)
LE ROMAN
DE LA ROSE
TIRAGE
470 ezempUires svr papier vergé.
12 — sur papier Whatman.
10 — sur papier de Chine.
6 — sur papier du Japon.
3 — sur peau de vélin.
joo exemplaires.
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Otiétui, tffùfrtfiit it O. /«(«J>, </«i<r< Sainl-Élit'iHt.
KoYncen de-W KoSê_
LE ROMAN
DE LA ROSE
PAR
GUILLAUME DE LORRIS
ÏT
JEAN DE MEUNG
Édition accompagnée d'une traduction en vers
Précédée d'une Introduction, Notices historiques
et critiques ;
Suivie de Notes et d'un Glossaire
PAR
PIERRE MARTEAU
TOME I
ORLEANS
H. HERLUISON, ÉDITEUR
17, RUE JEAN ne-d'arc, I7
1878
Ri
t.l
i( Kticore vaudroit-il mieux, comme un
bon bourgeois ou citoyen, rechercher et
faire un lexicon des vieils mots d'Artus,
Lancclot et Gauvain , ou commenter le
Romani de la Rose, que s'amuser i je ne
sçay quelle grammaire latine qui a passé
son temps. >>
(Ronsard.)
LE XIX^ SIECLE ET L'AMOUR.
LE XIX<^ SIECLE.
Qui donc t'a donné, bel enfant.
Cette fleur toute fraîche éclose?
Je suis déjà vieux, et pourtant
Jamais ne vis si belle Rose.
Quel éclat, quelle douce odeur .'
De la Nuit, sur sa tige verte,
Scintille encore un tendre pleur,
Et là, sur sa lèvre entrouverte.
Parmi ce jardin radieux
Que chaque jour fleurit l'Aurore,
Que n'ai-je l'arbre merveilleux
Qui fit si belle fleur éclore !
Dessus ses rameaux vigoureux
Greffant >nes délicates entes,
Je verrais son suc généreux
Régénérer mes frêles plantes.
LE XIXe SIÈCLE ET l' AMOUR.
C'est que rous »ie connaissez pas,
O vieillard, toutes vos richesses.
Aux jeunes plantes pourquoi, las!
Prodiguer toutes vos caresses?
Voyez là-bas ce vieux buisson.
Mais toujours vert, toujours vivace ;
C'est là que j'ai le doux bouton
Cueilli qui tous les autres passe.
LE XIX» siècle.
Quoi! dans ce vieux jardin françois
Où je vois jeter tant de pierres.
Oit nul ne pénétra, je crois.
Depuis la mort de mes grands-pères ?
l'amour.
Là dort, sous ces durs églantiers,
Mainte fleur mille fois plus belle
Que de tous vos jeunes rosiers
La plus gente et la plus nouvelle.
'^
HOMMAGE DU TRADUCTEUR
A Monsieur Cougny,
Professeur de rhétorique au lycée Saint-Louis.
Permettez-moi, cher maître, de vous dédier cette
édition du Roman de la Rose, qui, sans vous, n'eût
jamais vu le jour. Vous avez daigné jeter un regard
favorable sur ce premier essai de ma muse, et c'est
votre bonté toute paternelle qui a soutenu jusqu'au
bout ses pas hésitants. Vous seul connaissez mes
longs ennuis, mes labeurs et ma persévérance pour
arriver au but tant désiré. Comme â l'Amant, le
hideux Danger, la blême Peur et la rouge Honte
m'ont barré bien souvent la voie. Mais Ami me
reconfortait et m'engageait à poursuivre ma route,
jusqu'à ce que je pusse enfin cueillir la Rose. Ami,
c'était vous, et maintenant que j'ai cueilli le divin
bouton, je vous en offre les prémices, mon cher
maître ; car, vous le savez, mon cœur est toujours
resté vôtre, et
Se ge pers vostre bien-voillance,
A poi que ne m'en désespoir.
Autant que moi, vous êtes le père de cette œuvre,
et je vous prie d'en accepter l'hommage du plus
fidèle de vos disciples, du plus sincère de vos admi-
rateurs, et du plus dévoué de vos amis.
INTRODUCTION
ROMAN DE LA ROSE.
TOUT le monde connaît, au moins par son titre,
le Roman de la Ro^e. Il est reste populaire à tra-
vers tant de siècles disparus. Mais, sauf quelques
rares érudits, personne ne le lit aujourd'hui. Car,
nous le savons par expérience, il faut un certain
courage pour oser entreprendre la lecture d'un aussi
volumineux ouvrage, qui, somme toute, ne saurait
avoir autant d'attraits pour nous que pour ses con-
temporains. Au surplus, même pour ceux à qui ce
vieux langage est familier, la lecture n'en reste pas
moins pénible et jusqu'à un certain point ennuyeuse.
Aussi pouvons-nous affirmer que, même parmi ceux
qui daignent y jeter les yeux, bien peu ont la
constance de l'étudier.
Quelle est donc la raison de cette popularité qui
survit à l'œuvre elle-même pour ainsi dire? C'est
que le Roiuan de la Rose fit époque aussi bien pour <
la forme que pour le fond, car la hardiesse des idées '^
5' égale l'énerg'e du style; c'est que l'influence éton-
VIII INTRODUCTION.
nantc que ce livre exerça sur son temps, la vogue
incroyable dont il jouit pendant plusieurs siècles, en
ont fait comme le point de départ de notre littéra-
ture nationale. En un mot, c'est une grande date
dans l'histoire de notre langue, on pourrait presque
lire une révolution.
Quelques rares génies ont ainsi marqué leur siècle
d'un sceau ineffaçable, et pardessus tous les autres
leur nom restera populaire. Tels sont Jehan de
Mcung, Rabelais, Molière, Voltaire, et de nos jours
Victor Hugo.
Autour de ces astres rayonnants viennent gra-
viter une foule de satellites, dont l'éclat quelquefois
semble faire pâlir ces soleils et les éclipser. Mais, au
moment où ils semblent près de s'étemdre, on les
voit soudain s'embraser de nouveau, concentrer sur
eux-mêmes tous les feux dispersés des étoiles qui
les entourent, et inonder de lumière leur siècle tout
entier.
Tel est Jehan de Meung et son Roman de la Rose.
En 1816, M. Renouard écrivait dans le Journal des
Savants :
. « Le Rowati Je la Rose est l'un des monuments
^ /les plus remarquables de notre ancienne poésie. Par
.' son succès et sa célébrité, ayant jadis influé sur l'art
, d'écrire et sur les mœurs, il fut longtemps l'objet
d'une admiration outrée et d'une critique sévère, et
toutefois mérita une juste part des éloges et des re-
proches qui lui furent prodigués. »
Ces quelques lignes sont le résumé le plus clair
et le plus net qu'on puisse tirer de tout ce qui fut
écrit depuis deux cents ans sur ce fameux livre. Bref,
ce jugement, qui n'en est pas un, est accepté sans
appel aujourd'hui; cette sentence a fiiit loi.
INTRODUCTION. IX
Or, nous nous sommes toujours méfie de ces
jugements à la Salomon, qui n'ont d'autre but que
de contenter tout le monde, mais n'avancent pas la
question d'un iota. Nous avons été fort étonné de
voir ainsi juger en trois mots une œuvre pour et
contre laquelle furent écrits des volumes entiers, une
œuvre qui, si nous en croyons les contemporains, a
bouleversé son siècle, et trois cents ans après son
apparition passionnait encore nos pères.
Comment se fait-il qu'après un succès si prodi-
gieux, cet ouvrage soit tombé dans un tel oubli,
que personne ne le lise plus? Pourquoi ce silence
si profond autour d'une œuvre qui, à juste titre,
passa pendant plusieurs siècles, et passe encore pour
un des monuments les plus remarquables de la litté-
rature française ? Nul ne saurait l'expliquer autre-
ment que par notre apathie naturelle et le dédain
implacable dont les deux derniers siècles poursui-
virent leurs devanciers, mais qui semble s'éteindre
aujourd'hui.
Nous nous sommes dit cependant, avec Théophile
Gautier, que nul ne dupe entièrement son époque,
et que nos ancêtres, qui certes nous valaient bien,
ne devaient pas avoir en vain prodigué une telle
admiration, ni des critiques si violentes et si amères,
à une œuvre médiocre ou sans valeur. Nous entre-
prîmes donc de vérifier par nous-même ce qu'il y
avait de fondé dans ces jugements si contradictoires,
et nous croyons enfin avoir assis notre opinion d'une
manière absolue et définitive, tout en permettant,
grâce à cette nouvelle édition, à tous les lecteurs,
quels qu'ils soient, de contrôler. séance tenante nos ar-
guments; car, en face du texte primitif, se trouve la
traduction à peu près littérale de l'œuvre tout entière.
X INTRODUCTION.
En effet, rexp<5rience nous a montre combien il
est dangereux, en littérature surtout, de se faire une
opinion sur celle des autres. C'est ainsi que se
sont perpétuées jusqu'A nous des erreurs dont nous
sommes aujourd'hui profondémetit surpris. Le légis-
lateur du Parnasse français, Boileau lui-même, est
très-discuté, et l'on commence à en appeler de ses
arrêts, devant lesquels se sont inclinées dix généra-
tions successsives.
Aujourd'hui, las d'admirer le grand siècle et rien
que le grand siècle, on s'est demandé si réellement
il n'y avait rien à admirer au-dcli, si nos ancêtres
étaient aussi ignorants qu'ignorés, et l'on est arrivé
à cette conclusion que nous seuls sommes des igno-
rants.
Si par la science nous les avons dépassés, c'est
en profitant de leurs conquêtes; mais il est un fait
indéniable : c'est qu'on étudiait beaucoup au moyen
âge, où l'on avait tant A apprendre et où les moyens
d'apprendre étaient si restreints.
A partir du XVI< siècle, plus on remonte, plus
on est étonné de la profonde érudition et de l'in-
croyable activité des écrivains, c'est-.A-dire des sa-
vants (ces deux mots étaient svnonymes alors), car
on ne faisait pas ;\ cette époque, comme au grand
siècle, sa fortune et sa réputation avec un sonnet ou
une plate épître au plus flagorné des rois.
Mais nous assistons depuis quelques années à un
revirement salutaire ; on semble avoir au moins soif
d'apprendre, et le premier résultat de ce mouve-
ment, pour ne parler que de la littérature, fut de
remonter aux siècles oubliés, et chaque jour amène
des découvertes qui nous étonnent et nous ravissent.
On a d'abord voulu se rendre compte de ce que
INTRODUCTION'. XI
pouvaient valoir ces maîtres tant vantés du XIII'^ au
XVIe siècle, et si décriés au XVII':. De cet examen
naquit la certitude que Boileau était loin d'être un
oracle ; on en vint à douter que l'art de nos vieux
romanciers fût si confus et si embrouillé qu'il vou-
lait bien le dire, et que ces siècles grossiers fussent
dignes tout au plus d'un si magistral dédain. N'en
déplaise aux puristes, Boileau, ce maître ès-arts,
n'atteint, ni comme poète, ni comme satyrique, à la
cheville de nos deux romanciers, que du reste il ne
connaissait ni peu ni prou.
Or, en notre qualité d'enfant de l'Orléanais, rien
ne pouvait exciter à un plus haut point notre curio-
sité que le fameux Roman de h Rose. Nous en entre-
primes l'étude il y a quelques années, a%'ec l'inten-
tion de la faire aussi complète et aussi consciencieuse
que possible. Pour cela, il était de toute néces-
sité d'en faire la traduction, afin de pouvcir suivre
l'œuvre jusque dans ses moindres détails. Nous
la commençâmes donc ; piiis, le charme aidant,
bercé de la riante illusion du poète, nous nous
prîmes à le suivre dans les sentiers fleuris de son
paradis terrestre. Nous étions , comme l'Amant ,
ébloui, enivré, ravi. Mais comme cette prose était
pâle auprès de l'adorable langage de Guillaume !^
Comment rendre la simplicité, la grâce et la naïveté (^
du romancier, la richesse et l'harmonie si douce dcj
sa vieille langue romane, autrement que dans le
rhythme gracieux choisi par lui ? Malgré nous, nous
en vînmes à rimailler ce songe délicieux et à tra-
duire l'œuvre entière en vers modernes, mais en
serrant le texte du plus près qu'il nous fût possible,
laissant subsister toutefois les vieux mots assez com-
préhensibles à la masse des lecteurs pour n'en pas
XII INTRODUCTION.
rendre la lecture fatigante et insipide, et pour lui
conserver comme un parfum de sa saveur primitive.
Pour Guillaume de Lorris, la tâche était relative-
ment f.icile, et, nous l'espérons du moins, nous
avons pu conserver à notre traduction un reflet de
(^ 'Tla poésie originale. Mais pour Jehan de Meung, ce
fut autre chose. En effet, Jehan de Meung n'est pas
un poète. La grâce et l'élégance sont le moindre
de ses soucis, et bien qu'il soit fécond à l'excès, son
style n'en est pas moins le plus souvent d'une con-
cision désespérante. Dans ses longues dissertations
philosophiques, dans ses hors-d'ccuvre scientifiques,
chaque mot a sa valeur propre, et nous nous sommes
bien des fois heurté à des expressions à peu près in-
traduisibles. Aussi fûmes-nous constamment obligé
de sacrifier l'élégance à la fidélité. Il faut l'avouer
aussi, Jehan de Meung a semé son poème de pé-
riodes interminables, que les inversions par trop for-
cées et les phrases accessoires qui viennent se jeter
au travers de l'idée principale rendent souvent lourdes
^çt fatigantes, et quelquefois obscures. Nous avons
tenu, autant que possible, à conserver à l'auteur jus-
qu'à .ses défauts ; malheureusement, nous l'en avons
gratifié de bien d'autres !
Quoi qu'il en soit, le Roman de la Rose, le livre de
Jehan de Meung surtout, est un des vieux monu-
ments de notre langue que doivent lire tous ceux qui
s'intéressent à l'histoire de notre pays, ne fût-ce que
pour se rendre compte des progrès accomplis depuis
six cents ans dans toutes les matières que traite cette
immense encyclopédie.
Tout le monde aujourd'hui peut donc étudier ce
beau poème, et si la traduction est demeurée bien
au-dessous de l'original, nous espérons du moins
INTRODUCTION. XIII
que le lecteur nous saura gré de nos efforts pour la
jouissance qu'il goûtera, et c'est le seul but que nous
désirions atteindre. En lui faisant aimer nos vieux
poètes Orléanais, nous lui ferons peut-être oublier
notre insuffisance, et, comme l'Amant, nous serons
bien payé de nos peines.
Le savant pourra étudier le poète dans son naïf
et primitif langage, le curieux dans la traduction;
et s'ils rencontrent quelques expressions qui leur
semblent mal choisies, quelques mots malsonnants,
quelques vers mal tournés, avant de condamner le
traducteur, qu'ils daignent d'abord jeter les yeux
sur l'original, puis songer à ce travail immense, et
cette pensée leur inspirera peut-être un peu d'in-
dulgence.
Le Roman de la 'Rose est un roman allégorique, et I
non pas un roman où l'abus exagéré de l'allégorie
nuit à la marche de l'action, comme nous le lisons
dans nombre d'études sur ce poème et l'eritendons
répéter par une foule de gens qui prétendent l'avoir
étudié, sans pour cela le connaître le moins du
monde.
Le drame tout entier et tous les personnages sans -
exception sont allégoriques. Il est donc temps de
faire justice, une fois pour toutes, de ce reproche,
qui ne repose absolument sur rien. C'est comme si
l'on reprochait à un poète, chantant la guerre des
dieux par exemple, l'abus du merveilleux. A l'époque
où parut l'œuvre dont nous allons commencer l'ana-
lyse, c'était en plein moyen âge, c'est-à-dire au plus
beau temps des troubadours, jongleurs et ménes-
trels. L'idylle charmante de Guillaume, ce délicieux
XIV INTRODUCTION.
roman de niceurs, inaugura un genre nouveau, et
quoique cette oeuvre fût restée inachevée, elle jouis-
sait encore, un demi-siècle plus tard, d'une telle
renommée, que Jehan de Meung crut devoir la ter-
miner et, par l'étendue qu'il lui donna, en quelque
{_5orte se l'approprier.
Que dans les siècles suivants ce genre si gracieux
se soit démodé au point de devenir insipide, c'est
peut-être ce qui expliquerait, malgré les efforts de
Clément Marot pour en rendre la lecture plus facile,
l'oubli profond dans lequel ce poème est tombé.
Mais aujourd'hui où les études se portent avec
tant d'ardeur sur notre vieille littérature, aujourd'hui
où nous voilà retombés dans ces romans d'aventures
(moins le merveilleux) que le Roman de la Rose dé-
modait alors, il aura certainement, pour nombre de
lecteurs, comme un regain de nouveauté à six siècles
de distance.
Cette édition laissera cependant une lacune.
M. Herluison avait un moment espéré faire une
édition absolument complète et qui fût, si je puis
m'cxprimer ainsi, le dernier mot sur cette oeuvre
dont l'Orléanais est si fier. Il avait cru pouvoir
publier une nouvelle collation du teste primitif,
et s'était adressé A un savant de premier ordre,
M. Cougny, bien connu de tous ceux qu'intéressent
les lettres par ses remarquables travaux. Celui-ci
voulut bien se charger de ce travail et le commença.
Au bout de quelques jours , il fut arrêté par des
difficultés sans nombre, et reconnut que le travail
qu'il entreprenait ne pouvait s'achever qu'en plu-
sieurs années, et au prix d'un labeur incroyable et à
INTRODUCTION. XV
peu près inutile. Il découvrit des centaines de va-
riantes, la plupart insignifiantes, sur chacun des vers
de ces vieux poèmes. Q.uelles leçons préférer ? C'est
ce qu'il était impossible de décider. De plus, il re-
connut que le texte publié par Méon au début de ce
siècle semblait le plus ancien, et préférable (presque
partout) aux meilleurs manuscrits que la France
possède. « Le seul travail utile eût consisté, dit-il,
à collationner le texte de Méon avec celui des plus
anciens manuscrits, avec l'idée bien arrêtée de don-
ner un texte purement Orléanais. Mais en l'absence
de manuscrits et d'éditions orléanaises, l'établisse-
ment d'un pareil texte eût demandé un travail très-
minutieux et excessivement long. Il eût fallu faire
avant tout une étude très-exacte de la langue fran-
çaise dans le pays d'origine de nos deux poètes, et
tenir grand compte de ce qu'ils ont dû emprunter
au langage de l'Ile-de-France et de Paris en particu-
lier, où ils semblent avoir séjourné de bonne heure
et assez longtemps. » A notre grand regret, ce tra-
vail reste et restera sans doute encore bien long-
temps à faire.
Force fut donc de s'arrêter à l'édition de Méon, ^
la meilleure que nous connaissions et qui est, à peu
de chose près, la restitution fidèle de nos vieux ro-
manciers, autant qu'elle est possible après plus de
six siècles.
w^mmwsm'^m
NOTICE
SUR LES DEUX A. U T E U R S
ROMAN DE LA ROSE.
L'HISTOIRE ne nous a rien légué de précis tou-
chant la vie des deux auteurs du Roman de la
Rose.
Malgré les luttes ardentes que l'apparition de
cet ouvrage fit naître, les innombrables manuscrits
d'abord, puis, à l'invention de l'imprimerie, les édi-
tions multipliées de cette œuvre considérable ne
nous apprennent rien, ou presque rien, de Guillaume
de Lorris et de Jehan de Meung.
C'est donc dans leurs écrits mêmes et dans la tra-
dition que nous chercherons à préciser la date de
leur naissance, celle de la publication du roman,
celle de leur mort, et enfin nous discuterons les cir-
constances les plus saillantes de leur vie, telles que
la tradition nous les a transmises.
Lorsque l'histoire ne donne rien d'absolument
certain sur un homme célèbre, notre opinion est
qu'il f;iut conserver un grand respect pour la tradi-
XVIII NOTlCt SUR Li;S DEUX AUTEURS.
tion, et s'il est dangereux d'accepter sans contrôle
toutes les légendes qui sont parvenues jusqu'à nous,
il faui bien se garder, par contre, d'éliminer tout ce
qui n'est pas prouvé d'une manière incontestable.
En un mot, tout ce qui, sans être en contradiction
formelle avec l'histoire, c'est-à-dire avec les dates,
est fidèle au caractère des auteurs et à leurs opinions,
doit être religieusement conservé.
Nous allons donc suivre pas à pas, dans tous les
détails qu'ils nous ont transmis, les différents auteurs
et éditeurs qui se sont occupés du Roman de la
Rose, et si, par cette voie, nous n'arrivons pas à la
certitude, nous ferons en sorte de rétablir les faits
selon la vraisemblance et les probabilités les plus sé-
rieuses.
I, Guillaume de Lorris eût dû naitre, . si nous en
croyons l'opinion la plus répandue, vers 1235 et
mourir vers 1260. Nous allons montrer tout à l'heure
que c'est une erreur grave, en ce sens qu'elle a pour
conséquence de rejeter l'œuvre de Jehan de Meung
au commencement du XIV'-" siècle, quand au con-
traire elle parut dans la deuxième moitié du XlIIe.
Ce qu'il y a de certain, c'est que Guillaume de
Lorris naquit à Lorris, petite ville du Gàtinais, entre
-Orléans et Montargis, et qu'il mourut fort jeune, à
vingt-six ans. Il était frère d'Eudes de Lorris, cha-
noine et chévecier de l'Église d'Orléans, qui fut
conseiller au Parlement en 1258.
i Jehan de Meung est plus connu et vécut plus
longtemps. On fixe généralement l'époque de sa
naissance vers 1260, et celle de sa mort entre 13 10
et 1322, ce qui indiquerait qu'il vécut environ cin-
quante ou soixante ans.
Hien ne prouve qu'il mourut aussi promptemcnt ;
NOTICE SUR LES DEUX AUTEURS. XIX
nous avons tout lieu de supposer au contraire qu'il
s'éteignit dans un âge beaucoup plus avancé, en ce
sens qu'il serait né de quinze à vingt ans plus tôt.
Jehan de Meung était issu d'une ancienne et illustre
maison de l'Orléanais, dont il existe, si nous en
croyons M. Méon, son avant-dernier éditeur, des
titres du commencement du XII'^ siècle. Nous citons
textuellement :
« D. Jean Verninac, dans son Histoire d'Orléans,
fait mention de beaucoup d'actes et de donations
par les de Meung, seigneurs de la Ferté-Ambremi,
depuis l'an i loo. Dans la généalogie de cette fa-
mille, faite par M. D'Hozier, on trouve qu'en 1239
Landrecy dé Meung, fils de noble et puissant sei-
gneur Monseigneur Théodun , comte de Meung ,
épousa Agnès, fille de Gourdin de la Ferté, seigneur
d'Alosse, etc..
« La Roque, dans son Traité du Ban, rapporte
qu'en 1236 un Jehan de Meung devait se trouver au
ban du roi à Saint-Germain-en-Lave, à trois semaines
de la Pentecôte.
« En 1242, le même Jehan de Meung (peut-être
le père de notre poète), fut semont à Chinon, le
lendemain des octaves de Pâques, pour aller sur la
comté de la Marche. »
Ces deux vers du testament de Jehan de Meung
ne laissent du reste aucun doute sur l'illustration de
sa naissance :
Diex m'a donné au miex honneur et grant chevance,
Dicx m'a donné servir les plus grans gens de France.
M. Débarbouiller dit, dans son Histoire des hommes
illustres de l'Orléanais, au chapitre : Guillaume de
Lorris et Jean de Meung :
XX NOTICE SUR LES DEUX AUTEURS.
« D'après Dom Gérou, Jehan de Meung descen-
dait des anciens seigneurs de la petite ville dont il
portait le nom. Son père était baron de Chcvé,
seigneur de Pierrefite et autres lieux. Il donna la
baronnic de Chevé à notre écrivain. Le baron de
Chevé était un des quatre grands vassaux de l'évêché
d'Orléans, qui devaient porter le nouvel évoque à son
entrée solennelle et lui présenter tous les ans, le
2 mai, pendant l'office de vêpres, une certaine quan-
tité de cire qu'on appelle vulgairement gouttières.
D'après les titres de l'Eglise cathédrale d'Orléans,
Jehan aurait été chanoine et archidiacre en 1270 et
1297, et c'est sans doute en raison de son état qu'il
est représenté avec une simarre, ou robe fourrée,
dans un livre du commencement du XV^ siècle. »
Nous citons toujours M. Méon :
« Cet auteur, que Moreri et tous les biographes
font naître en 1279 ou 1280, avait déjà traduit,
en 1284, VArt miUtairc de Végèce pour Jehan de
Brienne, premier du nom, qui, en 1252, succéda à
Marie, sa mère, dans la comté d'Eu, pendant qu'il
était avec saint Louis en Palestine. Là le roi, dit
Joinville, fit le comte d'Eu chevalier, qui était en-
core un jeune jouvencel. Il mourut à Clermont en
Beauvoisis en 1294.
« Si en 1284, continue M. Méon, Jehan de Meung
avait déjà traduit Végèce, ainsi que le prouvent plu-
sieurs manuscrits du temps, on doit supposer qu'à
cette époque il avait au moins vingt-cinq à trente
ans, et qu'il était né vers le milieu du XIII'^ siècle.
« Alors on ne pourrait dire, comme l'a fiiit Lcn-
glet du Frenov dans sa préface, qu'il était dans sa
jeunesse lorsqu'il entreprit la continuation du Roman
d.' h Rose. S'il a relaté, dans sa dédicace qu'il fit à
NOTICE SUR LES DEUX AUTEURS. XXI
Philippe-le-Bel de sa traduction de Boece, le Roman
de la Rose le premier, c'est probablement parce qu'il
le regardait comme le plus notable de ses ouvrages,
les autres n'étant presque tous que des traductions.
D'ailleurs il est facile de juger que le Roman de la
Rose n'est point sorti de la plume d'un jeune homme,
ainsi que l'observent le président Fauchet et Thévet
dans la vie de son auteur. Les connaissances de toute
nature qu'il annonce dans son ouvrage portent à
croire qu'il avait lu avec fruit nos auteurs sacrés et
profanes.
« Il y a tant de variations dans les historiens sur
l'époque de la mort de Jehan de Meung, qu'il est
difficile de la fixer d'une manière exacte. Jehan Bou-
chet dit que ce fut vers 1316, sous le règne de
Louis X. Du Verdier, dans sa Prosopographie, dit
13 18, sous PhiUppe V. Nos biographies modernes
prolongent sa vie jusqu'à la première année du règne
de Charles V, en 1364, parce que l'éditeur d'un
ouvrage qui a pour titre : le Dodechedron de Fortune,
a annoncé que Jelian de Meung l'avait présenté à ce
prince. Cette opinion se trouve réfutée par ce que
j'ai dit ci-dessus de sa naissance, puisqu'il faudrait
supposer qu'il aurait vécu près de cent vingt ans. En
admettant que Jehan de Meung soit auteur de cet
ouvrage, ce dont je doute, et qu'il l'ait présenté à
un roi Charles, je serais obligé de croire que ce se-
rait Charles IV, qui a commencé à régner en 1322,
et que le manuscrit portait Charles le quart, qui,
étant mal écrit, aurait été lu Charles le quint par
l'éditeur de cet ouvrage. Dans celte hj'pothèse, Jehan
de Meung serait encore septuagénaire. Dom Rivet,
dans son Histoire littéraire, fixe la mort de cet au-
teur à l'année 15 10, et cette même date est rappor-
XXII NOTICE SUR LES DEUX AUTERS.
tée aussi dans un volume ayant pour titre : Anecdotes
françaises depuis rêlabJissevieiil de la monarchie jusqu'au
règne de Ijiiiis XV.
« Fauchet avait fait lui-nicme des recherches pour
découvrir cette même époque ; mais il avoue qu'elles
sont restées infructueuses. En 1358, on transporta
dans la cour du couvent des Jacobins, entre l'église et
les vieilles écoles de théologie, les ossements de tous
ceux qui étaient enterrés au cimetière dudit couvent.
Le cimetière fut détruit, et le cloître, le dortoir et
le réfectoire furent retranchés pour la clôture de
Paris. Dans le recueil des épitaphes de Paris, fait
par D'Hozier, se trouve la suivante : « Aussi gît
« au dit couvent (des Jacobins) maître Jehan de
« Meung, docte personnage du temps de Louis
« Hutin, auteur du livre du Roman de la Rose, l'une
« des premières poésies françoises. » Cette épitaphe,
f.iile très-longtemps après sa mort, paraît copiée sur
la Chronique d'Aquitaine, et ne peut faire autorité.
Au surplus, elle ne prolongerait la vie de Jelian de
Meung que de six ans environ. »
Comme on le voit, les opinions sont bien parta-
gées, autant sur la date de la mort de Jelian de
Meung que sur celle de sa naissance. Toutefois, nous
trouvons dans le texte même de l'ouvrage plusieurs
phrases qui nous permettent de fixer d'une manière
à peu près certaine la naissance des deux poètes et
la mort de Guillaume de Lorris.
Tout d'abord celui-ci nous indique son âge dès
le début de son roman : « 11 y a bien de cela
cinq ans au moins Au vingtième an de mon
âge. » Il avait donc vingt-cinq ans passés, et comme
y 1 Jehan de Meung lui-même nous déclare avoir entre-
l pris la continuation du roman plus de quarante ans
NOTICE SUR LES DEUX AUTEURS. XXIIl
aprcs la mort de Guillaume de Lorris, on peut donc
afiirmer que celui-ci est mort à vingt-six ans au ]
moins. Maintenant essayons d'établir la date exacte
où Jehan de Meung entreprit son ouvrage et son
âge approximatif, et nous aurons tranché à peu près
toute la question.
M. Ravnouard fait observer que dans la partie de
Jehan de Meung, on trouve des vers qui n'ont pu
être écrits, au plus tard, que vers l'an 1280. Après
avoir parlé de Mainfroi, le poète nomme Charles
d'Anjou comme vivant et possédant encore le
royaume de Sicile :
Qui par divine porvéance
Est ores de Sesile rois.
Or, Charles d'Anjou raofirut en 1285 ; mais il
avait été expulsé de Sicile quelques années aupara-
vant. En effet, les Vêpres siciliennes sont de 1282.
Donc, si nous admettons que Jehan de Meung ait
écrit ces vers avant 1282, comme il reprit l'œuvre
de Guillaume plus de quarante ans après la mort de
celui-ci, on en doit conclure que Guillaume de
Lorris mourut entre 1235 et 1240 et naquit vingt-
six ans plus tôt, c'est-à-dire entre 1209 et 1214.
Un peu plus loin nous lisons un passage qui
prouve que Jehan de Meung n'avait pas quarante ans
lorsqu'il entreprit de terminer le Roman de la Rose.
Le Dieu d'Amours, après avoir parlé de Guillaume
de Lorris qui va mourir, dit de Jehan de Meung :
Celi qui est à nestre.
Partant de là, nous serons amené à tirer les consé-
quences suivantes :
Jehan de Meung écrivit le Roman de la Rose avant]
XXIV NOTICE SUR LES DELX AUTEURS.
1282, et il n'avait pas quarante ans. Or, le passage
où il est parlé de Mainfroi se trouve des le début de
l'œuvre de Jehan de Meung, qui dut demander plu-
sieurs années de travail. Nous .serons donc fondé à
fixer à peu près à l'année 1275 la date de ces vers.
Puis, nous rangeant à l'avis de Fauchet, Thévet
et Méon, que ce livre n'a pu sortir de la plume
d'un jeune homme, mais d'un savant consommé,
d'un écrivain de trente à trente-cinq ans, nous de-
vrons repousser sa naissance à l'année 1240 ou 1245
au moins. Il en résulterait, si nous admettons l'an-
née 13 10 comme date de sa mort, qu'il vécut au
moins soixante-cinq ans, et l'année 1322, soixante-
dix-sept ans. Cette date de 1245 n'a rien d'exagéré,
mais ne saurait être rappochée de nous; car, selon
\ Jehan de Meung lui-même, le Roman de la Rose serait
une œuvre de sa jeunesse. En effet, nous lisons dans
son testament :
J'ai fait en ma jonesce maint diz par vanité
Où maintes gens se sont pluseurs fois délité.
QjLioi qu'il en soit, Jehan de Meung dut couler
d'heureux jours dans une tranquillité profonde, car,
malgré la haute considération dont il jouissait à la
cour, si nous en croyons les historiens, il ne se
trouva mêlé en rien aux grands événements qui si-
gnalèrent le règne de Philippe-le-Bel.
Il passa presque toute sa vie dans la capitale, où il
possédait, dit Félibien, en 1315, dans l'arrondisse-
ment de la paroisse Saint-Benoist, une maison de-
vant laquelle était un puits.
C'est à peine si la tradition nous a conservé deux
anecdotes sur cet homme distingué, et encore sont-
elles sérieusement contestées. Ces deux anecdotes
NOTICE SUR LES DEUX AUTEURS. XXV
sont rapportées par Tlicvet dans la vie de Jehan de
Meung que nous avons réimprimée à la suite de
l'analyse complète du Roman de la Rose.
La première est évidemment controuvée, puisque
l'aventure qu'elle rapporte est tirée d'un livre ita-
lien. Elle arriva, non pas à Jelian de Meung, mais à
Guilhem de Bargemon, gentilhonmie et poète pro-
vençal du temps du comte Raimond Déranger, et
par conséquent plus ancien que notre poète.
Quant à la seconde, elle est si bien en rapport
avec l'esprit malin de notre Orléanais, que nous
sommes tout disposé à l'accepter comme vraie, mal-
gré l'opinion de Jehan Bouchet, qui ne la raconte
que comme ouï-dire, sans y ajouter foi. Du reste, ces
choses-là ne s'inventent pas.
Nous voulons parler de l'anecdote où est racontée
la manière dont Jehan de Meung trouva moyen de
se faire enterrer pompeusement, sans bourse délier,
par ceux mêmes qu'il avait si maltraités de son
vivant, ses plus mortels ennemis, les moines Men-
diants enfin.
DU ROMAN DE LA ROSE. XXXI
Reste la tour à prendre. Les assaillants cherchent
encore à user de ruse. La Vieille, qui garde Bel-
Accueil, passe à l'ennemi, revient trouver son pri-
sonnier avec des présents de ï Amant, et fait tous
ses efforts pour le corrompre et le séduire. Bel-
Accueil résiste d'abord aux conseils de la Vieille et
refuse. Mais elle insiste ; il finit par accepter et
consent à recevoir VAmaut. Celui-ci arrive aussitôt
et va voir combler tous ses vœux. Mais Danger
veille. Aidé de Honte et Peur, il accourt, et tous trois
se précipitent sur VAmaut. Ils vont l'étrangler, lors-
que l'armée de Dieu d'Amours entend ses cris de
détresse et vient à la rescousse. Une bataille s'en-
gage. Mais la victoire reste indécise ; les pertes sont
grandes, surtout dans l'ost à' Amour, et l'on convient
d'une trêve de part et d'autre, tout en restant cha-
cun dans ses positions. Amour profite du répit, et
aussitôt envoie prévenir Vénus sa mère de sa posi-
tion critique. Vémis arrive au moment où son fils
vient de rompre la trêve et de recommencer le com-
bat. Mais elle et son fils eussent sans doute succombé
sans l'intervention de Nature, qui vient réclamer ses
droits. Désolée, celle-ci court à son prêtre Genius, se
plaint à lui qu'on lui fasse tel outrage et l'envoie au
secours de VAnuint. Genius arrive, relève le courage
des assaillants et disparaît. L'assit recommence, et
Vénus incendie la tour de son ferftidon ardent. Pa-
nique générale; toute la garnison fuit abandonnant
la place. Franchise et Pitié conduisent alors VAmaut
à Bel-Accueil, et celui-ci peut enfin cueillir la Rose.
Avant de passer à l'examen détaillé de tout l'ouvrage, nous ferons
remarquer au lecteur que la partie de Guillaume de Lorris contient
environ 4,500 vers, celle de lehan de Meung à peu près 19,000.
Cette inorme disproportion surprend tout d'abord. Mais en lisant
ce qui va suivre, le lecteur s'expliquera bien vite cette étrange ano-
malie. Nous nous dispenserons pour le moment de réflexions sur ce
sujet; elles trouveront naturellement leur place h la fin de ce travail.
ANALYSE DÉTAILLÉE.
PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.
Cette analyse a pour but de faire bien saisir la pensée de l'auteur,
en la dégageant des mille allégories dans lesquelles il s'est plu à
l'envelopper.
Chapitre l.
L'Amant s'endort à la fin d'une belle journée de
printemps. Il voit en songe une prairie magnifique,
toute couverte de fleurs et de buissons verdoyants,
où mille oiselets chanteurs font entendre leurs cris
d'allégresse. Cette prairie est traversée par une ri-
vière délicieuse, dont la source est proche, car l'onde
est fraîche et pure. VAinaut ravi se prend à suivre
tranquillement la rive.
Comme nous l'avons dit plus haut, en ce roman
tout est allégorique. Nous ne devons donc pas voir
simplement dans ces premières lignes le commence-
ment d'une aventure que le romancier veut nous ra-
conter.
VAniant a vingt ans, le printemps pour nous.
DU ROMAN DE LA ROSI-. XXXIH
La grande plaine, c'est le Monde; la rivière, c'est la
Vie, qui s'épanche à son début au milieu de la ver-
dure et des fleurs. En un mot, la jeunesse est le plus
beau moment de l'existence. S.xns soucis et sans in-
quiétude, VAtuant voit couler ses jours.
Chapitres II a IX.
Soudain se dresse à ses yeux un jardin inmiense
entouré d'un grand mur crénelé, sur lequel, en de-
hors, sont peintes des images repoussantes, savoir :
Haine, Félonie, Vilenie, Convoitise, Avarice, Envie,
Tristesse, Vieillesse, Papelardie et Pauvreté. L'Amant
s'arrête un instant à contempler ces images et cherche
à pénétrer dans le jardin. Il ne trouve qu'une petite
porte basse et bien fermée, à laquelle il frappe. Une
gente damoiselle, Oyseuse, vient lui ouvrir. Ce jardin
est le séjour de Déduit. Là dansaient et jouaient
Déduit, Liesse, Dieu d'Amours, Beauté, Richesse, Lar-
gesse, Franchise, Courtoisie, Oyseuse et Jeunesse.
L'^ma«/ ébloui contemple ce tableau riant, lorsque
Courtoisie vient le chercher et l'engage à la karole.
Il accepte, choisit la belle Oyseuse pour ^a danseuse
et prend part à la ronde.
GLOSE.
Déduit ou Plaisir d'Amour, c'est la personnifica-
tion des jouissances amoureuses, le bonheur de la
vie. Son jardin enchanté n'est réservé qu'à un petit
nombre d'élus ; car pour y entrer, c'est-à-dire pour
goûter dignement toutes les jouissances de l'amour,
il faut être gai, aimant, beau, riche, généreux, franc,
courtois, jeune et désœuvré. Nul, par contre, n'y sau-
XXXIV ANALYSE
rait pénétrer s'il est haineux, félon, vilain, convoitetix,
avare, envieux, triste, vieux ou misérable. Ceux-là ne
savent pas ce que c'est que d'aimer, et personne non
plus ne les aime.
Le désœuvrement nous ouvre la porte, c'est-à-dire
nous pousse au plaisir, et, comme vous le verrez,
pour goûter réellement l'amour, il faut avoir beau-
coup de temps à soi. Qiiand V Amant dit qu'il choisit
Oyseuse pour sa danseuse, il fait comprendre qu'il
se jeta dans les plaisirs tout d'abord pour y chercher
simplement des distractions. Enfin, comme la femme
est avant tout un être aimable et courtois, nous nous
sentons irrésistiblement attirés vers elle.
Voilà donc notre Amant emporté dans le tourbillon
des plaisirs.
Chapitres X a XII.
Les danses terminées, chacun se disperse pour
goûter le repos sous les frais ombrages. L'Anuint,
une fois calmé, s'y enfonce et arrive prés d'une
splendide fontaine qui coule dans un beau bassin.
C'est la fontaine de Narcisse. Au fond est un miroir
magique. Malheur à qui jette les yeux sur ce fatal
miroir! En ce paradis terrestre, tout est séduisant,
et le miroir est si bien disposé qu'il reflète jusqu'au
moindre objet, si modeste et si bien caché qu'il
soit. Une inscription est gravée sur la pierre qui
borde le bassin : Ici Je beau Narcisse est mort. Cette
inscription rappelle à notre Amant la fin terrible du
malheureux et l'épouvante. Son premier mouvement
est de s'enfuir ; mais il se rassure et se dit que
Narcisse n'était qu'un égoïste et qu'un sot, et que,
somme toute, il se sent assez fort pour ne pas
DU ROMAN DE LA ROSE. XXXV
tomber dans de pareils excès. Puis la curiosité, l'en-
vie de connaître le poussant, il y jette un regard
furtif. Mais, hélas ! il est aussitôt saisi d'étonnement
et d'admiration. Fascinée, sa vue ne peut plus se
détacher du fatal miroir et surtout d'un magnifique
buisson de Roses qui s'y reflète. Il y court aussitôt;
le parfum suave le pénètre jusqu'aux entrailles, et
timide, tremblant d'être blâmé, il n'ose y porter la
main, car il craint d'irriter le maître de ce beau jar-
din. Heureux, s'écrie-t-il, celui qui pourrait seule-
ment cueillir une Rose, n'importe laquelle, mais je
donnerais tout pour en posséder une couronne ! Or,
entre toutes, il en choisit une, la plus belle, un
bouton tout fraîchement éclos. Mais las ! une épaisse
haie, barrière infranchissable de ronces et d'épines,
le sépare de la Rose.
Le tourbillon des plaisirs enivre V Amant, et pen-
dant quelque temps il ne songe qu'à voir, admirer
et se divertir. Mais, une fois le premier étourdisse-
ment passé, il rentre en lui-même, observe tout ce
qui l'entoure ; il veut savoir, il veut tout connaître.
A force de voir et d'admirer, chemin faisant, il arrive
à la fontaine de Narcisse. Le miroir magique, ce
sont les illusions. La jeunesse ne saurait s'y sous-
traire. En vain les conseils, l'instruction, la sagesse
et la raison nous mettent en garde contre elles ; tous
nous les voulons braver, et tous nous nous y lais-
sons prendre. Notre Amant y succombe ; il jette les
yeux sur le miroir, et le voilà soudain afiolé. Ce
qui l'attire surtout, au milieu des splendeurs de la
nature, c'est la Beauté, ce sont les charmes de la
femme et ce parfum exquis de délicatesse et de
sensibilité qui s'exhale autour d'elle. D'abord il les
embrasse toutes dans un amour sans bornes, toutes
il voudrait les posséder ; mais il finit par en remar-
quer une, la plus belle, et que seule il désire. C'est
toujours la femme aimée qui est la plus belle ; puis
comme les difficultés ne font qu'accroître nos ardeurs
et que les plaisirs faciles sont ceux qui nous sé-
duisent le moins, c'est justement la Rose la plus
difficile à cueillir que notre Amant préfère à toutes
les autres. Transporté d'admiration, timide, muet,
il se contente d'admirer en silence l'objet tant désiré,
il n'ose lui déclarer ses transports, de peur du re-
pentir, car il craint de l'irriter; et puis, comment
vaincre tous les obstacles qui les séparent ?
Chapitres XIII a XVI.
V Amant contemple immobile le buisson de roses.
Cependant, depuis qu'il a quitté les danses, Dieu
d'Amours l'a suivi pas à pas et profite de l'extase où
il est plongé pour le frapper de ses flèches. La pre-
mière qu'il lance est Beauté, la seconde Simplessc.
Cet deux flèches entrent par l'œil et pénètrent jus-
qu'au cœur. La troisième est Courtoisie, la quatrième
Franchise, la cinquième Compagnie, la sixième Beau-
Semblant. Ces quatre dernières volent droit au but.
A chaque blessure, V Amant veut arracher la flèche
qui l'a frappé ; mais chaque fois le fut lui reste
entre les mains et le dard dans la plaie. Dieu
d'Amours, voyant V Amant épuisé, pantelant, se pré-
cipite et le somme de se rendre. Celui-ci, vaincu,
voyant toute résistance inutile, se rend et fait hom-
DU ROMAN DE LA ROSE. XXXVII
mage à son vainqueur, lui jure d'être son esclave,
et pour preuve de sa sincérité lui offre son cœur en
gage. Dieu d'Amours l'accepte, et le ferme d'une
clé d'or qu'il garde dans son aumônière.
GLOSE.
\J Amant, en contemplation devant la femme qu'il
a choisie au milieu de tant d'autres, ne s'aperçoit
pas que l'amour le guette, et le premier trait qui
le frappe lui fait une blessure inguérissable. La
beauté la première nous touche et nous inspire
les plus vives passions. C'est par les j-cux qu'elle
pénètre jusqu'au cœur ; elle est la plus naturelle
de toutes les sensations. Il en est de même de la
seconde , Simplessc , c'est-à-dire la simplicité , la
grâce naturelle, qui n'est que le complément de la
beauté. Les quatre autres représentent les qualités
de l'âme ; elles nous séduisent aussi bien que les
avantages extérieurs, mais leur effet est moins fou-
droyant. Courtoisie, Franchise, Compagnie et Beau-
Scmhlaiit, personnifient l'amabilité, la franchise, l'es-
prit et l'affabilité.
Notre Amant ne peut résister à tant de perfec-
tions; il ne songe plus à vaincre sa passion naissante;
il s'y livre tout entier, et il jure de ne plus vivre
que pour celle qui a pris son cœur.
Ch.\pitres XVII ET XVIII.
Ici Dieu d'Amours dicte à V Amant tous ses com-
mandements, qu'il devra suivre s'il veut conquérir
la Rose. Ils se résument ainsi : aimer, c'est souffrir.
UAniatit n'hésite pas à s'y soumettre ; mais il de-
mande comment il pourra résister à de si rudes la-
beurs, et Dieu d'Amours lui répond : « Tu as l'Es-
pérance ! Elle devrait te suffire ; mais je te promets
encore trois dons qui adouciront tes peines et te
soutiendront jusqu'à ce que tu sois arrivé au but de
tes désirs, la conquête de la Rose. Ces trois biens
sont : Doux-Penser, Doux-Parkr, Doux-Regard. »
Ceci dit, Dieu d'Amours s'envole.
A peine l'Amant a-t-il donné son cœur, qu'il ré-
fléchit aux conséquences de son action ; il songe aux
obstacles sans nombre qu'il lui fiiudra surmonter
pour posséder sa bien-aimée, aux luttes, aux tour-
ments, à tous les maux qui l'attendent, et il hésite.
Mais l'espérance le soutient, l'espérance qui ne nous
abandonne jamais. Et puis n'aura-t-il pas le bonheur
de penser à sa bien-aimée, d'en ouïr parler et de la
voir ?
Chapitres XIX et XX.
VAmant reste seul, languissant, épuisé par ses
blessures, et retourne à ses chères roses, mais sans
pouvoir franchir la fatale haie. Peu à peu il se
désespère et se demande s'il ne va pas se préci-
piter au milieu des ronces et des épines pour ravir
le divin bouton, lorsque soudain arrive à lui un
varlet de gente allure. C'est Bel-Accueil, le fils de
Courtoisie. Il lui offre gracieusement de lui faire
passer la haie pour sentir de plus près sa chère
Rose, mais à condition qu'il se garde de folie.
DU ROMAN DE LA ROSE. XXXIX
L Amant accepte confondu, et, grâce à Bel- Accueil,
le voilà dans le pourpris. Celui-ci l'encourage par
de tendres avances et lui cueille même une verte
feuille près du divin bouton. V Amant la saisit avec
transport, s'en pare la poitrine et raconte à Bel-Ac-
cueil comment Amour lui fit au cœur plusieurs bles-
sures, dont il mourra si on ne lui donne le bouton
tait désiré. Bel-Aa:ucil épouvanté le prie d'abandon-
nei une si folle espérance et lui reproche de vouloir
le déshonorer en lui demandant une chose aussi
perverse et insensée. Pendant qu'ils parlaient, ils ne
se doutaient pas que le hideux Danger, gardien du
pourpris, dormait à l'ombre du buisson. Il se lève
soudain et, brandissant sa massue, force Bel-Accueil
et V Amant à prendre la fuite.
Malgré tout, V Amant ne parvient pas à calmer ses
blessures cuisantes, car il ne peut toucher le cœur
de la belle. Un moment il songe à prendre un parti
désespéré, celui de précipiter le dénoûment en se
déclarant ouvertement. Mais au moment où il croit
tout perdu, son amante elle-même vient à son se-
cours. Touchée de tant d'amour, elle daigne enfin ac-
cueillir sa tendresse et cherche par de légères avances
à consoler ce pauvre amant. Celui-ci, transporté, se
déclare alors et la supplie de ne pas borner là ses
faveurs. Hélas ! la pauvrette a cédé trop légèrement
aux premières inspirations de son cœur, et soudain,
voyant dans quelle voie périlleuse elle vient de s'en-
gager, pendant qu'il en est temps encore, elle rompt
avec le malheureux et reconduit.
XL
Chapitres XXI a XXIII.
VJiiiaiit, une fois seul, rentre en lui-mC-me, om-
prend sa folie, et tombe dans une morne tristesse.
C'est alors que Raison vient à son secours. Elle
cherche à lui prouver combien cette folle amour le
doit faire souffrir, et sans aucun espoir de posséder
la Rose. « Résiste donc, lui dit-elle, et si tu as du
courage, renie Dieu d'Amours, qui te rend si malheu-
reux, et oublie la Rose. » VAmaul indigné trahe
Raison assez durement, et lui reproche avec amer-
tume d'oser lui donner des conseils aussi perfides. Il
finit en lui disant : « Je veux aimer, tel est mon
plaisir, et vos conseils sont hors de saison. »
Raison part et laisse V Amant en proie à ses dou-
leurs. Heureusement il se souvient qu'il a un Ami
loyal et bon. Il se rend aussitôt auprès de lui.
IS Amant, dont l'amour est plus grand encore de-
puis qu'il le croit partagé, voyant tout son bonheur
anéanti, pleure et se désespère. C'est alors qu'il re-
passe en son esprit sa folie et ses souffrances, et se
dit que vraiment c'est payer trop cher l'amour d'une
femme que peut-être il ne possédera jamais. Un
moment il écoute les conseils de la raison. Mais
tout ;\ coup se réveillant honteux de lui-même, il se
rappelle qu'il a donné à cette femme son cœur tout
entier, et croit savoir aussi qu'elle l'aime. « Oui,
s'écrie-t-il, je veux l'aimer, dussé-je souffrir cent fois
plus encore, et je l'aimerai jusqu'à la fin ! » Mais
cette nulle résolution ne le guérit pas , et notre
DU ROMAN DE LA ROSE. XLI
Amant retombe dans ses défliillances. Alors seule-
ment il se souvient de son ami, et court lui deman-
der des conseils et des consolations. C'est toujours
dans l'adversité qu'on pense à ses amis, ^c^i^ Va'*^■ 5
^^,.^ . "^ o'
Chapitres XXIV a XXVI.
L'Amant raconte à Ami toute son histoire et lui
expose ses embarras. Ami le rassure et lui dit : « Je
connais ce Danger ; il n'est pas si terrible que cela.
Crois-moi, retourne le trouver, et avec de belles pa-
roles tu en auras vite raison. »
U Amant réconforté retourne aussitôt au pourpris,
mais sans franchir la haie, et parvient à amadouer
Danger qui lui répond : « Non, je ne suis pas irrité
contre toi. Puisque je ne peux pas t'empêclier d'ai-
mer, aime donc tant qu'il te plaira. Du reste, que
m'importe? Cela ne me fait ni froid ni chaud. Mais
ne te hasarde plus auprès de mes roses, ou je te mé-
nage quelque mauvais tour. »
L'Amant, transporté de joie, court vers Ami lui
porter la bonne nouvelle. Celui-ci répond : « Tout
va pour le mieux. Voyez-vous, Danger n'est pas si
méchant qu'il en a l'air. C'est même un excellent
auxiliaire pour qui sait le flattera propos. » L'Amant
retourne au pourpris ; mais Danger veille, et il lui
f;iut rester en dehors de la haie. Il voit de là les
Roses, mais ne peut ni les sentir, ni les toucher. Ce
n'est pas ce qui peut le contenter ; aussi pousse-t-il
de gros soupirs et de longs gémissements. Mais
Danger ne se laisse pas attendrir, et ï Amant retombe
dans une profonde mélancolie.
XUI
V Alliant raconte i son ami tout son amour et ses
ennuis : « Je connais cela, lui répond celui-ci ; crois-
moi, ne te désespère pas pour si peu. Ta bien-aimée,
dis-tu, se montre vers toi plus froide et plus ré-
servée qu'avant, tant mieux ; c'est qu'elle voit le
danger et qu'elle a peur d'y succomber, c'est qu'elle
t'aime. Va la trouver, présente-lui tes excuses, pro-
teste de tes bonnes intentions, et dis-lui que tu ne
peux vivre sans l'aimer. » UAmaiil écoute ce conseil
et revient près de sa belle. Celle-ci lui répond : « Je
ne suis point fâchée contre vous; je n'ai aucune rai-
son pour cela, car vous m'êtes tout à fait indifférent.
Vous ne pouvez vivre sans aimer, dites-vous, que
m'importe? Cela ne me fait ni froid ni chaud. Mais
cessez, je vous prie, ces continuelles obsessions, car
je ne puis ni ne veux vous aimer. Je ne vous chasse
pas ; vous serez toujours ici le bienvenu ; mais ne
comptez pas obtenir la plus petite faveur. »
U Amant court rapporter la bonne nouvelle à son
ami, qui lui dit : « Tout va bien. Vous le voyez, le
Danger, le moindre nuage tout d'abord épouvante
les amoureux novices, et semble devoir les séparer
à tout jamais ; et cependant, si on l'affronte résolu-
ment, si l'on parvient à l'endormir, c'est un puissant
auxiliaire en amour. Il excite nos ardeurs, qui peut-
être sans lui finiraient par s'éteindre. »
L'Amant prend congé de son ami ; mais c'est pour
aussitôt revenir à sa belle. Celle-ci le reçoit froide-
ment, lui enjoint de se renfermer dans les bornes
des plus strictes convenances, et notre Amant, dé-
confit d'un accueil si glacial, retombe dans sa noire
tristesse, pleure et cherche en vain par ses soupirs
DU ROMAN DE LA ROSE. XLIII
et ses gémissements à attendrir Li cruelle chaque fois
qu'il la rencontre ; elle demeure inflexible.
Chapitre XXVII.
C'est alors que Franchise et Pitié viennent à son
secours. La première s'adresse à Danger et lui dit :
« Pourquoi malmener ainsi ce pauvre Amant ?. Pour-
quoi lui déclarer la guerre, puisqu'il a promis de
vous servir en bon et fidèle sujet ? Si Dieu d'Amours
le contraint d'aimer, est-ce une raison pour le haïr?
Voyons, montrez-vous moins cruel envers lui, car
toute âme généreuse doit aider plus petit que soi, et il
n'y a qu'un cœur impitoyable qui puisse rester sourd
à la prière. » Pitié soutient Franchise : « Oui, dit-
elle, c'est plus que de la dureté, c'est cruauté pure ;
c'est trop d'épreuves à la fin ! Vous l'avez déjà privé
de l'accointance de son gent compagnon Bel-Accueil,
et lui faisant ainsi la guerre, vous doublez sa tor-
ture. Dieu d'Amours le persécute à tel point qu'il lui
est impossible de ne pas aimer, et bien sûr il mourra
s'il ne revoit Bel-Accueil. Or, puisqu'il vous a juré
de ne pas cueillir les Roses, laissez-le les voir au
moins en compagnie de celui-ci. » Danger ne saurait
résister à de si pressantes prières ; il cède. Franchise
court aussitôt chercher Bel-Accueil et l'amène au-
près de V Amant. Bel-Accueil le prend par la main, le
conduit à travers le pourpris, et lui permet d'admi-
rer à son aise et de sentir les fleurs.
Toutefois, la cruelle s'apitoie sur le sort d'un
amant si constant et si malheureux. Elle se dit en
elle-mcmc que si elle ne l'aime pas, franchement ce
n'est pas une raison pour le haïr et lui faire tant de
peine, et elle se radoucit insensiblement, au point
d'oublier le danger et d'accepter de nouveau les
hommages de son adorateur. « Puisqu'il a juré, se
dit-elle, de m'aimer loyalement, pourquoi le faire
souffrir de la sorte ? Du reste, le laisser me voir à
son aise et me parler, cela n'engage à rien. » C'est
alors que pour le consoler l'imprudente l'autorise
par ses tendres avances à lui faire de nouveau la
cour.
Ch.\pitres XXVIII ET XXIX.
L'Amant n'avait pas vu la Rose depuis quelque
temps. Il est ravi de la trouver plus belle encore que
la première fois. Elle est un peu plus grasse, c'est-
;\-dire que le bouton s'est un peu plus ouvert, et ses
feuilles au contour plus arrondi brillent d'une cou-
leur plus vermeille. Il reste longtemps en extase
devant le rosier, et enfin, encouragé par Bel-Accueil,
qui ne lui refuse ni grâces ni faveurs, il se hasarde
à lui demander une chose bien téméraire, et prie
'Bel-Accueil de lui laisser baiser la Rose. Celui-ci ré-
siste, car : Qui peut baiser obtenir ne saurait là s'en
tenir, et Chasteté dans sa leçon lui dit toujours
qu'à nul amant il ne donne un seul baiser. U Amant,
de peur de le courroucer, n'insiste pas, et sans
doute il eût attendu longtemps cette faveur, si Vénus
ne fût accourue, Vénus, des amants la bienvenue,
qui toujours poursuit ClHUlelé. Elle dit à Bel- Accueil :
« Pourquoi refuser ce baiser A V Amant ? Il vous
aime en toute loyauté; il est beau, gracieux, élé-
gant, affable, doux et franc ; et puis il est à la fleur
DU ROMAN DE LA ROSE. XLV
de l'âge; il a, je crois, douce haleine, les lèvres ver-
meillcttes, les dents blanches et nettes, et sa bouche
semble faite pour les baisers. »
Bel-Auiiei}, embrasé par le brandon de Vénus, ac-
corde le baiser. Mais soudain le hideux Maleboiiche
tant fait de glose sur leur compte qu'il éveille Ja-
lousie. Celle-ci court sus à Bcl-Acateil.
U Amant, admis de nouveau dans l'intimité de sa
chère maîtresse, contemple d'un œil avide tous ses
charmes, et se plaît à reconnaître qu'elle est plus
belle que jamais. Il s'approche, lui prend la main, /
et dans une muette extase nos deux amoureux sej
contemplent ravis. \J Amant, pour cimenter leur
paix, ose pousser la hardiesse jusqu'à demander un ;
baiser, un seul baiser. La belle refuse timidement,
car la pudeur la retient encore. Mais elle ne peut'
détacher ses yeux de son amant qui, à tous les avan- •
tages physiques que la nature lui prodigua, joint une
loyauté sans bornes, et dans un moment d'oubli
laisse l'audacieux cueillir sur ses lèvres un tendre j
baiser, ce premier aveu d'un mutuel amour.
Mais le bonheur n'est pas facile à dissimuler. Bien-
tôt les mauvaises langues commencent à jaser sur
leur compte, et, comme le bonheur a toujours des \
envieux, les jaloux surgissent de tous côtés. Ils font )
tant qu'ils viennent bouleverser la félicité des deux
amants.
Chapitres XXX et XXXI.
Jalousie assaille Bel- Accueil et lui reproche amère-
ment d'ainsi se lier au premier venu. Pris en flagrant
XLVI ANALYSE
délit, les deux coupables ne savent que répondre,
V Amant s'enfuit. Honte alors s'approche et dit à Ja-
lousie : « Tout ce que dit ce MaJchouche n'est pas pa-
role d'Évangile. Il y a certainement moins de mal
qu'il n'en dit. Bd-Accueil n'a rien à cacher. Tout ce
qu'on peut lui reprocher, c'est un peu d'inconséquence
et de légèreté. Mais je reconnais que je fus bien né-
gligente à le garder, et désormais je jure d'y mettre
toute ma vigilance. — Honte, fait Jalousie, j'ai grand'-
peur d'être encore trahie, et j'y vais de ce pas aviser.
Je ferai bâtir une tour inexpugnable où j'enfermerai
Bel-Accueil. » Peur accourt, mais voyant Jalousie en si
grande fureur n'ose souffler mot. Celle-ci court mettre
son projet à exécution. Peur alors dit à Honte : « Je
suis vraiment désolée de ce qui arrive. C'est ce
maudit Danger qui est cause de tout le mal; il s'est
montré faible envers Bel- Accueil. Allons à ce vilain
reprocher sa folle conduite. » Danger dormait. Elles
le réveillent et lui font des reproches si cruels, qu'il se
redresse plus irrité que jamais, et voilà notre pauvre
Amant derechef plongé dans la désolation.
Ce sont d'abord les reproches les plus amers sur
sa liaison avec le premier venu, liaison qui la con-
duira fatalement au déshonneur, puis enfin les me-
naces les plus violentes. En vain la pauvre amante
essaic-t-cllc de se défendre, en vain jure-t-elle qu'elle
n'a rien à se reprocher, si ce n'est peut-être un
peu d'inconséquence et de légèreté, rien ne saurait
calmer leur rage. Alors la honte et la peur s'em-
parent de son esprit; le danger se dresse devant
elle plus menaçant que jamais ; elle prend la ferme
DU ROMAN DE LA ROSE. XLVIl
résolution de rompre une liaison aussi compromet-
tante.
Ch.\pitre XXXII.
Jalousie fait aussitôt bâtir un château-fort. Cette
forteresse est carrée. Au milieu de chaque face est
une porte. Les gardiens sont : MaUhouche, Danger,
Peur et Hùiite. Au milieu s'élève une tour inacces-
sible dans laquelle est enfermé Bel-Accueil. On lui
donne pour geôlier une Vieille chargée de l'espionner
continuellement. Alors V Amant, séparé de son com-
pagnon qu'il ne reverra peut-être plus, s'abandonne
au plus violent désespoir.
Épouvantée de sa folle passion, se sentant sur-
veillée par mille envieux, en butte à la calomnie,
la pauvre amante, écrasée de honte, se croyant à
jamais désiionorée, se forge des chimères et des dan-
gers sans nombre, et pour ne plus retomber dans ses
erreurs passées, elle enferme son cœur dans un cercle
inexpugnable. Ses quatre défenseurs sont : sa pu-
deur, sa réputation , la crainte de succomber, et
enfin ses folles terreurs. Elle craint autant pour elle
que pour celui qu'elle aime ; elle renonce à le voir
et voudrait l'oublier. Celui-ci, voyant tout à coup
s'évanouir ses rêves de bonheur, exhale sa douleur
en des plaintes sans fin et songe même à mourir.
Ici se termine la partie de Guillalke de Lorris.
Avant de passer à l'analyse de la partie de Jehan
de Meung, nous allons d'abord dire quelques mots
sur ce personnage de la Vieille que nous voyons
pour la première fois à la fin du roman de Guillaume
de Lorris. Nous ne pouvons préjuger en rien le rôle
que celui-ci destinait à la Vieille chargée de surveiller
continuellement Bel -Accueil. Dans l'intention du
poète de Lorris, n'était-elle pas tout simplement
destinée à personnifier la curiosité, l'espionnage des
envieux ? Nous ne savons. Jehan de Meung en fit la
duègne, qui jouait au moyen âge, dans les familles,
le même rôle que la suivante ou confidente de l'an-
tiquité. La duègne était une femme qui, spécialement
chargée de surveiller sa maîtresse, la suivait partout
et rendait compte de tous ses faits et gestes au
maître qui payait pour cela.
On comprend que ce rôle ne pouvait guère conve-
nir à une jeune fille. Il Mlait nécessairement une
femme qui eût de l'expérience, qui « connût toute la
vieille danse », et plus elle avait vécu, plus elle était
précieuse pour ce service tout de confiance. Mais on
conçoit aussi combien étaient fragiles la conscience
et la fidélité de pareils serviteurs. Toujours prêtes à
servir celui qui payait le plus largement, ces Vieilles,
loin de protéger la vertu qui leur était confiée, trop
souvent se faisaient le honteux intermédiaire des
séducteurs et jouaient simplement le rôle d'entre-
metteuses.
C'est ce qui explique qu'aucun temps ne fut aussi
fécond en intrigues amoureuses que le moyen âge,
époque fameuse des galants chevaliers, ces admira-
teurs efi'rénés du beau sexe, qui aimaient, dit-on,
comme on ne sait plus aimer aujourd'hui.
Après avoir, tout en cueillant de temps en temps
DU ROMAN DE LA ROSE. XLIX
quelque rose sur le bord du chemin, chevauché, sou-
piré et bataillé, pendant de longues années, pour la
dame de leurs pensées qu'ils juraient d'aimer et de
respecter jusqu'à la mort, ils se hâtaient, aussitôt
mariés, de la placer sous la surveillance d'une duègne
dissolue ; c'est même à ces preux qu'était réservée la
gloire de savoir mettre la vertu de leur femme
sous clé.
PARTIE DE JEHAN DE MEUNG.
Chapitres XXXIII a XLII.
U Amant pleure, maudit tous ses ennemis, et
voyant qu'il ne lui reste plus qu'à mourir, lègue à
Bel-Accueil son cœur, son unique richesse. C'est alors
que Raison revient. « Eh bien, lui dit-elle, n'es-tu
pas d'aimer lassé? N'as-tu de maux encore assez?
Antoiir, dis-moi, comment le trouves-tu? Est-il assez
bon maître? Si tu l'avais connu, j'aime à croire que
tu ne l'aurais jamais servi même une heure, que tu
aurais renié son hommage et n'aurais pas aimé
d'amour. — Mais je le connais, répond VAviant.
— Non, dit Raison, et je vais te le faire connaître. »
Alors elle lui explique ce que vaut l'amour des
sens et tous ses plaisirs, et lui montre tous les
avantages de l'amitié. Elle lui explique longuement
la différence entre les bons et les mauvais amis, et
lui fait un tableau délicieux de l'âge d'or où tous
les hommes s'aimaient et goûtaient le bonheur. Il
n'y avait alors ni propriétés, ni seigneurs, ni rois,
et cependant tout le monde était heureux, car per-
sonne ne songeait à rompre l'équilibre qui régnait
dans la nature. C'est la cupidité, dit-elle, qui a tout
gâté sur terre ; mais la richesse ne foit pas le
bonheur, et la pauvreté même est préférable, car
l'homme est l'esclave de Fortune, qui se plaît sans
cesse à lui ravir ses faveurs. L'inquiétude et mille
maux assiègent les avares et en font les plus mal-
heureux des hommes. La pauvreté, au contraire, est
la pierre de touche de l'amitié, car l'infortune nous
fait voir clairement ceux qui ne nous aimaient que
pour nos richesses.
Raison flagelle impitoyablement l'insolence des
riches et l'orgueil des rois, qui ne seraient rien si le
peuple voulait. Ils ne sont rien que par lui, car For-
tune ne saurait faire qu'on possédât un seul fétu, si
Nature ne nous l'a donné. « Alors, dit V Amant, qu'a
donc l'homme qui soit réellement à lui ? — Sa cons-
cience, répond Raison, et son libre arbitre. Ils sont
à lui; rien ne les lui peut ravir. Tout le reste est à
Fortune, qui départ ses faveurs sans songer à quelle
personne. Or donc, redeviens ton maître, reprends
possession de ton cœur, et ne le donne ainsi folle-
ment tout entier à un seul. Aime tous les hommes
en général ; sois envers eux comme tu voudrais qu'ils
fussent envers toi, et jamais n'engage ta liberté, le
plus beau présent que Nature ait fait A l'homme.
Abandonne donc ce fol amour qui te rend si mal-
heureux, pour suivre le bon amour que je viens de
te dépeindre; et c'est parce que les humains ont
abandonné celui-ci, qu'ils se sont livrés à tous les
vices que la justice est chargée de punir ici-bas. —
Mais, dit V Amant, puisque vous êtes en train de
m'instruire, dites-moi lequel est le meilleur de Jus-
tice ou d'Amitié. — C'est Amitié, dit Raison ; car si
tout le monde s'aimait, Justice serait inutile. D'autant
DU ROMAN DE LA ROSE. LI
plus que les juges ne sont pas moins dépravés que
les autres, et que la plupart abusent des pouvoirs
qui leur sont confiés pour faire plus de mal encore. »
Elle cite alors l'exemple d'Appius qui condamne
Virginius â lui livrer sa fille ; mais le peuple irrité
renverse les décemvirs, ces dépositaires infidèles de
la justice et de l'autorité. « Sois mon amant, con-
tinue RiiisoH, et tu verras la vanité dos richesses et
des grandeurs humaines. » Elle lui rapporte , d'après
l'histoire, maints exemples fameux de l'instabilité de
la fortune. C'est d'abord Néron qui fit ■çùx'w Agrippine
sa mère, et Sêiièque son précepteur. Donc le pouvoir
ne sert le plus souvent qu'à rendre les hommes plus
méchants, les mettant en état de nuire impunément
aux autres, ce qu'ils ne pourraient faire s'ils restaient
au niveau de tous les citoyens. Mais Dieu ne per-
met sans doute aux méchants de s'élever si haut que
pour retomber plus bas : témoin ce même Néron, ré-
duit à se tuer de ses propres mains, pour échapper
à la colère de son peuple. Témoin encore Crésus,
roi de Lydie ; malgré les conseils de sa fille Phanie,
il ne voulut rien rabattre de son faste et de son or-
gueil : de là sa chute et sa mort. Et plus près de
nous, Mainfroi, roi de Sicile, que Charles d'Anjou
battit et tua ; et puis Conradin, et puis Henri, frère
du roi d'Espagne, que le même Charles mit à mort, et
enfin Bonifacede Casteïîane, chef des Marseillais révol-
tés contre ce même bon roi Charles, qui lui fit tran-
cher la tête.
« Or donc, cher ami, continue Raison, sers-moi
loyalement, et laisse là cette folle amour et le fol
Dieu qui tant te maltraite. — Non, répond V Amant
irrité, j'ai juré foi et hommage à Dieu d'Amours ; je
ne violerai pas ma promesse. « Puis, à bout d'argu-
ments, il lui cherche querelle sur un mot qui l'a
choque. Raison, paraît-il, dans le feu de la conver-
sation, s'est permis d'appeler par son nom certaine
chose qu'on ne peut désigner honnêtement sans péri-
phrase. Raison répond qu'elle a bien le droit de nom-
mer ce que Dieu son père daigna faire de ses propres
mains, et que les dames françaises ont sans doute
les oreilles bien plus délicates que le reste du corps,
car c'est le seul endroit que cette chose leur blesse.
« Tout ceci est fort bon, répond V Amant; mais si
vous continuez de me tourmenter ainsi, je me verrai
forcé de vous laisser causer ici toute seule. »
Chapitre XLIII.
Raison alors, ayant épuisé toute son éloquence,
laisse Y Amant mélancolique. Il retourne aussitôt vers
Ami. Celui-ci le console du mieux qu'il peut, et lui
dit que, s'il veut suivre ses avis, Bel-Acciieil sortira
bientôt de sa prison. « Avant tout, lui dit-il, vous
essaierez de séduire ses gardiens et veillerez surtout
que Maleboiiche ne vous voie. S'il vient à vous aper-
cevoir, faites-lui bon visage, apaisez-le par vos flatte-
ries, profonds saluts et compliments, et par dessus
tout faites-lui croire que vous ne voulez ni ne pou-
vez ravir la Rose, et le succès est assuré.
« Flattez aussi la Vieille; flattez encore Jalousie;
flattez tous les geôliers. Ne ménagez pas les présents,
autant que vos ressources le permettront ; dans tous
les cas, soyez prodigue de promesses, risque à ne pas
les tenir. Tâchez de pleurer même : ce serait pour
vous d'un grand avantage, car rien ne séduit comme
les larmes, et si les geôliers pouvaient s'apitoyer
DU ROMAN DE LA ROSE. LUI
sur votre douleur, la besogne serait plus d'à moitié
faite. Si vous ne pouvez pas pleurer, faites semblant,
et surtout qu'ils ne s'aperçoivent pas de la feinte,
car alors tout serait perdu. Bref, étudiez bien vos
adversaires, et ne perdez pas de temps, car la Rose
sera vite^panouie, et les concurrents ne manqueront
pas pour la cueillir avant vous. Attendez que les
geôliers soient gais; ne les sollicitez jamais en leur
tristesse, à moins que vous n'en soyez cause, si par
exemple Jalousie vient de les tancer.
« Alors, si vous êtes un jour assez heureux pour
rencontrer Bel-Accueil dans un lieu sûr et bien reclus,
quand même vous verriez Hotite rougir, Peur blêmir.
Danger frémir, et tous par feinte se courroucer pour
se rendre lâchement, bravez leur colère, ne les pri-
sez tous une écorce, mais cueillez la Rose de force,
et montrez ce qu'un homme vaut, en temps et lieu,
quand il le faut. Car rien ne leur plaît tant que de
se laisser prendre ce qu'ils n'osent offrir. Ils seraient
même froissés s'ils échappaient par leur défense, et
tout en paraissant joyeux, ils vous haïraient inté-
rieurement. Si pourtant vous les voyez sérieuse-
ment courroucés et vigoureusement lutter, soyez
prudent, sachez attendre, criez merci, dissimulez,
ouvertement capitulez, jusqu'à ce que les trois geô-
liers s'en aillent et laissent là Bel-Accueil qui tout à
vous se donnera. Pour cela, faites-leur bon visage,
et observez avec soin Bel- Accueil. S'il est gai, riez ;
s'il pleure, soyez triste ; s'il est simple, feignez la
candeur; s'il est sérieux, soyez grave ; aimez tout ce
qu'il aime, blâmez tout ce qu'il blâme ; si vous jouez
avec lui, perdez toujours ; soyez empressé près de
lui ; autant que vous pourrez, faites tout pour lui
plaire, voilà le moyen de réussir. »
V Amant, qui ne veut pas suivre les conseils de
la raison, retourne trouver son ami, qui l'engage
à ne pas brusquer les choses, car la violence per-
drait tout infailliblement. « Commencez, lui dit-il,
par amadouer les mauvaises langues, en ayant l'air
de ne plus vous occuper de votre adonne ; mon-
trez-vous le moins possible aux abords de sa de-
meure, et par votre sang-froid faites tant que tout
le monde se persuade de deux choses : d'abord que
la belle vous est complètement indifférente, puis
que sa réserve et sa sagesse la mettent désormais
à l'abri de toute surprise. C'est le seul moyen
d'imposer silence à la calomnie. Quant à la Vieille,
elle ne demande qu'une chose : tirer profit de son
emploi ; montrez-vous donc envers elle courtois et
généreux ; ne lui ménagez ni les flatteries, ni les pro-
messes, ni les petits présents. Bientôt cette chère
amante, voj'ant votre air humble et résigné, se ras-
surera, se croyant dès lors à l'abri de vos folles
entreprises. Mais un beau jour, il lui suffira de voir
vos larmes couler, pour s'attendrir derechef sur le
sort d'un si fidèle et si précieux amant, que les obs-
tacles ne rebutent pas, et qui doit l'aimer d'un
amour sans bornes, puisqu'il est sans espoir.
« Enfin, ce serait jouer de malheur s'il n'arrivait
pas un jour où vous vous trouviez seul avec elle
dans un endroit favorable. Alors, quoique vous voyez
la belle pâlir d'effroi, rougir de honte, trembler
d'émotion, prouvez-lui, malgré sa feinte résistance,
combien vous l'aimez, et que vous savez être homme
en temps et lieu, quand il le faut.
DU ROMAN DE LA ROSE. LV
« Mais si vous vous heurtez à une résistance plus
vigoureuse que vous ne le supposiez, arrêtez-vous,
soyez prudent, capitulez, implorez votre pardon, et
attendez patiemment que son émotion, ses craintes
et sa pudeur se calment, et elle vous laissera cueillir
ce que vous auriez en vain essayé d'arracher de vive
force.
« Pour cela, étudiez bien son caractère, ne la
contredites en rien, et faites tout ce que vous pourrez
pour lui plaire. Si elle rit, soyez gai ; si elle est
sérieuse, soyez grave ; est-elle triste, pleurez ; mon-
trez-vous toujours empressé, prévenez ses moindres
désirs, et le moment ne se fera pas attendre où elle
ne pourra plus rien vous refuser. «
Ch.\pitres XLIV a XLVII.
IS Amant, à ces mots, s'indigne et refuse de s'abais- j
ser jusqu'à l'hypocrisie pour obtenir les faveurs de
Bel-Accueil. « Alors, lui répond Ami, vous n'avez plus
qu'un moyen pour conquérir le château-fort : c'est
de suivre ce chemin qui est là sur la droite. Mais ce
sentier a nom Trop- Donner, et il est bien dangereux
aux pauvres gens. Vous ne l'aurez pas suivi long-
temps, que soudain vous verrez les murs chanceler
et crouler, et la garnison tout entière se rendre.
Mais pour y passer, il faut être riche, et plus d'un
qui partit joyeux et brave en revint pauvre et déses-
péré, moi tout le premier. Or Pauvreté ne le put
jamais franchir ; elle reste en arrière ; tout le monde
la repousse; il n'est pas d'amour pour elle. Mais si j
vous avez de grands biens amassés, vous cueillerez /
boutons et roses. Il n'y en aurait pas d'assez closes'
si vous pouviez donner autant que vous voudriez
promettre. Toutefois, sans jeter l'or à pleines mains,
si vous étiez assez riche pour pouvoir offrir de temps
en temps quelques beaux petits présents, peut-être
avez-vous encore chance de réussir. — Pourtant,
Ami, je déteste et méprise la femme qui se vend,
et pour moi l'amour perd tout son charme quand
on l'achète à beaux deniers comptants. Il n'en était
pas ainsi du temps de nos premiers pères. »
Suit un tableau de l'âge d'or, où les hommes
vivaient simplement, sans avarice et sans envie. Cha-
cun, sans rapine et sans convoitise, s'accolait et bai-
sait à qui le jeu d'amour plaisait. Il n'y avait alors
ni rois pour ravir le bien d'autrui, ni seigneurs pour
accaparer la terre; tous étaient égaux ici-bas, heu-
reux et sans inquiétude, de toutes peines affranchis,
sauf de mener joveusc vie et loyale folâtrerie.
Ch.vpitres XLVIII A LU.
Âtai montre alors à VAiiiaiit comment quelques
hommes corrompus par la cupidité voulurent pos-
séder à eux seuls ce qui appartenait à tout le monde.
Ils se partagèrent la terre ; les plus forts prirent les
plus grosses parts, et bientôt aussi voulurent possé-
der à eux seuls les femmes communes à tous. De là
la jalousie qui fait le malheur des humains en leur
ravissant la liberté. Mais laissons le jaloux parler :
« Oui, dit-il à sa femme, je sais que vous me
trompez. Vous êtes trop coquette, et sitôt qu'à mon
travail je cours, vous ne songez qu'à vous divertir.
Si je vais à Rome ou bien en Frise débiter notre
marchandise, vous ne songez en mon absence qu'à
DU ROMAN DE LA ROSE. LVII
mener joyeuse vie, et quand je suis céans, vous
n'avez pas un mot agréable, pas un sourire pour
votre époux. Toute cette coquetterie, tous ces beaux
atours, qui me coûtent si cher, vous n'en usez que
pour plaire à ce Robichonnet que je déteste et
que je vois toujours rôder autour de vous. Du reste,
que n'ai-je cru Théophraste quand il dit que c'est
sottise de prendre femme en mariage ? Toutes sont
plus vicieuses les unes que les autres. Si vous la
prenez pauvre, c'est pour la nourrir; riche, c'est
pour sulîir ses dédains et ses caprices; laide, c'est
pis encore, car elle fera des efforts inouïs pour plaire
à tout le monde. Non, il n'est pas une femme ver-
tueuse sur terre ! Lucrèce et Pénélope peuvent tout au
plus être considérées comme des exceptions qui
confirment la règle, et encore, si les galants avaient
bien su s'y prendre, elles auraient cédé comme les
autres. Au reste, il n'est plus de Lucrèce ni de
Pénélope ici-bas. »
Suit une longue diatribe contre le mariage et la
perversité des femmes. Le jaloux, à l'appui de son
dire, cite l'opinion de Valérius, Juvénal, Phoroneus,
et enfin nous montre par l'épouvantable infortune
d'Abeilard combien celui-ci eut tort de se marier
contré la volonté à'Héloise sa maîtresse.
Il termine en s'écriant que c'est folie de se fier
aux femmes, tant elles sont perverses, témoin Hercule
et Déjanire, Sanison et Dalila ; puis, à bout d'argu-
ments, transporté de rage, il pousse cette fameuse
exclamation qui, si nous croyons Thévet, fiiillit coû-
ter cher à maître Clopinel. La scène se termine
comme toujours, c'est-à-dire que le jaloux tombe à
bras raccourci sur sa malheureuse femme et l'assom-
merait sans l'intervention de voisins charitables.
