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Full text of "Le réveil religieux au lendemain du Concordat; Guillaume-Joseph Chaminade, fondateur des Marianistes, 1761-1850"

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Le  Eéveil  religieux  au  lendemain  du  Concordat 


GUILLAUME-JOSEPH 

CHAMINADE 

FONDATEUR      DI-S      MARIAMSTES 

(1761-1850) 

PAR 

HENRI     ROUSSEAU 


MAKIANISTE 


Préface   de    Mgr    A.    BAUDRILLART 

Recteur  de  l'Institut  catholique  de  Paris, 

Ouvrage    orné    de    trois    portraits 


Librairie  académique  PERRIN  et  O 


Le  Réveil  religieux  au  lendemain  du  Concordat 


GUILLAUME-JOSEPH  CHAMINADE 


Copyrighl  by  Perrin  et  C*  1912. 


DU  MÊME  AUTEUR 


L'Œuvre  des  Vocations,  ou  la  Question  du  Recrute- 
ment. 1  volume  in-8 2  fr.  50 

(En  vente  aux  bureaux  de  VApôlre  de  Marie,  48,  boulevard 
dos  Archers,  Nivelles,  Belgique.) 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lerveilreligieOOrous 


G.   JOSEPH    CHAMINADE 

Fondateur  de  la  Société  de  Marie, 

de  l'Institut  des  Filles  de  Marie  Immaculée 

et  de  la  Miséricorde  de  Bordeaux. 


ITGl-lSoO. 


Ls  Réveil  religieux  au  lendemain  du  Concordat 


GUILLAUME-JOSEPH 

CHAMINADE 

FONDATEUR  DES  MARIANISTES 

(I761-18o0) 

PAR 

HENRI   ROUSSEAU 

M  A  R  I  A  N  I  3  T  E 

PRÉFACE  DE  M^^  A.  BAUDRILLART 

Recteur  de  l'Institut  catholique  de  Paris 
OUVRAGE    ORNÉ    DE    TROIS    PORTRAITS 

PARIS 

LI6RURIE    ACADÉMIQUE 

PERRIN  ET  a%  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

35,    QUAI    DES    GRANDS-AUGUSTINS,    35 

igiS 

Droits  de  reproduction  et  de  traduclion  réservés  pour  tous  pays 


Imprimi  potest  : 


Nivellis,   14  junii  1912, 


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f%  ^     f  IB^I    !fnprit?iatur  : 


H.  LEBON,  p.  S.  M. 
Ass.  gen. 


Parisiis,  die  21  junii  1912. 

P.  PAGES. 


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PRÉFACE 


Combien  de  Français,  si  Ton  excepte  ses  conci- 
toyens, ses  deuxfamilles  religieuses  et  les  hommes 
d'Eglise,  connaissent  de  nos  jours  le  nom  véné- 
rable de  Guillaume-Joseph  Chaminade?  Bien  peu, 
assurément.  Aucun  manuel  d'histoire  ne  le  men- 
tionne, que  je  sache.  Il  ne  fut  ni  député,  ni  pair  de 
France,  ni  soldat,  ni  publiciste;  il  n'a  fait  de  mal 
à  personne  ;  il  n'a  écrit  aucun  livre  tapageur,  ébloui 
le  monde  d'aucun  paradoxe  aussi  funeste  que  bril- 
lant, préparé,  consciemment  ou  non,  aucune  catas- 
trophe ;  il  a  été  sans  doute  un  homme  de  bien  ;  mais 
il  a  toujours  vécu  dans  l'ombre  et  l'éclair  du  génie 
littéraire  ou  artistique  n'a  pas  illuminé  son  front. 
Pourquoi  parler  encore  de  cetinconnu,  mort  depuis 
plus  d'un  demi-siècle,  lui  consacrer  tout  un  volume 
et  prétendre  obliger  nos  contemporains  à  tourner 
vers  lui  leurs  regards? 


VI  PRÉFACE 

Pourquoi,  chers  lecteurs  et  trop  aveugles,  ou 
trop  légers,  compatriotes?  Parce  que  cet  homme, 
parce  que  ce  prêtre  est  tout  simplement  un  des 
grands  ouvriers  de  la  France  nouvelle  au  lendemain 
de  la  Révolution;  parce  que,  avec  Jean-Marie  de 
Lamennais  et  quelques  autres,  il  appartient  à  celte 
pléiade  d'apôtres  qui  ont  refaitla  Francechrétienne, 
qui  ont  à  nouveau  «planté  »  la  foi  dans  notre  pa^-s 
et  restauré  chez  nous  la  vie  catholique;  parce  que 
ce  fut  un  puissant  fondateur,  de  qui  les  œuvres 
toujours  vivantes  répercutent  indéfiniment  l'action; 
parce  que,  si  vous  avez  la  foi,  c'est  peut-être  à  lui 
que  vous  le  devez.  Gela  vaut  bien,  je  pense,  quel- 
que article,  quelque  discours,  quelque  poème  ou 
même  quelque  fait  d'armes  sensationnels. 

Physionomie  charmante,  au  demeurant,  douce, 
sereine,  pacifique,  attirante,  traduisant  jusque  par 
les  traits  du  visage  Tintelligence,  la  bonté,  la  vie 
intense  et  supérieure  de  Tâme.  Héroïque  à  Tocca- 
sion,  d'un  héroïsme  tranquille  et  simple  qui  accom- 
plit, presque  en  se  jouant,  des  actes  à  nous  faire 
frissonner  d'admiration. 

Ce  prêtre  est  jeune,  au  moment  de  la  Révolution  ; 
la  vie  et  Tavenir  lui  sourient  :  qu'il  laisse  passer 
l'orage,  qu'il  se  mette  à  l'abri  !  Oh  non  !  Ce  n'est 
point  là  G. -Joseph  Ghaminade.  Sous  mille  dégui- 
sements, à  travers  d'innombrables  périls,  risquant 
sa  tête  tous  les  jours,  il  continuera  son  ministère 
à  Bordeaux;  il  rendra  d'étonnants  services  aux  au- 


PREFACE  Vil 

torilés  ecclésiastiques,  et  s'acquerra  uneréputatioa 
de  sainteté  bien  faite  pour  faciliter  ses  œuvres 
futures.  Son  extraordinaire  fermeté,  unie  à  la  plus 
rare  bonté,  à  la  justesse  de  ses  vues,  à  la  pureté  de 
sa  doctrine,  lui  vaudra  d'être  le  grand  «  réconci- 
Uateur  »  de  ses  frères  tombés.  0  l'admirable  et 
touchante  forme  du  ministère,  pour  le  prêtre  qui 
s'est  tenu  debout  au  temps  du  suprême  dan- 
ger! 

G.-Joseph  Chaminade  a  traversé  la  Terreur; 
mais  voici  que  la  persécution  le  surprend  au  détour 
du  chemin,  lorsqu'il  a  cru  pouvoir  répondre  aux 
premiers  sourires  d'une  paix  trompeuse,  en  1797. 
Pour  lui,  c'est  l'exil. 

Exil  béni  !  Ce  prêtre  qui  porte  au  cœur  le  culte 
de  Marie,  dont  il  sera  Tapôtre,  cherche  un  refuge 
à  Saragosse.  Et  voici  qu'aux  pieds  de  Notre-Dame 
del  Pilar,  sa  vie  s'illumine  par  avance;  Dieu  visite 
son  serviteur  et  lui  parle  au  cœur;  la  flamme  de 
l'apostolat  s'allume  en  lui;  dans  la  mesure  de  ses 
faibles  forces,  il  ramènera  la  France  à  Jésus  par 
Marie.  Heure  sainte  et  sacrée  entre  toutes,  celle 
de  la  retraite  en  présence  du  Maître  tout  seul,  où 
se  forment  les  grands  desseins,  où  se  trempent 
pour  une  longue  et  forte  action  les  ressorts  de  l'âme; 
tous  les  fondateurs  l'ont  connue,  c'est  leur  Manrèse, 
et  de  cette  heure  ils  ont  vécu. 

La  tourmente  est  passée;  mais  le  sol  est  jonché 
de  débris;  par  mille  crevasses  a  fui  l'eau  de  la  vie 


VIII  PREFACE 

surnaturelle;  la  terre  est  sèche  et  aride  :  comment 
la  vivifier  de  nouveau? 

Parlons  raison  à  ce  peuple  rationaliste  !  Con- 
tentons-nous du  minimum!  Un  peu  de  spiritua- 
lisme chrétien  !  Comme  ce  sera  sage  et  prudent  ! 
Eh  bien  !  non  !  encore  une  fois  non  !  Ce  n'est  tou- 
jours pas  là  M.  Chaminade.  Allons  droit  au  sur- 
naturel !  Allons  droit  à  la  vie  parfaite  qui  est  la 
grande  force  du  christianisme,  qui  est  le  sel  de  la 
terre,  ou  le  levain  grâce  auquel  fermente  toute  la 
pâte  !  Et  si  ce  siècle,  fils  de  Voltaire,  dédaigne 
Marie,  nous  exalterons  davantage  la  Mère  du  Sau- 
veur. Elle  nous  rendra  à  son  divin  Fils. 

Mais  le  dix-huitième  siècle  a  déshonoré  autant 
qu'il  Ta  pu  la  vie  religieuse,  et  les  régimes  issus 
de  la  Révolution  l'interdisent  sous  sa  forme  tradi- 
tionnelle :  or  cette  vie  religieuse,  n'est-ce  pas  la 
perfection  chrétienne  organisée  ?  Qu'importe,  se 
dit  M.  Chaminade;  en  attendant  de  pouvoir  recons- 
tituer le  passé,  que  nous  adapterons  au  présent, 
nous  tenterons  autre  chose,  gardant  toute  la  sub- 
stance des  conseils  évangéliques.  Et  alors  com- 
mence à  Bordeaux,  pour  s'étendre  ensuite  dans 
toute  la  région,  cette  série  vraiment  admirable 
d'œuvres  de  toutes  sortes,  qui  visent  à  Tévangéli- 
sation  de  tous  par  la  perfection  de  quelques-uns. 
Il  faut  refaire  une  race  croyante,  vertueuse  et  forte  ; 
ne  nous  bornons  donc  pas  à  préserver  quelques 
âmes,  à  relever  des  pécheurs  repentants.  Nous  vou- 


PREFACE  IX 


lonsaltirerle  monde  qui  s'égare;  mais,  comme  notre 
action  ne  peut  pas  être  universelle,  si  étendue  qu'on 
la  suppose  et  de  quelque  activité  prodigieuse  que 
nous  puissions  être  doués,  nous  que  Dieu  a  suscités, 
formons  des  chrétiens  apôtres  ! 

Formons  des  chrétiens  apôtres  !  C'est  le  mot  de 
toute  la  vie  de  M.  Chaminade,  de  toutes  les  œuvres, 
de  toutes  les  sociétés  dont  il  a  été  l'auteur,  de  l'édu- 
cation qu'il  a  assurée  à  des  milliers  déjeunes  gens. 

La  vie  religieuse  dans  le  monde,  à  des  degrés 
divers,  en  suivant  l'échelle  continue  d'une  perfec- 
tion de  plus  en  plus  haute,  voilà  le  moyen  que  ce 
prêtre  a  trouvé  pour  réaliser  son  apostolique  des- 
sein ;  et  alors  c'était  neuf  et  singulièrement  original. 

Méditons  cet  exemple,  et  songeons  à  l'imiter; 
car  là  est  le  grand  remède  des  temps  comme 
les  nôtres,  c'est-à-dire  de  ces  périodes  qui  suc- 
cèdent aux  bouleversements  ruineux  et  préparent 
les  reconstructions  totales  :  la  vie  religieuse  dans 
le  monde,  à  des  degrés  divers,  tel  est  encore  le 
moyen  le  plus  efficace  de  sauver  et  de  multiplier 
les  œuvres  indispensables  au  maintien  et  au  pro- 
grès de  la  religion. 

C'est  en  vertu  de  ce  principe  que,  dès  1801, 
M.  Chaminade  forma  la  première  «  Congrégation  », 
association  de  jeunes  gens  analogue  à  celle  qui 
allait  se  constituera  Paris,  rendre  de  si  éminents 
services  à  la  cause  chrétienne,  et  susciter  plus  tard 
les  frayeurs  comiques  du  parti  libéral. 


PREFACE 


M .  Cliaminade  a  été  le  fondateur  de  «  la  Congré- 
gation »  dans  la  France  du  Sud-Ouest  :  que  de  choses 
dans  ces  simples  mots  ;  que  d'actes  de  vertu  pro- 
voqués, quelle  ferveur  mise  en  commun,  quel 
amour  des  âmes,  quel  renouveau  pour  plusieurs 
provinces  !  De  la  part  du  fondateur,  quel  dévoue- 
ment de  tous  les  jours  !  que  de  pieux  entreliens  ! 
que  de  prières  !  mais  aussi  que  d'efforts  et  de  fati- 
gués  !  que  de  contradictions  ! 

Je  ne  veux  toutefois  m'arrêter  qu'à  ce  qui  est  gé- 
néral, laissant  de  côté  les  traits  individuels,  si  édi- 
fiants soient-ils,  que  je  pourrais  relever.  J'admire 
dans  l'application  ce  que  j'ai  admiré  dans  le  prin- 
cipe  :  l'intelligence  des  temps,  et  les  conséquences 
pratiques  que  de  cette  intelligence  sait  tirer  M.  Gha- 
minade.  Il  a  vu  deux  choses  qui  ont  échappé  à 
beaucoup  de  ses  contemporains  :  la  première,  c'est 
que,  malheureusement  ou  non,  mais  en  fait,  la 
société  hiérarchisée  de  l'ancien  régime  a  disparu 
sans  espoir  de  retour,  que  la  démocratie  va  gran- 
dir et  qu'elle  sera  féconde  en  haines  sociales,  jus- 
qu'au jour  où,  de  deux  choses  l'une,  une  hiérarchie 
acceptée  se  reconstituera  sur  de  nouvelles  bases, 
ou  bien  la  démocratie  absolue  triomphera;  la  se- 
conde, c'est  la  tendance  à  une  séparation  de  plus 
en  plus  profonde  entre  le  clergé  et  les  laïques, 
tendance  qui  résulte,  et  de  l'esprit  révolutionnaire 
qui  veut  laïciser  la  société,  et  du  fait  que  le  clergé, 
dépouillé  de  ses  prérogatives  politiques  et  civiles, 


PRÉFACE  XI 

de  ses  biens,  de  ses  possessions  territoriales,  a 
beaucoup  moins  de  contact  que  précédemment 
avec  le  milieu  où  il  vit.  Par  là  même,  il  risque  de 
perdre  de  son  influence,  et  surtout  d'être  moins 
compris,  plus  ignoré. 

M.  Chaminade  a  cherché  comment  il  pourrait 
parer  à  ces  deux  dangers,  et  il  a  voulu  que  dans 
la  «  Congrégation  »  fussent  admis  et  vécussent 
ensemble  des  hommes  de  toutes  classes  et  de  tout 
rang,  bien  plus,  que  les  ecclésiastiques  et  les  laï- 
ques y  fussent  également  mêlés.  Lorsque  les  temps 
l'exigeront,  il  concédera  quelque  chose  à  Topinion 
-qui  s'étonne;  mais  toujours  il  restera  fidèle  au 
principe  qu'il  a  posé,  et  il  en  tiendra  compte 
jusque  dans  la  constitution  de  la  Société  de  Marie, 
■qui  de  ce  mélange  même  tirera  sa  principale  ori- 
ginalité. 

Congrégation  des  jeunes  gens.  Congrégation  des 
jeunes  filles,  sans  oublier  cette  maison  de  la  «  Misé- 
ricorde »,  fondée  dès  1801  par  une  fille  spirituelle 
du  saint  prêtre,  Mlle  de  Lamourous,  telles  sont  les 
premières  grandes  créations.  Une  première  élite 
militante  et  conquérante  est  constituée;  elle  s'est 
affirmée  par  l'ardeur  de  son  zèle  et  de  sa  charité; 
en  quelques  années,  les  congréganistes  ont  rendu 
ou  donné  la  vie  à  quantité  d'œuvres,  au  point 
que,  suivant  le  témoignage  du  cardinal  Donnet,  si 
Ton  remonte  à  l'origine  d'une  œuvre  bordelaise, 
en  tête  se  lit  toujours  le  nom  de  M.   Chaminade. 


XII  PREFACE 


Le  moment  est  venu  de  faire  un  nouveau  pas  et 
de  tirer  de  l'élite  même  une  élite  supérieure  :  c'est 
Uétal  religieux  proprement  dit  qui  va  se  former  au 
sein  de  la  Congrégation.  Plusieurs,  jeunes  gens  ou 
jeunes  filles,  veulent  se  lier  par  les  vœux  de  chas- 
teté et  d'obéissance,  auxquels  ils  joindront  le  vœu 
de  zèle  qui  les  consacrera  à  l'apostolat  de  la  jeu- 
nesse; quant  à  la  pauvreté,  ils  en  pratiqueront 
Tesprit.  D'ailleurs  leurs  vœux  demeureront  secrets; 
ils  resteront  simples  associés,  ou  se  verront  promus 
aux  différentes  dignités  :  leur  rôle  essentiel  sera 
d'être,  par  leur  langage,  leur  action,  leur  vie  tout 
entière,  l'âme  fervente  de  la  corporation  et  d'y 
faire  vivre,  dans  toute  son  étendue^  l'esprit  mariai; 
car  le  congréganiste  «  religieux  »  doit  tirer  toutes 
les  conséquences  de  sa  consécration  à  Marie.  Ce 
n'est  pas  d'un  vain  titre  que  l'Église  décore  la 
Vierge  Marie  quand  elle  la  proclame  reine  des 
apôtres  :  plus  on  sera  fils  de  Marie,  plus  on  sera 
généreusement  apôtre. 

Et  maintenant  il  ne  restait  plus  qu'à  franchir  la 
dernière  étape  —  puisqu'un  gouvernement  plus 
clément  le  permettait  enfin  —  c'est-à-dire  fonder, 
en  se  conformant  aux  usages  traditionnels  de 
rÉglise,  mais  en  tenant  compte  de  besoins  nou- 
veaux, deux  Ordres  religieux  :  l'Institut  des  Filles 
de  Marie,  la  Société  de  Marie.  Les  années  1816  et 
1817  virent  éclore  ces  deux  grandes  institutions, 
la  première  à  Agen,  sous  la  conduite  de  la  sainte 


PREFACE  XIII 


Mère  de  Trenquelléon  ;  la  seconde  à  Bordeaux 
même,  avec  le  concours  de  ce  jeune  disciple  que 
M.  Chaminade  chérissait  commeun fils, M.  Lalanne, 
celui-là  même  que  tant  de  Parisiens  on!  connu  et 
aimé  comme  directeur  du  collège  Stanislas,  par 
lui  sauvé  d'une  ruine  certaine  et  élevé  en  peu 
d'années  à  la  plus  éclatante  prospérité. 

Ecoutons  M.  Lalanne  lui-même  conter  cette  en- 
trevue décisive  du  i^'"  mai  1817,  oij  il  offrit  à  son 
directeur  spirituel  de  se  mettre  corps  et  âme  à  sa 
disposition  pour  réaliser  ses  pieux  desseins.  Aussi 
bien  n'avons-nous  pas  de  meilleur  moyen  de  faire 
entendre  ce  que  nous  avons  marque  de  la  con- 
ception tout  à  la  fois  traditionnelle  et  neuve  que 
M.  Chaminade  s'était  faite  delà  vie  religieuse:  il 
touchait  vraiment  au  couronnement  de  son  œuvre. 

Saisi  d'une  sainte  émotion,  les  yeux  pleins  de 
larmes,  il  regardait  son  disciple  :  «  C'est  là,  dit-il 
enfin,  ce  que  j'attendais  depuis  longtemps.  Dieu 
soit  béni  !  Sa  volonté  se  manifeste,  et  le  moment 
est  venu  de  mettre  à  exécution  le  dessein  que  je 
poursuis  depuis  vingt  ans  qu'il  me  Ta  inspiré.  » 
Puis,  expliquant  sa  pensée  :  «  La  vie  religieuse, 
dit-il,  est  au  christianisme  ce  que  le  christianisme 
est  à  l'humanité.  Elle  est  aussi  impérissable  dans 
l'Église  que  l'Église  est  impérissable  dans  le 
monde.  Sans  les  religieux,  l'Evangile  n'aurait  nulle 
part  une  application  complète  dans  la  société  hu- 
maine. C'est  donc  en  vain  qu'on  prétend  rétablir 


XIV  PREFACE 

le  christianisme  sans  des  institutions  qui  permet- 
tent à  des  hommes  la  pratique  des  conseils  évan- 
géliques. 

«  Seulement,  il  serait  difficile,  il  serait  aujour- 
d'hui inopportun  de  prétendre  à  faire  renaître  ces. 
institutions  sous  les  mêmes  formes  qu'avant  la 
Révolution. 

«  Mais  aucune  forme  n'est  essentielle  à  la  vie 
religieuse.  On  peut  être  religieux  sous  une  appa- 
rence séculière.  Les  méchants  en  prendront  moins 
d'ombrage  ;  il  leur  sera  plus  difficile  d'y  mettre 
obstacle  ;  le  monde  et  TEglise  n'en  seront  que 
plus  édifiés. 

«  Faisons  donc  une  association  religieuse  par 
l'émission  des  trois  vœux  de  religion,  mais  sans 
nom,  sans  costume,  sans  existence  civile,  autant 
qu'il  se  pourra.  Nova  bella  élegit  Dominas. 

«  Et  mettons  le  tout  sous  la  protection  de  Marie 
immaculée,  à  qui  son  divin  Fils  a  réservé  les  der- 
nières victoires  sur  l'enfer:  Et  ipsa  conteret  caput 
tuum.  Soyons,  mon  enfant,  ajouta-t-il  enfin,  avec 
un  enthousiasme  qui  ne  lui  était  pas  ordinaire, 
soyons,  dans  notre  humilité,  le  talon  de  la  femme  !  » 
C'en  était  fait:  M.  Ghaminade  devenait,  et  pour 
plus  de  trente  ans  qui  lui  restaient  encore  à  vivre» 
le  père,  le  Bon  Père^  de  deux  congrégations  reli- 
gieuses. Il  allait  connaître  toutes  les  joies,  mais 
aussi  toutes  les  angoisses  de  multiples  fondations, 
dans  les  circonstances  les  plus  diverses,  avec  les 


PRÉFACE  XV 

ressources  les  plus  inégales,  parmi  des  difficultés 
de  toute  nature.  11  allait  avoir  à  donner  un  même 
esprit,  avec  une  même  règle,  à  une  multitude  de 
sujets,  venus  de  partout  et  bientôt  répandus  sur 
toute  la  surface  du  territoire  français,  voire  à 
l'étranger.  En  France  même,  presque  dès  l'ori- 
gine (1821  et  1828),  la  Société  de  Marie  devait 
avoir  deux  centres  et  comme  deux  petites  patries  : 
l'une,  dans  la  Guyenne  où  elle  était  née  ;  l'autre,  en 
Alsace  et  en  Franche-Comté  où  elle  prit  en  peu 
d'années  un  si  prodigieux  essor,  que  ces  deux  pro- 
vinces devinrent,  suivant  la  prophétie  de  celui 
qui  l'avait  introduite  en  Alsace,  la  pépinière  de  la 
Société. 

Les  deux  congrégations  fondées  par  M.  Chami- 
nade  furent  surtout  enseignantes.  Grâce  à  une 
heureuse  entente  avec  les  autorités  académiques, 
la  Société  de  Marie  prit  rapidement  une  part  très 
importante  à  l'éducation  des  jeunes  générations  ; 
elle  s'inspira  dans  toutes  ses  écoles  du  principe 
cher  à  son  fondateur  :  former  des  élites,  former 
des  apôtres. 

A  la  fin  de  la  Restauration,  la  plus  douce  et  la 
plus  féconde  de  toutes  les  espérances  brillait  pour 
M.  Chaminade  ;  déjà  quelques  écoles  normales 
d'instituteurs  lui  avaient  été  confiées,  et  l'œuvre 
était  sur  le  point  de  s'étendre  à  toute  la  France. 
Tenir  entre  ses  mains  la  formation  de  tant  de 
maîtres,  quel  rêve  !    quel  moyen  de  réaliser  les 


XVI  PREFACE 

vastes  désirs  formés  jadis,  à  Saragosse,  devant 
l'image  vénérée  de  la  Vierge  du  Pilier  !  Quel  ins- 
trument de  rechristianisation  î 

Hélas  !  la  Révolution  de  i83o  ne  tardait  pas  à 
dissiper  le  rêve,  à  briser  l'instrument  !  Toutes  les 
œuvres  catholiques  se  trouvaient  pour  dix-huit  ans 
aux  prises  avec  l'esprit  voltairien  et  libéral  de  la 
bourgeoisie  au  pouvoir. 

Mais  la  croix  allait  aussi  mettre  le  sceau  divin 
sur  la  vie  et  sur  l'œuvre  de  M.  Chaminade.  Non 
seulement  il  lui  fallut  user  de  mille  précautions 
pour  sauvegarder  l'essentiel  de  ses  fondations, 
malgré  la  défiance  et  l'hostilité  des  pouvoirs  pu- 
blics ;  mais  que  de  sacrifices  douloureux  il  fut  amené 
à  accepter  !  à  combien  d'abandons  complets  il 
dut  consentir  !  Puis,  au  sein  même  de  ses  œuvres, 
les  malentendus  surgirent,  de  cruelles  défections 
s'accomplirent  ;  des  amis,  des  confidents,  des  dis- 
ciples cessèrent  de  le  comprendre  et  parfois  se 
tournèrent  contre  lui  ;  d'autres  voulurent  innover 
malgré  lui  ;  les  autorités  ecclésiastiques  les  plus 
hautes  et  les  plus  respectées  lui  témoignèrent 
moins  de  faveur  et  en  quelques  circonstances  sem- 
blèrent lui  donner  tort.  N'est-ce  pas  là  le  sort  de 
tous  les  saints  que  Dieu  veut  faire  passer  par  le 
feu  purifiant  de  l'épreuve?  Aux  derniers  jours  de 
sa  vie,  M.  Chaminade  connut  même  l'épreuve  par 
excellence  des  grands  fondateurs,  celle  de  saint 
François  d'Assise,  de  saint  Jean-Baptiste   de  la 


PREFACE  XVII 

Salle,  de  saint  Alphonse  de  Liguori.  Amené,  par 
suite  de  circonstances  qui  ne  permettent  de  mettre 
en  cause  la  bonne  foi  ni  la  vertu  de  personne,  à 
donner  sa  démission  de  Supérieur  général^  il  vit 
ensuite  méconnaître  jusqu'à  ses  droits  de  fon- 
dateur. 

