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Full text of "Le roman russe"

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of  tbe 

Univerôttç  of  Toronto 

The  Estate  of  the  late 
Miss  Margaret  Montgomery 


LE 


ROMAN   RUSSE 


■  u. 


L'auteur  et  le»  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de 
reproduction  et  (Je  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays 
étrangers 


DO   MEME   AUTEUR,    A    LA    MEME   LIBRAIRIE 

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PATMS.    —  TTP.    Pt.OX-NOlîRRlT  RT    Cle,  S,   lll'F   KxkaNCIÈRE. H>°»>7. 


U»V.  »-\ 


(YTF  E.M,   DE  VOGUÉ  ) 


LE 


ROMAN  RUSSE 


//.   OOf 


Onzième   édition 


PARIS 


L1HRAIRIE    PLON 

PLON-NOURRIT    et    Cie,    IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,     RUE    GAKASClÈnE     6" 

1912 

Tons  tirait1)  réservés 


AVANT-PROPOS 


En  offrant  ce  livre  aux  personnes,  chaque  jour  plus 
nombreuses,  qui  s'intéressent  à  la  littérature  russe,  je 
leur  dois  quelques  explications  sur  l'objet,  le  but  et  les 
lacunes  volontaires  de  ces  essais.  La  région  où  nous 
allons  voyager  est  vaste,  à  peine  explorée  ;  on  n'en  a 
pas  relevé  l'ensemble,  on  y  a  frayé  au  hasard  quelques 
routes  ;  il  faut  dire  à  ceux  qui  veulent  bien  s'y  engager 
pourquoi  nous  visiterons  de  préférence  telle  province, 
pourquoi  nous  négligerons  telle  autre. 

On  ne  trouvera  point  dans  ce  volume  l'histoire  dune 
littérature,  un  traité  didactique  et  complet  sur  la  ma- 
tière. Un  pareil  ouvrage  n'existe  pas  encore  en  Itussie, 
il  serait  prématuré  en  France.  11  me  tentait,  je  l'aurais 
essayé,  si  je  n'avais  recherché  que  les  suffrages  du 
moude  savant.  Mon  ambition  est  autre.  Pour  des  rai- 
sons littéraires,  —  je  les  dirai  plus  loin,  —  pour  des 
motifs  d'un  autre  ordre  que  je  tairai,  parce  que  chacun 
les  devine,  je  crois  qu'il  faut  travailler  à  rapprocher  les 
deux  pays  par  la  pénétration  mutuelle  des  choses  de 
l'esprit.  Entre  deux  peuples  comme  cuire  deux  hommes, 


VIII  AVANT-PROPOS. 

il  ne  peut  y  avoir  amitié  étroite  et  solidarité  qu'alors  que 
leurs  intelligences  ont  pris  le  contact. 

Pour  atteindre  ce  résultat,  il  est  prudent  de  compter 
avec  la  force  d'inertie  du  public;  on  ne  le  met  pas  eu 
appétit  en  lui  dounant  du  premier  coup  une  indigestion. 
11  veut  élre  apprivoisé  peu  à  peu  aux  connaissances  nou- 
velles, pris  au  piége  de  son  plaisir,  et  forcé  de  s'instruire 
pour  mieux  goûter  ce  plaisir.  Entrons  dans  cette  humeur 
du  public  :  à  vouloir  la  contraindre,  nous  ne  la  réfor- 
merions pas,  et  nous  laisserions  eu  souffrance  les  inté- 
rêts supérieurs  auxquels  j'ai  fait  allusiou.  Pour  élre  juste 
envers  les  morts  et  les  vivants,  une  histoire  des  lettres 
russes  devrait  citer,  depuis  un  siècle  seulement,  une 
longue  liste  de  noms  étranges  pour  nos  oreilles,  d'oeuvres 
qu'aucune  traduction  n'a  fait  connaître;  il  faudrait  écriie 
en  regard  l'histoire  politique  et  sociale  des  trois  der- 
niers règnes,  qui  n'est  pas  plus  faite  que  l'autre,  et  qui 
expliquerait  seule  cette  dernière.  Faute  d'une  telle  pré- 
paration, de  vaines  syllabes  battraient  l'air,  sans  rien 
laisser  dans  l'esprit  du  lecteur  d'Occident  ;  cette  nomen- 
clature ressemblerait  aux  cartes  du  ciel  nocturne,  aux 
catalogues  a'cloiles  invisibles  dressés  par  les  astronomes 
pour  quelques  initiés. 

11  m'a  paru  préférable  de  procéder  autrement,  à  la 
manière  du  naturaliste  qui  veut  nous  renseigner  sur  une 
contrée  neuve.  11  ne  s'arrête  point  aux  zones  intermé- 
diaires et  peu  tranchées  ;  il  va  droit  au  cœur  du  pays, 
aux  régions  singulières.  Là,  parmi  les  nombreux  échan- 
tillons de  la  faune  et  de  la  flore  qui  sollicitent  son  choix, 
il  note  pour  mémoire  les  espèces  communes  à  toutes  les 
parties  du  monde,  importées  par  le  hasard  ou  iiudus- 


AVANT-PROPOS.  IX 

trie  ;  il  passe  rapidement  sur  les  variétés  fossiles  ou  dé- 
générées, qui  n'ont  qu'un  intérêt  historique  :  il  s'atta- 
che aux  familles  locales  et  vigoureuses,  caractéristiques 
de  la  terre  et  du  climat  ;  parmi  celles-ci,  il  choisit  quel- 
ques individus-types,  signalés  par  leur  parfait  dévelop- 
pement. Ce  sont  les  objets  qu'il  propose  à  notre  examen, 
comme  les  plus  propres  à  nous  révéler  les  conditions 
actuelles  et  particulières  de  la  vie  sur  ce  coin  de  la 
planète. 

Semblable  est  mon  projet.  Je  rappellerai  brièvement 
les  origines  de  la  littérature  russe,  ses  petites  destinées, 
longtemps  asservies  à  des  dominations  étrangères,  son 
émancipation  durant  notre  siècle.  A  partir  de  ce  moment, 
l'humble  famille  des  écrivains  devient  foule  et  puissance; 
sa  richesse  fait  notre  embarras,  comme  auparavant  sa 
pauvreté.  Je  m'attacherai  à  quelques  figures  qui  résu- 
ment la  physionomie  de  cette  foule  inconnue.  La  mé- 
thode est  d'autant  plus  légitime  en  Russie  que  dans  ces 
masses  jeunes,  à  peine  travaillées,  soumises  à  des  déve- 
loppements uniformes,  les  différences  individuelles  sont 
moins  accusées.  Traversez  cent  villages  entre  Péters- 
bourg  et  Moscou  :  par  les  traits,  les  attitudes  et  le  cos- 
tume, tous  les  gens  que  vous  rencontrerez  sont  frappés 
à  la  même  effigie.  Comme  dans  la  plupart  des  civilisa- 
tions très-neuves,  l'effort  personnel  ne  les  a  pas  dégagés 
du  lien  collectif;  quelques  portraits  pris  au  hasard  pein- 
dront tous  ces  frères.  Ainsi  de  leurs  esprits:  une  âme  est 
représentative  de  beaucoup  plus  d'âmes  que  chez  nous. 
À  vouloir  multiplier  les  documents,  on  ne  donnerait 
qu'une  impression  de  monotonie. 

Cette  première  série  d'études  est  consacrée  en  grande 


I  AVANT-PROPOS. 

partie  aux  quatre  romanciers  contemporains  hors  de 
pair,  déjà  désignés  à  l'attention  de  l'Europe  par  des  tra- 
ductions partielles.  Ces  écrivains-types  nous  offriront 
une  réduction  éminenfe  et  complète  du  génie  national 
que  nous  cherchons  à  dégager.  J'ai  tâché  de  montrer  en 
eux  l'homme  autant  que  l'oeuvre,  et  dans  les  deux,  l'ex- 
pression d'une  société.  Les  questions  d'art  ont  leur  in- 
térêt et  leur  grandeur;  mais  il  y  a  plus  encore  d'intérêt 
et  de  grandeur  dans  le  secret  qu'elles  m'aident  à  pour- 
suivre, le  secret  de  cet  être  mystérieux,  la  Russie.  Sans 
grand  souci  des  règles  delà  composition  littéraire, j'ai 
dû  accueillir  tout  ce  qui  servait  mon  dessein  :  détails 
biographiques,  souvenirs  personnels,  digressions  sur  des 
points  d'histoire  et  de  politique,  sans  lesquelles  tout 
serait  inintelligible  dans  les  évolutions  morales  d'un 
pays  si  caché.  11  n'y  a  peut-être  qu'une  règle,  c'est 
d'éclairer  par  tous  les  moyens  l'objet  que  l'on  montre, 
de  le  faire  comprendre  et  toucher  sous  toutes  ses  faces. 
A  cette  fin,  j'ai  usé  et  abusé  de  la  comparaison  entre  les 
écrivains  russes  et  ceux  d'autres  pays  qui  nous  sont  plus 
familiers  ;  ce  n'est  point  par  vanité  d'érudition  facile  ; 
je  sais  d'ailleurs  le  danger  de  ces  analogies,  elles  boitent 
toujours;  mais  pour  faire  deviner  l'inconnu,  il  n'y  a  en- 
core qu'un  procédé  rapide  et  sûr,  la  comparaison  avec 
le  connu.  Il  eût  fallu  des  explications  longues  et  obs- 
cures pour  caractériser  un  homme  ou  une  œuvre  :  un 
nom  de  connaissance  en  tient  lieu  ;  il  évoque  d'emblée 
dans  l'esprit  de  chacun  toute  une  physionomie  littéraire, 
proche  parente  de  celle  qu'on  étudie.  C'est  l'image  qui 
éclaire  le  texte  et  permet  de  classer  d'un  regard  les 
nouveaux  venus  par  ordre  de  familles  et  de  préséances. 


AVANT-PROPOS.  XI 

On  fait  ensuite  les  réserves  nécessaires  pour  marquer  les 
différences  entre  ceux  qu'on  a  momentanément  rap 
proches. 

Quelques  personnes  s'étonneront  que  je  demande  le 
secret  de  la  Russie  à  ses  romanciers.  Pour  des  raisons 
que  Ton  verra  par  la  suite,  la  philosophie,  l'histoire, 
l'éloquence  de  la  chaire  et  du  barreau,  — je  n'ajoute 
pas  :  de  la  tribune,  —  sont  des  genres  presque  absents  de 
cette  jeune  littérature;  ce  qu'on  trouverait  en  d'autres 
pays  sous  ces  étiquettes  arbitraires  rentre  en  Russie 
dans  les  vastes  cadres  de  la  poésie  et  du  roman,  les  deux 
formes  d'expansion  naturelles  à  la  pensée  nationale,  les 
seules  compatibles  avec  les  exigences  d'une  censure  jadis 
intraitable,  aujourd'hui  encore  très-ombrageuse.  Les 
idées  ne  passent  que  dissimulées  dans  les  mailles  souples 
de  la  fiction  ;  mais  là  elles  passent  toutes;  et  la  fiction 
qui  les  abrite  prend  l'importance  d'un  traité  doctrinal. 

De  ces  deux  formes  souveraines,  l'une,  la  poésie,  a 
rempli  le  commencement  du  siècle  ;  l'autre,  le  roman,  a 
étouffé  la  première  et  tout  accaparé  depuis  quarante 
ans. 

Dominés  par  le  grand  nom  de  Pouchkine,  les  Russes 
considèrent  la  période  romantique  comme  le  moment  de 
leur  plus  haute  gloire  intellectuelle.  J'avais  d'abord 
pensé  avec  eux  et  dirigé  mes  travaux  vers  la  poésie. 
Deux  motifs  m'ont  fait  changer  d'opinion.  D'une  part, 
l'entreprise  est  trop  folle  de  parler  sur  des  œuvres  dont 
on  ne  peut  rien  montrer;  c'est  vouloir  saisir  des  nuages 
qui  passent  dans  un  autre  ciel.  Les  poètes  russes  ne  sont 
et  ne  seront  jamais  traduits.  Un  poëme  lyrique  est  un 
être  vivant  d'une  vie  furtive  qui  réside  dans  l'arran- 


X!I  AVANT-PROPOS. 

gement  des  mots;  on  ne  transporte  pas  cette  vie  dans 
un  corps  étranger,  .le  lisais  naguère  une  traduction 
russe,  fort  exacte  et  fort  convenable,  des  Nuits  de  Musset  ; 
cela  donnait  le  même  plaisir  que  le  cadavre  d'une  belle 
personne;  l'âme  était  partie,  l'arôme  qui  fait  tout  le 
prix  de  ces  divines  syllabes.  Le  problème  est  encore  plus 
insoluble,  quand  l'échange  s'opère  de  l'idiome  le  plus 
poétique  de  l'Europe  à  celui  qui  l'est  le  moins.  Certains 
vers  de  Pouchkine  et  de  Lermontof  sont  des  plus  beaux 
que  je  connaisse  au  monde  ;  il  en  reste  une  pensée 
banale  dans  le  pâle  chiffon  de  prose  où  l'on  recueille 
leurs  débris.  On  s'y  est  essayé,  on  s'y  essayera  encore; 
le  résultat  ne  vaut  pas  l'effort  qu'il  coûte. 

D'autre  part,  je  ne  crois  pas  que  la  poésie  romantique 
soit  la  manifestation  la  plus  originale  de  l'esprit  russe. 
En  lui  donnant  le  premier  rang  dans  leur  histoire  litté- 
raire, les  critiques  de  ce  pays  subissent  le  prestige  du 
passé  et  des  enthousiasmes  de  jeunesse.  Le  temps  fausse 
les  mesures  au  détriment  du  présent,  il  rend  vénérable 
tout  ce  qu'il  recule.  Un  étranger  est  peut-être  mieux 
placé  pour  entrevoir  le  jugement  de  l'avenir  ;  la  distance 
fait  pour  lui  l'office  des  années,  elle  donne  ces  vues  éloi- 
gnées qui  égalisent  sur  le  même  plan  tous  les  objets  à 
comparer. 

Dans  le  règlement  des  comptes  littéraires  du  siècle, 
j'estime  que  les  grands  romanciers  des  quarante  der- 
nières années  serviront  la  Russie  mieux  que  ses  poètes. 
Avec  eux,  elle  a  pour  la  première  fois  devancé  le  mou- 
vement de  l'Occident  au  lieu  de  le  suivre;  elle  a  enfin 
trouvé  une  esthétique  et  des  nuances  de  pensée  qui  lui 
sont  personnelles.  Voilà  ce  qui  m'a  décidé  à  chercher 


AVANT-PROPOS.  XIII 

d'abord    dans    le    roman    les    traits    épars    du    génie 
russe. 

Dix  années  d'un  commerce  assidu  avec  les  œuvres  de 
ce  génie  m'ont  suggéré  quelques  réflexions  sur  ses  carac- 
tères particuliers,  sur  la  part  qu'il  convient  de  lui  assi- 
gner dans  l'effort  actuel  de  l'esprit  humain.  Puisque  le 
roman  se  charge  seul  de  poser  tous  les  problèmes  de  la 
vie  nationale,  on  ne  s'étonnera  pas  que  je  prenne  texte 
de  légères  fictions  pour  touchera  de  graves  sujets,  pour 
lier  quelques  idées  générales.  Nous  allons  voir  les 
Russes  plaider  la  cause  du  réalisme  avec  des  arguments 
nouveaux,  avec  des  arguments  meilleurs  à  mon  sens 
que  ceux  de  leurs  émules  d'Occident.  C'est  un  grand 
procès;  il  fait  à  cette  heure  le  fond  de  tous  les  diffé- 
rends littéraires  dans  le  monde  civilisé;  et  sous  couleur 
de  littérature,  il  révèle  les  conceptions  les  plus  essen- 
tielles de  nos  contemporains.  Avant  d'introduire  les 
écrivains  russes  comme  partie  principale  dans  ce 
procès,  je  voudrais  résumer  le  débat  en  toute  liberté  et 
sincérité. 


La  littérature  classique  considérait  l'homme  sur  les 
sommets  de  l'humanité,  dans  les  grands  transports  de 
passion,  en  tant  que  protagoniste  d'un  drame  très- 
noble,  très-simple;  dans  ce  drame,  les  acteurs  se  parta- 
geaient certains  rôles  de  vertu  ou  de  méchanceté,  et 


XIV  AVANT-PROPOS. 

bonheur  ou  de  souffrance,  rôles  conformes  à  des  con- 
ceptions idéales  et  absolues  sur  une  vie  supérieure,  où  le 
ressort  de  l'âme  serait  tendu  fout  entier  vers  un  but 
unique.  En  un  mot,  l'homme  classique  était  le  héros  que 
toutes  les  littératures  primitives  ont  seul  jugé  digne  de 
leur  attention.  L'action  de  ce  héros  correspondait  à  un 
groupe  d'idées  religieuses,  monarchiques,  sociales  et 
morales,  fondement  sur  lequel  reposait  la  famille  hu- 
maine depuis  ses  plus  anciens  essais  d'organisation.  En 
grandissant  son  personnage  pour  le  bien  ou  pour  le  mal, 
le  poète  classique  proposait  un  exemple  de  ce  qui  devrait 
être  ou  ne  pas  être,  plutôt  qu'un  exemplaire  de  ce  qui 
existait  dans  la  réalité. 

Insensiblement,  depuis  un  siècle,  d'autres  vues  ont 
prévalu.  Elles  ont  abouti  à  un  art  d'observation  plus  que 
d'imagination,  qui  se  flatte  d'observer  la  vie  telle  qu'elle 
est,  dans  son  ensemble  et  sa  complexité,  avec  le  moindre 
parti  pris  possible  chez  l'artiste.  Il  prend  l'homme  dans 
les  conditions  communes,  les  caractères  dans  le  train  de 
chaque  jour,  moyens  et  changeants.  Jaloux  de  la  rigueur 
des  procédés  scientifiques,  l'écrivain  se  propose  de  nous 
renseigner  par  une  analyse  perpétuelle  des  sentiments 
et  des  actes,  bien  plus  que  de  nous  divertir  ou  de  nous 
émouvoir  par  l'intrigue  et  le  spectacle  des  passions. 
L'art  classique  imitait  un  roi  qui  gouverne,  punit,  récom- 
pense, choisit  ses  préférés  dans  une  élite  aristocratique, 
leur  impose  des  conventions  d'élégance,  de  moralité  et 
de  bien  dire.  L'art  nouveau  cherche  à  imiter  la  nature 
dans  son  inconscience,  son  indifférence  morale,  son 
absence  de  choix;  il  exprime  le  triomphe  de  la  collecti- 
vité sur  l'individu,  de  la  foule  sur  le  héros,  du  relatif 


AVANT-PROPOS.  XV 

sur  l'absolu.  On  l'a  appelé  réaliste,  naturaliste  :  suffirait- 
il,  pour  le  définir,  de  l'appeler  démocratique? 

Non,  ce  serait  un  regard  trop  court,  celui  qui  s'arrê- 
terait à  cette  racine  apparente  de  notre  littérature.  Le 
changement  de  l'ordre  politique  n'est  qu'un  épisode 
dans  l'universel  et  prodigieux  changement  qui  s'accom- 
plit. Observez  dans  toutes  ses  applications  le  travail  de 
l'esprit  humain  depuis  un  siècle;  on  dirait  d'une  légion 
d'ouvriers,  occupée  à  retourner,  pour  la  replacer  sur  sa 
base,  une  énorme  pyramide  qui  portait  sur  sa  pointe. 
L'homme  a  repris  à  pied  d'oeuvre  l'explication  de  l'uni- 
vers; il  s'est  aperçu  que  l'existence,  les  grandeurs  et  les 
maux  de  cet  univers  provenaient  du  labeur  incessant  des 
infiniment  petits.  Tandis  que  les  institutions  remettaient 
le  gouvernement  des  États  à  la  multitude,  les  sciences 
rapportaient  le  gouvernement  du  monde  aux  atomes. 
Partout,  dans  l'analyse  des  phénomènes  physiques  et 
moraux,  on  a  décomposé  et  pour  ainsi  dire  émietté  les 
anciennes  causes;  aux  agents  brusques  et  simples,  pro- 
cédant à  grands  coups  de  puissance,  qui  nous  rendaient 
jadis  raison  des  révolutions  du  globe,  de  l'histoire  et  de 
l'âme,  on  a  substitué  l'évolution  constante  d'êtres  mi- 
nimes et  obscurs. 

C'est  comme  une  pente  inévitable  :  dès  qu'il  bouge, 
l'esprit  moderne  la  descend.  Recherche-t-il  les  origines 
de  la  création?  Ce  n'est  plus  le  chef-d'œuvre  construit  de 
toutes  pièces  en  six  jours,  par  l'opération  soudaine  d'un 
démiurge.  Une  vapeur  qui  se  fixe,  des  gouttes  d'eau, 
des  molécules  lentement  agglomérées  durant  des  my- 
riades de  siècles,  voilà  l'humble  commencement  des 
planètes;  et  celui  de  la  vie,  le  léger  soupir  d'êtres  sans 


XVI  AVANT-PROPOS. 

nom,  grouillant  dans  une  flaque  de  boue.  S'agit-il  d'ex- 
pliquer les  transformations  successives  du  globe?  Les 
volcans,  les  déluges,  les  grands  cataclysmes  n'y  ont 
plus  qu'une  faible  part;  c'est  l'ouvrage  des  anonymes  et 
des  imperceptibles,  le  grain  de  sable  roulé  par  la  source 
durant  des  jours  sans  nombre,  le  rocher  de  corail  qui 
devient  continent  par  le  travail  des  microzoaires,"  du 
petit  peuple  patient  employé  au  fond  de  l'Océan.  Si  nous 
passons  à  notre  propre  machine,  on  a  bien  rabattu  de  sa 
gloire;  tout  ce  merveilleux  assemblage  de  ressorts  n'est 
qu'une  chaîne  de  cellules,  homme  aujourd'hui,  demain 
tige  d'herbe  ou  anneaux  du  ver;  tout,  jusqu'à  cette  pincée 
de  substance  grise  où  je  puise  en  ce  moment  mes  idées 
sur  le  monde.  Consultée  sur  la  dissolution  de  cette  ma- 
chine, la  science  médicale  conclut  comme  les  autres  à 
l'explication  universelle;  ce  ne  sont  plus  de  grands 
mouvements  de  nos  humeurs  qui  nous  détruisent;  les 
petites  bêtes  nous  rongent,  les  œuvres  de  la  vie  et  de  la 
mort  sont  confiées  à  une  animalité  invisible.  La  décou- 
verte est  d'une  telle  importance,  qu'on  se  prend  à  dou- 
ter si  l'avenir,  au  lieu  de  désigner  notre  siècle  par  le  nom 
de  quelque  rare  génie,  ne  l'appellera  pas  le  siècle  des 
microbes;  nul  mot  ne  rendrait  mieux  notre  physionomie 
et  le  sens  de  notre  passage  à  travers  les  générations. 

Les  sciences  morales  suivent  le  branle  communiqué 
par  celles  de  la  nature.  L'histoire  reçoit  la  déposition 
des  peuples  et  repousse  au  second  plan  les  seuls  témoins 
qu'elle  écoutât  jadis,  rois,  ministres,  capitaines;  en  par- 
courant ses  nécropoles,  elle  s'arrête  moins  volontiers 
aux  monuments  pompeux,  elle  va  dans  la  foule  des 
tombes  oubliées,  s'efforçant  de  ressaisir  leur  murmure. 


AVANT-PROPOS.  XVII 

Pour  éclairer  le  cours  des  événements,  quelques  volontés 
dominantes  ue  lui  suffisent  plus;  l'esprit  des  races,  les 
passions  et  les  misères  cachées,  l'enchaînement  des  menus 
rétts,  tels  sont  les  matériaux  avec  lesquels  on  reconstruit 
It  passé.  Même  préoccupation  chez  le  psychologue  qui 
étudie  les  secrets  de  l'âme;  la  personnalité  humaine  lui 
apparaît  comme  la  résultante  d'une  longue  série  de  sen- 
sations et  d'actes  accumulés,  comme  un  instrument  sen- 
sible et  variable,  toujours  influencé  par  le  milieu. 

Est-il  besoin  d'insister  sur  l'application  de  ces  ten- 
dances à  la  vie  pratique?  Nivellement  des  classes,  divi- 
sion des  fortunes,  suffrage  universel,  libertés  et  servi- 
tudes égales  devant  le  juge,  devant  le  fisc,  à  la  caserne 
et  à  l'école,  toutes  les  conséquences  du  principe  vien- 
nent se  résumer  dans  ce  mot  de  démocratie,  qui  est 
l'enseigne  de  notre  temps.  On  disait  déjà,  il  y  a  soixante 
ans,  que  la  démocratie  coulait  à  pleins  bords;  aujour- 
d'hui le  fleuve  est  devenu  mer,  une  mer  qui  prend  son 
niveau  sur  toute  la  surface  de  l'Europe.  Çà  et  là,  des 
ilôts  semblent  préservés,  roches  plus  solides  où  l'on  voit 
encore  des  trônes,  des  lambeaux  de  constitutions  féo- 
dales, des  restes  de  castes  privilégiées;  mais,  dans  ces 
castes  et  sur  ces  trônes,  les  plus  clairvoyants  savent 
bien  que  la  mer  monte.  Leur  seul  espoir,  et  rien  ne 
l'interdit,  c'est  que  l'organisation  démocratique  ne  soit 
pas  incompatible  avec  la  forme  monarchique;  nous  trou- 
verons en  Russie  une  démocratie  patriarcale  grandissant 
à  l'ombre  du  pouvoir  absolu. 

Non  content  de  renouveler  la  structure  politique  des 
États,  l'esprit  irrésistible  transforme  foutes  les  fondions 
de  leur  organisme;  c'est  lui  qui  substitue  l'association  à 


XVIII  AVANT-PROPOS. 

l'individu  dans  la  plupart  des  entreprises;  lui  qui  change 
l'assiette  de  la  fortune  publique  en  multipliant  les  insti- 
tutions de  crédit,  les  émissions  de  rentes,  en  mettant 
ainsi  dans  toutes  les  bourses  une  délégation  sur  le  trésor 
commun;  lui  enfin  qui  modifie  les  conditions  de  l'indus- 
trie et  les  subordonne  aux  exigences  du  plus  grand 
nombre.  —  Je  ne  prétends  pas  épuiser  la  démonstration; 
longtemps  encore  on  pourrait  poursuivre  et  vérifier  la  loi 
inflexible  dans  les  entrailles  de  la  terre,  dans  le  corps  de 
l'homme  et  dans  les  replis  de  son  âme,  dans  le  labora- 
toire du  savant  et  dans  le  cabinet  de  l'administrateur; 
partout  elle  renverse  les  anciens  principes  de  connais- 
sance et  d'action,  elle  nous  ramène  à  la  constatation  d'un 
même  fait  :  la  remise  du  monde  aux  infiniment  petits. 
La  littérature,  cette  confession  des  sociétés,  ne  pou- 
vait pas  rester  étrangère  au  revirement  général;  par 
instinct  d'abord,  par  doctrine  ensuite,  elle  a  réglé  sur 
l'esprit  nouveau  ses  méthodes  et  son  idéal.  Ses  premiers 
essais  de  réformation  furent  incertains  et  gauches  :  le 
romantisme,  il  faut  bien  le  reconnaître  aujourd'hui,  était 
un  produit  bâtard;  il  respirait  la  révolte,  mauvaise  con- 
dition pour  être  tranquille  et  fort  comme  la  nature.  Par 
réaction  contre  le  héros  classique,  il  allait  chercher  de 
préférence  ses  personnages  dans  les  bas-fonds  sociaux  ; 
mais  comme  à  son  insu  il  était  encore  tout  pénétré  de 
l'esprit  classique,  les  monstres  qu'il  inventait  redeve- 
naient des  héros  à  rebours  :  ses  forçats,  ses  courtisanes, 
ses  mendiants  étaient  plus  soufflés  et  plus  creux  que  les 
rois  ou  les  princesses  du  vieux  temps  Le  thème  décla- 
matoire avait  changé,  et  non  la  déclamation.  On  en  fut 
vite  lassé.  On  demanda  aux  écrivains  des  représentations 


AVANT-PROPOS.  XIX 

du  monde  plus  sincères,  plus  conformes  aux  enseigne- 
ments des  sciences  positives  qui  gagnaient  chaque  jour 
du  terrain;  on  voulut  trouver  dans  leurs  œuvres  le  senti- 
ment de  la  complexité  de  la  vie,  des  êtres,  des  idées,  et 
cet  esprit  de  relation  qui  a  remplacé  dans  notre  temps 
le  goût  de  l'absolu.  Alors  naquit  le  réalisme;  il  s'empara 
de  toutes  les  littératures  européennes,  il  y  règne  en 
maître  à  cette  heure,  avec  les  nuances  diverses  que  nous 
allons  comparer.  Son  programme  littéraire  lui  était  tracé 
par  la  révolution  universelle  dont  j'ai  rappelé  quelques 
effets;  mais  l'intelligence  des  causes  qui  avaient  produit 
cette  révolution  pouvait  seule  lui  donner  un  programme 
philosophique. 

Quelles  étaient  ces  causes?  On  s'est  imaginé  en  France, 
avec  une  admirable  fatuité,  que  ces  grands  changements 
de  l'âme  humaine  étaient  dus  aux  quelques  philosophes 
qui  écrivirent  l' Encyclopédie,  aux  quelques  mécontents 
qui  démolirent  la  Bastille,  et  le  reste.  On  a  cru  que  la 
raison  émancipée  avait  seule  accompli  ce  miracle  et  dé- 
placé l'axe  de  l'univers.  L'homme  de  ce  siècle  a  pris  en 
lui-même  une  confiance  bien  excusable.  Par  un  double  et 
magnifique  effort,  son  intelligence  a  pénétré  la  plupart 
des  énigmes  de  la  nature,  sa  volonté  l'a  affranchi  de  la 
plupart  des  gènes  sociales  qui  pesaient  sur  ses  devan- 
ciers. Le  mécanisme  rationnel  du  monde  lui  est  enfin 
apparu;  il  l'a  décomposé  dans  ses  éléments  premiers  et 
dans  ses  lois  génératrices;  et  comme,  du  même  coup, 
il  se  proclamait  libre  de  sa  personne  dans  ce  monde 
soumis  à  sa  science,  l'homme  s'est  cru  destiné  à  tout 
connaître  et  à  tout  pouvoir.  Jadis  le  petit  domaine  qui 
tombait  sous  ses  prises  était  entouré  d'une  zone  immense, 


IX  AVANT-PROPOS. 

mystérieuse,  où  le  pauvre  ignorant  trouvait  à  la  fois  un 
tourment  pour  sa  raison  et  un  recours  pour  son  espé- 
rance. Diminuée,  reculée  bien  loin,  cette  ceinture  de 
ténèbres  semée  d'étoiles  sembla  supprimée.  On  décida 
de  n'en  plus  tenir  compte.  Dans  l'explication  des  choses 
comme  dans  la  conduite  de  la  vie,  on  élimina  toutes  les 
anciennes  pensées  qui  habitaient  ce  pays  supérieur,  c'est- 
à-dire  tout  l'ordre  divin.  Les  vérités  scientifiques  les 
mieux  acquises  étaient  souvent  inconciliables  avec  l'an- 
thropomorphisme grossier  des  aïeux,  avec  leurs  idées 
sur  la  création,  l'histoire,  les  rapports  entre  1  homme  et 
la  Divinité.  Et  le  sentiment  religieux  paraissait  insépa- 
rable des  interprétations  temporaires  qu'on  identifiait 
avec  lui.  D'ailleurs,  à  quoi  bon  rechercher  des  causes 
douteuses,  quand  le  fonctionnement  de  l'univers  et  de 
l'homme  devenait  si  clair  pour  le  physicien,  pour  le  phy- 
siologiste? Pourquoi  un  maître  là-haut,  alors  qu'on  n'en 
reconnaissait  plus  ici-bas?  Le  moindre  tort  de  Dieu,  c'é- 
tait d'être  inutile.  De  beaux  esprits  l'affirmèrent,  et  tous 
les  médiocres  en  furent  persuadés.  Le  dix-huitième 
siècle  avait  inauguré  le  culte  de  la  raison  :  on  vécut  un 
moment  dans  l'ivresse  de  ce  millénium. 

Puis  vint  l'éternelle  désillusion,  la  ruine  périodique  de 
tout  ce  que  l'homme  bâtit  sur  le  creux  de  sa  raison. 
D'une  part,  il  dut  s'avouer  qu'en  étendant  son  domaine, 
il  avait  étendu  son  regard,  et  que  par  delà  le  cercle  des 
vérités  conquises,  l'abîme  d'ignorance  reparaissait,  tou- 
jours aussi  vaste,  aussi  irritant.  D'autre  part,  l'expé- 
rience lui  apprit  que  les  lois  politiques  pouvaient  bien 
peu  pour  sa  liberté,  opprimée  par  les  lois  uaturelles; 
sujet  d'un  dévoie  ou  citoyen  d'une  république,  *prè3 


AVANT-PROPOS.  XXI 

comme  avant  la  déclaration  de  ses  droits,  il  se  retrouva 
l'esclave  misérable  qu'il  est,  asservi  par  ses  passions, 
limité  dans  fous  ses  désirs  par  les  fatalités  matérielles; 
il  put  se  convaincre  que  la  plus  belle  charte  n'efface  pas 
un  pli  de  souffrance  au  front  des  malheureux,  ne  donne 
pas  un  morceau  de  pain  à  l'affamé.  Sa  présomption 
extravagante  s'évanouit.  Use  vit  retombé  dans  les  incer- 
titudes et  les  servitudes  qui  seront  à  jamais  son  lot  ; 
mieux  armé  et  plus  instruit,  sans  doute,  mais  qu'im- 
porte ?  La  nature  semble  avoir  calculé  une  balance  rigou- 
reuse, dont  elle  rétablit  sans  cesse  l'équilibre,  entre  nos 
conquêtes  et  nos  besoins,  ceux-ci  s'accroissant  avec  les 
moyens  de  les  satisfaire.  Dans  ce  grand  désenchante- 
ment, les  vieux  instincts  se  ranimèrent;  l'homme  cher- 
cha au-dessus  de  lui  un  pouvoir  surhumain  à  implorer: 
il  n'y  en  avait  plus. 

Tout  conspirait  à  rendre  irréparable  le  divorce  avec  les 
traditions  du  passé:  l'orgueil  de  la  raison,  persuadée  de 
sa  toute-puissance,  aussi  bien  que  les  résistances  cha- 
grines de  l'orthodoxie.  — L'orgueil  ne  s'est  jamais  enflé 
avec  plus  de  superbe  qu'à  cette  époque,  où  nous  nous 
proclamons  nous-mêmes  si  petits  et  si  débiles  par  rap- 
port à  l'énormité  de  l'univers.  On  trouverait  communé- 
ment dans  les  arrière-boutiques  l'infatuation  d'un  Nabu- 
chodonosor  ou  d'un  Néron.  Par  une  contradiefion  bien 
instructive,  l'attachement  au  sens  propre  a  grandi  avec 
le  doute  universel  qui  ébranlait  toutes  les  opinions. 
Tous  les  sages  ayant  décidé  que  les  nouvelles  expli- 
cations du  monde  étaient  contradictoires  aux  expli- 
cations religieuses,  l'orgueil  s'est  refusé  à  reviser  le 
procès. 


XXII  AVANT-PROPOS. 

Les  défenseurs  de  l'orthodoxie  n'ont  guère  facilité 
raccommodement.  Us  n'ont  pas  toujours  compris  que 
leur  doctrine  était  la  source  de  tout  progrès,  et  qu'ils 
détournaient  cette  source  de  sa  pente  naturelle  en  lut- 
tant pied  à  pied  contre  les  découvertes  des  sciences  et 
les  mutations  de  l'ordre  politique.  Les  orthodoxies  aper- 
çoivent rarement  toute  la  force  et  la  souplesse  du  prin- 
cipe qu'elles  gardent  ;  soucieuses  de  conserver  intact  le 
dépôt  qui  leur  a  été  transmis,  elles  s'effrayent  quand  la 
vie  intérieure  du  principe  agit  pour  transformer  le 
monde  suivant  un  plan  qui  leur  échappe.  Tel  l'émoi  d'un 
homme  qui  verrait  le  pilier  de  sa  maison,  un  tronc  de 
chêne  encore  plein  de  sève,  bourgeonner,  pousser  des 
branches,  et  s'élancer  par-dessus  le  toit  de  la  maison  en 
l'effondrant.  Le  signe  le  plus  manifeste  de  la  vérité  d'une 
doctrine,  c'est  le  don  de  s'accommoder  à  tous  les  déve- 
loppements de  l'humanité,  sans  cesser  d'être  elle-même; 
ne  serait-ce  pas  qu'elle  les  contenait  tous  en  germe? 
L'incomparable  puissance  des  religions  leur  vient  de  ce 
don;  quand  l'orthodoxie  le  méconnaît,  elle  déprécie  sa 
propre  raison  d'être. 

Par  suite  de  ce  malentendu,  où  chacun  avait  sa  part  de 
responsabilité,  on  a  mis  longtemps  à  apercevoir  cette 
vérité  si  simple  :  le  monde  est  travaillé  depuis  dix-huit 
siècles  par  un  ferment,  l'Évangile,  et  la  dernière  révo- 
ialion  sortie  de  cet  Évangile  en  est  le  triomphe  et 
l'avènement  définitif.  Tout  ce  que  l'on  renversait  avait 
^té  sourdement  miné  par  la  vertu  secrète  de  ce  ferment. 
Bossuet,  l'un  des  rares  qui  ont  tout  pressenti,  le  savait 
bien  :  «  Jésus-Christ  est  venu  au  monde  pour  renverser 
l'ordre  que  l'orgueil  y  a  établi;  de  là  vient  que  sa  poli- 


AVANT-PROPOS.  XXIII 

tique  est  directement  opposée  à  celle  du  siècle  '.»  Ton!  le 
grand  effort  de  notre  temps  a  été  prédit  et  commandé 
par  ce  mot  :  Misereor  super  turbam.  Cette  goutte  de  pitié, 
tombée  dans  la  dureté  du  vieux  monde,  a  insensiblement 
adouci  notre  sang,  elle  a  fait  l'homme  moderne  avec  ses 
conceptions  morales  et  sociales,  son  esthétique,  sa  poli- 
tique, son  inclination  d'esprit  et  de  cœur  vers  les  petites 
choses  et  les  petites  gens.  Mais  cette  action  constante 
de  l'Évangile,  qu'on  accorde  à  la  rigueur  dans  le  passé, 
on  la  nie  dans  le  présent.  L'homme  marche  comme  un 
voyageur  du  soir  qui  va  vers  l'Orient;  la  nuit  se  fait  tou- 
jours plus  obscure  devant  ses  yeux,  il  n'a  un  peu  de 
clarté  que  derrière  lui,  sur  la  route  connue  où  le  jour 
meurt.  D'ailleurs,  la  contradiction  apparente  était  trop 
forte  :  d'une  part,  l'interprétation  étroite  de  l'Évangile, 
—  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  sens  juif;  —  d'autre  part, 
une  révolution  qui  semblait  dirigée  contre  lui,  tandis 
qu'elle  était  le  développement  naturel  du  sens  chrétien. 
En  dehors  de  quelques  esprits  dégagés  de  préventions, 
un  Ballanche  par  exemple,  il  a  fallu  du  temps  pour  qu'on 
saisit  la  relation  de  l'effet  à  la  cause;  aujourd'hui,  ces 
vérités  sont  dans  l'air,  comme  on  dit;  leur  évidence  est 
telle  qu'à  y  insister  plus  longuement,  je  craindrais  d'être 
taxé  d'ingénuité. 

Ces  considérations  étaient  cependant  nécessaires  pour 
déterminer  l'inspiration  morale  qui  peut  seule  faire  par- 
donner au  réalisme  la  dureté  de  ses  procédés.  Il  répond 
à  l'une  de  nos  exigences,  quand  il  étudie  la  vie  avec 
une  précision   rigoureuse,  quand  il  démêle  jusqu'aux 

1  Sermon  de  1659,  sur  l'émineate  dignité  des  pauvres. 


XXIV  AVANT-PROPOS. 

plus  petites  racines  de  nos  actions  dans  les  fatalités  qui 
les  commandent;  mais  il  trompe  notre  plus  sur  instinct, 
quand  il  ignore  volontairement  le  mystère  qui  subsiste 
par  delà  les  explications  rationnelles,  la  quantité  pos- 
sible de  divin.  Je  veux  bien  qu'il  n'affirme  rien  du 
monde  inconnu  :  du  moins  il  doit  toujours  trembler  sur 
le  seuil  de  ce  monde.  Puisqu'il  se  pique  d'observer  les 
phénomènes  sans  suggérer  des  interprétations  arbi- 
traires, il  doit  accepter  ce  fait  d'évidence,  la  fermenta- 
tion latente  de  l'esprit  évangélique  dans  le  monde 
moderne.  Plus  qu'à  toute  autre  forme  d'art,  le  sentiment 
religieux  lui  est  indispensable;  ce  sentiment  lui  commu- 
nique la  charité  dont  il  a  besoin  ;  comme  il  ne  recule 
pas  devant  les  laideurs  et  les  misères,  il  doit  les  rendre 
supportables  par  un  perpétuel  épanchement  de  pitié.  Le 
réalisme  devient  odieux  dès  qu'il  cesse  d'être  charitable. 
Et  l'esprit  de  pitié,  nous  le  verrons  tout  à  l'heure,  avorte 
et  fait  fausse  route  dans  la  littérature,  aussitôt  qu'il 
s'éloigne  de  sa  source  unique. 

Oh!  je  sais  bien  qu'en  assignant  à  l'art  d'écrire  un  but 
moral,  je  vais  faire  sourire  les  adeptes  de  la  doctrine  en 
honneur  :  l'art  pour  l'art.  J'avoue  ne  la  comprendre  pas, 
du  moins  dans  le  sens  où  on  l'entend  aujourd'hui.  Certes, 
moralité  et  beauté  sont  synonymes  en  art  ;  un  chant  de 
Virgile  vaut  un  chapitre  de  Tacite.  Mais  il  ne  faut  pas 
confondre  cette  beauté  spirituelle,  qui  nait  d'une  certaine 
illumination  du  regard  chez  l'artiste,  avec  l'habileté  de 
main  du  prestidigitateur.  Mes  réserves  portent  sur  cette 
confusion.  Je  ne  croirai  jamais  que  des  hommes  sérieux, 
soucieux  de  leur  dignité  et  de  l'estime  publique,  veuillent 
se  réduire  à  l'emploi  de  gymnastes,  d'amuseurs  forains. 


AVANT-PROPOS.  XXV 

Ces  délicats  sont  singuliers.  Ils  professent  un  beau 
mépris  pour  l'auteur  bourgeois  qui  s'inquiète  d'enseigner 
ou  de  consoler  les  hommes,  et  ils  consentent  à  faire  la 
roue  devant  la  foule,  à  cette  seule  fin  de  lui  faire  admirer 
leur  adresse;  ils  se  vantent  de  n'avoir  rien  à  lui  dire  au 
lieu  de  s'en  excuser.  Comment  concilier  cette  abdication 
avec  la  part  de  pontificat  que  les  littérateurs  de  notre 
temps  sont  si  empressés  à  réclamer?  Sans  doute,  chacun 
de  nous  cède  quelquefois  à  la  tentation  d'écrire  pour  se 
divertir  :  que  celui  qui  est  sans  péché  jette  la  première 
pierre!  Mais  il  est  inconcevable  qu'on  érige  en  doctrine 
ce  qui  doit  rester  une  exception,  un  délassement  momen- 
tané au  devoir  humain  du  poëte.  Si  c'est  là  de  la  litté- 
rature, je  demande  pour  l'autre  un  nom  moins  exposé 
aux  usurpations;  sauf  l'usage  des  plumes  et  de  l'encre, 
—  on  s'en  sert  aussi  pour  les  exploits  d'huissiers,  —  notre 
noble  profession  n'a  rien  de  commun  avec  ce  commerce; 
il  est  légitime  à  coup  sûr,  si  l'on  y  apporte  de  la  probité 
et  de  la  décence,  mais  il  ressemble  à  la  littérature  autant 
qu'une  boutique  de  jouets  à  une  bibliothèque.  Je  n'en- 
tends point  ici  déclasser  tel  ou  tel  genre,  réputé  léger  : 
un  roman,  une  comédie,  peuvent  être  plus  utiles  aux 
hommes  qu'un  traité  de  théodicée.  Je  m'élève  unique- 
ment contre  le  parti  pris  de  n'y  mettre  en  aucun  cas  une 
intention  morale.  Heureusement,  ceux-là  mêmes  qui 
défendent  cette  hérésie  sont  les  premiers  à  la  trahir, 
quand  ils  ont  du  cœur  et  du  talent. 

Pour  résumer  nos  idées  sur  ce  que  devrait  être  le  réa- 
lisme, je  cherche  une  formule  générale  qui  exprime  à 
la  fois  sa  méthode  et  son  pouvoir  de  création.  Je  n'en 
trouve  qu'une;  elle  est  bien  vieille;  mois  je  n'eu  sais  pas 


XXVI  AVANT-PROPOS. 

une  meilleure,  plus  scientifique  et  qui  serre  de  plus  près 
le  secret  de  toute  création  :  «  Le  Seigneur  Dieu  forma 
l'homme  du  limon  de  la  terre.  »  —  Voyez  comme  ce 
mot  est  juste  et  significatif,  le  limon!  Sans  rien  préjuger 
ni  contredire  dans  le  détail,  il  renferme  tout  ce  que 
nous  devinons  des  origines  de  la  vie;  il  montre  ces  pre- 
miers tressaillements  de  la  matière  humide  où  s'est  len- 
tement formée  et  perfectionnée  la  série  des  organismes. 
La  formation  par  le  limon,  c'est  tout  ce  que  peut  con- 
naître la  science  expérimentale,  le  champ  où  son  pou- 
voir de  découverte  est  indéfini;  on  y  peut  étudier  la 
misère  de  l'animal  humain,  tout  ce  qu'il  y  a  en  lui  de 
grossier,  de  fatal  et  de  pourri.  —  Oui,  mais  il  y  a  autre 
chose  que  la  science  expérimentale;  le  limon  ne  suffit 
pas  à  accomplir  le  mystère  de  la  vie,  il  n'est  pas  tout 
notre  moi  :  ce  grain  de  boue  que  nous  sommes,  qui  nous 
est  et  nous  sera  de  mieux  en  mieux  connu,  nous  le  sen- 
tons animé  par  un  principe  à  jamais  insaisissable  pour 
nos  instruments  d'étude.  Il  faut  compléter  la  formule 
pour  nous  rendre  raison  de  la  dualité  de  notre  être; 
aussi  le  texte  ajoute  :  —  «  ...et  il  lui  inspira  un  souffle 
de  vie,  et  l'homme  fut  une  âme  vivante.  »  —  Ce  «  souffle  » , 
puisé  à  la  source  de  la  vie  universelle,  c'est  l'esprit,  l'élé- 
ment certain  et  impénétrable  qui  nous  meut,  qui  nous 
enveloppe,  qui  déconcerte  toutes  nos  explications,  et  sans 
lequel  elles  seront  toujours  insuffisantes.  Le  limon,  voilà 
l'ordre  des  connaissances  positives,  ce  qu'on  tient  de  l'uni- 
vers dans  un  laboratoire,  de  l'homme  dans  une  clinique; 
on  y  peut  aller  très-loin,  mais  tant  qu'on  ne  fait  pas  inter- 
venir le  «  souffle  »,  on  ne  crée  pas  une  âme  vivante,  car  la 
vie  ne  commence  que  là  où  nous  cessons  de  comprendre. 


AVANT-PROPOS  XXVII 

t 


Le  créateur  littéraire  doit  régler  son  opération  sur  ce 
modèle.  Comment  le  réalisme  s'y  est-il  conformé,  dans 
les  littératures  où  il  fait  ses  expériences? 


II 


Considérons-le  d'abord  dans  notre  pays.  Nulle  part  le 
terrain  ne  lui  était  moins  favorable.  Notre  tradition 
intellectuelle  proleste  contre  l'esthétique  nécessaire  du 
réalisme.  Notre  génie  est  impatient  de  toute  lenteur, 
amoureux  d'effets  brillants  et  rapides.  L'art  qui  se  pique 
d'imiter  la  nature  a  besoin  comme  elle  de  préparafions 
lentes  pour  des  effets  rares  et  intenses.  Il  amoncelle  les 
menus  détails  pour  la  composition  d'une  figure  ou  d'un 
tableau;  nous  voulons  qu'on  nous  peigne  en  quelques 
traits  un  personnage,  une  scène.  Le  réalisme  tire  toute 
sa  force  de  sa  simplicité,  de  sa  naïveté;  rien  n'est  moins 
simple  et  moins  naïf  que  le  goût  d'une  race  vieillie,  spi- 
rituelle, saturée  de  rhétorique.  Ainsi,  en  empruntant 
aux  sciences  naturelles  leurs  procédés  d'analyse  minu- 
tieuse, nos  écrivains  réalistes,  naturalistes,  —  peu 
importe  le  nom  qu'on  leur  donne,  —  se  sont  trouvés  en 
face  de  ce  problème  redoutable  :  contraindre  nos  facul- 
tés littéraires  à  un  emploi  nouveau  qui  leur  répugne. 
Toutefois,  ces  difficultés  de  forme  ne  suffisent  pas  à 
expliquer  la  résistance  que  ces  écrivains  rencontrent 
dans  une  grande  partie  du  public.  On  leur  reproche  sur 
tout  de  diminuer,  d'attrister  et  d'avilir  le  spectacle  du 


XXVIU  AVANT-PROPOS. 

monde;  nous  leur  en  voulons  de  ce  qu'ils  ignorent  la 
moitié  de  nous-mêmes  et  la  meilleure  moitié. 

Leur  impuissance  est-elle  donc  inhérente  à  leur  prin- 
cipe? Personne  n'oserait  le  soutenir.  Bien  longtemps 
avant  nos  querelles,  on  attestait  que  la  grandeur  de 
l'univers  est  visible  dans  l'infiniment  petit  autant  qu'à 
l'autre  extrême,  on  s'émerveillait  du  ciron,  aussi  prodi- 
gieux que  le  colosse,  on  retrouvait  l'immensité  «  dans 
l'enceinte  d'un  raccourci  d'atome  ».  Le  vice  de  l'école 
nouvelle  n'est  point  dans  ceci  qu'elle  prend  l'infini  par 
en  bas,  qu'elle  s'intéresse  aux  petites  choses  et  aux 
petites  gens;  il  n'est  pas  dans  l'objet  d'étude,  mais  dans 
l'œil  qui  étudie  cet  objet. 

On  sait  que  la  lignée  réaliste  se  rattache  à  Stendhal. 
C'est  hasard  de  rencontre  plutôt  que  filiation  prouvée. 
On  ne  médite  pas  toujours  les  enfants  qu'on  a.  L'auteur 
de  la  Chartreuse  de  Parme  ne  songeait  guère  à  faire 
souche  littéraire;  et  je  ne  sais  si  ce  quinteux  eût  avoué 
la  famille  posthume  qui  lui  est  survenue.  Il  en  est  de 
lui  comme  de  ces  aïeux  qu'on  se  retrouve  quand  on  se 
compose  une  généalogie.  Par  certains  côtés,  Stendhal 
est  un  écrivain  du  dix-huitième  siècle,  à  la  fois  en  retard 
et  en  avance  sur  ses  contemporains.  S'il  lui  arrive  de 
croiser,  dans  le  séjour  des  ombres,  Diderot  et  Flaubert, 
c'est  bien  certainement  au  premier  qu'il  ira  de  confïanee 
donner  la  main.  Que  les  procédés  de  l'école  nouvelle 
soient  en  germe  dans  le  récit  de  la  bataille  de  Waterloo, 
dans  la  peinture  du  caractère  de  Julien  Sorel,  le  fait  est 
évident;  mais  au  moment  de  reconnaître  en  Stendhal 
un  vrai  réaliste,  nous  sommes  arrêté  par  une  objection 
insurmontable;  il  a  infiniment  d'esprit,  et  même  de  bel 


AVANT-PROPOS  XXIX 

esprit;  nous  le  prenons  sans  cesse  en  flagrant  délit  d'in- 
tervention railleuse,  de  persiflage  voltairien.  Or,  il  y  a 
incompatibilité  entre  cette  qualité  d'esprit  et  le  réalisme; 
c'est  même  la  plus  grosse  difficulté  qui  s'oppose,  chez 
nous  autres  Français,  à  l'acclimatation  de  cette  forme 
d'art.  Beyle  n'a  rien  de  l'impassibilité,  qui  est  un  des 
dogmes  de  l'école;  il  a  seulement  une  abominable  séche- 
resse. Son  cœur  a  été  fabriqué,  sous  le  Directoire,  du 
bois  dont  était  fait  le  cœur  d'un  Barras  ou  d'un  Talley- 
rand;  sa  conception  de  la  vie  et  du  monde  est  de  ce 
temps-là.  Je  crois  bien  qu'il  a  versé  tout  le  contenu  de 
son  âme  dans  celle  de  Julien  Sorel;  c'est  une  âme 
méchante,  très-inférieure  à  la  moyenne.  Je  comprends 
et  partage  le  plaisir  qu'on  trouve  aujourd'hui  à  relire  la 
Chartreuse;  j'admire  la  finesse  de  l'observation,  le  mor- 
dant de  la  satire,  la  désinvolture  du  badinage  :  sont-ce 
là  des  vertus  en  honneur  dans  le  réalisme  actuel?  Il 
m'est  plus  difficile  de  goûter  Rouge  et  noir,  livre  haineux 
et  triste;  il  a  exercé  une  influence  désastreuse  sur  le 
développement  de  l'école  qui  l'a  réclamé;  et  pourtant 
il  ne  rentre  pas  dans  la  grande  vérité  humaine,  car  cette 
ténacité  dans  la  poursuite  du  mal  sent  l'exception  et 
l'artifice,  comme  l'invention  des  satans  romantiques.  — 
Enfin,  pourquoi  Beyle  et  pas  Mérimée?  On  se  tait  pru- 
demment sur  ce  dernier;  le  réalisme  aurait  les  mêmes 
raisons  pour  revendiquer  ou  désavouer  l'un  et  l'autre. 

Si  la  paternité  de  Stendhal  est  sujette  à  des  doutes, 
celle  de  Balzac  passe  pour  un  fait  avéré.  Malgré  le  con- 
sentement commun,  je  demande  à  formuler  d'expresses 
réserves  Je  ne  me  permettrai  pas  déjuger  en  quelques 
lignes  notre  grand  romancier;  je  cherche  seulement  la 


MX  AVANT-PROPOS. 

part  qui  lui  revient  dans  les  origines  du  réalisme.  Elle 
est  considérable,  si  l'on  n'a  égard  qu'à  la  main-d'œuvre; 
construction  de  grands  ensembles  où  tous  les  matériaux 
se  commandent,  préparation  héréditaire  des  tempéra- 
ments, inventaire  des  milieux  et  démonstration  de  leur 
influence  sur  un  caractère,  Balzac  a  légué  à  ses  succes- 
seurs toutes  ces  ressources  de  leur  art;  les  a-t-il  employées 
dans  le  même  esprit?  Cet  ouvrier  du  réel  demeure  le 
plus  fougueux  idéaliste  de  notre  siècle,  le  voyant  qui  a 
toujours  vécu  dans  un  mirage,  mirage  des  millions,  du 
pouvoir  absolu,  de  l'amour  pur,  et  tant  d'autres.  Les 
héros  de  la  Comédie  humaine  ne  sont  parfois  que  des 
interprètes  de  leur  père,  chargés  de  nous  traduire  les 
systèmes  qui  hantent  son  imagination.  Suivant  les  pré- 
ceptes de  l'art  classique,  ses  personnages  de  premier 
plan  sont  poussés  tout  entiers  vers  une  seule  passion; 
voyez  Nucingen,  Balthazar  Claës,  Béatrix,  M""  de  Mort- 
sauf...  Pour  saisir  la  différence  fondamentale  entre  Balzac 
et  les  réalistes  ultérieurs,  il  faut  remonter  à  la  conception 
première  des  caractères.  Comme  l'auteur  classique,  notre 
romancier  se  dit:  Étant  donnée  cettepassion,  quel  homme 
me  servira  à  l'incarner?  —  Les  autres  font  le  raisonne- 
ment inverse  :  Étant  donné  cet  homme,  quelles  sont  les 
passions  dominantes  qu'il  subit?  —  Aussi,  chez  ces  der- 
niers, les  portraits  sont  exacts  et  tristes  comme  des 
signalements  de  police;  ceux  d'un  Rastignac  ou  d'un 
Marsay  sont  transformés,  glorifiés  par  la  vision  inté- 
rieure du  peintre. 

Certes,  Balzac  nous  donne  l'illusion  de  la  vie,  mais 
d'une  vie  mieux  composée  et  plus  ardente  que  celle  de 
tous  les  jours;  ses  acteurs  sont  naturels,  du  naturel  qu  ont 


AVÀNT-PR0P03.  XXXI 

les  bons  acteurs  à  la  scène;  quand  ils  agissent  et  parlent, 
ils  se  savent  regardés,  écoutés;  ils  ne  vivent  pas  tout 
simplement  pour  eux-mêmes,  comme  ceux  que  nous 
rencontrerons  chez  d'autres  romanciers.  Dès  que  les 
personnages  sont  pris  sur  les  sommets  sociaux,  ils  per- 
dent un  peu  de  leur  vérité;  M"  de  Maufrigneuse  et  la 
duchesse  de  Langeais  sont  vraies  en  tant  que  femmes, 
elles  sont  moins  vraies  en  tant  qu'exemplaires  de  la 
société  où  elles  figurent.  En  résumé,  il  n'est  pas  absolu- 
ment exact  de  dire  que  Balzac  décrit  la  vie  réelle;  il 
décrit  son  rêve;  mais  il  a  rêvé  avec  une  telle  précision 
de  détails  et  une  telle  force  de  ressouvenir,  que  ce  rêva 
s'impose  à  nous  comme  une  réalité.  Et  cela  nous 
explique  une  étrangeté  qu'on  a  remarquée  bien  souvent . 
les  peintures  du  romancier  sont  plus  fidèles  pour  la 
génération  qui  l'a  suivi  que  pour  celle  qui  posait  devant 
lui.  Tant  ses  lecteurs  s'étaient  modelés  sur  les  types 
idéaux  qu'il  leur  proposait! 

Nous  arrivons  à  l'initiateur  incontesté  du  réalisme,  tel 
qu'il  règne  aujourdhui,  à  Gustave  Flaubert.  Nous  n'au- 
rons pas  besoin  de  chercher  plus  avant.  Après  lui,  on 
inventera  des  noms  nouveaux,  on  raffinera  sur  la  méthode, 
on  ne  changera  rien  aux  procédés  du  maître  de  Rouen, 
ni  surtout  à  sa  conception  de  la  vie.  Si  M.  Zola  s'est  im- 
posé à  nous  avec  une  indiscutable  puissance,  c'est,  ne  lui 
en  déplaise,  grâce  aux  qualités  épiques  dont  il  ne  peut 
se  défaire.  Dans  ses  romans ,  la  partie  réaliste  est  cadu- 
que; il  nous  subjugue  par  les  vieux  moyens  du  roman- 
tisme, en  créant  un  monstre  synthétique,  animé  d'in- 
stincts formidables,  qui  absorbe  les  hommes  et  vit  de  sa 
vie  propre  au-dessus  du  réel  ;  un  jardin  dans  la  FauU 


XXXII  AVAM-PP.OPOS 

de  l'abbé  Mouret,  une  halle  dans  le  l'entre  de  Paris,  un 
cabaret  dans  Y  Assommoir,  une  mine  dans  Germinal,  et  tou- 
jours ainsi.  J'allais  ajouter  :  une  cathédrale  dans  Notre- 
Dame  de  Paris,  tant  le  travail  d'idéalisation  est  identi- 
que avec  celui  de  Victor  Hugo.  L'appareil  réaliste  semble 
plutôt  une  gêne  pour  le  poète  épique,  une  concession 
aux  goûts  de  l'époque  qui  doit  répugner  à  son  imagina 
tion  abstraite. 

Arrêtons-nous  à  Flaubert.  Il  a  beaucoup  grandi  dans 
l'opinion  depuis  quelques  années  ;  il  a  dû  cette  gloire 
posthume,  moins  à  ses  dons  merveilleux  de  prosateur 
qu'à  l'influence  manileste  qu'on  lui  reconnaissait  sur 
toute  la  littérature  du  dernier  quart  de  siècle.  En  pre- 
nant son  œuvre  comme  la  représentation  éminente  du 
réalisme  français,  je  ne  pense  pas  rencontrer  de  contra- 
dicteurs. L'auteur  de  Madame  Bovary  est  allé  rapidement 
aux  conséquences  extrêmes  du  principe  ;  nul  ne  nous 
montrerait  mieux  que  lui  le  néant  de  ce  principe. 

Oh  !  qu'elle  est  instructive,  l'étude  de  cet  esprit  sin- 
cère !  Comme  dans  un  miroir,  on  y  voit  l'image  du 
monde  reflétée  d'abord  avec  éclat,  puis  faussée  et  racor- 
nie ;  elle  diminue,  diminue,  noircit  et  se  déforme  en 
caricature.  Au  début,  c'est  un  fervent  du  romantisme, 
épris  du  grandiose  et  du  sonore.  Bientôt  il  est  frappé 
de  la  différence  entre  la  vie  telle  qu'il  la  voit  et  celle 
que  ses  maîtres  lui  peignent  ;  il  l'observe  autour  de  lui, 
il  reproduit  son  impression  directe.  Plus  rien  de  l'esprit 
de  Stendhal,  du  rêve  de  Balzac.  Mais  à  mesure  que  sa 
vision  se  fait  plus  exacte,  elle  devient  plus  limitée  et  plus 
triste;  aucun  ressort  moraine  le  soutient. 

Avec  son  bon  sens  normand,  il  a  vérifié  l'inanité  des 


AVANT-PROPOS.  XXXIII 

pauvres  idoles  auxquelles  la  littérature  croyait  tant  bien 
que  mal  :  la  passion  divinisée,  la  réhabilitation  des  co- 
quins, le  libéralisme  de  Béranger,  l'humanitarisme  ré- 
volutionnaire de  1848.  Il  a  compris  ce  qu'il  y  avait  de 
factice  dans  la  sympathie  humaine  de  ses  devanciers  ;  sym- 
pathie doublée  d'une  haine,  pur  jeu  d'antithèses  qui  re- 
levait les  misérables  pour  faire  d'eux  une  machine  de 
guerre  contre  la  société.  Cet  humanitarisme  agace  Flau- 
bert à  bon  droit.  D'après  la  théorie  qu'on  lui  propose,  il 
faut  plaindre  le  peuple,  mais  en  même  temps  il  faut  pro- 
clamer ce  peuple  doué  de  toute  sagesse  et  de  toute  vertu  ; 
le  réaliste  qui  regarde  les  hommes  sans  parti  pris  sait 
bien  ce  qu'il  en  est  de  ces  fables;  il  repousse  en  bloc  la 
théorie.  Et  comme  il  ignore  l'existence  d'une  source  plus 
haute  de  charité,  il  dépouille  toute  pitié  ;  il  ne  voit  plus 
dans  l'univers  que  des  animaux  bétes  ou  méchants,  sou- 
mis à  ses  expériences,  le  monde  des  Bovary  et  des  Ho- 
mais.  On  lui  a  enseigné  que  sa  raison  était  un  instrument 
infaillible,  et  qu'il  ne  devait  la  courber  sous  aucune  dis- 
cipline; or,  il  s'aperçoit  qu'elle  trébuche  à  chaque  pas  ; 
et,  de  colère,  il  en  démasque  le  ridicule.  11  conçoit  pour 
les  hommes  et  pour  leur  raison  un  effroyable  mépris;  il 
le  déverse  dans  son  livre  préféré,  dans  l'Iliade  grotesque 
du  nihilisme,  Bouvard  et  Pécuchet. 

Eccehomo  !  Bouvard,  voilà  l'homme  tel  que  l'ont  fait  le 
progrès,  la  science,  les  immortels  principes,  sans  une 
grâce  supérieure  qui  le  dirige  :  un  idiot  instruit,  qui 
tourne  dans  le  monde  des  idées  comme  un  écureuil  dans 
sa  cage.  Le  malheureux  Flaubert  s'acharne  sur  cet  idiot; 
il  oublie  que  l'infirmité  morale  est  digne  de  compassion 
tout  comme  l'infirmité  physique;  sans  doute  il  corrige- 


XXXIV  AVANT-PROPOS. 

fait  l'enfant  assez  cruel  pour  injurier  un  cul-de-jatte  ou 
un  bossu  ;  et  il  se  comporte  comme  cet  enfant  vis-à-vis 
de  l'estropié  intellectuel.  C'est  logique  ;  il  ignore  ou 
dédaigne  la  parole  qui  a  commandé  le  respect  pour  les 
simples  d'esprit  en  leur  promettant  le  bonheur. 

Bouvard  et  Pécuchet,  c'est  le  dernier  mot,  l'aboutisse- 
ment nécessaire  du  réalisme  sans  foi,  sans  émotion,  sans 
charité.  Un  critique  l'a  remarqué  justement,  ce  réalisme 
est  condamné  à  finir  dans  la  caricature;  et  Paul  de  Kock 
est  en  un  sens  son  véritable  père.  Flaubert  disait  de  son 
livre  :  «  Je  veux  produire  une  telle  impression  de  lassi- 
tude et  d'ennui,  qu'en  lisant  ce  livre  on  puisse  croire 
qu'il  a  été  fait  par  un  crétin.  »  —  Que  penser  de  cette 
ambition  artistique  inverse?  Est-elle  assez  caractéristique 
d'une  décadence  avancée?  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas, 
néanmoins  ;  dans  la  pensée  de  l'auteur ,  ce  livre  n'était 
pas  une  farce,  mais  la  synthèse  de  sa  philosophie,  la  phi- 
losophie du  nihilisme.  Si  j'y  insiste,  c'est  avec  la  con 
viction  qu'il  a  eu  sur  notre  génération  littéraire  une 
influence  bien  plus  grande  qu'on  ne  le  suppose  ;  de  tous 
les  ouvrages  du  romancier,  c'est  aujourd'hui  le  plus 
goûté.  Nous  allons  étudier  le  nihilisme  chez  les  Russes  ; 
nous  ne  trouverons  pas  chez  eux  cette  maladie  morale 
aussi  aiguë,  aussi  triomphante.  Flaubert  et  ses  disciples 
ont  fait  le  vide  absolu  dans  'âme  de  leurs  lecteurs;  dans 
cette  âme  dévastée  il  n'y  a  plus  qu'un  sentiment,  produit 
fatal  du  nihilisme  :  le  pessimisme. 

On  a  disserté  à  perte  d'haleine  sur  le  pessimisme  depuis 
quelque  temps.  Les  personnes  qui  digèrent  bien  et  pen- 
sent peu  l'ont  déclaré  répréhensible  ;  c'est  ce  que  pour- 
raient dire  de  la  fièvre,  dans  les  pays  malsains,  les  gens 


AVANT-PROPOS  XXXV 

qui  ne  l'ont  pas.  On  nous  a  charitablement  conseillé 
d'être  gais,  avec  la  candeur  de  ces  médecins  qui  disent  à 
un  hypochondriaque  :  «  Reposez  votre  esprit  sur  des  idées 
riantes.  »  Parmi  les  docteurs  qui  nous  donnaient  ce  con- 
seil, certains  auraient  pu  se  demander  s'ils  n'avaient  pas 
aidé  quelque  peu  à  l'envahissement  du  matérialisme 
sceptique;  et  le  pessimisme  en  est  sorti,  comme  le  ver  du 
fruit  pourri.  On  a  produit  des  arguments  dont  je  recon- 
nais l'efficacité  indirecte  ;  ils  sont  de  nature  si  joyeuse 
qu'ils  devraient  guérir  nos  humeurs  noires  par  la  vertu 
souveraine  du  rire.  J'ai  lu  quelque  part  qu'il  fallait  bien 
de  la  mauvaise  volonté  pour  être  pessimiste  après  89, 
après  les  grands  principes,  après  quinze  ans  de  répu- 
blique ;  on  nous  a  fait  honte  de  notre  découragement 
en  nous  disant  que  M.  Thiers  n'était  pas  pessimiste,  ni 
M.  Gambetta  non  plus.  Voilà  un  grand  réconfort  pour 
l'éternelle  inquiétude  de  l'âme  !  D'autres  ont  traité  la 
question  avec  plus  d'ampleur,  en  la  ramenant  aux  vastes 
problèmes  du  mal,  de  la  douleur  et  de  la  mort  ;  — du 
péché,  a  même  dit  quelqu'un,  et  l'on  s'est  étonné,  et 
l'on  n'a  pas  compris  ce  qu'il  y  avait  de  neuf  et  de  pro- 
fond dans  l'emploi  scientifique  de  ce  mot. 

Je  crois,  pour  ma  part,  que,  sans  remonter  à  des  causes 
générales,  permanentes,  vieilles  comme  le  monde,  il 
suffit  de  dire,  pour  expliquer  l'intensité  de  la  crise 
actuelle,  que  le  pessimisme  est  le  parasite  naturel  du 
vide,  et  qu'il  habite  forcément  là  où  il  n'y  a  plus  ni  foi  ni 
amour.  Quand  on  en  est  là,  on  l'invente  de  soi-même, 
sans  avoir  lu  Schopenhauer.  Seulement,  il  en  faut  dis- 
tinguer deux  variétés.  L'une  est  le  pessimisme  matéria- 
liste, résigné  pourvu  qu'il  ait  sa  pro vende  de  plaisir 


XXXVI  AVANT-PROPOS. 

quotidien,  décidé  à  mépriser  les  hommes  en  tirant  d'eux 
le  meilleur  parti  possible  pour  ses  jouissances.  Nous  le 
voyons  s'épanouir  dans  notre  littérature.  L'autre  est  le 
pessimisme  douloureux,  révolté,  et  celui-ci  cache  une 
espérance  sous  ses  malédictions  ;  dernier  terme  de  l'évo- 
lution nihiliste,  ilestenmême  temps lepremier symptôme 
d'une  résurrection  morale.  On  a  dit  de  lui  avec  raison 
qu'il  était  l'instrument  de  tout  progrès,  car  le  monde 
n'est  jamais  transformé  ni  amélioré  par  ceux  qu'il  satis- 
fait pleinement. 

Pour  conclure,  notre  littérature  réaliste  ne  nous  a 
laissé  que  le  choix  entre  ces  deux  formes  du  pessimisme, 
parce  qu'elle  a  manqué  du  sens  divin  et  du  sens  humain. 
Inaugurée  par  Stendhal,  puisqu'on  y  tient,  consommée 
par  Flaubert,  vulgarisée  dans  le  même  esprit  par  les 
successeurs  de  ce  dernier,  elle  a  failli  à  une  partie  de  sa 
tâche,  qui  était  de  consoler  les  humbles  et  de  nous  rap- 
procher d'eux  en  nous  les  faisant  mieux  connaître.  Au 
point  de  vue  purement  littéraire,  elle  a  payé  ses  torts 
moraux  en  ne  nous  offrant  qu'une  représentation  du 
monde  partielle  et  déformée,  sans  air  ambiant,  sans 
perspectives  lointaines.  Du  précepte  de  la  création  elle 
n'a  retenu  que  la  première  moitié  :  elle  a  pétri  le  limon, 
elle  l'a  curieusement  fouillé,  elle  en  a  tiré  tout  ce  qu'il 
contient  ;  elle  a  oublié  de  lui  inspirer  le  souffle  qui  fait 
<«  une  âme  vivante  ».  Cette  littérature  a  cru  suppléer  à 
tout  par  des  raffinements  d'art  égoïstes;  ce  travers  l'a 
conduite  à  se  constituer  en  mandarinat,  à  s'isoler  de  la 
?ie  générale,  dont  elle  devrait  être  la  servante.  Elle  se 
dessèche  et  périt  comme  la  verveine  du  poëte  dans  le 
vase  télé  d'où  l'eau  nourricière  a  fui. 


AVANT-PROPOS.  XXXVII 

On  s'en  éloigne,  on  cherche  autre  chose;  pour  tout 
observateur  désintéressé,  ce  mouvement  de  recul  est 
très-sensible.  Depuis  vingt-cinq  ou  trente  ans,  l'in- 
Rtinct  des  générations  nouvelles,  lassé  des  inventions 
puériles  et  affamé  de  vérité,  demandait  impérieuse- 
ment qu'on  revint  à  l'étude  consciencieuse  d«*  t 
vie  et  qu'on  la  rendît  avec  une  grande  simplicité. 
Mais  sous  les  variations  du  goût,  le  fond  de  l'être 
humain  ne  change  pas,  il  demeure  avec  son  éter- 
nel besoin  de  sympathie  et  d'espérance;  on  ne  nous 
prend  que  par  ces  nobles  faiblesses,  on  ne  nous  prend 
bien  qu'en  nous  soulevant  de  terre.  Celui  qui  nous 
abaisse  et  mutile  nos  espérances  peut  assurément  nous 
amuser  une  heure;  il  ne  nous  gardera  pas  longtemps.  On 
oublie  aujourd'hui  ces  vérités  aussi  durables  que  l'homme, 
parce  que  nous  sommes  dans  un  moment  de  transition 
et  d'universelle  incertitude.  Les  âmes  n'appartiennent 
à  personne,  elles  tournoient,  cherchant  un  guide, 
comme  les  hirondelles  rasent  le  marais  sous  l'orage, 
éperdues  dans  le  froid,  les  ténèbres  et  le  bruit.  Essayez 
de  leur  dire  qu'il  est  une  retraite  où  l'on  ramasse  et 
réchauffe  les  oiseaux  blessés;  vous  les  verrez  s'assembler, 
toutes  ces  âmes,  monter,  partir  à  grand  vol,  par  delà 
ros  déserts  arides,  vers  l'écrivain  qui  es  aura  appelée* 
d'un  cri  de  son  cœur. 


XXXVIII  AVANT-PROPOS. 


III 


Tandis  que  le  réalisme  s'implantait  péniblement  en 
France,  il  avait  déjà  conquis  deux  grandes  littératures, 
en  Angleterre  et  en  Russie.  Là,  le  sol  était  préparé 
pour  le  recevoir,  et  tout  favorisait  sa  croissance.  Nous  et 
tous  nos  frères  de  race,  nous  avons  hérité  de  nos  maîtres 
latins  le  génie  de  l'absolu;  les  races  du  Nord,  slaves  ou 
anglo-germaines,  ont  le  génie  du  relatif;  qu'il  s'agisse 
des  croyances  religieuses,  des  principes  du  droit  ou  des 
procédés  littéraires,  cette  profonde  division  de  la  famille 
européenne  éclate  tout  le  long  de  l'histoire.  Contraire- 
ment à  notre  esprit,  net  et  clair,  toujours  porté  à  res- 
treindre son  champ  d'études,  l'esprit  de  ces  peuples  est 
large  et  trouble,  parce  qu'il  voit  beaucoup  de  choses  en 
même  temps.  Il  ne  possède  pas  notre  éducation  classique, 
qui  nous  permet  d'isoler  un  fait,  un  caractère,  et  dans 
ce  caractère  une  passion,  de  suppléer  par  mille  conven- 
tions à  tout  ce  qu'on  ne  nous  montre  pas;  il  estime  que 
les  représentations  du  monde  doivent  être  complexes  et 
contradictoires  comme  ce  monde  lui-même;  il  souffre 
dans  sa  bonne  foi  quand  on  lui  cèle  quelque  partie  de 
cet  ensemble,  où  tout  se  tient  dans  une  étroite  dépen- 
dance. Voyez  à  quelles  exigences  différentes  répondent 
les  compositions  dramatiques;  dans  les  nôtres,  une 
figure  centrale,  quelques  rares  figures  secondaires,  une 
action  rigoureusement  délimitée,  le  Cid,  Phèdre,  Zaïre; 


4VANT-PR0P0S.  XXXIX 

chez  les  tragiques  anglais  ou  allemands,  une  multitude 
tumultueuse  qui  se  précipite  au  travers  d'événements 
successifs  et,  si  l'on  peut  dire,  un  morceau  de  la  vie 
générale,  détaché  sans  apprêts,  sans  mutilations  .Henri  VI, 
Richard  III,  Wallenstein.  De  même  pour  les  compositions 
romanesques;  les  lecteurs  patients  de  ces  pays  ne  crai- 
gnent pas  un  roman  touffu,  philosophique,  bourré 
d'idées,  qui  fait  travailler  leur  intelligence  autant  qu'un 
livre  de  science  pure. 

Toutefois,  la  distinction  capitale  entre  notre  réalisme 
et  celui  des  gens  du  Nord  doit  être  cherchée  ailleurs; 
nous  la  trouverons  dans  la  source  d'inspiration  morale 
bien  plus  encore  que  dans  les  divergences  d'esthétique. 
Sur  ce  point,  tous  les  critiques  sont  d'accord. 

M.  Taine  dit  de  Stendhal  et  de  Balzac,  en  les  comparant 
à  Dickens  :  «  Ils  aiment  l'art  plus  que  les  hommes...  ils 
n'écrivent  pas  par  sympathie  pour  les  misérables,  mais 
par  amour  du  beau  ».  »  —  Tout  est  là,  et  cette  distinction 
devient  plus  évidente,  à  mesure  qu'on  la  poursuit  entre 
nos  réalistes  actuels  et  les  continuateurs  de  Dickens  ou 
les  réalistes  russes.  M.  Montégut  la  creuse  davantage, 
dans  ses  études  sur  George  Eliot;  il  rappelle  et  résume 
des  travaux  antérieurs  dans  une  phrase  à  laquelle  je 
souscris  pleinement  :  «  A  cette  origine  religieuse  j'attri- 
buais l'esprit  moral  qui  n'a  cessé  de  distinguer  le  roman 
anglais,  même  dans  ses  productions  les  plus  hardies  ou 
les  plus  cyniques,  et  j'avançais  que  le  réalisme,  parfai- 
tement acceptable  lorsqu'il  est  fécondé  par  cet  élément, 
ne  pouvait,  s'il  en  était  privé,  produire  que  des  œuvres 

1  Littratur* anglaise.  Dickens. 


XL  AVANT-PROPOS. 

inférieures,  puériles  et  immorales  :  je  n'ai  pas  varié 
d'avis  à  cet  égard1.  »  —  Toujours  à  propos  d'Eliot, 
M.  Rrunetière  dit  à  son  tour  :  «  S'il  est  vrai,  comme  je 
crois  l'avoir  montré,  que  l'observation  en  quelque  sorte 
hostile,  ironique,  railleuse  tout  au  moins,  de  nos  natu- 
ralistes français  ne  pénètre  guère  au  delà  de  l'écorce  des 
choses,  tandis  qu'inversement  il  n'est  guère  de  repli 
caché  de  l'âme  humaine  que  le  naturalisme  anglais  n'ait 
atteint,  ne  prenez  ni  le  temps  ni  la  peine  d'en  aller 
chercher  la  cause  ailleurs  ;  elle  est  là.  En  effet,  la  sym- 
pathie, non  pas  cette  sympathie  banale  qui  fait  lar- 
moyer le  richard  de  l'épigramme  sur  le  pauvre  Holo- 
pherne,  mais  cette  sympathie  de  l'intelligence  éclairée 
par  l'amour,  qui  descend  doucement  et  se  met  sans  faste 
à  la  portée  de  ceux  qu'elle  veut  comprendre  :  tel  est,  tel 
a  toujours  été,  tel  sera  toujours  l'instrument  de  l'ana- 
lyse psychologique*.  » 

J'ai  tenu  à  citer  ces  opinions,  parce  qu'elles  peuvent 
s'appliquer  au  réalisme  russe  avec  la  même  précision 
qu'au  réalisme  anglais. 

Je  ne  m'étendrai  pas  sur  ce  dernier.  MM.  Taine,  Mon- 
tégut  et  Schérer,  pour  ne  parler  que  de  ceux-là,  ont 
épuisé  le  sujet  en  France.  L'Angleterre  garde  l'houneur 
d'avoir  inauguré  et  porté  à  son  plus  haut  point  de  per- 
fection la  forme  d'art  qui  correspond  aux  besoins  nou- 
veaux des  esprits  dans  toute  l'Europe.  Le  réalisme,  pro- 
cédant de  Richardson,  a  marqué  là  ses  plus  glorieuses 
étapes  avec  Dickens,  Thackeray  et  George  Eliot.  A 
l'heure  où  Flaubert  entraînait  chez  nous  la  doctrine  dans 

1  Gfrge  Eliot.  (Revue  des  Deux  Mondes,  !•»  mars  1883.) 
•  Le  Koman  naturaliste,  le  Naturalisme  anglais  . 


AVANT-PROPOS  XLI 

la  chute  de  son  intelligence,  Eliot  lui  donnait  une  séré- 
nité et  une  grandeur  que  nul  n'a  égalées.  Malgré  mon 
goût  décidé  pour  Tourguénef  et  pour  Tolstoï,  je  leur 
préfère  peut-être  cette  enchanteresse  de  Mary  Evans;  si 
on  lit  encore  dans  cent  ans  les  romans  du  passé,  je  crois 
bien  que  l'admiration  de  nos  neveux  hésitera  entre  ces 
trois  noms. 

Sans  doute,  il  faut  concéder  aux  Anglais  la  lenteur 
de  leur  mise  en  train;  comme  la  vie,  le  réalisme  exige 
de  nous  un  tribut  de  patience  pour  nous  donner  du 
plaisir;  en  le  pressant  sur  cet  article,  on  fausse  tous 
ses  ressorts.  Il  faut  se  résigner  à  voir  tout  un  volume 
rempli  par  l'éducation  de  deux  enfants,  dans  la  Famille 
Tulliver,  pour  comprendre  plus  tard  l'adorable  petite 
âme  de  Maggie.  Enlisant  ces  ouvrages  limpides,  où  rien 
ne  fait  mesurer  l'espace  parcouru,  il  semble  qu'on  des- 
cende insensiblement  dans  une  eau  profonde;  elle  n'a 
rien  de  particulier,  elle  est  pareille  à  foutes  les  eaux; 
soudain,  je  ne  sais  quel  frisson  vous  avertit  que  c'est 
l'eau  de  l'Océan  et  que  vous  y  êtes  abimé.  Prenez  Adam 
Bede  ou  Silos  Marner;  on  lit  des  pages,  des  pages,  ce 
sont  des  mots  simples  pour  peindre  des  faits  encore  plus 
simples;  vous  les  auriez  écrits,  et  moi  aussi.  —  Qu'ai-je 
à  faire  de  ces  choses  et  de  ces  gens?  se  dit-on.  Et  tout 
à  coup,  sans  motif,  sans  événement  tragique,  par  la  seule 
pression  de  cette  grandeur  invisible  qui  s'accumule  de- 
puis une  heure,  une  larme  tombe  sur  le  livre;  pourquoi, 
je  défie  le  plus  subtil  de  le  dire  ;  c'est  que  c'est  beau  comme 
si  Dieu  parlait,  voilà  tout. 

C'est  beau  comme  la  Bible;  la  visite  de  Dinah  chez 
Lisbeth  et  vingt  autres  passages  semblent  écrits  de  la 

c 


XLJI  AVANT-PROPOS. 

même  main  que  le  Livre  de  Ruth.  On  sent  là  combien 
cette  Angleterre  est  pénétrée  jusqu'aux  moelles  par  sa 
Bible.  Et  chez  George  Eliot,  c'est  bien  influence  de 
race,  d'atmosphère  et  d'éducation.  Ses  opinions  sont 
des  moins  conformistes,  on  le  sait;  elle  a  rejeté  pour 
son  compte  la  vieille  foi;  n'importe,  elle  l'a  dans  le 
sang,  «  cette  monade  religieuse  première,  déposée  dans 
les  âmes  anglaises  par  le  protestantisme,  à  laquelle 
il  fiant  attribuer  la  supériorité  du  roman  anglais  sur  les 
nôtres  '  ».  Nous  retrouverons  le  même  phénomène  chez 
les  auteurs  russes;  détachés  personnellement  du  dogme 
chrétien,  ils  en  gardent  la  forte  trempe,  cloches  du  tem- 
ple qui  sonnent  toujours  les  choses  divines,  alors  même 
qu'on  les  affecte  à  des  usages  profanes.  La  doctrine  mo- 
mentanée de  l'écrivain  n'a  parfois  que  peu  d'effet  sur  son 
œuvre;  ce  qui  compte  le  plus  chez  lui,  ce  qui  manque 
surtout  aux  nôtres,  c'est  la  longue  préparation  incon- 
sciente dans  un  milieu  sain,  c'est  la  qualité  religieuse  du 
cœur.  Quelles  que  soient  les  croyances  auxquelles  s'arrê- 
tera Mary  Evans,  elle  pourra  toujours  s'attribuer  ces 
paroles  de  la  méthodiste  Dinah  Morris,  où  elle  a  con- 
centré l'essence  de  sa  pensée  :  «  Il  me  semble  qu'il  n'y 
a  point  place  dans  mon  âme  pour  des  inquiétudes  sur 
moi-même,  tant  il  a  plu  à  Dieu  de  remplir  abondamment 
mon  cœur  de  compassion  pour  les  souffrances  des  pauvres 
gens  qui  lui  appartiennent.  » 

Ainsi  pensent  et  pourraient  parler  plusieurs  de  ces 
Russes  qui  disputent  maintenant  aux  Anglais  la  primauté 
dans  le  roman  réaliste.  Leur  arrivée  sur  la  grande  scène 

1  MONTÉOOT,  toc.  «t. 


AVANT-PROPOS.  XLIII 

littéraire  a  été  soudaine  et  imprévue.  Jusqu'à  ces  der- 
nières années,  on  remettait  à  quelques  orieutalistes  le 
soin  de  vérifier  les  écritures  de  ces  Sarmates.  On  soup- 
çonnait bien  qu'une  littérature  pouvait  exister  chez  eux, 
comme  en  Perse  ou  en  Arabie;  elle  inspirait  une  con- 
fiance médiocre.  Mérimée  avait  reconnu  le  premier  cette 
contrée  peu  fréquentée,  il  y  avait  signalé  des  écrivains 
de  talent  et  des  œuvres  originales.  Tourguénef  était  venu 
chez  nous  comme  un  missionnaire  du  génie  russe;  il 
prouvait,  par  son  exemple,  la  haute  valeur  artistique  de 
ce  génie;  le  public  d'Occident  demeurait  sceptique.  Nos 
opinions  sur  la  Russie  étaient  déterminées  par  une  de 
ces  formules  faciles  qu'on  affectionne  en  France  et  sous 
lesquelles  on  écrase  un  pays  comme  un  individu  :  «  Na- 
lion  pourrie  avant  d'être  mûre  »,  disions-nous,  et  cela 
répondait  à  tout.  Les  Russes  ne  pouvaient  guère  nous  en 
vouloir  :  on  verra  que  certains,  et  des  plus  considérables, 
ont  porté  contre  eux-mêmes  cette  sentence.  Gardons- 
nous  des  jugements  sommaires.  Sait-on  bien  que  Mira- 
beau s'exprimait  sur  la  monarchie  prussienne  en  termes 
identiques  ?  Il  écrivait  dans  son  Histoire  secrète  :  «  Pour- 
riture avant  maturité,  j'ai  grand'peur  que  ce  ne  soit  la 
devise  de  la  puissance  prussienne.  »  —  La  suite  a  prouvé 
que  cette  peur  était  bien  mal  placée.  De  même 
J.  J.  Rousseau,  parlant  de  la  Russie  dans  le  Contrat  social, 
n'avait  pas  manqué  l'occasion  d'émettre  un  paradoxe  : 
«  L'empire  de  Russie  voudra  subjuguer  l'Europe  et  sera 
subjugué  lui-même.  Les  Tartares,  ses  sujets  ou  ses  voi- 
sins, deviendront  ses  maîtres  et  les  nôtres;  cette  révo- 
lution me  parait  infaillible.  »  —  Ségur,  mieux  informé  par 
son  expérience  personnelle,  disait  avec  plus  de  justesse  : 


XLIV  AVANT-PROPOS. 

«  Les  Russes  sont  encore  ce  qu'on  les  fait;  plus  libres 
unjour,  ils  seront  eux-mêmes.  » 

Ce  jour,  qui  tarde  à  venir  sous  d'autres  rapports,  est 
venu  du  moins  pour  la  littérature,  bien  avant  que  l'Eu- 
rope daignât  s'en  apercevoir.  Vers  1840,  une  école  qui 
s'intitulait  elle-même  Y  école  naturelle,  —  ou  naturaliste, 
le  mot  russe  peut  aussi  bien  se  traduire  des  deux  façons, 
—  a  absorbé  toutes  les  forces  littéraires  du  pays.  Mie  s'est 
vouée  au  roman  et  a  produit  aussitôt  des  œuvres  remar- 
quables. Cette  école  rappelait  celle  d'Angleterre  et  devait 
beaucoup  à  Dickens,  fort  peu  à  Balzac,  dont  la  renom- 
mée n'était  pas  encore  assise  au  dehors;  elle  devançait 
notre  réalisme,  tel  que  Flaubert  allait  le  fixer  plus  tard. 
Quelques-uns  de  ces  Russes  atteignaient  du  premier  coup 
les  conceptions  désolées  et  les  grossièretés  d'expression 
auxquelles  nous  sommes  venus  tout  récemment,  à  force 
de  labeur;  si  c'est  là  un  mérite,  il  importait  de  leur  en 
restituer  la  priorité.  Mais  d'autres  écrivains  dégageaient 
le  réalisme  de  ces  excès,  et,  comme  les  Anglais,  ils  lui 
communiquaient  une  beauté  supérieure,  due  à  la  même 
inspiration  morale  :  la  compassion,  filtrée  de  tout  élé- 
ment impur  et  sublimée  par  l'esprit  évangélique. 

Ils  n'ont  pas  la  solidité  intellectuelle  et  la  force  virile 
des  Anglo-Saxons,  de  cette  race  de  granit  toujours  sûre 
d'elle-même,  qui  se  maîtrise  comme  elle  maîtrise  l'Océan 
L'àme  flottante  des  Russes  dérive  à  travers  toutes  les 
philosophies  et  toutes  les  erreurs;  elle  fait  ses  stations 
dans  le  nihilisme  et  le  pessimisme;  un  lecteur  superficiel 
pourrait  parfois  confondre  Tolstoï  e<  Flaubert.  Mais  ce 
nihilisme  n'est  jamais  accepté  sans  révolte,  cette  âme 
nest  jamais  impénitente,  on  l'entend  gémir  et  chercher  : 


AVANT-PROPOS  XLV 

elle  se  reprend  finalement  et  se  rachète  par  la  charité; 
charité  plus  ou  moins  active  chez  Tourguénef  et  Tolstoï, 
efl  renée  chez  Dostoïevsky  jusqu'à  devenir  une  passion 
douloureuse.  Ils  branlent  au  vent  de  toutes  les  doctrines 
qu'on  leur  apporte  du  dehors,  sceptiques,  fatalistes,  po- 
sitivistes; mais  à  leur  insu,  dans  les  fibres  les  plus  inti- 
mes de  leur  cœur,  ils  demeurent  toujours  ces  chrétiens 
dont  une  voix  éloquente  disait  naguère  :  «  Ils  n'ont  pas 
cessé  de  compatir  à  ce  pleur  universel  dont  les  hommes 
et  les  choses,  tributaires  du  temps,  alimentent  le  flot  in- 
tarissable."—  En  parcourant  leurs  livres  les  plus  étranges, 
on  devine  dans  le  voisinage  un  livre  régulateur  vers  le- 
quel tous  les  autres  gravitent;  c'est  le  vénérable  volume 
qu'on  voit  à  la  place  d'honneur,  dans  la  Bibliothèque 
impériale  de  Pétersbourg,  l'Évangile  d'Ostromir  de  Nov- 
gorod (1056);  au  milieu  des  productions  si  récentes  de 
la  littérature  nationale,  ce  volume  symbolise  leur  source 
et  leur  esprit. 

Après  la  sympathie,  le  trait  distinctif  de  ces  réalistes 
est  l'intelligence  des  dessous,  de  l'entour  de  la  vie.  Ils 
serrent  l'étude  du  réel  de  plus  près  qu'on  ne  l'a  jamais 
fait,  ils  y  paraissent  confinés;  et  néanmoins,  ils  méditent 
sur  l'invisible;  par  delà  les  choses  connues  qu'ils  décri- 
vent exactement,  ils  accordent  une  secrète  attention  aux 
choses  inconnues  qu'ils  soupçonnent.  Leurs  personnages 
sont  inquiets  du  mystère  universel,  et,  si  fort  engagés 
qu'on  les  croie  dans  le  drame  du  moment,  ils  prêtent 
une  oreille  au  murmure  des  idées  abstraites;  elles  peu- 
pler.! l'atmosphère  profonde  où  respirent  les  créai  tires 
de  Tourguénef,  de  Tolstoï,  de  Dostoïevsky.  Les  régions 
que  fréquentent  de  préférence  ces  écrivains  ressemblée t 


XLVI  AVANT-PROPOS. 

aux  terres  des  côtes;  on  y  jouit  des  collines,  des  arbres 
et  des  fleurs,  mais  tous  les  points  de  vue  sont  commandés 
par  l'horizon  mouvant  de  la  mer,  qui  ajoute  aux  grâces 
du  paysage  le  sentiment  de  l'illimité  du  monde,  le  témoi- 
gnage toujours  présent  de  l'infini. 

Comme  leur  inspiration,  leur  pratique  littéraire  les 
rapproche  des  Anglais;  ils  font  acheter  l'intérêt  et  l'émo- 
tion au  même  prix  de  patience.  En  entrant  dans  leurs 
œuvres,  nous  sommes  désorientés  par  l'absence  de  com- 
position et  d'action  apparente,  lassés  par  l'effort  d'at- 
tention et  de  mémoire  qu'ils  nous  demandent.  Ces  esprits 
paresseux  et  réfléchis  s'attardent  à  chaque  pas,  revien- 
nent sur  leur  route,  suscitent  des  visions  précises  dans 
le  détail,  confuses  dans  l'ensemble,  aux  contours  mal 
arrêtés;  ils  font  trop  large  et  tirent  les  choses  de  trop 
loin  pour  les  habitudes  de  notre  goût  :  le  rapport  des 
mots  russes  aux  nôtres  est  celui  du  mètre  au  pied.  Mal- 
gré tout,  nous  sommes  séduits  par  ces  qualités  qui  pa- 
raissent s'exclure,  la  plus  naïve  simplicité  et  la  subtilité 
de  l'analyse  psychologique;  nous  sommes  émerveillés 
par  une  compréhension  totale  de  l'homme  intérieur  que 
nous  n'avions  jamais  rencontrée,  par  la  perfection  du 
naturel,  par  la  vérité  des  sentiments  et  du  langage  chez 
tous  les  acteurs.  Les  romans  russes  étant  presque  toujours 
écrits  par  des  gens  de  condition,  nous  y  retrouvons, 
pour  la  première  fois,  les  habitudes  et  le  ton  des  meil- 
leures compagnies,  sans  une  seule  fausse  note;  mais,  en 
quittant  la  Cour,  ces  observateurs  impeccables  font  par- 
ler un  paysan  avec  la  même  propriété,  sans  travestir  un 
instant  son  humble  pensée.  Par  les  seules  vertus  du  na- 
turel et  de  1  émotion,  le  réaliste  Tolstoï  arrive,  comme 


AVANT-PROPOS.  XLVH 

George  Eliot,  à  faire  des  histoires  les  plus  banales  une 
épopée  tranquille,  saisissante  pourtant;  il  nous  contraint 
de  saluer  en  lui  le  plus  grand  évocateur  de  la  vie  qui  ait 
peut-être  paru  depuis  Gœthe. 

Je  ne  veux  point  développer  une  analyse  à  laquelle 
j'aurai  souvent  occasion  de  revenir  dans  ce  volume,  à 
propos  de  chaque  écrivain  en  particulier.  En  la  résumant 
ici,  mon  unique  dessein  était  de  monlrer  les  liens  qui 
rattachent  le  réalisme  russe  au  réalisme  anglais,  et  ce 
par  quoi  ils  diffèrent  tous  deux  du  nôtre;  de  faire  enten- 
dre comment  cette  forme  d'art,  parfois  injustement  dé- 
criée, a  pu  produire  ailleurs  des  chefs-d'œuvre,  dès  qu'on 
la  ramenait  à  ses  véritables  sources  de  force,  un  peu  de 
lumière  et  de  chaleur.  Car  la  littérature  opère  comme 
tous  les  foyers,  en  vertu  de  la  loi  souveraine  qui  régit  le 
monde  physique  et  moral;  elle  change  en  force  tout  ce 
quelle  reçoit  de  lumière  et  de  chaleur,  elle  donne  l'une 
dans  la  mesure  où  elle  possède  les  deux  autres.  Là  où 
nous  avons  échoué,  les  Anglais  et  les  Russes  ont  réussi, 
parce  qu'ils  appliquaient  tout  entier  le  précepte  de  créa- 
tion ;  ils  prenaient  l'homme  dans  le  limon,  mais  ils  lui 
inspiraient  le  souffle  de  vie  et  ils  formaient  «  des  âmes 
vivantes  ». 

Aussi  leur  littérature  a  fait  fortune,  elle  pénètre  insen- 
siblement le  public  européen.  Elle  répond  à  toutes  les 
exigences,  parce  qu'elle  satisfait  parle  fond  les  besoins 
permanents  de  l'âme  humaine,  par  la  forme  le  goût  de 
réalisme  particulier  à  notre  époque,  tel  qu'il  est  déter- 
miné par  la  pente  universelle  des  esprits  dont  je  parlais 
en  commençant. 

Ceci  nous  amène  è  de  triste?  et  nécessaires  réflexions. 


XLVII1  AVANT-PROPOS. 

Grâce  à  la  fréquence  et  à  la  rapidité  des  échanges  de 
toute  sorte,  grâce  à  la  solidarité  croissante  qui  unifie 
le  monde,  il  se  crée  de  nos  jours,  au-dessus  des  préfé- 
rences de  coterie  et  de  nationalilé,  un  esprit  européen, 
un  fonds  de  culture,  d'idées  et  d'inclinations  communes 
à  toutes  les  sociétés  intelligentes  ;  comme  l'habit  partout 
uniforme,  on  retrouve  cet  esprit  assez  semblable  et  do- 
cile aux  mêmes  influences,  à  Londres,  à  Pétersbourg,  à 
Rome  ou  à  Berlin.  On  le  retrouve  même  beaucoup  plus 
loin,  sur  le  paquebot  qui  sillonne  le  Pacifique,  dans  la 
prairie  qu'un  émigrant  défriche,  dans  le  comptoir  qu'un 
négociant  installe  aux  antipodes. 

Cet  esprit  nous  échappe;  les  philosophies  et  les  litté- 
ratures de  nos  rivaux  font  lentement  sa  conquête.  Cet 
esprit  n'est  plus  le  nôtre;  nous  ne  le  communiquons 
pas,  nous  le  suivons  à  la  remorque,  avec  succès  parfois; 
mais  suivre  n'est  plus  guider.  Je  n'ignore  pas  que 
notre  énorme  production  romanesque  peut  encore  se 
targuer  de  triompher  sur  les  grands  marchés  de  li- 
brairie ;  on  l'achète  par  habitude  et  par  mode,  on  s'en 
amuse  un  instant;  mais,  sauf  de  rares  exceptions,  le  livre 
qui  agit  et  nourrit,  celui  qu'où  prend  avec  sérieux,  qu'on 
lit  dans  la  famille  assemblée  et  qui  façonne  à  la  longue 
les  intelligences,  ce  livre  ne  vient  plus  de  Paris.  Je  note 
ici,  le  cœur  chagrin  et  désirant  me  tromper,  l'observa- 
tion qui  résume  pour  moi  un  long  commerce  avec  l'étran- 
ger: les  idées  générales  qui  transforment  l'Europe  ne 
sortent  plus  de  l'âme  française.  Aussi  malheureuse  que 
notre  politique,  dessaisie  de  l'empire  matériel  du  monde, 
notre  littérature  laisse  perdre  par  ses  fautes  l'empire 
intellectuel  qui  était  notre  patrimoine  incontesté. 


AVANT-PROPOS  ÏL1X 


I? 


On  voudra  bien  croire  qu'en  établissant  ces  parallèles, 
je  ne  cherche  pas  le  plaisir  impie  de  diminuer  mon  pays. 
Si  je  croyais  irrémédiable  cette  déchéance  momentanée, 
je  me  tairais.  Je  parle  librement,  parce  qu'aujourd'hui 
plus  que  jamais,  je  suis  persuadé  du  contraire.  Après  le 
grand  malheur,  on  s'est  imaginé  que  l'esprit  national 
allait  changer  tout  d'un  coup  et  que  la  littérature  porte- 
rait témoignage  de  ce  changement.  C'était  bien  mal  con- 
naître l'histoire  et  la  nature,  qui  agissent  lentement. 
Qu'on  se  reporte  à  la  «  Muse  »  des  années  qui  suivirent 
les  secousses  terribles  de  la  H  évolution;  elle  continuait 
de  languir,  semblable  de  tout  point  à  ce  qu'elle  était  la 
veille  du  drame.  Pour  elle,  le  monde  n'avait  pas  bougé 
Chateaubriand  n'entre  en  scène  que  six  ans  après  la  Ter- 
reur, et  il  demeure  une  exception  unique;  le  puissant 
mouvement  littéraire  qui  permet  de  mesurer  les  boule- 
versements de  l'intelligence  française  ne  se  déclare  que 
vingt  ans  plus  tard.  C'est  que  les  catastrophes  n'instrui- 
sent et  ne  modifient  guère  leurs  témoins  déjà  mûrs;  ils 
se  retrouvent  le  lendemain  avec  leurs  habitudes  d'esprit, 
leurs  préjugés  et  leur  routine.  Elles  opèrent  d'une  façon 
inexplicable  sur  les  imaginations  encore  tendres,  sur  les 
enfants,  qui  les  grossissent  en  ouvrant  devant  elles  ces 
beaux  yeux  étonnés  où  tout  spectacle  s'agrandit.  Ces 
petits  deviennent  hommes,  et  l'on  reconnaît  en  eux  les 
enfants  de  la  tempête. 


L  AVANT-PROPOS 

lien  aura  été  ainsi  pour  notre  époque.  Depuis  quinze 
ans,  on  s'est  retourné  sur  le  vieux  lit  où  la  blessure  nous 
avait  surpris;  on  a  vécu  sur  des  formules  usées,  la  litté- 
rature n'a  pas  varié  ses  recettes.  A  l'interroger,  on  pour- 
rait croire  que  personne  ne  demande  des  aliments  plus 
sains.  Ce  serait  une  erreur.  Ceux-là  le  savent  qui  regar- 
dent du  côté  de  la  jeunesse.  Il  ne  faut  pas  la  juger  sur 
quelques  fantaisies  bruyantes  et  bizarres.  Un  esprit 
d'inquiétude  travaille  cette  jeunesse  lettrée,  elle  cherche 
dans  le  monde  des  idées  un  point  d'appui  nouveau.  Elle 
montre  une  répugnance  égale  pour  tout  ce  qu'on  lui 
sert.  Les  derniers  soupirs  de  l'art  idéaliste  ne  la  tou  - 
chent  guère;  inattentive  à  ce  doux  bruit  d'une  chose  qui 
meurt,  elle  se  refuse  aux  conventions  élégantes  et  aux 
fictions  légères  qui  charmèrent  encore  notre  génération. 
Mais  elle  n'est  pas  moins  rebellée  la  littérature  matéria- 
liste, au  ras  de  terre.  Ni  musc  ni  fumier,  de  l'air,  telle 
semble  être  sa  devise.  Sa  générosité  native  est  rebutée 
par  le  détachement  égoïste  et  l'intolérable  sécheresse  du 
seul  réalisme  qu'on  lui  propose.  Les  négations  brutales 
du  positivisme  ne  la  satisfont  plus.  Lui  parle-t-on  de  la 
nécessité  d'une  rénovation  religieuse  dans  les  lettres, 
elle  écoute  avec  curiosité,  sans  prévention  et  sans  haine, 
car,  à  défaut  de  foi,  elle  a  au  plus  haut  degré  le  sens  du 
mystère,  c'est  là  son  trait  distinctif.  On  lui  reproche  son 
pessimisme,  et  on  ne  lui  offre  rien  pour  la  guérir  de  ce 
mal;  ces  pessimistes,  ce  sont  des  âmes  qui  rôdent  autour 
d'une  vérité. 

Leur  cas  n'est  pas  nouveau,  et  pour  deviner  ce  qu'il 
présage,  on  ne  saurait  trop  relire  le  livre  qui  éclaire  le 
mieux   tout  le  début  de  notre  siècle,  ces  admirables 


AVANT-PROPOS.  LI 

Mémoires  de  Ségur.  Vous  rappelez-vous  comment  le 
jeune  homme  dépeint  son  découragement  et  celui  de  ses 
contemporains,  vers  1796?  —  «  Toute  croyance  était 
ébranlée,  toute  direction  effacée  ou  devenue  incertaine; 
et  plus  les  âmes  neuves  étaient  pensives  et  ardenies, 
plus  elles  erraient  et  se  fatiguaient  sans  soutien  dans  ce 
vague  infini,  désert  sans  limites,  où  rien  ne  contenait 
leurs  écarts,  où  beaucoup  s'affaissant  enfiD,  et  retom- 
bant désenchantées  sur  elles-mêmes,  n'apercevaient  de 
certain,  au  travers  de  la  poussière  de  tant  de  débris,  que 
la  mort  pour  borne  !...  Je  ne  vis  plus  qu'elle  en  tout  et 
partout...  Ainsi  mon  âme  s'usait,  prête  à  emporter  tout 
le  reste  ;  je  languissais...  »  —  Le  pessimisme  contempo- 
rain parlerait- il  autrement?  On  sait  comment  le  futur 
général  secoua  le  sien,  un  jour  de  brumaire,  à  la  grille 
du  pont  Tournant,  pour  fournir  une  vaillante  carrière 
de  soldat  et  d'écrivain.  Le  nôtre  est  tout  aussi  guéris- 
sable, à  la  merci  de  l'homme  ou  de  l'idée  qui  soulève- 
ront ces  jeunes  gens.  On  se  laisse  volontiers  abattre  par 
ce  mot  fatidique  :  une  fin  de  siècle.  C'est  un  leurre.  Le 
siècle  commence  toujours  pour  ceux  qui  ont  vingt  ans. 
Nous  avons  divisé  le  temps  en  périodes  artificielles,  nous 
les  comparons  au  décours  d'une  existence  humaine; 
la  force  créatrice  de  la  nature  se  soucie  peu  de  nos  cal- 
culs ;  elle  pousse  sans  relâche  des  générations  dans  le 
monde,  elle  leur  confie  un  nouveau  trésor  de  vie,  sans 
regarder  l'heure  à  notre  cadran. 

On  taxera  peut-être  ces  pronostics  d'illusions,  et  l'on 
se  demandera  ce  qu'ils  ont  à  faire  avec  la  littérature 
russe.  Un  des  symptômes  qui  m  ont  le  plus  frappé, 
c'est  la  passion  avec  laquelle  la  jeunesse  s'est  jetée  sur 


LH  AVANT-PROPOS. 

le  fruit  nouveau.  Pouchkine  appelle  quelque  part  les 
traducteurs  «  les  chevaux  de  renfort  de  la  civilisation  ». 
On  ne  pouvait  mieux  peindre  la  dureté  et  l'utilité  de 
leur  office.  Ceux  qui  ont  tenté  les  premiers  d'initier  le 
public  français  aux  livres  de  la  Russie  ne  prévoyaient 
guère  toute  la  suite  de  leur  entreprise.  Ils  s'étaient  dit 
que  la  France  ne  doit  jamais  rester  en  arrière  d'une 
idée,  et  qu'il  ne  fallait  pas  laisser  le  monopole  d'une 
étude  nouvelle  à  l'Allemagne,  où  MM.  Reinholdt,  Zabel 
et  Brandes  poursuivent  depuis  quelques  années  des 
travaux  considérables  sur  les  littératures  slaves.  Ils  ne 
pensaient  qu'à  éveiller  l'émulation  et  la  curiosité  dans 
les  cercles  de  lettrés.  Ils  ont  été  surpris  les  premiers  par 
le  succès  inattendu  de  ces  romans,  si  différents  des  nô- 
tres et  d'un  abord  si  difficile.  Pour  ma  part,  je  n'espé- 
rais point  voir  notre  goût  partagé,  et  quand  le  public 
a  manifesté  le  sien,  j'ai  compris  que,  sous  l'immobilité 
apparente  de  ces  quinze  années,  il  s'était  fait  dans  l'es- 
prit national  beaucoup  de  changements  et  d'ouvertures. 
Pour  expliquer  la  fortune  des  Russes,  on  a  parlé  de 
mode  et  d'engouement.  Ah!  que  voilà  un  regard  super- 
ficiel !  Je  veux  bien  qu'il  y  ait  un  peu  de  mode,  —  c'est 
la  plante  parasite  attachée  à  tout  arbre  qui  pousse,  —  et 
de  l'engouement  dans  quelques  salons.  Mais  le  roman 
russe  a  trouvé  son  vrai  public  dans  la  jeunesse  studieuse 
de  toute  condition.  Ce  qui  l'a  séduite,  ce  n'est  point  la 
couleur  locale  et  le  ragoût  d'étrangeté  ;  c'est  l'esprit  de 
vie  qui  anime  ces  livres,  l'accent  de  sincérité  et  de  sym- 
pathie. La  jeunesse  y  a  trouvé  l'aliment  spirituel  que 
notre  littérature  d'imagination  ne  lui  donne  plus,  et 
comme  elle  avait  bien  faim,  elle  y  a  mordu  avec  ravi*- 


AVANT-PROPOS.  LUI 

sèment.  Je  ne  parle  point  au  hasard;  combien  de  lettres 
de  jeunes  gens,  d'amis  connus  ou  inconnus,  je  pourrais 
citer  comme  pièces  justificatives  ! 

Il  est  probable  qu'une  faveur  si  marquée  aura  deux 
légers  inconvénients.  Nous  verrons  traduire  san<  discer- 
nement tout  ce  qui  vient  de  Russie,  —  on  a  déjà  com- 
mencé, —  et  dans  le  tas  d'assez  pauvres  ouvrages ,  nous 
en  serons  quitte  pour  ne  pas  les  lire.  D'autre  part,  on 
m'assure  que  de  jeunes  «  décadents  »,  touchés  surtout 
par  les  bizarreries  qui  déparent  le  talent  de  Dostoïevsky, 
prennent  modèle  sur  ses  exagérations  pour  renforcer 
leur  littérature  chimérique.  Cela  devait  arriver,  il  faut 
leur  laisser  jeter  cette  gourme.  Ces  réserves  faites,  j'ai 
la  conviction  que  l'influence  des  grands  écrivains  russes 
sera  salutaire  pour  notre  art  épuisé;  elle  l'aidera  à  re- 
prendre du  vol,  à  mieux  observer  le  réel,  tout  en  regar- 
dant plus  loin,  et  surtout  à  retrouver  de  l'émotion.  On 
en  voit  déjà  percer  quelque  chose  dans  certaines  œuvres 
romanesques  d'une  valeur  morale  toute  nouvelle.  J'ai 
peine  à  comprendre  ceux  qui  s'effrayent  de  ces  em- 
prunts faits  au  dehors  et  semblent  craindre  pour  l'in- 
tégrité du  génie  français.  Ils  oublient  donc  foute  notre 
histoire  littéraire?  Comme  tout  ce  qui  existe,  la  littéra- 
ture est  un  organisme  qui  vit  de  nul  rition  ;  elle  doit  s'as- 
similer sans  cesse  des  éléments  étrangers  pour  les  trans- 
former en  sa  propre  substance.  Si  l'estomac  est  bon, 
l'assimilation  est  sans  danger;  s'il  est  trop  usé,  il  ne  lui 
reste  que  le  choix  de  périr  par  inanition  ou  par  indiges- 
tion. Si  tel  était  notre  cas,  un  brouet  russe  de  plus  ou  de 
moins  ne  changerait  rien  à  notre  arrêt  de  mort. 

Quand  le  grand  «ièrle  commença,  la  littérature  ago- 


UV  AVANT-PROPOS. 

nisait  dans  les  mièvreries  de  l'hôtel  de  Rambouillet; 
Corneille  alla  faire  ses  provisions  en  Espagne,  et  Mo- 
lière fit  de  même  en  Italie.  Nous  avions  alors  une  mer- 
veilleuse santé,  et  nous  vécûmes  deux  cents  ans  sur  notre 
propre  fonds.  D'autres  besoins  naquirent  avec  notre  dix- 
neuvième  siècle,  l'épargne  nationale  se  trouva  derechef 
tarie  ;  on  emprunta  alors  en  Angleterre  et  en  Allemagne, 
et  la  littérature,  remise  à  flot,  eut  le  beau  renouveau  que 
l'on  sait.  Voici  les  temps  de  famine  et  d'anémie  revenus 
pour  elle  :  les  Russes  arrivent  à  point;  si  nous  sommes 
encore  capables  de  digérer,  nous  referons  notre  sang 
à  leurs  dépens.  A  ceux  qui  rougiraient  de  devoir  quelque 
chose  aux  «  barbares  »,  rappelons  que  le  monde  intel- 
lectuel est  une  vaste  société  de  secours  mutuels  et  de 
charité.  Il  y  a  dans  le  Coran  une  bien  belle  sourate  :  «  A 
quoi  reconnaitra-t-on  que  la  fin  du  monde  est  venue? 
demande  le  Prophète.  —  Ce  sera  le  jour  où  une  âme  ne 
pourra  plus  rien  pour  une  autre  âme.  »  —  Fasse  le  ciel 
que  l'âme  russe  puisse  beaucoup  pour  la  nôtre! 

Au  moment  de  l'étudier  dans  sa  littérature,  cette  âme 
de  la  Russie,  j'ai  presque  uniquement  parlé  de  nos  lettres 
françaises,  et  je  ne  m'en  excuse  pas.  Durant  les  années 
passées  là-bas  à  surprendre  la  pensée  étrangère,  à  écou- 
ter cette  langue  vague,  musicale,  souple  vêtement  d'idées 
nouvelles,  je  rêvais  sans  cesse  à  ce  qu'on  en  pouvait  rap- 
porter pour  enrichir  notre  pensée,  notre  vieille  langue 
faite  du  travail  et  des  acquisitions  des  ancêtres.  Ils  ont 
mis  le  monde  $  contribution  pour  parer  leur  reine,  ils 
savaient  que  pour  son  service  tout  est  permis,  qu'on  peut 
rançonner  les  passants,  armer  des  corsaires,  écumer  les 
mers  et  guetter  l'épave. 


AVANT-PROPOS  Vf 

Imitons-les.  Certains  lettrés  prétendent  que  la  pen- 
sée française  n'a  que  faire  de  courir  l'univers,  et  qu  ii 
lui  suffit  de  se  contempler  elle-même  dans  son  miroir 
parisien.  D'autres  disent  que  la  langue  doit  être  désor- 
mais une  voix  impersonnelle,  impassible,  qu'on  la  doit 
travailler  comme  ces  mosaïques  de  pierres  dures  et 
froides  que  les  petits-fils  de  Raphaël  fabriquent  à  Flo- 
rence pour  les  Américains.  Pauvre  langue  !  je  croyais 
que  les  siècles  l'avaient  fondue  au  feu,  coulée  dans  la 
fournaise,  cloche  qui  enverra  au  monde  ses  puissantes 
volées.  Pour  la  faire  plus  résistante  et  plus  superbe, 
comme  ils  jetaient  dans  la  cuve  leurs  rires,  leurs  colères, 
leurs  amours,  leurs  désespoirs,  toute  leur  âme,  ces  rudes 
ouvriers,  Rabelais,  Pascal,  Saint-Simon,  Mirabeau,  Cha- 
teaubriand, Michelet!...  Langue  et  pensée,  chaque  époque 
doit  les  refondre  sans  relâche;  voici  qu'après  des  jours 
mauvais  où  elles  ont  fléchi,  cette  tâche  nous  revient; 
travaillons-les  à  la  façon  de  ce  métal  de  Corinthe,  qui 
sortit  de  la  défaite  et  de  l'incendie  riche  de  tous  les  tré- 
sors du  monde,  de  toutes  les  reliques  de  la  patrie,  riche 
de  ses  ruines  et  de  ses  malheurs,  métal  éclatant  et  sonore, 
bon  pour  forger  des  joyaux  et  des  épées. 


Paris,  mai  188S. 


LE 

ROMAN  RUSSE 


CHAPITRE   PREMIER 

LES  ORIGINES.  —  LE  MOYEN  AGE.  —  LA  PÉRIODE    CLASSIQUE. 

Avant  d'étudier  les  écrivains  contemporains  qui  nous 
révéleront  la  physionomie  actuelle  du  génie  russe,  il  est 
indispensable  d'accorder  un  instant  d'attention  à  leurs 
prédécesseurs.  Un  coup  d'œil  sur  la  longue  enfance  de 
cette  littérature  nous  aidera  peut-être  à  comprendre  la 
direction  qu'elle  a  prise  de  nos  jours.  Dans  notre  enquête 
sommaire  sur  le  passé,  nous  chercherons  surtout  la  pré- 
paration du  présent.  Je  voudrais  montrer  comment  tout 
a  contrarié  cette  pauvre  pensée  et  retardé  sa  maturité. 

On  peut  diviser  la  littérature  russe  en  quatre  âges 
bien  distincts.  Le  premier  ne  finit  qu'au  règne  de  Pierre 
le  Grand;  c'est  le  moyen  âge  de  ce  pays,  époque  d'es- 
sais barbares  et  de  poésie  populaire,  durant  laquelle  le 
fonds  des  traditions  nationales  s'est  accumulé.  La  se- 
conde période  embrasse  le  dernier  siècle,  depuis  le  Ré- 
formateur jusqu'à  Alexandre  I";  c'est  la  plus  stérile, 
malgré  son  faux  air  de  progrès  sur  la  précédente;  elle 
est  caractérisée  par  l'imitation  servile  de  l'Occident.  La 


2  LE    ROMAN    RUSSE. 

troisième,  remplie  par  le  romantisme,  nous  offre  dans  un 
court  espace  de  temps  une  brillante  éclosion  de  poésie; 
l'histoire  générale  des  lettres  tiendra  compte  de  cette  déli- 
cieuse floraison  ;  mais  ce  sont  encore  des  fleurs  de  serre, 
le  produit  dune  culture  importée  du  dehors  ;  elles  ren- 
seignent imparfaitement  sur  les  propriétés  natives  de  la 
terre  russe.  Depuis  quarante  ans,  une  quatrième  époque 
a  commencé  ;  la  Russie  a  donné  enfin  quelque  chose 
d'original  et  de  spontané;  avec  le  roman  réaliste,  le  gé- 
nie national  a  pris  conscience  de  lui-même;  il  se  ratta- 
che dans  le  passé  à  ses  racines  populaires,  il  balbutie 
son  programme  d'avenir. 