« Ainsi, conclut Ami, avant d'être marie, ce couple
s'aimait d'amour tendre ; l'Amant était l'humble ser-
viteur de sa dame et faisait tout ce qu'elle voulait,
au point que lorsqu'elle lui disait : « Saute, » il
sautait. Mais une fois liés ensemble, la roue a si bien
tourné, que l'humble esclave veut être le maître, et
voilà la guerre dans le ménage. Il en sera de même
tant qu'il y aura des maîtres et des esclaves, des rois
et des sujets, car gouverner, c'est diviser. C'est pour
cela que les anciens vivaient paisiblement et sans
liens. Ils n'eussent pas leur liberté changé pour tout
l'or de Frise et d'Arabie. Mais alors nul n'aimait
ce métal, et personne n'avait encore abandonné son
rivage pour l'aller chercher en de lointains pays. »
Chapitres LUI ht LIV.
C'est /(Z5o;; qui, le premier, poussé par la cupidité,
prit son essor outre mer vers la Toison d'or. C'est de
ce jour que la Fourberie apparut sur la terre, en-
traînant à sa suite tous les vices qui n'ont <( cure de
suffisauce. » Orgueil dédaignant son pareil accourut à
grand appareil, traînant Convoitise, Avarice, Envie, et
tout le reste des vices. Tous alors firent sortir de
l'enfer Pauvreté, inconnue jusqu'alors. Elle vint avec
Larcin son fils, et Cœur-Failli son époux, et tous
ces monstres épouvantables, jaloux du bonheur des
humains, se répandirent sur la terre, semant par-
tout la discorde et la guerre. Le sol fut divisé; on
vit pour la première fois domaines et propriétaires,
esclaves et maîtres. Mais quand ceux-ci s'en allaient
pour leurs affaires par les chemins, dans les villages
restaient les paresseux et les coquins qui pillaient
DU ROMAN DE LA ROSE. LIX
leurs demeures, .\lors il fallut s'entendre pour les
garder, et l'on décida de choisir quelqu'un qui pût
prendre les malfaiteurs et rendre justice aux plai-
gnants, en un mot à qui chacun dût obéir. On s'as-
sembla pour choisir.
Un grand vilain entre eux ils élurent, le mieux
charpenté, le plus grand, le plus fort qu'ils trou-
vèrent, et le firent prince et seigneur. Lui jura de
les défendre eux et leurs biens, pourvu qu'on lui
assurât de quoi vivre. On lui accorda ce qu'il de-
mandait. Mais les larrons revinrent en force, et sou-
vent il fut battu. On tint nouvelle assemblée, et
tous se cotisèrent pour lui bailler sergents et biens
suffisants pour les entretenir. De là les premières
tailles, de là le commencement des principautés ter-
riennes. Lors tous d'amasser des trésors, et pour les
garder, de construire barricades et tours, murailles
crénelées, châteaux et villes fortifiés.
« Tout ceci, ajoute Ami, me serait bien indiff'érent
si l'appât de l'or n'avait corrompu jusqu'à l'amour,
et c'est grand deuil et grand dommage de voir
femme belle, jeune et amoureuse vendre son corps
au premier venu. Aussi, bien difficile est de conser-
ver l'amour d'une femme, être si convoiteux, si
léger et si capricieux. » Il lui donne alors d'excel-
lents conseils pour s'attacher longtemps les femmes
et conserver leur affection, et termine ainsi : « Il
en est de même de votre chère Rose. Quand vous
l'aurez, comme je l'espère, faites tout ce que je
vous ai dit pour garder telle fleurette, car vous ne
trouveriez en quatorze cités sa pareille.
« Oui, s'écrie alors l'Amant, c'est bien la vérité,
et comme cet excellent Ami parle bien au prix de
Raison ! » Puis il raconte comment Doux-Parler et
LX ANALYSE
Doux-Penser vinrent aussitôt le trouver pour ne plus
le quitter. Doux-Regard pourtant ils ne purent ame-
ner avec eux.
C'est-à-dire que de pouvoir parler avec son ami
de sa chère maîtresse l'avait consolé, avait chassé
de son esprit ses terreurs et ses peines, pour faire
place à de douces pensées ; mais, hélas ! cela ne suffit
pas, car il ne peut voir sa bien-aimée.
Ch^\j>itres LV et L\'I.
V Amant reconforté sent renaître son audace, et
il se dirige aussitôt vers le castel par le sentier que
lui dit Ai)ii. C'est du reste le plus court. Chemin
faisant, il est si fier et si brave, qu'il ne doute pas
de la réussite. Il croit voir déjà les murs crouler et
la garnison se rendre. Mais au premier détour il
rencontre Richesse qui le renvoie impitoj^ablement.
V Amant désolé s'en retourne pensif, et bon gré mal
gré, se décide à employer le premier moyen qu'Avii
lui donna, c'est-à-dire d'user de ruse ; mais son àme
loyale se révolte contre une semblable duplicité, et
le voilà plus malheureux que jamais.
\S Amant, consolé par les conseils de son ami, re-
prend aussitôt courage et se croit déjà sûr du succès.
Il cherche donc à revoir sa belle amante ; mais dès
le début il est arrêté par mille obstacles, et surtout
par l'exigence de ses gardiens. Ah ! s'il était riche,
toutes les dithcultés s'aplaniraient, et la Rose serait
bientôt en son pouvoir ! Il' en est donc réduit à dis-
simuler, à se faire humble et insinuant auprès des
DU ROMAK DE LA ROSE. LXI
valets de sa belle et de tous ceux qui ont intérêt
à le surveiller, de peur qu'il n'aborde la Rose. Mais
ce rôle lui pèse, sa franchise et sa droiture se ré-
voltent, et il retombe dans ses mornes inquiétudes.
Chapitres LVII et LVIII.
C'est alors que Dieu d'Amours, jugeant l'épreuve )
suffisante, touché de tant de constance et de loyauté, )
vient à son secours, lui fait réciter ses commande-
ments pour bien s'assurer qu'il ne les a pas oubliés,
et convoque aussitôt toute sa baronnie pour assiéger
le castel.
GLOSE.
Le pauvre Amant cependant s'éveille de sa tor-
peur. Il repasse en lui-même toutes les souffrances
que doit endurer un fin amant qui veut loyalement
faire son devoir ; il puise de nouvelles forces dans
la violence même de sa passion, que les obstacles ne
font que grandir. Il fait appel à toutes les ressources
de son cœur et de son esprit, et il se décide à tenter
un dernier effort pour conquérir sa bien-aimée.
Chapitre LIX.
Dieu d'Amours a convoqué toute sa baronnie. Pas \
un ne manque à son appel. Ce sont : Frufichise, '
Honneur, Richesse, Noblesse de Cœur, Oyseuse, Lar-
gesse, Beauté, Bien-Celer, Courage, Bonté, Pitié, Sim-
plesse. Compagnie, Amabilité, Courtoisie, Déduit, Liesse,
Sûreté, Désir, Jeunesse, Gaité, Patience, Humilité, puis
enfin Contrainte-Abstinence et Faux-Semblant.
Que venaient donc faire ces deux derniers en si
gente compagnie? Dieu d'Amours s'en étonne, et
s'adressant à Faux-Semhlaut , lui demande comment
il se trouve mêlé à ses soldats. Contrainte-Ahstinetice
aussitôt s'avance et présente la défense de Faux-Sem-
blaut.
Le pauvre Amant, réduit à ses propres forces,
repasse en son esprit toutes ses ressources. Quelles
sont donc les armes nécessaires à un fin amant pour
vaincre un cœur si bien défendu? Il lui faut de la
franchise, de l'honneur, de la noblesse de cœur, du
temps à disposer, de la richesse, de la générosité, de
la beauté, de la discrétion, du courage, de la bonté,
de la grâce, de l'esprit, de l'amabilité, de la gaîté,
du sang-froid, de la patience, de l'humilité, savoir
inspirer la pitié, les désirs, la joie et l'abandon, et
savoir employer la ruse. Il hésite cependant et re-
pousse ce dernier moyen; mais il finit par s'avouer
qu'en effet des traits pâles et amaigris par les veilles
et les souffrances sont d'un puissant secours pour
vaincre le cœur le plus rebelle.
Chapitre LX.
Dieu d'Amours dit à son ost qu'il veut assaillir le
castel pour se venger de l'injure qu'on lui fait en
emprisonnant Bel-Accueil. « Car, dit-il, depuis que
sont morts Ovide, Tibulle, Catulle et Gallus, je n'ai
jamais rencontré pareil serviteur. Si Y Amant n'est
pas mis en possession de la Rose, il en mourra; et
ce serait grand dommage de perdre un ami qui m'a
DU ROMAN DE LA ROSE. LXIII
si loyalement servi. Veuillez donc, dit-il, vous con-
certer ensemble afin d'organiser l'attaque. »
Les barons tiennent conseil et rapportent leur dé-
cision à Dieu d'Amours. « D'abord, disent-ils. Richesse
nous a refusé son concours, ne voulant prendre fait
et cause pour un amant qui n'est rien moins qu'opu-
lent. Nous nous sommes donc accordés sans elle, et
voici notre décision : Contrainle-Abstinence et Faux-
Semblant s'attaqueront à Maleboucbe. Puis Désir et
Bieti-Celer essaieront de mettre Honte en fuite. Contre
Peur marcheront Courage et Sûreté. Quant à Danger,
qu'il soit assailli par Franchise et Pitié. Mais faites
quérir votre mère, car son concours nous sera pré-
cieux.
« Amis, leur répond Dieu d'Amours, je vous re-
mercie de prendre avec tant d'ardeur ma défense ;
mais Vénus, ma mère, n'est pas toujours à ma dis-
crétion ; car il lui arrive souvent de guerroyer pour
son compte et d'attaquer seule et sans moi de redou-
tables forteresses. Mais celles-là je ne les aime guère.
Je vous promets cependant de faire le nécessaire
pour l'intéresser à notre sainte cause.
« Sire, disent les barons, commandez, et il sera
fait selon votre volonté, soit tort, soit droit. Mais
Faux-Semblant sait que vous le haïssez, et il n'ose se
présenter à vous. Nous désirons que vous lui par-
donniez votre colère et que vous l'acceptiez parmi
vos barons. — Soit, dit Amour; ça, qu'il s'avance. »
V Amant tout d'abord reconnaît que de toutes les
qualités nécessaires pour réussir en amour, une seule
lui manque, la richesse ; si c'est la plus utile, à la
LXIV ANALYSE
rigueur elle n'est pas absolument indispensable.
Puis, après avoir réfléchi longuement à la manière
dont il devra s'y prendre pour commencer l'attaque,
il finit par se convaincre que, pour imposer silence
aux mauvaises langues, il n'est tel que la prudence
et la dissimulation. Pour vaincre la pudeur de sa
charmante maîtresse, il devra lui faire comprendre
tout le bonheur d'aimer et la persuader avant tout
de sa discrétion. Pour dissiper ses folles terreurs, il
se montrera à la fois calme et audacieux. Enfin,
pour effacer ses doutes et calmer les alarmes de sa
conscience, il attendrira son cœur par le spectacle
de sa constance, de ses douleurs et de sa franchise.
Toutefois, cette idée de prendre le masque de l'hy-
pocrisie le tourmente sans cesse, et il a besoin de se
convaincre tout à f;iit de cette triste nécessité.
Chapitres LXI a LXIII.
Dieu d'Amours fait subir à Faiix-Seiiiblvil un long
interrogatoire, afin de bien connaître cet auxiliaire
inattendu qui s'est ainsi glissé dans son armée ; car
il suspecte avec raison cette face blême et ce main-
tien hypocrite. Il somme Faux-Semblant de se dé-
voiler tout entier. Celui-ci hésite un instant ; mais
voyant que toute résistance est inutile, il se décide à
jeter le masque et prend bravement son parti. Il fait
un long discours que nous pouvons résumer ainsi :
« Le meilleur moyen d'être heureux sur terre, c'est
de bien vivre et de s'enrichir sans travailler. Or, pour
y arriver, c'est bien simple : il sufiit de savoir trom-
per autrui et le voler impunément. C'est pourquoi je
prends mille déguisements; mais celui que je préfère,
DU ROMAN DE LA ROSE. LXV
c'est l'habit de religion, non pas celui des prêtres sé-
culiers, pauvres hères qui vivent maigrement dans
leurs campagnes, pas même celui des prélats. Non, je
suis mieux que cela ; je suis un moine Mendiant ; je
n'ai ni demeure fixe, ni patrie-, je relève directement
du pape, et l'absolution que je donne prime jusqu'à
celle de vos prélats, si puissants qu'ils soient. Grâce
à la sottise des hommes, qui jugent tout sur l'éti-
quette, et qui, nous voyant affublés du manteau de
la religion, en concluent que nous sommes tous de
petits saints, plutôt que de nous juger sur nos ac-
tions, nous prêchons la pauvreté, et nous nageons
dans l'abondance; nous prêchons l'humiHté, et nous
nous bâtissons d^s palais splendides ; nous prêchons
l'abstinence, et nous nous gorgeons de vins précieux
et de morceaux délicieux. Pourvu qu'on soit riche et
qu'on nous paie, on peut impunément commettre
les plus grands crimes ; notre absolution ne se donne
pas : elle se vend. Quant aux vilains, ils peuvent
mourir sans confession; nous ne nous dérangeons
pas pour si peu. Car de la religion, nous prenons
le grain et laissons la paille. Vous le savez, ce n'est
pas à la niche du chien qu'il faut chercher la graisse;
aussi je ne hante que le palais des riches, avares,
usuriers, seigneurs, comtes et rois. Nous descendons
encore jusqu'à confesser les bourgeoises, pourvu
qu'elles soient jolies, et nulle « ou sans chemise, ou
moult parée, ne saurait sortir de nos mains égarée. »
Nous éprouvons un bonheur inouï à voir aux affaires
d'autrui ; nous avons soin par la confession de nous
renseigner les uns les autres sur tout ce qui se passe
dans les familles, afin de mieux exploiter les sots.
Vivez sans crainte, et coulez d'heureux jours, canailles
de toutes sortes, usuriers, voleurs, débauchés, pré-
LXVI ANALYSE
lats libertins, prtlres qui vivez avec vos maîtresses,
juges iniques et prévaricateurs, vauriens de tous vices
souillés, bougres, etc., etc.!... Pour cela, vous n'a-
vez qu'à nous gorger d'or et de victuailles, et nous
vous protégerons si bien que nul n'osera seulement
vous attaquer; mais si vous ne donnez rien, nous
vous ferons brûler tout vifs. Et si vos prélats osent
trouver à redire que nous empiétions sur leurs pri-
vilèges au point de prendre les brebis grasses et ne
leur laisser que les maigres, qu'ils lèvent la tête,
et nous les frapperons de tels coups, nous leurs
ferons de telles bosses, qu'ils en perdront mitres et
crosses !
« Vous le voyez, dit-il en terminant, je suis un
homme habile, précieux, pour mes amis, terrible pour
mes ennemis. N'ayez donc aucune honte d'accepter
mes services ; je mènerai à bonne fin votre entre-
prise. »
Dieu d' Amoîirs~ accepte alors le concours de Faux-
Seniblaiit et lui donne le commandement de l'avant-
garde.
Toute réflexion fiùte, ÏAinaiit se dit que de tels
moyens sont sans doute bien répugnants, mais que
la triste position où il se trouve par la méchanceté
de ses ennemis justifie tout, et il se décide à débuter
par la dissimulation vis-à-vis des jaloux et de la
Vieille, qu'il ne saurait attaquer de vive force, n'étant
ni assez puissant, ni assez riche.
DU ROMAN DK LA ROSE.
Chapitres LXIV a LXVIII.
Alors Faux -Semblant et Contrainte- Abstinence se
concertent quelques instants, et on les voit bientôt
apparaître, Faiix-Senibhuit en pèlerin, sa compagne
en béguine. Ils se dirigent aussitôt vers le castel et
rencontrent Mahbou:he, sur sa porte assis, qui ins-
pecte tous les passants. Ils le saluent moult humble-
ment ; il leur rend aussitôt leur salut, et comme
leur figure ne lui semble pas inconnue, les invite à
s'asseoir auprès de lui, et leur demande à quel heu-
reux hasard il doit leur rencontre. Contrainte- Absii-
lunce répond la première : « Nous sommes pèlerins.
En ce pays, Dieu nous envoie vers ce peuple égaré
pour lui prêcher l'exemple et les pécheurs repêcher.
Au nom de Dieu nous vous demandons l'hospitalité,
et c'est par vous que nous allons commencer notre
auguste mission. Apprêtez-vous donc à écouter la
parole de Dieu. )> Mahbouche répond que sa maison
est à leur disposition et qu'il est tout ouïe. Con-
trainte-Abstinence reprend : « Ici-bas la vertu souve-
raine, c'est de mettre un frein à sa langue, Or, plus
que nul, vous êtes entaché du péché de médisance,
et il faut vous en corriger. Un gent varlet ici de-
meure ; vous en avez dit pis que pendre, et ce jour
il est enfermé à cause de vous. Pourtant, que vous
a-t-il fait? Rien. Quant à V Amant, il s'inquiète,
par Dieu, bien de la Rose ! Personne moins que lui
ne vient rôder de ce côté ; vraiment, il a bien autre
chose à penser. Or, par votre médisance, vous êtes
cause d'un grand péché, et si vous ne vous en repen-
tez sur l'heure, vous irez bien sûr au puits d'enfer. »
Sur ce, Malebouche de s'écrier que s'il y a des
LXVni ANALYSE.
menteurs céans, ce sont eux. Il n'a fait que répéter
ce que maintes gens ont vu et rapporté, et jusqu'à
preuve du contraire, il se croit autorisé à le crier
par dessus les toits.
Lors Faux-Semblant prend la parole :
« Il ne faut pas croire ainsi tout ce qui se dit par
la ville, car ce n'est parole d'Évangile. Voyons,
qu'avez-vous à reprocher au varlet? D'ordinaire les
amants vont volontiers où gîtent leurs amours. Or,
il ne rôde guère par ici, et si par hasard il vous
rencontre, il vous fait bon visage et ne vous obsède
pas comme tant d'autres. Et vous, qui du varlet avez
tant médit, s'il aimait Bel-Accueil, vous aimerait-il
comme il fait, vous son geôlier? Donc, en le mé-
prisant, la mort d'enfer vous avez méritée ! »
Malcbouchc, convaincu, ne trouve mot à répondre
et finit par dire : « Je le reconnais. Or que faut-il
faire? — Confessez-vous céans, dit Faux-ScmMant ;
faites preuve de rcpentance, et je vous donnerai
l'absolution. » Lors Malebouche à deux, genoux fait sa
confession. Faux-Semblant, le voyant dans une posture
favorable, lui serre la gorge et lui coupe la langue
d'un coup de rasoir. Puis, aidé de son compagnon,
il prend ses clefs et le jette dans le fossé. Sitôt fait,
ils ouvrent la porte, et, trouvant les soldats norma7iis
ivres-morts, les étranglent cl entrent dans le castel.
\J Amant, par sa prudence et sa circonspection,
fait si bien qu'il ne donne aucune prise à la médi-
sance, finit par éteindre tous les soupçons, et dès
lors trouve les chemins ouverts pour revoir sa bien-
aimée.
DU ROMAN DE LA ROSE. LXIX
Chapitres LXIX a LXXV.
Largesse et Courtoisie, sur les pas de Faux-Semhhnt
et de Contrainte- Abstinence, entrent dans le fort. Ils
rencontrent la Vieille qui, toute tremblante, se rend
prisonnière, demandant qu'il ne lui soit fait aucun
mal. Tous quatre lui répondent qu'ils ne sont point
ses ennemis et qu'ils sont, au contraire, prêts à la
servir si elle veut les aider. Puis ils lui offrent une
agrafe et quelques anneaux, lui promettant de plus
beaux présents par la suite. Enfin ils lui remettent
un gent chapelet de fraîches fleurs, la priant, de la
part de V Amant, de le porter à Bel-Accueil, avec l'as-
surance de son respect et de son amour. La Vieille,
heureuse de se tirer à son avantage d'un si mauvais
pas, hésite cependant à se charger d'une telle mission,
dans la crainte de Malebouche. Mais ils la rassurent en
lui apprenant la mort de ce vilain. La Vieille alors
accepte de grand cœur et dit : « Que Y Amant se
tienne prêt à venir aussitôt que je le manderai; »
puis, leur disant adieu, elle se rend auprès de Bel-
Accueil : « Beau fils, lui dit-elle, pourquoi êtes-vous
si triste? Contez-moi vos peitîes, et peut-être pour-
rai-je les soulager. » Bel-Accueil, qui n'a aucune
confiance dans la Vieille, lui répond très-finement :
« Je ne suis triste que de votre absence, car je vous
aime d'amour tendre ; mais pourquoi tant vous faire
attendre ?
« Pourquoi, répond la Vieille, vous allez le savoir,
et grand plaisir vous en aurez. » Alors elle lui pré-
sente le chapelet que lui envoie V Amant, qui toujours
l'aime et mourra bien sûr s'il ne peut le revoir.
Bel-Accueil refuse le présent, c Non, dit-il, je crains
LXX ANALYSE
qu'on ne me blâme. » Cependant il ne quitte pas
des yeux le chapelet, frémit, tremble, tressaille,
rougit, pâlit, perd contenance. La Vieille le lui met
dans la main ; il la retire et lutte encore, mais vou-
drait déjà le tenir. « Il est beau pourtant; mais si
Jalousie le savait ? — Prenez-le, vous n'encourrez au-
cun blâme. — Mais s'il faut dire qui me l'a donné ?
— Réponses, riposte la Vieille, vous aurez plus de
vingt; au surplus, si vous êtes embarrassé, dites que
c'est moi. Je ne suis pas suspecte à Jalousie, et je me
charge de vous justifier. » Lors Bel- Accueil saisit le
chapelet, le pose sur ses blonds cheveux, et prenant
son miroir, admire comme il est gent ainsi.
La Vieille alors profite de ce qu'ils sont seuls en
tête-à-tête, et lui donne ses conseils. L'analyse en
serait trop longue ici.. Le lecteur pourra les étudier
à la source même, et voir avec quel art et quelle
vérité l'auteur a su peindre la duègne corrompue
comme toutes ses pareilles, et ne cherchant qu'à faire
choir au même degré d'abjection qu'elle l'enfant
chaste et pur dont la garde lui est confiée.
Mais le pauvre Amant ne peut revoir sa mie dans
l'intimité, car la Vieille est là. A force de présents et
surtout de promesses, il l'engage à lui ménager une
entrevue avec sa chère amante, et lui remet un cha-
pelet de fraîches fleurs pour elle. La Vieille l'assure
de son concours et lui dit de se tenir prêt au premier
signal. Celui-ci se retire alors discrètement, et la
Vieille court aussitôt trouver le très-doux enfant qui,
après une longue hésitation, accepte le présent et
consent à écouter son cerbère.
DU ROMAN DE LA ROSE. LXXI
Chapitres LXXVI a LXXX.
La Vieille revient vers V Amant et lui annonce que
Bel-Accueil est prêt à le recevoir, lui enseigne com-
ment il pourra passer par la porte de derrière, et
part la première pour aller l'attendre. Il la suit de
près, et rencontre chemin faisant Dieu d'Amours et
tout .son ost accourus à son secours. C'est Faux-Sem-
blant qui ouvre la marche avec Contrainte-Abstinence.
JJ Amant vole aussitôt à la recherche de Bd-Accueil.
Doux-Regard vient à lui et lui montre du doigt Bel-
Accueil qui d'un bond s'élance à sa rencontre. Ils sont
tous deux dans une chambre secrète de la tour, et
notre Amant, enivré de la réception que lui ù\n Bel-
Accueil, tend déjà la main pour cueillir la Rose.
Mais voici que Danger, caché dans un coin, soudain
s'élance et s'écrie : « Fuyez, vassal, car Dieu m'en-
tend, je ne sais ce qui me retient de vous casser la
tête. » A ce cri Honte et Peur accpurent, et tous trois
assaillent V Amant, le battent et vont l'étrangler, quand
il appelle à l'aide. Les sentinelles de l'ost d'Amour
jettent l'alarme, et les barons aussitôt de se ruer à
son secours. Une bataille s'engage entre les gardiens
de Bel -Accueil et les assaillants.
La Vieille revient trouver VAmant, lui annonce
que sa belle est prête à le recevoir, lui enseigne une
porte secrète par où il pourra pénétrer chez elle, et
se retire la première pour l'attendre. VAmant la suit
de près, et chemin faisant se prépare à sortir enfin
victorieux de cette dernière épreuve. Il fait appel à
IXXII ANALYSE
tous ses avantages physiques et moraux, et par pru-
dence, pour ne pas effaroucher cette pudique enfant,
il se présente l'air humble et les traits languissants.
A sa venue, la belle l'accueille d'un long regard plein
de tendresse et d'amour, et nos deux amants enivrés
s'abandonnent aux plus doux transports. Mais sou-
dain le dernier cri de la conscience arrête la pau-
vrette au bord du précipice ; sa pudeur se réveille ;
elle sent renaître toutes ses terreurs, et une lutte su-
prême s'engage dans son cœur entre la passion et le
devoir.
Chapitres LXXXI a LXXXIII.
Dans ces trois chapitres l'auteur s'excuse d'avoir,
dans le cours du roman, écrit quelques paroles un
peu trop gaillardes et folles ; il ne doute pas que les
dames lui pardonnent de les avoir si durement trai-
tées ; car, dit-il, jamais il n'eut l'intention d'attaquer
les femmes honnêtes. Il termine en engageant le
lecteur à bien étudier ce qu'il va lire par la suite, s'il
veut apprendre à fond toute la science d'amour.
Chapitres LXXXI V a LXXXVI.
Franchise la première s'élance contre Danger. Ce-
lui-ci la renverse et va l'occire, quand Piiiè accourt
et inonde Danger de ses larmes. Il sent son cœur se
fondre, tremble, chancelle et va fuir, quand Honte
arrive, et par ses reproches cherche à relever son ar-
deur. Danger cric au secours, et Honte d'un seul coup
de son glaive étourdit Pitié. Désir est là, prêt à la
soutenir; beau jouvenceau franc et joli, à Honte il
DU ROMAN DE LA ROSE. LXXill
pousse en grand'furie. Hélas ! il ne résiste pas plus
que les autres, et son corps va mesurer la terre. C'est
alors qu'apparaît Bien-Celer. Honte à son tour tombe
sous les coups de ce nouveau champion, et elle fût
morte sans sa compagne Peur. Cette réserve toute
fraîche renverse tout devant elle. Elle assomme
presque Bien-Celer et culbute Courage d'un seul coup.
Tout l'ost à'Anioiir va succomber lorsque soudain
se dresse Sûreté. Elle se précipite sur Peur, qui évite
le choc et lève son glaive. Sûreté pare avec l'écu et
demeure un instant ébranlée ; son épée lui échappe
des mains. Mais se ranimant soudain, pour montrer
l'exemple, elle jette ses armes et saisit aux tempes
son terrible ennemi. Tous alors, transportés de rage,
s'abordent, et une lutte corps à corps, terrible, achar-
née, s'engage sur toute la ligne. Elle dura long-
temps, mais la victoire restait indécise. Une trêve fut
conclue, et les combattants se retirèrent chacun dans
leur camp.
Jamais assurément, sa mère présente, Amour n'eût
accepté d'armistice. Il mande donc Vénus aussitôt.
La belle est d'abord épouvantée par une idée ter-
rible. Si cet homme à qui elle va se livrer tout
entière allait la tromper 1 S'il n'était qu'un de ces
vils libertins qui ne voient dans l'amour que la jouis-
sance matérielle, et qui méprisent la femme aussitôt
qu'elle s'est donnée! En vain se dit-elle que son
amant est loyal et bon, que la franchise est peinte
sur sa figure, et qu'il lui donna trop de preuves
d'amour pour en pouvoir douter ; cette pensée l'ob-
sède. Elle n'est pas sans savoir non plus que les
LXXIV ANALYSE
suites de l'amour engendrent parfois des regrets cui-
sants, et sa sombre froideur brise le cœur du pauvre
amant. Il la contemple d'un air abattu, et des larmes
inondent son visage. A cette vue la belle s'attendrit
et lui tend la main. Il veut l'enlacer et la presser
sur son sein. Soudain elle sent la pudeur se réveil-
ler, et rouge de honte, se dégage de l'amoureuse
étreinte, mais sans pouvoir détacher ses yeux du
beau jouvencel où tant de grâces brillent à la fois.
Son cœur pourtant triomphe encore de la tentation.
Mais son amant est là qui proteste de sa discrétion ;
l'ombre et le mystère voileront leurs amours, et les
doux accents de cette voix tant aimée couvrent les
derniers cris de sa pudeur alarmée. Elle est bien
près de se rendre, quand tout à coup elle songe au
grand acte qui va s'accomplir. Au moment d'offrir
ce sacrifice suprême, d'abandonner ce trésor qui sera
perdu pour jamais, cette fleur unique qui ne se peut
cueillir qu'une fois, sa virginité, elle sent son cœur
se serrer sous le poids du remords. Une tristesse
profonde l'envahit tout entière, et tremblante elle
hésite. Elle a peur 1 De quoi ? De l'inconnu, de cette
vie nouvelle qui va s'ouvrir, et au moment de rece-
voir le baptême de l'amour, elle demande grâce.
UAmant, qui la voit chancelante, épuisée, reprend
courage, cherche à la rassurer, lui rappelle tous leurs
rêves de bonheur, veut lui prouver que l'amour est
l'œuvre la plus belle, la plus sainte et la plus sacrée;
rien ne peut dissiper ses alarmes, et elle supplie
son bien-aimé de la laisser un instant se recueillir
encore. Tous deux alors, silencieux et graves, assis
côte à côte et la main dans la main, attendent
anxieux le moment fatal qui va décider de leur sort.
DU ROMAN DE LA ROSE. LXXV
Chapitres LXXXVII a XC.
Les messagers d'Amour vont trouver Vénus en
l'île de Cythère, et lui content tout l'embarras où se
trouve son fils par la faute de Jalousie. A cette nou-
velle Venus monte sur son char traîné par huit co-
lombeaux et arrive à l'ost de son fils. Le combat
avait recommencé; mais la garnison de la tour se
défendait vaillamment; Vénus arrive enfin. Son fils
vole à sa rencontre et, désespéré d'une telle résis-
tance, implore son aide. Vénus oyant ces plaintes, en
grand'colère entre, et jure que jamais plus elle ne
laissera Chasteté vivre en sûreté au cœur des hommes
ni des femmes. Amour jure que tous les humains
désormais viendront par ses sentiers, et que nul ne
sera sage nommé, à moins qu'il n'aime ou soit aimé.
Tous les barons, à l'exemple de leur chef, prononcent
le même serment.
Chapitres XCI et XCII.
Cependant Nature forgeait une à une les pièces
qui doivent continuer les espèces. Désolée de la
perversité des hommes qui méprisent et avilissent
l'amour au point d'en faire un crime et d'empri-
sonner Bel-Accueil parce qu'il veut s'unir à V Amant,
elle songe, dans un moment de découragement, à
laisser périr la race humaine. Le serment de Vénus,
à' Amour et des barons la rassure. Mais elle a un
péché sur la conscience, et elle vient trouver son bon
prêtre Genius pour se confesser à lui. Ce péché, c'est
d'avoir été injuste envers tous les êtres qui peuplent
la terre, et les avoir asservis à l'homme. « Malheu-
reuse ! s'écrie-t-elle, qu'ai-je fait? Comment réparer
ma faute? Hélas! j'ai rabaissé mes amis pour exalter
mes emiemis ; j'ai tout perdu par ma bonté ! »
L'auteur, mettant Nature en scène, en profite pour
faire l'exposé complet de ses théories philosophiques,
et pousse peut-être un peu loin l'étalage de sa vaste
érudition. 11 compare la nature à l'art, et prouve la
supériorité de celle-là, qui transforme incessamment
la matière et lui fait revêtir de si belles formes, au
point de tirer la vie de la corruption même, témoin
le phénix. L'art, au contraire, loin de créer, ne sau-
rait même dépeindre la nature. Tous ceux qui l'ont
tenté, Zeuxis lui-même, ont échoué misérablement ;
aussi Jehan de Meung renonce à telle entreprise et
revient à son sujet.
Chapitres XCIII a XCV.
Genius, voyant Nature fondre en larmes, la console
d'abord et finit par se mettre en colère contre toutes
les femmes, qui pleurent pour arracher les secrets de
leurs maris, les tromper et les tyranniser s'ils sont
assez fous pour s'y laisser prendre. L'auteur a déjà
dit plus haut : « Larmes de femme, comédie ! » Le
bon prêtre Genius termine en s'écriant : « Si vous
aimez vos corps, vos âmes, beaux seigneurs, gardez-
vous des femmes ; au moins gardez-vous de jamais
leur dévoiler vos secrets ! «
Le lecteur verra par cette boutade, un peu en
dehors de son sujet, à notre avis, que les regrets
que l'auteur exprime aux chapitres Lxxxi à Lxxxiil
n'étaient rien moins que sincères.
DL; ROMAN' DE LA ROSE.
Chapitres XCVI a C.
Nature donc commence sa confession. Elle rap-
pelle à Genius comment elle assistait à la création
du monde, comment Dieu la prit pour sa cham-
brière, et lui confia l'entretien et la conservation de
tout l'univers. Elle fait d'abord le tableau des cieux
et des planètes qui parcourent la voûte étoilée, sans
que rien vienne jamais rompre leur harmonie. Par
leur influence, les corps célestes tranforment inces-
samment les éléments, c'est-à-dire la matière, et tôt
ou tard il faut que les êtres organisés naissent, vivent
et meurent à leur naturelle échéance, s'ils ne pré-
viennent la mort en se détruisant les uns les autres.
L'homme seul se détruit lui-même par sa folie et
son orgueil. Tel Empédode, qui se précipita dans le
cratère de l'Etna. Tel Origèite, qui se mutila, cessant
ainsi d'être homme sans mourir.
On excuse ces fous en disant que le Destin, que
Dieu le voulait ainsi. Là -dessus le poète discute
et détruit de fond en comble le mystère de la
prédestination et l'intervention de la Providence
dans les actions des hommes. Il prouve, entre autres
choses, que c'est folie de rejeter sur les planètes les
fautes humaines. Tous les événements s'enchaînent
et ne sont que les conséquences naturelles les uns
des autres. Tout ce que Jehan de Meung accorde à
Dieu, c'est de savoir d'avance ce qui arrivera, mais
sans jamais imposer directement sa volonté. Car
l'homme a son libre arbitre absolu, dit-il, et seul
est responsable de ses folies. Il peut, quand il lui
plaît, choisir entre le bien et le mal. Il prévoit les
conséquences de ses actions, et partant peut garantir
LXXVIII ANALYSE
son âme du pcclié, aussi bien qu'il pourrait prévenir
la famine et le déluge si Dieu lui donnait la science
de prévoir l'avenir. Il n'aurait pour cela qu'à faire
de grosses provisions dans les années d'abondance,
et bâtir un vaisseau pour échapper au déluge, comme
firent Deucalion et sa femme Pyrrha.
Dieu nous a donné la raison et le libre arbitre,
pour que nous sachions nous conduire nous-mêmes.
Heureux mille fois l'homme d'être seul doué de
raison ; car si tous les animaux étaient raisonnables,
dès longtemps ilà se seraient débarrassés de ce tyran
jaloux et cruel.
« Mais, bon Genius, continue 'Nature, je reviens à
ma parole première. Voyez les éléments : ils font
toujours leur devoir envers les choses qui doivent
subir les célestes influences. Constamment ils opèrent
les mêmes révolutions. Parfois, il est vrai, ils boule-
versent l'atmosphère ; les eaux inondent des contrées
entières, ravissent champs et moissons ; le vent ren-
verse arbres et maisons ; mais toujours le beau
temps revient réparer les désastres causés par la
tempête. Alors apparaît l'arc-en-ciel et ses belles
couleurs. « Nature compare cet effet d'optique à celui
produit par les verres taillés qui décomposent la lu-
mière, et fait une longue dissertation sur les miroirs
ardents et les lunettes à longue vue, puis sur les
visions flmtastiques qui assiègent l'homme pendant
son sommeil et les cerveaux malades. Ce sont encore
les éléments qui embrasent les comètes que nous
voyons traverser le ciel. On a longtemps cru qu'elles
étaient chargées d'annoncer aux hommes de grands
malheurs, et notamment la mort des rois. Mais
Jehan de Meung déclare cette croyance absurde,
car, dit-il, l'influence et les rayons des comètes ne
DU ROMAN DE LA ROSE. LXXIX
pèsent d'un plus grand poids sur pauvres liommes
que sur rois. \on, les rois ne méritent pas que les
cieux daignent annoncer leur trépas plus que celui
d'un autre homme, car leur corps ne vaut une
pomme plus que le corps d'un charretier. Et si quel-
qu'un s'enorgueillit de sa race et s'écrie : « Je suis
gentilhomme, et je vaux mieux que ceux qui les
terres cultivent ou du travail de leurs mains vivent, »
je lui répondrai non. L'homme n'est noble que par
ses vertus et vilain que par ses vices. Il est vrai que
la mort d'un noble ou d'un prince est plus notable
que celle d'un paysan, et l'on en parle un peu plus
longtemps ; mais de là à croire que les éléments en
seront bouleversés, c'est sottise. « Non, les éléments
gardent mes commandements, dit Nature, et tou-
jours d'une marche régulière leurs évolutions ac-
complissent. Je ne me plaindrai donc pas d'eux, non
plus des plantes qui, toujours soumises à mes lois
tant qu'elles vivent, poussent feuilles, rameaux et
fleurs autant qu'elles peuvent. Je n'ai rien non plus
à reprocher aux bêtes qui, toutes autant qu'elles
peuvent, faonnent selon leurs usages et font honneur
à leur lignage. Il n'y a pas jusqu'à mes chers ver-
misseaux qui ne se montrent envers moi reconnais-
sants. Seul l'homme m'a déclaré la guerre et veut
se soustraire à mes lois. Oui, bon Genius, j'ai été
trop bonne pour lui; je l'ai comblé de mes faveurs;
j'en ai fait un petit monde, un petit abrégé de toutes
les perfections, et lui seul m'insulte et me brave. Lui,
pour qui le Fils de Dieu s'est incarné pour mourir
sur la croix, contre mes règles il manoeuvre et s'est
fait le réceptacle de tous les vices ! L'homme est
orgueilleux, lâche, avare, faussaire, parjure, etc..
Mais sur tous ces vices je passe ; que Dieu s'en ar-
LXXX ANALYSE
range s'il veut, le punisse et me venge. Mais je ne
puis passer sur ceux dont Amour se plaint, et je ne
puis subir plus longtemps que l'homme me refuse
le tribut qu'il me doit et qu'il me devra tant qu'il
recevra mes divins outils.
« Bon prêtre, dit Nature en terminant, allez au
camp d'Amour, et dites à tous les barons, snuf Faux-
Semblant et Contrainte- Abstinence toutefois, que je
leur envoie tous mes saluts. Portez mes plaintes au
Dieu d'Amours pour que sa douleur s'apaise, et
dites-lui que je lui adresse un ami pour qu'il excom-
munie ceux qui lui font telle avanie, et qu'il absolve
les vaillants qui travaillent à bien aimer toute leur
vie. »
Lors Nature écrit son anathème sur un parchemin,
le scelle et le remet à Genius. Ceci fait, elle lui
demande l'absolution et le prie de lui pardonner si
elle a fait quelque omission. Celui-ci l'absout, dé-
pose son aube et son rochet, prend des ailes et s'en-
vole à l'ost d'Atnour.
Chapitres CI a CIV.
Genius arrive, et tout le monde pousse des cris
de joie, excepté toutefois Faux-Semblant et Contrainte-
Abstitietwe, qui disparaissent sans mot dire. Après les
civilités d'usage. Amour fait endosser une belle chape
à Genius, lui baille anneau, crosse et mitre, et Fénus
lui met au poing, pour renforcer l'anathcme, un
cierge ardent. Genius, sur un grand échafaud monté,
commence sa harangue.
Suit l'anathcme de Nature contre les déloyaux,
les reniés qui prennent en haine les œuvres d'où elle
DU ROMAN DE LA ROSE. LXXXI
tire ses soutiens. Puis Genius accorde pardon plei-
nier (on ne connaissait pas encore les indulgences)
à tous ceux qui se peinent de bien aimer. « Tra-
vaillez, dit -il, seigneurs barons, travaillez avec
ardeur pour remplacer ce que le ciseau à'Alropos
détruit tous les jours, et vous irez dans le paradis
fleuri où l'agneau divin conduit ses blanches bre-
bis. Là le jour est éternel et toujours pur, et il
dépasse en splendeur même le jour qui inondait
la terre, en làge d'or, du temps de Saturne^ à qui
son fils Jupiter fil tant d'outrage quand il le mu-
tila. Mais pour conquérir un trône, il n'est crime
si odieux qui vous arrête. C'est avec le meurtre,
dit Genius, le plus épouvantable crime; car mutiler
son semblable, c'est lui ravir toute vertu et le ra-
baisser au niveau de la femme. Or, à faire grand'
diableries sont toutes les femmes trop hardies. Mais sur-
tout, et c'est là le plus noir forfait, c'est lui ravir sa
fécondité.
Jupiter, à peine sur le trône, donna soudain aux
hommes l'exemple de tous les vices , leur con-
seilla de se partager la terre, versa le venin aux
serpents, et fit au loup ravir sa proie. Il apprit â
l'homme à se nourrir de la chair des animaux, à
tirer le feu des cailloux, et des arts nouveaux sou-
leva les voiles. Bref, si le désir de régner lui fit
commettre le plus hideux attentat, il essaya de le
faire oublier en changeant l'état de l'empire de bien
en mal, de mal en pire. Il rompit le printemps
éternel, divisa l'année en quatre saisons, et l'âge
de fer remplaça l'âge d'or. On vit alors se réjouir
les dieux infernaux, et tendre leurs rets par toute
la terre pour attirer dans leur séjour ténébreux les
brebis, qui toutes, hélas I y vont de compagnie.
LXXXII ANALYSE.
Bien peu arrivent au paradis où le bel agnelet bon-
dissant mène paître son blanc troupeau. »
Suit une longue et splendide description du séjour
céleste, demeure des bienheureux, et un fort beau
parallèle entre ce parc et le jardin de Dcduit, la fon-
taine de Narcisse et la fontaine de vie ; l'auteur
nous montre combien la première est obscure et
trouble au prix de la seconde. « Or donc, s'écrie
Genius, pensez de Nature honorer, soyez honnêtes,
généreux, loyaux et charitables, et vous irez au parc
merveilleux boire à la très-belle fontaine, qui tant
est douce, et claire, et saine, sur les pas de l'agnelet
divin, pendant toute l'éternité. »
Il termine en excitant l'ardeur des barons, et les
engage à renouveler l'attaque, puis il disparaît.
Vénus prend le commandement des troupes, et
tout le monde se prépare au combat.
Chapitres CV a CIX.
Vêntts somme Peur et Hotitc de se rendre. Elles
refusent. Alors la déesse courroucée saisit son bran-
don, et vise une étroite meurtrière entre deux piliers
d'ivoire assise. Ces deux piliers soutenaient une
figure admirable de lormes et blanche comme l'ar-
gent. C'était la châsse de Nature où se trouve le
sanctuaire couvert d'un précieux suaire, qui contient
le bouton parfumé. Autour de cette statue s'accom-
plissent miracles autrement extraordinaires que devant
la tête de Méduse. Celle-ci détruisait tout et chan-
geait en roches les êtres vivants qui la regardaient.
Le sanctuaire de la Rose, au contraire, anime tout ce
qui l'approche ; il animerait la matière elle-même.
DU ROMAN DE LA ROSE. LXXXIII
L'auteur ne peut mieux la comparer qu'à la statue
de Pygnialion, ce statuaire fameux qui sentit son
cœur, jusqu'alors insensible, s'embraser en contem-
plant son oeuvre. Le malheureux, dévoré d'un amour
sans espoir, allait mourir, lorsque Venus, touchée de
ses feux, à son tour anima la statue. De leurs
amours naquit PapJms, qui lui-même engendra Cy-
nyras, père d'Adonis.
Tel le brandon de Vénus vole porter l'incendie
dans la tour. A cette vue toute la garnison s'enfuit.
La tour consumée s'écroule pièce à pièce, sans pour-
tant endommager le sanctuaire.
UAmant alors, en pèlerin, muni du bourdon et
de l'écharpe, pénètre jusqu'à Bel- Accueil sous la
conduite de Courtoisie, Franchise et Pitié. « Daignez,
disent-elles à Bcl-Accucil, octroyer à ce loyal Amant
la Rose qu'il désire depuis si longtemps.
« Dames, fait Bel-Accueîl, de bon cœur je la lui
abandonne ; qu'il me pardonne ses longs ennuis, et
qu'il vienne ici la cueillir, à nous deux seuls tout à
loisir, car il aime loyalement. »
L'auteur finit en racontant comment, pour arriver
jusqu'à la Rose, il lui fallut forcer la porte du sanc-
tuaire avec son bourdon et comment, après de longs
efforts, il parvint enfin à cueillir le délicieux bouton.
Il était jour; il se réveille. /
GLOSE.
On peut ainsi résumer ces dix-huit derniers cha-
pitres :
Jusqu'alors le lien qui unissait les deux amants
n'avait été qu'une affection du cœur et de l'âme.
Du côté de l'amante, ce n'étaient qu'illusions et rêves
LXXXIV ANALYSE DU ROMAN DE LA ROSE.
enchantés. S'aimer et se le dire, se contempler et
se sourire, c'était tout son bonheur.
Dans cet échange mutuel d'impressions naïves, les
sens n'avaient aucune part ; cette aficction n'était
encore que de l'amitié. Soudain une étincelle jaillit
et vient embraser tout le corps. Les sens s'allument,
la nature reprend tous ses droits. L'étincelle, c'est
Genius ; la flamme, c'est Vénus.
Alors la pauvre enfant, vaincue déjà plus d'à
moitié par l'éloquence et les charmes de son amant,
sent naître en clic une flamme inconnue. Palpitante,
enivrée, elle oublie tout, se laisse tomber éperdue
entre ses bras, s'abandonne à ses étreintes passion-
nées, à ses voluptueuses caresses, et l'heureux
Amant peut enfin cueillir la Rose.
M
CONCLUSION.
L'œuvre de Guillaume de Lorris, cette idylle
charmante, gracieux reflet d'une âme tendre,
naïve et pure, est, à notre avis, un des plus beaux
chefs-d'œuvre de notre poésie. Quel doux parfum de
jeunesse et d'amour! La forme y laisse parfois un
peu à désirer ; la diction est peut-être un peu mo-
notone, mais l'ensemble en est délicieux ! Malgré
soi, on s'intéresse au pauvre Amant, on pleure ses
souffrances, on maudit ses persécuteurs.
Comme ce Guillaume de Lorris connaissait le
cœur humain ! Seul celui qui aima dans sa jeu-
nesse peut comprendre les douleurs de cet amant
infortuné, ses désespoirs et ses enthousiasmes, ses
affaissements et sa ténacité. Quelle naïveté char-
tnante, quelle délicatesse de pinceau , et surtout
quelle vérité dans le récit et les dialogues ! Quelle
richesse dans les descriptions, et comme les carac-
tères y sont savamment étudiés! Cette littérature
jeune et fraîche fut pour nous comme une révélation.
C'est bien certainement, avec Daphnis et Chloé, les
deux plus jolis romans que nous ayons lus. Comme,
auprès de ces deux chefs-d'œuvre de naturel et de
simplicité, sont, malgré tout leur fracas, ennuyeux et
tristes les romans d'aujourd'hui ! Exagérés et faux,
LXXXVI CONCLUSION.
ils tourmentent l'esprit, le torturent et le fatiguent,
sans jamais réellement l'intéresser. (Quelquefois,
quand il nous arrive d'y jeter les yeux, nous nous
demandons si ce sont bien réellement des hommes
qui sont en scène. A coup sûr, ce ne sont pas des
hommes comme nous. Jamais nous n'avons pu nous
y reconnaître une seule fois. Personnages de con-
vention, tous les acteurs s'agitent au milieu d'une
société bizarre ; ils sont en tous points extrêmes,
aussi impossibles dans le bien que dans le mal, ja-
mais naturels. Dans ce petit roman, au contraire
(je ne parle que du roman de Guillaume), c'est la
nature prise sur le fait , et l'on s'y reconnaît à
chaque pas. Nous ne saurions préjuger ce qu'eût été
l'œuvre du poète si la mort ne l'eût enlevé si jeune ;
mais à coup sûr on peut affirmer que si la fin eût
été de tous points digne d'un si admirable début,
Guillaume de Lorris pourrait, sans exagération, être
comparé aux plus gracieux poètes de l'antiquité.
Avant de passer à la partie de Jehan de Meung,
nous allons discuter la valeur d'un prétendu dénoû-
ment attribué à Guillaume de Lorris.
M. Méon ayant rencontré par hasard deux ma-
nuscrits contenant la partie seule de Guillaume de
Lorris, qui se terminaient par quatre-vingts vers for-
mant un dénoûment, se crut en droit d'affirmer que
Guillaume de Lorris avait terminé son roman, et
que Jehan de Meung avait supprimé ces vers pour
continuer ou plutôt recommencer l'ouvrage sur un
plan beaucoup plus vaste. Cette opinion est aujour-
d'hui partagée par la plupart des commentateurs de
CONCLUSION'. LXXXVII
•cette œuvre remarquable. Nous avons le regret de
ne pouvoir l'accepter, et nous allons, de l'examen
même du roman, tirer la preuve irréfutable d'une
aussi surprenante erreur.
Du premier coup d'oeil, il est facile de voir que
l'œuvre de Guillaume de Lorris n'est que la mise
en scène d'une œuvre beaucoup plus considérable.
C'est à peine si nous pouvons accepter ces trente-
deux chapitres pour la moitié du roman. En effet,
le dénoûment, dont nous allons donner tout à l'heure
l'analyse, est beaucoup trop écourté pour un cadre
•de cette importance, et ne serait guère en rapport
avec l'étendue de l'exposition, car nous ne pouvons
appeler autrement l'œuvre de Guillaume de Lorris.
Le lecteur a pu voir, du reste, avec quel art il sut
traiter un si magnifique sujet. Dès le début, rien
qu'au soin qu'il apporte à développer la mise en scène,
à nous dépeindre les lieux et les acteurs principaux,
nous devons admettre, jusqu'à preuve du contraire,
que chacun devait joue? un rôle important dans ce
drame ingénieux, et ce n'est certes pas uniquement
pour donner carrière à sa verve poétique qu'il fiiit
passer sous nos yeux une suite aussi longue de des-
criptions et de portraits inimitables, qui n'absorbent
pas moins de douze chapitres sur trente-deux, 1690
vers sur 4150, c'est-à-dire à peu près la moitié du
poème. Quant à la valeur de ce document, le lec-
teur pourra juger combien il est inférieur, sous tous
les rapports, à ce qui le précède. En voici le som-
maire ou plutôt la traduction un peu résumée :
\J Amant, voyant tout perdu, exhale sa douleur
en plaintes amères. Mais voici soudain venir dame
Pitié pour le consoler. Elle amène dame Beauté,
Bel-Accueil, Loyauté, Doux-Regard et Simplesse. Ils
LXXXVIII CONCLUSION.
lui disent : « Jalousie s'est endormie, et nous nous
sommes échappés à grand' peine, car Peur trem-
blante, qui toujours allait et venait, écoutant le
moindre bruit, nous aperçut, et, redoutant la per-
fidie de Malehouche, ne savait ce qu'elle devait faire;
mais Bontie-Amoiir ouvrit de force la porte, quoi que
Peur pût dire et faire. Si Malehouche l'eût su, nous
ne serions certes pas sortis ; mais Venus vola les clefs
et nous a mis dehors. »
Laissons maintenant l'Amant raconter comme il
fut mis en possession du très-doux bouton :
« Elles sont assises (pourquoi ce féminin?) aussi-
tôt à côté de moi. Dame Beauté en tapinois m'a pré-
senté le doux bouton ; je l'ai pris de bonne volonté,
et j'en ai disposé comme s'il fût mien, sans qu'il fit
la moindre opposition. En paix, sur un beau lit
d'herbes fraîches, couverts de feuilles de roses et de
baisers, en grand soûlas, en grand déduit nous pas-
sâmes toute la nuit. Elle nous parut trop courte, et
quand l'aube se leva, il fallut nous séparer. Dame
Beauté me réclama le doux bouton que je dus rendre
à contre-cœur ; mais il n'était plus clos. Alors, avant
de partir, Beauté me dit en riant : « Jalousie peut
maintenant guetter, ses murs hausser et renforcer,
doubler ses haies d'églantiers; il est payé de ses
peines. Beau doux Ami, vous me l'avez dit, tel ser-
vice, telle récompense. »
Puis, après quatre vers de morale, TAmant ter-
mine ainsi :
« Droit à la tour ils s'en retournent mystérieuse-
ment ; moi je m'en vais et prends congé. Voilà le
songe que j'ai songé. »
CONCLUSION. LXXXIX
Évidemment, comme nous l'avons dit plus haut,
ce serait une fin de tous points indigne d'un dcbut
aussi parfait, et de plus elle est écrite avec une né-
gligence déplorable. Outre que ces quatre-vingts vers
nous semblent d'un style relativement un peu plus
jeune que le reste, il est facile de voir combien les
caractères des acteurs y sont mal observés. Comment
admettre que Beauté qui, dans tout le roman de
Guillaume, n'est qu'un acteur tout à fait secondaire,
puisqu'elle ne figure que dans la karole où on ne la
voit pas même adresser la parole à V Amant, soit
appelée à dénouer seule une situation si compli-
quée? Au surplus, Beauté n'est et ne peut être qu'un
personnage passif : c'est une qualité du corps -, elle
fait partie de l'objet à conquérir, de même que la
Rose. Nous aurions mieux compris, dans ce rôle de
médiateur, dame Pitié ou Courtoisie, comme l'a fait
Jehan de Meung, par exemple. Q.uant à Doux-Re-
gard, ce n'est qu'un comparse, le serviteur de Dieu
d'Amours et non de Bel-Accueil, et un personnage
jusqu'ici fort mystérieux. Pour ce qui est de Loyauté,
c'est la première fois qu'apparaît cet acteur, et
comme il vient pour ne rien faire, il est au moins
inutile. Bel-Accueil, l'âme du drame, est ici telle-
ment nul, qu'il en est ridicule ; et puis, que dire de
ce K doux houton qui ne fait pas la moindre opposi-
tion ? » Supposerons-nous qu'il y ait ici erreur d'im-
pression et qu'il faille lire el au lieu de //, et dire
« sans qu'elle (Beauté) fit la moindre opposition ? »
Enfin quelle est cette 'Bonne-Amour qui ouvre la
porte du château et qu'on n'a pas encore vue jus-
qu'ici? Comment expliquer ce personnage? Faut-il
supposer qu'il ne fasse qu'un avec Vénus, qui paraît
quatre vers plus bas ?
XC CON'CLUSION.
Mais le reproche le plus grave que nous puissions
faire A l'auteur de ce morceau détestable , c'est
d'avoir réduit /a/oîme au rôle ridicule de mari trompé,
et ceci au mépris du poète, qui se plaît à nous
peitadre Bel-Accueil comme une vierge innocente et
pudique. Pour terminer enfin, que signifie cette
Beauté réclamant , avant de partir , le bouton à
l'Amant ?
Le bouton, nous le répétons, c'est le plus bel
ornement de la femme ; c'est sa virginité, sinon celle
du corps, au moins celle du cœur, sa vertu en un
mot. Elle ne saurait la reprendre une fois qu'elle l'a
donnée, pas plus qu'on ne peut rendre au rosier le
bouton une fois cueilli. Cette pensée est presque ici
de l'obscénité. Or, rien ne saurait justifier une pa-
reille supposition de la part du chaste et naïf poète
de Lorris.
Mais si ces raisons ne semblent pas concluantes
pour faire admettre définitivement notre opinion, il
est dans l'œuvre même de Guillaume des preuves
irréfutables qu'il ne l'a jamais terminée et qu'il
songeait même à lui donner une bien plus grande
étendue.
Ainsi, comment admettre qu'un poète aussi cor-
rect, aussi soigneux, qu'un écrivain de sa valeur,
enfin, eût laissé subsister des négligences de la force
de celles que nous allons relever ? Dès le début,
en effet, nous lisons que l'Amant va voir peintes
sur le mur sept images. Or, le poète en fait passer
successivement devant nos yeux dix et non pas sept.
Il en est quelques-unes qu'on peut à peine qualifier
CONCLUSION. XCI
d'ébauches, les trois premières, par exemple, Haine, (
Félonie et Vilenie. La seconde même n'est qu'un l
titre. Évidemment, ou le peintre avait l'intention 1
d'en supprimer trois, ou il en a intercalé trois après
coup, avec l'intention de les achever en révisant son
poème. Il en est de même des flèches à' Amour. Le
poète nous dit (\vi Amour a deux arcs, un beau,
l'autre laid, et cinq flèches pour chacun d'eux, dont
cinq belles et cinq laides. Or, il frappe V Amant des
belles flèches, et en les énumérant, il en nomme six.
C'est encore une négligence que le poète n'eût pas
manqué de faire disparaître. Quant aux cinq vilaines
flèches, elles étaient sans doute appelées à jouer leur
rôle, à moins pourtant de dire que Bel-Accueil, n'ayant
que des vertus, en rendait l'usage inutile.
Mais il est une preuve autrement convaincante et
que nous allons tirer du texte même. En effet, du
vers 3509 au vers 3514, l'Amant dit : « Je vais main-
tenant vous conter comment Honte me fit la guerre,
comment les murs furent élevés et le château fort,
qu'Amour prit par la suite au prix de grands efforts. » .
Evidemment, le poète se proposait de raconter lon-
guement, comme l'a fait du reste Jehan de Meung,
la lutte d'Amour contre Honte, défenseur du château,
c'est-à-dire de la passion contre la pudeur. Quand
nous n'aurions pas d'autre preuve, celle-ci serait plus
que suffisante. Ceci dit, nous allons faire l'examen
critique de l'œuvre de Jehan de Meung, et discuter
la manière dont il sut tirer parti d'une aussi splen-
dide mise en scène.
CONCLUSION.
PARTIE DE JEHAN DE MEUNG.
Après le poète, après le doux jouvenceau de vingt-
cinq ans, dont le cœur exhale avec tant de grâce et
de naïveté ses ardents désirs, ses douces jouissances,
ses cruelles déceptions et ses cuisantes douleurs,
voici venir l'homme blasé, le sceptique, le savant,
le philosophe. Jehan de Meung, c'est le Rabelais, le
Voltaire du XIII^ siècle. Pour lui la Rose n'est plus
qu'un accessoire; le cadre du drame, le jardin de'
Déduit, s'étend à l'infini ; il embrasse la nature en-
tière, la nature féconde, source d'éternelle vie.
Guillaume de Lorris parlait avec son cœur; Jehan,
de Meung parle avec ses sens et sa raison; non pasl
la raison froide et égoïste qui nous fait étouffer les
inspirations généreuses et les plus tendres sentiments
du cœur, mais la véritable raison, qui nous dit que
le seul moyen d'être homme, c'est d'être juste, c'est*
d'être bon, c'est d'aimer. Pour lui, tout ce qui est
contre nature est injuste, honteux, abominable. S'il
prend fait et cause pour VAtriaiit, c'est que celui-ci
représente la nature dans ce qu'elle a de plus sacré,
l'amour, et il s'indigne de ce que Jalousie, Danger,
Honte et Peur, c'est-à-dire les préjugés, osent en-
traver ses droits en empêchant l'union des deux
amants. Pour lui, rien n'est beau, rien ne doit être
agréable à Dieu comme l'amour et les caresses de
deux êtres également jeunes et beaux. Aussi, avec
quelle éloquence et quelle vigueur il flagelle tout ce
qui viole en général les lois de la nature, et en par- '
ticulier tout ce qui s'oppose à la reproduction 1 II
condamne impitoyablement le célibat, les amours
CONCLUSION'. xciir
honteux et tous les vices qui peuvent entraver ou
fausser l'œuvre de nature. Il ne trouve pas d'impré-
cations assez virulentes pour flétrir ceux qui com-
mettent l'attentat dont Abeilard fut victime.
Sortant môme du domaine physiologique pour
entrer dans le champ de l'économie politique, nous
verrons avec quelle audace il attaque les prêtres et
les moines, les juges iniques, les nobles et les rois.
Il critiquera même le mariage, mais uniquement au'
point de vue des lois naturelles, regrettant que \
l'homme, par ses vices, ait rendu nécessaire cette
violation du bien le plus précieux pour lui, la li-
berté, sans laquelle il n'est pas de bonlieur sur la
terre. On a souvent dit que Jehan de Meung était
un athée. Non. C'est un philosophe naturaliste.
Pour lui, Dieu, l'universel créateur de la matière,
Ie42exe.de Raison, après avoir achevé son oeuvre, as-
siste impassible, du haut du ciel, dans son immuable
sérénité, aux évolutions de tous les corps qui gra-
vitent dans l'immensité de l'univers, et dont la Terre
n'est qu'un atome imperceptible. Tous obéissent aux
lois éternelles et inviolables auxquelles rien ne sau-
rait se soustraire. Son unique « chambrière, » Nature,
est chargée de veiller à l'exécution de ces lois qu'elle-
même ne saurait enfreindre. Sa mission est de trans-
former incessamment la matière et de lui transmettre
la vie. Aussi, tout ce qui tend à se soustraire à sa
domination est sacrilège, et fait insulte à Dieu lui-
même. Mais le pouvoir de Nature n'est pas sans
bornes. Il ne s'étend pas jusqu'à cette flamme cé-
leste qu'on nomme rintclligcncc ; car elle-même le
dit : « Je ne fais rien d'éternel; tout ce que je fais est
mortel. » Elle ne peut guider les sentiments du cœur
comme elle règle les impressions des sens. Raison
XCIV CONCLUSION".
plane au-dessus d'elle, Raison, fille de Dieu. Mais
celle-ci respecte la volonté de son père, et jamais ne
doit entraver l'œuvre de Nature. Elle est l'intermé-
diaire entre l'homme et Dieu, comme Genius entre
l'homme et Nature.
L'homme, comme tous les êtres vivants, naît,
grandit, vit et meurt suivant des règles absolues. Dès
son adolescence, il sent dans ses veines bouillonner
les ardeurs des passions charnelles, il subit les lois
de Nature. Mais cette force irrésistible, cette étin-
celle foudroj'ante qui soudain attire deux êtres, et
les lie d'une chaîne si forte que souvent en la brisant
on brise jusqu'aux ressorts de la vie, l'amour, en un
mot, échappe à l'autorité de Nature. Il ne procède
pas non plus directement de Dieu. Genius est cette
force surnaturelle qui toujours doit aider Nature dans
son œuvre féconde pour que la passion soit respec-
table et sainte.
Tel est le système philosophique de Jehan de
Meung. Quoique nous soyons loin de partager
toutes ses idées, nous sommes obligé de reconnaître
que, dans tout le cours de son poème, il s'est élevé
à des hauteurs inconnues, que nos philosophes mo-
dernes n'ont jamais franchies et qu'ils rêvent aujour-
d'hui d'atteindre par la science. Aussi nous nous
dispenserons d'analyser la partie scientifique et mé-
taphysique de l'œuvre. Nous ne l'étudierons qu'au
point de vue économique et littéraire.
On comprend tout d'abord qu'il était difficile de
concilier ce système avec les formes extérieures de
la religion du Christ et surtout avec le dogme. La
religion chrétienne, en effet, repose tout entière sur
ce dogme, que l'amour est un crime, que l'homme
est conçu dans le péché, et que, dès sa naissance, il
CONCLUSION'. XCV
est responsable du péché commis par ses auteurs.
De là les dogmes du péché originel, du baptême, de
rimmaculce-Conception et de la rédemption. Jehan
de Meung ne pouvait guère s'appu^-cr, pour glorifier
l'amour, sur une religion qui fait de l'amour un vice
et du célibat une vertu. Il ne pouvait pas non plus,
à son époque, émettre librement de pareilles idées
sans risquer sa vie. C'est ce qui lui fit choisir la
forme poétique. Grâce au privilège de la poésie,
Jehan de Meung put diviniser l'amour sans devenir
un hérétique.
Le vieux naturalisme grec et ses fictions char-
mantes se prêtaient bien plus aisément à l'exposition
des théories naturelles de Jehan de Meung. Tou-
tefois, l'auteur reste aussi indifférent à une forme
qu'à l'autre ; on sent bien que, né du temps d'Ho-
mère ou de Virgile, il eût été plus fervent adorateur
de Vénus qu'il ne l'est de la Vierge Marie ; mais
c'est tout. Aussi doit-on moins s'étonner de voir
figurer côte à côte, dans ce singulier roman. Dieu
le Père et Saturne, Jésus-Christ et Jupiter, Vénus et
la .sainte Vierge, Mars, Vulcain, et tous les saints
du paradis.
Ceci posé, il est facile de comprendre pourquoi
Jehan de Meung entreprit de terminer l'œuvre de
Guillaume de Lorris. Outre la réputation méritée
dont jouissait le Roman de la Ro^, ce qui n'était
certes pas à dédaigner pour trouver des lecteurs à
une époque où il y en avait si peu, Jehan de Meung
comprit aussitôt tout le parti qu'il pouvait tirer de
cette merveille inachevée pour développer ses théo-
ries philosophiques.
On n'en reste pas moins stupéfait de l'audace in-
croyable de ses idées et de la vigueur de son style.
CXVI CONCLUSION.
Nous l'avons déjà dit, Jehan de Meung est le
Rabelais, le Voltaire du XIIl'^ siècle. Mais combien
ces deux apôtres de l'humanité restent pâles à côté
du vieux romancier qui, en plein moyen âge, osait
lever le drapeau de la liberté et de l'égaUté, à une
époque où le vilain n'était pas même un homme,
où le roi était presque un dieu !
Écoutez-le criant au vilain : « Tu es l'égal des puis-
sants de la terre, car ils n'ont rien de plus que toi. Tout
cet or, toutes ces richesses qu'ils entassent, tous ces titres,
tous ces châteaux, tous ces esclaves qui rampent à leurs
pieds, ne sont pas leurs ; ils sont à Fortune qui leur
donnait hier, qui leur enlèvera demain. L'homme n'a rien
à lui sur cette terre que son libre arbitre, sa conscience
et sa volonté. Le roi lui-même est plus faible que le
premier ribaud venu, car il ne sera rien le jour où le
peuple voudra, et ce jour-là, pourra-t-il lutter contre un
vilain ? Non, car le moindre vilain est plus fort que lui.
Ce qui fait la force d'un roi, sa valeur, sa puissance,
sa richesse, c'est la force, le courage, le dcuoàmcnt et le
travail de ses sujets, et rien de tout cela ne lui appar-
tient ; car rien n'est à nous que ce que Nature nous
donna, et Fortune ne saurait faire qu'on possédât un
seul fétu, l'eût-on par la force obtenu, si ne nous l'a
dotiné Nature! » Et plus loin, s'adressant directe-
ment aux rois : « Aye:(^ le cœur courtois, généreux et
bon, et piteux envers les pauvres gens, si vous voule^ du
peuple l'amitié. Donner l'exemple aux seigneurs et aux
riches; ne soye\ orgueilleux ni rapace, car sans le peuple
un roi n'est rien, non plus qu'un simple citoyen. »
On a vanté la hardiesse de ce fameux mot de
Voltaire :
I,e premier qui fut roi fut un soldat heureux.
CONCLUSION. XCVU
Jehan de Meung a dit :
Le premier qui fut roi fut un vilain hideux.
Non, rien n'égale sa vigueur quand il s'attaque
aux injustices criantes de la société, aux rois surtout.
Six siècles après Clopinel, il y a quelques années à
peine, qui donc eût osé écrire :
<i Au temps de l'dge d'or les hommes étaient heureux;
ils n'avaient pas comme aujourd'hui rois pour ravir le
hien d' autrui ; tous étaient égaux sur la terre. Les an-
ciens, dit-il, n'eussent pas vetidu leur liberté pour tout
l'or du monde; car tout l'or du monde iu saurait payer
la liberté d'un seul homme ! Ils vivaient heureux, s'ai-
mant comme des frères, et n'avaient pas besoin de sei-
gneurs pour les juger, d'où sont nos libertés péries. Car
Us juges premièrement se cotiduisent si nullement, qu'ils
se devraient juger soi-ménu, s'ils veulent que chacun les
aime, être loyaux et diligents, tton pas lâches ni négli-
gents, ni faux, ni rongés d'avarice, enfin faire aux mal-
heureux justice. Mais ils vendent les jugements, ils
cueillent, rognent et taillent, et pauvres gens leur argent
baillent. Et tel on entend condamner un larron, qu'on
devrait plutôt pendre, si l'on voulait rendre jugement des
rapines qu'il a commises grâce à son pouvoir. »
Ne l'oublions pas, à cette époque la justice était
un des privilèges de la noblesse, et rois et seigneurs,
dit Jehan de Meung, n'ont été créés que pour dé-
fendre les droits de ceux qui les paient.
Puis, s'adressant aux nobles, il leur dira :
« Vous ne vale\ pas mieux que les vilains. Vous dites :
« Je suis gentilhomvw! Donc je vaux mieux que les misé-
« râbles qui cultivent la terre ou du travail de leurs nmins
« vivent, » Eh bien, moi je vous dis que non. L'homme
n'est noble que par ses vertus et vilain que par ses vices.
XCVIII CON'CLUSIOM.
^oblesse vient de la valeur, et noblesse de naissance n'est
rien qui vaille à qui manque la prouesse de ses aïeux.
[Par plusieurs je vous le prouverais qui, sortis de has
lignage, montrèrent plus noble cœur que maint fils de
comte ou de roi que je ne veux pas nommer. Mais, hélas !
en vain on voit les bons toute leur vie parcourir de loin-
tains pays pour sens et valeur conquérir, cultiver les
sciences, les lettres, les arts et la philosophie, souffrir la
pauvreté ; personne ne les aime. Les rois ne prisent une
pomme ces hommes, plus nobles cependant que ceux qui
vont chasser aux lièvres et sont coutumiers d'habiter en
châteaux princiers.
« Et celui qui, de la noblesse d'autrui, sans valeur,
sans prouesse, veut porter los et renom, est-il noble ? Je
dis que non. Il doit être pour plus vil tenu que s'il
était fils de truand. Noblesse soit à qui la mérite! Mais
l'homme vil, orgueilleux, injuste, méchant, vantai d, pa-
resseux, sans charité (et de ceux-là sur terre il en foi-
sonne), s'il est issu de parents oii brillaient toutes les
vertus, pas n'est droit qu'il ait de ses aïeux la gloire ;
mais il doit être plus vilain tenu que s'il était de chétif
venu. Ceux-là disent : « Je suis noble, n parce qu'on les
nomme ainsi, et que tels furent leurs bons parents, qui
faisaient leur devoir, eux, et parce qu'ils chassent par
rivières, par bois, par champs et par bruyères, et des
chiens ont et des oiseaux, comme tous nobles damoiseaux,
et traînent partout leur oisiveté. Mais ils trahissent leur
vilenie, quand de la noblesse d'autrui se vantent ; ils
mentent, et la noblesse de leurs aïeux volent en tombant
plus bas qu'eux! »
Mais le côté le plus intéressant de cet ouvrage
remarquable, c'est qu'il est un des premiers cris pous-
sés par la France contre l'envahissement du clergé ro-
main, qui voulait dominer toute la chrétienté, ques-
CONCLUSION. XCIX
tion brûlante, qui s'est rallumée de nos jours avec
tant d'intensité, et fiiit le desespoir de tous les pa-
triotes et des hommes vraiment religieux.
Depuis un demi-siècle environ, au moment où
Jehan de Meung écrivait ces lignes, plusieurs ordres
de religieux. Mendiants avaient été créés par la cour
de Rome, et comblés de privilèges qui les rendaient
forts gênants et redoutables au clergé sécuher. Sans
nationalité comme sans patrie, puisqu'ils recrutaient
leurs adeptes dans tous les pays et n'avaient pas de
résidence fixe, ces Mendiants avares, hypocrites et
sensuels, allaient de châteaux eu chàieaux demander
de l'argent aux riches, avec lequel, quoique voués à \
la pauvreté, ils se faisaient bâtir de véritables palais, ,
où ils vivaient dans l'abondance et menaient une vie
dissolue.
Ils dominaient au spirituel, puisqu'ils ne dépen-
daient que de Rome. Un évêque même ne pouvait
rien contre eux, puisque, sans domicile élu, ils
étaient curés de toute la France, et seuls, en qualité
d'envoyés du Pape, pouvaient remettre certains pé-
diés. Ils avaient une police admirablement organisée,. \
et, grâce à leurs privilèges, devinrent en quelques
années riches et puissants, mais craints et détestés.
Leur audace devint telle que personne n'osait élever
la voix contre eux. En 1256, Guillaume de Saint-
Amour, chanoine de Beauvais, le premier com-
battit ces intrus. C'était un homme savant et re-
nommé. Il avait maintes fois pris déjà la défense
du clergé français et de l'Université contre les ordres
Mendiants, et le pape Alexandre IV s'était vu con-
traint de faire brûler l'Evangile Pardurable, contre
lequel Guillaume de Saint-Amour s'était élevé avec
une extrême vigueur. Il est vrai que, dans ce livre,
C CONCLUSION.
si nous en croyons Jehan de Meung, les Jacobins
avaient poussé l'audace jusqu'à s'attaquer à l'auto-
rité apostolique elle-même. Quelque temps après, il
publiait Les périls des derniers temps, satire virulente
contre ces Mendiants éhontés, qui voulaient asservir
à leur profit tout le clergé séculier. Mais ils étaient
déjà si puissants qu'ils parvinrent, parleurs intrigues,
à faire brûler à son tour le livre de Saint-Amour,
et à le faire bannir de France.
Et, quelques années à peine après sa mort, Jehan
de Meung, prenant courageusement sa défense, osait
publier le pamphlet audacieux qu'il intercala dans le
Roman de la Rose!
C'est en lisant ce passage et les chapitres suivants,
où Jehan de Meung énonce ses théories naturalistes,
que certains commentateurs en ont fait un athée.
Rien n'est plus faux, et nul auteur ne mérite moins
que lui une pareille accusation. Il était sincèrement
religieux, au contraire; mais il savait allier l'amour
de Dieu et l'amour de la patrie; en un mot, il
était ce qu'on appelle aujourd'hui un gallican. Il
gémissait de voir la papauté entrer dans cette voie
funeste qui devait, quelques siècles plus tard, ensan-
glanter la terre. Et voilà ce qui lui fait pousser ce
cri prophétique : « De tout cela sortiront de grands
maux! » Patriotique terreur que toute la France au-
jourd'hui sent renaître plus poignante que jamais.
En effet, Jehan de Meung prévoyait tout ce qu'avait
de dangereux pour la France et pour la chrétienté
la création d'un clergé exotique et envahissant qui
devait bientôt dominer la papauté, sur les ruines
de l'ancienne Église apostolique élever l'Église ro-
maine, et, oubliant sa divine mission sur la terre,
résumer sa politique dans ce mot : « Périssent les na-
CONXLUSIOX. CI
tionàlitès, pourvu que l'Église triomphe, dût-elle régner
sur des ruines! » C'est pour signaler l'ingérence de
ces intrus tout-puissants dans la politique qu'il fait
dire à Faux-Semblant :
Sur tous les royaumes s'étend
Notre lignage omnipotent
A nous seuls doit prince bailler
A gouverner toute sa terre
Et lui, soit en paix, soit en guerre;
A nous se doit prince tenir.
Qui veut à grand honneur venir.
Était-il athée l'homme qui s'écriait :
Nombreux si sont tels louveteaux
Parmi tes apôtres nouveaux,
Sainte Eglise, tu es perdue, i
Si ta cité est combattue \
Par les chevaliers de ton ban.
Ton pouvoir est bien chancelant
Si ceux-là cherchent à la prendre
A qui la donnas à défendre.
Contre eux comment la garantir î
Prise sera sans coup sentir
De mangonneau ni de pierrière,
Sans déployer au vent bannière.
Si tu ne veux la secourir,
Laisse les tels partout courir.
Laisse ; mais si tu leur commandes.
Tôt faudra-t-il que tu te rendes
Leur tributaire, faisant paix
Q.u'ils t'imposeront à grand faix,
Si pis encor ne font les traîtres.
Et de tout ne deviennent maîtres.
Bien ils te savent endormir.
Le jour courent les murs garnir,
La nuit creusent profondes mines.
Ailleurs enfonce les racines
cil CONCLUSION.
Que tu veux voir fructifier;
Tu ne dois pas là te fier.
Hélas! que le Saint-Siège n'a-t-il écouté notre
poète ! que ne s'est-il appuyé sur les clergés natio-
naux, sur ces humbles pasteurs qui ne demandaient
qu'à le soutenir et l'aimer, s'il n'eût songé qu'à
donner la pâture à toutes leurs brebis, au lieu de
les laisser tondre par ces vils mercenaires ! Mais la
voix du grand homme se perdit, et sa prophétie de
point en point s'accomplit. Peu à peu le pouvoir de
la papauté fut absorbé par ceux qu'elle avait char-
gés de le défendre ; l'Église et toute la chrétienté
devinrent la proie des Mendiants. On vit bientôt les
papes, créatures de « ces loups qui tout dévorent, »
comme les appelle Jehan de Meung, à la grande
gloire de Dieu et au prolit de ce clergé sans patrie,
semer dans toute l'Europe la discorde et la guerre,
apporter sur le trône pontifical les appétits les plus
ignobles et les passions les plus monstrueuses, jus-
qu'à ce qu'enfin l'Apôtre de Dieu ne rougît pas de
descendre lui-même dans l'arène et de se vautrer
dans le sang de ses brebis !
Il est toutefois une chose consolante pour nous :
c'est qu'en ces crises épouvantables, la France chré-
tienne, la France tout entière se levait contre ces
forcenés. C'est de sang français qu'était souillée
l'armure de Jules II 1
Mais la mesure était comble. La papauté depuis
longtemps agonisait sous le joug des Mendiants,
comme l'avait annoncé Jehan de Meung. Il ne res-
tait plus qu'à partager les dépouilles, et, comme
toujours, une querelle s'éleva entre les vainqueurs
sur le cadavre de l'Église. Il s'agissait d'une grosse
proie, les indulgences. Deux ordres Mendiants, les
CONCLUSION. cm
Augustins et les Dominicains, se la disputèrent, et
la Reforme éclata ! On vit alors le successeur de
saint Pierre, ce ministre de paix et de charité, enivré
de sang, repousser dédaigneusement les propositions
du clergé français, qui devaient réunir à nouveau,
sous un même pasteur, le troupeau dispersé, pous-
ser la Furie italienne qui régnait sur la France au
plus épouvantable forfait, applaudir des deux mains
au massacre de la Saint-Barthélémy, et, au nom de
Dieu, bénir les assassins !
Oui, Jehan de Meung, tu avais raison, il en devait
sortir de grands maux !
Hélas ! si tu revenais aujourd'hui, tu ne recon-
naîtrais plus la France ! Le clergé national n'est
plus, et cette chevalerie française, cette noblesse vail-
lante et généreuse qui fut jadis la gloire de notre
vieille patrie, cette noblesse que tu représentais si
dignement et dont tu étais si fier est elle-même
devenue la proie des Mendiants romams !
Elle renierait Bayard aujourd'hui, si le chevalier
sans peur et sans reproche osait lever la main sur
l'étole pontificale, car pour elle la patrie passe après
l'Église.
Mais une nouvelle France s'est levée, aussi chré-
tienne, aussi vaillante, aussi généreuse que la tienne.
Tu la verrais, quelques années à peine après des
désastres inouïs, fruits encore d'une guerre rehgieuse,
plus forte et plus florissante que jamais, et, j'en suis
5Ûr, tu ne la renierais pas !
Quand on relit ces pages, on se demande par quel
miracle cet homme put échapper à la vengeance
d'ennemis aussi vindicatifs et aussi redoutables, et
comment la sainte Inquisition, établie en France de-
puis quelque vingt ans, le laissa mourir dans son lit
CIV CONCLUSION.
au lieu de le brûler comme hérétique. Du reste, il
ne se faisait pas illusion sur les dangers qu'il cou-
rait, et c'est pourquoi il s'écrie :
En grogne, m.i foi, qui voudra.
Et s'en courrouce à qui plaira ;
Pour moi, je ne m'en tairai mie,
En dussé-je perdre la vie.
Ou contre droiture me voir,
Comme saint Paul, en cachot noir
Plonger, ou bien de ce royaume
A tort bannir comme Guillaume
De Saint-Amour
C'est que Jehan de Meung n'était ni un professeur
de Sorbonne, ni un bourgeois, ni un vilain. C'était
un seigneur riche et puissant. Il pouvait compter sur
ses amis, et notamment sur un de nos meilleurs
rois, jeune encore, qui devait par la suite devenir le
champion le plus résolu des libertés gallicanes,
celui dont le gantelet imprima sur la joue de Bo-
niface VIII le plus sanglant défi qu'aient jamais jeté
les idées modernes à l'absolutisme romain.
Philippe-le-Bel défendit jusqu'à sa mort, avec une
incroyable énergie, les prérogatives de la royauté,
c'est-à-dire de la France, contre les prétentions des
papes qui, dans leur détresse, tournaient les yeux
vers elle et lui tendaient les bras. La fille aînée de
l'Église alors prodiguait pour eux et son or et
son sang; mais une fois revenus de leurs terreurs,
ces Romains, ne voyant plus dans les Français
que des ennemis politiques, ne cherchaient qu'à les
exploiter et leur susciter des ennemis de toutes
sortes.
