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Full text of "Le roman de Tristan et Iseut"

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LE    ROMAN 


DE 


TRISTAN    ET    ISEUT 


IL  A  ETE  TIRE  DE  CET  OUVRAGE 

CINQ  CENTS  EXEMPLAIRES  NUMÉROTÉS 

SUR  JAPON. 


LE  ROMAN 

DE  TRISTAN 
ET  ISEUT 


RENOUVELÉ       PAR 

JOSEPH     BÉDIER 

PROFESSEUR     AU     COLLÈGE     DE     FRANCE 
00000000000000000 

OUVRAGE    COURONNÉ 
PAR      L'ACADÉMIE      FRANÇAISE 

00000000000000000 

SOIXA  NTE  -  NEUVIÈME     ÉDITION 

H        H     PIAZZA.    EDITEUR        H 
RUE     BONAPARTE,     19,     PARIS 


IHl  INSTITUTE  CF  VFDUFVAL  STUOi^ 

10  ELMSLEY   PLACE 
TORONTO  6,   CANADA. 

SEP  24 1931 

Tous  droits  de  reproduction 
et     de     traduction     réservés. 


. 


I  ..'  . 


A 

MON    CHER    DU    TERTRE 
HOMMAGE   FILIAL 

JOSEPH    BÉDIER 


Ce  travail  de  reconstitution  de  la  célèbre 
légende  française,  d'après  les  fragments  con- 
servés des  poèmes  français  du  douzième  siècle 
et  leurs  imitations  étrangères,  a  été  entrepris 
par  M.  Joseph  Bédier,  sur  l'initiative  de 
M.    Piazza. 

L'ÉDITEUR. 


PREFACE 


J'ai  le  plaisir  de  présenter  aux  lecteurs  le  plus 
récent  des  poèmes  que  l'admirable  légende  de  Tristan 
et  Iseut  a  fait  naître.  C'est  bien  un  poème,  en  effet, 
quoiqu'il  soit  écrit  en  belle  et  simple  prose.  M.  ]. 
Bédier  est  le  digne  continuateur  des  vieux  trouveurs 
qui  ont  essayé  de  transvaser  dans  le  cristal  léger  de 
notre  langue  l'enivrant  breuvage  où  les  amants  de 
Cornouailles  goûtèrent  jadis  l'amour  et  la  mort.  Pour 
redire  la  merveilleuse  histoire  de  leur  enchantement, 
de  leurs  joies,  de  leurs  peines  et  de  leur  mort,  telle 
que,  sortie  des  profondeurs  du  rêve  celtique,  elle 
ravit  et  troubla  l'âme  des  Français  du  douzième 
siècle,  il  s'est  refait,  à  force  d'imagination  sympa- 
thique et  d'érudition  patiente,  cette  âme  elle-même, 

I 


PREFACE 

encore  à  peine  débrouillée,  toute  neuve  à  ces  émo- 
tions inconnues,  se  laissant  envahir  par  elles  sans 
songer  à  les  analyser,  et  adaptant,  sans  y  parvenir 
complètement,  le  conte  qui  la  charmait  aux  conditions 
de  son  existence  accoutumée.  S'il  nous  était  parvenu 
de  la  légende  une  rédaction  française  complète, 
M.  Bédier,  pour  faire  connaître  cette  légende  aux 
lecteurs  contemporains,  se  serait  borné  à  en  donner 
une  traduction  fidèle.  La  destinée  singulière  qui  a 
Voulu  qu'elle  ne  nous  parvînt  que  dans  des  fragments 
épars  l'a  obligé  de  prendre  un  rôle  plus  actif,  pour 
lequel  il  ne  suffisait  plus  dêtre  un  savant,  pour 
lequel  il  fallait  être  un  poète.  Des  romans  de  Tristan 
dont  nous  connaissons  l'existence,  et  qui  tous  devaient 
être  de  grande  étendue,  ceux  de  Chrétien  de  Troyes 
et  de  La  Chèvre  ont  péri  tout  entiers;  de  celui  de 
Béroul,  il  nous  reste  environ  trois  mille  vers;  autant 
de  celui  de  Thomas;  d'un  autre,  anonyme,  quinze 
cents  Vers.  Puis  ce  sont  des  traductions  étrangères, 
dont  trois  nous  rendent  assez  complètement  pour  le 
fond,  mais  non  pour  la  forme,  l'œuvre  de  Thomas, 
dont  une  nous  représente  un  poème  fort  semblable  à 
celui  de  Béroul;  des  allusions  parfois  très  précieuses; 
de  petits  poèmes  épisodiques,  et  enfin  l'indigeste 
roman  en  prose  où  se  sont  conservés,  au  milieu  d'un 

II 


PREFACE 

fatras  sans  cesse  grossi  par  les  rédacteurs  successifs, 
quelques  débris  de  vieux  poèmes  perdus.  Que  faire  en 
présence  de  cet  amas  de  décombres,  si  l'on  veut  res- 
taurer un  des  édifices  écroulés?  Il  y  avait  deux  partis 
à  prendre  :  s'attacher  à  Thomas,  ou  s'attacher  à 
Béroul.  Le  premier  parti  avait  l'avantage  d'aboutir 
sûrement,  grâce  aux  traductions  étrangères,  à  la  resti- 
tution d'un  récit  complet  et  homogène.  Il  avait  l'in- 
convénient de  ne  restituer  que  le  moins  ancien  des 
poèmes  de  Tristan,  celui  dans  lequel  le  vieil  élément 
barbare  a  été  complètement  assimilé  à  l'esprit  et  aux 
œuvres  de  la  société  chevaleresque  an glo- française. 
M.  Bédier  a  préféré  le  second  parti,  beaucoup  plus 
difficile  et  par  cela  même  plus  tentant  pour  son  art  et 
pour  son  savoir,  et  plus  convenable  aussi  au  but  qu'il 
se  proposait  :  faire  revivre  pour  les  hommes  de  nos 
jours  la  légende  de  Tristan  sous  la  forme  la  plus 
ancienne  qu'elle  ait  prise,  ou  du  moins  que  nous  puis- 
sions atteindre  en  France.  Il  a  donc  commencé  par 
traduire  aussi  fidèlement  qu'il  l'a  pu  le  fragment  de 
Béroul  qui  nous  est  parvenu,  et  qui  occupe  à  peu  près 
le  centre  du  récit.  S' étant  ainsi  bien  pénétré  de  l'esprit 
du  vieux  conteur,  s' étant  assimilé  sa  façon  naïve  de 
sentir,  sa  façon  simple  de  penser,  jusqu'à  l'embarras 
parfois  enfantin  de  son  exposition  et  la  grâce  un  peu 

lil 


PREFACE 

gauche  de  son  style,  il  a  refait  à  ce  tronc  une  tête  et 
des  membres,  non  pas  par  une  juxtaposition  méca- 
nique, mais  par  une  sorte  de  régénération  organique, 
telle  que  nous  la  présentent  ces  animaux  qui,  mutilés, 
se  complètent  par  leur  force  intime  sur  le  plan  de  leur 
forme  parfaite. 

Ces  régénérations  réussissent,  on  le  sait,  d'autant 
mieux  que  l'organisme  est  moins  arrêté  et  moins  déve- 
loppé. C'était  bien  le  cas  pour  Béroul.  Il  s'assimilait 
lui-même  des  éléments  de  toute  provenance,  parfois 
assez  disparates,  et  dont  la  disparité  ne  le  choquait 
ni  ne  le  gênait,  d'autant  plus  qu  il  leur  faisait  souvent 
subir  une  sorte  d'accommodation  qui  suffisait  à  leur 
donner  une  homogénéité  superficielle.  Le  Béroul 
moderne  a  donc  pu  procéder  de  même,  sauf  à  y  mettre 
plus  de  choix  et  de  goût.  Dans  le  fragment  anonyme 
qui  fait  suite  au  fragment  de  Béroul,  dans  la  traduc- 
tion allemande  d'un  poème  voisin  de  celui  de  Béroul, 
dans  Thomas  et  ses  traducteurs,  dans  les  allusions  et 
les  poèmes  épisodiques,  dans  le  roman  en  prose  lui- 
même,  il  a  pris  de  quoi  refaire  au  morceau  conservé 
un  commencement,  une  suite  et  une  fin,  en  cherchant 
toujours,  entre  les  multiples  variantes  du  conte,  celle 
qui  convenait  le  mieux  à  l'esprit  et  au  ton  du  frag- 
ment authentique.  Puis,  —  et  c'est    l'effort  le  plus 

IV 


PREFACE 

ingénieux  et  le  plus  délicat  de  son  art,  —  il  a  essayé 
de  donner  à  tous  ces  morceaux  épars  la  forme  et  la 
couleur  que  leur  aurait  données  Béroul.  Je  ne  jure- 
rais pas  qu'il  n'a  pas  écrit  tout  le  poème  en  vers  aussi 
semblables  que  possible  à  ceux  de  Béroul,  pour  les 
traduire  ensuite  en  français  moderne  avec  autant  de 
soin  qu'il  avait  fait  pour  les  trois  mille  vers  conservés. 
Si  le  vieux  poète  revenait  aujourd'hui,  et  qu'il  sen- 
quît  de  ce  qu'est  devenue  son  œuvre,  il  serait 
émerveillé  de  voir  avec  quelle  piété,  quelle  intelli- 
gence, quel  travail  et  quel  succès  elle  a  été  retirée  de 
l'abîme  sur  lequel  un  seul  débris  surnageait,  et 
remise  à  flot,  plus  complète  même  sans  doute,  plus 
brillante  et  plus  alerte  qu'il  ne  l'avait  lancée  jadis. 
C'est  donc  un  poème  français  du  milieu  du  dou- 
zième siècle,  mais  composé  à  la  fin  du  dix-neuvième, 
que  contient  le  livre  de  M.  Bédier.  C'est  bien  ainsi 
qu'il  convenait  de  présenter  aux  lecteurs  modernes 
l'histoire  de  Tristan  et  d'Iseut,  puisque  c'est  en  pre- 
nant le  costume  français  du  douzième  siècle  qu'elle 
s'est  emparée  jadis  de  toutes  les  imaginations,  puisque 
toutes  les  formes  qu'elle  a  revêtues  depuis  remontent 
à  cette  première  forme  française,  puisque  nous  voyons 
forcément  Tristan  sous  l'armure  d'un  chevalier  et 
Iseut  dans  la  longue  robe  droite  des  statues  de  nos 

V 


PREFACE 

cathédrales.  Mais  ce  costume  français  et  chevale- 
resque n'est  pas  le  costume  primitif;  il  n'appartient 
pas  plus  à  nos  héros  qu'à  ceux  de  la  Grèce  et  de  Rome 
que  le  moyen  âge  en  affublait  au  même  temps.  On 
s'en  aperçoit  à  plus  d'un  trait  conservé  par  les  adap- 
tateurs. Béroul,  notamment,  qui  s'applaudit  d'avoir 
effacé  quelques  vestiges  de  la  barbarie  primitive,  en 
a  laissé  subsister  bien  d'autres;  Thomas  lui-même, 
plus  soigneux  observateur  des  règles  de  la  courtoisie, 
ne  laisse  pas  de  nous  ouvrir  çà  et  là  d'étranges  pers- 
pectives sur  le  véritable  caractère  de  ses  héros  et  du 
milieu  où  ils  se  meuvent.  En  combinant  les  indica- 
tions souvent  bien  fugitives  des  conteurs  français,  on 
arrive  à  entrevoir  ce  qu'a  pu  être  chez  les  Celtes  ce 
poème  sauvage,  tout  entier  bercé  par  la  mer  et  enve- 
loppé dans  la  forêt,  dont  le  héros,  demi-dieu  plutôt 
qu'homme,  était  présenté  comme  le  maître  ou  même 
l'inventeur  de  tous  les  arts  barbares,  tueur  de  cerfs  et 
de  sangliers,  savant  dépeceur  de  gibier,  lutteur  et 
sauteur  incomparable,  navigateur  audacieux,  habile 
entre  tous  à  faire  vibrer  la  harpe  et  la  rote,  sachant 
imiter  jusqu'à  l'illusion  le  chant  de  tous  les  oiseaux, 
et  avec  cela,  naturellement,  invincible  dans  les  com- 
bats, dompteur  de  monstres,  protecteur  de  ses  fidèles, 
impitoyable  à  ses  ennemis,  vivant  d'une  vie  presque 

VI 


PREFACE 

surhumaine,  objet  constant  d'admiration,  de  dévoue- 
ment et  d'envie.  Ce  type  s  est  formé  à  coup  sûr  très 
anciennement  dans  le  monde  celtique  :  il  était  tout 
indiqué  qu'il  se  complétât  par  l'amour.  Je  n'ai  pas  à 
redire  ici  quel  est  dans  la  légende  de  Tristan  et  Iseut 
le  caractère  de  la  passion  qui  les  enchaîne,  et  ce  qui 
fait  de  cette  légende,  dans  ses  formes  diverses,  l'in- 
comparable épopée  de  l'amour.  Je  rappellerai  seule- 
ment que  l'idée  de  symboliser  l'amour  involontaire, 
irrésistible  et  éternel  par  ce  breuvage  dont  l'action  — 
et  c'est  en  quoi  il  diffère  des  philtres  vulgaires  —  se 
prolonge  pendant  toute  la  vie  et  persiste  même  après 
la  mort,  que  cette  idée,  qui  donne  à  l'histoire  des 
amants  son  caractère  fatal  et  mystérieux,  a  évidem- 
ment son  origine  dans  les  pratiques  de  la  vieille  magie 
celtique.  Je  ne  veux  pas  non  plus  insister  sur  les  traits 
de  mœurs  et  de  sentiments  barbares  que  j'ai  indiqués 
tout  à  l'heure,  et  qui  font  à  chaque  instant  un  effet 
si  singulier  et  si  puissant  dans  le  tranquille  récit  des 
conteurs  français.  M.  Bédier,  naturellement,  les  a 
recueillis  avec  prédilection  en  faisant,  pour  compléter 
l'œuvre  de  Béroul,  son  travail  d' industrieuse  mo- 
saïque. Les  lecteurs  les  remarqueront  sans  peine,  et 
sentiront  combien  l'histoire  que  nos  poètes  français 
du  douzième  siècle  racontaient  à  leurs  contemporains 

VII 


PREFACE 

était  étrangère  au  milieu  dans  lequel  ils  la  propa- 
geaient et  avec  lequel  ils  s'efforçaient  en  vain  de  la 
faire  cadrer. 

Ce  qui  les  attirait,  dans  Vhistoire  de  Tristan  et 
d'Iseut,  ce  qui  les  poussait  à  entreprendre  de  la  faire 
entrer,  malgré  toutes  les  difficultés  et  les  obscurités 
qu'elle  leur  présentait,  dans  la  forme  déjà  consacrée 
des  poèmes  en  vers  octosyllabiques,  ce  qui  fit  en  effet 
le  succès  de  leur  entreprise  et  valut  à  cette  histoire, 
dès  qu'elle  fut  connue  du  monde  romano-germa- 
nique,  une  popularité  sans  précédent,  c'est  l'esprit 
qui  V anime  d'un  bouta  l'autre,  qui  circule  dans  tous 
ses  épisodes  comme  le  «  boire  amoureux  »  dans  les 
veines  des  deux  héros  :  l'idée  de  la  fatalité  de 
l'amour,  qui  l'élève  au-dessus  de  toutes  les  lois. 
Incarnée  dans  deux  êtres  d'exception,  cette  idée,  qui 
répond  au  sentiment  secret  de  tant  d'hommes  et  de 
tant  de  femmes,  s*est  d'autant  mieux  emparée  des 
cœurs  qu'elle  est,  ici,  purifiée  par  la  souffrance  et 
comme  consacrée  par  la  mort.  Au  milieu  de  la  fra- 
gilité ordinaire  des  affections  humaines,  des  décep- 
tions renouvelées  que  subit  l'illusion  toujours 
changeante,  le  couple  de  Tristan  et  d'Iseut,  rivé  dès 
l'abord  d'un  lien  mystérieusement  indissoluble,  battu 
par  tous  les  orages  et  y  résistant,  essayant  vainement 

VIII 


PREFACE 

de  se  déprendre  et  finalement  emporté  dans  un  der- 
nier et  éternel  embrassement,  apparaissait  et  apparaît 
encore  comme  une  des  formes  de  cet  idéal  que 
l'homme  ne  se  lasse  pas  de  faire  planer  au-dessus  du 
réel  et  dont  les  aspects  multiples  et  opposés  ne  sont 
que  des  manifestations  diverses  de  son  aspiration 
obstinée  vers  le  bonheur.  Si  cette  forme  est  une  des 
plus  séduisantes  et  des  plus  émouvantes,  elle  est 
aussi  une  des  plus  dangereuses  :  l'histoire  de  Tristan 
et  d'Iseut  a  versé  jadis,  on  n'en  saurait  douter,  dans 
plus  d'une  âme  un  poison  subtil,  et  aujourd'hui 
encore,  préparé  par  le  magicien  moderne  qui  y  a  joint 
la  puissance  de  l  incantation  musicale,  le  breuvage 
d'amour  a  certainement  troublé,  peut-être  égaré,  plus 
d'un  cœur.  Mais  il  n'y  a  pas  d'idéal  dont  le  charme 
n'ait  son  péril,  et  pourtant  on  ne  saurait  priver  la 
vie  d'idéal  sans  la  condamner  à  la  platitude  ou  au 
morne  désespoir.  Il  faut  savoir,  quand  on  passe 
devant  les  grottes  des  Sirènes,  se  tenir  fermement 
attaché  au  mât,  sans  renoncer  à  entendre  la  divine 
mélodie  qui  fait  entrevoir  aux  mortels  les  félicités 
surhumaines. 

Au  reste,  si  tout  l'attrait  du  vieux  poème  subsiste 
dans  le  «  renouvellement  »  qu'on  va  lire,  le  danger 
qu'il  pouvait  présenter  pour  les  contemporains  de 

IX 


PREFACE 

Béroul y  est  singulièrement  atténué  pour  les  nôtres. 
Les  passions  sont  d'autant  plus  contagieuses  pour  les 
âmes  qu'elles  se  présentent  dans  des  âmes  sem- 
blables :  lorsqu'il  s'agit  d'âmes  lointaines  et  très 
différentes,  sinon  dans  leur  fond,  au  moins  dans  les 
conditions  extérieures  de  leur  activité,  les  passions 
gardent  toute  leur  grandeur  et  leur  beauté,  mais 
perdent  beaucoup  de  leur  force  suggestive.  Le  Tristan 
et  l'Iseut  de  Béroul,  ressuscites  par  M.  Bédier  avec 
leurs  costumes  et  leurs  allures  d'autrefois,  avec  leurs 
façons  de  vivre,  de  sentir  et  de  parler  moitié  barbares, 
moitié  médiévales,  seront  pour  les  lecteurs  modernes 
comme  les  personnages  d'un  vieux  vitrail,  aux  gestes 
raides,  aux  expressions  naïves,  aux  physionomies 
énigmatiques.  Mais  derrière  cette  image,  marquée 
de  l'empreinte  spéciale  d'une  époque,  on  voit,  comme 
le  soleil  derrière  le  vitrail,  resplendir  la  passion, 
toujours  identique  à  elle-même,  qui  l'illumine  et  la 
fait  flamboyer  tout  entière.  Un  éternel  sujet  des  médi- 
tations de  la  pensée  et  des  troubles  du  cœur,  repré- 
senté par  des  figures  dont  l'archaïsme  même  fait 
l'intérêt,  voilà  tout  le  poème  du  renouveleur  de 
Béroul.  Il  y  a  là  déjà  de  quoi  charmer  les  lecteurs 
curieux  à  la  fois  d'histoire  et  de  poésie.  Mais  ce  que 
je  n'ai  pu  dire,  ce  qu'on  découvrira  avec  ravissement 

X 


PREFACE 

à  la  lecture  de  cette  œuvre  antique,  c'est  le  charme 
des  détails,  la  mystérieuse  et  mythique  beauté  de  cer- 
tains épisodes,  l'heureuse  invention  d'autres  plus 
modernes,  l'imprévu  des  situations  et  des  sentiments, 
tout  ce  qui  fait  de  ce  poème  un  mélange  unique  de 
vétusté  immémoriale  et  de  fraîcheur  toujours  nouvelle, 
de  mélancolie  celtique  et  de  grâce  française,  de  natu- 
ralisme puissant  et  de  fine  psychologie.  Je  ne  doute 
pas  qu'il  ne  retrouve  auprès  de  nos  contemporains  le 
succès  qu'il  a  obtenu  auprès  de  nos  aïeux  du  temps 
des  croisades.  Il  appartient  vraiment  à  cette  «  littéra- 
ture du  monde  »  dont  parlait  Gœthe  ;  il  en  avait  dis- 
paru par  une  mauvaise  fortune  imméritée  :  il  faut 
savoir  un  gré  infini  à  M.  Joseph  Bédier  de  l'y  avoir 

fait  rentrer. 

Gaston  PARIS. 


NOTE  ADDITIONNELLE 


Comme  M.  G.  Paris  l'a  trop  bienveillamment  exposé,  j'ai 
tâché  d'éviter  tout  mélange  de  l'ancien  et  du  moderne.  Ecarter 
les  disparates,  les  anachronismes ,  le  clinquant,  vérifier  le 
vetusta  scribenti  nescio  quo  pacto  antiquus  fit  animus,  obtenir 
sur  soi-même,  à  force  de  sympathie  historique  et  critique,  de  ne 
jamais  mêler  nos  conceptions  modernes  aux  antiques  formes  de 
penser  et  de  sentir,  tel  a  été  mon  dessein,  mon   effort,  et  sans 

XI 


PRÉFACE 

doute,  hélas  !  ma  chimère.  Mais  mon  texte  est  très  composite, 
et  si  je  voulais  indiquer  mes  sources  par  le  menu,  il  me  faudrait 
mettre  au  bas  des  pages  de  ce  petit  livre  autant  de  notes  que 
Becq  de  Fouquières  en  a  attaché  aux  poésies  d'André  Chénier. 
Je  dois  du  moins  au  lecteur  les  indications  générales  que  voici. 
Les  fragments  conservés  des  anciens  poèmes  français  ont  été, 
pour  la  plupart,  publiés  par  Francisque  Michel  :  Tristan,  recueil 
de  ce  qui  reste  des  poèmes  relatifs  à  ses  aventures  (Paris,  Teche- 
ner,  1 835- ! 8391).  Le  chapitre  I  de  notre  roman  (les  En- 
fances) est  fortem ent  abrégé  des  divers  poèmes,  mais  principa- 
lement de  Thomas,  représenté  par  ses  remanieurs  étrangers.  — 
Les  chapitres  II  et  III  sont  traités  d'après  Eilhart  d'Oberg  (édil. 
Lichtenstein ,  Strasbourg,  1 878).  —  Le  chapitre  IV  (le  Phil- 
tre), d'après  l'ensemble  de  la  tradition,  surtout  d'après  Eilhart. 
Quelques  traits  sont  pris  à  Gottfried  de  Strasbourg  (édit. 
W.  Golther,  Berlin  et  Stuttgart,  1888).  —  Chapitre  V 
(Brangien),  d'après  Eilhart.  —  Chapitre  VI  (le  Grand  Pin). 
Au  milieu  de  ce  chapitre,  à  l'arrivée  d'Iseut  au  rendez-vous 
sous  le  pin,  commence  le  fragment  de  Béroul,  que  nous  suivons 
fidèlement  aux  chapitres  VII,  VIII,  IX,  X,  XI,  en  l'interprétant 
çà  et  là  par  le  poème  d' Eilhart  et  par  différentes  données  tra- 
ditionnelles. —   Chapitre  XII  (le  Jugement   par   le  fer  rouge). 


1 .  J'indique  ici  ces  éditions  plus  récentes,  qui  font  partie  des  publica- 
tions de  la  Société  des  anciens  textes  français  (Paris,  Didot)  :  1.  Le  Tloman 
de  Tristan,  par  Béroul,  publié  par  Ernest  Muret,    I   vol.  in-8°,   1904.  — 

2.  Le   Roman    de    Tristan,    par    Thomas,    trouvère   anglo-normind    du 
douzième  siècle,  publié  par  Joseph  Bédier,  2  vol.  in-8°,   1903  et   1905.  — 

3.  Les  deux  poèmes  de  Tristan  fou,  publiés  par  Joseph  Bédier,  1   volume 
in-8\   1908. 

XII 


PREFACE 

Résumé  très  libre  du  fragment  anonyme  qui  suit  le  fragment 
de  {F$éroul.  —  Chapitre  XIII  (la  Voix  du  Rossignol).  Inséré 
dans  /'estoire  d'après  un  poème  didactique  du  treizième  siècle, 
le  Domnei  des  Amanz.  —  Chapitre  XIV  (le  Grelot).  Tiré  de 
Gottfried  de  Strasbourg.  —  Chapitres  XV-XVII.  Les  épisodes 
de  Kariado  et  de  Tristan  lépreux  sont  empruntés  à  Thomas  ; 
le  reste  est  traité,  en  général,  d'après  Eilh art. —  Chapitre  XVIII 
(Tristan  fou).  Remaniement  d'un  petit  poème  français,  épiso- 
dique  et  indépendant.  —  Chapitre  XIX  (la  Mort),  traduit  de 
Thomas  ;  des  épisodes  sont  empruntés  à  Eilhart  et  au  roman 
en  prose  française  contenu  dans  le  manuscrit  103  de  la 
Bibliothèque  Nationale. 

J.B. 


XIII 


LE   ROMAN  DE 
TRISTAN  ET  ISEUT 


LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

Du  wasrest  zwâre  baz  gênant  : 
Juvente  bêle  et  la  riant  ! 

(Gotlfried  Je  Strasbourg.) 

SEIGNEURS,  vous  plaît-il  d'entendre  un  beau 
conte  d'amour  et  de  mort?  C'est  de  Tristan 
etd'Iseut  la  reine.  Ecoutez  comment  à  grand'joie, 
à  grand  deuil  ils  s'aimèrent,  puis  en  moururent 
un  même  jour,  lui  par  elle,  elle  par  lui. 

Aux  temps  anciens,  le  roi  Marc  régnait  en 
Cornouailles.  Ayant  appris  que  ses  ennemis  le 
guerroyaient,  Rivalen,  roi  de  Loonnois,  franchit 
la  mer  pour  lui  porter  son  aide.  Il  le  servit  par 
l'épée  et  par  le  conseil,  comme  eût  fait  un  vassal, 
si  fidèlement  que  Marc  lui  donna  en  récompense 
la  belle  Blanchefleur,  sa  sœur,  que  le  roi  Rivalen 
aimait  d'un  merveilleux  amour. 


LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

Il  la  prit  à  femme  au  moutier  de  Tintagel. 
Mais  à  peine  l'eut-il  épousée,  la  nouvelle  lui  vint 
que  son  ancien  ennemi,  le  duc  Morgan,  s'étant 
abattu  sur  le  Loonnois,  ruinait  ses  bourgs,  ses 
champs,  ses  villes.  Rivalen  équipa  ses  nefs  hâti- 
vement, et  emporta  Blanchefleur,  qui  se  trouvait 
grosse,  vers  sa  terre  lointaine.  11  atterrit  devant 
son  château  de  Kanoël,  confia  la  reine  à  la  sau- 
vegarde de  son  maréchal  Rohalt,  Rohalt  que 
tous,  pour  sa  loyauté,  appelaient  d'un  beau  nom, 
Rohalt  le  Foi-Tenant;  puis,  ayant  rassemblé  ses 
barons,  Rivalen  partit  pour  soutenir  sa  guerre. 

Blanchefleur  l'attendit  longuement.  Hélas!  il 
ne  devait  pas  revenir.  Un  jour,  elle  apprit  que 
le  duc  Morgan  l'avait  tué  en  trahison.  Elle  ne 
le  pleura  point  :  ni  cris,  ni  lamentations,  mais 
ses  membres  devinrent  faibles  et  vains;  son  âme 
voulut,  d'un  fort  désir,  s'arracher  de  son  corps. 
Rohalt  s'efforçait  de  la  consoler  : 

«  Reine,  disait-il,  on  ne  peut  rien  gagner  à 
mettre  deuil  sur  deuil;  tous  ceux  qui  naissent  ne 
doivent-ils  pas  mourir?  Que  Dieu  reçoive  les 
morts  et  préserve  les  vivants  ! ...  » 

Mais  elle  ne  voulait  pas  l'écouter.  Trois  jours 
elle  attendit  de  rejoindre  son  cher  seigneur.  Au 
quatrième  jour,  elle  mit  au  monde  un  fils,  et, 
l'ayant  pris  entre  ses  bras  : 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

«  Fils,  lui  dit-elle,  j'ai  longtemps  désiré  de  te 
voir;  et  je  vois  la  plus  belle  créature  que  femme 
ait  jamais  portée.  Triste  j'accouche,  triste  est  la 
première  fête  que  je  te  fais,  à  cause  de  toi  j'ai 
tristesse  à  mourir.  Et  comme  ainsi  tu  es  venu 
sur  terre  par  tristesse,  tu  auras  nom  Tristan.  » 

Quand  elle  eut  dit  ces  mots,  elle  le  baisa,  et, 
sitôt  qu'elle  l'eut  baisé,  elle  mourut. 

Rohaltle  Foi-Tenant  recueillit  l'orphelin.  Déjà 
les  hommes  du  duc  Morgan  enveloppaient  le 
château  de  Kanoël  :  comment  Rohalt  aurait-il 
pu  soutenir  longtemps  la  guerre  ?  On  dit  juste- 
ment :  «  Démesure  n'est  pas  prouesse  »  ;  il  dut 
se  rendre  à  la  merci  du  duc  Morgan.  Mais,  de 
crainte  que  Morgan  n'égorgeât  le  fils  de  Rivalen, 
le  maréchal  le  fit  passer  pour  son  propre  enfant 
et  l'éleva  parmi  ses  fils. 

Après  sept  ans  accomplis,  lorsque  le  temps 
fut  venu  de  le  reprendre  aux  femmes,  Rohalt 
confia  Tristan  à  un  sage  maître,  le  bon  écuyer 
Gorvenal.  Gorvenal  lui  enseigna  en  peu  d'an- 
nées les  arts  qui  conviennent  aux  barons.  Il 
lui  apprit  à  manier  la  lance,  l'épée,  l'écu  et  l'arc, 
à  lancer  les  disques  de  pierre,  à  franchir  d'un 
bond  les  plus  larges  fossés  ;  il  lui  apprit  à  détester 
tout  mensonge  et  toute  félonie,  à  secourir  les 
faibles,  à  tenir  la  foi  donnée  ;  il  lui  apprit  les 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

diverses  manières  de  chant,  le  jeu  de  la  harpe 
et  l'art  du  veneur;  et,  quand  l'enfant  chevauchait 
parmi  les  jeunes  écuyers,  on  eût  dit  que  son 
cheval,  ses  armes  et  lui  ne  formaient  qu'un  seul 
corps  et  n'eussent  jamais  été  séparés.  A  le  voir  si 
noble  et  si  fier,  large  des  épaules,  grêle  des 
flancs,  fort,  fidèle  et  preux,  tous  louaient  Rohalt 
parce  qu'il  avait  un  tel  fils.  Mais  Rohalt,  son- 
geant à  Rivalen  et  à  Blanchefleur,  de  qui  revi- 
vaient la  jeunesse  et  la  grâce,  chérissait  Tristan 
comme  son  fils,  et  secrètement  le  révérait  comme 
son  seigneur. 

Or,  il  advint  que  toute  sa  joie  lui  fut  ravie, 
au  jour  où  des  marchands  de  Norvège,  ayant 
attiré  Tristan  sur  leur  nef,  l'emportèrent  comme 
une  belle  proie.  Tandis  qu'ils  cinglaient  vers  des 
terres  inconnues,  Tristan  se  débattait,  ainsi 
qu'un  jeune  loup  pris  au  piège.  Mais  c'est 
vérité  prouvée,  et  tous  les  mariniers  le  savent  : 
la  mer  porte  à  regret  les  nefs  félonnes,  et  n'aide 
pas  aux  rapts  ni  aux  traîtrises.  Elle  se  souleva 
furieuse,  enveloppa  la  nef  de  ténèbres,  et  la 
chassa  huit  jours  et  huit  nuits  à  l'aventure.  Enfin, 
les  mariniers  aperçurent  à  travers  la  brume 
une  côte  hérissée  de  falaises  et  de  récifs  où  elle 
voulait  briser    leur   carène.   Ils  se  repentirent  : 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

connaissant  que  le  courroux  de  la  mer  venait  de 
cet  enfant  ravi  à  la  maie  heure,  ils  firent  vœu 
de  le  délivrer  et  parèrent  une  barque  pour  le 
déposer  au  rivage,  Aussitôt  tombèrent  les  vents 
et  les  vagues,  le  ciel  brilla,  et,  tandis  que  la  nef 
des  Norvégiens  disparaissait  au  loin,  les  flots 
calmes  et  riants  portèrent  la  barque  de  Tristan 
sur  le  sable  d'une  grève. 

A  grand  effort,  il  monta  sur  la  falaise  et  vit 
qu'au  delà  d'une  lande  vallonnée  et  déserte, 
une  forêt  s'étendait  sans  fin.  Il  se  lamentait, 
regrettant  Gorvenal,  Rohalt  son  père,  et  la  terre 
de  Loonnois,  quand  le  bruit  lointain  d'une  chasse 
à  cor  et  à  cri  réjouit  son  cœur.  Au  bord  de  la 
forêt,  un  beau  cerf  déboucha.  La  meute  et  les 
veneurs  dévalaient  sur  sa  trace  à  grand  bruit  de 
voix  et  de  trompes.  Mais,  comme  les  limiers  se 
suspendaient  déjà  par  grappes  au  cuir  de  son 
garrot,  la  bête,  à  quelques  pas  de  Tristan,  flé- 
chit sur  les  jarrets  et  rendit  les  abois.  Un  veneur 
la  servit  de  l'épieu.  Tandis  que,  rangés  en  cercle, 
les  chasseurs  cornaient  de  prise,  Tristan,  étonné, 
vit  le  maître-veneur  entailler  largement,  comme 
pour  la  trancher,   la  gorge  du   cerf.   Il  s'écria  : 

«  Que  faites-vous,  seigneur?  Sied-il  de  décou- 
per si  noble  bête  comme  un  porc  égorgé? 
Est-ce  donc  la  coutume  de  ce  pays  ? 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

—  Beau  frère,  répondit  le  veneur,  que  fais-je 
là  qui  puisse  te  surprendre  ?  Oui,  je  détache 
d'abord  la  tête  de  ce  cerf,  puis  je  trancherai  son 
corps  en  quatre  quartiers  que  nous  porterons, 
pendus  aux  arçons  de  nos  selles,  au  roi  Marc, 
notre  seigneur.  Ainsi  faisons-nous;  ainsi,  dès  le 
temps  des  plus  anciens  veneurs,  ont  toujours 
fait  les  hommes  de  Cornouailles.  Si  pourtant  tu 
connais  quelque  coutume  plus  louable,  montre- 
nous-la;  prends  ce  couteau,  beau  frère;  nous 
l'apprendrons  volontiers.  » 

Tristan  se  mit  à  genoux  et  dépouilla  le  cerf 
avant  de  le  défaire;  puis  il  dépeça  la  bête  en 
laissant,  comme  il  convient,  l'os  corbin  tout 
franc;  puis  il  leva  ies  menus  droits,  le  mufle, 
la  langue,  les  daintiers  et  la  veine  du  cœur. 

Et  veneurs  et  valets  de  limiers,  penchés  sur 
lui,  le  regardaient,  charmés. 

«  Ami,  dit  le  maître-veneur,  ces  coutumes 
sont  belles;  en  quelle  terre  les  as-tu  apprises? 
Dis-nous  ton  pays  et  ton  nom. 

—  Beau  seigneur,  on  m'appelle  Tristan  ; 
et  j' appris  ces  coutumes  en  mon  pays  de 
Loonnois. 

—  Tristan,  dit  le  veneur,  que  Dieu  récom- 
pense le  père  qui  t'éleva  si  noblement  !  Sans 
doute,  il  est  un  baron  riche  et  puissant?  » 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

Mais  Tristan,  qui  savait  bien  parler  et  bien 
se  taire,  répondit  par  ruse  : 

«  Non,  seigneur,  mon  père  est  un  marchand. 
J'ai  quitté  secrètement  sa  maison  sur  une  nef 
qui  partait  pour  trafiquer  au  loin,  car  je  voulais 
apprendre  comment  se  comportent  les  hommes 
des  terres  étrangères.  Mais,  si  vous  m'acceptez 
parmi  vos  veneurs,  je  vous  suivrai  volontiers, 
et  vous  ferai  connaître,  beau  seigneur,  d'autres 
déduits  de  vénerie. 

—  Beau  Tristan,  je  m'étonne  qu'il  soit  une 
terre  où  les  fils  des  marchands  savent  ce 
qu'ignorent  ailleurs  les  fils  des  chevaliers.  Mais 
viens  avec  nous,  puisque  tu  le  désires,  et  sois 
le  bienvenu.  Nous  te  conduirons  près  du  roi 
Marc,  notre  seigneur.  » 

Tristan  achevait  de  défaire  le  cerf.  Il  donna 
aux  chiens  le  cœur,  le  massacre  et  les  entrailles, 
et  enseigna  aux  chasseurs  comment  se  doivent 
faire  la  curée  et  le  forhu.  Puis  il  planta  sur 
des  fourches  les  morceaux  bien  divisés  et  les 
confia  aux  différents  veneurs  :  à  l'un  la  tête,  à 
l'autre  le  cimier  et  les  grands  filets;  à  ceux-ci 
les  épaules,  à  ceux-là  les  cuissots,  à  cet  autre 
le  gros  des  nombles.  Il  leur  apprit  comment 
ils  devaient  se  ranger  deux  par  deux  pour 
chevaucher    en    belle    ordonnance,    selon    la 


LES   ENFANCES  DE  TRISTAN 

noblesse  des  pièces  de  venaison  dressées  sur 
les  fourches. 

Alors  ils  se  mirent  à  la  voie  en  devisant, 
tant  qu'ils  découvrirent  enfin  un  riche  château. 
Des  prairies  l'environnaient,  des  vergers,  des 
eaux  vives,  des  pêcheries  et  des  terres  de 
labour.  Des  nefs  nombreuses  entraient  au 
port.  Le  château  se  dressait  sur  la  mer,  fort 
et  beau,  bien  muni  contre  tout  assaut  et  tous 
engins  de  guerre;  et  sa  maîtresse  tour,  jadis 
élevée  par  les  géants,  était  bâtie  de  blocs  de 
pierre,  grands  et  bien  taillés,  disposés  comme 
un  échiquier  de  sinople  et  d'azur. 

Tristan  demanda  le  nom  de  ce  château. 

«    Beau  valet,  on  le  nomme  Tintagel. 

—  Tintagel,  s'écria  Tristan,  béni  sois-tu  de 
Dieu,  et  bénis  soient  tes  hôtes!  » 

Seigneurs,  c'est  là  que  jadis,  à  grand'joie, 
son  père  Rivalen  avait  épousé  Blanchefleur. 
Mais,  hélas  !  Tristan  l'ignorait. 

Quand  ils  parvinrent  au  pied  du  donjon,  les 
fanfares  des  veneurs  attirèrent  aux  portes  les 
barons  et  le  roi  Marc  lui-même. 

Après  que  le  maître-veneur  lui  eut  conté 
l'aventure,  Marc  admira  le  bel  arroi  de  cette 
chevauchée,  le  cerf  bien  dépecé,  et  le  grand 
sens  des  coutumes  de  vénerie.    Mais  surtout  il 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

admirait  le  bel  enfant  étranger,  et  ses  yeux  ne 
pouvaient  se  détacher  de  lui.  D'où  lui  venait 
cette  première  tendresse?  Le  roi  interrogeait 
son  cœur  et  ne  pouvait  le  comprendre. 
Seigneurs,  c'était  son  sang  qui  s'émouvait  et 
parlait  en  lui,  et  l'amour  qu'il  avait  porté  à  sa 
sœur  Blanchefleur. 

Le  soir,  quand  les  tables  furent  levées,  un 
jongleur  gallois,  maître  en  son  art,  s'avança 
parmi  les  barons  assemblés,  et  chanta  des  lais 
de  harpe.  Tristan  était  assis  aux  pieds  du  roi, 
et,  comme  le  harpeur  préludait  à  une  nouvelle 
mélodie,  Tristan  lui  parla  ainsi  : 

«  Maître,  ce  lai  est  beau  entre  tous  :  jadis 
les  anciens  Bretons  l'ont  fait  pour  célébrer  les 
amours  de  Graelent.  L'air  en  est  doux,  et 
douces  les  paroles.  Maître,  ta  voix  est  habile, 
harpe-le  bien  !  » 

Le  Gallois  chanta,  puis  répondit  : 

«  Enfant,  que  sais-tu  donc  de  l'art  des 
instruments?  Si  les  marchands  de  la  terre  de 
Loonnois  enseignent  aussi  à  leurs  fils  le  jeu 
des  harpes,  des  rotes  et  des  vielles,  lève-toi, 
prends  cette  harpe,  et  montre   ton  adresse.  » 

Tristan  prit  la  harpe  et  chanta  si  bellement 
que  les  barons  s'attendrissaient  à  l'entendre. 
Et  Marc  admirait  le  harpeur  venu  de  ce  pays 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

de  Loonnois  où  jadis  Rivalen  avait  emporté 
Blanchefleur. 

Quand  le  lai  fut  achevé,  le  roi  se  tut  lon- 
guement. 

«  Fils,  dit-il  enfin,  béni  soit  le  maître  qui 
t'enseigna,  et  béni  sois-tu  de  Dieu!  Dieu  aime 
les  bons  chanteurs.  Leur  voix  et  la  voix  de  la 
harpe  pénètrent  le  cœur  des  hommes,  réveillent 
leurs  souvenirs  chers  et  leur  font  oublier  maint 
deuil  et  maint  méfait.  Tu  es  venu  pour  notre 
joie  en  cette  demeure.  Reste  longtemps  près 
de  moi,  ami  ! 

—  Volontiers,  je  vous  servirai,  sire,  répondit 
Tristan,  comme  votre  harpeur,  votre  veneur 
et  votre  homme  lige.  » 

Il  fit  ainsi,  et,  durant  trois  années,  une 
mutuelle  tendresse  grandit  dans  leurs  cœurs. 
Le  jour,  Tristan  suivait  Marc  aux  plaids  ou 
en  chasse,  et,  la  nuit,  comme  il  couchait  dans 
la  chambre  royale  parmi  les  privés  et  les 
fidèles,  si  le  roi  était  triste,  il  harpait  pour 
apaiser  son  déconfort.  Les  barons  le  chérissaient, 
et,  sur  tous  les  autres,  comme  l'histoire  vous 
l'apprendra,  le  sénéchal  Dinas  de  Lidan.  Mais 
plus  tendrement  que  les  barons  et  que  Dinas 
de  Lidan,  le  roi  l'aimait.  Malgré  leur  ten- 
dresse,   Tristan    ne   se    consolait    pas    d'avoir 

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LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

perdu  Rohalt  son  père,  et  son  maître  Gorvenal, 
et  la  terre  de  Loonnois. 

Seigneurs,  il  sied  au  conteur  qui  veut  plaire 
d'éviter  les  trop  longs  récits.  La  matière  de  ce 
conte  est  si  belle  et  si  diverse  :  que  servirait 
de  l'allonger  ?  Je  dirai  donc  brièvement 
comment,  après  avoir  longtemps  erré  par  les 
mers  et  les  pays,  Rohalt  le  Foi-Tenant  aborda 
en  Cornouailles,  retrouva  Tristan,  et,  montrant 
au  roi  l'escarboucle  jadis  donnée  par  lui  à  Blan- 
chefleur  comme  un  cher  présent  nuptial,  lui  dit: 

«  Roi  Marc,  celui-ci  est  Tristan  de  Loonnois, 
votre  neveu,  fils  de  votre  sœur  Blanchefleur 
et  du  roi  Rivalen.  Le  duc  Morgan  tient  sa 
terre  à  grand  tort;  il  est  temps  qu'elle  fasse 
retour  au  droit  héritier.  » 

Et  je  dirai  brièvement  comment  Tristan, 
ayant  reçu  de  son  oncle  les  armes  de  cheva- 
lier, franchit  la  mer  sur  les  nefs  de  Cornouailles, 
se  fit  reconnaître  des  anciens  vassaux  de  son 
père,  défia  le  meurtrier  de  Rivalen,  l'occit  et 
recouvra  sa  terre. 

Puis  il  songea  que  le  roi  Marc  ne  pouvait 
plus  vivre  heureusement  sans  lui,  et  comme  la 
noblesse  de  son  cœur  lui  révélait  toujours  le 
parti  le  plus  sage,  il  manda  ses  comtes  et  ses 
barons,  et  leur  parla  ainsi  : 

11 


LES  ENFANCES  DE  TRISTAN 

«  Seigneurs  de  Loonnois,  j'ai  reconquis  ce 
pays  et  j'ai  vengé  le  roi  Rivalen  par  l'aide  de 
Dieu  et  par  votre  aide.  Ainsi  j'ai  rendu  à  mon 
père  son  droit.  Mais  deux  hommes,  Rohalt  et 
le  roi  Marc  de  Cornouailles,  ont  soutenu 
l'orphelin  et  l'enfant  errant,  et  je  dois  aussi  les 
appeler  pères;  à  ceux-là,  pareillement,  ne  dois- 
je  pas  rendre  leur  droit?  Or,  un  haut  homme 
a  deux  choses  à  lui  :  sa  terre  et  son  corps. 
Donc,  à  Rohalt  que  voici,  j'abandonnerai  ma 
terre  :  père,  vous  la  tiendrez,  et  votre  fils  la 
tiendra  après  vous.  Au  roi  Marc,  j'abandon- 
nerai mon  corps;  je  quitterai  ce  pays,  bien 
qu'il  me  soit  cher,  et  j'irai  servir  mon  seigneur 
Marc  en  Cornouailles.  Telle  est  ma  pensée; 
mais  vous  êtes  mes  féaux,  seigneurs  de 
Loonnois,  et  me  devez  le  conseil  :  si  donc  l'un 
de  vous  veut  m'enseigner  une  autre  résolution, 
qu'il  se  lève,  et  qu'il  parle!  » 

Mais  tous  les  barons  le  louèrent  avec  des 
larmes,  et  Tristan,  emmenant  avec  lui  le  seul 
Gorvenal,  appareilla  pour  la  terre  du  roi  Marc. 


12 


Il 

LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

Tristrem  seyd  :  «  Ywis, 
Y  wil  défende  it  as  knizt.  » 

(Sir   Tristrem.) 

QUAND  Tristan  y  rentra,  Marc  et  toute  sa 
baronnie  menaient  grand  deuil.  Car 
le  roi  d'Irlande  avait  équipé  une  flotte  pour 
ravager  la  Cornouailles,  si  Marc  refusait 
encore,  ainsi  qu'il  faisait  depuis  quinze  années, 
d'acquitter  un  tribut  jadis  payé  par  ses  ancêtres. 
Or,  sachez  que,  selon  d'anciens  traités  d'accord, 
les  Irlandais  pouvaient  lever  sur  la  Cornouailles, 
la  première  année  trois  cents  livres  de  cuivre, 
la  deuxième  année  trois  cents  livres  d'argent 
fin,  et  la  troisième  trois  cents  livres  d'or.  Mais, 
quand  revenait  la  quatrième  année,  ils  empor- 
taient trois  cents  jeunes  garçons  et  trois  cents 
jeunes  filles,  de  l'âge  de  quinze  ans,  tirés  au 
sort  entre  les  familles  de  Cornouailles.  Or, 
cette  année,  le  roi  avait  envoyé  vers  Tintagel, 
pour  porter  son  message,  un  chevalier  géant, 

13 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

le  Morholt,  dont  il  avait  épousé  la  sœur,  et 
que  nul  n'avait  jamais  pu  vaincre  en  bataille. 
Mais  le  roi  Marc,  par  lettres  scellées,  avait 
convoqué  à  sa  cour  tous  les  barons  de  sa 
terre,   pour  prendre  leur  conseil. 

