lens  propos,  matières  graves  et  sentences  dorées. 
Ce  n'est  pas  qu'il  se  laissast  emmuselcr  (comme  ses 
escrits  le  justifient),  non  plus  que  Clopinel;  mais 
ceste  vertueuse  princesse  chcrissoit  et  admiroit  ceux 
qui  doctement  déchirtroient  la  vérité. 

Quant  au  tems  auquel  vivoit  notre  Jean  de  Meung, 
n'est  pas  aisé  de  pouvoir  le  vérifier  précisément  ; 
toutefois  est  loisible  de  conjecturer  par  l'Epistre 
liminaire  qu'il  a  mise  au  commencement  du  livre  de 
Boëce,  De  Ja  Consolation,  à  peu  près  en  quel  tems 
il  a  vescu.  «  A  ta  Royale  Majesté,  dit-il,  très- 
noble  Prince,  par  la  grâce  de  Dieu,  roy  des  Fran- 
çois, Philippes  le  Quart;  je  Jean  de  Meung,  qui 
jadis  au  Romans  de  la  Rose,  puisque  Jalousies  ot  mis 
en  prison  Bel -Accueil,  enseigné  la  manière  du 
chastel  prendre  et  de  la  Rose  cueillir  ;  et  translaté  de 
latin  en  françois  le  livre  de  Vegece  de  Chevalerie, 
et  le  livre  des  Merveilles  de  Hirlande  ;  et  le  livre 
des  Epistres  de  Pierre  Abeillard  et  Helois  sa  femme  ; 
et  le  livre  d'Aelrcd,  de  Spiriliiclle  amitié;  envoyé 
ores  Boèce  de  Consolation,  que  j'ai  translaté  eu 
françois,  jaçoit  ce  qu'entendes  bien  latin.  »  Or  ce 
Philippes  le  Quart  commença  à  régner  l'an  douze 
cens  quatre-vingt  et  six,  et  régna  vingt-huit  ans.  Et 
du  depuis  il  présenta  son  livre,  intitulé  le  Dodecae- 
dron,  au  roy  Charles  cinquiesmc  du  nom,  lequel 
commença  son  règne  l'an  mil  trois  cens  soixante  et 
quatre;  de  manière  que  j'infère  qu'il  a  esté  aàgé 
d'environ  quatre-vingt  tant  d'années,  et  a  esté  con- 
temporain de  Dante,  poète  italien,  qui  vivoit  l'an 
mil  deux  cens  soixante-cinq.  Ce  qui  donne  de  la 
peine  en  ce  calcul  est,  qu'il  n'est  pas  croyable  que 
le  Roman  de  la  Rose  ait  esté  buriné  par  quelque  jeune 
cerveau;   de  manière  que  si  Clopinel  a  esté  d'aàge 


CL  VIE   DE   JEAX    DE   MEUNG. 

meur  et  rassis  quand  il  reprint  l'œuNTC  délaisse  par 
de  Lorris,  il  s'ensuit  qu'il  n'ait  pas  atteint  jus- 
qu'au règne  de  Charles  :  autrement  auroii-il  atteint 
pour  le  moins  six  vingt  tant  d'années.  Pour  ceste 
occasion  aucuns  ont  désavoué  l'œuvre  du  Dodecae- 
droii,  qui  ne  peuvent  se  persuader  qu'un  homme 
consommé  en  prudence  et  abbatu  par  la  longueur 
d'une  vieillesse,  ait  voulu  sur  ses  derniers  jours 
s'amuser  à  tels  jouets.  Qiiant  à  moi  je  ne  veux  tenir 
un  party  ny  l'autre,  ne  pouvant  au  vrav  asseurer  ce 
qui  en  peut  estre  ;  néantmoins  oserai«-jc  bien  dire 
qu'il  n'est  point  inconvénient  que  Clopinel  y  ait  mis 
la  main,  puisque  la  gentillesse  de  l'œuvre  ne  gist 
qu'en  une  promptitude  et  certaineté  des  secrets  de 
l'arithmétique,  pour  si  bien  asseoir  les  renvoys  et 
responses,  afin  de  se  rapporter  aux  poincts  des  dez. 
Qu'aux  mathématiques  Jean  de  Meung  ait  esté  bien 
versé,  appert  par  son  Testament,  duquel  je  veux 
toucher  un  mot  pour  quelques  singularités  qui  y 
sont  remarquables.  Ce  bon  Clopinel  estant  près  de 
sa  fin,  advisa  de  testamenter;  et  par  sa  disposition 
dernière,  laissa  aux  Jacobins  de  Paris  un  coffre  qu'il 
avoit  avec  tout  ce  qui  estoit  dedans,  commandant 
ne  l'ouvrir  qu'il  ne  fust  mis  en  terre,  à  charge  que 
les  frères  prescheurs  le  fcroyent  enterrer  dans  leur 
église  :  lesquels  il  avoit  desja  par  le  passé  fort  ha- 
rassés pour  la  haine  commune  qu'en  ce  tems  ceux 
de  l'Université  portoycnt  aux  mendicns.  Les  pauvres 
Jacobins,  soit  qu'ils  pensassent  que  Jean  de  Meung, 
sur  ses  vieux  jours,  se  repentoit  des  algarades  qu'il 
leur  avoit  aidé  à  faire,  soit  pour  l'opinion  qu'ils 
avoyent  que  ce  laiz  enfleroit  de  beaucoup  leurs 
bouges,  ensevelirent  Clopinel  avec  toutes  les  solem- 
nités  au  mieux  qu'ils  peurent,  et  parachevèrent  son 


VIE   DE  JEAN   DE   MEUNG.  CLI 

service  mortuaire.  A  peine  eurent-ils  finy  l'office, 
qu'incontinent  ils  viennent  pour  enlever  ce  coffre 
beau,  diapré,  feimé  à  plusieurs  serrures,  et  fort  pe- 
sant. Ils  faisoyent  estât  d'avoir  des  escus  à  milliers  : 
mais  quant  ils  furent  venus  à  l'ouverture,  ils  se 
trouvèrent  par  la  reveuë  deçeus  d'autre  moitié  de 
juste  prix;  car  au  lieu  d'or  et  d'argent,  n'y  trou- 
vèrent que  des  pierres  d'ardoise  sur  lesquelles  il 
tiroit  des  figures  tant  d'arithmétique  que  de  géomé- 
trie. Tellement  en  furent  irrités  ces  bons  moines, 
qu'après  avoir  long-temps  délibéré,  enfin  s'hasar- 
dèrent de  le  déterrer,  alléguans  qu'il  estoit  indigne 
d'estre  enterré  en  leur  maison,  puisque  vif  et  mou- 
rant il  se  moquoit  d'eux.  Mais  la  Cour  de  parlement, 
advertie  de  telle  inhumanité,  par  son  arrest  le  fit 
remettre  en  sépulture  honorable  dans  le  cloistre  du 
couvent.  Je  ne  doute  pas  qu'il  ne  leur  ait  voulu 
bailler  quelques  cassade,  ne  plus  ne  moins  que 
M<:  François  Rabelais,  homme  rare  en  doctrine,  au- 
quel on  fit  coucher  eu  laiz  articles  qui  excedoient 
son  pouvoir;  et  quant  on  lui  demandoit  où  on  pui- 
seroit  tout  ce  qu'il  donnoit  :  Faites,  dit-il,  comme 
le  barbet,  cherchez  ;  et  après  avoir  dit  :  Tirez  le 
rideau,  la  farce  est  jouée,  décéda.  Toutesfois  pour 
ne  détracter  des  morts,  et  combien  que  ce  ne  soit 
mon  intention  de  contrerooler  cest  arrêt,  sçachant 
très-bien  que  la  Cour  a  eu  très-juste  occasion  d'ainsi 
décerner,  je  veux  bien  proposer  deux  raisons  qui 
peuvent  l'avoir  induicte  à  le  donner.  La  première 
est  que,  par  les  ordonnances  des  Empereurs  ro- 
mains, est  défendu  de  refuser  d'inhumer  un  corps 
sous  prétexte  de  la  pauvreté  du  défunt  ;  pour  cet 
effet,  lisons-nous  aux  nouvelles  Constitutions  de 
Justinien,  qu'à  Constantinople  ont  esté  établis  cer- 


CLII  VIE   DE   JEAN'    DE    MEUNG. 

tains  lieux  et  personnages  destinez  à  ensépulturer 
les  corps  morts,  de  manière  que  cette  seule  raison 
rendoit  condemnables  les  Jacobins.  Mais  puisque 
sans  chenevis  les  chardonnerets  ne  chantent  pas  vo- 
lontiers, comme  l'on  dit,  vo3'ons  s'ils  n'ont  rien  eu, 
et  si  le  laiz  a  été  frustratoire,  fraudulent  et  captieux. 
Clopinel  leur  lègue  son  coffre  tel  qu'il  est,  avec  ce 
qui  est  dedans  :  il  sçavoit  bien  ce  qui  y  estoit.  De  le 
vouloir  contraindre  à  exprimer  la  chose  qu'il  donne, 
c'est  brider  sa  volonté.  Mais  on  dira  que  les  Jaco- 
qins  présumoyent  qu'il  fust  garny  d'escus.  Et  pour 
ce  donc  que  le  légataire  estime  qu'un  plat  d'estain, 
qui  lui  a  esté  laissé  par  le  testateur,  soit  d'or  ou 
d'argent,  il  s'ensuivra  que  l'héritier  sera  tenu  de  lui 
en  donner  ou  faire  forger  un  chez  l'orfèvre?  Mais 
à  vostre  advis,  qui  valoit  davantage  ou  un  escu,  ou 
bien  line  figure  d'aritlimétique?  Je  sais  bien  que 
ceux  qui  ne  pensent  qu'à  la  réparation  de  la  cuisine, 
diront  que  les  escus  eussent  esté  beaucoup  plus  pro- 
fitables à  ces  pauvres  frères  que  l'ardoise  géométri- 
quée,  et  qu'autant  pesant  d'or  ou  d'argent  comme  il 
y  avait  d'ardoises,  eust  faict  un  gros  tas  d'escus  ; 
mais  ceux  qui  ont  le  cœur  généreux  priseront  da- 
vantage les  gentillesses  que  il  avoit  tirées  sur  les 
ardoises,  que  tout  l'or  de  Gygès,  Cr;esus  ou  Midas  ; 
que  les  sciences  libéralles,  telles  que  sont  les  mathé- 
matiques, sont  à  préférer  aux  méclianiques  et  prin- 
cipalement à  la  cuisine.  Bien  est  vrai  que  quant  elle 
est  froide,  on  ne  peut  aisément  continuer  de  philo- 
sopher ;  mais  Testât,  condition  et  qualité  dont  ils 
avoyent  fait  profession,  leur  ostoyent  tous  moyens 
de  s'aider  de  telles  allégations,  qui  sont  plutost 
contes  de  mondains,  qu'opinions  seulement  de  ceux 
qui  tiennent  un  degré  beaucoup  plus  cslevé.  Finale- 


VIE    DE   JEAN    MEUNG.  CLIII 

ment  je  veux  que  toute  sa  vie  il  leur  ait  fait  du  pis 
qu'il  ait  pu,  qu'il  se  soit  mocqué  d'eux  en  leur 
legant  des  lopins  d'ardoise  au  lieu  d'escus,  pour  cela 
falloit-il  le  desenterrer  ?  Cela  est  contre  le  comman- 
dement de  Dieu,  qui  nous  commande  d'aimer  nos 
ennemis.  Que  s'ils  ne  se  sentoyent  assez  régénérés 
pour  savourer  ce  saint  précepte,  au  moins  devoyent- 
ils  avoir  horreur  de  se  venger  sur  un  mort  :  il  n'é- 
toit  pas  hérétique,  partant  ne  pouvoyent  le  tirer 
hors  du  sépulchre  en  desdain  du  tort  qu'il  leur  pou- 
voit  avoir  faict.  Ne  sçavoj'cnt-ils  pas  bien  qu'il  est 
défendu  de  mesparler  d'un  trespassé,  non  pas  seule- 
ment de  paroles,  mais  d'effect?  Vouloyent-ils  des- 
chirer  la  renommée  de  ce  pauvre  Clopine!,  lequel 
a  esté  en  telle  estime,  que  (comme  j'ay  dit)  l'Anglois 
Balxus  l'a  voulu  transporter  en  Angleterre,  dont 
n'est  merveilles?  Il  est  assez  coustumier  de  choisir 
les  plus  belles  roses  qu'il  peut,  soit  en  France,  AUe- 
maigne  ou  Espaigne,  pour  en  reparer  sa  patrie.  Mais 
aussi  le  plus  souvent  trouve-t-il  qui  s'y  opose,  et 
par  légitimes  moyens  les  revendique.  Quoique  ce 
soit  encores,  est-il  contraint  de  confesser  que  son 
Chaucer  a  pillé  (il  appelle  cela  illustrer  le  livre  de 
Jean  de  Meung)  les  plus  beaux  boutons  qu'il  a  peu 
du  Roman  de  la  Rose,  pour  en  embellir  et  enrichir  le 
sien?  Ce  que  j'ai  bien  voulu  ajouster,  tant  pour 
monstrer  en  quoi  se  mesprennent  les  Anglois,  qui 
veulent  ravir  à  nostre  France  le  Roman  de  la  Rose, 
que  pour  faire  entendre  à  un  chascun  que,  en  ce  que 
nous  avons  mis  cy-dessus  touchant  Clopinel,  nous 
n'entendons  le  mettre  au  rang  et  roole  des  affron- 
teurs,  encore  moins  taxer  les  religieux  de  saint  Do- 
minique d'autre  que  de  ce  qu'ils  se  pourroyent  avoir 
laissé  commander  par  quelques  escervelez,  qui  les 


CLIV  VIE   DE   JEAN   DE   MEUNG. 

auroyent  poussez  à  se  formaliser  d'une  chose  qu'ils 
seroyent  autrement,  je  m'en  assure,  faschez  de  con- 
trerooler,  attendu  qu'ils  sçavent  très-bien  que  le 
devoir  de  pieté  les  induit  à  une  œuvre  accompagnée 
d'une  telle  et  si  grande  humanité.  De  ma  part  je 
prise  et  honore  leur  compaignie  ;  mais  impossible 
est  que  parmy  un  si  grand  nombre  qu'ils  estoyent, 
il  n'y  en  ait  toujours  quelqu'un  qui  fasse  des  fautes, 
et  par  quelques  fois  donne  un  mauvais  bransle.  Or, 
pour  revenir  à  notre  Clopinel,  on  l'eust  peu  atta- 
quer d'aflfronterie,  si  on  eust  trouvé  qu'après  sa  mort 
il  eust  esté  garny  de  meubles  précieux  ou  d'escus  : 
le  plus  précieux  joyau  qu'il  avoit  estoyent  ces  exer- 
cices qu'il  avoit  prins  après  ces  ardoises  orbiculaires  : 
il  en  fait  un  laiz  à  ceux  lesquels  il  supplioit  entom- 
ber  son  corps,  mesurant  un  chascun  à  son  aulne;  et 
présumant  que  tout  ainsi  qu'il  avoit  prins  plaisir  à 
philosopher,  aussi  ils  se  baigneroyent  à  veoir  les 
belles  figures  mathématiques  qu'il  avoit  là  tracées. 
J'insiste  principalement  sur  ce  point,  d'autant  que 
je  ne  suis  tenu  de  rcspondre  pour  la  liberté  de  parler 
où  il  s'est  licencié  :  non  pas  que  je  craigne  de  tom- 
ber au  même  inconvénient  auquel  il  pensa  être  en- 
gagé; mais  parce  que  la  ruse  accortc  qui  le  garantit 
de  la  punition  exemplaire  dont  il  devoit  estre  justicié 
et  réparer  la  faute,  l'a  desgaigé  de  toute  crainte, 
puisque  sur  l'exécution  de  l'arrest  donné  à  l'encontre 
de  luy,  il  y  a  eu  une  modification  accordée  du  con- 
sentement des  juges  et  parties,  au  grand  contente- 
ment du  pauvre  sentencié.  Mais  quand  j'aurois  à 
porter  paroles  pour  Jean  de  Meung,  je  ne  m'en 
donneroye  pas  si  grande  peine  que  l'on  pourroit 
penser,  d'autant  que,  sans  me  mettre  en  charge  d'en- 
trer en  preuve,  je  ne  voudroye  faire  targue  que  de 


VIE    DE   JEAN    DE    MEUNG.  CLV 

la  face  du  livre,  qui,  portant  sur  son  frontispice 
LA  Rose,  dcvoit  apprendre  à  toutes  ces  mescontentes 
que  la  Rose  n'est  point  seulement  accompagnée 
d'une  souefve  odeur,  couleur  vermeille,  blanche  et 
délicate;  ains  aussi  des  piquerons  qui  arment  la  rose, 
et  souvent  peignent  ceux  ou  celles  qui,  ou  trop  près 
ou  mal-à-propos,  l'approchent  de  leur  nés. 


FAUTES  A  CORRIGER. 


DANS   L  ORIGINAL  : 

Vers  462,  p.ige  30,  au  lieu  de  :  grand,  lisez  :  granl. 

—  493,  —  32,  au  lieu  de  ;  ramanani,  lisez  ;  rcmananl. 

—  763,  —  $0,  au  lieu  de  :  aller,  lisez  :  aler. 

—  810,  —      $2,  au  lieu  de  ;  biaux,  lisez  :  biaus. 

—  1004,  ) —  64,  au  lieu  de  :  ereni,  lisez  :  orenl. 

—  iiii,  —  72,  au  lieu  de  :  elle,  lisez  :  ele. 

—  1178,  —  76,  au  lieu  de  :  ele,  lisez  :  el. 

—  2138,  —  138,  au  lieu  de  :  s'i,  lisez  :  si. 

—  2133,  —  138,  au  lieu  de  :  6zii,  lisez  :  2133. 

—  2454,  —  156,  au  lieu  de  :  l'arde,  lisez  :  larde. 

—  2)34,  —  i(i2,  vers  faux;  lire  :  meiifonoe. 

—  2676,  —  170,  vers  faux;  lire:  en  tel  point. 

—  3108,  —  198,  au  lieu  de  :  maralas,  lisez  :  mar  alas. 

—  3S52,  —  228,  au  lieu  de  ;  resemblait,  lisez  :  resembloit. 

—  3S78,  —  230,  au  lieu  de  :  jeunes,  lisez  :  jennes. 

—  3634,  —  234,  au  lieu  de  :  paresce,  lisez  :  peresce. 


DANS   LA   TRADUCTION  : 

Vers  1443,  page  93,  au  lieu  de  :  coile,  lisez  :  couette. 

—  1503,  —  97,  au  lieu  de  :  sa  mie,  lisez  :  ta  mie. 

—  1505,  —  97,  au  lieu  de  :  il,  lisez  :  lui. 

—  IS44>  —  99)  ^^  ''^"  ^^  '■  bouchele,  lisez  :  bouchetle. 

—  '979>  —  '^7>  *"  ''^"  '^^  '■  prendre,  lisez  :  pendre. 

—  2508,  —  161,  lire  :  Ayant  tout  d'un  coup  épuisé. 

—  2777,  —  177,  au  lieu  de  :  Doux-Penser,  lisez  :  Doux-Parler. 

—  5417J  —  219,  lire  :  Mais  quand  la  malice  trop  dure. 

—  35  35,  —  227,  au  lieu  de  :  cjir  baiser  qui,  lisez  :  car  qui  baiser. 

—  3666,  —  255,  lire  ;  Quand  elle  eut  la  nouvelle  ouïe. 

—  4106,  —  263,  au  lieu  de  :  qui  sut,  lisez  :  qui  sut. 

l 
'I 


LE    ROMAN 


DE     LA     ROSE 


LE    ROMAN 

DE   LA   ROSE 


M' 


Ci  est  le  Rommam  de  la  Rose, 
Où  l'art  d'Araors  est  tote  enclose. 

•AiNTES  gens  dient  que  en  songes 
N'a  se  fables  non  et  mençonges  ; 
Mais  l'en  puet  tiex  songes  songier 
Qui  ne  sunt  mie  mençongier  ; 
Ains  sont  après  bien  apparant  *. 
Si  en  puis  bien  trere  à  garant 
Ung  acteur  qui  ot  non  Macrobes  ', 
Qui  ne  tint  pas  songes  à  lobes  ; 
Ainçois  escrist  la  vision 
Qui  avint  au  roi  Cipion. 
Quiconques  cuide  ne  qui  die 
Que  soit  folor  ou  musardie 
De  croire  que  songes  aviengne, 
Qui  ce  voldra,  pour  fol  m'en  tiengne; 
Car  endroit  moi  ai-je  fiance 
Que  songe  soit  sencfiance 
Des  biens  as  gens  et  des  anuiz, 
Car  li  plusors  songent  de  nuitz 
Maintes  choses  couvertcment 
Qjie  l'en  voit  puis  apcrtement. 


2 
LE    ROMAN 

DE    LA   ROSE 


Ci  est  le  Roman  de  la  Rose, 

Où  l'art  d'Amour  est  toute  enclose. 

MAINTES  gens  disent  que  les  songes 
Ne  sont  que  fables  et  mensonges; 
Mais  on  peut  tel  songe  songer, 
Qui  ne  soit  certes  mensonger 
Et  par  la  suite  vrai  se  treuve  *. 
Moult  évidente  en  est  la  preuve 
Dans  la  fameuse  vision 
Advenue  au  roi  Scipion, 
Dont  Macrobe  écrivit  l'histoire  *; 
Car  aux  songes  il  daignait  croire. 
Bien  plus,  si  quelqu'un  pense  ou  dit 
Q.ue  soit  sottise  ou  fol  esprit 
De  croire  qu'ils  se  réalisent, 
Eh  bien,  que  ceux-là  fol  me  disent  ; 
Car  je  crois,  moi,  sincèrement 
Qu'un  songe  est  l'avertissement 
Des  biens  et  maux  qui  nous  attendent; 
Et  maints  avoir  songé  prétendent 
La  nuit  choses  confusément, 
Qu'on  voit  ensuite  clairement. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

Où  viuticsme  an  de  mon  aage, 
Où  point  qu'Amors  prend  le  paage 
Des  joncs  gens,  couchiez  cstoie 
Une  nuit,  si  cuni  je  souloie. 
Et  me  dormoie  moult  forment, 
Si  vi  ung  songe  en  mon  dormant. 
Qui  moult  fut  biax,  et  moult  me  plot. 
Mes  onques  riens  où  songe  n'ot 
Qui  avenu  trestout  ne  soit. 
Si  cum  li  songes  recontoit. 
Or  veil  cel  songe  rimaier, 
Por  vos  cucrs  plus  fera  esgaier, 
Qu'Amors  le  me  prie  et  commande  ; 
Et  se  nus  ne  nule  demande 
Comment  gc  voil  que  cilz  Rommanz 
Soit  apelez,  que  ge  commanz  : 
Ce  est  li  Rommanz  de  la  Rose, 
Où  l'art  d'Amors  est  tote  enclose. 
La  matire  en  est  bone  et  noeve  '  : 
Or  doint  Diez  qu'en  gré  le  reçoeve 
Celé  por  qui  ge  l'ai  empris. 
C'est  celé  qui  tant  a  de  pris, 
Et  tant  est  digne  d'estre  amée, 
Qu'el  doit  estre  Rose  clamée. 


Avis  m'iere  qu'il  cstoit  mains, 
Il  a  jà  bien  cincq  ans,  au  mains. 
En  mai  estoie,  ce  songoie, 
El  tems  amorcus  plain  de  joie, 
El  tens  où  tote  riens  s'esgaie. 
Que  l'en  ne  voit  boisson  ne  haie 
Qui  en  mai  parer  ne  se  voille. 
Et  covrir  de  novcle  foillc; 


LE   ROiL\N   DE   LA   ROSE. 

J'avais  vingt  ans  ;  c'est  à  cet  âge 
Qu'Amour  prend  son  droit  de  péage 
Sur  les  jeunes  coeurs.  Sur  mon  lit 
Étendu  j'étais  une  nuit, 
Et  dormais  d'un  sommeil  paisible. 
Lors  je  vis  un  songe  indicible, 
En  mon  sommeil,  qui  moult  me  plut  ; 
Mais  nulle  chose  n'apparut 
Qui  ne  m'advint  tout  dans  la  suite, 
Comme  en  ce  songe  fut  prédite. 
Or  veux  ce  songe  rimailler 
Pour  vos  cœurs  plus  faire  égayer; 
Amour  m'en  prie  et  me  commande  ; 
Et  si  nul  ou  nulle  demande 
Sous  quel  nom  je  veux  annoncer 
Ce  Roman  qui  va  commencer  : 
Ci  est  le  roman  de  Rose 
Oii  l'art  d'Amour  est  toute  enclose. 
La  matière  de  ce  Roman 
Est  bonne  et  neuve  assurément  '  ; 
Mon  Dieu  !  que  d'un  bon  œil  le  voie 
Et  que  le  reçoive  avec  joie 
Celle  pour  qui  je  l'entrepris; 
C'est  celle  qui  tant  a  de  prix 
Et  tant  est  digne  d'être  aimée, 
Qu'elle  doit  Rose  être  nommée. 

Il  est  bien  de  cela  cinq  ans;    . 
C'était  en  mai,  amoureux  temps 
Où  tout  sur  la  terre  s'égaie  ; 
Car  on  ne  voit  buisson  ni  haie 
Qui  ne  se  veuille  en  mai  fleurir 
Et  de  jeune  feuille  couvrir. 
Les  bois  secs  tant  que  l'hiver  dure 
En  mai  recouvrent  leur  verdure; 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

Li  bois  recovrent  lor  verdure, 
Qui  sunt  sec  tant  cum  yver  dure, 
La  terre  méismes  s'orgoille 
Por  la  rouséc  qui  la  moille, 
Et  oblic  la  poverté 
Où  cle  a  tôt  l'yver  esté. 

-^Lors  devient  la  terre  si  gobe, 
Qu'el  volt  avoir  novele  robe  ; 
Si  scet  si  cointe  robe  faire. 
Que  de  colors  i  a  cent  paire, 

.— ^'erbes,  de  flors  indes  et  perses. 
Et  de  maintes  colors  diverses. 
C'est  la  robe  que  je  devise, 
Por  quoi  la  terre  miex  se  prise. 
Li  oisel  qui  se  sunt  téu. 
Tant  cum  il  ont  le  froit  eu. 
Et  le  tens  divers  et  frarin, 
Sunt  en  mai  por  le  tens  serin. 
Si  lié  qu'il  monstrent  en  chantant 
Qu'en  lor  cuer  a  de  joie  tant. 
Qu'il  lor  estuet  chanter  par  force. 
Li  rossignos  lores  s'efforce 
De  chanter  et  de  faire  noise  ; 
Lors  s'esvertue,  et  lors  s'cnvoise 
Li  papegaus  et  la  kalandre  t.L 
Lors  estuet  jones  gens  entendre 
A  estre  gais  et  amoreus 
Por  le  tens  bel  et  doucereus. 
Moult  a  dur  cuer  qui  en  mai  n'aime, 
Quant  il  ot  chanter  sus  la  raime 
As  oisiaus  les  dous  clians  piteus. 
En  iceli  tens  déliteus, 
Que  tote  riens  d'amer  s'eflVoie, 
Sonjai  une  nuit  que  j'estoie, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

57.        Lors  oubliant  la  pauvreté 
Où  elle  a  tout  l'hiver  été, 
La  terre  s'éveille  arrosée 
Par  la  bienfaisante  rosée.' 
La  vaniteuse,  il  faut  la  voir, 
Elle  veut  robe  neuve  avoir  ; 
De  mille  nuances,  pour  plaire, 
Robe  superbe  sait  se  faire. 
Avec  l'herbe  verte,  des  fleurs . — 
Mariant  les  belles  couleurs. 
C'est  cette  robe  que  la  terre, 
A  mon  avis,  toujours  préfère. 
Les  oiselets  silencieux 
Par  le  temps  sombre  et  pluvieux, 
Et  tant  que  sévit  la  froidure 
Sont  en  mai,  quant  rit  la  nature, 
Si  gais,  qu'ils  montrent  en  chantant 
Que  leur  cœur  a  d'ivresse  tant . — 
Qu'il  leur  convient  chanter  par  force. 
Le  rossignol  alors  s'eflforce 
De  faire  noise  et  de  chanter,^--'''^ 
Lors  de  jouer,  de  caqueter 
Le  perroquet  et  la  calandre  *  ; 
Lors  des  jouvenceaux  le  cœur  tendre 
S'égaie  et  devient  amoureux 
Pour  le  temps  bel  et  doucereux.____ 
Quand  il  entend  sous  la  ramée 
La  tendre  et  gazouillante  armée 
Qui  n'aime,  il  a  le  cœur  trop  dur! 
En  ce  temps  enivrant  et  pur 
Qui  l'amour  fait  partout  éclore. 
Une  nuit,  m'en  souvient  encore^ 
Je  songeai  qu'il  était  matin  ; 
De  mon  lit  je  sautai  soudain, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

Ce  m'iert  avis  en  mon  dormant. 
Qu'il  estoit  matin  durement  ; 
De  mon  lit  tantost  me  levai,^ 
Chauçai  moi  et  mes  mains  lavai. 
Lors  trais  une  aguille  d'argent 
D'ung  aguiller  mignot  et  gent. 
Si  pris  l'aguille  à  enfiler. 
Hors  de  vile  oi  talent  d'aler, 
Por  oïr  des  oisiaus  les  sons 
Qui  chantoicnt  par  ces  boissons 
En  icele  saison  novele; 
Cousant  mes  manches  à  videle, 
M'en  alai  tôt  seus  esbatant, 
Et  les  oiselés  escoutant, 
Qui  de  chanter  moult  s'engoissoient 
Par  ces  vergiers  qui  florissoient, 
Jolis,  gais  et  plains  de  léesce. 
Vers  une  rivière  m'adresce 
Que  j'oi  près  d'ilecques  bruire, 
Car  ne  me  soi  aillors  déduire 
Plus  bel  que  sus  celé  rivière. 
D'ung  tertre  qui  près  d'iluec  iere 
Descendoit  l'iave  grant  et  roide, 
Clere,  bruiant,  et  aussi  froide 
Comme  puiz,  ou  comme  fontaine,. 
Et  estoit  poi  mcndre  de  Saine, 
Mes  qu'ele  iere  plus  espanduë. 
Onques  mes  n'avoie  vùuè 
Celé  iave  qui  si  bien  coroit  : 
Moult  m'abclissoit  et  séoit 
A  regarder  le  leu  plaisant. 
De  l'iave  clere  et  reluisant 
Mon  vis  rafreschi  et  lavé. 
Si  vi  tôt  covert  et  pavé 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

Je  me  chaussai,  puis  d'une  eau  pure 
Lavai  mes  mains  et  ma  figure  ; 
Dans  son  étui  mignon  et  gent 
Je  pris  une  aiguille  d'argent 
Que  je  garnis  de  fine  laine, 
Puis  je  partis  emmi  la  plaine 
Écouter  les  douces  chansons 
Des  oiselets  dans  les  buissons 
Q.ui  fêtaient  la  saison  nouvelle. 
Cousant  mes  manches  à  vidèle, 
Seul  j'allai  prendre  mes  ébats, 
Témoin  de  leurs  joj-eux  débats, 
De  leur  grâce  et  leur  allégresse. 
Par  ces  vergers  en  grand'  liesse. 
Tout  près  un  grand  ruisseau  coulait 
Dont  le  murmure  m'appelait  ; 
J'y  courus.  Jamais  paysage 
Ne  vis  plus  beau  que  ce  rivage. 
D'un  tertre  vert  et  rocailleux 
Descend,  en  bonds  tumultueux, 
L'onde  aussi  froide,  claire  et  saine 
Comme  puits  ou  comme  fontaine. 
La  Seine  est  un  fleuve  plus  grand. 
Mais  moins  belle  au  large  s'épand. 
Je  n'avais  oncques  cette  eau  vue 
Qui  si  bien  court  et  s'évertue. 
Dans  un  charme  délicieux 
Plongé,  je  promenais  mes  yeux 
Partout  ce  riant  paysage  ; 
De  l'onde  claire  mon  visage 
Je  rafraîchis  lors  et  lavai, 
Et  je  vis  couvert  et  pavé 
Son  lit  de  pierres  et  gravelle. 
La  prairie  était  grande  et  belle 


10  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

113,      Le  fons  de  l'iave  de  gravclc; 
La  praérie  grant  et  bêle 
Très  au  pié  de  l'iave  batoit. 
Clere  et  série  et  bêle  estoit 
La  matinée  et  atrempce  : 
Lors  m'en  alai  parmi  la  prée 
Contre  val  l'iave  esbanoiant, 
Tôt  le  rivage  costoiant. 

II 

Ci  raconte  l'Amant  et  dit  : 
Des  sept  ymaiges  que  il  vit 
Pourtraites  el  mur  du  vergier, 
Dont  il  li  plest  à  desclairier 
Les  semblances  et  les  façons, 
Dont  vous  porrez  oïr  les  nons. 
L'ymaige  première  nommée, 
Si  estoit  Haine  apelée. 

Quant  j'oi  ung  poi  avant  aie, 
Si  vi  ung  vergié  grant  et  lé, 
Tôt  clos  d'ung  haut  mur  bataillié, 
Portrait  defors  et  entaillié 
A  maintes  riches  escritures. 
Les  ymages  et  .les  paintures 
_Ai  moult  volentiers  remirt;j__ 
Si  vous  conteré  et  dire 
De  ces  ymages  la  seniblance, 
Si  cum  moi  vient  à  remembrance. 


Ens  où  milieu  je  vi  Haine 
Qui  de  corrous  et  d'ataïne 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  II 

Et  jusqu'au  pied  de  l'eau  battait  ; 
Or  comme  claire  et  douce  était 
Et  sereine  la  matinée, 
Parmi  la  plaine  diaprée, 
Sans  but,  je  suivis  le  courant, 
Tout  le  rivage  côtoyant. 


n 

Ici,  l'Amant  en  quelques  pages 
Va  raconter  les  sept  images 
Qu'il  vit  sur  les  murs  du  verger. 
Il  va  sous  nos  yeux  les  ranger; 
Puis  leurs  façons  et  leurs  postures, 
Leurs  costumes  et  leurs  figures 
Avant  peindre,  il  les  nommera, 
Par  la  Haine  il  commencera. 

Quand  je  fus  à  quelque  distance, 
J'aperçus  un  verger  immense 
Tout  clos  d'un  haut  mur  crénelé, 
Par  dehors  peint  et  ciselé 
De  maintes  riches  écritures. 
Les  images  et  les  peintures    ^ 
Je  pus  à  mon  aise  admirer  -y^^ 
Or,  je  vais  peindre  et  vous  narrer 
De  ces  images  la  scmblance 
Telle  qu'en  ai  la  souvenance. 

HAINE. 

La  Haine  au  milieu  se  dressait. 
Tout  d'abord  en  elle  on  sentait 


12  LE    ROMAN'    DE    LA    ROSE. 

151.      Sembloit  bien  estre  movcrresse, 
Et  correceuse  et  tenccrresse, 
Et  plaine  de  grant  cuvertage 
Estoit  par  semblant  celé  ymage. 
Si  n'estoit  pas  bien  atornée, 
Ains  sembloit  estre  forcenée; 
Rechignie  avoit  et  froncié 
Le  vis,  et  le  nés  secorcié. 
Par  grant  hideur  fu  souiilliée, 
Et  si  estoit  entortillée 
Hideusement  d'une  toaille. 

FELON  NIE  '. 

Une  autre  ymage  d'autel  taille 
A  senestre  vi  delez  lui  ; 
Son  non  desus  sa  teste  lui, 
Apellée  estoit  Felonnie. 

VILENNIE. 

Une  ymage  qui  Vilonie 

Avoit  non,  rcvi  devers  destre. 

Qui  estoit  auques  d'autel  estre, 

Cum  ces  deus  et  d'autel  féture  ; 

Bien  sembloit  maie  créature, 

Et  despiteuse  et  orguilleuse, 

Et  mesdisant  et  ramponeuse. 

Moult  sot  bien  paindre  et  bien  portraire 

Cil  qui  tiex  ymages  sot  faire  : 

Car  bien  sembloit  chose  vilaine, 

De  dolor  et  de  despit  plaine  ; 

Et  famé  qui  petit  séust 

D'honorer  ceus  qu'ele  déust  '. 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  IJ 

151.      Grande  source  de  jalousie, 
De  courroux  et  de  frénésie. 
Elle  me  parut  de  poison 
Pleine  et  de  noire  trahison. 
Cette  image  mal  atournée 
A  les  traits  d'une  forcenée, 
Un  laid  visage  tout  froncé, 
Le  nez  petit  et  retroussé. 
Puis,  enfin,  elle  s'entortille 
D'une  hideuse  souquenille 
Q^i  plus  hideuse  encor  la  rend. 

FÉLONIE  ^. 

A  gauche  est  sur  le  même  rang, 
De  même  taille,  une  autre  image  ; 
Tout  au  dessus  de  son  visage 
Félonie  est  son  nom  gravé. 

VILENIE. 

Une  autre  image  j'ai  trouvé 
Sur  la  droite.  C'est  Vilenie 
Avec  elles  en  harmonie  : 
Même  aspect  hideux,  repoussant  ; 
Du  premier  coup  d'œil  on  pressent 
Une  créature  orgueilleuse 
Et  médisante  et  rancuneuse. 
Celui  qui  peignit  ces  tableaux 
Savamment  maniait  pinceaux, 
Car  bien  semblait  chose  vilaine 
De  douleur  et  de  dépit  pleine, 
Et  femme  qui  petit  savait 
Honorer  ceux  qu'elle  devait  ^. 


14  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

COUVOITISE. 

179.      Après  fu  painte  Covcitise  : 
C'est  ccle  qui  les  gens  atise 
De  prendre  et  de  noient  donner, 
Et  les  grans  avoirs  aùner, 
C'est  celé  qui  fait  à  usure 
Prester  mains  por  la  grant  ardure 
D'avoir  conquerre  et  assembler. 
C'est  celé  qui  semont  d'embler 
Les  larrons  et  les  ribaudiaus; 
Si  est  grans  péchiés  et  grans  diaus 
Qu'en  la  fin  en  estuet  mains  pendre. 
C'est  celé  qui  fait  l'autrui  prendre, 
Rober,  tolir  et  baréter, 
Et  bescochier  et  mesconter  ; 
C'est  celé  qui  les  trichéors 
Fait  tous  et  les  faus  pledéors. 
Qui  maintes  fois  par  lor  faveles 
Ont  as  valés  et  as  puceles 
Lor  droites  hérites  toluës'. 
Recorbillies  et  croçuës 
Avoit  les  mains  iccle  ymage  ; 
Ce  fu  drois  :  car  toz  jors  esrage 
Coveitise  de  l'autrui  prendre. 
Coveilisc  ne  set  entendre 
A  riens  qu'à  l'autrui  acrochier  ; 
Covcitise  a  l'autrui  trop  chier. 


AVARICE. 

Une  autre  ymage  y  et  assise 
Coste  à  coste  de  Coveitise, 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  I5 

CONVOITISE. 

Après  est  peinte  Convoitise. 
C'est  elle  qui  les  gens  attise 
De  prendre  et  ne  jamais  donner, 
Et  leurs  biens  faire  foisonner. 
C'est  elle  encor  qui  à  l'usure 
Prête  la  main  pour  sans  mesure 
Constamment  gagner,  amasser, 
Q.ui  ne  cesse  au  vol  de  pousser 
Larrons,  gens  de  mauvaise  vie. 
Dont  les  crimes,  la  félonie 
A  la  potence  les  conduit  : 
Celle  qui  fait  dauber  autrui 
Par  dol  et  cauteleux  langage, 
Par  mauvais  compte,  escamotage. 
C'est  elle  qui,  tous  les  tricheurs, 
Inspire  et  tous  ces  faux  plaideurs 
Dont  les  manœuvres  caiminelles 
Ont  maints  varlets,  maintes  pucelles. 
D'un  héritage  dépouillés  '. 
Tout  crochus  et  recoquillés 
Avait  les  doigts  cette  femelle, 
Et  c'est  chose  bien  naturelle,     ' 
Car  Convoitise,  c'est  connu. 
Aucun  bonheur  n'a  jamais  eu 
Fors  quand  les  autres  dévalise  ; 
Ne  sait  entendre  Convoitise 
A  rien  qu'aux  autres  accrocher  ; 
Elle  a  d'autrui  le  bien  trop  cher. 

AVARICE. 

Je  vis  une  autre  image  assise 
Côte  à  côte  de  Convoitise, 


l6  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

207.      Avarice  estoit  apclcc  : 

Lede  estoit  et  sale  et  foulée 
Celé  ymage,  et  megre  et  chetive, 
Et  aussi  vert  cum  une  cive. 
Tant  par  estoit  descolorée, 
Qu'el  sembloit  cstre  enlangorée  ; 
Chose  sembloit  morte  de  lain, 
Qui  ne  vesquist  fors  que  de  pain 
Pétri  à  lessu  fort  et  aigre  ; 
Et  avec  ce  qu'ele  iere  maigre, 
lert-ele  povrement  vestuë, 
Cote  avoit  vies  et  desrumpuë  ; 
Comme  s'el  fust  as  chiens  remese  ; 
Povre  iert  moult  la  cote  et  esrese, 
Et  plaine  de  vies  palestiaus. 
Delez  li  pendoil  ung  mantiaus 
A  une  perche  moult  greslcte, 
Et  une  cote  de  brunete®; 
Où  mantiau  n'ot  pas  penne  vaire, 
Mes  moult  vies  et  de  povre  afaire, 
D'agniaus  noirs  velus  et  pesans. 
Bien  avoit  la  robe  vingt  ans  ; 
Mes  Avarice  du  vestir 
Se  sot  moult  à  tart  aatir  : 
Car  sachiés  que  moult  li  pesast   n 
Se  celé  robe  point  usast  ;  ,/ 

Car  s'el  fust  usée  et  mauvese, 
Avarice  éust  grant  mesese, 
De  noeve  robe  et  grant  disete, 
Avant  qu'ele  éust  autre  fête. 
Avarice  en  sa  main  tendit 
Une  borse  qu'el  rcponnoit, 
Et  la  nooit  si  durement, 
Qj-ie  demorast  moult  longuement 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  IJ 

C'était  Avarice.  Elle  était 
Affreuse  et  sale,  et  se  voûtait. 
Cette  image  maigre  et  chétive 
Etait  verte  comme  une  cive, 
Et  ce  visage  sans  couleur 
Semblait  s'épuiser  de  langueur. 
D'un  mort  elle  avait  l'apparence 
Qui  ne  vécut  que  d'abstinence 
Et  de  pain  fait  d'aigre  levain. 
Pour  draper  sa  maigreur  enfin 
Elle  était  pauvrement  vêtue 
D'une  vieille  cote  rompue. 
Sale,  de  pièces  et  morceaux  ; 
On  eût  dit  épave  en  lambeaux 
De  la  dent  des  chiens  délaissée. 
Une  perche  grêle  est  dressée 
Tout  prés  d'elle,  où  pend  un  manteau 
Et  cote  de  drap  jadis  beau  *. 
Pas  la  moindre  trace  d'hermine 
Sur  ce  manteau  de  triste  mine 
D'agneaux  noirs,  velus  et  pesants. 
Bien  avait  la  robe  vingt  ans; 
Mais  avarice  n'est  pressée 
D'avoir  sa  cote  remplacée. 
Toujours  elle  est  à  deviser 
Comment  ne  pas  sa  robe  user;    ' 
Car  si  la  robe  était  mauvaise, 
Avarice  aurait  grand  mésaise, 
Robe  neuve  avant  de  s'offrir, 
Moult  longtemps  dût-elle  en  pâtir. 
Dans  ses  mains  Avarice  cache 
Une  grand'bourse  qu'elle  attache 
Et  noue  avec  acharnement. 
Afin  de  rester  longuement 


l8  LA    ROMAN    DE   LA    ROSE, 

2.11.      Ainçois  qu'cl  en  péust  riens  traire. 
Mes  cl  n'avoit  de  ce  que  faire. 
El  n'aloit  pas  à  ce  béant 
Que  de  la  borse  ostat  néant. 


Après  refu  portreie  Envie, 
Q.ui  ne  rist  oncques  en  sa  vie, 
N'oncques  de  riens  ne  s'esjoï, 
S'ele  ne  vit,  ou  s'el  n'oï  ' 
Aucun  grant  domage  retrere. 
Nule  riens  ne  li  puet  tant  plere 
Cum  mefet  et  mésaventure, 
Quant  el  voit  grant  desconfiture 
Sor  aucun  prodomme  chéoir  •", 
Ice  li  plcst  moult  à  véoir. 
Ele  est  trop  lie  en  son  corage 
Quant  el  voit  aucun  grant  lignage 
Dechéoir  el  aler  à  honte  ; 
Et  quant  aucuns  à  honor  monte 
Par  son  sens  ou  par  sa  proéce, 
C'est  la  chose  qui  plus  la  bléce. 
Car  sachiés  que  moult  la  convient 
Estrc  irée  quant  biens  avient. 
Envie  est  de  tel  cruauté, 
Qu'ele  ne  porte  léauté 
A  compaignon,  ne  à  compaigne  ; 
N'ele  n'a  parent,  tant  li  tiengne, 
A  cui  el  ne  soit  anémie  : 
Car  certes  el  ne  vorroit  mie 
Qiie  biens  vcnist,  neis  à  son  père. 
Mes  bien  sachiés  qu'ele  compère 
Sa  malice  trop  ledemcnt  : 
Car  ele  est  en  si  grant  torment. 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  I9 

143.      Devant  qu'elle  en  pût  rien  extraire. 
Mais,  las  !  elle  n'en  a  que  faire, 
Car  jamais  n'aura  le  désir 
De  cette  bourse  rien  sortir. 

ENVIE. 

Après  était  pourtraite  Envie 

Qui  ne  rit  oncques  en  sa  vie, 

Et  qui  de  rien  ne  s'éjouit 

Que  s'elle  voit  ou  s'elle  ouït  ^ 

Raconter  quelque  grand  dommage. 

Rien  ne  lui  plaît  ni  la  soulage 

Autant  que  lorsqu'elle  peut  voir 

Dessus  aucun  prudhommc  choir  *° 

Ou  méfcùt,  ou  mésaventure, 

Ou  quelque  grand'déconfiture. 

Mais  si  quelque  noble  maison 

Déchoit  et  souille  son  blason, 

C'est  la  félicité  suprême. 

Aussi,  ce  que  le  moins  elle  aime, 

C'est  qu'un  homme  arrive  à  l'honneur 

Par  ses  vertus  et  sa  valeur. 

Sachez  que  grande  est  sa  colère 

Lorsque  advient  quelque  bien  sur  terre. 

Elle  est  de  telle  cruauté 

Qu'elle  ne  porte  aménité 

A  compagnon  ni  bonne  amie  ; 

Car  d'un  chacun  c'est  l'ennemie, 

Fùt-il  son  plus  proche  parent. 

Et  son  cœur  serait  moult  dolent 

Si  bien  venait  même  à  son  père. 

Mais  Dieu  lui  fait  par  grand'misère 

Payer  cette  méchanceté  ; 

Car  son  cœur  est  si  tourmenté 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

Et  a  tel  duel  quant  gens  bien  font, 

Par  ung  petit  qu'ele  ne  font. 

Ses  félons  cuers  l'art  et  detrcnche, 

Qui  de  li  Diex  et  la  gent  venchc. 

Envie  ne  fine  nulc  hore 

D'aucun  blasme  as  gens  mètre  sore 

Je  cuit  que  s'ele  cognoissoit 

Tôt  le  plus  prodome  qui  soit 

Ne  deçà  mer,  ne  delà  mer, 

Si  le  vorroit-ele  blasmer; 

Et  s'il  iere  si  bien  apris 

Qu'el  ne  péust  de  tôt  son  pris 

Rien  abatre  ne  desprisier, 

Si  vorroit-ele  apetisicr 

Sa  proéce  au  mains,  et  s'onor 

Par  parole  faire  menor. 


Lors  vi  qu'Envie  en  la  painture 
Avoit  trop  lede  esgardéure  ; 
Ele  ne  regardas!  noient 
Fors  de  travers  en  borgnoiant  ; 
Ele  avoit  ung  mauves  usage, 
Q.u'ele  ne  pooit  ou  visage 
Regarder  riens  de  plain  en  plaing, 
Ains  clooit  ung  œl  par  desdaing, 
Qu'ele  fondoit  d'ire  et  ardoit. 
Quant  aucuns  qu'ele  regardoit, 
Estoit  ou  preus,  ou  biaus,  ou  gens, 
Ou  amés,  ou  loés  de  gens. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

Quand  le  bien  voit,  telle  est  sa  rage, 

Qu'elle  en  fondrait  presque,  je  gage  ; 

Et  la  vertu  ce  cœur  vilain 

Consume  et  déchire  sans  fin, 

Et  l'horreur  de  cette  souffrance 

Est  de  Dieu  ci-bas  la  vengeance. 

Envie  et  son  bec  malfliisant 

Les  gens  ne  lâche  un  seul  instant, 

Et  s'elle  connaissait,  je  pense. 

Le  plus  honnête  homme  de  France, 

Ou  même  par  delà  la  mer, 

Le  voudrait-elle  encor  blâmer. 

Mais  si  sa  langue  envenimée 

Une  si  ferme  renommée 

Ne  pouvait  d'un  coup  renverser, 

Elle  essaierait  d'apetisser 

Au  moins,  son  los  et  sa  prouesse 

Par  sa  fourbe' et'par  son  adresse. 

Je  vis,  étudiant  ses  traits, 
Qu'elle  avait  le  regard  mauvais; 
Sur  rien  ne  s'arrêtait  sa  vue 
Que  de  biais,  irrésolue, 
Et  moult  laide  habitude  avait, 
C'est  que  jamais  elle  n'osait 
En  plein  regarder  nulle  chose. 
De  dédain  sa  prunelle  close 
D'ire  soudain  s'illuminait 
Quand  celui  qu'elle  examinait 
Était  beau,  de  haute  naissance, 
Ou  pour  son  cœur  et  sa  vaillance 
Aimé  de  tous  et  respecté. 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSb. 
TRISTESSE. 

Dele/,  Envie  auques  près  iere 

Tristccc  painte  en  la  maisiere  ; 

Mes  bien  paroit  à  sa  color 

Qu'ele  avoit  au  cuervgrant  dolor, 

Et  sembloit  avoir  la  jaunice. 

Si  n'i  féist  riens  Avarice 

Ne  de  pâleur,  ne  de  mégrece  : 

Car  li  soucis  et  la  destrece, 

Et  la  pesance  et  les  ennuis 

Qu'el  soffroit  de  jors  et  de  nuis, 

L'avoient  moult  fête  jaunir, 

Et  megre  et  pale  devenir. 

Oncques  mes  nus  en  tel  martire 

Ne  fu,  ne  n'ot  ausinc  grant  ire 

Cum  il  sembloit  que  ele  éust  : 

Je  cuit  que  nus  ne  li  séust 

Faire  riens  qui  li  péust  plaire  ; 

N'el  ne  se  vosist  pas  retraire, 

Ne  réconforter  à  nul  fuer 

Du  duel  qu'ele  avoit  à  son  cuer. 

Trop  avoit  son  cuer  correcié. 

Et  son  duel  parfont  commencié. 

Moult  sembloit  bien  qu'el  fust  dolente, 

Qu'ele  n'avoit  mie  esté  lente 

D'esgratiner  tote  sa  chiere  ; 

N'el  n'avoit  pas  sa  robe  chiere, 

Ains  l'ot  en  mains  leus  descirée 

Cum  celé  qui  moult  iert  irée. 

Si  chevcul  tuit  destrecié  furent. 

Et  cspandu  par  son  col  jurent, 

Que  les  avoit  trestous  desrous 

De  maltalent  et  de  corrous. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 
TRISTESSE. 

506.      Près  d'Envie  et  tout  à  côté, 
Sur  le  mur  l'image  se  dresse 
De  la  langoureuse  Tristesse. 
Il  paraît  bien  à  sa  couleur 
Qu'au  cœur  elle  a  grande  douleur, 
Elle  semble  avoir  la  jaunisse. 
Rien  n'est  auprès  d'elle  Avarice 
Pour  son  teint  pale  et  sa  maigreur  ; 
Car  les  soucis  et  le  malheur, 
Et  les  chagrins,  et  la  détresse 
Dont  le  jour  et  la  nuit  sans  cesse 
Elle  souffre,  l'ont  fait  jaunir 
Et  maigre  et  pâle  devenir. 
Oncques  nul  en  un  tel  martyre 
Ne  fut,  ni  n'eut  aussi  grande  ire 
Comme  à  la  voir  il  me  parut, 
Et  je  pense  que  nul  ne  sut 
Faire  chose  qui  pût  lui  plaire 
Ni  calmer  sa  douleur  amère. 
Tant  son  cœur  était  courroucé 
Et  profond  son  deuil  enfoncé. 
Aussi  sur  son  propre  visage 
Elle  dut  assouvir  sa  rage 
Ainsi  que  sur  ses  vêtements. 
De  sillons  nombreux  et  sanglants 
Sa  face  est  toute  lacérée. 
Et  c^tte  robe  déchirée 
Est    1  preuve  de  ses  dégoûts, 
De  sa  haine  et  de  son  courroux. 
S'épand  sur  son  col,  sa  figure 
De  tous  côtés  sa  chevelure 


24  LE  ROMAN   DE   LA   ROSE. 

5)3.       Et  sachiés  bien  veritelment 

Qu'cle  ploroit  profondément  : 
Nus,  tant  fust  durs,  ne  la  véist, 
A  cui  grant  pitié  n'en  préist. 
Qu'el  se  desrompoit  et  batoit. 
Et  ses  poins  ensemble  hurtoit. 
Moult  iert  à  duel  fere  ententive 
La  dolereusc,  la  chctive  ; 
Il  ne  li  tenoit  d'envoisier. 
Ne  d'acoler,  ne  de  baisier  : 
Car  cil  qui  a  le  cuer  dolent, 
Sachiés  de  voir,  il  n'a  talent 
De  dancier,  ne  de  karoler  *•, 
Ne  nus  ne  se  porroit  moUer 
Qui  duel  éust,  à  joie  faire. 
Car  duel  et  joie  sont  contraire. 

VIEILLESSE. 

Après  fu  Viellece  portraite. 
Qui  estoit  bien  ung  pié  retraite 
De  tele  cum  el  soloit  estre  ; 
A  paine  se  pooit-el  pestre. 
Tant  estoit  vielle  et  radotée. 
Bien  estoit  sa  biauté  gastée, 
Et  moult  ert  lede  devenue. 
Toute  sa  teste  estoit  chenue, 
Et  blanche  cum  s'el  fust  florie. 
Ce  ne  fut  mie  grant  morie 
S'ele  morust,  ne  grans  pechiés. 
Car  tous  ses  cors  estoit  sechiés 
De  viellece  et  anoiantis  : 
Moult  estoit  jà  ses  vis  flétris, 
Qui  jadis  fut  soef  et  plains  ; 
Mes  or  est  tous  de  fronces  plains. 


LE    ROMAN    DE   LA   ROSE.  2^ 

Qu'elle  a  rompue  en  son  tourment, 
Ses  pleurs  coulent  abondamment. 
L'àme  la  plus  dure,  à  sa  vue, 
De  grand'pitié  se  fût  émue, 
Car  son  sein  tout  elle  battait 
Et  ses  poings  ensemble  heurtait. 
Toujours  à  deuil  faire  attentive, 
La  douloureuse,  la  chétivc 
Jamais  ne  cherche  à  s'amuser 
Ni  sa  bouche  le  doux  baiser. 
Car  celui  dont  l'àme  dolente 
Languit,  de  rien  ne  se  contente, 
Ne  veut  danser  ni  karoler"  ; 
Il  ne  sait  que  se  désoler 
Sans  nulle  distraction  prendre, 
Joie  et  deuil  ne  sauraient  s'entendre. 

VIEILLESSE. 

Puis  je  vis  Vieillesse  en  regard 

A  peu  près  un  pied  à  l'écart. 

Comme  ont  coutume  les  vieux  d'être. 

A  peine  elle  pouvait  repaître 

Son  estomac  débilité  ; 

Rien  ne  restait  de  sa  beauté, 

Moult  était  laide  devenue  ; 

Toute  sa  tête  était  chenue 

Et  blanche  comme  fleur  de  lis. 

Et  si  ce  corps,  à  mon  avis, 

Desséché,  déjà  tout  inerte. 

Fût  mort,  mince  eût  été  la  perte. 

Son  front  jadis  plein  et  rosé 

Tout  de  rides  était  creusé. 

Ses  oreilles  étaient  moussues 

Et  tretoutes  ses  dents  perdues, 


20  LE   ROMAM    DE   LA   ROSE. 

56).      Les  oreilles  avoit  mossucs, 

Et  tresiotes  les  dents  perdues, 
Si  qu'ele  n'en  avoit  neis  une. 
Tant  par  estoit  de  grant  viellune, 
Qu'el  n'alast  mie  la  montance 
De  quatre  toises  sans  potance. 

Li  tens  qui  s'en  va  nuit  et  jor, 
Sans  repos  prendre  et  sans  sejor, 
Et  qui  de  nous  se  part  et  emble 
Si  celécment,  qu'il  nous  semble 
Qu'il  s'arreste  adès  en  ung  point, 
Et  il  ne  s'i  arreste  point, 
Ains  ne  fine  de  trespasser, 
Que  nus  ne  puet  néis  penser 
Qucx  tens  ce  est  qui  est  présens  ; 
Sel'  demandés  as  Clers  lisans, 
Ainçois  que  l'en  l'éust  pensé, 
Seroit-il  jà  trois  tens  passé. 
Li  tens  qui  ne  puet  séjourner, 
Ains  vait  tous  jors  sans  retorner, 
Cum  l'iaue  qui  s'avale  toute, 
N'il  n'en  retorne  arrière  goûte  : 
Li  tens  vers  qui  noient  ne  dure, 
Ne  fer  ne  chose  tant  soit  dure, 
Car  il  gaste  tout  et  menjue; 
Li  tens  qui  tote  chose  mue. 
Qui  tout  fait  croistre  et  tout  norist, 
Et  qui  tout  use  et  tout  porrist  ; 
Li  tens  qui  enviellist  nos  pères. 
Et  viellist  roys  et  emperieres. 
Et  qui  tous  nous  enviellira, 
Ou  mort  nous  desavancera  ; 
Li  tens  qui  toute  a  la  baillie 
Des  gens  vicUir,  l'avoit  viellie 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  2J 

369.      Pas  une  seule  ne  restait. 

De  si  grand'vieillesse  elle  était 
Qu'elle  n'eût  franchi  la  distance 
De  quatre  toises  sans  potence. 


Le  temps  qui  s'en  va  nuit  et  jour 
Sans  repos  prendre  et  sans  séjour, 
Et  dont  la  course  est  si  rapide, 
Qii'il  semble  à  notre  esprit  stupide 
Demeurer  toujours  en  un  point, 
Mais  qui  ne  s'y  arrête  point. 
Et  qui  si  promptement  expire 
Que  nul  homme  ne  saurait  dire 
Tout  au  juste  le  temps  présent; 
S'il  le  demande  au  clerc  lisant, 
Avant  d'avoir  dit  sa  pensée 
Grand'  part  en  est  déjà  passée  : 
Le  temps  qui  ne  peut  séjourner. 
Mais  va  toujours  sans  retourner 
Comme  l'eau  qui  s'écoule  toute 
Sans  qu'il  en  retourne  une  goutte, 
Vers  qui  rien  ne  saurait  durer, 
Si  dur  fût-il,  même  le  fer, 
Qui  ronge  tout  et  décompose, 
Le  temps  qui  change  toute  chose. 
Qui  tout  fait  croître  et  tout  nourrit 
Et  qui  tout  use  et  tout  pourrit. 
Le  temps  qui  vieillit  notre  père. 
Les  rois  et  les  grands  de  la  terre, 
Comme  tous  il  nous  vieillira, 
Ou  la  mort  nous  devancera  : 
Le  temps  qui,  lui,  jamais  n'oublie 
De  tout  vieillir,  l'avait  vieillie 


28  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

399.      Si  durement,  qu'au  mien  cuidier 
El  ne  se  pooit  mes  aidier, 
Ains  retornoit  jà  en  enfance, 
Car  certes  el  n'avoit  puissance. 
Ce  cuit-je,  ne  force,  ne  sens 
Ne  plus  c'un  enfcs  de  deus  ans. 
Neporquant  au  mien  escient 
Ele  avoit  esté  sage  et  gent, 
Quant  ele  iert  en  son  droit  aage, 
Mais  ge  cuit  qu'el  n'iere  mes  sage, 
Ains  iert  trestote  rassotée. 
Si  ot  d'une  chape  forrée 
Moult  bien,  si  cum  je  me  recors, 
Abrié  et  vestu  son  corps  : 
Bien  fu  vestue  et  chaudement, 
Car  el  éust  froit  autrement. 
Les  vielles  gens  ont  tost  froidure; 
Bien  savés  que  c'est  lor  nature. 

PAPELARDIE. 

Une  ymage  ot  emprès  escrite, 

Qui  sembloit  bien  estre  ypocrite  ; 

Papelardie  ert  apelée. 

C'est  celé  qui  en  recelée, 

Quant  nus  ne  s'en  puet  prendre  garde. 

De  nul  mal  faire  ne  se  tarde. 

El  fait  dehors  le  marmiteus, 

Si  a  le  vis  simple  et  piteus, 

Et  semble  sainte  créature  ; 

Mais  sous  ciel  n'a  maie  aventure 

Qu'oie  ne  pense  en  son  corage. 

Moult  la  ressembloit  bien  l'ymagc 

Qui  faite  fu  à  sa  semblance, 

Qu'el  fu  de  simple  contenance  ; 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  29 

Si  durement,  il  me  semblait, 

Que  s'aider  elle  ne  pouvait, 

Mais  bien  retournait  en  enfance  ; 

Car  certe  elle  n'avait  puissance, 

A  mon  avis,  force  ni  sens, 

Non  plus  qu'un  enfant  de  deux  ans. 

Et  cependant  en  son  bel  âge 

Damoiselle  gentille  et  sage 

Elle  fut  à  mon  escient  ; 

Elle  est  bien  changée  à  présent. 

Car  elle  est  tretoute  hébétée. 

D'une  grande  chape  fourrée 

Elle  avait,  je  la  vois  encor, 

Avec  soin  abrité  son  corps  ; 

Les  vieilles  gens  ont  tôt  froidure, 

Bien  savez  que  c'est  leur  nature  ; 

Or  s'était-elle  chaudement 

Vêtue,  elle  eût  froid  autrement. 

PAPELARDIE. 

Voici  venir  Papelardie 

Et  sa  mine  de  comédie. 

C'est  elle  qui  en  tapinois, 

Tant  qu'elle  peut  et  chaque  fois, 

Quand  nul  ne  s'en  peut  prendre  garde, 

De  nul  mal  faire  ne  se  garde  ; 

Par  dehors  fait  le  marmiteux, 

A  voir  son  air  simple  et  piteux, 

On  dirait  sainte  créature  ; 

Mais  ci-bas  n'est  maie  aventure 

Que  ne  rumine  son  cerveau. 

Bien  la  présentait  ce  tableau 

Qui  fut  fait  à  sa  ressemblance  ; 

Simple  elle  était  de  contenance, 


}0  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

451.      Et  si  fu  chaude  et  vcstue 

Tout  ainsinc  cum  Aime  rendue. 
En  sa  main  ung  sauticr  tenoit, 
Et  sachiés  que  moult  se  penoit 
De  faire  à  Dieu  prières  faintes. 
Et  d'appeler  et  sains  et  saintes. 
El  ne  fu  gaie,  ne  jolive, 
Ains  fu  par  semblant  ententive 
Du  tout  à  bonnes  ovres  faire  ; 
Et  si  avoit  vestu  la  haire. 
Et  sachiés  que  n'iere  pas  grasse» 
De  jeûner  sembloit  estre  lasse, 
S'avoit  la  color  pale  et  morte. 
A  li  et  as  siens  ert  la  porte 
Dévéée  de  Paradis  ; 
Car  icel  gent  si  font  lor  vis 
Amegrir,  ce  dit  l'Evangile, 
Por  avoir  loz  parmi  la  ville. 
Et  por  un  poi  de  gloire  vaine 
Qui  lor  toldra  Dieu  et  son  raine. 

POVRETÉ. 

Portraite  fu  au  darrcnier 
Povretc  qui  ung  seul  denier 
N'éust  pas,  s'el  se  déust  pendre» 
Tant  scust  bien  sa  robe  vendre  ; 
Qu'ele  iere  nuë  comme  vers  : 
Se  li  tens  fust  ung  poi  divers. 
Je  cuit  qu'ele  acorast  de  froit  '*, 
Qu'el  n'avoit  c'ung  vie  sac  estroit 
Tout  plain  de  mavès  palestiaus; 
Ce  iert  sa  robe  et  ses  mantiaus. 
El  n'avoit  plus  que  afubler, 
Grand  loisir  avoit  de  trembler. 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  JI 

Portait  chaussure  et  vêtement 
Telle  que  nonne  de  couvent  ; 
En  main  tenait  un  livre  d'heures, 
A  grand'  marques  extérieures 
Feinte  prière  à  Dieu  criait 
Et  saints  et  saintes  appelait. 
Point  de  plaisir,  jamais  de  joie  ; 
A  bonnes  œuvres  elle  emploie 
Son  temps  et  toute  sa  vertu 
Depuis  que  la  haire  a  vêtu. 
Sachez  qu'elle  n'était  pas  grasse, 
De  jeûner  semblait  être  lasse 
Et  d'un  mort  avait  la  couleur. 
A  elle  et  aux  siens  le  Seigneur 
Du  paradis  ferme  la  porte; 
Car  leur  visage  de  la  sorte, 
Dit  l'Evangile,  font  maigrir 
Ces  gens  pour  se  faire  applaudir. 
Et  pour  un  peu  de  gloriole 
Des  saints  ils  perdent  l'auréole. 

PAUVRETÉ. 

Pourtraite  était  tout  en  dernier 
Pauvreté  qui  même  un  denier 
N'aurait  trouvé  pour  s'aller  pendre. 
Sa  robe  eût-elle  voulu  vendre  ^ 
Elle  était  nue  ainsi  qu'un  ver  : 
Aussi  bien,  eût  sévi  l'hiver, 
De  froidure  elle  serait  morte  '*. 
Un  vieux  bissac  seul  elle  porte 
Tout  rempli  de  mauvais  lambeaux; 
C'était  ses  robes  et  manteaux. 
A  l'écart,  dans  un  coin,  seulette, 
Comme  un  chien  honteux,  la  pauvrette 


32  Ln   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

46}.       Des  autres  fu  un  poi  loignet  ; 

Cum  chien  hontcus  en  ung  coignet 

Se  cropoit  et  s'atapissoit, 

Car  povre  chose,  où  qu'elc  soit, 

Est  adès  boutée  et  despite. 

L'cure  soit  ore  la  maudite, 

Que  povres  homs  fu  concéus  ! 

Qu'il  ne  sera  jà  bien  péus, 

Ne  bien  vestus,  ne  bien  chauciés, 

Néis  amés,  ne  cssaucics. 

Ces  ymages  bien  avisé, 
Qui,  si  comme  j'ai  devisé, 
Furent  à  or  et  à  asur 
De  toutes  pars  paintes  où  mur'^. 
Haut  fu  li  mur  et  tous  quarrés, 
Si  en  fu  bien  clos  et  barrés. 
En  leu  de  haies,  uns  vcrgiers. 
Où  onc  n'avoit  entré  bergiers, 
Cis  vergiers  en  trop  bel  leu  sist  : 
Qui  dedens  mener  me  vousist 
Ou  par  échicle  ou  par  degré, 
Je  l'en  séusse  moult  bon  gré  ; 
Car  tel  joie  ne  tel  déduit 
Ne  vit  nus  lions,  si  cum  ge  cuit, 
Cum  il  avoit  en  ce  vergicr  : 
Car  li  leus  d'oisiaus  herbergier 
N'estoit  ne  dangereux  ne  chiches, 
Onc  mes  ne  fu  nus  leus  si  riches 
D'arbres,  ne  d'oisillons  chantans  : 
Qu'il  i  avoit  d'oisiaus  trois  tans 
Qu'en  tout  le  ramanant  de  France. 
Moult  estoit  bêle  l'acordance 
De  lor  piteus  chans  à  oïr  : 
Tous  li  mons  s'en  dust  esjoïr. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  }J 

Toute  petite  se  faisait 

Et  tristement  s'accroupissait 

(Car  pauvre  chose  est  délaissée 

De  tous  et  de  partout  chassée), 

Et  n'ayant  rien  pour  s'affubler 

Grand  loisir  avait  de  trembler. 

Maudite  soit  l'heure  fatale 

Qui  le  pauvre  conçut  !  Tout  pale 

Il  erre  de  faim  épuise, 

Mal  vêtii,  honni,  méprisé. 