Regardons  ce  génie  sortir  des  ténèbres  et  monter  du 
fond  de  l'histoire,  toujours  comprimé  par  la  cruauté  de 
cette  histoire,  déconcerté  par  ses  brusques  volte-face.  Et 
d'abord,  rappelons-nous  les  origines  intellectuelles  et 
les  pérégrinations  morales  de  cette  race;  nous  compati- 
rons mieux  ensuite  à  tout  ce  qu'il  y  a  dans  sa  littérature 
de  triste,  de  confus  et  d'irrésolu 


On  découvre  dans  le  cas  du  peuple  russe  une  peine  his- 
torique; elle  provient  en  partie  d'un  mal  héréditaire,  dû 
aux  premiers  ancêtres,  en  partie  de  maux  contractés  du- 
rant la  suite  de  l'existence.  Le  mal  héréditaire,  gardé 
des  plus  lointaines  origines,  c'est  le  penchant  de  l'esprit 
slave  vers  cette  doctrine  négative  que  nous  appelons 


LE    ROMAN    RUSSE.  3 

aujourd'hui  le  nihilisme  et  qui  s'est  appelée  du  même 
nom  chez  les  pères  hindous,  le  nirvana.  Si  Ion  veut  bien 
connaître  la  Russie,  il  faut  se  remémorer  tout  ce  que 
l'on  a  appris  de  l'Inde  ancienne.  Cette  vue  paraîtra  peut- 
être  un  peu  trop  nouvelle  au  lecteur  français  pour  qu'il 
.accepte ;  elle  est  familière  au  monde  savant  en  Russie, 
où  quelques  philosophes  se  réclament  directement  de  la 
doctrine  du  Bouddha  et  vantent  avec  fierté  la  pureté  de 
leur  sang  aryen.  Il  n'est  pas  rare  d'entendre  un  savant 
de  ce  pays  dire  à  un  étranger  avec  une  certaine  présomp- 
tion: «  Vous  ne  comprendrez  jamais  comme  nous  l'es- 
prit des  vieux  Aryas  ;  vous  n'êtes  que  leurs  neveux  éloi- 
gnés; nous  sommes  leur  lignée  immédiate.  » 

Ceux  qui  parlent  ainsi  ne  manquent  pas  d'arguments 
à  l'appui  de  leur  thèse.  Ils  ont  d'abord  le  type  phy- 
sique, resté  si  pur  dans  les  familles  qui  ne  sont  pas 
mélangées  de  sang  tarlare;  tel  étudiant  de  Moscou,  tel 
paysan  de  certaines  provinces  pourraient  passer  dans 
une  rue  de  Lahore  ou  de  Bénarès,  sans  que  rien  les  dis- 
tinguât, sauf  le  teint,  des  indigènes  de  la  vallée  du 
Gange.  Ils  ont  surtout  des  raisons  philologiques  de  pre- 
mier ordre.  Si  l'on  classe  les  langues  indo-européennes 
d'après  leur  ordre  de  parenté  avec  le  sanscrit,  les  idiomes 
slaves  occuperont  une  place  à  part,  plus  rapprochée  que 
les  autres  de  la  langue  mère,  ou  de  la  langue  sœur.  Les 
jbles  comparatives  dressées  par  les  linguistes  qui  font 
autorité  dans  ces  questions  accusent  un  parallélisme  plus 
étroit  entre  le  vieux  slavon  et  le  sanscrit,  qu'entre  cette 
dernière  langue  et  le  grec  des  plus  anciennes  époques.  Les 
radicaux  se  sont  à  peine  modifiés  dans  les  mots  essen- 
tiels; la  grammaire  obéit  aux  mêmes  lois.  Nommez  à  un 


4  LB    ROMAN    RUSSE. 

paysan  russe  le  Vèda  ,  il  comprendra  sans  plus  d'explica- 
tion; le  verbe  vêdat1  est  un  des  plus  usuels  de  son  parler 
Si  ce  même  homme  vous  demande  du  feu,  il  se  servira 
du  mot  primordial  avec  lequel  ses  ancêtres  adoraient 
cet  élément.  On  pourrait  accumuler  les  exemples  et 
montrer  dans  les  lois  qui  régissent  les  deux  idiomes  des 
preuves  plus  rigoureuses  de  leur  parenté;  mais  ces  induc- 
tions philologiques  sont  moins  décisives  encore  que 
celles  tirées  de  l'étude  de  l'esprit  russe. 

Si  l'on  admet  qu'il  y  a  des  types  intellectuels  particu- 
liers aux  grandes  familles  humaines,  on  reconnaîtra  aisé- 
ment dans  le  type  intellectuel  slave  la  survivance  du  type 
hindou.  J'aurai  occasion  de  revenir  sur  cette  constatation 
à  propos  de  l'état  religieux  et  moral  du  peuple  russe.  Si 
l'on  veut  bien  la  tenir  pour  fondée,  on  comprendra  les 
transformations  historiques  possibles  en  Russie  en  étu- 
diant les  révolutions  de  l'Inde.  Demandez  aux  auteurs 
les  plus  compétents,  à  Burnouf,  à  Max  Miïller,  ce  qu'a 
été  la  révolution  bouddhique;  ils  vous  diront  qu'elle  fut 
une  réaction  sociale,  bien  plus  que  religieuse,  du  senti- 
ment populaire  contre  l'esprit  de  caste,  contre  l'organi- 
sation étroite  et  dure  de  la  société,  telle  que  l'avaient  con- 
stituée les  brahmanes.  Comme  le  christianisme  pour 
l'Occident,  le  bouddhisme  fut  pour  l'extrême  Orient  la 
révélation  de  charité,  de  douceur,  de  liberté  morale  et 
sociale  qui  devait  rendre  la  vie  plus  supportable  à  des 
multitudes  d'êtres  humains,  courbés  sous  le  joug  dune 
théocratie  implacable.  Les  meilleures  doctrines  doivent 
comporter,  pour  réussir,  certaines  exagérations  qui  ré- 

1  lidat,  savoir,  connaître;  feu,  sanscrit  agnî,  russe  ogma,  au  cas 
Oblique. 


LE    ROMAN    RUSSE.  6 

pondent  aux  prédispositions  maladives  des  races;  elles 
doivent  tolérer  certaines  erreurs  qui  séduisent  les  ima- 
ginations faussées  par  de  longues  souffrances.  A  ces 
dernières,  le  christianisme  offrit  l'ascétisme  ;  le  boud- 
dhisme leur  ménagea  les  joies  de  l'anéantissement,  le 
nirvana.  C'est  pour  traduire  ce  mot  que  celui  de  nihilisme 
a  été,  si  je  ne  me  trompe,  inventé  par  Burnouf.  Si  vous 
voulez  une  définition  plus  précise  du  nirvana,  Max  Millier 
vous  dira  que  le  vocable  sanscrit  signifie  proprement: 
«  L'aclion  d'éteindre  une  lumière  en  la  soufflant1.  «Cette 
définition  ne  convient-elle  pas  au  nihilisme  russe?  N'est- 
ce  pas  la  lumière  de  la  civilisation  qu  il  veut  souffler, 
pour  se  replonger  dans  le  néant? 

Sans  doute,  des  causes  nombreuses  et  plus  récentes 
ont  donné  à  l'esprit  national  ce  tour  particulier  de  dé- 
couragement, devenu  dans  les  natures  violentes  la  fureur 
de  détruire  tout  ce  qui  est,  parce  que  tout  ce  qui  est  est 
mauvais.  En  outre,  le  christianisme  a  prêté  une  formule 
nouvelle  à  ce  qu'il  y  avait  de  bon  dans  les  vieux  instincts; 
son  action  a  été  profonde,  elle  suffirait  pour  expliquer 
les  sentiments  de  fraternité  et  d'abnégation  qui  sont 
l'honneur  de  ce  peuple.  Mais  je  ne  puis  m'empêcher  de 
croire  qu'il  faut  remonter  à  des  habitudes  de  pensée 
très-anciennes,  dans  cette  race  immobile,  pour  mieux 
pénétrer  ses  inclinations  et  le  malaise  dont  elle  souffre. 
Voyons  maintenant  par  quelle  série  d'accidents  ces  dis- 
positions premières  ont  été  aggravées  ou  modifiées. 

Je  ne  sache  pas  de  peuple  qui  ait  été  plus  que  le  peu- 
ple russe  bouleversé  dans  ses  destinées.  Il  nous  apparaît 

*  Suait  sur  l'histoire  de*  religions,  p.  381. 


6  LE    ROMAN    RUSSE. 

comme  un  de  ces  fleuves  qui  ont  plusieurs  fois  changé 
de  lit,  sous  l'action  de  brusques  cataclysmes,  comme  un 
de  ces  hommes  maltraités  par  la  vie  qui  ont  fourni  plu- 
sieurs carrières  dissemblables  sans  jamais  arriver  au  but. 
Les  nations  d'Occident  se  sont  développées  dans  des 
conditions  bien  autrement  favorables;  après  l'établisse- 
ment barbare  et  le  recul  de  l'Islam,  elles  ont  eu  une 
douzaine  de  siècles  pour  travailler  sur  elles-mêmes 
dans  une  paix  relative;  les  révolutions  et  les  guerres 
ne  les  ont  jamais  jetées  complètement  hors  de  la 
voie  où  elles  s'étaient  engagées  dès  le  début.  En  Rus- 
sie, au  contraire,  l'histoire  semble  s'être  réservé  un 
champ  d'expériences  radicales  ;  elle  y  procède  par  gran- 
des foulées;  elle  arrête  et  renverse  tous  les  deux  ou 
trois  cents  ans  ce  pauvre  peuple,  au  moment  où  il  s'es- 
saye à  marcher  dans  une  direction  quelconque.  On  a 
le  vertige  à  regarder  les  balancements  désordonnés  de 
ce  grand  corps  sous  le  choc  des  idées  et  des  faits. 

L'anarchie  barbare  et  païenne,  les  luttes  de  tribu  à 
tribu  se  poursuivent  là-bas  deux  ou  trois  siècles  après 
qu'elles  ont  cessé  chez  nous.  Enfin,  le  christianisme  ar- 
rive, mais  de  Byzance,  de  sa  source  la  moins  pure  ;  un 
christianisme  vicié,  énervé  par  l'esprit  caduc  du  Bas- 
Empire  oriental.  Ces  Slaves,  ces  Lithuaniens,  ces  Fin- 
nois doivent  se  faire  Grecs  par  la  religion,  les  lois,  le 
gouvernement;  ces  âmes  commencent  une  histoire: 
pourront-elles  vivre  sur  le  testament  d'âmes  séniles  et 
épuisées,  qui  en  finissaient  une  autre?  C'est  le  germe  de 
vie  pourtant,  le  premier  gage  de  la  fusion  avec  les  peu- 
ples d'Europe,  élus  à  ce  moment  pour  conduire  l'huma- 
nité. Le  germe  aura-t-il  le  temps  de  mûrir?  Deux  cents 


LE    ROMAN    RUSSE.  7 

ans  après  les  baptêmes  de  Kief,  la  Russie  est  submergée 
par  l'invasion  mongole;  c'est  le  reflux  de  l'Asie  qui  re- 
prend sa  proie  et  retire  à  elle  la  jeune  terre  chrétienne, 
gravitant  déjà  vers  l'Europe.  Arrivés  païens,  les  Tar- 
tares  passent  à  l'Islam,  restent  Asiatiques,  et  façonnent 
aux  mœurs  orientales  leurs  sujets  russes.  On  n'a  jamais 
été  impunément  raïa  :  comme  les  Bulgares  ou  les  Armé- 
niens de  la  Turquie  moderne,  les  raïas  de  la  Horde 
d'Or  garderont  longtemps  au  cœur  et  au  cerveau  les 
stigmates  du  joug  tartare. 

Au  quinzième  siècle,  alors  que  luit  déjà  pour  nous 
l'aube  de  la  Renaissance,  les  Russes  commencent  seule- 
ment à  secouer  ce  joug.  Une  suite  d'efforts  généreux 
les  délivre;  l'Asie  recule,  lentement  ;  le  croissant  ne 
disparait  du  Volga  qu'après  1550;  mais  son  esprit  est 
resté,  l'empreinte  orientale  ne  s'effacera  pas  de  sitôt. 
Rendu  à  lui-même,  le  peuple  russe  est  broyé  sous  un 
despotisme  de  fer,  mélange  de  pratiques  mongoles  et 
d'étiquettesbyzantines.  A  peine  émancipé  de  l'oppression 
étrangère,  ce  peuple  est  attaché  à  la  glèbe;  Roris  Go- 
dounof  le  condamne  au  servage,  et  voilà  toutes  ses  con- 
ditions sociales  changées  d'un  trait  de  plume  en  un  jour, 
ce  jour  néfaste  de  la  Saint-Georges  que  le  moujik  maudira 
pendant  près  de  trois  cents  ans.  Au  siècle  suivant,  nou- 
velle invasion,  venue  de  l'Occident  cette  fois;  les  Polo- 
nais détiennent  la  moitié  delà  Russie  et  commandent  à 
Moscou.  On  les  chasse  à  leur  tour;  enfin,  la  nation  pourra 
respirer  et  regarder  devant  elle  .  de  quel  côté?  Vers 
l'Europe  ou  vers  l'Asie?  Ses  traditions  la  feraient  natu- 
rellement dévier  vers  cette  dernière;  on  va  les  forcer 
encore  une  fois    Un  rude  pilote  surgit,  qui  donne  son 


8  LE    ROMAN    RUSSE. 

coup  de  barre  brutal  à  ce  grand  radeau,  flottant  à  l'aven- 
ture, et  le  jette  à  l'Europe  d'un  seul  elfort  de  sa  volonté. 
A  ce  moment,  avec  Pierre  le  Grand,  commence 
la  plus  curieuse  peut-être,  la  plus  anormale  à  coup  sûr 
des  expériences  tentées  par  l'histoire  sur  la  Russie. 
Figurez-vous,  pour  continuer  la  comparaison,  un  bâti- 
ment où  le  capitaine  et  les  officiers  gouverneraient  à 
l'ouest,  tandis  que  le  reste  de  l'équipage  présenterait  les 
voiles  au  vent  qui  porte  à  l'est.  Tel  fut  le  singulier  état 
de  choses  qui  dura  cent  cinquante  ans,  depuis  lavéne- 
ment  de  Pierre  jusqu'à  la  mort  de  l'empereur  Nicolas,  et 
dont  les  mœurs  témoignent  encore.  Ce  furent  d'abord 
le  souverain  et  quelques  hommes  appelés  par  lui  qui  ab- 
jurèrent la  vie  orientale,  se  firent  Européens  par  les 
idées,  la  politique,  la  langue,  le  costume.  Peu  à  peu,  la 
haute  classe  suivit  l'exemple  et  l'impulsion,  durant  toute 
la  fin  du  dernier  siècle;  dans  la  première  moitié  du 
nôtre,  par  la  force  des  choses,  l'influence  européenne 
descendit  plus  bas,  dans  les  sphères  administratives,  les 
écoles,  la  noblesse  de  province;  quelques  parcelles  se  dé- 
tachèrent de  la  masse,  entrainées  par  le  mouvement  as- 
censionnel; mais  les  couches  profondes  de  la  nation 
demeurèrent  rebelles,  immobiles,  orientées  vers  le  soleil 
levant,  comme  les  chevets  de  leurs  églises,  comme  la 
prière  de  leurs  anciens  maîtres  tartares.  Il  y  a  qua- 
rante ans,  les  clartés  de  l'Occident  n'illuminaient  en- 
core que  les  hauts  sommets;  les  larges  vallées  res- 
taient plongées  dans  l'ombre  du  passé,  elles  en  sortent 
à  peine. 

Durant  toute  cette  période,  on  vit  ce  spectacle  uni- 
que:  une  petite  classe  dirigeante,  étrangère  par  les 


LE    ROUAN    RISSE.  9 

mœurs,  les  idées,  par  la  langue  souvent,  au  peuple  im- 
mense qui  vivait  sous  elle;  cette  classe  recevant  tous  ses 
aliments  intellectuels,  moraux  et  politiques  par  impor- 
tation, si  l'on  peut  dire,  tour  à  tour  d'Allemagne,  d  An- 
gleterre, de  France,  mais  toujours  du  dehors;  le  gou- 
vernement de  la  terre  orthodoxe  confié  fréquemment  à 
des  étrangers,  à  des  «  païens  »,  comme  dit  le  paysan 
russe.  Dans  cette  patrie  de  rencontre,  ces  étrangers  ne 
voyaient  qu'une  large  feuille  d'impôt  et  de  recrute- 
ment, destinée  à  leur  fournir  les  instruments  nécessaires 
pour  faire  prévaloir  leurs  combinaisons  diplomatiques 
sur  l'échiquier  européen.  Il  y  eut  des  exceptions,  sans 
doute,  de  courts  essais  de  politique  nationale,  d'appren- 
tissage intérieur  ;  mais  la  règle  fut  l'ignorance  du  pays, 
l'expatriation  intellectuelle  pour  tout  ce  qui  était  du  bon 
ton.  Des  aïeules  survivent  encore,  en  Russie,  qui  brillent 
dans  notre  langue  et  sont  incapables  de  parler  ou  tout 
au  moins  d'écrire  celle  de  leurs  petits-enfants.  Ce  fut 
depuis  Catherine  une  série  de  générations  aimables, 
vivant  de  la  vie  élégante  du  Paris  de  Louis  XV,  de  l'Em- 
pire et  de  la  Restauration,  subissant  nos  souffles  révolu- 
tionnaires, ouvertes  à  nos  aspirations,  façonnées  par  nos 
livres,  grandes  théoriciennes  d'administration  et  d'éco- 
nomie politique  ;  mais  ces  administrateurs  ne  se  deman- 
daient même  pas  comment  pense,  existe  et  peine  un 
moujik  d  Iaroslaf  ou  de  Samara;  ces  économistes  igno- 
raient comment  pousse  le  blé  russe,  et  Pouchkine  affirme 
qu'il  ne  pousse  pas  comme  le  blé  anglais.  A  l'ombre 
de  ces  plantes  exotiques,  le  peuple  abandonné  à  lui- 
même  végétait,  se  développait  suivant  les  lois  obscures 
de  sa  nature  orientale 


10  LE    ROMAN    RUSSE. 

On  devine  le  désarroi  entretenu  dans  l'âme  nationale 
par  une  pareille  scission.  Chez  nous,  des  formations 
historiques  plus  lentes  ont  produit  des  classes  moyennes, 
conductrices  naturelles  des  idées  dirigeantes  entre  le 
sommet  et  la  base  de  la  société.  En  Russie,  ces  classes 
moyennes  manquaient,  elles  manquent  encore;  rien 
ne  pouvait  combler  l'espace  vide,  le  pérélom,  comme  on 
dit  là-bas.  On  a  compris  toute  la  largeur  de  l'abime,  le 
jour  où  les  Russes  éclairés  se  sont  retournés  vers  la  Rus- 
sie. Les  symptômes  de  cette  évolution  se  manifestèrent 
dans  les  dernières  années  du  règne  d'Alexandre  Ier.  La 
fusion  nationale  s'ébaucha,  comme  toujours,  sur  les 
champs  de  bataille  où  l'on  tombait  côte  à  côte  devant 
l'envahisseur.  Mais  les  premières  tentatives  pour  réta- 
blir le  contact  furent  isolées  et  stériles;  chaque  jour, 
des  individus  plus  nombreux  venaient  s'agréger  au 
noyau  civilisé  ;  ce  dernier  grossissait,  le  rapprochement 
ne  se  faisait  pas.  C'est  ce  qui  permet  de  prolonger  la 
période  où  la  Russie  a  vécu  en  partie  double  jusqu'à  la 
mort  de  l'empereur  Nicolas. 

Depuis  lors,  le  besoin  d'une  vie  plus  régulière  fut 
éprouvé  par  tous,  le  sentiment  russe  fit  explosion.  Il  se 
traduisit  d'abord  par  une  révolution  sociale,  l'émancipa- 
tion des  serfs.  Secousse  formidable,  nouveau  change- 
ment de  direction  dans  la  conscience  populaire.  Durant 
le  dernier  quart  de  siècle,  toutes  les  bonnes  volontés 
ont  travaillé  en  commun  pour  constituer  la  patrie  une 
et  solide  :  mais  que  d'obstacles  !  Comment  abolir  le 
passé  et  par  où  se  reprendre  les  uns  aux  autres?  On 
croit  voir  un  de  ces  mondes  qui  cheminent  là-haut,  sol- 
licités par  des  attractions  contraires;  il  se  brise,   un 


LE    ROMAN    RUSSE.  11 

fragment  court  à  l'étoile  lointaine  qui  l'appelle,  tandis 
que  le  gros  de  la  planète  continue  à  graviter  vers  les 
sphères  plus  voisines  ;  malgré  tout,  ces  deux  mor- 
ceaux de  monde  tendent  à  se  réunir;  comment  y  par- 
viendront-ils à  travers  le  vide  des  espaces  et  à  rencontre 
des  forces  acquises?  Ainsi  la  Russie,  faite  de  tant 
d'éléments  dissemblables,  attirée  tour  à  tour  par  des 
pôles  opposés,  jetée  à  maintes  reprises  de  l'Europe  à 
l'Asie,  de  l'Asie  à  l'Europe,  et  en  dernier  lieu  divisée 
contre  elle-même. 

Voilà  ce  que  j'appelais  la  peine  historique,  le  trouble 
et  le  découragement  profond  de  ce  peuple  à  qui  Dieu 
n'a  jamais  dit  clairement  :  «  Va  là  !  » 

Il  faut  ajouter  aux  malechances  de  l'histoire  celles 
de  la  terre  et  du  climat  où  se  déroule  le  drame 
russe.  De  rigoureux,  d'interminables  hivers  accablent 
l'homme,  interrompent  son  travail,  attristent  sa  pen- 
sée. Dans  la  partie  septentrionale,  une  végétation 
indigente  ne  peut  donner  le  vigoureux  exemple  de 
la  nature,  conviant  la  créature  humaine  à  lutter  avec 
elle  d'énergie  et  d'expansion.  N'est-il  pas  vrai  qu'à  la 
longue  l'esprit  se  modèle  sur  le  relief  des  lieux  où 
il  vit?  S'il  en  est  ainsi,  comme  je  le  crois,  les  con- 
trées aux  horizons  tranchés,  aux  formes  accusées,  for- 
tement différenciées,  doivent  aider  au  développement 
de  l'individualité,  à  la  netteté  des  conceptions,  à  la  per- 
sévérance des  efforts.  Rien  de  pareil  sur  la  terre  russe, 
du  moins  dans  la  région  centrale  où  la  race  dominante 
s'est  formée  ;  un  reste  humide  du  chaos,  où  le  Créateur 
oublia  de  faire  l'opération  première,  la  séparation  des 
eaux;  pas  de  pierres,  pas  de  muscles  dans  ce  corps 


12  LE    ROMAN    RUSSE 

flasque;  l'alternative  monotone  dont  parle  Tacite,  aut 
silvis  horrida,  aut  paludibus  fœda ;  une  plaine  qui  court 
durant  des  milliers  de  verstes,  semblable  à  elle-même, 
sans  horizons  distincts,  sans  contours  arrêtés,  avec  des 
mirages  de  neige,  de  marais  ou  de  sable.  Nulle  part  la 
montagne  qui  dit  à  l'homme  :  «  Arrête-toi  ici  ou  lutte 
pour  me  gravir.  »  Partout  l'infini  qui  trouble  et  attire 
sans  but.  Tolstoï  l'a  bien  dépeint,  «  ce  lointain  sans  bor- 
nes qui  appelle  à  lui  ». 

Pays  d'âmes  vagues  comme  les  âmes  des  gens  de 
mer,  concentrées,  longuement  résignées,  avec  des  vio- 
lences soudaines  de  désir;  terre  faite  pour  les  tentes 
plus  que  pour  les  maisons,  où  les  idées  sont  nomades 
ainsi  que  les  hommes.  Comme  les  vents  qui  portent 
le  froid  sans  obstacles  de  la  mer  Blanche  à  la  mer 
Noire,  les  invasions,  les  misères,  les  tristesses,  les  servi- 
tudes roulent  rapides  et  invincibles  sur  ces  étendues 
vides.  On  y  va  devant  soi,  au  hasard.  C'est  le  sol  propice 
pour  nourrir  les  aspirations  confuses  au  néant  que  le 
cœur  russe  tient  de  ses  origines  ;  ce  n'est  pas  celui  qui 
convient  aux  robustes  productions  de  l'esprit,  à  la  crois- 
sance des  lettres  et  des  arts.  Néanmoins,  sous  le  ciel 
trop  rude  et  parmi  tant  de  traverses,  nous  allons  voir 
lever  la  semence  obstinée;  elle  est  si  nécessaire  à 
l'homme  qu'il  semble  avoir  apporté,  on  ne  sait  d'où, 
un  printemps  éternel  pour  la  sauvegarder  dans  tous  les 
climats. 


LE    ROMAN    RUSSE.  13 


Le  moyen  âge,  —  et  l'on  peut  appeler  de  ce  nom,  en 
Russie,  la  période  qui  dure  jusqu'à  Pierre  le  Grand,  — 
a  déposé  son  esprit  dans  un  double  monument:  la  litté- 
rature ecclésiastique,  sermons,  chroniques,  traités  de 
morale  et  d'édification;  la  littérature  populaire,  épopées, 
chansons  de  gestes  et  légendes. 

De  la  première,  il  n'y  a  rien  à  dire  qui  ne  puisse  s'ap- 
pliquer à  l'Occident.  C'est  la  même  veine,  retardée  et 
plus  pauvre.  Comme  dans  toute  la  chrétienté,  l'Église 
demeure  longtemps  l'éducatrice  unique;  hors  de  son 
giron,  tout  est  barbarie;  moine  et  homme  de  lettres 
sont  synonymes.  Au  début,  l'écrivain  n'est  qu'un  ouvrier 
matériel,  un  scribe  chinois;  avec  les  roseaux  de  la  Grèce 
il  copie  laborieusement  les  Évangiles,  la  Bible.  On  res- 
pecte en  lui  le  dépositaire  d'un  secret  de  vie;  un  miracle 
si  difficile  ne  peut  être  accompli  que  par  une  grâce  spé- 
ciale d'en  haut.  Bien  des  générations  de  moines  ont 
passé  avant  que  l'idée  leur  vint,  à  ces  humbles  copistes, 
d'utiliser  leur  art  pour  la  notation  d'impressions  person- 
nelles. Ce  sont  d'abord  des  homélies,  à  l'imitation  des 
Pères  de  Byzance,  puis  des  vies  de  saints,  la  légende  do- 
rée qui  se  fixe  et  s'enrichit  dans  la  Laure  de  Kief,  le 
grand  centre  de  prière  et  de*  travail  du  monde  slave. 
C'est  le  roman  de  ce  temps-là,  le  premier  effort  de 
l'imagination  pour  réaliser  l'idéal  qui  séduit  toutes  les 


M  LE   ROMAN    RUSSE. 

âmes.  Enfin  viennent  les  chroniques,  le  registre  des 
guerres  et  des  misères  qu'on  subit.  Nestor,  le  père  de 
l'histoire  russe,  a  sans  doute  prêté  son  nom  à  une  légion 
d'annalistes;  il  voit  et  raconte  comme  notre  Grégoire  de 
Tours. 

L'invasion  tartare  étouffe  ces  faibles  germes  de  cul- 
ture ;  à  peine  si  l'on  discerne  leur  progrès  du  treizième 
au  quinzième  siècle.  La  traduction  de  la  Bible  en 
slavon  ne  s'achève  qu'en  1498.  En  1518,  Maxime  le  Grec 
arrive  à  Moscou;  c'est  un  moine  de  l'Athos,  qui  a  vécue 
Florence  près  de  Savonarole,  un  ami  d'Aide  Manuce; 
il  apporte  les  premiers  imprimés,  réforme  les  écoles, 
groupe  autour  de  lui  un  cercle  de  gens  curieux  d'ap- 
prendre. Vers  cette  époque  les  «  diacres  civils  »,  em- 
bryon du  tchinovnisme  futur,  commencent  d'aider  les 
clercs  dans  leurs  traductions  du  latin  et  du  grec.  Le 
pope  Sylvestre  écrit  le  Domostroï,  traité  de  morale  cou- 
rante et  d'économie  domestique,  encyclopédie  pratique 
du  seizième  siècle  russe. 

Dans  la  seconde  moitié  de  ce  siècle,  Ivan  le  Terrible 
dote  son  pays  de  l'imprimerie,  il  bâtit  à  Moscou  l'a  Hôtel 
des  Imprimeurs  »,  vénérable  maison  qui  subsiste  encore 
en  partie.  Le  tsar  avait  essayé  d'attirer  d'Allemagne  des 
gens  habiles  dans  l'art  nouveau;  on  les  lui  refusa;  les 
souverains  gardaient  avec  un  soin  jaloux  les  maîtres  du 
grand  arcane,  comme  de  bons  alchimistes  ou  d'adroits 
forgeurs  d'épées.  Un  clerc  de  Moscou,  Ivan  Fédorof, 
fondit  des  caractères  slavonset  se  mit  à  l'œuvre;  il  donna 
en  1564  les  Actes  des  apôtres,  le  plus  ancien  monument  de 
la  typographie  nationale.  Accusé  d'hérésie,  le  premier  des 
imprimeurs  russes  dut  s'enfuir;  sa  vie  misérable  semble  le 


LE    ROMAN    RUSSE.  15 

symbole  prophétique  des  destinées  réservées  à  la  pensée 
dans  son  pays.  Fédorof  erra  chez  les  magnats  de  Lithua- 
nie,  imprima  quelques  livres  dans  leurs  châteaux  ;  ses  pro- 
tecteurs l'arrachèrent  à  ses  presses  pour  l'assujettir  au 
travail  de  la  terre.  —  «  Je  n'avais  pas  affaire  de  semer 
le  grain  du  blé,  mais  de  répandre  dans  le  monde  les 
semences  spirituelles,  de  donner  à  tous  la  nourriture  de 
l'âme  »,  écrit  cet  homme1.  Il  se  réfugia  à  Lemberg  et  y 
mourut  de  misère,  ayant  engagé  ses  caractères  à  un  Juif. 
On  reconnaît  sa  tombe,  dans  le  cimetière  de  l'église 
Saint-Onuphre,  à  cette  ligne  gravée  par  la  main  pieuse 
de  quelque  disciple  :  «  L'imprimeur  de  Moscou,  qui  im- 
primait des  livres  inconnus  avant  lui...  » 

Au  dix-septième  siècle,  nous  rencontrons  quelques 
essais  de  littérature  séculière  ;  l'heure  n'est  guère  favo- 
rable; c'est  le  «  temps  des  troubles  »,  des  usurpateurs  et 
de  l'invasion  polonaise.  Sous  le  règne  d'Alexis  Michaï- 
lovitch,  avec  la  première  aube  de  la  civilisation  occiden- 
tale qui  point  en  Russie,  la  vie  intellectuelle  se  réveille. 
Le  tsar  fonde  l'académie  Slave-gréco-latine,  il  fait  venir 
des  troupes  de  comédie  et  de  ballet  pour  représenter  les 
mystères  de  Siméon  Polotzky.  Mais  la  théologie  reste 
souveraine  maîtresse  de  l'Hôtel  des  Imprimeurs;  les 
polémiques  engagées  pour  ou  contre  le  schisme,  le 
raskol,  absorbent  l'activité  du  patriarche  Nikon  et  des 
canonistes.  Jusque  sous  Pierre  le  Grand,  les  écrivains 
de  marque  sont  des  théologiens,  Féofane  Procopovitch 
et  Stéfane  Yavorsky;  les  livres  s'intitulent:  «  Le  Règle- 
ment spirituel»,  «  La  Pierre  de  la  Foi  »,  «  Les  Signes  pré- 

1  Appendice  de  V  Apôtre,  imprimé  à  Lemberg,  1573. 


1C  LE    ROMAN    RUSSE 

curseurs  de  l'Antéchrist  ».  La  Russie  suit  fidèlement  les 
évolutions  de  l'esprit  occidental,  mais  avec  un  retard  de 
plusieurs  siècles;  son  développement  au  dix-septième 
offre  beaucoup  d'analogie  avec  le  nôtre  au  quinzième; 
encore  ne  trouverait-on  à  Moscou  ni  un  Froissard  ni  un 
Commines. 

Bien  autrement  riche  est  la  littérature  populaire.  Chez 
aucun  peuple  la  Folk  Lore  n'est  aussi  vivante  et  aussi 
variée  que  chez  les  Slaves.  La  nature  et  l'histoire  leur 
faisaient  une  condition  trop  médiocre,  la  face  réelle  des 
choses  leur  apparaissait  trop  chagrine;  leur  imagination 
se  réfugia  dans  ce  monde  de  secours,  ébauché  au-dessus 
de  l'autre  par  un  jeu  divin  du  Créateur,  pour  que 
l'homme  y  refasse  sa  vie  libre  et  charmante,  sur  le 
modèle  fantastique  de  ce  qui  aurait  pu  être.  Le  critique 
Biélinsky  traduira  le  sentiment  de  sa  race,  le  jour  où  il 
dira  avec  tant  de  justesse  :  «  Notre  patrie  est  un  mirage.» 
Le  poëte  Tutchef  sera  entendu  de  tous,  quand  il  écrira 
ces  vers  mystérieux  : 

Comme  le  globe  terrestre 
Est  enveloppé  par  l'Océan, 
Ainsi  la  vie  terrestre 
Est  entourée  de  songes... 

Le  cycle  des  bylines  embrasse  et  transmute  en  rêves 
toute  la  vie  nationale  :  mythes  de  dieux  déchus  et 
d'hommes  fabuleux,  souvenirs  de  merveilles  qui  pour- 
suivent la  race  humaine  et  qu'elle  se  trausmet  à  travers 
les  âges,  sous  des  vêtements  toujours  changeants;  épo- 
pées des  ancêtres,  chansons  héroïques  ou  tendres,  com- 
plaintes des  chétives  misères,  rhapsodies  où  reviennent 
tous  les  nems  que  le  peuple  a  aimés  ou  hais;  c'est  la 


LB   ROMAN    RUSSB.  17 

musique  de  l'histoire;  depuis  huit  siècles,  plus  peut-être, 
elle  se  chante  chez  les  pêcheurs  des  grands  fleuves,  chez 
les  Cosaques  d'Ukraine.  Voilà  les  eaux  profondes,  les 
eaux  mères  des  perles.  Plus  tard,  quand  la  Russie  en- 
fantera de  vrais  poètes,  ils  n'auront  qu'à  puiser  à  ces 
vieilles  sources  pour  emplir  leur  écrin.  Ils  ne  feront  ja- 
mais aussi  bien.  Ah!  la  pauvre  besogne,  le  travail  du 
lettré  qui  ciselle  péniblement  son  bijou  d'apparat!  H  y 
a  plus  de  magnificence  dans  l'imagination  de  cet  auteur 
anonyme,  le  peuple,  et  dans  son  humble  cœur  plus  de 
poésie,  parce  qu'il  y  a  plus  de  foi,  de  simplicité  et  de 
douleur. 

On  m'a  conté  une  belle  folie  d'Alexis  Tolstoï,  un 
des  derniers  poètes  de  la  pléiade  romantique.  Un 
jour,  il  avait  promis  des  vers  à  la  femme  qu'il  aimait; 
il  ne  trouvait  dans  son  âme  rien  d'assez  triste,  rien 
d'assez  beau;  il  se  souvint  alors  d'un  Kirghiz  rencontré 
durant  un  voyage  par  delà  l'Oural,  dans  la  steppe  d'O- 
renbourg:  un  de  ces  chameliers  qui  tirent  d'un  long 
roseau  leur  vieille  mélopée  d'Asie.  Tolstoï  écrivit  qu'on 
lui  fit  venir  cet  homme  de  l'autre  bout  de  la  Russie  ;  il 
l'envoya  jouer  chez  celle  qui  lui  demandait  un  poème; 
il  savait  que  tout  son  art  n'égalerait  pas  ce  chant,  fait 
par  tant  d'àmes  et  tant  de  siècles. 

Quel  morceau  lyrique  pourrait-on  opposer  à  cette 
explication  du  monde,  dans  le  «  Livre  de  la  Colombe  » 
(quinzième  siècle)? 

«  Le  soleil  est  le  feu  de  la  face  de  Dieu;  les  étoiles 
tombent  de  son  manteau...  La  nuit  est  noire  des  pensées 
du  Seigneur  :  l'aurore  matinale  sort  de  ses  yeux...  » 

Et  les  romanciers  de  la  pitié  sociale  que  nous  allons 

2 


18  LE    ROMAN    RUSSE. 

étudier,  trouveront-ils  des  traits  plus  tendres  et  dIus 
amers  que  ceux  du  vieux  fabliau,  «  l'Ascension  du  Christ  »f 
—  Jésus  va  monter  au  ciel,  il  dit  adieu  aux  pauvres  gens 
qui  l'entourent,  navrés  : 

«  Père,  qui  nous  nourrira?  Qui  nous  protégera  dans 
la  nuit  sombre?  »  Le  Christ  les  console  :  «  Ne  pleurez 
pas,  mes  petits  frères,  je  vous  donnerai  une  moniagne 
d'or,  une  rivière  de  miel,  je  vous  laisserai  des  jardins 
plantés  de  vignes,  des  fruits  et  la  manne  du  ciel...  » 
Mais  l'apôtre  Jean  l'interrompt  :  «  Ne  leur  donne  pas 
la  montagne  d'or,  les  princes  et  les  boyards  la  prendront, 
ils  la  partageront  entre  eux  et  ne  laisseront  pas  appro- 
cher nos  petits  frères.  Si  tu  veux  qu'ils  soient  nourris, 
vêtus  et  abrités,  eux  les  misérables,  laisse-leur  ton  saint 
nom,  afin  qu'ils  aillent  par  le  monde  en  le  glorifiant.  » 

Au-dessus  de  la  poésie  populaire  du  moyen  âge,  un 
monument  se  dresse,  le  plus  ancien  et  le  prototype  de 
tous  les  autres  :  le  DU  de  la  bande  d'Igor.  Cette  épopée 
symbolise  et  célèbre  la  lutte  nationale  contre  les  Polov- 
tzi,  les  hordes  païennes  du  sud-est,  comme  la  chanson  de 
Roland  les  luttes  des  Francs  contre  les  Maures.  Le  chan- 
tre anonyme  d'Igor  est  de  fort  peu  postérieur  à  notre 
Théroulde,  il  peut  lui  disputer  une  part  de  l'héritage 
d'Homère.  De  la  donnée  habituelle  à  tous  les  chants 
épiques,  il  a  tiré  un  poëme  tragique  où  la  nature  entière 
est  associée  aux  gestes  des  héros  russes  :  ce  profond 
sentiment  naturaliste  fait  l'originalité  de  son  œuvre. 
N'y  cherchez  pas  la  piété  chrétienne  des  épopées  occi- 
dentales, la  dévotion  à  la  Vierge  et  aux  saints,  le  ciel 
intimement  mêlé  à  l'action.  L'âme  de  l'aëde  slave  n'est 
chrétienne  que  de  nom;  il  donne  aux  Polovtzi  l'épithète 


LE    ROMAN    RUSSE.  19 

de  païens,  mais  il  est  lui-même  un  païen  baptisé  de  la 
veille.  Les  puissances  auxquelles  il  croit,  ce  sont  les 
forces  élémentaires,  la  vie  obscure  de  l'univers  ;  ses 
invocations  s'adressent  aux  fleuves,  à  la  mer,  aux  ténè- 
bres, aux  vents,  au  soleil  «  trois  fois  saint  ».  L'opposi- 
tion constante  entre  la  lumière  bienfaisante  et  les  mé- 
chantes ténèbres  rappelle  les  hymnes  égyptiens,  avec  leur 
dogme  fondamental,  la  lutte  du  jour  et  de  la  nuit. 

Jamais,  par  des  moyens  plus  simples  et  plus  naïfs,  on 
n'a  produit  une  plus  poignante  impression  d'horreur  fan- 
tastique. Les  animaux  néfastes  suivent  et  guettent  l'ar- 
mée d'Igor;  on  entend  toujours  derrière  le  récit  leur 
chœur  lugubre,  le  croassement  des  corbeaux  flairant  la 
chair  morte,  le  jacassement  des  pies,  le  hurlement  des 
loups.  Dès  le  début,  l'effroi  de  la  steppe  déserte  vous 
saisit,  avec  ses  grands  bruits  d'herbes  agitées,  ses  voiles 
de  brouillards,  ses  inquiétudes  vagues.  Par  moments, 
ces  plantes  s'attendrissent,  ces  arbres  se  penchent  sur 
les  jeunes  héros  frappés  de  mort.  Igor  remercie  le  Don 
de  l'avoir  caché  dans  ses  eaux,  sous  les  roseaux  humides; 
la  légende  des  Roussalki  est  là  en  germe,  avec  cette  péné- 
trante poésie  des  rivières  qui  tiendra  tant  de  place  dans 
l'imagination  slave.  Et  tout  cela  peint  en  quelques  traits 
rapides  et  loris,  relevé  d'images  personnelles  qu'on  n'a 
vues  nulle  part. 

Le  chant  d'Igor  contient  en  puissance  toute  la  poésie 
lyrique  du  dix-neuvième  siècle  russe.  Les  érudits  discu- 
tent son  authenticité,  on  a  attribué  le  manuscrit  trouvé 
en  1795  et  brûlé  en  1812  à  quelque  émule  de  Macpher- 
son,  l'inventeur  d'Ossian  ;  je  me  range  à  l'opinion  de 
Pouchkine ,  dans  son    étude  sur  l'épopée   nationale  : 


20  LE    ROMAN    RUSSE. 

«  Tous  nos  poètes  du  dix-huitième  siècle  n'avaient  pas 
ensemble  assez  de  poésie  pour  comprendre,  à  plus  forte 
raison  pour  imaginer  deux  lignes  du  chant  d'Igor.  » 

Issu  de  cette  origine,  le  cycle  des  bylines  grossit  du- 
rant le  cours  du  moyen  âge;  il  se  prolonge  jusqu'à  nos 
jours  avec  la  végétation  incessante  des  légendes  et  des 
chansons  populaires.  Tout  ce  qui  passe  sur  la  terre  et 
dans  le  ciel  russes  lui  appartient.  Je  n'ai  pas  à  insister 
sur  son  développement;  ce  chapitre  d'histoire  littéraire 
n'a  été  traité  nulle  part  mieux  qu'en  France  et  par  un 
des  nôtres'.  Je  me  borne  à  faire  observer  combien  cette 
poésie  épique  est  représentative  de  la  race,  par  son 
mode  d'accroissement,  par  son  caractère  cosmospolite 
et  œcuménique.  Elle  plonge  ses  racines  dans  l'antiquité 
asiatique,  dans  les  mythes  hindous  et  persans;  plus  tard 
on  reconnaît  sur  plusieurs  des  branches  quelle  jette  la 
marque  d'une  greffe  étrangère.  Les  héros  nationaux, 
Ilia  de  Mourom,  Vladimir,  Ivan  le  Terrible,  Mazeppa, 
coudoient  ceux  de  Byzance,  de  la  Table  ronde  et  des 
Mille  et  une  Nuits,  Alexandre  le  Macédonien,  Salomon, 
le  tsar  Kitovras,  le  sage  Akir,  le  beau  Deugène  du  ro- 
man de  chevalerie  grecque.  Dans  ces  apports  alternés  de 
l'Orient  et  de  l'Occident,  on  retrouve  l'oscillation  per- 
pétuelle de  l'esprit  russe  entre  les  deux  pôles  qui  l'atti- 
rent. Il  se  souvient  et  il  imite  plus  qu'il  ne  crée;  mais 
les  images  étrangères  qu'il  réfléchit  prennent  en  le  tra- 
versant des  contours  plus  larges,  une  teinte  mélancoli- 
que, un  accent  de  plainte  et  de  pitié  fraternelle. 

1  A.  IUMBAUD,  la  Russie  épique. 


LE   ROMAN    RUSSE.  21 


III 


Il  n'en  sera  pas  de  même  dans  la  période  où  nous 
allons  entrer.  Pourtant  Biélinsky  a  dit,  dans  ses  études 
sur  le  dix-huitième  siècle  :  «  Notre  littérature  commence 
en  1739,  à  l'apparition  de  la  première  ode  de  Lomo- 
nosof.  »  C'est  le  :  «  Enfin  Malherbe  vint...  »  de  Des- 
préaux. Ce  jugement  est  fondé,  si  l'on  entend  par  litté- 
rature, au  sens  restreint  du  mot,  la  pratique  profes- 
sionnelle d'un  art  cultivé  pour  lui-même  et  suivant  cer- 
taines règles.  Dans  l'édifice  reconstruit  de  toutes  pièces 
par  le  charpentier  de  Saardam,  l'écrivain  devient  un 
serviteur  de  l'État,  un  mandarin  qui  a  sa  tâche  et  son 
tchine  comme  les  autres,  soldats,  administrateurs,  magis- 
trats; comme  ceux-ci,  il  va  tout  rapprendre  à  l'école  de 
l'Occident.  Toujours  en  retard,  la  Russie  fail  au  dix-hui- 
tième siècle  ce  que  nous  avons  fait  au  seizième.  Elle  crée 
lentement  sa  langue  littéraire;  jusqu'alors  le  vieux 
slavon  d'Église  était  seul  en  usage  dans  les  livres-  on  le 
déroidit,  on  le  sécularise,  on  le  soude  au  langage  popu- 
laire, élevé  à  la  dignité  du  «  style  soutenu  »  ;  dans  cette 
combinaison  des  deux  idiomes,  on  fond  les  termes  étran- 
gers; ils  affluent  de  partout  avec  les  innovations 
empruntées  au  dehors.  Comme  la  langue,  la  pensée  sort 
de  l'Église,  elle  aborde  la  science  et  la  poésie  mondaines, 
définitivement  séparées  des  choses  de  la  foi;  elle  va 
chercher  ses  modèles  dans  l'antiquité  classique  et  chez 


22  LE    ROMAN    RUSSE. 

des  peuples  plus  avancés.  On  le  voit,  c'est  le  travail  de 
Rabelais,  d'Amyot,  de  Ronsard,  poursuivi  avec  infiniment 
moins  d'énergie  et  de  bonheur.  Ce  qui  fut  chez  nous  tra- 
vail national,  résultat  d'une  révolution  intellectuelle 
déjà  mûre  dans  les  esprits,  ne  fut  en  Russie  que  l'effet 
d'une  volonté  unique,  l'œuvre  artificielle  d'un  homme 
qui  sonnait  la  diane  avant  l'heure  à  des  gens  endormis. 
On  ne  crée  pas  une  littérature  comme  une  armée  ou  un 
code,  d'en  haut  et  par  ukase.  Imaginez  la  Renaissance 
décrétée  par  Philippe  le  Bel;  voilà  ce  qu'on  tenta  en 
Russie,  voilà  pourquoi  le  succès  fut  si  chétif. 

Un  autre  trait  de  ressemblance,  commun  à  toutes  ces 
époques  de  rénovation,  c'est  l'union  du  savant  et  du 
lettré  chez  les  ouvriers  de  la  pensée.  Tout  est  à  fonder 
dans  un  champ  encore  étroit;  les  pionniers  qui  s'y  aven- 
turent doivent  tout  savoir,  ils  sont  à  la  fois  physiciens, 
géomètres,  grammairiens,  poètes.  Pierre  a  institué  une 
Académie  des  sciences  à  Pétersbourg;  c'est  à  elle  que 
viennent  ressortir  toutes  les  choses  de  l'esprit.  De  par  la 
volonté  du  fondateur,  les  académiciens  seront  les  ser- 
gents-instructeurs de  son  peuple  pour  toutes  les  disci- 
plines intellectuelles.  On  les  envoie  d'abord  s'instruire 
eux-mêmes  à  l'étranger.  Il  en  est  ainsi  durant  un  siècle; 
ce  haut  professorat  absorbe  et  hiérarchise  les  talents 
pour  un  service  d'utilité  publique. 

Le  plus  mémorable  de  ces  initiateurs  fut  Lomonosof. 
Fils  d'un  pêcheur  de  la  mer  Blanche,  enfant  de  peuple 
et  de  misère,  à  force  de  volonté,  ce  petit  mendiant  de 
savoir  fait  son  intelligence,  puis  sa  situation.  Il  marque 
dans  une  école,  l'État  le  prend;  on  l'adjoint  à  une  de 
ces  bandes  d'étudiants  qu'on  expédie  en  Allemagne,  sauf 


LE   ROMAN    RUSSE.  23 

à  les  y  laisser  vivre  d'aumônes  dans  les  Universités.  Re- 
venu à  Pétersbourg,  il  retrouve  ses  maîtres  allemands 
installés  dans  l'Académie,  qu'ils  tiennent  à  fief;  il  lutte 
contre  eui,  entre  dans  la  place,  et  y  fait  enfin  triompher 
l'élément  russe;  le  premier,  dans  ses  odes,  il  assujettit 
le  vers  à  un  mètre  raisonné;  enfin  il  lègue  à  son  pays  le 
poëme  épique  de  rigueur,  la  Pétriade.  Que  reste-t-il  de 
tout  cela?  Rien  qu'un  nom  justement  vénéré.  Durant  ces 
périodes  de  préparation,  les  hommes  les  mieux  doués 
sont  comme  des  architectes  condamnés  au  travail  ingrat 
des  fondations;  leur  génie  demeure  enfoui  sous  terre; 
pour  être  équitable  envers  eux,  il  faut  se  souvenir  que 
le  monument  élevé  par  de  plus  heureux  porte  tout  entier 
sur  les  travaux  de  ce  génie  sacrifié. 

Il  semblerait  que  le  règne  de  Catherine  II  eût  dû 
ajouter  la  gloire  littéraire  à  toutes  les  autres.  Cette 
femme  extraordinaire  stimula  les  goûts  délicats  dans  la 
petite  élite  dont  elle  était  l'âme;  elle-même  brochait  des 
comédies  pour  son  théâtre  de  l'Ermitage  et  des  traités 
d'éducation  pour  ses  petits-enfants,  tandis  que  son  amie 
la  princesse  Dachkof  présidait  les  séances  de  l'Académie. 
L'Impératrice  eût  voulu  montrer  à  ses  illustres  courti- 
sans du  dehors,  les  philosophes  français,  des  rivaux 
dignes  de  se  mesurer  avec  eux;  elle  ne  put  qu'en  impo- 
ser à  Voltaire  en  lui  vantant  les  pâles  imitateurs  de  ses 
œuvres.  Le  fond  était  trop  pauvre. 

Chéraskof  rime  la  Rossiade,  une  épopée  suivant  les  re- 
cettes classiques.  Soumarokof  fournit  la  Cour  de  tragé- 
dies; ses  contemporains  l'avaient  surnommé  le  Racine 
russe;  ils  auraient  dit  plus  exactement  :  le  Campistron. 
Von  Vizine  mérite  davantage  de  survivre;  on  relit  encore 


24  LE    ROMAN    RUSSE. 

sans  ennui  ses  deux  comédies,  le  Brigadier  et  le  Mineur: 
l'intrigue  est  faible,  le  trait  grossier  et  trop  appuyé  pour 
notre  goût,  mais  il  y  a  de  la  saveur  dans  ce  fruit  vert, 
une  curieuse  satire  des  mœurs  du  temps,  une  verve  âpre 
et  franche,  et,  comme  on  dit  aujourd'hui,  un  tempéra- 
ment». 

Le  nom  de  Derjavine  domine  cette  époque  et  éclipse 
tous  les  autres.  Les  Russes  placent  très-haut  le  «  Chantre 
de  Catherine  »,  le  Pindare  officiel  qui  façonna  leur 
langue  à  la  poésie  lyrique;  je  crois  qu'on  donne  toujours 
cette  appellation  de  courtoisie  aux  productions  des 
Jean-Baptiste  Rousseau  et  des  Lefranc  de  Pompignan. 
Derjavine  ne  fut  ni  pire  ni  meilleur  que  ses  modèles 
français;  il  atteignit  comme  eux  cet  enthousiasme  correct 
qu'on  peut  trouver  en  s'échauffant  à  son  bureau,  à 
l'heure  où  l'on  fait  habituellement  son  ode.  Le  bénéfice 
du  genre,  c'est  qu'il  amène  fréquemment  à  paraphraser  les 
psaumes;  un  habile  ouvrier  donne  l'illusion  de  la  gran- 
deur, quand  il  est  porté  par  cette  poésie  souveraine. 
Derjavine  eut  la  bonne  fortune  de  vivre  très-vieux  et  d'être 
bien  en  cour  sous  plusieurs  règnes;  avènements,  victoi- 
res, anniversaires,  tous  les  sujets  de  dithyrambes  qui  ca- 
ressaient l'orgueil  national  lui  revinrent  de  droit.  C'est 
la  gloire  de  la  vieille  Russie  et  la  grande  mémoire  de 
Catherine  qu'on  respecte  dans  son  œuvre,  plus  que  la 

»  On  a  traduit  récemment  un  petit  volume  de  lettres  écrites 
par  Von  Vizine  de  Montpellier,  durant  un  séjour  qu'il  y  fit  pour 
la  santé  de  sa  femme.  Ces  observations  d'un  étranger  sont  pleines 
de  détails  piquants  sur  notre  vie  provinciale  au  siècle  dernier,  sur 
la  session  des  États  de  Languedoc  à  laquelle  il  assista.  Cette  cor- 
respondance offre  pour  nous  un  intérêt  historique  au  inoins 
aussi  grand  que  celle  de  Karamsine,  datée  de  Paris,  dont  on  nous 
a  également  donné  une  traduction. 


LE   ROMAN    RUSSE.  25 

rhétorique  ampoulée  de  ses  vers.  Pouchkine  ne  s'y 
trompait  pas;  alors  que  sa  génération  s'inclinait  encore 
devant  l'idole,  il  écrivait  à  son  ami  Delvig  :  «  Ce  phéno- 
mène n'a  connu  ni  la  grammaire  ni  l'esprit  de  notre 
langue,  et  voilà  en  quoi  il  est  inférieur  à  Lomonosof... 
Quand  avec  le  temps  on  traduira  Derjavme,  l'Europe 
sera  stupéfaite,  et  par  fierté  nationale,  nous  n'oserons 
pas  dire  tout  ce  que  nous  pensons  de  lui...  Il  faudrait 
conserver  huit  odes  et  quelques  fragments  de  Derja- 
vine,  puis  brûler  le  reste.  ■ 

On  peut  rattacher  à  cette  période  le  fabuliste  Krylof, 
bien  qu'il  ait  vécu  fort  avant  dans  notre  siècle.  Celui-ci 
imita  la  Fontaine,  dans  le  genre  littéraire  où  il  est  le 
plus  difficile  d'être  original.  La  fable  est  une  vieille 
monnaie,  usée  à  force  d'échanges,  refrappée  dans  chaque 
pays,  mais  jamais  refondue.  Krylof  eut  le  talent  de  lui 
donner  une  apparence  vraiment  russe,  une  bonhomie 
rude  et  populaire,  différente  de  la  douce  bonhomie  du 
modèle. 

Citerai-je  encore  d'autres  noms,  célèbres  il  y  a  cent 
ans  ?  Ce  serait  accorder  bien  du  temps  à  des  exercices 
de  collège.  Littérature  artificielle,  qui  se  traine  sur 
des  idées  banales  et  fanées,  à  l'heure  où  le  monde  est 
en  travail  d'idées  nouvelles.  De  leur  communication 
intime  avec  les  écrivains  français  du  dix-huitième  siècle, 
les  disciples  russes  ont  retenu  surtout  les  petits  vers,  la 
tragédie,  la  défroque  mythologique  et  les  grâces  flétries. 
Ils  nous  prennent  la  perruque  et  presque  rien  du  cer- 
veau. On  dirait  que  ces  amis  de  Voltaire,  de  Montesquieu 
et  de  Diderot  n'ont  lu  que  Chompré,  Crébillon  ou  Chau- 
lieu.  Catherine  réservait  la  philosophie  pour  sa  corres- 


26  LE    ROMAN    RUSSE. 

pondance  avec  les  étrangers;  en  Russie,  elle  maintenait 
ses  poêles  domestiques  sur  un  terrain  moins  dangereux. 
A  lire  la  prose  et  les  vers  qu'ils  déclamaient  à  l'Ermi- 
tage, on  croit  entendre  de  beaux  esprits,  réunis  pour  un 
jeu  de  société  qui  les  distrait  de  leurs  véritables  affaires. 
C'est  de  peu  d'intérêt. 

Il  faut  arriver  à  Karamsine  pour  trouver  du  moins  un 
courant  nouveau  dans  l'imitation.  Enthousiaste  de  Jean- 
Jacques,  ce  gentilhomme  rapporte  de  ses  voyages  en 
France  le  condiment  littéraire  à  la  mode,  la  «  sensibi- 
lité. »  Poëte,  critique,  économiste,  romancier,  historien, 
il  prend  le  gouvernement  des  lettres  à  la  fin  du  dix-hui- 
tième siècle  et  au  début  du  nôtre,  durant  les  dernières 
années  de  Catherine  et  les  premières  d'Alexandre.  Il  est 
l'anneau  intermédiaire  entre  les  classiques  et  les  roman- 
tiques, à  la  fois  le  Rousseau  et  le  Chateaubriand  de  son 
pays.  Son  nom  demeure  surtout  attaché  à  la  grande 
Histoire  de  Russie  qui  absorba  la  seconde  moitié  de  sa 
carrière.  Elle  a  vieilli  par  la  forme,  une  narration  ora- 
toire trop  tendue,  et  par  le  fond  :  l'historien  réduit 
arbitrairement  toute  la  vie  nationale  aux  développements 
du  grand-duché  de  Moscovie;  son  patriotisme  l'égaré, 
il  ennoblit  dans  des  tableaux  flatteurs  le  plus  cruel 
despotisme  qui  ait  pesé  sur  un  peuple  chrétien;  les  docu- 
ments mis  au  jour  depuis  l'époque  où  écrivait  Karam- 
sine détruisent  ses  assertions  sur  bien  des  points.  Mais 
cette  histoire  a  le  plus  incontestable  des  mérites,  celui 
d'être  la  première,  la  seule  où  l'on  ait  pu  s'instruire  jus- 
qu'à ces  derniers  vingt  ans,  jusqu'à  ce  que  M.  Soiovief 
eût  publié  sa  laborieuse  compilation.  Encore  est-ce 
affaire  aux  érudits  de  préférer  dans  celle-ci  un  amas 


LE    ROMAN    RUSSE  27 

consciencieux  et  indigeste  de  citations,  amoncelées 
sans  souci  de  l'ordonnance  ni  du  style;  ceux  qui  cher- 
chent dans  l'histoire  un  art  autant  qu'un  enseigne- 
ment peuvent  soutenir  que  jusqu'à  ce  jour  Karamsine 
n'a  pas  rencontré  de  rival. 

Il  ne  dut  point  d'abord  sa  renommée  à  ce  grand  ou- 
vrage ;  elle  lui  vint  de  quelques  petits  romans  du  genre 
sentimental,  d'un  surtout,  La  pauvre  Lise.  C'est  le  cas 
d'Atala,  entraînant  dans  sa  fortune  le  Génie  du  Christia- 
nisme. La  comparaison  est  d'autant  plus  de  mise,  qu'au 
même  moment  et  par  des  causes  semblables,  les  deux 
opuscules  révolutionnaient  de  même  Pétersbourg  et 
Paris.  On  sera  peut-être  curieux  de  savoir  ce  qui  fit 
tant  pleurer  les  grand'mères  des  lecteurs  du  roman 
réaliste.  Voici  la  fable  en  deux  mots.  La  «  tendre  et  sen- 
sible Lise,  une  villageoise  belle  d'âme  et  de  corps  »,  fait 
impression  sur  le  cœur  d'Éraste,  riche  gentilhomme; 
«  ce  cœur  lui  avait  été  donné  bon  par  la  nature,  mais  il 
était  faible  et  inconstant  ».  Au  sein  de  l'idylle  cham- 
pêtre, Éraste  «  se  reporte  par  la  pensée  à  ces  temps  où 
les  humains  erraient  sans  soucis  dans  les  prairies,  se 
baignaient  dans  les  pures  fontaines,  s'embrassaient 
comme  les  colombes  et  reposaient  dans  une  heureuse 
oisiveté  sous  les  roses  et  les  myrtes  ».  Éraste  a  oublié  les 
préjugés  de  sa  caste  »  et  promet  à  Lise  d'être  son  époux; 
mais  il  devance  le  moment  dans  l'une  de  ces  minutes 
«  où  l'ombre  du  soir  nourrit  les  désirs  et  où  aucun  rayon 
n'éclaire  les  erreurs  ».  Trompée,  la  pauvre  Lise  renonce 
à  la  vie,  elle  se  noie  dans  un  étang,  «  sous  les  antiques 
ombrages  naguère  témoins  de  ses  transports  ».  On  ima- 
gine assez  les  développements  du  thème;  ce  qu'on  ne 


28  LE    ROMAN    RUSSE. 

peut  imaginer,  c'est  la  fureur  d'attendrissement  et 
d'admiration  qui  accueillit  cette  historiette.  Comme 
Atala,  la  pauvre  Lise  inspira  tous  les  artistes,  depuis  les 
peintres  jusqu'aux  porcelainiers.  Les  pièces  d'eau 
reçurent  son  nom,  dans  les  parcs  des  gens  sensibles; 
que  de  flaques  d'eau  saumâtre  j'ai  encore  vues,  au  fond 
des  campagnes  russes,  qui  gardaient  ce  baptême  de 
quelque  aïeule!  Sourions,  mais  pas  trop;  demain  peut- 
être  on  retrouvera  des  larmes  pour  des  livres  sem- 
blables; tant  les  modes  littéraires  tournent  dans  un  cercle 
fermé  ! 

Je  prends  encore  quelques  lignes  au  hasard  dans  un 
essai  de  Karamsine  sur  les  sciences  :  «  Les  fleurs  des 
Grâces  embellissent  toutes  les  conditions;  le  laboureur 
instruit  s'assied  après  son  travail  sur  les  tendres  gazons, 
avec  son  aimable  compagne,  et  il  n'envie  pas  la  félicité 
du  plus  luxueux  satrape.  » 

Maintenant,  rapprochez  ce  passage,  dans  une  lettre  de 
l'historien  à  son  frère  :  «  Il  n'y  a  plus  moyen  d'acheter 
un  bon  cuisinier;  on  ne  vend  que  des  ivrognes  et  des 
voleurs  de  la  dernière  catégorie.  » 

Entendez-vous  l'ours  dans  la  bergerie?  Toute  la 
Russie  d'alors  tient  dans  cee  deux  citations,  avec  ses 
moujiks  déguisés  en  villageois  de  Florian,  sa  barbarie 
native  sous  un  vernis  d'élégance  empruntée. 

Cependant,  par  le  travail  successif  de  tous  ces  écri- 
vains secondaires,  la  langue  se  fait.  C'est  là  leur  véri- 
table service,  leur  meilleure  contribution  au  progrès 
intellectuel  du  pays.  Karamsine  s'en  est  acquitté  pour 
la  prose,  commf  Derjavine  pour  le  vers;  en  moins  de 
cent  ans,  l'idiome  littéraire  a  été  créé;  il  n'attend  plus 


LE    ROMAN    RUSSE.  2'J 

que  d'être  manié  par  Pouchkiae  pour  fournir  l'un  des 
plus  puissants  instruments  dont  une  littérature  ait 
jamais  disposé.  —  Est-ce  à  dire  que  rien  dans  cette 
période  n'ait  décelé  les  inclinations  propres  du  génie 
russe,  préparé  ses  évolutions  futures?  J'y  trouve  deux 
symptômes  qui  méritent  notre  attention  :  un  premier 
soubresaut  de  réaction  nationale,  une  violente  poussée 
de  mysticisme. 

Ce  même  Kararasine  joua  un  rôle  politique  bien  diffé- 
rent de  son  rôle  littéraire.  Par  une  contradiction  fré- 
quente chez  ses  compatriotes,  le  lettré  qui  copie  Rous- 
seau est  en  politique  un  Vieux-Russe  intransigeant.  C'est 
avec  des  arguments  tirés  de  Montesquieu  qu'il  combat 
les  velléités  libérales  d'Alexandre.  Opposé  à  l'émanci- 
pation des  serfs,  déjà  agitée  dans  les  conseils  de  l'Empe- 
reur, il  se  fait  le  champion  de  ce  système  qu'on  pourrait 
appeler  le  moscovitisme,  qui  se  nommera  quarante  ans 
plus  tard  le  slavophilisme.  Alors  comme  aujourd'hui,  le 
cri  des  conservateurs,  demandant  qu'on  se  repliât  sur 
le  passé,  partait  de  Moscou,  où  résidait  l'historiographe 
de  l'Empire.  Karamsine  lutte  contre  Spéransky,  le 
ministre  novateur  et  constitutionnel;  au  moment  où 
celui-ci  est  ébranlé,  en  1811,  son  adversaire  adresse  au 
souverain  un  mémoire  fameux,  De  l'Ancienne  et  de  la  Nou- 
velle Russie,  qui  retourne  l'humeur  mobile  d'Alexandre 
et  porte  le  coup  de  grâce  à  Spéransky.  On  devance,  dit 
l'auteur,  les  besoins  de  la  Russie,  «  où  il  n'y  a  peut-être 
pas  actuellement  cent  personnes  sachant  l'orthographe  ». 
Il  faut  revenir  aux  traditions  nationales  et  rompre  avec 
les  idées  importées  d'Occident.  Aucun  Russe  ne  com- 
prendra les  fictions  constitutionnelles,  la  limitation  du 


30  LE    ROMAN    RUSSE. 

pouvoir  autocratique.  L'autocrate  puise  sa  sagesse  en 
lui-même  et  dans  l'amour  de  son  peuple,  conclut  le  mé- 
moire. 

De  nos  jours,  M.  Aksakof  ne  parlera  pas  autrement; 
toutes  les  revendications  futures  de  l'école  moscovite 
sont  contenues  en  germe  dans  l'Ancienne  et  la  Nouvelle 
Russie;  Karamsine  est  l'ancêtre  direct  des  slavophiles, 
du  parti  qui  tiendra  pour  non  avenues  les  réformes  de 
Pierre  le  Grand,  qui  se  proposera  pour  idéal  la  reconsti- 
tution d'une  Russie  autochthone,  en  dehors  du  mouve- 
ment européen.  Comme  ce  programme  politique  devien- 
dra avec  le  temps  un  programme  littéraire,  il  importait 
d'en  marquer  la  première  apparition. 

J'en  dirai  autant  pour  le  mysticisme,  cet  élément 
essentiel  de  l'esprit  russe,  qui  fait  explosion  sous  le  cou- 
vert de  la  franc-maçonnerie.  Durant  le  règne  de  Cathe- 
rine, les  doctrines  des  théosophes,  apportées  de  Suède  et 
d'Allemagne,  s'infiltrent  en  Russie;  avidement  accueillies 
par  le  petit  cercle  de  littérateurs  et  de  gens  du  monde 
que  dirige  Novikof,  ces  idées  troubles  prennent  corps 
dans  l'affiliation  maçonnique.  Les  loges  se  multiplient  à 
Pétersbourg  et  à  Moscou;  Novikof  fonde  la  «  Société 
amicale  »,  un  cénacle  où  passent  la  plupart  des  écrivains 
et  des  hommes  d'État  destinés  à  marquer  sous  Alexandre  ; 
Karamsine  en  était  Ces  jeunes  gens  traduisent  et  répan- 
dent dans  les  écoles  les  ouvrages  de  philosophie  piétiste 
qui  foisonnent  à  ce  moment  en  Europe.  La  Révolution 
française  éclate;  Catherine  s'effraye  des  progrès  de  l'illu- 
minisme,  elle  fait  fermer  les  loges,  saisir  les  livres  sus- 
pects ;  le  mouvement  est  enrayé  en  1792  par  le  procès  et 
la  condamnation  de  Novikof. 


LE    BOMAN    RISSE.  31 

Il  reprend  avec  plus  de  force  sous  le  règne  d'Alexandre, 
encouragé  cet(e  fois  par  le  souverain.  On  sait  quel  attrait 
ressentait  l'ami  de  madame  de  Krudener  pour  tout  ce  qui 
confinait  au  mysticisme;  on  sait  moins  que  cet  engoue- 
ment fut  commun  à  toute  la  Russie  intelligente  de  ce 
temps.  Il  n'y  avait  de  faveur  que  pour  les  sociétés  bi- 
bliques, les  martinistes,  les  rose-croix,  les  swedenbor- 
giens.  Les  plus  vigoureuses  intelligences  cèdent  à  la  con- 
tagion; Spéransky,  le  ministre  réformateur,  l'auteur  du 
Code,  le  Russe  qui  eut  le  plus  de  génie  après  Pierre  le 
Grand,  Spéransky  se  console  dans  son  exil  en  lisant  Saint- 
Martin  et  Swedenborg;  il  écrit  à  Zeier  pour  lui  recom- 
mander «  la  contemplation  mystique  en  fixant  un  point, 
plutôt  le  nombril  '  ».  L'état  d'esprit  des  hautes  classes  est 
fidèlement  dépeint  dans  le  roman  historique  de  Léon 
Tolstoï,  Guerre  et  Paix,  en  la  personne  de  Pierre  Bézou- 
chof.  Voyez  le  chapitre  où  est  racontée  l'initiation  de 
Pierre  à  la  franc-maçonnerie. 

Sans  doute  cet  état  d'esprit  n'est  pas  spécial  au  pays 
qui  nous  occupe  :  toute  l'Europe  de  la  fin  du  dix-hui- 
tième siècle  en  fut  obscurcie,  comme  d'un  brouillard 
avant  l'orage;  mais  il  trouva  son  terrain  d'élection  en 
Russie,  dans  une  société  déjà  détachée  de  l'orthodoxie, 
possédée  du  besoin  de  croire  à  côté,  profondément 
remuée  par  le  grand  effort  de  1812,  ne  sachant  plus  que 
faire  des  forces  secrètes  déchaînées  en  elle.  Chez  un 
Novikof,  un  Spéransky,  le  mysticisme  est  la  profesiation 
confuse  de  l'àme  contre  la  philosophie  négative  des 
encyclopédistes,  contre  l'envahissement  du  rationalisme  : 

•  Lettre  de  1817,  dans  Y  Archive  rutte,  année  1870. 


12  LE   ROMAN   RUSSE. 

nous  retrouverons  chez  nos  contemporains,  un  Tolstoï, 
un  Dostoïevsky,  cette  même  protestai  ion  opposée  de 
nouveau  à  la  dureté  des  sciences  positives.  Sous  ce  rap- 
port comme  sous  bien  d'autres,  le  règne  d'Alexandre  I" 
offrirait  le  sujet  d'une  curieuse  étude,  encore  à  tenter: 
c'est  le  point  de  formation  de  tous  les  grands  courants 
qui  agitent  la  Russie  actuelle,  après  avoir  disparu  et 
cheminé  sous  terre  pendant  la  compression  de  Nicolas. 
Inoffensives  au  début,  les  loges  maçonniques  n'avaient 
été  que  des  laboratoires  d'alchimie  religieuse  ;  insensi- 
blement, elles  s'entr'ouvrirent  à  la  politique,  elles  four- 
nirent après  1815  les  cadres  d'une  société  célèbre,  cal- 
quée sur  le  Tugendbund allemand,  «  l'Alliance  de  la  Bien- 
faisance ».  De  là  sortit  la  conspiration  libérale  des  dé- 
cembristes,  écrasée  en  1825.  La  crainte  de  nos  idées 
révolutionnaires  et  les  cruels  souvenirs  de  1812  déter- 
minèrent un  brusque  changement  dans  l'orientation  de 
la  Russie  ;  un  éloignement  momentané  succéda  à  la  do- 
cilité qu'elle  témoignait  jusqu'alors  aux  influences  fran- 
çaises. L'Allemagne,  l'alliée  avec  qui  l'on  avait  combattu 
pour  la  délivrance  commune,  hérita  de  notre  magistère. 
Ce  revirement  devait  être  d'une  grande  conséquence 
pour  la  littérature.  Pendant  tout  le  dix-huitième  siècle. 
nous  avions  dressé  l'esprit  russe  à  l'imitation  classique  ; 
il  s'en  détourne  en  même  temps  que  de  nous  ;  les  Alle- 
mands vont  l'instruire  au  romantisme. 


CHAPITRE    II 

LF.   ROMANTISME.    —   POUCHKINE  ET   LA   POÉSIR. 


Ce  fut  un  beau  printemps  de  siècle,  en  Russie  et  dans 
toute  l'Europe  :  la  trêve  des  poètes,  une  trêve  de  vingt- 
cinq  ans  après  les  grandes  guerres  politiques,  avant  les 
grandes  luttes  sociales  et  industrielles.  L'homme,  ayant 
démoli  sa  vieille  maison,  se  reposa  un  instant  pour 
chanter  avant  de  la  reconstruire,  comme  fait  l'ouvrier 
qui  interrompt  son  travail.  Durant  ces  années  du  roman- 
tisme, si  courtes  et  si  remplies,  qu'on  peut  circonscrire 
entre  1815  et  1840,  la  Russie  intelligente  sembla  ne  vivre 
que  d'idée,  de  passion  et  d'harmonie.  La  soudaineté  est 
le  caractère  de  toutes  les  éclosions  dans  ce  pays  ;  il  se 
couvrit  de  poètes  comme  ses  prairies  se  parent  de  fleurs, 
en  quelques  jours,  au  premier  rayon  qui  fond  les  nei- 
ges. Un  temps,  les  vers  furent  la  langue  universelle  : 
tout  homme  cultivé  la  parla  naturellement.  De  ces  poètes, 
beaucoup  sont  aimables,  un  seul  est  admirable,  celui  qui 
les  absorbe  tous  dans  son  rayonnement,  qui  a  donné  son 
nom  à  cette  époque,  le  glorieux  Pouchkine. 

Voilà  pourtant  une  grande  injustice  et  un  exemple 
frappant  de  cette  vérité,  qu'en  littérature  la  prioriré  des 


34  LE    ROMAN    BUSSE. 

titres  n'est  rien,  leur  beauté  est  tout.  Joukovsky,  plus 
âgé  de  vingt  ans,  a  précédé  Pouchkine  et  lui  a  longtemps 
survécu  ;  qu'il  soit  le  véritable  initiateur  du  romantisme, 
aucun  critique  ne  le  conteste;  le  premier,  il  apporta 
d'Allemagne  la  doctrine  nouvelle,  et  lui  resta  fidèle 
pendant  un  demi-siècle.  Son  œuvre  est  considérable: 
une  version  d'Homère  où  la  langue  russe,  grâce  à  ses 
affinités  avec  la  langue  grecque,  rend  chaque  nuance  et 
chaque  effet  de  cette  dernière,  aussi  fidèlement  qu'un 
surmoulage  de  cire  molle  ;  des  imitations  nombreuses 
de  Schiller,  de  Gœthe,  d'Uhland;  des  compositions  per- 
sonnelles, élégies  ou  ballades,  poésie  mélancolique  e 
languissante,  toute  colorée  du  bleu  allemand,  qu'on 
dirait  empruntée  au  doux  Novalis.  Joukovsky  prélude 
à  la  plupart  des  thèmes  que  reprendra  Pouchkine,  dans 
le  même  ton,  sur  le  même  instrument  ;  c'est  le  Pérugin 
de  ce  Raphaël  ;  à  l'heure  où  l'élève  est  à  peine  au  col- 
lège, son  maître  écrit  déjà  des  ballades  sur  des  sujets 
russes,  Ludmila  (1808),  Svétlana  (1811);  prenez  dans  ces 
pièces  une  des  bonnes  strophes,  glissez-la  dans  Rousslan 
ou  dans  le  Prisonnier  du  Caucase;  il  faudra  un  œil  bien 
exercé  pour  apercevoir  la  supercherie  ;  néanmoins,  d'un 
consentement  unanime,  les  Russes  vous  diront  que  la 
poésie  nouvelle  date  de  Pouchkine  et  reste  identifiée 
avec  son  nom.  Joukovsky  fut  de  ces  esprits  timides  qui 
naissent  et  demeurent  satellites,  astres  de  reflet,  alors 
même  qu'ils  se  lèvent  les  premiers  ;  si  vive  et  si  pareille 
à  l'aube  que  soit  la  clarté  de  la  lune,  nous  ne  comptons 
le  jour  que  de  l'instant  où  le  soleil  ïa  remplace. 


LK   ROMAN   RUSSE.  35 


Voici  qu'il  se  déclare,  le  prédestiné,  lumineux  et  inso- 
lent de  bonheur.  Il  mène  à  la  victoire  toute  une 
pléiade  d'intelligences,  groupées  autour  de  lui  au  Lycée, 
maintenues  sous  sa  domination  à  l'Arzamas.  Ces  deux 
berceaux  du  romantisme  ont  laissé  un  grand  souvenir 
dans  l'histoire  de  la  Russie;  leur  légende  remplit  les 
travaux  des  critiques  et  des  biographes  que  je  résume 
ici.  Pour  apprécier  l'importance  de  leur  rôle,  il  faut  se 
souvenir  que  dans  ce  vaste  pays  russe,  où  les  multitudes 
humaines  sembleraient  devoir  noyer  les  institutions  et 
les  individus,  le  monde  intellectuel  formait  naguère 
encore  un  tout  petit  pays  ;  le  plus  mince  groupe  influait 
sur  la  direction  générale  ;  une  faible  main  de  femme, 
un  salon  restreint,  un  pamphlet  manuscrit  ont  souvent 
fait  marcher  le  colosse  obéissant  et  aveugle. 

Au  commencement  du  siècle,  l'éducation  de  l'aristo- 
cratie moscovite  était  confiée  aux  Jésuites,  très-soutenus 
par  l'empereur  Paul.  Un  des  premiers  effets  de  la  réac- 
tion nationale  fut  de  retirer  l'enseignement  public  à  ces 
maitres  étrangers  pour  le  remettre  en  des  mains  russes. 
Alexandre  1er  fonda  en  1811  le  Lycée  de  Tsarskoé-Sélo, 
sur  le  modèle  des  lycées  napoléoniens  ;  il  fit  de  l'admis- 
sion dans  cet  établissement  une  faveur  accordée  à  la 
naissance  et  au  mérite.  La  plupart  des  noms  qui  rem- 
plissent la  première  «  promotion  »  du  Lycée,  celle  de 


36  LE    ROMAN    RUSSE. 

1817,  ont  marqué  dans  le  siècle,  et  en  tête  les  deux 
plus  illustres,  Pouchkine,  Gortchakof.  Tsarskoé-Sélo  ue 
fut  point  un  foyer  de  fortes  études.  Les  maîtres  avaient 
été  improvisés  sans  trop  de  choix.  Je  trouve  parmi  eux 
l'inspecteur  des  classes  Piletzky,  illuminé,  martiniste, 
disciple  d'une  prophétesse  alors  fameuse,  la  Tatarinova  ; 
le  professeur  de  littérature,  M.  de  Boudry  •  sous  ce  nom 
se  cachait  le  propre  frère  de  Marat  ;  il  racontait  à  ses 
élèves  comment  l'Ami  du  peuple  avait  été  méchamment 
mis  à  mort  par  Charlotte  Corday,  «  un  second  tfavail- 
lac  ».  On  découvrit  qu'un  des  maitres  d'étude  était  un 
forçat  évadé,  et  qu'il  avait  sur  la  conscience  quatre  ou 
cinq  assassinats. 

Les  lycéens  fusionnaient  avec  les  régiments  de  la 
garde,  cantonnés  comme  eux  dans  la  résidence  im- 
périale; ils  partageaient  les  soupers  et  les  frasques 
des  hussards,  appliquant  de  bonne  heure  aux  sui- 
vantes de  la  Cour  les  leçons  de  Faublas,  leur  classique 
de  chevet.  Cette  éducation  ne  fit  pas  des  savants  ;  mais 
il  souffla  tout  à  coup,  sous  les  mélèzes  du  parc  de  Ca- 
therine, un  vent  de  poésie  qui  réunit  et  attisa  toutes  ces 
flammes  de  jeunesse  mal  dirigées  ;  de  poésie  et  de  pa- 
triotisme. On  interrompait  les  classes  pour  lire  les 
bulletins  de  Borodino,  de  Moscou  et  de  la  Bérésina.  Ces 
enfants  devenaient  hommes  au  lendemain  de  1812,  ils 
avaient  vu  la  superbe  levée  de  poitrines  qui  couvrit  la 
patrie  envahie;  leur  imagination  était  pleine  de  désastres 
et  d'héroïsmes.  Le  nom  de  Napoléon  reviendra  souvent 
dans  les  vers  irrités  de  Pouchkine.  Si  l'on  savait  le  secret 
des  gestations  intellectuelles,  il  faudrait  sans  doute  rap- 
porter à  cette  «  année  terrible  »  de  la  Russie  la  naissance 


LE   ROMAN   RUSSE.  &7 

morale  de  plus  d'un  élu,  parmi  les  poètes,  les  penseurs, 
les  politiques  de  ce  pays. 

Au  sortir  du  Lycée,  cette  élite  ardente,  cimentée  par 
de  solides  amitiés,  se  retrouva  à  l'Arzamas.  On  appelait 
ainsi  uoe  sorte  de  cercle  ou  d'académie  qui  a  été  pour 
le  romantisme  russe  ce  que  le  Cénacle  fut  pour  le  nôtre 
un  peu  plus  tard:  le  centre  d'attaque  et  de  résistance 
contre  les  classiques.  Les  réunions  de  l'Arzamas  devin- 
rent fameuses  à  un  autre  titre;  les  joutes  poétiques  y 
dégénérèrent  vite  en  discussions  politiques;  les  têtes 
les  plus  chaudes  du  groupe,  les  amis  de  Ryléef,  com- 
mencèrent d'y  agiter  les  idées  et  les  projets  qui  abou- 
tirent au  complot  de  décembre  1825.  —  Un  puissant 
courant  littéraire  se  répandit  de  là  sur  la  société  de 
Pétersbourg;  société  légère  et  choisie,  avide  du  plaisir 
sous  toutes  ses  formes,  même  les  plus  délicates,  préparée 
à  toutes  les  témérités  par  les  grands  événements  qu'elle 
venait  de  traverser,  ayant  encore  les  élégances  de 
l'ancien  régime  avec  les  illusions  et  les  enthousiasmes 
du  temps  nouveau. 

Aussitôt  apparu  dans  ce  milieu,  Pouchkine  y  est  ac- 
clamé comme  un  maitre,  reconnu  chef  par  ses  émules, 
Delvig,  Baratinsky,  Yazikof,  par  ses  aines,  Joukovsky, 
Batiouchkof.  A  toutes  les  époques  littéraires,  un  de  ces 
privilégiés  surgit  et  accaparée  lui  seul  le  peu  de  chances 
heureuses  dispensées  à  sa  génération  ;  sur  la  table  de 
jeu  où  tous  tremblent  et  doutent,  c'est  le  joueur  souriant 
et  certain  de  lui-même  qui  asservit  à  touies  ses  audaces 
l'inexplicable  laveur  du  hasard,  fuyante  entre  les  mains 
des  autres,  prisonnière  dans  les  siennes.  En  1817,  il 
arrive  du  Lycée,  déjà  célèbre,  enjant  sublime,  lui  aussi: 


38  LE    ROMAN    RUSSE. 

il  a  juste  l'âge  du  siècle.  Le  vieux  Derjavine,  en  lui  re- 
mettant les  couronnes  scolaires,  le  sacre  son  héritier. 
On  s'arrache  ses  vers  encore  inédits  ;  ils  sortent  sans 
effort  de  cette  âme  d'avril,  toujours  partie  pour  fleurir. 
Pouchkine  les  jette  dédaigneusement  aux  salons;  il  n'a 
pas  besoin  de  ce  luxe  pour  se  faire  bienvenir  d'eux  ;  il 
porte  un  nom  historique,  qui  a  sonné  fièrement  durant 
tout  le  moyen  âge,  au  travers  des  guerres  polonaises  et 
des  tragédies  du  Kremlin.  Il  a  mieux  encore,  le  don  de 
plaire  et  d'éblouir.  Pour  pénétrer  son  génie,  il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue  sa  double  origine;  le  fils  des  vieux 
boyars  avait  pour  aïeul  maternel  un  nègre  abyssin, 
Abraham  Hannibal,  cet  esclave  volé  au  Serai  de  Constan- 
tinople,  jeté  en  Russie  par  un  corsaire,  adopté  par  Pierre 
le  Grand,  qui  le  fit  général  et  le  maria  à  une  dame  de  la 
Cour  l.  Un  caprice  d'atavisme  reproduisait  chez  le  poète 
les  traits  du  général  noir  ;  ils  étonnent  tout  d'abord, 
quand  on  regarde  ses  portraits  ;  remarquez,  dans  cette 
laideur  spirituelle  et  charmante,  les  grosses  lèvres,  les 
dents  blanches,  les  cheveux  crépus.  La  goutte  de  sang 
d'Afrique  tombée  dans  les  neiges  russes  peut  expliquer 
bien  des  contrastes,  la  fougue  et  la  mélancolie  mariées 
dans  cette  nature  extrême. 

La  jeunesse  de  Pouchkine,  c'est  un  poème  comme 
celle  de  Lamartine  et  de  Byron  :  le  rêve  de  tous  les  ado- 
lescents réalisé  par  un  seul,  qui  semble  avoir  volé  foute 
l'aurore  du  siècle.  On  la  retrouve,  racontée,  persiflée, 
pleurée,  dans  Oniéguine  et  dans  les  Élégies.  Ses  journées 
sont  seigneuriales  et  folles  :  jamais  enfant  ne  se  préci- 

*  Joukovsky  était,  lui  aussi,  le  fils  naturel  d  une  esclave  turque. 


LE    ROMAN    RUSSE.  39 

pita  dans  le  monde  d'un  bond  plus  furieux,  ramassant 
toute  la  vie  sur  son  cœur  pour  la  brûler  plus  vite.  Il  dira 
sans  mentir  :  «  J'ai  joui  de  tout  et  pleinement".  «  En 
vain  les  portes  de  fer  de  la  gloire,  si  dures  pour  les 
autres,  lui  cèdent  et  l'invitent  ;  ce  qu'il  veut,  c'est  de  la 
passion;  au  début,  pour  lui  comme  pour  tant  d'autres, 
la  renommée  poétique  n'est  qu'un  moyen  de  conquête 
ou  de  vengeance  au  service  de  la  passion. 

«  Si  je  veux  de  la  gloire,  c'est  pour  que  mon  nom  — 
frappe  à  toute  heure  ton  oreille  ;  afin  que  tu  sois  en- 
tourée —  par  moi  ;  afin  qu'en  rumeurs  éclatantes  — 
tout,  tout  retentisse  de  moi  autour  de  toi;  —  afin  qu'en 
écoutant  dans  le  silence  la  voix  fidèle,  —  tu  te  sou- 
viennes de  mes  dernières  supplications,  —  au  jardin, 
dans  l'ombre  de  nuit,  à  la  minute  des  adieux»,  * 

Tout  lui  réussit,  ses  folies  mêmes  le  gardent.  Frondeuf 
et  libertin  d'idées,  intimement  lié  avec  les  conjurés 
de  décembre,  il  semblait  fatalement  dévoué  à  conspirer 
et  à  sombrer  avec  ses  amis.  Son  bonheur  veut  qu'il 
encoure  à  l'avance  la  colère  impériale;  des  vers  imperti- 
nents et  une  incartade  avec  des  images  de  saints  renou- 
velée d'Alcibiade  lui  valurent  cette  disgrâce.  Il  en  fut 
quitte  pour  un  léger  exil  sur  les  bords  de  la  mer  Noire, 
quelques  saisons  d'aventures  radieuses  au  Caucase,  en 
Crimée,  en  Bessarabie.  Sur  ces  côtes  enchantées,  l'Orient 
se  révèle  à  lui  et  le  transporte;  il  travaille,  il  grandit; 
cet  heureux  exil,  en  l'arrachant  à  l'Arzamas,  lui  épargna 
sans  doute  celui  de  Sibérie.  Il  revient,  guère  plus  sage, 
mais  avec  un  talent  en  pleine  maturité  à  vingt-cinq  ans 

'  Oniégume,  chant  VI. 
•  Désir  Je  gloire,  1825 


Ri  LE   ROMAN   RUSSE. 

Durant  ces  courtes  années,  les  chefs-d'œuvre  se  pressent 
sous  sa  plume,  les  grands  projets  bouillonnent  dans  son 
cerveau,  tandis  qu'il  dépense  son  cœur  à  tous  les  hasards 
d'amour,  ses  gros  gains  littéraires  sur  toutes  les  tables 
d'auberge  où  un  hussard  lui  offre  un  brelan.  On  le  vit 
un  jour,  à  Moscou,  en  plein  théâtre,  dans  un  accès  de 
jalousie,  mordre  à  l'épaule  la  femme  du  gouverneur  gé. 
néral,  la  comtesse  Z...,  dont  il  était  alors  occupé.  Il  fut 
ainsi  jusqu'au  bout,  toujours  éperdu,  exhalé,  deman- 
dant à  ce  pauvre  arbre  de  la  vie  plus  de  fruits  qu'il  n'en 
peut  porter  sans  rompre. 

11  rompit  avant  l'heure,  abîmé  dans  une  tragédie  mys- 
térieuse. Le  poète  avait  épousé  en  1830  une  personne 
aussi  célèbre  par  sa  beauté  qu'il  l'était  par  son  génie: 
femme  de  simple  race  humaine,  elle  comprit  mal  ce  génie 
et  la  passion  du  dieu  qui  l'avait  ravie.  Cet  amour  afri- 
cain inspira  à  madame  Pouchkine  un  épouvantement 
dont  elle  ne  revint  jamais.  —  «  Il  m'avait  entourée  de 
flammes  »,  disait-elle  plus  tard,  remariée  à  un  honnête 
colonel  qui  la  rendait  fort  heureuse.  Elle  fut  la  cause 
innocente  de  la  mort  de  son  mari.  Harcelé  par  des  en- 
nemis invisibles,  victime  d'une  intrigue  obscure  dont  on 
n'a  jamais  découvert  le  secret,  le  poète  prêta  l'oreille 
aux  calomnies  qui  rampaient  autour  de  son  foyer;  on 
sait  l'histoire  du  duel  où  il  tomba,  à  trente-sept  ans, 
sous  la  balle  d'un  officier  aux  gardes  russes,  futur  séna- 
teur du  second  empire  français 

Son  bonheur  l'avait  donc  abandonné?  Non,  je  le  re- 
connais encore.  Le  déclin,  triste  à  chacun,  est  surtout 
douloureux  au  poète;  pour  lui,  il  n'y  a  pas  de  grâce  à 
vieillir.  Pouchkine  l'a  rencontrée,  cette  balle  que  des 


LE    ROMAN   RUSSE,  41 

admirateurs  ont  osé  souhaiter  à  Lamartine.  Il  disparut 
jeune,  en  pleine  force,  en  pleine  gloire,  avec  le  crédit 
de  chefs-d'œuvre  espérés  que  nous  faisons  volontiers 
à  de  telles  morts.  11  ne  vit  pas  l'agonie  de  sa  doc- 
trine, la  trahison  des  disciples  qui  en  cherchent  une 
nouvelle;  il  avait  suscité  le  romantisme,  il  l'avait  con- 
duit à  travers  toutes  les  étapes  que  cette  forme  de  l'art 
comportait;  comme  elle  allait  expirer,  il  l'cntraina  dans 
sa  tombe;  on  demeura  persuadé  qu'elle  n'avait  vécu  que 
par  lui.  Faut-il  plaindre  ceux  qu'on  ensevelit  dans  leur 
drapeau  ou  ceux  qui  lui  survivent? 

On  vient  d  entrevoir  l'homme;  si  l'on  jugeait  de  son 
œuvre  par  induction,  on  la  croirait  désordonnée  et  vio- 
lente, faite  uniquement  de  cris  de  passion.  Ce  serait  une 
grande  erreur.  Près  de  ce  cœur  de  fou  résidait  l'esprit 
littéraire  le  plus  sage,  clair  et  mesuré,  classique  dans  la 
meilleure  acception  du  terme.  Chose  étrange  !  ce  ro- 
mantique n'estimait  chez  nous  que  les  écrivains  classi- 
ques; dans  ses  lettres,  ses  essais  critiques,  il  est  dur  et 
méprisant  pour  les  poètes  qui  accomplissent  en  France 
une  révolution  analogue  à  celle  qu'il  dirige  en  Russie; 
il  se  déclare  contre  eux,  pour  Racine  et  Boileau.  Dès 
qu'il  arrive  à  la  pleine  possession  de  son  talent,  le  des- 
sin l'emporte  chez  lui  sur  la  couleur.  Dans  ses  poèmes 
plastiques,  on  surprend  la  réaction  continue  de  la  raison 
contre  le  sentiment  lyrique,  l'effort  obstiné  de  l'artiste, 
contrariant  et  contenant  sa  nature.  Cette  nature  est 
mobile,  impressionnable  à  l'excès  ;  moins  bien  gouver- 
née, ce  serait  une  plaque  trop  sensible  à  toutes  les  vi- 
brations lumineuses,  qui  ne  rendnit  pas  des  images 
nettes  du  monde  extérieur.  Voyez-le  quand  il  s'aban- 


42  LE    ROMAN    RUSSE. 

donne  à  sa  spontanéité  d'impressions;  par  exemple, 
dans  ce  fragment,  écrit  à  un  bivouac  du  Caucase;  il 
lisait  Dante,  un  tambour  vient  à  battre  : 

«  On  bat  la  diane...  de  mes  mains  —  mon  vieux  Dante 
est  tombé  ;  —  sur  mes  lèvres,  le  vers  commencé  —  a 
expiré  sans  que  j'aie  achevé  de  le  lire...  —  Le  son  s'en- 
vole au  loin...  —  Bruit  familier  !  bruit  vivant  !  —  Que 
de  fois  tu  as  retenti  —  là-bas,  dans  la  retraite  où  j'ai 
grandi,  —  là-bas,  pour  moi,.,   en  ces  jours  lointains1!  » 

Voilà  le  poète  à  l'état  libre,  si  l'on  peut  dire,  quand  il 
ne  se  garde  pas  :  une  lyre  frémissante  à  tout  ce  qui 
passe.  Mais  l'artiste  sévère  intervient  aussitôt  pour  régler 
le  diapason;  il  a  reçu  ce  qu'il  faut  le  plus  souhaiter  à 
l'écrivain,  une  éducation  tout  à  rencontre  de  ses  in- 
stincts; il  la  doit  à  ses  premiers  maîtres  français,  sur- 
tout à  Voltaire;  de  là  l'équilibre  de  ses  facultés.  Quand 
il  se  prendra  à  un  sujet  historique,  Poltava,  Boris  Godou- 
nof,  son  goût  acquis  refrénera  sans  pitié  les  dons  innés  ; 
ce  lyrique  saura  être  impersonnel,  il  s'effacera  derrière 
les  personnages  qu'il  crée. 

Cet  équilibre  parfait,  Pouchkine  le  doit  aussi  à  sa 
gaieté.  Car  il  est  gai,  ce  poète  qui  a  jeté  quelques-unes 
des  plaintes  les  plus  pénétrantes  d'une  époque  où  l'on 
s'est  tant  plaint.  Nul  n'a  mieux  fait  à  la  vie  son  procès  de 
mensonge,  nul  n'a  remué  d'une  main  plus  lasse  les  cen- 
dres des  joies  mortes  ;  que  de  fois  et  sous  combien  de 
formes  il  a  retourné  ces  vers  d'Oniéguine  : 

«  Celui  qui  a  vécu  et  pensé,  celui-là  ne  peut  pas  —  ne 
point  mépriser  les  hommes  dans  son  âme  ;  —  celui  qui 

>  La  Diane,  1829. 


LE    ROMAN    RUSSE.  43 

a  senti  sera  toujours  tourmenté  —  par  le  mirage  des 
jours  irréparables.  —  Pour  lui  plus  d'enchantements;  — 
pour  lui  la  vipère  du  souvenir1.  » 

Il  le  dit,  et  sa  bonne  humeur  reprend  le  dessus,  car 
elle  est  la  santé  de  son  esprit.  Il  a  cet  illogisme  désirable 
auquel  on  doit  atteindre  pour  n'être  ni  imbécile  ni  im- 
puissant; il  voit  clairement  la  piperie,  et  il  consent  à  en 
être  dupe  ;  il  sait  que  le  monde  sonne  creux  sous  les  pieds, 
et  il  continue  de  marcher.  Les  contradictions  et  l'unité  de 
sa  personne  morale  sont  bien  reflétées  dans  ce  poëme  d'O- 
niéguine,  compagnon  de  toute  sa  jeunesse,  lentement 
développé  avec  elle  durant  huit  années.  On  croit  en- 
tendre tantôt  Mardoche  et  tantôt  Childe-Harold.  Qui 
nous  parle  ainsi? Est-ce  un  gamin,  un  philosophe,  un  scep- 
tique, un  enthousiaste?  Tous  ensemble,  un  être  vivant. 
La  séduction  de  Pouchkine  est  dans  sa  prodigieuse  in- 
tensité de  vie;  car  la  vie  a  un  magnétisme  tout-puissant 
sur  les  hommes;  ils  viennent  à  vous  comme  les  pauvres 
vont  au  riche,  d'autant  plus  nombreux  et  soumis  qu'ils 
vous  sentent  plus  favorisé  de  ce  grand  bien. 

Il  faut  étudier  le  poète  dans  ses  lettres.  Quel  torrent 
d'eau  vive!  quelle  variété  d'aperçus!  quel  naturel  !  Oui, 
telle  est  bien  sa  qualité  maîtresse  :  le  naturel.  Voilà 
pourquoi  sa  «  tristesse  poétique  »,  son  «  vague  des  pas- 
sions »  ne  nous  ennuient  jamais;  chez  lui,  le  cri  d'âme 
blessée  est  sincère,  presque  involontaire;  il  fait  vite 
place  à  l'entrain  habituel ,  à  la  griserie  de  l'esprit  qui 
cherche  à  s'étourdir.  Nos  grands  attristés  et  leurs  imita- 
teurs ne  sortent  que  vêtus  de  noir;  ils  ne  se  mettent  à 

1  Omégutne.  chant  I. 


44  LE    ROMAN   RUSSE. 

l'aise  qu'à  huis  clos;  ce  deuil  perpétuel  nous  excède, 
parce  qu'il  n'est  pas  vrai,  pas  naturel. 

Voilà  aussi  pourquoi  cette  figure  nous  apparaît  si  con- 
trastée, si  malaisée  à  emprisonner  dans  un  de  ces  cadres 
qui  satisfont  le  critique  et  le  lecteur.  Ceux,  — et  ils  sont 
nombreux,  —  qui  se  donnent  une  attitude,  une  pose, 
comme  on  dit  si  bien,  ceux-là  sont  commodes  à  saisir. 
Le  secret  de  la  célébrité  facile  est  peut-être  de  ne 
pas  bouger  :  on  a  pour  soi  tous  les  photographes. 
Celui  qui  possède  une  attitude  nous  semble  logique, 
nous  le  comprenons,  cai  le  génie  qu'il  montre  est  une 
création  humaine,  de  celles  qui  tombent  sous  notre 
sens;  nous  lui  sommes  reconnaissants  de  le  si  bien  com- 
prendre; nous  le  croyons  plus  fort,  innocents  que  nous 
sommes.  Au  contraire,  l'homme  naturel  laisse  se  faire  en 
lui  l'œuvre  divine;  celle-là  nous  échappe,  nous  ne  la 
comprendrons  jamais;  et  notre  courte  logique  s'irrite 
d'être  déconcertée.  Pour  concilier  les  contradictions  de 
Pouchkine,  on  invoque  sa  double  origine,  africaine  et 
russe,  son  éducation,  son  milieu;  c'est  le  devoir  de  la 
critique  d'emprunter  ces  faibles  secours,  je  m'y  essaye, 
mais  j'en  connais  les  limites.  En  parlant  d'un  poète  sur- 
tout, la  prétention  de  tout  expliquer  ne  sied  guère;  il 
tient  de  la  femme,  mieux  vaut  l'aimer  comme  elle,  sans 
chercher  à  les  trop  comprendre;  le  regard  qui  scrute 
n'est  déjà  plus  un  regard  aimant.  Et  Pouchkine  mérite 
d'être  aimé. 

Je  n'en  puis  fournir  la  preuve.  Pour  les  raisons  indi- 
quées plus  haut,  je  n'entrerai  pas  ici  dans  le  détail  de 
son  œuvre.  Il  faudrait  citer,  traduire  cette  langue  de 
diamant;  c'est  une  gageure  à  rendre  fou  de  désespoir. 


LE    ROMAN   RUSSE.  45 

Lui-même  l'affirmait  :  «  A  mon  avis,  rien  n'est  plus  diffi- 
cile que  de  traduire  des  vers  russes  en  vers  français  ;  vu  la 
concision  de  notre  langue,  on  ne  peut  jamais  être  assez 
bref1.  »  Mérimée  a  fort  justement  observé  que  le  lai  inpour- 
rait  seul  rendre  autant  de  pensées  en  aussi  peu  de  mots, 
avec  le  même  éclat,  les  mêmes  tours,  .le  me  souviens 
d'avoir  vu,  entre  deux  feuillets  d'un  exemplaire  d'OmV- 
guine,  une  luciole  rapportée  de  Naples  par  une  jeune  voya- 
geuse ;  de  l'étoile  des  nuits  italiennes,  il  restait  un  triste 
vermisseau;  tout  son  charme,  fait  de  sa  lumière,  s'était 
évanoui  dès  qu'on  y  avait  touché.  Ainsi  mourrait  cette 
poésie,  si  je  la  transportais  sur  ces  pages.  D'autre  part, 
l'objet  principal  de  ce  volume  est  de  rechercher  com- 
ment le  génie  particulier  du  peuple  russe  se  manifeste 
dans  l'œuvre  de  ses  écrivains  :  je  ne  crois  pas  que  Pouch- 
kine puisse  nous  avancer  beaucoup  dans  notre  étude. 
Cette  opinion  hétérodoxe  indignera  les  compatriotes  du 
poète,  fort  susceptibles  à  son  endroit.  Je  dois  m'en 
expliquer. 

Certes,  il  serait  souverainement  injuste  de  voir  en  lui 
un  imitateur  servile,  comme  ceux  qui  nous  ont  occupé 
jusqu'ici.  Les  modèles  dont  il  s'inspira  auraient  pu  ré- 
péter ce  que  Goethe  disait  de  Byron  :  «  Lord  Byron  m'a 
pris  mon  Faust  et  l'a  fait  sien;  l'œuvre  est  entièrement 
renouvelée.  »  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  Pouchkine, 
dans  les  manières  successives  qui  ont  caractérisé  son  talent, 
se  rattache  toujours  et  directement  aux  grands  cou- 
rants de  la  littérature  européenne.  Enfant,  son  esprit  fut 
formé  par  des  émigrés,  MM.  deMontfort,  Rousselot,  Xa- 

1  Lettre  au  prince  Galitzine,  1831. 


46  LE    ROMAN    RUSSE. 

vierdeMaistre;  son  père  savaitpareœurMolière,  sononcle 
mourut  en  lisant  Béranger  Quand  il  entre  au  lycée,  il  écrit 
à  peine  sa  langue  maternelle,  mais  il  est  nourri  de  Vol- 
taire, il  raffole  de  Parny  et  d'autres  sires  de  cette  espèce. 
A  leur  exemple,  il  trousse  galamment  des  polissonneries 
ou  des  bouquets  à  Chloris  en  vers  français,  et  ses  pre- 
miers vers  russes  ne  sont  que  des  thèmes  sur  les  madri- 
gaux de  ces  rimeurs.  Bousslan  et  Ludmila,  le  poëme  de 
jeunesse  qui  engagea  la  bataille  romantique,  est  imite 
de  l'Arioste.  Un  vieil  enchanteur,  le  Merlin  de  la  légende 
slave,  tourmente  les  deux  amants,  le  héros  délivre  sa 
belle  à  grands  coups  d'épée;  c'est  delà  fantasmagorie 
du  genre  troubadour  :  nous  avons  peine  à  comprendre 
aujourd'hui  l'enthousiasme  qu'excita  cette  machine  pué- 
rile, artificielle,  vraie  composition  d'écolier.  Dans  le  Pri- 
sonnier du  Caucase  (1824),  l'influence  de  Byron  apparaît  ; 
elle  sera  prédominante  désormais  ;  Pouchkine  se  livre 
d'abord  sans  réserve  à  celui  qu'il  appelle  «  le  maître  de 
ses  pensées  ».  Peu  à  peu  sa  personnalilé  se  dégage,  on 
la  voit  grandir  dans  les  chants  successifs  à'Oniéguine, 
un  Childe-Harold  qui  se  sépare  lentement  de  son  sosie 
anglais  pour  conquérir  une  originalité  propre;  mais  il 
est  certain  que  sans  Byron,  Oniéguine,  les  Bohémiens,  les 
poèmes  orientaux  et  même  cet  admirable  Poltava  n'au- 
raient jamais  existé. 

Dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  le  poète  se  prend 
de  passion  pour  l'histoire;  il  se  tourne  alors  vers  Shaks- 
peare,  il  lui  demande  les  procédés  du  drame  historique. 
on  en  trouve  l'aveu  dans  les  deux  lettres  qui  servent  de 
préface  à  Boris  Godounof.  Pouchkine  ne  se  méprend  pas 
sur  son  œuvre  ;  il  a  fait  un  drame  shakspearien  sur  un 


LE    ROMAN    RUSSE.  47 

sujet  moscovite.  Dans  les  Nouvelles  de  Bielhine,  la  Fille  du 
capitaine,  la  Dame  de  pique,  et  surtout  dans  V Histoire  de 
la  révolte  de  Pougatchef,  nous  retrouvons  un  prosateur 
qui  a  reçu  l'empreinte  ineffaçable  de  Voltaire;  l'ordon- 
nance du  plan,  le  choix  des  détails,  la  phrase  claire  et 
courte,  un  peu  sèche,  tout  cela  semble  pensé  en  français, 
et  ce  style  n'a  pas  d'analogue  dans  la  prose  russe. 

.lésais  bien  où  m'attendent  les  slavophiles,  qui  veu- 
lent voir  quand  même  en  Pouchkine  l'évocateur  mystique 
de  l'âme  russe  :  aux  Chants  des  Slaves  d'Occident.  Hélas! 
c'est  mystifié  qu'il  faut  dire!  Le  pauvre  poëte  traduisit  de 
confiance  les  chants  «  serbes  »  de  la  Guzla,  composés  par 
Mérimée,  d'après  les  notes  de  l'abbé  Forti  :  et  tous  les 
contemporains  de  s'écrier  que  la  poésie  nationale  était 
ressuscitée  !  Les  slavophiles,  il  est  vrai,  ne  se  tiennent 
pas  pour  battus;  ils  assurent  que  par  le  seul  fait  d'avoir 
été  retraduite  en  vers  russes,  la  plaisanterie  imperti- 
nente d'un  Français  est  redevenue  un  monument  sacré, 
habité  par  le  dieu  de  la  race.  C'est  une  douce  halluci- 
nation; il  y  aurait  cruauté  à  insister  sur  cet  épisode. 

Voici,  je  crois,  la  vérité.  Si  Ion  met  à  part  les  dernier! 
chants  d'Oniéguine,  qui  encadrent  la  délicieuse  figure  de 
Tatiana,  et  quelques  pièces  d'un  sentiment  très-parti- 
culier, la  Route  d'hiver,  la  Roussalka,  YOurse,  il  faut  re- 
connaître que  l'œuvre  de  Pouchkine,  prise  dans  son 
ensemble,  ne  nous  révèle  aucun  caractère  ethnique.  C'est 
un  romantique,  pénétré  de  l'esprit  qui  anime  au  même 
moment  ses  frères  d'Allemagne,  d'Angleterre  et  de 
France;  il  exprime  des  sentiments  universels,  il  les  ap- 
plique à  des  thèmes  russes;  mais  il  regarde  la  vie  natio- 
nale du  dehors,  comme  tous  ceux  de  son  monde,  en 


48  LE    ROMAN    RUSSE. 

artiste  libre  de  toute  influence  de  race.  Comparez  ses 
descriptions  du  Caucase  à  celles  de  Léon  Tolstoï,  dans 
les  Cosaques;  le  poëtede  1820  voit  la  nature  et  les  hom- 
mes d'Orient  du  même  œil  qu'un  Byron  ou  un  Lamar- 
tine; c'est  pour  lui  un  décor  splendide,  peuplé  d'êtres 
poétiques,  qui  aiment,  souffrent  et  pensent  à  la  mode 
européenne  de  ce  temps.  Pour  l'observateur  de  1850, 
au  contraire,  ce  coin  de  l'Asie  est  une  ancienne  patrie 
retrouvée;  il  s'ingénie  à  comprendre  ces  demi-frères,  il 
nous  les  montre  réels  et  exacts,  avec  leur  conception  de 
la  vie  si  différente  de  la  nôtre,  mais  qui  est  un  peu  la 
sienne.  Si  vous  voulez  un  autre  exemple,  prenez  le  beau 
poëme  les  Deux  Frères  bandits,  rapprochez-le  des  portraits 
de  forçats  peints  d'après  nature  par  Dostoïevsky.  Dans 
le  tableau  romantique,  les  bandits  russes  sont  des  bâ- 
tards de  Lara,  vus  de  haut  et  de  loin  par  un  grand  sei- 
gneur, qui  leur  fait  un  large  crédit  de  poésie;  rien  au 
monde  n'empêche  qu'ils  ne  soient  Catalans  ou  Siciliens; 
tandis  que  les  forçats  de  Dostoïevsky  sont  des  paysans 
du  Dnieper  ou  du  Volga,  et  celui  qui  les  peint,  on  le 
sent  de  reste,  assassinerait  et  expierait  comme  eux,  si  sa 
mauvaise  étoile  l'y  poussait. 

Enfin,  et  c'est  là  le  nœud  du  débat,  vous  ne  trouverez 
chez  Pouchkine  aucun  des  traits  communs  à  ses  succes- 
seurs :  pas  l'ombre  de  mysticisme,  ni  d'inquiétude  phi- 
losophique; le  sentiment  religieux  n'est  pour  lui,  je  le 
crains,  qu'un  moyen  poétique.  Ce  Slave  a  sur  toutes 
choses  les  idées  claires  d'un  Athénien.  Sa  mélancolie  ne 
lui  vient  point  de  l'écrasement  russe,  de  l'épouvante 
morne  sous  un  ciel  livide,  triste  de  voir  tant  de  misère 
en  bas;  elle  lui  vient  du  «  mal  du  siècle»  et  de  tous  les 


LU    ROMAN    RUSSE.  49 

siècles,  de  ce  que  la  vie,  qui  était  bonne,  a  le  tort  de 
fuir  trop  vite,  l'amour  celui  de  finir.  Par  contre,  il  a 
toutes  les  qualités  littéraires  qu'on  ne  reverra  plus  chez 
les  écrivains  de  son  pays;  il  est  aussi  concis  qu'ils  sont 
diffus,  aussi  limpide  qu'ils  sont  troubles;  son  style  châ- 
tié, alerte,  est  élégant  et  pur  de  son  comme  un  bronze 
grec;  en  un  mot,  il  a  le  goût,  un  terme  qui  après  lui 
n'aura  plus  guère  d'emploi  dans  les  lettres  russes. 

Est-ce  diminuer  Pouchkine  que  de  l'enlever  à  sa  race 
pour  le  rendre  à  l'humauité?  .ie  ne  le  pense  pas.  Disons, 
si  l'on  veut,  qu'il  représente  une  petite  classe  de  ce 
grand  pays,  l'aristocratie  cosmopolite  à  laquelle  il  ap- 
partenait, et  dans  cette  classe  une  aptitude  dominante, 
son  incroyable  souplesse  à  sortir  d'elle-même,  à  se  mo- 
deler sur  tous  les  patrons.  Ce  jugement  contiendra  une 
part  de  vérité,  il  ne  sera  pas  toute  la  vérité.  Le  hasard 
qui  fit  naître  cet  homme  en  Russie  eût  pu  le  jeter  dans 
toute  autre  contrée  ;  son  œuvre  n'en  eût  guère  été  mo- 
difiée; elle  fût  restée  ce  qu'elle  est,  un  miroir  simple  et 
fidèle  où  se  reflètent  tous  les  sentiments  humains,  sous 
le  vêlement  adopté  vers  1830  par  la  société  polie  d'Eu- 
rope. Ces  mêmes  vers  qui  célèbrent  la  nature  russe,  l'a- 
mour russe,  le  patriotisme  russe,  changez-y  quelques 
mots,  et  ils  chanteront  les  mêmes  choses  pour  l'Anglais, 
le  Français  ou  l'Italien.  Encore  une  fois,  j'en  demande 
pardon  aux  slavophiles  que  je  contriste;  mais  s'il  est 
beau  d'être  fils  de  Rurik,  il  est  encore  plus  beau  d'être 
fils  d'Adam;  et  s'il  y  a,  comme  ils  le  pensent,  un  grand 
mérite  à  n'être  compris  que  dans  Moscou,  il  y  en  a  peut- 
être  un  plus  grand  à  faire  penser,  pleurer  et  sourire 
partout  où  respire  un  homme;  Pouchkine  y  réussit.  lia 

4 


50  LE    ROMAN    RUSSE. 

bien  servi  ce  pays  auquel  il  ressemble  si  peu  ;  plus  que 
tout  autre  écrivain,  il  l'a  suscité  à  la  vie  intellectuelle, 
ce  n'est  pas  trop  de  l'appeler  le  Pierre  le  Grand  des 
lettres.  La  reconnaissance  nationale  ne  s'y  est  pas  trom- 
pée; elle  a  donné  raison  à  ces  vers,  où  le  poëte  disait 
fièrement  : 

«  Le  monument  que  je  me  suis  élevé  n'est  pas  fait  de 
main  mortelle;  —  et  l'herbe  ne  croîtra  pas  dans  le  sen- 
tier populaire  qui  y  conduit.  » 


11 


Autour  et  au-dessous  de  Pouchkine,  la  forêt  roman- 
tique est  touffue  ;  ils  se  pressent  à  son  ombre,  tous  ces 
poètes,  comme  les  bouleaux  qu'on  voit  groupés  auprès 
d'un  chêne  dans  les  landes  humides  de  Russie;  légères 
visions  blanches,  frêles  et  gracieuses,  toutes  semblables 
d'aspect,  chantant  la  même  chanson  au  même  vent 
qui  emporte  les  feuilles  de  leur  rapide  été.  Parmi  tant 
de  noms  qui  ont  eu  leur  éclair  de  fortune,  deux  surtout 
méritent  de  nous  arrêter  :  ceux  de  Griboïédof  et  de  Ler- 
montof.  Ceux-là  sont  hors  de  pair;  le  temps  seul  leur  a 
manqué  pour  réaliser  de  magnifiques  promesses;  ils  ont 
été  enlevés,  avant  l'heure  des  grands  travaux,  par  la 
fatalité  de  mort  violente  acharnée  sur  tous  ces  écrivains. 

Le  premier  n'a  laissé  qu'une  comédie,  mais  cette  co- 
médie est  le  chef-d'œuvre  du  théâtre  russe  et  l'une  des 
plus  fortes  œuvres  du  théâtre  universel.  Griboïédof  est 


LE    ROMAN   RUSSE.  61 

intéressant  parce  qu'il  échappe  à  toute  classification,  à 
toutes  les  influences  régnantes;  contemporain  de  Pouch- 
kine, il  ne  lui  doit  rien;  il  ignore  la  révolution  qui 
s'accomplit.  Cantonné  dans  l'étude  des  vieilles  mœurs 
moscovites,  hostile  aux  livres  étrangers  qu'il  fait  mau- 
dire par  un  de  ses  personnages,  Griboïédof  est  Russe, 
il  l'est  jusqu'aux  moelles;  ce  sont  les  gens  et  les  hu- 
meurs de  son  pays  qu'il  porte  sur  la  scène;  il  s'est 
si  bien  approprié  la  fibre  populaire  que  chacun  de  ses 
xers  a  passé  en  proverbe  ;  on  les  retrouve  sur  toutes  les 
lèvres,  fort  au-dessous  des  milieux  lettrés.  Et  pourtant 
Molière  est  son  maitre.  Le  Mal  de  trop  d'esprit  a  pins 
d'une  analogie  avec  le  Misanthrope,  auquel  l'ambitiuii 
un  peu  hardie  des  critiques  russes  l'a  souvent  comparé  ; 
Tchatzky  est  un  frère  cadet  d'Alceste,  plus  amer,  plus 
révolté,  conscient  de  son  impuissance,  comme  le  seront 
certains  héros  de  Tourguénef,  un  Roudine,  par  exemple. 
Qu'il  était  noir  et  brouillé  de  bile,  le  regard  qui 
a  vu  la  société  humaine  telle  qu'elle  apparaît  dans  ceite 
comédie!  Mais  qu'il  était  malicieux  et  pénétrant  !  Nous 
retrouverons  dans  le  Reviseur  cette  gaieté  cruelle,  as- 
saisonnement ordinaire  de  la  comédie  russe,  qui  semble 
toujours  une  protestation  :  mais  l'œuvre  de  Griboïédof 
est,  à  mon  avis,  bien  supérieure  à  celle  de  Gogol;  à  la 
fois  plus  large  et  plus  fouillée,  la  verve  est  d'une  qua- 
lité plus  fine.  Elle  éclate  surtout  au  premier  acte,  comme 
un  feu  de  mitraille;  ces  vers  se  hâtent,  coulés  d'un  se^l 
jet,  chargés  de  pensées  :  chacun  d'eux  fait  balle  et  en 
fonce  dans  l'esprit  du  spectateur  un  trait  de  satire,  une 
observation  ingénieuse,  un  cri  de  bon  sens.  Le  troisième 
acte  s'achève  sur  un  effet  de  scène  d'une  rare  puissance 


62  LE    ROMAN   RUSSE. 

et  qui  ne  déparerait  pas  Hamlet  :  Tchatzky,  le  misan- 
thrope patriote,  est  au  milieu  d'un  bal,  il  tonne  contre 
les  singeries  françaises  des  gens  de  Moscou  et  plaide 
pour  le  bon  vieux  temps;  on  l'écoute  d'abord,  mais  peu 
à  peu  les  groupes  de  danseurs  se  reforment,  les  violons 
reprennent,  tandis  qu'il  poursuit  sa  véhémente  apo- 
strophe; il  se  retourne,  s'interrompt,  regarde  :  les 
jeunes  couples  dansent  gaiement  sans  l'entendre,  l'air 
de  valse  emporte  les  vérités  moroses  qu'il  débitait. 