Au  terme  marqué,  quand  les  barons  furent 
assemblés  dans  la  salle  voûtée  du  palais  et 
que  Marc  se  fut  assis  sous  le  dais,  le  Morholt 
parla  ainsi  : 

«  Roi  Marc,  entends  pour  la  dernière  fois 
le  mandement  du  roi  d'Irlande,  mon  seigneur. 
Il  te  semont  de  payer  enfin  le  tribut  que  tu 
lui  dois.  Pour  ce  que  tu  l'as  trop  longtemps 
refusé,  il  te  requiert  de  me  livrer  en  ce  jour 
trois  cents  jeunes  garçons  et  trois  cents  jeunes 
filles,  de  l'âge  de  quinze  ans,  tirés  au  sort 
entre  les  familles  de  Cornouailles.  Ma  nef, 
ancrée  au  port  de  Tintagel,  les  emportera 
pour  qu'ils  deviennent  nos  serfs.  Pourtant,  — 
et  je  n'excepte  que  toi  seul,  roi  Marc,  ainsi 
qu'il  convient,  —  si  quelqu'un  de  tes  barons 
veut  prouver  par  bataille  que  le  roi  d'Irlande 
lève  ce  tribut  contre  le  droit,  j'accepterai  son 
gage.  Lequel  d'entre  vous,  seigneurs  cornouail- 
lais,  veut  combattre  pour  la  franchise  de  ce 
pays?  » 

Les    barons    se   regardaient  entre  eux   à  la 

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LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

dérobée,  puis  baissaient  la  tête.  Celui-ci  se 
disait  :  «  Vois,  malheureux,  la  stature  du 
Morholt  d'Irlande  :  il  est  plus  fort  que  quatre 
hommes  robustes.  Regarde  son  épée  :  ne  sais- 
tu  point  que  par  sortilège  elle  a  fait  voler  la 
tête  des  plus  hardis  champions,  depuis  tant 
d'années  que  le  roi  d'Irlande  envoie  ce  géant 
porter  ses  défis  par  les  terres  vassales?  Chétif, 
veux-tu  chercher  la  mort?  A  quoi  bon  tenter 
Dieu  ?  »  Cet  autre  songeait:  «Vous  ai-je  élevés, 
chers  fils,  pour  les  besognes  des  serfs,  et  vous, 
chères  filles,  pour  celles  des  filles  de  joie? 
Mais  ma  mort  ne  vous  sauverait  pas.  »  Et  tous 
se  taisaient. 

Le  Morholt  dit  encore  : 

«  Lequel  d'entre  vous,  seigneurs  cornouail- 
lais,  veut  prendre  mon  gage?  Je  lui  offre  une 
belle  bataille  :  car,  à  trois  jours  d'ici,  nous 
gagnerons  sur  des  barques  l'île  Saint-Samson, 
au  large  de  Tintagel.  Là,  votre  chevalier  et 
moi,  nous  combattrons  seul  à  seul,  et  la  louange 
d'avoir  tenté  la  bataille  rejaillira  sur  toute  sa 
parenté.  » 

Ils  se  taisaient  toujours,  et  le  Morholt  res- 
semblait au  gerfaut  que  l'on  enferme  dans  une 
cage  avec  de  petits  oiseaux  :  quand  il  y  entre, 
tous  deviennent  muets. 

15 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

Le  Morholt  parla  pour  la  troisième  fois  : 

«  Eh  bien,  beaux  seigneurs  cornouaillais, 
puisque  ce  parti  vous  semble  le  plus  noble, 
tirez  vos  enfants  au  sort  et  je  les  emporterai  ! 
Mais  je  ne  croyais  pas  que  ce  pays  ne  fût 
habité  que  par  des  serfs.  » 

Alors  Tristan  s'agenouilla  aux  pieds  du  roi 
Marc,  et  dit  : 

«  Seigneur  roi,  s'il  vous  plaît  de  m'accorder 
ce  don,  je  ferai  la  bataille.  » 

En  vain  le  roi  Marc  voulut  l'en  détourner. 
Il  était  si  jeune  chevalier  :  de  quoi  lui  servirait 
sa  hardiesse?  Mais  Tristan  donna  son  gage  au 
Morholt,  et  le  Morholt  le  reçut. 

Au  jour  dit,  Tristan  se  plaça  sur  une  courte- 
pointe de  cendal  vermeil,  et  se  fit  armer  pour 
la  haute  aventure.  Il  revêtit  le  haubert  et  le 
heaume  d'acier  bruni.  Les  barons  pleuraient  de 
pitié  sur  le  preux  et  de  honte  sur  eux-mêmes. 
«  Ah  !  Tristan,  se  disaient-ils,  hardi  baron, 
belle  jeunesse,  que  n'ai-je,  plutôt  que  toi, 
entrepris  cette  bataille?  Ma  mort  jetterait  un 
moindre  deuil  sur  cette  terre!...  »  Les  cloches 
sonnent,  et  tous,  ceux  de  la  baronnie  et  ceux 
de  la  gent  menue,  vieillards,  enfants  et  femmes, 
pleurant  et   priant,  escortent  Tristan  jusqu'au 

16 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

rivage.  Ils  espéraient  encore,  car  l'espérance  au 
cœur  des  hommes  vit  de  chétive  pâture. 

Tristan  monta  seul  dans  une  barque  et 
cingla  vers  l'île  Saint-Samson.  Mais  le  Morholt 
avait  tendu  à  son  mât  une  voile  de  riche 
pourpre,  et  le  premier  il  aborda  dans  l'île.  Il 
attachait  sa  barque  au  rivage,  quand  Tristan, 
touchant  terre  à  son  tour,  repoussa  du  pied  la 
sienne  vers  la  mer. 

«  Vassal,  que  fais-tu?  dit  le  Morholt,  et 
pourquoi  n'as-tu  pas  retenu  comme  moi  ta 
barque  par  une  amarre  ? 

—  Vassal,  à  quoi  bon?  répondit  Tristan. 
L'un  de  nous  deux  reviendra  seul  vivant  d'ici  : 
une  seule  barque  ne  lui  suffit-elle  pas?  » 

Et  tous  deux,  s'excitant  au  combat  par  des 
paroles  outrageuses,  s'enfoncèrent  dans  l'île. 

Nul  ne  vit  l'âpre  bataille,  mais  par  trois  fois, 
il  sembla  que  la  brise  de  mer  portait  au  rivage 
un  cri  furieux.  Alors,  en  signe  de  deuil,  les 
femmes  battaient  leurs  paumes  en  chœur,  et 
les  compagnons  du  Morholt,  massés  à  l'écart 
devant  leurs  tentes,  riaient.  Enfin  vers  l'heure 
de  none,  on  vit  au  loin  se  tendre  la  voile  de 
pourpre;  la  barque  de  l'Irlandais  se  détacha  de 
l'île,  et  une  clameur  de  détresse  retentit  :  «  Le 
Morholt!  le  Morholt  I  »  Mais,  comme  la  barque 

17 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

grandissait,  soudain,  au  sommet  d'une  vague, 
elle  montra  un  chevalier  qui  se  dressait  à  la 
proue;  chacun  de  ses  poings  tendait  une  épée 
brandie  :  c'était  Tristan.  Aussitôt  vingt  barques 
volèrent  à  sa  rencontre,  et  les  jeunes  hommes 
se  jetaient  à  la  nage.  Le  preux  s'élança  sur  la 
grève,  et,  tandis  que  les  mères  à  genoux  bai- 
saient ses  chausses  de  fer,  il  cria  aux  compa- 
gnons du  Morholt  : 

«  Seigneurs  d'Irlande,  le  Morholt  a  bien 
combattu.  Voyez  :  mon  épée  est  ébréchée,  un 
fragment  de  la  lame  est  resté  enfoncé  dans  son 
crâne.  Emportez  ce  morceau  d'acier,  seigneurs  : 
c'est  le  tribut  de  la  Cornouailles!  » 

Alors  il  monta  vers  Tintagel.  Sur  son  pas- 
sage, les  enfants  délivrés  agitaient  à  grands  cris 
des  branches  vertes,  et  de  riches  courtines  se 
tendaient  aux  fenêtres.  Mais  quand,  parmi  les 
chants  d'allégresse,  aux  bruits  des  cloches,  des 
trompes  et  des  buccins,  si  retentissants  qu'on 
n'eût  pas  ouï  Dieu  tonner,  Tristan  parvint  au 
château,  il  s'affaissa  entre  les  bras  du  roi 
Marc;  et  le  sang  ruisselait  de  ses  blessures. 

A  grand  déconfort,  les  compagnons  du 
Morholt  abordèrent  en  Irlande.  Naguère, 
quand   il    rentrait    au    port  de    Weisefort,   le 

18 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

Morholt  se    réjouissait  à   revoir   ses    hommes 
assemblés  qui  l'acclamaient  en  foule,  et  la  reine 
sa  sœur,  et  sa  nièce,  Iseut  la  Blonde,  aux  che- 
veux d'or,  dont  la  beauté  brillait  déjà  comme 
l'aube   qui   se   lève.  Tendrement,  elles  lui  fai- 
saient accueil,  et,  s'il  avait  reçu  quelque  bles- 
sure,  elles   le  guérissaient;   car  elles  savaient 
les  baumes  et  les  breuvages  qui  raniment  les 
blessés  déjà  pareils  à  des  morts.  Mais  de  quoi 
leur  serviraient  maintenant  les  recettes  magi- 
ques,   les    herbes    cueillies   à   l'heure   propice, 
les  philtres?  Il  gisait  mort,  cousu  dans  un  cuir 
de   cerf,   et    le    fragment    de    l'épée    ennemie 
était  encore  enfoncé  dans  son  crâne.  Iseut  la 
Blonde    l'en    retira    pour  l'enfermer  dans    un 
coffre  d'ivoire,  précieux  comme  un  reliquaire. 
Et  courbées  sur  le  grand  cadavre,  la  mère  et 
la   fille,   redisant  sans  fin   l'éloge   du    mort  et 
sans  répit  lançant  la  même  imprécation  contre 
le   meurtrier,  menaient   à   tour  de   rôle   parmi 
les    femmes    le    regret    funèbre.    De    ce   jour, 
Iseut  la  Blonde  apprit  à  haïr  le  nom  de  Tristan 
de  Loonnois. 

Mais,  à  Tintagel,  Tristan  languissait  :  un 
sang  venimeux  découlait  de  ses  blessures.  Les 
médecins  connurent  que  le  Morholt  avait 
enfoncé  dans  sa  chair  un   épieu   empoisonné, 

19 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

et,  comme  leurs  boissons  et  leur  thériaque  ne 
pouvaient  le  sauver,  ils  le  remirent  à  la  garde 
de  Dieu.  Une  puanteur  si  odieuse  s'exhalait  de 
ses  plaies  que  tous  ses  plus  chers  amis  le 
fuyaient,  tous,  sauf  le  roi  Marc,  Gorvenal  et 
Dinas  de  Lidan.  Seuls,  ils  pouvaient  demeurer 
à  son  chevet,  et  leur  amour  surmontait  leur 
horreur.  Enfin,  Tristan  se  fit  porter  dans  une 
cabane  construite  à  l'écart  sur  le  rivage;  et, 
couché  devant  les  flots,  il  attendait  la  mort.  Il 
songeait  :  «  Vous  m'avez  donc  abandonné, 
roi  Marc,  moi  qui  ai  sauvé  l'honneur  de  votre 
terre?  Non,  je  le  sais,  bel  oncle,  que  vous 
donneriez  votre  vie  pour  la  mienne;  mais  que 
pourrait  votre  tendresse?  il  me  faut  mourir.  Il 
est  doux,  pourtant,  de  voir  le  soleil,  et  mon 
cœur  est  hardi  encore.  Je  veux  tenter  la  mer 
aventureuse...  Je  veux  qu'elle  m'emporte  au 
loin,  seul.  Vers  quelle  terre?  je  ne  sais,  mais 
là  peut-être  où  je  trouverai  qui  me  guérisse. 
Et  peut-être  un  jour  vous  servirai-je  encore, 
bel  oncle,  comme  votre  harpeur,  et  votre 
veneur,  et  votre  bon  vassal.  » 

Il  supplia  tant,  que  le  roi  Marc  consentit  à 
son  désir.  Il  le  porta  sur  une  barque  sans 
rames  ni  voile,  et  Tristan  voulut  qu'on  déposât 
seulement  sa  harpe   près  de  lui.  A  quoi  bon 

20 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

les  voiles  que  ses  bras  n'auraient  pu  dresser? 
A  quoi  bon  les  rames?  A  quoi  bon  l'épée? 
Comme  un  marinier,  au  cours  d'une  longue 
traversée,  lance  par-dessus  bord  le  cadavre 
d'un  ancien  compagnon,  ainsi,  de  ses  bras 
tremblants,  Gorvenal  poussa  au  large  la  barque 
où  gisait  son  cher  fils,  et  la  mer  l'emporta. 

Sept  jours  et  sept  nuits,  elle  l'entraîna  douce- 
ment. Parfois,  Tristan  harpait  pour  charmer  sa 
détresse.  Enfin,  la  mer,  à  son  insu,  l'approcha 
d'un  rivage.  Or,  cette  nuit-là,  des  pêcheurs 
avaient  quitté  le  port  pour  jeter  leurs  filets  au 
large,  et  ramaient,  quand  ils  entendirent  une 
mélodie  douce,  hardie  et  vive,  qui  courait  au 
ras  des  flots.  Immobiles,  leurs  avirons  suspendus 
sur  les  vagues,  ils  écoutaient;  dans  la  première 
blancheur  de  l'aube,  ils  aperçurent  la  barque 
errante.  «  Ainsi,  se  disaient-ils,  une  musique 
surnaturelle  enveloppait  la  nef  de  saint  Brendan, 
quand  elle  voguait  vers  les  îles  Fortunées  sur  la 
mer  aussi  blanche  que  le  lait.  »  Ils  ramèrent 
pour  atteindre  la  barque  :  elle  allait  à  la 
dérive,  et  rien  n'y  semblait  vivre,  que  la  voix 
de  la  harpe;  mais,  à  mesure  qu'ils  appro- 
chaient, la  mélodie  s'affaiblit,  elle  se  tut.  et, 
quand  ils  accostèrent,  les  mains  de  Tristan 
étaient  retombées  inertes  sur  les  cordes  frémis- 

21 


LE  MORHOLT  D'IRLANDE 

santés  encore.  Ils  le  recueillirent  et  retournèrent 
vers  le  port  pour  remettre  le  blessé  à  leur  dame 
compatissante,  qui  saurait  peut-être  le  guérir. 
Hélas!  ce  port  était  Weisefort,  où  gisait  le 
Morholt,  et  leur  dame  était  Iseut  la  Blonde. 
Elle  seule,  habile  aux  philtres,  pouvait 
sauver  Tristan;  mais,  seule  parmi  les  femmes, 
elle  voulait  sa  mort.  Quand  Tristan,  ranimé 
par  son  art,  se  reconnut,  il  comprit  que  les  flots 
l'avaient  jeté  sur  une  terre  de  péril.  Mais, 
hardi  encore  à  défendre  sa  vie,  il  sut  trouver 
rapidement  de  belles  paroles  rusées.  Il  conta 
qu'il  était  un  jongleur,  qui  avait  pris  passage 
sur  une  nef  marchande  :  il  naviguait  vers 
1  Espagne  pour  y  apprendre  l'art  de  lire  dans 
les  étoiles;  des  pirates  avaient  assailli  la  nef  : 
blessé,  il  s'était  enfui  sur  cette  barque.  On  le 
crut  :  nul  des  compagnons  du  Morholt  ne 
reconnut  le  beau  chevalier  de  l'île  Saint-Samson, 
si  laidement  le  venin  avait  déformé  ses  traits. 
Mais  quand,  après  quarante  jours,  Iseut  aux 
cheveux  d'or  l'eut  presque  guéri,  comme  déjà, 
en  ses  membres  assouplis,  commençait  à 
renaître  la  grâce  de  la  jeunesse,  il  comprit 
qu'il  fallait  fuir;  il  s'échappa,  et,  après  maints 
dangers  courus,  un  jour  il  reparut  devant 
le  roi   Marc. 

22 


III 

LA  QUÊTE 

DE  LA 

BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

En  po  dore  vos  oi  paiée 
O  la  parole  do  chevol, 
Dont  je  ai  puis  eu  grant  dol. 

(Lai  de  la  Folie    Tristan.) 

IL  y  avait  à  la  cour  du  roi  Marc  quatre 
barons,  les  plus  félons  des  hommes,  qui 
haïssaient  Tristan  de  maie  haine  pour  sa 
prouesse  et  pour  le  tendre  amour  que  le  roi  lui 
portait.  Et  je  sais  bien  vous  redire  leurs  noms  : 
Andret,  Guenelon,  Gondoïne  et  Denoalen  ;  or 
le  duc  Andret  était,  comme  Tristan,  un  neveu 
du  roi  Marc.  Connaissant  que  le  roi  méditait 
de  vieillir  sans  enfants  pour  laisser  sa  terre  à 
Tristan,  leur  envie  s'irrita,  et,  par  des  men- 
songes, ils  animaient  contre  Tristan  les  hauts 
hommes  de  Cornouailles  : 

«  Que  de  merveilles  en  sa  vie  !  disaient 
les  félons;  mais  vous  êtes  des  hommes  de  grand 
sens,  seigneurs,  et  qui  savez  sans  doute  en 
rendre  raison.  Qu'il  ait  triomphé  du  Morholt, 
voilà   déjà    un    beau  prodige;   mais   par  quels 

23 


LA  QUETE 

enchantements  a-t-il  pu,  presque  mort,  voguer 
seul  sur  la  mer?  Lequel  de  nous,  seigneurs, 
dirigerait  une  nef  sans  rames  ni  voile?  Les 
magiciens  le  peuvent,  dit-on.  Puis,  en  quel  pays 
de  sortilège  a-t-il  pu  trouver  remède  à  ses 
plaies?  Certes,  il  est  un  enchanteur.  Oui,  sa 
barque  était  fée  et  pareillement  son  épée,  et 
sa  harpe  est  enchantée,  qui  chaque  jour  verse 
des  poisons  au  cœur  du  roi  Marc  !  Comme  il  a 
su  dompter  ce  cœur  par  puissance  et  charme 
de  sorcellerie!  Il  sera  roi,  seigneurs,  et  vous 
tiendrez  vos   terres   d'un   magicien!» 

Ils  persuadèrent  la  plupart  des  barons  : 
car  beaucoup  d'hommes  ne  savent  pas  que  ce 
qui  est  du  pouvoir  des  magiciens,  le  cœur 
peut  aussi  l'accomplir  par  la  force  de  l'amour 
et  de  la  hardiesse.  C'est  pourquoi  les  barons 
pressèrent  le  roi  Marc  de  prendre  à  femme 
une  fille  de  roi,  qui  lui  donnerait  des  hoirs;  s'il 
refusait,  ils  se  retireraient  dans  leurs  forts 
châteaux  pour  le  guerroyer.  Le  roi  résistait  et 
jurait  en  son  cœur  qu'aussi  longtemps  que 
vivrait  son  cher  neveu,  nulle  fille  de  roi  n'en- 
trerait en  sa  couche.  Mais,  à  son  tour,  Tristan, 
qui  supportait  à  grand'honte  le  soupçon  d'aimer 
son  oncle  à  bon  profit,  le  menaça:  que  le  roi  se 
rendît  à   la   volonté  de  sa  baronnie;  sinon,  il 

24 


DE  LA  BELLE   AUX  CHEVEUX  D'OR 

abandonnerait  la  cour,  il  s'en  irait  servir  le  riche 
roi  de  Gavoie.  Alors  Marc  fixa  un  terme  à  ses 
barons  ;  à  quarante  jours  de  là,  il  dirait  sa  pensée. 

Au  jour  marqué,  seul  dans  sa  chambre,  il 
attendait  leur  venue  et  songeait  tristement  : 
«  Où  donc  trouver  fille  de  roi  si  lointaine  et 
inaccessible  que  je  puisse  feindre,  mais  feindre 
seulement,  de  la  vouloir  pour  femme?  » 

A  cet  instant,  par  la  fenêtre  ouverte  sur  la 
mer,  deux  hirondelles  qui  bâtissaient  leur  nid 
entrèrent  en  se  querellant,  puis,  brusquement 
effarouchées,  disparurent.  Mais  de  leurs  becs 
s'était  échappé  un  long  cheveu  de  femme,  plus 
fin  que  fil  de  soie,  qui  brillait  comme  un 
rayon  de  soleil. 

Marc,  l'ayant  pris,  fit  entrer  les  barons  et 
Tristan,  et  leur  dit  : 

«  Pour  vous  complaire,  seigneurs,  je  pren- 
drai femme,  si  toutefois  vous  voulez  quérir 
celle  que  j'ai  choisie. 

—  Certes,  nous  le  voulons,  beau  seigneur; 
qui  donc  est  celle  que  vous  avez  choisie? 

—  J'ai  choisi  celle  à  qui  fut  ce  cheveu 
d'or,  et  sachez  que  je  n'en  veux  point  d'autre. 

—  Et  de  quelle  part,  beau  seigneur,  vous 
vient  ce  cheveu  d'or?  qui  vous  l'a  porté?  et  de 
quel  pays? 

25 


LA  QUETE 

—  Il  me  vient,  seigneurs,  de  la  Belle  aux 
cheveux  d'or;  deux  hirondelles  me  l'ont  porté; 
elles  savent  de  quel  pays.  » 

Les  barons  comprirent  qu'ils  étaient  raillés 
et  déçus.  Ils  regardaient  Tristan  avec  dépit; 
car  ils  le  soupçonnaient  d'avoir  conseillé  cette 
ruse.  Mais  Tristan,  ayant  considéré  le  cheveu 
d'or,  se  souvint  d'Iseut  la  Blonde.  Il  sourit  et 
parla  ainsi  : 

«  Roi  Marc,  vous  agissez  à  grand  tort;  et 
ne  voyez-vous  pas  que  les  soupçons  de  ces 
seigneurs  me  honnissent  ?  Mais  vainement 
vous  avez  préparé  cette  dérision  ;  j'irai  quérir 
la  Belle  aux  cheveux  d'or.  Sachez  que  la  quête 
est  périlleuse  et  qu'il  me  sera  plus  malaisé  de 
retourner  de  son  pays  que  de  l'île  où  j'ai  tué 
le  Morholt  :  mais  de  nouveau  je  veux  mettre 
pour  vous,  bel  oncle,  mon  corps  et  ma  vie  à 
l'aventure.  Afin  que  vos  barons  connaissent  si 
je  vous  aime  d'amour  loyal,  j'engage  ma  foi  par 
ce  serment  :  ou  je  mourrai  dans  l'entreprise,  ou 
je  ramènerai  en  ce  château  de  Tintagel  la 
Reine  aux  blonds  cheveux.  » 

Il  équipa  une  belle  nef,  qu'il  garnit  de  fro- 
ment, de  vin,  de  miel,  et  de  toutes  bonnes 
denrées.   Il  y  fit   monter,  outre  Gorvenal,  cent 

26 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

jeunes  chevaliers  de  haut  parage,  choisis  parmi 
les  plus  hardis,  et  les  affubla  de  cottes  de  bure 
et  de  chapes  de  camelin  grossier,  en  sorte  qu'ils 
ressemblaient  à  des  marchands;  mais  sous  le 
pont  de  la  nef,  ils  cachaient  les  riches  habits  de 
drap  d'or,  de  cendal  et  d'écarlate,  qui  convien- 
nent aux  messagers  d'un  roi  puissant. 

Quand  la  nef  eut  pris  le  large,  le  pilote 
demanda  : 

«  Beau  seigneur,  vers  quelle  terre  naviguer? 

—  Ami,  cingle  vers  l'Irlande,  droit  au  port 
de  Weisefort.  » 

Le  pilote  frémit.  Tristan  ne  savait-il  pas  que, 
depuis  le  meurtre  du  Morholt,  le  roi  d'Irlande 
pourchassait  les  nefs  cornouaillaises?  Les  mari- 
niers saisis,  il  les  pendait  à  des  fourches.  Le 
pilote  obéit  pourtant  et  gagna  la  terre  périlleuse. 

D'abord  Tristan  sut  persuader  aux  hommes 
de  Weisefort  que  ses  compagnons  étaient  des 
marchands  d'Angleterre  venus  pour  trafiquer 
en  paix.  Mais,  comme  ces  marchands  d'étrange 
sorte  consumaient  le  jour  aux  nobles  jeux  des 
tables  et  des  échecs  et  paraissaient  mieux  s'en- 
tendre à  manier  les  dés  qu'à  mesurer  le  fro- 
ment, Tristan  redoutait  d'être  découvert,  et  ne 
savait  comment  entreprendre  sa  quête. 

Or,  un  matin,  au  point  du  jour,  il  ouït  une 

27 


LA  QUETE 

voix  si  épouvantable  qu'on  eût  dit  le  cri  d'un 
démon.  Jamais  il  n'avait  entendu  béte  glapir 
en  telle  guise,  si  horrible  et  si  merveilleuse.  Il 
appela  une  femme  qui  passait  sur  le  port  : 

«  Dites-moi,  fait-il,  dame,  d'où  vient  cette 
voix  que  j'ai  ouïe?  ne  me  le  cachez  pas. 

—  Certes,  sire,  je  vous  le  dirai  sans  men- 
songe. Elle  vient  d'une  bête  fière  et  la  plus 
hideuse  qui  soit  au  monde.  Chaque  jour,  elle 
descend  de  sa  caverne  et  s'arrête  à  l'une  des 
portes  de  la  ville.  Nul  n'en  peut  sortir,  nul  n'y 
peut  entrer,  qu'on  n'ait  livré  au  dragon  une 
jeune  fille;  et,  dès  qu'il  la  tient  entre  ses 
griffes,  il  la  dévore  en  moins  de  temps  qu'il 
n'en  faut  pour  dire  une  patenôtre. 

—  Dame,  dit  Tristan,  ne  vous  raillez  pas  de 
moi,  mais  dites-moi  s'il  serait  possible  à  un 
homme  né  de  mère  de  l'occire  en  bataille. 

—  Certes,  beau  doux  sire,  je  ne  sais;  ce  qui 
est  assuré,  c'est  que  vingt  chevaliers  éprouvés 
ont  déjà  tenté  l'aventure;  car  le  roi  d'Irlande 
a  proclamé  par  voix  de  héraut  qu'il  donnerait 
sa  fille  Iseut  la  Blonde  à  qui  tuerait  le  monstre; 
mais  le  monstre  les  a  tous  dévorés.  » 

Tristan  quitte  la  femme  et  retourne  vers  sa 
nef.  Il  s'arme  en  secret,  et  il  eut  fait  beau  voir 
sortir   de    la    nef  de   ces    marchands   si    riche 

28 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

destrier  de  guerre  et  si  fier  chevalier.  Mais  le 
port  était  désert,  car  l'aube  venait  à  peine  de 
poindre,  et  nul  ne  vit  le  preux  chevaucher 
jusqu'à  la  porte  que  la  femme  lui  avait 
montrée.  Soudain,  sur  la  route,  cinq  hommes 
dévalèrent,  qui  éperonnaient  leurs  chevaux, 
les  freins  abandonnés,  et  fuyaient  vers  la  ville. 
Tristan  saisit  au  passage  l'un  d'entre  eux  par 
ses  rouges  cheveux  tressés,  si  fortement  qu'il 
le  renversa  sur  la  croupe  de  son  cheval  et  le 
maintint  arrêté  : 

«  Dieu  vous  sauve,  beau  sire!  dit  Tristan; 
par  quelle  route  vient  le  dragon?  » 

Et  quand  le  fuyard  lui  eut  montré  la  route, 
Tristan  le  relâcha. 

Le  monstre  approchait.  Il  avait  la  tête  dune 
guivre,  les  yeux  rouges  et  tels  que  des  char- 
bons embrasés,  deux  cornes  au  front,  les 
oreilles  longues  et  velues,  des  griffes  de  lion,  une 
queue  de  serpent,  le  corps  écailleux  d'un  griffon. 

Tristan  lança  contre  lui  son  destrier  d'une 
telle  force  que,  tout  hérissé  de  peur,  il  bondit 
pourtant  contre  le  monstre.  La  lance  de 
Tristan  heurta  les  écailles  et  vola  en  éclats. 
Aussitôt  le  preux  tire  son  épée,  la  lève  et 
l'assène  sur  la  tête  du  dragon,  mais  sans  même 
entamer  le  cuir.  Le  monstre  a   senti   l'atteinte 

29 


LA  QUETE 

pourtant;  il  lance  ses  griffes  contre  l'écu,  les  y 
enfonce  et  en  fait  voler  les  attaches.  La  poi- 
trine découverte,  Tristan  le  requiert  encore  de 
l'épée,  et  le  frappe  sur  les  flancs  d'un  coup  si 
violent  que  l'air  en  retentit.  Vainement  :  il  ne 
peut  le  blesser.  Alors,  le  dragon  vomit  par  les 
naseaux  un  double  jet  de  flammes  venimeuses  : 
le  haubert  de  Tristan  noircit  comme  un  char- 
bon éteint,  son  cheval  s'abat  et  meurt.  Mais, 
aussitôt  relevé,  Tristan  enfonce  sa  bonne  épée 
dans  la  gueule  du  monstre  :  elle  y  pénètre 
toute  et  lui  fend  le  cœur  en  deux  parts.  Le 
dragon  pousse  une  dernière  fois  son  cri  hor- 
rible et  meurt. 

Tristan  lui  coupa  la  iangue  et  la  mit  dans 
sa  chausse.  Puis,  tout  étourdi  par  la  fumée 
acre,  il  marcha,  pour  y  boire,  vers  une  eau 
stagnante  qu'il  voyait  briller  à  quelque  distance. 
Mais  le  venin  distillé  par  la  langue  du  dragon 
s'échauffa  contre  son  corps,  et  dans  les  hautes 
herbes  qui  bordaient  le  marécage,  le  héros 
tomba  inanimé. 

Or,  sachez  que  le  fuyard  aux  rouges  che- 
veux tressés  était  Aguynguerran  le  Roux,  le 
sénéchal  du  roi  d'Irlande,  et  qu'il  convoitait 
Iseut  la  Blonde.  Il  était  couard,  mais  telle  est  la 
puissance    de    l'amour    que    chaque    matin    il 

30 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

s'embusquait,  armé,  pour  assaillir  le  monstre; 
pourtant,  du  plus  loin  qu'il  entendait  son  cri,  le 
preux  fuyait.  Ce  jour-là,  suivi  de  ses  quatre 
compagnons,  il  osa  rebrousser  chemin.  Il  trouva 
le  dragon  abattu,  le  cheval  mort,  l'écu  brisé,  et 
pensa  que  le  vainqueur  achevait  de  mourir  en 
quelque  lieu.  Alors  il  trancha  la  tête  du  monstre, 
la  porta  au  roi  et  réclama  le  beau  salaire  promis. 

Le  roi  ne  crut  guère  à  sa  prouesse;  mais, 
voulant  lui  faire  droit,  il  fit  semondre  ses  vas- 
saux de  venir  à  sa  cour,  à  trois  jours  de  là  : 
devant  le  barnage  assemblé,  le  sénéchal  Aguyn- 
guerran  fournirait  la  preuve  de  sa  victoire. 

Quand  Iseut  la  Blonde  apprit  qu'elle  serait 
livrée  à  ce  couard,  elle  fit  d'abord  une  longue 
risée,  puis  se  lamenta.  Mais,  le  lendemain, 
soupçonnant  l'imposture,  elle  prit  avec  elle  son 
valet,  le  blond,  le  fidèle  Perinis,  et  Brangien,  sa 
jeune  servante  et  sa  compagne,  et  tous  trois 
chevauchèrent  en  secret  vers  le  repaire  du 
monstre,  tant  qu'Iseut  remarqua  sur  la  route 
des  empreintes  de  forme  singulière  :  sans  doute, 
le  cheval  qui  avait  passé  là  n'avait  pas  été 
ferré  en  ce  pays.  Puis  elle  trouva  le  monstre 
sans  tête  et  le  cheval  mort;  il  n'était  pas  har- 
naché selon  la  coutume  d'Irlande.  Certes,  un 
étranger  avait  tué  ledragon;  maisvivait-il  encore? 

31 


LA  QUETE 

Iseut,  Perinis  et  Brangien  le  cherchèrent 
longtemps;  enfin,  parmi  les  herbes  du  maré- 
cage, Brangien  vit  briller  le  heaume  du  preux. 
Il  respirait  encore.  Perinis  le  prit  sur  son  che- 
val et  le  porta  secrètement  dans  les  chambres 
des  femmes.  Là,  Iseut  conta  l'aventure  à  sa 
mère,  et  lui  confia  l'étranger.  Comme  la  reine 
lui  ôtait  son  armure,  la  langue  envenimée  du 
dragon  tomba  de  sa  chausse.  Alors  la  reine 
d'Irlande  réveilla  le  blessé  par  la  vertu  d'une 
herbe  et  lui  dit  : 

«  Etranger,  je  sais  que  tu  es  vraiment  le 
tueur  du  monstre.  Mais  notre  sénéchal,  un 
félon,  un  couard,  lui  a  tranché  la  tête  et  réclame 
ma  fille  Iseut  la  Blonde  pour  sa  récompense. 
Sauras-tu,  à  deux  jours  d'ici,  lui  prouver  son 
tort  par  bataille? 

—  Reine,  dit  Tristan,  le  terme  est  proche. 
Mais,  sans  doute,  vous  pouvez  me  guérir  en 
deux  journées.  J'ai  conquis  Iseut  sur  le  dragon; 
peut-être  je  la  conquerrai  sur  le  sénéchal.  » 

Alors,  la  reine  l'hébergea  richement,  et 
brassa  pour  lui  des  remèdes  efficaces.  Au  jour 
suivant,  Iseut  la  Blonde  lui  prépara  un  bain  et 
doucement  oignit  son  corps  d'un  baume  que  sa 
mère  avait  composé.  Elle  arrêta  ses  regards  sur 
le  visage  du  blessé,  vit  qu'il  était  beau,  et  se 

32 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

prit  à  penser  :  «  Certes,  si  sa  prouesse  vaut  sa 
beauté,  mon  champion  fournira  rude  bataille!  » 
Mais  Tristan,  ranimé  par  la  chaleur  de  l'eau 
et  la  force  des  aromates,  la  regardait,  et  son- 
geant qu'il  avait  conquis  la  Reine  aux  cheveux 
d'or,  se  mit  à  sourire.  Iseut  le  remarqua  et  se 
dit  :  «  Pourquoi  cet  étranger  a-t-il  souri?  Ai-je 
rien  fait  qui  ne  convienne  pas?  Ai-je  négligé 
l'un  des  services  qu'une  jeune  fille  doit  rendre 
à  son  hôte?  Oui,  peut-être  a-t-il  ri  parce  que 
j'ai  oublié  de  parer  ses  armes  ternies  par  le 
venin.  » 

Elle  vint  donc  là  où  l'armure  de  Tristan 
était  déposée  :  «  Ce  heaume  est  de  bon  acier, 
pensa-t-elle,  et  ne  lui  faillira  pas  au  besoin.  Et 
ce  haubert  est  fort,  léger,  bien  digne  d'être 
porté  par  un  preux.  »  Elle  prit  l'épée  par  la 
poignée  :  «  Certes,  c'est  là  une  belle  épée,  et 
qui  convient  à  un  hardi  baron.  »  Elle  tire  du 
riche  fourreau,  pour  l'essuyer,  la  lame  san- 
glante. Mais  elle  voit  qu'elle  est  largement 
ébréchée.  Elle  remarque  la  forme  de  l'entaille  : 
ne  serait-ce  point  la  lame  qui  s'est  brisée  dans 
la  tête  du  Morholt?  Elle  hésite,  regarde  encore, 
veut  s'assurer  de  son  doute.  Elle  court  à  la 
chambre  où  elle  gardait  le  fragment  d'acier 
retiré    naguère    du    crâne    du    Morholt.    Elle 

33 


LA  QUETE 

joint  le  fragment  à  la  brèche;  à  peine  voyait-on 
la  trace  de  la  brisure. 

Alors  elle  se  précipita  vers  Tristan,  et,  fai- 
sant tournoyer  sur  la  tête  du  blessé  la  grande 
épée,  elle  cria  : 

«  Tu  es  Tristan  de  Loonnois,  le  meurtrier  du 
Morholt,  moncheroncle.  Meursdoncàtontour!» 

Tristan  fit  effort  pour  arrêter  son  bras;  vai- 
nement; son  corps  était  perclus,  mais  son  esprit 
restait  agile.  Il  parla  donc  avec  adresse  : 

«  Soit,  je  mourrai  ;  mais  pour  t'épargner  les 
longs  repentirs,  écoute.  Fille  de  roi,  sache  que 
tu  n'as  pas  seulement  le  pouvoir,  mais  le  droit 
de  me  tuer.  Oui,  tu  as  droit  sur  ma  vie,  puisque 
deux  fois  tu  me  l'as  conservée  et  rendue.  Une 
première  fois,  naguère,  j'étais  le  jongleur  blessé 
que  tu  as  sauvé  quand  tu  as  chassé  de  son 
corps  le  venin  dont  l'épieu  du  Morholt  l'avait 
empoisonné.  Ne  rougis  pas,  jeune  fille,  d'avoir 
guéri  ces  blessures  ;  ne  les  avais-je  pas  reçues  en 
loyal  combat?  ai-je  tué  le  Morholt  en  trahison? 
ne  m'avait-il  pas  défié?  ne  devais- je  pas 
défendre  mon  corps?  Pour  la  seconde  fois,  en 
m'allant  chercher  au  marécage,  tu  m'as  sauvé. 
Ah  !  c'est  pour  toi,  jeune  fille,  que  j'ai  combattu 
le  dragon...  Mais  laissons  ces  choses  :  je  vou- 
lais  te    prouver   seulement    que,   m'ayant   par 

34 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

deux  fois  délivré  du  péril  de  la  mort,  tu  as 
droit  sur  ma  vie.  Tue-moi  donc,  si  tu  penses  y 
gagner  louange  et  gloire.  Sans  doute,  quand  tu 
seras  couchée  entre  les  bras  du  preux  sénéchal, 
il  te  sera  doux  de  songer  à  ton  hôte  blessé,  qui 
avait  risqué  sa  vie  pour  te  conquérir  et  t'avait 
conquise,  et  que  tu  auras  tué  sans  défense  dans 
ce  bain.  » 

Iseut  s'écria  : 

«  J'entends  merveilleuses  paroles.  Pourquoi 
le  meurtrier  du  Morholt  a-t-il  voulu  me  con- 
quérir? Ah!  sans  doute,  comme  le  Morholt 
avait  jadis  tenté  de  ravir  sur  sa  nef  les  jeunes 
filles  de  Cornouailles,  à  ton  tour,  par  belles 
représailles,  tu  as  fait  cette  vantance  d'emporter 
comme  ta  serve  celle  que  le  Morholt  chérissait 
entre  les  jeunes  filles... 

—  Non,  fille  de  roi,  dit  Tristan.  Mais  un 
jour  deux  hirondelles  ont  volé  jusqu'à  Tintagel 
pour  y  porter  l'un  de  tes  cheveux  d'or.  J'ai 
cru  qu'elles  venaient  m'annoncer  paix  et 
amour.  C'est  pourquoi  je  suis  venu  te  quérir 
par  delà  la  mer.  C'est  pourquoi  j'ai  affronté  le 
monstre  et  son  venin.  Vois  ce  cheveu  cousu 
parmi  les  fils  d'or  de  mon  bliaut;  la  couleur  des 
fils  d'or  a  passé  :  l'or  du  cheveu  ne  s'est  pas  terni.  » 

Iseut  rejeta  la  grande  épée  et  prit  en  mains 

35 


LA  QUETE 

le  bliaut  de  Tristan.  Elle  y  vit  le  cheveu  d'or 
et  se  tut  longuement;  puis  elle  baisa  son  hôte 
sur  les  lèvres  en  signe  de  paix  et  le  revêtit  de 
riches  habits. 

Au  jour  de  l'assemblée  des  barons,  Tristan 
envoya  secrètement  vers  sa  nef  Perinis,  le  valet 
d'Iseut,  pour  mander  à  ses  compagnons  de  se 
rendre  à  la  cour,  parés  comme  il  convenait 
aux  messagers  d'un  riche  roi  :  car  il  espérait 
atteindre  ce  jour  même  au  terme  de  l'aven- 
ture. Gorvenal  et  les  cent  chevaliers  se  déso- 
laient depuis  quatre  jours  d'avoir  perdu  Tristan  ; 
ils  se  réjouirent  de  la  nouvelle. 

Un  à  un,  dans  la  salle  où  déjà  s'amassaient 
sans  nombre  les  barons  d'Irlande,  ils  entrèrent, 
s'assirent  à  la  file  sur  un  même  rang,  et  les 
pierreries  ruisselaient  au  long  de  leurs  riches 
vêtements  d'écarlate,  de  cendal  et  de  pourpre. 
Les  Irlandais  disaient  entre  eux  :  «  Quels  sont 
ces  seigneurs  magnifiques?  Qui  les  connaît? 
Voyez  ces  manteaux  somptueux,  parés  de  zibe- 
line et  d'orfroi  !  Voyez  à  la  pomme  des  épées, 
au  fermail  des  pelisses,  chatoyer  les  rubis,  les 
béryls,  les  émeraudes  et  tant  de  pierres  que 
nous  ne  savons  nommer!  Qui  donc  vit  jamais 
splendeur  pareille  ?  D'où  viennent  ces  seigneurs  ? 
A  qui  sont-ils?  »  Mais  les  cent  chevaliers  se 

36 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

taisaient  et  ne  se  mouvaient  de  leurs  sièges 
pour  nul  qui  entrât. 

Quand  le  roi  d'Irlande  fut  assis  sous  le  dais, 
le  sénéchal  Aguynguerran  le  Roux  offrit  de 
prouver  par  témoins  et  de  soutenir  par  bataille 
qu'il  avait  tué  le  monstre  et  qu'Iseut  devait  lui 
être  livrée.  Alors  Iseut  s'inclina  devant  son 
père,  et  dit  : 

«  Roi,  un  homme  est  là,  qui  prétend  con- 
vaincre votre  sénéchal  de  mensonge  et  de 
félonie.  A  cet  homme  prêt  à  prouver  qu'il  a 
délivré  votre  terre  du  fléau  et  que  votre  fille 
ne  doit  pas  être  abandonnée  à  un  couard, 
promettez-vous  de  pardonner  ses  torts  anciens, 
si  grands  soient-ils,  et  de  lui  accorder  votre 
paix  et  votre  merci?  » 

Le  roi  y  pensa  et  ne  se  hâtait  pas  de 
répondre.   Mais  ses  barons  crièrent  en  foule  : 

«  Octroyez-le,  sire  !  octroyez-le  !   » 

Le  roi  dit  : 

«   Et  je  l'octroie  !  » 

Mais  Iseut  s'agenouilla  à  ses  pieds  : 

«  Père,  donnez-moi  d'abord  le  baiser  de 
merci  et  de  paix,  en  signe  que  vous  le  don- 
nerez pareillement  à  cet  homme!  » 

Quand  elle  eut  reçu  le  baiser,  elle  alla 
chercher  Tristan  et  le  conduisit   par   la   main 

37 


LA  QUETE 

dans  l'assemblée.  A  sa  vue,  les  cent  chevaliers 
se  levèrent  à  la  fois,  le  saluèrent  les  bras  en 
croix  sur  la  poitrine,  se  rangèrent  à  ses  côtés  et 
les  Irlandais  virent  qu'il  était  leur  seigneur. 
Mais  plusieurs  le  reconnurent  alors,  et  un 
grand  cri  retentit  :  «  C'est  Tristan  de  Loon- 
nois,  c'est  le  meurtrier  du  Morholt!  »  Les 
épées  nues  brillèrent  et  des  voix  furieuses 
répétaient  :  «  Qu'il  meure  !  » 

Mais  Iseut  s'écria  : 

«  Roi,  baise  cet  homme  sur  la  bouche,  ainsi 
que  tu  l'as  promis  !  » 

Le  roi  le  baisa  sur  la  bouche,  et  la  clameur 
s'apaisa. 

Alors  Tristan  montra  la  langue  du  dragon, 
et  offrit  la  bataille  au  sénéchal  qui  n'osa  l'ac- 
cepter et  reconnut  son  forfait.  Puis  Tristan 
parla  ainsi  : 

«  Seigneurs,  j'ai  tué  le  Morholt,  mais  j'ai 
franchi  la  mer  pour  vous  offrir  belle  amendise. 
Afin  de  racheter  le  méfait,  j'ai  mis  mon  corps 
en  péril  de  mort  et  je  vous  ai  délivrés  du 
monstre,  et  voici  que  j'ai  conquis  Iseut  la 
Blonde,  la  belle.  L'ayant  conquise,  je  l'empor- 
terai donc  sur  ma  nef.  Mais,  afin  que  par  les 
terres  d'Irlande  et  de  Cornouailles  se  répande 
non    plus   la  haine,  mais  l'amour,  sachez  que 

38 


DE  LA  BELLE  AUX  CHEVEUX  D'OR 

le  roi  Marc,  mon  cher  seigneur,  l'épousera. 
Voyez  ici  cent  chevaliers  de  haut  parage  prêts 
à  jurer  sur  les  reliques  des  saints  que  le  roi 
Marc  vous  mande  paix  et  amour,  que  son 
désir  est  d'honorer  Iseut  comme  sa  chère 
femme  épousée,  et  que  tous  les  hommes  de 
Cornouailles  la  serviront  comme  leur  dame  et 
leur  reine.  » 

On  apporta  les  corps  saints  à  grand'joie,  et 
les  cent  chevaliers  jurèrent  qu'il  avait  dit 
vérité. 

Le  roi  prit  Iseut  par  la  main  et  demanda  à 
Tristan  s'il  la  conduirait  loyalement  à  son 
seigneur.  Devant  ses  cent  chevaliers  et  devant 
les  barons  d'Irlande,  Tristan  le  jura.  Iseut  la 
Blonde  frémissait  de  honte  et  d'angoisse.  Ainsi, 
Tristan,  l'ayant  conquise,  la  dédaignait;  le  beau 
conte  du  Cheveu  d'or  n'était  que  mensonge, 
et  c'est  à  un  autre  qu'il  la  livrait...  Mais  le  roi 
posa  la  main  droite  d'Iseut  dans  la  main  droite 
de  Tristan,  et  Tristan  la  retint  en  signe  qu'il 
se  saisissait  d'elle,  au  nom  du  roi  de  Cor- 
nouailles. 

Ainsi,  pour  l'amour  du  roi  Marc,  par  la  ruse 
et  par  la  force,  Tristan  accomplit  la  quête  de  la 
Reine  aux  cheveux  d'or. 


39 


IV 
LE    PHILTRE 

Nein,  ezn  was  niht  mit  wine, 
doch  ez  im  glich  wasre, 
ez  was  diu  wernde  swaere, 
diu  endelôse  herzenôt, 
von  der  si  beide  lagen  tôt. 