M.  Chaminade,  sans  jamais  manquer  à  ce  qu'exi- 
geait le  devoir  de  ses  fonctions,  supporta  tout 
avec  une  sérénité  inaltérable,  et  une  maîtrise  de  lui- 
même  faite  d'espérance  chrétienne  et  d'humilité. 

Il  mourut  à  quatre-vingt-neuf  ans,  les  mains 
pleines  de  travaux  et  de  mérites. 

On  reste  confondu  devant  l'activité  de  ce  prêtre 
qui,  outre  les  grandes  œuvres  que  nous  avons  rap- 
pelées, en  avait  fondé  quantité  d'autres  de  moindre 
importance,  avait  dirigé  des  milliers  d'âmes,  en- 
tretenu la  correspondance  la  plus  écrasante  et 
prêché  sans  relâche.  Depuis  l'âge  de  quatorze  ans 
où,  petit  élève  du  collège  de  Mussidan,  il  avait 
offert  au  divin  Maître  l'holocauste  de  lui-même  et 
prononcé,  sur  l'avis  de  son  frère  aîné,  les  vœux 
privés  de  pauvreté,  d'obéissance  et  de  chasteté,  il 
n'avait  jamais  cessé  de  servir  Dieu,  et  à  ce  ser- 
vice il  pouvait,  parvenu  à  l'extrême  vieillesse,  se 
rendre  ce  témoignage  qu'il  n'avait  pas  perdu  un 
moment. 

Tu  autem^  o  honio  Dei  !  Homme  de  Dieu,  cette 
appellation  superbe  imaginée  par  saint  Paul  pour 
son  disciple,  ce  nom  surhumain  du  vrai  prêtre  de 

b 


XVI II  PREFACE 

Jésus-Christ,  jaillit  spontanément  sous  notre 
plume,  lorsque,  parvenu  au  terme  de  la  vie  de 
M.  Chaminade,  nous  cherchons  à  formuler  d'un 
mot  l'impression  qu'elle  nous  laisse. 

Homme  de  Dieu,  M.  Chaminade  l'avait  été  dès 
son  adolescence,  riche  des  plus  saintes  aspira- 
tions et  des  plus  généreuses  résolutions  ;  homme 
de  Dieu,  il  l'avait  été  au  milieu  des  horreurs  et  des 
terreurs  de  la  Révolution,  qui  n'avaient  pas  un  ins- 
tant fait  fléchir  son  courage  chrétien,  son  zèle  sa- 
cerdotal ;  homme  de  Dieu,  il  l'avait  été  dans 
l'amertume  de  l'exil  et  les  lumières  extraordi- 
naires dont  le  divin  Maître  l'avait  favorisé  au  sanc- 
tuaire béni  de  Marie;  homme  de  Dieu,  il  l'avait 
été  dans  toutes  les  manifestations  si  variées  de 
son  ministère  à  Bordeaux,  dans  ses  nombreuses 
et  difficiles  fondations  ;  homme  de  Dieu,  il  l'avait 
été  au  cours  des  plus  éclatants  succès  et  des  plus 
rudes  tribulations  de  sa  longue  carrière. 

Homme  de  Dieu  !  c'est-à-dire  non  pas  l'homme 
naturel,  si  intelligent,  si  actif,  si  énergique  qu'on 
l'imagine  :  mais  l'homme  qui  vit  de  Dieu,  qui  ne 
dépend  que  de  Dieu,  qui  respire  Dieu  dans  tous 
ses  actes,  dans  toutes  ses  paroles,  dans  toutes  ses 
manières  d'être;  homme  de  Dieu,  c'est-à-dire 
homme  surnaturel,  homme  divinisé,  qui  réalise 
pleinement  le  plan  du  Créateur  sur  sa  créature  de 
choix. 

De  cette  vie  surnaturelle,  la  foi  est  le  point  de 


PREFACE  XIX 

départ  et  la  source;  la  foi,  c'est-à-dire  l'adhésion 
sans  réserve  de  notre  intelligence  à  la  vérité  révélée, 
c'est-à-dire  aussi  la  confiance  absolue  dans  celui 
qui,  après  nous  avoir  créés,  nous  a  rachetés  et  s'est 
fait  notre  père,  notre  ami,  l'époux  de  nos  âmes. 
La  foi  a  été  la  vertu  dominante  de  M.  Chaminade. 
C'est  la  foi  qui  a  dicté  ses  résolutions  ;  c'est  la  foi 
qui  lui  a  donné  la  force  et  le  courage  d'entre- 
prendre et  d'agir  ;  c'est  à  la  foi  qu'il  a  dû  la  paix 
dans  l'épreuve. 

Point  de  départ  surnaturel  ;  fin  surnaturelle  aussi  : 
quoi  qu'il  se  propose,  M.  Chaminade  n'en  connaît 
point  d'autre.  Vers  Dieu  !  pas  d'autre  orientation, 
soit  qu'il  s'agisse  de  lui-même,  soit  qu'il  s'agisse 
d'autrui.  Vers  Dieu  passionnément,  si  je  l'ose  dire: 
a  Mon  ambition  est  d'allumer  le  feu  de  l'amour  di- 
vin dans  toute  la  Finance  »,  a  dit  avec  une  héroïque 
et  touchante  simplicité  cet  apôtre. 

Mais,  une  aussi  noble  ambition,  l'homme  qui 
compte  sur  lui-même  ne  la  réalisera  jamais  ;  aussi 
bien  M.  Chaminade  n'a-t-il  compté  que  sur  Marie, 
dont  il  a  été  le  fils  aimant,  le  docteur  éclairé,  l'instru- 
ment fidèle.  Il  avait  70  ans  lorsqu'il  laissa  échapper 
cet  autre  secret  de  son  cœur  :  «  Par  la  grande 
miséricorde  de  Dieu,  depuis  longtemps  je  ne  vis 
et  ne  respire  que  pour  propager  le  culte  de  Marie.  » 

Tu  auiem,  o  homo  Dei  !  C'est  parce  que,  plus 
juste  que  les  grands  de  ce  monde  et  que  les  dis- 
tributeurs de  renommée,  le  peuple  qui  l'avait  vu 


XX  PREFACE 

de  près  a  eu  rintuition  que  M.  Ghaminade  était, 
dans  toute  la  force  du  terme,  un  homme  de  Dieu, 
qu'il  s'est  montré  si  fidèle  à  sa  mémoire  et  si 
prompt  à  recourir  à  son  intercession.  Au  cimetière 
de  la  Chartreuse,  à  Bordeaux,  où  repose  le  doux 
et  infatigable  apôtre  de  Marie,  de  nombreux  fidèles 
viennent  encore,  après  plus  de  soixante  ans,  visiter 
sa  tombe,  y  déposer  des  fleurs,  s'y  agenouiller 
pour  demander  des  grâces  ou  remercier  des  fa- 
veurs obtenues.  Et  la  plupart  de  ceux  qui  lui  ap- 
portent ce  témoignage  ignorent  tout  de  la  vie  de 
celui  qu'ils  honorent;  ils  savent  seulement  que, 
sous  cette  pierre,  dort  son  dernier  sommeil  un 
grand  serviteur  de  Jésus  et  de  Marie. 

Pour  nous  qui,  grâce  à  son  pieux  et  savant  bio- 
graphe, sommes  en  possession  du  secret  de  cette 
existence  et  connaissons  les  grandes  choses  dont 
elle  fut  remplie,  nous  porterons  sur  M.  Ghaminade 
le  même  jugement  que  ces  fidèles  peu  instruits; 
mais  nous  aurons  de  plus  qu'eux  la  joie  de  com- 
prendre pourquoi  ce  saint  prêtre  est  un  modèle  à 
proposer  à  notre  génération  redevenue  semblable, 
hélas  !  par  tant  de  côtés,  à  celle  dont  il  fut  l'apôtre 
plein  de  foi . 

Alfred  Baudrillart. 


AVANT-PROPOS 


En  septembre  1901  achevait  de  s'imprimer  la  pre- 
mière histoire  du  prêtre  vénéré  i  dont  le  présent  vo- 
lume a  pour  objet  de  résumer  la  longue  et  fructueuse 
carrière.  C'était  l'œuvre  d'une  plume  autorisée, 
qu'avaient  à  la  fois  guidée  une  intelligence  sagace  et 
pénétrante,  un  cœur  filialement  affectueux  et  dévoué. 
L'auteur  en  avait  inauguré  l'entreprise  dès  l'hiver 
de  1870,  pendant  les  loisirs  que  lui  créèrent  les  deux 
sièges  de  Paris;  pour  la  mener  à  bonne  fin,  il  n'avait 
rien  épargné,  ni  les  peines,  ni  les  voyages,  ni  la  con- 
sultation des  témoins  survivants,  ni  celle  des  moin- 
dres documents  écrits.  Après  trente  années  de  ce  lent 
et  patient  labeur,  le  livre  achevé  comptait  plus  de 
huit  cents  pages  d'un  gros  in-octavo. 

Ce  fut  pour  le  R.  P.  Simler  une  grande  joie  de  lé- 
guer à  la  famille  religieuse  qu'il  gouvernait  depuis 
vingt-cinq  ans,  cette  biographie  impatiemment   at- 

1.  R.  P.  J.  Simler,  supérieur  général  de  la  Société  de  Marie  • 
Guillaume-Joseph  Chaminade.  Paris  et  Bordeaux,  1901. 

b. 


XXII  AVANT-PROPOS 

tendue  ;  il  vo3^ait  ainsi  se  réaliser  un  de  ses  plus  vifs 
désirs. 

Cependant  la  Providence  ne  l'exauça  qu'à  demi.  A 
peine  eut-il  le  temps  de  faire  parvenir  à  tous  les  re- 
ligieux de  la  Société  de  Marie  le  volume  enfin  publié  ; 
presqu'aussitôt  après  éclata  la  catastrophe  qui  dis- 
persait les  congrégations  françaises.  Le  Supérieur  gé- 
néral se  vit,  avec  son  Conseil,  contraint  de  passer  à 
l'étranger;  il  dut  faire  face  à  la  persécution,  installer 
des  refuges  pour  les  proscrits,  réorganiser  des  maisons 
de  formation,  mettre  en  train  des  œuvres  nouvelles. 
Combien  de  démarches  et  de  déplacements  nécessita 
ce  rude  sauvetage  !  Il  faut  avoir  vécu  ces  années 
terribles  pour  comprendre  à  quel  point  l'activité  de 
tous  fut  absorbée  par  les  complications  de  chaque 
jour,  de  chaque  instant,  qui  se  déchaînèrent  à  la  suite 
de  la  formidable  secousse. 

L'année  1904  finissait;  malgré  les  tristesses  de 
l'heure,  la  Société  s'apprêtait  à  distinguer,  au  moins 
par  quelques  manifestations  intimes  et  discrètes  de  sa 
piété  filiale,  le  cinquantième  anniversaire  de  la  profes- 
sion religieuse  de  son  Supérieur  général,  lorsque 
celui-ci  tomba  gravement  malade;  et,  le  4  fé- 
vrier 1905,  Dieu  l'enlevait  à  la  vénération  et  à  l'affec- 
tion des  siens.  Dès  lors,  ceux-ci  héritaient  du  soin 
de  continuer  et  d'étendre  la  divulgation  du  nom  et  de 
la  mission  de  M.  Chaminade.  Mais  alors  survinrent 
en  France  les  événements  qui  accompagnèrent  ce 
lugubre  drame  d'une  séparation  violente  entre  l'Eglise 
et  l'Etat  :  confiscations,  suppression  des  traitements, 
disparition  du  budget  des  cultes  placèrent  prêtres  et 
fidèles  en  face  de  problèmes  angoissants. 


AVANT-PROPOS  XXIII 

En  de  telles  conionctures,  quel  moyen  avait-on,  je 
ne  dis  pas  de  se  livrer  activement,  mais  seulement 
de  songer  à  une  propagande  méthodique  de  l'histoire 
de  M.  Guillaume- Joseph  Ghaminade  ?  Forcément,  ce 
livre,  lancé  sans  aucune  sorte  de  publicité  à  Paris  et 
à  Bordeaux,  demeurait  à  peu  près  invendu  sur  les 
rayons  des  librairies. 

Déjà,  il  est  vrai,  des  exemplaires  avaient  été  offerts 
à  bon  nombre  de  personnages.  Puis,  quand  la  vie 
normale  eut  repris  son  cours  dans  nos  communautés, 
transportées  de  l'autre  côté  de  la  frontière,  on  s'oc- 
cupa directement  d'élargir  cette  diffusion,  h' Apôtre 
de  Marie  et  plusieurs  autres  feuilles  religieuses 
ouvrirent  leurs  fascicules  pour  signaler  à  l'attention 
des  lecteurs  la  publication  de  cette  biographie  et 
souligner  son  opportunité,  sa  réelle  actualité. 

De  cette  manière,  la  notoriété  de  M.  Ghaminade 
se  prit  à  grandir  dans  le  monde  ecclésiastique  et 
parmi  la  clientèle  des  revues  qui  avaient  mis  en  relief 
son  œuvre  et  sa  personnalité.  Tous  ceux  qui  se  déci- 
dèrent à  lire  le  volume  compactécrit  par  le  R.  P.  Sim- 
1er,  furent  unanimes  à  admirer  le  héros  du  livre, 
aussi  bien  qu'à  en  louer  l'auteur.  Ils  souscrivirent 
sans  aucune  restriction  à  ce  jugement  du  cardinal 
Lecot,  archevêque  de  Bordeaux  :  «  Voici  un  livre  qui 
vient  à  son  heure.  Au  moment  où  les  consciences 
troublées  demandent  une  direction,  il  s'offre  comme 
un  guide  ;  dans  un  temps  où  la  persécution  réclame 
des  hommes  de  cœur  et  de  caractère,  il  met  sous  nos 
yeux  des  héros  et  des  saints  ^  » 

1.  Lettre-préface,  p.  v. 


XXIV  AVANT-PROPOS 

Aussi  exprimait-on  bien  haut  le  vœu  que  cette 
histoire  se  répandit  le  plus  possible.  Mais,  en  même 
temps,  beaucoup  ne  pouvaient  se  retenir  d'émettre 
un  regret  :  les  dimensions  et  l'appareil  scientifique 
de  l'œuvre  éditée  en  1901  ne  risquaient-ils  point 
d'arrêter  bien  des  lecteurs  ?  et  ne  serait-il  pas  à  pro- 
pos de  rédiger  un  livre  plus  dégagé,  plus  rapide  et 
mieux  à  la  portée  d'un  plus  large  public  ? 

Par  le  fait,  aujourd'hui  l'on  se  sent  pressé,  tiraillé  en 
tout  sens  ;  la  vie  moderne  nous  entraine  dans  un  vio- 
lent tourbillon.  Absorbés  par  la  multitude  des  affaires 
à  traiter,  enveloppés  et  comme  perdus  dans  le  bruit  des 
nouvelles  qui  incessamment  nous  obsèdent  de  tous  les 
points  du  globe,  nous  n'avons  ni  les  loisirs,  ni  la  soli- 
tude, ni  le  goût  qu'il  faudrait  pour  nous  recueillir  et 
nous  adonner  à  l'étude  prolongée,  minutieuse  d'une 
œuvre  d'érudition.  Le  prêtre  dans  sa  paroisse,  le 
religieux  même  dans  son  ministère  apostolique,  a 
fortiori  Thomme  du  monde,  ne  s'appartiennent  plus 
assez  pour  vaquer  à  pareille  besogne.  Voilà  des  cons- 
tatations à  rencontre  desquelles,  bon  gré  mal  gré,  on 
ne  saurait  aller,  et  dans  la  pratique  il  s'impose  d'en 
tenir  compte. 

C'est  ce  qui,  pour  une  part  au  moins,  explique  et 
justifie  la  composition  du  présent  livre,  où  l'on  trou- 
vera un  nouvel  et  plus  court  historique  du  fondateur 
des  Marianistes.  La  destination  de  l'ouvrage  est 
cause  qu'on  n'y  a  fait  entrer  que  les  événements  prin- 
cipaux de  cette  vie  si  pleine,  et  qu'on  a  retranché  du 
récit  les  détails  qui  n'ont  eu  qu'une  influence  acces- 
soire sur  les  faits,  comme  aussi  la  citation  textuelle  ou 
même  l'indication  des  documents.  Allégée  de  ce  poids. 


AVANT-PROPOS  XXV 

la  narration  marche  plus  vive,  plus  simple,  et  le  lec- 
teur la  suit  plus  aisément.  Au  surplus,  si  rien  d'essen- 
tiel n'y  a  été  omis,  il  est  clair  que  cet  abrégé  ne  pré- 
tend nullement  remplacer  l'histoire  complète.  Pour 
quiconque  voudra  être  absolument  informé  et  explorer 
les  sources  d'où  sont  tirés  les  éléments  eux-mêmes 
de  Texposé,  il  n'y  aura  rien  de  mieux  que  de  se 
référer  à  la  documentation  abondante  et  sûre  qu'a 
mise  en  œuvre  le  R.  P.  Simler. 

Aussi  bien,  il  est  quelques  points  où,  profitant  de 
travaux  postérieurs,  on  a  eu  l'avantage  d'apporter  des 
modifications  ou  des  précisions.  C'était  à  faire  pour 
suivre  l'esprit  même  du  premier  historien,  qui  avait 
adopté  comme  «  règle  invariable  de  dire  ce  qui  est,... 
d'exposer  les  choses  avec  simplicité  et  franchise,  et 
non  de  présenter  les  faits  d'après  une  idée  pré- 
conçue 1  » . 

Tel  qu'il  est,  l'ouvrage  a  de  quoi  satisfaire  d'abord 
cette  partie  du  public  qui  prend  goût  à  l'histoire 
contemporaine.  Depuis  quelque  vingt  ans,  une  visible 
attraction  porte  les  historiens  à  scruter  de  près  la 
Révolution  et  l'Empire  :  ces  auteurs-là  trouveront 
dans  les  pages  qui  suivent  un  reflet  de  l'intérêt  poi- 
gnant qu'ils  attachent  aux  moindres  épisodes  du 
drame  révolutionnaire  ou  du  règne  de  Napoléon  P*". 

Au  reste,  le  spectacle  d'une  vie  de  dévouement,  de 
travail  inlassable  pour  procurer  le  bien  général,  de 
zèle  à  répandre  la  vérité,  à  propager  la  vertu,  ne  peut 
être,  christianisme  à  part,  indifférent  à  aucun  homme 
de  cœur. 

1.  Avant-propos,  p.  xx. 


XXVl  AV.VNT-PROPOS 

Il  est  un  second  groupe  de  personnes  à  qui  cette  vie 
présentera  directement  de  l'attrait  et  du  profit. 

Est-il  besoin  de  nommer  d'abord  les  membres  ap- 
partenant aux  familles  religieuses  ou  aux  autres  œuvres 
créées  par  M.  Ghaminade  ?  Il  est  clair  que,  pour  eux, 
ce  devrait  être  un  manuel,  un  livre  de  chevet,  quelque 
chose  comme  l'idéal  que  l'artiste  fixe  intérieurement 
du  regard  quand  il  exécute  un  objet  d'art. 

Ensuite  vient  cet  autre  bataillon  d'élite  qui,  Dieu 
merci,  va  s'accroissantde  plus  en  plus,  et  qui  constitue 
Tune  des  meilleures  réserves  de  l'avenir  pour  l'Église 
de  France  :  celui  des  laïcs  voués  aux  œuvres  comme 
membres  des  conférences  de  saint  Vincent  de  Paul,  des 
congrégations  ou  confréries,  des  cercles  ou  patro- 
nages. Rien  ne  peut  leur  être  meilleur  que  de  con- 
templer le  tableau  des  associations  multiples  et  variées 
où,  côte  à  côte  et  de  concert,  prêtres  et  laïcs  s'en- 
rôlèrent, grâce  aux  efforts  et  à  l'action  persistante  de 
M.  Ghaminade.  On  se  figure  parfois  que  les  groupe- 
ments de  catholiques  militants,  aujourd'hui  très  flo- 
rissants, sont  des  nouveautés  et  ne  datent  que  d'hier. 
Non,  ils  ne  sont  que  renouvelés;  simplement  ils  se 
rajeunissent  d'âge  en  âge  par  des  applications  nou- 
velles. Toujours  et  partout  ils  ont  été  et  ils  seront 
l'indispensable  instrument,  propre  à  éclairer,  à  mo- 
raliser, à  christianiser  le  peuple  des  villes  et  des  cam- 
pagnes. Eh  bien  !  donc,  avoir  M.  Ghaminade  et  ses 
disciples  se  consacrera  cette  tâche  dès  l'aube  du  siècle 
dernier,  ces  catholiques  d'avant-garde  auront  l'intui- 
tion de  ce  qu'ils  doivent  être  à  leur  tour,  s'ils  veulent 
conserver  à  la  nation  la  foi  chrétienne  et  l'esprit  de 
ses  traditions  séculaires.  Ainsi  naîtra  dans  leur  cœur 


AVANT-PROPOS  XXVII 


cette  émulation  généreuse  par  laquelle  leur  apostolat 
deviendra  bienfaisant  et  fécond. 

C'est  tout  à  fait  notre  dessein  que  cette  modeste  bio- 
graphie ne  constitue  pas  seulement  un  hommage  rendu 
à  la  vénérée  mémoire  de  notre  Fondateur  et  Père, 
mais  encore  un  exemple,  une  leçon,  même  un  docu- 
ment pour  la  solution  des  questions  religieuses  et  so- 
ciales autour  desquelles  nos  contemporains  s'agitent 
passionnément,  et  qui  ne  seront  décidément  tranchées 
que  par  un  retour  au  christianisme  intégral,  comme 
c'était  la  conviction  intime  de  M.  Chaminade. 

Et  maintenant,  qu'il  nous  soit  permis  de  dire  ici  un 
public  et  respectueux  merci  au  distingué  Recteur  de 
l'Institut  catholique  de  Paris.  Après  avoir  pris  le  temps 
de  lire  ce  livre,  sans  doute  parce  qu'il  s'est  souvenu 
d'avoir  été  naguère  au  collège  Stanislas  le  collabora- 
teur des  Marianistes,  Mgr  Baudrillart  a  bien  voulu 
rehausser  ces  humbles  pages  en  les  faisant  précéder 
d'une  magistrale  préface,  où  reluisent  à  l'envi  ce  sens 
historique,  cet  amour  surnaturel  des  âmes,  cet  esprit 
sacerdotal  qui  le  caractérisent.  Nous  lui  en  exprimons 
notre  sincère  gratitude. 

H.  R. 

2  octobre  1912. 

En  conformité  avec  les  décrets  du  Pape  Urbain  Vlll, 
nous  tenons  à  déclarer  que  nous  entendons  soumettre 
humblement  notre  œuvre  au  jugement  de  la  sainte 
Eglise,  et  que,  en  aucune  de  nos  appréciations  sur  la 
vie  et  les  vertus  de  M.  Chaminade,  sur  les  grâces  et 
faveurs  spéciales  qu'il  a  reçues  du  ciel,  nous  ne  vou- 
lons préjuger  ses  arrêts. 


lE  RÉVEIL  RELIGIEUX  AU  IE\DEM\IX  DC  CONCORDAT 

GUILLAUME-JOSEPH  CHAMLNADE 


CHAPITRE   PREMIER 


La  famille  (1761-1771).  —  Les  études  (1771-1785). 
—  Le  sacerdoce  (1785).  —  Les  premiers  tra- 
vaux (1785-1789).  —  La  Révolution  (1789-1792). 


Guillaume -Joseph  Chaminade,  dont  nous  nous 
proposons  de  retracer  la  vie,  naquit  à  Périgueux  le 
8  avril  1761;  il  était  le  treizième  enfant  de  Biaise 
Chaminade  et  de  Catherine  Béthon  K  Son  père,  mar- 

1.  Sur  les  treize  enfants  de  Biaise  Chaminade,  six  arrivèrent 
à  l'âge  adulte  : 

1°  Jean-Baptiste  (1745-1790),  qui  entra  chez  les  Jésuites  en 
1759  et  y  demeura  jusqu'à  la  dispersion  de  la  Compagnie,  en 
1762  ;  il  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  au  séminaire  de 
Mussidan  et  y  mourut. 

2"  Biaise  (1747-1822),  qui  prit  Ihabit  chez  les  Récollets  en 
1762,  passa  en  Italie  le  temps  de  la  Révolution  et  fut  employé 
au  service  paroissial  après  le  Concordat.  Il  mourut  vicaire  à 
Saint-Astier,  près  de  Périgueux. 

3"  François  {175.5-1843j,   qui    continua  le   commerce   de   son 

1 


2  CHAPITRE    PREMIER 

chand  drapier  depuis  son.  mariage  —  il  avait  exercé 
auparavant  la  profession  de  maître  verrier  —  possé- 
dait, de  par  ses  ancêtres,  le  titre  envié  de  bourgeois 
de  Périgueux.  La  «  bourgeoisie  »  de  cette  ville  datait 
du  treizième  siècle,  c'est-à-dire  de  l'époque  où  les 
habitants  s'étaient  établis  en  «  commune  ».  Soutenus 
parles  rois,  et  notamment  par  saint  Louis,  ils  avaient 
victorieusement  résisté  à  leurs  comtes  et  maintenu 
leur  indépendance.  En  1356,  ils  avaient  repoussé  les 
Anglais  ;  depuis  ils  ne  relevaient  que  de  la  couronne 
et  gouvernaient  leur  cité  avec  la  plus  complète  liberté. 
Jalouse  de  ses  privilèges,  la  bourgeoisie  de  Péri- 
gueux  constituait  une  société  soigneusement  fermée  : 
en  1730,  sur  une  population  totale  d'environ  huit 
mille  âmes,  elle  ne  comptait  pas  plus  de  quatre  cents 
membres,  lesquels  s'intitulaient  fièrement,  en  tête 
des  actes  publics,  «  les  Citoyens  Seigneurs  de  Péri- 
gueux  ».  Ces  citoyens  savaient,  comme  leurs  prédé- 
cesseurs, défendre  avec  succès  leurs  droits  contre 
toutes  les  prétentions,  qu'elles  vinssent  du  Chapitre 
de  Saint-Front  ou  même  du  Parlement  de  Bordeaux. 
Cependant   le  Périgord    avait  été    ruiné   par    les 


père  ;  il  eut  plusieurs  enfants  par  lesquels  s'est  perpétuée  la 
famille. 