J'ai  bien  contemplé  ces  visages. 
Comme  je  l'ai  dit,  ces  images 
Resplendissaient  d'or  et  d'azur 
De  toutes  parts  peintes  au  mur  '^. 
La  muraille  haute  et  carrée, 
Mieux  que  haie  et  close  et  barrée. 
Entourait  un  vaste  verger 
Où  n'était  onc  entré  berger. 
C'était  un  beau  site  sans  doute  ; 
A  qui  m'en  eût  frayé  la  route 
Ou  par  échelle,  ou  par  degré. 
Certes  j'aurais  su  moult  bon  gré  ; 
Car  tel  déduit  et  telle  joie 
Ne  vit  nul  homme,  que  je  croie, 
Comme  il  était  en  ce  verger. 
Car  ce  lieu  d'oiseaux  héberger 
N'était  ni  dédaigneux  ni  chiche. 
Nul  lieu  ne  fut  d'arbres  plus  riche 
Ni  d'oisillons  au  piteux  chant  ; 
D'oiseaux  était  trois  fois  autant 
Qu'en  tout  le  reste  de  la  France. 
Moult  belle  en  était  l'accordance; 
Le  plus  sombre,  rien  que  d'ouïr 
Ces  chants,  s'en  devrait  éjouir. 


34  LE    RO?.IAN    DE   LA    ROSE. 

497.      Je  endroit  moi  m'en  csjoï 
Si  durement,  quant  les  01, 
Que  n'en  préisse  pas  cent  livres. 
Se  li  passages  fust  délivres, 
Que  gc  n'entrasse  ens  et  véisse 
L'assemblée  (que  Diex  garisse  !) 
Des  oisiaus  qui  Icens  cstoicnt, 
Qui  cnvoisicment  chantoient 
Les  danccs  d'amors  et  les  nates 
Plesans,  cortoises  et  mignotes. 

Quand  i'oï  les  oisiaus  chanter. 
Forment  me  pris  A  dementer 
Par  quel  art  ne  par  quel  engin 
Je  porroie  entrer  où  jardin  ; 
Mes  ge  ne  poi  onques  trouver 
Leu  par  où  g'i  péusse  entrer. 
Et  sachiés  que  ge  ne  savoie 
S'il  i  avoit  partuis  ne  voie, 
Ne  leu  par  où  l'en  i  entrast. 
Ne  bons  nés  qui  le  me  monstrast 
N'ierl  illcc,  que  g'icre  tôt  seus, 
Moult  destroit  et  moult  angoisseus; 
Tant  qu'au  darrenier  me  sovint 
C'oncques  à  nul  jor  ce  n'avint 
Qu'en  si  biau  vergier  n'éust  huis. 
Ou  cschicle  ou  aucun  partuis. 
Lors  m'en  alai  grant  aléure 
Açaignant  la  compasséurc 
Et  la  cloison  du  mur  quarré. 
Tant  que  ung  guichet  bien  barré 
Trovai  petitet  et  estroit; 
Par  autre  leu  l'en  n'i  entroit. 
A  l'uis  commençai  à  ferir, 
Autre  entrée  n'i  soi  quérir. 


LE  ROMAN    DE   LA   ROSE.  3  S 

Pour  moi,  si  grande  était  ma  joie 
Que  si  Ton  m'eut  ouvert  la  voie, 
J'aurais  céans  et  de  bon  cœur 
Payé  cent  livres  le  bonheur 
De  voir  des  oiseaux  l'assemblée 
(Que  Dieu  garde!)  sous  la  feuillée, 
Gazouillant  en  ce  frais  séjour 
A  l'cnvi  les  danses  d'amour 
Et  les  plaisantes  chansonnettes 
Tant  courtoises  et  mignonnettes. 

Quand  j'ouïs  les  oiseaux  chanter, 
Je  me  pris  à  me  tourmenter 
Par  quel  engin,  quelle  manière 
Du  jardin  franchir  la  barrière  ; 
Mais  je  ne  pus  oncques  trouver 
Lieu  par  où  j'y  pusse  arriver. 
De  plus,  si  m'était  inconnue 
De  ce  verger  aucune  issue, 
Nul  n'était  là  pour  me  montrer 
Non  plus  comment  y  pénétrer. 
J'étais  dans  cette  solitude 
Rongé  de  noire  inquiétude, 
Tant  qu'enfin  A  l'esprit  me  vint 
Qu'à  nul  jour  encore  il  n'advint 
Qu'un  si  beau  verger  n'eût  de  porte, 
Échelle,  accès  d'aucune  sorte. 

Lors  j'allai  d'un  pas  assuré, 
Contournant  du  grand  mur  carré 
Avec  soin  toute  l'étendue. 
Enfin,  une  porte  perdue 
J'aperçus,  guichet  bas,  étroit; 
Pour  entrer  c'est  le  seul  endroits 
Adonc  sans  plus  tarder  encore 
Je  frappai  sur  le  bois  sonore. 


}6  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 


III 

$}I.  Comment  djtnc  Oyscusc  feist  tant 

Qu'elle  ouvrit  b  porte  à  l'amant. 

Assez  i  fcri  et  boutai, 

Et  par  maintes  fois  escoutai 

Se  i'orroie  venir  nulle  arme. 

Le  guichet,  qui  estoit  de  charme, 

M'ovrit  une  noble  pucele 

Qui  moult  estoit  et  gente  et  bêle. 

Cheveus  ot  blons  cum  uns  bacms  '*, 

La  char  plus  tendre  qu'uns  pocins, 

Front  reluisant,  sorcis  votis, 

Son  entr'oil  ne  fu  pas  petis  "*, 

Ains  iert  assez  grans  par  mesure; 

Le  nés  ot  bien  fait  à  droiture, 

Les  yex  ot  plus  vairs  c'uns  faucons  '^, 

Por  faire  envie  à  ces  bricons. 

Douce  alêne  ot  et  savorée, 

La  face  blanche  et  colorée, 

La  bouche  petite  et  groccte, 

S'ot  où  menton  une  lossete  : 

Le  col  fu  de  bonne  moison. 

Gros  assez  et  Ions  par  raison. 

Si  n'i  ot  bube  ne  malen, 

N'avoit  jusqu'en  Jherusalai 

Famé  qui  plus  biau  col  portast, 

Polis  iert  et  soef  au  tast. 

La  gorgcte  ot  autrcsi  blanche 

Cum  est  la  noif  desus  la  branche 

Quant  il  a  freschcmeut  negié. 

Le  cors  ot  bien  fait  et  dougié, 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  37 


III 


Ojmmcnt  dame  Oyscuse  fit  tant 
Qu'elle  ouvrit  la  porte  à  l'amant. 

Maintes  fois  ma  main  assidue 

Heurta;  puis,  l'oreille  tendue, 

J'écoutai  si  quelqu'un  venait. 

Le  guichet,  qui  de  charme  était. 

M'ouvrit  une  noble  pucelle 

Qui  moult  était  et  gente  et  belle. 

Les  cheveux  blonds  comme  un  bassin  '*, 

La  chair  plus  tendre  qu'un  poussin, 

Bouche  petite  et  mignonnette, 

A  son  menton  une  fossette, 

Le  front  poli,  soucil  arqué, 

L'entrecil  net  et  bien  marqué  ", 

Petit  ni  grand,  bonne  mesure; 

Le  nez  droit,  de  gente  structure, 

Les  yeux  plus  vifs  que  le  faucon  '* 

A  faire  envie  à  ce  fripon  ; 

L'haleine  douce  et  savourée, 

La  face  blonde  et  colorée, 

De  savante  proportion 

Le  col  gros  et  long  par  raison, 

Bouton  ni  tache,  la  peau  fine  ; 

N'était  jusqu'en  la  Palestine 

Femme  au  col  plus  beau,  plus  luisant, 

Ni  plus  au  toucher  séduisant. 

Elle  avait  la  gorge  aussi  blanche 

Comme  est  la  neige  sur  la  brandie 

Quand  il  a  fraîchement  neigea 

Le  corps  bien  f;iit  et  dégagé  : 


î8  LE   ROMAN    DE   I..\   ROSE. 

jGi       L'en  ne  séust  en  nule  icrre 

Nul  plus  bel  cors  de  famé  qucrrc. 

D'orfrois  ot  un  chapel  mignot  *'  ; 

Onques  nule  pucele  n'ot 

Plus  cointe  ne  plus  dcsguisié, 

Ne  l'aroie  adroit  dcvisié 

En  trestous  les  jors  de  ma  vie. 

Robe  avoit  moult  bien  entaillic  ; 

Ung  chapcl  de  roses  tout  frais 

Ot  dessus  le  chapel  d'orfrais  : 

En  sa  main  tint  ung  miroer, 

Si  ot  d'ung  riche  treçocr 

Son  chief  trecié  moult  richement, 

Bien  et  bel  et  estroitement  : 

Ot  ambdeus  cousues  ses  manches, 

Et  por  garder  que  ses  mains  blanches 

Ne  halaissent,  ot  uns  blans  gans. 

Cote  ot  d'ung  riche  vert  de  gans, 

Cousue  à  lignel  tout  entour. 

Il  paroit  bien  à  son  atour 

Q.u'ele  iere  poi  embesoignie, 

Quant  ele  s'iere  bien  pignie, 

Et  bien  parée  et  atornée, 

Ele  avoit  faite  sa  jornée. 

Moult  avoit  bon  tcns  et  bon  may, 

Qu'el  n'avoit  soussi  ne  esmay 

De  nule  riens,  fors  solement 

De  soi  atorner  noblement. 

Quant  ainsinc  m'ot  l'uis  deffremé 
La  pucele  au  cors  accsmé, 
Je  l'en  mcrciai  doucement, 
Et  si  li  demandai  comment 
Ele  avoit  non,  et  qui  ele  iere. 
El  ne  fu  pas  envers  moi  fiere, 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  39 

On  n'eût  su  trouver  certes  guire 

Plus  beau  corps  de  femme  sur  terre. 

Un  frais  chapel  doré  portait  ''; 

Nulle  part  pucelle  n'était 

Plus  gracieuse  et  plus  jolie  ; 

Ses  charmes  tretoute  ma  vie 

A  dépeindre  ne  suffirait. 

Robe  élégante  la  drapait. 

Sur  son  chapel,  fraîches  écloses, 

Courait  un  chapelet  de  roses, 

En  sa  main  un  miroir  brillait. 

Un  riche  peigne  maintenait, 

Surmontant  sa  riche  coiffure, 

Les  tresses  de  sa  chevelure. 

Enfin  d'un  riche  vert  de  Gans 

Était  sa  cote,  et  des  gans  blancs 

Gardaient  du  haie  ses  mains  blanches  ; 

A  lacets  étaient  ses  deux  m.-inches, 

Un  cordon  régnait  tout  autour. 

Bien  semblait-elle  à  son  atour 

N'être  pas  trop  embesognée  ; 

Car  était  faite  sa  journée 

Quant  ses  cheveux  avait  peigné. 

Paré  son  corps  et  atourné. 

Bon  temps  et  douce  servitude  ! 

Sans  souci,  sans  inquiétude, 

Rien  ne  l'occupait  seulement 

Que  s'atourner  moult  noblement. 

Quand  ainsi  m'eut  ouvert  la  porte 
Du  jardin  la  pucelle  accorte. 
Je  lui  dis  merci  doucement, 
Et  puis  lui  demandai  comment 
Elle  avait  nom,  qui  était-elle. 
Ne  fut  pas  fière  la  pucelle 


40  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

595.      Ne  de  respondre  desdaigneuse  : 
Je  me  fais  apeler  Oiseuse, 
Dist-ele,  à  tous  mes  congnoissans  ; 
Si  sui  riche  famé  et  poissans. 
S'ai  d'une  chose  mouh  bon  tens, 
Car  à  nule  riens  je  ne  pens 
Qu'à  moi  joer  et  solacier, 
Et  mon  chicf  pignier  et  trecier  : 
Quant  sui  pignce  et  atornée, 
Adonc  est  fête  ma  j ornée. 
Privée  sui  moult  et  acointe 
De  Déduit  le  mignot,  le  cointc  : 
C'est  cil  cui  est  cest  biax  jardins, 
Qui  de  la  terre  as  Sarradins 
Fist  çù  ces  arbres  aporter, 
Qu'il  fist  par  ce  vergier  planter. 
Quant  li  arbres  furent  créu, 
Le  mur  que  vous  avez  véu, 
Fist  lors  Déduit  tout  entor  faire, 
Et  si  fist  au  dehors  portraire 
Les  ymages  qui  i  sunt  paintes, 
Qui  ne  sunt  mignotes  ne  cointes  ; 
Ains  sunt  dolereuses  et  tristes, 
Si  cum  vous  orendroit  véistes. 
Maintes  fois  por  esbanoicr 
Se  vient  en  cest  leu  umbroier 
Déduit  et  les  gens  qui  le  sivent. 
Qui  en  joie  et  en  solas  vivent. 
Encores  est  léens  sans  doute 
Déduit  orendroit  qui  escoute 
A  chanter  gais  rossignolés, 
Mauvis  et  autres  oiselés. 
Il  s'esbat  iluec  et  solace 
G  ses  gens,  car  plus  bêle  place 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  4 1 

Et  répondit  incontinent  : 

«  De  tous  mes  intimes  vraiment 

Je  me  fais  appeler  Oyseuse, 

Je  suis  riche,  puissante,  heureuse  ; 

Car  tout  le  jour  j'ai  moult  bon  temps 

Et  veille  à  mes  ajustements; 

Quand  ma  toilette  est  terminée, 

Tout  le  reste  de  la  journée 

Tranquille  passe  à  mon  plaisir, 

A  jouer,  à  me  divertir. 

De  Déduit  suis  la  bonne  amie, 

Charmante  et  douce  compagnie, 

Le  maître  de  ces  beaux  jardins. 

De  la  terre  des  Sarrazins 

Il  fit  jadis  venir  les  plantes 

En  ce  verger  si  florissantes. 

Quand  tous  ces  arbres  furent  grands. 

Ce  mur,  qu'avez  dû  voir  céans, 

Alors  Déduit  fit  autour  faire. 

Et  par  dehors  y  fit  pourtraire 

Ces  peintures  et  ces  tableaux 

Qui  ne  sont  séduisants  ni  beaux. 

Mais  pleins  de  tristesse  et  misère. 

Ainsi  que  l'avez  vu  naguère. 

Souvent  vient  s'éjouir  en  paix, 

Ici,  cherchant  l'ombre  et  le  frais. 

Déduit  et  les  gens  qui  le  suivent. 

Qui  de  joie  et  de  soûlas  vivent. 

Tenez,  les  gais  rossignolets, 

Pinsons  et  autres  oiselets, 

Ici  près  encore  sans  doute 

Déduit  tranquillement  écoute. 

Avec  ses  gens  tretout  le  jour 

11  s'ébat,  car  plus  beau  séjour 


42  LE   ROMAN    Dli   LA   ROSE. 

f,2j.      Ne  plus  biau  Icu  por  soi  joer 
Ne  porroit-il  mie  irover  ; 
Les  plus  bclcs  gens,  ce  sachiés, 
Q.ue  vous  jamès  nul  leu  truissiés, 
Si  sunt  li  compaignon  Déduit 
Qu'il  maine  avec  li  et  conduit. 

Quant  Oiseuse  m'ot  ce  conté, 
Et  j'oi  moult  bien  tout  escouté, 
Je  li  dis  lores  :  Dame  Oyseuse, 
Jà  de  ce  ne  soyés  douteuse, 
Puis  que  Déduit  li  biaus,  li  gens 
Est  orendroit  avec  ses  gens 
En  cest  vergier,  ceste  assemblée 
Ne  m'iert  pas,  se  je  puis,  emblée, 
Que  ne  la  voie  encore  ennuit, 
Véoir  la  m'estuet,  car  je  cuit 
Que  bêle  est  ccle  compaignie, 
Et  cortoise  et  bien  enscignie. 
Lors  m'en  entrai,  ne  dis  puis  mot, 
Par  l'uis  que  Oiseuse  overt  m'ot, 
Ou  vergier,  et  quant  je  fui  ens 
Je  fui  liés  et  baus  et  joiens. 
Et  sachiés  que  je  cuidai  cstre 
Por  voir  en  Paradis  terrestre, 
Tant  estoit  li  leu  delitables. 
Qu'il  sembloit  estre  csperitables  : 
Car  si  cum  il  m'iert  lors  avis. 
Ne  féist  en  nul  Paradis 
Si  bon  estre,  cum  il  faisoit 
Ou  vergier  qui  tant  me  plaisoit. 
D'oisiaus  chantans  avoit  assés 
Par  tout  le  vergier  amassés  ; 
En  ung  leu  avoit  rossigniaus. 
En  l'autre  gais  et  estorniaus  ; 


LE   ROMAN    DU   LA   KOSE"  43 

Il  ne  saurait  trouver  sur  terre 
Pour  reposer  et  se  distraire. 
Les  amis  que  le  beau  Déduit 
Avec  lui  mène  et  qu'il  conduit 
Sont  la  plus  gente  compagnie 
Que  ne  verrez  de  votre  vie.  » 

Quand  Oyseuse  m'eut  ce  conté, 
Que  j'ai  tout  au  long  écouté, 
Je  luis  dis  alors  :  «  Dame  Oyseuse, 
De  ceci  ne  soyez  douteuse, 
Si  Déduit  le  beau,  le  joli, 
Avec  ses  gens  repose  ici 
Dans  ce  verger,  cette  assemblée 
Ne  me  sera  certes  volée. 
Dés  aujourd'hui,  si  je  le  puis. 
Je  la  verrai,  car,  m'est  avis 
Que  belle  est  cette  compagnie, 
Noble  et  pleine  de  courtoisie.   » 
Lors  j'entrai,  sans  plus  dire  un  mot, 
Par  l'huis  qu'Oyseuse  ouvrit  tantôt, 
Dans  cette  terre  enchanteresse. 
Grande  alors  fut  mon  allégresse  ; 
Je  crus  être,  je  vous  le  dis. 
Dans  le  terrestre  Paradis. 
Par  sa  beauté  sans  plus,  du  reste, 
Ce  séjour  me  semblait  céleste, 
Car  il  n'est  point  de  paradis 
Au  ciel,  comme  il  m'était  avis, 
Où  douceurs  nous  soient  réservées 
Telles  qu'ici  les  ai  rêvées. 
Oiseaux  chantants  étaient  assez 
Partout  le  jardin  amassés; 
Ici  chantaient  les  hirondelles, 
Chardonnerets  et  tourterelles, 


A\  LE   ROMAN-   DE   LA   ROSE. 

(.t,..      Si  r'avoit  aillors  grans  escolcs 
De  roietiaus  et  torterolcs, 
De  chardonnercaus,  d'arondeles, 
D'alocs  et  de  larderelcs  ; 
Calcndres  i  ol  amassées 
En  img  autre  leu,  qui  lassées 
De  chanter  furent  à  envis  : 
Melles  y  avoit  et  mauvis 
Qui  baoient  à  sormonter 
Ces  autres  oisiaus  par  chanter. 
Il  r'avoit  aillors  papegaus, 
Et  mains  oisiaus  qui  par  ces  gaus 
Et  par  ces  hois  où  il  habitent, 
En  lor  biau  clianter  se  délitent. 

Trop  parfcsoient  bel  servise 
Cil  oisel  que  je  vous  devise  ; 
Il  chantoient  ung  chant  itel 
Cum  s'il  fussent  esperitel. 
De  voir  sachiés,  quant  les  oï, 
Moult  durement  m'en  esjoï  : 
Que  mes  si  douce  mélodie 
Ne  fu  d'omme  mortel  oie. 
Tant  estoit  cil  chans  dous  et  biaus, 
Qu'il  ne  scmbloit  pas  chans  d'oisiaus, 
Ains  le  péust  l'en  aesmer 
A  chant  de  seraines  de  mer, 
Qui  par  lor  vois  qu'clcs  ont  saines 
Et  séries,  ont  non  seraines. 

A  chanter  furent  cntentis 
Li  oisillon  qui  aprcnti 
Ne  furent  pas  ne  non  sachant  ; 
Et  sachiés  quant  j'oi  lor  chant. 
Et  je  vi  le  leu  verdaier 
Je  me  pris  moult  A  esgaïer  : 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  45 

Et  là  grand  assaut  se  livrait 
Entre  le  geai,  le  roitelet, 
Et  l'alouette  et  la  mésange  ; 
Plus  loin,  la  joyeuse  phalange 
Des  rossignols  harmonieux 
S'égosillait  à  qui  mieux  mieux. 
Ailleurs  merles  et  mauviettes, 
Etourneaux  et  bergeronnettes 
Des  autres  oisillons  chanteurs 
S'efforçaient  d'être  les  vainqueurs. 
Enfin,  perruches  éclatantes 
Et  maints  oiseaux  aux  voix  savantes 
S'étaient  dans  ce  verger  riant 
Donné  rendez-vous  en  chantant. 

Formaient,  caquetant  à  leur  guise, 
Ces  oiseaux  que  je  vous  devise 
Un  concert  si  délicieux 
Qu'on  eût  dit  qu'il  venait  des  cicux. 
Jamais  si  douce  mélodie 
Ne  fut  d'homme  mortel  ouïe. 
Les  chants  étaient  si  doux,  si  beaux, 
Qu'ils  ne  semblaient  pas  chants  d'oiseaux, 
Mais  je  crus  ouïr  les  syrènes 
De  la  mer  séduisantes  reines  ; 
Série  et  saine  était  leur  voix 
Dont  on  fit  syrène  autrefois. 


Des  oisillons,  sous  la  feuillée, 
La  savante  et  gente  assemblée 
Lors  déploya  tout  son  talent. 
Et  sachez,  quand  j'ouïs  leur  chant, 
Emmi  ce  beau  lieu  qui  verdoie. 
Je  fus  tout  iruDudé  de  joie. 


40  LE   ROMAM    DE    LA    ROSE. 

C97.      Que  n'avoic  cncor  este  onques 
Si  jolif  cum  je  fui  adonques  ; 
Por  la  grant  delitablcté 
Fui  plains  de  grant  jolieté. 
Et  lorcs  soi-je  bien  et  vi 
Que  Oiseuse  m'ot  bien  servi, 
Qui  m'avoit  en  tel  déduit  mis  : 
Bien  déusse  cstre  ses  amis, 
Quant  elc  m'avoit  dcffermé 
Le  guichet  du  vergier  ramii. 

Dès  ore  si  cum  je  sauré, 
Vous  conterai  comment  j'ovré. 
Primes  de  quoi  Déduit  servoit, 
Et  quel  compaignie  il  avoit 
Sans  longue  faible  vous  veil  dire. 
Et  du  vergier  tretout  à  lire 
La  façon  vous  redirai  puis. 
Tout  ensemble  dire  ne  puis, 
Mes  tout  vous  conteré  par  ordre, 
Que  l'en  n'i  sache  que  remordre. 

Grant  scrvise  et  dous  et  plaisant 
Aloient  cil  oisel  faisant  ; 
Lais  d'amors  et  sonnés  cortois 
Chantoit  chascun  en  son  patois, 
Li  uns  en  haut,  li  autre  en  bas  ; 
De  lor  chant  n'estoit  mie  gas. 
La  douçor  et  la  mélodie 
Me  mist  où  cuer  grant  reverdie  ; 
Mes  quant  j'oi  escouté  ung  poi 
Les  oisiaus,  tenir  ne  me  poi 
Que  dant  Déduit  véoir  n'alasse, 
Car  à  savoir  moult  désirasse 
Son  contcnement  et  son  cstre. 
Lors  m'en  alai  tout  droit  à  destrc, 


LE  ROMAN   DE  LA   ROSE.  47 

Oncques  n'avait  goûté  bonheur 

Si  pur  qu'on  cet  instant  mon  cœur. 

Et  dans  une  extase  infinie 

Se  plongeait  mon  àme  ravie. 

Oyscusc,  alors  j'ai  reconnu 

Q.uel  service  tu  m'as  rendu 

Par  cette  douce  jouissance. 
Eternelle  reconnaissance 
Je  te  dois  de  m'avoir  ouvert 
Le  guichet  du  beau  verger  vert  ! 

Dès  lors,  poursuivant  mon  histoire. 
Je  vais  chercher  dans  ma  mémoire 
Ce  que  je  fis  ;  puis  ce  qu'était 
Déduit,  quelle  suite  il  avait, 
Sans  longue  fable  vais  vous  dire, 
Et  du  beau  verger  tire  à  tire 
Vous  dirai  la  façon  depuis. 
Tout  ensemble  dire  ne  puis, 
Mais  tout  vous  conterai  par  ordre 
Pour  qu'on  n'y  sache  que  remordre. 

Parmi  ce  jardin  ravissant 
Les  oiselets  allaient  fiiisant 
Leurs  jeux  et  prodiguaient  sans  cesse 
Leurs  chants  et  leur  vive  allégresse. 
Lais  d'amour  et  sonnets  courtois 
Chantait  chacun  en  son  patois, 
Et  ces  voix  perçantes  et  graves 
Formaient  des  concerts  si  suaves, 
Si  doux  et  si  mélodieux, 
Que  j'étais  ravi,  radieux, 
duand  j'eus  tout  à  ma  fantaisie 
Leurs  chants  ouïs,  moult  grande  envie 
Me  prit  de  coimaître  Déduit. 
J'oubliai  tout,  tant  fus  séduit 


48  LE    ROMAN"    DE   LA    ROSE. 

731.       Par  une  pctitctc  sente 

Plaine  de  fcnoil  et  de  mente  ; 
Mes  auques  près  trové  Déduit, 
Car  maintenant  en  ung  réduit 
M'en  entré  où  Déduit  estoit. 
Déduit  ilueques  s'esbatoit  ; 
S'avoil  si  bêle  gent  o  soi, 
Que  quant  je  les  vi,  je  ne  soi 
Dont  si  très  bêles  gens  pooient 
Estre  venu  ;  car  il  sembloient 
Tout  por  voir  anges  empennés. 
Si  bêles  gens  ne  vit  lioms  nés. 


IV 

Ci  parle  l'Amant  de  Liesce  : 
C'est  une  Dame  qui  I.1  tresce 
Maine  volentiers  et  rigole, 
Et  ceste  menoit  la  karole. 

Geste  gent  dont  je  vous  parole, 
S'cstoient  pris  à  la  carole, 
Et  une  dame  lor  chantoit, 
Qui  Léesce  apelée  estoit  : 
Bien  sot  chanter  et  plesamment, 
Ne  nulc  plus  avenaument, 
Ne  plus  bel  ses  refrains  ne  fist, 
A  chanter  merveilles  li  sist; 
Qu'ele  avoit  la  vois  clere  et  saine, 
Et  si  n'estoit  mie  vilaine  ; 
Ains  se  savoit  bien  desbrisier, 
Ferir  du  pié  et  renvoisier. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  49 

De  voir  son  maintien,  son  visage. 
Lors  donc,  à  droite  je  m'engage 
Dans  un  sentier  tout  parfumé, 
De  menthe  et  de  fenouil  semé. 
Tout  près  de  lu,  suivant  mon  guide, 
J'entrai  dans  un  réduit  splendide 
Où  le  beau  Déduit  se  trouvait. 
En  ce  lieu  Déduit  s'ébattait  ; 
Si  belle  était  sa  compagnie, 
Q.ue  soudain  ma  vue  éblouie 
Crut  voir  des  anges  empennés. 
Comme  onc  n'en  virent  hommes  nés. 
Et  ne  savais  d'où  pouvaient  être 
Venus  gens  si  beaux,  si  beau  maître. 

IV 

Ci  parle  TAmant  de  Liesse; 
C'est  une  Dame  qui  la  tresce 
Aime  mener  et  rigoler  ; 
Ici  menait  gens  karoler. 

Cette  troupe  que  je  devise 
A  la  karole  s'était  prise  ; 
Une  gente  dame  chantait 
Q.ue  Liesse  l'on  appelait. 
A  chanter  elle  était  savante, 
Car  d'une  façon  ravissante 
Elle  modulait  ses  refrains 
Gracieux,  entraînants,  divins. 
Elle  avoit  la  voix  claire  et  saine, 
Et  n'était  pas  non  plus  vilaine, 
Mais  sa  taille  souple  ondulait 
Et  lestement  son  pied  frappait. 


50  LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

-j.;.      Ele  estoit  adès  coustumiere 

De  chanter  en  tous  leus  première  : 
Car  chanter  estoit  li  raestiers 
Qu'ele  faisoit  plus  volenticrs. 

Lors  véissiés  carolc  aller. 
Et  gens  mignotemcnt  baler, 
Et  faire  mainte  bêle  trcsche, 
Et  maint  biau  tor  sor  l'erbe  frcsche. 
Là  véissiés  fléutéors, 
Menesterez  et  jougléors  ; 
Si  chantent  li  uns  rotruenges, 
Li  autres  notes  Loherenges, 
Por  ce  qu'en  set  en  Loheregne 
Plus  cointes  notes  qu'en  nul  règne. 
Assez  i  ot  tableterresses 
Ilec  entor,  et  tymberresses 
Qui  moult  savoient  bien  joer, 
Et  ne  finoient  de  ruer 
Le  tymbre  en  haut,  si  recuilloient 
Sor  ung  doi,  c'onques  n'i  failloient. 
Dcus  damoiseles  moult  mignotes, 
Qui  estoicnt  en  pures  cotes, 
Et  trccies  à  une  trcsce, 
Faisoicnt  Déduit  par  noblcsce 
Enmi  la  karole  baler; 
Mes  de  ce  ne  fait  à  parler. 
Comme  el  baloient  cointement  I 
L'une  venoit  tout  bêlement 
Contre  l'autre,  et  quant  el  estoient 
Près  à  près,  si  s'entregetoient 
Les  bouches,  qu'il  vous  fust  avis 
Que  s'entrebaisassent  où  vis  : 
Bien  se  savoient  dcsbrisicr. 
Ne  vous  en  sai  que  devisier, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  5I 

Elle  était  toujours  coutumièrc 
De  chanter  partout  la  première, 
Car  chanter  pour  clic  c'était 
Ce  que  plus  volontiers  faisait. 

Vous  eussiez  vu  gens  en  cadence 
Mener  karole  et  fuie  danse, 
Et  mainte  trcscc  et  maint  beau  tour 
Sur  l'herbe  fraîche  d'alentour. 
On  voyait  des  escamoteuses 
Auprès  et  des  tambourineuses 
Qui  ne  cessaient  de  bien  jouer. 
Puis  en  l'air  leur  tambour  ruer 
Et,  sans  manquer,  sur  un  doigt  vite 
Tombant  le  recevoir  ensuite. 
Vous  eussiez  encor  maints  Auteurs 
Ouïs,  ménestrels  et  jongleurs  ; 
L'un  dit  des  légendes  anciennes, 
Une  autre  des  chansons  lorraines, 
Car  on  sait  que  de  ce  pays 
Nous  viennent  les  plus  beaux  récits. 
Puis  au  milieu  deux  jeunes  filles. 
En  jupon  court,  toutes  gentilles, 
Les  cheveux  en  nattes  massés, 
Emmi  les  danseurs  enlacés. 
Au  beau  Déduit,  par  déférence. 
Faisaient  les  honneurs  de  la  danse. 
Comme  elles  balaient  gentiment  ! 
L'une  venait  tout  bellement 
Contre  l'autre,  puis  au  passage 
Approchait  son  joli  visage  ; 
A  voir  leur  bouche  se  croiser, 
Elles  semblaient  s'entrebaiser 
Quand  se  cambrait  leur  taille  souple. 
Comment  vous  peindre  ce  beau  couple  ? 


52  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

79;.  Mes  à  nul  jor  ne  me  quéissc 
Remuer,  tant  que  ge  véisse 
Geste  geut  ainsinc  efForcier 
De  caroler  et  de  dancier. 


Ci  endroit  devise  l'Amant 
De  la  karole  le  semblant, 
Et  comment  il  vit  Cortoisie 
Qui  l'apela  par  druerie, 
Et  li  monstra  la  contenance 
De  celé  gent,  et  de  lor  dance. 

La  karole  tout  en  estant 
Regardai  iluec  jusqu'à  tant 
C'une  dame  bien  enseignie 
Me  tresvit  :  ce  fu  Cortoisie 
La  vaillant  et  la  débonnaire, 
Que  Diex  dcfiende  de  contraire. 
Cortoisie  lors  m'apela  : 
Biaux  amis,  que  faites-vous  là? 
Fait  Cortoisie,  ça  venez, 
Et  avecques  nous  vous  prenez 
A  la  karole,  s'il  vous  plest. 
Sans  demorance  et  sans  arrest 
A  la  karole  me  sui  pris. 
Si  n'en  fui  pas  trop  entrepris, 
Et  sachiés  que  moult  m'agréa 
Q.uant  Cortoisie  m'en  pria, 
Et  me  dist  que  je  karolassc, 
Car  de  karoler,  se  j'osasse, 
Estoie  envieus  et  sorpris. 
A  regarder  lores  me  pris 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  53 

Jamais  je  n'eusse  me  mouvoir 
Pensé,  tant  me  plaisait  de  voir 
Ces  gens  en  si  belle  accordance 
Mener  la  karole  et  la  danse. 


Ici  devise  notre  Amant 

De  la  karole  le  semblant, 

Et  comment  il  vit  Courtoisie 

L'appeler  par  galanterie, 

Et  lui  raconter  ce  qu'était 

Tout  ce  monde  et  ce  qu'il  dansait. 

Toujours  là  debout,  immobile. 
Je  contemplais  la  troupe  agile, 
Quand  une  charmante  beauté, 
Cœur  vaillant  et  plein  de  bonté 
(Que  Dieu  garde  toute  sa  vie  !) 
M'aperçut.  C'était  Courtoisie. 
Aussitôt  elle  m'appela  : 
«  Bel  ami,  que  faites-vous  là? 
Or  ça,  venez,  fait  Courtoisie; 
A  karoler  je  vous  convie. 
Avec  nous  venez,  s'il  vous  plaît.  » 
A  la  karole  sans  arrêt. 
Sans  hésiter  je  fus  me  prendre 
Et  sans  chercher  à  m'en  défendre. 
Car  c'était  mon  plus  vif  désir  ; 
Et,  sachez-le,  plus  grand  plaisir 
N'eût  su  me  faire  Courtoisie. 
Je  n'osais,  mais  brûlais  d'envie 
De  courir  aussi  karoler. 
Lors  je  me  pris  à  contempler 


54  L2    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

825.      Les  cors,  les  f-içons  et  les  chicres, 
Les  semblances  et  les  manières 
Des  gens  qui  ilec  karoloient  : 
Si  vous  dirai  quex  il  estoient. 

Déduit  fu  biaus  et  Ions  et  drois, 
James  en  terre  ne  venrois 
Où  vous  truissiés  nul  plus  bel  homme 
La  face  avoit  cum  une  pomme, 
Vermoille  et  blanche  tout  entour, 
Cointes  tu  et  de  bel  atour. 
Les  yex  ot  vairs,  la  bouche  gente, 
Et  le  nez  fait  par  grant  entente  ; 
Cheveus  ot  blons,  recercelés, 
Par  espaules  fu  auques  lés, 
Et  gresles  parmi  la  ceinture  : 
Il  rcsembloit  une  painture, 
Tant  cre  biaus  et  accsmés, 
Et  de  tous  membres  bien  formés. 
Remuans  fu,  et  preus,  et  vistes, 
Plus  légier  homme  ne  véistes  ; 
Si  n'avoit  barbe,  ne  grenon, 
Se  petiz  peus  folages  non, 
Car  il  ert  joncs  damoisiaus. 
D'un  samit  portret  à  oysiaus, 
Qui  ère  tout  à  or  batus, 
Fu  ses  cors  richement  vestus. 
Moult  iert  sa  robe  dcsguisée, 
Et  fut  moult  riche  et  encisée, 
Et  décopée  par  cointise; 
Chauciés  refu  par  grant  mestrise 
D'uns  solers  décopés  à  las  ; 
Par  druerie  et  par  solas 


LE    ROMAN    DU    I.A    KOSE.  J$ 

Les  visages,  les  contenances, 
Les  costumes  et  les  scniblances 
De  tous  ces  gens  qui  Uarolaient  ; 
Je  vous  dirai  ce  qu'ils  étaient. 

Déduit  était  de  sa  nature 
Droit  et  beau,  de  haute  stature, 
L'air  noble  et  de  grand  appareil 
Et  gracieux,  le  teint  vermeil 
Autour  et  blanc  comme  une  pomme  ; 
Jamais  on  ne  vit  plus  bel  homme  : 
Mignonne  bouclie,  de  beaux  yeux, 
Le  nez  fait  au  moule,  cheveux 
Blonds  tombant  en  boucles  soyeuses 
Sur  ses  épaules  musculeuses. 
Sa  taille  fine  cependant 
Était  bien  prise.  En  regardant 
Ce  beau  corps,  sa  riche  parure, 
On  croyait  voir  une  peinture. 
Nul  homme  avec  lui  n'eût  lutté 
De  vigueur  ni  d'agilité. 
C'était,  tout  brillant  de  jeunesse, 
Un  damoiseau  plein  de  noblesse  ; 
Ni  moustache  ni  barbe  encor. 
Mais  le  fin  duvet  couleur  d'or 
De  la  première  adolescence. 
Il  était  avec  élégance 
Vêtu  tout  d'or  et  de  satin 
Tissu  d'oiseaux  à  grand  dessin. 
Sa  robe  à  la  coupe  savante 
Et  d'ornements  étincelante. 
Tombait  en  festons  gracieux  ; 
Un  brodequin  délicieux 
Enlaçait  sa  jambe  arrondie, 
Et  par  amour  sa  douce  amie 


56  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

S;;,      Li  ot  s'amie  fet  chapcl 

De  roses  qui  moult  li  sist  bel. 

Savés-vous  qui  estoit  s'amie  ? 
Lcesce  qui  ncl'  haoit  mie, 
L'cnvoisie,  la  bien  chantans, 
Qui  dès  lors  qu'el  n'ot  que  sept  ans 
De  s'amor  li  domia  l'otroi  : 
Déduit  la  tint  parmi  le  doi 
A  la  karole,  et  ele  lui, 
Bien  s'entr'amoient  ambedui  : 
Car  il  iert  biaus,  et  ele  bêle, 
Bien  resembloit  rose  novele 
De  sa  color.  S'ot  la  char  tendre, 
Qu'en  la  li  pcust  toute  fendre 
A  une  petitete  ronce. 
Le  front  ot  blanc,  poli,  sans  fronce^ 
Les  sorcis  bruns  et  enarchiés, 
Les  yex  gros  et  si  envoisiés. 
Qu'ils  rioient  tousjors  avant 
Que  la  bouchete  par  couvant. 
Je  ne  vous  sai  du  nés  que  dire, 
L'en  nel'  féist  pas  miex  de  cire. 
Ele  ot  la  bouche  petitete. 
Et  por  baisier  son  ami,  preste  ; 
Le  chief  ot  blons  et  reluisant. 
Que  vous  iroie-je  disant  ? 
Bêle  fu  et  bien  atornée  ; 
D'ung  fil  d'or  ère  galonnée, 
S'ot  ung  chapel  d'orfrois  tout  nuef. 
Je  qu'en  oi  véu  vint  et  nuef, 
A  nul  jor  mes  véu  n'avoie 
Chapel  si  bien  ouvré  de  soie. 
D'un  samit  qui  ert  tous  dorés 
Fu  ses  cors  richement  parés, 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  57 

Lui  avait  tout  de  roses  fait 
De  ses  mains  un  beau  chapelet. 

Savez-vous  quelle  était  sa  mie  ? 
Liesse  qui  ne  le  hait  mie, 
La  gente  et  joyeuse  aux  doux  chants. 
A  lui  dès  l'âge  de  sept  ans 
D'amour  elle  donna  le  gage. 
Déduit  la  prend  au  doigt,  l'engage 
A  la  karole,  et  chaque  amant 
Moult  s'enlace  amoureusement. 
Il  était  beau,  elle  était  belle, 
Et  bien  semblait  rose  nouvelle 
A  voir  son  teint  vermeil  et  clair  : 
La  moindre  épine  à  cette  chair 
Si  tendre  eût  fait  une  blessure  : 
Son  front  était  blanc,  sans  plissure. 
Ses  sourcils  bruns  et  bien  arqués, 
Ses  yeux  gros  et  si  enjoués 
Qu'ils  paraissaient  toujours  sourire 
Avant  même  la  bouche  rire. 
Qui  toute  mignonne  s'ouvrait, 
Toujours  aux  baisers  s'apprêtait. 
Du  nez,  je  ne  sais  que  vous  dire  ; 
On  n'en  fait  pas  de  mieux  en  cire. 
Son  chef  était  blond  et  luisant. 
Que  vous  irai-je  encor  disant? 
Belle  était  et  bien  atournée. 
D'un  fil  d'or  toute  galonnée  ; 
Son  chapel  d'or  était  tout  neuf. 
J'en  ai  vu  plus  de  vingt  et  neuf, 
Mais  jamais  chapel,  que  je  croie. 
Si  bien  ouvré  de  belle  soie. 
Son  corps  était  enfin  paré 
De  ce  riche  satin  doré 


5 s  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

Sio-      De  quoi  son  ami  avoir  robe, 
Si  en  estoit  assés  plus  gobe. 


VI 

Ci  dit  l'Amant  des  biax  atours 
Dont  iert  vestus  li  Diex  d'Araouri. 

A  li  se  tint  de  l'autre  part 
Li  Diex  d'Amors,  cil  qui  départ 
Amorctcs  à  sa  devise. 
C'est  cil  qui  les  amans  justisc, 
Et  qui  abat  l'orguel  des  gens, 
Et  si  fait  des  seignors  scrgcns, 
Et  des  dames  refait  bajesses. 
Quant  il  les  trove  trop  engresses. 
Li  Diex  d'Amors  de  la  façon, 
Ne  rescmbloit  mie  garçon  : 
De  beaulté  fist  moult  à  prisier, 
Mes  de  sa  robe  devisier 
Criens  durement  qu'encombré  soie. 
Il  n'avoit  pas  robe  de  soie, 
Ains  avoit  robe  de  floretes, 
Fête  par  fines  amoreles 
A  losenges,  à  cscuciaus, 
A  oiselés,  à  lionciaus, 
Et  à  bestes  et  à  liépars  ; 
Fu  la  robe  de  toutes  pars 
Portraite,  et  ovrée  de  flors 
Par  diverseté  de  colors. 
Flors  i  avoit  de  maintes  guises 
Qui  furent  par  grant  sens  assises  : 
Nulle  flor  en  esté  ne  nest 
Qui  n'i  soit,  neis  flor  de  genest, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  59 

Que  D(5duit  son  ami  préfère, 
Faveur  dont  moult  elle  était  fière. 


VI 

Ci  dit  l'Amant  les  beaux  atours 
Dont  est  vêtu  le  Dieu  d'Amours. 

Tout  près  d'eux  d'autre  part  s'avance 
Dieu  d'x\mours.  C'est  lui  qui  dispense 
Les  amourettes  aux  amants, 
Et  qui  rabat  l'orgueil  des  gens, 
Et  quand  les  trouve  trop  méchantes 
Des  dames  fait  d'humbles  servantes 
Et  des  seigneurs  simples  sergents  ; 
C'est  lui  le  maître  des  amants. 
Du  Dieu  d'Amours  telle  est  la  grâce 
Qu'on  devine  sa  noble  race  ; 
On  est  surpris  de  sa  beauté, 
Et  nul  sa  robe,  en  vérité. 
Ne  saurait  peindre,  que  je  croie. 
Il  n'avait  pas  robe  de  soie. 
Mais  bien  avait  robe  de  fleurs. 
Œuvre  d'amour  de  mille  cœurs. 
Ce  n'était  qu'écussons,  lozanges, 
Léopards,  animaux  étranges. 
Oiseaux  de  diverses  couleurs  : 
Ce  n'était  que  bouquets  de  fleurs 
De  mille  sortes  variées 
Et  artistement  mariées. 
Nulle  fleur  en  été  ne  naît 
Qui  n'y  fût;  la  fleur  de  genêt, 
La  violette,  la  pervenche, 
Mainte  fleur  azur,  jaune  ou  blanche, 


60  LE  ROMAN    DE  LA   ROSE. 

gip.      Ne  violete,  ne  parvanche, 

Ne  fleur  inde,  jaune  ne  blanche  ; 
Si  ot  par  Icus  entremeslées 
Foilles  de  roses  grans  et  lées. 
Il  ot  ou  chief  ung  chapelet 
De  roses  ;  mes  rossignolet 
Qui  entor  son  chief  voletoient, 
Les  foilles  jus  en  abatoient  : 
Car  il  iert  tout  covers  d'oisiaus, 
De  papegaus,  de  rossignaus, 
De  calandres  et  de  mésanges  ; 
Il  sembloit  que  ce  fust  uns  anges 
Qui  fust  tantost  venus  du  ciau. 
Amers  avoit  ung  jovenciau 
Qu'il  faisoit  estre  iluec  delés; 
Douz-Regard  estoit  apelcs. 
Icis  bachelcrs  regardoit 
Les  carolcs,  et  si  gardoit 
Au  Diex  d'Amors  deux  ars  turquois. 
Li  uns  des  ars  si  fu  d'un  bois 
Dont  li  fruit  iert  mal  savorés  ; 
Tous  plains  de  nouz  et  bocerés 
Fu  li  ars  dessous  et  dessore, 
Et  si  estoil  plus  noirs  que  more  '*. 
Li  autres  ars  fu  d'un  plançon 
Longuet  et  de  gente  façon  ; 
Si  fu  bien  fait  et  bien  dolés, 
Et  si  fu  moult  bien  pipelés. 
Dames  i  ot  de  tous  sens  pointes, 
Et  valés  envoisiés  et  cointes. 
Ices  deux  ars  tint  Dous-Regars 
Qui  ne  sembloit  mie  estre  gars, 
Avec  dix  des  floiches  son  mestre. 
Il  en  tint  cinq  en  sa  main  destre; 


LE    ROMAN    DE   LA   ROSE.  6l 

A  la  belle  rose  y  venait 

Mêler  son  modeste  reflet. 

La  tête  il  avait  festonnée 

De  roses  que  l'aile  étonnée 

Des  rossignolets  efTeuillait 

Tout  autour  de  son  chapelet  ; 

Car  il  était  couvert  sans  cesse 

De  mille  oiseaux  de  toute  espèce, 

De  rossignols,  de  perroquets, 

De  mésanges,  de  roitelets  ; 

Il  semblait  que  ce  fût  un  ange 

Des  cieux.  Tout  près  d'Amour  se  range 

Un  jouvenceau  son  compagnon  ; 

Doux-Regard,  tel  était  son  nom. 

Joyeux  la  karole  il  regarde 

Et  dans  chacune  main  il  garde 

Au  Dieu  d'Amours  un  arc  turcquois. 

Le  premier  des  arcs  est  d'un  bois 

Aux  fruits  amers  sans  aucun  doute  ; 

Son  aspect  repoussant  dégoûte  ; 

Il  est  plein  de  bosses,  de  nœuds. 

Et  plus  noir  que  More  hideux**. 

L'autre,  au  contraiie,  est  d'une  branche 

Flexible,  gracieuse  et  blanche, 

Toute  couverte  de  dessins 

Des  plus  jolis  et  des  plus  fins. 

On  n'y  voyait  que  dames  gentes, 

Varlets  aux  mines  avenantes. 

Doux-Regard  les  tenait  tous  deux 

Et  cinq  flèches  pour  chacun  d'eux. 

De  sa  main  droite  les  plus  belles 

A  son  maître  il  tendait  ;  les  ailes, 

Les  coches,  tout  était  bien  fait; 

Tout  couvert  d'or  le  fût  brillait 


62  LE  ROMAN   DE   LA   ROSE. 

953.      Mes  moult  orcnt  iccs  cinq  floiches 

Les  penons  bien  fais,  et  les  coiches  : 

Si  furent  toutes  à  or  pointes, 

Fors  et  tranchans  orcnt  les  pointes, 

Et  aguës  por  bien  percier, 

Et  si  n'i  ot  fer  ne  acier  ; 

One  n'i  ot  riens  qui  d'or  ne  fust. 

Fors  que  les  penons  et  le  fust  : 

Car  el  furent  encarrelées 

De  sajetes  d'or  barbelées. 

La  meillorc  et  la  plus  isnele 
De  ces  floiches,  et  la  plus  bêle, 
Et  celé  où  li  meillor  pcnon 
Furent  entes,  Biautcs  ot  non  '^. 
Une  d'eles  qui  le  mains  blece, 
Ot  non,  ce  m'est  avis,  Simplece. 
Une  autre  en  i  ot  apelce 
Franchise  ;  celé  iert  empenée 
De  valor  et  de  cortoisie. 
La  quarte  avoit  non  Compaignîc  : 
En  celé  ot  moult  pesant  sajcie, 
Ele  n'iert  pas  d'aler  loing  preste  -, 
Mes  qui  de  près  en  vosist  traire  *•*, 
Il  en  péust  assez  mal  faire. 
La  quinte  avoit  non  Biau-Sembl.mt, 
Ce  fut  toute  la  mains  grevant. 
Ne  porquant  el  fait  moult  grant  plaie  ; 
Mes  cis  atent  bonne  menaie. 
Qui  de  celé  floiche  est  plaies. 
Ses  maus  en  est  mielx  emplaics  : 
Car  il  puet  tost  santé  atcndre. 
S'en  doit  estrc  sa  dolor  mciidrc. 

Cinq  floiches  i  ot  d'autre  guise, 
Qui  furent  lédes  à  devise  : 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  6$ 

Garni  de  pointe  meurtrière 
De  fer  non,  ni  d'acier  vulgaire. 
Du  reste,  rien  qui  d'or  ne  fût, 
Sauf  les  ailerons  et  le  fût, 
Car  les  pointes  étaient  doublées 
De  sagettes  d'or  barbelées. 


Des  traits  le  plus  prompt,  le  meilleur. 
Et  le  plus  beau  pour  sa  couleur, 
Et  les  plumes  de  son  enture  '^ 
Était  Beauté.  De  sa  nature 
Simplesse  est  moins  à  redouter. 
Le  tiers  Franchise,  à  n'en  douter, 
De  valeur  et  de  courtoisie 
Fut  empenné.  Puis  Compagnie 
Quatrième;  à  son  dard  pesant. 
On  sentait  que  peu  malfaisant 
De  loin,  grand  mal  il  pouvait  faire 
Si  de  près  on  le  voulait  traire  *'*. 
Le  cinquième  était  Beau-Semblant, 
Le  moins  dangereux,  qui  pourtant 
Fait  grand'  blessure  ;  mais  sa  plaie 
Laisse  espoir  qui  les  maux  défraie. 
Permet  d'attendre  la  santé. 
Par  quoi  le  cœur  est  conforté. 


L'autre  main  tenait  au  contraire 
Cinq  traits  d'une  horrible  matière. 


64  LE    ROiMAN    DE    LA    ROSE. 

987.      Li  fust  cstoicnt  et  li  fer 

Plus  noirs  que  déablcs  d'enfer. 

La  première  avoit  non  Orguex, 

L'autre  qui  ne  valoit  pas  miex, 

Fu  apclée  Vilenie  ; 

Icele  fu  de  félonie 

Toute  tainte  et  envenimée 

La  tierce  fu  Honte  clamée, 

Et  la  quarte  Desespérance  : 

Novel-Penser  fu  sans  doutance  -' 

Apelée  la  darreniere. 

Ces  cinq  floiches  d'une  manière 

Furent,  et  moult  bien  resemblablcs  ; 

Moult  par  lor  cstoit  convenables 

Li  uns  des  arcs  qui  fu  liideus. 

Et  plains  de  neus,  et  eschardeus; 

Il  devoit  bien  tiex  floiches  traire, 

Car  el  erent  force  et  contraire 

As  autres  cinq  floiches  sans  doute. 

Mes  ne  dire  pas  ore  toute 

Lor  forces,  ne  lor  poestés. 

Bien  vous  sera  la  vérités 

Contée,  et  la  sénéfiance 

Nel'  métré  mie  en  obliance  ; 

Ains  vous  dirai  que  tout  ce  monte, 

Ainçois  que  je  fine  mon  conte. 

Or  revendrai  à  ma  parole  : 
Des  nobles  gens  de  la  karole 
M'estuet  dire  les  contenances. 
Et  les  ûtçons  et  les  semblances. 
Li  Diex  d'Amors  se  fu  bien  pris 
A  une  dame  de  haut  pris, 
Et  delez  lui  iert  ajoustés  : 
Icclc  dame  ot  non  Biautés. 


LE    ROMAN'    DE   LA    ROSE.  l6$ 

Leur  fût  était  comme  leur  fer 
Aussi  noir  que  diable  d'enfer. 
C'était  d'abord  Orgueil.  Vilenie 
Venait  après,  de  félonie 
Tout  empreint,  tout  envenimé. 
Ce  trait  vaut  le  premier  nommé, 
Et  le  premier  vaut  le  deuxième. 
Ensuite  Honte  le  troisième, 
Le  quatrième.  Désespoir; 
Enfin,  le  dernier,  à  le  voir, 
Nouveau-Pcnser  me  parût  être-'. 
A  peine  peut-on  reconnaître 
Ces  traits,  tant  ils  sont  ressemblants. 
C'était  bien  les  dignes  pendants 
De  l'arc  à  figure  hideuse, 
Liforme  et  toute  raboteuse, 
Qui  me  sembla  fiait  tout  exprès 
Pour  lancer  de  si  vilains  traits, 
Car  ils  avaient  force  contraire 
Aux  cinq  que  je  viens  de  pourtraire. 
Céans  vous  ne  pouvez  savoir 
Toute  leur  force  et  leur  pouvoir  ; 
Mais  la  vérité  toute  entière 
Ne  mettrez  en  doutance  guère 
Lorsque  ce  conte  vous  lirez  ; 
Avant  la  fin  vous  le  saurez. 
Or  revenons  à  ma  parole. 
Des  nobles  gens  de  la  karole 
Je  vais  vous  dépeindre  les  jeux, 
Le  maintien,  les  airs  gracieux. 
Près  de  dame  de  grand'  noblesse, 
Galant,  le  dieu  d'Amours  s'empresse. 
Elle  était  debout  à  côté 
De  lui  ;  c'était  Dame  Beauté 


5 


66  LE   ROMAX    DE    LA    ROSE. 

I02I.     Ainsinc  cum  une  des  cinq  flèches, 
En  11  ot  maintes  bonnes  tcches  **  : 
El  ne  fu  oscure,  ne  brune, 
Ains  fu  clerc  comme  la  lune, 
Envers  qui  les  autres  estoilcs 
Rcsemblcnt  petites  chandoilcs. 
Tendre  ot  la  char  comme  rousée, 
Simple  fu  cum  une  espousée, 
Et  blanche  comme  flor  de  lis  ; 
Si  ot  le  vis  clcr  et  alis, 
Et  fu  greslete  et  alignie, 
Ne  fu  fardée  ne  guignic  : 
Car  el  n'avoit  mie  mcstier 
De  soi  tifer  ne  d'afctier. 
Les  cheveus  ot  blons  et  si  Ions 
Qu'il  H  batoient  as  talons  ; 
Nez  ot  bien  fait,  et  yelx  et  bouche. 
Moult  grant  douçor  au  cuer  me  touche. 
Si  m'aïst  Diex,  quant  il  me  membre 
De  la  flacon  de  chascun  membre. 
Qu'il  n'ot  si  belc  famé  où  monde. 
Briément  el  fu  jonete  et  blonde, 
Sade,  plaisant,  aperte  et  cointe, 
Grassete  et  gresle,  gente  et  jointe. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  67 

Comme  la  flèche  merveilleuse 

De  vertus  riche  et  gcncreuse, 

Obscure  ni  brune.  Tel  luit 

L'astre  radieux  de  la  nuit, 

Près  de  qui  les  autres  étoiles 

Ne  sont  que  petites  chandoiles. 

Elle  était  blanche  comme  un  lys, 

Le  teint,  le  front  clairs  et  polis, 

La  chair  tendre  comme  rosée 

Et  simple  comme  une  épousée  : 

Taille  grêle,  ensemble  charmant. 

Sans  fard  et  sans  déguisement. 

Car  elle  n'avait,  je  vous  jure. 

Besoin  d'atours  ni  de  parure. 

Ses  blonds  cheveux  étaient  si  longs 

Qu'ils  venaient  battre  ses  talons, 

Bien  faits  son  nez,  ses  yeux,  sa  bouche. 

Moult  grand'  douceur  au  cœur  me  touche 

(M'assiste  Dieu  !)  quand  je  revois 

Tous  ses  charmes  comme  autrefois  ! 

N'était  si  belle  femme  au  monde  ! 

Bref,  elle  était  jeunette  et  blonde, 

Au  regard  doux,  sade  et  plaisant, 

Au  corps  rondelet,  svelte  et  gent. 


68  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 


VII 

Ci  parle  l'Amant  de  Richesse, 
Qui  tnoult  estoit  de  grant  noblesse  ; 
Mais  de  si  grant  boban  estoit, 
Que  nul  povre  home  n'adaignoit, 
Ainz  le  boutoit  tousjors  arrière  : 
Si  l'en  doit-l'en  avoir  mains  chiere. 

Près  de  Biautc  se  tint  Richece, 
Une  dame  de  grant  hautece, 
De  grant  pris  et  de  grant  affaire. 
Qui  à  li  ne  as  siens  mcffaire 
Osast  riens  par  fais,  ou  par  dis, 
Il  fust  moult  fiers  et  moult  hardis; 
Qu'ele  puet  moult  nuire  et  aidier. 
Ce  n'est  mie  ne  d'ui  ne  d'ier 
Que  riches  gens  ont  grant  poissance 
De  faire  ou  aide,  ou  grévance. 
Tuit  li  greignor  et  li  menor 
Portoient  à  Richece  honor  : 
Tuit  baoient  à  li  servir, 
Por  l'amor  de  li  deservir  ; 
Chascuns  sa  dame  la  clamoit. 
Car  tous  li  mondes  la  cremoit  ; 
Tous  li  nions  iert  en  son  dangier. 
En  sa  cort  ot  maint  losengier. 
Maint  traïtor,  maint  cnvieus  : 
Ce  sunt  cil  qui  sunt  curieus 
De  desprisier  et  de  blasmer 
Tous  ceus  qui  font  miex.  à  amer. 
Par  devant  por  eus  losengier, 
Loent  les  gens  li  losengier  ; 


LE   ROMAN    DE   LA    KOSE.  69 


VII 

Ci  parle  l'Amant  de  Richesse 

Qui  dame  était  de  grand'  noblesse. 

Mais  de  si  grand  orgueil  était 

Que  nul  pauvre  bomrae  n'accueillait. 

Mais  le  boutait  toujours  arriére  ; 

Aussi  doit-on  l'avoir  moins  chère. 

Trônait  Richesse  près  Beauté. 
Dame  c'était  de  grand'  fierté. 
De  grand  prix  et  de  grande  affaire. 
Bien  hardi  qui  osât  méfaire 
A  elle  ou  aux  siens.  Elle  peut 
Aider,  nuire  quand  elle  veut. 
Au  riche  la  toute-puissance  ! 
Les  biens  et  les  maux  il  dispense 
A  son  gré;  ce  n'est  pas  d'hier. 
Grands  et  petits,  l'humble  et  le  fier 
Font  honneur  à  dame  Richesse, 
Chacun  à  la  servir  s'empresse, 
Afin  d'obtenir  ses  faveurs  ; 
Chacun  veut  porter  ses  couleurs, 
Chacun  reconnaît  sa  puissance 
Par  crainte  et  non  par  préférence. 
Sa  cour  n'est  qu'envieux,  flatteurs 
Et  traîtres,  et  ces  vils  menteurs 
S'attaquent  surtout  avec  rage 
Au  plus  aimable  et  au  plus  sage  ; 
Devant  c'est  l'adulation 
La  plus  vile  ;  avec  onction 
Tout  le  monde  en  parole  ils  louent  ; 
Mais  leurs  louanges  les  gens  rouent 


70  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1075.     Tout  le  monde  par  parole  oignent, 
Mes  lor  losenges  les  gens  poignent  ** 
Par  derrière  dusques  as  os  **, 
Qu'il  abaissent  des  bons  les  los, 
Et  dcslocnt  les  aloés, 
Et  si  loent  les  dcsloés. 
Maint  prodommes  ont  encusés, 
Et  de  lor  honnor  reculés 
Li  losengier  par  lor  losenges  ; 
Car  il  font  ceus  des  cors  estranges 
Qui  déussent  estre  privés  : 
Mal  puissent-il  estre  arivés 
Icil  losengier  plain  d'envie  ! 
Car  nus  prodons  n'aime  lor  vie. 

Richece  ot  une  porpre  robe, 
Ice  ne  tenés  mie  à  lobe, 
Que  je  vous  di  bien  et  afiche 
Qu'il  n'ot  si  belc,  ne  si  riche 
Où  monde,  ne  si  envoisie. 
La  porpre  fu  toute  orfroisie. 
Si  ot  portraites  à  orfrois 
Estoircs  de  dus  et  de  rois  '^. 
Si  estoit  au  col  bien  orlée 
D'une  bende  d'or  néélée 
Moult  richement,  sachiés  sans  faille. 
Si  i  avoit  tretout  à  taille 
De  riches  pierres  grant  plenté 
Qui  moult  rendoient  grant  clarté. 
Richece  ot  ung  moult  riche  ceint  *^ 
Par  desus  celé  porpre  ceint  ; 
La  boucle  d'une  pierre  fu 
Qui  ot  grant  force  et  grant  vertu  : 
Car  cis  qui  sor  soi  la  portoit. 
Nés  uns  venins  ne  redotoit  ; 


LE    ROMAX    DE    LA    ROSE.  7I 

Par  derrière  jusques  aux  os  °*  ; 
Ils  abaissent  des  bons  les  los, 
Souillent  partout  la  prudhommie, 
Par  contre  exaltent  l'infamie. 
Par  eux  le  bon  est  accusé 
Et  voit  son  honneur  exposé 
A  l'hypocrite  calomnie  ; 
Tels  on  voit  par  leur  perfidie 
Maints  preux  souvent  des  cours  chassés. 
Qu'à  leur  tour  soient  de  Dieu  laissés 
Tous  ces  vils  flatteurs  pleins  d'envie; 
Nul  prud'homme  n'aime  leur  vie. 


Robe  pourpre  Richesse  avait, 
Et  si  nul  pour  faux  le  tenait, 
Je  ne  crains  pas  qu'il  me  confonde, 
Si  belle  robe  n'est  au  monde, 
Si  riche  ni  si  gente  encor; 
Car  en  ses  lés  la  pourpre  d'or 
Retraçait  à  notre  mémoire 
De  ducs  et  de  rois  mainte  histoire  *^. 
Bien  en  était  le  col  ourlé 
D'une  bande  d'or  niellé, 
Moult  richement,  je  ne  vous  raille, 
Puis  y  brillaient,  de  riche  taille. 
Pierres  fines  en  quantité 
Qui  moult  rendaient  grande  clarté. 
Richesse  avait  riche  ceinture  -® 
Par  dessus  sa  pourpre  vêture  ; 
La  boucle  d'une  pierre  était 
Qui  grand  pouvoir  et  force  avait  ; 
Car  celui  qui  cette  ceinture 
Porte,  tous  les  venins  conjure; 


72  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

1109.     Nus  ncl'  pooit  envenimer, 

Moult  faisoit  la  pierre  à  aimer. 
Elle  vausist  à  ung  prodomme 
Miex  que  trestous.li  ors  de  Romme. 
D'une  pierre  fu  H  mordens, 
Qj-ii  garissoit  du  mal  des  dens  ; 
Et  si  avoit  ung  tel  éur, 
Que  cis  pooit  estre  asséur 
Tretous  les  jors  de  sa  véue, 
Qui  à  géun  l'avoit  véue. 
Li  clou  furent  d'or  esmeré, 
Qui  erent  el  tissu  doré  ; 
Si  estoient  gros  et  pesant, 
En  chascun  ot  bien  ung  bcsant. 
Richece  ot  sus  ses  treces  sores 
Ung  cercle  d'or  ;  onques  encores 
*  Ne  fu  si  biaus  véus,  ce  cuit, 
Car  il  fu  tout  d'or  fin  recuit  ; 
Mes  cis  seroit  bons  devisierres 
Qui  vous  sauroit  toutes  les  pierres. 
Qui  i  estoient,  devisier, 
Car  l'en  ne  porroit  pas  prisier 
L'avoir  que  les  pierres  valoient, 
Qui  en  l'or  assises  estoient. 
Rubis  i  ot,  saphirs,  jagonces, 
Esmeraudes  plus  de  dix  onces. 
Mais  devant  ot  par  grant  mestrise, 
Une  escharboucle  où  cercle  assise, 
Et  la  pierre  si  clere  estoit. 
Que  maintenant  qu'il  anuitoit. 
L'en  s'en  véist  bien  au  besoing 
Conduire  d'une  liuc  loing. 
Tel  clarté  de  la  pierre  yssoit. 
Que  Richece  en  resplendissoit 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  75 

Nul  ne  le  peut  envenimer  : 

C'est  la  pierre  qui  fait  aimer  ; 

Elle  vaudrait  à  un  prudhomme 

Mieux  que  tretous  les  ors  de  Rome. 

D'une  pierre  étaient  les  mordants 

Qui  guérissait  du  mal  de  dents. 

Et  tel  à  jeun  qui  l'aurait  vue, 

De  conserver  toujours  la  vue 

Serait  sur,  j'en  suis  convaincu, 

Tant  est  puissante  sa  vertu. 

Les  clous  gros  et  pesants,  je  pense, 

Au  moins  comme  un  besant  de  France, 

Étaient  de  fin  or  épure 

Et  semaient  le  tissu  doré. 

Pour  maintenir  sa  blonde  tresse 

Un  cercle  d'or  avait  Richesse; 

Oncqucs  nul  de  plus  beau  ne  vit, 

Car  il  était  tout  d'or  recuit. 

Ce  serait  un  conteur  habile 

Celui  dont  la  plume  subtile 

Toutes  les  pierres  dépeindrait; 

Car  nul  estimer  ne  saurait 

La  valeur  de  ces  pierreries 

Dans  l'or  habilement  serties. 

Dix  onces  de  grenat  je  vis, 

Saphyrs,  émeraudes,  rubis, 

Mais  par  dessus  tout  dominante, 

Une  escarboucle  étincelante, 

Sur  le  cercle  assise,  jetait 

Au  loin  un  si  puissant  reflet 

Q.u'en  cette  nuit  portait  la  vue 

Une  lieue  au  moins  d'étendue  ; 

Et  lueur  telle  en  jaillissait 

Que  Richesse  en  resplendissait 


y4  LE   ROMAN    DE    LA   ROSE. 

1143.     Durement  le  vis  et  la  face, 
Et  entor  li  toute  la  place. 

Richcce  tint  parmi  la  main 
Ung  valet  de  grant  biauté  plain, 
Qui  fu  ses  amis  veritiez. 
C'est  uns  bons  qui  en  biaus  ostiez 
Maintenir  moult  se  délitoit. 
Gis  se  chauçoit  bien  et  vestoit, 
Si  avoit  les  chcvaus  de  pris  ; 
Cis  cuidast  bien  estre  repris 
Ou  de  murtre,  ou  de  larrecin, 
S'en  s'estable  cust  ung  roucin. 
Por  ce  amoit-il  moult  l'acointance 
De  Richece  et  la  bien-voillance, 
Qu'il  avoit  tous  jors  en  porpens 
De  démener  les  grans  despenr, 
Et  el  les  pooit  bien  sofFrir, 
Et  tous  ses  despens  maintenir  ; 
El  li  donnoit  autant  deniers 
Cum  s'el  les  puisast  en  greniers. 

Après  refu  Largece  assise, 
Qui  fu  bien  duite  et  bien  aprise 
De  faire  honor,  et  de  despendre  : 
El  fu  du  linage  Alexandre; 
Si  n'avoit-el  joie  de  rien 
Cum  quant  cl  pooit  dire,  tien. 
Néis  Avarice  la  chétive 
N'ert  pas  si  à  prendre  ententivc 
Cum  Largece  ère  de  donner  ; 
Et  Diex  li  fesoit  foisonner 
Ses  biens  si  qu'ele  ne  savoit 
Tant  donner,  cum  cl  plus  avoit. 
Moult  a  Largece  pris  et  los  ; 
Ele  a  les  sages  et  les  fos 


LE    ROMAX    DE   LA   ROSE.  7$ 

Toute  cnticrc,  son  corps,  sa  face, 
Voire  alentour  toute  la  place. 

Richesse  tenait  par  la  main 
Un  varlet  de  grand'  beauté  plein 
Et  son  ami  sans  aucun  doute. 
Par  dessus  tout  cet  homme  goûte 
Grands  hôtels,  splendides  châteaux, 
Chaussures,  vêtements  royaux, 
Chevaux  de  prix,  vaste  écurie. 
Il  eût  craint  d'être,  je  parie, 
Repris  de  meurtre  ou  de  larcin. 
S'il  eût  en  l'étable  un  roussin. 
Aussi  cherchait-il  l'accointance 
De  Richesse  et  la  bienviellance  ; 
Car  il  ne  songeait  en  tous  temps 
Qu'à  démener  les  grands  dépens, 
Et  bien  pouvait-il,  sans  doutance, 
Soutenir  sa  magnificence, 
Car  elle  lui  versait  deniers 
Comme  puisant  à  pleins  greniers. 