I  Co'tfried  de  Strasbourg  ■  ) 

QUAND  le  temps  approcha  de  remettre 
Iseut  aux  chevaliers  de  Cornouailles,  sa 
mère  recueillit  des  herbes,  des  rieurs  et  des 
racines,  les  mêla  dans  du  vin,  et  brassa  un 
breuvage  puissant.  L'ayant  achevé  par  science 
et  magie,  elle  le  versa  dans  un  coutret  et  dit 
secrètement  à  Brangien  : 

«  Fille,  tu  dois  suivre  Iseut  au  pays  du  roi 
Marc,  et  tu  l'aimes  d'amour  fidèle.  Prends  donc 
ce  coutret  de  vin  et  retiens  mes  paroles.  Cache- 
le  de  telle  sorte  que  nul  œil  ne  le  voie  et  que 
nulle  lèvre  ne  s'en  approche.  Mais  quand 
viendront  la   nuit  nuptiale  et  l'instant  où  l'on 

40 


LE  PHILTRE 

quitte  les  époux,  tu  verseras  ce  vin  herbe  dans 
une  coupe  et  tu  la  présenteras,  pour  qu'ils  la 
vident  ensemble,  au  roi  Marc  et  à  la  reine 
Iseut.  Prends  garde,  ma  fille,  que  seuls  ils 
puissent  goûter  ce  breuvage.  Car  telle  est  sa 
vertu  :  ceux  qui  en  boiront  ensemble  s'aimeront 
de  tous  leurs  sens  et  de  toute  leur  pensée,  à 
toujours,  dans  la  vie  et  dans  la  mort.  » 

Brangien  promit  à  la  reine  qu'elle  ferait  selon 
sa  volonté. 

La  nef,  tranchant  les  vagues  profondes, 
emportait  Iseut.  Mais,  plus  elle  s'éloignait  de 
la  terre  d'Irlande,  plus  tristement  la  jeune  fille 
se  lamentait.  Assise  sous  la  tente  où  elle  s'était 
renfermée  avec  Brangien,  sa  servante,  elle 
pleurait  au  souvenir  de  son  pays.  Où  ces 
étrangers  l'entraînaient-ils?  Vers  qui?  Vers 
quelle  destinée?  Quand  Tristan  s'approchait 
d'elle  et  voulait  l'apaiser  par  de  douces  paroles, 
elle  s'irritait,  le  repoussait,  et  la  haine  gonflait 
son  cœur.  Il  était  venu,  lui  le  ravisseur,  lui  le 
meurtrier  du  Morholt;  il  l'avait  arrachée  par 
ses  ruses  à  sa  mère  et  à  son  pays  ;  il  n'avait 
pas  daigné  la  garder  pour  lui-même,  et  voici  qu'il 
l'emportait,  comme  sa  proie,  sur  les  flots,  vers 
la  terre  ennemie!  «  Chétive!  disait-elle,  maudite 

41 


LE  PHILTRE 

soit  la  mer  qui  me  porte  !  Mieux  aimerais-je 
mourir  sur  la  terre  où  je  suis  née  que  vivre 
là-bas!...   » 

Un  jour,  les  vents  tombèrent,  et  les  voiles 
pendaient  dégonflées  le  long  du  mât.  Tristan 
fit  atterrir  dans  une  île,  et,  lassés  de  la  mer,  les 
cent  chevaliers  de  Cornouailles  et  les  mariniers 
descendirent  au  rivage.  Seule  Iseut  était  de- 
meurée sur  la  nef,  et  une  petite  servante. 
Tristan  vint  vers  la  reine  et  tâchait  de  calmer 
son  cœur.  Comme  le  soleil  brûlait  et  qu'ils 
avaient  soif,  ils  demandèrent  à  boire.  L'enfant 
chercha  quelque  breuvage,  tant  qu'elle  dé- 
couvrit le  coutret  confié  à  Brangien  par  la 
mère  d'Iseut.  «  J'ai  trouvé  du  vin  !  »  leur 
cria-t-elle.  Non,  ce  n'était  pas  du  vin  :  c'était 
la  passion,  c'était  l'âpre  joie  et  l'angoisse  sans 
fin,  et  la  mort.  L'enfant  remplit  un  hanap  et 
le  présenta  à  sa  maîtresse.  Elle  but  à  longs 
traits,  puis  le  tendit  à  Tristan,  qui  le  vida. 

A  cet  instant,  Brangien  entra  et  les  vit  qui  se 
regardaient  en  silence,  comme  égarés  et  comme 
ravis.  Elle  vit  devant  eux  le  vase  presque  vide  et 
le  hanap.  Elle  prit  le  vase,  courut  à  la  poupe, 
le  lança  dans  les  vagues  et  gémit  : 

«  Malheureuse!  maudit  soit  le  jour  où  je  suis 
née  et    maudit   le  jour  où  je  suis   montée  sur 

42       ' 


LE  PHILTRE 

cette  nef  !   Iseut,   amie,  et  vous,  Tristan,  c'est 
votre  mort  que  vous  avez  bue  !  » 

De  nouveau  la  nef  cinglait  vers  Tintagel.  Il 
semblait  à  Tristan  qu'une  ronce  vivace,  aux 
épines  aiguës,  aux  fleurs  odorantes,  poussait  ses 
racines  dans  le  sang  de  son  cœur  et  par  de  forts 
liens  enlaçait  au  beau  corps  d'Iseut  son  corps 
et  toute  sa  pensée,  et  tout  son  désir.  Il  songeait: 
«  Andret,  Denoalen,  Guenelon,  et  Gondoïne, 
félons  qui  m'accusiez  de  convoiter  la  terre  du 
roi  Marc,  ah!  je  suis  plus  vil  encore,  et  ce  n'est 
pas  sa  terre  que  je  convoite  !  Bel  oncle,  qui 
m'avez  aimé  orphelin  avant  même  de  reconnaître 
le  sang  de  votre  sœur  Blanchefleur,  vous  qui  me 
pleuriez  tendrement,  tandis  que  vos  bras  me 
portaient  jusqu'à  la  barque  sans  rames  ni  voile, 
bel  oncle,  que  n'avez-vous,  dès  le  premier  jour, 
chassé  l'enfant  errant  venu  pour  vous  trahir? 
Ah!  qu'ai-je  pensé?  Iseut  est  votre  femme,  et 
moi  votre  vassal.  Iseut  est  votre  femme,  et  moi 
votre  fils.  Iseut  est  votre  femme  et  ne  peut  pas 
m'aimer.  » 

Iseut  l'aimait.  Elle  voulait  le  haïr,  pourtant  : 
ne  l'avait-il  pas  vilement  dédaignée?  Elle  vou- 
lait le  haïr,  et  ne  pouvait,  irritée  en  son  cœur 
de  cette  tendresse  plus  douloureuse  que  la 
haine. 

43 


LE  PHILTRE 

Brangien  les  observait  avec  angoisse,  plus 
cruellement  tourmentée  encore,  car  seule  elle 
savait  quel  mal  elle  avait  causé.  Deux  jours 
elle  les  épia,  les  vit  repousser  toute  nourriture, 
tout  breuvage  et  tout  réconfort,  se  chercher 
comme  des  aveugles  qui  marchent  à  tâtons  l'un 
vers  l'autre,  malheureux  quand  ils  languissaient 
séparés,  plus  malheureux  encore,  quand,  réunis, 
ils  tremblaient  devant  l'horreur  du  premier  aveu. 

Au  troisième  jour,  comme  Tristan  venait  vers 
la  tente,  dressée  sur  le  pont  de  la  nef,  où  Iseut 
était  assise,  Iseut  le  vit  s'approcher  et  lui  dit 
humblement  : 

«   Entrez,  seigneur. 

—  Reine,  dit  Tristan ,  pourquoi  m'avoir 
appelé  seigneur?  Ne  suis-je  pas  votre  homme 
lige,  au  contraire,  votre  vassal,  pour  vous  révérer, 
vous  servir  et  vous  aimer  comme  ma  reine  et  ma 
dame? 

Iseut  répondit  : 

«  Non,  tu  le  sais,  que  tu  es  mon  seigneur  et 
mon  maître  !  Tu  le  sais  que  ta  force  me  domine 
et  que  je  suis  ta  serve  !  Ah  !  que  n'ai-je  avivé 
naguère  les  plaies  du  jongleur  blessé  ?  Que 
n'ai-je  laissé  périr  le  tueur  du  monstre  dans  les 
herbes  du  marécage?  Que  n'ai-je  asséné  sur 
lui,  quand  il  gisait  dans  le  bain,  le  coup  de 

44 


LE  PHILTRE 

l'épée  déjà  brandie?  Hélas!  je  ne  savais  pas 
alors  ce  que  je  sais  aujourd'hui  ! 

—  Iseut,  que  savez-vous  donc  aujourd'hui? 
Qu'est-ce  donc  qui  vous  tourmente? 

—  Ah  !  tout  ce  que  je  sais  me  tourmente, 
et  tout  ce  que  je  vois.  Ce  ciel  me  tourmente  et 
cette  mer,  et  mon  corps  et  ma  vie  !  » 

Elle  posa  son  bras  sur  l'épaule  de  Tristan  ; 
des  larmes  éteignirent  le  rayon  de  ses  yeux, 
ses  lèvres  tremblèrent.  Il  répéta  : 

«  Amie,  qu'est-ce  donc  qui  vous  tourmente  ?  » 

Elle  répondit  : 

«  L'amour  de  vous.  » 

Alors  il  posa  ses  lèvres  sur  les  siennes. 

Mais,  comme  pour  la  première  fois  tous  deux 
goûtaient  une  joie  d'amour,  Brangien,  qui  les 
épiait,  poussa  un  cri,  et  les  bras  tendus,  la  face 
trempée  de  larmes,  se  jeta  à  leurs  pieds  : 

«  Malheureux  !  arrêtez-vous,  et  retournez, 
si  vous  le  pouvez  encore!  Mais  non,  la  voie 
est  sans  retour,  déjà  la  force  de  l'amour  vous 
entraîne  et  jamais  plus  vous  n'aurez  de  joie 
sans  douleur.  C'est  le  vin  herbe  qui  vous  pos- 
sède, le  breuvage  d'amour  que  votre  mère. 
Iseut,  m'avait  confié.  Seul,  le  roi  Marc  devait 
le  boire  avec  vous;  mais  l'Ennemi  s  est  joué  de 
nous  trois,  et  c'est  vous  qui  avez  vidé  le  hanap. 

45 


LE  PHILTRE 

Ami  Tristan,  Iseut  amie,  en  châtiment  de  la 
maie  garde  que  j'ai  faite,  je  vous  abandonne 
mon  corps,  ma  vie;  car,  par  mon  crime,  dans 
la  coupe  maudite,  vous  avez  bu  l'amour  et  la 
mort!  » 

Les  amants  s'étreignirent;  dans  leurs  beaux 
corps  frémissaient  le  désir  et  la  vie.  Tristan 
dit  : 

«  Vienne  donc  la  mort!  » 

Et,  quand  le  soir  tomba,  sur  la  nef  qui  bon- 
dissait plus  rapide  vers  la  terre  du  roi  Marc, 
liés  à  jamais,  ils  s'abandonnèrent  à  l'amour. 


46 


V 
BRANGIEN  LIVRÉE  AUX  SERFS 

Sobre   toz  avrai  gran  valor, 
S'aitals  camisa  m'es  dada, 
Cum  Iseus  det  a  l'amador. 
Que  mai  non  era   portada. 

(Rambaul,  comte  d'Orange.) 

LE  roi  Marc  accueillit  Iseut  la  Blonde  au 
"  rivage.  Tristan  la  prit  par  la  main  et  la 
conduisit  devant  le  roi  ;  le  roi  se  saisit  d'elle 
en  la  prenant  à  son  tour  par  la  main.  A  grand 
honneur  il  la  mena  vers  le  château  de  Tin- 
tagel,  et,  lorsqu'elle  parut  dans  la  salle  au 
milieu  des  vassaux,  sa  beauté  jeta  une  telle 
clarté  que  les  murs  s'illuminèrent  comme 
frappés  du  soleil  levant.  Alors  le  roi  Marc 
loua  les  hirondelles  qui,  par  belle  courtoisie, 
lui  avaient  porté  le  cheveu  d'or;  il  loua  Tristan 
et  les  cent  chevaliers  qui,  sur  la  nef  aventu- 
reuse, étaient  allés  lui  quérir  la  joie  de  ses  yeux 
et  de  son  cœur.  Hélas  !  la  nef  vous  apporte,  à 

M 


BRANGIEN  LIVREE  AUX  SERFS 

vous  aussi,   noble  roi,  l'âpre   deuil   et  les  forts 
tourments. 

A  dix-huit  jours  de  là,  ayant  convoqué  tous 
ses  barons,  il  prit  à  femme  Iseut  la  Blonde. 
Mais,  lorsque  vint  la  nuit,  Brangien,  afin  de 
cacher  le  déshonneur  de  la  reine  et  pour  la 
sauver  de  la  mort,  prit  la  place  d'Iseut  dans  le 
lit  nuptial.  En  châtiment  de  la  maie  garde 
qu'elle  avait  faite  sur  la  mer  et  pour  l'amour 
de  son  amie,  elle  lui  sacrifia,  la  fidèle,  la  pureté 
de  son  corps;  l'obscurité  de  la  nuit  cacha  au 
roi  sa  ruse  et  sa  honte. 

Les  conteurs  prétendent  ici  que  Brangien 
n'avait  pas  jeté  dans  la  mer  le  flacon  de  vin 
herbe,  non  tout  à  fait  vidé  par  les  amants  ; 
mais  qu'au  matin,  après  que  sa  dame  fut  entrée 
à  son  tour  dans  le  lit  du  roi  Marc,  Brangien 
versa  dans  une  coupe  ce  qui  restait  du  philtre 
et  la  présenta  aux  époux  ;  que  Marc  y  but  lar- 
gement et  qu'Iseut  jeta  sa  part  à  la  dérobée. 
Mais  sachez,  seigneurs,  que  ces  conteurs  ont 
corrompu  l'histoire  et  l'ont  faussée.  S'ils  ont 
imaginé  ce  mensonge,  c'est  faute  de  comprendre 
le  merveilleux  amour  que  Marc  porta  toujours 
à  la  reine.  Certes,  comme  vous  l'entendrez 
bientôt,  jamais,  malgré  l'angoisse,  le  tourment 
et  les  terribles  représailles,  Marc  ne  put  chasser 

48 


BRANGIEN  LIVREE  AUX  SERFS 

de  son  cœur  Iseut  ni  Tristan  :  mais  sachez,  sei- 
gneurs, qu'il  n'avait  pas  bu  le  vin  herbe.  Ni 
poison,  ni  sortilège;  seule,  la  tendre  noblesse 
de  son  cœur  lui  inspira  d'aimer. 

Iseut  est  reine  et  semble  vivre  en  joie.  Iseut 
est  reine  et  vit  en  tristesse.  Iseut  a  la  tendresse 
du  roi  Marc,  les  barons  l'honorent,  et  ceux  de 
la  gent  menue  la  chérissent.  Iseut  passe  le  jour 
dans  ses  chambres  richement  peintes  et  jonchées 
de  fleurs.  Iseut  a  les  nobles  joyaux,  les  draps 
de  pourpre  et  les  tapis  venus  de  Thessalie,  les 
chants  des  harpeurs,  et  les  courtines  où  sont 
ouvrés  léopards,  alérions,  papegauts  et  toutes 
les  bêtes  de  la  mer  et  des  bois.  Iseut  a  ses 
vives,  ses  belles  amours,  et  Tristan  auprès  d'elle, 
à  loisir,  et  le  jour  et  la  nuit;  car,  ainsi  que  veut 
la  coutume  chez  les  hauts  seigneurs,  il  couche 
dans  la  chambre  royale,  parmi  les  privés  et  les 
fidèles.  Iseut  tremble  pourtant.  Pourquoi  trem- 
bler? Ne  tient-elle  pas  ses  amours  secrètes? 
Qui  soupçonnerait  Tristan?  Qui  donc  soup- 
çonnerait un  fils?  Qui  la  voit?  Qui  l'épie? 
Quel  témoin?  Oui,  un  témoin  l'épie,  Brangien; 
Brangien  la  guette;  Brangien  seule  sait  sa  vie, 
Brangien  la  tient  en  sa  merci.  Dieu  !  si,  lasse 
de  préparer  chaque  jour  comme  une  servante 

49 


BRANGIEN  LIVREE  AUX  SERFS 

le  lit  où  elle  a  couché  la  première,  elle  les 
dénonçait  au  roi  !  si  Tristan  mourait  par  sa 
félonie!...  Ainsi  la  peur  affole  la  reine.  Non,  ce 
n'est  pas  de  Brangien  la  fidèle,  c'est  de  son 
propre  cœur  que  vient  son  tourment.  Ecoutez, 
seigneurs,  la  grande  traîtrise  qu'elle  médita; 
mais  Dieu,  comme  vous  l'entendrez,  la  prit  en 
pitié  ;  vous  aussi,  soyez-lui  compatissants  ! 

Ce  jour-là,  Tristan  et  le  roi  chassaient  au 
loin,  et  Tristan  ne  connut  pas  ce  crime.  Iseut 
fit  venir  deux  serfs,  leur  promit  la  franchise  et 
soixante  besants  d'or,  s'ils  juraient  de  faire  sa 
volonté.  Ils  firent  le  serment. 

«  Je  vous  donnerai  donc,  dit-elle,  une  jeune 
fille;  vous  l'emmènerez  dans  la  forêt,  loin  ou 
près,  mais  en  tel  lieu  que  nul  ne  découvre 
jamais  l'aventure  ;  là,  vous  la  tuerez  et  me  rap- 
porterez sa  langue.  Retenez,  pour  me  les  répé- 
ter, les  paroles  qu'elle  aura  dites.  Allez;  à  votre 
retour,  vous  serez  des  hommes  affranchis  et 
riches.  » 

Puis  elle  appela  Brangien  : 

«  Amie,  tu  vois  comme  mon  corps  languit 
et  souffre;  n'iras-tu  pas  chercher  dans  la  forêt 
les  plantes  qui  conviennent  à  ce  mal?  Deux 
serfs  sont  là,  qui  te  conduiront;  ils  savent  où 
croissent    les    herbes    efficaces.    Suis-les  donc; 

50 


BRANG1EN  LIVREE  AUX  SERFS 

sœur,  sache-le  bien,  si  je  t'envoie  à  la  forêt, 
c'est  qu'il  y  va  de  mon  repos  et  de  ma  vie!   •> 

Les  serfs  l'emmenèrent.  Venue  au  bois,  elle 
voulut  s'arrêter,  car  les  plantes  salutaires  crois- 
saient autour  d'elle  en  suffisance.  Mais  ils  l'en- 
traînèrent plus  loin  : 

«  Viens,  jeune  fille,  ce  n'est  pas  ici  le  lieu 
convenable.  » 

L'un  des  serfs  marchait  devant  elle,  son 
compagnon  la  suivait.  Plus  de  sentier  frayé, 
mais  des  ronces,  des  épines  et  des  chardons 
emmêlés.  Alors  l'homme  qui  marchait  le  pre- 
mier tira  son  épée  et  se  retourna;  elle  se  rejeta 
vers  l'autre  serf  pour  lui  demander  aide;  il 
tenait  aussi  l'épée  nue  à  son  poing  et  dit  : 

«  Jeune  fille,  il  nous  faut  te  tuer.  » 

Brangien  tomba  sur  l'herbe  et  ses  bras  ten- 
taient d'écarter  la  pointe  des  épées.  Elle  deman- 
dait merci  d'une  voix  si  pitoyable  et  si  tendre 
qu'ils  dirent  : 

«  Jeune  fille,  si  la  reine  Iseut,  ta  dame  et  la 
nôtre,  veut  que  tu  meures,  sans  doute  lui  as-tu 
fait  quelque  grand  tort.  » 

Elle  répondit  : 

«  Je  ne  sais,  amis;  je  ne  me  souviens  que 
d'un  seul  méfait.  Quand  nous  partîmes  d'Ir- 
lande,   nous   emportions    chacune,   comme    la 

51 


BRANGIEN   LIVRÉE  AUX  SERFS 

plus  chère  des  parures,  une  chemise  blanche 
comme  la  neige,  une  chemise  pour  notre  nuit 
de  noces.  Sur  la  mer,  il  advint  qu'Iseut  déchira 
sa  chemise  nuptiale,  et  pour  la  nuit  de  ses 
noces,  je  lui  ai  prêté  la  mienne.  Amis,  voilà  tout 
le  tort  que  je  lui  ai  fait.  Mais  puisqu'elle  veut 
que  je  meure,  dites-lui  que  je  lui  mande  salut 
et  amour,  et  que  je  la  remercie  de  tout  ce 
qu'elle  m'a  fait  de  bien  et  d'honneur  depuis 
qu'enfant,  ravie  par  des  pirates,  j'ai  été  vendue 
à  sa  mère  et  vouée  à  la  servir.  Que  Dieu,  dans 
sa  bonté,  garde  son  honneur,  son  corps,  sa  vie! 
Frères,  frappez  maintenant!  » 

Les  serfs  eurent  pitié.  Ils  tinrent  conseil  et, 
jugeant  que  peut-être  un  tel  méfait  ne  valait 
point  la  mort,  ils  la  lièrent  à  un  arbre. 

Puis  ils  tuèrent  un  jeune  chien  :  l'un  d'eux 
lui  coupa  la  langue,  la  serra  dans  un  pan  de 
sa  gonelle,  et  tous  deux  reparurent  ainsi 
devant  Iseut. 

«  A-t-elle   parlé  ?   demanda-t-elle,  anxieuse. 

—  Oui,  reine,  elle  a  parlé.  Elle  a  dit  que 
vous  étiez  irritée  à  cause  d'un  seul  tort  :  vous 
aviez  déchiré  sur  la  mer  une  chemise  blanche 
comme  neige  que  vous  rapportiez  d'Irlande, 
elle  vous  a  prêté  la  sienne  au  soir  de  vos  noces. 
C'était  là,  disait-elle,  son  seul  crime.  Elle  vous 

52 


BRANGIEN  LIVREE  AUX  SERFS 

a  rendu  grâce  pour  tant  de  bienfaits  reçus  de 
vous  dès  l'enfance,  elle  a  prié  Dieu  de  protéger 
votre  honneur  et  votre  vie.  Elle  vous  mande 
salut  et  amour.  Reine,  voici  sa  langue  que  nous 
vous  apportons. 

—  Meurtriers!  cria  Iseut,  rendez-moi  Bran- 
gien,  ma  chère  servante  !  Ne  saviez-vous  pas 
qu'elle  était  ma  seule  amie?  Meurtriers,  rendez- 
la  moi  ! 

—  Reine,  on  dit  justement  :  «  Femme  change 
en  peu  d'heures;  au  même  temps,  femme  rit, 
pleure,  aime,  hait.  »  Nous  l'avons  tuée,  puisque 
vous  l'avez  commandé  ! 

—  Comment  l'aurais-je  commandé  ?  Pour 
quel  méfait?  n'était-ce  pas  ma  chère  compagne, 
la  douce,  la  fidèle,  la  belle?  Vous  le  saviez, 
meurtriers  :  je  l'avais  envoyée  chercher  des 
herbes  salutaires  et  je  vous  l'ai  confiée,  pour 
que  vous  la  protégiez  sur  la  route.  Mais  je  dirai 
que  vous  l'avez  tuée  et  vous  serez  brûlés  sur 
des  charbons. 

—  Reine,  sachez  donc  qu'elle  vit  et  que 
nous  vous  la  ramènerons  saine  et  sauve.  » 

Mais  elle  ne  les  croyait  pas.  et  comme 
égarée,  tour  à  tour  maudissait  les  meurtriers 
et  se  maudissait  elle-même.  Elle  retint  l'un 
des   serfs   auprès  d'elle,   tandis   que   l'autre   se 

53 


BRANGIEN  LIVRÉE  AUX  SERPS 

hâtait  vers  l'arbre  où  Brangien  était  attachée  : 
«  Belle,  Dieu  vous  a  fait  merci,  et  voilà  que 
votre  dame  vous  rappelle  !  » 

Quand  elle  parut  devant  Iseut,  Brangien 
s'agenouilla,  lui  demandant  de  lui  pardonner 
ses  torts;  mais  la  reine  était  aussi  tombée  à 
genoux  devant  elle,  et  toutes  deux,  embrassées, 
se  pâmèrent  longuement. 


54 


VI 
LE  GRAND  PIN 

Isot  ma  drue,  Isot  m'amie. 

En  vos  ma  mort,  en  vos  ma  vie  ! 

(Gollfried  Je  Strasbourg.) 

CE  n'est  pas  Brangien  la  fidèle,  c'est  eux- 
mêmes  que  les  amants  doivent  redouter. 
Mais  comment  leurs  cœurs  enivrés  seraient-ils 
vigilants?  L'amour  les  presse,  comme  la  soif 
précipite  vers  la  rivière  le  cerf  sur  ses  fins;  ou 
tel  encore,  après  un  long  jeûne,  l'épervier  sou- 
dain lâché  fond  sur  la  proie.  Hélas!  amour  ne 
se  peut  celer.  Certes,  par  la  prudence  de 
Brangien,  nul  ne  surprit  la  reine  entre  les  bras 
de  son  ami;  mais,  à  toute  heure,  en  tout  lieu, 
chacun  ne  voit-il  pas  comment  le  désir  les 
agite,  les  étreint,  déborde  de  tous  leurs  sens 
ainsi  que  le  vin  nouveau  ruisselle  de  la  cuve? 
Déjà  les  quatre  félons  de  la  cour,  qui  haïs- 
saient Tristan  pour  sa  prouesse,  rôdent  autour 

55 


LE  GRAND  PIN 

de  la  reine.  Déjà  ils  connaissent  la  vérité  de  ses 
belles  amours.  Ils  brûlent  de  convoitise,  de 
haine  et  de  joie.  Ils  porteront  au  roi  la  nou- 
velle :  ils  verront  la  tendresse  se  muer  en 
fureur;  Tristan,  chassé  ou  livré  à  la  mort,  et 
le  tourment  de  la  reine.  Ils  craignaient  pourtant 
la  colère  de  Tristan  ;  mais,  enfin,  leur  haine 
dompta  leur  terreur;  un  jour,  les  quatre  barons 
appelèrent  le  roi  Marc  à  parlement,  et  Andret 
lui  dit  : 

«  Beau  roi,  sans  doute  ton  cœur  s'irritera  et 
tous  quatre  nous  en  avons  grand  deuil;  mais 
nous  devons  te  révéler  ce  que  nous  avons  sur- 
pris. Tu  as  placé  ton  cœur  en  Tristan  et 
Tristan  veut  te  honnir.  Vainement  nous  t'avions 
averti;  pour  lamour  d'un  seul  homme,  tu  fais 
fi  de  ta  parenté  et  de  ta  baronnie  entière,  et 
tu  nous  délaisses  tous.  Sache  donc  que  Tristan 
aime  la  reine  :  c'est  vérité  prouvée,  et  déjà  l'on 
en  dit  mainte  parole.  » 

Le  noble  roi  chancela  et  répondit  : 
«  Lâche  !  quelle  félonie  as-tu  pensée  !  Certes, 
j'ai  placé  mon  cœur  en  Tristan.  Au  jour  où  le 
Morholt  vous  offrit  la  bataille,  vous  baissiez 
tous  la  tête,  tremblants  et  pareils  à  des  muets; 
mais  Tristan  l'affronta  pour  l'honneur  de  cette 
terre,  et  par  chacune  de  ses  blessures  son  âme 

56 


LE  GRAND  PIN 

aurait  pu  s'envoler.  C'est  pourquoi  vous  le 
haïssez,  et  c'est  pourquoi  je  l'aime,  plus  que 
toi,  Andret,  plus  que  vous  tous,  plus  que  per- 
sonne. Mais  que  prétendez-vous  avoir  décou- 
vert? qu'avez-vous  vu?  qu'avez-vous  entendu? 
Rien,  en  vérité,  seigneur,  rien  que  tes 
yeux  ne  puissent  voir,  rien  que  tes  oreilles  ne 
puissent  entendre.  Regarde,  écoute,  beau  sire; 
peut-être  il  en  est  temps  encore.  » 

Et,  s'étant  retirés,  ils  le  laissèrent  à  loisir 
savourer  le  poison. 

Le  roi  Marc  ne  put  secouer  le  maléfice.  A 
son  tour,  contre  son  cœur,  il  épia  son  neveu,  il 
épia  la  reine.  Mais  Brangien  s'en  aperçut,  les 
avertit,  et  vainement  le  roi  tenta  d'éprouver 
Iseut  par  des  ruses.  Il  s'indigna  bientôt  de  ce 
vil  combat,  et  comprenant  qu'il  ne  pourrait  plus 
chasser  le  soupçon,  il  manda  Tristan  et  lui  dit  : 

«  Tristan,  éloigne-toi  de  ce  château;  et  quand 
tu  l'auras  quitté,  ne  sois  plus  si  hardi  que  d'en 
franchir  les  fossés  ni  les  lices.  Des  félons  t'ac- 
cusent d'une  grande  traîtrise.  Ne  m'interroge 
pas  :  je  ne  saurais  rapporter  leurs  propos  sans 
nous  honnir  tous  les  deux.  Ne  cherche  pas 
des  paroles  qui  m'apaisent  :  je  le  sens,  elles 
resteraient  vaines.  Pourtant,  je  ne  crois  pas  les 

57 


LE  GRAND    PIN 

félons  :  si  je  les  croyais,  ne  t'aurais-je  pas  déjà 
jeté  à  la  mort  honteuse?  Mais  leurs  discours 
maléfiques  ont  troublé  mon  cœur,  et  seul  ton 
départ  le  calmera.  Pars;  sans  doute  je  te  rap- 
pellerai bientôt;  pars,  mon  fils  toujours  cher!  » 

Quand  les  félons  ouïrent  la  nouvelle  : 
«  Il  est  parti,  dirent-ils  entre  eux,  il  est  parti, 
l'enchanteur,  chassé  comme  un  larron  !  Que 
peut-il  devenir  désormais?  Sans  doute  il  pas- 
sera la  mer  pour  chercher  les  aventures  et 
porter  son  service  déloyal  à  quelque  roi  loin- 
tain !  » 

Non,  Tristan  n'eut  pas  la  force  de  partir; 
et  quand  il  eut  franchi  les  lices  et  les  fossés  du 
château,  il  connut  qu'il  ne  pourrait  s'éloigner 
davantage  ;  il  s'arrêta  dans  le  bourg  même  de 
Tintagel,  prit  hôtel  avec  Gorvenal  dans  la 
maison  d'un  bourgeois,  et  languit,  torturé  par 
la  fièvre,  plus  blessé  que  naguère,  aux  jours 
où  l'épieu  du  Morholt  avait  empoisonné  son 
corps.  Naguère,  quand  il  gisait  dans  la  cabane 
construite  au  bord  des  flots  et  que  tous 
fuyaient  la  puanteur  de  ses  plaies,  trois  hommes 
pourtant  l'assistaient,  Gorvenal,  Dinas  de  Lidan 
et  le  roi  Marc.  Maintenant,  Gorvenal  et  Dinas 
se  tenaient  encore  à  son  chevet;  mais  le  roi 
Marc  ne  venait  plus,  et  Tristan  gémissait  : 

58 


LE  GRAND   PIN 

«  Certes,  bel  oncle,  mon  corps  répand  main- 
tenant l'odeur  d'un  venin  plus  repoussant,  et 
votre  amour  ne  sait  plus  surmonter  votre 
horreur.  » 

Mais,  sans  relâche,  dans  l'ardeur  de  la  fièvre, 
le  désir  l'entraînait,  comme  un  cheval  emporté, 
vers  les  tours  bien  closes  qui  tenaient  la  reine 
enfermée  ;  cheval  et  cavalier  se  brisaient  contre 
les  murs  de  pierre;  mais  cheval  et  cavalier  se 
relevaient  et  reprenaient  sans  cesse  la  même 
chevauchée. 

Derrière  les  tours  bien  closes,  Iseut  la  Blonde 
languit  aussi,  plus  malheureuse  encore  :  car, 
parmi  ces  étrangers  qui  l'épient,  il  lui  faut  tout 
le  jour  feindre  la  joie  et  rire;  et,  la  nuit,  éten- 
due aux  côtés  du  roi  Marc,  il  lui  faut  dompter, 
immobile,  l'agitation  de  ses  membres  et  les 
tressauts  de  la  fièvre.  Elle  veut  fuir  vers  Tristan. 
Il  lui  semble  qu'elle  se  lève  et  qu'elle  court 
jusqu'à  la  porte;  mais  sur  le  seuil  obscur,  les 
félons  ont  tendu  de  grandes  faulx  :  les  lames 
affilées  et  méchantes  saisissent  au  passage  ses 
genoux  délicats.  Il  lui  semble  qu'elle  tombe 
et  que,  de  ses  genoux  tranchés,  s'élancent 
deux  rouges  fontaines. 

Bientôt  les  amants  mourront,  si  nul  ne  les 
secourt.  Et  qui  donc  les  secourra,  sinon   Bran- 

59 


LE  GRAND   PIN 

gien?  Au  péril  de  sa  vie,  elle  s'est  glissée  vers 
la  maison  où  Tristan  languit.  Gorvenal  lui 
ouvre  tout  joyeux,  et  pour  sauver  les  amants, 
elle  enseigne  une  ruse  à  Tristan. 

Non,  jamais,  seigneurs,  vous  n'aurez  ouï 
parler  d'une  plus  belle  ruse  d'amour. 

Derrière  le  château  de  Tintagel,  un  verger 
s'étendait,  vaste  et  clos  de  fortes  palissades.  De 
beaux  arbres  y  croissaient  sans  nombre,  chargés 
de  fruits,  d'oiseaux  et  de  grappes  odorantes. 
Au  lieu  le  plus  éloigné  du  château,  tout  auprès 
des  pieux  de  la  palissade,  un  pin  s'élevait,  haut 
et  droit,  dont  le  tronc  robuste  soutenait  une 
large  ramure.  A  son  pied,  une  source  vive  : 
l'eau  s'épandait  d'abord  en  une  large  nappe, 
claire  et  calme,  enclose  par  un  perron  de 
marbre;  puis,  contenue  entre  deux  rives 
resserrées,  elle  courait  par  le  verger  et,  péné- 
trant dans  l'intérieur  même  du  château,,  traver- 
sait les  chambres  des  femmes.  Or,  chaque  soir, 
Tristan,  par  le  conseil  de  Brangien,  taillait  avec 
art  des  morceaux  d'écorce  et  de  menus  bran- 
chages. Il  franchissait  les  pieux  aigus,  et,  venu 
sous  le  pin,  jetait  les  copeaux  dans  la  fontaine. 
Légers  comme  l'écume,  ils  surnageaient  et 
coulaient  avec  elle,  et,  dans  les  chambres  des 
femmes.   Iseut  épiait  leur  venue.  Aussitôt,  les 

60 


LE  GRAND   PIN 

soirs  où  Brangien  avait  su  écarter  le  roi  Marc 
et  les  félons,  elle  s'en  venait  vers  son  ami. 

Elle  s'en  vient,  agile  et  craintive  pourtant, 
guettant  à  chacun  de  ses  pas  si  des  félons  se 
sont  embusqués  derrière  les  arbres.  Mais  dès 
que  Tristan  l'a  vue,  les  bras  ouverts,  il  s'élance 
vers  elle.  Alors,  la  nuit  les  protège  et  l'ombre 
amie  du  grand  pin. 

«  Tristan,  dit  la  reine,  les  gens  de  mer  n'as- 
surent-ils pas  que  ce  château  de  Tintagel  est 
enchanté  et  que,  par  sortilège,  deux  fois  l'an, 
en  hiver  et  en  été,  il  se  perd,  et  disparaît  aux 
yeux?  Il  s'est  perdu  maintenant.  N'est-ce  pas 
ici  le  verger  merveilleux  dont  parlent  les  lais  de 
harpe  :  une  muraille  d'air  l'enclôt  de  toutes 
parts;  des  arbres  fleuris,  un  sol  embaumé;  le 
héros  y  vit  sans  vieillir  entre  les  bras  de  son 
amie,  et  nulle  force  ennemie  ne  peut  briser  la 
muraille  d'air?  » 

Déjà,  sur  les  tours  de  Tintagel,  retentissent 
les  trompes  des  guetteurs  qui  annoncent  l'aube. 

o  Non,  dit  Tristan,  la  muraille  d'air  est  déjà 
brisée,  et  ce  n'est  pas  ici  le  verger  merveilleux. 
Mais,  un  jour,  amie,  nous  irons  ensemble  au 
pays  fortuné  dont  nul  ne  retourne.  Là  s'élève 
un  château  de  marbre  blanc;  à  chacune  de  ses 
mille    fenêtres,     brille    un    cierge    allumé;    à 

61 


LE  GRAND   PIN 

chacune,  un  jongleur  joue  et  chante  une 
mélodie  sans  fin;  le  soleil  n'y  brille  pas,  et 
pourtant  nul  ne  regrette  sa  lumière  :  c'est 
1  heureux   pays  des  vivants.   » 

Mais  au  sommet  des  tours  de  Tintagel,  l'aube 
éclaire  les  grands  blocs  alternés  de  sinople 
et  d'azur. 

Iseut  a  recouvré  sa  joie  :  le  soupçon  de 
Marc  se  dissipe  et  les  félons  comprennent,  au 
contraire,  que  Tristan  a  revu  la  reine.  Mais 
Brangien  fait  si  bonne  garde  qu'ils  épient  vaine- 
ment. Enfin,  le  duc  Andret,  que  Dieu  honnisse  ! 
dit  à  ses  compagnons  : 

«  Seigneurs,  prenons  conseil  de  Frocin,  le 
nain  bossu.  Il  connaît  les  sept  arts,  la  magie  et 
toutes  manières  d'enchantements.  Il  sait,  à  la 
naissance  d'un  enfant,  observer  si  bien  les 
sept  planètes  et  le  cours  des  étoiles  qu'il  conte 
par  avance  tous  les  points  de  sa  vie.  Il  découvre, 
par  la  puissance  de  Bugibus  et  de  Noiron,  les 
choses  secrètes.  Il  nous  enseignera,  s'il  veut, 
les  ruses  d'Iseut  la  Blonde.  » 

En  haine  de  beauté  et  de  prouesse,  le  petit 
homme  méchant  traça  les  caractères  de  sorcel- 
lerie, jeta  ses  charmes  et  ses  sorts,  considéra  le 
cours  d'Orion  et  de  Lucifer,  et  dit  : 

62 


LE  GRAND   PIN 

«  Vivez  en  joie,  beaux  seigneurs;  cette  nuit 
vous  pourrez  les  saisir.  » 

Ils  le  menèrent  devant  le  roi. 

«  Sire,  dit  le  sorcier,  mandez  à  vos  veneurs 
qu'ils  mettent  la  laisse  aux  limiers  et  la  selle 
aux  chevaux;  annoncez  que  sept  jours  et 
sept  nuits  vous  vivrez  dans  la  forêt,  pour 
conduire  votre  chasse,  et  vous  me  pendrez  aux 
fourches  si  vous  n'entendez  pas,  cette  nuit 
même,  quels  discours  Tristan  tient  à  la  reine.  » 

Le  roi  fit  ainsi,  contre  son  cœur.  La  nuit 
tombée,  il  laissa  ses  veneurs  dans  la  forêt,  prit 
le  nain  en  croupe,  et  retourna  vers  Tintagel. 
Par  une  entrée  qu'il  savait,  il  pénétra  dans  le 
verger  et  le  nain  le  conduisit  sous  le  grand  pin. 

«  Beau  roi,  il  convient  que  vous  montiez 
dans  les  branches  de  cet  arbre.  Portez  là-haut 
votre  arc  et  vos  flèches  :  ils  vous  serviront  peut- 
être.  Et  tenez-vous  coi  :  vous  n'attendrez  pas 
longuement. 

—  Va-t'en,  chien  de  l'Ennemi!  »  répondit 
Marc. 

Et   le    nain   s'en  alla,  emmenant   le  cheval. 

Il  avait  dit  vrai;  le  roi  n'attendit  pas  longue- 
ment. Cette  nuit,  la  lune  brillait,  claire  et  belle. 
Caché  dans  la  ramure,  le  roi  vit  son  neveu 
bondir  par-dessus  les  pieux  aigus.  Tristan  vint 

63 


LE  GRAND   PIN 

sous  l'arbre  et  jeta  dans  l'eau  les  copeaux  et 
les  branchages.  Mais,  comme  il  s'était  penché 
sur  la  fontaine  en  les  jetant,  il  vit,  réfléchie  dans 
l'eau,  1  image  du  roi.  Ah  !  s'il  pouvait  arrêter 
les  copeaux  qui  fuient  !  Mais  non,  ils  courent, 
rapides,  par  ie  verger.  Là-bas,  dans  les  chambres 
des  femmes,  Iseut  épie  leur  venue;  déjà,  sans 
doute,  elle  les  voit,  elle  accourt.  Que  Dieu  pro- 
tège les  amants  ! 

Elle  vient.  Assis,  immobile, Tristan  la  regarde, 
et  dans  l'arbre,  il  entend  le  crissement  de  la 
flèche  qui  s'encoche  dans  la  corde  de  l'arc. 

Elle  vient,  agile  et  prudente  pourtant,  comme 
elle  avait  coutume.  «  Qu'est-ce  donc?  pensa- 
t-elle.  Pourquoi  Tristan  n'accourt-il  pas  ce  soir 
à  ma  rencontre  ?  aurait-il  vu  quelque  ennemi  ?  » 

Elle  s'arrête,  fouille  du  regard  les  fourrés 
noirs;  soudain,  à  la  clarté  de  la  lune,  elle 
aperçut  à  son  tour  l'ombre  du  roi  dans  la 
fontaine.  Elle  montra  bien  la  sagesse  des 
femmes  en  ce  qu'elle  ne  leva  point  les  yeux 
vers  les  branches  de  l'arbre  :  «  Seigneur  Dieu  ! 
dit-elle  tout  bas,  accordez-moi  seulement  que 
je  puisse  parler  la  première  !  » 

Elle  s'approche  encore.  Ecoutez  comme  elle 
devance  et  prévient  son  ami  : 

«  Sire  Tristan,  qu'avez-vous  osé?   M'attirer 

64 


LE  GRAND   PIN 

en  tel  lieu,  à  telle  heure  !  Maintes  fois  déjà  vous 
m'aviez  mandée,  pour  me  supplier,  disiez-vous. 
Et  par  quelle  prière  ?  Qu'attendez-vous  de 
moi?  Je  suis  venue  enfin,  car  je  n'ai  pu 
l'oublier,  si  je  suis  reine,  je  vous  le  dois.  Me 
voici  donc  :  que  voulez-vous  ? 

—  Reine,  vous  crier  merci,  afin  que  vous 
apaisiez  le  roi  !  » 

Elle  tremble  et  pleure.  Mais  Tristan  loue  le 
Seigneur  Dieu,  qui  a  montré  le  péril  à  son  amie. 

«  Oui,  reine,  je  vous  ai  mandée  souvent  et 
toujours  en  vain  :  jamais,  depuis  que  le  roi  m'a 
chassé,  vous  n'avez  daigné  venir  à  mon  appel. 
Mais  prenez  en  pitié  le  chétif  que  voici;  le  roi 
me  hait,  j'ignore  pourquoi;  mais  vous  le  savez 
peut-être;  et  qui  donc  pourrait  charmer  sa 
colère,  sinon  vous  seule,  reine  franche,  courtoise 
Iseut,  en  qui  son  cœur  se  fie? 

—  En  vérité,  sire  Tristan,  ignorez-vous  encore 
qu'il  nous  soupçonne  tous  les  deux?  Et  de 
quelle  traîtrise  !  faut-il,  par  surcroît  de  honte, 
que  ce  soit  moi  qui  vous  l'apprenne?  Mon 
seigneur  croit  que  je  vous  aime  d  amour 
coupable.  Dieu  le  sait  pourtant,  et,  si  je  mens, 
qu'il  honnisse  mon  corps  !  jamais  je  n'ai  donné 
mon  amour  à  nul  homme,  hormis  à  celui  qui 
le  premier  m'a  prise,  vierge,  entre  ses  bras.  Et 

65 


LE  GRAND   PIN 

vous  voulez, Tristan,  que  j'implore  du  roi  votre 
pardon?  Mais  s'il  savait  seulement  que  je  suis 
venue  sous  ce  pin,  demain  il  ferait  jeter  ma 
cendre  aux  vents  !   » 

Tristan  gémit  : 

«  Bel  oncle,  on  dit  :  «  Nul  n'est  vilain,  s'il  ne 
fait  vilenie.  »  Mais  en  quel  cœur  a  pu  naître 
un  tel  soupçon  ? 

—  Sire  Tristan,  que  voulez-vous  dire?  Non, 
le  roi  mon  seigneur  n'eût  pas  de  lui-même 
imaginé  telle  vilenie.  Mais  les  félons  de  cette 
terre  lui  ont  fait  accroire  ce  mensonge,  car  i! 
est  facile  de  décevoir  les  cœurs  loyaux.  Ils 
s'aiment,  lui  ont-ils  dit,  et  les  félons  nous  l'ont 
tourné  à  crime.  Oui  vous  m'aimiez,  Tristan, 
pourquoi  le  nier?  ne  suis-je  pas  la  femme  de 
votre  oncle  et  ne  vous  avais-je  pas  deux  fois 
sauvé  de  la  mort  ?  Oui,  je  vous  aimais  en 
retour  :  n'êtes-vous  pas  du  lignage  du  roi,  et 
n'ai-je  pas  ouï  maintes  fois  ma  mère  répéter 
qu'une  femme  n'aime  pas  son  seigneur  tant 
qu'elle  n'aime  pas  la  parenté  de  son  seigneur? 
C'est  pour  l'amour  du  roi  que  je  vous  aimais, 
Tristan  ;  maintenant  encore,  s'il  vous  reçoit  en 
grâce,  j'en  serai  joyeuse.  Mais  mon  corps 
tremble,  j'ai  grand'peur,  je  pars,  j'ai  trop 
demeuré  déjà.   » 

66 


LE  GRAND   PIN 

Dans  la  ramure,  le  roi  eut  pitié  et  sourit 
doucement.  Iseut  s'enfuit,  Tristan  la  rappelle  : 
<•  Reine,  au  nom  du  Sauveur,  venez  à  mon 
secours,  par  charité  !  les  couards  voulaient 
écarter  du  roi  tous  ceux  qui  l'aiment;  ils  ont 
réussi  et  le  raillent  maintenant.  Soit;  je  m'en  irai 
donc  hors  de  ce  pays,  au  loin,  misérable  comme 
j'y  vins  jadis  :  mais,  tout  au  moins,  obtenez  du 
roi  qu'en  reconnaissance  des  services  passés, 
afin  que  je  puisse  sans  honte  chevaucher  loin 
d'ici,  il  me  donne  du  sien  assez  pour  acquitter 
mes  dépenses,  pour  dégager  mon  cheval  et 
mes  armes. 

Non,  Tristan,  vous  n'auriez  pas  dû 
m'adresser  cette  requête.  Je  suis  seule  sur 
cette  terre,  seule  en  ce  palais  où  nul  ne  m'aime, 
sans  appui,  à  la  merci  du  roi.  Si  je  lui  dis  un 
seul  mot  pour  vous,  ne  voyez-vous  pas  que  je 
risque  la  mort  honteuse?  Ami,  que  Dieu  vous 
protège!  Le  roi  vous  hait  à  grand  tort.  Mais, 
en  toute  terre  où  vous  irez,  le  Seigneur  Dieu 
vous  sera  un  ami  vrai.   ». 

Elle  part  et  fuit  jusqu'à  sa  chambre,  où 
Brangien  la  prend,  tremblante,  entre  ses  bras: 
la  reine  lui  dit  l'aventure.  Brangien  s'écrie  : 

«  Iseut,  ma  dame,  Dieu  a  fait  pour  vous 
un  grand  miracle!  Il  est  père  compatissant  et 

67 


LE  GRAND   PIN 

ne  veut  pas  le  mal  de  ceux  qu'il  sait  in- 
nocents. » 

Sous  le  grand  pin,  Tristan,  appuyé  contre  le 
perron  de  marbre,  se  lamentait  : 

«  Que  Dieu  me  prenne  en  pitié  et  répare  la 
grande  injustice  que  je  souffre  de  mon  cher 
seigneur  !  » 

Quand  il  eut  franchi  la  palissade  du  verger, 
le  roi  dit  en  souriant  : 

«  Beau  neveu,  bénie  soit  cette  heure!  Vois  : 
la  lointaine  chevauchée  que  tu  préparais  ce 
matin,  elle  est  déjà  finie  !  » 

Là-bas,  dans  une  clairière  de  la  forêt,  le  nain 
Frocin  interrogeait  le  cours  des  étoiles;  il  y  lut 
que  le  roi  le  menaçait  de  mort;  il  noircit  de 
peur  et  de  honte,  enfla  de  rage,  et  s'enfuit 
prestement  vers  la  terre  de  Galles. 