Telle est, en résumé, depuis mille ans, l'histoire
des relations entre la France et la papauté. Et, chose
CONCLUSION. , CV
étrange ! après tant de luttes, c'est la royauté qui
succomba ! Aujourd'hui, nous l'avons dit, il n'est
plus ni religion gallicane, ni Pragmatique-Sanc-
tion, ni concordat, ni déclaration de 1682, ni clergé
national. Mais quand la royauté abdiqua devant
la papauté, elle n'était déjà plus la France.
On s'étonne donc moins, en y réfléchissant, que
Jehan de Meung ait pu braver jusqu'à sa mort les
attaques violentes des papistes. Sa plume mor-
dante avait pourtant stigmatisé ce clergé vicieux
d'une bien rude façon, dans cette satire audacieuse,
où le poète Orléanais dévoile à ses contemporains
les vices, la corruption et les crimes de ces moines
omnipotents.
Les deux chapitres dans lesquels Faux-Semblant,
le moine hypocrite, qui s'est glissé furtivement dans
le camp à Amour (car ses pareils s'insinuent par-
tout), est obligé de se démasquer, sont bien cer-
tainement la partie capitale du roman La verve et
la vigueur du poète s'y élèvent si haut, que jamais
elles n'ont été dépassées.
Ce passage jette un triste jour sur les mœurs du
haut clergé à cette époque ; il explique l'acharnement
incroyable que les ennemis du poète déployèrent
contre cette oeuvre et la vogue étonnante dont elle
jouit pendant plusieurs siècles. En vain le chancelier
Gerson s'écriait encore plus de cent ans après :
« Arrache:^, hommes sages, arrache^ ces livres dange-
reux des mains de vos fils cl de vos filles. Si je possédais
un seul exemplaire du Roman de la Rose, el qu'il fiit
unique, valùl-il mille livres d'argent, je le brûlerais
plutôt que de le vendre pour le publier tel qu'il est. Si je
savais que l'auteur n'eût pas fait pénitence, je ne prie-
rais jamais pour lui pas plus que pour Judas ; et hg
CVI CONCLUSION.
personnes qui lisent son livre à mauvais dessein aug-
mentent ses tourments, soit qu'il souffre en enfer, soit
qu'il gémisse en purgatoire. «
Mais il était inutile d'arracher ce li%'re des mains
des lecteurs et de le brûler. Il était depuis longtemps
à l'abri de la destruction. Toute l'œuvre de Guil-
laume, en effet, était gravée dans les âmes tendres
et passionnées des damoisclles (i); celle de Jehan
de Meung au fond du cœur de tous les vilains, les
savants et les honnêtes gens. Répandu par les mé-
nestrels qui l'allaient récitant par toute la France,
comme les œuvres d'Homère, le Roman de la Rose
était impérissable. Cet ouvrage, aussitôt son appa-
rition, jouissait d'une telle renommée, était devenu
si populaire, il avait exercé une telle influence sur la
littérature et sur les mœurs, que ses ennemis eux-
mêmes, pour se faire lire et rendre leurs diatribes
intéressantes, ne trouvèrent rien de mieux que de
l'imiter servilement.
Du reste, il ne fut attaqué qu'au point de vue de
la licence des expressions et des images, et quoique
ses plus terribles adversaires aient compris dans leurs
malédictions l'œuvre tout entière, on est forcé de
reconnaître que c'est là le seul grief sérieux qu'ils
articulent contre ce chef-d'œuvre.
Ainsi Gcrson, cet acharné défenseur des libertés
gallicanes aux conciles de Pise et de Constance,
l'auteur de De Aiijeribilitaîe Papif, ne visait certaine-
ment pas, dans ses attaques, l'adversaire de Faux-
Semhlaut, et Christine de Pisan ne lui reprochait
<iue SCS injustes critiques contre les dames. Aussi les
(i) Dame ctoit le nom Je la femme mariée ;\ un chevalier; Da-
moiselle étoit pour la femme de l'écuyer. Lantin de Damerey.
CONCLUSION. CVII
contemporains n'attachèrent que fort peu d'impor-
tance à ces anathèmes, qui, somme toute, s'adres-
saient à la littérature entière de ces siècles si peu
collets-montés. On ne fit qu'en rire, et ceux qui ne
connaissaient pas le roman le lurent avec avidité.
On reproche généralement à Jehan de Meung 1
d'être verbeux et diffus, et de semer, sous prétexte |
d'érudition, son poème de hors-d'œuvre considé-
rables, qui rendent l'action confuse et ont presque fait
ranger le délicieux roman de Guillaume dans le genre
ennuyeux. « Les transitions ny sont point ménagées, et
chaque digression semble naître plutôt du caprice de l'au-
ieur que de l'enchaînement des idées (i). » On l'accuse
encore d'avoir intercalé au hasard ces tirades, sans
même s'occuper de l'acteur qui les débitait.
La moitié de ce reproche est juste, mais c'est le \
défaut capital de la littérature du moyen âge. Pour
le reste, c'est une erreur grossière ; car l'œuvre, au
contraire, est savamment étudiée. Quand l'auteur
combat les abus de la société au XIII« siècle, ce
n'est pas au hasard qu'il choisit ses orateurs. Il sait
parfaitement ce qu'il dit quand il fait attaquer les
débauchés par Genius, les femmes par le Jaloux, les/
égoïstes et les riches par Ami, les juges iniques etj
les rois par Raison, et quand il choisit pour cham-
pion des vilains contre les nobles Nature elle-même.
Au surplus, si l'on ne considère l'œuvre de Jehan
de Meung que comme la continuation de celle de
Guillaume de Lorris, plus de la moitié du roman
pourrait en effet passer pour inutile.
(i) Cette phrase est la seule que nous ayons eni devoir emprunter
au travail de M. Huot. >Ious n'avons pas hésité, car il est impos-
sible de mieux dire.
CVIII CONCLUSION.
Mais, comme nous l'avons dit plus haut, Jehan
de Mcung se souciait bien de Bel-Accueil vraiment !
Il avait de l'esprit, et il comprit que faire un long
traité de philosophie, de science et de morale, où il
pût développer toute son érudition, c'était, au prix
de peines et de dangers inouïs, se jeter dans les
luttes arides de théologie et de métaphysique, qui
ne pouvaient intéresser que les savants et ne lui at-
tirer qu'un petit nombre de lecteurs. Et puis, com-
ment développer en vile prose ces audacieuses
maximes, qui trouvent si bien à se voiler sous les
attrayantes allégories du roman ? Que de choses, ac-
ceptables et même charmantes en vers, ne seraient
souvent en prose qu'impudeur et qu'insanité ! N'ou-
blions pas que les mets les plus délicieux ne doivent
leur saveur qu'à la manière dont ils sont apprêtés.
« C'est le ton qui fait la chanson, » dit un proverbe
populaire, et le genre badin permet d'émettre de
cruelles vérités qui seraient trop dangereuses dans
un livre sérieux. Telle maxime qui termine ingé-
nument une fable du pauvre Esope ou du bon-
homme La Fontaine, telle pointe du malin Jehan
de Meung deviendrait, même de nos jours, au mi-
lieu d'un discours politique ou d'un article de jour-
nal, un pamphlet séditieux. Quand le vigneron
Paul-Louis le voulut faire, il n'y a pas de cela bien
longtemps, on le lui fit trop bien sentir. Il ne faut
donc lire le livre de Jehan de iMeung que pour s'ins-
truire et non pour s'amuser.
Donc, le reproche le plus sérieux et qui subsiste
tout entier, c'est la crudité de quelques expressions,
les attaques violentes contre les femmes, et sur-
tout l'obscénité de certaines images et de la dernière
scène.
CONCLUSIOM. CDC
Mais, comme dit Lantin de Damerey, dans sa j
Dissertation sur le Roman de la Rose : « Si Jehan de I
Meung, pour avoir voulu être trop naturel, est tombé \
souvent dans le style bas et grossier, le mauvais goût de
son époque en fut sans doute la cause. » La preuve
en est dans tous les fabliaux et contes parvenus jus-
qu'à nous, et qui cependant faisaient les délices de
nos chastes aïeules.
Pourtant on ne peut s'empêcher de rapprocher les
deux écrivains, et en lisant Jehan de Meung, plus
d'une gente dame regrettera bien certainement que
la mort ait empêché le pudique Guillaume de ter-
miner son œuvre.
Du reste, Jehan de Meung s'en est ému lui-même,
et il a pris soin de se défendre par la bouche de
Raison. Celle-ci dit qu'on ne doit pas avoir honte
d'appeler par leur nom les oeuvres de Dieu. « Ce
n'est pas h nom qui est honteux, dit-elle, mais la chose.
Or, quoi de plus noble que les divins instruments que
Dieu façonna de ses propres mains pour perpétuer l'espèce
hunmine ? » A vrai dire, puisque l'auteur n'a pas
trouvé de meilleures raisons à nous donner, nous
n'en chercherons pas, et nous l'abandonnerons à la
colère des dames. S'il faut en croire son chroni-
queur, André Thcîvet, maître Jehan, nous en sommes
convaincu, se tirerait aujourd'hui d'un si mauvais
pas aussi facilement que jadis en semblable circons-
tance.
Qu'on reproche donc à nos deux auteurs ce que
l'on voudra. Ce qu'au moins on ne peut leur refu-
ser, c'est d'avoir fait une œuvre admirable, d'avoir
écrit mieux que personne avant eux, et d'avoir fait
faire un pas immense à la littérature française en
créant un de ses plus beaux chefs-d'œuvre.
ex CONCLUSION.
Ce qu'on ne peut contester à Guillaume de Lorris,
ce peintre inimitable, c'est une délicatesse et une
grâce infinies, et à Jehan de Meung une vigueur de
style, une élévation d'idées et une érudition sans
rivales.
Sous la plume de ce fougueux satirique, le trait
devient mortel et l'ironie sanglante, comme on peut
en juger par le dix-neuf mille deux cent quarante-
sixième vers :
Bon fait prolixité foir !
OPINIONS DES CRITIQUES.
Nous terminerons cette étude en donnant et dis-
cutant l'opinion Je quelques écrivains sur cette
œuvre remarquable. Sans vouloir ici résumer les at-
taques violentes ni les louanges outrées des contem-
porains que nous pouvons soupçonner de partialité,
nous nous contenterons de citer l'opinion des savants
qui n'ont étudié cette œuvre qu'au point de vue pu-
rement littéraire et philosophique. Ce fut au com-
mencement du XVIe siècle, c'est-à-dire plus de trois
cents ans après son apparition, que les savants com-
mencèrent à étudier sérieusement le Roman de la
Rose. Cette oeuvre, en effet, eut à cette époque, à la
cour de Louis XII et de François I^r, un regain de
célébrité. C'est ce qui engagea Clément Marot à en
publier une nouvelle édition. « Sons prétexte de ra-
jeunir ce roman pour en rendre la lecture plus facile,
cet auteur lui fit subir des changements considérables ; il
substitua quantité de mots nouveaux 'à ceux tombés en
désuétude, refondit un grand nombre de vers, en ajouta
même quelques-uns, en un mot se fit un Roman de la
Rose à lui. »
Il profita de cette publication pour juger l'œuvre
tout entière en six pages. Du style, il n'en parle
CXII OPINIONS DES CRITIQ.UES.
pas, et se contente d'indiquer au lecteur de la ma-
nière dont il faut «soulever l'ccorce pour arriver jus-
qu'à la moelle de l'arbre. » Il dit que la Rose signifie
« l'état de sapience, ou l'état de grâce, ou la Rose
papale, ou la Vierge Marie, ou bien encore le souve-
rain bien infini et la gloire d'éternelle béatitude. » Le
lecteur peut choisir. Il ne s'appesantit pas beaucoup
sur cette glose étrange que bien certainement il n'a
jamais prise au sérieux. Mais elle s'explique assez ai-
sément par cette circonstance, que Marot refondit le
Rovtan de la Rose dans les prisons de Chartres où il
était enfermé comme hérétique. Pour sortir de pri-
son, ou remercier le roi de l'en avoir tiré, il crut
devoir faire imprimer cette petite préface en tête de
son édition. Cette *mgulière idée n'est pas de lui, du
reste. Tout l'honneur en revient à Jehan Molinet,
chanoine de Valenciennes, qui avait publié, en 1503,
une translation de vers en prose, et une moralisation
du Roman de la Rose. Nous passerons sous silence
cette oeuvre absurbe, et c'est, comme dit M. P.
Paris, le seul moyen de lui rendre justice. Quant à
l'opinion de Marot sur les auteurs, tout ce qu'on
trouve dans ses œuvres, c'est un passage de sa com-
plainte au général Preudhomme où il appelle Guil-
laume de Lorris l'Ennius français.
Baillct le regardait comme le meilleur poète du
XIII*^ siècle. Il nous apprend qu'il vivait sous le
règne de saint Louis, qu'il mourut environ l'an
1260, et que, déguisant sous le nom de Rose celui
d'une femme qu'il aimait éperdument, il avait entre-
pris son roman, dans lequel il voulut imiter Ovide
et étendre ses pernicieuses maximes, sous prétexte
d'y mêler un peu de philosophie morale.
Le lecteur peut juger que Baillet est tout aussi
OPINIONS DES CRITIQUES. CXIII
peu exact dans ses renseignements historiques que
juste dans son appréciation philosopliique, car il est
impossible, en y mettant même une extrême complai-
sance, de découvrir, dans la partie de Guillaume, la
moindre « pernicieuse iiuixinic. »
Lantin de Damerey, dans sa Dissertation sur le
Rotnan de la Rose, convient que les descriptions de
Guillaume sont faites avec art et avec esprit :
« Lorris, dit-il, était un auteur galant qui a plus
approché du tour aisé et naturel d'Ovide que Jehan de
Meung, son continuateur. Cet auteur, qui vivait vers
Tan ijoo, fit voir qu'il savait aussi bien que Guillaume
la théorie de l'art dangereux de l'amour, et l'emporta sur
lui par l'érudition. »
Baïf était grand admirateur aussi du Roman de la
Rose, et le choisit pour sujet d'un sonnet qu'il adressa
à Charles IX.
Ronsard en faisait, de son côté, tant de cas, qu'il
le lisait constamment et y puisait ses inspirations
poétiques.
Le Père Bouhours (Entretiens d'Ariste et d'Eugène)
n'hésite pas à donner à Jehan de Meung le nom de
père et d'inventeur de l'éloquence française. Et de fait,
c'est le premier livre français qui ait jamais joui
d'une grande réputation.
Enfin, Pasquier, contemporain de Marot, s'ex-
prime ainsi dans ses Recherches sur la France :
« Nous eûmes Guillaume de Lorris et, sous Philippe-
le-Bel, Jehan de Meung, lesquels quelques-uns des nôtres
ont voulu comparer à Dante, poète italien ; et moi je les
opposerais volontiers à tous les poètes d'Italie. Guillaume
de Lorris n'eut le loisir d'achever grandement son livre;
mais en ce peu qu'il nous a baillé, il est, si j'ose le dire,
inimitable en descriptions. Lise\ celle du printemps, puis
CXIV OPIXIOXS DES CRITICIUES.
du temps, et je dèfic tous les anciens et ceux qui viendront
après nous d'en faire de plus à propos (i). »
Si grand admirateur que nous soyons du Roinan
de h Rose, nous ne saurions admettre qu'on opposât
nos deux poètes, ni à l'auteur de la Divine Comédie,
ni à Pétrarque.
Les anciens comparaient Homère à un grand fleuve
où tous les poètes de la Grèce venaient tremper
leurs lèvres pour y puiser leurs inspirations. Tel fut
pendant plusieurs siècles le rôle du Roman de la
Rose, et de nos jours encore nos poètes pourraient
à plus d'un titre le prendre pour modèle.
Jusqu'à Ronsard, en effet, nous n'avons guère eu
d'autres poètes véritablement dignes de ce nom, et,
jusqu'au XVI>= siècle, on retrouve la trace du fameux
Roman dans une foule d'ouvrages dont quelques-uns
sont demeurés célèbres.
Ainsi, quand on lit attentivement la Servitude vo-
lontaire de La Boëtie, on est étonné de la similitude
de pensées et de la communion d'idées qui existe
entre les deux écrivains, et l'on se prend malgré soi
à rechercher dans le Roman de la Rose ce qu'on lit
dans le Contr' Un. Et si l'on n'y retrouve pas abso-
lument les mêmes expressions, on y reconnaît la
même inspiration et la même vigueur.
Vers 1450 parut un petit chef-d'œuvre qui jouit
pendant longtemps d'une grande célébrité, si nous
(t) Pour les .imcurs cités : Baillct, Baïf, Ronsard, le Pcre Bou-
hours et Pasquicr, voir la Disurtation de Laiitin de Damcrcy dans
J"tdition de Mcou
OPINIONS DES CRITIQUES. CXV
en jugeons par les nombreuses éditions qui se sont
conservées jusqu'à nous, et la faveur méritée dont il
jouit encore aujourd'hui. Cet ouvrage est intitulé :
Les XV joies du iiuriage. Or, l'auteur en a trouvé le
plan dans le Roman de la Rose. Il nous a paru inté-
ressant de rapprocher ici les deux auteurs.
Nous trouvons dans Jehan de Meung :
C'est li fox poisson qui s'en passe
Parmi la gorge de la nasse
Qui, quant il s'en \'uet retomer,
Maugrc sien l'estuet séjomer
A tous jors en prison Icans,
Car Ju retomer est néans.
Li autres qui dehors demorent,
Quant il le voient si, acorent
Et cuident que cil s'esbanoie
A grant déduit et à grant joie,
Quant là le voient tomoier
Et par semblant esbanoier.
Et por ice méismemcnt
Qu'il voient bien apertement,
Qu'il a Uans assés viande
Telc cum chascun d'eus demande.
Moult volentiers i enterroient.
Si vont entor, et tant tomoient.
Tant i hurtent, tant i aguetent.
Que truevcnt le trou et s'i getent.
Mis quant il sunt léans venu.
Pris à tous jors et retenu.
Puis ne se puéent-il tenir
Que hors ne voillent revenir :
Là les convient à grant duel vivre
Tant que la mort les en délivre.
Voici maintenant ce qu'écrit l'auteur des XV joies
dans son prologue :
CXVI OPINIONS DES CR1TIQ.UES.
« Ces chouscs pourroil l'en dire pour ceiilx qui sont
en viariage, qui ressemblent le poisson estant en la grant
eaue en franchise, qui va et vient oii il lui plaist ; et
tant va et vient qu'il trouve une nasse borgne, où il y a
plusieurs poissons, qui se sont pris au past qui estait
dedans, qu'il\ ont sentu au flayrer. Et quant celui pois-
son les voit, il travaille moult pour y entrer, et va tant
à Venviron de la dicte nasse qu'il trouve l'entrée, et il
entre dedens, cuidant estrc en délices et plaisance, comme
il cuide que les autres soient. Et quant il y est, il ne
s'en peut retourner, et est liens en deul et en tristesse, où
il cuidoit trouver toute joye et lyesse. Ainsi peut-on dire
de ceulx qui sont en mariage, car ils voient les autres
nuiriés dedens la nasse, qui font semblant de noer et de
soy esbatre. Et pour ce font tant qu'il:^ trouvent manière
d'y entrer, et quant ili y sont il^ ne s'en peuvent retour-
ner, mais est force qu'il:;^ demeurent là Et pour ce
en ycelles joies demourront tous jours et finiront niisé-
}-ablement leurs jours. »
Quand on rapproche ces deux passages, le doute
n'est pas permis. Mais on pourrait croire que c'était
une sorte de proverbe et que les auteurs ont puisé
cette idée à la même source. Notre opinion est que
l'auteur des XV joies l'a puisée directement dans le
Roman de la Rose, et, en effet, voici une phrase qui
nous donne singulièrement à penser :
« Et quant il\ y sont il^ ne s'en peuvent retourner,
mais est force qu'ils demeurent là. Pour ce dist ung doc-
teur appelé Valcre à ung sien ami qui s'estait marié, et
qui luy demandait s'il avait bien fait, et le docteur luy
respont en ceste manière : « Ami, dit-il, n'avés-vous peu
« trouver une haulte fenestre , pour vous laissier trébucher .
« en une grosse ryvière, pour vous mectre dedens la teste^
i(. la première ? »
OPINIONS DES CRITIdUES. CXVII
Or, comment se fait-il que l'auteur ait attribué à
Valère ce qui appartient à Juvénal? (Satire VI,
vers 30 et suivants.) C'est au moins une erreur assez
bizarre. Il est une explication qui nous séduit forte-
ment. L'auteur des XV joies était un des courtisans
les plus assidus de la cour du Dauphin, à Geneppe
en Brabant. Le Roman de la Rose était alors au plus
beau temps de sa gloire ; il devait évidemment faire
les délices de ce petit noyau de beaux esprits gau-
lois et libertins, à qui nous devons les Cent Nouvelles
nouvelles. Or, l'auteur, qui tirait son sujet du Ro-
man, se rappelle soudain certain trait assez mordant
contre le mariage, et, pour donner plus de poids à
sa citation, il en cherche l'auteur et tombe sur ce
passage :
Valerius qui se doloit
De ce que Rufin se voloit
Marier, qui ses compains iere,
Si li Jist par parole fiere :
Diex tous-poissans, dist-il, amis,
G.an que tu ne soies jà mis
Hs las de famés tant poissant.
Toutes choses par art froissant.
Juvcnaus meismes cscrie
A Postumus qui se marie :
Postumus, vués-tu famé prendre ?
Ne pués-tu pas trover à vendre
Ou hars, ou cordes, ou chevestres,
Ou saillir hors par les feneslres
Dont l'en puet hault et loing véoir.
Ou lessier toi d'un pont chéoirî
En cherchant le nom de l'écrivain que citait Jehan
de Meung, l'auteur des XV joies, qui ne traduisait
que les trois derniers vers, est remonté un peu trop
CXVIII OPIN'IOXS DES CRITIQUES.
haut, et de bonne foi attribua le trait à Valère.
C'est d'autant plus compréhensible que, dans les
manuscrits, où l'on mettait des majuscules le plus
souvent en tête des alinéas, Valeriiis devait frapper
les regards beaucoup plus que iuveiiaiis.
Nous ne pouvons non plus passer sous silence
Théodore-Agrippa d'Aubigné, l'auteur des Tragiques.
Sur plus d'un point on pourrait le mettre en paral-
lèle avec Jehan de Meung. On pourrait presque dire
qu'il a ramassé le fouet de Clopinel pour flageller
les rois, les juges et les grands. C'est la même éner-
gie, la même fougue, la même audace, la même
horreur de l'injustice. Q.uoique l'on découvre dans
les Tragiques plus d'une expression et plus d'une
phrase même qu'on pourrait retrouver dans le Roman
de la Rose, nous avons la certitude que d'Aubigné ne
connaissait pas à fond cet ouvrage. Cette opinion
ressort clairement de la manière dont cet auteur s'ex-
prime sur le Roman de la Rose. En effet, dans sa
onzième lettre de Poincts de science, page 457, tome I
de l'édition de Lemerre, on lit :
« Monsieur, vous désire:^ de moy deux choses : un rollc
des poêles de mon temps, et mon jugement de leurs mé-
rites. Je feray le premier curieusement et selon ma co-
gnoissance, l'autre avec crainte et sobrement. Vous ne
devei pas avoir regret que je laisse en arrière tout ce qui
a escript en France auparavant le Roy François, à cause
de leur barbare grosserie; encore qu'ils ayent esté estime:^
pour la rarilè plus que les plus excellents de ce siècle,
tesmoin A si in Char lier dormant sur un bahu à la garde
robe, qu'une Reync de France, Princesse de bonne estime,
alla baiser, pour honorer, disoit-elle, la bouche qui a
proféré tant de belles choses. J'ay cogneu plusieurs esprits
asse-^ cognoissants qui faisoycnt profession de tirer de
OPINIONS DES CRITIQUES. CXIX
belles cl doctes inventions du Rouman de la Rose et de
livres pareils. Je me mis à leur exemple à essayer d'en
faire mon profit. Certes, je trouvay à la fin que c'esloit
« aurum légère ex stercore Ennii, » au prix des escrits
des derniers siècles. »
D'Aubignc, pour écrire ces lignes, ne devait cer-
tainement pas avoir lu le Roman de la Rose, au moins
celui de Jehan de Meung. Autrement, lui, d'ordinaire
critique si sérieux et si fin, n'eût pas porté contre
cette œuvre un jugement si sévère. Nous ne nous
faisons pas ici le défenseur d'Alain Chartier ni des
autres poètes des KIY"-" et XV<; siècles. Mais la
violence même de la critique, bien qu'elle paraisse
viser directement Guillaume de Lorris, l'Ennius fran-
çais, nous prouve que, dans ses Recherchas philolo-
giques, d'Aubigné n'a pas eu le courage de remonter
jusqu'au Roman de la Rose et d'en faire une étude
approfondie. Car il lui aurait suffi de remuer légère-
ment la couche du fumier d'Ennius pour y recueillir
une foule de perles de la plus belle eau, pour les-
quelles il ne se fût pas montré si dédaigneux, car il
aurait pu facilement en faire son profit.
Les écrivains ont généralement tort de mépriser
les siècles passés pour leur barbare grosserie. C'est le
même terme qu'employa Boileau pour qualifier nos
anciens auteurs, créateurs de celte langue admirable
qu'il sut si savamment manier quelques siècles plus
tard. La jeunesse a tort de se montrer si dure pour
les vieux, car « le temps, qui tout vieillit, aussi les
vieillira; le temps, qui tout use, aussi les usera, » et
c'était naguère presque le sort de d'Aubigné. Boi-
leau, grâce à la bonne fortune qu'il eut de naître
après l'Académie, résistera plus longtemps ; mais,
suivant la règle inexorable qui fait qu'ici-bas il n'est
CXX OPINIONS DES CRITIQ.UES.
rien d'éternel, Boileau lui-métne fera bientôt partie
de ces siècles grossiers, qu'il traitait si cavalièrement
du haut de sa grandeur, et qui ne daignait même
pas se souvenir de d'Aubignc.
Et comme ce jour-là, peut-être, nos descendants
ne trouveront dans l'auteur de VOde sur la prise de
Namitr et du passage du Rhin ni la grâce naïve, ni la
force, ni le savoir, ni le souffle d'indépendance et de
justice des auteurs du Roman de la Rose et des Tra-
giques, peut-être, dis-je, ce jour-là, sera-t-il relégué
lui-même plus bas que les Perrault et les Ronsard
qu'il méprisait tant.
Si Boileau, si d'Aubigné avaient lu Jehan de
Meung, ils auraient vu qu'il ne faut pas se fier sur la
Fortune, et que sa roue souvent exhausse le plus humble
et renverse le plus fier dans la boue, et ils se seraient
montrés plus charitables et plus justes pour leurs
aïeux.
Boileau ne connaissait sans doute pas non plus
d'Aubigné; ou s'il le connaissait, le courtisan raffiné,
le plat adulateur du pouvoir devait détourner la
tête pour ne pas voir ce visage austère, cette grande
et noble figure du vieux héros qui lui eût fait monter
la rougeur au front.
Boileau, ce versificateur habile et savant, qui sut
écrire de si beaux vers sans jamais y faire étinceler
une grande idée, cet eunuque servile ne pouvait
comprendre ce que c'était qu'un homme. La forme
chez lui domina toujours le fond, et sur la table
d'airain de l'humanité nos fils chercheront en vain
sa trace; elle est déjà bien effiicée, quand les œuvres
de d'Aubigné et de Jehan de Meung creusent un
sillon de plus en plus profond et peut-être éternel.
C'est qu'aujourd'hui le niveau des esprits s'élève, le
OPINIONS DES CRITIQUES. CXXI
fond a dominé la forme, le vilain règne et la vilenie
rampe. Et si Boileau revenait aujourd'hui, ce flagor-
neur éhonté sorti de la poudre du greffe, ne trouvant
plus le Roi-Soleil devant qui courber l'échiné et à qui
tendre la main comme un truand, ne crierait pas,
comme il y a deux cents ans, aux génies indépendants
trop fiers pour s'abaisser devant ce chef d'une cour
avilie et corrompue, en attendant qu'il leur jetât un
os à ronger :
Travaillez pour la gloire, et non p.is pour l'argent !
La gloire, valet, tu ne l'as jamais connue 1
Que nous préférons à tous ses alexandrins cette
préface de d'Aubigné :
Prends ton vol, mon petit livre,
Mon fils qui fera revivTe
En tes vers et en tes jeuz,
Eu tes amours, tes feintises,
Tes tourments, tes mignardises,
Ton père comme je veux.
Je ne mets pour ta defiense
La vainc et brave aparence,
Ni le secours mandié
Du nom d'un Prince propice.
Qui monstre en ton frontispice
A qui tu es dédié.
Li/re, celui qui te donne
N'est esclave de personne ;
Tu seras donc libre ainsi
Et dédié de ton père
A ceux i qui tu veux plaire
Et qui te plairont aussi.
CXXII OPINIONS DES CRITIQUES.
Il ne nous reste plus à parler que des critiques
contemporains qui se sont occupés du Roman de la
Rose. Plusieurs ont cité cet ouvrage dans un cours ou
dans une histoire de la littérature française. Leur
cadre était beaucoup trop vaste pour pouvoir juger
l'œuvre à fond. Ils l'ont donc fait uniquement au
point de vue de la langue, et comme on ne saurait
exiger que ceux qui entreprennent une si lourde tache
connaissent complètement tous les écrivains qu'il
leur faut citer, on s'étonnera moins si nous affirmons
que pas un d'eux n'avait lu le Roman de la Rose, ce
qui s'appelle lu; témoin M. Nisard déclarant que
l'Amant n'était pas riche, puisqu'on le voit au début
du Roman « raccommoder ses manches. » Nous ne
nous donnerons donc pas la peine de critiquer leur
opinion. Mais à côté de ceux-là se trouvent des éru-
dits qui parlent de cette œuvre, comme ils parlent
de la pluie et du beau temps, « sans y être obligés, »
pour montrer qu'ils sont érudits, et d'autres qui ont,
pour l'amour de l'art, fait une étude spéciale de ce
chef-d'œuvre. Parmi les premiers, nous n'en citerons
qu'un, M. Crapelet; parmi les derniers, MM. Huot
(d'Orléans), Ampère (de l'Académie), et enfin le
savant M. Paris.
La dernière édition du Roman de la Rose fut don-
née par M. Francisque Michel. Cette édition n'en est
pas une. Outre qu'elle n'est que la reproduction ser-
vile de celle de Méon (en plus quelques fautes), il
est regrettable que M. Francisque Michel se soit
contenté de publier en tête de l'ouvrage l'Avertisse-
ment de Méon et la Préface de Lcnglet du Fresnoy.
OPIXIOS'S DES CRITiaUES. CXXIII
Pourquoi cet écrivain qui, plus que tout autre, était
à même de juger une œuvre à laquelle il eût dû se
consacrer tout entier, a-t-il, suivant l'exemple de
Méon, reculé devant ce travail ? C'est que tous deux
ont pensé qu'il ne suffisait pas de collationner un
texte pour comprendre une œuvre aussi considé-
rable, aussi profonde, et qu'il fallait l'étudier à fond,
sans s'arrêter à une première impression.
Nous regrettons que M. Francisque Michel n'ait
eu le courage de l'entreprendre, car il nous a privés
ainsi d'une étude fort intéressante. Nous en avons
pour garants le talent incontestable de ce savant et
ses travaux antérieurs. Nous ajouterons cependant
que nous regardons comme un devoir, lorsqu'on
veut faire revivre une œuvre de cet importance, de
donner au moins son opinion, ne fût-ce que pour
prouver au lecteur que le travail est consciencieuse-
ment fait. Au surplus, nous ne croyons pas que
M. Francisque Michel ait eu l'intention de faire
une édition nouvelle ; car il s'est contenté, comme
nous, de reproduire servilement celle de Méon, quoi-
qu'il annonce dans sa Préface avoir « revu le texte
avec h plus grand soin, et surtout l'avoir établi d'une
manière plus conforme aux règles de notre ancienne
langue. » La seule différence que nous ayons cons-
tatée entre ces deux éditions, c'est, à la charge de la
dernière parue, un défaut commun à la plupart des
réimpressions à bon marché, c'est-à-dire l'altération
de l'original. Nous signalerons les fautes dans nos
notes, au fur et à mesure qu'elles se présenteront,
notamment au dernier chapitre, où toute une page
de Méon a été passée, par inadvertance sans doute.
A première vue, on pourrait croire l'édition de
M. Francisque Michel plus complète que l'autre, les
CXXIV OPINIONS DES CRITIQUES.
cotes, en tête de chaque page, indiquant environ
600 vers de plus. Cette augmentation est tout sim-
plement le résultat d'une faute d'impression, le
compositeur ayant mis le nombre 4008 au lieu de
3408 à la page 112 du premier volume.
Nous rendons toutefois hommage à l'heureuse dis-
position du texte, qui en facilite beaucoup la lecture
à ceux qui possèdent déjà quelques notions de la
langue romane.
Après lui, nous dirons quelques mots de l'opinion
de M. Crapelet. En 1834, dans sa préface du Par-
tonopœus de Blois, il s'exprime ainsi au sujet du
Roman de la Rose :
« Marot, avec tout son beau langage, na pu racheter
les défauts du poème qu'il habilla à sa mode, le desordre
du plan et de la conduite, l'absurdité du merveilleux, les
froides allégories de Bel-Accueil, fils de Courtoisie, de
Malebouche, de dame Oyseuse, de Faux-Semblant, de
dame Nature, du prêtre Genius, etc., qui ont inspiré les
fictions non moins ternes et affectées du pays de Tendre,
les fleuves d'Inclination, d'Estime, de Recoiniaissance, des
villages de Soumission, de Complaisance, d'Orgueil, de
Médisance, dans le Roman de Clélie. »
Nous répondrons peu de chose à M. Crapelet, si
ce n'est que Marot et son beau langage n'ont rien à
faire ici, que le merveilleux n'y saurait être absurde,
par la raison toute simple qu'il n'y a pas, dans tout
le poème, une once de merveilleux. En effet, c'est
une oeuvre de philosophie naturelle, et depuis le
commencement jusqu'à la cueillette de la Rose, tout
y est absolument naturel, trop naturel même, au
dire de bien des lecteurs, qui trouvent l'allégorie
beaucoup trop transparente. Enfin, l'auteur de Clélie,
pas plus que ses contemporains, ne connaissait guère
OPINIONS DES CRITIdUES. CXXV
le Roman de la Rose, et c'est faire assurément trop
d'honneur à nos deux Orléanais que de les gratifier
d'une si belle inspiration.
Nous nous contenterons de dire à M. Crapelet
ce que M. Robert dit de MM. Legrand d'Aussy et
Roquefort, touchant leur opinion sur certains pas-
sages du Parloiiopœus ; c'est que, pour juger une œuvre
de celle taille, il faut la lire, c'est-à-dire l'étudier à
fond et sans précipitation ; il est facile de voir que
M. Crapelet n'a pas suivi le sage conseil de son col-
laborateur.
Maintenant, nous allons examiner scrupuleusement
des travaux plus sérieux, des études complètes du
poème tout entier. Comme nous ne saurions les
citer toutes, nous en avons pris trois, non pas au
hasard, mais trois types caractéristiques. Ce sont : la
première, de M. Huot, c'est-à-dire d'un « amateur »
qui n'était rien moins que savant ; la seconde, d'un
érudit et d'un écrivain de valeur, puisqu'il était aca-
démicien, M. Ampère ; la troisième, d'un vrai sa-
vant, celui-là, M. P. Paris.
Le lecteur pourra juger combien il est dangereux,
par ces trois exemples, de prendre tout ce qu'on lit
pour « parole d'Evangile. »
La première est absolument nulle ; la seconde est
une critique sévère et injuste, la dernière une apo-
logie.
Nous serons d'autant plus à notre aise pour les
discuter, que notre travail était entièrement terminé
lorsque les deux dernières nous sont tombées entre
les mains.
Nous commencerons par celle de M. Huot. Nous
ne lui ferons aucun reproche, car en étudiant cette
œuvre, lui Orléanais, il a fait preuve de patriotisme
CXXVI OPIXIOKS DES CRITiaUES.
et de bonne volonté ; bien peu, du reste, de ses
compatriotes possèdent l'amour de nos vieux poètes
à un si haut degré, car je n'ai jamais encore ren-
contré un seul Orléanais qui eût seulement lu le
Roman de la Rose, même parmi ceux qui se piquent
de connaître notre langue. Mais M. Huot eût bien
dû relire une fois de plus l'œuvre de Guillaume de
Lorris et de Jehan de Meung, au lieu de ce pauvre
Molinet, qui, ma foi, semble l'intéresser autant que
ceux-ci, sans doute parce qu'il était plus facile à lire.
Et alors, il se fût peut-être aperçu que, dans les des-
criptions de Guillaume, il y a plus que quelques vers
seulement qui offient un certain mérite de facture et de
pensée; que le trouvère de Lorris n'est pas d'une
transparence extrêmement gênante pour celui qui l'ana-
lyse et qui tient à cire entendu ou lu par tout le monde,
et enfin qu'il faut voir dans l'Amant de Jehan de
Meung autre chose qu'un débauché à qui tous les
moyens sont bons pour arriver à son but, qui ne recule
pas rnéme devant un assassinat !
Ce pauvre M. Huot avait pris trop au pied de
la lettre le meurtre de Malebouche, et il est navré
d'une morale aussi épouvantable. Peu s'en faut qu'il
ne termine son étude par ce cri du cœur : « Et voilà
jusqu'où peuvent nous pousser les passions char-
nelles 1 »
Mais nous voici face à face avec un critique autre-
ment sérieux que MM. Crapelet et Huot, en ce sens
qu'il affirme avoir fait du Roman de la Rose une étude
minutieuse, et que son nom peut faire autorité en
matière littéraire. Nous parlons de M. J.-J. Ampère,
professeur au Collège de France et membre de l'Aca-
démie française et de l'Académie des inscriptions et
belles-lettres.
OPINIONS DES CRITIQUES. CXXVII
Le travail de M. Ampcre parut dans la Rez-tie des
Dcux-Moitdi-s, le 15 août 1843. Il est long, ou du
moins semble tel au premier coup d'œil, car il ne
contient pas moins de 40 pages grand in-8° de
40 lignes. Mais, après mûr examen, si nous en dé-
falquons l'analyse, il se réduit ù six pages.
Faisons d'abord en passant une réflexion : c'est
que, de tous ceux qui ont attaqué cette œuvre, deux
seulement en firent une étude sérieuse, et cher-
chèrent à appuyer leurs assertions sur l'examen cri-
tique de l'ouvrage, savoir : le chancelier Gerson vers
1400, et M. Ampère en 1843.
Gerson ne trouva d'autre argument qu'une parodie
burlesque, et M. Ampère fit l'étude que nous allons
examiner.
Elle se termine par la conclusion suivante :
« L'œuvre de JeJmn de Meurig doit être considérée
comme une audacieuse tentative d'un libertin du
XIII^ sièele, qui, à l'aide de quelques précautions ora-
toires, a voulu sciemment attaquer, non seulement les
abus qui s'étaient glissés dans l'Eglise, nuiis l'esprit
même du spiritualisme chrétien. Savant pour son temps,
nourri de l'antiquité, païen d'imagination, épicurien par
nature et par principe, il fut un devancier puissant des
érudits païens et matérialistes du XV I*^ siècle. Il y a en
lui le germe Je Rabelais, et même à quelques égards de
d'Holbach et de Lamettrie. »
Ainsi, voilà tout ce que vit M. Ampère dans cette
œuvre colossale. Beaucoup de libertinage et d'im-
piété. Il reconnaît pourtant à Jehan de Meung un
peu d'érudition et, çà et là, quelque grandeur. Il
a même trouvé par hasard deux vers qu'il qualifie
de « tout simplement sublimes. » C'est peu sur vingt
mille. Bref, M. Ampère partage l'avis de Gerson.
CXXVIII OPINIONS DES CRITIQ.UES.
C'est un livre qu'où eût bien fait de brûler, car il
ajoute :
« Ce n'est pas Vinoffensivc galanterie de Guillaume
de Lonis qui eût décidé un homme de Y importance de
Gerson à prêcher et A écrire contre le Roman de la
Rose, et qui eût attiré sur lui les vertueuses invectives
de la saç;e Christine de Pisan. Mais les dmes chrétiennes
et morales du XV<^ siècle (elles ne l'étaient sans doute
pas aux XIII'^ et KIY»;) durent sentir vivement ce qu'il
y avait de dangereux dans un livre abritant, derrière
un titre et un commencement qui n'annonçaient que
gentillesse gracieuse et frivole galanterie, un traité d'ir-
réligion et d'épicuréisme. »
M. Ampère, vous qui ne trouvez dans Jehan de
Meung qu'un païen et qu'un libertin, vous êtes une
preuve trappante qu'il ne faut pas toujours juger la
valeur des arguments sur V importance de celui qui
les produit. Aussi nous nous permettrons de discuter
les vôtres.
Jehan de Meung un libertin? Qu'en savez-vous?
Il ne l'est ni plus ni moins que tous les écrivains
de son temps, témoins « les nombreux monuments de
notre vieille littérature, dites-vous, dont plusieurs sont
à beaucoup d'égards fort supérieurs au Roman de la
Rose, quoique aucun n'ait encore conquis l'espèce de no-
toriété attachée depuis des siècles à cet ouvrage. » Nous
citons textuellement M. Ampère au commencement
de son étude. Il est vrai qu'il dira à la fin :
« On a souvent cité le Roman de la Rose comme le
début de la poésie française au moyen âge, erreur qui a été
judicieusement réfutée. Au lieu de marquer l'origine de
celte littérature, on peut dire qu'il en est la fleur et la fin. »
La fleur! Est-ce une rétractation, ou simplement
un jeu de mots, un trait d'esprit malin?
OPINIONS DES CRITiaUES. CXXIX
Le lecteur remarquera de suite une opinion pré-
conçue, un parti pris évident de dénigrer cet ou-
vrage, et les contradictions nombreuses qui naissent
forcément d'un travail fait avec trop de précipita-
tion.
Certes, la liberté de critique est à nos yeux, la
moins discutable pour un savant ; mais il est une
qualité indispensable : c'est l'impartialité, et M. Am-
père eût dû qualifier l'étonnant renom du Roumn de
la Rose autrement que par cette expression dédai-
gneuse : « espèce de notoriété. »
Du reste, M. Ampère, malgré son importance, ne
nous semble pas heureux dans le choix de ses ex-
pressions, pour un académicien. Il ne plane pas si
haut au-dessus des simples mortels, qu'il ne soit au
moins tenu de se faire comprendre. Q.u'est-ce donc
qu'un « païen d'imagination, » qu'un « épicurien par
nature? » De grands mots en mauvais français ne
sont pas des raisons. Voyons, avec un peu de bonne
foi, Jehan de Meung ne serait-il pas un peu chrétien
aussi, rien que par habitude ou par oubh, puisque
c'est seulement quand il glorifie Dieu et le Christ
que M. Ampère daigne lui trouver un peu de gran-
deur et de subhme? Ce serait au moins rationnel.
Il semble oublier que Gerson n'attaqua le Roman
de la Rose que cent vingt ans après son appari-
tion. L'espèce de notoriété, paraît-il, dont jouissait cet
ouvrage alors, était encore assez considérable pour
que le chancelier de l'Université ne dédaignât pas
de le combattre avec acharnement. Ce qu'il oublie
aussi, c'est Viniportance des défenseurs de cette œuvre
remarquable contre le haut clergé, dont les attaques
incessantes n'avaient réussi, durant un siècle, qu'à
rendre l'œuvre plus populaire. Il aurait dû, pour se
CXXX OPINIONS DES CRITIQJJES.
montrer impartial, lire et citer ces paroles de Jehan
de Montreuil, secrétaire du roi Charles VI, en ré-
ponse à Gcrson :
« Plus je pénètre dans les importants mystères et dans
la mystérieuse importance de cette œuvre profonde et d'une
si grande et si durable célébrité, que nous devons à la
plume de Jehan de Meung, plus j'étudie avec une cu-
riosité toujours nouvelle le talent de l'industrieux écri-
vain, plus je l'admire avec transport et avec feu. »
Puisqu'il cite la sage Christine de Pisan, il aurait
dû citer aussi ses adversaires : Gontier Col, général
conseiller du roi ; maître Jehan Johannes^ prévôt de
Lille, et maître Pierre Col, secrétaire du roi. Leur
importance n'est certes pas à dédaigner. Et, somme
toute, maître Clopinel, qui fait si bonne justice, et
dans un style si grand et si sublime, de cette inepte
science, l'astrologie, ne devait-il pas trouver un ad-
versaire tout naturel dans la fille de Thomas de
Pisan, astrologue de Charles V, qui dut peut-être
au génie de Jehan de Meung le mépris et la misère
profonde qui le poursuivirent jusqu'à sa mort ?
Mais suivons M. Ampère dans son étude, et nous
verrons que ce critique ne se départ pas un seul
instant de ce même esprit de partialité. Il nous pro-
met bien de s'arrêter sur tous les passages les plus
saillants ; mais il en est beaucoup, et des plus beaux,
qu'il ne voit pas ou feint de ne pas voir, en faisant
ressortir, par contre, tous ceux qu'il trouve favo-
rables à son système.
Il ne manque pas, du reste, d'une certaine suffi-
sance, et se fait une singulière illusion sur son petit
travail. « Donner une analyse détaillée du Ronmn de
la Rose, dit-il, c'est le publier pour ainsi dire. » Hélas !
ne connaîtront guère cette œuvre ceux qui se con-
OPIN'IOXS DES CRITIQ.UES. CXXXI
tenteront de l'étudier dans l'analyse de M. Ampère,
qu'il termine ainsi : « Tel est h Roman de la Rose.
Je crois avoir montré le premier toute la portée de cette
œuvre célèbre! « Il connaissait pourtant l'édition de
Méon ; mais il ne semble pas avoir lu l'étude de
Langlet du Fresnoy ni l'analyse de Lantin de Da-
merey, car il n'eût pas écrit cette phrase-là.
Son analyse commence ainsi :
« Les deux portions du Roman de la Rose forment
véritablement deux poèmes, et le premier est souvent la
contre-partie ou la parodie du second. »
M. Ampère eût bien dû d'abord expliquer cette
assertion que nous regardons comme absolument
inexacte. Et puis un premier ne peut jamais être la
parodie d'un second.
Il nous promet ensuite de ne s'arrêter que sur
des passages qui lui plairont par la grâce de l'ex-
pression ou qui l'intéresseront par la hardiesse de la
pensée ou l'audace de la satire.
Donc, il arrête tout d'abord le lecteur aux images
du verger, pour lui faire, dit-il, une observation es-
sentielle. « Si le poème était composé au point de vue de
la morale chrétienne, l'Avarice et l'Envie se trouveraient
en compagnie des autres péchés mortels. Au lieu des péchés
mortels, l'auteur voit ici représentés les vices opposés aux
qualités qui formaient le chevalier accompli : Haine con-
traire d'Amour, Félonie de Loyauté, Vilenie de Noblesse,
Convoitise de Tempérance, Avarice de Largesse, Envie
de Générosité; et enfin Vieillesse, qui n'est point un vice,
est mise là comme étant le contraire de Jeunesse, qui,
dans le langage systématique des troubadours, exprimait,
non seulement un des âges de l'homme, mais la disposi-
tion morale qui rend propre aux sentiments et aux ver-
tus chevaleresques. Puis, à coté des images principales, h
CXXXII OPINIONS DES CRITiaUES.
poète en a placé deux autres, Papelardie et Pauvreté.
Papelardie est synonyme d'Hypocrisie. Guillaume de Lor-
ris n'a pu se défendre de placer là cette allusion aux faux
dévots, tant ce genre de raillerie était naturel au moyen
âge, »
Comme dit M. Ampère, son observation est essen-
iielle. Nous nous appesantirons donc sur ce passage,
afin de prouver que, dès le début, M. Ampère fai-
sait fausse route, et que, pour arriver à sa conclu-
sion arrêtée d'avance, force lui fut d'expliquer bien
des choses à sa façon et de passer sur ce qu'il ne
comprenait pas.
Sur le reste nous glisserons rapidement.
D'abord, pourquoi détacher deux images des autres
et les déclarer accessoires, quand, au contraire, ce
sont les principales, la dernière surtout, puisque c'est
elle le nœud de l'action tout entière? En effet, si
l'Amant lutte si longtemps, c'est qu'il est pauvre, et
nous verrons le papelard Faux-Semblant remplir à
lui seul le quart du roman de Jehan de Meung.
Pauvreté n'est pas un vice non plus, et M. Am-
père eût dû chercher à l'expliquer comme il a fait
pour Vieillesse. Nous nous demandons aussi pour-
quoi il fait Convoitise l'opposé de Tempérance.
Rien pourtant, dans le tableau tracé par l'auteur, ne
dénote l'intempérance. Mais M. Ampère a une idée
fixe et absolue ; il n'en démordra pas et, coûte que
coûte, soutiendra le paradoxe (i) jusqu'au bout.
Aussi, voyez où il se trouve entraîné : « Si le poème,
dit-il, était composé au point de vue de la morale chré-
(i) Paradoxe n'est pcut-ctrc pas le mot propre. Paradoxe veut
dire : opinion opposée i l'opinion commune. Erreur serait sans doute
mieux placé ici.
OPINIONS DES CRITIQUES. CXXXIII
tienne, l'auteur aurait représente les sept péchés capitaux; »
et la conclusion de son étude se résume ainsi : donc,
c'est un poème de chevalerie composé contre la mo-
rale chrétienne.
L'argument est irrésistible.
Il analyse sommairement l'œuvre de Guillaume
en l'accompagnant d'observations savantes qui ne
manquent pas d'intérêt. Mais il a sa marotte. Il ne
veut pas voir dans l'Amant un homme, et pour lui
le poème de Guillaume doit être absolument un ro-
man de chevalerie. Il le veut, il y tient, comme il
tiendra tout à l'heure à ne voir qu'un traité de liber-
tinage dans le roman de Jehan de Meung. Il nous
parle à chaque instant de M"e de Scudéry, et du
Cid, et des Allemands, et de mille autres choses qui
prouvent toute sa science, mais sont fort inutiles ;
et s'il déplore la manie des anciens poètes de toujours
mettre l'amour en allégorie, nous déplorons celle des-
savants de vouloir à toute force étaler leur érudition
partout. C'est, du reste, un reproche qui s'adresse
encore plus à Jehan de Meung, car c'est le défaut
capital de son œuvre et, par cela même, nous vou-
drions voir M. Ampère plus indulgent pour lui.
Comme tous les gens à système, M. Ampère
ne veut pas reconnaître ses erreurs, et quand, par
exemple, il affirme que Vieillesse n'est, aux yeux
de Guillaume, que l'opposé de Jeunesse qui, dans
le langage des troubadours, exprime la disposition mo-
rale qui nous reiul propres aux sentiments et aux ver-
tus chevaleresques, il se garde bien de nous parler du
démenti formel que lui inflige l'auteur un peu plus
loin, lorsqu'il dépeint Jeunesse comme l'épanouisse-
ment du corps joint à l'innocence et à l'inexpérience
du cœur.
CXXXIV OPINIONS DES CRITIQUES.
Nous arrivons maintenant à l'analyse de Jehan de
Meung. M. Ampère prévient le lecteur qu'il ne faut
considérer son oeuvre que comme un amuscmenl de
la jeunesse d'un savant grivois, et qu'on doit s'attendre
à y trouver l'alliance de la satire avec h savoir ou du
moins la prétention au savoir. Voilà un trait qui dé-
note un ennemi systématique, car le savoir de Jehan
de Meung est, pour tout homme de bonne foi,
au-dessus de toute discussion. Ensuite il fait un
parallèle rapide, mais très-exact, entre les deux au-
teurs.
Nous n'y relèverons qu'une chose : c'est qu'il
fait de Jehan de Meung un moine, au mépris de
l'histoire, uniquement pour le plaisir d'étaler un peu
d'érudition, et comparer les deux auteurs à l'aimable
Jehan de Saintrè et au robuste et gaillard Damp abbé
dans la Dame des belles cousines. Il reproche à Jelian
de Meung, au lieu de suivre, comme son devancier,
le fil du récit, de s'en écarter sans cesse. « Bien sou-
vent il oublie son sujet pour traiter tous les sujets ; il
intercale des allégories dans les allégories, des histoires
dans les histoires. Bon fait prolixité fuir , a dit Jehan de
Meung ; jamais auteur n'observa plus mal son précepte;
mais parmi cette multitude d'épisodes, nous trouverons
des passages beaucoup plus curieux, et même des mor-
ceaux de poésie beaucoup mieux frappés que tout ce qu'a
pu nous offrir le doucereux Guillaume. »
Le lecteur a pu voir quelle est notre opinion à ce
sujet, et que sur plusieurs points nous partageons
celle de M. Ampère.
Puis il passe rapidement en quelques mots sur le
corps de 7,000 vers, pour arriver à Faux-Semblant
dont il analyse le discours à fond et d'une façon re-
marquable. Mais il n'y voit pas autre chose qu'un
OPINIONS DES CRITIQ.UES. CXXXV
i^enre de raillerie naturelle au luoyen âge. Il rcsunic cette
analyse ainsi : « Faux-Semhlanl s'expritue au nom des
ordres mendiants comme il eût pu le faire au nom de
l'ordre qui les remplaça au XVI^ siècle. » Diable ,
M. Ampère, cette petite pointe contre la Compagnie
de Jésus vous serait-elle échappée ? De votre part le
trait est cruel !
L'analyste reprend son travail, expose brièvement
l'action, et s'arrête, avec Jehan de Meung, au ser-
ment des barons. Voyons ce qu'il pense de dame
Nature.
Cette digression de 5,000 vers semble à M. Am-
père tout simplement un poème scientifique et phi-
losophique introduit dans le corps de la narration
allégorique. Il nous parle en passant du Bagavatgita
et du Mahabarata indiens. Heureusement la digres-
sion n'est que de cinq lignes; mais elle a l'a'-antage
d'être complètement inutile, tandis que, nous l'avons
démontré, chez Jehan de Meung, cette digression
et celles qui vont suivre sont le fond même de
l'ouvrage, le roman de Bel-Accueil n'étant que l'ac-
cessoire.
M. Ampère reconnaît, du reste, dans ce hors-
d'œuvre, une éloquence et une grandeur qui éton-
nent. « L'expression large et simple, dit-il, rappelle les
beaux vers philosophiques de Dante ; il est rare que Jehan
de Meung et, en général, les poètes français du moyen
âge s'élèvent jusque-là. » Il continue à s'extasier sur
le mérite et la profondeur du poète comme philo-
sophe et comme savant.
Tiens ! mais qu'est donc devenu ce dédain de
tout à l'heure sur la prétention au savoir de ce libertin
grivois ?
Il poursuit : « C'est par un singulier tour que nous
CXXXVI OPINIONS DES CRITIQUES.
rentrons dans le sujet du poème, qui désormais sera traité
d'un point de vue tout physique. »
Pour notre compte, nous ne croyons pas que l'au-
teur ait eu l'intention de faire autre chose qu'un
traité de l'amour naturel, c'est-à-dire physique, et
M. Ampère s'en aperçoit un peu tard.
Il traite le discours de Genius d'étrange :
« Le fond, dit-il, en est très-profane ; mais le sacré s'y
trouve inconcevahlement mêlé. Au milieu d'exhortations
pleine'; d'une verve plus qu'erotique, vient bizarrement se
placer une invitation pressante à mériter le ciel et éviter
Venfer. Mais, chose incroyable, cet excès de mysticisme
ne fait pas perdre à Genius le but de son sermon ; car,
dit-il, pour mériter ce paradis,
Pensez de Nature honorer,
Ser\'ez-Ia par bien laborer (travailler).
« A ce conseil d'une moralité très-équivoque, ou plutôt
qui dans sa bouche ne l'est guère, il joint quelques pré-
ceptes d'humaine vertu, comme de ne pas voler, de ne
pas tuer, d'être loyal et miséricordieux ; mais de la foi
et des vertus exclusivement chrétiennes, pas un mot. Il
n'en promet pas moins les joies du paradis pour récom-
pense à ceux qui suivront ses enseignements dont on a vu
quel était l'objet. »
Evidemment, M. Ampère n'a pas compris que
Jehan de Meung était un apôtre de la religion na-
turelle. Pour être un honnête homme, un saint,
Jehan de Meung dit : « Ne volez pas, ne tuez pas;
soyez loyal et bon, charitable et juste; en un mot,
aimez, et surtout n'oubhez pas que chaque fois que
vous violerez les lois de la nature, vous serez sa-
crilège ; anathême sur vous ! Allez donc, et multi-
pliez. »
OPINIONS DES CRITiaUES. CXXXVII
Ce libertin ne veut voir dans l'amour que l'acte
sacré de la génération, et c'est pour cela que Dieu
voulut y mettre la suprême jouissance, et il range
au nombre des amours monstrueux l'unique désir
d'un plaisir bestial.
En résumé, Jehan de Meung ne reconnaît que les
lois naturelles, et comme les vertus exclusivement
chrétiennes (ou plutôt exclusivement catholiques),
telles que l'amour mystique, le célibat et la morti-
fication de la chair, que le clergé prêchait tant et
pratiquait si peu, sont des vertus contre nature, il
les combat impitoyablement.
« Des termes censeur es par l'Église, dit M. Ampère,
sont appliqués à des actions et des sentiments que l'Eglise
réprouve. » Dans notre langue tous les termes sa-
crés sont exclusivement réservés à la religion chré-
tienne. Jehan de Meung n'avait pas le choix pour
désigner des actions et des sentiments sacrés à ses
yeux, et si l'Église les réprouve, tant pis pour
l'Église, car l'amour dont parle Jehan de Meung
n'est ni coupable ni honteux, en dépit des dogmes
et des conciles.
Oui, monsieur Ampère, telle est, comme vous
dites, la moralité « très-équivoque » de Jehan de Meung
et la portée du Roman de la Rose.
Il ne nous reste plus à parler que de l'étude de
M. P. Paris.
Cette étude est, à notre avis, bien meilleure que
celle de M. Ampère, et les observations que. nous
ferons sur ce remarquable travail compléteront heu-
reusement le nôtre.
CXXXVIII OPINIONS DES CRITIQUES.
Disons de suite qu'il n'est pas conçu dans le même
esprit que le précédent, et nous serons heureux de
constater plus d'une fois entre son auteur et nous
une communauté d'idées que nous ne trouvons guère
dans M. Ampère ; et notons en passant qu'au point
de vue du style, de la netteté des pensées et du
choix des expressions, M. Paris est bien supérieur à
celui-ci. C'est une conséquence de ce que nous avons
dit plus haut. En effet, on ne dit bien que ce qu'on
saisit bien. Dès le début, nous le voyons se ranger
à l'opinion de M. Raynouard, que le Roman de la
Rose doit avoir été publié tout entier dans le cours
du XIII"^ siècle : la partie de Guillaume vers 1240
et celle de Jehan de Meung avant 1282.
M. Ampère affirme, sur la foi du titre, que Guil-
laume de Lorris avait entrepris de faire de son
poème un traité complet de l'art d'aimer. M. Paris
lui prête seulement l'intention de raconter les peines
et les plaisirs réservés à ceux qui aiment. C'est notre
avis. Cette interprétation est plus conforme à la
marche de l'action, et il ne nous est pas permis de
préjuger une fin qui n'existe pas. La manière dont
nous expliquons les allégories du début se rapporte,
à peu près absolument, au sens que leur prête
M. Paris. Or, notre point de départ étant le même,
nous n'aurons donc à constater que des divergences
de détail et une contradiction sérieuse sur la manière
d'apprécier l'œuvre de Jehan de Meung, Pour tout
le reste, nous nous contenterons de renvoyer le lec-
teur à l'excellent travail que nous discutons. Pour
l'appréciation des deux poètes, nous citons textuel-
lement M. Paris :
« Guillaume avait l'ijitcntion de donner explication
des allégories qu'il avait employées ; mais il n'a pas rem-
OPINIONS DES CRITiaUES. CXXXIX
pu sa ^nomesse, et nous h regrettons pour quelques per-
sonnages auxquels il fait jouer un double rôle, dont
peut-être il aurait mieux justifié l'emploi s'il avait mis
la dernière main à son ouvrage. Le style en est précis,
clair, élégant. Le poète sait éviter une stérile abondance;
il ne se noie pas dans les développements ; ses personnages
parlent bien et comme ils doivent parler. Il semble avoir
une sorte d'aversion pour les jeux de mots, les tournures
recherchées, les pensées subtiles. Enfin, sa parole est cons-
tamment chaste; et bien différent en cela de Jehan de
Meun, il n'a pas fait un seul vers dont l'impiété, le
libertinage ou la malice puisse, à tort ou à raison, s'ar-
mer ou se prévaloir. L'auteur de ce poème mérite donc,
malgré tous les inconvénients du genre allégorique, un
rang parmi les meilleurs versificateurs français du moyen
âge, peut-être même parmi les poètes dont notre littéra-
ture a droit de se glorifier.
« On devine aisément, dès les premiers vers, que Jean
de Meun a vu, surtout dans la continuation du Roman
de la Rose, une occasion de donner carrière à son éru-
dition, à ses opinions philosophiques et au libertinage de
son esprit. Guillaume de Lorris avait voulu raconter
l'histoire d'un véritable amoureux; Jean de Meun s'est
proposé de parler de tout, à l'exception du véritable
amour. Il a fait un ouvrage de marqueterie, une sorte
d'échiquier dans lequel il a placé avec plus ou moins de
symétrie ou d'à propos les principaux incidents de la vie
et l'histoire de toutes les passions humaines. Ne lui de-
mandons pas de plan régulier ; l'art de la composition
n'est pas le sien ; il disserte de tout comme Motitaigne,
avec une égale indépendance de pensées, quelquefois la
même force d'expression et toujours le même désordre.
Mais l'auteur des Essais, dès le début, nous avertit du
moins de la liberté de ses allures, tandis que Jean de
CXL OPINIONS DES CRITIQ.UES.
Menu, qui, reprenant un poème sagement conduit jusque-
là, s'était engagé à régler sa conduite sur celle de son
ingénieux devancier, mérite certainement le reproche
d'avoir manqué à ses promesses. »
Et là-dessus, M. Paris entame l'analyse de Jehan
de Me un g.
Ainsi, tous les savants qui ont étudié cette œuvre
immense, tous, sans exception, n'ont vu dans Jehan
de Meung qu'un érudit faisant de l'érudition à bâ-
tons rompus, sans ordre et sans plan préconçu.
L'auteur, certes, mérite en partie ce reproche.
Comme nous l'avons dit, c'est le défaut capital de
son œuvre ; mais lui refuser un plan préconçu, c'est
ne pas le comprendre. Tout ce qu'on peut faire en
faveur de cette idée, c'est de constater que quelques
passages ont été certainement ajoutés après coup,
un entre autres, de quelques centaines de vers, que
l'auteur (ou les copistes) a jeté négligemment au
beau milieu d'une phrase, si bien qu'en en retrou-
vant la fin le lecteur est complètement dérouté.
Nous indiquerons, du reste, dans les notes, ces
passages au fur et à mesure qu'ils se présenteront.
Nous avons été nous-méme, à première lecture,
tenté de croire que Jehan de Meung n'avait entre-
pris que la continuation de l'idylle de Guillaume
de Lorris. Mais après un examen plus sérieux,
nous nous sommes arrêté à la thèse que nous avons.
soutenue dans notre étude, et plus nous relisons
l'ouvrage, plus nous repassons les travaux de nos
devanciers, plus nous sommes persuadé être dans
le vrai.
C'est ce qui fait que M. Paris se heurte à certains
passages qui lui semblent ennuyeux ou incompré-
hensibles. Ainsi le combat de l'ost d'Amour contre
OPINIONS DES CRITIQUES. CXLI
les geôliers de Bel-Accueil ne lui semble qu' « une
guerre dont le récit trop allégorique est pour lui asse\
insipide, » quand pour nous c'est peut-être le pas-
sage le plus fin, le plus délicat, le plus vrai, en un
mot, le plus naturel, partant le plus intéressant.
Ainsi, le personnage de Genius est obscur pour lui ;
il le regarde comme une fiction étrange et inutile,
et il ne comprend pas ce long discours du prêtre de
Nature :
Q.ui nous a le nœud dénoué,
Qui sans lui fût resté noué,
dans lequel il ne voit que l'obscénité la plus grossière
et la prétention d'expliquer les mystères du grand œuvre
et de la pierre philosophale. C'est la partie du poème,
dit-il, qu'on a le plus souvent essayé de comprendre;
mais, jusqu'à présent, ces divers essais sont demeurés
infructueux.
Quant à nous, s'il est un passage que nous n'ayons
pu comprendre, ce n'est certes pas celui-là. Genius,
intermédiaire naturel entre l'àme et les sens, parle,
au contraire, un langage clair et précis ; il ne s'oc-
cupe pas du grand œuvre, ou du moins, le grand
œuvre pour lui, c'est de procréer, et il lance l'ana-
théme :
sur toute gent
Qui ne se vuellent remuer
Pour l'espèce continuer.
M. Paris ne comprenant pas Genius ne comprend
pas davantage son discours, et cela va de soi. Et
c'est cette même raison qui lui fait trouver l'épisode
de Pygmalion un hors-d'œuvre inutile. Inutile quant
à la marche de l'action, peut-être, mais absolument
CXLII OPIXIONS DES CRITIQ.UES.
indispensable à Tcxposé des théories philosophiques
de Jehan de Meung, puisque c'est Genius, cette force
surnaturelle, cette flamme divine qui vient embraser
Bel-Accueil, comme jadis il anima la statue in-
sensible de Pygmalion. C'est, plus encore que la
cueillette de la Rose, le véritable couronnement
de l'œuvre. Genius est la cause; l'union des deux
amants n'est que l'effet.
'iSb:m:m:mi:m:m:m:'m
VIE
JEAN DE MEUNG
PAR ANDRE THEVET.
ENCORES que l'ancienneté et enrouillee rimaille,
dont autres-fois s'est servy celuy duquel je fais
la vie, semble avoir effacé le reste de la mémoire
qui nous pouvoit rester de son travail : je suis
néantmoins contant de retirer de la prison d'oubly
la louange que plusieurs éclopcz de leur cervelle
ont voulu malicieusement par calomnies luy dérober :
ne reconnoissans pas ce qui a esté fort bien remarqué
par le Clironiqueur d'Aquitaine, qu'il a été docteur
en tlaéologie (i) ; et véritablement aussi ils font tort
à tout le corps de sa compaignie, quant ils veulent
le mettre, non pas entre les balieures de la menue
populace seulement, mais parmi la voyerie des plus
(i) On a raison de douter si Jean de Meuug a été docteur en
théologie.
CXLIV VIE DE JEAN DE MEUNG.
désespérez ennemis d'honnestetc. Je les prierois de
me dire pourquoy le Prieur de Saloin (i) le repré-
sente bien vestu d'une robbe ou chappe fourrée de
menu vair; il faut bien qu'il le tint pour un homme
d'autre remarque, que ceux qui voudroient bien vo-
lontiers nous faire croire, qu'à cause de son nom
Clopwel, il a esté piètre, ridicule et misérable. Mais
d'autant que (selon le commun proverbe) l'habit ne
fait pas le moyne, par ses dits et escrits je veux faire
entendre à un chacun, qu'il n'alloit point tant traî-
nant sa jambe, qu'il ne sçeût bien s'avancer devant ses
compagnons. Quand nous n'aurions que le Roman
de la Rose, encore faudroit-il reconnoistre en luy une
merveilleuse adresse, quoyqu'il n'ait esté le premier
qui y ait donné le premier coup ; mais Guillaume
de Lorris, qui n'ayant pu conduire à sa fin son dis-
cours, quarante ans après sa mort fut secondé par
Jean Clopinel, comme on voit par ces vers que j'ai
insérés ici :
Et puis viendra Jean Clopinel,
Au cueur joly, au cueur ysnel.
Qui naistra sur Loire à Meun.
Et peu après encore :
Il aura le Rommant si chier,
Qu'il le voudra tout parfoumir,
Se temps et lieu lui peut venir;
Car quant Guillaume cessera,
Jean si le recommencera
Après sa mort, que je ne mente,
An très-passii plus de quarente.
(i) Honoré Bonnet.
VIE DE JEAN' DE MEUNG. CXLV
Plusieurs ont voulu imiter ce Roman de la Rose, et
entre autres Geofroy Chaucer, Anglois, qui en a
composé un qu'il intitule: The Roinant of the Rose ;
lequel, au rapport de Balxus, a esté tiré du livre de
l'Art d'aimer, de Jean Mone, qu'il faict Anglois. Je
conjecture qu'il entend notre Jean de Meuug, en-
cores qu'il le face Anglois, d'autant que n'est aisé à
croire qu'un Anglois osa se bazarder à une telle
œuvre ; quoy que les termes ne semblent que trop
rudes maintenant, si estoyent-ils bien riches pour
lors. Et quoy qu'on considère les traicts qui sont
romancés par Clopinel, je ne puis estimer que ceux
qui les contempleront, n'admirent l'adresse de ce
poète, qui, souz des termes enveloppez et couverts,
a assez clairement exprimé la vérité à qui la vouloit
entendre. Je sais bien qu'il y a eu quelques lecteurs
chagrins et importuns qui ont voulu se formaliser
de la licence qu'ils trouvent dans ce roman, de ma-
nière que par des écrits publics ils ont voulu blas-
mer et le livre et l'autheur : il s'en est même trouvé
un entre les autres qui s'est tellement abandonné à
sa colère, qu'il a dit que plutost il croiroit que Judas
fut sauvé que le pauvre J^an Clopinel. L'occasion
sur laquelle se fondoyent ces rechignes contrôleurs,
est qu'ils voyoyent que ce livre irottoit par les mains
de la Noblesse, et principalement des Courtisans, et
en estoit mieux reçeu que les advertissemens de dé-
votion, piété et amour divin. Cela fit que pour les
en dégouster, ils s'armèrent contre la Rose, jetterent
plusieurs exécrations qui, quant tout sera bien es-
pluché, seront plus ineptes que nécessaires. Aussi
l'effect a bien monstre qu'ils ne sçavoient quelles
estoyent les vertus et propriétés de la Rose, telles
qu'encores que par le dehors elle pique, elle a nean-
I H. Herluison, éditeur. ^
CXLVI VIE DE JEAK DE MEUNG.
moins au dedans une fort singulière et souveraine
odeur. De fitit, je passeray volontiers condemnation
que Clopinel, s'émancipant souz le passe-droit que
la poésie se veut attribuer, s'est peut-être, plus sou-
vent que besoin n'eust esté, laissé esgarer en vains
et ridicules discours ; qu'il a quelques-fois trop piqué
quelques-uns, et finalement qu'il n'a gardé la mo-
destie qui eust esté bien requise ; mais que pour
cela il ait fallu d'un plain saut le prendre au collet
pour le terrasser, il n'y a point aparence. Pourquoi
n'ont-ils foudroyé sur les lascivetés d'un Martial,
d'un Ovide, et d'autres poètes tant grecs que latins,
lesquels ont bien autrement gazouillé de l'amour
que n'a faict ou de Lorris ou Clopinel? Ce qui
donne couleur à ceste censure, est que desja Clo-
pinel, pour avoir esté trop libre en ses paroles, faillit
à avoir le fouet des Dames de la Cour, contre les-
quelles il avoit escript ces vers :
Toutes estes, sercs, ou fustes
De fait, ou de volonté, putes ;
Et qui très-bien vous chercheroit,
Toutes putes vous trouveroit.
Premièrement , je pourrois alléguer l'incapacité
du jugement, qui, quelque ignominieux qu'il eut
sçeu estre, ne pouvoit emporter aucune note d'infa-
mie contre ce pauvre criminel, qui à tout événement
pouvoit demander son déclinatoire devant juges qui
eussent esté receuz et admis au siège de justice par
les loix. Or, il est tout notoire que Testât de judi-
cature, aussi bien que la prestrise, est viril; et par-
tant que les dames en sont forbannies. En après la
condemnation n'estoit pas d'avoir le fouet des mains
VIE DE JEAN DE MEUNG. CXLVII
(.le l'exécuteur de justice. Cela seroit contre tout
droict, que les parties plaintives chastinsscnt elles-
mêmes ceulx qui les aurovent intéressées. Et en outre
seroit blesser la grandeur, honeur et dignité des
Dames, qui eussent esté bien marries d'avoir voulu
empoigner le fouet pour servir en tel office. Mais
qu'est-il besoin de disputer sur l'exécution, puisqu'il
en obtint la surséance par une ruse, laquelle estant
gaillarde et gentille, je suis bien contant de la pro-
poser icy. Doncques maistre Jean de Meung ayant
esté amené à la Cour par quelques Gentils-Hommes,
lesquels, pour gratifier aux dames, avoyent promis
le leur livrer, et n'empêcher qu'il ne leur fist répa-
ration de l'injure qu'elles alléguoyent leur avoir
esté faite, fut resserré dans une chambre. Après fut
présenté aux Dames, la plus hardie desquelles com-
mence à lui remonstrer qu'au Roman de la Rose il
avoit introduit un jaloux qui dit tout le mal qu'il est
possible des femmes, et trop témérairement avoit
lasché sa plume pour escrire les vers que j'ai cy-
dessus récités. De manière qu'à son dire il n'y a
Dame qui ne soit putain, ne l'ait esté, ou ne veuille
l'estre ; qui est trop ouvertement deschirer l'honeur,
pudicité et chaste intégrité des Dames. Encores que
telle insolence méritast très-griefve peine, et qui ne
pourroit pourtant esgaler à ce qu'il a mérité, il es-
toit dict et arresté qu'il seroit fouetté des Dames, qui
là assistoyent, tenant chacune une poignée de verges.
Clopinel, encores qu'il ne fust de bas or, si crai-
gnoit-il la touche; et partant, après avoir quelque
tems pensé en soi-même, voyant que son aâge ne
pouvoit esmouvoir les Dames à miséricorde, et
d'autre costé le nombre si grand de poignées pour
descharger sur son dos, pressé qu'il se vit de se dé-
CXLVIII VIE DE JEAN DE MEUNG.
pouiller, humblement les requit lui vouloir octroyer
un don, jurant qu'il ne demanderoit rémission du
chastiment qu'elles entendoyent (à tort) prendre de
luy, ains l'avancement. Ce qui luy fut accordé, non
sans grande difficulté ; et, n'eust esté respect des
Gcntils-Homnics qui intercédèrent pour luy, il estoit
frustré de son espoir. Alors, dit-il, je vous prie,
Mesdames, puisque j'ai trouvé tant de grâces envers
vous que ma demande est intérinée, que la plus
forte putain de votre compaignie commence la pre-
mière et me donne le premier coup. Ma requeste est
juridique, d'autant que je n'ai parlé que des mé-
chantes, folles et mal advisées. Par ce moyen, lia
les mains à toute la compaignie : elles se regar-
doyent l'une l'autre pour sçavoir qui auroit l'honeur
de commencer ; mais n'y en eut pas une, quoy-
qu'elles eussent toutes bonne envie de l'estriller, qui
se hazardast de le toucher. Clopinel, joyeux de ce
nouveau incident, eschapa, et apresta matière aux
Gentils-Hommes de se gaber (ou moquer) des Dames,
lesquelles, au lieu de luy porter honeur et révérence,
vouloyent trop rudement l'outrager. C'étoit bien-
loin de foire comme Marguerite, fille de Jaques pre-
mier du nom, roy d'Ecosse, et femme du Dauphin,
qui fut depuis le ro}' Louis unzieme du nom, la-
quelle, comme elle passoit par une sale où estoit
endormy Alain Charretier, secrétaire du roy Charles
septième, homme docte, poète et orateur élégant en
la langue françoise, l'alla baiser en la bouche, en
présence de ceux de sa suite. Et comme quelqu'un
de ceux de la compaignie lui eut répondu, qu'on
trouvoit estrange qu'elle eust baisé un homme si
laid, elle respondit : Je n'ay pas baisé l'homme,
mais la bouche de laquelle sont issus tant et excel-
VIE DE ji;an du meung. cxlix
lens propos, matières graves et sentences dorées.
Ce n'est pas qu'il se laissast emmuselcr (comme ses
escrits le justifient), non plus que Clopinel; mais
ceste vertueuse princesse chcrissoit et admiroit ceux
qui doctement déchirtroient la vérité.
Quant au tems auquel vivoit notre Jean de Meung,
n'est pas aisé de pouvoir le vérifier précisément ;
toutefois est loisible de conjecturer par l'Epistre
liminaire qu'il a mise au commencement du livre de
Boëce, De Ja Consolation, à peu près en quel tems
il a vescu. « A ta Royale Majesté, dit-il, très-
noble Prince, par la grâce de Dieu, roy des Fran-
çois, Philippes le Quart; je Jean de Meung, qui
jadis au Romans de la Rose, puisque Jalousies ot mis
en prison Bel -Accueil, enseigné la manière du
chastel prendre et de la Rose cueillir ; et translaté de
latin en françois le livre de Vegece de Chevalerie,
et le livre des Merveilles de Hirlande ; et le livre
des Epistres de Pierre Abeillard et Helois sa femme ;
et le livre d'Aelrcd, de Spiriliiclle amitié; envoyé
ores Boèce de Consolation, que j'ai translaté eu
françois, jaçoit ce qu'entendes bien latin. » Or ce
Philippes le Quart commença à régner l'an douze
cens quatre-vingt et six, et régna vingt-huit ans. Et
du depuis il présenta son livre, intitulé le Dodecae-
dron, au roy Charles cinquiesmc du nom, lequel
commença son règne l'an mil trois cens soixante et
quatre; de manière que j'infère qu'il a esté aàgé
d'environ quatre-vingt tant d'années, et a esté con-
temporain de Dante, poète italien, qui vivoit l'an
mil deux cens soixante-cinq. Ce qui donne de la
peine en ce calcul est, qu'il n'est pas croyable que
le Roman de la Rose ait esté buriné par quelque jeune
cerveau; de manière que si Clopinel a esté d'aàge
CL VIE DE JEAX DE MEUNG.
meur et rassis quand il reprint l'œuNTC délaisse par
de Lorris, il s'ensuit qu'il n'ait pas atteint jus-
qu'au règne de Charles : autrement auroii-il atteint
pour le moins six vingt tant d'années. Pour ceste
occasion aucuns ont désavoué l'œuvre du Dodecae-
droii, qui ne peuvent se persuader qu'un homme
consommé en prudence et abbatu par la longueur
d'une vieillesse, ait voulu sur ses derniers jours
s'amuser à tels jouets. Qiiant à moi je ne veux tenir
un party ny l'autre, ne pouvant au vrav asseurer ce
qui en peut estre ; néantmoins oserai«-jc bien dire
qu'il n'est point inconvénient que Clopinel y ait mis
la main, puisque la gentillesse de l'œuvre ne gist
qu'en une promptitude et certaineté des secrets de
l'arithmétique, pour si bien asseoir les renvoys et
responses, afin de se rapporter aux poincts des dez.
Qu'aux mathématiques Jean de Meung ait esté bien
versé, appert par son Testament, duquel je veux
toucher un mot pour quelques singularités qui y
sont remarquables. Ce bon Clopinel estant près de
sa fin, advisa de testamenter; et par sa disposition
dernière, laissa aux Jacobins de Paris un coffre qu'il
avoit avec tout ce qui estoit dedans, commandant
ne l'ouvrir qu'il ne fust mis en terre, à charge que
les frères prescheurs le fcroyent enterrer dans leur
église : lesquels il avoit desja par le passé fort ha-
rassés pour la haine commune qu'en ce tems ceux
de l'Université portoycnt aux mendicns. Les pauvres
Jacobins, soit qu'ils pensassent que Jean de Meung,
sur ses vieux jours, se repentoit des algarades qu'il
leur avoit aidé à faire, soit pour l'opinion qu'ils
avoyent que ce laiz enfleroit de beaucoup leurs
bouges, ensevelirent Clopinel avec toutes les solem-
nités au mieux qu'ils peurent, et parachevèrent son
VIE DE JEAN DE MEUNG. CLI
service mortuaire. A peine eurent-ils finy l'office,
qu'incontinent ils viennent pour enlever ce coffre
beau, diapré, feimé à plusieurs serrures, et fort pe-
sant. Ils faisoyent estât d'avoir des escus à milliers :
mais quant ils furent venus à l'ouverture, ils se
trouvèrent par la reveuë deçeus d'autre moitié de
juste prix; car au lieu d'or et d'argent, n'y trou-
vèrent que des pierres d'ardoise sur lesquelles il
tiroit des figures tant d'arithmétique que de géomé-
trie. Tellement en furent irrités ces bons moines,
qu'après avoir long-temps délibéré, enfin s'hasar-
dèrent de le déterrer, alléguans qu'il estoit indigne
d'estre enterré en leur maison, puisque vif et mou-
rant il se moquoit d'eux. Mais la Cour de parlement,
advertie de telle inhumanité, par son arrest le fit
remettre en sépulture honorable dans le cloistre du
couvent. Je ne doute pas qu'il ne leur ait voulu
bailler quelques cassade, ne plus ne moins que
M<: François Rabelais, homme rare en doctrine, au-
quel on fit coucher eu laiz articles qui excedoient
son pouvoir; et quant on lui demandoit où on pui-
seroit tout ce qu'il donnoit : Faites, dit-il, comme
le barbet, cherchez ; et après avoir dit : Tirez le
rideau, la farce est jouée, décéda. Toutesfois pour
ne détracter des morts, et combien que ce ne soit
mon intention de contrerooler cest arrêt, sçachant
très-bien que la Cour a eu très-juste occasion d'ainsi
décerner, je veux bien proposer deux raisons qui
peuvent l'avoir induicte à le donner. La première
est que, par les ordonnances des Empereurs ro-
mains, est défendu de refuser d'inhumer un corps
sous prétexte de la pauvreté du défunt ; pour cet
effet, lisons-nous aux nouvelles Constitutions de
Justinien, qu'à Constantinople ont esté établis cer-
CLII VIE DE JEAN' DE MEUNG.
tains lieux et personnages destinez à ensépulturer
les corps morts, de manière que cette seule raison
rendoit condemnables les Jacobins. Mais puisque
sans chenevis les chardonnerets ne chantent pas vo-
lontiers, comme l'on dit, vo3'ons s'ils n'ont rien eu,
et si le laiz a été frustratoire, fraudulent et captieux.