Ensuite  assise  était  Largesse, 
Dame  généreuse  et  maîtresse 
Passée  en  prodigalité. 
Nul  ne  savait,  en  vérité, 
Mieux  faire  honneur  et  l'or  épandre  ; 
Elle  était  du  sang  d'Alexandre, 
Et  plaisir  ne  prenait  de  rien 
Comme  de  pouvoir  dire  :  Tien. 
Non,  Avarice  la  chétive 
N'est  pas  à  garder  attentive 
Comme  Largesse  est  A  donner, 
Et  Dieu  lui  fait  tant  foisonner 
Ses  biens  que  toujours  l'abondance 
Surpasse  sa  magnificence. 


yô  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

1177.     Outréement  ù  son  bandon, 
Car  ele  savoit  fcre  biau  don  ; 
S'ainsinc  fust  qu'aucuns  la  haïst, 
Si  cuit-ge  que  de  ceus  féist 
Ses  amis  par  son  biau  servise  ; 
Et  por  ce  ot-ele  à  devise 
L'amor  des  povres  et  des  riches. 
Moult  est  fos  liaus  homs  qui  est  chiches  ! 
Haus  homs  ne  puet  avoir  nul  vice, 
Qui  tant  li  griet  cum  avarice  : 
Car  hons  avers  ne  puet  conquerra 
Ne  seignorie,  ne  grant  terre  ; 
Car  il  n'a  pas  d'amis  plenté, 
Dont  il  face  sa  volentc. 
Mes  qui  amis  vodra  avoir, 
Si  n'ait  mie  chier  son  avoir, 
Ains  par  biaus  dons  amis  acquière  : 
Car  tout  en  autretel  manière 
Cum  la  pierre  de  l'aïment 
Trait  à  soi  le  fer  soutilment, 
Ainsinc  atrait  les  cuers  des  gens 
Li  ors  qu'en  donne  et  li  argens. 


Largece  ot  robe  toute  fresche 
D'une  porpre  sarrazinesche  ; 
S'ot  le  vis  bel  et  bien  formé  ; 
Mes  el  ot  son  col  dcffermé, 
Qu'el  avoit  iluec  en  présent 
A  une  dame  fet  présent, 
N'avoit  gueres,  de  son  fermai, 
Et  ce  ne  li  séoit  pas  mal, 
Que  sa  chcvcçaillc  iert  overte, 
Et  sa  gorge  si  descoverte, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  77 

1171.     Largesse  aussi  recherchent  tous, 
Elle  a  les  sages  et  les  fous, 
Tous  sans  réserve  à  son  service  ; 
Car  toujours  l'or  de  sa  main  glisse, 
Et  si  quelqu'un  la  haïssait, 
Bien  vite  un  ami  s'en  ferait 
Par  sa  généreuse  franchise  ; 
Aussi  tient-elle  en  toute  guise 
Du  pauvre  et  du  riche  l'amour. 
Fol  le  Grand  au  cœur  chiche  et  sourd  I 
Un  Grand  ne  peut  avoir  nul  vice 
Qui  l'abaisse  autant  qu'avarice  : 
Avare  ne  peut  obtenir 
Honneurs  ni  grands  fiefs  conquérir. 
Car  d'amis  certes  il  n'a  guère 
Qui  veuillent  sa  volonté  faire. 
Tel  qui  veut  des  amis  avoir. 
Qu'il  n'ait  pas  trop  cher  son  avoir. 
Mais  par  beaux  dons  qu'il  les  acquière. 
C'est  ainsi  de  même  manière 
Que  l'on  voit  la  pierre  d'aimant 
Tirer  le  fer  subtilement; 
Ainsi  le  cœur  des  gens  attire 
L'argent  qu'on  donne  tire  à  tire. 
Largesse  avait  frais  vêtement 
De  riche  pourprj  d'Orient, 
Les  traits  beaux  et  pleins  d'élégance, 
Le  col  ouvert  par  négligence, 
Car  elle  avait  tout  justement  ' 

A  certaine  dame  en  présent 
Son  fermai  1  octroyé  naguère. 
J'aimais  assez  cette  manière 
De  laisser  sa  coiffe  s'ouvrir 
Et  sa  gorge  se  découvrir  ; 


78  LE   ROMAN    DI£   LA    ROSE. 

1209.     Que  parmi  outre  la  chemise 
Li  blanchoioit  sa  char  alise. 
Largece  la  vaillant,  la  sage, 
Tint  ung  chevalier  du  linage 
Au  bon  roy  Artus  de  Bretaigne 
Ce  fut  cil  qui  porta  l'enseigne    . 
De  Valor  et  le  gonfanon. 
Encor  est-il  de  tel  renom, 
Que  l'en  conte  de  li  les  contes 
Et  devant  rois,  et  devant^contes. 
Cil  chevalier  novelement 
Pu  venus  d'ung  tornoiement, 
Où  il  ot  faite  por  s'amie 
Mainte  jouste  et  mainte  envaïe, 
Et  pcrcié  maint  escu  bouclé, 
Maint  hiaumc  i  avoit  desserdé, 
Et  maint  chevalier  abatu, 
Et  pris  par  force  et  par  vertu. 


Après  tous  ceus  se  tint  Franchise, 
Qui  ne  fu  ne  brune  ne  bise, 
Ains  ère  blanche  comme  nois, 
Et  si  n'ot  pas  nés  d'Orlenois  **, 
Ainçois  l'avoit  lonc  et  traitis, 
lex  vairs  rians,  sorcis  votis  : 
S'ot  les  chevous  et  blons,  et  Ions, 
Et  fu  simple  comme  uns  coulons. 
Le  cuer  ot  dous  et  débonnaire  : 
Ele  n'osast  dire  ne  faire 
A  nuli  riens  qu'el  ne  déust  ; 
Et  s'cle  ung  homme  cognéust 
Qui  fust  destrois  por  s'amitié, 
Tantost  éust  de  li  pitié, 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  79 

Car  dessous  sa  chemise  fine 
Blanchoyait  sa  belle  poitrine. 
Tenait  Largesse  au  cœur  vaillant 
Un  beau  chevalier  descendant 
Du  bon  roi  Artus  de  Bretaigne  *'', 
Celui-là  qui  tenait  l'enseigne 
De  Valeur  et  le  gonfanon. 
Encor  est-il  de  tel  renom 
Que  l'on  conte  de  lui  les  contes, 
Et  devant  rois  et  devant  comtes. 
Ce  chevalier  nouvellement 
Était  venu  d'un  tournoiement, 
Où  fait  avait  pour  sa  maîtresse 
Mainte  joute  et  mainte  prouesse 
Et  percé  maint  écu  bouclé, 
Et  de  sa  lance  décerclé 
Maint  haume  et  puis  mainte  visière, 
Maint  chevalier  dans  la  poussière 
A%'ait  de  son  bras  abattu 
Et  pris  par  force  et  par  vertu. 
Ensuite  se  tenait  Franchise 
Qui  n'était  ni  brune  ni  bise, 
Au  teint  plus  que  la  neige  blanc, 
El  n'avait  pas  nez  d'Orléan  -^, 
Mais  long  et  bien  fiiit  au  contraire. 
Sourcils  arqués,  prunelle  claire, 
Longs  cheveux  blonds  ceints  d'un  bandeau. 
Et  l'air  simple  d'un  colombeau  : 
Le  cœur  si  doux  et  débonnaire 
Que  jamais  il  n'eût  osé  faire 
Aux  autres  que  ce  qu'il  devait  ; 
Car  si  nul  homme  elle  savait 
Qui  fût  pour  l'amour  d'elle  en  peine. 
Point  ne  lui  serait  inhumaine; 


80  LI-    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

1241      Qi-i'cle  ot  le  cucr  si  pitcable, 
Et  si  dous  et  si  amiable, 
Que  se  nus  por  li  mal  traisist, 
S'cl  ne  li  aidast,  el  crainsist 
Qu'el  féist  trop  grant  vilonnie. 
Vestuc  ot  une  sorquanie, 
Qui  ne  fu  mie  de  borras  : 
N'ot  si  bêle  jusqu'à  Arras; 
Car  el  fu  si  coillie  et  jointe, 
Qu'il  n'i  ot  une  seule  pointe 
Qui  à  son  droit  ne  fust  assise. 
Moult  fu  bien  vestue  Franchise  ; 
Car  nule  robe  n'est  si  bêle 
Que  sorquanie  à  damoisele. 
Famé  est  plus  cointe  et  plus  mignote 
En  sorquanie  que  en  cote  : 
La  sorquanie  qui  fu  blanche 
Senefioit  que  douce  et  franche 
Estoit  cclc  qui  la  vestoit. 
Uns  bachelers  jones  s'estoît 
Pris  à  Franchise  lez  à  lez  ; 
Ne  soi  comment  ert  apelé, 
Mes  biaus  estoit,  se  il  fust  ores 
Fiex  au  seignor  de  Gundcsores  -^. 

VIII 

Ci  parle  l'Auctcur  de  Courtoisie  30 
Qui  est  courtoise  et  de  tous  prisic, 
Et  par  tout  fet  moult  à  loer  : 

Chascuii  doit  Courtoisie  .amer. 

Après  se  tcnoit  Cortoisic, 
Qui  moult  estoit  de  tous  prisie, 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  8l 

Bien  plus,  son  cœur  compatissant 

Et  si  aimable,  lui  voyant 

L'dme  trop  durement  atteinte, 

A  son  aide  viendrait,  de  crainte 

De  causer  quelque  grand  malheur. 

D'un  drap  tîn  de  grande  valeur 

La  vêtait  capote  plus  belle 

Que  jamais  n'en  porta  pucelle 

D'ici  Arras.  Si  fraîche  était 

Et  si  bien  faite,  qu'on  n'aurait 

Repris  la  plus  petite  pointe. 

Femme  est  plus  gentille  et  mieux  jointe 

Ainsi  qu'en  cote  simplement. 

Charmant  était  ce  vêtement, 

Car  nulle  robe  n'est  si  belle 

Qu'une  capote  à  damoiselle. 

Cette  capote  de  drap  blanc 

Indiquait  qu'un  cœur  doux  et  franc 

Battait  en  sa  belle  poitrine. 

Un  jouvenceau  de  bonne  mine 

Près  de  Franchise  se  tenait  ; 

Je  ne  sais  comme  on  le  nommait, 

Mais  il  était  beau,  puis  encore 

Fils  du  seigneur  de  Gundesore  *^. 

VIII 

L'Auteur  parle  de  Courtoisie 
Moult  courtoise  et  de  tous  bénie, 
Ne  cherchant  qu'à  faire  plaisir; 
Aussi  chacun  la  doit  chérir. 

Après  se  tenait  Courtoisie 
Qui  moult  était  de  tous  chérie. 


82  LE   RO.\L\N   DE   LA   ROSE. 

,271.     Si  n'ere  orguilleuse  ne  foie. 
C'est  celé  qui  à  la  karole 
La  soe  merci  m'apela 
Ains  que  nule,  quant  je  vins  là. 
El  ne  fu  ne  nice,  n'umbrage, 
Mes  sages  auques  sans  outrage, 
De  biaus  respons  et  de  biaus  dis,^ 
One  nus  ne  fu  par  li  laidis, 
Ne  ne  porta  nului  rancune. 
El  fu  clere  comme  la  lune 
Est  avers  les  autres  estoiles  ^* 
Qui  ne  resemblcnt  que  chandoiles. 
Faitisse  estoit  et  avenant, 
Je  ne  sai  famé  plus  plaisant. 
Ele  ère  en  toutes  cors  bien  digne 
D'estre  emperieris,  ou  roïne. 
A  li  se  tint  uns  chevaliers 
Acointables  et  biaus  parliers, 
Qui  sot  bien  faire  honor  as  gens. 
Li  chevaliers  fu  biaus  et  gens. 
Et  as  armes  bien  acesmés 
Et  de  s'amie  bien  amés. 

La  bêle  Oiseuse  vint  après, 
Qui  se  tint  de  moi  assés  près. 
De  celé  vous  ai  dit  sans  faille 
Toute  la  façon  et  la  taille  ; 
Jà  plus  ne  vous  en  iert  conté, 
Car  c'est  celc  qui  la  bonté 
Me  fist  si  grant  qu'ele  m'ovri 
Le  guichet  del  vergier  florL 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  8j 

1269.     Son  cœur  ne  connaît  pas  l'orgueil. 
C'est  elle  qui  me  fit  accueil 
Avant  tout  autre  à  la  karole 
Et  vint  m'adrcsser  la  parole. 
Son  air  ouvert  et  souriant, 
Son  abord  simple  et  engageant, 
Son  esprit  vif,  ses  reparties 
Toujours  fines  et  bien  senties 
Dénotaient  toute  sa  bonté. 
Comme  la  lune  sa  beauté 
Brillait,  près  de  qui  les  étoiles  " 
Ne  sont  que  petites  chandoiles. 
Je  ne  sais  rien  d'aussi  plaisant 
Que  cet  être  aimable  et  charmant  ; 
Dans  les  cours  on  verrait  à  peine 
Plus  digne  impératrice  ou  reine. 
Près  d'elle  un  noble  chevalier 
Aimable  et  galant  cavalier, 
De  bonne  et  docte  compagnie. 
Semblait  bien  aimé  de  sa  mie; 
Car  il  était  beau,  fier  et  gent 
Dessous  ses  armes  et  vaillant. 

Après  venait  la  belle  Oyseuse 
Que  je  choisis  pour  ma  danseuse. 
Je  vous  ai  tout  au  long  conté 
Tous  ses  atours  et  sa  beauté  ; 
Je  n'ai  plus  rien  à  vous  en  dire. 
Souvenez-vous  qu'à  mon  martyre 
C'est  sa  bonne  âme  qui  mit  fin 
A  la  porte  du  beau  jardin. 


LE  ROMAN    DE   LA   ROSE. 


IX 


ijoi.  Ici  parole  de  Jonesce 

Qui  tant  est  sote  et  jeiigleresce. 

Apres  se  tint  mien  esciant, 
Jonesce  au  vis  clcr  et  luisant, 
Qui  n'avoit  encores  passés 
Si  cum  je  cuit,  douze  ans  d'assés. 
Niccte  fu,  si  ne  pensoit' 
Nul  mal,  ne  nul  engin  qui  soit; 
Mes  moult  iert  envoisie  et  gaie, 
Car  jone  chose  ne  s'esmaie 
Fors  de  joer,  bien  le  savés. 
Ses  amis  iert  de  li  privés 
En  tel  guise,  qu'il  la  besoit 
Toutes  les  fois  que  li  plesoit, 
Voians  tous  ceus  de  la  karole  : 
Car  qui  d'aus  deus  tenist  parole, 
Il  n'en  fussent  jà  vergondeus, 
Ains  les  véissiés  entre  aus  deus 
Baisier  comme  deus  columbiaus. 
Le  valés  fu  jones  et  biaus, 
Si  estoit  bien  d'autel  aage 
Cum  s'amie,  et  d'autel  corage. 
Ainsi  karoloicnt  ilecques 
Cestc  gens,  et  autres  avecques, 
Qui  estoient  de  lor  mesnies, 
Franches  gens  et  bien  cnseignies, 
Et  gens  de  bel  afetcmcnt 
Estoient  tuit  communément. 


LE   ROMAN'    DE   LA    ROSE.  85. 


IX 

Enfin  Jeunesse  la  Jemièrc 
Si  naïve  et  sotte  et  légère. 

Ensuite,  comme  il  m'en  souvieni, 
La  mignonne  Jeunesse  vient. 
Ses  douze  premières  annties 
A  peine  étaient-elles  sonnées  ; 
Ce  n'était  encor  qu'un  enfant 
Au  visage  clair  et  luisant. 
La  pauvrette  dans  sa  simplesse 
Ne  pensait  à  mal  ni  finesse, 
Mais  à  rire,  ;\  se  divertir, 
A  jouer;  c'est  le  seul  plaisir, 
Comme  vous  savez,  de  l'enfance. 
Comme  elle  sans  expérience 
Son  petit  ami  la  baisait 
Toutes  les  fois  qu'il  lui  plaisait. 
Devant  tous  ceux  de  la  karole. 
Car  aussi  bien,  quelque  parole 
Que  l'on  dît  d'eux,  sans  s'émouvoir, 
Vous  eussiez  pu  toujours  les  voir 
Se  baiser  comme  tourterelles. 
C'était  bien  les  mêmes  cervelles 
Et  la  même  naïveté, 
Et  même  âge,  et  même  beauté. 
Ainsi  cette  gente  assemblée 
Dansait  la  karole,  mêlée 
A  une  foule  de  danseurs 
Comme  eux  beaux  et  brillants  seigneurs 
Et  dames  de  grandes  manières 
Aussi  belles  que  les  premières. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 


IJ29.  Comment  le  Dieu  d'Amors  suivant, 

Va  au  Jardin  en  espiant 
L'Amant,  tant  qu'il  soit  bien  à  point 
Que  de  ses  cinq  âesches  soit  point. 

Quant  j'oi  vcues  les  semblances 

De  ceus  qui  menoient  les  dances, 

J'oi  lors  talent  que  le  vergier 

Alasse  véoir  et  cerchier, 

Et  remirer  ces  biaus  moriers, 

Ces  pins,  ces  codres,  ces  loriers. 

Les  karoles  jà  remanoient, 

Car  tuit  li  plusors  s'en  aloient 

O  lor  amies  umbroier 

Sous  ces  arbres  por  dosnoier. 

Diex,  cum  menoient  bonne  vie  ! 

Fox  est  qui  n'a  de  tel  envie  ; 

Qui  autel  vie  avoir  porroit, 

De  mieudre  bien  se  sofferroit, 

Q.u'il  n'est  nul  greignor  paradis 

Qu'avoir  amie  à  son  devis. 

D'ilecques  me  parti  atant, 

Si  m'en  alai  seus  esbatant 

Par  le  vergier  de  çà  en  là, 

Et  li  Diex  d'Amors  apela 

Tretout  maintenant  Dous-Regart  : 

N'a  or  plus  cure  qu'il  li  gart 

Son  arc  :  donques  sans  plus  atendre 

L'arc  li  a  commandé  à  tendre, 

Et  cis  gaires  n'i  atendi, 

Tout  maintenant  l'arc  li  tendi, 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  87 


t^ir).  Ici  VOUS  allez  voir  comment 

Va  le  Dieu  d'Amours  épiant 
L'Amant,  t.int  que  l'instant  saisisse 
Et  de  ses  flèches  le  férisse. 

Quand  les  danseurs  j'eus  admiré 
Et  leurs  semblances  à  mon  gré. 
Je  pus  de  ce  verger  splendide 
Visiter  les  beautés  sans  guide, 
Et  rêver  sous  ces  beaux  mûriers, 
Ces  pins,  coudriers  et  lauriers. 
Du  reste,  désertant  la  danse. 
Chacun  de  chercher  le  silence 
Et  l'ombre  fraîche  deux  à  deux 
Dans  les  sentiers  délicieux. 
Dieu  !  qu'ils  menaient  joyeuse  vie  ! 
Fol  de  leur  sort  qui  n'eût  envie  ! 
Qui  telle  vie  avoir  pourrait 
D'autre  bien  moult  se  passerait  ; 
Car  posséder  femme  qu'on  aime 
Mieux  vaut  que  le  paradis  même. 
Lors  donc,  la  karole  quittant. 
Je  partis  tout  seul  m'ébattant 
Au  hasard  sur  l'herbe  nouvelle. 
Soudain  le  Dieu  d'Amours  appelle 
Tous  bas  Doux-Regard  son  ami, 
Car  il  n'a  plus  besoin  de  lui. 
Mais  de  son  arc  ;  sans  plus  attendre 
Il  lui  commande  de  le  tendre. 
Doux-Regard  céans  obéit. 
Tend  l'arc,  en  même  temps  choisit 

I  H.  Herluison,  éditeur. 


88  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

1359.     Si  li  bailla  et  cinq  sajctcs 

Fors  et  poissans,  d'aler  loing  prestes. 
Li  Diex  d'Amors  tantost  de  loing 
Me  prist  à  suivir,  l'arc  où  poing. 
Or  me  gart  Diex  de  mortel  plaie  '*  1 
Se  il  fait  tant  que  à  moi  traie, 
Il  me  grèvera  moult  forment. 
Je  qui  de  ce  ne  soi  noient, 
Vois  par  le  vergier  à  délivre. 
Et  cil  pensa  bien  de  moi  sivre  ; 
Mes  en  nul  leu  ne  m'arresté, 
Devant  que  j'oi  par  tout  esté. 
Li  vergiers  par  compasséure 
Si  fu  de  droite  quarréure, 
S'ot  de  lonc  autant  cum  de  large  ; 
Nus  arbres  qui  soit  qui  fruit  charge. 
Se  n'est  aucuns  arbres  hideus. 
Dont  il  n'i  ait  ou  ung,  ou  deus 
Où  vergier,  ou  plus,  s'il  avient. 
Pomiers  i  ot,  bien  m'en  sovient, 
Qui  chargoient  pomes  grenades. 
C'est  uns  fruis  moult  bons  à  malades  -^ 
De  noiers  i  ot  grant  foison, 
Qui  chargoient  en  la  saison 
Itel  fruit  cum  sunt  nois  mugades, 
Qui  ne  sunt  ameres,  ne  fades  ; 
Alemandiers  y  ot  planté, 
Et  si  ot  où  vergier  planté 
Maint  figuier,  et  maint  biau  datier  j 
Si  trovast  qu'en  éust  mestier. 
Où  vergier  mainte  bone  espice, 
Cloz  de  girofle  et  requelice. 
Graine  de  paradis  novele, 
Citoal,  anis,  et  canele  ", 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  89 

Cinq  des  flèches  et  lui  présente 
La  plus  rapide  et  plus  puissante. 
Le  Dieu  d'Amours  tantôt  de  loin 
Me  prend  à  suivre  l'arc  au  poing. 
Mon  Dieu  !  de  blessure  mortelle  '* 
Garde-moi  ;  sa  flèche  cruelle 
Me  frapperait  trop  durement  ! 
Moi,  sans  rien  voir,  innocemment. 
Tandis  qu'il  me  suit  et  me  vise, 
Cà  et  là  je  vais  à  ma  guise 
Sans  m'arrèter  et  sans  m'asseoir; 
Je  veux  partout  aller,  tout  voir. 
Ce  verger  couvrait  une  espace 
Carré  dont  chaque  immense  face 
Formait  des  angles  réguliers. 
II  n'était  point  d'arbres  fruitiers, 
Fors  les  malfaisantes  espèces, 
Dont  il  n'y  eût  une  ou  deux  pièces 
Au  verger,  ou  plus,  s'il  advient. 
C'était  pommiers,  il  m'en  souvient. 
Qui  tous  portaient  pommes  grenades, 
Fruit  excellent  pour  les  malades,  ~ 

Et  puis  noyers  à  grand'  foison 
Qui  fruits  portaient  en  la  saison 
Semblables  à  des  noix  muscades 
Qui  ne  sont  amères  ni  fades, 
Entremêlés  de  beaux  dattiers 
Et  de  figuiers  et  d'amandiers; 
Voire  encor  mainte  bonne  épicc, 
Clou  de  girofle  et  doux  réglisse 
Pourrait-on,  cherchant  avec  soin, 
Trouver,  s'il  en  était  besoin, 
Graine  de  paradis  nouvelle, 
Citoal,  anis  ou  cannelle  '^ 


90  LE   ROMAN   DE  LA   ROSE. 

1393.     Et  mainte  espice  délitable, 

Que  bon  mengier  fait  après  table  '*. 
Où  vergier  ot  arbres  domcsclies, 
Qui  chargoicnt  et  coins  et  pesches, 
Châtaignes,  nois,  pommes  et  poires, 
Nèfles,  prunes  blanches  et  noires. 
Cerises  fresches  merveilletes, 
Cormes,  alies  et  noisetes  ; 
De  haus  loriers  et  de  haus  pins 
Refu  tous  pucplés  li  jardins, 
Et  d'oliviers  et  de  ciprés. 
Dont  il  n'a  gaires  ici  prés  : 
Ormes  y  ot  branchus  et  gros, 
Et  avec  ce  charmes  et  fos, 
Codres  droites,  trembles  et  chcsnes, 
Erables  haus,  sapins  et  fresnes. 
Que  vous  iroie-je  notant  ? 
De  divers  arbres  i  ot  tant. 
Que  moult  en  seroie  encombrés, 
Ains  que  les  eusse  nombres  ; 
Sachiés  por  voir,  li  arbres  furent 
Si  loing  à  loing  cum  estre  durent. 
Li  ung  fu  loing  de  l'autre  assis 
Plus  de  cinq  toises,  ou  de  sis  : 
Mes  li  rain  furent  lonc  et  haut. 
Et  por  le  Icu  garder  de  chaut. 
Furent  si  espés  par  deseure. 
Que  li  solaus  en  nesune  eure 
Ne  pooit  à  terre  descendre. 
Ne  faire  mal  à  l'erbe  tendre. 

Où  vergier  ot  daims  et  chevrions. 
Et  moult  grant  plenté  d'escoirions, 
Qui  par  ces  arbres  gravissoient  ; 
Connins  i  avoit  qui  issoieut 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  91 

Et  mainte  épice  complément 
Choisi  du  repas  d'un  gourmand  **. 
Puis  en  ce  verger  magnifique 
Croît  aussi  le  fruit  domestique, 
Pèches  et  coins  et  cerisiers, 
Cormes,  alises,  noisetiers. 
Châtaignes,  noix,  pommes  et  poires, 
Nèfles,  prunes  blanches  et  noires. 
De  tous  côtés  dans  ce  jardin 
Surgit  le  laurier,  le  haut  pin. 
Des  gros  ormes  l'épais  branchage, 
Hêtres,  charmes  au  clair  feuillage. 
Et  l'olivier  et  le  cyprès 
Comme  on  n'en  voit  guère  ici-près. 
Coudriers  droits,  trembles  et  chênes, 
Érables  hauts,  sapins  et  frênes. 
Que  vous  irai-je  encor  notant  ? 
D'arbres  divers  y  avait  tant. 
Qu'avant  d'en  avoir  dit  le  nombre. 
J'ai  peur  que  ce  détail  encombre. 
Sachez  aussi  qu'avec  grand  art 
On  avait,  et  non  par  hasard. 
Entre  eux  ménagé  la  distance 
De  cinq  à  six  toises,  je  pense. 
Mais  de  leurs  verts  rameaux  l'ampleur, 
Bravant  du  soleil  la  chaleur. 
L'empêchait  au  sol  de  descendre 
Dessécher  l'herbe  fine  et  tendre. 
Sans  que  jamais  pût  son  ardeur 
Percer  leur  dôme  protecteur. 

Partout  daims  et  chevreuils  timides 
Bondissaient,  écureuils  rapides 
Escaladaient  le  tronc  des  pins, 
Et  tout  le  jour  mille  lapins 


92  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1427.     Toute  jor  hors  de  lor  tesnieres, 
Et  en  plus  de  trente  manières 
Aloient  entr'eus  tornoiant 
Sor  l'crbe  fresche  verdoiant. 
Il  ot  par  leus  cleres  fontaines, 
Sans  barbelotes  et  sans  raines, 
Cui  li  arbres  fesoient  umbre; 
Mes  n'en  sai  pas  dire  le  numbre. 
Par  petis  tuiaus  que  Déduis 
Y  ot  fet  fcre,  et  par  conduis 
S'en  aloit  l'iaue  aval,  fesant 
Une  noise  douce  et  plesant. 
Entor  les  ruissiaus  et  les  rives 
Des  fontaines  cleres  et  vives, 
Poignoit  l'erbe  freschetc  et  drue  ; 
Ausinc  y  poïst-l'en  sa  drue 
Couchier  comme  sor  une  coite. 
Car  la  terre  estoit  douce  et  moite 
Por  la  fontaine,  et  i  venoit 
Tant  d'erbe  cum  il  convenoit. 
Mes  moult  embelissoit  l'afaire 
Li  leus  qui  ère  de  tel  aire  ^^, 
Qu'il  i  avoit  tous  jours  plenté 
De  flors  et  y  ver  et  esté. 
Violete  y  avoit  trop  bêle, 
Et  parvenche  fresclie  et  novele  ; 
Flors  y  ot  blanches  et  vermeilles, 
De  jaunes  en  i  ot  merveilles. 
Trop  par  estoit  la  terre  cointe, 
Qu'ele  ère  piolce  et  pointe 
De  flors  de  diverses  colors. 
Dont  moult  sunt  bonnes  les  odors. 
Ne  vous  tenrai  jà  longue  fable 
Du  leu  plesant  et  délitable  ; 


LE    ROMAN    DH   LA    ROSK.  ^3 

Saillissaient  hors  do  leur  tanières, 
Et  (Je  plus  de  trente  manières 
Se  poursuivaient  en  tournoyant 
Parmi  le  gazon  vcrdoj'ant. 
De  tous  côtés  claires  fontaines, 
Sans  crapauds  ni  bètes  vilaines, 
Coulaient  sous  le  feuillage  ombreux. 
Ces  ruisseaux  étaient  si  nombreux 
Que  Déduit  fit  faire  une  foule 
De  petits  tuyaux  où  s'écoule 
Par  maints  canaux  l'onde  faisant 
Un  murmure  doux'et  plaisant. 
Entour  ces  ruisseaux  et  les  rives 
Des  fontaines  claires  et  vives 
Frais  et  dru  poussait  le  gazon. 
Aussi  coucher  y  pourrait-on 
Sa  mie  ainsi  que  sur  la  coite, 
Car  la  terre  était  douce  et  moite 
Par  la  fontaine,  et  il  venait 
Tant  d'herbe  comme  il  convenait. 
Mais  moult  embellissait  l'affaire 
Surtout  le  beau  site  dont  l'aire  '* 
Donnait  le  jour  à  quantité 
De  fleurs  et  l'hiver  et  l'été. 
Violette  y  avait  trop  belle 
Et  pervenche  fraîche  et  nouvelle, 
Et  fleurs  vermeilles  et  fleurs  d'or 
Et  d'azur  à  merveille  encorj 
La  terre  était  toute  émaillée. 
Toute  peinte  et  bariolée 
De  fleurs  de  diverses  couleurs 
Dont  moult  sont  bonnes  les  odeurs. 
Je  ne  vous  tiendrai  longue  fable 
De  ce  lieu  plaisant,  délectable  ; 


04  LE  ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1461.     Orendroit  m'en  convenra  taire, 
Que  ge  ne  porroie  retraire 
Du  vcrgier  toute  la  biauté, 
Ne  la  grant  délitableté. 
Tant  fui  à  destre  et  à  senestre, 
Q.ue  j'oi  tout  l'afere  et  tout  l'estrc 
Du  vergier  cerchié  et  viu, 
Et  li  Diex  d'Amors  m'a  séu 
Endementiers  en  agaitant, 
Cum  li  venieres  qui  atant 
Que  la  beste  en  bel  leu  se  mete 
Por  lessier  aler  la  sajete. 

En  ung  trop  biau  Icu  arrivé, 
Au  darrenier  où  je  trouvé 
Une  fontaine  sous  ung  pin  ; 
Mais  puis  Karles  le  fils  Pépin, 
Ne  fu  ausinc  biau  pin  véus, 
Et  si  estoit  si  haut  crcus, 
Qu'où  vergier  n'ot  nul  si  bel  arbre. 
Dedens  une  pierre  de  marbre 
Ot  Nature  par  grant  mestrise 
Sous  le  pin  la  fontaine  assise  : 
Si  ot  dedens  la  pierre  escrites 
Où  bort  amont  letrcs  petites 
Qui  disoient  :  ici  desus 
Se  mori  li  biaus  Narcisus. 


LE   RO.\L\N    DE   LA    ROSE.  95 

1461      Car  du  verger  la  grand'  beauté, 
Les  charmes,  la  fertilité 
Ne  se  pourrait  recenser  guère  ; 
Dès  à  présent  je  veux  m'en  taire. 
Pour  tout  voir  et  tout  admirer, 
Je  voulus  partout  pénétrer, 
De  ci,  de  là,  de  gauche  à  droite. 
Le  Dieu  d'Amours  qui  me  convoite 
Pas  à  pas  me  suit  cependant, 
Comme  le  chasseur  qui  attend 
Que  la  bête  en  beau  lieu  se  mette 
Pour  laisser  aller  la  sagette. 

En  un  lieu  charmant  j'arrivai 
A  la  fin,  et  là  je  trouvai 
Une  fontaine  pittoresque 
A  l'ombre  d'un  pin  gigantesque. 
Depuis  Karles,  fils  de  Pépin, 
Jamais  on  ne  vit  si  beau  pin  ; 
Au  verger  n'était  si  bel  arbre. 
Là,  dans  un  blanc  bassin  de  marbre 
Par  Nature  avec  art  creusé, 
Le  flot  clair  était  déversé. 
Sur  la  pierre,  je  vis  écrites. 
Au  bord  amont,  lettres  petites 
Qui  disaient  :  Ici,  sur  ce  bord, 
Jadis  le  beau  Narcisse  est  mort. 


96*  LE    ROMAN    DE   LA   ROSE. 

XI 

1487.  Ci  dit  l'Aucteur  de  Narcisus, 

Qui  fu  sorpris  et  dccéus 
Pour  son  ombre  qu'il  aama 
Dedcns  l'cvc  où  il  se  mira 
En  ycele  bêle  fontaine. 
Celé  amour  li  fu  trop  grevaine, 
Qu'il  en  morut  à  la  parfin 
A  la  fontaine  sous  le  pin. 

Narcisus  fu  uns  damoisiaus 
Que  Amors  tint  en  ses  roisiaus, 
Et  tant  le  sot  Amors  destraindre, 
Et  tant  le  fist  plorer  et  plaindre, 
Que  li  estuet  à  rendre  l'âme  : 
Car  Equo,  une  haute  dame, 
L'avoit  amé  plus  que  riens  née, 
El  fa  par  lui  si  mal  menée 
Qu'ele  li  dist  qu'il  li  donroit 
S'amor,  ou  ele  se  morroit. 
Mes  cis  fu  por  sa  grant  biauté 
Plains  de  desdaing  et  de  fierté. 
Si  ne  la  li  volt  otroier, 
Ne  por  cUuer,  ne  por  proier. 
Quant  ele  s'oï  escondire, 
Si  en  ot  tel  duel  et  tel  ire, 
Et  le  tint  en  si  grant  despit. 
Que  morte  en  fu  sans  lonc  respit  ; 
Mes  ainçois  qu'ele  se  morist, 
Ele  pria  Diex  et  requist 
Que  Narcisus  au  cuer  ferasche, 
Qu'ele  ot  trouvé  d'amors  si  flasche, 


LE    ROMAN    DE   LA    ROSE.  97 


XI 


1487.  L'Auteur  ici  Narcisse  conte 

Qui  grand'  surprise  et  grand  mécompte 
Eut  par  son  ombre  qu'il  aima 
Dedans  l'onde  où  il  se  mira, 
Hn  la  séduisante  fontaine. 
Cette  amour  lui  fut  si  malsaine 
Q.u'il  en  rendit  l'âme  à  la  fin, 
A  la  fontaine,  sous  le  pin. 

Narcisse  qu'Amour  sut  étreindre, 
Et  tant  fit  pleurer  et  se  plaindre 
Quand  il  le  tint  en  son  réseau, 
Était  un  jeune  damoiseau. 
Tant  il  soufl'rit  qu'en  rendit  l'âme  : 
Car  Echo,  une  haute  dame, 
Plus  que  rien  au  monde  l'aimait, 
Et  lui  si  fort  la  malmenait, 
Qu'elle  dit  :  «  Je  serai  sa  mie 
Ou  je  m'arracherai  la  vie.  >»' 
Mais  il  fut  pour  sa  grand'  beauté 
Plein  de  dédain  et  de  fierté. 
Repoussa  toujours  sa  tendresse 
Et  sa  prière,  et  sa  caresse. 
Devant  ce  méprisant  accueil 
Elle  en  ressentit  un  tel  deuil. 
Tel  désespoir,  telle  colère. 
Qu'elle  en  expira  de  misère. 
Mais  au  moment  qu'elle  expira, 
Dieu  vengeur  elle  supplia 
Que  ce  Narcisse  impitoyable, 
Que  cet  amant  si  méprisable 


9o  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1517.     Fust  asproiés  encore  ung  jor, 
Et  eschaufés  d'autel  amor 
Dont  il  ne  péust  joie  atendre  ; 
Si  porroit  savoir  et  entendre 
Quel  duel  ont  li  loial  amant 
Que  l'en  refuse  si  vilment. 
Celé  proiere  fu  resnable, 
Et  por  ce  la  fist  Diex  cstable, 
Que  Narcisus,  par  aventure, 
A  la  fontaine  clere  et  pure 
Se  vint  sous  le  pin  umbroier, 
Ung  jour  qu'il  venoit  d'archoier, 
Et  avoit  soffert  grant  travail 
De  corre  et  amont  et  aval, 
Tant  qu'il  ot  soif  por  l'aspreté 
Du  chault,  et  por  la  lasseté 
Qui  li  ot  tolue  l'alainc. 
Et  quant  il  vint  à  la  fontaine 
Que  li  pins  de  ses  rains  covroit. 
Il  se  pensa  que  il  bevroit  : 
Sus  la  fontaine,  tout  adens 
Se  mist  lors  por  boivre  dedans. 

XII 

Comment  Narcisus  se  mira 
A  la  fontaine,  et  souspira 
Par  amour,  tant  qu'il  fist  partir 
S'âme  du  corps,  sans  départir. 

Si  vit  en  l'iaue  clere  et  nete 
Son  vis,  son  nés  et  sa  bouchete, 
Et  cis  maintenant  s'esbalii  ; 
Car  ses  umbres  l'ot  si  tralii, 


LE   ROMAX    DE   LA   ROSE.  99 

Torture  fut  encore  un  jour 
Et  consumé  du  même  amour. 
C'est-à-dire  sans  espérance, 
Pour  qu'il  eût  enfin  conscience 
Du  deuil  qu'a  le  loyal  amant 
Qu'on  rejette  si  vilement. 
A  sa  prière  raisonnable, 
Dieu  sut  se  montrer  favorable 
Et  voulut  que  Narcisse  un  jour 
S'en  vint  justement,  de  retour 
De  la  chasse,  vers  cette  source, 
Fatigué  d'une  longue  course. 
Chercher  l'ombre  sous  le  grand  pin. 
Par  monts,  par  vaux,  dès  le  matin. 
Il  courait  le  bois  et  la  plaine  ; 
Exténué,  tout  hors  d'haleine, 
Altéré  par  l'àpre  chaleur, 
Il  vit  sous  l'arbre  protecteur 
La  source  vive  et  transparente. 
Pour  étancher  sa  soif  ardente 
Et  tremper  ses  lèvres  dans  l'eau. 
Il  se  pencha  sur  le  ruisseau. 

xn 

Comment  Narcisse,  qui  se  mire 
A  la  fontaine,  tant  soupire 
Par  amour,  qu'il  se  fait  partir 
L'àme  du  corps  sans  départir. 

Quant  il  vit  dans  l'eau  claire  et  nette 
Son  front,  son  nez,  et  sa  bouchete. 
Il  resta  soudain  ébahi, 
Car  son  ombre  l'avait  trahi 


LE    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

Que  cuida  véoir  la  figure 
D'ung  enfant  bel  à  desmesure. 
Lors  se  sot  bien  Amors  vcngicr 
Du  grant  orguel  et  du  dangier 
Que  Narcisus  li  ot  mené. 
Lors  11  fu  bien  guerredoné, 
Qu'il  musa  tant  à  la  fontaine, 
Qu'il  ama  son  umbre  demaine, 
Si  en  fu  mors  à  la  parclose. 
Ce  est  la  somme  de  la  chose  : 
Car  quant  il  vit  qu'il  ne  porroit 
Acomplir  ce  qu'il  desirroit, 
Et  qu'il  i  fu  si  pris  par  sort, 
Qu'il  n'en  pooit  avoir  confort 
En  nule  guise,  n'en  nul  sens, 
Il  perdi  d'ire  tout  le  sens. 
Et  fu  mors  en  poi  de  termine. 
Ainsinc  si  ot  de  la  meschine 
Qu'il  avoit  d'amors  escondiîe, 
Son  guerredon  et  sa  mérite. 
Dames,  cest  exemple  aprenés, 
Qui  vers  vos  amis  mesprenés; 
Car  se  vous  les  lessiés  morir, 
Diex  le  vous  sara  bien  merir. 

Quant  li  escris  m'ot  fait  savoir 
Que  ce  estoit  tretout  por  voir 
La  fontaine  au  biau  Narcisus, 
Je  m'en  trais  lors  ung  poi  en  sus. 
Que  dedens  n'osai  regarder, 
Ains  commençai  à  coarder, 
Quant  de  Narcisus  me  sovint, 
Cui  malement  en  mesavint  ; 
Mes  ge  me  pensai  qu'asséur, 
Sans  paor  de  mavés  éur, 


LE  ROMAN    DE   LA   ROSE. 

En  lui  faisant  voir  la  figure 
D'une  enfant  belle  sans  mesure. 
Pour  punir  Narcisse  et  le  deuil 
Qu'il  avait  fait  et  son  orgueil, 
Amour  alors  tint  sa  vengeance 
Et  lui  donna  sa  récompense. 
Au  bord  de  l'eau  Narcisse  heureux 
Resta  de  son  ombre  amoureux, 
Et  de  sa  mort  ce  fut  la  cause. 
Voici  le  détail  de  la  chose  : 
Car  lorsqu'il  vit  qu'il  ne  pourrait 
Accomplir  ce  qu'il  désirait, 
Lorsqu'il  comprit  à  sa  souffrance 
Qu'il  n'aurait  jamais  jouissance 
En  nul  sens,  en  nulle  façon, 
Il  perdit  d'ire  la  raison 
Et  de  mourir  ne  larda  guère. 
Ainsi  s'exauça  la  prière 
De  cette  amante  dont  un  jour 
II  avait  méprisé  l'amour. 
Vous,  envers  vos  amis  cruelles, 
Dames,  retenez  ces  modèles  ; 
Car  si  vous  les  laissiez  mourir, 
Dieu  saurait  bien  vous  en  punir. 
Quand  je  connus  par  cet  indice 
Que  la  fontaine  de  Narcisse 
C'était,  mon  premier  mouvement 
Fut  de  m'enfuir  en  ce  moment 
Sans  regarder  l'onde  trompeuse  ; 
Car  alors  l'aventure  affreuse 
De  Narcisse  m'épouvantait 
Qui  mort  si  malement  était. 
Pourtant  il  me  vint  la  pensée 
Que  ma  crainte  était  insensée, 


102  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1581.     A  la  fontaine  aler  pooic, 
Por  folie  m'en  csmaioic. 
De  la  fontaine  m'apressai, 
Quant  ge  fui  près,  si  m'abessai 
Por  véoir  l'iaue  qui  coroit, 
Et  la  gravele  qui  paroit  ''•* 
Au  fons  plus  clere  qu'argens  fins, 
De  la  fonta-ne  c'est  la  fins. 
En  tout  le  monde  n'ot  si  bêle, 
L'iaue  est  tousdis  fresche  et  novele, 
Qui  nuit  et  jor  sourt  à  grans  ondes 
Par  deux  doiz  creuses  et  parfondes. 
Tout  cntour  point  l'erbe  menue, 
Qui  vient  por  l'iaue  espesse  et  drue, 
Et  en  iver  ne  puet  morir 
Ne  que  l'iaue  ne  puet  tarir. 

Où  fons  de  la  fontaine  aval, 
Avoit  deux  pierres  de  cristal 
Qu'à  grande  entente  remirai, 
Et  une  chose  vous  dirai, 
Qu'à  merveilles,  ce  cuit,  tenrés 
Tout  maintenant  que  vous  l'orrés. 
Quant  li  solaus  qui  tout  aguete, 
Ses  rais  en  la  fontaine  giete, 
Et  la  clartés  aval  descent. 
Lors  percnt  colors  plus  de  cei;t 
Où  cristal,  qui  por  le  soleil 
Devient  ynde,  jaune  et  vermeil  : 
Si  ot  le  cristal  mcrveilleus 
Itel  force  que  tous  li  leus. 
Arbres  et  flors  et  quanqu'aorne 
Li  vergiers,  i  pert  tout  aorne, 
Et  por  faire  la  chose  entendre, 
Un  essample  vous  veil  aprendre. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  10} 

ii8i      Que  j'étais  fou  de  m'efFrayer 
Et  pouvais  bien  en  essayer. 
Alors  donc,  reprenant  courage, 
Je  me  baissai  sur  le  rivage, 
Afin  de  voir  l'eau  qui  courait 
Et  la  gravele  qui  parait 
Le  fond,  plus  qu'argent  claire  et  fine-, 
La  fontaine  là  se  termine. 
Au  monde  il  n'est  rien  de  si  beau  ! 
Le  flot  toujours  frais  et  nouveau 
Sourd  nuit  et  jour  à  grandes  ondes 
Par  deux  rigoles  moult  profondes. 
Jamais  la  source  ne  tarit  ; 
Le  froid  en  hiver  n'y  sévit, 
Et  tout'autour  l'herbe  menue 
Par  l'eau  s'étale  épaisse  et  drue. 

Au  fond  de  la  fontaine  aval 
Brillent  deux  pierres  de  cristal 

Que  longtemps  étonné  j'admire; 

Or  une  chose  vais  vous  dire 

Que  pour  merveilleuse  tiendrez 

Sans  nul  doute  quand  l'ouïrez. 

Lorsque  le  soleil,  qui  tout  guette, 

Ses  rais  en  la  fontaine  jette. 

Et  qu'aval  la  clarté  descend. 

On  voit  de  couleurs  plus  de  cent 

Nuancer  le  cristal  limpide. 

Vermeil,  azur,  jaune  splcndide. 

Telle  du  cristal  merveilleux 

Est  la  vertu,  que  tous  les  lieux, 

Arbres  et  fleurs  qui  embellissent 

Ce  beau  verger,  s'y  réfléchissent. 

Pour  la  chose  mieux  expliquer, 

Un  exemple  vais  appliquer. 


104  LE   ROMAN    DE    LA    ROSE. 

1615.     Ainsinc  cum  li  miréors  montre 
Les  choses  qui  li  sunt  encontre, 
Et  y  voit-l'en  safis  coverture 
Et  lor  color,  et  lor  figure; 
Tretout  ausinc  vous  dis  por  voir, 
Que  li  cristal,  sans  décevoir. 
Tout  l'estre  du  vcrgicr  accusent 
A  ceus  qui  dcdens  l'iaue  musent  : 
Car  tous  jours  quelque  part  qu'il  soient, 
L'une  moitié  du  vergier  voient  ; 
Et  s'il  se  tornent  maintenant, 
Pueent  véoir  le  rcmenant. 
Si  n'i  a  si  petite  chose. 
Tant  reposte,  ne  tant  enclose. 
Dont  démonstrance  n'i  soit  faite, 
Cum  s'ele  iert  es  cristaus  portraite. 

C'est  li  miréoirs  périlleus, 
Où  Narcisus  li  orguilleus 
Mira  sa  face  et  ses  yex  vers. 
Dont  il  jut  puis  mors  tout  envers. 
Qui  en  cel  miréor  se  mire, 
Ne  puet  avoir  garant  de  mire. 
Que  tel  chose  à  ses  yex  ne  voie, 
Qui  d'amer  l'a  tost  mis  en  voie. 
Maint  vaillant  homme  a  mis  à  glaive 
Cis  miréors,  car  li  plus  saive, 
Li  plus  prcus,  li  micx  afetié 
I  sunt  tost  pris  et  aguetié. 
Ci  sourt  as  gens  novele  rage, 
Ici  se  changent  li  corage  ; 
Ci  n'a  mestier,  sens,  ne  mesure, 
Ci  est  d'amer  volenté  pure  ; 
Ci  ne  se  set  conseiller  nus. 
Car  Cupido  li  fils  Venus, 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  IO5 

1615.     De  même  qu'un  miroir  nous  montre 
Tous  les  objets  mis  à  l'encontre, 
Et  reproduit  exactement 
Forme,  couleur,  ajustement, 
Telle  au  cristal  chaque  facette 
Dans  ses  moindres  détails  reflète 
Tout  le  verger  délicieux  ; 
Car  sitôt  que  tombent  les  yeux 
Dessus,  de  quelque  point  qu'ils  soient, 
Une  moitié  du  verger  voient. 
Et  s'ils  se  tournent  maintenant 
Ils  aperçoivent  le  restant. 
Or  n'est-il  si  petite  chose, 
Si  cachée  et  si  bien  enclose, 
Que  ne  nous  montrent  ces  cristaux 
Comme  pourtraites  dans  les  eaux. 

C'est  en  cette  onde  périlleuse 
Que  mira  sa  face  orgueilleuse 
Le  fier  Narcisse  et  ses  veux  vairs 
Dont  il  chut  mort  tout  à  l'envers. 
Malheur  à  celui  qui  se  mire 
En  ce  miroir,  car  le  délire 
D'amour  s'empare  de  son  cœur 
Et  n'est  remède  à  sa  douleur. 
due  de  vaillants  ont  eu  la  vie 
Par  ce  miroir  fatal  ravie! 
Le  plus  rusé,  le  plus  prudent. 
Le  plus  sage  est  pris  et  se  rend. 
Saisi  d'une  incroyable  rage. 
L'esprit  s'égare  malgré  l'âge  ; 
Rien  n'y  fait,  ni  sens,  ni  pudeur, 
Car  c'est  l'amour  et  sa  fureur  ; 
Tous  à  lutter  perdent  leur  peine, 
Car  tout  autour  de  la  fontaine, 


I06  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1649.     Sema  ici  d'Amors  la  graine 

Qui  toute  a  çainte  la  fontaine  ; 
Et  fist  ses  las  environ  tendre, 
Et  ses  engins  i  mist  por  prendre 
Damoiseles  et  Damoisiaus, 
Qu'Amors  ne  velt  autres  oisiaus. 
Por  la  graine  qui  fu  semée, 
Pu  celé  fontaine  clamée 
La  Fontaine  d'Amors  par  droit. 
Dont  plusors  ont  en  maint  endroit 
Parlé,  en  romans  et  en  livre  ; 
Mais  jamès  n'orrez  miex  descrivre 
La  vérité  de  la  matere, 
Cum  ge  la  vous  vodré  retrere. 

Adès  me  plot  à  demorer 
A  la  fontaine,  et  remirer 
Les  deus  cristaus  qui  me  monstroient 
Mil  choses  qui  ilec  estoient. 
Mes  de  fort  hore  m'i  miré  : 
Las  !  tant  en  ai  puis  souspiré  ! 
Cis  miréors  m'a  décéu  ; 
Se  j'eusse  avant  cognéu 
Quex  sa  force  ert  et  sa  vertu. 
Ne  m'i  fusse  jà  embatu  : 
Car  mcintenant  où  las  chai 
Qui  meint  homme  ont  pris  et  traï. 

Où  mirocr  entre  mil  choses, 
Choisi  rosiers  chargiés  de  roses, 
Qui  estoient  en  ung  détor 
D'une  haie  clos  tout  entor  : 
Adont  m'en  prist  si  grant  envie. 
Que  ne  laissasse  por  Pavie, 
Ne  por  Paris,  que  ge  n'alasse 
Là  où  ge  vi  la  greignor  masse. 


LE    ROMAN    DE   LA    ROSE.  IO7 

1649.     Le  fils  de  Vénus,  Cupidon, 

Sema  d'Amour  graine  à  foison, 
Et  fit  ses  lacs  environ  tendre 
Et  ses  engins  y  mit  pour  prendre 
Damoiselles  et  damoiseaux  ; 
Amour  ne  chasse  autres  oiseaux. 
Pour  la  graine  qui  fut  semée, 
Cette  fontaine  fut  nommée 
Fontaine  d'Amour  à  bon  droit. 
Que  plusieurs  ont  en  maint  endroit 
Décrite  en  roman  comme  en  conte  ; 
Mais  jamais  n'ouïrez,  je  compte, 
Comme  en  ce  livre  peinte  elle  est 
La  vérité  sur  ce  sujet. 

Lors,  sans  pouvoir  quitter  la  rive, 
Ma  vue  admirait  attentive 
Sur  les  cristaux  et  tour  à  tour 
Toutes  les  beautés  d'alentour. 
Trop  longtemps  je  goûtai  ces  charmes; 
Combien  m'ont-ils  coûtés  de  larmes 
Depuis,  hélas  !  car  m'a  déçu 
Ce  miroir,  et  si  j'avais  su 
Quel  était  son  pouvoir  funeste, 
Je  l'aurais  fui  comme  la  peste  ; 
Et  maintenant  je  suis  tombé 
Où  tant  d'autres  ont  succombé! 

Au  miroir,  entre  mille  choses. 
J'élus  rosiers  chargés  de  roses 
Qui  se  trouvaient  en  un  détour 
D'une  haie  enclos  tout  autour. 
Ils  me  faisaient  si  grande  envie 
Qu'on  m'eût  en  vain  offert  Pavie 
Ou  Paris,  pour  ne  pas  aller 
Le  plus  gros  buisson  contempler. 


I08  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

1683.     Quant  celé  rage  m'ot  si  pris, 
Dont  maint  ont  esté  entrepris, 
Vers  les  rosiers  tantost  me  très  ; 
Et  sachiés  que  quant  g'en  fui  près, 
L'oudor  des  roses  savorécs 
M'entra  cns  jusques  es  corées, 
Que  por  noient  fusse  embasmés  : 
Se  assailli  ou  mesamés 
Ne  cremisse  estre,  g'en  cuillisse, 
Au  mains  une  que  ge  tenisse 
En  ma  main,  por  l'odor  sentir; 
Mes  paor  oi  du  repentir  : 
Car  il  en  péust  de  legier 
Peser  au  seignor  du  vergier. 
Des  roses  i  ot  grans  monciaus, 
Si  bêles  ne  vit  homs  sous  ciaus  ; 
Boutons  i  ot  petis  et  clos, 
Et  tiex  qui  sunt  ung  poi  plus  gros. 
Si  en  i  ot  d'autre  moison 
Qui  se  traient  à  lor  soison. 
Et  s'aprestoient  d'espanir, 
Et  cil  ne  font  pas  à  haïr. 
Les  roses  overtes  et  lées 
Sunt  en  ung  jor  toutes  alées  ; 
Mes  li  bouton  durent  tuit  frois 
A  tout  le  mains  deux  jors  ou  trois. 
Icil  bouton  forment  me  plurent, 
Oncques  plus  bel  nul  leu  ne  crurent. 
Qui  en  porroit  ung  acroichier, 
Il  le  devroit  avoir  moult  chier  ; 
S'ung  chapel  en  péusse  avoir, 
Je  n'en  préisse  nul  avoir. 
Entre  ces  boutons  en  eslui 
Ung  si  très-bel,  qu'envers  celui 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE'  IO9 

1685.     Quand  m'eut  ainsi  pris  cette  rage 
Dont  maint  a  subi  le  ravage, 
Vers  les  rosiers  me  dirigeai. 
Sachez  que  quand  j'en  approchai, 
L'odeur  suave  des  broussailles 
Me  pénétra  jusqu'aux  entrailles, 
Et  j'en  étais  comme  embaumé. 
N'était  la  peur  d'être  blâmé 
Ou  saisi,  j'aurais,  mais  je  n'ose. 
Cueilli  de  ma  main  une  rose, 
Pour  au  moins  son  odeur  sentir  ; 
Mais  j'avais  peur  du  repentir, 
Car  de  ce  beau  verger  le  maître 
S'en  fut  moult  courroucé  peut-être. 
Je  vis  de  roses  grands  monceaux. 
Mille  boutons  petits  et  gros 
Et  maintes  fleurs  encore  closes. 
Ci-bas  il  n'est  si  belles  roses  I 
D'autres  étaient  A  grand'  foison 
Qui  touchaient  presque  à  leur  saison, 
Mais  pas  encore  épanouies; 
Celles-là  sont  les  moins  haïes. 
Car  les  roses  au  large  sein 
N'ont  guère  à  vivre  qu'un  matin. 
Tandis  que  celles  fraîches  nées 
Ont  encor  deux  ou  trois  journées. 
Ces  jolis  boutons  j'admirais 
Comme  en  nul  lieu  n'en  crut  jamais  ; 
Heureux  qui  pourrait  en  prendre  une  ! 
Comme  j'envierais  sa  fortune! 
Et  pour  en  être  couronné. 
J'aurais  à  l'instant  tout  donné. 
-  Entre  toutes  j'en  choisis  une 
Si  belle,  que  près  d'elle  aucune 


IIO  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

1717.     Nus  des  autres  riens  ne  prisié, 
Puis  que  ge  Toi  bien  avisié  : 
Car  une  color  l'enlumine, 
Qui  est  si  vermeille  et  si  fine, 
Com  Nature  la  pot  plus  faire. 
Des  foilles  i  ot  quatre  paire 
Que  Nature  par  grant  niestire 
I  ot  assises  tire  à  tire. 
La  coe  ot  droite  comme  jons, 
Et  par  dessus  siet  li  boutons, 
Si  qu'il  ne  cline,  ne  ne  pent. 
L'odor  de  lui  entor  s'espent  ; 
La  soatime  qui  en  ist. 
Toute  la  place  replenist. 
Quant  ge  le  senti  si  flairier, 
Ge  n'oi  talent  de  repairier, 
Ains  m'aprochasse  por  le  prendre 
Se  g'i  osasse  la  main  tendre. 
Mes  chardon  félon  et  poignant 
M'en  aloient  moult  esloignaut  ; 
Espines  tranchans  et  aguës. 
Orties  et  ronces  crochues 
Ne  me  lessierent  avant  traire. 
Que  je  m'en  cremoie  mal  faire. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

,7,7.     A  son  égal  je  ne  prisai. 
A  juste  titre  l'avisai, 
Car  une  couleur  l'enlumine 
Qui  est  aussi  vermeille  et  fine 
Qiie  Nature  jamais  n'en  fit  ; 
Avec  grand  art  elle  y  assit 
De  feuilles  quatre  belles  paires, 
Côte  à  côte  fermes  et  fières. 
La  queue  est  droite  comme  un  jonc 
Et  par  dessus  sied  le  bouton 
Qui  point  ne  pend  ni  ne  s'incline, 
Et  son  odeur  suave  et  fine 
Tout  à  l'entour  de  lui  s'épand, 
Toute  la  place  remplissant. 
Sitôt  que  je  sentis  la  rose. 
Je  ne  rêvai  plus  qu'une  chose, 
M'en  approcher  et  la  cueillir  ; 
Mais  n'osait  ma  main  la  saisir, 
Car  les  ronces  et  les  épines, 
Autour  dressant  leurs  pointes  fines. 
M'arrêtaient  ;  les  chardons  aigus. 
Les  houx,  cent  arbrisseaux  crochus 
Menaçaient  la  main  téméraire, 
Et  trop  craignais-je  mal  m'y  faire. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 


XIII 


x-j^i.  Ci  dit  l'Aucteur  cornent  Amours  ïT 

Trait  à  l'Amant  qui  pour  les  flours 
S'estoit  el  vergicr  embatu, 
Pour  le  bouton  qu'il  a  scntu, 
Qu'il  en  cuiJa  tant  aprocbier, 
Qu'il  le  péust  à  lui  sachier; 
Mez  ne  s'osoit  traire  en  avant, 
Car  Amours  l'aloit  espiant. 

Li  Dicx  d'Amors  qui,  l'arc  tendu, 
Avoit  toute  jor  atendu 
A  moi  porsivre  et  espier, 
S'iert  arrestez  lez  ung  figuier; 
Et  quant  il  ot  apercéu 
Que  j'avoie  ainsinc  esléu 
Ce  bouton  qui  plus  me  plesoit 
Q.UC  nus  des  autres  ne  fesoit, 
Il  a  tantost  pris  une  floiche, 
Et  quant  la  corde  fu  en  coiche, 
Il  entesa  jusqu'à  l'oreille 
L'arc  qui  estoit  fort  à  merveille, 
Et  trait  à  moi  par  tel  devise, 
Que  parmi  l'oel  m'a  où  cuer  mise 
La  sajete  par  grant  roidor  : 
Adonc  me  prist  une  froidor, 
Dont  ge  dessous  chaut  pcliçon 
Oi  puis  scntu  mainte  friçon. 

Quant  j'oi  ainsinc  esté  bersés, 
A  terre  fui  tantost  verses  ; 
Li  cors  me  faut,  li  cuers  me  ment, 
Pasmé  jui  ilucc  longuement. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  IIJ 

xin 

Ici  l'Auteur  nous  dit  comment  3' 
Le  Dieu  d'Amours  perce  l'Amant, 
Dins  le  verger  près  de  la  Rose, 
Au  moment  où  il  se  dispose 
A  tirer  et  cueillir  la  fleur, 
Eni\TC  par  la  douce  odeur; 
Mais  sans  contenter  son  envie 
Car  Amour  est  là  qui  l'épie. 

Le  Dieu  d'Amours  qui,  l'arc  tendu, 

N'avait  pas  un  instant  perdu, 

L'œil  au  guet,  à  suivre  ma  trace, 

Près  d'un  figuier  prit  enfin  place  ; 

Puis,  saisissant  l'occasion 

Où  je  restais  d'émotion 

Devant  la  rose  préférée 

Et  si  ardemment  désirée, 

Soudain  une  flèche  il  brandit, 

La  corde  dans  la  coche  mit, 

Et  bandant  jusqu'à  son  oreille 

L'arc  qui  était  fort  à  merveille, 

Avec  telle  adresse  il  tira. 

Que  jusqu'au  cœur  me  pénétra 

Par  l'œil  cette  flèche  acérée. 

Adonc  une  sueur  glacée 

Me  prit  sous  mon  chaud  pelisson, 

Et  j'ai  senti  maint  grand  frisson. 

De  cette  flèche  meurtrière 
Atteint,  je  tombai  sur  la  terre; 
Soudain  mon  cœur  avait  failli, 
Et  mes  genoux  avaient  fléchi, 


114  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1771.     Et  quant  ge  vins  de  pasmoison, 
Et  j'oi  mon  sens  et  ma  roison,    ■ 
Je  fui  moult  vains,  et  si  cuidié 
Grant  fez  de  sanc  avoir  vuidié; 
Mes  la  sajete  qui  m'ot  point, 
Ne  trait  onqucs  sanc  de  moi  point, 
Ains  fu  la  plaie  toute  soiche. 
Je  pris  lors  à  deux  mains  la  floiche, 
Et  la  commençai  à  tirer. 
Et  en  tirant  à  souspirer  ; 
Et  tant  tirai,  que  j'amène 
Le  fust  à  moi  tout  empené. 
Mais  la  sajete  barbelée. 
Qui  Biautés  estoit  apelée, 
Fu  si  dedens  mon  cuer  fichie, 
Qu'el  n'en  pot  estre  hors  sachie, 
Ainçois  remest  li  fers  dedans  ^*, 
Que  n'en  issi  goûte  de  sans. 
Angoisseux  fui  moult  et  troublez 
Por  le  péril  qui  fu  doublez  ; 
Ne  soi  que  faire  ne  que  dire. 
Ne  de  ma  plaie  où  trover  mire  ; 
Que  par  herbe,  ne  par  racine, 
N'en  atendoic  médecine. 
Vers  le  bouton  tant  me  tréoit 
Mes  cucrs,  que  aillors  ne  béoit  : 
Se  ge  l'eusse  en  ma  baillie. 
Il  m'éust  rendue  la  vie  ; 
Le  véoir  sans  plus  et  l'odor 
M'alejeoient  moult  ma  dolor.y 
Ge  me  commençai  lors  à  traire 
Vers  le  bouton  qui  soef  flaire  ; 
Mes  Amors  ot  jà  recovrée 
Une  autre  floiche  à  or  ovrée. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  1 1  J 

Je  gisais  là  sans  connaissance 

Dans  une  longue  défaillance. 

Revenu  de  ma  pâmoison, 

Quand  j'eus  mon  sens  et  ma  raison, 

J'étais  si  faible  que  sans  doute 

Mon  sang  s'écoulait  goutte  à  goutte. 

Mais  non,  le  trait  qui  m'a  percé 

Goutte  de  sang  n'avait  versé, 

Et  la  plaie  était  toute  sèche. 

Lors,  à  deux  mains,  je  pris  la  flèche. 

Et  commençai  à  la  tirer. 

Et  en  tirant  à  soupirer. 

Et  tant  tirai  qu'enfin  Tenture 

Seule  amenai  de  ma  blessure. 

Mais  le  dard  de  fer  barbelé. 

Beauté  qu'on  avait  appelé. 

Dans  mon  cœur  avec  tant  de  force 

Était  fiché,  qu'en  vain  m'efforce  ; 

Toujours  le  fer  dedans  restait  '^ 

Et  de  sang  goutte  ne  sortait. 

Grands  sont  mon  angoisse  et  mon  trouble' 

Car  le  péril  est  ainsi  double. 

Je  restai  muet,  incertain, 

Car  où  trouver  un  médecin. 

De  quelle  herbe,  quelle  racine 

Tirer  remède  ou  médecine? 

Et  tant  le  bouton  attirait 

Mon  cœur,  qu'ailleurs  il  n'aspirait. 

Posséder  cette  fleur  chérie 

M'eût  à  coup  sûr  rendu  la  vie  ; 

Car  la  voir,  sans  plus,  et  sentir, 

Suffit  à  mon  mal  adoucira 

Je  me  traîne  lors  à  grand'peine 

Vers  la  Rose  à  la  douce  haleine  ; 


Il6  LE   RO.\L\N    DE    LA    ROSE. 

i8o;.     Simplece  ot  nom  :  c'iert  la  seconde 
Qui  maint  homme  parmi  le  monde 
Et  mainte  famé  a  fait  amer. 
Quant  Amors  me  vit  aprimer, 
Il  trait  à  moi  sans  menacier, 
La  floichc  où  n'ot  fer  ne  acier, 
Si  que  par  l'oel  où  corps  m'entra 
La  sajete  qui  n'en  istra, 
Ce  cuit,  jamès  par  homme  né  ; 
Car  au  tirer  en  amené 
Le  fust  à  moi  sans  nul  contens. 
Mes  la  sajete  remest  ens. 
Or  sachiés  bien  de  vérité, 
Que  se  j'avoie  avant  esté 
Du  bouton  bien  entalentés. 
Or  fu  graindre  ma  volentés. 
Et  quant  li  maus  plus  m'angoissoit, 
Et  la  volentés  me  croissoit 
Tousjours  d'aler  à  la  rosete 
Qui  oloit  miex  que  violete  : 
Si  m'en  venist  miex.  réuser, 
Mes  ne  pooie  refuser 
Ce  que  mes  cuers  me  commandoit. 
Tout  adès  là  où  il  tendoit 
Me  covenoit  aler  par  force  ; 
Mes  li  archiers  qui  moult  s'efforce 
De  moi  grever  et  moult  se  paine. 
Ne  m'i  lest  mie  aler  sans  painc  ; 
Ains  m'a  fait,  por  miex  afoler, 
La  tierce  floiche  où  cors  voler, 
Qui  Cortoisie  iert  apclée. 
La  plaie  fu  parfonde  et  lée, 
Si  me  convint  chéoir  pasmé 
Desous  ung  olivier  ramé  '^  : 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  II7 

Mais  Amour  a  déjà  tiré 
Une  autre  flèche  d'or  ouvré. 
Simplesse  a  nom.  C'est  la  seconde 
Q.ui  maint  homme  parmi  le  monde 
Et  mainte  femme  a  fait  aimer. 
Amour  soudain,  sans  me  sommer, 
Quand  il  s'aperçoit  que  j'approche, 
La  flèche  d'or  sur  moi  décoche. 
Par  l'œil  en  mon  corps  elle  entra. 
Et,  je  pense,  n'en  sortira 
Jamais,  pour  nulle  force  humaine  ; 
Car  en  la  tirant  je  n'amène 
Que  le  fût  devers  moi  céans, 
Et  le  dard  est  resté  dedans. 
Or,  sachez  la  vérité  pure  ; 
Avant,  si  j'étais  d'aventure 
De  ce  bouton  bien  désireux. 
Mon  désir  devint  plus  fougueux 
Encore,  et  croissait  à  mesure 
Que  plus  grande  était  ma  torture. 
Mieux  que  violette  sentait 
La  rosette  et  mon  cœur  tirait. 
Mieux  eût  valu  prendre  la  fuite, 
Mais  las!  à  refuser  j'hésite 
Ce  que  me  commande  mon  cœur. 
Là,  tout  droit  où  tend  son  ardeur 
Il  me  convient  aller  par  force  ; 
Mais  l'archer  est  là  qui  s'efforce 
Et  bien  s'applique  à  me  percer 
Sans  me  permettre  d'avancer. 
Et  la  troisième  flèche  vole 
Et  mieux  encor  mon  cœur  affole, 
Car  c'est  Courtoisie  au  doux  nom. 
Je  viens  tomber  en  pâmoison 


Il8  LE  ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1859.     Grant  pièce  i  jui  sans  remuer. 
Quant  ge  me  poi  esvcrtuer, 
Ge  pris  la  floiche,  si  osté 
Le  fust  qui  crt  en  mon  costé  ; 
Mes  la  sajcte  n'en  poi  traire 
Por  riens  que  ge  pciusse  faire. 