68 


VII 
LE  NAIN    FROCIN 

Wé  dem  selbin  getwerge, 
Daz  er  den   edelin   man  vorrit  ! 

(Eilharl   d'Oberg.) 

|E  roi  Marc  a  fait  sa  paix  avec  Tristan.  Il  lui 
*-^  a  donné  congé  de  revenir  au  château,  et, 
comme  naguère,  Tristan  couche  dans  la 
chambre  du  roi  parmi  les  privés  et  les  fidèles. 
A  son  gré,  il  y  peut  entrer,  il  en  peut  sortir  : 
le  roi  n'en  a  plus  souci.  Mais  qui  donc  peut 
longtemps  tenir  ses  amours  secrètes? 

Marc  avait  pardonné  aux  félons,  et  comme 
le  sénéchal  Dinas  de  Lidan  avait  un  jour 
trouvé  dans  une  forêt  lointaine,  errant  et 
misérable,  le  nain  bossu,  il  le  ramena  au  roi, 
qui  eut  pitié  et  lui  pardonna  son  méfait. 

Mais  sa  bonté  ne  fit  qu'exciter  la  haine  des 
barons;  ayant  de  nouveau  surpris  Tristan  et 
la  reine,  ils  se  lièrent  par  ce  serment  :  si  le  roi 

69 


LE  NAIN  FROCIN 

ne  chassait  pas  son  neveu  hors  du  pays,  ils 
se  retireraient  dans  leurs  forts  châteaux  pour 
le  guerroyer.  Ils  appelèrent  le  roi  à  parlement  : 

«  Seigneur,  aime-nous,  hais-nous,  à  ton  choix  ; 
mais  nous  voulons  que  tu  chasses  Tristan.  Il 
aime  la  reine,  et  le  voit  qui  veut,  mais  nous, 
nous  ne  le  souffrirons  plus.  » 

Le  roi  les  entend,  soupire,  baisse  le  front 
vers  la  terre,  se  tait. 

«  Non,  roi,  nous  ne  le  souffrirons  plus,  car 
nous  savons  maintenant  que  cette  nouvelle, 
naguère  étrange,  n'est  plus  pour  te  surprendre 
et  que  tu  consens  à  leur  crime.  Que  feras-tu? 
Délibère  et  prends  conseil.  Pour  nous,  si  tu 
n'éloignes  pas  ton  neveu  sans  retour,  nous  nous 
retirerons  sur  nos  baronnies  et  nous  entraîne- 
rons aussi  nos  voisins  hors  de  ta  cour,  car  nous 
ne  pouvons  supporter  qu'ils  y  demeurent.  Tel 
est  le  choix  que  nous  t'offrons;  choisis  donc! 

—  Seigneurs,  une  fois  j'ai  cru  aux  laides 
paroles  que  vous  disiez  de  Tristan,  et  je  m'en 
suis  repenti.  Mais  vous  êtes  mes  féaux,  et  je  ne 
veux  pas  perdre  le  service  de  mes  hommes. 
Conseillez-moi  donc,  je  vous  en  requiers,  vous 
qui  me  devez  le  conseil.  Vous  savez  bien  que 
je  fuis  tout  orgueil  et  toute  démesure. 

—  Donc,  seigneur,  mandez  ici  le  nain  Frocin. 

70 


LE  NAIN  FROCIN 

Vous  vous  défiez  de  lui,  pour  l'aventure  du 
verger.  Pourtant,  n'avait-il  pas  lu  dans  les 
étoiles  que  la  reine  viendrait  ce  soir-là  sous  le 
pin?  11  sait  maintes  choses;  prenez  son  conseil.  » 

Il  accourut,  le  bossu  maudit,  et  Denoalen 
l'accola.  Ecoutez  quelle  trahison  il  enseigna  au 
roi  : 

«  Sire,  commande  à  ton  neveu  que  demain, 
dès  l'aube,  au  galop,  il  chevauche  vers  Carduel 
pour  porter  au  roi  Arthur  un  bref  sur  parche- 
min, bien  scellé  de  cire.  Roi,  Tristan  couche 
près  de  ton  lit.  Sors  de  ta  chambre  à  l'heure 
du  premier  sommeil,  et,  je  te  le  jure  par  Dieu 
et  par  la  loi  de  Rome,  s'il  aime  Iseut  de  fol 
amour,  il  voudra  venir  lui  parler  avant  son 
départ  :  mais,  s'il  y  vient  sans  que  je  le  sache 
et  sans  que  tu  le  voies,  alors  tue-moi.  Pour  le 
reste,  laisse-moi  mener  l'aventure  à  ma  guise 
et  garde-toi  seulement  de  parler  à  Tristan  de 
ce  message  avant  l'heure  du  coucher. 

—  Oui,  répondit  Marc,  qu'il  en  soit  fait 
ainsi  !  » 

Alors  le  nain  fit  une  laide  félonie.  Il  entra 
chez  un  boulanger  et  lui  prit  pour  quatre 
deniers  de  fleur  de  farine  qu'il  cacha  dans  le 
giron  de  sa  robe.  Ah  !  qui  se  fût  jamais  avisé 
de  telle  traîtrise?  La  nuit  venue,  quand   le  roi 

71 


LE  NAIN  FROCIN 

eut  prit  son  repas  et  que  ses  hommes  furent 
endormis  par  la  vaste  salle  voisine  de  sa 
chambre,  Tristan  s'en  vint,  comme  il  avait 
coutume,  au  coucher  du  roi  Marc. 

«  Beau  neveu,  faites  ma  volonté  :  vous  che- 
vaucherez vers  le  roi  Arthur  jusqu'à  Carduel, 
et  vous  lui  ferez  déplier  ce  bref.  Saluez-le  de 
ma  part  et  ne  séjournez  qu'un  jour  auprès  de 
lui. 

—  Roi,  je  le  porterai  demain. 

—  Oui,  demain,  avant  que  le  jour  se  lève.  » 
Voilà  Tristan  en  grand  émoi.  De  son  lit  au 

lit  de  Marc  il  y  avait  bien  la  longueur  d'une 
lance.  Un  désir  furieux  le  prit  de  parler  à  la 
reine,  et  il  se  promit  en  son  cœur  que,  vers 
l'aube,  si  Marc  dormait,  il  se  rapprocherait 
d'elle.  Ah  !  Dieu  !  la  folle  pensée  ! 

Le  nain  couchait,  comme  il  avait  coutume, 
dans  la  chambre  du  roi.  Quand  il  crut  que 
tous  dormaient,  il  se  leva  et  répandit  entre  le 
lit  de  Tristan  et  celui  de  la  reine  la  fleur  de 
farine  :  si  l'un  des  deux  amants  allait  rejoindre 
l'autre,  la  farine  garderait  la  forme  de  ses  pas. 
Mais,  comme  il  l 'éparpillait,  Tristan,  qui  restait 
éveillé,  le  vit. 

«  Qu'est-ce  à  dire?  ce  nain  n'a  pas  coutume 
de   me    servir    pour   mon   bien  ;    mais   il    sera 

72 


LE  NAIN  FROCIN 

déçu  :  bien  fou  qui  lui  laisserait  prendre  l'em- 
preinte de  ses  pas!  » 

A  minuit,  le  roi  se  leva  et  sortit,  suivi  du 
nain  bossu.  Il  faisait  noir  dans  la  chambre  :  ni 
cierge  allumé,  ni  lampe.  Tristan  se  dressa 
debout  sur  son  lit.  Dieu  1  pourquoi  eut-il  cette 
pensée?  Il  joint  les  pieds,  estime  la  distance, 
bondit  et  retombe  sur  le  lit  du  roi.  Hélas!  la 
veille,  dans  la  forêt,  le  boutoir  d'un  grand  san- 
glier l'avait  navré  à  la  jambe,  et,  pour  son 
malheur,  la  blessure  n'était  point  bandée.  Dans 
l'effort  de  ce  bond,  elle  s'ouvre,  saigne,  mais 
Tristan  ne  voit  pas  le  sang  qui  fuit  et  rougit 
les  draps.  Et  dehors,  à  la  lune,  le  nain,  par  son 
art  de  sortilège,  connut  que  les  amants  étaient 
réunis.  Il  en  trembla  de  joie  et  dit  au  roi  : 

<(  Va,  et  maintenant,  si  tu  ne  les  surprends 
pas  ensemble,  fais-moi  pendre  !  » 

Ils  viennent  donc  vers  la  chambre,  le  roi,  le 
nain  et  les  quatre  félons.  Mais  Tristan  les  a 
entendus  :  il  se  relève,  s'élance,  atteint  son  lit... 
Hélas  !  au  passage,  le  sang  a  malement  coulé 
de  la  blessure  sur  la  farine. 

Voici  le  roi,  les  barons,  et  le  nain,  qui  porte 
une  lumière.  Tristan  et  Iseut  Feignaient  de 
dormir;  ils  étaient  restés  seuls  dans  la  chambre, 
avec  Perinis,  qui  couchait  aux  pieds  deTristan 

73 


LE  NAIN  FROCIN 

et  ne  bougeait  pas.  Mais  le  roi  voit  sur  le  lit  les 
draps  tout  vermeils  et,  sur  le  sol,  la  fleur  de 
farine  trempée  de  sang  frais. 

Alors  les  quatre  barons,  qui  haïssaientTristan 
pour  sa  prouesse,  le  maintiennent  sur  son  lit,  et 
menacent  la  reine  et  la  raillent,  la  narguent 
et  lui  promettent  bonne  justice.  Ils  découvrent 
la  blessure  qui  saigne  : 

«  Tristan,  dit  le  roi,  nul  démenti  ne  vaudrait 
désormais;  vous  mourrez  demain.  » 

Il  lui  crie  : 

«  Accordez-moi  merci,  seigneur  !  Au  nom  du 
Dieu  qui  souffrit  la  passion,  seigneur,  pitié 
pour  nous  ! 

—  Seigneur,  venge-toi  !  répondent  les  félons. 

—  Bel  oncle,  ce  n'est  pas  pour  moi  que  je 
vous  implore;  que  m'importe  de  mourir?  Certes, 
n'était  la  crainte  de  vous  courroucer,  je  vendrais 
cher  cet  affront  aux  couards  qui,  sans  votre 
sauvegarde,  n'auraient  osé  toucher  mon  corps 
de  leurs  mains;  mais,  par  respect  et  pour  l'amour 
de  vous,  je  me  livre  à  votre  merci;  faites  de  moi 
selon  votre  plaisir.  Me  voici,  seigneur,  mais  pitié 
pour  la  reine  !  » 

Et  Tristan  s'incline  et  s'humilie  à  ses  pieds. 

«  Pitié  pour  la  reine,  car  s'il  est  un  homme, 

en   ta   maison,   assez   hardi    pour   soutenir    ce 

74 


LE  NAIN  FROCIN 

mensonge  que  je  l'ai  aimée  d'amour  coupable, 
il  me  trouvera  debout  devant  lui  en  champ 
clos.  Sire,  grâce  pour  elle,  au  nom  du  seigneur 
Dieu  !  » 

Mais  les  trois  barons  l'ont  lié  de  cordes,  lui 
et  la  reine.  Ah!  s  il  avait  su  qu'il  ne  serait  pas 
admis  à  prouver  son  innocence  en  combat 
singulier,  on  l'eût  démembré  vif  avant  qu'il  eût 
souffert  d'être  lié  vilement. 

Mais  il  se  fiait  en  Dieu  et  savait  qu'en  champ 
clos  nul  n'oserait  brandir  une  arme  contre  lui. 
Et,  certes,  il  se  fiait  justement  en  Dieu.  Quand 
il  jurait  qu'il  n'avait  jamais  aimé  la  reine 
d'amour  coupable,  les  félons  riaient  de  l'inso- 
lente imposture.  Mais  je  vous  appelle,  seigneurs, 
vous  qui  savez  la  vérité  du  philtre  bu  sur  la 
mer  et  qui  comprenez,  disait-il  mensonge?  Ce 
n'est  pas  le  fait  qui  prouve  le  crime,  mais  le 
jugement.  Les  hommes  voient  le  fait,  mais  Dieu 
voit  les  cœurs,  et,  seul,  il  est  vrai  juge.  Il  a  donc 
institué  que  tout  homme  accusé  pourrait  soutenir 
son  droit  par  bataille,  et  lui-même  combat  avec 
l'innocent.  C'est  pourquoi  Tristan  réclamait 
justice  et  bataille  et  se  garda  de  manquer  en 
rien  au  roi  Marc.  Mais  s'il  avait  pu  prévoir  ce 
qui  advint,  il  aurait  tué  les  félons.  Ah  !  Dieu  ! 
pourquoi  ne  les  tua-t-il  pas? 

75 


VIII 
LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

Qui  voit  son  cors  et  sa  façon. 
Trop  par  avroit  le  cuer  félon 
Qui  nen  avroit  d'Iseut  pitié. 

(Béroul.) 

OAR  la  cité,  dans  la  nuit  noire,  la  nouvelle 
*  court  :  Tristan  et  la  reine  ont  été  saisis;  le 
roi  veut  les  tuer.  Riches  bourgeois  et  petites 
gens,  tous  pleurent. 

«  Hélas!  nous  devons  bien  pleurer!  Tristan, 
hardi  baron,  mourrez-vous  donc  par  si  laide 
traîtrise?  Et  vous,  reine  franche,  reine  honorée, 
en  quelle  terre  naîtra  jamais  fille  de  roi  si 
belle,  si  chère  ?  C'est  donc  là,  nain  bossu, 
l'œuvre  de  tes  devinailles?  Qu'il  ne  voie  jamais 
la  face  de  Dieu,  celui  qui,  t'ayant  trouvé, 
n'enfoncera  pas  son  épieu  dans  ton  corps  ! 
Tristan,  bel  ami  cher,  quand  le  Morholt,  venu 
pour  ravir  nos  enfants,  prit  terre  sur  ce  rivage, 
nul  de  nos  barons  n'osa  s'armer  contre  lui,  et 
tous  se  taisaient,  pareils  à  des  muets.  Mais 
vous,  Tristan,  vous  avez  fait  le  combat  pour 
nous  tous,  hommes  de  Cornouailles,  et  vous 
avez    tué   le  Morholt;  et  lui  vous  navra  d'un 

76 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

épieu  dont  vous  avez  manqué  mourir  pour 
nous.  Aujourd'hui,  en  souvenir  de  ces  choses, 
devrions-nous  consentir  à  votre  mort  ?  » 

Les  plaintes,  les  cris,  montent  par  la  cité; 
tous  courent  au  palais.  Mais  tel  est  le  courroux 
du  roi  qu'il  n'y  a  si  fort  ni  si  fier  baron  qui  ose 
risquer  une  seule  parole  pour  le  fléchir. 

Le  jour  approche,  la  nuit  s'en  va.  Avant  le 
soleil  levé,  Marc  chevauche  hors  de  la  ville, 
au  lieu  où  il  avait  coutume  de  tenir  ses  plaids 
et  de  juger.  Il  commande  qu'on  creuse  une 
fosse  en  terre  et  qu'on  y  amasse  des  sarments 
noueux  et  tranchants  et  des  épines  blanches  et 
noires,  arrachées  avec  leurs  racines. 

A  l'heure  de  prime,  il  fait  crier  un  ban  par 
le  pays  pour  convoquer  aussitôt  les  hommes  de 
Cornouailles.  Ils  s'assemblent  à  grand  bruit  : 
nul  qui  ne  pleure,  hormis  le  nain  de  Tintagel. 
Alors  le  roi  leur  parla  ainsi  : 

«  Seigneurs,  j'ai  fait  dresser  ce  bûcher 
d'épines  pour  Tristan  et  pour  la  reine,  car 
ils  ont  forfait.  » 

Mais  tous  lui  crièrent  : 

«  Jugement,  roi  !  le  jugement  d'abord,  l'es- 
condit  et  le  plaid!  Les  tuer  sans  jugement,  c'est 
honte  et  crime,  Roi,  répit  et  merci  pour  eux  !  » 

Marc  répondit  en  sa  colère  : 

77 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

«  Non,  ni  répit,  ni  merci,  ni  plaid,  ni  juge- 
ment !  Par  ce  Seigneur  qui  créa  le  monde, 
si  nul  m'ose  encore  requérir  de  telle  chose,  il 
brûlera  le  premier  sur  ce  brasier  !  » 

Il  ordonne  qu'on  allume  le  feu  et  qu'on  aille 
quérir  au  château  Tristan  d'abord. 

Lesépines  flambent,  tousse  taisent,  le  roi  attend. 

Les  valets  ont  couru  jusqu'à  la  chambre  où 
les  amants  sont  étroitement  gardés.  Ils  entraî- 
nent Tristan  par  ses  mains  liées  de  cordes.  Par 
Dieu  !  ce  fut  vilenie  de  l'entraver  ainsi!  Il  pleure 
sous  l'affront;  mais  de  quoi  lui  servent  ses 
larmes  ?  On  l'emmène  honteusement;  et  la 
reine  s'écrie,  presque  folle  d'angoisse  : 

«  Etre  tuée,  ami,  pour  que  vous  soyez 
sauvé,  ce  serait  grande  joie  !  » 

Les  gardes  et  Tristan  descendent  hors  de  la 
ville,  vers  le  bûcher.  Mais,  derrière  eux,  un 
cavalier  se  précipite,  les  rejoint,  saute  à  bas 
du  destrier  encore  courant  :  c'est  Dinas,  le  bon 
sénéchal.  Au  bruit  de  l'aventure,  il  s'en  venait 
de  son  château  de  Lidan,  et  l'écume,  la  sueur 
et  le  sang  ruisselaient  aux  flancs  de  son  cheval  : 

«  Fils,  je  me  hâte  vers  le  plaid  du  roi.  Dieu 
m'accordera  peut-être  d'y  ouvrir  tel  conseil 
qui  vous  aidera  tous  deux;  déjà  il  me  permet  du 
moins  de  te  servir  par  une  menue  courtoisie. 

78 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

Amis,  dit-il  aux  valets,  je  veux  que  vous  le 
meniez  sans  ces  entraves,  —  et  Dinas  trancha 
les  cordes  honteuses;  —  s'il  essayait  de  fuir, 
ne  tenez-vous  pas  vos  épées  ?  » 

Il  baise  Tristan  sur  les  lèvres,  remonte  en 
selle,  et  son  cheval  'l'emporte. 

Or,  écoutez  comme  le  seigneur  Dieu  est 
plein  de  pitié.  Lui,  qui  ne  veut  pas  la  mort  du 
pécheur,  il  reçut  en  gré  les  larmes  et  la  clameur 
des  pauvres  gens  qui  le  suppliaient  pour  les 
amants  torturés.  Près  de  la  route  où  Tristan 
passait,  au  faîte  d'un  roc  et  tournée  vers  la 
bise,  une  chapelle  se  dressait  sur  la  mer. 

Le  mur  du  chevet  était  posé  au  ras  d'une 
falaise,  haute,  pierreuse,  aux  escarpements 
aigus;  dans  l'abside,  sur  le  précipice,  était  une 
verrière,  œuvre  habile  d'un  saint.  Tristan  dit 
à  ceux  qui  le  menaient  : 

«Seigneurs,  voyez  cette  chapelle;  permettez 
que  j'y  entre.  Ma  mort  est  prochaine,  je  prierai 
Dieu  qu'il  ait  merci  de  moi,  qui  l'ai  tant  offensé. 
Seigneurs,  la  chapelle  n'a  d'autre  issue  que 
celle-ci;  chacun  de  vous  tient  son  épée;  vous 
savez  bien  que  je  ne  puis  passer  que  par 
cette  porte,  et  quand  j'aurai  prié  Dieu,  il  faudra 
bien   que  je   me    remette    entre  vos   mains  !  » 

79 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

L'un  des  gardes  dit  : 

o  Nous  pouvons  bien  le  lui  permettre.  » 

Ils  le  laissèrent  entrer.  Il  court  par  la 
chapelle,  franchit  le  chœur,  parvient  à  la  ver- 
rière de  l'abside,  saisit  la  fenêtre,  l'ouvre  et 
s'élance. . .  Plutôt  cette  chute  que  la  mort  sur 
le  bûcher,  devant  telle  assemblée! 

Mais  sachez,  seigneurs,  que  Dieu  lui  fit  belle 
merci;  le  vent  se  prend  en  ses  vêtements,  le 
soulève,  le  dépose  sur  une  large  pierre  au  pied 
du  rocher.  Les  gens  de  Cornouailles  appellent 
encore  cette  pierre  le  «  Saut  de  Tristan  ». 

Et  devant  l'église  les  autres  l'attendaient  tou- 
jours. Mais  pour  néant,  car  c'est  Dieu  mainte- 
nant qui  l'a  pris  en  sa  garde.  Il  fuit  :  le  sable 
meuble  croule  sous  ses  pas.  Il  tombe,  se  retourne, 
voit  au  loin  le  bûcher  :  la  flamme  bruit,  la 
fumée  monte.  Il  fuit. 

L'épée  ceinte,  à  bride  abattue,  Gorvenal 
s'était  échappé  de  la  cité  :  le  roi  l'aurait  fait 
brûler  en  place  de  son  seigneur.  Il  rejoignit 
Tristan  sur  la  lande,  et  Tristan  s'écria  : 

«  Maître  !  Dieu  m'a  accordé  sa  merci.  Ah  ! 
chétif,  à  quoi  bon  ?  Si  je  n'ai  Iseut,  rien  ne  me  vaut. 
Que  ne  me  suis-je  plutôt  brisé  dans  ma  chute  ! 
J'ai  échappé,  Iseut,  et  l'on  va  te  tuer.  On  la 
brûle  pour  moi;   pour  elle  je  mourrai  aussi.  » 

80 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

Gorvenal  lui  dit  : 

«  Beau  sire,  prenez  réconfort,  n'écoutez  pas 
la  colère.  Voyez  ce  buisson  épais,  enclos  d'un 
large  fossé;  cachons- nous  là  :  les  gens  passent 
nombreux  sur  cette  route;  ils  nous  renseigne- 
ront, et  si  l'on  brûle  Iseut,  fils,  je  jure  par 
Dieu,  le  fils  de  Marie,  de  ne  jamais  coucher 
sous  un  toit  jusqu'au  jour  où  nous  l'aurons 
vengée. 

—  Beau  maître,  je  n'ai  pas  mon  épée. 

—  La  voici,  je  te  l'ai  apportée 

—  Bien,  maître;  je  ne  crains  plus  rien,  fors 
Dieu. 

—  Fils,  j'ai  encore  sous  ma  gonelle  telle 
chose  qui  te  réjouira  :  ce  haubert  solide  et 
léger,  qui  pourra  te  servir. 

—  Donne,  beau  maître.  Par  ce  Dieu  en  qui 
je  crois,  je  vais  maintenant  délivrer  mon  amie. 

—  Non,  ne  te  hâte  point,  dit  Gorvenal. 
Dieu  sans  doute  te  réserve  quelque  plus  sûre 
vengeance.  Songe  qu'il  est  hors  de  ton  pou- 
voir d'approcher  du  bûcher;  les  bourgeois 
l'entourent  et  craignent  le  roi  :  tel  voudrait  bien 
ta  délivrance,  qui,  le  premier,  te  frappera.  Fils, 
on  dit  bien  :  Folie  n'est  pas  prouesse.  Attends...  » 

Or,    quand   Tristan    s'était   précipité   de    la 

81 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

falaise,  un  pauvre  homme  de  la  gent  menue 
l'avait  vu  se  relever  et  fuir.  Il  avait  couru 
vers  Tintagel  et  s  était  glissé  jusqu'en  la 
chambre  d'Iseut  : 

«  Reine,  ne  pleurez  plus.  Votre  ami  s'est 
échappé  ! 

—  Dieu,  dit-elle,  en  soit  remercié!  Mainte- 
nant, qu'ils  me  lient  ou  me  délient,  qu'ils 
m'épargnent  ou  qu'ils  me  tuent,  je  n'en  ai 
plus  souci  !    » 

Or,  les  félons  avaient  si  cruellement  serré 
les  cordes  de  ses  poignets  que  le  sang  jaillis- 
sait. Mais  souriante,  elle  dit  : 

«  Si  je  pleurais  pour  cette  souffrance,  alors 
qu'en  sa  bonté  Dieu  vient  d'arracher  mon 
ami  à  ces  félons,  certes,  je  ne  vaudrais  guère  !  » 

Quand  la  nouvelle  parvint  au  roi  que  Tris- 
tan s'était  échappé  par  la  verrière,  il  blêmit  de 
courroux  et  commanda  à  ses  hommes  de  lui 
amener  Iseut. 

On  l'entraîne;  hors  de  la  salle,  sur  le  seuil, 
elle  apparaît;  elle  tend  ses  mains  délicates,  d'où 
le  sang  coule.  Une  clameur  monte  par  la  rue  : 
«  O  Dieu,  pitié  pour  elle  !  Reine  franche,  reine 
honorée,  quel  deuil  ont  jeté  sur  cette  terre  ceux 
qui  vous  ont  livrée  !  Malédiction  sur  eux  !  » 

La  reine  est  traînée  jusqu'au  bûcher  d'épines, 

82 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

qui  flambe.  Alors,  Dinas,  seigneur  de  Lidan, 
se  laissa  choir  aux  pieds  du  roi  : 

«  Sire,  écoute-moi;  je  t'ai  servi  longuement, 
sans  vilenie,  en  loyauté,  sans  en  retirer  nul 
profit  :  car  il  n'est  pas  un  pauvre  homme,  ni 
un  orphelin,  ni  une  vieille  femme,  qui  me  don- 
nerait un  denier  de  ta  sénéchaussée  que  j'ai 
tenue  toute  ma  vie.  En  récompense,  accorde- 
moi  que  tu  recevras  la  reine  à  merci.  Tu  veux 
la  brûler  sans  jugement  :  c'est  forfaire,  puis- 
qu'elle ne  reconnaît  pas  le  crime  dont  tu  l'ac- 
cuses. Songes-y,  d'ailleurs.  Si  tu  brûles  son 
corps,  il  n'y  aura  plus  de  sûreté  sur  ta  terre  : 
Tristan  s'est  échappé;  il  connaît  bien  les 
plaines,  les  bois,  les  gués,  les  passages,  et  il  est 
hardi.  Certes,  tu  es  son  oncle,  et  il  ne  s'atta- 
quera pas  à  toi  ;  mais  tous  les  barons,  tes  vas- 
saux, qu'il  pourra  surprendre,  il  les  tuera.  » 

Et  les  quatre  félons  pâlissent  à  l'entendre  : 
déjà  ils  voient  Tristan  embusqué,  qui  les  guette. 

«  Roi,  dit  le  sénéchal,  s'il  est  vrai  que  je  t'ai 
bien  servi  toute  ma  vie,  livre-moi  Iseut;  je 
répondrai  d'elle  comme  son  garde  et  son 
garant.   » 

Mais  le  roi  prit  Dinas  par  la  main  et  jura 
par  le  nom  des  saints  qu'il  ferait  immédiate 
justice. 

83 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

Alors  Dinas  se  releva  : 

«  Roi,  je  m'en  retourne  à  Lidan,  et  je 
renonce   à  votre  service.   » 

Iseut  lui  sourit  tristement.  Il  monte  sur  son 
destrier  et  s'éloigne,  marri  et  morne,  le  front 
baissé. 

Iseut  se  tient  debout  devant  la  flamme.  La 
foule,  à  l'entour,  crie,  maudit  le  roi,  maudit  les 
traîtres.  Les  larmes  coulent  le  long  de  sa  face. 
Elle  est  vêtue  d'un  étroit  bliaut  gris,  où  court 
un  filet  d'or  menu;  un  fil  d'or  est  tressé  dans 
ses  cheveux,  qui  tombent  jusqu'à  ses  pieds.  Qui 
pourrait  la  voir  si  belle  sans  la  prendre  en  pitié 
aurait  un  cœur  de  félon.  Dieu  !  comme  ses 
bras  sont  étroitement  liés  ! 

Or,  cent  lépreux,  déformés,  la  chair  rongée 
et  toute  blanchâtre,  accourus  sur  leurs  béquilles 
au  claquement  des  crécelles,  se  pressaient 
devant  le  bûcher,  et,  sous  leurs  paupières 
enflées  leurs  yeux  sanglants  jouissaient  du 
spectacle. 

Yvain,  le  plus  hideux  des  malades,  cria  au 
roi   d'une  voix  aiguë  : 

<(  Sire,  tu  veux  jeter  ta  femme  en  ce  bra- 
sier; c'est  bonne  justice,  mais  trop  brève.  Ce 
grand   feu   l'aura  vite    brûlée,   ce    grand  vent 

84 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

aura  vite  dispersé  sa  cendre.  Et,  quand  cette 
flamme  tombera  tout  à  lheure,  sa  peine  sera 
finie.  Veux-tu  que  je  t'enseigne  pire  châtiment, 
en  sorte  qu'elle  vive,  mais  à  grand  déshonneur, 
et  toujours  souhaitant  la  mort?  Roi,  le  veux-tu  ?  » 

Le  roi  répondit  : 

«  Oui,  la  vie  pour  elle,  mais  à  grand  déshon- 
neur et  pire  que  la  mort...  Qui  m'enseignera 
un  tel  supplice,  je  l'en  aimerai  mieux. 

—  Sire,  je  te  dirai  donc  brièvement  ma 
pensée.  Vois,  j'ai  là  cent  compagnons.  Donne- 
nous  Iseut,  et  qu'elle  nous  soit  commune!  Le 
mal  attise  nos  désirs.  Donne-la  à  tes  lépreux, 
jamais  dame  n'aura  fait  pire  fin.  Vois,  nos 
haillons  sont  collés  à  nos  plaies  qui  suintent. 
Elle  qui,  près  de  toi,  se  plaisait  aux  riches 
étoffes  fourrées  de  vair,  aux  joyaux,  aux  salles 
parées  de  marbre,  elle  qui  jouissait  des  bons 
vins,  de  l'honneur,  de  la  joie,  quand  elle  verra 
la  cour  de  tes  lépreux,  quand  il  lui  faudra 
entrer  sous  nos  taudis  bas  et  coucher  avec 
nous,  alors  Iseut  la  Belle,  la  Blonde,  recon- 
naîtra son  péché  et  regrettera  ce  beau  feu 
d'épines  !  » 

Le  roi  l'entend,  se  lève,  et  longuement  reste 
immobile.  Enfin,  il  court  vers  la  reine  et  la 
saisit  par  la  main.  Elle  crie  : 

85 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

«  Par  pitié,  sire,  brûlez-moi  plutôt,  brûlez- 
moi  !   » 

Le  roi  la  livre.  Yvain  la  prend  et  les  cent 
malades  se  pressent  autour  d'elle.  A  les 
entendre  crier  et  glapir,  tous  les  cœurs  se 
fondent  de  pitié;  mais  Yvain  est  joyeux;  Iseut 
s'en  va,  Yvain  l'emmène.  Hors  de  la  cité 
descend  le  hideux  cortège. 

Ils  ont  pris  la  route  où  Tristan  s'est  embus- 
qué. Gorvenal  jette  un  cri  : 

«   Fils,  que  feras-tu?  Voici  ton  amie!  » 

Tristan  pousse  son  cheval  hors  du  fourré  : 

«  Yvain,  tu  lui  as  assez  longtemps  fait  com- 
pagnie; laisse-la  maintenant  si  tu  veux  vivre!  » 

Mais  Yvain  dégrafe  son  manteau. 

«  Hardi,  compagnons  !  A  vos  bâtons  !  A 
vos  béquilles  !  C'est  l'instant  de  montrer  sa 
prouesse  !  » 

Alors  il  fit  beau  voir  les  lépreux  rejeter  leurs 
chapes,  se  camper  sur  leurs  pieds  malades, 
souffler,  crier,  brandir  leurs  béquilles  :  l'un 
menace  et  l'autre  grogne.  Mais  il  répugnait  à 
Tristan  de  les  frapper;  les  conteurs  prétendent 
que  Tristan  tua  Yvain  :  c'est  dire  vilenie;  non, 
il  était  trop  preux  pour  occire  telle  engeance. 
Mais  Gorvenal,  ayant  arraché  une  forte  pousse 
de    chêne,   l'asséna    sur   le   crâne  d'Yvain;  le 

86 


LE  SAUT  DE  LA  CHAPELLE 

sang  noir  jaillit  et  coula  jusqu'à  ses  pieds  dif- 
formes. 

Tristan  reprit  la  reine  :  désormais,  elle  ne 
sent  plus  nul  mal.  Il  trancha  les  cordes  de  ses 
bras,  et,  quittant  la  plaine,  ils  s'enfoncèrent 
dans  la  forêt  du  Morois.  Là,  dans  les  grands 
bois,  Tristan  se  sent  en  sûreté  comme  derrière 
la  muraille  d'un  fort  château. 

Quand  le  soleil  pencha,  ils  s'arrêtèrent  au 
pied  d'un  mont;  la  peur  avait  lassé  la  reine; 
elle  reposa  sa  tête  sur  le  corps  de  Tristan  et 
s'endormit. 

Au  matin,  Gorvenal  déroba  à  un  forestier 
son  arc  et  deux  flèches  bien  empennées  et  bar- 
belées et  les  donna  à  Tristan,  le  bon  archer, 
qui  surprit  un  chevreuil  et  le  tua.  Gorvenal  fit 
un  amas  de  branches  sèches,  battit  le  fusil,  fit 
jaillir  l'étincelle  et  alluma  un  grand  feu  pour 
cuire  la  venaison  ;  Tristan  coupa  des  bran- 
chages, construisit  une  hutte  et  la  recouvrit  de 
feuillée;  Iseut  la  joncha  d'herbes  épaisses. 

Alors,  au  fond  de  la  forêt  sauvage,  com- 
mença pour  les  fugitifs  l'âpre  vie,  aimée  pour- 
tant. 


87 


IX 

LA    FORÊT    DU    MOROIS 

"  Nous  avons  perdu  le  monde, 
et  le  monde  nous;  que  vous  en 
samble,  Tristan,  ami  ?  —  Amie, 
quand  je  vous  ai  avec  moi,  que 
me  fault-il  dont  ?  Se  tous  li 
mondes  estoit  orendroit  avec  nous, 
je  ne  verroie  fors  vous  seule.  » 

(Roman  en  prose  Je  Tristan.) 

AU  fond  de  la  forêt  sauvage,  à  grand  ahan, 
comme  des  bêtes  traquées,  ils  errent,  et 
rarement  osent  revenir  le  soir  au  gîte  de  la 
veille.  Ils  ne  mangent  que  la  chair  des  fauves  et 
regrettent  le  goût  du  sel.  Leurs  visages  amaigris 
se  font  blêmes,  leurs  vêtements  tombent  en 
haillons,  déchirés  par  les  ronces,  lis  s'aiment, 
ils  ne  souffrent  pas. 

Un  jour,  comme  ils  parcouraient  ces  grands 
bois  qui  n'avaient  jamais  été  abattus,  ils  arri- 
vèrent par  aventure  à  l'ermitage  du  frère  Ogrin. 

Au  soleil,  sous  un  bois  léger  d'érables,  auprès 
de  sa  chapelle,  le  vieil  homme,  appuyé  sur  sa 
béquille,  allait  à  pas  menus. 

«  Sire  Tristan,  s'écria-t-il,  sachez  quel  grand 
serment  ont  juré  les  hommes  de  Cornouailles. 
Le  roi  a  fait  crier  un  ban  par  toutes  les 
paroisses.    Qui    se    saisira    de    vous     recevra 


LA  FORET  DU  MOROIS 

cent  marcs  d'or  pour  son  salaire,  et  tous  les 
barons  ont  juré  de  vous  livrer  mort  ou  vif. 
Repentez-vous,  Tristan  !  Dieu  pardonne  au 
pécheur  qui  vient  à  repentance. 

—  Me  repentir,  sire  Ogrin?  De  quel  crime? 
Vous  qui  nous  jugez,  savez-vous  quel  boire 
nous  avons  bu  sur  la  mer?  Oui,  la  bonne 
liqueur  nous  enivre,  et  j'aimerais  mieux  mendier 
toute  ma  vie  par  les  routes  et  vivre  d'herbes 
et  de  racines  avec  Iseut  que,  sans  elle,  être  roi 
d'un  beau  royaume. 

—  Sire  Tristan,  Dieu  vous  soit  en  aide,  car 
vous  avez  perdu  ce  monde-ci  et  l'autre.  Le 
traître  à  son  seigneur,  on  doit  le  faire  écarteler 
par  deux  chevaux,  le  brûler  sur  un  bûcher,  et 
là  où  sa  cendre  tombe,  il  ne  croît  plus  d'herbe 
et  le  labour  reste  inutile;  les  arbres,  la  verdure 
y  dépérissent.  Tristan,  rendez  la  reine  à  celui 
qu'elle  a  épousé  selon  la  loi  de  Rome  ! 

-■ —  Elle  n'est  plus  à  lui;  il  l'a  donnée  à  ses 
lépreux;  c'est  sur  les  lépreux  que  je  l'ai 
conquise.  Désormais,  elle  est  mienne;  je  ne 
puis  me  séparer  d'elle,  ni  elle  de  moi.  » 

Ogrin  s'était  assis;  à  ses  pieds,  Iseut  pleurait, 
la  tête  sur  les  genoux  de  l'homme  qui  souffre 
pour  Dieu.  L'ermite  lui  redisait  les  saintes 
paroles  du    Livre;   mais,  toute   pleurante,   elle 

89 


LA  FORET  DU  MOROIS 

secouait    la    tête    et    refusait     de     le     croire. 

«  Hélas  !  dit  Ogrin,  quel  réconfort  peut-on 
donner  à  des  morts?  Repens-toi,  Tristan,  car 
celui  qui  vit  dans  le  péché  sans  repentir  est 
un  mort. 

—  Non,  je  vis  et  ne  me  repens  pas.  Nous 
retournons  à  la  forêt,  qui  nous  protège  et  nous 
garde.  Viens,  Iseut,  amie  !  » 

Iseut  se  releva;  ils  se  prirent  par  les  mains. 
Ils  entrèrent  dans  les  hautes  herbes  et  les 
bruyères;  les  arbres  refermèrent  sur  eux  leurs 
branchages;  ils  disparurent  derrière  les  fron- 
daisons. 

Ecoutez,  seigneurs,  une  belle  aventure. 
Tristan  avait  nourri  un  chien,  un  brachet, 
beau,  vif,  léger  à  la  course  :  ni  comte,  ni  roi 
n'a  son  pareil  pour  la  chasse  à  l'arc.  On 
l'appelait  Husdent.  Il  avait  fallu  l'enfermer 
dans  le  donjon,  entravé  par  un  billot  suspendu 
à  son  cou;  depuis  le  jour  où  il  avait  cessé  de 
voir  son  maître,  il  refusait  toute  pitance,  grattait 
la  terre  du  pied,  pleurait  des  yeux,  hurlait. 
Plusieurs  en  eurent  compassion. 

«  Husdent,  disaient-ils,  nulle  bête  n'a  su 
si  bien  aimer  que  toi;  oui,  Salomon  a  dit 
sagement  :  «  Mon  ami  vrai,  c'est  mon  lévrier.  » 

90 


LA  FORET  DU  MOROIS 

Et  le  roi  Marc,  se  rappelant  les  jours  passés, 
songeait  en  son  cœur  :  «  Ce  chien  montre 
grand  sens  à  pleurer  ainsi  son  seigneur  :  car 
y  a-t-il  personne  par  toute  la  Cornouailles  qui 
vaille  Tristan  ?  » 

Trois  barons  vinrent  au  roi  : 

«  Sire,  faites  délier  Husdent;  nous  saurons 
bien  s'il  mène  tel  deuil  par  regret  de  son 
maître;  si  non,  vous  le  verrez,  à  peine  détaché, 
la  gueule  ouverte,  la  langue  au  vent,  pour- 
suivre, pour  les  mordre,  gens  et  bêtes.  » 

On  le  délie.  Il  bondit  par  la  porte  et  court 
à  la  chambre  où  naguère  il  trouvait  Tristan.  Il 
gronde,  gémit,  cherche,  découvre  enfin  la  trace 
de  son  seigneur.  Il  parcourt  pas  à  pas  la  route 
que  Tristan  avait  suivie  vers  le  bûcher.  Chacun 
le  suit.  Il  jappe  clair  et  grimpe  vers  la  falaise. 
Le  voici  dans  la  chapelle,  et  qui  bondit  sur 
l'autel;  soudain  il  se  jette  par  la  verrière,  tombe 
au  pied  du  rocher,  reprend  la  piste  sur  la  grève, 
s'arrête  un  instant  dans  le  bois  fleuri  où  Tristan 
s'était  embusqué,  puis  repart  vers  la  forêt.  Nul 
ne  le  voit  qui  n'en  ait  pitié. 

«  Beau  roi,  dirent  alors  les  chevaliers,  cessons 
de  le  suivre;  il  nous  pourrait  mener  en  tel  lieu 
d'où  le  retour  serait  malaisé.  » 

Ils  le  laissèrent  et  s'en  revinrent.  Sous  bois, 

91 


LA  FORÊT  DU  MOROIS 

le  chien  donna  de  la  voix  et  la  forêt  en  retentit. 
De  loin  Tristan,  la  reine  et  Gorvenal  l'ont 
entendu  :  «  C'est  Husdent  !  »  Ils  s'effrayent  : 
sans  doute  le  roi  les  poursuit;  ainsi  il  les  fait 
relancer  comme  des  fauves  par  des  limiers...  Ils 
s'enfoncent  sous  un  fourré.  A  la  lisière,  Tristan 
se  dresse,  son  arc  bandé.  Mais  quand  Husdent 
eut  vu  et  reconnu  son  seigneur,  il  bondit  jusqu'à 
lui,  remua  sa  tête  et  sa  queue,  ploya  l'échiné,  se 
roula  en  cercle.  Qui  vit  jamais  telle  joie?  Puis 
il  courut  à  Iseut  la  Blonde,  à  Gorvenal,  et  fit 
fête  aussi  au  cheval. Tristan  en  eut  grande  pitié  : 
«  Hélas  !  par  quel  malheur  nous  a-t-il 
retrouvés!  Que  peut  faire  de  ce  chien,  qui  ne 
sait  se  tenir  coi,  un  homme  harcelé  ?  Par  les 
plaines  et  par  les  bois,  par  toute  sa  terre,  le  roi 
nous  traque  :  Husdent  nous  trahira  par  ses 
aboiements.  Ah!  c'est  par  amour  et  par  noblesse 
de  nature  qu'il  est  venu  chercher  la  mort. 
Il  faut  nous  garder,  pourtant.  Que  faire? 
Conseillez-moi.  » 

Iseut  flatta  Husdent  de  la  main  et  dit  : 
«  Sire,  épargnez-le  !  J'ai  ouï  parler  d'un 
forestier  gallois  qui  avait  habitué  son  chien  à 
suivre,  sans  aboyer,  la  trace  de  sang  des  cerfs 
blessés.  Ami  Tristan,  quelle  joie  si  on  réussissait, 
en  y  mettant  sa  peine,  à  dresser  ainsi  Husdent  !  » 

92 


LA  FORET  DU  MOROIS 

11  y  songea  un  instant,  tandis  que  le  chien 
léchait  les  mains  d'Iseut. Tristan  eut  pitié  et  dit  : 

«  Je  veux  essayer;  il  m'est  trop  dur  de  le 
tuer.   » 

Bientôt  Tristan  se  met  en  chasse,  déloge  un 
daim,  le  blesse  d'une  flèche.  Le  brachet  veut 
s'élancer  sur  la  voie  du  daim,  et  crie  si  haut 
que  le  bois  en  résonne. Tristan  le  fait  taire  en 
le  frappant;  Husdent  lève  la  tête  vers  son 
maître,  s'étonne,  n'ose  plus  crier,  abandonne  la 
trace  ;  Tristan  le  met  sous  lui,  puis  bat  sa  botte 
de  sa.  baguette  de  châtaigner,  comme  le  font  les 
veneurs  pour  exciter  les  chiens;  à  ce  signal, 
Husdent  veut  crier  encore,  etTristan  le  corrige. 
En  l'enseignant  ainsi,  au  bout  d'un  mois  à 
peine,  il  l'eut  dressé  à  chasser  à  la  muette  : 
quand  sa  flèche  avait  blessé  un  chevreuil  ou  un 
daim,  Husdent,  sans  jamais  donner  de  la  voix, 
suivait  la  trace  sur  la  neige,  la  glace  ou  l'herbe; 
s'il  atteignait  la  bête  sous  bois,  il  savait  marquer 
la  place  en  y  portant  des  branchages;  s'il  la 
prenait  sur  la  lande,  il  amassait  des  herbes  sur 
le  corps  abattu  et  revenait,  sans  un  aboi, 
chercher  son  maître. 

L'été  s'en  va,  l'hiver  est  venu.  Les  amants 
vécurent  tapis  dans  le  creux  d'un   rocher  :  et 

93 


LA  FORET  DU  MOROIS 

sur  le  sol  durci  par  la  froidure,  les  glaçons 
hérissaient  leur  lit  de  feuilles  mortes.  Par  la 
puissance  de  leur  amour,  ni  l'un  ni  l'autre  ne 
sentit  sa  misère. 

Mais  quand  revint  le  temps  clair,  ils  dres- 
sèrent sous  les  grands  arbres  leur  hutte  de 
branches  reverdies.  Tristan  savait  d'enfance 
l'art  de  contrefaire  le  chant  des  oiseaux  des 
bois;  à  son  gré,  il  imitait  le  loriot,  la  mésange, 
le  rossignol  et  toute  la  gent  ailée;  et  parfois,  sur 
les  branches  de  là  hutte,  venus  à  son  appel,  des 
oiseaux  nombreux,  le  cou  gonflé,  chantaient 
leurs  lais  dans  la  lumière. 

Les  amants  ne  fuyaient  plus  par  la  forêt,  sans 
cesse  errants;  car  nul  des  barons  ne  se  risquait 
à  les  poursuivre,  connaissant  que  Tristan  les  eût 
pendus  aux  branches  des  arbres.  Un  jour,  pour- 
tant, l'un  des  quatre  traîtres,  Guenelon,  que  Dieu 
maudisse!  entraîné  par  l'ardeur  de  la  chasse,  osa 
s'aventurer  aux  alentours  du  Morois.  Ce  matin- 
là,  sur  la  lisière  de  la  forêt,  au  creux  d'une  ravine, 
Gorvenal,  ayant  enlevé  la  selle  de  son  destrier, 
lui  laissait  paître  l'herbe  nouvelle;  là-bas,  dans 
la  loge  de  feuillage^  sur  la  jonchée  fleurie, 
Tristan  tenait  la  reine  étroitement  embrassée, 
et  tous  deux  dormaient. 

94 


LA  FORET  DU  MOROIS 

Tout  à  coup,  Gorvenal  entendit  le  bruit 
d'une  meute  :  à  grande  allure  les  chiens 
lançaient  un  cerf,  qui  se  jeta  au  ravin.  Au  loin, 
sur  la  lande,  apparut  un  veneur;  Gorvenal  le 
reconnut;  c'était  Guenelon,  l'homme  que  son 
seigneur  haïssait  entre  tous.  Seul,  sans  écuyer, 
les  éperons  aux  flancs  saignants  de  son  destrier 
et  lui  cinglant  l'encolure,  il  accourait.  Embusqué 
derrière  un  arbre,  Gorvenal  le  guette  :  il  vient 
vite,  il  sera  plus  lent  à  s'en  retourner. 