Maintenant  encore,  alors  que  les  plus  belles  pages  des 
romantiques  ont  un  relent  de  fleurs  fanées,  le  Mal  de 
trop  d'esprit  n'a  pas  vieilli  d'un  jour.  La  satire  contem- 
poraine ne  peint  pas  d'une  autre  couleur  les  travers,  les 
rancunes,  les  passions  qu'elle  continue  d'observer  dans 
la  Russie  actuelle.  Faudrait-il  tirer  de  là  une  triste 
conclusion?  La  peinture  des  laideurs  de  l'homme  serait- 
elle  moins  sujette  à  vieillir  que  les  efforts  de  son  imagi- 
nation pour  embellir  la  vie?  —  Quand  le  manuscrit  de 
driboïédof  commença  de  circuler,  en  1824  (la  censure 
en  interdit  la  publication,  et  l'auteur  ne  vit  jamais  sa 
pièce  imprimée),  sa  gloire  naquit  d'un  coup,  comme  elle 
naissait  alors,  dans  les  cercles  choisis  qui  imposaient 
leurs  admirations  à  la  masse  ;  elle  balança  un  instant 
celle  de  Pouchkine.  Celui-ci  devait  être  trop  vite  ras- 
suré, et  de  la  façon  la  plus  douloureuse  pour  son  noble 
cœur.  En  1829,  comme  il  voyageait  au  Caucase,  il  ren- 
contre un  chariot  au  bac  d'une  rivière.  —  «  Deux  bœufs 
attelés  à  ce  chariot  gravissaient  la  côte.  Quelques  Géor- 
giens les  accompagnaient.  D'où  venez-vous?  leurdeman- 
dai-je.  —  De  Téhéran.  —  Et  que  portez-vous  là?—  Gri- 
boiédof.  —  C'était  le  corps  de  Griboïédof  qu'ils  rame- 


LE    ROMAN    RUSSE.  53 

naient  à  Tiflis1.  »  L'auteur  du  Mal  de  trop  d'esprit,  mi- 
nistre de  Russie  auprès  du  schah,  avait  été  assassiné 
en  Perse,  à  trente-quatre  ans,  par  un  parti  de  ma- 
raudeurs. 

Restons  au  Caucase  pour  y  attendre  Lermontof.  C'est 
le  poète  attitré  de  ce  beau  pays.  Durant  la  première 
moitié  du  siècle,  le  Caucase  fut  pour  la  Russie  ce  que 
l'Afrique  était  pour  nous,  une  terre  d'aventures  et  de 
rêves,  où  les  plus  fous  et  les  plus  forts  allaient  jeter 
leur  gourme  de  jeunesse.  Mais  tandis  qu'Alger  ne  nous 
renvoyait  que  de  bons  officiers,  Tiflis  rendait  des  poètes. 
On  comprend  la  fascination  de  cet  Éden;  il  offrait  aux 
jeunes  Russes  ce  qui  leur  manquait  le  plus  :  des  monta- 
gnes, du  soleil,  de  la  liberté.  Là-bas,  tout  au  bout  de 
l'accablante  plaine  de  neige,  l'Elbrouz,  «  la  Cime  des 
Bienheureux»,  dressait  dans  l'azur  ses  glaciers  étince- 
lants.  Par  delà  la  montagne,  c'était  l'Asie  et  ses  féeries, 
nature  superbe,  peuples  pittoresques,  torrents  chantant 
sous  les  platanes,  filles  de  Kabarda  dansant  dans  les 
aouls  du  Térek;  la  vie  large  des  bivouacs  dans  la  forêt, 
la  gloire  ramassée  sous  le  drapeau  des  héros  légen- 
daires :  Paskévitch,  Yermolof,  Bariatinsky.  Tous  ceux 
qui  étaient  blasés  ou  croyaient  l'être  dans  les  ennuis  de 
Pétersbourg couraient  là;  on  les  y  exilait  parfois,  comme 
il  arriva  à  Pouchkine  et  plus  tard  à  Lermontof.  Officier 
dans  un  des  régiments  qui  faisaient  la  conquête  du  Cau- 
case, ce  dernier  a  passé  sa  courte  vie  dans  les  monta- 
gnes lesghiennes,  il  y  a  placé  la  scène  de  tous  ses  poè- 
mes; il  y  est  tombé,  lui  aussi,  tué  en  duel  à  vingt-cix 

1  Pouchkine,  Voyage  à  Erierowm. 


64  LE   ROMAN    RUSSE. 

ans,  comme  son  aine  Touchkine,  et  au  moment  où  la 
voix  publique  lui  décernait  la  succession  de  cet  aine  (1841). 

Avec  Lermontof,  nous  rentrons  au  plus  fort  du  cou- 
rant romantique.  Il  a  reçu  l'instrument  façonné  par  son 
devancier,  mais  il  se  rattache  surtout  à  leur  maitre  com- 
mun, à  Byron.  Le  créateur  d'Oniéguine  n'avait  pris  à  ce- 
lui de  Childe-Harold  que  sa  poétique  ;  Lermontof  lui  a 
pris  son  âme.  Il  peut  revendiquer  ce  qui  a  été  dit  de 
Byron  :  ■  Les  sources  vives  dans  ce  cœur  étaient  trop 
pleines  et  dégorgeaient  le  bien,  le  mal  au  moindre 
choc1.  »  Peu  de  bien.  Concentrés  et  bouillants  dans  ce 
sombre  jeune  homme,  tous  les  sentiments  se  changent 
pour  lui  en  poison.  Il  a  les  passions  forcenées  de  Pouch- 
kine sans  l'heureux  naturel  qui  les  corrige  :  ses  con- 
temporains s'accordent  à  nous  le  représenter  vindi- 
catif et  hargneux,  un  méchant  compagnon.  Ils  disent 
que  pour  peindre  Lucifer,  l'auteur  du  Démon  n'eut  qu'à 
regarder  au  dedans  de  soi. 

L'œuvre  d'un  poëte  mort  à  vingt-six  ans  est  néces- 
sairement bien  réduite  ;  elle  a  des  parties  éclatantes  et 
durables  comme  ces  glaciers  de  l'Elbrouz  qu'il  a  chantés. 
Son  poëme  le  plus  célèbre,  le  Démon,  rappelle  parle  sujet 
ÏÈloa  d'Alfred  de  Vigny8;  mais  pour  la  magnificence 
des  descriptions  et  la  force  des  sentiments,  c'est  à  Mil- 
ton  qu'il  faudrait  comparer  Lermontof.  On  a  écrit  peu 
de  vers  plus  beaux  que  ceux  où  l'ange  déchu,  descendu 
•ar  la  terre,  dit  son  amour  à  la  fille  de  Géorgie  : 


1  Taine,  Littérature  anglaise. 

*  Il  y  eut  rencontre  et  non  imitation.  Éloa  est  de  1828,  le  Démon 
de  1829.  La  renommée  discrète  de  Vigny  n'était  certainement  pas 
parvenue  au  Caucase  à  cette  époque. 


IE    ROMAN    RUSSE.  55 

«  Mod  paradis  et  mon  enfer  sont  dans  tes  yeux.  —  Je 
t'aime  d'une  passion  inconnue  ici-bas,  —  et  comme  tu 
ne  pourrais  pas  aimer;  —  de  toute  l'ivresse,  de  toute  la 
puissance  —  d'une  pensée  et  d'un  rêve  immortels.  — 
Dans  mon  âme,  dès  l'origine  du  monde,  —  ton  image 
était  gravée;  —  elle  flottait  devant  moi  —  dans  les  dé- 
serts de  l'éther  primordial...  « 

On  a  retrouvé  et  publié  récemment  un  poëme  inconnu 
de  Lermontof,  Sachka,  sorte  d'autobiographie,  où  cet 
esprit  tourmenté  se  montre  tout  entier,  avec  son  mé- 
lange d'imaginations  grandioses  et  d'amères  railleries. 
Ces  fragments  en  donneront  une  idée  : 

«  Tout  disparaîtra.  Je  suis  porté  à  croire  —  que  notre 
monde  sans  lumière  propre  n'est  que  la  cendre  funé- 
raire —  d'un  autre;  une  poignée  de  terre  qui  dans  la 
lutte  des  siècles  —  s'est  conservée  par  hasard  et  a  été 
violemment  —  jetée  dans  le  tourbillon  éternel  des 
mondes.  —  Les  étoiles  sont  ses  cousines,  —  quoique 
vêtues  de  robes  aux  traînes  de  feu,  —  et  parfois,  aux 
heures  clémentes,  elles  ont  —  une  bienveillante  influence 
sur  nous...  —  Mais  qu'il  y  ait  rencontre,  la  danse  com- 
mencera, —  on  boxera,  et  adieu  notre  planète!... 

«  Éternité,  éternité!  que  trouverons-nous  là-bas,  — 
par  delà  cette  frontière  d'outre-terre?  —  Un  océan 
trouble  et  désordonné,  où  pour  les  siècles  —  il  n'y  a  plus 
de  chiffre  et  plus  de  nom;  où  sans  asile  —  les  étoiles 
rôdent  à  la  suite  d'autres  étoiles.  —  Jeté  parmi  leurs 
chœurs  silencieux,  —  que  fera  l'orgueilleux  roi  de  la 
création?  » 

Le  morceau  finit  en  rappelant  à  ce  roi  qu'il  est  «  ter- 
riblement  pareil  à  un  singe   ».  —  L'inspiration  est 


56  LE    ROMAN    RUSSE. 

proche  parente  de  celle  qui  nous  donnait  à  la  même 
époque  Rolla  et  Namouna;  un  lyrisme  effréné,  tournant 
soudain  au  persiflage;  toujours  le  procédé  byronien. 
Où  le  poëte  me  parait  inimitable,  c'est  dans  telles  petites 
pièces,  faites  d'une  larme,  chefs-d'œuvre  de  tendresse 
brûlante  ou  de  mélancolie.  Moins  harmonieux  et  moins 
parfaits  que  les  vers  de  Pouchkine,  ceux  de  Lermontor" 
ont  parfois  des  vibrations  plus  douloureuses, 

Et  j'en  sais  d'immortels  qui  sont  de  purs  sanglots. 

Quand  il  ne  devrait  rester  de  toute  la  poésie  du  siècle 
qu'une  anthologie  de  quelques  pages,  il  y  faudrait 
conserver  certains  de  ces  quatrains  qui  demeurent 
en  Russie  dans  toutes  les  mémoires,  ceux-ci,  par 
exemple  : 

«  Nous  nous  sommes  quittés,  mais  ton  portrait,  — 
sur  mon  cœur  je  le  garde;  —  comme  un  pâle  fantôme 
des  années  meilleures —  il  réjouit  mon  âme.  —  Aban- 
donné à  de  nouvelles  passions,  — je  n'ai  pas  pu  le  désai- 
mer;  —  ainsi  le  temple  déserté  est  toujours  un  temple, 
—  et  l'idole  renversée,  toujours  un  dieu1.  » 

Mais  j'enfreins  ma  résolution  de  ne  pas  citer  de  vers. 
Je  me  la  rappelle  en  voyant  que  ces  petites  perles, 
tombées  dans  une  prose  étrangère,  y  paraissent  mortes 
et  n'ont  plus  d'orient. 

Le  prosateur  vaut  le  poëte  chez  Lermontof.  Ceux  qui 
ont  lu,  dans  la  traduction  de  M.  X.  Marmier,  la  Prin- 


1  La  pensée  appartient  à  Chateaubriand  :  ...Le  dieu  n'est 
point  anéanti  parce  que  le  temple  est  désert...  »  —  Lettre  sur  la 
mort  du  duc  d'Engbien,  Uim.  d'outre-tombe. 


LE    ROMAN    RUSSE.  57 

cesse  Marie,  se  rappellent  sans  doute  le  charme  délicat 
de  ce  récit.  C'est  une  des  brèves  esquisses  de  la  vie  cau- 
casienne réunies  sous  ce  litre  :  Un  héros  de  notre  temps. 
Ce  héros,  Petchorine,  personnifie  l'âme  de  sa  généra- 
tion; il  promène  son  désenchantement  au  travers  de 
paysages  qui  l'enchantent  pourtant,  puisqu'il  les  décrit 
si  bien;  il  reparait  sans  cesse  pour  apporter  la  note 
satanique  et  désolée  qui  date  ces  pages.  Petchorine 
oublie  que  même  au  Caucase,  surtout  au  Caucase,  le 
pessimisme  n'est  pas  d'un  effet  nouveau.  Sur  ces  rochers, 
il  y  a  bien  des  siècles,  Prométhée  exhalait  déjà  sa 
plainte  contre  la  vie  et  les  dieux. 


III 


Après  1840,  on  cherche  vainement  le  chœur  des 
poètes  qui  faisaient  écho  à  la  voix  de  Pouchkine  ; 
ils  sont  dispersés,  silencieux  ou  disparus.  Batiouch- 
kof  s'est  éteint  dans  une  maison  de  fous.  Delvig  a 
osé  se  prononcer  en  faveur  de  la  révolution  de  Juillet  : 
la  disgrâce  impériale  l'a  frappé,  et  l'on  en  meurt,  comme 
Racine  mourait  d'un  regard  de  Louis  XIV.  Baratinsky 
se  débat  contre  les  soucis,  il  ne  chante  plus.  Yazikof  et 
Joukovsky  sont  stérilisés  par  le  mysticisme  où  ils 
s'enfoncent.  Lermontof  a  jeté  les  derniers  cris  roman- 
tiques et  les  plus  stridents.  Montée  à  ce  paroxysme,  la 
fièvre  byronienne  devait  tomber;  la  poésie  surmenée  va 
languir  et  déchoir. 


68  LE   ROMAN   RUSSE 

En  vingt-cinq  ans,  le  romantisme  a  traversé  les  trois 
étapes  qu'il  était  destiné  à  fournir,  en  Russie  comme 
partout  ailleurs.  Au  début,  l'enfant  candide  et  crédule 
apporte  d'Allemagne  les  contes  de  sa  nourrice  :  ballades, 
élégies  sentimentales,  légendes  merveilleuses,  douces 
histoires  de  chevaliers  et  d'ondines.  Bientôt  les  orages 
de  l'adolescence  surviennent,  on  ajoute  à  la  lyre  des 
cordes  personnelles  et  douloureuses;  c'est  l'Angleterre 
qui  les  a  touchées  la  première,  la  voix  de  son  poète  va 
mener  le  concert  des  malédictions.  Mais  le  désespoir 
tout  seul  n'est  pas  un  aliment  pour  une  littérature.  Le 
romantisme  ne  pouvait  guère  durer  sous  sa  forme 
lyrique,  pas  plus  que  ne  dure  une  crise  de  passion;  sous 
cette  forme,  il  avait  été  surtout  une  réaction  incon- 
sciente contre  l'idéal  philosophique  du  dix-huitième 
siècle.  A  la  fin  de  ce  siècle,  des  prophètes  et  des  apôtres 
étaient  venus,  qui  annonçaient  aux  hommes  le  bonheur 
fondé  sur  la  raison,  le  règne  de  la  vertu  et  de  la  liberté, 
organisé  par  un  miracle  métaphysique.  Les  hommes 
avaient  cru  au  nouveau  mythe,  ils  en  avaieut  poursuivi 
le  fantôme  à  travers  les  ruines  ;  comme  ils  ne  pouvaient 
Tétreindre,  comme  leurs  passions  continuaient  de  leur 
déchirer  le  cœur  et  de  les  tenir  en  esclavage,  malgré  la 
grande  promesse  de  bonheur  et  de  liberté,  ils  tombèrent 
en  mélancolie  ou  se  révoltèrent  contre  la  fatalité.  De  là  le 
sanglot  des  René,  des  Childe-Harold,  des  Oiympio,  de 
toute  la  famille  éplorée.  Certes,  ils  n'apercevaient  pas 
encore  la  source  de  leur  mal  ;  seul  peut-être,  ce  grand 
fou  de  Rolla  y  vit  clair.  Aujourd'hui  même,  après  cent 
ans  d'expériences  qui  ont  crevé  le  mensonge,  nous  com- 
mençons à  peine  à  comprendre  que  notre  pessimisme  et 


LE    ROMAN   RUSSE.  59 

notre  découragement  proviennent  de  cette  immense 
banqueroute  de  l'idéal  philosophique. 

La  Russie  n'avait  élé  associée  que  de  bien  loin  à  nos 
espérances  et  à  nos  désillusions;  chez  elle  la  désolation 
lyrique  d'un  Oniéguine,  d'un  Petchorine,  semblait  plus 
qu'ailleurs  factice  et  empruntée;  on  devait  vite  s'en  dé- 
prendre. Le  nouvel  état  d'âme  avait  créé  une  rhétorique 
particulière  qui  demandait  à  s'essayer  sur  des  objets  plus 
substantiels.  Las  de  planer  trop  haut  dans  les  espaces 
imaginaires,  le  romantisme  chercha  dans  l'histoire  un 
terrain  plus  solide  où  se  poser.  Les  faiseurs  d'élégies  et 
de  ballades  se  tournèrent  vers  le  drame  historique,  vers 
les  côtés  pittoresques  de  la  vie  populaire.  On  recula  de 
Byron  à  Shakspeare,  qui  apparut  comme  le  docteur 
universel.  Les  Russes  découvrirent  leur  moyen  âge  à 
l'heure  même  où  nous  exhumions  le  nôtre.  Pouchkine 
se  donna  tout  entier  à  cette  résurrection  du  passé  avec 
Boris  Godounofet  les  poèmes  de  sa  maturité.  Ses  disciples 
le  suivirent  dans  cette  voie,  comme  on  suivait  chez  nous 
les  inventeurs  de  Henri  III,  de  Marion  Detorme  et  de  Notre- 
Dame  de  Paris.  La  parfaite  simultanéité  des  deux  mouve- 
ments exclut  toute  subordination  de  l'un  à  l'autre;  dans 
toute  l'Europe,  les  mêmes  causes  produisaient  les  mêmes 
effets.  Mais  comme  la  rhétorique  de  la  nouvelle  école 
était  aussi  conventionnelle  que  celle  des  périodes  clas- 
siques, elle  faussa  les  images  qu'elle  évoquait.  La  per- 
sonnalité exaspérée  qui  faisait  le  fond  de  l'esprit  roman- 
tique ne  sut  pas  s'effacer  pour  laisser  parler  les  gens 
d'un  autre  temps  et  d'une  autre  condition;  les  écrivains 
soufflèrent  aux  acteurs  qu'ils  mettaient  en  scène  leurs 
doctrines  et  leurs  sentiments.  Us  avaient  invoqué  contre 


60  LE    ROMAN    RUSSE. 

les  vieilles  règles  le  besoin  de  vérité  ;  ce  besoin  devait  se 
retournera  leurs  dépens  et  réagir  contre  leurs  emporte- 
ments d'imagination. 

Il  y  avait  une  autre  raison  pour  que  la  succession  du 
romantisme  s'ouvrit  à  bref  délai.  Le  mouvement  littéraire 
de  1830,  en  Russie,  était  purement  esthétique;  confiné 
dans  les  jouissances  d'art,  les  querelles  de  forme,  il 
n'offrait  aucune  satisfaction  aux  besoins  moraux  et 
sociaux  d'un  pays  affamé  de  réformes,  d'idées,  de  solu- 
tions pour  tous  les  problèmes  qui  commençaient  de  se 
poser.  Le  romantisme  donna  l'illusion  d'une  guerre  de 
principes  :  quand  on  parcourt  les  Revues  de  cette  époque 
(les  journaux  ne  comptaient  pas  encore),  on  est  d'abord 
assourdi  par  un  fracas  de  bataille.  Pouchkine  joignait  à 
tant  d'autres  passions  celle  du  journalisme;  dans  les 
organes  qu'il  dirigea  à  plusieurs  reprises,  le  Messager  de 
Moscou,  la  Gazette  littéraire,  la  polémique  est  vivement 
menée  contre  les  tenants  de  la  tradition  classique.  Mais 
ce  sont  là  des  controverses  bonnes  pour  le  loisir  des 
beaux-esprits,  des  diletfanti;  elles  ne  touchent  pas  aux 
intérêts  généraux,  aux  soucis  plus  sérieux. 

Pourtant  les  écoles  philosophiques  divisent  et  pas- 
sionnent la  jeunesse;  la  question  de  l'émancipation  des 
serfs,  soulevée  sous  Alexandre  Ier,  pèse  lourdement  sur 
la  conscience  nationale;  bien  des  gens  s'inquiètent  de 
savoir  enfin  quelle  part  la  Russie  va  prendre  dans  le  pro- 
grès humain.  De  tout  cela,  le  romantisme  n'a  cure;  il 
gémit  et  décrit;  il  ne  légifère  que  sur  l'émancipation  du 
style  et  sur  la  constitution  du  drame.  Un  peuple,  surtout 
un  peuple  qui  souffre  et  attend,  ne  se  nourrit  pas  long- 
temps de  rhétorique;  il  laisse  ce  luxe  aux  salons  et  aux 


LE    ROMAN    RUSSE.  61 

lettrés.  Le  romantisme  fut  un  divertissement  à  l'usage  de 
ces  derniers;  il  passa  au  sommet  de  la  société  russe  sans 
jeter  des  racines  profondes  dans  le  sous  sol.  La  pre- 
mière voix  qui  allait  faire  entendre  une  parole  plus  virile 
devait  sonner  le  glas  de  ce  phénomène  aristocratique  et 
artificiel. 

Ce  fut  celle  de  Tchaadaief,  dans  la  fameuse  Lettre 
philosophique  publiée  en  1836.  Tchaadaief  était  un  homme 
du  monde,  instruit,  élégant,  répandu,  un  de  ces  philo- 
sophes de  salon,  nombreux  à  Moscou,  amis  du  paradoxe 
et  de  la  fronde,  soucieux  de  ne  pas  trop  se  compro- 
mettre, habiles  à  se  rétablir.  L'idée  fondamentale  de  la 
Lettre,  c'est  que  la  Russie  a  été  jusqu'alors  une  branche 
parasite  de  l'arbre  européen,  pourrie  parce  qu'elle  a  tiré 
sa  sève  de  Byzance,  inutile  à  la  civilisation,  étrangère  à 
la  grande  formation  religieuse  du  moyen  âge  occidental, 
puis  à  l'affranchissement  laïque  de  la  société  moderne. 
Au  dire  de  l'auteur,  l'Église  d'Orient  est  morte,  sans 
force  pour  la  direction  de  la  vie  nationale.  —  «  Soli- 
taires dans  le  monde,  nous  ne  lui  avons  rien  donné  ni 
rien  pris  :  nous  n'avons  pas  ajouté  une  idée  au  trésor 
des  idées  de  l'humanité,  nous  n'avons  aidé  en  rien  au 
perfectionnement  de  la  raison  humaine  et  nous  avons 
vicié  tout  ce  que  cette  raison  nous  communiquait.. 
Nous  avons  dans  le  sang  un  principe  hostile  et  réfrac- 
taire  à  la  civilisation...  Nous  poussons,  nous  ne  mûris- 
sons pas.  »  —  La  voilà  qui  sort  de  la  bouche  d'un  Russe, 
l'accusation  tant  de  fois  portée  contre  la  Russie  par  ses 
détracteurs.  Et  il  n'est  pas  seul  à  penser  ainsi;  avant 
peu  d'années,  des  échos  multipliés  vont  lui  répondre. 
Biélinsky  dira  :  «  Nous  sommes  des  gens  sans   patrie; 


62  LE    ROMAN    RUSSE. 

pis  que  cela,  des  gens  qui  ont  un  mirage  pour  patrie.  » 
Et  Tourguénef  prêtera  à  l'un  de  ses  personnages  cette 
amère  boutade  :  «  Nous  n'avons  su  donner  au  monde 
que  le  samovar,  et  encore  se  peut-il  qu'il  ne  soit  pas  de 
notre  invention.  » 

Jamais  on  ne  s'était  dit  à  soi-même  d'aussi  dures 
vérités.  Le  philosophe  s'abstenait  de  toutes  criliques 
contre  la  «  Russie  officielle'  »;  mais  le  soufflet  retom- 
bait forcément  sur  celle-ci.  L'émoi  fut  vif  à  Moscou  et 
ailleurs;  le  Télescope,  qui  avait  inséré  la  Lettre,  fut  sup- 
primé, l'éditeur  exilé  à  Vologda,  le  censeur  destitué; 
quant  à  l'auteur,  l'arrêté  rendu  contre  lui  portait  que 
«  la  Lettre  n'ayant  pu  être  écrite  que  par  un  Russe  qui 
ne  se  trouvait  pas  dans  son  bon  sens,  Tchaadaief  serait 
confié  aux  soins  d'un  médecin  aliéniste  qui  le  visiterait 
chaque  jour  ».  Cette  étrange  punition  se  continua  pen- 
dant un  mois.  —  Par  la  suite,  Herzen  et  l'opposition 
libérale  réclamèrent  Tchaadaief  comme  leur  père  légi- 
time; on  força  le  sens  de  la  Lettre  philosophique,  qui 
était  surtout  un  aveu  d'angoisse  religieuse,  pour  la  tra- 
vestir en  pamphlet  politique;  on  fit  de  l'auteur  un  scep- 
tique et  un  révolutionnaire.  Il  passa  pour  avoir  jeté  le 
«  premier  cri  ». 

A  ce  même  moment,  on  traduisait  Kant,  Schelling, 
Hegel;  une  grande  partie  de  la  jeunesse  allait  chercher 
le  rationalisme  à  ses  sources,  dans  les  universités  alle- 
mandes. La  génération  de  1840  reçut  ce  baptême  d'eau 


1  Euphémisme  consacré  pour  désigner  le  gouvernement,  quand 
on  n'a  rien  d'agréable  à  lui  signifier;  il  s'emploie  dans  les  cas  où 
l'on  disait  chez  nous,  il  y  a  quinze  ans,  •  le  pouvoir  exécutif  *  au 
lieu  de  dire  ■  l'Empereur  •. 


LE    ROMAN    RUSSE.  63 

trouble,  elle  en  revint  transformée.  A  l'ivresse  du  senti- 
ment, qui  avait  caractérisé  la  génération  précédente, 
succéda  l'orgie  de  la  métaphysique;  la  mode  délaissa 
le  «  vague  des  passions  »  pour  la  «  raison  pure  »;  on 
étreignif  cette  nouvelle  marotte  avec  la  fureur  d'engoue- 
ment habituelle  aux  Russes;  les  cheveux  que  les  Alle- 
mands coupaient  en  quatre,  on  les  recoupa  en  huit  à 
Moscou.  Ce  fut  une  période  de  doctrinarisme  transcen- 
dantal.  On  verra  plus  loin  comment  il  fournit  également 
des  armes,  pour  défendre  des  thèses  contradictoires,  aux 
deux  écoles  qui  naissaient  à  cette  date  et  se  partageaient 
la  Russie.  Un  écrivain  nourri  des  idées  nouvelles,  et  qui 
va  bientôt  prendre  la  direction  de  l'école  libérale,  appa- 
raît alors  et  exerce  une  influence  prépondérante  sur  la 
littérature  :  c'est  le  critique  Riélinsky. 

Ses  ennemis  l'ont  appelé  «  un  rêveur  ivre  d'encre  ». 
Ce  jugement  n'est  pas  trop  sévère,  si  on  l'inflige  à 
l'homme  politique,  —  Dieu  !  que  le  mot  est  gros  pour 
Riélinsky,  pour  la  Russie  de  Nicolas!  —  au  philosophe 
versatile,  jouet  de  son  imagination  abstraite,  que  nous 
suivrons  plus  tard  dans  ses  évolutions  à  travers  un  radi- 
calisme nuageux.  Mais  à  ses  débuts,  alors  qu'il  apparte- 
nait encore  à  la  «  droite  hégélienne  »  et  qu'il  restait  sur 
le  terrain  littéraire,  il  a  rendu  de  grands  services.  Bié- 
linsky  est  peut-être  le  seul  critique  digne  de  ce  nom  dans 
son  pays.  L'esprit  russe  est  naturellement  enclin  aux 
travaux  critiques;  il  y  apporte  rarement  la  méthode, 
l'impartialité  et  la  largeur  de  vues  auxquelles  nos  mai- 
tres  nous  ont  habitués.  Dans  toutes  les  «  recensions  », 
comme  on  dit  là-bas,  qui  emplissent  les  journaux,  c'est 
miracle  de  trouver  un  juste  milieu  entre  le  froid  compte 


6#  LE    ROMAN    RUSSE. 

rendu,  la  dissertation  pédante  du  professeur,  le  plai- 
doyer passionné  de  l'avocat.  La  faute  en  est  peut-être  à 
la  politique;  sous  couleur  de  discussions  esthétiques, 
on  ne  raisonne  et  l'on  ne  déraisonne  que  d'elle;  comme 
elle  n'a  pas  le  droit  de  se  montrer  à  visage  ouvert,  elle 
s'insinue  dans  les  thèses  littéraires  et  les  fait  aussitôt 
dévier. 

Biélinsky,  lui  aussi,  a  donné  dans  ce  travers;  il  le 
corrige  du  moins  par  un  vif  amour  des  choses  de  l'es- 
prit, par  un  grand  fonds  d'intelligence,  d'érudition  et 
d'équité.  Ce  travailleur  infatigable  a  laissé  une  œuvre 
volumineuse,  vérilable  encyclopédie  des  lettres  russes; 
œuvre  encombrée  et  prolixe  dans  certaines  de  ses  par- 
ties, mais  riche  de  savoir  et  d'idées,  informée  des  moin- 
dres manifestations  du  génie  national  dans  le  passé  et 
dans  le  présent.  La  besogne  que  se  partageaient  chez 
nous,  vers  le  même  temps,  un  Villcmain  et  un  Sainte- 
Beuve,  il  l'a  faite  à  lui  tout  seul  en  Russie;  il  a  déblayé 
le  chaos  de  l'ancienne  littérature  et  marqué,  avec  une 
rare  sagacité,  les  tendances  de  la  nouvelle.  Le  premier, 
cet  audacieux  renversa  beaucoup  de  vieilles  idoles  et 
détruisit  le  fétichisme  qu'on  professait  de  confiance 
pour  les  écrivains  de  la  période  classique.  Malgré  son 
admiration  pour  Pouchkine,  il  mit  le  doigt  sur  les  points 
faibles  du  romantisme,  il  jugea  ce  cadavre,  encore 
chaud,  en  des  termes  auxquels  nous  aurions  peu  de 
chose  à  reprendre  aujourd'hui.  Enfin  il  eut  vraiment  la 
divination  des  besoins  intellectuels  de  son  temps;  cette 
«  école  naturelle  »  d'où  sont  sortis  les  grands  roman- 
ciers de  la  Russie  moderne,  il  l'a  fondée,  encouragée  de 
ses  conseils;  en    lui  traçant  son  programme  aussitôt 


LE    ROMAN   RUSSE.  65 

après  1840  —  et  ceci  est  capital  —  il  a  montré  pour  la 
première  fois  un  Russe  en  avance  sur  les  évolutions  lit- 
téraires de  l'Occident. 

J'emprunte  quelques  lignes  aux  études  sur  les  poètes 
romantiques  écrites  en  1843;  elles  marquent  les  dispo- 
sitions du  public  à  cette  époque,  la  lassitude  et  l'attente 
d'un  art  nouveau.  J'avoue  mon  arrière-pensée  en  citant 
Biélinsky  ,  son  autorité  indiscutée  me  couvrira  contre 
la  réprobation  des  Russes,  s'ils  trouvent  excessives  mes 
réserves  sur  le  caractère  national  du  génie  de  Pouch- 
kine. 

«  La  tristesse,  le  désenchantement,  l'idéal,  les  vierges 
célestes,  la  lune,  la  haine  du  genre  humain,  la  jeunesse 
perdue,  la  trahison,  les  poignards  et  les  poisons,  —  il  y 
a  beau  temps  que  tout  cela  a  été  dit  et  redit  mille  fois, 
et  dans  les  belles  créations  de  Pouchkine,  et  par  la  foule 
de  ses  imitateurs.  Maintenant,  on  ne  vous  lira  même 
plus,  si  vous  voulez  étonner  par  la  hardiesse  de  la  phrase, 
par  les  sonorités  éclatantes  du  vers,  par  les  dithyram- 
bes enflammés  en  l'honneur  des  jeunes  filles  aux  yeux 
noirs  et  des  orgies  de  jeunesse...  Il  est  passé,  le  temps 
des  enthousiasmes  juvéniles;  celui  de  la  pensée  est  venu. 
Le  public  est  plus  exigeant.  A  la  vérité,  il  ne  se  rend  pas 
un  compte  exact  de  ce  qu'il  demande,  mais  il  ne  se 
contente  plus  de  ce  qu'on  lui  offre.  Il  n'est  pas  encore 
arrivé  à  la  pleine  conscience  de  lui-même;  il  est  bien  près 
d'y  atteindre.  Les  prosopopées  magnifiques  et  les  phra- 
ses à  effet  ne  fascinent  plus  personne,  on  n'en  veut  pas 
entendre  parler.  » 

«  Personne  ne  doute  qu'il  existe  une  littérature  russe, 
mais  chacun  a  le  droit  d'exiger  qu'on  en  fasse  l'inven- 

5 


08  LE    ROMAN    RUSSE. 

taire  de  sang-froid,  qu'on  l'apprécie  à  sa  valeur  vraie; 
chacuD  a  le  droit  de  sourire,  quand  on  la  compare  pré- 
tentieusement aux  littératures  étrangères.  Que  nous 
ayons  une  littérature,  il  suffit  pour  s'en  convaincre  de 
savoir  que  Pouchkine  a  existé,  et  qu'en  dehors  de  lui  nous 
pouvons  citer  quelques  noms  avec  orgueil.  Elle  a  son 
histoire  et  son  enchaînement  logique,  cela  est  certain: 
cependant  uous  ne  devons  pas  oublier  que  cette  littéra- 
ture a  été  d'abord  une  fleur  transplantée,  qu'elle  a  long- 
temps vécu  d'une  vie  artificielle,  derrière  le  vitrage 
d'une  serre.  Il  y  a  peu,  très-peu  de  temps  qu'elle  a  com- 
mencé de  jeter  des  racines  dans  le  sol  russe;  qu'il 
est  petit,  jusqu'à  présent,  le  champ  où  elle  peut  croitre1! 
Quel  rapport  y  a-t-il  entre  notre  poésie  contemporaine 
et  la  poésie  populaire?  Non-seulement  elles  ne  sont  pas 
apparentées,  mais  elles  s'ignorent  l'une  l'autre.  Lisez 
une  pièce  de  Pouchkine,  je  ne  dis  pas  à  un  moujik,  mais 
à  un  marchand  de  la  première  classe  ;  vous  verrez  ce 
qu'il  vous  en  dira...1.»  —  Biélinsky  dit  ailleurs  :  «  Les 
contes  de  Pouchkine  témoignent  d'un  effort  pour  imi- 
ter la  poésie  populaire;  il  y  a  fait  fausse  route  ».  ■ 

Les  premières  Nouvelles  de  Gogol,  qui  coïncidaient 
avec  les  derniers  vers  de  Lermontof,  révélèrent  au  cri- 
tique cet  art  nouveau  dont  il  prédisait  la  naissance.  Bié- 
linsky déclara  aussitôt  que  l'âge  de  la  poésie  lyrique 
était  passé  sans  retour,  et  que  le    règne  du  roman 

1  Biélinsky  donne  plus  loin  un  détail  qui  a  son  prix. —  •  chez 
nous,  le  succès  exceptionnel  d'un  livre  se  chiffre  par  la  vente  de 
cinq  cents  exemplaires,  de  sept  cents  au  maximum;  si  le  livre  est 
publié  dans  les  Revues,  il  peut  trouver  un  millier  de  lecteurs.  • 

*  Dt  la  littérature  en  1843,  tome  VIH  des  Œuvres,  pasiim 

'  Étude  tur  Pouchkine,  tome  VIII,  p.  700 


LE    ROMAN    RUSSE.  67 

commençait.  Toute  la  suite  a  justifié  cette  prophétie. 

Avec  le  grand  écrivain  qui  a  fait  se  dresser  toute  vi- 
vante la  Russie,  avec  l'œuvre  qui  porte  dans  ses  flancs 
toute  la  littérature  de  l'avenir,  nous  touchons  au  véri- 
table objet  de  ces  études;  il  convient  d'y  appliquer  une 
attention  plus  soutenue. 

Dans  l'esquisse  rapide  que  j'ai  conduite  jusqu'à  Gogol, 
on  a  vu  les  efforts  de  l'esprit  russe  pour  se  trouver  lui- 
même,  ses  imitations  maladroites,  ses  premiers  succès. 
Longtemps  il  a  couru  après  nous;  enfin  il  nous  a  rejoints; 
bientôt  il  va  nous  précéder  sur  certaines  routes.  La 
Russie  nous  est  apparue  comme  un  immense  miroir, 
capable  seulement  de  refléter  les  images  que  nous  lui 
envoyions,  images  souvent  confuses  et  mal  venues,  quel- 
quefois lumineuses  et  charmantes.  A  partir  de  Pouch- 
kine, elles  subissent  des  transformations  magnifiques, 
si  bien  que  nous  commençons  à  soupçonner  dans  cette 
glace  une  puissance  de  création  qui  lui  est  propre.  Mais 
ce  phénomène  nous  laisse  hésitants;  nous  reconnaissons 
encore  nos  traits  et  nos  gestes  sur  les  visages  étrangers 
que  le  miroir  propose  à  notre  admiration.  Dorénavant 
il  nous  montrera  des  figures  inconnues;  celles  ci  ne 
viendront  plus  du  dehors,  elles  monteront  du  sol  natal, 
elles  témoigneront  qu'il  existe  une  terre  nourricière 
sous  cette  neige  où  nous  n'avions  vu  qu'un  stérile  pays 
de  mirage;  et  comme  l'annonçait  Riélinsky,  c'est  le  ro- 
man qui  va  les  évoquer. 


CHAPITRE  III 

l'évolution  réaliste  ET  NATIONALE.  —  GOGOL. 


Le  roman  eut  en  Russie  d'humbles  commencements, 
son  histoire  avant  1840  n'est  ni  longue  ni  brillante. 
Le  premier  ouvrage  de  ce  genre  fut  publié  en  1799  par 
un  certain  Ismaïlof  ;  cela  s'appelait  Eugène,  ou  les  Suites 
d'une  mauvaise  éducation;  les  personnages  étaient  russes 
par  les  noms  et  l'habit,  les  scènes  empruntées  aux  mœurs 
locales.  Bientôt  après,  Karamsine  donna  ses  nouvelles, 
maigres  et  touchantes  fictions;  nous  avons  vu  quel  fut 
le  succès  de  la  Pauvre  Lise  et  combien  il  était  obtenu  à 
bon  compte.  La  fortune  prodigieuse  de  Walter  Scott  ne 
pouvait  manquer  de  susciter  des  imitations;  nous  les 
rencontrons  vers  1820,  dans  les  romans  historiques  de 
Boulgarine,  de  Gretch,  de  Zagoskine.  Le  moins  iguoré  fut 
le  Vouri  Miloslavshy  de  ce  dernier.  Ces  tentatives  n'eurent 
qu'un  moment  défaveur;  la  poésie  lyrique  les  fît  oublier  et 
prit  toute  la  place  au  soleil.  Les  créateurs  du  romantisme 
ne  touchèrent  qu'incidemment  à  la  fiction  en  prose.  Les 
petites  nouvelles  de  Pouchkine,  tirées  le  plus  souvent  de 
l'histoire  nationale,  appartiennent  encore  à  l'ancienne 
école  narrative;  ce  sont  des  modèles  de  composition 


70  LE   ROMAN   RUSSE. 

classique,  des  épisodes  vivement  imaginés,  plutôt  que 
l'étude  de  la  réalité  contemporaine.  Dans  le  Héros  de 
notre  temps,  Lerraontof  s'approcha  davantage  de  notre 
idéal  moderne;  mais  comme  tous  ceux  de  sa  génération, 
Petchorine  est  trop  occupé  de  ses  gémissements  pour 
observer  de  bien  près  le  monde  qui  l'entoure.  Au-des- 
sous de  ces  maîtres,  je  trouve  Marlinsky  et  ses  émules, 
les  romanciers  ingénus  qui  eurent  le  privilège  de  faire 
pleurer  les  jeunes  filles  russes,  entre  1830  et  1840;  il 
faut  toujours  que  quelqu'un  fasse  pleurer  les  jeunes  filles, 
mais  le  génie  n'y  est  pas  nécessaire.  Marlinsky  avait  pris 
pour  modèles  Ducray-Duminil  et  le  vicomte  d'Arlincourt  ; 
ses  inventions  sentimentales  ne  visent  pas  plus  loin. 
Pour  les  relire  aujourd'hui,  il  faut  une  fraîcheur  d'illu- 
sions qu'on  ne  rencontre  plus  que  dans  les  cabinets  de 
lecture  de  Tambof. 

On  était  las  du  roman  historique  et  pseudo-populaire, 
autant  que  de  la  débauche  lyrique  et  des  héros  surhu- 
mains. Des  observateurs  moins  suspects  allaient  venir, 
qui  prendraient  plaisir  au  spectacle  de  la  vie  et  l'étudie- 
raient  attentivement  en  dehors  d'eux-mêmes.  De  légers 
symptômes  les  annonçaient  déjà;  l'héritage  du  roman- 
tisme leur  était  si  nécessairement  dévolu  qu'ils  apparu- 
rent partout  en  même  temps,  pour  accomplir  la  même 
tâche,  sans  se  connaître  ni  s'imiter.  Ce  furent  Dickens 
et  Balzac  en  Occident;  en  Russie,  ce  fut  Gogol. 

Nous  allons  voir  ce  dernier  se  dégager  lentement  des 
influences  ambiantes.  Il  ne  créera  pas  du  premier  coup 
le  roman  de  mœurs  et  de  caractères,  tel  que  nous  le 
comprenons  aujourd'hui,  tel  que  ses  rivaux  le  façonnent 
déjà  en  d'autres  pays;  mais  il  en  assemblera  les  maté- 


LE    ROMAN    RUSSE.  71 

riaux  pour  ses  successeurs,  dans  des  compositions  origi- 
nales et  difficiles  à  classer.  Vieux  cadres,  portraits  nou- 
veaux, où  la  Russie  va  enfin  reconnaître  son  esprit  et  sa 
physionomie. 

Mérimée  a  révélé  à  la  France  le  nom  de  Gogol,  il  a  dit, 
avec  la  sagacité  habituelle  de  son  jugement,  ce  qu'il 
fallait  admirer  dans  le  premier  des  prosateurs  russes. 
Toutefois,  Mérimée  ne  connaissait  qu'une  partie  de 
l'œuvre  de  son  ami;  et  dans  cette  œuvre,  il  a  surtout 
étudié  une  rareté  littéraire.  Nous  exigeons  davantage 
aujourd'hui;  notre  curiosité  s'attache  à  l'homme;  à  tra- 
vers l'homme  elle  poursuit  le  secret  delà  race.  L'écrivain 
consacré  par  les  suffrages  de  ses  compatriotes  nous 
apparaît  comme  un  gardien  à  qui  tout  un  peuple  a  confié 
son  âme  pour  un  moment.  Que  veut  cette  âme  dans  ce 
moment?  Quel  est  le  rôle  historique  du  gardien?  Dans 
quelle  mesure  a-t-il  préparé  les  transformations  ulté- 
rieures? C'est  ce  que  j'essayerai  de  chercher  dans  les 
livres  de  Gogol,  dans  les  polémiques  passionnées  sou- 
levées par  ces  livres  depuis  bientôt  un  demi-siècle1. 


Il  était  Petit-Hussien,  fils  de  Cosaques.  Donnée  à  des 
lecteurs  russes,  cette  simple  indication  n'a  pas  besoin  de 
commentaires;  elleéclaire  le  plus  particulier  de  l'homme, 

1  OEwres  complhet,  4  vol.  in-80,  Moscou,  1880,  H  âge  n  —  Bio- 
graphies et  critiques  :  Biélinsky,  Polévoï,  Chévyref,  Schébalsky. 


72  LE    ROMAN    RUSSE 

elle  dessine  à  l'avance  le  trait  saillant  que  nous  relève- 
rons dans  son  caractère  et  dans  son  œuvre  :  une  bonne 
humeur  maligne  avec  un  dessous  de  mélancolie.  Pour 
comprendre  cet  écrivain,  il  faut  connaître  la  terre  qui 
le  porla  comme  son  fruit  naturel.  Cette  terre,  — 
l'Ukraine,  la  frontière,  —  est  un  objet  de  dispute  entre 
les  influences  de  l'extrême  Nord  et  de  l'extrême  Midi. 
Durant  quelques  mois,  le  soleil  s'empare  d'elle  en  maître, 
il  y  accomplit  ses  miracles  constants.  C'est  l'Orient,  des 
jours  lumineux  sur  des  plaines  enchantées  de  fleurs  et  de 
verdure,  des  nuits  douces  dans  un  ciel  enchanté 
d'étoiles.  Le  sol  fertile  porte  d'incomparables  moissons, 
la  vie  est  facile,  partant  joyeuse,  dans  cet  éveil  univer- 
sel de  la  sève  et  du  sang.  Le  grand  magicien  fond  la 
tristesse  avec  la  neige,  il  élabore  des  esprits  plus  ardents 
et  plus  subtils,  il  tire  de  l'âme  tout  ce  qu'elle  contient  de 
gaieté,  chaleur  qui  monte  aux  lèvres  en  rires  bruyants 
Pays  de  soleil,  mais  aussi  pays  de  grandes  plaines.  L'in- 
quiétude des  horizons  sans  fin  diminue  le  plaisir  que  les 
yeux  trouvent  autour  d'eux;  on  n'est  pas  joyeux  long- 
temps en  face  de  l'illimité.  L'habitude  du  regard  fait 
celle  de  la  pensée,  ce  vide  lointain  l'attire,  elle  se  pour- 
suit dans  l'espace  sans  parvenir  à  se  perdre;  c'est  le 
vol  d'oiseaux  parti  dans  la  clarté,  qu'on  accompagne 
machinalement  comme  il  décroit  dans  l'ombre,  qu'on 
cherche  encore  évanoui  dansl'élher.  De  là,  pour  l'homme 
de  la  steppe,  l'inclination  au  rêve,  la  retombée  sur  lui- 
même,  l'essor  en  dedans  de  l'imagination.  11  y  a  dans  le 
Petit-Kussiendu  Provençal  et  du  Breton.  L'hiver  le  refait 
Russe.  Cette  saison  revient  sur  le  Dnieper  presque  aussi 
rigoureuse  que  sur  la  Neva;  rien  n'arrête  les  vents  et  les 


LE    ROMAN    RUSSE.  73 

glaces  du  Nord  qui  ressaisissent  ce  pays;  la  mort  contra- 
rie brusquement  l'œuvre  du  soleil;  la  terre  et  l'homme 
s'engourdissent.  De  même  qu'elle  fut  conquise  et  asser- 
vie par  les  armées  de  Moscou,  l'Ukraine  est  reconquise 
chaque  année  parle  climat  de  Moscou  :  il  égalise  la  dure 
condition  de  toutes  les  provinces.  Sur  ce  champ  de 
luttes,  l'histoire  physique  semble  avoir  tracé  le  plan  de 
l'histoire  politique;  et  les  vicissitudes  de  cette  dernière 
n'ont  pas  moins  contribué  que  celles  du  climat  à  former 
une  physionomie  originale  à  la  Petite-Russie 

Elle  a  subi  le  Turc,  et  d'un  long  contact  avec  lui  elle  a 
gardé  bien  des  traits  orientaux.  Puis  la  Pologne  l'en- 
traina  dans  son  orbite  agitée;  cette  Italie  du  Nord  a 
laissé  à  son  ancienne  vassale  quelque  chose  de  ses  mœurs 
magnifiques  et  turbulentes.  Enfin,  les  ligues  cosaques 
lui  ont  fait  une  âme  républicaine;  de  cette  époque 
datent  les  traditions  les  plus  chères  au  Petit-Russien,  le 
fonds  de  liberté  et  de  hardiesse  qui  décèle  son  origine. 
On  sait  ce  qu'étaient  les  Cosaques  Zaporogues  :  un 
ordre  de  chevalerie  chrétienne,  recruté  parmi  des  bri- 
gands et  des  serfs  fugitifs,  toujours  en  guerre  contre 
tous,  sans  autres  lois  que  celles  du  sabre.  Dans  les 
familles  qui  descendent  directement  de  cette  souche,  — 
et  la  famille  de  Gogol  en  était,  —  on  retrouve  les 
révoltes  héréditaires,  les  instincts  errants,  le  goût  de 
l'aventure  et  du  merveilleux. 

11  fallait  noter  les  éléments  complexes  de  cet  esprit 
semi-méridional,  plus  jovial,  plus  prompt  et  plus  libre 
que  celui  du  Grand-Russe;  notre  écrivain  va  le  faire 
triompher  dans  l  !'4térature  de  son  temps,  il  le  repré- 
sentera avec  d'autant  plus  d'exactitude  que  son  cœur 


74  LE    ROMAN    RUSSE. 

tient  plus  fort  à  la  terre  natale.  Il  y  plonge  par  toutes 
ses  racines;  la  première  moitié  de  l'œuvre  de  Gogol  n'est 
que  la  légende  de  la  vie  de  l'Ukraine. 

Nicolas  Vassiliévitch  naquit  en  1809,  à  Sorotchinzy, 
près  de  Poltava,  au  centre  des  terres  noires  et  de  l'an- 
cien pays  cosaque.  Son  premier  éducateur  fut  son  grand- 
père.  Ce  vieillard  avait  été  écrivain  régimentaire  des 
Zaporogues.  Malgré  son  intitulé,  cette  charge  d'épée 
n'avait  rien  à  voir  avec  les  lettres,  c'était  une  des 
dignités  de  la  milice  républicaine.  L'enfant  fut  bercé  aux 
récits  de  l'aïeul,  survivant  des  époques  héroïques,  inta- 
rissable sur  les  grandes  guerres  de  Pologne,  sur  les 
hauts  faits  des  écumeurs  de  la  steppe.  La  jeune  imagi- 
nation s'emplit  de  ces  histoires,  tragédies  militaires  et 
féeries  paysannes;  elles  nous  ont  été  transmises  presque 
intactes,  —  Gogol  l'a  souvent  répété,  —  dans  les  Veillées 
du  hameau  et  surtout  dans  le  poëme  de  Tarass  Boulba. 
Ce  que  le  grand-père  racontait,  l'enfant  l'apprenait  sous 
une  autre  forme  en  écoutant  les  kobzars,  ces  rhapsodes 
populaires  qui  vont  chantant  l'épopée  ukrainienne. 
Tout,  dans  ce  milieu,  lui  parlaitd'un  âge  fabuleux  à  son 
déclin,  d'une  poésie  primitive  encore  vivante  dans  les 
mœurs.  Quand  l'artiste  condensera  pour  nous  cette 
poésie  flottante  dans  l'air  qu'il  respire,  on  devinera  qu'elle 
a  passé  à  travers  deux  prismes  :  celui  de  la  vieillesse,  qui 
se  rappelle  avec  regret  ce  qu'elle  narre;  celui  de  l'en- 
fance, qui  imagine  avec  éblouissement  ce  qu'elle  entend. 

Ce  furent  là,  parait-il,  les  premières  classes  du  jeune 
Gogol  et  les  plus  profitables.  On  le  plaça  par  la  suite  au 
gymnase  de  Niéjine,  on  lui  montra  le  latin  et  les  langues 
étrangères  ;  ses  biographes  nous  assurent  qu'il  fut  un 


LE    ROMAN    RUSSE.  75 

détestable  écolier.  Les  biographes  agrémentent  volon- 
tiers de  ce  trait  la  vie  de  tous  les  grands  hommes,  c'est 
un  siège  fait.  Il  ne  faut  pas  le  répéter  trop  haut,  on 
pourrait  être  lu  dans  les  collèges.  D'ailleurs,  si  l'éduca- 
tion première  de  l'écrivain  eut  des  lacunes,  il  y  pourvut 
plus  tard;  tous  ses  contemporains  témoignent  de  sa 
vaste  lecture,  de  sa  connaissance  approfondie  des  litté- 
ratures d'Occident.  Comme  il  va  quitter  les  bancs  de 
l'école,  ses  lettres  à  sa  mère  nous  déclarent  déjà  les 
inclinations  de  son  esprit  :  une  verve  observatrice  et 
satirique,  exercée  aux  dépens  de  ses  camarades,  un  fonds 
de  piété  sérieuse,  le  désir  d'une  grande  destinée.  Parfois 
un  découragement  subit  ravale  le  vol  de  ces  hautes  espé- 
rances ;  des  affaissements  de  volonté,  des  déclamations 
contre  l'injustice  des  hommes  datent  les  lettres;  on 
reconnaît  l'influence  des  premières  lectures  romantiques, 
la  contagion  du  byronisme  de  l'époque.  «  Je  me  sens, 
écrit  le  jeune  enthousiaste,  la  force  d'une  grande,  d'une 
noble  tâche,  pour  le  bien  de  ma  patrie,  pour  le  bon- 
heur de  mes  concitoyens  et  de  tous  mes  semblables... 
Mon  âme  aperçoit  un  ange  envoyé  du  ciel,  qui  l'appelle 
impérieusement  vers  le  but  auquel  elle  aspire...  »  Nos 
pessimistes  de  vingt  ans  souriront  de  cette  rhétorique; 
on  sourira  de  la  leur  dans  un  demi-siècle,  et  avec  moins 
d'indulgence.  Malheur  aux  générations  qui  ne  sont  pas 
un  instant  crédules  au  mensonge  de  la  vie,  qui  ne  se 
brûlent  pas  à  leur  propre  flamme  et  laissent  refroidir  la 
vieille  humanité!  Comme  tout  ce  qui  existe,  elle  ne  dure 
que  par  une  perpétuelle  combustion. 

Un  Russe  qui  voulait  faire  le  bonheur  de  ses  sembla- 
bles sous  l'empereur  Nicolas  n'avait  pas  le  choix  des 


76  LE    ROMAN    RUSSE. 

moyens;  il  devait  entrer  au  service  de  l'État  et  gravir 
laborieusement  les  degrés  de  la  hiérarchie  administra- 
tive :  depuis  Pierre  le  Grand,  ce  mandarinat  obligatoire 
aspire  toutes  les  forces  vives  de  la  nation.  Après  avoir 
terminé  les  études  qui  y  donnent  accès,  Gogol  partit 
pour  Pétersbourg.  Ses  lettres  nous  instruisent  de  son 
histoire  morale.  C'était  en  1829,  il  avait  vingt  ans;  léger 
de  bourse,  riche  d'illusions,  il  entra  dans  la  capitale 
comme  ses  pères  les  Zaporogues  dans  les  villes  con- 
quises, persuadé  qu'il  n'avait  qu'à  étendre  la  main  avec 
hardiesse  pour  saisir  toutes  les  félicités.  Oh  !  le  curieux 
spectacle,  une  nature  d'homme  qui  se  forme  pour  l'em- 
ploi auquel  elle  est  prédestinée!  Surprenez  à  l'œuvre  la 
volonté  obscure,  toujours  agissante,  qui  tisse  adroite- 
ment chaque  fil  dans  la  vaste  trame  de  l'histoire.  Voici 
un  futur  écrivain,  commissionné  pour  guider  une  évolu- 
tion de  l'esprit,  pour  arracher  la  littérature  à  la  vie 
imaginaire  et  la  ramènera  la  vie  réelle;  à  cet  homme,  la 
volon'é  dont  je  parle  a  donné  d'abord  une  bonne  part 
de  rêve,  une  libre  crue  d'imagination,  tout  ce  qu'il  fal- 
lait de  poésie  pour  lui  affermir  les  ailes;  maintenant  elle 
va  l'astreindre  au  dur  noviciat  de  la  réalité.  En  quelques 
semaines,  Nicolas  Vassiliévitch  fit  son  apprentissage. 
Non-seulement  on  ne  lui  offrait  rien  de  ce  qu'il  atten- 
dait, mais  on  refusait  partout  ce  provincial  sans  appuis. 
Il  apprit  que  la  grande  ville  était  un  désert  plus  inclément 
que  sa  steppe  natale;  il  connut  les  portes  sourdes  au 
débutant  qui  frappe,  les  vaines  promesses,  toute  la  dé- 
fense inerte  de  l'établissement  social  contre  l'assaut  des 
nouveaux  arrivants. 
Alors,   dans  son  cœur  pris   de  désespoir,  le  sang 


LE    ROMAN    RUSSE.  77 

du  Cosaque,  de  l'aventurier  errant,  s'attesta  par  un 
brusque  retour  d'atavisme.  Un  jour,  il  reçoit  de  sa 
mère  une  petite  somme  destinée  à  libérer  la  maison 
paternelle  d'une  hypothèque;  au  lieu  de  porter  cet 
argent  à  la  banque,  Gogol  se  jette  sur  un  bateau  en 
partance,  sans  but,  comme  l'enfant  qui  s'est  grisé  du 
Robinson,  pour  fuir  n'importe  où  devant  soi,  dans  le 
vaste  monde.  Ce  bateau  le  laisse  à  la  première  escale,  à 
Lubeck;  il  débarque  là  indifféremment,  comme  il  eût 
débarqué  aux  Indes,  il  vagabonde  trois  jours  dans  la 
ville,  et  revient  à  Pétersbourg,  soulagé  de  son  trésor, 
guéri  de  sa  folie,  résigné  à  tout  supporter. 

Après  bien  des  démarches,  il  obtint  une  modeste 
place  d'expéditionnaire  au  ministère  des  apanages.  11  ne 
passa  qu'une  année  dans  les  bureaux;  elle  exerça  une 
influence  décisive  sur  son  esprit.  Tandis  qu'il  copiait 
la  prose  de  son  chef  de  division,  la  bureaucratie  russe 
posait  devant  lui;  les  silhouettes  des  tchinovniks  se  gra- 
vaient dans  sa  mémoire,  il  étudiait  le  monstre  qui  devait 
hanter  toute  son  œuvre;  Akaky  Akakiévitch,  le  triste 
héros  qui  personnifiera  dans  le  Manteau  ce  monde  de 
misère,  lui  apparut  là  en  chair  et  en  os.  Bientôt  las  de 
ce  métier,  Gogol  en  essaya  quelques  autres.  Il  se  croyait 
un  grand  talent  d'acteur,  il  offrit  ses  services  à  la  direc- 
tion des  théâtres;  on  ne  lui  trouva  pas  assez  de  voix.  Le 
comédien  rebuté  se  fit  précepteur;  il  entreprit  sans 
grand  succès  des  éducations  dans  des  familles  de  l'aris- 
tocratie pétersbourgeoise.  Enfin,  des  amis  lui  procu- 
rèrent une  chaire  d'histoire  à  l'université  :  le  professeur 
dépensa  tout  son  feu  dans  un  brillant  discours  d'ouver- 
ture; dès  la  seconde  leçon,  ses  élèves  ne  le  reconnurent 


78  LE    ROMAN    RUSSE 

plus,  il  ne  réussissait  qu'à  les  endormir.  Au  bout  de 
tant  de  naufrages,  cette  épave  ne  pouvait  manquer 
d  arriver  à  la  littérature;  c'est  le  refuge  habituel,  le  tom- 
beau des  propres  à  rien  et  le  tremplin  des  propres  à 
tout.  Plus  souvent  le  premier. 

De  timides  essais,  publiés  dans  les  journaux  sons 
le  couvert  de  l'anonyme,  avaient  procuré  au  jeune 
homme  quelques  relations.  Pletnef  l'encourageait,  Jou- 
kovsky  l'introduisit  chez  Pouchkine.  Gogol  a  raconté 
avec  quelles  palpitations  il  sonna  un  matin  à  la  porte  du 
grand  poëte.  Celui-ci  dormait  encore,  ayant  veillé  toute 
la  nuit;  comme  le  visiteur  ingénu  s'excusait  de  troubler 
un  pareil  travailleur,  le  valet  de  chambre  lui  certifia  que 
son  maitre  avait  passé  la  nuit  à  jouer  aux  cartes.  C'était 
une  désillusion,  l'émule  de  Byron  ne  les  épargnait  pas  à 
ses  admirateurs;  mais  l'accueil  fut  si  cordial!  Si  Pouch- 
kine a  tant  fait  pour  les  lettres  russes,  c'est  peut-être 
plus  encore  par  sa  bonté  que  par  ses  chefs-d'œuvre. 
Exempt  d'envie,  libéral  de  son  trop-plein  d'idées  et  de 
gloire,  il  aimait  naturellement  le  succès  d'autrui,  comme 
on  aime  le  soleil  sur  les  fleurs  ;  c'est  la  vraie  marque  du 
génie,  celle  qui  est  au  cœur.  Son  ardente  sympathie, 
prodigue  d'encouragements  et  d'éloges,  a  fait  lever  des 
légions  d'écrivains;  entre  tous,  Gogol  demeura  son  pré- 
féré. Je  dirai  plus  loin  quelle  part  revient  au  poëte  dans 
les  maîtresses  œuvres  du  prosateur;  pour  commencer, 
Pouchkine  l'engagea  à  traiter  des  scènes  tirées  de  l'his- 
toire nationale  et  des  mœurs  populaires.  Gogol  suivit  le 
conseil  ;  il  écrivit  les  Veillées  du  hameau. 


LE    ROMAN    RUSSE. 


Il 


Les  Veillées  dans  un  hameau  près  de  Dikanka,  c'est 
toute  l'enfance  du  jeune  auteur,  tout  le  souvenir  et  l'a- 
mour de  la  terre  d'Ukraine,  épanchés  de  son  cœur  dans 
un  livre.  Un  vieil  éleveur  d'abeilles  est  censé  conter  ces 
histoires  à  la  veillée;  il  bavarde  au  hasard,  et  la  Petite- 
Russie  se  déroule  devant  nous  sous  tous  ses  aspects  : 
paysages  et  foules,  tableaux  de  mœurs  rustiques,  dialo- 
gues populaires,  légendes  grotesques  ou  terribles.  Deux 
éléments  assez  contradictoires  font  corps  dans  ces  récits, 
la  gaieté  et  le  fantastique.  11  y  a  beaucoup  de  diablerie, 
il  y  en  a  trop;  les  sorcières,  les  ondines,  pâles  spectres 
de  noyées,  le  Malin  sous  tousses  déguisements,  passent  et 
repassent  sans  cesse,  effrayant  les  villageois.  Mais  on  ne 
les  prend  guère  au  sérieux;  la  gaieté  l'emporte,  saine  et 
robuste.  Rien  encore  du  rire  amer  qui  creusera  bientôt 
son  pli  sur  la  lèvre  de  Gogol;  seulement  le  bon  et  franc 
rire  d'un  joyeux  Cosaque,  gavé  d'une  copieuse  écuelle 
de  gruau,  et  qui  s'étire  au  soleil  en  écoutant  les  farces 
dont  se  vante  son  compère;  entreprises  galantes  de 
jeunes  gars,  bons  tours  joués  au  Juif  ou  aux  autorités  du 
village,  soulaisons  rabelaisiennes  avec  force  gourmades. 
Tout  cela  est  conté  dans  une  langue  grasse  et  savoureuse, 
chargée  de  mots  petits-russiens,  de  locutions  naïves  ou 
triviales,  de  ces  diminutifs  caressants  qui  rendraient 
seuls  la  traduction  impossible   dans  un   idiome  plus 


«0  LE    ROMAN    RUSSE. 

formé.  Par  instants,  le  style  s'élève  et  s'affine;  un  flot 
de  poésie  emporte  l'auteur  quand  revient  sous  ses  yeux 
un  des  paysages  où  il  a  grandi.  Ainsi,  au  début  de  la 
Nuit  de  mai  '  : 

«  Connaissez-vous  la  nuit  d'Ukraine?  Oh!  vous  ne 
connaissez  pas  la  nuit  d'Ukraine!  Contemplez-la.  Du 
milieu  du  ciel,  la  lune  regarde;  la  voûte  incommensu- 
rable s'étend  et  parait  plus  profonde  encore;  elle  s'em- 
brase et  respire.  Sur  la  terre,  une  lumière  argentée; 
l'air  est  frais,  et  pourtant  il  oppresse,  chargé  de  lan- 
gueur, charriant  des  parfums.  Nuit  divine!  nuit  enchan- 
teresse! Immobiles  et  pensives,  les  forêts  reposent 
pleines  de  ténèbres,  projetant  leurs  grandes  ombres. 
Voici  des  étangs  silencieux  ;  leurs  eaux  sombres  et  froides 
sont  tristement  emprisonnées  dans  les  murailles  de  ver- 
dure des  jardins.  La  petite  forêt  vierge  de  merisiers  et 
de  prunelles  risque  timidement  ses  racines  dans  le  froid 
de  l'eau;  par  moments,  ses  feuilles  murmurent,  comme 
dans  un  frisson  de  colère,  quand  un  joli  petit  vent,  le 
vent  de  nuit,  se  glisse  à  la  dérobée  et  les  caresse.  Tout 
l'horizon  dort.  Au-dessus,  là-haut,  tout  respire,  tout  est 
auguste  et  triomphal.  Et  dans  l'âme,  comme  au  ciel, 
s'ouvrent  des  espaces  sans  fin;  une  foule  de  visions  ar- 
gentées se  lèvent  avec  grâce  dans  ses  profondeurs.  Nuit 
divine!  nuit  charmante  !  Soudain  tout  s'anime,  les  forêts, 
les  étangs  et  les  steppes.  Le  trille  majestueux  du  rossi- 
gnol d'Ukraine  a  retenti  :  il  semble  que  la  lune  s'arrête 


1  Dans  cet  essai  de  traduction  et  dans  les  suivants,  je  me  suis 
attaché  à  transporter  la  phrase  russe  mot  pour  mot.  avec  ses  répé- 
titions et  sa  redondance.  Le  lecteur  jugera  ainsi  le  fort  et  le  faible 
de  ce  style. 


LE    ROMAN    RUSSE.  81 

au  milieu  des  nuées  pour  l'entendre.  Sur  la  colline,  !e 
village  dort  d'un  sommeil  enchanté.  L'amas  de  chau- 
mières blanches  brille  d'un  éclat  plus  vif  aux  rayons  de 
la  lune;  leurs  murailles  basses  surgissent  éblouissantes 
des  ténèbres.  Les  chants  se  sont  tus.  Tout  repose  chez 
ces  braves  gens  assoupis.  Çà  et  là,  pourtant,  une  petite 
fenêtre  scintille.  Sur  le  seuil  d'une  cabane,  une  famille 
attardée  achève  de  souper.  » 

Brusquement,  à  la  ligue  suivante,  nous  sommes  tirés 
de  cette  contemplation  émue  par  la  dispute  de  joyeux 
drilles  qui  dansent  la  farandole.  Les  voilà  partis  pour 
administrer  une  volée  à  l'ancien  du  village,  caché  dans 
un  sac  chez  sa  commère.  Au  milieu  de  la  folle  nuit,  le 
décor  change  de  nouveau  ;  la  dame  de  l'étang  sort  de 
son  lit  humide,  elle  embrouille,  puis  dénoue  l'aventure 
par  ses  sortilèges.  D'autres  fois,  entre  deux  éclats  de 
rire,  un  soupir  mélancolique  échappe  au  vieux  conteur; 
c'est  le  trait  qui  achève  la  physionomie  de  ce  peuple, 
dont  Gogol  dit  avec  justesse  :  «  Il  verse  sa  gaieté  dans 
des  chansons  où  perce  toujours  une  note  triste.  >  Voyez 
l'épilogue  du  premier  de  ces  récits,  In  Foire  de  Soro- 
tchinzy.  Le  long  convoi  de  charrettes  quitte  le  mar- 
ché, les  appels  et  les  refrains  bruyants  meurent  sur  la 
route. 

«  Ainsi  la  joie,  la  belle  visiteuse  inconstante,  s'envo'e 
loin  de  nous.  Vainement  une  voix  isolée  tente  d'expri- 
mer l'allégresse  :  son  propre  écho  lui  rapporte  le  cha- 
grin et  l'ennui;  elle  s'attriste  en  s'écoutant.  Ainsi  les 
gais  amis  de  notre  libre  et  turbulente  jeunesse,  l'un 
après  l'autre,  solitairement,  se  perdent  parle  monde  et 
laissent  à  la  fin  leur  frère  tout  seul,  vieillissant.  Triste, 


82  LE    ROMAN    RUSSE. 

l'abandon!   Triste  et  lourd,  le  cœur!  Et  rien  pour  le 
soutenir!  » 

On  devine  ce  que  tous  ces  contrastes  mettent  de  cou- 
leur et  de  mouvement  dans  les  Veillées.  L'effet  du  livre 
fut  considérable;  il  avait  par  surcroit  le  mérite  de  révé- 
ler un  coin  de  Russie  inconnu.  Gogol  se  trouva  classé 
d'emblée.  Pouchkine,  dont  l'âme  claire  aimait  par-des- 
sus tout  la  bonne  humeur,  porta  aux  nues  l'œuvre  qui 
l'avait  fait  rire.  Les  Russes  la  tiennent  jusqu'à  présent 
pour  un  de  leurs  meilleurs  titres  littéraires.  Je  demande 
à  faire  quelques  réserves.  Serait-ce  que  nous  sommes 
trop  vieux  pour  nous  plaire  aux  contes  de  nourrices, 
trop  moroses  pour  nous  réjouir  avec  les  bonnes  gens? 
Je  ne  sais,  mais  malgré  toutes  les  qualités  incontestables 
que  jesignale.les  Veillées  me  laissent  assez  indifférent.  La 
farce  y  est  parfois  un  peu  grosse,  et  dans  le  sac  ridicule 
où  le  Scapin  cosaque  s'enveloppe,  moi  non  plus  je  ne 
reconnais  pas  le  grand  satirique  des  Ames  mortes.  La 
diablerie  ne  nous  séduit  que  si  elle  nous  épouvante  ;  or 
Gogol  fut  très-influencé  par  Hoffmann,  il  a  tenté  de 
l'imiter  dans  une  assez  médiocre  nouvelle,  le  Portrait; 
mais  il  n'avait  pas  la  fantaisie  inquiétante  de  l'Allemand; 
ses  diables  sont  bons  enfants,  et  le  diable  bon  enfant 
m'ennuie.  Enfin,  à  côté  des  pages  où  les  émotions  de 
jeunesse  entraînent  librement  la  plume,  il  y  en  a  d'au- 
tres où  je  sens  la  rouerie  du  lettré,  travaillant  sur  des 
thèmes  populaires.  Les  Veillées  font  souvent  penser  aux 
histoires  provençales  de  nos  félibres;  elles  en  ont  l'agré- 
ment, mais  aussi  la  naïveté  voulue,  qui  est  l'écueil  du 
genre.  Peut-être  n'y  a-t-il  entre  nous  et  les  lecteurs 
enthousiastes  de  1832  qu'une  question  d'optique;  pour 


LE    ROMAN   RUSSE.  83 

eux,  ce  livre  était  singulièrement  en  avance  parla  fran- 
chise et  le  naturel;  pour  nous,  il  est  en  retard,  encore 
suspect  de  prétentions  romantiques.  Rien  n'est  plus  dif- 
ficile à  apprécier  et  à  faire  sentir  que  la  mesure  dans 
laquelle  une  œuvre  d'art  a  vieilli;  quand  il  s'agit  d'une 
littérature  étrangère,  la  difficulté  devient  impossibilité. 
Que  les  Russes  me  pardonnent  une  indication  qui  n'est 
certes  pas  une  comparaison  :  je  vais  résumer  mes  criti- 
ques et  les  confondre  en  même  temps  par  une  simple 
question.  Vous  amusez-vous  à  la  Dame  blanche?  Assuré- 
ment oui,  presque  tous  les  honnêtes  gens  s'y  divertis- 
sent. En  ce  cas,  vous  vous  plairez  aux  dames  du  lac  de 
Gogol,  vous  n'aurez  rien  à  passer  dans  les  Veillées  du 
hameau. 

En  1834,  l'auteur  leur  donna  une  suite  sous  ce  titre  : 
Récits  de  Mirgorod.  C'était  son  règlement  de  comptes 
avec  le  romantisme.  Il  prend  congé  de  la  sorcellerie 
dans  le  Viy,  ce  cauchemar  de  la  légende  slave  :  une  belle 
demoiselle  maléficie  ses  admirateurs,  elle  consume  len- 
tement et  réduit  en  une  pincée  de  cendres  l'imprudent 
qui  touche  son  petit  pied;  les  naïves  populations  de 
l'Ukraine  font  honneur  de  ce  phénomène  au  démon.  La 
possédée  a  distingué  un  bachelier  en  théologie;  elle 
exige  en  mourant  qu'il  vienne  pendant  trois  nuits  lire 
les  prières  à  l'église  sur  son  corps.  Pour  la  première 
fois,  Gogol  a  su  mettre  une  vraie  puissance  de  terreur 
dans  la  lutte  du  pauvre  clerc  contre  le  fantôme.  Voilà 
une  belle  histoire  de  revenants  et  qui  donne  la  chair  de 
poule. 

L'œuvre  capitale  dans  ce  recueil,  celle  qui  assura  h 
célébrité  de  l'écrivain,  c'est  Taras*  Boulba.  Tarassent  un 


84  LE    ROMAN    RUSSE. 

poëme  épique  en  prose,  le  poëme  de  la  vie  cosaque  d'au- 
trefois. Gogol  se  trouvait  dans  d'heureuses  conditions, 
refusées  à  tous  les  modernes  faiseurs  d'épopées.  En  em- 
pruntant le  cadre  et  les  procédés  consacrés  depuis  le 
vieil  Homère,  il  les  appliquait  au  pays,  aux  hommes, 
aux  mœurs  qui  offrent  la  plus  exacte  ressemblance  avec 
le  monde  homérique.  11  avait  eu  l'impression  directe  de 
ce  qu'il  chantait;  il  avait  vu  mourir  autour  de  lui  ces 
débris  attardés  du  moyen  âge.  Comme  il  l'a  dit,  il  ne  fai- 
sait que  rédiger  les  récits  de  son  aïeul,  témoin  et  acteur 
de  cette  Iliade.  A  l'époque  où  le  poète  écrivait,  il  ne 
s'était  guère  écoulé  plus  d'un  demi-siècle  depuis  la  dis- 
solution du  camp  des  Zaporogues,  depuis  la  dernière 
guerre  de  Pologne,  où  Cosaques  et  Polonais  avaient 
fait  revivre  les  exploits,  la  licence  et  la  férocité  des 
grands  compagnons  du  temps  de  Bogdan. 

Cette  guerre  forme  le  nœud  de  l'action  dramatique  : 
le  vieux  Tarass  y  incarne,  dans  la  rudesse  héroïque  de  ses 
traits  et  de  son  âme,  le  type  légendaire  des  aventuriers  de 
la  steppe.  Les  Zaporogues  se  sont  levés  pour  la  foi  et  pour 
le  pillage,  ils  partent  contre  l'ennemi  héréditaire  ;  Tarass 
rappelle  ses  deux  fils  de  l'université  de  Kief,  il  les  con- 
duit au  camp,  dans  l'île  du  Dnieper.  Nous  entrons  avec 
lui  dans  la  vie  quotidienne  de  la  sauvage  république; 
nous  le  suivons  à  travers  les  batailles,  les  sièges  et  le 
sac  des  villes  polonaises;  il  nous  mène  dans  Varsovie, 
où  un  Juif  l'introduit  sous  un  déguisement,  pour  y  assis- 
ter à  l'exécution  de  son  fils  prisonnier  ;  il  nous  épouvante 
par  les  vengeances  qu'il  tire  de  ce  meurtre;  sa  mort 
symbolique  nous  montre  la  gloire  et  la  liberté  des  Cosa- 
ques disparaissant  dans  la  tombe  avec  leur  dernier  ata- 


LE    ROMAN    ROSSE.  85 

man.  Sur  ce  canevas,  le  poëfe  a  prodigué  les  descrip- 
tions pittoresques,  les  divers  ingrédients  qui  entrent 
dans  la  composition  d'une  épopée. 

Nous  devons  à  M.  Viardot  une  honnête  version  de 
Tarass  Roulba;  elle  révèle  du  moins  à  l'étranger  un  des 
mérites  de  l'œuvre,  la  vivacité  du  sens  historique.  Cette 
représentation  animée  nous  en  apprend  plus,  sur  la 
république  du  Dnieper,  que  toutes  les  dissertations  des 
érudits.  Ce  que  la  traduction  ne  pouvait  rendre,  c'est  la 
magnificence  de  la  prose  poétique.  Imaginez  les  Martyrs 
traduits,  trahis  dans  un  autre  langage;  il  faudrait  beau- 
coup de  courage  pour  les  lire;  il  en  faut  déjà  un  peu 
pour  aborder  l'original,  ajouteraient  les  gens  irrévéren- 
cieux. Ici  il  s'agit  d'une  langue  dont  Mérimée  disait  avec 
raison  :  -  Elle  est  le  plus  riche  des  idiomes  de  l'Europe. 
Douée  d'une  merveilleuse  concision  qui  s'allie  à  la  clarté, 
il  lui  suffit  d'un  mot  pour  associer  plusieurs  idées  qui, 
dans  une  autre  langue,  exigeraient  des  phrases  entières. 
Le  français,  renforcé  de  grec  et  de  latin,  appelant  à  son 
aide  tous  ses  patois  du  Nord  et  du  Midi,  la  langue  de 
Rabelais  enfin,  peut  seule  donner  une  idée  de  cette  sou- 
plesse et  de  cette  énergie.  *  —  Je  dois  pourtant  faire  en- 
trevoir quelques-unes  de  ces  pages  classiques;  on  les 
apprend  en  Russie  dans  toutes  les  écoles.  J'essaye,  en 
serrant  le  texte  d'aussi  près  que  possible. 

Les  fils  de  Tarass  sont  revenus  au  logis,  pour  une  nuit 
seulement.  A  l'aube,  leur  père  doit  les  emmener  au 
camp. 

«  Seule,  la  pauvre  mère  ne  dormait  pas.  Penchée  sur 
le  chevet  .le  ses  chers  fils,  qui  reposaient  côtf  à  côte,  elle 
peignait  ces  jeunes   boucles  de  cheveux,    frisant  en 


86  LE    ROMAN    RUSSE. 

désordre,  elle  les  regardait  à  travers  ses  larmes;  tout 
son  être,  ses  sentiments  et  ses  facultés  se  concen- 
traient dans  ce  regard;  elle  ne  pouvait  s'en  rassasier. 
Elle  les  avait  nourris  de  son  lait,  élevés,  choyés;  et  voilà 
qu'on  lui  accorde  une  seule  minute  pour  les  voir!  «  Mes 
«  fils,  mes  fils  bien-aimés!  qu'arrivera- t-il  de  vous?  quest- 
«  ce  qui  vous  attend?  »  murmurait-elle;  et  ses  larmes 
s'arrêtaient  dans  les  rides  qui  avaieni  changé  son  visage, 
si  beau  jadis. 

C'est  qu'elle  était  profondément  à  plaindre,  comme 
toutes  les  femmes  de  ce  siècle  turbulent.  Elle  avait 
vécu  de  l'amour  un  instant,  la  durée  du  premier  éclair 
de  passion,  du  premier  bouillon  de  jeunesse;  puis  son 
farouche  séducteur  l'avait  abandonnée  pour  le  sabre, 
les  compagnons  de  guerre,  les  aventures.  Elle  voyait 
son  époux  deux  ou  trois  jours  par  an,  parfois  elle 
n'entendait  plus  parler  de  lui  pendant  des  années.  Et 
quand  elle  le  retrouvait,  quand  ils  vivaient  ensemble, 
quelle  était  sa  vie?  Il  fallait  subir  les  outrages,  les  coups 
même  :  les  rares  caresses  n'étaient  qu'une  aumône  de 
pitié  pour  la  pauvre  créature,  égarée  dans  cette  horde 
de  soldats  célibataires,  dont  les  mœurs  brutales  donnaient 
au  camp  des  Zaporogues  sa  rude  physionomie.  Elle  avait 
vu  fuir  sa  jeunesse  sans  bonheur;  ses  joues  fraîches  et 
ses  lèvies  délicates  s'étaient  flétries  sans  baisers,  cou- 
vertes de  rides  prématurées.  Amour,  instincts,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  tendre  et  de  passionné  dans  la  femme 
s'était  concentré  dans  le  sentiment  maternel.  Elle  cou- 
vait ses  enfants  avec  fièvre,  avec  passion,  avec  larmes, 
elle  planait  sur  eux  comme  la  mouette  des  steppes.  Et 
on  les  lui  prend,  ces  fils  adorés,  on  les  lui  prend  pour 


LE    ROMAN    RUSSE.  87 

jamais.  Qui  sait?  Peut-être  qu'à  la  première  rencontre, 
un  Tartare  leur  coupera  la  tête;  elle  ne  saura  jamais  où 
gisent  leurs  corps  abandonnés,  sur  quelle  route  les  oi- 
seaux de  proie  les  dévorent.  Et  pour  chaque  goutte  de 
leur  sang,  elle  aurait  donné  tout  le  sien!  Secouée  par 
les  sanglots,  elle  contemplait  leurs  yeux,  que  le  tout- 
puissant  sommeil  commençait  à  fermer;  elle  pensait  : 
«  Peut-être  que  Boulba,  quand  il  s'éveillera,  retardera 
«  son  départ  d'un  jour  ou  deux  :  peut-être  n'a-t-il  décidé 
«  départir  aussi  vite  que  parce  qu'il  avait  beaucoup  bu!  * 

«  Du  haut  du  ciel,  la  lune  éclairait  depuis  longtemps 
toute  la  cour,  les  groupes  de  serviteurs  endormis,  les 
épaisses  touffes  des  saules,  les  folles  avoines  où  dispa- 
raissait la  palissade  de  l'enceinte.  La  mère  était  toujours 
assise  au  chevet  de  ses  fils,  elle  ne  les  quittait  pas  des 
yeux  une  minute,  elle  ne  pensait  pas  au  sommeil.  Déjà 
les  chevaux,  flairant  l'aurore,  dressaient  leurs  (êtes  dans 
l'herbe  et  cessaient  de  manger;  les  feuilles  commençaient 
de  trembler  au  sommet  des  saules,  insensiblement  le 
frisson  murmurant  descendait,  gagnant  les  branches 
basses.  De  la  steppe  arriva  le  hennissement  sonore  d'un 
poulain;  des  bandes  rouges  illuminèrent  tout  à  coup  le 
ciel. 

«  ...Quand  la  mère  vit  ses  fils  déjà  en  selle,  elle  se 
précipita  vers  le  plus  jeune,  dont  le  visage  laissait  pa- 
raître quelque  expression  de  tendresse;  elle  saisit  l'étrier, 
se  cramponna  à  l'arçon;  le  désespoir  dans  les  yeux,  elle 
ne  voulait  plus  lâcher  prise.  Deux  vigoureux  Cosaques 
l'enlevèrent  avec  précaution  et  l'emportèrent  dans  la 
maison.  Mais  dès  qu'ils  eurent  repassé  le  seuil,  elle 
s'élança  derrière  eux  avec  une  agilité  de  chèvre  sauvage 


88  LE    ROMAN    RUSSE. 

qu'on  n'eût  pas  attendue  de  la  vieille  femme  ;  elle  arrêta 
le  cheval  d'un  effort  surhumain,  elle  embrassa  son  fils 
d'une  étreinte  folle,  convulsive;  on  l'emporta  de  nou- 
veau. 

«  Les  jeunes  Cosaques  chevauchaient  en  silence,  rete- 
nant leurs  larmes,  craignant  leur  père;  lui  aussi,  il  était 
un  peu  troublé,  quoiqu'il  s'efforçât  de  n'en  rien  laisser 
voir.  Le  jour  était  gris;  la  verdure  se  découpait  nette- 
ment; des  oiseaux  criards  chantaient  sans  unisson. 
Quand  les  cavaliers  furent  a  quelque  distance,  ils  se  re- 
tournèrent. Leur  hameau  semblait  descendu  sous  terre; 
on  ne  voyait  plus  à  l'horizon  que  les  deux  cheminées  de 
leur  humble  toit  et  les  cimes  de  quelques  arbres,  aux 
branches  desquels  ils  avaient  tant  de  fois  grimpé  comme 
des  écureuils.  Plus  rien  sous  leurs  yeux  que  la  grande 
prairie,  où  était  écrite  toute  l'histoire  de  leur  vie  : 
depuis  les  années  où  ils  se  roulaient  sur  son  herbe 
trempée  de  rosée,  jusqu'à  celles  où  ils  venaient  attendre 
la  fille  cosaque  aux  yeux  noirs,  dont  les  petits  pieds 
rapides  couraient  en  tremblant  dans  cette  herbe.  Voilà 
la  perche,  au-dessus  du  puits,  avec  la  roue  de  télègue  qui 
sert  de  poulie,  attachée  là-haut  :  c'est  le  dernier  objet 
qui  surnage  dans  le  ciel  vide;  le  ravin  qu'ils  viennent  de 
franchir  semble  de  loin  une  montagne  et  masque  tout... 
Adieu  enfance,  jeux,  souvenirs;  adieu  tout,  tout!  » 

A  la  suite  de  ce  passage  vient  la  description  fameuse 
de  la  steppe  :  je  ne  la  reproduis  pas,  elle  a  été  citée 
maintes  fois.  Je  détache  encore  un  tableau  très-vivant  de 
la  foule  polonaise,  assemblée  à  Varsovie  pour  assister  au 
supplice  des  Cosaques.  Ce  morceau  fait  penser  aux  toiles 
historiques  de  MAI.  Brosicz  et  Alatejko,  chargées  de  per- 


LE    ROMAN    RUSSE.  89 

sonnnges,  aveuglantes  de  couleur.  Il  est  intéressant 
parce  qu'on  y  saisit  bien  le  procédé  de  Gogol,  cette 
extrême  curiosité  du  détail  qui  sera  de  plus  en  plus  sa 
marque  de  facture  et  celle  de  toute  l'école  sortie  de  lui. 
«  Sur  la  place  des  exécutions,  le  peuple  affluait  de  par- 
tout. En  ce  siècle  de  mœurs  violentes,  un  supplice  était 
le  plus  attrayant  des  spectacles,  non-seulement  pour  la 
populace,  mais  pour  les  classes  supérieures.  Personne  ne 
résistait  à  la  curiosité  :  ni  les  vieilles  dévotes,  qu'on 
voyait  là  en  grand  nombre,  ni  les  timides  jeunes  filles; 
le  cauchemar  de  ces  corps  ensanglantés  les  poursuivra 
toute  la  nuit  d'après,  elles  se  réveilleront  en  sursaut, 
avec  des  cris  de  hussard  ivre.  «  Ah!  quelle  horreur!  » 
s'écrient  beaucoup  d'entre  elles  avec  un  frisson  de  fièvre; 
elles  ferment  les  yeux,  détournent  la  tête,  mais  ne  s'en 
vont  pas.  Un  homme,  la  bouche  et  les  mains  tendues  en 
avant,  semble  vouloir  sauter  sur  les  épaules  de  ses  voi- 
sins pour  mieux  voir.  De  la  masse  des  têtes  communes, 
étroites  et  indistinctes,  saillit  la  grosse  face  d'un  bou- 
cher; il  examine  toute  l'opération  de  l'air  d'un  connais- 
seur, il  échange  ses  impressions  avec  un  armurier  qu'il 
nomme  son  compère,  parce  que  tous  deux  s'enivrèrent 
dans  le  même  cabaret  à  l'une  des  dernières  fêtes.  Quel- 
ques-uns discutent  avec  chaleur,  d'autres  engagent 
des  paris;  mais  la  majorité  est  formée  de  ces  gens  qui 
regardent  tout  l'univers  et  tout  ce  qui  s'y  passe  en  se 
fourrant  les  doigts  dans  le  nez.  Au  premier  rang,  tout 
contre  les  sergents  moustachus  de  la  milice  urbaine, 
on  distingue  un  jeune  gentillàtre,  du  moins  il  parait 
tel  sous  son  habit  militaire;  celui-ci  s'est  mis  sur  le  dos 
à  la  lettre  tout  ce  qu'il  possède;  dans  son  logement 


90  LE    ROMAN    RUSSE. 

vide  il  ne  reste  qu'une  chemise  trouéeet  de  vieilles  bottes. 
Deux  chaînes,  Tune  sur  l'autre,  pendent  à  son  cou,  sou- 
tenant un  ducaton.  Il  est  venu  avec  sa  dame,  Yuzicée  : 
celle-ci  fort  occupée  à  regarder  si  quelqu'un  ne  tache  pas 
sa  robe  de  soie.  Il  lui  explique  tout  avec  tant  de  détails 
qu'il  serait  impossible  d'y  rien  ajouter  :  «  Tenez,  ma 
«  petite  âme  Yuzicée,  tout  ce  peuple  que  vous  voyez  là 
«  est  venu  à  cette  fin,  pour  voir  comme  on  va  supplicier 
«  les  condamnés.  Cet  homme  que  vous  voyez  par  ici, 
«  petite  âme,  qui  tient  dans  ses  mains  une  hache  et  d'au- 
■  très  instruments,  c'est  le  bourreau;  c'est  lui  qui  exécu- 
«  tera.  Quand  on  commencera  à  rouer  et  à  faire  les 
«  autres  tourments,  le  criminel  sera  encore  vivant;  mais 
«  quand  on  lui  tranchera  la  tète,  alors,  petite  âme,  il 
«  mourra  tout  de  suite.  Avant  cela  vous  l'ouïrez  crier,  se 
«  démener;  mais  aussitôt  qu'on  le  décollera,  il  ne 
«  pourra  plus  crier,  ni  manger,  ni  boire,  parce  que, 
«  voyez-vous,  petite  âme,  il  n'aura  plus  de  tête.  »  Yu- 
zicée écoute  toutes  ces  explications  avec  épouvante  et 
curiosité. 

«  Les  toits  des  maisons  sont  noirs  de  peuple.  Par  les 
lucarnes,  d'étranges  figures  regardent,  avec  de  longues 
moustaches  sous  une  coiffe  semblable  à  un  bonnet.  Sur 
les  balcons  tendus  d'étoffes  le  monde  aristocratique  est 
assis.  La  jolie  petite  main  d'une  panna  \  souriante,  écla- 
tante comme  du  sucre  candi,  est  appuyée  sur  la  balus- 
trade. Les  illustrissimes  panes,  d'une  belle  prestance, 
regardent  majestueusement.  Un  serviteur  chamarré  de 
galons,  les  manches  flottantes  par  derrière,  passe  des 

1  Pane,  seigneur;  panna,  dame  de  qualité,  en  polonais  et  en 
petit-russien. 


LE    ROMAN    RUSSE.  91 

friandises  et  des  rafraîchissements.  Parfois  une  petite 
gamine  aux  yeux  noirs  prend  à  poignées  des  gâteaux,  des 
fruits,  et  les  jette  au  peuple.  La  foule  des  chevaliers 
meurt-de-faim  tend  adroitement  ses  bonnets;  un  hobe- 
reau de  haute  taille  dépasse  les  autres  de  la  tête;  il  est 
vêtu  d'une  casaque  rouge  râpée,  aux  brandebourgs  d'or 
noircis;  grâce  à  ses  longs  bras,  il  attrape  le  premier  la 
m;inne,  baise  galamment  son  butin,  le  met  sur  son  cœur 
et  le  porte  à  sa  bouche.  Un  épervier,  prisonnier  sous  le 
balcon  dans  une  cage  dorée,  prend  sa  part  du  spectacle; 
le  bec  incliné  sur  son  aile,  une  serre  levée,  lui  aussi  il 
considère  attentivement  le  peuple.  Soudain  un  frémis- 
sement court  dans  la  foule  et  des  cris  éclatent  de  toute 
part  :  «  On  les  amène!  on  les  amène!  les  Cosaques!  » 

Tarass,  caché  dans  la  foule,  a  vu  mourir  son  fils;  il 
retourne  traîner  son  chagrin  dans  les  solitudes  du  Sud  : 

■  Tarass  sortit  pour  aller  chasser  dans  les  prairies  et 
les  steppes;  mais  la  charge  de  poudre  ne  devait  pas 
servir.  11  posa  son  fusil,  et  plein  de  tristesse,  il  s'assit 
sur  le  rivage  de  la  mer.  11  y  demeura  longtemps  immo- 
bile, la  tête  inclinée,  disant  toujours  :  «  Mon  Ostap! 
■  mon  Ostap!  »  Devant  lui  brillait  à  perte  de  vue  la  mer 
Noire;  dans  un  buisson  lointain,  une  mouette  criait;  sur 
la  moustache  blanche  comme  l'argent,  les  larmes  tom- 
baient l'une  après  l'autre.  » 

La  fin  du  poème,  la  mort  du  Roland  de  l'Ukraine, 
accablé  sous  le  nombre,  son  apostrophe  prophétique  à  la 
Russie,  qui  recueillera  l'âme  du  peuple  cosaque  et  ven- 
gera sa  défaite,  —  cette  fin  est  d'un  très-grand  souffle. 
Mais  tout  n'est  pas  du  même  aloi  La  partie  amoureuse 
est  franchement  mauvaise  ;  c'est  du  placage  littéraire, 


92  LE    ROUAN    RUSSE 

sans  l'ombre  d'un  sentiment  personnel,  le  dernier  mot 
du  genre  troubadour.  La  belle  Polonaise,  pour  qui  le 
jeune  Boulba  trahit  ses  frères,  est  copiée  sur  une 
estampe  de  1830;  les  scènes  de  passion  ont  été  vues  sur 
les  tapisseries  de  l'époque,  où  Roméo  fait  pendant  à  Ju- 
liette. L'exercice  littéraire!  voilà  ce  qui  nous  met  en  dé- 
fiance contre  les  meilleurs  tableaux  del'épopée.  Ces  com- 
Dats  singuliers,  ces  prouesses  de  chefs  cosaques  dans  la 
mêlée,  nous  les  connaissions;  quand  deux  armées  s'arrê- 
tent pour  regarder  des  héros  qui  se  battent,  on  a  beau 
les  russifier  à  grand  renfort  de  couleur  locale,  nous  les 
appellerons  toujours  Achille  ou  Hector,  Énée  ou  Turnus. 
Le  malheur  est  peut-être  que  le  moule  a  trop  servi.  Un 
des  hommes  les  plus  compétents  en  cette  maiière,  M.  G. 
Guizot,  disait  naguère  qu'à  son  avis  Tarass  Boulba  est  le 
seul  poëme  épique  vraiment  digne  de  ce  nom  chez  les 
modernes.  Je  le  crois  aussi;  mais  est-il  bien  nécessaire 
de  faire  un  poëme  épique  ?  Le  plaisir  que  nous  prenons 
à  ce  chef-d'œuvre  de  style  est  un  plaisir  de  raison,  celui 
que  nous  imposait  notre  régent  de  rhétorique  quand  il 
nous  faisait  admirer  les  beautés  des  auteurs  :  nous  som- 
mes émus  dans  notre  seconde  âme,  celle  qu'on  acquiert 
au  collège;  le  fond  de  l'homme  se  dérobe,  ce  fond  sau- 
vage qu'un  mot  bien  simple  trouble  et  qui  se  glace  devant 
les  apprêts  magnifiques. 

Les  descriptions  de  paysages  elles-mêmes,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  sincère  dans  Tarass,  ne  correspondent  plus  tout 
h  fait  à  notre  sentiment  de  la  nature.  Il  les  faut  compa- 
rer à  celles  de  Tourguénef  pour  mesurer  le  chemin  par- 
couru. Tous  deux  admirent  et  sentent  la  nature;  mais 
pour  le  premier  de  ces  artistes,  c'est  un  modèle  qui  pose 


LE    ROMAN    RDSSE.  93 

devant  le  chevalet  et  dont  on  choisit  certaines  attitudes; 
pour  le  second,  le  modèle  est  devenu  une  maîtresse  des- 
potique, dont  on  exécute  humblement  toutes  les  fantai- 
sies. On  comprendra  mieux  les  nuances  que  je  signale 
par  des  exemples  pris  en  terrain  connu.  Rappelez-vous 
comment  le  paysage  est  vu  dans  Atala;  regardez  ensuite 
comme  il  est  subi  dans  tel  livre  récent,  disons  dans 
Dominique.  Entre  ces  deux  points  de  repère,  le  pouvoir 
du  monde  extérieur  sur  l'âme  humaine  a  grandi  presque 
autant  qu'il  avait  grandi  de  Phèdre  à  cette  même  Atala. 
Le  classique  avait  fiait  de  la  nature  un  décor;  le  roman- 
tique en  fit  une  lyre  où  chantaient  toutes  ses  passions; 
nous  avons  renversé  les  rôles  ;  aujourd'hui  c'est  l'homme 
qui  est  la  lyre  passive,  résonnant  au  moindre  souffle  du 
grand  Pan.  Le  moderne  se  rapproche  en  ce  point  de 
l'homme  primitif;  il  se  subordonne  et  se  livre  chaque 
jour  davantage  à  la  puissance  mystérieuse  de  la  terre. 

J'ai  insisté  sur  Tarass  Boulba  un  peu  par  scrupule.  Je 
comprends  l'orgueil  que  ce  livre  donne  aux  Russes,  je 
vois  bien  comme  il  en  faut  démontrer  les  mériies  dans 
une  chaire  de  littérature  ;  j'ai  essayé  de  le  faire,  mais  je 
ne  suis  pas  conquis.  Serait-ce  que  nous  sommes  trop 
près,  en  pleine  réaction  contre  le  genre?  Serait-ce  tout 
simplement  que  j'ai  peu  de  penchant  pour  l'épopée? 
C'est  peut-être  là  le  dernier  mot  de  toute  critique,  une 
idiosyncrasie,  terme  commode  inventé  par  les  savants 
pour  justifier  un  éloignemenl  qu'on  ne  peut  pas  expli- 
quer. 

Nous  en  avons  fini  avec  la  période  douteuse  où  Gogol 
se  cherchait  ;  dans  ce  même  volume,  une  courte  nou- 
velle éclaire  la  transformation  de  son  talent  et  garantit 


94  LE    ROMAN    RUSSE. 

la  voie  où  il  va  s'engager.  Cela  s'appelle  les  Petits  Pro- 
priétaires d'autre/ois.  C'est  une  histoire  très-simple,  la 
vieille  histoire  de  Philémon  et  Baucis.  Ces  deux  bonnes 
gens  servent  de  prétexte  à  de  nouvelles  peintures  de  la 
vie  petite-russienne;  nous  attendons  quelque  joyeuseté, 
quelque  fantaisie  démoniaque  :  rien  de  tel  n'arrive,  seu- 
lement l'observation  minutieuse  d'une  existence  sans  in- 
cidents, avec  un  grain  de  tristesse  ;  élément  si  essentiel  de 
l'âme  russe  qu'elle  ne  retrouve  toute  sa  force  qu'en  y 
touchant.  La  femme  meurt,  on  amène  l'autre  vieux  sur 
la  tombe,  on  ne  lui  arrache  que  ce  mot  :  «  Ainsi,  vous 
l'avez  enterrée  !  Pourquoi?  »  Demeuré  seul,  il  ne  sait 
plus  vivre,  il  décline;  l'étude  du  chagrin  gâteux  de  ce 
vieillard  est  de  trente  ou  quarante  ans  en  avance  ;  Tolstoï 
pourrait  signer  les  dernières  pages. 

Celui  qui  les  a  écrites  nous  appartient  désormais;  il  a 
déposé  son  panache  romantique  et  triomphé  dans  la  déli- 
cate épreuve  où  l'on  juge  les  forts.  Épreuve  inévitable, 
qui  attend  tout  écrivain  aux  époques  de  transition,  — 
autant  dire  à  toutes  les  époques,  —  sous  la  forme  d'un 
cruel  sacri^ce.  Par  cela  même  qu'un  homme  est  né  pour 
les  lettres  et  qu'il  en  a  l'amour,  il  s'attache  aux  doctrines 
régnantes  à  l'aurore  de  sa  jeunesse  ;  les  premiers  chefs- 
d'œuvre  qu'il  a  admirés  lui  sont  sacrés.  Aux  jours  de  la 
maturité,  quand  il  voit  les  générations  nouvelles  inquiètes 
d'autres  dieux,  c'est  déjà  beaucoup  s'il  peut  les  suivre  : 
comment  lui  demander  de  les  devancer?  Telle  est  pour- 
tant la  condition  de  sa  gloire  :  oublier  et  détruire  ce 
qu'il  a  aimé,  partir  pour  l'inconnu  en  tète  de  l'esprit  de  son 
temps.  C'est  presque  le  déchirement  d'une  religion  que 
l'on  quitte.  La  plupart  s'y  refusent,  et  parmi  ceux  qui  four- 


LE    ROMAN    RUSSE.  96 

nissent  l'étape,  plus  d'un  avance  à  contre-cœur,  tourné 
encore  vers  les  chères  admirations.  Autant  de  vaincus. 
Le  flot  ne  porte  bien  que  ceux  qui  l'ont  déchaîné. 

Gogol  fut  de  ces  derniers.  Tout  ce  que  la  terre  natale 
lui  avait  suggéré,  tout  ce  qu'il  avait  senti  et  entendu 
dans  sa  jeunesse,  tout  cela  est  maintenant  sorti  de  lui, 
pieusement  embaumé  dans  les  Veillées  et  dans  Tarass, 
avec  les  rites  de  l'ancien  culte.  La  vie  va  lui  montrer 
d'autres  expériences,  qui  nécessitent  un  langage  nou- 
veau; il  continuera  de  les  enregistrer,  avec  l'ardeur  et 
la  docilité  de  la  machine  que  l'on  transforme  pour  un 
labeur  différent.  Je  connais  peu  d'auteurs  chez  qui  l'on 
discerne  mieux  que  chez  ce  Russe  la  nature  particulière 
et,  si  l'on  peut  dire,  la  nutrition  spéciale  à  l'écrivain.  11 
ne  reçoit  pas  les  impressions  pour  les  garder,  comme  les 
autres  hommes.  Chez  ceux-ci,  elles  pénètrent  une  fois 
pour  toutes,  elles  s'incorporent  à  l'individu;  ce  trésor, 
lentement  grossi,  ne  se  dissipera  qu'avec  la  dernière 
poignée  de  la  poussière  dont  il  fait  partie.  Pour  le  ser- 
viteur de  la  plume,  rien  de  pareil;  comme  le  miroir,  il 
a  derrière  le  cristal  de  son  âme  je  ne  sais  quel  rideau 
d'argent,  qui  défend  aux  images  de  passer  outre  et  les 
réfléchit  intactes,  aussitôt  reçues.  Il  sent,  il  aime,  il  souf- 
fre à  titre  de  prêt,  il  est  comptable  de  toutes  ses  acqui- 
sitions à  la  communauté  humaine.  Rien  n'est  à  lui,  et  il 
n'est  à  personne;  il  doit  remplir  et  vider  sans  trêve  sa 
besace  de  moine  mendiant.  Ses  flatteurs  lui  disent  que 
c'est  là  une  condition  supérieure;  ils  mentent.  C'est  une 
infériorité,  la  misère  navrante  du  comédien  qui  vit  pour 
les  autres,  du  débiteur  qu'on  saisit.  Mais  c'est  peut-être 
une  excuse;  quand  on  considère  sa  fonction  organique, 


96  LK    ROMAN    RUSSE. 

on  est  moins  tenté  de  le  blâmer  que  de  le  plaindre,  s'il 
use  plus  vite  et  change  plus  souvent  que  les  autres  ses 
idées,  ses  opinions  et  ses  amours. 


III 


En  1835,  Nicolas  Vassiliévitch  résigna  ses  fonctions 
universitaires  et  quitta  définitivement  le  service  public. 
«  Me  voici  redevenu  un  libre  Cosaque  »,  écrit-il  à  cette 
date.  C'est  le  moment  de  sa  plus  grande  activité  litté- 
raire. Il  mène  de  front  des  nouvelles,  des  comédies,  des 
essais  d'inspiration  très-variés,  réunis  plus  tard  sous  ce 
titre  :  Arabesques.  Ce  recueil  ne  doit  guère  nous  arrêter. 
Gogol  y  a  déversé  sans  choix  le  déblai  de  sa  table  de  travail, 
articles  critiques,  canevas  pour  ses  leçons  d'histoire  du 
moyen  âge,  chapitres  de  romans  mort-nés.  Le  morceau 
le  plus  curieux  est  le  Carnet  d'un  fou;  l'auteur  essaye  de 
suivre  dans  sa  chute  une  raison  qui  disparait. 

Les  nouvelles  de  cette  même  époque  nous  le  montrent 
tâtonnant  dans  son  réalisme;  tantôt  il  s'y  engage  à  fond, 
tantôt  il  pointe  par  vieille  habitude  dans  le  domaine  de 
la  fantaisie.  Parmi  ces  compositions  inégales,  le  Manteau 
mérite  une  place  à  part.  Plus  je  lis  les  Russes,  plus  j'aper- 
çois la  vérité  du  propos  que  me  tenait  l'un  d'eux,  très- 
mêlé  à  l'histoire  littéraire  des  quarante  dernières  an- 
nées :  «  Nous  sommes  tous  sortis  du  Manteau  de  Gogol.» 
On  verra  plus  loin  combien  la  filiation  est  évidente  chez 


LE    ROMAN    RUSSE.  97 

Dostoïevsky;  le  terrible  romancier  est  tout  entier  dans 
son  premier  livre,  les  Pauvres  Gens,  et  les  Pauvres  Gens 
sont  en  germe  dans  le  Manteau. 

Leur  triste  héros,  le  scribe  Diévouchkine,  n'est  qu'une 
épreuve  plus  développée  et  plus  noire  d'Akaky  Akakié- 
vitch,  le  type  grotesque  d'employé  créé  par  Gogol.  Cet 
Akaky  est  un  grotesque  touchanl  ;  on  rit  de  lui  et  on  le 
plaint.  Au  début,  le  personnage  est  posé  comme  les 
deux  célèbres  bonshommes  de  Flaubert.  Bouvard  et 
Pécuchet;  pour  plus  de  ressemblance,  Akaky  est  un 
copiste,  il  a  le  génie  et  la  passion  de  la  copie.  —  «  Dans 
cette  copie  il  mettait  tout  un  monde  d'impressions  va- 
riées et  agréables.  Certaines  lettres  étaient  ses  favorites; 
quand  elles  revenaient  sous  sa  plume,  il  en  éprouvait  de 
la  joie;  on  aurait  pu  les  reconnaître  sur  sa  physionomie 
tandis  qu'il  les  traçait...  Un  jour  que  son  chef  de  divi- 
sion lui  avait  confié  une  pièce  où  il  fallait  modifier  le 
titre  et  le  protocole,  ce  travail  lui  coûta  un  tel  effort 
qu'il  finit  par  dire,  en  essuyant  son  front  ruisselant  de 
sueur  :  —  Non,  donnez-moi  plutôt  quelque  chose  à  co- 
pier. —  Il  semblait  qu'en  dehors  de  la  copie  rien  n'exis- 
tât pour  lui  »  —  On  le  voit,  c'est  presque  trait  pour 
trait  le  crétin  particulier  imaginé  par  Flaubert.  Mais 
bientôt  s'accuse  la  divergence  radicale  qui  va  creuser  un 
abîme  entre  le  réalisme  russe  et  le  réalisme  français. 
Chez  nous,  le  caricaturiste  s'acharne  sur  son  bonhomme, 
il-  le  bafoue,  il  le  conspue,  il  décharge  sur  cet  idiot 
toute  sa  haine  de  l'imbécillité  humaine.  Au  contraire, 
Gogol  plaisante  le  sien  avec  une  sourdine  de  pitié;  il  se 
moque  de  lui  comme  on  rit  des  naïvetés  d'un  enfant, 
avec  une  tendresse  intérieure.  Pour  le  premier,  l'infirme 

7 


98  LE    ROMAN    RUSSE. 

d'esprit  n'est  qu'un  monstre  haïssable;  pour  le  second, 
c'est  un  frère  malheureux. 

L'histoire  du  commis  Akaky  n'est  ni  longue  ni  com- 
pliquée; ce  pauvre  diable,  grelottant  sous  ses  haillons 
dans  la  neige,  n'a  qu'un  rêve  au  monde  :  posséder  un 
mnnteau  neuf.  Toute  sa  force  de  pensée  se  tend  sur  cette 
idée  fixe.  A  coups  de  privations,  par  des  prodiges 
d'épargne,  il  réalise  son  rêve;  alors  son  immense  bon- 
heur est  en  raison  de  la  violence  de  son  désir.  La  vie  n'a 
rien  de  mieux  à  lui  offrir.  Mais  le  soir  même,  des 
malfaiteurs  le  dépouillent  du  bienheureux  manleau;  les 
fonctionnaires  de  la  police  qu'il  va  supplier  se  gaussent  de 
lui;  le  chétif  animal  tombe  dans  un  noir  chagrin,  s'alite, 
et  meurt  timidement,  sans  bruit,  comme  il  convient  à 
ces  rebuts  du  corps  social. 

«  Et  Péfersbourg  resta  sans  Akaky  Akakiévitch, 
comme  s'il  n'eût  jamais  soupçonné  l'existence  de  cet 
homme.  Elle  disparut  et  s'évanouit,  la  créature  que  per- 
sonne ne  protégeait,  qui  n'était  chère  à  personne  et 
n'intéressait  personne,  pas  même  le  naturaliste  qui  pique 
sur  un  liège  la  mouche  commune  et  l'étudié  au  micro- 
scope; —  la  créature  passive  qui  avait  supporté  les  lar- 
dons d'une  chancellerie  et  s'en  était  allée  au  tombeau 
sans  aucun  événement  notable.  Du  moins,  avant  de 
mourir,  elle  avait  vu  entrer  l'hôte  radieux  que  chacun 
attend;  il  était  venu  sous  la  forme  d'un  manteau.  Puis, 
le  malheur  s'était  abattu  sur  elle,  aussi  soudain,  aussi 
accablant  que  lorsqu'il  s'abat  sur  les  puissants  de  ce 
monde.  » 

La  donnée  semblera  puérile.  Qu'on  veuille  bien  réflé- 
chir aux  lois  essentielles  de  l'art  dramatique;  ce  qui 


LE    ROMAN    RUSSE.  99 

fait  la  puissance  du  drame,  ce  n'est  pas  la  grandeur 
de  l'objet  en  cause,  c'est  la  violence  avec  laquelle  une 
âme  désire  cet  objet.  Qu'on  se  rappelle  la  cassette  d'Har- 
pagon. 

Le  Manteau,  c'est  le  souvenir  et  la  vengeance  de 
l'année  de  galères  passée  par  Gogol  dans  les  bureauï  du 
gouvernement,  le  premier  coup  porté  au  minolauie 
administratif;  le  Reviseur  fut  le  second.  L'écrivain  avait 
toujours  eu  de  l'inclination  pour  le  théâtre;  sa  verve 
satirique  l'appelait  de  ce  côté;  il  esquissait  à  cette 
époque  plusieurs  scénarios  de  comédie,  assez  mal  venus 
d'ailleurs;  celui  du  Reviseur  fut  le  seul  qui  aboutit.  L'in- 
trigue de  la  pièce  est  un  simple  quiproquo  de  vaude- 
ville. Les  fonctionnaires  d'un  chef-lieu  de  province 
attendent  un  inspecteur  qui  doit  venir  incognito  passer 
la  revue  des  services  publics;  un  voyageur  tombe  à 
l'auberge;  plus  de  doute,  c'est  le  redoutable  justicier. 
Les  consciences  bureaucratiques  sont  terriblement 
lourdes;  aussi  chacun  d'accourir  en  tremblant,  de  plaider 
sa  cause,  de  dénoncer  un  collègue  et  de  glisser  à  l'in- 
specteur des  roubles  propitiatoires.  Abasourdi  d'abord, 
l'inconnu  entre  dans  son  rôle  et  empoche  l'argent.  La 
confusion  augmente  jusqu'au  coup  de  foudre  final, 
l'arrivée  du  véritable  commissaire. 

Le  Reviseur  n'est  ni  une  comédie  de  sentiments,  ni  une 
comédie  de  caractères;  c'est  un  tableau  de  mœurs  publi- 
ques. Dans  cette  nombreuse  galerie  de  coquins,  aucun  ne 
pose  pour  l'ensemble,  comme  disent  les  peintres;  l'artiste 
ne  dessine  de  ses  personoages  qu'un  seul  trait,  identique 
chez  tous,  il  les  met  à  contribution  pour  un  vice  unique. 
Ou  plutôt  il  n'y  a  qu'un  personnage,  abstraction  toujours 


100  LE    ROMAIv    RUSSE. 

présente  à  nos  yeux  sur  le  devant  de  la  scène  :  c'est  la 
Pi!i«;ie  administrative,  dont  on  meta  nu  la  plaie  honteuse, 
la  vénalité  et  l'arbitraire.  Gogol  nous  a  dit  son  intention 
dans  la  Confession  d'un  auteur,  testament  littéraire  écrit 
sur  la  fin  de  sa  vie,  et  auquel  il  faut  toujours  revenir 
quand  on  étudie  la  genèse  de  ses  œuvres  : 

■  Dans  le  Reviseur, ]t  me  suis  attaché  à  rassembler  en  un 
tas  tout  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  dans  la  Russie,  telle  que 
je  la  connaissais  alors,  toutes  les  iniquités  qui  se  com- 
mettent dans  les  situations  où  l'on  devrait  exiger  de 
l'homme  le  plus  de  droiture.  Je  voulais  railler  en  une 
fois  tout  ce  mal.  L'impression  produite,  on  le  sait,  fut 
celle  de  l'effroi.  A  travers  le  rire,  qui  ne  s'était  jamais 
échappé  de  moi  avec  plu>  de  force,  le  spectateur  sentait 
mon  chagrin.  Moi-même  je  m'aperçus  que  mon  rire 
n'était  plus  le  même  et  que  je  ne  pouvais  plus  être  dans 
mes  ouvrages  l'homme  que  j'avais  été  jusqu'alors.  Le 
besoin  de  m'égayer  par  d'innocentes  inventions  avait 
disparu  avec  mes  jeunes  années.  » 

Oui,  cette  gaieté  n'est  pas  communicative,  du  moins 
pour  un  étranger.  L'odieux  l'emporte,  il  n'est  pas  sauvé 
par  la  légèreté  de  main  et  la  bienséance  élégante  qui 
empêchent  le  Tartuffe  d'être  le  plus  noir  des  drames. 
Quand  on  étudie  le  théâtre  russe,  il  est  facile  de  deviner 
pourquoi  cette  forme  de  l'art  est  bien  moins  développée 
que  les  autres.  Dans  un  pays  divisé  en  deux  catégories 
de  civilisation  très-inégale,  la  poésie  et  le  roman  ont 
fait  de  rapides  progrès,  parce  qu'ils  s'adressaient  à  la 
société  polie;  le  théâtre,  obligé  de  divertir  le  peuple,  est 
resté  enfant  comme  ce  dernier.  Ce  que  sa  naïve  clientèle 
lui   demande,  c'est  Maître  Pathelin  et  les  tabarinades. 


LE    ROMAN   RUSSE.  101 

Même  dans  les  chefs-d'œuvre,  —  il  n'y  en  a  que  deux, 
la  comédie  de  Griboiédof,  le  Mal  de  trop  d'esprit,  et  le 
Reviseur  de  Gogol,  —  le  comique  est  dégrossi  plutôt 
qu'affiné.  Ce  comique  du  Nord  ne  connaît  pas  de  milieu 
entre  la  grosse  farce  et  l'amertume.  On  n'y  rencontre 
guère  l'esprit  tel  que  nous  le  goûtons,  le  trait  léger  et 
fin  qui  glisse  sans  blesser.  Il  n'a  pas  le  mot  étincelant 
qui  fait  sourire,  il  a  le  mot  cruel  qui  fait  penser.  Gogol 
trouve  de  ces  mots,  ils  éclairent  d'un  jour  sombre  tout 
un  état  social ,  par  exemple,  l'apostrophe  du  gouver- 
neur au  petit  officier  de  police  qui  a  tondu  de  trop  près 
un  marchand  :  «  Surveille-toi.  Tu  ne  prends  pas  selon 
ton  grade!  »  Enfin  le  sentiment  du  ridicule  serait  mieux 
nommé  chez  le  Russe  le  sentiment  du  drôle;  il  est  pure- 
ment national;  je  veux  dire  qu'il  s'exerce  sur  la  tournure 
extérieure  et  sur  des  travers  locaux,  plus  que  sur  la  tour- 
nure de  l'esprit;  ce  n'est  pas  le  ridicule  humain  de 
Molière. 

J'ai  vu  souvent  le  Reviseur  à  la  scène  :  le  bon  public  se 
pâmait  aux  charges  énormes  qui  nous  laissent  assez 
froids,  qui  seraient  incompréhensibles  si  l'on  ne  con- 
naissait pas  le  détail  de  la  vie  russe.  Au  contraire,  l'im- 
pression douloureuse  dont  parle  Gogol  demeurait  pré- 
dominante pour  l'étranger,  surtout  pour  l'étranger  ; 
il  ne  m'a  pas  semblé  qu'elle  attristât  outre  mesure  ce 
même  public.  C'est  qu'aujourd'hui  encore,  dans  la  Russie 
nettoyée  et  assainie  par  les  réformes,  la  bonhomie  popu- 
laire n'est  pas  aussi  révoltée  qu'on  pourrait  le  croire 
par  le  spectacle  de  la  vénalité  administrative.  Le  mal  est 
si  vieux!  Dans  son  Instruction  de  l'an  1036,  le  premier 
monument  de  la  langue  russe,    l'évêque   Luka   lidiata 


102  LE   ROUAN   RUSSE. 

adresse  à  ses  ouailles  cette  recommandation  :  «  Ne  pre- 
nez pas  de  pots-de-vin!...  »  —  Il  n'y  a  pas  la  moindre 
épigramme  dans  ceci;  je  constate  simplement  un  état  de 
civilisation  différent.  Tous  ceux  qui  ont  pratiqué  les 
races  orientales  savent  que  leur  morale  est  plus  large 
que  la  nôtre  en  celte  matière,  parce  que  leur  idée  du 
gouvernement  est  autre.  Pourvu  que  le  concussionnaire 
ne  soit  ni  trop  tracassier  ni  trop  avide,  l'Oriental  consi 
dère  que  tout  service  mérite  rémunération,  et  qu'il  faut 
payer  ceux  d'un  agent  très-redoutable,  très-mal  rétribué 
par  l'État;  de  son  côté,  ce  dernier  envisage  le  pot-de- 
vin comme  un  casuel,  comme  les  épices  que  nos  pères 
offraient  à  leurs  juges,  sans  que  plaideurs  ni  magistrats 
vissent  là  un  si  gros  péché.  Si  l'on  reprenait  à  la  racine 
la  conception  d'où  découlent  ces  rapports,  on  y  retrou- 
verait l'idée  primordiale  du  tribut,  de  la  vieille  prime 
d'assurance  prélevée  par  le  fort  sur  le  faible  qu'il  pro- 
tège. 