En  mon  séant  lores  m'assis, 
Moult  angoisscus  et  moult  pensis  ; 
Moult  me  dcstraint  icele  plaie, 
Et  me  scmont  que  ge  me  traie 
Vers  le  bouton  qui  m'atalente. 
Mes  li  archier  me  représente 
Une  autre  floiche  de  grant  guise  : 
La  quarte  fu,  s'ot  nom  Franchise. 
Ce  me  doit  bien  espoenter, 
Qu'eschaudés  doit  iaue  douter  ; 
Mes  grant  chose  a  en  estovoir, 
Se  ge  véisse  ilec  plovoir 
Quarriaus  et  pierres  pellc-melle 
Ausinc  espés  comme  chiet  grelle, 
Estéust-il  que  g'i  alasse  : 
Amors  qui  toutes  choses  passe. 
Me  donnoit  cuer  et  hardcment 
De  faire  son  commandement. 
Ge  me  sui  lors  en  pies  dreciés, 
Fiébles  et  vains  cum  lions  bleciés, 
Et  m'efforçai  moult  de  marchier 
(Onques  nel'  lessai  por  l'archier) 
Vers  le  rosier  où  mes  cuers  tent  ; 
Mes  espincs  i  avoit  tant. 
Chardons  et  ronces  c'onques  n'oi 
Pooir  de  passer  Tcspinoi, 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  1 19 

18)9.     D'un  olivier  sous  la  ramure  *"■*; 
Cette  fois  large  est  la  blessure. 
Longtemps  je  gis  sans  remuer, 
Et  quand  je  peux  m'évertuer 
Je  prends  la  flèche  pour  l'extraire  ; 
Mais  pour  rien  que  je  pusse  faire, 
Le  dard  en  mon  flanc  est  resté, 
Et  j'ai  le  fût  tout  seul  ôté. 

Sur  mon  séant  lors  je  me  dresse, 
Dévorant  ma  sombre  tristesse  ; 
Je  vois  qu'il  me  hul  moult  souff"rir. 
Car  la  plaie  accroît  mon  désir 
De  cueillir  la  divine  rose  ; 
Et  cependant  l'archer  dispose 
Encore  ufi  trait  de  grand'beauté. 
Je  dus  bien  être  épouvanté. 
Car  éçhaudé  l'eau  froide  avise; 
Ce  quatrième  a  nom  Franchise. 
Mais  de  rien  n'étais  soucieux. 
Et  devant  moi  j'aurais  des  cieux 
Vu  pleuvoir  flèches  pêle-mêle. 
Glaives,  rochers,  dru  comme  grêle, 
J'eusse  voulu  la  rose  avoir. 
D'Amour  le  suprême  pouvoir 
Me  donnait  et  cœur  et  courage 
De  braver  ses  coups  et  sa  rage. 
Alors  sur  mes  pieds  me  dressai. 
Faible,  abattu,  comme  un  blessé; 
De  l'archer  bravant  la  menace. 
Je  me  traînai  parmi  la  place 
Vers  le  rosier  où  mon  cœur  tend. 
Mais  épines  y  avait  tant. 
Ronces,  chardons  à  pointe  dure. 
Que  trop  forte  était  la  clôture 


120  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1871,     Si  qu'au  bouton  poisse  ataindre. 
Lez  la  haie  m'estut  rcmaindre 
Qui  as  rosiers  estoit  joignant, 
Fetc  d'espincs  moult  poignant; 
Mes  moult  bel  me  fu  dont  j'estoie 
Si  près  que  du  bouton  sentoie 
La  douce  odor  qui  en  issoit, 
Et  durement  m'abelissoit      \ 
Ce  que  gel'  véoie  à  bandon  ;    ' 
S'en  avoie  tel  guerredon, 
Que  mes  maus  en  entr'oblioie, 
Por  le  délit  et  por  la  joie. 
Moult  fui  garis,  moult  fui  aése, 
James  n'iert  riens  qui  tant  me  plçse 
Cum  estre  illecques  à  séjor  ; 
N'en  quéisse  partir  nul  jor. 

Quant  j'oi  illec  esté  grant  pièce, 
Le  Diex  d'Amors  qui  tout  depiece 
Mon  cuer  dont  il  a  fait  bersaut, 
Me  redonne  ung  novel  assaut, 
Et  trait  por  moi  mètre  à  meschief 
Une  autre  floiche  de  rechief, 
Si  que  où  cuer  sous  la  mamele 
Me  fait  une  plaie  novele  : 
Compaignie  ot  non  la  sajete. 
Il  n'est  nulc  qui  si  tost  mete 
A  merci  dame  ou  damoiscle. 
La  grant  dolor  me  renovele 
De  mes  plaies  de  maintenant, 
Trois  fois  me  pasme  en  ung  tenant. 
Au  revenir  plains  et  soupire, 
Car  ma  dolor  croist  et  empire 
Si  que  ge  n'ai  mes  espérance 
De  garison  ne  d'alejance. 


LE   ROMAN   DE  LA   ROSE.  121 

1875.     Et  le  bouton  cueillir  ne  pus. 

Près  de  la  haie,  au  pied,  je  dus 

Demeurer  tout  joignant  les  roses 

D'épines  tretoutes  encloses. 

Mais  tout  près  j'étais  moult  content, 

Rien  que  de  sentir  seulement 

Du  bouton  l'odeur  délectable 

Et  goûter  la  joie  ineffable 

De  le  voir  à  discrétion, 

Et  dans  mon  admiration 
J'oubliais  jusqu'à  ma  souffrance, 

Si  grande  était  ma  jouissance  ! 
J'étais  guéri,  j'étais  heureux. 
Et  jamais  de  quitter  ces  lieux 
Ni  d'avoir  la  rose  laissée 
N'eût  pu  venir  à  ma  pensée. 

Quand  je  fus  resté  là  longtemps, 
Le  Dieu  d'Amours  qui,  tout  le  temps. 
Mon  cœur  dépèce  comme  cible. 
Me  redonne  un  assaut  terrible. 
Et  pour  mieux  me  mettre  à  méchef 
Lance  une  flèche  derechef. 
Et  droit  au  cœur  sous  la  mamelle 
Il  me  fait  blessure  nouvelle. 
Compagnie  avait  nom  ce  trait  ; 
Nul  n'en  sais  qui  sitôt  mettrait 
A  merci  dame  ou  damoiselle. 
Des  premières  il  renouvelle 
La  grand  douleur  subitement, 
Trois  fois  me  pâme  en  un  moment. 
Au  revenir  plains  et  soupire. 
Car  ma  douleur  croît  et  empire  ; 
Je  perds  tout  espoir  de  guérir 
Ou  môme  allégeance  obtenir. 


LE   ROMAN   DE  LA  ROSE. 

Miex  vosisse  estre  mors  que  vis, 
Car  en  la  fin,  ce  m'est  avis, 
Fera  Amors  de  moi  martir  : 
Ge  ne  m'en  puis  par  el  partir. 

Il  a  endementiercs  prise 
Une  autre  floiclie  que  moult  prise 
Et  que  ge  tiens  à  moult  pesant  : 
C'est  Biau-Semblant,  qui  ne  consent 
A  nul  Amant  qu'il  se  repente 
D'Amors  servir,  por  mal  qu'il  sente. 
Ele  iert  aguë  por  pcrcier. 
Et  trenchans  cum  rasoir  d'acier; 
Mes  Amors  a  moult  bien  la  pointe 
D'ung  oignement  précieux  ointe, 
Por  ce  que  trop  me  péust  nuire  ; 
Qu'Amors  ne  viaut  pas  que  je  muire, 
Ains  viaut  que  j'aie  alcgcment 
Por  l'ointure  de  l'oignement. 
Qui  iert  tout  de  réconfort  plains. 
Amors  l'avoit  fait  à  ses  mains 
Por  les  fins  amans  conforter. 
Et  por  lor  maus  miex  déporter. 
Il  a  celé  floiche  à  moi  traite, 
Qui  m'a  où  cuer  grant  plaie  faite  ; 
Mais  li  oignemens  s'espandi 
Par  mes  plaies,  si  me  rendi 
Le  cuer  qui  m'iere  tout  faillis  ; 
Ge  fusse  mors  et  mal-baillis 
Se  li  dous  oignement  ne  fust. 
De  la  floiche  très  fors  le  fust. 
Mes  la  sajete  est  cns  remese, 
Qui  de  novel  ot  esté  rese  : 
S'en  i  ot  cinq  bien  enserrées, 
Qiii  n'en  porent  estre  sachiées. 


LE   ROMAK   DE   LA   ROSE.  12} 

1907.     Mieux  vaut  la  mort  qu'une  existence 
Si  dure,  car  me  veut,  je  pense. 
Le  Dieu  d'Amours  martyriser; 
Je  voudrais  fuir,  ne  puis  l'oser. 

Et  pendant  ce  temps  il  me  vise 
D'un  nouveau  trait  que  moult  je  prise 
Et  tiens  pour  des  plus  dangereux, 
C'est  Beau-Semblant.  Le  malheureux 
Amant  atteint  de  sa  morsure 
Bénit  le  mal  qui  le  torture. 
Car  son  dard  est  aigu,  perçant, 
Comme  rasoir  d'acier  tranchant  ; 
Mais  Dieu  d'Amours  en  a  la  pointe 
D'un  onguent  moult  précieux  ointe, 
Pour  que  le  mal  ne  soit  trop  fort, 
Car  Amour  ne  veut  pas  ma  mort. 
Mais  veut  que  me  vienne  allégeance 
Au  contraire  par  l'influence 
De  l'onguent  de  reconfort  plein  ; 
Amour  l'avait  fait  de  sa  main, 
En  lui  fins  amants  confort  puisent, 
Par  lui  les  maux  se  cicatrisent. 
Amour  a  contre  moi  tiré 
La  flèche  et  mon  cœur  déchiré  ; 
Mais  j'ai  senti  l'onguent  s'épandre 
Par  mes  blessures,  et  me  rendre 
Le  cœur  qui  m'était  tout  failli  ; 
Je  fusse  mort,  anéanti. 
N'était  cet  onguent  salutaire. 
De  la  flèche  je  pus  extraire 
Le  fût  ;  mais  le  dard  est  resté 
Qu'il  avait  de  nouveau  jeté, 
Et  ces  cinq  pointes  là  fichées 
Jamais  n'en  seront  arrachées. 


124  '^^   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1959.     Li  oignemens  moult  me  valu, 
Mes  toutes  voies  me  dolu 
La  plaie,  si  que  la  dolor 
Me  faisoit  muer  la  color. 
Geste  floiche  ot  fiere  coustume, 
Douçor  i  ot  et  amertume. 
J'ai  bien  sentu  et  cognéu 
Qu'el  m'a  aidié  et  m'a  néu  ; 
Il  ot  angoisse  en  la  pointure 
Mes  moult  m'assoaga  l'ointurc  : 
D'une  part  m'oint,  d'autre  me  cuit, 
Ainsinc  m'aide,  ainsinc  me  nuit. 

XIV 

Comment  Amours  sans  plus  attendre. 
Alla  tost  courant  l'Amant  prendre, 
En  luy  disant  qu'il  se  rendist 
A  luy,  et  que  plus  n'attcndist. 

Lors  est  tout  maintenant  venus 
Li  Diex  d'Amors  les  saus  menus  ; 
Enciez  qu'il  vint,  si  m'escria  : 
Vassal,  pris  ies,  noient  n'i  a 
Du  contredit,  ne  du  défendre. 
Ne  fai  pas  dangier  de  toi  rendre  ; 
Tant  plus  volentiers  te  rendras. 
Et  plus  tost  à  merci  vendras. 
Il  est  fos  qui  maine  dangier 
Vers  cil  qu'il  déust  losengier, 
Et  qu'il  convient  à  suploicr. 
Tu  ne  pues  vers  moi  forçoier, 
Et  si  te  veil  bien  enseignier 
due  tu  ne  pues  riens  gaaigner 


LE   ROM.\N   DE   LA   ROSE.  12$ 

Or,  si  l'onguent  grand  bien  me  fit, 
Les  membres  tant  m'endolorit 
La  blessure,  que  la  souffrance 
De  mes  traits  changeait  la  nuance. 
Cette  flèche,  je  l'ai  connu, 
M'a  nui  beaucoup  et  soutenu, 
Car  angoisse  était  en  la  pointe. 
Mais  elle  était  de  douceur  ointe  ; 
Ainsi  me  soulage  et  me  nuit. 
Ainsi  me  soutient  et  me  cuit. 


XIV 

Comment  Amour  incontinent 
Va  tout  courant  prendre  l'Amant 
Et  lui  commande  de  se  rendre, 
Ce  qui  fut  fait  sans  plus  attendre. 

Lors  est  tout  maintenant  venu 
Le  Dieu  d'Amours  à  saut  menu 
Et  de  loin,  d'une  voix  tranquille  : 
Vassal,  tu  es  pris,  inutile 
De  te  défendre  contre  moi  ; 
Tu  n'as  rien  à  craindre,  rends-toi. 
Plus  montreras  d'obéissance. 
Plus  compteras  sur  ma  clémence. 
Tu  serais  fol  de  t'alarmer 
De  qui  tu  dois  plutôt  aimer 
Et  implorer  la  bienveillance  ; 
Tu  ne  peux  faire  résistance  ; 
Rends-toi.  Je  te  veux  enseigner 
Que  tu  n'aurais  rien  à  gagner 


126  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

1969.     En  folie,  ne  en  orgueil; 

Mes  ren-toi  pris,  car  ge  le  vucil. 
En  pez  et  débonnerement. 
Et  ge  rcspondi  simplement  : 

Sire,  volcntiers  me  rendrai, 
Jà  vers  vous  ne  me  dcffendrai  ; 
A  Diex  ne  plaise  que  ge  pense 
Que  j'aie  jà  vers  vous  dcffensc! 
Car  il  n'est  pas  rcson  ne  drois. 
Vos  poés  quanque  vous  vodrois 
Fere  de  moi,  pendre  ou  tuer, 
Bien  sai  que  ge  nel'  puis  muer. 
Car  ma  vie  est  en  vostre  main. 
Ne  puis  vivre  dusqu'à  demain 
Se  n'est  par  vostre  volenté  : 
J'atens  par  vous  joie  et  santé; 
Que  jà  par  autre  ne  l'auré. 
Se  vostre  main,  qui  m'a  navré, 
Ne  me  donne  la  garison. 
Et  se  de  moi  vostre  prison 
Voulés  faire,  ne  ne  daigniés. 
Ne  m'en  tiens  mie  à  engigniés  ; 
Et  sachiés  que  n'en  ai  point  d'ire. 
Tant  ai  oï  de  vous  bien  dire. 
Que  mètre  veil  tout  à  devise 
Cuer  et  cors  en  votre  servise  ; 
Car  se  ge  fai  vostre  voloir, 
Ge  ne  m'en  puis  de  riens  doloir. 
Encor,  ce  cuit,  en  aucun  tens 
Auré  la  merci  que  j'atens, 
Et  par  tel  couvent  me  rcns-gié. 
A  cest  mot  volz  baisier  son  pié, 
Mes  il  m'a  parmi  la  main  pris, 
Et  me  dist  :  Je  t'aim  moult  et  pris 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  I27 

1969.     De  l'orgueil  ni  de  la  folie. 

Mais  rends-toi,  c'est  ma  fantaisie, 
En  paix  et  débonnaircment. 
Je  lui  rc^pondis  simplement  : 

«  Sire,  à  vous  je  veux  bien  me  rendre, 
Sans  plus  songer  à  me  défendre  ; 
Devant  Dieu,  nulle  intention 
N'ai  de  faire  rébellion, 
Et  je  n'en  ai  droit  ni  puissance. 
Faites  donc  votre  convenance. 
Vous  pouvez  me  prendre  ou  tuer. 
Bien  sais  que  n'en  puis  rien  muer  ; 
Car  en  votre  main  est  ma  vie  ; 
Elle  est  toute  entière  asservie 
A  votre  seule  volonté. 
J'attends  de  vous  joie  et  santé 
Et  rien  que  de  vous  ne  l'espère. 
Si  votre  main,  qui  m'a  naguère 
Navré  de  si  dure  façon. 
Ne  me  donne  la  guérison. 
Si  même  encore  elle  préfère 
De  moi  son  prisonnier  parfaire, 
Ou  ne  le  d?igne,  soyez  sûr. 
Je  ne  le  trouverai  trop  dur 
Et  n'en  témoignerai  nulle  ire. 
Car  tant  j'ouïs  de  vous  bien  dire 
Que  je  me  livre  à  mon  vainqueur, 
Ame  et  corps  votre  serviteur. 
Puis  envers  vous  l'obéissance 
Ne  saurait  croître  ma  souffrance, 
Et  peut-être,  sous  peu  de  temps, 
Aurai-je  merci  que  j'attends. 
Je  me  rends  sur  cette  promesse.  » 
Pour  baiser  son  pied,  je  me  baisse 


128  LU    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

2005.     Dont  tu  as  rcspondu  ainsi. 
Oncques  tel  responsc  n'issi 
D'omnic  vilain  mal  cnseignié, 
Et  tu  i  as  tant  gaaignic, 
Q,uc  je  veil  por  ton  avantaige 
Qu'orendroit  me  faces  hommaige  : 
Si  me  baiseras  en  la  bouche, 
A  qui  nus  vilains  homs  n'atouche. 
Je  n'i  lesse  mie  atouchier 
Chascun  vilain,  chascun  porchier; 
Ains  doit  estre  cortois  et  frans 
Cil  de  qui  tel  servise  prens. 
Sans  faille  il  i  a  poine  et  fez 
A  moi  ser\'ir,  mes  ge  te  fez 
Honor  moult  grant,  et  si  dois  estre 
Moult  liés  dont  tu  as  si  bon  mestrc 
Et  scignor  de  si  grant  renom, 
Qu'Amors  porte  le  gonfanon, 
De  Cortoisie  et  la  baniere, 
Et  si  est  de  tele  manière, 
Si  dous,  si  frans  et  si  gentis, 
Que  quiconques  est  ententis 
A  li  servir  et  honorer, 
Dedans  lui  ne  puet  demorer 
Vilonnie  ne  mesprison, 
Ne  nule  mauvese  aprison. 


LE    ROMAN    DE   LA    ROSK.  129 

A  ces  mots.  Mais  lui,  me  prenant 
La  main,  me  dit  :  Je  suis  content 
De  ce  que  ta  bouche  m'annonce, 
Car  oncques  si  belle  réponse 
Ne  fit  vilain  mal  enseigné. 
Et  tant  y  auras-tu  gagné. 
Que  je  veux  pour  ton  avantage 
Que  tantôt  me  rendes  hommage. 
En  la  bouche  me  baiseras 
Que  vilain,  ni  porcher,  ni  gars 
Ne  sut  toucher,  faveur  insigne 
Dont  franc  et  courtois  est  seul  digne. 
Sans  mentir,  est  grand'peine  et  faix 
A  me  servir  ;  mais  je  te  fais 
Honneur  moult  grand,  et  tu  dois  être 
Moult  fier  d'avoir  un  si  bon  maître 
Et  seigneur  de  si  grand  renom. 
Amour  porte  le  gonfanon 
De  Courtoisie  et  la  bannière. 
Et  se  montre  en  toute  manière 
Si  doux,  si  franc  et  si  gentil. 
Que  celui  qui  a  consenti 
A  l'aimer  et  prendre  pour  maître, 
Dedans  son  cœur  voit  disparaître 
Et  basse  et  vile  passion 
Et  tout  instinct  d'abjection. 


130  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 


XV 

2029.  Comment,  après  ce  bel  langage, 

L'Amant  humblement  fist  hommage, 

Par  Jeunesse  qui  le  déçoit. 

Au  Dieu  d'Amours  qui  le  reçoit. 

Atant  devins  ses  homs  mains  jointes, 
Et  sachiés  que  moult  me  fis  cointes 
Dont  sa  bouche  toucha  la  moie; 
Ce  fu  ce  dont  j'oi  greignor  joie; 
Il  m'a  lores  requis  ostages. 

^Amours  parle. 

Amis,  dist-il,  j'ai  mains  hommages 

Et  d'uns  et  d'autres  recéus 

Dont  j'oi  esté  puis  dccéus. 

Li  félon  plein  de  f;xuceté 

M'ont  par  maintes  fois  barété, 

D'aus  ai  oie  mainte  noise  ; 

Mes  il  saront  cum  il  m'en  poise, 

Se  ge  les  puis  à  mon  droit  prendre. 

Je  lor  vodré  chierement  vendre. 

Mes  or  veil,  por  ce  que  ge  t'ains, 

Estre  de  toi  si  bien  certains, 

Et  te  veil  si  à  moi  lier, 

Que  tu  ne  me  puisses  nier 

Ne  promesse,  ne  covenant, 

Ne  fere  nul  desavenant. 

Pechiés  scroit,  se  tu  trichoies. 

Qu'il  m'est  avis  que  loial  soies. 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  131 


XV 


2029.  Comment  après  ce  beau  langage 

L'Amant  humblement  fait  hommage, 

Par  Jeunesse  qui  le  déçoit, 

Au  Dieu  d'Amours  qui  le  reçoit. 

Jointes  mains  d'être  son  esclave 
J'acceptai.  Sa  bouche  suave 
Vint  sur  la  mienne  se  poser; 
Que  de  bonheur  dans  ce  baiser  ! 
Alors  il  me  prit  pour  otage. 

KAmour  parle. 

Ami,  dit-il,  j'ai  maint  hommage 
Des  uns  et  des  autres  reçu 
Dont  je  fus  ensuite  déçu. 
Les  félons  pleins  d'hypocrisie 
Ont  pu  tromper  ma  courtoisie. 
M'ont  mainte  noise  fait  souffrir  ; 
Mon  courroux  il.<^  sauront  sentir 
Et  je  leur  veux  chèrement  vendre 
Si  jamais  ils  se  laissent  prendre. 
Mais  je  veux,  car  je  te  chéris, 
De  toi  m'assurer  à  tout  prix 
Et  te  tenir  en  ma  puissance, 
Si  bien  que  jamais  oubliance 
Je  ne  craigne  en  nulle  saison 
Et  prévienne  ta  trahison  ; 
Car  me  tromper  serait  un  crime 
Et  pour  loyal  ton  cœur  j'estime. 


132  LE  ROMAN   DE   LA   ROSE. 

L'amant  respond. 

2055.     Sire,  fis-je,  or  m'entendes: 

Ne  sai  por  quoi  vous  demandés 

Pleiges  de  moi,  ne  séurtés  : 

Vous  savés  bien  de  vérités 

Que  mon  cuer  m'avés  si  toloit. 

Et  si  soupris  que  s'il  voloit. 

Ne  puet-il  riens  faire  por  moi. 

Se  ce  n'estoit  par  vostre  otroi. 

Li  cuers  est  vostres,  non  pas  miens, 

Car  il  convient,  soit  maus,  soit  biens, 

Que  il  face  vostre  plaisir  : 

Nus  ne  vous  en  puet  dessaisir. 

Tel  garnison  i  avés  mise, 

Qui  moult  le  guerroie  et  justise, 

Et  sor  tout  ce,  se  riens  doutés, 

Faictes  i  clef,  si  l'emportés, 

Et  la  clef  soit  en  leu  d'ostages. 

KAmours. 

Par  mon  chief  !  ce  n'est  mie  outrages, 

Respont  Amors,  ge  m'i  acors  : 

Il  est  assés  sires  du  cors. 

Qui  a  le  cuer  en  sa  commande  ; 

Outrageus  est  qui  plus  demande. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  I33 

L'tAmant  répond. 

305S-     Sire,  lui  dis-jc,  or  m'entendez, 
Ne  sais  pourquoi  me  demandez 
Et  caution  et  assurance. 
Vous  savez  par  expérience 
Que  mon  cœur  est  si  maltraité 
Q.u'il  n'a  pouvoir  ni  volonté 
De  nulle  chose  pour  moi  taire, 
Que  ce  qui  peut  sans  plus  vous  plaire. 
Ce  cœur  est  vôtre  et  non  pas  mien  ; 
.  Car  il  convient,  soit  mal,  soit  bien, 
Qu'il  fasse  tout  à  votre  guise. 
Garnison  telle  y  avez  mise 
Qui  le  gouverne  à  son  plaisir, 
Que  nul  ne  vous  le  peut  ravir. 
Sur  ce,  si  vous  doutez  encore, 
Faites-le  de  serrure  clore 
Et  gardez  en  gage  la  clé. 

xAmour. 

Par  mon  chef,  c'est  très-bien  parlé, 
Dit  Amour,  j'accepte  la  clause; 
Car  bien  assez  du  corps  dispose 
Qui  le  cœur  tient  en  son  pouvoir. 
Que  servirait  de  plus  avoir? 


134  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

XVI 

2077.  Comment  Amouis  très-bien  soucf 

Ferma  d'une  petite  clef 
Le  cuer  ds  l'Amant,  par  tel  guise, 
Qu'il  n'entama  point  la  chemise. 

Lors  a  de  s'aumoniere  traite 

Une  petite  clef  bien  faite, 

Qui  lu  de  fin  or  csmeré  ; 

O  cestc,  dit-il,  fermeré 

Ton  cuer,  n'en  quicr  autre  apoiau, 

Sous  ceste  clef  sunt  mi  joiau. 

Mendre  est  que  li  tiens  doiz,  par  m'ame, 

Mes  ele  est  de  mon  ecrin  dame, 

Et  si  a  moult  grant  poesté. 

L'tAmant  parle. 

Lors  la  me  toucha  au  costé, 

Et  ferma  mon  cuer  si  soef. 

Qu'à  grant  poinc  senti  la  clef. 

Ainsinc  fis  sa  volenté  toute. 

Et  quant  je  l'oi  mis  hors  de  doute. 

Sire,  fis-je,  grand  talent  é 

De  faire  vostre  volenté  ; 

Mes  mon  service  recevés 

En  gré,  foi  que  vous  me  devés, 

Ncl'  di  pas  por  recréantisc, 

Car  point  ne  dout  vostre  servise  ; 

Mes  serjant  en  vain  se  travaille 

De  faire  servise  qui  vaille. 

Quand  li  servises  n'atalente 

A  celui  cui  l'en  le  présente. 


LE    ROMAN    DK    LA    ROSE.  IJS 


XVI 


J077.  Comment  Amour  par  telle  guise 

Qu'il  n'entama  point  la  chemise, 
Ferma  le  cœur  de  notre  Amant 
D'une  clef  d'or  tout  doucement. 

Lors  tira  de  son  aumônière 
Amour  une  clef  singulière 
Toute  de  fin  or  épuré. 
Avec  elle  je  fermerai 
Ton  cœur,  dit-il,  et  bien  m'y  fie, 
Car  mes  joj'aux  je  lui  confie. 
Moindre  elle  est  que  ton  petit  doigt, 
Mais  plus  forte  que  l'on  ne  croit, 
Car  elle  est  de  mon  écrin  dame. 

L'amant  parle. 

Lors  mon  flanc  touche  et  point  n'entame, 

Et  clôt  mon  cœur  si  doucement 

Que  c'est  à  peine  s'il  le  sent. 

Ainsi  fais  sa  volonté  toute. 

Et  quand  je  l'ai  mis  hors  de  doute  : 

Sire,  fais-je,  grand  désir  ai 

De  faire  votre  volonté  ; 

Mais  agréez  tôt  mon  hommage, 

Votre  promesse  vous  engage. 

Je  ne  le  dis  par  repentir. 

Car  je  n'ai  peur  de  vous  servir; 

Mais  en  vain  serviteur  travaille 

Et  ne  sait  rien  faire  qui  vaille. 

Lorsque  le  service  déplaît 

A  celui  qui  en  est  l'objet. 


136  LA   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

lAmours  parle, 

2105-     Amours  respont  :  Orne  t'esmaie 
Puisque  mis  t'ies  en  ma  menaie, 
Ton  servisc  prendre  en  gré, 
Et  te  métrai  en  haut  degré, 
Se  mavestié  ne  le  te  test  ; 
Mes  espoir  ce  n'iert  mie  tost  ^°, 
Grans  biens  ne  vient  pas  en  poi  d'orc*'. 
Il  i  convient  poine  et  demore. 
Atten  et  sueffre  la  destrece 
Qui  orendroit  te  cuit  et  blece  ; 
Car  ge  sai  bien  par  quel  poison 
Tu  seras  tret  à  garison  : 
Se  tu  te  tiens  en  léauté, 
Ge  te  donrai  tel  dcauté 
Q.ui  tes  plaies  te  garira  ; 
Mes  par  mon  chief  or  i  parra 
Se  tu  de  bon  cuer  serviras, 
Et  comment  tu  acompliras 
Nuit  et  jour  les  commandemens 
Que  ge  commande  as  fins  amans. 

L'iAmaut  parle. 

Sire,  fis-ge,  por  Dieu  merci. 

Avant  que  vous  movés  de  ci 

Vos  commandemens  m'enchargiés, 

Ge  suis  d'aus  faire  encoragiés. 

Car  espoir,  se  ge  ncs  savoie, 

Tost  porroie  issir  de  la  voie, 

Por  ce  sui  engrant  d'eus  aprendre. 

Que  gc  n'i  veil  de  riens  mcsprendre. 


LE   ROMAN'    DE   LA    ROSE.  IJ7 

Amour  parle. 

Amour  répond  :  Calme  ta  crainte. 

Puisque  tu  t'es  donné  sans  feinte, 

Je  prendrai  ton  service  à  gré 

Et  te  veux  mettre  en  liaut  degré 

Si  tes  méfaits  ne  s'y  opposent. 

Mais  de  bien  longs  délais  s'imposent  **; 

La  fortune  est  lente  à  venir  *', 

Et  fait  moult  peiner  et  languir. 

Attends  et  souffre  la  détresse 

Q.ui  maintenant  te  cuit  et  blesse  ; 

Je  sais  par  quelle  potion 

Tu  recevras  la  guérison. 

Si  ta  fidélité  ne  cède, 

Je  te  donnerai  tel  remède 

Que  tes  blessures  guérirai. 

Mais,  par  mon  chef,  bien  je  verrai 

Si  tu  fais  de  bon  cœur  service, 

Si  nuit  et  jour  sans  artifice 

Accomplis  les  commandements 

Que  je  commande  aux  fins  amants. 

L'amant  parle. 

Pour  Dieu,  merci,  lui  dis-je,  sire, 
Avant  partir,  veuillez  me  dire 
Ici  tous  vos  commandements, 
Je  veux  m'y  soumettre  céans. 
Aussi  pour  ne  pas  m'y  méprendre. 
J'ai  grand  souci  de  les  apprendre. 
Car,  si  je  ne  les  connaissais, 
Sans  le  vouloir  tôt  je  pourrais 
M'égarer  de  la  droite  voie. 


138  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

amours. 

6zii      Amors  respont  :  Tu  dis  moult  bien, 
Or  les  entcn  et  les  retien  : 
Li  maistres  pert  sa  poinc  toute, 
Quant  li  disciples  qui  escoutc  **, 
Ne  met  s'entcnte  au  retenir, 
S'i  qu'il  l'en  puisse  sovenir. 


L'amant. 

Li  Diex  d'Amors  lors  m'encharja, 
Tout  ainsinc  cum  vous  orrés  jà, 
Mot  à  mot  ses  commandcmens, 
Bien  les  devise  cis  Romans  : 
Qui  amer  vuet  or  i  entende 
Que  li  Romans  dès  or  amende. 
Dès  or  le  foit  bon  escouter. 
S'il  est  qui  le  sache  conter  : 
Car  la  fin  du  songe  est  moult  bêle. 
Et  la  matire  en  est  novele. 
Qui  du  songe  la  fin  orra, 
Ge  vous  di  bien  qu'il  y  porra 
Des  jeus  d'amors  assés  aprendre  ; 
Por  quoi  il  voille  tant  atendre 
Que  g'espoigne  et  que  g'enromance 
Du  songe  la  sénéfiancc. 
La  véritii  qui  est  coverte, 
Vous  sera  lores  toute  aperte, 
Quant  espondre  m'orrez  le  songe, 
Où  il  n'a  nul  mot  de  mençonge. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  1)9 


lAtnour. 


ï'î4      Adonc  Amour,  tout  plein  de  joie, 
Me  répond  :  Tu  parles  moult  bien  ; 
Or  les  entends  et  les  retien  : 
Le  maître  perd  sa  peine  toute 
Quand  le  disciple  qui  l'écoute 
Ne  s'applique  à  tout  retenir, 
Pour  en  garder  le  souvenir. 

L'iAmatit. 

Lors  Amour  se  mit  à  m'apprendre, 
Ainsi  que  vous  pourrez  l'entendre, 
Mot  à  mot  ses  commandements; 
Bien  les  explique  ce  Romans. 
Q.ui  veut  aimer,  or  les  apprenne, 
Et  de  ce  livre  aide  lui  vienne. 
Dès  lors  il  fait  bon  l'écouter 
S'il  est  qui  le  sache  conter  : 
Car  la  fin  du  conte  est  moult  belle 
Et  la  matière  en  est  nouvelle. 
Qui  la  fin  du  songe  ouïra, 
Je  vous  dis  bien  qu'il  y  pourra 
Des  jeux  d'Amour  assez  apprendre. 
Aussi,  qu'il  veuille  bien  attendre 
Qu'en  mes  vers  j'expose  céans 
De  ce  beau  songe  tout  le  sens. 
La  vérité  qui  est  voilée 
Alors  vous  sera  dévoilée, 
Quand  ce  songe  en  entier  suivrez 
Où  nul  mensonge  n'ouïrez. 


140  LE   ROMAN    DE  LA   ROSE. 


XVII 

**$9*  Comment  le  Dieu  d'Amours  enseigne 

L'Amant,  et  dit  qu'il  face  et  tiengne 
Les  reigles  qu'il  baille  à  l'Amant, 
Escriptes  en  ce  bel  Rommant. 

Vilonnie  premièrement, 

Ce  dist  Amors,  veil  et  commant 

Que  tu  guerpisses  sans  reprendre, 

Se  tu  ne  veulz  vers  moi  mesprendre  ; 

Si  maudi  et  escommenie 

Tous  ccus  qui  aiment  Vilonnie. 

Vilonnie  fiiit  li  vilains, 

Por  ce  n'est  pas  drois  que  ge  l'ains  ; 

Vilains  est  fel  et  sans  pitié, 

Sans  servise  et  sans  amitié. 

Après,  te  garde  de  retraire  *^ 

Chose  des  gens  qui  face  à  taire  : 

N'est  pas  proesce  de  mesdire. 

En  Keux  le  scncschal  te  mire  **. 

Qui  jadis  par  son  mokéis 

Fu  mal  renomés  et  haïs. 

Tant  cum  Gauvains  li  bien  apris  ** 

Par  sa  cortoisie  ot  le  pris, 

Autretant  ot  de  blasmc  Keus, 

Por  ce  qu'il  fu  fel  et  crueus, 

Ramponieres  et  mal-parliers 

Desus  tous  autres  chevaliers. 

Sages  soies  et  acointables. 

De  paroles  dous  et  resnables 

Et  as  grans  gens,  et  as  menues, 

Et  quant  tu  iras  par  les  rues, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  I41 


XVII 


^'6i-  Comment  le  Dieu  d'Amours  enseigne 

L'Amant,  et  lui  dit  qu'il  n'enfreigne 
Les  règles  qu'il  baille  i  l'Amant 
Écrites  en  ce  beau  Roman. 

D'abord,  dit  Amour,  Vilenie 
Qu'à  tout  jamais  ton  cœur  renie  ! 
Je  le  commande  et  je  le  veux 
Sous  peine  de  trahir  tes  vœux; 
Car  je  maudis,  j'excommunie 
Tous  ceux  qui  aiment  Vilenie. 
C'est  elle  qui  fait  les  vilains; 
Aussi,  je  la  hais  et  la  plains  : 
Vilain  est  traître,  impitoyable, 
D'amour,  de  service  incapable. 
Puis  garde-toi  de  publier  *' 
Ce  qu'il  faut  taire  et  oublier; 
C'est  lâcheté  que  de  médire. 
Que  toujours  ton  âme  s'inspire 
Du  sénéchal  Keux,  dont  le  fiel  ^* 
Fit  un  sot  méchant  et  cruel. 
Vois  Gauvain,  son  âme  loyale  *' 
Et  courtoise  était  sans  rivale, 
Tandis  qu'était  honni  ce  Keux, 
Parmi  tous  ces  chevaliers  preux, 
Pour  sa  langue  vile  et  méchante 
Et  querelleuse,  et  médisante. 
Surtout  sois  raisonnable  et  doux. 
Sage  et  gracieux  envers  tous, 
Grands  et  petits  ;  et  par  la  rue, 
Pour  souhaiter  la  bienvenue, 


142  LE    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

2189.     Gar  que  lu  soies  costumiers 
De  saluer  les  gens  premiers  ; 
Et  s'aucuns  avant  te  salue, 
Si  n'aies  pas  la  langue  mue, 
Ains  te  garni  du  salu  rendre 
Sans  demorer  et  sans  atendre. 
Après,  garde  que  tu  ne  dies 
Ces  ors  moz,  ne  c^s  ribaudies; 
Jà  por  nomer  vilaine  chose 
Ne  doit  ta  bouche  estre  desclose  : 
Je  ne  tiens  pas  à  cortois  homme, 
»Qui  orde  chose  et  lede  nomme. 
Toutes  fcimes  sers  et  honore, 
D'eles  servir  poine  et  labore  ; 
Et  se  tu  os  nul  mcsdisant 
Qui  aille  famés  desprisant  *^, 
Blasme-le,  et  dis  qu'il  se  taise. 
Fai,  se  tu  pues,  chose  qui  plaise 
As  dames  et  as  damoiseles, 
Si  qu'els  oient  bonnes  noveles 
Dire  de  toi  et  raconter  ; 
Par  ce  porras  en  pris  monter. 

Après  tout  ce,  d'orgoil  te  garde. 
Car  qui,  bien  entent  et  esgarde, 
Orguex  est  folie  et  pechiés  ; 
Et  qui  d'orgoil  est  entechiés. 
Il  ne  puet  son  cuer  aploier 
A  servir  ne  à  souploier. 
Orguillcux  fait  tout  le  contraire 
De  ce  que  fins  amans  doit  faire. 
Mais  qui  d'amer  se  vuelt  pener, 
Il  se  doit  cointement  mener  ; 
Hons  qui  porchace  druerie, 
Ne  vaut  noient  sans  cointerie. 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  145 

Garde-toi  d'être  le  dernier; 
Et  si  quelqu'un  tout  le  premier 
A  ta  rencontre  te  salue, 
Jamais  ta  langue  irrésolue 
Ne  doit  un  seul  instant  rester 
Sans  salut  rendre  et  s'acquitter. 

Puis  veille  à  ne  dire  paroles 
Sales,  libertines  et  folles; 
Jamais  pour  vilains  mots  choisir 
Ta  bouche  ne  se  doit  ouvrir. 
Car  je  ne  tiens  pour  courtois  homme 
Qui  chose  sale  ou  laide  nomme. 
Puis  toute  femme  honore  et  sers, 
A  les  ser.'ir  ta  peine  perds  ; 
Si  tu  entends  langues  infâmes 
Mépriser,  rabaisser  les  femmes  *'', 
Blâme  et  fais  taire  ces  hargneux. 
Cherche  à  plaire  autant  que  tu  peux 
Aux  dames  et  aux  damoiselles. 
Pour  que  de  toi  bonnes  nouvelles 
Elles  entendent  raconter. 
Tu  n'y  pourras  qu'en  prix  monter. 

Après  tout  ce,  d'orgueil  te  garde  ; 
Pour  qui  bien  entend  et  regarde. 
Orgueil  est  folie  et  péché, 
Et  qui  d'orgueil  est  entaché 
Se  plaît  à  faire  le  contraire 
De  ce  que  fin  amant  doit  faire  ; 
Il  ne  saurait  son  cœur  plier 
A  servir  ni  à  supplier  ; 
Mais  l'amant  fin  et  véritable 
Se  doit  montrer  facile,  aimable, 
Car  pour  réussir  en  amours 
Il  faut  être  affable  toujours. 


144  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2225.     Cointerie  n'est  mie  orguiez, 

Qui  cointes  est,  il  en  vaut  niiez  : 
Por  quoi  il  soit  d'orgoil  vuidiés, 
Qii'il  ne  soit  fox  n'outiecuidiés. 
Menc-toi  bel  selonc  ta  rente, 
De  robes  et  de  chaucemente  ; 
Bcle  robe  et  biau  garnement 
Amendent  les  gens  durement  : 
Et  si  dois  ta  robe  baillier 
A  tel  qui  sache  bien  taillier, 
Et  face  bien  séans  les  pointes, 
Et  les  manches  joignans  et  cointes. 
Solers  à  las,  ou  estiviaus 
Aies  souvent  frès  et  noviaus, 
Et  gar  qu'il  soient  si  chauçant, 
Que  cil  vilain  aillent  tençant 
En  quel  guise  tu  i  entras, 
Et  de  quel  part  tu  en  istras. 
De  gans,  d'aumosniere  de  soie. 
Et  de  çainture  te  cointoie  : 
Et  se  tu  n'as  si  grant  richece 
Qu'avoir  les  puisses,  si  t'estrece; 
Mes  au  plus  bel  te  dois  déduire 
Que  tu  porras  sans  toi  destruire. 
Chapcl  de  flors  qui  petit  couste, 
Ou  de  roses  à  Penthecouste, 
Ice  puet  bien  chascun  avoir. 
Qu'il  n'i  convient  pas  grant  avoir. 
Ne  sueflFre  sor  toi  nul  ordure, 
Lave  les  mains,  et  tes  dens  cure  *''  : 
S'en  tes  ongles  a  point  de  noir, 
Ne  l'i  lesse  pas  remanoir. 
Cous  tes  manches,  tes  cheveus  pigne, 
Mais  ne  te  farde  ne  ne  guigne  : 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  145 

L'homme  affable  l'orgueil  méprise, 
Et  tout  le  monde  mieux  l'en  prise; 
Seuls  les  sots  et  les  vaniteux 
Sont  vers  les  autres  orgueilleux. 
Selon  ta  rente  choisis  belles 
Jambières  et  robes  nouvelles, 
Car  belles  robes,  beaux  atours 
Moult  fiivorisent  les  amours. 
Rappelle-toi  qu'il  est  utile 
De  rechercher  tailleur  habile, 
Qui  coupe  pointes  gentiment 
Et  manches  fasse  tout  joignant. 
Souliers  lacés,  fine  chaussure 
Porte  frais,  de  bonne  mesure. 
Et  garde  qu'ils  te  serrent  tant 
Que  les  vilains  aillent  glosant, 
Comment  pour  entrer  tu  pus  faire 
Et  pour  en  sortir  la  manière. 
Prends  l'aumônière  de  satin 
Et  coquette  ceinture  enfin  ; 
Et  si  tu  n'es,  pour  telle  mise, 
Pas  assez  riche,  économise; 
Mais  fais  ton  corps  le  plus  priser 
Que  tu  pourras,  sans  t'épuiser. 
Chapel  de  fleurs  des  champs,  sans  faute, 
Ou  roses  à  la  Pentecôte 
Chacun  peut  certes  bien  avoir, 
Il  n'est  besoin  d'un  grand  avoir; 
Ne  souffre  sur  toi  nulle  ordure, 
Lave  tes  mains  et  tes  dents  cure  *', 
Et  si  tes  ongles  ont  du  noir, 
Ote-le  vite  et  sans  surseoir. 
Couds  tes  manches,  tes  cheveux  peigne, 
Mais  le  clin  d'yeux,  le  fard  dédaigne  : 


146  LE   ROMAN    Dt   LA    KOSU. 

22,7.     Ce  n'apartient  s'as  dames  non, 
Ou  à  ceus  de  mavès  renon, 
Qui  amors  par  mal  aventure 
Ont  trouvée  contre  nature. 
Après  ce  te  doit  sovenir 
D'cnvoiséure  maintenir  ; 
A  joie  et  à  déduit  t'atorne, 
Amors  n'a  cure  d'omme  morne  ; 
C'est  maladie  moult  cortoise. 
L'en  en  rit,  et  geue  et  envoise. 
Il  est  ensi  que  H  amant 
Ont  par  ores  joie  et  tormcnt  ; 
Amans  sentent  les  maulx  d'amer 
Une  hore  dous,  autre  hore  amer. 
Mal  d'amer  est  moult  outrageus, 
Or  est  li  amans  en  ses  geus, 
Or  est  destrois,  or  se  démente, 
Une  hore  plore,  et  autre  chante. 
Se  tu  ses  nul  bel  déduit  faire, 
Par  quoi  tu  puisses  as  gens  plaire. 
Je  te  comant  que  tu  le  faces  : 
Chascun  doit  faire  en  toutes  places 
Ce  qu'il  set  qui  miex  li  avient. 
Car  los  et  pris  et  grâce  en  vient. 
Se  tu  te  sens  viste  et  legier, 
Ne  fai  pas  de  saillir  dangier  ; 
Et  se  tu  siez  bien  à  clicval, 
Tu  dois  poindre  amont  et  aval  ; 
Et  se  tu  ses  lances  brisier, 
Tu  t'en  pues  moult  faire  prisier. 
Se  as  armes  es  acesmés. 
Par  ce  seras  dis  tans  amés  ; 
Se  tu  as  la  voiz  clere  et  saine  ***, 
Tu  ne  dois  mie  querre  essoinc 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  I47 

Ceci  pour  les  dames  est  bon. 
Ou  pour  ceux  de  mauvais  renom 
QjLii  cherchent  par  maie  aventure 
Honteux  amour  contre  nature. 

Ensuite  il  te  doit  souvenir 
Que  seuls  inspirent  le  plaisir 
Gais  atours,  riante  figure. 
Des  fronts  ridés  amour  n'a  cure; 
C'est  un  mal  avant  tout  courtois, 
Enjoué,  badin  et  grivois. 
Mais  sache  aussi  qu'il  nous  octroie 
Heure  de  peine,  heure  de  joie. 
Ses  maux  les  amants  sentent  tous. 
Une  heure  amer,  une  heure  doux, 
L'amour  est  en  tous  points  extrême  ; 
Tantôt  l'amant  bienheureux  aime, 
Tantôt  s'afflige  et  dépérit, 
Une  heure  pleure,  une  autre  rit. 
Si  tu  sais  quelque  beau  jeu  faire 
Par  quoi  tu  puisses  aux  gens  plaire, 
Fais-le,  tu  t'en  trouveras  bien. 
Car  los  et  prix  et  grâce  en  vient. 
Chacun  doit  faire  en  toute  place 
Ce  qui  fait  mieux  valoir  sa  grdce. 
Si  tu  te  sens  preste  et  léger. 
Saute  donc  sans  te  ménager. 
Rien  auprès  des  belles  n'avance 
Comme  savoir  rompre  une  lance, 
Et  si  tu  sieds  bien  à  cheval. 
Tu  dois  courir  amont,  aval  ; 
Bonne  prestance  sous  les  armes 
Enfin  décupleront  tes  charmes. 
Si  tu  as  claire  et  saine  voix  ***, 
Ne  t'excuse  pas  quelquefois 


I4S  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2  2^1.     De  chanter,  se  l'en  t'en  semont, 
Car  bel  chanter  abelist  mont  ; 
Si  avient  bien  à  bacheler 
due  il  sache  de  viéler, 
De  fléuter  et  de  dancier  ; 
Par  ce  se  puet  moult  avancier. 

Ne  te  fai  tenir  por  aver, 
Car  ce  te  porroit' moult  grever  ; 
Il  est  raison  que  li  Amant 
Doignent  du  lor  plus  largement 
Que  cil  vilains  entule  et  sot  ; 
Onques  lions  riens  d'Amors  ne  sot, 
Cui  il  n'abelist  à  donner  : 
Se  nus  se  viaut  d'amors  pener, 
D'avarice  trop  bien  se  gart. 
Car  cis  qui  a  por  ung  regart. 
Ou  por  ung  ris  dous  et  serin 
Donné  son  cuer  tout  enterin. 
Doit  bien,  après  si  riche  don, 
Donner  l'avoir  tout  à  bandon. 

Or  te  vueil  briément  recorder 
Ce  que  t'ai  dit  por  remembrer  : 
Car  la  parole  mains  est  griéve 
A  retenir  quand  ele  est  briéve. 
Qui  d'Amors  vuet  faire  son  mestre, 
Cortois  et  sans  orguel  doit  estre, 
Cointes  se  tiengne  et  envoisiés 
Et  de  largece  soit  proisiés. 
Après  te  doins  en  pénitence. 
Que  nuit  et  jor  sans  rcpentence 
En  bien  amer  soit  ton  penser, 
Adès  i  pense  sans  cesser, 
Et  te  membre  de  la  douce  hore 
Dont  la  joie  tant  te  demore; 


LE  ROMAN    DE   LA   ROSk.  I49 

JJ95.     Si  de  chanter  dame  te  prie, 

Car  bien  chanter  ne  déplaît  mie  ; 
Et  si  jeune  tu  danses  bien, 
Si  tu  es  bon  musicien, 
De  ces  talents  fais  bon  usage, 
On  en  tire  grand  avantage. 

Ne  te  fais  pour  chiche  tenir  ; 
Ce  te  pourrait  moult  desservir. 
Car  il  faut,  et  plus  que  personne, 
du'amant  son  bien  largement  donne. 
Plus  que  vilain  avare  et  sot. 
D'Amour  ne  sait  le  premier  mot 
Celui  qui  sa  bourse  ménage. 
Que  d'avarice  avec  courage 
Trop  bien  se  garde  l'amoureux  ; 
Car  celui  qui,  pour  les  beaux  yeux. 
Pour  un  doux  souris  de  sa  mie  *", 
Lui  donne  et  son  cœur  et  sa  vie, 
Doit  bien,  après  si  riche  don, 
De  son  or  faire  l'abandon. 

Lors  donc,  je  te  vais  tout  mon  dire. 
En  deux  mots  brèvement  réduire. 
Mieux  s'apprend  un  commandement. 
S'il  est  résumé  sobrement  : 
Qui  d'Amour  veut  faire  son  maître. 
Courtois  et  sans  orgueil  doit  être. 
Elégant,  affable,  enjoué, 
Enfin  de  largesse  doué. 
Puis  je  te  donne  en  péniten'e. 
Que  nuit  et  jour  sans  repentance 
A  bien  aimer  soit  ton  penser; 
Penses-y  toujours  sans  cesser, 
Et  souviens-toi  de  la  douce  heure 
Dont  le  plaisir  tant  te  demeure. 


1  50  LE   ROMAN    DE   LA    KOSK 

232;.     Et  por  ce  que  fins  Amans  soies, 
Voil-jc  et  commans  que  tu  aies 
En  ung  seul  Icu  tout  ton  cuer  mis, 
Si  qu'il  n'i,  soit  mie  demis, 
Mes  tous  entiers  sans  tricherie, 
Car  ge  n'ains  pas  moitoierie. 
Qui  en  mains  leus  son  cuer  départ, 
Par  tout  en  a  petite  part  ^°  ; 
Mes  de  celi  point  ne  me  dout, 
Q.ui  en  un  leu  met  son  cuer  tout  : 
Por  ce  vueil  qu'en  ung  leu  le  metes. 
Mes  gardes  bien  que  tu  nel'  prestes  ; 
Car  se  tu  l'avoies  preste, 
Gel'  tenroie  à  chetiveté. 
Ainçois  le  donne  en  don  tout  quite 
Si  en  auras  greignor  mérite  ; 
Car  bontés  de  chose  prestée 
Est  tost  rendue  et  aquitée  ; 
Mes  de  chose  donnée  en  dons 
Doit  estre  grans  li  guerredons. 
Donne-le  dont  tout  quitement. 
Et  le  fai  débonnairement  : 
Car  l'en  a  la  chose  moult  chiere 
Qui  est  donnée  à  bêle  chiere  ; 
Mes  ge  ne  pris  le  don  ung  pois 
Que  l'en  donne  desus  son  pois. 

Quant  tu  auras  ton  cuer  donné. 
Si  cum  ge  t'ai  ci  sermonné, 
Lors  t'avendront  les  aventures 
Qui  as  Amans  sunt  griés  et  dures. 
Souvent,  quand  il  te  souvendra 
De  tes  amors,  te  convendra 
Partir  des  gens  par  estovoir, 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  1)1 

Et  pour  que  tu  sois  fin  amant, 

Je  veux,  j'ordonne  absolument 

Qu'on  un  seul  lieu  tout  ton  cœur  mettes, 

A  demi  non,  mais  le  promettes 

Tout  entier  sans  jamais  tricher, 

Car  je  n'aime  pas  partager. 

Qui  son  cœur  en  maints  lieux  adresse, 

Partout  petite  part  en  laisse  ^°  ; 

Celui-là  seul  a  mon  aveu 

Qui  met  son  cœur  en  un  seul  lieu. 

Aussi  je  veux  que  ton  cœur  mettes 

En  un  lieu  seul  et  ne  le  prêtes  ; 

Car  si  jamais  l'avais  prêté 

Je  le  tiendrais  à  vileté. 

Plutôt  le  donne  en  don  tout  quitte. 

Et  plus  grand  sera  ton  mérite  ; 

Car  de  chose  donnée  en  don 

Moult  grand  doit  être  le  guerdon  ■•', 

Mais  grâce  de  chose  prêtée 

Est  tôt  rendue  et  acquittée. 

Donne-le  donc  tout  quittement, 

Et  fais-le  débonnairement, 

Car  présent  oncques  ne  s'efface 

S'il  est  offert  de  bonne  grâce  ; 

Mais  je  ne  prise  même  un  pois 

Le  don  qui  pèserait  grand  poids 

Au  cœur  de  celui  qui  le  donne. 

Fais  donc  comme  je  te  l'ordonne. 
Et  quand  ton  cœur  auras  donné. 
Comme  ici  je  t'ai  sermonné, 
Lors  t'adviendront  les  aventures 
Qui  sont  aux  vrais  amants  si  dures. 
Souvent  quand  il  te  souviendra 
De  tes  amours,  il  te  faudra 


152  Le   RO.\iAN    DE    LA    ROSE. 

ï})8.     Qu'il  ne  puissent  aparccvoir 

Les  maus  dont  tu  es  angoisseus. 

A  une  part  iras  tous  seus, 

Lors  te  vendront  soupirs  et  plaintes, 

Hriçons  et  autres  dolors  maintes, 

En  plusors  sens  seras  destrois, 

Une  hore  chaus,  et  autre  frois, 

Vcrmaus  une  hore,  une  autre  pales, 

Onques  fièvres  n'eus  si  maies. 

Ne  cotidianes,  ne  quartes. 

Bien  auras,  ains  que  tu  t'en  partes, 

Les  dolors  d'amors  essaiées  ; 

Si  t'avendra  maintes  foiées 

Qu'en  pensant  t'cntroblieras, 

Et  une  grant  pièce  seras 

Ainsinc  cum  une  ymage  mue, 

Qui  ne  se  croie,  ne  remue, 

Sans  pies,  sans  mains,  sans  dois  croler. 

Sans  yex  movoir,  et  sans  parler. 

A  chief  de  pièce  revendras 

En  ta  mémoire  et  tressaudras 

Au  revenir  en  eflraor, 

Ausinc  cum  bons  qui  a  paor, 

Et  soupirras  de  cuer  parfont  ; 

Et  saiches  bien  qu'ainsinc  le  font 

Cil  qui  ont  les  maus  essaies 

Dont  tu  ies  ores  esmaiés. 

Après  est  drois  qu'il  te  soviegne 
Que  t'amic  t'est  trop  lointiegne  ; 
Lors  diras  ;  Diex,  cum  suis  mavès 
Quant  là  où  mes  cuers  est,  ne  vès  ! 
Mon  cuer  seul  por  quoi  i  envoi  ? 
Adès  i  pens,  et  riens  n'en  voi. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  IJ} 

2361.     Partir  des  gens  par  convenance, 

Pour  que  tes  maux  et  ta  souffrance 
Ils  ne  puissent  apercevoir; 
Tout  seul  tu  t'en  iras  douloir  ''*. 
Lors  te  viendront  soupirs  et  plaintes. 
Frissons  et  autres  douleurs  maintes  ; 
De  cent  façons  tu  souffriras, 
Une  heure  chaud,  puis  froid  seras, 
Une  heure  rouge,  une  heure  blême, 
Et  d'amour  essaieras  quand  même 
Tous  les  tourments  avant  partir  ; 
Jamais  tant  ne  t'ont  fait  pâtir 
Fièvres  quartes,  quotidiennes. 
Maintes  fois  à  toutes  tes  peines 
En  pensant  tu  t'entroublieras, 
Et  moult  longtemps  demeureras 
Tout  droit  comme  une  image  mue  ** 
Qui  ne  branle  ni  ne  remue, 
Sans  pied,  sans  main,  sans  doigt  branler, 
Sans  yeux  mouvoir  et  sans  parler. 
En  la  fin,  après  longue  attente, 
Comme  un  homme  qui  s'épouvante, 
En  ta  mémoire  reviendras, 
Au  revenir  tressauteras 
En  soupirant  à  longue  haleine. 
C'est  ainsi  que  sont  à  la  gêne 
Ceux  qui  les  maux  ont  essayé 
Dont  tu  seras  lors  guerroyé. 

Après,  droit  est  qu'il  te  souvienne 
Que  ta  mie  est  moult  trop  lointaine. 
Lors  diras  :  «  Dieu,  que  suis  mauvais 
Quand  là,  où  mon  cœur  est,  ne  vaisi 
Mon  cœur  seul  pourquoi  j'y  envoie? 
Faut-il  qu'y  pensant  rien  n'en  voie? 


154  LE    ROMAN    Dh    LA    ROSE. 

2191.     Quant  g'i  puis  mes  pies  envoier 
Après,  por  mon  cuer  convoier, 
Se  mi  oil  mon  cucr  ne  convoient, 
Ge  ne  pris  riens  quanque  il  voient. 
Se  doivent-il  ci  arrcster? 
Nennil,  mes  voisent  viseter 
Le  saintuairc  précieus 
Dont  mon  cuer  est  si  envieus; 
Q.uant  mon  cuer  en  a  tel  talent, 
Ge  me  puis  bien  tenir  à  lent. 
Se  de  mon  cuer  suis  si  lointiens. 
Si  m'aist  Diex,  por  fol  m'en  tiens. 
Or  irai,  plus  nel'  laisserai, 
James  aése  ne  serai 
Devant  qu'aucune  enseigne  en  voie  : 
Lores  te  métras  à  la  voie. 
Et  si  iras  par  tel  convent. 
Qu'à  ton  esme  faudras  souvent, 
Et  gasteras  en  vain  tes  pas. 
Ce  que  tu  quiers  ne  verras  pas. 
Si  convendra  que  tu  retornes. 
Sans  plus  foire,  pensis  et  mornes. 
Lors  reseras  à  grant  meschief, 
Et  te  vendront  tout  derechief 
Soupirs,  espointes  et  friçons, 
Qui  peignent  plus  que  heriçons. 
Qui  ne  le  set,  si  le  demant 
A  ccus  qui  sunt  loial  Amant. 
Ton  cuer  ne  porras  apaicr. 
Ainsi  iras  encor  essaier 
Se  tu  verras  par  aventure 
Ce  dont  tu  ies  en  si  grant  cure;  ; 
Et  se  tu  te  pues  tant  pener 
Qu'au  véoir  puisses  assener. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  IJ^ 

259i.     Quand  j'y  veux  après  envoyer 

Mes  pieds,  pour  mon  cœur  convoyer, 

Si  mes  yeux  mon  cœur  ne  convoient 

Rien  je  ne  prise  ce  qu'ils  voient. 

Ici  doivent-ils  s'arrêter? 

Nenni,  mais  veulent  visiter 

Le  moult  précieux  sanctuaire 

Qu'à  si  grand  deuil  mon  cœur  espère. 

Quand  si  vite  court  mon  désir, 

Je  me  puis  bien  pour  lent  tenir  ; 

Quand  mon  cœur  est  de  ma  pensée 

Si  loin,  je  la  tiens  insensée. 

Or  j'irai;  mon  cœur  je  suivrai 

Et  jamais  aise  ne  serai 

Devant  qu'aucune  chose  en  voie  !  » 

Lors  tu  te  mettras  en  la  voie  ; 

Mais  tu  marcheras  de  tel  train 

Qu'échouera  souvent  ton  dessein, 

Et  tu  reviendras  en  arrière 

Pensif  et  morne  sans  plus  faire, 

Et  seront  perdus  tous  tes  pas. 

Ce  que  tu  cherches  ne  verras. 

Lors  reseras  en  grand'  misère 

Et  derechef  de  te  méfaire 

Soupirs,  élancements,  frissons 

Qui  piquent  plus  que  hérissons. 

Qui  ne  le  sait,  qu'il  en  réfère 

A  l'amant  loyal  et  sincère. 

Ton  cœur  ne  pourras  contenter. 

Mais  tu  voudras  encor  tenter 

Si  tu  verrais  par  aventure 

Ce  dont  seras  en  si  grand  cure  ; 

Et  si  tu  fais  tant  que  la  voir 

Puisses  un  jour  à  ton  vouloir, 


1^6  LE    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

242-).     Tu  vodras  moult  cntentis  cstrc 
A  tes  yex  saouler  et  pestre  : 
Grant  joie  en  ton  cucr  denienras 
De  la  biauté  que  tu  verras  ; 
Et  saches  que  du  regarder 
Feras  ton  cuer  frire  et  larder, 
Et  tout  adès  en  regardant 
Aviveras  le  feu  ardant. 
Q.ui  ce  qu'il  aime  plus  regarde, 
Plus  alumc  son  cuer  et  Tarde  ; 
Cil  art,  alume  et  f;iit  flamer 
Le  feu  qui  les  gens  fait  amer. 

Chascuns  Amans  suit  par  coustume 
Le  feu  qui  l'art  et  qui  l'alume. 
Quant  il  le  feu  de  plus  près  sent, 
Et  il  s'en  va  plus  apressant. 
Le  feu  si  est  ce  qui  remire 
S'amie  qui  tout  le  fet  frire  ; 
Quant  il  de  li  se  tient  plus  près 
Et  il  plus  est  d'amer  engrès  : 
Ce  sevent  bien  sage  et  musart, 
Qui  plus  est  près  du  feu,  plus  art. 


Tant  cum  t'amie  ainsinc  verras, 
James  movoir  ne  t'en  querras; 
Et  quant  partir  t'en  convendra, 
Tout  le  jor  puis  t'en  sovendra 
De  ce  que  tu  auras  véu  ; 
Si  te  tendras  à  decéu 
D'une  chose  trop  lédement, 
Que  onques  cuer  ne  hardement 
N'eus  de  li  araisonner, 
Ains  as  esté  sans  mot  sonner 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  IJ7 

J4J9      Moult  attentif  tu  voudras  ctre 
A  tes  yeux  en  saouler  et  paître. 
Grand'  joie  en  ton  cœur  sentiras 
De  la  beauté  que  tu  verras  ; 
Mais  rien  qu'i  regarder  sa  dame 
Le  cœur  et  pétille  et  s'enflamme, 
Et  là,  toujours  la  regardant, 
Aviveras  le  feu  ardent. 
Q.ui  plus  l'objet  aimé  regarde, 
Plus  allume  son  cœur  et  Tarde  "*, 
Car  c'est  lui  qui  fait  enflammer 
^I.e  feu  qui  les  gens  fait  aimer. 
^Chacun  amant  suit  par  coutume 
Le  feu  qui  l'art  et  le  consume  ; 
Quand  le  feu  de  plus  près  il  sent. 
Plus  il  va  de  lui  s'approchant. 
Or  le  feu,  c'est  sa  douce  amie 
Qu'il  admire  en  si  grande  envie 
Et  qui  le  fait  ainsi  rôtir  ; 
Car  plus  près  il  se  veut  tenir 
Près  de  la  belle  qu'il  adore. 
Et  plus  il  veut  aimer  encore. 
Or  sages  et  fous,  chacun  dit  : 
Plus  près  le  feu,  plus  il  nous  cuit. 

Ainsi,  plus  tu  verras  ta  mie. 
Moins  de  partir  n'auras  l'envie. 
Et  quand  partir  il  te  faudra, 
Tout  le  jour  il  te  souviendra 
De  celle  que  tu  auras  vue, 
Et  ton  âme  sera  déçue 
Encore  plus  cruellement 
De  n'avoir  eu  tant  seulement 
De  lui  dire  un  seul  mot  l'audace, 
Toujours  là  planté  dans  la  place 


1^8  LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

24;;,     Lez  H,  cum  fox  et  entrepris. 
Bien  cuideras  avoir  mcspris, 
Quant  tu  n'as  la  bêle  emparlOe 
Ainçois  qu'ele  s'en  fust  alée. 
Tourner  te  doit  à  grant  contraire. 
Car  se  tu  n'en  pcusses  traire 
Fors  seulement  ung  biau  salu. 
Si  t'éust-il  cent  mars  valu. 
Lors  te  prendras  à  dévaler, 
Et  querras  achoison  d'aler 
Dercchief  encore  en  la  rue 
Où  tu  auras  celé  véue, 
Que  tu  n'osas  mètre  à  raison  ; 
Moult  iroies  en  sa  maison 
Volcntiers,  s'achoison  avoies. 
Il  est  drois  que  toutes  tes  voies. 
Et  tes  alces  et  ti  tour 
Soient  tuit  adès  là  entour; 
Mes  vers  la  gent  très-bien  te  celé, 
Et  qùiers  autre  achoison  que  celé 
Qui  celé  part  te  ùce  aler  ; 
Car  c'est  grant  sens  de  soi  celer. 

S'il  avient  que  tu  aparçoives 
T'amie  en  leu  que  tu  la  doives 
Araisonner  ne  saluer, 
Lors  t'estovra  color  muer  ; 
Si  te  frémira  tous  li  sans. 
Parole  te  ùudra  et  sens. 
Quant  tu  cuideras  commencier; 
Et  se  tant  te  pues  avancier 
Que  ta  raison  commencier  oses, 
Quant  tu  devras  dire  trois  choses, 
Tu  n'en  diras  mie  les  deus, 
Tant  seras  vers  li  vergondeus. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  1  59 

2465.     Auprès  d'elle  comme  un  niais. 
Son  dédain  craindras  désormais. 
Pour  ne  l'avoir  interpelée 
Devant  qu'elle  s'en  fut  allée  ; 
Et  grand'  peine  devras  souffrir, 
De  n'avoir  pu  même  obtenir 
Seulement  une  révérence, 
JT'en  coûtàt-il  cent  marcs  de  France. 
Lors  te  prendras  ù  dévaler, 
Cherchant  occasion  d'aller 
Derechef  encore  en  la  rue 
Où  naguère  tu  l'auras  vue 
Sans  oser  la  mettre  à  raison. 
Moult  irais-tu  dans  sa  maison, 
Si  tu  pouvais,  jusque  chez  elle. 
Alors  tout  autour  de  ta  belle. 
Par  tous  chemins  tu  t'en  iras 
De  ci  de  là  portant  tes  pas  ; 
Mais  les  valets  surtout  évite, 
Et  toute  autre  raison  médite 
Qiie  celle  qui  t'y  fait  aller. 
Car  c'est  grand  sens  de  soi  celer. 
S'il  advient  que  tu  aperçoives 
Ta  mie  en  tel  lieu  que  tu  doives 
La  saluer,  l'entretenir, 
Lors  sentiras  ton  sang  frémir, 
La  pâleur  blêmir  ton  visage, 
Ta  voix  se  perdre  et  ton  courage. 
Et  quand  tu  voudras  commencer, 
Si  tu  te  peux  tant  avancer 
Que  ton  discours  commencer  oses, 
Quand  tu  devras  dire  trois  choses, 
Tu  n'en  diras  pas  même  deux, 
*  Tant  seras  près  d'elle  honteux. 


l60  LE    ROMAN    DE    I.A    ROSli. 

i49i      II  n'icrt  ]à  nus  si  apensés 

Qui  en  ce  point  n'oblit  assés, 
S'il  n'est  tiex  que  de  guilc  serve  ; 
Mes  faus  Amans  content  lor  verve 
Si  cum  il  veulent,  sans  paor, 
Qu'il  sunt  trop  fort  losengéor  : 
Il  dient  ung,  et  pensent  el  ^', 
Li  traïtor  félon  mortel. 
Quant  ta  raison  auras  fenie, 
Sans  dire  mot  de  vilenie, 
Moult  te  tenras  à  concilié. 
Quant  tu  auras  riens  oblié 
Qui  te  fust  avenant  à  dire  : 
Lors  reseras  en  grant  martire  : 
C'est  la  bataille,  c'est  l'ardure, 
C'est  li  contens  qui  tous  jors  dure. 
Amans  n'aura  jà  ce  qu'il  quiert, 
Tous  jors  li  faut,  jà  en  pez  n'iert  ; 
Jà  fin  ne  prendra  ceste  guerre 
Tant  cum  l'en  veille  la  pez  querre. 
Quant  ce  vendra  qu'il  sera  nuis, 
Lors  auras  plus  de  mil  anuis  : 
Tu  te  coucheras  en  ton  lit 
Où  tu  auras  poi  de  délit; 
Car  quant  tu  cuideras  dormir. 
Tu  commenceras  à  frémir, 
A  tresaillir,  à  démener, 
Sor  costé  t'estovra  torner, 
Une  heure  envers,  autre  cure  adens, 
Cum  fait  lions  qui  a  mal  as  dcns. 
Lors  te  vendra  en  remenibrance 
Et  la  façon  et  la  semblance 
A  cui  nule  ne  s'aparcille. 
Si  te  dirai  fîere  merveille  : 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  l6l 

Il  n'esf  homme,  tant  soit-il  sage, 
Qui  lors  ne  perde  son  bagage, 
A  moins  qu'il  ne  soit  fau>;.  amant. 
Ceux-là  vont  leur  verve  exprimant 
Avec  une  par£iite  aisance  ; 
Trop  forte  est  leur  outrecuidance  ; 
Ils  disent  un  et  pensent  deux  ^^, 
Traîtres,  félons  et  venimeux. 
Quand  auras  ta  raison  finie 
Sans  dire  mot  de  vilenie, 
Lors  tu  te  croiras  méprisé. 
Et  quand  tu  auras  épuisé 
Tout  ce  qu'avais  d'aimable  à  dire,' 
Lors  reseras  en  grand  martyre. 
C'est  la  bataille,  le  tourment. 
Qui  toujours  dure  au  bon  amant, 
Jamais  ne  finira  la  guerre  ; 
Vainement  la  paix  U  espère. 
Ce  qu'il  cherche  il  n'aura  jamais 
Et  toujours  souflfre  et  n'aura  paix. 
Et  puis  quand  il  sera  nuit  close. 
Lors  ce  sera  bien  autre  chose. 
En  vain  chercheras  sur  ton  lit 
Un  peu  de  calme  et  de  répit  ; 
A  t'cndormir  comme  tu  penses. 
Vite  à  frémir  tu  recommences, 
A  tressaillir,  te  démener. 
Sur  un  côté  te  retourner. 
Une  heure  pile,  une  autre  face, 
Comme  un  homme  que  dent  tracasse. 
Alors  viendra  devant  tes  yeux 
La  belle  au  maintien  gracieux 
Qui  n'a  jamais  eu  sa  pareille, 
Et  ce  sera  fière  merveille. 


ir 


l62  LI-:   ROMAN   DU   LA   ROSE. 