Il  passe.  Gorvenal  bondit  de  l'embuscade,  saisit 
le  frein,  et,  revoyant  à  cet  instant  tout  le  mal 
que  l'homme  avait  fait,  l'abat,  le  démembre 
tout,  et  s'en  va,  emportant  la  tête  tranchée. 

Là-bas,  dans  la  loge  de  feuillée,  sur  la  jonchée 
fleurie,  Tristan  et  la  reine  dormaient,  étroi- 
tement embrassés.  Gorvenal  y  vint  sans  bruit, 
la  tête  du  mort  à  la  main. 

Lorsque  les  veneurs  trouvèrent  sous  l'arbre  le 
tronc  sans  tête,  éperdus,  comme  si  déjàTristan 
les  poursuivait,  ils  s'enfuirent,  craignant  la  mort. 
Depuis,  l'on  ne  vint  plus  guère  chasser  dans  ce  bois. 

Pour  réjouir  au  réveil  le  cœur  de  son  sei- 
gneur, Gorvenal  attacha,  par  les  cheveux,  la 
tête  à  la  fourche  de  la  hutte  :  la  ramée  épaisse 
l'enguirlandait. 

Tristan  s'éveilla  et  vit,  à  demi  cachée  derrière 

95 


LA  FORÊT  DU  MOROIS 

les  feuilles,  la  tête  qui  le  regardait.  Il  reconnaît 
Guenelon;  il  se  dresse  sur  pieds,  effrayé.  Mais 
son  maître  lui  crie  : 

«  Rassure-toi,  il  est  mort.  Je  l'ai  tué  de  cette 
épée.  Fils,  c'était  ton  ennemi  !  » 

Et  Tristan  se  réjouit;  celui  qu'il  haïssait, 
Guenelon,  est  occis. 

Désormais,  nul  n'osa  plus  pénétrer  dans  la 
forêt  sauvage  :  l'effroi  en  garde  l'entrée  et  les 
amants  y  sont  maîtres.  C'est  alors  que  Tristan 
façonna  l'arc  Qui-ne-faut,  lequel  atteignait  tou- 
jours le  but,  homme  ou  bête,  à  l'endroit  visé. 

Seigneurs,  c'était  un  jour  d'été,  au  temps  où 
l'on  moissonne,  un  peu  après  la  Pentecôte,  et  les 
oiseaux  à  la  rosée  chantaient  l'aube  prochaine. 
Tristan  sortit  de  la  hutte,  ceignit  son  épée, 
apprêta  l'arc  Qui-ne-faut  et,  seul,  s'en  fut  chasser 
par  le  bois.  Avant  que  descende  le  soir,  une 
grande  peine  lui  adviendra.  Non,  jamais  amants 
ne  s'aimèrent  tant  et  ne  l'expièrent  si  durement. 

Quand  Tristan  revint  de  chasse,  accablé  par 
la  lourde  chaleur,  il  prit  la  reine  entre  ses  bras. 

«  Ami,  où  avez-vous  été? 

—  Après  un  cerf  qui  m'a  tout  lassé.  Vois, 
la  sueur  coule  de  mes  membres,  je  voudrais 
me  coucher  et  dormir.  » 

96 


LA  FORET  DU  MOROIS 

Sous  la  loge  de  verts  rameaux,  jonchée 
d'herbes  fraîches,  Iseut  s'étendit  la  première. 
Tristan  se  coucha  près  d'elle  et  déposa  son  épée 
nue  entre  leurs  corps.  Pour  leur  bonheur,  ils 
avaient  gardé  leurs  vêtements.  La  reine  avait 
au  doigt  l'anneau  d'or  aux  belles  émeraudes 
que  Marc  lui  avait  donné  au  jour  des  épou- 
sailles; ses  doigts  étaient  devenus  si  grêles  que  la 
bague  y  tenait  à  peine.  Ils  dormaient  ainsi,  l'un 
des  bras  de  Tristan  passé  sous  le  cou  de  son 
amie,  l'autre  jeté  sur  son  beau  corps,  étroite- 
ment embrassés;  mais  leurs  lèvres  ne  se  tou- 
chaient point.  Pas  un  souffle  de  brise,  pas  une 
feuille  qui  tremble.  A  travers  le  toit  de  feuil- 
lage, un  rayon  de  soleil  descendait  sur  le  visage 
d'Iseut,  qui  brillait  comme  un  glaçon. 

Or,  un  forestier  trouva  dans  le  bois  une 
place  où  les  herbes  étaient  foulé. s;  la  veille, 
les  amants  s'étaient  couchés  là;  mais  il  ne 
reconnut  pas  l'empreinte  de  leurs  corps,  suivit 
la  trace  et  parvint  à  leur  gîte.  Il  les  vit  qui 
dormaient,  les  reconnut  et  s'enfuit,  craignant  le 
réveil  terrible  de  Tristan.  Il  s'enfuit  jusqu'à 
Tintagel,  à  deux  lieues  de  là,  monta  les  degrés 
de  la  salle,  et  trouva  le  roi,  qui  tenait  ses  plaids 
au  milieu  des  vassaux  assemblés. 

«     Ami,    que    viens-tu    quérir    céans,    hors 

97 


LA  FORET  DU  MOROIS 

d'haleine  comme  je  te  vois?  On  dirait  un  valet 
de  limiers  qui  a  longtemps  couru  après  les 
chiens.  Veux-tu,  toi  aussi,  nous  demander 
raison  de  quelque  tort?  Qui  t'a  chassé  de 
ma  forêt  ?  »> 

Le  forestier  le  prit  à  l'écart  et,  tout  bas,  lui 
dit: 

«  J'ai  vu  la  reine  et  Tristan.  Ils  dormaient, 
j'ai  pris  peur. 

—  En  quel  lieu  ? 

—  Dans  une  hutte  du  Morois.  Ils  dorment 
aux  bras  l'un  de  l'autre.  Viens  tôt,  si  tu  veux 
prendre  ta  vengeance. 

—  Va  m'attendre  à  l'entrée  du  bois,  au  pied 
de  la  Croix-Rouge.  Ne  parle  à  nul  homme  de 
ce  que  tu  as  vu;  je  te  donnerai  de  l'or  et  de 
l'argent,  tant  que  tu  en  voudras  prendre.  »> 

Le  forestier  y  va  et  s'assied  sous  la  Croix- 
Rouge.  Maudit  soit  l'espion  !  Mais  il  mourra 
honteusement,  comme  cette  histoire  vous  le 
dira  tout  à  1  heure. 

Le  roi  fit  seller  son  cheval,  ceignit  son  épée, 
et,  sans  nulle  compagnie,  s'échappa  de  la  cité. 
Tout  en  chevauchant,  seul,  il  se  ressouvint  de 
la  nuit  où  il  avait  saisi  son  neveu  :  quelle 
tendresse  avait  alors  montrée  pour  Tristan  Iseut 
la    Belle,   au  visage  clair  !   S'il   les  surprend,  il 

98 


LA  FORET  DU  MOROIS 

châtiera   ces  grands   péchés;    il  se  vengera  de 
ceux  qui  l'ont  honni... 

A  la  Croix-Rouge,  il  trouva  le  forestier  : 
«  Va  devant;  mène-moi  vite  et  droit.  » 
L'ombre  noire  des  grands  arbres  les  enve- 
loppe. Le  roi  suit  l'espion.  Il  se  fie  à  son  épée, 
qui  jadis  a  frappé  de  beaux  coups.  Ah  !  si 
Tristan  s'éveille,  l'un  des  deux,  Dieu  sait  lequel! 
restera  mort  sur  la  place.  Enfin  le  forestier  dit 
tout  bas  : 

«  Roi,  nous  approchons.  » 
11  lui   tint   l'étrier  et  lia  les  rênes  du  cheval 
aux    branches  d'un    pommier   vert.   Ils  appro- 
chèrent encore,  et  soudain,  dans  une  clairière 
ensoleillée,  virent  la  hutte  fleurie. 

Le  roi  délace  son  manteau  aux  attaches  d'or 
fin,  le  rejette,  et  son  beau  corps  apparaît.  Il  tire 
son  épée  hors  de  la  gaine,  et  redit  en  son  cœur 
qu'il  veut  mourir  s'il  ne  les  tue.  Le  forestier  le 
suivait;  il  lui  fait  signe  de  s'en  retourner. 

Il  pénètre,  seul,  sous  la  hutte,  l'épée  nue, 
et  la  brandit...  Ah!  quel  deuil  s  il  assène  ce 
coup  !  Mais  il  remarqua  que  leurs  bouches  ne 
se  touchaient  pas  et  qu'une  épée  nue  séparait 
leurs  corps  : 

«  Dieu  !  se  dit-il,  que  vois-je  ici  !  Faut-il  les 
tuer?   Depuis   si    longtemps  qu'ils  vivent  en  ce 

99 


LA  FORET  DU  MOROIS 

bois,  s'ils  s'aimaient  de  fol  amour,  auraient- 
ils  placé  cette  épée  entre  eux?  Et  chacun  ne 
sait-il  pas  qu'une  lame  nue,  qui  sépare  deux 
corps,  est  garante  et  gardienne  de  chasteté? 
S'ils  s'aimaient  de  fol  amour,  reposeraient-ils  si 
purement?  Non,  je  ne  les  tuerai  pas;  ce  serait 
grand  péché  de  les  frapper;  et  si  j'éveillais  ce 
dormeur  et  que  l'un  de  nous  deux  fût  tué,  on  en 
parlerait  longtemps,  et  pour  notre  honte.  Mais  je 
ferai  qu'à  leur  réveil  ils  sachent  que  je  les  ai 
trouvés  endormis,  que  je  n'ai  pas  voulu  leur 
mort,  et  que  Dieu  les  a  pris  en  pitié.  » 

Le  soleil,  traversant  la  hutte,  brûlait  la  face 
blanche  d'Iseut;  le  roi  prit  ses  gants  parés 
d'hermine  :  «  C'est  elle,  songeait-il,  qui,  na- 
guère, me  les  apporta  d'Irlande!...»  11  les 
plaça  dans  la  feuillée  pour  fermer  le  trou  par 
où  le  rayon  descendait;  puis  il  retira  douce- 
ment la  bague  aux  pierres  d'émeraude  qu'il 
avait  donnée  à  la  reine;  naguère  il  avait  fallu 
forcer  un  peu  pour  la  lui  passer  au  doigt; 
maintenant  ses  doigts  étaient  si  grêles  que  la 
bague  vint  sans  effort  :  à  la  place,  le  roi  mit 
l'anneau  dont  Iseut,  jadis,  lui  avait  fait  présent. 
Puis  il  enleva  1  epée  qui  séparait  les  amants, 
celle-là  même  —  il  la  reconnut  —  qui  s'était 
ébréchée  dans  le   crâne  du   Morhoît,   posa  la 

100 


LA  FORET  DU  MOROIS 

sienne  à  la  place,  sortit  de  la  loge,  sauta  en 
selle,  et  dit  au  forestier  : 

«  Fuis  maintenant,  et  sauve  ton  corps,  si  tu 
peux  !  » 

Or,  Iseut  eut  une  vision  dans  son  sommeil  : 
elle  était  sous  une  riche  tente,  au  milieu  d'un 
grand  bois.  Deux  lions  s'élançaient  sur  elle  et 
se  battaient  pour  l'avoir...  Elle  jeta  un  cri  et 
s'éveilla  :  les  gants  parés  d'hermine  blanche 
tombèrent  sur  son  sein.  Au  cri,  Tristan  se 
dressa  en  pieds,  voulut  ramasser  son  épée  et 
reconnut,  à  sa  garde  d'or,  celle  du  roi.  Et  la 
reine  vit  à  son  doigt  l'anneau  de  Marc.  Elle 
s'écria  : 

«  Sire,  malheur  à  nous  !  Le  roi  nous  a  sur- 
pris ! 

—  Oui,  dit  Tristan,  il  a  emporté  mon  épée: 
il  était  seul,  il  a  pris  peur,  il  est  allé  chercher 
du  renfort  ;  il  reviendra,  nous  fera  brûler 
devant  tout  le  peuple.  Fuyons!...   » 

Et,  à  grandes  journées,  accompagnés  de 
Gorvenal,  ils  s'enfuirent  vers  la  terre  de  Galles, 
jusqu'aux  confins  de  la  forêt  du  Morois.  Que 
de  tortures  amour  leur  aura  causées  ! 


101 


X 

L'ERMITE    OGRIN 

Aspre  vie  meinent  et  dure  : 
Tant  s'entraiment  de  bone  amor 
L'uns   por  l'autre  ne  sent  dolor. 

(Béroul.) 

A  trois  jours  de  là,  comme  Tristan  avait 
longuement  suivi  les  erres  d'un  cerf  blessé, 
la  nuit  tomba,  et  sous  le  bois  obscur,  il  se  prit 
à  songer  : 

«  Non,  ce  n'est  point  par  crainte  que  le  roi 
nous  a  épargnés.  Il  avait  pris  mon  épée,  je 
dormais,  j'étais  en  sa  merci,  il  pouvait  frapper; 
à  quoi  bon  du  renfort?  Et,  s'il  voulait  me 
prendre  vif,  pourquoi,  m'ayant  désarmé,  m'au- 
rait-il laissé  sa  propre  épée  ?  Ah  !  je  t'ai  reconnu, 
père  :  non  par  peur,  mais  par  tendresse  et  par 
pitié,  tu  as  voulu  nous  pardonner.  Nous  par- 
donner? Qui  donc  pourrait,  sans  s'avilir, 
remettre  un  tel  forfait?  Non,  il  n'a  point  par- 
donné,  mais  il   a   compris.    Il   a  connu   qu'au 

102 


L'ERMITE  OGRIN 

bûcher,  au  saut  de  la  chapelle,  à  l'embuscade 
contre  les  lépreux,  Dieu  nous  avait  pris  en  sa 
sauvegarde.  11  s'est  alors  rappelé  l'enfant  qui, 
jadis,  harpait  à  ses  pieds,  et  ma  terre  de  Loon- 
nois,  abandonnée  pour  lui,  et  l'épieu  du 
Morholt,  et  le  sang  versé  pour  son  honneur. 
Il  s'est  rappelé  que  je  n'avais  pas  reconnu 
mon  tort,  mais  vainement  réclamé  jugement, 
droit  et  bataille,  et  la  noblesse  de  son  cœur 
l'a  incliné  à  comprendre  les  choses  qu'autour 
de  lui  ses  hommes  ne  comprennent  pas  :  non 
qu'il  sache  ni  jamais  puisse  savoir  la  vérité  de 
notre  amour;  mais  il  doute,  il  espère,  il  sent 
que  je  n'ai  pas  dit  mensonge,  il  désire  que 
par  jugement  je  prouve  mon  droit.  Ah  !  bel 
oncle,  vaincre  en  bataille  par  l'aide  de  Dieu, 
gagner  votre  paix,  et,  pour  vous,  revêtir  encore 
le  haubert  et  le  heaume!....  Qu'ai-je  pensé?  Il 
reprendrait  Iseut  :  je  la  lui  livrerais?  Que  ne 
m  a-t-il  égorgé,  plutôt,  dans  mon  sommeil  ? 
Naguère,  traqué  par  lui,  je  pouvais  le  haïr  et 
l'oublier  :  il  avait  abandonné  Iseut  aux  ma- 
lades; elle  n'était  plus  à  lui,  elle  était  mienne. 
Voici  que  par  sa  compassion  il  a  réveillé  ma 
tendresse  et  reconquis  la  reine.  La  reine?  Elle 
était  reine  près  de  lui,  et  dans  ce  bois  elle  vit 
comme  une  serve.  Qu'ai-je  fait  de  sa  jeunesse? 

103 


L'ERMITE  OGRIN 

Au  lieu  de  ses  chambres  tendues  de  draps  de 
soie,  je  lui  donne  cette  forêt  sauvage;  une 
hutte,  au  lieu  de  ses  belles  courtines;  et  c'est 
pour  moi  qu'elle  suit  cette  route  mauvaise.  Au 
Seigneur  Dieu,  roi  du  monde,  je  crie  merci  et 
je  le  supplie  qu'il  me.  donne  la  force  de  rendre 
Iseut  au  roi  Marc.  N'est-elle  pas  sa  femme, 
épousée  selon  la  loi  de  Rome,  devant  tous  les 
riches  hommes  de  sa  terre?  » 

Tristan  s'appuie  sur  son  arc,  et  longuement 
se  lamente  dans  la  nuit. 

Dans  le  fourré  clos  de  ronces  qui  leur 
servait  de  gîte,  Iseut  la  Blonde  attendait  le 
retour  de  Tristan.  A  la  clarté  d'un  rayon  de 
lune,  elle  vit  luire  à  son  doigt  l'anneau  d'or 
que  Marc  y  avait  glissé.  Elle  songea  : 

«  Celui  qui,  par  belle  courtoisie  m'a  donné 
cet  anneau  d'or  n'est  pas  l'homme  irrité  qui 
me  livrait  aux  lépreux  ;  non,  c'est  le  seigneur 
compatissant  qui,  du  jour  où  j'ai  abordé  sur  sa 
terre,  m'accueillit  et  me  protégea.  Comme  il 
aimait  Tristan  !  Mais  je  suis  venue,  et  qu'ai-je 
fait?  Tristan  ne  devrait-il  pas  vivre  au  palais 
du  roi,  avec  cent  damoiseaux  autour  de  lui, 
qui  seraient  de  sa  mesnie  et  le  serviraient  pour 
être  armés  chevaliers?  Ne  devrait-il  pas,  che- 
vauchant par  les  cours  et  les  baronnies,  chercher 

104 


L'ERMITE  OGRIN 

soudées  et  aventures?  Mais,  pour  moi,  il  oublie 
toute  chevalerie,  exilé  de  la  cour,  pourchassé 
dans  ce  bois,  menant  cette  vie  sauvage!...  » 

Elle  entendit  alors  sur  les  feuilles  et  les 
branches  mortes  s'approcher  le  pas  de  Tristan. 
Elle  vint  à  sa  rencontre  comme  à  son  ordinaire, 
pour  lui  prendre  ses  armes.  Elle  lui  enleva 
des  mains  l'arc  Qui-ne-faut  et  ses  flèches,  et 
dénoua  les  attaches  de  son  épée. 

«  Amie,  dit  Tristan,  c'est  1  epée  du  roi  Marc. 
Elle  devait  nous  égorger,  elle  nous  a  épargnés.  » 

Iseut  prit  l'épée,  en  baisa  la  garde  d'or;  et 
Tristan  vit  qu'elle  pleurait. 

«  Amie,  dit-il,  si  je  pouvais  faire  accord 
avec  le  roi  Marc!  S'il  m'admettait  à  soutenir 
par  bataille  que  jamais,  ni  en  fait,  ni  en 
paroles,  je  ne  vous  ai  aimée  d'amour  coupable, 
tout  chevalier  de  son  royaume  depuis  Lidan 
jusqu'à  Durham  qui  m'oserait  contredire  me 
trouverait  armé  en  champ  clos.  Puis,  si  le  roi 
voulait  souffrir  de  me  garder  en  sa  mesnie,  je 
le  servirais  à  grand  honneur,  comme  mon  sei- 
gneur et  mon  père;  et,  s'il  préférait  m'éloigner 
et  vous  garder,  je  passerais  en  Frise  ou  en  Bre- 
tagne, avec  Gorvenal  comme  seul  compagnon. 
Mais  partout  où  j'irais,  reine,  et  toujours,  je 
resterais  vôtre.  Iseut,  je  ne  songerais  pas  à  cette 

105 


L'ERMITE  OGRIN 

séparation,  n'était  la  dure  misère  que  vous 
supportez  pour  moi  depuis  si  longtemps,  belle, 
en  cette  terre  déserte. 

—  Tristan,  qu'il  vous  souvienne  de  l'ermite 
Ogrin  dans  son  bocage.  Retournons  vers  lui,  et 
puissions-nous  crier  merci  au  puissant  roi 
céleste,  Tristan,  ami!  » 

Ils  éveillèrent  Gorvenal  ;  Iseut  monta  sur  le 
cheval,  que  Tristan  conduisit  par  le  frein,  et, 
toute  la  nuit,  traversant  pour  la  dernière  fois 
les  bois  aimés,  ils  cheminèrent  sans  une  parole. 

Au  matin,  ils  prirent  du  repos,  puis  mar- 
chèrent encore,  tant  qu'ils  parvinrent  à  l'ermi- 
tage. Au  seuil  de  sa  chapelle,  Ogrin  lisait  en 
un  livre.  Il  les  vit,  et,  de  loin,  les  appela  ten- 
drement : 

«  Amis  !  comme  amour  vous  traque  de  misère 
en  misère!  Combien  durera  votre  folie?  Cou- 
rage !  repentez-vous  enfin  !  » 

Tristan  lui  dit  : 

«  Ecoutez,  sire  Ogrin.  Aidez-nous  pour  offrir 
un  accord  au  roi.  Je  lui  rendrais  la  reine. 
Puis,  je  m'en  irais  au  loin,  en  Bretagne  ou  en 
Frise;  un  jour,  si  le  roi  voulait  me  souffrir  près 
de  lui,  je  reviendrais  et  le  servirais  comme  je 
dois.  » 

106 


L'ERMITE  OGRIN 

Inclinée  aux  pieds  de  l'ermite,  Iseut  dit  à 
son  tour,  dolente  : 

«  Je  ne  vivrai  plus  ainsi.  Je  ne  dis  pas  que 
je  me  repente  d'avoir  aimé  et  d'aimer  Tristan, 
encore  et  toujours;  mais  nos  corps,  du  moins, 
seront  désormais  séparés.  » 

L'ermite  pleura  et  adora  Dieu  :  «  Dieu,  beau 
roi  tout-puissant!  Je  vous  rends  grâces  de 
m'avoir  laissé  vivre  assez  longtemps  pour  venir 
en  aide  à  ceux-ci  !  »  Il  les  conseilla  sagement, 
puis  il  prit  de  l'encre  et  du  parchemin  et  écri- 
vit un  bref  où  Tristan  offrait  un  accord  au 
roi.  Quand  il  y  eut  écrit  toutes  les  paroles  que 
Tristan  lui  dit,  celui-ci  les  scella  de  son  anneau. 

«  Qui  portera  ce  bref?  demanda  l'ermite. 

—  Je  le  porterai  moi-même. 

—  Non,  sire  Tristan,  vous  ne  tenterez  point 
cette  chevauchée  hasardeuse;  j'irai  pour  vous, 
je  connais  bien  les  êtres  du  château. 

—  Laissez,  beau  sire  Ogrin  ;  la  reine  restera 
en  votre  ermitage;  à  la  tombée  de  la  nuit, 
j'irai  avec  mon  écuyer,  qui  gardera  mon 
cheval.  » 

Quand  l'obscurité  descendit  sur  la  forêt, 
Tristan  se  mit  en  route  avec  Gorvenal.  Aux 
portes  de  Tintagel,  il  le  quitta.  Sur  les  murs, 
les    guetteurs    sonnaient   leurs    trompes.    Il    se 

107 


L'ERMITE  OGRIN 

coula  dans  le  fossé  et  traversa  la  ville  au  péril 
de  son  corps.  Il  franchit  comme  autrefois  les 
palissades  aiguës  du  verger,  revit  le  perron  de 
marbre,  la  fontaine  et  le  grand  pin,  et  s'ap- 
procha de  la  fenêtre  derrière  laquelle  le  roi 
dormait.  Il  l'appela  doucement.  Marc  s'éveilla. 

«  Qui  es-tu,  toi  qui  m'appelles  dans  la  nuit 
à  pareille  heure? 

— -  Sire,  je  suis  Tristan,  je  vous  apporte  un 
bref;  je  le  laisse  là,  sur  le  grillage  de  cette 
fenêtre.  Faites  attacher  votre  réponse  à  la 
branche  de  la  Croix-Rouge. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu,  beau  neveu, 
attends-moi  !  » 

Il  s'élança  sur  le  seuil,  et,  par  trois  fois,  cria 
dans  la  nuit  : 

«  Tristan!  Tristan!  Tristan,  mon  fils!  » 

Mais  Tristan  avait  fui.  Il  rejoignit  son  écuyer, 
et,  d'un  bond  léger,  se  mit  en  selle  : 

«  Fou  !  dit  Gorvenal,  hâte-toi,  fuyons  par  ce 
chemin.  » 

Ils  parvinrent  enfin  à  l'ermitage  où  ils  trou- 
vèrent, les  attendant,  l'ermite  qui  priait,  Iseut 
qui  pleurait. 


108 


XI 

LE    GUÉ    AVENTUREUX 

Oyez,  vous  tous  qui  passez  par  la  voie. 
Venez  ça,  chascun  de  vous  voie 
S'il  est  douleur  fors  que  la  moie. 
C  est  Tristan  que  la  mort  mestroie. 

(Le  Lai  mortel.) 

MARC  fit  éveiller  son  chapelain  et  lui  tendit 
la  lettre.  Le  clerc  brisa  la  cire  et  salua 
d'abord  le  roi  au  nom  de  Tristan;  puis,  ayant 
habilement  déchiffré  les  paroles  écrites,  il  lui 
rapporta  ce  que  Tristan  lui  mandait.  Marc 
1  écouta  sans  mot  dire  et  se  réjouissait  en  son 
cœur,  car  il  aimait  encore  la  reine. 

Il  convoqua  nommément  les  plus  prisés  de 
ses  barons,  et,  quand  ils  furent  tous  assemblés, 
ils  firent  silence  et  le  roi  parla  : 

«  Seigneurs,  j'ai  reçu  ce  bref.  Je  suis  roi  sur 
vous  et  vous  êtes  mes  féaux.  Ecoutez  les  choses 
qui  me  sont  mandées;  puis,  conseillez-moi,  je 
vous  en  requiers,  puisque  vous  me  devez 
le  conseil.   » 

109 


LE  GUE  AVENTUREUX 

Le  chapelain  se  leva,  délia  le  bref  de  ses 
deux  mains,  et,  debout  devant  le  roi  : 

«  Seigneurs,  dit-il,  Tristan  mande  d'abord 
salut  et  amour  au  roi  et  à  toute  sa  baronnie. 
«  Roi,  ajoute-t-il,  quand  j'ai  eu  tué  le  dragon  et 
que  j'eus  conquis  la  fille  du  roi  d'Irlande,  c'est 
à  moi  qu'elle  fut  donnée;  j'étais  maître  de  la 
garder,  mais  je  ne  l'ai  point  voulu  :  je  l'ai 
amenée  en  votre  contrée  et  vous  l'ai  livrée. 
Pourtant,  à  peine  l'aviez-vous  prise  pour  femme, 
des  félons  vous  firent  accroire  leurs  mensonges. 
En  votre  colère,  bel  oncle,  mon  seigneur,  vous 
avez  voulu  nous  faire  brûler  sans  jugement. 
Mais  Dieu  a  été  pris  de  compassion  :  nous 
l'avons  supplié,  il  a  sauvé  la  reine,  et  ce  fut 
justice;  moi  aussi,  en  me  précipitant  d'un  rocher 
élevé,  j'échappai,  par  la  puissance  de  Dieu- 
Qu'ai-je  fait  depuis,  que  l'on  puisse  blâmer  ? 
La  reine  était  livrée  aux  malades,  je  suis  venu 
à  sa  rescousse,  je  l'ai  emportée  :  pouvais-je 
donc  manquer  en  ce  besoin  à  celle  qui  avait 
failli  mourir,  innocente,  à  cause  de  moi?  J'ai 
fui  avec  elle  par  les  bois  :  pouvais-je  donc,  pour 
vous  la  rendre,  sortir  de  la  forêt  et  descendre 
dans  la  plaine?  N'aviez-vous  pas  commandé 
qu'on  nous  prît  morts  ou  vifs?  Mais,  aujourd'hui 
comme  alors,  je  suis  prêt,  beau  sire,  à  donner 

110 


LE  GUE  AVENTUREUX 

mon  gage  et  à  soutenir  contre  tout  venant  par 
bataille  que  jamais  la  reine  n'eut  pour  moi,  ni 
moi  pour  la  reine,  d'amour  qui  vous  fût  une 
offense.  Ordonnez  le  combat  :  je  ne  récuse  nul 
adversaire,  et,  si  je  ne  puis  prouver  mon  droit, 
faites-moi  brûler  devant  vos  hommes.  Mais  si 
je  triomphe  et  qu'il  vous  plaise  de  reprendre 
Iseut  au  clair  visage,  nul  de  vos  barons  ne  vous 
servira  mieux  que  moi;  si  au  contraire  vous 
n'avez  cure  de  mon  service,  je  passerai  la  mer, 
j'irai  m'offrir  au  roi  de  Gavoie  ou  au  roi  de 
Frise,  et  vous  n'entendrez  plus  jamais  parler 
de  moi.  Sire,  prenez  conseil,  et,  si  vous  ne 
consentez  à  nul  accord,  je  ramènerai  Iseut  en 
Irlande,  où  je  l'ai  prise;  elle  sera  reine  en  son 
pays.   » 

Quand  les  barons  cornouaillais  entendirent 
queTristan  leur  offrait  la  bataille,  ils  dirent  tous 
au  roi  : 

«  Sire,  reprends  la  reine  :  ce  sont  des  insensés 
qui  l'ont  calomniée  auprès  de  toi.  Quant  à 
Tristan,  qu'il  s'en  aille,  ainsi  qu'il  l'offre,  guer- 
royer en  Gavoie  ou  près  du  roi  de  Frise. 
Mande-lui  de  te  ramener  Iseut,  à  tel  jour  et 
bientôt.  » 

Le  roi  demanda  par  trois  fois  : 

«  Nul  ne  se  lève-t-il  pour  accuser  Tristan  ?  » 

111 


LE  GUÉ  AVENTUREUX 

Tous  se  taisaient.  Alors,  il  dit  au  chapelain  : 

«  Faites  donc  un  bref  au  plus  vite;  vous  avez 
ouï  ce  qu'il  faut  y  mettre;  hâtez-vous  de 
l'écrire  :  Iseut  n'a  que  trop  souffert  en  ses  jeunes 
années  !  Et  que  la  charte  soit  suspendue  à  la 
branche  de  la  Croix-Rouge  avant  ce  soir; 
faites  vite.  » 

Il  ajouta  : 

«  Vous  direz  encore  que  je  leur  envoie  à 
tous  deux  salut  et  amour.  » 

Vers  la  mi-nuit,  Tristan  traversa  la  Blanche- 
Lande,  trouva  le  bref  et  l'apporta  scellé  à  l'ermite 
Ogrin.  L'ermite  lui  lut  les  lettres  :  Marc  consen- 
tait, sur  le  conseil  de  tous  ses  barons,  à  reprendre 
Iseut,  mais  non  à  garder  Tristan  comme  sou- 
doyer; pour  Tristan,  il  lui  faudrait  passer  la 
mer,  quand,  à  trois  jours  de  là,  au  Gué  Aven- 
tureux, il  aurait  remis  la  reine  entre  les  mains 
de  Marc. 

«  Dieu  !  dit  Tristan,  quel  deuil  de  vous 
perdre,  amie  !  Il  le  faut,  pourtant,  puisque  la 
souffrance  que  vous  supportiez  à  cause  de  moi, 
je  puis  maintenant  vous  l'épargner.  Quand 
viendra  l'instant  de  nous  séparer,  je  vous 
donnerai  un  présent,  gage  de  mon  amour.  Du 
pays  inconnu  où  je  vais,  je  vous  enverrai  un 
messager;  il  me  redira  votre  désir,  amie,  et,  au 

112 


LE  GUE  AVENTUREUX 

premier  appel,  de  la  terre  lointaine,  j'accourai.  » 

Iseut  soupira  et  dit  : 

«  Tristan,  laisse-moi  Husdent,  ton  chien. 
Jamais  limier  de  prix  n'aura  été  gardé  à  plus 
d'honneur.  Quand  je  le  verrai,  je  me  sou- 
viendrai de  toi  et  je  serai  moins  triste.  Ami,  j'ai 
un  anneau  de  jaspe  vert,  prends-le  pour  l'amour 
de  moi,  porte-le  à  ton  doigt  :  si  jamais  un 
messager  prétend  venir  de  ta  part,  je  ne  Je 
croirai  pas,  quoi  qu'il  fasse  ou  qu'il  dise,  tant 
qu'il  ne  m'aura  pas  montré  cet  anneau.  Mais, 
dès  que  je  l'aurai  vu,  nul  pouvoir,  nulle  défense 
royale,  ne  m'empêcheront  de  faire  ce  que  tu 
m'auras  mandé,  que  ce  soit  sagesse  ou  folie. 

—  Amie,  je  vous  donne  Husdent. 

Ami,  prenez  cet  anneau  en  récompense.  » 

Et  tous  deux  se  baisèrent  sur  les  lèvres. 

Or,  laissant  les  amants  à  l'ermitage,  Ogrin 
avait  cheminé  sur  sa  béquille  jusqu'au  Mont; 
il  y  acheta  du  vair,  du  gris,  de  l'hermine,  des 
draps  de  soie,  de  pourpre  et  d'écarlate,  et  un 
chainse  plus  blanc  que  fleur  de  lis,  et  encore 
un  palefroi  harnaché  d'or,  qui  allait  l'amble 
doucement.  Les  gens  riaient  à  le  voir  disperser, 
pour  ces  achats  étranges  et  magnifiques,  ses 
deniers  dès  longtemps  amassés;   mais  le   vieil 

113 


LE  GUE  AVENTUREUX 

homme  chargea  sur  le  palefroi  les  riches  étoffes 
et  revint  auprès  d'Iseut  : 

«  Reine,  vos  vêtements  tombent  en  lambeaux; 
acceptez  ces  présents,  afin  que  vous  soyez  plus 
belle  le  jour  où  vous  irez  au  Gué  Aventureux; 
je  crains  qu'ils  ne  vous  déplaisent  :  je  ne  suis 
pas  expert  à  choisir  de  tels  atours.   <> 

Pourtant,  le  roi  faisaitcrier  par  la  Cornouailles 
la  nouvelle  qu'à  trois  jours  de  là,  au  Gué  Aven- 
tureux, il  ferait  accord  avec  la  reine.  Dames 
et  chevaliers  se  rendirent  en  foule  à  cette 
assemblée;  tous  désiraient  revoir  la  reine  Iseut, 
tous  l'aimaient,  sauf  les  trois  félons  qui  survi- 
vaient encore. 

Mais  de  ces  trois,  l'un  mourra  par  l'épée, 
l'autre  périra  transpercé  par  une  flèche,  l'autre 
noyé;  et,  quant  au  forestier,  Perinis,  le  Franc, 
le  Blond,  l'assommera  à  coups  de  son  bâton, 
dans  le  bois.  Ainsi  Dieu,  qui  hait  toute  déme- 
sure, vengera  les  amants  de  leurs  ennemis! 

Au  jour  marqué  pour  l'assemblée,  au  Gué 
Aventureux,  la  prairie  brillait  au  loin,  toute 
tendue  et  parée  des  riches  tentes  des  barons. 
Dans  la  forêt, Tristan  chevauchait  avec  Iseut, 
et,  par  crainte  d'une  embûche,  il  avait  revêtu 
son  haubert  sous  ses  haillons.  Soudain,  tous 
deux  apparurent  au  seuil  de  la  forêt  et  virent 

114 


LE  GUE  AVENTUREUX 

au  loin,  parmi  ses  barons,  le  roi  Marc. 
«  Amie,  ditTristan,  voici  le  roi  votre  seigneur, 
ses  chevaliers  et  ses  soudoyers;  ils  viennent  vers 
nous;  dans  un  instant  nous  ne  pourrons  plus 
nous  parler.  Par  le  Dieu  puissant  et  glorieux, 
je  vous  conjure  :  si  jamais  je  vous  adresse  un 
message,  faites  ce  que  je  vous  manderai  ! 

—  AmiTristan,  dès  que  j'aurai  revu  l'anneau 
de  jaspe  vert,  ni  tour,  ni  mur,  ni  fort  château 
ne  m'empêcheront  de  faire  la  volonté  de 
mon  ami. 

—  Iseut,  que  Dieu  t'en  sache  gré  !  » 

Leurs  deux  chevaux  marchaient  côte  à  côte  : 
il  l'attira  vers  lui  et  la  pressa  entre  ses  bras. 

«  Ami,  dit  Iseift,  entends  ma  dernière  prière  : 
tu  vas  quitter  ce  pays;  attends  du  moins 
quelques  jours;  cache-toi,  tant  que  tu  saches 
comment  me  traite  le  roi,  dans  sa  colère  ou 
sa  bonté!...  Je  suis  seule  :  qui  me  défendra  des 
félons?  J'ai  peur!  Le  forestier  Orri  t'hébergera 
secrètement;  glisse-toi  la  nuit  jusqu'au  cellier 
ruiné  :  j'y  enverrai  Perinis  pour  te  dire  si  nul 
me  maltraite. 

—  Amie,  nul  n'osera.  Je  resterai  caché  chez 
Orri  :  quiconque  te  fera  outrage,  qu'il  se  garde 
de  moi  comme  de  l'Ennemi  !» 

Les  deux  troupes  s'étaient  assez  rapprochées 

115 


LE  GUÉ  AVENTUREUX 

pour  échanger  leurs  saluts.  A  une  portée  d  arc 
en  avant  des  siens,  le  roi  chevauchait  hardi- 
ment; avec  lui,  Dinas  de  Lidan. 

Quand  les  barons  l'eurent  rejoint,  Tristan, 
tenant  par  les  rênes  le  palefroi  d'Iseut,  salua  le 
roi  et  dit  : 

«  Roi,  je  te  rends  Iseut  la  Blonde.  Devant  les 
hommes  de  ta  terre,  je  te  requiers  de  m'admettre 
à  me  défendre  en  ta  cour.  Jamais  je  n'ai  été 
jugé.  Fais  que  je  me  justifie  par  bataille  : 
vaincu,  brûle-moi  dans  le  soufre;  vainqueur, 
retiens-moi  près  de  toi;  ou,  si  tu  ne  veux  pas 
me  retenir,  je  m'en  irai  vers  un  pays  lointain.  » 

Nul  n'accepta  le  défi  deTristan.  Alors,  Marc 
prit,  à  son  tour,  le  palefroi  d'Iseut  par  les  rênes, 
et,  la  confiant  à  Dinas,  se  mit  à  l'écart  pour 
prendre  conseil. 

Joyeux,  Dinas  fit  à  la  reine  maint  honneur 
et  mainte  courtoisie.  Il  lui  ôta  sa  chape 
d'écarlate  somptueuse,  et  son  corps  apparut 
gracieux  sous  la  tunique  fine  et  le  grand  bliaut 
de  soie.  Et  la  reine  sourit  au  souvenir  du  vieil 
ermite,  qui  n'avait  pas  épargné  ses  deniers.  Sa 
robe  est  riche,  ses  membres  délicats,  ses  yeux 
vairs,  ses  cheveux  clairs  comme  des  rayons 
de  soleil. 

Quand  les  félons  la  virent  belle  et  honorée 

116 


LE  GUÉ  AVENTUREUX 

comme  jadis,  irrités,  ils  chevauchèrent  vers  le 
roi.  A  ce  moment,  un  baron,  André  de  Nicole, 
s'efforçait  de  le  persuader  : 

«  Sire,  disait-il,  retiens  Tristan  près  de  toi,  tu 
seras,  grâce  à  lui,  un  roi  plus  redouté.   » 

Et,  peu  à  peu,  il  assouplissait  le  cœur  de 
Marc.  Mais  les  félons  vinrent  à  l'encontre  et 
dirent  : 

«  Roi,  écoute  le  conseil  que  nous  te  donnons 
en  loyauté.  On  a  médit  de  la  reine;  à  tort,  nous 
l'accordons;  mais  si  Tristan  et  elle  rentrent 
ensemble  à  ta  cour,  on  en  parlera  de  nouveau. 
Laisse  plutôt  Tristan  s'éloigner  quelque  temps; 
un  jour,  sans  doute,  tu  le  rappelleras.  » 

Marc  fit  ainsi  :  il  fit  mander  à  Tristan  par  ses 
barons  de  s'éloigner  sans  délai.  Alors,  Tristan 
vint  vers  la  reine  et  lui  dit  adieu.  Ils  se  regar- 
dèrent. La  reine  eut  honte  à  cause  de  l'assemblée 
et  rougit. 

Mais  le  roi  fut  ému  de  pitié,  et,  parlant  à  son 
neveu  pour  la  première  fois  : 

«  Où  iras-tu,  sous  ces  haillons?  Prends  dans 
mon  trésor  ce  que  tu  voudras,  or,  argent,  vair 
et  gris. 

—  Roi,  dit  Tristan,  je  n'y  prendrai  ni  un 
denier,  ni  une  maille.  Comme  je  pourrai,  j'irai 
servir  à  grand'joie  le  riche  roi  de  Frise.   » 

117 


LE  GUE  AVENTUREUX 

Il  tourna  bride  et  descendit  vers  la  mer.  Iseut 
le  suivit  du  regard,  et,  si  longtemps  qu'elle  put 
l'apercevoir  au  loin,  ne  se  détourna  point. 

A  la  nouvelle  de  l'accord,  grands  et  petits, 
hommes,  femmes  et  enfants  accoururent  en 
foule  hors  la  ville  à  la  rencontre  d'Iseut;  et, 
menant  grand  deuil  de  l'exil  de  Tristan,  ils 
faisaient  fête  à  leur  reine  retrouvée.  Au  bruit 
des  cloches,  par  les  rues  bien  jonchées,  encour- 
tinées  de  soie,  le  roi,  les  comtes  et  les  princes 
lui  firent  cortège;  les  portes  du  palais  s'ouvrirent 
à  tous  venants;  riches  et  pauvres  purent 
s'asseoir  et  manger,  et,  pour  célébrer  ce  jour, 
Marc,  ayant  affranchi  cent  de  ses  serfs,  donna 
l'épée  et  le  haubert  à  vingt  bacheliers  qu'il 
arma  de  sa  main. 

Cependant,  la  nuit  venue,  Tristan,  comme 
il  l'avait  promis  à  la  reine,  se  glissa  chez  le 
forestier  Orri,  qui  l'hébergea  secrètement  dans 
le  cellier  ruiné.  Que  les  félons  se  gardent! 


118 


XII 
LE    JUGEMENT   PAR    LE    FER   ROUGE 

Dieu  i  a  fait  vertuz. 

(  Béroul.) 

OlENTOT,  Denoalen,  Andret  et  Gondoïne  se 
U  crurent  en  sûreté  :  sans  doute,  Tristan 
traînait  sa  vie  outre  la  mer,  en  pays  trop  loin- 
tain pour  les  atteindre.  Donc,  un  jour  de 
chasse,  comme  le  roi,  écoutant  les  abois  de  sa 
meute,  retenait  son  cheval  au  milieu  d'un 
essart,  tous  trois  chevauchèrent  vers  lui  : 

«  Roi,  entends  notre  parole.  Tu  avais  con- 
damné la  reine  sans  jugement,  et  c'était 
forfaire;  aujourd'hui  tu  l'absous  sans  jugement  : 
n'est-ce  pas  forfaire  encore  ?  Jamais  elle  ne 
s'est  justifiée,  et  les  barons  de  ton  pays  vous  en 
blâment  tous  deux.  Conseille-lui  plutôt  de 
réclamer  elle-même  le  jugement  de  Dieu.  Que 
lui  en  coûtera-t-il,  innocente,  de  jurer  sur  les 
ossements  des  saints  qu'elle  n'a  jamais  failli  ? 
innocente,  de  saisir  un  fer  rougi  au  feu?  Ainsi 

119 


LE  JUGEMENT  PAR  LE  FER  ROUGE 

le  veut  la  coutume,  et  par  cette  facile  épreuve 
seront  à  jamais  dissipés  les  soupçons  anciens.  » 

Marc  irrité  répondit  : 

«  Que  Dieu  vous  détruise,  seigneurs  cor- 
nouaillais,  vous  qui  sans  répit  cherchez  ma 
honte!  Pour  vous  j'ai  chassé  mon  neveu; 
qu'exigez-vous  encore?  Que  je  chasse  la  reine 
en  Irlande?  Quels  sont  vos  griefs  nouveaux? 
Contre  les  anciens  griefs,  Tristan  ne  s'est-il  pas 
offert  à  la  défendre?  Pour  la  justifier,  il  vous  a 
présenté  la  bataille  et  vous  l'entendiez  tous  : 
que  n'avez-vous  pris  contre  lui  vos  écus  et  vos 
lances?  Seigneurs,  vous  m'avez  requis  outre  le 
droit;  craignez  donc  que  l'homme  pour  vous 
chassé,  je  le  rappelle  ici  !  » 

Alors  les  couards  tremblèrent;  ils  crurent  voir 
Tristan  revenu,  qui  saignait  à  blanc  leurs 
corps. 

«  Sire,  nous  vous  donnions  loyal  conseil, 
pour  votre  honneur,  comme  il  sied  à  vos  féaux; 
mais  nous  nous  tairons  désormais.  Oubliez 
votre  courroux,  rendez-nous  votre  paix  !  » 

Mais  Marc  se  dressa  sur  ses  arçons  : 

«  Hors  de  ma  terre,  félons  !  Vous  n'aurez 
plus  ma  paix.  Pour  vous  j'ai  chassé  Tristan; 
à  votre  tour,  hors  de  ma  terre  ! 

—  Soit,   beau  sire  !  Nos  châteaux  sont  forts, 

120 


LE  JUGEMENT  PAR  LE  FER  ROUGE 

bien  clos  de  pieux,  sur  des  rocs  durs  à  gravir  !  » 
Et,  sans  le  saluer,  ils  tournèrent  bride. 

Sans  attendre  limiers  ni  veneurs,  Marc 
poussa  son  cheval  vers  Tintagel,  monta  les 
degrés  de  la  salle,  et  la  reine  entendit  son  pas 
pressé  retentir  sur  les  dalles. 

Elle  se  leva,  vint  à  sa  rencontre,  lui  prit  son 
épée,  comme  elle  avait  coutume,  et  s'inclina 
jusqu'à  ses  pieds.  Marc  la  retint  par  les  mains 
et  la  relevait,  quand  Iseut,  haussant  vers  lui 
son  regard,  vit  ses  nobles  traits  tourmentés  par 
la  colère  :  tel  il  lui  était  apparu  jadis,  forcené, 
devant  le  bûcher. 

«  Ah  !  pensa-t-elle,  mon  ami  est  découvert, 
le  roi  l'a  pris  !  » 

Son  cœur  se  refroidit  dans  sa  poitrine,  et 
sans  une  parole,  elle  s'abattit  aux  pieds  du  roi. 
Il  la  prit  dans  ses  bras  et  la  baisa  doucement; 
peu  à  peu  elle  se  ranimait  : 

«  Amie,  amie,  quel  est  votre  tourment? 

—  Sire,  j'ai  peur;  je  vous  ai  vu  si  cour- 
roucé ! 

—  Oui,  je  revenais  irrité  de  cette  chasse. 

—  Ah  !  seigneur,  si  vos  veneurs  vous  ont 
marri,  vous  sied-il  de  prendre  tant  à  cœur  des 
fâcheries  de  chasse  ?  » 

121 


LE  JUGEMENT  PAR  LE  FER  ROUGE 

Marc  sourit  de  ce  propos  : 

«  Non,  amie,  mes  veneurs  ne  m  ont  pas 
irrité;  mais  trois  félons,  qui,  dès  longtemps, 
nous  haïssent;  tu  les  connais,  Andret,  Deno- 
alen,  et  Gondoïne;  je  les  ai  chassés  de  ma  terre. 

—  Sire,  quel  mal  ont-ils  osé  dire  de  moi  ? 

—  Que  t'importe  ?  Je  les  ai  chassés. 