4°  Louis-Xavier  (1758-1808),  qui  devint  membre  de  la  Congré- 
gation de  Saint-Charles  à  Mussidan,  fut  banni  pendant  la 
Révolution  ;  il  devint,  après  le  Concordat,  directeur  au  Grand 
Séminaire  de  Bordeaux. 

5°  Lucrèce-Marie  (1759-1826),  qui  épousa,  en  1780,  un  avocat 
au  Parlement,  M.  Laulanie  ;  veuve  dès  la  première  année  de 
son  mariage  et  n'ayant  pas  d'enfants,  elle  se  retira  d'abord 
chez  ses  parents,  puis  à  Bordeaux  où  elle  tint  la  maison  de 
son  frère  Guillaume. 

6°  Guillaume-Joseph  (1761-1850),  dont  nous  écrivons  la  vie. 


LA    FAMILLE  â 

guerres  de  religion,  par  la  Fronde,  puis  par  le  triste 
régime  du  règne  de  Louis  XV.  Aussi  sa  capitale  ne 
s'était  ni  développée  ni  embellie;  la  plupart  de  ses 
rues  étaient  tortueuses  et  sombres  ;  les  édifices  mêmes 
que  lui  avaient  légués  des  époques  meilleures  sem- 
blaient vouloir  dérober  aux  yeux  l'harmonie  de  leurs 
lignes;  entourés  d'étroites  ruelles  ils  servaient  d'appui 
à  cpantité  de  masures  et  d'échoppes  qui  les  mas- 
quaient en  les  défigurant.  C'est  non  loin  du  plus 
grandiose  de  ces  monuments,  dans  la  rue  Taillefer 
débouchant  sur  le  portail  de  Saint-Front,  la  superbe 
cathédrale  romane  aux  majestueuses  coupoles,  que 
s'élevait  la  maison  paternelle  des  Ghaminade.  Tou- 
tefois ce  n'est  pas  à  Saint-Front  que  fut  baptisé  Guil- 
laume, mais  à  Saint-Silain,  paroisse  sur  laquelle  se 
trouvait  la  maison  où  il  avait  vu  le  jour,  et  qui  était 
celle  des  parents  de  sa  mère. 

Tant  qu'il  vécut,  Guillaume  Ghaminade  remercia 
Dieu  de  l'avoir  fait  naître  dans  une  famille  parfaite 
ment  honnête  en  même  temps  que  foncièrement  chré- 
tienne. En  effet,  le  milieu  où  s'écoula  son  enfance 
ne  lui  mit  sous  les  yeux  que  de  très  bons  exemples. 
Ge  qui  en  faisait  l'àme,  c'était  le  sentiment  religieux 
et  la  fidélité  au  devoir  poussée  jusqu'au  sacrifice. 
Les  habitudes  journalières  y  étaient  simples  et  Ton 
n'y  manquait  pas  de  relever  par  une  pensée  morale 
les  détails  les  plus  vulgaires  de  l'existence. 

Profonde  fut  l'empreinte  que  grava  une  telle  édu- 
cation sur  l'àme  de  l'enfant.  De  sa  mère  douce, 
pieuse,  pleine  de  tact  et  de  délicatesse,  lui  vinrent 
la  distinction  sans  apprêt  et  l'affabilité  qui  lui  per- 
mirent d'attirer  à  lui  tant  de  cœurs  pour  les  donner 


4  CHAPITRE   PREMIER 

à  Dieu.  De  son  père,  il  prit  la  droiture,  la  loyauté  et 
ce  caractère  de  haute  dignité  qui,  pendant  toute  sa 
vie,  força  le  respect  de  ceux  qui  traitèrent  avec 
lui. 

Il  aimait  tendrement  sa  mère  et  ne  la  quittait 
jamais.  Encore  tout  petit,  il  se  tenait  à  côté  d'elle, 
silencieux  et  les  mains  jointes,  tandis  qu'elle  priait; 
s'attachant  à  sa  robe,  il  la  suivait  jusqu'à  la  sainte 
Table,  comme  pour  participer  au  divin  Sacrement. 
C'est  sur  ses  genoux  qu'il  apprit  à  dire  le  Credo  avec 
cet  accent  de  conviction  qui  frappait  tous  ceux  qui 
l'entendaient.  Enfin  c'est  à  elle  qu'il  dut  le  premier 
éveil  de  son  amour  envers  Marie,  amour  qui  alla  tou- 
jours croissant  en  lui  jusqu'à  devenir  l'âme  de  sa 
piété  et  le  grand  moyen  de  son  apostolat. 

Ses  deux  frères  aînés,  après  avoir  terminé  leurs 
études  au  collège  de  Périgueux,  dirigé  par  les  Jé- 
suites, avaient  quitté  le  foyer  paternel  pour  embras- 
ser la  vie  religieuse.  Le  premier,  Jean-Baptiste,  avait 
demandé  et  obtenu  en  1759  son  admission  au  novi- 
ciat de  ses  maîtres  à  Bordeaux;  la  Compagnie  ayant 
été  dissoute  par  l'arrêt  du  6  août  1762,  il  revint  à 
Périgueux  pour  y  achever,  au  Séminaire  diocésain, 
ses  études  de  théologie.  Le  second,  Biaise,  au  mois 
d'octobre  de  cette  même  année,  renouvelant  une 
démarche  qu'il  avait  faite  précédemment,  sans  que 
ses  parents  crussent  devoir  y  attacher  d'importance, 
manifesta  son  désir  d'entrer  chez  les  Récollets.  Sur 
un  nouveau  refus  du  père,  qui  pensait  faire  de  lui  son 
successeur,  le  jeune  homme  déclara  qu'il  ne  prendrait 
aucune  nourriture  jusqu'à  ce  que  sa  demande  fût 
exaucée   et  il  tint  parole.   Au  bout  de    deux  jours 


LA    FAMILLE  5 

cependant,  sa  mère,  alarmée,  intercéda  pour  lui;  le 
père  céda,  quoique  à  contre-cœur,  et  Biaise  partit. 
Un  an  après,  il  émettait  ses  vœux  solennels  sous  le 
nom  de  Frère  Elie.  Sa  vie  et  sa  mort  furent  dignes 
d'un  si  courageux  début. 

Avec  Guillaume  restaient  à  la  maison  paternelle 
deux  autres  frères,  ainsi  qu'une  sœur  :  François  plus 
âgé  que  lui  de  six  ans,  Louis  de  deux  ans  seulement, 
etLucrèce  d'un  an.  Ces  trois  enfants,  Louis  et  Lucrèce 
surtout,  plus  rapprochés  du  dernier-né  par  leur  âge, 
avaient  pour  lui  la  plus  vive  affection;  ils  n'étaient 
nullement  jaloux  de  le  voir  jouir  de  la  préférence 
dont  bénéficie  presque  toujours  le  plus  jeune;  pour 
eux  comme  pour  leur  mère,  Guillaume  était,  et  il 
demeura  toujours,  le  petit  minet;  ce  nom  lui  resta 
dans  les  relations  intimes,  même  après  qu'il  fut 
prêtre. 

Quand  vint  pour  Louis  et  Guillaume  l'âge  de 
commencer  leurs  études  classiques,  le  collège  de 
Périgueux  était  fermé.  Jean-Baptiste  et  Biaise  y 
avaient  eu  pour  maîtres  les  Jésuites  ;  après  1763, 
François  y  avait  trouvé  les  Dominicains  ;  ces  derniers, 
ne  pouvant  se  faire  agréer  par  l'Université  de  Bor- 
deaux, avaient  dii  se  retirer.  Force  fut  donc  à  la 
famille  Chaminade  de  se  pourvoir  ailleurs  ;  une 
heureuse  circonstance  devait,  d'ailleurs,  lui  ôter 
l'embarras  du  choix  :  Jean-Baptiste,  en  effet,  après 
avoir  terminé  ses  études  et  reçu  les  saints  Ordres, 
était  entré  comme  professeur  au  collège  de  Mussidan. 
En  1769,  il  proposa  à  ses  parents  d'appeler  auprès 
de  lui  son  frère  Louis  ;  l'offre   fut  acceptée,  et  deux 


6  CHAPITRE    PREMIER 

ans  après,  Guillaume  prenait  à   son  tour  le  chemin 
de  cette  petite  ville. 

C'est  probablement  avant  leur  départ  pour  Mus- 
sidan  que  la  Confirmation  leur  fut  donnée,  en  même 
temps  qu'à  leur  sœur.  En  recevant  ce  sacrement  ils 
prirent,  selon  l'usage,  un  nom  qui  devait  s'ajouter  à 
leur  nom  de  baptême  :  Louis  choisit  le  nom  de  Xavier, 
Lucrèce  celui  de  Marie,  et  Guillaume,  qui  avait  tou- 
jours professé,  depuis  l'éA^eil  de  sa  raison,  la  plus 
vive  dévotion  envers  le  glorieux  époux  de  la  reine  du 
ciel,  prit  le  nom  de  Joseph.  Dès  lors,  dans  sa  signa- 
ture, il  ne  mit  plus  que  l'initiale  de  Guillaume,  tandis 
qu'il  écriA^ait  en  toutes  lettres  le  nom  de  Joseph;  c'est 
de  ce  nom  préféré  que  nous  l'appellerons  aussi  doré- 
navant. 


•  Le  collège  de  Mussidan  était  à  neuf  lieues  en  aval 
de  Périgueux,  dans  un  des  sites  les  plus  pittoresques 
de  la  fertile  et  riante  vallée  de  l'Isle.  Fondée  en  1744 
par  un  prêtre  zélé,  M.  Henri  Moze,  cette  maison 
avait  été  établie  dans  le  but  exprès  de  réagir  contre 
le  courant  des  fausses  doctrines  et  des  mœurs  relâ- 
chées. L'opportunité  d'une  œuvre  semblable  n'était 
pas  douteuse  :  les  funestes  théories  des  philosophes 
à  la  mode  portaient  leurs  tristes  fruits;  dans  beau- 
coup d'âmes  la  foi  était  ébranlée;  la  «  A^ertu  »  que 
célébrait  avec  attendrissement  la  littérature  de  cette 
époque,  était  indignement  outragée  par  la  conduite 
des  écrivains  mêmes  qui  l'exaltaient,  aussi  bien  que 
par  celle  d'un  trop  grand  nombre  de  leurs  lecteurs; 


LES    ETUDES 


les  pernicieuses  erreurs  de  Rousseau  sur  «  l'état  de 
nature  »  battaient  en  brèche  les  principes  fondamen- 
taux de  l'ordre  social.  De  lamentables  exemples  ve- 
nant de  haut  contribuaient  à  désorienter  encore  plus 
les  consciences  :  la  cour  était  un  foyer  de  scandale  ; 
les  classes  élevées  donnaient  souvent  le  spectacle 
d'un  libertinage  effréné;  le  clergé,  hélas  !  dans  une 
partie  de  ses  membres,  était  trop  loin  de  la  sainteté 
que  requérait  sa  mission. 

Pourtant,  si  les  observateurs,  même  les  moins 
attentifs,  étaient  obligés  de  faire  ces  désolantes  consta- 
tations, seuls  les  esprits  réfléchis  apercevaient  nette- 
ment l'étendue  du  mal  accompli  et  pressentaient  les 
ruines  futures.  La  majorité  des  Français,  sans  excep- 
ter les  «  honnêtes  gens  »,  comme  on  disait  alors, 
même  en  admettant  la  nécessité  de  réformes  profondes, 
était  bien  loin  de  croire  à  la  possibilité  d'une  révolu- 
tion. Tout  le  décor  monarchique  était  encore  debout, 
masquant,  sans  qu'on  y  prit  garde,  un  édifice  sapé 
déjà  par  la  base  et  près  de  tomber  en  ruine;  comme 
l'écrira  plus  tard  M.  Chaminade,  «  le  Seigneur 
allait  prendre  en  main  son  van  et  nettoyer  son  aire  »  ; 
après  ce  passage  de  la  justice  de  Dieu,  ce  n'était  pas 
sur  les  philosophes  qu'il  faudrait  compter  pour  tra- 
vailler à  refaire  une  France  digne  d'elle-même  et  de 
son  passé  chrétien  mais  sur  les  hommes  de  foi. 

M.  Moze,  en  fondant  le  collège  de  Mussidan,  avait 
voulu  contribuer  à  rendre  possible  la  formation  de 
tels  hommes;  dans  ce  but,  il  s'était  associé  des 
collaborateurs  de  mérite  parmi  lesquels  se  trouvait, 
nous  l'avons  vu,  Jean-Baptiste  Chaminade.  Quand 
l'ancien  Jésuite  vint  abriter  sous  la  direction  de  ce 


CHAPITRE    PREMIER 


digne  prêtre  son  amour  de  la  vie  cachée,  il  y  apportait 
le  concours  précieux  d'une  instruction  très  complète, 
couronnée  par  le  titre  de  docteur  en  théologie,  et 
d'une  formation  religieuse  et  pédagogique  telle  que 
la  Compagnie  de  Jésus  seule  savait  alors  la  donner. 
A  Mussidan,  il  se  distingua  par  son  profond  savoir 
et  plus  encore  par  ses  vertus.  Il  s'était  identifié  en 
quelque  sorte  avec  Jésus-Christ,  dont  le  nom  ado- 
rable se  trouvait  perpétuellement  sur  ses  lèvres. 
Rien  n'était  plus  édifiant  que  sa  vie  simple,  pauvre  et 
recueillie;  d'une  mortification  sans  pareille  il  ne 
s'approchait  jamais  du  feu  en  hiver  i.  Cette  haute 
vertu  explique  la  profonde  vénération  que  lui  vouè- 
rent ses  deux  frères. 

Louis,  en  entrant  au  collège,  avait  vu  ses  études 
retardées  par  une  longue  maladie  ;  pendant  ce  temps, 
Joseph  prit  de  l'avance  et  le  rejoignit.  Dès  lors  ils 
marchèrent  de  pair  ;  malgré  la  différence  d'âge,  ils 
suivirent  ensemble  les  classes  de  grammaire  et 
d'humanités. 

Grâce  à  l'esprit  chrétien  qui  y  régnait,  le  collège 
continua  très  heureusement  l'excellente  éducation 
qu'ils  avaient  commencé  à  recevoir  dans  leur  fa- 
mille. 

A  partir  de  sa  première  communion,  qui  suidât  de 
près  son  admission  au  pensionnat  de  Mussidan,  on 
vit  Joseph  avancer  dans  la  piété  d'une  façon  extraor- 
dinaire et  disproportionnée  à  son  âge  :  il  n'était  pas 
rare  qu'on  le  rencontrât  à  la  chapelle,  à  genoux  de- 


1.  D'un  manuscrit  de  l'abbé  Rigagnon,  conservé  à  la  biblio- 
thèque du  grand  séminaire  de  Bordeaux. 


LES    ETUDES  9 

vant  le  Tabernacle,  immobile  pendant  un  long  espace 
de  temps  et  totalement  absorbé  en  Dieu.  Aussi  Jean- 
Baptiste  s'empressa  de  l'initier  à  l'exercice  de  l'orai- 
son mentale,  et  désormais  cette  pratique,  qui  eût 
dépassé  le  niveau  d'un  élève  ordinaire,  lui  devint  ha- 
bituelle. 

Le  mouvement  de  la  grâce  ne  tarda  pas  à  se  ma- 
nifester en  lui  avec  une  grande  force  :  un  jour,  peu 
après  sa  première  communion,  il  s'était  senti  comme 
pressé  de  se  recueillir  en  lui-même.  11  se  souvint 
alors  que  Jean-Baptiste  lui  avait  recommandé  de  se 
tenir  attentif  à  la  voix  de  Dieu,  de  faire  silence  au- 
tour de  son  âme  quand  Dieu  viendrait  à  lui  parler. 
Il  se  réfugia  donc  à  la  chapelle,  et  là,  dans  une  ef- 
fusion tout  intime,  il  offrit  au  divin  ]Maitre  l'holo- 
causte de  lui-même  ;  il  comprit  que  son  offrande  était 
agréée  et  que  Dieu  avait  dessein  de  l'employer  pour 
sa  gloire.  Se  regardant  dès  lors  comme  consacré  au 
Seigneur,  il  ne  se  contenta  plus  d'observer  les  pré- 
ceptes, il  se  mit  à  pratiqueras  conseils  évangéliques. 
Il  n'avait  que  quatorze  ans  lorsque  Jean-Baptiste, 
admirant  les  effets  de  la  grâce  dans  cette  âme,  lui 
permit  de  prononcer  les  vœux  privés  de  pauvreté,  de 
chasteté  et  d'obéissance  en  attendant  que  la  Provi- 
dence indiquât  la  voie  par  laquelle  elle  entendait  le 
conduire.  Sa  ferveur  était  grande  alors  ;  jusqu'au 
soir  de  sa  longue  carrière  il  en  garda  le  vivant  sou- 
venir. 

Vraiment,  ce  n'est  pas  par  de  tels  chemins  que 
Dieu  conduit  toutes  les  âmes,  et  de  pareils  commen- 
cements font  présager  une  vie  qui  tendra  toujours 
vers  la  plus  haute  perfection. 


10  CHAPITRE   PREMIER 

Sa  dévotion  à  Marie  allait  aussi  grandissant,  et  sa 
confiance  en  cette  divine  mère  fut  bientôt  avivée  en- 
core par  un  événement  dont  il  ne  perdit  jamais  la  mé- 
moire. 

Au  cours  d'une  promenade,  lui  et  ses  camarades 
traversant  une  carrière,  une  pierre  qu'un  élève  fit 
rouler  par  mégarde  vint  le  heurter  au  pied  avec 
force,  lui  causant  une  blessure  graA^e  que  des  soins 
assidus,  prolongés  pendant  six  semaines,  furent  im- 
puissants à  guérir.  Jean-Baptiste  commençait  à  être 
inquiet,  car  on  ne  savait  plus  à  quel  remède  recourir; 
il  suggéra  au  malade  la  pensée  de  s'adresser  à  la 
sainte  Vierge  en  lui  faisant  la  promesse  d'un  pèleri- 
nage à  son  sanctuaire  de  Verdelais  ^  Joseph  suivit 
très  volontiers  ce  conseil  et  la  guérison  se  produisit 
si  prompte  et  si  complète,  que  le  pèlerinage  promis 
devint  une  heureuse  dette  à  payer.  Allègrement  les 
deux  frères  parcoururent  à  pied  les  vingt  lieues  qui 
séparent  Mussidan  de  Yerdelais  ;  le  mal  était  bien 
guéri,  il  ne  reparut  jamais. 

La  grande  piété  de  Joseph  ne  diminuait  pas  son 
ardeur  pour  l'étude;  il  suivit  brillamment  toute  la 
série  des  classes,  qui  se  terminait  en  ce  temps-là  par 
la  rhétorique,  la  philosophie  étant  rattachée  à  l'en- 
seignement supérieur.  Alors  se  posa  pour  lui  la  ques- 
tion du  choix  d'un  couvent,  car  il  voulait  tenir  au 
plus  tôt  la  promesse  qu'il  avait  faite  de  se  donner 
entièrement  à  Dieu.  Mais  l'état  des  communautés  re- 
ligieuses laissait  tant  à  désirer  que  Jean-Baptiste 
n'en  voyait  aucune  où  il  pût  lui  proposer  d'entrer; 

1.  Près  de  La  Réole  (Gironde). 


LES    ETUDES  H 

il  lui  conseilla  donc  de  s'agréger,  en  attendant,  à  la 
Congrégation  de  Saint-Charles  à  Mussidan  même  où 
Louis  voulait  également  rester. 

Les  professeurs  de  la  maison  constituaient  en 
effet  une  communauté,  sans  vœux  il  est  vrai,  mais 
régulière  et  fervente  ;  son  fondateur,  Pierre  Dubarail, 
encouragé  par  Févêque  de  Périgueux,  Mgr  de  Pré- 
meaux,  et  aidé  par  le  duc  de  la  Force,  avait  voulu 
instituer,  pour  le  canton  de  Mussidan,  une  associa- 
tion, calquée  sur  le  modèle  de  la  Mission  de  Péri- 
gueux,  composée  de  prêtres  séculiers  et  ne  relevant 
que  de  l'évêque  diocésain.  La  Mission  avait  saint 
Charles  pour  patron  ;  ses  membres  se  livraient  à  la 
prédication  et  dirigeaient  le  grand  et  le  petit  Sémi- 
naire. A  l'instar  de  son  aînée,  la  congrégation  de 
Mussidan  devait  s'appliquer,  dans  le  canton,  aux 
fonctions  du  saint  ministère  et  à  l'éducation  de  la 
jeunesse  ;  c'est  pourquoi  elle  avait  créé  le  Collège- 
Séminaire  où  Joseph  et  Louis,  ayant  terminé  leurs 
études  secondaires,  s'agrégèrent  au  personnel  de  la 
communauté  sous  le  titre  de  régents. 

Cependant,  pour  achever  leur  formation,  les  deux 
frères  avaient  à  faire  leurs  études  de  philosophie  et 
de  théologie.  Après  un  essai  à  Périgueux,  ils  jugè- 
rent plus  profitîd3le  de  travailler  au  Collège  même 
sous  la  direction  de  Jean-Baptiste.  Ils  y  réalisèrent 
de  si  rapides  progrès  qu'ils  furent  bientôt  en  état 
de  s'inscrire  à  l'Université  de  Bordeaux  afin  d'y 
prendre  leurs  grades. 

A  Bordeaux,  où  ils  fréquentaient  comme  externes 
les  cours  du  Collège  de  Guyenne,  ils  furent  mis  en 
rapport  avec  l'abbé  Noël  Lacroix,  de  la  paroisse  de 


12  CHAPITRE    PREMIER 

Sainte-Colombe.  Ce  saint  prêtre,  véritable  homme 
de  Dieu,  prodiguait  les  soins  les  plus  dévoués  aux 
étudiants  de  théologie  éloignés  de  leurs  familles.  Par- 
tageant leurs  promenades,  les  intéressant  à  ses  œu- 
vres, il  profitait  de  l'affection  qu'il  savait  leur  ins- 
pirer pour  les  entraîner  au  bien.  Les  deux  régents 
de  Mussidan  devinrent  promptement  ses  amis  et  ses 
auxiliaires  ;  leur  intimité  avec  lui  devait  être  de  lon- 
gue durée  bien  que  les  rôles  réciproques  fussent  des- 
tinés à  changer:  plus  tard,  c'est  l'abbé  Chaminade 
qui,  dans  cette  même  ville  de  Bordeaux,  sera  l'apô- 
tre de  la  jeunesse,  et  M.  Lacroix  devenu  vieux  s'es- 
timera heureux  d'être  le  collaborateur  de  son  ancien 
disciple. 

Au  cours  de  cette  vie  d'étudiant,  Joseph,  qui  avait 
toujours  en  vue  sa  résolution  de  se  donner  complè- 
tement à  Dieu,  crut  un  certain  soir  avoir  trouvé  la 
voie  où  sa  vocation  l'appelait.  Passant  devant  l'église 
d'un  couvent,  au  moment  où  la  cloche  annonçait  la 
bénédiction  du  saint  Sacrement,  il  entra,  vit  les  moines 
dans  l'attitude  d'un  profond  recueillement  et  en  fut 
frappé.  «  Ne  serait-ce  pas  ici  le  lieu  de  mon  repos  ?  » 
se  dit-il.  Le  lendemain  il  se  présentait  au  prieur  et 
sollicitait  la  faveur  d'être  admis  dans  la  communauté 
pour  une  retraite  de  huit  jours,  se  proposant  de  de- 
mander le  saint  habit  si  l'appel  divin  se  faisait  en- 
tendre. La  demande  fut  exaucée;  il  pénétra  dans  le 
cloître.  Une  pénible  déception  l'y  attendait  :  si  l'on 
montrait  encore  au  dehors  les  apparences  de  la  fer- 
veur, au  dedans  régnaient  le  relâchement  et  l'esprit 
du  monde.  Aussi  bien.  Dieu  ne  le  voulait  pas  là. 
Jo  seph  Chaminade  n'était  point  appelé  à  être  un  reli- 


LE    SACERDOCE  13 

gieux  de  plus  dans  quelqu'un  des  anciens  Ordres, 
mais  à  devenir  lui-même  un  fondateur  d'instituts  nou- 
veaux. Sans  avoir  le  courage  d'achever  sa  retraite,  il 
se  retira  pour  reprendre  avec  son  frère  sa  A^ie  d'étu- 
diant, restant  toujours  à  la  disposition  de  la  Provi- 
dence. 

Les  deux  jeunes  gens  avaient  été  remarqués  par 
un  des  professeurs  les  plus  distingués  du  collège 
de  Guyenne,  l'abbé  Langoiran,  qui  les  prit  en  amitié. 
C'est  sur  ses  conseils  sans  doute  qu'ils  quittèrent 
Bordeaux  et  se  rendirent  à  Paris,  afin  de  bénéficier 
de  la  direction  des  Sulpiciens  pour  se  préparer  à  la 
prêtrise.  Ils  furent  admis  au  collège  de  Lisieux  dirigé 
alors  par  M.  Psalmon,  de  la  Compagnie  de  Saint- 
Sulpice,  prêtre  instruit,  très  charitable,  dont  toute  la 
fortune  personnelle  était  employée  en  bonnes  œuvres, 
et  qui  devait  être  l'un  des  martyrs  des  journées  de 
septembre. 

Quand  Joseph  reprit  le  chemin  de  Mussidan,  Louis 
demeura  à  Paris  quelque  temps  encore  ;  il  y  conquit 
l'amitié  d'un  ecclésiastique  de  valeur,  Vincent  de 
Martone,  que  l'humilité  retenait  au  seuil  du  sacer- 
doce. Lorsqu'il  dut  revenir  à  son  tour,  M.  de  Mar- 
tone  le  suivit,  entra  dans  la  congrégation  de  Saint- 
Charles  et  abandonna  au  Collège-Séminaire  la  plus 
grande  partie  de  sa  fortune. 