Clopinel leur lègue son coffre tel qu'il est, avec ce
qui est dedans : il sçavoit bien ce qui y estoit. De le
vouloir contraindre à exprimer la chose qu'il donne,
c'est brider sa volonté. Mais on dira que les Jaco-
qins présumoyent qu'il fust garny d'escus. Et pour
ce donc que le légataire estime qu'un plat d'estain,
qui lui a esté laissé par le testateur, soit d'or ou
d'argent, il s'ensuivra que l'héritier sera tenu de lui
en donner ou faire forger un chez l'orfèvre? Mais
à vostre advis, qui valoit davantage ou un escu, ou
bien line figure d'aritlimétique? Je sais bien que
ceux qui ne pensent qu'à la réparation de la cuisine,
diront que les escus eussent esté beaucoup plus pro-
fitables à ces pauvres frères que l'ardoise géométri-
quée, et qu'autant pesant d'or ou d'argent comme il
y avait d'ardoises, eust faict un gros tas d'escus ;
mais ceux qui ont le cœur généreux priseront da-
vantage les gentillesses que il avoit tirées sur les
ardoises, que tout l'or de Gygès, Cr;esus ou Midas ;
que les sciences libéralles, telles que sont les mathé-
matiques, sont à préférer aux méclianiques et prin-
cipalement à la cuisine. Bien est vrai que quant elle
est froide, on ne peut aisément continuer de philo-
sopher ; mais Testât, condition et qualité dont ils
avoyent fait profession, leur ostoyent tous moyens
de s'aider de telles allégations, qui sont plutost
contes de mondains, qu'opinions seulement de ceux
qui tiennent un degré beaucoup plus cslevé. Finale-
VIE DE JEAN MEUNG. CLIII
ment je veux que toute sa vie il leur ait fait du pis
qu'il ait pu, qu'il se soit mocqué d'eux en leur
legant des lopins d'ardoise au lieu d'escus, pour cela
falloit-il le desenterrer ? Cela est contre le comman-
dement de Dieu, qui nous commande d'aimer nos
ennemis. Que s'ils ne se sentoyent assez régénérés
pour savourer ce saint précepte, au moins devoyent-
ils avoir horreur de se venger sur un mort : il n'é-
toit pas hérétique, partant ne pouvoyent le tirer
hors du sépulchre en desdain du tort qu'il leur pou-
voit avoir faict. Ne sçavoj'cnt-ils pas bien qu'il est
défendu de mesparler d'un trespassé, non pas seule-
ment de paroles, mais d'effect? Vouloyent-ils des-
chirer la renommée de ce pauvre Clopine!, lequel
a esté en telle estime, que (comme j'ay dit) l'Anglois
Balxus l'a voulu transporter en Angleterre, dont
n'est merveilles? Il est assez coustumier de choisir
les plus belles roses qu'il peut, soit en France, AUe-
maigne ou Espaigne, pour en reparer sa patrie. Mais
aussi le plus souvent trouve-t-il qui s'y opose, et
par légitimes moyens les revendique. Quoique ce
soit encores, est-il contraint de confesser que son
Chaucer a pillé (il appelle cela illustrer le livre de
Jean de Meung) les plus beaux boutons qu'il a peu
du Roman de la Rose, pour en embellir et enrichir le
sien? Ce que j'ai bien voulu ajouster, tant pour
monstrer en quoi se mesprennent les Anglois, qui
veulent ravir à nostre France le Roman de la Rose,
que pour faire entendre à un chascun que, en ce que
nous avons mis cy-dessus touchant Clopinel, nous
n'entendons le mettre au rang et roole des affron-
teurs, encore moins taxer les religieux de saint Do-
minique d'autre que de ce qu'ils se pourroyent avoir
laissé commander par quelques escervelez, qui les
CLIV VIE DE JEAN DE MEUNG.
auroyent poussez à se formaliser d'une chose qu'ils
seroyent autrement, je m'en assure, faschez de con-
trerooler, attendu qu'ils sçavent très-bien que le
devoir de pieté les induit à une œuvre accompagnée
d'une telle et si grande humanité. De ma part je
prise et honore leur compaignie ; mais impossible
est que parmy un si grand nombre qu'ils estoyent,
il n'y en ait toujours quelqu'un qui fasse des fautes,
et par quelques fois donne un mauvais bransle. Or,
pour revenir à notre Clopinel, on l'eust peu atta-
quer d'aflfronterie, si on eust trouvé qu'après sa mort
il eust esté garny de meubles précieux ou d'escus :
le plus précieux joyau qu'il avoit estoyent ces exer-
cices qu'il avoit prins après ces ardoises orbiculaires :
il en fait un laiz à ceux lesquels il supplioit entom-
ber son corps, mesurant un chascun à son aulne; et
présumant que tout ainsi qu'il avoit prins plaisir à
philosopher, aussi ils se baigneroyent à veoir les
belles figures mathématiques qu'il avoit là tracées.
J'insiste principalement sur ce point, d'autant que
je ne suis tenu de rcspondre pour la liberté de parler
où il s'est licencié : non pas que je craigne de tom-
ber au même inconvénient auquel il pensa être en-
gagé; mais parce que la ruse accortc qui le garantit
de la punition exemplaire dont il devoit estre justicié
et réparer la faute, l'a desgaigé de toute crainte,
puisque sur l'exécution de l'arrest donné à l'encontre
de luy, il y a eu une modification accordée du con-
sentement des juges et parties, au grand contente-
ment du pauvre sentencié. Mais quand j'aurois à
porter paroles pour Jean de Meung, je ne m'en
donneroye pas si grande peine que l'on pourroit
penser, d'autant que, sans me mettre en charge d'en-
trer en preuve, je ne voudroye faire targue que de
VIE DE JEAN DE MEUNG. CLV
la face du livre, qui, portant sur son frontispice
LA Rose, dcvoit apprendre à toutes ces mescontentes
que la Rose n'est point seulement accompagnée
d'une souefve odeur, couleur vermeille, blanche et
délicate; ains aussi des piquerons qui arment la rose,
et souvent peignent ceux ou celles qui, ou trop près
ou mal-à-propos, l'approchent de leur nés.
FAUTES A CORRIGER.
DANS L ORIGINAL :
Vers 462, p.ige 30, au lieu de : grand, lisez : granl.
— 493, — 32, au lieu de ; ramanani, lisez ; rcmananl.
— 763, — $0, au lieu de : aller, lisez : aler.
— 810, — $2, au lieu de ; biaux, lisez : biaus.
— 1004, ) — 64, au lieu de : ereni, lisez : orenl.
— iiii, — 72, au lieu de : elle, lisez : ele.
— 1178, — 76, au lieu de : ele, lisez : el.
— 2138, — 138, au lieu de : s'i, lisez : si.
— 2133, — 138, au lieu de : 6zii, lisez : 2133.
— 2454, — 156, au lieu de : l'arde, lisez : larde.
— 2)34, — i(i2, vers faux; lire : meiifonoe.
— 2676, — 170, vers faux; lire: en tel point.
— 3108, — 198, au lieu de : maralas, lisez : mar alas.
— 3S52, — 228, au lieu de ; resemblait, lisez : resembloit.
— 3S78, — 230, au lieu de : jeunes, lisez : jennes.
— 3634, — 234, au lieu de : paresce, lisez : peresce.
DANS LA TRADUCTION :
Vers 1443, page 93, au lieu de : coile, lisez : couette.
— 1503, — 97, au lieu de : sa mie, lisez : ta mie.
— 1505, — 97, au lieu de : il, lisez : lui.
— IS44> — 99) ^^ ''^" ^^ '■ bouchele, lisez : bouchetle.
— '979> — '^7> *" ''^" '^^ '■ prendre, lisez : pendre.
— 2508, — 161, lire : Ayant tout d'un coup épuisé.
— 2777, — 177, au lieu de : Doux-Penser, lisez : Doux-Parler.
— 5417J — 219, lire : Mais quand la malice trop dure.
— 35 35, — 227, au lieu de : cjir baiser qui, lisez : car qui baiser.
— 3666, — 255, lire ; Quand elle eut la nouvelle ouïe.
— 4106, — 263, au lieu de : qui sut, lisez : qui sut.
l
'I
LE ROMAN
DE LA ROSE
LE ROMAN
DE LA ROSE
M'
Ci est le Rommam de la Rose,
Où l'art d'Araors est tote enclose.
•AiNTES gens dient que en songes
N'a se fables non et mençonges ;
Mais l'en puet tiex songes songier
Qui ne sunt mie mençongier ;
Ains sont après bien apparant *.
Si en puis bien trere à garant
Ung acteur qui ot non Macrobes ',
Qui ne tint pas songes à lobes ;
Ainçois escrist la vision
Qui avint au roi Cipion.
Quiconques cuide ne qui die
Que soit folor ou musardie
De croire que songes aviengne,
Qui ce voldra, pour fol m'en tiengne;
Car endroit moi ai-je fiance
Que songe soit sencfiance
Des biens as gens et des anuiz,
Car li plusors songent de nuitz
Maintes choses couvertcment
Qjie l'en voit puis apcrtement.
2
LE ROMAN
DE LA ROSE
Ci est le Roman de la Rose,
Où l'art d'Amour est toute enclose.
MAINTES gens disent que les songes
Ne sont que fables et mensonges;
Mais on peut tel songe songer,
Qui ne soit certes mensonger
Et par la suite vrai se treuve *.
Moult évidente en est la preuve
Dans la fameuse vision
Advenue au roi Scipion,
Dont Macrobe écrivit l'histoire *;
Car aux songes il daignait croire.
Bien plus, si quelqu'un pense ou dit
Q.ue soit sottise ou fol esprit
De croire qu'ils se réalisent,
Eh bien, que ceux-là fol me disent ;
Car je crois, moi, sincèrement
Qu'un songe est l'avertissement
Des biens et maux qui nous attendent;
Et maints avoir songé prétendent
La nuit choses confusément,
Qu'on voit ensuite clairement.
LE ROMAN DE LA ROSE.
Où viuticsme an de mon aage,
Où point qu'Amors prend le paage
Des joncs gens, couchiez cstoie
Une nuit, si cuni je souloie.
Et me dormoie moult forment,
Si vi ung songe en mon dormant.
Qui moult fut biax, et moult me plot.
Mes onques riens où songe n'ot
Qui avenu trestout ne soit.
Si cum li songes recontoit.
Or veil cel songe rimaier,
Por vos cucrs plus fera esgaier,
Qu'Amors le me prie et commande ;
Et se nus ne nule demande
Comment gc voil que cilz Rommanz
Soit apelez, que ge commanz :
Ce est li Rommanz de la Rose,
Où l'art d'Amors est tote enclose.
La matire en est bone et noeve ' :
Or doint Diez qu'en gré le reçoeve
Celé por qui ge l'ai empris.
C'est celé qui tant a de pris,
Et tant est digne d'estre amée,
Qu'el doit estre Rose clamée.
Avis m'iere qu'il cstoit mains,
Il a jà bien cincq ans, au mains.
En mai estoie, ce songoie,
El tems amorcus plain de joie,
El tens où tote riens s'esgaie.
Que l'en ne voit boisson ne haie
Qui en mai parer ne se voille.
Et covrir de novcle foillc;
LE ROiL\N DE LA ROSE.
J'avais vingt ans ; c'est à cet âge
Qu'Amour prend son droit de péage
Sur les jeunes coeurs. Sur mon lit
Étendu j'étais une nuit,
Et dormais d'un sommeil paisible.
Lors je vis un songe indicible,
En mon sommeil, qui moult me plut ;
Mais nulle chose n'apparut
Qui ne m'advint tout dans la suite,
Comme en ce songe fut prédite.
Or veux ce songe rimailler
Pour vos cœurs plus faire égayer;
Amour m'en prie et me commande ;
Et si nul ou nulle demande
Sous quel nom je veux annoncer
Ce Roman qui va commencer :
Ci est le roman de Rose
Oii l'art d'Amour est toute enclose.
La matière de ce Roman
Est bonne et neuve assurément ' ;
Mon Dieu ! que d'un bon œil le voie
Et que le reçoive avec joie
Celle pour qui je l'entrepris;
C'est celle qui tant a de prix
Et tant est digne d'être aimée,
Qu'elle doit Rose être nommée.
Il est bien de cela cinq ans; .
C'était en mai, amoureux temps
Où tout sur la terre s'égaie ;
Car on ne voit buisson ni haie
Qui ne se veuille en mai fleurir
Et de jeune feuille couvrir.
Les bois secs tant que l'hiver dure
En mai recouvrent leur verdure;
LE ROMAN DE LA ROSE.
Li bois recovrent lor verdure,
Qui sunt sec tant cum yver dure,
La terre méismes s'orgoille
Por la rouséc qui la moille,
Et oblic la poverté
Où cle a tôt l'yver esté.
-^Lors devient la terre si gobe,
Qu'el volt avoir novele robe ;
Si scet si cointe robe faire.
Que de colors i a cent paire,
.— ^'erbes, de flors indes et perses.
Et de maintes colors diverses.
C'est la robe que je devise,
Por quoi la terre miex se prise.
Li oisel qui se sunt téu.
Tant cum il ont le froit eu.
Et le tens divers et frarin,
Sunt en mai por le tens serin.
Si lié qu'il monstrent en chantant
Qu'en lor cuer a de joie tant.
Qu'il lor estuet chanter par force.
Li rossignos lores s'efforce
De chanter et de faire noise ;
Lors s'esvertue, et lors s'cnvoise
Li papegaus et la kalandre t.L
Lors estuet jones gens entendre
A estre gais et amoreus
Por le tens bel et doucereus.
Moult a dur cuer qui en mai n'aime,
Quant il ot chanter sus la raime
As oisiaus les dous clians piteus.
En iceli tens déliteus,
Que tote riens d'amer s'eflVoie,
Sonjai une nuit que j'estoie,
LE ROMAN DE LA ROSE.
57. Lors oubliant la pauvreté
Où elle a tout l'hiver été,
La terre s'éveille arrosée
Par la bienfaisante rosée.'
La vaniteuse, il faut la voir,
Elle veut robe neuve avoir ;
De mille nuances, pour plaire,
Robe superbe sait se faire.
Avec l'herbe verte, des fleurs . —
Mariant les belles couleurs.
C'est cette robe que la terre,
A mon avis, toujours préfère.
Les oiselets silencieux
Par le temps sombre et pluvieux,
Et tant que sévit la froidure
Sont en mai, quant rit la nature,
Si gais, qu'ils montrent en chantant
Que leur cœur a d'ivresse tant . —
Qu'il leur convient chanter par force.
Le rossignol alors s'eflforce
De faire noise et de chanter,^--'''^
Lors de jouer, de caqueter
Le perroquet et la calandre * ;
Lors des jouvenceaux le cœur tendre
S'égaie et devient amoureux
Pour le temps bel et doucereux.____
Quand il entend sous la ramée
La tendre et gazouillante armée
Qui n'aime, il a le cœur trop dur!
En ce temps enivrant et pur
Qui l'amour fait partout éclore.
Une nuit, m'en souvient encore^
Je songeai qu'il était matin ;
De mon lit je sautai soudain,
LE ROMAN DE LA ROSE.
Ce m'iert avis en mon dormant.
Qu'il estoit matin durement ;
De mon lit tantost me levai,^
Chauçai moi et mes mains lavai.
Lors trais une aguille d'argent
D'ung aguiller mignot et gent.
Si pris l'aguille à enfiler.
Hors de vile oi talent d'aler,
Por oïr des oisiaus les sons
Qui chantoicnt par ces boissons
En icele saison novele;
Cousant mes manches à videle,
M'en alai tôt seus esbatant,
Et les oiselés escoutant,
Qui de chanter moult s'engoissoient
Par ces vergiers qui florissoient,
Jolis, gais et plains de léesce.
Vers une rivière m'adresce
Que j'oi près d'ilecques bruire,
Car ne me soi aillors déduire
Plus bel que sus celé rivière.
D'ung tertre qui près d'iluec iere
Descendoit l'iave grant et roide,
Clere, bruiant, et aussi froide
Comme puiz, ou comme fontaine,.
Et estoit poi mcndre de Saine,
Mes qu'ele iere plus espanduë.
Onques mes n'avoie vùuè
Celé iave qui si bien coroit :
Moult m'abclissoit et séoit
A regarder le leu plaisant.
De l'iave clere et reluisant
Mon vis rafreschi et lavé.
Si vi tôt covert et pavé
LE ROMAN DE LA ROSE.
Je me chaussai, puis d'une eau pure
Lavai mes mains et ma figure ;
Dans son étui mignon et gent
Je pris une aiguille d'argent
Que je garnis de fine laine,
Puis je partis emmi la plaine
Écouter les douces chansons
Des oiselets dans les buissons
Q.ui fêtaient la saison nouvelle.
Cousant mes manches à vidèle,
Seul j'allai prendre mes ébats,
Témoin de leurs joj-eux débats,
De leur grâce et leur allégresse.
Par ces vergers en grand' liesse.
Tout près un grand ruisseau coulait
Dont le murmure m'appelait ;
J'y courus. Jamais paysage
Ne vis plus beau que ce rivage.
D'un tertre vert et rocailleux
Descend, en bonds tumultueux,
L'onde aussi froide, claire et saine
Comme puits ou comme fontaine.
La Seine est un fleuve plus grand.
Mais moins belle au large s'épand.
Je n'avais oncques cette eau vue
Qui si bien court et s'évertue.
Dans un charme délicieux
Plongé, je promenais mes yeux
Partout ce riant paysage ;
De l'onde claire mon visage
Je rafraîchis lors et lavai,
Et je vis couvert et pavé
Son lit de pierres et gravelle.
La prairie était grande et belle
10 LE ROMAN DE LA ROSE.
113, Le fons de l'iave de gravclc;
La praérie grant et bêle
Très au pié de l'iave batoit.
Clere et série et bêle estoit
La matinée et atrempce :
Lors m'en alai parmi la prée
Contre val l'iave esbanoiant,
Tôt le rivage costoiant.
II
Ci raconte l'Amant et dit :
Des sept ymaiges que il vit
Pourtraites el mur du vergier,
Dont il li plest à desclairier
Les semblances et les façons,
Dont vous porrez oïr les nons.
L'ymaige première nommée,
Si estoit Haine apelée.
Quant j'oi ung poi avant aie,
Si vi ung vergié grant et lé,
Tôt clos d'ung haut mur bataillié,
Portrait defors et entaillié
A maintes riches escritures.
Les ymages et .les paintures
_Ai moult volentiers remirt;j__
Si vous conteré et dire
De ces ymages la seniblance,
Si cum moi vient à remembrance.
Ens où milieu je vi Haine
Qui de corrous et d'ataïne
LE ROMAN DE LA ROSE. II
Et jusqu'au pied de l'eau battait ;
Or comme claire et douce était
Et sereine la matinée,
Parmi la plaine diaprée,
Sans but, je suivis le courant,
Tout le rivage côtoyant.
n
Ici, l'Amant en quelques pages
Va raconter les sept images
Qu'il vit sur les murs du verger.
Il va sous nos yeux les ranger;
Puis leurs façons et leurs postures,
Leurs costumes et leurs figures
Avant peindre, il les nommera,
Par la Haine il commencera.
Quand je fus à quelque distance,
J'aperçus un verger immense
Tout clos d'un haut mur crénelé,
Par dehors peint et ciselé
De maintes riches écritures.
Les images et les peintures ^
Je pus à mon aise admirer -y^^
Or, je vais peindre et vous narrer
De ces images la scmblance
Telle qu'en ai la souvenance.
HAINE.
La Haine au milieu se dressait.
Tout d'abord en elle on sentait
12 LE ROMAN' DE LA ROSE.
151. Sembloit bien estre movcrresse,
Et correceuse et tenccrresse,
Et plaine de grant cuvertage
Estoit par semblant celé ymage.
Si n'estoit pas bien atornée,
Ains sembloit estre forcenée;
Rechignie avoit et froncié
Le vis, et le nés secorcié.
Par grant hideur fu souiilliée,
Et si estoit entortillée
Hideusement d'une toaille.
FELON NIE '.
Une autre ymage d'autel taille
A senestre vi delez lui ;
Son non desus sa teste lui,
Apellée estoit Felonnie.
VILENNIE.
Une ymage qui Vilonie
Avoit non, rcvi devers destre.
Qui estoit auques d'autel estre,
Cum ces deus et d'autel féture ;
Bien sembloit maie créature,
Et despiteuse et orguilleuse,
Et mesdisant et ramponeuse.
Moult sot bien paindre et bien portraire
Cil qui tiex ymages sot faire :
Car bien sembloit chose vilaine,
De dolor et de despit plaine ;
Et famé qui petit séust
D'honorer ceus qu'ele déust '.
LE ROMAN DE LA ROSE. IJ
151. Grande source de jalousie,
De courroux et de frénésie.
Elle me parut de poison
Pleine et de noire trahison.
Cette image mal atournée
A les traits d'une forcenée,
Un laid visage tout froncé,
Le nez petit et retroussé.
Puis, enfin, elle s'entortille
D'une hideuse souquenille
Q^i plus hideuse encor la rend.
FÉLONIE ^.
A gauche est sur le même rang,
De même taille, une autre image ;
Tout au dessus de son visage
Félonie est son nom gravé.
VILENIE.
Une autre image j'ai trouvé
Sur la droite. C'est Vilenie
Avec elles en harmonie :
Même aspect hideux, repoussant ;
Du premier coup d'œil on pressent
Une créature orgueilleuse
Et médisante et rancuneuse.
Celui qui peignit ces tableaux
Savamment maniait pinceaux,
Car bien semblait chose vilaine
De douleur et de dépit pleine,
Et femme qui petit savait
Honorer ceux qu'elle devait ^.
14 LE ROMAN DE LA ROSE.
COUVOITISE.
179. Après fu painte Covcitise :
C'est ccle qui les gens atise
De prendre et de noient donner,
Et les grans avoirs aùner,
C'est celé qui fait à usure
Prester mains por la grant ardure
D'avoir conquerre et assembler.
C'est celé qui semont d'embler
Les larrons et les ribaudiaus;
Si est grans péchiés et grans diaus
Qu'en la fin en estuet mains pendre.
C'est celé qui fait l'autrui prendre,
Rober, tolir et baréter,
Et bescochier et mesconter ;
C'est celé qui les trichéors
Fait tous et les faus pledéors.
Qui maintes fois par lor faveles
Ont as valés et as puceles
Lor droites hérites toluës'.
Recorbillies et croçuës
Avoit les mains iccle ymage ;
Ce fu drois : car toz jors esrage
Coveitise de l'autrui prendre.
Coveilisc ne set entendre
A riens qu'à l'autrui acrochier ;
Covcitise a l'autrui trop chier.
AVARICE.
Une autre ymage y et assise
Coste à coste de Coveitise,
LE ROMAN DE LA ROSE. I5
CONVOITISE.
Après est peinte Convoitise.
C'est elle qui les gens attise
De prendre et ne jamais donner,
Et leurs biens faire foisonner.
C'est elle encor qui à l'usure
Prête la main pour sans mesure
Constamment gagner, amasser,
Q.ui ne cesse au vol de pousser
Larrons, gens de mauvaise vie.
Dont les crimes, la félonie
A la potence les conduit :
Celle qui fait dauber autrui
Par dol et cauteleux langage,
Par mauvais compte, escamotage.
C'est elle qui, tous les tricheurs,
Inspire et tous ces faux plaideurs
Dont les manœuvres caiminelles
Ont maints varlets, maintes pucelles.
D'un héritage dépouillés '.
Tout crochus et recoquillés
Avait les doigts cette femelle,
Et c'est chose bien naturelle, '
Car Convoitise, c'est connu.
Aucun bonheur n'a jamais eu
Fors quand les autres dévalise ;
Ne sait entendre Convoitise
A rien qu'aux autres accrocher ;
Elle a d'autrui le bien trop cher.
AVARICE.
Je vis une autre image assise
Côte à côte de Convoitise,
l6 LE ROMAN DE LA ROSE.
207. Avarice estoit apclcc :
Lede estoit et sale et foulée
Celé ymage, et megre et chetive,
Et aussi vert cum une cive.
Tant par estoit descolorée,
Qu'el sembloit cstre enlangorée ;
Chose sembloit morte de lain,
Qui ne vesquist fors que de pain
Pétri à lessu fort et aigre ;
Et avec ce qu'ele iere maigre,
lert-ele povrement vestuë,
Cote avoit vies et desrumpuë ;
Comme s'el fust as chiens remese ;
Povre iert moult la cote et esrese,
Et plaine de vies palestiaus.
Delez li pendoil ung mantiaus
A une perche moult greslcte,
Et une cote de brunete®;
Où mantiau n'ot pas penne vaire,
Mes moult vies et de povre afaire,
D'agniaus noirs velus et pesans.
Bien avoit la robe vingt ans ;
Mes Avarice du vestir
Se sot moult à tart aatir :
Car sachiés que moult li pesast n
Se celé robe point usast ; ,/
Car s'el fust usée et mauvese,
Avarice éust grant mesese,
De noeve robe et grant disete,
Avant qu'ele éust autre fête.
Avarice en sa main tendit
Une borse qu'el rcponnoit,
Et la nooit si durement,
Qj-ie demorast moult longuement
LE ROMAN DE LA ROSE. IJ
C'était Avarice. Elle était
Affreuse et sale, et se voûtait.
Cette image maigre et chétive
Etait verte comme une cive,
Et ce visage sans couleur
Semblait s'épuiser de langueur.
D'un mort elle avait l'apparence
Qui ne vécut que d'abstinence
Et de pain fait d'aigre levain.
Pour draper sa maigreur enfin
Elle était pauvrement vêtue
D'une vieille cote rompue.
Sale, de pièces et morceaux ;
On eût dit épave en lambeaux
De la dent des chiens délaissée.
Une perche grêle est dressée
Tout prés d'elle, où pend un manteau
Et cote de drap jadis beau *.
Pas la moindre trace d'hermine
Sur ce manteau de triste mine
D'agneaux noirs, velus et pesants.
Bien avait la robe vingt ans;
Mais avarice n'est pressée
D'avoir sa cote remplacée.
Toujours elle est à deviser
Comment ne pas sa robe user; '
Car si la robe était mauvaise,
Avarice aurait grand mésaise,
Robe neuve avant de s'offrir,
Moult longtemps dût-elle en pâtir.
Dans ses mains Avarice cache
Une grand'bourse qu'elle attache
Et noue avec acharnement.
Afin de rester longuement
l8 LA ROMAN DE LA ROSE,
2.11. Ainçois qu'cl en péust riens traire.
Mes cl n'avoit de ce que faire.
El n'aloit pas à ce béant
Que de la borse ostat néant.
Après refu portreie Envie,
Q.ui ne rist oncques en sa vie,
N'oncques de riens ne s'esjoï,
S'ele ne vit, ou s'el n'oï '
Aucun grant domage retrere.
Nule riens ne li puet tant plere
Cum mefet et mésaventure,
Quant el voit grant desconfiture
Sor aucun prodomme chéoir •",
Ice li plcst moult à véoir.
Ele est trop lie en son corage
Quant el voit aucun grant lignage
Dechéoir el aler à honte ;
Et quant aucuns à honor monte
Par son sens ou par sa proéce,
C'est la chose qui plus la bléce.
Car sachiés que moult la convient
Estrc irée quant biens avient.
Envie est de tel cruauté,
Qu'ele ne porte léauté
A compaignon, ne à compaigne ;
N'ele n'a parent, tant li tiengne,
A cui el ne soit anémie :
Car certes el ne vorroit mie
Qiie biens vcnist, neis à son père.
Mes bien sachiés qu'ele compère
Sa malice trop ledemcnt :
Car ele est en si grant torment.
LE ROMAN DE LA ROSE. I9
143. Devant qu'elle en pût rien extraire.
Mais, las ! elle n'en a que faire,
Car jamais n'aura le désir
De cette bourse rien sortir.
ENVIE.
Après était pourtraite Envie
Qui ne rit oncques en sa vie,
Et qui de rien ne s'éjouit
Que s'elle voit ou s'elle ouït ^
Raconter quelque grand dommage.
Rien ne lui plaît ni la soulage
Autant que lorsqu'elle peut voir
Dessus aucun prudhommc choir *°
Ou méfcùt, ou mésaventure,
Ou quelque grand'déconfiture.
Mais si quelque noble maison
Déchoit et souille son blason,
C'est la félicité suprême.
Aussi, ce que le moins elle aime,
C'est qu'un homme arrive à l'honneur
Par ses vertus et sa valeur.
Sachez que grande est sa colère
Lorsque advient quelque bien sur terre.
Elle est de telle cruauté
Qu'elle ne porte aménité
A compagnon ni bonne amie ;
Car d'un chacun c'est l'ennemie,
Fùt-il son plus proche parent.
Et son cœur serait moult dolent
Si bien venait même à son père.
Mais Dieu lui fait par grand'misère
Payer cette méchanceté ;
Car son cœur est si tourmenté
LE ROMAN DE LA ROSE.
Et a tel duel quant gens bien font,
Par ung petit qu'ele ne font.
Ses félons cuers l'art et detrcnche,
Qui de li Diex et la gent venchc.
Envie ne fine nulc hore
D'aucun blasme as gens mètre sore
Je cuit que s'ele cognoissoit
Tôt le plus prodome qui soit
Ne deçà mer, ne delà mer,
Si le vorroit-ele blasmer;
Et s'il iere si bien apris
Qu'el ne péust de tôt son pris
Rien abatre ne desprisier,
Si vorroit-ele apetisicr
Sa proéce au mains, et s'onor
Par parole faire menor.
Lors vi qu'Envie en la painture
Avoit trop lede esgardéure ;
Ele ne regardas! noient
Fors de travers en borgnoiant ;
Ele avoit ung mauves usage,
Q.u'ele ne pooit ou visage
Regarder riens de plain en plaing,
Ains clooit ung œl par desdaing,
Qu'ele fondoit d'ire et ardoit.
Quant aucuns qu'ele regardoit,
Estoit ou preus, ou biaus, ou gens,
Ou amés, ou loés de gens.
LE ROMAN DE LA ROSE.
Quand le bien voit, telle est sa rage,
Qu'elle en fondrait presque, je gage ;
Et la vertu ce cœur vilain
Consume et déchire sans fin,
Et l'horreur de cette souffrance
Est de Dieu ci-bas la vengeance.
Envie et son bec malfliisant
Les gens ne lâche un seul instant,
Et s'elle connaissait, je pense.
Le plus honnête homme de France,
Ou même par delà la mer,
Le voudrait-elle encor blâmer.
Mais si sa langue envenimée
Une si ferme renommée
Ne pouvait d'un coup renverser,
Elle essaierait d'apetisser
Au moins, son los et sa prouesse
Par sa fourbe' et'par son adresse.
Je vis, étudiant ses traits,
Qu'elle avait le regard mauvais;
Sur rien ne s'arrêtait sa vue
Que de biais, irrésolue,
Et moult laide habitude avait,
C'est que jamais elle n'osait
En plein regarder nulle chose.
De dédain sa prunelle close
D'ire soudain s'illuminait
Quand celui qu'elle examinait
Était beau, de haute naissance,
Ou pour son cœur et sa vaillance
Aimé de tous et respecté.
LE ROMAN DE LA ROSb.
TRISTESSE.
Dele/, Envie auques près iere
Tristccc painte en la maisiere ;
Mes bien paroit à sa color
Qu'ele avoit au cuervgrant dolor,
Et sembloit avoir la jaunice.
Si n'i féist riens Avarice
Ne de pâleur, ne de mégrece :
Car li soucis et la destrece,
Et la pesance et les ennuis
Qu'el soffroit de jors et de nuis,
L'avoient moult fête jaunir,
Et megre et pale devenir.
Oncques mes nus en tel martire
Ne fu, ne n'ot ausinc grant ire
Cum il sembloit que ele éust :
Je cuit que nus ne li séust
Faire riens qui li péust plaire ;
N'el ne se vosist pas retraire,
Ne réconforter à nul fuer
Du duel qu'ele avoit à son cuer.
Trop avoit son cuer correcié.
Et son duel parfont commencié.
Moult sembloit bien qu'el fust dolente,
Qu'ele n'avoit mie esté lente
D'esgratiner tote sa chiere ;
N'el n'avoit pas sa robe chiere,
Ains l'ot en mains leus descirée
Cum celé qui moult iert irée.
Si chevcul tuit destrecié furent.
Et cspandu par son col jurent,
Que les avoit trestous desrous
De maltalent et de corrous.
LE ROMAN DE LA ROSE.
TRISTESSE.
506. Près d'Envie et tout à côté,
Sur le mur l'image se dresse
De la langoureuse Tristesse.
Il paraît bien à sa couleur
Qu'au cœur elle a grande douleur,
Elle semble avoir la jaunisse.
Rien n'est auprès d'elle Avarice
Pour son teint pale et sa maigreur ;
Car les soucis et le malheur,
Et les chagrins, et la détresse
Dont le jour et la nuit sans cesse
Elle souffre, l'ont fait jaunir
Et maigre et pâle devenir.
Oncques nul en un tel martyre
Ne fut, ni n'eut aussi grande ire
Comme à la voir il me parut,
Et je pense que nul ne sut
Faire chose qui pût lui plaire
Ni calmer sa douleur amère.
Tant son cœur était courroucé
Et profond son deuil enfoncé.
Aussi sur son propre visage
Elle dut assouvir sa rage
Ainsi que sur ses vêtements.
De sillons nombreux et sanglants
Sa face est toute lacérée.
Et c^tte robe déchirée
Est 1 preuve de ses dégoûts,
De sa haine et de son courroux.
S'épand sur son col, sa figure
De tous côtés sa chevelure
24 LE ROMAN DE LA ROSE.
5)3. Et sachiés bien veritelment
Qu'cle ploroit profondément :
Nus, tant fust durs, ne la véist,
A cui grant pitié n'en préist.
Qu'el se desrompoit et batoit.
Et ses poins ensemble hurtoit.
Moult iert à duel fere ententive
La dolereusc, la chctive ;
Il ne li tenoit d'envoisier.
Ne d'acoler, ne de baisier :
Car cil qui a le cuer dolent,
Sachiés de voir, il n'a talent
De dancier, ne de karoler *•,
Ne nus ne se porroit moUer
Qui duel éust, à joie faire.
Car duel et joie sont contraire.
VIEILLESSE.
Après fu Viellece portraite.
Qui estoit bien ung pié retraite
De tele cum el soloit estre ;
A paine se pooit-el pestre.
Tant estoit vielle et radotée.
Bien estoit sa biauté gastée,
Et moult ert lede devenue.
Toute sa teste estoit chenue,
Et blanche cum s'el fust florie.
Ce ne fut mie grant morie
S'ele morust, ne grans pechiés.
Car tous ses cors estoit sechiés
De viellece et anoiantis :
Moult estoit jà ses vis flétris,
Qui jadis fut soef et plains ;
Mes or est tous de fronces plains.
LE ROMAN DE LA ROSE. 2^
Qu'elle a rompue en son tourment,
Ses pleurs coulent abondamment.
L'àme la plus dure, à sa vue,
De grand'pitié se fût émue,
Car son sein tout elle battait
Et ses poings ensemble heurtait.
Toujours à deuil faire attentive,
La douloureuse, la chétivc
Jamais ne cherche à s'amuser
Ni sa bouche le doux baiser.
Car celui dont l'àme dolente
Languit, de rien ne se contente,
Ne veut danser ni karoler" ;
Il ne sait que se désoler
Sans nulle distraction prendre,
Joie et deuil ne sauraient s'entendre.
VIEILLESSE.
Puis je vis Vieillesse en regard
A peu près un pied à l'écart.
Comme ont coutume les vieux d'être.
A peine elle pouvait repaître
Son estomac débilité ;
Rien ne restait de sa beauté,
Moult était laide devenue ;
Toute sa tête était chenue
Et blanche comme fleur de lis.
Et si ce corps, à mon avis,
Desséché, déjà tout inerte.
Fût mort, mince eût été la perte.
Son front jadis plein et rosé
Tout de rides était creusé.
Ses oreilles étaient moussues
Et tretoutes ses dents perdues,
20 LE ROMAM DE LA ROSE.
56). Les oreilles avoit mossucs,
Et tresiotes les dents perdues,
Si qu'ele n'en avoit neis une.
Tant par estoit de grant viellune,
Qu'el n'alast mie la montance
De quatre toises sans potance.
Li tens qui s'en va nuit et jor,
Sans repos prendre et sans sejor,
Et qui de nous se part et emble
Si celécment, qu'il nous semble
Qu'il s'arreste adès en ung point,
Et il ne s'i arreste point,
Ains ne fine de trespasser,
Que nus ne puet néis penser
Qucx tens ce est qui est présens ;
Sel' demandés as Clers lisans,
Ainçois que l'en l'éust pensé,
Seroit-il jà trois tens passé.
Li tens qui ne puet séjourner,
Ains vait tous jors sans retorner,
Cum l'iaue qui s'avale toute,
N'il n'en retorne arrière goûte :
Li tens vers qui noient ne dure,
Ne fer ne chose tant soit dure,
Car il gaste tout et menjue;
Li tens qui tote chose mue.
Qui tout fait croistre et tout norist,
Et qui tout use et tout porrist ;
Li tens qui enviellist nos pères.
Et viellist roys et emperieres.
Et qui tous nous enviellira,
Ou mort nous desavancera ;
Li tens qui toute a la baillie
Des gens vicUir, l'avoit viellie
LE ROMAN DE LA ROSE. 2J
369. Pas une seule ne restait.
De si grand'vieillesse elle était
Qu'elle n'eût franchi la distance
De quatre toises sans potence.
Le temps qui s'en va nuit et jour
Sans repos prendre et sans séjour,
Et dont la course est si rapide,
Qii'il semble à notre esprit stupide
Demeurer toujours en un point,
Mais qui ne s'y arrête point.
Et qui si promptement expire
Que nul homme ne saurait dire
Tout au juste le temps présent;
S'il le demande au clerc lisant,
Avant d'avoir dit sa pensée
Grand' part en est déjà passée :
Le temps qui ne peut séjourner.
Mais va toujours sans retourner
Comme l'eau qui s'écoule toute
Sans qu'il en retourne une goutte,
Vers qui rien ne saurait durer,
Si dur fût-il, même le fer,
Qui ronge tout et décompose,
Le temps qui change toute chose.
Qui tout fait croître et tout nourrit
Et qui tout use et tout pourrit.
Le temps qui vieillit notre père.
Les rois et les grands de la terre,
Comme tous il nous vieillira,
Ou la mort nous devancera :
Le temps qui, lui, jamais n'oublie
De tout vieillir, l'avait vieillie
28 LE ROMAN DE LA ROSE.
399. Si durement, qu'au mien cuidier
El ne se pooit mes aidier,
Ains retornoit jà en enfance,
Car certes el n'avoit puissance.
Ce cuit-je, ne force, ne sens
Ne plus c'un enfcs de deus ans.
Neporquant au mien escient
Ele avoit esté sage et gent,
Quant ele iert en son droit aage,
Mais ge cuit qu'el n'iere mes sage,
Ains iert trestote rassotée.
Si ot d'une chape forrée
Moult bien, si cum je me recors,
Abrié et vestu son corps :
Bien fu vestue et chaudement,
Car el éust froit autrement.
Les vielles gens ont tost froidure;
Bien savés que c'est lor nature.
PAPELARDIE.
Une ymage ot emprès escrite,
Qui sembloit bien estre ypocrite ;
Papelardie ert apelée.
C'est celé qui en recelée,
Quant nus ne s'en puet prendre garde.
De nul mal faire ne se tarde.
El fait dehors le marmiteus,
Si a le vis simple et piteus,
Et semble sainte créature ;
Mais sous ciel n'a maie aventure
Qu'oie ne pense en son corage.
Moult la ressembloit bien l'ymagc
Qui faite fu à sa semblance,
Qu'el fu de simple contenance ;
LE ROMAN DE LA ROSE. 29
Si durement, il me semblait,
Que s'aider elle ne pouvait,
Mais bien retournait en enfance ;
Car certe elle n'avait puissance,
A mon avis, force ni sens,
Non plus qu'un enfant de deux ans.
Et cependant en son bel âge
Damoiselle gentille et sage
Elle fut à mon escient ;
Elle est bien changée à présent.
Car elle est tretoute hébétée.
D'une grande chape fourrée
Elle avait, je la vois encor,
Avec soin abrité son corps ;
Les vieilles gens ont tôt froidure,
Bien savez que c'est leur nature ;
Or s'était-elle chaudement
Vêtue, elle eût froid autrement.
PAPELARDIE.
Voici venir Papelardie
Et sa mine de comédie.
C'est elle qui en tapinois,
Tant qu'elle peut et chaque fois,
Quand nul ne s'en peut prendre garde,
De nul mal faire ne se garde ;
Par dehors fait le marmiteux,
A voir son air simple et piteux,
On dirait sainte créature ;
Mais ci-bas n'est maie aventure
Que ne rumine son cerveau.
Bien la présentait ce tableau
Qui fut fait à sa ressemblance ;
Simple elle était de contenance,
}0 LE ROMAN DE LA ROSE.
451. Et si fu chaude et vcstue
Tout ainsinc cum Aime rendue.
En sa main ung sauticr tenoit,
Et sachiés que moult se penoit
De faire à Dieu prières faintes.
Et d'appeler et sains et saintes.
El ne fu gaie, ne jolive,
Ains fu par semblant ententive
Du tout à bonnes ovres faire ;
Et si avoit vestu la haire.
Et sachiés que n'iere pas grasse»
De jeûner sembloit estre lasse,
S'avoit la color pale et morte.
A li et as siens ert la porte
Dévéée de Paradis ;
Car icel gent si font lor vis
Amegrir, ce dit l'Evangile,
Por avoir loz parmi la ville.
Et por un poi de gloire vaine
Qui lor toldra Dieu et son raine.
POVRETÉ.
Portraite fu au darrcnier
Povretc qui ung seul denier
N'éust pas, s'el se déust pendre»
Tant scust bien sa robe vendre ;
Qu'ele iere nuë comme vers :
Se li tens fust ung poi divers.
Je cuit qu'ele acorast de froit '*,
Qu'el n'avoit c'ung vie sac estroit
Tout plain de mavès palestiaus;
Ce iert sa robe et ses mantiaus.
El n'avoit plus que afubler,
Grand loisir avoit de trembler.
LE ROMAN DE LA ROSE. JI
Portait chaussure et vêtement
Telle que nonne de couvent ;
En main tenait un livre d'heures,
A grand' marques extérieures
Feinte prière à Dieu criait
Et saints et saintes appelait.
Point de plaisir, jamais de joie ;
A bonnes œuvres elle emploie
Son temps et toute sa vertu
Depuis que la haire a vêtu.
Sachez qu'elle n'était pas grasse,
De jeûner semblait être lasse
Et d'un mort avait la couleur.
A elle et aux siens le Seigneur
Du paradis ferme la porte;
Car leur visage de la sorte,
Dit l'Evangile, font maigrir
Ces gens pour se faire applaudir.
Et pour un peu de gloriole
Des saints ils perdent l'auréole.
PAUVRETÉ.
Pourtraite était tout en dernier
Pauvreté qui même un denier
N'aurait trouvé pour s'aller pendre.
Sa robe eût-elle voulu vendre ^
Elle était nue ainsi qu'un ver :
Aussi bien, eût sévi l'hiver,
De froidure elle serait morte '*.
Un vieux bissac seul elle porte
Tout rempli de mauvais lambeaux;
C'était ses robes et manteaux.
A l'écart, dans un coin, seulette,
Comme un chien honteux, la pauvrette
32 Ln ROMAN DE LA ROSE.
46}. Des autres fu un poi loignet ;
Cum chien hontcus en ung coignet
Se cropoit et s'atapissoit,
Car povre chose, où qu'elc soit,
Est adès boutée et despite.
L'cure soit ore la maudite,
Que povres homs fu concéus !
Qu'il ne sera jà bien péus,
Ne bien vestus, ne bien chauciés,
Néis amés, ne cssaucics.
Ces ymages bien avisé,
Qui, si comme j'ai devisé,
Furent à or et à asur
De toutes pars paintes où mur'^.
Haut fu li mur et tous quarrés,
Si en fu bien clos et barrés.
En leu de haies, uns vcrgiers.
Où onc n'avoit entré bergiers,
Cis vergiers en trop bel leu sist :
Qui dedens mener me vousist
Ou par échicle ou par degré,
Je l'en séusse moult bon gré ;
Car tel joie ne tel déduit
Ne vit nus lions, si cum ge cuit,
Cum il avoit en ce vergicr :
Car li leus d'oisiaus herbergier
N'estoit ne dangereux ne chiches,
Onc mes ne fu nus leus si riches
D'arbres, ne d'oisillons chantans :
Qu'il i avoit d'oisiaus trois tans
Qu'en tout le ramanant de France.
Moult estoit bêle l'acordance
De lor piteus chans à oïr :
Tous li mons s'en dust esjoïr.
LE ROMAN DE LA ROSE. }J
Toute petite se faisait
Et tristement s'accroupissait
(Car pauvre chose est délaissée
De tous et de partout chassée),
Et n'ayant rien pour s'affubler
Grand loisir avait de trembler.
Maudite soit l'heure fatale
Qui le pauvre conçut ! Tout pale
Il erre de faim épuise,
Mal vêtii, honni, méprisé.
J'ai bien contemplé ces visages.
Comme je l'ai dit, ces images
Resplendissaient d'or et d'azur
De toutes parts peintes au mur '^.
La muraille haute et carrée,
Mieux que haie et close et barrée.
Entourait un vaste verger
Où n'était onc entré berger.
C'était un beau site sans doute ;
A qui m'en eût frayé la route
Ou par échelle, ou par degré.
Certes j'aurais su moult bon gré ;
Car tel déduit et telle joie
Ne vit nul homme, que je croie,
Comme il était en ce verger.
Car ce lieu d'oiseaux héberger
N'était ni dédaigneux ni chiche.
Nul lieu ne fut d'arbres plus riche
Ni d'oisillons au piteux chant ;
D'oiseaux était trois fois autant
Qu'en tout le reste de la France.
Moult belle en était l'accordance;
Le plus sombre, rien que d'ouïr
Ces chants, s'en devrait éjouir.
34 LE RO?.IAN DE LA ROSE.
497. Je endroit moi m'en csjoï
Si durement, quant les 01,
Que n'en préisse pas cent livres.
Se li passages fust délivres,
Que gc n'entrasse ens et véisse
L'assemblée (que Diex garisse !)
Des oisiaus qui Icens cstoicnt,
Qui cnvoisicment chantoient
Les danccs d'amors et les nates
Plesans, cortoises et mignotes.
Quand i'oï les oisiaus chanter.
Forment me pris A dementer
Par quel art ne par quel engin
Je porroie entrer où jardin ;
Mes ge ne poi onques trouver
Leu par où g'i péusse entrer.
Et sachiés que ge ne savoie
S'il i avoit partuis ne voie,
Ne leu par où l'en i entrast.
Ne bons nés qui le me monstrast
N'ierl illcc, que g'icre tôt seus,
Moult destroit et moult angoisseus;
Tant qu'au darrenier me sovint
C'oncques à nul jor ce n'avint
Qu'en si biau vergier n'éust huis.
Ou cschicle ou aucun partuis.
Lors m'en alai grant aléure
Açaignant la compasséurc
Et la cloison du mur quarré.
Tant que ung guichet bien barré
Trovai petitet et estroit;
Par autre leu l'en n'i entroit.
A l'uis commençai à ferir,
Autre entrée n'i soi quérir.
LE ROMAN DE LA ROSE. 3 S
Pour moi, si grande était ma joie
Que si Ton m'eut ouvert la voie,
J'aurais céans et de bon cœur
Payé cent livres le bonheur
De voir des oiseaux l'assemblée
(Que Dieu garde!) sous la feuillée,
Gazouillant en ce frais séjour
A l'cnvi les danses d'amour
Et les plaisantes chansonnettes
Tant courtoises et mignonnettes.
Quand j'ouïs les oiseaux chanter,
Je me pris à me tourmenter
Par quel engin, quelle manière
Du jardin franchir la barrière ;
Mais je ne pus oncques trouver
Lieu par où j'y pusse arriver.
De plus, si m'était inconnue
De ce verger aucune issue,
Nul n'était là pour me montrer
Non plus comment y pénétrer.
J'étais dans cette solitude
Rongé de noire inquiétude,
Tant qu'enfin A l'esprit me vint
Qu'à nul jour encore il n'advint
Qu'un si beau verger n'eût de porte,
Échelle, accès d'aucune sorte.
Lors j'allai d'un pas assuré,
Contournant du grand mur carré
Avec soin toute l'étendue.
Enfin, une porte perdue
J'aperçus, guichet bas, étroit;
Pour entrer c'est le seul endroits
Adonc sans plus tarder encore
Je frappai sur le bois sonore.
}6 LE ROMAN DE LA ROSE.
III
$}I. Comment djtnc Oyscusc feist tant
Qu'elle ouvrit b porte à l'amant.
Assez i fcri et boutai,
Et par maintes fois escoutai
Se i'orroie venir nulle arme.
Le guichet, qui estoit de charme,
M'ovrit une noble pucele
Qui moult estoit et gente et bêle.
Cheveus ot blons cum uns bacms '*,
La char plus tendre qu'uns pocins,
Front reluisant, sorcis votis,
Son entr'oil ne fu pas petis "*,
Ains iert assez grans par mesure;
Le nés ot bien fait à droiture,
Les yex ot plus vairs c'uns faucons '^,
Por faire envie à ces bricons.
Douce alêne ot et savorée,
La face blanche et colorée,
La bouche petite et groccte,
S'ot où menton une lossete :
Le col fu de bonne moison.
Gros assez et Ions par raison.
Si n'i ot bube ne malen,
N'avoit jusqu'en Jherusalai
Famé qui plus biau col portast,
Polis iert et soef au tast.
La gorgcte ot autrcsi blanche
Cum est la noif desus la branche
Quant il a freschcmeut negié.
Le cors ot bien fait et dougié,
LE ROMAN DE LA ROSE. 37
III
Ojmmcnt dame Oyscuse fit tant
Qu'elle ouvrit la porte à l'amant.
Maintes fois ma main assidue
Heurta; puis, l'oreille tendue,
J'écoutai si quelqu'un venait.
Le guichet, qui de charme était.
M'ouvrit une noble pucelle
Qui moult était et gente et belle.
Les cheveux blonds comme un bassin '*,
La chair plus tendre qu'un poussin,
Bouche petite et mignonnette,
A son menton une fossette,
Le front poli, soucil arqué,
L'entrecil net et bien marqué ",
Petit ni grand, bonne mesure;
Le nez droit, de gente structure,
Les yeux plus vifs que le faucon '*
A faire envie à ce fripon ;
L'haleine douce et savourée,
La face blonde et colorée,
De savante proportion
Le col gros et long par raison,
Bouton ni tache, la peau fine ;
N'était jusqu'en la Palestine
Femme au col plus beau, plus luisant,
Ni plus au toucher séduisant.
Elle avait la gorge aussi blanche
Comme est la neige sur la brandie
Quand il a fraîchement neigea
Le corps bien f;iit et dégagé :
î8 LE ROMAN DE I..\ ROSE.
jGi L'en ne séust en nule icrre
Nul plus bel cors de famé qucrrc.
D'orfrois ot un chapel mignot *' ;
Onques nule pucele n'ot
Plus cointe ne plus dcsguisié,
Ne l'aroie adroit dcvisié
En trestous les jors de ma vie.
Robe avoit moult bien entaillic ;
Ung chapcl de roses tout frais
Ot dessus le chapel d'orfrais :
En sa main tint ung miroer,
Si ot d'ung riche treçocr
Son chief trecié moult richement,
Bien et bel et estroitement :
Ot ambdeus cousues ses manches,
Et por garder que ses mains blanches
Ne halaissent, ot uns blans gans.
Cote ot d'ung riche vert de gans,
Cousue à lignel tout entour.
Il paroit bien à son atour
Q.u'ele iere poi embesoignie,
Quant ele s'iere bien pignie,
Et bien parée et atornée,
Ele avoit faite sa jornée.
Moult avoit bon tcns et bon may,
Qu'el n'avoit soussi ne esmay
De nule riens, fors solement
De soi atorner noblement.
Quant ainsinc m'ot l'uis deffremé
La pucele au cors accsmé,
Je l'en mcrciai doucement,
Et si li demandai comment
Ele avoit non, et qui ele iere.
El ne fu pas envers moi fiere,
LE ROMAN DE LA ROSE. 39
On n'eût su trouver certes guire
Plus beau corps de femme sur terre.
Un frais chapel doré portait '';
Nulle part pucelle n'était
Plus gracieuse et plus jolie ;
Ses charmes tretoute ma vie
A dépeindre ne suffirait.
Robe élégante la drapait.
Sur son chapel, fraîches écloses,
Courait un chapelet de roses,
En sa main un miroir brillait.
Un riche peigne maintenait,
Surmontant sa riche coiffure,
Les tresses de sa chevelure.
Enfin d'un riche vert de Gans
Était sa cote, et des gans blancs
Gardaient du haie ses mains blanches ;
A lacets étaient ses deux m.-inches,
Un cordon régnait tout autour.
Bien semblait-elle à son atour
N'être pas trop embesognée ;
Car était faite sa journée
Quant ses cheveux avait peigné.
Paré son corps et atourné.
Bon temps et douce servitude !
Sans souci, sans inquiétude,
Rien ne l'occupait seulement
Que s'atourner moult noblement.
Quand ainsi m'eut ouvert la porte
Du jardin la pucelle accorte.
Je lui dis merci doucement,
Et puis lui demandai comment
Elle avait nom, qui était-elle.
Ne fut pas fière la pucelle
40 LE ROMAN DE LA ROSE.
595. Ne de respondre desdaigneuse :
Je me fais apeler Oiseuse,
Dist-ele, à tous mes congnoissans ;
Si sui riche famé et poissans.
S'ai d'une chose mouh bon tens,
Car à nule riens je ne pens
Qu'à moi joer et solacier,
Et mon chicf pignier et trecier :
Quant sui pignce et atornée,
Adonc est fête ma j ornée.
Privée sui moult et acointe
De Déduit le mignot, le cointc :
C'est cil cui est cest biax jardins,
Qui de la terre as Sarradins
Fist çù ces arbres aporter,
Qu'il fist par ce vergier planter.
Quant li arbres furent créu,
Le mur que vous avez véu,
Fist lors Déduit tout entor faire,
Et si fist au dehors portraire
Les ymages qui i sunt paintes,
Qui ne sunt mignotes ne cointes ;
Ains sunt dolereuses et tristes,
Si cum vous orendroit véistes.
Maintes fois por esbanoicr
Se vient en cest leu umbroier
Déduit et les gens qui le sivent.
Qui en joie et en solas vivent.
Encores est léens sans doute
Déduit orendroit qui escoute
A chanter gais rossignolés,
Mauvis et autres oiselés.
Il s'esbat iluec et solace
G ses gens, car plus bêle place
LE ROMAN DE LA ROSE. 4 1
Et répondit incontinent :
« De tous mes intimes vraiment
Je me fais appeler Oyseuse,
Je suis riche, puissante, heureuse ;
Car tout le jour j'ai moult bon temps
Et veille à mes ajustements;
Quand ma toilette est terminée,
Tout le reste de la journée
Tranquille passe à mon plaisir,
A jouer, à me divertir.
De Déduit suis la bonne amie,
Charmante et douce compagnie,
Le maître de ces beaux jardins.
De la terre des Sarrazins
Il fit jadis venir les plantes
En ce verger si florissantes.
Quand tous ces arbres furent grands.
Ce mur, qu'avez dû voir céans,
Alors Déduit fit autour faire.
Et par dehors y fit pourtraire
Ces peintures et ces tableaux
Qui ne sont séduisants ni beaux.
Mais pleins de tristesse et misère.
Ainsi que l'avez vu naguère.
Souvent vient s'éjouir en paix,
Ici, cherchant l'ombre et le frais.
Déduit et les gens qui le suivent.
Qui de joie et de soûlas vivent.
Tenez, les gais rossignolets,
Pinsons et autres oiselets,
Ici près encore sans doute
Déduit tranquillement écoute.
Avec ses gens tretout le jour
11 s'ébat, car plus beau séjour
42 LE ROMAN Dli LA ROSE.
f,2j. Ne plus biau Icu por soi joer
Ne porroit-il mie irover ;
Les plus bclcs gens, ce sachiés,
Q.ue vous jamès nul leu truissiés,
Si sunt li compaignon Déduit
Qu'il maine avec li et conduit.
Quant Oiseuse m'ot ce conté,
Et j'oi moult bien tout escouté,
Je li dis lores : Dame Oyseuse,
Jà de ce ne soyés douteuse,
Puis que Déduit li biaus, li gens
Est orendroit avec ses gens
En cest vergier, ceste assemblée
Ne m'iert pas, se je puis, emblée,
Que ne la voie encore ennuit,
Véoir la m'estuet, car je cuit
Que bêle est ccle compaignie,
Et cortoise et bien enscignie.
Lors m'en entrai, ne dis puis mot,
Par l'uis que Oiseuse overt m'ot,
Ou vergier, et quant je fui ens
Je fui liés et baus et joiens.
Et sachiés que je cuidai cstre
Por voir en Paradis terrestre,
Tant estoit li leu delitables.
Qu'il sembloit estre csperitables :
Car si cum il m'iert lors avis.
Ne féist en nul Paradis
Si bon estre, cum il faisoit
Ou vergier qui tant me plaisoit.
D'oisiaus chantans avoit assés
Par tout le vergier amassés ;
En ung leu avoit rossigniaus.
En l'autre gais et estorniaus ;
LE ROMAN DU LA KOSE" 43
Il ne saurait trouver sur terre
Pour reposer et se distraire.
Les amis que le beau Déduit
Avec lui mène et qu'il conduit
Sont la plus gente compagnie
Que ne verrez de votre vie. »
Quand Oyseuse m'eut ce conté,
Que j'ai tout au long écouté,
Je luis dis alors : « Dame Oyseuse,
De ceci ne soyez douteuse,
Si Déduit le beau, le joli,
Avec ses gens repose ici
Dans ce verger, cette assemblée
Ne me sera certes volée.
Dés aujourd'hui, si je le puis.
Je la verrai, car, m'est avis
Que belle est cette compagnie,
Noble et pleine de courtoisie. »
Lors j'entrai, sans plus dire un mot,
Par l'huis qu'Oyseuse ouvrit tantôt,
Dans cette terre enchanteresse.
Grande alors fut mon allégresse ;
Je crus être, je vous le dis.
Dans le terrestre Paradis.
Par sa beauté sans plus, du reste,
Ce séjour me semblait céleste,
Car il n'est point de paradis
Au ciel, comme il m'était avis,
Où douceurs nous soient réservées
Telles qu'ici les ai rêvées.
Oiseaux chantants étaient assez
Partout le jardin amassés;
Ici chantaient les hirondelles,
Chardonnerets et tourterelles,
A\ LE ROMAN- DE LA ROSE.
(.t,.. Si r'avoit aillors grans escolcs
De roietiaus et torterolcs,
De chardonnercaus, d'arondeles,
D'alocs et de larderelcs ;
Calcndres i ol amassées
En img autre leu, qui lassées
De chanter furent à envis :
Melles y avoit et mauvis
Qui baoient à sormonter
Ces autres oisiaus par chanter.
Il r'avoit aillors papegaus,
Et mains oisiaus qui par ces gaus
Et par ces hois où il habitent,
En lor biau clianter se délitent.
Trop parfcsoient bel servise
Cil oisel que je vous devise ;
Il chantoient ung chant itel
Cum s'il fussent esperitel.
De voir sachiés, quant les oï,
Moult durement m'en esjoï :
Que mes si douce mélodie
Ne fu d'omme mortel oie.
Tant estoit cil chans dous et biaus,
Qu'il ne scmbloit pas chans d'oisiaus,
Ains le péust l'en aesmer
A chant de seraines de mer,
Qui par lor vois qu'clcs ont saines
Et séries, ont non seraines.
A chanter furent cntentis
Li oisillon qui aprcnti
Ne furent pas ne non sachant ;
Et sachiés quant j'oi lor chant.
Et je vi le leu verdaier
Je me pris moult A esgaïer :
LE ROMAN DE LA ROSE. 45
Et là grand assaut se livrait
Entre le geai, le roitelet,
Et l'alouette et la mésange ;
Plus loin, la joyeuse phalange
Des rossignols harmonieux
S'égosillait à qui mieux mieux.
Ailleurs merles et mauviettes,
Etourneaux et bergeronnettes
Des autres oisillons chanteurs
S'efforçaient d'être les vainqueurs.
Enfin, perruches éclatantes
Et maints oiseaux aux voix savantes
S'étaient dans ce verger riant
Donné rendez-vous en chantant.
Formaient, caquetant à leur guise,
Ces oiseaux que je vous devise
Un concert si délicieux
Qu'on eût dit qu'il venait des cicux.
Jamais si douce mélodie
Ne fut d'homme mortel ouïe.
Les chants étaient si doux, si beaux,
Qu'ils ne semblaient pas chants d'oiseaux,
Mais je crus ouïr les syrènes
De la mer séduisantes reines ;
Série et saine était leur voix
Dont on fit syrène autrefois.
Des oisillons, sous la feuillée,
La savante et gente assemblée
Lors déploya tout son talent.
Et sachez, quand j'ouïs leur chant,
Emmi ce beau lieu qui verdoie.
Je fus tout iruDudé de joie.
40 LE ROMAM DE LA ROSE.
C97. Que n'avoic cncor este onques
Si jolif cum je fui adonques ;
Por la grant delitablcté
Fui plains de grant jolieté.
Et lorcs soi-je bien et vi
Que Oiseuse m'ot bien servi,
Qui m'avoit en tel déduit mis :
Bien déusse cstre ses amis,
Quant elc m'avoit dcffermé
Le guichet du vergier ramii.
Dès ore si cum je sauré,
Vous conterai comment j'ovré.
Primes de quoi Déduit servoit,
Et quel compaignie il avoit
Sans longue faible vous veil dire.
Et du vergier tretout à lire
La façon vous redirai puis.
Tout ensemble dire ne puis,
Mes tout vous conteré par ordre,
Que l'en n'i sache que remordre.
Grant scrvise et dous et plaisant
Aloient cil oisel faisant ;
Lais d'amors et sonnés cortois
Chantoit chascun en son patois,
Li uns en haut, li autre en bas ;
De lor chant n'estoit mie gas.
La douçor et la mélodie
Me mist où cuer grant reverdie ;
Mes quant j'oi escouté ung poi
Les oisiaus, tenir ne me poi
Que dant Déduit véoir n'alasse,
Car à savoir moult désirasse
Son contcnement et son cstre.
Lors m'en alai tout droit à destrc,
LE ROMAN DE LA ROSE. 47
Oncques n'avait goûté bonheur
Si pur qu'on cet instant mon cœur.
Et dans une extase infinie
Se plongeait mon àme ravie.
Oyscusc, alors j'ai reconnu
Q.uel service tu m'as rendu
Par cette douce jouissance.
Eternelle reconnaissance
Je te dois de m'avoir ouvert
Le guichet du beau verger vert !
Dès lors, poursuivant mon histoire.
Je vais chercher dans ma mémoire
Ce que je fis ; puis ce qu'était
Déduit, quelle suite il avait,
Sans longue fable vais vous dire,
Et du beau verger tire à tire
Vous dirai la façon depuis.
Tout ensemble dire ne puis,
Mais tout vous conterai par ordre
Pour qu'on n'y sache que remordre.
Parmi ce jardin ravissant
Les oiselets allaient fiiisant
Leurs jeux et prodiguaient sans cesse
Leurs chants et leur vive allégresse.
Lais d'amour et sonnets courtois
Chantait chacun en son patois,
Et ces voix perçantes et graves
Formaient des concerts si suaves,
Si doux et si mélodieux,
Que j'étais ravi, radieux,
duand j'eus tout à ma fantaisie
Leurs chants ouïs, moult grande envie
Me prit de coimaître Déduit.
J'oubliai tout, tant fus séduit
48 LE ROMAN" DE LA ROSE.
731. Par une pctitctc sente
Plaine de fcnoil et de mente ;
Mes auques près trové Déduit,
Car maintenant en ung réduit
M'en entré où Déduit estoit.
Déduit ilueques s'esbatoit ;
S'avoil si bêle gent o soi,
Que quant je les vi, je ne soi
Dont si très bêles gens pooient
Estre venu ; car il sembloient
Tout por voir anges empennés.
Si bêles gens ne vit lioms nés.
IV
Ci parle l'Amant de Liesce :
C'est une Dame qui I.1 tresce
Maine volentiers et rigole,
Et ceste menoit la karole.
Geste gent dont je vous parole,
S'cstoient pris à la carole,
Et une dame lor chantoit,
Qui Léesce apelée estoit :
Bien sot chanter et plesamment,
Ne nulc plus avenaument,
Ne plus bel ses refrains ne fist,
A chanter merveilles li sist;
Qu'ele avoit la vois clere et saine,
Et si n'estoit mie vilaine ;
Ains se savoit bien desbrisier,
Ferir du pié et renvoisier.
LE ROMAN DE LA ROSE. 49
De voir son maintien, son visage.
Lors donc, à droite je m'engage
Dans un sentier tout parfumé,
De menthe et de fenouil semé.
Tout près de lu, suivant mon guide,
J'entrai dans un réduit splendide
Où le beau Déduit se trouvait.
En ce lieu Déduit s'ébattait ;
Si belle était sa compagnie,
Q.ue soudain ma vue éblouie
Crut voir des anges empennés.
Comme onc n'en virent hommes nés.
Et ne savais d'où pouvaient être
Venus gens si beaux, si beau maître.
IV
Ci parle TAmant de Liesse;
C'est une Dame qui la tresce
Aime mener et rigoler ;
Ici menait gens karoler.
Cette troupe que je devise
A la karole s'était prise ;
Une gente dame chantait
Q.ue Liesse l'on appelait.
A chanter elle était savante,
Car d'une façon ravissante
Elle modulait ses refrains
Gracieux, entraînants, divins.
Elle avoit la voix claire et saine,
Et n'était pas non plus vilaine,
Mais sa taille souple ondulait
Et lestement son pied frappait.
50 LE ROMAN DE LA ROSE.
-j.;. Ele estoit adès coustumiere
De chanter en tous leus première :
Car chanter estoit li raestiers
Qu'ele faisoit plus volenticrs.
Lors véissiés carolc aller.
Et gens mignotemcnt baler,
Et faire mainte bêle trcsche,
Et maint biau tor sor l'erbe frcsche.
Là véissiés fléutéors,
Menesterez et jougléors ;
Si chantent li uns rotruenges,
Li autres notes Loherenges,
Por ce qu'en set en Loheregne
Plus cointes notes qu'en nul règne.
Assez i ot tableterresses
Ilec entor, et tymberresses
Qui moult savoient bien joer,
Et ne finoient de ruer
Le tymbre en haut, si recuilloient
Sor ung doi, c'onques n'i failloient.
Dcus damoiseles moult mignotes,
Qui estoicnt en pures cotes,
Et trccies à une trcsce,
Faisoicnt Déduit par noblcsce
Enmi la karole baler;
Mes de ce ne fait à parler.
Comme el baloient cointement I
L'une venoit tout bêlement
Contre l'autre, et quant el estoient
Près à près, si s'entregetoient
Les bouches, qu'il vous fust avis
Que s'entrebaisassent où vis :
Bien se savoient dcsbrisicr.
Ne vous en sai que devisier,
LE ROMAN DE LA ROSE. 5I
Elle était toujours coutumièrc
De chanter partout la première,
Car chanter pour clic c'était
Ce que plus volontiers faisait.
Vous eussiez vu gens en cadence
Mener karole et fuie danse,
Et mainte trcscc et maint beau tour
Sur l'herbe fraîche d'alentour.
On voyait des escamoteuses
Auprès et des tambourineuses
Qui ne cessaient de bien jouer.
Puis en l'air leur tambour ruer
Et, sans manquer, sur un doigt vite
Tombant le recevoir ensuite.
Vous eussiez encor maints Auteurs
Ouïs, ménestrels et jongleurs ;
L'un dit des légendes anciennes,
Une autre des chansons lorraines,
Car on sait que de ce pays
Nous viennent les plus beaux récits.
Puis au milieu deux jeunes filles.
En jupon court, toutes gentilles,
Les cheveux en nattes massés,
Emmi les danseurs enlacés.
Au beau Déduit, par déférence.
Faisaient les honneurs de la danse.
Comme elles balaient gentiment !
L'une venait tout bellement
Contre l'autre, puis au passage
Approchait son joli visage ;
A voir leur bouche se croiser,
Elles semblaient s'entrebaiser
Quand se cambrait leur taille souple.
Comment vous peindre ce beau couple ?
52 LE ROMAN DE LA ROSE.
79;. Mes à nul jor ne me quéissc
Remuer, tant que ge véisse
Geste geut ainsinc efForcier
De caroler et de dancier.
Ci endroit devise l'Amant
De la karole le semblant,
Et comment il vit Cortoisie
Qui l'apela par druerie,
Et li monstra la contenance
De celé gent, et de lor dance.
La karole tout en estant
Regardai iluec jusqu'à tant
C'une dame bien enseignie
Me tresvit : ce fu Cortoisie
La vaillant et la débonnaire,
Que Diex dcfiende de contraire.
Cortoisie lors m'apela :
Biaux amis, que faites-vous là?
Fait Cortoisie, ça venez,
Et avecques nous vous prenez
A la karole, s'il vous plest.
Sans demorance et sans arrest
A la karole me sui pris.
Si n'en fui pas trop entrepris,
Et sachiés que moult m'agréa
Q.uant Cortoisie m'en pria,
Et me dist que je karolassc,
Car de karoler, se j'osasse,
Estoie envieus et sorpris.
A regarder lores me pris
LE ROMAN DE LA ROSE. 53
Jamais je n'eusse me mouvoir
Pensé, tant me plaisait de voir
Ces gens en si belle accordance
Mener la karole et la danse.
Ici devise notre Amant
De la karole le semblant,
Et comment il vit Courtoisie
L'appeler par galanterie,
Et lui raconter ce qu'était
Tout ce monde et ce qu'il dansait.
Toujours là debout, immobile.
Je contemplais la troupe agile,
Quand une charmante beauté,
Cœur vaillant et plein de bonté
(Que Dieu garde toute sa vie !)
M'aperçut. C'était Courtoisie.
Aussitôt elle m'appela :
« Bel ami, que faites-vous là?
Or ça, venez, fait Courtoisie;
A karoler je vous convie.
Avec nous venez, s'il vous plaît. »
A la karole sans arrêt.
Sans hésiter je fus me prendre
Et sans chercher à m'en défendre.
Car c'était mon plus vif désir ;
Et, sachez-le, plus grand plaisir
N'eût su me faire Courtoisie.
Je n'osais, mais brûlais d'envie
De courir aussi karoler.
Lors je me pris à contempler
54 L2 ROMAN DE LA ROSE.
825. Les cors, les f-içons et les chicres,
Les semblances et les manières
Des gens qui ilec karoloient :
Si vous dirai quex il estoient.
Déduit fu biaus et Ions et drois,
James en terre ne venrois
Où vous truissiés nul plus bel homme
La face avoit cum une pomme,
Vermoille et blanche tout entour,
Cointes tu et de bel atour.
Les yex ot vairs, la bouche gente,
Et le nez fait par grant entente ;
Cheveus ot blons, recercelés,
Par espaules fu auques lés,
Et gresles parmi la ceinture :
Il rcsembloit une painture,
Tant cre biaus et accsmés,
Et de tous membres bien formés.
Remuans fu, et preus, et vistes,
Plus légier homme ne véistes ;
Si n'avoit barbe, ne grenon,
Se petiz peus folages non,
Car il ert joncs damoisiaus.
D'un samit portret à oysiaus,
Qui ère tout à or batus,
Fu ses cors richement vestus.
Moult iert sa robe dcsguisée,
Et fut moult riche et encisée,
Et décopée par cointise;
Chauciés refu par grant mestrise
D'uns solers décopés à las ;
Par druerie et par solas
LE ROMAN DU I.A KOSE. J$
Les visages, les contenances,
Les costumes et les scniblances
De tous ces gens qui Uarolaient ;
Je vous dirai ce qu'ils étaient.
Déduit était de sa nature
Droit et beau, de haute stature,
L'air noble et de grand appareil
Et gracieux, le teint vermeil
Autour et blanc comme une pomme ;
Jamais on ne vit plus bel homme :
Mignonne bouclie, de beaux yeux,
Le nez fait au moule, cheveux
Blonds tombant en boucles soyeuses
Sur ses épaules musculeuses.
Sa taille fine cependant
Était bien prise. En regardant
Ce beau corps, sa riche parure,
On croyait voir une peinture.
Nul homme avec lui n'eût lutté
De vigueur ni d'agilité.
C'était, tout brillant de jeunesse,
Un damoiseau plein de noblesse ;
Ni moustache ni barbe encor.
Mais le fin duvet couleur d'or
De la première adolescence.
Il était avec élégance
Vêtu tout d'or et de satin
Tissu d'oiseaux à grand dessin.
Sa robe à la coupe savante
Et d'ornements étincelante.
Tombait en festons gracieux ;
Un brodequin délicieux
Enlaçait sa jambe arrondie,
Et par amour sa douce amie
56 LE ROMAN DE LA ROSE.
S;;, Li ot s'amie fet chapcl
De roses qui moult li sist bel.
Savés-vous qui estoit s'amie ?
Lcesce qui ncl' haoit mie,
L'cnvoisie, la bien chantans,
Qui dès lors qu'el n'ot que sept ans
De s'amor li domia l'otroi :
Déduit la tint parmi le doi
A la karole, et ele lui,
Bien s'entr'amoient ambedui :
Car il iert biaus, et ele bêle,
Bien resembloit rose novele
De sa color. S'ot la char tendre,
Qu'en la li pcust toute fendre
A une petitete ronce.
Le front ot blanc, poli, sans fronce^
Les sorcis bruns et enarchiés,
Les yex gros et si envoisiés.
Qu'ils rioient tousjors avant
Que la bouchete par couvant.
Je ne vous sai du nés que dire,
L'en nel' féist pas miex de cire.
Ele ot la bouche petitete.
Et por baisier son ami, preste ;
Le chief ot blons et reluisant.
Que vous iroie-je disant ?
Bêle fu et bien atornée ;
D'ung fil d'or ère galonnée,
S'ot ung chapel d'orfrois tout nuef.
Je qu'en oi véu vint et nuef,
A nul jor mes véu n'avoie
Chapel si bien ouvré de soie.
D'un samit qui ert tous dorés
Fu ses cors richement parés,
LE ROMAN DE LA ROSE. 57
Lui avait tout de roses fait
De ses mains un beau chapelet.
Savez-vous quelle était sa mie ?
Liesse qui ne le hait mie,
La gente et joyeuse aux doux chants.
A lui dès l'âge de sept ans
D'amour elle donna le gage.
Déduit la prend au doigt, l'engage
A la karole, et chaque amant
Moult s'enlace amoureusement.
Il était beau, elle était belle,
Et bien semblait rose nouvelle
A voir son teint vermeil et clair :
La moindre épine à cette chair
Si tendre eût fait une blessure :
Son front était blanc, sans plissure.
Ses sourcils bruns et bien arqués,
Ses yeux gros et si enjoués
Qu'ils paraissaient toujours sourire
Avant même la bouche rire.
Qui toute mignonne s'ouvrait,
Toujours aux baisers s'apprêtait.
Du nez, je ne sais que vous dire ;
On n'en fait pas de mieux en cire.
Son chef était blond et luisant.
Que vous irai-je encor disant?
Belle était et bien atournée.
D'un fil d'or toute galonnée ;
Son chapel d'or était tout neuf.
J'en ai vu plus de vingt et neuf,
Mais jamais chapel, que je croie.
Si bien ouvré de belle soie.
Son corps était enfin paré
De ce riche satin doré
5 s LE ROMAN DE LA ROSE.
Sio- De quoi son ami avoir robe,
Si en estoit assés plus gobe.
VI
Ci dit l'Amant des biax atours
Dont iert vestus li Diex d'Araouri.
A li se tint de l'autre part
Li Diex d'Amors, cil qui départ
Amorctcs à sa devise.
C'est cil qui les amans justisc,
Et qui abat l'orguel des gens,
Et si fait des seignors scrgcns,
Et des dames refait bajesses.
Quant il les trove trop engresses.
Li Diex d'Amors de la façon,
Ne rescmbloit mie garçon :
De beaulté fist moult à prisier,
Mes de sa robe devisier
Criens durement qu'encombré soie.
Il n'avoit pas robe de soie,
Ains avoit robe de floretes,
Fête par fines amoreles
A losenges, à cscuciaus,
A oiselés, à lionciaus,
Et à bestes et à liépars ;
Fu la robe de toutes pars
Portraite, et ovrée de flors
Par diverseté de colors.
Flors i avoit de maintes guises
Qui furent par grant sens assises :
Nulle flor en esté ne nest
Qui n'i soit, neis flor de genest,
LE ROMAN DE LA ROSE. 59
Que D(5duit son ami préfère,
Faveur dont moult elle était fière.
VI
Ci dit l'Amant les beaux atours
Dont est vêtu le Dieu d'Amours.
Tout près d'eux d'autre part s'avance
Dieu d'x\mours. C'est lui qui dispense
Les amourettes aux amants,
Et qui rabat l'orgueil des gens,
Et quand les trouve trop méchantes
Des dames fait d'humbles servantes
Et des seigneurs simples sergents ;
C'est lui le maître des amants.
Du Dieu d'Amours telle est la grâce
Qu'on devine sa noble race ;
On est surpris de sa beauté,
Et nul sa robe, en vérité.
Ne saurait peindre, que je croie.
Il n'avait pas robe de soie.
Mais bien avait robe de fleurs.
Œuvre d'amour de mille cœurs.
Ce n'était qu'écussons, lozanges,
Léopards, animaux étranges.
Oiseaux de diverses couleurs :
Ce n'était que bouquets de fleurs
De mille sortes variées
Et artistement mariées.
Nulle fleur en été ne naît
Qui n'y fût; la fleur de genêt,
La violette, la pervenche,
Mainte fleur azur, jaune ou blanche,
60 LE ROMAN DE LA ROSE.
gip. Ne violete, ne parvanche,
Ne fleur inde, jaune ne blanche ;
Si ot par Icus entremeslées
Foilles de roses grans et lées.
Il ot ou chief ung chapelet
De roses ; mes rossignolet
Qui entor son chief voletoient,
Les foilles jus en abatoient :
Car il iert tout covers d'oisiaus,
De papegaus, de rossignaus,
De calandres et de mésanges ;
Il sembloit que ce fust uns anges
Qui fust tantost venus du ciau.
Amers avoit ung jovenciau
Qu'il faisoit estre iluec delés;
Douz-Regard estoit apelcs.
Icis bachelcrs regardoit
Les carolcs, et si gardoit
Au Diex d'Amors deux ars turquois.
Li uns des ars si fu d'un bois
Dont li fruit iert mal savorés ;
Tous plains de nouz et bocerés
Fu li ars dessous et dessore,
Et si estoil plus noirs que more '*.
Li autres ars fu d'un plançon
Longuet et de gente façon ;
Si fu bien fait et bien dolés,
Et si fu moult bien pipelés.
Dames i ot de tous sens pointes,
Et valés envoisiés et cointes.
Ices deux ars tint Dous-Regars
Qui ne sembloit mie estre gars,
Avec dix des floiches son mestre.
Il en tint cinq en sa main destre;
LE ROMAN DE LA ROSE. 6l
A la belle rose y venait
Mêler son modeste reflet.
La tête il avait festonnée
De roses que l'aile étonnée
Des rossignolets efTeuillait
Tout autour de son chapelet ;
Car il était couvert sans cesse
De mille oiseaux de toute espèce,
De rossignols, de perroquets,
De mésanges, de roitelets ;
Il semblait que ce fût un ange
Des cieux. Tout près d'Amour se range
Un jouvenceau son compagnon ;
Doux-Regard, tel était son nom.