—  Sire,  chacun  a  le  droit  de  dire  sa  pensée. 
Mais  j'ai  le  droit  aussi  de  connaître  le  blâme 
jeté  sur  moi.  Et  de  qui  lapprendrais-je,  sinon 
de  vous  ?  Seule  en  ce  pays  étranger,  je  n'ai 
personne,   hormi  vous,  sire,  pour  me  défendre. 

—  Soit.  Ils  prétendaient  donc  qu  il  te  con- 
vient de  te  justifier  par  le  serment  et  par 
l'épreuve  du  fer  rouge.  «  La  reine,  disaient-ils, 
«ne  devrait -elle  pas  requérir  elle-même 
«  ce  jugement  ?  Ces  épreuves  sont  légères 
«  à  qui  se  sait  innocent.  Que  lui  en  coûterait- 
«  il?...  Dieu  est  vrai  juge;  il  dissiperait  à  jamais 
«  les  griefs  anciens...  »  Voilà  ce  qu'ils  préten- 
daient. Mais  laissons  ces  choses.  Je  les  ai 
chassés,  te  dis-je.  » 

Iseut  frémit;  elle  regarda  le  roi  : 
«  Sire,  mandez-leur  de  revenir  à  votre  cour. 
Je  me  justifierai  par  serment. 

—  Quand  ? 

—  Au  dixième  jour. 

122 


LE  JUGEMENT  PAR  LE  FER  ROUGE 

—  Ce  terme  est  bien  proche,  amie. 
-  Il  n'est  que  trop  lointain.  Mais  je  requiers 
que  d'ici  là  vous  mandiez  au  roi  Arthur  de 
chevaucher  avec  monseigneur  Gauvain,  avec 
Girflet,  Ké  le  sénéchal  et  cent  de  ses  chevaliers 
jusqu'à  la  marche  de  votre  terre,  à  la  Blanche- 
Lande,  sur  la  rive  du  fleuve  qui  sépare  vos 
royaumes.  C'est  là,  devant  eux,  que  je  veux 
faire  le  serment,  et  non  devant  vos  seuls 
barons  :  car,  à  peine  aurais-je  juré,  vos  barons 
vous  requerraient  encore  de  m'imposer  nouvelle 
épreuve  et  jamais  nos  tourments  ne  finiraient. 
Mais  ils  n'oseront  plus,  si  Arthur  et  ses  chevaliers 
sont  les  garants  du  jugement.  » 

Tandis  que  se  hâtaient  vers  Carduel  les 
hérauts  d'armes,  messagers  de  Marc  auprès  du 
roi  Arthur,  secrètement  Iseut  envoya  vers 
Tristan   son   valet   Perinis   le    Blond,   le   Fidèle. 

Perinis  courut  sous  les  bois,  évitant  les 
sentiers  frayés,  tant  qu'il  atteignit  la  cabane 
d'Orri  le  forestier,  où,  depuis  de  longs  jours, 
Tristan  l'attendait.  Permis  lui  rapporta  les 
choses  advenues,  la  nouvelle  félonie,  le  terme 
du  jugement,  l'heure  et  le  lieu  marqués  : 

«  Sire,  ma  dame  vous  mande  qu'au  jour  fixé, 
sous  une  robe  de  pèlerin,  si  habilement  déguisé 
que  nul  ne  puisse  vous  reconnaître,  sans  armes, 

123 


LE  JUGEMENT  PAR  LE  FER  ROUGE 

vous  soyez  à  la  Blanche-Lande  :  il  lui  faut, 
pour  atteindre  au  lieu  du  jugement,  passer  le 
fleuve  en  barque;  sur  la  rive  opposée,  là  où 
seront    les    chevaliers    du     roi     Arthur,     vous 

I  attendrez.  Sans  doute,  alors  vous  pourrez  lui 
porter  aide.  Ma  dame  redoute  le  jour  du 
jugement  :  pourtant  elle  se  fie  en  la  courtoisie 
de  Dieu,  qui  déjà  sut  l'arracher  aux  mains  des 
lépreux. 

—  Retourne  vers  la  reine,  beau  doux  ami 
Perinis  :  dis-lui  que  je  ferai  sa  volonté.    » 

Or,  seigneurs,  quand  Perinis  s'en  retourna 
vers  Tintagel,  il  advint  qu'il  aperçut  dans  un 
fourré  le  même  forestier  qui,  naguère,  ayant 
surpris  les  amants  endormis,  les  avait  dénoncés 
au  roi.  Un  jour  qu'il  était  ivre,  il  s'était  vanté 
de  sa  traîtrise.  L'homme,  ayant  creusé  dans  la 
terre  un  trou  profond,  le  recouvrait  habilement 
de  branchages,  pour  y  prendre  loups  et  sangliers. 

II  vit  s'élancer  sur  lui  le  valet  de  la  reine  et 
voulut  fuir.  Mais  Perinis  1  accula  sur  le  bord 
du  piège  : 

«  Espion  qui  as  vendu  la  reine,  pourquoi 
t'enfuir?  Reste  là,  près  de  la  tombe,  que  toi- 
même  as  pris  le  soin  de  creuser!  » 

Son  bâton  tournoya  dans  l'air  en  bourdon- 
nant. Le  bâton  et  le  crâne  se  brisèrent  à  la  fois, 

124 


LE  JUGEMENT  PAR  LE  FER  ROUGE 

et  Perinis  le   Blond,  le  Fidèle,  poussa  du  pied 
le  corps  dans   la   fosse  couverte  de  branches. 

Au  jour  marqué  pour  le  jugement,  le  roi 
Marc,  Iseut  et  les  barons  de  Cornouailles,  ayant 
chevauché  jusqu'à  la  Blanche-Lande,  parvinrent 
en  bel  arroi  devant  le  fleuve,  et,  massés  au  long 
de  l'autre  rive,  les  chevaliers  d'Arthur  les 
saluèrent  de  leurs  bannières  brillantes. 

Devant  eux,  assis  sur  la  berge,  un  pèlerin 
miséreux,  enveloppé  dans  sa  chape,  où  pen- 
daient des  coquilles,  tendait  sa  sébile  de  bois  et 
demandait  1  aumône  d'une  voix  aiguë  et  dolente. 

A  force  de  rames,  les  barques  de  Cornouailles 
approchaient.  Quand  elles  furent  près  d'atter- 
rir, Iseut  demanda  aux  chevaliers  qui  l'entou- 
raient : 

«  Seigneurs,  comment  pourrai-je  atteindre  à 
la  terre  ferme,  sans  souiller  mes  longs  vête- 
ments dans  cette  fange?  Il  faudrait  qu'un  pas- 
seur vint  m'aider.  » 

L'un  des  chevaliers  héla  le  pèlerin  : 

«  Ami,  retrousse  ta  chape,  descends  dans 
l'eau  et  porte  la  reine,  si  pourtant  tu  ne  crains 
pas,  cassé  comme  je  te  vois,  de  fléchir  à  mi- 
route.  » 

L'homme   prit   la   reine   dans   ses    bras.  Elle 

125 


LE  JUGEMENT  PAR  LE   FER  ROUGE 

lui  dit  tout  bas  :  «  Ami  !  -  Puis,  tout  bas  encore  : 
«   Laisse-toi  choir  sur  le  sable.   » 

Parvenu  au  rivage,  il  trébucha  et  tomba, 
tenant  la  reine  pressée  entre  ses  bras.  Ecuyers 
et  mariniers,  saisissant  les  rames  et  les  gaffes, 
pourchassaient  le  pauvre  hère. 

«  Laissez-le,  dit  la  reine;  sans  doute  un 
long  pèlerinage  l'avait  affaibli.  - 

Et  détachant  un  fermail  d'or  fin.  elle  le  jeta 
au  pèlerin. 

Devant  le  pavillon  d'Arthur,  un  riche  drap 
de  soie  de  Nicée  était  tendu  sur  l'herbe  verte, 
et  les  reliques  des  saints,  retirées  des  écrins  et 
des  châsses,  y  étaient  déjà  disposées.  Monsei- 
gneur Gauvain,  Girflet  et  Ké  le  sénéchal  les 
gardaient. 

La  reine,  ayant  supplié  Dieu,  retira  les 
joyaux  de  son  cou  et  de  ses  mains  et  les  donna 
aux  pauvres  mendiants;  elle  détacha  son  man- 
teau de  pourpre  et  sa  guimpe  fine,  et  les  donna; 
elle  donna  son  chainse  et  son  bliaut  et  ses 
chaussures  enrichies  de  pierreries.  Elle  garda 
seulement  sur  son  corps  une  tunique  sans 
manches,  et,  les  bras  et  les  pieds  nus,  s'avança 
devant  les  deux  rois.  A  lentour,  les  barons  la 
contemplaient  en  silence,  et  pleuraient.  Près 
des    reliques   brûlait    un    brasier.    Tremblante, 

126 


LE  JUGEMENT  PAR  LE   FER  ROUGE 

elle  étendit  la  main   droite  vers  les   ossements 
des  saints  et  dit  : 

«  Roi  de  Logres  et  roi  de  Cornouailles,  sire 
Gauvain,  sire  Ké,  sire  Girflet,  et  vous  tous  qui 
serez  mes  garants,  par  ces  corps  saints  et  par 
tous  les  corps  saints  qui  sont  en  ce  monde,  je 
jure  que  jamais  un  homme  né  de  femme  ne 
m'a  tenue  entre  ses  bras,  hormis  le  roi  Marc, 
mon  seigneur,  et  le  pauvre  pèlerin  qui,  tout  à 
l'heure,  s'est  laissé  choira  vos  yeux.  Roi  Marc, 
ce  serment  convient-il? 

—  Oui,  reine,  et  que  Dieu  manifeste  son  vrai 
jugement! 

—  Amen  !  »  dit  Iseut. 

Elle  s'approcha  du  brasier,  pâle  et  chance- 
lante. Tous  se  taisaient  :  le  fer  était  rouge. 
Alors,  elle  plongea  ses  bras  nus  dans  la  braise, 
saisit  la  barre  de  fer,  marcha  neuf  pas  en  la 
portant,  puis  l'ayant  rejetée,  étendit  ses  bras  en 
croix,  les  paumes  ouvertes.  Et  chacun  vit  que 
sa  chair  était  plus  saine  que  prune  de  prunier. 

Alors  de  toutes  les  ppitrines  un  grand  cri 
de  louange  monta  vers  Dieu. 


127 


XIII 
LA   VOIX    DU    ROSSIGNOL 


Tristran  defors  e  chante  e  gient 
Cum  russinol  que  prent  congé 
En  fin  d'esté  od  grand  pité. 

(Le  Domnei  des  amanz  ) 


QUAND  Tristan,  rentré  dans  la  cabane  du 
forestier  Orri,  eut  rejeté  son  bourdon  et 
dépouillé  sa  chape  de  pèlerin,  il  connut  claire- 
ment en  son  cœur  que  le  jour  était  venu  de 
tenir  la  foi  jurée  au  roi  Marc  et  de  s'éloigner 
du  pays  de  Cornouailles. 

Que  tardait-il  encore?  La  reine  s'était  justi- 
fiée, le  roi  la  chérissait,  il  l'honorait.  Arthur  au 
besoin  la  prendrait  en  sa  sauvegarde,  et, 
désormais,  nulle  félonie  ne  prévaudrait  contre 
elle.  Pourquoi  plus  longtemps  rôder  aux  alen- 
tours de  Tintagel?  Il  risquait  vainement  sa  vie. 
et  la  vie  du  forestier,  et  le  repos  d'Iseut.  Certes, 
il  fallait  partir,  et  c'est  pour  la  dernière  fois, 
sous  sa  robe  de  pèlerin,  à  la  Blanche-Lande, 
qu'il  avait  senti  le  beau  corps  d'Iseut  entre  ses 
bras. 

Trois  jours  encore,  il  tarda,  ne  pouvant  se 

128 


LA  VOIX   DU  ROSSIGNOL 

déprendre  du  pays  où  vivait  la  reine.  Mais 
quand  vint  le  quatrième  jour,  il  prit  congé  du 
forestier  qui  l'avait  hébergé  et  dit  à  Gorvenal  : 

«  Beau  maître,  voici  l'heure  du  long  départ  : 
nous  irons  vers  la  terre  de  Galles.  » 

Ils  se  mirent  à  la  voie,  tristement,  dans  la 
nuit.  Mais  leur  route  longeait  le  verger  enclos 
de  pieux  où  Tristan,  jadis,  attendait  son  amie. 
La  nuit  brillait  limpide.  Au  détour  du  chemin, 
non  loin  de  la  palissade,  il  vit  se  dresser  dans 
la  clarté  du  ciel  le  tronc  robuste  du  grand  pin. 

«  Beau  maître,  attends  sous  le  bois  prochain  ; 
bientôt  je  serai  revenu. 

—  Où  vas-tu?  Fou,  veux-tu  sans  répit 
chercher  la  mort?  » 

Mais  déjà,  d'un  bond  assuré,  Tristan  avait 
franchi  la  palissade  de  pieux.  Il  vint  sous  le 
grand  pin,  près  du  perron  de  marbre  clair.  Que 
servirait  maintenant  de  jeter  à  la  fontaine  des 
copeaux  bien  taillés?  Iseut  ne  viendrait  plus! 
A  pas  souples  et  prudents,  par  le  sentier  qu'au- 
trefois suivait  la  reine,  il  osa  sapprocher  du 
château. 

Dans  sa  chambre,  entre  les  bras  de  Marc 
endormi,  Iseut  veillait.  Soudain,  par  la  croisée 
entr'ouverte  où  se  jouaient  les  rayons  de  la 
lune,  entra  la  voix  d'un  rossignol. 

129 

9. 


LA  VOIX  DU  ROSSIGNOL 

Iseut  écoutait  la  voix  sonore  qui  venait 
enchanter  la  nuit;  elle  s  élevait  plaintive  et 
telle  qu'il  n'est  pas  de  cœur  cruel,  pas  de  cœur 
de  meurtrier  qu'elle  n'eût  attendri.  La  reine 
songea  :  «  D'où  vient  cette  mélodie?...  »  Sou- 
dain elle  comprit  :  «  Ah  !  c'est  Tristan  !  Ainsi 
dans  la  forêt  du  Morois  il  imitait  pour  me 
charmer  les  oiseaux  chanteurs.  Il  part,  et  voici 
son  dernier  adieu.  Comme  il  se  plaint!  Tel  le 
rossignol  quand  il  prend  congé,  en  fin  d'été,  à 
grande  tristesse.  Ami,  jamais  plus  je  n'entendrai 
ta  voix  !   » 

La  mélodie  vibra  plus  ardente. 

«  Ah!  qu'exiges-tu?  que  je  vienne!  Non, 
souviens-toi  d'Ogrin  l'ermite,  et  des  serments 
jurés.  Tais-toi,  la  mort  nous  guette...  Qu'importe 
la  mort!  Tu  m'appelles,  tu  me  veux,  je  viens!  » 

Elle  se  délaça  des  bras  du  roi,  et  jeta  un 
manteau  fourré  de  gris  sur  son  corps  presque 
nu.  Il  lui  fallait  traverser  la  salle  voisine,  où 
chaque  nuit  dix  chevaliers  veillaient  à  tour  de 
rôle;  tandis  que  cinq  dormaient,  les  cinq 
autres,  en  armes,  debout  devant  les  huis  et  les 
croisées,  guettaient  au  dehors.  Mais,  par  aven- 
ture, ils  s'étaient  tous  endormis,  cinq  sur  des 
lits,  cinq  sur  les  dalles.  Iseut  franchit  leurs 
corps    épars,    souleva    la    barre  de    la    porte  : 

130 


LA  VOIX  DU  ROSSIGNOL 

1  anneau  sonna,  mais  sans  éveiller  aucun  des 
guetteurs.  Elle  franchit  le  seuil,  et  le  chanteur  se  tut. 
Sous  les  arbres,  sans  une  parole,  il  la  pressa 
contre  sa  poitrine;  leurs  bras  se  nouèrent  fer- 
mement autour  de  leurs  corps,  et  jusquà 
l'aube,  comme  cousus  par  des  lacs,  ils  ne  se 
déprirent  pas  de  l'étreinte.  Malgré  le  roi  et  les 
guetteurs,  les  amants  menèrent  leur  joie  et 
leurs  amours. 

Cette  nuitée  affola  les  amants;  et  les  jours 
qui  suivirent,  comme  le  roi  avait  quitté  Tin- 
tagel  pour  tenir  ses  plaids  à  Saint-Lubin,  Tris- 
tan, revenu  chez  Crri,  osa  chaque  matin,  au 
clair  soleil,  se  glisser  par  le  verger  jusqu'aux 
chambres  des  femmes. 

Un  serf  le  surprit  et  s'en  fut  trouver  Andret, 
Denoalen  et  Gondoïne  : 

«  Seigneurs,  la  bête  que  vous  croyez  délogée 
est  revenue  au  repaire. 

—  Qui? 

—  Tristan. 

—  Quand  l'as-tu  vu? 

—  Ce  matin,  et  je  l'ai  bien  reconnu.  Et  vous 
pourrez  pareillement  demain,  à  l'aurore,  le  voir 
venir,  1  épée  ceinte,  un  arc  dans  une  main, 
deux  flèches  dans  l'autre. 

131 


LA  VOIX  DU  ROSSIGNOL 

—  Où  le  verrons-nous? 

—  Par  telle  fenêtre  que  je  sais.  Mais,  si  je 
vous   le  montre,  combien   me  donnerez-vous? 

—  Un  marc  d'argent,  et  tu  seras  un  manant 
riche. 

—  Donc  écoutez,  dit  le  serf.  On  peut  voir 
dans  la  chambre  de  la  reine  par  une  fenêtre 
étroite  qui  la  domine,  car  elle  est  percée  très 
haut  dans  la  muraille.  Mais  une  grande  cour- 
tine tendue  à  travers  la  chambre  masque  le 
pertuis.  Que  demain,  l'un  de  vous  trois  pénètre 
bellement  dans  le  verger;  il  coupera  une  longue 
branche  d'épine  et  l'aiguisera  par  le  bout;  qu'il 
se  hisse  alors  jusqu'à  la  haute  fenêtre  et  pique 
la  branche,  comme  une  broche,  dans  l'étoffe 
de  la  courtine;  il  pourra  ainsi  l'écarter  légère- 
ment et  vous  ferez  brûler  mon  corps,  seigneurs, 
si  derrière  la  tenture  vous  ne  voyez  pas  alors 
ce  que  je  vous  ai  dit.  » 

Andret,  Gondoïne  et  Denoalen  débattirent 
lequel  d'entre  eux  aurait  le  premier  la  joie  de 
ce  spectacle,  et  convinrent  enfin  de  l'octroyer 
d'abord  à  Gondoïne.  Ils  se  séparèrent  :  le  len- 
demain, à  l'aube,  ils  se  retrouveraient  ;  demain, 
à  l'aube,  beaux  seigneurs,  gardez-vous  de 
Tristan  ! 

Le  lendemain,  dans  la  nuit  encore  obscure, 

132 


LA  VOIX  DU  ROSSIGNOL 

Tristan,  quittant  la  cabane  dOrri  le  forestier, 
rampa  vers  le  château  sous  les  épais  fourrés 
d'épines.  Comme  il  sortait  d'un  hallier,  il 
regarda  par  la  clairière  et  vit  Gondoïne  qui 
s'en  venait  de  son  manoir.  Tristan  se  rejeta 
dans  les  épines  et  se  tapit  en  embuscade  : 

«  Ah  !  Dieu  !  fais  que  celui  qui  s'avance  là- 
bas  ne  m'aperçoive  pas  avant  l'instant  favo- 
rable !   » 

L'épée  au  poing,  il  l'attendait;  mais,  par 
aventure,  Gondoïne  prit  une  autre  voie  et 
s'éloigna.  Tristan  sortit  du  hallier,  déçu,  banda 
son  arc,  visa;  hélas!  l'homme  était  déjà  hors 
de  portée. 

A  cet  instant,  voici  venir  au  loin,  descen- 
dant doucement  le  sentier,  à  l'amble  d'un 
petit  palefroi  noir,  Denoalen,  suivi  de  deux 
grands  lévriers.  Tristan  le  guetta,  caché  der- 
rière un  pommier.  Il  le  vit  qui  excitait  ses 
chiens  à  lever  un  sanglier  dans  un  taillis.  Mais 
avant  que  les  lévriers  l'aient  délogé  de  sa 
bauge,  leur  maître  aura  reçu  telle  blessure 
que  nul  médecin  ne  saura  la  guérir.  Quand 
Denoalen  fut  près  de  lui,  Tristan  rejeta  sa 
chape,  bondit,  se  dressa  devant  son  ennemi. 
Le  traître  voulut  fuir  ;  vainement  :  il  n'eut  pas 
le  loisir  de  crier  :  «  Tu  me  blesses!  »   Il  tomba 

133 


LA  VOIX  DU  ROSSIGNOL 

de  cheval,  Tristan  lui  coupa  la  tète,  trancha 
les  tresses  qui  pendaient  autour  de  son  visage 
et  les  mit  dans  sa  chausse  :  il  voulait  les 
montrer  à  Iseut  pour  en  réjouir  le  cœur  de  son 
amie.  «  Hélas!  songeait-ilf  qu'est  devenu  Gon- 
doïne  ?  Il  s'est  échappé  :  que  n'ai-je  pu  lui 
payer  même  salaire?  » 

Il  essuya  son  épée,  la  remit  en  sa  gaine, 
traîna  sur  le  cadavre  un  tronc  d'arbre,  et  lais- 
sant le  corps  sanglant,  il  s  en  fut.  le  chaperon 
en  tête,  vers  son  amie. 

Au  château  de  Tintagel  Gondoïne  l'avait 
devancé  :  déjà,  grimpé  sur  la  haute  fenêtre,  il 
avait  piqué  sa  baguette  d'épine  dans  la  cour- 
tine, écarté  légèrement  deux  pans  de  l'étoffe, 
et  regardait  au  travers  la  chambre  bien  jonchée. 
D'abord  il  n'y  vit  personne  que  Perinis;  puis 
ce  fut  Brangien  qui  tenait  encore  le  peigne 
dont  elle  venait  de  peigner  la  reine  aux  che- 
veux d'or. 

Mais  Iseut  entra,  puis  Tristan.  Il  portait 
dune  main  son  arc  d'aubier  et  deux  flèches; 
dans  l'autre  il  tenait  deux  longues  tresses 
d'homme. 

11  laissa  tomber  sa  chape,  et  son  beau  corps 
apparut.  Iseut  la  Blonde  s'inclina  pour  le 
saluer,  et   comme   elle   se   redressait,  levant   la 

134 


LA  VOIX   DU  ROSSIGNOL 

tête  vers  lui,  elle  vit,  projetée  sur  la  tenture, 
l'ombre  de  la  tête  de  Gondoïne.  Tristan  lui 
disait  : 

«  Vois-tu  ces  belles  tresses?  Ce  sont  celles 
de  Denoalen.  Je  t'ai  vengée  de  lui.  Jamais 
plus  il  n'achètera   ni   ne  vendra  écu   ni  lance! 

—  C'est  bien,  seigneur;  mais  tendez  cet  arc, 
je  vous  prie;  je  voudrais  voir  s'il  est  commode 
à  bander.   » 

Tristan  le  tendit,  étonné,  comprenant  à 
demi.  Iseut  prit  l'une  des  deux  flèches,  l'en- 
cocha,  regarda  si  la  corde  était  bonne,  et  dit  à 
voix  basse  et  rapide  : 

«  Je  vois  chose  qui  me  déplaît.  Vise  bien, 
Tristan  !  » 

Il  prit  sa  pose,  leva  la  tête  et  vit,  tout  au 
haut  de  la  courtine,  l'ombre  de  la  tête  de  Gon- 
doïne. «  Que  Dieu,  fait-il,  dirige  cette  flèche  !  » 
11  dit,  se  retourne  vers  la  paroi,  tire.  La  longue 
flèche  siffle  dans  l'air,  émerillon  ni  hirondelle 
ne  vole  si  vite,  crève  l'œil  du  traître,  traverse 
sa  cervelle  comme  la  chair  d'une  pomme,  et 
s'arrête,  vibrante,  contre  le  crâne.  Sans  un  cri, 
Gondoïne  s  abattit  et  tomba  sur  un  pieu. 

Alors  Iseut  dit  à  Tristan  : 

«  Fuis  maintenant,  ami  !  Tu  le  vois,  les 
félons  connaissent  ton  refuge  !  Andret  survit,  il 

135 


LA  VOIX   DU  ROSSIGNOL 

l'enseignera  au  roi  ;  il  n'est  plus  de  sûreté 
pour  toi  dans  la  cabane  du  forestier!  Fuis, 
ami,  Perinis  le  Fidèle  cachera  ce  corps  dans 
la  forêt,  si  bien  que  le  roi  n'en  saura  jamais 
nulles  nouvelles.  Mais  toi,  fuis  de  ce  pays,  pour 
ton  salut,  pour  le  mien  !  » 

Tristan  dit  : 

«  Comment  pourrais-je  vivre? 

—  Oui,  ami  Tristan,  nos  vies  sont  enlacées 
et  tissées  l'une  à  l'autre.  Et  moi,  comment 
pourrais-je  vivre?  Mon  corps  reste  ici,  tu  as 
mon  cœur. 

—  Iseut,  amie,  je  pars,  je  ne  sais  pour  quel 
pays.  Mais,  si  jamais  tu  revois  l'anneau  de  jaspe 
vert,  feras-tu  ce  que  je  te  demanderai  par  lui  ? 

—  Oui,  tu  le  sais  :  si  je  revois  l'anneau  de 
jaspe  vert,  ni  tour,  ni  fort  château,  ni  défense 
royale  ne  m'empêcheront  de  faire  la  volonté 
de  mon  ami,  que  ce  soit  folie  ou  sagesse! 

—  Amie,  que  le  Dieu  né  en  Bethléem  t'en 
sache  gré  ! 

—  Ami,  que  Dieu  te  garde  !  » 


136 


XIV 
LE    GRELOT    MERVEILLEUX 


Ne  membre  vus,  ma  belle  amie. 
D'une  petite  druerie  ? 

(La  Folie  Tristan  ) 


TRISTAN  se  réfugia  en  Galles,  sur  la  terre 
du  noble  duc  Gilain.  Le  duc  était  jeune, 
puissant,  débonnaire;  il  l'accueillit  comme  un 
hôte  bienvenu.  Pour  lui  faire  honneur  et  joie, 
il  n'épargna  nulle  peine;  mais  ni  les  aventures 
ni  les  fêtes  ne  purent  apaiser  l'angoisse  de 
Tristan. 

Un  jour  qu'il  était  assis  aux  côtés  du  jeune 
duc,  son  cœur  était  si  douloureux  qu'il  soupi- 
rait sans  même  s'en  apercevoir.  Le  duc,  pour 
adoucir  sa  peine,  commanda  d'apporter  dans 
sa  chambre  privée  son  jeu  favori  qui,  par  sorti- 
lège, aux  heures  tristes,  charmait  ses  yeux  et  son 
cœur.  Sur  une  table  recouverte  d'une  pourpre 
noble  et  riche,  on  plaça  son  chien  Petit-Cru. 
C'était  un  chien  enchanté  :  il  venait  au  duc  de 

137 


LE  GRELOT  MERVEILLEUX 

I  île  d  Avallon  ;  une  fée  le  lui  avait  envoyé 
comme  un  présent  d'amour.  Nul  ne  saurait 
par  des  paroles  assez  habiles  décrire  sa  nature 
et  sa  beauté.  Son  poil  était  coloré  de  nuances 
si  merveilleusement  disposées  que  l'on  ne  savait 
nommer  sa  couleur;  son  encolure  semblait 
d  abord  plus  blanche  que  neige,  sa  croupe 
plus  verte  que  feuille  de  trèfle,  1  un  de  ses 
flancs  rouge  comme  l'écarlate,  l'autre  jaune 
comme  le  safran,  son  ventre  bleu  comme  le 
lapis-lazuli,  son  dos  rosé;  mais  quand  on  le 
regardait  plus  longtemps,  toutes  ces  couleurs 
dansaient  aux  yeux  et  muaient,  tour  à  tour 
blanches  et  vertes,  jaunes,  bleues,  pourprées, 
sombres  ou  fraîches.  11  portait  au  cou,  suspendu 
à  une  chaînette  d'or,  un  grelot  au  tintement  si 
gai,  si  clair,  si  doux,  qu'à  l'ouïr  le  cœur  de 
Tristan  s'attendrit,  s'apaisa,  et  que  sa  peine  se 
fondit.  Il  ne  lui  souvint  plus  de  tant  de  misères 
endurées  pour  la  reine  ;  car  telle  était  la  mer- 
veilleuse vertu  du  grelot  :  le  cœur,  à  l'entendre 
sonner  si  doux,  si  gai,  si  clair,  oubliait  toute 
peine.  Et  tandis  que  Tristan,  ému  par  le  sorti- 
lège, caressait  la  petite  béte  enchantée  qui  lui 
prenait  tout  son  chagrin  et  dont  la  robe,  au 
toucher  de  sa  main,  semblait  plus  douce  qu'une 
étoffe  de  samit,  il  songeait  que  ce  serait  là  un 

138 


LE  GRELOT  MERVEILLEUX 

beau  présent  pour  Iseut.  Mais  que  faire?  Le 
duc  Gilain  aimait  Petit-Cru  par-dessus  toute 
chose,  et  nul  n'aurait  pu  l'obtenir  de  lui,  ni 
par  ruse,  ni  par  prière. 

Un  jour,  Tristan  dit  au  duc  : 

«  Sire,  que  donneriez-vous  à  qui  délivrerait 
votre  terre  du  géant  Urgan  le  Velu,  qui  réclame 
de  vous  de  si  lourds  tributs? 

—  En  vérité,  je  donnerais  à  choisir  à  son 
vainqueur,  parmi  mes  richesses,  celle  qu'il 
tiendrait  pour  la  plus  précieuse;  mais  nul 
n'osera  s'attaquer  au  géant. 

—  Voilà  merveilleuses  paroles,  reprit  Tristan. 
Mais  le  bien  ne  vient  jamais  dans  un  pays  que 
par  les  aventures,  et,  pour  tout  l'or  de  Pavie, 
je  ne  renoncerais  à  mon  désir  de  combattre  le 
géant. 

—  Alors,  dit  le  duc  Gilain,  que  le  Dieu  né 
d'une  Vierge  vous  accompagne  et  vous  défende 
de  la  mort  !  » 

Tristan  atteignit  Urgan  le  Velu  dans  son 
repaire.  Longtemps  ils  combattirent  furieuse- 
ment. Enfin  la  prouesse  triompha  de  la  force, 
l'épée  agile  de  la  lourde  massue,  et  Tristan, 
ayant  tranché  le  poing  droit  du  géant,  le  rap- 
porta au  duc  : 

«   Sire,  en  récompense,  ainsi  que  vous  l'avez 

139 


LE  GRELOT  MERVEILLEUX 

promis,    donnez-mci     Petit-Cru,    votre    chien 
enchanté! 

—  Ami,  qu'as-tu  demandé?  Laisse-le-moi 
et  prends  plutôt  ma  sœur  et  la  moitié  de  ma 
terre. 

—  Sire,  votre  sœur  est  belle,  et  belle  est 
votre  terre  ;  mais  c'est  pour  gagner  votre  chien- 
fée  que  j'ai  attaqué  Urgan  le  Velu.  Souvenez- 
vous  de  votre  promesse  ! 

Prends-le  donc;  mais  sache  que  tu  m'as 
enlevé  la  joie  de  mes  yeux  et  la  gaieté  de 
mon  cœur  !  » 

Tristan  confia  le  chien  à  un  jongleur  de 
Galles,  sage  et  rusé,  qui  le  porta  de  sa  part 
en  Cornouailles.  Il  parvint  à  Tintagel  et  le 
remit  secrètement  à  Brangien.  La  reine  s'en 
réjouit  grandement,  donna  en  récompense 
dix  marcs  d'or  au  jongleur  et  dit  au  roi  que  la 
reine  d  Irlande,  sa  mère,  envoyait  ce  cher  pré- 
sent. Elle  fit  ouvrer  pour  le  chien,  par  un 
orfèvre,  une  niche  précieusement  incrustée 
d'or  et  de  pierreries  et,  partout  où  elle  allait, 
le  portait  avec  elle,  en  souvenir  de  son  ami.  Et 
chaque  fois  qu'elle  le  regardait,  tristesse, 
angoisse,  regrets  s'effaçaient  de  son  cœur. 

Elle  ne  comprit  pas  d'abord  la  merveille  : 
si  elle  trouvait  une  telle  douceur  à  le  contem- 

140 


LE  GRELOT  MERVEILLEUX 

pler,  c'était,  pensait-elle,  parce  qu'il  lui  venait 
de  Tristan  ;  c'était,  sans  doute,  la  pensée  de 
son  ami  qui  endormait  ainsi  sa  peine.  Mais  un 
jour  elle  connut  que  c'était  un  sortilège,  et 
que  seul  le  tintement  du  grelot  charmait  son 
cœur. 

«  Ah  !  pensa-t-elle,  convient-il  que  je  con- 
naisse le  réconfort,  tandis  que  Tristan  est 
malheureux?  11  aurait  pu  garder  ce  chien 
enchanté  et  oublier  ainsi  toute  douleur;  par 
belle  courtoisie,  il  a  mieux  aimé  me  l'envoyer, 
me  donner  sa  joie  et  reprendre  sa  misère. 
Mais  il  ne  sied  pas  qu'il  en  soit  ainsi;  Tristan, 
je  veux  souffrir  aussi  longtemps  que  tu  souf- 
friras. » 

Elle  prit  le  grelot  magique,  le  fit  tinter  une 
dernière  fois,  le  détacha  doucement;  puis,  par 
la  fenêtre  ouverte,  elle  le  lança  dans  la  mer. 


141 


XV 
ISEUT    AUX    BLANCHES    MAINS 

Ire  de   femme  est   a   duter  ; 
Mol    s'en   deit  bien  chascuns  garder. 
Cum   de   léger   vient   leur   amur. 
De  léger  revient  lur  haùr. 

(  Thomas.) 

lES  amants  ne  pouvaient  ni  vivre  ni  mourir  1  un 
1— '  sans  l'autre.  Séparés,  ce  n'était  pas  la  vie. 
ni  la  mort,   mais  la  vie  et  la  mort  à  la  fois. 

Par  les  mers,  les  îles  et  les  pays,  Tristan 
voulut  fuir  sa  misère.  11  revit  son  pays  de  Loon- 
nois,  où  Rohalt  le  Foi-Tenant  reçut  son  fils  avec 
des  larmes  de  tendresse  ;  mais  ne  pouvant  sup- 
porter de  vivre  dans  le  repos  de  sa  terre,  Tristan 
s'en  fut  par  les  duchés  et  les  royaumes,  cherchant 
les  aventures.  Du  Loonnois  en  Frise,  de  Frise 
en  Gavoie,  d'Allemagne  en  Espagne,  il  servit 
maints  seigneurs,  acheva  maintes  emprises.  Mais, 
pendant  deux  années,  nulle  nouvelle  ne  lui  vint 
de  la  Cornouailles,  nul  ami,  nul  message. 

Alors  il  crut  qu'Iseut  s'était  déprise  de  lui  et 
qu'elle  l'oubliait. 

142 


ISEUT  AUX   BLANCHES  MAINS 

Or,  il  advint  qu'un  jour,  chevauchant  avec  le 
seul  Gorvenal,  il  entra  sur  la  terre  de  Bretagne. 
Ils  traversèrent  une  plaine  dévastée  :  partout 
des  murs  ruinés,  des  villages  sans  habitants,  des 
champs  essartés  par  le  feu,  et  leurs  chevaux 
foulaient  des  cendres  et  des  charbons.  Sur  la 
lande  déserte,  Tristan  songea  : 

«  Je  suis  las  et  recru.  De  quoi  me  servent  ces 
aventures?  Ma  dame  est  au  loin,  jamais  je  ne 
la  reverrai.  Depuis  deux  années,  que  ne  m'a- 
t-elle  fait  quérir  par  les  pays  ?  Pas  un  message 
d'elle.  A  Tintagel,  le  roi  l'honore  et  la  sert  ;  elle 
vit  en  joie.  Certes  le  grelot  du  chien  enchanté 
accomplit  bien  son  œuvre  !  Elle  m'oublie,  et  peu 
lui  chaut  des  deuils  et  des  joies  d'antan,  peu  lui 
chaut  du  chétif  qui  erre  par  ce  pays  désolé. 
A  mon  tour,  n'oublierai-je  jamais  celle  qui 
m'oublie  ?  Jamais  ne  trouverai-je  qui  guérisse 
ma  misère?  » 

Pendant  deux  jours,  Tristan  et  Gorvenal 
passèrent  les  champs  et  les  bourgs  sans  voir 
un  homme,  un  coq,  un  chien.  Au  troisième 
jour,  à  l'heure  de  none,  ils  approchèrent  d'une 
colline  où  se  dressait  une  vieille  chapelle,  et, 
tout  près,  l'habitacle  d'un  ermite.  L'ermite  ne 
portait  point  de  vêtements  tissés,  mais  une 
peau  de  chèvre,  avec  des  haillons  de  laine  sur 

143 


ISEUT  AUX   BLANCHES  MAINS 

l'échine.  Prosterné  sur  le  sol,  les  genoux  et  les 
coudes  nus,  il  priait  Marie-Madeleine  de  lui 
inspirer  des  prières  salutaires.  Il  souhaita  la 
bienvenue  aux  arrivants,  et  tandis  que  Gor- 
venal  établait  les  chevaux,  il  désarma  Tristan, 
puis  disposa  le  manger.  Il  ne  leur  donna 
point  de  mets  délicats;  mais  du  pain  d'orge 
pétri  avec  de  la  cendre  et  de  l'eau  de  source. 
Après  le  repas,  comme  la  nuit  était  tombée, 
et  qu'ils  étaient  assis  autour  du  feu,  Tristan 
demanda  quelle  était  cette  terre   ruinée. 

«  Beau  seigneur,  dit  l'ermite,  c'est  la  terre 
de  Bretagne,  que  tient  le  duc  Hoël.  C'était 
naguère  un  beau  pays,  riche  en  prairies  et  en 
terres  de  labour  :  ici  des  moulins,  là  des  pom- 
miers, là  des  métairies.  Mais  le  comte  Riol  de 
Nantes  y  a  fait  le  dégât;  ses  fourrageurs  ont 
partout  bouté  le  feu,  et  de  partout  enlevé  les 
proies.  Ses  hommes  en  sont  riches  pour  long- 
temps :  ainsi  va  la  guerre. 

—  Frère,  dit  Tristan,  pourquoi  le  comte 
Riol  a-t-il  ainsi  honni  votre  seigneur,  Hoël? 

—  Je  vous  dirai  donc,  seigneur,  l'occasion 
de  la  guerre.  Sachez  que  Riol  était  le  vassal  du 
duc  Hoël.  Or,  le  duc  a  une  fille,  belle  entre 
les  filles  de  hauts  hommes,  et  le  comte  Riol 
voulait   la   prendre   à   femme.   Mais  son   père 

144 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

refusa  de  la  donner  à  un  vassal,  et  le  comte 
Riol  a  tenté  de  l'enlever  par  la  force.  Bien 
des  hommes  sont  morts  pour  cette  querelle.  » 

Tristan  demanda  : 

«  Le  duc  Hoël  peut-il  encore  soutenir  sa 
guerre? 

—  A  grand'peine,  seigneur.  Pourtant,  son 
dernier  château,  Carhaix,  résiste  encore,  car 
les  murailles  en  sont  fortes,  et  fort  est  le  cœur 
du  fils  du  duc  Hoël,  Kaherdin,  le  bon  chevalier. 
Mais  l'ennemi  les  presse  et  les  affame  :  pour- 
ront-ils tenir  longtemps?  » 

Tristan  demanda  à  quelle  distance  était  le 
château  de  Carhaix. 

«  Sire,  à  deux  milles  seulement.  » 

Ils  se  séparèrent  et  dormirent.  Au  matin, 
après  que  l'ermite  eut  chanté  et  qu'ils  eurent 
partagé  le  pain  d'orge  et  de  cendre,  Tristan 
prit  congé  du  prud'homme,  et  chevaucha  vers 
Carhaix. 

Quand  il  s'arrêta  au  pied  des  murailles 
closes,  il  vit  une  troupe  d'hommes  debout  sur 
le  chemin  de  ronde,  et  demanda  le  duc.  Hoël 
se  trouvait  parmi  ces  hommes  avec  son  fils 
Kaherdin.  Il  se  fit  connaître,  et  Tristan  lui  dit  : 

«  Je  suis  Tristan,  roi  de  Loonnois,  et  Marc, 
le  roi  de  Cornouailles,  est  mon  oncle.  J'ai   su, 

145 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

seigneur,  que  vos  vassaux  vous  faisaient  tort  et 
je  suis  venu  pour  vous  offrir  mon  service. 

—  Hélas!  sire  Tristan  passez  votre  voie  et 
que  Dieu  vous  récompense!  Comment  vous 
accueillir  céans?  Nous  n'avons  plus  de  vivres; 
point  de  blé,  rien  que  des  fèves  et  de  l'orge 
pour  subsister. 

—  Qu'importe?  dit  Tristan.  J'ai  vécu  dans 
une  forêt,  pendant  deux  ans,  d'herbes,  de 
racines  et  de  venaison,  et  sachez  que  je  trou- 
vais bonne  cette  vie.  Commandez  qu'on  m'ouvre 
cette  porte.  » 

Kaherdin  dit  alors  : 

«  Recevez-le,  mon  père,  puisqu'il  est  de  tel 
courage,  afin  qu'il  prenne  sa  part  de  nos  biens 
et  de  nos  maux.  » 

Ils  l'accueillirent  avec  honneur.  Kaherdin  fit 
visiter  à  son  hôte  les  fortes  murailles  et  la  tour 
maîtresse,  bien  flanquée  de  bretèches  palissa- 
dées  où  s'embusquaient  les  arbalétriers.  Des 
créneaux,  il  lui  fit  voir  dans  la  plaine,  au  loin, 
les  tentes  et  les  pavillons  plantés  par  le  duc 
Riol.  Quand  ils  furent  revenus  au  seuil  du 
château,  Kaherdin  dit  à  Tristan  : 

«  Or,  bel  ami,  nous  monterons  à  la  salle  où 
sont  ma  mère  et  ma  sœur.  » 

146 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

Tous  deux  se  tenant  par  la  main,  entrèrent, 
dans  la  chambre  des  femmes.  La  mère  et  la 
fille,  assises  sur  une  courte-pointe,  paraient 
d'orfroi  un  paile  d'Angleterre  et  chantaient  une 
chanson  de  toile  :  elles  disaient  comment  Belle 
Doette,  assise  au  vent  sous  l'épine  blanche, 
attend  et  regrette  Doon  son  ami,  si  lent  à  venir. 
Tristan  les  salua  et  elles  le  saluèrent,  puis  les 
deux  chevaliers  s'assirent  auprès  d'elles.  Kaher- 
din,  montrant  l'étole  que  brodait  sa  mère  : 

«  Voyez,  dit-il,  bel  ami  Tristan,  quelle 
ouvrière  est  ma  dame  :  comme  elle  sait  à  mer- 
veille orner  les  étoles  et  les  chasubles,  pour  en 
faire  aumône  aux  moutiers  pauvres  !  et  comme 
les  mains  de  ma  sœur  font  courir  les  fils  d'or 
sur  ce  samit  blanc!  Par  foi,  belle  sœur,  c'est  à 
droit  que  vous  avez  nom  Iseut  aux  Blanches 
Mains!  » 

Alors  Tristan,  connaissant  qu'elle  s'appelait 
Iseut,  sourit  et  la  regarda  plus  doucement. 

Or,  le  comte  Riol  avait  dressé  son  camp  à 
trois  milles  de  Carhaix,  et,  depuis  bien  des 
jours,  les  hommes  du  duc  Hoël  n'osaient  plus, 
pour  l'assaillir,  franchir  les  barres.  Mais,  dès 
le  lendemain,  Tristan,  Kaherdin  et  douze  jeunes 
chevaliers  sortirent  de  Carhaix,  les  hauberts 
endossés,  les  heaumes  lacés,  et  chevauchèrent 

147 


ISEUT  AUX   BLANCHES  MAINS 

sous  des  bois  de  sapins  jusqu'aux  approches 
des  tentes  ennemies;  puis,  s'élançant  de  l'aguet, 
ils  enlevèrent  par  force  un  charroi  du  comte 
Riol.  A  partir  de  ce  jour,  variant  maintes  fois 
ruses  et  prouesses,  ils  culbutaient  ses  tentes 
mal  gardées,  attaquaient  ses  convois,  navraient 
et  tuaient  ses  hommes  et  jamais  ils  ne  rentraient 
dans  Carhaix  sans  y  ramener  quelque  proie. 
Par  là,  Tristan  et  Kaherdin  commencèrent  à  se 
porter  foi  et  tendresse,  tant  qu'ils  se  jurèrent 
amitié  et  compagnonnage.  Jamais  ils  ne  faus- 
sèrent cette  parole,  comme  l'histoire  vous 
l'apprendra. 

Or,  tandis  qu'ils  revenaient  de  ces  che- 
vauchées, parlant  de  chevalerie  et  de  courtoisie, 
souvent  Kaherdin  louait  à  son  cher  compagnon 
sa  sœur  Iseut  aux  Blanches  Mains,  la  simple, 
la  belle. 

Un  matin,  comme  l'aube  venait  de  poindre, 
un  guetteur  descendit  en  hâte  de  sa  tour,  et 
courut  par  les  salles  en  criant  : 

«  Seigneurs,  vous  avez  trop  dormi  !  Levez- 
vous,  Riol  vient  faire  l'assaillie  !   » 

Chevaliers  et  bourgeois  s'armèrent  et  cou- 
rurent aux  murailles  :  ils  virent  dans  la  plaine 
briller    les    heaumes,    flotter    les    pennons    de 

148 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

cendal,  et  tout  l'ost  de  Riol  qui  s'avançait  en 
bel  arroi.  Le  duc  Hoël  et  Kaherdin  déployèrent 
aussitôt  devant  les  portes  les  premières  batailles 
de  chevaliers.  Arrivés  à  la  portée  d'un  arc,  ils 
brochèrent  les  chevaux,  lances  baissées,  et  les 
flèches  tombaient  sur  eux  comme  pluie  d'avril. 
Mais  Tristan  s'armait  à  son  tour  avec  ceux 
que  le  guetteur  avait  réveillés  les  derniers.  Il 
lace  ses  chausses,  passe  le  bliaut,  les  houseaux 
étroits  et  les  éperons  d'or;  il  endosse  le  haubert, 
fixe  le  heaume  sur  la  ventaille;  il  monte,  épe- 
ronne  son  cheval  jusque  dans  la  plaine  et 
paraît,  1  écu  dressé  contre  sa  poitrine,  en  criant  : 
«  Carhaix  !  »  11  était  temps  :  déjà  les  hommes 
d'Hoël  reculaient  vers  les  bailes.  Alors  il  fit 
beau  voir  la  mêlée  des  chevaux  abattus  et  des 
vassaux  navrés,  les  coups  portés  par  les  jeunes 
chevaliers,  et  l'herbe  qui,  sous  leurs  pas,  deve- 
nait sanglante.  En  avant  de  tous,  Kaherdin 
s'était  fièrement  arrêté,  en  voyant  poindre 
contre  lui  un  hardi  baron,  le  frère  du  comte 
Riol.  Tous  deux  se  heurtèrent  des  lances  bais- 
sées. Le  Nantais  brisa  la  sienne  sans  ébranler 
Kaherdin,  qui,  d'un  coup  plus  sûr,  écartela  l'écu 
de  l'adversaire  et  lui  planta  son  fer  bruni  dans 
le  côté  jusqu'au  gonfanon.  Soulevé  de  selle,  le 
chevalier  vide  les  arçons  et  tombe. 