En  1785,  les  trois  frères  Chaminade  étaient  de  nou- 
veau réunis  à  Mussidan;  Louis  et  Joseph,  mainte- 
nant prêtres  et  docteurs  en  théologie,  avaient  reçu  la 
meilleure  formation  que  l'on  put  souhaiter  pour 
l'époque.  Aussi  M.  Moze  jugea-t-il  bon  de  se  déchar- 
ger sur  eux  et  sur  leur  aîné  de  la   direction  de    la 


14  CHAPITRE    PREMIER 

maison;  Jean-Baptiste  fut  le  supérieur;  Louis  devint 
préfet  des  études.  Quant  à  Joseph,  il  remplit  la  fonc- 
tion de  syndic  c'est-à-dire  d'économe,  et  il  l'exerça 
avec  beaucoup  d'habileté,  améliorant  les  locaux  par 
d'heureuses  transformations  ainsi  que  par  des  cons- 
tructions nouvelles  ;  veillant  en  même  temps  à  l'éco- 
nomie domestique,  sans  lésinerie,  mais  de  façon 
à  remettre  en  bon  état  les  finances  de  l'établisse- 
ment. A  ces  fonctions  il  joignait  le  ministère  des 
âmes,  soit  à  l'hôpital,  soit  surtout  au  sanctuaire  de 
Notre-Dame  du  Roc;  sa  piété  filiale  envers  Marie  lui 
rendait  ce  dernier  service  particulièrement  agréable. 

Le  collège  de  Mussidan,  sous  la  conduite  des  frères 
Chaminade,  acquit  une  véritable  vogue;  toutefois  la 
personne  des  directeurs  ne  tarda  pas  à  être  l'objet 
d'un  respect  qui  tenait  à  toute  autre  chose  qu'au 
succès  de  leur  maison.  Les  populations  les  considé- 
raient comme  des  hommes  d'un  grand  savoir  et 
d'une  vertu  plus  grande  encore  ;  bientôt  elles  n'hési- 
tèrent plus  à  voir  en  eux  des  saints.  Un  témoignage 
peu  suspect  nous  est  fourni  à  cet  égard  par  le  trop 
fameux  évêque  constitutionnel  de  Périgueux,  Pierre 
Pontard.  «  Les  trois  frères  Chaminade,  dit-il,  étaient 
dans  tout  le  canton  les  saints  par  excellence...  on  les 
prenait  ajuste  titre  pour  des  modèles  d'édification  K  » 

L'opinion  des  fidèles  se  trouvait  d'ailleurs  sur  ce 
point  en  parfait  accord  avec  celle  de  l'autorité  ecclé- 
siastique; Mgr  de  Flamarens,  évêque  de  Périgueux, 
n'avait  pas  été  le  dernier  à  manifester  son  estime  pour 


1.  Dans  sa  curieuse  brochure  intitulée  :  /Recueil  des  ouvrages 
de  la  célèbre  Mlle  Labrousse.  Bordeaux,  Brossier,  1797. 


PREMIERS    TRAVAUX  15 

les  nouveaux  directeurs  de  Saint-Charles;  dès  l'année 
1785,  il  leur  en  avait  donné  un  témoignage  public  en 
leur  confiant  une  mission  extrêmement  délicate. 

Une  jeune  fille  des  environs  de  Nérac,  Suzette  La- 
brousse  i,  mettait  alors  en  émoi  tout  le  Périgord.  On 
l'avait  toujours  connue  extravagante  et  fantasque  :  à 
neuf  ans  elle  tentait  de  s'empoisonner  avec  des  arai- 
gnées pour  arriver  plus  promptement  au  ciel;  plus 
tard  elle  voulait  se  défigurer  avec  de  la  chaux  vive 
pour  mettre  sa  vertu  à  l'abri  du  danger.  En  vain 
avait-on  essayé  de  l'assujettir  à  la  discipline  régulière 
d'un  couvent  ;  elle  se  disait  appelée  à  parcourir  le 
monde  en  mendiant  et  en  publiant  ses  visions.  D 'inof- 
fensives qu'elles  étaient  au  début,  ses  prophéties  s'at- 
taquèrent bientôt  à  l'Église  ;  comme  les  soi-disant  ré- 
formateurs du  seizième  siècle,  la  prétendue  voyante 
déclamait  contre  les  abus  et  annonçait  des  châtiments 
prochains. 

Or  à  cette  époque,  c'est-à-dire  au  moment  où  les 
bruits  avant-coureurs  de  la  Révolution  portaient  déjà 
le  trouble  dans  beaucoup  de  cerveaux,  les  dires  de 
Suzette  Labrousse  ne  pouvaient  qu'augmenter  l'inquié- 
tude et  le  désarroi.  On  prenait  parti,  ici  pour  elle,  là 
contre  elle  ;  pour  elle  à  cause  de  son  extérieur  pauvre 
et  austère,  contre  elle  à  cause  de  l'étrangeté  de  ses 
discours.  L'évéque  dut  intervenir  et,  conformément  à 
la  pratique  suivie  par  l'Eglise  dans  les  cas  où  elle 
soupçonne  l'intervention  du  prince  des  ténèbres,  il 
tint  à  confier  l'examen  de  cette  affaire  à  des  prêtres  de 

1.  Pour  tout  ce  qui  concerne  Suzette  Labrousse,  voir 
l'ouvrage  de  M.  l'abbé  Christian  Moreau,  Une  mystique  révo- 
lutionnaire. Paris,  Didot,  1886. 


16  CHAPITRE    PREMIER 

grande  science,  mais  surtout  de  grande  vertu;  c'est 
pourquoi  il  en  chargea  les  frères  Ghaminade. 

En  vertu  de  cette  décision,  Suzette  Labrousse  remit 
à  ses  examinateurs  les  dix  petits  cahiers  qui  conte- 
naient le  récit  de  ses  visions,  et  elle  vint  par  deux  fois 
à  Mussidan. 

Les  sages  délégués  lui  témoignèrent  beaucoup 
d'égards,  allant  jusqu'à  la  prier  de  leur  signaler  ce 
qui  lui  paraîtrait  défectueux  dans  l'organisation  de 
leur  séminaire  ;  dans  l'intervalle  de  ses  visites  ils  en- 
tretinrent avec  elle  une  correspondance  suivie.  Bien- 
tôt il  leur  devint  évident  par  la  suffisance  de  ses  ré- 
ponses, le  vague  de  ses  accusations  et  la  violence  de 
ses  déclamations,  que  l'esprit  de  Dieu  n'inspirait  point 
cette  pauvre  fille;  ils  portèrent  donc  un  jugement  dé- 
favorable que  justifia  pleinement  la  conduite  posté- 
rieure de  la  malheureuse  aventurière  ^. 


1.  La  malheureuse  neut  garde  de  s'y  soumettre.  Continuant 
son  rôle  de  prophétesse,  elle  se  rendit  à  Paris  à  l'époque  des 
Etats  généraux  ;  là  elle  reçut  le  meilleur  accueil  des  Mesmé- 
riens,  surtout  de  la  duchesse  de  Condé  qui  la  logea  dans  son 
hôtel  —  les  hallucinés  de  la  capitale  étaient  faits  pour  com- 
prendre la  visionnaire  périgourdine.  Celle-ci  ne  tarda  pas  à 
rencontrer  un  autre  appui  en  Pierre  Pontard,  l'évèque  cons- 
titutionnel de  la  Dordogne  ;  à  l'instigation  de  cet  intrus  elle 
recourut  à  des  moyens  juridiques  pour  se  faire  restituer  les 
cahiers  de  ses  visions  que  les  frères  Chaminade  retenaient  afin 
de  prévenir  le  scandale  dans  la  mesure  du  possible.  En  1795,  le 
clergé  constitutionnel  l'envoya  à  Rome  ;  elle  devait  paraître 
dans  la  capitale  du  monde  chrétien  comme  une  autre  Catherine 
de  Sienne  suscitée  de  Dieu  pour  réformer  le  Pape  et  l'Église. 
Pie  VI  ne  se  prêta  pas  à  la  réalisation  de  ce  beau  projet; 
arrêtée  à  l'entrée  des  États  pontificaux,  Suzette  Labrousse  fut 
détenue  pendant  trois  ans  au  château  Saint-Ange  ;  en  1798  elle 
revint  à  Paris  où  elle  passa  le  reste  de  sa  vie  complètement 
oubliée.  Elle  mourut  en  1821. 


LA    REVOLUTION  17 


Cependant,  peu  après  la  remise  du  Collège-Sémi- 
naire entre  les  mains  des  frères  Chaminade,  le  mau- 
vais état  des  affaires  publiques,  s'aggravant  de  jour 
en  jour,  n'avait  pas  tardé  à  provoquer  en  France  une 
inquiétude  générale.  Finalement  le  Roi  se  vit  obligé 
de  réunir  les  Etats  généraux.  Lorsque,  en  1789, 
les  électeurs  furent  convoqués  dans  toutes  les  pro- 
vinces afin  de  nommer  les  députés,  Joseph  qu'on 
délégua  à  l'assemblée  des  électeurs  ecclésiastiques,  se 
rendit  à  Périgueux  :  le  procès-verbal  de  l'élection 
des  deux  députés  du  clergé  et  de  leurs  suppléants, 
en  date  du  24  mars,  porte  sa  signature. 

A  peine  les  Etats  se  trouvaient-ils  réunis  que  les 
événements  se  précipitèrent  :  les  émeutes  se  succédè- 
rent rapidement  à  Paris  et  en  province  ;  les  biens  du 
clergé  étaient  nationalisés  par  l'Assemblée  consti- 
tuante; le  mouvement  réformateur  déviait,  et  déjà  se 
préparaient  les  lois  les  plus  néfastes. 

Jean-Baptiste  n'eut  pas  la  douleur  de  voir  les  excès 
de  la  Révolution.  En  janvier  1790,  son  édifiante  vie 
fut  couronnée  par  la  fin  la  plus  enviable  :  il  rendit 
son  âme  à  Dieu  dans  la  chapelle  du  Collège,  au 
pied  même  de  l'autel  où  il  achevait  d'offrir  le  saint 
sacrifice.  A  la  nouvelle  de  sa  mort,  le  peuple  qui  le 
vénérait  comme  un  saint,  accourut  en  foule.  Chacun 
voulait  faire  toucher  à  son  corps  des  chapelets  et 
d'autres  objets  de  piété.  Gagné  par  l'enthousiasme 
de  tous,  un  gendarme  qui  se  trouvait  là  tire  son  sa- 
bre, s'ouvre  résolument  un  passage  à  travers  la  foule, 

2 


18  CHAPITRE    PREMIER 

menaçant  quiconque  aurait  l'air  de  lui  faire  obstacle. 
Arrivé  près  du  corps,  il  prend  la  houppe  du  bonnet 
carré  déposé  sur  le  corps  du  défunt,  la  coupe,  la 
montre  à  l'assemblée,  la  met  dans  sa  poche  et  s'en 
retourne  triomphalement  en  disant  :  <(  Cette  relique 
m'appartient,  et  je  défie  qui  que  ce  soit  de  me  la  re- 
tirer. » 

Au  printemps  de  cette  même  année,  Joseph  fit  le 
voyage  de  Bordeaux  pour  se  rendre  un  compte  plus 
exact  de  la  situation  politique,  des  dangers  qu'elle 
pouvait  faire  pressentir,  et  des  devoirs  qu'elle  imposait 
aux  ministres  de  Dieu.  Il  voulait  également  se  ména- 
ger, le  cas  échéant,  dans  cette  ville  où  il  n'était  connu 
que  de  quelques  prêtres,  un  abri  plus  sur  que  le  col- 
lège de  ]\Iussidan.  Bordeaux  était  plus  tranquille 
qu'il  ne  l'avait  pensé  ;  les  autorités  locales  voulant  la 
paix,  le  tempérament  des  habitants,  gens  d'affaires 
pour  la  plupart,  inclinant  naturellement  au  calme, 
les  excès  étaient  évités  et  l'ordre  maintenu.  Néan- 
moins, M.  Langoiran,  l'ancien  professeur  de  Joseph, 
ne  lui  cacha  pas  ses  prévisions  pessimistes  ;  il  lui 
laissa  entrevoir  les  conséquences  que  pouvait  entraî- 
ner le  projet  de  réorganisation  du  clergé  préparé 
par  l'Assemblée  constituante  :  un  schisme  était  à 
craindre.  L'abbé  Langoiran  se  trouvait  en  bonne  si- 
tuation pour  être  renseigné,  car  il  remplaçait  à  la  tête 
du  diocèse,  avec  l'abbé  Antoine  Boyer,  l'archevêque 
de  Bordeaux,  Mgr  Champion  de  Cicé,  retenu  à  Paris 
par  sa  fonction  de  garde  des  sceaux.  Qu'y  avait-il 
donc  à  faire?  Se  préparer  à  remplir  les  devoirs  du 
saint  ministère  à  travers  un  temps  de  persécution 
et  de  proscription,  telle  fut  la  conclusion  à  laquelle 


LA    REVOLUTION  19 

arrivèrent  sans  tâtonner  les  deux  vaillants  prêtres. 

L'abbé  Langoiran  insista  pour  que  Joseph  vînt  le 
rejoindre  dès  que  les  événements  lui  conseilleraient 
de  quitter  Mussidan.  Joseph  s'assura  un  pied-à-terre 
dans  une  maison  amie,  celle  de  la  famille  Chagne, 
rue  Abadie;  puis  il  alla  retrouver  Louis  au  collège. 

Peu  après  son  retour  à  Mussidan,  le  12  juillet  1790, 
l'Assemblée  votait  la  Constitution  civile  du  clergé; 
le  24  août,  le  roi  apposait  sa  signature  à  cette  loi 
néfaste,  et  dès  le  26  décembre  était  exigée  de  tous 
les  prêtres  la  prestation  d'un  serment  de  fidélité  qui 
équivalait  à  un  acte  schismatique  :  cette  Constitution 
en  effet  méconnaissait  l'autorité  du  Pape  et  détachait 
pratiquement  l'Eglise  de  France  du  centre  de  l'unité 
catholique. 

L'attitude  du  clergé  périgourdin  fut  belle  dans  l'en- 
semble. Comme  la  Mission  de  Périgueux,  Saint-Char- 
les de  Mussidan  donna  l'exemple  d'une  vigoureuse  ré- 
sistance à  la  loi  inique  :  les  frères  Chaminade  et  leurs 
collègues,  mandés  à  l'Hôtel  de  Ville,  le  9  janvier,  pour 
faire  connaître  leurs-  dispositions  par  rapport  au  ser- 
ment, ne  se  contentèrent  pas  d'en  refuser  la  presta- 
tion ;  ils  expliquèrent  au  peuple  les  motifs  de  leur 
résistance,  faisant  tourner  en  une  salutaire  prédication 
la  scène  de  scandale  qu'on  avait  préparée.  Ensuite 
pour  mieux  éclairer  les  populations  sur  la  nature  et  les 
conséquences  de  la  Constitution  civile  du  clergé,  ils  ré- 
pandirent partout  la  célèbre  Exposition  des  principes^ 
où  trente  évêques,  députés  à  l'Assemblée,  dénonçaient 
les  dangers  de  cette  Constitution  et  les  abus  de  pou- 
voir de  ceux  qui  prétendaient  l'imposer  à  l'Eglise  de 
France.  L'attitude  énergique  de  ces  prêtres  fidèles 


20  CHAPITRE    PREMIER 

leur  valut  la  sympathie  de  la  population  ;  aussi  les 
fortes  têtes  du  pays,  les  «  amis  de  la  Constitution  » 
de  Mussidan,  rédigèrent  une  Adresse  aux  habitants 
des  campagnes  où  les  réfractaires  étaient  représentés 
comme  des  tenants  irréductibles  de  l'ancien  régime 
et  de  ses  abus.  A  ce  factum,  et  par  la  plume  de 
Joseph,  les  directeurs  répondirent  en  publiant  un 
opuscule  contre  le  serment. 

Évidemment,  après  de  pareils  actes,  les  prêtres 
de  Saint-Charles  ne  pouvaient  plus  rester  à  la  tête  du 
collège.  En  juin  1791,  deux  maîtres  laïcs  se  présen- 
tèrent pour  les  remplacer  ;  mais  la  maison  était  vide  ; 
les  enfants  avaient  été  congédiés  sans  bruit  et  le 
mobilier  vendu.  La  municipalité  dissimula  son  dépit  ; 
elle  supplia  même  les  frères  Chaminade  de  rester, 
espérant  couvrir  par  leur  présence  les  changements 
opérés  dans  la  direction  du  collège.  Bien  plus,  une 
délibération  du  directoire  du  district,  en  date  du 
13  août  1791,  exprimait  le  vœu  «que  la  nation  assurât 
un  traitement  pendant  sa  vie  au  sieur  Moze  ainsi 
qu'aux  sieurs  Chaminade,  à  raison  des  services  qu'ils 
avaient  rendus  au  public  par  leurs  soins  et  par  leurs 
veilles,  et  en  considération  de  la  ressource  dont  ils 
se  trouvaient  privés,  faute  de  pouvoir  les  continuer 
par  scrupule  de  conscience.  » 

Les  directeurs  de  Saint-Charles  demeurèrent  donc 
à  Mussidan,  mais  n'intervinrent  plus  dans  l'ensei- 
gnement donné  aux  quelques  élèves  qui  étaient  reve- 
nus au  collège.  Bénéficiant  encore  d'une  certaine  tolé- 
rance, ils  continuèrent  à  exercer  le  saint  ministère. 
Joseph,  bien  qu'insermenté,  toucha  un  traitement 
officiel  pendant  toute  l'année  1791  comme  vicaire  de 


LA    REVOLUTION  21 

la  paroisse  Saint-Georges  ;  mais  il  songeait  à  l'œuvre 
entrevue  avec  l'abbé  Langoiran,  et  vers  la  fin  de 
1791,  il  quitta  définitivement  Mussidan  pour  Bor- 
deaux. 

Louis  ne  pouvait  s'arracher  à  son  pauvre  collège  ; 
néanmoins  les  temps  s'assombrissaient  de  plus  en 
plus  ;  le  désordre  était  triomphant.  Peu  de  jours 
après  l'émeute  du  10  août  1792  qui  marqua  l'effondre- 
ment de  la  royauté,  un  décret  prescrivit  aux  directoires 
des  départements  de  faire  évacuer,  dans  la  quinzaine, 
le  territoire  français  à  tous  les  réfractaires  qui  refuse- 
raient de  prêter  le  serment  suivant  :  «  Je  jure  de 
maintenir  de  tout  mon  pouvoir  la  liberté,  l'égalité,  la 
sûreté  des  personnes  et  des  propriétés,  et  de  mourir, 
s'il  le  fallait,  pour  l'exécution  de  la  loi.  » 

Or  la  «  loi  »  comprenait  la  Constitution  civile  du 
clergé  ;  ce  second  serment  était  donc  schismatique 
aussi  bien  que  celui  de  décembre  1790.  Ce  décret 
ne  fut  point  signifié  à  Joseph,  car  on  ne  put  le 
découvrir  ;  Louis,  au  contraire,  et  Biaise  furent  sur- 
pris dans  leur  domicile  et  forcés  de  s'exiler. 

Le  récollet  prit  le  chemin  de  Rome  avec  ceux  de 
ses  confrères  qui  étaient  restés  fidèles;  car  son 
Ordre  avait  eu  à  déplorer  plusieurs  défections. 

Jamais  Joseph  ne  parlait  de  son  frère  Biaise  qu'avec 
le  plus  profond  respect.  L'austérité  de  sa  vie,  son 
amour  passionné  pour  la  sainte  pauvreté  dénotaient 
en  lui  le  véritable  fils  de  saint  François.  Ses  vête- 
ments étaient  usés  et  rapiécés,  il  était  toujours  tête 
nue.  Il  ne  portait  point  d'argent  sur  lui.  Un  jour 
qu'il  allait  prêcher  une  mission  à  quinze  lieues  de 
distance,  ses  frères  lui  ayant  demandé  s'il  ne  prenait 


22  CHAPITRE   PREMIER 

rien  pour  la  route  :  «  Je  n'y  songeais  pas,  fit-il, 
donnez-moi  trois  sous  pour  passer  la  rivière;  le  bate- 
lier jurerait  si  je  ne  lui  donnais  rien.  Quant  à  moi, 
Dieu  sait  pour  qui  je  travaille  ;  pourrait-il  me  laisser 
manquer  du  nécessaire  ?  » 

Revenu  en  France,  après  la  Révolution,  et  ne  pou- 
vant rentrer  au  couvent,  puisque  les  Ordres  religieux 
n'étaient  pas  encore  rétablis,  il  accepta  de  servir 
dans  le  clergé  séculier  ;  d'abord  curé  de  Coursac,  il 
fut  vicaire  à  Saint-Astier  à  partir  de  1804.  11  ne  cessa 
jamais  de  porter  un  cilice  et  se  donnait  régulièrement 
la  discipline.  Les  habitants  l'avaient  en  haute  véné- 
ration; quand  il  mourut,  le  2  novembre  1822,  sa 
dépouille  mortelle  fut  l'objet  des  mêmes  manifesta- 
tions qui  s'étaient  produites  autour  de  celle  de  son 
frère  Jean- Baptiste.  Pendant  les  deux  jours  qu'il 
resta  exposé  sur  son  lit  funèbre,  on  se  disputait  des 
parcelles  de  son  vêtement  ;  il  fallut  placer  des  gardes 
autour  de  lui,  pour  empêcher  qu'il  ne  fût  dépouillé 
complètement. 

Quant  à  Louis,  interrogé  par  les  autorités,  il  déclara 
qu'il  voulait  se  retirer  en  Espagne,  et,  le  7  septembre, 
le  directoire  du  département  lui  délivra  son  passe- 
port. Aussitôt,  en  compagnie  d'autres  exilés  et  au 
milieu  des  insultes  et  des  menaces  des  populations 
ameutées,  il  prit  le  chemin  de  Bordeaux  où  il  devait 
s'embarquer. 

Dans  cette  ville  il  était  attendu  par  ses  parents  et 
par  son  frère  Joseph;  il  s'efforça  de  s'y  rendre  utile 
aux  cimes  jusqu'au  jour  de  son  départ,  annonçant  la 
parole  de  Dieu,  entendant  les  confessions,  bénissant 
et  encourageant  les  fidèles.   Son  embarquement  eut 


LA    RévOLUTlON  23 

lieu  le  15  septembre  1792,  à  six  heures  du  soir,  sur 
le  bateau  la  Providence  où  se  trouvaient  54  prêtres 
des  diocèses  de  Périgueux,  de  Sarlat  et  d'Agen.  Le 
voyage  fut  périlleux  :  tant  qu'on  fut  en  rivière,  les 
passagers  durent  se  cacher  aux  regards  inquisiteurs 
des  riverains  patriotes,  et  une  fois  en  mer  ils  eurent 
à  essuyer  une  effroyable  tempête  ;  un  instant  on  crut 
le  naufrage  imminent.  x\lors,  écrit  un  témoin  ocu- 
laire, «  le  supérieur  de  Mussidan  (Louis  Chaminade), 
homme  respectable,  nous  dit  :  «  Voici  le  moment  où 
nous  allons  paraître  devant  Dieu  !  »  L'un  pleure, 
l'autre  demande  à  se  confesser...  Nous  faisons  un 
vœu  à  la  sainte  Vierge,  que  nous  accomplirons  aus- 
sitôt que  nous  prendrons  terre  :  nous  pardonnons  de 
bon  cœur  à  tous  nos  ennemis  et  nous  demandons  le 
salut  de  la  France.  Aussitôt  un  calme  religieux  règne 
parmi  nous.  » 

Avec  le  jour,  la  tempête  s'apaisa  et  le  navire  put 
aborder  à  Saint-Sébastien.  Ce  n'était  pas  vers  ce 
port  qu'on  se  dirigeait;  néanmoins  les  exilés  furent 
accueillis  avec  charité  par  les  autorités  et  par  la 
population  de  la  ville.  Les  uns  prirent  le  chemin  de 
Saragosse,  les  autres  demeurèrent  près  de  la  fron- 
tière, avec  l'espoir  de  rentrer  bientôt  dans  leur 
patrie.  Louis  Chaminade  fut  de  ces  derniers.  Il  se 
fixa  d'abord  dans  un  village  dont  nous  ignorons  le 
nom,  à  égale  distance  de  Loyola  et  de  Notre-Dame 
de  Guadeloupe.  Plus  tard,  loin  de  voir  les  portes  de 
la  France  se  rouvrir  devant  lui,  il  fut  obligé,  à  la 
suite  d'ordres  venus  de  Madrid,  de  s'éloio*ner  de  la 
frontière.  Comme  beaucoup  d'autres  prêtres  bannis, 
il  accueillit  avec  reconnaissance  la  charitable  invi- 


24  CHAPITRE    PREMIER 

tation  de  l'évêque  d'Orense  en  Galice,  Mgr  Pierre 
de  Quévédo.  Il  demeura  auprès  de  ce  digne  prélat 
pendant  l'espace  de  cinq  ans,  c'est-à-dire  jusqu'en  1797. 
A  cette  date,  Joseph  devait  être  banni  à  son  tour,  et 
la  Providence  se  réservait  de  réunir  les  deux  frères 
à  Saragosse. 


CHAPITRE  II 

Le  saint  ministère  a  Bordeaux  pendant  la  Ter- 
reur (1793-1794  .  —  M.  Chaminade  pénitencier 
réhabilite  les  prêtres  assermentés  repentants. 

—  Préludes  de  l'apostolat  futur  (1795-1797). 

—  DÉPART  POUR  l'exil  (1797). 


Tandis  que  Louis  Chaminade  était  forcé  de  s'expa- 
trier, son  frère  Joseph  s'établissait  à  Bordeaux. 
Aussi  bien,  s'il  échappait  à  l'exil,  ce  n'est  qu'au  péril 
de  sa  vie,  car  la  persécution  sanglante  n'était  pas 
loin  d'éclater.  Mais  n'avait-il  pas,  dans  un  acte  de 
complet  abandon,  offert  à  Dieu  le  sacrifice  de  tout 
son  être  ?  Dès  lors,  si  les  intérêts  de  la  religion  et  le 
bien  des  âmes  devaient  exiger  qu'il  mourût  sur 
l'échafaud,  il  s'y  sentait  bien  décidé. 