Il  n'était  que  juste  de  rappeler  cet  état  de  con- 
science aux  honnêtes  gens  qui  s'indigneraient,  en  appre- 
nant la  Russie  dans  le  Reviseur  et  dans  les  Ames  mortes. 
Àpr.ès  quoi  ces  honnêtes  gens,  s'ils  sont  candidats, 
iront  sans  scrupules  faire  largesse  au  peuple  souverain  ; 
s'aviseront-ils  que  le  délit  moral  est  de  même  espèce, 
et  qu'ils  corrompent  le  maître  dont  ils  ont  besoin, 
comme  le  Russe  son  ispravnik,  ou  le  Turc  son  pacha? 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant  dans  cette  comédie,  c'est 
qu'elle  ait  été  jouée.  Avec  les  idées  tout  d'une  pièce  que 
nous  avons  sur  l'empereur  Nicolas,  on  a  peine  à  se 
figurer  pareille  satire  de  son  gouvernement,  applaudie 
à  Pétersbourg  en  1836;  aujourd'hui,  sur  notre  libre 


LE    ROMAN    RUSSE.  103 

théâtre,  je  doute  que  la  censure  tolérât  des  attaques 
analogues.  Heureusement  l'audacieux  satirique  eut 
l'Empereur  lui-même  pour  censeur.  Le  Tsar  lut  le  manu- 
scrit, porté  au  palais  par  une  amie;  il  éclata  de  rire,  il 
ordonna  à  ses  comédiens  de  jouer  la  parodie  de  ses  fonc- 
tionnaires. Lejour  de  la  représentation,  il  vint  donner  de 
sa  loge  le  signal  des  applaudissements.  Les  relations  de 
l'autocrate  avec  Gogol  sont  pleines  d'enseignements; 
elles  nous  montrent  l'impuissance  du  pouvoir  absolu 
contre  ses  propres  conséquences.  Nicolas  aimait  les 
choses  de  l'esprit,  tant  qu'elles  lui  paraissaient  inof- 
fensives; notre  écrivain  rapporte  '  une  curieuse  anec- 
dote, confirmée  d'autre  part  dans  une  ode  de  Pouch- 
kine*, témoin  oculaire  du  fait.  Il  y  avait  grand  bal  au 
Palais-d'Hiver;  la  cour  était  réunie  depuis  longtemps, 
la  musique  jouait  déjà;  on  ne  s'expliquait  pas  le  retard 
de  l'Empereur,  on  le  croyait  retenu  par  quelque  affaire 
urgente.  Enfin  le  monarque  parut,  l'air  distrait  :  il 
s'était  oublié  dans  son  cabinet  à  lire  V Iliade.  Nul  souverain 
ne  fit  plus  et  plus  délicatement  pour  les  gens  de  talent  qui 
honoraient  son  empire;  ils  vivaient  matériellement  de 
ses  bienfaits;  seulement  ils  mouraient  de  langueur  dans 
l'air  raréfié  de  cet  empire.  Nicolas  agissait  avec  les 
poètes  comme  un  amateur  d'oiseaux  rares  qui  nourrirait 
ses  pensionnaires  sous  la  cloche  d'une  machine  pneuma- 
tique. 

Ce  fut  le  cas  pour  Gogol.  Je  tiens  les  détails  sui- 
vants de  la  famille  qui  servait  d'intermédiaire  entre 
l'Empereur  et  l'écrivain.  Une  personne  de  cette  famille 

1  Lettres  à  me*  amis,  lettre  X. 

*  Ode  à  IV...,  tome  I  des  OEuoret  complète*. 


101  LE    ROMaN    RUSSE, 

signala  au  maître  le  dénùment  du  jeune  auteur  :  «  A-t-il 
du  talent?  »  demanda  le  Tsar.  Et  sur  l'assurance  qu'on 
lui  donnait,  il  mit  à  la  disposition  de  la  solliciteuse  une 
somme  de  5,000  roubles.  «  Surtout,  ajouta-t-il  avec  unt 
bonne  grâce  exquise,  que  votre  protégé  ne  sache  pas 
que  ce  don  vient  de  moi;  il  se  croirait  obligé  d'écrire 
dans  un  sens  officiel.  »  —  Par  la  suite,  Nicolas  chargea 
le  poëte  Joukovsky  de  faire  passera  son  ami  ses  secours 
déguisés.  Grâce  à  la  munificence  impériale,  l'incorri- 
gible nomade  put  voyager,  s'expatrier  pour  respirer  à 
l'aise  en  dehors  de  l'empire. 

L'année  1836  fut  climatérique  pour  Gogol.  En  plein 
succès,  sa  vie  s'empoisonne;  les  peines  d'imagination, 
aigrissant  un  mal  physique,  commencent  à  ravager  cette 
âme;  des  deux  éléments  qui  en  faisaient  l'équilibre, 
gaieté  et  mélancolie,  le  premier  s'appauvrit,  le  second 
prend  le  dessus.  Le  monde  pétersbourgeois  avait 
applaudi  le  Reviseur:  il  fallait  bien  applaudir  après  l'Em- 
pereur. Mais  la  coalition  de  rancunes  suscitée  par  une 
telle  œuvre  ne  devait  pas  épargner  l'auteur.  Il  eut  a 
subir  des  vexations,  des  attaques;  le  regard  chagrin 
qu'il  portait  déjà  sur  toutes  choses  vit  dans  ces  misères 
une  persécution.  «  Tous  sont  contre  moi,  —  écrit-il  à 
un  ami;  — fonctionnaires,  gens  de  police,  marchands, 
littérateurs;  tous  déchirent  ma  pièce...  Je  l'ai  prise  en 
horreur,  ma  pièce!  Je  vous  jure  que  personne  ne  peut 
soupçonner  ce  que  je  souffre.  Je  suis  las  d'âme  et  de 
corps.  »  II  ressentait  les  premières  atteiutes  de  l'affec- 
tion nerveuse,  compliquée  d'hypochondrie,  qui  allait 
miner  son  organisme.  Tourmenté  par  l'instinct  de 
migration,  comme  au  temps  de  son  adolescence  et  de  la 


LE    ROMAN    RUSSE.  105 

fugue  à  Lubeck,  il  résolut  de  partir;  il  disait  :  «  de  fair.  » 
Cette  fois  la  fuite  fut  plus  sérieuse;  il  ne  revint  dans  sa 
patrie  qu'à  de  lointains  intervalles,  et  enfin  pour  y  traîner 
ses  dernières  années.  Il  prétendait,  comme  le  fit  plus 
tard  Tourguénef,  qu'il  ne  voyait  bien  le  pays  objet  de 
ses  études  qu'alors  qu'il  en  était  loin.  Le  voyageur  par- 
courut diverses  parties  de  l'Europe,  puis  il  se  fixa  à 
Rome.  Il  s'y  lia  étroitement  avec  le  peintre  Ivanof;  cet 
artiste  étrange  et  puissant,  retiré  chez  les  Capucins  du 
mont  Soracte,  travaillait  depuis  vingt  ans  au  tableau 
qu'il  n'acheva  jamais,  l'Apparition  du  Christ.  Les  deux 
amis  se  fortifièrent  mutuellement  dans  la  ferveur  d'une 
piété  ascétique;  de  cette  époque  date  ce  qu'on  a  appelé 
le  mysticisme  de  Gogol.  Nous  verrons  quelle  valeur  il 
convient  d'attribuer  à  ce  mot.  Mais  je  ne  dois  pas  anti- 
ciper sur  le  cours  d'une  vie  qu'il  faut  suivre  dans  les 
œuvres  où  elle  se  dépense.  Avant  que  de  tristes  ombres 
viennent  obscurcir  cet  esprit,  voyons-le  se  rassembler 
pour  son  dernier  et  plus  grand  effort. 

Le  transluge  emportait  de  Russie  l'idée  du  livre  sou- 
verain, du  livre  essentiel  où  il  devait  «  tout  dire  ».  Quel 
écrivain  aux  ambitions  un  peu  hautes  ne  l'a  rêvé,  ce 
livre  où  l'on  doit  fout  dire?  Du  jour  qu'on  l'entrevoit,  il 
vous  tient  jusqu'à  la  mort,  il  devient  le  confident  de 
toutes  les  pensées,  le  maitre  et  parfois  le  tyran  de  toute 
l'existence.  Il  chasse  les  autres  projets  de  travail  comme 
l'amour  chasse  les  amitiés.  Chez  les  faibles,  chez  presque 
tous,  hélas!  ce  n'est  qu'un  germe  qui  tressaille  et  tour- 
mente le  cerveau  dans  lequel  il  avorte.  Les  plus  forts, 
les  plus  grands,  parviennent  rarement  à  l'achever. 
Goethe  et  son  Faust  ont  donné  le  plus  bel  exemple  d'une 


106  LE    ROMAN    RUSSE. 

pareille  association,  continuée  pendant  trente  ans,  tou- 
jours dominée  par  le  poète.  Gogol  a  donné  le  plus  dou- 
loureux. Chez  lui,  ce  fut  une  véritable  possession;  après 
dix  années  de  lutte,  il  succomba,  terrassé  par  le  fantôme 
qu'il  avait  évoqué.  Ce  que  devait  être  son  œuvre,  s'il  lui 
eût  été  permis  de  la  compléter,  il  nous  l'apprend  dans 
la  Confession  et  dans  les  quatre  Lettres  sur  les  Ames  mortes  : 
l'encyclopédie  de  la  Russie  contemporaine,  la  somme  de 
la  pensée  de  l'auteur  sur  toutes  les  questions  de  son 
temps.  —  Nicolas  Vassiliévitch  faisait  honneur  à  Pouch- 
kine de  la  paternité  du  sujet  : 

«  Pouchkine  m'engageait  depuis  longtemps  à  entre- 
prendre une  grande  composition.  Un  jour  il  me  repré- 
senta ma  faiblesse  de  complexion,  mes  infirmités  qui 
pouvaient  amener  une  mort  prématurée;  il  me  cita 
l'exemple  de  Cervantes,  auteur  de  quelques  nouvelles 
de  premier  ordre,  mais  qui  n'aurait  jamais  occupé  le 
rang  qu'on  lui  accorde  parmi  les  grands  écrivains  s'il 
n'eût  pas  entrepris  son  Don  Quichotte.  Pour  conclure,  il 
me  donna  un  sujet  de  son  invention,  d'où  il  comptait 
tirer  un  poëme  et  qu'il  n'eût  jamais  donné,  ajouta-t-il, 
à  un  autre  qu'à  moi.  C'était  le  sujet  des  Ames  mortes. 
L'idée  première  du  Reviseur  m'était  aussi  venue  de  lui.  » 

Malgré  la  précision  de  ce  témoignage,  également 
honorable  pour  les  deux  amis,  je  demeure  persuadé  que 
le  véritable  père  des  Ames  mortes  est  ce  même  Cervantes, 
dont  Gogol  vient  d'écrire  le  nom.  A  sa  sortie  de  Russie, 
le  voyageur  se  dirigea  d'abord  vers  l'Espagne;  il  étudia 
de  très-près  la  littérature  de  ce  pays,  et  surtout  le  Don 
Quichotte,  qui  avait  été  de  tout  temps  le  livre  de  ses  pré- 
férences.  L'humoriste  espagnol  lui  fournit  on  thème 


LE    ROMAN    RUSSE.  107 

merveilleusement  accommodé  à  son  projet  :  les  aventures 
d'un  héros,  poussé  par  sa  manie  dans  toutes  les  régions 
et  dans  tous  les  milieux,  prétexte  pour  montrer  au  spec- 
tateur, dans  une  suite  de  tableaux,  la  lanterne  magique 
de  l'humanité.  Tout  donne  un  air  de  parenté  aux  deux 
œuvres  :  l'esprit  sardonique  et  méditatif,  la  tristesse 
voilée  sous  le  rire,  l'impossibilité  même  de  leur  trouver 
un  nom  dans  les  genres  bien  définis.  Gogol  protestait 
contre  l'appellation  de  roman  appliquée  à  son  livre;  il 
l'a  intitulé  :  poëme,  il  l'a  divisé  en  chants,  et  non  en 
chapitres.  Ces  termes  ambitieux  sont  ici  détournés  de 
leur  vrai  sens,  soit;  dites  quel  nom  vous  donnez  au  Don 
Quichotte,  vous  aurez  trouvé  celui  qui  convient  aux  Ames 
mortes. 

Le  «  poëme  »  devait  avoir  trois  parties.  La  première 
parut  en  1842;  la  seconde,  inachevée  et  rudimentaire, 
brûlée  par  l'auteur  dans  un  accès  de  désespoir,  fut 
imprimée  après  sa  mort  sur  une  copie  échappée  à  l'auto- 
da-fé!.  Quant  à  la  troisième,  le  poète  la  rêve  peut-être 
sous  le  bloc  de  pierre  qui  porte  son  nom  dans  un  cime- 
tière de  Moscou. 


IV 


La  voilà  partie  sur  les  mornes  chaussées  de  province, 
la  britchka  légendaire  de  Tchitchikof,  conduite  par  le 
cocher  Séliphane,  tirée  par  les  trois  maigres  chevaux  ; 

1  II  est  regrettable  que,  dans  la  traduction  française  de 
M.  Cbarrière,  rien  n'indique  cette  division  si  nécessaire  pour  lin- 


108  LE    ROMAN    RUSSE. 

elle  court  à  travers  les  paysages  russes,  «  dans  le  loin- 
tain perpétuellement  assombri  par  des  bois  de  pins  d'un 
bleu  ennuyé  ».  Où  va-t-il,  cet  inquiétant  personnage? 
Chez  tous,  chez  le  seigneur  et  le  petit  propriétaire,  chez 
le  maître  de  police  et  le  procureur,  au  bal  du  gouverneur 
et  dans  l'izba  du  paysan.  Que  cherche-t-il?  Une  idée  lui 
est  venue,  simple  comme  les  idées  de  génie,  une  illumina- 
tion financière  que  le  code  pénal  n'a  pas  prévue;  si  Gogol 
en  avait  beaucoup  de  pareilles,  il  eut  bien  tort  d'écrire,  il 
pouvait  acquérir  à  la  Bourse  une  gloire  solide,  et  le  reste. 
Chacun  sait  que  les  paysans,  les  «  âmes  »,  comme 
on  disait  dans  le  langage  courant,  étaient  une  valeur 
mobilière,  objet  de  négoce  au  même  titre  que  les  auires 
valeurs.  On  possédait  mille  âmes,  on  les  vendait  ou 
échangeait,  on  les  engageait  aux  banques  de  crédit, 
qui  prêtaient  sur  dépôt  d'âmes.  D'autre  part,  le  fisc  les 
imposait;  le  propriétaire  payait  tant  par  tête  de  serf 
mâle  et  adulte.  Les  recensements  se  faisaient  à  de  longs 
intervalles,  durant  lesquels  on  ne  revisait  jamais  les  listes 
contributives  :  le  mouvement  naturel  de  la  population 
devant  compenser  et  au  delà  les  décès.  Si  une  épidémie 
dépeuplait  le  village,  le  seigneur  était  en  perte,  conti- 
nuant d'acquitter  la  taxe  pour  des  bras  qui  ne  travail- 
laient plus.  Tchitchikof,  un  gueux  ambitieux  et  malin, 
s'était  tenu  en  substance  ce  propos  :  «  J'irai  dans  tous 

telligence  des  Ame*  mortes.  Je  crois  devoir  avertir  le  lecteur  que  la 
première  partie,  la  seule  que  l'auteur  ait  jugée  digne  d'être  pu- 
bliée, finit  avec  le  chant  XI,  à  la  page  47  du  tome  H.  M.  Charrière 
a  complété  la  seconde  avec  un  épilogue  imaginé  par  un  profes- 
seur de  Kief.  Les  éditions  russes  écartent  toutes  ce  pastiche;  en 
revanche,  elles  donnent  les  deux  rédactions  suci  e.sives  de  Gogol 
et  de  nombreuses  variantes,  où  l'on  peut  surprendre  le  travail 
acharné  de  l'écrivain. 


LE    ROMAN    RUSSE.  109 

les  coins  perdus  de  notre  Russie;  je  demanderai  aux 
bonnes  gens  de  prélever  sur  leur  cote  les  âmes  mortes 
depuis  le  dernier  recensement;  ils  seront  trop  heureux 
de  me  céder  une  propriété  fictive  et  de  se  libérer  d'un 
impôt  réel;  nous  ferons  enregistrer  mes  achats  en  bonne 
et  due  forme,  nul  tribunal  n'imaginera  que  je  le  requiers 
de  légaliser  une  vente  de  morts.  Quand  j'aurai  acquis 
quelques  milliers  de  serfs,  je  porterai  mes  contrats  à 
une  banque  de  Pétersbourg  ou  de  Moscou,  j'emprunte- 
rai sur  ces  titres  une  forte  somme,  et  me  voilà  riche,  en 
état  d'acheter  des  paysans  de  chair  et  d'os.  » 

On  devine  les  avantages  de  cette  donnée  pour  les  fins 
de  l'auteur.  Elle  introduit  naturellement  notre  guide 
dans  toutes  les  maisons,  dans  tous  les  groupes  sociaux 
qu'il  nous  importe  d'étudier.  Elle  fournit  une  pierre  de 
touche  qui  décèle  de  prime  abord  l'intelligence  et  le 
caractère  de  chacun.  L'industriel  se  présente  chez  un 
homme  et  lui  pousse  son  étrange  proposition  :  «  Cédez- 
moi  vos  âmes  mortes  »,  sans  expliquer,  bien  entendu, 
ses  motifs  secrets.  Après  le  premier  ahurissement, 
l'homme  comprend  plus  ou  moins  vite  ce  qu'on  veut  de 
lui  et  agit  d'instinct,  selon  sa  nature;  les  simples  donnent 
gratis  et  remercient  leur  bienfaiteur;  les  méfiants  retom- 
bent vite  en  garde,  ils  épiloguent,  ils  essayent  de  péné- 
trer le  mystère  et  de  gagner  quelque  chose  :  les  avares 
exigent  à  tout  hasard  un  prix  exorbitant;  Tchilchikof 
trouve  plus  malin  que  lui,  des  coquins  le  mettent  dedans. 
Le  seul  cas  qui  ne  se  présente  jamais,  c'est  un  refus  indi- 
gné ou  une  dénonciation;  le  financier  était  fixé  d'avance 
sur  les  scrupules  de  ses  compatriotes. 

La  donnée  convenait  surtout  à  Gogol  par  la  source 


110  LU    ROMAN    RUSSft 

inépuisable  de  comique  triste  qu'elle  renferme.  L'habile 
écrivain  n'appuie  jamais  sur  le  fondement  lugubre  qui 
supporte  sa  plaisanterie;  il  semble  l'ignorer;  l'odieux 
sort  tout  seul  des  entrailles  du  sujet  pour  réagir  sur 
nous.  .le  ne  sais  même  si  l'auteur  et  ses  premiers  lec- 
teurs aperçurent  toute  la  puissance  de  cette  opposition. 
Leur  sensibilité  était  émoussée  par  la  longue  habitude 
du  servage,  l'ensemble  de  transactions  auquel  il  donnait 
lieu  paraissait  chose  naturelle.  A  mesure  que  la  Russie 
s'éloigne  de  ce  temps,  l'effet  du  livre  grandit;  on  sent 
mieux  et  plus  vite  l'atroce  dérision  de  ces  marchés 
d'âmes  mortes,  qui  semblent  prolonger  les  misères  de 
l'esclavage  jusque  dans  le  repos  libérateur  Ce  comique 
macabre  confine  souvent  à  celui  de  Regnard  dans  le 
Légataire.  On  trouvera  dans  la  seconde  partie  une  scène 
identique  avec  celle  de  la  comédie,  le  faux  testament 
signé  par  une  femme,  grimée  et  costumée  à  la  ressem- 
blance d'une  riche  défunte.  Voyez,  dans  cet  ordre 
d'idées,  la  longue  discussion  avec  dame  Korobotchka  : 
«  Comment  puis-je  vous  vendre  mes  morts?  Vous  voulez 
donc  les  déterrer?  —  Mais  non,  vous  garderez  leurs  os 
et  leurs  cendres,  je  ne  vous  demande  que  leurs  noms. ..  » 
Voyez  surtout  l'apostrophe  de  Tchitchikof  à  ses  nou- 
veaux sujets  enfermés  dans  sa  cassette;  nous  reviendrons 
sur  ce  morceau  capital. 

Je  ne  puis  songer  à  passer  en  revue  les  types  innom- 
brables créés  par  Gogol  :  foule  qui  monte  de  tous  les 
points  de  l'horizon,  et  dont  chaque  figure  se  grave  dans 
notre  mémoire  par  des  traits  et  des  gestes  originaux. 
Une  pointe  de  caricature  accuse  la  silhouette,  pourtant 
elle  est  réelle  et  vivante.  La  Russie  se  lève  de  ce  livre 


LE    ROMAN   RUSSE.  111 

comme  le  peuple  d  une  composition  de  Callot.  Dès  les 
premières  pages,  voici  des  exemplaires  choisis  avec  soin, 
représentants  des  espèces  les  plus  répandues  dans  le 
monde  de  province  :  Sobakiévitch,  le  frondeur  univer^ 
sel,  hargneux  et  mauvaise  langue;  Nozdref,  le  viveur 
bruyant  et  vantard,  toujours  pris  de  vin,  corrigeant 
volontiers  la  fortune  «  à  cette  table  de  jeu  qui  est  la 
consolation  de  toute  la  Russie  »;  la  dame  Korobotchka, 
têtue  et  intéressée,  refusant  de  comprendre  le  troc  sin- 
gulier qu'on  lui  propose,  ramenant  tout  à  son  idée  fixe  : 
vendre  son  miel  et  son  lard;  bonne  femme,  d'ailleurs, 
et  scrupuleuse  observatrice  des  règles  de  l'hospitalité 
Elle  n'oublie  pas  de  demander  à  son  hôte  s'il  a  l'habi- 
tude qu'on  lui  gratte  les  pieds  pour  l'endormir;  feu  son 
mari  ne  s'endormait  jamais  sans  cela.  C'est  encore  Mani- 
lof,  une  étude  de  niais  comme  nous  en  rencontrons 
souvent  chez  Gogol;  il  aimait  à  travailler  dans  le  gris, 
sur  des  êtres  neutres,  comiques  par  leur  sottise  plate 
N'oublions  pas  l'amusant  Pierre  Pétouch,  l'homme  heu- 
reux, qui  répond  si  drôlement  à  ceux  qui  s'ennuient 
chez  lui  :  «  Vous  mangez  trop  peu,  voilà  toute  votre 
affaire.  Essayez  seulement  de  bien  dîner.  L'ennui,  c'est 
encore  une  invention  qu'ils  ont  faile  dans  ces  derniers 
temps.  Autrefois  personne  ne  s'ennuyait,  n 

Mais  le  plus  curieux  de  ces  types,  le  plus  laborieuse- 
ment calculé,  c'est  le  héros  du  poëme.  Tchitchikof  n'est 
pas,  comme  on  pourrait  le  croire,  un  cousin  de  Robert 
Macaire,  un  vulgaire  filou;  c'est  un  Gil  Rlas  sérieux  et 
sans  esprit.  Ce  pauvre  diable  est  né  sous  une  mauvaise 
étoile  :  «  La  vie  le  regarda,  dès  le  début,  d'une  fenêtre 
chargée  de  neige.  »  Fonctionnaire  chas  é  de  quelque 


112  LE   ROMAN   RUSSE. 

bureau,  il  exploite  sa  trouvaille;,  dont  il  ne  parait  pas 
sentir  l'immoralité;  au  fond,  il  ne  fait  de  tort  à  per- 
sonne, il  compte  bien  mourir  dans  la  peau  d'un  hon- 
nête homme;  exact  et  correct  en  toutes  choses,  il  est 
sans  portée  et  sans  énergie  quand  on  le  sort  de  son 
affaire  d'âmes  mortes.  Le  signalement  physique  du  per- 
sonnage est  purement  négatif;  rien  en  lui  que  d'ordi- 
naire et  d'indéterminé.  «  Un  monsieur  ni  beau  ni  laid, 
pas  trop  gros,  pas  trop  mince;  on  ne  pouvait  pas  dire 
qu'il  fût  vieux,  mais  ce  n'était  plus  un  jeune  homme...  » 
Et  tout  le  reste  à  l'avenant.  Gogol  s'efforce  d'élargir  le 
type  pour  y  faire  rentrer  une  série  plus  nombreuse  d'in- 
dividus, et  nous  devinons  bientôt  l'intention  de  l'auteur. 
Tchitchikof  doit  avoir  aussi  peu  de  personnalité  que 
possible,  car  ce  n'est  pas  tel  ou  tel  homme  qu'on  veut 
nous  montrer  en  lui;  c'est  une  image  collective,  c'est  le 
Russe,  irresponsable  de  sa  dégradai  ion. 

Gomme  le  héros  principal,  la  plupart  des  louches 
comparses  qui  l'environnent  ne  sont  pas  foncièrement 
mauvais;  ce  sont  des  produits  nécessaires,  excusables  : 
produits  de  l'histoire,  des  mœurs  publiques,  du  gouver- 
nement, de  toutes  les  fatalités  qui  déforment  le  Russe; 
car  le  Russe  est  un  être  excellent,  corrompu  par  l'état  so- 
cial où  il  vit.  Voilà  la  théorie  sous-entendue  dans  les  Ames 
mortes  comme  dans  le  Réviseur;  Tourguénef  la  reprendra 
dans  les  Récits  d'un  chasseur.  Chez  tous  les  moralistes  de 
ce  temps,  vous  reconnaissez  le  sophisme  fondamental 
de  Rousseau,  qui  a  empoisonné  la  raison  européenne. 

A  la  fin  de  la  première  partie,  en  racontant  les  ori- 
gines de  Tchitchikof,  l'auteur  essaye  de  le  défendre  dans 
un  plaidoyer  moitié  ironique,  moitié  sérieux. 


LE    ROMAN    RUSSE.  113 

«  Qu'il  ne  fût  pas  un  héros,  rempli  de  perfections  et  de 
vertus,  c'est  évident.  Qu'était-il  donc?  Un  gredin?  Pour- 
quoi un  gredin?  Pourquoi  cette  sévérité  à  juger  autrui? 
Aujourd'hui,  il  n'y  a  pas  de  gredins  chez  nous;  il  n'y  a 
que  des  gens  aimables,  bien  intentionnés...  Le  lecteur, 
qui  est  l'ami  de  Tchitchikof  dans  la  vie  quotidienne,  qui 
fraternise  avec  lui  et  le  trouve  d'un  commerce  agréable, 
ce  même  lecteur  va  le  regarder  de  travers,  en  tant  que 
personnage  d'un  drame  ou  d'un  poème.  Le  sage  ne 
s'indigne  d'aucun  caractère;  il  les  pénètre  tous  d'un 
regard  attentif  et  les  décompose  en  leurs  éléments  pre- 
miers... Les  passions  de  l'homme  sont  nombreuses 
comme  le  sable  de  la  mer,  aucune  d'elles  ne  ressemble 
aux  autres;  nobles  ou  basses,  toutes  commencent  par 
obéir  à  l'homme  et  finissent  par  prendre  sur  lui  une 
domination  terrible...  Elles  sont  nées  avec  lui,  dès  la 
première  minute  de  son  apparition  en  ce  monde,  et  il 
est  sans  force  pour  leur  résister.  Sombres  ou  lumineuses, 
«lies  accompliront  toute  leur  carrière...  » 

De  cet  essai  de  psychologie  positiviste,  l'écrivain 
remonte  par  un  adroit  circuit  aux  desseins  de  la  Provi- 
dence, qui  a  tout  ordonné  pour  le  mieux  et  saura  se 
retrouver  dans  ce  chaos.  —  Je  ne  fais  qu'indiquer  la 
marche  des  idées;  il  faudrait  citer  en  entier  le  fragment, 
indispensable  pour  bien  entendre  la  conception  de 
Gogol1. 

Ce  que  j'eusse  voulu  montrer  dans  ce  livre,  c'est  le 
réservoir  de  la  littérature  contemporaine,    l'eau  mère 

1  Je  découvre  avec  stupéfaction  que  le  traducteur  français  l'a 
retranché.  Les  traducteurs  ont  parfois  un  singulier  critérium 
pour  les  mutilations  qu'ils  croient  devoir  pratiquer. 

8 


114  LE   ROMAN   RUSSE. 

où  sont  déjà  cristallisées  toutes  les  inventions  de 
l'avenir.  Forme  et  fond,  Gogol  a  tout  digéré  pour  ses 
successeurs. 

La  forme,  c'est  le  réalisme,  instinctif  dans  les  œuvres 
précédentes,  conscient  et  doctrinal  dans  les  Ame* 
mortes. 

On  pourrait  donner  pour  épigraphe  à  la  littérature 
contemporaine  cette  fine  remarque  de  l'auteur  sur  «  les 
petites  choses  qui  ne  paraissent  petites  que  racontées 
dans  un  livre,  mais  qu'on  trouve  très-importantes  dans 
le  train  delà  vie  réelle  ».  Et  Gogol  a  conscience  de  la 
direction  nouvelle  qu'il  imprime  à  l'art  d'écrire;  il  en 
formule  la  rhétorique  dans  vingt  endroits,  d'abord  avec 
timidité,  puis  avec  plus  de  hardiesse  : 

«  L'auteur  s'excuse  d'occuper  si  longtemps  le  lecteur 
avec  des  gens  de  petite  condition,  sachant  par  expérience 
combien  il  répugne  à  la  fréquentation  des  basses  classes.  » 
(Chant  |.) 

«  Ingrat  est  le  sort  de  l'écrivain  qui  ose  mettre  en  évi- 
dence tout  ce  qui  passe  à  chaque  minute  sous  nos  yeux, 
tout  ce  que  ne  remarquent  pas  ces  yeux  distraits  :  tout 
l'affreux  et  dégoûtant  limon  de  petites  misères  où  notre 
vie  est  empêtrée,  tout  le  dessous  de  ces  caractères  tièdes, 
ordinaires,  hachés  menu,  qui  encombrent  et  ennuient 
notre  route  terrestre...  (1  ne  recueillera  pas  les  applau- 
dissements de  la  foule;  le  juge  contemporain  traitera 
ses  créations  d'inutiles  et  de  basses,  on  lui  assignera  une 
place  dédaignée  entre  les  écrivains  diffamateurs  de 
l'humanité,  on  lui  refusera  tout,  âme,  cœur,  talent.  Car 
le  juge  contemporain  n'admet  pas  que  ce  soient  des 
verres  également  merveilleux,  celui  oui  fait  voir  le  soleil 


LE    ROMAN    RUSSE  115 

et  celui  qui  révèle  les  mouvements  des  insectes  invisibles; 
il  n'admet  pas  qu'il  faut  beaucoup  de  profondeur  d'âme 
pour  éclairer  un  tableau  emprunté  aux  côtés  méprisables 
de  la  vie,  pour  en  faire  un  chef-d'œuvre.  »  (Chant  VII.) 

J'emprunte  aux  Lettres  sur  les  Ames  mortes  deux  passages 
tout  à  fait  significatifs  : 

«  Ceux  qui  ont  disséqué  mes  facultés  d'écrivain  n'ont 
pas  su  discerner  le  trait  essentiel  de  ma  nature.  Ce  trait 
n'a  été  aperçu  que  du  seul  Pouchkine.  Il  disait  toujours 
qu'aucun  auteur  n'a  été  doué  comme  moi  pour  mettre  en 
relief  la  trivialité  de  la  vie,  pour  décrire  toute  la  plati- 
tude d'un  homme  médiocre,  pour  faire  apercevoir  à  tous 
les  yeux  les  infiniment  petits  qui  échappent  a  la  vue. 
Voilà  ma  faculté  maîtresse.  —  Le  lecteur  est  révolté  de 
la  bassesse  de  tous  mes  héros  ;  il  lui  semble  en  fermant 
le  livre  qu'il  sort  d'une  cave  asphyxiante  et  revient  à  la 
lumière  du  jour.  On  m'eût  pardonné  si  j'avais  montré 
des  scélérats  pittoresques;  on  ne  me  pardonne  pas  leur 
bassesse.  L'homme  russe  s'est  effrayé  de  voir  son  néant.  » 
(Lettre  111.) 

■  Mon  ami,  si  vous  voulez  me  rendre  le  plus  grand 
service  que  j'attends  d'un  chrétien,  ramassez  pour  moi 
ces  trésors  (les  petits  faits  quotidiens)  partout  où  vous 
les  trouverez.  Que  vous  coûterait-il  d'écrire  chaque  soir, 
sous  forme  de  journal,  des  notes  dans  ce  genre  :  — 
Entendu  aujourd'hui  telle  opinion,  causé  avec  tel  homme  : 
il  est  de  telle  condition,  de  tel  caractère,  convenable  et 
de  bonne  mine,  ou  bien  le  contraire  :  il  tient  ses  mains 
ainsi,  il  se  mouche  ainsi;  il  prise  son  tabac  ainsi...  En 
an  mot,  tout  ce  que  votre  œil  perçoit,  des  plus  grosses 
Choses  aux  plus  petites.  »  (Postface  des  Lettres.) 


116  LE    ROMAN    RUSSE. 

On  voit  que  le  «  document  humain  »  était  inventé  en 
Russie  il  y  a  beau  lemps 

Avec  la  forme,  Gogol  laisse  à  ses  héritiers  le  fond 
commun  où  ils  vont  puiser.  La  plupart  des  types  géné- 
raux sur  lesquels  vit  le  roman  russe  ont  leur  embryon 
dans  les  Ames  mortes.  Voyez  surtout,  dans  le  chant  Vil, 
ce  propriétaire  rural,  Tentetnikof.  Son  histoire  intellec- 
tuelle nous  est  contée  dans  toutes  ses  phases,  éducation, 
jeunesse,  stage  dans  l'administration.  Lassé  «  d'adminis- 
trer sur  le  papier  des  provinces  distantes  de  mille  verstes 
et  où  il  n'a  jamais  mis  le  pied  »,  Tentetnikof  revient 
s'établir  dans  sa  terre,  tout  brûlant  de  grands  projets, 
d'amour  pour  ses  paysans,  de  zèle  pour  l'agronomie  et  les 
réformes.  L'idylle  s'évanouit  vite;  la  mésintelligence 
nait  entre  les  paysans  et  le  seigneur,  qui  se  méconnais- 
sent réciproquement;  ce  dernier,  pris  de  dégoût,  aban- 
donne ses  beaux  desseins,  jette  le  manche  après  la 
cognée  et  tombe  dans  la  torpeur  finale.  Toute  l'activité 
des  Russes  s'est  réfugiée  dans  l'idéal  de  Candide,  mais 
ils  n'ont  même  pas  la  possibilité  ou  la  force  de  cultiver 
leur  jardin.  Nous  reconnaîtrons  cet  homme,  nous  le 
reverrons  partout.  C'est  le  Lavretsky  de  Tourguénef,  le 
Bézouchof  et  le  Lévine  de  Tolstoï.  On  le  creusera  à 
l'infini,  on  le  dessinera  sous  toutes  ses  faces,  mais  on  ne 
changera  rien  aux  cinq  ou  six  traits  générateurs  de 
l'ébauche  jetée  par  Gogol.  Ainsi  pour  beaucoup  d'autres, 
le  fonctionnaire,  l'officier  retraité,  le  domestique  ; 
quant  au  paysan,  toutes  les  monographies  futures  ajou- 
teront peu  de  chose  à  ce  qu'a  dit  de  lui  l'écrivain  qui  l'a 
le  mieux  pénétré. 

Fond  de  caractères  et  fond  d'idées.  Les  grands  cou- 


LE    ROMAN    RUSSE.  HT 

rants  qui  vont  féconder  l'esprit  russe  sortent  du  livre 
initiateur.  Je  ne  m'attacherai  qu'au  principal,  à  celui 
qui  donne  à  la  littérature  slave  sa  physionomie  particu- 
lière et  sa  haute  valeur  morale.  Nous  trouvons  dans 
maint  passage  des  Ames  mortes,  palpitant  sous  le  sar- 
casme du  railleur,  ce  sentiment  de  fraternité  évangé- 
lique,  d'amour  pour  les  petits  et  de  pitié  pour  les  souf- 
frants, qui  animera  toute  l'œuvre  d'un  Dostoïevsky.  Ce 
n'est  plus  chez  Gop.ol,  comme  chez  quelques-uns  des 
poètes  ses  prédécesseurs,  l'instinct  vague  de  la  race  qui 
affleure;  l'écrivain  a  observé  la  vertu  nationale,  il  l'ana- 
lyse et  la  vante  en  connaissance  de  cause.  Impossible  de 
la  mieux  décrire  et  différencier  qu'il  ne  fait  dans  une 
des  Lettres.  L'auteur  de  la  Maison  des  morts  ne  trouvera 
pas  de  termes  plus  justes  : 

«  La  pitié  pour  la  créature  tombée  est  un  trait  bien 
russe.  Rappelle-toi  le  touchant  spectacle  qu'offre  notre 
peuple  quand  il  assiste  les  déportés  en  route  pour  la 
Sibérie.  Chacun  leur  apporte  du  sien,  qui  des  vivres,  qui 
de  l'argent,  qui  la  consolation  d'une  parole  chrétienne. 
Aucune  irritation  contre  le  criminel;  rien  non  plus  de 
cet  engouement  romanesque  qui  ferait  de  lui  un  héros; 
on  ne  lui  demande  pas  son  autographe  ou  son  por- 
trait, on  ne  vient  pas  le  voir  par  curiosité,  comme 
cela  se  passe  dans  l'Europe  civilisée.  Ici,  il  y  a  quel- 
que chose  de  plus;  ce  n'est  pas  le  désir  de  l'innocen- 
ter ou  de  le  soustraire  au  pouvoir  de  la  justice,  c'est 
le  besoin  de  réconforter  son  âme  déchue,  de  le  con- 
soler comme  on  console  un  frère,  comme  le  Christ 
nous  a  ordonné  de  nous  consoler  les  uns  les  autres.  » 
(Lettre  X.) 


118  LE   ROMAN    RUSSE. 

Et,  plus  loin  encore,  qui  s'égare  dans  un  songe  trop 
beau  ?  N'est-ce  pas  Dostoïevsky? 

«  On  entend  déjà  les  sanglots  de  souffrance  morale  de 
toute  l'humanité  ;  le  mal  gagne  tous  les  peuples  d'Europe; 
ils  s'agitent,  les  malheureux,  ne  sachant  pas  comment 
se  soulager;  tous  les  remèdes,  tous  les  secours  que  leur 
raison  invente  leur  sont  insupportables  et  ne  procurent 
aucun  bien.  Ces  gémissements  vont  encore  augmenter, 
jusqu'au  jour  où  le  cœur  le  plus  dur  se  brisera  de  pitié, 
où  une  force  de  compassion  inconnue  jusqu'ici  suscitera 
une  force  d'amour  également  inconnue.  L'homme  s'en- 
flammera pour  l'humanité  d'un  amour  plus  ardent  que 
le  monde  n'en  vit  jamais.  «  (Ibidem.) 

Dans  les  Ames  mortes,  le  sentiment  est  plus  contenu, 
presque  toujours  masqué;  c'est  dire  qu'il  émeut  davan- 
tage. Je  crains  de  lasser  en  multipliant  les  exemples  :  je 
cours  au  plus  probant,  au  morceau  qui  est  à  mon  sens  le 
point  culminant  du  livre.  Tout  y  est  réuni,  fantaisie 
éblouissante,  entrain  endiablé,  sourd  grondement  de 
passion,  et  une  langue  à  rendre  jaloux  Michelet,  toute  en 
mouvements  imprévus,  tour  à  tour  populaire,  éloquente, 
précise  comme  l'image  ou  fuyante  comme  le  rêve.  Je 
suis  sans  doute  incompétent,  mais  je  ne  sais  rien  dans  la 
langue  russe  qu'on  puisse  opposer  à  ces  pages.  J'eusse 
voulu  les  citer  en  entier;  elles  sont  intraduisibles;  chaque 
mot  éveille  et  déroule  une  vision  de  mœurs  trop  loin- 
laines  ou  une  douleur  d'esclave;  grâce  à  Dieu,  nous  ne 
connaissons  pas  celles-là. 

Tchitchikof  est  de  retour  dans  son  auberge,  après  une 
fructueuse  tournée  d'achats.  Il  se  frotte  les  mains,  il 
danse  de  joie  devant  la  précieuse  cassette  :  puis  il  se 


LE    ROMAN    RUSSE.  119 

met  à  recopier  les  listes  d'âmes  mortes  qu'elle  contient. 
—  «  Quand  il  regarda  de  nouveau  ces  petits  feuillets,  ces 
moujiks,  qui  étaient  jadis  de  vrais  moujiks,  qui  travail- 
laient, labouraient,  charriaient,  qui  se  soûlaient  et 
volaient  leur  maître,  à  moins  qu'ils  ne  fussent  tout  sim- 
plement de  bons  et  braves  paysans,  —  un  sentiment 
étrange  et  indéfinissable  s'empara  de  lui.  Chacune  de 
ces  fiches  semblait  avoir  un  caractère  particulier,  comme 
si  elles  trahissaient  les  caractères  respectifs  des  moujiks.  » 
Tel  nom  est  suivi  de  la  mention  :  «  Bon  menuisier  ». 
Tel  autre  de  celle-ci  :  «  Intelligent,  ne  boit  pas.  »  Sous 
un  troisième  on  lit  :  «  Né  de  père  inconnu  et  d'une  fille 
à  mon  service;  bonne  conduite,  pas  voleur.  »  —  Tous 
ces  détails  précis  communiquaient  aux  paperasses  quel- 
que chose  d'animé  ;  on  eût  dit  que  la  veille  encore  ces 
gens-là  étaient  vivants.  Tchitchikof  inspecta  longue- 
ment tous  les  noms;  un  attendrissement  lui  vint,  il 
s'écria  en  soupirant  :«Yen  a-t-il  d'inscrits  là-de«sus! 
dites-moi,  mes  petits  chéris,  qu'avez-vous  bien  pu  faire 
dans  votre  temps?  comment  vous  êtes-vous  débrouillés?  » 
Et  le  drôle,  mis  en  bonne  humeur,  s'ingénie  à  reconsti- 
tuer la  vie  de  ces  hommes  dont  les  noms  obscurs  ou 
baroques  défilent  sous  ses  yeux.  Les  divers  métiers  y 
passent,  des  scènes  de  mœurs  rapides  et  justes,  des 
traits  touchants  où  l'âme  résignée  du  paysan  se  révèle 
d'un  mot.  De  cette  cassette,  devant  cet  escroc,  nous 
voyons  surgir  le  fantôme  géant  du  peuple  russe,  vivre  et 
prendre  corps  le  bétail  dont  ou  trafique.  Endurcis  par 
l'habitude,  les  mots  de  la  langue  rudoient  ou  caressent 
les  pauvres  serfs  comme  on  fait  pour  les  petits  des  ani- 
maux; mais,  sous  le  ton  familier,  on  sent  la  tendresse 


120  LE    R0M\N    RUSSE 

émue  de  l'écrivain.  Peut-être  songe-t-il  que  trente  ans 
auparavant,  ces  âmes  serves  et  mortes  étaient  les  héros 
de  1812;  que,  sans  rien  demander  ni  espérer,  par  un 
exemple  unique  dans  l'histoire,  ces  esclaves  ont  libéré  la 
pairie  envahie,  arrosé  de  leur  sang  la  glèbe  où  on  les 
retenait  attachés. 

L'acquéreur  continue  son  inventaire;  voici  des  listes 
de  serfs  marrons,  des  fuyards  qu'on  lui  a  cédés  au  même 
taux  que  les  morts,  car  ils  ne  valent  pas  plus.  Où  sont-ils 
maintenant?  L'imagination  du  poète  vagabonde  à  leurs 
trousses,  dans  les  forêts  où  ils  battent  l'estrade,  en 
Sibérie,  sur  les  grands  fleuves.  «  —  Abakum  Thyrof ! 
Que  fais-tu,  frère?  Dans  quels  lieux  flânes-tu?  Le  vent 
t'aurait-il  porté  sur  le  Volga?  As-tu  goûté  de  la  vie  libre, 
enrôlé  parmi  les  haleurs  de  barques?  —  Ici  Tchitchikof 
s'interrompit,  pensif.  A  quoi  pensait-il?  Au  sort  d' Aba- 
kum Thyrof?  Ou  bien  rêvait-il  sur  lui-même,  comme 
rêve  chaque  Russe,  quels  que  soient  son  âge,  son  rang 
et  sa  fortune,  quand  il  évoque  l'image  de  la  vie  d'aven- 
tures, de  la  folle  vie  au  hasard?  »  —  Et  Gogol  trace  le 
tableau  de  cette  vie,  il  dit  les  plaisirs,  les  danses,  les 
querelles  furieuses  des  bourlakis,  ce  ramassis  de  forçais, 
d'outlaws  et  de  serfs  en  fuite  qui  halent  les  bateaux  sur 
le  Volga.  Ce  tableau  s'achève  par  une  image  où  se  con- 
centrent toutes  les  misères  et  les  aspirations  du  peuple 
dont  nous  venons  d'entendre  le  bruit  souterrain;  les 
pages  précédentes  sont  comme  ramassées  dans  cette 
dernière  phrase,  superbe  et  impossible  à  rendre,  qui 
fuit  au  loin  avec  le  chant  de  peine  des  aventuriers  : 
—  «  C'est  là  que  vous  peinez,  bourlakis!  Fraternellement, 
comme  vous  étiez  tout  à  l'heure  au  plaisir  et  à  la  folie, 


LE    ROMAN    RUSSE.  121 

vous  êtes  maintenant  au  travail  et  à  la  sueur,  tirant  votre 
cordeau  sous  votre  chanson  toujours  la  même,  et  comme 
toi,  sans  fin,  ô  Russie  !  » 

Ils  éclatent  à  maintes  reprises,  au  travers  des  récits  réa- 
listes, ces  élans  de  fantaisie  et  delyrisme.  On  a  cité  partout 
le  plus  célèbre,  la  comparaison  de  la  Russie  avec  sa  troïka, 
emportée  dans  l'espace,  ivre  de  sa  vitesse  et  de  sa  force. 
Presque  toujours,  c'est  un  patriotisme  ardent  qui  les 
inspire;  il  eût  dû  faire  beaucoup  pardonner  au  satirique. 

Mais  il  y  avait  trop  à  pardonner.  Quand  la  pre- 
mière partie  des  Ames  mortes  parut,  en  1842,  ce  fut 
un  cri  de  stupeur  chez  les  uns,  d'indignation  chez 
les  autres.  C'était  donc  cela,  la  patrie!  Une  caverne 
de  coquins,  d'idiots  et  de  misérables,  sans  une  excep- 
tion consolante!  Un  mot  fameux  de  Pouchkine  avait 
déjà  averti  l'auteur  :  —  «  Je  lui  lisais  les  premiers 
chapitres  de  mon  livre.  Il  s'apprêtait  à  rire,  comme  il 
faisait  toujours  quand  il  entendait  quelque  chose  de 
moi.  Mais  je  le  vis  devenir  soucieux,  son  visage  s'assom- 
brit par  degrés.  Quand  j'eus  fini,  il  s'écria  d'une  voix 
accablée  :  «  Dieu!  que  notre  Russie  est  triste!  »  —  Cha- 
cun répéta  l'exclamation  du  poète.  Beaucoup  de  lecteurs 
refusèrent  de  se  reconnaître  aux  portraits  noirs  de  leur 
ressemblance:  ils  accusèrent  l'écrivain  de  les  avoir  vus  à 
travers  sa  bile  de  malade,  ils  le  traitèrent  de  diffamateur 
et  de  renégat.  On  lui  objectait  avec  raison  que,  malgré 
les  mœurs  du  servage  et  la  corruption  administrative,  il 
ne  manquait  pas  de  braves  cœurs  et  d'honnêtes  gens 
dans  l'empire  de  Nicolas.  Le  malheureux  Gogol  com- 
prit qu'il  avait  frappé  trop  fort.  A  partir  de  ce  moment, 
il  multiplie  les  lettres  publiques,  les  explications,  les 


122  LE    ROMAN    RUSSE. 

préfaces;  il  conjure  ses  lecteurs  d'attendre  pour  le  juger 
la  seconde  partie  de  son  poëme,  le  contraste  de  la 
lumière  avec  les  ténèbres  du  début. 

Cette  partie  réparatrice  ne  venait  pas;  les  douces  vi- 
sions se  refusaient  à  naître  sous  le  crayon  attristé  du 
caricaturiste.  Nous  le  voyons  assez  par  les  fragments 
que  nous  possédons.  Quelle  diiférence  de  relief  entre  les 
noires  mais  vigoureuses  créations  du  premier  livre,  et  les 
pâles  figures  qu'on  leur  oppose  dans  le  second!  Le  prince- 
gouverneur,  ce  prince  «  ennemi  de  la  fraude  »  qui 
anéantit  les  fonctionnaires  coupables  et  ramène  le  règne 
de  l'équité  dans  sa  ville,  l'auteur  l'a  ressuscité  des  vieux 
contes  moraux.  De  même  pour  Mourasof,  le  riche  et 
pieux  industriel.  Mourasof,  c'est  M.  Madeleine  des  Misé- 
rables,  dégonflé  du  grand  souffle  épique  :  un  saint 
laïque  et  millionnaire,  qui  prêche,  pardonne,  influence 
et  arrange  tout.  Ces  deux  justes  ont  tout  au  plus  la  vie 
des  mornes  béatifiés  qu'on  voit  sur  les  anciennes  fresques 
des  couvents  de  Moscou.  Julienne,  la  jeune  fille  qui 
devait  venger  la  femme  russe,  assez  maltraitée  jusque- 
là,  traverse  la  scène  comme  une  ombre;  à  peine  née, 
elle  échappe  aux  mains  de  Gogol;  il  n'a  jamais  su  créer 
une  figure  de  femme  attrayante,  c'est  la  grande  lacune 
de  son  œuvre. 

Malgré  tout,  cette  œuvre  incomplète  s'emparait  des 
imaginations;  elle  n'a  cessé  d'y  grandir  et  d'y  person- 
nifier la  Russie  du  temps  jadis.  Depuis  quarante  ans,  elle 
fait  le  fond  de  l'esprit  national;  chaque  boutade  est 
passée  en  proverbe,  chaque  personnage  est  grandement 
établi  dans  la  société  idéale  que  tout  pays  se  compose 
avec  sa  littérature  classique.  L'étranger  qui  n'a  pas  lu 


LE    ROMAN   RUSSE.  123 

les  Ames  mortes  est  souvent  arrêté  dans  la  conversation; 
il  ignore  les  traditions  de  la  famille  et  les  ancêtres 
auxquels  on  se  réfère  à  tout  propos.  Tchitchikof,  le  co- 
cher Séliphane  et  leurs  trois  chevaux,  ce  sont  là  pour 
un  Russe  des  amis  aussi  présents  que  peuvent  l'être  pour 
l'Espagnol  don  Quichotte,  Sancho  et  Rossinante. 

Vous  les  rencontrerez  surtout  dans  les  vieilles  pro- 
vinces, où  Gogol  les  a  perdus  sans  achever  leur  histoire. 
Car  Tchitchikof  n'est  pas  mort;  le  prévaricateur  et  l'in- 
trigant attendent  toujours  sa  visite.  Que  de  fois,  durant 
les  longues  traites  sur  les  routes  de  la  steppe,  en  croi- 
sant dans  le  brouillard  labritchka  solitaire  du  marchand 
ou  de  l'officier,  je  me  suis  surpris  à  regarder  sous  le  tas 
de  fourrures,  pensant  que  c'était  lui!  Et  dans  l'aigre 
carillon  des  sonnettes  qui  riaient  ou  sanglotaient,  —  on 
ne  sait  jamais  avec  les  sonnettes  russes,  —  je  croyais 
entendre  l'écho  du  rire  mystérieux,  dominant  le  bruit 
de  la  pluie  d'automne,  le  murmure  inquiet  des  trembles. 


Gogol  revint  de  Rome  vers  1846.  Sa  santé  déclinait 
rapidement,  les  accès  de  fièvre  lui  rendaient  tout  travail 
difficile.  Il  se  reprenait  avec  une  passion  désespérée  à 
ses  Ames  mortes;  sa  plume,  errante  au  gré  de  ses  nerfs, 
le  trahissait.  Ce  fut  dans  une  des  crises  de  son  mal  qu'il 
brûla  tous  ses  livres  et  le  manuscrit  de  la  seconde  partie 
du  poème.  Les  choses  de  la  foi   l'absorbèrent  bientôt 


124  LE    HOMAN    RUSSE. 

tout  entier.  11  désirait  faire  le  pèlerinage  de  Terre  sainte  ; 
pour  se  procurer  les  fonds  nécessaires,  dit-il  dans  une 
préface,  et  pour  solliciter  les  prières  de  ses  lecteurs,  il 
publia  son  dernier  écrit,  les  Lettres  à  mes  amis.  Ce  sont 
des  épitres  de  direction  spirituelle,  entremêlées  de  plai- 
doyers littéraires  auxquels  j'ai  fait  plusieurs  emprunts. 
Aucun  de  ses  ouvrages  satiriques  ne  lui  valut  autant 
d'ennemis  et  d'injures  que  ce  traité  de  morale  religieuse. 
J'aurais  bien  de  la  peine  à  faire  comprendre  l'émoi 
qu'il  suscita  et  les  polémiques  prolongées  jusqu'à  nos 
jours;  pour  y  réussir,  il  faudrait  esquisser  une  his- 
toire des  idées  durant  cette  période  si  peu  connue,  la 
seconde  moitié  du  règne  de  l'empereur  Nicolas.  On 
trouvera  plus  loin  quelques  indications  sur  le  mouve- 
ment révolutionnaire  qui  emportait  la  plus  grande 
partie  de  la  jeunesse;  on  verra  combien  tout  l'éloignait 
des  doctrines  préconisées  par  Gogol.  Le  point  de  dé- 
part de  l'écrivain  était  le  même  que  celui  de  Tchaadaïef, 
dans  la  Lettre  philosophique  :  la  nécessité  d'une  vie  spi- 
rituelle. Mais  il  prenait  la  thèse  inverse.  La  Lettre  philo- 
sophique avait  plu  par  une  pointe  d'opposition  au  gou- 
vernement et  à  l'Église  établie;  les  Lettres  à  mesamisexal- 
taient  ce  gouvernement  et  cette  Église,  elles  déniaient 
toute  vertu  régénératrice  aux  panacées  à  la  mode  en 
Occident,  au  moment  même  où  les  cerveaux  russes  se 
grisaient  de  ces  dernières.  Pour  mesurer  l'étonnement  et 
l'irritation  qui  accueillirent  la  profession  de  foi  de  Gogol, 
il  faut  se  reporter  aux  excellents  travaux  de  M.  Sché- 
balsky'  sur  cet  épisode  de  l'histoire  littéraire.  Il  nous 

1  Messager  russe,  novembre-décembre  1884,  février  1884. 


LE    ROMAN    RUSSE.  125 

suffira  de  constater  qu'à  l'heure  où  un  importun  élevait 
ainsi  la  voix,  la  question  religieuse  n'existait  pas.  Pour 
les  classes  cultivées,  l'Église  était  une  institution  d'État, 
inviolable  comme  les  autres,  ignorée  en  dehors  des 
jours  où  l'on  accomplissait  ses  rites  par  devoir  d'éti- 
quette. Ce  devoir  civil  rempli,  l'athéisme  reprenait  ses 
droits,  à  peu  près  avec  les  nuances  qu'il  offrait  chez  uous 
au  dix-huitième  siècle  :  doctrinal  et  insidieux  chez  les 
philosophes,  déférent  et  discret  dans  la  société  polie. 
Si  l'un  des  fonctionnaires  ecclésiastiques  avait  inter- 
rompu sa  psalmodie  pour  jeter  l'idée  religieuse  dans  les 
batailles  intellectuelles,  on  eût  trouvé  cette  intrusion  du 
plus  mauvais  goût. 

Qu'on  juge  maintenant  du  scandale.  Un  laïque  dres- 
sait son  livre  comme  une  chaire  de  vérité  pour  gour- 
mander  l'indifférence  de  ses  concitoyens,  pour  leur  rap- 
peler que  l'esprit  de  l'Évangile  devait  pénétrer  toute 
leur  vie  intime  et  leur  vie  sociale;  dans  la  lettre  sur  !e 
clergé,  il  prenait  la  défense  d'un  corps  universellement 
méprisé;  dans  les  lettres  politiques,  il  formulait  le  ca- 
téchisme slavophile,  il  préconisait  le  pouvoir  nécessaire 
du  Tsar  comme  «  un  pouvoir  d'amour  »  adoucissant  la 
dureté  de  la  loi;  selon  lui,  le  «  Tsar  d'amour  «  était  seul 
capable  de  guérir  les  souffrances  exaspérées  du  peuple  : 
les  vaines  inventions  des  philanthropes  d'Occident  s'é- 
taient montrées  impuissantes  à  cette  fin.  Le  prédicateur 
parlait  beaucoup  de  ce  peuple,  tout  comme  Herzen  et 
Biélinsky,  mais,  au  lieu  de  revendiquer  ses  droits  et  d'en 
faire  un  levier  d'opposition,  il  rappelait  aux  classes  in- 
telligentes leur  devoir  étroit  de  tutelle  et  d'assistance 
envers  le  paysan;  enfin,  il  prodiguait  les  conseils  aux 


126  LE    ROMAN    RUSSE. 

gens  de  tous  les  états,  il  déclarait  que,  pour  lui,  il  n'é- 
crirait plus,  parce  qu'il  était  uniquement  occupé  de 
chercher  le  bien  de  son  âme  et  le  bien  des  autres.  —  il 
insinuait,  d'ailleurs,  qu'il  fallait  admirer  ses  œuvres  pré- 
cédentes et  développait  longuement  les  raisons  qu'il  y 
avait  de  le  faire. 

On  trouve  de  tout  dans  cet  écrit:  pas  mal  de  fatras 
philosophique,  aussi  nuageux  que  celui  du  camp  adverse; 
des  vérités  anciennes,  toujours  bonnes  à  dire  parce 
qu'elles  sont  toujours  oubliées,  et  quelques  idées  nou- 
velles, sur  lesquelles  on  vit  aujourd'hui  dans  le  monde 
slave.  Comme  il  est  d'usage,  ce  fut  précisément  pour  ces 
dernières  qu'on  traita  l'auteur  de  réactionnaire.  La 
presse,  représentée  alors  par  les  revues  littéraires,  se 
déchaîna  contre  l'imprudent  qui  remontait  le  courant 
du  jour.  Elle  avait  beau  jeu.  L'homme  qui  prêchait 
ainsi,  sur  le  ton  d'un  Père  de  l'Église,  c'était  l'au- 
teur comique  chargé  jusque-là  de  faire  rire,  le  dé- 
tracteur satirique  de  la  Russie  officielle,  applaudi  la 
veille  par  toutes  les  oppositions!  Gogol  était  vulné- 
rable en  un  point;  il  s'arrogeait  naïvement  la  direc- 
tion des  consciences  au  nom  de  la  royauté  intellectuelle 
qu'on  lui  avait  décernée.  Ses  épitres  présentent  un  sin- 
gulier alliage,  assez  fréquent  d'ailleurs,  d'humilité  chré- 
tienne et  de  bouffissure  littéraire. 

On  décréta  qu'il  était  tombé  dans  le  mysticisme,  on 
l'enterra  sous  ce  mot.  Le  mysticisme  de  Gogol  est  un 
fait  acquis.  L'opinion  fut  si  bien  prévenue  que  je  crains 
d'étonner  les  Russes  en  demandant  la  révision  du  pro- 
cès. Je  relis  attentivement  les  Lettres  de  l'accusé;  j'ai 
recueilli  le  témoignage  de  personnes  qui  vécurent  à  cette 


LE    ROMAN    RUSSE.  127 

époque  auprès  de  lui.  Si  les  mots  de  notre  langue  ont 
un  sens  défini,  Nicolas  Vassiliévitch  ne  fut  pas  un  mys- 
tique. Je  voudrais  traduire  et  citer  les  lettres  sur  l'au- 
mône, sur  la  maladie;  on  les  taxerait  plutôt  de  jansé- 
nisme, elles  sont  telles  qu'auraient  pu  les  rédiger  un 
Arnauld  ou  un  Saci.  Les  théories  politiques  et  sociales 
répugnent  aux  conceptions  françaises,  c'est  une  autre 
question;  mais  M.  Aksakof  et  les  coryphées  de  l'école 
slavophile  développent  aujourd'hui  les  mêmes  thèmes 
avec  plus  d'exaltation  encore;  personne  en  Russie  ne 
les  accuse  de  mysticisme.  Le  fait  de  renoncer  à  écrire 
pour  se  consacrer  à  son  salut  a  semblé  à  d'autres  épo- 
ques tout  naturel  et  raisonnable;  je  n'ai  jamais  vu  la 
qualification  de  mystique  accolée  au  nom  de  Racine; 
quant  à  Pascal,  on  ne  la  lui  prodigue  plus  que  dans  la 
pharmacie  de  M.  Homais.  Tolstoï,  qui  a  agi  comme 
Gogol,  proteste  alors  qu'on  lui  applique  cette  épithète 
pourtant  il  nous  propose  une  théologie  nouvelle;  son 
prédécesseur  s'en  tenait  docilement  au  dogme  établi. 
Mais  peut-être  les  mots  n'ont-ils  qu'une  valeur  de  rela- 
tion et  de  moment  ;  ce  qui  était  mystique  en  1840  ne  le 
fut  pas  deux  siècles  plus  tôt  et  ne  l'est  plus  après  un 
demi-siècle. 

Je  laisse  ces  querelles  obscures.  On  sera  plus  curieux 
d'apprendre  ce  que  devenait  le  pauvre  écrivain  au  milieu 
de  la  tempête  qu'il  avait  soulevée.  Il  fit  le  voyage  de  Jé- 
rusalem, il  erra  quelque  temps  à  travers  ces  ruines 
grises,  paysage  tentant  et  dangereux  pour  les  âmes  en 
détresse.  De  retour  à  Moscou,  il  fut  recueilli  dans  des 
maisons  amies.  Le  Cosaque  ne  pouvait  parvenir  à  se 
fixer.  Il  ne  possédait  rien,  donnant  tout  aux  pauvres. 


128  LE    ROMAN    RUSSE. 

Dès  1844,  il  avait  abandonné  le  produit  de  ses  œuvres  à 
la  caisse  des  étudiants  nécessiteux.  Ses  hôtes  le  voyaient 
arriver  avec  une  petite  valise,  bourrée  d'articles  de 
journaux,  de  critiques  et  de  pamphlets  dirigés  contre 
lui  ;  ce  bagage  de  gloire  et  d'amertume  était  tout  son 
avoir.  Une  personne  qui  grandissait  alors  dans  une  des 
familles  où  il  fréquentait  le  plus  me  retrace  le  portrait 
de  Gogol  à  cette  époque.  C'était  un  petit  homme,  trop 
long  de  buste,  marchant  de  travers,  gauche  et  mal  mis, 
assez  ridicule  avec  sa  mèche  de  cheveux  battant  sur  le 
front  et  son  grand  nez  proéminent.  Il  se  communiquait 
peu,  avec  difficulté.  Par  instants,  il  retrouvait  des 
éclairs  de  son  ancienne  gaieté,  surtout  près  des  enfants, 
qu'il  aimait.  Bientôt  il  retombait  dans  son  hypochondrie. 

Ces  souvenirs  concordent  avec  des  notes  écrites  par 
Tourguénef,  après  sa  première  visite  à  l'auteur  des  Ames 
mortes.  —  «  De  petits  yeux  bruns,  une  pointe  de  malice 
encore  dans  le  regard  fatigué;  une  physionomie  de  re- 
nard; dans  toute  la  tournure,  quelque  chose  du  répéti- 
teur d'une  école  de  province  ' .  »  —  De  tout  temps,  Nicolas 
Vassiliévitch  avait  eu  cet  extérieur  ingrat  et  cette  gau- 
cherie, avec  la  timidité  qu'elle  engendre.  Cela  explique 
peut-être  pourquoi  les  biographes  n'ont  trouvé  dans  sa 
vie  aucune  trace  du  passage  d'une  femme;  et  l'on 
comprend  ensuite  l'absence  de  la  femme  dans  son 
œuvre. 

Une  légende  universellement  acceptée,  comme  celle  du 
mysticisme,  veut  que  Gogol  soit  mort  halluciné,  épuisé 
par  les  macérations  et  par  les  jeûnes.  On  m'assure  de 

1  Toorquénbf,  t.  I,  p.  64  des  Œuvra  complète*,  édition  de  Moscou. 


LE    ROMAN   RUSSE.  129 

bonne  source  qu'il  fut  emporté  par  une  complication 
typhoïde,  survenue  pendant  une  recrudescence  de  son 
mal.  La  nature  de  ses  souffrances  est  imparfaitement 
connue,  comme  l'état  de  son  esprit  durant  les  dernières 
années.  On  avait  cessé  de  regarder  dans  ce  puissant  cer- 
veau, depuis  longtemps  vide  d'images  et  de  joies.  A 
l'âge  où  d'autres  commencent  leur  tâche,  il  terminait  la 
sienne;  la  rapide  usure  de  l'homme  russe  avait  triomphé 
de  lui.  Une  fatalité  mystérieuse  a  pesé  sur  tous  les  écri- 
vains de  sa  génération.  Balle  ou  coup  d'épée,  désordre 
nerveux  ou  consomption,  quand  ce  n'est  pas  un  accident 
tragique,  c'est  une  langueur  inexpliquée  qui  les  abat 
aux  environs  des  quarante  ans.  Cette  hâtive  et  prodigue 
Russie  traite  ses  enfants  comme  ses  plantes  ;  elle  les  fait 
magnifiques,  les  presse  de  fleurir,  elle  ne  les  achève  pas 
et  les  engourdit  en  pleine  sève.  D'elle,  de  ses  fils  et  de 
leurs  idées,  on  peut  dire  ce  que  le  philosophe  écrivait  à 
une  pauvre  femme  de  génie:  «  Vous  êtes  sacrifiée  d'avance, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  d'équilibre  entre  votre  esprit  et 
votre  action.  » 

A  trente-trois  ans,  après  la  publication  des  Amct 
mortes,  les  facultés  productrices  étaient  déjà  ruinées 
chez  Nicolas  Vassiliévitch;  à  quarante- trois,  il  finis- 
sait de  s'éteindre,  le  21  février  1852.  L'incident  fit  peu 
de  bruit.  La  faveur  impériale  avait  oublié,  ce  littéra- 
teur; depuis  1848,  ils  portaient  tous  ombrage.  On  blâma 
le  gouverneur  de  Moscou,  qui  avait  revêtu  les  cordons  de 
ses  ordres  et  accompagné  le  cercueil.  Tourguénei  fut 
exilé  dans  ses  terres  en  punition  d'une  lettre  où  il  ap- 
pelait le  défunt  :  grand  homme. 

La  postérité  s'est  chargée  de  ratifier  ce  titre.  Quelle 


130  LE    ROMAN    RUSSE. 

place  faut-il  assignera  Gogol  dans  le  Panthéon  littéraire? 
Mérimée  la  trouvait  «  entre  les  meilleurs  humoristes  an- 
glais ».  Le  rang  me  semble  modeste,  à  moins  que  le  cri- 
tique ne  fit  allusion  à  Swift,  ce  qui  serait  honorable  et 
incte.  Je  voudrais  rapprocher  l'écrivain  russe  de  ses  mai- 
nts naturels  et  le  rencontrera  mi-hauteur  entre  Cer- 
vantes et  Le  Sage.  Mais  il  est  encore  trop  tôt.  Goûte- 
rions-nous le  Don  Quichotte,  si  les  choses  d'Espagne  n'é- 
taient pas  entrées  depuis  trois  siècles  dans  notre  littéra- 
ture? Dès  l'enfance,  nous  nous  apprêtons  à  rire  quand 
on  nous  parle  d'un  alguazil  ou  d'un  alcade.  Gogol  nous 
entretient  d'un  monde  trop  nouveau.  Je  préviens  avec 
loyauté  le  lecteur  français  qu'il  sera  rebuté  par  ces  livres. 
L'abord  en  est  pénible;  des  mœurs  ignorées,  une  armée 
de  personnages  sans  lien  commun,  des  noms  d'autant 
plus  étranges  qu'ils  comportent  des  intentions  comi- 
ques. Qu'on  ne  s'attende  pas  à  trouver  là  les  séductions 
qui  recommandent  Tolstoï  et  Dostoïevsky.  Ceux-ci  nous 
montrent  des  résultats  et  non  des  origines;  ils  nous  tou- 
chent surtout  parce  qu'ils  sont  humains,  au  moins  pour 
ce  moment  de  l'histoire  européenne  ;  les  maladies  dont 
ils  souffrent  ont  débordé  hors  de  leur  pays,  l'état  d'âme 
qu'ils  étudient  tend  à  se  généraliser  en  Occident  ;  sur 
certains  points  ils  nous  côtoient,  et  sur  d'autres  ils  nous 
devancent.  Gogol  est  plus  loin,  plus  attardé,  quand  on 
ne  le  regarde  pas  avec  la  loupe  de  l'historien;  par  le 
fond  et  par  l'accessoire,  il  est  exclusivement  Musse.  Pour 
le  faire  aimer  des  lettrés,  il  faudrait  d  excellentes  tra- 
ductions; c'est  malheureusement  le  contraire  qu'on 
nous  a  offert  jusqu'ici. 
Laissons-le  donc  en  Russie.  Là,  tous  les  plus  grands 


LE    ROMAN    RUSSE.  131 

entre  les  nouveaux  venus  saluent  en  lui  le  père  et  le 
maiîre.  Ils  lui  doivent  leur  langue;  elle  sera  plus  subtile 
et  plus  harmonieuse  chez  Tourguénef;  elle  a  plus  de  jet, 
de  variété  et  d'énergie  chez  le  prosateur  qui  l'a  façonnée 
le  premier.  Quant  aux  idées,  j'ai  assez  dit  ce  qu'il  en 
fallait  rapporter  à  Gogol.  Il  a  surgi  au  moment  où  sa 
patrie,  incertaine  de  ce  qu'elle  allait  être,  s'ignorait 
elle-même  et  enfantait  obscurément;  ce  médecin  brutal 
l'a  délivrée,  il  lui  a  montré  ce  qu'elle  devait  aimer  en 
flétrissant  ce  qu'elle  devait  haïr.  L'écrivain  réaliste,  au 
meilleur  sens  de  ce  terme,  a  fourni  l'outil  convenable  à 
la  pensée  et  à  l'art  de  notre  temps;  il  en  a  vu  l'emploi 
futur  d'un  regard  très-clair;  il  a  même  aperçu  l'aboutis- 
sement dernier,  au  moins  en  Russie,  de  cette  enquête 
exacte  sur  les  phénomènes  et  sur  l'homme,  inaugurée 
par  lui.  Si  l'on  en  doute,  qu'on  retienne  cette  phrase, 
l'une  des  dernières  tombées  de  sa  plume,  dans  la  Con- 
fession d'un  auteur  :  «  J'ai  poursuivi  la  vie  dans  sa  réalité, 
non  dans  les  rêves  de  l'imagination,  et  je  suis  arrivé 
ainsi  à  Celui  qui  est  la  source  de  la  vie.  » 


CHAPITRE  IV 

LES  «  ANNÉES  QUARANTE  »  —  TOURGUÉNEf. 


Tandis  que  Gogol  s'éteignait  dans  le  silence  et  l'aban- 
don, durant  ces  années  qui  vont  de  1843  à  la  guerre  de 
Crimée,  son  esprit  se  répandait  sur  la  Russie,  fécondait 
les  intelligences  et  enfantait  une  légion  de  romanciers. 
Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  d'exemple,  dans  l'histoire 
littéraire,  d'une  poussée  aussi  vigoureuse,  aussi  sponta- 
née. Tous  les  écrivains  qui  ont  brillé  depuis  quarante  ans 
se  lèvent  à  la  même  heure  et  partent  sous  le  même  dra- 
peau, celui  de  1' «  école  naturelle  » .  Malgré  les  diver- 
gences d'idées  et  l'originalité  propre  de  chaque  tempé- 
rament, ces  artistes  obéissent  à  une  discipline  com- 
mune, ils  restent  fidèles  au  programme  que  Gogol  et 
Biélinsky  leur  ont  tracé.  Quelles  que  soient  par  la  suite 
leurs  évolutions,  on  les  reconnaît  toujours  à  leur  air  de 
famille  et  à  un  signe  indélébile;  ce  sont  les  hommes 
des  ■  années  quarante  ».  (Qu'on  me  permette  cet  idio- 
tisme ;  il  a  passé  du  russe  dans  le  français  courant  de 
Pétersbourg  et  de  Moscou;  il  évite  une  périphrase;  on 
l'emploie  sans  cesse  pour  évoquer  d'un  mol  la  physio- 
nomie d'une  génération,  d'une  décade,  auxquelles   la 


134  LE    ROMAN    RUSSE. 

Russie  actuelle  rattache  toutes  ses  origines.)  Ils  ont  res- 
piré l'illusion  généreuse,  puis  souffert  la  compression 
de  ces  années  ;  leur  cœur  en  est  resté  dilaté  et  endolori. 
La  génération  de  poètes  de  1820  avait  puisé  son  inspi- 
ration dans  le  sentiment  de  la  personnalité  ;  la  généra- 
tion de  romanciers  de  1840  trouva  la  sienne  dans  le  sen- 
timent humain,  dans  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  pitié 
sociale. 

Avant  d'isoler,  pour  les  étudier  en  détail,  les  écrivains 
du  premier  rang  que  cette  époque  a  légués  à  la  nôtre, 
il  faut  marquer  les  éléments  communs  de  leur  forma- 
tion. Accordons  un  regard  d'ensemble  au  curieux  mou- 
vement qui  les  a  préparés  ;  nous  retiendrons,  parmi 
leurs  compagnons  de  seconde  ligne,  des  noms  moins 
favorisés  du  talent  ou  de  la  fortune,  sur  lesquels  la  justice 
nous  commandera  de  revenir  dans  la  suite  de  ces  études. 


Aux  approches  de  1848,  la  Russie  n'échappait  pas  à  la 
fermentation  générale  du  monde.  L'Europe  n'a  guère 
soupçonné  le  faible  écho  qui  répondit  là-bas  à  son  cri 
de  lassitude  sociale.  Ce  grand  pays  muet  vit  comme  ses 
fleuves  gelés,  en  dessous,  hors  de  la  vue  et  de  l'ouïe  ; 
eux  aussi  ils  semblent  arrêtés  pendant  six  mois  ;  mais 
sous  la  glace  immobile,  l'eau  court,  des  êtres  se  meuvent 
et  créent,  les  phénomènes  de  la  vie  se  poursuivent. 
Ainsi  de  la  nation  ;  pour  qui  n'eût  vu  que  la  surface,  — 


LE    ROMAN    RUSSE.  135 

et  qui  voyait  autre  chose  en  Russie  à  cette  époque?  — 
elle  était  inerte  et  silencieuse  sous  la  main  de  Nicolas  : 
pas  un  pli  du  rigide  uniforme  ne  bougeait.  Pourtant  les 
idées  d'Occident  cheminaient  sous  la  grande  muraille, 
les  livres  passaient  en  contrebande  et  volaient  de  main 
en  main,  dans  les  écoles,  les  cénacles  littéraires,  même 
dans  les  régiments. 

Les  universités  russes  étaient  alors  de  maigres  nour- 
rices, elles  donnaient  le  goût  de  la  science  et  ne  pou- 
vaient le  satisfaire;  leurs  meilleurs  élèves  les  quittaient 
.  vec  découragement  et  allaient  demander  aux  chaires 
d'Allemagne  une  nourriture  plus  substantielle.  C'était 
une  mode  aussi,  et  une  conviction  générale,  que  pour 
parfaire  les  légers  cerveaux  slaves,  il  y  fallait  mettre  un 
peu  de  plomb  allemand.  Le  ministère  de  l'instruction 
publique  lui-même  envoyait  à  grands  frais  ses  candidats 
à  Berlin  ou  à  Gœttingen.  Ces  jeunes  gens  lui  revenaient 
bourrés  de  philosophie  humanitaire  et  de  ferments  libé- 
raux, armés  d'idées  dont  ils  ne  trouvaient  pas  l'emploi 
dans  leur  patrie,  mécontents  et  frondeurs.  Le  ministère 
éprouvait  l'éternel  étonnement  de  la  poule  qui  a  couvé 
des  canards.  On  recommandait  aux  gendarmes  ces  mis- 
sionnaires suspects  de  l'Occident,  et  on  en  renvoyait 
d'autres  se  former  à  la  même  école.  Ces:  un  des  types 
favoris  de  la  littérature,  ce  jeune  bursch  qui  revient 
d'Allemagne  et  rapporte  à  ses  frères  les  raisins  trop 
verts  de  la  terre  promise.  Pouchkine  l'avait  déjà  esquissé, 
avec  son  ironie  légère,  dans  le  poëme  d'Oniéyuine,  sous 
les  traits  de  Lensky  : 

«  ...Un  certain  Vladimir  Lensky,  —  avec  une  âme 
purement  yœttinyuienne,  —  beau  garçon  à  la  Heur  de 


136  LE    ROMAN   RUSSE. 

l'âge,  —  sectateur  de  Kant  et  poëte.  —  De  la  brumeuse 
Germanie,  —  il  rapportait  les  fruits  du  savoir,  —  des 
rêveries  hardies,  —  un  esprit  enflammé  et  assez  bizarre, 
—  une  parole  enthousiaste,  —  et  des  cheveux  noirs 
bouclés  sur  les  épaules.  » 

Tourguénef  nous  donnera  plus  tard  des  portraits 
achevés  de  l'espèce,  étudiés  d'après  nature  durant  son 
séjour  à  Berlin,  où  il  eut  pour  condisciple  Bakounine. — 
A  leur  retour,  ces  étudiants  s'organisaient  en  cercles; 
on  y  discutait  les  théories  étrangères  à  voix  basse  et 
passionnée,  on  initiait  les  retardataires  restés  au  pays. 
Tous  ceux  qui  se  piquaient  de  penser  professaient  une 
philosophie  transcendantale,  empruntée  à  Hegel  et  à 
Feuerbach  pour  l'Allemagne,  à  Saint-Simon,  à  Fourier, 
à  Proudhon  pour  la  France.  Les  plus  sages  lisaient  Stein 
et  Haxthausen.  —  «  Je  me  passerais  plutôt  de  souliers 
que  des  livres  de  ces  apôtres  »,  écrivait  un  étudiant. 

Bien  entendu,  cette  métaphysique  masquait  des  pré- 
occupations d'un  ordre  plus  concret  et  d'un  intérêt  plus 
immédiat.  Les  deux  grandes  écoles  intellectuelles  qui  se 
disputent  la  Russie  contemporaine  et  y  tiennent  lieu  de 
partis  politiques  se  formaient  à  cette  époque  et  parta- 
geaient les  esprits.  C'était  d'une  part  l'école  slavo- 
phile,  groupée  autour  de  Kiriéevsky,  de  Chamékof,  des 
deux  Aksakof;  elle  se  rattachait  aux  vues  de  Karam- 
sine  et  protestait  contre  les  blasphèmes  antipatrioti- 
ques de  Tchaadaief;  pour  elle,  rien  n'existait  en 
dehors  de  la  sainte  Russie,  seule  dépositaire  du  véri- 
table esprit  chrétien  et  marquée  d'un  sceau  mystique 
pour  régénérer  le  monde.  En  face  de  ces  lévites, 
grandissait  l'école  libérale  et  occidentale,  le  camp  des 


LB    ROMAN    RUSSE.  137 

Gentils,  où  l'on  ne  respirait  que  réformes,  négations  au- 
dacieuses, et  bientôt  révolutions. 

Je  fais  grâce  au  lecteur  français  de  divisions  et  de 
subdivisions  où  il  se  reconnaîtrait  à  grand'peine  ;  d'au- 
tant plus  qu'elles  changent  à  chaque  instant  avec  les  idées 
mobiles  de  ces  découvreurs  de  mondes,  et  qu'elles  dési- 
gnent en  réalilé  tout  autre  chose  que  ce  qu'elles  parais- 
sent signifier  au  pied  de  la  lettre.  Quand  on  lit  les  bio- 
graphies des  hommes  de  ce  temps,  on  les  voit  évoluer 
sans  cesse  de  la  «  droite  hégélienne  »  à  la  «  gauche  hégé- 
lienne ».  C'est  la  terminologie  consacrée;  nous  dirions, 
je  crois,  plus  simplement  :  du  libéralisme  au  radicalisme. 
Mais  comme  les  discussions  politiques  et  sociales  étaient 
proscrites  en  Russie,  elles  devaient  se  couvrir  du  manteau 
de  la  philosophie  et  lui  emprunter  un  langage  hiérogly- 
phique. Pour  comprendre  les  débats  littéraires  et  méta- 
physiques de  l'époque,  il  faut  toujours  recourir  à  la  clef 
secrète;  dans  leur  for  intérieur,  les  disputeurs  ne 
pensent  qu'au  fruit  défendu  de  la  politique,  ils  le  dé- 
guisent de  mille  façons  pour  le  dissimuler  au  censeur,  en 
commentant  une  page  de  Feuerbach  ou  un  vers  du 
second  Faust.  Ces  subtilités  de  Byzantins  ne  contribuent 
pas  à  rendre  plus  claires  des  idées  déjà  fort  obscures, 
alors  même  qu'elles  n'ont  pas  de  double  fond.  En  lisant 
les  polémiques  de  ce  temps,  et  en  général  toutes  les 
polémiques  russes,  on  croit  assister  à  une  de  ces  figures 
de  ballet  où  des  formes  indistinctes  s'agitent  derrière 
un  triple  voile  de  gaze  noire,  tiré  sur  le  devant  de  la 
scène,  pour  simuler  les  nuages  qui  cachent  les  déesses. 

Les  libéraux  russes  de  1848  continuaient  la  tradition 
des  décembristes  de  1825,  comme  les  jacobins  celle  des 


138  LE    ROMAN    RUSSE. 

girondins.  Rien  ne  fait  mieux  mesurer  la  marche  du 
temps  et  des  idées  que  la  différence  de  l'idéal  révolu- 
tionnaire dans  ces  deux  générations.  Les  décembristes 
étaient  des  aristocrates  qui  rêvaient  une  révolution  élé- 
gante, qui  convoitaient  uniquement  les  joujoux  à  la  mode 
de  Londres  et  de  Paris,  charte,  parlement,  tribune.  Ces 
colonels  de  la  garde  avaient  vu  passer  dans  leurs  songes 
le  cheval  blanc  et  le  panache  constitutionnel  de  M.  de 
La  Fayette  ;  ces  universitaires,  nourris  du  Contrat  social, 
des  théorèmes  des  physiocrates,  ambitionnaient  pour  leur 
énorme  et  pesante  Russie  un  de  ces  mécanismes  fragiles 
que  fabriquait  l'abbé  Sieyès.  Ils  jouèrent  au  conspirateur 
en  enfants  ;  le  jeu  finit  tragiquement  ;  les  conjurés  allèrent 
expier  leur  espoir  chimérique  en  Sibérie  ou  en  exil. 

L'esprit  de  bouleversement  se  rendormit  pour  vingt 
ans  :  quand  il  se  réveilla,  il  avait  fait  de  nouveaux 
rêves  ;  il  projetait  cette  fois  la  refonte  totale  de  notre 
pauvre  vieux  monde.  Les  Russes  recevaient  d'Europe  la 
foi  démocratique  et  socialiste;  ils  l'embrassaient  avec 
d'autant  plus  de  véhémence  qu'elle  répondait  à  tous 
les  instincts  de  leur  race,  à  tous  les  penchants  de  leur 
cœur;  ils  ne  s'apercevaient  pas  que  l'alliage  étranger 
dénaturait  le  meilleur  de  ces  inclinations.  Égarés  par 
les  écrits  socialistes  d'Occident,  les  révolutionnaires  de 
1848  s'enivrèrent  de  mauvaise  encre,  ils  s'expatrièrent 
moralement  dans  un  désert  stérile  d'abstractions  et  de 
négations.  La  théorie  internationale  leur  fit  perdre  de 
vue  la  réalité  russe.  Leurs  déclamations  en  faveur  du 
peuple  sonnent  faux,  parce  que  ces  jacobins  de  Moscou 
sont  tout  pénétrés  de  l'esprit  du  dix-huitième  siècle, 
rationaliste  et  irréligieux;   ils  n'ont  rien  de  commun 


LE   ROMAN   RUSSE.  139 

avec  la  grave  pitié  d'un  Dostoïevsky,  d'un  Tolstoï,  tout 
évangélique  et  dédaigneuse  des  rengaines  d'opposition 
libérale.  Ceux-ci  sont  des  réalistes  aimants;  les  autres 
étaient  des  idéologues  haineux,  l'amour  de  l'humanité 
ayant  tourné  chez  eux  en  haine  contre  la  société.  C'est 
là,  je  crois,  le  principe  de  distinction  d'après  lequel  il 
faut  classer  les  écrivains  russes  en  deux  camps,  celui  du 
dehors,  celui  du  dedans. 

Toutefois,  les  séparations  tranchées  ne  se  firent  que 
plus  tard;  avant  1848,  les  nuances  sont  quelquefois  dif- 
ficiles à  saisir;  l'accès  de  fièvre  a  secoué  tous  ces  jeunes 
gens,  ceux-là  mêmes  qui  se  reprendront  le  plus  fortement 
avec  l'âge.  Aux  premiers  rangs  de  l'aile  gauche,  nous 
trouvons  Biélinsky,  Herzen,  Bakounine. 

A  partir  de  1843,  Biélinsky  dérive  progressivement 
vers  un  radicalisme  athée  et  chagrin;  on  l'appelait  alors 
le  Marat  russe.  Sans  la  maladie  de  poitrine  qui  l'enleva 
en  1847,  il  eût  probablement  fini  en  Sibérie  avec  bon 
nombre  de  ses  amis.  —  Herzen  avait  montré  la  hardiesse 
de  sa  pensée  dans  un  roman  philosophique,  A  qui  la  faute? 
Il  quitte  Saint-Pétersbourg  à  la  veille  du  24  février,  assiste 
en  amateur  aux  révolutions  de  Rome  et  de  Paris,  et  écrit 
de  cette  ville  au  Contemporain  les  Lettres  de  l'avenue  Ma- 
rigny  ;  en  1849,  il  collabore  à  la  Voix  du  peuple  de  Prou- 
dhon,  et  publie  son  plus  retentissant  ouvrage,  De  l'autre 
rive,  réquisitoire  passionné  contre  le  gouvernement  de 
son  pays;  mis  au  ban  de  l'Empire,  dépouillé  de  ses  biens, 
il  devient  membre  pour  la  Hussie  du  Comité  révolution- 
naire européen,  avec  Mazzini,  Kossuth,  Ledru-Rollin, 
Orsini.  Herzen  était  un  agitateur  de  plume  auquel 
l'action  répugnait  ;  son  spirituel  pamphlet  la   Clocht, 


140  LE   ROMAN    RUSSE. 

inquiéta  et  amusa  longtemps  les  classes  dirigeantes;  h 
nature  trop  fine  de  son  talent  ne  lui  donnait  pas  beau- 
coup de  prise  sur  le  peuple  russe. 

Un  vrai  Russe,  c'est  Bakounine,  amoureux  de  la  Ré- 
volution pour  elle-même,  comme  Barbes,  conspirateur 
par  vocation,  pour  le  plaisir.  Il  avait  adopté  cette  devise  : 
«  La  passion  de  la  destruction  est  une  passion  créatrice.  » 
Hégélien  de  droite,  puis  de  gauche,  il  passe  en  Alle- 
magne vers  1841,  trouve  les  Allemands  trop  théoriciens, 
vient  à  Paris,  manifeste  avec  les  Polonais,  se  fait  expul- 
ser par  M.  Guizot  ;  pour  justifier  cette  mesure  devant  la 
Chambre,  le  grave  homme  d'État  prononce  un  de  ces 
mots  qui  feraient  adorer  le  parlementarisme  :  «  C'est 
une  personnalité  violente»,  dit-il  en  parlant  du  Russe. 
Je  le  crois  bien!  Bakounine  revient  à  Paris  au  lendemain 
de  1848  et  se  mêle  aux  groupes  les  plus  avancés;  il 
arrache  ce  cri  d'admiration  à  Caussidière,  bon  connais- 
seur :  «  Quel  homme  '  le  premier  jour  d'une  révolution, 
c'est  un  trésor;  le  lendemain,  il  faudrait  le  faire  fu- 
siller. »  —  Il  va  agiter  d'autres  peuples,  a  Prague,  ou  il 
prêche  le  panslavisme  socialiste  et  combat  avec  l'émeute 
contre  les  soldats  de  Windischgraetz.  Échappé  à  la 
police  autrichienne,  il  court  prendre  part  à  la  révolution 
de  Dresde.  Un  jour,  en  se  rendant  de  Paris  à  Prague,  Ba- 
kounine aperçoit  des  paysans  soulevés  qui  assiègent  un 
château.  Sans  demander  pourquoi,  il  saute  à  bas  de  sa 
voiture,  organise  les  rebelles  (il  avait  été  officier  d'ar- 
tillerie), les  aide  à  mettre  le  feu  au  château  et  reprend 
sa  route.  Condamné  à  mort,  commué  et  emprisonné,  la 
Saxe  le  cède  à  l'Autriche,  qui  l'enferme  dix  mois  à  01- 
mutz  sans  réussir  à  tirer  de  lui  les  révélations  espérées. 


LE    ROMAN    RUSSE.  141 

L'Autriche  le  recède  à  la  Russie,  on  le  jette  dans  les 
casemates  de  la  citadelle  à  Pétersbourg;  à  l'avènement 
d'Alexandre  II,  il  fut  envoyé  à  Irkoutsk,  d'où  il  s'évada 
en  1860,  pour  revenir  attiser  la  flamme  révolutionnaire 
en  Europe.  M.  Guizot  avait  raison,  Bakounine  était  une 
personnalité  violente. 

D'autres  le  sont  moins,  qui  semblent  pourtant  se  con- 
fondre avec  l'avant-garde  révolutionnaire,  dans  le  ver- 
tige de  ces  «  années  quarante  ».  —  A  deux  ou  trois  ans 
d'intervalle,  tous  les  jeunes  écrivains  de  l'école  natu- 
relle débutent  par  un  roman  socialiste;  œuvres  amères 
et  tendancieuses,  qui  doivent  beaucoup  pour  le  fond  à 
l'influence  de  George  Sand  et  d'Eugène  Sue,  tandis 
qu'elles  restent  fidèles  par  la  forme  au  réalisme  de 
Gogol.  Saltykof  (Chtchédrine),  le  satirique  dont  les 
écrits  humoristiques  ont  eu  depuis  tant  de  succès  en 
Russie,  commence  sa  réputation  avec  Y  Affaire  embrouillée, 
où  l'on  voit  une  femme  pauvre  qui  se  vend  pour  gagner 
le  pain  de  son  mari  et  de  son  fils.  Grigorovitch  drama- 
tise la  condition  du  moujik  dans  son  Anton  Goremuika; 
il  refait  en  prose  les  tableaux  navrants  que  Nékrassof 
met  en  vers.  Tourguénef  les  retouche  d'une  main  plus 
discrète  dans  les  Récits  d'un  chasseur.  Dostoïevsky  donne 
les  Pauvres  Gens.  La  première  nouvelle  de  Pisemsky,  le 
Temps  des  boyars,  est  un  plaidoyer  pour  l'amour  libre, 
visiblement  inspiré  par  l'auteur  d'/ndiana,  tout  comme 
le  roman  d'Herzen,  A  qui  la  faute? 

Tandis  que  les  conteurs  séduisent  l'imagination,  Pétra- 
chevsky  monte  une  machine  de  guerre  plus  sérieuse,  le 
Dictionnaire  des  termes  étrangers;  engin  de  destruction 
emprunté  à  la  tactique  du  siècle  dernier,  et  dont  on 
espérait  les  grands  effets  produits  par  le  Dictionnaire 


142  LE    ROMAN    RUSSE. 

philosophique  de  Voltaire.  Le  nom  de  Pétrachevsky  est 
resté  attaché  à  la  conspiration  dont  il  fut  l'âme,  en 
1848;  tentative  avortée,  à  laquelle  vint  aboutir  toute 
cette  effervescence  d'idées.  En  retraçant  la  biographie 
de  Dostoïevsky,  j'aurai  une  occasion  naturelle  de  revenir 
sur  cet  épisode. 

11  mit  fin  au  rêve  agité  des  «  années  quarante  »  :  la 
Russie  retomba  dans  son  sommeil;  une  répression  impi- 
toyable suspendit  jusqu'aux  moindres  apparences  de  la 
vie  intellectuelle.  Elle  ne  devait  ressusciter  qu'après  la 
mort  de  l'empereur  Nicolas.  Les  révolutionnaires  les 
plus  compromis  avaient  pris  leurs  sûretés  à  l'étranger; 
les  écrivains  suspects,  et  tous  l'étaient,  furent  frappés  ou 
dispersés;  plusieurs  d'entre  eux  suivirent  Pétrachevsky 
en  Sibérie;  parmi  les  plus  heureux,  Tourguénef  fut 
exilé  dans  ses  terres,  Saltykof  relégué  à  Viatka. 
Les  slavophiles  eux-mêmes  n'échappèrent  pas  à  la  bour- 
rasque; Samarine  séjourna  à  la  citadelle  pour  avoir  écrit 
les  Lettres  de  Riga,  où  il  préconisait  la  politique  adoptée 
depuis  lors  dans  les  provinces  baltiques,  la  lutte  contre 
l'élément  germanique.  On  fit  défense  à  Chamékof  d'im- 
primer et  de  lire  à  haute  voix  ses  vers,  «  sauf  à  sa  mère  ». 
Tcherkasky,  Aksakof,  furent  placés  sous  la  surveillance 
de  la  police;  les  longues  barbes,  qui  faisaient  partie  du 
programme  patriotique  des  Moscovites,  n'eurent  pas  un 
sort  meilleur  que  leurs  écrits  :  on  leur  signifia  l'interdic- 
tion de  les  porter. 

Le  gouvernement  supprima  les  missions  scientifiques 
et  les  pèlerinages  aux  universités  d'Allemagne  qui  lui 
avaient  si  mal  réussi.  Pierre  le  Grand  poussait  ses  sujets 
au    dehors,    pour   qu'ils    respirassent    l'air   d'Europe; 


LE    ROMAN   RISSE.  143 

Nicolas  retint  les  siens  par  force  :  les  passe- ports,  mis  au 
prix  exorbitant  de  cinq  cents  roubles,  ne  furent  délivrés 
qu'avec  les  plus  grandes  difficultés.  Dans  les  universités 
de  l'Empire,  où  le  chiffre  des  admissions  avait  été  limité, 
et  jusque  dans  les  séminaires,  on  proscrivit  l'enseignement 
delà  philosophie.  Les  études  classiques  subirent  le  même 
ostracisme;  les  publications  historiques  furent  l'objet  d'un 
contrôle  équivalant  à  une  prohibition;  pour  le  dix-hui- 
tième et  le  dix-neuvième  siècle,  on  n'en  tolérait  aucune. 

Quant  à  la  presse,  on  devine  que  son  histoire  est 
sommaire  durant  cette  période.  Il  n'y  avait  que  sept 
journaux  pour  toute  la  Russie;  ces  petites  feuilles  vivaient 
sur  les  faits  divers  les  plus  inoffensifs.  On  y  trouve  à 
peine  quelques  allusions  à  la  guerre  de  Hongrie,  et  plus 
tard  à  celle  d'Orient.  Le  premier  article  de  fond  parut 
en  1857,  dans  V Abeille  du  Nord;  cette  innovation  était  si 
audacieuse  qu'elle  prit  au  dépourvu  les  censeurs.  Les 
rigueurs  et  les  enfantillages  de  la  censure  fourniraient 
la  matière  d'un  long  et  amusant  chapitre.  Le  mot  «  li- 
berté »  fut  rayé  partout  et  dans  toutes  ses  acception*, 
comme  le  mot  «  Roi  »  sous  la  Terreur;  puérilités  iden- 
tiques du  despotisme,  qu'il  vienne  d'en  haut  ou  d'en 
bas.  On  changea  le  titre  malsonnant  et  les  couplets  de 
certains  opéras.  La  douane  saisit  des  mouchoirs  juges 
d'un  emploi  irrespectueux,  parce  qu'ils  portaient  impri- 
més les  portraits  du  Pape  et  des  souverains  étrangers. 

Ces  années,  qu'on  a  appelées  l'époque  de  la  «  terreur 
censoriale  «,  ont  défrayé  depuis  les  plaisanteries  des 
Russes;  mais  ceux  qui  les  traversèrent,  tout  chauds  encore 
des  enthousiasmes  et  des  illusions  de  leur  jeunesse,  en  ont 
toujours  gardé,  avec  la  défiance  à  exprimer  clairement 


144  LE    ROMAN   RUSSE. 

leurs  idées,  le  fond  de  tristesse  que  nous  retrouvons  dans 
leurs  œuvres  ultérieures.  D'ailleurs,  le  relâchement  qui  se 
produisit  dans  la  censure  sous  le  règne  d'Alexandre  II  ne 
laissa  d'abord  aux  écrivains  qu'une  liberté  fort  relative; 
ceci  explique  comment  à  leur  réveil,  quand  ils  se  rassem- 
blèrent et  reprirent  courage  après  1854,  ces  écrivains 
revinrent  d'instinct  au  roman,  comme  au  seul  mode 
d'expression  qui  permettait  de  tout  sous-entendre.  C'est 
dans  ce  cadre  complaisant  qu'il  faut  rechercher  en 
Russie  la  somme  des  idées  contemporaines  sur  la  philo- 
sophie, l'histoire,  la  politique.  Je  dois  revenir  sur  cette 
constatation;  elle  justifiera  l'extension  que  j'ai  cru  pou- 
voir donner  à  ces  études  et  l'attention  que  je  sollicite  du 
lecteur  pour  des  œuvres  d'imagination  pure.  Dans  le 
roman,  et  là  seulement,  il  trouvera  l'histoire  de  Russie 
depuis  un  demi-siècle.  En  lisant  les  œuvres  roma- 
nesques à  ce  point  de  vue,  nous  entrons  dans  les  dispo- 
sitions du  public  pour  lequel  elles  sont  écrites. 

Ce  public  raisonne  et  se  passionne  d'après  des  lois  par- 
ticulières qui  ne  sont  plus  les  nôtres.  Nous  ne  deman- 
dons à  un  roman  que  ce  qu'on  demande  à  toute  œuvre 
d'art,  dans  l'état  de  civilisation  où  nous  sommes  parve- 
nus :  un  passe-temps  raffiné,  une  diversion  aux  vrais 
intérêts  de  la  vie,  une  impression  rapide  et  extérieure; 
nous  lisons  les  livres  comme  un  passant  regarde  un 
tableau  dans  la  devanture  du  marchand,  un  instant,  du 
coin  de  l'œil,  en  allant  à  ses  affaires.  Ils  écoutent  autre- 
ment leurs  maîtres,  là-bas.  Ce  qui  est  pour  nous  un  régal 
de  luxe  est  pour  eux  le  pain  quotidien  de  l'âme.  C'est 
l'âge  d'or  de  la  grande  littérature,  celui  qu'elle  a  traversé 
chez  tous  les  peuples  très-jeunes,  en  Asie,  en  Grèce,  au 


LE    ROMAN    RUSSE.  145 

moyen  âge.  L'écrivain  est  le  guide  de  sa  race,  le  maître 
d'une  multitude  de  pensées  confuses,  encore  un  peu  le 
créateur  de  sa  langue;  poëte,  au  sens  ancien  et  total  du 
mot,  —  vates,  poète,  prophète.  Des  lecteurs  naïfs  et 
sérieux,  nouveaux  arrivés  dans  le  monde  des  idées, 
avides  de  direction,  pleins  d'illusions  sur  la  puissance  du 
génie  humain,  demandent  à  leur  guide  intellectuel  une 
doctrine,  une  raison  de  vivre,  une  révélation  complo'e 
de  l'idéal.  En  Russie,  la  petite  élite  d'en  haut  a  atteint 
depuis  longtemps  et  dépassé  peut-être  notre  dilettan- 
tisme; mais  les  classes  inférieures  commencent  à  lire, 
elles  lisent  avec  fureur,  avec  foi  et  espérance,  comme 
nous  lisions  le  liobinson  à  douze  ans.  «  Terres  vierges  », 
disait  d'elles  un  de  leurs  romanciers.  Des  imaginations 
sensibles  reçoivent  de  plein  choc  l'impulsion  du  livre; 
elle  ne  s'amortit  pas,  comme  chez  nous,  sur  un  vaste 
établissement  intellectuel;  le  journalisme  n'a  pas  dis- 
persé les  idées  et  la  puissance  d'attention;  on  ne  com- 
pare pas,  donc  on  croit.  Après  avoir  lu  Pères  et  Fils  ou 
Guerre  et  Paix,  nous  disons  :  Ce  n'est  qu'un  roman.  Pour 
le  marchand  de  Moscou,  le  fils  du  prêtre  de  village,  le 
petit  propriétaire  de  campagne,  sur  l'étagère  où  quel- 
ques volumes  de  Pouchkine,  de  Gogol,  de  Nékrassof 
représentent  l'encyclopédie  de  l'esprit  humain,  ce 
roman  est  un  des  livres  de  la  Bible  nationale  ;  il  prend 
l'importance  et  la  signification  épique  qu'avaient  l'his- 
toire d'Esther  pour  le  peuple  de  Juda,  l'histoire  d'Ulysse 
pour  le  peuple  d'Athènes,  les  romans  de  la  Rose  ou  de 
Renart  pour  nos  ancêtres 

On  me  pardonnera  ces  considérations  générales;  elles 
étaient  nécessaires  avant  d'approcher  les  trois  grandes 

10 


146  LE    ROMAN    RUSSE 

figures  qui  ont  mérité  en  dernier  lieu  l'adoption  popu- 
laire. Beaucoup  d'autres  sollicitent  notre  curiosité,  dans 
cette  génération  des  ■  années  quarante  »,  repartie  après 
1854  pour  de  glorieuses  destinées.  Il  y  faudrait  distin- 
guer en  première  ligne  Gontcharof,  l'auteur  de  ce  roman 
si  caractéristique,  Oblomof;  Pisemsky,  dont  on  vient  de 
traduire  pour  nous  les  œuvres  capitales,  Mille  Ames  et 
Dans  le  tourbillon;  Ostrovsky,  romancier  et  auteur  co- 
mique, le  maître  de  la  scène  russe  depuis  trente  ans  ; 
tout  de  suite  après  eux,  Solhogoub,  Grigorovitch,  Pet- 
chersky,  le  chroniqueur  de  la  vie  ecclésiastique  et  con- 
ventuelle, Potiéchine  et  ses  émules  du  groupe  des  Na- 
rodniki,  les  peintres  des  mœurs  populaires.  Ils  valent 
mieux  qu'une  analyse  de  quelques  lignes  dans  un  volume 
consacré  à  leurs  chefs  de  file;  je  leur  demande  un  crédit 
de  temps.  Nous  serons  déjà  avertis  de  leurs  tendances  en 
étudiant  les  représentants  les  plus  originaux  des  deux 
groupes  entre  lesquels  ces  écrivains  oscillent  ;  Dostoïevsky 
nous  apprendra  ce  que  pensent  les  tenants  de  l'école 
slavophile  et  nationale;  Tourguénef  va  nous  montrer 
comment  d'autres  savent  rester  Russes  sans  rompre  avec 
l'Occident,  réalistes  avec  le  souci  de  l'art  et  le  tourment 
de  l'idéal.  11  est  sorti  de  l'école  libérale,  qui  le  réclame; 
mais  cet  incomparable  artiste,  dégagé  peu  à  peu  de 
toute  attache,  plane  bien  au-dessus  des  petites  querelles 
de  régiments. 


LE  ROMAN    Rl'SSK.  147 


I!  y  a  des  riens,  des  couleurs,  des  bruits,  qui  demeu- 
rent longtemps  dans  l'œil  ou  dans  l'oreille  et  finissent 
par  descendre  dans  l'âme.  Un  soir  d'été,  dans  un  relais 
de  Peiite-Russie,  on  changeait  mes  chevaux.  Je  deman- 
dai à  boire  à  la  fille  du  maître  de  poste,  une  petite 
paysanne  d'Ukraine  qui  portait  le  gracieux  costume  de 
sa  province  et  jouait  avec  le  vieux  rouble  d'argent  retenu 
à  son  cou  par  un  ruban  ;  elle  alla  chercher  une  carafe  à 
demi  pleine,  et,  dans  le  mouvement  qu'elle  fit  pour 
verser  l'eau,  le  ruban  vint  battre  sur  cette  carafe,  l'écu 
d'argent  roula  autour  du  col  de  cristal  :  ce  fut  un  clair 
tintement,  si  doux  et  si  sonore!  La  fille,  enchantée,  se 
prit  à  rire,  et  essaya  de  répéter  le  bruit  pour  son  plai- 
sir; en  m'éloignant,  j'entendais  encore  cette  gamme 
perlée  qui  mourait  longuement,  comme  un  trille  de 
rossignol,  seule  dans  le  sommeil  du  soir  russe,  sur  le 
pays  muet 

Plus  d'une  fois,  en  relisant  des  pages  de  Tourguénef, 
je  me  suis  rappelé  le  timbre  de  ce  cristal  caressé  par  le 
bijou  d'argent.  C'est  bien  là  le  son  que  rendait  cette 
âme  harmonieuse  quand  une  pensée  la  touchait.  Mer- 
veilleux instrument  trop  tôt  brisé!  la  terre  russe  nou*  l'a 
repris,  lui  qui  était  presque  nôtre;  elle  l'a  retiré  dans 
son  silence  profond;  les  hivers  qui  viennent  vont  rouler 
sur  lui    leur  lourd  linceul   de  neige.    Cette   terre    de 


148  LI    ROMAN    RUSSE. 

Russie,  rude,  immense,  avec  sa  glace  qui  scelle  plus 
vite  les  tombes  et  sa  neige  qui  les  sépare  du  bruit  des 
vivants,  il  semble  qu'elle  s'entende  mieux  que  toute 
autre  à  abolir  la  mémoire  des  morts  ;  ce  n'est  pas  à  elle 
qu'il  faudrait  demander,  comme  dans  l'épitaphe  de  la 
jeune  Grecque,  d'être  plus  légère  aux  cendres.  Et  pour- 
tant Ivan  Serguiévitch  se  fût  désespéré  à  l'idée  de  dormir 
ailleurs  :  il  l'aimait  tant,  sa  mère  Russie!  Le  talent  de 
l'écrivain,  dans  ses  meilleures  productions,  n'était  que 
l'émanation  directe  de  cette  terre,  une  communication 
spontanée  de  la  poésie  des  choses;  il  n'est  pas  une  page 
de  son  œuvre  où  l'on  ne  sente,  suivant  l'expression  de 
Griboïédof,  «  la  fumée  de  la  patrie  ». 

Aussi  sa  génération  lécouta  longtemps  de  préférence 
\  tous  ses  rivaux.  On  se  tromperait  en  cherchant  unique- 
nent  dans  ce  que  nous  appelons  le  talent  les  causes  de 
cette  fidélité  ;  combien,  parmi  ces  lecteurs  primitifs  et 
passionnés,  s'inquiètent  du  talent,  des  artifices  de  forme, 
des  délicatesses  de  pensée?  Dans  les  lettres  comme  en 
politique,  un  peuple  suit  d'instinct  les  hommes  qu'il  sent 
lui  appartenir,  qui  sont  faits  de  sa  chair  et  de  son  génie, 
pétris  de  ses  qualités  et  de  ses  défauts.  Ivan  Serguiévitch 
personnifiait  les  qualités  maîtresses  du  vrai  peuple  russe, 
la  bonté  naïve,  la  simplicité,  la  résignation.  C'était, 
comme  on  dit  vulgairement,  une  âme  du  bon  Dieu;  ce 
cerveau  puissant  dominait  un  cœur  d'enfant.  Jamais  je 
ne  l'ai  approché  sans  mieux  comprendre  le  sens  magni- 
fique du  mot  évangélique  sur  les  simples  d'esprit,  et 
comment  cet  état  d'âme  peut  s'allier  à  la  science,  aux 
dons  exquis  de  l'artiste.  Le  dévouement,  la  générosité 
du  cœur  et  de  la  main,  la  fraternité,  tout  cela  lui  était 


LE   ROMAN   RUSSE.  140 

naturel  comme  une  fonction  organique.  Dans  notre 
monde  avisé  et  compliqué,  où  chacun  est  durement  armé 
pour  la  lutte  de  la  vie,  il  semblait  tombé  d'ailleurs,  de 
quelque  tribu  pastorale  et  fraternelle  de  l'Oural  :  grand 
enfant  doux,  distrait,  suivant  ses  idées  sous  le  ciel  ainsi 
qu'un  pâtre  suit  ses  troupeaux  dans  la  steppe. 

Au  physique,  ce  haut  vieillard  tranquille,  avec  ses 
traits  un  peu  rudes,  sa  tête  sculpturale  et  son  regard 
intérieur,  rappelait  certains  paysans  russes,  l'ancêtre  qui 
préside  la  table  dans  les  familles  patriarcales  :  ennobli  seu- 
lement et  transfiguré  par  le  travail  de  la  pensée,  comme 
ces  paysans  d'autrefois  qui  se  firent  moines,  devinrent 
des  saints,  et  qu'on  voit  représentés  sur  les  iconostases 
des  églises  avec  l'auréole  et  la  majesté  de  la  prière.  La 
première  fois  que  je  rencontrai  ce  bon  géant,  statue 
symbolique  de  son  pays,  j'eus  grand'peine  à  définir  mon 
impression;  il  me  semblait  voir  et  entendre  un  moujik 
sur  qui  serait  tombée  l'étincelle  du  génie,  qui  aurait  été 
enlevé  sur  les  sommets  de  l'esprit  sans  rien  laisser  en 
chemin  de  sa  candeur  native.  Il  ne  se  fût  certes  pas  of- 
fensé de  la  comparaison,  lui  qui  aimait  tant  son  peuple! 

Et  maintenant,  au  moment  de  parler  de  son  œuvre 
littéraire,  l'envie  me  prend  de  jeter  la  plume.  J'ai  dit 
que  cet  homme  était  parfaitement  bon;  pourquoi,  grand 
Dieu  !  ajouter  d'autres  éloges,  et  qu'est-ce  que  le  surcroit 
des  habiletés  de  l'esprit  dont  nous  faisons  tant  d'état?  Mais 
ce  cœur  a  cessé  de  battre  :  ceux  qui  l'ont  connu  sont  rares, 
et  ce  sont  des  hommes  ;  ils  vont  vite  oublier  et  mourir. 
Il  faut  bien  montrer  aux  autres,  à  tous,  ce  que  le  cœur 
éteint  a  laissé  de  lui-même  dans  l'œuvre  d'imagination 

Cette  œuvre  est  considérable;   elle  témoigne  d'un 


160  LE    ROMAN    RUSSE. 

labeur  persévérant.  La  dernière  édition  complète  •  ne 
renferme  pas  moins  de  dix  volumes  :  romans,  nou- 
velles, essais  dramatiques  et  critiques.  De  ces  volumes,  les 
plus  dignes  de  survivre  ont  été  traduits  chez  nous  avec 
grand  soin  sous  la  direction  de  l'auteur;  Tourguénef  est 
le  seul  écrivain  russe  duquel  il  y  ait  plaisir  à  parler  en 
France,  devant  des  lecteurs  initiés.  Nul  étranger  ne  fut 
aussi  lu,  aussi  goûté  à  Paris  :  cette  haute  gloire  a  un  ver- 
sant français. 

Le  nom  des  Tourguénef  a  conquis  sa  notoriété  litté- 
raire dès  le  commencement  du  siècle.  Un  cousin  du 
romancier,  Nicolas  lvanovitch,  après  avoir  marqué  dans 
le  service  de  l'État  sous  Alexandre  l,r,  fut  impliqué  dans 
la  conspiration  de  décembre  1825  et  exilé  par  l'empe- 
reur Nicolas;  il  vécut  le  reste  de  ses  jours  à  Paris,  où 
il  publia  son  grand  ouvrage  la  Russie  et  les  Russes.  C'était 
un  esprit  honnête,  distingué,  un  peu  étroit  et  illusionné; 
l'un  des  plus  sincères  de  cette  riche  génération  qui  se 
réveilla  libérale  après  1812.  Resté  fidèle  à  ses  amis  qui 
expiaient  leur  entraînement  en  Sibérie,  le  proscrit  se  fit 
de  loin  leur  avocat  et  leur  théoricien;  surtout  il  continua 
à  plaider  avec  chaleur  la  grande  cause  de  l'émanci- 
pation des  serfs;  son  jeune  parent  n'eut  qu'à  ramasser 
une  tradition  de  famille  le  jour  où  il  sonna  le  glas  du  ser- 
vage avec  son  premier  livre. 

Ces  Tourguénef  vivaient  en  gentilshommes  terriens 
dans  leur  bien  du  gouvernement  d'Orel.  Ce  fut  là  que 
Ivan  Serguiévitch  naquit,  en  1818,  et  qu'il  grandit  en 
toute  liberté  et  solitude.  Ce  pays  d'Orel,  si  souvent  et  si 

1  Édition  des  frères  Salaïef,  à  Moscou  :  10  vol    in-80,  1880. 


LE    ROMAN    RUSSE.  161 

complaisamment  décrit  par  le  romancier,  est  un  bon 
pays.  C'est  encore  la  Grande-Russie,  mais  on  sent  que 
le  ciel  du  sud  n'est  pas  loin;  la  nature  du  nord,  jusque- 
là  rude  et  extrême,  y  entre  en  contael  avec  le  midi;  elle 
fait  quelques  efforts  pour  se  modérer  et  sourire.  La  terre 
noire  commence;  elle  allonge  à  l'infini  des  plaines  ses 
gras  labours,  changés  l'été  en  mer  de  froment.  Le  chêne 
apparaît  et  donne  un  aspect  plus  robuste  aux  maigre 
lisières  de  bouleaux.  A  l'orient,  du  côté  d'Eletz  et  des 
sources  du  Don,  il  y  a  des  vallées  charmantes,  emplie- 
la  nuit  de  grands  feux  et  de  bruits  de  chevaux;  Orel  est 
un  des  centres  d'élevage,  les  petits  paysans  et  leurs 
poulains  vaguent  tout  l'été  dans  ces  pâtis  de  marais.  A 
l'occident,  la  Desna  s'engage  dans  les  vieilles  forêts  de 
Tchernigof;  la  jolie  rivière  réfléchit  les  monastères  de 
Briansk,  et  puis  des  pins  et  des  trembles,  tant  que  les 
siècles  en  ont  pu  mettre,  pendant  des  lieues  et  des  lieues, 
d'éternelles  lieues  russes.  Sur  le  sol  humide  de  ces  fo- 
rêts, le  printemps  jette  une  profusion  d'herbes  et  de 
fleurs  comme  je  n'en  ai  vu  nulle  part  au  monde.  A  peine 
la  neige  fondue  au  soleil  des  longues  journées,  cette 
riche  terre  entre  en  amour,  en  folie;  la  sève  s'y  préci- 
pite comme  le  sang  dans  déjeunes  artères;  la  vie  triom- 
phante éclate  sous  bois  en  couleurs,  en  parfums,  en 
murmures;  cette  ivresse  de  la  nature  étourdit  l'homme; 
le  chasseur  ou  le  bûcheron  égarés  dans  ces  halliers  sem- 
blent si  chétifs,  si  tristes!... 

De  loin  en  loin,  dans  les  plaines  cultivées,  des  «  nid^ 
de  seigneurs  »,  des  habitations  toujours  semblables;  un 
corps  de  bâtiment  en  bois  ou  en  briques,  élevé  sur  per- 
ron, surmonté  d'un  attique  en  zinc,  flanqué  d'une  tou- 


152  LE    ROMAN    RUSSE. 

relie  à  clocheton  ou,  plus  modestement,  d'une  aile  en 
retour;  quelquefois,  quand  le  «  seigneur  »  est  riche  et 
peut  réparer,  toute  cette  bâtisse  est  d'un  blanc  de  chaux 
éclatant  sous  les  toits  verts;  le  plus  souvent,  les  hypo- 
thèques de  la  banque  de  district  rongent  le  seigneur  et 
sa  maison,  on  s'en  aperçoit  aux  lézardes,  aux  bâillements 
des  briques  ou  des  revêtements  de  sapin,  à  la  folle 
avoine  qui  poursuit  l'ortie  sur  les  marches  du  perron. 
Derrière  la  maison,  une  allée  de  tilleuls  joint  la  grande 
route;  devant,  un  verger  de  cytises  et  de  saules  descend 
en  pente  douce  vers  l'étang,  l'immuable  étang  aux 
eaux  mortes,  dans  le  creux  du  ravin;  on  croirait  qu'au- 
cun vent  n'a  jamais  ridé  cette  eau  sous  les  joncs.  Calme 
et  muette  comme  l'existence  de  la  famille  qui  végète  là, 
elle  subit  la  couleur  du  nuage  qui  passe,  rose  le  matin, 
grise  le  jour;  il  semble  que  si  la  maison  disparaissait,  ce 
vieux  miroir  figé  en  garderait  l'image  par  habitude,  et 
aussi  les  souvenirs,  les  pensées  des  enfants  qui  ont  grandi 
sur  ses  bords.  C'est  pour  cela  peut-être  que  l'homme 
russe  s'attache  si  fort  à  cet  humble  berceau;  quand,  plus 
tard,  il  court  le  monde,  et  bien  qu'il  ait  l'âme  naturelle- 
ment errante,  quelque  chose  le  tire  toujours  vers  ce 
monotone  horizon. 

L'enfance  de  Tourguénef  s'écoula  dans  un  de  ces  «  nids 
de  seigneurs  «,  qui  serviront  de  cadres  à  presque  tous 
ses  romans.  Il  eut,  suivant  la  mode  d'alors,  des  gouver- 
neurs français  et  allemands,  de  pauvres  hères  recrutés 
au  hasard,  qui  enseignaient  ce  qu'ils  ne  savaient  pas,  et 
qu'on  gardait  dans  les  familles  nobles  comme  une  do- 
mesticité d'apparat.  La  langue  maternelle  n'était  pas  en 
honneur;  ce  fut  avec  un  vieux  valet  de  chambre  que  le 


LE    ROMAN    RUSSE.  153 

petit  garçon  lut  en  cachette  des  vers  russes  pour  la  pre- 
mière fois.  Heureusement  pour  lui,  sa  vraie  éducation 
se  fit  sur  la  bruyère,  avec  ces  chasseurs  dont  les  récits 
sont  devenus  plus  tard  un  chef-d'œuvre,  sous  la  plume 
de  l'écrivain.  Encourant  les  bois  et  les  marais  à  la  pour- 
suite des  gelinottes,  le  poète  faisait  sa  provision  d'ima- 
ges, il  amassait  à  son  insu  les  formes  dont  il  devait  un 
jour  revêtir  ses  idées.  Dans  certaines  imaginations  d'en- 
fants, tandis  que  la  pensée  sommeille  encore,  les  impres- 
sions se  déposent  goutte  à  goutte,  comme  la  rosée 
durant  la  nuit  ;  vienne  l'éveil  à  la  lumière,  le  premier 
rayon  du  soleil  fera  luire  ces  diamants. 