149 

10. 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

Au  cri  que  poussa  son  frère,  le  duc  Riol 
s'élança  contre  Kaherdin,  le  frein  abandonné- 
Mais  Tristan  lui  barra  le  passage.  Quand  ils  se 
heurtèrent,  la  lance  de  Tristan  se  rompit  dans 
ses  mains,  et  celle  de  Riol,  rencontrant  le  poi- 
trail du  cheval  ennemi,  pénétra  dans  les  chairs 
et  l'étendit  mort  sur  le  pré.  Tristan,  aussitôt 
relevé,  l'épée  fourbie  à  la  main  : 

«  Couard,  dit-il,  la  maie  mort  à  qui  laisse 
le  maître  pour  navrer  le  cheval  !  Tu  ne  sortiras 
pas  vivant  de  ce  pré  ! 

—  Je  crois  que  vous  mentez!  »  répondit 
Riol  en  poussant  sur  lui  son  destrier. 

Mais  Tristan  esquiva  l'atteinte,  et,  levant  le 
bras,  fit  lourdement  tomber  sa  lame  sur  le 
heaume  de  Riol,  dont  il  embarra  le  cercle  et 
emporta  le  nasal.  La  lance  glissa  de  l'épaule 
du  chevalier  au  flanc  du  cheval,  qui  chancela 
et  s'abattit  à  son  tour.  Riol  parvint  à  s'en 
débarrasser  et  se  redressa  ;  à  pied  tous  deux, 
l'écu  troué,  fendu,  le  haubert  démaillé,  ils  se 
requièrent  et  s'assaillent;  enfin  Tristan  frappe 
Riol  sur  l'escarboucle  de  son  heaume.  Le 
cercle  cède,  et  le  coup  était  si  fortement 
asséné  que  le  baron  tombe  sur  les  genoux  et 
sur  les  mains. 

«    Relève-toi,    si    tu    peux,    vassal,    lui    cria 

150 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

Tristan  ;  à  la  maie  heure  es-tu  venu  dans  ce 
champ  :  il  te  faut  mourir!   » 

Riol  se  remet  en  pieds,  mais  Tristan  l'abat 
encore  d'un  coup  qui  fendit  le  heaume,  trancha 
la  coiffe  et  découvrit  le  crâne.  Riol  implora 
merci,  demanda  la  vie  sauve,  et  Tristan  reçut 
son  épée.  Il  la  prit  à  temps,  car  de  toutes  parts 
les  Nantais  étaient  venus  à  la  rescousse  de 
leur  seigneur.  Mais  déjà  leur  seigneur  était 
recréant. 

Riol  promit  de  se  rendre  en  la  prison  du 
duc  Hoël,  de  lui  jurer  de  nouveau  hommage 
et  foi,  de  restaurer  les  bourgs  et  les  villages 
brûlés.  Par  son  ordre,  la  bataille  s'apaisa,  et 
son  ost  s'éloigna. 

Quand  les  vainqueurs  furent  rentrés  dans 
Carhaix,  Kaherdin  dit  à  son  père  : 

«  Sire,  mandez  Tristan,  et  retenez-le;  il 
n'est  pas  de  meilleur  chevalier  et  votre  pays  a 
besoin  d'un  baron  de  telle  prouesse.  » 

Ayant  pris  le  conseil  de  ses  hommes,  le  duc 
Hoël  appela  Tristan  : 

«  Ami,  je  ne  saurais  trop  vous  aimer,  car 
vous  m'avez  conservé  cette  terre.  Je  veux  donc 
m'acquitter  envers  vous.  Ma  fille,  Iseut  aux 
Blanches  Mains,  est  née  de  ducs,  de  rois  et  de 
reines.  Prenez-la,  je  vous  la  donne. 

15! 


ISEUT  AUX   BLANCHES  MAINS 

—  Sire,  je  la  prends  »,  dit  Tristan. 
Ah  !  seigneurs,  pourquoi  dit-il  cette  parole  ? 
Mais,  pour  cette  parole,  il  mourut. 

Jour  est  pris,  terme  fixé.  Le  duc  vient  avec 
ses  amis.  Tristan  avec  les  siens.  Le  chapelain 
chante  la  messe.  Devant  tous,  à  la  porte  du 
moutier  selon  la  loi  de  sainte  Eglise,  Tristan 
épouse  Iseut  aux  Blanches  Mains.  Les  noces 
furent  grandes  et  riches. 

Mais,  la  nuit  venue,  tandis  que  les  hommes 
de  Tristan  le  dépouillaient  de  ses  vêtements,  il 
advint  que,  en  retirant  la  manche  trop  étroite 
de  son  bliaut,  ils  enlevèrent  et  firent  choir  de 
son  doigt  son  anneau  de  jaspe  vert,  l'anneau 
d  Iseut  la  Blonde.  Il  sonne  clair  sur  les  dalles. 

Tristan  regarde  et  le  voit.  Alors  son  ancien 
amour  se  réveille,  et  Tristan  connaît  son 
forfait. 

Il  lui  ressouvint  du  jour  où  Iseut  la  Blonde 
lui  avait  donné  cet  anneau"  :  c'était  dans  la 
forêt  où,  pour  lui,  elle  avait  mené  l'âpre  vie. 
Et,  couché  auprès  de  l'autre  Iseut,  il  revit  la 
hutte  du  Morois.  Par  quelle  forsennerie  avait- 
il  en  son  cœur  accusé  son  amie  de  trahison  ? 
Non,  elle  souffrait  pour  lui  toute  misère,  et  lui 
seul    l'avait    trahie.    Mais    il    prenait   aussi   en 

152 


ISEUT  AUX  BLANCHES  MAINS 

compassion  Iseut  sa  femme,  la  simple,  la  belle. 
Les  deux  Iseut  l'avaient  aimé  à  la  maie  heure. 
A  toutes  les  deux  il  avait  menti  sa  foi. 

Pourtant,  Iseut  aux  Blanches  Mains  s'éton- 
nait de  l'entendre  soupirer,  étendu  à  ses  côtés. 
Elle  lui  dit  enfin,  un  peu  honteuse  : 

«  Cher  seigneur,  vous  ai-je  offensé  en 
quelque  chose?  Pourquoi  ne  me  donnez-vous 
pas  un  seul  baiser?  Dites-le  moi,  que  je  con- 
naisse mon  tort,  et  je  vous  en  ferai  belle  amen- 
dise,  si  je  puis. 

—  Amie,  dit  Tristan,  ne  vous  courroucez 
pas,  mais  j'ai  fait  un  vœu.  Naguère,  en  un 
autre  pays,  j'ai  combattu  un  dragon,  et  j'allais 
périr,  quand  je  me  suis  souvenu  de  la  Mère 
de  Dieu  :  je  lui  ai  promis  que,  délivré  du 
monstre  par  sa  courtoisie,  si  jamais  je  prenais 
femme,  tout  un  an  je  m'abstiendrais  de  l'ac- 
coler et  de  l'embrasser... 

—  Or  donc,  dit  Iseut  aux  Blanches  Mains, 
je  le  souffrirai  bonnement.  » 

Mais  quand  les  servantes,  au  matin,  lui  ajus- 
tèrent la  guimpe  des  femmes  épousées,  elle 
sourit  tristement,  et  songea  qu'elle  n'avait  guère 
droit  à  cette  parure. 


153 


XVI 
KAHERDIN 

La  dame  chante  dulcement. 
Sa  voix  accorde  a  l'estrument. 
Les  mains  sont   bêles,  li  lais  bons, 
Dulce  la  voix  et  bas  li  tons. 

(Thomas.) 

A  quelques  jours  de  là,  le  duc  Hoël,  son 
* *  sénéchal  et  tous  ses  veneurs,  Tristan, 
Iseut  aux  Blanches  Mains  et  Kaherdin  sorti- 
rent ensemble  du  château  pour  chasser  en 
forêt.  Sur  une  route  étroite,  Tristan  chevau- 
chait à  la  gauche  de  Kaherdin,  qui  de  sa  main 
droite  retenait  par  les  rênes  le  palefroi  d'Iseut 
aux  Blanches  Mains.  Or,  le  palefroi  buta  dans 
une  flaque  d'eau.  Son  sabot  fit  rejaillir  l'eau  si 
fort  jusque  sous  les  vêtements  d'Iseut  qu'elle  en 
fut  toute  mouillée  et  sentit  la  froidure  plus  haut 
que  son  genou.  Elle  jeta  un  cri  léger,  et  d'un 
coup  d'éperon  enleva  son  cheval  en  riant  d'un 
rire  si  haut  et  si  clair  que  Kaherdin,  poignant 
après  elle  et  l'ayant  rejointe,  lui  demanda  : 
((  Belle  sœur,  pourquoi  riez-vous? 
—  Pour  un  penser  qui  me  vint,  beau  frère. 
Quand  cette  eau  a  jailli  vers  moi.  je  lui  ai  dit  : 

154 


KAHERDiN 

«  Eau,  tu  es  plus  hardie  que  ne  fut  jamais  le 
hardi  Tristan  !  »  C'est  de  quoi  j'ai  ri.  Mais 
déjà  j'ai  trop  parlé,  frère,  et  m'en  repens.  » 

Kaherdin,  étonné,  la  pressa  si  vivement 
qu'elle  lui  dit  enfin  la  vérité  de  ses  noces. 

Alors  Tristan  les  rejoignit  et  tous  trois  che- 
vauchèrent en  silence  jusqu'à  la  maison  de 
chasse.  Là  Kaherdin  appela  Tristan  à  parle- 
ment, et  lui  dit  : 

«  Sire  Tristan,  ma  sœur  m'a  avoué  la  vérité 
de  ses  noces.  Je  vous  tenais  à  pair  et  à  compa- 
gnon. Mais  vous  avez  faussé  votre  foi  et  honni 
ma  parenté.  Désormais,  si  vous  ne  me  faites 
droit,  sachez  que  je  vous  défie.  » 

Tristan  lui  répondit  : 

«  Oui,  je  suis  venu  parmi  vous  pour  votre 
malheur.  Mais  apprends  ma  misère,  beau  doux 
ami,  frère  et  compagnon,  et  peut-être  ton  cœur 
s'apaisera.  Sache  que  j'ai  une  autre  Iseut,  plus 
belle  que  toutes  les  femmes,  qui  a  souffert  et 
qui  souffre  encore  pour  moi,  maintes  peines. 
Certes  ta  sœur  m'aime  et  m'honore;  mais,  pour 
l'amour  de  moi,  l'autre  Iseut  traite  à  plus  d'hon- 
neur encore  que  ta  sœur  ne  me  traite,  un 
chien  que  je  lui  ai  donné.  Viens;  quittons 
cette  chasse,  suis-moi  où  je  te  mènerai  ;  je  te 
dirai  la  misère  de  ma  vie.  » 

155 


KAHERDIN 

Tristan  tourna  bride  et  brocha  son  cheval. 
Kaherdin  poussa  le  sien  sur  ses  traces.  Sans 
une  parole,  ils  coururent  jusqu'au  plus  profond 
de  la  forêt.  Là,  Tristan  dévoila  sa  vie  à  Kaher- 
din. Il  dit  comment  sur  la  mer  il  avait  bu 
l'amour  et  la  mort;  il  dit  la  traîtrise  des 
barons  et  du  nain,  la  reine  menée  au  bûcher, 
livrée  aux  lépreux,  et  leurs  amours  dans  la 
forêt  sauvage;  comment  il  l'avait  rendue  au 
roi  Marc,  et  comment,  l'ayant  fuie,  il  avait 
voulu  aimer  Iseut  aux  Blanches  Mains;  com- 
ment il  savait  désormais  qu'il  ne  pouvait  vivre 
ni  mourir  sans  la  reine. 

Kaherdin  se  tait  et  s'étonne.  Il  sent  sa  colère 
qui,  malgré  lui,  s'apaise. 

«  Ami,  dit-il  enfin,  j'entends  merveilleuses 
paroles,  et  vous  avez  ému  mon  cœur  à  pitié  : 
car  vous  avez  enduré  telles  peines  dont  Dieu 
garde  chacun  et  chacune  !  Retournons  vers 
Carhaix  :  au  troisième  jour,  si  je  puis,  je  vous 
dirai  ma  pensée.   » 

En  sa  chambre,  à  Tintagel,  Iseut  la  Blonde 
soupire  à  cause  de  Tristan  qu'elle  appelle. 
L'aimer  toujours,  elle  n'a  d'autre  penser, 
d'autre  espoir,  d'autre  vouloir.  En  lui  est  tout 
son  désir,  et  depuis  deux  années  elle  ne   sait 

156 


KAHERDIN 

rien  de   lui.    Où   est-il?   En   quel    pays?  Vit-il 
seulement? 

En  sa  chambre,  Iseut  la  Blonde  est  assise,  et 
fait  un  triste  lai  d'amour.  Elle  dit  comment 
Guron  fut  surpris  et  tué  pour  l'amour  de  la 
dame  qu'il  aimait  sur  toute  chose,  et  comment 
par  ruse  le  comte  donna  le  cœur  de  Guron  à 
manger  à  sa  femme,  et  la  douleur  de  celle-ci. 

La  reine  chante  doucement;  elle  accorde  sa 
voix  à  la  harpe.  Les  mains  sont  belles,  le  lai 
bon,  le  ton  bas  et  douce  la  voix. 

Or,  survient  Kariado,  un  riche  comte  d'une 
île  lointaine.  Il  était  venu  à  Tintagel  pour 
offrir  à  la  reine  son  service,  et  plusieurs  fois 
depuis  le  départ  de  Tristan  il  l'avait  requise 
d'amour.  Mais  la  reine  rebutait  sa  requête  et 
la  tenait  à  folie.  Il  était  beau  chevalier, 
orgueilleux  et  fier,  bien  emparlé.  mais  il  valait 
mieux  dans  les  chambres  des  dames  qu'en 
bataille.  Il  trouva  Iseut,  qui  faisait  son  lai.  Il  lui 
dit  en  riant  : 

«  Dame,  quel  triste  chant,  triste  comme 
celui  de  l'orfraie!  Ne  dit-on  pas  que  l'orfraie 
chante  pour  annoncer  la  mort?  C'est  ma  mort 
sans  doute  qu'annonce  votre  lai  :  car  je  meurs 
pour  l'amour  de  vous  ! 

—  Soit,  lui  dit  Iseut.  Je  veux  bien  que  mon 

157 


KAHERDIN 

chant  signifie  votre  mort,  car  jamais  vous  n'êtes 
venu  céans  sans  m'apporter  nouvelle  doulou- 
reuse. C'est  vous  qui  toujours  avez  été  orfraie  ou 
chat-huant  pour  médire  de  Tristan.  Aujourd'hui, 
quelle  maie  nouvelle  me  direz-vous  encore?  » 

Kariado  lui  répondit  : 

«  Reine,  vous  êtes  irritée,  et  je  ne  sais  de 
quoi  ;  mais  bien  fou  qui  s'émeut  de  vos  dires  ! 
Quoi  qu'il  advienne  de  la  mort  que  m'annonce 
l'orfraie,  voici  donc  la  maie  nouvelle  que  vous 
apporte  le  chat-huant  :  Tristan,  votre  ami,  est 
perdu  pour  vous,  dame  Iseut.  Il  a  pris  femme 
en  autre  terre.  Désormais,  vous  pourrez  vous 
pourvoir  ailleurs,  car  il  dédaigne  votre  amour. 
II  a  pris  femme  à  grand  honneur,  Iseut  aux 
Blanches  Mains,  la  fille  du  duc  de  Bretagne.  » 

Kariado  s'en  va,  courroucé.  Iseut  la  Blonde 
baisse  la  tête  et  commence  à  pleurer. 

Au  troisième  jour,  Kaherdin  appela  Tristan  : 
«  Ami,  j'ai  pris  conseil  en  mon  cœur.  Oui, 
si  vous  m'avez  dit  vérité,  la  vie  que  vous  menez 
en  cette  terre  est  forsennerie  et  folie,  et  nul 
bien  n'en  peut  venir  ni  pour  vous  ni  pour  ma 
sœur  Iseut  aux  Blanches  Mains.  Donc  entendez 
mon  propos.  Nous  voguerons  ensemble  vers 
Tintagel  ;  vous  reverrez  la  reine,  et  vous  éprou- 

158 


KAHERDIN 

verez  si  toujours  elle  vous  regrette  et  vous 
porte  foi.  Si  elle  vous  a  oublié,  peut-être  alors 
aurez-vous  plus  chère  Iseut  ma  sœur,  la  simple, 
la  belle.  Je  vous  suivrai  :  ne  suis-je  pas  votre 
pair  et  votre  compagnon? 

—  Frère,  dit  Tristan,  on  dit  bien  :  Le  cœur 
d'un  homme  vaut  tout  l'or  d'un  pays.  » 

Bientôt,  Tristan  et  Kaherdin  prirent  le  bour- 
don et  la  chape  des  pèlerins,  comme  s'ils  vou- 
laient visiter  les  corps  saints  en  terre  lointaine. 
Ils  prirent  le  congé  du  duc  Hoël.  Tristan 
emmenait  Gorvenal,  et  Kaherdin  un  seul 
écuyer.  Secrètement,  ils  équipèrent  une  nef  et 
voguèrent  vers  la  Cornouailles. 

Le  vent  leur  fut  léger  et  bon,  tant  qu'ils 
atterrirent  un  matin,  avant  l'aurore,  non  loin 
de  Tintagel,  dans  une  crique  déserte,  voisine 
du  château  de  Lidan.  Là,  sans  doute,  Dinas  de 
Lidan,  le  bon  sénéchal,  les  hébergerait  et  sau- 
rait cacher  leur  venue. 

Au  petit  jour,  les  deux  compagnons  mon- 
taient vers  Lidan  quand  ils  virent  venir  derrière 
eux  un  homme  qui  suivait  la  même  route,  au 
petit  pas  de  son  cheval.  Ils  se  jetèrent  sous 
bois,  mais  l'homme  passa  sans  les  voir,  car  il 
sommeillait  en  selle.  Tristan  le  reconnut  : 

«    Frère,   dit-il   tout    bas    à    Kaherdin,   c'est 

159 


KAHERDIN 

Dinas  de  Lidan  lui-même.  Il  dort.  Sans  doute, 
il  revient  de  chez  son  amie  et  rêve  encore 
d'elle  :  il  ne  serait  pas  courtois  de  l'éveiller, 
mais  suis-moi  de  loin.  » 

Il  rejoignit  Dinas,  prit  doucement  son  cheval 
par  la  bride,  et  chemina  sans  bruit  à  ses  côtés. 
Enfin,  un  faux  pas  du  cheval  réveilla  le  dor- 
meur. Il  ouvre  les  yeux,  voit  Tristan,  hésite  : 

«  C'est  toi,  c'est  toi,  Tristan  !  Dieu  bénisse 
l'heure  où  je  te  revois  :  je  l'ai  si  longtemps 
attendue  ! 

—  Ami,  Dieu  vous  sauve  !  Quelles  nouvelles 
me  direz-vous  de  la  reine? 

—  Hélas  !  de  dures  nouvelles.  Le  roi  la 
chérit  et  veut  lui  faire  fête;  mais  depuis  ton 
exil  elle  languit  et  pleure  pour  toi.  Ah  !  pour- 
quoi revenir  près  d'elle?  Veux-tu  chercher 
encore  sa  mort  et  la  tienne?  Tristan,  aie  pitié 
de  la  reine,  laisse-la  à  son  repos! 

—  Ami,  dit  Tristan,  octroyez-moi  un  don  : 
cachez-moi  à  Lidan,  portez-lui  mon  message 
et  faites  que  je  la  revoie  une  fois,  une  seule  fois.  » 

Dinas  répondit  : 

«  J'ai  pitié  de  ma  dame,  et  je  ne  veux  faire 
ton  message  que  si  je  sais  qu'elle  t'est  restée 
chère  par-dessus  toutes  les  femmes. 

—  Ah  !    sire,   dites-lui    qu'elle   m'est  restée 

160 


KAHERDIN 

chère  par-dessus  toutes  les  femmes,  et  ce  sera 
vérité. 

—  Or  donc,  suis-moi,  Tristan  ;  je  t'aiderai 
en  ton  besoin.  » 

A  Lidan,  le  sénéchal  hébergea  Tristan,  Gor- 
venal,  Kaherdin  et  son  écuyer,  et  quand  Tristan 
lui  eut  conté  de  point  en  point  l'aventure  de  sa 
vie,  Dinas  s'en  fut  à  Tintagel  pour  s'enquérir 
des  nouvelles  de  la  cour.  Il  apprit  qu'à  trois 
jours  de  là,  la  reine  Iseut,  le  roi  Marc,  toute  sa 
mesnie,  tous  ses  écuyers  et  tous  ses  veneurs 
quitteraient  Tintagel  pour  s'établir  au  château 
de  la  Blanche-Lande,  où  de  grandes  chasses 
étaient  préparées.  Alors  Tristan  confia  au 
sénéchal  son  anneau  de  jaspe  vert  et  le  mes- 
sage qu'il  devait  redire  à  la  reine. 


161 


XVII 
DINAS   DE    LIDAN 


Be!e  amie,  si  est  de  nus  : 

Ne  vus  sans  mei,  ne  jo  sans  vus. 

(Marie  de  France.) 


DINAS  retourna  donc  à  Tintagel,  monta  les 
degrés  et  entra  dans  la  salle.  Sous  le  dais, 
le  roi  Marc  et  Iseut  la  Blonde  étaient  assis  à 
l'échiquier.  Dinas  prit  place  sur  un  escabeau 
près  de  la  reine,  comme  pour  observer  son 
jeu,  et  par  deux  fois,  feignant  de  lui  désigner 
les  pièces,  il  posa  sa  main  sur  l'échiquier  :  à  la 
seconde  fois,  Iseut  reconnut  à  son  doigt  l'an- 
neau de  jaspe.  Alors,  elle  eut  assez  joué.  Elle 
heurta  légèrement  le  bras  de  Dinas,  en  telle 
guise  que  plusieurs  paonnets  tombèrent  en 
désordre. 

«  Voyez,  sénéchal,  dit-elle,  vous  avez  troublé 
mon  jeu,  et  de  telle  sorte  que  je  ne  saurais  le 
reprendre.  » 

Marc  quitte  la  salle,  Iseut   se   retire   en   sa 

162 


DINAS  DE  LIDAN 

chambre,  et  fait  venir  le  sénéchal  auprès  d  elle  : 
«  Ami,  vous  êtes  messager  de  Tristan? 

—  Oui,  reine,  il  est  à  Lidan,  caché  dans 
mon  château. 

—  Est-il  vrai  qu'il  ait  pris  femme  en  Bre- 
tagne? 

—  Reine,  on  vous  a  dit  vérité.  Mais  il  assure 
qu'il  ne  vous  a  point  trahie;  que  pas  un  seul 
jour  il  n'a  cessé  de  vous  chérir  par-dessus 
toutes  les  femmes;  qu'il  mourra  s'il  ne  vous 
revoit,  une  fois  seulement  :  il  vous  semont  d'y 
consentir,  par  la  promesse  que  vous  lui  fîtes  le 
dernier  jour  où  il  vous  parla.  » 

La  reine  se  tut  quelque  temps,  songeant  à 
l'autre  Iseut.  Enfin,  elle  répondit  : 

«  Oui,  au  dernier  jour  où  il  me  parla,  j'ai 
dit,  il  m'en  souvient  :  «  Si  jamais  je  revois 
«  l'anneau  de  jaspe  vert,  ni  tour,  ni  fort  châ- 
«  teau,  ni  défense  royale  ne  m'empêcheront 
«  de  faire  la  volonté  de  mon  ami,  que  ce  soit 
«  sagesse  ou  folie...  » 

—  Reine,  à  deux  jours  d'ici  la  cour  doit 
quitter  Tintagel  pour  gagner  la  Blanche-Lande; 
Tristan  vous  mande  qu'il  sera  caché  sur  la 
route,  dans  un  fourré  d'épines.  Il  vous  mande 
que  vous  le  preniez  en  pitié. 

—  Je  l'ai  dit  :   ni  tour,   ni   fort  château,   ni 

163 


DINAS  DE  LIDAN 

défense  royale  ne  m'empêcheront  de  faire  la 
volonté  de  mon  ami.   » 

Le  surlendemain,  tandis  que  toute  la  cour 
de  Marc  s'apprêtait  au  départ  de  Tintagel, 
Tristan  et  Gorvenal,  Kaherdin  et  son  écuyer 
revêtirent  le  haubert,  prirent  leurs  épées  et  leurs 
écus,  et  par  des  chemins  secrets  se  mirent  à  la 
voie  vers  le  lieu  désigné.  A  travers  la  forêt, 
deux  routes  conduisaient  vers  la  Blanche-Lande  : 
l'une  belle  et  bien  ferrée,  par  où  devait  passer 
le  cortège,  l'autre  pierreuse  et  abandonnée. 
Tristan  et  Kaherdin  apostèrent  sur  celle-ci  leurs 
deux  écuyers  ;  ils  les  attendraient  en  ce  lieu, 
gardant  leurs  chevaux  et  leurs  écus.  Eux-mêmes 
se  glissèrent  sous  bois  et  se  cachèrent  dans  un 
fourré.  Devant  ce  fourré,  sur  la  route,  Tristan 
déposa  une  branche  de  coudrier  où  s'enlaçait 
un  brin  de  chèvrefeuille. 

Bientôt  le  cortège  apparaît  sur  la  route. 
C'est  d'abord  la  troupe  du  roi  Marc.  Viennent 
en  belle  ordonnance  les  fourriers  et  les  maré- 
chaux, les  queux  et  les  échansons,  viennent  les 
chapelains,  viennent  les  valets  de  chiens  menant 
lévriers  et  brachets,  puis  les  fauconniers  portant 
les  oiseaux  sur  le  poing  gauche,  puis  les  veneurs, 
puis  les  chevaliers  et  les  barons  ;  ils  vont  leur 
petit  train,  bien  arrangés  deux  par  deux,  et  il 

164 


DINAS  DE  LIDAN 

fait  beau  les  voir,  richement  montés  sur  chevaux 
harnachés  de  velours  semé  d'orfèvrerie.  Puis  le 
roi  Marc  passa  et  Kaherdin  s'émerveillait  de  voir 
ses  privés  autour  de  lui,  deux  de-çà  et  deux  de- 
là, habillés  tous  de  drap  d'or  ou  d'écarlate. 

Alors  s'avance  le  cortège  de  la  reine.  Les 
lavandières  et  les  chambrières  viennent  en  tête, 
ensuite  les  femmes  et  les  filles  des  barons  et 
des  comtes.  Elles  passent  une  à  une;  un  jeune 
chevalier  escorte  chacune  d'elles.  Enfin  ap- 
proche un  palefroi  monté  par  la  plus  belle  que 
Kaherdin  ait  jamais  vue  de  ses  yeux  :  elle  est 
bien  faite  de  corps  et  de  visage,  les  hanches  un 
peu  basses,  les  sourcils  bien  tracés,  les  yeux 
riants,  les  dents  menues;  une  robe  de  rouge 
samit  la  couvre;  un  mince  chapelet  d'or  et  de 
pierreries  pare  son  front  poli. 

«  C'est  la  reine,  dit  Kaherdin  à  voix  basse. 

—  La  reine?  dit  Tristan;  non,  c'est  Camille, 
sa  servante.   » 

Alors  s'en  vient,  sur  un  palefroi  vair,  une 
autre  demoiselle  plus  blanche  que  neige  en 
février,  plus  vermeille  que  rose;  ses  yeux  clairs 
frémissent  comme  l'étoile  dans  la  fontaine. 

«  Or,  je  la  vois,  c'est  la  reine  !  dit  Kaherdin. 

—  Eh!  non,  dit  Tristan,  c'est  Brangien  la 
Fidèle.  » 

165 


DINAS  DE  LIDAN 

Mais  la  route  s'éclaira  tout  à  coup,  comme 
si  le  soleil  ruisselait  soudain  à  travers  les  feuil- 
lages des  grands  arbres,  et  Iseut  la  Blonde 
apparut.  Le  duc  Andret,  que  Dieu  honnisse  ! 
chevauchait  à  sa  droite. 

A  cet  instant,  partirent  du  fourré  d'épines 
des  chants  de  fauvettes  et  d'alouettes,  et  Tristan 
mettait  en  ces  mélodies  toute  sa  tendresse.  La 
reine  a  compris  le  message  de  son  ami.  Elle 
remarque  sur  le  sol  la  branche  de  coudrier  où 
le  chèvrefeuille  s'enlace  fortement,  et  songe 
en  son  cœur  :  «  Ainsi  va  de  nous,  ami;  ni  vous 
sans  moi,  ni  moi  sans  vous.  »  Elle  arrête  son 
palefroi,  descend,  vient  vers  une  haquenée  qui 
portait  une  niche  enrichie  de  pierreries;  là,  sur 
un  tapis  de  pourpre,  était  couché  le  chien 
Petit-Crû  :  elle  le  prend  entre  ses  bras,  le 
flatte  de  la  main,  le  caresse  de  son  manteau 
d'hermine,  lui  fait  mainte  fête.  Puis,  l'ayant 
replacé  dans  sa  châsse,  elle  se  tourne  vers  le 
fourré  d'épines  et  dit  à  voix  haute   : 

«  Oiseaux  de  ce  bois,  qui  m'avez  réjouie  de 
vos  chansons,  je  vous  prends  à  louage.  Tandis 
que  mon  seigneur  Marc  chevauchera  jusqu'à  la 
Blanche-Lande,  je  veux  séjourner  dans  mon 
château  de  Saint-Lubin.  Oiseaux,  faites-moi 
cortège  jusque-là;   ce  soir,  je  vous  récompen- 

166 


DINAS  DE  LIDAN 

serai  richement,  comme  de  bons  ménestrels.   » 
Tristan  retint  ses  paroles  et  se  réjouit.  Mais 
déjà  Andret  le  Félon   s'inquiétait.   Il    remit    la 
reine  en  selle  et  le  cortège  s'éloigna. 

Or.  écoutez  une  maie  aventure.  Dans  le 
temps  où  passait  le  cortège  royal,  là-bas,  sur 
la  route  où  Gorvenal  et  1  ecuyer  de  Kaherdin 
gardaient  les  chevaux  de  leurs  seigneurs,  survint 
un  chevalier  en  armes,  nommé  Bleheri.  Il 
reconnut  de  loin  Gorvenal  et  l'écu  de  Tristan  : 
«  Qu'ai-je  vu?  pensa-t-il;  c'est  Gorvenal  et  cet 
autre  est  Tristan  lui-même.  »  Il  éperonna  son 
cheval  vers  eux  et  cria  :  «  Tristan  !  »  Mais 
déjà  les  deux  écuyers  avaient  tourné  bride 
et  fuyaient.  Bleheri,  lancé  à  leur  poursuite 
répétait  : 

«  Tristan  !  arrête,  je  t'en  conjure  par  ta 
prouesse  !   » 

Mais  les  écuyers  ne  se  retournèrent  pas. 
Alors  Bleheri  cria  : 

«  Tristan  !  arrête,  je  t'en  conjure  par  le  nom 
d'Iseut  la  Blonde  !  » 

Trois  fois  il  conjura  les  fuyards  par  le  nom 
d'Iseut  la  Blonde.  Vainement  :  ils  disparurent, 
et  Bleheri  ne  put  atteindre  qu'un  de  leurs 
chevaux,  qu'il  emmena  comme  sa  capture.   11 

167 


DINAS  DE  LIDAN 

parvint  au  château  de  Saint-Lubin,  au  moment 
où  la  reine  venait  de  s'y  héberger.  Et,  l'ayant 
trouvée  seule,  il  lui  dit  : 

«  Reine,  Tristan  est  dans  ce  pays.  Je  l'ai  vu 
sur  la  route  abandonnée  qui  vient  deTintagel. 
Il  a  pris  la  fuite.  Trois  fois  je  lui  ai  crié  de 
s'arrêter,  le  conjurant  au  nom  d'Iseut  la  Blonde; 
mais  il  avait  pris  peur,  il  n'a  pas  osé  m'attendre. 

—  Beau  sire,  vous  dites  mensonge  et  folie  : 
comment  Tristan  serait-il  en  ce  pays?  Comment 
aurait-il  fui  devant  vous  ?  Comment  ne  se 
serait-il  pas  arrêté,  conjuré  par  mon  nom  ? 

—  Pourtant,  dame,  je  l'ai  vu,  à  telles 
enseignes  que  j'ai  pris  l'un  de  ses  chevaux. 
Voyez-le  tout  harnaché,  là-bas,  sur  l'aire.  » 

Mais  Bleheri  vit  Iseut  courroucée.  Il  en  eut 
deuil,  car  il  aimait  Tristan  et  la  reine.  Il  la 
quitta,  regrettant  d'avoir  parlé. 

Alors,  Iseut  pleura  et  dit  :  «  Malheureuse  ! 
j'ai  trop  vécu,  puisque  j'ai  vu  le  jour  où  Tristan 
me  raille  et  me  honnit!  Jadis,  conjuré  par  mon 
nom,  quel  ennemi  n'aurait-il  pas  affronté?  Il 
est  hardi  de  son  corps;  s'il  a  fui  devant  Bleheri, 
s'il  n'a  pas  daigné  s'arrêter  au  nom  de  son  amie, 
ah  !  c'est  que  l'autre  Iseut  le  possède  !  Pourquoi 
est-il  revenu?  Il  m'avait  trahie,  il  a  voulu  me 
honnir    par   surcroît  !    N'avait-il    pas   assez   de 

168 


DINAS  DE  LIDAN 

mes  tourments  anciens?  Qu'il  s'en  retourne 
donc,  honni  à  son  tour,  vers  Iseut  aux  Blanches 
Mains!   » 

Elle  appela  Perinis  le  Fidèle,  et  lui  redit  les 
nouvelles  que  Bleheri  lui  avait  portées.  Elle 
ajouta  : 

«  Ami,  cherche  Tristan  sur  la  route  aban- 
donnée qui  va  de  Tintagel  à  Saint-Lubin.  Tu 
lui  diras  que  je  ne  le  salue  pas,  et  qu'il  ne  soit 
pas  si  hardi  que  d'oser  approcher  de  moi,  car 
je  le  ferais  chasser  par  les  sergents  et  les 
valets.  » 

Perinis  se  mit  en  quête,  tant  qu'il  trouva 
Tristan  et  Kaherdin.  Il  leur  fit  le  message  de 
la  reine. 

«  Frère,  s'écria  Tristan,  qu'as-tu  dit?  Com- 
ment aurais-je  fui  devant  Bleheri,  puisque,  tu 
le  vois,  nous  n'avons  pas  même  nos  chevaux  ? 
Gorvenal  les  gardait,  nous  ne  l'avons  pas 
retrouvé  au  lieu  désigné,  et  nous  le  cherchons 
encore.  » 

A  cet  instant  revinrent  Gorvenal  et  l'écuyer 
de  Kaherdin   :    ils  confessèrent   leur   aventure. 

«  Perinis,  beau  doux  ami,  ditTristan,  retourne 
en  hâte  vers  ta  dame.  Dis-lui  que  je  lui  envoie 
salut  et  amour,  que  je  n'ai  pas  failli  à  la  loyauté 
que  je  lui  dois,  qu'elle  m'est  chère  par-dessus 

169 


DINAS  DE  LIDAN 

toutes  les  femmes;  dis-lui  qu'elle  te  renvoie  vers 
moi  me  porter  sa  merci  :  j'attendrai  ici  que  tu 
reviennes.   » 

Perinis  retourna  donc  vers  la  reine  et  lui 
redit  ce  qu'il  avait  vu  et  entendu.  Mais  elle  ne 
le  crut  pas  : 

«  Ah  !  Perinis,  tu  étais  mon  privé  et  mon 
fidèle,  et  mon  père  t'avait  destiné,  tout  enfant, 
à  me  servir.  Mais  Tristan  l'enchanteur  t'a 
gagné  par  ses  mensonges  et  ses  présents.  Toi 
aussi,  tu  m'as  trahie;  va-t'en!  » 

Perinis  s'agenouilla  devant  elle  : 

«  Dame,  j'entends  paroles  dures.  Jamais  je 
n'eus  telle  peine  en  ma  vie.  Mais  peu  me 
chaut  de  moi  :  j'ai  deuil  pour  vous,  dame,  qui 
faites  outrage  à  mon  seigneur  Tristan,  et  qui 
trop  tard  en  aurez  regret. 

—  Va-t'en,  je  ne  te  crois  pas!  Toi  aussi, 
Perinis,  Perinis  le  Fidèle,  tu  m'as  trahie!  » 

Tristan  attendit  longtemps  que  Perinis  lui 
portât  le  pardon  de  la  reine.  Perinis  ne  vint 
pas. 

Au  matin,  Tristan  s'atourne  d'une  grande 
chape  en  lambeaux.  Il  peint  par  places  son 
visage  de  vermillon  et  de  brou  de  noix,  en  sorte 
qu'il  ressemble  à  un  malade  rongé  par  la  lèpre. 

170 


DINAS  DE  LIDAN 

Il  prend  en  ses  mains  un  hanap  de  bois  veiné 
à  recueillir  les  aumônes  et  une  crécelle  de 
ladre. 

Il  entre  dans  les  rues  de  Saint-Lubin,  et, 
muant  sa  voix,  mendie  à  tous  venants.  Pourra- 
t-il  seulement  apercevoir  la  reine? 

Elle  sort  enfin  du  château  ;  Brangien  et  ses 
femmes,  ses  valets  et  ses  sergents  l'accompa- 
gnent. Elle  prend  la  voie  qui  mène  à  l'église. 
Le  lépreux  suit  les  valets,  fait  sonner  sa  cré- 
celle, supplie  à  voix  dolente  : 

«  Reine,  faites-moi  quelque  bien  ;  vous  ne 
savez  pas  comme  je  suis  besogneux!  » 

A  son  beau  corps,  à  sa  stature,  Iseut  l'a 
reconnu.  Elle  frémit  toute,  mais  ne  daigne 
baisser  son  regard  vers  lui.  Le  lépreux  l'implore, 
et  c'était  pitié  de  l'ouïr;  il  se  traîne  après  elle  : 

«  Reine,  si  j'ose  approcher  de  vous,  ne  vous 
courroucez  pas;  ayez  merci  de  moi,  je  l'ai 
bien  mérité!  » 

Mais  la  reine  appelle  les  valets  et  les  ser- 
gents : 

«  Chassez  ce  ladre!  »  leur  dit-elle. 

Les  valets  le  repoussent,  le  frappent.  Il  leur 
résiste  et  s'écrie  : 

«   Reine,  ayez  pitié  !  » 

Alors  Iseut  éclata  de  rire.  Son   rire   sonnait 

171 


DINAS  DE  LIDAN 

encore  quand  elle  entra  dans  l'église.  Quand 
il  l'entendit  rire,  le  lépreux  s'en  alla.  La  reine 
fit  quelques  pas  dans  la  nef  du  moutier;  puis 
ses  membres  fléchirent;  elle  tomba  sur  les 
genoux,  la  tête  contre  le  sol,  les  bras  en  croix. 

Le  même  jour,  Tristan  prit  congé  de  Dinas, 
à  tel  déconfort  qu'il  semblait  avoir  perdu  le 
sens,  et  sa  nef  appareilla  pour  la  Bretagne. 

Hélas!  bientôt  la  reine  se  repentit.  Quand 
elle  sut  par  Dinas  de  Lidan  que  Tristan  était 
parti  à  tel  deuil,  elle  se  prit  à  croire  que 
Perinis  lui  avait  dit  vérité;  que  Tristan 
n'avait  pas  fui,  conjuré  par  son  nom;  qu'elle 
l'avait  chassé  à  grand  tort.  «  Quoi  !  pensait- 
elle,  je  vous  ai  chassé,  vous,  Tristan,  ami  !  Vous 
me  haïssez  désormais,  et  jamais  je  ne  vous 
reverrai.  Jamais  vous  n'apprendrez  seulement 
mon  repentir,  ni  quel  châtiment  je  veux  m'im- 
poser  et  vous  offrir  comme  un  gage  menu  de 
mon  remords  I  » 

De  ce  jour,  pour  se  punir  de  son  erreur  et 
de  sa  folie,  Iseut  la  Blonde  revêtit  un  cilice  et 
le  porta  contre  sa  chair. 


172 


XVIII 
TRISTAN    FOU 

El  beivre  fu  la  nostre  mort. 

(Thomas.) 

TRISTAN  revit  la  Bretagne,  Carhaix,  le  duc 
Hoël  et  sa  femme  Iseut  aux  Blanches 
Mains.  Tous  lui  firent  accueil,  mais  Iseut  la 
Blonde  1  avait  chassé  :  rien  ne  lui  était  plus. 
Longuement  il  languit  loin  d'elle;  puis  un  jour 
il  songea  qu'il  voulait  la  revoir,  dût-elle  le  faire 
encore  battre  vilement  par  ses  sergents  et  ses 
valets.  Loin  d'elle,  il  savait  sa  mort  sûre  et 
prochaine;  plutôt  mourir  d'un  coup  que  lente- 
ment, chaque  jour.  Qui  vit  à  douleur  est  tel 
qu'un  mort.  Tristan  désire  la  mort,  il  veut  la 
mort  :  mais  que  la  reine  apprenne  du  moins 
qu'il  a  péri  pour  l'amour  d'elle;  qu'elle  l'ap- 
prenne, il  mourra  plus  doucement. 

II   partit  de   Carhaix   sans   avertir  personne, 

173 


TRISTAN    FOU 

ni  ses  parents,  ni  ses  amis,  ni  même  Kaherdin, 
son  cher  compagnon.  Il  partit  misérablement 
vêtu,  à  pied  :  car  nul  ne  prend  garde  aux 
pauvres  truands  qui  cheminent  sur  les  grandes 
routes.  Il  marcha  tant  qu'il  atteignit  le  rivage 
de  la  mer. 

Au  port,  une  grande  nef  marchande  appa- 
reillait :  déjà  les  mariniers  halaient  la  voile  et 
levaient  l'ancre  pour  cingler  vers  la  haute  mer. 

«  Dieu  vous  garde,  seigneurs,  et  puissiez- 
vous  naviguer  heureusement!  Vers  quelle  terre 
irez-vous? 

—  Vers  Tintagel. 

—  Vers  Tintagel  1  Ah  !  seigneurs,  emmenez- 
moi  1   » 

11  s'embarque.  Un  vent  propice  gonfle  la 
voile,  la  nef  court  sur  les  vagues.  Cinq  nuits  et 
cinq  jours  elle  vogua  droit  vers  la  Cornouailles, 
et  le  sixième  jour  jeta  l'ancre  dans  le  port  de 
Tintagel. 

Au  delà  du  port,  le  château  se  dressait  sur 
la  mer,  bien  clos  de  toutes  parts  :  on  n'y  pou- 
vait entrer  que  par  une  seule  porte  de  fer,  et 
deux  prud'hommes  la  gardaient  jour  et  nuit. 
Comment  y  pénétrer? 

Tristan  descendit  de  la  nef  et  s'assit  sur  le 
rivage.  Il   apprit  d'un  homme  qui  passait  que 

174 


TRISTAN    FOU 

Marc  était  au  château  et  qu'il  venait  d'y  tenir 
une  grande  cour. 

«  Mais  où  est  la  reine?  et  Brangien,  sa  belle 
servante? 

Elles  sont  aussi  à  Tintagel,  et  récemment 
je  les  ai  vues  :  la  reine  Iseut  semblait  triste, 
comme  à  son  ordinaire.  » 

Au  nom  d  Iseut,  Tristan  soupira  et  songea 
que.  ni  par  ruse,  ni  par  prouesse,  il  ne  réussi- 
rait à  revoir  son  amie  :  car  le  roi  Marc  le  tue- 
rait... 

«  Mais  qu'importe  qu'il  me  tue?  Iseut,  ne 
dois-je  pas  mourir  pour  l'amour  de  vous?  Et  que 
fais-je  chaque  jour,  sinon  mourir?  Mais  vous 
pourtant,  Iseut,  si  vous  me  saviez  ici,  daigneriez- 
vous  seulement  parler  à  votre  ami?  Ne  me 
feriez-vous  pas  chasser  par  vos  sergents?  Oui, 
je  veux  tenter  une  ruse...  Je  me  déguiserai 
comme  un  fou,  et  cette  folie  sera  grande 
sagesse.  Tel  me  tiendra  pour  assoti  qui  sera 
moins  sage  que  moi,  tel  me  croira  fou  qui  aura 
plus  fou  dans  sa  maison.   » 

Un  pêcheur  s'en  venait,  vêtu  d'une  gonelle 
de  bure  velue,  à  grand  chaperon.  Tristan  le 
voit,  lui  fait  un  signe,  le  prend  à  l'écart  : 

«  Ami,  veux-tu  troquer  tes  draps  contre  les 
miens?  Donne-moi  ta  cotte,  qui  me  plaît  fort.  » 

175 


TRISTAN    FOU 

Le  pêcheur  regarda  les  vêtements  de  Tris- 
tan, les  trouva  meilleurs  que  les  siens,  les  prit 
aussitôt  et  s'en  alla  bien  vite,  heureux  de 
l'échange. 

Alors  Tristan  tondit  sa  belle  chevelure 
blonde,  au  ras  de  la  tête,  en  y  dessinant  une 
croix.  Il  enduisit  sa  face  d'une  liqueur  faite 
d'une  herbe  magique  apportée  de  son  pays,  et 
aussitôt  sa  couleur  et  l'aspect  de  son  visage 
muèrent  si  étrangement  que  nul  homme  au 
monde  n'aurait  pu  le  reconnaître.  Il  arracha 
d'une  haie  une  pousse  de  châtaignier,  s'en  fit 
une  massue,  et  la  pendit  à  son  cou;  les  pieds 
nus,  il  marcha  droit  vers  le  château. 

Le  portier  crut  qu'assurément  il  était  fou,  et 
lui  dit  : 

«  Approchez;  où  donc  êtes-vous  resté  si 
longtemps?» 

Tristan  contrefit  sa  voix  et  répondit  : 

«  Aux  noces  de  l'abbé  du  Mont,  qui  est  de 
mes  amis.  Il  a  épousé  une  abbesse,  une  grosse 
dame  voilée.  De  Besançon  jusqu'au  Mont,  tous 
les  prêtres,  abbés,  moines  et  clercs  ordonnés 
ont  été  mandés  à  ces  épousailles  :  et  tous 
sur  la  lande,  portant  bâtons  et  crosses,  sautent, 
jouent  et  dansent  à  l'ombre  des  grands  arbres. 
Mais  je  les  ai  quittés   pour  venir  ici   :   car  je 

176 


TRISTAN    FOU 

dois    aujourd'hui   servir   à    la    table    du   roi.  » 

Le  portier  lui  dit  : 

«  Entrez  donc  seigneur,  fils  d'Urgan  le  Velu; 
vous  êtes  grand  et  velu  comme  lui,  et  vous  res- 
semblez assez  à  votre  père.  » 

Quand  il  entra  dans  le  bourg,  jouant  de  sa 
massue,  valets  et  écuyers  s'amassèrent  sur  son 
passage,  le  pourchassant  comme  un  loup  : 

«  Voyez  le  fol  !  hu  1  hu  1  et  hu  !   » 

Ils  lui  lancent  des  pierres,  l'assaillent  de  leurs 
bâtons;  mais  il  leur  tient  tête  en  gambadant  et 
se  laisse  faire  :  si  on  l'attaque  à  sa  gauche,  il  se 
.  retourne  et  frappe  à  sa  droite. 