Joyeux la karole il regarde
Et dans chacune main il garde
Au Dieu d'Amours un arc turcquois.
Le premier des arcs est d'un bois
Aux fruits amers sans aucun doute ;
Son aspect repoussant dégoûte ;
Il est plein de bosses, de nœuds.
Et plus noir que More hideux**.
L'autre, au contraiie, est d'une branche
Flexible, gracieuse et blanche,
Toute couverte de dessins
Des plus jolis et des plus fins.
On n'y voyait que dames gentes,
Varlets aux mines avenantes.
Doux-Regard les tenait tous deux
Et cinq flèches pour chacun d'eux.
De sa main droite les plus belles
A son maître il tendait ; les ailes,
Les coches, tout était bien fait;
Tout couvert d'or le fût brillait
62 LE ROMAN DE LA ROSE.
953. Mes moult orcnt iccs cinq floiches
Les penons bien fais, et les coiches :
Si furent toutes à or pointes,
Fors et tranchans orcnt les pointes,
Et aguës por bien percier,
Et si n'i ot fer ne acier ;
One n'i ot riens qui d'or ne fust.
Fors que les penons et le fust :
Car el furent encarrelées
De sajetes d'or barbelées.
La meillorc et la plus isnele
De ces floiches, et la plus bêle,
Et celé où li meillor pcnon
Furent entes, Biautcs ot non '^.
Une d'eles qui le mains blece,
Ot non, ce m'est avis, Simplece.
Une autre en i ot apelce
Franchise ; celé iert empenée
De valor et de cortoisie.
La quarte avoit non Compaignîc :
En celé ot moult pesant sajcie,
Ele n'iert pas d'aler loing preste -,
Mes qui de près en vosist traire *•*,
Il en péust assez mal faire.
La quinte avoit non Biau-Sembl.mt,
Ce fut toute la mains grevant.
Ne porquant el fait moult grant plaie ;
Mes cis atent bonne menaie.
Qui de celé floiche est plaies.
Ses maus en est mielx emplaics :
Car il puet tost santé atcndre.
S'en doit estrc sa dolor mciidrc.
Cinq floiches i ot d'autre guise,
Qui furent lédes à devise :
LE ROMAN DE LA ROSE. 6$
Garni de pointe meurtrière
De fer non, ni d'acier vulgaire.
Du reste, rien qui d'or ne fût,
Sauf les ailerons et le fût,
Car les pointes étaient doublées
De sagettes d'or barbelées.
Des traits le plus prompt, le meilleur.
Et le plus beau pour sa couleur,
Et les plumes de son enture '^
Était Beauté. De sa nature
Simplesse est moins à redouter.
Le tiers Franchise, à n'en douter,
De valeur et de courtoisie
Fut empenné. Puis Compagnie
Quatrième; à son dard pesant.
On sentait que peu malfaisant
De loin, grand mal il pouvait faire
Si de près on le voulait traire *'*.
Le cinquième était Beau-Semblant,
Le moins dangereux, qui pourtant
Fait grand' blessure ; mais sa plaie
Laisse espoir qui les maux défraie.
Permet d'attendre la santé.
Par quoi le cœur est conforté.
L'autre main tenait au contraire
Cinq traits d'une horrible matière.
64 LE ROiMAN DE LA ROSE.
987. Li fust cstoicnt et li fer
Plus noirs que déablcs d'enfer.
La première avoit non Orguex,
L'autre qui ne valoit pas miex,
Fu apclée Vilenie ;
Icele fu de félonie
Toute tainte et envenimée
La tierce fu Honte clamée,
Et la quarte Desespérance :
Novel-Penser fu sans doutance -'
Apelée la darreniere.
Ces cinq floiches d'une manière
Furent, et moult bien resemblablcs ;
Moult par lor cstoit convenables
Li uns des arcs qui fu liideus.
Et plains de neus, et eschardeus;
Il devoit bien tiex floiches traire,
Car el erent force et contraire
As autres cinq floiches sans doute.
Mes ne dire pas ore toute
Lor forces, ne lor poestés.
Bien vous sera la vérités
Contée, et la sénéfiance
Nel' métré mie en obliance ;
Ains vous dirai que tout ce monte,
Ainçois que je fine mon conte.
Or revendrai à ma parole :
Des nobles gens de la karole
M'estuet dire les contenances.
Et les ûtçons et les semblances.
Li Diex d'Amors se fu bien pris
A une dame de haut pris,
Et delez lui iert ajoustés :
Icclc dame ot non Biautés.
LE ROMAN' DE LA ROSE. l6$
Leur fût était comme leur fer
Aussi noir que diable d'enfer.
C'était d'abord Orgueil. Vilenie
Venait après, de félonie
Tout empreint, tout envenimé.
Ce trait vaut le premier nommé,
Et le premier vaut le deuxième.
Ensuite Honte le troisième,
Le quatrième. Désespoir;
Enfin, le dernier, à le voir,
Nouveau-Pcnser me parût être-'.
A peine peut-on reconnaître
Ces traits, tant ils sont ressemblants.
C'était bien les dignes pendants
De l'arc à figure hideuse,
Liforme et toute raboteuse,
Qui me sembla fiait tout exprès
Pour lancer de si vilains traits,
Car ils avaient force contraire
Aux cinq que je viens de pourtraire.
Céans vous ne pouvez savoir
Toute leur force et leur pouvoir ;
Mais la vérité toute entière
Ne mettrez en doutance guère
Lorsque ce conte vous lirez ;
Avant la fin vous le saurez.
Or revenons à ma parole.
Des nobles gens de la karole
Je vais vous dépeindre les jeux,
Le maintien, les airs gracieux.
Près de dame de grand' noblesse,
Galant, le dieu d'Amours s'empresse.
Elle était debout à côté
De lui ; c'était Dame Beauté
5
66 LE ROMAX DE LA ROSE.
I02I. Ainsinc cum une des cinq flèches,
En 11 ot maintes bonnes tcches ** :
El ne fu oscure, ne brune,
Ains fu clerc comme la lune,
Envers qui les autres estoilcs
Rcsemblcnt petites chandoilcs.
Tendre ot la char comme rousée,
Simple fu cum une espousée,
Et blanche comme flor de lis ;
Si ot le vis clcr et alis,
Et fu greslete et alignie,
Ne fu fardée ne guignic :
Car el n'avoit mie mcstier
De soi tifer ne d'afctier.
Les cheveus ot blons et si Ions
Qu'il H batoient as talons ;
Nez ot bien fait, et yelx et bouche.
Moult grant douçor au cuer me touche.
Si m'aïst Diex, quant il me membre
De la flacon de chascun membre.
Qu'il n'ot si belc famé où monde.
Briément el fu jonete et blonde,
Sade, plaisant, aperte et cointe,
Grassete et gresle, gente et jointe.
LE ROMAN DE LA ROSE. 67
Comme la flèche merveilleuse
De vertus riche et gcncreuse,
Obscure ni brune. Tel luit
L'astre radieux de la nuit,
Près de qui les autres étoiles
Ne sont que petites chandoiles.
Elle était blanche comme un lys,
Le teint, le front clairs et polis,
La chair tendre comme rosée
Et simple comme une épousée :
Taille grêle, ensemble charmant.
Sans fard et sans déguisement.
Car elle n'avait, je vous jure.
Besoin d'atours ni de parure.
Ses blonds cheveux étaient si longs
Qu'ils venaient battre ses talons,
Bien faits son nez, ses yeux, sa bouche.
Moult grand' douceur au cœur me touche
(M'assiste Dieu !) quand je revois
Tous ses charmes comme autrefois !
N'était si belle femme au monde !
Bref, elle était jeunette et blonde,
Au regard doux, sade et plaisant,
Au corps rondelet, svelte et gent.
68 LE ROMAN DE LA ROSE.
VII
Ci parle l'Amant de Richesse,
Qui tnoult estoit de grant noblesse ;
Mais de si grant boban estoit,
Que nul povre home n'adaignoit,
Ainz le boutoit tousjors arrière :
Si l'en doit-l'en avoir mains chiere.
Près de Biautc se tint Richece,
Une dame de grant hautece,
De grant pris et de grant affaire.
Qui à li ne as siens mcffaire
Osast riens par fais, ou par dis,
Il fust moult fiers et moult hardis;
Qu'ele puet moult nuire et aidier.
Ce n'est mie ne d'ui ne d'ier
Que riches gens ont grant poissance
De faire ou aide, ou grévance.
Tuit li greignor et li menor
Portoient à Richece honor :
Tuit baoient à li servir,
Por l'amor de li deservir ;
Chascuns sa dame la clamoit.
Car tous li mondes la cremoit ;
Tous li nions iert en son dangier.
En sa cort ot maint losengier.
Maint traïtor, maint cnvieus :
Ce sunt cil qui sunt curieus
De desprisier et de blasmer
Tous ceus qui font miex. à amer.
Par devant por eus losengier,
Loent les gens li losengier ;
LE ROMAN DE LA KOSE. 69
VII
Ci parle l'Amant de Richesse
Qui dame était de grand' noblesse.
Mais de si grand orgueil était
Que nul pauvre bomrae n'accueillait.
Mais le boutait toujours arriére ;
Aussi doit-on l'avoir moins chère.
Trônait Richesse près Beauté.
Dame c'était de grand' fierté.
De grand prix et de grande affaire.
Bien hardi qui osât méfaire
A elle ou aux siens. Elle peut
Aider, nuire quand elle veut.
Au riche la toute-puissance !
Les biens et les maux il dispense
A son gré; ce n'est pas d'hier.
Grands et petits, l'humble et le fier
Font honneur à dame Richesse,
Chacun à la servir s'empresse,
Afin d'obtenir ses faveurs ;
Chacun veut porter ses couleurs,
Chacun reconnaît sa puissance
Par crainte et non par préférence.
Sa cour n'est qu'envieux, flatteurs
Et traîtres, et ces vils menteurs
S'attaquent surtout avec rage
Au plus aimable et au plus sage ;
Devant c'est l'adulation
La plus vile ; avec onction
Tout le monde en parole ils louent ;
Mais leurs louanges les gens rouent
70 LE ROMAN DE LA ROSE.
1075. Tout le monde par parole oignent,
Mes lor losenges les gens poignent **
Par derrière dusques as os **,
Qu'il abaissent des bons les los,
Et dcslocnt les aloés,
Et si loent les dcsloés.
Maint prodommes ont encusés,
Et de lor honnor reculés
Li losengier par lor losenges ;
Car il font ceus des cors estranges
Qui déussent estre privés :
Mal puissent-il estre arivés
Icil losengier plain d'envie !
Car nus prodons n'aime lor vie.
Richece ot une porpre robe,
Ice ne tenés mie à lobe,
Que je vous di bien et afiche
Qu'il n'ot si belc, ne si riche
Où monde, ne si envoisie.
La porpre fu toute orfroisie.
Si ot portraites à orfrois
Estoircs de dus et de rois '^.
Si estoit au col bien orlée
D'une bende d'or néélée
Moult richement, sachiés sans faille.
Si i avoit tretout à taille
De riches pierres grant plenté
Qui moult rendoient grant clarté.
Richece ot ung moult riche ceint *^
Par desus celé porpre ceint ;
La boucle d'une pierre fu
Qui ot grant force et grant vertu :
Car cis qui sor soi la portoit.
Nés uns venins ne redotoit ;
LE ROMAX DE LA ROSE. 7I
Par derrière jusques aux os °* ;
Ils abaissent des bons les los,
Souillent partout la prudhommie,
Par contre exaltent l'infamie.
Par eux le bon est accusé
Et voit son honneur exposé
A l'hypocrite calomnie ;
Tels on voit par leur perfidie
Maints preux souvent des cours chassés.
Qu'à leur tour soient de Dieu laissés
Tous ces vils flatteurs pleins d'envie;
Nul prud'homme n'aime leur vie.
Robe pourpre Richesse avait,
Et si nul pour faux le tenait,
Je ne crains pas qu'il me confonde,
Si belle robe n'est au monde,
Si riche ni si gente encor;
Car en ses lés la pourpre d'or
Retraçait à notre mémoire
De ducs et de rois mainte histoire *^.
Bien en était le col ourlé
D'une bande d'or niellé,
Moult richement, je ne vous raille,
Puis y brillaient, de riche taille.
Pierres fines en quantité
Qui moult rendaient grande clarté.
Richesse avait riche ceinture -®
Par dessus sa pourpre vêture ;
La boucle d'une pierre était
Qui grand pouvoir et force avait ;
Car celui qui cette ceinture
Porte, tous les venins conjure;
72 LE ROMAN DE LA ROSE.
1109. Nus ncl' pooit envenimer,
Moult faisoit la pierre à aimer.
Elle vausist à ung prodomme
Miex que trestous.li ors de Romme.
D'une pierre fu H mordens,
Qj-ii garissoit du mal des dens ;
Et si avoit ung tel éur,
Que cis pooit estre asséur
Tretous les jors de sa véue,
Qui à géun l'avoit véue.
Li clou furent d'or esmeré,
Qui erent el tissu doré ;
Si estoient gros et pesant,
En chascun ot bien ung bcsant.
Richece ot sus ses treces sores
Ung cercle d'or ; onques encores
* Ne fu si biaus véus, ce cuit,
Car il fu tout d'or fin recuit ;
Mes cis seroit bons devisierres
Qui vous sauroit toutes les pierres.
Qui i estoient, devisier,
Car l'en ne porroit pas prisier
L'avoir que les pierres valoient,
Qui en l'or assises estoient.
Rubis i ot, saphirs, jagonces,
Esmeraudes plus de dix onces.
Mais devant ot par grant mestrise,
Une escharboucle où cercle assise,
Et la pierre si clere estoit.
Que maintenant qu'il anuitoit.
L'en s'en véist bien au besoing
Conduire d'une liuc loing.
Tel clarté de la pierre yssoit.
Que Richece en resplendissoit
LE ROMAN DE LA ROSE. 75
Nul ne le peut envenimer :
C'est la pierre qui fait aimer ;
Elle vaudrait à un prudhomme
Mieux que tretous les ors de Rome.
D'une pierre étaient les mordants
Qui guérissait du mal de dents.
Et tel à jeun qui l'aurait vue,
De conserver toujours la vue
Serait sur, j'en suis convaincu,
Tant est puissante sa vertu.
Les clous gros et pesants, je pense,
Au moins comme un besant de France,
Étaient de fin or épure
Et semaient le tissu doré.
Pour maintenir sa blonde tresse
Un cercle d'or avait Richesse;
Oncqucs nul de plus beau ne vit,
Car il était tout d'or recuit.
Ce serait un conteur habile
Celui dont la plume subtile
Toutes les pierres dépeindrait;
Car nul estimer ne saurait
La valeur de ces pierreries
Dans l'or habilement serties.
Dix onces de grenat je vis,
Saphyrs, émeraudes, rubis,
Mais par dessus tout dominante,
Une escarboucle étincelante,
Sur le cercle assise, jetait
Au loin un si puissant reflet
Q.u'en cette nuit portait la vue
Une lieue au moins d'étendue ;
Et lueur telle en jaillissait
Que Richesse en resplendissait
y4 LE ROMAN DE LA ROSE.
1143. Durement le vis et la face,
Et entor li toute la place.
Richcce tint parmi la main
Ung valet de grant biauté plain,
Qui fu ses amis veritiez.
C'est uns bons qui en biaus ostiez
Maintenir moult se délitoit.
Gis se chauçoit bien et vestoit,
Si avoit les chcvaus de pris ;
Cis cuidast bien estre repris
Ou de murtre, ou de larrecin,
S'en s'estable cust ung roucin.
Por ce amoit-il moult l'acointance
De Richece et la bien-voillance,
Qu'il avoit tous jors en porpens
De démener les grans despenr,
Et el les pooit bien sofFrir,
Et tous ses despens maintenir ;
El li donnoit autant deniers
Cum s'el les puisast en greniers.
Après refu Largece assise,
Qui fu bien duite et bien aprise
De faire honor, et de despendre :
El fu du linage Alexandre;
Si n'avoit-el joie de rien
Cum quant cl pooit dire, tien.
Néis Avarice la chétive
N'ert pas si à prendre ententivc
Cum Largece ère de donner ;
Et Diex li fesoit foisonner
Ses biens si qu'ele ne savoit
Tant donner, cum cl plus avoit.
Moult a Largece pris et los ;
Ele a les sages et les fos
LE ROMAX DE LA ROSE. 7$
Toute cnticrc, son corps, sa face,
Voire alentour toute la place.
Richesse tenait par la main
Un varlet de grand' beauté plein
Et son ami sans aucun doute.
Par dessus tout cet homme goûte
Grands hôtels, splendides châteaux,
Chaussures, vêtements royaux,
Chevaux de prix, vaste écurie.
Il eût craint d'être, je parie,
Repris de meurtre ou de larcin.
S'il eût en l'étable un roussin.
Aussi cherchait-il l'accointance
De Richesse et la bienviellance ;
Car il ne songeait en tous temps
Qu'à démener les grands dépens,
Et bien pouvait-il, sans doutance,
Soutenir sa magnificence,
Car elle lui versait deniers
Comme puisant à pleins greniers.
Ensuite assise était Largesse,
Dame généreuse et maîtresse
Passée en prodigalité.
Nul ne savait, en vérité,
Mieux faire honneur et l'or épandre ;
Elle était du sang d'Alexandre,
Et plaisir ne prenait de rien
Comme de pouvoir dire : Tien.
Non, Avarice la chétive
N'est pas à garder attentive
Comme Largesse est A donner,
Et Dieu lui fait tant foisonner
Ses biens que toujours l'abondance
Surpasse sa magnificence.
yô LE ROMAN DE LA ROSE.
1177. Outréement ù son bandon,
Car ele savoit fcre biau don ;
S'ainsinc fust qu'aucuns la haïst,
Si cuit-ge que de ceus féist
Ses amis par son biau servise ;
Et por ce ot-ele à devise
L'amor des povres et des riches.
Moult est fos liaus homs qui est chiches !
Haus homs ne puet avoir nul vice,
Qui tant li griet cum avarice :
Car hons avers ne puet conquerra
Ne seignorie, ne grant terre ;
Car il n'a pas d'amis plenté,
Dont il face sa volentc.
Mes qui amis vodra avoir,
Si n'ait mie chier son avoir,
Ains par biaus dons amis acquière :
Car tout en autretel manière
Cum la pierre de l'aïment
Trait à soi le fer soutilment,
Ainsinc atrait les cuers des gens
Li ors qu'en donne et li argens.
Largece ot robe toute fresche
D'une porpre sarrazinesche ;
S'ot le vis bel et bien formé ;
Mes el ot son col dcffermé,
Qu'el avoit iluec en présent
A une dame fet présent,
N'avoit gueres, de son fermai,
Et ce ne li séoit pas mal,
Que sa chcvcçaillc iert overte,
Et sa gorge si descoverte,
LE ROMAN DE LA ROSE. 77
1171. Largesse aussi recherchent tous,
Elle a les sages et les fous,
Tous sans réserve à son service ;
Car toujours l'or de sa main glisse,
Et si quelqu'un la haïssait,
Bien vite un ami s'en ferait
Par sa généreuse franchise ;
Aussi tient-elle en toute guise
Du pauvre et du riche l'amour.
Fol le Grand au cœur chiche et sourd I
Un Grand ne peut avoir nul vice
Qui l'abaisse autant qu'avarice :
Avare ne peut obtenir
Honneurs ni grands fiefs conquérir.
Car d'amis certes il n'a guère
Qui veuillent sa volonté faire.
Tel qui veut des amis avoir.
Qu'il n'ait pas trop cher son avoir.
Mais par beaux dons qu'il les acquière.
C'est ainsi de même manière
Que l'on voit la pierre d'aimant
Tirer le fer subtilement;
Ainsi le cœur des gens attire
L'argent qu'on donne tire à tire.
Largesse avait frais vêtement
De riche pourprj d'Orient,
Les traits beaux et pleins d'élégance,
Le col ouvert par négligence,
Car elle avait tout justement '
A certaine dame en présent
Son fermai 1 octroyé naguère.
J'aimais assez cette manière
De laisser sa coiffe s'ouvrir
Et sa gorge se découvrir ;
78 LE ROMAN DI£ LA ROSE.
1209. Que parmi outre la chemise
Li blanchoioit sa char alise.
Largece la vaillant, la sage,
Tint ung chevalier du linage
Au bon roy Artus de Bretaigne
Ce fut cil qui porta l'enseigne .
De Valor et le gonfanon.
Encor est-il de tel renom,
Que l'en conte de li les contes
Et devant rois, et devant^contes.
Cil chevalier novelement
Pu venus d'ung tornoiement,
Où il ot faite por s'amie
Mainte jouste et mainte envaïe,
Et pcrcié maint escu bouclé,
Maint hiaumc i avoit desserdé,
Et maint chevalier abatu,
Et pris par force et par vertu.
Après tous ceus se tint Franchise,
Qui ne fu ne brune ne bise,
Ains ère blanche comme nois,
Et si n'ot pas nés d'Orlenois **,
Ainçois l'avoit lonc et traitis,
lex vairs rians, sorcis votis :
S'ot les chevous et blons, et Ions,
Et fu simple comme uns coulons.
Le cuer ot dous et débonnaire :
Ele n'osast dire ne faire
A nuli riens qu'el ne déust ;
Et s'cle ung homme cognéust
Qui fust destrois por s'amitié,
Tantost éust de li pitié,
LE ROMAN DE LA ROSE. 79
Car dessous sa chemise fine
Blanchoyait sa belle poitrine.
Tenait Largesse au cœur vaillant
Un beau chevalier descendant
Du bon roi Artus de Bretaigne *'',
Celui-là qui tenait l'enseigne
De Valeur et le gonfanon.
Encor est-il de tel renom
Que l'on conte de lui les contes,
Et devant rois et devant comtes.
Ce chevalier nouvellement
Était venu d'un tournoiement,
Où fait avait pour sa maîtresse
Mainte joute et mainte prouesse
Et percé maint écu bouclé,
Et de sa lance décerclé
Maint haume et puis mainte visière,
Maint chevalier dans la poussière
A%'ait de son bras abattu
Et pris par force et par vertu.
Ensuite se tenait Franchise
Qui n'était ni brune ni bise,
Au teint plus que la neige blanc,
El n'avait pas nez d'Orléan -^,
Mais long et bien fiiit au contraire.
Sourcils arqués, prunelle claire,
Longs cheveux blonds ceints d'un bandeau.
Et l'air simple d'un colombeau :
Le cœur si doux et débonnaire
Que jamais il n'eût osé faire
Aux autres que ce qu'il devait ;
Car si nul homme elle savait
Qui fût pour l'amour d'elle en peine.
Point ne lui serait inhumaine;
80 LI- ROMAN DE LA ROSE.
1241 Qi-i'cle ot le cucr si pitcable,
Et si dous et si amiable,
Que se nus por li mal traisist,
S'cl ne li aidast, el crainsist
Qu'el féist trop grant vilonnie.
Vestuc ot une sorquanie,
Qui ne fu mie de borras :
N'ot si bêle jusqu'à Arras;
Car el fu si coillie et jointe,
Qu'il n'i ot une seule pointe
Qui à son droit ne fust assise.
Moult fu bien vestue Franchise ;
Car nule robe n'est si bêle
Que sorquanie à damoisele.
Famé est plus cointe et plus mignote
En sorquanie que en cote :
La sorquanie qui fu blanche
Senefioit que douce et franche
Estoit cclc qui la vestoit.
Uns bachelers jones s'estoît
Pris à Franchise lez à lez ;
Ne soi comment ert apelé,
Mes biaus estoit, se il fust ores
Fiex au seignor de Gundcsores -^.
VIII
Ci parle l'Auctcur de Courtoisie 30
Qui est courtoise et de tous prisic,
Et par tout fet moult à loer :
Chascuii doit Courtoisie .amer.
Après se tcnoit Cortoisic,
Qui moult estoit de tous prisie,
LE ROMAN DE LA ROSE. 8l
Bien plus, son cœur compatissant
Et si aimable, lui voyant
L'dme trop durement atteinte,
A son aide viendrait, de crainte
De causer quelque grand malheur.
D'un drap tîn de grande valeur
La vêtait capote plus belle
Que jamais n'en porta pucelle
D'ici Arras. Si fraîche était
Et si bien faite, qu'on n'aurait
Repris la plus petite pointe.
Femme est plus gentille et mieux jointe
Ainsi qu'en cote simplement.
Charmant était ce vêtement,
Car nulle robe n'est si belle
Qu'une capote à damoiselle.
Cette capote de drap blanc
Indiquait qu'un cœur doux et franc
Battait en sa belle poitrine.
Un jouvenceau de bonne mine
Près de Franchise se tenait ;
Je ne sais comme on le nommait,
Mais il était beau, puis encore
Fils du seigneur de Gundesore *^.
VIII
L'Auteur parle de Courtoisie
Moult courtoise et de tous bénie,
Ne cherchant qu'à faire plaisir;
Aussi chacun la doit chérir.
Après se tenait Courtoisie
Qui moult était de tous chérie.
82 LE RO.\L\N DE LA ROSE.
,271. Si n'ere orguilleuse ne foie.
C'est celé qui à la karole
La soe merci m'apela
Ains que nule, quant je vins là.
El ne fu ne nice, n'umbrage,
Mes sages auques sans outrage,
De biaus respons et de biaus dis,^
One nus ne fu par li laidis,
Ne ne porta nului rancune.
El fu clere comme la lune
Est avers les autres estoiles ^*
Qui ne resemblcnt que chandoiles.
Faitisse estoit et avenant,
Je ne sai famé plus plaisant.
Ele ère en toutes cors bien digne
D'estre emperieris, ou roïne.
A li se tint uns chevaliers
Acointables et biaus parliers,
Qui sot bien faire honor as gens.
Li chevaliers fu biaus et gens.
Et as armes bien acesmés
Et de s'amie bien amés.
La bêle Oiseuse vint après,
Qui se tint de moi assés près.
De celé vous ai dit sans faille
Toute la façon et la taille ;
Jà plus ne vous en iert conté,
Car c'est celc qui la bonté
Me fist si grant qu'ele m'ovri
Le guichet del vergier florL
LE ROMAN DE LA ROSE. 8j
1269. Son cœur ne connaît pas l'orgueil.
C'est elle qui me fit accueil
Avant tout autre à la karole
Et vint m'adrcsser la parole.
Son air ouvert et souriant,
Son abord simple et engageant,
Son esprit vif, ses reparties
Toujours fines et bien senties
Dénotaient toute sa bonté.
Comme la lune sa beauté
Brillait, près de qui les étoiles "
Ne sont que petites chandoiles.
Je ne sais rien d'aussi plaisant
Que cet être aimable et charmant ;
Dans les cours on verrait à peine
Plus digne impératrice ou reine.
Près d'elle un noble chevalier
Aimable et galant cavalier,
De bonne et docte compagnie.
Semblait bien aimé de sa mie;
Car il était beau, fier et gent
Dessous ses armes et vaillant.
Après venait la belle Oyseuse
Que je choisis pour ma danseuse.
Je vous ai tout au long conté
Tous ses atours et sa beauté ;
Je n'ai plus rien à vous en dire.
Souvenez-vous qu'à mon martyre
C'est sa bonne âme qui mit fin
A la porte du beau jardin.
LE ROMAN DE LA ROSE.
IX
ijoi. Ici parole de Jonesce
Qui tant est sote et jeiigleresce.
Apres se tint mien esciant,
Jonesce au vis clcr et luisant,
Qui n'avoit encores passés
Si cum je cuit, douze ans d'assés.
Niccte fu, si ne pensoit'
Nul mal, ne nul engin qui soit;
Mes moult iert envoisie et gaie,
Car jone chose ne s'esmaie
Fors de joer, bien le savés.
Ses amis iert de li privés
En tel guise, qu'il la besoit
Toutes les fois que li plesoit,
Voians tous ceus de la karole :
Car qui d'aus deus tenist parole,
Il n'en fussent jà vergondeus,
Ains les véissiés entre aus deus
Baisier comme deus columbiaus.
Le valés fu jones et biaus,
Si estoit bien d'autel aage
Cum s'amie, et d'autel corage.
Ainsi karoloicnt ilecques
Cestc gens, et autres avecques,
Qui estoient de lor mesnies,
Franches gens et bien cnseignies,
Et gens de bel afetcmcnt
Estoient tuit communément.
LE ROMAN' DE LA ROSE. 85.
IX
Enfin Jeunesse la Jemièrc
Si naïve et sotte et légère.
Ensuite, comme il m'en souvieni,
La mignonne Jeunesse vient.
Ses douze premières annties
A peine étaient-elles sonnées ;
Ce n'était encor qu'un enfant
Au visage clair et luisant.
La pauvrette dans sa simplesse
Ne pensait à mal ni finesse,
Mais à rire, ;\ se divertir,
A jouer; c'est le seul plaisir,
Comme vous savez, de l'enfance.
Comme elle sans expérience
Son petit ami la baisait
Toutes les fois qu'il lui plaisait.
Devant tous ceux de la karole.
Car aussi bien, quelque parole
Que l'on dît d'eux, sans s'émouvoir,
Vous eussiez pu toujours les voir
Se baiser comme tourterelles.
C'était bien les mêmes cervelles
Et la même naïveté,
Et même âge, et même beauté.
Ainsi cette gente assemblée
Dansait la karole, mêlée
A une foule de danseurs
Comme eux beaux et brillants seigneurs
Et dames de grandes manières
Aussi belles que les premières.
LE ROMAN DE LA ROSE.
IJ29. Comment le Dieu d'Amors suivant,
Va au Jardin en espiant
L'Amant, tant qu'il soit bien à point
Que de ses cinq âesches soit point.
Quant j'oi vcues les semblances
De ceus qui menoient les dances,
J'oi lors talent que le vergier
Alasse véoir et cerchier,
Et remirer ces biaus moriers,
Ces pins, ces codres, ces loriers.
Les karoles jà remanoient,
Car tuit li plusors s'en aloient
O lor amies umbroier
Sous ces arbres por dosnoier.
Diex, cum menoient bonne vie !
Fox est qui n'a de tel envie ;
Qui autel vie avoir porroit,
De mieudre bien se sofferroit,
Q.u'il n'est nul greignor paradis
Qu'avoir amie à son devis.
D'ilecques me parti atant,
Si m'en alai seus esbatant
Par le vergier de çà en là,
Et li Diex d'Amors apela
Tretout maintenant Dous-Regart :
N'a or plus cure qu'il li gart
Son arc : donques sans plus atendre
L'arc li a commandé à tendre,
Et cis gaires n'i atendi,
Tout maintenant l'arc li tendi,
LE ROMAN DE LA ROSE. 87
t^ir). Ici VOUS allez voir comment
Va le Dieu d'Amours épiant
L'Amant, t.int que l'instant saisisse
Et de ses flèches le férisse.
Quand les danseurs j'eus admiré
Et leurs semblances à mon gré.
Je pus de ce verger splendide
Visiter les beautés sans guide,
Et rêver sous ces beaux mûriers,
Ces pins, coudriers et lauriers.
Du reste, désertant la danse.
Chacun de chercher le silence
Et l'ombre fraîche deux à deux
Dans les sentiers délicieux.
Dieu ! qu'ils menaient joyeuse vie !
Fol de leur sort qui n'eût envie !
Qui telle vie avoir pourrait
D'autre bien moult se passerait ;
Car posséder femme qu'on aime
Mieux vaut que le paradis même.
Lors donc, la karole quittant.
Je partis tout seul m'ébattant
Au hasard sur l'herbe nouvelle.
Soudain le Dieu d'Amours appelle
Tous bas Doux-Regard son ami,
Car il n'a plus besoin de lui.
Mais de son arc ; sans plus attendre
Il lui commande de le tendre.
Doux-Regard céans obéit.
Tend l'arc, en même temps choisit
I H. Herluison, éditeur.
88 LE ROMAN DE LA ROSE.
1359. Si li bailla et cinq sajctcs
Fors et poissans, d'aler loing prestes.
Li Diex d'Amors tantost de loing
Me prist à suivir, l'arc où poing.
Or me gart Diex de mortel plaie '* 1
Se il fait tant que à moi traie,
Il me grèvera moult forment.
Je qui de ce ne soi noient,
Vois par le vergier à délivre.
Et cil pensa bien de moi sivre ;
Mes en nul leu ne m'arresté,
Devant que j'oi par tout esté.
Li vergiers par compasséure
Si fu de droite quarréure,
S'ot de lonc autant cum de large ;
Nus arbres qui soit qui fruit charge.
Se n'est aucuns arbres hideus.
Dont il n'i ait ou ung, ou deus
Où vergier, ou plus, s'il avient.
Pomiers i ot, bien m'en sovient,
Qui chargoient pomes grenades.
C'est uns fruis moult bons à malades -^
De noiers i ot grant foison,
Qui chargoient en la saison
Itel fruit cum sunt nois mugades,
Qui ne sunt ameres, ne fades ;
Alemandiers y ot planté,
Et si ot où vergier planté
Maint figuier, et maint biau datier j
Si trovast qu'en éust mestier.
Où vergier mainte bone espice,
Cloz de girofle et requelice.
Graine de paradis novele,
Citoal, anis, et canele ",
LE ROMAN DE LA ROSE. 89
Cinq des flèches et lui présente
La plus rapide et plus puissante.
Le Dieu d'Amours tantôt de loin
Me prend à suivre l'arc au poing.
Mon Dieu ! de blessure mortelle '*
Garde-moi ; sa flèche cruelle
Me frapperait trop durement !
Moi, sans rien voir, innocemment.
Tandis qu'il me suit et me vise,
Cà et là je vais à ma guise
Sans m'arrèter et sans m'asseoir;
Je veux partout aller, tout voir.
Ce verger couvrait une espace
Carré dont chaque immense face
Formait des angles réguliers.
II n'était point d'arbres fruitiers,
Fors les malfaisantes espèces,
Dont il n'y eût une ou deux pièces
Au verger, ou plus, s'il advient.
C'était pommiers, il m'en souvient.
Qui tous portaient pommes grenades,
Fruit excellent pour les malades, ~
Et puis noyers à grand' foison
Qui fruits portaient en la saison
Semblables à des noix muscades
Qui ne sont amères ni fades,
Entremêlés de beaux dattiers
Et de figuiers et d'amandiers;
Voire encor mainte bonne épicc,
Clou de girofle et doux réglisse
Pourrait-on, cherchant avec soin,
Trouver, s'il en était besoin,
Graine de paradis nouvelle,
Citoal, anis ou cannelle '^
90 LE ROMAN DE LA ROSE.
1393. Et mainte espice délitable,
Que bon mengier fait après table '*.
Où vergier ot arbres domcsclies,
Qui chargoicnt et coins et pesches,
Châtaignes, nois, pommes et poires,
Nèfles, prunes blanches et noires.
Cerises fresches merveilletes,
Cormes, alies et noisetes ;
De haus loriers et de haus pins
Refu tous pucplés li jardins,
Et d'oliviers et de ciprés.
Dont il n'a gaires ici prés :
Ormes y ot branchus et gros,
Et avec ce charmes et fos,
Codres droites, trembles et chcsnes,
Erables haus, sapins et fresnes.
Que vous iroie-je notant ?
De divers arbres i ot tant.
Que moult en seroie encombrés,
Ains que les eusse nombres ;
Sachiés por voir, li arbres furent
Si loing à loing cum estre durent.
Li ung fu loing de l'autre assis
Plus de cinq toises, ou de sis :
Mes li rain furent lonc et haut.
Et por le Icu garder de chaut.
Furent si espés par deseure.
Que li solaus en nesune eure
Ne pooit à terre descendre.
Ne faire mal à l'erbe tendre.
Où vergier ot daims et chevrions.
Et moult grant plenté d'escoirions,
Qui par ces arbres gravissoient ;
Connins i avoit qui issoieut
LE ROMAN DE LA ROSE. 91
Et mainte épice complément
Choisi du repas d'un gourmand **.
Puis en ce verger magnifique
Croît aussi le fruit domestique,
Pèches et coins et cerisiers,
Cormes, alises, noisetiers.
Châtaignes, noix, pommes et poires,
Nèfles, prunes blanches et noires.
De tous côtés dans ce jardin
Surgit le laurier, le haut pin.
Des gros ormes l'épais branchage,
Hêtres, charmes au clair feuillage.
Et l'olivier et le cyprès
Comme on n'en voit guère ici-près.
Coudriers droits, trembles et chênes,
Érables hauts, sapins et frênes.
Que vous irai-je encor notant ?
D'arbres divers y avait tant.
Qu'avant d'en avoir dit le nombre.
J'ai peur que ce détail encombre.
Sachez aussi qu'avec grand art
On avait, et non par hasard.
Entre eux ménagé la distance
De cinq à six toises, je pense.
Mais de leurs verts rameaux l'ampleur,
Bravant du soleil la chaleur.
L'empêchait au sol de descendre
Dessécher l'herbe fine et tendre.
Sans que jamais pût son ardeur
Percer leur dôme protecteur.
Partout daims et chevreuils timides
Bondissaient, écureuils rapides
Escaladaient le tronc des pins,
Et tout le jour mille lapins
92 LE ROMAN DE LA ROSE.
1427. Toute jor hors de lor tesnieres,
Et en plus de trente manières
Aloient entr'eus tornoiant
Sor l'crbe fresche verdoiant.
Il ot par leus cleres fontaines,
Sans barbelotes et sans raines,
Cui li arbres fesoient umbre;
Mes n'en sai pas dire le numbre.
Par petis tuiaus que Déduis
Y ot fet fcre, et par conduis
S'en aloit l'iaue aval, fesant
Une noise douce et plesant.
Entor les ruissiaus et les rives
Des fontaines cleres et vives,
Poignoit l'erbe freschetc et drue ;
Ausinc y poïst-l'en sa drue
Couchier comme sor une coite.
Car la terre estoit douce et moite
Por la fontaine, et i venoit
Tant d'erbe cum il convenoit.
Mes moult embelissoit l'afaire
Li leus qui ère de tel aire ^^,
Qu'il i avoit tous jours plenté
De flors et y ver et esté.
Violete y avoit trop bêle,
Et parvenche fresclie et novele ;
Flors y ot blanches et vermeilles,
De jaunes en i ot merveilles.
Trop par estoit la terre cointe,
Qu'ele ère piolce et pointe
De flors de diverses colors.
Dont moult sunt bonnes les odors.
Ne vous tenrai jà longue fable
Du leu plesant et délitable ;
LE ROMAN DH LA ROSK. ^3
Saillissaient hors do leur tanières,
Et (Je plus de trente manières
Se poursuivaient en tournoyant
Parmi le gazon vcrdoj'ant.
De tous côtés claires fontaines,
Sans crapauds ni bètes vilaines,
Coulaient sous le feuillage ombreux.
Ces ruisseaux étaient si nombreux
Que Déduit fit faire une foule
De petits tuyaux où s'écoule
Par maints canaux l'onde faisant
Un murmure doux'et plaisant.
Entour ces ruisseaux et les rives
Des fontaines claires et vives
Frais et dru poussait le gazon.
Aussi coucher y pourrait-on
Sa mie ainsi que sur la coite,
Car la terre était douce et moite
Par la fontaine, et il venait
Tant d'herbe comme il convenait.
Mais moult embellissait l'affaire
Surtout le beau site dont l'aire '*
Donnait le jour à quantité
De fleurs et l'hiver et l'été.
Violette y avait trop belle
Et pervenche fraîche et nouvelle,
Et fleurs vermeilles et fleurs d'or
Et d'azur à merveille encorj
La terre était toute émaillée.
Toute peinte et bariolée
De fleurs de diverses couleurs
Dont moult sont bonnes les odeurs.
Je ne vous tiendrai longue fable
De ce lieu plaisant, délectable ;
04 LE ROMAN DE LA ROSE.
1461. Orendroit m'en convenra taire,
Que ge ne porroie retraire
Du vcrgier toute la biauté,
Ne la grant délitableté.
Tant fui à destre et à senestre,
Q.ue j'oi tout l'afere et tout l'estrc
Du vergier cerchié et viu,
Et li Diex d'Amors m'a séu
Endementiers en agaitant,
Cum li venieres qui atant
Que la beste en bel leu se mete
Por lessier aler la sajete.
En ung trop biau Icu arrivé,
Au darrenier où je trouvé
Une fontaine sous ung pin ;
Mais puis Karles le fils Pépin,
Ne fu ausinc biau pin véus,
Et si estoit si haut crcus,
Qu'où vergier n'ot nul si bel arbre.
Dedens une pierre de marbre
Ot Nature par grant mestrise
Sous le pin la fontaine assise :
Si ot dedens la pierre escrites
Où bort amont letrcs petites
Qui disoient : ici desus
Se mori li biaus Narcisus.
LE RO.\L\N DE LA ROSE. 95
1461 Car du verger la grand' beauté,
Les charmes, la fertilité
Ne se pourrait recenser guère ;
Dès à présent je veux m'en taire.
Pour tout voir et tout admirer,
Je voulus partout pénétrer,
De ci, de là, de gauche à droite.
Le Dieu d'Amours qui me convoite
Pas à pas me suit cependant,
Comme le chasseur qui attend
Que la bête en beau lieu se mette
Pour laisser aller la sagette.
En un lieu charmant j'arrivai
A la fin, et là je trouvai
Une fontaine pittoresque
A l'ombre d'un pin gigantesque.
Depuis Karles, fils de Pépin,
Jamais on ne vit si beau pin ;
Au verger n'était si bel arbre.
Là, dans un blanc bassin de marbre
Par Nature avec art creusé,
Le flot clair était déversé.
Sur la pierre, je vis écrites.
Au bord amont, lettres petites
Qui disaient : Ici, sur ce bord,
Jadis le beau Narcisse est mort.
96* LE ROMAN DE LA ROSE.
XI
1487. Ci dit l'Aucteur de Narcisus,
Qui fu sorpris et dccéus
Pour son ombre qu'il aama
Dedcns l'cvc où il se mira
En ycele bêle fontaine.
Celé amour li fu trop grevaine,
Qu'il en morut à la parfin
A la fontaine sous le pin.
Narcisus fu uns damoisiaus
Que Amors tint en ses roisiaus,
Et tant le sot Amors destraindre,
Et tant le fist plorer et plaindre,
Que li estuet à rendre l'âme :
Car Equo, une haute dame,
L'avoit amé plus que riens née,
El fa par lui si mal menée
Qu'ele li dist qu'il li donroit
S'amor, ou ele se morroit.
Mes cis fu por sa grant biauté
Plains de desdaing et de fierté.
Si ne la li volt otroier,
Ne por cUuer, ne por proier.
Quant ele s'oï escondire,
Si en ot tel duel et tel ire,
Et le tint en si grant despit.
Que morte en fu sans lonc respit ;
Mes ainçois qu'ele se morist,
Ele pria Diex et requist
Que Narcisus au cuer ferasche,
Qu'ele ot trouvé d'amors si flasche,
LE ROMAN DE LA ROSE. 97
XI
1487. L'Auteur ici Narcisse conte
Qui grand' surprise et grand mécompte
Eut par son ombre qu'il aima
Dedans l'onde où il se mira,
Hn la séduisante fontaine.
Cette amour lui fut si malsaine
Q.u'il en rendit l'âme à la fin,
A la fontaine, sous le pin.
Narcisse qu'Amour sut étreindre,
Et tant fit pleurer et se plaindre
Quand il le tint en son réseau,
Était un jeune damoiseau.
Tant il soufl'rit qu'en rendit l'âme :
Car Echo, une haute dame,
Plus que rien au monde l'aimait,
Et lui si fort la malmenait,
Qu'elle dit : « Je serai sa mie
Ou je m'arracherai la vie. >»'
Mais il fut pour sa grand' beauté
Plein de dédain et de fierté.
Repoussa toujours sa tendresse
Et sa prière, et sa caresse.
Devant ce méprisant accueil
Elle en ressentit un tel deuil.
Tel désespoir, telle colère.
Qu'elle en expira de misère.
Mais au moment qu'elle expira,
Dieu vengeur elle supplia
Que ce Narcisse impitoyable,
Que cet amant si méprisable
9o LE ROMAN DE LA ROSE.
1517. Fust asproiés encore ung jor,
Et eschaufés d'autel amor
Dont il ne péust joie atendre ;
Si porroit savoir et entendre
Quel duel ont li loial amant
Que l'en refuse si vilment.
Celé proiere fu resnable,
Et por ce la fist Diex cstable,
Que Narcisus, par aventure,
A la fontaine clere et pure
Se vint sous le pin umbroier,
Ung jour qu'il venoit d'archoier,
Et avoit soffert grant travail
De corre et amont et aval,
Tant qu'il ot soif por l'aspreté
Du chault, et por la lasseté
Qui li ot tolue l'alainc.
Et quant il vint à la fontaine
Que li pins de ses rains covroit.
Il se pensa que il bevroit :
Sus la fontaine, tout adens
Se mist lors por boivre dedans.
XII
Comment Narcisus se mira
A la fontaine, et souspira
Par amour, tant qu'il fist partir
S'âme du corps, sans départir.
Si vit en l'iaue clere et nete
Son vis, son nés et sa bouchete,
Et cis maintenant s'esbalii ;
Car ses umbres l'ot si tralii,
LE ROMAX DE LA ROSE. 99
Torture fut encore un jour
Et consumé du même amour.
C'est-à-dire sans espérance,
Pour qu'il eût enfin conscience
Du deuil qu'a le loyal amant
Qu'on rejette si vilement.
A sa prière raisonnable,
Dieu sut se montrer favorable
Et voulut que Narcisse un jour
S'en vint justement, de retour
De la chasse, vers cette source,
Fatigué d'une longue course.
Chercher l'ombre sous le grand pin.
Par monts, par vaux, dès le matin.
Il courait le bois et la plaine ;
Exténué, tout hors d'haleine,
Altéré par l'àpre chaleur,
Il vit sous l'arbre protecteur
La source vive et transparente.
Pour étancher sa soif ardente
Et tremper ses lèvres dans l'eau.
Il se pencha sur le ruisseau.
xn
Comment Narcisse, qui se mire
A la fontaine, tant soupire
Par amour, qu'il se fait partir
L'àme du corps sans départir.
Quant il vit dans l'eau claire et nette
Son front, son nez, et sa bouchete.
Il resta soudain ébahi,
Car son ombre l'avait trahi
LE ROMAN DE LA ROSE.
Que cuida véoir la figure
D'ung enfant bel à desmesure.
Lors se sot bien Amors vcngicr
Du grant orguel et du dangier
Que Narcisus li ot mené.
Lors 11 fu bien guerredoné,
Qu'il musa tant à la fontaine,
Qu'il ama son umbre demaine,
Si en fu mors à la parclose.
Ce est la somme de la chose :
Car quant il vit qu'il ne porroit
Acomplir ce qu'il desirroit,
Et qu'il i fu si pris par sort,
Qu'il n'en pooit avoir confort
En nule guise, n'en nul sens,
Il perdi d'ire tout le sens.
Et fu mors en poi de termine.
Ainsinc si ot de la meschine
Qu'il avoit d'amors escondiîe,
Son guerredon et sa mérite.
Dames, cest exemple aprenés,
Qui vers vos amis mesprenés;
Car se vous les lessiés morir,
Diex le vous sara bien merir.
Quant li escris m'ot fait savoir
Que ce estoit tretout por voir
La fontaine au biau Narcisus,
Je m'en trais lors ung poi en sus.
Que dedens n'osai regarder,
Ains commençai à coarder,
Quant de Narcisus me sovint,
Cui malement en mesavint ;
Mes ge me pensai qu'asséur,
Sans paor de mavés éur,
LE ROMAN DE LA ROSE.
En lui faisant voir la figure
D'une enfant belle sans mesure.
Pour punir Narcisse et le deuil
Qu'il avait fait et son orgueil,
Amour alors tint sa vengeance
Et lui donna sa récompense.
Au bord de l'eau Narcisse heureux
Resta de son ombre amoureux,
Et de sa mort ce fut la cause.
Voici le détail de la chose :
Car lorsqu'il vit qu'il ne pourrait
Accomplir ce qu'il désirait,
Lorsqu'il comprit à sa souffrance
Qu'il n'aurait jamais jouissance
En nul sens, en nulle façon,
Il perdit d'ire la raison
Et de mourir ne larda guère.
Ainsi s'exauça la prière
De cette amante dont un jour
II avait méprisé l'amour.
Vous, envers vos amis cruelles,
Dames, retenez ces modèles ;
Car si vous les laissiez mourir,
Dieu saurait bien vous en punir.
Quand je connus par cet indice
Que la fontaine de Narcisse
C'était, mon premier mouvement
Fut de m'enfuir en ce moment
Sans regarder l'onde trompeuse ;
Car alors l'aventure affreuse
De Narcisse m'épouvantait
Qui mort si malement était.
Pourtant il me vint la pensée
Que ma crainte était insensée,
102 LE ROMAN DE LA ROSE.
1581. A la fontaine aler pooic,
Por folie m'en csmaioic.
De la fontaine m'apressai,
Quant ge fui près, si m'abessai
Por véoir l'iaue qui coroit,
Et la gravele qui paroit ''•*
Au fons plus clere qu'argens fins,
De la fonta-ne c'est la fins.
En tout le monde n'ot si bêle,
L'iaue est tousdis fresche et novele,
Qui nuit et jor sourt à grans ondes
Par deux doiz creuses et parfondes.
Tout cntour point l'erbe menue,
Qui vient por l'iaue espesse et drue,
Et en iver ne puet morir
Ne que l'iaue ne puet tarir.
Où fons de la fontaine aval,
Avoit deux pierres de cristal
Qu'à grande entente remirai,
Et une chose vous dirai,
Qu'à merveilles, ce cuit, tenrés
Tout maintenant que vous l'orrés.
Quant li solaus qui tout aguete,
Ses rais en la fontaine giete,
Et la clartés aval descent.
Lors percnt colors plus de cei;t
Où cristal, qui por le soleil
Devient ynde, jaune et vermeil :
Si ot le cristal mcrveilleus
Itel force que tous li leus.
Arbres et flors et quanqu'aorne
Li vergiers, i pert tout aorne,
Et por faire la chose entendre,
Un essample vous veil aprendre.
LE ROMAN DE LA ROSE. 10}
ii8i Que j'étais fou de m'efFrayer
Et pouvais bien en essayer.
Alors donc, reprenant courage,
Je me baissai sur le rivage,
Afin de voir l'eau qui courait
Et la gravele qui parait
Le fond, plus qu'argent claire et fine-,
La fontaine là se termine.
Au monde il n'est rien de si beau !
Le flot toujours frais et nouveau
Sourd nuit et jour à grandes ondes
Par deux rigoles moult profondes.
Jamais la source ne tarit ;
Le froid en hiver n'y sévit,
Et tout'autour l'herbe menue
Par l'eau s'étale épaisse et drue.
Au fond de la fontaine aval
Brillent deux pierres de cristal
Que longtemps étonné j'admire;
Or une chose vais vous dire
Que pour merveilleuse tiendrez
Sans nul doute quand l'ouïrez.
Lorsque le soleil, qui tout guette,
Ses rais en la fontaine jette.
Et qu'aval la clarté descend.
On voit de couleurs plus de cent
Nuancer le cristal limpide.
Vermeil, azur, jaune splcndide.
Telle du cristal merveilleux
Est la vertu, que tous les lieux,
Arbres et fleurs qui embellissent
Ce beau verger, s'y réfléchissent.
Pour la chose mieux expliquer,
Un exemple vais appliquer.
104 LE ROMAN DE LA ROSE.
1615. Ainsinc cum li miréors montre
Les choses qui li sunt encontre,
Et y voit-l'en safis coverture
Et lor color, et lor figure;
Tretout ausinc vous dis por voir,
Que li cristal, sans décevoir.
Tout l'estre du vcrgicr accusent
A ceus qui dcdens l'iaue musent :
Car tous jours quelque part qu'il soient,
L'une moitié du vergier voient ;
Et s'il se tornent maintenant,
Pueent véoir le rcmenant.
Si n'i a si petite chose.
Tant reposte, ne tant enclose.
Dont démonstrance n'i soit faite,
Cum s'ele iert es cristaus portraite.
C'est li miréoirs périlleus,
Où Narcisus li orguilleus
Mira sa face et ses yex vers.
Dont il jut puis mors tout envers.
Qui en cel miréor se mire,
Ne puet avoir garant de mire.
Que tel chose à ses yex ne voie,
Qui d'amer l'a tost mis en voie.
Maint vaillant homme a mis à glaive
Cis miréors, car li plus saive,
Li plus prcus, li micx afetié
I sunt tost pris et aguetié.
Ci sourt as gens novele rage,
Ici se changent li corage ;
Ci n'a mestier, sens, ne mesure,
Ci est d'amer volenté pure ;
Ci ne se set conseiller nus.
Car Cupido li fils Venus,
LE ROMAN DE LA ROSE. IO5
1615. De même qu'un miroir nous montre
Tous les objets mis à l'encontre,
Et reproduit exactement
Forme, couleur, ajustement,
Telle au cristal chaque facette
Dans ses moindres détails reflète
Tout le verger délicieux ;
Car sitôt que tombent les yeux
Dessus, de quelque point qu'ils soient,
Une moitié du verger voient.
Et s'ils se tournent maintenant
Ils aperçoivent le restant.
Or n'est-il si petite chose,
Si cachée et si bien enclose,
Que ne nous montrent ces cristaux
Comme pourtraites dans les eaux.
C'est en cette onde périlleuse
Que mira sa face orgueilleuse
Le fier Narcisse et ses veux vairs
Dont il chut mort tout à l'envers.
Malheur à celui qui se mire
En ce miroir, car le délire
D'amour s'empare de son cœur
Et n'est remède à sa douleur.
due de vaillants ont eu la vie
Par ce miroir fatal ravie!
Le plus rusé, le plus prudent.
Le plus sage est pris et se rend.
Saisi d'une incroyable rage.
L'esprit s'égare malgré l'âge ;
Rien n'y fait, ni sens, ni pudeur,
Car c'est l'amour et sa fureur ;
Tous à lutter perdent leur peine,
Car tout autour de la fontaine,
I06 LE ROMAN DE LA ROSE.
1649. Sema ici d'Amors la graine
Qui toute a çainte la fontaine ;
Et fist ses las environ tendre,
Et ses engins i mist por prendre
Damoiseles et Damoisiaus,
Qu'Amors ne velt autres oisiaus.
Por la graine qui fu semée,
Pu celé fontaine clamée
La Fontaine d'Amors par droit.
Dont plusors ont en maint endroit
Parlé, en romans et en livre ;
Mais jamès n'orrez miex descrivre
La vérité de la matere,
Cum ge la vous vodré retrere.
Adès me plot à demorer
A la fontaine, et remirer
Les deus cristaus qui me monstroient
Mil choses qui ilec estoient.
Mes de fort hore m'i miré :
Las ! tant en ai puis souspiré !
Cis miréors m'a décéu ;
Se j'eusse avant cognéu
Quex sa force ert et sa vertu.
Ne m'i fusse jà embatu :
Car mcintenant où las chai
Qui meint homme ont pris et traï.
Où mirocr entre mil choses,
Choisi rosiers chargiés de roses,
Qui estoient en ung détor
D'une haie clos tout entor :
Adont m'en prist si grant envie.
Que ne laissasse por Pavie,
Ne por Paris, que ge n'alasse
Là où ge vi la greignor masse.
LE ROMAN DE LA ROSE. IO7
1649. Le fils de Vénus, Cupidon,
Sema d'Amour graine à foison,
Et fit ses lacs environ tendre
Et ses engins y mit pour prendre
Damoiselles et damoiseaux ;
Amour ne chasse autres oiseaux.
Pour la graine qui fut semée,
Cette fontaine fut nommée
Fontaine d'Amour à bon droit.
Que plusieurs ont en maint endroit
Décrite en roman comme en conte ;
Mais jamais n'ouïrez, je compte,
Comme en ce livre peinte elle est
La vérité sur ce sujet.
Lors, sans pouvoir quitter la rive,
Ma vue admirait attentive
Sur les cristaux et tour à tour
Toutes les beautés d'alentour.
Trop longtemps je goûtai ces charmes;
Combien m'ont-ils coûtés de larmes
Depuis, hélas ! car m'a déçu
Ce miroir, et si j'avais su
Quel était son pouvoir funeste,
Je l'aurais fui comme la peste ;
Et maintenant je suis tombé
Où tant d'autres ont succombé!
Au miroir, entre mille choses.
J'élus rosiers chargés de roses
Qui se trouvaient en un détour
D'une haie enclos tout autour.
Ils me faisaient si grande envie
Qu'on m'eût en vain offert Pavie
Ou Paris, pour ne pas aller
Le plus gros buisson contempler.
I08 LE ROMAN DE LA ROSE.
1683. Quant celé rage m'ot si pris,
Dont maint ont esté entrepris,
Vers les rosiers tantost me très ;
Et sachiés que quant g'en fui près,
L'oudor des roses savorécs
M'entra cns jusques es corées,
Que por noient fusse embasmés :
Se assailli ou mesamés
Ne cremisse estre, g'en cuillisse,
Au mains une que ge tenisse
En ma main, por l'odor sentir;
Mes paor oi du repentir :
Car il en péust de legier
Peser au seignor du vergier.
Des roses i ot grans monciaus,
Si bêles ne vit homs sous ciaus ;
Boutons i ot petis et clos,
Et tiex qui sunt ung poi plus gros.
Si en i ot d'autre moison
Qui se traient à lor soison.
Et s'aprestoient d'espanir,
Et cil ne font pas à haïr.
Les roses overtes et lées
Sunt en ung jor toutes alées ;
Mes li bouton durent tuit frois
A tout le mains deux jors ou trois.
Icil bouton forment me plurent,
Oncques plus bel nul leu ne crurent.
Qui en porroit ung acroichier,
Il le devroit avoir moult chier ;
S'ung chapel en péusse avoir,
Je n'en préisse nul avoir.
Entre ces boutons en eslui
Ung si très-bel, qu'envers celui
LE ROMAN DE LA ROSE' IO9
1685. Quand m'eut ainsi pris cette rage
Dont maint a subi le ravage,
Vers les rosiers me dirigeai.
Sachez que quand j'en approchai,
L'odeur suave des broussailles
Me pénétra jusqu'aux entrailles,
Et j'en étais comme embaumé.
N'était la peur d'être blâmé
Ou saisi, j'aurais, mais je n'ose.
Cueilli de ma main une rose,
Pour au moins son odeur sentir ;
Mais j'avais peur du repentir,
Car de ce beau verger le maître
S'en fut moult courroucé peut-être.
Je vis de roses grands monceaux.
Mille boutons petits et gros
Et maintes fleurs encore closes.
Ci-bas il n'est si belles roses I
D'autres étaient A grand' foison
Qui touchaient presque à leur saison,
Mais pas encore épanouies;
Celles-là sont les moins haïes.
Car les roses au large sein
N'ont guère à vivre qu'un matin.
Tandis que celles fraîches nées
Ont encor deux ou trois journées.
Ces jolis boutons j'admirais
Comme en nul lieu n'en crut jamais ;
Heureux qui pourrait en prendre une !
Comme j'envierais sa fortune!
Et pour en être couronné.
J'aurais à l'instant tout donné.
- Entre toutes j'en choisis une
Si belle, que près d'elle aucune
IIO LE ROMAN DE LA ROSE.
1717. Nus des autres riens ne prisié,
Puis que ge Toi bien avisié :
Car une color l'enlumine,
Qui est si vermeille et si fine,
Com Nature la pot plus faire.
Des foilles i ot quatre paire
Que Nature par grant niestire
I ot assises tire à tire.
La coe ot droite comme jons,
Et par dessus siet li boutons,
Si qu'il ne cline, ne ne pent.
L'odor de lui entor s'espent ;
La soatime qui en ist.
Toute la place replenist.
Quant ge le senti si flairier,
Ge n'oi talent de repairier,
Ains m'aprochasse por le prendre
Se g'i osasse la main tendre.
Mes chardon félon et poignant
M'en aloient moult esloignaut ;
Espines tranchans et aguës.
Orties et ronces crochues
Ne me lessierent avant traire.
Que je m'en cremoie mal faire.
LE ROMAN DE LA ROSE.
,7,7. A son égal je ne prisai.
A juste titre l'avisai,
Car une couleur l'enlumine
Qui est aussi vermeille et fine
Qiie Nature jamais n'en fit ;
Avec grand art elle y assit
De feuilles quatre belles paires,
Côte à côte fermes et fières.
La queue est droite comme un jonc
Et par dessus sied le bouton
Qui point ne pend ni ne s'incline,
Et son odeur suave et fine
Tout à l'entour de lui s'épand,
Toute la place remplissant.
Sitôt que je sentis la rose.
Je ne rêvai plus qu'une chose,
M'en approcher et la cueillir ;
Mais n'osait ma main la saisir,
Car les ronces et les épines,
Autour dressant leurs pointes fines.
M'arrêtaient ; les chardons aigus.
Les houx, cent arbrisseaux crochus
Menaçaient la main téméraire,
Et trop craignais-je mal m'y faire.
LE ROMAN DE LA ROSE.
XIII
x-j^i. Ci dit l'Aucteur cornent Amours ïT
Trait à l'Amant qui pour les flours
S'estoit el vergicr embatu,
Pour le bouton qu'il a scntu,
Qu'il en cuiJa tant aprocbier,
Qu'il le péust à lui sachier;
Mez ne s'osoit traire en avant,
Car Amours l'aloit espiant.
Li Dicx d'Amors qui, l'arc tendu,
Avoit toute jor atendu
A moi porsivre et espier,
S'iert arrestez lez ung figuier;
Et quant il ot apercéu
Que j'avoie ainsinc esléu
Ce bouton qui plus me plesoit
Q.UC nus des autres ne fesoit,
Il a tantost pris une floiche,
Et quant la corde fu en coiche,
Il entesa jusqu'à l'oreille
L'arc qui estoit fort à merveille,
Et trait à moi par tel devise,
Que parmi l'oel m'a où cuer mise
La sajete par grant roidor :
Adonc me prist une froidor,
Dont ge dessous chaut pcliçon
Oi puis scntu mainte friçon.
Quant j'oi ainsinc esté bersés,
A terre fui tantost verses ;
Li cors me faut, li cuers me ment,
Pasmé jui ilucc longuement.
LE ROMAN DE LA ROSE. IIJ
xin
Ici l'Auteur nous dit comment 3'
Le Dieu d'Amours perce l'Amant,
Dins le verger près de la Rose,
Au moment où il se dispose
A tirer et cueillir la fleur,
Eni\TC par la douce odeur;
Mais sans contenter son envie
Car Amour est là qui l'épie.
Le Dieu d'Amours qui, l'arc tendu,
N'avait pas un instant perdu,
L'œil au guet, à suivre ma trace,
Près d'un figuier prit enfin place ;
Puis, saisissant l'occasion
Où je restais d'émotion
Devant la rose préférée
Et si ardemment désirée,
Soudain une flèche il brandit,
La corde dans la coche mit,
Et bandant jusqu'à son oreille
L'arc qui était fort à merveille,
Avec telle adresse il tira.
Que jusqu'au cœur me pénétra
Par l'œil cette flèche acérée.
Adonc une sueur glacée
Me prit sous mon chaud pelisson,
Et j'ai senti maint grand frisson.
De cette flèche meurtrière
Atteint, je tombai sur la terre;
Soudain mon cœur avait failli,
Et mes genoux avaient fléchi,
114 LE ROMAN DE LA ROSE.
1771. Et quant ge vins de pasmoison,
Et j'oi mon sens et ma roison, ■
Je fui moult vains, et si cuidié
Grant fez de sanc avoir vuidié;
Mes la sajete qui m'ot point,
Ne trait onqucs sanc de moi point,
Ains fu la plaie toute soiche.
Je pris lors à deux mains la floiche,
Et la commençai à tirer.
Et en tirant à souspirer ;
Et tant tirai, que j'amène
Le fust à moi tout empené.
Mais la sajete barbelée.
Qui Biautés estoit apelée,
Fu si dedens mon cuer fichie,
Qu'el n'en pot estre hors sachie,
Ainçois remest li fers dedans ^*,
Que n'en issi goûte de sans.
Angoisseux fui moult et troublez
Por le péril qui fu doublez ;
Ne soi que faire ne que dire.
Ne de ma plaie où trover mire ;
Que par herbe, ne par racine,
N'en atendoic médecine.
Vers le bouton tant me tréoit
Mes cucrs, que aillors ne béoit :
Se ge l'eusse en ma baillie.
Il m'éust rendue la vie ;
Le véoir sans plus et l'odor
M'alejeoient moult ma dolor.y
Ge me commençai lors à traire
Vers le bouton qui soef flaire ;
Mes Amors ot jà recovrée
Une autre floiche à or ovrée.
LE ROMAN DE LA ROSE. 1 1 J
Je gisais là sans connaissance
Dans une longue défaillance.
Revenu de ma pâmoison,
Quand j'eus mon sens et ma raison,
J'étais si faible que sans doute
Mon sang s'écoulait goutte à goutte.
Mais non, le trait qui m'a percé
Goutte de sang n'avait versé,
Et la plaie était toute sèche.
Lors, à deux mains, je pris la flèche.
Et commençai à la tirer.
Et en tirant à soupirer.
Et tant tirai qu'enfin Tenture
Seule amenai de ma blessure.
Mais le dard de fer barbelé.
Beauté qu'on avait appelé.
Dans mon cœur avec tant de force
Était fiché, qu'en vain m'efforce ;
Toujours le fer dedans restait '^
Et de sang goutte ne sortait.
Grands sont mon angoisse et mon trouble'
Car le péril est ainsi double.
Je restai muet, incertain,
Car où trouver un médecin.
De quelle herbe, quelle racine
Tirer remède ou médecine?
Et tant le bouton attirait
Mon cœur, qu'ailleurs il n'aspirait.
Posséder cette fleur chérie
M'eût à coup sûr rendu la vie ;
Car la voir, sans plus, et sentir,
Suffit à mon mal adoucira
Je me traîne lors à grand'peine
Vers la Rose à la douce haleine ;
Il6 LE RO.\L\N DE LA ROSE.
i8o;. Simplece ot nom : c'iert la seconde
Qui maint homme parmi le monde
Et mainte famé a fait amer.
Quant Amors me vit aprimer,
Il trait à moi sans menacier,
La floichc où n'ot fer ne acier,
Si que par l'oel où corps m'entra
La sajete qui n'en istra,
Ce cuit, jamès par homme né ;
Car au tirer en amené
Le fust à moi sans nul contens.
Mes la sajete remest ens.
Or sachiés bien de vérité,
Que se j'avoie avant esté
Du bouton bien entalentés.
Or fu graindre ma volentés.
Et quant li maus plus m'angoissoit,
Et la volentés me croissoit
Tousjours d'aler à la rosete
Qui oloit miex que violete :
Si m'en venist miex. réuser,
Mes ne pooie refuser
Ce que mes cuers me commandoit.
Tout adès là où il tendoit
Me covenoit aler par force ;
Mes li archiers qui moult s'efforce
De moi grever et moult se paine.
Ne m'i lest mie aler sans painc ;
Ains m'a fait, por miex afoler,
La tierce floiche où cors voler,
Qui Cortoisie iert apclée.
La plaie fu parfonde et lée,
Si me convint chéoir pasmé
Desous ung olivier ramé '^ :
LE ROMAN DE LA ROSE. II7
Mais Amour a déjà tiré
Une autre flèche d'or ouvré.
Simplesse a nom. C'est la seconde
Q.ui maint homme parmi le monde
Et mainte femme a fait aimer.
Amour soudain, sans me sommer,
Quand il s'aperçoit que j'approche,
La flèche d'or sur moi décoche.
Par l'œil en mon corps elle entra.
Et, je pense, n'en sortira
Jamais, pour nulle force humaine ;
Car en la tirant je n'amène
Que le fût devers moi céans,
Et le dard est resté dedans.
Or, sachez la vérité pure ;
Avant, si j'étais d'aventure
De ce bouton bien désireux.
Mon désir devint plus fougueux
Encore, et croissait à mesure
Que plus grande était ma torture.
Mieux que violette sentait
La rosette et mon cœur tirait.
Mieux eût valu prendre la fuite,
Mais las! à refuser j'hésite
Ce que me commande mon cœur.
Là, tout droit où tend son ardeur
Il me convient aller par force ;
Mais l'archer est là qui s'efforce
Et bien s'applique à me percer
Sans me permettre d'avancer.
Et la troisième flèche vole
Et mieux encor mon cœur affole,
Car c'est Courtoisie au doux nom.
Je viens tomber en pâmoison
Il8 LE ROMAN DE LA ROSE.
1859. Grant pièce i jui sans remuer.
Quant ge me poi esvcrtuer,
Ge pris la floiche, si osté
Le fust qui crt en mon costé ;
Mes la sajcte n'en poi traire
Por riens que ge pciusse faire.
En mon séant lores m'assis,
Moult angoisscus et moult pensis ;
Moult me dcstraint icele plaie,
Et me scmont que ge me traie
Vers le bouton qui m'atalente.
Mes li archier me représente
Une autre floiche de grant guise :
La quarte fu, s'ot nom Franchise.
Ce me doit bien espoenter,
Qu'eschaudés doit iaue douter ;
Mes grant chose a en estovoir,
Se ge véisse ilec plovoir
Quarriaus et pierres pellc-melle
Ausinc espés comme chiet grelle,
Estéust-il que g'i alasse :
Amors qui toutes choses passe.
Me donnoit cuer et hardcment
De faire son commandement.
Ge me sui lors en pies dreciés,
Fiébles et vains cum lions bleciés,
Et m'efforçai moult de marchier
(Onques nel' lessai por l'archier)
Vers le rosier où mes cuers tent ;
Mes espincs i avoit tant.
Chardons et ronces c'onques n'oi
Pooir de passer Tcspinoi,
LE ROMAN DE LA ROSE. 1 19
18)9. D'un olivier sous la ramure *"■*;
Cette fois large est la blessure.
Longtemps je gis sans remuer,
Et quand je peux m'évertuer
Je prends la flèche pour l'extraire ;
Mais pour rien que je pusse faire,
Le dard en mon flanc est resté,
Et j'ai le fût tout seul ôté.
Sur mon séant lors je me dresse,
Dévorant ma sombre tristesse ;
Je vois qu'il me hul moult souff"rir.
Car la plaie accroît mon désir
De cueillir la divine rose ;
Et cependant l'archer dispose
Encore ufi trait de grand'beauté.
Je dus bien être épouvanté.
Car éçhaudé l'eau froide avise;
Ce quatrième a nom Franchise.
Mais de rien n'étais soucieux.
Et devant moi j'aurais des cieux
Vu pleuvoir flèches pêle-mêle.
Glaives, rochers, dru comme grêle,
J'eusse voulu la rose avoir.
D'Amour le suprême pouvoir
Me donnait et cœur et courage
De braver ses coups et sa rage.
Alors sur mes pieds me dressai.
Faible, abattu, comme un blessé;
De l'archer bravant la menace.
Je me traînai parmi la place
Vers le rosier où mon cœur tend.
Mais épines y avait tant.
Ronces, chardons à pointe dure.
Que trop forte était la clôture
120 LE ROMAN DE LA ROSE.
1871, Si qu'au bouton poisse ataindre.
Lez la haie m'estut rcmaindre
Qui as rosiers estoit joignant,
Fetc d'espincs moult poignant;
Mes moult bel me fu dont j'estoie
Si près que du bouton sentoie
La douce odor qui en issoit,
Et durement m'abelissoit \
Ce que gel' véoie à bandon ; '
S'en avoie tel guerredon,
Que mes maus en entr'oblioie,
Por le délit et por la joie.
Moult fui garis, moult fui aése,
James n'iert riens qui tant me plçse
Cum estre illecques à séjor ;
N'en quéisse partir nul jor.
Quant j'oi illec esté grant pièce,
Le Diex d'Amors qui tout depiece
Mon cuer dont il a fait bersaut,
Me redonne ung novel assaut,
Et trait por moi mètre à meschief
Une autre floiche de rechief,
Si que où cuer sous la mamele
Me fait une plaie novele :
Compaignie ot non la sajete.
Il n'est nulc qui si tost mete
A merci dame ou damoiscle.
La grant dolor me renovele
De mes plaies de maintenant,
Trois fois me pasme en ung tenant.
Au revenir plains et soupire,
Car ma dolor croist et empire
Si que ge n'ai mes espérance
De garison ne d'alejance.
LE ROMAN DE LA ROSE. 121
1875. Et le bouton cueillir ne pus.
Près de la haie, au pied, je dus
Demeurer tout joignant les roses
D'épines tretoutes encloses.
Mais tout près j'étais moult content,
Rien que de sentir seulement
Du bouton l'odeur délectable
Et goûter la joie ineffable
De le voir à discrétion,
Et dans mon admiration
J'oubliais jusqu'à ma souffrance,
Si grande était ma jouissance !
J'étais guéri, j'étais heureux.
Et jamais de quitter ces lieux
Ni d'avoir la rose laissée
N'eût pu venir à ma pensée.
Quand je fus resté là longtemps,
Le Dieu d'Amours qui, tout le temps.
Mon cœur dépèce comme cible.
Me redonne un assaut terrible.
Et pour mieux me mettre à méchef
Lance une flèche derechef.
Et droit au cœur sous la mamelle
Il me fait blessure nouvelle.
Compagnie avait nom ce trait ;
Nul n'en sais qui sitôt mettrait
A merci dame ou damoiselle.
Des premières il renouvelle
La grand douleur subitement,
Trois fois me pâme en un moment.
Au revenir plains et soupire.
Car ma douleur croît et empire ;
Je perds tout espoir de guérir
Ou môme allégeance obtenir.
LE ROMAN DE LA ROSE.
Miex vosisse estre mors que vis,
Car en la fin, ce m'est avis,
Fera Amors de moi martir :
Ge ne m'en puis par el partir.
Il a endementiercs prise
Une autre floiclie que moult prise
Et que ge tiens à moult pesant :
C'est Biau-Semblant, qui ne consent
A nul Amant qu'il se repente
D'Amors servir, por mal qu'il sente.
Ele iert aguë por pcrcier.
Et trenchans cum rasoir d'acier;
Mes Amors a moult bien la pointe
D'ung oignement précieux ointe,
Por ce que trop me péust nuire ;
Qu'Amors ne viaut pas que je muire,
Ains viaut que j'aie alcgcment
Por l'ointure de l'oignement.
Qui iert tout de réconfort plains.
Amors l'avoit fait à ses mains
Por les fins amans conforter.
Et por lor maus miex déporter.
Il a celé floiche à moi traite,
Qui m'a où cuer grant plaie faite ;
Mais li oignemens s'espandi
Par mes plaies, si me rendi
Le cuer qui m'iere tout faillis ;
Ge fusse mors et mal-baillis
Se li dous oignement ne fust.
De la floiche très fors le fust.
Mes la sajete est cns remese,
Qui de novel ot esté rese :
S'en i ot cinq bien enserrées,
Qiii n'en porent estre sachiées.
LE ROMAK DE LA ROSE. 12}
1907. Mieux vaut la mort qu'une existence
Si dure, car me veut, je pense.
Le Dieu d'Amours martyriser;
Je voudrais fuir, ne puis l'oser.
Et pendant ce temps il me vise
D'un nouveau trait que moult je prise
Et tiens pour des plus dangereux,
C'est Beau-Semblant. Le malheureux
Amant atteint de sa morsure
Bénit le mal qui le torture.
Car son dard est aigu, perçant,
Comme rasoir d'acier tranchant ;
Mais Dieu d'Amours en a la pointe
D'un onguent moult précieux ointe,
Pour que le mal ne soit trop fort,
Car Amour ne veut pas ma mort.
Mais veut que me vienne allégeance
Au contraire par l'influence
De l'onguent de reconfort plein ;
Amour l'avait fait de sa main,
En lui fins amants confort puisent,
Par lui les maux se cicatrisent.
Amour a contre moi tiré
La flèche et mon cœur déchiré ;
Mais j'ai senti l'onguent s'épandre
Par mes blessures, et me rendre
Le cœur qui m'était tout failli ;
Je fusse mort, anéanti.
N'était cet onguent salutaire.
De la flèche je pus extraire
Le fût ; mais le dard est resté
Qu'il avait de nouveau jeté,
Et ces cinq pointes là fichées
Jamais n'en seront arrachées.
124 '^^ ROMAN DE LA ROSE.
1959. Li oignemens moult me valu,
Mes toutes voies me dolu
La plaie, si que la dolor
Me faisoit muer la color.
Geste floiche ot fiere coustume,
Douçor i ot et amertume.
J'ai bien sentu et cognéu
Qu'el m'a aidié et m'a néu ;
Il ot angoisse en la pointure
Mes moult m'assoaga l'ointurc :
D'une part m'oint, d'autre me cuit,
Ainsinc m'aide, ainsinc me nuit.
XIV
Comment Amours sans plus attendre.
Alla tost courant l'Amant prendre,
En luy disant qu'il se rendist
A luy, et que plus n'attcndist.
Lors est tout maintenant venus
Li Diex d'Amors les saus menus ;
Enciez qu'il vint, si m'escria :
Vassal, pris ies, noient n'i a
Du contredit, ne du défendre.
Ne fai pas dangier de toi rendre ;
Tant plus volentiers te rendras.
Et plus tost à merci vendras.
Il est fos qui maine dangier
Vers cil qu'il déust losengier,
Et qu'il convient à suploicr.
Tu ne pues vers moi forçoier,
Et si te veil bien enseignier
due tu ne pues riens gaaigner
LE ROM.\N DE LA ROSE. 12$
Or, si l'onguent grand bien me fit,
Les membres tant m'endolorit
La blessure, que la souffrance
De mes traits changeait la nuance.
Cette flèche, je l'ai connu,
M'a nui beaucoup et soutenu,
Car angoisse était en la pointe.
Mais elle était de douceur ointe ;
Ainsi me soulage et me nuit.
Ainsi me soutient et me cuit.
XIV
Comment Amour incontinent
Va tout courant prendre l'Amant
Et lui commande de se rendre,
Ce qui fut fait sans plus attendre.
Lors est tout maintenant venu
Le Dieu d'Amours à saut menu
Et de loin, d'une voix tranquille :
Vassal, tu es pris, inutile
De te défendre contre moi ;
Tu n'as rien à craindre, rends-toi.
Plus montreras d'obéissance.
Plus compteras sur ma clémence.
Tu serais fol de t'alarmer
De qui tu dois plutôt aimer
Et implorer la bienveillance ;
Tu ne peux faire résistance ;
Rends-toi. Je te veux enseigner
Que tu n'aurais rien à gagner
126 LE ROMAN DE LA ROSE.
1969. En folie, ne en orgueil;
Mes ren-toi pris, car ge le vucil.
En pez et débonnerement.
Et ge rcspondi simplement :
Sire, volcntiers me rendrai,
Jà vers vous ne me dcffendrai ;
A Diex ne plaise que ge pense
Que j'aie jà vers vous dcffensc!
Car il n'est pas rcson ne drois.
Vos poés quanque vous vodrois
Fere de moi, pendre ou tuer,
Bien sai que ge nel' puis muer.
Car ma vie est en vostre main.
Ne puis vivre dusqu'à demain
Se n'est par vostre volenté :
J'atens par vous joie et santé;
Que jà par autre ne l'auré.
Se vostre main, qui m'a navré,
Ne me donne la garison.
Et se de moi vostre prison
Voulés faire, ne ne daigniés.
Ne m'en tiens mie à engigniés ;
Et sachiés que n'en ai point d'ire.
Tant ai oï de vous bien dire.
Que mètre veil tout à devise
Cuer et cors en votre servise ;
Car se ge fai vostre voloir,
Ge ne m'en puis de riens doloir.
Encor, ce cuit, en aucun tens
Auré la merci que j'atens,
Et par tel couvent me rcns-gié.
A cest mot volz baisier son pié,
Mes il m'a parmi la main pris,
Et me dist : Je t'aim moult et pris
LE ROMAN DE LA ROSE. I27
1969. De l'orgueil ni de la folie.
Mais rends-toi, c'est ma fantaisie,
En paix et débonnaircment.
Je lui rc^pondis simplement :
« Sire, à vous je veux bien me rendre,
Sans plus songer à me défendre ;
Devant Dieu, nulle intention
N'ai de faire rébellion,
Et je n'en ai droit ni puissance.
Faites donc votre convenance.
Vous pouvez me prendre ou tuer.
Bien sais que n'en puis rien muer ;
Car en votre main est ma vie ;
Elle est toute entière asservie
A votre seule volonté.
J'attends de vous joie et santé
Et rien que de vous ne l'espère.
Si votre main, qui m'a naguère
Navré de si dure façon.
Ne me donne la guérison.
Si même encore elle préfère
De moi son prisonnier parfaire,
Ou ne le d?igne, soyez sûr.
Je ne le trouverai trop dur
Et n'en témoignerai nulle ire.
Car tant j'ouïs de vous bien dire
Que je me livre à mon vainqueur,
Ame et corps votre serviteur.
Puis envers vous l'obéissance
Ne saurait croître ma souffrance,
Et peut-être, sous peu de temps,
Aurai-je merci que j'attends.
Je me rends sur cette promesse. »
Pour baiser son pied, je me baisse
128 LU ROMAN DE LA ROSE.
2005. Dont tu as rcspondu ainsi.
Oncques tel responsc n'issi
D'omnic vilain mal cnseignié,
Et tu i as tant gaaignic,
Q,uc je veil por ton avantaige
Qu'orendroit me faces hommaige :
Si me baiseras en la bouche,
A qui nus vilains homs n'atouche.