A  l'âge  des  études  plus  sérieuses,  Ivan  Serguiévitch 
fréquenta  les  écoles  de  Moscou  et  l'université  de  Péters- 
bourg.  Comme  la  plupart  de  ses  contemporains,  il  alla 
achever  de  se  former  en  Allemagne  ;  nous  le  trouvons 
en  1838  à  Berlin,  digérant  la  philosophie  de  Kant  et  de 
Hegel. 

Il  a  noté  son  état  d'esprit  à  cette  époque  dans  un 
fragment  autobiographique  publié  en  tête  de  ses  œuvres. 
Sous  les  formes  embarrassées  que  revêt  la  pensée  russe, 
quand  elle  confie  à  la  presse  certains  aveux  délicats,  ce 
morceau  nous  livre  le  secret  de  toute  une  génération  et 
nous  apprend  dans  quel  camp  l'écrivain  plantera  d'abord 
Bon  drapeau. 

«  Le  mouvement  qui  emportait  les  jeunes  gens  de  ma 
génération  à  l'étranger  faisait  penser  aux  anciens  Slaves 
allant  chercher  des  chefs  chez  les  Varègues,  au  delà  des 
mers.  Chacun  de  nous  sentait  bien  que  sa  terre  (je  ne 
parle  pas  de  la  patrie  en  général,  mais  du  patrimoine 
moral  et  intellectuel  de  chacun)  était  grande  et  riche,  maii 


154  LE    ROMAN    RUSSE 

désordonnée1 .  En  ce  qui  me  concerne,  je  puis  dire  que  je 
ressentais  vivement  fous  les  désavantages  de  cet  arrache- 
ment du  sol  natal,  de  cette  rupture  violente  de  tous  les 
liens  qui  m'attachaient  au  milieu  où  j'avais  grandi,... 
mais  il  n'y  avait  rien  d'autre  à  faire.  Cette  existence,  ce 
milieu,  et  en  particulier  la  sphère  à  laquelle  j'appartenais, 
la  sphère  des  propriétaires  campagnards  et  du  servage, 
—  ne  m'offraient  rien  qui  pût  me  retenir.  Au  contraire  : 
presque  tout  ce  que  je  voyais  autour  de  moi  éveillait  en 
moi  un  sentiment  d'inquiétude,  de  révolte,  —  bref,  de 
dégoût.  Je  ne  pouvais  balancer  longtemps.  Il  fallait,  ou 
bien  se  soumettre,  cheminer  tranquillement  dans  l'or- 
nière commune,  sur  la  route  battue;  ou  bien  se  déraciner 
d'un  seul  coup,  repousser  de  soi  tout  et  tous,  même  au 
risque  de  perdre  bien  des  choses  chères  à  mon  cœur.  Ce 
fut  le  parti  que  je  pris...  Je  me  jetai  la  tête  la  première 
dans  la  «  mer  allemande  »,  qui  devait  me  purifier  et  me 
régénérer,  et  quand  enfin  je  sortis  de  ses  eaux,  je  me 
trouvai  un  «  Occidental  »,  ce  que  je  suis  toujours  resté... 
Jenepouvais  respirer  le  même  air,  vivre  en  face  de  ce  que 
j'abhorrais  :  peut-être  n'avais-je  pour  cela  pas  assez 
d'empire  sur  moi-même,  de  force  de  caractère.  Il  me 
fallait  à  tout  prix  m'éloigner  de  mon  ennemi,  afin  de 
lui  porter  de  loin  des  coups  plus  assurés.  A  mes  yeux, 
cet  ennemi  avait  une  figure  déterminée,  il  portait  un 
nom  connu  :  mon  ennemi,  c'était  le  droit  de  servage. 
Sous  ce  nom,  je  rangeais  et  je  ramassais  tout  ce  contre 
quoi  j'avais  résolu  de  lutter  jusqu'au  bout,  —  avec  quoi 


1  C'est  la  phrase  historique,  et  proverbiale  en  Russie,  que  lei 
députés  des  Slaves  auraient  prononcée  en  demandant  aux  cher* 
Varèj;ues  de  venir  les  gouverner 


LE    ROMAN    RUSSE.  1 55 

j'avais  juré  de  ne  jamais  (aire  de  paix.  Ce  fut  mon 
serment  d'Annibal,  et  je  n'étais  pas  le  seul  à  le  faire 
alors.  J'allais  à  l'Occident  pour  mieux  remplir  ce  ser- 
ment... » 

Voilà  le  gros  mot  lâché  :  l'écrivain  sera  un  «  Occiden- 
tal s  il  tiendra  pour  Japhet  contre  Sem,  pour  la  mé- 
thode de  Pierre  le  Grand  contre  les  patriotes  retranchés 
derrière  la  grande  muraille  chinoise.  Il  faut  être  au  cou- 
rant des  polémiques  russes  et  de  la  terminologie  des 
partis  pour  comprendre  quels  orages  peut  soulever 
cette  appellation  inoffensive,  quels  flots  d'encre  et  de 
bile  elle  fait  couler  chaque  jour.  «  Occidental  »,  cela 
signifie,  suivant  le  camp  où  l'on  se  place,  un  fils  de  lu- 
mière ou  un  traître  maudit.  Je  me  garderai  bien  déju- 
ger le  procès;  d'autant  plus  qu'à  mon  sens,  il  y  a  là  sur- 
tout une  querelle  de  mots  ;  les  batailleurs  aveuglés  par 
la  fuméf  tomberaient  facilement  d'accord,  s'ils  pouvaient 
se  retrouve:  o'e  sang-froid;  la  raison,  les  bonnes  lois  et 
les  bonnes  lettres  n'ont  pas  de  patrie  déterminée;  cha- 
cun prend  son  bien  où  il  le  trouve,  dans  le  fonds  com- 
mun de  l'humanité,  et  l'accommode  à  sa  façon. 

En  lisant  ce  fragment  de  confession,  on  est  tenté  de 
s'inquiéter  pour  l'avenir  du  poète;  on  entend  derrière 
ces  phrases  comme  un  mauvais  grondement  de  politique; 
est-ce  que  la  grande  suborneuse  va  le  détourner  de  sa 
vraie  voie?  Il  n'en  sera  rien  heureusement.  Tourguénef 
était  bien  trop  littéraire,  trop  contemplatif  et  trop 
détaché,  pour  se  jeter  dans  cette  mêlée  où  l'on 
entre  avec  des  convictions  et  d'où  l'on  sort  avec 
des  intérêts.  Sur  un  seul  point  il  tint  son  serment, 
il  porta  son  coup,  un  coup  terrible,  au  droit  de  servage; 


156  LE    ROMAN    RISSE. 

contre  cet  ennemi,  la  guerre  était  sainte,  et  teus  étaient 
déjà  de  connivence. 

Revenu  eu  Russie,  Tourguénef  publia  dans  les  revues 
du  temps  ses  premiers  essais,  des  vers,  naturellemeu'. 
Il  mérita  les  encouragements  et  l'amitié  de  Riélinsky. 
Pourtant  la  voix  de  cette  jeune  muse  ne  perça  guère  et 
s'éteignit  vite;  l'écrivain  fit  le  sacrifice  héroïque,  il  le 
fit  complet;  dans  les  éditions  définitives  de  ses  œuvres, 
ce  maître  prosateur  n'a  pas  donné  asile  à  un  seul  des 
vers  de  sa  jeunesse.  Il  a  été  moins  sévère  pour  quelques 
saynettes  et  comédies,  composées  vers  cette  époque; 
mais,  en  permettant  à  ses  éditeurs  de  les  publier,  il 
nous  prévient  modestement  qu'il  ne  se  reconnaît  pas  le 
talent  dramatique.  L'aveu  est  fondé  :  cette  voix  conte- 
nue et  nuancée,  si  éloquente  dans  l'intimité  du  livre, 
n'était  pas  faite  pour  les  sonorités  du  théâtre.  Quelques- 
unes  de  ces  pièces  furent  jouées  dans  le  temps,  aucune 
n'est  restée  au  répertoire.  Reparti  pour  les  pays  étran- 
gers, Ivan  Serguiévitch  envoya  de  loin  à  une  revue  de 
Pétersbourg  les  premiers  de  ces  petits  récits  qui  allaient 
illustrer  son  nom  :  les  Récits  d'un  chasseur. 

Les  petits  brûlots  se  glissèrent  un  à  un,  de  1847  à 
1851,  sans  malice  apparente,  abrités  sous  leur  pavillon 
poétique;  le  public  n'en  comprit  pas  d'abord  le  sens 
caché,  la  vigilante  censure  elle-même  fut  prise  en  défaut. 
On  ne  vit  là  qu'une  tentative  littéraire  de  premier  ordre, 
une  note  nouvelle  en  Russie.  Sans  doute  l'influence  de 
Gogol  était  sensible  dans  le  style  du  jeune  écrivain, 
dans  sa  compréhension  de  la  nature;  les  Veillées  du 
hameau  avaient  donné  le  modèle  du  genre.  C'était  tou- 
jours la  grande  et  triste  symphonie  de  la  terre  russe; 


LE    ROMAN    RUSSE.  157 

mais  cette  fois  l'interprétation  de  l'artiste  était  autre.  Ce 
n'était  plus  l'âpre  humour  de  Gogol,  le  caractère  franche- 
ment populaire  de  ses  tableaux,  ses  chaudes  fusées  d'en- 
thousiasme subitement  rabattues  par  des  rappels  d'iro- 
nie; ches  Tourguénef,  ni  joyeusetés  ni  enthousiasme; 
une  note  plus  discrète,  une  émotion  dérobée;  les  pay- 
sages et  les  hommes  sont  vus  sous  la  pâle  lumière  du 
soir,  à  travers  une  vapeur  idéale,  nettement  retracés 
pourtant,  et  comme  concentrés  dans  la  prunelle  de  l'in- 
fatigable observateur.  La  langue,  elle  aussi,  est  plus 
riche,  plus  souple,  plus  moelleuse,  telle  qu'aucun  écri- 
vain ne  l'avait  encore  portée  à  ce  degré  d'expres- 
sion. Ce  n'est  pas  la  prose  nette  et  limpide  de  Pouch 
kine,  qui  avait  beaucoup  lu  Voltaire,  et  qui  se  souvenait. 
La  phrase  de  Tourguénef  coule,  lente  et  voluptueuse, 
:omme  la  nappe  des  grandes  rivières  russes  sous  bois, 
attardée,  harmonieuse  entre  les  roseaux,  chargée  de 
fleurs  flottantes,  de  nids  entrainés,  de  parfums  errants, 
avec  des  trouées  lumineuses,  de  longs  mirages  de  ciels 
et  de  pays,  et  soudain  reperdue  dans  des  fonds  d'ombre; 
cette  phrase  s'arrête  pour  tout  recueillir,  un  bourdon- 
nement d'abeille,  un  appel  d'oiseau  de  nuit,  un  souffle 
qui  passe,  caresse  et  meurt.  Les  plus  fugitifs  accords  du 
grand  registre  de  la  nature,  elle  les  traduit  avec  les  res- 
sources infinies  du  clavier  russe,  les  épithètes  flexibles, 
les  mots  soudés  entre  eux  à  la  fantaisie  du  poète,  les 
onomatopées  populaires. 

J'insiste  sur  ce  qui  fait  la  puissance  de  ce  livre  :  ce 
n'est  qu'un  chant  de  la  terre  et  un  murmure  de  quelques 
pauvres  âmes,  directement  entendus  par  nous;  l'écrivain 
nous  a  portés  au  cœur  de  son  pays  natal,  il  nous  laisse 


158  LE    ROMAN    RUSSE. 

en  têt e-à-fête  avec  ce  pays;  il  disparait,  ce  semble, 
pourtant,  si  ce  n'est  lui,  qui  donc  a  tiré  des  choses  et  con- 
densé à  leur  surface  cette  poésie  mystérieuse  qu'elles  re- 
cèlent, mais  que  si  peu  savent  voir,  et  que  nous  voyons 
clairement  ici  ?  Les  Récits  d'un  chasseur  ont  charmé  bien 
des  lecteurs  français,  qu'ils  sont  décolorés  cependant  à 
travers  le  double  voile  de  la  traduction  et  de  l'ignorance 
du  pays!  .le  me  figure  un  lettré  de  Kief  ou  de  Kazan, 
n'ayant  jamais  passé  la  frontière  et  lisant  en  russe  le« 
romans  rustiques  de  George  Sand,  qui  ont  quelque? 
affinités  avec  ceux  de  Toarguénef:  que  peuvent  dire  à 
cet  homme  la  l 'élite  Fadette  et  François  le  C/iampi?  Com- 
ment sentirait-il  le  parfum  de  terroir  de  notre  Berry? 
Il  faut  avoir  vécu  dans  les  campagnes  décrites  par  Ivan 
Serguiévitch  pour  admirer  comme  il  nous  rend  à  chaque 
page  la  contre-épreuve  exacte  de  nos  impressions  per- 
sonnelles, comme  il  nous  fait  remonter  à  l'âme  chaque 
émotion  ressentie,  aux  sens  chaque  odeur  subtile  respi- 
rée  sur  cette  terre. 

Dans  cet  ordre  d'idées,  je  citerai  entre  tous  le  petit 
récit  intitulé  Biéjin  loug.  Le  Biéjin  loitg,  c'est  la  prairie 
où  les  jeunes  paysans  mènent  paitre  les  troupeaux  de 
chevaux,  durant  les  chaudes  nuits  d'été.  Notre  chasseur 
s'est  égaré  dans  la  brume  du  soir;  il  erre  longtemps  par 
les  landes  solitaires,  jouet  des  illusions  de  l'ombre; 
enfin  il  aperçoit  un  feu  dans  les  marais;  c'est  le  campe- 
ment des  petits  pâtres;  l'étranger  vient  s'étendre  à  leur 
foyer,  et,  feignant  d'être  endormi,  il  écoute  leurs  pro- 
pos. Accroupis  autour  du  brasier,  ces  enfants  se  racon- 
tent des  histoires,  de  ces  histoires  qu'on  raconte  après 
mim:;'.  Ce  n'est  pa«  qu'il*  aient  peur,  oh!  non  :  seule- 


LE    ROMAN    RUSSE.  159 

ment  des  bruits  douteux  les  font  penser,  des  voix  de  nuit 
qui  montent  de  la  rivière,  des  appels  d'orfraies,  des 
hurlements  de  chiens  quand  le  loup  vient  flairer  les  che- 
vaux. La  présence  de  l'invisible  agit  sur  ces  âmes  sim- 
ples, et  les  voilà  se  remémorant  toutes  les  croyances  du 
village  russe;  on  cause  des  roussalki,  les  dames  des  eaux, 
de  l'esprit  des  bois,  du  domovoï,  le  génie  de  la  maison,  et 
du  camarade  Vania,  qui  se  noya  l'an  passé,  qui  appelle 
les  petits  pêcheurs  dans  les  courants  profonds.  Cela 
tient  le  milieu  entre  un  conte  de  nourrice  et  un  con'e 
d'Hoffmann,  et  c'est  encore  autre  chose,  c'est  plus  na- 
turel, plus  sérieux;  le  poète  nous  a  amenés  au  diapason 
voulu  avec  une  habileté  infinie,  il  a  fait  parler  la  terre 
avant  de  faire  parler  ces  enfants,  et  il  «e  trouve  que  la 
terre  et  les  enfants  disent  les  mêmes  choses;  ces  petits 
ne  sont  que  les  interprètes  du  vieux  monde  slave;  ils 
refont  à  leur  manière  le  Chant  d'Igor,  cette  épopée  pan- 
théiste des  anciens  âges  d'où  toute  la  poésie  russe  est 
sortie.  Cependant  la  nuit  passe,  l'esprit  se  détend,  la 
lumière  renaît  et  allège  l'âme,  une  admirable  description 
du  soleil  levant  jette  une  note  éclatante  à  la  fin  de  cette 
symphonie  fantastique  en  mineur. 

Préférez-vous  une  corde  plus  humaine,  plus  intime? 
Relisez  les  Reliques  vivantes.  Entrant  d'aventure  dans  un 
hangar  abandonné,  le  chasseur  aperçoit  un  être  misé- 
rable, sans  forme  et  sans  mouvement;  il  reconnaît  une 
ancienne  servante  de  sa  mère,  une  belle  et  rieuse  fi i le 
jadis,  maintenant  paralysée  et  consumée  par  on  ne  sait 
quel  mal  étrange.  Ce  squelette  oublié  dans  cette  ruine 
n'a  plus  aucun  lien  qui  le  rattache  au  monde;  nul  n'en 
prend  souci;  de  bonnes  gens   remplissent   parfois  sa 


160  LE    ROMAN    RUSSE. 

cruche  d'eau,  et  il  n'a  pas  d'autres  besoins;  il  vit,  sic  est 
vivre,  par  le  regard  et  un  souffle  de  voix,  «  pareil  au 
susurrement  de  la  laiche  des  marais  ».  Mais  dans  ce 
vain  reste  d'un  corps,  il  y  a  une  âme,  épurée  par  la 
souffrance,  divinement  résignée,  soulevée,  sans  rien 
perdre  de  sa  naïveté  paysanne,  sur  les  hauteurs  du 
renoncement  absolu.  Loukéria  raconte  son  malheur, 
comment  le  mal  inconnu  la  saisit  après  une  chute  qu'elle 
fit,  la  nuit,  en  allant  écouter  les  rossignols;  comment 
toutes  les  fonctions  et  toutes  les  joies  de  la  vie  l'ont 
quittée  l'une  après  l'autre.  Son  fiancé  a  eu  beaucoup  de 
chagrin,  et  puis,  naturellement,  il  en  a  épousé  une 
autre  :  que  pouvait-il  faire?  Elle  espère  bien  qu'il  est 
heureux.  Depuis  des  années,  ses  seules  distractions  sont 
d'écouter  la  cloche  de  l'église  et  le  bourdonnement  des 
abeilles  dans  le  rucher  voisin.  Quelquefois  une  hiron- 
delle vient  voleter  sous  le  hangar,  c'est  un  gros  événe- 
ment, de  la  pensée  pour  plusieurs  semaines.  Les  gens 
qui  lui  apportent  de  l'eau  sont  si  bons,  elle  leur  est  si 
reconnaissante  !  Et  tout  doucement,  presque  gaiement, 
elle  revient  avec  le  jeune  maître  sur  les  souvenirs  d'au- 
trefois, elle  lui  rappelle  avec  quelque  vanité  qu'elle  était 
la  première  au  village  pour  les  danses  et  les  chansons; 
à  la  fin,  elle  veut  faire  effort  pour  fredonner  une  de  ces 
chansons. 

«  L'idée'  que  cette  créature  à  demi  morte  allait  chan- 
ter éveilla  en  moi  un  effroi  involontaire.  Avant  que 
j'eusse  pu  prononcer  une  parole,  un  son  traînant,  à  peine 
perceptible,  mais  pur  et  juste,  tremblota  à  mon  oreille... 

1  Tous  les  fragments  cités  dans  cette  étude  et  dans  les  suivantes 
oui  été  retraduits  directement  sur  le  texte  orijiual. 


LE    ROMAN   RUSSE.  161 

Un  second  suivit,  puis  un  autre...  Loukéria  chantait  : 
«  Dans  la  prairie...  »  Elle  chantait  sans  que  rien  fût 
changé  dans  l'expression  de  son  visage  pétrifié,  les  yeux 
toujours  fixes.  Cette  pauvre  petite  voix  forcée,  vacillante 
comme  un  filet  de  fumée,  résonnait  si  douloureusement, 
elle  se  donnait  tant  de  peine  pour  exprimer  l'âme  tout 
entière!...  Ce  n'était  plus  de  l'effroi  que  je  ressentais; 
une  pitié  indicible  me  poignait  le  cœur.  » 

Loukéria  raconte  encore  ses  mauvais  rêves,  comment 
sa  mort  lui  est  apparue  en  songe  :  non  pas  que  sa  mort 
fût  effrayante,  au  contraire,  c'est  qu'elle  s'éloignait  et 
refusait  la  délivrance.  La  malade  repousse  toutes  les 
offres  de  service  du  maitre  ;  elle  ne  désire  rien,  elle  n'a 
besoin  de  rien,  elle  est  contente  de  tout  et  de  tous. 
Comme  le  visiteur  se  retire,  elle  le  rappelle  d'un  der- 
nier mot,  bien  féminin;  la  malheureuse  a  conscience 
de  l'horrible  impression  qu'elle  doit  produire,  elle 
cherche  ce  qui  pourrait  survivre  en  elle  de  la  femme.  — 
«  Vous  vous  souvenez,  Barine,  de  la  belle  tresse  que 
j'avais?...  Vous  savez,  elle  descendait  jusqu'aux  genoux... 
J'ai  hésité  longtemps;  mais  qu'en  faire,  dans  mon  état? 
Je  l'ai  coupée,  oui...  Adieu,  Barine.  » 

Tout  cela  ne  laisse  rien  à  l'analyse,  autant  prendre 
des  ailes  de  papillon;  la  trame  même  du  récit  est  si 
ténue,  si  simple;  c'est  peu  de  chose,  et  c'est  une  mer- 
veille par  tout  ce  qu'il  y  a,  plus  encore  par  tout  ce  qu'il 
n'y  a  pas.  Étant  donné  le  sujet,  j'imagine  comment 
diverses  écoles  littéraires  l'auraient  compris.  Un  roman- 
tique du  bon  temps  nous  eût  montré  la  fatalité  acharnée 
sur  cette  créature;  il  en  eût  fait  une  protestation 
vivante  contre  l'ordre  de  l'univers,  un  monstre  doulou- 

11 


162  LE    ROMAN    RUSSE. 

reux,  la  femelle  de  Quasimodo.  D'autres,  les  illustres 
amis  de  la  vieillesse  de  Tourguénef,  n'eussent  pas  man- 
qué de  nous  faire  un  cours  de  pathologie  ;  ils  se  seraient 
complu  dans  la  dissection  de  ces  membres  roidis,  de  ces 
plaies  secrètes  ;  ils  auraient  indiqué  toutes  les  parties 
abolies  du  système  nerveux  et  conclu  à  l'idiotisme.  Un 
écrivain  d'une  dévotion  ardente  eût  transfiguré  cette 
martyre;  elle  nous  serait  apparue  dans  un  nimbe,  abimée 
dans  la  contemplation  mystique,  uniquement  soutenue 
par  les  secours  célestes.  Rien  de  semblable  chez  Tour- 
guénef; il  glisse  discrètement  sur  les  misères  physiques, 
à  mots  couverts,  il  voile  le  cadavre;  nous  comprenons 
assez  qu'il  y  a  un  cadavre  en  voyant  cette  âme  u>ute  nue, 
hors  de  sa  chair.  Nulle  déclamation,  nulle  antithèse, 
l'auteur  ne  tente  rien  pour  grossir  le  cas  et  frapper 
notre  imagination;  c'est  un  accident  de  la  vie,  voilà 
tout.  Pour  ce  qui  est  de  Dieu,  l'humble  femme  sait  qu'il 
a  d'autres  affaires  que  ce  petit  malheur;  elle  le  prie 
comme  à  son  habitude,  sans  insister  autrement,  avec  la 
piété  ordinaire  d'une  paysanne,  fort  étrangère  à  la  mys- 
ticité. Le  point  mis  en  lumière,  dans  ce  récit  comme 
dans  presque  tous  les  autres,  c'est  la  résignation  stoïque, 
un  peu  animale,  de  ce  paysan  russe  toujours  préparé  à 
tout  souffrir.  Le  talent  est  dans  la  proportion  exquise 
entre  le  réel  et  l'idéal;  chaque  détail  reste  réel,  dans  la 
moyenne  humaine,  et  l'ensemble  baigne  dans  l'idéal. 
Voyez  plus  loin  cette  autre  figure  angélique  de  malade 
qui  passe  à  travers  l'épisode  du  Médecin  de  village;  c'est 
la  même  juste  mesure,  l'homme  maintenu  dans  son 
attitude  naturelle,  les  pieds  à  terre  et  le  regard  au 
ciel. 


LE    ROMAN   RUSSE.  163 

Quand  ces  fragments  furent  réunis  en  volume,  le  pu- 
blic, indécis  jusqu'alors,  comprit  la  signification  de 
l'œuvre;  quelqu'un  était  venu  qui  osait  développer  le 
sens  caché  dans  la  sinistre  plaisanterie  de  Gogol  sur  les 
âmes  mortes.  Quel  autre  nom  donner  à  la  galerie  de  por- 
traits rassemblés  par  le  chasseur  :  petits  propriétaires  de 
campagne  naïvement  égoïstes  et  durs,  intendants  sour- 
nois, fonctionnaires  désœuvrés  et  rapaces;  sous  ce 
monde  de  fer,  des  ilotes  chétifs,  quasi  déchus  de  la  con- 
dition humaine,  touchants  à  force  de  misère  et  de  sou- 
mission? Le  procédé,  —  si  bien  déguisé  qu'il  soit,  il  y  a 
toujours  un  procédé,  —  était  invariablement  le  même; 
l'auteur  faisait  repasser  dans  sa  lanterne  et  nous  mon- 
trait sous  toutes  les  faces  une  créature  falote,  tour  à 
tour  risible  et  pitoyable,  sans  besoins,  sans  ressources, 
condamnée  à  la  vie  crépusculaire;  à  côté  du  serf  appa- 
raissait le  maître,  fantoche  à  demi  civilisé,  bon  diable 
au  demeurant,  inconscient  du  mal  commis,  perverti  par 
la  fatalité  du  milieu.  Ce  tableau,  qui  eût  dû  être  laid, 
repoussant,  l'écrivain  l'avait  revêtu  de  grâce  et  de 
charme,  en  quelque  sorte  contre  sa  volonté,  par  la  vertu 
intime  de  sa  poésie. 

Pourquoi  les  ressorts  de  la  vie  étaient-ils  brisés 
chez  tous  les  héros  du  livre?  D'où  venait  cette  malaria 
sur  la  campagne  russe?  Quel  était  le  nom  de  cette  peste? 
—  On  laissait  au  lecteur  le  soin  de  répondre.  11  n'est 
pas  très-exact  de  dire  que  Tourguénef  attaqua  le  ser- 
vage; les  écrivains  russes,  par  suite  des  conditions  qui 
leur  sont  faites  aussi  bien  que  par  le  tour  particulier  de 
leur  génie,  n'attaquent  jamais  ouvertement,  ils  n'argu- 
mentent ni  ne  déclament  :  ils  dépeignent  sans  conclure 


164  LE    ROMAN    RUSSE. 

et  font  appel  à  la  pitié  plus  qu'à  la  colère.  Quinze  ans 
plus  tard,  quand  Dostoïevsky  publiera  les  Souvenirs  de  la 
maison  des  morts,  ses  terribles  souvenirs  de  dix  années  en 
Sibérie,  il  procédera  de  même,  sans  un  mot  de  révolte, 
sans  une  goutte  de  fiel,  semblant  trouver  ce  qu'il  décrit 
tout  naturel,  un  peu  triste  seulement.  C'est  le  trait  na- 
tional en  toutes  choses.  —  Un  jour,  je  couchais  à 
l'auberge  d'Orel,  dans  la  patrie  de  notre  auteur;  un 
roulement  de  tambours  me  réveilla;  je  regardai  sur  la 
place  du  marché;  au  milieu  d'un  carré  de  troupes  et  de 
peuple  on  avait  dressé  le  pilori,  une  grande  colonne  de 
bois  noir  sur  une  plate-forme  d'échafaud;  on  y  attachait 
trois  pauvres  diables  qui  portaient  au  cou  des  écriteaux 
avec  la  mention  de  leurs  méfaits.  Ces  larrons  avaient 
l'air  très-doux,  très-inconscients  de  ce  qui  leur  arrivait; 
ils  étaient  très-beaux,  liés  à  cette  colonne,  avec  leurs 
têtes  de  Christs  slaves.  L'exposition  dura  longtemps,  le 
clergé  vint  les  bénir,  et  quand  la  charrette  les  ramena  à 
la  prison,  les  soldats  et  le  peuple  se  précipitèrent  der- 
rière eux,  en  les  comblant  de  provisions,  de  menue 
monnaie,  en  les  plaignant  de  tout  cœur.  —  En  Russie, 
l'écrivain  qui  veut  réformer  agit  comme  la  justice,  par 
démonstration  mélancolique,  avec  des  retours  d'indul- 
gence sur  les  maux  qu'il  dévoile.  Le  public  entend  à 
demi-mot. 

Il  entendit  cette  fois;  la  Russie  du  servage  se  regarda 
avec  effroi  dans  le  miroir  qu'on  lui  tendait;  un  long 
frémissement  la  secoua;  du  jour  au  lendemain,  l'auteur 
fut  célèbre  et  sa  cause  à  moitié  gagnée.  La  censure 
comprit  la  dernière,  mais  enfin  elle  comprit,  elle  aussi. 
On  s'étonnera  peut-être  de  sa  susceptibilité:  j'ai  dit  que 


LE    ROMAN    RUSSE  165 

le  servage  était  condamné  jusque  dans  le  cœur  de  l'em- 
pereur Nicolas.  Il  faut  savoir  que  la  censure  ne  veut  pas 
toujours  ce  que  veut  l'Empereur;  du  moins  elle  veut  en 
retard,  elle  est  parfois  en  arrière  d'un  règne.  Elle 
renonça  à  sévir  contre  le  livre,  mais  elle  guetta  l'auteur. 
Gogol  étant  mort  sur  ces  entrefaites,  Tourguénef  con- 
sacra au  défunt  un  article  chaleureux.  Cet  article  parai- 
trait  bien  inoffensif  aujourd'hui  ;  il  figure  dans  l'édition 
complète,  et  nous  aurions  peine  à  y  découvrir  le  crime, 
si  le  criminel  ne  nous  avait  révélé  le  secret  dans  une 
note  fort  gaie  : 

«  A  propos  de  cet  article,  je  me  souviens  qu'un  jour, 
à  Pétersbourg,  une  dame  très- haut  placée  critiqua  le 
châtiment  qu'on  m'avait  infligé,  le  jugeant  immérité,  ou 
du  moins  trop  rigoureux.  Comme  elle  prenait  chaude- 
ment ma  défense,  quelqu'un  lui  dit  :  —  Vons  ignorez 
donc  que  dans  cet  article  il  nomme  Gogol  un  grand 
homme?  —  Ce  n'est  pas  possible  ?  —  Comme  je  vous 
l'assure.  —  Ah!  dans  ce  cas,  je  n'ai  plus  rien  à  dire;  je 
regrette,  mais  je  comprends  qu'on  ait  dû  sévir.  » 

Ce  qualificatif  impertinent,  donné  à  un  simple  écri- 
vain, valut  à  Tourguénef  un  mois  d'arrêts,  puis  le  con- 
seil d'aller  méditer  dans  ses  terres.  J'imagine  qu'il 
trouva  alors  la  société  très-mal  faite,  tant  nous  sommes 
injustes  pour  le  pouvoir  qui  veut  notre  bien.  Il  faut 
pourtant  l'avouer,  ce  pouvoir  sert  quelquefois  nos  inté- 
rêts mieux  que  nous-mêmes,  et  les  lettres  de  cachet  sont 
généralement  d'accord  avec  les  vues  de  la  Providence. 
Trente  ans  plus  tôt,  un  ordre  d'exil  avait  sauvé  Pouchkine 
en  arrachant  le  poëte  aux  dissipations  de  Pétersbourg, 
où  il  perdait  son  génie,  en  l'envoyant  au  soleil  d'Orient, 


166  LE   ROMAN   RUSSE. 

où  ce  génie  devait  s'épanouir.  Si  Tourguénef  fût  resté 
dans  la  capitale,  la  chaleur  de  la  jeunesse  et  les  amitiés 
compromeitantes  l'eussent  peut-être  entraîné  dans 
quelque  stérile  échauffourée  politique;  rendu  à  la  soli- 
tude de  ses  bois,  il  y  vécut  des  années  laborieuses,  étu- 
diant l'humble  vie  de  la  province  russe  et  en  fixant  les 
traits  dans  ses  premiers  grands  romans. 


Ivan  Serguiévitch  assurait  qu'il  n'aimait  pas  Balzac  : 
c'est  possible,  leursdeuxespritsdifféraientdutout  au  tout, 
et  l'on  n'aime  pas  toujours  son  maitre;  mais  je  crois  bien 
que  le  disciple  de  Gogol,  l'adepte  de  «  l'école  naturelle  », 
avait  par  surcroit  pris  quelques  leçons  chez  notre  grand 
inventeur.  Le  Russe  se  proposa  décrire,  lui  aussi,  la  comé- 
die humaine  de  son  pays;  à  cette  vaste  tâche,  il  apporta 
moins  de  patience,  moins  d'ensemble  et  de  méthode  que 
le  romancier  français,  mais  plus  de  cœur,  plus  de  foi,  et  le 
don  du  style,  l'éloquencepénétrante  qui  manqua  à  l'autre. 
S'il  est  vrai,  en  France,  qu'aucun  historien  ne  pourra 
retracer  la  vie  de  nos  pères  sans  avoir  lu  et  relu  Balzac, 
cela  est  encore  plus  vrai  en  Russie  de  Tourguénef;  là- 
bas,  je  le  répète,  l'histoire  contemporaine  était  muette, 
et  pour  cause;  quand  les  historiens  de  l'avenir  voudront 
faire  revivre  la  Russie  de  Nicolas  et  des  premières 
années  d'Alexandre  II,  ils  s'arrêteront  découragés  de- 
vant le  vide  et  le  silence  des  documents  positifs;  mais 


LE    ROMAN    RUSSE.  167 

un  témoin  les  aidera  à  évoquer  les  morts,  l'auteur  qui 
sut  discerner  les  courants  d'idées  naissants  à  cette 
époque  de  transition,  incarner  dans  des  types  abstraits 
les  états  d'esprit  les  plus  fréquents  chez  ses  contempo- 
rains. Entre  1850  et  1860,  la  Russie  a  marché  à  tâtons, 
lasse  et  inquiète,  comme  un  voyageur  égaré  aux  dernière- 
heures  de  nuit;  à  l'horizon,  de  pâles  lueurs  daube,  de^ 
bouts  de  route,  des  contours  de  sommets  vaguemenî 
entrevus;  partout  la  confusion  de  ces  heures  douteuses, 
l'attente  de  l'aurore,  la  précipitation  irréfléchie  chez  les 
uns,  la  fatigue  et  la  peur  chez  les  autres.  Il  fallait  de 
bons  yeux  pour  voir  et  dessiner,  dans  cette  troupe  en 
marche,  les  figures  qui  émergeaient  de  l'ombre,  celles 
qui  reculaient  volontairement  dans  la  nuit  et  que  le  jour 
ne  trouverait  plu*.  Tojirgmnef  en  saisit  plusieurs;  par- 
courons rapidement  la  galerie,  en  feuilletant  les  romans 
écrits  à  cette  époque. 

Dans  le  premier,  Boudiné,  l'auteur  étudie  un  tempé- 
rament qui  est  de  tous  les  temps  et  de  tous  les  pays, 
mais  qui  semble  avoir  trouvé  son  climat  d'élection  en 
Russie.  Ce  Roudine,  le  héros  de  l'histoire,  est  un  idéa- 
liste éloquent,  habile  en  paroles,  incapable  en  action; 
il  se  grise  et  grise  les  autres  de  sa  faconde,  il  se  préci- 
pite dans  la  vie  comme  un  torrent  d'idées  généreuses 
et  lumineuses;  mais  chaque  épreuve  de  la  vie  tourna 
contre  lui,  faute  de  caractère.  Avec  les  meilleurs  prin- 
cipes du  monde,  sans  autre  vice  qu'une  vanité  naïve,  ii 
commet  des  actes  indignes  d'un  galant  homme;  on  le 
croirait  un  cynique,  à  le  voir  vivre  aux  crochets  dese< 
dupes,  séduire  une  jeune  fille,  subir  l'outrage  d'un  rival; 
et  pourtant,  il  est  lui-même  sa  première  dupe  :  le  fond 


168  LE    ROMAN   RUSSE. 

de  son  âme  est  trop  honnête  pour  profiter  jusqu'au  bout 
des  occasions  offertes  ;  sans  courage  pour  le  bien  ni 
pour  le  mal,  il  retombe  sans  cesse  dans  le  vide  et  la  mi- 
sère, il  apprend  en  vieillissant  à  reconnaître  son  irrémé- 
diable impuissance;    il    finit  misérablement. 

Les  cinquanle  premières  pages  du  roman  sont  un 
chef-d'œuvre  d'exposition.  L'auteur  nous  introduit  dans 
une  petite  société  de  campagne,  il  marque  rapidement 
la  place  et  le  caractère  de  chaque  personnage  ;  soudain  le 
Messie  attendu  arrive  dans  ce  milieu  un  peu  terne,  et  s'y 
installe  en  conquérant;  tout  pâlit  aux  fusées  de  son  élo- 
quence; seul,  un  vieux  sceptique  hargneux  lui  donne  la 
réplique  et  représente  la  réalité  prosaïque  de  la  vie,  dans 
sa  lutte  éternelle  contre  l'enthousiasme  idéal.  Petit  à  petit, 
le  mirage  se  dissipe,  les  gens  pratiques  retirent  leur  con- 
fiance au  montreur  de  chimères,  les  jeunes  personnes  sé- 
duites se  reprennent  à  temps.  Tous  ces  humbles  comparses 
édifient  patiemment  leur  vie  au  ras  de  terre  et  finissent 
avec  de  bonnes  rentes,  de  bonnes  femmes,  de  bons  amis, 
tandis  que  le  prodige,  malgré  toute  sa  supériorité  intel- 
lectuelle, roule  de  chute  en  chute.  La  prose  a  triomphé 
de  l'idéal.  Pour  son  début,  le  romancier  touchait  au  vif 
un  des  grands  défauts  de  l'esprit  russe  et  donnait  à  ses 
compatriotes  une  utile  leçon;  il  leur  disait  que  les  aspi- 
rations magnifiques  ne  suffisent  pas,  qu'il  y  faut  joindre 
le  sens  pratique,  l'application,  le  gouvernement  de  soi- 
même. 

Dans  Roudine,  étude  morale  et  philosophique,  l'écri- 
vain avait  remué  des  idées  et  intéressé  les  esprits; 
on  se  demandait  s'il  serait  aussi  habile  à  développer  des 
sentiments,  à  émouvoir  les  cœurs;  le  Nid  de  seiyneurs  fut 


LE    ROMAN   RUSSE.  169 

sa  réponse  :  ce  sera,  je  crois,  son  meilleur  titre  de  gloire. Ce 
roman  n'est  passans  défauts,  l'exposition  est  moins  alerte 
que  dans  le  précédent;  l'auteur  s'attarde  aux  généalogies 
de  ses  personnages,  l'intérêt  se  fait  attendre;  mais  une  fois 
l'action  engagée,  elle  est  conduite  avec  un  art  consommé. 
Le  Nid  de  seigneurs,  c'est  une  de  ces  vieilles  mai- 
sons provinciales  où  les  générations  se  sont  succédé. 
Dans  ce  milieu  grandit  une  jeune  fille  qui  va  servir 
de  prototype  à  toutes  les  héroïnes  du  roman  russe; 
une  âme  simple,  honnête,  sans  dehors  brillants,  sans 
dons  particuliers  dans  l'esprit,  mais  imprégnée  d'une 
grâce  pénétrante  et  armée  d'une  volonté  de  fer,  cette 
volonté  que  Tourguénef  refuse  aux  hommes,  qu'il  donne 
comme  un  trait  commun  à  toutes  les  filles  de  son  ima- 
gination, et  qui  les  porte  aux  extrémités  les  plus  diver- 
ses, suivant  les  directions  où  le  sort  les  pousse.  Lise  a 
vingt  ans,  elle  est  demeurée  insensible  aux  séductions 
d'un  beau  tchinovnik  de  qui  sa  mère  est  coiffée  :  cepen- 
dant, de  guerre  lasse,  elle  va  lui  engager  sa  parole, 
quand  survient  un  parent  éloigné,  Lavretzky.  Celui-ci 
est  marié,  mais  séparé  depuis  longtemps  d'une  femme 
indigne,  qui  court  les  aventures  dans  les  villes  d'eaux  du 
continent;  il  n'a  rien  d'un  héros  de  roman,  c'est  un 
homme  paisible,  bon  et  malheureux,  d'âge  et  d'esprit 
>érieux.  Tous  ces  gens-là  existent,  ils  ont  été  vus  dans 
ta  vie  léelle.  Un  attrait  mystérieux  rapproche  Lise  et 
Lavretzky;  au  moment  où  ce  dernier,  plus  expérimenté, 
£e-connait  avec  effroi  le  nom  qu'il  faut  donner  à  leur 
sentiment  mutuel,  un  article  de  journal  lui  apprend  la 
mort  de  sa  femme  ;  il  est  libre,  et  le  soir  même,  dans  le 
jardin  de  la  vieille  maison,  l'aveu  des  deux  cœurs  s'é- 


170  LB    ROMAN   RUSSE. 

chappe  comme  un  fruit  mûr  qui  tombe;  la  scène  est  déli- 
cieuse, si  naturelle  et  si  peu  banale!  Ce  bonheur  des  deux 
amants  dure  une  heure  ;  la  nouvelle  était  fausse,  le  len- 
demain la  femme  de  Lavretzky  surgit  à  l'improviste. 

On  devine  toutes  les  renverses  de  sentiments  que  com- 
porte la  situation;  ce  qu'on  ne  peut  deviner,  c'est  la 
délicatesse  de  main  avec  laquelle  le  romancier  conduit 
deux  âmes  absolument  honnêtes  au  travers  de  ce  péril. 
Le  sacrifice  est  accompli  de  part  et  d'autre,  résolument 
par  la  jeune  fille,  avec  des  luttes  poignantes  pour  l'homme. 
Nous  voici  espérant  la  disparition  de  la  femme  gênante  et 
méprisable  :  le  lecteur  le  moins  féroce  supplie  l'auteur  de 
la  faire  mourir.  Hélas!  les  amateurs  de  dénoûments 
heureux  doivent  fermer  le  livre.  Madame  Lavretzky  ne 
meurt  pas,  elle  continue  à  vivre,  et  fort  gaillardement; 
Lise  n'aura  connu  de  l'existence  qu'une  promesse  d'a- 
mour, apparue  et  disparue  avec  les  étoiles  d'une  courte 
nuit  de  mai;  elle  ne  demandera  pas  sa  revanche,  elle 
reporte  à  Dieu  son  cœur  blessé  et  s'ensevelit  dans  un 
monastère. 

C'est  là,  dira-t-on,  une  vertueuse  histoire  pour  les  pe- 
tites filles,  dans  le  genre  de  madame  Cottin.  Résumé 
sommairement,  le  thème  a  l'air  vieillot;  il  faut  en  lire 
les  développements  pour  voiravec  quel  art  nouveau,  avec 
quel  souci  de  la  réalité  le  romancier  a  rajeuni  son  sujet 
dans  un  large  courant  de  vérité  humaine.  Pas  la  moindre 
fadeur  sentimentale  dans  ce  douloureux  récit,  pas  d'éclats 
de  passion;  une  touche  discrète  et  chaste,  une  émotion 
contenue  qui  va  croissant  et  nous  étreint  le  cœur. 

—  Le  livre  s'achève  par  un  épilogue  de  quelques 
pages,  qui  est  et  restera  l'un  des  modèles  de  la  litté- 


LE    ROMAN    RUSSB.  171 

rature  russe.  Huit  années  se  sont  écoulées;  Lavretzky 
revient,  par  un  matin  de  printemps,  au  nid  de  sei- 
gneurs; une  nouvelle  génération  l'habite,  les  enfants 
que  nous  y  avons  laissés  sont  devenus  à  leur  tour  de 
jeunes  femmes  et  de  jeunes  hommes,  avec  leurs  senti- 
ments et  leurs  intérêts  nouveaux  ;  le  revenant,  à  peine 
reconnu  par  eux,  tombe  au  milieu  de  leurs  jeux;  c'est 
ainsi  qu'avait  débuté  le  récit,  il  semble  que  nous  en  re- 
commencions la  lecture.  Lavretzky  s'assied  sur  le  banc 
où  jadis  il  serra,  pendant  une  minute,  la  main  qui  égrène 
depuis  lors  le  rosaire  dans  un  cloître;  les  jeunes  oiseaux 
du  vieux  nid  ne  peuvent  répondre  aux  questions  de  ce 
trouble-féte,  ils  ont  oublié  la  disparue  ;  ils  ont  bien 
d'autres  affaires  et  reprennent  leur  partie  de  barres. 
Tandis  que  la  solitude  et  le  chagrin  de  la  vieillesse  dé- 
vastent ce  cœur  mort,  les  mêmes  mots  reviennent  pein- 
dre la  même  nature  vivante,  les  joies  nouvelles  et  tou- 
jours semblables  de  nouveaux  enfants;  c'est  le  retour 
de  la  mélodie  initiale  dans  le  final  d'une  sonate  de 
Chopin. 

Jamais  peut-être  on  n'avait  rendu  aussi  sensible,  par 
un  exemple  particulier,  la  mélancolique  opposition  entre 
la  pérennité  de  la  nature  et  la  caducité  de  l'homme; 
jamais  points  de  comparaison  mieux  choisis  ne  nous 
avaient  fait  mesurer  plus  cruellement  la  chute  impi- 
toyable du  temps.  L'auteur  nous  a  si  bien  attachés  aux 
personnages  du  passé,  que  tous  ces  enfants,  nouveaux 
venus  à  la  fête  de  la  vie,  nous  paraissent  presque  haïs- 
sables. J'aurais  voulu  citer  en  entier  ces  pages,  mais  sé- 
parées de  ce  qui  les  précède,  elles  perdent  leur  sens, 
elles  ne  valent  que  par  la  lente  préparation  de  tout  le 


172  LE    ROMAN   RUSSE. 

récit,  qui  accumule  seule  leur  puissance.  En  les  ache- 
vant, on  est  tenté  d'appliquer  à  Tourguénef  ce  qu'il  dit 
ailleurs  d'un  de  ses  héros  :  «  Il  possédait  le  grand  secret 
de  cette  musique  qui  est  l'éloquence;  il  savait,  en  tou- 
chant certaines  cordes  du  «œur,  faire  tressaillir  et  ré- 
sonner sourdement  toutes  les  autres.  » 

Le  Nid  de  seigneurs  fixa  la  renommée  de  l'écrivain.  Ce 
monde  est  chose  si  bizarre,  que  le  poëte,  comme  le  con- 
quérant, comme  la  femme,  gagne  l'attachement  des 
hommes  en  les  faisant  souffrir  et  pleurer.  Toute  la  Russie 
versa  des  larmes  sur  ce  livre,  la  triste  Lise  devint  l'idéal 
de  toutes  les  jeunes  filles;  il  faudrait  remonter  à  Paul  et 
Virginie  pour  trouver  une  œuvre  romanesque  ayant 
exercé  une  influence  aussi  souveraine  sur  une  génération 
et  un  pays.  Il  semble  que  l'auteur  lui-même  conti- 
nuât d'être  hanté  par  le  type  puissant  qu'il  avait  en- 
fanté. Hélène,  la  victime  du  roman  intitulé  :  A  h 
veille,  c'est  encore  l'implacable  volonté  féminine,  la  fille 
sérieuse,  renfermée  et  obstinée,  poussant  à  l'aventure 
dans  la  solitude,  échappant  à  toutes  les  influences,  dis- 
posant d'elle-même  avec  un  suprême  mépris  de  l'ob- 
stacle. Cette  fois,  les  circonstances  ont  changé  :  l'homme 
aimé  est  libre,  mais  repoussé  par  la  famille  ;  comme  Lise 
allait  au  cloître,  malgré  les  supplications  des  siens,  Hé- 
lène va  à  son  amant  et  se  donne  à  lui;  elle  ne  soupçonne 
pas  une  minute  que  son  acte  puisse  être  coupable,  elle 
le  rachète  d'ailleurs  par  la  constance  du  dévouement  tout 
le  long  d'une  vie  d'épreuves.  Dans  ces  études  de  carac- 
tères, un  trait  d'observation  domine,  et  il  est  saisi  sur  le 
vif  du  tempérament  national  ;  l'homme  est  irrésolu,  la 
femme  est  décidée;  c'est  elle  qui  force  la  destinée,  sai 


LE    ROMAN    RUSSE.  173 

et  fait  ce  qu'elle  veut.  Tout  ce  qui  dans  nos  idées  serait 
hardiesse  et  impudeur,  l'auteur  le  raconte  avec  tant  de 
simplicité  et  d'une  plume  si  chaste,  qu'on  est  tenté  d'y 
voir  uniquement  la  liberté  d'une  âme  plus  virile;  les 
filles  droites  et  passionnées  qu'il  crée  sont  capables  de 
tout,  sauf  de  trembler,  de  trahir  et  de  mentir. 

Avec  le  Nid  de  seigneurs,  Ivan  Serguiévitch  avait  donné 
sa  note  intime,  il  avait  épanché  la  source  secrète,  grossie 
de  toutes  les  larmes  refoulées  daus  le  cœur  durant  la 
jeunesse,  et  qui  tourmente  le  poète  jusqu'au  jour  où 
elle  trouve  une  issue  dans  son  œuvre.  Il  se  remit  à  étu- 
dier le  milieu  social,  et  dans  ce  grand  branle  intellec- 
tuel qui  agita  la  Russie  vers  1860,  à  la  veille  de  l'éman- 
cipation, il  écrivit  Pères  et  fils.  On  sait  que  ce  livre 
marque  une  date  dans  l'histoire  des  idées.  Le  roman- 
cier avait  eu  la  rare  bonne  fortune  de  discerner  un  état 
d'esprit  nouveau,  de  le  fixer  dans  un  type  inoubliable, 
et  celle  plus  rare  encore  de  baptiser  cet  état  d'esprit  du 
nom  que  tous  cherchaient  sans  pouvoir  le  trouver;  c'était 
le  bonheur  de  Christophe  Colomb  doublé  de  celui 
d'Améric  Vespuce.  —  «  Qu'est-ce  que  ce  Bazarof?  de- 
mande un  des  pères,  un  des  braves  gens  de  la  vieille 
génération.  —  Tu  veux  le  savoir?  lui  répond  son  jeune 
fils,  ami  et  disciple  du  terrible  étudiant  en  médecine. 
C'est  un  nihiliste.  —  Tu  dis?  —  Je  dis  :  un  nihiliste.  — 
Nihiliste,  répète  le  vieillard;  ah!  oui,  cela  vient  du  latin 
ùhil,  chez  nous  nitchevo,  autant  que  je  puis  juger;  cela 
doit  signifier  un  homme  qui  n'admet  rien.  —  Dis  plutôt, 
ajoute  un  autre  vieux,  qui  ne  respecte  rien.  —  Qui  con- 
sidère tout  du  point  de  vue  critique,  reprend  le  jeune 
homme.  —  C'est  la  même  chose.  —  Non,  ce  n'est  pas  là 


174  LE    ROMAN    RUSSE. 

même  chose.  Le  nihiliste,  c'est  l'homme  qui  ne  s'incline 
devant  aucune  autorité,  qui  n'admet  aucun  principe 
comme  article  de  foi,  de  quelque  respeet  que  soit  en- 
touré ce  principe.  » 

Le  bonhomme  Kirsanof,  un  classique  de  1820,  ne  re- 
montait qu'au  latin.  Pour  mieux  comprendre,  nous  re- 
montons plus  naut  aujourd'hui,  jusqu'à  la  racine  du  mot 
et  de  la  philosophie  qu'il  résume;  jusqu'à  cette  vieille 
souche  aryenne  dont  les  Slaves  sont  une  des  maîtresses 
branches.  Le  nihilisme,  c'est  le  nirvana  hindou,  l'abdica- 
tion découragée  de  l'homme  primitif  devant  la  puis- 
sance de  la  matière  et  l'obscurité  du  monde  moral;  et 
le  nirvana  engendre  nécessairement  la  réaction  furieuse 
du  vaincu,  l'effort  aveugle  pour  détruire  cet  univers  qui 
l'écrase  et  le  déconcerte.  —  Mais  je  ne  veux  pas  revenir 
sur  un  sujet  que  j'ai  touché  plus  haut  et  qui  exigerait  de 
vastes  développements.  Aussi  bien  le  nihilisme,  tel  qu'il 
s'est  fait  lugubrement  connaître  à  nous,  n'est  encore  qu'à 
l'état  d'embryon  dans  le  fameux  livre  de  Tourguénef. 

je  voudrais  seulement  appeler  l'attention  du  lecteur  sur 
un  autre  mot  du  romancier,  étonnamment  juste  et  peut- 
être  plus  fécond  en  révélations  que  le  vocable  dont  la 
fortune  devait  être  si  brillante.  Comme  dans  tous  les 
romans  de  l'auteur,  c'est  ici  une  jeune  fille  qui  a  le  beau 
rôle  de  sentiment  et  déraison;  un  jour,  en  discutant 
avec  l'ami  de  Bazarof,  un  gamin  naïf  qui  se  croit  nihiliste, 
parce  qu'il  répète  les  aphorismes  de  son  maître,  cette 
jeune  fille  lui  dit  tout  à  coup  :  «  Tenez,  votre  Bazarof 
m'est  étranger,  et  vous-même  vous  lui  êtes  étranger. — 
Pourquoi  cela?  —  Comment  vous  dire?...  C'est  un  ani- 
mal sauvage,  et,  vous  et  moi,  nous  sommes  des  ani- 


LE    ROMAN    RUSSE.  175 

maux  apprivoisés.  »  Cette  comparaison  fait  apercevoir, 
mieux  qu'un  volume  de  dissertations,  la  nuance  qui  sé- 
pare le  nihilisme  russe  des  maladies  mentales  similaires, 
dont  l'humanité  a  souffert,  depuis  les  jours  de  l'Ecclé- 
siaste  jusqu'à  nos  jours.  Le  Bazarof,  ce  fils  de  paysans 
cynique,  amer,  qui  va  crachant  sur  toutes  choses  ses 
brèves  sentences  en  langage  tour  à  tour  populaire  et 
scientifique,  brave  d'ailleurs,  incapable  dune  action  vile, 
refoulant  par  orgueil  les  instincts  de  son  cœur,  c'est  au 
fond  un  sauvage  subitement  instruit  qui  nous  a  volé  nos 
armes.  Le  héros  de  Tourguénef  a  bien  des  traits  com- 
muns avec  un  Peau-Rouge  de  Fenimore  Cooper;  seule- 
ment c'est  un  Peau-Rouge  qui  s'est  grisé  avec  des  tirades 
de  Hegel  et  de  Buchner  au  lieu  d'eau  de  feu,  qui  se  pro- 
mène dans  le  monde  civilisé  avec  un  bistouri,  au  lieu  de 
s'y  précipiter  avec  un  tomahawk.  Quand  les  fils  de  Ba- 
zarof feront  «  de  la  propagande  par  le  fait  »,  ils  sem- 
bleront tout  pareils  à  nos  révolutionnaires  d'Occident; 
regardez  de  près,  vous  retrouverez  la  nuance  entre  l'ani- 
mal sauvage  et  l'animal  apprivoisé.  Nos  pires  révolution- 
naires ne  sont  que  des  chiens  furieux;  le  nihiliste  russe 
est  un  loup;  et  l'on  sait  aujourd'hui  que  la  rage  du  loup 
est  plus  dangereuse. 

Voyez  comme  il  se  comporte  dans  les  deux  grandes 
épreuves  où  le  romancier  nous  le  montre,  l'amour  et  la 
mort.  Une  femme  belle,  coquette,  ennuyée,  tentée  par 
cette  conquête  étrange,  un  peu  louve  elle-même, 
comme  beaucoup  des  héroïnes  de  Tourguénef,  s'est  mise 
à  jouer  ?vec  le  fauve;  le  voilà  blessé  au  cœur,  lui,  le  dé- 
tracteur ironique  de  l'idéal,  lui  qui  n'a  trouvé  d'abord, 
pour  exprimer  son  admiration,  que  ce  cri  de  carabin  : 


176  LE    ROMAN   RUSSE. 

«  Un  riche  corps,  ma  foi!  et  qui  ferait  bien  dans  un 
musée  d'anatomie!  »  —  Bazarof  s'indigne  contre  ce 
sentiment,  qui  n'est  réductible  à  aucune  de  ses  deux 
méthodes,  l'explication  critique  ou  la  négation;  puis, 
vaincu  par  la  douleur,  il  procède  à  la  manière  du  loup 
qui  convoite  une  proie,  il  s'éloigne  avec  défiance,  se 
rapproche,  se  hérisse,  taciturne  et  ardent  :  dans  ce  ma- 
nège, il  laisse  échapper  les  moments  favorables  dont  un 
autre  eût  profité  avec  succès,  et  soudain,  mal  à  propos, 
il  s'élance  d'un  bond  bestial  sur  sa  proie;  la  coquette  lui 
échappe,  il  s'en  retourne  la  tête  basse,  dévorant  son  or- 
gueil meurtri,  il  va  se  ronger  en  silence  dans  la  solitude. 
Et  la  mort  de  Bazarof!  Il  s'est  empoisonné  le  sang  en 
étudiant  le  cadavre  d'un  typhoïde,  il  se  sait  perdu  ;  cette 
agonie  sombre,  muette,  hautaine,  c'est  encore  l'agonie 
de  la  bête  sauvage  emportant  sa  balle  dans  le  hallier  ; 
c'est  la  Mort  du  loup  telle  que  Vigny  l'a  dépeinte  et  com- 
prise avec  son  stoïcisme  désolé  : 

Gémir,  pleurer,  prier  est  également  lâche  : 

Fais  énergiquement  ta  longue  et  lourde  tâche, 

Puis  après,  comme  moi,  souffre  et  meurs  sans  parler. 

Le  nihiliste  renchérit  sur  le  stoïque,  il  ne  fait  pas 
de  tâche  avant  de  mourir  :  rien  ne  vaut  la  peine  de 
rien. 

Le  romancier  mit  tout  son  art  à  composer  un  person- 
nage déplorable,  mais  nullement  odieux.  Effacez  un 
seul  trait  du  tableau,  ce  mépris  de  tout  ce  que  nous  vé- 
nérons, cette  inhumanité,  nous  paraîtront  intolérables; 
chez  l'animal  apprivoisé,  ce  serait  perversion,  oubli  des 
règles  apprises;   chez  l'animal  sauvage,  c'est  instinct, 


LE    ROMAN    RUSSE.  177 

révolte  native;  l'auteur  désarme  habilement  notre  mo- 
rale devant  cette  victime  de  la  fatalité,  ce  cerveau  envahi 
trop  brusquement  par  la  science  comme  par  une  apo- 
plexie. 

La  sensibilité  du  poëte  prend  sa  revanche  avec  les 
figures  des  pères,  ces  bonnes  gens  de  la  vieille  roche 
qui  regardent  timidement  bouillonner  le  flot  nouveau  et 
cherchent  à  le  contenir  à  force  de  tendresse.  Jamais 
encore  Tourguénef  n'avait  poussé  aussi  loin  la  puissance 
créatrice,  le  don  de  l'observation  minutieuse.  Je  vou- 
drais en  citer  des  exemples,  et  c'est  fort  difficile  avec 
lui,  car  il  dédaigne  les  morceaux  de  bravoure,  les  pages 
à  effet  ;  chaque  détail  n'est  précieux  que  par  le  concours 
discret  prêté  à  l'ensemble  de  l'œuvre.  Détachons  cepen- 
dant deux  silhouettes  ëpisodiques,  qui  passent  un  instant 
dans  le  récit  avec  une  vérité  saisissante.  Voici  une  physio- 
nomie qui  est  bien  de  son  pays  et  de  son  temps,  un  haut 
fonctionnaire  de  Saint-Pétersbourg,  un  futur  homme 
d'État,  venu  en  province  pour  reviser  l'administration 

«Mathieu  Ilitch  était  ce  qu'on  appelait  alors  «unjeune».. 
il  avait  à  peine  dépassé  la  quarantaine,  il  visait  déjà  les 
grands  postes  de  l'État  et  portait  une  plaque  de  chaque 
côté  de  la  poitrine.  L'une  d'elles,  à  la  vérité,  était  étran- 
gère et  des  plus  communes.  Comme  le  gouverneur  qu'il 
Tenait  juger,  il  passait  pour  un  progressiste,  et,  bien  que 
déjà  gros  bonnet,  il  ne  ressemblait  pas  à  la  plupart  des 
gros  bonnets.  Il  avait  de  soi-même  une  haute  opinion; 
sa  vanité  ne  connaissait  pas  de  bornes,  mais  il  affectait 
une  attitude  simple,  il  vous  regardait  d'un  air  encoura- 
geant, vous  écoutait  avec  indulgence;  il  riait  avec  tant 
de  bonhomie,  qu'au  premier  abord  on  pouvait  le  prendre 

12 


178  LE    ROMAN    RUSSE. 

pour  «  un  bon  diable  ».  Néanmoins,  dans  les  grandes 
occasions,  il  savait,  comme  on  dit,  jeter  delà  poudre  aux 
yeux.  —  L'énergie  est  nécessaire,  disait-il  alors;  et  il 
ajoutait  en  français:  L'énergie  est  la  première  qualité  de 
l'homme  d'État.  —  Avec  tout  cela,  il  restait  le  plus  sou- 
vent dans  les  dindons  chaque  tchinovnik  un  peu  expéri- 
menté le  menait  par  le  nez  à  sa  fantaisie.  Mathieu  Ilitch 
parlait  avec  beaucoup  d'admiration  de  Guizot;  il  s'effor- 
çait de  faire  entendre  à  chacun  qu'il  n'appartenait  pas  à 
la  catégorie  des  routiniers,  des  bureaucrates  attardés, 
qu'il  était  attentif  à  toutes  les  manifestations  considéra- 
bles de  la  vie  sociale,  etc.  Ce  vocabulaire,  il  le  possédait 
à  fond.  Il  se  tenait  même  au  courant  de  la  littérature 
contemporaine,  bien  qu'avec  une  nuance  de  majesté  dis- 
traite :  tel  un  homme  mur,  rencontrant  dans  la  rue  une 
procession  de  gamins,  se  joint  à  elle  un  moment.  Au  fond, 
Mathieu  Ilitch  ne  différait  pas  sensiblement  des  hommes 
d'État  du  règne  d'Alexandre  Ier,  qui  allaient  aux  soirées 
de  Mm*  Swetchine  et  se  préparaient  le  matin  en  li- 
sant une  page  de  Condillac;  les  dehors  seuls  étaient  au- 
tres chez  lui,  plus  contemporains.  C'était  un  courtisan 
adroit  et  rusé,  rien  de  plus;  il  n'entendait  mot  aux  affai- 
res publiques,  ses  vues  étaient  nulles,  mais  il  savait 
admirablement  mener  ses  propres  affaires;  sur  ce  point 
il  ne  se  laissait  jouer  par  personne.  N'est-ce  pas  là  le 
principal?  » 

Ailleurs,  c'est  la  princesse  X***,  une  étude  de  femme 
bien  fine  et  bien  locale  : 

«  Elle  passait  pour  une  coquette  évaporée,  elle  s'aban- 
donnait avec  fureur  aux  plaisirs  de  tout  genre,  dansant 
jusqu'à  tomber  de  lassitude,  riant  et  folâtrant  avec  les 


LE    ROMAN    RUSSE.  179 

jeunes  gens,  qu'elle  recevait  avant  diner  dans  un  salon  à 
demi  éclairé;  et  la  nuit,  elle  priait,  pleurait,  elle  errait 
parfois  jusqu'au  matin  dans  sa  chambre,  cherchant  vai- 
nement une  place  où  reposer,  tordant  ses  mains  d'ennui; 
ou  bien  elle  restait  assise,  pâle  et  froide,  penchée  sur  son 
psautier.  Le  jour  venait,  de  nouveau  elle  se  métamor- 
phosait en  femme  du  monde,  elle  sortait,  babillait,  sou- 
riait et  se  jetait  littéralement  au-devant  de  tout  ce  qui 
pouvait  lui  procurer  un  instant  de  distraction...  — 
Même  quand  elle  se  donnait  entièrement,  il  restait  en 
elle  quelque  chose  de  secret  et  d'insaisissable  que  nul  ne 
pouvait  atteindre.  Dieu  sait  ce  qui  nichait  dans  cette  âmel 
Il  semblait  qu'elle  fût  en  puissance  de  forces  mystérieu- 
ses, inconnues  à  elle-même;  ces  forces  jouaient  avec  elle 
à  leur  gré,  et  son  esprit  limité  ne  pouvait  dominer  leurs 
caprices.  Toute  sa  conduite  présentait  une  suite  de 
contradictions;  les  seules  lettres  qui  eussent  pu  éveiller 
les  justes  soupçons  d'un  mari,  elle  les  avait  écrites  à  un 
homme  qui  lui  était  presque  étranger;  l'amour  y  parlait 
d'un  ton  plaintif.  Jamais  elle  ne  riait  ni  ne  plaisantait 
avec  celui  qu'elle  avait  choisi,  elle  l'écoutait  en  le  consi- 
dérant avec  une  sorte  de  stupeur;  parfois  cette  stupeur 
se  changeait  brusquement  en  terreur  glacée;  son  visage 
revêtait  alors  une  expression  morte,  sauvage;  elle  s'en- 
fermait dans  son  appartement,  et  sa  femme  de  chambre, 
l'oreille  collée  à  la  serrure,  l'entendait  sangloter  sour- 
dement. » 

Tout  en  poursuivant  ces  grands  travaux,  Ivan  Ser- 
guiévitch  revenait  souvent  aux  rapides  et  simples  his- 
toires qui  avaient  fait  la  fortune  des  Récits  d'un  chasseur. 
De  ces  années  laborieuses  datent  les  charmantes  nou- 


180  LE    ROMAN   RUSSE. 

velles  d'inspiration  si  variée  :  Moumou,  l'Accalmie,  les 
Trois  Rencontres,  le  Premier  Amour,  et  vingt  autres, 
légères  aquarelles  appendues  entre  les  grands  tableaux 
tout  le  long  de  la  riche  galerie  du  peintre.  Ce  sont  des 
esquisses  faites  parfois  avec  un  rien,  un  trait  de  mœurs 
paysannes,  un  souvenir  fugitif,  une  vision  intérieure; 
l'artiste  délicat  excellait  à  ces  demi-teintes,  à  ces  touches 
sobres  qui  indiquent  sans  appuyer  une  figure,  une  dou- 
leur, un  frisson  du  cœur.  Je  ne  sais  rien  de  plus  achevé 
dans  ce  genre  que  les  soixante  pages  intitulées  :  Assiax. 
C'est  un  souvenir  de  la  vi**  d'étudiant  en  Allemagne,  un 
timide  amour  qui  s'est  à  peine  avoué  à  lui-même.  Assia 
est  une  jeune  fille  russe,  une  enfant  effarouchée,  fan- 
tasque, vive  comme  une  fauvette;  impossible  d'oublier 
après  l'avoir  lu  le  portrait  de  cette  étrange  fille.  L'étu- 
diant la  rencontre,  l'aime  à  son  insu,  et  tandis  qu'il 
hésite  à  la  prendre  au  sérieux,  l'enfant  blessée  disparait; 
l'homme  qui  ne  l'a  comprise  qu'après  l'avoir  perdue  se 
lamente  sur  cette  ombre  évanouie.  Je  cite  au  hasard 
quelques  lignes  de  ce  poëme  en  prose,  le  prélude  d'un 
sentiment  qui  s'ignore  :  les  deux  jeunes  gens  reviennent 
le  soir  d'une  promenade  sur  les  bords  du  Rhin  : 

«  Je  la  regardais,  toute  baignée  dans  le  clair  rayon  de 
soleil,  calme  et  douce.  Tout  brillait  joyeusement  autour 
île  nous,  sous  nos  pieds  et  sur  nos  têtes,  —  le  ciel,  la 
terre,  les  eaux  :  on  eût  dit  que  l'air  même  était  saturé 
de  clarté. 


>  Annouchka,  dans  la  traduction  française.  Je  ne  sais  pourquoi  on 
a  débaptisé  et  affuble  de  ce  nom  de  servante  une  des  plus  déli- 
cieuses filles  de  Tourguénef. 


LE    ROMAN   RUSSE.  181 

«—  Regardez,  comme  c'est  bien!  dis-je  en  baissant 
involontairement  la  voix. 

«  —  Oui,  c'est  bien  !  répondit-elle  sur  le  même  ton,  sans 
lever  les  yeux  vers  moi.  Si  nous  étions  des  oiseaux,  vous 
et  moi,  comme  nous  volerions,  comme  nous  glisserions  ! . . . 
nous  nous  serions  noyés  dans  ce  bleu.  Mais  nous  ne 
sommes  pas  des  oiseaux. 

«  —  Les  ailes  peuvent  nous  pousser,  répliquai-je. 

«  —  Comment  cela? 

«  —  Vivez  seulement,  et  vous  le  saurez.  Il  y  a  des  sen- 
timents qui  nous  soulèvent  de  terre.  N'ayez  pas  peur,  les 
ailes  vous  viendront. 

«  —  Et  vous,  vous  en  avez  eu? 

«  —  Comment  vous  dire?...  Il  me  semble  que  jusqu'à 
présent  je  n'ai  pas  volé. 

«  Assia  se  tut,  pensive.  Je  me  rapprochai  d'elle;  sou- 
dain elle  me  demanda  : 

«  —  Savez-vous  valser? 

«  —  Oui,  répondis-je,  assez  intrigué  par  cette  ques- 
tion. 

«  —  Alors,  venez,  venez.  Je  prierai  mon  frère  de  nous 
jouer  une  valse.  Nous  nous  figurerons  que  nous  volons, 
que  les  ailes  nous  sont  poussées... 

«  Te  la  quittai  assez  tard.  En  repassant  le  Rhin,  à 

mi-distance  entre  les  deux  rives,  je  demandai  au  passeur 
de  laisser  la  barque  dériver  au  courant.  Le  vieillard  leva 
les  avirons,  et  le  fleuve  royal  nous  emporta.  Je  regardais 
autour  de  moi,  j'écoutais,  je  me  souvenais;  subitement, 
je  sentis  au  cœur  un  trouble  secret;  je  levai  les  yeux  au 
ciel,  mais  le  ciel  même  n'était  pas  tranquille;  tout  troué 
d'étoiles,  il  se  mouvait,  palpitait,   frissonnait.  Je  me 


182  LE    ROMAN   RUSSE. 

penchai  sur  le  fleuve  ;  là  aussi,  dans  ces  sombres  et  froides 
profondeurs,  les  étoiles  scintillaient,  tremblaient;  l'agi- 
tation de  la  vie  m'environnait,  et  moi-même,  je  me  sen- 
tais de  plus  en  plus  agité.  Je  m'accoudai  sur  le  rebord 
de  la  barque;  le  murmure  du  vent  à  mes  oreilles,  le  cla- 
potement sourd  de  l'eau  sous  le  gouvernail,  irritaient 
mes  nerfs,  les  fraîches  exhalaisons  des  flots  ne  parve- 
naient pas  à  les  calmer;  un  rossignol  chanta  sur  la  rive, 
son  chant  m'accabla  comme  un  poison  délicieux.  Des 
larmes  gonflaient  mes  paupières,  et  ce  n'étaient  pas  les 
larmes  des  vagues  ivresses  sans  cause.  Ce  que  je  ressen- 
tais, ce  n'était  pas  cette  sensation  confuse,  éprouvée 
naguère,  des  aspirations  infinies,  quand  l'âme  s'élargit 
et  vibre,  quand  il  lui  semble  qu'elle  va  tout  comprendre 
et  tout  aimer...  Non!  une  soif  de  bonheur  me  brûlait; 
je  n'osais  pas  encore  l'appeler  par  son  nom,  mais  le 
bonheur,  le  bonheur  jusqu'à  l'anéantissement,  voilà  ce 
que  je  voulais,  voilà  ce  qui  m'angoissait...  La  barque 
flottait  toujours,  le  vieux  passeur  s'était  assis  et  dormait, 
penché  sur  ses  rames.  » 


IV 


Ah!  les  belles  années  qui  suivirent  1860!  L'émancipa- 
tion des  serfs,  le  rêve  de  Tourguénef,  était  devenue  un 
fait  accompli  :  et  ce  n'était  que  l'aurore  des  grandes 
réformes.  De  partout  le  jour  nouveau  pénétrait  à  tor- 
rents dans  la  sombre  machine  vermoulue;  partout  le 


LE    ROMAN   RUSSE.  183 

bruit  des  ressorts  neufs  qui  la  remettaient  en  mouve- 
ment, un  éveil  joyeux  de  forces  et  d'espérances  long- 
temps contenues.  Ces  années  si  décisives  dans  l'histoire 
du  pays  ne  l'étaient  pas  moins  dans  l'histoire  intime 
d'Ivan  Serguiévitch;  il  venait  de  donner  sa  vie,  comme 
ses  vierges  donnent  la  leur,  sans  réserves  et  jusqu'à  la 
mort.  Déraciné  de  sa  patrie  par  une  amitié  toute-puis- 
sante, ilquittait  la  Russie,  où  il  ne  devait  plus  revenir  qu'à 
de  rares  intervalles,  pour  s'établir  d'abord  à  Bade,  puis  à 
Paris,  au  milieu  de  nous.  La  destinée  avait  comblé  tous 
les  vœux  de  l'homme,  de  l'écrivain,  du  patriote;  il  assis- 
tait à  la  renaissance  de  son  pays;  sa  gloire  le  suivait  en 
Occident,  avec  ses  ouvrages  traduits  dans  toutes  les 
langues.  On  pouvait  croire  que  s'il  reprenait  la  parole, 
après  ces  années  de  silence  et  de  repos,  ce  serait  pour 
redire  le  cantique  de  Siméon. 

C'eût  été  bien  mal  connaître  notre  pauvre  nature  hu- 
maine, et  en  particulier  cette  âme  de  poëte  à  jamais 
inassouvie.  Ce  qui  fait  la  joie  de  notre  cœur,  c'est  de 
bercer  un  rêve  tout  le  long  de  la  jeunesse,  et  non  de  le 
voir  réalisé  par  les  vieux  ans.  Qu'avons-nous  à  faire  de 
la  réalité  décolorée?  Tourguénef  rentra  en  scène  avec 
Fumée,  en  1868.  C'était  toujours  le  même  talent,  encore 
plus  mûr  et  savoureux;  ce  n'était  plus  tout  à  fait  l'âme 
candide  et  croyante  d'autrefois.  Dès  les  premières  pages 
du  livre,  le  désenchantement  fait  explosion;  s'il  s'agi- 
sait  d'un  autre  homme,  nous  dirions  que  la  poche  defiei 
a  crevé;  en  parlant  de  Tourguénef,  le  mot  serait  exa- 
géré; il  n'entrait  pas  de  fiel  dans  son  tempérament.  Ses 
saillies  douloureuses  sont  d'un  idéaliste  déçu,  étonné  «Je 
voir  que  ses  chères  idées,  appliquées  aux  hommes,  ne 


184  LE    ROUAN   RUSSB. 

les  ont  pas  rendus  parfaits.  Le  ressentiment  de  cette  dé- 
ception va  quelquefois  jusqu'à  l'injustice;  ce  crayon 
chagrin  nous  montrera  désormais  certaines  figures 
poussées  au  noir,  partant  moins  vraies  que  celles  des 
œuvres  anciennes.  Le  monde  décrit  dans  Fumée,  c'est  ce 
monde  russe  qui  vit  à  l'étranger  et  qui  n'y  porte  pas 
toujours  les  meilleures  qualités  du  sol  natal  :  grands 
seigneurs  et  femmes  équivoques,  étudiants  et  conspira- 
teurs. La  scène  se  passe  à  Bade,  où  l'auteur  avait  pu 
l'étudier  à  loisir.  Dans  cette  galerie  comique  de  «  géné- 
raux de  Kursaal  »,  de  princesses  en  pique-nique,  de  sla- 
vophiles  vantards,  de  commis  voyageurs  en  révolutions, 
il  y  a  bien  des  traits  pris  sur  le  vif,  mais  la  physiono- 
mie d'ensemble  est  chargée;  le  défaut  de  mesure  est  d'au- 
tant plus  sensible  que,  dans  la  pensée  de  l'auteur,  ces 
personnages  ne  sont  pas  des  types  d'exception,  mais 
bien  la  représentation  fidèle  de  la  haute  et  basse  société 
russe. 

En  outre,  le  procédé  de  l'artiste  est  modifié.  Jadis,  en 
nous  montrant  les  batailles  d'idées,  il  nous  laissait  juges 
du  camp  :  maintenant  il  se  substitue  à  nous  et  insinue 
son  opinion.  Il  y  a,  pour  le  romancier  et  le  dramaturge, 
deux  manières  d'exposer  les  thèses  morales  :  avec  ou 
san«  intervention  personnelle.  Prenons  des  exemples 
familiers  à  tout  le  monde.  Voici,  dans  les  Misérables,  deux 
conceptions  antagonistes  du  devoir  et  de  la  vertu,  per- 
sonnifiées par  Jean  Valjean  et  Javert;  nous  pourrions 
hé  i'er  sur  leur  valeur  réciproque;  mais  l'auteur  jette 
d'un  «eul  côté  tout  le  poids  de  son  éloquence,  il  divinise 
l'une  de  ces  conceptions  et  rabaisse  l'autre,  il  force  notre 
verdict.  Voilà,  au  contraire,  dans  le  Gendre  de  M.  Poirier, 


LE    ROMAN    RUSSE.  185 

deux  façons  de  comprendre  l'honneur,  deux  mondes 
d'idées  dissemblables,  le  marquis  de  Presle  et  son  beau- 
père;  l'auteur  s'efface,  il  éclaire  également  ses  deux 
personnages,  leurs  mérites  et  leurs  ridicules,  le  fort  et  le 
faible  de  leurs  thèses  :  jusqu'au  bout,  nous  balançons  à 
nous  prononcer  entre  eux,  l'intérêt  du  drame  naît  de  ce 
conflit  d'idées.  Je  préfère  cette  seconde  manière,  qui  me 
parait  exiger  plus  d'art,  qui  est  plus  proche  de  la  vie 
réelle,  où  la  vérité  n'est  jamais  claire,  où  le  bien  et  le  mal 
sont  étroitement  mêlés  dans  tous  les  camps.  Tourguénef 
s'est  tenu  à  cette  méthode  équitable  dans  ses  premières 
études  sociales;  dans  les  dernières,  Fumée  et  Terres 
vierges,  il  intervient  visiblement.  Un  personnage  de 
second  plan,  une  sorte  d'Olivier  de  Jalin,  comme  le 
Potouguine  de  Fumée,  a  mission  de  nous  révéler  la 
pensée  de  l'écrivain  et  de  clore  les  débats. 

Ces  réserves  faites,  je  reconnais  que  les  sorties  de 
Potouguine  sont  le  plus  souvent  ruisselantes  de  verve 
et  de  bon  sens.  L'  «  Occidental  »  daube  sur  ses  bêtes 
noires,  les  slavophiles,  il  ridiculise  les  travers  nationaux, 
et  surtout  cette  manie  d'affirmer  que  les  choses  les  plus 
communes  prennent  une  vertu  mystique  en  touchant  le 
sol  russe.  Il  trouve  des  traits  bien  spirituels  pour  carac- 
tériser cette  infatuation;  par  exemple,  quand  il  parle  de 
la  «  littérature  en  cuir  de  Russie  »,  quand  il  dit  :  «  Chez 
nous,  deux  et  deux  font  quatre,  mais  avec  plus  de  har- 
diesse qu'ailleurs.  »  Après  avoir  vidé  son  carquois,  le 
romancier  noue  une  intrigue  d'amour,  il  s'y  montre, 
comme  toujours,  maître  des  secrets  du  cœur  humain. 
Mais,  ici  encore,  notre  auteur  a  changé  de  manière. 
Jadis,  il  ne  se  plaisait  qu'aux  émotions  virginales,  la 


186  LE    ROMAN    RUSSE. 

femme  ne  l'intéressait  que  jeune  fille,  il  peignait  l'amoui 
loyal,  marchant  le  front  haut,  même  alors  qu'il  brave  le 
monde.  Pour  la  première  fois,  dans  Pères  et  Fils,  il  avait 
donné  un  rôle  de  grande  coquette  à  une  jeune  veuve,  et 
avec  quelles  précautions  !  Maintenant,  dans  Fumée  et  les 
Eaux  printanières,  il  nous  montre  les  passions  cruelles, 
leurs  tôt  tures,  leurs  mensonges,  leurs  abîmes  sans  issue. 
La  jeune  fille  est  toujours  là,  tenue  en  réserve  pour  sau- 
ver au  dénoûment  le  pécheur  repentant;  mais  ce  n'est 
qu'une  pâle  figure  reculée  sur  les  plans  lointains. 

D'aucuns  préféreront  peut-être  ce  bruit  de  tempêtes 
aux  harmonies  délicieuses  des  premiers  romans;  c'est 
affaire  de  goût,  et  je  ne  veux  pas  diminuer  le  mérite  de 
Fumée,  qui  reste  un  chef-d'œuvre  d'un  autre  genre;  je 
constate  seulement  qu'à  l'approche  du  soir,  l'âme  limpide 
du  poëte  a  reflété  de  lourds  nuages  et  des  cieux  trou- 
blés. A  la  fin  des  Eaux  printanières,  après  cette  merveil- 
leuse scène  de  la  séduction,  vraie  comme  la  vie,  comme 
la  faiblesse  de  l'homme  et  le  pouvoir  diabolique  de  la 
femme,  il  y  a  des  pages  pleines  d'une  telle  rancœur, 
qu'on  se  sent  pris  de  pitié  pour  l'écrivain  qui  a  pu  les 
trouver. 

En  1877,  Tourguénef  publia  dans  le  Messager  d'Europe 
son  dernier  roman  de  longue  haleine,  Terres  vierges.  Si 
mes  souvenirs  sont  exacts,  la  traduction  française  parut 
d'abord  dans  le  journal  le  Temps,  comme  pour  ta  ter  le 
terrain;  puis  l'original  se  risqua  en  Russie  et  y  circula 
sans  obstacle.  Rien  ne  fait  mieux  mesurer  le  chemin 
parcouru  depuis  le  jour  où  la  censure  s'émouvait  si  fort 
de  la  lettre  sur  Gogol.  Avec  l'œuvre  nouvelle,  le  roman- 
cier se  hasardait  dans  les  cendres  brûlantes,  sur  une 


LE    ROMAN    RUSSE.  187 

route  qui  conduisait  autrefois  jusqu'en  Sibérie.  L'ambi- 
tion lui  était  venue  de  décrire  ie  monde  souterrain  qui 
commençait  dès  lors  à  inquiéter  l'Empire;  après  avoir 
signalé  le  premier  et  exploré  depuis  vingt-cinq  ans  tous 
les  courants  d'idées  jaillis  du  sol  russe,  l'observateur  se 
devait  de  parfaire  sa  tâche  en  nous  montrant  l'aboutis- 
sement logique  de  ces  courants;  puisqu'ils  disparaissaient 
sous  terre,  il  fallait  les  suivre  et  tenter  bravement  la 
descente  aux  enfers.  Il  était  piqué  au  jeu,  d'ailleurs,  par 
un  rival  qui  l'avait  devancé;  comme  on  le  ver;  i,  Terres 
vierges  est  une  réponse  indirecte  aux  Possédés,  de  Dos- 
toïevsky.  La  tentative  ne  fut  pas  pleinement  heureuse. 
Absent  de  son  pays  depuis  quinze  ans,  Tourguénef  était 
mal  placé  pour  guetter  dans  ses  transformations  inces- 
santes ce  monde  dérobé,  presque  inaccessible.  Là  où 
l'étude  d'après  nature  est  rarement  possible,  où  il  faut 
procéder  par  induction,  on  est  mal  venu  de  chercher 
des  représentations  plastiques.  Notre  romancier  s'était 
flatté  de  fixer  dans  des  formes  sensibles  les  tendances 
encore  si  confuses  des  nihilistes;  limage  se  perdit  dans 
la  chambre  obscure  et  refusa  de  venir  à  la  lumière  du 
plein  jour. 

Voilà  pourquoi  Terres  vierges,  au  moins  dans  la  pre- 
mière partie,  a  quelque  chose  de  gris  et  d'effacé  qui 
contraste  avec  les  reliefs  puissamment  modelés  des 
œuvres  antérieures.  L'auteur  nous  introduit  dans  le 
cercledes  conspirateurs  à  Pétersbourg.  Un  de  ces  jeunes 
gens  s'engage  en  qualité  de  précepteur  chez  un  riche 
fonctionnaire  qui  l'emmène  en  province.  Niéjdauof  ren- 
contre là  une  jeune  fille  noble,  traitée  par  les  maitresde 
la  maison  en  parente  pauvre,  aigrie  par  de  longues  hu- 


188  LE    ROMAN    RUSSE. 

milia lions;  elle  prend  feu  pour  les  idées  encore  plus  que 
pour  la  personne  de  l'apôtre;  tous  deux  s'enfuient  un 
beau  malin  et  forment  une  de  ces  unions  libres  où  l'on 
vit.  comme  frère  et  sœur  en  travaillant  au  grand  œuvre 
social.  Ils  «  vont  dans  le  peuple  »,  avec  leurs  affiliés  de 
province.  Mais  Niéjdanof  n'est  pas  armé  pour  la  terrible 
lutte,  c'est  un  faible,  un  rêveur,  un  poëte  qui  passe  en 
secret  les  nuits  sur  son  cahier  de  vers.  Déchiré  de  doutes 
et  de  découragements,  il  s'aperçoit  bientôt  que  tout  est 
malentendu  dans  son  âme;  il  n'aime  pas  la  cause  à 
laquelle  il  se  sacrifie,  il  ne  sait  pas  la  servir;  il  aime  mal 
la  femme  qui  s'est  sacrifiée  pour  lui,  il  se  sent  décroître 
dans  l'estime  de  cette  dévouée.  Las  de  la  vie,  trop  fier 
pour  reculer,  assez  généreux  pour  vouloir  libérer  à  tout 
prix  sa  compagne  avanl  qu'un  instant  d'oubli  ait  fait 
d'elle  sa  maîtresse,  Niéjdanof  se  tue;  il  a  deviné  qu'un 
de  ses  amis,  mieux  équilibré  que  lui,  aime  secrètement 
Marianne  et  va  être  aimé  d'elle;  il  unit  en  mourant  les 
mains  de  ces  deux  êtres,  animés  du  même  courage.  Le 
roman  finit  par  le  récit  d'une  échauffourée  avortée,  qui 
montre  l'inanité  et  l'enfantillage  de  la  propagande  révo- 
lutionnaire dans  le  peuple.  Ce  Niéjdanof,  si  invraisem- 
blable qu'il  puisse  nous  paraitre,  est  le  caractère  le  plus 
vivant  et  le  plus  vrai  du  livre;  celui-là  a  été  pris  sur 
nature,  dans  le  fin  fond  des  misères  morales  de  la  jeu- 
nesse russe. 

D'autres  figures  de  révolutionnaires  flottent  dans  la 
pénombre,  elles  passent  en  chuchotant  des  choses  inin- 
telligibles. Les  représentants  des  hautes  classes,  du 
monde  officiel,  sont  traités  plus  durement  encore  que 
dans  Fumée  :  ils  ont  toutes  les  suffisances,  tous  les  ridi- 


LE    ROMAN    RUSSE.  t«9 

cules  et  pas  un  mérite;  de  ce  parti  pris  résultent  des 
caricatures,  un  manque  d'équilibre  et  un  faux  jour  dans 
l'ensemble  de  l'œuvre.  En  revanche,  les  apôtres  de  la  foi 
nouvelle  ont  une  auréole  de  générosité  et  de  dévoue- 
ment. Entre  l'égoisme  de  la  vie  courante  d'une  part,  la 
foi  vive  et  l'abnégation  farouche  d'autre  part,  le  choix 
de  l'écrivain  idéaliste  était  forcé;  la  chaleur  de  son  cœur 
le  précipite  sans  précautions  du  côté  où  le  désintéresse- 
ment est  plus  visible.  11  prête  à  ces  rudes  natures,  toutes 
d'une  pièce,  une  délicatesse  de  sentiments  qui  les  poé- 
tise ;  il  nous  cache  et  se  cache  à  lui-même  les  contrastes 
révoltants,  les  instincts  brutaux.  11  avait  eu  une  vision 
plus  réelle,  le  jour  où  il  avait  aperçu  l'énergique  Bazarof, 
avec  son  profil  de  loup  fuyant  dans  les  bois.  Je  crois  que 
Tourguénef  a  été  égaré  par  sa  sensibilité,  en  peignant 
les  caractères  des  nihilistes;  il  a  été  mieux  servi  par  sa 
raison  en  faisant  justice  de  leurs  idées,  de  leurs  décla- 
mations puériles,  de  leurs  espérances  aveugles. 

Les  meilleures  pages  du  livre  sont  celles  où  l'auteur 
nous  démontre  par  les  faits  l'impossibilité  d'un  contact 
entre  les  propagandistes  et  le  peuple.  Les  raisonnements 
abstraits  se  brisent  sur  la  dure  cervelle  du  moujik;  Niéj- 
danof  veut  prêcher  dans  un  cabaret,  les  paysans  le  for- 
cent à  boire,  il  tombe  ivre-mort  au  second  verre  de 
vodka  et  s'éloigne  au  milieu  des  huées;  un  autre,  qui 
tente  de  soulever  son  village,  est  livré  les  mains  liées  à 
la  justice  par  les  villageois.  Par  moments,  Tourguénef 
met  le  doigt  sur  le  principe  même  de  l'erreur  révolu- 
tionnaire; ses  nihilistes,  dans  un  élan  irréfléchi  de  soli- 
darité, veulent  soulever  instantanément  une  populace 
ignorante  jusqu'à  l'échelon  intellectuel  où  ils  sont  eux- 


190  LE    ROMAN    RUSSE. 

mêmes  parvenus;  ils  oublient  que  le  temps  a  seul  pou- 
voir d'opérer  ce  miracle,  ils  se  flattent  de  remplacer  son 
action  par  des  formules  cabalistiques;  ils  se  brisent  les 
poings  à  cet  effort  impossible.  Le  poète  voit  tout  cela  et 
nous  le  fait  très-bien  comprendre;  mais  comme  il  est 
poète,  il  se  laisse  séduire  par  la  beauté  morale  du  sacri- 
fice indépendamment  de  l'objet,  et  son  indulgence 
redouble  en  raison  même  de  la  vanité  prouvée  du 
sacrifice. 

C'est  peut-être  le  lieu  de  toucher  un  point  délicat  que 
je  ne  veux  pas  éviter.  Certaines  revendications  poli- 
tiques, élevées  sur  la  tombe  de  l'écrivain,  ont  causé  un 
gros  émoi  en  Russie,  et  le  deuil  national  a  risqué 
d'être  troublé  par  d'amers  ressentiments.  Déjà,  du  vivant 
de  Tourguénef,  les  feuilles  de  Moscou  avaient  mené 
contre  lui  une  violente  campagne,  à  la  suite  de  la  publi- 
cation, dans  un  journal  français,  des  Mémoires  dun  nihi- 
liste. Ce  fragment  autobiographique  n'est  pas  une 
œuvre  d'imagination  :  notre  romancier  le  tenait  d'un 
de  ses  compatriotes,  échappé  des  prisons  russes.  Comme 
il  le  dit  dans  sa  lettre  d'introduction,  ce  curieux  opus- 
cule se  recommande  par  l'accent  de  vérité  qui  y  règne, 
par  l'absence  de  récrimination.  On  retrouva  dans  les 
Mémoires  d'un  nihiliste  cette  plainte  voilée  et  passive, 
dont  je  parlais  plus  haut,  cette  curiosité  psychologique 
du  Russe  qui  étudie  avec  tant  d'application  les  effets  de 
la  souffrance  sur  son  âme,  qu'il  oublie  d'incriminer  les 
auteurs  de  cette  souffrance.  Il  y  a  dans  ce  morceau  un 
réalisme  minutieux,  une  claire  vue  de  soi-même  dans  la 
gradation  du  désespoir,  qui  rappellent  certaines  pages 
de  Dostoïevsky.  Mais  la  littérature  du  proscrit  ne  trouva 


LE   ROMAN   RUSSE.  191 

pas  grâce  en  Russie;  on  en  voulut  à  Tourguénef  de  sa 
lettre  indulgente,  on  l'accusa  de  complicité  avec  les 
ennemis  de  l'État. 

D'autre  part,  le  parti  extrême  a  essayé  de  tirer  à  lui 
cette  grande  ombre;  on  a  parlé  de  subventions  accor- 
dées par  l'écrivain  à  une  feuille  malfaisante.  C'est  par- 
faitement invraisemblable.  Ivan  Serguiévitch  avait  la 
main  facile  comme  le  cœur  et  donnait  indistinctement  à 
toutes  les  misères;  il  suffisait  d'être  Russe  pour  trouver 
sa  porte  ouverte,  sa  bourse  prête,  et  de  bonnes  paroles 
sur  ses  lèvres;  mais  s'il  a  secouru  les  hommes,  il  n'a  cer- 
tainement pas  coopéré  à  leur  politique.  Comment  aurait- 
il  trempé  dans  des  complots  sauvages  et  stériles,  lui, 
l'Occidental,  l'homme  de  la  civilisation  raffinée  et  des 
élégances  de  pensée?  Ses  opinions  flottèrent  toujours 
dans  un  libéralisme  vaporeux,  rapporté  à  vingt  ans  des 
universités  d'Allemagne,  plus  enclin  à  se  bercer  de  rêves 
qu'à  s'employer  dans  la  pratique.  Au  surplus,  il  suffit 
de  lire  attentivement  Terres  vierges  pour  marquer  le 
degré  de  latitude  où  Tourguénef  entendait  se  maintenir. 

11  y  a  là  un  certain  Solomine,  un  jeune  directeur  de 
fabrique,  qui  représente  les  idées  moyennes  et  parle 
évidemment  pour  l'auteur.  Solomine  a  été  entrainé  par 
les  propagandistes,  mais  son  bon  sens  lui  fait  voir  le 
néant  de  leurs  efforts;  s'il  n'a  aucun  goût  pour  les  tchi- 
novniks  qui  administrent  la  terre  russe,  il  n'a  aucune 
confiance  dans  les  enfants  qui  la  minent  sourdement;  il 
se  sépare  peu  à  peu  de  ces  derniers,  il  se  tire  les  grègues 
sauves  de  l'échauffourée  finale,  et  va  fonder  dans  l'Oural 
une  usine  prospère  «  sur  certaines  bases  coopératives  ». 
Ne  soyons  pas  indiscret,  ne  demandons  pas  au  bon  Ivan 


192  LE    ROMAN    RUSSE. 

Serguiévitch  quelles  sont  ces  bases;  le  romancier  voulait 
que  son  socialiste  fût  conséquent  et  intéressant  jusqu'au 
bout,  il  le  lance  dans  la  coopération  et  le  laisse  s'y 
dépêtrer;  les  lecteurs  russes  n'en  demandent  pas  davan- 
tage, et  tout  le  monde  est  content. 

Mais  je  parle  bien  au  long,  vraiment,  de  la  politique 
d'un  poète.  Cet  homme  qui  fut  un  naïf,  au  plus  noble 
sens  du  mot,  pour  tant  de  choses  inférieures,  a  bien  pu 
l'être  en  politique.  Ceux  qui  disputeraient  plus  long- 
temps sur  la  couleur  de  son  drapeau  risqueraient  eux- 
mêmes  d'être  taxés  de  naïveté.  11  ne  faut  ni  s'étonner  ni 
s'émouvoir  parce  que  les  lyres  délicates  sonnent  faux 
quand  la  politique  égare  ses  grosses  vilaines  mains  sur 
leurs  cordes;  il  n'y  a  qu'à  ne  pas  les  écouter,  à  garder 
une  juste  mesure  entre  la  république  de  Platon,  qui 
bannissait  les  poètes,  et  celle  de  1848,  qui  leur  offrait 
des  présidences. 

Tourguénef  écrivit  encore,  vers  cette  même  époque, 
cinq  ou  six  nouvelles,  dont  une,  le  Roi  Lear  de  la  steppe, 
rappelle  les  meilleures  pages  des  Récits  d'un  chasseur  par 
l'intensité  de  l'émotion.  Je  ne  puis  m'attarder  à  chacun 
de  ces  matériaux  :  il  est  temps  de  nous  retourner  pour 
jeter  un  regard  d'ensemble  sur  le  monument. 


Ivan  Serguiévitch  y  a  logé  la  société  russe;  il  a  résumé 
la  conception  qu'il  s'en  faisait  dans  quelques  types  gêné- 


LE   ROMAN    RUSSE.  193 

raux,  toujours  en  scène.  Considérons-les  avec  intérêt  ; 
la  littérature  postérieure  est  revenue  sur  ces  types,  sans 
presque  les  modifier;  il  faut  croire  qu'ils  rendent  fidè- 
lement la  physionomie  de  cette  société,  du  moins 
telle  qu'elle  se  voit  elle-même.  C'est  d'abord  le  paysan, 
doux,  résigné,  endormi,  touchant  dans  ses  souffrances 
comme  l'enfant  qui  ne  sait  pas  pourquoi  il  souffre; 
malin  et  rusé  d'ailleurs,  quand  il  n'est  pas  abruti  par 
l'ivresse,  soulevé  de  loin  en  loin  par  des  fureurs  ani- 
males. Au-dessus,  les  classes  intelligentes  et  moyennes, 
les  petits  propriétaires  de  campagne,  et  parmi  eux  les 
représentants  de  deux  générations  :  le  vieux  seigneur, 
bonhomme,  ignorant,  avec  des  traditions  respectables  et 
des  vices  grossiers,  dur  par  longue  habitude  pour  les 
serfs,  servile  lui-même,  mais  excellent  dans  les  autres 
relation  ?  de  la  vie. 

Tout  différent  est  le  jeune  homme  de  cette  même 
classe  :  quelquefois  précipité  dans  le  nihilisme  par  le 
vertige  d'une  croissance  intellectuelle  trop  rapide;  le 
plus  souvent  instruit,  mélancolique,  riche  en  idées  et 
pauvre  en  actes,  «  se  préparant  toujours  à  travailler  », 
tourmenté  par  un  idéal  de  bien  public  vague  et  géné- 
reux; c'est  le  type  de  prédilection  du  roman  russe;  nous 
l'avons  vu  naitre  chez  Gogol,  nous  le  reverrons  encore 
plus  développé  chez  Tolstoï.  Le  héros  qu'aiment  les 
jeunes  filles  et  que  leur  disputent  les  femmes  roma- 
nesques, ce  n'est  pas  un  brillant  officier,  un  artiste,  un 
grand  seigneur  magnifique,  c'est  presque  toujours  ce 
Hamlet  bourgeois,  honnête,  cultivé,  d'intelligence  tran- 
quille et  de  volonté  faible,  qui  revient  de  l'étranger 
avec  des  théories  scientifiques  sur  l'amélioration  de  la 


194  LE    ROMAN   RUSSE 

terre  et  du  sort  des  paysans,  qui  brûle  d'appliquer  ces 
théories  dans  «  son  bien  »;  cela,  c'est  le  grand  point; 
un  personnage  de  roman  qui  veut  conquérir  des  sym- 
pathies doit  revenir  dans  «  son  bien  » ,  pour  y  améliorer 
la  terre  et  le  sort  des  paysans.  Le  Russe  devine  que  là, 
là  seulement  est  l'avenir,  le  secret  de  force;  mais,  de 
son  propre  aveu,  il  ne  sait  comment  s'y  prendre. 

Passons  aux  femmes  de  la  même  classe.  Rien  à  dire 
des  mères;  par  un  parti  pris  curieux,  qui  révèle  quelque 
plaie  ancienne  du  cœur,  toutes  les  mères  des  romans  de 
Tourguénef,  sans  une  exception,  sont  mauvaises  ou 
grotesques.  Il  réserve  les  trésors  de  sa  poésie  aux  jeunes 
filles.  Pour  lui,  la  pierre  angulaire  de  la  société  est  cette 
jeune  fille  de  province,  librement  élevée  dans  un  milieu 
modeste,  foncièrement  droite,  aimante,  point  roma- 
nesque, moins  intelligente  que  l'homme,  plus  décidée: 
chaque  roman  met  en  jeu  une  volonté  féminine,  gui- 
dant les  irrésolutions  des  hommes.  —  Tel  est,  à  grands 
traits,  le  monde  dépeint  par  l'écrivain.  Chaque  fois 
qu'il  s'y  renferme,  l'accent  de  vérité  est  si  frappant 
que  le  lecteur  s'écrie  en  fermant  le  livre  :  «  Si  ces  gens- 
là  ont  vécu,  ils  n'ont  pas  pu  vivre  autrement!  »  Ce  cri 
sera  toujours  la  meilleure  sanction  des  œuvres  d'ima- 
gination. 

Il  nous  manque  les  hautes  classes  pour  compléter  le 
tableau.  Tourguénef  n'y  a  touché  qu'incidemment,  dans 
ses  dernières  œuvres,  par  des  esquisses  sommaires,  toutes 
dans  la  manière  noire.  Son  regard  n'était  pas  tendu  de  ce 
côté  et  son  esprit  était  prévenu.  La  jeune  fille  si  parfaite  de 
tout  à  l'heure,  dès  que  la  fortune  la  porte  sur  les  sommet! 
sociaux,  devient  une  femme  frivole,   pervertie,    avec 


LE   ROMAN   RUSSE.  195 

toutes  les  bizarreries  de  l'esprit  et  du  tempérament; 
l'homme  qui  s'élève  aux  dignités  et  touche  aux  affaires 
publiques  va  joindre  à  son  irrésolution  native  la  hâblerie 
et  la  sottise.  Il  y  a  lieu  d'en  appeler  de  ces  jugements 
rapides  et  exclusifs.  Pour  nous  faire  une  opinion,  il 
faudra  attendre  Léon  Tolstoï  :  celui-ci  ne  changera  guère 
les  types  fixés  par  son  devancier  pour  les  basses  et 
moyennes  classes,  mais  il  creusera  dans  les  plus  intimes 
replis  l'âme  complexe  de  l'homme  d'État,  du  courtisan, 
de  la  grande  dame  ;  il  achèvera  l'édifice  dont  Tourguénef 
a  posé  les  assises  et  négligé  le  faite. 

Il  ne  faut  pas  demander  à  notre  romancier  les  intri- 
gues compliquées,  les  aventures  extraordinaires  dont 
l'ancien  roman  français  était  si  friand.  Il  ne  montre  pas 
la  lanterne  magique,  il  montre  la  vie;  les  faits  en  eux- 
mêmes  l'intéressent  peu;  il  ne  les  voit  qu'à  travers  l'âme 
humaine  et  dans  leur  contre-coup  sur  l'individu  moral. 
Son  plaisir  est  d'étudier  des  caractères  et  des  senti- 
ments, aussi  simples  que  possible,  pris  dans  la  réalité 
quotidienne;  mais,  et  c'est  là  son  secret,  il  voit  cette 
réalité  avec  une  telle  émotion  personnelle  que  ses  por- 
traits ne  sont  jamais  prosaïques,  tout  en  restant  absolu- 
ment vrais.  Il  disait  de  Niéjdanof,  dans  Terres  vierges  : 
«  C'est  un  romantique  du  réalisme.  »  On  peut  lui  retour- 
ner le  mot. 

En  vérité,  je  ne  lui  connais  pas  de  rival  pour  la  sûreté 
du  goût,  la  tendresse,  je  ne  sais  quelle  grâce  tremblante 
également  répandue  sur  chaque  page,  qui  fait  penser  à 
la  rosée  du  matin.  Il  eût  pu  s'appliquer  cette  phrase 
d'un  personnage  de  G.  Eliot,  dans  Adam  Bede  :  «  Les 
mots  ^'arrivaient  comme  viennent  les  larmes,  quand 


|P<$  LE    ROMAN    RUSSE. 

notre  cœur  est  plein  et  que  nous  ne  pouvons  les  empê- 
cher, «i  Nul  n'eut  plus  de  sentiment  et  plus  d'horreur  du 
sentimentalisme  :  nul  ne  sut  mieux  indiquer  d'un  seul 
mot  toute  une  situation,  toute  une  crise  du  cœur.  Cette 
retenue  fait  de  lui  un  phénomène  unique  dans  la  littéra- 
ture russe,  toujours  noyée;  il  avait  le  droit  de  railler  les 
écrivains  de  son  pays,  qui,  «  ayant  à  dire  que  le  propre 
de  la  poule  est  de  pondre  des  œufs,  ont  besoin  de  vingt 
pages  pour  développer  cette  grande  vérité  et  ne  par- 
viennent pas  a  s'en  tirer.  »  —  On  devine  dans  la  moindre 
production  d'Ivan  Serguiévitch  un  travail  de  réduc- 
tion acharné,  le  souci  de  l'art  tel  que  l'entendaient  les 
maîtres  classiques. 

De  pareilles  qualités,  rehaussées  par  la  magie  du 
style,  par  une  langue  toujours  exacte  et  parfois  magni- 
fique, assurent  à  Tourguénef  une  place  éminente  dans  la 
littérature  contemporaine.  M.  Taine  me  permettra  de 
citer  ici  une  opinion  qui  emprunte  un  grand  poids  à 
l'autorité  de  son  nom;  je  lui  ai  souvent  entendu  dire 
qu'à  son  estime,  Tourguénef  était  un  des  artistes  les 
plus  parfaits  que  le  monde  ait  possédés  depuis  ceux  de 
la  Grèce.  La  critique  anglaise,  qui  regarde  froidement 
et  n'est  pas  suspecte  d'exagération,  lui  accorde  le  pre- 
mier rang1;  je  voudrais  souscrire  à  cet  arrêt,  quand  je 
relis  l'enchanteur;  mais  je  me  reprends  et  j'hésite  en  pen- 
sant à  ce  prodigieux  Tolstoï,  qui  enchaine  mon  admira- 
tion et  terrasse  mon  jugement.  Aussi  bien,  il  faut  laisser 
le  dernier  mot  à  l'avenir  dans  ces  questions  de  préséance. 

Après  Terres  vierges,  le  repos  du  déclin  commença.  Le 

1  Europe  hat  been  unanimout  in  according  to  Tourguénef  the  fini  rank 
m  coutemporary  literature.  {The  Athenœum,  8  sept.  1883.) 


LE    ROMAN   RUSSE.  197 

talent  restait  entier,  l'intelligence  vigoureuse  et  curieuse; 
mais  cette  intelligence  flottait  en  quelque  sorte,  elle 
semblait  chercher  une  voie  perdue,  comme  il  arrive 
pour  d'autres  au  début  de  la  vie.  11  y  avait  bien  des 
causes  à  ce  découragement.  L'écrivain  russe  a  retiré  de 
son  long  séjour  parmi  nous  de  grands  avantages  et  quel- 
ques inconvénients.  A  l'origine,  l'étude  de  nos  maîtres, 
l'amitié  et  les  conseils  de  Mérimée  lui  furent  d'un  pré- 
cieux secours;  il  dut  peut-être  à  ces  fréquentations  lit- 
téraires la  discipline  intellectuelle,  la  clarté,  la  préci- 
sion, mérites  si  rares  chez  les  prosateurs  de  son  pays. 
Plus  tard  il  s'éprit  d'enthousiasme  pour  Flaubert;  je 
rencontre  dans  les  œuvres  complètes  d'excellentes  tra- 
ductions dHérodiade  et  de  la  Légende  de  saint  Julien  l'Hospi* 
talier.  Enfin,  après  les  pères  du  naturalisme,  ses  amitiés 
le  rattachèrent  aux  successeurs  du  second  degré;  il  se 
figurait  innocemment  qu'il  appartenait  à  leur  école, 
il  écoutait  leurs  doctrines  et  faisait  des  efforts  inquiets 
pour  concilier  ces  doctrines  avec  son  ancien  idéal. 

D'autre  part,  il  se  sentait  de  plus  en  plus  séparé  de 
son  pays  natal,  de  son  vrai  fonds  d'idées.  On  le  lui 
reprochait  parfois  en  Russie,  on  le  traitait  de  déserteur, 
de  distancé.  Les  tendances  de  ces  derniers  romans 
avaient  soulevé  des  récriminations  sincères  et  des  calom- 
nies intéressées.  Quand  il  revenait  à  Pétersbourg  ou  à 
Moscou,  de  loin  en  loin,  les  ovations  de  la  jeunesse 
l'accueillaient;  mais  d'autres  cercles  lui  témoignaient  de 
la  froideur;  il  voyait  une  partie  de  son  public  lui  échap- 
per, courir  aux  idoles  nouvelles.  Alors  même  qu'on  le 
saluait  respectueusement  comme  unaucêtre,  ce  Parisien 
d'esprit  et  de  langue  dut  se  dire  plus  d'une  fois  tout  bas  : 


188  LE    ROMAN    RUSSE. 

«  On  me  traite  en  vieux  bonze.  «  —  Ah!  comme  on  passe 
vile  vieux  bonze  en  littérature!  Lors  de  sa  dernière  appa- 
rition en  Russie,  pour  les  fêtes  de  Pouchkine,  les  étu- 
diants de  Moscou  dételèrent  sa  voiture;  mais  je  me  sou- 
viens qu'un  jour,  à  Pétersbourg,  en  revenant  de  chez  un 
haut  personnage,  Ivan  Serguiévitch  nous  dit,  sur  un  ton 
de  plaisanterie  non  exempt  d'amertume  :  «  11  m'a  appelé 
Ivan  Nikolaiévitch.  »  Cette  inadvertance  paraîtrait  bien 
vénielle  chez  nous,  où  l'on  n'est  heureusement  pas  obligé 
de  savoir  le  nom  du  père  de  chacun  :  dans  les  habitudes 
russes  et  vis-à-vis  d'une  célébrité  nationale,  l'erreur 
était  blessante;  elle  faisait  mesurer  la  crue  de  l'oubli. 

A  cette  même  époque,  j'eus  la  bonne  fortune  de  pas- 
ser une  soirée  entre  Tourguénef  et  Skobéler.  Le  jeune 
général  parlait  avec  sa  chaleur  et  son  éloquence  habi- 
tuelles, il  racontait  ses  longs  espoirs,  ses  vastes  pensées; 
le  vieil  écrivain  l'écoutait  en  silence,  l'enveloppant  de  ce 
regard  doux  et  voilé  qui  semblait  attirer  à  soi  les 
formes,  les  couleurs;  il  était  facile  de  voir  que  le  modèle 
posait  pour  le  peintre,  et  que  celui-ci  étudiait  cette  phy- 
sionomie étrange  pour  la  graver  dans  quelque  livre;  la 
mort  guettait  à  la  porte,  elle  n'a  permis  ni  au  héros  de 
vivre  son  roman,  ni  au  poète  de  l'écrire. 

Nous  reparlions  de  ces  souvenirs,  un  jour  du  prin- 
temps de  1883,  la  dernière  fois  que  j'eus  l'honneur  de 
voir  Ivan  Serguiévitch;  il  me  disait  :  «  Je  vais  le  rejoin- 
dre »,  et  l'on  sentait  trop  qu'il  disait  vrai,  en  regardant 
ce  corps  miné  par  de  cruelles  souffrances,  alangui  sur 
le  lit  de  repos.  Toute  la  vie  avait  reflué  dans  la  tête, 
superbe  sous  son  désordre  de  cheveux  blancs,  secouée 
avec  des  fiertés  de  lion  blessé.  Ses  yeux  s'arrêtaient  sur 


LE    ROMAN    RUSSE.  199 

un  tableau  de  Rousseau,  qu'il  aimait  entre  tous,  parce 
que  Rousseau  avait  compris  comme  lui  l'âme  et  la 
force  de  la  terre  :  un  chêne  décimé,  usé  par  les  hivers, 
jetant  au  vent  de  décembre  ses  dernières  feuilles  rousses. 
Entre  cette  peinture  et  le  noble  vieillard  quelle  conso- 
lait, il  y  avait  comme  un  lien  fraternel,  un  entretien 
résigné  sur  les  arrêts  communs  de  la  nature. 

Déjà  atteint  par  son  mal  rare  et  terrible,  un  cancer 
de  la  moelle  épinière,  Tourguénef  publia  encore  trois 
nouvelles  :  le  Chant  de  l'amour  triomphant,  brillante  fan- 
taisie dans  le  goût  de  Boccace,  ciselée  avec  un  art  minu- 
tieux, comme  un  bijou  florentin;  Clara  Militch,  une 
histoire  inspirée  sans  doute  par  un  drame  récent  qui 
venait  d'occuper  Paris;  l'auteur  y  raconte  la  mort  volon- 
taire d'une  jeune  actrice  et  essaye  de  nous  faire  com- 
prendre pourquoi  l'épidémie  du  suicide  sévit  sur  la 
jeunesse  russe  dans  d'effrayantes  proportions.  Dans  une 
autre  nouvelle  intitulée  Désespoir,  l'écrivain  s'efforçait  de 
concentrer  en  quelques  pages  cette  tristesse  nationale 
qu'il  avait  étudiée  et  reproduite  dans  toute  son  œuvre; 
il  mettait  à  nu  le  fatalisme  inconscient  qui  gouverne 
certaines  volontés  slaves,  qui  donne  à  ces  vagabonds 
moraux  un  air  de  famille  avec  les  victimes  du  fatum 
antique  dans  Eschyle  et  dans  Sophocle. 

Ce  fut  une  lugubre  ironie  du  sort  que  la  suprême  pro- 
duction du  romancier  portât  ce  titre  :  Désespoir.  Il  avait 
dit  son  dernier  mot  sur  cette  âme  russe  qu'il  fouillait  de- 
puis quarante  ans  :  il  se  tut.  Pourtant  l'artiste  survivait  à 
l'homme;  durant  les  crises  finales,  saturé  d'opium  et  de 
morphine,  il  narrait  à  ses  amis  les  rêves  étranges  qui  le 
hantaient  et  regrettait  de  ne  pas  pouvoir  les  écrire  : 


200  LE   ROMAN   RUSSE. 

«  Ce  serait  un  curieux  livre  »,  disait-il.  Il  en  avait  écrit 
quelques-uns  dans  une  de  ses  dernières  œuvres,  les  Poèmes 
en  prose;  courtes  symphonies  de  paroles,  rattachées  tantôt 
à  une  idée,  à  un  nom  flottant  dans  la  mémoire  du  vieil- 
lard, tantôt  à  des  visions  douloureuses  ou  fantastiques, 
de  celles  qui  assiègent  l'âme  quand  elle  se  débat  pour  fuir 

Peu  de  jours  avant  de  fermer  les  yeux,  il  prit  encore 
la  plume  et  rédigea  un  testament  touchant,  une  lettre 
adressée  à  son  ami  Léon  Tolstoï  :  avec  cet  adieu,  Tour- 
guénef  expirant  léguait  à  son  rival,  à  eon  héritier,  le 
souci  et  l'honneur  des  lettres  russes.  Voici  les  dernières 
lignes  de  cette  lettre  : 

«  Très-cher  Léon  Nikolaiévitch,  je  ne  vous  ai  pas  écrit 
depuis  longtemps;  j'étais  et  je  suis  sur  mon  lit  de  mort. 
Je  ne  puis  guérir,  il  n'y  a  plus  à  y  penser.  Je  vous  écris 
expressément  pour  vous  dire  combien  j'ai  été  heureux 
d'être  votre  contemporain,  et  pour  vous  exprimer  ma 
dernière,  instante  prière.  Mon  ami,  revenez  aux  travaux 
littéraires!  Ce  don  vous  est  venu  de  là  d'où  tout  nous 
vient.  Ah!  combien  je  serais  heureux  si  je  pouvais  penser 
que  vous  écouterez  ma  prière!...  Mon  ami,  grand  écri- 
vain de  notre  terre  russe,  exaucez  cette  prière!  Répon- 
dez-moi si  ce  papier  vous  est  parvenu;  je  vous  serre  une 
dernière  fois  sur  mon  cœur,  vous  et  tous  les  vôtres...  Je 
ne  i  uis  pas  davantage...  Je  suis  las!  »  —  Espérons  que 
ce  vœu  sera  entendu  par  le  seul  écrivain  digne  de  ramas- 
ser la  plume  tombée  de  ces  vaillantes  mains.  Comme  un 
soldat  frappé,  Ivan  Serguiévifch  avait  remis  ses  pouvoirs 
sur  les  âmes  à  un  autre  capitaine;  rien  ne  le  retenait 
plus,  il  partit  pour  faire  ailleurs  d'autres  songes,  plui 
tranquilles,  plus  beaux. 


LE    ROMAN    RUSSE.  201 

Ceux  qu'il  fit  ici-bas  sont  laborieux  et  tristes.  Nous 
les  avons  lous,  ramassés  dans  quelques  volumes,  raccourci 
d'une  longue,  d'une  puissante  vie  humaine.  Une  œuvre 
littéraire,  c'est  une  vie;  et  de  même  qu'il  y  a  dans  chaque 
existence  des  jours  qu'on  voudrait  effacer,  il  reste  dans 
toute  œuvre  des  pages  qu'il  eût  fallu  détruire.  Tourgué- 
nef  en  a  laissé  échapper  quelques-unes;  mais  l'ensemble 
de  son  legs  est  bon,  est  sain.  Disons-le  bien  en  quittant 
cet  homme,  —  parce  que,  en  dépit  des  doctrines  con- 
traires, cela  seul  importe,  cela  seul  est  l'honneur  de  qui- 
conque tient  une  plume,  —  dans  presque  tous  ses  livres, 
un  noble  souffle  passe,  élève  et  réchauffe  le  cœur.  C'est 
peu  de  chose  et  c'est  beaucoup,  ce  souffle  léger  resté 
d'une  ombre,  qui  nourrira  à  jamais  des  milliers  d'âmes. 
Ivan  Serguiévitch  a  disparu  comme  ces  paysans  de  son 
pays  d'Orel,  qui  vont  semant  le  grain  dans  les  labours 
d'automne;  la  plaine  de  blé  est  immense,  le  sillon  noir 
fuit  à  l'infini;  l'homme  le  remonte,  décroit,  s'évanouit 
dans  la  brume  et  va  s'asseoir,  épuisé  de  fatigue,  là-bas 
derrière  les  versants  ;  s'il  est  trop  vieux,  si  quelque  mal 
le  prend  cet  hiver,  on  le  couchera  sous  son  labour,  on 
l'oubliera.  Qu'importe?  Disparais,  pauvre  homme  de 
peine  qui  agitais  tes  bras  dans  le  vide,  sur  la  terre  nue. 
La  semence  demeure  et  vit;  aux  soleils  de  l'été  prochain, 
le  blé  va  sortir,  mûrir,  rouler  sur  la  steppe  des  vagues 
d'or,  et  dispenser  aux  multitudes  le  bon  pain,  le  pain  de 
force  et  de  courage. 