Au  milieu  des  rires  et  des  huées,  traînant 
après  lui  la  foule  ameutée,  il  parvint  au  seuil 
de  la  porte  où,  sous  le  dais,  aux  côtés  de  la 
reine,  le  roi  Marc  était  assis.  Il  approcha  de  la 
porte,  pendit  la  massue  à  son  cou  et  entra.  Le 
roi  le  vit,  et  dit  ; 

«  Voilà  un  bon  compagnon;  faites-le  appro- 
cher. » 

On  l'amène,  la  massue  au  cou  : 

«  Ami,  soyez  le  bienvenu!  » 

Tristan  répondit,  de  sa  voix  étrangement 
contrefaite  : 

«  Sire,  bon  et  noble  entre  tous  les  rois,  je 
le  savais,  qu'à  votre  vue  mon  cœur  se  fondrait 

177 


TRISTAN    FOU 

de   tendresse.    Dieu    vous   protège,    beau   sire  ! 

—  Ami,  qu'étes-vous  venu  quérir  céans? 

—  Iseut,  que  j'ai  tant  aimée.  J'ai  une  sœur 
que  je  vous  amène,  la  très  belle  Brunehaut.  La 
reine  vous  ennuie,  essayez  de  celle-ci  :  faisons 
l'échange,  je  vous  donne  ma  sœur,  baillez-moi 
Iseut,  je  la  prendrai  et  vous  servirai  par 
amour.   » 

Le  roi  s'en  rit  et  dit  au  fou  : 
«  Si  je  te  donne  la  reine,  qu'en   voudras-tu 
faire?  Où  l'emmèneras-tu? 

—  Là-haut,  entre  le  ciel  et  la  nue,  dans  ma 
belle  maison  de  verre.  Le  soleil  la  traverse  de 
ses  rayons,  les  vents  ne  peuvent  l'ébranler;  j'y 
porterai  la  reine  en  une  chambre  de  cristal, 
toute  fleurie  de  roses,  toute  lumineuse  au  matin 
quand  le  soleil  la  frappe.   » 

Le  roi  et  ses  barons  se  dirent  entre  eux  : 
«  Voilà  un  bon  fou,  habile  en  paroles  !  » 
Il  s'était  assis  sur  un  tapis  et  regardait  ten- 
drement Iseut. 

«  Ami,  lui  dit  Marc,  d'où  te  vient  l'espoir 
que  ma  dame  prendra  garde  à  un  fou  hideux 
comme  toi? 

—  Sire,  j'y  ai  bien  droit;  j'ai  accompli  pour 
elle  maint  travail,  et  c'est  par  elle  que  je  suis 
devenu  fou. 

178 


TRISTAN    FOU 

—  Qui  donc  es-tu  ? 

—  Je  suis  Tristan,  celui  qui  a  tant  aimé  la 
reine,  et  qui  l'aimera  jusqu'à  la  mort.   » 

A  ce  nom,  Iseut  soupira,  changea  de  cou- 
leur, et  courroucée  lui  dit  : 

«  Va-t'en  !  Qui  t'a  fait  entrer  céans?  Va-t'en, 
mauvais  fou  ! 

Le  fou  remarqua  sa  colère  et  dit  : 

«  Reine  Iseut,  ne  vous  souvient-il  pas  du 
jour  où,  navré  par  l'épée  empoisonnée  du 
Morholt,  emportant  ma  harpe  sur  la  mer,  j'ai 
été  poussé  vers  vos  rivages?  Vous  m'avez  guéri. 
Ne  vous  en  souvient-il  plus,  reine?  » 

Iseut  répondit  : 

«  Va-t  en  d'ici,  fou,  ni  tes  jeux  ne  me  plai- 
sent, ni  toi.  » 

Aussitôt  le  fou  se  retourna  vers  les  barons, 
les  chassa  vers  la  porte  en  criant  : 

«  Folles  gens,  hors  d'ici  !  Laissez-moi  seul 
tenir  conseil  avec  Iseut;  car  je  suis  venu  céans 
pour  1  aimer.   » 

Le  roi  s'en  rit,  Iseut  rougit  : 

«  Sire,  chassez  ce  fou  !  » 

Mais  le  fou  reprit  de  sa  voix  étrange  : 

«  Reine  Iseut,  ne  vous  souvient-il  pas  du 
grand  dragon  que  j'ai  occis  en  votre  terre?  J'ai 
caché  sa  langue  dans  ma  chausse,  et,  tout  brûlé 

179 


TRISTAN    FOU 

par  son  venin,  je  suis  tombé  près  du  marécage. 
J'étais  alors  un  merveilleux  chevalier!...  et 
j'attendais  la  mort,  quand  vous  m'avez  secouru.  » 

Iseut  répond  : 

«  Tais-toi,  tu  fais  injure  aux  chevaliers,  car 
tu  n'es  qu'un  fou  de  naissance.  Maudits  soient 
les  mariniers  qui  t'apportèrent  ici,  au  lieu  de 
te  jeter  dans  la  mer  !  » 

Le  fou  éclata  de  rire  et  poursuivit  : 

«  Reine  Iseut,  ne  vous  souvient-il  pas  du  bain 
où  vous  vouliez  me  tuer  de  mon  épée  ?  et  du 
conte  du  cheveu  d'or  qui  vous  apaisa  ?  et 
comment  je  vous  ai  défendue  contre  le  sénéchal 
couard  ? 

—  Taisez-vous,  méchant  conteur!  Pourquoi 
venez-vous  ici  débiter  vos  songeries?  Vous 
étiez  ivre  hier  soir,  sans  doute,  et  l'ivresse  vous 
a  donné  ces  rêves. 

—  C'est  vrai,  je  suis  ivre,  et  de  telle  boisson 
que  jamais  cette  ivresse  ne  se  dissipera.  Reine 
Iseut,  ne  vous  souvient-il  pas  de  ce  jour  si  beau, 
si  chaud  sur  la  haute  mer?  Vous  aviez  soif,  ne 
vous  en  souvient-il  pas,  fille  de  roi?  Nous 
bûmes  tous  deux  au  même  hanap.  Depuis,  j'ai 
toujours  été  ivre  et  d'une  mauvaise  ivresse...   » 

Quand  Iseut  entendit  ces  paroles  qu'elle 
seule  pouvait  comprendre,  elle  se  cacha  la  tête 

180 


TRISTAN    FOU 

dans  son  manteau,  se  leva  et  voulut  s'en  aller. 
Mais  le  roi  la  retint  par  sa  chape  d'hermine 
et  la  fit  rasseoir  à  ses  côtés  : 

«  Attendez  un  peu,  Iseut  amie,  que  nous 
entendions  ces  folies  jusqu'au  bout.  Fou,  quel 
métier  sais-tu  faire  ? 

—  J'ai  servi  des  rois  et  des  comtes. 

—  En  vérité,  sais-tu  chasser  aux  chiens  ?  aux 
oiseaux  ? 

—  Certes,  quand  il  me  plaît  de  chasser  en 
forêt,  je  sais  prendre,  avec  mes  lévriers,  les  grues 
qui  volent  dans  les  nuées;  avec  mes  limiers,  les 
cygnes,  les  oies  bises  ou  blanches,  les  pigeons 
sauvages;  avec  mon  arc,  les  plongeons  et  les 
butors  !  » 

Tous  s'en  rirent  bonnement,  et  le  roi 
demanda  : 

«  Et  que  prends-tu,  frère,  quand  tu  chasses 
au  gibier  de  rivière  ? 

—  Je  prends  tout  ce  que  je  trouve;  avec  mes 
autours,  les  loups  des  bois  et  les  grands  ours; 
avec  mes  gerfauts,  les  sangliers;  avec  mes 
faucons,  les  chevreuils  et  les  daims;  les  renards, 
avec  mes  éperviers;  les  lièvres,  avec  mes  émeril- 
lons.  Et  quand  je  rentre  chez  qui  m'héberge, 
je  sais  bien  jouer  de  la  massue,  partager  les 
tisons  entre  les  écuyers,  accorder  ma  harpe  et 

181 

12 


TRISTAN    FOU 

chanter  en  musique,  et  aimer  les  reines,  et  jeter 
par  les  ruisseaux  des  copeaux  bien  taillés.  En 
vérité  ne  suis-je  pas  bon  ménestrel?  Aujour- 
d'hui, vous  avez  vu  comme  je  sais  m  escrimer 
du  bâton.   » 

Et  il  frappe  de  sa  massue  autour  de  lui. 

«  Allez-vous  en  d'ici,  crie-t-il,  seigneurs 
cornouaillais  !  Pourquoi  rester  encore  ?  N  avez- 
vous  pas  déjà  mangé?  N'êtes-vous  pas  repus?  » 

Le  roi,  s'étant  diverti  du  fou,  demanda  son 
destrier  et  ses  faucons  et  emmena  en  chasse 
chevaliers  et  écuyers. 

«  Sire,  lui  dit  Iseut,  je  me  sens  lasse  et  dolente. 
Permettez  que  j'aille  reposer  dans  ma  chambre; 
je  ne  puis  écouter  plus  longtemps  ces  folies.  » 

Elle  se  retira  toute  pensive  en  sa  chambre, 
s'assit  sur  son  lit  et  mena  grand  deuil  : 

«  Chétive  !  pourquoi  suis-je  née?  J  ai  le 
cœur  lourd  et  marri.  Brangien,  chère  sœur, 
ma  vie  est  si  âpre  et  si  dure  que  mieux  me 
vaudrait  la  mort!  Il  y  a  là  un  fou,  tondu  en 
croix,  venu  céans  à  la  maie  heure  :  ce  fou,  ce 
jongleur  est  enchanteur  ou  devin,  car  il  sait  de 
point  en  point  mon  être  et  ma  vie;  il  sait  des 
choses  que  nul  ne  sait  hormis  vous,  moi  et 
Tristan;  il  les  sait,  le  truand,  par  enchantement 
et  sortilège.  » 

182 


TRISTAN    FOU 

Brangien  répondit  : 

«   Ne  serait-ce  pas  Tristan  lui-même  ? 

Non,  car  Tristan  est  beau  et  le  meilleur 
des  chevaliers;  mais  cet  homme  est  hideux  et 
contrefait.  Maudit  soit-il  de  Dieu  !  maudite  soit 
l'heure  où  il  est  né,  et  maudite  la  nef  qui 
l'apporta,  au  lieu  de  le  noyer  là  dehors,  sous 
les  vagues  profondes  ! 

—  Apaisez-vous,  dame,  dit  Brangien.  Vous 
savez  trop  bien,  aujourd'hui,  maudire  et  excom- 
munier. Où  donc  avez-vous  appris  tel  métier? 
Mais  peut-être  cet  homme  serait-il  le  messager 
de  Tristan  ? 

—  Je  ne  crois  pas,  je  ne  l'ai  pas  reconnu. 
Mais  allez  le  trouver,  belle  amie,  parlez-lui, 
voyez  si  vous  le  reconnaîtrez.  » 

Brangien  s'en  fut  vers  la  salle  où  le  fou,  assis 
sur  un  banc,  était  seul  resté. Tristan  la  reconnut, 
laissa  tomber  sa  massue  et  lui  dit  : 

«  Brangien,  franche  Brangien,  je  vous  conjure 
par  Dieu,  ayez  pitié  de  moi  ! 

—  Vilain  fou,  quel  diable  vous  a  enseigné 
mon  nom  ? 

—  Belle,  dès  longtemps  je  l'ai  appris!  Par 
mon  chef,  qui  naguère  fut  blond,  si  la  raison 
s'est  enfuie  de  cette  tête,  c'est  vous,  belle,  qui 
en    êtes   cause.    N'est-ce    pas    vous  qui  deviez 

183 


TRISTAN    FOU 

garder  le  breuvage  que  je  bus  sur  la  haute 
mer?  J'en  bus  à  la  grande  chaleur,  dans  un 
hanap  d'argent,  et  je  le  tendis  à  Iseut. Vous  seule 
l'avez  su,   belle;   ne  vous  en   souvient-il   plus? 

—  Non!  »  répondit  Brangien,  et,  toute 
troublée,  elle  se  rejeta  vers  la  chambre  d'Iseut; 
mais  le  fou  se  précipita  derrière  elle,  criant  : 
«  Pitié  !  » 

Il  entre,  il  voit  Iseut,  s'élance  vers  elle,  les 
bras  tendus,  veut  la  serrer  sur  sa  poitrine;  mais, 
honteuse,  mouillée  d'une  sueur  d'angoisse,  elle 
se  rejette  en  arrière,  l'esquive,  et,  voyant  qu'elle 
évite  son  approche,Tristan  tremble  de  vergogne 
et  de  colère,  se  recule  vers  la  paroi,  près  de  la 
porte;  et  de  sa  voix  toujours  contrefaite  : 

«  Certes,  dit-il,  j'ai  vécu  trop  longtemps, 
puisque  j'ai  vu  le  jour  où  Iseut  me  repousse, 
ne  daigne  m'aimer,  me  tient  pour  vil  !  Ah  ! 
Iseut,  qui  bien  aime,  tard  oublie  !  Iseut,  c'est  une 
chose  belle  et  précieuse  qu'une  source  abon- 
dante qui  s'épanche  et  court  à  flots  larges  et 
clairs  :  le  jour  où  elle  se  dessèche,  elle  ne  vaut 
plus  rien  :  tel  un  amour  qui  tarit.   » 

Iseut  répondit  : 

«  Frère,  je  vous  regarde,  je  doute,  je  tremble, 
je  ne  sais,  je  ne  reconnais  pas  Tristan. 

—  Reine  Iseut,  je  suis  Tristan,  celui  qui  vous 

184 


TRISTAN    FOU 

a  tant  aimée.  Ne  vous  souvient-il  pas  du  nain 
qui  sema  la  farine  entre  nos  lits?  et  du  bond 
que  je  fis  et  du  sang  qui  coula  de  ma  blessure? 
et  du  présent  que  je  vous  adressai,  le  chien 
Petit-Crû  au  grelot  magique?  Ne  vous  souvient- 
il  pas  des  morceaux  de  bois  bien  taillés  que  je 
jetais  au  ruisseau  ?  » 

Iseut  le  regarde,  soupire,  ne  sait  que  dire  et 
que  croire,  voit  bien  qu'il  sait  toutes  choses, 
mais  ce  serait  folie  d'avouer  qu'il  estTristan;  et 
Tristan  lui  dit  : 

«  Dame  reine,  je  sais  bien  que  vous  vous  êtes 
retirée  de  moi  et  je  vous  accuse  de  trahison. 
J'ai  connu,  pourtant,  belle,  des  jours  où  vous 
m'aimiez  d'amour.  C'était  dans  la  forêt  profonde, 
sous  la  loge  de  feuillage. Vous  souvient-il  encore 
du  jour  où  je  vous  donnai  mon  bon  chien 
Husdent?  Ah  !  celui-là  m'a  toujours  aimé,  et 
pour  moi  il  quitterait  Iseut  la  Blonde.  Où  est-il? 
Qu'en  avez-vous  fait?  Lui,  du  moins,  il  me 
reconnaîtrait. 

—  Il  vous  reconnaîtrait?  Vous  dites  folie;  car, 
depuis    que  Tristan   est   parti,    il    reste   là-bas, 
couché  dans  sa  niche,  et  s'élance  contre  tout 
homme     qui     s'approche     de     lui.     Brangien 
amenez-le  moi.  » 

Brangien  l'amène. 

185 

12. 


TRISTAN    FOU 

«Viens  çà,  Husdent,  dit  Tristan;  tu  étais  à 
moi,  je  te  reprends.   » 

Quand  Husdent  entend  sa  voix,  il  fait  voler 
sa  laisse  des  mains  de  Brangien,  court  à  son 
maître,  se  roule  à  ses  pieds,  lèche  ses  mains, 
aboie  de  joie. 

«  Husdent,  s'écrie  le  fou,  bénie  soit,  Husdent, 
la  peine  que  j'ai  mise  à  te  nourrir!  Tu  m'as  fait 
meilleur  accueil  que  celle  que  j'aimais  tant. 
Elle  ne  veut  pas  me  reconnaître  :  reconnaîtra- 
t-elle  seulement  cet  anneau  qu'elle  me  donna 
jadis,  avec  des  pleurs  et  des  baisers,  au  jour  de 
la  séparation?  Ce  petit  anneau  de  jaspe  ne  m'a 
guère  quitté  :  souvent  je  lui  ai  demandé  conseil 
dans  mes  tourments,  souvent  j'ai  mouillé  ce 
jaspe  vert  de  mes  larmes  chaudes.  » 

Iseut  a  vu  l'anneau.  Elle  ouvre  ses  bras  tout 
grands  : 

«   Me  voici  !  Prends-moi,  Tristan  !  » 

Alors  Tristan  cessa  de  contrefaire  sa  voix  : 

«  Amie,  comment  m'as-tu  si  longtemps  pu 
méconnaître,  plus  longtemps  que  ce  chien  ? 
Qu'importe  cet  anneau?  Ne  sens-tu  pas  qu'il 
m'aurait  été  plus  doux  d'être  reconnu  au  seul 
rappel  de  nos  amours  passées  ?  Qu'importe  le 
son  de  ma  voix?  C'est  le  son  de  mon  cœur  que 
tu  devais  entendre. 

186 


TRISTAN    FOU 

—  Ami,  dit  Iseut,  peut-être  l'ai-je  entendu 
plus  tôt  que  tu  ne  penses;  mais  nous  sommes 
enveloppés  de  ruses  :  devais-je  comme  ce  chien 
suivre  mon  désir,  au  risque  de  te  faire  prendre 
et  tuer  sous  mes  yeux?  Je  me  gardais  et  je  te 
gardais.  Ni  le  rappel  de  ta  vie  passée,  ni  le  son 
de  ta  voix,  ni  cet  anneau  même  ne  me  prouvent 
rien,  car  ce  peuvent  être  les  jeux  méchants  d'un 
enchanteur.  Je  me  rends  pourtant,  à  la  vue  de 
l'anneau  :  n'ai-je  pas  juré  que,  sitôt  que  je  le 
reverrais,  dussé-je  me  perdre,  je  ferais  toujours 
ce  que  tu  me  manderais,  que  ce  fût  sagesse  ou 
folie?  Sagesse  ou  folie,  me  voici;  prends-moi, 
Tristan  !  » 

Elle  tomba  pâmée  sur  la  poitrine  de  son  ami. 
Quand  elle  revint  à  elle,  Tristan  la  tenait 
embrassée  et  baisait  ses  yeux  et  sa  face.  Il  entre 
avec  elle  sous  la  courtine.  Entre  ses  bras  il  tient 
la  reine. 

Pour  s'amuser  du  fou,  les  valets  l'hébergèrent 
sous  les  degrés  de  la  salle,  comme  un  chien 
dans  un  chenil.  Il  endurait  doucement  leurs 
railleries  et  leurs  coups,  car  parfois,  reprenant 
sa  forme  et  sa  beauté,  il  passait  de  son  taudis 
à  la  chambre  de  la  reine. 

Mais,  après  quelques  jours  écoulés,  deux 
chambrières    soupçonnèrent   la    fraude    ;    elles 

187 


TRISTAN    FOU 

avertirent  Andret,  qui  aposta  devant  les 
chambres  des  femmes  trois  espions  bien  armés. 
Quand  Tristan  voulut  franchir  la  porte  : 

«  Arrière,  fou,  crièrent-ils,  retourne  te  cou- 
cher sur  ta  botte  de  paille  ! 

—  Eh  quoi,  beaux  seigneurs,  dit  le  fou,  ne 
faut-il  pas  que  j  aille  ce  soir  embrasser  la 
reine  ?  Ne  savez-vous  pas  qu'elle  m'aime  et 
qu'elle  m'attend  ?  » 

Tristan  brandit  sa  massue;  ils  eurent  peur  et 
le  laissèrent  entrer.  11  prit  Iseut  entre  ses  bras  : 

«  Amie,  il  me  faut  fuir  déjà,  car  bientôt  je 
serais  découvert.  Il  me  faut  fuir  et  jamais  sans 
doute  je  ne  reviendrai.  Ma  mort  est  pro- 
chaine :  loin  de  vous,  je  mourrai  de  mon  désir. 

—  Ami,  ferme  tes  bras  et  accole-moi  si 
étroitement  que,  dans  cet  embrassement,  nos 
deux  cœurs  se  rompent  et  nos  âmes  s'en 
aillent  !  Emmène-moi  au  pays  fortuné  dont  tu 
parlais  jadis  :  au  pays  dont  nul  ne  retourne, 
où  des  musiciens  insignes  chantent  des  chants 
sans  fin.  Emmène-moi    ! 

—  Oui,  je  t'emmènerai  au  pays  fortuné  des 
Vivants.  Le  temps  approche  ;  n'avons-nous  pas 
bu  déjà  toute  misère  et  toute  joie  ?  Le  temps 
approche  ;  quand  il  sera  tout  accompli,  si  je 
t'appelle,  Iseut,  viendras-tu  ? 

188 


TRISTAN    FOU 

—  Ami,  appelle-moi  !  tu  le  sais,  que  je 
viendrai  ! 

—  Amie  !  que  Dieu  t'en  récompense  !  » 
Lorsqu'il   franchit    le    seuil,    les    espions    se 

jetèrent  contre  lui.  Mais  le  fou  éclata  de  rire, 
fit  tourner  sa  massue,  et  dit  : 

«  Vous  me  chassez,  beaux  seigneurs  ;  à  quoi 
bon  ?  Je  n'ai  plus  que  faire  céans,  puisque  ma 
dame  m'envoie  au  loin  préparer  la  maison 
claire  que  je  lui  ai  promise,  la  maison  de  cristal, 
fleurie  de  roses,  lumineuse  au  matin  quand 
reluit  le  soleil  ! 

—  Va-t'en  donc,  fou,  à  la   maie  heure  !   » 
Les  valets  s'écartèrent,  et  le  fou,  sans  se  hâter, 

s'en  fut  en  dansant. 


159 


XIX 

LA    MORT 

Amor  conclusse  noi  ad  una  morte. 
(Dante,  Inf.,  ch     V.) 

A  peine  était-il  revenu  en  Petite-Bretagne,  à 
Carhaix,  il  advint  que  Tristan,  pour 
porter  aide  à  son  cher  compagnon  Kaherdin, 
guerroya  un  baron  nommé  Bedalis.  Il  tomba 
dans  une  embuscade  dressée  par  Bedalis  et  ses 
frères.  Tristan  tua  les  sept  frères.  Mais  lui- 
même  fut  blessé  d'un  coup  de  lance,  et  la 
lance  était  empoisonnée. 

Il  revint  à  grand'peine  jusqu'au  château  de 
Carhaix  et  fit  appareiller  ses  plaies.  Les  méde- 
cins vinrent  en  nombre,  mais  nul  ne  sut  le 
guérir  du  venin,  car  ils  ne  le  découvrirent 
même  pas.  Ils  ne  surent  faire  aucun  emplâtre 
pour  attirer  le  poison  au  dehors;  vainement 
ils  battent  et  broient  leurs  racines,  cueillent 
des  herbes,  composent  des  breuvages  :  Tristan 
ne  fait  qu'empirer,  le  venin  s'épand  par  son 
corps,  il  blêmit  et  ses  os  commencent  à  se 
découvrir. 

190 


LA    MORT 

Il  sentit  que  sa  vie  se  perdait,  il  comprit 
qu'il  fallait  mourir.  Alors,  il  voulut  revoir  Iseut 
la  Blonde.  Mais  comment  aller  vers  elle?  Il  est 
si  faible  que  la  mer  le  tuerait;  et  si  même  il 
parvenait  en  Cornouailles,  comment  y  échapper 
à  ses  ennemis?  Il  se  lamente,  le  venin  l'an- 
goisse, il  attend  la  mort. 

Il  manda  Kaherdin  en  secret  pour  lui  décou- 
vrir sa  douleur,  car  tous  deux  s'aimaient  de 
loyal  amour.  Il  voulut  que  personne  ne  restât 
dans  sa  chambre,  hormis  Kaherdin,  et  même 
que  nul  ne  se  tînt  dans  les  salles  voisines. 
Iseut,  sa  femme,  s'émerveilla  en  son  cœur  de 
cette  étrange  volonté.  Elle  en  fut  toute  effrayée 
et  voulut  entendre  l'entretien.  Elle  vint  s'ap- 
puyer en  dehors  de  la  chambre,  contre  la 
paroi  qui  touchait  au  lit  de  Tristan.  Elle 
écoute;  un  de  ses  fidèles,  pour  que  nul  ne  la 
surprenne,  guette  au  dehors. 

Tristan  rassemble  ses  forces,  se  redresse, 
s'appuie  contre  la  muraille,  Kaherdin  s'assied 
près  de  lui,  et  tous  deux  pleurent  ensemble, 
tendrement.  Ils  pleurent  leur  bon  compagnon- 
nage d'armes,  si  tôt  rompu,  leur  grande  amitié 
et  leurs  amours;  et  l'un  se  lamente  sur  l'autre. 

«  Beau  doux  ami.  dit  Tristan,  je  suis  sur 
une   terre   étrangère,  où   je   n'ai    ni    parent,  ni 

191 


LA    MORT 

ami,  vous  seul  excepté;  vous  seul,  en  cette 
contrée,  m'avez  donné  joie  et  consolation.  Je 
perds  ma  vie,  je  voudrais  revoir  Iseut  la  Blonde. 
Mais  comment,  par  quelle  ruse  lui  faire  con- 
naître mon  besoin?  Ah!  si  je  savais  un  mes- 
sager qui  voulût  aller  vers  elle,  elle  viendrait, 
tant  elle  m'aime!  Kaherdin,  beau  compagnon, 
par  notre  amitié,  par  la  noblesse  de  votre 
cœur,  par  notre  compagnonnage,  je  vous  en 
requiers  :  tentez  pour  moi  cette  aventure,  et  si 
vous  emportez  mon  message,  je  deviendrai 
votre  homme-lige  et  vous  aimerai  par-dessus 
tous  les  hommes.  » 

Kaherdin  voit  Tristan  pleurer,  se  déconforter, 
se  plaindre;  son  cœur  s'amollit  de  tendresse;  il 
répond  doucement,  par  amour  : 

«  Beau  compagnon,  ne  pleurez  plus;  je  ferai 
tout  votre  désir.  Certes,  ami,  pour  l'amour  de 
vous  je  me  mettrais  en  aventure  de  mort.  Nulle 
détresse,  nulle  angoisse  ne  m'empêchera  de 
faire  selon  mon  pouvoir.  Dites  ce  que  vous 
voulez  mander  à  la  reine,  et  je  fais  mes 
apprêts.  » 

Tristan  répondit  : 

«  Ami,  soyez  remercié  !  Or,  écoutez  ma 
prière.  Prenez  cet  anneau  :  c'est  une  enseigne 
entre  elle  et  moi.  Et  quand  vous  arriverez  en  sa 

192 


LA    MORT 

terre,  faites-vous  passer  à  la  cour  pour  un 
marchand.  Présentez-lui  des  étoffes  de  soie, 
faites  qu'elle  voie  cet  anneau  :  aussitôt  elle 
cherchera  une  ruse  pour  vous  parler  en  secret. 
Alors  dites-lui  que  mon  cœur  la  salue;  que, 
seule,  elle  peut  me  porter  réconfort;  dites-lui 
que,  si  elle  ne  vient  pas,  je  meurs;  dites-lui 
qu'il  lui  souvienne  de  nos  plaisirs  passés,  et  des 
grandes  peines,  et  des  grandes  tristesses,  et  des 
joies,  et  des  douceurs  de  notre  amour  loyal  et 
tendre;  qu'il  lui  souvienne  du  breuvage  que 
nous  bûmes  ensemble  sur  la  mer;  ah!  c'est 
notre  mort  que  nous  avons  bue!  Qu'il  lui  sou- 
vienne du  serment  que  je  lui  fis  de  n'aimer 
jamais  qu'elle  :  j'ai  tenu  cette  promesse!  » 

Derrière  la  paroi,  Iseut  aux  Blanches  Mains 
entendit  ces  paroles;  elle  défaillit  presque. 

«  Hâtez-vous,  compagnon,  et  revenez  bien- 
tôt vers  moi  ;  si  vous  tardez,  vous  ne  me  rever- 
rez plus.  Prenez  un  terme  de  quarante  jours  et 
ramenez  Iseut  la  Blonde.  Cachez  votre  départ 
à  votre  sœur,  ou  dites  que  vous  allez  quérir 
un  médecin.  Vous  emmènerez  ma  belle  nef; 
prenez  avec  vous  deux  voiles,  l'une  blanche, 
l'autre  noire.  Si  vous  ramenez  la  reine  Iseut, 
dressez  au  retour  la  voile  blanche  ;  et  si  vous 
ne  la  ramenez  pas,  cinglez  avec  la  voile  noire. 

193 

13 


LA    MORT 

Ami,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire  :  que  Dieu 
vous  guide  et  vous  ramène  sain  et  sauf!  n 

Il  soupire,  pleure  et  se  lamente,  et  Kaherdin 
pleure  pareillement,  baise  Tristan  et  prend 
congé. 

Au  premier  vent  il  se  mit  en  mer.  Les  mari- 
niers halèrent  les  ancres,  dressèrent  la  voile, 
cinglèrent  par  un  vent  léger,  et  leur  proue 
trancha  les  vagues  hautes  et  profondes.  Ils 
emportaient  de  riches  marchandises  :  des  draps 
de  soie  teints  de  couleurs  rares,  de  la  belle 
vaisselle  de  Tours,  des  vins  de  Poitou,  des  ger- 
fauts d'Espagne,  et  par  cette  ruse  Kaherdin 
pensait  parvenir  auprès  d'Iseut.  Huit  jours  et 
huit  nuits,  ils  fendirent  les  vagues  et  voguèrent 
à  pleines  voiles  vers  la  Cornouailles. 

Colère  de  femme  est  chose  redoutable,  et 
que  chacun  s'en  garde  !  Là  où  une  femme 
aura  le  plus  aimé,  là  aussi  elle  se  vengera  le 
plus  cruellement.  L'amour  des  femmes  vient 
vite,  et  vite  vient  leur  haine;  et  leur  inimitié, 
une  fois  venue,  dure  plus  que  l'amitié.  Elles 
savent  tempérer  l'amour,  mais  non  la  haine. 
Debout  contre  la  paroi,  Iseut  aux  Blanches 
Mains  avait  entendu  chaque  parole.  Elle  avait 
tant  aimé  Tristan!...  Elle  connaissait  enfin  son 
amour  pour  une  autre.   Elle   retint  les  choses 

194 


LA    MORT 

entendues;  si  elle  le  peut  un  jour,  comme  elle 
se  vengera  sur  ce  qu'elle  aime  le  plus  au 
monde!  Pourtant,  elle  n'en  fit  nul  semblant,  et 
dès  qu'on  rouvrit  les  portes,  elle  entra  dans  la 
chambre  de  Tristan,  et,  cachant  son  courroux, 
continua  de  le  servir  et  de  lui  faire  belle  chère, 
ainsi  qu'il  sied  à  une  amante.  Elle  lui  parlait 
doucement,  le  baisait  sur  les  lèvres,  et  lui 
demandait  si  Kaherdin  reviendrait  bientôt  avec 
le  médecin  qui  devait  le  guérir...  Mais  toujours 
elle  cherchait  sa  vengeance. 

Kaherdin  ne  cessa  de  naviguer,  tant  qu'il 
jeta  l'ancre  dans  le  port  de  Tintagel.  Il  prit 
sur  son  poing  un  grand  autour,  il  prit  un  drap 
de  couleur  rare,  une  coupe  bien  ciselée  :  il  en 
fit  présent  au  roi  Marc  et  lui  demanda  cour- 
toisement sa  sauvegarde  et  sa  paix,  afin  qu'il 
pût  trafiquer  en  sa  terre,  sans  craindre  nul 
dommage  de  chambellan  ni  de  vicomte.  Et  le 
roi  le  lui  octroya  devant  tous  les  hommes  de 
son  palais. 

Alors,  Kaherdin  offrit  à  la  reine  un  fermail 
ouvré  d'or  fin  : 

«  Reine,  dit-il,  l'or  en  est  bon  »,  et,  retirant 
de  son  doigt  l'anneau  de  Tristan,  il  le  mit  à 
côté  du  joyau.  «  Voyez,  reine;  l'or  de  ce  fer- 

195 


LA    MORT 

mail  est  plus  riche  et  pourtant  l'or  de  cet 
anneau  a  bien  son  prix,  a 

Quand  Iseut  reconnut  l'anneau  de  jaspe  vert, 
son  cœur  frémit  et  sa  couleur  mua,  et,  redou- 
tant ce  qu'elle  allait  ouïr,  elle  attira  Kaherdin 
à  l'écart,  près  d'une  croisée,  comme  pour 
mieux  voir  et  marchander  l'anneau.  Kaherdin 
lui  dit  simplement  : 

«  Dame,  Tristan  est  blessé  d'une  épée  empoi- 
sonnée et  va  mourir.  Il  vous  mande  que,  seule, 
vous  pouvez  lui  porter  réconfort.  Il  vous  rappelle 
les  grandes  peines  et  les  douleurs  subies 
ensemble.  Gardez  cet  anneau,  il  vous  le  donne.  » 

Iseut  répondit,  défaillante  : 

«  Ami,  je  vous  suivrai.  Demain,  au  matin, 
que  votre  nef  soit  prête  à  l'appareillage.  »> 

Le  lendemain,  au  matin,  la  reine  dit  qu'elle 
voulait  chasser  au  faucon  et  fit  préparer  ses 
chiens  et  ses  oiseaux.  Mais  le  duc  Andret,  qui 
toujours  guettait,  l'accompagna.  Quand  ils 
furent  aux  champs,  non  loin  du  rivage  de  la 
mer,  un  faisan  s'enleva.  Andret  laissa  aller  un 
faucon  pour  le  prendre,  mais  le  temps  était 
clair  et  beau,  le  faucon  s'essora  et  disparut. 

«  Voyez,  sire  Andret,  dit  la  reine,  le  faucon 
s'est  perché  là-bas,  au  port,  sur  le  mât  d'une 
nef  que  je  ne  connaissais  pas.  A  qui  est-elle? 

196 


LA    MORT 

—  Dame,  fit  Andret,  c'est  la  nef  de  ce  mar- 
chand de  Bretagne  qui  hier  vous  fit  présent 
d'un  fermail  d'or.  Allons-y  reprendre  notre 
faucon.  » 

Kaherdin  avait  jeté  une  planche,  comme  un 
ponceau,  de  sa  nef  au  rivage.  Il  vint  à  la  ren- 
contre de  la  reine  : 

«  Dame,  s'il  vous  plaisait,  vous  entreriez  dans 
ma  nef,  et  je  vous  montrerais  mes  riches  mar- 
chandises. 

—  Volontiers,  sire,  »  dit  la  reine. 

Elle  descend  de  cheval,  va  droit  à  la  planche, 
la  traverse,  entre  dans  la  nef.  Andret  veut  la 
suivre,  et  s'engage  sur  la  planche  :  mais  Kaherdin, 
debout  sur  le  plat  bord,  le  frappe  de  son  aviron; 
Andret  trébuche  et  tombe  dans  la  mer.  Il  veut 
se  reprendre;  Kaherdin  le  refrappe  à  coups 
d'aviron    et   le   rabat   sous   les    eaux,  et   crie   : 

«  Meurs,  traître!  Voici  ton  salaire  pour  tout 
le  mal  que  tu  as  fait  souffrir  à  Tristan  et  à  la 
reine  Iseut  !  » 

Ainsi  Dieu  vengea  les  amants  des  félons  qui 
les  avaient  tant  haïs  !  Tous  quatre  sont  morts  : 
Guenelon,  Gondoïne,  Denoalen,  Andret. 

L'ancre  était  relevée,  le  mât  dressé,  la  voile 
tendue.  Le  vent  frais  du  matin  bruissait  dans 
les  haubans  et  gonflait  les  toiles.  Hors  du  port, 

197 

13. 


LA   MORT 

vers  la  haute  mer  toute  blanche  et  lumineuse 
au  loin  sous  les  rais  du  soleil,  la  nef  s'élança. 
A  Carhaix,  Tristan  languit.  Il  convoite  la 
venue  d'Iseut.  Rien  ne  le  conforte  plus,  et,  s'il 
vit  encore,  c'est  qu'il  l'attend.  Chaque  jour,  il 
envoyait  au  rivage,  guetter  si  la  nef  revenait,  et 
la  couleur  de  sa  voile;  nul  autre  désir  ne  lui 
tenait  plus  au  cœur.  Bientôt  il  se  fit  porter  sur 
la  falaise  de  Penmarch,  et,  si  longtemps  que  le 
soleil  se  tenait  encore  à  l'horizon,  il  regardait 
au  loin  la  mer. 

Ecoutez,  seigneurs,  une  aventure  doulou- 
reuse, pitoyable  à  tous  ceux  qui  aiment.  Déjà 
Iseut  approchait;  déjà  la  falaise  de  Penmarch 
surgissait  au  loin,  et  la  nef  cinglait  plus  joyeuse. 
Un  vent  d'orage  grandit  tout  à  coup,  frappe 
droit  contre  la  voile  et  fait  tourner  la  nef  sur 
elle-même.  Les  mariniers  courent  au  lof,  et 
contre  leur  gré  virent  vent  arrière.  Le  vent  fait 
rage,  les  vagues  profondes  s'émeuvent,  l'air 
s'épaissit  en  ténèbres,  la  mer  noircit,  la  pluie 
s'abat  en  rafales.  Haubans  et  boulines  se 
rompent,  les  mariniers  baissent  la  voile  et 
louvoient  au  gré  de  l'onde  et  du  vent;  ils 
avaient,  pour  leur  malheur,  oublié  de  hisser  à 
bord  la   barque   amarrée   à   la   poupe   et  qui 

198 


LA   MORT 

suivait  le  sillage  de  la  nef.  Une  vague  la  brise 
et  l'emporte. 

Iseut  s'écrie  : 

«  Hélas  !  chétive  !  Dieu  ne  veut  pas  que  je 
vive  assez  pour  voirTristan,  mon  ami,  une  fois 
encore,  une  fois  seulement;  il  veut  que  je  sois 
noyée  en  cette  mer.  Tristan,  si  je  vous  avais 
parlé  une  fois  encore,  je  me  soucierais  peu  de 
mourir  après.  Ami,  si  je  ne  viens  pas  jusqu'à 
vous,  c'est  que  Dieu  ne  le  veut  pas,  et  c'est  ma 
pire  douleur.  Ma  mort  ne  m'est  rien  :  puisque 
Dieu  le  veut,  je  l'accepte;  mais,  ami,  quand 
vous  le  saurez,  vous  mourrez,  je  le  sais  bien. 
Notre  amour  est  de  telle  guise  que  vous  ne 
pouvez  mourir  sans  moi,  ni  moi  sans  vous.  Je 
vois  votre  mort  devant  moi  en  même  temps 
que  la  mienne.  Hélas  !  ami,  j'ai  failli  à  mon 
désir  :  il  était  de  mourir  dans  vos  bras,  d'être 
ensevelie  dans  votre  cercueil;  mais  nous  y 
avons  failli.  Je  vais  mourir  seule,  et  sans  vous, 
disparaître  dans  la  mer.  Peut-être  vous  ne 
saurez  pas  ma  mort,  vous  vivrez  encore,  atten- 
dant toujours  que  je  vienne.  Si  Dieu  le  veut, 
vous  guérirez  même...  Ah  !  peut-être  après  moi 
vous  aimerez  une  autre  femme,  vous  aimerez 
Iseut  aux  Blanches  Mains!  Je  ne  sais  ce  qui 
sera  de  vous  :  pour  moi,  ami,  si  je  vous  savais 

199 


LA    MORT 

mort,  je  ne  vivrais  guère  après.  Que  Dieu  nous 
accorde,  ami,  ou  que  je  vous  guérisse,  ou 
que  nous  mourions  tous  deux  d'une  même 
angoisse  !   » 

Ainsi  gémit  la  reine,  tant  que  dura  la  tour- 
mente. Mais  après  cinq  jours,  l'orage  s'apaisa. 
Au  plus  haut  du  mât  Kaherdin  hissa  joyeuse- 
ment la  voile  blanche,  afin  queTristan  reconnût 
de  plus  loin  sa  couleur.  Déjà  Kaherdin  voit  la 
Bretagne...  Hélas!  presque  aussitôt  le  calme 
suivit  la  tempête,  la  mer  devint  douce  et  toute 
plate,  le  vent  cessa  de  gonfler  la  voile,  et  les 
mariniers  louvoyèrent  vainement  en  amont  et 
en  aval,  en  avant  et  en  arrière.  Au  loin  ils 
apercevaient  la  côte,  mais  la  tempête  avait 
emporté  leur  barque,  en  sorte  qu'ils  ne  pou- 
vaient atterrir.  A  la  troisième  nuit,  Iseut  songea 
qu'elle  tenait  en  son  giron  la  tête  d'un  grand 
sanglier  qui  honnissait  sa  robe  de  sang,  et  connut 
par  là  qu'elle  ne  reverrait  plus  son  ami  vivant. 

Tristan  était  trop  faible  désormais  pour 
veiller  encore  sur  la  falaise  de  Penmarch,  et 
depuis  de  longs  jours,  enfermé  loin  du  rivage,  il 
pleurait  pour  Iseut  qui  ne  venait  pas.  Dolent  et 
las,  il  se  plaint,  soupire,  s'agite;  peu  s'en  faut 
qu'il  ne  meure  de  son  désir. 

Enfin,   le   vent   fraîchit  et   la   voile   blanche 

200 


LA    MORT 

apparut.  Alors,  Iseut  aux  Blanches  Mains  se 
vengea. 

Elle  vient  vers  le  lit  de  Tristan  et  dit  : 

«  Ami,  Kaherdin  arrive.  J'ai  vu  sa  nef  en 
mer  :  elle  avance  à  grand'peine;  pourtant  je  l'ai 
reconnue;  puisse-t-il  apporter  ce  qui  doit  vous 
guérir  !   » 

Tristan  tressaille  : 

«  Amie  belle,  vous  êtes  sûre  que  c'est  sa  nef? 
Or,  dites-moi  comment  est  la  voile. 

—  Je  l'ai  bien  vue,  ils  l'ont  ouverte  et  dressée 
très  haut,  car  ils  ont  peu  de  vent.  Sachez  qu'elle 
est  toute  noire.   » 

Tristan    se    tourna   vers   la   muraille  et  dit  : 

«  Je  ne  puis  retenir  ma  vie  plus  longtemps.  » 
Il  dit  trois  fois  :  «  Iseut,  amie!  »  A  la  quatrième, 
il  rendit  l'âme. 

Alors,  par  la  maison,  pleurèrent  les  chevaliers, 
les  compagnons  de  Tristan.  Ils  lofèrent  de  son 
lit,  retendirent  sur  un  riche  tapis  et  recou- 
vrirent son  corps  d'un  linceul. 

Sur  la  mer,  le  vent  s'était  levé  et  frappait  la 
voile  en  plein  milieu.  Il  poussa  la  nef  jusqu'à 
la  terre.  Iseut  la  Blonde  débarqua.  Elle  entendit 
de  grandes  plaintes  par  les  rues,  et  les  cloches 
sonner     aux     moutiers,     aux     chapelles.     Elle 

201 


LA    MORT 

demande  aux  gens  du  pays  pourquoi  ces  glas, 
pourquoi  ces  pleurs. 

Un  vieillard  lui  dit  : 

«  Dame,  nous  avons  une  grande  douleur. 
Tristan,  le  franc,  le  preux,  est  mort.  Il  était  large 
aux  besoigneux,  secourable  aux  souffrants.  C'est 
le  pire  désastre  qui  soit  jamais  tombé  sur  ce  pays.  » 

Iseut  l'entend,  elle  ne  peut  dire  une  parole. 
Elle  monte  vers  le  palais.  Elle  suit  la  rue,  sa 
guimpe  déliée.  Les  Bretons  s'émerveillaient  à  la 
regarder;  jamais  ils  n'avaient  vu  femme  d'une 
telle  beauté.  Qui  est-elle?  D'où  vient-elle? 

Auprès  deTristan,  Iseut  aux  Blanches  Mains, 
affolée  par  le  mal  qu'elle  avait  causé,  poussait 
de  grands  cris  sur  le  cadavre.  L'autre  Iseut 
entra  et  lui  dit  : 

«  Dame,  relevez-vous  et  laissez-moi  approcher, 
J'ai  plus  de  droits  à  le  pleurer  que  vous,  croyez- 
m'en.  Je  l'ai  plus  aimé.  » 

Elle  se  tourna  vers  l'orient  et  pria  Dieu.  Puis 
elle  découvrit  un  peu  le  corps,  s'étendit  près  de 
lui,  tout  le  long  de  son  ami,  lui  baisa  la  bouche 
et  la  face,  et  le  serra  étroitement  :  corps  contre 
corps,  bouche  contre  bouche,  elle  rend  ainsi 
son  âme,  elle  mourut  auprès  de  lui  pour  la 
douleur  de  son  ami. 

Quand  le  roi  Marc  apprit  la  mort  des  amants, 

202 


LA    MORT 

il  franchit  la  mer  et,  venu  en  Bretagne,  fit  ouvrer 
deux  cercueils,  l'un  de  chalcédoine  pour  Iseut, 
l'autre  de  béryl  pour  Tristan.  Il  emporta  sur  sa 
nef  vers  Tintagel  leurs  corps  aimés.  Auprès 
d'une  chapelle,  à  gauche  et  à  droite  de  l'abside, 
il  les  ensevelit  en  deux  tombeaux.  Mais,  pendant 
la  nuit,  de  la  tombe  de  Tristan  jaillit  une  ronce 
verte  et  feuillue,  aux  forts  rameaux,  aux  fleurs 
odorantes,  qui,  s'élevant  par-dessus  la  chapelle, 
s'enfonça  dans  la  tombe  d'Iseut.  Les  gens  du  pays 
coupèrent  la  ronce  :  au  lendemain  elle  renaît, 
aussi  verte,  aussi  fleurie,  aussi  vivace,  et  plonge 
encore  au  lit  d'Iseut  la  Blonde.  Par  trois  fois  ils 
voulurent  la  détruire  ;  vainement.  Enfin,  ils  rap- 
portèrent la  merveille  au  roi  Marc  :  le  roi  défen- 
dit de  couper  la  ronce  désormais. 

Seigneurs,  les  bons  trouvères  d'antan,  Béroul, 
et  Thomas,  et  monseigneur  Eilhart  et  maître 
Gottfried,  ont  conté  ce  conte  pour  tous  ceux 
qui  aiment,  non  pour  les  autres.  Ils  vous  mandent 
par  moi  leur  salut.  Ils  saluent  ceux  qui  sont 
pensifs  et  ceux  qui  sont  heureux,  les  mécontents 
et  les  désireux,  ceux  qui  sont  joyeux  et  ceux  qui 
sont  troublés,  tous  les  amants.  Puissent-ils  trou- 
ver ici  consolation  contre  l'inconstance,  contre 
l'injustice,  contre  le  dépit,  contre  la  peine,  contre 
tous  les  maux  d'amour  ! 

203 


TABLE    DES    CHAPITRES 


Préface I 

I.  Les  enfances  de  Tristan I 

II.  Le  Morholt  d'Irlande 3 

III.  La  quête  de  la  Belle  aux  cheveux  d'or.      ...  23 

IV.  Le  philtre 40 

V.  Brangien  livrée  aux  serfs 47 

VI.  Le  grand  pin 55 

Vil.        Le  nain  Frocin 69 

VIII.  Le  saut  de  la  chapelle 76 

IX.  La  forêt  du   Morois 88 

X.  L'ermite  Ogrin 1 02 

XI.  Le  gué  Aventureux 109 

XII.  Le  jugement  par  le  fer  rouge 119 

XIII.  La  voix  du  rossignol 128 

XIV.  Le  grelot  merveilleux 137 

XV.  Iseut  aux  Blanches  Mains 1 42 

XVI.  Kaherdin 154 

XVII.  Dinas  de  Lidan 162 

XVIII.  Tristan  fou 173 

XIX.  La  mort 190 


FIN 


ACHEVE  D'IMPRIMER 
LE  15  M  Al  19  18 
SUR  LES  PRESSES  DE 
L'IMPRIMERIE  STUDIUM 
A   PARIS 


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