Néanmoins,  comme  il  entendait  rendre  aux  fidèles 
le  plus  de  services  possible,  il  lui  fallait  aviser  aux 
moyens  de  tromper  la  surveillance  des  agents  de  la 
Révolution.  Pour  mieux  leur  dissimuler  sa  présence, 


26  CHAPITRE  lî 

il  se  créa  un  double  domicile  à  Bordeaux.  Dans  la 
famille  Chagne,  rue  Abadie,  il  garda  son  domicile 
légal  ;  quant  à  son  logement  réel,  discrètement  il 
l'installa  au  cours  de  janvier  1792  dans  un  petit  do- 
maine que,  sur  le  conseil  et  avec  l'aide  pécuniaire  de 
M.  Langoiran,  il  avait  acquis  à  la  fin  de  1791.  Cette 
propriété  portait  le  nom  de  Saint-Laurent;  elle  se 
trouvait  dans  le  faubourg  du  Tondu,  tout  à  l'extré- 
mité de  la  ville,  sur  les  confins  de  Talence  ^.  Il  y 
avait  attiré  ses  parents  qui,  fatigués  par  l'âge,  avaient 
en  1792  cédé  leur  commerce  à  leur  fils  François. 
Grâce  à  leur  présence,  M.  Chaminade  n'avait  plus 
de  difficulté  à  cacher  sa  vie  et  son  action;  dans  le 
public,  en  effet,  l'on  penserait  que  cet  immeuble  avait 
été  acheté  pour  loger  ses  parents.  Telle  est  la  com- 
binaison qui  lui  permit  de  se  soustraire  à  la  notifica- 
tion d'un  ordre  d'exil  :  en  cas  d'alerte,  il  lui  était  aisé 
de  ne  se  laisser  atteindre  par  les  hommes  de  loi  ni  à 
son  domicile  légal,  ni  dans  sa  propriété  du  fau- 
bourg. 

D'ailleurs,  jusque  vers  la  fin  de  juin,  une  tranquil- 
lité relative  continuait  de  régner  à  Bordeaux;  mais 
cette  tranquillité  même  fit  naître  le  danger.  A  cause 

1.  Le  domaine  de  Saint-Laurent  avait  un  peu  plus  dun 
hectare  et  demi  d'étendue.  Il  était  planté  en  vignes,  ce  qui  lui 
donnait  une  plus  grande  valeur,  car  le  cru  du  Haut-Brion, 
auquel  il  se  rattachait,  était  classé  parmi  les  plus  renommés 
de  Bordeaux.  Il  comprenait,  outre  le  vignoble,  une  petite 
maison  de  maître,  une  allée  de  platanes,  un  potager,  une 
maisonnette  de  fermier  et  des  chais.  Un  seul  chemin,  celui  du 
Tondu,  conduisait  à  la  propriété  et  en  longeait  un  côté.  Pour 
plus  de  sécurité,  labbé  Ciiaminade  acheta  une  parcelle  de  terre 
qui  faisait  enclave,  puis  il  entoura  le  tout  dun  mur  de  clô- 
ture. 


LA    TERREUR  27 

des  vexations  auxquelles  se  livraient  les  Jacobins  de 
village,  les  campagnes  devenaient  de  plus  en  plus 
intenables  pour  les  réfractaires,  et  ceux-ci  affluèrent 
bientôt  de  toutes  parts  à  Bordeaux  d'où  leur  arrivée 
chassa  la  paix  qu'ils  venaient  y  chercher.  Les  clubs, 
en  effet,  déclarèrent  que  la  sécurité  de  la  ville  était 
mise  en  danger  parées  réfugiés,  dont  ils  évaluaient 
le  nombre  à  deux  mille.  Un  décret  fut  alors  rendu 
par  le  directoire  départemental,  expulsant  les  réfrac- 
taires et  enlevant  aux  catholiques  bordelais  les  trois 
églises  dont  ils  avaient  encore  la  jouissance. 

Ces  mesures  encourageant  les  révolutionnaires, 
les  échos  des  désordres  qui  troublaient  la  capitale  du 
royaume  se  répercutèrent  à  Bordeaux,  et  finirent  par 
provoquer,  le  15  juillet  1792,  la  première  émeute  qui 
ensanglanta  la  ville.  C'était  au  lendemain  de  la 
seconde  fête  de  la  Fédération  ;  l'exaltation  des  esprits 
était  à  son  comble;  il  fallait  une  victime  aux  force- 
nés des  clubs.  Depuis  longtemps  cette  victime  était 
désignée  dans  la  personne  de  l'abbé  Langoiran,  qui 
avait  eu  le  courage  de  publier,  pour  la  défense  des 
réfractaires,  une  lettre  publique  dont  voici  la  fin  :  «  Il 
me  parait  étonnant,  disait-il,  qu'après  avoir  décrété 
la  liberté  des  opinions  religieuses,  on  réduise  cin- 
quante mille  ecclésiastiques  à  la  cruelle  alternative 
d'un  faux  serment  ou  d'une  indigence  sans  ressource, 
qu'on  dise  à  chacun  d'eux  :  Meurs  de  faim  ou  jure 
contre  la  lumière  de  ta  conscience.  »  On  ne  lui  par- 
donna pas  d'avoir  si  évidemment  raison;  les  émeu- 
tiers  allèrent  le  chercher  dans  le  bourg  de  Caudéran 
où  il  s'était  retiré,  le  traînèrent  à  travers  les  rues 
jusqu'à  l'archevêché,  et  là  sur  le  perron  de  l'esca- 


28  CHAPITRE    II 

lier,  le  massacrèrent   avec   un  autre  prêtre,  l'abbé 
Dupuy. 

Peu  après,  le  décret  d'exil  contre  les  prêtres  réfrac- 
taires  était  portée  et,  au  mois  de  septembre,  Louis 
Ghaminade  partait  de  Bordeaux  pour  l'Espagne  ;  en 
même  temps  un  grand  nombre  d'autres  ecclésias- 
tiques étaient  embarqués  sur  plusieurs  navires  pour 
être  conduits  à  l'étranger.  L'exécution  de  cette  me- 
sure barbare  calma  pour  un  temps  l'exaltation  des 
clubs  ;  la  modération  des  autorités  bordelaises,  soli- 
darisées avec  la  majorité  girondine  contre  la  Mon- 
tagne et  le  Comité  de  Salut  public,  prolongea  cette 
trêve  jusque  bien  avant  dans  la  lugubre  année  1793. 
Même  après  le  triomphe  de  la  Montagne  et  la  pros- 
cription des  Girondins  (2  juin),  Bordeaux  tenta  de 
résister  encore  à  l'établissement  du  sanglant  ré- 
gime de  la  Terreur  ;  pourtant  il  fallut  céder  devant 
la  force  :  le  16  octobre,  les  représentants  du  gou- 
vernement entrèrent  dans  la  ville  par  la  brèche  de 
Sainte-Eulalie.  A  partir  du  23  du  même  mois,  la 
guillotine  fut  installée  sur  la  place  de  la  Nation  pour 
n'en  plus  disparaître  jusqu'au  14  août  1794.  Ge  fut 
pour  Bordeaux  l'ère  des  martyrs.  La  dictature  fut 
proclamée  :  elle  fut  exercée  d'abord  par  Ysabeau  et 
Tallien,  jeune  homme  de  moins  de  vingt  ans  !  Le 
tribunal  révolutionnaire,  présidé  par  le  sinistre  La- 
combe,  choisit  ses  victimes  dans  tous  les  rangs  de  la 
société  ;  mais  les  prêtres  étaient  sa  proie  de  choix 
pour  laquelle  il  n'y  avait  point  de  quartier  ;  les  exé- 


1.  Le  décret  du  26  août  1792,  auquel  Louis  et  Biaise  avaient 
été  forcés  d'obéir  en  s'exilant. 


LA    TERREUR  29 

cutions  étaient  fréquentes,  et  le  passage  de  la  char- 
rette fatale  devint  un  spectacle  habituel  à  travers  les 
rues  de  Bordeaux, 

Néanmoins  l'abbé  Chaminade  demeura  dans  la 
ville  avec  une  quarantaine  d'autres  prêtres  fidèles.  11 
dut  bien  des  fois  rencontrer  le  funèbre  cortège,  et, 
lorsqu'il  traversait  la  place  de  la  Nation^,  voir,  au 
pied  de  l'instrument  sinistre,  le  trou  destiné  à  rece- 
voir le  sang  des  victimes.  S'il  venait  à  longer  les 
murs  du  fort  de  Hà,  s'il  passait  aux  abords  du  Sé- 
minaire, des  Carmélites,  des  Orphelines,  ou  du  Palais 
Brutus,  il  pouvait  entendre  les  gémissements  de  cen- 
taines de  prêtres  qui,  accumulés  dans  d'infectes  pri- 
sons, attendaient  qu'on  les  embarquât  pour  les  plages 
inhospitalières  de  la  Guyane  ou  de  Madagascar.  Au 
port,  le  spectacle  était  plus  navrant  encore  :  entassées 
à  fond  de  cale,  les  malheureuses  victimes  enduraient 
des  souffrances  atroces,  plus  horribles  que  la  mort. 

Sans  se  déconcerter  à  la  vue  des  dangers  auxquels 
il  s'exposait,  l'abbé  Chaminade  se  contenta  de  prendre 
les  précautions  commandées  par  la  prudence.  Lais- 
sant croire  qu'il  avait  émigré,  il  se  déroba  aux  re- 
gards indiscrets  ou  malveillants,  chargea  son  père  de 
le  suppléer  dans  toutes  les  formalités  qui  incombent  à 
un  propriétaire  d'immeuble,  et  environna  Saint-Lau- 
rent de  toutes  les  sécurités  possibles  vu  l'état  des 
lieux.  La  propriété  n'avait  qu'une  porte  accessible 
du  dehors  ;  cette  porte  fut  confiée  à  un  bon  gardien, 
un  chien  dressé  à  prolonger  ses  aboiements  à  l'arri- 
vée des  personnes  inconnues.    Un  vigneron,   le   ci- 

1.  Aujourd'hui  place  Gambetta,  autrefois  place  Dauphine. 


30  CHAPITRE    II 

toyen  Bontemps,  sans-culotte  déclaré,  incapable  d'être 
de  connivence  avec  un  ci-devant  calotin,  était  au 
service  de  la  maison;  on  le  garda  à  dessein.  Quand 
il  venait  travailler,  le  chien  l'annonçait  par  de  longs 
aboiements  qui  permettaient  à  l'abbé  de  se  dissimu- 
ler. Enfin,  une  servante,  Marie  Dubourg,  bordelaise 
de  race,  bavarde  et  avisée,  fidèle  jusqu'au  sacrifice  ^ 
avait  le  talent  de  faire  causer  les  gens  pour  deviner 
les  motifs  de  leur  visite,  et  s'entendait  à  merveille 
dans  l'art  de  les  éconduire  poliment  ou  de  les  amu- 
ser pour  gagner  du  temps. 

Diverses  cachettes  étaient  ménagées  dans  l'inté- 
rieur de  la  maison.  L'une  d'elles  était  une  chambrette 
souterraine  accessible  par  une  trappe  qui  s'ouvrait 
dans  le  fruitier.  L'abbé  Chaminade  y  disait  la  messe. 
Il  s'y  réfugiait  aussi  en  cas  d'alerte  ;  la  trappe  alors 
se  refermait  sur  lui  et  on  la  dissimulait  sous  une 
couche  de  paille. 

Ce  n'est  pas  l'intérêt  personnel  qui  avait  dicté  ces 
précautions  :  l'abbé  Chaminade  n'entendait  sauvegar- 
der sa  vie  que  pour  l'exposer  sans  cesse  au  profit  des 
âmes;  journellement  il  affrontait  les  plus  grands 
dangers  pour  leur  porter  les  secours  de  son  minis- 
tère, et  l'abbé  Joseph  Boyer,  qui  administrait  le 
diocèse  au  nom  de  ^Igr  de  Cicé,  alors  réfugié  en 
Angleterre,  savait  qu'il  pouvait  compter  sur  lui  de  la 
façon  la  plus  absolue.  Le  peuple  de  Bordeaux 
méritait  d'ailleurs  les  dévouements  sacerdotaux  dont 
il  fut  l'objet  pendant  ces   sombres  journées;  il   était 


].  Elle  demeura  jusqu'à  sa  mort  (février  1847)  au  service  de 
l'abbé  Chaminade. 


LA   TERREUR  31 

resté  religieux,  et  malgré  le  décret  du  28  germinal 
an  II  (11  avril  1794),  condamnant  quiconque  recelait 
un  prêtre  réfractaire,  de  nombreux  fidèles  recher- 
chaient le  secours  des  sacrements  et  le  procuraient 
aux  autres. 

Tandis  que  dans  les  églises  désaffectées  s'étalait  la 
mascarade  du  culte  de  la  Raison,  les  chrétiens,  comme 
au  temps  des  catacombes,  célébraient  les  saints  mys- 
tères dans  des  oratoires  cachés.  Celui  de  Mme  Dey- 
res,  rue  des  Ayres,  était  particulièrement  fréquenté. 
Il  était  caché  au  fond  d'un  chai,  dans  un  immeuble 
dont  la  façade  sur  rue  était  occupée  par  une  boutique 
de  plombier.  Afin  de  détourner  l'attention,  IMme  Dey- 
res  avait  chargé  ses  enfants,  dont  l'aîné  n'avait  que 
huit  ans,  de  réunir  dans  cette  boutique  leurs  petits 
amis  du  voisinage  et  d'y  faire  un  vacarme  infernal. 
C'est  dans  cette  chapelle  que  les  prêtres  qui  exerçaient 
secrètement  le  saint  ministère  à  travers  la  ville  avaient 
leur  rendez-vous.  C'est  là  qu'ils  venaient  prendre  les 
instructions  de  leur  chef  hiérarchique,  l'abbé  Joseph 
Boyer;  là,  qu'ils  recevaient  les  calices  d'étain  destinés 
à  la  célébration  des  saints  mystères;  là,  qu'ils  priaient 
ensemble  le  Sacré-Cœur  de  Jésus  i.  M.   Chaminade 


1.  Au  plus  fort  de  la  tourmente,  quand  déjà  vingt  prêtres 
avaient  péri  sur  léchafaud,  M.  Boyer  inspira  à  ses  collègues 
la  pensée  dune  association  de  prières,  destinée  à  obtenir  du 
Sacré-Cœur  la  conversion  des  pécheurs  par  Fentremise  des 
saints  Cœurs  de  Marie  et  de  Joseph.  Le  jour  même,  une  perqui- 
sition générale  fut  ordonnée  dans  toute  la  ville  pour  découvrir 
les  vingt  prêtres  qui  s'y  cachaient  encore  :  aucun  ne  fut  sur- 
pris. L'association,  fondée  sous  de  si  heureux  auspices,  prit 
un  grand  développement  et  engloba  tout  ce  que  Bordeaux 
comptait  de  catholiques  lidèles.  L'Adoration  perpétuelle  fut 
établie  dans  l'oratoire  des  demoiselles  Vincent,  où  la  sainte 


32  CHAPITRE    II 

s'y  rendait  souvent;  parmi  les  jeunes  tapageurs  de 
la  boutique  du  plombier  il  choisissait  les  enfants  de 
chœur  qui  devaient  lui  faciliter  la  visite  des  malades 
Munis  de  quelque  objet  pris  dans  le  magasin,  ceux- 
ci  étaient  censés  faire  des  commissions  pour  la  maison  ; 
servant  à  la  fois  d'avant-garde  et  de  sentinelles,  ils 
ouvraient  le  chemin  ou  arrêtaient  la  marche  lors- 
qu'il y  avait  danger  d'avancer.  Mais  pour  être  accom- 
pagné et  aidé  par  ces  enfants,  il  fallait  au  prêtre  un 
travestissement  qui  lui  permît  de  parler  avec  eux 
dans  la  rue  sans  attirer  l'attention  du  public. 
M.  Chaminade  se  déguisait  donc  en  chaudronnier; 
affublé  d'un  costume  de  travail,  le  visage  noirci  de 
charbon,  un  chaudron  sur  le  dos,  il  s'en  allait  d'un 
pas  lourd  le  long  des  maisons,  criant  d'une  voix 
haute  et  très  calme,  de  la  voix  d'un  homme  qui  ne 
court  pas  le  moindre  danger  :  Chaudron  !  chaudron  ! 
Les  enfants  pénétraient  dans  la  maison  où  l'on  avait 
besoin  du  prêtre,  s'assuraient  qu'on  pouvait  s'y 
introduire  sans  rencontrer  quelque  personnage  sus- 
pect, et  venaient  faire  signe  au  prétendu  chaudron- 
nier qui  entrait  alors  et  redevenait,  auprès  de  ceux 
qui  l'attendaient,  le  ministre  de  Dieu. 

Qu'on  se  représente  l'extraordinaire  sang-froid 
qu'il  fallait  pour  jouer,  sans  se  trahir,  un  pareil 
jeu  !  A  la  moindre  imprudence,  c'était  la  guillotine 
assurée;  sur  les  quarante  prêtres  restés  à  Bordeaux 


Réserve  était  conservée  en  permanence.  D'autres  réunions 
avaient  lieu  dans  les  divers  oratoires  de  la  ville.  Tous  les 
jours,  à  cinq  heures,  les  associés  épars  çà  et  là,  en  prison  ou 
ailleurs,  tombaient  à  genoux  et  faisaient  l'adoration  en  union 
les  uns  avec  les  autres. 


LA    TERREUR  33 

pour  Y  exercer  le  saint  ministère,  vingt  avaient, 
Lien  avant  la  fin  de  la  Terreur,  porté  leur  tête  sur 
l'échafaud. 

Mais  Joseph  Chaminade  ne  connaissait  pas  la  peur. 
S'abandonnant  à  la  Providence,  il  était  l'homme  de 
Dieu,  qui  n'a  plus  qu'une  pensée,  l'œuvre  de 
Dieu.  Qu'au  bout  de  cette  œuvre  il  y  eût  la  prison 
et  la  mort,  cela  importait  peu  au  prêtre  fidèle 
qui  s'appropriait  le  mot  du  Psalmiste  :  «  Si  des 
armées  s'avançaient  contre  moi,  mon  cœur  ne  con- 
naîtrait pas  la  crainte  ^  »  Il  se  savait  pourtant  no- 
minativement dénoncé,  et  même  activement  recher- 
ché, comme  il  put  un  jour  s'en  assurer  par  lui- 
même.  Il  s'en  allait  déguisé  suivant  son  habitude, 
quand  des  patriotes,  qui  couraient  à  sa  poursuite 
lui  crièrent  :  «  N'as-tu  pas  vu  le  calotin  Chaminade 
passer  par  ici  ?»  —  «  Mais  oui,  répondit-il  le  plus 
naturellement  du  monde,  courez  vite  pour  le  rattra- 
per »  ;  puis,  s'adressant,  goguenard,  aux  derniers  : 
«  Vous  allez  les  exterminer  tous,  de  façon  qu'il 
n'en  reste  pas  même  pour  la  graine  ?  » 

Il  variait  ses  déguisements.  Souvent  il  se  costumait 
en  marchand  ambulant,  et,  sous  le  prétexte  d'offrir 
ses  articles  divers,  il  trouvait  accès  dans  les  maisons 
où  l'appelait  son  zèle.  Dans  la  rue  Le^-teire,  il  était 
particulièrement  connu  comme  colporteur  d'aiguilles. 

En  recourant  avec  prudence  à  ces  pieux  strata- 
gèmes, et  en  les  variant  à  propos,  l'abbé  Chaminade 
réussit  à  fournir  un  ministère  des  plus  actifs.  Il 
entendait  les  confessions,  portait  le   saint  Viatique, 

1.  Ps.  XXVI,  5. 


34  CHAPITRE    II 

baptisait  les  enfants,  bénissait  les  mariages;  à  tous 
ceux  qu'il  pouvait  atteindre,  il  rappelait  les  enseigne- 
ments de  notre  foi  et  ses  divines  espérances.  Mme  Du- 
rand des  Granges,  femme  du  président  de  la  Cour, 
ne  racontait  jamais  sans  émotion  comment  M.  Gha- 
minade  avait  pu  pénétrer  dans  son  hôtel,  bénir  son 
mariage  et  dire  la  messe  dans  un  placard  du  salon, 
tandis  que  des  enfants  faisaient  le  guet  dans  la  rue. 
Mais  quels  risques  ne  courait-il  pas  !  De  sa  propre 
bouche,  et  Dieu  sait  pourtant  combien  il  parlait  peu 
de  lui-même,  ses  disciples  ont  recueilli  le  récit  de 
plusieurs  chaudes  alertes.  Dans  une  certaine  maison, 
il  célébrait  le  saint  sacrifice  au  fond  d'un  réduit  fort 
étroit  où  la  lumière  du  jour  ne  pénétrait  jamais.  Une 
nuit,  lorsque  déjà  il  avait  dépassé  la  consécration,  la 
maison  fut  envahie;  on  n'eut  que  le  temps  de  ren- 
fermer sur  lui  la  porte  du  réduit.  De  là  il  put  en- 
tendre les  imprécations  lancées  contre  le  prêtre  ré- 
fractaire;  il  tenait  en  main  la  sainte  hostie,  prêt  à 
communier  en  viatique  dans  le  cas  où  la  Providence 
permettrait  qu'il  fût  découvert.  Dans  une  autre  cir- 
constance, il  fut  surpris  avec  deux  prêtres  qui  s'étaient 
réunis  pour  recevoir  le  sacrement  de  pénitence.  Une 
issue  était  prévue  par  le  toit  d'une  maison  voisine  ; 
les  deux  confrères  eurent  le  temps  de  s'esquiver. 
Quant  à  l'abbé  Ghaminade,  il  se  présenta  aux  agents 
comme  s'il  eût  été  le  maître  de  la  maison.  «  Vous 
avez  ici  des  prêtres  que  vous  recelez  »,  lui  dit-on.  — 
«  Vous  voyez  des  prêtres  partout,  répliqua-t-il  d'un 
ton  insouciant;  cherchez,  tout  est  ouvert.  »  Des 
sentinelles  furent  placées  à  toutes  les  portes  et  la 
perquisition  commença.  Pendant  ce  temps,  le  prétendu 


LA    TERREUR  35 

maître  de  la  maison  se  promenait  dans  le  corridor 
et  réfléchissait  au  moyen  de  s'évader  lui-même,  car 
son  jeu  pouvait  être  découvert;  déjà  il  avait  choisi 
sa  cachette,  lorsque  la  servante  venant  à  passer  lui 
conseilla  de  n'y  point  rester.  A  peine  avait-il  repris 
sa  promenade  que  la  cachette  fut  en  effet  visitée.  Il 
ne  lui  restait  qu'à  prendre  le  même  chemin  que  ses 
confrères.  ^lais  dès  qu'il  s'échappa,  on  se  mit  à  sa 
poursuite  :  il  eut  été  perdu  si  une  vieille  femme  ne 
se  fût  trouvée  sur  le  passage  des  agents  dans  une 
chambrette  du  grenier  et  ne  les  eût  arrêtés  assez 
longtemps  pour  permettre  au  fugitif  de  gagner  le 
toit. 

A  Saint-Laurent,  malgré  les  plus  sages  précau- 
tions, la  sécurité  était  loin  d'être  parfaite.  Un  jour, 
l'abbé  Chaminade  ne  dut  son  salut  qu'à  l'habileté  de 
la  femme  de  service  qui,  par  une  causerie  adroite- 
ment prolongée  avec  les  policiers,  lui  donna  le  temps 
de  gagner  sa  retraite. 

Une  autre  fois,  les  agents  envahirent  si  brusque- 
ment la  maison  qu'on  n'eut  que  le  temps  de  renverser 
sur  lui  une  cuve  à  lessive  entreposée  dans  la  cui- 
sine. Après  une  visite  infructueuse,  les  agents,  pour 
boire  un  verre,  s'installèrent  autour  de  la  cuve,  qui 
leur  servit  de  table.  On  se  figure  aisément  l'émotion 
du  prisonnier  blotti  dans  cet  étrange  refuge  où, 
selon  sa  propre  expression,  «  l'épaisseur  d'une 
planche  le  séparait  seule  de  l'échafaud  ».  Dans  une 
autre  alerte,  il  n'eut  pas  même  le  temps  de  gagner 
l'une  des  cachettes  de  la  maison;  il  s'échappa  de 
l'enclos  par  une  issue  dérobée  et  se  retira  dans  un 
bois   de  pins   des   environs     Les   agents    cependant 


36  CHAPITRE    II 

enfonçaient  les  portes,  fouillaient  les  coins  les  plus 
reculés  et  parcouraient  la  propriété  en  tous  sens;  ils 
s'en  allèrent,  convaincus  qu'ils  avaient  été  trompés 
et  que  le  prêtre  recherché  avait  passé  en  Espagne, 
comme  le  bruit  s'en  était  répandu. 

Cette  vie  d'alarmes  constantes  se  prolongea  pen- 
dant neuf  longs  mois.  Enfin  le  9  thermidor  (27  juil- 
let 1794)  marqua  la  fin  de  la  dictature  de  Robes- 
pierre. La  Commission  militaire  fut  supprimée  à 
Bordeaux  dans  les  premiers  jours  d'août,  et  bientôt 
la  tête  de  Lacombe,  le  trop  actif  pourvoyeur  de  la 
guillotine,  roulait  à  son  tour  surl'échafaud.  Dès  le  com- 
mencement de  l'année  suivante,  le  décret  du  3  ven- 
tôse an  III  (31  février  1795)  rendit  aux  citoyens  le 
libre  exercice  de  leur  culte.  Les  prisons  de  la  ville 
se  vidèrent  peu  à  peu  en  janvier  et  en  février;  des 
oratoires  s'ouvrirent  au  culte  public.  L'abbé  Chami- 
nade  sortit  de  sa  retraite,  s'installa  à  son  domicile 
légal,  rue  Abadie,  et  ouvrit  très  ostensiblement  une 
chapelle  au  numéro  14  de  la  rue  Sainte-Eulalie.  Comme 
il  avait  été  inscrit  sur  la  liste  des  émigrés,  à  la 
suite  des  recherches  infructueuses  de  la  police  pour 
le  découvrir,  et  que  les  lois  contre  les  émigrés  res- 
taient en  vigueur,  il  demanda  et  obtint,  le  9  juil- 
let 1795,  un  certificat  de  résidence  attestant  sur  la 
foi  de  neuf  témoins  qu'il  «  résidait  et  avait  résidé 
sans  interruption  rue  Abadie,  numéro  8,  depuis  le 
mois  de  mai  1790  jusqu'à  ce  jour  ».  Muni  de  ce  docu- 
ment, il  sollicita  sa  radiation  de  la  liste  des  émigrés 
et  attendit  la  réponse  tout  en  continuant  le  fruc- 
tueux ministère  qu'il  avait  si  bien  commencé  pendant 
la  Terreur. 


PRETRES    JUREURS  37 

La  Convention  avait  accordé  aux  prêtres  la  faculté 
d'exercer  librement  les  fonctions  sacerdotales,  à  la 
condition  toutefois  de  faire  une  déclaration  de  soumis- 
sion aux  lois  de  la  République  ;  mais  elle  avait  dé- 
cidé en  même  temps  que  la  Constitution  civile  du  clergé 
n'était  plus  une  loi  de  la  République  (circulaire  du 
29prairial=17  juin  1795).  La  déclaration  demandée 
n'était  donc  plus  schismatique.  Aussi  bien  M.  Chami- 
nade  n'avait  pas  à  la  faire  puisqu'il  n'exerçait  aucune 
fonction  officielle;  mais  il  crut  bien  agir  en  la  con- 
seillant à  ses  confrères. 