CHAPITRE   V 
LA   RELIGION   DE  LA  SOUFFRANCE.    —    DOSTOIEVSKY. 

Voici  venir  le  Scythe,  le  vrai  Scythe,  qui  va  révo- 
lutionner toutes  nos  habitudes  intellectuelles.  Avec  lui, 
nous  rentrons  au  cœur  de  Moscou,  dans  cette  mon- 
strueuse cathédrale  de  Saint-Basile,  découpée  et  peinte 
comme  une  pagode  chinoise,  bâtie  par  des  architectes 
tartares,  et  qui  abrite  pourtant  le  Dieu  chrétien.  Sortis 
de  la  même  école,  portés  par  le  même  mouvement 
d'idées,  débutant  ensemble  la  même  année,  Tourguénef 
et  Dostoïevsky  présentent  des  contrastes  bien  tranchés; 
ils  ont  un  trait  de  ressemblance,  le  signe  ineffaçable  des 
«  années  quarante  »,  la  sympathie  humaine.  Chez  Dos- 
toïevsky, cette  sympathie  s'exalta  en  pitié  désespérée 
pour  les  humbles,  et  sa  pitié  le  fit  maitre  de  ce  peuple, 
qui  crut  en  lui. 

Il  y  a  des  liens  secrets  entre  toutes  les  formes  d'art 
nées  à  la  même  heure;  l'inclination  qui  porta  ces  écri- 
vains russes  à  l'étude  de  la  vie  réelle,  et  l'attrait  qui 
ramenait,  vers  la  même  époque,  nos  grands  paysagistes 
français  à  l'observation  de  la  nature,  semblent  découler 
du  même  sentiment.  Corot,  Rousseau,  Millet  donneraient 


204  LE    ROMAN    RUSSE. 

une  idée  assez  exacte  de  la  tendance  commune  et  des 
nuances  personnelles  dans  les  trois  talents  que  nous 
déchiffrons;  la  préférence  que  l'on  garde  à  l'un  de  ces 
peintres  préjuge  le  goût  que  l'on  ressentira  pour  l'un 
de  ces  romanciers.  Je  ne  voudrais  pas  forcer  la  compa- 
raison, mais  elle  est  encore  le  seul  moyen  de  mettre 
vite  l'esprit  à  l'aise  dans  l'inconnu  :  Tourguénef  a  la 
grâce  et  la  poésie  de  Corot;  Tolstoï,  la  grandeur  simple 
de  Rousseau;  Dostoïevsky,  l'âpreté  tragique  de  Millet. 

On  traduit  enfin  ses  romans  en  France,  et  ce  qui 
m'étonne  davantage,  on  semble  les  lire  avec  plaisir.  Cela 
me  met  à  l'aise  pour  parler  de  lui.  On  ne  m'aurait  pas 
cru,  si  j'avais  essayé  de  montrer  cette  étrange  figure 
avant  qu'on  pût  en  vérifier  la  ressemblance  dans  les 
livres  où  elle  se  reflète;  mais  on  aurait  peine  à  com- 
prendre ces  livres  si  l'on  ne  savait  la  vie  de  celui  qui  les 
a  créés,  j'allais  dire  qui  les  a  soufferts  :  peu  importe,  le 
premier  mot  renferme  toujours  le  second. 

En  entrant  dans  l'œuvre  et  dans  l'existence  de  cet 
homme,  je  convie  le  lecteur  à  une  promenade  toujours 
triste,  souvent  effrayante,  parfois  funèbre.  Que  ceux-là 
y  renoncent  qui  répugnent  à  visiter  les  hospices,  les 
salles  de  justice,  les  prisons,  qui  ont  peur  de  traverser 
la  nuit  les  cimetières.  Je  serais  un  voyageur  infidèle  si 
je  cherchais  à  égayer  une  route  que  la  destinée  et  le  ca- 
ractère ont  faite  uniformément  sombre.  J'ai  la  confiance 
que  quelques-uns  me  suivront,  même  au  prix  de  fati- 
gues :  ceux  qui  estiment  que  l'esprit  français  est  grevé 
d'un  devoir  héréditaire,  le  devoir  de  tout  connaître  du 
monde,  pour  continuer  l'honneur  de  conduire  le  monde. 
Or  la  Russie  des  vingt  dernières  années  est  une  énigme 


LB   ROMAN   RUSSE.  205 

inexplicable,  si  l'on  ignore  l'œuvre  qui  a  laissé  dans  ce 
pays  la  plus  profonde  empreinte,  les  ébranlements  les 
plus  intimes.  Examinons  des  livres'  d'une  si  grande  con- 
séquence, et  d'abord  le  plus  dramatique  de  tous,  la  vie 
de  l'homme  qui  les  conçut. 


Il  naquit  en  1821,  à  Moscou,  dans  l'hôpital  des  pau- 
vres; par  une  destination  implacable,  ses  yeux  s'ouvri- 
rent sur  le  spectacle  dont  ils  ne  devaient  jamais  se  dé- 
tourner, sur  les  formes  les  plus  envenimées  du  malheur. 
Son  père,  un  médecin  militaire  retraité,  était  atta- 
ché à  cet  établissement.  Sa  famille  appartenait  à  ces 
rangs  infimes  de  la  noblesse  où  se  recrute  le  peuple  des 
petits  fonctionnaires  :  comme  toutes  ses  pareilles,  elle 
possédait  un  modeste  bien  et  quelques  serfs,  dans  le 
gouvernement  de  Toula.  On  menait  parfois  l'enfant  à 
cette  campagne;  ces  premières  visions  de  la  vie  des 
champs  reparaîtront  de  loin  en  loin  dans  son  œuvre, 
mais  rares  et  courtes.  Au  rebours  des  autres  écrivains 
russes,  amoureux  de  la  nature  et  toujours  ramenés  à 
celle  où  ils  ont  grandi,  Dostoïevsky  ne  lui  prêlera 
qu'une  attention  distraite;  psychologue,  l'âme  humaine 
retiendra  toute  sa  vue,  ses  paysages  préférés  seront  les 

1  Œuvres  complètes,  14  vol.  in-8°,  édition  des  frères  Pantéléief, 
Saiul-Pétersboury,  1883. 


20«  LE    ROMAN    RUSSE. 

faubourgs  des  grandes  villes,  les  rues  de  misère.  Dans 
ces  souvenirs  de  l'enfance  où  le  talent  puise  sa  colora- 
tion particulière,  vous  ne  sentirez  guère  l'influence  des 
bois  paisibles  et  des  cieux  libres;  quand  l'imagination 
du  romancier  se  retrempera  à  sa  source,  elle  reverra  le 
jardin  de  l'hospice,  les  apparitions  maladives  sous  la 
robe  brune  et  le  bonnet  blanc  d'uniforme,  les  jeux  timi- 
des entre  les  «  humiliés  »  et  les  «  offensés  ». 

Les  enfants  du  médecin  étaient  nombreux,  la  vie  ma- 
laisée. Après  les  premières  études  dans  une  pension  de 
Moscou,  le  père  obtint  que  les  deux  aines,  Michel  et 
Féodor,  fussent  admis  à  l'École  des  ingénieurs  militai- 
res, à  Pétersbourg.  Une  vive  amitié,  resserrée  par  uae 
vocation  commune  pour  la  littérature,  unit  toujours  les 
deux  frères  ;  ils  se  furent  d'un  mutuel  appui  dans  les 
grandes  crises  qui  les  frappèrent  ensemble;  les  lettres 
adressées  à  Michel  tiennent  la  meilleure  place  dans  le 
volume  de  Correspondance,  qui  nous  renseignera  sur  la 
vie  intime  de  Féodor  Michaïlovitch.  Tous  deux  se  trou- 
vaient fort  dépaysés  dans  cette  école  du  génie  qui  rem- 
plaçait pour  eux  l'université.  L'éducption  classique  a 
manqué  à  Dostoïevsky;  elle  lui  eût  donné  la  politesse  et 
l'équilibre  qu'on  gagne  au  commerce  précoce  des  lettres. 
Il  y  suppléait  tant  bien  que  mal  en  lisant  Pouchkine  et 
Gogol,  les  romans  français,  Balzac,  Eugène  Sué,  George 
Sand,  qui  parait  avoir  eu  un  grand  ascendant  sur  son 
imagination.  Mais  Gogol  était  son  maître  favori;  les 
Ames  mortes  lui  révélaient  ce  monde  des  humbles  vers 
lequel  il  se  sentait  attiré.  Sorti  de  l'école  en  1843,  avec 
le  grade  de  sous-lieutenant,  Dostoïevsky  ne  garda  pas 
longtemps  ses  torsades  d'ingénieur;  un  an  plus  tard,  il 


LE    ROMAN    RUSSE.  207 

donnait  sa  démission  pour  se  vouer  exclusivement  aux 
occupations  littéraires. 

A  partir  de  ce  jour  commence,  pour  durer  pendant 
quarante  ans,  le  duel  féroce  de  l'écrivain  et  de  la  misère. 
Le  père  était  mort,  le  maigre  patrimoine  dispersé  entre 
les  enfants,  vite  évanoui.  Le  jeune  Féodor  Michaïlovitch 
entreprend  des  traductions,  sollicite  les  journaux  et  les 
libraires.  Pendant  quarante  ans,  sa  correspondance,  qui 
fait  penser  à  celle  de  Balzac,  ne  sera  qu'un  long  cri 
d'angoisse,  une  récapitulation  des  dettes  qu'il  traîne 
derrière  lui,  une  lamentation  sur  ce  métier  de  «  cheval 
de  fiacre  »  loué  d'avance  aux  éditeurs.  Il  n'aura  de  pain 
assuré  que  celui  du  bagne,  pendant  les  années  qu'il  y 
passera.  Très-dur  aux  privations  matérielles,  Dostoïevsky 
était  sans  force  contre  les  blessures  morales  que  fait 
l'indigence;  l'orgueil  douloureux  qui  formait  le  fond  de 
son  caractère  souffrait  horriblement  de  tout  ce  qui  tra- 
hissait sa  pauvreté.  On  sent  la  plaie  vive  dans  ses  lettres, 
on  la  sent  chez  les  héros  de  ses  romans,  en  qui  son  âme 
est  si  visiblement  incarnée;  tous  sont  torturés  par  une 
vergogne  ombrageuse.  Avec  cela  malade  déjà,  victime  de 
ses  nerfs  ébranlés,  visionnaire  même  ;  il  se  croit  menacé 
de  tous  les  maux;  il  laisse  parfois  sur  son  bureau,  en 
s'endormant,  des  tablettes  qui  portent  cette  recomman- 
dation :  «  Peut-être  que  cette  nuit  je  tomberai  dans  un 
sommeil  léthargique  ;  ainsi  qu'on  prenne  garde  de  m'en- 
sevelir  avant  un  certain  nombre  de  jours...  » 

Ce  qui  n'était  point  une  vision,  c'était  le  mal  terrible,  le 
mal  sacré,  dont  il  ressentit  alors  les  premières  attaques 
On  a  prétendu  qu'il  l'avait  contracté  plus  tard,  en  Sibérie; 
nn  ami  de  sa  jeunesse  m'affirme  que,  dès  cette  époque, 


208  LE    ROMAN    RUSSE. 

Féodor  Michaïlovitch  se  roulait  dans  les  rues,  l'écume  i 
la  bouche.  Oui,  il  était  bien  tel  dès  lors  que  nous  l'avons 
connu  sur  son  déclin,  un  frêle  et  vivace  faisceau  de  nerfs 
exaspérés,  une  âme  féminine  dans  l'enveloppe  d'un 
paysan  russe;  concentré,  sauvage,  halluciné,  avec  des 
flots  de  vague  tendresse  qui  lui  noyaient  le  cœur  quand 
il  regardait  les  basses  régions  de  la  vie. 

Seul  le  travail  le  consolait  et  le  ravissait.  Dans  ses  let- 
tres, il  narre  ses  projets  de  romans  avec  des  explosions 
d'enchantement  naïf;  et  plus  tard,  c'est  avec  le  souvenir 
de  ces  premières  ivresses  qu'il  fera  parler  un  des  per- 
sonnages tirés  de  lui-même,  le  romancier  qui  figure  dans 
Humiliés  et  offensés:  u  Si  j'ai  jamais  été  heureux,  ce  ne  fut 
point  pendant  les  premières  minutes  enivrées  de  mes 
succès,  mais  alors  que  je  n'avais  encore  lu  ni  montré  mon 
manuscrit  à  personne;  pendant  ces  longues  nuits  pas- 
sées au  milieu  de  rêves  et  d'espérances  enthousiastes, 
dans  un  amour  passionné  pour  mon  travail;  lorsque  je 
vivais  avec  ma  chimère,  avec  les  personnages  créés  par 
moi,  comme  avec  des  parents,  des  êtres  existant  réel- 
lement: je  les  aimais;  je  me  réjouissais  ou  je  m'affligeais 
avec  eux,  et  il  m'est  arrivé  de  verser  des  larmes  sincères 
sur  les  mésaventures  de  mon  pauvre  héros.  » 

Cela  se  voit  bien  dans  son  premier  roman,  celui  qui 
contient  en  germe  tous  les  autres,  les  Pauvres  Gens. 
Dostoïevsky  l'écrivit  à  vingt-trois  ans;  il  a  raconté  sur  la 
fin  de  sa  vie,  dans  le  Carnet  d'un  écrivain,  la  belle  his- 
toire de  ce  début.  Le  pauvre  petit  ingénieur  ne  connais- 
sait pas  une  âme  dans  le  monde  littéraire  et  ne  savait 
que  faire  de  son  manuscrit.  Un  de  ses  camarades, 
M.  Grigorovitch,  qui  tient  une  place  honorée  dans  les 


LE    ROMAN    RUSSE.  20» 

lettres  et  m'a  confirmé  cette  anecdote,  porta  le  manu- 
scrit chez  Nékrassof,  le  poëte  des  déshérités.  A  trois 
heures  du  matin,  Dostoïevsky  entendit  frapper  à  sa 
porte  :  c'était  Grigorovitch  qui  revenait,  amenant  Né- 
krassof. Le  poëte  se  précipita  dans  les  bras  de  l'inconnu 
avec  une  émotion  communicative;  il  avait  lu  toute  la 
nuit  le  roman,  il  en  avait  l'âme  bouleversée.  Nékrassof 
vivait,  lui  aussi,  de  cette  vie  méfiante  et  dérobée  qui  fut 
le  partage  de  presque  tous  les  écrivains  russes  à  cette 
époque.  Ces  cœurs  fermés,  jetés  l'un  à  l'autre  par  une 
impulsion  irrésistible,  se  débondèrent  au  premier  choc 
avec  toute  la  générosité  de  leur  âge;  l'aube  surprit  les 
trois  enthousiastes  attardés  dans  une  causerie  exaltée, 
dans  une  communion  d'espérances,  de  rêves  d'art  et  de 
poésie. 

En  quittant  son  protégé,  Nékrassof  alla  droit  chez 
Biélinsky,  l'oracle  de  la  pensée  russe,  le  critique  dont 
le  nom  seul  épouvantait  les  débutants.  «  Un  nou- 
veau Gogol  nous  est  né!  s'écria  le  poëte  en  entrant 
chez  son  ami.  —  Il  pousse  aujourd'hui  des  Gogol 
comme  des  champignons  »,  répondit  le  critique  de  son 
air  le  plus  refrogné;  et  il  prit  le  manuscrit  comme 
il  eût  fait  d'une  croûte  de  pain  empoisonnée.  On  sait 
que,  par  tous  pays,  les  grands  critiques  prennent  ainsi 
les  manuscrits.  Mais,  sur  Biélinsky  aussi,  l'effet  de  la 
lecture  fut  magique;  quand  l'auteur,  tremblant  d'an- 
goisse, se  présenta  chez  son  juge,  celui-ci  l'apostropha 
comme  hors  de  lui  :  «  Comprenez-vous  bien,  jeune 
homme,  toute  la  vérité  de  ce  que  vous  avez  écrit?  Non, 
avec  vos  vingt  ans,  vous  ne  pouvez  pas  le  comprendre. 
C'est  la  révélation  de  l'art,  le  don  d'en  haut  :  respectez  ce 

14 


210  LE    ROMAN    RUSSE. 

don,  vous  serez  un  grand  écrivain  !  »  —  Quelques  mojs 
après,  les  Pauvres  Gens  paraissaient  dans  une  revue  pério- 
dique, et  la  Russie  ratifiait  le  verdict  de  son  critique. 

L'étonnement  de  Biélinsky  était  bien  justifié.  On  se 
refuse  à  croire  qu'une  âme  de  vingt  ans  ait  enfanté  une 
tragédie  si  simple  et  si  navrante.  A  cet  âge,  on  devine  le 
bonheur,  science  de  la  jeunesse,  apprise  sans  maître,  et 
qu'on  désapprend  dès  qu'on  cherche  à  l'appliquer;  on 
invente  des  douleurs  héroïques  et  voyantes,  de  celles 
qui  portent  leur  consolation  dans  leur  grandeur  et  leur 
fracas;  mais  la  souffrance  du  déclin,  toute  plate,  toute 
sourde,  la  souffrance  honteuse  et  cachée  comme  une 
plaie,  où  l'avait-il  apprise  avant  le  temps,  ce  misérable 
génie?  —  C'est  une  histoire  bien  ordinaire,  une  corres- 
pondance entre  deux  personnages.  Un  petit  commis  de 
chancellerie,  usé  d'années  et  de  soucis,  descend  la  pente 
de  sa  triste  vie,  en  luttant  contre  la  détresse  maiérielle, 
les  supplices  d'amour-propre;  pour  un  rien,  il  ne  serait 
que  ridicule,  cet  expéditionnaire  ignorant  et  naïf,  souf- 
fre-douleur de  ses  camarades,  commun  de  parler,  mé- 
diocre de  pensée,  qui  met  toute  sa  gloire  à  bien  copier; 
mais  sous  cette  enveloppe  vieillie  et  falote,  un  cœur 
d'enfants'est  conservé,  si  candide,  si  dévoué,  j'ai  failli  dire 
si  saintement  bête  dans  le  don  sublime  de  soi-même! 
C'est  le  type  de  prédilection  de  tous  les  observateurs 
russes,  celui  qui  résume  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  dans  le 
génie  de  leur  peuple;  c'est  la  Loukéria  des  Reliques  vi- 
vantes, pour  Tourguénef,  le  Karataïef  de  Guerre  et  paix 
pour  Tolstoï.  Mais  ceux-là  ne  sont  que  des  paysans;  le 
Diévouchkine  des  Pauvres  Gens  est  de  quelques  degrés 
plus  élevé  sur  l'échelle  intellectuelle  et  sociale. 


LE    ROMAN    RUSSE.  211 

Dans  cette  vie,  noire  et  glacée  comme  une  longue 
nuit  de  décembre  russe,  il  y  a  un  rayon  de  clarté,  une 
joie;  vis-à-vis  de  la  soupente  où  l'expéditionnaire  copie 
ses  dossiers,  dans  un  autre  pauvre  logis,  une  jeune  fille 
habite;  c'est  une  parente  lointaine,  battue  du  sort,  elle 
aussi,  et  qui  n'a  au  monde  que  la  faible  protection  de 
son  ami;  isolées,  étouffées  de  tout  côté  par  la  pression 
brutale  des  hommes  et  des  choses,  ces  deux  misères  se 
sont  appuyées  l'une  sur  l'autre  pour  s'entr'aimer  et 
sentr'aider  à  ne  pas  mourir.  Dans  cette  affection  mu- 
tuelle, l'homme  apporte  une  abnégation  discrète,  une 
délicatesse  d'autant  plus  charmante  qu'elle  jure  avec  la 
gaucherie  habituelle  de  ses  idées  et  de  ses  actes;  fleur 
timide,  née  sur  une  pauvre  terre,  dans  les  ronces,  et  qui 
ne  se  trahit  que  par  son  parfum.  Il  s'impose  des  priva- 
tions héroïques  pour  soutenir  et  même  pour  égayer 
l'existence  de  son  amie;  elles  sont  bien  cachées,  on  ne 
les  devine  que  par  quelques  maladresses  dans  son  style, 
lui-même  les  trouve  si  naturelles  !  C'est  tour  à  tour  le 
sentiment  d'un  père,  d'un  frère,  d'un  bon  vieux  chien; 
ainsi  l'appellerait  de  bonne  foi  le  pauvre  homme,  s'il 
cherchait  à  s'analyser;  et  pourtant,  je  sais  bien  le  vrai 
nom  de  ce  sentiment  ;  mais  n'allez  pas  le  lui  dire,  il 
mourrait  de  honte  en  entendant  le  mot. 

Le  caractère  delà  femme  est  tracé  avec  un  art  surpre- 
nant; elle  est  bien  supérieure  à  son  ami  par  l'esprit  et 
l'éducation,  elle  le  guide  dans  les  choses  de  l'intelligence 
où  il  est  si  neuf;  tendre  et  faible,  avec  un  cœur  moins 
sûr,  moins  résigné.  Elle  n'a  pas  tout  à  fait  renoncé  à 
vivre,  celle-là  ;  sans  cesse  elle  se  récrie  contre  les  sacri- 
fices que  Diévouchkine  s'impose,  elle  le  supplie  de  ne 


212  LE    ROMAN    RUSSE 

pas  s'inquiéter  d'elle  ;  puis  un  cri  de  dénûment  lui 
échappe,  ou  même  un  désir  enfantin,  l'envie  d'un  chiffon. 
Les  deux  voisins  ne  peuvent  se  voir  qu'à  de  longs  inter- 
valles, pour  ne  pas  donner  à  jaser;  une  correspondance 
presque  quotidienne  s'est  établie  entre  eux.  Ces  lettres 
nous  apprennent  leur  passé,  leur  morose  histoire,  les 
petits  incidents  de  leur  vie  de  chaque  jour,  leurs  décep- 
tions; les  terreurs  de  la  jeune  fille,  poursuivie  par  le  vice 
aux  aguets,  les  désespoirs  de  l'employé,  courant  après 
son  pain,  cherchant  piteusement  à  défendre  les  lam- 
beaux de  sa  dignité  d'homme,  arrachés  par  des  mains 
cruelles.  Enfin  la  crise  survient,  Diévouchkine  perd  sa 
seule  joie.  Vous  croyez  sans  doute  qu'elle  va  lui  être 
ravie  par  un  jeune  amour,  prenant  dans  le  cœur  de  sa 
protégée  la  place  de  l'affection  fraternelle;  oh!  non, 
c'est  bien  plus  humain,  bien  plus  triste. 

Un  homme,  qui  a  jadis  recherché  cette  personne  et  à 
qui  revient  une  bonne  part  des  difficultés  présentes,  lui 
offre  sa  main;  il  est  d'âge  mûr,  très-riche,  un  peu  sus- 
pect; pourtant  sa  proposition  est  honorable;  lasse  de 
lutter  contre  la  fatalité,  persuadée  peut-être  qu'elle 
allège  d'autant  les  difficultés  où  se  débat  son  ami,  la 
malheureuse  accepte.  Ici  l'étude  de  caractère  est  dune 
vérité  achevée  ;  la  fiancée  passant  de  l'indigence  au  luxe 
est  grisée  un  instant  par  cette  nouvelle  atmosphère  :  des 
toilettes,  des  bijoux,  enfin!  Dans  sa  cruauté  ingénue, 
elle  remplit  les  dernières  lettres  de  détails  sur  ces  graves 
sujets;  par  habitude,  elle  charge  ce  bon  Diévouchkine, 
qui  lui  faisait  jadis  toutes  ses  emplettes,  d'aller  chez  la 
modiste,  chez  le  joaillier  Est-ce  à  dire  que  ce  soit  une 
âme   vile,    indigne  du  sentiment  exquis  qu'elle  avait 


LE    ROMAN    RUSSE.  213 

inspirée  ?  Le  lecteur  n'a  pas  une  minute  cette  im- 
pression, tant  le  narrateur  sait  garder  la  noie  juste 
Non,  c'est  un  peu  de  jeunesse  et  d'humanité  qui  re- 
monte à  la  surface  de  cette  âme  écrasée  :  comment 
lui  en  vouloir?  Et  puis,  cette  cruauté  s'explique  par  le 
malentendu  des  deux  sentiments;  pour  elle,  ce  n'est 
qu'une  amitié  qui  restera  fidèle,  reconnaissante,  bien 
qu'un  peu  moins  étroite  :  comment  comprendrait-elle 
que  pour  lui,  c'est  le  désespoir?  Car  une  des  conditions 
du  mariage  est  de  partir  aussitôt  pour  une  province 
éloignée.  Jusqu'à  la  dernière  heure,  Diévouchkine  ré- 
pond aux  lettres  avec  des  détails  minutieux  sur  les  com- 
missions dont  il  s'acquitte,  avec  de  grands  efforts  pour 
se  reconnaître  dans  les  dentelles  et  les  rubans  ;  à  peine 
si  un  frisson  réprimé  trahit  çà  et  là  l'épouvante  qui  l'en- 
vahit, à  l'idée  de  l'abandon  prochain;  mais  dans  la  der- 
nière lettre,  le  cœur  déchiré  se  fend,  le  malheureux 
homme  voit  devant  lui  son  affreux  reste  de  vie,  seule, 
vide  ;  il  ne  sait  plus  ce  qu'il  écrit  ;  et  néanmoins  sa  plainte 
est  discrète,  il  ne  semble  pas  deviner  encore  tout  le  se- 
cret de  sa  douleur.  Le  drame  finit  sur  ce  gémissement, 
prolongé  dans  la  solitude,  derrière  le  train  qui  sépare 
les  «  pauvres  gens.  » 

!1  y  a  déjà  quelques  longueurs  dans  ce  premier  livre; 
mais  le  défaut  est  bien  moins  sensible  qu'il  ne  le  sera  par 
la  suite.  Certains  tableaux  sont  saisis  en  pleine  réalité, 
avec  une  vigueur  tragique.  —  La  jeune  femme  raconte  la 
mort  d'un  étudiant,  son  voisin  dans  la  maison,  et  le  dés- 
espoir du  père,  un  vieillard  simple  et  illettré,  qui  vivait 
dans  une  admiration  craintive  pour  l'intelligence  desoo 
fils,  si  savant. 


214  LE   ROMAN   RUSSE. 

«  Anna  Fédorovna,  notre  propriétaire,  s'occupa  des 
obsèques.  Elle  acheta  une  bière  toute  simple  et  loua  un 
charretier  avec  son  tombereau.  Pour  se  couvrir  de  ses 
dépenses,  Anna  Fédorovna  prit  tous  les  livres  et  toutes 
les  hardes  du  défunt.  Le  vieux  se  querella  avec  elle,  il  fit 
grand  tapage  et  lui  arracha  autant  de  livres  qu'il  put;  il 
fut  comme  hébété,  sans  mémoire;  il  tournait  sans 
relâche  autour  du  cercueil,  d'un  air  affairé,  cherchant  à 
se  rendre  utile;  tantôt  il  arrangeait  les  couronnes  pla- 
cées sur  le  corps,  tantôt  il  allumait  ou  changeait  les 
cierges.  On  voyait  que  ses  idées  ne  pouvaient  se  fixer 
sur  rien  avec  suite. 

«  Ni  ma  mère  ni  Anna  Fédorovna  n'allèrent  à  l'église 
pour  l'absoute.  Ma  mère  était  malade,  Anna  Fédorovna 
s'était  disputée  avec  le  vieux  et  ne  voulait  plus  se  mêler 
de  rien.  J'allai  seule  avec  lui.  Pendant  la  cérémonie,  je 
fus  prise  d'une  peur  vague,  comme  un  pressentiment 
d'avenir;  je  pouvais  à  peine  me  tenir  sur  mes  jambes. 
Enfin  on  cloua  le  cercueil,  on  le  chargea  sur  la  charrette 
et  on  l'emmena.  Le  charretier  fit  prendre  le  trot  à  son 
cheval.  Le  vieux  courait  derrière  et  sanglotait  bruyam- 
ment. Ses  sanglots  étaient  haletants,  coupés  de  hoquets 
par  l'essoufflement  de  la  course.  Le  pauvre  homme  perdit 
son  chapeau  et  ne  s'arrêta  pas  pour  le  ramasser.  La  pluie 
ruisselait  sur  sa  tête;  un  vent  froid  s'éleva,  la  pluie  se 
changea  en  givre  qui  piquait  le  visage.  Le  vieux  semblait 
ne  pas  s'apercevoir  de  cet  affreux  temps;  il  courait  tou- 
jours en  sanglotant  d'un  côté  de  la  charrette  à  l'autre. 
Les  pans  de  sa  redingote  usée  battaient  au  vent,  comme 
de  grandes  ailes;  de  toutes  ses  poches  des  livres  tom- 
baient; il  avait  dans  les  mains  un  gros  volume  et  l'étrei- 


LE    ROMAN    RUSSE.  215 

gnait  contre  lui  de  toute  sa  force.  Les  passants  se  décou- 
vraient et  se  signaient.  Quelques-uns  se  retournaient  et 
regardaient  avec  étonnement  ce  vieillard.  A  chaque 
instant,  il  perdait  des  livres  qui  roulaient  dans  la  boue. 
On  l'arrêtait  pour  les  lui  montrer;  il  les  ramassait  et 
courait  de  plus  belle  pour  rattraper  la  bière.  Au  coin  de 
la  rue,  une  vieille  mendiante  se  mit  à  accompagner  le 
convoi  avec  lui.  La  charrette  disparut  au  tournant,  et  je 
les  perdis  de  vue.  » 

Je  voudrais  citer  d'autres  morceaux:  j'hésite  et  ne 
trouve  pas.  C'est  le  plus  bel  éloge  qu'on  puisse  faire 
d'un  roman.  La  structure  est  si  solide,  les  matériaux  si 
simples  et  si  bien  sacrifiés  à  l'impression  d'ensemble, 
qu'un  fragment  détaché  perd  toute  valeur  ;  il  ne  signifie 
pas  plus  que  la  pierre  arrachée  d'un  temple  grec,  où 
toute  la  beauté  réside  dans  les  lignes  générales.  C'est  le 
don  inné  chez  les  grands  romanciers  russes;  les  pages 
de  leurs  livres  s'accumulent  sans  bruit,  gouttes  d'eau 
lentes  et  creusantes;  tout  d'un  coup,  et  sans  avoir  aperçu 
la  crue,  on  se  trouve  perdu  sur  un  lac  profond,  sub- 
mergé par  cette  mélancolie  qui  monte. 

Un  autre  trait  leur  est  commun,  où  Tourguénef  excella 
et  où  Dostoievsky  l'a  peut-être  dépassé  :  l'art  d'éveiller 
avec  une  ligne,  un  mot,  des  résonnances  infinies,  des  sé- 
ries de  sentiments  et  d'idées.  Dans  les  Pauvres  Gens,  cet 
art  est  déjà  tout  entier.  Les  mots  que  vous  lisez  sur  ce  pa- 
pier, il  semble  qu'ils  ne  soient  pas  écrits  en  longueur,  mais 
en  profondeur  ;  ils  trainent  derrière  eux  de  sourdes  ré- 
percussions, qui  vont  se  perdre  on  ne  sait  où;  c'est  le 
clavier  de  l'orgue,  ces  touches  étroites  d'où  le  son  parait 
sortir,  et  qui  se  relient  par  d'invisibles  conduites  au 


216  LE    ROMAN    RUSSE. 

vaste  cœur  de  l'instrument,  au  réservoir  d'harmonie  où 
grondent  les  tempêtes.  Quand  on  tourne  la  dernière 
page,  on  connaît  les  deux  personnages  comme  si  l'on 
eût  vécu  des  années  auprès  d'eux  ;  l'auteur  ne  nous  a 
pas  dit  la  millième  partie  de  ce  que  nous  savons  sur  eux, 
et  cependant  nous  le  savons  de  science  certaine,  tant 
ses  indications  sont  révélatrices.  J'en  demande  pardon 
à  nos  écoles  de  précision  et  d'exactitude,  mais  décidé- 
ment l'écrivain  est  surtout  puissant  par  ce  qu'il  ne  dit 
pas  :  nous  lui  sommes  reconnaissants  de  tout  ce  qu'il 
nous  laisse  deviner. 

OEuvre  désolée,  qui  pourrait  porter  comme  épigraphe 
ce  que  Diévouchkine  écrit  d'un  de  ses  compagnons  de 
misère,  frappé  par  un  nouveau  coup  :  «  Ses  larmes  cou- 
laient :  peut-être  n'était-ce  pas  de  ce  chagrin,  mais 
comme  cela,  par  habitude,  ses  yeux  étant  toujours  hu- 
mides. »  —  OEuvre  de  tendresse,  sortie  du  cœur  tout 
d'un  jet.  Dostoïevsky  y  a  déposé  toute  sa  nature,  sa 
sensibilité  maladive,  son  besoin  de  pitié  et  de  dévoue- 
ment, sou  amère  conception  de  la  vie,  son  orgueil  fa- 
rouche et  toujours  endolori.  Comme  les  lettres  simulées 
de  Diévouchkine,  ses  lettres  de  cette  époque  parlent  des 
souffrances  inconcevables  que  lui  faisait  éprouver  «  sa 
redingote  honteuse  ».  —  Pour  partager  la  surprise  de 
Nékrassof  et  de  Biélinsky,  pour  comprendre  l'originalité 
de  cette  création,  il  faut  la  replacera  son  moment  litté- 
raire. Les  Récits  d'un  chasseur  ne  devaient  paraître  que 
cinq  ans  plus  tard.  Il  est  vrai,  Gogol  avait  fourni  le 
thème,  dans  le  Manteau  ;  mais  Dostoïevsky  substituait  à 
la  fanlaisie  de  son  maître  une  émotion  suggestive. 

Il  continua  dans  la  même  voie,  par  des  essais  qui  mar- 


LE    ROMAN    RUSSE  217 

quèreot  moins;  son  talent  inquiet  chercha  dans  d'autres 
directions,  et  même  dans  la  drôlerie,  avec  la  farce  qui 
porte  ce  singulier  titre  :  la  Femme  d'un  autre  et  le  mari 
sous  le  lit.  La  plaisanterie  y  est  grosse  et  lourde  ;  ce  qui 
manquait  le  plus  à  notre  romancier,  c'était  la  bonne 
humeur;  il  avait  la  finesse  philosophique  et  la  finesse  du 
cœur,  il  n'entendait  rien  à  cette  finesse  qui  est  le  sou- 
rire de  l'esprit.  —  La  destinée  allait  se  charger  de  le 
remettre  dans  son  chemin  avec  la  rudesse  qu'elle  apporte 
parfois  à  ses  indications.  Nous  touchons  à  la  terrible 
épreuve  qui  constitue  à  cet  homme  une  physionomie 
tragique  entre  tous  les  écrivains. 


II 


On  a  vu  plus  haut  quel  esprit  animait  les  cercles  d'étu- 
diants qui  se  formèrent  après  1840,  comment  ces  jeunes 
gens  se  réunissaient  pour  lire  et  discuter  Fourier,  Louis 
Blanc,  Proudhon.  Vers  1847,  ces  cercles  s'ouvrirent  à 
des  publicistes,  à  des  officiers;  ils  se  relièrent  entre  eux 
sous  la  direction  d'un  ancien  étudiant,  l'auteur  du  Dic- 
tionnaire des  termes  étrangers,  l'agitateur  Péfrachevsky. 
L'histoire  de  la  conspiration  de  Pétrachevsky  est  encore 
mal  connue,  comme  toute  l'histoire  de  ce  temps.  Il  est 
certain  néanmoins  que  deux  courants  se  dessinèrent 
parmi  les  affiliés  ;  les  uns  se  rattachaient  à  leurs  prédé- 
cesseurs, les  décembristes  de  1825  ;  ceux-là  se  bornaient 
à  rêver  l'émancipation  des  serfs  et  une  constitution 


218  LE    rfOMAN   RUSSE. 

libérale.  Les  autres  devançaient  leurs  successeurs,  les 
nihilistes  actuels,  et  réclamaient  la  ruine  radicale  de 
notre  vieille  maison  sociale. 

L'âme  de  Dostoïevsky,  telle  qu'on  a  déjà  pu  l'entre- 
voir, était  une  proie  désignée  pour  ces  entraînements 
d'idées  ;  elle  leur  appartenait  par  sa  générosité,  comme 
par  ses  chagrins  et  ses  révoltes.  Il  a  raconté  longtemps 
après,  dans  le  Carnet  d'un  écrivain,  comment  il  fut  en- 
doctriné par  Biélinsky,  comment  son  protecteur  litté- 
raire l'attira  au  socialisme  et  voulut  le  convertir  à 
l'athéisme;  ces  pages,  écrites  en  1873,  sont  amères  et 
outrées,  elles  ont  eu  le  tort  de  venir  trop  tard,  quand  la 
mort  avait  clos  les  lèvres  qui  eussent  pu  protester. 

L'auteur  de  Pauvres  Gens  fut  bientôt  assidu  aux 
réunions  inspirées  par  Pétrachevsky.  Il  est  hors  de  doute 
qu'il  y  prit  place  parmi  les  modérés,  ou,  pour  dire  plus 
juste,  parmi  les  rêveurs  iudépendants  ;  du  mysticisme, 
de  la  pitié,  c'est  tout  ce  qu'il  pouvait  dégager  d'une 
doctrine  politique;  son  incapacité  pour  l'action  rendait 
ce  métaphysicien  peu  dangereux.  Lejugement  prononcé 
contre  lui  par  la  suite  ne  relevait  que  des  charges  bien 
vénielles  :  la  participation  aux  réunions,  «  à  des  entre- 
tiens sur  la  sévérité  de  la  censure  »,  la  lecture  ou  seule- 
ment l'audition  de  quelques  pamphlets  délictueux,  le 
concours  éventuel  promis  à  une  typographie  en  projet. 
Ces  crimes  d'opinion  paraîtront  bien  légers,  surtout  si 
on  les  balance  avec  le  châtiment  rigoureux  qu'ils  provo- 
quèrent. La  police  était  alors  si  imparfaite  qu'elle  ignora 
pendant  deux  ans  ce  qui  se  tramait  dans  les  cercles  des 
mécontents;- enfin  il  se  trouva  un  faux  frère  pour  la 
renseigner.  Pétrachevsky  et  ses  amis  achevèrent  de  se 


tE    ROMAN  RUSoB.  219 

trahir  dans  un  banquet  donné  en  l'honneur  de  Fourier  ; 
on  y  prêcha,  dans  le  style  de  l'époque,  la  destruction  de 
la  famille,  de  la  propriété,  des  rois  et  des  dieux;  ce  qui 
n'empêcha  pas  les  conspirateurs  de  se  donner  rendez- 
vous  à  un  autre  banquet  où  l'on  célébrerait  «  le  fonda- 
teur du  christianisme  ».  Dostoïevsky  n'assista  pas  à  ces 
agapes  sociales. 

Ceci  se  passait,  —  on  ne  doit  pas  l'oublier  en  lisant  ce 
qui  va  suivre,  —  au  lendemain  des  journées  de  juin  qui 
avaient  terrifié  l'Europe,  un  an  après  d'autres  banquets 
qui  avaient  renversé  un  trône.  L'empereur  Nicolas  était 
sensible  et  humain  ;  il  se  faisait  violence  pour  être  impi- 
toyable, avec  la  conviction  religieuse  que  Dieu  l'avait 
élu  à  la  seule  fin  de  sauver  un  monde  qui  croulait.  Ce 
souverain  méditait  l'affranchissement  des  serfs  ;  par  un 
malentendu  fatal,  il  allait  frapper  des  hommes  dont 
quelques-uns  n'avaient  commis  d'autre  crime  que  de 
vouloir  le  même  bienfait.  L'histoire  n'est  équitable  que 
si  elle  plonge  dans  toutes  les  consciences  pour  vérifier 
leurs  mobiles  et  éprouver  les  ressorts  qui  les  ont  fait 
agir.  Mais  l'heure  de  lutte  dont  je  parle  n'était  pas  pro- 
pice aux  explications  et  aux  jugements  rassis. 

Le  23  avril  1849,  à  cinq  heures  du  matin,  trente-quatre 
suspects  furent  arrêtés.  Les  deux  frères  Dostoïevsky 
étaient  du  nombre.  On  conduisit  les  prévenus  à  la  cita- 
delle, on  les  mit  au  secret  dans  les  casemates  du  ravelin 
Alexis,  lieu  lugubre,  hanté  d'ombres  douloureuses.  Ils 
y  restèrent  huit  mois,  sans  autre  distraction  que  les  in- 
terrogatoires des  commissaires  enquêteurs  ;  à  la  fin  seu- 
lement, on  toléra  dans  leurs  cellules  quelques  livres  de 
piété.  Féodor  Michaïlovitch  écrivait  plus  tard  à  son 


220  LE    ROMAN    ROSSB 

frère,  assez  promptement  relâché  faute  de  préventions 
suffisantes  :  «  Pendant  cinq  mois  j'ai  vécu  de  ma  propre 
substance,  c'est-à-dire  de  mon  seul  cerveau  et  de  rien 
autre...  Penser  perpétuellement  et  seulement  penser, 
sans  aucune  impression  extérieure  pour  renouveler  et 
soutenir  la  pensée,  c'est  pesant...  J'étais  comme  sous 
une  machine  à  faire  le  vide,  d'où  on  retirait  tout  l'air 
respirable.  »  —  Cette  comparaison  énergique  gardait 
alors  sa  justesse  bien  au  delà  des  glacis  de  la  cita- 
delle russe.  Hippolyte  Debout,  l'un  des  prisonniers,  a 
noté  dans  ses  souvenirs  la  seule  consolation  qui  leur  fût 
donnée.  Un  jeune  soldat  de  la  garnison,  de  faction  dans 
le  corridor,  s'était  attendri  sur  l'isolement  des  détenus  ; 
de  temps  en  temps.il  entr'ouvrait  le  judas  pratiqué  dans 
les  portes  des  casemates  et  chuchotait  :  «  Vous  vous 
ennuyez  bien?  souffrez  avec  patience.  Le  Christ  aussi  a 
souffert.  »  Ce  fut  peut-être  en  entendant  la  parole  du 
soldat  que  Dostoïevsky  conçut  quelques-uns  de  ces  ca- 
ractères où  il  a  si  bien  peint  la  pieuse  résignation  du 
peuple  russe. 

Le  22  décembre,  on  vint  extraire  les  prévenus,  sans 
les  instruire  du  jugement  rendu  contre  eux  en  leur  ab- 
sence par  la  cour  militaire.  Ils  n'étaient  plus  que  vingt 
et  un  ;  les  autres  avaient  été  relaxés.  On  les  conduisit  sur 
la  place  de  Séménovsky,  où  un  échafaud  était  dressé. 
Tandis  qu'on  les  groupait  sur  la  plate-forme  et  qu'ils 
fraternisaient  en  se  reconnaissant,  Dostoïevsky  com- 
muniqua à  l'un  d'eux,  Monbelli,  qui  l'a  raconté  depuis, 
le  plan  d'une  nouvelle  à  laquelle  il  travaillait  dans  sa 
prison.  Par  un  froid  de  21  degrés  Réaumur,  les  crimi- 
nels d'État  durent  quitter  leurs  habits  et  écouter  en  eue» 


LE    ROMAN    RUSSE.  221 

mise  la  lecture  du  jugement,  qui  dura  une  demi-heure 
Comme  le  greffier  commençait,  Féodor  Michaïlovitch 
dit  à  son  voisin,  Dourof:  «  Est-il  possible  que  nous 
soyons  exécutés?  "  Cette  idée  se  présentait  alors  pour 
la  première  fois  à  son  esprit.  Dourof  répondit  d'un 
geste,  en  lui  montrant  une  charrette  chargée  d'objets 
dissimulés  sous  une  bâche,  qui  semblaient  être  des  cer- 
cueils. La  lecture  finit  sur  ces  mots  :  «  ...sont  condam- 
nés à  la  peine  de  mort  et  seront  fusillés.  »  Le  greffier 
descendit  de  l'échafaud,  un  prêtre  y  monta,  la  croix 
entre  les  mains,  et  exhorta  les  condamnés  à  se  confesser. 
Un  seul,  un  homme  de  la  classe  marchande,  se  rendit  à 
cette  invitation  ;  tous  les  autres  baisèrent  la  croix.  On 
attacha  au  poteau  Pétrachevsky  et  deux  des  principaux 
conjurés.  L'officier  fit  charger  les  armes  à  la  compagnie 
rangée  en  face  et  prononça  les  premiers  commande- 
ments. 

Comme  les  soldats  abaissaient  leurs  fusils,  un  guidon 
blanc  fut  hissé  devant  eux  ;  alors  seulement,  les  vingt  et 
un  apprirent  que  l'Empereur  avait  réformé  le  jugement 
militaire  et  commué  leur  peine.  Les  (élègues  qui  atten- 
daient au  pied  de  l'échafaud  devaient  les  conduire  en  Si- 
bérie. On  détacha  les  chefs  ;  l'un  d'eux,  Grigorief,  avait 
été  frappé  de  folie  et  ne  retrouva  jamais  ses  facultés  '. 

Tout  au  contraire,  Dostoïevsky  a  souvent  affirmé 
depuis,  et  de  la  meilleure  foi  du  monde,  qu'il  serait 
immanquablement  devenu  fou  dans  la  vie  normale,  si 
cette  épreuve  et  celles  qui  suivirent  lui   eussent  été 


1  Ces  faits  sont  empruntés  à  l'excellente  biographie  placée  en 
tête  de  la  Gorreipondance  par  M.  Oreste  Miller,  et  composée  avec  les 
récits  de  tous  les  survivants  de  cette  époque. 


222  LE    ROMAN    RUSSE 

épargnées.  Durant  sa  dernière  année  de  liberté,  l'ob- 
session de  maladies  chimériques,  le  trouble  de  ses  nerfs 
et  les  «  frayeurs  mystiques1  »  le  menaient  droit  au  dé- 
rangement mental,  à  l'en  croire;  il  ne  fut  sauvé, 
assure-t-il,  que  par  ce  brusque  changement  d'existence, 
par  la  nécessité  de  se  roidir  contre  les  coups  qui  l'acca- 
blèrent alors.  Je  le  veux  bien  ;  les  secrets  de  l'âme  sont 
insaisissables,  et  il  est  ceriain  que  rien  ne  guérit  des 
maux  imaginaires  comme  un  malheur  véritable;  pour- 
tant, j'incline  à  penser  qu'il  y  avait  quelque  illusion 
d'orgueil  dans  cette  affirmation.  A  lire  attentivement 
toutes  les  œuvres  ultérieures  du  romancier,  on  retrouve 
toujours  un  point  où  l'ébranlement  cérébral  de  cette 
affreuse  minute  est  persistant.  Dans  chacun  de  ses  livres, 
il  ramènera  une  scène  pareille,  le  récit  ou  le  rêve  d'une 
exécution  capitale,  et  il  s'acharnera  à  l'étude  psycholo- 
gique du  condamné  qui  va  mourir  ;  remarquez  l'inten- 
sité particulière  de  ces  pages,  on  y  sent  l'hallucination 
d'un  cauchemar  qui  habite  dans  quelque  retraite  dou- 
loureuse du  cerveau. 

L'arrêt  impérial,  moins  rigoureux  pour  l'écrivain  que 
pour  les  autres,  réduisait  sa  peine  à  quatre  ans  de  tra- 
vaux forcés;  ensuite,  l'inscription  au  service  comme 
simple  soldat,  avec  perte  de  la  noblesse,  des  droits 
civils.  Les  déportés  montèrent  séance  tenante  dans  les 

1  •  Dès  que  venait  le  crépuscule,  je  tombais  par  degrés  dans  cet 
état  d'âme  qui  s'empare  de  moi  si  souvent,  la  nuit,  depuis  que  je 
suis  malade,  et  que  j'appellerai/raj/ewr  mystique.  C'est  une  crainte 
accablante  de  quelque  chose  que  je  ne  puis  définir  ni  concevoir, 
qui  n'existe  pas  dans  l'ordre  des  choses,  mais  qui  peut-être  va  se 
réaliser  soudain,  à  cette  minute  même,  apparaître  et  se  dresser 
devant  moi,  comme  un  fait  inexorable,  horrible,  difforme.  ■  [Hu- 
miliés et  offensés,  p.  55.) 


LE    ROMAN    RUSSE.  223 

traîneaux,  le  convoi  s'achemina  vers  la  Sibérie.  A 
Tobolsk,  après  une  dernière  nuit  passée  en  commun,  ils 
se  dirent  adieu  ;  on  les  ferra,  on  leur  rasa  la  tête,  on  les 
dirigea  sur  des  destinations  différentes.  Ce  fut  là,  dans 
la  prison  d'étapes,  qu'ils  reçurent  la  visite  des  femmes 
des  décembristes.  On  sait  quel  admirable  exemple 
avaient  donné  ces  vaillantes;  appartenant  aux  plus 
hautes  classes  sociales,  à  la  vie  heureuse,  elles  avaient 
tout  quitté,  suivi  en  Sibérie  leurs  maris  exilés  ;  depuis 
vingt-cinq  ans,  elles  erraient  à  la  porte  des  bagnes.  En 
apprenant  que  la  patrie  envoyait  une  nouvelle  généra- 
tion de  proscrits,  ces  femmes  vinrent  à  la  prison  ;  insti- 
tutrices de  souffrance  et  de  courage,  elles  enseignèrent 
au  malheur  nouveau  la  leçon  maternelle  de  l'ancien 
malheur;  elles  apprirent  à  ces  jeunes  gens,  — les  plus 
âgés  n'avaient  pas  trente  ans,  —  ce  qui  les  attendait  et 
comment  il  fallait  supporter  la  disgrâce;  elles  firent 
mieux,  elles  offrirent  à  chacun  d'eux  tout  ce  qu'elles  pou- 
vaient dooner,  tout  ce  qu'ils  pouvaient  posséder  :  un 
Évangile.  Dostoïevsky  accepta,  et  pendant  les  quatre 
années  le  livre  ne  quitta  pas  son  chevet  ;  il  le  lut  chaque 
nuit,  sous  la  lanterne  du  dortoir,  il  apprit  à  d'autres 
à  y  lire;  après  le  dur  travail  du  jour,  tandis  que  ses 
compagnons  de  fers  demandaient  au  sommeil  la  répa- 
ration de  leurs  forces  physiques,  il  implorait  de  son  livre 
un  bienfait  plus  nécessaire  encore  pour  l'homme  de 
pensée  :  la  réfection  des  forces  morales,  le  soutien  du 
cœur  à  hauteur  de  l'épreuve. 

Qu'on  se  le  figure,  cet  homme  de  pensée,  avec  ses 
nerfs  délicats,  son  orgueil  dévorant,  son  imagination 
naturellement  effrayée  et  rapide  à  grossir  chaque  con- 


224  LE    ROMAN    RUSSE. 

trariéîé,  —  qu'on  se  le  figure,  déchu  dans  cette  compa- 
gnie de  scélérats  vulgaires,  voué  à  des  supplices  mono- 
tones, traîné  chaque  matin  aux  travaux  de  force,  et,  à 
la  moindre  négligence,  au  moindre  mouvement  d'humeur 
de  ses  gardiens,  menacé  de  passer  entre  les  verges  des 
soldats.  Il  était  inscrit  dans  la  «  seconde  catégorie  », 
celle  des  pires  malfaiteurs  et  des  criminels  politiques 
Ces  condamnés  étaient  détenus  dans  une  citadelle,  sous 
la  surveillance  militaire:  on  les  employait  à  tourner  la 
meule  dans  les  fours  à  albâtre,  à  dépecer  les  vieilles  bar- 
ques, l'hiver,  sur  la  glace  du  fleuve,  à  d'autres  travaux 
rudes  et  inutiles.  Il  a  très-bien  décrit,  plus  tard,- le  sur- 
croit de  fatigue  qui  accable  l'homme  quand  on  le  con- 
traint à  travailler  pour  travailler,  avec  le  sentiment  qut 
sa  besogne  est  une  simple  gymnastique.  Il  a  dit  aussi, 
et  je  le  crois,  que  la  punition  la  plus  sévère,  c'est  de 
n'être  jamais  seul  un  instant,  pendant  des  années.  Mais 
la  torture  suprême  pour  cet  écrivain  en  pleine  sève,  en- 
vahi par  les  idées  et  les  formes,  c'était  l'impossibilité 
d'écrire,  d'alléger  sa  peine  en  la  jetant  dans  une  œuvre 
littéraire;  son  talent  rentré  l'étouffait. 

Il  survécut  pourtant,  épuré  et  fortifié.  Nous  n'avons 
pas  besoin  d'imaginer  l'histoire  de  ce  martyre;  voici 
qu'elle  est  tout  entière,  transparente  sous  des  noms 
étrangers,  dans  le  livre  qu'il  écrivit  au  sortir  du  bagne, 
les  Souvenirs  de  la  maison  des  morts.  Avec  ce  livre,  nous 
rentrons  dans  l'étude  de  son  œuvre,  tout  en  continuant 
celle  de  sa  vie.  —  Oh!  que  la  fortune  littéraire  est  chose 
de  hasard  et  d'injustice!  Le  nom  et  l'ouvrage  de  Silvio 
Pellico  ont  fait  le  tour  du  monde  civilisé;  ils  sont  clas- 
siques en  France;  et  dans  cette  même  France,  sur  celte 


LE    ROUAN    RUSSE.  225 

grande  route  de  toutes  les  renommées  et  de  toutes  les 
idées,  on  ignorait  hier  encore  jusqu'au  titre  d'un  livre 
cruel  et  superbe,  supérieur  au  récit  du  prisonnier  lom- 
bard par  la  maîtrise  d'art  autant  que  par  l'épouvante 
des  choses  racontées.  Est-ce  que  les  larmes  russes  se- 
raient moins  humaines  que  les  larmes  italiennes? 

Jamais  livre  ne  fut  plus  difficile  à  faire.  Il  s'agissait 
de  parler  de  cette  terre  secrète,  la  Sibérie,  dont  le  nom 
n'était  pas  prononcé  volontiers  à  cette  époque.  La  lan- 
gue juridique  elle-même  usait  souvent  d'un  euphémisme 
pour  ne  pas  risquer  le  mot;  les  tribunaux  condamnaient 
à  la  déportation  «  dans  des  lieux  très-éloignés  ».  Et 
c'était  un  ancien  détenu  politique  qui  entreprenait  de 
marcher  sur  ces  braises,  de  tenir  cette  gageure  contre 
la  censure!  Il  la  gagna.  La  première  condition  de  succès 
était  de  paraître  ignorer  qu'il  y  eût  des  condamnés  po- 
litiques; il  fallait  pourtant  nous  faire  comprendre  quels 
raffinements  de  souffrance  attendent  un  homme  des 
classes  supérieures,  précipité  dans  ce  milieu  infâme. 
L'écrivain  nous  présente  le  manuscrit  d'un  certain 
Alexandre  Goriantchikof,  mort  en  Sibérie  après  sa  libé- 
ration; quelques  pages  biographiques  nous  avertissent 
que  ce  prête-nom  était  un  homme  honnête  et  instruit, 
appartenant  à  l'ordre  de  la  noblesse;  ce  qui  lui  a  valu 
sa  condamnation  à  dix  ans  de  travaux  forcés,  oli  !  mou 
Dieu,  c'est  moins  que  rien,  un  accident,  une  de  ces  pec- 
cadilles qui  n'entachent  ni  le  cœur  ni  l'honneur  :  Go- 
riantchikof a  tué  sa  femme  dans  un  accès  de  jalousie 
justifiée.  Vous  ne  l'en  estimez  pas  moins,  n'est-ce  pas  ? 
nos  jurés  l'acquitteraient,  et  d'ailleurs  vous  devinez  que 
cette  histoire  est  inventée  à  plaisir  pour  dissimuler  un 

15 


226  LK    ROMAN    RUSSE. 

crime  d'opinion;  le  but  de  l'auteur  est  atteint,  c'est  à  la 
suite  d'un  innocent  que  nous  entrons  en  enfer. 

Une  caserne  entre  des  remparts;  trois  à  quatre  cents 
forçats  venus  de  tous  les  poiuts  de  l'horizon,  un  micro- 
cosme qui  est  la  fidèle  image  de  la  Russie,  avec  sa  mosaï- 
que de  nationalités  :  des  Tatars,  des  Khirgiz,  des  Polo- 
nais, des  Lesghiens,  un  Juif.  Durant  dix  années  d'un 
formidable  ennui,  la  seule  occupation  de  Goriantchikof, 
—  lisez  :  de  Dostoïevsky,  sera  d'observer  ces  pauvres 
âmes;  il  en  résulte  d'incomparables  études  psychologi- 
ques. Peu  à  peu,  sous  la  livrée  uniforme  de  ces  misérables, 
sous  la  physionomie  farouche  et  taciturne  qui  leur  est  com- 
mune, nous  voyons  se  dessiner  des  caractères,  des  créa- 
tures humaines  analysées  dans  le  plus  profond  de  leurs 
instincts.  L'observateur  enveloppe  d'une  large  sympa- 
thie fous  les  «  malheureux  »  qui  l'entourent;  c'est  le  ferme 
par  lequel  le  peuple  russe  désigne  invariablement  les 
victimes  de  la  justice;  l'écrivain  se  sert  volontiers  de  ce 
terme*;  on  sent  que  lui  aussi  évite  de  penser  à  la  faute 
pour  s'attendrir  sur  la  tristesse  de  l'expiation,  pour  re- 
chercher,—  car  c'est  là  son  souci  constant,  —  l'étincelle 
divine  qui  subsiste  toujours  chez  le  plus  dégradé.  Quel- 
ques-uns des  forçats  lui  racontent  leur  histoire  ;  c'est  la 
matière  de  petits  chapitres  dramatiques,  chefs-d'œuvre 
de  naturel  et  de  sentiment;  les  plus  achevés  sont  les 
récits  de  deux  meurtriers  par  amour  :  le  soldat  Baklou- 
chine  et  le  mari  d'Akoulina.  Pour  d'autres,  le  philoso- 


1  Bossuet  dit,  dans  le  même  sentiment  :  «Alors  on  commence  à 
SC  souvenir  qu'il  y  a  des  malheureux  qui  gémissent  dans  les  prisons,  et 
des  pauvres  délaissés  qui  meurent  de  faim  et  de  maladie  dans 
quelque  coin  ténébreux.  ■  (sermon  sur  la  dévotion  à  la  Vierge.) 


LE    ROMAN    RISSE.  227 

phe  ne  s'inquiète  pas  de  fouiller  dans  leur  passé;  il  se 
complaît  à  peindre  leur  nature  morale  en  elle-même, 
avec  ce  procédé  large  et  flottant,  ce  pourtour  vague  de 
pénombre  qu'affectionnent  les  auteurs  russes.  Ils  voient 
les  choses  et  les  figures  dans  le  jour  gris  de  la  première 
aube;  les  contours,  mal  arrêtés,  finissent  dans  un  pos- 
sible confus  et  nuageux  ;  ce  sont  des  portraits  de 
M.  Henner  en  regard  de  nos  portraits  d'Ingres.  Et  la 
langue,  surtout  cette  langue  populaire  qu'emploie  volon- 
tiers Dostoïevsky,  s'y  prête  merveilleusement,  avec  son 
indétermination  et  sa  fluidité. 

La  plupart  de  ces  natures  peuvent  se  ramener  à  un 
type  commun  :  l'excès  d'impulsion,  Yotchaïanié,  cet  état 
de  cœur  et  d'esprit  pour  lequel  je  m'efforce  vainement 
de  trouver  un  équivalent  dans  notre  langue.  Dostoïevsky 
l'analyse  en  maint  endroit  :  «  C'est  la  sensation  d'un 
homme  qui,  du  haut  d'une  tour  élevée,  se  penche  sur 
l'abime  béant  et  éprouve  un  frisson  de  volupté  à  l'idée 
qu'il  pourrait  se  jeter  la  tête  la  première.  Plus  vite,  et 
finissons-en!  pense-t-il.  Parfois  ce  sont  des  gens  très- 
paisibles,  très-ordinaires,  qui  pensent  ainsi...  L'homme 
trouve  une  jouissance  dans  l'horreur  qu'il  inspire  aux 
autres...  Il  tend  toute  son  âme  dans  un  désespoir 
effréné,  et  ce  désespéré  appelle  le  châtiment  comme  une 
solution,  comme  quelque  chose  qui  «  décidera  >•  pour 
lui...  »  —  Dans  un  roman  auquel  nous  viendrons  tout  à 
l'heure,  l'Idiot,  notre  auteur  cite  un  exemple  topique  de 
ces  attaques  de  caprice,  un  fait  réel,  à  ce  qu'il  assure. 

«  Deux  paysans,  hommes  d'âge,  amis  qui  se  connais- 
saient depuis  longtemps,  arrivèrent  dans  une  auberge; 
ils  n'étaient  ivres  ni  l'un  ni  l'autre.  Ils  prirent  le  thé  et 


228  LE    ROMAN    RUSSE. 

demandèrent  une  seule  chambre,  où  ils  passèrent  la  nuit 
ensemble.  L'un  d'eux  avait  remarqué,  depuis  deux  jours, 
une  montre  d'argent,  retenue  par  une  chaînette  en 
perles  de  verre,  que  son  compagnon  portait  et  qu'il  ne 
lui  connaissait  pas  auparavant.  Cet  homme  n'était  pas  un 
voleur,  il  était  honnête,  et  fort  à  son  aise  pour  un 
paysan.  Mais  cette  montre  lui  plut  si  fort,  il  en  eut  une 
envie  si  furieuse,  qu'il  ne  put  se  maîtriser;  il  prit  un 
couteau,  et  dès  que  son  ami  eut  le  dos  tourné,  il  s'appro- 
cha de  lui  à  pas  de  loup,  visa  la  place,  leva  les  yeux  au 
ciel,  se  signa,  et  murmura  dévotement  cette  prière  : 
«  Seigneur,  pardonne-moi  par  les  mérites  du  Christ!  » 
Il  égorgea  son  ami  d'un  seul  coup,  comme  un  moulon, 
puis  il  lui  prit  la  montre.  » 

Souvent,  il  entre  une  forte  dose  d'ascétisme  dans  ces 
accès  de  foHe.  Voyez  l'épisode  du  vieux-croyant,  un 
condamné  de  conduite  exemplaire,  qui  jette  une  pierre 
au  commandant  de  place,  uniquement  pour  être  passé 
par  les  verges,  «  pour  subir  la  souffrance  ».  Dostoïevsky 
reviendra  sur  ce  trait,  dans  Crime  et  châtiment,  tant  il 
en  a  été  impressionné;  il  expliquera  pour  la  centième 
fois,  à  cette  occasion,  le  sens  mystique  que  l'homme  du 
peuple  en  Russie  attache  à  la  souffrance,  recherchée  pour 
elle-même,  pour  sa  vertu  propitiatoire.  «  Et  si  cette 
souffrance  vient  des  autorités,  c'est  encore  mieux.  »  Ici 
se  retrouve  cette  idée  de  l'Antéchrist,  inséparable  du 
pouvoir  temporel  pour  une  partie  de  ce  peuple,  pour  les 
innombrables  sectaires  du  raskol.  Tout  le  portrait  du 
vieux-croyant  mériterait  d'être  cité;  il  éclaire  bien  le 
procédé  de  l'écrivain,  il  fait  comprendre  mieux  que  de 
longues  digressions  le  pays  que  nous  étudions. 


LE    ROMAN    RUSSI.  229 

«  C'était  un  petit  vieux  tout  blanc,  tout  chétif,  d'une 
soixantaine  d'années.  Il  m'avait  vivement  frappé  dès 
notre  première  rencontre.  Il  ne  ressemblait  en  rien  aux 
autres  détenus;  il  y  avait  dans  son  regard  quelque  chose 
de  si  calme,  de  si  reposé!  Je  me  souviens  d'avoir  con- 
templé avec  un  plaisir  particulier  ses  yeux  clairs,  lumi- 
neux, cernés  de  petites  rides.  Je  m'entretenais  souvent 
avec  lui;  rarement  dans  ma  vie  j'ai  rencontré  une  aussi 
bonne  créature,  une  âme  aussi  droite.  Il  expiait  en 
Sibérie  un  crime  irrémissible.  A  la  suite  de  quelques  con- 
versions, d'un  mouvement  de  retour  à  l'orthodoxie  qui 
s'était  produit  parmi  les  vieux-croyants  de  Starodoub,  le 
gouvernement,  désireux  d'encourager  ces  bonnes  dispo- 
sitions, avait  fait  bâtir  une  église  orthodoxe.  Le  vieil- 
lard, d'accord  avec  d'autres  fanatiques,  avait  résolu  de 
«  résister  pour  la  foi  »,  comme  il  disait.  Ces  gens  avaient 
mis  le  feu  à  l'église.  Les  instigateurs  du  crime  furent 
condamnés  aux  travaux  forcés,  lui  tout  le  premier. 
C'était  un  marchand  très-aisé,  à  la  tête  d'un  commerce 
florissant;  il  laissait  à  la  maison  une  femme  et  des 
enfants;  mais  il  partit  pour  l'exil  avec  fermeté;  dans  son 
aveuglement,  il  considérait  sa  peine  comme  «  un  témoi- 
gnage pour  la  foi  ».  Après  quelque  temps  de  vie  com- 
mune avec  lui,  on  se  posait  involontairement  cette  ques- 
tion :  Comment  cet  homme  paisible,  doux  comme  un 
enfant,  avait-il  pu  se  révolter?  Souvent  je  discutais  avec 
lui  sur  les  choses  de  «  la  foi  ».  Il  ne  cédait  rien  de  ses 
convictions;  mais  son  argumentation  ne  trahissait  jamais 
la  moindre  haine,  le  moindre  ressentiment.  J'ai  eu  beau 
l'étudier,  je  n'ai  jamais  discerné  en  lui  le  plus  léger 
d'orgueil  ou  de  fanfaronnade. 


230  LE    ROMAN    RUSSE. 

«  Le  vieillard  était  l'objet  d'un  respect  universel  dans 
le  bagne,  et  il  n'en  tirait  aucune  vanité.  Les  détenus 
l'appelaient  «  notre  petit  oncle  »,  et  ne  le  molestaient 
jamais.  Je  compris  là  quel  ascendant  il  avait  dû  exercer 
sur  ses  coreligionnaires.  —  Malgré  la  fermeté  apparente 
avec  laquelle  il  supportait  son  sort,  on  devinait  au  fond 
de  son  âme  un  chagrin  secret,  inguérissable,  qu'il  s'effor- 
çait de  dérober  à  tous  les  yeux.  Nous  couchions  tous 
deux  dans  le  même  dortoir.  Une  nuit,  comme  j'étais 
éveillé  à  quatre  heures  du  matin,  j'entendis  un  sanglot 
étouffé,  (imide;  le  vieillard  était  assis  sur  le  poêle  et 
lisait  une  prière  dans  son  eucologe  manuscrit.  Il  pleu- 
rait, et  je  l'entendais  murmurer  de  temps  en  temps  •. 
«  Seigneur,  ne  m'abandonne  pas!  Seigneur,  fortifie-moi! 
«  Mes  petits  enfants,  mes  chers  petits,  nous  ne  nous  rever- 
«  rons  donc  jamais!  »  —  Je  ne  puis  dire  quelle  tristesse 
je  ressentis  ». 

En  regard  de  ce  portrait,  je  veux  traduire  un  morceau 
d'un  réalisme  terrible,  la  mort  de  Micliaïlof. 

«  Je  connaissais  peu  ce  Michaïlof.  C'était  un  tout  jeune 
homme  de  vingt-cinq  ans  au  plus,  grand,  mince  et 
remarquablement  bien  fait  de  sa  personne.  Il  était  dé- 
tenu dans  la  section  réservée  (celle  des  grands  criminels); 
extrêmement  silencieux,  toujours  plongé  dans  une  tris- 
tesse tranquille  et  morne.  Il  avait  littéralement  «  séché  » 
en  prison.  C'est  ce  que  disaient  de  lui  par  la  suite  les 
forçats,  parmi  lesquels  il  laissa  un  bon  souvenir.  Je  me 
souviens  seulement  qu'il  avait  de  beaux  yeux,  et,  en 
vérité,  je  ne  sais  pas  pourquoi  il  me  revient  obstinément 
à  la  mémoire... 

«  Il  mourut  à  trois  heures  de  l'après-midi,  par  une 


LE    ROMAN    RUSSE.  231 

belle,  claire  journée  des  grandes  gelées.  Le  soleil,  je  me 
le  rappelle,  transperçait  de  ses  rayons  obliques  les  car- 
reaux  verdâtres  et  opaques  de  givre,  dans  les  croisées  de 
notre  chambre  d'hôpital.  Le  torrent  lumineux  tombait 
précisément  sur  cet  infortuné.  Il  mourut  sans  connais- 
sance et  péniblement;  l'agonie  fut  longue,  plusieurs 
heures  de  suite.  Depuis  le  matin  ses  yeux  ne  dis- 
tinguaient plus  ceux  qui  s'approchaient  de  lui.  On  es- 
sayait de  lui  procurer  quelque  soulagement;  on  voyait 
qu'il  souffrait  beaucoup;  il  respirait  difficilement,  pro- 
fondément, avec  un  râle;  sa  poitrine  se  soulevait  très- 
haut,  comme  si  elle  manquait  d'air.  Il  rejeta  sa  couver- 
ture, son  vêtement,  et  enfin  déchira  sa  chemise,  qui  pa- 
raissait lui  être  un  poids  insupportable.  On  lui  vint  en 
aide,  on  le  débarrassa  de  cette  chemise.  C'était  effrayant 
à  voir,  ce  long  corps  maigre,  avec  des  jambes  et  des  bras 
desséchés  jusqu'à  l'os,  un  ventre  tombant,  une  poitrine 
soulevée  et  des  côtes  dessinées  en  relief,  comme  celles 
d'un  squelette.  Sur  tout  ce  corps,  il  ne  restait  plus 
qu'une  petite  croix  de  bois  et  les  fers;  il  semblait  que 
ses  pieds  amaigris  eussent  pu  maintenant  s'échapper  des 
anneaux.  Une  demi-heure  avant  sa  mort,  tous  les  bruits 
tombèrent  dans  notre  chambrée,  on  ne  se  parlait  plus 
qu'en  chuchotant.  Ceux  qui  marchaient  assourdissaient 
leurs  pas.  Les  forçats  causaient  peu,  et  de  choses  indiffé- 
rentes; de  loin  en  loin  ils  regardaient  à  la  dérobée  le 
mourant,  qui  râlait  de  plus  en  plus.  A  la  fin,  sa  main 
errante  et  incertaine  chercha  sur  sa  poitrine  la  petite 
croix  de  bois  et  fit  effort  pour  l'arracher,  comme  si  cela 
aussi  lui  pesait  trop,  l'étouffait.  On  lui  retira  la  croix  ; 
dix  minutes  après,  il  expira. 


232  LE    ROMAN    RUSSE. 

«  On  frappa  à  la  porte  pour  appeler  le  factionnaire,  on 
lui  donna  avis.  Un  gardien  entra,  regarda  le  mort  d'un 
air  hébété  et  alla  chercher  l'officier  de  santé.  Celui-ci 
vint  aussitôt.  C'était  un  jeune  et  brave  garçon,  un  peu 
trop  occupé  de  son  extérieur,  qui  était  d'ailleurs  agréa- 
ble; il  s'approcha  du  défunt  d'un  pas  rapide,  sonore  dans 
la  chambre  silencieuse  ;  avec  un  air  d'indifférence  qui 
semblait  composé  pour  la  circonstance,  il  prit  le  pouls, 
le  tâta,  fit  un  geste  signifiant  que  tout  était  fini,  et  sor- 
tit. On  alla  aussitôt  avertir  le  poste  ;  il  s'agissait  d'un 
criminel  important,  de  la  section  réservée;  il  fallait  des 
formalités  particulières  pour  constater  le  décès.  Comme 
on  attendait  la  garde,  un  des  forçats  émit  à  voix  basse 
l'avis  qu'il  ne  serait  pas  mal  de  fermer  les  yeux  au  dé- 
funt. Un  autre  l'écouta  attentivement,  s'approcha  sans 
bruit  du  mort  et  lui  abaissa  les  paupières.  Voyant  la  croix 
qui  gisait  sur  l'oreiller,  cet  homme  la  prit,  la  regarda  et 
la  passa  au  cou  de  Michaïlof;  puis  il  se  signa.  Cependant 
le  visage  s'ossifiait;  un  rayon  de  lumière  jouait  à  la 
surface;  la  bouche  était  à  demi  entr'ouverte;  deux  ran- 
gées de  dents  jeunes  et  blanches  brillaient  sous  les 
lèvres  minces,  collées  aux  gencives. 

«  Enfin  le  sous-officier  de  garde  parut,  en  armes  et  le 
rasque  en  tête,  suivi  de  deux  surveillants.  Il  avança,  ra- 
lentissant toujours  le  pas,  regardant  avec  hésitation  les 
forçats  silencieux,  qui  faisaient  cercle  autour  de  lui  et  le 
considéraient  d'un  air  sombre.  Arrivé  près  du  corps,  il 
s'arrêta  comme  scellé  au  plancher.  On  eût  dit  qu'il  avait 
peur.  Ce  cadavre  desséché,  tout  nu,  chargé  seulement 
de  ses  fers,  lui  imposait.  Le  sous-officier  dégrafa  sa 
jugulaire,  retira  son  casque,  ce  que  nul  ne  songeait  à 


LE    ROMAN   RUSSE.  233 

exiger  de  lui,  et  il  fit  un  large  signe  de  croix.  C'était 
une  figure  de  vétéran,  sévère,  grise,  disciplinée.  Je  me 
souviens  qu'à  ce  moment  la  tête  blanche  du  vieux  Tché- 
kounof  se  trouvait  à  côté  de  celle  du  sous-officier. 
Tchékounof  dévisageait  cet  homme  avec  une  attention 
étrange,  le  regardant  dans  le  blanc  des  yeux  et  épiant 
tous  ses  gestes.  Leurs  regards  se  rencontrèrent,  et  tout  à 
coup  la  lèvre  inférieure  de  Tchékounof  se  mit  à  trem- 
bler. Elle  se  contracta,  laissa  voir  les  dents,  et  le  forçat, 
montrant  le  mort  au  sous-officier  d'un  geste  rapide  et 
involontaire,  murmura  en  s'éloignant  : 

«  —  Il  avait  pourtant  une  mère,  lui  aussi!... 

•  Je  me  souviens,  ces  mots  me  percèrent  comme  un 
trait.  Pourquoi  les  avait-il  dits?  comment  lui  étaient-ils 
venus  à  l'esprit?...  On  souleva  le  cadavre,  les  surveillants 
chargèrent  le  lit  de  camp  où  il  reposait;  la  paille  froissée 
craquait,  les  fers  traînaient  avec  un  cliquetis  sur  le 
plancher  dans  le  silence  général.  On  les  releva,  on  em- 
porta le  corps.  Aussitôt  les  conversations  reprirent, 
bruyantes.  Nous  entendîmes  le  sous-officier,  dans  le  cor- 
ridor, qui  dépêchait  quelqu'un  chez  le  forgeron.  Il  fal- 
lait déferrer  le  mort...» 

On  voit  la  méthode,  avec  ses  qualités  et  ses  défauts, 
l'insistance,  la  décomposition  minutieuse  de  chaque 
actiou. 

Entre  ces  tableaux  tragiques  passent  des  figures  plus 
douces,  de  bonnes  âmes  dévouées  au  soulagement  des 
déportés,  comme  cette  veuve  qui  venait  chaque  jour  à 
la  porte  de  la  citadelle  pour  leur  faire  de  petits  présents, 
eur  donner  quelques  nouvelles  ou  seulement  sourire 
aux  malheureux.  «  Elle  pouvait  bien  peu,  elle  était  trèfr- 


234  LE    ROMAN    RUSSE. 

pauvre;  mais  nous  autres  prisonniers,  nous  sentions 
qu'il  y  avait  tout  près,  par  delà  les  murs  de  la  prison, 
un  être  qui  nous  était  tout  dévoué,  et  c'était  déjà 
beaucoup.  » 

Je  choisis  encore  une  page,  l'une  des  plus  serrées,  des 
plus  intérieurement  émues;  l'histoire  de  l'aigle  libéré 
par  les  forçats  «  afin  qu'il  crève  libre  ».  Un  jour,  en  re- 
venant de  la  corvée,  ils  avaient  capturé  un  de  ces  grands 
oiseaux  de  Sibérie,  blessé  à  l'aile.  On  le  gardait  depuis 
quelques  mois  dans  la  cour  des  casernements,  on  le 
nourrissait,  on  tentait  vainement  de  l'apprivoiser.  Réfu- 
gié dans  un  recoin  de  la  palissade,  l'aigle  se  défendait 
contre  toute  approche,  dardant  ses  yeux  méchants  sur 
ceux  qui  lui  faisaient  partager  leur  prison.  On  avait  fini 
par  l'oublier. 

«On  eût  dit  qu'il  attendait  haineusement  la  mort,  ne  se 
fiant  à  personne  et  ne  se  réconciliant  avec  personne. 
Enfin,  un  jour,  les  détenus  se  souvinrent  de  lui  comme 
par  hasard.  Après  un  oubli  de  deux  mois,  pendant  les- 
quels nul  ne  s'était  inquiété  de  l'oiseau,  il  sembla  que 
tous  se  fussent  donné  le  mot  pour  le  prendre  subitement 
en  pitié.  On  décida  qu'il  fallait  libérer  l'aigle.  «  S'il 
«  doit  crever,  que  ce  soit  en  liberté  »,  opinèrent  quel- 
ques-uns. 

«  —  Connu,  ajoutèrent  d'autres;  un  oiseau  libre,  sau- 
vage..., on  ne  l'accoutumera  pas  à  la  prison. 

«  —  Ça  veut  dire  qu'il  n'est  pas  comme  nous,  hasarda 
quelqu'un. 

«  —  Voyez  le  farceur!  lui,  c'est  un  oiseau,  et  nous, 
nous  sommes  des  hommes. 

•  —  L'aigle,  camarades,  c'est  le  tsar  des  forêts...  corn- 


LE    ROMAN    RUSSE.  235 

mença  Skouratof,  le  beau  parleur;  mais  cette  fois,  per- 
sonne ne  l'écouta.  Après  le  diner,  quand  les  tambours 
battirent  l'appel  de  corvée,  on  s'empara  de  l'aigle,  on 
lui  maintint  le  bec,  parce  qu'il  se  défendait  bravement; 
on  l'emporta  hors  de  la  palissade.  Nous  arrivâmes  au 
glacis;  les  douze  hommes  qui  composaient  l'escouade 
attendaient  avec  curiosité  pour  voir  où  irait  l'oiseau. 
Chose  étrange  !  tous  semblaient  heureux  d'on  ne  savait 
quoi,  comme  s'ils  allaient  recevoir  eux-mêmes  une  part 
de  liberté. 

«  —  Eh!  la  canaille!  on  veut  lui  faire  du  bien,  et  il 
mord  comme  un  enragé!  s'écria  celui  qui  tenait  la  mé- 
chante bête,  en  lui  jetant  des  regards  presque  attendris. 

«  —  Lâche-le,  Mikitka! 

«  —  Oui,  c'est  un  diable  qui  n'est  pas  fait  pour  vivre 
dans  une  boite.  Donne-lui  la  liberté,  la  bonne  petite 
liberté. 

«  On  lança  l'aigle  du  haut  du  glacis  dans  la  steppe. 
C'était  à  la  fin  de  l'automne,  par  une  après-midi  froide 
et  obscure.  Le  vent  sifflait  sur  la  steppe  nue  et  gémis- 
sait dans  les  grandes  herbes,  jaunies,  desséchées.  L'aigle 
s'enfuit  en  droite  ligne,  battant  de  l'aile  malade,  et 
comme  pressé  d'arriver  là  où  nos  regards  ne  le  suivraient 
plus.  Les  forçats  guettaient  curieusement  sa  tête  qui 
pointait  entre  les  herbes. 

u  —  Voyez  le  coquin!  fit  pensivement  l'un  d'eux. 

«  — Une  s'est  pas  retourné,  dit  un  autre.  Pas  une  seule 
fois  il  n'a  regardé  en  arrière,  frères.  Il  ne  pense  qu'à 
fuir  pour  lui. 

«  —  Tiens,  dit  un  troisième,  croyais-la  qu'il  allait  re- 
venir te  remercier? 


336  LE    ROMAN   RUSSE. 

«  —  Connu,  la  liberté  !  il  a  reçu  la  liberté 

«  —  Comme  qui  dirait  l'indépendance. 

«  —  On  ne  le  voit  déjà  plus,  frères. 

«  —  Que  fait-on  là  à  flâner?  Marche  !  crièrent  les  sol- 
dats de  l'escorte. 

«  Et  tous  se  mirent  silencieusement  au  travail  ». 

Quand  on  ouvre  ce  livre,  la  note  est  tout  d'abord  si 
navrée  qu'on  se  demande  comment  l'écrivain  ménagera 
sa  gradation,  comment  il  appliquera  sa  manière  con- 
stante, l'accumulation  des  touches  sombres,  la  lente  pro- 
gression de  tristesse  et  de  terreur.  Il  y  a  réussi  :  ceux- 
là  s'en  rendront  compte  qui  auront  le  courage  d'aller 
jusqu'au  chapitre  des  peines  corporelles,  jusqu'à  la  des- 
cription de  l'hôpital  où  les  forçats  viennent  se  remettre 
après  les  exécutions.  Je  ne  pense  pas  qu'il  soit  possible 
de  peindre  des  souffrances  plus  atroces  dans  un  cadre 
plus  répugnant.  Voilà  qui  est  fait  pour  décourager  nos 
naturalistes  :  je  les  défie  d'aller  jamais  aussi  loin  dans  la 
sanie. 

Et  pourtant  Dostoïevsky  n'est  pas  de  leur  école.  La 
différence  est  malaisée  à  expliquer,  mais  elle  se  sent. 
L'homme  qui  visiterait  un  hospice  par  pure  curiosité  de 
voir  des  plaies  rares  serait  sévèrement  jugé;  celui  qui 
s'y  rend  pour  panser  ces  plaies  mérite  l'intérêt  et  le 
respect.  Tout  est  dans  l'intention  de  l'écrivain;  si  sub- 
tils que  soient  les  stratagèmes  de  son  art,  il  ne  trompe 
pas  le  lecteur  sur  cette  intention.  Quand  son  réalisme 
n'est  qu'une  recherche  bizarre,  il  peut  éveiller  nos  cu- 
riosités malsaines,  mais  dans  notre  for  intérieur  nous  le 
condamnons,  et  nous-mêmes  par-dessus  le  marché,  ce 
qui  ne  contribue  pas  à  nous  faire  aimer  l'auteur.  S'il  est 


LE    ROMAN    RUSSE.  23T 

visible,  au  contraire,  que  cette  esthétique  particulière 
sert  une  idée  morale,  qu'elle  enfonce  plus  profondément 
une  leçon  dans  notre  esprit,  nous  pouvons  discuter  l'es- 
thétique, mais  notre  sympathie  est  acquise  à  l'auteur; 
ses  peintures  dégoûtantes  s'ennoblissent,  comme  l'ulcère 
sous  les  doigts  de  la  Sœur  de  charité. 

Tel  est  le  cas  de  Dostoïevsky.  Il  a  écrit  pour  guérir. 
Il  a  soulevé  d'une  main  prudente,  mais  impitoyable,  la 
toile  qui  cachait  aux  regards  des  Russes  eux-mêmes  cet 
enfer  sibérien,  le  cercle  de  glace  de  Dante,  perdu  dans 
des  brumes  lointaines.  Les  Souvenirs  de  la  maison  des  morts 
ont  été  pour  la  déportation  ce  que  les  Récits  d'un  chas- 
seur avaient  été  pour  le  servage,  le  coup  de  tocsin  qui  a 
précipité  la  réforme.  Aujourd'hui,  je  me  hâte  de  le  dire, 
ces  scènes  repoussantes  ne  sont  plus  que  de  l'histoire 
ancienne  ;  on  a  aboli  les  peines  corporelles,  le  régime 
des  prisons  est  aussi  humain  en  Sibérie  que  chez  nous. 
En  faveur  du  résultat,  pardonnons  à  ce  tortionnaire  la 
volupté  secrète  qu'il  éprouve  à  nous  énerver,  quand  il 
nous  montre  ce  cauchemar  du  moyen  âge  :  les  mille,  les 
deux  mille  baguettes  tombant  sur  les  échines  ensan- 
glantées, les  facéties  des  officiers  exécuteurs,  les  nausées 
d'une  nuit  à  l'hôpital,  les  fous  par  épouvante,  les  états 
nerveux  qui  sont  la  suite  du  martyre.  Il  faut  se  vaincre 
et  achever  de  lire;  cela  en  dit  plus  long  que  bien  des 
digressions  philosophiques  sur  les  mœurs  possibles,  le 
caractère  fatal  d'un  pays  où  de  telles  choses  se  passaient 
hier  et  pouvaient  se  raconter  ainsi,  comme  un  récit  banal, 
sans  une  interjection  de  révolte  ou  d'étonnement  sous  la 
plume  du  narrateur.  Je  sais  bien  que  cette  impartialité 
est  un  procédé,  en  partie  littéraire,  en  partie  commandé 


2^3  LE    ROMAN    RUSSE. 

par  les  susceptibilités  de  la  censure;  mais  le  fait  même 
que  ce  procédé  est  accepté  du  lecteur,  qu'on  peut  lui 
parler  de  ces  horreurs  comme  de  phénomènes  tout  na- 
turels de  la  vie  sociale,  de  la  vie  courante,  ce  fait-lt 
nous  avertit  que  nous  sommes  sortis  de  notre  monde, 
qu'il  faut  nous  attendre  à  toutes  les  extrémités  du  mal 
et  du  bien,  barbarie,  courage,  abnégation.  Rien  ne  doit 
étonner  de  ces  hommes  qui  vont  au  bagne  avec  un  Évan- 
gile !  On  a  pu  voir,  dans  les  citations  que  j'ai  faites, 
combien  ces  âmes  extrêmes  sont  pénétrées  par  l'esprit 
d'un  Testament  qui  a  traversé  Byzance,  façonnées  par 
lui  à  l'ascétisme  et  au  martyre  :  leurs  erreurs  comme 
leurs  vertus  sont  toutes  puisées  à  cette  source. 

En  vérité,  le  désespoir  me  prend  quand  j'essaye  de 
faire  comprendre  ce  monde  au  nôtre,  c'est-à-dire  de 
relier  par  des  idées  communes  des  cerveaux  hantés 
d'images  si  différentes,  pétris  par  des  mains  si  diverses. 
Ces  gens-là  viennent  tout  droit  des  Actes  des  apôtres, 
depuis  le  paysan  da raxkol  qui  cherche  la  «  souffrance  », 
jusqu'à  l'écrivain  qui  raconte  la  sienne  avec  une  douceur 
résignée.  Et  cette  douceur  n'est  pas  purement  une  atti- 
tude: Dostoïevsky  a  dit  mille  fois,  depuis,  que  l'épreuve 
luiav;iit  été  bonne,  qu'il  y  avait  appris  à  aimer  ses  frères 
du  peuple,  à  discerner  leur  grandeur  jusque  chez  les 
pires  criminels  :  «  La  destinée,  en  me  traitant  comme 
une  marâtre,  fut  en  réalité  une  mère  pour  moi.  » 

Le  dernier  chapitre  pourrait  être  intitulé  :  la  Insur- 
rection. On  y  suit,  développés  avec  une  rare  habileté, 
les  sentiments  qui  envahissent  le  prisonnier  à  l'approche 
et  au  moment  de  sa  libération;  il  semble  qu'on  assiste  à 
un  lever  d'aurore,  aux  progrès  du  jour  dans  les  téuè- 


LE    ROMAN    RUSSE.  2?9 

b-es,  jusqu'à  la  minute  où  le  soleil  apparaît.  Durant  les 
dernières  semaines,  Goriantchikof  peut  se  procurer 
quelques  livres,  un  numéro  d'une  revue  :  depuis  dix  an- 
nées, il  n'avait  lu  que  son  Évangile,  il  n'avait  rien  en- 
tendu du  monde  des  vivants.  En  se  reprenant,  après  cette 
interruption,  au  fil  de  la  vie  contemporaine,  il  éprouve 
des  sensations  insolites,  il  entre  dans  un  nouvel  univers, 
il  ne  s'explique  pas  des  mots  et  des  choses  très-simples; 
il  se  demande  avec  terreur  quels  pas  de  géants  a  pu  faire 
sans  lui  sa  génération;  ce  sont  les  sentiments  probables 
d'un  ressuscité.  Enfin  l'heure  solennelle  a  sonné;  il 
fait  des  adieux  touchants  à  ses  compagnons;  ce  qu'il 
éprouve  en  les  quittant,  c'est  presque  du  regret  :  on 
laisse  un  peu  de  son  cœur  partout,  même  dans  un  bagne. 
Ii  va  à  la  forge,  ses  fers  tombent,  il  est  libre. 


III 


Liberté  bien  relative.  Dostoïevsky  entrait  comme 
simple  soldat  dans  un  régiment  de  Sibérie.  Deux  ans 
après,  en  1856,  le  nouveau  règne  apportait  le  pardon; 
promu  officier  d'abord  et  réintégré  daus  ses  droits 
civils,  Féodor  Michaïlovitch  était  bientôt  autorisé  à  don- 
ner sa  démission;  il  fallut  encore  de  longues  démarches 
pour  obtenir  la  grâce  de  retourner  en  Europe,  et  sur- 
tout cette  permission  d'imprimer,  sans  laquelle  tout  le 
reste  n'était  rien  pour  l'écrivain.  Enfin,  en  1859,  après 
dix  années  d'exil,  il  repas>a  l'Oural  et  rentra  dans  une 


140  LE   ROMAN   RUSSB. 

Russie  toute  changée,  tout  aérée  pour  ainsi  dire,  fré- 
missante d'impatience  et  d'espérance  à  la  veille  de 
l'émancipation.  —  Il  ramenait  de  Sibérie  une  compagne, 
la  veuve  d'un  de  ses  anciens  complices  dans  la  conspi- 
ration de  Pétrachevsky,  qu'il  avait  rencontrée  là-bas , 
aimée  et  épousée.  Comme  tout  ce  qui  touchait  à  sa 
vie,  ce  roman  de  l'exil  fut  traversé  par  le  malheur  et 
ennobli  par  l'abnégation.  La  jeune  femme  avait  ailleurs 
un  attachement  plus  vif,  peu  s'en  fallut  qu'elle  ne  s'en- 
gageât à  un  autre  homme.  Pendant  toute  une  année,  la 
correspondance  de  Dostoïevsky  nous  le  montre  travail- 
lant à  faire  le  bonheur  de  celle  qu'il  aimait  et  de  son 
rival,  écrivant  à  ses  amis  de  Pétersbourg  pour  qu'on  lève 
tous  les  obstacles  à  leur  union.  «  Quant  à  moi,  — 
ajoute- t-il  à  la  fin  d'une  de  ces  lettres,  —  par  Dieul 
j'irai  me  jeter  à  l'eau,  ou  je  me  mettrai  à  boire.  » 

Ce  fut  cette  page  de  son  histoire  intime  qu'il  récrivit 
dans  Humiliés  et  offensés,  le  premier  de  ses  romans  tra- 
duit en  France,  mais  non  le  meilleur.  La  situation  du 
confident,  favorisant  des  amours  qui  le  désespèrent,  est 
vraie  sans  doute,  puisque  l'auteur  l'a  subie;  je  ne  sais  si 
elle  est  mal  présentée  ou  si  le  cœur  est  plus  égoïste  chez 
nous,  mais  cette  situation  a  peine  à  se  faire  accepter, 
elle  ne  se  prolonge  pas  sans  quelque  ridicule.  L'exposi- 
tion trop  lente,  l'action  dramatique  double  choquent 
toutes  nos  habitudes  de  composition;  au  moment  où 
nous  nous  intéressons  à  l'intrigue,  il  en  surgit  une  se- 
conde à  l'arrière-plan,  distincte,  et  qui  semble  copiée  sur 
la  première.  Je  croirais  volontiers  que  l'écrivain  a  cherché 
dans  ce  dédoublement  un  effet  d'art  très-subtil,  par  un 
procédé  emprunté  à  ceux  des  musiciens;  le  drame  prin- 


LE    ROMAN    RUSSE.  241 

cipal  éveille  dans  le  lointain  un  écho;  c'est  le  dessin  mé- 
lodique de  l'orchestre,  transposant  les  chœurs  qu'on  en- 
tend sur  la  scène.  Ou  bien,  si  l'on  préfère,  les  deux 
romans  conjugués  imitent  le  jeu  de  deux  miroirs  opposés, 
se  renvoyant  l'un  à  l'autre  la  même  image.  C'est  trop  de 
finesse  pour  le  public. 

En  outre,  quelques-uns  des  acteurs  sortent  de  la  réa- 
lité. Dostoïevsky  avait  beaucoup  goûté  Eugène  Sué;  je 
soupçonne,  d'après  certains  passages  de  la  Correspon- 
dance, qu'il  était  encore  à  cette  époque  sous  l'influence 
du  dramaturge;  son  prince  Valkovsky  est  un  traître  de 
mélodrame,  il  vient  tout  droit  de  l'Ambigu.  Dans  les 
très-rares  occasions  où  le  romancier  emprunta  ses  types 
aux  hautes  classes,  il  a  toujours  fait  fausse  route;  il 
n'entendait  rien  au  jeu  complexe  et  discret  des  passions 
dans  les  âmes  amorties  par  l'habitude  du  monde.  L'amant 
de  Na(acha,  l'enfant  éfourdi  à  qui  elle  sacrifie  tout,  ne 
vaut  guère  mieux  ;  je  sais  bien  qu'il  ne  faut  pas  demander 
ses  raisons  à  l'amour,  et  qu'il  est  plus  philosophique 
d'admirer  sa  force  indépendamment  de  son  objet;  mais 
le  lecteur  de  romans  n'est  pas  tenu  d'être  philosophe,  il 
veut  qu'on  l'intéresse  au  héros  si  bien  aimé;  il  l'accepte 
scélérat,  il  ne  le  souffre  pas  bête.  En  France,  au  moins, 
nous  ne  prendrons  jamais  no  re  parti  de  ce  spectacle, 
pourtant  naturel  et  consolant  :  une  créature  exquise  à 
genoux  devant  un  imbécile;  étant  très-galants,  nous  ad- 
mettons à  la  rigueur  l'inverse,  le  génie  qui  adore  une 
sotte,  mais  c'est  tout  ce  que  nous  pouvons  concéder.  — 
Dostoïevsky  a  devancé  de  lui-même  les  jugements  les 
plus  sévères;  il  écrivait  dans  un  article  de  journal,  en 
parlant  d'Humiliés  et  offensés  :  «  Je  reconnais  qu'il  y  a 

16 


242  LE    ROMAN    RUSSE. 

dans  mon  roman  beaucoup  de  poupées  au  lieu  d'hommes; 
ce  ne  sont  pas  des  personnages  revêtus  d'une  forme  ar- 
tistique, mais  des  livres  ambulants.  » 

Ces  réserves  faites,  ajoutons  qu'on  retrouve  la  griffe 
du  maître  dans  les  deux  figures  de  femmes.  Natacha  est 
la  passion  incarnée,  dévouée  et  jalouse;  elle  parle  et  agit 
comme  une  victime  des  tragédies  grecques,  tout  entière 
en  proie  à  la  Vénus  fatale.  Nelly,  la  délicieuse  et  na- 
vrante petite  fille,  semble  une  sœur  des  plus  charmantes 
enfants  de  Dickens.  Comme  elle  exprime  bien  cette  idée 
profonde,  toujours  une  des  idées  évangéliques  vivantes 
dans  le  cœur  du  peuple  russe  :  «  .lirai  demander  l'au- 
mône par  les  rues  ;  ce  n'est  pas  une  honte  de  demander 
l'aumône;  ce  n'est  pas  à  un  homme  que  je  demande, 
je  demande  à  tout  le  monde,  et  tout  le  monde,  ce  n'est 
personne;  c'est  ce  que  m'a  dit  une  vieille  mendiante. 
Je  suis  petite,  je  n'ai  rien,  j'irai  demander  à  tout  le 
monde.  » 

Depuis  sa  rentrée  à  Pétersbourg  jusqu'à  1865,  Dos- 
toïevsky  se  laissa  absorber  par  les  travaux  du  journa- 
lisme. Le  pauvre  métaphysicien  avait  une  passion  mal- 
heureuse pour  l'action  sous  cette  forme  séduisante;  il  y 
a  usé  la  meilleure  partie  de  son  talent  et  de  sa  vie. 
Durant  cette  première  période,  il  fonda  deux  feuilles 
pour  défendre  les  idées  qu'il  croyait  avoir.  Je  défie  qu'on 
formule  ces  idées  en  langage  pratique.  Il  avait  pris  por- 
tion entre  les  libéraux  et  les  slavophiles,  plus  près  de 
ces  derniers  :  comme  eux,  il  avait  pour  cri  de  ralliement 
et  pour  tout  programme  les  deux  vers  fameux  du  poëte 
Tutchef  : 


LB    ROMAN    RTJiSE.  243 

On  ne  comprend  pas  la  Russie  arec  la  raison, 
On  ne  peut  que  croire  à  la  Russie. 

C'est  une  religion  patriotique  très-respectable,  mais 
celte  religion,  toute  de  mystères,  sans  dogmes  précis, 
échappe  par  son  essence  à  l'explication  et  à  la  polémi- 
que :  on  y  croit,  ou  on  n'y  croit  pas,  et  c'est  tout.  L'er- 
reur des  slavophiles  est  d'avoir  noirci  depuis  vingt  cinq 
ans  des  montagnes  de  papier  pour  raisonner  un  senti- 
ment. Un  étranger  n'a  que  faire  dans  ces  débats,  <iui 
supposent  une  inifiation  préalableet  la  foi  révélée;  aussi 
bien,  il  est  sûr  de  ce  qui  l'attend,  quoi  qu'il  fasse  et 
qu'il  dise;  s'il  entre  dans  la  question,  on  lui  signifie  qu'il 
est  incapable  de  comprendre  et  que  les  linges  sacrés  se 
lavent  dans  la  famille  des  lévites;  s'il  n'y  entre  pas,  on 
le  taxe  d'ignorance  et  de  dédain. 

A  ce  moment  surtout,  dans  les  années  mémorables  de 
Témancipation,  les  idées  trop  longtemps  comprimées 
avaient  le  vertige.  Le  métel  soufflait  le  vent  furieux  qui 
soulève  parfois  les  neiges  immobiles,  obscurcit  l'air  de 
poussières  folles,  voile  les  routes  et  confond  les  perspec- 
tives ;  dans  ces  ténèbres,  un  train  passe,  une  chaudière 
enveloppée  dans  son  nuage  de  vapeur,  lancée  à  toute 
vitesse  vers  l'inconnu  par  les  forces  prisonnières  qui  la 
secouent  et  la  brûlent.  Telle  était  la  Russie  d'alors.  Je 
trouve  dans  les  Souvenirs  de  M.  Strakhof,  le  colla- 
bo ateur  de  Dostoïevsky  à  cette  époque,  un  trait  qu'il 
faut  citer;  rien  de  plus  instructif  sur  ce  temps  et  sur  ces 
hommes: 

«  Voici  dans  quelles  circonstances  un  de  nos  rédacteurs, 
Ivan  Dolgomostief,  jeune  homme  des  plus  dignes  et  des 


244  LE    ROMAN    RUSSE. 

plus  sensés,  fut  atteint  sous  mes  yeux  d'un  accès  de  folie 
qui  le  conduisit  au  tombeau  II  vivait  seul  dans  une 
chambre  meublée.  Au  commencement  de  décembre, 
à  la  reprise  des  grandes  gelées,  il  apparut  un  jour  chez 
moi  et  me  demanda  avec  larmes  de  le  secourir  conire 
les  persécutions  et  les  ennuis  auxquels  il  se  disait  en 
butte  dans  son  logement.  Je  lui  offris  de  rester  chez 
moi.  Quelques  jours  plus  tard,  comme  je  rentrais  après 
minuit,  je  le  trouvai  ne  dormant  pas;  de  la  chambre  où 
il  couchait,  il  engagea  avec  moi  une  conversation  assez 
incohérente.  Je  le  priai  de  cesser  et  de  dormir,  je  m'as- 
soupis. Au  bout  d'une  heure  ou  deux,  je  fus  réveillé  par 
un  bruit  de  paroles.  J'écoutai  dans  l'obscurité;  c'était 
mon  hôte  qui  parlait  avec  lui-même.  Il  haussait  le  ton 
de  plus  en  plus,  il  s'assit  sur  son  lit  pour  continuer.  Je 
compris  que  c'était  le  délire  de  la  folie.  Que  faire?  Il 
était  trop  tard  pour  aller  chez  le  médecin  ou  à  l'hôpital, 
j'attendis  jusqu'à  l'aube.  Durant  cinq  ou  six  heures,  je 
l'entendis  délirer  ainsi.  Comme  je  connaissais  toutes  les 
pensées  et  les  façons  de  s'exprimer  de  mon  ami,  je 
démêlai,  si  je  puis  dire,  la  folie  secrète  de  cette  folie, 
n'était  un  chaos  d'idées  et  de  paroles  qui  m'étaient 
depuis  longtemps  familières  ;  on  eût  dit  que  toute  l'âme 
flu  malheureux  Dolgomostief,  que  toutes  ses  pensées  et 
ses  sentiments  étaient  pulvérisés  en  menus  flocons,  et 
que  ces  flocons  se  réunissaient  de  la  manière  la  plus 
inattendue.  Il  nous  arrive  quelque  chose  de  semblable 
au  réveil,  quand  les  images  et  les  paroles  qui  emplissent 
notre  esprit  se  condensent  dans  des  créations  bizarres, 
insensées...  Un  seul  lien  rattachait  ces  divagations,  l'idée 
fixe  de  trouver  une  nouvelle  direction  politique  pour 


LE    ROMAN    RUSSE.  245 

notre  parti.  Je  reconnus  avec  tristesse  et  terreur,  dans 
le  délire  de  mon  ami,  les  discussions  et  les  thèses  qui 
occupaieut  nuit  et  jour,  depuis  quelques  années,  tout 
notre  petit  cénacle  du  journal1.  » 

Ainsi  éclatèreut  quelques-uns  de  ces  cerveaux,  trop 
gonflés  d'espérances.  Dans  les  autres,  le  désenchante- 
ment fit  le  vide;  le  nihilisme  s'y  installa  en  maître,  suc- 
cesseur logique,  fatal,  des  enthousiasmes  déçus.  C'est 
l'heure  où  il  apparaît;  à  partir  de  cette  heure,  il  ab- 
sorbe le  roman  comme  la  politique.  Dostoïevsky  aban- 
donne l'idéal  purement  artistique,  il  se  dégage  de 
l'influence  de  Gogol  et  se  consacrée  l'étude  de  l'esprit 
nouveau. 

En  1865,  une  suite  d'années  lamentables  commence 
pour  notre  auteur.  11  a  eu  son  second  journal  tué  sous 
lui,  et  il  reste  écrasé  sous  le  poids  des  dettes  que  laisse 
l'entreprise;  il  a  perdu  coup  sur  coup  sa  femme  et  son 
frère  Michel,  associé  à  ses  travaux.  Pour  échapper  à  ses 
créanciers,  il  fuit  à  l'étranger,  traîne  en  Allemagne  et 
en  Italie  une  misérable  vie;  malade,  sans  cesse  arrêté 
dans  son  travail  par  les  attaques  d'épilepsie,  il  ne  re- 
vient que  pour  solliciter  quelques  avances  de  ses  édi- 
teurs; il  se  désespère  dans  ses  lettres  sur  les  traités  qui 
le  garrottent.  Tout  ce  qu'il  a  vu  en  Occident  l'a  laissé 
assez  indifférent;  une  seule  chose  l'a  frappé,  une  exé- 
cution capitale  dont  il  fut  témoin  à  Lyon;  ce  spectacle 
lui  a  remis  en  mémoire  la  place  de  Séménovski,  il  le 
fera  raconter  à  satiété  parles  personnages  de  ses  futurs 
romans.   Et   malgré  tout,   il  écrit  à  cette  date:  «  Avec 

•  Strakhof,  Souvenir*,  au  1. 10'  des  OEuvret compliu*  de  Dostoïevsky 


246  LE    ROMAN    RUSSE. 

Ioji  cela,  il  me  semble  que  je  commence  seulement  à 
vivre.  C'est  drôle,  n'est-ce  pas?  Une  vitalité  de  chat!  » 
—  En  effet,  durant  cette  période  tourmentée  de  1865  à 
1871,  il  composa  trois  grands  romans,  Crime  et  châti- 
ment, l'Idiot,  les  Possédés. 

Le  premier  marquel'apogée  du  talent  de  Dostoïevsky  ;  il 
a  été  traduit,  on  peut  en  juger.  Les  hommes  de  science, 
vouésà  l'observation  de  l'âmehumaine,  lirontavec  intérêt 
la  plus  profonde  étude  de  psychologie  criminelle  qui  ait 
été  écrite  depuis  Macbeth;  les  curieux  de  la  trempe  de 
Perrin  Dandin,  ceux  à  qui  la  torture  lait  toujours  passer 
une  heure  ou  deux,  trouveront  dans  ce  livre  un  aliment 
à  leur  goût;  je  pense  qu'il  effrayera  le  grand  nombre  et 
que  beaucoup  ne  pourront  pas  l'achever.  En  général, 
nous  prenons  un  roman  pour  y  chercher  du  plaisir  et 
non  une  maladie;  or,  la  lecture  de  Crime  et  châtiment, 
c'est  une  maladie  qu'on  se  donne  bénévolement  ;  il  en 
reste  une  courbature  morale.  Cette  lecture  est  même 
très-difficile  pour  les  femmes  et  les  natures  impression- 
nables. Tout  livre  est  un  duel  entre  l'écrivain,  qui  veut 
nous  imposer  une  vérité,  une  fiction  ou  une  épouvante, 
et  le  lecteur,  qui  se  défend  avec  son  indifférence  ou  sa 
raison;  dans  le  cas  actuel,  la  puissance  d'épouvante  de 
l'écrivain  est  trop  supérieure  à  la  résistance  nerveuse 
d'une  organisation  moyenne;  cette  dernière  est  tout  de 
suite  vaincue,  traînée  dans  d'indicibles  angoisses.  Si  je 
me  permets  d'être  aussi  affirma tif,  c'est  que  j'ai  vu  en 
Russie,  par  de  nombreux  exemples,  quelle  est  l'action 
infaillible  de  ce  roman.  On  m'objectera  peut-être  la  sen- 
sibilité du  tempérament  slave;  mais  en  France  égale- 
ment, les  quelques  personnes  o;ui  ont  affronté  l'épreuve 


LE    ROMAN    RUSSE.  247 

m'assurent  avoir  souffert  du  même  malaise.  Hoffmann, 
Edgar  Poë,  Baudelaire,  tous  les  classiques  du  genre  in- 
quiétant que  nous  connaissions  jusqu'ici  ne  sont  que  des 
mystificateurs  en  comparaison  de  Dostoïevsky;  on  de- 
vine dans  leurs  fictions  le  jeu  du  littérateur;  dans  Crime 
et  châtiment,  on  sent  que  l'auteur  est  tout  aussi  terrifié 
que  nous  par  le  personnage  qu'il  a  tiré  de  lui-même. 

La  donnée  est  très-simple.  Un  homme  conçoit  l'idée 
d'un  crime;  il  la  mûrit,  il  la  réalise,  il  se  défend  quelque 
temps  contre  les  recherches  de  la  justice,  il  est  amené  à 
se  livrer  lui-même,  il  expie.  Pour  une  fois,  l'artiste  russe 
a  observé  la  coutume  d'Occident,  l'unité  d'action;  le 
drame,  purement  psychologique,  est  tout  entier  dans  le 
combat  entre  l'homme  et  son  idée.  Les  personnages  et 
les  faits  accessoires  n'ont  de  valeur  que  par  leur  in- 
fluence dans  les  déterminations  du  criminel.  La  première 
partie,  celle  où  l'on  nous  montre  la  naissance  et  la  vé- 
gétation de  l'idée,  est  conduite  avec  une  vérité  et  une 
sûreté  d'analyse  au-dessus  de  tout  éloge.  L'étudiant  Ras- 
kolnikof,  un  nihiliste  au  vrai  sens  du  mot,  très-intelli- 
gent, sans  principes,  sans  scrupules,  accablé  par  la  mi- 
sère et  la  mélancolie,  rêve  d'un  état  plus  heureux.  Comme 
il  revient  d'engager  un  bijou  chez  une  vieille  usurière, 
cette  pensée  vague  traverse  son  cerveau,  sans  qu'il  y 
attache  d'importance:  «  Un  homme  intelligent  qui  pos- 
séderait la  fortune  de  cette  femme  arriverait  à  tout; 
pour  cela  il  suffirait  de  supprimer  cette  vieille,  inutile 
et  nuisible.  » 

Ce  n'est  encore  là  qu'une  de  ces  larves  d'idées  qui  ont 
passé  une  lois  dans  bien  des  imaginations,  ne  fût-ce  que 
pendant  les  cauchemars  de  la  fièvre  et  sous  la  forme  si 


248  LE    ROMAN    RUSSE. 

connue  :  Si  l'on  tuait  le  mandarin?...  Elles  ne  prennent 
vie  que  par  l'assentiment  de  la  volonté.  Il  naît  et  croit 
a  chaque  page,  cet  assentiment,  avec  l'obsession  de 
l'idée  devenue  fixe;  toutes  les  tristes  scènes  de  la  vie 
réelle  auxquelles  Raskolnikof  se  trouve  mêlé  lui  appa- 
raissent en  relation  avec  son  projet;  elles  se  transfor- 
ment, par  un  travail  mystérieux,  en  conseillères  du 
crime.  La  force  qui  pousse  cet  homme  est  mise  en  saillie 
avec  une  telle  plasticité,  que  nous  la  voyons  comme  un 
acteur  vivant  du  drame,  comme  la  fatalité  dans  les  tra- 
gédies antiques;  elle  conduit  la  main  du  criminel, 
jusqu'au  moment  où  la  hache  s'abat  sur  les  deux  vic- 
times. 

L'horrible  action  est  commise;  le  malheureux  va  lutter 
avec  son  souvenir,  comme  il  luttait  auparavant  avec  son 
dessein.  Une  vue  pénétrante  domine  cette  seconde 
partie  :  par  le  fait  irréparable  d'avoir  supprimé  uue 
existence  humaine,  tous  les  rapports  du  meurtrier  avec 
le  monde  sont  changés;  ce  monde,  regardé  désormais  à 
travers  le  crime,  a  pris  une  physionomie  et  une  signifi- 
cation nouvelles,  qui  excluent  pour  le  coupable  la  possi- 
bilité de  sentir  et  de  raisonner  comme  les  autres,  de  trou- 
ver sa  place  stable  dans  la  vie.  Toute  l'âme  est  modifiée, 
en  désaccord  constant  avec  la  vie.  Ce  n'est  pas  le  re- 
mords, au  sens  classique  du  mot  :  Dostoïevsky  s'attache 
à  bien  marquer  la  nuance;  son  personnage  ne  connaîtra 
le  remords,  avec  sa  vertu  bienfaisante  et  réparatrice, 
que  le  jour  où  il  aura  accepté  l'expiation;  non,  c'est  un 
sentiment  complexe  et  pervers,  le  dépit  d'avoir  mal  pro- 
fité d'un  acte  aussi  bien  préparé,  la  révolte  contre  les 
conséquences  morales  inattendues  engendrées  par  cet 


l&    ROMAN    RISSE  249 

acte,  la  honte  de  se  trouver  faible  et  dominé;  car  le 
fond  du  caracière  de  Raskolnikof,  c'est  l'orgueil.  Il  n'y 
a  plus  qu'un  seul  intérêt  dans  son  existence  :  ruser  avec 
les  hommes  de  police.  Il  recherche  leur  compagnie,  leur 
amitié;  par  un  attrait  analogue  à  celui  qui  nous  pousse 
au  bord  d'uu  précipice  pour  y  éprouver  la  sensatioa  du 
vertige,  le  meurtrier  se  plaît  à  d'interminables  entretiens 
avec  se*  amis  du  bureau  de  police,  il  conduit  ces  entre- 
tiens jusqu'au  point  extrême  où  un  seul  mot  achèverait 
de  le  perdre;  à  chaque  instant,  nous  croyons  qu'il  va 
dire  ce  mot;  il  se  dérobe  et  continue  avec  volupté  ce  jeu 
terrible.  Le  juge  d'instruction  Porphyre  a  deviné  le  se- 
cret de  l'étudiant,  il  joue  avec  lui  comme  un  tigre  en 
gaieté,  sûr  que  son  gibier  lui  reviendra  par  fascination; 
et  Raskoluikof  se  sait  deviné;  pendant  plusieurs  cha- 
pitres, un  dialogue  fantastique  se  prolonge  entre  les 
deux  adversaires;  dialogue  double,  celui  des  lèvres,  qui 
sourient  et  ignorent  volontairement,  celui  des  regards, 
qui  savent  et  se  diseut  fout. 

Enfin,  quand  l'auteur  nous  a  suffisamment  torturés  en 
tendant  cette  situation  aiguë,  il  fait  apparaître  l'in- 
fluence salutaire  qui  doit  briser  l'orgueil  du  coupable  et 
le  réconcilier  avec  lui-même  par  l'expiation.  Haskolni- 
kof  aime  une  pauvre  fille  des  rues.  N'allez  pas  croire,  sur 
cet  exposé  rapide,  que  Dostoïevsky  ait  gâché  son  sujet 
avec  la  thèse  stupide  qui  traîne  dans  nos  romans  depuis 
cinquante  ans,  le  forçat  et  la  prostituée  se  rachetant 
mutuellement  par  l'amour.  Malgré  la  similitude  des  con- 
ditions, nous  sommes  ici  à  mille  lieues  de  cette  concep- 
tion banale,  on  le  comprendra  vite  en  lisant  les  déve- 
loppements du  livre.  Le  trait  de  clairvoyance,  c'est  d'à- 


250  LE    ROMAN   RUSSE. 

voir  deviné  que,  dans  l'état  psychologique  créé  par  le 
crime,  le  sentiment  habituel  de  l'amour  devait  être  mo- 
difié comme  tous  les  autres,  changé  en  un  sombre  déses- 
poir. Sonia,  une  humble  créature  vendue  par  la  faim, 
est  presque  inconsciente  de  sa  flétrissure,  elle  la  subie 
comme  une  maladie  inévitable.  Dirai-je  la  pensée  intime 
de  l'auteur,  au  risque  d'éveiller  l'incrédulité  pour  ces 
exagérations  du  mysticisme?  Sonia  porte  son  ignominie 
comme  une  croix,  avec  résignation  et  piété.  Elle  s'est 
attachée  au  seul  homme  qui  ne  l'ait  pas  traitée  avec 
mépris,  elle  le  voit  bourrelé  par  un  secret,  elle  essaye  de 
le  lui  arracher;  après  de  longs  combats,  l'aveu  s'échappe, 
et  encore  je  dis  mal;  aucun  mot  ne  le  trahit;  dans  une 
scène  muette  qui  est  le  comble  du  tragique,  Sonia  voit 
passer  la  chose  monstrueuse  au  fond  des  yeux  de  son  ami. 
La  pauvre  fille,  un  moment  atterrée,  se  remet  vite;  elle 
sait  le  remède,  un  cri  jaillit  de  son  cœur  :  «  Il  faut  souffrir, 
souffrir  ensemble...  prier,  expier...  Allons  au  bagne!  » 
Nous  voici  ramenés  au  terrain  où  Dostoïevsky  revient 
toujours,  à  la  conception  fondamentale  du  christianisme 
dans  le  peuple  russe  :  la  bonté  de  la  souffrance  en  elle- 
même,  surtout  de  la  souffrance  subie  en  commun,  sa 
vertu  unique  pour  résoudre  toutes  les  difficultés.  Pour 
caractériser  les  rapports  singuliers  de  ces  deux  êtres,  ce 
lien  pieux  et  triste,  si  étranger  à  toutes  les  idées  qu'é- 
veille le  mot  d'amour,  pour  traduire  l'expression  que 
l'écrivain  emploie  de  préférence,  il  faut  restituer  le  sens 
étymologique  de  notre  mot  compassion,  tel  que  Bossuet 
l'entendait1  :  souffrir  avec  et  par  un  autre.  Quand  Raskol- 

1  Voir  les  deux  sermons  de  1660  pour  le  vendredi  de  la  Passion. 


LE    ROMAN    RUSSE.  261 

nikof  tombe  aux  pieds  de  cette  fille  qui  nourrit  ses  parents 
de  son  opprobre,  alors  qu'elle,  la  méprisée  de  tous,  s'ef- 
fraye et  veut  le  relever,  il  dit  une  phrase  qui  renferme  la 
synthèse  de  tous  les  livres  que  nous  étudions  :  «  Ce  n'est 
pas  devant  toi  que  je  m'incline,  je  me  prosterne  devant 
toute  la  souffrance  de  l'humanité.  » 

Remarquons-le  ici  en  passant,  notre  romancier  n'a 
pas  réussi  une  seule  fois  à  représenter  l'amour  dégagé  de 
ces  subtilités,  l'attrait  simple  et  naturel  de  deux  cœurs 
l'un  vers  l'autre;  il  u'en  connaît  que  les  extrêmes  :  ou 
bien  cet  état  mystique  de  compassion  près  d'un  être  mal- 
heureux, de  dévouement  sans  désir;  ou  bien  les  brutalités 
affolées  de  la  bête,  avec  des  perversions  contre  nature. 
Les  amants  qu'il  nous  représente  ne  sont  pas  faits  de 
chair  et  de  sang,  mais  de  nerfs  et  de  larmes.  De  là  un  des 
traits  presque  inexplicables  de  son  art  ;  ce  réaliste,  qui 
prodigue  les  situations  scabreuses  et  les  récits  les  plus 
crus,  n'évoque  jamais  une  image  troublante,  mais  uni- 
quement des  pensées  navrantes  ;  je  défie  qu'on  cite  dans 
toute  son  œuvre  une  seule  iigne  suggestive  pour  les 
sens,  où  l'on  voie  passer  la  femme  comme  tentatrice  ;  il 
ne  montre  le  nu  que  sous  le  fer  du  chirurgien,  sur  un  lit 
de  douleur.  En  revanche,  et  tout  à  fait  en  dehors  des 
scènes  d'amour  absolument  chastes,  le  lecteur  attentif 
trouvera  dans  chaque  roman  deux  ou  trois  pages  où 
perce  tout  à  coup  ce  que  Sainte-Beuve  eût  appelé  «  une 
pointe  de  sadisme  ».  —  Il  fallait  tout  dire,  il  fallait  mar- 
quer tous  les  contrastes  de  cette  nature  excessive,  inca- 
pable de  garder  le  milieu  entre  l'ange  et  la  bête. 