2525.     Tex  fois  sera  qu'il  t'iert  avis 
Que  tu  tendras  ccle  au  cler  vis 
Entre  tes  bras  tretoute  nue, 
Ausinc  cum  s'el  ert  devenue 
Du  tout  t'amie  et  ta  compaigue; 
Lors  feras  chatiaus  en  Espaigne  ", 
Et  auras  joie  de  noient, 
Tant  cum  tu  iras  foloiant 
En  la  pensée  delitable 
Où  il  n'a  fors  mcnçonges  et  fable  ; 
Mes  poi  i  porras  dcmorer. 
Lors  commenceras  à  plorer. 
Et  diras:  Diex!  ai-ge  songiéî 
du'est-ice,  où  estoie-gié  ? 
Geste  pensée,  dont  me  vint  ? 
Certes  dis  fois  le  jor,  ou  vint 
Vodroie  qu'ele  revenist  : 
Ele  me  pest  et  replenist 
De  joie  et  de  bonne  aventure  ; 
Mes  ce  m'amort  que  poi  me  dure  '''. 
Diex!  verrai-ge  jà  que  ge  soie 
En  itel  point  cum  ge  pensoie? 
Gel'  vodroie  par  convenant 
Que  ge  niorusse  maintenant  ; 
La  mort  ne  me  greveroit  mie, 
Se  ge  moroie  es  bras  m'amie. 
Moult  me  griéve  Amors  et  tormente, 
Sovent  me  plains  et  me  démente  ; 
Mais  se  tant  fait  Amors  que  j'aie 
De  m'amie  entérine  joie, 
Bien  seront  mi  mal  racheté. 

Las  1  ge  déniant  trop  chier  clieté  ; 
Ge  ne  me  tiens  mie  por  sage, 
Quant  ge  demant  itel  outrage  : 


LE   RO\LAN   DE   LA   ROSE.  163 

Tantôt  tu  croiras  embrasser 
Ta  belle  amante,  doux  penser, 
Entre  tes  bras  tretoute  nue, 
Pensant  qu'elle  soit  devenue 
Ta  mie  et  compagne  à  jamais. 
Lors  en  Espagne  des  palais, 
Sans  fond  bâtiras  sur  les  sables, 
Bercé  de  mensonges  et  fables 
Heureux  d'un  rien,  te  complaisant 
Dans  ce  songe  doux  et  plaisant. 
Mais  tôt  s'évanouit  ce  leurre. 
Il  te  ûiut  recommencer,  pleure  : 
«  Dieu  puissant,  ai-je  bien  songé  ? 
Où  étais-je?  Qu'est-ce  que  j'ai? 
D'où  donc  me  vint  cette  pensée  ? 
Je  voudriiis  l'âme  avoir  bercée 
Dix  fois  le  jour  par  elle  ou  vingt, 
Elle  m'a  tout  rempli  soudain 
De  joie  et  de  bonne  aventure, 
Mais  trop  me  mord  que  si  peu  dure. 
Dieu  !  pourrai-je  voir  que  je  sois 
En  tel  point  comme  je  pensois? 
La  mort  ne  me  grèverait  mie 
Mourant  dans  les  bras  de  ma  mie; 
Aussi  de  rien  ne  me  plaindrais 
Si  dès  maintenant  je  mourais. 
Moult  me  grève  Amour  et  tourmente, 
Souvent  me  plains  et  me  lamente  ; 
Mais  si  pouvait  me  faire  Amour 
Avoir  ma  mie  entière  un  jour. 
J'aurais  bien  payé  ma  souffrance. 

Mais,  hélas!  c'est  trop  d'exigence, 
Et  je  suis  fol,  j'en  ai  bien  peur. 
De  demander  telle  faveur; 


l64  LE  ROMAN   DE  LA   ROSE. 

25 ;9.     Car  qui  demande  musardie, 

Il  est  bien  drois  qu'en  l'escondie. 
Ne  sai  comment  dire  ge  l'ose, 
Car  maint  plus  preus  et  plus  alose 
De  moi  auroicnt  grant  honor 
En  ung  loicr  assez  menor  ; 
Mes  se  sans  plus  d'ung  seul  baisier 
Me  daignoit  la  bêle  aésier, 
Moult  auroie  riche  desserte 
De  la  poine  que  j'ai  soffcrte; 
Mes  fort  chose  est  à  avenir, 
Ge  me  puis  bien  por  fol  tenir, 
Qiiant  j'ai  mon  cuer  mis  en  tel  leu 
Dont  ge  n'aten  avoir  nul  preu. 
Si  dis-ge  que  fox  et  que  gars, 
Car  miex  vaut  de  li  uns  regars, 
due  d'autre  li  déduis  entiers. 
Moult  la  véisse  volentiers 
Orcndroites,  se  Diex  m'aïst  ; 
Caris  fust  qui  or  la  véist. 

Diex  !  quant  sera-il  ajorné  ? 
Trop  ai  en  ce  lit  séjorné  : 
Ge  ne  pris  gaires  tel  gésir, 
Q.uant  je  n'ai  ce  que  je  désir. 
Gésir  est  ennuieuse  chose. 
Quant  l'en  ne  dort  ne  ne  repose  : 
Moult  m'ennuie  certes  et  griéve 
Que  orendroit  l'aube  ne  cricve. 
Et  que  la  nuit  tost  ne  trespasse; 
Car,  s'il  fust  jor,  ge  me  levasse. 
Ha  solaus  !  por  Diex  car  te  heste. 
Ne  se j orne,  ne  ne  t'areste  : 
Fai  départir  la  nuit  obscure, 
Et  son  anui  qui  trop  me  dure. 


LE  ROMAN   DE  LA   ROSE.  165 

256s.     Car  qui  demande  une  sottise 
Mérite  bien  qu'on  reconduise. 
Comment  l'ai-jc  osé  dire  ?  Eh  quoi  ! 
Maint  plus  preux,  plus  digne  que  moi 
Aurait  grand  honneur,  sans  doutance, 
De  bien  plus  mince  récompense. 
Mais  si,  sans  plus,  d'un  seul  baiser 
Me  daignait  la  belle  apaiser, 
Je  serais  trop  cher  payé,  certe, 
De  la  peine  que  j'ai  soufferte. 
Mais  sombre  est  pour  moi  l'avenir 
Et  me  puis  bien  pour  fol  tenir 
Quand  mon  cœur  mis  en  telle  place 
Dont  je  n'attends  la  moindre  grâce. 
Mais  que  dis-je  ?  J'en  suis  honteux  ! 
Car  un  seul  regard  de  ses  yeux 
Vaut  mieux  qu'une  autre  toute  entière  ! 
Exauce,  mon  Dieu,  ma  prière, 
Laisse-moi  cet  être  chéri 
Revoir,  et  je  serai  guéri  ! 

Quand  donc  verrai-je  la  lumière? 
Sur  ce  lit  maudit  je  n'ai  guère 
Trouvé  le  repos  de  longtemps, 
Et  mon  désir  en  vain  j'attends. 
Un  lit  est  ennuyeuse  chose 
Quand  on  ne  dort  ni  ne  repose. 
Je  souffre,  et  grand  est  mon  ennui, 
De  ne  voir  trépasser  la  nuit 
Et  l'aube  à  mon  chevet  reluire  ; 
Au  jour  pour  me  lever  j'aspire. 
Ha  !  pour  Dieu,  soleil,  hâte-toi, 
Point  ne  séjourne,  éclaire-moi. 
Fais  départir  la  nuit  obscure 
Et  son  ennui  qui  trop  me  dure  !  » 


l66  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2593.         La  nuit  ainsiuc  te  conteudras, 
Et  de  repos  petit  prendras, 
Se  j'onqucs  mal  d'araors  connui  ^*; 
Et  quant  tu  ne  porras  l'ennui 
Soffrir  en  ton  lit  de  veillier, 
Lors  t'cstovra  apareillier, 
Chaucier,  vestir  et  atorner, 
Ains  que  tu  voies  ajorner. 
Lors  t'en  iras  en  recelée, 
Soit  par  pluie,  soit  par  gelée, 
Tout  droit  vers  la  maison  t'amie, 
Qui  sera  espoir  endormie, 
Et  à  toi  ne  pensera  guieres. 
Une  hore  iras  à  l'uis  derrières 
Savoir  s'il  est  remés  deffers, 
Et  jucheras  iluec  defors 
Tout  seus  à  la  pluie  et  au  vent  : 
Après  iras  à  l'uis  devant. 
Et  se  tu  treuves  fendéure. 
Ne  fenestre,  ne  serréure. 
Oreille  et  escoute  parmi 
S'il  se  sunt  léens  endormi  ; 
Et  se  la  bêle  sans  plus  veille, 
Ge  te  loe  bien  et  conseille 
Q.u'el  t'oie  plaindre  et  doloser 
Si  qu'cl  sache  que  reposer 
Ne  pues  en  lit  por  s'amitié. 
Bien  doit  famé  aucune  pitié 
Avoir  de  celi  qui  endure 
Tel  mal  por  li,  se  moult  n'est  dure. 

Si  te  dirai  que  tu  dois  faire 
Por  Tamor  de  la  débonnaire 
De  qui  tu  ne  pues  avoir  aise  ; 
Au  départir  la  porte  baise, 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  167 

2599.        La  nuit  ainsi  te  conduiras 
Et  de  repos  petit  prendras, 
Si  de  l'amour  j'ai  connaissance. 
Enfin,  rongc^  d'impatience 
Et  las  en  ton  lit  de  veiller, 
Tu  te  mettras  à  t'habiller, 
Chausser  et  ta  toilette  faire 
Sans  attendre  que  l'aube  éclaire. 
Lors  t'en  iras  en  grand  secret. 
Par  la  pluie  et  le  froid  seulet, 
Droit  à  la  maison  de  ta  mie 
Qui  sera  sans  doute  endormie, 
Ne  songeant  guère  à  son  amant. 
Par  derrière,  une  heure  durant, 
Iras  voir  si  l'huis,  d'aventure, 
N'est  pas  ouvert.  Là,  sur  la  dure, 
T'assiéras  à  la  pluie,  au  vent. 
Puis  à  la  porte  de  devant 
Iras  chercher  une  ouverture, 
Une  fenêtre,  une  serrure. 
Pour  écouter  silencieux 
Si  tout  repose  dans  ces  lieux. 
Et  si  la  belle  encore  veille. 
Heureux  amant,  je  te  conseille 
Qu'elle  entende  plaindre  et  gémir 
Tant  qu'elle  sache  que  dormir 
Ne  peux  au  lit  pour  l'amour  d'elle. 
Comment  encor  rester  cruelle 
Pour  un  amant  qui  souffre  tant, 
A  moins  d'avoir  cœur  trop  méchant  ! 

Écoute  ce  que  tu  dois  faire 
Pour  l'amour  de  la  débonnaire 
Dont  tu  ne  peux  aise  obtenir  : 
La  porte  baise  au  départir, 


l68  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

2627.     Et  por  ce  que  l'en  ne  te  voie 

Devant  la  maison,  n'en  la  voie, 
Gar  que  tu  soies  repairiés 
Anciez  que  jors  soit  csclairiés. 
Icis  vcnirs,  icis  alers, 
Icis  veilliers,  icis  parlers, 
Font  as  amans  sous  lor  drapiaus 
Durement  ameigrir  lor  piaus  : 
Bien  le  sauras  par  toi-mcismes, 
Il  convient  que  tu  t'essaïmes. 
Car  bien  saches  qu'Amors  ne  lesse 
Sor  fins  amans  color  ne  gresse  : 
A  ce  sunt  cil  bien  cognoissant 
Qui  vont  les  dames  traïssant, 
Qui  dient  por  eus  losengicr 
Qu'il  ont  perdu  boivre  et  mengier  ; 
Et  ge  les  voi,  les  jengléors, 
Plus  cras  qu'abbés  ne  que  priors. 
Encor  te  commant  et  encharge 
Que  tenir  te  faces  por  large 
A  la  pucele  de  l'ostel  : 
Ung  garnement  li  donne  tel, 
Qu'el  die  que  tu  es  vaillans. 
T'amie  et  tous  ses  bicn-veillans 
Dois  honorer  et  chiers  tenir, 
Grans  biens  te  puet  par  eus  venir  : 
Car  cil  qui  sunt  d'ele  privé, 
Li  conteront  qu'il  t'ont  trové 
Preu,  cortois  et  bien  afi"aitié  : 
Miex  t'en  prisera  la  moitié. 
Du  pais  gaires  ne  t'esloigne, 
Et  se  tu  as  si  grant  besoigne 
Que  esloigner  il  te  conviengne. 
Garde  bien  que  tes  cuers  remaigne. 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  169 

265;.     Et  prends  garde  qu'on  ne  te  voie 
Devant  le  seuil  ou  sur  la  voie 
Avant  que  le  jour  n'ait  paru, 
Car  tu  peux  être  reconnu. 
Tous  ces  allers  et  ces  venues, 
Ces  promenades  par  les  rues 
La  nuit,  font  les  amants  maigrir 
Durement  et  leur  peau  blêmir; 
Et  toi-même  en  verras  la  preuve, 
Car  il  te  faut  subir  l'épreuve. 
Sache  qu'Amour  ne  laisse  point 
Aux  amants  fleur  ni  embonpoint  ; 
A  ce  sont  bien  reconnaissables 
Les  amants  trompeurs,  méprisables, 
Qui  disent  pour  se  louanger 
Qu'ils  ont  perdu  boire  et  manger. 
Et  que  je  vois  plus  gras  que  moines, 
Abbés,  et  prieurs,  et  chanoines. 

De  plus,  je  te  commande  et  veux 
Que  tu  passes  pour  généreux 
Du  logis  envers  la  sen,-ante  ; 
Donne-lui  parure  si  gente 
Qu'elle  proclame  ta  valeur. 
Tu  dois  tenir  en  grand  honneur 
Tous  les  flmiiliers  de  ta  belle. 
Ils  pourront  te  servir  près  d'elle  ; 
Car  peut-être  en  l'intimité. 
Par  hasard  auront-ils  vanté 
Ton  esprit  et  ta  courtoisie  ; 
Moitié  mieux  t'aimera  ta  mie. 
Le  pays  ne  quitte  jamais; 
Mais  si  telle  besogne  avais 
Qu'il  te  fallût  partir  quand  même. 
Ton  cœur  laisse  à  celle  qu'il  aime 


ryO  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

2661.     Et  pense  de  tost  retorner, 
Tu  ne  dois  gaires  séjorner  : 
Fai  semblant  qu'à  véoir  te  tarde 
Celé  qui  a  ton  cuer  en  garde. 

Or  t'ai  dit  comment  n'en  quel  guise 
Amant  doit  faire  mon  servise  : 
Or  le  fai  donques,  se  tu  viaus 
De  la  bcle  avoir  tes  aviaus. 

L'tAmant  parle. 

Quant  Amors  m'ot  ce  commandé, 
Je  li  ai  lores  demandé  : 
Sire,  en  quel  guise  ne  comment 
Puéent  endurer  cil  amant 
Les  maus  que  vous  m'avcs  contés  ? 
Forment  en  sui  espoentés, 
Comment  vit  bons  et  comment  dure 
En  tele  poine,  n'en  tel  ardure  ? 
En  duel,  en  sospirs  et  en  lermes, 
Et  en  tous  poins,  et  en  tous  termes 
Est  en  souci  et  en  esvcil. 
Certes  durement  me  merveil 
Comment  lions,  s'il  n'icre  de  fer, 
Puet  vivre  ung  mois  en  tel  enfer. 
Li  Diex  d'Amors  lors  me  respont, 
Et  ma  demande  bien  m'espont. 

.Amors  parle. 

Biaus  amis,  par  Tame  mon  père, 
Nus  n'a  bien,  s'il  ne  le  compère  ; 
Si  aime-l'en  miex  le  chcté, 
Quand  l'en  l'a  plus  diier  acheté  ; 
Et  plus  en  gré  sunt  reçéu 
Li  biens  dont  l'en  a  mal  eu  ^*. 


LE  RO.\L\N   DE   LA  ROSE.  I7I 

2667.     Et  pense  à  bientôt  retourner, 
Tu  ne  dois  guère  scjounier  : 
Fais  semblant  que  revoir  te  tarde 
Celle  qui  a  ton  cœur  en  garde. 

Je  t'ai  dit  tout  au  long  comment 
Doit  servir  un  lovai  amant. 
Or  donc,  reste  à  mes  lois  fidèle 
Si  tu  veux  jouir  de  ta  belle. 

L'Amant  parle. 

Tel  était  son  commandement. 
Lors  je  lui  répondis  :  Comment 
Les  amants  peuvent-ils  donc,  sire. 
Endurer  si  cruel  martyre 
Qiie  tout  à  l'heure  avez  conté  ? 
Vraiment  j'en  suis  épouvanté. 
Comment  vit  homme  et  comment  dure 
En  tel  deuil,  en  telle  torture. 
Toujours  en  pleurs,  gémissements 
Et  longs  soupirs,  et  par  tous  temps 
Rongé  d'inquiétude  horrible? 
Ce  m'est  chose  incompréhensible 
Comment  homme,  s'il  n'est  de  fer. 
Peut  vivre  un  mois  en  tel  enfer. 
Le  Dieu  d'Amours  lors  me  réplique 
Et  ma  demande  ainsi  m'explique  : 

^tnour  parle. 

Par  l'âme  de  mon  père,  amis. 
Nul  n'a  bien,  s'il  n'y  met  le  prix  ; 
Car  jouissance  est  mieux  goûtée. 
Quand  on  l'a  plus  cher  achetée. 
Et  les  biens  nous  semblent  meilleurs. 
Venant  après  de  longs  malheurs  *^. 


172  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

2691.     Il  est  voirs  que  nus  maus  n'ataint 
A  celi  qui  les  amans  taint. 
Ne  qu'en  puet  espuisier  la  mer, 
Ne  porroit-l'en  les  maus  d'amer 
Conter  en  rommant,  ne  en  livre; 
Et  toutes  voies  convient  vivre 
Les  amans,  qu'il  lor  est  mestiers  : 
Chascuns  fuit  la  mort  volentiers. 
Cil  que  l'en  met  en  chartre  oscure. 
Et  en  vermine  et  en  ordure, 
Qui  n'a  fors  pain  d'orge  ou  d'avoine, 
Ne  se  muert  mie  por  la  poine  ; 
Espérance  confort  li  livre, 
Qu'il  se  cuide  véoir  délivre 
Encor  par  aucune  chevance  : 
Et  tretout  autele  béance 
A  cis  qu'Amors  tient  en  prison. 
Il  espoire  sa  garison. 
Ceste  espérance  le  conforte. 
Et  cuer  et  talent  li  aporte 
De  son  cors  à  martire  offrir  : 
Espérance  li  fait  soffrir 
Tant  maus  que  nus  n'en  sait  le  conte, 
Por  la  joie  qui  cent  tans  monte. 
Espérance  par  soffrir  vaint  ^°, 
Et  fait  que  li  amant  vivaint. 
Benéoitc  soit  Espérance 
Qui  les  amans  ainsinc  avance  ! 
Moult  est  Espérance  cortoise, 
Qii'el  ne  laira  jà  une  toise 
Nul  vaillant  homme  jusqu'au  chief, 
Ne  por  péril,  ne  por  meschief; 
Neis  au  larron  que  l'en  veut  pendre 
Fait-elc  adés  merci  atcndrc. 


LE   ROMAN    DE  LA   ROSE.  I73 

2697.     Certes  nul  mal  ne  peut  atteindre 

Ceux  qu'on  voit  les  amants  ctreindre. 
Nul  ne  peut  épuiser  la  mer, 
Nul  ne  saurait  les  maux  d'aimer 
Conter  en  roman  ni  en  livre  ; 
Pourtant  les  amants  veulent  vivre, 
Si  douloureux  que  soit  leur  sort  ; 
Chacun  fuit  volontiers  la  mort. 
Le  captif,  en  cellule  obscure, 
Rongé  de  vermine  et  d'ordure, 
Mange  son  pain  d'avoine  noir 
Et  ne  meurt  pas  de  désespoir. 
Toujours  le  soutient  l'espérance 
De  sa  prochaine  délivrance 
Par  la  ruse  ou  par  le  hasard. 
On  peut  l'amant  mettre  en  regard 
Qu'Amour  en  sa  prison  enserre 
Et  qui  sa  guérison  espère  ; 
Le  réconforte  cet  espoir 
Et  lui  donne  cœur  et  pouvoir 
De  se  livrer  à  sa  torture. 
Grâce  à  lui  des  maux  il  endure 
Sans  nombre,  un  bonheur  attendant 
Qui  montera  cent  fois  autant. 
Amants  fait  vivre  l'Espérance 
Et  vainc  à  force  de  souffrance  '^^. 
Bénite  l'Espérance  soit 
Qui  les  amants  ainsi  rassoit  ! 
Moult  est  l'Espérance  courtoise 
Et  n'abandonne  d'une  toise 
Nul  vaillant  cœur  jusqu'à  la  fin 
Dans  sa  détresse  et  son  chagrin, 
Et  jusqu'au  larron  qu'on  va  pendre 
Lui  fait  toujours  sa  grâce  attendre. 


174  LE   liOMAN    DE   LA   ROSIi. 

2725.     Iccstc  te  garantira, 

Ne  jà  de  toi  ne  partira 
Q.u'el  ne  te  sccore  au  besoing; 
Et  avecques  ce  ge  te  doing 
Trois  autres  biens,  qui  grans  scias 
Font  à  ceus  qui  sunt  en  mes  Las. 
Li  primerains  biens  qui  solace 
Ceus  que  li  maus  d'amer  enlace, 
C'est  Dous-Pensers  qui  lor  recorde 
Ce  où  Espérance  s'acorde, 
Quant  li  amant  plaint  et  sospire. 
Et  est  en  duel  et  en  martire  : 
Dous-Pensers  vient  à  chief  de  pièce 
Qui  l'ire  et  le  corrous  despièce. 
Et  à  l'amant  en  son  venir 
Fait  de  la  joie  so venir. 
Que  Espérance  li  promet. 
Et  après  au  devant  Li  met 
Les  yex  rians,  le  nez  tretis, 
Qui  n'est  trop  grans,  ne  trop  petis, 
Et  la  bouchetc  colorée, 
Dont  l'alaine  est  si  savorée  : 
Si  li  plait  moult  quant  il  li  membre 
De  la  façon  de  chascun  membre. 
Encor  va  ses  solas  doublant. 
Quant  d'ung  ris  ou  d'ung  bel  semblant 
Li  membre,  ou  d'une  bêle  chiere 
Que  fait  li  a  s'amie  cLiiere. 
Dous-Pensers  ainsinc  assoage 
Les  dolors  d'amors  et  la  rage. 
Icestui  bien  voil  que  tu  aies, 
Et  se  tu  l'autre  refusoics, 
Qui  n'est  mie  mains  doucereus. 
Tu  seroies  moult  dangereus. 


LE  ROMAN'   DE   L.\   ROSE.  I7S 

2731.     C'est  elle  qui  te  soutiendra, 
Jamais  de  toi  ne  partira 
Sans  qu'au  besoin  secours  te  donne. 
Avec  elle  je  t'abandonne 
Trois  autres  biens  qui  grands  soûlas 
Font  à  ceux  qui  sont  dans  mes  lacs. 

Le  premier  de  ces  biens  que  trouvent 
Ceux  qui  les  maux  d'aimer  éprouvent, 
C'est  Doux-Penser  qui  leur  apprend 
Où  l'Espérance  les  attend. 
Quand  l'amant  se  plaint  et  soupire 
Et  grand  deuil  souffre  et  grand  martyre, 
Doux-Pcnser  vient  lors  doucement 
Dépecer  l'ire  et  le  tourment, 
Et  lui  retrace  en  sa  pensée 
Des  biens  l'image  carressée 
Que  l'Espérance  lui  promet. 
Et  devant  les  yeux  lui  remet 
Cette  bouchette  colorée, 
Dont  l'haleine  est  si  savourée. 
Les  yeux  riants,  le  nez  gentil 
Qui  n'est  trop  grand  ni  trop  petit. 
Et  moult  lui  plaît  quand  lui  rappelle 
Tretous  les  charmes  de  sa  belle 
Et  va  ses  soûlas  redoublant, 
Quand  d'un  souris,  d'un  beau-semblant 
Le  berce,  ou  de  l'accueil  aimable 
Que  lui  fit  sa  mie  adorable. 
Ainsi  Doux-Penser  adoucit 
Les  maux  dont  Amour  le  poursuit. 
Donc  ce  premier  don  je  t'octroie 
Et  si  le  deuxième  avec  joie 
N'acceptais  non  moins  doucereu.v. 
Tu  serais  par  trop  dédaigneux. 


176  LE   ROMAN'    DF.   LA   ROSE. 

2759.         Li  sccons  biens  est  Dous-Pnrlers 
Qui  a  fait  à  mains  bachelers 
Et  à  maintes  dames  sccors  : 
Car  chascuns  qui  de  ses  amors 
Oit  parler,  moult  s'en  esbaudist. 
Si  me  semble  que  por  ce  dist 
Une  dame  qui  d'amer  sot, 
En  sa  chançon,  ung  cortois  mot  : 
Moult  sui,  fet-ele,  A  bonne  escole, 
Quant  de  mon  ami  oi  parole  ; 
Se  m'aïst  Diex,  il  m'a  garie 
Qui  m'en  parle,  quoi  qu'il  m'en  die. 
Celc  de  Dous-Parler  savoit 
Quanqu'il  en  iert,  car  el  l'avoit 
Essaie  en  maintes  manières. 
Or  te  lo,  et  veil  que  tu  quicres 
Ung  corapaignon  sage  et  celant, 
A  qui  tu  die  ton  talent. 
Et  desqueuvres  tout  ton  courage; 
Gis  te  fera  grant  avantage. 
Quant  ti  mal  t'angoisseront  fort, 
Tu  iras  à  li  par  confort. 
Et  parlerés  andui  ensemble 
De  la  bêle  qui  ton  cuer  emble, 
De  sa  biauté,  de  sa  semblancc, 
Et  de  sa  simple  contenance. 
Tout  ton  estât  li  conteras, 
Et  conseil  li  demanderas 
Comment  tu  porras  chose  faire 
Qui  à  t'amie  puisse  plaire. 
Se  cil  qui  tant  iert  tes  amis, 
En  bien  amer  a  son  cuer  mis, 
Lors  vaudra  miex  sa  compagnie. 
Si  est  raison  que  il  te  die 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  I77 

J76;.         Doux-Parlcr  sera  le  deuxième, 

Qui  porte  au  mallieureux  qui  aime, 
Dame  ou  damoiseau,  bon  secours  ; 
Car  entendre  de  ses  amours 
Parler,  c'est  douce  jouissance. 
C'est  pour  cela  que  dit,  je  pense, 
Une  dame  qui  bien  aimait 
En  sa  chanson  ce  joli  trait  : 
«  Je  suis,  fait-elle,  à  bonne  école, 
Oyant  sur  mon  ami  parole, 
Car,  Dieu  m'assiste,  est  tout  guéri 
Mon  cœur  quand  on  parle  de  lui.  « 
De  Doux-Penser  bien  savait-elle 
Tous  les  secrets,  et  dut  la  belle 
L'essayer  de  maintes  façons. 
Donc  choisis  en  tes  compagnons 
Un  ami  moult  discret  et  sage. 
Car  on  tire  grand  avantage 
D'ouvrir  son  cœur  à  quelque  ami 
Et  son  désir,  et  son  ennui. 
Quand  l'angoisse  sera  trop  forte, 
A  lui  va,  qu'il  te  réconforte. 
Tous  deux  parlerez  à  l'envi 
D'Elle,  qui  ton  cœur  a  ravi. 
De  sa  beauté,  de  sa  semblance, 
De  son  aimable  contenance. 
Tout  ton  état  lui  conteras, 
Et  conseil  lui  demanderas 
Comment  tu  pourras  chose  faire 
A  ta  belle  qui  puisse  plaire. 
Et  si  ce  meilleur  des  amis 
En  bien  aimer  son  cœur  a  mis, 
Lors  vaudra  mieux  sa  compagnie. 
Il  sera  lors  droit  qu'il  te  die 


178  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2793.     Se  s'amie  est  pucele  ou  non,  ^' 
Qui  clc  est,  et  comment  a  non, 
Si  n'auras  pas  paor  qu'il  musc 
A  t'amie,  ne  qu'il  t'encuse  ; 
Ains  vous  entreportcrcs  foi. 
Et  tu  à  luy,  et  il  à  loi. 
Saches  que  c'est  moult  plesant  chose 
Quant  l'en  a  homme  à  qui  l'en  ose 
Son  conseil  dire  et  son  segré. 
Cel  déduit  prendras  moult  en  gré, 
Et  t'en  tendras  à  bien  paie, 
Puis  que  tu  l'auras  essaie. 

Li  tiers  biens  vient  du  regarder  ; 
C'est  Dous-Regars,  qui  seult  tarder 
A  ceus  qui  ont  amors  lontaignes. 
Mes  ge  te  lo  que  tu  te  taignes 
Bien  près  de  li  por  Dous-Regart, 
Que  ses  solas  trop  ne  te  tart  ; 
Car  il  est  moult  as  amoreus 
Delitablcs  et  savoreus. 
Moult  ont  au  matin  bone  encontre 
Li  œl,  quant  Dame-Diex  lor  monstre 
Le  saintuaire  précieux 
De  quoi  il  sunt  si  envieus. 
Le  jor  que  le  puéent  véoir 
Ne  lor  doit  mie  meschéoir  ; 
Il  ne  doutent  pluie  ne  vent, 
Ne  nule  autre  chose  grevant  ; 
Et  quant  li  œl  sunt  en  déduit, 
Il  sunt  si  apris  et  si  duit. 
Que  seus  ne  sevent  avoir  joie, 
Ains  vuelent  que  li  cuers  s'esjoie. 
Et  font  les  maus  assoagier  : 
Car  li  cc\  cum  droit  messagier. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  179 

1799.     Si  sa  niic  est  pucellc  ou  non  ^' 

Qui  elle  est,  comment  elle  a  nom. 
Lors  n'auras  peur  qu'il  en  abuse 
Près  de  ta  mie,  ou  qu'il  t'accuse  ; 
Vous  vous  entreporterez  foi, 
Toi  devers  lui,  lui  devers  toi. 
Tu  sauras  quelle  bonne  chose 
C'est  d'avoir  liomme  à  qui  l'on  ose 
Son  cœur  ouvrir  et  confier, 
Bonheur  que  tu  dois  envier, 
Puissant  remède  à  ta  souflfrance, 
Crois-moi,  fais  en  l'expérience. 

Le  troisième  bien  vient  des  j'cux  : 
C'est  Doux-Regard.  Aux  amoureux 
De  longue  date,  patience 
Il  donne  ;  avec  persévérance 
Près  d'elle  sois  pour  Doux-Regard  ; 
De  ses  faveurs  crains  le  retard. 
Car  c'est  un  bien  si  désirable. 
Aux  amoureux  si  délectable  ! 
Heureux  ceux  à  qui,  le  matin, 
Dieu  montre  parmi  leur  chemin 
Le  moult  précieux  sanctuaire 
Qu'à  si  grand  deuil  leur  cœur  espère  ! 
Le  jour  qu'ils  ont  pu  l'admirer, 
Tout  malheur  ils  vont  conjurer  ; 
Ils  ne  craignent  ni  vent,  ni  pluie. 
Nul  accident,  nulle  avanie. 
Quand  des  amoureux  l'œil  jouit. 
Il  est  si  gent  et  bien  instruit, 
Qu'il  ne  sait  seul  goûter  sa  joie; 
Mais  il  veut  que  le  cœur  festoie 
Dont  il  court  les  maux  soulager. 
Car  les  yeux,  en  prompt  messager. 


l80  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2827.     Tout  maintenant  au  cucr  envoient 
Noveles  de  ce  que  ils  voient  ; 
Et  por  la  joie  convient  lors 
Que  li  cuer  oblit  ses  dolors, 
Et  les  ténèbres  où  il  ierc  : 
Car,  tout  ausinc  cum  la  lumière 
Les  ténèbres  devant  soi  chace, 
Tout  ausinc  Dous-Regars  efface 
Les  ténèbres  où  li  cuers  gist, 
Qui  nuit  et  jor  d'amors  languist  : 
Car  li  cuers  de  riens  ne  se  diaut, 
Quant  li  œl  voient  ce  qu'il  viaut. 

Or  t'ai,  ce  m'est  vis,  desdaré 
Ce  dont  ge  te  vi  esgaré, 
Car  je  t'ai  conté  sans  mentir 
Les  biens  qui  puéent  garentir 
Les  amans,  et  garder  de  mort. 
Or  sez  qui  te  fera  confort  ; 
Au  mains  auras-tu  Espérance, 
S'auras  Doulx-Pcnscr  sans  doutance, 
Et  Dous-Parler,  et  Dous-Regart. 
Chascuns  de  ceus  veil  qu'il  te  gart 
Tant  que  tu  puisses  miex  atendre 
Autres  biens  qui  ne  sunt  pas  mendrc, 
Ains  grcignors  auras  çà  avant, 
Mes  ge  te  doing  dès  ore  itant. 

XVIII 

Comment  l'Amant  dit  cy  qu'Amours 
Le  laissa  en  ses  grans  douleurs. 

Tout  maintenant  que  Amors  m'ot 
Di  son  plaisir,  ge  ne  soi  mot 


LE   ROMAM    DE   LA   ROSE.  l8l 

a8)5.     Aussitôt  vers  le  cœur  envoient 

Les  nouvelles  de  ce  qu'ils  voient, 

Et  dans  ses  transports  sent  le  cœur 

Dissiper  avec  sa  douleur 

Les  tc^ncbres  qui  l'obscurcissent. 

Tel  qu'au  matin  s'évanouissent 

Soudain  les  ombres  de  la  nuit, 

Tel  Doux-Regard  anéantit 

Les  ténèbres  où  cœurs  languissent 

Qui  nuit  et  jour  d'amour  gémissent  ; 

Car  le  cœur  de  tout  s'éjouit 

Quand  l'œil  de  ce  qu'il  voit  jouit. 

Je  t'ai  fait,  je  pense,  en  bon  maître, 
Tes  fautes,  tes  erreurs  connaître  ; 
Car  je  t'ai  conté,  sans  mentir, 
Les  biens  qui  peuvent  garantir 
Les  amants  et  sauver  leur  vie. 
Or  donc,  CCS  trois  présents  n'oublie  ; 
Je  te  donne  ainsi  pour  ta  part 
Et  Doux-Parlcr,  et  Doux-Regard, 
Ht  Doux-Penser,  et  l'Espérance  ; 
Ils  te  donneront  assistance 
Et  te  feront  attendre  mieux 
D'autres  biens  non  moins  précieux, 
Mais  meilleurs  encor  par  la  suite  ; 
De  ceux-ci  dès  ce  jour  profite. 

XVIII 

Cy  l'Amant  dit  que  Dieu  d'Amours 
Le  laissa  sans  plus  de  discours. 

Sitôt  sa  sentence  rendue. 

Ne  sais  comment,  mais  de  ma  vue 


IÔ2  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

28,7.     Que  il  se  fu  csvanouis, 
Et  ge  reniés  essabouis, 
Quant  ge  ne  vi  lez-moi  nului  ; 
De  mes  plaies  moult  me  dolui, 
Et  soi  que  garir  ne  pooie, 
Fors  par  le  bouton  où  j'avoie 
Tout  mon  cuer  mis  et  ma  béance. 
Si  n'avoie  en  nului  fiance, 
Fors  où  Diex  d'Amors,  de  l'avoir  ; 
Ainçois  savoie  tout  de  voir, 
Que  de  l'avoir  noient  estoit, 
S'Amors  ne  s'en  cntremetoit. 

Li  Rosiers  d'une  haie  furent 
Clos  environ,  si  cum  il  durent  ; 
Mes  ge  passasse  la  cloison 
Moult  volentiers  por  l'achoison 
Du  bouton  qui  sent  mlex  que  basme, 
Se  ge  n'en  crainsisse  avoir  blasme  ; 
Mes  assés  tost  péust  sembler 
Que  les  Roses  vousisse  embler. 

XIX 

Comment  Bel-Acucil  humblement 
Offrit  à  l'Amant  doucement 
A  passer  pour  vécir  les  Roses 
'  Qu'il  désirôit  sor  toutes  choses. 

Ainsinc  que  je  me  porpensoie 

S'oultre  la  haie  passeroic, 

Ge  vi  vers  moi  tout  droit  venant 

Ung  varlet  bel  et  avenant, 

En  qui  il  n'ot  riens  que  blasmer  : 

Bel-Acucil  se  faisoit  clamer, 


LE   ROMAX    UE   LA   ROSE.  l8} 

3865.     Amour  s'est  tôt  évanoui, 
Et  je  restai  tout  c^bloui 
Vers  moi  ne  voyant  plus  personne. 
Derechef  mon  mal  m'aiguillonne. 
Et  je  sais  que  guérir  ne  puis 
Que  par  le  bouton  où  j'ai  mis 
Tout  mon  cœur  et  mon  espérance. 
Or,  en  nul  je  n'ai  confiance 
Fors  en  Amour  pour  l'obtenir. 
Du  premier  coup  j'ai  dû  sentir 
Que  n'en  avais  nulle  puissance 
Sans  sa  gracieuse  assistance. 

Les  rosiers  étaient  entourés 
D'un  cercle  d'arbrisseaux  fourrés  ; 
Or,  j'aurais  franchi  la  clôture 
Moult  volontiers  pour  la  capture 
Du  bouton  bel  et  parfumé, 
Si  n'eusse  craint  d'être  blâmé  ; 
Mais  tôt  pouvait-on  me  surprendre 
Sans  me  laisser  les  roses  prendre. 

XIX 

Comment  Bel-.\ccucil  humblement 
Offrit  à  l'Amant  doucement 
Le  passage  pour  voir  les  Roses 
Qu'il  désirait  sur  toutes  choses. 

Conmie  à  me  demander  j'étais 
Si  la  haie  outrepasserais, 
Droit  A  moi  je  vis  d'aventure 
Varlet  venir  de  gente  allure 
En  qui  rien  n'était  à  blâmer. 
Bel-Acueil  se  faisait  nommer, 


LE   ROMAN   DH   LA   ROSE. 

Filz  fu  Cortoisie  la  sage. 
Cis  m'abandonna  le  passage 
De  la  haie  moult  doucement, 
Et  me  dist  amiablement  : 

'Bel-KAcueil  parle. 

Biaus  amis  chiers,  se  il  vous  plest, 
Passés  la  haie  sans  arrcst, 
Por  l'odor  des  Roses  sentir  ; 
Ge  vous  i  puis  bien  garantir, 
N'i  aurés  mal  ne  vilonnie. 
Se  vous  vous  gardés  de  folie. 
Se  de  riens  vous  i  puis  aidier, 
Jà  ne  m'en  quiers  faire  prier; 
Car  près  sui  de  vostre  servise, 
Ge  le  vous  di  tout  sans  faintise. 

L'Amant  respond. 

Sire,  fis-ge  à  Bel-Acueil, 

Geste  promesse  en  gré  recueil  : 

Si  vous  rens  grâces  et  mérites 

De  la  bonté  que  vous  me  dites  ; 

Car  moult  vous  vient  de  grant  franchise. 

Puisqu'il  vous  plaist,  vostre  servise 

Suis  prest  de  prendre  volentiers. 

Par  ronces  et  par  esglenticrs 

Dont  en  la  haie  avoit  assés, 

Sui  maintenant  oultre  passés. 

Vers  le  bouton  m'en  vois  errant, 

Qiii  mieudre  odor  des  autres  rent. 

Et  Bel-Acueil  me  convoia. 

Si  vous  di  que  moult  m'agréa. 

Dont  ge  me  poi  si  près  remaindre. 

Que  au  bouton  péusse  ataindre. 


LE   ROM.W    DI-:    LA    ROSE.  l8S 

1893,     Fils  de  la  sage  Courtoisie. 
Lors  de  passer  il  me  convie 
Outre  la  haie,  et  doucement 
Me  dit  moult  amicalement  : 

'Bel- Accueil  parle. 

«  Vous  plairait-il  passer  la  haie. 

Bel  ami,  qui  tant  vous  effraie, 

Pour  l'odeur  des  roses  sentir? 

Je  puis  combler  votre  désir. 

Vous  n'aurez  mal  ni  vilenie 

Si  vous  vous  gardez  de  folie. 

Si  je  puis  en  rien  vous  aider,  . 

Je  ne  me  ferai  pas  prier, 

Et  je  m'offre  en  toute  franchise 

A  vous  servir  à  votre  guise. 

L'Amant  répond. 

A  Bel-Accueil  j'ai  répondu  : 
Sire,  j'accepte  confondu 
Votre  promesse  et  vous  rends  grâce, 
Car  votre  bonté  me  surpasse  ; 
Mais  vous  parlez  si  franchement 
Que  je  ne  puis  faire  autrement 
Que  d'accepter  par  déférence.  » 
Lors  donc,  grâce  à  son  assistance. 
Je  franchis  ronces,  églantiers, 
Qui  me  séparaient  des  rosiers. 
Et  fus  cherchant  la  fleur  aimée 
Plus  que  toute  autre  parfumée. 
Et  Bel-Accueil  m'accompagnait. 
Lors  bien  heureux  mon  cœur  était 
D'approcher  de  si  près  la  rose 
Que  je  voyais  là  fraîche  éclosc, 


l86  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2917.     Bel-Acueil  moult  bien  me  servi, 
Quant  le  bouton  de  si  près  vi; 
Mes  uns  vilains  qui  grant  honte  ait, 
Près  d'ilccques  repost  s'estoit. 
■  Dangicrs  ot  nom,  si  fu  closiers 
Et  garde  de  tous  les  Rosiers. 
En  ung  destor  fu  li  cuvers, 
D'erbes  et  de  fuelles  couvers 
Por  ceus  espier  et  sorprendre 
Qu'il  voit  as  Roses  la  main  tendre. 
Ne  fu  mie  seus  li  gaignons, 
Ainçois  avoit  à  compaignons 
Male-Bouche  le  gengléor. 
Et  avec  lui  Honte  et  Paor. 
La  micx  vaillans  d'aus  si  fu  Honte  ; 
Et  sachiés  que  qui  à  droit  conte 
Son  parenté  et  son  linage, 
El  fu  fille  Raison  la  sage. 
Et  ses  pères  ot  non  Meffez, 
Qui  est  si  hidous  et  si  lez, 
Conques  o  lui  Raison  ne  jut. 
Mes  du  véoir  Honte  conçut, 
Et  quant  Diex  ot  fait  Honte  nestre, 
Chastéé,  qui  dame  doit  estre 
Et  des  Roses  et  des  boutons, 
lert  assaillie  des  gloutons. 
Si  qu'cle  avoit  mestiers  d'aïe, 
Car  Venus  l'avoit  envaïe. 
Qui  nuit  et  jor  sovent  li  emblc 
Boutons  et  Roses  tout  ensemble. 
Lors  rcquist  à  Raison  sa  fille 
Chastéé,  que  Venus  essille  : 
Por  ce  que  dcsconseillie  iere 
Volt  Raison  fere  sa  prière, 


LE   ROMAX    DE   LA   ROSE.  187 

29Î3.     Et  Bel- Accueil  moult  je  bénis 
Quand  de  si  près  le  bouton  vis. 
Mais,  hélas!  fâcheuse  rencontre  ! 
Un  vilain  dormait  à  l'encontre  ; 
C'était  Danger,  l'affreux  closier 
Et  le  gardien  du  beau  rosier. 
Pour  ceux  épier  et  surprendre 
Q.u'il  voit  au  rosier  la  main  tendre, 
Il  était,  le  traître,  couché 
Sous  l'herbe  et  les  feuilles  caché. 
Le  chien  n'était  pas  seul,  du  reste. 
Car  je  vis,  compagnon  funeste, 
Malebouche  le  clabaudeur 
Après  lui  traînant  Honte  et  Peur. 
De  tous  la  meilleure  était  Honte  ; 
Car  aussi  bien  si  l'on  remonte 
A  sa  naissance  et  sa  maison, 
Elle  est  de  la  sage  Raison 
La  fille,  et  Méfait  est  son  père, 
Monstre  hideux  et  sanguinaire. 
Jamais  Raison  ne  lui  céda. 
Un  regard  seul  la  féconda  ; 
Et  lorsque  Dieu  Honte  fit  naître, 
Chasteté  qui  dame  doit  être 
Et  des  roses  et  des  boutons. 
Seule  à  la  merci  des  gloutons, 
En  vain  implorait  assistance. 
Vénus  l'avait  en  sa  puissance, 
Vénus  qui,  le  jour  et  la  nuit. 
Et  roses  et  boutons  ravit. 
Chasteté  par  Vénus  navrée 
A  Raison  vint  toute  éplorée 
Et  sa  fille  lui  demanda. 
Raison  sa  prière  exauça 


lOÔ  LE   ROMAN   DU   LA   ROSE. 

2951.     Et  li  presta  à  sa  requeste 

Honte  qui  est  simple  et  honeste  : 
Et  por  les  Roses  miex  garnir, 
I  fist  Jalousie  venir 
Paor  qui  bée  durement 
A  faire  son  commandement. 
Or  sunt  as  Roses  garder  troi, 
Por  ce  que  nus,  sans  lor  otroi, 
Ne  Rose,  ne  bouton  n'emport. 
Ge  fusse  arivés  à  bon  port, 
Se  d'cls  troi  ne  fusse  aguetiés  : 
Car  li  frans,  li  bien  afetics 
Bel-Acueil  se  penoit  de  faire 
Quanqu'il  savoit  qui  me  doit  plaire. 
Sovent  me  semont  d'aprochier 
Vers  le  bouton,  et  d'atouchier 
Au  Rosier  qui  l'avoit  chargié  *•*; 
De  ce  me  donnoit-il  congié. 
Por  ce  qu'il  cuide  que  gel'  voille, 
A-il  coillie  une  vert  foille 
Lez  le  bouton  qu'il  m'a  donnée, 
Por  ce  que  près  ot  esté  née. 

De  la  foille  me  fis  moult  cointe  ; 
Et  quant  ge  me  senti  acointe 
De  Bcl-Acueil,  et  si  privés, 
Ge  cuidai  bien  estrc  arrivés. 
Lors  ai  pris  cuer  et  hardement 
De  dire  à  Bel-Acueil  comment 
Amors  m'avoit  pris  et  navré. 
Sire,  fis-ge,  jamès  n'auré 
Joie,  se  n'est  par  une  chose, 
Que  j'ai  dedans  le  cuer  enclose 
Une  moult  pesant  maladie  ; 
Ne  sai  comment  ge  le  vous  die. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

2957.     Et  lui  prêta  sur  sa  requête 

Honte  qui  est  simple  et  honnête, 
Et  pour  les  roses  mieux  garnir, 
Jalousie  aussi  fit  venir 
Peur  toujours  prête  à  son  service 
Contre  Vénus  et  sa  malice. 
Ainsi,  ces  trois  gardiens  fâcheux 
Veillaient  que  nul  audacieux 
Ne  vînt  rose  ou  bouton  soustraire. 
Au  bout  de  ma  dure  carrière. 
J'étais,  si  ne  fusse  épié  ; 
Car  mon  gent  et  doux  alUé, 
Bel-Accueil,  s'efforçait  de  faire 
Tout  ce  qu'il  savait  pour  me  plaire, 
Souvent  m'exhortait  d'approcher 
Vers  le  bouton,  et  de  toucher 
Du  moins  le  Rosier  qui  le  porte, 
M'encourageant  de  toute  sorte. 
Il  fut,  prévenant  mon  désir. 
Une  verte  feuille  cueillir 
Tout  proche  de  la  rose  née 
Et  qu'aussitôt  il  m'a  donnée. 
De  la  feuille  alors  je  me  fis 
Parure,  et  quand  je  me  sentis 
Bel- Accueil  aussi  favorable. 
Je  crus  mon  succès  véritable, 
Et  mon  courage  ranimant. 
Je  dis  à  Bel-Accueil  comment 
D'Amour  j'étais  une  victime  : 
«  Sire,  à  moi  nul  bonheur  n'estime 
Que  par  une  chose  advenir. 
Car  je  sens  en  mon  cœur  sévir 
Une  cruelle  maladie. 
Mon  audace  excuser  vous  prie. 


igO  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

2985.     Car  gc  vous  criens  i  correcier  : 
Micx  vodroic  à  cotiaus  d'acier 
Pièce  à  pièce  estrc  depéciés. 
Que  vous  en  fussiés  correnciés. 

'Bel-Jciu'i}. 

Dites,  fet-il,  vostre  voloir, 
Que  jà  ne  m'en  verrez  doloir 
De  chose  que  vous  puissiés  dire. 

L'Amant. 

Lors  li  ai  dit  :  Sachiés,  biau  sire, 
Amers  durement  me  tormente. 
Ne  cuidiés  pas  que  ge  vous  mente  ; 
Il  m'a  où  cuer  cinq  plaies  faites. 
Jà  les  dolors  n'en  seront  traites, 
Se  le  bouton  ne  me  bailliés, 
Qui  est  des  autres  miex  tailliés. 
Ce  est  ma  mort,  ce  est  ma  vie. 
De  nule  riens  n'ai  plus  envie. 
Lors  s'est  Bel-Acueil  effraés, 

Bel-Jctieil. 

Et  me  dist  :  Frère,  vous  baés 
A  ce  qui  ne  puet  avenir  : 
Comment  !  me  voulés-vous  honnir? 
Vous  m'averiés  bien  assotc", 
Se  le  bouton  aviés  osté 
De  son  Rosier;  n'est  pas  droiture 
Que  l'en  l'oste  de  sa  nature. 
Vilains  estes  du  demander, 
Lessiés-le  croistre  et  amander  ; 


LE  ROMAN    DE   LA  ROSE"  I91 

295,.     Car  j'ai  peur  de  vous  courroucer  : 
Mieux  voudrais  nie  voir  dépecer 
A  couteaux  d'acier  pièce  à  pièce 
Que  de  rien  faire  qui  vous  blesse. 

'Bel-Accueil. 

Dites,  fait-il,  votre  vouloir, 

Jamais  ne  me  verrez  douloir 

De  rien  que  vous  me  puissiez  dire. 

L'A  tuant. 

Lors  je  lui  dis  :  Sachez,  beau  sire, 

Qu'Amour  me  fait  beaucoup  souffrir, 

A  vous  je  n'oserais  mentir. 

Il  m'a  fait  au  cœur  cinq  blessures. 

Point  ne  guériront  mes  tortures 

Si  le  bouton  ne  m'est  baillé 

Plus  que  tout  autre  bien  taillé  ; 

Il  est  ma  mort,  il  est  ma  vie. 

Et  rien  de  plus  mon  cœur  n'envie.  » 

Alors  Bel-Accueil  plein  d'eff'roi  : 

'Bel- Accueil. 

«  Frère,  répondit-il,  pourquoi 
Vous  bercez-vous  d'une  espérance 
Dont  jamais  n'aurez  jouissance? 
Comment,  me  voulez-vous  honnir? 
Car  ce  serait  moult  me  traliir 
Que  de  vouloir  ôter  la  rose 
Du  rosier  où  elle  repose. 
C'est  d'un  cœur  pervers,  insensé. 
Que  l'ôtcr  d'où  Dieu  l'a  placé. 


192  LE   ROMAN   DF.   LA   ROSE. 

301 1.     Ncl'  voudroie  avoir  dcscrtc 
Du  Rosier  qui  l'a  aportc, 
Por  nulc  riens  vivant,  tant  i'ains. 


L'Acteur. 

Atant  saut  Dangiers  li  vilains 
De  là  où  il  estoit  muciés. 
Grans  fu,  et  noirs  et  hériciés, 
S'ot  les  yex  rouges  comme  feus, 
Le  nés  foncié,  le  vis  hideus, 
El  s'escrie  cum  forcenés  : 

TDangier. 

Bel-Acucil,  por  quoi  amenés 
Entor  ces  Roses  ce  vassaut? 
Vous  faites  mal,  se  Dicx  me  saut, 
Qu'il  bée  à  vostre  avilement  : 
Déliait  ait,  fors  vous  solement  ^', 
Qui  en  ces  porpris  l'amena  ! 
Qui  félon  sert,  itant  en  a. 
Vous  li  cuidiés  grant  bonté  faire, 
Et  il  vous  quicrt  honte  et  contraire. 

XX 

Comment  Dangier  villainement 
Bouta  hors  despiteusement 
L'Amant  d'avecques  Bel-Acueil, 
Dont  il  eut  en  son  cœur  grant  dueil. 

Fuies,  vassaus,  fuies  de  ci, 
A  poi  que  ge  ne  vous  oci  : 


LE   RO.\L\N-   DE   LA   ROSE.  19} 

Moult  vilaine  est  votre  demande, 
Laissez  qu'il  croisse  et  qu'il  s'amende. 
Car  ne  voudrais  le  voir  ravir 
Au  rosier  qui  l'a  fait  fleurir, 
Sachez-le  bien,  pour  rien  au  monde.  » 

L'Auteur. 

Soudain  surgit  Danger  l'immonde. 

Du  gîte  où  il  s'était  glissé, 

Grand  et  noir,  le  poil  hérissé, 

Les  veux  comme  une  flamme  ardente, 

Nez  camus,  face  repoussante, 

Il  criait  comme  un  forcené  : 

'Danger. 

«  Bel-Accueil,  qu'avez-vous  mené 
Ce  vassal  auprès  de  la  Rose  ? 
Par  Dieu,  vous  lîtes  belle  chose, 
Il  veut  votre  avilissement. 
Malheur!  si  de  vous  seulement  "'' 
Ne  me  venait  cette  avanie  ? 
Félon  servir,  c'est  félonie. 
Or  vous  lui  faites  grand'  bonté; 
Lui  vous  rend  honte  et  vileté. 

XX 

Comment  Danger  dans  sa  furie 
Expulse  avec  ignominie 
L'Amant  d'avecque  Bel-Accneil 
Dont  il  eut  en  son  cœur  grand  deuil. 

Fuyez,  vassal,  loin  de  ma  vue, 
Hors  de  là,  sinon  je  vous  tue  ! 

I  13 


194  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

30} 5.     Bel-Acueil  mal  vous  congnoissoit^ 
Qui  de  vous  servir  s'angoissoil. 
Si  le  baés  à  conchier, 
Ne  me  quier  mes  en  vous  fier  : 
Car  bien  est  ores  esprouvéc 
La  traïson  qu'avez  couvée. 

XXI 

Ci  dit  que  le  vilLiin  Dangier 
Chaça  l'Amant  hors  du  vergier 
A  une  maçue  à  son  col  6'  : 
Si  rescmbloit  et  fel  et  fol. 

Plus  n'osai  ilcc  rcmanoir, 

Por  le  vilain  hidous  et  noir 

Qui  me  menace  à  assaillir  : 

La  haie  m'a  fait  tressaillir 

A  grant  paor  et  à  grant  heste  ; 

Et  li  vilains  croie  la  teste, 

Et  dist  se  jtimès  i  retour, 

Il  me  fera  prendre  ung  mal  tour. 

Lors  s'en  est  Bel-Acueil  fois. 
Et  ge  reniés  tous  esbahis, 
Honteus  et  mas,  si  me  repens, 
Quant  onqucs  dis  ce  que  ge  pens  : 
De  ma  folie  me  recors. 
Si  voi  que  livrés  est  mes  cors 
A  duel,  à  poine  et  à  martire, 
Et  de  ce  ai  la  plus  grant  ire, 
Que  ge  n'osai  passer  la  haie. 
Nus  n'a  mal  qui  amors  n'essaie  : 
Ne  cuidiés  pas  que  nus  congnoisse, 
S'il  n'a  amé,  qu'est  grant  angoisse. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  I95 

Bel-Accueil  mal  vous  connaissait 
Qui  de  vous  servir  s'efforçait; 
Car  bien  est  maintenant  prouvée 
La  traliison  qu'avez  couvée. 
Ne  songez  pas  à  me  tromper 
Ni  devers  moi  vous  disculper. 

XXI 

Ici  le  vilain  Danger  chasse 
Le  pauvre  Amant  hors  de  la  place, 
Une  gr.-ind'  massue  la  son  col  f^, 
Il  ressemblait  félon  et  fol. 

Je  voyais,  saisi  d'épouvante, 
Sa  face  noire  et  grimaçante 
Qui  menaçait  de  m'assaillir. 
Je  m'en  fus  vite  refranchir 
La  haie,  et  cette  horrible  bête 
De  loin  criait,  branlant  la  tête  : 
Si  jamais  revenez  un  jour, 
Je  vous  ménage  un  mauvais  tour  I 

Bel-Accueil  avait  pris  la  fuite  ; 
Epuisé  de  telle  poursuite, 
Je  restai  honteux,  interdit, 
Repassant  ce  que  j'avais  dit. 
Alors  je  compris  ma  folie 
Et  combien  mon  âme  remplie 
Était  d'amertume  et  d'horreur. 
Ce  qui  plus  torturait  mon  cœur, 
C'était  l'infranchissable  haie. 
Seul  celui  qui  l'amour  essaie 
Connaît  l'angoisse  et  la  douleur, 
Et  la  souffrance  et  le  malheur. 


ti^è  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

506;.     Amors  vers  moi  trop  bien  s'aquite 
De  la  poine  qu'il  m'avoit  dite  ; 
Cuers  ne  porroit  mie  penser, 
Ne  bouche  d'omme  recenser 
De  ma  dolor  la  quarte  part. 
A  poi  que  li  cuers  ne  me  part, 
Quant  de  la  Rose  me  souvient, 
Que  si  eslongnier  me  convient. 

XXII 

Comment  Raison  de  Dieu  aymée, 
Est  jus  tic  sa  tour  dévalée, 
Qui  l'Amant  chastie  et  reprent 
De  ce  que  fol  Amour  eraprent. 

En  ce  point  ai  grant  pièce  esté, 
Tant  que  me  vit  ainsinc  maté 
La  dame  de  la  haute  garde. 
Qui  de  sa  tour  aval  esgarde  : 
Raison  fu  la  dame  apelée. 
Lors  est  de  sa  tour  dévalée. 
Si  est  tout  droit  vers  moi  venue. 
El  ne  fu  joine,  ne  chenue, 
Ne  fu  trop  haute,  ne  trop  basse, 
Ne  fu  trop  megre,  ne  trop  grasse, 
Li  œl  qui  en  son  chief  estoient, 
A  deus  estoiles  resembloient  : 
Si  ot  où  chicf  une  coronne. 
Bien  rescm.bloit  haute  personne. 
A  son  semblant  et  à  son  vis 
Pcrt  que  fu  faite  en  paradis, 
Car  Nature  ne  séust  pas 
Ovrc  faire  de  tel  compas. 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  I97 

Amour  vers  moi  trop  bien  s'acquitte 
De  la  peine  qu'il  m'a  prédite. 
Nul  ne  saurait  même  penser 
Ni  bouche  d'homme  recenser 
Le  quart  de  tout  ce  que  j'endure, 
Et  quand  de  la  Rose,  vous  jure. 
Il  me  souvient,  c'est  à  mourir  ; 
Pourtant  il  me  convient  partir. 

XXII 

Comment  de  Dieu  Raison  aimée, 
Tôt  de  sa  tour  est  dévalée, 
Qui  l'Amant  châtie  et  reprend. 
Car  fol  amour  il  entreprend. 

En  ce  point  j'ai  fait  longue  route 
Tant  qu'enfin  m'aperçut  sans  doute 
La  dame  du  haut  de  sa  tour 
Qui  fait  bonne  garde  à  l'entour  ; 
Raison  est  la  dame  apelée. 
Elle  est  de  sa  tour  dévalée, 
Et  je  la  vis  venir  à  moi, 
Ni  jeune,  ni  vieille,  ma  foi, 
Et  ni  trop  haute,  ni  trop  basse, 
Et  ni  trop  maigre,  ni  trop  grasse. 
Les  yeux  qui  en  son  chef  étaient 
A  deux  étoiles  ressemblaient  ; 
Ceignait  son  chef  une  couronne, 
Bien  ressemblait  haute  personne. 
A  son  semblant,  ses  traits  exquis. 
On  sentait  que  du  paradis 
Elle  vint,  car  jamais  Nature 
Ne  tailla  telle  créature. 


igo  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

3095.     Sacllics,  se  la  lettre  ne  ment, 
Que  Diex  la  fist  nomécment 
A  sa  semblance  et  à  s'ymage, 
Et  li  donna  tel  avantage, 
Qu'el  a  pooir  et  seignorie 
De  garder  homme  de  folie, 
Por  qu'il  soit  tex  que  il  la  croie. 
Ainsinc  cum  gc  me  dcmcntoie, 
Atant  es-vous  Raison  commence. 

'Ii_aisoii  parle  à  l'Amant. 

Biaus  amis,  folie  et  enfance 
T'ont  mis  en  poine  et  en  esmai  : 
Mar  véis  le  bel  tens  de  mai 
Qui  fist  ton  cuer  trop  esgaier  ; 
Maralas  onques  umbroier 
Où  vergier  dont  Oiseuse  porte 
La  clef  dont  el  t'ovrit  la  porte. 
Fox  est  qui  s'acointe  d'Oiseuse, 
S'acointance  est  trop  périlleuse  : 
El  t'a  traï  et  décéu, 
Amors  ne  t'éust  pas  néu 
S'Oiseusc  ne  t'éust  conduit 
Où  biau  vergier  où  est  Déduit. 
Se  tu  as  folement  ovré, 
Or  fai  tant  qu'il  soit  rescovré, 
Et  garde  bien  que  tu  ne  croies 
Le  conseil  par  quoi  tu  foloies. 
Bel  foloie  qui  se  chastie  ; 
Et  quant  jones  hons  fiiit  folie. 
L'en  ne  s'en  doit  pas  merveillier. 
Or  te  voil  dire  et  conseillier 
Que  l'amors  metes  en  obli, 
Dont  ge  te  voi  si  afoibli, 


LE  ROMAN    DE   LA   ROSE.  199 

Sachez,  si  la  lettre  ne  ment, 

Que  Dieu  la  fit  assurément 

A  sa  semblante  et  son  image, 

Et  lui  donna  tel  avantage 

Q.u"elle  peut  les  hommes  guérir 

De  folie  ou  les  garantir. 

S'ils  veulent  ses  conseils  entendre. 

Me  voyant  tant  de  pleurs  répandre,     ~ 

Lors  ainsi  Raison  commença  : 

Tijiison  parle  à  l'Amant. 

Bel  ami,  ce  qui  te  causa 
Tant  de  mal,  c'est  folle  jeunesse 
Et  du  beau  temps  de  mai  l'ivresse 
Qui  ton  cœur  fit  trop  égayer. 
Mal  te  prit  d'aller  ombroyer 
Au  verger  dont  Oyseuse  porte 
La  clef  dont  elle  ouvrit  la  porte. 
Oui,  c'est  elle  qui  t'a  trahi; 
Sans  elle  Amour  ne  t'eût  pas  nui. 
Bien  fol  qui  s'accointe  d'Oyseuse, 
Accoiniance  trop  périlleuse  ! 
Pour  ton  mal  elle  t'a  conduit 
Au  verger  qu'habite  Déduit. 
Puisque  tu  connais  ta  folie. 
Il  faut  la  réparer.  Oublie 
D'abord  et  hâte-toi  de  fuir 
Le  conseil  qui  t'a  fait  faillir. 
Belle  erreur  est  qui  se  pallie, 
Et  si  jeune  homme  fait  folie, 
L'on  ne  doit  point  s'émerveiller. 
Or  donc  je  te  vais  conseiller. 
Éteins  cette  amoureuse  envie. 
Cause  de  la  chétive  vie 


200  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3137,     Et  si  conquis  et  tormenté. 
Je  ne  voi  mie  ta  santé, 
Ne  ta  garison  autrement  ; 
Car  moult  te  bée  durement 
Dangier  le  l'el  à  guerroier. 
Tu  ne  l'as  mie  à  essaier  : 
Et  de  Dangier  noient  ne  monte 
Envers  que  de  ma  fille  Honte, 
Qui  les  Rosiers  défient  et  garde, 
Cum  celé  qui  n'est  pas  musarde  ; 
Si  en  dois  avoir  grand  paor, 
Car  à  ton  oés  n'i  vois  pior. 
Avec  ces  deux  est  Male-Bouche 
Qui  ne  suefire  que  nus  i  touche  ; 
Anciez  que  la  chose  soit  faite, 
L'a-il  jà  en  cent  leus  retraite. 
Moult  as  à  faire  à  dure  gent. 
Or  garde  liquiex  est  plus  gent, 
Ou  du  lessier,  ou  du  porsivre 
Ce  qui  te  fait  à  dolor  vivre. 
C'est  li  maus  qui  Aiaiors  a  non, 
Où  il  n'a  se  folie  non  ; 
Folie  !  se  m'aïst  Diex,  voire. 
Homs  qui  aime  ne  puet  bien  faire. 
N'a  nul  preu  de  ce  mont  entendre. 
S'il  est  clers,  il  pert  son  aprendre  ; 
Et  se  il  fait  autre  mestier, 
Il  n'en  puet  guèrcs  esploitier. 
Ensorquetout  il  a  plus  poine 
Que  n'ont  hermite,  ne  blanc  moine. 
La  poine  en  est  desmésurée, 
Et  la  joie  a  corte  durée. 
Qui  joie  en  a,  petit  li  dure, 
Et  de  l'avoir  est  aventure  ; 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  301 

Dont  je  te  vois  si  tourmenté. 

Je  n'entrevois  pour  toi  santé 

Ni  guérison  par  autre  voie, 

Car  Danger  se  fait  moult  grand'  joie, 

Le  félon,  de  te  guerroyer. 

Ne  va  pas  à  lui  t'essayer. 

Encor  Danger  pour  rien  ne  compte 

A  côté  de  ma  fille  Honte, 

Qui  les  Rosiers  garde  et  défend 

D'un  œil  actif  et  vigilant. 

C'est  elle  surtout  qu'il  faut  craindre 

Pour  ton  fatal  désir  contraindre. 

Et  Malebouche  les  soutient  ; 

Malheur  à  qui  les  toucher  vient  ! 