La  générosité  des  prêtres  martyrs  ou  confesseurs 
de  la  foi  avait  eu  sa  triste  contre-partie  dans  la 
défection  des  égarés  qui  avaient  prêté  serment  à  la 
Constitution  civile  du  clergé.  Les  prêtres  demeurés 
fidèles  firent  entendre  un  appel  charitable  à  ceux  de 
leurs  frères  qui  avaient  failli  ;  ils  eurent  la  consola- 
tion de  le  voir  entendu,  et  bientôt  un  grand  nombre 
de  «  jureurs  »,  comme  on  disait  alors,  demandèrent 
leur  réconciliation  avec  l'Eglise. 

Les  saints  canons  déféraient  au  tribunal  du  Pape 
les  prêtres  schismatiques  ;  mais,  ce  recours  étant  im- 
possible en  ces  temps  de  guerre  et  de  désordre,  le 
Saint-Siège  ne  se  réserva  que  l'absolution  des  évêques 
schismatiques,  et  il  délégua  aux  Ordinaires  des  dio- 
cèses les  pouvoirs  nécessaires  pour  l'absolution  des 
simples  prêtres. 

M.  Chaminade  était  entouré  d'un  tel  respect,   sa 


38  CHAPITRE   11 

belle  conduite  pendant  la  Terreur  avait  fait  éclater 
si  visiblement  son  zèle  pour  le  service  de  Dieu,  il 
jouissait  d'une  si  grande  réputation  de  savoir  et  de 
prudence  que  M.  Boyer,  l'administrateur  du  diocèse, 
n'hésita  pas  à  le  déléguer  comme  pénitencier  chargé 
spécialement  de  la  réconciliation  des  prêtres  asser- 
mentés. Il  n'avait  pas  encore  trente-cinq  ans,  mais, 
comme  a  dit  un  de  ses  disciples,  a  il  était  de  ces 
hommes  chez  lesquels  la  sagesse  et  la  maturité  de- 
vancent les  années.  » 

Le  souverain  Pontife  exigeait  la  résignation  des 
fonctions  usurpées  en  vertu  du  serment,  une  rétracta- 
tion publique  du  schisme,  et  une  pénitence  propor- 
tionnée, d'un  côté  aux  fautes,  de  l'autre  aux  forces  et 
aux  dispositions  du  sujet  repentant.  L'application  de 
ces  règles  réclamait  un  grand  tact,  et  ce  ministère 
coûta  beaucoup  de  peines  à  l'abbé  Ghaminade  d'après 
l'aveu  qu'il  en  fit  plus  tard  à  plusieurs  de  ses  dis- 
ciples ;  mais  il  s'y  dévoua  avec  la  plus  grande  charité. 
C'est  dans  son  oratoire  de  la  rue  Sainte-Eulalie  qu'il 
recevait  les  rétractations  ;  il  ne  se  passait  guère  de 
dimanche  sans  que  cette  touchante  cérémonie  se  renou- 
velât pour  un  ou  plusieurs  prêtres.  Pendant  l'office 
divin,  ces  pénitents  s'avançaient  et  lisaient  une  décla- 
ration où,  résumant  l'histoire  de  leurs  égarements,  ils 
entremêlaient  leurs  aveux  de  Texpression  de  leur  re- 
pentir. Lorsque  l'âge  ou  les  infirmités  les  mettaient 
hors  d'état  d'accomplir  en  personne  cette  cérémonie 
expiatrice,  ils  se  faisaient  représenter  par  un  confrère 
qui  lisait  à  leur  place  la  rétractation  envoyée  par  eux. 
L'un  de  ces  vieillards  écrit  à  ce  propos  à  M.  Ghaminade  : 
«  ]\L  Rudel  m'a  dit  qu'un  prêtre  prononcerait  en  mon 


PRÊTRES    JUREURS  89 

nom  ma  rétractation  dans  votre  sainte  assemblée, 
qu'il  y  prendrait  ma  place,  la  place  d'un  suppliant. 
Quel  qu'il  soit,  je  l'en  remercie  de  toute  mon  âme, 
j'approuve,  je  ratifie  tout  ce  que  la  charité  lui  inspi- 
rera de  faire  pour  moi.  Je  joins  mon  cœur  à  son  cœur, 
mes  sentiments  à  ses  sentiments  ;  j'admire  en  cette  oc- 
casion l'étendue  de  ses  bontés,  que  le  juste  prenne  la 
place  du  pécheur  ;  ce  prêtre  rempli  de  charité  imite  ici 
notre  divin  Maître  qui,  étant  la  sainteté,  la  justice 
elle-même,  a  bien  voulu  se  charger  de  nos  péchés.  » 

Souvent  le  repentir  de  ces  pénitents  prend  l'expres- 
sion la  plus  touchante.  Voici  comment  s'exprime 
le  vieux  curé  de  Massugas,  âgé  de  quatre-vingt- 
quatre  ans  :  «  Hélas  !  Seigneur,  s'écrie-t-il,  mes  ini- 
quités sont  sans  nombre,  mais  vos  miséricordes  sont 
infinies.  Je  ne  cherche  pas  à  m'excuser,  je  rappellerai 
au  contraire  avec  amertume  les  années  de  mes  éga- 
rements... Désirant,  autant  qu'il  est  en  moi,  me  re- 
lever de  mes  chutes,  réparer  le  scandale  que  j'ai 
donné,  je  déclare  en  face  des  saints  autels  et  dans 
cette  sainte  assemblée,  que  je  rétracte  le  malheureux 
serment  de  la  Constitution  civile  du  clergé.  Je  déteste 
le  schisme  et  tous  ses  adhérents,  et,  réduit  à  la  pau- 
vreté, je  renonce  à  toute  pension  qui  me  serait  ac- 
cordée à  la  faveur  des  funestes  serments.  » 

Le  curé  de  Gensac  recourt  aux  prières  des  prêtres 
et  des  fidèles,  sollicitant  leur  intercession  comme 
jadis  les  pénitents  dans  la  primitive  Eglise  :  «  Je  sup- 
plie, dit-il,  les  ministres  des  saints  autels  que  la  grâce 
a  soutenus  dans  le  devoir,  je  supplie  les  fidèles  as- 
sistant à  cette  cérémonie,  de  lever  leurs  mains  et 
leurs  cœurs  vers  l'Eternel,  le  Dieu  de  toute  miséri- 


40  CHAPITRE    II 

corde,  afin  de  faire  descendre  sur  un  misérable  et 
très  misérable  l'abondance  des  grâces  qui  me  lavent, 
me  purifient,  me  guérissent  de  toutes  mes  souillures 
et  m'en  préservent  pour  l'avenir.  » 

Des  conditions  sévères  étaient  mises  à  la  réhabili- 
tation des  ministres  infidèles.  Le  Concordat  de  1801 
obligea  l'Eglise  à  des  formes  plus  douces  ;  ces  miti- 
gations  eurent  des  suites  regrettables,  comme  on  le 
sait.  Les  assermentés  vraiment  repentants  n'étaient 
pas  arrêtés  par  les  rigueurs  canoniques  ;  quelques- 
uns  même  devinrent  d'ardents  apôtres  du  mouvement 
de  retour.  Aussi  bien  la  conduite  de  l'abbé  Chami- 
nade  reçut  l'approbation  de  tous.  Les  lettres  que  lui 
adressaient  après  leur  réhabilitation  les  pauvres  éga- 
rés, témoignent  non  seulement  du  respect  dû  à  l'auto- 
rité dont  il  était  revêtu,  mais  aussi  de  la  confiance 
inspirée  par  sa  mansuétude.  Il  se  montrait  dès  lors 
tel  qu'il  fut  dans  toute  sa  carrière  :  incapalile  de 
transiger  sur  les  principes,  mais  plein  de  considéra- 
tion, d'égards  et  d'attentions  pour  les  personnes. 


L'accalmie  qui  avait  suivi  la  réaction  thermido- 
rienne ne  dura  guère  plus  d'un  an.  Avant  de  se  sé- 
parer, les  membres  de  la  Convention  remirent  en  vi- 
gueur, par  le  décret  du  3  brumaire  an  IV  (25  octobre 
1795),  toutes  les  lois  contre  les  prêtres  réfractaires  ; 
le  Directoire,  succédant  à  la  Convention,  accepta  ce 
legs  odieux.  La  violence  se  déchaîna  sous  des  formes 
nouvelles  :   on  ne   condamnait  plus  à  mort  ;  mais  la 


PRELUDES   APOSTOLIQUES  41 

«  guillotine  sèche  »,  selon  l'expression  de  Tronson 
du  Goudray,  c'est-à-dire  la  déportation  à  l'île  d'Olé- 
ron  ou  à  la  Guyane,  ne  fit  guère  moins  de  victimes. 
La  municipalité  bordelaise  s'empressa  de  dresser,  à 
la  date  du  13  novembre,  une  liste  de  75  prêtres 
émigrés  ou  réputés  tels,  qui  avaient  reparu  dans  la 
ville  ;  la  police  était  chargée  de  procéder  à  leur  ar- 
restation immédiate.  Le  nom  de  l'abbé  Chaminade 
figurait  dans  la  liste  fatale  ;  on  n'avait  pas  accédé 
à  sa  demande  du  9  juillet.  Qu'allait-il  faire  ?  Rester 
à  Bordeaux  paraissait  impossible  :  le  ministère  qu'il 
venait  d'exercer  avec  tant  de  publicité  l'avait  signalé 
à  l'attention  générale  ;  il  était  connu  maintenant  et 
de  plus  nommément  désigné  aux  poursuites  des 
agents.  D'un  autre  côté,  comment  se  dérober  à  sa 
mission  auprès  des  assermentés  qui  venaient  à  rési- 
piscence ?  Comment  aussi  abandonner  certaines  âmes 
éprises  de  saints  désirs,  qui  venaient  lui  demander 
par  quels  chemins  elles  aboutiraient  à  la  vie  par- 
faite ? 

Il  résolut  de  rester.  Le  1^^  novembre,  fermant  son 
oratoire,  il  laissa  courir  le  bruit  de  son  départ, 
chargea  son  père  de  parler  et  d'agir  en  son  nom, 
puis  bientôt,  reprenant  ses  déguisements,  il  se  remit 
à  braver  le  danger.  Ge  furent  de  nouveau  les  messes 
célébrées  en  cachette,  les  sacrements  portés  aux 
malades  en  dépit  de  la  surveillance  inquiète  des  pa- 
triotes, la  parole  de  Dieu  annoncée,  portes  closes, 
dans  les  maisons  particulières.  Ge  fut  surtout  la  con- 
tinuation d'un  apostolat  commencé  déjà  sous  la  Ter- 
reur, le  soin  spécial  des  âmes  jeunes.  La  société 
nouvelle,    sortie   de  la    crise  révolutionnaire,   allait 


42  CHAPITRE   II 

être  mise  en  demeure  d'opter  entre  la  loi  du  Christ 
et  celle  des  philosophes.  A  n'en  pas  douter,  son 
choix  dépendrait  de  l'attitude  que  prendrait  la  géné- 
ration qui  alors  atteignait  ses  vingt  ans.  Or  qu'at- 
tendre d'une  jeunesse  formée  par  les  leçons  d'une 
Révolution  basée,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  sur  le  dogme 
de  l'irréligion  ?  Il  incombait  à  l'Eglise  de  soustraire 
les  jeunes  âmes  à  cette  influence  néfaste,  et  de  res- 
taurer, en  face  des  nouvelles  idoles,  le  haut  et  ré- 
confortant idéal  chrétien. 

M.  Chaminade  y  consacra  sa  vie.  Il  ne  pouvait 
songer  encore  à  s'attaquer  au  grand  nombre  ;  il  jugea 
plus  expédient  de  préparer,  dans  la  jeunesse  des 
deux  sexes,  une  élite  dontilpCit  faire  l'âme  de  l'apos- 
tolat futur.  C'était  au  reste  une  tâche  pour  laquelle 
il  était  admirablement  doué.  Grand  maître  dans  l'art 
de  gagner  les  cœurs,  il  était  dès  lors  un  centre  au- 
tour duquel  les  jeunes  gens  se  réunissaient  volontiers. 
Au  cours  d'entretiens  familiers  et  discrets,  il  s'appli- 
quait à  prémunir  leur  foi  et  leurs  mœurs  contre  les 
dangers  du  siècle  ;  il  les  formait  à  la  vertu,  leur 
présentait  l'apostolat  comme  en  étant  la  meilleure 
sauvegarde.  11  les  initiait  au  rôle  considérable  qu'il 
leur  destinait,  espérant  bien  que,  non  contents  de 
bénéficier  de  l'apostolat  comme  moyen  de  salut  per- 
sonnel, ils  s'en  feraient  une  arme  pour  conquérir  d'au- 
tres âmes  à  Jésus-Christ. 

Dans  cette  mission  auprès  des  jeunes  gens, 
M.  Chaminade  était  servi  par  des  avantages  pré- 
cieux; la  considération  dont  il  était  entouré,  sa  ré- 
putation de  prudence  et  de  savoir  forçaient  leur  res- 
pect;  la  distinction  de  toute  sa  personne,  l'aménité 


PRELUDES    APOSTOLIQUES  43 

de  ses  manières,  l'expression  de  douceur  répandue 
sur  ses  traits,  le  charme  de  sa  conversation  les  atti- 
raient vers  lui.  Mais  la  raison  profonde  de  son  as- 
cendant sur  eux,  c'est  qu'il  leur  apparaissait  comme 
un  saint.  Un  de  ses  disciples  écrivait  :  «  J'ai  trouvé 
le  prêtre  que  cherchait  mon  cœur.  C'est  un  saint;  il 
est  mon  guide,  il  sera  mon  modèle,  car  je  serai 
prêtre;  ma  résolution  est  plus  que  jamais  inébran- 
lable.  Je  ne  le  serai  pas  sitôt  que  je  le  voudrais  :  les 
temps  sont  difficiles.  Je  continuerai  à  travailler  tous 
les  jours  :  je  ne  puis  voir  ce  saint  que  le  soir,  et 
encore  pas  tous  les  soirs.  ^lais  il  m'assure  que  bien- 
tôt il  me  gardera  avec  lui  nuit  et  jour,  et  que  je  serai 
son  premier  disciple.  C'est  son  espoir  et  c'est  le 
mien.  »  Celui  qui  parle  ainsi,  c'est  Denys  Joffre, 
que  tout  le  diocèse  de  Bordeaux  appellera  plus  tard 
«  le  saint  curé  de  Gaillan  ». 

Le  projet  auquel  il  est  fait  ici  allusion  ne  devait 
pas  se  réaliser,  car  un  nouvel  ouragan  allait  bientôt 
se  déchaîner  qui  en  empêcherait  l'exécution  ;  mais  la 
lettre  qui  nous  le  révèle  montre  sur  le  vif  comment 
l'abbé  Chaminade  devenait  irrésistiblement  pour  ses 
disciples  le  maître  aimé  et  toujours  écouté.  En  lui 
leur  apparaissait  la  beauté  d'une  âme  toute  remplie 
de  Dieu  ;  son  commerce  leur  était  comme  une  révéla- 
tion du  mystère  de  la  vie  de  Jésus  dans  le  chrétien, 
et  promptement,  à  le  voir,  une  grande  espérance,  un 
désir  ardent  naissait  en  eux  :  «  Il  m'apprendra  à 
aimer  le  Christ  comme  il  l'aime  !  Je  veux  rester  au- 
près de  lui  pour  qu'il  m'apprenne  à  me  donner  à 
Jésus-Christ.  » 

Parmi  ces  disciples  de  la  première  heure,  il  en  est 


44  CHAPITRE   II 

que  nous  retrouverons  plus  tard  autour  de  M.  Gha- 
minade,  tels  Louis  Arnaud  Laf argue,  son  cousin 
Raymond  Laf  argue,  Raymond  Damis  et  l'abbé  Guil- 
laume Bouet. 

En  même  temps  que  des  jeunes  gens,  M.  Ghami- 
nade  s'occupait  des  jeunes  personnes,  dans  le  même 
esprit  et  pour  les  mêmes  desseins.  En  1796,  nous 
le  voyons  donnant  une  retraite  à  laquelle  assistent 
Mlle  de  Lamourous,  Mlle  Angélique  Fatin  et  Mlle 
Marguerite  Bédouret;  ces  trois  personnes  deviendront 
des  fondatrices  d'Instituts  religieux  i.  Afin  de  les  pré- 
parer à  l'apostolat  qu'il  pressentait  devoir  être  leur 
partage  et  de  fournir  un  aliment  immédiat  à  leur 
zèle,  il  les  engagea  à  s'offrir  au  Sacré-Gœur  en  qua- 
lité de  victimes  pour  l'expiation  des  crimes  de  la 
France  et  pour  le  salut  des  âmes.  Gette  immolation 
généreusement  consentie.  Dieu  allait  la  demander 
effective  et  sans  délai  à  toutes  ces  âmes  :  aux  diri- 
gées et  plus  spécialement  au  directeur. 

Tout  le  travail  dont  nous  venons  de  parler,  l'abbé 
Ghaminade  l'avait  fait  en  se  cachant,  comme  pendant 
la  Terreur  ;  !Mlle  de  Lamourous  prévenait  les  gens  de 
sa  maison  de  l'avertir  du  passage  du  «  chaudronnier  », 
vu  qu'il  y  avait  presque  toujours  quelque  ouvrage 
pour  lui.  Or  voici  qu'au  printemps  de  l'année  1797, 
les  élections  ayant  donné  la  majorité  aux  modérés 
dans  le  conseil  des  Anciens  et  dans  l'Assemblée  des 
Ginq-Gents,  les   catholiques  purent   respirer  un  peu 


1.  Mlle  Fatin  fonda  la  Réunion  du  Sacré-Cœur  ;  Mlle  Bédouret 
établit  à  Pons  (Charente-Inférieure)  l'Institut  des  Ursulines  du 
Sacré-Cœur;  Mlle  de  Lamourous  créa  la  Maison  de  la  Miséricorde 
à  Bordeaux,  sous  la  direction  de  M.  Ghaminade. 


LEXIL  45 

plus  tranquillement.  Le  24  août,  un  décret  permit 
aux  prêtres  bannis  de  rentrer  en  France.  Ceux  qui 
n'avaient  pas  quitté  leur  patrie  reprirent  ouvertement 
leur  ministère  ;  l'abbé  Chaminade  s'installa  de  nou- 
veau rue  Sainte-Eulalie  et  y  rouvrit  son  oratoire. 
Cette  confiance  dans  la  sécurité  renaissante  allait  le 
conduire  tout  droit  à  l'exil. 

En  effet  les  jacobins,  se  voyant  sur  le  point  d'être 
dépouillés  du  pouvoir,  ne  reculèrent  pas  devant  un 
coup  de  force.  Par  la  violation  la  plus  éhontée  du 
suffrage  populaire,  ordre  fut  donné  au  général  Au- 
gereau  d'occuper  Paris,  les  élections  de  49  départe- 
ments furent  cassées,  et  deux  des  directeurs,  Garnot 
et  Barthélémy,  se  virent  déportés.  Ce  fut  le  coup 
d'État  du  18  fructidor  (4  septembre  1797).  Les  tristes 
vainqueurs  de  cette  journée  rapportèrent  sur-le-champ 
le  décret  du  24  août,  exigèrent  un  serment  de  haine 
à  la  royauté,  et  remirent  en  vigueur  les  lois  contre 
les  émigrés.  L'article  5  du  nouveau  décret  prévoyait 
le  cas  des  prêtres  qui  étaient  rentrés  en  France  ;  il 
leur  enjoignait  de  quitter  le  territoire  de  leur  com- 
mune dans  les  vingt-quatre  heure,  et  celui  de  la 
France  dans  les  quinze  jours,  sous  peine  de  dépor- 
tation. 

Le  coup  fut  si  soudain  que  l'abbé  Chaminade  n'eut 
pas  le  temps  de  le  parer.  On  lui  signifia  le  décret 
dans  son  domicile  de  la  rue  Sainte-Eulalie.  N'ayant 
pas  été  rayé  de  la  liste  des  émigrés,  malgré  les  dé- 
marches qu'il  avait  faites,  il  tombait  sous  le  coup  du 
décret  :  il  était  censé  avoir  émigré  et  être  rentré  en 
France.  Il  eut  beau  alléguer  qu'il  n'avait  rien  omis 
de  ce  qui  était  en  son  pouvoir,  on  le  somma  d'obéir 


46  CHAPITRE   II 

à  la  loi  et  le  11  septembre,  on  lui  délivra  un  passe- 
port pour  Bayonne  et  l'Espagne. 

La  veille,  il  avait  adressé  à  Mlle  de  Lamourous 
une  lettre  qui  reflétait  une  âme  toujours  calme,  tou- 
jours maîtresse  d'elle-même,  qui  n'est  troublée  par 
aucun  événement  et  qui  s'abandonne  en  toute  simpli- 
cité à  la  providence  du  Père  céleste  :  «  Nous  ne 
mourrons,  écrit-il,  qu'une  seule  fois,  il  est  vrai  ;  mais 
que  de  leçons  nous  recevons  de  la  Providence  pour 
nous  l'annoncer  et  nous  y  préparer!  Et  chacune  de 
ces  leçons  est  une  espèce  de  mort.  Que  doit  faire 
une  âme  fidèle  dans  le  chaos  des  événements  qui 
semblent  l'engloutir  ?  Se  soutenir  imperturbable- 
ment par  cette  foi  qui,  en  nous  faisant  adorer  les 
desseins  éternels  de  Dieu,  nous  assure  que  tout 
tourne  à  l'avantage  de  ceux  qui  l'aiment.  »  Il  termine 
ainsi  :  «  Je  demande  à  notre  Père  commun  que  cet 
éloignement  opéré  par  un  ordre  de  sa  providence,  ne 
nuise  pas  à  l'accomplissement  de  ses  desseins  sur 
nous.  Je  vous  demande  tous  les  jours  les  litanies  de 
la  sainte  Vierge  et  vous  souhaite,  comme  votre  père, 
la  grâce  et  la  paix  de  Jésus-Christ.  » 

En  quittant  Bordeaux,  M.  Chaminade  ne  laissait  à 
Saint-Laurent  que  son  vieux  père.  Déjà  il  avait  fermé 
les  yeux  à  sa  pieuse  mère,  le  9  septembre,  quelques 
jours  après  la  fin  de  la  Terreur.  Le  baiser  qu'il  donna 
à  son  père  fut  le  dernier,  car  il  ne  devait  plus  le  re- 
voir ici-bas.  Demeuré  seul,  le  bon  vieillard  prit  le 
parti  d'abandonner  sa  résidence  de  Saint-Laurent 
après  l'avoir  donnée  en  location.  Il  alla  rejoindre  à 
Périgueux  son  autre  fils  François  et  s'éteignit  entre 
ses  bras  le  4  mars  1799. 


CHAPITRE   III 
L'exil  en  Espagne  (1797-1800).  —  Joseph  et  Louis 

A  SaRAGOSSE.  —  M.  ClIAMINADE  REÇOIT  DANS  LE 
SANCTUAIRE  DE  NoTRE-DaME  DEL  PiLAR  DES  LU- 
MIERES  SUR  SON  APOSTOLAT  FUTUR.  —  SoN  RETOUR 

A  Bordeaux. 


Dans  quelle  ville  d'Espagne  l'abbé  Chaminade  at- 
tendrait-il l'heure  où  Dieu  devait  le  rappeler  en  France? 
Un  conseil  du  vénérable  archevêque  d'Auch,  ^Nlgr  de 
la  Tour-du-Pin-]Montauban,  le  fit  opter  pour  la  ca- 
pitale de  l'Aragon,  Saragosse,  la  cité  de  Notre-Dame 
del  Pilar.  L'archevêque  d'Auch  était  une  des  plus 
grandes  figures  de  l'épiscopat  à  cette  époque.  Sa 
fermeté  à  résister  à  toutes  les  exigences  injustes 
n'avait  d'égale  que  la  modération  de  ses  idées  et  la 
largeur  de  ses  vues.  C'est  seulement  sous  le  coup 
d'un  mandat  d'arrêt  qu'il  s'était  décidé  à  quitter  son 
diocèse  en  août  1791.  Dans  les  rapports  que  lui  fai- 
sait l'abbé  Culture,  son  vicaire  général  pour  le  dio- 


48  CHAPITRE    III 

cèse  de  Bazas*,  il  avait  appris  à  estimer  le  zèle  et  la 
prudence  du  pénitencier  de  Bordeaux,  à  qui  l'on  adres- 
sait les  assermentés  du  Bazadais  qui  désiraient  se 
rétracter.  La  résidence  qu'il  avait  choisie  était  le  mo- 
nastère de  Montserrat;  il  n'en  descendait  que  pour 
faire  les  séjours  nécessaires  à  Saragosse  où  était  ins- 
tallé provisoirement  le  siège  de  son  administration 
diocésaine  et  où  se  trouvaient  réunis  un  bon  nombre 
de  ses  prêtres  exilés.  Les  désirs  de  M.  Chami- 
nade  s'accordaient  pleinement  avec  l'indication  du 
prélat  ;  sa  dévotion  à  la  sainte  Vierge  l'attirait  vers 
le  sanctuaire  où  son  culte  était  en  si  grand  honneur, 
et  le  11  octobre  1797,  aux  premières  vêpres  de  la 
fête  de  Notre-Dame  del  Pilar,  il  entrait  à  Sara- 
gosse. 

Peu  après  son  arrivée  dans  cette  ville,  nous  trou- 
vons M.  Chaminade  formant  une  petite  communauté 
avec  son  frère  Louis,  l'abbé  Bouet,  deux  autres  prê- 
tres et  un  jeune  laïc,  François  Dubosc,  de  Bordeaux, 
dont  la  vie  pieuse,  pauvre  et  mortifiée  laissa  long- 
temps après  son  départ  le  plus  édifiant  souvenir  à 
tous  ceux  qui  en  avaient  été  les  témoins. 