On  soupçonne  le  dénoûment.  Le  nihiliste,  à  demi 
Vaincu,  rôde  quelque  temps  encore  autour  du  bureau 


252  LE    ROMAN    RUSSE. 

de  police,  comme  un  animal  sauvage  et  dompté  qui 
revient  par  de  lents  circuits  sous  le  fouet  de  son  maî- 
tre; enfin,  il  avoue,  on  le  condamne.  Sonia  lui  ap- 
prend à  prier,  les  deux  créatures  déchues  se  relèvent  par 
uue  expiation  commune;  Dostoïevsky  les  accompagne 
eu  Sibérie  et  saisit  avec  joie  cette  occasion  de  récrire, 
en  guise  d'épilogue  ,  un  chapitre  de  la  Maison  des 
morts. 

Si  même  vous  retiriez  de  ce  livre  l'âme  du  principal 
personnage,  il  y  resterait  encore,  dans  les  âmes  des  per- 
sonnages secondaires,  de  quoi  faire  penser  pendant  des 
années.  Étudiez  de  près  ces  trois  figures,  le  petit  em- 
ployé Marméladof,  le  juge  d'instruction  Porphyre,  et 
surtout  l'énigmatique  Svidrigaïiof,  l'homme  qui  doit 
avoir  tué  sa  femme,  et  qu'un  aimant  rapproche  de  Raskol- 
nikof,  pour  parler  de  crimes  ensemble.  Je  ne  citerai 
rien,  l'ouvrage  est  traduit,  et  la  version  de  M.  Derély 
est  une  des  trop  rares  traductions  du  russe  qui  ne  soient 
pas  une  mystification;  mais  s'il  est  chez  nous  des  roman- 
ciers qui  soient  en  peine  de  grandir  les  procédés  du 
réalisme  sans  rien  sacrifier  de  leur  âpreté,  je  signale 
charitablement  à  ceux-là  le  récit  de  Marméladof,  le  repas 
des  funérailles,  et  surtout  la  scène  de  l'assassinat;  impos- 
sible de  l'oublier  quand  on  l'a  lue  une  fois.  Il  y  a  pire 
encore,  la  scène  où  le  meurtrier,  toujours  ramené  vers  le 
lieu  sinistre,  veut  se  donner  à  lui-même  la  représen- 
tation de  son  crime;  où  il  vient  tirer  la  sonnette  fêlée 
de  l'appartement,  afin  de  mieux  ressusciter,  par  le  son, 
l'impression  de  l'atroce  minute. 

Je  devrais  d'ailleurs  répéter  ici  ce  que  je  disais  plus 
haut  :  à  mesure  que  Dostoïevsky  accentue  sa  manière, 


LE    ROMAN    RUSSE.  253 

les  morceaux  détachés  signifient  de  moins  en  moins  ;  ce 
qui  est  infiniment  curieux,  c'est  la  îrame  du  récit  et  des 
dialogues,  ourdie  de  menues  mailles  électriques,  où  l'on 
sent  courir  sans  interruption  un  frisson  mystérieux.  Tel 
mol  auquel  on  ne  prenait  pas  garde,  tel  petit  fait  qui 
tient  une  ligne,  ont  leur  contre-coup  cinquante  pages 
plus  loin;  il  faut  se  les  rappeler  pour  s'expliquer  les 
transformations  d'une  âme  dans  laquelle  ces  germes  dé- 
posés par  le  hasard  ont  obscurément  végéié.  Ceci  est 
tellement  vrai,  que  la  suite  devient  inintelligible  dès 
qu'on  saute  quelques  pages.  On  se  révolte  contre  la  pro- 
lixité de  l'auteur,  on  veut  le  gagner  de  viiesse,  et  aus- 
sitôt on  ne  comprend  plus;  le  courant  magnétique  est 
interrompu.  C'est  du  moins  ce  que  me  disent  toutes  les 
personnes  qui  ont  fait  cette  épreuve.  Où  sont  nos  excel- 
lents romans  qu'on  peut  indifféremment  commencerpar 
l'un  ou  l'autre  bout?  Celui-ci  ne  délasse  pas,  il  fatigue, 
comme  les  chevaux  de  sang,  toujours  en  action;  ajoutez 
la  nécessité  de  se  reconnaître  entre  une  foule  de  per- 
sonnages, figures  cauteleuses  qui  glissent  à  l'arrière- 
plan  avec  des  allures  d'ombres;  il  en  résulte  pour  le  lec- 
teur un  effort  d'attention  et  de  mémoire  égal  à  celui 
qu'exigerait  un  traité  de  philosophie;  c'est  un  plaisir  ou 
un  inconvénient,  suivant  les  catégories  de  lecteurs. 
D'ailleurs,  une  traduction,  si  bonne  soit-elle,  n'arrive 
guère  à  rendre  cette  palpitation  continue  ces  dessous 
du  texte  original. 

On  ne  peut  s'empêcher  de  plaindre  l'homme  qui  a 
écrit  un  pareil  livre,  si  visiblement  tiré  de  sa  propre 
substance.  Pour  comprendre  comment  il  y  fut  amené,  il 
est  bon  d'avoir  présent  ce  qu'il  disait  à  uu  ;imi  de  son 


254  LE    ROMAN    RUSSE. 

état  mental,  à  la  suite  des  accès  :  «  L'abattement  où  ils 
me  plongent  est  caractérisé  par  ceci  :  je  me  sens  un 
grand  criminel,  il  me  semble  qu'une  faute  inconnue,  une 
action  scélérate  pèsent  sur  ma  conscience.  »  —  De  temps 
en  temps,  la  revue  qui  donnait  les  romans  de  Dos- 
toïevsky  paraissait  avec  quelques  pages  seulement  du 
récit  en  cours  de  publication,  suivies  d'une  brève  note 
d'excuses;  on  savait  dans  le  public  que  Féodor  Michaï- 
lovitch  avait  son  attaque  de  haut  mal. 

Crime  et  châtiment  assura  la  popularité  de  l'écrivain. 
On  ne  parla  que  de  cet  événement  littéraire  durant 
l'année  1866;  toute  la  Russie  en  fut  malade.  A  l'appari- 
tion du  livre,  un  étudiant  de  Moscou  assassina  un  prê- 
teur sur  gages  dans  des  conditions  de  tout  point  sem- 
blables à  celles  imaginées  par  le  romancier.  On  établirait 
une  curieuse  statistique  en  recherchant,  dans  beaucoup 
d'attentats  analogues  commis  depuis  lors,  la  part  d'in- 
fluence de  cette  lecture.  Certes,  l'intention  de  Dostoïev- 
sky  n'est  pas  douteuse,  il  espère  détourner  de  pareilles 
actions  par  le  tableau  du  supplice  intime  qui  les  suit; 
mais  il  n'a  pas  prévu  que  la  force  excessive  de  ses  pein- 
tures agirait  en  sens  opposé,  qu'elle  tenterait  ce  démon 
de  l'imitation  qui  habite  les  régions  déraisonnables 
du  cerveau.  Aussi  suis-je  fort  embarrassé  pour  me  pro- 
noncer sur  la  valeur  morale  de  l'œuvre.  Nos  écrivains 
diront  que  je  prends  bien  de  la  peine;  ils  n'admettent 
pas,  je  le  sais,  que  cet  élément  puisse  entrer  en  ligne  de 
compte  dans  l'appréciation  d'une  œuvre  d'art;  comme 
si  quelque  chose  existait  dans  ce  monde  indépendam- 
ment de  la  valeur  morale!  Les  auteurs  russes  sont  moins 
superbes,  ils  ont  la  prétention  de  nourrir  des  âmes,  et 


LE    ROMAN    RUSSE.  255 

la  plus  grande  injure  qu'on  puisse  leur  faire,  c'est  de 
leur  dire  qu'ils  ont  assemblé  des  mots  sans  servir  une 
idée.  —  On  estimera  que  le  romao  de  Dostoîevsky  est 
efficace  ou  nuisible,  selon  qu'on  tient  pour  ou  contre  la 
moralité  des  exécutions  et  des  procès  publics.  La  ques- 
tion est  de  même  ordre;  pour  moi  elle  est  résolue  par 
la  négative. 


IV 


Avec  ce  livre,  le  talent  avait  fini  de  monter.  Il  don- 
nera encore  de  grands  coups  d'aile,  mais  en  tournant 
dans  un  cercle  de  brouillards,  dans  un  ciel  toujours  plus 
trouble,  comme  une  immense  chauve-souris  au  crépus- 
cule. Dans  ïldiot,  dans  les  Possédés  et  surtout  dans  les 
Frères Karamazof,  les  longueurs  sont  intolérables,  l'action 
n'est  plus  qu'une  broderie  complaisante  qui  se  prête  à 
toutes  les  théories  de  l'auteur,  et  où  il  dessine  tous  les 
types  rencontrés  par  lui  ou  imaginés  dans  l'enfer  de  sa 
fantaisie.  C'est  la  Tentation  de  saint  Antoine  gravée  par 
Callot;  le  lecteur  est  assailli  par  une  foule  d'ombres 
chinoises  qui  tourbillonnent  au  travers  du  récit;  grands 
enfants  sournois,  bavards  et  curieux,  occupés  d'une 
inquisition  perpétuelle  dans  l'âme  d'autrui.  Presque  tout 
le  roman  se  passe  en  conversations  où  deux  bretteurs 
d'idées  essayent  mutuellement  de  s'arracher  leurs  secrets, 
avec  des  astuces  de  Peaux-Rouges.  Le  plus  souvent  c'est 
le  secret  d'un  dessein,  d'un  crime  ou  d'un  amour;  alors 


256  LE    ROMAN    RUSSE. 

ces  entretiens  rappellent  ies  procès-verbaux  de  la 
»  Chambre  de  question  »  sous  Ivan  le  Terrible  ou 
Pierre  Ier;  c'est  le  même  mélange  de  terreur,  de  dupli- 
cité et  de  constance,  demeuré  dans  la  race.  D'autres  fois, 
Ses  disputeurs  s'efforcent  de  pénétrer  le  dédale  de  leurs 
croyances  philosophiques  ou  religieuses;  ils  font  assaut 
l'une  dialectique  tantôt  subtile,  tantôt  baroque,  comme 
<leux  docteurs  scolastiques  en  Sorbonne.  Telle  de  ces 
conversations  rappelle  les  dialogues  d'Hamlet  avec  sa 
mère,  avec  Ophélie  ou  Polonius.  Depuis  plus  de  deux 
cents  ans,  les  scoliastes  discutent  pour  savoir  si  Hamlet 
était  fou  quand  il  parlait  ainsi;  suivant  qu'on  décide  la 
question,  la  réponse  s'applique  aux  héros  de  DoMoïevsky. 
On  a  dit  plus  d'une  fois  que  l'écrivain  et  les  personnages 
qui  le  reflètent  étaient  simplement  des  fous  :  dans  la 
même  mesure  qi'Hamlet. 

Pour  ma  part,  je  crois  le  mot  inintelligent  et  mauvais; 
il  faut  le  laisser  aux  âmes  très-simples,  qui  se  refusent  à 
admettre  des  états  psychiques  différents  de  ceux  qu'elles 
connaissent  par  l'expérience  personnelle.  Il  faut  se  sou- 
venir, en  étudiant  Dostoïevsky  et  son  œuvre,  dune  de  ses 
phrases  favorites,  qui  revient  à  plusieurs  reprises  sous  sa 
plume  :  «  La  Russie  est  un  jeu  de  la  nature.  »  —  Étrange 
anomalie,  dans  quelques-uns  de  ces  lunatiques  décrits 
par  le  romancier!  Ils  sont  concentrés  dans  leur  contem- 
plation intime,  acharnés  à  s'analyser;  l'auteur  leur  com- 
mande-t-il  l'action?  ils  s'y  précipitent  d'un  premier 
mouvement,  dociles  aux  impulsions  désordonnées  de 
leurs  nerfs,  sans  frein  et  sans  raison  régulatrice;  vous 
diriez  des  volontés  lâchées  en  liberté,  des  forces  élémen- 
!  lires. 


LE    ROMAN    RUSSE.  257 

Observez  les  indications  physiques  reproduites  à 
satiété  dans  le  récit;  elles  nous  font  deviner  la  pertur- 
bation des  âmes  par  l'attitude  des  corps .  Quand  on  nous 
présente  un  personnage,  ce  dernier  n'est  presque  jamais 
assis  à  une  table,  livré  à  quelque  occupation.  «  Il  était 
étendu  sur  un  divan,  les  yeux  clos,  mais  ne  sommeillant 
pas...  Il  marchait  dans  la  rue  sans  savoir  où  il  se  trou- 
vait... Il  était  immobile,  les  regards  obstinément  fixés 
sur  un  point  dans  le  vide...»  —  Jamais  ces  gens-là  ne 
mangent;  ils  boivent  du  thé,  la  nuit.  Beaucoup  sont 
alcooliques.  Ils  dorment  à  peine,  et,  quand  ils  dorment, 
ils  rêvent  ;  on  trouve  plus  de  rêves  dans  l'œuvre  de  Dos- 
toïevsky  que  dans  toute  notre  littérature  classique.  Ils 
ont  presque  toujours  la  fièvre;  vous  tournerez  rarement 
vingt  pages  sans  rencontrer  l'expression  «  état  fiévreux  ». 
Dès  que  ces  créatures  agissent  et  entrent  en  rapport  avec 
leurs  semblables,  voici  les  indications  qui  reviennent 
presque  à  chaque  alinéa  :  «  Il  frissonna.,  il  se  leva  d'un 
bond...  son  visage  se  contracta...  il  devint  pâle  comme 
une  cire...  sa  lèvre  inférieure  tremblait...  sçs  dents  cla- 
quaient... »  Ou  bien  ce  sont  de  longues  poses  muettes 
dans  la  conversation  :  les  deux  interlocuteurs  se  regar- 
dent dans  le  blanc  des  yeux.  Dans  le  peuple  innombrable 
inventé  par  Dostoïevsky,  je  ne  connais  pas  un  individu 
que  M.  Charcot  ne  pût  réclamera  quelque  titre. 

Le  caractère  le  plus  travaillé  par  l'écrivain,  son  enfant 
de  prédilection,  qui  remplit  à  lui  seul  un  gros  volume, 
c'est  Y  Idiot.  Féodor  Michaïlovitch  s'est  peint  dans  ce 
caractère  comme  les  auteurs  se  peignent,  non  certes  tel 
qu'il  était,  mais  tel  qu'il  aurait  voulu  se  voir.  D'abord, 
«  l'idiot  »  est  épileptique  :  ses  crises  fournissent  un 


258  LE    ROMAN    RUSSE. 

dénoûment  imprévu  à  toutes  les  scènes  d'émotion.  Le 
romancier  s'en  est  donné  à  cœur  joie  de  les  décrire;  il 
nous  assure  qu'une  extase  infinie  inonde  tout  l'être 
durant  les  quelques  secondes  qui  précèdent  l'attaque; 
on  peut  l'en  croire  sur  parole.  Ce  sobriquet,  «  l'idiot  », 
est  resté  au  prince  Muichkine,  parce  que,  dans  sa  jeu- 
nesse, la  maladie  avait  altéré  ses  facultés  et  qu'il  est  tou- 
jours demeuré  bizarre.  Ces  données  pathologiques  une 
fois  acceptées,  ce  caractère  de  fiction  est  développé  avec 
une  persistance  et  une  vraisemblance  élonnantes.  Dos- 
toïevsky  s'était  proposé  d'abord  de  transporter  dans  la 
vie  contemporaine  le  type  du  don  Quichotte,  l'idéal 
redresseur  de  torts;  çà  et  là,  la  préoccupation  de  ce 
modèle  est  évidente;  mais  bientôt,  entraîné  par  sa  créa- 
tion, il  vise  plus  haut,  il  ramasse  dans  l'âme  où  il  s'admire 
lui-même  les  traits  les  plus  sublimes  de  l'Évangile,  il  tente 
un  effort  désespéré  pour  agrandir  la  figure  aux  propor- 
tions morales  d'un  saint. 

Imaginez  un  être  d'exception  qui  serait  homme  par  la 
maturité  de  l'esprit,  par  la  plus  haute  raison,  tout  en 
restant  enfant  par  la  simplicité  du  cœur;  qui  réaliserait, 
en  un  mot,  le  précepte  évangélique  :  «  Soyez  comme 
des  petits  enfants  »  Tel  est  le  prince  Muichkine, 
«  l'idiot  ».  La  maladie  nerveuse  s'est  chargée,  par  un 
heureux  hasard,  d'accomplir  ce  phénomène;  elle  a  aboli 
les  parties  de  l'intellect  où  résident  nos  défauts  :  l'ironie, 
l'arrogance,  l'égoïsme,  la  concupiscence;  les  parties 
nobles  se  sont  librement  développées.  Au  sortir  de  la 
maison  de  santé,  ce  jeune  homme  extraordinaire  est  jeté 
dans  le  courant  de  la  vie  commune;  il  semble  qu'il  y  va 
périr,  n'ayant  pas  pour  se  défendre  les  vilaines  armes 


LE    ROMAN    RUSSE.  259 

que  nous  y  portons  :  point  du  tout.  Sa  droiture  simple 
est  plus  forte  que  les  ruses  conjurées  contre  lui;  elle 
résout  toutes  les  difficultés,  elle  sort  victorieuse  de 
toutes  les  embûches.  Sa  sagesse  naïve  a  le  dernier  mot 
dans  les  discussions,  des  mots  d'un  ascétisme  profond, 
comme  ceux-ci,  dits  à  un  mourant  :  «  Passez  devant 
nous  et  pardonnez-nous  notre  bonheur.  »  Ailleurs  il 
dira  :  «  Je  crains  de  n'être  pas  digne  de  ma  souffrance.  » 
Et  cent  autres  semblables.  Il  vit  dans  un  monde  d'usu- 
riers, de  menteurs,  de  coquins;  ces  gens  le  traitent 
d'idiot,  mais  l'entourent  de  respect  et  de  vénération  ;  ils 
subissent  son  influence  et  deviennent  meilleurs.  Les 
femmes  aussi  rient  d'abord  de  l'idiot,  elles  finissent 
toutes  par  s'éprendre  de  lui;  il  ne  répond  à  leurs 
adorations  que  par  une  tendre  pitié,  par  cet  amour 
de  compassion,  le  seul  que  Dostoïevsky  permette  à  ses 
élus. 

Sans  cesse  l'écrivain  revient  à  son  idée  obstinée,  la 
suprématie  du  simple  d'esprit  et  du  souffrant;  je  vou- 
drais pourtant  la  creuser  jusqu'au  fond.  Pourquoi  cet 
acharnement  de  tous  les  idéalistes  russes  contre  la  pen- 
sée, contre  la  plénitude  de  la  vie?  Voici,  je  crois,  la  rai- 
son secrète  et  inconsciente  de  cette  déraison.  Ils  ont 
l'instinct  de  cette  vérité  fondamentale  que  vivre,  agir, 
penser,  c'est  faire  une  œuvre  inextricable,  mêlée  de  mal 
et  de  bien;  quiconque  agit  crée  et  détruit  en  même 
temps,  se  fait  sa  place  aux  dépens  de  quelqu'un  ou  de 
quelque  chose.  Donc  ne  pas  penser,  ne  pas  agir,  c'est 
supprimer  cette  fatalité,  la  production  du  mal  à  côté  du 
bien,  et,  comme  le  mal  les  affecte  plus  que  le  bien,  ils 
se  réfugient  dans  le  recours  au  néant,   ils  admirent  et 


260  LE    ROMAN    RUSSE. 

sanctifient  l'idiot,  le  neutre,  l'inactif  ;  il  ne  fait  pas  de 
bien,  c'est  vrai,  mais  il  ne  fait  pas  de  mal  :  partant,  dans 
leur  conception  pessimiste  du  monde,  il  est  le  meilleur. 

Je  cours  au  milieu  de  ces  géants  et  de  ces  monstres 
qui  me  sollicitent;  mais  comment  passer  sous  silence  le 
marchand  Rogojine,  une  figure  très-réelle,  celle-là,  une 
des  plus  puissantes  que  l'artiste  ait  gravées?  Les  vingt 
pages  où  l'on  nous  montre  les  tortures  de  la  passion 
dans  le  cœur  de  cet  homme  sont  d'un  grand  maître.  La 
passion,  arrivée  à  cette  intensité,  a  un  tel  don  de  fasci- 
nation que  la  femme  aimée  vient  malgré  elle  à  ce  sau- 
vage qu'elle  hait,  avec  la  certitude  qu'il  la  tuera.  Ainsi 
fait-il,  et,  toute  une  nuit,  devant  le  lit  où  git  sa  maîtresse 
égorgée,  il  cause  tranquillement  de  philosophie  avec  son 
ami.  Pas  un  trait  de  mélodrame;  la  scène  est  toute 
simple,  du  moins  elle  parait  toute  naturelle  à  l'auteur, 
et  voilà  pourquoi  elle  nous  glace  d'effroi.  Je  signale 
encore,  tant  les  occasions  d'égayer  cette  étude  sont  rares, 
le  petit  usurier  ivre  qui  «  fait  tous  les  soirs  une  prière 
pour  le  repos  de  l'âme  de  madame  la  comtesse  du 
Barry  ».  Et  ne  croyez  pas  que  Dostoïevsky  veuille  nous 
réjouir;  non,  c'est  très-sérieusement  que,  par  la  bouche 
de  son  personnage,  il  s'apitoie  sur  le  martyre  de  madame 
du  Barry  durant  le  long  trajet  dans  la  charrette  et  la  lutte 
avec  le  bourreau.  Toujours  le  souvenir  de  la  demi-heure 
du  22  décembre  1849. 

Les  Possédés,  c'est  la  peinture  du  monde  révolution- 
naire nihiliste.  Je  modifie  légèrement  le  titre  russe,  trop 
obscur,  les  Démons.  Le  romancier  indique  clairement  sa 
pensée,  en  prenant  pour  épigraphe  les  versets  de  saint 
Luc  sur  l'exorcisme  de  Gérasa;  il  a  passé  à  côté  du  vrai 


LE    ROMAN    RISSfi.  261 

titre,  qui  eût  pu  s'appliquer  non-seulement  à  ce  livre, 
mais  à  tous  les  autres.  Les  personnages  de  Dostoïevsky 
sont  tous  dans  l'état  de  possession,  tel  que  l'entendait  le 
moyen  âge;  une  volonté  étrangère  et  irrésistible  les 
pousse  à  commettre  malgré  eux  des  actes  monstrueux. 
Possédée,  la  Natacha  d'Humiliés  et  offensés;  possédés,  le 
Raskolnikof  de  Crime  et  châtiment,  le  Rogojine  de  Y  Idiot; 
possédés,  tous  ces  conspirateurs  qui  assassinent  ou  se 
suicident,  sans  motif  et  sans  but  défini.  —  L'histoire  de 
ce  roman  est  assez  curieuse.  Dostoïevsky  fut  toujours 
séparé  de  Tourguénef  par  des  dissentiments  politiques 
et  surtout,  hélas  1  par  des  jalousies  littéraires.  A  cette 
époque,  Tolstoï  n'avait  pas  encore  établi  son  pouvoir, 
les  deux  romanciers  étaient  seuls  à  se  disputer  l'empire 
sur  les  imaginations  russes;  la  rivalité  inévitable  entre 
eux  fut  presque  de  la  haine  du  côté  de  Féodor  Michaï- 
lovitch;  il  se  donna  tous  les  torts,  et  dans  le  volume  qui 
nous  occupe,  par  un  procédé  inqualifiable,  il  mit  en 
lcène  son  confrère  sous  les  traits  d'un  acteur  ridicule. 

Le  grief  secret,  impardonnable,  était  celui-ci  :  Tour- 
guénef avait  le  premier  deviné  et  traité  le  grand  sujet 
contemporain,  le  nihilisme;  il  se  l'était  approprié  dans 
une  œuvre  célèbre,  Pères  et  fils.  Mais,  depuis  1861,  le 
nihilisme  avait  mûri,  il  allait  passer  de  la  métaphysique 
à  l'action  ;  Dostoïevsky  écrivit  les  Possédés  pour  prendre 
sa  revanche;  trois  ans  après,  Tourguénef  relevait  le  défi 
eu  publiant  Terres  vierges.  Le  thème  des  deux  romans  est 
le  même,  une  conspiration  révolutionnaire  dans  une 
petite  ville  de  province.  S'il  fallait  décerner  le  prix  dans 
cette  joute,  j'avouerais  que  le  doux  artiste  de  Terres 
vierges  a  été  vaincu  par  le  psychologue  dramatique  :  ce 


262  LK    ROMAN    RUSSE. 

dernier  pénètre  mieux  dans  tous  les  replis  de  ces  âmes 
tortueuses;  la  scène  du  meurtre  de  Chatof  est  rendue 
avec  une  puissance  diabolique,  dont  Tourguénef  n'ap- 
procha jamais.  Mais,  en  dernière  analyse,  dans  l'un 
comme  dans  l'autre  ouvrage,  je  ne  vois  que  la  descen- 
dance directe  de  Bazarof  :  tous  ces  nihilistes  ont  été 
engendrés  par  leur  impérissable  prototype,  le  cynique 
de  Pères  et  fils.  Dostoïevsky  le  sentait  et  s'en  désespé- 
rait. 

Pourtant  sa  part  est  assez  belle;  son  livre  est  une 
prophétie  et  une  explication.  11  est  une  prophétie,  car 
en  1871,  alors  que  les  ferments  d'anarchie  couvaient 
encore,  le  voyant  raconte  des  faits  de  tous  points  ana- 
logues à  ceux  que  nous  avons  vus  se  dérouler  depuis. 
J'ai  assisté  aux  procès  nihilistes  ;  je  peux  témoigner  que 
plusieurs  des  hommes  et  des  attentats  qu'on  y  jugeait 
étaient  la  reproduction  identique  des  hommes  et  des 
attentats  imaginés  d'avance  par  le  romancier.  —  Ce 
livre  est  une  explication;  si  on  le  traduit,  comme  je  le 
désire1,  l'Occident  connaîtra  enfin  les  vraies  données  du 
problème,  qu'il  semble  ignorer  jusqu'ici,  puisqu'il  les 
cherche  dans  la  politique.  Dostoïevsky  nous  montre  les 
diverses  catégories  d'esprits  où  se  recrute  la  secte; 
d'abord  le  simple,  le  croyant  à  rebours,  qui  met  sa  capa- 
cité de  ferveur  religieuse  au  service  de  l'athéisme;  notre 
auteur  trouve  uo  trait  frappant  pour  le  peindre.  On  sait 
que  dans  toute  chambre  russe  un  petit  autel  supporte 
des  images  de  sainteté  :  «  Le  lieutenant  Erkel,  ayant 
jeté  et  brisé  à  coups  de  hache  les  images,  disposa  sur  les 

'  M.  Derély  vient  de  terminer  la  traduction  des  Possédé*,  elle 
paraîtra  prochainement.  (Mai  1886.) 


LE    ROMAN    RUSSE.  263 

tablettes,  comme  sur  trois  pupitres,  les  livres  ouverts  de 
Vogt,  de  Moleschott  et  de  Buchner;  devant  chacun  des 
volumes  il  alluma  des  cierges  d'église.  »  — Après  les 
simples,  les  faibles,  ceux  qui  subissent  le  magnétisme  de 
la  force  et  suivent  les  chefs  dans  tous  les  tours  de  l'en- 
grenage. Puis  les  pessimistes  logiques,  comme  l'ingé- 
nieur Kirilof,  ceux  qui  se  tuent  par  impuissance  morale 
de  vivre,  et  dont  le  parti  exploite  la  complaisance; 
l'homme  sans  principes,  décidé  à  mourir  parce  qu'il  ne 
peut  pas  trouver  de  principes,  se  prête  à  ce  qu'on  exige 
de  lui  comme  à  un  passe-temps  indifférent.  Enfin  les 
pires  «  possédés  »,  ceux  qui  tuent  pour  protester  contre 
l'ordre  du  monde  qu'ils  ne  comprennent  pas,  pour  faire 
un  usage  singulier  et  nouveau  de  leur  volonté,  pour 
jouir  de  la  terreur  inspirée,  pour  assouvir  l'animal 
enragé  qui  est  en  eux. 

Le  plus  grand  mérite  de  ce  livre  confus,  mal  bâti, 
ridicule  souvent  et  encombré  de  théories  apocalyptiques, 
c'est  qu'il  nous  laisse  malgré  tout  une  idée  nette  de  ce 
qui  fait  la  force  des  nihilistes.  Cette  force  ne  réside  pas 
dans  les  doctrines,  absentes,  ni  dans  la  puissance  d'orga- 
nisation, surfaite;  elle  git  uniquement  dans  le  caractère 
de  quelques  hommes.  Dostoïevsky  pense,  —  et  les  révé- 
lations des  procès  lui  ont  donné  raison, — que  les  idées 
des  conspirateurs  sont  à  peu  près  nulles,  que  la  fameuse 
organisation  se  réduit  a  quelques  affiliations  locales, 
mal  soudées  entre  elles,  que  tous  ces  fantômes,  comités 
centraux,  comités  exécutifs,  existent  seulement  dans 
l'imagination  des  adeptes.  En  revanche,  il  met  vigoureu- 
sement en  relief  ces  volontés  tendues  à  outrance,  ces 
âmes  d'acier  glacé,  il  les  oppose  à  la  timidité  et  à  l'irré- 


264  LE    ROMAN    RUSSE 

solution  des  autorités  légales,  personnifiées  dans  le 
gouverneur  Von  Lembke;  il  nous  montre  entre  ces  deux 
pôles  la  masse  des  faibles,  attirée  vers  celui  qui  est  for- 
tement aimanté. 

Oui,  on  ne  saurait  trop  le  redire,  c'est  le  caractère  de 
ces  résolus  qui  agit  sur  le  peuple  russe,et  non  leurs  idées; 
et  la  vue  perçante  du  philosophe  porte  ici  plus  loin  que 
la  Russie.  Les  hommes  sont  de  moins  en  moins  exigeants 
en  fait  d'idées,  de  plus  en  plus  sceptiques  en  fait  de  pro- 
grammes; ceux  qui  croient  à  la  vertu  absolue  des  doc- 
trines sont  chaque  jour  plus  rares;  ce  qui  les  séduit,  c'est 
le  caractère,  même  s'il  applique  son  énergie  au  mal,  parce 
qu'il  promet  un  guide  et  garantit  la  fermeté  du  comman- 
dement, le  premier  besoin  d'une  association  humaine. 
L'homme  est  le  serf  né  de  toute  volonté  forte  qui  passe 
devant  lui. 

Avec  la  publication  des  Possédés  et  le  retour  de  Dos- 
toïevsky  en  Russie  commence  la  dernière  période  de  sa 
vie,  de  1871  à  1881.  Elle  fut  un  peu  moins  sombre  et 
difficile  que  les  précédentes.  Il  s'était  remarié  à  une  per- 
sonne intelligente  et  courageuse,  qui  l'aida  à  sortir  de 
ses  embarras  matériels.  Sa  popularité  grandissait,  le 
succès  de  ses  livres  lui  permettait  de  se  libérer.  Repris 
par  le  démon  du  journalisme,  il  collabora  d'abord  à  une 
feuille  de  Pétersbourg  et  finit  par  se  donner  un  organe 
bien  à  lui,  qu'il  rédigeait  tout  seul,  le  Carnet  d'un  écri- 
vain. Cette  publication  mensuelle  paraissait...  quelque- 
fois. Elle  n'avait  rien  de  commun  avec  ce  que  nous 
appelons  un  journal  ou  une  revue.  S'il  y  avait  eu  à  Del- 
phes un  moniteur  chargé  d'enregistrer  les  oracles 
intermittents  de  la  Pythie,  c'eût  été  quelque  chose  de 


LE    ROMAN   RUSSE.  265 

semblable.  Dans  cette  encyclopédie,  qui  fut  la  grande 
affaire  de  ses  dernières  années,  Féodor  Michailovitch 
déversait  toutes  les  idées  politiques,  sociales  et  littérai- 
res qui  le  tourmentaient,  il  racontait  des  anecdotes  et 
des  souvenirs  de  sa  vie.  J'ignore  s'il  a  pensé  aux  Paroles 
d'un  croyant  de  Lamennais  :  mais  il  y  fait  souvent  penser. 
J'ai  déjà  dit  ce  qu'était  sa  politique  :  un  acte  de  foi  per- 
pétuel dans  les  destinées  de  la  Russie,  une  glorification 
de  la  bonté  et  de  l'intelligence  du  peuple  russe.  Ces 
hymnes  obscurs  échappent  à  l'analyse  comme  à  la  con- 
troverse. 

Commencé  à  la  veille  de  la  guerre  de  Turquie,  le  Car- 
net d'un  écrivain  ne  parut  avec  quelque  régularité  que 
durant  ces  années  de  fièvre  patriotique;  il  reflète  les 
accès  d'enthousiasme  et  de  découragement  qui  secouaient 
la  Russie  en  armes.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'on  ne  trouverait 
pas  dans  cette  Somme  des  rêves  slaves,  où  toutes  les 
questions  humaines  sont  remuées.  Il  n'y  manque  qu'une 
seule  chose,  un  corps  de  doctrines  où  l'esprit  puisse  se 
prendre.  Çà  et  là,  des  épisodes  touchants,  des  récits 
menés  avec  art,  perles  perdues  dans  ces  vagues  troubles, 
rappellent  le  grand  romancier.  Le  Carnet  d'un  écrivain 
réussit  auprès  du  public  spécial  qui  s'était  attaché  moins 
aux  idées  qu'à  la  personne  et  pour  ainsi  dire  au  son  de 
voix  de  Féodor  Michailovitch.  Entre  temps,  il  composait 
son  dernier  livre,  les  Frères  Karamazof.  Je  n'ai  pas 
parlé  d'un  roman  intitulé  Croissance,  publié  après  les 
Possédés  pour  continuer  l'étude  du  mouvement  contem- 
porain, fort  inférieur  à  ses  aines,  et  dont  le  succès  fut 
médiocre,  Je  ne  m'arrêterai  pas  davantage  aux  Frères 
Karamazof.  De  l'aveu  commun,  très-peu  de  Russes  ont 


266  LE   ROMAN    RUSSE 

eu  le  courage  de  lire  jusqu'au  bout  cette  interminable 
histoire;  pourtant,  au  milieu  de  digressions  sans  excuses 
et  à  travers  des  nuages  fumeux,  on  distingue  quelques 
figures  vraiment  épiques,  quelques  scènes  dignes  de 
rester  parmi  les  plus  belles  de  notre  auteur,  comme  celle 
de  la  mort  de  l'enfant. 

Ce  n'est  pas  dans  un  chapitre  d'histoire  littéraire 
qu'on  peut  embrasser  l'œuvre  totale  d'un  pareil  travail- 
leur. Quatorze  volumes,  de  ces  redoutables  in-8°  russes 
qui  contiennent  chacun  un  millier  de  pages  de  nos  im- 
pressions françaises!  Le  détail  n'était  pas  inutile  à  don- 
ner :  la  physionomie  matérielle  des  livres  nous  renseigne 
sur  les  mœurs  littéraires  d'un  pays.  Le  roman  français 
se  fait  de  plus  en  plus  léger,  preste  à  se  glisser  dans  un 
sac  de  voyage,  pour  quelques  heures  de  chemin  de  fer; 
le  lourd  roman  russe  s'apprête  à  trôner  longtemps  sur 
la  table  de  famille,  à  la  campagne,  durant  les  longues 
soirées  d'hiver;  il  éveille  les  idées  connexes  de  patience 
et  d'éternité.  —  Je  vois  encore  Féodor  Michailovitch, 
entrant  chez  des  amis  le  jour  où  parurent  les  Frères  Ka- 
ramazof,  portant  ses  volumes  sur  les  bras,  et  s'écriant 
avec  orgueil  :  «  Il  y  en  a  cinq  bonnes  livres  au  poids!  « 
Le  malheureux  avait  pesé  son  roman,  et  il  était  fier  de  ce 
qui  eût  dû  le  consterner.  —  Ma  tâche  devait  se  borner 
à  appeler  l'attention  sur  l'écrivain  célèbre  là-bas,  pres- 
que inconnu  ici,  à  signaler  dans  son  œuvre  les  trois  par- 
ties qui  montrent  le  mieux  les  divers  aspects  de  son 
talent;  ce  sont  les  Pauvres  Gens,  les  Souvenirs  de  la  maison 
des  morts,  Crime  et  châtiment. 

Sur  l'ensemble  de  cette  œuvre,  chacun  portera  son 
jugement  avec  les  indications  que  j'ai  tenté  de  dégager. 


LE    ROMAN   RUSSB  267 

Si  l'on  se  place  au  point  de  vue  de  notre  esthétique  et 
de  nos  goûts,  ce  jugement  est  malaisé  à  formuler.  Il 
faut  considérer  Dostoïevsky  comme  un  phénomène  d'un 
autre  monde,  un  monstre  incomplet  et  puissant,  unique 
par  l'originalité  et  l'intensité.  Au  frisson  qui  vous  prend 
en  approchant  quelques-uns  de  ses  personnages,  on  se 
demande  si  l'on  n'est  pas  en  face  du  génie;  mais  on  se 
souvient  vite  que  le  génie  n'existe  pas  dans  les  lettres 
sans  deux  dons  supérieurs,  la  mesure  et  l'universalité;  la 
mesure,  c'est-à-dire  l'art  d'assujettir  ses  pensées,  de 
choisir  entre  elles,  de  condenser  en  quelques  éclairs  toute 
la  clarté  qu'elles  recèlent;  l'universalité,  c'est-à-dire  la 
faculté  de  voir  la  vie  dans  tout  son  ensemble,  de  la  re 
présenter  dans  toutes  ses  manifestations  harmonieuses. 
Le  monde  n'est  pas  fait  seulement  de  ténèbres  et  de 
larmes;  on  y  trouve,  même  en  Russie,  de  la  lumière,  de 
la  gaieté,  des  fleurs  et  des  joies.  Dostoïevsky  n'en  a  vu 
que  la  moitié,  puisqu'il  n'a  écrit  que  deux  sortes  de 
livres,  des  livres  douloureux  et  des  livres  terribles.  C'est 
un  voyageur  qui  a  parcouru  tout  l'univers  et  admirable- 
ment décrit  tout  ce  qu'il  a  vu,  mais  qui  n'a  jamais  voyagé 
que  de  nuit.  Psychologue  incomparable,  dès  qu'il  étudie 
des  âmes  noires  ou  blessées,  dramaturge  habile,  mais 
borné  aux  scènes  d'effroi  et  de  pitié. 

Nul  n'a  poussé  plus  avant  le  réalisme  :  voyez  le  récit 
de  Marméladof,  dans  Crime  et  châtiment,  les  portraits 
des  forçats  et  le  tableau  de  leur  existence;  oui  n'a  osé 
davantage  dans  le  chimérique  :  voyez  tout  le  personnage 
de  YIdiot.  Il  peint  les  réalités  de  la  vie  avec  vérité  et  du- 
reté, mais  son  rêve  pieux  l'emporte  et  plane  sans  cesse 
par  delà  ces  réalités,   dans  un  effort  surhumain  vers 


268  LE    P.OMAN    RUSSE. 

quelque  nouvelle  consommation  de  l'Évangile.  Appelons 
cela,  si  vous  voulez,  du  réalisme  mystique.  Nature  dou- 
ble, de  quelque  côté  qu'on  la  regarde,  le  cœur  d'une 
Sœur  de  charité  et  l'esprit  d'un  grand  inquisiteur.  Je  me 
le  figure  vivant  dans  un  autre  siècle,  —  ni  lui  ni  ses  héros 
n'appartiennent  au  nôtre,  ils  comptent  dans  cette  frac- 
tion du  peuple  russe  soustraite  au  temps  occidental;  — 
je  le  vois  mieux  à  l'aise  dans  des  temps  de  grandes  cruau- 
tés et  de  grands  dévouements,  hésitant  entre  un  saint 
Vincent  de  Paul  et  un  Laubardemont,  devançant  l'un  à 
la  recherche  des  enfants  abandonnés,  s'attardant  après 
l'autre  pour  ne  rien  perdre  des  pétillements  d'un  bûcher. 
Selon  qu'on  est  plus  touché  par  tel  ou  tel  excès  de  son 
talent,  ou  peut  l'appeler  avec  justice  un  philosophe,  un 
apôtre,  un  aliéné,  le  consolateur  des  affligés  ou  le  bour- 
reau des  esprits  tranquilles,  le  Jérémie  du  bagne  ou  le 
Shakspeare  de  la  maison  des  fous;  toutes  ces  appel'a- 
(ions  seront  méritées  :  prise  isolément,  aucune  ne  sera 
suffisante. 

Peut-être  faudrait-il  dire  de  lui  ce  qu'il  disait  de  toute 
sa  race,  dans  une  page  de  Crime  et  châtiment:  «  L'homme 
russe  est  un  homme  vaste,  vaste  comme  sa  terre,  terrible- 
ment enclin  à  tout  ce  qui  est  fantastique  et  désordonné; 
c'est  un  grand  malheur  d'être  vaste  sans  génie  particu- 
lier.»—  J'y  souscris;  mais  je  souscris  aussi  au  jugement 
que  j'ai  entendu  porter  sur  ce  livre  par  un  des  maitres  de 
la  psychologie  contemporaine:  «  Cet  homme  ouvre  des 
horizons  inconnus  sur  des  âmes  différentes  des  nôtres  ;  il 
nous  révèle  un  monde  nouveau,  des  natures  plus  puissantes 
pour  le  mal  comme  pour  le  bien,  plus  fortes  pour  vou- 
loir et  pour  souffrir.  » 


L8   ROMAN    RUSSE.  2«9 


On  me  pardonnera  de  recourir  à  des  souvenirs  per- 
sonnels pour  compléter  cette  esquisse,  pour  faire  revivre 
l'homme  et  donner  une  idée  de  son  influence.  Le  hasard 
m'a  fait  rencontrer  souvent  Féodor  Michaïlovitch  durant 
les  trois  dernières  années  de  sa  vie.  Il  en  était  de  sa 
figure  comme  des  scènes  capitales  de  ses  romans  :  on  ne 
pouvait  plus  l'oublier  quand  on  l'avait  vue  une  fois.  Oh! 
que  c'était  bien  l'homme  d'une  telle  œuvre  et  l'homme 
d'une  telle  vie!  Petit,  grêle,  tout  de  nerfs,  usé  et  voûté 
par  soixante  mauvaises  années;  flétri  pourtant  plutôt 
que  vieilli,  l'air  d'un  malade  sans  âge,  avec  sa  longue 
barbe  et  ses  cheveux  encore  blonds;  et  malgré  tout,  res- 
pirant cette  «  vivacité  de  chat  »  dont  il  parlait  un  jour. 
Le  visage  était  celui  d'un  paysan  russe,  d'un  vrai  moujik 
de  Moscou;  le  nez  écrasé,  de  petits  yeux  clignotant  sous 
l'arcade,  brillant  d'un  feu  tantôt  sombre,  tantôt  doux; 
le  front  large,  bossue  de  plis  et  de  protubérances,  les 
tempes  renfoncées  comme  au  marteau;  et  tous  ces  traits 
tirés,  convulsés,  affaissés  sur  une  bouche  douloureuse. 
Jamais  je  n'ai  vu  sur  un  visage  humain  pareille  expres- 
sion de  souffrance  amassée;  toutes  les  transes  de  l'âme 
et  de  la  chair  y  avaient  imprimé  leur  sceau;  on  y  lisait, 
mieux  que  dans  le  livre,  les  souvenirs  de  la  maison  des 
morts,  les  longues  habitudes  d'effroi,  de  méfiance  et  de 
martyre.  Les  paupières,  les  lèvres,  toutes  les  fibres  de 


270  LE    ROMAN    RUSSE. 

cette  face  tremblaient  de  tics  nerveux.  Quand  ••  s'ani- 
mait de  colère  sur  une  idée,  on  eût  juré  qu'on  avait  déjà 
vu  cette  tête  sur  les  bancs  d'une  cour  criminelle,  ou 
parmi  les  vagabonds  qui  mendient  aux  portes  des  pri- 
sons. A  d'autres  moments,  elle  avait  la  mansuétude 
triste  des  vieux  saints  sur  les  images  slavonnes. 

Tout  était  peuple  dans  cethomme,  avec  l'inexprimable 
mélange  de  grossièreté,  de  finesse  et  de  douceur  qu'ont 
fréquemment  les  paysans  grands-rtissiens,  —  et  je  ne 
sais  quoi  d'inquiétant,  peut-être  la  concentration  de  la 
pensée  sur  ce  masque  de  prolétaire.  Au  premier  abord, 
il  éloignait,  avant  que  son  magnétisme  étrange  eût  agi 
sur  vous.  Habituellement  taciturne,  quand  il  prenait  la 
parole,  c'était  d'un  ton  bas,  lent  et  volontaire,  s'échauf- 
fant  par  degrés,  défendant  ses  opinions  sans  ménage- 
ments pour  personne.  En  soutenant  sa  thèse  favorite 
sur  la  prééminence  du  peuple  russe,  il  lui  arrivait  parfois 
de  dire  à  des  femmes,  dans  les  cercles  mondains  où  on 
l'attirait  :  «  Vous  ne  valez  pas  le  dernier  des  moujiks.  » 
Les  discussions  littéraires  finissaient  vite  avec  Dos- 
toïesky;  il  m'arrêtait  d'un  mot  de  pitié  superbe  :  «  Nous 
avons  le  génie  de  tous  les  peuples  et  en  plus  le  génie 
russe;  donc  nous  pouvons  vous  comprendre  et  vous  ne 
pouvez  nous  comprendre.  »  —  Que  sa  mémoire  me  par- 
donne; j'essaye  aujourd'hui  de  lui  prouver  le  contraire. 

Malheureusement  pour  son  dire,  il  jugeait  des  choses 
d'Occident  avec  une  naïveté  amusante.  Je  me  rappelle 
toujours  une  sortie  qu'il  fit  sur  Paris,  un  soir  que  l'in- 
spiration le  saisit;  il  en  parlait  comme  Jonas  devait  parler 
de  Ninive,  avec  un  feu  d'indignation  biblique;  j'ai  noté 
ses  paroles  :  «  Un  prophète  apparaîtra  une  nuit  au  Café 


LE    ROMAN    RUSSE.  271 

Anglais,  il  écrira  sur  le  mur  les  trois  mots  de  flamme; 
c'est  de  là  que  partira  le  signal  de  la  fin  du  vieux  monde, 
et  Paris  s'écroulera  dans  le  sang  et  l'incendie,  avec  tout 
ce  qui  fait  son  orgueil,  ses  théâtres  et  son  Café  An- 
glais...» —  Dans  l'imagination  du  voyant,  cet  établisse- 
ment inoffensif  représentait  l'ombilic  de  Sodome,  une 
caverne  d'orgies  infernales  et  attirantes,  qu'il  fallait 
maudire  pour  n'en  pas  trop  rêver.  Il  vaticina  longtemps 
et  fort  éloquemment  sur  ce  thème. 

Bien  souvent  Féodor  Michaïlovitch  m'a  fait  penser  à 
Jean-Jacques;  il  me  semble  avoir  connu  ce  cuistre  de 
génie  depuis  que  j'ai  pratiqué  l'ombrageux  philanthrope 
de  Moscou.  Chez  tous  deux,  mêmes  humeurs,  même  al- 
liage de  grossièreté  et  d'idéalisme,  de  sensibilité  et  de 
sauvagerie;  même  fond  d'immense  sympathie  humaine, 
qui  leur  assura  à  tous  deux  l'audience  de  leurs  contem- 
porains. Après  Rousseau,  nul  ne  porta  plus  loin  que 
Dostoïevsky  les  défauts  de  l'homme  de  lettres,  l'amour- 
propre  effréné,  la  susceptibilité,  les  jalousies  et  les  ran- 
cunes; nul  non  plus  ne  sut  mieux  gagner  le  commun  des 
hommes,  en  leur  montrant  un  cœur  tout  plein  d'eux.  Cet 
écrivain,  d'un  commerce  si  maussade  dans  la  société,  fut 
l'idole  d'une  grande  partie  de  la  jeunesse  russe;  non- 
seulement  elle  attendait  avec  fièvre  ses  romans,  son 
journal,  mais  elle  venait  à  lui  comme  à  un  directeur  spi- 
rituel, pour  chercher  une  bonne  parole,  un  secours  dans 
ies  peines  morales;  durant  les  dernières  années,  le  plus 
;;rand  travail  de  Féodor  Michaïlovitch  fut  de  répondre 
;:ux  monceaux  de  lettres  qui  lui  apportaient  l'écho  de 
souffrances  inconnues. 

U  faut  avoir  vécu  en  Russie  pendant  ces  aunées  trou- 


272  LE    ROMAN   RUSSE. 

blées  pour  s  expliquer  l'ascendant  qu'il  exerça  sur  tout 
ce  monde  des  «  pauvres  gens  »,  en  quête  d'un  idéal 
nouveau,  sur  toutes  les  classes  qui  ne  sont  plus  le 
peuple  et  ne  sont  pas  encore  la  bourgeoisie.  Le  prestige 
littéraire  et  artistique  de  Tourguénef  avait  subi  une 
éclipse  fort  injuste;  l'influence  philosophique  de  Tolstoï 
ne  s'adressait  qu'aux  intelligences;  Dostoïevsky  prit  les 
cœurs,  et  sa  part  de  direction  dans  le  mouvement  con- 
temporain est  peut-être  la  plus  forte.  En  1880,  à  cette 
inauguration  du  monument  de  Pouchkine,  où  la  littéra- 
ture russe  tint  ses  grandes  assises,  la  popularité  de  notre 
romancier  écrasa  celle  de  tous  ses  rivaux;  on  sanglota 
tandis  qu'il  parlait,  on  le  porta  en  triomphe,  les  étudiants 
prirent  d'assaut  l'estrade  pour  le  voir  de  plus  près,  pour 
le  toucher,  et  l'un  de  ces  jeunes  gens  s'évanouit  d'émotion 
en  arrivant  jusqu'à  lui.  Ce  courant  le  soulevait  si  haut, 
qu'il  eût  eu  une  situation  difficile,  s'il  eût  vécu  quelques 
années  de  plus.  Dans  la  hiérarchie  officielle  de  l'empire, 
comme  dans  le  jardin  de  Tarquin,  il  n'y  a  pas  de  place 
pour  les  plantes  de  trop  vive  poussée,  pour  le  pouvoir 
d'un  Goethe  ou  d'un  roi  Voltaire;  malgré  la  parfaite  or- 
thodoxie de  sa  politique,  l'ancien  déporté  eût  risqué 
d'être  compromis  par  ses  séides  et  désigné  aux  suspi- 
cions. On  n'aperçut  sa  grandeur  et  son  danger  que  le 
jour  de  sa  mort.  Bien  qu'il  me  répugne  d'achever  par 
des  tableaux  funèbres  une  étude  déjà  si  sombre,  je  dois 
parler  de  cette  apothéose,  je  dois  consigner  ici  l'im- 
pression que  nous  eûmes  tous  alors;  mieux  qu'une  lon- 
gue critique,  elle  fera  voir  ce  que  fut  cet  homme  dans 
ce  pays. 
Le  10  février  1881,  des  amis  de  Dostoïevsky  mappri- 


LE    ROMA.N    RUSSE  273 

rent  qu'il  avait  succombé  la  veille  à  une  courte  maladie. 
Nous  nous  rendîmes  à  son  domicile  pour  assister  aux 
prières  que  l'Église  russe  célèbre  deux  fois  par  jour  sur 
les  restes  de  ses  enfants,  depuis  l'heure  où  ils  ont  fermé 
les  yeux  jusqu'à  celle  de  l'ensevelissement.  Féodor 
Michaïlovitch  habitait  une  maison  de  la  ruelle  des  For- 
gerons, dans  un  quartier  populaire  de  Saint-Pétersbourg. 
Nous  trouvâmes  une  foule  compacte  devant  la  porte  et 
sur  les  degrés  de  l'escalier;  à  grandpeine  nous  nous 
frayâmes  un  passage  jusqu'au  cabinet  de  travail  où 
l'écrivain  prenait  son  premier  repos;  pièce  modeste, 
jonchée  de  papiers  en  désordre  et  remplie  par  les  visi- 
teurs qui  se  succédaient  autour  du  cercueil. 

Il  reposait  sur  une  petite  table,  dans  le  seul  coin  de  la 
chambre  laissé  libre  par  les  envahisseurs  inconnus.  Pour 
la  première  fois,  je  vis  la  paix  sur  ces  traits,  libérés  de 
leur  voile  de  souffrance;  ils  ne  gardaient  plus  que  de  la 
pensée  sans  douleur  et  semblaient  enfin  heureux  d'un 
bon  rêve,  sous  les  roses  amoncelées;  elles  disparurent 
vite,  la  foule  se  partagea  ces  reliques  de  fleurs.  Cette 
foule  augmentait  à  chaque  minute,  les  femmes  en  pleurs, 
les  hommes  bruyants  et  avides  de  voir,  sécrasant  par  de 
brusques  remous.  Une  température  étouffante  régnait 
dans  la  chambre,  hermétiquement  close  comme  le  sont 
les  pièces  russes  en  hiver.  Tout  à  coup,  l'air  man- 
quant, les  nombreux  cierges  qui  brûlaient  vacillèrent  et 
s'éteignirent;  il  ne  resta  que  la  lumière  incertaine  de  la 
petite  lampe  appendue  devant  les  images  saintes.  A  ce 
moment,  à  la  faveur  de  l'obscurité,  une  poussée  formi- 
dable partit  de  l'escalier,  apportant  un  nouveau  flot  de 
peuple;  il  sembla  que  toute  la  rue  montait;  les  premiers 


274  LE    ROMAN    RUSSE. 

rangs  furent  jetés  sur  le  cercueil,  qui  pencha.  La  mal- 
heureuse veuve,  prise  avec  ses  deux  enfants  entre  la 
table  et  le  mur,  s'arc-bouta  sur  le  corps  de  son  mari  et  le 
maintint  en  jetant  des  cris  d'effroi  ;  pendant  quelques  mi- 
nutes, nous  crûmes  que  le  mort  allait  être  foulé  aux  pieds; 
il  oscillait,  battu  par  ces  vagues  humaines,  par  cet  amour 
ardent  et  brutal  qui  se  ruait  d'en  bas  sur  sa  dépouille. 

En  cet  instant,  j'eus  la  vision  rapide  de  toute  l'œuvre 
du  défunt,  avec  ses  cruautés,  ses  épouvantes,  ses  ten- 
dresses, son  exacte  correspondance  au  monde  qu'elle 
avait  voulu  peindre.  Tous  ces  inconnus  prirent  des  noms 
et  des  visages  qui  m'étaient  familiers;  la  chimère  me  les 
avait  montrés  dans  les  livres,  la  vie  réelle  me  les  rendait, 
agissant  de  même  dans  une  scène  d'horreur  semblable. 
Les  personnages  de  Dostoïevsky  venaient  le  tourmenter 
jusqu'après  la  fin,  ils  lui  apportaient  leur  piété  gauche 
et  rude,  sans  souci  de  profaner  l'objet  de  cette  piété. 
Cet  hommage  scandaleux,  c'était  bien  celui  qu'il  eût  aimé. 

Deux  jours  après,  nous  eûmes  de  nouveau  cette  vision, 
agrandie  et  plus  complète.  La  date  du  12  février  1881 
est  restée  célèbre  en  Russie;  sauf  peut-être  à  la  mort  de 
Skobélef,  jamais  on  ne  vit  dans  ce  pays  des  funérailles 
plus  imposantes,  plus  significatives.  Je  serais  embarrassé 
de  dire  qui  eut  les  plus  belles,  du  héros  de  l'action  ou 
du  héros  de  la  pensée  russe.  Dès  le  matin,  toute  la  ville 
était  debout  sur  la  Perspective,  cent  mille  personnes 
faisaient  la  haie  sur  le  long  trajet  que  devait  parcouru 
le  cortège  jusqu'au  monastère  de  Saint -Alexandre 
Nevsky;  on  évaluait  à  plus  de  vingt  mille  le  nombre  de 
celles  qui  le  suivaient.  Le  gouvernement  était  inquiet,  il 
craignait  une  manifestation  retentissante;  on  savait  que 


LB    ROMAN   RUSSB.  275 

les  éléments  subversifs  projetaient  d'accaparer  ce  cada- 
vre, on  avait  dû  réprimer  des  étudiants  qui  voulaient 
porter  derrière  le  char  les  fers  du  forçat  sibérien.  Les 
timorés  insistaient  pour  qu'on  interdit  ces  pompes  révo- 
lutionnaires. C'était,  qu'on  se  le  rappelle,  au  plus  fort 
des  grands  attentats  nihilistes,  un  mois  avant  celui  qui 
devait  coûter  la  vie  au  Tsar,  et  pendant  l'essai  libéral  de 
Loris-Mélikof.  Tout  fermentait  alors  en  Russie,  et  le 
moindre  incident  pouvait  amener  une  explosion.  Loris 
jugea  qu'il  valait  mieux  s'associer  au  sentiment  populaire 
que  l'étouffer.  11  eut  raison;  les  mauvais  desseins  de 
quelques-uns  furent  noyés  dans  les  regrets  de  tous.  Par 
une  de  ces  fusions  inattendues  dont  la  Russie  a  le  secret, 
quand  une  idée  nationale  l'échauffé,  on  vit  tous  les  par- 
tis, tous  les  adversaires,  tous  les  lambeaux  disjoints  de 
l'empire  rattachés  par  ce  mort  dans  une  communion 
d'enthousiasme. 

Qui  a  vu  ce  cortège  a  vu  le  pays  des  contrastes  sous 
toutes  ses  faces  :  les  prêtres,  un  clergé  nombreux  qui 
psalmodiait  des  prières,  les  étudiants  des  universités, 
les  petits  enfants  des  gymnases,  les  jeunes  filles  des 
écoles  de  médecine,  les  nihilistes,  reconnaissables  à  leurs 
singularités  de  costume  et  de  tenue,  le  plaid  sur  l'épaule 
pour  les  hommes,  les  lunettes  et  les  cheveux  coupés  ras 
pour  les  femmes;  toutes  les  compagnies  littéraires  et  sa- 
vantes, des  députafions  de  tous  les  points  de  l'empire, 
de  vieux  marchands  moscovites,  des  paysans  en  touloupe, 
des  laquais  et  des  mendiants;  dans  l'église  attendaient 
les  dignitaires  officiels,  le  ministre  de  l'instruction  pu- 
blique et  de  jeunes  princes  de  la  famille  impériale.  Une 
forêt  de  bannières,  de  croix  et  de  couronnes  dominait 


276  LE    ROMAN    RUSSB. 

cette  armée  en  marche;  et  suivant  que  passait  un  de  ces 
tronçons  de  la  Russie,  on  distinguait  des  figures  douces 
ou  sinistres,  des  larmes,  des  prières,  des  ricanements, 
des  silences  recueillis  ou  farouches.  Chez  les  spectateurs 
du  cortège,  les  impressions  mobiles  se  succédaient;  cha- 
cun jugeait  par  ce  qu'il  voyait  dans  l'instant  et  croyait 
voir,  tour  à  tour,  l'avènement  des  classes  nouvelles  en- 
trant dans  l'histoire,  la  marche  triomphale  de  la  révolu- 
tion dans  la  capitale  de  Nicolas,  la  célébration  du  génie 
de  la  patrie,  la  douleur  de  tout  un  peuple.  Chacun 
jugeait  imparfaitement;  ce  qui  passait,  c'était  toujours 
l'œuvre  de  cet  homme,  formidable  et  inquiétante,  avec 
ses  folies  et  ses  grandeurs;  aux  premiers  rangs  sans 
doute  et  les  plus  nombreux,  ses  clients  préférés,  les 
«  pauvres  gens  »,  les  «  humiliés  »,  les  «  offensés  »,  les 
«  possédés  »  même,  misérables  heureux  d'avoir  leur  jour 
et  de  mener  leur  avocat  sur  ce  chemin  de  gloire;  mais 
avec  eux  et  les  enveloppant,  tout  l'incertain  et  la  confu- 
sion de  la  vie  nationale,  telle  qu'il  l'avait  dépeinte,  toutes 
les  espérances  vagues qu'ilavaitremuéeschez  tous. Comme 
on  disait  des  anciens  tsars  qu'ils  «  rassemblaient  »  la  terre 
russe,  ce  roi  de  l'esprit  avait  rassemblé  là  le  cœur  russe. 
La  foule  «e  tassa  dans  la  petite  église  de  la  Laure, 
toute  comblée  de  fleurs,  et  dans  les  sépultures  plantées 
de  bouleaux  qui  l'entourent;  la  mêlée  des  conditions  et 
des  partis  s'acheva  dans  une  Babel  de  paroles.  Devant 
l'autel,  l'archimandrite  parla  de  Dieu  et  des  espérances 
éternelles;  d'autres  prirent  le  corps  pour  le  porter  dans 
la  fosse  et  y  parler  de  gloire.  Discoureurs  officiels,  étu- 
diants, comités  slavophiles  et  libéraux,  lettrés  et  poètes, 
chacun  vint  expliquer  son  idéal,  réclamer  pour  sa  cause 


LE    ROMAN    RUSSE.  277 

l'esprit  qui  s'enfuyait  et,  comme  il  est  d  usage,  servir 
son  ambition  sur  cette  tombe.  Tandis  que  le  vent  de 
février  emportait  cette  éloquence  avec  les  feuilles  séchées 
et  la  poussière  des  neiges  retournées  par  la  bêche,  je 
m'efforçais  de  juger  en  toute  équité  la  valeur  morale  de 
cet  homme  et  de  son  action.  J'étais  aussi  perplexe  que 
lorsqu'il  faut  prononcer  sur  sa  valeur  littéraire.  Il  avait 
épanché  sur  ce  peuple  et  réveillé  en  lui  de  la  pitié,  de 
la  piété  même  :  mais  au  prix  de  quels  excès  d'idées,  de 
quels  ébranlements  moraux!  Il  avait  jeté  son  cœur  à  la 
foule,  ce  qui  est  bien,  mais  sans  le  faire  précéder  de  la 
sévère  et  nécessaire  compagne  du  cœur,  la  raison. 

J'aurais  cherché  longtemps  mon  jugement,  si  je 
n'avais  revu  soudain  toute  la  suite  de  cette  vie,  née  dans 
un  hôpital,  étreinte  au  début  par  la  misère,  la  maladie  et 
le  chagrin,  continuée  en  Sibérie  dans  les  bagnes,  les  ca- 
sernes, pourchassée  depuis  sur  toutes  les  routes  par  la 
détresse  matérielle  et  morale,  toujours  écrasée  et  enno- 
blie par  un  travail  rédempteur.  Alors  je  compris  que 
cette  âme  persécutée  échappait  à  notre  mesure,  fausse 
parce  qu'elle  est  unique;  je  remis  le  jugement  à  Celui 
qui  a  autant  de  poids  divers  qu'il  y  a  de  cœurs  et  de 
destinées.  Et  quand  je  m'inclinai  sur  ce  refuge  de  boue 
qu'il  avait  eu  tant  de  peine  à  gagner,  en  y  poussant  à 
mon  tour  de  la  neige  sur  les  couronnes  de  laurier  en- 
tassées, je  ne  trouvai  d'autre  adieu  que  les  mots  de 
l'étudiant  à  la  pauvre  fille,  les  mots  qui  résumaient 
toute  la  foi  de  Dostoïevsky  et  devaient  lui  revenir  :  «  Ce 
n'est  pas  devant  toi  que  je  m'incline;  je  me  prosterne 
devant  toute  la  souffrance  de  l'humanité.  » 


CHAPITRE   VI 

LE  NIHILISME   ET  LE  MYSTICISME.    —  TOLSTOÏ. 


Nous  avons  vu  le  roman  de  mœurs  naitre  en  Russie 
avec  Tourguénef  ;  nous  l'avons  vu  se  porter  du  premier 
coup,  et  comme  par  une  pente  naturelle  de  l'esprit  natio- 
nal, vers  l'observation  psychologique  des  types  géné- 
raux ;  peut-être  serait-il  plus  juste  de  dire  la  contem- 
plation, pour  bien  marquer  la  sérénité  qui  tempérait 
chez  ce  grand  artiste  la  curiosité  morale.  Dostoïevsky 
nous  a  montré  un  génie  tout  contraire,  inculte  et  subtil, 
échauffé  par  la  pitié,  torturé  par  les  visions  tragiques, 
avec  une  préoccupation  maladive  des  types  d'exception. 
Le  premier  de  ces  écrivains  reste  toujours  en  coquet- 
terie avec  les  doctrines  libérales  ;  le  second  est  un  sla- 
vophile  intransigeant. 

Tolstoï  '  nous  garde  d'autres  surprises.  Plus  jeune  que 
ses  prédécesseurs  d'une  dizaine  d'années,  il  i  a  guère 
subi  les  influences  de  1848.  Libre  de  toute  atldche  d'é- 
cole, indifférent  aux  partis  politiques  qu'il  dédaigne,  ce 

1  Œuvres  rompUie*,  il  toL  in-8*.  édit.  des  frères  Salaief,  Moscou. 
1880. 


280  LE    KOMAN    RUSSE 

gentilhomme  solitaire  et  méditatif  ne  relève  d'aucun 
maître  ni  d'aucun  groupe;  il  est  lui-même  un  phéno- 
mène spontané.  Son  premier  grand  roman  est  contem- 
porain de  Pères  et  fils;  mais  entre  les  deux  romanciers 
il  y  a  un  abime.  L'un  se  réclamait  encore  des  traditions 
du  passé  et  de  la  maîtrise  européenne,  il  rapportait  chez 
lui  l'instrument  de  précision  qu'il  tenait  de  nous  ;  l'autre 
a  rompu  avec  le  passé,  avec  la  servitude  étraugère  ;  c'est 
la  Russie  nouvelle,  précipitée  dans  les  ténèbres  à  la  re- 
cherche de  ses  voies,  rétive  aux  avertissements  de  notre 
goût,  et  souvent  incompréhensible  pour  nous.  Ne  lui 
demandez  pas  de  se  borner,  ce  dont  elle  est  le  moins  ca- 
pable, de  concentrer  son  application  sur  un  point,  de 
subordonner  sa  conception  de  la  vie  à  une  doctrine  ;  elle 
veut  des  représentations  littéraires  qui  soient  l'image  du 
chaos  moral  où  elle  souffre  Tolstoï  arrive  pour  les  lui 
donner.  Avant  tout  autre,  plus  que  tout  autre,  il  est  à  la 
fois  le  traducteur  et  le  propagateur  de  cet  état  de  l'âme 
russe  qn'oa  a  appelé  nihilisme. 

Chercher  dans  quelle  mesure  il  l'a  traduit,  dans 
quelle  mesure  il  la  propagé,  ce  serait  tourner  dans  le 
vieux  cercle  sans  issue.  L'écrivain  remplit  la  double 
fonction  du  miroir,  qui  réfléchit  la  lumière  et  la  renvoie 
décuplée  d'intensité,  brûlante,  communiquant  le  feu. 
Dans  la  confession  religieuse  qu'il  vient  d'écrire,  le  ro- 
mancier, devenu  théologien,  nous  donne  en  cinq 
lignes  toute  l'histoire  de  son  âme  :  «  J'ai  vécu  dans  ce 
monde  cinquante-cinq  ans;  à  l'exception  des  quatorze 
on  ,]uiuze  années  de  l'enfance,  j'ai  vécu  trente-cinq  ans 
nihiliste,  au  sens  propre  du  mot  :  non  pas  socialiste  et 
révolutionnaire,  suivant  le  sens  détourné  que  l'usage  a 


LE    ROMAN    ROSSE.  281 

donné   au   mot;    mais    nihiliste,   c'est-à-dire   vide  de 

TOUTE  FOI.   » 

Nous  n'avions  pas  besoin  de  cet  avet  tardif;  toute 
l'œuvre  de  l'homme  le  criai!,  bien  que  le  mot  redoutable 
n'y  soit  pas  prononcé  une  seule  fois.  Des  critiques  ont 
appelé  Tourguénef  le  père  du  nihilisme,  parce  qu'il  avait 
dit  le  nom  de  la  maladie  et  en  avait  décrit  quelques  cas; 
autant  vaudrait  affirmer  que  le  choléra  est  importé  par 
le  premier  médecin  qui  en  donne  le  diagnostic,  et  non 
par  le  premier  cholérique  atteint  du  fléau.  Tourguénef  a 
discerné  le  mal  et  l'a  étudié  objectivement;  Tolstoï  en  a 
souffert  depuis  le  premier  jour,  sans  avoir  d'abord  une 
conscience  bien  nette  de  son  état;  son  âme  envahie  crie 
à  chaque  page  de  ses  livres  l'angoisse  qui  pèse  sur  tant 
d'âmes  de  sa  race.  Si  les  livres  les  plus  intéressants  sont 
ceux  qui  traduisent  fidèlement  l'existence  d'une  fraction 
de  l'humanité  à  un  moment  donné  de  1  histoire,  notre 
siècle  n'a  rien  produit  de  plus  intéressant  que  l'œuvre 
de  Tolstoï.  Il  n'a  rien  produit  de  plus  remarquable  sous 
le  rapport  des  qualités  littéraires.  Je  n'hésite  pas  à  dire 
toute  ma  pensée,  à  dire  que  cet  écrivain,  quand  il  veut 
bien  n'être  que  romancier,  est  un  maître  des  plus  grands, 
de  ceux  qui  porteront  témoignage  pour  le  siècle 

Est-ce  qu'on  dit  ces  énormités  d  un  contemporain  qui 
li'esl  même  pas  mort,  qu'on  peut  voir  tous  les  jours  avec 
sa  redingote,  sa  barbe,  qui  dine,  lit  le  journal,  reçoit  de 
l'argent  de  son  libraire  et  le  place  en  rentes,  qui  fait, 
en  un  mot,  toutes  les  choses  bêtes  de  la  vie?  Comment 
parler  de  grandeur  avant  que  la  dernière  pincée  de  cen- 
dres soit  pourrie,  avant  que  le  nom  se  soit  transfiguré 
dans  le  respect  accumulé  des  générations?  Tant  pis,  je  le 


282  LE    ROMAN    RCSSB. 

vois  si  grand  qu'il  m'apparait  comme  un  mort  ;  je  sous- 
cris volontiers  à  cette  exclamation  de  Flaubert  parcourant 
la  traduction  que  Tourguénef  venait  de  lui  remettre, 
et  criant  de  sa  voix  tonnante,  avec  des  trépignements  : 
«  Mais  c'est  du  Shakspeare,  cela,  c'est  du  Shakspeare!  » 

Par  une  singulière  et  fréquente  contradic!  ion,  cet  esprit 
troublé,  flottant,  qui  baigne  dans  les  brumes  du  nihi- 
lisme, est  doué  d'une  lucidité  et  d'une  pénétration  sans 
pareilles  pour  l'étude  scientifique  des  phénomènes  de  la 
vie.  Il  a  la  vue  nette,  prompte,  analytique,  de  tout  ce  qui 
est  sur  terre,  à  l'intérieur  comme  à  l'extérieur  de 
l'homme-,  les  réalités  sensibles  d'abord,  puis  le  jeu  des 
passions,  les  plus  fugitifs  mobiles  des  actions,  les  plus 
légers  malaises  de  la  conscience.  On  dirait  l'esprit  d'un 
chimiste  anglais  dans  l'âme  d'un  bouddhiste  hindou-,  se 
charge  qui  pourra  d  expliquer  cet  étrange  accouple- 
ment :  celui  qui  y  parviendra  expliquera  toute  la  Russie. 
Tolstoï  se  promène  dans  la  société  humaine  avec  une 
simplicité,  un  naturel,  qui  semblent  interdits  aux  écri- 
vains de  notre  pays;  il  regarde,  il  écoute,  il  grave  l'i- 
mage et  fixe  l'écho  de  ce  qu'il  a  vu  et  entendu;  c'est 
pour  jamais,  et  d'une  justesse  qui  force  notre  applau- 
dissement. Non  content  de  rassembler  les  traits  épars 
de  la  physionomie  sociale,  il  les  décompose  jusque  dans 
leurs  derniers  éléments  avec  je  ne  sais  quel  acharnement 
subtil;  toujours  préoccupé  de  savoir  comment  ei  pour- 
quoi un  acte  est  produit,  derrière  l'acte  visible  il  pour- 
suit la  pensée  initiale,  il  ne  la  lâche  plus  qu'il  ne  l'ait  mise 
à  nu,  retirée  du  cœur  avec  ses  racines  secrètes  et  déliées. 

Par  malheur,  sa  curiosité  ne  s'arrête  pas  là;  ces 
phénomènes  qui  lui  offrent  un  terrain  si  sur  quand  il 


LE    ROMAIN    RUSSE.  285 

les  étudie  isolés,  il  en  veut  connaître  les  rapports  gé- 
néraux, il  veut  remonter  aux  lois  qui  gouvernent  ces 
rapports,  aux  causes  inaccessibles.  Alors,  ce  regard  si 
clair  s'obscurcit,  l'intrépide  explorateur  perd  pied,  il 
tombe  dans  labimedes  contradictions  philosophiques; 
en  lui,  autour  de  lui,  il  ne  sent  que  le  néant  et  la  nuit; 
pour  combler  ce  néant,  pour  illuminer  cette  nuit,  les 
personnages  qu'il  fait  parler  proposent  les  pauvres  ex- 
plications de  la  métaphysique;  et  soudain,  irrités  de  ces 
sottises  d'école,  ils  se  dérobent  eux-mêmes  à  leurs 
explications. 

A  mesure  qu'il  avance  dans  son  œuvre  et  dans  la  vie, 
de  plus  en  plus  branlant  dans  le  doute  universel,  Tolstoï 
prodigue  sa  froide  ironie  aux  enfants  de  son  imagina- 
tion qui  font  effort  pour  croire,  pour  appliquer  un  sys- 
tème suivi;  sous  cette  froideur  apparente,  on  surprend 
le  sanglot  du  cœur,  affamé  d'objets  éternels.  Enfin,  las 
de  douter,  las  de  chercher,  convaincu  que  tous  les  cal- 
culs de  la  raison  n'aboutissent  qu'à  une  faillite  hon- 
teuse, fasciné  par  le  mysticisme  qui  guettait  depuis 
longtemps  son  âme  inquiète,  le  nihiliste  vient  brusque- 
ment s'abattre  aux  pieds  d'un  Dieu ,  de  quel  Dieu,  nous 
le  verrons  tout  à  l'heure.  Je  devrai  parler  en  terminant 
ce  chapitre  de  la  phase  singulière  où  est  entrée  la 
pensée  de  l'écrivain  ;  j'espère  le  faire  avec  toute  la  réserve 
due  à  un  vivant,  avec  tout  le  respect  dû  à  une  conviction 
sincère.  Je  ne  sais  rien  de  plus  curieux  que  les  déposi- 
tions actuelles  de  M.  Tolstoï  sur  le  fond  de  son  àmr; 
c'est  toute  la  crise  que  traverse  aujourd'hui  la  con- 
science russe,  vue  en  raccourci,  en  pleine  lumière,  sur 
les  hauteurs.  Ce  penseur  est  le  type  achevé,  le  grave 


284  LE    ROMAN    RUSSE. 

influent  d'une  multitude d  intelligences;  il  essaye  de  dir« 
ce  que  ces  intelligences  ressentent  confusément 


Né  en  1828,  le  comte  Léon  Nikolaïévifcha  aujourd'hui 
cinquante-six  ans.  Sa  vie  extérieure  n  offre  aucun  aliment 
à  l'intérêt  romanesque;  elle  a  été  celle  de  presque  tous  les 
gentilshommes  russes;  à  la  campagne,  dans  la  maison 
paternelle,  puis  à  l'Université  de  Kazan,  il  reçut  cette 
éducation  des  maîtres  étrangers  qui  donne  aux  classes 
cultivées  leur  tour  d'esprit  cosmopolite.  Entré  au  ser- 
vice militaire,  il  passa  quelques  années  au  Caucase, 
dans  un  régiront  d'artillerie;  transféré  sur  sa  demande 
àSébastopol,  quand  éclata  la  guerre  de  Crimée,  il  sou- 
tint le  siège  mémorable;  il  en  a  retracé  la  physionomie 
dans  trois  récits  saisissants  :  Sébastopol  en  décembre,  en 
mai,  en  août  Démissionnaire  à  la  paix,  le  comte  Tolstoï 
voyagea,  vécut  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Moscou  dans 
son  milieu  naturel;  il  vit  la  société  et  la  Cour  comme  il 
avait  vu  la  guerre,  de  cet  œil  attentif,  implacable,  qui 
retient  la  forme  et  le  fond  des  choses,  arrache  les  mas- 
ques, perce  les  cœurs.  Après  quelques  hivers  de  vie 
mondaine,  il  quitta  la  capitale,  en  partie,  dit-on,  pour 
échapper  aux  périls  des  coteries  littéraires  qui  vou- 
laient l'enrôler.  Vers  1860,  il  se  maria  et  se  retira  dans 
son  bien  patrimonial,  près  de  Toula;  il  n'en  est  guère 
sorti  depuis  vingt-cinq  ans.  Toute  l'histoire  de  cette  vie 


LE    ROMAN    RUSSE  286 

n'est  que  l'histoire  d'une  pensée  travaillant  sans  relâche 
sur  elle-même  :  nous  la  voyons  naître,  définir  sa  na- 
ture et  confesser  ses  premières  angoisses,  dans  l'auto- 
biographie à  peine  déguisée  que  l'écrivain  a  intitulée  : 
Enfance,  adolescence,  jeunesse;  nous  en  suivons  1  évo- 
lution dans  ses  deux  grands  romans,  Guerre  et  paix, 
Anna  Karénine;  elle  aboutit  enfin,  comme  on  pouvait 
le  prévoir,  aux  écrits  théologiques  et  moraux  qui  ab- 
sorbent depuis  quelques  années  toute  1  activité  intel- 
lectuelle du  romancier 

Si  je  ne  me  trompe,  la  première  composition  de  l'é- 
crivain, alors  officier  au  Caucase,  dut  être  la  nouvelle 
ou  plutôt  le  fragment  de  roman  publié  plus  tard  sous  ce 
titre  :  les  Cosaques.  C'est  la  moins  systématique  de  ses 
œuvres;  c'est  peut-être  celle  qui  trahit  le  mieux  l'origi- 
nalité précoce  de  son  esprit,  le  don  de  voir  et  de  peindre 
la  seule  vérité.  Les  Cosaques  marquent  une  date  littéraire  : 
la  rupture  définitive  de  la  poétique  russe  avec  le  byro- 
nisme  et  le  romantisme,  au  cœur  même  de  la  citadelle 
où  s'étaient  retranchées  depuis  trente  ans  ces  puissances. 
L'obsession  de  Byron  sur  les  romantiques  était  si  forte, 
que  leurs  yeux  prévenus  voyaient  l'Orient,  où  ils  vi- 
vaient, à  travers  la  fantaisie  du  poëte.  Nous  avons  vu 
débuter  au  Caucase  Pouchkine,  Griboïédof,  Lermon- 
tof;  mais  dans  le  Prisonnier  du  Caucase  comme  dans  le 
Démon,  la  leçon  apprise  transfigure  les  paysages  et  les 
hommes,  les  sauvages  Lesghiennes  sont  de  touchantes 
héroïnes,  sœurs  d'Haidéeet  de  la  fiancée  d'Abydos. 

Sollicité  comme  tant  d'autres  vers  la  moutagne  d'ai- 
mant, Tolstoï,  —  c'est-à-dire  Olcnine,  le  héros  des 
Cosaques  (je  crois  bien  que  c'est  tout  un),  —  part  de 


286  LE    ROMAN    RUSSE 

Moscou  une  belle  nuit,  après  un  souper  d'adieu  avec  les 
camarades  de  sa  jeunesse.  Rongé  par  le  mal  du  civilisé, 
«  cet  éternel  ennui  qui  a  passé  dans  le  sang,  qui  s'est 
transmis  de  générations  en  générations  »,  Olénine  jette 
derrière  lui  ses  pensées  habituelles  comme  un  vieux  vê- 
tement; la  troïka  l'emporte  vers  l'inconnu,  il  rêve  l'a- 
paisement de  la  vie  primitive,  de  nouvelles  sensations, 
de  nouvelles  amours.  C'est  encore  la  note  byronienne; 
Lermontof  aurait  pu  écrire  ce  prologue;  mais  attendez! 
Voici  notre  voyageur  installé  dans  un  des  petits  postes 
cosaques  perdus  en  grand'gardes  sur  le  fleuve  Térek  ;  il 
a  adopté  l'existence  de  ses  nouveaux  amis,  il  partage 
leurs  expéditions  et  leurs  chasses;  un  vieux  montagnard, 
qui  rappelle  d'assez  près  le  Bas-de-Cuirde  FenimoreCoo- 
per,  s'est  chargé  de  son  éducation.  Naturellement,  Olé- 
nine s'éprend  de  la  belle  Marianne,  la  fille  de  ses  hôtes. 
Comment  Tolstoï  va-t-il  rajeunir  cet  Orient  usé  à  force 
d'avoir  servi?  D'une  façon  bien  simple  :  en  lui  rendant 
sa  vraie  et  naturelle  figure. 

Aux  visions  lyriques  de  ses  aînés  il  substitue  la  vue 
philosophique  des  âmes  et  des  choses.  Dès  son  premier 
contact  avec  les  Asiatiques,  l'observateur  a  compris 
combien  il  est  puéril  de  prêter  à  ces  êtres  instinctifs  nos 
raffinements  de  pensée  et  de  sentiment,  notre  mise  en 
scène  théâtrale  de  la  passion.  L'intérêt  dramatique  de  son 
roman,  il  le  placera  dans  le  malentendu  fatal  entre  le 
cœur  du  civilisé  et  le  cœur  de  la  créature  sauvage,  dans 
l'impossibilité  de  fondre  en  une  communion  d'amour  ces 
deux  âmes  de  qualité  différente.  Olénine  a  beau  vouloir 
simplifier  ses  sentiments,  on  ne  change  pas  sa  nature 
parce  qu'on  met  un  bonnet  circassien,  on  ne  redevient 


LE    ROMAN    RI  SSE  287 

pas  primitif;  son  amour  ne  se  sépare  pas  de  toutes  les 
complications  intellectuelles  que  notre  éducation  litté- 
raire prête  à  cette  passion.  —  «  Ce  qu'il  y  a  de  terrible 
et  de  doux  dans  ma  condition,  c'est  que  je  sens  que  je 
la  comprends,  Marianne,  et  qu'elle  ne  me  comprendra 
jamais.  Elle  ne  me  comprendra  pas,  non  qu'elle  me  soit 
inférieure,  au  contraire;  elle  ne  doit  pas  me  compren- 
dre. Elle  est  heureuse;  elle  est  comme  la  nature  :  égale, 
tranquille,  toute  en  soi.  »  —  La  figure  de  cette  petite 
Asiatique,  mystérieuse  et  farouche  comme  une  jeune 
louve,  est  dessinée  avec  un  relief  extraordinaire;  j'en 
appelle  à  tous  ceux  qui  ont  pratiqué  l'Orient  et  constaté 
la  fausseté  des  types  orientaux  fabriqués  par  la  litté- 
rature européenne  ;  ceux-là  retrouveront  dans  les  Co- 
saques l'évocation  surprenante  de  cet  autre  monde 
moral. 

Si  Tolstoï  a  pu  nous  rendre  ce  monde  visible,  c'est 
qu'il  nous  le  montre  baignant  dans  la  nature  qui  l'ex- 
plique; la  légère  idylle  sert  de  prétexte  à  d'exactes 
et  magnifiques  descriptions  du  Caucase;  la  steppe,  la 
forêt,  la  montagne  vivent  comme  leurs  habitants;  leurs 
grandes  voix  couvrent  et  appuient  les  voix  humaines, 
comme  l'orchestre  dirige  la  partie  de  chant  dans  un 
chœur.  Plus  tard,  l'écrivain,  acharné  à  fouiller  les  âmes, 
ne  retrouvera  jamais  au  même  degré  ce  profond  senti- 
ment de  la  nature,  ce  débordement  du  panthéisme  qui 
fait  dire  à  Olénine  :  «  Mon  bonheur,  c'est  d'être  avec  la 
nature,  de  la  voir,  de  lui  parler.  » 

Panthéisme  et  pessimisme,  telles  paraissent  être  au 
début  les  deux  tendances  maîtresses  entre  lesquelles  oscille 
l'esprit  de    Tolstoï.     Trois   Morts,   le  fragment    dont 


288  LE    ROMAN    RUSSE. 

j'ai  donné  ailleurs  une  traduction,  nous  offre  le  résumé 
de  cette  philosophie  :  le  plus  heureux,  le  meilleur,  est 
celui  qui  pense  le  moins,  qui  meurt  le  plus  simplement; 
à  ce  titre,  le  paysan  vaut  mieux  que  le  seigneur,  l'arbre 
vaut  mieux  que  le  paysan,  et  la  mort  d'un  chêne  est 
pour  la  création  une  plus  grande  tristesse  que  la  mort 
dune  vieille  princesse.  C'est  le  mot  de  Rousseau  élargi  : 
l'homme  qui  pense  n'est  pas  seulement  un  animal  dé- 
pravé, il  est  une  plante  enlaidie.  Mais  le  panthéisme, 
c'est  encore  une  tentative  d'explication  rationnelle  du 
monde  :  le  nihilisme  va  bientôt  en  faire  justice.  Le 
monstre  a  déjà  dévoré  tout  l'intérieur  de  cette  âme,  sans 
qu'elle-même  en  ait  bien  conscience. 

Il  est  facile  de  s'en  convaincre  en  lisant  les  notes  in- 
times, rédigées  entre  1851  et  1857,  et  réunies  sous  ce 
titre  :  Enfance,  adolescence,  jeunesse.  C'est  le  journal  de 
l'éveil  d'une  intelligence  à  la  vie;  il  nous  livre  tout  le  se- 
cret de  la  formation  morale  de  Tolstoï.  L'auteur  essaye 
sur  sa  propre  conscience  cette  analyse  pénétrante, 
inexorable,  qu'il  promènera  plus  tard dansla  société;  il  se 
fait  la  main  sur  lui-même  avant  de  la  porter  sur  les 
autres.  Curieux  livre,  long,  insignifiant  parfois;  Dickens 
est  rapide  à  côté  de  l'écrivain  russe;  en  nous  racontant 
le  plus  ordinaire  des  voyages  de  la  campagne  à  Moscou, 
Tolstoï  compte  les  tours  de  roue,  ne  nous  fait  pas  grâce 
d'un  passant,  d'un  poteau  kilométrique.  Mais  cette  ob- 
servation maladive,  fastidieuse  quand  elle  s'attache  aux 
menus  faits,  devient  un  instrument  merveilleux  quand 
elle  s'applique  à  l'âme  et  s'appelle  psychologie.  Ce  sont 
des  projections  de  lumière  sur  le  for  intérieur,  sans  au- 
cune faiblesse  pourl'amour-propre  ;  l'homme  se  voit  et 


LE    ROMAN    RUSSB.  J89 

je  peint  laid,  avec  toutes  ses  sottes  vanités,  ses  ingrati- 
tudes, ses  méfiances  d'enfant  morose;  nous  retrouverons 
plus  tard  cet  enfant  dans  les  principaux  personnages  des 
grands  romans,  et  sa  nature  n'aura  pas  changé.  —  Je 
veux  citer  deux  passages  qui  nous  montrent  le  nihilisme 
à  sa  source,  dans  un  cerveau  de  seize  ans: 

«  De  toutes  les  doctrines  philosophiques,  celle  qui 
me  séduisait  le  plus  était  le  scepticisme;  pendant  un 
temps,  il  me  conduisit  à  un  état  voisin  de  la  folie.  Je 
me  figurais  qu'en  dehors  de  moi  il  n'existait  rien  ni 
personne  dans  le  monde,  que  les  objets  n'étaient  pas  des 
objets,  mais  de  vaines  apparences,  évoquées  par  moi  du- 
rant le  moment  où  je  leur  prêtais  attention,  évanouies 
quand  je  cessais  d'y  penser...  Il  y  avait  des  minutes  où, 
sous  l'influence  de  cette  idée  obsédante,  j'arrivais  à  un 
tel  degré  d'égarement,  que  je  me  retournais  brusque- 
ment et  regardais  derrière  moi,  dans  l'espoir  d'aperce- 
voir le  néant  là  où  je  n'étais  pas.  —  Mon  faible  esprit 
ne  pouvant  pénétrer  l'impénétrable,  perdait  l'une  après 
l'autre,  dans  ce  travail  accablant,  des  certitudes  aux- 
quelles je  n'eusse  jamais  dû  toucher  pour  le  bonheur  de 
ma  vie.  De  toute  cette  fatigue  intellectuelle  je  ne  recueil- 
lais rien,  rien  qu'une  agilité  d'esprit  qui  affaiblissait  en 
moi  la  force  de  la  volonté,  et  une  habitude  d'incessante 
analyse  morale  qui  ôtait  toute  fraîcheur  à  mes  sensa- 
tions, toute  netteté  à  mes  jugements...  » 

Ceci  pourrait  être  à  la  rigueur  un  cri  parti  d'Allema- 
gne, de  quelque  disciple  de  Schellin^  ;  Amiel  ne  s  ex- 
prime pas  autrement.  Mais  écoutez  ce  qui  suit  :  c'est  bien 
un  Russe  qui  parle,  et  pour  tous  ses  frères  : 

«  Quand  je  me  souviens  de  mon  adolescence  et  de  l'état 

19 


290  LE    ROMAN    RUSSE 

d'esprit  où  je  me  trouvais  alors,  je  comprends  très-bienles 
crimes  les  plus  atroces,  commis  sans  but,  sans  désir  de 
nuire,  comme  cela,  par  curiosité,  par  besoin  inconscient 
d'action.  Il  y  a  des  minutes  où  l'avenir  se  présente  à 
l'homme  sous  des  couleurs  si  sombres, que lesprit  craint 
d'arrêter  son  regard  sur  cet  avenir,  qu'il  suspend  totale- 
ment en  lui-même  l'exercice  de  la  raison  et  s'efforce  de 
se  persuader  qu'il  n'y  aura  pas  d'avenir  et  qu'il  n'y  a 
pas  eu  de  passé.  En  de  pareilles  minutes,  quand  la  pen* 
sée  ne  contrôle  plus  chaque  impulsion  de  la  volonté, 
quand  les  instincts  matériels  demeurent  les  uniques  res- 
sorts de  la  vie,  — je  comprends  l'enfant  inexpérimenté 
qui,  sans  hésitation,  sans  peur,  avec  un  sourire  de  cu- 
riosité, allume  et  souffle  le  feu  sous  sa  propre  maison, 
où  dorment  ses  frères,  son  père,  sa  mère,  tous  ceux  qu'il 
aime  tendrement.  —  Sous  l'influence  de  cette  éclipse 
temporaire  de  la  pensée,  —  je  dirais  presque  de  cette 
distraction,  —  un  jeune  paysan  de  dix-sept  ans  contem- 
ple le  tranchant  fraîchement  aiguisé  d'une  hache,  sous 
le  banc  où  dort  son  vieux  père  :  soudain  il  brandit  la 
hache  et  regarde  avec  une  curiosité  hébétée  comment  le 
sang  coule  sous  le  banc  de  la  tête  fendue.  Dans  ce 
même  état,  un  homme  trouve  quelque  jouissance  à  se 
pencher  sur  le  bord  d'un  précipice,  et  à  penser  :  Si  je 
me  jetais  la  tête  la  première?  ou  à  appuyer  sur  son 
front  un  pistolet  chargé  et  à  penser  :  Si  je  pressais  la 
détente?  ou  à  dévisager  quelque  personnage  considé- 
rable, entouré  du  respect  de  tous,  et  à  penser  :  Si  j'al- 
lais à  lui  et  que  je  le  prisse  par  le  nez  en  lui  disant  :  — 
Fh!  mon  bon,  viens-tu?  » 
Pur  enfantillage,  dira-t-on.  Oui.  dans  nos  cerveaux 


LE    ROMAN    RUSSE.  291 

mieux  gouvernés,  où  ces  larves  de  cauchemar  n'arrivent 
presque  jamais  à  la  vie  de  l'action,  mais  pas  dans  les 
cerveaux  russes,  où  ces  coups  de  folie  se  continuent 
fréquemment  par  l'acte  correspondant.  Tourguénef, 
dans  son  Désespéré,  Dostoïevsky,  en  maint  endroit  de  ses 
romans,  nous  ont  déjà  fait  connaître  la  maladie  natio- 
nale ;  la  Maison  des  morts  nous  en  a  montré  plusieurs  cas 
identiques  à  ceux  que  Tolstoï  nous  cite1;  rien  ne  dis- 
tingue plus  ces  écrivains  si  différents,  quand  ils  se  ren- 
contrent sur  ce  chapitre  et  se  complaisent  à  nous  décrire 
cet  accès  au  nom  intraduisible,  Yotchaïanié.  Si  vous  con- 
sultez le  dictionnaire,  il  vous  donnera  pour  équivalent 
notre  mot  de  désespoir;  mais  le  dictionnaire  est  un 
pauvre  changeur,  qui  n'a  jamais  la  monnaie  exacte,  et 
vous  rend  des  pièces  françaises  contre  les  pièces  étran- 
gères, sans  tenir  compte  de  l'écart  des  valeurs.  En  réa- 
lité, pour  traduire  ce  terme,  il  faudrait  fondre  ensemble 
des  parties  de  vingt  autres  :  désespoir,  fatalisme,  sau- 
vagerie, ascétisme,  que  sais-je  encore?  Un  certain  en- 
train triste  et  fou,  l'entrain  du  conscrit  ivre  qui  part 
en  chantant,  avec  des  larmes  au  fond  des  paupières. 
Votchaïanié,  c'est  le  sentiment,  unique  en  sa  racine,  qui 
jette  toutes  ces  jeunes  filles,  selon  le  hasard  de  l'instant, 
au  suicide,  à  l'ambulance,  au  cloitre,  à  la  propagande,  au 
meurtre,  au  désordre;  c'est  lui  qui  conduit  cet  étudiant 
tranquille,  parti  pour  tuer,  et  ce  bohémien  de  postillon 
qui  pousse  sa  troïka  ventre  à  terre,  la  nuit,  dans  les  fon- 
drières, enivré  d'aller  très-vite  dans  l'inconnu  dange- 
reux; c'était  peut-être  le  nom  qu'il  fallait  donner  à  la 

1  Voir  plus  haut,  pase  227. 


292  LE    ROMAN    RUSSE. 

maladie  d'Hamlet,  quand  il  transperçait  de  son  épée  le 
père  de  sa  maîtresse,  tout  en  débitant  ses  lazzi  ;  c'est  la 
séduction  et  l'épouvante  du  pays  de  folie  froide,  où  l'on 
ne  veut  de  la  vie  que  les  extrêmes,  où  Ton  sait  tout  sup- 
porter, excepté  les  sorts  médiocres,  où  l'on  aime  mieux 
s'anéantir  que  se  modérer.  Pauvre  Russie!  c'est  ton 
âme  d'oiseau  de  mer,  léger  dans  la  tempête,  et  chez  lui 
sur  l'abime! 

Le  nihilisme  et  le  pessimisme,  —  est-il  besoin  de  deux 
mots,  et  l'un  peut-il  aller  sans  l'autre?  —  inspirent 
à  partir  de  cette  époque  toutes  les  productions  de 
Tolstoï,  les  petites  nouvelles  par  lesquelles  il  prélude 
à  ses  romans  de  longue  haleine.  Un  de  ces  récits  est 
intitulé  :  Bonheur  de  famille;  c'est  l'étude  de  la  dégra- 
dation de  sentiments  qui  mène  deux  époux  de  l'amour  à 
l'amitié.  Le  début  est  un  peu  long,  un  peu  traînant; 
mais  à  la  fin,  la  vérité,  la  simplicité  du  tableau  donnent 
une  poignante  impression  de  mélancolie,  par  la  seule 
force  de  la  vie  reflétée,  sans  un  incident  romanesque.  Si 
l'on  traduisait  ce  récit',  le  public  français  s'y  mépren- 
drait sans  doute,  il  croirait  reconnaître  l'œuvre  d'un  des 
jeunes  romanciers  qui  lui  enseignent  aujourd'hui  la  vue 
désenchantée  des  choses;  on  serait  surpris  d'apprendre 
que  la  reproduction  simple  et  amère  des  réalités  bour- 
geoises a  été  inventée  en  Russie  il  y  a  (rente  ans.  Tolstoï 
a  appliqué  les  procédés  du  réalisme,  dès  ses  premiers 
essais,  avec  toute  l'àpreté  que  nous  leur  connaissons 
chez  nous.  Je  n'aurais  que  l'embarras  du  choix  pour 
citer;  par  exemple,  dans  Enfance,  adolescence,  jeunesse, 

1  II  a  été  traduit,  depuis  que  ces  lignes  étaient  écrites,  sous  ce 
litre  :  Katia. 


LE    ROMAN    RUSSE.  293 

la  scène  tragique  de  la  mort  de  sa  mère,  et  l'odeur  du 
cadavre  qui  éloigne  le  fils  du  cercueil;  ou  bien  cette  des- 
cription de  la  chambre  des  bounes,  qui  pourrait  soute- 
nir la  comparaison  avec  des  pages  un  moment  achalan- 
dées dans  la  littérature  naturaliste;  il  ne  manque  à  la 
ressemblance  qu'une  petite  chose,  la  grossièreté  ap- 
puyée :  sous  ce  rapport,  Tolstoï  est  inférieur.  Mais  je 
devance  des  rapprochements  qui  s'imposeront  à  nous 
plus  tard;  je  dois  d'abord  étudier  les  deux  œuvres  capi- 
tales de  l'écrivain,  celles  où  il  a  mis  tous  ses  dons  et 
toute  sa  pensée.  Nous  arrivons  à  l'heure  où  ce  talent, 
dépensé  jusque-là  dans  des  ébauches  et  des  composi- 
tions fragmentaires,  va  se  ramasser  dans  un  effort  su- 
périeur. 


II 


Guerre  et  paix,  c'est  le  tableau  de  la  société  russe 
durant  les  grandes  guerres  napoléoniennes,  de  1805  à 
1815.  —  L'appellation  de  roman  convient-elle  bien  à 
cette  oeuvre  compliquée?  Il  faudrait  peut-être  redeman- 
der à  nos  aïeux  le  vrai  titre  de  ces  compositions  ency 
clopédiques  :  Guerre  et  paix  est  une  somme,  la  somme 
des  observations  de  l'auteur  sur  tout  le  spectacle  hu- 
main. L'interminable  série  d'épisodes,  de  portraits,  de 
réflexion-  que  Tolstoï  nous  présente  se  déroule  autour 
de  quelques  personnages  fictifs  ;  mais  le  véritable  héros 
de  l'épopée,  c'est  la  Russie  dans  sa  lutte  désespérée 
contre  l'étranger.  Les  figures  réelles,  Alexandre,  Napo- 


294  LE    ROMAN    RL'SSE. 

léon,  Koutouzof,  Spéransky,  tiennent  presque  autant  de 
place  que  les  figures  imaginées  ;  le  fil  très-simple  et 
très-lâche  de  l'action  romanesque  sert  à  rattacher  des 
chapitres  d'histoire,  de  politique,  de  philosophie,  em- 
pilés pèle-méle  dans  cette  polygraphie  du  monde  russe . 
Essayez  de  concevoir  les  Misérables  de  Victor  Hugo, 
repris  en  sous-œuvre  par  Dickens  avec  son  travail  de 
termite,  puis  fouillés  à  nouveau  par  la  plume  froide  et 
curieuse  de  Stendhal,  vous  aurez  peut-être  une  idée  de 
l'ordonnance  générale  du  livre,  de  cette  alliance  unique 
entre  le  grand  souffle  épique  et  les  infiniment  petits  de 
l'analyse.  Je  me  suis  laissé  dire  que  M.  Meissonier 
avait  pensé  un  jour  à  peindre  un  panorama  :  j'ignore 
comment  la  tentative  edf  réussi,  mais  je  crois  bieu 
qu'elle  m'eût  fourni  le  meilleur  terme  de  comparaison 
pour  faire  comprendre  le  double  caractère  de  l'œuvre 
de  Tolstoï. 

Le  plaisir  y  veut  être  acheté  comme  dans  les  ascen- 
sions de  montagne;  la  route  est  parfois  ingrate  et  dure, 
on  se  perd,  il  faut  de  l'effort  et  de  la  peine  ;  mais,  lors- 
qu'on touche  au  sommet  et  qu'on  se  retourne,  la  récom- 
pense est  magnifique,  les  immensités  de  pays  se  dérou- 
lent au-dessous  de  vous  :  qui  n'est  pas  monté  là-haut  ne 
connaîtra  jamais  le  relief  exact  de  la  province,  le  cours 
de  ses  fleuves  et  l'emplacement  de  ses  villes.  De  même, 
l'étranger  qui  n'aurait  pas  lu  Tolstoï  se  flatterait  vaine- 
ment de  connaître  la  Russie  du  dix-neuvième  siècle,  et 
celui  qui  voudrait  écrire  l'histoire  de  ce  pays  aurait 
beau  compulser  toutes  les  archives,  il  ne  ferait  qu'une 
œuvre  morte  s'il  négligeait  de  consulter  cet  inépuisable 
répertoire  de  la  vie  nationale. 


LE    ROMAN    RUSSE.  295 

Aussi  les  esprits  passionnés  pour  l'histoire  ne  seront- 
ils  pas  sévères  à  ce  fouillis  de  personnages,  à  cette  suc- 
cession d'incidents  banals  qui  encombrent  l'action.  En 
sera-t-il  de  même  pour  ceux  qui  ne  cherchent  dans  la 
fiction  romanesque  qu'un  divertissement  ?  Ceux-là, 
Tolstoï  va  dérouter  toutes  leurs  habitudes.  Cet  analyste 
minutieux  ignore  ou  dédaigne  la  première  opération  de 
l'analyse,  si  naturelle  au  génie  français  ;  nous  voulons 
que  le  romancier  choisisse,  qu'il  sépare  un  personnage, 
un  fait,  du  chaos  des  êtres  et  des  choses,  afin  d'étudier 
isolément  l'objet  de  son  choix.  Le  Russe,  dominé  par  le 
sentiment  de  la  dépendance  universelle,  ne  se  décide  pas 
à  trancher  les  mille  liens  qui  rattachent  un  homme,  une 
action,  une  pensée,  au  traia  total  du  monde;  il  n'oublie 
jamais  que  tout  est  conditionné  par  tout.  Imaginez  le 
Latin  et  le  Slave  devant  une  lunette  d'approche  :  le  pre- 
mier met  l'instrument  au  point,  c'est-à-dire  qu'il  rac- 
courcit volontairement  son  champ  de  vision  et  voit  plus 
petit  pour  voir  plus  net  ;  le  second  développe  toute  la 
puissance  des  lentilles,  agrandit  l'horizon,  et  voit  trouble 
pour  voir  plus  loin. 

En  un  passage  d'Anna  Karénine,  Tolstoï  définit  très- 
bien  le  procès  éternellement  pendant  entre  ces  deux  na- 
tures d'esprit  et  l'attrait  que  l'une  a  pour  l'autre.  Lévine, 
le  songeur,  rencontre  un  de  ses  amis,  intelligence  métho- 
dique: —  «  Lévine  pensait  que  la  netteté  des  concep- 
tions de  Katavassof  découlait  de  la  pauvreté  de  nature  de 
son  ami;  Katavassof  pensait  que  l'incohérence  d'idées  de 
Lévine  provenait  d'un  manque  de  discipline  dans  l'esprit  ; 
mais  la  clarté  de  Katavassof  plaisait  à  Lévine,  et  la  richesse 
d  une  pensée  indisciplinée  chez  ce  dernier  était  agréable  à 


296  LE    ROMAN    RISSE. 

l'autre.  »  —  Ces  lignes  résument  tous  les  reproches  que 
les  Russes  font  à  notre  génie  et  tous  ceux  que  nous  fai- 
sons au  leur;  elles  expliquent  le  plaisir  que  trouvent  les 
deux  races  dans  leurs  échanges  littéraires 

II  est  facile  de  prédire  aux  lecteurs  de  Guerre  et  paix} 
d'Anna  Karénine,  les  impressions  qui  se  succéderont  en 
eux;  j'en  ai  vu  la  progression,  dans  un  ordre  constant, 
chez  tous  ceux  qui  ont  goûté  ces  livres.  Au  début,  et 
pendant  un  temps  assez  long,  l'esprit  sera  désorienté; 
ne  sachant  pas  où  on  le  mène,  il  éprouvera  delà  fatigue, 
tranchons  le  mot,  de  l'ennui.  Peu  à  peu,  il  sera  entraîné, 
captivé  par  le  jeu  complexe  de  tous  ces  intérêts;  il  se 
reconnaîtra  parmi  tous  ces  personnages,  il  trouvera  des 
amis  et  se  passionnera  pour  le  secret  de  leurs  destinées. 
En  fermant  le  livre,  on  ressentira  le  vrai  chagrin  d'un 
départ,  après  des  années  d'habitude  dans  une  famille 
d'adoption.  C'est  l'image  fidèle  de  l'existence,  c'est 
l'expérience  du  voyageur  jeté  dans  une  société  nouvelle; 
Cène  et  ennui  d'abord,  puis  curiosité,  enfin  longs  atta- 
chements. 

Voici,  je  crois,  la  différence  entre  le  conteur  clas- 
sique et  l'imitateur  scrupuleux  des  procédés  de  la  vie, 
<-orarae  Tolstoï;  un  livre,  c'est  un  salon  rempli  d'in- 
i-onnus  :  le  premier  vous  y  introduit  d'office  et  vous 
dévoile  d'emblée  les  mille  intrigues  qui  s'y  croisent  ; 
avec  le  second,  vous  devez  vous  présenter  vous-même, 
pénétrer  à  force  d'usage  les  gens  marquants,  les  rap- 
ports et  les  passions  de  tout  ce  monde,  vivre  enfin  dam 
cette  compagnie  de  fiction  comme  vous  avez  vécu  dans 
li  compagnie  réelle  Pour  juger  le  mérite  respectif  des 
leux  méthodes,  il  faut  s'interroger  sur  une  des  lois  fou- 


LE    ROMAN    RUSSE.  297 

damentales  qui  régissent  nos  humeurs  ;  est-ce  un  grand 
plaisir,  celui  qu'on  n'a  pas  payé  d'un  peu  de  peine? 
Aime-t-on  mieux  ce  qu'on  a  conquis  tout  seul,  par  un 
effort?  Souvenez-vous  et  répondez.  —  Quel  que  soit  le 
sentiment  de  chacun  sur  la  meilleure  façon  de  chercher 
le  plaisir  intellectuel,  je  crois  qu'on  peut  convenir  d'un 
point  :  dans  nos  vieux  sentiers  littéraires,  la  médiocre 
est  tolérable;  un  auteur  qui  sait  son  métier  peut  toujours 
amuser;  sur  les  routes  nouvelles,  la  demi-réussite  est 
insupportable  ;  il  faut  assembler  le  drame  comme  Shaks- 
peare,  le  roman  comme  Tolstoï,  pour  nous  donner  vrai- 
ment l'impression  majestueuse  du  passage  de  la  vie. 

Guerre  et  paix  nous  la  donne  ;  donc  le  procès  est  jugé 
en  sa  faveur,  le  succès  a  décidé.  En  voyant  ces  camps, 
ces  so'dats,  cette  Cour,  ces  salons  qui  se  règlent  sur  la 
Cour  e,  n'ont  guère  changé  depuis  un  demi-siècle,  en 
voyant  les  cœurs  des  hommes  qui  ne  changent  jamais,  je 
les  reconnais,  je  m'écrie  à  chaque  page  :  «  Comme  c'est 
cela  !  »  A  mesure  qu'on  avance,  la  curiosité  se  change  en 
étonnement,  l'étonnement  en  admiration,  devant  ce 
juge  impassible,  qui  évoque  à  son  tribunal  toutes  les 
actions  humaines  et  fait  rendre  à  l'âme  tous  ses  secrets. 
On  se  sent  entrainé  au  courant  d'un  fleuve  tranquille, 
dont  on  ne  trouve  pas  le  fond  ;  c'est  la  vie  qui  passe, 
ballottant  les  cœurs  des  hommes,  soudain  mis  à  nu  dans 
la  vérité  et  la  complexité  de  leurs  mouvements. 

Parmi  tous  les  phénomènes  sociaux,  il  en  est  un  qui 
éveille  plus  particulièrement  l'attention  du  romancier 
philosophe  :  c'est  la  guerre.  Tolstoï  est  persécuté  par  ce 
mystère.  11  va  sans  cesse  du  conseil  des  généraux  au 
bivouac  des  soldats,  il  scrute  l'état  moral  de  chacun,  les 


298  LE    ROMAN    RUSSE. 

raisons  du  commandement,  celles  de  l'obéissance  et  du 
sacrifice.  Dès  le  début  du  livre,  par  un  artifice  habile,  il 
nous  peint  la  physionomie  de  l'armée  russe  ;  cette  armée 
se  tasse  dans  le  désordre  d'une  retraite  sur  le  pont  de 
Braunau  ;  un  des  personnages  du  roman,  pris  dans  la 
presse,  regarde  le  défilé  et,  comme  on  dirait  dans  le  mé- 
tier, passe  la  revue  de  détail,  .le  ne  sais  de  comparable  à 
ce  chapitre  que  l'admirable  évocation  du  Camp  de  Wal- 
lenstein.  Quand  vient  la  première  affaire,  le  premier  coup 
de  canon  à  mitraille,  le  premier  soldat  tombé,  on  attend 
depuis  longtemps  cette  minute  solennelle,  on  en  a  l'an- 
goisse. 

Et  les  batailles  impériales  se  déroulent  au  cours  de  ces 
volumes,  Austerlitz,  Friedland,  Borodino.  Oh  !  ce  ne 
sont  pas  ce  que  nous  appelons  des  «  tableaux  de  ba- 
tailles». Tolstoï  parle  delà  guerre  en  homme  qui  l'a 
faite,  il  sait  qu'on  ne  voit  jamais  une  bataille;  souvent  il 
suspend  son  récit  pour  prendre  à  partie  M.  Thiers  et 
railler  doucement  les  agréables  compositions  de  cet 
artiste.  Sa  méthode  est  celle  inaugurée  par  Stendhal 
dans  le  Waterloo  de  la  Chartreuse  de  Parme;  comme  le 
jeune  Fabrice  del  Dongo,  le  comte  Bézouchof,  égaré 
dans  la  redoute  ceutrale  de  Borodino,  cherche  naïve- 
ment la  bataille.  Le  soldat,  l'officier,  le  général  même 
que  le  romancier  met  en  scène,  ne  voient  jamais  qu'un 
point  du  combat;  mais  à  la  façon  dont  quelques  hommes 
se  battent,  pensent,  parlent  et  meurent  sur  ce  point, 
nous  devinons  tout  le  reste  de  l'action  et  de  quel  côté 
penche  la  victoire.  Quand  Tolstoï  veut  nous  donner  une 
descriplion  d'ensemble,  il  la  légitime  par  quelque  arti- 
fice; ainsi,  dans  l'affaire  de  Schôngraben,  l'aide  de  camp 


LE    ROMAN    RUSSE.  299 

qui  porte  un  ordre  tout  le  long  des  lignes  engagées. 

Après  cette  même  affaire,  les  chefs  de  corps  font 
leurs  rapports  ;  ces  rapports  racontent,  non  ce  qui  s'est 
passé,  mais  ce  qui  aurait  dû  se  passer.  Pourquoi  ?  «  Le 
colonel  avait  tant  désiré  exécuter  ce  mouvement,  il 
regrettait  tellement  de  n'avoir  pas  réussi  à  l'exécuter 
qu'il  lui  semblait  que  tout  s'était  réellement  passé  ainsi 
Et  peut-être  bien  qu'en  vérité  cela  s'était  passé  ainsi! 
Est-ce  qu'on  peut  jamais  démêler  dans  cette  confusion  ce 
qui  a  été  et  ce  qui  n'a  pas  été?  ■»  —  Quelle  justesse  dans 
cette  explication  ironique  !  J'en  appelle  à  tous  oeux  qui, 
ayant  assisté  à  un  fait  de  guerre,  l'ont  entendu  raconter 
par  les  autres  acteurs. 

Ne  demandez  pas  à  l'écrivain  réaliste  la  convention 
classique,  une  armée  respirant  l'héroïsme  à  l'exemple  de 
ses  chefs,  vivant  pour  les  grandes  choses  qu'elle  accom- 
plit, toute  tendue  vers  ces  choses.  Tolstoï  s'en  tient  à  la 
vérité  humaine  :  chaque  soldat  faisant  du  sublime  comme 
un  métier,  inconscient,  occupé  de  niaiseries,  et  les  offi- 
ciers de  leurs  plaisirs  ou  de  leur  avancement,  et  les 
généraux  de  leurs  ambitions,  de  leurs  intrigues  :  tout  ce 
monde  accoutumé  et  indifférent  à  ce  qui  nous  parait 
extraordinaire,  grandiose.  Néanmoins,  à  force  de  sim- 
plicité, le  narrateur  nous  tire  parfois  des  larmes  pour 
ces  héros  qui  s'ignorent,  par  exemple  pour  l'émouvante 
figure  du  capitaine  Touchino,  un  frère  du  capitaine 
Renault  de  Servitude  et  grandeur  militaires.  Pour  les  chefs 
des  armées  russes,  Tolstoï  est  sévère  ;  il  fait  revivre  les 
conseils  de  guerre,  d'après  les  procès-verbaux  contem- 
porains; il  daube  sur  les  stratégistes  allemands  et  fran- 
çais qui  entouraient  Alexandre  ;  et  son  nihilisme  histo- 


300  LE    ROMAN   RUSSE. 

rique  se  donne  voluptueusement  carrière  en  peignant 
ces  Babels  de  langues  et  d'opinions. 

Un  seul  homme  a  ses  secrètes  sympathies,  le  généra- 
lissime Koutouzof.  Sait-on  pourquoi?  Idée  bien  russe! 
parce  qu'il  ne  commandait  pas,  ne  regardait  pas  les 
plans,  et  dormait  au  conseil,  s'en  remettant  de  l'événe- 
ment à  la  fatalité.  Tous  ces  récits  militaires  convergent 
vers  cette  idée,  développée  dans  l'appendice  philoso- 
phique du  roman  :  l'action  des  chefs  est  vaine  et  nulle, 
tout  dépend  de  l'action  fortuite  des  petites  unités  ;  le 
seul  facteur  décisif,  c'est  l'élan  imprévu  qui  soulève,  à 
certaines  heures,  cette  collection  d'âmes  en  équilibre 
instable,  une  armée.  Les  dispositifs  de  bataille?  Qui  en 
tient  compte  sur  le  terrain,  devant  les  milliers  de  com- 
binaisons possibles?  Le  coup  d'oeil  du  génie?  Mais  le 
génie  lui-même  ne  voit  que  de  la  fumée,  ses  informa- 
tions lui  arrivent  et  ses  ordres  partent  toujours  trop 
tard.  Le  chef  qui  entraine  ses  troupes?  Il  entraine  dix, 
cinquante,  cent  hommes  sur  cent  mille,  dans  un  rayon 
de  quelques  mètres,  et  le  reste  le  lendemain,  dans  les 
bulletins!  Au-dessus  des  trois  cent  mille  combattants 
qui  s'égorgent  dans  la  plaine  de  Borodino,  il  ne  faut 
invoquer  que  le  vent  du  hasard,  soufflant  la  victoire  ou 
la  défaite.  Que  voilà  bien  le  nihiliste  mystique,  tel  que 
nous  le  retrouverons  devant  tous  les  problèmes  de  la  vie  ! 

Après  la  guerre,  ce  que  Tolstoï  étudie  avec  le  plus 
de  passion  et  de  bonheur,  c'est  l'intrigue  des  hautes 
sphères  de  la  société  et  de  leur  centre  de  gravitation, 
la  Cour.  Comme  les  différences  de  race  et  de  pays 
s'effacent  à  mesure  qu'on  s'élève,  ici  le  romancier  ne 
crée  plus  seulement  des  types  russes,  il  crée  des  types 


LE    ROMAN    RUSSE.  SOI 

humains,  universels  et  éternels.  Depuis  Saint-Simon, 
nul  n'a  aussi  curieusement  démonté  la  mécanique  de  la 
Cour,  comme  eût  dit  l'observateur  de  Versailles.  Pres- 
que toujours,  quand  les  écrivains  d'imagination  entre- 
prennent de  peindre  ces  milieux  fermés,  nous  leur 
refusons  notre  confiance;  nous  devinons,  à  mille  fausses 
notes,  qu'on  a  écouté  aux  portes,  vu  à  travers  le  trou  de 
la  serrure.  La  supériorité  de  l'auteur  russe,  c'est  qu'il 
est  dans  son  élément  natal,  il  a  vu  et  pratiqué  la  Cour 
comme  l'armée;  il  parle  de  ses  pairs  avec  leur  langage, 
leur  éducation  ;  de  là  une  information  abondante  et 
sûre,  celle  du  comédien  qui  divulgue  les  secrets  des 
planches.  Entrez  dans  le  saion  de  la  vieille  dame  d'hon- 
neur, Anna  Schérer;  écoutez  les  papotages  des  émigrés, 
les  jugements  sur  Bonaparte,  les  manœuvres  des  cour- 
tisans et  cet  «  accent  de  tristesse  respectueuse  »  avec 
lequel  on  prononce  les  noms  des  membres  de  la  famille 
impériale  ;  asseyez-vous  à  la  table  de  Spéransky,  dans 
l'intérieur  de  l'homme  d'État,  «  qui  rit  comme  on  rit  sur 
la  scène  »  ;  suivez  la  trace  du  souverain  dans  les  bals  à 
cette  aurore  qui  se  lève  sur  tous  les  visages  dès  qu'il 
entre  dans  une  salle  ;  surtout  approchez-vous  du  lit  de 
mort  du  vieux  comte  Bézouchof,  regardez  la  tragédie 
qui  se  joue  sous  les  masques  de  l'étiquette,  la  querelle  des 
bas  intérêts  autour  de  ce  mourant  sans  voix,  l'agitation 
de  toutes  ces  âmes.  Ici  le  sinistre,  comme  ailleurs  le 
sublime,  emprunte  une  énergie  sans  pareille  à  la  sin- 
cérité, à  la  simplicité  du  tableau,  à  la  contention  que  le 
savoir-vivre  impose  aux  physionomies  et  aux  paroles. 