Je n'i lesse mie atouchier
Chascun vilain, chascun porchier;
Ains doit estre cortois et frans
Cil de qui tel servise prens.
Sans faille il i a poine et fez
A moi ser\'ir, mes ge te fez
Honor moult grant, et si dois estre
Moult liés dont tu as si bon mestrc
Et scignor de si grant renom,
Qu'Amors porte le gonfanon,
De Cortoisie et la baniere,
Et si est de tele manière,
Si dous, si frans et si gentis,
Que quiconques est ententis
A li servir et honorer,
Dedans lui ne puet demorer
Vilonnie ne mesprison,
Ne nule mauvese aprison.
LE ROMAN DE LA ROSK. 129
A ces mots. Mais lui, me prenant
La main, me dit : Je suis content
De ce que ta bouche m'annonce,
Car oncques si belle réponse
Ne fit vilain mal enseigné.
Et tant y auras-tu gagné.
Que je veux pour ton avantage
Que tantôt me rendes hommage.
En la bouche me baiseras
Que vilain, ni porcher, ni gars
Ne sut toucher, faveur insigne
Dont franc et courtois est seul digne.
Sans mentir, est grand'peine et faix
A me servir ; mais je te fais
Honneur moult grand, et tu dois être
Moult fier d'avoir un si bon maître
Et seigneur de si grand renom.
Amour porte le gonfanon
De Courtoisie et la bannière.
Et se montre en toute manière
Si doux, si franc et si gentil.
Que celui qui a consenti
A l'aimer et prendre pour maître,
Dedans son cœur voit disparaître
Et basse et vile passion
Et tout instinct d'abjection.
130 LE ROMAN DE LA ROSE.
XV
2029. Comment, après ce bel langage,
L'Amant humblement fist hommage,
Par Jeunesse qui le déçoit.
Au Dieu d'Amours qui le reçoit.
Atant devins ses homs mains jointes,
Et sachiés que moult me fis cointes
Dont sa bouche toucha la moie;
Ce fu ce dont j'oi greignor joie;
Il m'a lores requis ostages.
^Amours parle.
Amis, dist-il, j'ai mains hommages
Et d'uns et d'autres recéus
Dont j'oi esté puis dccéus.
Li félon plein de f;xuceté
M'ont par maintes fois barété,
D'aus ai oie mainte noise ;
Mes il saront cum il m'en poise,
Se ge les puis à mon droit prendre.
Je lor vodré chierement vendre.
Mes or veil, por ce que ge t'ains,
Estre de toi si bien certains,
Et te veil si à moi lier,
Que tu ne me puisses nier
Ne promesse, ne covenant,
Ne fere nul desavenant.
Pechiés scroit, se tu trichoies.
Qu'il m'est avis que loial soies.
LE ROMAN DE LA ROSE. 131
XV
2029. Comment après ce beau langage
L'Amant humblement fait hommage,
Par Jeunesse qui le déçoit,
Au Dieu d'Amours qui le reçoit.
Jointes mains d'être son esclave
J'acceptai. Sa bouche suave
Vint sur la mienne se poser;
Que de bonheur dans ce baiser !
Alors il me prit pour otage.
KAmour parle.
Ami, dit-il, j'ai maint hommage
Des uns et des autres reçu
Dont je fus ensuite déçu.
Les félons pleins d'hypocrisie
Ont pu tromper ma courtoisie.
M'ont mainte noise fait souffrir ;
Mon courroux il.<^ sauront sentir
Et je leur veux chèrement vendre
Si jamais ils se laissent prendre.
Mais je veux, car je te chéris,
De toi m'assurer à tout prix
Et te tenir en ma puissance,
Si bien que jamais oubliance
Je ne craigne en nulle saison
Et prévienne ta trahison ;
Car me tromper serait un crime
Et pour loyal ton cœur j'estime.
132 LE ROMAN DE LA ROSE.
L'amant respond.
2055. Sire, fis-je, or m'entendes:
Ne sai por quoi vous demandés
Pleiges de moi, ne séurtés :
Vous savés bien de vérités
Que mon cuer m'avés si toloit.
Et si soupris que s'il voloit.
Ne puet-il riens faire por moi.
Se ce n'estoit par vostre otroi.
Li cuers est vostres, non pas miens,
Car il convient, soit maus, soit biens,
Que il face vostre plaisir :
Nus ne vous en puet dessaisir.
Tel garnison i avés mise,
Qui moult le guerroie et justise,
Et sor tout ce, se riens doutés,
Faictes i clef, si l'emportés,
Et la clef soit en leu d'ostages.
KAmours.
Par mon chief ! ce n'est mie outrages,
Respont Amors, ge m'i acors :
Il est assés sires du cors.
Qui a le cuer en sa commande ;
Outrageus est qui plus demande.
LE ROMAN DE LA ROSE. I33
L'tAmant répond.
305S- Sire, lui dis-jc, or m'entendez,
Ne sais pourquoi me demandez
Et caution et assurance.
Vous savez par expérience
Que mon cœur est si maltraité
Q.u'il n'a pouvoir ni volonté
De nulle chose pour moi taire,
Que ce qui peut sans plus vous plaire.
Ce cœur est vôtre et non pas mien ;
. Car il convient, soit mal, soit bien,
Qu'il fasse tout à votre guise.
Garnison telle y avez mise
Qui le gouverne à son plaisir,
Que nul ne vous le peut ravir.
Sur ce, si vous doutez encore,
Faites-le de serrure clore
Et gardez en gage la clé.
xAmour.
Par mon chef, c'est très-bien parlé,
Dit Amour, j'accepte la clause;
Car bien assez du corps dispose
Qui le cœur tient en son pouvoir.
Que servirait de plus avoir?
134 LE ROMAN DE LA ROSE.
XVI
2077. Comment Amouis très-bien soucf
Ferma d'une petite clef
Le cuer ds l'Amant, par tel guise,
Qu'il n'entama point la chemise.
Lors a de s'aumoniere traite
Une petite clef bien faite,
Qui lu de fin or csmeré ;
O cestc, dit-il, fermeré
Ton cuer, n'en quicr autre apoiau,
Sous ceste clef sunt mi joiau.
Mendre est que li tiens doiz, par m'ame,
Mes ele est de mon ecrin dame,
Et si a moult grant poesté.
L'tAmant parle.
Lors la me toucha au costé,
Et ferma mon cuer si soef.
Qu'à grant poinc senti la clef.
Ainsinc fis sa volenté toute.
Et quant je l'oi mis hors de doute.
Sire, fis-je, grand talent é
De faire vostre volenté ;
Mes mon service recevés
En gré, foi que vous me devés,
Ncl' di pas por recréantisc,
Car point ne dout vostre servise ;
Mes serjant en vain se travaille
De faire servise qui vaille.
Quand li servises n'atalente
A celui cui l'en le présente.
LE ROMAN DK LA ROSE. IJS
XVI
J077. Comment Amour par telle guise
Qu'il n'entama point la chemise,
Ferma le cœur de notre Amant
D'une clef d'or tout doucement.
Lors tira de son aumônière
Amour une clef singulière
Toute de fin or épuré.
Avec elle je fermerai
Ton cœur, dit-il, et bien m'y fie,
Car mes joj'aux je lui confie.
Moindre elle est que ton petit doigt,
Mais plus forte que l'on ne croit,
Car elle est de mon écrin dame.
L'amant parle.
Lors mon flanc touche et point n'entame,
Et clôt mon cœur si doucement
Que c'est à peine s'il le sent.
Ainsi fais sa volonté toute.
Et quand je l'ai mis hors de doute :
Sire, fais-je, grand désir ai
De faire votre volonté ;
Mais agréez tôt mon hommage,
Votre promesse vous engage.
Je ne le dis par repentir.
Car je n'ai peur de vous servir;
Mais en vain serviteur travaille
Et ne sait rien faire qui vaille.
Lorsque le service déplaît
A celui qui en est l'objet.
136 LA ROMAN DE LA ROSE.
lAmours parle,
2105- Amours respont : Orne t'esmaie
Puisque mis t'ies en ma menaie,
Ton servisc prendre en gré,
Et te métrai en haut degré,
Se mavestié ne le te test ;
Mes espoir ce n'iert mie tost ^°,
Grans biens ne vient pas en poi d'orc*'.
Il i convient poine et demore.
Atten et sueffre la destrece
Qui orendroit te cuit et blece ;
Car ge sai bien par quel poison
Tu seras tret à garison :
Se tu te tiens en léauté,
Ge te donrai tel dcauté
Q.ui tes plaies te garira ;
Mes par mon chief or i parra
Se tu de bon cuer serviras,
Et comment tu acompliras
Nuit et jour les commandemens
Que ge commande as fins amans.
L'iAmaut parle.
Sire, fis-ge, por Dieu merci.
Avant que vous movés de ci
Vos commandemens m'enchargiés,
Ge suis d'aus faire encoragiés.
Car espoir, se ge ncs savoie,
Tost porroie issir de la voie,
Por ce sui engrant d'eus aprendre.
Que gc n'i veil de riens mcsprendre.
LE ROMAN' DE LA ROSE. IJ7
Amour parle.
Amour répond : Calme ta crainte.
Puisque tu t'es donné sans feinte,
Je prendrai ton service à gré
Et te veux mettre en liaut degré
Si tes méfaits ne s'y opposent.
Mais de bien longs délais s'imposent **;
La fortune est lente à venir *',
Et fait moult peiner et languir.
Attends et souffre la détresse
Q.ui maintenant te cuit et blesse ;
Je sais par quelle potion
Tu recevras la guérison.
Si ta fidélité ne cède,
Je te donnerai tel remède
Que tes blessures guérirai.
Mais, par mon chef, bien je verrai
Si tu fais de bon cœur service,
Si nuit et jour sans artifice
Accomplis les commandements
Que je commande aux fins amants.
L'amant parle.
Pour Dieu, merci, lui dis-je, sire,
Avant partir, veuillez me dire
Ici tous vos commandements,
Je veux m'y soumettre céans.
Aussi pour ne pas m'y méprendre.
J'ai grand souci de les apprendre.
Car, si je ne les connaissais,
Sans le vouloir tôt je pourrais
M'égarer de la droite voie.
138 LE ROMAN DE LA ROSE.
amours.
6zii Amors respont : Tu dis moult bien,
Or les entcn et les retien :
Li maistres pert sa poinc toute,
Quant li disciples qui escoutc **,
Ne met s'entcnte au retenir,
S'i qu'il l'en puisse sovenir.
L'amant.
Li Diex d'Amors lors m'encharja,
Tout ainsinc cum vous orrés jà,
Mot à mot ses commandcmens,
Bien les devise cis Romans :
Qui amer vuet or i entende
Que li Romans dès or amende.
Dès or le foit bon escouter.
S'il est qui le sache conter :
Car la fin du songe est moult bêle.
Et la matire en est novele.
Qui du songe la fin orra,
Ge vous di bien qu'il y porra
Des jeus d'amors assés aprendre ;
Por quoi il voille tant atendre
Que g'espoigne et que g'enromance
Du songe la sénéfiancc.
La véritii qui est coverte,
Vous sera lores toute aperte,
Quant espondre m'orrez le songe,
Où il n'a nul mot de mençonge.
LE ROMAN DE LA ROSE. 1)9
lAtnour.
ï'î4 Adonc Amour, tout plein de joie,
Me répond : Tu parles moult bien ;
Or les entends et les retien :
Le maître perd sa peine toute
Quand le disciple qui l'écoute
Ne s'applique à tout retenir,
Pour en garder le souvenir.
L'iAmatit.
Lors Amour se mit à m'apprendre,
Ainsi que vous pourrez l'entendre,
Mot à mot ses commandements;
Bien les explique ce Romans.
Q.ui veut aimer, or les apprenne,
Et de ce livre aide lui vienne.
Dès lors il fait bon l'écouter
S'il est qui le sache conter :
Car la fin du conte est moult belle
Et la matière en est nouvelle.
Qui la fin du songe ouïra,
Je vous dis bien qu'il y pourra
Des jeux d'Amour assez apprendre.
Aussi, qu'il veuille bien attendre
Qu'en mes vers j'expose céans
De ce beau songe tout le sens.
La vérité qui est voilée
Alors vous sera dévoilée,
Quand ce songe en entier suivrez
Où nul mensonge n'ouïrez.
140 LE ROMAN DE LA ROSE.
XVII
**$9* Comment le Dieu d'Amours enseigne
L'Amant, et dit qu'il face et tiengne
Les reigles qu'il baille à l'Amant,
Escriptes en ce bel Rommant.
Vilonnie premièrement,
Ce dist Amors, veil et commant
Que tu guerpisses sans reprendre,
Se tu ne veulz vers moi mesprendre ;
Si maudi et escommenie
Tous ccus qui aiment Vilonnie.
Vilonnie fiiit li vilains,
Por ce n'est pas drois que ge l'ains ;
Vilains est fel et sans pitié,
Sans servise et sans amitié.
Après, te garde de retraire *^
Chose des gens qui face à taire :
N'est pas proesce de mesdire.
En Keux le scncschal te mire **.
Qui jadis par son mokéis
Fu mal renomés et haïs.
Tant cum Gauvains li bien apris **
Par sa cortoisie ot le pris,
Autretant ot de blasmc Keus,
Por ce qu'il fu fel et crueus,
Ramponieres et mal-parliers
Desus tous autres chevaliers.
Sages soies et acointables.
De paroles dous et resnables
Et as grans gens, et as menues,
Et quant tu iras par les rues,
LE ROMAN DE LA ROSE. I41
XVII
^'6i- Comment le Dieu d'Amours enseigne
L'Amant, et lui dit qu'il n'enfreigne
Les règles qu'il baille i l'Amant
Écrites en ce beau Roman.
D'abord, dit Amour, Vilenie
Qu'à tout jamais ton cœur renie !
Je le commande et je le veux
Sous peine de trahir tes vœux;
Car je maudis, j'excommunie
Tous ceux qui aiment Vilenie.
C'est elle qui fait les vilains;
Aussi, je la hais et la plains :
Vilain est traître, impitoyable,
D'amour, de service incapable.
Puis garde-toi de publier *'
Ce qu'il faut taire et oublier;
C'est lâcheté que de médire.
Que toujours ton âme s'inspire
Du sénéchal Keux, dont le fiel ^*
Fit un sot méchant et cruel.
Vois Gauvain, son âme loyale *'
Et courtoise était sans rivale,
Tandis qu'était honni ce Keux,
Parmi tous ces chevaliers preux,
Pour sa langue vile et méchante
Et querelleuse, et médisante.
Surtout sois raisonnable et doux.
Sage et gracieux envers tous,
Grands et petits ; et par la rue,
Pour souhaiter la bienvenue,
142 LE ROMAN DE LA ROSE.
2189. Gar que lu soies costumiers
De saluer les gens premiers ;
Et s'aucuns avant te salue,
Si n'aies pas la langue mue,
Ains te garni du salu rendre
Sans demorer et sans atendre.
Après, garde que tu ne dies
Ces ors moz, ne c^s ribaudies;
Jà por nomer vilaine chose
Ne doit ta bouche estre desclose :
Je ne tiens pas à cortois homme,
»Qui orde chose et lede nomme.
Toutes fcimes sers et honore,
D'eles servir poine et labore ;
Et se tu os nul mcsdisant
Qui aille famés desprisant *^,
Blasme-le, et dis qu'il se taise.
Fai, se tu pues, chose qui plaise
As dames et as damoiseles,
Si qu'els oient bonnes noveles
Dire de toi et raconter ;
Par ce porras en pris monter.
Après tout ce, d'orgoil te garde.
Car qui, bien entent et esgarde,
Orguex est folie et pechiés ;
Et qui d'orgoil est entechiés.
Il ne puet son cuer aploier
A servir ne à souploier.
Orguillcux fait tout le contraire
De ce que fins amans doit faire.
Mais qui d'amer se vuelt pener,
Il se doit cointement mener ;
Hons qui porchace druerie,
Ne vaut noient sans cointerie.
LE ROMAN DE LA ROSE. 145
Garde-toi d'être le dernier;
Et si quelqu'un tout le premier
A ta rencontre te salue,
Jamais ta langue irrésolue
Ne doit un seul instant rester
Sans salut rendre et s'acquitter.
Puis veille à ne dire paroles
Sales, libertines et folles;
Jamais pour vilains mots choisir
Ta bouche ne se doit ouvrir.
Car je ne tiens pour courtois homme
Qui chose sale ou laide nomme.
Puis toute femme honore et sers,
A les ser.'ir ta peine perds ;
Si tu entends langues infâmes
Mépriser, rabaisser les femmes *'',
Blâme et fais taire ces hargneux.
Cherche à plaire autant que tu peux
Aux dames et aux damoiselles.
Pour que de toi bonnes nouvelles
Elles entendent raconter.
Tu n'y pourras qu'en prix monter.
Après tout ce, d'orgueil te garde ;
Pour qui bien entend et regarde.
Orgueil est folie et péché,
Et qui d'orgueil est entaché
Se plaît à faire le contraire
De ce que fin amant doit faire ;
Il ne saurait son cœur plier
A servir ni à supplier ;
Mais l'amant fin et véritable
Se doit montrer facile, aimable,
Car pour réussir en amours
Il faut être affable toujours.
144 LE ROMAN DE LA ROSE.
2225. Cointerie n'est mie orguiez,
Qui cointes est, il en vaut niiez :
Por quoi il soit d'orgoil vuidiés,
Qii'il ne soit fox n'outiecuidiés.
Menc-toi bel selonc ta rente,
De robes et de chaucemente ;
Bcle robe et biau garnement
Amendent les gens durement :
Et si dois ta robe baillier
A tel qui sache bien taillier,
Et face bien séans les pointes,
Et les manches joignans et cointes.
Solers à las, ou estiviaus
Aies souvent frès et noviaus,
Et gar qu'il soient si chauçant,
Que cil vilain aillent tençant
En quel guise tu i entras,
Et de quel part tu en istras.
De gans, d'aumosniere de soie.
Et de çainture te cointoie :
Et se tu n'as si grant richece
Qu'avoir les puisses, si t'estrece;
Mes au plus bel te dois déduire
Que tu porras sans toi destruire.
Chapcl de flors qui petit couste,
Ou de roses à Penthecouste,
Ice puet bien chascun avoir.
Qu'il n'i convient pas grant avoir.
Ne sueflFre sor toi nul ordure,
Lave les mains, et tes dens cure *'' :
S'en tes ongles a point de noir,
Ne l'i lesse pas remanoir.
Cous tes manches, tes cheveus pigne,
Mais ne te farde ne ne guigne :
LE ROMAN DE LA ROSE. 145
L'homme affable l'orgueil méprise,
Et tout le monde mieux l'en prise;
Seuls les sots et les vaniteux
Sont vers les autres orgueilleux.
Selon ta rente choisis belles
Jambières et robes nouvelles,
Car belles robes, beaux atours
Moult fiivorisent les amours.
Rappelle-toi qu'il est utile
De rechercher tailleur habile,
Qui coupe pointes gentiment
Et manches fasse tout joignant.
Souliers lacés, fine chaussure
Porte frais, de bonne mesure.
Et garde qu'ils te serrent tant
Que les vilains aillent glosant,
Comment pour entrer tu pus faire
Et pour en sortir la manière.
Prends l'aumônière de satin
Et coquette ceinture enfin ;
Et si tu n'es, pour telle mise,
Pas assez riche, économise;
Mais fais ton corps le plus priser
Que tu pourras, sans t'épuiser.
Chapel de fleurs des champs, sans faute,
Ou roses à la Pentecôte
Chacun peut certes bien avoir,
Il n'est besoin d'un grand avoir;
Ne souffre sur toi nulle ordure,
Lave tes mains et tes dents cure *',
Et si tes ongles ont du noir,
Ote-le vite et sans surseoir.
Couds tes manches, tes cheveux peigne,
Mais le clin d'yeux, le fard dédaigne :
146 LE ROMAN Dt LA KOSU.
22,7. Ce n'apartient s'as dames non,
Ou à ceus de mavès renon,
Qui amors par mal aventure
Ont trouvée contre nature.
Après ce te doit sovenir
D'cnvoiséure maintenir ;
A joie et à déduit t'atorne,
Amors n'a cure d'omme morne ;
C'est maladie moult cortoise.
L'en en rit, et geue et envoise.
Il est ensi que H amant
Ont par ores joie et tormcnt ;
Amans sentent les maulx d'amer
Une hore dous, autre hore amer.
Mal d'amer est moult outrageus,
Or est li amans en ses geus,
Or est destrois, or se démente,
Une hore plore, et autre chante.
Se tu ses nul bel déduit faire,
Par quoi tu puisses as gens plaire.
Je te comant que tu le faces :
Chascun doit faire en toutes places
Ce qu'il set qui miex li avient.
Car los et pris et grâce en vient.
Se tu te sens viste et legier,
Ne fai pas de saillir dangier ;
Et se tu siez bien à clicval,
Tu dois poindre amont et aval ;
Et se tu ses lances brisier,
Tu t'en pues moult faire prisier.
Se as armes es acesmés.
Par ce seras dis tans amés ;
Se tu as la voiz clere et saine ***,
Tu ne dois mie querre essoinc
LE ROMAN DE LA ROSE. I47
Ceci pour les dames est bon.
Ou pour ceux de mauvais renom
QjLii cherchent par maie aventure
Honteux amour contre nature.
Ensuite il te doit souvenir
Que seuls inspirent le plaisir
Gais atours, riante figure.
Des fronts ridés amour n'a cure;
C'est un mal avant tout courtois,
Enjoué, badin et grivois.
Mais sache aussi qu'il nous octroie
Heure de peine, heure de joie.
Ses maux les amants sentent tous.
Une heure amer, une heure doux,
L'amour est en tous points extrême ;
Tantôt l'amant bienheureux aime,
Tantôt s'afflige et dépérit,
Une heure pleure, une autre rit.
Si tu sais quelque beau jeu faire
Par quoi tu puisses aux gens plaire,
Fais-le, tu t'en trouveras bien.
Car los et prix et grâce en vient.
Chacun doit faire en toute place
Ce qui fait mieux valoir sa grdce.
Si tu te sens preste et léger.
Saute donc sans te ménager.
Rien auprès des belles n'avance
Comme savoir rompre une lance,
Et si tu sieds bien à cheval.
Tu dois courir amont, aval ;
Bonne prestance sous les armes
Enfin décupleront tes charmes.
Si tu as claire et saine voix ***,
Ne t'excuse pas quelquefois
I4S LE ROMAN DE LA ROSE.
2 2^1. De chanter, se l'en t'en semont,
Car bel chanter abelist mont ;
Si avient bien à bacheler
due il sache de viéler,
De fléuter et de dancier ;
Par ce se puet moult avancier.
Ne te fai tenir por aver,
Car ce te porroit' moult grever ;
Il est raison que li Amant
Doignent du lor plus largement
Que cil vilains entule et sot ;
Onques lions riens d'Amors ne sot,
Cui il n'abelist à donner :
Se nus se viaut d'amors pener,
D'avarice trop bien se gart.
Car cis qui a por ung regart.
Ou por ung ris dous et serin
Donné son cuer tout enterin.
Doit bien, après si riche don,
Donner l'avoir tout à bandon.
Or te vueil briément recorder
Ce que t'ai dit por remembrer :
Car la parole mains est griéve
A retenir quand ele est briéve.
Qui d'Amors vuet faire son mestre,
Cortois et sans orguel doit estre,
Cointes se tiengne et envoisiés
Et de largece soit proisiés.
Après te doins en pénitence.
Que nuit et jor sans rcpentence
En bien amer soit ton penser,
Adès i pense sans cesser,
Et te membre de la douce hore
Dont la joie tant te demore;
LE ROMAN DE LA ROSk. I49
JJ95. Si de chanter dame te prie,
Car bien chanter ne déplaît mie ;
Et si jeune tu danses bien,
Si tu es bon musicien,
De ces talents fais bon usage,
On en tire grand avantage.
Ne te fais pour chiche tenir ;
Ce te pourrait moult desservir.
Car il faut, et plus que personne,
du'amant son bien largement donne.
Plus que vilain avare et sot.
D'Amour ne sait le premier mot
Celui qui sa bourse ménage.
Que d'avarice avec courage
Trop bien se garde l'amoureux ;
Car celui qui, pour les beaux yeux.
Pour un doux souris de sa mie *",
Lui donne et son cœur et sa vie,
Doit bien, après si riche don,
De son or faire l'abandon.
Lors donc, je te vais tout mon dire.
En deux mots brèvement réduire.
Mieux s'apprend un commandement.
S'il est résumé sobrement :
Qui d'Amour veut faire son maître.
Courtois et sans orgueil doit être.
Elégant, affable, enjoué,
Enfin de largesse doué.
Puis je te donne en péniten'e.
Que nuit et jour sans repentance
A bien aimer soit ton penser;
Penses-y toujours sans cesser,
Et souviens-toi de la douce heure
Dont le plaisir tant te demeure.
1 50 LE ROMAN DE LA KOSK
232;. Et por ce que fins Amans soies,
Voil-jc et commans que tu aies
En ung seul Icu tout ton cuer mis,
Si qu'il n'i, soit mie demis,
Mes tous entiers sans tricherie,
Car ge n'ains pas moitoierie.
Qui en mains leus son cuer départ,
Par tout en a petite part ^° ;
Mes de celi point ne me dout,
Q.ui en un leu met son cuer tout :
Por ce vueil qu'en ung leu le metes.
Mes gardes bien que tu nel' prestes ;
Car se tu l'avoies preste,
Gel' tenroie à chetiveté.
Ainçois le donne en don tout quite
Si en auras greignor mérite ;
Car bontés de chose prestée
Est tost rendue et aquitée ;
Mes de chose donnée en dons
Doit estre grans li guerredons.
Donne-le dont tout quitement.
Et le fai débonnairement :
Car l'en a la chose moult chiere
Qui est donnée à bêle chiere ;
Mes ge ne pris le don ung pois
Que l'en donne desus son pois.
Quant tu auras ton cuer donné.
Si cum ge t'ai ci sermonné,
Lors t'avendront les aventures
Qui as Amans sunt griés et dures.
Souvent, quand il te souvendra
De tes amors, te convendra
Partir des gens par estovoir,
LE ROMAN DE LA ROSE. 1)1
Et pour que tu sois fin amant,
Je veux, j'ordonne absolument
Qu'on un seul lieu tout ton cœur mettes,
A demi non, mais le promettes
Tout entier sans jamais tricher,
Car je n'aime pas partager.
Qui son cœur en maints lieux adresse,
Partout petite part en laisse ^° ;
Celui-là seul a mon aveu
Qui met son cœur en un seul lieu.
Aussi je veux que ton cœur mettes
En un lieu seul et ne le prêtes ;
Car si jamais l'avais prêté
Je le tiendrais à vileté.
Plutôt le donne en don tout quitte.
Et plus grand sera ton mérite ;
Car de chose donnée en don
Moult grand doit être le guerdon ■•',
Mais grâce de chose prêtée
Est tôt rendue et acquittée.
Donne-le donc tout quittement,
Et fais-le débonnairement,
Car présent oncques ne s'efface
S'il est offert de bonne grâce ;
Mais je ne prise même un pois
Le don qui pèserait grand poids
Au cœur de celui qui le donne.
Fais donc comme je te l'ordonne.
Et quand ton cœur auras donné.
Comme ici je t'ai sermonné,
Lors t'adviendront les aventures
Qui sont aux vrais amants si dures.
Souvent quand il te souviendra
De tes amours, il te faudra
152 Le RO.\iAN DE LA ROSE.
ï})8. Qu'il ne puissent aparccvoir
Les maus dont tu es angoisseus.
A une part iras tous seus,
Lors te vendront soupirs et plaintes,
Hriçons et autres dolors maintes,
En plusors sens seras destrois,
Une hore chaus, et autre frois,
Vcrmaus une hore, une autre pales,
Onques fièvres n'eus si maies.
Ne cotidianes, ne quartes.
Bien auras, ains que tu t'en partes,
Les dolors d'amors essaiées ;
Si t'avendra maintes foiées
Qu'en pensant t'cntroblieras,
Et une grant pièce seras
Ainsinc cum une ymage mue,
Qui ne se croie, ne remue,
Sans pies, sans mains, sans dois croler.
Sans yex movoir, et sans parler.
A chief de pièce revendras
En ta mémoire et tressaudras
Au revenir en eflraor,
Ausinc cum bons qui a paor,
Et soupirras de cuer parfont ;
Et saiches bien qu'ainsinc le font
Cil qui ont les maus essaies
Dont tu ies ores esmaiés.
Après est drois qu'il te soviegne
Que t'amic t'est trop lointiegne ;
Lors diras ; Diex, cum suis mavès
Quant là où mes cuers est, ne vès !
Mon cuer seul por quoi i envoi ?
Adès i pens, et riens n'en voi.
LE ROMAN DE LA ROSE. IJ}
2361. Partir des gens par convenance,
Pour que tes maux et ta souffrance
Ils ne puissent apercevoir;
Tout seul tu t'en iras douloir ''*.
Lors te viendront soupirs et plaintes.
Frissons et autres douleurs maintes ;
De cent façons tu souffriras,
Une heure chaud, puis froid seras,
Une heure rouge, une heure blême,
Et d'amour essaieras quand même
Tous les tourments avant partir ;
Jamais tant ne t'ont fait pâtir
Fièvres quartes, quotidiennes.
Maintes fois à toutes tes peines
En pensant tu t'entroublieras,
Et moult longtemps demeureras
Tout droit comme une image mue **
Qui ne branle ni ne remue,
Sans pied, sans main, sans doigt branler,
Sans yeux mouvoir et sans parler.
En la fin, après longue attente,
Comme un homme qui s'épouvante,
En ta mémoire reviendras,
Au revenir tressauteras
En soupirant à longue haleine.
C'est ainsi que sont à la gêne
Ceux qui les maux ont essayé
Dont tu seras lors guerroyé.
Après, droit est qu'il te souvienne
Que ta mie est moult trop lointaine.
Lors diras : « Dieu, que suis mauvais
Quand là, où mon cœur est, ne vaisi
Mon cœur seul pourquoi j'y envoie?
Faut-il qu'y pensant rien n'en voie?
154 LE ROMAN Dh LA ROSE.
2191. Quant g'i puis mes pies envoier
Après, por mon cuer convoier,
Se mi oil mon cucr ne convoient,
Ge ne pris riens quanque il voient.
Se doivent-il ci arrcster?
Nennil, mes voisent viseter
Le saintuairc précieus
Dont mon cuer est si envieus;
Q.uant mon cuer en a tel talent,
Ge me puis bien tenir à lent.
Se de mon cuer suis si lointiens.
Si m'aist Diex, por fol m'en tiens.
Or irai, plus nel' laisserai,
James aése ne serai
Devant qu'aucune enseigne en voie :
Lores te métras à la voie.
Et si iras par tel convent.
Qu'à ton esme faudras souvent,
Et gasteras en vain tes pas.
Ce que tu quiers ne verras pas.
Si convendra que tu retornes.
Sans plus foire, pensis et mornes.
Lors reseras à grant meschief,
Et te vendront tout derechief
Soupirs, espointes et friçons,
Qui peignent plus que heriçons.
Qui ne le set, si le demant
A ccus qui sunt loial Amant.
Ton cuer ne porras apaicr.
Ainsi iras encor essaier
Se tu verras par aventure
Ce dont tu ies en si grant cure; ;
Et se tu te pues tant pener
Qu'au véoir puisses assener.
LE ROMAN DE LA ROSE. IJ^
259i. Quand j'y veux après envoyer
Mes pieds, pour mon cœur convoyer,
Si mes yeux mon cœur ne convoient
Rien je ne prise ce qu'ils voient.
Ici doivent-ils s'arrêter?
Nenni, mais veulent visiter
Le moult précieux sanctuaire
Qu'à si grand deuil mon cœur espère.
Quand si vite court mon désir,
Je me puis bien pour lent tenir ;
Quand mon cœur est de ma pensée
Si loin, je la tiens insensée.
Or j'irai; mon cœur je suivrai
Et jamais aise ne serai
Devant qu'aucune chose en voie ! »
Lors tu te mettras en la voie ;
Mais tu marcheras de tel train
Qu'échouera souvent ton dessein,
Et tu reviendras en arrière
Pensif et morne sans plus faire,
Et seront perdus tous tes pas.
Ce que tu cherches ne verras.
Lors reseras en grand' misère
Et derechef de te méfaire
Soupirs, élancements, frissons
Qui piquent plus que hérissons.
Qui ne le sait, qu'il en réfère
A l'amant loyal et sincère.
Ton cœur ne pourras contenter.
Mais tu voudras encor tenter
Si tu verrais par aventure
Ce dont seras en si grand cure ;
Et si tu fais tant que la voir
Puisses un jour à ton vouloir,
1^6 LE ROMAN DE LA ROSE.
242-). Tu vodras moult cntentis cstrc
A tes yex saouler et pestre :
Grant joie en ton cucr denienras
De la biauté que tu verras ;
Et saches que du regarder
Feras ton cuer frire et larder,
Et tout adès en regardant
Aviveras le feu ardant.
Q.ui ce qu'il aime plus regarde,
Plus alumc son cuer et Tarde ;
Cil art, alume et f;iit flamer
Le feu qui les gens fait amer.
Chascuns Amans suit par coustume
Le feu qui l'art et qui l'alume.
Quant il le feu de plus près sent,
Et il s'en va plus apressant.
Le feu si est ce qui remire
S'amie qui tout le fet frire ;
Quant il de li se tient plus près
Et il plus est d'amer engrès :
Ce sevent bien sage et musart,
Qui plus est près du feu, plus art.
Tant cum t'amie ainsinc verras,
James movoir ne t'en querras;
Et quant partir t'en convendra,
Tout le jor puis t'en sovendra
De ce que tu auras véu ;
Si te tendras à decéu
D'une chose trop lédement,
Que onques cuer ne hardement
N'eus de li araisonner,
Ains as esté sans mot sonner
LE ROMAN DE LA ROSE. IJ7
J4J9 Moult attentif tu voudras ctre
A tes yeux en saouler et paître.
Grand' joie en ton cœur sentiras
De la beauté que tu verras ;
Mais rien qu'i regarder sa dame
Le cœur et pétille et s'enflamme,
Et là, toujours la regardant,
Aviveras le feu ardent.
Q.ui plus l'objet aimé regarde,
Plus allume son cœur et Tarde "*,
Car c'est lui qui fait enflammer
^I.e feu qui les gens fait aimer.
^Chacun amant suit par coutume
Le feu qui l'art et le consume ;
Quand le feu de plus près il sent.
Plus il va de lui s'approchant.
Or le feu, c'est sa douce amie
Qu'il admire en si grande envie
Et qui le fait ainsi rôtir ;
Car plus près il se veut tenir
Près de la belle qu'il adore.
Et plus il veut aimer encore.
Or sages et fous, chacun dit :
Plus près le feu, plus il nous cuit.
Ainsi, plus tu verras ta mie.
Moins de partir n'auras l'envie.
Et quand partir il te faudra,
Tout le jour il te souviendra
De celle que tu auras vue,
Et ton âme sera déçue
Encore plus cruellement
De n'avoir eu tant seulement
De lui dire un seul mot l'audace,
Toujours là planté dans la place
1^8 LE ROMAN DE LA ROSE.
24;;, Lez H, cum fox et entrepris.
Bien cuideras avoir mcspris,
Quant tu n'as la bêle emparlOe
Ainçois qu'ele s'en fust alée.
Tourner te doit à grant contraire.
Car se tu n'en pcusses traire
Fors seulement ung biau salu.
Si t'éust-il cent mars valu.
Lors te prendras à dévaler,
Et querras achoison d'aler
Dercchief encore en la rue
Où tu auras celé véue,
Que tu n'osas mètre à raison ;
Moult iroies en sa maison
Volcntiers, s'achoison avoies.
Il est drois que toutes tes voies.
Et tes alces et ti tour
Soient tuit adès là entour;
Mes vers la gent très-bien te celé,
Et qùiers autre achoison que celé
Qui celé part te ùce aler ;
Car c'est grant sens de soi celer.
S'il avient que tu aparçoives
T'amie en leu que tu la doives
Araisonner ne saluer,
Lors t'estovra color muer ;
Si te frémira tous li sans.
Parole te ùudra et sens.
Quant tu cuideras commencier;
Et se tant te pues avancier
Que ta raison commencier oses,
Quant tu devras dire trois choses,
Tu n'en diras mie les deus,
Tant seras vers li vergondeus.
LE ROMAN DE LA ROSE. 1 59
2465. Auprès d'elle comme un niais.
Son dédain craindras désormais.
Pour ne l'avoir interpelée
Devant qu'elle s'en fut allée ;
Et grand' peine devras souffrir,
De n'avoir pu même obtenir
Seulement une révérence,
JT'en coûtàt-il cent marcs de France.
Lors te prendras ù dévaler,
Cherchant occasion d'aller
Derechef encore en la rue
Où naguère tu l'auras vue
Sans oser la mettre à raison.
Moult irais-tu dans sa maison,
Si tu pouvais, jusque chez elle.
Alors tout autour de ta belle.
Par tous chemins tu t'en iras
De ci de là portant tes pas ;
Mais les valets surtout évite,
Et toute autre raison médite
Qiie celle qui t'y fait aller.
Car c'est grand sens de soi celer.
S'il advient que tu aperçoives
Ta mie en tel lieu que tu doives
La saluer, l'entretenir,
Lors sentiras ton sang frémir,
La pâleur blêmir ton visage,
Ta voix se perdre et ton courage.
Et quand tu voudras commencer,
Si tu te peux tant avancer
Que ton discours commencer oses,
Quand tu devras dire trois choses,
Tu n'en diras pas même deux,
* Tant seras près d'elle honteux.
l60 LE ROMAN DE I.A ROSli.
i49i II n'icrt ]à nus si apensés
Qui en ce point n'oblit assés,
S'il n'est tiex que de guilc serve ;
Mes faus Amans content lor verve
Si cum il veulent, sans paor,
Qu'il sunt trop fort losengéor :
Il dient ung, et pensent el ^',
Li traïtor félon mortel.
Quant ta raison auras fenie,
Sans dire mot de vilenie,
Moult te tenras à concilié.
Quant tu auras riens oblié
Qui te fust avenant à dire :
Lors reseras en grant martire :
C'est la bataille, c'est l'ardure,
C'est li contens qui tous jors dure.
Amans n'aura jà ce qu'il quiert,
Tous jors li faut, jà en pez n'iert ;
Jà fin ne prendra ceste guerre
Tant cum l'en veille la pez querre.
Quant ce vendra qu'il sera nuis,
Lors auras plus de mil anuis :
Tu te coucheras en ton lit
Où tu auras poi de délit;
Car quant tu cuideras dormir.
Tu commenceras à frémir,
A tresaillir, à démener,
Sor costé t'estovra torner,
Une heure envers, autre cure adens,
Cum fait lions qui a mal as dcns.
Lors te vendra en remenibrance
Et la façon et la semblance
A cui nule ne s'aparcille.
Si te dirai fîere merveille :
LE ROMAN DE LA ROSE. l6l
Il n'esf homme, tant soit-il sage,
Qui lors ne perde son bagage,
A moins qu'il ne soit fau>;. amant.
Ceux-là vont leur verve exprimant
Avec une par£iite aisance ;
Trop forte est leur outrecuidance ;
Ils disent un et pensent deux ^^,
Traîtres, félons et venimeux.
Quand auras ta raison finie
Sans dire mot de vilenie,
Lors tu te croiras méprisé.
Et quand tu auras épuisé
Tout ce qu'avais d'aimable à dire,'
Lors reseras en grand martyre.
C'est la bataille, le tourment.
Qui toujours dure au bon amant,
Jamais ne finira la guerre ;
Vainement la paix U espère.
Ce qu'il cherche il n'aura jamais
Et toujours souflfre et n'aura paix.
Et puis quand il sera nuit close.
Lors ce sera bien autre chose.
En vain chercheras sur ton lit
Un peu de calme et de répit ;
A t'cndormir comme tu penses.
Vite à frémir tu recommences,
A tressaillir, te démener.
Sur un côté te retourner.
Une heure pile, une autre face,
Comme un homme que dent tracasse.
Alors viendra devant tes yeux
La belle au maintien gracieux
Qui n'a jamais eu sa pareille,
Et ce sera fière merveille.
ir
l62 LI-: ROMAN DU LA ROSE.
2525. Tex fois sera qu'il t'iert avis
Que tu tendras ccle au cler vis
Entre tes bras tretoute nue,
Ausinc cum s'el ert devenue
Du tout t'amie et ta compaigue;
Lors feras chatiaus en Espaigne ",
Et auras joie de noient,
Tant cum tu iras foloiant
En la pensée delitable
Où il n'a fors mcnçonges et fable ;
Mes poi i porras dcmorer.
Lors commenceras à plorer.
Et diras: Diex! ai-ge songiéî
du'est-ice, où estoie-gié ?
Geste pensée, dont me vint ?
Certes dis fois le jor, ou vint
Vodroie qu'ele revenist :
Ele me pest et replenist
De joie et de bonne aventure ;
Mes ce m'amort que poi me dure '''.
Diex! verrai-ge jà que ge soie
En itel point cum ge pensoie?
Gel' vodroie par convenant
Que ge niorusse maintenant ;
La mort ne me greveroit mie,
Se ge moroie es bras m'amie.
Moult me griéve Amors et tormente,
Sovent me plains et me démente ;
Mais se tant fait Amors que j'aie
De m'amie entérine joie,
Bien seront mi mal racheté.
Las 1 ge déniant trop chier clieté ;
Ge ne me tiens mie por sage,
Quant ge demant itel outrage :
LE RO\LAN DE LA ROSE. 163
Tantôt tu croiras embrasser
Ta belle amante, doux penser,
Entre tes bras tretoute nue,
Pensant qu'elle soit devenue
Ta mie et compagne à jamais.
Lors en Espagne des palais,
Sans fond bâtiras sur les sables,
Bercé de mensonges et fables
Heureux d'un rien, te complaisant
Dans ce songe doux et plaisant.
Mais tôt s'évanouit ce leurre.
Il te ûiut recommencer, pleure :
« Dieu puissant, ai-je bien songé ?
Où étais-je? Qu'est-ce que j'ai?
D'où donc me vint cette pensée ?
Je voudriiis l'âme avoir bercée
Dix fois le jour par elle ou vingt,
Elle m'a tout rempli soudain
De joie et de bonne aventure,
Mais trop me mord que si peu dure.
Dieu ! pourrai-je voir que je sois
En tel point comme je pensois?
La mort ne me grèverait mie
Mourant dans les bras de ma mie;
Aussi de rien ne me plaindrais
Si dès maintenant je mourais.
Moult me grève Amour et tourmente,
Souvent me plains et me lamente ;
Mais si pouvait me faire Amour
Avoir ma mie entière un jour.
J'aurais bien payé ma souffrance.
Mais, hélas! c'est trop d'exigence,
Et je suis fol, j'en ai bien peur.
De demander telle faveur;
l64 LE ROMAN DE LA ROSE.
25 ;9. Car qui demande musardie,
Il est bien drois qu'en l'escondie.
Ne sai comment dire ge l'ose,
Car maint plus preus et plus alose
De moi auroicnt grant honor
En ung loicr assez menor ;
Mes se sans plus d'ung seul baisier
Me daignoit la bêle aésier,
Moult auroie riche desserte
De la poine que j'ai soffcrte;
Mes fort chose est à avenir,
Ge me puis bien por fol tenir,
Qiiant j'ai mon cuer mis en tel leu
Dont ge n'aten avoir nul preu.
Si dis-ge que fox et que gars,
Car miex vaut de li uns regars,
due d'autre li déduis entiers.
Moult la véisse volentiers
Orcndroites, se Diex m'aïst ;
Caris fust qui or la véist.
Diex ! quant sera-il ajorné ?
Trop ai en ce lit séjorné :
Ge ne pris gaires tel gésir,
Q.uant je n'ai ce que je désir.
Gésir est ennuieuse chose.
Quant l'en ne dort ne ne repose :
Moult m'ennuie certes et griéve
Que orendroit l'aube ne cricve.
Et que la nuit tost ne trespasse;
Car, s'il fust jor, ge me levasse.
Ha solaus ! por Diex car te heste.
Ne se j orne, ne ne t'areste :
Fai départir la nuit obscure,
Et son anui qui trop me dure.
LE ROMAN DE LA ROSE. 165
256s. Car qui demande une sottise
Mérite bien qu'on reconduise.
Comment l'ai-jc osé dire ? Eh quoi !
Maint plus preux, plus digne que moi
Aurait grand honneur, sans doutance,
De bien plus mince récompense.
Mais si, sans plus, d'un seul baiser
Me daignait la belle apaiser,
Je serais trop cher payé, certe,
De la peine que j'ai soufferte.
Mais sombre est pour moi l'avenir
Et me puis bien pour fol tenir
Quand mon cœur mis en telle place
Dont je n'attends la moindre grâce.
Mais que dis-je ? J'en suis honteux !
Car un seul regard de ses yeux
Vaut mieux qu'une autre toute entière !
Exauce, mon Dieu, ma prière,
Laisse-moi cet être chéri
Revoir, et je serai guéri !
Quand donc verrai-je la lumière?
Sur ce lit maudit je n'ai guère
Trouvé le repos de longtemps,
Et mon désir en vain j'attends.
Un lit est ennuyeuse chose
Quand on ne dort ni ne repose.
Je souffre, et grand est mon ennui,
De ne voir trépasser la nuit
Et l'aube à mon chevet reluire ;
Au jour pour me lever j'aspire.
Ha ! pour Dieu, soleil, hâte-toi,
Point ne séjourne, éclaire-moi.
Fais départir la nuit obscure
Et son ennui qui trop me dure ! »
l66 LE ROMAN DE LA ROSE.
2593. La nuit ainsiuc te conteudras,
Et de repos petit prendras,
Se j'onqucs mal d'araors connui ^*;
Et quant tu ne porras l'ennui
Soffrir en ton lit de veillier,
Lors t'cstovra apareillier,
Chaucier, vestir et atorner,
Ains que tu voies ajorner.
Lors t'en iras en recelée,
Soit par pluie, soit par gelée,
Tout droit vers la maison t'amie,
Qui sera espoir endormie,
Et à toi ne pensera guieres.
Une hore iras à l'uis derrières
Savoir s'il est remés deffers,
Et jucheras iluec defors
Tout seus à la pluie et au vent :
Après iras à l'uis devant.
Et se tu treuves fendéure.
Ne fenestre, ne serréure.
Oreille et escoute parmi
S'il se sunt léens endormi ;
Et se la bêle sans plus veille,
Ge te loe bien et conseille
Q.u'el t'oie plaindre et doloser
Si qu'cl sache que reposer
Ne pues en lit por s'amitié.
Bien doit famé aucune pitié
Avoir de celi qui endure
Tel mal por li, se moult n'est dure.
Si te dirai que tu dois faire
Por Tamor de la débonnaire
De qui tu ne pues avoir aise ;
Au départir la porte baise,
LE ROMAN DE LA ROSE. 167
2599. La nuit ainsi te conduiras
Et de repos petit prendras,
Si de l'amour j'ai connaissance.
Enfin, rongc^ d'impatience
Et las en ton lit de veiller,
Tu te mettras à t'habiller,
Chausser et ta toilette faire
Sans attendre que l'aube éclaire.
Lors t'en iras en grand secret.
Par la pluie et le froid seulet,
Droit à la maison de ta mie
Qui sera sans doute endormie,
Ne songeant guère à son amant.
Par derrière, une heure durant,
Iras voir si l'huis, d'aventure,
N'est pas ouvert. Là, sur la dure,
T'assiéras à la pluie, au vent.
Puis à la porte de devant
Iras chercher une ouverture,
Une fenêtre, une serrure.
Pour écouter silencieux
Si tout repose dans ces lieux.
Et si la belle encore veille.
Heureux amant, je te conseille
Qu'elle entende plaindre et gémir
Tant qu'elle sache que dormir
Ne peux au lit pour l'amour d'elle.
Comment encor rester cruelle
Pour un amant qui souffre tant,
A moins d'avoir cœur trop méchant !
Écoute ce que tu dois faire
Pour l'amour de la débonnaire
Dont tu ne peux aise obtenir :
La porte baise au départir,
l68 LE ROMAN DE LA ROSE.
2627. Et por ce que l'en ne te voie
Devant la maison, n'en la voie,
Gar que tu soies repairiés
Anciez que jors soit csclairiés.
Icis vcnirs, icis alers,
Icis veilliers, icis parlers,
Font as amans sous lor drapiaus
Durement ameigrir lor piaus :
Bien le sauras par toi-mcismes,
Il convient que tu t'essaïmes.
Car bien saches qu'Amors ne lesse
Sor fins amans color ne gresse :
A ce sunt cil bien cognoissant
Qui vont les dames traïssant,
Qui dient por eus losengicr
Qu'il ont perdu boivre et mengier ;
Et ge les voi, les jengléors,
Plus cras qu'abbés ne que priors.
Encor te commant et encharge
Que tenir te faces por large
A la pucele de l'ostel :
Ung garnement li donne tel,
Qu'el die que tu es vaillans.
T'amie et tous ses bicn-veillans
Dois honorer et chiers tenir,
Grans biens te puet par eus venir :
Car cil qui sunt d'ele privé,
Li conteront qu'il t'ont trové
Preu, cortois et bien afi"aitié :
Miex t'en prisera la moitié.
Du pais gaires ne t'esloigne,
Et se tu as si grant besoigne
Que esloigner il te conviengne.
Garde bien que tes cuers remaigne.
LE ROMAN DE LA ROSE. 169
265;. Et prends garde qu'on ne te voie
Devant le seuil ou sur la voie
Avant que le jour n'ait paru,
Car tu peux être reconnu.
Tous ces allers et ces venues,
Ces promenades par les rues
La nuit, font les amants maigrir
Durement et leur peau blêmir;
Et toi-même en verras la preuve,
Car il te faut subir l'épreuve.
Sache qu'Amour ne laisse point
Aux amants fleur ni embonpoint ;
A ce sont bien reconnaissables
Les amants trompeurs, méprisables,
Qui disent pour se louanger
Qu'ils ont perdu boire et manger.
Et que je vois plus gras que moines,
Abbés, et prieurs, et chanoines.
De plus, je te commande et veux
Que tu passes pour généreux
Du logis envers la sen,-ante ;
Donne-lui parure si gente
Qu'elle proclame ta valeur.
Tu dois tenir en grand honneur
Tous les flmiiliers de ta belle.
Ils pourront te servir près d'elle ;
Car peut-être en l'intimité.
Par hasard auront-ils vanté
Ton esprit et ta courtoisie ;
Moitié mieux t'aimera ta mie.
Le pays ne quitte jamais;
Mais si telle besogne avais
Qu'il te fallût partir quand même.
Ton cœur laisse à celle qu'il aime
ryO LE ROMAN DE LA ROSE.
2661. Et pense de tost retorner,
Tu ne dois gaires séjorner :
Fai semblant qu'à véoir te tarde
Celé qui a ton cuer en garde.
Or t'ai dit comment n'en quel guise
Amant doit faire mon servise :
Or le fai donques, se tu viaus
De la bcle avoir tes aviaus.
L'tAmant parle.
Quant Amors m'ot ce commandé,
Je li ai lores demandé :
Sire, en quel guise ne comment
Puéent endurer cil amant
Les maus que vous m'avcs contés ?
Forment en sui espoentés,
Comment vit bons et comment dure
En tele poine, n'en tel ardure ?
En duel, en sospirs et en lermes,
Et en tous poins, et en tous termes
Est en souci et en esvcil.
Certes durement me merveil
Comment lions, s'il n'icre de fer,
Puet vivre ung mois en tel enfer.
Li Diex d'Amors lors me respont,
Et ma demande bien m'espont.
.Amors parle.
Biaus amis, par Tame mon père,
Nus n'a bien, s'il ne le compère ;
Si aime-l'en miex le chcté,
Quand l'en l'a plus diier acheté ;
Et plus en gré sunt reçéu
Li biens dont l'en a mal eu ^*.
LE RO.\L\N DE LA ROSE. I7I
2667. Et pense à bientôt retourner,
Tu ne dois guère scjounier :
Fais semblant que revoir te tarde
Celle qui a ton cœur en garde.
Je t'ai dit tout au long comment
Doit servir un lovai amant.
Or donc, reste à mes lois fidèle
Si tu veux jouir de ta belle.
L'Amant parle.
Tel était son commandement.
Lors je lui répondis : Comment
Les amants peuvent-ils donc, sire.
Endurer si cruel martyre
Qiie tout à l'heure avez conté ?
Vraiment j'en suis épouvanté.
Comment vit homme et comment dure
En tel deuil, en telle torture.
Toujours en pleurs, gémissements
Et longs soupirs, et par tous temps
Rongé d'inquiétude horrible?
Ce m'est chose incompréhensible
Comment homme, s'il n'est de fer.
Peut vivre un mois en tel enfer.
Le Dieu d'Amours lors me réplique
Et ma demande ainsi m'explique :
^tnour parle.
Par l'âme de mon père, amis.
Nul n'a bien, s'il n'y met le prix ;
Car jouissance est mieux goûtée.
Quand on l'a plus cher achetée.
Et les biens nous semblent meilleurs.
Venant après de longs malheurs *^.
172 LE ROMAN DE LA ROSE.
2691. Il est voirs que nus maus n'ataint
A celi qui les amans taint.
Ne qu'en puet espuisier la mer,
Ne porroit-l'en les maus d'amer
Conter en rommant, ne en livre;
Et toutes voies convient vivre
Les amans, qu'il lor est mestiers :
Chascuns fuit la mort volentiers.
Cil que l'en met en chartre oscure.
Et en vermine et en ordure,
Qui n'a fors pain d'orge ou d'avoine,
Ne se muert mie por la poine ;
Espérance confort li livre,
Qu'il se cuide véoir délivre
Encor par aucune chevance :
Et tretout autele béance
A cis qu'Amors tient en prison.
Il espoire sa garison.
Ceste espérance le conforte.
Et cuer et talent li aporte
De son cors à martire offrir :
Espérance li fait soffrir
Tant maus que nus n'en sait le conte,
Por la joie qui cent tans monte.
Espérance par soffrir vaint ^°,
Et fait que li amant vivaint.
Benéoitc soit Espérance
Qui les amans ainsinc avance !
Moult est Espérance cortoise,
Qii'el ne laira jà une toise
Nul vaillant homme jusqu'au chief,
Ne por péril, ne por meschief;
Neis au larron que l'en veut pendre
Fait-elc adés merci atcndrc.
LE ROMAN DE LA ROSE. I73
2697. Certes nul mal ne peut atteindre
Ceux qu'on voit les amants ctreindre.
Nul ne peut épuiser la mer,
Nul ne saurait les maux d'aimer
Conter en roman ni en livre ;
Pourtant les amants veulent vivre,
Si douloureux que soit leur sort ;
Chacun fuit volontiers la mort.
Le captif, en cellule obscure,
Rongé de vermine et d'ordure,
Mange son pain d'avoine noir
Et ne meurt pas de désespoir.
Toujours le soutient l'espérance
De sa prochaine délivrance
Par la ruse ou par le hasard.
On peut l'amant mettre en regard
Qu'Amour en sa prison enserre
Et qui sa guérison espère ;
Le réconforte cet espoir
Et lui donne cœur et pouvoir
De se livrer à sa torture.
Grâce à lui des maux il endure
Sans nombre, un bonheur attendant
Qui montera cent fois autant.
Amants fait vivre l'Espérance
Et vainc à force de souffrance '^^.
Bénite l'Espérance soit
Qui les amants ainsi rassoit !
Moult est l'Espérance courtoise
Et n'abandonne d'une toise
Nul vaillant cœur jusqu'à la fin
Dans sa détresse et son chagrin,
Et jusqu'au larron qu'on va pendre
Lui fait toujours sa grâce attendre.
174 LE liOMAN DE LA ROSIi.
2725. Iccstc te garantira,
Ne jà de toi ne partira
Q.u'el ne te sccore au besoing;
Et avecques ce ge te doing
Trois autres biens, qui grans scias
Font à ceus qui sunt en mes Las.
Li primerains biens qui solace
Ceus que li maus d'amer enlace,
C'est Dous-Pensers qui lor recorde
Ce où Espérance s'acorde,
Quant li amant plaint et sospire.
Et est en duel et en martire :
Dous-Pensers vient à chief de pièce
Qui l'ire et le corrous despièce.
Et à l'amant en son venir
Fait de la joie so venir.
Que Espérance li promet.
Et après au devant Li met
Les yex rians, le nez tretis,
Qui n'est trop grans, ne trop petis,
Et la bouchetc colorée,
Dont l'alaine est si savorée :
Si li plait moult quant il li membre
De la façon de chascun membre.
Encor va ses solas doublant.
Quant d'ung ris ou d'ung bel semblant
Li membre, ou d'une bêle chiere
Que fait li a s'amie cLiiere.
Dous-Pensers ainsinc assoage
Les dolors d'amors et la rage.
Icestui bien voil que tu aies,
Et se tu l'autre refusoics,
Qui n'est mie mains doucereus.
Tu seroies moult dangereus.
LE ROMAN' DE L.\ ROSE. I7S
2731. C'est elle qui te soutiendra,
Jamais de toi ne partira
Sans qu'au besoin secours te donne.
Avec elle je t'abandonne
Trois autres biens qui grands soûlas
Font à ceux qui sont dans mes lacs.
Le premier de ces biens que trouvent
Ceux qui les maux d'aimer éprouvent,
C'est Doux-Penser qui leur apprend
Où l'Espérance les attend.
Quand l'amant se plaint et soupire
Et grand deuil souffre et grand martyre,
Doux-Pcnser vient lors doucement
Dépecer l'ire et le tourment,
Et lui retrace en sa pensée
Des biens l'image carressée
Que l'Espérance lui promet.
Et devant les yeux lui remet
Cette bouchette colorée,
Dont l'haleine est si savourée.
Les yeux riants, le nez gentil
Qui n'est trop grand ni trop petit.
Et moult lui plaît quand lui rappelle
Tretous les charmes de sa belle
Et va ses soûlas redoublant,
Quand d'un souris, d'un beau-semblant
Le berce, ou de l'accueil aimable
Que lui fit sa mie adorable.
Ainsi Doux-Penser adoucit
Les maux dont Amour le poursuit.
Donc ce premier don je t'octroie
Et si le deuxième avec joie
N'acceptais non moins doucereu.v.
Tu serais par trop dédaigneux.
176 LE ROMAN' DF. LA ROSE.
2759. Li sccons biens est Dous-Pnrlers
Qui a fait à mains bachelers
Et à maintes dames sccors :
Car chascuns qui de ses amors
Oit parler, moult s'en esbaudist.
Si me semble que por ce dist
Une dame qui d'amer sot,
En sa chançon, ung cortois mot :
Moult sui, fet-ele, A bonne escole,
Quant de mon ami oi parole ;
Se m'aïst Diex, il m'a garie
Qui m'en parle, quoi qu'il m'en die.
Celc de Dous-Parler savoit
Quanqu'il en iert, car el l'avoit
Essaie en maintes manières.
Or te lo, et veil que tu quicres
Ung corapaignon sage et celant,
A qui tu die ton talent.
Et desqueuvres tout ton courage;
Gis te fera grant avantage.
Quant ti mal t'angoisseront fort,
Tu iras à li par confort.
Et parlerés andui ensemble
De la bêle qui ton cuer emble,
De sa biauté, de sa semblancc,
Et de sa simple contenance.
Tout ton estât li conteras,
Et conseil li demanderas
Comment tu porras chose faire
Qui à t'amie puisse plaire.
Se cil qui tant iert tes amis,
En bien amer a son cuer mis,
Lors vaudra miex sa compagnie.
Si est raison que il te die
LE ROMAN DE LA ROSE. I77
J76;. Doux-Parlcr sera le deuxième,
Qui porte au mallieureux qui aime,
Dame ou damoiseau, bon secours ;
Car entendre de ses amours
Parler, c'est douce jouissance.
C'est pour cela que dit, je pense,
Une dame qui bien aimait
En sa chanson ce joli trait :
« Je suis, fait-elle, à bonne école,
Oyant sur mon ami parole,
Car, Dieu m'assiste, est tout guéri
Mon cœur quand on parle de lui. «
De Doux-Penser bien savait-elle
Tous les secrets, et dut la belle
L'essayer de maintes façons.
Donc choisis en tes compagnons
Un ami moult discret et sage.
Car on tire grand avantage
D'ouvrir son cœur à quelque ami
Et son désir, et son ennui.
Quand l'angoisse sera trop forte,
A lui va, qu'il te réconforte.
Tous deux parlerez à l'envi
D'Elle, qui ton cœur a ravi.
De sa beauté, de sa semblance,
De son aimable contenance.
Tout ton état lui conteras,
Et conseil lui demanderas
Comment tu pourras chose faire
A ta belle qui puisse plaire.
Et si ce meilleur des amis
En bien aimer son cœur a mis,
Lors vaudra mieux sa compagnie.
Il sera lors droit qu'il te die
178 LE ROMAN DE LA ROSE.
2793. Se s'amie est pucele ou non, ^'
Qui clc est, et comment a non,
Si n'auras pas paor qu'il musc
A t'amie, ne qu'il t'encuse ;
Ains vous entreportcrcs foi.
Et tu à luy, et il à loi.
Saches que c'est moult plesant chose
Quant l'en a homme à qui l'en ose
Son conseil dire et son segré.
Cel déduit prendras moult en gré,
Et t'en tendras à bien paie,
Puis que tu l'auras essaie.
Li tiers biens vient du regarder ;
C'est Dous-Regars, qui seult tarder
A ceus qui ont amors lontaignes.
Mes ge te lo que tu te taignes
Bien près de li por Dous-Regart,
Que ses solas trop ne te tart ;
Car il est moult as amoreus
Delitablcs et savoreus.
Moult ont au matin bone encontre
Li œl, quant Dame-Diex lor monstre
Le saintuaire précieux
De quoi il sunt si envieus.
Le jor que le puéent véoir
Ne lor doit mie meschéoir ;
Il ne doutent pluie ne vent,
Ne nule autre chose grevant ;
Et quant li œl sunt en déduit,
Il sunt si apris et si duit.
Que seus ne sevent avoir joie,
Ains vuelent que li cuers s'esjoie.
Et font les maus assoagier :
Car li cc\ cum droit messagier.
LE ROMAN DE LA ROSE. 179
1799. Si sa niic est pucellc ou non ^'
Qui elle est, comment elle a nom.
Lors n'auras peur qu'il en abuse
Près de ta mie, ou qu'il t'accuse ;
Vous vous entreporterez foi,
Toi devers lui, lui devers toi.
Tu sauras quelle bonne chose
C'est d'avoir liomme à qui l'on ose
Son cœur ouvrir et confier,
Bonheur que tu dois envier,
Puissant remède à ta souflfrance,
Crois-moi, fais en l'expérience.
Le troisième bien vient des j'cux :
C'est Doux-Regard. Aux amoureux
De longue date, patience
Il donne ; avec persévérance
Près d'elle sois pour Doux-Regard ;
De ses faveurs crains le retard.
Car c'est un bien si désirable.
Aux amoureux si délectable !
Heureux ceux à qui, le matin,
Dieu montre parmi leur chemin
Le moult précieux sanctuaire
Qu'à si grand deuil leur cœur espère !
Le jour qu'ils ont pu l'admirer,
Tout malheur ils vont conjurer ;
Ils ne craignent ni vent, ni pluie.
Nul accident, nulle avanie.
Quand des amoureux l'œil jouit.
Il est si gent et bien instruit,
Qu'il ne sait seul goûter sa joie;
Mais il veut que le cœur festoie
Dont il court les maux soulager.
Car les yeux, en prompt messager.
l80 LE ROMAN DE LA ROSE.
2827. Tout maintenant au cucr envoient
Noveles de ce que ils voient ;
Et por la joie convient lors
Que li cuer oblit ses dolors,
Et les ténèbres où il ierc :
Car, tout ausinc cum la lumière
Les ténèbres devant soi chace,
Tout ausinc Dous-Regars efface
Les ténèbres où li cuers gist,
Qui nuit et jor d'amors languist :
Car li cuers de riens ne se diaut,
Quant li œl voient ce qu'il viaut.
Or t'ai, ce m'est vis, desdaré
Ce dont ge te vi esgaré,
Car je t'ai conté sans mentir
Les biens qui puéent garentir
Les amans, et garder de mort.
Or sez qui te fera confort ;
Au mains auras-tu Espérance,
S'auras Doulx-Pcnscr sans doutance,
Et Dous-Parler, et Dous-Regart.
Chascuns de ceus veil qu'il te gart
Tant que tu puisses miex atendre
Autres biens qui ne sunt pas mendrc,
Ains grcignors auras çà avant,
Mes ge te doing dès ore itant.
XVIII
Comment l'Amant dit cy qu'Amours
Le laissa en ses grans douleurs.
Tout maintenant que Amors m'ot
Di son plaisir, ge ne soi mot
LE ROMAM DE LA ROSE. l8l
a8)5. Aussitôt vers le cœur envoient
Les nouvelles de ce qu'ils voient,
Et dans ses transports sent le cœur
Dissiper avec sa douleur
Les tc^ncbres qui l'obscurcissent.
Tel qu'au matin s'évanouissent
Soudain les ombres de la nuit,
Tel Doux-Regard anéantit
Les ténèbres où cœurs languissent
Qui nuit et jour d'amour gémissent ;
Car le cœur de tout s'éjouit
Quand l'œil de ce qu'il voit jouit.
Je t'ai fait, je pense, en bon maître,
Tes fautes, tes erreurs connaître ;
Car je t'ai conté, sans mentir,
Les biens qui peuvent garantir
Les amants et sauver leur vie.
Or donc, CCS trois présents n'oublie ;
Je te donne ainsi pour ta part
Et Doux-Parlcr, et Doux-Regard,
Ht Doux-Penser, et l'Espérance ;
Ils te donneront assistance
Et te feront attendre mieux
D'autres biens non moins précieux,
Mais meilleurs encor par la suite ;
De ceux-ci dès ce jour profite.
XVIII
Cy l'Amant dit que Dieu d'Amours
Le laissa sans plus de discours.
Sitôt sa sentence rendue.
Ne sais comment, mais de ma vue
IÔ2 LE ROMAN DE LA ROSE.
28,7. Que il se fu csvanouis,
Et ge reniés essabouis,
Quant ge ne vi lez-moi nului ;
De mes plaies moult me dolui,
Et soi que garir ne pooie,
Fors par le bouton où j'avoie
Tout mon cuer mis et ma béance.
Si n'avoie en nului fiance,
Fors où Diex d'Amors, de l'avoir ;
Ainçois savoie tout de voir,
Que de l'avoir noient estoit,
S'Amors ne s'en cntremetoit.
Li Rosiers d'une haie furent
Clos environ, si cum il durent ;
Mes ge passasse la cloison
Moult volentiers por l'achoison
Du bouton qui sent mlex que basme,
Se ge n'en crainsisse avoir blasme ;
Mes assés tost péust sembler
Que les Roses vousisse embler.
XIX
Comment Bel-Acucil humblement
Offrit à l'Amant doucement
A passer pour vécir les Roses
' Qu'il désirôit sor toutes choses.
Ainsinc que je me porpensoie
S'oultre la haie passeroic,
Ge vi vers moi tout droit venant
Ung varlet bel et avenant,
En qui il n'ot riens que blasmer :
Bel-Acucil se faisoit clamer,
LE ROMAX UE LA ROSE. l8}
3865. Amour s'est tôt évanoui,
Et je restai tout c^bloui
Vers moi ne voyant plus personne.
Derechef mon mal m'aiguillonne.
Et je sais que guérir ne puis
Que par le bouton où j'ai mis
Tout mon cœur et mon espérance.
Or, en nul je n'ai confiance
Fors en Amour pour l'obtenir.
Du premier coup j'ai dû sentir
Que n'en avais nulle puissance
Sans sa gracieuse assistance.
Les rosiers étaient entourés
D'un cercle d'arbrisseaux fourrés ;
Or, j'aurais franchi la clôture
Moult volontiers pour la capture
Du bouton bel et parfumé,
Si n'eusse craint d'être blâmé ;
Mais tôt pouvait-on me surprendre
Sans me laisser les roses prendre.
XIX
Comment Bel-.\ccucil humblement
Offrit à l'Amant doucement
Le passage pour voir les Roses
Qu'il désirait sur toutes choses.
Conmie à me demander j'étais
Si la haie outrepasserais,
Droit A moi je vis d'aventure
Varlet venir de gente allure
En qui rien n'était à blâmer.
Bel-Acueil se faisait nommer,
LE ROMAN DH LA ROSE.
Filz fu Cortoisie la sage.
Cis m'abandonna le passage
De la haie moult doucement,
Et me dist amiablement :
'Bel-KAcueil parle.
Biaus amis chiers, se il vous plest,
Passés la haie sans arrcst,
Por l'odor des Roses sentir ;
Ge vous i puis bien garantir,
N'i aurés mal ne vilonnie.
Se vous vous gardés de folie.
Se de riens vous i puis aidier,
Jà ne m'en quiers faire prier;
Car près sui de vostre servise,
Ge le vous di tout sans faintise.
L'Amant respond.
Sire, fis-ge à Bel-Acueil,
Geste promesse en gré recueil :
Si vous rens grâces et mérites
De la bonté que vous me dites ;
Car moult vous vient de grant franchise.
Puisqu'il vous plaist, vostre servise
Suis prest de prendre volentiers.
Par ronces et par esglenticrs
Dont en la haie avoit assés,
Sui maintenant oultre passés.
Vers le bouton m'en vois errant,
Qiii mieudre odor des autres rent.
Et Bel-Acueil me convoia.
Si vous di que moult m'agréa.
Dont ge me poi si près remaindre.
Que au bouton péusse ataindre.
LE ROM.W DI-: LA ROSE. l8S
1893, Fils de la sage Courtoisie.
Lors de passer il me convie
Outre la haie, et doucement
Me dit moult amicalement :
'Bel- Accueil parle.
« Vous plairait-il passer la haie.
Bel ami, qui tant vous effraie,
Pour l'odeur des roses sentir?
Je puis combler votre désir.
Vous n'aurez mal ni vilenie
Si vous vous gardez de folie.
Si je puis en rien vous aider, .
Je ne me ferai pas prier,
Et je m'offre en toute franchise
A vous servir à votre guise.
L'Amant répond.
A Bel-Accueil j'ai répondu :
Sire, j'accepte confondu
Votre promesse et vous rends grâce,
Car votre bonté me surpasse ;
Mais vous parlez si franchement
Que je ne puis faire autrement
Que d'accepter par déférence. »
Lors donc, grâce à son assistance.
Je franchis ronces, églantiers,
Qui me séparaient des rosiers.
Et fus cherchant la fleur aimée
Plus que toute autre parfumée.
Et Bel-Accueil m'accompagnait.
Lors bien heureux mon cœur était
D'approcher de si près la rose
Que je voyais là fraîche éclosc,
l86 LE ROMAN DE LA ROSE.
2917. Bel-Acueil moult bien me servi,
Quant le bouton de si près vi;
Mes uns vilains qui grant honte ait,
Près d'ilccques repost s'estoit.
■ Dangicrs ot nom, si fu closiers
Et garde de tous les Rosiers.
En ung destor fu li cuvers,
D'erbes et de fuelles couvers
Por ceus espier et sorprendre
Qu'il voit as Roses la main tendre.
Ne fu mie seus li gaignons,
Ainçois avoit à compaignons
Male-Bouche le gengléor.
Et avec lui Honte et Paor.
La micx vaillans d'aus si fu Honte ;
Et sachiés que qui à droit conte
Son parenté et son linage,
El fu fille Raison la sage.
Et ses pères ot non Meffez,
Qui est si hidous et si lez,
Conques o lui Raison ne jut.
Mes du véoir Honte conçut,
Et quant Diex ot fait Honte nestre,
Chastéé, qui dame doit estre
Et des Roses et des boutons,
lert assaillie des gloutons.
Si qu'cle avoit mestiers d'aïe,
Car Venus l'avoit envaïe.
Qui nuit et jor sovent li emblc
Boutons et Roses tout ensemble.
Lors rcquist à Raison sa fille
Chastéé, que Venus essille :
Por ce que dcsconseillie iere
Volt Raison fere sa prière,
LE ROMAX DE LA ROSE. 187
29Î3. Et Bel- Accueil moult je bénis
Quand de si près le bouton vis.
Mais, hélas! fâcheuse rencontre !
Un vilain dormait à l'encontre ;
C'était Danger, l'affreux closier
Et le gardien du beau rosier.
Pour ceux épier et surprendre
Q.u'il voit au rosier la main tendre,
Il était, le traître, couché
Sous l'herbe et les feuilles caché.
Le chien n'était pas seul, du reste.
Car je vis, compagnon funeste,
Malebouche le clabaudeur
Après lui traînant Honte et Peur.
De tous la meilleure était Honte ;
Car aussi bien si l'on remonte
A sa naissance et sa maison,
Elle est de la sage Raison
La fille, et Méfait est son père,
Monstre hideux et sanguinaire.
Jamais Raison ne lui céda.
Un regard seul la féconda ;
Et lorsque Dieu Honte fit naître,
Chasteté qui dame doit être
Et des roses et des boutons.
Seule à la merci des gloutons,
En vain implorait assistance.
Vénus l'avait en sa puissance,
Vénus qui, le jour et la nuit.
Et roses et boutons ravit.
Chasteté par Vénus navrée
A Raison vint toute éplorée
Et sa fille lui demanda.
Raison sa prière exauça
lOÔ LE ROMAN DU LA ROSE.
2951. Et li presta à sa requeste
Honte qui est simple et honeste :
Et por les Roses miex garnir,
I fist Jalousie venir
Paor qui bée durement
A faire son commandement.
Or sunt as Roses garder troi,
Por ce que nus, sans lor otroi,
Ne Rose, ne bouton n'emport.
Ge fusse arivés à bon port,
Se d'cls troi ne fusse aguetiés :
Car li frans, li bien afetics
Bel-Acueil se penoit de faire
Quanqu'il savoit qui me doit plaire.
Sovent me semont d'aprochier
Vers le bouton, et d'atouchier
Au Rosier qui l'avoit chargié *•*;
De ce me donnoit-il congié.
Por ce qu'il cuide que gel' voille,
A-il coillie une vert foille
Lez le bouton qu'il m'a donnée,
Por ce que près ot esté née.
De la foille me fis moult cointe ;
Et quant ge me senti acointe
De Bcl-Acueil, et si privés,
Ge cuidai bien estrc arrivés.
Lors ai pris cuer et hardement
De dire à Bel-Acueil comment
Amors m'avoit pris et navré.
Sire, fis-ge, jamès n'auré
Joie, se n'est par une chose,
Que j'ai dedans le cuer enclose
Une moult pesant maladie ;
Ne sai comment ge le vous die.
LE ROMAN DE LA ROSE.
2957. Et lui prêta sur sa requête
Honte qui est simple et honnête,
Et pour les roses mieux garnir,
Jalousie aussi fit venir
Peur toujours prête à son service
Contre Vénus et sa malice.
Ainsi, ces trois gardiens fâcheux
Veillaient que nul audacieux
Ne vînt rose ou bouton soustraire.
Au bout de ma dure carrière.
J'étais, si ne fusse épié ;
Car mon gent et doux alUé,
Bel-Accueil, s'efforçait de faire
Tout ce qu'il savait pour me plaire,
Souvent m'exhortait d'approcher
Vers le bouton, et de toucher
Du moins le Rosier qui le porte,
M'encourageant de toute sorte.
Il fut, prévenant mon désir.
Une verte feuille cueillir
Tout proche de la rose née
Et qu'aussitôt il m'a donnée.
De la feuille alors je me fis
Parure, et quand je me sentis
Bel- Accueil aussi favorable.
Je crus mon succès véritable,
Et mon courage ranimant.
Je dis à Bel-Accueil comment
D'Amour j'étais une victime :
« Sire, à moi nul bonheur n'estime
Que par une chose advenir.
Car je sens en mon cœur sévir
Une cruelle maladie.
Mon audace excuser vous prie.
igO LE ROMAN DE LA ROSE.
2985. Car gc vous criens i correcier :
Micx vodroic à cotiaus d'acier
Pièce à pièce estrc depéciés.
Que vous en fussiés correnciés.
'Bel-Jciu'i}.
Dites, fet-il, vostre voloir,
Que jà ne m'en verrez doloir
De chose que vous puissiés dire.
L'Amant.
Lors li ai dit : Sachiés, biau sire,
Amers durement me tormente.
Ne cuidiés pas que ge vous mente ;
Il m'a où cuer cinq plaies faites.
Jà les dolors n'en seront traites,
Se le bouton ne me bailliés,
Qui est des autres miex tailliés.
Ce est ma mort, ce est ma vie.
De nule riens n'ai plus envie.
Lors s'est Bel-Acueil effraés,
Bel-Jctieil.
Et me dist : Frère, vous baés
A ce qui ne puet avenir :
Comment ! me voulés-vous honnir?
Vous m'averiés bien assotc",
Se le bouton aviés osté
De son Rosier; n'est pas droiture
Que l'en l'oste de sa nature.
Vilains estes du demander,
Lessiés-le croistre et amander ;
LE ROMAN DE LA ROSE" I91
295,. Car j'ai peur de vous courroucer :
Mieux voudrais nie voir dépecer
A couteaux d'acier pièce à pièce
Que de rien faire qui vous blesse.
'Bel-Accueil.
Dites, fait-il, votre vouloir,
Jamais ne me verrez douloir
De rien que vous me puissiez dire.
L'A tuant.
Lors je lui dis : Sachez, beau sire,
Qu'Amour me fait beaucoup souffrir,
A vous je n'oserais mentir.
Il m'a fait au cœur cinq blessures.
Point ne guériront mes tortures
Si le bouton ne m'est baillé
Plus que tout autre bien taillé ;
Il est ma mort, il est ma vie.
Et rien de plus mon cœur n'envie. »
Alors Bel-Accueil plein d'eff'roi :
'Bel- Accueil.
« Frère, répondit-il, pourquoi
Vous bercez-vous d'une espérance
Dont jamais n'aurez jouissance?
Comment, me voulez-vous honnir?
Car ce serait moult me traliir
Que de vouloir ôter la rose
Du rosier où elle repose.
C'est d'un cœur pervers, insensé.
Que l'ôtcr d'où Dieu l'a placé.
192 LE ROMAN DF. LA ROSE.
301 1. Ncl' voudroie avoir dcscrtc
Du Rosier qui l'a aportc,
Por nulc riens vivant, tant i'ains.
L'Acteur.
Atant saut Dangiers li vilains
De là où il estoit muciés.
Grans fu, et noirs et hériciés,
S'ot les yex rouges comme feus,
Le nés foncié, le vis hideus,
El s'escrie cum forcenés :
TDangier.
Bel-Acucil, por quoi amenés
Entor ces Roses ce vassaut?
Vous faites mal, se Dicx me saut,
Qu'il bée à vostre avilement :
Déliait ait, fors vous solement ^',
Qui en ces porpris l'amena !
Qui félon sert, itant en a.
Vous li cuidiés grant bonté faire,
Et il vous quicrt honte et contraire.
XX
Comment Dangier villainement
Bouta hors despiteusement
L'Amant d'avecques Bel-Acueil,
Dont il eut en son cœur grant dueil.
Fuies, vassaus, fuies de ci,
A poi que ge ne vous oci :
LE RO.\L\N- DE LA ROSE. 19}
Moult vilaine est votre demande,
Laissez qu'il croisse et qu'il s'amende.
Car ne voudrais le voir ravir
Au rosier qui l'a fait fleurir,
Sachez-le bien, pour rien au monde. »
L'Auteur.
Soudain surgit Danger l'immonde.
Du gîte où il s'était glissé,
Grand et noir, le poil hérissé,
Les veux comme une flamme ardente,
Nez camus, face repoussante,
Il criait comme un forcené :
'Danger.
« Bel-Accueil, qu'avez-vous mené
Ce vassal auprès de la Rose ?
Par Dieu, vous lîtes belle chose,
Il veut votre avilissement.
Malheur! si de vous seulement "''
Ne me venait cette avanie ?
Félon servir, c'est félonie.
Or vous lui faites grand' bonté;
Lui vous rend honte et vileté.
XX
Comment Danger dans sa furie
Expulse avec ignominie
L'Amant d'avecque Bel-Accneil
Dont il eut en son cœur grand deuil.
Fuyez, vassal, loin de ma vue,
Hors de là, sinon je vous tue !
I 13
194 LE ROMAN DE LA ROSE.
30} 5. Bel-Acueil mal vous congnoissoit^
Qui de vous servir s'angoissoil.
Si le baés à conchier,
Ne me quier mes en vous fier :
Car bien est ores esprouvéc
La traïson qu'avez couvée.
XXI
Ci dit que le vilLiin Dangier
Chaça l'Amant hors du vergier
A une maçue à son col 6' :
Si rescmbloit et fel et fol.
Plus n'osai ilcc rcmanoir,
Por le vilain hidous et noir
Qui me menace à assaillir :
La haie m'a fait tressaillir
A grant paor et à grant heste ;
Et li vilains croie la teste,
Et dist se jtimès i retour,
Il me fera prendre ung mal tour.