Devant  que  soit  faite  la  chose, 

Déjà  par  cent  lieux  il  en  glose. 

Moult  as  à  faire  à  dure  gent  ; 

Or  vois  lequel  est  plus  urgent 

Ou  de  laisser,  ou  de  poursuivre 

Ce  qui  te  fait  à  douleur  vivre. 

De  ce  mal  Amour  est  le  nom. 

Plutôt  folie,  et  pourquoi  non? 

Folie,  oui,  pour  Dieu!  je  préfère, 

Car  amoureux  ne  sait  bien  faire, 

Nul  profit  n'en  saurait  avoir  ; 

S'il  est  clerc,  il  perd  son  savoir, 

Et  s'il  suit  une  autre  carrière, 

Il  ne  saurait  l'exploiter  guère. 

Et  de  peines  cent  fois  autant 

Souffre  qu'hermite  ou  moine  blanc. 

La. peine  en  est  démesurée. 

Le  plaisir  de  courte  durée, 

Et  pour  ce  bonheur  d'un  instant 

Q.ui  leur  échappe  bien  souvent, 


202  LA   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3161.     Car  ge  voi  que  maint  s'en  travaillent, 
Qui  en  la  fin  du  tout  i  fiiillcnt. 
Onques  mon  conseil  n'atendis, 
Quant  au  Dicx  d'Amors  te  rendis  : 
Le  cuer  que  tu  as  trop  volage 
Te  fist  entrer  en  tel  folage. 
La  folie  fu  tost  emprise, 
Mes  à  l'issir  a  grant  mestrise. 
Or  met  l'amor  en  nonchaloir, 
Qui  te  fait  vivre  et  non  valoir  : 
Car  la  folie  adès  engraigne, 
Qui  ne  fait  tant  qu'ele  remaigne. 
Pren  durement  as  dens  le  frain, 
Et  donte  ton  cuer  et  refrain. 
Tu  dois  mètre  force  et  deffense 
Encontre  ce  que  tes  cuers  pense  : 
Qui  toutes  hores  son  cuer  croit, 
Ne  puet  estre  qu'il  ne  foloit. 

XXIII 

Si  respond  l'Amant  à  rebours 

A  Raison  qui  luy  blasmc  Amours. 

Quant  j'oï  ce  chastiement. 
Je  répondi  iréement  : 
Dame,  ge  vous  veil  moult  prier 
Que  me  lessiez  à  chastier. 
Vous  me  dites  que  ge  refraignc 
Mon  cuer,  qu'Amors  ne  le  sorprcigne 
Cuidies-vous  donc  qu'Amors  consente 
Que  je  refraigne  et  que  ge  dente 
Le  cuer  qui  est  tretout  siens  quites  ? 
Ce  ne  puet  estre  que  vous  dite^. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  20} 

J169     Combien  leur  existence  jouent 
Qui  la  plupart  au  port  échouent  ? 
Pourquoi  mon  conseil  n'attendis 
Quand  au  Dieu  d'Amours  te  rendis  ? 
C'est  ton  cœur,  hélas  !  trop  volage 
Qui  subit  ce  fol  esclavage; 
Vite  folie  on  entreprend, 
Mais  on  en  sort  moult  durement. 
Or,  ce  fiital  amour  oublie 
Dont  tu  vis,  mais  qui  t'humilie, 
Car  la  démence  va  croissant 
Si  contre  elle  on  ne  se  défend. 
Ton  frein  avec  courage  broie, 
Dompte  ce  cœur  qui  te  guerroie. 
Car  son  cœur  qui  trop  souvent  croit 
Toujours  s'égare  et  se  déçoit. 
Résiste  donc  sans  défaillance 
Encontre  ce  que  ton  cœur  pense. 

XXIII 

Cy  répond  l'Amant  au  rebours 
A  Raison  blâmant  Dieu  d'Amours. 

Quand  j'ouïs  cette  réprimande. 
Je  lui  dis  en  colère  grande  : 
Dame,  je  veux  vous  demander 
De  ne  plus  tant  me  gourmander. 
Vous  me  dites  mon  cœur  contraindre 
Pour  qu'Amour  ne  le  puisse  atteindre. 
Pensez-vous  qu'il  puisse  accepter 
Voir  contraindre  un  cœur  et  dompter 
Qu'il  retient  tout  en  sa  puissance? 
Vous  me  voyez  dans  l'impuissance. 


204  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

3191.     Amors  a  si  mon  cuer  donté, 
Qu'il  n'est  mes  à  ma  volenté  : 
Ains  le  justise  si  forment. 
Qu'il  i  a  faite  clef  fermant. 
Or  m'en  lessiés  du  tout  ester, 
Car  vous  porriés  bien  gaster  ®' 
En  oiseuse  vostre  françois  : 
Ge  vodroie  morir  ainçois 
Qu'Amers  m'éust  de  fausceté 
Ne  de  traïson  arété. 
Ge  me  voil  loer  ou  blasmer 
Au  darrenier  de  bien  amer, 
Si  m'en  desplet  qui  me  chastie. 
Atant  s'est  Raison  départie, 
Qui  bien  voit  que  por  sermonner 
Ne  me  porroit  de  ce  tomer. 

Ge  rcmès  d'ire  et  de  duel  plains  : 
Sovent  plore  et  sovent  me  plains 
Que  ne  soi  de  moi  chevissance, 
Tant  qu'il  me  vint  en  remembrance 
Qu'Amors  me  dist  que  ge  quéisse 
Ung  compaignon  cui  ge  déisse 
Mon  conseil  tout  outréement, 
Si  m'osteroit  de  grant  torment. 
Lors  me  porpcnsai  que  j'avoie 
Ung  compaignon  que  ge  savoie 
Moult  à  loial  ;  Amis  ot  non  ; 
Onques  n'oi  mieuldre  compaignon. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  20$ 

Amour  a  mon  cœur  tant  dompté 
Qu'il  n'est  plus  à  ma  volonté; 
Pour  mieux  assurer  sa  capture, 
Il  l'a  fermé  d'une  clef  sure. 
Or  cessez  de  me  tourmenter, 
Car  vous  ne  sauriez  que  gâter 
Votre  français  en  pure  perte, 
Et  j'aimerais  mieux  mourir  certe, 
Qu'Amour  me  pût  de  fausseté 
Reprendre  et  de  déloyauté. 
Je  veux  aimer  tout  à  mon  aise 
Jusqu'à  la  fin,  ne  vous  déplaise; 
Sont  vos  avis  hors  de  saison. 
Alors  dut  s'en  aller  Raison 
Voyant  sa  science  perdue 
Contre  une  âme  aussi  résolue. 
De  deuil  et  de  colère  plein 
Souvent  pleure  et  souvent  me  plain 
De  rester  ainsi  sans  défense  ; 
Tant  qu'enfin  me  vint  souvenance 
Qu'Amour  m'avait  dit  d'essayer 
Compagnon  à  qui  confier 
Sans  réserve  toute  ma  peine, 
Qui  me  console  et  me  soutienne. 
Alors  je  songeai  que  j'avais 
Un  compagnon  que  je  savais 
Loyal  et  bon.  Ami  s'appelle, 
Oncques  n'en  eus  de  plus  fidèle. 


206  LE   ROMAN   DE  LA   ROSh. 


XXIV 

3219.  Comment,  par  le  conseil  d'Amours, 

L'Amant  vint  faire  ses  clameurs 
A  Amis,  à  qui  tout  compu, 
Lequel  moult  le  réconforta. 

A  li  m'en  vins  grant  alcure, 
Si  li  desclos  l'encloéure 
Dont  ge  me  scntoie  cncloé, 
Si  cum  Amors  m'avoit  loé, 
Et  me  plains  à  lui  de  Dangier, 
Qui  par  poi  ne  me  volt  mengier. 
Et  Bel-Acueil  en  fist  aler, 
Quant  il  me  vit  à  lui  parler 
Du  bouton  à  qui  ge  béoie, 
Et  me  dist  que  le  comparroie, 
Se  jamès  par  nule  achoison 
Me  véoit  passer  la  cloison. 
Qj-iant  Amis  sot  la  vérité, 
Il  ne  m'a  mie  espoenté  ; 

XXV 

Comment  Amj's  moult  doucement 
Donne  reconfort  A  l'Amant. 

Ains  me  dist  :  Compains,  or  soies 

Séur,  et  ne  vous  esmaiés  ; 

Ge  congnois  bien  pieça  Dangier, 

Il  a  apris  à  leidangier, 

A  leidir  et  à  menacier 

Ceus  qui  aiment  au  commencier. 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  207 


XXIV 


}i27.  Comment,  par  le  conseil  d'Amour, 

L'Amant  instruit  sans  nul  détour 
Ami  de  sa  mésaventure 
Qui  le  console  et  le  rassure. 

A  lui  lors  je  fus  à  grands  pas 
Découvrir  tout  mon  embarras 
Et  mon  inquiétude  anière, 
Et  d'Amour  la  leçon  entière. 
Je  me  plaignis  comment  Danger 
Pour  un  peu  fiiillit  me  manger, 
Et  Bel-Accueil  hors  de  la  place 
Fit  aller,  quand  il  vit  qu'en  grdce 
Le  bouton  je  lui  demandais, 
Et  me  dit  que  je  le  paierais 
Si  jamais  encor  d'aventure 
Je  venais  franchir  la  clôture. 
Quand  Ami  sut  la  vérité 
Il  ne  m'a  pas  épouvanté; 

XXV 

Comment  d'Ami  douce  parole 
L'Amant  reconforte  et  console. 

Mais  me  dit  :  «  Compagnon,  soyez 
Tranquille  et  ne  vous  effrayez. 
Je  le  connais  de  longue  date 
Ce  Danger  qui  si  fort  éclate 
En  cris,  menaces,  vains  discours. 
Contre  novices  en  amours. 


208  LE   RO\L\N   DE   LA   ROSE. 

324;.     Pièce  a  que  ge  l'ai  csprouvé  ; 
Se  vous  l'avez  félon  trouvé, 
Il  iert  autres  au  derrenier  : 
Ge  le  congnois  cum  ung  denier. 
Il  se  set  bien  amoloier, 
Par  chuer  et  par  soploier  '•''  ; 
Or  vous  dirai  que  vous  ferés  : 
Ge  lo  que  vous  li  requerés 
Qu'il  vous  pardoint  sa  mal-voillance, 
Par  amors  et  par  acordance  ; 
Et  li  metés  bien  en  couvent, 
Que  jamès  dès  or  en  avant 
Ne  fcrés  riens  qui  li  desplese. 
C'est  la  chose  qui  plus  li  plese, 
Qui  bien  le  chue  et  le  blandist. 

L'Amant. 

Tant  parla  Amis  et  tant  dist. 
Qu'il  m'a  auques  réconforté, 
Et  hardement  et  volenté 
Me  donna  d'aler  essaier 
Se  Dangier  porroie  apaier. 

XXVI 

Comment  l'Amant  vient  i  Dangier, 
Luj'  prier  que  plus  ledangier 
Ne  le  voulsist,  et  par  ainsi 
Humblement  luy  crioit  mercy. 

A  Dangier  suis  venu  honteus, 
De  ma  pès  ùire  convoiteus  ; 
Mes  la  haie  ne  passai  pas, 
por  ce  qu'il  m'ot  véé  le  pas. 


LE   ROMAN    DU   LA    ROSE.  2O9 

jîîj-     Croyez-en  mon  expérience, 
Si  le  premier  jour  sa  démence 
Effraie,  il  est  autre  au  dernier, 
Je  le  connais  connue  un  denier. 
Rien  n'adoucit  mieux  ce  cerbère 
Que  la  caresse  et  la  prière  *'''. 
Or,  voici  ce  que  vous  ferez  : 
D'abord  vous  lui  demanderez 
Qu'il  vous  pardonne  votre  injure 
Par  amour,  bienveillance  pure, 
Et  jurez-lui,  la  main  levant, 
Que  jamais  plus  dorénavant 
Ne  ferez  rien  qui  lui  déplaise; 
Car  il  n'est  rien  qui  tant  lui  plaise 
Que  caresse  de  bon  flatteur.  » 

L'Amant. 

Parlait  avec  tant  de  chaleur 
Ami,  que  mon  âme  ravie 
Reprit  courage.  Alors  l'envie 
Me  vint  aussitôt  d'essayer 
Si  je  pourrais  l'apitoyer. 

XXVI 

Comment  l'Amant  vient  et  supplie 
Danger,  que  ses  torts  il  oublie, 
Pour  l'apaiser,  et  puis  ainsi 
Humblement  lui  criait  merci. 

A  Danger  vins  d'un  pas  tiriiide 
Et  de  faire  ma  paix  avide. 
Mais  sans  la  clôture  franchir 
Pour  ne  pas  lui  désobéir. 

I  14 


2IO  LK    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

3275.      Gc  le  trovc  en  pics  drecié, 
Fel  par  semblant  et  corrocié, 
En  sa  main  ung  baston  d'cspinc. 
Ge  tins  vers  lui  la  cliiere  encline, 
Et  li  dis  :  Sire,  je  sui  ci 
Venus  por  vous  crier  merci  ; 
Moult  me  poise,  s'il  péust  estre, 
Dont  ge  vous  fis  onques  irestre  ; 
Mes  or  sui  prest  de  l'amender 
Si  cum  vous  vodrois  commender. 
Sans  faille  Amors  le  me  fist  faire. 
Dont  ge  ne  puis  mon  cuer  retraire  ; 
Mes  jamès  jor  n'aurai  béance 
A  riens  dont  vous  aies  pesance  ; 
Ge  voil  miex  soflfrir  ma  mcsaise. 
Que  faire  riens  qui  vous  dcsplaise. 
Or  vous  requiers  que  vous  ai(5s 
Merci  de  moi,  et  apaiés 
Vostre  ire  qui  trop  m'espoente. 
Et  ge  vous  jur  et  acréante 
Que  vers  vous  si  me  contcndrai, 
Que  jà  de  riens  ne  mesprendrai  : 
Por  quoi  vous  me  voilliés  gréer 
Ce  que  ne  me  poés  véer. 
Voilliés  que  j'aim  tant  solement, 
Autre  chose  ne  vous  déniant  ; 
Toutes  vos  autres  volentés 
Ferai,  se  ce  me  créantes. 
Si  nel'  poés-vous  destorber, 
Jà  ne  vous  quier  de  ce  lober  ; 
Car  i'amerai  puisqu'il  me  siet, 
Cui  qu'il  soit  bel,  ne  cui  qu'il  griet  ; 
Mes  ne  vodroie  por  mon  pois 
D'argent,  qu'il  fust  sus  votre  pois. 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE. 

3281.     Là  seul  sur  ses  pieds  il  se  dresse 
Feignant  grand'  fureur  et  rudesse, 
Brandissant  son  bâton  noueux. 
La  tète  basse  et  tout  honteux 
Je  lui  dis  :  Vous  me  voyez,  Sire, 
Accouru  pour  pardon  vous  dire 
Et  combien  je  suis  attristé 
De  vous  avoir  tant  irrité. 
S'il  faut  que  mon  crime  j'amende, 
Je  suis  prêt,  que  Danger  commande. 
Mais  Amour  possède  mon  cœur. 
Lui  seul  est  cause  de  l'erreur. 
Mon  seul  désir  est  de  ne  faire 
Que  ce  qui  peut  vous  satisfaire. 
Et  j'aime  mieux  cent  fois  souffrir 
Que  votre  vengeance  encourir. 
Avoir  de  moi  merci  vous  prie. 
Or,  apaisez  votre  furie 
Qui  me  glace  de  grand  effroi. 
Et  je  vous  jure  par  ma  foi 
Que  je  saurai  si  bien  me  prendre 
Que  jamais  n'y  pourrez  reprendre. 
Veuillez  mon  pardon  m'octroyer, 
Ce  ne  pouvez  me  dénier. 
Ah!  permettez  que  j'aime  encore. 
Nulle  autre  chose  je  n'implore  ; 
Toutes  vos  autres  volontés 
Ferai  si  ce  me  permettez. 
Ne  repoussez  pas  ma  prière  ; 
Jusqu'au  bout  ]e  serai  sincère. 
Car  ne  peut  plus  qu'aimer  mon  cœur 
Pour  mon  bien  ou  pour  mon  malheur  ; 
Mais  pour  mon  poids  d'argent  je  n'ose 
Rien  faire  qui  vous  indispose. 


212  LE    ROMAN'    Di:    LA    UOSE. 

3507-         Moult  trovai  Dangicr  dur  et  lent 
De  pardonner  son  nialtalent  ; 
Et  si  le  m'a-il  pardonné 
En  la  fin,  tant  l'ai  sermonné, 
Et  me  dist  par  parole  briéve  : 

T)angier. 

Ta  requcste  riens  ne  me  griéve, 
Si  ne  te  voil  pas  cscondire  : 
Saches  ge  n'ai  vers  toi  point  d'ire. 
Se  tu  aimes,  à  moi  qu'en  c'naut  ? 
Ce  ne  me  fait  ne  froit,  ne  chaut  : 
Adès  aime,  mes  que  tu  soies 
Loing  de  mes  Roses  toutesvoies, 
Jà  ne  te  porterai  menaie, 
Se  tu  jamés  passes  la  haie. 

L' Amant. 

Ainsinc  m'otroia  ma  requeste  ; 

Et  je  l'alai  conter  en  heste 

A  Amis  qui  s'en  esjoï, 

Cum  bon  compains,  quant  il  l'oï. 

Or  va,  dist-il,  bien  vostre  affaire, 

Encor  vous  sera  débonnaire 

Dangier  qui  fait  à  maint  lor  bon, 

Quant  il  a  monstre  son  bobon; 

S'il  iere  pris  en  bonne  voiiie, 

Pitié  auroit  de  vostre  poine. 

Or  devés  soffrir  et  atendre 

Tant  qu'en  bon  point  le  puissiés  prendre  ; 


LE   ROiMAN'    nr.   LA    ROSE.  2 1  J 

5315.         Danger  hésita  longuement 
A  calmer  son  ressentiment. 
A  la  fin,  je  fus  si  tenace 
Qu'il  daigna  m'accorder  ma  grâce 
Et  me  répondit  brèvcment  : 

'Danger. 

C'est  parler  raisonnablement, 
Et  je  ne  veux  pas  t'éconduire  ; 
Sache  que  n'ai  vers  toi  point  d'ire. 
Que  m'importe  ?  Aime  s'il  le  faut. 
Ce  ne  me  tait  ni  froid,  ni  chaud. 
Aime  donc  ;  mais  fort  tu  t'exposes 
Toutefois  trop  près  de  mes  Roses, 
Et  si  tu  veux  mon  bras  sentir. 
Viens-t'en  la  clôture  franchir! 

L'Amant. 

Ainsi  m'octroya  ma  requête. 
Et  d'Ami  lors  me  mis  en  quête 
Pour  lui  conter.  Quand  il  l'ouït. 
Ce  bon  compagnon  s'éjouit. 

^mi. 

Or  va,  dit-il,  bien  votre  affaire, 
Encor  vous  sera  débonnaire 
Danger  ;  maint  en  a  profité 
Qui'  sut  flatter  sa  vanité. 
S'il  était  pris  en  bonne  veine, 
Il  eût  pitié  de  votre  peine, 
Car  il  n'est  si  féroce  cœur 
Que  n'attendrisse  la  douleur. 


214  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

33 jj.     J'ai  bien  esprové  que  l'en  vaint, 
Par  soffrir,  félon  et  refraint. 

L'<Aiuaiit. 

Moult  me  conforta  doucement 
Amis,  qui  mon  avancement 
Vousist  autresi  bien  cum  gié; 
Atant  ai  pris  de  li  congié. 
'  A  la  haie  que  Dangier  garde 

Sui  retornés,  que  moult  me  tarde 

Que  le  bouton  encore  voie, 

Puis  qu'avoir  n'en  puis  autre  joie. 

Dangier  se  prent  garde  sovent 
Se  ge  li  tiens  bien  son  convent  ; 
Mes  ge  resoing  si  sa  menace, 
Que  n'ai  talent  que  li  mefface, 
Ains  me  suis  pené  longuement 
De  faire  son  commandement, 
Por  li  acointier  et  atrairc; 
Mes  ce  me  torne  à  grant  contraire 
Que  sa  merci  trop  me  demore  : 
Si  voit-il  sovent  que  ge  plore. 
Et  que  ge  me  plains  et  sospir, 
Por  ce  qu'il  me  fait  trop  cropir 
Delez  la  haie,  que  ge  n'ose 
Passer  por  aler  à  la  Rose. 
Tant  fis  qu'il  a  certainement 
VOu  à  mon  contonement 
Qu'Amors  malement  me  justisc, 
Et  qu'il  n'i  a  point  de  faintise 
En  moi,  ne  de  dcsloiauté  ; 
Mes  il  est  de  tel  cruauté. 
Qu'il  ne  se  daingne  encor  refraindre. 
Tant  nie  voie  plorer  ne  plaindre. 


LE    ROMAN    DE    LA   ROSE.  21 5 

Or  sachez  souffrir  et  attendre 

Tant  qu'en  bon  point  le  puissiez  prendre. 

L'Amant. 

Moult  me  conforte  doucement 
Ami,  qui  mon  contentement 
Tout  aussi  bien  que  moi  désire. 
Enfin  je  dus  adieu  lui  dire 
Pour  courir  bien  vite  au  verger  ; 
Car  il  faut  que  malgré  Danger 
Le  bouton  encore  je  voie, 
Puisqu'avoir  n'en  puis  autre  joie. 

Danger,  lui,  prend  garde  souvent 
Si  je  viole  mon  serment  ; 
Mais  sa  menace  est  si  sévère 
Que  vouloir  n'ai  de  lui  méfaire. 
Et  me  suis  peiné  longuement 
De  fiiire  son  commandement 
Pour  le  séduire  et  pour  lui  plaire. 
Cependant  je  me  désespère 
D'attendre  sa  paix  si  longtemps; 
Il  ouït  mes  gémissements 
Près  la  clôture  que  je  n'ose 
Passer  pour  aller  à  la  Rose  ; 
Il  me  voit  soupirer,  gémir, 
Mais  toujours  me  laisse  languir. 
Tant  j'ai  fait,  qu'il  a  vu,  je  pense, 
A  cette  morne  contenance 
Combien  Dieu  d'Amours  m'opprimait. 
Et  que  mon  âme  ne  tramait 
Ni  déloyauté,  ni  feintise. 
Pourtant  sa  cruauté  méprise 
Mes  larmes  et  mon  déconfort. 
Et  ne  daigne  se  fondre  encor. 


2l6  LE    ROMAN    DK    LA    ROSE 


XXVII 

Î365.  Comment  Pitié  avec  Franchise 

Allèrent  par  trùs-belle  guise 
A  Dangier  parler  por  l'Amant, 
Qui  estoit  d'amer  en  torment. 

Si  cum  j'estoie  en  ceste  pêne, 
Atant  ez-vos  que  Diex  amené 
Franchise,  et  avec  li  Pitié. 
N'i  ot  onques  plus  respitié, 
A  Dangier  vont  andui  tout  droit  : 
Car  l'une  et  l'autre  me  vodroit 
Aidier,  s'el  pooit,  volentiers, 
Qu'el  voient  qu'il  en  est  mestiers. 
La  parole  a  première  prise 
Soe  merci  dame  Franchise, 
Et  dist  : 

Franchise. 

Dangier,  se  Diex  m'amant, 
Vous  avez  tort  vers  cel  Amant 
Quant  par  vous  est  si  mal  menez. 
Sachiés  vous  vous  en  avilés, 
Car  ge  n'ai  mie  encor  apris 
Qu'il  ait  vers  vous  de  riens  mespris. 
S'Amors  le  fait  par  force  amer, 
Devez  le  vous  por  ce  blasmer  ? 
Plus  i  pert-il  que  vous  ne  faites, 
Qu'il  en  a  maintes  poines  traites. 
Mes  Amors  ne  veut  consentir 
Que  il  s'en  puisse  repentir  ; 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  21 7 


XXVII 

Comment  Pitié  avec  Franchise 
Allcrent  par  très-belle  guise 
A  Danger  parler  pour  l'Amant 
Qui  d"aimcr  était  en  tourment. 

Comme  j'étais  en  cette  peine. 

Voilà  que  Dieu  soudain  amène 

Franchise  et  Pitié  pour  m'aider. 

Toutes  deux  alors  sans  tarder 

A  Danger  tout  droit  se  dirigent, 

Car  mes  maux  l'une  et  l'autre  affligent; 

Elles  viennent  secours  m'oftVir 

En  me  voyant  ainsi  souffrir. 

Première  a  la  parole  prise 

La  compatissante  Franchise  : 

Franchise, 

Danger,  dit-elle,  Dieu  m'entend. 

Vous  avez  tort  envers  l'Amant 

Que  votre  rage  tant  malmène, 

Et  c'est  chose  par  trop  vilaine, 

Car  je  n'ai  mie  encore  appris 

Qu'il  se  soit  envers  nous  mépris. 

Or  si  d'aimer  le  veut  contraindre 

Amour,  pourquoi  donc  vous  en  plaindre? 

Las  !  il  est  encore  plus  cruel 

Que  vous  au  tendre  damoisel. 

Amour  sans  cesse  le  tourmente 

Et  ne  veut  pas  qu'il  se  repente  ; 


2l8  LE    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

"oi      Qui  le  dcvroit  tout  vif  larder, 
Ne  s'en  porroit-il  pas  garder. 
Mes,  biau  sire,  que  vous  avance 
De  lui  faire  anui  ne  grcvance? 
Avez-vous  guerre  à  lui  emprise, 
Por  ce  que  il  vous  aime  et  prise, 
Et  que  il  est  vostrc  subgiez  ? 
S'Amors  le  tient  pris  en  ses  giez, 
Et  le  fait  à  vous  obéir, 
Devez  le  vous  por  ce  haïr? 
Ains  le  déussiés  esparnicr 
Plus  qu'ung  orguillous  pautonnier. 
Cortoisie  est  que  l'en  sequcure 
Celi  dont  l'en  est  au  desscure  ^''  : 
Moult  a  dur  cueur  qui  n'amolie. 
Quant  il  trovc  qui  l'en  suplie. 

Titiê.. 

Pitié  respont  :  C'est  vérités, 
Engriété  vaint  humilités  ; 
Et  quant  trop  dure  l'engrestié, 
C'est  felonnie  et  mavestié. 
Dangier,  pour  ce  vous  voil  requerre 
Que  vous  ne  maintenez  plus  guerre 
Vers  cel  chetis  qui  languist  là. 
Qui  onques  Amors  ne  guila. 
Avis  m'est  que  vous  le  grevés 
Assés  plus  que  vous  ne  devés  ; 
Qu'il  trait  trop  maie  pénitence. 
Dès-lors  en  çà  que  l'acointancc 
Bel-Acueil  li  avés  toloite, 
Car  c'est  la  riens  qu'il  plus  convoite. 
Il  iere  avant  assés  troublés, 
Mes  ore  est  ses  anuis  doublés  : 


LK    KOMAN    DE    LA    ROSE.  219 

Aussi  tout  vif  dùl-il  brûler 
Il  ne  peut  son  joug  secouer. 
Mais,  beau  sire,  que  vous  avance 
De  tant  lui  fliirc  violence  ? 
De  vous  aimer  puisqu'il  promet 
En  bon  et  fidèle  sujet. 
Pourquoi  lui  déclarer  la  guerre  ? 
En  ses  lacs  si  l'a  pris  naguère 
Amour,  et  le  fait  vous  servir, 
Pour  ce  le  devez-vous  haïr  ? 
Il  fciut  l'épargner  au  contraire. 
Et  mieux  qu'un  libertin  vulgaire  ; 
Toute  âme  généreuse  doit 
Secourir  plus  petit  que  soi  *'''. 
Moult  a  dur  cœur  qui  ne  se  plie 
Quand  un  malheureux  le  supplie. 

Titié. 

Pitié  répond  :  C'est  vérité  ; 
Malice  vainc  humilité, 
Mais  quant  la  malice  est  trop  dure 
Elle  devient  cruauté  pure. 
Pour  ce,  je  vous  requiers,  Danger, 
De  votre  guerre  ménager 
Envers  l'innocente  victime 
Qu'Amour  pour  sa  droiture  estime. 
Avis  m'est  que  vous  l'éprouvez 
Beaucoup  plus  que  vous  ne  devez. 
C'est  déjà  maie  pénitence 
Que  le  priver  de  l'accointance 
De  Bel-Accueil  son  confident, 
Car  il  ne  convoite  rien  tant. 
Sa  peine  était  déjà  bien  dure. 
Vous  avez  doublé  sa  torture; 


LE   ROMAN    DU   LA   ROSli. 

Or  est-il  mort  et  mal-baillis, 

Quant  Bel-Acueil  li  est  ûillis. 

Por  quoi  li  faites  tel  contraire  ? 

Trop  li  fesoit  Amors  mal  traire  : 

Il  a  tant  mal  que  il  n'éust 

Mestier  de  pis,  s'il  vous  pléust. 

Or  ne  l'aies  plus  gordoiant, 

Q.ue  vous  n'i  gaignerés  noiant  : 

Sofirés  que  Bel-Acueil  li  face 

Dès  ores  mes  aucune  grâce  : 

De  péchéor  miséricorde, 

Puis  que  Franchise  s'i  accorde. 

Et  le  vous  prie  et  amoneste. 

Ne  refusés  pas  sa  requeste  ; 

Moult  par  est  fel  et  deputaire. 

Qui  por  nous  deus  ne  veut  riens  faire. 

L'J))iant. 

Lors  ne  pot  plus  Dangier  durer, 
Ains  le  convint  amésurer. 

'Dangier, 

Dames,  dist-il,  ge  ne  vous  ose 
Escondire  de  cette  chose. 
Que  trop  seroit  grant  vilonnie  : 
Je  voil  qu'il  ait  la  compaignie 
Bel-Acueil,  puis  que  il  vous  plaist  ; 
Ge  n'i  métrai  jamès  arrest. 

L'Acleiir. 

Lors  est  à  Bel-Acueil  alée 
Franchise  la  bien  emparlée, 
Et  li  a  dit  cortoisement  : 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

Or,  est-il  mort,  anéanti, 
Que  Bel-Accueil  lui  soit  ravi. 
Amour  assez  le  persécute, 
Faut-il  encor  qu'il  soit  en  butte 
A  de  plus  grands  malheurs?  Hélas! 
Les  grandir  vous  ne  sauriez  pas  ; 
C'est  cruauté  bien  inutile, 
Laissez-le  donc  aimer  tranquille. 
Franchise  et  ses  vœux  exaucez, 
Bel-Accueil  désormais  laissez 
Q.u'aucune  grâce  il  lui  accorde, 
A  tout  pécheur  miséricorde. 
Moult  est  trop  cruel  et  félon 
Qui  refuse  à  nous  un  pardon  ; 
Qu'au  moins  pour  nous  Danger  le  fasse. 
Nous  vous  le  demandons  en  grâce. 

L'Amant. 

Danger  ne  peut  plus  refuser;. 
Lors  il  consent  à  s'apaiser. 

T>anger. 

Dame,  dit-il,  je  ne  vous  ose 

Éconduire  pour  cette  chose. 

Car  ce  serait  par  trop  félon. 

Je  lui  rends  son  gent  compagnon 

Bel-Accueil;  mais  c'est  pour  vous  plaire. 

Je  n'y  veux  plus  défense  faire. 

L'Auteur. 

Adonc  à  Bel-Accueil  d'aller 
Franchise  au  séduisant  parler. 
Et  lors  de  sa  voix  la  plus  tendre  : 


LE    ROMAN    ni:   LA    ROSE. 

Franchise. 

Trop  vous  estes  de  cel  Amant, 
Bel-Acueil,  grant  piccc  eslongniés. 
Que  regarder  ne  le  daigniés  ; 
Moult  a  esté  pensis  et  tristes, 
Puis  celé  bore  que  nel'  véistcs. 
Or  pensez  de  li  conjoïr, 
Se  de  m'ainor  voulés  joïr, 
Et  de  faire  sa  volenté  : 
Sachiés  que  nous  avons  denté 
Entre  moi  et  Pitié,  Dangier 
Qui  vous  en  faisoit  estrangier. 

'Bel-Acueil. 

Je  ferai  quanquc  vous  vodrois, 
Fet  Bel-Acueil,  car  il  est  drois. 
Puis  que  Dangier  l'a  otroié. 

L'Amant. 

Lors  le  m'a  Franchise  envoie. 
Bel-Acueil  au  commencement 
Me  salua  moult  doucement  : 
S'il  ot  esté  vers  moi  iriés, 
Ne  se  fu  de  riens  empiriés, 
Ains  me  monstra  plus  bel  semblant 
Qu'il  n'avoit  onques  fliit  devant. 
Il  m'a  lores  par  la  main  pris 
Por  mener  dedans  le  porpris 
Que  Dangier  m'avoit  chalongié  : 
Or  oi  d'aler  par  tout  congié. 


LE    ROMAN'    UU    LA    KOSL.  22} 


Franchise. 


34s8.     Pourquoi  donc  si  longtemps  attendre, 
Bel-Accueil,  loin  de  votre  amant, 
Sans  le  regarder  seulement? 
Son  âme  est  sombre  et  abattue 
Loin  de  vous  et  de  votre  vue. 
Si  vous  tenez  à  mon  amour, 
A  lui  revenez  sans  séjour. 
Et  faites  tout  pour  lui  complaire; 
Car,  Pitié  m'aidant,  j'ai  su  faire 
Que  Danger  ne  fut  courroucé, 
Qui  loin  de  vous  l'avait  chassé. 

^el- Accueil. 

Je  ferai  selon  votre  guise, 

Fit  Bel-Accueil.  C'est  bien,  Franchise, 

Puisque  Danger  l'a  octroyé. 

L'Amant. 

Lors  me  l'a  Franchise  envoyé. 
Moult  doucement,  à  sa  venue, 
Bel-Accueil  d'abord  me  salue. 
Contre  moi  s'il  fut  courroucé. 
Son  courroux  s'était  effacé, 
Car  il  me  fît  meilleur  visage 
Qu'autrefois  même  avant  Torage. 
Alors  il  m'a  par  la  main  pris 
Pour  mener  dedans  le  pourpris 
Dont  Danger  m'interdit  l'entrée, 
Et  je  vais  partout  où  m'agrée. 


224  LE   ROMAN    DL    LA    ROSE. 


XXVIII 

347;.  Comment  Bel-Acucil  doucement 

Maine  l'Amant  joyeusement 
Au  vergier  pour  véoir  la  Rose, 
Qui  luy  fut  doulcereuse  chose. 

Or  sui  chéois,  ce  m'est  avis, 

De  grant  enfer  en  paradis  ; 

Car  Bel-Acueil  par  tout  me  moine, 

Qui  de  mon  gré  faire  se  poine. 

Si  cuni  i'oi  la  Rose  aprocliée, 

Ung  poi  la  trovai  engroissée, 

Et  vi  qu'ele  icre  plus  créue 

Que  ge  ne  l'avoie  véue. 

La  Rose  auques  s'eslargissoit 

Par  amont,  si  m'abelissoit 

Ce  qu'ele  n'iert  pas  si  overtc, 

Que  la  graine  en  fust  descoverte  ; 

Ainçois  estoit  encore  enclose 

Entre  les  foilles  de  la  Rose, 

Qui  amont  droites  se  levoient. 

Et  la  place  dedans  emploient. 

Ele  fu,  Diex  la  benéie, 

Assés  plus  bêle  et  espanie, 

Qu'el  n'iere  avant  et  plus  vermeille 

Moult  m'esbahi  de  la  merveille 

De  tant  cum  cl  iert  embelie  ; 

Et  Amors  plus  et  plus  me  lie, 

Et  tout  adès  estraint  ses  las, 

Tant  cum  g'i  oi  plus  de  solas. 

Grant  pièce  ai  ilec  demoré. 

Qu'à  Bel-Acueil  grant  amor  é, 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  22$ 


XXVIII 


3483.  Comment  Bel-Accueil  doucement 

Mène  l'Amant  joyeusement 
Par  le  verger  pour  voir  U  Rose 
Q^ii  lui  fut  doucereuse  chose. 

Or  je  suis  chu,  ce  m'est  avis, 
De  grand  enfer  en  paradis; 
Car  Bel-Accueil  partout  me  mène 
Qui  de  mon  gré  fiiire  se  peine, 
Et  quand  à  la  Rose  arrivai, 
Un  peu  plus  grasse  la  trouvai, 
Et  vis  qu'elle  s'était  accrue 
Depuis  que  je  ne  l'avais  vue. 
La  Rose  alors  s'élargissait 
Par  le  haut  et  me  ravissait, 
Mais  sans  être  à  ce  point  ouverte 
Que  la  graine  en  fût  découverte  ; 
Les  feuilles  se  dressaient  tout  droit 
Et  s'arrondissaient  en  un  toit 
Qui  couvrait  le  cœur  de  la  Rose 
Où  la  graine  encore  était  close. 
Mais  je  trouvai,  Dieu  soit  béni! 
Le  bouton  plus  épanoui. 
Plus  beau,  de  couleur  plus  merveille 
Qu'auparavant;  c'était  merveille 
Combien  il  était  embelli  ! 
J'étais  là  d'extase  rempli; 
Cependant  plus  grande  est  ma  joie, 
Plus  Amour  enserre  sa  proie  ! 
Longtemps  je  suis  là  demeuré 
De  Bel-Accueil  énamouré 


15 


226  LH    ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3505.     Ht  grant  compaignic  trovée; 

Et  quant  ge  voi  qu'il  ne  me  vée 

Ne  son  solas,  ne  son  scrvise, 

Une  chose  li  ai  requise, 

Qui  bien  fait  à  amentcvoir  : 

Sire,  iîs-gc,  sachiés  de  voir 

Que  durement  sui  envieus 

D'avoir  ung  baisier  savoreus 

De  la  Rose  qui  soef  flaire  ; 

Et  s'il  ne  vous  devoit  desplaire, 

Ge  le  vous  requcrroie  en  don. 

Por  Diex,  sire,  dites-moi  don 

Se  il  vous  plaist  que  ge  la  baise, 

Qiie  ce  n'iert  tant  cum  vous  desplaise. 

'Bd-Actieil. 

Amis,  dist-il,  se  Dieu  m'aist, 

Se  Chastéé  ne  m'en  haïst, 

Jà  ne  vous  fust  par  moi  véé  ; 

Mais  ge  n'ose  por  Chastéé, 

Vers  qui  ge  ne  voil  pas  mesprendre  : 

Ele  me  seult  tous  jors  deffendre 

Que  du  baisier  congé  ne  doigne 

A  nul  amant  qui  m'en  semoigne. 

Car  qui  au  baisier  puet  ataindre, 

A  poinc  puet  à  tant  remaindre  ; 

Et  sachiés  bien  cui  l'en  otroie 

Le  baisier,  qu'il  a  de  la  proie 

Le  micK  et  le  plus  avenant, 

Si  a  erres  du  remenant. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  227 

jjij.     Et  de  sa  douce  compagnie. 
Voyant  enfin  qu'il  ne  dOnie 
Vers  moi  service  ni  faveur, 
J'osai  demander  à  son  cœur 
Une  chose  bien  téméraire. 
Vous  voyez,  lui  dis-je,  mon  frère, 
Que  durement  suis  envieux 
D'avoir  un  baiser  savoureux 
De  la  Rose  qui  si  bon  flaire, 
Et  s'il  ne  vous  devait  déplaire. 
De  vous  j'implorerais  ce  don. 
Pour  Dieu,  Sire,  dites-moi  donc. 
S'il  ne  vous  plaît  que  je  la  baise. 
Est-il  rien  là  qui  vous  déplaise  ? 

'Bel-AaneiJ. 

Ami,  Dieu  m'aide  !  en  vérité, 

Si  ne  craignais  tant  Chasteté, 

Je  vous  ferais  don  de  la  Rose 

Céans  ;  mais  Chasteté  je  n'ose 

Tromper  en  aucune  façon 

Qui  dit  toujours  en  sa  leçon 

Qu'à  nul  amant  baiser  ne  donne, 

Combien  qu'il  m'en  prie  et  raisonne. 

Car  baiser  qui  peut  obtenir 

A  peine  là  peut  s'en  tenir. 

Et  l'amant  à  qui  l'on  octroie 

Le  baiser,  il  a  de  la  proie 

Le  mieux  et  le  plus  avenant 

Et  des  arrhes  sur  le  restant. 


226  Ln    ROMAN    UK    LA    ROSE. 

L'Amant. 

3533-     Quant  ge  l'oï  ainsinc  rcspondre, 
Ge  nel'  voil  plus  de  ce  semondre, 
Car  gel'  cremoie  correcicr  : 
L'on  ne  doit  mie  homme  cnchaucier 
Outre  son  gré,  n'engoissier  trop. 
Vous  savés  bien  qu'au  premier  cop 
Ne  cope-l'en  mie  le  chesne, 
Ne  l'en  n'a  pas  le  vin  de  l'esne, 
Tant  que  li  pressoirs  soit  estrois. 
Adès  me  tarda  li  otrois 
Du  baisier  que  tant  desiroie  ; 
Mes  Venus  qui  tous  dis  guerroie 
Chastéé,  me  vint  au  secors  : 
Ce  est  la  mère  au  Diex  d'Amors 
Qui  a  secoru  maint  amant. 
Ele  tint  ung  brandon  flamant 
En  sa  main  destrc,  dont  la  flanie 
A  eschaufFée  mainte  dame. 
El  fu  si  cointe  et  si  tifée, 
El  resemblait  Déesse  ou  Fée  : 
Du  grant  ator  que  ele  avoit, 
Bien  puet  cognoistre  qui  la  voit, 
Qu'el  n'ert  pas  de  religion. 
Ne  feré  or  pas  mencion 
De  sa  robe  et  de  son  oré, 
Ne  de  son  trecéor  doré, 
Ne  de  fermail,  ne  de  corroie, 
Espoir  que  trop  i  demorroie  ; 
Mes  bien  sachiés  certainement 
Qu'ele  fu  cointe  durement, 
Et  si  n'ot  point  en  li  d'orgueil. 
Venus  se  trait  vers  Bel-Acueil, 


LE   ROMAN    DI-.    LA    ROSE.  229 


L'amant. 


3541      Lors  entendant  cette  réponse, 
A  'c  presser  plus  je  renonce. 
De  crainte  de  le  courroucer. 
Il  ne  faut  personne  presser 
Ni  tourmenter  outre  mesure  ; 
Du  chêne  la  vaste  ceinture 
Nul  n'a  tranché  du  premier  coup, 
Et  du  vin  nul  ne  sait  le  goût 
Si  la  vendange  n'est  foulée. 
Longtemps  eût  été  reculée 
La  faveur  qui  tant  me  séduit, 
Si  Vénus,  qui  toujours  poursuit 
Chasteté,  lors  ne  fût  venue 
Aux  amants  toujours  bien  venue; 
C'est  la  mère  du  Dieu  d'Amours 
Vénus  qui  \  ient  à  mon  secours. 
Sa  dextre  brandit  une  flamme 
Dont  elle  a  chauffé  mainte  dame. 
Marquaient  ses  atours,  sa  beauté. 
Une  fée,  une  déité  ; 
Du  reste,  sans  lui  faire  injure, 
Il  ne  semblait  à  sa  parure 
Qu'elle  fût  de  religion. 
Je  ne  ferai  pas  mention 
De  sa  robe  et  de  sa  bordure, 
De  son  fermail,  de  sa  ceinture, 
Ni  de  son  beau  tressoir  doré, 
Car  je  serais  trop  encombré. 
Mais  sachez  qu'elle  était  moult  belle 
Et  gracieuse,  et  puis  qu'en  elle 
Il  n'y  avait  l'ombre  d'orgueil. 
Vénus  va  droit  à  Bel-Accueil 


230  LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

5j6;.     Si  li  a  commencic  à  dire  : 
Venus. 

Porquoi  vous  fetes-vous,  biau  sire, 
Vers  cel  Amant  si  dangereus  ? 
D'avoir  ung  baisier  doucereus 
Ne  li  déust  estre  véés  : 
Car  vous  savés  bien  et  véés 
Qu'il  sert  et  aime  en  léauté  ; 
Si  a  en  li  assés  biauté, 
Par  quoi  est  digne  d'cstrc  amés. 
Véés  cum  il  est  acesmés, 
Cum  il  est  biaus,  cum  il  est  gens, 
Et  dous  et  frans  à  toutes  gens  ; 
Et  avec  ce  il  n'est  pas  viex, 
Ains  est  jeunes,  dont  il  vaut  miex. 
Il  n'est  dame  ne  chastelainc 
Que  ge  ne  tenissc  à  vilaine, 
S'ele  nel'  daingnoit  aésier 
D'avoir  ung  savoreux  besier. 
Ne  li  doit  pas  estre  véés. 
Moult  iert  en  li  bien  emploies  : 
Qu'il  a,  ce  cuit,  moult  douce  alaine, 
Et  sa  bouche  n'est  pas  vilaine, 
Ains  semble  estre  fiiite  à  estuire 
Por  solacier  et  por  déduire  ; 
Qu'il  a  les  lèvres  vermeilletes, 
Et  les  dens  si  blanches  et  netes 
Qu'il  n'i  pert  taigne,  ne  ordure. 
Bien  est,  ce  m'est  avis,  droiture 
Que  uns  baisiers  li  soit  gréés. 
Donnés  li,  se  vous  m'en  créés  ; 
Car  tant  cum  vous  plus  atcndrez, 
Tant  plus  sachiés,  de  tcns  perdrez. 


LE    ROMAN'    DE    LA    ROSE. 

Et  céans  commence  à  lui  dire  : 

Pourquoi  vous  montrez-vous,  beau  Sire, 

Vers  cet  amant  si  dédaigneux. 

Et  de  ce  baiser  savoureux 

Pourquoi  si  longtemps  vous  défendre? 

Car  vous  devez  voir  et  comprendre 

Qu'il  aime  en  toute  loyauté, 

Et  suffisante  est  sa  beauté 

Pour  vaincre  votre  indifférence. 

Quelle  grâce,  quelle  élégance  ! 

Comme  il  est  beau,  comme  il  est  gent, 

A  tout  le  monde  doux  et  franc  ! 

Puis  il  est  à  la  fleur  de  l'âge. 

Ce  n'est  pas  son  moindre  avantage. 

Si,  dédaignant  de  l'apaiser, 

Lui  refuser  ce  doux  baiser 

Je  voyais  dame  ou  châtelaine, 

Je  la  tiendrais  pour  moult  vilaine. 

Accordez-lui  cette  douceur. 

Mieux  n'emploirez  votre  faveur. 

Car  il  a,  je  crois,  douce  haleine, 

Et  sa  bouche  n'est  pas  vilaine. 

Il  semble  fait  pour  les  désirs. 

Pour  les  soûlas  et  les  plaisirs  ; 

Il  a  les  lèvres  vermeillettes 

Et  les  dents  si  blanches  et  nettes 

Qu'ordure  ou  tache  l'on  n'y  voit  ; 

A  mon  avis,  c'est  à  bon  droit 

Qu'un  baiser  au  moins  on  lui  donne  ; 

Faites-le  donc,  je  vous  l'ordonne. 

Car  plus  vous  aurez  attendu. 

Plus  vous  aurez  de  temps  perdu. 


232  LF.    ROMAN    DE    LA    ROSE. 


XXIX 

3597.  Comment  l'ardent  brandon  Venus 

Aida  à  l'Amant  plus  que  nus, 
Tant  que  la  Rose  ala  baiser, 
Por  mieulx  son  amours  apaiser. 

Bel-Acueil,  qui  sentit  l'aïer 
Du  brandon,  sans  plus  dclaier 
M'otroia  ung  baisier  en  dons, 
Tant  fist  Venus  et  ses  brandons  : 
Onques  n'i  ot  plus  denioré. 
Ung  baisier  dous  et  savoré 
Ai  pris  de  la  Rose  erraument  ; 
Se  i'oi  joie  nus  nel'  dément  : 
Car  une  odor  m'entra  où  cors. 
Qui  en  a  trait  la  dolor  fors, 
Et  adoucit  les  maus  d'amer 
Qjai  me  soloient  estre  amer. 
Onques  mes  ne  fu  si  aése, 
Moult  est  garis  qui  tel  flor  bese, 
Qui  est  si  sade  et  bien  oient. 
Ge  ne  serai  jà  si  dolent, 
S'il  m'en  sovicnt,  que  ge  ne  soie 
Tous  plains  de  solas  et  de  joie; 
Et  neporquant  j'ai  mains  anuis 
Soffers  et  maintes  maies  nuis. 
Puis  que  j'oi  la  Rose  baisic  : 
La  mer  n'iert  jà  si  apaisie, 
Qu'cl  ne  soit  troble  à  poi  de  vent  ; 
Amors  si  se  change  sovent. 
Il  oint  une  hore,  et  autre  point, 
Amors  n'est  gaires  en  ung  point. 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE.  235 


XXIX 


360$.  Comment  Vénus  l'ardente  dame, 

Plus  que  nul  aida  d«  sa  flamme 
L'Amant,  tant  qu'il  alla  baiser 
La  Rose  et  ses  maux  apaiser. 

Bel- Accueil,  quand  il  sentit  prendre 
En  lui  le  feu,  sans  plus  attendre, 
D'un  baiser  m'octroya  le  don. 
Tant  fit  Vénus  et  son  brandon 
Qu'il  n'osa  faire  résistance. 
Lors  vers  la  Rose  je  m'élance 
Cueillir  le  savoureux  baiser. 
Quel  bonheur,  vous  devez  penser  I 
Soudain  un  doux  parfum  m'inonde 
Dissipant  ma  douleur  profonde. 
Et  adoucit  le  mal  d'aimer 
Qui  tant  me  soûlait  être  amer. 
Onques  tant  ne  me  sentis  d'aise. 
Moult  guérit  qui  telle  fleur  baise 
Si  suave  et  qui  si  bon  sent. 
Je  ne  serai  plus  si  dolent. 
Il  suffira  qu''l  m'en  souvienne 
Et  de  joie  aurai  l'àme  pleine  ! 
Et  pourtant  j'ai  bien  des  ennuis 
Soufferts  et  de  bien  tristes  nuits 
Depuis  que  j'ai  baisé  la  Rose  ! 
Jamais  tant  la  mer  ne  repose 
Que  ne  la  trouble  un  peu  de  vent. 
Amour  aussi  change  souvent  ; 
Il  blesse  et  guérit  en  une  heure. 
En  un  point  guère  ne  demeure. 


2  54  LE    ROMAN    DE   LA    ROSE. 

J627.         Dos  orc  est  drois  que  gc  vous  conte 
Comment  gc  fui  mcslés  à  Honte 
Par  qui  je  fui  puis  moult  grevés, 
Et  comment  H  murs  fu  levés, 
Et  H  chastiaus  riches  et  fors 
Qu'amors  prist  puis  par  ses  effors. 
Toute  l'estoire  voil  porsuivre, 
Jà  paresce  ne  m'iert  d'escrivre, 
Par  quoi  je  cuit  qu'il  abelisse 
A  la  bêle  que  Diex  garisse, 
Qui  le  guerredon  m'en  rendra 
Miex  que  nuli,  quant  el  vodra. 
Male-Bouche  qui  la  couvine 
De  mains  amans  pense  et  devine. 
Et  tout  le  mal  qu'il  scet  retrait, 
Se  prist  garde  du  bel  atrait 
Q.ue  Bel-Accueil  me  daignoit  faire, 
Et  tant  qu'il  ne  s'en  pot  plus  taire, 
Qu'il  fu  filz  d'une  vielle  irese  *^*, 
Si  ot  la  langue  moult  punese. 
Et  moult  poignant,  et  moult  amere  ; 
Bien  en  retraioit  à  sa  mère. 
Male-Bouche  dès-lors  en  çà 
A  espicr  me  commença  ; 
Et  dist  qu'il  metroit  bien  son  œl 
Que  entre  moi  et  Bel-Acuel 
Avoit  mauves  acointement. 
Tant  parla  li  glos  folement 
De  moi  et  du  filz  Cortoisie, 
Qu'il  fist  esveillier  Jalousie, 
Qui  se  leva  en  eflVéor, 
Quant  ele  oï  le  jangléor  : 
Et  quant  ele  se  fu  levée, 
Ele  corut  comme  desvée 


LE    ROMAN    DE   LA    ROSE.  23$ 

563;.         Maintenant  je  vous  vais  conter 
Comment  vint  me  persécuter 
Honte  qui  me  fut  si  fatale, 
Comment  fut  la  tour  infernale 
Bâtie  et  le  beau  château-fort 
Qui  tant  d'Amour  brava  l'effort. 
Toute  l'histoire  en  veux  poursuivre 
Et  céans  mettre  dans  mon  livre. 
Je  l'espère,  elle  charmera 
La  belle  qui  m'en  donnera, 
S'elle  y  consent,  la  récompense 
Mieux  que  nulle  autre,  sans  doutance. 
Malebouche  qui  le  projet 
Des  amants  prévient  et  défait, 
Pour  le  plaisir  de  leur  mal  faire 
Et  jamais  ne  saurait  se  taire. 
S'aperçut  du  tendre  méfait 
Que  pour  moi  Bel-Accueil  a  fixit. 
Ce  fils  d'une  vieille  grogncuse  °*, 
La  langue  amère  et  venimeuse 
Et  piquante  et  mordante  avait, 
Tout  par  lui  sa  mère  savait. 
Malebouche  dès  lors  commence 
A  nous  épier  en  silence, 
Et  dit  qu'il  gage  bien  un  œil 
Qu'entre  moi  et  puis  Bel-Accueil 
Se  trame  quelque  maie  chose. 
Tant  le  fol  fait  sur  nous  de  glose, 
Le  fils  de  Courtoisie  et  moi, 
Qu'enfin  toute  pleine  d'effroi 
S'éveille  et  lève  Jalousie 
Quand  la  nouvelle  elle  eut  ouïe. 
Soudain  sur  ses  pieds  elle  fut. 
Et  comme  une  folle  courut 


236  LE    ROMAN    DP;    LA   ROSE. 

3661.     Vers  Bel-Acueil,  qui  vosist  miaus 
Estre  à  Estampes,  ou  à  Miaus. 


XXX 

Comment  p.ir  la  voix  Male-Bouche, 
Qui  des  bons  souvent  dit  reprouche. 
Jalousie  moult  asprement 
Tencc  Bel-Acueil  pour  l'Amant. 

Lors  l'a  par  parole  assaillis  : 
Gars,  porquoi  es-tu  si  hardis, 
Qui  bien  velz  estre  d'un  garçon 
Dont  j'ai  mauvese  soupeçon  ? 
Bien  pert  que  tu  crois  les  losenges 
De  legier  as  garçons  estranges. 
Ne  me  voil  plus  en  toi  fier  : 
Certes  ge  te  ferai  lier 
Ou  enserrer  en  une  tour, 
Car  je  n'i  voi  autre  retour. 
Trop  s'est  de  toi  Honte  cslongnie. 
Si  ne  s'est  mie  bien  poignie 
De  toi  garder  et  tenir  court  : 
Si  m'est  avis  qu'cle  secourt 
Moult  mauvesement  Chastéé, 
Quant  lesse  ung  garçon  desréé  ®' 
En  notre  porprise  venir, 
Por  moi  et  li  avilenir. 

L' Amant. 

Bel-Acueil  ne  sot  que  respondre, 
Ainçois  se  fust  aie  repondre, 
S'el  ne  l'éust  ilec  trové. 
Et  pris  avec  moi  tout  prové  ; 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  237 

3669.     A  Bel-Accueil  qui  voudrait  être 
A  Étampes  ou  Meaux  peut-être. 

XXX 

Comment  Jalousie  .îprement 
Tance  Bel-Acucil  pour  l'Amant 
Par  ce  Malcbouche  avertie 
Qui  les  bons  souvent  calomnie. 

Elle  a  Bel-Accueil  assailli  : 

Vilain,  qui  te  rend  si  hardi 

De  rechercher  ainsi  cet  homme 

Dont  j'ai  mauvais  soupçon  en  somme? 

Bien  aisément,  à  mon  avis, 

Les  étrangers  prends  pour  amis. 

En  toi  désormais  ne  me  fie, 

Et  puisque  n'ai  d'autre  sortie, 

Je  te  vais  de  liens  serrer 

Ou  dans  une  tour  enserrer. 

Trop  s'est  de  toi  Honte  éloignée 

Et  ne  s'est  pas  assez  donnée 

A  te  garder  et  tenir  court. 

Et  m'est  avis  qu'elle  secourt 

Bien  mal  Chasteté,  puisque  laisse 

Le  premier  venu,  par  simplesse, 

Dedans  notre  pourpris  entrer, 

Pour  tous  deux  nous  déshonorer. 

L' Aiihuit. 

Bel-Acceuil,  la  langue  interdite. 
Hésitait;  il  eût  pris  la  fuite. 
Mais  elle  l'avait  là  trouvé 
Et  pris  avec  moi  tout  prouvé. 


238  LE   ROMAN    DE    LA    ROSE. 

3689.     Mes  quant  gc  vi  venir  la  grive 
Qui  contre  nous  tcnce  et  estrive, 
Je  fui  tantost  lornés  en  fuie, 
Por  sa  riote  qui  m'ennuie. 
Honte  s'est  lores  avant  traite, 
Qui  moult  se  crient  cstre  meffaite  : 
Si  fu  humilians  et  simple, 
Ele  ot  ung  voile  en  leu  de  gimple, 
Aussinc  cum  nonain  d'abéie  ; 
Et  por  ce  qu'cl  fu  esbahie, 
Commença  à  parler  en  bas. 

Ci  parle  Honte  à  Jalousie. 

Por  Dieu,  dame,  ne  crées  pas 

Malc-Bouchc  le  loscngier; 

C'est  uns  homs  qui  ment  de  legier, 

Et  maint  prod'omme  a  réusé 

S'il  a  Bel-Acueil  accusé, 

Ce  n'est  pas  orc  11  premiers  : 

Car  Male-Bouche  est  coustumiers 

De  raconter  fauces  noveles 

De  valez  et  de  damoiseles. 

Sans  faille  ce  n'est  pas  mcnçonge, 

Bel-Acueil  a  trop  longue  longe  : 

L'en  H  a  soffert  à  atraire 

Tex  gens  dont  il  n'avoit  que  faire  ; 

Mais  certes  ge  n'ai  pas  créance 

Qu'il  ait  eu  nule  béance 

A  mauvestié  ne  à  folie  ; 

Mes  il  est  voir  que  Cortoisie, 

Qui  est  sa  mère,  li  enseigne 

Que  d'acointier  gens  ne  se  feigne. 

Qu'el  n'ama  onques  homme  entule. 

En  Bel-Acueil  n'a  autre  truie, 


LE   ROMAN    Dt    LA    ROSE.  239 

3697.     Aussi  quand  je  vis  la  fâcheuse 
Courir  hurlante  et  furieuse, 
Je  m'esquivai  moult  inquiet, 
Ennuyé  de  tout  ce  caquet. 
Honte  s'est  alors  avancée 
Qui  toujours  craint  d'être  tancée, 
L'air  humble  et  de  simple  apparat, 
Un  voile  en  forme  de  rabat 
Tout  comme  un  nonnain  d'abbaye, 
Et  comme  elle  était  ébahie, 
Se  mit  à  débiter  tout  bas  : 

Honte  â  Jalousie. 

Par  Dieu,  Dame,  ne  croyez  pas 
Malebouche  et  sa  médisance, 
Car  il  ment  avec  trop  d'aisance, 
Et  maint  prudhomme  a  déprisé. 
S'il  a  Bel-Accueil  accusé. 
Ce  n'est  pas  son  coup  d'essai,  dame. 
Toujours  Malebouche  diffame 
Et  tient  propos  méchants  et  laids 
Des  damoiseles  et  varlets. 
Toutefois,  c'est  vrai,  sans  mensonge, 
Bel-Accueil  a  trop  longue  longe; 
On  eut  tort  de  trop  le  laisser 
De  telles  gens  s'embarrasser. 
Mais  certes  je  n'ai  pas  créance 
Qu'il  y  ait  chez  lui  malveillance, 
Égarement,  mauvais  instinct; 
Car  sa  mère,  il  est  bien  certain, 
Lui  dit,  la  sage  Courtoisie 
Qui  n'aima  vilain  de  sa  vie, 
D'être  à  toutes  gens  gracieux. 
Bel-Accueil  n'est  pas  vicieux, 


240  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3721.     Ce  sachiés,  n'autre  cncioéure, 

Fors  qu'il  est  plains  d'envoiséure, 
Et  qu'il  geue  as  gens  et  parole. 
Sans  faille  j'ai  esté  trop  molle 
De  li  garder  et  chasiier, 
Si  vous  en  voil  merci  crier  : 
Se  j'ai  esté  ung  poi  trop  lente 
De  bien  faire,  g'en  sui  dolente  ; 
De  ma  folie  me  repcns  : 
Mes  ge  métrai  tout  mon  apens 
Dès  ore  en  Bel-Acueil  garder, 
James  ne  m'en  quier  retarder. 

Jalousie  parle  à  Honte. 

Honte,  Honte,  fet  Jalousie, 
Grant  paor  ai  d'estre  trahie, 
Car  lecherie  est  tant  montée 
Que  tost  porroie  estre  assotée. 
N'est  merveilles  se  ge  me  dout, 
Car  Luxure  règne  par  tout  : 
Son  pooir  ne  fine  de  croistre. 
En  abaïe,  ne  en  cloistre 
N'est  mes  Chastéé  asséur  ; 
Por  ce  ferai  de  novel  mur 
Clore  les  Rosiers  et  les  Roses, 
Nés  lerrai  plus  ainsinc  descloses, 
Qu'en  vostre  garde  poi  me  fi. 
Car  ge  voi  bien  et  sai  de  fi 
Que  en  meillor  garde  pert-l'en. 
Ja  ne  verroie  passer  l'an 
Que  l'en  me  tendroit  por  musarde. 
Se  ge  ne  m'en  prenoie  garde  ; 
Mestiers  est  que  ge  m'en  porvoie. 
Certes  se  lor  clorrai  la  voie 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  24 1 

Son  seul  défaut,  sur  ma  parole, 
C'est  sa  jeunesse  ardente  et  folle 
Qui  le  fait  rire  et  bavarder. 
Je  reconnais  qu'à  le  garder 
Je  fus  trop  molle  et  le  reprendre, 
Aussi  merci  je  n'ose  attendre. 
Mais  si  j'oubliai  mon  devoir, 
Vous  me  voyez  au  désespoir 
De  ma  coupable  négligence. 
Des  lors  toute  ma  vigilance 
Veux  mettre  à  Bel-Accueil  garder 
Sans  d'un  seul  pas  m'en  écarter. 

Jalousie  à  Hoiite. 

Honte,  Honte,  fait  Jalousie, 
J'ai  grand'  peur  d'être  encor  trahie, 
Car  le  monde  est  si  corrompu 
Que  tôt  j'aurais  l'esprit  perdu. 
Or  n'est  merveille  que  je  craigne, 
Puisque  Luxure  partout  règne  ; 
Son  pouvoir  ne  fait  que  grandir 
Et  pour  Chasteté  garantir 
Plus  n'est  d'abbaye  assez  close. 
Pour  ce  les  Rosiers  et  la  Rose 
Je  veux  clore  de  nouveaux  murs. 
Enfermés  ils  seront  plus  sûrs. 
En  vous  je  n'ai  plus  confiance, 
Je  le  sais  par  expérience, 
Le  meilleur  gardien  est  volé. 
Avant  que  l'an  soit  écoulé 
On  me  tiendrait  folle  et  musarde 
Si  je  ne  m'en  prenais  pas  garde; 
J'y  vais  de  ce  pas  aviser. 
Et  ceux  qui  pour  me  mépriser 

I  16 


242  LE   ROMAN    DU   LA   ROSE. 

3753.     A  ceus  qui  por  moi  conchier 
Viennent  mes  Roses  espier. 
Il  ne  me  sera  jà  peresce 
Que  ne  face  une  forteresce 
Q.ui  les  Roses  clorra  entor  : 
Où  milieu  aura  une  tor 
Por  Bel-Acueil  mètre  en  prison, 
Car  paor  ai  de  traïson. 
Ge  cuit  si  bien  garder  son  cors, 
Qu'il  n'aura  pooir  d'issir  hors. 
Ne  de  compaignie  tenir 
As  garçons  qui  por  moi  honnir 
De  paroles  le  vont  chuant; 
Trop  l'ont  trové  ici  truant, 
Fol  et  legier  à  décevoir  ; 
Mais  se  ge  vif,  sachiés  de  voir, 
Mar  lor  fist  onques  bel  semblant. 

L'Acteur. 

A  ce  mot  vint  Paor  tremblant  ; 
Mes  ele  fu  si  esbahie, 
Quant  ele  ot  Jalousie  oïc. 
Conques  ne  li  osa  mot  dire 
Force  qu'el  la  savoit  en  ire  ; 
En  sus  se  trait  à  une  part. 
Et  Jalousie  atant  s'en  part  : 
Paor  et  Honte  let  ensemble, 
Tout  li  megre  du  cul  lor  tremble. 
Paor  qui  tint  la  teste  encline, 
Parla  à  Honte  sa  cousine. 

Taour. 

Honte,  fet-ele,  moult  me  poise, 
Quant  il  nous  convient  avoir  noise 


LE    ROMAN    Dr.    LA    ROSE.  24  J 

Viennent  rôder  autour  des  Roses 
Ne  trouveront  que  portes  closes. 
Je  n'aurai  le  cœur  satisfait 
Que  lorsqu'un  château  j'aurai  fait 
Pour  les  Roses  partout  enclore, 
Puis  au  centre  une  tour  encore 
Pour  Bel-Acueil  mettre  en  prison 
De  peur  de  maie  trahison. 
Je  veux  si  bien  là-haut  le  prendre 
Qu'il  ne  puisse  dehors  descendre 
Ni  ces  libertins  rencontrer 
Qui  vont  pour  me  déshonorer, 
Le  flattant  de  douce  parole. 
Trop  l'ont-ils  déjà  vu,  le  drôle, 
Fol  et  facile  à  décevoir  ; 
Mais,  si  je  vis,  vous  pourrez  voir 
Le  pri.K  de  son  humeur  galante. 

L'Auteur. 

A  ces  mots,  s'en  vient  Peur  tremblante; 

Mais  était  si  grand  son  effroi 

Que  sans  mot  dire  resta  coi 

Entendant  gronder  Jalousie, 

Et  d'un  si  grand  courroux  transie 

Un  peu  se  tenait  à  l'écart. 

Jalousie  alors  se  départ 

Et  laisse  Honte  et  Peur  ensemble. 

Tout  le  maigre  du  cul  leur  tremble. 

Peur  tête  basse  et  l'air  contrit 

A  sa  cousine  Honte  dit  : 

Teur. 

Honte,  fait-elle,  moult  me  pèse 
Qiaand  il  nous  faut  avoir  mésaise 


244  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

378}.     De  ce  dont  nous  ne  poons  mes  : 
Maintes  fois  est  avril  et  mes 
Passés  c'onques  n'c-usmes  blasme  ; 
Or  nous  ledenge,  or  nous  mcsame 
Jalousie  qui  nous  mescroit. 
Allons  à  Dangicr  orendroit, 
Si  li  monstron  bien  et  dison 
Qu'il  a  faite  grant  mesprison, 
Dont  il  n'a  greignor  poine  mise 
A  bien  garder  ceste  porprise  : 
Trop  a  à  Bel-Acueil  soffert 
A  faire  son  gré  en  apert. 
Si  convendra  qu'il  s'en  ament, 
Ou,  ce  sache-il  tout  vraiement, 
Foïr  l'en  estuet  de  la  terre  ; 
Il  ne  durroit  mie  à  la  guerre 
Jalousie,  n'a  s'ataïne, 
S'ele  l'acueilloit  en  liaïne. 

XXXI 

Comment  Honte  et  Paor  aussy 
Vindrent  à  Dangier  par  soucy 
De  la  Rose  le  ledengicr 
Que  bien  ne  gardist  le  vergier. 

A  cel  conseil  se  sunt  tenues, 

Puis  si  sunt  à  Dangier  venues, 

Si  ont  trové  le  païsant 

Desous  ung  aubc-espin  gisant. 

Il  ot  en  leu  de  chevecel, 

Sous  son  chicf  d'erbe  ung  grant  moncel, 

Si  commençoit  à  someillier; 

Mais  Honte  l'a  fait  csveillier, 


LE    ROMAN    DE    LA    ROSE"  245 

De  ce  dont  nous  ne  pouvons  mais. 
Maintes  fois  sont  avrils  et  mais 
Trépassés  sans  le  moindre  blâme  ; 
Or  nous  insulte,  or  nous  infâme 
Jalousie  avec  ses  soupçons. 
A  Danger  de  ce  pas  allons, 
Toutes  deux  montrons-lui  sans  fable 
De  quel  méfait  il  fut  coupable 
Pour  n'avoir  pas  plus  de  soin  mis 
A  bien  garder  notre  pourpris. 
Laisser  Bel-Accueil  à  sa  guise 
Agir,  c'était  trop  grand'  sottise. 
Il  lui  faudra  tôt  s'amender, 
Ou,  disons-lui  sans  marchander, 
S'enfuir  par  force  de  la  terre  ; 
Il  ne  saurait  soutenir  guerre 
Contre  Jalousie  en  effet, 
S'elle  en  haine  un  jour  le  prenait. 