11  faut  lire  tous  les  passages  où  Tolstoï  fait  agir  ec 
parler  l'empereur  Napoléon,  l'empereur  Alexandre;  ou 


302  LE    ROMAN    RUSSE. 

comprendra  la  place  qu'il  y  a  dans  l'esprit  russe  pour  le 
nihilisme,  en  tant  que  négation  des  grandeurs  et  des 
respects  consacrés  par  l'assentiment  commun.  Le  ton  de 
l'écrivain  est  plein  de  déférence,  on  ne  peut  même  dire 
qu'il  rapetisse  la  majesté  du  pouvoir;  seulement,  en  la 
montrant  aux  prises  avec  les  menues  exigences  de  la 
vie,  il  la  détruit.  On  trouvera,  disséminés  dans  le  récit, 
dix  ou  douze  petits  portraits  de  Napoléon,  achevés  avec 
un  soin  minutieux  ;  aucune  hostilité,  pas  un  trait  de  ca- 
ricature ;  mais,  par  cela  seul  qu'on  l'abstrait  un  moment 
de  la  légende,  l'homme  prodigieux  s'écroule.  Le  plus 
souvent,  c'est  un  détail  d'observation  physique,  habile- 
ment glissé,  qui  semble  incompatible  avec  le  sceptre  et 
le  manteau  impérial.  A  Tilsitt,  Napoléon  donne  une 
croix  de  la  Légion  d'honneur  à  un  grenadier  russe,  dé- 
signé au  hasard  par  le  colonel  du  régiment;  l'Empereur 
prend  cette  croix,  sur  le  coussin  qu'on  lui  présente, 
«  d'une  petite  main  blanche,  grassouillette  ».  — La  veille 
de  Borodino,  il  est  à  sa  toilette;  Fabvier  lui  rend 
compte  des  prisonniers  faits  dans  la  journée,  et  «  un 
valet  de  chambre  éponge  ce  corps  gras  et  nu  ».  —  Mais 
avec  Napoléon,  Tolstoï  prend  des  libertés  franches  :  le 
procédé  est  plus  curieux  à  étudier  quand  il  l'applique 
au  souverain  de  son  pays.  Ici  les  précautions  sont  infi- 
nies, la  convenance  parfaite,  et  néanmoins  le  prestige 
est  aussi  sûrement  atteint  par  la  disproportion  entre  les 
actes  habituels  de  l'homme  et  le  rôle  formidable  qu'il 
joue.  Je  cite  un  exemple  entre  cent  :  Alexandre  est  à 
Moscou;  il  reçoit  les  ovations  de  son  peuple  au  Kremlin, 
en  1812,  à  l'heure  solennelle  où  l'on  proclame  la  guerre 
sainte. 


LE    ROMAN    ROSSE.  303 

«  Après  le  diner  du  Tsar,  le  maitre  des  cérémonies 
dit,  en  regardant  à  la  fenêtre  : 

»  —  Le  peuple  espère  encore  contempler  Votre  Ma- 
jesté. 

■  L'Empereur  se  leva,  achevant  de  manger  un  bis- 
cuit, et  sortit  sur  le  balcon.  Le  peuple  se  précipita  vers 
le  perron. 

« —  Notre  ange!  Notre  père!  Hurrah  !  criait  la  foule. 
Et  de  nouveau  les  femmes  et  quelques  hommes  plus 
faibles  pleuraient  de  bonheur.  Un  assez  gros  morceau 
du  biscuit  que  l'Empereur  tenait  à  la  main  se  brisa, 
tomba  sur  la  balustrade  du  balcon  et  de  là  sur  le  sol. 
L'homme  le  plus  rapproché,  un  cochervétu  d'une  blouse, 
se  jeta  sur  le  morceau  de  biscuit  et  le  ramassa.  D'autres 
se  ruèrent  sur  le  cocher.  Ce  que  voyant,  l'Empereur  se 
fit  apporter  une  assiette  de  biscuits  et  se  mit  à  les  jeter 
du  balcon  sur  la  foule.  Les  yeux  de  Pierre  se  remplirent 
de  sang,  le  danger  d'être  écrasé  le  surexcitait  encore 
plus,  il  se  précipita  en  avant.  Il  ne  savait  pas  pourquoi, 
mais  il  fallait  qu'il  recueillit  un  des  biscuits  tombés  de  la 
main  du  Tsar...  » 

Dans  le  même  ordre  d'idées,  rien  de  plus  vrai  que  !e 
récit  de  l'audience  accordée  par  l'empereur  d'Autriche 
à  Bolkonsky,  dépéché  en  courrier  à  Brûnn,  avec  la  nou- 
velle d'un  succès  des  alliés.  Quelle  étude  savante  dans  ce 
désenchantement  graduel  du  jeune  officier,  qui  voit  sa 
bataille  s'évanouir  dans  l'opinion  des  hommes  !  Il  l'a 
quittée  en  plein  rêve,  il  va  remuer  le  monde  avec  l'an- 
nonce de  l'exploit  qu'il  apporte;  arrivé  à  Brûnn,  c'est 
>ine  cascade  de  seaux  d'eau  froide  sur  son  rêve  ;  l'aide 
de  camp  «  si  poli  »  du  ministre  de  la  guerre,  le  ministre, 


304  LE    ROMAN    RUSSE. 

le  diplomate  Bilibine,  l'Empereur  enfin,  qui  lui  adresse 
quelques  paroles  distraites,  les  questions  d'usage  sur 
l'heure,  le  lieu  de  l'affaire,  et  le  compliment  banal  de 
rigueur.  Quand  il  sort  de  là,  après  avoir  mesuré  l'objet 
qui  l'occupe  aux  points  de  vision  des  hommes,  divers 
suivant  leurs  intérêts,  le  pauvre  Bolkonsky  cherche  ce 
qui  lui  reste  de  sa  bataille,  et  il  la  trouve  bien  diminuée, 
enfoncée  dans  le  passé.  —  «  André  sentit  que  tout  l'in- 
térêt et  le  bonheur  nés  pour  lui  de  la  victoire  s'effa- 
çaient derrière  lui,  qu'il  les  avait  livrés  aux  mains  indif- 
férentes du  ministre  de  la  guerre  et  de  l'aide  de  camp 
«  si  poli  »  ;  tout  le  cours  de  ses  pensées  s'était  insensi- 
blement modifié;  la  bataille  ne  lui  apparaissait  plus  que 
comme  un  ancien,  lointain  souvenir.  » 

C'est  un  des  phénomènes  les  plus  finement  observés 
par  Tolstoï,  cette  influence  variable  des  milieux  sur 
l'homme  ;  il  se  plaît  à  plonger  successivement  un  de  ses 
personnages  dans  des  atmosphères  diverses,  celle  du 
régiment,  de  la  campagne,  du  grand  monde,  et  à  nous 
montrer  les  mutations  morales  correspondantes.  Quand 
le  personnage,  après  avoir  agi  un  certain  temps  sous 
l'empire  de  pensées  ou  de  passions  étrangères,  est 
ressaisi,  baigné  par  son  milieu  habituel,  ses  vues  sur 
toutes  choses  changent  aussitôt.  Suivez  le  jeune  Nicolas 
Rostof,  revenant  de  l'armée  au  foyer  de  famille  ou 
retournant  à  son  escadron  de  hussards  ;  ce  n'est  plus 
le  même  homme,  il  a  deux  âmes  de  rechange;  dans  la 
voiture  de  poste  qui  le  ramène  à  Moscou  ou  qui  l'en 
éloigne,  nous  le  voyons  lentement  dépouiller  ou  re- 
prendre l'âme  de  sa  profession. 

Je  ne  veux  pas  multij  lier  les  exemples  de  cette  eu- 


LE    ROUAN    RUSSE.  303 

riosité  psychologique  sans  cesse  en  éveil  :  j'en  ai  dit 
assez  pour  faire  comprendre  quel  est  le  trait  principal 
du  génie  de  Tolstoï.  Il  s'amuse  à  démonter  le  pantin 
humain  dans  toutes  ses  parties.  Un  inconnu  entre  dans 
un  salon;  l'auteur  étudie  son  regard,  sa  voix,  sa  démar- 
che, il  nous  fait  descendre  dans  le  fond  de  cette  àme; 
il  décompose  un  coup  d'œil  échangé  entre  deux  interlo- 
cuteurs, il  y  trouve  de  l'amitié,  de  la  crainte,  le  senti- 
ment de  la  supériorité  que  l'un  d'eux  s'attribue,  toutes 
les  nuances  des  rapports  de  ces  deux  hommes.  Jamais 
attendri,  ce  médecin  tâte  à  chaque  minute  le  pouls  de 
tous  les  passants  qu'il  rencontre,  il  enregistre  froide- 
ment l'état  de  leur  santé  morale.  11  procède  objective- 
ment ;  presque  jamais  il  ne  nous  dit,  en  nous  présentant 
une  de  ses  créatures:  Cet  homme  est  un  dissipateur,  un 
joueur,  un  ambitieux  ;  mais  il  le  fait  agir  aussitôt  d'une 
façon  typique  qui  décèle  les  habitudes.  Ainsi  le  vieux 
comte  Kostuf  :  on  ne  nous  a  pas  dit  qu'il  était  dissipa 
teur  ;  mais  en  l'entendant,  après  qu'il  a  constaté  l'em- 
barras de  ses  affaires,  demander  des  roubles  tout  neufs 
à  M>n  intendant,  nous  sommes  fixés  sur  son  caractère. 
Ce  précepte  fondamental  de  l'art  classique,  l'écrivin 
réaliste  l'a  retrouvé  dans  son  souci  d'imiter  la  vie  réelle, 
où  nous  devinons  les  gens  à  des  indices  semblables  sans 
qu'on  nous  ait  instruits  de  leur  condition  et  de  leurs 
qualités.  C'est  qu'il  y  a  bien  de  l'art  dans  ce  chaos  appa- 
reot,  bien  du  choix  dan«  cette  formidable  accumulation 
de  détails.  Observez  comme,  durant  une  conversation, 
un  récit  épisodique,  Tolstoï  a  soin  de  nous  rendre  tou- 
jours présents  et  visibles  les  acteurs,  en  notant  un  de 
leurs  gestes,  un  de  leurs  tics,  eu  leur  coupant  ia  parole 


806  LE    ROMAN    RUSSR. 

pour  nous  montrer  la  direction  de  leurs  regards .  cela 
Imet  en  scène  perpétuellement. 

Il  y  a  également  bien  de  l'esprit  dans  ce  style  sérieux, 
qui  ne  sourit  jamais  ;  non  pas  l'esprit  tel  que  nous  l'en- 
tendons, la  saillie  et  la  paillette,  le  choc  imprévu  des 
antithèses  ;  mais  ce  que  Pascal  appelle  l'esprit  de  finesse, 
des  aperçus  d'une  subtilité  pénétrante,  des  comparai 
sons  d'une  propriété  unique.  Je  rassemble  quelques 
traits  au  hasard.— Après  un  long  séjour  à  la  campagne, 
Bolkonsky  rentre  dans  le  tourbillon  de  Saint-Péters- 
bourg. —  «  Il  ne  faisait  rien,  ne  pensait  guère  et  n'avait 
pas  le  loisir  de  penser;  seulement  il  parlait  avec  succès, 
dépensant  en  paroles  la  réserve  de  pensées  qu'il  avait  eu 
le  loisir  d'accumuler  à  la  campagne."  Le  prince  André  est 
présenté  à  Spéransky  :  —  «  Il  regarda  les  mains  du  minis- 
tre; on  regarde  toujours  involontairement  les  mains  de 
l'homme  qui  tient  le  pouvoir.  »  —  «  La  figure  de  Bilibine 
était  sillonnée  de  grosses  rides,  qui  semblaient  soigneu- 
sement et  profondément  lavées,  si  bien  qu'elles  rappe- 
laient l'extrémité  des  doigts  après  un  bain.  »  —  La 
noblesse  de  Moscou  donne  un  diner  au  Club  anglais  en 
l'honneur  de  Bagration  :  —  «  Ces  trois  cents  personnes 
s'assirent  à  la  table  d'après  leurs  grades  et  leur  impor- 
tance, les  plus  considérables  plus  près  de  l'hôte  qu'on 
fêtait  ;  cela  se  fit  tout  naturellement,  comme  l'eau  répan- 
due se  nivelle  et  devient  plus  profonde  là  où  le  sol  est 
plus  bas." — «  Oblonsky  aimait  lire  son  journal  comme  il 
aimait  fumer  son  cigare  après  diner,  à  cause  du  léger 
!>rouillard  que  cela  faisait  flotter  dans  son  cerveau.» 


LE    ROMAN    RUSSB.  3tf7 


III 


Dans  la  foule  des  personnages  qui  circulent  à  travers 
ce  long  récit,  il  y  a  deux  figures  de  premier  plan  autour 
desquelles  se  concentre  l'action,  ou  plutôt  les  actions 
successives  du  roman  :  le  prince  André  Bolkonsky  et  le 
comte  Pierre  Bézouchof.  Ces  types  inoubliables  valent 
qu'on  s'y  arrête;  Tolstoï  a  reflété  en  eux  le  double 
aspect  de  son  âme  et  de  l'âme  russe,  toutes  les  pensées, 
les  contradictions  qui  la  tourmentent.  Le  prince  André 
est  le  gentilhomme  de  race  supérieure,  dominant  de 
haut  la  vie  qu'il  méprise,  fier,  froid,  sceptique,  athée 
même,  repris  pourtant  aux  heures  solennelles  par  l'in- 
quiétude des  grands  problèmes.  C'est  lui  qui  exprime  les 
jugements  de  l'auteur  sur  les  personnages  historiques 
de  l'époque,  qui  perce  à  jour  les  hommes  d'État  et  leurs 
intrigues.  A  le  voir  passer  dans  les  états-majors  et  les 
salons  de  Pétersbourg,  avec  sa  correction  irréprochable, 
son  éducation  cosmopolite,  vous  le  prendriez  pour  un 
Européen  authentique;  attendez. 

André  est  reçu  chez  Spéransky.  —  On  sait  quelle  fut 
l'inconcevable  fortune  de  ce  séminariste,  sorte  de  Sievès 
qui  faillit  doter  la  Russie  d'une  constitution  et  gouverna 
quelque  temps  l'Empire  au  nom  de  la  raison  pure,  avec 
des  syllogismes  de  docteur  en  droit  canon.  —  «  Le  trait 
capital  de  l'esprit  de  Spéransky,  celui  qui  frappa  le 
prince  André,  c'était  sa  foi  absolue,  inébranlable,  dans 


30S  LE   ROMAN    RL'SSfi 

la  force  et  la  légitimité  de  la  raison.  Il  était  évident  que 
jamais  le  cerveau  de  Spéransky  n'avait  donné  accès  à 
cette  idée,  si  familière  au  prince  André,  qu'on  ne  peut 
pas  formuler  tout  ce  que  l'on  pense;  jamais  ce  doute  ne 
lui  était  venu  :  «  Tout  ce  que  je  pense,  tout  ce  que  je 
«  crois,  est-ce  autre  chose  qu'une  absurdité?  »  Et  cette 
disposition  d'esprit  exceptionnelle  de  l'homme  d'État  le 
rendait  particulièrement  sympathique  à  André.  »  —  Vous 
le  reconnaissez  à  ce  trait,  le  nihiliste  qui  se  dérobe  sou- 
dain et  s'enfuit  à  perte  de  certitude  dans  son  néant.  La 
dernière  remarque  est  juste;  elle  explique  bien  l'ascen- 
dant que  prit  Spéransky  sur  son  souverain  et  sur  son 
pays,  et,  d'une  façon  plus  générale,  l'attrait  qni  ramène 
toujours  ces  irrésolus  au  tour  desprit  positif  de  l'Occi- 
dent. 

Grièvement  blessé  à  Austerlitz,  André  est  étendu  sur 
le  champ  de  bataille,  les  yeux  attachés  au  ciel,  «  ce  ciel 
lointain,  élevé,  éternel  ».  Je  ne  peux  citer  tout  le  pas- 
sage, qui  est  d'une  rare  beauté;  mais  écoutez  le  cri  du 
moribond:  —  "  Si  je  pouvais  dire  maintenant  :  Seigneur, 
ayez  pitié  de  moi!  Mais  à  qui  le  dirais-je!  Ou  une  force 
indéfinie,  inaccessible,  à  qui  je  ne  puis  m'adresser,  que 
je  ne  puis  même  exprimer  par  des  mots,  le  grand 
tout  ou  le  grand  rien,  —  ou  bien  ce  Dieu  qui  est  cousu 
là,  dans  cette  amulette  que  m'a  donnée  Marie?...  Rien, 
il  n'y  a  rien  de  certain,  excepté  le  néant  de  fout  ce  que 
je  conçois  et  la  majesté  de  quelque  chose  d'auguste  que 
je  ne  conçois  pas!  » 

Pierre  Bézouchof  est  plus  humain  de  caractère,  mais 
son  intelligence  est  de  qualité  tout  aussi  mystérieuse.  Ce 
gros  homme  lymphatique,  distrait,  facile  aux  rougeurs 


LE    ROMAN    RUSSE.  309 

et  aux  larmes,  toujours  prêt  à  se  donner  avec  un  fond 
d'émotion  naïve  pour  fous  les  amours,  de  générosité  iné- 
puisable pour  toutes  les  souffrances,  c'est  le  bon  seigneur 
russe,  la  machine  nerveuse  sans  volonté,  proie  perpétuelle 
de  tous  les  entrainements  de  conduite  et  d'idées;  et  dans 
cette  épaisse  enveloppe,  encore  une  âme  subtile,  mysti- 
que, de  moine  hindou.  Un  jour,  Pierre  a  donné  sa  parole 
d'honneur  à  son  ami  André  qu'il  n'irait  pas  à  une  orgie 
déjeunes  gens;  le  soir  venu,  il  hésite  :  «  Enfin  il  pensa 
que  toutes  ces  paroles  d'honneur  sont  des  choses  conven- 
tionnelles, qui  n'ont  aucun  sens  défini,  surtout  si  l'on  se 
prend  à  songer  :  Peut-être  que  demain  je  mourrai,  ou  qu'il 
arrivera  tel  événement  extraordinaire,  à  la  suite  duquel  il 
n'y  aura  plus  rien  d'honnête  ni  de  déshonnête.  Des  ré- 
flexions de  ce  genre,  destructives  de  toute  résolutionet  de 
tout  dessein,  venaient  fréquemment  à  l'esprit  de  Pierre. . .  » 
Tolstoï  s'est  habilement  servi  de  cette  molle  na- 
ture, préparée  à  toutes  les  impressions  comme  une 
plaque  photographique,  pour  nous  faire  comprendre 
les  grands  courants  d'idées  qui  traversèrent  la  Russie 
d'Alexandre  l,r;  ils  emportent  successivement  cet  adepte 
docile,  qui  subit  toutes  leurs  variations.  Dans  l'esprit 
de  Bézouchof,  nous  voyons  se  développer  le  mouvement 
libéral  des  premières  années  du  règne,  puis  le  vertige 
maçonnique  et  théosophique  des  dernières.  C'est  encore 
Pierre  qui  personnifie  les  sentiments  du  peuple  russe 
en  1812,  la  révolte  nationale  contre  l'étranger,  la  folie 
sombre  qui  s'empara  de  Moscou  vaincue,  et  d'où  sortit 
cet  incendie  à  jamais  inexpliqué,  allumé  on  ne*  sait  par 
quelles  mains.  C'est  le  point  culminant  du  livre,  cette 
folie  de  Moscou  :  l'attitude  impénétrable   de  Rostop- 


310  LE    ROMAN    RUSSE. 

tchine,  le  sacrifice  de  Véreschaguine  à  la  foule,  les  fous 
et  les  forçats  lâchés  dans  la  cité,  l'entrée  des  Français 
au  Kremlin,  le  feu  mystérieux  montant  dans  la  nuit, 
aperçu  et  commenté  parles  longues  colonnes  de  fuyards 
qui  couvrent  les  routes,  —  autant  de  tableaux  d'une 
grandeur  tragique,  aux  lignes  simples,  aux  couleurs 
sobres.  J'avoue  tout  bas  que  je  ne  vois  rien  de  supérieur 
dans  aucune  littérature. 

Le  comte  Pierre  est  resté  dans  la  ville  en  flammes,  il 
quitte  son  palais  comme  un  halluciné  et  se  mêle  à  la 
plèbe  sous  un  habit  de  paysan;  il  va  au  hasard  devant 
lui,  avec  le  projet  vague  de  tuer  Napoléon,  d'être  le 
martyr,  la  victime  expiatoire  de  son  peuple. —  «  Deux  sen- 
timents également  violents  le  sollicilaient  invinciblement 
à  ce  dessein.  Le  premier  était  le  besoin  de  sacrifice  et 
de  souffrance  au  milieu  du  malheur  commun,  besoin 
sous  l'empire  duquel  il  avait  naguère  été,  à  Borodiuo, 
se  jeter  au  plus  fort  de  la  mêlée,  et  qui  le  poussait  main- 
tenant hors  de  sa  maison,  loin  du  luxe  et  des  recherches 
habituelles  de  sa  vie,  qui  le  faisait  coucher  sur  la  dure, 
manger  le  repas  grossier  du  portier  Gérasime.  Le 
second  était  ce  sentiment  indéfinissable,  exclusivement 
russe,  de  mépris  pour  tout  ce  qui  est  conventionnel* 
artificiel,  humain,  pour  tout  ce  que  la  majorité  des 
hommes  estime  le  souverain  bien  de  ce  monde.  Pierre 
avait  éprouvé  pour  la  première  fois  ce  sentiment  étrange 
et  enivrant  le  jour  de  sa  fuite,  quand  il  avait  senti  sou- 
dain que  la  richesse,  le  pouvoir,  la  vie,  tout  ce  que  les 
hommes  recherchent  et  gardent  avec  tant  d'efforts,  tout 
cela  ne  vaut  rien,  ou  du  moins  ne  vaut  que  par  la  volupté 
a!  tachée  au  sacrifice  volontaire  de  ces  bijns.  » 


LE    ROMAIN    RUSSE.  Sll 

Et  durant  des  pages  et  des  pages,  l'auteur  développe 
c«t  état  de  pensée  que  nous  avons  saisi  dans  ses  premières 
notes  de  jeunesse,  cet  hymne  du  nirvana,  qu'on  ne  chante 
pas  autrement  à  Ceylan  ou  au  Thibet.  11  faut  bien  le  dire, 
Pierre  Bézouchof  est  le  frère  aine  de  ces  riches,  de  ces 
savants  qui  un  jour  «  iront  dans  le  peuple  »,  partageront 
ie  bon  gré  ses  souffrances,  porteront  une  bombe  de 
dynamite  sous  leur  cafetan  comme  Pierre  porte  un  poi- 
gnard sous  le  sien,  mus  par  ce  double  besoin  :  prendre  sa 
part  des  souffrances  communes,  jouir  de  l'anéantisse- 
ment des  autres  et  de  soi-même. 

Bézouchof,  prisonnier  des  Français,  rencontre  parmi 
ses  compagnons  d'infortune  un  pauvre  soldat,  un  paysan 
à  l'âme  obscure,  à  peine  pensante,  Platon  Karataïef.  Cet 
homme  endure  la  misère  de  ces  jours  terribles  avec 
l'humble  résignation  de  la  béte  de  somme,  il  regarde  le 
comte  Pierre  avec  un  bon  sourire  innocent,  il  lui  adresse 
quelques  paroles  naïves,  des  proverbes  populaires  au 
sens  vague,  empreints  de  résignation,  de  fraternité,  de 
fatalisme  surtout;  un  soir  qu'il  ne  peut  plus  avancer, 
les  serre-files  le  fusillent  sous  un  pin,  dans  la  neige,  et 
l'homme  reçoit  la  mort  avec  celte  même  acceptation 
indifférente  de  toutes  choses,  comme  un  chien  malade, 
disons  le  mot,  comme  une  brute.  —  De  cette  rencontre 
date  une  révolution  morale  dans  l'âme  de  Pierre.  Ici  je 
n'espère  plus  faire  comprendre  à  mes  compatriotes;  je 
dis  ce  qui  est.  Bézouchof,  le  noble,  le  civilisé,  le  savant, 
se  met  à  l'école  de  cette  créature  primaire;  il  a  trouvé 
enfin  son  idéal  de  vie,  son  explication  rationnelle  du 
monde  dans  ce  simple  d'esprit.  Il  garde  le  souvenir  et  le 
nom  de  Karataïef  comme  un  talisman;  depuis  lors,  il  lui 


\ 


312  LE    ROMAN    RUSSE. 

suffit  de  penser  à  l'humble  moujik  pour  se  sentir  apaisé, 
heureux,  disposé  à  tout  comprendre  et  à  tout  aimer  dans 
la  création.  L'évolution  intellectuelle  de  notre  philosophe 
est  achevée,  il  est  parvenu  à  l'avatar  suprême,  l'indiffé- 
rence mystique. 

Quand  Tolstoï  écrivait  cet  épisode,  il  y  a  vingt-cinq 
ans,  avait-il  le  pressentiment  qu'il  trouverait  un  jour  son 
Karataief,  qu'il  traverserait  la  môme  crise  et  se  mettrait 
à  la  même  école,  pour  en  sortir  régénéré?  Nous  verrons 
tout  à  l'heure  comment  il  a  prophétisé  son  propre  cas; 
constatons  dès  maintenant  qu'il  se  rencontre  avec  Dos- 
toïevsky  pour  fixer,  dans  ce  singulier  chapitre,  l'idéal 
de  presque  toute  la  littérature  contemporaine  en  Russie. 
Karataief  s'appellera  légion;  sous  des  noms  ou  des  figures 
diverses,  chacun  proposera  à  notre  admiration  cette 
forme  végétative  de  l'existence.  Le  dernier  mot  de  la 
sagesse  humaine,  c'est  la  sanctification,  la  divinisation 
de  la  brute  élémentaire,  bonne  d'ailleurs  et  vaguement 
fraternelle.  La  racine  de  l'idée,  la  voici  :  l'homme  civi- 
lisé souffre  du  poids  de  sa  raison,  inutile,  puisqu'elle  ne 
réussit  pas  à  lui  expliquer  le  but  de  sa  vie;  donc  il  doit 
faire  effort  pour  rejeter  cette  raison,  pour  redescendre 
du  compliqué  au  simple.  Sous  des  formes  variées,  celte 
aspiration  anime  toute  Pœuvre  de  Tolstoï.  11  a  réuni  dans 
un  volume  des  articles  pédagogiques  sur  l'enseignement 
populaire;  ce  volume  roule  sur  une  idée  :  «  Je  veux 
apprendre  aux  enfants  du  peuple  à  penser  et  à  écrire; 
c'esl  moi  qui  devrais  apprendre  à  leur  école  à  écrire  et 
a  penser.  Nous  cherchons  notre  idéal  devant  nous,  tandis 
qu'il  est  derrière  nous.  Le  développement  de  l'homme 
n'est  pis  le  moyen  de  réaliser  cet  idéal  d'harmonie  que 


LB    KOMAN    RISSE.  315 

nous  portons  en  nous,  c'est  au  contraire  un  obstacle  à  sa 
réalisation.  Un  enfant  bien  portant  qui  vient  au  monde 
satisfait  pleinement  cet  idéal  de  vérité,  de  beauté  et  de 
bonté  dont  il  s'éloignera  ensuite  chaque  jour;  il  est  plus 
près  des  créatures  non  pensantes,  de  l'animal,  de  la 
plante,  de  la  nature,  qui  est  le  type  éternel  de  vérité, 
de  beauté  et  de  bonté.  » 

Vous  reconnaissez,  n'est-ce  pas?  la  filiation  de  l'idée, 
le  vertige  séculaire  de  l'ascétisme  oriental,  le  culte  du 
yogui,  du  fakir  immobile  qui  contemple  son  nombril. 
Nous  ne  sommes  pas  loin  de  lui  avec  le  bon  Karataief, 
«  qui  se  déchaussait  lentement...  exhalant  une  odeur 
aigre  de  sueur...  et  accroupi,  les  mains  croisées  sur  ses 
genoux,  regardait  fixement  Pierre  ». — L'Occident  n'a  pas 
toujours  été  indemne  de  ce  mal;  lui  aussi,  dans  les  éga- 
rements de  l'ascétisme,  il  a  béatifié  la  brute  et  faussé  la 
divine  parabole  sur  les  simples  desprit.  Mais  la  vraie 
patrie  de  ce  renoncement  contagieux,  c'est  l'Asie;  la 
source  mère,  c'est  l'Inde  et  ses  doctrines;  elles  revivent, 
à  peine  modifiées,  dans  la  frénésie  qui  précipite  une  par- 
tie de  la  Russie  vers  cette  abnégation  intellectuelle  et  mo- 
rale, parfois  stupide  de  quiétisme,  parfois  sublime  de  dé- 
vouement, comme  l'évangile  du  Bouddha.  Tout  se  touche. 

Pour  ne  pas  demeurer  sur  ces  abstractions  peu  intel- 
ligibles, je  voudrais  dire  un  mot  des  femmes  de  Tolstoï. 
Elles  sont  proches  parentes  des  héroïnes  de  Tourguénef, 
traitées  avec  moins  de  grâce  émue,  peut-être  avec  plus 
de  profondeur.  Deux  figures  se  détachent  de  l'ensemble. 
D'abord  Marie  Bolkonsky,  la  sœur  d'André,  la  fille 
pieuse,  dévouée  à  adoucir  la  vieillesse  d'un  père  aca- 
riâtre;  apparition  touchante,   angélique    comme    une 


/ 


314  LE    ROMAN    RUSSE 

silhouette  de  peintre  primitif,  sous  le  trait  dur  qui  la 
dessine.  Tout  autre  est  Natacha  Rostof,  l'enfant  vibrante 
et  séduisante,  aimée  de  tous,  éprise  de  plusieurs,  et  qui 
traverse  toute  celte  œuvre  sévère,  laissant  derrière  elle 
un  parfum  d'amour.  Elle  est  bonne,  droite,  sincère,  mais 
esclave  de  sa  sensibilité;  ne  lui  demandez  pas  la  consé- 
quence. Racine  eût  pu  rencontrer  Marie  Bolkonsky; 
l'abbé  Prévost  eût  préféré  Natacha  Rostof.  Fiancée  au 
prince  André,  le  seul  homme  qu'elle  aime  véritablement, 
Natacha  s'affole  d'un  engouement  fatal  pour  ce  mauvais 
sujet  de  Kouraguiue;  désabusée  à  temps,  elle  retrouve 
André  mourant  de  ses  blessures  et  le  soigne  avec  un 
morne  désespoir.  Il  y  a  dans  toute  cette  partie  du  livre 
une  étude  géniale,  inexorable  comme  la  vie,  comme  ses 
malheurs  subits.  Ici  tout  se  réunit  pour  porter  le  roman  ; 
l'intérêt  fiévreux  de  l'actionet  l'observation  savante  d'un 
cas  du  cœur.  Après  la  mort  d'André,  Natacha  finit  par 
épouser  le  brave  Pierre,  qui  l'aime  en  secret. 

Les  lecteurs  français  se  récrieront  d'horreur  devant 
ces  renverses  de  l'amour;  c'est  la  vie,  et  Tolstoï  sacrifie 
toutes  les  conventions  au  besoin  de  la  peindre  telle 
qu'elle  est.  Ne  pensez  pas,  d'ailleurs,  qu'il  cherche  le 
romanesque  :  les  tergiversations  de  la  jeune  fille  abou- 
tissent eu  dernier  ressort  au  bonheur  conjugal,  aux  joies 
solides  du  foyer;  l'écrivain  russe  leur  consacre  de  lon- 
gues pages,  trop  longues  peut-être  à  notre  gré;  il  a  le 
culte  de  la  famille  et  des  affections  légitimes;  les  senti- 
ments qui  sortent  de  ce  cadre  lui  paraissent  des  excep- 
tions maladives,  qu'il  faut  décrire  curieusement,  sans  au- 
cune sympathie.  A  ce  titre,  il  analyse  d'une  plume 
expérimentée,  mais  avec  un  dégoût  visible,  les  manèges 


LE    ROMAN    RUSSE  S15 

de  la  haute  coquetterie  dans  les  salons  de  Saint-Péters- 
bourg. Comme  Tourguénef,  Tolstoï  pense  médiocre- 
ment des  femmes  de  la  Cour:  la  conclusion  de  tous  ses 
récits  est,  à  peu  de  chose  près,  celle  du  grave  président 
de  Montesquieu,  dans  l' Esprit  des  lois  :  «  Les  femmes  ont 
peu  de  retenue  dans  les  monarchies,  parce  que  la  dis- 
tinction des  rangs  les  appelant  à  la  Cour,  elles  y  vont 
prendre  cet  esprit  de  liberté  qui  est  à  peu  près  le  seul 
qu'on  y  tolère.  Chacun  se  sert  de  leurs  agréments  et  de 
leurs  passions  pour  avancer  sa  fortune;  et  coiime  leur 
faiblesse  ne  leur  permet  pas  l'orgueil,  mais  la  vanité,  le 
luxe  y  règne  toujours  avec  elles.  -  —  Heureusement,  on 
ne  voit  rieD  de  semblable  dan*  les  républiques. 

Le  tenace  écrivain  a  fait  suivre  son  roman  d'un  long 
appendice  philosophique.  Il  y  revient,  sous  une  forme 
purement  doctrinale,  sur  les  quesiions  de  métaphysique 
qui  le  tourmentent  le  plus;  il  développe  des  considéra- 
tions ténébreuses  sur  la  nécessité,  le  libre  arbitre,  sur 
l'origine  et  l'essence  du  pouvoir.  11  nous  apprend  une 
fois  de  plus  qu'il  est  fataliste;  il  essaye  de  se  rendre 
compte  du  pouvoir  comme  d'un  rapport  entre  les  parties 
du  corps  social,  ce  qui  est  définir  la  question  et  non  la 
résoudre.  —  On  n'a  pas  traduit  cet  appendice  dans  la 
version  française,  et  on  a  bien  fait;  aucun  lecteur  n'eût 
affronté  cette  fatigue  inutile.  L'erreur  de  Tolstoï  est  de 
vouloir  toujours  insister  par  des  raisonnements  abstraits 
sur  des  idées  qu'il  a  le  don  de  faire  vivre  par  l'expression 
plastique;  il  ne  comprend  pas  que  ses  personnages  les 
traduisent  bien  plus  clairement  à  nos  yeux  par  leurs 
actions  et  leurs  discours  que  tous  les  raisonnements  de 
l'auteur  ne  sauraient  le  faire. 


3t6  LE    ROMAN    Rl'SSl 


IV 


Anna  Karénine  est  le  testament  littéraire  du  comte 
Tolstoï;  il  a  poursuivi  pendant  de  longues  années  la 
composition  de  ce  roman,  qui  paraissait  par  fragments 
dans  une  revue  de  Moscou.  La  publication  de  l'œuvre 
complète  ne  date  que  de  1877  :  j'ai  été  témoin  de  la  cu- 
riosité soulevée  en  Russie  par  cet  événement  intellectuel. 
L'écrivain  tentait  de  fixer  dans  ce  livre  l'image  de  la 
société  contemporaine,  comme  il  avait  fait  dans  Guerre 
et  paix  pour  la  société  d'autrefois.  Pour  deux  raisons  au 
moins,  la  tâche  était  plus  difficile.  D'une  part,  le  pré- 
sent ne  nous  appartient  pas  comme  le  passé;  il  nous 
déborde  et  nous  illusionne,  il  n'a  pas  subi  ce  travail  de 
tassement  qui  permet  d'embrasser,  à  un  demi-siècle  de 
distance,  toutes  les  grandes  lignes  et  toutes  les  grandes 
figures  d'une  époque.  Dans  les  allées  d'un  cimetière,  on 
discerne  du  premier  coup  d'oeil  les  hautes  tombes  ;  dans 
la  rue,  —  dans  la  rue  moderne  du  moins,  —  tous  les 
hommes  se  ressemblent,  ils  ne  sont  pas  classés.  D'autre 
part,  les  libertés  que  Tolstoï  avait  pu  prendre  avec  les 
souverains  et  les  hommes  d'État  défunts,  avec  les  idées 
mortes,  il  ne  pouvait  plus  se  les  permettre  avec  les  idées 
et  les  hommes  vivants.  Ce  second  livre  sur  la  vie  russe 
n'a  pas  l'allure  d'épopée,  la  puissance  d'étreinte  et  la 
complexité  de  son  aîné;  en  revanche,  il  se  rapproche 
davantage  de  nos  préférences  littéraires  par  l'unité  du 


Lfc    ROMAN   RUSSE.  317 

sujet,  la  continuité  de  l'action,  le  développement  du 
caractère  principal.  Notre  public  y  sera  moins  dépaysé, 
il  y  trouvera  même  deux  suicides  et  un  adultère.  Que  le 
Malin  ne  se  réjouisse  pas  trop  tôt  !  Tolstoï  s'est  proposé 
d'écrire  le  livre  le  plus  moral  qui  ait  jamais  été  fait,  et  il 
a  atteint  son  but.  Le  héros  abstrait  de  ce  livre,  c'est  le 
Devoir,  opposé  aux  entraînements  de  la  passion.  L'auteur 
développe  parallèlement  le  récit  d'une  existence  jetée 
hors  des  cadres  réguliers  et  la  contre-épreuve,  l'histoire 
d'un  amour  légitime,  d'un  foyer  de  famille  et  de  travail. 
Jamais  prédicateur  n'a  opposé  avec  plus  de  force  la 
peinture  de  l'enfer  à  celle  du...  purgatoire.  L'écrivain 
réaliste  n'est  pas  de  ceux  qui  veulent  ou  savent  voir  le 
paradis  dans  aucune  des  conditions  humaines. 

11  est  impossible  de  faire  la  partie  plus  belle  à  la  pas- 
sion. Karénine,  —  l'homme  d'État  pris  dans  les  entrailles 
de  la  société  pétersbourgeoise,  le  personnage  plastique 
et  vivant  entre  tous,  —  Karénine,  ce  mari  détourné  par 
l'économie  politique,  est  un  candidat  bien  désigné  au 
malheur  de  Sganarelle.  Vronsky,  le  séducteur,  se  montre 
jusqu'au  bout  honnête  homme,  dévoué,  prêt  à  tous  les 
sacrifices,  alors  même  que  le  lien  de  hasard  lui  pèse. 
Anna  est  une  femme  charmante,  tendre  et  fidèle  dans 
son  égarement.  Pour  motiver  sa  chute,  Tolstoï  n'a 
recours  ni  à  l'hystérie  ni  à  la  névrose.  Il  méprise  cet 
étalage  de  courte  science.  Il  sait  bien,  l'observateur 
sagace,  que  tous  nos  sentiments  sont  commandés,  aussi 
loin  que  nous  puissions  poursuivre  leurs  racines,  par  les 
dispositions  de  notre  organisme;  il  sait  aussi  que  la 
conscience  a  des  commandements  contraires,  et  qu'elle  c" 
existe,  puisqu'elle  parle.  Il  ne  s'amuse  pas  à  ce  jeu  pué- 


318  LE    ROMAIN    RUSSE. 

ril,  expliquer  l'impénétrable  et  séparer  l'indissoluble; 
autant  que  possible  il  évite  d'employer  ces  deux  langues 
bâtardes,  fabriquées  pour  déguiser  notre  ignorance  de 
la  véritable,  que  nous  appelons  spiritualisme  et  matéria- 
lisme :  vains  combats  de  mots  qui  préfendent  rendre 
raison  d'une  alliance  à  jamais  occulte!  Le  pouvoir  du 
romancier  ne  commence  qu'avec  les  effets  de  l'amour; 
je  doute  qu'on  l'ait  poussé  plus  loin  que  Tolstoï. 

Voyez  la  peinture  des  premiers  troubles  d'Anna,  du- 
rant la  nuit  de  voyage  entre  Moscou  et  Saint-Péters- 
bourg, alors  qu'elle  comprend  l'état  de  son  cœur.  Vous 
aurez  peine  à  oublier  ces  pages.  Elle  aperçoit  Vronsky  à 
la  portière  du  wagon,  elle  devine  qu'il  la  suit,  elle  en- 
tend l'aveu  jeté  dans  la  nuit.  Le  froid  délicieux  du  poison 
insinue  sa  caresse  dans  chaque  veine,  la  volonté  s'aban- 
donne, le  rêve  commence.  Et  l'écrivain,  suivant  sa  mé- 
thode invariable,  profile  toutes  les  choses  extérieures 
sur  ce  rêve,  avec  la  couleur  qu'elles  reflètent  en  le  tra- 
versant. Le  roman  anglais  que  la  pauvre  femme  s'efforce 
de  lire,  l'ouragan  de  neige  qui  fouette  les  vitres,  les 
silhouettes  des  voyageurs,  les  bruits  et  la  course  du 
train,  tout  prend  une  signification  nouvelle  et  fantas- 
tique, tout  est  «complice  du  bonheur  et  de  l'épouvante 
qui  luttent  dans  cette  âme.  Cette  succession  d'images, 
nous  la  voyons  par  les  yeux  de  l'héroïne,  nous  ne  pou- 
vons plus  la  voir  autrement.  Quand,  au  matin,  Anna 
descend  sur  le  quai  de  la  gare  où  son  mari  l'attend,  une 
exclamation  naïve  nous  révèle  le  travail  qui  s'est  fait  en 
elle.  —  *  Ah!  mon  Dieu,  pourquoi  ses  oreilles  sont-elles 
devenues  si  longues?  »  —Celui  qui  a  trouvé  ce  trait  sait 
comment  on  éclaire  d'un  seul  mot  une  situation. 


LE    ROMAN    RUSSE.  319 

Depuis  ce  premier  frisson  jusqu'à  la  dernière  convul- 
sion de  désespoir  qui  conduit  la  malheureuse  au  suicide, 
le  romancier  ne  quitte  plus  l'intérieur  de  ce  cœur,  il  en 
note  chaque  battement.  Il  n'a  besoin  d'aucune  compli- 
cation tragique  pour  amener  la  catastrophe.  Anna  a  tout 
abandonné  pour  suivre  son  amant;  elle  s'est  placée  dans 
des  conditions  de  vie  si  funestes,  que  l'impossibilité  de 
vivre,  croissant  autour  d'elle,  suffit  à  expliquer  sa  réso 
lution.  En  regard  de  cette  existence  dévastée,  l'amour 
de  Kitty  et  de  Lévine  suit  ses  péripéties  régulières;  au 
début,  une  idylle  d'une  grâce  exquise,  puis  la  famille, 
les  enfants,  les  joies  et  les  soucis. 

C'est  le  thème  moral  et  ennuyeux  des  British  Authors, 
dira-t-on.  Oui  et  non.  Le  conteur  britannique  cache  pres- 
que toujours  un  prédicant;  on  sent  qu'il  juge  les  actions 
humaines  d'après  certaines  règles  préconçues,  au  point  de 
vue  de  l'Église  établie  et  des  mœurs  puritaines.  Chez  Tol- 
stoï, la  liberté  du  regard  est  entière,  je  dirais  presque  qu'il 
se  soucie  médiocrement  de  la  morale;  il  poursuit  une  en- 
quête de  commodo  et  incommoda  sur  la  meilleure  façon  de 
construire  sa  maison;  la  leçon  ressort  uniquement  des 
faits,  amère  et  fortifiante  Ah!  ce  n'est  pas  le  livre  des 
vingt  ans,  ce  n'est  pas  le  livre  du  boudoir,  complaisant 
aux  jolis  mensonges;  c'est  un  homme  qui  raconte  à  des 
hommes  ce  que  l'expérience  lui  a  enseigné.  Ces  volumes 
peuvent  affronter  l'épreuve  qui  garantit  seule  la  durée 
des  œuvres  littéraires.  On  les  lit,  puis  on  vit;  on  refait 
sur  l'âme  et  sur  le  monde  les  observations  de  l'écrivain, 
les  plus  fugitives  comme  les  plus  générales;  on  les  rap- 
porte au  modèle  :  elles  sont  toujours  vérifiées.  Les 
années  passent  depuis  la  première  lecture,  elles  accu- 


320  LE    ROMAN    RUSSE. 

mulent  les  concordances  sur  les  marges  du  livre;  telles 
s'ajoutent,  au  bas  des  pages  d'un  chef-d'œuvre  classique, 
les  gloses  de  plusieurs  générations  de  commentateurs; 
mais  ici  l'annotateur  pourrait  dire  :  Confer  vilam. 

La  manière  de  Tolstoï  ne  s'est  en  rien  modifiée  depuis 
Guerre  et  paix;  c'est  toujours  ce  savant  ingénieur,  intro- 
nuit  dans  une  immense  usine  et  la  visitant  lentement, 
avec  la  passion  de  connaître  le  mécanisme  de  chaque 
engin;  il  démonte  la  plus  petite  pièce,  mesure  les  ten- 
sions, éprouve  la  justesse  des  balanciers,  démêle  les  ac- 
tions transmises  par  les  pistons  et  les  engrenages;  il 
cherche  avec  désespoir  le  moteur  central  qui  lui  échappe, 
l'invisible  réservoir  de  la  force.  Tandis  qu'il  expérimente 
le  jeu  des  machines,  nous,  spectateurs,  nous  voyons 
sortir  des  métiers  la  résultante  de  tout  ce  travail,  la  dé- 
licate broderie  aux  dessins  infinis,  la  vie.  Tolstoï  n'a  varié 
ni  ses  qualités  ni  ses  défauts  ;  il  abuse  des  mêmes  lon- 
gueurs. Dans  Guerre  et  paix,  il  y  avait  une  chasse  au 
chien  courant  qui  tenait  trente  pages;  dans  Anna  Karé- 
nine, nous  retrouvons  une  chasse  au  marais,  —  quel 
marais!  —  nous  y  restons  embourbés  durant  trente-trois 
pages. 

Les  parties  consacrées  à  la  peinture  de  la  vie  de 
famille  et  des  occupations  rurales  paraîtront  un  peu 
ternes  en  France.  Le  grand  malheur  d'un  certain  réa- 
lisme, c'est  qu'il  faut  connaître  le  milieu  reproduit  par 
le  photographe  pour  apprécier  le  mérite  de  ses  chefs- 
d'œuvre,  qui  est  dan^  l'exacte  ressemblance.  La  descrip- 
tion des  courses  de  Tsarskoé-Sélo,  qui  a  charmé  tous  les 
lecteurs  russes,  risque  de  vous  laisser  aussi  indi  fférents  que 
léseraient  les  Moscovites  pourla  brillante  description  du 


LE    ROMAN    RUSSiî.  321 

grand  prix  de  Paris  dans  Nana;  au  contraire,  les  por- 
traits d'Oblonsky  et  du  ministre  Karénine  garderont  leur 
intérêt,  même  pour  vous  qui  n'avez  pas  vu  vivre  les  mo- 
dèles, qui  n'avez  pas  entendu  chuchoter  leurs  noms, 
parce  que  les  sentiments  humains  sont  de  tous  les  pays 
et  de  tous  les  temps. 

Je  quitte  l'analyse  de  ces  romans,  qui  ne  la  supportent 
guère;  on  ne  peut  ni  arrêter  le  lecteur  ni  lui  choisir  un 
chemin  dans  ce  labyrinthe;  il  faut  lui  laisser  le  plaisir 
de  s'y  perdre.  Nous  trouverons  plus  d'intérêt  à  serrer 
de  près  un  rapprochement  qui  s'impose  à  la  critique. 
Quelle  est  l'analogie  réelle  entre  l'art  de  Tolstoï  et  l'art 
français  de  nos  jours?  Sous  la  similitude  des  physiono- 
mies, quelles  différences  radicales  séparent  ces  deux 
arts? 

Si  l'on  ne  s'en  tient  qu'aux  apparences,  on  retrouve 
chez  Tolstoï,  qui  a  devancé  notre  nouvelle  école,  beau- 
coup de  l'esprit  et  des  procédés  de  celle-ci;  le  nihilisme 
et  le  pessimisme  comme  inspiration,  le  naturalisme, 
l'impressionnisme  et  l'impassibilité  comme  moyens. 

Tolstoï  est  naturaliste,  si  le  mot  a  un  sens,  par  son 
extrême  naturel,  par  la  rigueur  de  son  investigation;  il 
l'est  même  à  l'excès,  car  il  ne  recule  pas  devant  le  détail 
bas,  grossier  :  voyez,  dans  Guerre  et  paix,  le  bain  des 
soldats  dans  l'étang,  et  la  complaisance  de  l'auteur  pour 
«  cette  masse  de  chair  humaine,  blanche,  nue,  grouillant 
dans  l'eau  sale...  ce  sous-officier  tanné,  poilu...  ».  —  Le 
célèbre  mendiant  de  la  côte  d'Yonville  n'aurait  rien  à 
envier  à  Karataïef  :  «  Sa  plus  grande  souffrance,  c'étaient 
ses  pieds  nus,  écorchés,  avec  des  croûtes;  le  froid  était 
moins  pénible;  d'ailleurs,  les  poux  qui  le  dévoraient  ré- 

21 


322  LE    ROMAN    RUSSE. 

chauffaient  son  corps...  Le  petit  chien  de  Karafaïef  était 
content;  de  tous  côtés  traiDaient  des  chairs  d'animaux 
de  toute  espèce,  depuis  celles  des  hommes  jusqu'à  celles 
des  chevaux,  à  divers  degrés  de  décomposition  ;et  comme 
les  soldats  ne  laissaient  pas  approcher  les  loups,  le  petit 
chien  s'empiffrait  à  son  aise...  »  — Je  pourrais  citer  cent 
exemples  de  ce  genre;  il  en  est  même  que  je  pourrais 
difficilement  citer. 
Tolstoï  est  impressionniste,  sa  phrase  essaye  souvent 
!  de  nous  rendre  la  sensation  matérielle  d'un  spectacle, 
l  d'un  objet,  d'un  bruit.  L'armée  passe  en  désordre  sur  le 
I  pont  de  Braunau;  «  derrière  se  traînaient  encore  des 
télègues,  des  soldats,  des  fourgons,  des  soldats,  des 
charrettes,  des  soldats,  des  caissons,  des  soldats,  parfois 
des  femmes...  »  —  «  Un  sifflement  déchira  l'air  :  plus 
proche,  plus  rapide  et  plus  bruyant,  plus  bruyant  et  plus 
rapide,  le  boulet,  comme  n'ayant  pas  achevé  tout  ce  qu'il 
avait  à  dire,  projetant  ses  éclats  avec  une  force  surhu- 
maine, plongea  en  terre;  sous  la  violence  du  coup,  la 
terre  reudit  un  gémissement...  »  —  Et  les  trajets  en  che- 
min de  fer,  dans  Anna  Karénine,  la  locomotive  qui  entre 
en  gare,  le  train  qui  se  déroule  lentement,  s'arrête... 

Enfin  il  applique  rigoureusement  le  premier  dogme 
de  l'école,  l'impassibilité  du  conteur.  Ici  le  pessimisme 
nihiliste  est  très-logique  avec  lui-même.  Persuadé  de  la 
vanité  de  toutes  les  actions  humaines,  le  metteur  en  scène 
doit  se  maintenir  de  sang-froid,  dans  l'état  de  l'homme 
grave  qui  se  réveille  au  milieu  d'un  bal  à  l'aurore,  et  con- 
sidère comme  des  fous  tous  cesénergumènesqui  pirouet- 
tent; ou  encore  de  l'étranger  repu  qui  entre  dans  une 
salle  où  l'on  dine,  et  trouve  grotesque  le  mouvement 


LE    ROMAN    RUSSE.  323 

machinal  de  toutes  ces  bouches,  de  ces  fourchettes.  Bref, 
l'écrivain  pessimiste  doit  rester  un  juge  supérieur  à  ses 
personnages,  comme  le  président  des  assises  vis-à-vis 
de  ses  tristes  justiciables. 

Tolstoï  emploie  tous  ces  procédés,  il  les  pousse  aussi 
loin  qu'aucun  de  nos  romanciers;  comment  se  fait-il 
qu'il  produise  sur  le  lecteur  une  impression  si  différente? 
Pour  ce  qui  est  du  naturalisme  et  de  l'impressionnisme, 
tout  le  secret  est  dans  une  question  de  mesure.  Ce  que  * 
d'autres  recherchent,  lui  le  rencontre  et  ne  l'évite  pas. 
il  laisse  une  place  à  la  trivialité,  parce  qu'elle  en  a  une 
dans  la  vie,  et  qu'il  veut  peindre  toute  la  vie;  mais, 
comme  il  ne  s'attaque  pas  de  parti  pris  aux  sujets  dont 
la  trivialité  fait  le  fond,  il  lui  donne  la  place,  après  tout 
très-secondaire,  qu'elle  tient  dans  tous  les  spectacles  où 
se  fixe  notre  attention;  en  traversant  une  rue,  en  visitant 
une  maison,  on  se  heurte  parfois  à  des  objets  dégoûtants; 
l'accident  est  rare  si  l'on  ne  cherche  pas  ces  objets.  Tol- 
stoï nous  en  montre  juste  ce  qu'il  faut  pour  qu'on  ne  le 
soupçonne  pas  d'avoir  balayé  d'avance  la  rue  et  la  mai- 
son. De  même  pour  l'impressionnisme;  Usait  que  l'écri- 
vain peut  essayer  de  rendre  certaines  sensations  rapides 
et  subtiles,  mais  que  ces  essais  ne  doivent  pas  dégénérer 
en  habitude  de  nervosité  maladive.  Surtout,  —  et  c'estf 
là  son  honneur,  —  Tolstoï  n'est  jamais  obscène  ni  mal4 
sain.  Guerre  et  paix  est  dans  les  mains  de  toutes  les  jeune» 
filles  russes;  Anna  Karénine  déroule  sa  donnée  périlleuse 
comme  un  manuel  de  morale,  sans  une  peinture  libre.' 

Quant  à  l'impassibilité,  celle  de  Tolstoï  s'impose  pour 
des  raisons  plus  profondes.  Stendhal  et  Flaubert,  —  je 
ne  parle  que  des  morts,  —  se  sont  institués  juges  de 


324  L«    ROMAN    RUSSE. 

leurs  semblables;  ils  me  donnent  toutes  les  créatures 
pour  dignes  de  leur  pitié.  Au  nom  de  quel  principe  supé- 
rieur? Pourquoi  laisserais-je  prendre  à  ces  demi-dieux 
cette  domination  sur  moi?  Car  enfin,  je  connais  M.  Henri 
Beyle;  c'est  un  agent  consulaire,  qui  a  servi  sans  éclat 
et  vit  comme  ses  bonshommes,  mange  le  même  pain, 
souffre  les  mêmes  nécessités.  OU  puise-t-il  son  droit  de 
persiflage?  11  écrit  bien  :  que  m'importe!  Cela  aussi  est 
une  vanité  de  lettré  chinois  et  ne  lui  donne  aucune  auto- 
rité sur  mon  jugement.  Je  connais  M.  Gustave  Flaubert; 
c'est  un  Rouennais  malade  qui  fait  des  charges  d'atelier 
aux  bourgeois;  son  grand  talent  ne  prouve  pas  qu'il 
raisonne  des  choses  plus  pertinemment  que  vous  ou  moi. 
Si  je  suis  pessimiste,  je  trouve  à  mon  tour  les  prétentions 
littéraires  de  ces  messieurs  aussi  funambulesques  que  les 
décrets  du  prince  de  Parme  ou  les  études  scientifiques 
de  Pécuchet. 

Tolstoï,  lui  aussi,  traite  de  haut  ses  personnages,  et  sa 
froideur  touche  de  bien  près  à  l'ironie;  mais,  derrière  les 
marionnettes  qu'il  fait  mouvoir,  ce  n'est  pas  sa  pauvre 
main  d'homme  que  j'aperçois,  c'est  quelque  chose  d'oc- 
culte et  de  formidable,  l'ombre  de  l'infini  toujours  pré- 
sente; non  pas  un  de  ces  dogmes  arrêtés,  une  de  ces 
catégories  de  l'idée  divine  sur  lesquelles  mon  nihilisme 
pourrait  mordre;  uon,  mais  une  interrogation  muette 
sur  l'inaccessible,  un  soupir  lointain  de  la  fatalité  dans 
le  néant.  Alors  le  théâtre  de  Polichinelle  s'élargit,  il  de- 
vient la  scène  d'Eschyle  :  dans  les  ténèbres  du  fond,  au- 
dessus  du  misérable  Prométhée,  je  vois  passer  la  Puissance, 
la  Force,  les  éternelles  inconnues  qui  ont  vraiment  le  droit 
de  ricaner  sur  l'homme;  et  devmf  elles,  je  me  courbe. 


LE    ROMAN    RUSSE.  325 

Voyez,  dans  Anna  Karénine,  la  mort  du  frère  de  Lévine. 
Je  signale  avec  confiance  ce  chapitre,  —  l'agonie  du 
misérable  Nicolas  dans  une  chambre  d'auberge,  —  comme 
l'une  des  œuvres  d'art  les  plus  achevées  dont  une  littéra- 
ture puisse  s'enorgueillir.  Comparez-le  à  des  épisodes 
analogues,  traités  par  notre  école  réaliste  avec  un  indis- 
cutable talent.  Nos  romanciers  réduisent  l'émotion  delà 
mort  à  un  effroi  physique  ;  la  reine  des  épouvantes  est 
petite,  sale  et  découronnée;  nous  ne  la  reconnaissons 
pas.  Dans  le  récit  de  Tolstoï,  sa  grandeur  ne  provient 
pas  précisément  des  rites  religieux,  auxquels  ni  le  mou- 
rant ni  son  frère  qui  l'observe  ne  semblent  attacher 
beaucoup  d'importance;  non,  elle  provient  plutôt  d'un 
doute  solennel.  Chaque  parole  tombe  du  lit  de  l'agonisant 
avec  je  ne  sais  quel  retentissement  sourd  dans  l'inconnu; 
on  nous  montre  le  phénomène  à  la  fois  très-simple  et 
infiniment  mystérieux;  notre  instinct  est  satisfait.  Si 
diverses  que  soient  nos  convictions  et  nos  espérances,  il 
est  un  point  qui  réunit  tous  les  hommes,  et  l'écrivain 
nous  blesse  en  l'ignorant  :  quelque  chose  d'auguste 
entrera  derrière  les  quatre  coquins  en  fracs  de  serge  qui 
viendront  nous  emporter. 

Autre  raison;  comment  tiendrais-je  pour  des  mages 
impassibles,  ou  simplement  pour  des  traducteurs  sincères 
de  la  réalité,  ces  artistes  que  je  sens  préoccupés  tout  le 
temps  de  leurs  effets,  M.  Beyle  qui  aiguise  des  concetti, 
M.  Flaubert  qui  essaye  des  périodes  musicales,  des  rhyth- 
mes  sonores  de  mots?  Tolstoï  est  plus  logique;  il  sacrifie 
de  propos  délibéré  le  style  pour  mieux  s'effacer  devant 
«on  œuvre.  A  ses  débuts,  il  avait  souci  de  la  forme;  je 
rencontre  des  pages  de  style  dans  les  Cosaques  et  les  Trois 


826  LE    ROMAN    RUSSE. 

Morts;  depuis,  il  a  éliminé  volontairement  cette  séduc- 
tion. Ne  lui  demandez  pas  l'admirable  langue  de  Tour- 
guénef;  la  propriété  et  la  clarté  de  l'expression,  sinon 
de  l'idée,  voilà  ses  seuls  mérites.  Sa  phrase  est  lâchée, 
fatigante  à  force  de  répétitions;  les  adjectifs  s'accumu- 
lent sans  ordre,  autant  qu'il  est  besoin  pour  ajouter  des 
touches  de  couleur  à  un  portrait;  les  incidentes  se  gref- 
fent les  unes  sur  les  autres  pour  épuiser  tous  les  replis 
de  la  pensée  de  l'auteur.  A  notre  point  de  vue,  cette 
absence  de  style  est  une  infériorité  impardonnable;  mais 
elle  me  parait  la  conséquence  rigoureuse  de  la  doctrine 
réaliste,  qui  prétend  écarter  toutes  les  conventions;  or 
le  style  en  est  une,  c'est  de  plus  une  chance  d'erreur 
interposée  entre  l'observation  exacte  des  faits  et  notre 
regard.  Il  faut  bien  avouer  que  ce  dédain  voulu,  s'il 
blesse  nos  prédilections,  ajoute  à  l'impression  de  sincé- 
rité que  nous  recevons.  Tolstoï,  suivant  le  mot  de  Pascal, 
«  ne  nous  a  pas  fait  montre  de  son  bien,  mais  du  nôtre; 
on  trouve  dans  soi-même  la  vérité  de  ce  qu'on  entend, 
laquelle  on  ne  savait  pas  qu'elle  y  fût,  en  sorte  qu'on  est 
Iporté  à  aimer  celui  qui  nous  le  fait  sentir  ». 

Je  veux  noter  encore  une  différence  entre  le  réalisme 
de  Tolstoï  et  le  nôtre;  le  sien  s'applique  de  préférence 
à  l'étude  des  âmes  difficiles,  de  celles  qui  se  défendent 
contre  l'observateur  par  les  raffinements  de  l'éducation 
et  le  masque  des  conventions  sociales.  Cette  lutte  entre 
le  peintre  et  son  modèle  me  passionne,  et  je  ne  suis  pas 
le  seul.  Que  vous  le  vouliez  ou  non,  ce  sont  les  sommets 
qui  attirent  d'abord  notre  regard  dans  le  spectacle  du 
monde  ;  si  vous  vous  attardez  dans  les  bas-fonds,  le  public 
ne  vous  suit  pas,  il  court  demander  au  plus  médiocre 


LE    ROMAN    RUSSE.  327 

faiseur  des  histoires  de  grandeurs;  soit  de  la  grandeur 
morale,  qui  brille  partout  et  ramène  à  l'étude  des  hum- 
bles; soit  de  la  grandeur  sociale,  qui  s'étale  dans  cer- 
taines conditions.  Vous  ne  retenez  ce  public  que  par 
l'obscénité,  par  une  prime  à  ses  instincts  les  plus  bru- 
taux; nous  attendons  encore  le  roman  naturaliste  de 
mœurs  populaires  qui  se  fera  lire  en  restant  décent. 
Chaque  matin,  des  journaux  avisés  imprimeDt  pour  la 
foule  le  compte  rendu  de  fêtes  qu'elle  ne  verra  ja- 
mais; ils  savent  bien  que  sa  curiosité  se  porte  à  ces 
récits  plus  volontiers  qu'aux  descriptions  de  cabarets. 
Comme  tout  ce  qui  vit,  elle  regarde  en  haut;  placez-la 
entre  un  microscope  et  un  télescope  :  les  deux  magiciens 
font  voir  des  merveilles,  et  pourtant  la  foule  n'hésitera 
pas,  elle  ira  aux  étoiles. 

J'ai  essayé  de  démêler  les  traits  qui  semblent  faire 
rentrer  Tolstoï  dans  tels  ou  tels  des  compartiments 
inventés  par  notre  rhétorique;  au  fond,  je  sens  bien  qu'il 
leur  échappe  et  qu'il  m'échappe.  C'est  que  toutes  ces 
étiquettes  sont  assez  factices,  toutes  ces  querelles  assez 
puériles.  Avec  notre  goût  de  symétrie,  nous  forgeons 
des  classifications  bornées  pour  nous  reconnaître  dans  le 
désordre  et  la  liberté  de  l'esprit  humain;  nous  y  réussis- 
sons autant  que  l'astronome  à  inscrire  tout  le  ciel  dans 
les  douze  signes  de  son  petit  rond  de  papier.  L'homme, 
dès  qu'il  sort  des  médiocres,  nargue  nos  toises  et  nos 
compas;  il  combine  dans  des  proportions  toujours  nou- 
velles les  diverses  recettes  que  nous  lui  offrons  pour  nous 
charmer.  L'univers,  avec  son  humanité,  ses  océans,  ses 
cieux,  est  devant  lui  comme  une  harpe  aux  mille  cordes, 
qu'on  croyait  toutes  essayées;  le  passant  tire  un  accord 


328  LE    ROMAN    RUSSE. 

du  vieil  instrument  pour  rendre  son  interprétation  per- 
sonnelle de  cet  univers;  son  caprice  a  marié  ces  cordes 
usées  sur  un  mode  nouveau,  et  de  ce  caprice  nait  une 
mélodie  inouïe,  qui  nous  étonne  un  instant,  qui  va  gros- 
sir le  vague  murmure  de  la  pensée  humaine,  le  trésor 
d'idées  sur  lequel  nous  vivons. 

Le  comte  Tolstoï  aurait  grand'pitié  de  nous  s'il  nous 
trouvait  occupés  à  disputer  sur  sa  littérature  ;  il  ne  veut 
plus  être  qu'un  philosophe  et  un  réformateur.  Revenons 
donc  à  sa  philosophie;  voyons  quel  est  l'abouiissement 
nécessaire  du  nihilisme;  c'est  l'avenir  probable  de  la 
Russie  que  nous  allons  contempler  dans  le  miroir  d'une 
âme  isolée. 

J'ai  dit  que  la  composition  d'Anna  Karénine,  quittée 
et  reprise  à  de  longs  intervalles,  avait  occupé  l'auteur 
durant  bien  des  années.  Les  fluctuations  de  sa  vie 
morale  au  cours  de  ces  années  se  reflètent  dans  la  vie 
du  fils  et  du  confident  de  sa  pensée,  Constantin  Lévine. 
Lévine,  la  nouvelle  incarnation  du  Rézouchof  de  Guerre 
et  paix,  est  le  héros  de  roman  moderne,  celui  qu'aimait 
Tourguénef  et  qu'aiment  les  jeunes  filles  ;  un  gen- 
tilhomme de  campagne,  raisonnable,  instruit,  pas  bril- 
lant, rêveur  spéculatif,  passionné  pour  la  vie  rurale  et 
pour  toutes  les  questions  sociales  qu'elle  soulève  en 
Russie.  Lévine  s'applique  à  ces  questions,  il  s'efforce  de 
réformer  et  d'améliorer  autour  de  lui,  il  prend  sa  part 
de  toutes  les  émotions  libérales  qui  ont  amusé  le  pays 
depuis  vingt  ans.  Naturellement ,  ses  chimères  lui  font 
banqueroute  l'une  après  l'autre,  et  son  nihilisme  triomphe 
amèrement  sur  leurs  ruines.  Du  moins,  ce  nihilisme  n'est 
plus  aussi  douloureux,  aussi  irritable  que  celui  des  années 


LE    ROMAN    RUSSE.  329 

de  jeunesse,  celui  de  Pierre  Bézouchof  et  du  prince 
André;  il  laisse  sommeiller  les  plus  cruels  problèmes,  ceux 
de  l'âme,  à  la  faveur  de  ces  diversions  politico-écono- 
miques. L'existence  calme  et  laborieuse  de  la  campagne, 
les  soucis  et  les  joies  de  la  famille  ont  engourdi  le  ser- 
pent. Les  années  passent,  le  livre  marche  avec  la  vie 
vers  le  dénoûment. 

Soudain  des  secousses  morales  successives  réveillent 
l'indifférence  religieuse  de  Lévine;  la  mort  de  son  frère, 
la  comédie  de  confession  qu'il  a  dû  jouer  pour  se  marier, 
la  naissance  de  son  enfant,  la  lecture  de  Schopenhauer, 
tout  le  ramène  aux  méditations  angoissantes. —  «  Durant 
tout  ce  printemps,  il  ne  fut  pas  lui-même  et  vécut  d'hor- 
ribles moments.  Il  se  disait  :  «  Tant  que  je  ne  connaîtrai 
pas  ce  que  je  suis  et  pourquoi  je  suis  ici,  la  vie  me  sera 
impossible.  Et  comme  je  ne  puis  atteindre  cette  connais- 
sance, la  vie  est  impossible.  —  Dans  l'infini  du  temps, 
dans  l'infini  de  la  matière,  dans  l'infini  de  l'espace,  une 
cellule  organique  se  forme,  se  soutient  une  minute  et 
crève.  Cette  cellule,  c'est  moi.  »  —  Cela  lui  semblait  un 
sophisme  barbare,  et  pourtant,  c'était  là  le  seul,  le  su- 
prême résultat  des  efforts  séculaires  de  la  pensée  hu- 
maine sur  ce  sujet.  C'était  la  dernière  croyance  où  abou- 
tissaient toutes  les  recherches  de  cette  pensée.  » 

Accablé  par  ces  affres,  Lévine  se  prend  en  horreur, 
il  va  désespérer  de  tout.  Alors  intervient  le  moujik  sau- 
veur, le  moujik  illuminateur.  Un  soir,  en  remuant  des 
meules  de  foin,  le  bonhomme  Fédor  laisse  échapper 
quelques  aphorismes  de  sagesse  paysanne,  dans  le  goût 
de  Karataief  :  «  Il  ne  faut  pas  vivre  pour  soi  ..,  il  faut 
vivre  pour  Dieu...  »  —  En  écoutant  cet  homme,  Lévine 


S30  LE    ROMAN    RUSSE. 

a  trouvé  son  chemin  de  Damas;  il  est  touché  de  la  grâce, 
la  clarté  se  fait  dans  son  esprit.  «  Tout  le  mal  vient  de 
la  sottise  de  la  raison,  de  la  coquinerie  de  la  raison.  »  — 
Il  n'y  a  qu'à  aimer  et  à  croire,  ce  n'est  pas  plus  difficile 
que  cela.  Et  le  livre  s'achève  sur  ce  dénoûment  d'un 
long  drame  intellectuel,  dans  un  rayonnement  de  bonheur 
mystique,  un  hymne  d'allégresse  où  le  rationalisme  pro- 
clame la  banqueroute  de  la  raison.  Elle  ne  vaut  que  pour 
les  usages  modestes,  dans  un  horizon  borné;  c'est  la 
lanterne  d'un  chiffonnier,  bonne  pour  éclairer  devant 
lui  trois  pas  de  ténèbres,  le  petit  tas  de  débris  où  il 
cherche  sa  vie  ;  quelle  folie  du  pauvre  homme  s'il  dirige 
ce  rayon  ridicule  vers  le  ciel,  s'il  veut  scruter  à  la  lumière 
de  son  falot  les  champs  de  nuit  qui  fuient  des  Gémeaux 
au  Sagittaire  1 


Cette  consolation  du  quiétisme,  révélée  par  un  humble 
apôtre,  qui  est  l'apothéose  finale  de  tous  les  romans  de 
Tolstoï,  le  ciel  la  lui  réservait.  Lui  aussi  allait  trouver 
son  Karataïef. —  Après  Anna  Karénine,  on  attendait  avec 
impatience  une  nouvelle  production  de  l'écrivain.  Les 
gens  bien  informés  assuraient  qu'il  avait  entrepris  une 
continuation  de  Guerre  et  paix,  une  nouvelle  chronique 
sur  l'époque  si  intéressante  des  décem  bris  tes  '.  Le  monde 

'  Une  revue  russe  a  publié  et  le  journal  le  Temps  a  traduit  les 
trois  premiers  chapitres  de  ce  roman  abandonne  par  l'auteur  ;  ils 
promettaient  une  œuvre  digne  a  tous  égards  de  ses  ainées. 


LE   ROMAN   RUSSE.  831 

littéraire  se  réjouissait  d'avance.  Cependant  rien  ne 
venait,  sauf  quelques  contes  pour  les  enfants,  un  entre 
autres  d'une  grâce  délicieuse  .  De  quoi  vivent  les  hommes. 
On  devinait  dans  ces  contes  une  âme  déjà  ravie  aux 
réalités  terrestres.  Enfin  des  bruits  se  répandirent,  dé- 
solants pour  les  profanes  :  le  romancier  avait  brisé  sa 
plume  et  définitivement  renoncé  à  l'art  ;  il  ne  souffrait 
plus  qu'on  lui  parlât  de  ses  œuvres,  vanité  du  siècle,  il 
appartenait  tout  entier  au  soin  de  son  âme,  à  de  hautes 
spéculations  religieuses.  Le  comte  Tolstoï  avait  ren- 
contré sur  sa  route  Sutaief,  le  sectaire  de  Tver. 

Je  ne  reviendrai  pas  ici  sur  la  figure  originale  de  Su- 
taïef,  ayant  publié  ailleurs  une  étude  détaillée  sur  ce  doux 
idéaliste,  l'un  des  innombrables  paysans  qui  prêchent 
dans  le  peuple  russe  l'Évangile  fraternel  et  communiste. 
L'enseignement  et  les  exemples  de  Sutaief  ont  puissam- 
ment agi  sur  M.  Tolstoï,  à  ce  qu'il  nous  raconte  lui- 
même,  et  décidé  de  sa  vocation.  Je  serais  inexcusable  de 
pénétrer  dans  ce  domaine  de  la  conscience  si  le  roman- 
cier devenu  théologien  ne  nous  y  conviait  ;  animé  d'un 
zèle  ardent  pour  la  diffusion  de  la  bonne  nouvelle,  il 
vient  de  composer  plusieurs  ouvrages  :  Ma  confession, 
Ma  religion,  et  un  Commentaire  sur  l'Evangile.  A  la  vérité, 
la  censure  ecclésiastique  n'a  pas  autorisé  la  publication 
de  ces  ouvrages  ;  il  a  été  fait  pourtant  des  tirages  de 
l'opuscule  intitulé  ;  Ma  religion,  et  j'en  ai  un  sous  les 
yeux  ;  surtout  il  en  circule  des  centaines  de  copies  auto- 
graphiées  ;  on  m'affirme  que  les  étudiants  des  univer- 
sités, les  femmes,  les  gens  du  peuple  même,  repro- 
duisent, répandent  et  s'arrachent  cette  prédication  semi- 
publique  ;  cela  montre  bien  la  faim  d'aliments  spirituels 


332  LE   ROMAN    RUSSE. 

qui  tourmente  les  âmes  russes.  M.  Tolstoï  a  désiré  que 
son  œuvre  fût  traduite  et  divulguée  dans  notre  langue  ; 
notre  critique  a  donc  tous  les  droits  de  s'en  emparer. 
Oh!  je  n'en  abuserai  pas.  Les  seules  parties  intéres- 
santes, pour  nous  qui  cherchons  des  documents  sur  un 
état  d'esprit,  sont  les  deux  premières.  Encore  la  Con- 
fession ne  m'apprend-elle  rien  :  je  la  connaissais  d'avance 
par  les  révélations  contenues  dans  Enfance,  adolescence, 
jeunesse,  par  les  aveux  si  explicites  de  Bézouchof  et  sur- 
tout de  Lévine.  Elle  est  pourtant  bien  éloquente,  cette 
variation  nouvelle  sur  le  vieil  et  navrant  sanglot  de  l'âme 
humaine  !  Je  la  résume  à  grands  traits  : —  «  J'ai  perdu 
la  foi  de  bonne  heure.  J'ai  vécu  un  temps,  comme  tout 
le  monde,  des  vanités  de  la  vie.  J'ai  fait  de  la  littérature, 
enseignant  comme  les  autres  ce  que  je  ne  savais  pas. 
Puis  le  sphinx  s'est  mis  à  me  poursuivre,  toujours  plus 
cruel  :  Devine-moi,  ou  je  te  dévore.  La  science  humaine 
ne  m'a  rien  expliqué  :  à  mon  éternelle  question,  la  seule 
qui  m'importe  :  «  Pourquoi  est-ce  que  je  vis?  »  la  science 
répondait  en  m'apprenant  d'autres  choses,  dont  je  n'ai 
cure.  Avec  la  science,  il  n'y  avait  qu'à  se  joindre  au 
chœur  séculaire  des  sages,  Salomon,  Socrate,  Çakya- 
Mouni,  Schopenhauer,  et  à  répéter  après  eux  :  La  vie  est 
un  mal  absurde.  Je  voulais  me  tuer  Enfin,  j'eus  l'idée 
de  regarder  vivre  l'immense  majorité  des  hommes,  ceux 
qui  ne  se  livrent  pas  comme  nous,  classes  soi-disant  supé- 
rieures, aux  spéculations  de  la  pensée,  mais  qui  travail- 
lent et  souffrent ,  qui  pourtant  sont  tranquilles  et  ren- 
seignés sur  le  but  de  la  vie.  Je  compris  qu'il  fallait 
vivre  comme  cette  multitude,  rentrer  dans  sa  foi  simple. 
Mais  ma  raison  ne  pouvait  s'accommoder  de  itaseigue- 


LE    ROMAN    RL'SSB  333 

ment  vicié  que  l'Église  distribue  aux  simples;  alors  je 
me  mis  à  étudier  de  plus  près  cet  enseignement,  à  faire 
la  part  de  la  superstition  et  celle  de  la  vérité.  » 

Le  résultat  de  cette  étude  est  la  doctrine  exposée  sous 
ce  titre  :  Ma  religion.  Cette  religion  est  exactement  celle 
de  Sutaief,  expliquée  avec  l'appareil  théologique  et 
scientifique  que  pouvait  y  ajouter  le  savoir  d'un  homme 
cultivé.  Elle  n'en  est  pas  plus  claire  pour  cela.  L'Évangile 
reçoit  la  plus  large  interprétation  rationaliste.  M.  Tolstoï 
comprend  la  doctrine  du  Christ  sur  la  vie  comme  les 
sadducéens,  au  sens  de  la  vie  collective,  prolongée  de 
générations  en  générations,  du  règne  de  Dieu  sur  cette 
terre  par  la  réunion  de  tous  les  hommes  dans  l'assemblée 
des  saints.  Il  nie  que  l'Évangile  fasse  mention  d'une  ré- 
surrection des  corps,  d'une  existence  individuelle  de 
l'âme.  Dans  ce  panthéisme  inconscient,  essai  de  conci- 
liation entre  le  christianisme  et  le  bouddhisme,  la  vie  est 
considérée  comme  un  tout  indivisible,  une  âme  du  monde 
dont  nous  sommes  d'éphémères  parcelles.  Au  surplus, 
une  seule  chose  importe,  la  morale.  Cette  morale  est 
toute  contenue  dans  les  préceptes  de  l'Évangile  :  «  Ne 
résistez  pas  au  mal,...  ne  jugez  pas,...  ne  tuez  pas.  ■ 
Donc,  pas  de  tribunaux,  pas  d'armées,  pas  de  prisons, 
de  représailles  publiques  ou  privées.  Ni  guerres  ni  juge- 
ments. La  loi  du  monde  est  la  lutte  pour  l'existence,  la 
loi  du  Christ  est  le  sacrifice  de  son  existence  aux  autres. 
Le  Turc,  l'Allemand  ne  nous  attaqueront  pas  si  nous 
sommes  chrétiens,  si  nous  leur  faisons  du  bien.  Le 
bonheur,  fin  suprême  de  la  morale,  n'est  possible  que 
dans  la  communion  de  tous  les  hommes  en  la  doctrine 
de  Jésus-Christ,  la  vraie,  celle  de  M.  Tolstoï,  et  non  celle 


334  LE    ROMAN    RUSSE. 

de  l'Église,  dans  le  retour  à  la  vie  naturelle,  à  la  com- 
munauté, dans  l'abandon  des  villes  et  de  l'industrie,  où 
la  doctrine  est  d'une  application  malaisée. 

A  l'appui  de  ses  dires,  l'auteur  retrace,  dans  des  pages 
ï  la  Bridaine,  d'une  rare  éloquence  et  d'une  crudité 
d'images  vraiment  prophétique,  le  tableau  de  la  vie  selon 
le  monde,  depuis  la  naissance  jusqu'à  la  mort  ;  cette  vie 
est  pire  que  celle  des  martyrs  du  Christ.  L'Église  établie 
n'est  pas  épargnée  ;  l'apôtre  de  la  nouvelle  foi,  après 
avoir  raconté  comment  il  a  vainement  cherché  le  repos 
dans  l'orthodoxie  officielle,  relait  les  violents  réquisi- 
toires de  Sutaief  contre  celte  Église,  «  chair  morte,  inu- 
tile à  l'enfant  nouveau-né  » .  Elle  substitue  des  rites, 
des  formalités  à  l'esprit  de  l'Évangile.  Elle  répand  des 
catéchismes  oùilestditqu'on  peut  juger,  tuer  pour  le  ser- 
vice de  l'État,  qu'on  peut  prendre  la  chose  d'autrui  et 
résister  au  mal.  Depuis  Constantin,  l'Église  s'est  perdue 
en  déviant  de  la  doctrine  de  Dieu  pour  suivre  la  doctrine 
du  siècle  :  aujourd'hui,  elle  est  païenne.  Enfin,  et  ceci 
est  le  point  délicat,  on  ne  doit  pas  tenir  compte  des 
ordres  et  des  défenses  du  pouvoir  temporel,  tant  qu'il 
ignore  la  vérité.  Ici,  je  traduis  un  épisode  typique. 

«  Dernièrement,  je  passais  sous  la  porte  de  Borovitzky, 
à  Moscou.  Sous  la  voûte  était  assis  un  vieux  mendiant 
estropié,  la  tête  entourée  d'un  bandeau.  Je  tirai  ma 
bourse  pour  lui  donner  quelque  monnaie.  Au  même  in- 
stant, je  vis  descendre  du  Kremlin  et  courir  vers  nous  un 
grenadier,  jeune,  gaillard,  et  de  bonne  mine  dans  son 
uniforme.  A  la  vue  du  soldat,  le  mendiant  se  leva,  épou- 
vanté, et  s'enfuit  en  boitillant  dans  le  jardin  Alexandre, 
au  bas  de  la  colline.  Le  grenadier  le  poursuivit  un 


LE   ROMAN    ROSSE.  335 

moment  en  lui  criant  des  injures,  parce  que  cet  homme 
avait  contrevenu  à  la  défense  de  s'asseoir  sous  la  porte. 
J'attendis  le  soldat,  et  quand  il  me  croisa,  je  lui  deman- 
dai s'il  savait  lire.  «  Mais  oui,  pourquoi?  —  As-tu  lu 
l'Évangile?  —  Je  l'ai  lu.  —  As-tu  lu  le  passage  :  «  Celui 
«  qui  donnera  à  manger  à  un  affamé...  »  Et  je  lui  citai  le 
texte.  Il  le  connaissait  et  m'écoutait  avec  attention.  Je 
vis  qu'il  était  troublé.  Deux  passants  s'arrêtèrent,  nous 
écoutant.  Évidemment,  le  grenadier  était  mal  à  l'aise,  il 
ne  pouvait  accorder  ces  contradictions  :  le  sentiment 
d'avoir  mal  agi,  tout  en  accomplissant  strictement  son 
devoir.  Il  était  troublé  et  cherchait  une  réponse.  Sou- 
dain, une  lueur  passa  dans  ses  yeux  intelligents,  il  se 
tourna  vers  moi  de  côté  et  dit  :  «  Et  toi,  as-tu  lu  le 
règlement  militaire?  »  —  J'avouai  que  je  ne  l'avais  pas 
lu.  —  «  Alors,  tais-toi  »,  reprit  le  grenadier,  et,  secouant 
victorieusement  la  tête,  il  s'éloigna  d'un  pas  délibéré.  » 

Je  crois  avoir  résumé  fidèlement  Ma  religion;  mais  on 
ne  connaîtrait  pas  la  confiance  superbe  qui  se  cache  dans 
le  cœur  de  tout  réformateur  si  je  ne  traduisais  pas  litté- 
ralement les  lignes  suivantes  : 

«  Tout  me  confirmait  la  vérité  du  sens  que  je  trouvais 
à  la  doctrine  du  Christ.  Mais,  pendant  longtemps,  je  ne 
pus  me  faire  à  cette  idée  étrange,  qu'après  dix-huit 
siècles  durant  lesquels  la  foi  chrétienne  a  été  confessée 
par  des  milliards  d'hommes,  après  que  des  milliers  de 
gens  ont  consacré  leur  vie  à  l'étude  de  cette  foi,  il  m'é- 
tait donné  de  découvrir  la  loi  du  Christ  comme  une 
chose  nouvelle.  Mais,  si  étrange  que  ce  fût,  c'était 
ainsi.  » 

On  devine  après  cela  ce  que  peut  être  le  Commentaire 


336  LE    BOMAN    RUSSE. 

sur  l'Évangile.  Dieu  me  garde  de  troubler  la  quiétude  du 
converti!  Heureusement  je  n'y  réussirais  pas.  M.  Tolstoï 
affirme  dans  un  hymne  de  joie,  avec  l'accent  d'une  sin- 
cérité indiscutable,  qu'il  a  enfin  trouvé  le  repos  de 
l'âme,  la  raison  de  vivre,  le  roc  de  la  foi.  Et  il  nous 
invite  à  l'y  suivre.  Je  crains  bien  que  les  sceptiques 
endurcis  d'Occident,  rebelles  à  la  grâce  efficace,  ne 
refusent  d'entrer  en  discussion  avec  la  nouvelle  religion. 
Elle  parait  d'ailleurs  se  modifier  chaque  jour,  avec  la 
pensée  fuyante  de  son  fondateur.  Elle  élimine  de  plus 
en  plus  tout  ce  qui  ressemble  à  une  fhéodicée,  elle 
ramène  tous  les  devoirs,  toutes  les  espérances,  toute  ' 
l'activité  morale  à  un  seul  objet,  la  réforme  du  mal 
social  par  le  communisme.  Cette  préoccupation  exclusive 
inspire  le  dernier  écrit  de  Tolstoï  dont  j'aie  eu  connais- 
sance; il  est  intitulé  :  Que  faut-il  donc  faire?  Titre  signi- 
ficatif, qui  a  servi  bien  des  fois  en  Russie,  depuis  le 
fameux  roman  de  Tchernichevsky;  il  dit  l'angoisse  de 
pensée  persistante  chez  tous  ces  hommes,  il  a  quelque 
chose  de  touchant  dans  sa  naïveté. 

Ce  qu'il  faut  faire?  Avant  tout,  quitter  les  villes,  licen- 
cier le  peuple  des  usines,  revenir  à  la  campagne  et  y 
travailler  de  ses  mains,  chaque  homme  devant  avoir 
pour  idéal  de  pourvoir  seul  à  tous  ses  besoins.  Dans  la 
première  partie  de  son  réquisitoire,  toute  démonstra- 
tive, l'auteur  retrace  le  spectacle  de  la  misère  dans  une 
capitale,  tel  qu'il  l'a  étudié  de  près  à  Moscou.  Le  roman- 
cier descriptif  reparait  ici  avec  ses  admirables  dons, 
avec  son  trait  de  physionomie  particulier,  un  regard 
tourné  en  dedans  pour  guetter  au  fond  de  soi-même  les 
petites  vilenies  de  notre  nature;  il  observe  et  dénonce 


LE    ROMAN    RUSSE.  337 

«es  propres  faiblesses  avec  le  plaisir  que  nous  prenons 
d'habitude  à  relever  celles  d'autrui,  il  leur  cingle  au  pas- 
sage un  coup  de  discipline.  —  «  ...Je  donnai  trois 
roubles  à  ce  malheureux  et  je  me  trouvai  très -bon...  je 
fus  content  qu'on  me  vît  les  donner...  » 

La  seconde  partie  est  consacrée  à  la  théorie.  Nous  ne 
pouvons  pas  remédier  à  la  misère  pour  plusieurs  raisons  : 
1°  elle  est  fatale  dans  les  villes,  où  nous  attirons  les  pro- 
ducteurs inutilisés;  2°  nous  leur  donnons  l'exemple  de 
l'oisiveté  et  des  dépenses  superflues;  3°  nous  ne  vivons  pas 
selon  la  loi  du  Christ  ;  ce  n'est  pas  l'aumône  qui  est  effi- 
cace, c'est  le  partage  fraternel.  Que  celui  qui  a  deux 
manteaux  en  donne  un  à  celui  qui  n'en  a  pas.  Sutaïef  fait 
ainsi.  Le  salariat  est  une  forme  aggravée  de  l'esclavage  ; 
par  l'effet  de  l'institution  moderne  du  crédit,  le  salarié 
n'est  plus  seulement  esclave  dans  le  présent,  il  l'est  jus- 
que dans  son  avenir.  L'aumône  n'est  qu'un  payement 
partiel  de  la  lettre  de  change  que  nous  avons  souscrite 
aux  paysans,  quand  nous  les  avons  amenés  dans  les 
villes  pour  qu'ils  y  travaillent  à  satisfaire  nos  fantaisies 
de  luxe.  L'auteur  conclut  en  donnant  pour  remède 
unique  le  retour  à  la  vie  rurale,  qui  garantit  à  chaque 
travailleur  le  nécessaire  de  l'existence.  Il  ne  voit  pas  que 
son  principe  emporte  logiquement  une  conclusion  plus 
rigoureuse,  le  retour  à  la  vie  animale,  la  recherche  pé- 
nible du  gite  et  de  la  proie  substituée  pour  chaque  indi- 
vidu à  l'effort  méthodique  de  l'industrie;  et  dans  cette 
société,  il  y  aurait  encore  des  loups  et  des  agneaux.  — - 
Tolstoï  n'aperçoit  qu'une  seule  face  de  Dieu,  la  face 
justice;  il  oublie  la  face  intelligence,  le  besoin  de  déve- 
lopper de  la  pensée,  qui  implique  la  division  du  travail. 


338  LE    ROMAN    RUSSE. 

Tout  cela  n'est  point  pour  nous  séduire.  On  cherchera 
vainement  une  idée  originale  dans  la  révélation  que 
nous  propose  l'apôtre  de  Toula;  on  n'y  trouvera  que  les 
premiers  balbutiements  du  rationalisme  pour  la  partie 
religieuse,  du  communisme  pour  la  partie  sociale;  le 
vieux  rêve  du  millénium,  la  tradition  toujours  relevée, 
depuis  les  origines  du  moyen  âge,  par  les  vaudois,  les 
lollards,  les  anabaptistes.  Heureuse  Russie,  où  ces 
belles  chimères  sont  encore  neuves!  Le  seul  étonne- 
ment  de  l'Occident,  ce  sera  de  retrouver  ces  doctrines 
sous  la  plume  d'un  grand  écrivain,  d'un  incomparable 
observateur  du  cœur  humain.  De  tous  les  éloquents 
plaidoyers  du  philosophe  contre  la  «  coquinerie  »  de  la 
raison,  nul  ne  nous  convainc  mieux  que  l'exemple  qu'il 
nous  montre.  Et  pour  s'étonner,  il  faudrait  n'avoir 
jamais  réfléchi  à  la  filiation  nécessaire  de  certaines  idées. 
Encore  plus  que  la  nature,  l'esprit  de  l'homme  a  l'hor- 
reur du  vide,  il  ne  saurait  se  tenir  longtemps  en  équi- 
libre sur  le  néant.  Dans  l'âme  de  M.  Tolstoï,  et,  par 
conséquent,  dans  la  conscience  plus  confuse  des  lecteurs 
qui  le  suivent  et  le  poussent,  nous  avons  parcouru  les 
quatre  points  d'une  courbe  fatale  :  panthéisme,  nihi- 
lisme, pessimisme,  mysticisme.  Le  Russe,  qui  fait  tout 
rapidement,  est  arrivé  d'un  bond  au  dernier  terme. 

Le  mysticisme  !  On  me  dit  que  le  comte  Léon  Niko- 
laiévitch,  sentant  bien  où  est  le  danger,  se  défend  éner- 
giquement  contre  ce  mot,  qu'il  ne  le  croit  pas  appli- 
cable à  un  homme  qui  a  placé  le  règne  céleste  sur  la 
terre.  Notre  langue  ne  nous  fournit  pas  d'autre  expres- 
sion pour  son  cas.  L'illustre  romancier  voudra  bien  me 
pardonner.   Je  sais  qu'il  préférerait  me  voir  louer  son 


LE    ROMAN    RUSSE.  339 

Évangile  et  dénigrer  ses  romans;  je  ne  le  puis.  Lecteur 
passionné  de  ces  derniers,  j'en  veux  d'autant  plus  à  sa 
doctrine,  quelle  me  prive  de  chefs-d'œuvre  condamnés 
à  l'avortement.  Je  ne  lui  ai  pas  marchandé  les  éloges, 
tant  que  ma  raison  a  pu  le  suivre  et  le  goûter;  aujour- 
d'hui qu'il  se  dit  heureux,  il  n'a  plus  besoin  d'éloges,  et 
la  critique  doit  lui  être  indifférente.  Puisse-t-il,  dans  son 
quiétisme  chèrement  conquis,  n'avoir  jamais  besoin 
qu'un  ami  lui  dise  ce  que  Fénelon  écrivait  à  M""  Guyon, 
dans  une  de  ses  Lettres  spirituelles  :  «  Je  vous  plains 
seulement  de  cette  plaie  secrète,  dont  le  cœur  demeure 
comme  flétri.  » 

Il  faut  du  moins  reconnaître  en  M.  Tolstoï  un  des 
rares  réformateurs  qui  conforment  leur  conduite  à  leurs 
préceptes.  On  m'assure  que  son  action  est  étendue  et 
salutaire,  qu'il  se  fait  autour  de  lui  des  miracles  comme 
on  n'en  peut  voir  qu'en  Russie,  un  retour  aux  mœurs 
des  premiers  chrétiens.  Chaque  jour,  il  reçoit  des  lettres 
d'inconnus;  ce  sont  des  traitants,  des  fonctionnaires 
prévaricateurs,  —  disons  le  vrai  mot,  des  publicains,  — 
qui  versent  entre  ses  mains  des  sommes  mal  acquises;  ce 
sont  des  jeunes  gens  qui  lui  demandent  une  direction, 
des  femmes  coupables  qui  implorent  de  lui  secours  et 
conseil.  Retiré  à  la  campagne,  il  donne  son  bien,  vit  et 
'ra vaille  avec  ses  paysans.  Il  porte  l'eau,  fauche,  laboure, 
fait  des  bottes.  Il  entre  en  colère  quand  on  lui  parle  de 
ses  romans.  On  me  montre  un  portrait  où  il  est  repré- 
senté en  costume  de  moujik,  tirant  l'alêne.  —  Artisan 
de  chefs-d'œuvre,  ce  n'est  pas  là  votre  outil!  A  tort 
ou  à  raison,  pour  notre  châtiment  peut-être,  nous 
avons   reçu  du  Ciel  ce  mal  nécessaire  et  superbe,  la 


340  LE    ROMAN    RUSSE. 

pensée;  par  un  décret  nominatif,  comme  on  l'a  dit, 
certains  d'entre  nous  sont  condamnés  à  souffrir  unique- 
ment de  ce  mal,  pour  la  consolation  des  autres  hommes. 
Jeter  cette  croix  est  une  révolte  impie.  Notre  outil,  c'est 
la  plume;  notre  champ,  l'âme  humaine,  qu'il  faut  abriter 
et  nourrir,  elle  aussi.  Permettez  qu'on  vous  rappelle  ce 
cri  d'un  paysan  russe,  du  premier  imprimeur  de  Moscou, 
alors  qu'on  le  remettait  à  la  charrue  :  «  Je  n'ai  pas 
affaire  de  semer  le  grain  de  blé,  mais  de  répandre  dans 
le  monde  les  semences  spirituelles.  »  —  Souffrez  enfin 
que  de  ce  Paris,  où  l'on  vous  admire,  elle  vous  revienne 
encore  une  fois,  la  touchante  prière  de  Tourguénef  mou- 
rant; il  y  avait  une  religion  plus  haute  que  celle  de 
Sutaïef  dans  le  testament  où  il  vous  disait  :  — «Ce  don 
vous  est  venu  de  là  d'où  tout  nous  vient...  retournez  aux 
travaux  littéraires,  grand  écrivain  de  notre  terre  russe!  » 


Je  ne  prétends  pas  tirer  des  conclusions  étendues  de 
ces  premières  explorations  dans  la  littérature  russe;  il 
faut  attendre  de  les  avoir  complétées  par  l'étude  d'écri- 
vains moins  marquants,  mais  qui  ont  droit  à  témoigner 
sur  la  condition  de  leur  peuple.  Aussi  bien,  quand  un 
livre  a  réussi  à  rendre  la  pensée  de  celui  qui  l'a  écrit,  les 
conclusions  doivent  ressortir  d'elles-mêmes  pour  le  lec- 
teur; quand  il  y  a  échoué,  toutes  les  thèses  qu'on 
ajoute  ont  peu  d'intérêt  et  peu  de  prise.  —  Nous  avons 
vu  cette  littérature  croître  artificiellement,  longtemps 
emmaillottée  dans  des  langes  étrangers,  débile  et  servile, 
incapable  de  nous  renseigner  sur  l'intérieur  de  son  pays, 
qu'elle  ignorait  volontairement.  Nous  l'avons  vue  repren- 
dre des  forces  en  touchant  le  sol  natal,  pour  en  tirer  dé- 
sormais l'objet  de  ses  études.  A  partir  de  ce  jour,  elle  crée 
et  perfectionne  l'instrument  approprié  à  sa  tâche,  le  réa- 
lisme; alors  que  l'Occident  hésite  encore  à  employèrent 
instrument,  elle  l'applique  avec  succès  aux  choses  du 
monde  extérieur  et  à  celles  de  l'âme.  Ce  réalisme  est 
souvent  dépourvu  de  goût  et  de  méthode,  à  la  fois  diffus 
et  subtil;  mais  il  reste  toujours  naturel  et  sincère; 
surtout  il  est  ennobli  par  l'émotion  morale,  par  linquié- 


842  LE    ROMAN    RISSE. 

tude  du  divin  et  la  sympathie  pour  les  hommes.  Nul  de 
ces  romanciers  ne  se  propose  un  but  purement  littéraire; 
toute  leur  œuvre  est  commandée  par  un  double  souci, 
celui  de  la  vérité  et  de  la  justice.  —  Double  pour  nous, 
unique  pour  eux;  vérité,  justice,  le  mot  russe  pravda  a 
les  deux  acceptions,  ou  pour  mieux  dire  il  implique  les 
deux  idées  en  une  seule  indivisible.  C'est  un  point  de 
grande  conséquence  et  bien  digne  de  nos  réflexions  : 
car  les  langues  trahissent  les  conceptions  philosophiques 
des  races. 

Ils  cherchent  la  vérité  religieuse,  parce  que  la  formule 
qui  préfend  la  donner  chez  eux  ne  leur  suffit  plus,  et 
parce  que  la  négation  dont  on  se  contente  chez  nous  est 
antipathique  à  tous  leurs  instincts.  Le  malaise  spirituel 
domine,  engendre  et  caractérise  tous  les  malaises  sociaux 
et  politiques  de  la  Russie.  —  Quand  on  entre  dans  la 
cathédrale  d'Isaac,  à  Saint-Pétersbourg,  on  est  dans  la 
nuit;  mal  éclairé  par  les  baies  supérieures,  l'imposant  vais- 
seau n'est  que  ténèbres.  Les  portes  du  chœur  s'entr'ou- 
vrent;  un  flot  de  lumière  descend  d'un  grand  Christ  peint 
sur  le  vitrail  de  l'abside  d'où  l'église  reçoit  tout  son  jour  : 
la  figure  semble  seule  illuminer  la  nuit  du  temple,  et  le 
regard  du  visiteur  s'attache  involontairement  à  cette  tête. 
Elle  n'a  pas  l'expression  de  sérénité  que  les  peintres 
d'Occident  ont  donnée  au  Fils  de  l'homme  ;  maigre,  hâve, 
ardent,  avec  un  égarement  divin  dans  les  yeux,  le  Christ 
slave  trahit  je  ne  sais  quelle  angoisse  humaine,  je  ne  sais 
quel  rêve  inachevé,  celui  d'un  dieu  mécontent  de  sa  di- 
vinité. Pour  lui,  tout  n'est  pas  consommé;  il  n'a  pas  dit  la 
parole  suprême;  c'est  bien  le  dieu  d'un  peuple  qui  cher- 
ehe  sa  voie,  et  il  traduit  fidèlement  l'inquiétude  de  son 


LE    ROMAN    RUSSE.  343 

peuple.  —  La  race  slave  n'a  pas  dit  encore  son  grand 
mot  dans  l'histoire,  et  le  grand  mot  que  dit  une  race  est 
toujours  un  mot  religieux.  Sous  la  discipline  apparente 
de  son  orthodoxie,  elle  le  cherche  avec  une  égale  bonne 
foi  à  tous  les  degrés  de  la  société. 

Partout,  au  fond  des  forêts  et  des  steppes,  on  ren- 
contre des  paysans  oui  pensent  et  parlent  comme  Sufaïef, 
l'humble  sectaire  dont  M.  Prougavine  nous  rapporte  les 
conversations  :  —  «  Un  soir,  assis  devant  sa  fenêtre,  il 
regardait  les  champs,  tout  pensif,  et  me  disait  avec  un 
sentiment  inexprimable  dans  la  voix:  — Ah!  si  quelqu'un 
m'enseignait  en  quoi  je  me  trompe,  en  quoi  je  m'éloigne 
de  la  vérité,  je  servirais  cet  homme  jusqu'à  la  mort... 

Vrai,  je  ne  sais  pas  ce  que  je  ne  lui  donnerais  pas » 

—  Vous  l'entendez,  dans  cette  isba,  le  vieux  cri  déchi- 
rant de  l'humanité.  Nulle  part,  aujourd'hui,  il  ne  retentit 
plus  fréquent  et  plus  suppliant  que  dans  ce  peuple  russe, 
si  justement  appelé  par  un  de  ses  grands  écrivains  «  un 
vagabond  moral  ».  Dernièrement,  à  Saint-Pétersbourg, 
deux  jeunes  gens  convenablement  mis,  des  commis  de 
magasin,  semblait-il,  se  présentaient  à  l'une  des  assem- 
blées religieuses  dites  redstokistes,  et,  s'adressant  du  ton 
d'un  mendiant  de  la  rue  qui  implore  du  pain  à  l'inconnu 
qui  parlait,  ils  lui  disaient  avec  la  même  angoisse  : 
«  Faites-moi  croire!  faites-moi  croire!  »  —  Dans  l'ombre, 
ils  sont  des  milliers  qui  ont  cette  sainte  et  terrible  soif, 
qui  cherchent  et  s'écrient,  comme  Luther  à  la  Wartbourg: 
«  Qu'est-ce  que  la  justice?  et  comment  l'aurai-je?» 

Justice,  vérité.  Dans  cette  poursuite  de  la  pravda,  je  le 
répète,  ils  ne  séparent  jamais  le  double  idéal,  divin  et 
humain.  La  formule  qu'ils  attendent  doit  réaliser  l'un  et 


344  LE    ROMAN    RUSSE. 

l'autre;  comme  ils  ne  l'ont  pas  trouvée,  comme  ils  sont 
très-jeunes  et  très-naïfs,  ils  s'attardent  aux  essais  de  syn- 
thèse religieuse  et  sociale  qui  ont  séduit  notre  Occident 
au  moyen  âge,  à  l'aurore  de  la  Réforme.  Ces  doctrines 
revêtent  chez  les  Slaves  un  caractère  spécial,  ou  du  moins 
plus  prononcé.  Certes,  nulle  famille  humaine  n'a  été 
avantagée  ni  déshéritée  de  son  patrimoine,  l'idéal  de  vé- 
rité et  de  j  ustice  ;  il  est  dans  tous  les  cœurs  :  mais  l'homme 
du  Nord,  dans  les  rêveries  moroses  de  sa  misère,  le  couve 
plus  âprement;  et,  dans  les  couches  populaires  des  pays 
slaves,  moins  usées  par  les  compromis  de  la  civilisation, 
il  se  rencontre  un  plus  grand  nombre  de  natures  neuves, 
ardentes,  tenaces,  qui  souffrent  impatiemment  les  retards 
du  progrès  et  se  précipitent  vers  leur  vision  malgré  tous 
les  obstacles. 

En  outre,  au  fond  de  l'âme  que  l'Évangile  lui  a  faite, 
on  retrouve  dans  ce  peuple  l'influence  du  vieil  esprit 
aryen;  et,  à  la  surface  de  cette  âme,  dans  les  classes  cul- 
tivées, les  leçons  de  Schopenhauer,  les  enseignements 
des  sciences  contemporaines;  delà  cette  résurrection  du 
bouddhisme  à  laquelle  nous  assistons  en  Russie  :  je  ne 
puis  qualifier  autrement  ces  tendances.  Nous  y  recon- 
naissons l'antique  contradiction  des  Hindous  entre  une 
morale  extrêmement  élevée  et  le  nihilisme  ou  la  méta- 
physique panthéiste.  Cet  esprit  du  bouddhisme,  dans  ses 
efforts  désespérés  pour  élargir  encore  la  charité  évan- 
gélique,  a  pénétré  le  génie  russe  dune  tendresse  éperdue 
pour  la  nature,  pour  ses  plus  humbles  créatures,  pour 
les  déshérités  et  les  souffrants;  il  dicte  le  renoncement 
de  la  raison  devant  la  brute  et  inspire  la  commiséraiion 
infinie  du  cœur.  Cette  simplicité  fraternelle  et  ce  débor* 


LE    ROMAN    RUSSE.  345 

dément  de  tendresse  donnent  aux  œuvres  littéraires  quel- 
que chose  de  particulièrement  touchant.  Les  initiateurs 
de  ce  mouvement,  après  avoir  écrit  pour  leurs  pairs,  pour 
les  lettrés,  se  penchent  avec  effroi  et  pitié  sur  le  peuple. 
C'est  la  descente  du  poète  aux  limbes  : 

...L'angoscia  délie  genti 
Cbe  son  quaggiù,  nel  viso  mi  dipigne 
Quella  pietà... 

Gogol  a  regardé  dans  ces  sourdes  ténèbres,  encore  avec 
amertume  et  ironie;  Tourguénef  y  a  plongé  du  sommet 
de  son  rêve  d'artiste,  en  contemplatif  plutôt  qu'en  apô- 
tre; Tolstoï,  arrivé  au  bout  de  son  enquête  sceptique, 
est  devenu  le  plus  déterminé  de  ces  apôtres  de  la  pitié 
sociale  ;  mais,  par  ses  origines  et  ses  débuts,  il  est  de 
ceux  qui  descendent  de  haut  dans  le  gouffre;  au-dessous 
de  lui,  nous  voyons  monter  ceux  qui  en  sortent,  qui  ap- 
portent des  bas-fonds  la  grande  plainte  résignée  et  fra- 
ternelle, les  génies  grossiers  et  lamentables,  Nékrassof, 
Dostoïevsky,  tout  le  flot  contemporain. 

Au  premier  abord,  on  est  ému  et  séduit  par  ce  large 
courant  de  sympathie.  Malheureusement,  je  me  souviens 
et  je  réfléchis  :  je  me  souviens  que  nous  eûmes,  nous 
aussi,  notre  siècle  de  sensibilité  et  de  paysannerie.  Vingt 
ans  avant  93,  tout  le  monde  aimait  tout  le  monde,  on 
retournait  aux  champs,  on  se  refaisait  simple,  on  versait 
des  larmes  sur  le  laboureur,  en  attendant  qu'il  versât  le 
sang.  La  loi  presque  mathématique  des  oscillations  his- 
toriques veut  que  ces  effusions  soient  suivies  de  réactions 
terribles,  que  la  pitié  s'aigrisse  et  que  la  sensibilité  se 
tourne  en  fureur.  Di  avortant  omeni 


346  LE    ROMAN    RUSSE. 

Je  ne  voudrais  pas  terminer  sur  de  fâcheux  présages. 
Si  la  Russie  doit  traverser  ces  crises  violentes  qui  ne  sont 
épargnées  à  aucune  nation,  ce  seront  du  moins  pour  elle 
des  crises  de  jeunesse,  d'où  l'on  sort  plus  robuste  et  plus 
vivant.  On  a  souvent  répété  à  son  sujet  le  mot  d'Hamlet, 
on  a  dit  qu'il  y  avait  quelque  chose  de  pourri  dans  cet 
Empire;  peut-être,  mais,  en  tout  cas,  la  pourriture  s'ar- 
rête à  l'écorce,  le  cœur  de  l'arbre  est  vigoureux  et  plein 
de  sève.  C'esl  la  conviction  qu'on  acquiert  en  pratiquant 
ce  peuple,  en  lisant  les  écrivains  qui  déposent  pour  lui. 
Sous  leurs  maladies  mentales,  sous  le  nihilisme  tempo- 
raire d'un  Tolstoï  et  les  spasmes  intellectuels  d'un  Dos- 
toïevsky,  on  sent  une  vitalité  profonde,  une  âme  prêtée 
se  donner  à  toute  parole  juste  qui  l'enlèvera.  Ils  parais- 
sent las  et  désabusés  avant  d'avoir  vécu,  comme  ces 
jeunes  gens  qui  se  désespèrent  en  attendant  l'heure 
d'agir,  et  dont  le  langage  ne  saurait  nous  tromper.  Ils 
semblent  parfois  ignorer  eux-mêmes  qu'ils  possèdent  le 
triple  trésor  où  s'alimente  la  vie,  foi,  espérance,  amour; 
dès  que  vous  creusez,  le  filon  brille  et  résonne;  c'est  leur 
gage  d'avenir  et  de  grandeur. 

Voilà  ce  que  j'ai  entrevu  sous  cette  terre  russe.  — 
Pauvre  terre  pâle!  ses  fils  diront  peut-être  que  je  l'ai 
peinte  trop  maussade,  que  je  n'ai  pas  su  respirer  son 
parfum  amer;  ce  sera  injure  imméritée.  Nous  sommes 
d'un  monde  qui  se  console  de  vieillir  avec  les  tra- 
vaux moroses  de  la  raison,  qui  regarde  froidement  la 
vie  pour  s'en  expliquer  les  phénomènes;  mais  quand, 
dans  l'éternel  va-et-vient  de  l'inconséquence  humaine, 
ce  souci  de  comprendre  quitte  notre  âme  et  la  rend  i 
ses  instincts  premiers,   nous  sentons  bien  comme  ou 


LE    ROMAN    RUSSE.  347 

peut  î'aimer,  cette  terre,  dans  la  sauvage  nudité  de  sa 
jeunesse.  Si  la  charrue  n'y  a  mis  que  peu  de  rides,  la 
main  de  l'homme  n'y  a  pas  effacé  l'empreinte  de  celle 
du  Créateur.  Elle  garde  l'attrait  des  grandes  tristesses, 
le  plus  puissant  peut-être,  parce  que  le  plus  heureux 
d'entre  nous  pleure  dans  le  meilleur  de  son  âme  je  ne 
sais  quelle  chose  perdue  qu'il  n'a  jamais  connue.  Terre 
neuve,  effrénée  et  vague,  comme  les  enfants  faits  à  sa 
ressemblance,  comme  leur  cœur  et  leur  langage,  elle  ne 
raconte  pas  les  histoires  curieuses  que  savent  dire  les 
vieilles  terres  :  elle  a  pour  toute  parole  une  plainte 
mélancolique,  comme  la  douleur,  la  musique  et  la  mer. 
—  .le  lui  envoie  ce  livre,  payement  d'une  longue  hospi- 
talité et  de  tout  ce  qu'elle  m'a  appris.  Je  n'ai  pas  voulu 
médire  d'elle  dans  ces  pages.  J'espère  y  avoir  mis  en 
pratique  la  première  vertu  littéraire  qu'elle  demande  i 
ses  écrivains,  la  sincérité.  —  Puisse-t-elle  y  retrouver  sa 
pensée  fidèlement  traduite  et  se  reconnaître,  sans  trop 
de  mécomptes,  à  l'image  qu'elle  m'a  laissée  dans  les  yeux. 


f)K 


APPENDICE 


Pour  guider  les  lecteurs  qui  désireraient  contrôler  nie» 
assertions,  je  crois  devoir  indiquer  ici  les  traductions  fran- 
çaises des  œuvres  russes  citées  dans  ce  volume.  Je  ne  donne 
pas  cette  liste  pour  une  bibliographie  complète  :  des  traduc- 
tions déjà  anciennes  ont  passé  inaperçues;  plusieurs,  parmi 
celles  que  je  signale,  sont  aujourd'hui  introuvables,  et  il  ne 
faut  pas  le  regretter.  Pour  les  œuvres  poétiques  surtout,  la 
plupart  de  ces  versions  ou  imitations  ne  sauraient  donner 
une  idée,  même  lointaine,  des  originaux  russes.  Depuis  quel- 
ques années,  on  s'est  appliqué  avec  plus  de  scrupule  à  cet 
art  difficile  des  traductions;  parmi  celles  que  j'indique  ci-des- 
sous, certaines  sont  d'une  insuffisance  navrante;  je  ne  veux 
pas  y  insister,  je  me  borne  à  recommander  les  versions  fidèles 
qu'on  peut  tenir  pour  définitives;  ce  sont  celles  de  Tourgué- 
nef,  de  Mérimée,  de  Viardot,  de  M.  Victor  Derély. 

La  Guerre  d'Igor,  traduction  de  Bhargo*  Fort-Rion,  1 878 

KARAMSINE. 
Histoire  de  Russie,  traduction  de  Saint- Thomas  et  Jauffret, 
11  vol.  in-8°,  1826. 

POUCHKINE. 

Poésies  diverses,  traduction  de  Dupont,  2  vol.  in-8°,  1846. 

OEuvres  dramatiques,  traduction  de  Michel  N... ,  1  vol.  in-i  2, 
1858. 

Poltaca,  le  Prisonnier  du  Caucase,  traduction  d'i  ug.  de  Porry, 
1  vol.  in-12,  1858. 

La  Fille  du  capitaine,  traduction  de  Viardot,  1  vol.  in-16, 
1853. 

Boris  Godouno/et  Poèmes  dramatiques,  traduction  de  TODR- 
cuénef  et  Viardot,  1  vol.  in-12,  1862.  j 

La  Dame  de  pique,  les  Bohémiens,  traduction  de  MÉRIMÉE, 
1  vol.  in-12,  1852. 


350  LE    ROMAIN    RUSSE. 

LERMONTOF 

Le  Démon,  poème,  traduction  en  vers  de  Pelan  d'Akgirs, 
1  vol.  in-18,  1858. 

Le  Démon,  traduction  d'Aisossor,  1  vol.  in-8°,  1860. 

Un  héros  de  notre  temps,  traduction  de  X.  Marmier,  1  vol. 
in-12, 1856. 

GR1BOIÉDOF. 
Le  Chagrin  d'avoir  trop  d'esprit,  traduction  de  Legreub. 

GOGOL. 

Tarass  Boulba,  traduction  de  Viardot,  1  vol.  in-12,  1853. 

Le  Manteau,  traduction  de  X.  Marmier,  1856. 

Les  Ames  mortes,  traduction  de  Moreau,  in-8°  illustré,  1858. 

Les  Ames  mortes,  traduction  de  Charrièrb,  2  vol  in-12, 1859, 
réimprimée  en  1885. 

L'Inspecteur  générai  (le  Reviseur),  traduction  de  Mérimée, 
t  vol.  in-12,  1853. 

TOURGUÉNEF. 
L'œuvre  entière  de  Tourguénef  a  été  traduite  sous  sa  direc- 
tion par  Gharrière,  Mérimée,  Viardot. 

GONTCHAROF. 
Oblomqf,  traduction  de  N...,  185... 
Marc  le  Nihiliste,  adaptation  de  GoTHI,  1  vol.,  1880. 

PISEMSKY. 

Dans  le  tourbillon,  traduction  de  V.  Derélv,  1  vol.,  1881 

Mille  Ames,  id.  id.  1  vol.,  1886. 

Les  Faiseurs,  id.  id.  1  vol.,     id. 

DOSTOIEVSKY. 

Humiliés  et  offensés,  traduction  de  Humbert,  1  vol.,  1884. 

Crime  et  châtiment,  traduction  de  V.  Derely,  2  vol.,  1884. 

Souvenirs  de  la  Maison  des  morts,  traduction  de  Neyroud, 

1  vol.,  1886. 


LE    ROMAN    ROSSE.  561 

Les  Possédés,        traduction  de  V.  Dkrély,  2  vol.,  1886. 

L'Idiot,  id.  id.  2  vol.,  1887. 

Les  Frères  Karamazof,  id.  id.  2  vol.,  1888. 

Les  Pauvres  Gens,  id.  id.  1  vol.,  1888. 

Krotkaïa,  traduction  de  E.  Halpéwhb,  1  vol.,  1888. 

L'Esprit  souterrain,  id.  id.  1  vol.,  1886. 

Comte  Léon  TOLSTOÏ. 

Les  Cosaques,  Tableaux  du  siège  de  Sèbastopol,  traduction 
par  une  Russe,  1886. 

Guerre  et  paix,  traduction  par  une  Russe,  3  vol.,  1884. 

Anna  Karénine,  2  vol.,  1885. 

Katia,  traduction  du  comte  d'Haoterive,  1  vol.,  1886. 

Enfance,  adolescence,  jeunesse,  traduction  d'Arvède  BARIhC 
(en  préparation) . 

Ma  religion,  1  vol.  in-8,  1885. 

Après  avoir  groupé  ces  indications,  il  me  reste  un  double 
devoir. 

Je  veux  remercier  ici,  au  nom  de  tous  les  lecteurs  de 
Tolstoï,  la  personne  qui  a  eu  la  patience  de  traduire  Guerre 
et  paix,  qui  a  fait  connaître  la  première  au  public  français 
les  œuvres  de  son  illustre  compatriote. 

Je  dois  un  témoignage  de  gratitude  à  ceux  qui  ont  éclairé 
ma  route,  à  mes  prédécesseurs  dans  les  études  slaves ,  et 
tout  d'abord  à  M.  Anatole  Leroy-Beaulieu.  De  l'aveu  de  tous 
les  Russes,  son  grand  ouvrage  est  le  plus  complet  et  le  mieux 
informé  qui  ait  été  publié  en  Occident  sur  l'Empire  du  Nord. 
Notre  pays  ne  sait  pas  assez  combien  un  pareil  livre  lui 
fait  honneur  à  l'étranger.  J'en  dis  autant  pour  1  Histoire  de 
Russie  et  la  Russie  épique  de  M.  Rambaud,  qui  m'ont  été  d'un 
précieux  secours.  Je  dois  enfin  nommer  M.  Courrière  et 
M.  Dupuy;  on  trouvera  dans  leurs  travaux  sur  la  litté- 
rature contemporaine  en  Russie,  tout  ce  qui  pourrait  man- 
quer dans  ces  études. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Pages 

Ayant-propos vu 

CHAPITRE   PREMIER. 
Les  origines.  —  Le  moyen  âge.  —  La  période  classique.  1 

CHAPITRE   IL 
Le  romantisme.  —  Pouchkine  et  la  poésie 33 

CHAPITRF.  III. 
L'évolution  réaliste  et  nationale.  —  Gogol 69 

CHAPITRE  IV. 
Les  -années  quarante  •.  —  Tourguénef. 133 

CHAPITRE  V. 
La  religion  de  la  souffrance.  —  Dostoïevsky.  ...  203 

CHAPITRE  VI. 
Le  nihilisme  et  le  mysticisme.  —  Tolstoï 279 

Appe.ndicb 349 


2  3 


PARIS 

TYPOGRAPHIE    PLON-NOURRIT    ET    Cl 

8,  rue  Garancière  —  6e 


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