Louis  Chaminade  avait  séjourné  d'abord  chez 
Mgr  de  Quévédo,  l'admirable  évêque  d'Orense^.  Ce 
prélat  déployait  envers  les  prêtres  français  une  cha- 
rité qui  surpasse  tout  éloge  ;  non  seulement  il  leur 
offrait  l'hospitalité  dans  son  diocèse,  mais  il  leur 
abandonnait  ses  propres  appartements  et  partageait 

1.  Bazas,  avant  la  Révolution,  était  un  évéché  relevant  du 
siège  métropolitain  d'Auch.  Ce  diocèse,  n'ayant  plus  d'évéque 
depuis  1782,  était  administré  directement  par  l'archevêque 
d'Auch. 


A   SARAGOSSE  49 

avec  eux  ses  revenus  épiscopaux.  A  Louis  Ghami- 
nade  il  assigna  son  palais  pour  demeure  et  une  place 
à  sa  table.  Le  pauvre  exilé  se  montra  digne  de  son 
bienfaiteur.  C'est  le  témoignage  que  lui  rendait  plus 
tard  son  frère  Joseph  :  «  Il  s'associa  à  toutes  les 
œuvres  de  charité  et  de  piété  qui  s'alliaient  à  sa  po- 
sition, et  il  voulut  en  être  membre  actif.  La  Provi- 
dence venait-elle  à  son  secours,  il  prodiguait  ce  qu'il 
recevait,  et  se  trouvait  ainsi  presque  toujours  lui- 
même  dans  la  gêne  :  son  pieux  stratagème  était  de 
doubler  les  aumônes  i.  »  Pendant  son  séjour  à  Orense, 
Louis  fut  mêlé  à  une  tentative  de  résurrection  de 
la  Compagnie  de  Jésus.  La  Compagnie  reconstituée 
devait  prendre  le  nom  de  Société  de  Marie;  mais 
cette  entreprise  échoua. 

A  la  nouvelle  du  fameux  décret  du  24  août  1797, 
fausse  lueur  d'espoir  que  bientôt  devait  suivre  une 
troisième  proscription,  Louis  résolut  de  rentrer  en 
France;  il  fit  en  actions  de  grâces  le  pèlerinage  de 
Saint-Jacques  de  Compostelle;  puis  il  s'embarqua  à 
la  Corogne  sur  un  bateau  en  partance  pour  Saint- 
Jean-de-Luz. 

Quel  ne  fut  pas  son  douloureux  étonnement 
lorsque,  dans  le  port  même,  au  moment  où  il  posait 
le  pied  sur  la  terre  de  France,  il  entendit  publier  le 
décret  qui  remettait  en  vigueur  toutes  les  lois  de 
persécution  contre  les  prêtres  insermentés  !  Obligé 
de  se  dérober  aussitôt  aux  agents  des  persécuteurs, 


1.  Notes  fournies  par  Joseph  Chaminade  à  l'avocat  David 
Monter  qui  prononça,  en  1808,  dans  une  réunion  de  la  Con- 
grégation, l'éloge  funèbre  de  Louis. 


go  CHAPITRE   ni 

il  reçut  l'hospitalité  d'une  bonne  chrétienne  qui  le 
cacha  dans  sa  maison.  Force  lui  était  de  retour- 
ner en  Espagne;  cependant  il  ne  put  s'y  résoudre 
sans  aller  à  Bayonne  s'informer  s'il  y  avait  un  nombre 
suffisant  de  prêtres  cachés  pour  venir  au  secours  des 
fidèles  :  il  y  apprit  que  son  aide  n'était  pas  néces- 
saire. Déjà  il  se  disposait  à  reprendre  seul  la  route 
de  l'exil,  quand,  par  un  coup  de  Providence  fort 
inattendu,  il  avait  rencontré  son  frère  Joseph,  con- 
traint de  quitter  Bordeaux.  Ensemble  ils  aA^aient 
donc  repassé  la  frontière  et  s'étaient  fixés  à  Sara- 
gossei. 

La  capitale  de  l'Aragon,  qui,  dix  ans  plus  tard, 
devait  soutenir  un  siège  à  jamais  mémorable  et  pro- 
voquer l'admiration  du  monde  entier  par  sa  résistance 
héroïque,  était  alors  une  cité  de  quarante  à  cinquante 
mille  âmes,  aux  rues  étroites  pour  la  plupart,  mais 
droites  ;  elle  possédait  des  édifices  remarquables  :  le 
vieux  pont  de  l'Ebre,  la  Séo  ou  la  cathédrale,  la  ba- 
silique de  Notre-Dame  del  Pilar,  la  Lonja,  superbe 
édifice  où  se  réunissaient  les  commerçants,  des  églises 
et  des  couvents  en  grand  nombre;  en  outre,  à  peu 
de  distance  hors  des  murs,  VAljaferia^  ancien  palais 
mauresque  où  les  rois  d'Aragon  se  faisaient  cou- 
ronner; enfin  le  monastère  de  Santa  Engracia,  dont 
la  chapelle  souterraine  renfermait  les  reliques  des 
martyrs  de  la  persécution  de  Dioclétien.  La  ville 
elle-même  et  ses  environs,  dans  un  rayon  de  deux  à 
trois  lieues,  offraient  des  promenades  agréables;  au 
delà,  c'était  la  plaine  aragonaise  dont  l'aspect,  quelque 

1.  Éloge  funèbre  de  Louis  Chaminade. 


A   SARAGOSSE  61 

peu  sauvage,   éveillait,   chez  les   étrangers   surtout, 
plus  d'appréhension  que  de  curiosité. 

Les  émigrés  étaient  assez  nombreux  à  Saragosse 
pour  que  la  société  ne  fit  pas  défaut  aux  nouveaux 
arrivés.  On  trouvait  parmi  eux  plusieurs  prêtres  péri- 
gourdins,  et  tout  un  cercle  de  Bordelais,  au  nombre 
desquels  le  banquier  Lapoujade  établi  en  Espagne 
dans  l'intérêt  de  ses  affaires,  et  qui  mettait  généreu- 
sement sa  caisse  au  service  de  ses  compatriotes 
malheureux.  Tous  ces  réfugiés  étaient  unis  par  la 
plus  sincère  charité,  comme  en  témoignait  l'un 
d'entre  eux,  l'abbé  Besse  :  «  Ils  ne  savent  vivre 
qu'ensemble,  écrivait-il;  leurs  joies,  leurs  tristesses, 
leurs  ressources  ou  leur  pénurie,  ils  ont  tout  en 
commun;  une  lettre,  une  nouvelle  de  France  les 
afflige  ou  les  console  tous  à  l'égal  presque  du  con- 
frère qu'elle  intéresse  ;  on  les  voit  ensemble  aux  pro- 
menades, aux  cérémonies  religieuses,  et  cette  fra- 
ternité sacerdotale  leur  gagne  les  cœurs.  » 

L'archevêque  d'Auch  était  l'âme  de  cette  colonie; 
il  vint  rejoindre  à  Saragosse  ses  compagnons  d'exil 
vers  le  30  octobre;  pour  la  seconde  fois  il  s'installa 
au  milieu  d'eux,  partageant  autant  que  possible  leur 
manière  de  vivre;  sa  personne  était  l'objet  de  la  vé- 
nération non  seulement  des  réfugiés,  mais  de  toute 
la  population  :  «  Regardez  le  saint  !  »  disaient  les 
bonnes  gens  de  Saragosse,  quand  ils  le  voyaient 
passer.  Il  consacra  aux  prêtres  bannis  plusieurs 
mois  qui  furent  précieux  pour  l'abbé  Chaminade 
plus  que  pour  tout  autre,  car  il  vivait  dans  l'intimité 
du  pieux  prélat  ;  aussi  lui  voua-t-il  dès  lors  un  atta- 
hement  inviolal^le.  De  son  côté,  le  saint  archevêque 


52  CHAPITRE    III 

conçut  pour  le  jeune  prêtre  une  si  grande  estime  et 
une  si  vive  affection,  qu'il  eut  la  pensée  de  se  l'atta- 
cher comme  coopérateur  ;  leurs  longs  entretiens  de 
Saragosse  se  prolongèrent,  après  le  départ  de  l'ar- 
chevêque, dans  une  active  correspondance. 

Les  exilés  comptaient  bien  que  la  France  ne  tar- 
derait pas  à  rouvrir  ses  frontières  ;  mais  personne  ne 
pouvait  dire  quand  viendrait  ce  moment  désiré;  en 
attendant,  leur  sécurité  dépendait  des  influences  que 
subissait  le  faible  roi  d'Espagne,  Charles  IV.  Ce 
pauvre  monarque,  cédant  à  la  pression  qu'exerçaient 
sur  lui  les  représentants  de  la  République,  donna 
deux  fois  l'ordre  aux  exilés  de  quitter  la  Péninsule  et 
de  passer  dans  les  îles  Baléares.  Heureusement  ses 
décrets  demeurèrent  à  peu  près  lettre  morte,  sauf  à 
Madrid,  d'où  trois  cent  quinze  prêtres  durent  partir 
pour  Palma,  ville  de  l'Ile  Majorque  (13  juin  1798). 

Dans  le  reste  du  royaume,  la  bonne  volonté  des 
autorités  locales  introduisait  une  tolérance  qui  ren- 
dait inefficaces  les  mesures  persécutrices.  Les  popula- 
tions, de  leur  côté,  n'étaient  plus  hostiles  comme  elles 
l'avaient  été  par  endroits  lors  de  la  première  émigra- 
tion; elles  savaient  maintenant  que  les  exilés  n'avaient 
pas  abandonné  lâchement  leur  troupeau  pour  se  sous- 
traire au  danger,  mais  qu'ils  s'étaient  vus  contraints 
par  la  force  à  quitter  leur  patrie.  C'est  pourquoi  elles 
les  entouraient  d'une  réelle  sympathie  ;  le  clergé  éga- 
lement montrait  quelque  bienveillance.  De  l'accueil 
qui  lui  avait  été  fait  en  Espagne,  M.  Chaminade  garda 
un  reconnaissant  souvenir;  aussi,  quand,  exilés  à  leur 
tour  quarante  ans  après,  les  prêtres  espagnols  vin- 
rent chercher  un  refuge  en  France,  il  les  accueillit  à 


A    SARAGOSSE  53 

bras  ouverts  dans  ses  maisons  de  Bordeaux  et  jusque 
dans  ses  établissements  de  Franche-Comté  :  «  Vous 
vous  prêterez  à  tout,  mon  cher  fils,  de  la  meilleure 
grâce  possible,  écrivait-il  à  un  directeur;  il  est  bien 
juste  que  nous  rendions  à  ce  clergé  malheureux  l'hos- 
pitalité qu'il  nous  a  accordée  avec  tant  de  généro- 
sité. » 

Cependant  la  situation  restait  précaire  et  dure 
pour  les  réfugiés.  Une  ordonnance  royale,  datant  de 
la  première  émigration,  les  écartait  de  toute  fonction 
officielle,  de  l'enseignement  aussi  bien  que  du  saint 
ministère.  Cette  ordonnance  était  exécutée  avec  ri- 
gueur, car  le  clergé  espagnol  se  méfiait  de  la  diver- 
sité non  seulement  des  usages,  mais  aussi  et  bien 
plus  des  idées  et  de  la  doctrine  des  prêtres  français  : 
il  craignait  de  les  voir  importer  en  Espagne  la 
semence  du  jansénisme.  La  permission  de  dire  la 
messe,  de  s'entendre  réciproquement  en  confession 
et,  par  exception,  celle  de  catéchiser  les  enfants, 
voilà  tout  ce  qui  leur  était  concédé.  En  outre,  la 
plupart  d'entre  eux  eurent  bientôt  épuisé  leurs  res- 
sources personnelles  et  n'eurent  plus  à  compter  que 
sur  leur  travail  et  sur  la  charité  publique  ;  on  dut 
recourir  à  des  collectes  pour  venir  en  aide  aux  plus 
nécessiteux. 

Les  frères  Chaminade  ne  figurent  point  parmi  les 
prêtres  subventionnés  par  ces  collectes.  Au  contraire, 
sur  une  liste  relative  à  l'exécution  des  cédules  royales, 
nous  trouvons  leur  nom  avec  la  mention  qu'  «  ils 
ont  de  quoi  se  suffire  ».  Mgr  d'Auch,  leur  protecteur, 
le  banquier  Lapoujade,  ou  quelque  autre  ami  contri- 
bua-t-il  à  leur  assurer  le  nécessaire?  Nous  n'avons 


54  CHAPITRE    III 

aucune  précision  à  ce  sujet;  noUvS  savons  seulement 
qu'ils  n'avaient  pas  apporté  de  France  des  ressources 
suffisantes  pour  se  passer,  pendant  plusieurs  an- 
nées, du  produit  de  leur  travail  ou  des  secours  de  la 
charité. 

Il  nous  est  impossible  de  suivre  les  deux  frères 
jour  par  jour  pendant  la  durée  de  leur  exil.  Nous 
savons  cependant  qu'au  moment  où  ils  reçurent  la 
nouvelle  de  la  mort  de  leur  père  (4  mars  1799), 
Louis  sortait  d'une  longue  et  cruelle  maladie  qui 
avait  mis  sa  vie  en  péril  et  retenu  pendant  plusieurs 
mois  son  frère  à  son  chevet.  Des  notes  rédigées 
par  Joseph  nous  apprennent  aussi  que  Louis  don- 
nait ses  soins  à  quelques  jeunes  Français  en  vue 
de  les  former  aux  connaissances  et  aux  vertus  de 
l'état  ecclésiastique.  Dans  ses  moments  libres,  il 
lui  arrivait  de  fabriquer  des  fleurs  artificielles  qu'il 
offrait  aux  églises  comme  un  témoignage  de  sa  foi 
et  de  sa  piété. 

Joseph  partageait  avec  lui  cette  utile  occupation  ; 
mais  de  plus  il  moulait  en  plâtre  di^^ers  objets  de 
piété  :  crucifix,  statuettes  de  la  Vierge  ou  de  saints, 
et  il  les  vendait  afin  d'en  tirer  quelques  ressources 
pour  lui-même  et  pour  son  frère.  Plus  tard,  dans  ses 
conférences,  il  évoquera  ce  souvenir  en  rapprochant 
le  travail  exigé  pour  la  formation  d'un  saint  de  chair 
et  d'os,  de  celui  que  nécessite  la  confection  du  mou- 
lage qui  le  représente.  «  De  part  et  d'autre,  disait-il, 
il  n'y  a  rien  à  admirer,  tant  que  la  matière  est  encore 
en  préparation  dans  les  mains  de  l'ouvrier.  Mais 
quand  elle  en  sort  façonnée  et  polie,  elle  a  pris  une 
valeur  des  plus  précieuses  ».  Il  disait  aussi  :   c(  En 


A    SARAGOSSE  55 

Espagne,  quand  parfois  je  moulais  des  saints  de 
plâtre,  je  me  réjouissais  dans  la  pensée  qu'un  jour, 
en  France,  je  travaillerais  à  faire  des  saints  vivants.  » 

Néanmoins  ce  fut  à  l'étude,  à  la  prière  et  à  la  mé- 
ditation que  l'abbé  Chaminade  consacra  la  meilleure 
partie  de  son  temps  II  étendit  ses  connaissances  en 
théologie,  en  histoire  ecclésiastique,  en  exégèse  ;  il 
porta  son  attention  sur  les  usages  propres  et  la 
discipline  de  l'Eglise  d'Espagne  de  même  que  sur 
les  instituts  monastiques  du  pa^'s.  Ce  séjour  forcé  à 
l'étranger,  en  lui  ouvrant  des  horizons  nouveaux, 
développa  encore  la  largeur  de  vues  que  lui  avaient 
donnée  les  laborieuses  années  de  sa  formation,  au  col- 
lège d'abord,  puis  à  Bordeaux  et  à  Paris. 

Presque  tous  les  Ordres  anciens  étaient  représentés 
à  Saragosse  :  Bénédictins  sous  diverses  dénomina- 
tions et  constitutions,  Franciscains,  Dominicains, 
Augustiniens,  Hiéronymites,  Carmes,  Trinitaires, 
Clercs  réguliers  des  Ecoles  Pies.  L'abbé  Chaminade 
visita  leurs  couvents  et  se  rendit  compte  de  leurs 
diverses  observances  aussi  bien  que  de  leur  esprit. 

Ses  visites  s'étendirent  même  aux  communautés  des 
environs,  notamment  à  la  Trappe  de  Sainte-Suzanne, 
établie  sur  les  confins  de  l'Aragon  et  de  la  Catalo- 
gne. Ce  monastère  était  de  création  récente  :  des 
religieux  de  la  Grande-Trappe,  réfugiés  à  la  Yal- 
Sainte  en  Suisse,  avaient  envoyé  en  Espagne  une  de 
leurs  coloni(?s;  de  l'abbaye  de  Poblet  en  Catalogne, 
où  ces  exilés  avaient  trouvé  un  asile  provisoire,  ils 
s'étaient  transportés  processionnellement  à  Sainte- 
Suzanne  au  milieu  d'un  concours  énorme  de  peuple. 

L'archevêque  d'Auch  descendait  fréquemment  de 


56  CHAPITRE   III 

Montserrat  à  Sainte-Suzanne  pour  y  faire  les  ordi- 
nations ;  c'est  peut-être  grâce  à  lui  que  l'abbé  Cha- 
minade  connut  ce  couvent  où  il  fit  des  visites  qui 
le  ravirent.  Nulle  part  ailleurs  il  n'avait  rencontré 
une  vie  plus  céleste,  une  plus  haute  contempla- 
tion, un  oubli  plus  complet  du  monde  et  de  ses  vani- 
tés, une  discipline  plus  sévère  et  mieux  observée. 
Là  il  comprit  pleinement  le  rôle  des  ordres  con- 
templatifs dans  la  sainte  Eglise,  le  prix  de  leurs 
oraisons  et  de  leurs  austérités,  l'immense  trésor  ac- 
cumulé ainsi  par  eux  au  profit  des  âmes.  Plus  tard  il 
se  souviendra  de  Sainte-Suzanne  quand  il  dictera 
des  règles  spéciales  à  celles  de  ses  communautés 
qu'il  destinera  aux  travaux  manuels  ;  il  favorisera 
aussi  de  tout  son  pouvoir  la  reconstitution  de  l'Ordre 
des  Trappistes  en  France  et  recueillera  à  deux  re- 
prises les  débris  de  Sainte-Suzanne  après  leur  expul- 
sion d'Espagne. 

Dès  le  temps  même  de  son  séjour  à  Saragosse, 
M.  Chaminade  donna  à  cette  abbaye  un  témoi- 
gnage de  sa  grande  estime,  en  lui  sacrifiant  son  fils 
spirituel,  Guillaume  Bouet.  Ce  jeune  prêtre,  dont  la 
vertu  était  à  la  hauteur  d'une  si  sainte  vocation,  con- 
çut une  telle  estime  de  la  vie  des  Trappistes,  qu'il 
sollicita  de  son  père  en  Dieu  la  permission  de  l'em- 
brasser. A  cette  ouverture,  M.  Chaminade  fut  surpris 
et  peiné  ;  il  avait  d'autres  vues  sur  ce  disciple  chéri 
qu'il  regardait  déjà  comme  le  premier  et  principal 
coopérateur  de  ses  travaux  futurs  ;  cependant,  il  re- 
connut bientôt  dans  les  aspirations  de  cette  âme 
généreuse  les  signes  manifestes  d'une  vocation  di- 
vine, et,  s'inclinant  devant  les  impénétrables  desseins 


NOTRE-DAME    DEL    PILAR  57 


de  la  Providence,  il  accorda   l'autorisation  deman- 
dée. 


Les  trois  années  de  son  exil  auraient  été  précieuses 
au  futur  fondateur,  alors  même  qu'elles  lui  eussent 
simplement  fourni  une  occasion  de  mieux  connaître 
l'institution  monastique.  Elles  eurent  en  outre  cet 
autre  avantage  de  le  préparer,  d'une  façon  toute  spé- 
ciale, à  la  grande  mission  qui  lui  était  réservée. 
Après  les  épreuves  de  la  Terreur,  Dieu  qui  voulait 
achever  de  le  faire  mourir  à  lui-même,  lui  demandait, 
((  de  sourire  encore  —  ce  sont  ses  propres  expressions  — 
à  ces  trois  terribles  sœurs,  la  pauvreté,  la  souffrance  et 
l'humilité  »  ;  il  l'arrachait  à  Bordeaux  pour  l'envoyer 
sur  une  terre  étrangère;  il  le  conduisait  dans  la  so- 
litude pour  lui  parler  au  cœur,  car  c'est  dans  la  re- 
traite qu'il  façonne  d'habitude  ceux  de  ses  serviteurs 
qu'il  destine  à  fournir  pour  sa  gloire  une  longue 
carrière  de  labeurs  et  de  souffrances. 

Le  lieu  où  le  Ciel  se  plut  à  lui  prodiguer  ses  fa- 
veurs fut  la  «  Santa  Capilla  »,  la  sainte  chapelle  de 
Notre-Dame  del  Pilar'.  La  basilique  de  la  Vierge 
s'élève  au  bord  de  l'Ebre,  près  du  Vieux  Pont.  Dans 
le  cours  du  dix-huitième  siècle,  la  foi  des  populations 
a  remplacé  l'antique  sanctuaire    par  un  édifice  aux 


1.  On  connaît  la  tradition  d'après  laquelle  l'apôtre  saint 
Jacques  le  Majeur  évangélisa  l'Espagne,  et  vit  apparaître,  pour 
relever  son  courage,  la  Vierge  encore  vivante,  portée  par  les 
anges  sur  un  pilier.  La  Santa  Capilla  est  élevée  au  lieu  même 
de  cette  apparition. 


58  CHAPITRE    ÎII 

proportions  gigantesques,  qui,  aujourd'hui  même, 
n'est  pas  encore  achevé  dans  toutes  ses  parties,  mais 
qui  était  déjà  consacré  au  culte  lorsque  l'abbé  Cha- 
minade  vint  à  Saragosse  en  1797.  A  l'intérieur  même 
de  l'église  se  dresse  la  Sainte  Chapelle,  sorte  de 
Saint  des  Saints  qui  renferme  la  statue  miraculeuse. 
Là,  aucune  splendeur  n'a  été  épargnée  ;  on  y  a  pro- 
digué les  marbres  riches  et  les  métaux  de  prix.  Le 
culte  y  est  célébré  avec  une  magnificence  extraordi- 
naire. Un  Chapitre  de  chanoines,  assisté  d'une  remar- 
quable maîtrise  d'enfants  de  chœur,  y  chante  tous  les 
jours  l'office  divin  avec  la  plus  édifiante  piété.  Chanoi- 
nes et  jeunes  choristes  sont  consacrés  au  service  spé- 
cial de  Notre-Dame  del  Pilar  ;  c'est  elle  qui  règne  en 
souveraine  maîtresse  dans  ce  sanctuaire  ;  elle  y  re- 
çoit des  honneurs  exceptionnels  ;  son  divin  Fils  paraît 
vouloir  s'effacer  en  quelque  sorte  devant  elle  pour  la 
laisser  mieux  vénérer.  Dans  la  Santa  Capilla,  des 
usages  sont  admis  et  font  loi,  que  l'Eglise  ne  tolére- 
rait pas  ailleurs;  ainsi, devant  le  crucifix  qui  domine 
le  ^laître- Autel,  le  prêtre,  arrivant  pour  célébrer  la 
messe  fait,  comme  la  liturgie  le  prescrit,  une  inclina- 
tion profonde  sans  génuflexion,  tandis  que,  en  pas- 
sant devant  la  statue  miraculeuse  qui  se  trouve  à 
l'autel  latéral,  il  fléchit  le  genou  jusqu'à  terre. 

Tel  est  le  sanctuaire  vénéré,  où  notre  exilé  passait 
de  longues  heures  en  prière,  épanouissant  son  âme 
dans  des  communications  filiales  avec  la  divine  Mère. 
Nous  ne  saurions  pénétrer  le  mystère  de  ces  col- 
loques, car  M.  Chaminade,  très  humble  et  très  dis- 
cret, évitait  soigneusement  de  faire  allusion  aux 
grâces  particulières  dont  il  y  avait  été  favorisé.  11  ne 


NOTRE-DAME    DEL    PILAR  59 

les  notait  pas  non  plus  sur  un  carnet  intime,  comme 
le  font,  d'ailleurs  avec  profit,  certaines  personnes 
pieuses  ;  toujours  très  occupé  des  intérêts  de  Dieu  au 
cours  de  sa  longue  existence,  il  n'aurait  guère  eu  le 
temps  de  se  livrer  à  ce  travail.  Il  faut  ajouter  qu'il 
n'en  avait  point  le  goût  ;  son  regard  d'homme  d'action 
s'attachait  surtout  au  moment  présent  et  s'appliquait 
à  l'utilisation  de  son  temps  pour  la  gloire  du  Père 
céleste  et  le  salut  des  âmes.  Mettant  une  prudente 
réserve  à  prévoir  l'avenir,  il  ne  songeait  au  passé 
que  pour  remercier  la  bonté  divine  qui  l'avait  em- 
ployé à  son  service,  «  malgré  sa  misère  et  son  indi- 
gnité » ,  disait-il  avec  une  sincère  et  profonde  convic- 
tion. 

Néanmoins  l'on  peut  affirmer,  d'une  façon  très 
certaine,  qu'il  reçut  à  Saragosse  deux  sortes  de 
grâces,  les  unes  se  rapportant  directement  à  sa  sanc- 
tification personnelle,  les  autres  ayant  pour  objet 
la  mission  d'apôtre  de  la  Vierge  Immaculée  que  les 
desseins  providentiels  lui  réservaient. 