XXXI 

Comment  Honte  et  puis  Peur  aussi 
Viennent  à  Danger  par  souci 
Bien  fort  le  gourmanJer,  pour  cause 
D'avoir  si  mal  gardé  la  Rose. 

Sur  ce  point  une  fois  d'accord, 
Elle  vont  à  Danger  d'abord. 
Le  paysan  est  qui  rumine 
Couché  dessous  une  aubépine. 
Sur  un  monceau  d'herbe  et  de  foin 
Sa  tête,  en  guise  de  coussin. 
S'appuie  et  tranquille  sommeille. 
Mais  Honte  le  tance  et  l'éveille. 


246  LE    ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3815-     Q-Ui  le  laidenge  et  H  cort  sore. 
Hotile. 

Comment  dormez-vous  à  ceste  hore, 

Fet-ele,  par  maie  avanture  ? 

Fox  est  qui  en  vous  s'asséure 

De  garder  Rose  ne  bouton, 

Ne  qu'en  la  queue  d'ung  mouton  : 

Trop  estes  recréans  et  lasches, 

Qui  déussics  estre  farasches, 

Et  tout  le  monde  estoutoier. 

Folie  vous  fist  otroier 

Que  Bel-Acueil  céans  méist 

Homme  qui  blasmer  nous  féist  : 

Quant  vous  dormes,  nous  en  avons 

La  noise,  qui  mes  n'en  povons. 

Estiés-vous  ore  couchiés  '"? 

Levés  tost  sus,  et  si  bouchiés 

Tous  les  partuis  de  ceste  haie, 

Et  ne  portes  nului  manaie  : 

Il  n'afiert  mie  à  vostre  non, 

Que  vous  faciès  se  anui  non. 

Se  Bel-Acueil  est  frans  et  dous. 

Et  vous,  soies  fel  et  estons, 

Et  plains  de  ramposne  et  d'outrage  : 

Vilains  qui  est  cortois,  c'est  rage  ; 

Ce  oï  dire  en  reprovier. 

Que  l'en  ne  puet  fere  espcrvicr 

En  nule  guise  d'ung  busart  ■". 

Tuit  cil  vous  tiennent  por  musart, 

Qui  vous  ont  trové  débonnaire. 

Voulez-vous  donques  as  gens  plaire, 

Ne  faire  bonté,  ne  servise  ? 

Ce  vous  vient  de  recréantise  : 


LE   ROMAN    DE   LA    ROSE.  247 

}8ji.     Lui  court  SUS  et  lui  dit  grondant  : 
Honts. 

Comment,  fait-elle,  le  croquant, 

A  cette  heure  dormir  il  ose  ! 

Bien  fol  en  lui  qui  se  repose 

Pour  garder  rose  ni  bouton, 

La  queue  autant  vaut  d'un  mouton. 

C'est  par  trop  paresseux  et  lâche  I 

Vous  savez  bien  que  votre  tâche 

Est  de  tous  gourmcr  et  chasser. 

Fol  que  vous  étiez  de  laisser 

Bel-Accueil  céans  introduire 

Cet  intrus  ainsi  pour  nous  nuire  ! 

Vous  dormez,  et  nous  en  avons 

La  noise,  qui  mais  n'en  pouvons. 

Sans  doute,  vous  dormiez  encore  ? 

Levez-vous  donc,  et  courez  clore 

De  la  barrière  tous  les  trous 

Et  chasser  bien  loin  tous  les  fous. 

Pour  votre  nom  c'est  raillerie 

De  n'oser  faire  une  avanie. 

Si  Bel-Accueil  est  franc  et  doux, 

Vous,  soyez  félon  et  jaloux. 

Plein  d'amertume  et  plein  d'outrage  ; 

Vilain  qui  courtois  est,  c'est  rage. 

Et  le  proverbe  est  bien  connu  : 

Jamais  homme  n'est  parvenu 

A  faire  épervier  d'une  buse  ". 

De  votre  sottise  s'amuse 

Qui  vous  trouve  facile  et  doux. 

Aux  gens  plaire  voudriez-vous 

Et  les  obliger  à  leur  guise  ? 

C'est  chez  vous  pure  couardise. 


248  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3845.     Si  aurés  mes  par  tout  le  los 

Que  vous  estes  lasches  et  nios, 
Et  que  vous  créés  jangléors. 
Lors  a  après  parlé  Paors. 

Taor. 

Certes,  Dangier,  moult  me  merveil 

Que  vous  n'estes  en  grant  esveil 

De  garder  ce  que  vous  devés  ; 

Tost  en  porrés  estre  grevés, 

Se  l'ire  Jalousie  engraingne, 

Q.ui  est  moult  fiere  et  moult  grifaingne. 

Et  de  tencier  apareillie  : 

Ele  a  hui  moult  Honte  assaillie, 

Et  a  chacié  par  sa  menace 

Bel-Acueil  hors  de  ceste  place, 

Et  jure  qu'il  ne  puet  durer 

Qu'el  nel'  face  vif  enmurer. 

C'est  tout  par  vostre  mauvestié. 

Qu'en  vous  n'a  mes  point  d'engrestié. 

Ge  cuit  que  cuer  vous  est  faillis. 

Mes  vous  en  serés  mal  baillis. 

Et  en  aurés  poine  et  anui, 

S'onques  Jalousie  connui. 

L'Acteur. 

Lors  leva  li  vilains  la  hure, 
Frote  ses  yex  et  ses  bchure, 
Fronce  le  nés,  les  yex  rooille. 
Et  fu  plains  d'ire  et  de  rooille, 
Quant  il  s'oï  si  mal  mener. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  249 

3853.     Bientôt  vous  aurez  le  renom 

D'un  lâche  et  d'un  stupide  ânon 
Que  le  premier  trompeur  enjôle  1 
Peur  à  son  tour  prit  la  parole  : 

Tetir. 

Certes,  je  m'étonne,  Danger, 

De  vous  voir  si  sot,  si  léger. 

Dit-elle,  en  votre  sun,-eillance  ; 

Il  vous  en  cuirait  fort,  je  pense, 

Si  de  Jalousie  en  devait 

L'ire  grandir,  que  chacun  sait 

Si  dure  et  cruelle  et  sévère. 

Elle  a  tancé  Honte  naguère 

Et  d'ici  Bel-Accueil  chassé 

De  ses  menaces  tout  glacé. 

Disant  :  Je  n'aurai  nulle  joie 

Qu'en  prison  tout  vif  ne  le  voie. 

Or,  c'est  par  pure  lâcheté 

Que  vous  l'avez  si  bien  traité. 

Le  cœur  vous  a  manqué  sans  doute, 

Mais  grands  mau.\  pour  vous  je  redoute 

Et  grandes  peines  désormais, 

Si  Jalousie  or  je  connais. 

L'Auteur. 

Lors  le  vilain  lève  la  hure. 
Frotte  ses  yeux  et  sa  figure. 
Fronce  le  nez,  rouLe  les  yeux, 
Et  puis  soudain  tout  furieux 
Voyant  ainsi  qu'on  le  malmène  : 


2  5t)  LE    ROMAN    DE    LA    ROSE. 

Tfangier. 

3872.     Bien  puis,  fet-il,  vis  forcencr, 

Quant  vous  me  tencs  por  vaincu. 
Certes  or  ai-ge  trop  vescu, 
Se  cest  porpris  ne  puis  garder  : 
Tout  vif  me'puisse-l'en  arder, 
Se  jamès  homs  vivans  i  entre. 
Moult  ai  iré  le  cuer  où  ventre, 
Quant  nus  i  mist  onques  les  pies  ; 
Miex  amasse  de  deux  espics 
Estre  férus  parmi  le  cors. 
Ge  fis  que  fox,  bien  men  recors, 
Or  l'amenderai  par  vous  deus, 
Jamès  ne  serai  parcccus 
De  ceste  porprise  dcffcudre  ; 
Se  g'i  puis  nului  entreprendre, 
Miex  li  vausist  estre  à  Pavie. 
Jamès  à  nul  jor  de  ma  vie 
Ne  me  tendres  por  recréant, 
Ge  le  vous  jur  et  acréant. 

L'Amant. 

Lors  s'est  Dangier  en  pics  drcciés. 
Semblant  fet  d'estre  correciés  ; 
En  sa  main  a  ung  baston  pris, 
Et  va  cerchant  par  le  porpris 
S'il  trovera  partuis,  ne  trace, 
Ne  sentier  qu'à  estouper  ùce. 
Dès  or  est  moult  changié  li  vers  : 
Car  Dangiers  devient  moult  divers, 
Et  plus  fel  qu'il  ne  soloit  estre. 
Mort  m'a  qui  si  l'a  fait  irestre, 


LE    ROM.\M    DE    LA    ROSE.  2$I 

^Danger. 

Je  puis  bien  être  fou  sans  peine, 
Dit-il,  quand  on  me  dit  vaincu, 
Et  j'ai  trop  jusqu'ici  vécu 
Si  ne  puis  garder  une  haie. 
Qu'à  présent  un  seul  homme  essaie 
D'entrer  ;  dussé-je  vif  rôtir, 
Il  n'en  pourra  vivant  sortir. 
J'ai  trop  de  cœur  et  d'ire  au  ventre  ; 
Que  de  deux  glaives  on  m'éventre 
Si  quelqu'un  les  pieds  y  remet. 
Oui,  bien  fol  j'étais  en  effet. 
Grâce  à  vous,  je  puis  ma  paresse 
Réparer  ;  dès  lors  sans  liiiblesse 
Je  veux  surveiller  ce  pourpris, 
Et  le  premier  qui  sera  pris 
Mieux  lui  vaudrait  être  à  Pavie. 
Jamais  à  nul  jour  de  ma  vie 
Ne  me  tiendrez  pour  ùinéant. 
Je  vous  le  jure  par  serment. 

L'Amanl. 

Lors  Danger  sur  ses  pieds  se  dresse, 
Feignant  grand'  fureur  et  rudesse. 
Un  bâton  dans  sa  main  a  pris 
Et  va  cherchant  par  le  pourpris, 
Afin,  s'il  trouve  d'aventure 
Pertuis  ou  trace  en  la  clôture 
Ou  sentier,  d'y  mettre  renfort. 
J'ai  vu  soudain  changer  mon  sort  ; 
Pour  moi  Danger  si  bon  naguère 
Est  plus  félon  qu'à  l'ordinaire. 


252  LE   ROMAN    DE   LA   ROSE. 

3901.     Car  gc  n'aurai  jamès  Icsir 
De  vcoir  ce  que  je  dcsir. 
Moult  ai  le  cucr  du  ventre  irié 
Dont  j'ai  Bel-Acueil  adirié  ; 
Et  bien  sachiés  que  tuit  li  membre 
Me  frémissent,  quant  il  me  membre 
De  la  Rose  que  ge  soloie 
De  près  véoir  quant  ge  voloie  ; 
Et  quant  du  baisier  me  recors, 
Qui  me  mist  une  odor  où  cors 
Assés  plus  douce  que  n'est  basme, 
Par  ung  poi  que  ge  ne  me  pasme  : 
Car  encor  ai  où  cuer  enclose 
La  douce  savor  de  la  Rose. 
Et  sachiés  quant  il  me  sovient 
Que  à  consirrer  m'en  convient, 
Miex  vodroie  estre  mors  que  vis. 
Mar  toucha  la  Rose  à  mon  vis 
Et  à  mes  yex  et  à  ma  bouche, 
S'Amors  ne  sueffre  que  g'i  touche 
Tout  de  rcchief  autre  fiée, 
Se  j'ai  la  douçor  essaiée, 
Tant  est  graindre  la  covoitise 
Qui  esprent  mon  cuer  et  atise. 
Or  revendront  plor  et  sopir, 
Longues  pensées  sans  dormir, 
Friçons,  cspointes  et  complaintes. 
De  tex  dolors  aurai-ge  maintes, 
Car  ge  sui  en  enfer  chéois. 
Male-Bouche  soit  maléois  ! 
Sa  langue  desloiaus  et  fauce 
M'a  porchaciée  ceste  sauce. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  25  J 

3909.     Qui  le  mit  en  telle  fureur 

De  mon  trépas  sera  l'auteur. 

J'ai  perdu  Bel-Accueil  !  Du  ventre 

Le  cœur  en  grand'  colère  m'entre, 

Car  je  n'aurai  jamais  loisir 

De  voir  la  Rose  à  mon  désir. 

Mes  membres  frémissent  de  rage 

En  mes  pensers  quand  j'envisage 

Cette  Rose  que  je  soûlais 

De  près  voir  tant  que  je  voulais, 

Quand  du  baiser  j'ai  souvenance 

Qui  me  mit  au  corps  jouissance 

Si  douce  et  si  suave  odeur. 

Pour  un  peu  me  pâmer  j'ai  peur; 

Car  en  mon  cœur  toujours  est  close 

La  douce  saveur  de  la  Rose, 

Et  sachez  que  s'il  me  souvient 

Que  m'en  séparer  il  convient, 

Mieux  voudrais  être  mort  qu'en  vie. 

Mal  me  prit  la  Rose  chérie 

De  mon  front,  ma  bouche  et  mes  yeux 

Toucher,  Amour,  si  tu  ne  veux 

Qu'une  autre  fois  j'y  touche  encore, 

(Fatal  bonheur  que  je  déplore  I) 

Tant  est  grande  la  folle  ardeur 

Qui  brûle  et  consume  mon  cœur. 

Or  reviendront  les  avanies, 

Pleurs,  soupirs,  longues  insomnies. 

Plaintes,  frissons,  élancements. 

Maintes  douleurs  et  maints  tourments, 

Car  l'enfer  de  nouveau  je  touche. 

Sois  maudit,  cruel  Malebouche, 

Être  déloyal  et  menteur, 

Tu  as  détruit  tout  mon  bonheur  ! 


2  54  LIi   RO.NUN    DE   LA    ROSE. 


XXXII 

393  5-  Comment,  par  envieux  atour, 

Jalousie  fist  une  tour 
Faire  avi  milieu  du  pourpris  '4, 
Pour  enfermer  et  tenir  pris 
Bel-Acueil,  le  très-doulx  enfant, 
Pource  qu'avoit  baisé  l'Amant. 

Dès  or  est  drois  que  ge  vous  die 
La  contenance  Jalousie, 
Qui  est  en  maie  souspeçon  : 
Où  païs  ne  remest  maçon 
Ne  pionnier  qu'elc  ne  mant. 
Si  fait  faire  au  commancement 
Entor  les  Rosiers  uns  fossés 
Qui  cousteront  deniers  assés, 
Si  sunt  moult  lez  et  moult  parfont. 
Li  maçons  sus  les  fossés  font 
Ung  mur  de  quarriaus  tailléis, 
Qiii  ne  sict  pas  sus  croléis, 
Ains  est  fondé  sus  roche  dure  : 
Li  fondement  tout  à  mesure 
Jusqu'au  pié  du  fossé  dcscent, 
Et  vait  amont  en  estrecent  ; 
S'en  est  l'uevre  plus  fors  assés. 
Li  murs  si  est  si  compassés, 
Qu'il  est  de  droite  quarréure; 
Chascuns  des  pans  cent  toises  dure. 
Si  est  autant  Ions  comme  lés. 
Les  tornelles  sunt  lés  à  lés, 
Qui  richement  sunt  bataillies, 
Et  sunt  de  pierres  bien  taillies. 


LE   ROMAN    DE    LA    ROSE.  25  J 


XXXII 


3943'  Comment  par  raale  frénésie 

A  fait  une  tour  Jalousie 
Bâtir  au  milieu  du  pourprit, 
Pour  enfermer  et  tenir  pris 
Bel-Accueil,  pour  la  seule  cause 
Que  l'Amant  a  baisé  la  Rose. 

Sous  le  coup  de  son  vil  soupçon, 
Je  vais  vous  dire  la  façon 
Dont  se  comporte  Jalousie. 
Par  le  paj'S  elle  convie 
Tous  les  maçons  et  pionniers, 
Et  tout  à  l'entour  des  Rosiers 
Fait  d'abord  un  grand  fossé  faire 
Qui,  vrai,  ne  coûtera  pas  guère, 
Car  il  est  large  et  moult  profond. 
Les  maçons  sur  le  fossé  font 
Un  grand  mur  de  pierres  de  taille. 
Point  n'est  assise  la  muraille 
Sur  fondrières,  mais  sur  roc, 
Et  des  fondements  chaque  bloc 
Jusqu'au  pied  du  fossé  s'aligne 
Et  s'élève  en  oblique  ligne 
Pour  toute  l'œuvre  mieux  asseoir. 
Le  mur  autour  de  ce  manoir 
Est  carré  d'exacte  mesure, 
Chacun  des  pans  cent  toises  dure, 
Même  longueur,  niême  largeur. 
Quatre  tourelles  à  hauteur 
Lèvent  leurs  têtes  crénelées 
De  belles  pierres  bien  taillées; 


256  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

3963.     As  quatre  coingnés  en  ot  quatre 
Qui  seroieiit  fors  à  abatre  ; 
Et  si  i  a  quatre  portaus 
Dont  li  mur  sunt  espès  et  haus. 
Ung  en  i  a  où  front  devant 
Bien  déffensable  par  convant, 
Et  deux  de  coste,  et  ung  derrière, 
Qui  ne  doutent  cop  de  perriere. 
Si  a  bonnes  portes  coulans  "" 
Por  faire  ccus  dcfors  doulans, 
Et  por  eus  prendre  et  retenir, 
S'il  osoient  avant  venir. 
Ens  où  milieu  de  la  porprise 
Font  une  tor  par  grant  mestrise 
Cil  qui  du  fere  furent  mestre  ; 
Nulc  plus  bêle  ne  pot  estre, 
Qu'ele  est  et  grant,  et  lée,  et  haute. 
Li  murs  ne  doit  pas  faire  faute 
Por  engin  qu'on  saiche  getier  ; 
Car  l'en  destrempa  le  mortier 
De  fort  vin-aigre  et  de  chaus  vive. 
La  pierre  est  de  roche  naïve 
De  quoi  l'en  fist  le  fondement, 
Si  iert  dure  cum  aiment. 
La  tor  si  fu  toute  réonde, 
Il  n'ot  si  riche  en  tout  le  monde, 
Ne  par  dedens  miex  ordenée. 
Ele  iert  dehors  avironée 
D'un  baille  qui  vet  tout  entor. 
Si  qu'entre  le  baille  et  la  tor 
Sunt  li  Rosiers  espès  planté. 
Où  il  ot  Roses  à  planté. 
Dedens  le  chastel  ot  perrieres 
Et  engins  de  maintes  manières. 


J 


LE    ROMAN-    DE    LA    ROSE.  257 

A  chaque  coin  ces  quatre  forts 
Peuvent  braver  tous  les  efforts. 
Également  sont  quatre  faces 
Dressant  les  immenses  surfaces 
D'épais  et  formidables  murs 
Pour  la  défense  forts  et  sûrs, 
■  Qui  ne  craignent  coup  de  pierrière  ; 
Devant,  sur  le  front,  la  première, 
Deux  autres  de  chaque  côté, 
Puis  une  autre  à  l'extrémité. 
On  voit  glisser  herses  massives  "" 
Pour  irruptions  offensives, 
Et  pour  surprendre  et  retenir 
Ceux  qui  près  oseraient  venir. 
Enfin  ceux  qui  l'œuvre  dirigent 
Au  milieu  du  pourpris  érigent 
Une  autre  tour  avec  grand  art  ; 
Il  n'est  si  belle  nulle  part. 
Elle  est  moult  grande  et  large  et  haute, 
Et  le  mur  ne  doit  faire  faute 
Pour  engin  qu'on  puisse  envoyer. 
Car  fut  détrempé  le  mortier 
De  fort  vinaigre  et  de  chaux  vive. 
La  pierre  est  de  roche  native 
De  même  que  le  fondement 
Et  dure  comme  diamant. 
Cette  tour  est  tretoute  ronde 
Et  n'est  si  riche  en  tout  le  monde 
Ni  mieux  ordonnée  au  dedans. 
Puis  tout  autour,  en  tous  les  sens. 
Une  barrière  l'environne. 
Entre  elle  et  la  tour  s'échelonne 
Un  pourpris  de  rosiers  planté 
Portant  roses  en  quantité. 

I  17 


258  LU   ROMAN    DE   LA   ROSh. 

3997.     Vous  poïssiés  les  mongonniaus 
Véoir  par  des,sus  les  creniaus; 
Et  as  archieres  tout  entour 
Sunt  les  arbalestes  à  tour  ''*, 
Qu'arméure  n'i  puet  tenir. 
Qui  près  du  mur  vodroit  venir, 
Il  porroit  bien  faire  que  nices. 
Fors  des  fossés  a  unes  lices 
De  bons  murs  fors  à  creniaus  bas. 
Si  que  cheval  ne  puent  pas 
Jusqu'as  fossés  venir  d'alée, 
Qu'il  n'i  éust  avant  mellée. 


Jalousie  a  garnison  mise 
Où  chastel  que  ge  vous  devise. 
Si  m'est  avis  que  Dangier  porte 
La  clef  de  la  première  porte 
Qui  ovre  devers  orient  ; 
Avec  11,  au  mien  escient, 
A  trente  sergens  tout  à  conte. 
Et  l'autre  porte  garde  Honte, 
Qui  ovre  par  devers  midi. 
El  fut  moult  sage,  et  si  vous  di 
Qu'el  ot  sergens  à  grant  planté 
Près  de  faire  sa  volenté. 
Paor  ot  grant  connestablie, 
Et  fu  à  garder  establie 
L'autre  porte,  qui  est  assise 
A  main  senestre  devers  bise. 
Paor  n'i  sera  jà  séure, 
S'el  n'est  fermée  à  serréure. 
Et  si  ne  l'ovre  pas  sovent  ; 
Car,  quant  el  oit  bruire  le  veut. 


LE   RO.VIAK   DE   LA   ROSE.  259 

Dans  le  château  mainte  pierrière 
Et  mainte  machine  de  guerre 
On  eût  pu  voir,  et  mangonneaux 
Se  dresser  dessus  les  créneaux, 
Et  tout  autour  aux  meurtrières 
Maintes  arbalètes  tourièrcs  "* 
Contre  qui  nul  ne  peut  tenir. 
Qui  près  du  mur  voudrait  venir 
Ferait  sottise,  je  vous  jure. 
Hors  les  fosses  une  clôture 
S'étend  de  murs  à  créneaux  bas, 
Pour  que  chevaux  ne  puissent  pas 
Jusqu'aux  fossés  venir  d'emblée, 
A  moins  qu'il  y  eût  grand'  mêlée. 

Garnison  Jalousie  a  mis 
Au  castel  que  je  vous  décris. 
D'abord  je  sais  que  Danger  porte 
La  clef  de  la  première  porte, 
Celle  qui  s'ouvre  à  l'orient  ; 
Avec  lui,  à  mon  escient, 
Sont  trente  sergents,  c'est  le  compte. 
Puis  l'autre  porte  garde  Honte, 
Celle  qui  fait  face  au  midi  ; 
Sage  elle  n'a  l'œil  engourdi, 
Mais  de  sergents  troupe  nombreuse 
Et  de  ses  ordres  soucieuse. 
Puis  à  l'autre  porte  du  fort 
Qui  regarde  à  gauche  le  nord 
Peur  commande  ;  elle  l'a  garrtie 
D'une  puissante  compagnie. 
Elle  ne  l'ouvre  pas  souvent, 
Car  elle  tremble  au  moindre  vent" 
Et  jamais  ne  s'y  croira  sûre 
Qu'elle  ne  lerme  la  serrure. 


26o  LE   ROMAK    DE   LA    ROSE. 

4029.     Ou  el  ot  saillir  dcus  langotes, 

Si  l'en  prennent  fièvres  et  gotcs. 

Malc-Bouchc,  que  Diex  maudie! 
Qui  ne  pense  fors  à  boidic  "', 
Si  garde  la  porte  destrois  ; 
Et  si  sachiés  qu'as  autres  trois 
Va  souvent  et  vient.  Quant  il  scet 
Qu'il  doit  par  nuit  faire  le  guet, 
Il  monte  le  soir  as  creniaus, 
Et  atrempe  ses  chaleniiaus, 
Et  ses  buisines,  et  ses  cors. 
Une  hore  dit  lés  et  descors, 
Et  sonnez  dous  de  controvaille 
As  estives  de  Cornoaille  ; 
Autrefois  dit  à  la  fléuste 
Conques  famé  ne  trova  juste  ''^. 
Il  n'est  nule  qui  ne  se  rie, 
S'ele  oit  parler  de  lecherie  ; 
Geste  est  pute,  ceste  se  fltrde, 
Et  ceste  folement  se  garde, 
Ceste  est  vilaine,  ceste  est  foie. 
Et  ceste  nicement  parole. 
Male-Bouche  qui  riens  n'espcrne, 
Trueve  à  chascune  quelque  herne. 


Jalousie,  que  Diex  confonde  ! 
A  garnie  la  tor  réonde  ; 
Et  si  sachiés  qu'ele  i  a  mis 
Des  plus  privés  de  ses  amis. 
Tant  qu'il  ot  grant  garnison  : 
Et  Bel-Acueil  est  en  prison 
Amont  en  la  tor  enserré, 
Dont  li  huis  est  moult  bien  barré, 


LE   ROMAX    DH   LA   ROSE.  26 1 

Deux  sauterelles  bondissant 

Lui  donnent  fièvre  et  tremblement. 

Malebouche,  que  Dieu  maudisse  1 
Qui  n'ourdit  que  vil  artifice  '"^, 
A  la  dernière  s'est  placé, 
Et  vers  les  autres  empressé 
Va  souvent  et  vient.  S'il  doit  faire 
Le  guet  la  nuit,  ne  tarde  guère 
A  monter  le  soir  aux  créneaux 
Et  prépare  ses  chalumeaux. 
Ses  cors,  ses  muses,  ses  trompettes. 
Lors  il  entonne  chansonnettes 
Une  heure  durant,  lais  nouveaux 
Et  gais  refraitis  de  fabliaux, 
Que  souvent  des  sons  il  émaille 
D'une  trompe  de  Cornouaille. 
D'autres  fois  sur  la  flûte  il  dit 
Qu'oncqucs  fenmie  chaste  il  ne  vit  ""*  ; 
Que  c'est  grand'  joie  et  grand'  pâture 
Quand  on  leur  parle  de  luxure. 
L'une  est  pute,  l'autre  se  teint, 
L'autre  jamais  ne  se  contraint. 
L'une  est  vilaine,  une  autre  folle 
Et  celle-là  sotte  en  parole. 
Malebouche  à  qui  rien  ne  vaut 
Trouve  à  chacune  son  délaut. 

Jalousie  a,  que  Dieu  confonde  ! 
Garnison  mise  en  la  tour  ronde. 
Et  sachez  bien  qu'elle  y  a  mis 
Les  plus  privés  de  ses  amis  ; 
Il  y  avait  garnison  grande. 
Bel-Accueil  en  prison  s'amende, 
Là  haut  dans  la  tour  enserré 
Dont  l'huis  est  moult  fort  et  barré  ; 


202  LE   ROMAN"    DE   LA   ROSE. 

4061.     Qu'il  n'a  pooir  que  il  en  issc. 
Une  vielle,  que  Diex  honnisse  ! 
Avoit  o  li  por  li  guctier, 
Qui  ne  fesoit  autre  mestier. 
Fors  espier  tant  solement 
Qu'il  ne  se  maine  foloment. 
Nus  ne  la  péust  en£;ignier 
Ne  de  signier,  ne  de  guignier, 
Qu'il  n'est  barat  qu'el  ne  congnoisse, 
Qu'ele  ot  des  biens  et  de  l'angoisse 
Qu'Amors  à  ses  sergens  départ, 
En  jonece  moult  bien  sa  part. 
Bel-Acueil  se  taist  et  escoute 
Por  la  vielle  que  il  redoute, 
Et  n'est  si  hardis  qu'il  se  moeve, 
Que  la  vielle  en  li  n'aperçoeve 
Aucune  foie  contenance, 
Qu'el  scet  toute  la  vielle  dance.    / 

Tout  maintenant  que  Jalousie 
Se  fu  de  Bel-Acueil  saisie. 
Et  ele  l'ot  fait  emmurer, 
El  se  prist  à  asséurer  : 
Son  chastel  qu'ele  vit  si  fort, 
Li  a  donné  grant  réconfort. 
El  n'a  mes  garde  que  gloutons 
Li  emblent  Roses  ne  boutons  ; 
Trop  sunt  11  Rosiers  clos  forment, 
Et  en  veillant  et  en  dormant 
Puet-ele  estre  bien  asséur. 

L'Aiiianl, 

Mes  ge  qui  fui  defors  le  mur. 
Suis  livrés  A  duel  et  à  poine  : 
Qui  sauroit  quel  vie  ge  moine, 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  265 

Crainte  n'est  que  sortir  il  puisse. 
Une  vieille,  que  Dieu  maudisse  ! 
Est  avec  lui  pour  le  guetter, 
Et  n'est  là  que  pour  rapporter 
S'il  veut  follement  se  conduire. 
Elle  ne  se  laisse  séduire 
Par  signe  ni  mot  doucereux. 
Ni  regard  tendre  et  langoureux. 
Ruse  n'est  qu'elle  ne  connaisse  ; 
Car  elle  eut  certe  en  sa  jeunesse, 
Des  biens  et  maux  qu'Amour  départ 
A  ses  serviteurs,  large  part. 
Bel-Accueil  en  silence  écoute. 
Tellement  la  vieille  il  redoute. 
Et  n'ose  même  se  mouvoir. 
Car  la  vieille  pourrait  y  voir 
Aucune  folle  contenance. 
Toute  elle  sait  la  vieille  danse. 
Jalousie,  à  présent  qu'elle  est 
De  Bel-Accueil  sûre,  et  l'a  fait 
Bien  enfermer  dedans  sa  cage, 
Commence  à  reprendre  courage 
(Ce  château  qu'elle  voit  si  fort 
Lui  a  donné  grand  reconfort). 
Et  ne  craint  plus  que  glouton  ose 
Lui  ravir  ni  bouton,  ni  Rose. 
Trop  bien  sont  clos  près  de  la  tour 
Les  Rosiers  ;  la  nuit  et  le  jour 
Elle  peut  reposer  tranquille. 

L'Amant. 

Mais  moi,  hors  du  mur  qu'on  exile. 
Je  suis  de  peine  et  deuil  rongé. 
Qui  sut  quelle  existence  j'ai 


264  LA    ROMAN   DE   LA    ROSE. 

4093.     Il  en  devroit  grant  pitié  prendre. 

Amors  me  sot  ores  bien  vendre         • 
Les  biens  que  il  m'avoit  prestes  ' 
Gcs  cuidoic  avoir  achetés. 
Or  les  me  vent  tout  derechief  : 
Car  ge  suis  A  grcignor  meschicf 
Por  la  joie  que  j'ai  perdue, 
Que  s'onques  ne  l'eusse  eue. 
Que  vous  iroie-ge  disant  ? 
Ge  resemble  le  païsant 
Qui  giete  en  terre  sa  semence, 
Et  a  joie  quant  el  commence 
A  estre  bêle  et  drue  en  herbe  ; 
Mes  ainçois  qu'il  en  coille  gerbe, 
L'empire,  tele  hore  est,  et  grieve 
Une  maie  nue  qui  crieve 
Quant  li  espi  doivent  florir, 
Si  fait  le  grain  dedens  morir, 
Et  l'espérance  au  vilain  tost 
Qu'il. avoit  eue  trop  tost. 
Si  crieng  ausinc  avoir  perdue 
Et  m'espérance  et  m'atendue, 
Qu'Amors  m'avoit  tant  avancié, 
Que  j'avoie  jà  commencié 
A  dire  mes  grans  privetés 
A  Bel-Acueil,  qui  aprestés 
1ère  de  recevoir  mes  gieus  ; 
Mes  Amors  est  si  outragieus, 
Qu'il  m'a  tout  toUu  en  une  hore. 
Quant  ge  cuidoie  estre  au  desore. 
Ce  est  ausinc  cum  de  Fortune 
Qui  met  où  cuer  des  gens  rancune  ; 
Autre  hore  les  aplaine  et  chue. 
En  poi  d'ore  son  semblant  mue. 


LE   ROi\UN   DE   LA   ROSE.  26$ 

Il  en  devrait  grande  pitié  prendre  ! 
Certes  , Amour  me  sait  bien  vendre 
Tous  les  maux  qu'il  m'avait  prêtés  ; 
Je  crus  les  avoir  achetés, 
Il  faut  que  derechef  les  paie  ; 
Car  plus  douloureuse  est  ma  plaie 
Pour  le  bonheur  que  j'ai  perdu, 
Que  si  jamais  ne  l'avais  eu. 

Que  dis-je?  Est-ce  qu'il  ne  vous  semble 
Qu'à  ce  paj-san  je  ressemble, 
Qui  semence  en  terre  a  jeté 
Et  voit  avec  bonheur  l'été 
Épaisse  et  haute  monter  l'herbe  ? 
Mais  avant  de  cueillir  la  gerbe, 
Crève  un  gros  nuage  soudain 
Qui  détruit  tout  en  un  matin  ; 
Les  épis  en  fleurs  se  flétrissent 
Et  dedans  les  graines  périssent. 
Et  l'espoir  au  vilain  bientôt 
S'évanouit  qu'il  eut  trop  tôt. 
Ainsi  j'ai  peur  mon  espérance 
Perdre  et  ma  longue  patience. 
Amour  pourtant  m'avait  aidé; 
J'avais  déjà  persuadé 
Bel-Accueil  par  tendres  avances 
D'ouïr  mes  douces  confidences 
Et  recevoir  enfin  mes  jeux.  ■ 
Mais  Amour  est  trop  rigoureux 
Et  me  ravit  tout  en  une  heure 
Au  moment  où  le  seuil  j'effleure. 
C'est  ainsi  que  Fortune  fait 
Qui  rancune  aux  cœurs  des  gens  met. 
Les  flatte  une  heure  et  les  conspue, 
En  un  instant  son  semblant  mue, 


266  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

4127.    Une  hore  rit,  autre  bore  est  morne, 
Ele  a  une  roe  qui  tornc, 
Et  quand  cle  veut,  ele  met 
Le  plus  bas  amont  où  sommet. 
Et  celi  qui  est  sor  la  roe 
Reverse  à  un  tor  en  la  boe. 
Las  !  ge  sui  cil  qui  est  versés  : 
Mar  vi  les  murs  et  les  fossés 
Que  je  n'os  passer,  ne  ne  puis. 
Ge  n'oi  bien  ne  joie  onques  puis 
Que  Bel-Acueil  fu  en  prison  ; 
Car  ma  joie  et  ma  garison 
Ert  tout  en  lui  et  en  la  Rose, 
Qui  est  entre  les  murs  enclose  ; 
Et  de  là  convendra  qu'il  isse, 
S'Amors  veult  jà  que  ge  garisse  ; 
Car  jà  d'aillors  ne  quier  que  joie 
Honor,  santé,  ne  bien,  ne  joie. 

Ha!  Bel-Acueil,  biaus  dous  amis, 
Se  vous  estes  en  prison  mis. 
Au  mains  gardés-moi  votre  cuer, 
Et  ne  soffrés  à  nesun  fuer 
Que  Jalousie  la  sauvage 
Mete  vostrc  cuer  en  servage 
Ainsinc  cum  ele  a  fait  le  cors, 
Et  s'el  vous  chastie  de  fors, 
Aies  dedans  cuer  d'aïment 
Encontre  son  chastiement  : 
Se  li  cors  en  prison  remeint, 
Gardés  au  mains  que  li  cuer  m'aint. 
Fins  cuers  ne  lest  mie  à  amer 
Por  batrc  ne  por  mesamer  ''''. 
Se  Jalousie  est  vers  vous  dure, 
Et  vous  fait  anui  et  laidure, 


LE   ROMAN    DE   LA   ROSE.  267 

Une  heure  est  morne,  une  heure  rit, 
Car  sa  roue  un  cercle  décrit  ; 
Celui  qui  est  dessus  la  roue 
Retombe  à  son  tour  dans  la  boue, 
Et  quand  elle  veut,  elle  met 
Le  plus  bas  en  haut  au  sommet. 
Las!  c'est  moi  qu'elle  verse  et  raille  ! 
Pour  mon  mal  vis  fosse  et  muraille 
Q.ue  passer  n'ose  ni  ne  puis  ; 
Biens  et  bonheur  je  n'ai  depuis 
Que  Bel-Accueil  avec  la  Rose, 
Maintenant  de  gros  murs  enclose. 
Emporta  dedans  sa  prison 
Et  ma  joie  et  ma  guérison. 
Si  veut  Amour  que  je  guérisse, 
Qu'il  l'arrache  au  sombre  édifice. 
Car  d'ailleurs  ne  me  peut  venir 
Honneur,  santé,  bien  ni  plaisir. 

Bel-Accueil,  ami  cher  et  tendre. 
S'il  vous  faut  en  prison  attendre, 
Au  moins  gardez-moi  votre  cœur  ! 
Ne  souffrez  pas  pour  mon  malheur, 
A  aucun  prix,  que  la  sauvage 
Mette  votre  cœur  en  servage 
Comme  elle  a  fait  de  votre  corps  ; 
Si  elle  vous  navre  dehors. 
Ayez  dedans  cœur  indomptable 
Contre  son  bras  impitoyable, 
Et  si  le  corps  reste  en  prison, 
Gardez  le  cœur  de  trahison. 
Un  fin  cœur  aime  avec  constance 
El  brave  haine  et  violence  ■". 
Si  Jalousie  a  sans  pitié 
Votre  cœur  d'ennuis  guerroyé, 


268  LE   ROMAN    DE   LA    ROSE. 

4iéi.     Fetes-11  engrestié  encontre, 

Et  du  dangier  qu'elc  vous  montre 
Vous  vengics  au  maios  en  pensant, 
Quant  vous  ne  poés  autrement  ; 
Se  vous  ainsinc  le  féissiés, 
Ge  m'en  tendroic  à  bien  paies. 

Mes  ge  sui  en  moult  grant  souci 
Que  vous  nel'  faciès  mie  ainsi  ; 
Ains  crient  que  mal  gré  me  savés 
Au  mains  por  ce  que  vous  avés 
Esté  por  moi  mis  en  prison  ; 
Si  n'est-ce  pas  por  mesprison 
Que  j'aie  encore  vers  vous  fuite, 
Conques  par  moi  ne  fu  retraite 
Chose  qui  à  celer  féist  ; 
Ains  me  poise,  se  Diex  m'aïst, 
Plus  qu'à  vous  de  la  meschéance  ; 
Car  g'en  soffre  la  pénitence 
Plus  grant  que  nus  ne  porroit  dire. 
Par  un  poi  que  ge  ne  fons  d'ire. 
Quant  il  me  membre  de  ma  perte 
Qui  est  si  grant  et  si  apertc  ; 
S'en  ai  paor  et  desconfort 
Qiii  me  donront,  ce  croi,  la  mort. 
Las  !  g'en  doi  bien  avoir  paor, 
Quant  ge  voi  que  losengéor, 
Et  traïtor,  et  envieus 
Sunt  de  moi  nuire  curieus. 
Ha  !  Bel-Acueil,.  ge  sai  de  voir 
Qu'il  vous  béent  à  décevoir. 
Et  faire  tant  par  lor  flavele, 
Qii'il  vous  traient  à  lor  cordele. 
Se  Diex  m'aïst,  si  ont-il  fait, 
Ge  ne  sai  or  comment  il  vait  ; 


LE  ROMAN   DE   LA   ROSE.  269 

Dc'fendez-vous  avec  courage  ; 
De  sa  cruauté,  de  sa  rage 
Vengez-vous  du  moins  en  pensant, 
Si  ne  pouvez  faire  autrement  ; 
Et  s'il  vous  plaît  ainsi  de  faire. 
Ma  douleur  sera  moins  amère. 

Mais  je  suis  en  moult  grand  souci 
Que  vous  ne  le  fassiez  ainsi, 
Et  me  sachiez  tout  au  contraire 
Mauvais  gré  de  votre  misère. 
Moi  qui  vous  fis  mettre  en  prison. 
Mais,  croyez-moi,  de  trahison 
Je  ne  suis  envers  vous  coupable, 
Jamais  de  nul  acte  blâmable 
Mon  cœur  n'eut  à  se  repentir. 
Mais  Dieu  m'aide  !  Il  me  faut  souffrir 
Bien  plus  que  vous  de  mon  offense, 
Car  j'en  souffre  la  pénitence 
Plus  que  nul  ne  saura  jamais  ; 
Pour  un  peu  d'ire  je  fondrais 
Quand  de  ma  perte  ai  souvenance. 
Bien  puis-je  avoir  peur  sans  doutance 
Lorsque  je  vois  ces  envieux 
Traîtres  et  menteurs  venimeux 
Ainsi  s'acharner  à  me  nuire. 
Ils  me  tueront,  j'ose  le  dire. 
Ah  !  Bel-Accueil,  je  crois  savoir 
Qu'ils  veulent  tous  vous  décevoir, 
N'allez  pas  leurs  fables  entendre, 
A  leur  corde  ils  vous  veulent  pendre. 
Mais  je  ne  sais  rien  en  effet, 
Dieu  m'aide  !  Peut-être  est-ce  fait  ? 
J'ai  peur,  et  grande  est  ma  souffrance, 
Qiie  me  mettiez  en  oubliance, 


ayO  LE  ROMAN   DE  LA   ROSE. 

419;.     Mes  durement  sui  esmaiiîs 
Que  cntr'oblic  ne  m'aies  ; 
Si  en  ai  duel  et  desconfort, 
James  n'iert  riens  qui  m'en  confort, 
Se  ge  pers  votre  bien-voillance, 
Que  ge  n'ai  mes  aillors  fiance  ; 

Et  si  l'ai-ge  perdu,  espoir, 

A  poi  que  ne  m'en  desespoir  ''^. 


Fin  des  vers  de  Guillaume  de  LORRIS. 


LE   ROMAN   DE  LA  ROSE.  27 1 

J'en  ai  grand  deuil  et  déconfort 
Et  je  n'aurai  jamais  confort 
Si  je  perds  votre  bienveillance, 
Car  ailleurs  je  n'ai  d'espérance, 


Et  s'il  m'est  donné  de  le  voir, 
Oui,  j'en  mourrai  de  désespoir  ''^  ! 


S'il  fallait  en  croire  Méon,  Jehan  de  Meung  aurait  ajouté  ces  deux 
derniers  vers  pour  commencer  sa  continuation,  en  supprimant  les 
quatre-vingts  vers  qui  suivent.  •  P.  M. 


VERS 

QUI,    DANS    CERTAINS     MANUSCRITS,    TERMINENT 
LA   PARTIE   DE   GUILLAUME   DE   LORRIS. 


(due  je  n'ai  mes  aillors  fiance) 
4203.     Ne  reconfort  nul  qui  m'aïst. 

Ha  !  biau  douz  cuers  !  qui  vos  véist 
Au  mains  une  foiz  la  semaine, 
Asez  en  fust  mendre  sa  paine; 
Mes  je  ne  sai  santier  ne  voie 
Par  où  jamès  nul  jor  vos  voie. 

En  ce  qu'estoie  en  tel  tristece, 
Si  vi  venir  au  chief  de  pièce 
Devers  la  Tour  Dame  Pitié 
QjLii  maint  cuer  dolant  a  fait  lié, 
Si  me  commence  à  conforter 
Et  dist  :  amis,  por  déporter 
Et  por  voz  dolors  alegier 
Sui  ci  venue  en  cest  vergier, 
Si  vos  amain  dame  Biauté 
Et  Bel-Acueil  et  Loiauté, 
Et  Douz-Regart,  o  lui  Simplece. 
Issu  somes  à  grant  dcstrece 
De  celé  Tour  qui  est  moult  haute  ; 
Mes  cuers  loiax  ne  feroit  faute 
S'il  en  devoit  perdre  la  vie. 
Endormie  s'est  Jalousie, 
Si  nos  somes  emblés  de  lui. 
Moult  avons  eu  grant  anui  ; 


VERS 

QUI,    DANS    CERTAINS    MANUSCRITS,    TERMINENT 
LA   PARTIE   DE   GUILLAUME   DE   LORRIS. 


(Car  ailleurs  je  n'ai  d'espérance) 
4215.     Ni  reconfort  pour  ma  douleur. 

Ah  !  vous  contempler,  beau  doux  cœur, 
Au  moins  une  fois  la  semaine 
Suffirait  à  calmer  ma  peine. 
Mais  je  ne  sais  voie  ou  sentier 
Où  je  puisse  vous  épier  ! 

J'étais  en  ma  noire  tristesse 
Plongé  ;  soudain  vers  moi  s'empresse 
De  vers  la  tour  dame  Pitié 
Q.ui  maint  cœur  triste  a  égayé. 
Lors  à  me  conforter  commence  : 
Pour  t'apporter  douce  allégeance, 
Dit-elle,  et  ton  cœur  soulager, 
Ami,  je  viens  en  ce  verger. 
Nous  sortîmes  à  grand'  détresse, 
Car  j'amène  avec  moi  Simplesse, 
Bel-Accueil  et  dame  Beauté, 
Et  Doux -Regard,  et  Loyauté. 
Bien  haut  de  la  tour  est  le  faîte, 
Mais  rien  un  cœur  loyal  n'arrête 
Quand  il  devrait  braver  la  mort. 
Jalousie  est  là-haut  qui  dort. 
Si  j'ai  pu  tromper  ce  cerbère. 
Ce  n'est  pas  sans  grande  misère  ; 


274  LE   ROMAN   DE   LA   ROSE. 

4227.     Car  Paor  qui  toz  jors  se  crient, 
L'uis  ot  fermé,  si  va  et  vient; 
De  toutes  parz  va  escoutant, 
Por  Malc-Bouche  est  moult  doutant, 
Qu'el  ne  set  qu'ele  doie  faire. 
Mes  bone  amor  la  deboncirc 
Qui  les  siens  ades  reconforte, 
A  grant  meschief  o\Ti  la  porte 
Maugré  que  Paor  en  éust. 
Se  Male-Bouche  le  séust. 
N'en  issisen  por  riens  dou  monde. 
Mes  Vénus  la  bêle,  la  blonde, 
Embla  les  clés,  hors  nos  a  mises. 

Tantost  delez  moi  sont  asiscs; 
Lors  refu  ma  dolor  pasée. 
Dame  Biauté  en  recelée 
Le  douz  bouton  m'a  présenté, 
Et  je  le  pris  de  volenté, 
Si  en  fis  ainssi  com  du  mien  '^j 
Q.u'il  n'i  ot  contredit  de  rien. 

Iluec  fumes  à  grant  délit. 
De  fresche  herbe  fu  nostre  lit, 
De  bêles  roses  de  rosiers 
Fumes  covert  et  de  bcsiers  : 
A  grant  soûlas,  à  grant  déduit 
Fumes  trestoute  celle  nuit. 
Mes  moult  me  sembla  courte  et  briève. 
Au  matinct  quant  l'aube  crieve 
Nos  somes  en  estant  levé, 
Mes  de  ce  fumes  moult  grevé 
Que  si  tost  fu  la  départie  ®''. 
Et  Biautez  si  n'oblia  mie 
Le  trcs-douz  bouton  à  reprendre, 
Maugré  mien  le  me  covint  rendre. 


LE    ROMAN    DU    LA    ROSE.  275 

Car  Peur,  qui  toujours  tremble  et  craint, 
S'en  va  de  toutes  parts  et  vient 
L'huis  clos,  et  méfiante  écoute, 
Tant  Malebouche  elle  redoute 
Et  n'ose  pas  ouvrir  la  tour. 
Mais  la  vaillante  Bonne-Amour 
Qui  les  siens  toujours  réconforte 
A  grand  méchcf  ouvre  lu  porte, 
Malgré  tout  ce  que  Peur  en  eût. 
Si  Malebouche  alors  le  sut, 
Nous  n'eussions  pu  pour  rien  au  monde. 
Mais  Vénus  la  belle  et  la  blonde. 
Les  clefs  volant,  hors  nous  a  mis. 
Ils  sont  près  de  moi  tous  assis, 
Et  ma  douleur  s'en  est  allée. 
Dame  Beauté  en  recelée 
Le  doux  boulon  m'a  présenté  ; 
Pris  l'ai  de  bonne  volonté 
Comme  mien,  et  tout  à  ma'guise  ■" 
M'en  sers,  sans  qu'il  y  contredise. 
Notre  heur  nous  goûtâmes  en  paix 

Sur  un  beau  lit  de  gazon  frais, 

Tout  couverts  de  feuilles  des  Roses 

Et  de  baisers  nos  bouches  closes. 

En  doux  transports,  en  grand  déduit 

Nous  passâmes  toute  la  nuit 

Qui  trop  tôt,  las  !  pour  nous  s'achève. 

Au  matin,  quand  l'aube  se  lève 

Tous  deux  aussi  sommes  sur  pies, 

Bien  contrits  et  bien  ennuyés 

De  séparation  si  vive. 

Mais  Beauté  se  montre  attentive 

Le  doux  bouton  à  ressaisir  ; 

Malgré  moi  je  dus  obéir. 


276  LE    ROMAN    DE   LA   ROSE. 

42É1.     Mes  toutes  fois  la  douce  rose 

Au  départir  ne  fu  pas  close  : 

Mes  ainçois  que  se  départissent 

Ne  que  congié  de  moi  préissent, 

S'en  vint  Biautez  humcliant 

Vers  moi  et  dit  tout  en  riant  : 

Or  puet  Jalousie  gaitier, 

Ses  murs  haucicr  et  enforcier, 

Face  fort  haie  d'églantiers. 

Face  bien  guetier  ses  vergiers, 

Or  i  a  gaagnié  assez  ; 

Ne  s'est-il  bien  en  vain  lassez  ? 

Biaus  douz  amis,  car  me  le  dites, 

A  tel  servise  tiex  mérites®'. 
Pensez  de  servir  sans  trichier 

Se  cuer  avez  fin  et  entier  : 

Tous  jours  seroiz  dou  boton  mestre, 

Jà  si  enclos  ne  saura  cstre. 

Droit  à  la  Tour  tout  bêlement 

S'en  revont  moult  celéement. 

Atant  m'en  part  et  prent  congiet, 
4282.     C'est  li  songes  que  j'ai  songiet. 

o  II  est  facile,  dit  Méon,  de  voir  par  ces  derniers  vers  que  Guil- 
laume de  Lorris  n'avoit  pas  le  projet  de  donner  une  plus  grande 
étendue  à  son  Roman,  et  que  Jean  de  Meung  a  dû  les  supprimer 
pour  lui  donner  une  continuation.  » 

On  sait  que  nous  ne  partageons  pas  cette  opinion.  P.  M. 


LE   ROMAN   DE   LA   ROSE.  277 

Mais  toutefois  la  douce  Rose 
Au  départir  ne  fut  pas  close; 
Car  avant  de  s'en  retourner 
Tretous  et  congé  me  donner, 
A  moi  Beauté  vint  langoureuse 
Et  me  dit  doucement  rieuse  : 
Jalousie  or  peut  nous  guetter, 
Ses  murs  épaissir  et  monter. 
D'églantiers  doubler  la  clôture, 
Mettre  au  verger  garnison  sûre, 
J'ai  goûté  de  bonheur  assé. 
Ne  s'est-il  pas  en  vain  lassé  ? 
Beaux  doux  ami,  comme  le  dites  ; 
Chacun  sers  selon  ses  mérites  ^'. 

Aimez  toujours  loyalement, 
Si  votre  cœur  est  fin  et  franc, 
Toujours  serez  du  bouton  maître 
Si  bien  enfermé  qu'il  puisse  être. 
Droit  à  la  Tour  tout  bellement 
Lors  s'en  revont  moult  doucement. 
De  mon  côté  je  m'achemine  : 
Ainsi  mon  rêve  se  termine. 


NOTES 

DU  PREMIER  VOLUME. 


En  tête  de  ces  notes  nous  ferons  une  observation.  C'est  que  les 
litres  des  chapitres  ont  été  ajoutés  après  coup  par  les  copistes  en 
guise  de  notes  marginales.  Ils  sont  en  effet  d'un  style  beaucoup  plus 
moderne  que  l'ouvrage.  Nous  les  avons  conserves  pour  reproduire 
exactement  l'édition  de  Méon.  Toutes  les  notes  prises  dans  les  édi- 
xions  de  Méon  et  de  M.  Francisque  Michel  portent  la  signature  des 
.auteurs.  Celles  non  signées  sont  de  nous. 

Note  i,  page  3. 

Vers  7.  Treiivc  pour  trouve. 

Ce  mot,  aujourd'hui  hors  d'usage,  se  voit  encore 
dans  Malherbe,  La  Fontaine  et  MoHcre. 

Nous  avons  cru  devoir  introduire  ou  conserver 
dans  tout  le  cours  de  ce  travail  nombre  de  mots,  de 
locutions  et  même  de  phrases  entières  qui  pouvaient 
s'accorder  avec  l'exigence  de  la  traduction.  Ceci  nous 
a  permis  de  laisser  subsister  les  expressions  carac- 
téristiques qu'il  était  difficile  de  bien  rendre  en  fran- 
çais moderne,  et  qui,  rajeunies,  se  fussent  mal  ac- 
commodées d'une  diction  surannée.  Nous  espérons 
que  le  lecteur  nous  saura  gré  d'avoir  conservé  à 
cette  belle  œuvre  un  parfum  d'archaïsme  qui  s'har- 
monise si  bien  avec  la  naïveté  gracieuse  de  nos  deux 
romanciers.    C'est  ainsi  que  nous  n'avons  pas   cru 


28o  NOTES. 

devoir  faire  disparaître  un  grand  nombre  d'hiatus, 
chaque  fois  que,  sans  être  par  trop  fatigants  pour 
nos  oreilles  délicates,  le  vers  servait  fidèlement  la 
pensée  de  l'original.  Mais  toutes  les  fois  que,  sans 
nuire  à  la  traduction,  et  sans  tomber  dans  un  dé- 
faut pire,  il  était  possible  de  les  éviter,  nous  nous 
sommes  empressé  de  le  faire. 

Note  2,  page  2. 

Vers  9.  Macrdbe,  auteur  latin  qui  vivoit  à  la  fin 
du  IVe  siècle.  Il  composa  divers  ouvrages  remplis 
d'érudition.  Ceux  qu'il  a  intitulés  :  Les  Saturnales, 
traitent  de  différens  sujets,  et  sont  un  agréable  mé- 
lange de  critique  et  d'antiquités.  Son  Commentaire 
sur  le  Songe  de  Scipion  est  très-sçavant  ;  il  y  établit 
cinq  espèces  de  songes  :  somnium,  visio,  oracultim, 
insomnium,  visuin.  Ce  dernier  est  une  imagination 
phantastique  d'une  chose  qui  n'existe  pas.  Macrobe 
ne  veut  pas  que  l'on  ajoute  foi  à  ces  deux  dernières 
espèces  de  songes,  n'y  ayant  que  les  trois  premiers 
qui  soient  revêtus  de  tous  les  caractères  de  la  vérité. 
Macrobii  in  somnium  Scipionis,  liber  pritn.,  cap.  j, 
vers  7. 

Pétrone  ne  veut  pas  que  les  songes  et  les  inspira- 
tions qui  nous  arrivent  en  dormant  soient  l'ouvrage 
de  quelque  divinité;  il  prétend,  au  contraire,  que 
nos  songes  ne  sont  que  des  réminiscences  des  choses 
qui  nous  sont  arrivées  lorsque  nous  ne  dormions 
pas. 

Somnia  qua  mentes  ludunl  volilanlibus  umbn's 
Non  deluhra  Dettm,  nec  ab  tetherc  nutnina  millunl 
Sed  sibi  qiiisque  facit. 

(Pctronii  Arbitri  SatjTÎcon.) 


NOTES.  281 

Les  anciens  ont  toujours  eu  les  songes  en  grande 
recommandation.  Pharaon,  roi  d'Egypte,  avoit  à  ses 
gages  des  gens  dont  l'unique  emploi  étoit  d'inter- 
préter les  songes.  (Genèse,  chap.  41.) 

Joseph  avoit  reçu  de  Dieu  un  talent  particulier 
pour  les  e.\pliquer,  et  ses  frères,  jaloux  de  cette  la- 
veur, ne  l'appolloient  plus  que  le  Songeur.  (IbideiH, 
chap.  37.) 

Homère  croyoit  que  les  songes  entrent  dans  l'ame 
par  deux  portes  différentes,  dont  l'une  est  d'yvoire 
et  l'autre  de  corne;  que  ceux  qui  passent  par  la  pre- 
mière nous  trompent  toujours,  n'y  ayant  de  véri- 
tables que  ceux  qui  passent  par  celle  de  corne. 
{Odyssée,  livre  19.) 

Les  poètes  qui  sont  venus  après  lui  ont  pensé  de 
même  ;  Virgile  en  parle  en  ces  termes  : 

Sunt  gemini  sotnni  porta  ;  quorum  altéra  fertur 
Cortiea  ;  qiia  verts  facilis  datur  exitus  umbris. 
Altéra  candenli  perfecla  nitevs  elephanto  : 
Sed  falsa  ad  calum  mitlunt  insomnia  mânes. 

(^/Eneidos,  lib.  vi,  sub  fine.) 

Horace,  parlant  des  songes,  dit  à  Galatée  qu'il 
vouloit  détourner  d'un  voyage  : 

An  vltiis  carentem 

Ludit  imago 
Varia,  qua  porta  fugiens  eburna 

Somnitim  ducit  ? 

(Ode  27,  lib.  3.) 

Et  Properce,  dans  son  Élégie  à  Cynthia,  fait  aussi 
mention  de  ces  portes. 

Kee  tu  sperne  piis  venientia  somnia  partis  : 
Cum  pia  venerunt  somnia,  pondus  habent. 

(Elegia,  vu,  lib.  4.) 

(Lantin  de  Damerey.) 


282  NOTES. 

Note  3,  pa^es  4-$. 
Vers  41-44. 

La  matière  en  est  bonne  et  neuve. 

Comme  dit  M.  Ampère,  bonne,  je  ne  dis  pas  non  ; 
mais  neuve,  c'est  autre  chose. 

Note  4,  pages  6-7. 

Vers  79-79.  Kàlandre. 

C'est  l'alouette  huppée  qu'on  voit  toujours  vole- 
tant le  long  des  routes.  Dans  l'Orléanais,  de  nos 
jours  encore,  on  ne  la  nomme  pas  autrement. 

Note  5,  page  12. 

Félonie  —  Vilenie.  Nous  ferons  remarquer  ici  que 
ces  deux  images  n'en  font  qu'une  dans  le  plus  beau 
et  le  meilleur  manuscrit  de  la  Bibliothèque  nationale, 
no  380  ancien  fonds  français.  Ce  magnifique  travail 
de  Nicolas  Flamel,  exécuté  vers  la  fin  du  XIV<:  siècle 
pour  le  duc  Jean  de  Berri,  oncle  de  Charles  VI,  est, 
de  tous  les  manuscrits  français,  celui  qui  se  rapproche 
le  plus  du  texte  de  Méon.  L'auteur  dit  qu'à  gauche 
se  dressait  Félonie,  qui  était  appelée  Vilenie.  Nous 
préférons  le  texte  tel  que  l'a  restitué  Méon. 

Note  6,  pages  12-13. 
Vers  178-178. 

Et  famé  qui  petit  séust 
D'honorer  ceus  qu'ele  déust. 


NOTES.  285 

Ce  dernier  trait  convient  parfaitement  au  person- 
sonnage  peint  par  le  poète.  Il  y  a,  dans  le  recueil  de 
fiibliaux  publié  par  Méon,  un  long  poème  malheu- 
reusement incomplet  intitulé  :  le  dit  de  Trubert,  du 
nom  du  personnage  principal,  qui  est  justement  le 
type  du  vilain  au  sens  primitif  et  au  sens  figuré  du 
mot.  Il  n'y  a  pas  de  méchant  tour  qu'il  ne  joue  au 
duc  son  seigneur.  C'est  le  pendant  de  l'esclave  an- 
tique. Privé  de  tous  les  droits  les  plus  chers  à 
l'homme,  il  devient  rusé,  nféchant  ;  sa  vie  n'a  plus 
qu'un  but  :  la  vengeance.  (E.  Cougny.) 

Note  7,  page  1$. 
Vers  197. 

D'un  hcritage  dépouillés. 

Ici  se  présente  pour  la  première  fois  un  participe 
décliné. 

A  l'époque  où  vivaient  les  auteurs  du  Roman  de 
la  Rose,  tous  les  participes  sans  exception  se  décli- 
naient. Jusqu'au  XVIIe  siècle,  ils  restèrent  décli- 
nables à  volonté.  L'Académie  trancha  la  difficulté, 
et  rendit  tous  les  participes  directs  indéclinables  avec 
l'auxiliaire  avoir.  Toutefois,  elle  toléra,  en  poésie 
seulement,  qu'on  pût  encore  parfois  décliner  les  par- 
ticipes, pourvu  qu'ils  fussent  placés  entre  le  verbe 
auxiliaire  et  leur  régime,  comme  par  exemple  dans 
ces  deux  vers  de  Malherbe  : 

O  Dieu  dont  les  bontcs,  de  nos  larmes  touchées, 
Ont  aux  vaines  fureurs  les  armes  arrachées. 

Nous  nous  sommes  arrêté  à  cette  règle  après  de 
longues  hésitations  ;  mais  comme  elle  nous  permet- 


284  NOTES. 

lait  de  conserver  un  nombre  incalculable  de  vers 
presque  dans  leur  intégrité,  sans  trop  choquer  la 
grammaire  moderne,  nous  espérons  qu'on  n'osera 
pas  trop  nous  reprocher  cette  licence. 

Note  8,  pages  16-17. 
Vers  224-226. 

Et  une  cote  de  brunete. 

M.  Francisque  Michel  traduit  brunete  par  bure,  de 
sorte  que  le  vers  se  traduirait  ainsi  :  «  Et  une  cote 
de  bureau.  »  C'est  une  erreur.  Nous  en  voj'ons  la 
preuve  au  vers  4569,  au  début  de  la  partie  de  Jehan 
de  Meung  : 

Car  ausinc  bien  sunt  amorctes 
Sous  buriaus  comme  sous  brunetes. 

Lorsqu'il  arrive  à  ce  passage,  il  traduit  brunete 
par  espèce  d'étoffe.  Mais,  d'après  ces  deux  vers,  il  est 
impossible  de  se  méprendre  sur  la  véritable  signifi- 
cation de  brunete.  C'est  bien  (comme  on  le  voit  au 
Glossaire)  un  drap  fin  dont  se  vêtaient  les  personnes 
de  qualité.  Il  tirait  son  nom  de  sa  couleur  foncée. 

Note  9,  pages  18-19. 
Vers  248-250. 

Que  s'elle  voit  ou  s'ellc  ouït. 

Nous  avons  ici  conservé  s'elle  pour  si  elle. 

Cette  élision  est  très-compréhensible,  et  il  est  très- 
regrettable,  à  nos  yeux,  qu'elle  ne  soit  plus  usitée. 
Elle  est  tout  aussi  naturelle  que  s'il  pour  si  il. 


NOTES.  28^ 

Note  10,  pages  18-19. 

Vers  255-254.  Pnidhomine,  homme  sage,  prudent, 
honnêie. 

Prude  est  resté  dans  la  langue  et  prudhomme  égale- 
ment, mais  avec  une  acception  toute  spéciale. 

Note  i  i  ,  pages  24-2  5 . 

Vers  545-549.  Karokr,  danser  la  karole. 

Cette  danse,  qui  s'exécutait  en  rond  et  que  Jacques 
Yver  appelle  pour  cela  la  ronde  carole,  avait  donné 
naissance  au  mot  karoleur,  qui  se  trouve  dans  le 
Roman  de  la  Rose,  et  à  caroler,  qui  se  lit  dans  les  poé- 
sies de  Froissard.  On  la  dansait  beaucoup  à  Paris, 
où  se  trouvait  même  un  carrefour  qui  lui  devait  son 
nom  de  Notre-Dame-de-la-Carole. 

(Edouard  Fourxier,  Variétés  historiques 
et  littéraires,  t.  II,  p.  16.) 

Note  12,  pages  50-51. 
Vers  457-4)9- 

Je  cuit  qu'ele  acorast  de  froit. 
De  froidure  elle  serait  morte. 

Acorer.  M.  Francisque  Michel  traduit  ce  mot  par 
avoir  mal  au  cœur.  De  sorte  que  ce  vers  se  tradui- 
rait ainsi  :  «  Je  crois  que  de  froid  elle  aurait  mal  au 
cœur.  »  Lantin  de  Damerey  et  Méon  traduisent  ce 
mot  par  mourir.  Nous  partageons  cet  avis.  En  effet, 
acorer,  verbe  actif,  veut  dire  :  arracher  le  cœur,  les 
entrailles  (corailles),  d'où  notre  moderne  écœurer.  Dans 


286  KOTES. 

la  suite,  ce  mot  perdit  de  sa  force;  mais  le  sens  le 
plus  faible  fut  affliger,  percer  le  cœur.  (Voyez  le  Glos- 
saire de  Du  Gange.) 

Du  reste,  ce  mot  se  retrouve  souvent  dans  le 
Roman  de  la  Rose.  Ainsi,  au  vers  7652,  on  lit  : 

Male-Bouche  et  tout  son  linage, 
S'il  vous  dévoient  acorer, 
Vous  lo  servir  et  honorer. 

Au  vers  10905  : 

Por  qui  mort  ma  mère  plora 
Tant,  que  presque  ne  s'acora. 

Évidemment  on  ne  saurait  traduire  ce  verbe  que 
par  excentrer,  dans  le  premier  exemple,  et  s'arracher 
le  cœur,  la  vie,  dans  le  second. 


Note  13,  pages  32-33. 
Vers  475-477- 

Furent  à  or  et  à  asur 

De  toutes  pars  p.untes  où  mur. 

Telles  étaient  pourtraites  au  moyen  âge  les  pein- 
tures murales  et  les  miniatures  des  manuscrits. 


Note  14,  pages   56-37. 
Vers  S39-S4I- 

Chcveus  ot  bloiis  cum  uns  bacins. 

Bacin,  casque  rond  en  acier  poli. 
Dans  le  moyen  âge,  ni  homtne,  ni  femme  n'était 
réputé  beau  s'il  n'avait  les  clieveux  blonds.  Les  che- 


NOTES.  287 

veux  noirs  étaient  rares  à  la  fin  du  XIII«  siècle.  Ce- 
pendant il  est  question  de  combattants  blonds  et 
mors,  de  personnes  noires  et  blondes,  dans  la  branche 
des  royaux  lignages  de  Guillaume  Guiard,  poète  Or- 
léanais du  XIlIc  siècle,  vers  2576  et  6925. 

(Francisque  Michel.) 

Note  15,  pages  36-57. 
Vers  542-546. 

Son  entr'oil  ne  fu  pas  peUs, 
L'cntrecil  net  et  bien  marqué. 

Entr'oil,  entrecil  ou  entr'œil,  du  latin  interciliuni, 
l'espace  compris  entre  les  deux  yeux  ou  plutôt  entre 
les  sourcils. 

Ce  mot  n'a  pas  d'équivalent  dans  notre  langue 
moderne  ;  c'est,  somme  toute,  une  lacune  fort  re- 
grettable. 

Note  16,  pages  36-37. 

Vers  545-549.  Vdir,  yeux  vairs. 

Les  y^x  ot  plus  voirs  c'uns  faucons. 

Vair,  vairon,  vairs,  varans,  vayron,  veiroti,  vetrs, 
ver,  veri;  au  féminin  vaire,  vere  :  mots  appliqués  à 
tout  ce  qui  était  de  couleurs  différentes  ou  chan- 
geantes ;  d'où  le  nom  de  vairons,  donné  i\  de  petits 
poissons  que  l'on  voit  sur  le  bord  des  rivières,  parce 
qu'ils  sont  de  différentes  couleurs  et  changeantes  ; 
fourrure  de  couleur  gris  blanc  mêlé,  et  fort  recher- 
chée des  anciens  Français,  qui  fut  ainsi  nommée  de 
varius,    qui   signifie  varié,    et  non   pas  de  variola, 


288  NOTES. 

comme  le  dit  Borel.  On  dit  aussi  :  yeux  vairs,  pour  : 
yeux  bleus,  parce  que,  comme  dans  la  fourrure 
vaire,  ils  sont  parsemcjs  de  petits  points  blancs.  On 
appelle  encore  des  yeux  de  différentes  couleurs  des 
yeux  vairons.  La  Ravallière,  dans  les  Chansons  du  Roy 
de  Navarre,  tome  I,  page  451,  trompé  par  l'ortho- 
graphe, a  cru  que  le  mot  vair  signifiait  couleur 
verte,  viridis;  il  s'étonne  de  ce  qu'on  ne  trouve  plus 
d'yeux  verts,  et  comment  la  nature  peut  en  avoir 
formé  de  pareils  ;  il  invite  les  philosophes  à  exami- 
ner pourquoi  ce  phénomène  n'arrive  plus.  Ronsard, 
qui  florissait  sous  Charles  IX  et  Henri  III,  est 
tombé  dans  la  même  erreur.  Voyez  son  ode  à 
M.  Peltier. 