Lors s'en est Bel-Acueil fois.
Et ge reniés tous esbahis,
Honteus et mas, si me repens,
Quant onqucs dis ce que ge pens :
De ma folie me recors.
Si voi que livrés est mes cors
A duel, à poine et à martire,
Et de ce ai la plus grant ire,
Que ge n'osai passer la haie.
Nus n'a mal qui amors n'essaie :
Ne cuidiés pas que nus congnoisse,
S'il n'a amé, qu'est grant angoisse.
LE ROMAN DE LA ROSE. I95
Bel-Accueil mal vous connaissait
Qui de vous servir s'efforçait;
Car bien est maintenant prouvée
La traliison qu'avez couvée.
Ne songez pas à me tromper
Ni devers moi vous disculper.
XXI
Ici le vilain Danger chasse
Le pauvre Amant hors de la place,
Une gr.-ind' massue la son col f^,
Il ressemblait félon et fol.
Je voyais, saisi d'épouvante,
Sa face noire et grimaçante
Qui menaçait de m'assaillir.
Je m'en fus vite refranchir
La haie, et cette horrible bête
De loin criait, branlant la tête :
Si jamais revenez un jour,
Je vous ménage un mauvais tour I
Bel-Accueil avait pris la fuite ;
Epuisé de telle poursuite,
Je restai honteux, interdit,
Repassant ce que j'avais dit.
Alors je compris ma folie
Et combien mon âme remplie
Était d'amertume et d'horreur.
Ce qui plus torturait mon cœur,
C'était l'infranchissable haie.
Seul celui qui l'amour essaie
Connaît l'angoisse et la douleur,
Et la souffrance et le malheur.
ti^è LE ROMAN DE LA ROSE.
506;. Amors vers moi trop bien s'aquite
De la poine qu'il m'avoit dite ;
Cuers ne porroit mie penser,
Ne bouche d'omme recenser
De ma dolor la quarte part.
A poi que li cuers ne me part,
Quant de la Rose me souvient,
Que si eslongnier me convient.
XXII
Comment Raison de Dieu aymée,
Est jus tic sa tour dévalée,
Qui l'Amant chastie et reprent
De ce que fol Amour eraprent.
En ce point ai grant pièce esté,
Tant que me vit ainsinc maté
La dame de la haute garde.
Qui de sa tour aval esgarde :
Raison fu la dame apelée.
Lors est de sa tour dévalée.
Si est tout droit vers moi venue.
El ne fu joine, ne chenue,
Ne fu trop haute, ne trop basse,
Ne fu trop megre, ne trop grasse,
Li œl qui en son chief estoient,
A deus estoiles resembloient :
Si ot où chicf une coronne.
Bien rescm.bloit haute personne.
A son semblant et à son vis
Pcrt que fu faite en paradis,
Car Nature ne séust pas
Ovrc faire de tel compas.
LE ROMAN DE LA ROSE. I97
Amour vers moi trop bien s'acquitte
De la peine qu'il m'a prédite.
Nul ne saurait même penser
Ni bouche d'homme recenser
Le quart de tout ce que j'endure,
Et quand de la Rose, vous jure.
Il me souvient, c'est à mourir ;
Pourtant il me convient partir.
XXII
Comment de Dieu Raison aimée,
Tôt de sa tour est dévalée,
Qui l'Amant châtie et reprend.
Car fol amour il entreprend.
En ce point j'ai fait longue route
Tant qu'enfin m'aperçut sans doute
La dame du haut de sa tour
Qui fait bonne garde à l'entour ;
Raison est la dame apelée.
Elle est de sa tour dévalée,
Et je la vis venir à moi,
Ni jeune, ni vieille, ma foi,
Et ni trop haute, ni trop basse,
Et ni trop maigre, ni trop grasse.
Les yeux qui en son chef étaient
A deux étoiles ressemblaient ;
Ceignait son chef une couronne,
Bien ressemblait haute personne.
A son semblant, ses traits exquis.
On sentait que du paradis
Elle vint, car jamais Nature
Ne tailla telle créature.
igo LE ROMAN DE LA ROSE.
3095. Sacllics, se la lettre ne ment,
Que Diex la fist nomécment
A sa semblance et à s'ymage,
Et li donna tel avantage,
Qu'el a pooir et seignorie
De garder homme de folie,
Por qu'il soit tex que il la croie.
Ainsinc cum gc me dcmcntoie,
Atant es-vous Raison commence.
'Ii_aisoii parle à l'Amant.
Biaus amis, folie et enfance
T'ont mis en poine et en esmai :
Mar véis le bel tens de mai
Qui fist ton cuer trop esgaier ;
Maralas onques umbroier
Où vergier dont Oiseuse porte
La clef dont el t'ovrit la porte.
Fox est qui s'acointe d'Oiseuse,
S'acointance est trop périlleuse :
El t'a traï et décéu,
Amors ne t'éust pas néu
S'Oiseusc ne t'éust conduit
Où biau vergier où est Déduit.
Se tu as folement ovré,
Or fai tant qu'il soit rescovré,
Et garde bien que tu ne croies
Le conseil par quoi tu foloies.
Bel foloie qui se chastie ;
Et quant jones hons fiiit folie.
L'en ne s'en doit pas merveillier.
Or te voil dire et conseillier
Que l'amors metes en obli,
Dont ge te voi si afoibli,
LE ROMAN DE LA ROSE. 199
Sachez, si la lettre ne ment,
Que Dieu la fit assurément
A sa semblante et son image,
Et lui donna tel avantage
Q.u"elle peut les hommes guérir
De folie ou les garantir.
S'ils veulent ses conseils entendre.
Me voyant tant de pleurs répandre, ~
Lors ainsi Raison commença :
Tijiison parle à l'Amant.
Bel ami, ce qui te causa
Tant de mal, c'est folle jeunesse
Et du beau temps de mai l'ivresse
Qui ton cœur fit trop égayer.
Mal te prit d'aller ombroyer
Au verger dont Oyseuse porte
La clef dont elle ouvrit la porte.
Oui, c'est elle qui t'a trahi;
Sans elle Amour ne t'eût pas nui.
Bien fol qui s'accointe d'Oyseuse,
Accoiniance trop périlleuse !
Pour ton mal elle t'a conduit
Au verger qu'habite Déduit.
Puisque tu connais ta folie.
Il faut la réparer. Oublie
D'abord et hâte-toi de fuir
Le conseil qui t'a fait faillir.
Belle erreur est qui se pallie,
Et si jeune homme fait folie,
L'on ne doit point s'émerveiller.
Or donc je te vais conseiller.
Éteins cette amoureuse envie.
Cause de la chétive vie
200 LE ROMAN DE LA ROSE.
3137, Et si conquis et tormenté.
Je ne voi mie ta santé,
Ne ta garison autrement ;
Car moult te bée durement
Dangier le l'el à guerroier.
Tu ne l'as mie à essaier :
Et de Dangier noient ne monte
Envers que de ma fille Honte,
Qui les Rosiers défient et garde,
Cum celé qui n'est pas musarde ;
Si en dois avoir grand paor,
Car à ton oés n'i vois pior.
Avec ces deux est Male-Bouche
Qui ne suefire que nus i touche ;
Anciez que la chose soit faite,
L'a-il jà en cent leus retraite.
Moult as à faire à dure gent.
Or garde liquiex est plus gent,
Ou du lessier, ou du porsivre
Ce qui te fait à dolor vivre.
C'est li maus qui Aiaiors a non,
Où il n'a se folie non ;
Folie ! se m'aïst Diex, voire.
Homs qui aime ne puet bien faire.
N'a nul preu de ce mont entendre.
S'il est clers, il pert son aprendre ;
Et se il fait autre mestier,
Il n'en puet guèrcs esploitier.
Ensorquetout il a plus poine
Que n'ont hermite, ne blanc moine.
La poine en est desmésurée,
Et la joie a corte durée.
Qui joie en a, petit li dure,
Et de l'avoir est aventure ;
LE ROMAN DE LA ROSE. 301
Dont je te vois si tourmenté.
Je n'entrevois pour toi santé
Ni guérison par autre voie,
Car Danger se fait moult grand' joie,
Le félon, de te guerroyer.
Ne va pas à lui t'essayer.
Encor Danger pour rien ne compte
A côté de ma fille Honte,
Qui les Rosiers garde et défend
D'un œil actif et vigilant.
C'est elle surtout qu'il faut craindre
Pour ton fatal désir contraindre.
Et Malebouche les soutient ;
Malheur à qui les toucher vient !
Devant que soit faite la chose,
Déjà par cent lieux il en glose.
Moult as à faire à dure gent ;
Or vois lequel est plus urgent
Ou de laisser, ou de poursuivre
Ce qui te fait à douleur vivre.
De ce mal Amour est le nom.
Plutôt folie, et pourquoi non?
Folie, oui, pour Dieu! je préfère,
Car amoureux ne sait bien faire,
Nul profit n'en saurait avoir ;
S'il est clerc, il perd son savoir,
Et s'il suit une autre carrière,
Il ne saurait l'exploiter guère.
Et de peines cent fois autant
Souffre qu'hermite ou moine blanc.
La. peine en est démesurée.
Le plaisir de courte durée,
Et pour ce bonheur d'un instant
Q.ui leur échappe bien souvent,
202 LA ROMAN DE LA ROSE.
3161. Car ge voi que maint s'en travaillent,
Qui en la fin du tout i fiiillcnt.
Onques mon conseil n'atendis,
Quant au Dicx d'Amors te rendis :
Le cuer que tu as trop volage
Te fist entrer en tel folage.
La folie fu tost emprise,
Mes à l'issir a grant mestrise.
Or met l'amor en nonchaloir,
Qui te fait vivre et non valoir :
Car la folie adès engraigne,
Qui ne fait tant qu'ele remaigne.
Pren durement as dens le frain,
Et donte ton cuer et refrain.
Tu dois mètre force et deffense
Encontre ce que tes cuers pense :
Qui toutes hores son cuer croit,
Ne puet estre qu'il ne foloit.
XXIII
Si respond l'Amant à rebours
A Raison qui luy blasmc Amours.
Quant j'oï ce chastiement.
Je répondi iréement :
Dame, ge vous veil moult prier
Que me lessiez à chastier.
Vous me dites que ge refraignc
Mon cuer, qu'Amors ne le sorprcigne
Cuidies-vous donc qu'Amors consente
Que je refraigne et que ge dente
Le cuer qui est tretout siens quites ?
Ce ne puet estre que vous dite^.
LE ROMAN DE LA ROSE. 20}
J169 Combien leur existence jouent
Qui la plupart au port échouent ?
Pourquoi mon conseil n'attendis
Quand au Dieu d'Amours te rendis ?
C'est ton cœur, hélas ! trop volage
Qui subit ce fol esclavage;
Vite folie on entreprend,
Mais on en sort moult durement.
Or, ce fiital amour oublie
Dont tu vis, mais qui t'humilie,
Car la démence va croissant
Si contre elle on ne se défend.
Ton frein avec courage broie,
Dompte ce cœur qui te guerroie.
Car son cœur qui trop souvent croit
Toujours s'égare et se déçoit.
Résiste donc sans défaillance
Encontre ce que ton cœur pense.
XXIII
Cy répond l'Amant au rebours
A Raison blâmant Dieu d'Amours.
Quand j'ouïs cette réprimande.
Je lui dis en colère grande :
Dame, je veux vous demander
De ne plus tant me gourmander.
Vous me dites mon cœur contraindre
Pour qu'Amour ne le puisse atteindre.
Pensez-vous qu'il puisse accepter
Voir contraindre un cœur et dompter
Qu'il retient tout en sa puissance?
Vous me voyez dans l'impuissance.
204 LE ROMAN DE LA ROSE.
3191. Amors a si mon cuer donté,
Qu'il n'est mes à ma volenté :
Ains le justise si forment.
Qu'il i a faite clef fermant.
Or m'en lessiés du tout ester,
Car vous porriés bien gaster ®'
En oiseuse vostre françois :
Ge vodroie morir ainçois
Qu'Amers m'éust de fausceté
Ne de traïson arété.
Ge me voil loer ou blasmer
Au darrenier de bien amer,
Si m'en desplet qui me chastie.
Atant s'est Raison départie,
Qui bien voit que por sermonner
Ne me porroit de ce tomer.
Ge rcmès d'ire et de duel plains :
Sovent plore et sovent me plains
Que ne soi de moi chevissance,
Tant qu'il me vint en remembrance
Qu'Amors me dist que ge quéisse
Ung compaignon cui ge déisse
Mon conseil tout outréement,
Si m'osteroit de grant torment.
Lors me porpcnsai que j'avoie
Ung compaignon que ge savoie
Moult à loial ; Amis ot non ;
Onques n'oi mieuldre compaignon.
LE ROMAN DE LA ROSE. 20$
Amour a mon cœur tant dompté
Qu'il n'est plus à ma volonté;
Pour mieux assurer sa capture,
Il l'a fermé d'une clef sure.
Or cessez de me tourmenter,
Car vous ne sauriez que gâter
Votre français en pure perte,
Et j'aimerais mieux mourir certe,
Qu'Amour me pût de fausseté
Reprendre et de déloyauté.
Je veux aimer tout à mon aise
Jusqu'à la fin, ne vous déplaise;
Sont vos avis hors de saison.
Alors dut s'en aller Raison
Voyant sa science perdue
Contre une âme aussi résolue.
De deuil et de colère plein
Souvent pleure et souvent me plain
De rester ainsi sans défense ;
Tant qu'enfin me vint souvenance
Qu'Amour m'avait dit d'essayer
Compagnon à qui confier
Sans réserve toute ma peine,
Qui me console et me soutienne.
Alors je songeai que j'avais
Un compagnon que je savais
Loyal et bon. Ami s'appelle,
Oncques n'en eus de plus fidèle.
206 LE ROMAN DE LA ROSh.
XXIV
3219. Comment, par le conseil d'Amours,
L'Amant vint faire ses clameurs
A Amis, à qui tout compu,
Lequel moult le réconforta.
A li m'en vins grant alcure,
Si li desclos l'encloéure
Dont ge me scntoie cncloé,
Si cum Amors m'avoit loé,
Et me plains à lui de Dangier,
Qui par poi ne me volt mengier.
Et Bel-Acueil en fist aler,
Quant il me vit à lui parler
Du bouton à qui ge béoie,
Et me dist que le comparroie,
Se jamès par nule achoison
Me véoit passer la cloison.
Qj-iant Amis sot la vérité,
Il ne m'a mie espoenté ;
XXV
Comment Amj's moult doucement
Donne reconfort A l'Amant.
Ains me dist : Compains, or soies
Séur, et ne vous esmaiés ;
Ge congnois bien pieça Dangier,
Il a apris à leidangier,
A leidir et à menacier
Ceus qui aiment au commencier.
LE ROMAN DE LA ROSE. 207
XXIV
}i27. Comment, par le conseil d'Amour,
L'Amant instruit sans nul détour
Ami de sa mésaventure
Qui le console et le rassure.
A lui lors je fus à grands pas
Découvrir tout mon embarras
Et mon inquiétude anière,
Et d'Amour la leçon entière.
Je me plaignis comment Danger
Pour un peu fiiillit me manger,
Et Bel-Accueil hors de la place
Fit aller, quand il vit qu'en grdce
Le bouton je lui demandais,
Et me dit que je le paierais
Si jamais encor d'aventure
Je venais franchir la clôture.
Quand Ami sut la vérité
Il ne m'a pas épouvanté;
XXV
Comment d'Ami douce parole
L'Amant reconforte et console.
Mais me dit : « Compagnon, soyez
Tranquille et ne vous effrayez.
Je le connais de longue date
Ce Danger qui si fort éclate
En cris, menaces, vains discours.
Contre novices en amours.
208 LE RO\L\N DE LA ROSE.
324;. Pièce a que ge l'ai csprouvé ;
Se vous l'avez félon trouvé,
Il iert autres au derrenier :
Ge le congnois cum ung denier.
Il se set bien amoloier,
Par chuer et par soploier '•'' ;
Or vous dirai que vous ferés :
Ge lo que vous li requerés
Qu'il vous pardoint sa mal-voillance,
Par amors et par acordance ;
Et li metés bien en couvent,
Que jamès dès or en avant
Ne fcrés riens qui li desplese.
C'est la chose qui plus li plese,
Qui bien le chue et le blandist.
L'Amant.
Tant parla Amis et tant dist.
Qu'il m'a auques réconforté,
Et hardement et volenté
Me donna d'aler essaier
Se Dangier porroie apaier.
XXVI
Comment l'Amant vient i Dangier,
Luj' prier que plus ledangier
Ne le voulsist, et par ainsi
Humblement luy crioit mercy.
A Dangier suis venu honteus,
De ma pès ùire convoiteus ;
Mes la haie ne passai pas,
por ce qu'il m'ot véé le pas.
LE ROMAN DU LA ROSE. 2O9
jîîj- Croyez-en mon expérience,
Si le premier jour sa démence
Effraie, il est autre au dernier,
Je le connais connue un denier.
Rien n'adoucit mieux ce cerbère
Que la caresse et la prière *'''.
Or, voici ce que vous ferez :
D'abord vous lui demanderez
Qu'il vous pardonne votre injure
Par amour, bienveillance pure,
Et jurez-lui, la main levant,
Que jamais plus dorénavant
Ne ferez rien qui lui déplaise;
Car il n'est rien qui tant lui plaise
Que caresse de bon flatteur. »
L'Amant.
Parlait avec tant de chaleur
Ami, que mon âme ravie
Reprit courage. Alors l'envie
Me vint aussitôt d'essayer
Si je pourrais l'apitoyer.
XXVI
Comment l'Amant vient et supplie
Danger, que ses torts il oublie,
Pour l'apaiser, et puis ainsi
Humblement lui criait merci.
A Danger vins d'un pas tiriiide
Et de faire ma paix avide.
Mais sans la clôture franchir
Pour ne pas lui désobéir.
I 14
2IO LK ROMAN DE LA ROSE.
3275. Gc le trovc en pics drecié,
Fel par semblant et corrocié,
En sa main ung baston d'cspinc.
Ge tins vers lui la cliiere encline,
Et li dis : Sire, je sui ci
Venus por vous crier merci ;
Moult me poise, s'il péust estre,
Dont ge vous fis onques irestre ;
Mes or sui prest de l'amender
Si cum vous vodrois commender.
Sans faille Amors le me fist faire.
Dont ge ne puis mon cuer retraire ;
Mes jamès jor n'aurai béance
A riens dont vous aies pesance ;
Ge voil miex soflfrir ma mcsaise.
Que faire riens qui vous dcsplaise.
Or vous requiers que vous ai(5s
Merci de moi, et apaiés
Vostre ire qui trop m'espoente.
Et ge vous jur et acréante
Que vers vous si me contcndrai,
Que jà de riens ne mesprendrai :
Por quoi vous me voilliés gréer
Ce que ne me poés véer.
Voilliés que j'aim tant solement,
Autre chose ne vous déniant ;
Toutes vos autres volentés
Ferai, se ce me créantes.
Si nel' poés-vous destorber,
Jà ne vous quier de ce lober ;
Car i'amerai puisqu'il me siet,
Cui qu'il soit bel, ne cui qu'il griet ;
Mes ne vodroie por mon pois
D'argent, qu'il fust sus votre pois.
LE ROMAN DE LA ROSE.
3281. Là seul sur ses pieds il se dresse
Feignant grand' fureur et rudesse,
Brandissant son bâton noueux.
La tète basse et tout honteux
Je lui dis : Vous me voyez, Sire,
Accouru pour pardon vous dire
Et combien je suis attristé
De vous avoir tant irrité.
S'il faut que mon crime j'amende,
Je suis prêt, que Danger commande.
Mais Amour possède mon cœur.
Lui seul est cause de l'erreur.
Mon seul désir est de ne faire
Que ce qui peut vous satisfaire.
Et j'aime mieux cent fois souffrir
Que votre vengeance encourir.
Avoir de moi merci vous prie.
Or, apaisez votre furie
Qui me glace de grand effroi.
Et je vous jure par ma foi
Que je saurai si bien me prendre
Que jamais n'y pourrez reprendre.
Veuillez mon pardon m'octroyer,
Ce ne pouvez me dénier.
Ah! permettez que j'aime encore.
Nulle autre chose je n'implore ;
Toutes vos autres volontés
Ferai si ce me permettez.
Ne repoussez pas ma prière ;
Jusqu'au bout ]e serai sincère.
Car ne peut plus qu'aimer mon cœur
Pour mon bien ou pour mon malheur ;
Mais pour mon poids d'argent je n'ose
Rien faire qui vous indispose.
212 LE ROMAN' Di: LA UOSE.
3507- Moult trovai Dangicr dur et lent
De pardonner son nialtalent ;
Et si le m'a-il pardonné
En la fin, tant l'ai sermonné,
Et me dist par parole briéve :
T)angier.
Ta requcste riens ne me griéve,
Si ne te voil pas cscondire :
Saches ge n'ai vers toi point d'ire.
Se tu aimes, à moi qu'en c'naut ?
Ce ne me fait ne froit, ne chaut :
Adès aime, mes que tu soies
Loing de mes Roses toutesvoies,
Jà ne te porterai menaie,
Se tu jamés passes la haie.
L' Amant.
Ainsinc m'otroia ma requeste ;
Et je l'alai conter en heste
A Amis qui s'en esjoï,
Cum bon compains, quant il l'oï.
Or va, dist-il, bien vostre affaire,
Encor vous sera débonnaire
Dangier qui fait à maint lor bon,
Quant il a monstre son bobon;
S'il iere pris en bonne voiiie,
Pitié auroit de vostre poine.
Or devés soffrir et atendre
Tant qu'en bon point le puissiés prendre ;
LE ROiMAN' nr. LA ROSE. 2 1 J
5315. Danger hésita longuement
A calmer son ressentiment.
A la fin, je fus si tenace
Qu'il daigna m'accorder ma grâce
Et me répondit brèvcment :
'Danger.
C'est parler raisonnablement,
Et je ne veux pas t'éconduire ;
Sache que n'ai vers toi point d'ire.
Que m'importe ? Aime s'il le faut.
Ce ne me tait ni froid, ni chaud.
Aime donc ; mais fort tu t'exposes
Toutefois trop près de mes Roses,
Et si tu veux mon bras sentir.
Viens-t'en la clôture franchir!
L'Amant.
Ainsi m'octroya ma requête.
Et d'Ami lors me mis en quête
Pour lui conter. Quand il l'ouït.
Ce bon compagnon s'éjouit.
^mi.
Or va, dit-il, bien votre affaire,
Encor vous sera débonnaire
Danger ; maint en a profité
Qui' sut flatter sa vanité.
S'il était pris en bonne veine,
Il eût pitié de votre peine,
Car il n'est si féroce cœur
Que n'attendrisse la douleur.
214 LE ROMAN DE LA ROSE.
33 jj. J'ai bien esprové que l'en vaint,
Par soffrir, félon et refraint.
L'<Aiuaiit.
Moult me conforta doucement
Amis, qui mon avancement
Vousist autresi bien cum gié;
Atant ai pris de li congié.
' A la haie que Dangier garde
Sui retornés, que moult me tarde
Que le bouton encore voie,
Puis qu'avoir n'en puis autre joie.
Dangier se prent garde sovent
Se ge li tiens bien son convent ;
Mes ge resoing si sa menace,
Que n'ai talent que li mefface,
Ains me suis pené longuement
De faire son commandement,
Por li acointier et atrairc;
Mes ce me torne à grant contraire
Que sa merci trop me demore :
Si voit-il sovent que ge plore.
Et que ge me plains et sospir,
Por ce qu'il me fait trop cropir
Delez la haie, que ge n'ose
Passer por aler à la Rose.
Tant fis qu'il a certainement
VOu à mon contonement
Qu'Amors malement me justisc,
Et qu'il n'i a point de faintise
En moi, ne de dcsloiauté ;
Mes il est de tel cruauté.
Qu'il ne se daingne encor refraindre.
Tant nie voie plorer ne plaindre.
LE ROMAN DE LA ROSE. 21 5
Or sachez souffrir et attendre
Tant qu'en bon point le puissiez prendre.
L'Amant.
Moult me conforte doucement
Ami, qui mon contentement
Tout aussi bien que moi désire.
Enfin je dus adieu lui dire
Pour courir bien vite au verger ;
Car il faut que malgré Danger
Le bouton encore je voie,
Puisqu'avoir n'en puis autre joie.
Danger, lui, prend garde souvent
Si je viole mon serment ;
Mais sa menace est si sévère
Que vouloir n'ai de lui méfaire.
Et me suis peiné longuement
De fiiire son commandement
Pour le séduire et pour lui plaire.
Cependant je me désespère
D'attendre sa paix si longtemps;
Il ouït mes gémissements
Près la clôture que je n'ose
Passer pour aller à la Rose ;
Il me voit soupirer, gémir,
Mais toujours me laisse languir.
Tant j'ai fait, qu'il a vu, je pense,
A cette morne contenance
Combien Dieu d'Amours m'opprimait.
Et que mon âme ne tramait
Ni déloyauté, ni feintise.
Pourtant sa cruauté méprise
Mes larmes et mon déconfort.
Et ne daigne se fondre encor.
2l6 LE ROMAN DK LA ROSE
XXVII
Î365. Comment Pitié avec Franchise
Allèrent par trùs-belle guise
A Dangier parler por l'Amant,
Qui estoit d'amer en torment.
Si cum j'estoie en ceste pêne,
Atant ez-vos que Diex amené
Franchise, et avec li Pitié.
N'i ot onques plus respitié,
A Dangier vont andui tout droit :
Car l'une et l'autre me vodroit
Aidier, s'el pooit, volentiers,
Qu'el voient qu'il en est mestiers.
La parole a première prise
Soe merci dame Franchise,
Et dist :
Franchise.
Dangier, se Diex m'amant,
Vous avez tort vers cel Amant
Quant par vous est si mal menez.
Sachiés vous vous en avilés,
Car ge n'ai mie encor apris
Qu'il ait vers vous de riens mespris.
S'Amors le fait par force amer,
Devez le vous por ce blasmer ?
Plus i pert-il que vous ne faites,
Qu'il en a maintes poines traites.
Mes Amors ne veut consentir
Que il s'en puisse repentir ;
LE ROMAN DE LA ROSE. 21 7
XXVII
Comment Pitié avec Franchise
Allcrent par très-belle guise
A Danger parler pour l'Amant
Qui d"aimcr était en tourment.
Comme j'étais en cette peine.
Voilà que Dieu soudain amène
Franchise et Pitié pour m'aider.
Toutes deux alors sans tarder
A Danger tout droit se dirigent,
Car mes maux l'une et l'autre affligent;
Elles viennent secours m'oftVir
En me voyant ainsi souffrir.
Première a la parole prise
La compatissante Franchise :
Franchise,
Danger, dit-elle, Dieu m'entend.
Vous avez tort envers l'Amant
Que votre rage tant malmène,
Et c'est chose par trop vilaine,
Car je n'ai mie encore appris
Qu'il se soit envers nous mépris.
Or si d'aimer le veut contraindre
Amour, pourquoi donc vous en plaindre?
Las ! il est encore plus cruel
Que vous au tendre damoisel.
Amour sans cesse le tourmente
Et ne veut pas qu'il se repente ;
2l8 LE ROMAN DE LA ROSE.
"oi Qui le dcvroit tout vif larder,
Ne s'en porroit-il pas garder.
Mes, biau sire, que vous avance
De lui faire anui ne grcvance?
Avez-vous guerre à lui emprise,
Por ce que il vous aime et prise,
Et que il est vostrc subgiez ?
S'Amors le tient pris en ses giez,
Et le fait à vous obéir,
Devez le vous por ce haïr?
Ains le déussiés esparnicr
Plus qu'ung orguillous pautonnier.
Cortoisie est que l'en sequcure
Celi dont l'en est au desscure ^'' :
Moult a dur cueur qui n'amolie.
Quant il trovc qui l'en suplie.
Titiê..
Pitié respont : C'est vérités,
Engriété vaint humilités ;
Et quant trop dure l'engrestié,
C'est felonnie et mavestié.
Dangier, pour ce vous voil requerre
Que vous ne maintenez plus guerre
Vers cel chetis qui languist là.
Qui onques Amors ne guila.
Avis m'est que vous le grevés
Assés plus que vous ne devés ;
Qu'il trait trop maie pénitence.
Dès-lors en çà que l'acointancc
Bel-Acueil li avés toloite,
Car c'est la riens qu'il plus convoite.
Il iere avant assés troublés,
Mes ore est ses anuis doublés :
LK KOMAN DE LA ROSE. 219
Aussi tout vif dùl-il brûler
Il ne peut son joug secouer.
Mais, beau sire, que vous avance
De tant lui fliirc violence ?
De vous aimer puisqu'il promet
En bon et fidèle sujet.
Pourquoi lui déclarer la guerre ?
En ses lacs si l'a pris naguère
Amour, et le fait vous servir,
Pour ce le devez-vous haïr ?
Il fciut l'épargner au contraire.
Et mieux qu'un libertin vulgaire ;
Toute âme généreuse doit
Secourir plus petit que soi *'''.
Moult a dur cœur qui ne se plie
Quand un malheureux le supplie.
Titié.
Pitié répond : C'est vérité ;
Malice vainc humilité,
Mais quant la malice est trop dure
Elle devient cruauté pure.
Pour ce, je vous requiers, Danger,
De votre guerre ménager
Envers l'innocente victime
Qu'Amour pour sa droiture estime.
Avis m'est que vous l'éprouvez
Beaucoup plus que vous ne devez.
C'est déjà maie pénitence
Que le priver de l'accointance
De Bel-Accueil son confident,
Car il ne convoite rien tant.
Sa peine était déjà bien dure.
Vous avez doublé sa torture;
LE ROMAN DU LA ROSli.
Or est-il mort et mal-baillis,
Quant Bel-Acueil li est ûillis.
Por quoi li faites tel contraire ?
Trop li fesoit Amors mal traire :
Il a tant mal que il n'éust
Mestier de pis, s'il vous pléust.
Or ne l'aies plus gordoiant,
Q.ue vous n'i gaignerés noiant :
Sofirés que Bel-Acueil li face
Dès ores mes aucune grâce :
De péchéor miséricorde,
Puis que Franchise s'i accorde.
Et le vous prie et amoneste.
Ne refusés pas sa requeste ;
Moult par est fel et deputaire.
Qui por nous deus ne veut riens faire.
L'J))iant.
Lors ne pot plus Dangier durer,
Ains le convint amésurer.
'Dangier,
Dames, dist-il, ge ne vous ose
Escondire de cette chose.
Que trop seroit grant vilonnie :
Je voil qu'il ait la compaignie
Bel-Acueil, puis que il vous plaist ;
Ge n'i métrai jamès arrest.
L'Acleiir.
Lors est à Bel-Acueil alée
Franchise la bien emparlée,
Et li a dit cortoisement :
LE ROMAN DE LA ROSE.
Or, est-il mort, anéanti,
Que Bel-Accueil lui soit ravi.
Amour assez le persécute,
Faut-il encor qu'il soit en butte
A de plus grands malheurs? Hélas!
Les grandir vous ne sauriez pas ;
C'est cruauté bien inutile,
Laissez-le donc aimer tranquille.
Franchise et ses vœux exaucez,
Bel-Accueil désormais laissez
Q.u'aucune grâce il lui accorde,
A tout pécheur miséricorde.
Moult est trop cruel et félon
Qui refuse à nous un pardon ;
Qu'au moins pour nous Danger le fasse.
Nous vous le demandons en grâce.
L'Amant.
Danger ne peut plus refuser;.
Lors il consent à s'apaiser.
T>anger.
Dame, dit-il, je ne vous ose
Éconduire pour cette chose.
Car ce serait par trop félon.
Je lui rends son gent compagnon
Bel-Accueil; mais c'est pour vous plaire.
Je n'y veux plus défense faire.
L'Auteur.
Adonc à Bel-Accueil d'aller
Franchise au séduisant parler.
Et lors de sa voix la plus tendre :
LE ROMAN ni: LA ROSE.
Franchise.
Trop vous estes de cel Amant,
Bel-Acueil, grant piccc eslongniés.
Que regarder ne le daigniés ;
Moult a esté pensis et tristes,
Puis celé bore que nel' véistcs.
Or pensez de li conjoïr,
Se de m'ainor voulés joïr,
Et de faire sa volenté :
Sachiés que nous avons denté
Entre moi et Pitié, Dangier
Qui vous en faisoit estrangier.
'Bel-Acueil.
Je ferai quanquc vous vodrois,
Fet Bel-Acueil, car il est drois.
Puis que Dangier l'a otroié.
L'Amant.
Lors le m'a Franchise envoie.
Bel-Acueil au commencement
Me salua moult doucement :
S'il ot esté vers moi iriés,
Ne se fu de riens empiriés,
Ains me monstra plus bel semblant
Qu'il n'avoit onques fliit devant.
Il m'a lores par la main pris
Por mener dedans le porpris
Que Dangier m'avoit chalongié :
Or oi d'aler par tout congié.
LE ROMAN' UU LA KOSL. 22}
Franchise.
34s8. Pourquoi donc si longtemps attendre,
Bel-Accueil, loin de votre amant,
Sans le regarder seulement?
Son âme est sombre et abattue
Loin de vous et de votre vue.
Si vous tenez à mon amour,
A lui revenez sans séjour.
Et faites tout pour lui complaire;
Car, Pitié m'aidant, j'ai su faire
Que Danger ne fut courroucé,
Qui loin de vous l'avait chassé.
^el- Accueil.
Je ferai selon votre guise,
Fit Bel-Accueil. C'est bien, Franchise,
Puisque Danger l'a octroyé.
L'Amant.
Lors me l'a Franchise envoyé.
Moult doucement, à sa venue,
Bel-Accueil d'abord me salue.
Contre moi s'il fut courroucé.
Son courroux s'était effacé,
Car il me fît meilleur visage
Qu'autrefois même avant Torage.
Alors il m'a par la main pris
Pour mener dedans le pourpris
Dont Danger m'interdit l'entrée,
Et je vais partout où m'agrée.
224 LE ROMAN DL LA ROSE.
XXVIII
347;. Comment Bel-Acucil doucement
Maine l'Amant joyeusement
Au vergier pour véoir la Rose,
Qui luy fut doulcereuse chose.
Or sui chéois, ce m'est avis,
De grant enfer en paradis ;
Car Bel-Acueil par tout me moine,
Qui de mon gré faire se poine.
Si cuni i'oi la Rose aprocliée,
Ung poi la trovai engroissée,
Et vi qu'ele icre plus créue
Que ge ne l'avoie véue.
La Rose auques s'eslargissoit
Par amont, si m'abelissoit
Ce qu'ele n'iert pas si overtc,
Que la graine en fust descoverte ;
Ainçois estoit encore enclose
Entre les foilles de la Rose,
Qui amont droites se levoient.
Et la place dedans emploient.
Ele fu, Diex la benéie,
Assés plus bêle et espanie,
Qu'el n'iere avant et plus vermeille
Moult m'esbahi de la merveille
De tant cum cl iert embelie ;
Et Amors plus et plus me lie,
Et tout adès estraint ses las,
Tant cum g'i oi plus de solas.
Grant pièce ai ilec demoré.
Qu'à Bel-Acueil grant amor é,
LE ROMAN DE LA ROSE. 22$
XXVIII
3483. Comment Bel-Accueil doucement
Mène l'Amant joyeusement
Par le verger pour voir U Rose
Q^ii lui fut doucereuse chose.
Or je suis chu, ce m'est avis,
De grand enfer en paradis;
Car Bel-Accueil partout me mène
Qui de mon gré fiiire se peine,
Et quand à la Rose arrivai,
Un peu plus grasse la trouvai,
Et vis qu'elle s'était accrue
Depuis que je ne l'avais vue.
La Rose alors s'élargissait
Par le haut et me ravissait,
Mais sans être à ce point ouverte
Que la graine en fût découverte ;
Les feuilles se dressaient tout droit
Et s'arrondissaient en un toit
Qui couvrait le cœur de la Rose
Où la graine encore était close.
Mais je trouvai, Dieu soit béni!
Le bouton plus épanoui.
Plus beau, de couleur plus merveille
Qu'auparavant; c'était merveille
Combien il était embelli !
J'étais là d'extase rempli;
Cependant plus grande est ma joie,
Plus Amour enserre sa proie !
Longtemps je suis là demeuré
De Bel-Accueil énamouré
15
226 LH ROMAN DE LA ROSE.
3505. Ht grant compaignic trovée;
Et quant ge voi qu'il ne me vée
Ne son solas, ne son scrvise,
Une chose li ai requise,
Qui bien fait à amentcvoir :
Sire, iîs-gc, sachiés de voir
Que durement sui envieus
D'avoir ung baisier savoreus
De la Rose qui soef flaire ;
Et s'il ne vous devoit desplaire,
Ge le vous requcrroie en don.
Por Diex, sire, dites-moi don
Se il vous plaist que ge la baise,
Qiie ce n'iert tant cum vous desplaise.
'Bd-Actieil.
Amis, dist-il, se Dieu m'aist,
Se Chastéé ne m'en haïst,
Jà ne vous fust par moi véé ;
Mais ge n'ose por Chastéé,
Vers qui ge ne voil pas mesprendre :
Ele me seult tous jors deffendre
Que du baisier congé ne doigne
A nul amant qui m'en semoigne.
Car qui au baisier puet ataindre,
A poinc puet à tant remaindre ;
Et sachiés bien cui l'en otroie
Le baisier, qu'il a de la proie
Le micK et le plus avenant,
Si a erres du remenant.
LE ROMAN DE LA ROSE. 227
jjij. Et de sa douce compagnie.
Voyant enfin qu'il ne dOnie
Vers moi service ni faveur,
J'osai demander à son cœur
Une chose bien téméraire.
Vous voyez, lui dis-je, mon frère,
Que durement suis envieux
D'avoir un baiser savoureux
De la Rose qui si bon flaire,
Et s'il ne vous devait déplaire.
De vous j'implorerais ce don.
Pour Dieu, Sire, dites-moi donc.
S'il ne vous plaît que je la baise.
Est-il rien là qui vous déplaise ?
'Bel-AaneiJ.
Ami, Dieu m'aide ! en vérité,
Si ne craignais tant Chasteté,
Je vous ferais don de la Rose
Céans ; mais Chasteté je n'ose
Tromper en aucune façon
Qui dit toujours en sa leçon
Qu'à nul amant baiser ne donne,
Combien qu'il m'en prie et raisonne.
Car baiser qui peut obtenir
A peine là peut s'en tenir.
Et l'amant à qui l'on octroie
Le baiser, il a de la proie
Le mieux et le plus avenant
Et des arrhes sur le restant.
226 Ln ROMAN UK LA ROSE.
L'Amant.
3533- Quant ge l'oï ainsinc rcspondre,
Ge nel' voil plus de ce semondre,
Car gel' cremoie correcicr :
L'on ne doit mie homme cnchaucier
Outre son gré, n'engoissier trop.
Vous savés bien qu'au premier cop
Ne cope-l'en mie le chesne,
Ne l'en n'a pas le vin de l'esne,
Tant que li pressoirs soit estrois.
Adès me tarda li otrois
Du baisier que tant desiroie ;
Mes Venus qui tous dis guerroie
Chastéé, me vint au secors :
Ce est la mère au Diex d'Amors
Qui a secoru maint amant.
Ele tint ung brandon flamant
En sa main destrc, dont la flanie
A eschaufFée mainte dame.
El fu si cointe et si tifée,
El resemblait Déesse ou Fée :
Du grant ator que ele avoit,
Bien puet cognoistre qui la voit,
Qu'el n'ert pas de religion.
Ne feré or pas mencion
De sa robe et de son oré,
Ne de son trecéor doré,
Ne de fermail, ne de corroie,
Espoir que trop i demorroie ;
Mes bien sachiés certainement
Qu'ele fu cointe durement,
Et si n'ot point en li d'orgueil.
Venus se trait vers Bel-Acueil,
LE ROMAN DI-. LA ROSE. 229
L'amant.
3541 Lors entendant cette réponse,
A 'c presser plus je renonce.
De crainte de le courroucer.
Il ne faut personne presser
Ni tourmenter outre mesure ;
Du chêne la vaste ceinture
Nul n'a tranché du premier coup,
Et du vin nul ne sait le goût
Si la vendange n'est foulée.
Longtemps eût été reculée
La faveur qui tant me séduit,
Si Vénus, qui toujours poursuit
Chasteté, lors ne fût venue
Aux amants toujours bien venue;
C'est la mère du Dieu d'Amours
Vénus qui \ ient à mon secours.
Sa dextre brandit une flamme
Dont elle a chauffé mainte dame.
Marquaient ses atours, sa beauté.
Une fée, une déité ;
Du reste, sans lui faire injure,
Il ne semblait à sa parure
Qu'elle fût de religion.
Je ne ferai pas mention
De sa robe et de sa bordure,
De son fermail, de sa ceinture,
Ni de son beau tressoir doré,
Car je serais trop encombré.
Mais sachez qu'elle était moult belle
Et gracieuse, et puis qu'en elle
Il n'y avait l'ombre d'orgueil.
Vénus va droit à Bel-Accueil
230 LE ROMAN DE LA ROSE.
5j6;. Si li a commencic à dire :
Venus.
Porquoi vous fetes-vous, biau sire,
Vers cel Amant si dangereus ?
D'avoir ung baisier doucereus
Ne li déust estre véés :
Car vous savés bien et véés
Qu'il sert et aime en léauté ;
Si a en li assés biauté,
Par quoi est digne d'cstrc amés.
Véés cum il est acesmés,
Cum il est biaus, cum il est gens,
Et dous et frans à toutes gens ;
Et avec ce il n'est pas viex,
Ains est jeunes, dont il vaut miex.
Il n'est dame ne chastelainc
Que ge ne tenissc à vilaine,
S'ele nel' daingnoit aésier
D'avoir ung savoreux besier.
Ne li doit pas estre véés.
Moult iert en li bien emploies :
Qu'il a, ce cuit, moult douce alaine,
Et sa bouche n'est pas vilaine,
Ains semble estre fiiite à estuire
Por solacier et por déduire ;
Qu'il a les lèvres vermeilletes,
Et les dens si blanches et netes
Qu'il n'i pert taigne, ne ordure.
Bien est, ce m'est avis, droiture
Que uns baisiers li soit gréés.
Donnés li, se vous m'en créés ;
Car tant cum vous plus atcndrez,
Tant plus sachiés, de tcns perdrez.
LE ROMAN' DE LA ROSE.
Et céans commence à lui dire :
Pourquoi vous montrez-vous, beau Sire,
Vers cet amant si dédaigneux.
Et de ce baiser savoureux
Pourquoi si longtemps vous défendre?
Car vous devez voir et comprendre
Qu'il aime en toute loyauté,
Et suffisante est sa beauté
Pour vaincre votre indifférence.
Quelle grâce, quelle élégance !
Comme il est beau, comme il est gent,
A tout le monde doux et franc !
Puis il est à la fleur de l'âge.
Ce n'est pas son moindre avantage.
Si, dédaignant de l'apaiser,
Lui refuser ce doux baiser
Je voyais dame ou châtelaine,
Je la tiendrais pour moult vilaine.
Accordez-lui cette douceur.
Mieux n'emploirez votre faveur.
Car il a, je crois, douce haleine,
Et sa bouche n'est pas vilaine.
Il semble fait pour les désirs.
Pour les soûlas et les plaisirs ;
Il a les lèvres vermeillettes
Et les dents si blanches et nettes
Qu'ordure ou tache l'on n'y voit ;
A mon avis, c'est à bon droit
Qu'un baiser au moins on lui donne ;
Faites-le donc, je vous l'ordonne.
Car plus vous aurez attendu.
Plus vous aurez de temps perdu.
232 LF. ROMAN DE LA ROSE.
XXIX
3597. Comment l'ardent brandon Venus
Aida à l'Amant plus que nus,
Tant que la Rose ala baiser,
Por mieulx son amours apaiser.
Bel-Acueil, qui sentit l'aïer
Du brandon, sans plus dclaier
M'otroia ung baisier en dons,
Tant fist Venus et ses brandons :
Onques n'i ot plus denioré.
Ung baisier dous et savoré
Ai pris de la Rose erraument ;
Se i'oi joie nus nel' dément :
Car une odor m'entra où cors.
Qui en a trait la dolor fors,
Et adoucit les maus d'amer
Qjai me soloient estre amer.
Onques mes ne fu si aése,
Moult est garis qui tel flor bese,
Qui est si sade et bien oient.
Ge ne serai jà si dolent,
S'il m'en sovicnt, que ge ne soie
Tous plains de solas et de joie;
Et neporquant j'ai mains anuis
Soffers et maintes maies nuis.
Puis que j'oi la Rose baisic :
La mer n'iert jà si apaisie,
Qu'cl ne soit troble à poi de vent ;
Amors si se change sovent.
Il oint une hore, et autre point,
Amors n'est gaires en ung point.
LE ROMAN DE LA ROSE. 235
XXIX
360$. Comment Vénus l'ardente dame,
Plus que nul aida d« sa flamme
L'Amant, tant qu'il alla baiser
La Rose et ses maux apaiser.
Bel- Accueil, quand il sentit prendre
En lui le feu, sans plus attendre,
D'un baiser m'octroya le don.
Tant fit Vénus et son brandon
Qu'il n'osa faire résistance.
Lors vers la Rose je m'élance
Cueillir le savoureux baiser.
Quel bonheur, vous devez penser I
Soudain un doux parfum m'inonde
Dissipant ma douleur profonde.
Et adoucit le mal d'aimer
Qui tant me soûlait être amer.
Onques tant ne me sentis d'aise.
Moult guérit qui telle fleur baise
Si suave et qui si bon sent.
Je ne serai plus si dolent.
Il suffira qu''l m'en souvienne
Et de joie aurai l'àme pleine !
Et pourtant j'ai bien des ennuis
Soufferts et de bien tristes nuits
Depuis que j'ai baisé la Rose !
Jamais tant la mer ne repose
Que ne la trouble un peu de vent.
Amour aussi change souvent ;
Il blesse et guérit en une heure.
En un point guère ne demeure.
2 54 LE ROMAN DE LA ROSE.
J627. Dos orc est drois que gc vous conte
Comment gc fui mcslés à Honte
Par qui je fui puis moult grevés,
Et comment H murs fu levés,
Et H chastiaus riches et fors
Qu'amors prist puis par ses effors.
Toute l'estoire voil porsuivre,
Jà paresce ne m'iert d'escrivre,
Par quoi je cuit qu'il abelisse
A la bêle que Diex garisse,
Qui le guerredon m'en rendra
Miex que nuli, quant el vodra.
Male-Bouche qui la couvine
De mains amans pense et devine.
Et tout le mal qu'il scet retrait,
Se prist garde du bel atrait
Q.ue Bel-Accueil me daignoit faire,
Et tant qu'il ne s'en pot plus taire,
Qu'il fu filz d'une vielle irese *^*,
Si ot la langue moult punese.
Et moult poignant, et moult amere ;
Bien en retraioit à sa mère.
Male-Bouche dès-lors en çà
A espicr me commença ;
Et dist qu'il metroit bien son œl
Que entre moi et Bel-Acuel
Avoit mauves acointement.
Tant parla li glos folement
De moi et du filz Cortoisie,
Qu'il fist esveillier Jalousie,
Qui se leva en eflVéor,
Quant ele oï le jangléor :
Et quant ele se fu levée,
Ele corut comme desvée
LE ROMAN DE LA ROSE. 23$
563;. Maintenant je vous vais conter
Comment vint me persécuter
Honte qui me fut si fatale,
Comment fut la tour infernale
Bâtie et le beau château-fort
Qui tant d'Amour brava l'effort.
Toute l'histoire en veux poursuivre
Et céans mettre dans mon livre.
Je l'espère, elle charmera
La belle qui m'en donnera,
S'elle y consent, la récompense
Mieux que nulle autre, sans doutance.
Malebouche qui le projet
Des amants prévient et défait,
Pour le plaisir de leur mal faire
Et jamais ne saurait se taire.
S'aperçut du tendre méfait
Que pour moi Bel-Accueil a fixit.
Ce fils d'une vieille grogncuse °*,
La langue amère et venimeuse
Et piquante et mordante avait,
Tout par lui sa mère savait.
Malebouche dès lors commence
A nous épier en silence,
Et dit qu'il gage bien un œil
Qu'entre moi et puis Bel-Accueil
Se trame quelque maie chose.
Tant le fol fait sur nous de glose,
Le fils de Courtoisie et moi,
Qu'enfin toute pleine d'effroi
S'éveille et lève Jalousie
Quand la nouvelle elle eut ouïe.
Soudain sur ses pieds elle fut.
Et comme une folle courut
236 LE ROMAN DP; LA ROSE.
3661. Vers Bel-Acueil, qui vosist miaus
Estre à Estampes, ou à Miaus.
XXX
Comment p.ir la voix Male-Bouche,
Qui des bons souvent dit reprouche.
Jalousie moult asprement
Tencc Bel-Acueil pour l'Amant.
Lors l'a par parole assaillis :
Gars, porquoi es-tu si hardis,
Qui bien velz estre d'un garçon
Dont j'ai mauvese soupeçon ?
Bien pert que tu crois les losenges
De legier as garçons estranges.
Ne me voil plus en toi fier :
Certes ge te ferai lier
Ou enserrer en une tour,
Car je n'i voi autre retour.
Trop s'est de toi Honte cslongnie.
Si ne s'est mie bien poignie
De toi garder et tenir court :
Si m'est avis qu'cle secourt
Moult mauvesement Chastéé,
Quant lesse ung garçon desréé ®'
En notre porprise venir,
Por moi et li avilenir.
L' Amant.
Bel-Acueil ne sot que respondre,
Ainçois se fust aie repondre,
S'el ne l'éust ilec trové.
Et pris avec moi tout prové ;
LE ROMAN DE LA ROSE. 237
3669. A Bel-Accueil qui voudrait être
A Étampes ou Meaux peut-être.
XXX
Comment Jalousie .îprement
Tance Bel-Acucil pour l'Amant
Par ce Malcbouche avertie
Qui les bons souvent calomnie.
Elle a Bel-Accueil assailli :
Vilain, qui te rend si hardi
De rechercher ainsi cet homme
Dont j'ai mauvais soupçon en somme?
Bien aisément, à mon avis,
Les étrangers prends pour amis.
En toi désormais ne me fie,
Et puisque n'ai d'autre sortie,
Je te vais de liens serrer
Ou dans une tour enserrer.
Trop s'est de toi Honte éloignée
Et ne s'est pas assez donnée
A te garder et tenir court.
Et m'est avis qu'elle secourt
Bien mal Chasteté, puisque laisse
Le premier venu, par simplesse,
Dedans notre pourpris entrer,
Pour tous deux nous déshonorer.
L' Aiihuit.
Bel-Acceuil, la langue interdite.
Hésitait; il eût pris la fuite.
Mais elle l'avait là trouvé
Et pris avec moi tout prouvé.
238 LE ROMAN DE LA ROSE.
3689. Mes quant gc vi venir la grive
Qui contre nous tcnce et estrive,
Je fui tantost lornés en fuie,
Por sa riote qui m'ennuie.
Honte s'est lores avant traite,
Qui moult se crient cstre meffaite :
Si fu humilians et simple,
Ele ot ung voile en leu de gimple,
Aussinc cum nonain d'abéie ;
Et por ce qu'cl fu esbahie,
Commença à parler en bas.
Ci parle Honte à Jalousie.
Por Dieu, dame, ne crées pas
Malc-Bouchc le loscngier;
C'est uns homs qui ment de legier,
Et maint prod'omme a réusé
S'il a Bel-Acueil accusé,
Ce n'est pas orc 11 premiers :
Car Male-Bouche est coustumiers
De raconter fauces noveles
De valez et de damoiseles.
Sans faille ce n'est pas mcnçonge,
Bel-Acueil a trop longue longe :
L'en H a soffert à atraire
Tex gens dont il n'avoit que faire ;
Mais certes ge n'ai pas créance
Qu'il ait eu nule béance
A mauvestié ne à folie ;
Mes il est voir que Cortoisie,
Qui est sa mère, li enseigne
Que d'acointier gens ne se feigne.
Qu'el n'ama onques homme entule.
En Bel-Acueil n'a autre truie,
LE ROMAN Dt LA ROSE. 239
3697. Aussi quand je vis la fâcheuse
Courir hurlante et furieuse,
Je m'esquivai moult inquiet,
Ennuyé de tout ce caquet.
Honte s'est alors avancée
Qui toujours craint d'être tancée,
L'air humble et de simple apparat,
Un voile en forme de rabat
Tout comme un nonnain d'abbaye,
Et comme elle était ébahie,
Se mit à débiter tout bas :
Honte â Jalousie.
Par Dieu, Dame, ne croyez pas
Malebouche et sa médisance,
Car il ment avec trop d'aisance,
Et maint prudhomme a déprisé.
S'il a Bel-Accueil accusé.
Ce n'est pas son coup d'essai, dame.
Toujours Malebouche diffame
Et tient propos méchants et laids
Des damoiseles et varlets.
Toutefois, c'est vrai, sans mensonge,
Bel-Accueil a trop longue longe;
On eut tort de trop le laisser
De telles gens s'embarrasser.
Mais certes je n'ai pas créance
Qu'il y ait chez lui malveillance,
Égarement, mauvais instinct;
Car sa mère, il est bien certain,
Lui dit, la sage Courtoisie
Qui n'aima vilain de sa vie,
D'être à toutes gens gracieux.
Bel-Accueil n'est pas vicieux,
240 LE ROMAN DE LA ROSE.
3721. Ce sachiés, n'autre cncioéure,
Fors qu'il est plains d'envoiséure,
Et qu'il geue as gens et parole.
Sans faille j'ai esté trop molle
De li garder et chasiier,
Si vous en voil merci crier :
Se j'ai esté ung poi trop lente
De bien faire, g'en sui dolente ;
De ma folie me repcns :
Mes ge métrai tout mon apens
Dès ore en Bel-Acueil garder,
James ne m'en quier retarder.
Jalousie parle à Honte.
Honte, Honte, fet Jalousie,
Grant paor ai d'estre trahie,
Car lecherie est tant montée
Que tost porroie estre assotée.
N'est merveilles se ge me dout,
Car Luxure règne par tout :
Son pooir ne fine de croistre.
En abaïe, ne en cloistre
N'est mes Chastéé asséur ;
Por ce ferai de novel mur
Clore les Rosiers et les Roses,
Nés lerrai plus ainsinc descloses,
Qu'en vostre garde poi me fi.
Car ge voi bien et sai de fi
Que en meillor garde pert-l'en.
Ja ne verroie passer l'an
Que l'en me tendroit por musarde.
Se ge ne m'en prenoie garde ;
Mestiers est que ge m'en porvoie.
Certes se lor clorrai la voie
LE ROMAN DE LA ROSE. 24 1
Son seul défaut, sur ma parole,
C'est sa jeunesse ardente et folle
Qui le fait rire et bavarder.
Je reconnais qu'à le garder
Je fus trop molle et le reprendre,
Aussi merci je n'ose attendre.
Mais si j'oubliai mon devoir,
Vous me voyez au désespoir
De ma coupable négligence.
Des lors toute ma vigilance
Veux mettre à Bel-Accueil garder
Sans d'un seul pas m'en écarter.
Jalousie à Hoiite.
Honte, Honte, fait Jalousie,
J'ai grand' peur d'être encor trahie,
Car le monde est si corrompu
Que tôt j'aurais l'esprit perdu.
Or n'est merveille que je craigne,
Puisque Luxure partout règne ;
Son pouvoir ne fait que grandir
Et pour Chasteté garantir
Plus n'est d'abbaye assez close.
Pour ce les Rosiers et la Rose
Je veux clore de nouveaux murs.
Enfermés ils seront plus sûrs.
En vous je n'ai plus confiance,
Je le sais par expérience,
Le meilleur gardien est volé.
Avant que l'an soit écoulé
On me tiendrait folle et musarde
Si je ne m'en prenais pas garde;
J'y vais de ce pas aviser.
Et ceux qui pour me mépriser
I 16
242 LE ROMAN DU LA ROSE.
3753. A ceus qui por moi conchier
Viennent mes Roses espier.
Il ne me sera jà peresce
Que ne face une forteresce
Q.ui les Roses clorra entor :
Où milieu aura une tor
Por Bel-Acueil mètre en prison,
Car paor ai de traïson.
Ge cuit si bien garder son cors,
Qu'il n'aura pooir d'issir hors.
Ne de compaignie tenir
As garçons qui por moi honnir
De paroles le vont chuant;
Trop l'ont trové ici truant,
Fol et legier à décevoir ;
Mais se ge vif, sachiés de voir,
Mar lor fist onques bel semblant.
L'Acteur.
A ce mot vint Paor tremblant ;
Mes ele fu si esbahie,
Quant ele ot Jalousie oïc.
Conques ne li osa mot dire
Force qu'el la savoit en ire ;
En sus se trait à une part.
Et Jalousie atant s'en part :
Paor et Honte let ensemble,
Tout li megre du cul lor tremble.
Paor qui tint la teste encline,
Parla à Honte sa cousine.
Taour.
Honte, fet-ele, moult me poise,
Quant il nous convient avoir noise
LE ROMAN Dr. LA ROSE. 24 J
Viennent rôder autour des Roses
Ne trouveront que portes closes.
Je n'aurai le cœur satisfait
Que lorsqu'un château j'aurai fait
Pour les Roses partout enclore,
Puis au centre une tour encore
Pour Bel-Acueil mettre en prison
De peur de maie trahison.
Je veux si bien là-haut le prendre
Qu'il ne puisse dehors descendre
Ni ces libertins rencontrer
Qui vont pour me déshonorer,
Le flattant de douce parole.
Trop l'ont-ils déjà vu, le drôle,
Fol et facile à décevoir ;
Mais, si je vis, vous pourrez voir
Le pri.K de son humeur galante.
L'Auteur.
A ces mots, s'en vient Peur tremblante;
Mais était si grand son effroi
Que sans mot dire resta coi
Entendant gronder Jalousie,
Et d'un si grand courroux transie
Un peu se tenait à l'écart.
Jalousie alors se départ
Et laisse Honte et Peur ensemble.
Tout le maigre du cul leur tremble.
Peur tête basse et l'air contrit
A sa cousine Honte dit :
Teur.
Honte, fait-elle, moult me pèse
Qiaand il nous faut avoir mésaise
244 LE ROMAN DE LA ROSE.
378}. De ce dont nous ne poons mes :
Maintes fois est avril et mes
Passés c'onques n'c-usmes blasme ;
Or nous ledenge, or nous mcsame
Jalousie qui nous mescroit.
Allons à Dangicr orendroit,
Si li monstron bien et dison
Qu'il a faite grant mesprison,
Dont il n'a greignor poine mise
A bien garder ceste porprise :
Trop a à Bel-Acueil soffert
A faire son gré en apert.
Si convendra qu'il s'en ament,
Ou, ce sache-il tout vraiement,
Foïr l'en estuet de la terre ;
Il ne durroit mie à la guerre
Jalousie, n'a s'ataïne,
S'ele l'acueilloit en liaïne.
XXXI
Comment Honte et Paor aussy
Vindrent à Dangier par soucy
De la Rose le ledengicr
Que bien ne gardist le vergier.
A cel conseil se sunt tenues,
Puis si sunt à Dangier venues,
Si ont trové le païsant
Desous ung aubc-espin gisant.
Il ot en leu de chevecel,
Sous son chicf d'erbe ung grant moncel,
Si commençoit à someillier;
Mais Honte l'a fait csveillier,
LE ROMAN DE LA ROSE" 245
De ce dont nous ne pouvons mais.
Maintes fois sont avrils et mais
Trépassés sans le moindre blâme ;
Or nous insulte, or nous infâme
Jalousie avec ses soupçons.
A Danger de ce pas allons,
Toutes deux montrons-lui sans fable
De quel méfait il fut coupable
Pour n'avoir pas plus de soin mis
A bien garder notre pourpris.
Laisser Bel-Accueil à sa guise
Agir, c'était trop grand' sottise.
Il lui faudra tôt s'amender,
Ou, disons-lui sans marchander,
S'enfuir par force de la terre ;
Il ne saurait soutenir guerre
Contre Jalousie en effet,
S'elle en haine un jour le prenait.
XXXI
Comment Honte et puis Peur aussi
Viennent à Danger par souci
Bien fort le gourmanJer, pour cause
D'avoir si mal gardé la Rose.
Sur ce point une fois d'accord,
Elle vont à Danger d'abord.
Le paysan est qui rumine
Couché dessous une aubépine.
Sur un monceau d'herbe et de foin
Sa tête, en guise de coussin.
S'appuie et tranquille sommeille.
Mais Honte le tance et l'éveille.
246 LE ROMAN DE LA ROSE.
3815- Q-Ui le laidenge et H cort sore.
Hotile.
Comment dormez-vous à ceste hore,
Fet-ele, par maie avanture ?
Fox est qui en vous s'asséure
De garder Rose ne bouton,
Ne qu'en la queue d'ung mouton :
Trop estes recréans et lasches,
Qui déussics estre farasches,
Et tout le monde estoutoier.
Folie vous fist otroier
Que Bel-Acueil céans méist
Homme qui blasmer nous féist :
Quant vous dormes, nous en avons
La noise, qui mes n'en povons.
Estiés-vous ore couchiés '"?
Levés tost sus, et si bouchiés
Tous les partuis de ceste haie,
Et ne portes nului manaie :
Il n'afiert mie à vostre non,
Que vous faciès se anui non.
Se Bel-Acueil est frans et dous.
Et vous, soies fel et estons,
Et plains de ramposne et d'outrage :
Vilains qui est cortois, c'est rage ;
Ce oï dire en reprovier.
Que l'en ne puet fere espcrvicr
En nule guise d'ung busart ■".
Tuit cil vous tiennent por musart,
Qui vous ont trové débonnaire.
Voulez-vous donques as gens plaire,
Ne faire bonté, ne servise ?
Ce vous vient de recréantise :
LE ROMAN DE LA ROSE. 247
}8ji. Lui court SUS et lui dit grondant :
Honts.
Comment, fait-elle, le croquant,
A cette heure dormir il ose !
Bien fol en lui qui se repose
Pour garder rose ni bouton,
La queue autant vaut d'un mouton.
C'est par trop paresseux et lâche I
Vous savez bien que votre tâche
Est de tous gourmcr et chasser.
Fol que vous étiez de laisser
Bel-Accueil céans introduire
Cet intrus ainsi pour nous nuire !
Vous dormez, et nous en avons
La noise, qui mais n'en pouvons.
Sans doute, vous dormiez encore ?
Levez-vous donc, et courez clore
De la barrière tous les trous
Et chasser bien loin tous les fous.
Pour votre nom c'est raillerie
De n'oser faire une avanie.
Si Bel-Accueil est franc et doux,
Vous, soyez félon et jaloux.
Plein d'amertume et plein d'outrage ;
Vilain qui courtois est, c'est rage.
Et le proverbe est bien connu :
Jamais homme n'est parvenu
A faire épervier d'une buse ".
De votre sottise s'amuse
Qui vous trouve facile et doux.
Aux gens plaire voudriez-vous
Et les obliger à leur guise ?
C'est chez vous pure couardise.
248 LE ROMAN DE LA ROSE.
3845. Si aurés mes par tout le los
Que vous estes lasches et nios,
Et que vous créés jangléors.
Lors a après parlé Paors.
Taor.
Certes, Dangier, moult me merveil
Que vous n'estes en grant esveil
De garder ce que vous devés ;
Tost en porrés estre grevés,
Se l'ire Jalousie engraingne,
Q.ui est moult fiere et moult grifaingne.
Et de tencier apareillie :
Ele a hui moult Honte assaillie,
Et a chacié par sa menace
Bel-Acueil hors de ceste place,
Et jure qu'il ne puet durer
Qu'el nel' face vif enmurer.
C'est tout par vostre mauvestié.
Qu'en vous n'a mes point d'engrestié.
Ge cuit que cuer vous est faillis.
Mes vous en serés mal baillis.
Et en aurés poine et anui,
S'onques Jalousie connui.
L'Acteur.
Lors leva li vilains la hure,
Frote ses yex et ses bchure,
Fronce le nés, les yex rooille.
Et fu plains d'ire et de rooille,
Quant il s'oï si mal mener.
LE ROMAN DE LA ROSE. 249
3853. Bientôt vous aurez le renom
D'un lâche et d'un stupide ânon
Que le premier trompeur enjôle 1
Peur à son tour prit la parole :
Tetir.
Certes, je m'étonne, Danger,
De vous voir si sot, si léger.
Dit-elle, en votre sun,-eillance ;
Il vous en cuirait fort, je pense,
Si de Jalousie en devait
L'ire grandir, que chacun sait
Si dure et cruelle et sévère.
Elle a tancé Honte naguère
Et d'ici Bel-Accueil chassé
De ses menaces tout glacé.
Disant : Je n'aurai nulle joie
Qu'en prison tout vif ne le voie.
Or, c'est par pure lâcheté
Que vous l'avez si bien traité.
Le cœur vous a manqué sans doute,
Mais grands mau.\ pour vous je redoute
Et grandes peines désormais,
Si Jalousie or je connais.
L'Auteur.
Lors le vilain lève la hure.
Frotte ses yeux et sa figure.
Fronce le nez, rouLe les yeux,
Et puis soudain tout furieux
Voyant ainsi qu'on le malmène :
2 5t) LE ROMAN DE LA ROSE.
Tfangier.
3872. Bien puis, fet-il, vis forcencr,
Quant vous me tencs por vaincu.
Certes or ai-ge trop vescu,
Se cest porpris ne puis garder :
Tout vif me'puisse-l'en arder,
Se jamès homs vivans i entre.
Moult ai iré le cuer où ventre,
Quant nus i mist onques les pies ;
Miex amasse de deux espics
Estre férus parmi le cors.
Ge fis que fox, bien men recors,
Or l'amenderai par vous deus,
Jamès ne serai parcccus
De ceste porprise dcffcudre ;
Se g'i puis nului entreprendre,
Miex li vausist estre à Pavie.
Jamès à nul jor de ma vie
Ne me tendres por recréant,
Ge le vous jur et acréant.
L'Amant.
Lors s'est Dangier en pics drcciés.
Semblant fet d'estre correciés ;
En sa main a ung baston pris,
Et va cerchant par le porpris
S'il trovera partuis, ne trace,
Ne sentier qu'à estouper ùce.
Dès or est moult changié li vers :
Car Dangiers devient moult divers,
Et plus fel qu'il ne soloit estre.
Mort m'a qui si l'a fait irestre,
LE ROM.\M DE LA ROSE. 2$I
^Danger.
Je puis bien être fou sans peine,
Dit-il, quand on me dit vaincu,
Et j'ai trop jusqu'ici vécu
Si ne puis garder une haie.
Qu'à présent un seul homme essaie
D'entrer ; dussé-je vif rôtir,
Il n'en pourra vivant sortir.
J'ai trop de cœur et d'ire au ventre ;
Que de deux glaives on m'éventre
Si quelqu'un les pieds y remet.
Oui, bien fol j'étais en effet.
Grâce à vous, je puis ma paresse
Réparer ; dès lors sans liiiblesse
Je veux surveiller ce pourpris,
Et le premier qui sera pris
Mieux lui vaudrait être à Pavie.
Jamais à nul jour de ma vie
Ne me tiendrez pour ùinéant.
Je vous le jure par serment.
L'Amanl.
Lors Danger sur ses pieds se dresse,
Feignant grand' fureur et rudesse.
Un bâton dans sa main a pris
Et va cherchant par le pourpris,
Afin, s'il trouve d'aventure
Pertuis ou trace en la clôture
Ou sentier, d'y mettre renfort.
J'ai vu soudain changer mon sort ;
Pour moi Danger si bon naguère
Est plus félon qu'à l'ordinaire.
252 LE ROMAN DE LA ROSE.
3901. Car gc n'aurai jamès Icsir
De vcoir ce que je dcsir.
Moult ai le cucr du ventre irié
Dont j'ai Bel-Acueil adirié ;
Et bien sachiés que tuit li membre
Me frémissent, quant il me membre
De la Rose que ge soloie
De près véoir quant ge voloie ;
Et quant du baisier me recors,
Qui me mist une odor où cors
Assés plus douce que n'est basme,
Par ung poi que ge ne me pasme :
Car encor ai où cuer enclose
La douce savor de la Rose.
Et sachiés quant il me sovient
Que à consirrer m'en convient,
Miex vodroie estre mors que vis.
Mar toucha la Rose à mon vis
Et à mes yex et à ma bouche,
S'Amors ne sueffre que g'i touche
Tout de rcchief autre fiée,
Se j'ai la douçor essaiée,
Tant est graindre la covoitise
Qui esprent mon cuer et atise.
Or revendront plor et sopir,
Longues pensées sans dormir,
Friçons, cspointes et complaintes.
De tex dolors aurai-ge maintes,
Car ge sui en enfer chéois.
Male-Bouche soit maléois !
Sa langue desloiaus et fauce
M'a porchaciée ceste sauce.
LE ROMAN DE LA ROSE. 25 J
3909. Qui le mit en telle fureur
De mon trépas sera l'auteur.
J'ai perdu Bel-Accueil ! Du ventre
Le cœur en grand' colère m'entre,
Car je n'aurai jamais loisir
De voir la Rose à mon désir.
Mes membres frémissent de rage
En mes pensers quand j'envisage
Cette Rose que je soûlais
De près voir tant que je voulais,
Quand du baiser j'ai souvenance
Qui me mit au corps jouissance
Si douce et si suave odeur.
Pour un peu me pâmer j'ai peur;
Car en mon cœur toujours est close
La douce saveur de la Rose,
Et sachez que s'il me souvient
Que m'en séparer il convient,
Mieux voudrais être mort qu'en vie.
Mal me prit la Rose chérie
De mon front, ma bouche et mes yeux
Toucher, Amour, si tu ne veux
Qu'une autre fois j'y touche encore,
(Fatal bonheur que je déplore I)
Tant est grande la folle ardeur
Qui brûle et consume mon cœur.
Or reviendront les avanies,
Pleurs, soupirs, longues insomnies.
Plaintes, frissons, élancements.
Maintes douleurs et maints tourments,
Car l'enfer de nouveau je touche.
Sois maudit, cruel Malebouche,
Être déloyal et menteur,
Tu as détruit tout mon bonheur !
2 54 LIi RO.NUN DE LA ROSE.
XXXII
393 5- Comment, par envieux atour,
Jalousie fist une tour
Faire avi milieu du pourpris '4,
Pour enfermer et tenir pris
Bel-Acueil, le très-doulx enfant,
Pource qu'avoit baisé l'Amant.
Dès or est drois que ge vous die
La contenance Jalousie,
Qui est en maie souspeçon :
Où païs ne remest maçon
Ne pionnier qu'elc ne mant.
Si fait faire au commancement
Entor les Rosiers uns fossés
Qui cousteront deniers assés,
Si sunt moult lez et moult parfont.
Li maçons sus les fossés font
Ung mur de quarriaus tailléis,
Qiii ne sict pas sus croléis,
Ains est fondé sus roche dure :
Li fondement tout à mesure
Jusqu'au pié du fossé dcscent,
Et vait amont en estrecent ;
S'en est l'uevre plus fors assés.
Li murs si est si compassés,
Qu'il est de droite quarréure;
Chascuns des pans cent toises dure.
Si est autant Ions comme lés.
Les tornelles sunt lés à lés,
Qui richement sunt bataillies,
Et sunt de pierres bien taillies.
LE ROMAN DE LA ROSE. 25 J
XXXII
3943' Comment par raale frénésie
A fait une tour Jalousie
Bâtir au milieu du pourprit,
Pour enfermer et tenir pris
Bel-Accueil, pour la seule cause
Que l'Amant a baisé la Rose.
Sous le coup de son vil soupçon,
Je vais vous dire la façon
Dont se comporte Jalousie.
Par le paj'S elle convie
Tous les maçons et pionniers,
Et tout à l'entour des Rosiers
Fait d'abord un grand fossé faire
Qui, vrai, ne coûtera pas guère,
Car il est large et moult profond.
Les maçons sur le fossé font
Un grand mur de pierres de taille.
Point n'est assise la muraille
Sur fondrières, mais sur roc,
Et des fondements chaque bloc
Jusqu'au pied du fossé s'aligne
Et s'élève en oblique ligne
Pour toute l'œuvre mieux asseoir.
Le mur autour de ce manoir
Est carré d'exacte mesure,
Chacun des pans cent toises dure,
Même longueur, niême largeur.
Quatre tourelles à hauteur
Lèvent leurs têtes crénelées
De belles pierres bien taillées;
256 LE ROMAN DE LA ROSE.
3963. As quatre coingnés en ot quatre
Qui seroieiit fors à abatre ;
Et si i a quatre portaus
Dont li mur sunt espès et haus.
Ung en i a où front devant
Bien déffensable par convant,
Et deux de coste, et ung derrière,
Qui ne doutent cop de perriere.
Si a bonnes portes coulans ""
Por faire ccus dcfors doulans,
Et por eus prendre et retenir,
S'il osoient avant venir.
Ens où milieu de la porprise
Font une tor par grant mestrise
Cil qui du fere furent mestre ;
Nulc plus bêle ne pot estre,
Qu'ele est et grant, et lée, et haute.
Li murs ne doit pas faire faute
Por engin qu'on saiche getier ;
Car l'en destrempa le mortier
De fort vin-aigre et de chaus vive.
La pierre est de roche naïve
De quoi l'en fist le fondement,
Si iert dure cum aiment.
La tor si fu toute réonde,
Il n'ot si riche en tout le monde,
Ne par dedens miex ordenée.
Ele iert dehors avironée
D'un baille qui vet tout entor.
Si qu'entre le baille et la tor
Sunt li Rosiers espès planté.
Où il ot Roses à planté.
Dedens le chastel ot perrieres
Et engins de maintes manières.
J
LE ROMAN- DE LA ROSE. 257
A chaque coin ces quatre forts
Peuvent braver tous les efforts.
Également sont quatre faces
Dressant les immenses surfaces
D'épais et formidables murs
Pour la défense forts et sûrs,
■ Qui ne craignent coup de pierrière ;
Devant, sur le front, la première,
Deux autres de chaque côté,
Puis une autre à l'extrémité.
On voit glisser herses massives ""
Pour irruptions offensives,
Et pour surprendre et retenir
Ceux qui près oseraient venir.
Enfin ceux qui l'œuvre dirigent
Au milieu du pourpris érigent
Une autre tour avec grand art ;
Il n'est si belle nulle part.
Elle est moult grande et large et haute,
Et le mur ne doit faire faute
Pour engin qu'on puisse envoyer.
Car fut détrempé le mortier
De fort vinaigre et de chaux vive.
La pierre est de roche native
De même que le fondement
Et dure comme diamant.
Cette tour est tretoute ronde
Et n'est si riche en tout le monde
Ni mieux ordonnée au dedans.
Puis tout autour, en tous les sens.
Une barrière l'environne.
Entre elle et la tour s'échelonne
Un pourpris de rosiers planté
Portant roses en quantité.
I 17
258 LU ROMAN DE LA ROSh.
3997. Vous poïssiés les mongonniaus
Véoir par des,sus les creniaus;
Et as archieres tout entour
Sunt les arbalestes à tour ''*,
Qu'arméure n'i puet tenir.
Qui près du mur vodroit venir,
Il porroit bien faire que nices.
Fors des fossés a unes lices
De bons murs fors à creniaus bas.
Si que cheval ne puent pas
Jusqu'as fossés venir d'alée,
Qu'il n'i éust avant mellée.
Jalousie a garnison mise
Où chastel que ge vous devise.
Si m'est avis que Dangier porte
La clef de la première porte
Qui ovre devers orient ;
Avec 11, au mien escient,
A trente sergens tout à conte.
Et l'autre porte garde Honte,
Qui ovre par devers midi.
El fut moult sage, et si vous di
Qu'el ot sergens à grant planté
Près de faire sa volenté.
Paor ot grant connestablie,
Et fu à garder establie
L'autre porte, qui est assise
A main senestre devers bise.
Paor n'i sera jà séure,
S'el n'est fermée à serréure.
Et si ne l'ovre pas sovent ;
Car, quant el oit bruire le veut.
LE RO.VIAK DE LA ROSE. 259
Dans le château mainte pierrière
Et mainte machine de guerre
On eût pu voir, et mangonneaux
Se dresser dessus les créneaux,
Et tout autour aux meurtrières
Maintes arbalètes tourièrcs "*
Contre qui nul ne peut tenir.
Qui près du mur voudrait venir
Ferait sottise, je vous jure.
Hors les fosses une clôture
S'étend de murs à créneaux bas,
Pour que chevaux ne puissent pas
Jusqu'aux fossés venir d'emblée,
A moins qu'il y eût grand' mêlée.
Garnison Jalousie a mis
Au castel que je vous décris.
D'abord je sais que Danger porte
La clef de la première porte,
Celle qui s'ouvre à l'orient ;
Avec lui, à mon escient,
Sont trente sergents, c'est le compte.
Puis l'autre porte garde Honte,
Celle qui fait face au midi ;
Sage elle n'a l'œil engourdi,
Mais de sergents troupe nombreuse
Et de ses ordres soucieuse.
Puis à l'autre porte du fort
Qui regarde à gauche le nord
Peur commande ; elle l'a garrtie
D'une puissante compagnie.
Elle ne l'ouvre pas souvent,
Car elle tremble au moindre vent"
Et jamais ne s'y croira sûre
Qu'elle ne lerme la serrure.
26o LE ROMAK DE LA ROSE.
4029. Ou el ot saillir dcus langotes,
Si l'en prennent fièvres et gotcs.
Malc-Bouchc, que Diex maudie!
Qui ne pense fors à boidic "',
Si garde la porte destrois ;
Et si sachiés qu'as autres trois
Va souvent et vient. Quant il scet
Qu'il doit par nuit faire le guet,
Il monte le soir as creniaus,
Et atrempe ses chaleniiaus,
Et ses buisines, et ses cors.
Une hore dit lés et descors,
Et sonnez dous de controvaille
As estives de Cornoaille ;
Autrefois dit à la fléuste
Conques famé ne trova juste ''^.
Il n'est nule qui ne se rie,
S'ele oit parler de lecherie ;
Geste est pute, ceste se fltrde,
Et ceste folement se garde,
Ceste est vilaine, ceste est foie.
Et ceste nicement parole.
Male-Bouche qui riens n'espcrne,
Trueve à chascune quelque herne.
Jalousie, que Diex confonde !
A garnie la tor réonde ;
Et si sachiés qu'ele i a mis
Des plus privés de ses amis.
Tant qu'il ot grant garnison :
Et Bel-Acueil est en prison
Amont en la tor enserré,
Dont li huis est moult bien barré,
LE ROMAX DH LA ROSE. 26 1
Deux sauterelles bondissant
Lui donnent fièvre et tremblement.
Malebouche, que Dieu maudisse 1
Qui n'ourdit que vil artifice '"^,
A la dernière s'est placé,
Et vers les autres empressé
Va souvent et vient. S'il doit faire
Le guet la nuit, ne tarde guère
A monter le soir aux créneaux
Et prépare ses chalumeaux.
Ses cors, ses muses, ses trompettes.
Lors il entonne chansonnettes
Une heure durant, lais nouveaux
Et gais refraitis de fabliaux,
Que souvent des sons il émaille
D'une trompe de Cornouaille.
D'autres fois sur la flûte il dit
Qu'oncqucs fenmie chaste il ne vit ""* ;
Que c'est grand' joie et grand' pâture
Quand on leur parle de luxure.
L'une est pute, l'autre se teint,
L'autre jamais ne se contraint.
L'une est vilaine, une autre folle
Et celle-là sotte en parole.
Malebouche à qui rien ne vaut
Trouve à chacune son délaut.
Jalousie a, que Dieu confonde !
Garnison mise en la tour ronde.
Et sachez bien qu'elle y a mis
Les plus privés de ses amis ;
Il y avait garnison grande.
Bel-Accueil en prison s'amende,
Là haut dans la tour enserré
Dont l'huis est moult fort et barré ;
202 LE ROMAN" DE LA ROSE.
4061. Qu'il n'a pooir que il en issc.
Une vielle, que Diex honnisse !
Avoit o li por li guctier,
Qui ne fesoit autre mestier.
Fors espier tant solement
Qu'il ne se maine foloment.
Nus ne la péust en£;ignier
Ne de signier, ne de guignier,
Qu'il n'est barat qu'el ne congnoisse,
Qu'ele ot des biens et de l'angoisse
Qu'Amors à ses sergens départ,
En jonece moult bien sa part.
Bel-Acueil se taist et escoute
Por la vielle que il redoute,
Et n'est si hardis qu'il se moeve,
Que la vielle en li n'aperçoeve
Aucune foie contenance,
Qu'el scet toute la vielle dance. /
Tout maintenant que Jalousie
Se fu de Bel-Acueil saisie.
Et ele l'ot fait emmurer,
El se prist à asséurer :
Son chastel qu'ele vit si fort,
Li a donné grant réconfort.
El n'a mes garde que gloutons
Li emblent Roses ne boutons ;
Trop sunt 11 Rosiers clos forment,
Et en veillant et en dormant
Puet-ele estre bien asséur.
L'Aiiianl,
Mes ge qui fui defors le mur.
Suis livrés A duel et à poine :
Qui sauroit quel vie ge moine,
LE ROMAN DE LA ROSE. 265
Crainte n'est que sortir il puisse.
Une vieille, que Dieu maudisse !
Est avec lui pour le guetter,
Et n'est là que pour rapporter
S'il veut follement se conduire.
Elle ne se laisse séduire
Par signe ni mot doucereux.
Ni regard tendre et langoureux.
Ruse n'est qu'elle ne connaisse ;
Car elle eut certe en sa jeunesse,
Des biens et maux qu'Amour départ
A ses serviteurs, large part.
Bel-Accueil en silence écoute.
Tellement la vieille il redoute.
Et n'ose même se mouvoir.
Car la vieille pourrait y voir
Aucune folle contenance.
Toute elle sait la vieille danse.
Jalousie, à présent qu'elle est
De Bel-Accueil sûre, et l'a fait
Bien enfermer dedans sa cage,
Commence à reprendre courage
(Ce château qu'elle voit si fort
Lui a donné grand reconfort).
Et ne craint plus que glouton ose
Lui ravir ni bouton, ni Rose.
Trop bien sont clos près de la tour
Les Rosiers ; la nuit et le jour
Elle peut reposer tranquille.
L'Amant.
Mais moi, hors du mur qu'on exile.
Je suis de peine et deuil rongé.
Qui sut quelle existence j'ai
264 LA ROMAN DE LA ROSE.
4093. Il en devroit grant pitié prendre.
Amors me sot ores bien vendre •
Les biens que il m'avoit prestes '
Gcs cuidoic avoir achetés.
Or les me vent tout derechief :
Car ge suis A grcignor meschicf
Por la joie que j'ai perdue,
Que s'onques ne l'eusse eue.
Que vous iroie-ge disant ?
Ge resemble le païsant
Qui giete en terre sa semence,
Et a joie quant el commence
A estre bêle et drue en herbe ;
Mes ainçois qu'il en coille gerbe,
L'empire, tele hore est, et grieve
Une maie nue qui crieve
Quant li espi doivent florir,
Si fait le grain dedens morir,
Et l'espérance au vilain tost
Qu'il. avoit eue trop tost.
Si crieng ausinc avoir perdue
Et m'espérance et m'atendue,
Qu'Amors m'avoit tant avancié,
Que j'avoie jà commencié
A dire mes grans privetés
A Bel-Acueil, qui aprestés
1ère de recevoir mes gieus ;
Mes Amors est si outragieus,
Qu'il m'a tout toUu en une hore.
Quant ge cuidoie estre au desore.
Ce est ausinc cum de Fortune
Qui met où cuer des gens rancune ;
Autre hore les aplaine et chue.
En poi d'ore son semblant mue.
LE ROi\UN DE LA ROSE. 26$
Il en devrait grande pitié prendre !
Certes , Amour me sait bien vendre
Tous les maux qu'il m'avait prêtés ;
Je crus les avoir achetés,
Il faut que derechef les paie ;
Car plus douloureuse est ma plaie
Pour le bonheur que j'ai perdu,
Que si jamais ne l'avais eu.
Que dis-je? Est-ce qu'il ne vous semble
Qu'à ce paj-san je ressemble,
Qui semence en terre a jeté
Et voit avec bonheur l'été
Épaisse et haute monter l'herbe ?
Mais avant de cueillir la gerbe,
Crève un gros nuage soudain
Qui détruit tout en un matin ;
Les épis en fleurs se flétrissent
Et dedans les graines périssent.
Et l'espoir au vilain bientôt
S'évanouit qu'il eut trop tôt.
Ainsi j'ai peur mon espérance
Perdre et ma longue patience.
Amour pourtant m'avait aidé;
J'avais déjà persuadé
Bel-Accueil par tendres avances
D'ouïr mes douces confidences
Et recevoir enfin mes jeux. ■
Mais Amour est trop rigoureux
Et me ravit tout en une heure
Au moment où le seuil j'effleure.
C'est ainsi que Fortune fait
Qui rancune aux cœurs des gens met.
Les flatte une heure et les conspue,
En un instant son semblant mue,
266 LE ROMAN DE LA ROSE.
4127. Une hore rit, autre bore est morne,
Ele a une roe qui tornc,
Et quand cle veut, ele met
Le plus bas amont où sommet.
Et celi qui est sor la roe
Reverse à un tor en la boe.
Las ! ge sui cil qui est versés :
Mar vi les murs et les fossés
Que je n'os passer, ne ne puis.
Ge n'oi bien ne joie onques puis
Que Bel-Acueil fu en prison ;
Car ma joie et ma garison
Ert tout en lui et en la Rose,
Qui est entre les murs enclose ;
Et de là convendra qu'il isse,
S'Amors veult jà que ge garisse ;
Car jà d'aillors ne quier que joie
Honor, santé, ne bien, ne joie.
Ha! Bel-Acueil, biaus dous amis,
Se vous estes en prison mis.
Au mains gardés-moi votre cuer,
Et ne soffrés à nesun fuer
Que Jalousie la sauvage
Mete vostrc cuer en servage
Ainsinc cum ele a fait le cors,
Et s'el vous chastie de fors,
Aies dedans cuer d'aïment
Encontre son chastiement :
Se li cors en prison remeint,
Gardés au mains que li cuer m'aint.
Fins cuers ne lest mie à amer
Por batrc ne por mesamer ''''.
Se Jalousie est vers vous dure,
Et vous fait anui et laidure,
LE ROMAN DE LA ROSE. 267
Une heure est morne, une heure rit,
Car sa roue un cercle décrit ;
Celui qui est dessus la roue
Retombe à son tour dans la boue,
Et quand elle veut, elle met
Le plus bas en haut au sommet.
Las! c'est moi qu'elle verse et raille !
Pour mon mal vis fosse et muraille
Q.ue passer n'ose ni ne puis ;
Biens et bonheur je n'ai depuis
Que Bel-Accueil avec la Rose,
Maintenant de gros murs enclose.
Emporta dedans sa prison
Et ma joie et ma guérison.
Si veut Amour que je guérisse,
Qu'il l'arrache au sombre édifice.
Car d'ailleurs ne me peut venir
Honneur, santé, bien ni plaisir.
Bel-Accueil, ami cher et tendre.
S'il vous faut en prison attendre,
Au moins gardez-moi votre cœur !
Ne souffrez pas pour mon malheur,
A aucun prix, que la sauvage
Mette votre cœur en servage
Comme elle a fait de votre corps ;
Si elle vous navre dehors.
Ayez dedans cœur indomptable
Contre son bras impitoyable,
Et si le corps reste en prison,
Gardez le cœur de trahison.
Un fin cœur aime avec constance
El brave haine et violence ■".
Si Jalousie a sans pitié
Votre cœur d'ennuis guerroyé,
268 LE ROMAN DE LA ROSE.
4iéi. Fetes-11 engrestié encontre,
Et du dangier qu'elc vous montre
Vous vengics au maios en pensant,
Quant vous ne poés autrement ;
Se vous ainsinc le féissiés,
Ge m'en tendroic à bien paies.
Mes ge sui en moult grant souci
Que vous nel' faciès mie ainsi ;
Ains crient que mal gré me savés
Au mains por ce que vous avés
Esté por moi mis en prison ;
Si n'est-ce pas por mesprison
Que j'aie encore vers vous fuite,
Conques par moi ne fu retraite
Chose qui à celer féist ;
Ains me poise, se Diex m'aïst,
Plus qu'à vous de la meschéance ;
Car g'en soffre la pénitence
Plus grant que nus ne porroit dire.
Par un poi que ge ne fons d'ire.
Quant il me membre de ma perte
Qui est si grant et si apertc ;
S'en ai paor et desconfort
Qiii me donront, ce croi, la mort.
Las ! g'en doi bien avoir paor,
Quant ge voi que losengéor,
Et traïtor, et envieus
Sunt de moi nuire curieus.
Ha ! Bel-Acueil,. ge sai de voir
Qu'il vous béent à décevoir.
Et faire tant par lor flavele,
Qii'il vous traient à lor cordele.
Se Diex m'aïst, si ont-il fait,
Ge ne sai or comment il vait ;
LE ROMAN DE LA ROSE. 269
Dc'fendez-vous avec courage ;
De sa cruauté, de sa rage
Vengez-vous du moins en pensant,
Si ne pouvez faire autrement ;
Et s'il vous plaît ainsi de faire.
Ma douleur sera moins amère.
Mais je suis en moult grand souci
Que vous ne le fassiez ainsi,
Et me sachiez tout au contraire
Mauvais gré de votre misère.
Moi qui vous fis mettre en prison.
Mais, croyez-moi, de trahison
Je ne suis envers vous coupable,
Jamais de nul acte blâmable
Mon cœur n'eut à se repentir.
Mais Dieu m'aide ! Il me faut souffrir
Bien plus que vous de mon offense,
Car j'en souffre la pénitence
Plus que nul ne saura jamais ;
Pour un peu d'ire je fondrais
Quand de ma perte ai souvenance.
Bien puis-je avoir peur sans doutance
Lorsque je vois ces envieux
Traîtres et menteurs venimeux
Ainsi s'acharner à me nuire.
Ils me tueront, j'ose le dire.
Ah ! Bel-Accueil, je crois savoir
Qu'ils veulent tous vous décevoir,
N'allez pas leurs fables entendre,
A leur corde ils vous veulent pendre.
Mais je ne sais rien en effet,
Dieu m'aide ! Peut-être est-ce fait ?
J'ai peur, et grande est ma souffrance,
Qiie me mettiez en oubliance,
ayO LE ROMAN DE LA ROSE.
419;. Mes durement sui esmaiiîs
Que cntr'oblic ne m'aies ;
Si en ai duel et desconfort,
James n'iert riens qui m'en confort,
Se ge pers votre bien-voillance,
Que ge n'ai mes aillors fiance ;
Et si l'ai-ge perdu, espoir,
A poi que ne m'en desespoir ''^.
Fin des vers de Guillaume de LORRIS.
LE ROMAN DE LA ROSE. 27 1
J'en ai grand deuil et déconfort
Et je n'aurai jamais confort
Si je perds votre bienveillance,
Car ailleurs je n'ai d'espérance,
Et s'il m'est donné de le voir,
Oui, j'en mourrai de désespoir ''^ !
S'il fallait en croire Méon, Jehan de Meung aurait ajouté ces deux
derniers vers pour commencer sa continuation, en supprimant les
quatre-vingts vers qui suivent. • P. M.
VERS
QUI, DANS CERTAINS MANUSCRITS, TERMINENT
LA PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.
(due je n'ai mes aillors fiance)
4203. Ne reconfort nul qui m'aïst.
Ha ! biau douz cuers ! qui vos véist
Au mains une foiz la semaine,
Asez en fust mendre sa paine;
Mes je ne sai santier ne voie
Par où jamès nul jor vos voie.
En ce qu'estoie en tel tristece,
Si vi venir au chief de pièce
Devers la Tour Dame Pitié
QjLii maint cuer dolant a fait lié,
Si me commence à conforter
Et dist : amis, por déporter
Et por voz dolors alegier
Sui ci venue en cest vergier,
Si vos amain dame Biauté
Et Bel-Acueil et Loiauté,
Et Douz-Regart, o lui Simplece.
Issu somes à grant dcstrece
De celé Tour qui est moult haute ;
Mes cuers loiax ne feroit faute
S'il en devoit perdre la vie.
Endormie s'est Jalousie,
Si nos somes emblés de lui.
Moult avons eu grant anui ;
VERS
QUI, DANS CERTAINS MANUSCRITS, TERMINENT
LA PARTIE DE GUILLAUME DE LORRIS.
(Car ailleurs je n'ai d'espérance)
4215. Ni reconfort pour ma douleur.
Ah ! vous contempler, beau doux cœur,
Au moins une fois la semaine
Suffirait à calmer ma peine.
Mais je ne sais voie ou sentier
Où je puisse vous épier !
J'étais en ma noire tristesse
Plongé ; soudain vers moi s'empresse
De vers la tour dame Pitié
Q.ui maint cœur triste a égayé.
Lors à me conforter commence :
Pour t'apporter douce allégeance,
Dit-elle, et ton cœur soulager,
Ami, je viens en ce verger.
Nous sortîmes à grand' détresse,
Car j'amène avec moi Simplesse,
Bel-Accueil et dame Beauté,
Et Doux -Regard, et Loyauté.
Bien haut de la tour est le faîte,
Mais rien un cœur loyal n'arrête
Quand il devrait braver la mort.
Jalousie est là-haut qui dort.
Si j'ai pu tromper ce cerbère.
Ce n'est pas sans grande misère ;
274 LE ROMAN DE LA ROSE.
4227. Car Paor qui toz jors se crient,
L'uis ot fermé, si va et vient;
De toutes parz va escoutant,
Por Malc-Bouche est moult doutant,
Qu'el ne set qu'ele doie faire.
Mes bone amor la deboncirc
Qui les siens ades reconforte,
A grant meschief o\Ti la porte
Maugré que Paor en éust.
Se Male-Bouche le séust.
N'en issisen por riens dou monde.
Mes Vénus la bêle, la blonde,
Embla les clés, hors nos a mises.
Tantost delez moi sont asiscs;
Lors refu ma dolor pasée.
Dame Biauté en recelée
Le douz bouton m'a présenté,
Et je le pris de volenté,
Si en fis ainssi com du mien '^j
Q.u'il n'i ot contredit de rien.
Iluec fumes à grant délit.
De fresche herbe fu nostre lit,
De bêles roses de rosiers
Fumes covert et de bcsiers :
A grant soûlas, à grant déduit
Fumes trestoute celle nuit.
Mes moult me sembla courte et briève.
Au matinct quant l'aube crieve
Nos somes en estant levé,
Mes de ce fumes moult grevé
Que si tost fu la départie ®''.
Et Biautez si n'oblia mie
Le trcs-douz bouton à reprendre,
Maugré mien le me covint rendre.
LE ROMAN DU LA ROSE. 275
Car Peur, qui toujours tremble et craint,
S'en va de toutes parts et vient
L'huis clos, et méfiante écoute,
Tant Malebouche elle redoute
Et n'ose pas ouvrir la tour.
Mais la vaillante Bonne-Amour
Qui les siens toujours réconforte
A grand méchcf ouvre lu porte,
Malgré tout ce que Peur en eût.
Si Malebouche alors le sut,
Nous n'eussions pu pour rien au monde.
Mais Vénus la belle et la blonde.
Les clefs volant, hors nous a mis.
Ils sont près de moi tous assis,
Et ma douleur s'en est allée.
Dame Beauté en recelée
Le doux boulon m'a présenté ;
Pris l'ai de bonne volonté
Comme mien, et tout à ma'guise ■"
M'en sers, sans qu'il y contredise.
Notre heur nous goûtâmes en paix
Sur un beau lit de gazon frais,
Tout couverts de feuilles des Roses
Et de baisers nos bouches closes.
En doux transports, en grand déduit
Nous passâmes toute la nuit
Qui trop tôt, las ! pour nous s'achève.
Au matin, quand l'aube se lève
Tous deux aussi sommes sur pies,
Bien contrits et bien ennuyés
De séparation si vive.
Mais Beauté se montre attentive
Le doux bouton à ressaisir ;
Malgré moi je dus obéir.
276 LE ROMAN DE LA ROSE.
42É1. Mes toutes fois la douce rose
Au départir ne fu pas close :
Mes ainçois que se départissent
Ne que congié de moi préissent,
S'en vint Biautez humcliant
Vers moi et dit tout en riant :
Or puet Jalousie gaitier,
Ses murs haucicr et enforcier,
Face fort haie d'églantiers.
Face bien guetier ses vergiers,
Or i a gaagnié assez ;
Ne s'est-il bien en vain lassez ?
Biaus douz amis, car me le dites,
A tel servise tiex mérites®'.
Pensez de servir sans trichier
Se cuer avez fin et entier :
Tous jours seroiz dou boton mestre,
Jà si enclos ne saura cstre.
Droit à la Tour tout bêlement
S'en revont moult celéement.
Atant m'en part et prent congiet,
4282. C'est li songes que j'ai songiet.
o II est facile, dit Méon, de voir par ces derniers vers que Guil-
laume de Lorris n'avoit pas le projet de donner une plus grande
étendue à son Roman, et que Jean de Meung a dû les supprimer
pour lui donner une continuation. »
On sait que nous ne partageons pas cette opinion. P. M.
LE ROMAN DE LA ROSE. 277
Mais toutefois la douce Rose
Au départir ne fut pas close;
Car avant de s'en retourner
Tretous et congé me donner,
A moi Beauté vint langoureuse
Et me dit doucement rieuse :
Jalousie or peut nous guetter,
Ses murs épaissir et monter.
D'églantiers doubler la clôture,
Mettre au verger garnison sûre,
J'ai goûté de bonheur assé.
Ne s'est-il pas en vain lassé ?
Beaux doux ami, comme le dites ;
Chacun sers selon ses mérites ^'.
Aimez toujours loyalement,
Si votre cœur est fin et franc,
Toujours serez du bouton maître
Si bien enfermé qu'il puisse être.
Droit à la Tour tout bellement
Lors s'en revont moult doucement.
De mon côté je m'achemine :
Ainsi mon rêve se termine.
NOTES
DU PREMIER VOLUME.
En tête de ces notes nous ferons une observation. C'est que les
litres des chapitres ont été ajoutés après coup par les copistes en
guise de notes marginales. Ils sont en effet d'un style beaucoup plus
moderne que l'ouvrage. Nous les avons conserves pour reproduire
exactement l'édition de Méon. Toutes les notes prises dans les édi-
xions de Méon et de M. Francisque Michel portent la signature des
.auteurs. Celles non signées sont de nous.
Note i, page 3.
Vers 7. Treiivc pour trouve.
Ce mot, aujourd'hui hors d'usage, se voit encore
dans Malherbe, La Fontaine et MoHcre.
Nous avons cru devoir introduire ou conserver
dans tout le cours de ce travail nombre de mots, de
locutions et même de phrases entières qui pouvaient
s'accorder avec l'exigence de la traduction. Ceci nous
a permis de laisser subsister les expressions carac-
téristiques qu'il était difficile de bien rendre en fran-
çais moderne, et qui, rajeunies, se fussent mal ac-
commodées d'une diction surannée. Nous espérons
que le lecteur nous saura gré d'avoir conservé à
cette belle œuvre un parfum d'archaïsme qui s'har-
monise si bien avec la naïveté gracieuse de nos deux
romanciers. C'est ainsi que nous n'avons pas cru
28o NOTES.
devoir faire disparaître un grand nombre d'hiatus,
chaque fois que, sans être par trop fatigants pour
nos oreilles délicates, le vers servait fidèlement la
pensée de l'original. Mais toutes les fois que, sans
nuire à la traduction, et sans tomber dans un dé-
faut pire, il était possible de les éviter, nous nous
sommes empressé de le faire.
Note 2, page 2.
Vers 9. Macrdbe, auteur latin qui vivoit à la fin
du IVe siècle. Il composa divers ouvrages remplis
d'érudition. Ceux qu'il a intitulés : Les Saturnales,
traitent de différens sujets, et sont un agréable mé-
lange de critique et d'antiquités. Son Commentaire
sur le Songe de Scipion est très-sçavant ; il y établit
cinq espèces de songes : somnium, visio, oracultim,
insomnium, visuin. Ce dernier est une imagination
phantastique d'une chose qui n'existe pas. Macrobe
ne veut pas que l'on ajoute foi à ces deux dernières
espèces de songes, n'y ayant que les trois premiers
qui soient revêtus de tous les caractères de la vérité.
Macrobii in somnium Scipionis, liber pritn., cap. j,
vers 7.
Pétrone ne veut pas que les songes et les inspira-
tions qui nous arrivent en dormant soient l'ouvrage
de quelque divinité; il prétend, au contraire, que
nos songes ne sont que des réminiscences des choses
qui nous sont arrivées lorsque nous ne dormions
pas.
Somnia qua mentes ludunl volilanlibus umbn's
Non deluhra Dettm, nec ab tetherc nutnina millunl
Sed sibi qiiisque facit.
(Pctronii Arbitri SatjTÎcon.)
NOTES. 281
Les anciens ont toujours eu les songes en grande
recommandation. Pharaon, roi d'Egypte, avoit à ses
gages des gens dont l'unique emploi étoit d'inter-
préter les songes. (Genèse, chap. 41.)
Joseph avoit reçu de Dieu un talent particulier
pour les e.\pliquer, et ses frères, jaloux de cette la-
veur, ne l'appolloient plus que le Songeur. (IbideiH,
chap. 37.)
Homère croyoit que les songes entrent dans l'ame
par deux portes différentes, dont l'une est d'yvoire
et l'autre de corne; que ceux qui passent par la pre-
mière nous trompent toujours, n'y ayant de véri-
tables que ceux qui passent par celle de corne.
{Odyssée, livre 19.)
Les poètes qui sont venus après lui ont pensé de
même ; Virgile en parle en ces termes :
Sunt gemini sotnni porta ; quorum altéra fertur
Cortiea ; qiia verts facilis datur exitus umbris.
Altéra candenli perfecla nitevs elephanto :
Sed falsa ad calum mitlunt insomnia mânes.
(^/Eneidos, lib. vi, sub fine.)
Horace, parlant des songes, dit à Galatée qu'il
vouloit détourner d'un voyage :
An vltiis carentem
Ludit imago
Varia, qua porta fugiens eburna
Somnitim ducit ?
(Ode 27, lib. 3.)
Et Properce, dans son Élégie à Cynthia, fait aussi
mention de ces portes.
Kee tu sperne piis venientia somnia partis :
Cum pia venerunt somnia, pondus habent.
(Elegia, vu, lib. 4.)
(Lantin de Damerey.)
282 NOTES.
Note 3, pa^es 4-$.
Vers 41-44.
La matière en est bonne et neuve.
Comme dit M. Ampère, bonne, je ne dis pas non ;
mais neuve, c'est autre chose.
Note 4, pages 6-7.
Vers 79-79. Kàlandre.
C'est l'alouette huppée qu'on voit toujours vole-
tant le long des routes. Dans l'Orléanais, de nos
jours encore, on ne la nomme pas autrement.
Note 5, page 12.
Félonie — Vilenie. Nous ferons remarquer ici que
ces deux images n'en font qu'une dans le plus beau
et le meilleur manuscrit de la Bibliothèque nationale,
no 380 ancien fonds français. Ce magnifique travail
de Nicolas Flamel, exécuté vers la fin du XIV<: siècle
pour le duc Jean de Berri, oncle de Charles VI, est,
de tous les manuscrits français, celui qui se rapproche
le plus du texte de Méon. L'auteur dit qu'à gauche
se dressait Félonie, qui était appelée Vilenie. Nous
préférons le texte tel que l'a restitué Méon.
Note 6, pages 12-13.
Vers 178-178.
Et famé qui petit séust
D'honorer ceus qu'ele déust.
NOTES. 285
Ce dernier trait convient parfaitement au person-
sonnage peint par le poète. Il y a, dans le recueil de
fiibliaux publié par Méon, un long poème malheu-
reusement incomplet intitulé : le dit de Trubert, du
nom du personnage principal, qui est justement le
type du vilain au sens primitif et au sens figuré du
mot. Il n'y a pas de méchant tour qu'il ne joue au
duc son seigneur. C'est le pendant de l'esclave an-
tique. Privé de tous les droits les plus chers à
l'homme, il devient rusé, nféchant ; sa vie n'a plus
qu'un but : la vengeance. (E. Cougny.)
Note 7, page 1$.
Vers 197.
D'un hcritage dépouillés.
Ici se présente pour la première fois un participe
décliné.
A l'époque où vivaient les auteurs du Roman de
la Rose, tous les participes sans exception se décli-
naient. Jusqu'au XVIIe siècle, ils restèrent décli-
nables à volonté. L'Académie trancha la difficulté,
et rendit tous les participes directs indéclinables avec
l'auxiliaire avoir. Toutefois, elle toléra, en poésie
seulement, qu'on pût encore parfois décliner les par-
ticipes, pourvu qu'ils fussent placés entre le verbe
auxiliaire et leur régime, comme par exemple dans
ces deux vers de Malherbe :
O Dieu dont les bontcs, de nos larmes touchées,
Ont aux vaines fureurs les armes arrachées.
Nous nous sommes arrêté à cette règle après de
longues hésitations ; mais comme elle nous permet-
284 NOTES.
lait de conserver un nombre incalculable de vers
presque dans leur intégrité, sans trop choquer la
grammaire moderne, nous espérons qu'on n'osera
pas trop nous reprocher cette licence.
Note 8, pages 16-17.
Vers 224-226.
Et une cote de brunete.
M. Francisque Michel traduit brunete par bure, de
sorte que le vers se traduirait ainsi : « Et une cote
de bureau. » C'est une erreur. Nous en voj'ons la
preuve au vers 4569, au début de la partie de Jehan
de Meung :
Car ausinc bien sunt amorctes
Sous buriaus comme sous brunetes.
Lorsqu'il arrive à ce passage, il traduit brunete
par espèce d'étoffe. Mais, d'après ces deux vers, il est
impossible de se méprendre sur la véritable signifi-
cation de brunete. C'est bien (comme on le voit au
Glossaire) un drap fin dont se vêtaient les personnes
de qualité. Il tirait son nom de sa couleur foncée.
Note 9, pages 18-19.
Vers 248-250.
Que s'elle voit ou s'ellc ouït.
Nous avons ici conservé s'elle pour si elle.
Cette élision est très-compréhensible, et il est très-
regrettable, à nos yeux, qu'elle ne soit plus usitée.
Elle est tout aussi naturelle que s'il pour si il.
NOTES. 28^
Note 10, pages 18-19.
Vers 255-254. Pnidhomine, homme sage, prudent,
honnêie.
Prude est resté dans la langue et prudhomme égale-
ment, mais avec une acception toute spéciale.
Note i i , pages 24-2 5 .
Vers 545-549. Karokr, danser la karole.
Cette danse, qui s'exécutait en rond et que Jacques
Yver appelle pour cela la ronde carole, avait donné
naissance au mot karoleur, qui se trouve dans le
Roman de la Rose, et à caroler, qui se lit dans les poé-
sies de Froissard. On la dansait beaucoup à Paris,
où se trouvait même un carrefour qui lui devait son
nom de Notre-Dame-de-la-Carole.
(Edouard Fourxier, Variétés historiques
et littéraires, t. II, p. 16.)
Note 12, pages 50-51.
Vers 457-4)9-
Je cuit qu'ele acorast de froit.
De froidure elle serait morte.
Acorer. M. Francisque Michel traduit ce mot par
avoir mal au cœur. De sorte que ce vers se tradui-
rait ainsi : « Je crois que de froid elle aurait mal au
cœur. » Lantin de Damerey et Méon traduisent ce
mot par mourir. Nous partageons cet avis. En effet,
acorer, verbe actif, veut dire : arracher le cœur, les
entrailles (corailles), d'où notre moderne écœurer. Dans
286 KOTES.
la suite, ce mot perdit de sa force; mais le sens le
plus faible fut affliger, percer le cœur. (Voyez le Glos-
saire de Du Gange.)
Du reste, ce mot se retrouve souvent dans le
Roman de la Rose. Ainsi, au vers 7652, on lit :
Male-Bouche et tout son linage,
S'il vous dévoient acorer,
Vous lo servir et honorer.
Au vers 10905 :
Por qui mort ma mère plora
Tant, que presque ne s'acora.
Évidemment on ne saurait traduire ce verbe que
par excentrer, dans le premier exemple, et s'arracher
le cœur, la vie, dans le second.
Note 13, pages 32-33.
Vers 475-477-
Furent à or et à asur
De toutes pars p.untes où mur.
Telles étaient pourtraites au moyen âge les pein-
tures murales et les miniatures des manuscrits.
Note 14, pages 56-37.
Vers S39-S4I-
Chcveus ot bloiis cum uns bacins.
Bacin, casque rond en acier poli.
Dans le moyen âge, ni homtne, ni femme n'était
réputé beau s'il n'avait les clieveux blonds. Les che-
NOTES. 287
veux noirs étaient rares à la fin du XIII« siècle. Ce-
pendant il est question de combattants blonds et
mors, de personnes noires et blondes, dans la branche
des royaux lignages de Guillaume Guiard, poète Or-
léanais du XIlIc siècle, vers 2576 et 6925.
(Francisque Michel.)
Note 15, pages 36-57.
Vers 542-546.
Son entr'oil ne fu pas peUs,
L'cntrecil net et bien marqué.
Entr'oil, entrecil ou entr'œil, du latin interciliuni,
l'espace compris entre les deux yeux ou plutôt entre
les sourcils.
Ce mot n'a pas d'équivalent dans notre langue
moderne ; c'est, somme toute, une lacune fort re-
grettable.
Note 16, pages 36-37.
Vers 545-549. Vdir, yeux vairs.
Les y^x ot plus voirs c'uns faucons.
Vair, vairon, vairs, varans, vayron, veiroti, vetrs,
ver, veri; au féminin vaire, vere : mots appliqués à
tout ce qui était de couleurs différentes ou chan-
geantes ; d'où le nom de vairons, donné i\ de petits
poissons que l'on voit sur le bord des rivières, parce
qu'ils sont de différentes couleurs et changeantes ;
fourrure de couleur gris blanc mêlé, et fort recher-
chée des anciens Français, qui fut ainsi nommée de
varius, qui signifie varié, et non pas de variola,
288 NOTES.
comme le dit Borel. On dit aussi : yeux vairs, pour :
yeux bleus, parce que, comme dans la fourrure
vaire, ils sont parsemcjs de petits points blancs. On
appelle encore des yeux de différentes couleurs des
yeux vairons. La Ravallière, dans les Chansons du Roy
de Navarre, tome I, page 451, trompé par l'ortho-
graphe, a cru que le mot vair signifiait couleur
verte, viridis; il s'étonne de ce qu'on ne trouve plus
d'yeux verts, et comment la nature peut en avoir
formé de pareils ; il invite les philosophes à exami-
ner pourquoi ce phénomène n'arrive plus. Ronsard,
qui florissait sous Charles IX et Henri III, est
tombé dans la même erreur. Voyez son ode à
M. Peltier.
« Mestre Robert me dit : Je vous veil
demander se le Roy se séoit en cest prael, et vous
vous allez seoir sur son banc plus haut que li, se on
vous en devroit bien blasmer, et je li dis que ôil ;
et il me dit : Dont f;iites-vous bien à blasmer, quant
vous estes plus noblement vestu que le Roy; car
vous vous vestez de vair et de vert, ce que le Roy
ne fait pas ; et je li diz : Mestre Robert, salve vostre
grâce, je ne foiz mie à blasmer, se je me vest de
vert et de vair, car cest abit me lessa mon père et
ma mère ; mais vous faites à blasmer, car vous estes
filz de vilain et de vilaine, et avez lessié l'abit vostre
père et vostre mère, et estes vestu de plus riche ca-
melin que le Roy n'est. »
(JoiNViLLE, Histoire de saint Louis.')
On voit par cette citation que Joinville fait la dis-
tinction de l'étoffe vaire et de la couleur verte ; le
Roman de la Rose, cité au mot Pers, l'a faite aussi ;
le Reclus de Moliens, cité au mot Avcrsaire, compare
NOTES. 289
le diable i\ un geai vair : tout le monde connaît cet
oiseau, et l'on sait qu'il n'en fut jamais de couleur
verte. Dans les citations suivantes, on verra quelles
étaient les qualités qu'il fallait posséder pour être
mis au rang des belles :
Ot vairs icx, rians et fendus,
Les bras bien fès et estendus,
Blanches mains longues et ouvertes,
Aux templieres que vi apertes
Apparut qu'ele ot teste blonJo.
(Fabliau, tas. uo 7218, f" 280 v, col. t.)
Les icx ot vairs corne cristal.
(Fabliau de Gomberl et des deux clercs.)
Vairs ot les ieux, et les crins blois.
(Roman de la Violette.)
Le palefroy vair était un cheval gris pommelé,
ou de différentes couleurs. Huon le Roy, poète du
XIII'= siècle, a fait un lay intitulé : Le vair Palefroy ;
il fait partie de la nouvelle édition des Falûiaux de
Barba\an qu'on vient de publier. On ne présumera
pas qu'un cheval ait jamais été de couleur verte, à
moins qu'on ne l'ait peint. Dans le Fabliau des che-
valiers, des clercs et des vilains, l'un des chevaliers est
monté sur un dextrier vairon, parce qu'il était de
couleurs différentes, et non pas, comme le dit le
Père Joubert, parce qu'il avait un œil de couleur
différente de l'autre. Penne vaire, plume tachée de
noir et de blanc ou d'autre couleur ; menu vair,
étoffe ou fourrure dont les taches étaient très-petites,
de façon que l'on avait peine à distinguer laquelle
des couleurs était la plus dominante.
{Glossaire de la langue romane, par
Roquefort, t. II, p. 680.)
19
290 NOTES.
Note 17, pages 38-39.
Vers 563-565.
D'orfrois ot ung chapel mignot.
Orfrois, dentelle d'or ou d'argent, point d'Espagne.
(F. M.)
Chapel, chapelet, chapiaus de flors, chapeau, cou-
ronne de fleurs.
C'étoit une guirlande ou couronne qu'on mettoit
sur la tête. On en couronnoit quelquefois le vain-
queur, comme firent les dames, à Naples, au roi
Charles VIII, lorsqu'elles lui mirent une couronne
de violettes, et le baisèrent ensuite comme le cham-
pion de leur honneur. Les couronnes s'introduisirent
dans les festins avec la mollesse et la volupté. On
en mettoit aux bouteilles et aux verres. Les convives
en prenoient à la fin du repas, et c'étoit le sj'mbole
de la débauche.
A mesure que le luxe s'accrut, on raffina sur la
matière des couronnes ; elles étoient dans les com-
mencements de feuilles d'arbres ; on les fit de roses
dans la suite, puis de fine laine, et enfin d'argent et
d'or. Les grands seigneurs en France, et les cheva-
liers qui avoient quelque réputation, portoient des
chapelets de perles sur la tête. Voilà l'origine des
couronnes dont on timbre aujourd'hui les armoiries,
prérogative interdite aux roturiers par les ordon-
nances.
C'est de la figure de ces chapelets de perles que
nos rosaires et nos chapelets ont pris leur nom, parce
qu'ils ressemblent à une guirlande, suivant la re-
marque de Borel.
NOTES. 291
On lit dans le Roman de Lanccht : « Qu'il ne fut
jour que Lancelot, ou hiver ou été, n'eût au matin
un chapeau de fresches roses sur la tëtc, fors seule-
ment au vendredi et aux vigiles des haultes fêtes, et
tant que le karême duroit. » Peu de personnes s'avi-
seroient aujourd'hui de chercher le mérite de la
mortification dans une pareille abstinence.
L'auteur, un peu plus loin, parlant de Déduit, dit
que :
Li ot s'amie fet chapel
De Roses qui moult li sist bel.
(Lantin de Damerey.)
Note 18, pages 60-61.
Vers 942-936. More. Ici deux versions se pré-
sentent : viore veut dire mûre, fruit noir, et 7>wre,
nègre.
MM. Méon et Francisque Michel traduisent mûre,
M. Littré opine pour more. Nous avons adopté l'opi-
nion de ce dernier. Ici, à vrai dire, la traduction mûre
nous séduisait assez à cause du voisinage du vers :
Dont li fruit iert mal savorcs.
Toutefois nous ferons remarquer qu'à la page sui-
vante, le poète dit que le fût et le fer des flèches
était plus noir que déables d'enfer; puis au vers 8873
Jehan de Meung, faisant parler le Jaloux, dit :
Vous en aurés le vis pâli,
Voire certes plus noir que more.
Dans ce dernier vers nous n'avons pas hésité à
traduire : more. Enfin remarquons en passant que
Guillaume de Lorris parle plus haut deux fois des
292 NOThS.
Sarrasins et de la Palestine, et qu'il emploie, pour
désigner le fruit, itiore et tiieure. Nous devons dire
pourtant que Marot, dans ces deux endroits, écrit ou
plutôt traduit : meures. Nous ne nous appesantissons
tant sur une chose si peu importante que pour mon-
trer avec quel soin nous avons conduit notre travail.
Note 19, pages 62-63.
Vers 965-957.
Et cel où li meillor penon
Furent entis, Biautés ot non.
Et le plus beau pour la couleur
Et les plumes de son enture
Etait Beauté.
Enture. Ce mot se trouve également au vers 1779.
M. Littré ne donne que quatre signifiations à ce
mot : 10 la fente où l'on met l'ente ou la greffe. Les
trois autres sont spéciales à certains métiers. A notre
avis, le mot etititrc dut prendre insensiblement la
place à'ente dans le langage usuel et populaire, car il
y est encore beaucoup plus employé, non pas dans
le sens de fente où l'on introduit l'ente, mais pour
l'ente elle-même. Ainsi, pour ne citer qu'une exem-
ple, dans la carrosserie, on nomme aujourd'hui brau-
card la pièce de bois cintré qui va d'un bout à
l'autre de la voiture et lui sert de charpente ; mais
on nomme enture le brancard que, la voiture ter-
minée, on vient enter sur le devant et qui n'en
fait partie qu'une fois fixé.
Nous aurions préféré abandonner ce mot, que le
lecteur pourra prendre dans ce sens ou dans celui
d'ente. Ce dernier est très-admissible au vers 965 :
NOTES. 293
lu'S plumes de son eiiture, ces plumes étant fixées dans
une fente. Au vers 1783, eiiture signifie le fût tout
entier, soit en acceptant l'interprétation ci-dessus,
soit en prenant la partie pour le tout. Que le lecteur
n'oublie pas les immenses et surtout innombrables
difficultés que nous avons eues i\ surmonter pour
terminer une œuvre si longue qu'elle en était parfois
désespérante.
Note 20, pages 62-63.
Vers 975-966.
Mes qui de près en vosist traire.
Si de près on le ivulait traire.
Traire. Nous avons conservé ce mot pour tirer,
lancer.
C'est un de ces mots que nous n'avons pas cru
devoir sacrifier ici pour deux raisons : la première,
c'est qu'il a permis de reproduire à peu près absolu-
ment le vers de Guillaume de Lorris; la seconde,
c'est qu'il est facile à comprendre sans être d'un ar-
chaïsme exagéré. Le mot trait en indique suffisam-
ment, du reste, la signification. Traire signifie tirer,
lancer. On dit encore tirer de l'arc, du pistolet, etc.
Traire était encore usité au XYII^ siècle. On le
trouve dans Molière : « Mon Dieu, je sais l'art de
traire les hommes. » M. Littré lui donne en cette
circonstance le sens de tirer, obtenir de quelqu'un.
Au XVI'^ siècle, il était d'un usage continuel : « Ils
s'encoururent, dit Amyot, çà et là, les épées traictes
au poing, ravir et enlever les filles des Sabins. »
Il nous reste encore les composés : soustraire, re-
traire, extraire, etc.
294 NOTES.
Note 21, pages 64-65.
Vers 996-993. Nûveï-Penser, inconstance, infidé-
lité, nouvelles amours.
Note 22, pages 66-67.
Vers 1022-1019. Teches, qualités bonnes ou mau-
vaises.
M. Francisque Michel traduit ce mot par manières.
C'est une erreur. Remarquons en passant, et nous
aurons maintes occasions de le signaler, qu'il est
assez léger dans ses traductions.
Note 23, pages 70-69.
Vers 1076-1070. Poignent, piquent, percent. On
connaît le proverbe :
Peignez vilain, il vous oindra,
Oignez vilain, il vous poindra.
Note 24, pages 70-71.
Vers 1077-107 1. Dusqiies as os, jusques aux os.
Ici nous avons sacrifié l'harmonie à la fidélité.
Nous avons tenu à conserver cette cacophonie carac-
téristique. Le lecteur nous excusera sans doute en
observant que nous n'avons fait que reproduire la
faute de l'original. Une bonne traduction, à notre
avis, doit, tout en essayant de reproduire les qua-
lités, ne pas chercher à atténuer quand même tous
les défauts. Nous aurons l'occasion de le faire remar-
quer, malheureusement bien souvent, dans le poème
NOTES. 295
de Jehan de Meung, qui a trop sacrifié la forme au
fond.
Note 2$, pages 70-71.
Vers 1 096-1 090. Estoires.
M. Francisque Michel traduit ce mot par : repré-
sentations figurées. C'est une glose vraisemblable, mais
non la traduction du mot. Estoire n'a jamais signifié
qu'histoire, ou dans une autre acception : flotte de
guerre, du latin slorium.
Note 26, pages 70-71.
Vers 1 103-1097.
"EJchesse avait riche ainiure.
On trouve souvent, dans les anciens comptes, des
mentions de ceintures aussi précieuses que celle de
Richesse. Pour n'en citer qu'une seule, dans un rôle
des Archives royales d'Angleterre, relatif aux noces
de Jeanne, troisième fille d'Edouard I^^r, il est ques-
tion d'une ceinture magnifique, toute d'or, avec ru-
bis et éméraudes, achetée à Paris par l'ordre du roi
€t de la reine, pour la somme de trente-sept livres
sterling douze schillings. (Francisque Michel.)
Note 27, pages 78-79.
Vers 121 3-1209.
Du bon roi Artus de Bretaigne.
Artus, roi de la Grande-Bretagne, surnommé le
Bon, étoit fils d'Uterpandragon et de la reine Yvergne.
296 NOTES.
Il épousa Genièvre, fille de Léodogand, foi de Ta-
mélide. Cette princesse, qui passoit pour un modèle
de sagesse, ne put résister aux charmes du fameux
Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoist. Cette
folle amour coûta la vie A plus de cent mille
hommes et au bon roi Artus, l'an 541. Il portoit
d'azur à treize couronnes d'or. Son épée, dont il est
si souvent parlé dans le Roman de Lancelot, s'appe-
loit Escalibor, qui en hébreu signifie tranche fer et
acier. (Lantin de Damerey.)
Note 28, pages 78-79.
Vers 1230-1228.
Et n'avait pas nez d'Orlian.
Les Camus d'Orléans sont mentionnés dans un
catalogue de proverbes publié, d'après le manuscrit
de la Bibliothèque nationale no 1830, par Legrand
d'Auss)', dans son Histoire de h vie privée des Fran-
çais, édition de 181 5, tome III, pages 403-405. En
lisant auparavant, pages 3 et 15, ce qui s'y trouve
sur le vin de Rebrechien, localité de cette province,
célèbre sous ce rapport, on est tenté de penser que
nos ancêtres expliquaient ce nom par l'ancien adjectif
rebrichié, mais il semble qu'au contraire il ait voulu
dire retroussé. Dans un portrait du démon tracé par
un trouvère :
Lonc ot le nés et rebrichiés en son.
C'est-i-dire retroussé à son extrémité. (Voir le Roman
d'Auheri de Bourgoing, manusc. de la Bibliothèque
nationale, no 7227^*, fo 247 verso.)
(Francisque Michel.)
NOTES. 297
Simon Rouzeau dans son poème : L'hercule giies-
piii, donne ;\ Rebrechien l'étymologie de : Areii Bacchi,
champ de Bacchus.
Note 29, pages 80-81.
Vers 1 264-1 262. Gimdcsorrcs, Windsor, ville d'Aii"
glcterre.
Note 30, pages 80-Si.
Vers 1265-1263.
Ci parle l'Aucteur de Courtoisie
Qui est courtoise et de tous prisie.
Ces deux vers sont faux, chose rare dans l'édition
de Méon. Il est probable qu'il y avait au premier
vers : Ci dict, et au second : MoiiU courtoise et de tous
prisie. Toutefois nous avons tenu à ne rien changer,
quoique le sens ne soit pas douteux.
Note 31, pc^es 82-83.
Vers 1 281-1279.
Est avers les autres estoiles
Qui ne resemblent que cbandoiles.
Cette comparaison, qui déjà figure quelques cha-
pitres auparavant, est une négligence que l'auteur
n'eût pas manqué de faire disparaître s'il eût pu ré-
viser son œuvre.
Note 32, pages 88-89.
Vers 1363-1363.
Or me gart Diex de mortel plaie !
Ici nous ferons remarquer combien il est essentiel
de bien étudier ce qu'on lit. Presque tous les com-
mentateurs du Roman de la Rose font cette réflexion :
« Malgré le danger qui le menace et l'épouvante,
l'Amant ne s'en étend pas moins avec complaisance
sur toutes les beautés du parc de Déduit. Il énumère
tous les arbres, animaux et plantes qui peuplent ce
beau jardin. » Évidemment ces auteurs n'avaient pas
lu le vers 1368, car ils eussent compris que cette
exclamation n'était qu'un cri de terreur poussé par
le poète au moment où il se rappelle le danger qu'il
a couru.
Note 33, pages 88-89.
Vers 1 392-1 392. Ciioal, sorte d'épice que Roque-
fort croit être la cannelle ou le zédoaire, mais qui ne
saurait être la première nommée plus loin.
(Francisque Michel.)
Note 34, pages 90-91.
Vers 1 394-1 394.
Que bon mengier fait après table.
Accoutumés à des nourritures d'une digestion dif-
ficile, nos ancêtres croyaient que leur estomac avait
besoin d'être aidé dans ses fonctions par des stimu-
NOTES. 299
lants qui lui donnassent du ton. Au chapitre m,
section vu de son Histoire de la vie des Fraudais
(Paris, Simonnet, 181 5, in-80, t. II, p. 308), Lc-
grand d'Aussy rapporte deux passages d'anciens écri-
vains qui nous montrent cet usage en vogue jusque
sous Henri III, et il fait remarquer qu'aujourd'hui
encore, dans leurs voyages de mer, les Hollandais,
par le même motif, mangent après leurs repas des
clous de girofle confits.
Un passage d'Athis et de Prophélias que nous
avons cité dans les notes de notre édition de la
Chronique de Guillaume Anelier, p. 359, nous montre,
parmi les provisions d'un navire, des épices pour
corriger les mauvaises odeurs de la mer.
(Francisque Michel.)
Note 35, pages 92-93.
Vers 144S-1448.
Li leus qui ère de tel aire,
. . . Le beau site dont l'aire.
Dans l'original le mot aire veut dire air, manière.
Comme le mot aire moderne signifie toute sur-
face plane : l'aire d'une maison, d'un plancher, d'un
pont, et qu'il pouvait parfaitement s'employer ici
pour désigner le sol, nous avons été heureux de pou-
voir le conserver.
Note 36, pages 102.
Vers 1586. Paraît veut dire dans l'original /»flraw-
sait.
300 NOTES.
Note 57, pages 113.
Vers 1741.
Ci dit l'aucteur cornent Amours
Trait k l'Amant, qui pour les flours
S'estoit el vergier embatu,
Pour le bouton qu'il a sentu ;
Qu'il en cuida tant aprochier.
Qu'il le péust à lui sachier ;
Mes ne s'osoit traire en avant,
Car Amours l'aloit espiant.
M. Francisque Michel traduit trait à l'A niant par
vient à l'Amant. Si nous acceptions cette version, il
en résulterait que l'Amant aurait aperçu le Dieu
d'Amours qui le poursuivait, et alors la rage de dé-
crire l'emportant sur le danger, l'Amant serait ridi-
cule, et sa situation perdrait tout intérêt. Mais notre
opinion émise dans la note des vers 1 364-1 363 sub-
siste tout entière ; nous la maintenons , et nous
sommes très-étonné que M. Francisque Michel soit
tombé dans une si grosse erreur. Il est vrai que
quelques lignes plus bas ; « L'Amant qui ne s'osoit
traire en avant, » c'est-à-dire se traîner en avant (une
fois blessé), semblait justifier cette interprétation.
Mais s'il avait lu ce passage avec attention, il eût
certainement corrigé cette faute. En effet, au vers
1761, il traduit trait à moi par tire sur moi ou contre
moi sa flèche. Ce vers ne peut du reste se com-
prendre autrement, et tel est le sens exact du mot
dans ces deux circonstances, d'où il résulte que
l'Amant ne s'aperçut de la présence du Dieu d'A-
mours qu'en sentant ses atteintes.
On voit par cette note combien il faut être cir-
conspect dans une traduction, et qu'une erreur de
cette nature, au début surtout, peut jeter une dé-
faveur sur l'œuvre entière ; or, comme les inter-
prétateurs qui veulent trop précipiter leur travail se
laissent généralement prendre à leur première im-
pression, il en résulte des opinions exagérées et
fausses, d'autant plus pernicieuses que celui qui les
émet a plus d'autorité.
Note ^8, pages 114-115.
Vers 1787-1789.
Ainfois remest li fers dedans,
Toujours le fer dedans restait.
Nous aurions aussi bien pu mettre le dard comme
nous l'avons fait plus loin ; mais nous avons tenu à
traduire textuellement, parce que c'est une faute.
L'auteur, en effet, nous affirme plus haut qu'en ces
ces cinq flèches :
. . . Ritn que i'or ne fût.
Sauf Us aiUrons eJ le fût.
C'est pourquoi aussi nous avons cru pouvoir mettre
quatre vers plus haut :
Le dard de fer barbelé.
C'est encore une négligence que certamemcnt l'au-
teur eût corrigée s'il eût vécu.
Note 39, pages 11 6- 119.
Vers 1838-1839.
Desous ung olivier ramé.
On trouve également, dit M. Francisque Michel,
302 XOTES.
la mention d'un olivier dans le Roman des aventures
de Fn'giis, page 75, vers 5, dont la scène se passe en
Ecosse. Il est douteux que cet arbre ait jamais pu
venir dans les contrées du nord de l'Europe. Comme
cependant il est nommé dans plusieurs autres ou-
vrages analogues, par exemple dans un des romans
de Tristan, où ce chevalier est représenté portant
un chapeau d'olivier, à la cour du roi Marc, son
oncle, il faut croire que ce nom se donnait à quelque
arbre des pays froids. (Francisque Michel.)
Cette note est ici déplacée. Guillaume de Lorris
a eu soin de nous dire que Déduit avait peuplé son
jardin de plantes venues de la terre des Sarrasins.
Note 40, pages 136-157.
Vers 21 10-21 12.
Mes espoir ce n'ieit mie tost.
Mats de bien longs délais s'imposent.
La traduction littérale de ce vers est : « Mais vrai-
semblablement ce ne sera pas tôt. » Dans cette hy-
pothèse, ce vers doit se terminer par une virgule, et
le vers suivant lui fait naturellement suite. C'est
l'opinion que nous avons adoptée, malgré l'avis con-
traire de M. Francisque Michel, qui met un point à
la fin de ce vers et le traduit ainsi : « Mais j'espère
que ce ne sera pas bientôt. » Cette phrase serait
ainsi le complément du vers précédent. Nous préfé-
rons la première interprétation.
NOTES. 305
Note 41, pages 156-137.
Vers 2101-2103.
Grans biens ne vient pas en poi d'ore.
La Jorlune est lente à venir.
Longa mora est nobis qua gaudia differt.
(Ovid. ep. 19, vers 3.)
(Lantin de Damerey.)
Note 42, pages 158-139.
Vers 21 36-21 58.
Quant li disciples qui escoute,
Légère enim et non intelligere, negligere est.
Note 43, pages 140-141.
Vers 2173-21 75.
Après te garde de retraire
Chose des gens qui face à taire :
Gravis est culpa tacenda loqui.
(Ovid. Art. Am., lib. II, vers 604.)
Toutes les citations latines que nous reproduisons
sont tirées de l'édition de Méon.
Note 44, pages 140-14 1.
Vers 2 176-2 179.
En Keux le seneschal te mire.
Keux, le sénéchal, étoit fils d'Anthor, père nour-
ricier du roi Artus, qu'il avoit fait nourrir comme
304 NOTES.
son propre fils par sa femme, ayant donncl- à Keux
une autre nourrice ; voilà pourquoi Anthor disoit à
Artus : « Si Keux est félon et dénaturé, soufFrez-en
ung petit, car pour vous nourrir il est tout dénaturé. »
(Roman de Merlin, tome I, chap. 95.) Quoique Keux
eût la réputation d'être le plus médisant de la
cour du roi Artus, on ne trouve cependant dans le
Roman de Lancelot, où il est souvent parlé du séné-
chal, guère de ces traits de son caractère médisant.
Le plus marqué est celui qu'il lâcha contre Per-
ceval, qui venait d'être reçu compagnon de Table-
Ronde.
« Artus fit Keux son sénéchal par tel convenant,
que tant qu'il vivroit il seroit maître gouftanier du
royaume de Logres. » {Roman de Merlin, chap 100.)
Par cette commission, Keux réunissoit en sa per-
sonne les deux plus grandes charges de l'État :
comme gonf^inier, il portoit la grande bannière, et
comme sénéchal, il étoit le grand maître de la mai-
son du roi, ce que l'on appeloit Dapifer et princeps
coquorum, ou grand-queux.
Cette charge de grand maître était considérable,
puisque ceux qui en étoient revêtus signoient les actes
de conséquence, comme on le voit dans plusieurs
Chartres.
Keux étoit encore maître-d'hôtel, ce qui se prouve
par un passage du Roman de Merlin, chap. 107 :
« Et lors vecy vemr Keux le sénéchal, et le villain
le veit, et lui dit : damps sénéchal, tenez ses 03'seaux,
Sï les donnez ce soir à souper à vostre roi. «
Sénéchal se prenoit aussi pour un pourvoyeur.
Judas estoit sénéchaux des apôtres,
■dit un autre roman de Merlin.
NOTES. 305
Jiida Schariot era camt'r]hiç;o et dcspcnciere de hcni loro
(les apôtres) dati per Dio, » dit un auteur italien.
Aujourd'hui le sénéchal est la même chose que le
grand-bailli. Sénéchal vient du mot cclùquc seiiiesscalc
ou sciiihscha], c'est-à-dire ollîcier de la famille expé-
rimenté dans le gouvernement d'une maison.
Cette charge se donnoit anciennement à des che-
valiers déjà âgés. (L.\NTiN DE Damerey.)
Note 45, pages 140-141.
Vers 2179-2181.
Tant cum Gauvains li bien apris.
Gauvain, un des chevaliers de la Table-Ronde,
dont les hauts faits sont écrits au roman de Lancelot
du Lac. Il étoit fils du roi Loth, et neveu du roi
Artus ; il naquit en Orcanie, dans la ville de Lorde-
lone, au Ille siècle de l'ère chrétienne.
« Il aima pouvres gens, et ht voulentiers bien aux
meseaux (ladres) plus qu'aux autres : il ne fut mé-
disant ne envieux ; il fut toujours plus courtois que
nul, et pour sa courtoisie l'aimèrent plus dames et
damoiselles que pour sa chevalerie où il excelloit.
Telle étoit sa coutume que toujours empiroit sa force
entour midy ; et sitôt comme midy étoit passé, si
lui revenoit au double le cœur, la force et la vertu.
Il se vantoit d'avoir tué plus de quarante chevaliers
dans les courses qu'il avoit faites tout seul. »
L'auteur du Roman de Lancelot remarque que
Gauvain alloit à confesse rarement, et qu'ayant passé
quatre ans sans s'acquitter de ce devoir, comme on
lui conseilloit de faire pénitence, il disoit : « Que
de pénitence ne pouvoit-il la peine souffrir. »
I 20
306 KOTES.
Il mourut en partie des blessures que lui fit Lan-
celot : il portoit d'or au lion de gueule.
(Lan'tin de Damerey.)
Note 46, pages 142-143.
Vers 2204-2206. Jehan de Mcung eût bien dû mé-
diter ces vers de Guillaume de Lorris et mettre en
pratique cette sage maxime.
Note 47, pages 144-145-
Vers 2252-2254.
Lave tes mains et tes dcns cure.
Curer signifiait aussi bien nettoyer que soigner.
On disait curer un fossé et curer son esprit.
Pour tout ce passage, il est intéressant de consul-
ter Ovide, L'Art d'ainier, livre I.
Cariant ruhigine dtnits
'Hjc vagus in laxd pes tihi pelle natet.
I^c nialé dfformel rlgidos ionsura capillos
Sit coma, sil docta barba resecta manu ;
Et nihil emlnleal, et sint sine sordibus unguts.
Cetera lasciv,t faciaut, concède, piicUj
Et si qtiis malc vir quitrit labere virum.
Au vers suivant :
Mais no te tarde ne ne guigne,
que nous traduisons par :
Mais le clin d'yeux, le fard dédaigne,
M. Francisque Michel traduit guigner par observer.
NOTES. 507
Cette traduction est insuffisante. Guigner veut dire :
regarder du coin de l'œil, cligner de l'œil. La vé-
ritable traduction moderne serait plutôt : faire de
l'œil, voire encore : lorgner.
Note 48, pages 146-147.
Vers 2289-2291.
Se tu as la voiz clere et saine.
5i tcx est, canta ; si moïlla hrachia, salta.
(Ovid., Dt ArUamanâi, lib. II.)
Note 49, page 149.
Vers 2509. Sa mie. Bien que s' amie soit plus cor-
rect, comme c'est aujourd'hui l'usage d'écrire sa mie,
nous nous sommes décidé à suivre l'usage.
Note 50, pages 150-151.
Vers 2332-2334.
Qui en n-.ains leus son cuer départ,
Partout en a petite part ; -
'Déficit amhobus qui vult servire duobiis.
Note 51, page 151.
Vers 2344. Guerdon, récompense. Mot vieilli et
même aujourd'hui tout à fait hors d'usage. Il était
pourtant fort usité au XVI>: et même au XVIIe siècle.
Dieu te doint pour guerdon de tes œuvres si saintes.
(Math. Régkier, Sat. xiii.)
3o8
Note 52, page 153.
Vers 2364. Douloir, se douloir. Ce mot se trouve
encore dans Beaumarchais : c On l'entendit se dou-
loir d'une façon lamentable. »
Note 53, page 153.
Vers 2377. Une image mue, muette.
On dit encore la rage iitiic.
Note 54, page 157.
Vers 2438.
Plus alumc sou cuer et larde.
'Plus allume sou cœur et l'arJe.
Arde, brûle, d'arder, arde et ardoir.
On lit encore dans La Fontaine :
Haro ! la gorge m'art !
(Lf Pa\sait et son Seigneur.)
Note 55, pages 160-161.
Vers 2497-2503.
Il dicnt ung, et pensent el.
Traduction littérale : « Ils disent une chose, et
pensent autre chose. »
Il nous a été impossible de traduire en deux vers
masculins les deux vers de l'original. Nous avons,
après bien des hésitations, adopté cette traduction,
si peu satisfltisantc qu'elle nous paraisse.
309
Note 56, pages 162-165.
Vers 2530-2536.
Lors feras chatiaus en Espaigne.
On voit que ce proverbe date de loin.
Note 57, pages 162-163.
Vers 2544.
Mes ce m'amort qui poi me dure.
Nous ne savons trop pourquoi, dans ses errata,
Méon veut changer m'amort pour vi'a morl, c'est-à-
dire me mord pour m'a tué; car m'a mort pour m'a
mordu devrait s'écrire m'a mors (féminin morse).
Nous préférons et maintenons la première version,
malgré l'opinion contraire de M. Francisque Michel.
Note 58, page 166.
Vers 2595. Se ioncques. Telle est la manière
adoptée par Méon. A notre avis, on doit écrire se
i'oHcques, attendu que ioncques n'est qu'un barbarisme,
ou serait une licence sans la moindre raison ; nous
sommes en cela de l'avis de M. Francisque Michel.
Note 59, pages 170-171,
Vers 2690-2696.
Et plus en gré sunt recéu
Li biens dont l'en a mal eu.
Est post triste malum gratior ipsa saliis.
310 NOTES.
Note 6o, pages 172-17J.
Vers 2715-2722.
Espérance par soffrir vaint.
Qui patilur vincil.
Note 61, pages 178-179.
Vers 2793-2799.
Se s'amie est pucele ou non.
Doit-on traduire idpiiceh par jeune fille ou soubrette ?
Dans le doute, nous avons maintenu le mot sans
le traduire.
Note 62, page 188.
Vers 2967.
Au Rosier qui l'avoit chargic.
Charger fruit, porter du fruit. On disait : arbre
chargant, arbre portant fruit.
Nous avons déjà trouvé ce verbe aux vers 1374 et
1379-
M. Francisque Michel n'a pas cru devoir traduire
ce mot. C'était cependant nécessaire.
Note 63, pages 192-195.
Vers 3024-3032.
Deh.i.it ait, fors vous solement
Qui en ce porpris l'amena !
Traduction littérale : « Malheur sur lui 1 non sur
vous cependant qui l'avez amené en ce pourpris. »
Nous ne savons pourquoi M. Francisque Michel
traduit ici porpris par enceinte. Ce n'est pas une tra-
duction.
Note 64, pages 194-195.
Vers 3045-3051.
A une mayue à son col :
Si resembloit et fel et fol.
Ici M. Francisque Michel se croit encore obligé
de faire de l'érudition. Il paraît, dit-il, que dans les
Xlle et XIII^ siècles, les fous avaient toujours une
massue ou pieu au cou, sans doute pour les gêner
dans leur marche, comme le bétail, et les empêcher
de se ruer sur les gens sains. (Voyez à ce sujet une
note de notre Tristan, etc., Londres, Guillaume
Pickering, 1835, in- 12, tome II, pages 209-210.)
En ce qui concerne ces deux vers, nous ne parta-
geons pas l'opinion de M. Francisque Michel. Nous
ne pouvons nous faire à l'image grotesque de Danger
traînant à son cou un gros morceau de bois. Ce se-
rait absurde. Une massue au col veut dire, selon
nous, que Danger tenait à la main une massue, qua-
lifiée un peu plus loin de bâton d'épine ou bâton
noueux, et qu'il appuyait cette massue sur son épaule
auprès de son cou. Au surplus ,nous en trouvons la
preuve au chapitre Lxxxv, quand le poète nous dé-
peint Hercule s'élançant à la rencontre de Cacus :
« A son col sa maçue. »
Note 65, page 204.
Vers 3196. Ce vers est faux. Probablement il de-
vait y avoir tost ou tout après le mot bien.
312 KOTES.
Note 66, pages 208-209.
Vers 3250-3258.
11 se set bien amoloier
Par chuer et par soploier.
Acies in principio, in fine fravgeniur .
Cette note de l'édition de Méon, reproduite par
M. Francisque Michel, n'est guère à sa place ici.
Certes, on trouve dans tout le roman de nombreuses
réminiscences d'Ovide ; mais il ne faut pas voir des
imitations partout ; car enfin, à bien prendre, tout a
été dit, et il serait impossible aux modernes d'écrire
un seul mot sans le voir revendiquer au profit d'un
auteur que peut-être ils n'auraient jamais lu, et qui,
somme toute, n'y aurait probablement pas plus droit
qu'eux.
Note 67, pages 218-219.
Vers 3405-3412.
Cortoisie est que l'en sequeure
Celi dont l'en est au desseure.
Toute âme généreuse doit
Secourir plus petit que soi.
"Sjgia crede succurrere lapsis.
(Ovid., Ex Pont., lib. II, cp. IX, vers ii.)
On pourrait appliquer ici la réflexion de la note
ci-dessus.
Nous continuerons toutefois à reproduire les notes
latines des deux éditions sus-mentionnées. Le lec-
teur jugera par lui-même si notre observation est
juste, au moins pour un certain nombre d'entre elles.
\OTES. 3^5
Note 68, pages 254-235.
Vers 3645-3653. Iresc. Ce mot est ainsi écrit pour
la rime.
Il est deux manières de le restituer et partant de
le traduire. M. Francisque Michel n'hésite pas; il le
traduit par Irlandaise, en vieux français Lois, Iroise,
et il cite à l'appui de sa version un pas^ge de
Pierre de l'Estoile en 1606, c'est-à-dire 360 ans et
plus après la mort du romancier. Voici, du reste, sa
note :
« Les Irlandais ont toujours eu chez nous la plus
détestable réputation, même avant les événements
qui en jetèrent sur notre sol un si grand nombre.
Pierre de l'Estoile écrit à la date de 1606 : « Le
« samedi 2 mai, furent mis hors de Paris tous les
« Irlandois, qui estoient en grand nombre, gens ex-
« perts en fait de gueuserie, et excellents en cette
« science par dessus tous ceux de cette profession, qui
« est de ne rien faire et vivre aux dépens du peuple,
« et aux enseignes du bonhomme Peto d'Orléans ; au
« reste habile de la main et à faire des enfants, de
« la maignée desquels Paris est tout peuplé. »
C'est encore de l'érudition pour le plaisir d'en
faire. Les Irlandais pouvaient être fort nombreux à
Paris du temps d'Henri IV et être à peu près in-
connus du temps de saint Louis. Nous préférons ne
voir dans Irese que l'altération d'iretise, féminin
d^ireux, coléreux, acariâtre, mol fort employé aux
Xlle et XlIIe siècles, et qu'on rencontre souvent dans
Guillaume Guiard, poète Orléanais du XIV<^ siècle.
C'est, du reste, l'opinion de Lantin de Damerey et
de Méon. (Voir au Glossaire.)
314
Note 69, page 256.
Vers 3689. Garçons desrcê, un gars perdu, dans le
sens, employé encore aujourd'hui, de fille perdue.
Note 70, page 246.
Vers 3827. Vers faux. Il devrait être restitué pro-
bablement ainsi :
Estiés-vous donc ore coucbiés ?
Note 71, pages 246-247.
Vers 3839-3847.
Que l'en ne puet fere espenùer
En nule guise d'ung busart.
Voyez le Glossaire au mot Busart.
Note 72, page 254.
Faire au milieu du pourpris.
Vers faux. Il faudrait parfaire ou bâtir.
Note 73, pages 256-257.
Vers 3971-3981. Portes coulaus, herses. En an-
glais, port-cuUis, portclusc. (Fr. Michel.) Voir au
Glossaire, Coulans.
Note 74, pages 258-259.
Vers 4000-4012. Arbalètes à tour, à manivelle.
KOTES. 3 I 5
Nous avons traduit tourii-re, ftJminin de tourier,
gardien d'une tour. Ce mot est encore cité par Littrc.
Ces arbalètes n'étaient employées qu'à la défense
des tours et des portes. Elles étaient placées aux
meurtrières et fixes.
Note 75, pages 261-262.
Vers 4032-4044.
Male-Bouche, que Diex mauJie !
Qui ne pense fors à boidie.
Dans le plus grand nombre des manuscrits, au
lieu de ce second vers, on lit celui-ci :
Ot sodoiers de Normendie.
Dans d'autres, on trouve de Lombardie, etc....
d'où on peut inférer avec raison que les copistes
prenaient souvent la liberté de faire les changements
qui leur plaisaient. (Méon.)
M. Francisque Michel profite de l'occasion pour
ajouter une assez longue note tendant à prouver que
les Normands, tous gens de sac et de corde, au-
raient plus de droits que les Lombards, etc.... de
figurer ici. Nous n'avons pas cru devoir la repro-
duire.
Cependant il est bon d'ajouter que la seule raison
plausible en faveur de son opinion, mais dont il ne
parle pas, c'est que, d'après Jehan de Mcung, lorsque
Faux-Semblant et Contrainte-Abstinence surprennent
le poste de Malebouche, ils massacrent les soldats
normands, qui l'occupaient, ivres-morts.
3l6 NOTES.
Note 76, pages 260-261.
Vers 4044-4058.
Autrefois dit i la fléuste
Conques famé ne trova juste.
'D'autres fois sur la flùle il dit
Qu'oncqucs femme chaste il ne vit.
Costa quem netno rogavit.
Note 77, pages 266-267.
Vers 41 58-41 72.
Fin cuers ne lest à amer
Por batre ne por mesamer.
Un fin cœur aime avec constance
Et brave haine et violence.
Qui plus castigal, plus amore l'gat.
Note 78, pages 270-271.
Vers 4202-4214.
Et si l'ai-ge perdu, espoir.
A poi, que ne m'en desespoir.
La traduction littérale est : « Et je l'ai perdue
(votre bienveillance) vraisemblablement, et c'est ce
qui me désespère. »
Note 79, pages 274-275.
Vers 4245-4257.
Si en fis ainssi com du mien
Qu'il n'i ot contredit de rien.
NOTES. 317
J'en fis comme du mien, c'est-à-dire comme s'il
fût à moi.
Note 80, page 274.
Mes Je ce fumes moult grevé
Que si tost fu la dcpartic.
Dans notre étude, nous avons déjà démontré que
cette pièce de vers ne pouvait être de Guillaume de
Lorris et nous semblait être d'un style plus jeune.
Le vieux romancier eût certes écrit fust au subjonctif,
et non fu, qui n'est que le prétérit.
Note 81, pages 276-277.
Vers 4271-4285.
Biaus douz amis, car me le dites,
A tel ser^•ise tiex mérites.
Cette maxime ne se trouve nulle part dans le
roman de Guillaume.
TABLE DES MATIERES.
Pages.
Le XIXe siècle et l'Amour m
Hommage à M. Cougny v
Introduction au Roman de la Rose vu
Notice sur les deux auteurs du Roman de
la Rose xvii
Analyse du Roman de la Rose xxvii
Conclusion . Lxxxv
Opinions des critiques cxi
Vie de Jehan de Meung, par André Thévct. cxLiir
TITRES DES CHAPITRES.
Chapitre I. — Du vers i au vers 130. .. . 2
Ci est le Roramant de la Rose
Où l'art d'Amors est tote enclose.
Ch.\pitre II. — Du vers 131 au vers 538. . . 10
Ci raconte l'Amant et dit
Des sept ymaiges que il vit
Pourtraites el mur du vergier,
Dont il li plest à dcsclairier
Les semblantes et les façons
Dont vous porrez oïr les nons.
L'ym.-uge première nommée
Si estoit Haine apelcc.
320 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Chapitre III. — Du vers 551 au vers 742. , , 36
Comment dame Oyseuse feist tant
Qu'elle ouvrit la porte à l'Amant.
Chapitre IV. — Du vers 743 au vers 796. . . 48
Ci parie l'Amant de Liesce :
C'est une Dame qui la tresce
Maine volentiers et rigole,
Et ceste menoit la karole.
Chapitre V. — Du vers ']()'] au vers 890. . . 52
Ci endroit devise l'Amant
De la karole le semblant,
Et comment il vit Cortoisie
Qui l'apela par druerie.
Et li monstra la contenance
De ccle gcnt, et de lor Jance.
Chapitre VI. — Du vers 891 au vers 1044. . 58
Ci dit l'Amant des bia.\ atours
Dont iert vestus li Die.K d'Amour».
Chapitre VII. — Du vers 1045 ^" '^^''•^ 1264. . 68
Ci parle r.\mant de Richesse,
Qui moult estoit de grant noblesse ;
Mes de si grant boban estoit,
Que nul povre home n'aJaignoit,
Ainz le boutoit tousjors arrière :
Si l'en doit-l'en avoir mains chiere.
Chapitre VIII. — Du vers 1265 au vers 1300. 80
Ci parle l'Aucteur de Courtoisie
Qui est courtoise et de tous prisie,
Et par tout fet moult i loer :
Chascun doit Courtoisie amer.
Chapitre IX. — Du vers 1301 au vers 1328. . 84
Ici parole de Jonesce
Qui tant est sote et jengleresce.
TABLE DES MATIÈRES. 32 1
Pâgei.
Chapitre X. — Du vers 1329 au vers i486. . 86
Comment le Dieu d'Amors suivant,
Va au Jardin en cspiant
L'Amant, tant qu'il soit bien à point
Que de SCS cinq flesches soit point.
CHAPirRE XI. — Du vers 1487 au vers 1538. . 96
Ci dit l'Aucteur de Narcisus,
Qui fu sorpris et décéus
Pour son ombre qu'il aama
Dedens l'eve où il se mira
En ycele bele fontaine.
Celé amour li fu trop grevaine,
Qu'il en morut k la parfin
A la fontaine sous le pin.
CiLVPiTRE XII. — Du vers 1 539 a« vers 1740.. 98
Comment Narcisus se mira
A la fontaine, et souspira
Par amour, tant qu'il fist partir
S'ame du corps, sans départir.
Ch.\pitre XIII. — Du vers 1741 au vers 1950. 112
Ci dit r.\ucteur cornent Amours
Trait à l'Amant qui pour les flours
S'estoit el vcrgicr embatu.
Pour le bouton qu'il a sentu.
Qu'il en cuida tant aprochier.
Qu'il le péust à lui sachier;
Mez ne s'osoit traire en avant,
Car Amours l'aloit espiant.
Chapitre XIV. — Du vers 1951 au vers 2028. 124
Comment Amours, s.ms plus attendre,
Alla tost courant l'Amant prendre,
En lui disant qu'il se rendist
A luy, et que plus n'attendist.
Ch.apitre XV. — Du vers 2029 au vers 2076 . . 130
Comment, après ce bel langage,
L'Amant humblement fist hommage,
Par Jeunesse qui le déçoit,
Au Dieu d'Amours qui le reioit.
I 21
322 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Chapitre XVI. — Du vers 2077 ^" ^^''-^ 2158. 134
Comment Amouis très-bien souef
Ferma d'une petite clef
Le cucr de l'Amant, par tel guise,
Qu'il n'entama point la chemise.
Chapitre XVII. — Du vers 2159 au vers 2852. 140
Comment le Dieu d'Amours enseigne
L'Amant, et dit qu'il face et tiengne
Les reiglcs qu'il baille à l'Amant,
Escriptes en ce bel Rommant.
Chapitre XVIII. — Du vers 2853 ^w^^^'s 2876. 180
Comment l'Amant dit cy qu'Amours
Le laissa en ses grans doulours.
Chapitre XIX. — Du vers 2877 au vers 3028. 182
Comment Bel-Acueil humblement
Offrit à l'Amant doucement
A passer pour véoir les Roses
Qu'il désiroit sor toutes choses.
Ch.\pitreXX. — Du vers 3029 au vers 3040. 192
Comment Dangier villainement
Bouta hors despitcusement
L'Amant d'avecques Bel-Acueil
Dont il eut en son cœur grant dueil.
Ch.apitre XXI. — Du vers 3041 au vers 3072. 194
Ci dit que le villain Dangier
Chaça l'Amant hors du vergier,
A une maçue à son col
Si resembloit et fel et fol.
Chapitre XXII. — Du vers 3073 au vers 3178. 196
Comment Raison de Dieu aymée
Est jus de sa tour dévalée.
Qui l'Amant chastie et reprcnt
De ce que fol amour cmprent.
Chapitre XXIII. — Du vers ^i']()auvers 3218. 202
Ci respond l'Amant h rebours
A Raison qui luy blasme Amours.
TABLE DES MATIÈRES. 323
Pages
Chapitre XXIV. — Du vers 3219 au vers 3236. 206
Comment, p.ir le conseil d'Amours
L'Amant vint f.iire ses clamours
A Amis, à qui tout compta,
Lequel moult le réconforta
Chapitre XXV. — Du vers 3237 an vers 3264. 206
Comment Amys moult doucement
Donne reconfort i l'Amant.
Chapitre XXVI. — Du vers 3265 au vers 3 364. 208
Comment l'Amant vint à Dangier
Luy prier que plus ledangier
Ne le voulsist, et par ainsi
Humblement luy crioit mercy.
Chapitre XXVII. — Du vers 3 365 au vers 3474. 216
Comment Pitié avec Franchise
Allèrent par très-belle guise
A Dangier parler por l'AnL-int
Qui estoit d'amer en torment.
Chapitre XXVIII. — Duvers 3475 auvers 3596. 224
Comment Bel-Acueil doucement
Maine l'Amant joyeusement
Au vergier pour véoir la Rose
Qui lui fut doulcereuse chose.
Chapitre XXIX. — Du vers 3 597 au vers 3662. 232
Comment l'ardent brandon Venus
Aida à l'Amant plus que nus,
Tiint que la Rose ala baiser
Por micul.x son amours apaiser.
Chapitre XXX. — Du vers 3663 au vers 3800. 236
Comment par la voix M.ile-Bouche
Qui des bons souvent dit reprouche,
Jalousie moult asprement
Tence Bel-Acueil pour l'Amant.
324 TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
Chapitre XXXI. — Duvets 3801 au vers 3932. 244
Comment Honte, et Paor aussy
Vindrcnt i Dangier, par soucy
De la Rose, le Icdangier
Qjie bien ne gardist le vergier.
Chapitre XXXII . — Du vers 3 9 3 3 «" vers 4202. 254
Comment, par envieux atour
Jalousie fist une tour
Faire au milieu du pourpris
Pour enfermer et tenir pris
Bel-Acueil, le très-doul.\ enfant,
Pource qu'avoit baisé l'Am.mt.
Vers qui, dans certains manuscrits, terminent
la partie de Guillaume de Lorris 272
Notes 279
^l.
FIK DU TOME PREMIER
ILOMAX 'DE LA %OSE
ACHEVÉ d'imprimer LE XV FÉVRIER MOCCCLXXVIIt
PAR G. JACOB, IMPRIMEUR
POUR H. HERLUISON, libraire
A ORLÉAKS
//. HERLUISON, Éditeur, à Orléans.
ROMAN DE LA ROSE
PAR
GUILLAUME DE LORRIS
JEAN DE MEUNG
Édition accompagnée d'une traduction en vers,
Précédée d'une Introduction, de Notices historiques et critiques,
Sui\-ie de Notes et d'un Glossaire
Par pierre MARTEAU.
En faisant paraître aujourd'hui une nouvelle édition
du Roman de la Rose, nous avons en vue la réalisation
d'une pensée qui nous est chère : réunir une série
d'oeuvres littéraires choisies avec soin parmi celles
qui honorent le plus notre province.
Par la célébrité dont il a joui dés l'origine et qu'il
n'a pas encore perdue, le Roman de la Rose n'était-il
pas digne de figurer en tête de la collection ? Et cela
avec d'autant plus de justice, qu'aucune des nom-
breuses éditions qui en ont été données jusqu'ici
n'appartient, que nous sachions, à l'Orléanais.
Cette lacune aurait peut-être subsisté longtemps
encore, si nous n'avions eu l'heureuse fortune de
recevoir des mains de M. Cougny, professeur au
lycée Saint-Louis, les matériaux dont nous avions
besoin pour la combler. Ils avaient été, à notre insu,
amassés et préparés depuis plusieurs années par un
élève du savant professeur, M. Pierre Marteau, que
des liens de famille rattachent à notre pays.
Certes, il fallait être Orléanais de cœur et bien
épris de notre vieille littérature nationale, pour lire
d'abord, puis « translater » en les modernisant un
peu, sans altérer cependant leur antique physiono-
mie, les 23,000 vers dont se compose l'œuvre de
Guillaume de Lorris, continuée par Jehan de Meung.
Un tel labeur, une semblable persévérance mérite-
raient déjà nos éloges... Mais nous ne voulons pas
anticiper sur les droits du pubHc, seul juge, en dé-
finitive, du travail qui lui est soumis. Nous laissons
de même au courageux traducteur le soin de faire
connaître quelles difficultés il a rencontrées dans l'ac-
complissement de sa tâche, et comment il s'y est pris
pour les surmonter. Disons toutefois que M. Pierre
Marteau n'a pas seulement renouvelé, de nos jours,
la tentative de Clément Marot, en modifiant légère-
ment la langue du XllI^ siècle, afin de rendre intel-
ligible à tous un chef-d'œuvre du moyen âge ; mais
qu'il a placé, pour les érudits, l'ancien texte en
regard de la traduction, suivant en cela l'exemple
de M. ÉJouard Fournier dans sa charmante édition
de La Farce de maistre Patheliu.
Une analyse très-détaillée se trouve placée en tète
du premier volume. Elle contribuera, nous l'espérons,
à mettre en lumière l'esprit et la portée du poème,
— ou plutôt des deux poèmes, — trop souvent
obscurcis par les commentateurs. Il y a, en effet,
une distinction essentielle à établir : si , dans sa
conception primitive , dans les 4,000 vers dus à I
Guillaume de Lorris, le Roman de la Rose,
Où l'art d'amour est tote enclose,
n'est qu'une fraîche et naïve allégorie, — la gracieuse
fiction, sous la plume de Jehan de Meung, tourne
bientôt à la plus amère satire et acquiert un immense
développement. Nulle classe de la société n'est épar-
gnée, nulle croyance à l'abri du doute et de l'examen.
En un mot, Guillaume de Lorris continue les Trou-
vères, tandis que Jehan de Meung est un précurseur
des apôtres de la Réforme, et souvent les dépasse, j
Le Roman de la Rose formera 4 ou 5 volumes in-i6,
format, papier et cartonnage de la Bibliothèque elze-
viricnne. Imprimé avec des caractères neufs, il ne
sera tiré qu'à 500 exemplaires numérotés.
Le tome premier est en vente.
Le manuscrit est entièrement prêt. Les volumes
suivants paraîtront de trois mois en trois mois.
H. HERLUISON, ÉDITEUR, A ORLEANS.
BULLETIN DE SOUSCRIPTION
AU
ROMAN DE LA ROSE
4 ou ) volumes, en caractiircs antiques.
PRIX PAR VOLUME :
4^0 sur papier vergé 10 fr
12 sur papier ÎVJmtman 15
w sur papier de Chine 20
6 sur papier du Japon 50
2 sur peau de vélin »
Je soussigné, déclare souscrire à exemplaire
du Roman de la Rose sur papier
Je m'engage à payer à M. H. Herluison, éditeur,
la somme de
lors de la livraison de chaque volume.
(Signature et adresse.)
i
r^ noman de ia Hosn
1527 Le Roman dp la rose
Al
1878
t.l
KSi\^.. \m
PLEASE DO NOT REMOVE
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