«  Mestre  Robert me  dit  :  Je  vous  veil 

demander  se  le  Roy  se  séoit  en  cest  prael,  et  vous 
vous  allez  seoir  sur  son  banc  plus  haut  que  li,  se  on 
vous  en  devroit  bien  blasmer,  et  je  li  dis  que  ôil  ; 
et  il  me  dit  :  Dont  f;iites-vous  bien  à  blasmer,  quant 
vous  estes  plus  noblement  vestu  que  le  Roy;  car 
vous  vous  vestez  de  vair  et  de  vert,  ce  que  le  Roy 
ne  fait  pas  ;  et  je  li  diz  :  Mestre  Robert,  salve  vostre 
grâce,  je  ne  foiz  mie  à  blasmer,  se  je  me  vest  de 
vert  et  de  vair,  car  cest  abit  me  lessa  mon  père  et 
ma  mère  ;  mais  vous  faites  à  blasmer,  car  vous  estes 
filz  de  vilain  et  de  vilaine,  et  avez  lessié  l'abit  vostre 
père  et  vostre  mère,  et  estes  vestu  de  plus  riche  ca- 
melin  que  le  Roy  n'est.   » 

(JoiNViLLE,  Histoire  de  saint  Louis.') 

On  voit  par  cette  citation  que  Joinville  fait  la  dis- 
tinction de  l'étoffe  vaire  et  de  la  couleur  verte  ;  le 
Roman  de  la  Rose,  cité  au  mot  Pers,  l'a  faite  aussi  ; 
le  Reclus  de  Moliens,  cité  au  mot  Avcrsaire,  compare 


NOTES.  289 

le  diable  i\  un  geai  vair  :  tout  le  monde  connaît  cet 
oiseau,  et  l'on  sait  qu'il  n'en  fut  jamais  de  couleur 
verte.  Dans  les  citations  suivantes,  on  verra  quelles 
étaient  les  qualités  qu'il  fallait  posséder  pour  être 
mis  au  rang  des  belles  : 

Ot  vairs  icx,  rians  et  fendus, 
Les  bras  bien  fès  et  estendus, 
Blanches  mains  longues  et  ouvertes, 
Aux  templieres  que  vi  apertes 
Apparut  qu'ele  ot  teste  blonJo. 

(Fabliau,  tas.  uo  7218,  f"  280  v,  col.  t.) 

Les  icx  ot  vairs  corne  cristal. 

(Fabliau  de  Gomberl  et  des  deux  clercs.) 

Vairs  ot  les  ieux,  et  les  crins  blois. 

(Roman  de  la  Violette.) 

Le  palefroy  vair  était  un  cheval  gris  pommelé, 
ou  de  différentes  couleurs.  Huon  le  Roy,  poète  du 
XIII'=  siècle,  a  fait  un  lay  intitulé  :  Le  vair  Palefroy  ; 
il  fait  partie  de  la  nouvelle  édition  des  Falûiaux  de 
Barba\an  qu'on  vient  de  publier.  On  ne  présumera 
pas  qu'un  cheval  ait  jamais  été  de  couleur  verte,  à 
moins  qu'on  ne  l'ait  peint.  Dans  le  Fabliau  des  che- 
valiers, des  clercs  et  des  vilains,  l'un  des  chevaliers  est 
monté  sur  un  dextrier  vairon,  parce  qu'il  était  de 
couleurs  différentes,  et  non  pas,  comme  le  dit  le 
Père  Joubert,  parce  qu'il  avait  un  œil  de  couleur 
différente  de  l'autre.  Penne  vaire,  plume  tachée  de 
noir  et  de  blanc  ou  d'autre  couleur  ;  menu  vair, 
étoffe  ou  fourrure  dont  les  taches  étaient  très-petites, 
de  façon  que  l'on  avait  peine  à  distinguer  laquelle 
des  couleurs  était  la  plus  dominante. 

{Glossaire  de  la  langue  romane,  par 
Roquefort,  t.  II,  p.  680.) 


19 


290  NOTES. 

Note  17,  pages  38-39. 
Vers  563-565. 

D'orfrois  ot  ung  chapel  mignot. 

Orfrois,  dentelle  d'or  ou  d'argent,  point  d'Espagne. 

(F.  M.) 

Chapel,  chapelet,  chapiaus  de  flors,  chapeau,  cou- 
ronne de  fleurs. 

C'étoit  une  guirlande  ou  couronne  qu'on  mettoit 
sur  la  tête.  On  en  couronnoit  quelquefois  le  vain- 
queur, comme  firent  les  dames,  à  Naples,  au  roi 
Charles  VIII,  lorsqu'elles  lui  mirent  une  couronne 
de  violettes,  et  le  baisèrent  ensuite  comme  le  cham- 
pion de  leur  honneur.  Les  couronnes  s'introduisirent 
dans  les  festins  avec  la  mollesse  et  la  volupté.  On 
en  mettoit  aux  bouteilles  et  aux  verres.  Les  convives 
en  prenoient  à  la  fin  du  repas,  et  c'étoit  le  sj'mbole 
de  la  débauche. 

A  mesure  que  le  luxe  s'accrut,  on  raffina  sur  la 
matière  des  couronnes  ;  elles  étoient  dans  les  com- 
mencements de  feuilles  d'arbres  ;  on  les  fit  de  roses 
dans  la  suite,  puis  de  fine  laine,  et  enfin  d'argent  et 
d'or.  Les  grands  seigneurs  en  France,  et  les  cheva- 
liers qui  avoient  quelque  réputation,  portoient  des 
chapelets  de  perles  sur  la  tête.  Voilà  l'origine  des 
couronnes  dont  on  timbre  aujourd'hui  les  armoiries, 
prérogative  interdite  aux  roturiers  par  les  ordon- 
nances. 

C'est  de  la  figure  de  ces  chapelets  de  perles  que 
nos  rosaires  et  nos  chapelets  ont  pris  leur  nom,  parce 
qu'ils  ressemblent  à  une  guirlande,  suivant  la  re- 
marque de  Borel. 


NOTES.  291 

On  lit  dans  le  Roman  de  Lanccht  :  «  Qu'il  ne  fut 
jour  que  Lancelot,  ou  hiver  ou  été,  n'eût  au  matin 
un  chapeau  de  fresches  roses  sur  la  tëtc,  fors  seule- 
ment au  vendredi  et  aux  vigiles  des  haultes  fêtes,  et 
tant  que  le  karême  duroit.  »  Peu  de  personnes  s'avi- 
seroient  aujourd'hui  de  chercher  le  mérite  de  la 
mortification  dans  une  pareille  abstinence. 

L'auteur,  un  peu  plus  loin,  parlant  de  Déduit,  dit 
que  : 

Li  ot  s'amie  fet  chapel 

De  Roses  qui  moult  li  sist  bel. 

(Lantin  de  Damerey.) 

Note  18,  pages  60-61. 

Vers  942-936.  More.  Ici  deux  versions  se  pré- 
sentent :  viore  veut  dire  mûre,  fruit  noir,  et  7>wre, 
nègre. 

MM.  Méon  et  Francisque  Michel  traduisent  mûre, 
M.  Littré  opine  pour  more.  Nous  avons  adopté  l'opi- 
nion de  ce  dernier.  Ici,  à  vrai  dire,  la  traduction  mûre 
nous  séduisait  assez  à  cause  du  voisinage  du  vers  : 

Dont  li  fruit  iert  mal  savorcs. 

Toutefois  nous  ferons  remarquer  qu'à  la  page  sui- 
vante, le  poète  dit  que  le  fût  et  le  fer  des  flèches 
était  plus  noir  que  déables  d'enfer;  puis  au  vers  8873 
Jehan  de  Meung,  faisant  parler  le  Jaloux,  dit  : 

Vous  en  aurés  le  vis  pâli, 
Voire  certes  plus  noir  que  more. 

Dans  ce  dernier  vers  nous  n'avons  pas  hésité  à 
traduire  :  more.  Enfin  remarquons  en  passant  que 
Guillaume  de  Lorris  parle  plus  haut  deux  fois  des 


292  NOThS. 

Sarrasins  et  de  la  Palestine,  et  qu'il  emploie,  pour 
désigner  le  fruit,  itiore  et  tiieure.  Nous  devons  dire 
pourtant  que  Marot,  dans  ces  deux  endroits,  écrit  ou 
plutôt  traduit  :  meures.  Nous  ne  nous  appesantissons 
tant  sur  une  chose  si  peu  importante  que  pour  mon- 
trer avec  quel  soin  nous  avons  conduit  notre  travail. 


Note  19,  pages  62-63. 
Vers  965-957. 

Et  cel  où  li  meillor  penon 
Furent  entis,  Biautés  ot  non. 
Et  le  plus  beau  pour  la  couleur 
Et  les  plumes  de  son  enture 
Etait  Beauté. 

Enture.  Ce  mot  se  trouve  également  au  vers  1779. 

M.  Littré  ne  donne  que  quatre  signifiations  à  ce 
mot  :  10  la  fente  où  l'on  met  l'ente  ou  la  greffe.  Les 
trois  autres  sont  spéciales  à  certains  métiers.  A  notre 
avis,  le  mot  etititrc  dut  prendre  insensiblement  la 
place  à'ente  dans  le  langage  usuel  et  populaire,  car  il 
y  est  encore  beaucoup  plus  employé,  non  pas  dans 
le  sens  de  fente  où  l'on  introduit  l'ente,  mais  pour 
l'ente  elle-même.  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'une  exem- 
ple, dans  la  carrosserie,  on  nomme  aujourd'hui  brau- 
card  la  pièce  de  bois  cintré  qui  va  d'un  bout  à 
l'autre  de  la  voiture  et  lui  sert  de  charpente  ;  mais 
on  nomme  enture  le  brancard  que,  la  voiture  ter- 
minée, on  vient  enter  sur  le  devant  et  qui  n'en 
fait  partie  qu'une  fois  fixé. 

Nous  aurions  préféré  abandonner  ce  mot,  que  le 
lecteur  pourra  prendre  dans  ce  sens  ou  dans  celui 
d'ente.  Ce  dernier  est  très-admissible  au  vers  965  : 


NOTES.  293 

lu'S  plumes  de  son  eiiture,  ces  plumes  étant  fixées  dans 
une  fente.  Au  vers  1783,  eiiture  signifie  le  fût  tout 
entier,  soit  en  acceptant  l'interprétation  ci-dessus, 
soit  en  prenant  la  partie  pour  le  tout.  Que  le  lecteur 
n'oublie  pas  les  immenses  et  surtout  innombrables 
difficultés  que  nous  avons  eues  i\  surmonter  pour 
terminer  une  œuvre  si  longue  qu'elle  en  était  parfois 
désespérante. 

Note  20,  pages  62-63. 
Vers  975-966. 

Mes  qui  de  près  en  vosist  traire. 
Si  de  près  on  le  ivulait  traire. 

Traire.  Nous  avons  conservé  ce  mot  pour  tirer, 
lancer. 

C'est  un  de  ces  mots  que  nous  n'avons  pas  cru 
devoir  sacrifier  ici  pour  deux  raisons  :  la  première, 
c'est  qu'il  a  permis  de  reproduire  à  peu  près  absolu- 
ment le  vers  de  Guillaume  de  Lorris;  la  seconde, 
c'est  qu'il  est  facile  à  comprendre  sans  être  d'un  ar- 
chaïsme exagéré.  Le  mot  trait  en  indique  suffisam- 
ment, du  reste,  la  signification.  Traire  signifie  tirer, 
lancer.  On  dit  encore  tirer  de  l'arc,  du  pistolet,  etc. 

Traire  était  encore  usité  au  XYII^  siècle.  On  le 
trouve  dans  Molière  :  «  Mon  Dieu,  je  sais  l'art  de 
traire  les  hommes.  »  M.  Littré  lui  donne  en  cette 
circonstance  le  sens  de  tirer,  obtenir  de  quelqu'un. 
Au  XVI'^  siècle,  il  était  d'un  usage  continuel  :  «  Ils 
s'encoururent,  dit  Amyot,  çà  et  là,  les  épées  traictes 
au  poing,  ravir  et  enlever  les  filles  des  Sabins.  » 
Il  nous  reste  encore  les  composés  :  soustraire,  re- 
traire, extraire,  etc. 


294  NOTES. 


Note  21,  pages  64-65. 

Vers  996-993.  Nûveï-Penser,  inconstance,  infidé- 
lité, nouvelles  amours. 


Note  22,  pages  66-67. 

Vers  1022-1019.  Teches,  qualités  bonnes  ou  mau- 
vaises. 

M.  Francisque  Michel  traduit  ce  mot  par  manières. 
C'est  une  erreur.  Remarquons  en  passant,  et  nous 
aurons  maintes  occasions  de  le  signaler,  qu'il  est 
assez  léger  dans  ses  traductions. 

Note  23,  pages  70-69. 

Vers  1076-1070.  Poignent,  piquent,  percent.  On 
connaît  le  proverbe  : 

Peignez  vilain,  il  vous  oindra, 
Oignez  vilain,  il  vous  poindra. 

Note  24,  pages  70-71. 

Vers  1077-107 1.  Dusqiies  as  os,  jusques  aux  os. 

Ici  nous  avons  sacrifié  l'harmonie  à  la  fidélité. 
Nous  avons  tenu  à  conserver  cette  cacophonie  carac- 
téristique. Le  lecteur  nous  excusera  sans  doute  en 
observant  que  nous  n'avons  fait  que  reproduire  la 
faute  de  l'original.  Une  bonne  traduction,  à  notre 
avis,  doit,  tout  en  essayant  de  reproduire  les  qua- 
lités, ne  pas  chercher  à  atténuer  quand  même  tous 
les  défauts.  Nous  aurons  l'occasion  de  le  faire  remar- 
quer, malheureusement  bien  souvent,  dans  le  poème 


NOTES.  295 

de  Jehan  de  Meung,  qui  a  trop  sacrifié  la  forme  au 
fond. 


Note  2$,  pages  70-71. 

Vers  1 096-1 090.  Estoires. 

M.  Francisque  Michel  traduit  ce  mot  par  :  repré- 
sentations figurées.  C'est  une  glose  vraisemblable,  mais 
non  la  traduction  du  mot.  Estoire  n'a  jamais  signifié 
qu'histoire,  ou  dans  une  autre  acception  :  flotte  de 
guerre,  du  latin  slorium. 

Note  26,  pages  70-71. 
Vers  1 103-1097. 

"EJchesse  avait  riche  ainiure. 

On  trouve  souvent,  dans  les  anciens  comptes,  des 
mentions  de  ceintures  aussi  précieuses  que  celle  de 
Richesse.  Pour  n'en  citer  qu'une  seule,  dans  un  rôle 
des  Archives  royales  d'Angleterre,  relatif  aux  noces 
de  Jeanne,  troisième  fille  d'Edouard  I^^r,  il  est  ques- 
tion d'une  ceinture  magnifique,  toute  d'or,  avec  ru- 
bis et  éméraudes,  achetée  à  Paris  par  l'ordre  du  roi 
€t  de  la  reine,  pour  la  somme  de  trente-sept  livres 
sterling  douze  schillings.        (Francisque  Michel.) 

Note  27,  pages  78-79. 
Vers  121 3-1209. 

Du  bon  roi  Artus  de  Bretaigne. 

Artus,  roi  de  la  Grande-Bretagne,  surnommé  le 
Bon,  étoit  fils  d'Uterpandragon  et  de  la  reine  Yvergne. 


296  NOTES. 

Il  épousa  Genièvre,  fille  de  Léodogand,  foi  de  Ta- 
mélide.  Cette  princesse,  qui  passoit  pour  un  modèle 
de  sagesse,  ne  put  résister  aux  charmes  du  fameux 
Lancelot  du  Lac,  fils  du  roi  Ban  de  Benoist.  Cette 
folle  amour  coûta  la  vie  A  plus  de  cent  mille 
hommes  et  au  bon  roi  Artus,  l'an  541.  Il  portoit 
d'azur  à  treize  couronnes  d'or.  Son  épée,  dont  il  est 
si  souvent  parlé  dans  le  Roman  de  Lancelot,  s'appe- 
loit  Escalibor,  qui  en  hébreu  signifie  tranche  fer  et 
acier.  (Lantin  de  Damerey.) 

Note  28,  pages  78-79. 
Vers  1230-1228. 

Et  n'avait  pas  nez  d'Orlian. 

Les  Camus  d'Orléans  sont  mentionnés  dans  un 
catalogue  de  proverbes  publié,  d'après  le  manuscrit 
de  la  Bibliothèque  nationale  no  1830,  par  Legrand 
d'Auss)',  dans  son  Histoire  de  h  vie  privée  des  Fran- 
çais, édition  de  181 5,  tome  III,  pages  403-405.  En 
lisant  auparavant,  pages  3  et  15,  ce  qui  s'y  trouve 
sur  le  vin  de  Rebrechien,  localité  de  cette  province, 
célèbre  sous  ce  rapport,  on  est  tenté  de  penser  que 
nos  ancêtres  expliquaient  ce  nom  par  l'ancien  adjectif 
rebrichié,  mais  il  semble  qu'au  contraire  il  ait  voulu 
dire  retroussé.  Dans  un  portrait  du  démon  tracé  par 
un  trouvère  : 

Lonc  ot  le  nés  et  rebrichiés  en  son. 

C'est-i-dire  retroussé  à  son  extrémité.  (Voir  le  Roman 
d'Auheri  de  Bourgoing,  manusc.  de  la  Bibliothèque 
nationale,  no  7227^*,  fo  247  verso.) 

(Francisque  Michel.) 


NOTES.  297 

Simon  Rouzeau  dans  son  poème  :  L'hercule  giies- 
piii,  donne  ;\  Rebrechien  l'étymologie  de  :  Areii  Bacchi, 
champ  de  Bacchus. 

Note  29,  pages  80-81. 

Vers  1 264-1 262.  Gimdcsorrcs,  Windsor,  ville  d'Aii" 
glcterre. 

Note  30,  pages  80-Si. 
Vers  1265-1263. 

Ci  parle  l'Aucteur  de  Courtoisie 
Qui  est  courtoise  et  de  tous  prisie. 

Ces  deux  vers  sont  faux,  chose  rare  dans  l'édition 
de  Méon.  Il  est  probable  qu'il  y  avait  au  premier 
vers  :  Ci  dict,  et  au  second  :  MoiiU  courtoise  et  de  tous 
prisie.  Toutefois  nous  avons  tenu  à  ne  rien  changer, 
quoique  le  sens  ne  soit  pas  douteux. 

Note  31,  pc^es  82-83. 
Vers  1 281-1279. 

Est  avers  les  autres  estoiles 

Qui  ne  resemblent  que  cbandoiles. 

Cette  comparaison,  qui  déjà  figure  quelques  cha- 
pitres auparavant,  est  une  négligence  que  l'auteur 
n'eût  pas  manqué  de  faire  disparaître  s'il  eût  pu  ré- 
viser son  œuvre. 


Note  32,  pages  88-89. 
Vers  1363-1363. 

Or  me  gart  Diex  de  mortel  plaie  ! 

Ici  nous  ferons  remarquer  combien  il  est  essentiel 
de  bien  étudier  ce  qu'on  lit.  Presque  tous  les  com- 
mentateurs du  Roman  de  la  Rose  font  cette  réflexion  : 
«  Malgré  le  danger  qui  le  menace  et  l'épouvante, 
l'Amant  ne  s'en  étend  pas  moins  avec  complaisance 
sur  toutes  les  beautés  du  parc  de  Déduit.  Il  énumère 
tous  les  arbres,  animaux  et  plantes  qui  peuplent  ce 
beau  jardin.  »  Évidemment  ces  auteurs  n'avaient  pas 
lu  le  vers  1368,  car  ils  eussent  compris  que  cette 
exclamation  n'était  qu'un  cri  de  terreur  poussé  par 
le  poète  au  moment  où  il  se  rappelle  le  danger  qu'il 
a  couru. 

Note  33,  pages  88-89. 

Vers  1 392-1 392.  Ciioal,  sorte  d'épice  que  Roque- 
fort croit  être  la  cannelle  ou  le  zédoaire,  mais  qui  ne 
saurait  être  la  première  nommée  plus  loin. 

(Francisque  Michel.) 

Note  34,  pages  90-91. 
Vers  1 394-1 394. 

Que  bon  mengier  fait  après  table. 

Accoutumés  à  des  nourritures  d'une  digestion  dif- 
ficile, nos  ancêtres  croyaient  que  leur  estomac  avait 
besoin  d'être  aidé  dans  ses  fonctions  par  des  stimu- 


NOTES.  299 

lants  qui  lui  donnassent  du  ton.  Au  chapitre  m, 
section  vu  de  son  Histoire  de  la  vie  des  Fraudais 
(Paris,  Simonnet,  181 5,  in-80,  t.  II,  p.  308),  Lc- 
grand  d'Aussy  rapporte  deux  passages  d'anciens  écri- 
vains qui  nous  montrent  cet  usage  en  vogue  jusque 
sous  Henri  III,  et  il  fait  remarquer  qu'aujourd'hui 
encore,  dans  leurs  voyages  de  mer,  les  Hollandais, 
par  le  même  motif,  mangent  après  leurs  repas  des 
clous  de  girofle  confits. 

Un  passage  d'Athis  et  de  Prophélias  que  nous 
avons  cité  dans  les  notes  de  notre  édition  de  la 
Chronique  de  Guillaume  Anelier,  p.  359,  nous  montre, 
parmi  les  provisions  d'un  navire,  des  épices  pour 
corriger  les  mauvaises  odeurs  de  la  mer. 

(Francisque  Michel.) 

Note  35,  pages  92-93. 
Vers  144S-1448. 

Li  leus  qui  ère  de  tel  aire, 
.  .   .  Le  beau  site  dont  l'aire. 

Dans  l'original  le  mot  aire  veut  dire  air,  manière. 

Comme  le  mot  aire  moderne  signifie  toute  sur- 
face plane  :  l'aire  d'une  maison,  d'un  plancher,  d'un 
pont,  et  qu'il  pouvait  parfaitement  s'employer  ici 
pour  désigner  le  sol,  nous  avons  été  heureux  de  pou- 
voir le  conserver. 


Note  36,  pages  102. 

Vers  1586.  Paraît  veut  dire  dans  l'original /»flraw- 
sait. 


300  NOTES. 

Note  57,  pages  113. 
Vers  1741. 

Ci  dit  l'aucteur  cornent  Amours 
Trait  k  l'Amant,  qui  pour  les  flours 
S'estoit  el  vergier  embatu, 
Pour  le  bouton  qu'il  a  sentu  ; 
Qu'il  en  cuida  tant  aprochier. 
Qu'il  le  péust  à  lui  sachier  ; 
Mes  ne  s'osoit  traire  en  avant, 
Car  Amours  l'aloit  espiant. 

M.  Francisque  Michel  traduit  trait  à  l'A  niant  par 
vient  à  l'Amant.  Si  nous  acceptions  cette  version,  il 
en  résulterait  que  l'Amant  aurait  aperçu  le  Dieu 
d'Amours  qui  le  poursuivait,  et  alors  la  rage  de  dé- 
crire l'emportant  sur  le  danger,  l'Amant  serait  ridi- 
cule, et  sa  situation  perdrait  tout  intérêt.  Mais  notre 
opinion  émise  dans  la  note  des  vers  1 364-1 363  sub- 
siste tout  entière  ;  nous  la  maintenons ,  et  nous 
sommes  très-étonné  que  M.  Francisque  Michel  soit 
tombé  dans  une  si  grosse  erreur.  Il  est  vrai  que 
quelques  lignes  plus  bas  ;  «  L'Amant  qui  ne  s'osoit 
traire  en  avant,  »  c'est-à-dire  se  traîner  en  avant  (une 
fois  blessé),  semblait  justifier  cette  interprétation. 
Mais  s'il  avait  lu  ce  passage  avec  attention,  il  eût 
certainement  corrigé  cette  faute.  En  effet,  au  vers 
1761,  il  traduit  trait  à  moi  par  tire  sur  moi  ou  contre 
moi  sa  flèche.  Ce  vers  ne  peut  du  reste  se  com- 
prendre autrement,  et  tel  est  le  sens  exact  du  mot 
dans  ces  deux  circonstances,  d'où  il  résulte  que 
l'Amant  ne  s'aperçut  de  la  présence  du  Dieu  d'A- 
mours qu'en  sentant  ses  atteintes. 

On  voit  par  cette  note  combien  il  faut  être  cir- 


conspect  dans  une  traduction,  et  qu'une  erreur  de 
cette  nature,  au  début  surtout,  peut  jeter  une  dé- 
faveur sur  l'œuvre  entière  ;  or,  comme  les  inter- 
prétateurs  qui  veulent  trop  précipiter  leur  travail  se 
laissent  généralement  prendre  à  leur  première  im- 
pression, il  en  résulte  des  opinions  exagérées  et 
fausses,  d'autant  plus  pernicieuses  que  celui  qui  les 
émet  a  plus  d'autorité. 

Note  ^8,  pages  114-115. 
Vers  1787-1789. 

Ainfois  remest  li  fers  dedans, 
Toujours  le  fer  dedans  restait. 

Nous  aurions  aussi  bien  pu  mettre  le  dard  comme 
nous  l'avons  fait  plus  loin  ;  mais  nous  avons  tenu  à 
traduire  textuellement,  parce  que  c'est  une  faute. 
L'auteur,  en  effet,  nous  affirme  plus  haut  qu'en  ces 
ces  cinq  flèches  : 

.   .   .  Ritn  que  i'or  ne  fût. 
Sauf  Us  aiUrons  eJ  le  fût. 

C'est  pourquoi  aussi  nous  avons  cru  pouvoir  mettre 
quatre  vers  plus  haut  : 

Le  dard  de  fer  barbelé. 

C'est  encore  une  négligence  que  certamemcnt  l'au- 
teur eût  corrigée  s'il  eût  vécu. 

Note  39,  pages  11 6- 119. 
Vers  1838-1839. 

Desous  ung  olivier  ramé. 

On  trouve  également,  dit  M.  Francisque  Michel, 


302  XOTES. 

la  mention  d'un  olivier  dans  le  Roman  des  aventures 
de  Fn'giis,  page  75,  vers  5,  dont  la  scène  se  passe  en 
Ecosse.  Il  est  douteux  que  cet  arbre  ait  jamais  pu 
venir  dans  les  contrées  du  nord  de  l'Europe.  Comme 
cependant  il  est  nommé  dans  plusieurs  autres  ou- 
vrages analogues,  par  exemple  dans  un  des  romans 
de  Tristan,  où  ce  chevalier  est  représenté  portant 
un  chapeau  d'olivier,  à  la  cour  du  roi  Marc,  son 
oncle,  il  faut  croire  que  ce  nom  se  donnait  à  quelque 
arbre  des  pays  froids.  (Francisque  Michel.) 

Cette  note  est  ici  déplacée.  Guillaume  de  Lorris 
a  eu  soin  de  nous  dire  que  Déduit  avait  peuplé  son 
jardin  de  plantes  venues  de  la  terre  des  Sarrasins. 

Note  40,  pages  136-157. 
Vers  21 10-21 12. 

Mes  espoir  ce  n'ieit  mie  tost. 
Mats  de  bien  longs  délais  s'imposent. 

La  traduction  littérale  de  ce  vers  est  :  «  Mais  vrai- 
semblablement ce  ne  sera  pas  tôt.  »  Dans  cette  hy- 
pothèse, ce  vers  doit  se  terminer  par  une  virgule,  et 
le  vers  suivant  lui  fait  naturellement  suite.  C'est 
l'opinion  que  nous  avons  adoptée,  malgré  l'avis  con- 
traire de  M.  Francisque  Michel,  qui  met  un  point  à 
la  fin  de  ce  vers  et  le  traduit  ainsi  :  «  Mais  j'espère 
que  ce  ne  sera  pas  bientôt.  »  Cette  phrase  serait 
ainsi  le  complément  du  vers  précédent.  Nous  préfé- 
rons la  première  interprétation. 


NOTES.  305 

Note  41,  pages  156-137. 
Vers  2101-2103. 

Grans  biens  ne  vient  pas  en  poi  d'ore. 
La  Jorlune  est  lente  à  venir. 
Longa  mora  est  nobis  qua  gaudia  differt. 

(Ovid.  ep.  19,  vers  3.) 

(Lantin  de  Damerey.) 

Note  42,  pages  158-139. 
Vers  21 36-21 58. 

Quant  li  disciples  qui  escoute, 
Légère  enim  et  non  intelligere,  negligere  est. 

Note  43,  pages  140-141. 
Vers  2173-21 75. 

Après  te  garde  de  retraire 
Chose  des  gens  qui  face  à  taire  : 

Gravis  est  culpa  tacenda  loqui. 

(Ovid.  Art.  Am.,  lib.  II,  vers  604.) 

Toutes  les  citations  latines  que  nous  reproduisons 
sont  tirées  de  l'édition  de  Méon. 

Note  44,  pages  140-14 1. 
Vers  2 176-2 179. 

En  Keux  le  seneschal  te  mire. 

Keux,  le  sénéchal,  étoit  fils  d'Anthor,  père  nour- 
ricier du  roi  Artus,  qu'il  avoit  fait  nourrir  comme 


304  NOTES. 

son  propre  fils  par  sa  femme,  ayant  donncl-  à  Keux 
une  autre  nourrice  ;  voilà  pourquoi  Anthor  disoit  à 
Artus  :  «  Si  Keux  est  félon  et  dénaturé,  soufFrez-en 
ung  petit,  car  pour  vous  nourrir  il  est  tout  dénaturé.  » 
(Roman  de  Merlin,  tome  I,  chap.  95.)  Quoique  Keux 
eût  la  réputation  d'être  le  plus  médisant  de  la 
cour  du  roi  Artus,  on  ne  trouve  cependant  dans  le 
Roman  de  Lancelot,  où  il  est  souvent  parlé  du  séné- 
chal, guère  de  ces  traits  de  son  caractère  médisant. 
Le  plus  marqué  est  celui  qu'il  lâcha  contre  Per- 
ceval,  qui  venait  d'être  reçu  compagnon  de  Table- 
Ronde. 

«  Artus  fit  Keux  son  sénéchal  par  tel  convenant, 
que  tant  qu'il  vivroit  il  seroit  maître  gouftanier  du 
royaume  de  Logres.  »  {Roman  de  Merlin,  chap  100.) 

Par  cette  commission,  Keux  réunissoit  en  sa  per- 
sonne les  deux  plus  grandes  charges  de  l'État  : 
comme  gonf^inier,  il  portoit  la  grande  bannière,  et 
comme  sénéchal,  il  étoit  le  grand  maître  de  la  mai- 
son du  roi,  ce  que  l'on  appeloit  Dapifer  et  princeps 
coquorum,  ou  grand-queux. 

Cette  charge  de  grand  maître  était  considérable, 
puisque  ceux  qui  en  étoient  revêtus  signoient  les  actes 
de  conséquence,  comme  on  le  voit  dans  plusieurs 
Chartres. 

Keux  étoit  encore  maître-d'hôtel,  ce  qui  se  prouve 
par  un  passage  du  Roman  de  Merlin,  chap.  107  : 

«  Et  lors  vecy  vemr  Keux  le  sénéchal,  et  le  villain 
le  veit,  et  lui  dit  :  damps  sénéchal,  tenez  ses  03'seaux, 
Sï  les  donnez  ce  soir  à  souper  à  vostre  roi.  « 

Sénéchal  se  prenoit  aussi  pour  un  pourvoyeur. 

Judas  estoit  sénéchaux  des  apôtres, 

■dit  un  autre  roman  de  Merlin. 


NOTES.  305 

Jiida  Schariot  era  camt'r]hiç;o  et  dcspcnciere  de  hcni  loro 
(les  apôtres)  dati  per  Dio,  »  dit  un  auteur  italien. 

Aujourd'hui  le  sénéchal  est  la  même  chose  que  le 
grand-bailli.  Sénéchal  vient  du  mot  cclùquc  seiiiesscalc 
ou  sciiihscha],  c'est-à-dire  ollîcier  de  la  famille  expé- 
rimenté dans  le  gouvernement  d'une  maison. 

Cette  charge  se  donnoit  anciennement  à  des  che- 
valiers déjà  âgés.  (L.\NTiN  DE  Damerey.) 

Note  45,  pages  140-141. 
Vers  2179-2181. 

Tant  cum  Gauvains  li  bien  apris. 

Gauvain,  un  des  chevaliers  de  la  Table-Ronde, 
dont  les  hauts  faits  sont  écrits  au  roman  de  Lancelot 
du  Lac.  Il  étoit  fils  du  roi  Loth,  et  neveu  du  roi 
Artus  ;  il  naquit  en  Orcanie,  dans  la  ville  de  Lorde- 
lone,  au  Ille  siècle  de  l'ère  chrétienne. 

«  Il  aima  pouvres  gens,  et  ht  voulentiers  bien  aux 
meseaux  (ladres)  plus  qu'aux  autres  :  il  ne  fut  mé- 
disant ne  envieux  ;  il  fut  toujours  plus  courtois  que 
nul,  et  pour  sa  courtoisie  l'aimèrent  plus  dames  et 
damoiselles  que  pour  sa  chevalerie  où  il  excelloit. 
Telle  étoit  sa  coutume  que  toujours  empiroit  sa  force 
entour  midy  ;  et  sitôt  comme  midy  étoit  passé,  si 
lui  revenoit  au  double  le  cœur,  la  force  et  la  vertu. 
Il  se  vantoit  d'avoir  tué  plus  de  quarante  chevaliers 
dans  les  courses  qu'il  avoit  faites  tout  seul.  » 

L'auteur  du  Roman  de  Lancelot  remarque  que 
Gauvain  alloit  à  confesse  rarement,  et  qu'ayant  passé 
quatre  ans  sans  s'acquitter  de  ce  devoir,  comme  on 
lui  conseilloit  de  faire  pénitence,  il  disoit  :  «  Que 
de  pénitence  ne  pouvoit-il  la  peine  souffrir.  » 

I  20 


306  KOTES. 

Il  mourut  en  partie  des  blessures  que  lui  fit  Lan- 
celot  :  il  portoit  d'or  au  lion  de  gueule. 

(Lan'tin  de  Damerey.) 

Note  46,  pages  142-143. 

Vers  2204-2206.  Jehan  de  Mcung  eût  bien  dû  mé- 
diter ces  vers  de  Guillaume  de  Lorris  et  mettre  en 
pratique  cette  sage  maxime. 

Note  47,  pages  144-145- 
Vers  2252-2254. 

Lave  tes  mains  et  tes  dcns  cure. 

Curer  signifiait  aussi  bien  nettoyer  que  soigner. 
On  disait  curer  un  fossé  et  curer  son  esprit. 

Pour  tout  ce  passage,  il  est  intéressant  de  consul- 
ter Ovide,  L'Art  d'ainier,  livre  I. 

Cariant  ruhigine  dtnits 

'Hjc  vagus  in  laxd  pes  tihi  pelle  natet. 
I^c  nialé  dfformel  rlgidos  ionsura  capillos 

Sit  coma,  sil  docta  barba  resecta  manu  ; 
Et  nihil  emlnleal,  et  sint  sine  sordibus  unguts. 


Cetera  lasciv,t  faciaut,  concède,  piicUj 

Et  si  qtiis  malc  vir  quitrit  labere  virum. 

Au  vers  suivant  : 

Mais  no  te  tarde  ne  ne  guigne, 

que  nous  traduisons  par  : 

Mais  le  clin  d'yeux,  le  fard  dédaigne, 

M.   Francisque  Michel  traduit  guigner  par  observer. 


NOTES.  507 

Cette  traduction  est  insuffisante.  Guigner  veut  dire  : 
regarder  du  coin  de  l'œil,  cligner  de  l'œil.  La  vé- 
ritable traduction  moderne  serait  plutôt  :  faire  de 
l'œil,  voire  encore  :  lorgner. 


Note  48,  pages  146-147. 
Vers  2289-2291. 

Se  tu  as  la  voiz  clere  et  saine. 
5i  tcx  est,  canta  ;  si  moïlla  hrachia,  salta. 

(Ovid.,  Dt  ArUamanâi,  lib.  II.) 

Note  49,  page  149. 

Vers  2509.  Sa  mie.  Bien  que  s' amie  soit  plus  cor- 
rect, comme  c'est  aujourd'hui  l'usage  d'écrire  sa  mie, 
nous  nous  sommes  décidé  à  suivre  l'usage. 

Note  50,  pages  150-151. 
Vers  2332-2334. 

Qui  en  n-.ains  leus  son  cuer  départ, 
Partout  en  a  petite  part  ;  - 
'Déficit  amhobus  qui  vult  servire  duobiis. 

Note  51,  page  151. 

Vers  2344.  Guerdon,  récompense.  Mot  vieilli  et 
même  aujourd'hui  tout  à  fait  hors  d'usage.  Il  était 
pourtant  fort  usité  au  XVI>:  et  même  au  XVIIe  siècle. 

Dieu  te  doint  pour  guerdon  de  tes  œuvres  si  saintes. 
(Math.  Régkier,  Sat.  xiii.) 


3o8 


Note  52,  page  153. 


Vers  2364.  Douloir,  se  douloir.  Ce  mot  se  trouve 
encore  dans  Beaumarchais  :  c  On  l'entendit  se  dou- 
loir d'une  façon  lamentable.  » 

Note  53,  page  153. 

Vers  2377.  Une  image  mue,  muette. 
On  dit  encore  la  rage  iitiic. 

Note  54,  page  157. 
Vers  2438. 

Plus  alumc  sou  cuer  et  larde. 
'Plus  allume  sou  cœur  et  l'arJe. 

Arde,  brûle,  d'arder,  arde  et  ardoir. 
On  lit  encore  dans  La  Fontaine  : 

Haro  !  la  gorge  m'art  ! 

(Lf  Pa\sait  et  son  Seigneur.) 

Note  55,  pages   160-161. 
Vers  2497-2503. 

Il  dicnt  ung,  et  pensent  el. 

Traduction  littérale  :  «  Ils  disent  une  chose,  et 
pensent  autre  chose.  » 

Il  nous  a  été  impossible  de  traduire  en  deux  vers 
masculins  les  deux  vers  de  l'original.  Nous  avons, 
après  bien  des  hésitations,  adopté  cette  traduction, 
si  peu  satisfltisantc  qu'elle  nous  paraisse. 


309 


Note  56,  pages  162-165. 
Vers  2530-2536. 

Lors  feras  chatiaus  en  Espaigne. 

On  voit  que  ce  proverbe  date  de  loin. 

Note  57,  pages  162-163. 
Vers  2544. 

Mes  ce  m'amort  qui  poi  me  dure. 

Nous  ne  savons  trop  pourquoi,  dans  ses  errata, 
Méon  veut  changer  m'amort  pour  vi'a  morl,  c'est-à- 
dire  me  mord  pour  m'a  tué;  car  m'a  mort  pour  m'a 
mordu  devrait  s'écrire  m'a  mors  (féminin  morse). 
Nous  préférons  et  maintenons  la  première  version, 
malgré  l'opinion  contraire  de  M.  Francisque  Michel. 

Note  58,  page  166. 

Vers  2595.  Se  ioncques.  Telle  est  la  manière 
adoptée  par  Méon.  A  notre  avis,  on  doit  écrire  se 
i'oHcques,  attendu  que  ioncques  n'est  qu'un  barbarisme, 
ou  serait  une  licence  sans  la  moindre  raison  ;  nous 
sommes  en  cela  de  l'avis  de  M.  Francisque  Michel. 

Note  59,  pages  170-171, 
Vers  2690-2696. 

Et  plus  en  gré  sunt  recéu 
Li  biens  dont  l'en  a  mal  eu. 
Est  post  triste  malum  gratior  ipsa  saliis. 


310  NOTES. 

Note  6o,  pages  172-17J. 
Vers  2715-2722. 

Espérance  par  soffrir  vaint. 
Qui  patilur  vincil. 

Note  61,  pages  178-179. 
Vers  2793-2799. 

Se  s'amie  est  pucele  ou  non. 

Doit-on  traduire  idpiiceh  par  jeune  fille  ou  soubrette  ? 
Dans  le  doute,  nous  avons  maintenu  le  mot  sans 
le  traduire. 

Note  62,  page  188. 
Vers  2967. 

Au  Rosier  qui  l'avoit  chargic. 

Charger  fruit,   porter  du  fruit.   On  disait  :  arbre 
chargant,  arbre  portant  fruit. 

Nous  avons  déjà  trouvé  ce  verbe  aux  vers  1374  et 

1379- 

M.  Francisque  Michel  n'a  pas  cru  devoir  traduire 
ce  mot.  C'était  cependant  nécessaire. 

Note  63,  pages  192-195. 
Vers  3024-3032. 

Deh.i.it  ait,  fors  vous  solement 
Qui  en  ce  porpris  l'amena  ! 

Traduction  littérale  :  «  Malheur  sur  lui  1  non  sur 
vous  cependant  qui  l'avez  amené  en  ce  pourpris.  » 


Nous  ne  savons  pourquoi  M.  Francisque  Michel 
traduit  ici  porpris  par  enceinte.  Ce  n'est  pas  une  tra- 
duction. 

Note  64,  pages  194-195. 
Vers  3045-3051. 

A  une  mayue  à  son  col  : 
Si  resembloit  et  fel  et  fol. 

Ici  M.  Francisque  Michel  se  croit  encore  obligé 
de  faire  de  l'érudition.  Il  paraît,  dit-il,  que  dans  les 
Xlle  et  XIII^  siècles,  les  fous  avaient  toujours  une 
massue  ou  pieu  au  cou,  sans  doute  pour  les  gêner 
dans  leur  marche,  comme  le  bétail,  et  les  empêcher 
de  se  ruer  sur  les  gens  sains.  (Voyez  à  ce  sujet  une 
note  de  notre  Tristan,  etc.,  Londres,  Guillaume 
Pickering,  1835,  in- 12,  tome  II,  pages  209-210.) 

En  ce  qui  concerne  ces  deux  vers,  nous  ne  parta- 
geons pas  l'opinion  de  M.  Francisque  Michel.  Nous 
ne  pouvons  nous  faire  à  l'image  grotesque  de  Danger 
traînant  à  son  cou  un  gros  morceau  de  bois.  Ce  se- 
rait absurde.  Une  massue  au  col  veut  dire,  selon 
nous,  que  Danger  tenait  à  la  main  une  massue,  qua- 
lifiée un  peu  plus  loin  de  bâton  d'épine  ou  bâton 
noueux,  et  qu'il  appuyait  cette  massue  sur  son  épaule 
auprès  de  son  cou.  Au  surplus  ,nous  en  trouvons  la 
preuve  au  chapitre  Lxxxv,  quand  le  poète  nous  dé- 
peint Hercule  s'élançant  à  la  rencontre  de  Cacus  : 
«  A  son  col  sa  maçue.  » 

Note  65,  page  204. 

Vers  3196.  Ce  vers  est  faux.  Probablement  il  de- 
vait y  avoir  tost  ou  tout  après  le  mot  bien. 


312  KOTES. 

Note  66,  pages  208-209. 
Vers  3250-3258. 

11  se  set  bien  amoloier 
Par  chuer  et  par  soploier. 
Acies  in  principio,  in  fine  fravgeniur . 

Cette  note  de  l'édition  de  Méon,  reproduite  par 
M.  Francisque  Michel,  n'est  guère  à  sa  place  ici. 
Certes,  on  trouve  dans  tout  le  roman  de  nombreuses 
réminiscences  d'Ovide  ;  mais  il  ne  faut  pas  voir  des 
imitations  partout  ;  car  enfin,  à  bien  prendre,  tout  a 
été  dit,  et  il  serait  impossible  aux  modernes  d'écrire 
un  seul  mot  sans  le  voir  revendiquer  au  profit  d'un 
auteur  que  peut-être  ils  n'auraient  jamais  lu,  et  qui, 
somme  toute,  n'y  aurait  probablement  pas  plus  droit 
qu'eux. 

Note  67,  pages  218-219. 
Vers  3405-3412. 

Cortoisie  est  que  l'en  sequeure 
Celi  dont  l'en  est  au  desseure. 
Toute  âme  généreuse  doit 
Secourir  plus  petit  que  soi. 
"Sjgia  crede  succurrere  lapsis. 

(Ovid.,  Ex  Pont.,  lib.  II,  cp.  IX,  vers  ii.) 

On  pourrait  appliquer  ici  la  réflexion  de  la  note 
ci-dessus. 

Nous  continuerons  toutefois  à  reproduire  les  notes 
latines  des  deux  éditions  sus-mentionnées.  Le  lec- 
teur jugera  par  lui-même  si  notre  observation  est 
juste,  au  moins  pour  un  certain  nombre  d'entre  elles. 


\OTES.  3^5 

Note  68,  pages  254-235. 

Vers  3645-3653.  Iresc.  Ce  mot  est  ainsi  écrit  pour 
la  rime. 

Il  est  deux  manières  de  le  restituer  et  partant  de 
le  traduire.  M.  Francisque  Michel  n'hésite  pas;  il  le 
traduit  par  Irlandaise,  en  vieux  français  Lois,  Iroise, 
et  il  cite  à  l'appui  de  sa  version  un  pas^ge  de 
Pierre  de  l'Estoile  en  1606,  c'est-à-dire  360  ans  et 
plus  après  la  mort  du  romancier.  Voici,  du  reste,  sa 
note  : 

«  Les  Irlandais  ont  toujours  eu  chez  nous  la  plus 
détestable  réputation,  même  avant  les  événements 
qui  en  jetèrent  sur  notre  sol  un  si  grand  nombre. 
Pierre  de  l'Estoile  écrit  à  la  date  de  1606  :  «  Le 
«  samedi  2  mai,  furent  mis  hors  de  Paris  tous  les 
«  Irlandois,  qui  estoient  en  grand  nombre,  gens  ex- 
«  perts  en  fait  de  gueuserie,  et  excellents  en  cette 
«  science  par  dessus  tous  ceux  de  cette  profession,  qui 
«  est  de  ne  rien  faire  et  vivre  aux  dépens  du  peuple, 
«  et  aux  enseignes  du  bonhomme  Peto  d'Orléans  ;  au 
«  reste  habile  de  la  main  et  à  faire  des  enfants,  de 
«  la  maignée  desquels  Paris  est  tout  peuplé.  » 

C'est  encore  de  l'érudition  pour  le  plaisir  d'en 
faire.  Les  Irlandais  pouvaient  être  fort  nombreux  à 
Paris  du  temps  d'Henri  IV  et  être  à  peu  près  in- 
connus du  temps  de  saint  Louis.  Nous  préférons  ne 
voir  dans  Irese  que  l'altération  d'iretise,  féminin 
d^ireux,  coléreux,  acariâtre,  mol  fort  employé  aux 
Xlle  et  XlIIe  siècles,  et  qu'on  rencontre  souvent  dans 
Guillaume  Guiard,  poète  Orléanais  du  XIV<^  siècle. 
C'est,  du  reste,  l'opinion  de  Lantin  de  Damerey  et 
de  Méon.  (Voir  au  Glossaire.) 


314 


Note  69,  page  256. 


Vers  3689.  Garçons  desrcê,  un  gars  perdu,  dans  le 
sens,  employé  encore  aujourd'hui,  de  fille  perdue. 

Note  70,  page  246. 

Vers  3827.  Vers  faux.  Il  devrait  être  restitué  pro- 
bablement ainsi  : 

Estiés-vous  donc  ore  coucbiés  ? 

Note  71,  pages  246-247. 
Vers  3839-3847. 

Que  l'en  ne  puet  fere  espenùer 
En  nule  guise  d'ung  busart. 

Voyez  le  Glossaire  au  mot  Busart. 
Note  72,  page  254. 

Faire  au  milieu  du  pourpris. 

Vers  faux.  Il  faudrait  parfaire  ou  bâtir. 

Note  73,  pages  256-257. 

Vers  3971-3981.  Portes  coulaus,  herses.  En  an- 
glais, port-cuUis,  portclusc.  (Fr.  Michel.)  Voir  au 
Glossaire,  Coulans. 

Note  74,  pages  258-259. 
Vers  4000-4012.   Arbalètes  à  tour,  à  manivelle. 


KOTES.  3  I  5 

Nous  avons  traduit  tourii-re,  ftJminin  de  tourier, 
gardien  d'une  tour.  Ce  mot  est  encore  cité  par  Littrc. 
Ces  arbalètes  n'étaient  employées  qu'à  la  défense 
des  tours  et  des  portes.  Elles  étaient  placées  aux 
meurtrières  et  fixes. 


Note  75,  pages  261-262. 
Vers  4032-4044. 

Male-Bouche,  que  Diex  mauJie  ! 
Qui  ne  pense  fors  à  boidie. 

Dans  le  plus  grand  nombre  des  manuscrits,  au 
lieu  de  ce  second  vers,  on  lit  celui-ci  : 

Ot  sodoiers  de  Normendie. 

Dans  d'autres,  on  trouve  de  Lombardie,  etc.... 
d'où  on  peut  inférer  avec  raison  que  les  copistes 
prenaient  souvent  la  liberté  de  faire  les  changements 
qui  leur  plaisaient.  (Méon.) 

M.  Francisque  Michel  profite  de  l'occasion  pour 
ajouter  une  assez  longue  note  tendant  à  prouver  que 
les  Normands,  tous  gens  de  sac  et  de  corde,  au- 
raient plus  de  droits  que  les  Lombards,  etc....  de 
figurer  ici.  Nous  n'avons  pas  cru  devoir  la  repro- 
duire. 

Cependant  il  est  bon  d'ajouter  que  la  seule  raison 
plausible  en  faveur  de  son  opinion,  mais  dont  il  ne 
parle  pas,  c'est  que,  d'après  Jehan  de  Mcung,  lorsque 
Faux-Semblant  et  Contrainte-Abstinence  surprennent 
le  poste  de  Malebouche,  ils  massacrent  les  soldats 
normands,  qui  l'occupaient,  ivres-morts. 


3l6  NOTES. 

Note  76,  pages  260-261. 
Vers  4044-4058. 

Autrefois  dit  i  la  fléuste 
Conques  famé  ne  trova  juste. 
'D'autres  fois  sur  la  flùle  il  dit 
Qu'oncqucs  femme  chaste  il  ne  vit. 
Costa  quem  netno  rogavit. 

Note  77,  pages  266-267. 
Vers  41 58-41 72. 

Fin  cuers  ne  lest  à  amer 
Por  batre  ne  por  mesamer. 
Un  fin  cœur  aime  avec  constance 
Et  brave  haine  et  violence. 
Qui  plus  castigal,  plus  amore  l'gat. 

Note  78,  pages  270-271. 
Vers  4202-4214. 

Et  si  l'ai-ge  perdu,  espoir. 
A  poi,  que  ne  m'en  desespoir. 

La  traduction  littérale  est  :  «  Et  je  l'ai  perdue 
(votre  bienveillance)  vraisemblablement,  et  c'est  ce 
qui  me  désespère.  » 

Note   79,  pages  274-275. 
Vers  4245-4257. 

Si  en  fis  ainssi  com  du  mien 
Qu'il  n'i  ot  contredit  de  rien. 


NOTES.  317 

J'en  fis  comme  du  mien,  c'est-à-dire  comme  s'il 
fût  à  moi. 


Note  80,  page  274. 

Mes  Je  ce  fumes  moult  grevé 
Que  si  tost  fu  la  dcpartic. 

Dans  notre  étude,  nous  avons  déjà  démontré  que 
cette  pièce  de  vers  ne  pouvait  être  de  Guillaume  de 
Lorris  et  nous  semblait  être  d'un  style  plus  jeune. 
Le  vieux  romancier  eût  certes  écrit  fust  au  subjonctif, 
et  non  fu,  qui  n'est  que  le  prétérit. 

Note  81,  pages  276-277. 
Vers  4271-4285. 

Biaus  douz  amis,  car  me  le  dites, 
A  tel  ser^•ise  tiex  mérites. 

Cette  maxime  ne  se  trouve  nulle  part  dans  le 
roman  de  Guillaume. 


TABLE  DES  MATIERES. 


Pages. 

Le  XIXe  siècle  et  l'Amour m 

Hommage  à  M.  Cougny v 

Introduction  au  Roman  de  la  Rose vu 

Notice  sur  les  deux  auteurs  du  Roman  de 

la  Rose xvii 

Analyse  du  Roman  de  la  Rose xxvii 

Conclusion .  Lxxxv 

Opinions  des  critiques cxi 

Vie  de  Jehan  de  Meung,  par  André  Thévct.  cxLiir 

TITRES  DES  CHAPITRES. 

Chapitre  I.  —  Du  vers  i  au  vers  130.    ..    .         2 

Ci  est  le  Roramant  de  la  Rose 
Où  l'art  d'Amors  est  tote  enclose. 

Ch.\pitre  II.  —  Du  vers  131  au  vers  538.    .    .        10 

Ci  raconte  l'Amant  et  dit 
Des  sept  ymaiges  que  il  vit 
Pourtraites  el  mur  du  vergier, 
Dont  il  li  plest  à  dcsclairier 
Les  semblantes  et  les  façons 
Dont  vous  porrez  oïr  les  nons. 
L'ym.-uge  première  nommée 
Si  estoit  Haine  apelcc. 


320  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Pages. 

Chapitre  III.  —  Du  vers  551  au  vers  742.  ,    ,       36 

Comment  dame  Oyseuse  feist  tant 
Qu'elle  ouvrit  la  porte  à  l'Amant. 

Chapitre  IV.  —  Du  vers  743  au  vers  796.  .    .       48 

Ci  parie  l'Amant  de  Liesce  : 
C'est  une  Dame  qui  la  tresce 
Maine  volentiers  et  rigole, 
Et  ceste  menoit  la  karole. 

Chapitre  V.  —  Du  vers  ']()']  au  vers  890.   .   .       52 

Ci  endroit  devise  l'Amant 
De  la  karole  le  semblant, 
Et  comment  il  vit  Cortoisie 
Qui  l'apela  par  druerie. 
Et  li  monstra  la  contenance 
De  ccle  gcnt,  et  de  lor  Jance. 

Chapitre  VI.  —  Du  vers  891  au  vers  1044.    .       58 

Ci  dit  l'Amant  des  bia.\  atours 
Dont  iert  vestus  li  Die.K  d'Amour». 

Chapitre  VII.  —  Du  vers  1045  ^"  '^^''•^  1264. .      68 

Ci  parle  r.\mant  de  Richesse, 
Qui  moult  estoit  de  grant  noblesse  ; 
Mes  de  si  grant  boban  estoit, 
Que  nul  povre  home  n'aJaignoit, 
Ainz  le  boutoit  tousjors  arrière  : 
Si  l'en  doit-l'en  avoir  mains  chiere. 

Chapitre  VIII.  —  Du  vers  1265  au  vers  1300.       80 

Ci  parle  l'Aucteur  de  Courtoisie 
Qui  est  courtoise  et  de  tous  prisie, 
Et  par  tout  fet  moult  i  loer  : 
Chascun  doit  Courtoisie  amer. 

Chapitre  IX.  —  Du  vers  1301  au  vers  1328.  .       84 

Ici  parole  de  Jonesce 

Qui  tant  est  sote  et  jengleresce. 


TABLE   DES   MATIÈRES.  32 1 

Pâgei. 

Chapitre  X.  —  Du  vers  1329  au  vers  i486.    .       86 

Comment  le  Dieu  d'Amors  suivant, 
Va  au  Jardin  en  cspiant 
L'Amant,  tant  qu'il  soit  bien  à  point 
Que  de  SCS  cinq  flesches  soit  point. 

CHAPirRE  XI.  —  Du  vers  1487  au  vers  1538.  .       96 

Ci  dit  l'Aucteur  de  Narcisus, 
Qui  fu  sorpris  et  décéus 
Pour  son  ombre  qu'il  aama 
Dedens  l'eve  où  il  se  mira 
En  ycele  bele  fontaine. 
Celé  amour  li  fu  trop  grevaine, 
Qu'il  en  morut  k  la  parfin 
A  la  fontaine  sous  le  pin. 

CiLVPiTRE  XII.  —  Du  vers  1 539  a«  vers  1740..       98 

Comment  Narcisus  se  mira 
A  la  fontaine,  et  souspira 
Par  amour,  tant  qu'il  fist  partir 
S'ame  du  corps,  sans  départir. 

Ch.\pitre  XIII.  —  Du  vers  1741  au  vers  1950.      112 

Ci  dit  r.\ucteur  cornent  Amours 
Trait  à  l'Amant  qui  pour  les  flours 
S'estoit  el  vcrgicr  embatu. 
Pour  le  bouton  qu'il  a  sentu. 
Qu'il  en  cuida  tant  aprochier. 
Qu'il  le  péust  à  lui  sachier; 
Mez  ne  s'osoit  traire  en  avant, 
Car  Amours  l'aloit  espiant. 

Chapitre  XIV.  —  Du  vers  1951  au  vers  2028.     124 

Comment  Amours,  s.ms  plus  attendre, 
Alla  tost  courant  l'Amant  prendre, 
En  lui  disant  qu'il  se  rendist 
A  luy,  et  que  plus  n'attendist. 

Ch.apitre  XV.  —  Du  vers  2029  au  vers  2076 . .     130 

Comment,  après  ce  bel  langage, 
L'Amant  humblement  fist  hommage, 
Par  Jeunesse  qui  le  déçoit, 
Au  Dieu  d'Amours  qui  le  reioit. 

I  21 


322  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Pages. 

Chapitre  XVI.  —  Du  vers  2077  ^"  ^^''-^  2158.      134 

Comment  Amouis  très-bien  souef 
Ferma  d'une  petite  clef 
Le  cucr  de  l'Amant,  par  tel  guise, 
Qu'il  n'entama  point  la  chemise. 

Chapitre  XVII.  —  Du  vers  2159  au  vers  2852.     140 

Comment  le  Dieu  d'Amours  enseigne 
L'Amant,  et  dit  qu'il  face  et  tiengne 
Les  reiglcs  qu'il  baille  à  l'Amant, 
Escriptes  en  ce  bel  Rommant. 

Chapitre  XVIII.  —  Du  vers  2853  ^w^^^'s  2876.     180 

Comment  l'Amant  dit  cy  qu'Amours 
Le  laissa  en  ses  grans  doulours. 

Chapitre  XIX.  —  Du  vers  2877  au  vers  3028.     182 

Comment  Bel-Acueil  humblement 
Offrit  à  l'Amant  doucement 
A  passer  pour  véoir  les  Roses 
Qu'il  désiroit  sor  toutes  choses. 

Ch.\pitreXX.  —  Du  vers  3029  au  vers  3040.      192 

Comment  Dangier  villainement 
Bouta  hors  despitcusement 
L'Amant  d'avecques  Bel-Acueil 
Dont  il  eut  en  son  cœur  grant  dueil. 

Ch.apitre  XXI.  —  Du  vers  3041  au  vers  3072.      194 

Ci  dit  que  le  villain  Dangier 
Chaça  l'Amant  hors  du  vergier, 
A  une  maçue  à  son  col 
Si  resembloit  et  fel  et  fol. 

Chapitre  XXII.  —  Du  vers  3073  au  vers  3178.     196 

Comment  Raison  de  Dieu  aymée 
Est  jus  de  sa  tour  dévalée. 
Qui  l'Amant  chastie  et  reprcnt 
De  ce  que  fol  amour  cmprent. 

Chapitre  XXIII.  —  Du  vers  ^i']()auvers  3218.     202 

Ci  respond  l'Amant  h  rebours 

A  Raison  qui  luy  blasme  Amours. 


TABLE   DES   MATIÈRES.  323 

Pages 

Chapitre  XXIV.  —  Du  vers  3219  au  vers  3236.     206 

Comment,  p.ir  le  conseil  d'Amours 
L'Amant  vint  f.iire  ses  clamours 
A  Amis,  à  qui  tout  compta, 
Lequel  moult  le  réconforta 

Chapitre  XXV.  —  Du  vers  3237  an  vers  3264.     206 

Comment  Amys  moult  doucement 
Donne  reconfort  i  l'Amant. 

Chapitre  XXVI.  —  Du  vers  3265  au  vers  3  364.     208 

Comment  l'Amant  vint  à  Dangier 
Luy  prier  que  plus  ledangier 
Ne  le  voulsist,  et  par  ainsi 
Humblement  luy  crioit  mercy. 

Chapitre  XXVII.  —  Du  vers  3  365  au  vers  3474.     216 

Comment  Pitié  avec  Franchise 
Allèrent  par  très-belle  guise 
A  Dangier  parler  por  l'AnL-int 
Qui  estoit  d'amer  en  torment. 

Chapitre  XXVIII.  —  Duvers  3475  auvers  3596.    224 

Comment  Bel-Acueil  doucement 
Maine  l'Amant  joyeusement 
Au  vergier  pour  véoir  la  Rose 
Qui  lui  fut  doulcereuse  chose. 

Chapitre  XXIX.  —  Du  vers  3  597  au  vers  3662.     232 

Comment  l'ardent  brandon  Venus 
Aida  à  l'Amant  plus  que  nus, 
Tiint  que  la  Rose  ala  baiser 
Por  micul.x  son  amours  apaiser. 

Chapitre  XXX.  —  Du  vers  3663  au  vers  3800.     236 

Comment  par  la  voix  M.ile-Bouche 
Qui  des  bons  souvent  dit  reprouche, 
Jalousie  moult  asprement 
Tence  Bel-Acueil  pour  l'Amant. 


324  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Pages. 

Chapitre  XXXI.  —  Duvets  3801  au  vers  3932.    244 

Comment  Honte,  et  Paor  aussy 
Vindrcnt  i  Dangier,  par  soucy 
De  la  Rose,  le  Icdangier 
Qjie  bien  ne  gardist  le  vergier. 

Chapitre  XXXII .  —  Du  vers  3  9  3  3  «"  vers  4202.     254 

Comment,  par  envieux  atour 
Jalousie  fist  une  tour 
Faire  au  milieu  du  pourpris 
Pour  enfermer  et  tenir  pris 
Bel-Acueil,  le  très-doul.\  enfant, 
Pource  qu'avoit  baisé  l'Am.mt. 


Vers  qui,  dans  certains  manuscrits,  terminent 
la  partie  de  Guillaume  de  Lorris 272 

Notes 279 


^l. 


FIK    DU    TOME    PREMIER 


ILOMAX  'DE  LA   %OSE 

ACHEVÉ      d'imprimer     LE      XV      FÉVRIER     MOCCCLXXVIIt 
PAR      G.      JACOB,      IMPRIMEUR 

POUR    H.     HERLUISON,     libraire 

A     ORLÉAKS 


//.    HERLUISON,    Éditeur,    à    Orléans. 


ROMAN    DE   LA   ROSE 

PAR 

GUILLAUME   DE   LORRIS 


JEAN    DE   MEUNG 

Édition  accompagnée  d'une  traduction  en  vers, 

Précédée  d'une  Introduction,  de  Notices  historiques  et  critiques, 

Sui\-ie  de  Notes  et  d'un  Glossaire 

Par   pierre  MARTEAU. 


En  faisant  paraître  aujourd'hui  une  nouvelle  édition 
du  Roman  de  la  Rose,  nous  avons  en  vue  la  réalisation 
d'une  pensée  qui  nous  est  chère  :  réunir  une  série 
d'oeuvres  littéraires  choisies  avec  soin  parmi  celles 
qui  honorent  le  plus  notre  province. 

Par  la  célébrité  dont  il  a  joui  dés  l'origine  et  qu'il 
n'a  pas  encore  perdue,  le  Roman  de  la  Rose  n'était-il 
pas  digne  de  figurer  en  tête  de  la  collection  ?  Et  cela 


avec  d'autant  plus  de  justice,  qu'aucune  des  nom- 
breuses éditions  qui  en  ont  été  données  jusqu'ici 
n'appartient,  que  nous  sachions,  à  l'Orléanais. 

Cette  lacune  aurait  peut-être  subsisté  longtemps 
encore,  si  nous  n'avions  eu  l'heureuse  fortune  de 
recevoir  des  mains  de  M.  Cougny,  professeur  au 
lycée  Saint-Louis,  les  matériaux  dont  nous  avions 
besoin  pour  la  combler.  Ils  avaient  été,  à  notre  insu, 
amassés  et  préparés  depuis  plusieurs  années  par  un 
élève  du  savant  professeur,  M.  Pierre  Marteau,  que 
des  liens  de  famille  rattachent  à  notre  pays. 

Certes,  il  fallait  être  Orléanais  de  cœur  et  bien 
épris  de  notre  vieille  littérature  nationale,  pour  lire 
d'abord,  puis  «  translater  »  en  les  modernisant  un 
peu,  sans  altérer  cependant  leur  antique  physiono- 
mie, les  23,000  vers  dont  se  compose  l'œuvre  de 
Guillaume  de  Lorris,  continuée  par  Jehan  de  Meung. 
Un  tel  labeur,  une  semblable  persévérance  mérite- 
raient déjà  nos  éloges...  Mais  nous  ne  voulons  pas 
anticiper  sur  les  droits  du  pubHc,  seul  juge,  en  dé- 
finitive, du  travail  qui  lui  est  soumis.  Nous  laissons 
de  même  au  courageux  traducteur  le  soin  de  faire 
connaître  quelles  difficultés  il  a  rencontrées  dans  l'ac- 
complissement de  sa  tâche,  et  comment  il  s'y  est  pris 
pour  les  surmonter.  Disons  toutefois  que  M.  Pierre 
Marteau  n'a  pas  seulement  renouvelé,  de  nos  jours, 
la  tentative  de  Clément  Marot,  en  modifiant  légère- 
ment la  langue  du  XllI^  siècle,  afin  de  rendre  intel- 
ligible à  tous  un  chef-d'œuvre  du  moyen  âge  ;  mais 
qu'il  a  placé,  pour  les  érudits,  l'ancien  texte  en 
regard  de  la  traduction,  suivant  en  cela  l'exemple 


de  M.  ÉJouard  Fournier  dans  sa  charmante  édition 
de  La  Farce  de  maistre  Patheliu. 

Une  analyse  très-détaillée  se  trouve  placée  en  tète 
du  premier  volume.  Elle  contribuera,  nous  l'espérons, 
à  mettre  en  lumière  l'esprit  et  la  portée  du  poème, 
—  ou  plutôt  des  deux  poèmes,  —  trop  souvent 
obscurcis  par  les  commentateurs.  Il  y  a,  en  effet, 
une  distinction  essentielle  à  établir  :  si ,  dans  sa 
conception  primitive ,  dans  les  4,000  vers  dus  à  I 
Guillaume  de  Lorris,  le  Roman  de  la  Rose, 

Où  l'art  d'amour  est  tote  enclose, 

n'est  qu'une  fraîche  et  naïve  allégorie,  —  la  gracieuse 
fiction,  sous  la  plume  de  Jehan  de  Meung,  tourne 
bientôt  à  la  plus  amère  satire  et  acquiert  un  immense 
développement.  Nulle  classe  de  la  société  n'est  épar- 
gnée, nulle  croyance  à  l'abri  du  doute  et  de  l'examen. 
En  un  mot,  Guillaume  de  Lorris  continue  les  Trou- 
vères, tandis  que  Jehan  de  Meung  est  un  précurseur 
des  apôtres  de  la  Réforme,  et  souvent  les  dépasse,  j 

Le  Roman  de  la  Rose  formera  4  ou  5  volumes  in-i6, 
format,  papier  et  cartonnage  de  la  Bibliothèque  elze- 
viricnne.  Imprimé  avec  des  caractères  neufs,  il  ne 
sera  tiré  qu'à  500  exemplaires  numérotés. 

Le  tome  premier  est  en  vente. 

Le  manuscrit  est  entièrement  prêt.  Les  volumes 
suivants  paraîtront  de  trois  mois  en  trois  mois. 


H.    HERLUISON,    ÉDITEUR,  A   ORLEANS. 

BULLETIN  DE   SOUSCRIPTION 

AU 

ROMAN  DE  LA  ROSE 

4  ou   )  volumes,  en  caractiircs  antiques. 


PRIX   PAR   VOLUME   : 

4^0  sur  papier  vergé 10  fr 

12  sur  papier  ÎVJmtman 15 

w  sur  papier  de  Chine 20 

6  sur  papier  du  Japon 50 

2  sur  peau  de  vélin » 


Je  soussigné,  déclare  souscrire  à exemplaire 

du   Roman  de  la  Rose   sur  papier 

Je  m'engage  à  payer  à  M.  H.  Herluison,  éditeur, 

la  somme  de 

lors  de  la  livraison  de  chaque  volume. 

(Signature  et  adresse.) 


i 


r^     noman  de  ia  Hosn 
1527       Le  Roman  dp  la  rose 
Al 

1878 
t.l 


KSi\^..     \m 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
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