Les  premières  transparaissent  malgré  lui  dans  sa 
correspondance  datée  de  l'exil.  Précisément  de  cette 
époque  nous  avons  de  longs  fragments  de  lettres  de 
direction  adressées  à  ]\Ille  de  Lamourous.  Les  instruc- 
tions qu'il  donne  à  sa  fille  spirituelle  révèlent  claire- 
ment chez  lui  l'accomplissement  d'un  travail  d'épura- 
tion qui  le  dégage  de  plus  en  plus  des  choses  terres- 
tres, une  augmentation  toujours  croissante  de  la  vertu 
de  foi,  base  et  racine  de  toutes  les  autres  vertus,  une 
confiance  en  Dieu  et  en  Marie  que  rien  ne  parvient 
à  ébranler,  enfin  et  surtout,  une  estime  de  la  souf- 
france ainsi  qu'un  amour  de  Dieu  et  des  âmes   tels 


60  CHAPITRE    lîl 

qu'on  ne  les  trouve  au  même  degré  que  chez  les 
saints  :  «  Quoique  je  sois  le  plus  lâche  et  le  plus 
sensuel  des  hommes,  écrit- il  le  23  septembre  1799, 
j'ai  néanmoins  une  ferme  foi  que  ceux  qui  souffrent 
sont  heureux.  Je  le  crois  aussi  fermement  que  je  crois 
au  m^^stère  de  la  très  sainte  Trinité.  »  Et  le  5  juil- 
let 1800  :  «  Ah!  ma  chère  enfant,  si  j'avais  le  bon- 
heur de  voir  votre  cœur  tout  livré  à  l'amour,  sen- 
sible seulement  aux  intérêts  du  Bien-aimé  !  Hélas  ! 
l'amour  divin  aurait  peut-être  déjà  blessé  votre  cœur 
si  vous  aviez  eu  un  père  qui  en  fût  lui-même  péné- 
tré. Priez  toujours  le  bon  Dieu  de  lui  faire  miséri- 
corde et  de  ne  pas  permettre  que  ses  péchés  retom- 
bent sur  ses  enfants.  »  Dans  une  autre  lettre  : 
«  Vivent  l'humilité  et  la  charité,  s'écrie-t-il,  qui  font 
qu'on  n'est  plus  à  soi-même,  mais  à  Jésus-Christ  ou 
à  ses  membres  !  »  Ce  qu'il  écrit  là  correspond  bien 
à  un  travail  qui  s'est  effectivement  opéré  en  lui  pen- 
dant sa  retraite  prolongée  aux  pieds  de  Notre-Dame 
del  Pilar  ;  au  témoignage  de  tous  ceux  qui  l'ont  connu 
depuis,  jamais  il  ne  séparait  Jésus-Christ  des  chré- 
tiens, ses  membres,  ni  sa  propre  sanctification  de 
celle  des  autres  :  il  ne  comprenait  pas  qu'on  put  être 
chrétien  sans  être  apôtre.  Et  c'est  ici  le  second  ordre 
des  grâces  qu'il  reçut  dans  ses  entretiens  avec  la 
divine  Mère  au  cours  de  l'exil.  Dès  ce  moment  le 
caractère  apostolique  de  sa  vocation  lui  fut  claire- 
ment confirmé  et  spécifié,  et  l'emploi  de  son  activité 
fut  déterminé  en  des  termes  qui  étaient  clairs  et 
vraiment  décisifs. 

A   l'âge    de    quatorze    ans,    on    l'a    dit,   M.   Cha- 
minade  avait  résolu  de  se  donner  intégralement  à  la 


L  APOSTOLAT    FUTUR  61 

vie  parfaite  et  à  l'apostolat;  il  s'y  était  même  engagé 
par  vœu.  Pourtant  il  ignorait  de  quelle  manière 
précise  il  devrait  consommer  ce  don  entier  de  lui- 
même  ;  ses  tentatives  pour  entrer  dans  tel  ou  tel 
ordre  religieux  avant  la  Révolution  manifestent  clai- 
rement l'incertitude  où  il  se  trouvait  à  cet  égard. 
Au  contraire,  après  les  lumières  reçues  à  Saragosse, 
il  n'a  plus  la  même  hésitation;  il  ne  cherche  plus  sa 
voie.  Constitué  dans  l'état  permanent  de  mission- 
naire de  Marie,  il  doit  mettre  des  troupes  d'élite, 
recrutées  dans  les  deux  sexes,  au  service  de  la 
Vierge  Immaculée;  sous  l'égide  de  cette  auguste 
Reine  qai  a  triomphé  de  toutes  les  hérésies,  ainsi 
que  l'Eglise  se  plait  à  le  répéter  dans  sa  liturgie, 
ces  associations,  organisées  en  vue  de  la  conquête 
des  âmes,  lutteront  contre  la  grande  hérésie  des 
temps  modernes,  l'indifférence  religieuse.  Elles  seront 
maintenues  dans  l'esprit  de  leur  institution  par  deux 
sociétés  religieuses  proprement  dites,  l'une  d'hommes, 
l'autre  de  femmes.  Enfin,  ces  sociétés  religieuses 
elles-mêmes  devront  allier  à  la  ferveur  des  anciens 
ordres  les  plus  réguliers  une  souplesse  de  formes 
qui  leur  permettra  de  s'adapter  aux  conditions  des 
temps  et  des  lieux,  autant  que  l'exigeront  les  besoins 
de  leur  apostolat  et  dans  la  mesure  où  l'approuvera 
l'Église. 

Voilà  autant  d'idées  qui  se  dessinent  à  ses  yeux  ; 
du  reste,  elles  ne  demeurent  pas  tellement  cachées 
dans  sa  pensée  qu'il  n'en  laisse  rien  paraître  au 
dehors  :  il  en  a  parlé  au  moins  dans  l'intimité,  car  un 
de  ses  compagnons  d'exil  les  plus  affectionnés,  M.  Im- 
bert,  le  futur  curé  de  Moissac,  lui  a  manifesté  dès  cette 


62  CHAPITRE   m 

époque  le  désir  d'avoir  un  jour  quelques-uns  de  ses 
religieux  comme  auxiliaires  ^ 

De  quelle  façon  a-t-ii  plu  à  ^larie  de  découvrir 
ainsi  l'avenir  aux  yeux  de  son  ser^âteur  ?  Nous  ne  le 
saurons  jamais  en  détail;  mais  il  est  hors  de  doute 
que  ce  fut  par  des  Aboies  extraordinaires  et  dans  une 
lumière  surnaturelle.  M.  Ghaminade,  malgré  le  silence 
rigoureux  qu'il  s'imposait  touchant  les  faveurs  spiri- 
tuelles dont  il  avait  été  l'objet,  laissa  un  jour  échap- 
per à  ce  sujet  un  demi-aveu.  C'était  quelque  temps 
après  l'établissement  de  la  Société  de  Marie  ;  résu- 
mant dans  un  entretien  avec  ses  premiers  religieux 
les  impressions  des  heures  bénies  passées  aux  pieds 
de  Notre-Dame  del  Pilar,  il  leur  disait  :  «  Tels  je  vous 
vois,  tels  je  vous  ai  vus  longtemps  avant  la  fondation 
de  la  Société.  »  Or,  en  s 'exprimant  ainsi,  il  ne  fai- 
sait pas  allusion  à  une  prévision  d'ordre  naturel,  car 
la  conférence  traitait  précisément  des  «  paroles  inté- 
rieures »,  c'est-à-dire  d'un  des  modes  sous  lesquels 
l'âme  en  état  d'oraison  reçoit  de  Dieu  des  communi- 
cations d'ordre  surnatuiel. 

Ses  enfants  insistèrent  souvent  pour  en  savoir  davan- 
tage; toujours  il  se  déroba.  Mais,  par  contre,  jamais 
il  ne  cessa  de  répéter,  aussi  bien  dans  ses  entretiens 
familiers  que  dans  les  circonstances  les  plus  solen- 
nelles :  ((  C'est  rimmaculée  Vierge  ^larie  qui  a  conçu 
cette  fondation;  c'est  Elle  qui  en  a  posé  les  fonde- 
ments. »  Lui,  tellement  circonspect  dans  son  lan- 
gage, tellement  soucieux  de   la  rigueur  théologique 

1.  Témoignage  de  M.  Canette,  religieux  de  la  Société  de 
Marie,  originaire  de  Moissac,  et  qui  avait  connu  personnelle- 
ment M.  Imbert. 


L  APOSTOLAT    FUTUR  66 

dans  les  termes  qu'il  employait,  toute  sa  correspon- 
dance, tous  ses  écrits  nous  le  montrent  prodigue  du 
mot  d'//7sp/r«//on  quand  il  veut  caractériser  le  mouve- 
ment qui  l'a  porté  à  établir  les  deux  Sociétés.  S'il  lui 
faut  des  synonymes,  il  emploie  dos  expressions,  telles 
que  celle-ci  :  V ordre  de  la  Providence,  ou  bien  :  cette 
institution  originairement  divine.  Il  se  sert  de  ces 
termes  dans  ses  lettres  aux  autorités  ecclésiastiques, 
à  la  cour  romaine  elle-même,  et  alors,  loin  d'en  affai- 
blir la  portée  par  quelque  réserve,  il  paraît  plutôt 
soucieux  de  leur  conserver  toute  leur  force. 

Certes,  il  ne  fallait  rien  moins  qu'une  «  inspiration  » 
pour  décider  ]\I.  Chaminade  aux  grandes  entreprises 
qui  devaient  occuper  sa  vie  entière.  Sa  prudence,  en 
effet,  allait  jusqu'à  la  timidité,  tant  que  la  volonté  de 
Dieu  ne  lui  était  pas  apparue  avec  certitude  ;  il  avait 
une  véritable  crainte  d'anticiper  sur  les  desseins  de 
la  Providence,  dont  il  entendait  n'être  que  l'instrument 
et  un  instrument,  disait-il,  singulièrement  faible  et 
impuissant.  Or,  dans  la  fondation  de  ses  Congréga- 
tions, et  surtout  dans  celle  de  la  Société  de  Marie,  il 
montra  une  assurance  imperturbable  et  une  énergie 
que  rien  ne  pouvait  abattre.  Les  plus  grands  obs- 
tacles se  dressèrent  devant  lui  ;  il  les  affronta  sans 
aucun  trouble  et  les  surmonta.  Vo^'ant  clairement  le 
but  vers  lequel  il  devait  marcher,  il  gardait  dans  son 
cœur,  grâce  à  une  foi  inébranlable,  la  certitude  de 
l'atteindre,  et  il  allait  devant  lui  avec  une  confiance 
assurée.  C'est  bien  là  le  caractère  d'une  mission  sur- 
naturelle. 

Ceux  et  celles  qui  devaient  collaborer  avec  lui 
crurent  à  cette  mission.  Dès  les  commencements  de  la 


64  CHAPITRE    III 

Société  de  Marie  et  de  l'institut  des  Filles  de  Marie, 
les  religieuses  et  les  religieux  rattachaient  la  pre- 
mière origine  de  leurs  deux  familles  aux  grâces  reçues 
par  leur  Père  à  Saragosse.  Lui-même  aimait  à  leur 
donner,  et  eux  tous  tenaient  à  avoir  en  leur  posses- 
sion l'image  de  Notre-Dame  del  Pilar.  Ils  la  gar- 
daient précieusement,  quoiqu'elle  fût  d'un  art  tout  à 
fait  primitif  et,  dans  leurs  communautés,  on  l'entou- 
rait d'un  culte  filial. 

Tandis  que  l'auguste  Marie  initiait  son  serviteur 
au  rôle  qu'elle  lui  destinait,  trois  ans  s'étaient  écoulés; 
l'exil  touchait  à  sa  fin.  Le  discrédit  du  Directoire,  le 
retour  du  général  Bonaparte,  le  coup  d'Etat  du  18 
brumaire,  la  proclamation  de  la  Constitution  de  l'an 
Vni  étaient  autant  de  symptômes  d'un  apaisement 
durable.  Les  prêtres  bannis  ne  doutèrent  plus  de  pou- 
voir bientôt  rentrer  en  France,  quand  ils  entendirent 
le  premier  Consul  dire  aux  Vendéens  :  «  Les  minis- 
tres d'un  Dieu  de  paix  seront  les  premiers  moteurs 
de  la  réconciliation  et  de  la  concorde  ...  qu'ils  aillent 
dans  ces  temples  qui  se  rouvrent,  pour  y  offrir  avec 
leurs  concitoyens  le  sacrifice  qui  expiera  les  crimes 
de  la  guerre  et  le  sang  qu'elle  a  fait  verser.  »  (28  dé- 
cembre 1799.) 

L'abbé  Chaminade  s'empressa  d'inviter  Louis  La- 
fargue,  son  correspondant  à  Bordeaux,  à  reprendre 
les  démarches  relatives  à  sa  radiation  de  la  liste  des 
émigrés.  Une  première  tentative  étant  demeurée  vaine, 
Louis  Lafargue  s'adressa  directement  au  ministre  de 
la  poHce,  Fouché,  et  obtint,  le  23  juillet  1800,  une  ré- 
ponse favorable.  Les  pièces,  cependant,  devaient  pas- 


FIN    DE    L  EXIL  65 

ser  encore  par  la  filière  administrative  ;  elles  en  sor- 
tirent le  2  septembre,  contresignées  par  le  préfet  de 
la  Gironde  :  Tabbé  Chaminade  était  définitivement 
rayé  de  la  liste  des  émigrés.  Peu  après,  il  prenait 
congé  du  sanctuaire  béni  de  Notre-Dame  del  Pilar, 
où  tant  de  grâces  avaient  inondé  son  âme,  et  il  se 
mettait  en  route  avec  son  frère  Louis  pour  la  fron- 
tière. Ils  pénétrèrent  en  France  sans  obstacle  et  de 
suite  ils  gagnèrent  la  capitale  de  la  Guyenne,  qui 
allait  devenir  comme  leur  poste  de  combat  dans  la 
restauration  religieuse  de  la  patrie  en  réveil. 


CHAPITRE  IV 


L'administration  du  diocèse  de  Bazas  (1800-1802), 
—  Mademoiselle  de  Lamourous  (1754-1836).  — 
La  maison  de  la  «  Miséricorde  »  (1801). 


^^' Aussitôt  rentré  à  Bordeaux,  M.  Chaminade  entre- 
prit avec  ardeur  la  mission  à  laquelle,  pendant  les 
trois  années  de  sa  longue  retraite  à  Saragosse,  il 
avait  été  préparé  par  tant  de  lumières  et  de  faveurs. 
Dès  le  8  décembre  1800,  fête  de  l'Immaculée-Con- 
ception,  nous  le  trouvons  à  la  tête  d'un  groupe 
de  jeunes  gens  dont  il  a  fait  non  seulement  ses 
disciples,  mais  déjà  ses  collaborateurs;  ce  sont  les 
premières  unités  de  la  troupe  d'élite  qu'il  va  mettre 
au  service  de  Notre-Seigneur  sous  les  auspices  de 
la  Vierge  Marie.  Sans  compter,  il  leur  prodigue 
un  dévouement  de  tous  les  instants.  Cependant  il 
doit,  en  même  temps,  faire  face  à  d'autres  minis- 
tères laborieux,  dont  chacun  eût  pu  à  lui  seul  absor- 
ber toutes   ses  énergies.  Aussi,  quand  on  considère 


CH.    THERESE    DE    L  A  IVI  0  U  R  0  U  S 

Fondatrice  de  la  Miséricorde  de  Bordeaux 

i:.')4-]S36. 


TACHES   MULTIPLES  67 

l'ensemble  varié  des  travaux  qu'il  prend  en  main  et 
conduit  à  bonne  fin,  à  peine  comprend-on  comment 
il  y  suffit. 

Il  a  repris  ses  fonctions  de  pénitencier  et  reçoit  les 
rétractations  des  prêtres  assermentés  ;  il  visite  les 
malades  ;  il  est  à  la  disposition  des  fidèles,  chaque 
jour  plus  nombreux,  qui  réclament  les  secours  de  sa 
direction  spirituelle;  il  aide  ses  confrères  à  donner 
des  missions  dans  leurs  oratoires,  quoiqu'il  en  ait  un 
à  desservir  personnellement.  En  même  temps  il  ad- 
ministre un  diocèse  *  et  entreprend,  avec  Mlle  de 
Lamourous,  la  fondation  d'une  œuvre  difficile,  celle 
delà  «  Miséricorde  ». 

Gomment,  sans  assistance  particulière  d'en-haut, 
eût-il  été  capable  de  soutenir  un  labeur  aussi  absor- 
bant ?  D'autant  plus  que  ce  surmenage  était  aggravé 
par  la  pénurie  de  ressources  pécuniaires  où  il  se 
trouvait  alors  :  à  son  retour  d'Espagne,  il  avait  du 
emprunter  à  sa  servante  les  meubles  les  plus  indis- 
pensables ;  peu  après  il  était  obligé,  pour  vivre,  de 
vendre  un  ornement  de  prix  qu'on  lui  avait  donné. 
Cette  situation,  qui  eût  semblé  intolérable  à  tant 
d'autres,  ne  le  déconcertait  nullement  ;  ce  n'est  pas 
avec  de  l'or  et  de  l'argent  que  Jésus  et  Marie  éta- 
blissent leur  règne  ici-bas  ;  il  le  savait.  Uniquement 
préoccupé  des  intérêts  de  Dieu,  il  comptait  sur  Dieu 
uniquement.  Quand  un  homme  apostolique  parvient 
à  ce  degré  d'abandon  et  de  confiance,  le  travail  ne 
l'effraie  plus  ;  il  se  dévoue  généreusement  à  toutes 
les  œuvres  dont  la  Providence  lui  confie  le  soin,  et  il 

1.  Le  diocèse  de  Bazas. 


0g  CHAPITRE    IV 

en  vloit  à  bout,  qu-lqii3  éciMsa;ib-s  qu'elles  soient. 
M.  Ciiaminade  sut  donc  mener  de  front  les  tâches 
les  plus  diverses  ;  ces  tâches,  nous  ne  pouvons  les 
décrire  simultanément  comme  il  les  accomplit;  il 
nous  faut  les  considérer  lune  après  l'autre.  Nous 
dirons  d'abord  ce  qu'il  fit  comme  administrateur  du 
diocèse  de  Bazas  ;  puis  comme  fondateur,  avec 
Mlle  de  Lamourous,  de  l'œuvre  de  la  Miséricorde  ; 
enfin  nous  aborderons  l'histoire  de  la  mission  spé- 
ciale que,  au  début  de  la  Révolution,  il  pressentait 
déjà  devoir  être  la  sienne  et  qui,  depuis  l'appel  en- 
tendu à  Saragosse,  s'imposait  à  lui  comme  une  vo- 
cation reçue  de  l'auguste  Vierge  elle-même. 

En  rentrant  d'Espagne,  M.  Chaminade  était  bien 
décidé  à  ne  pas  accepter  de  ministère  qui,  l'incorpo- 
rant au  clergé  diocésain,  pourrait  ne  pas  lui  laisser 
la  liberté  d'action  nécessaire  pour  correspondre  à  sa 
vocation,  toute  d'apostolat  et  non  d'administration. 

Cependant,  ne  voulant  pas  refuser  son  concours 
à  l'œuvre  de  réorganisation  provisoire,  si  urgente 
en  attendant  l'établissement  définitif  des  nouveaux 
diocèses,  il  avait  accepté  le  titre  et  les  fonctions  de 
vicaire  général  et  d'administrateur  du  diocèse  de 
Bazas.  Ce  diocèse  que,  comme  plusieurs  autres,  la  Ré- 
volution a  fait  disparaître,  comprenait  alors  l'est  et  le 
sud  de  la  Gironde  et  débordait  sur  les  départements 
voisins.  Il  relevait  du  métropolitain  d'Auch,  :Mgr  de 
la  Tour-du-Pin;  mais  il  était  sans  évêque  depuis 
1782  et  sans  administrateur  depuis  1797  ;  de  plus, 
ses  archives  avaient  été  complètement  brûlées.  La 
restauration    du    culte   y   était   donc    fort   difficile. 


LE    DIOCESE    DE    BAZAS 


puisque  les  documents  et  renseignements  les  plus 
indispensables  faisaient  absolument  défaut.  Une  autre 
circonstance  qui,  toutefois,  n'était  point  particulière 
au  diocèse  de  Bazas,  compliquait  la  situation  du 
nouvel  administrateur  ;  il  y  avait  alors  comme  trois 
clergés. 

C'était  d'abord  les  prêtres  fidèles,  qui  ayant  refusé 
le  serment  exigé  par  la  Constitution  civile  du  clergé 
et  accepté  la  Constitution  de  l'an  YIII,  parce  qu'elle 
ne  demandait  plus  le  serment  schismatique,  étaient 
en  règle  avec  l'Eglise  et  avec  le  gouvernement.  Mais 
les  prêtres  constitutionnels  ou  assermentés  n'enten- 
daient pas  céder;  ils  voulaient  reprendre  leurs  pa- 
roisses ;  ce  à  quoi  l'autorité  civile  ne  mettait  aucun 
obstacle,  car  elle  ne  faisait  pas  de  différence  entie 
assermentés  et  non  assermentés.  Enfin  il  y  avait  des 
prêtres  non  assermentés  qui  repoussaient  la  Consti- 
tution de  l'an  VIII  ;  mal  vus  des  autorités,  qui  leur 
interdisaient  l'exercice  public  du  saint  ministère,  ils 
convoquaient  les  fidèles  dans  des  oratoires  secrets. 
M.  Chaminade  avait  donc  une  situation  vraiment 
épineuse.  Son  respect  pour  ces  réfractaires  à  la  Cons- 
titution de  l'an  YIII  ne  lui  permettait  pourtant  pas 
d'approuver  leur  conduite,  qui  désorientait  la  cou- 
science  des  catholiques;  d'un  autre  côté,  il  était  obligé 
de  protester  contre  l'exercice  du  culte  par  les  prêtres 
dont  le  serment  de  fidélité  à  la  Constitution  civile 
du  clergé  avait  fait  des  schismatiques. 

Bientôt  les  difficultés  que  lui  suscitaient  ces  der- 
niers le  mirent  en  conflit  avec  l'autorité  civile.  Le 
29  mars  1801,  le  préfet  avait  ordonné  l'arrestation 
d'un  Grand  Vicaire,  M.  de  Laporto,  qui,  d'après  un 


70  CHAPITRE    IV 

rapport  du  sous-préfet  de  Lesparre,  «  fanatisait  l'ar- 
rondissement à  l'occasion  de  la  fête  de  Pâques  ».  Le 
même  sort  attendait  probablement  M.  Chaminade  ;  il 
fut  convoqué  devant  le  commissaire  général  de  la 
police,  Pierre,  et  comparut  habillé  en  garde  natio- 
nal, le  port  du  costume  ecclésiastique  étant  encore 
interdit.  Sans  aucun  embarras,  il  exhiba  ses  papiers 
et  prouva,  ce  que  sans  doute  M.  de  Laporte,  ancien 
émigré,  n'avait  pu  faire,  que  sa  situation  était  par- 
faitement régulière.  Le  commissaire  se  montra  satis- 
fait, mais  lui  recommanda  expressément  de  ne  pas 
se  permettre  ses  «  donquichottades  »  en  dehors  de 
son  oratoire. 

Malgré  tant  d'obstacles,  M.  Chaminade  améliora 
grandement  la  situation  religieuse  du  Bazadais.  D'ail- 
leurs, il  se  fit  aider;  ne  pouvant  sacrifier  son  minis- 
tère à  Bordeaux,  il  s'était  adjoint  comme  secrétaire 
un  prêtre  qui  avait  travaillé  avec  lui  pendant  les 
mauvais  jours,  l'abbé  François  Pineau  ;  de  plus,  il 
avait  établi  sur  divers  points  du  diocèse  trois  admi- 
nistrateurs avec  pleins  pouvoirs.  Cette  collaboration 
ne  le  dispensait  pas  de  se  transporter  fréquemment 
sur  les  lieux  pour  se  rendre  compte  par  lui-même  de 
l'état  des  choses  et  traiter  directement  avec  ses  ad- 
ministrés ;  il  en  profitait  pour  prêcher  et  pour  confé- 
rer les  sacrements,  comme  en  font  foi  les  registres 
de  Bazas. 

Enfin  les  difficultés  s'arrangèrent,  par  suite  de 
la  signature  du  concordat  (16  juillet  1801)  ;  et,  le 
19  juin  1802,  la  plus  grande  partie  du  diocèse  de 
Bazas  étant  rattachée  au  diocèse  de  Bordeaux, 
M.  Chaminade  écrivait  à  Mgr  d'Aviau,  désigné  pour 


LE   DIOCÈSE    DE   BAZAS  71 

cet  archevêché,  une  lettre  dont  voici  la  partie  princi- 
pale :  «  ...  Je  n'entrerai  en  ce  moment  dans  aucun 
détail  sur  l'état  où  se  trouve  le  diocèse  de  Bazas. 
J'aurai  l'honneur  de  vous  présenter,  à  votre  arrivée, 
les  tableaux  des  divers  arrondissements,  avec  tous 
les  renseignements  que  j'ai  pu,  jusqu'à  ce  moment, 
me  procurer,  tant  sur  les  qualités  des  prêtres  que 
sur  les  localités  des  paroisses  et  sur  l'état  des  églises. 
Quoique  j'y  travaille,  Monseigneur,  avec  assez  d'in- 
térêt, il  y  aura  beaucoup  d'imperfections.  Toutes  es- 
pèces de  papiers,  jusqu'au  pouillé  du  diocèse,  tout 
avait  été  brûlé.  Il  n'y  a  que  dix-huit  mois  environ 
que  le  saint  archevêque  d'Auch  me  força,  en  quelque 
sorte,  d'accepter  l'administration  de  ce  diocèse.  Par 
le  tendre  et  respectueux  dévouement  que  j'ai  pour 
lui,  et  plus  encore  par  l'amour  que  Dieu  m'a  inspiré 
pour  son  Église,  je  cédai  à  ses  pressantes  invitations 
et  je  réunis  cette  pénible  charge  aux  nombreuses  oc- 
cupations que  m'offrait  l'état  de  la  ville  de  Bordeaux 
et  le  délaissement  surtout  de  la  jeunesse.  )> 

Mgr  de  la  Tour-du-Pin  aurait  voulu  récompenser  les 
services  de  son  coopérateur  en  lui  obtenant  diverses 
distinctions  de  la  cour  de  Rome;  M.  Chaminade  n'ac- 
cepta que  le  titre  de  Missionnaire  apostolique^  parce 
qu'il  répondait  parfaitement  à  sa  vocation;  quant  aux 
autres  faveurs,  il  ne  voulut  pas  en  jouir,  et  ne  pré- 
senta jamais  au  visa  de  son  archevêque  le  rescrit 
pontifical  qui  les  lui  accordait  ^ 

Dès  l'arrivée  de  Mgr  d'Aviau  à  Bordeaux,  il  rési- 
gna entre  les  mains  de  ce  prélat  ses  charges  de  pé- 

1,  Rescrit  du  22  mars  1801. 


72  CHAPITRE   IV 

nitencier  et  d'administrateur  de  Bazas  ;  ce  n'étaient 
là  pour  lui  que  des  occupations  de  circonstance,  et 
la  période  de  ces  fonctions  provisoires  était  close 
avec  l'ère  révolutionnaire. 

La  paix  religieuse  enfin  obtenue  paraissait  devoir 
être  stable;  mais  à  quel  prix  n'avait-elle  pas  été 
achetée  !  On  avait  fait  aux  circonstances  des  conces- 
sions qui,  en  tout  autre  temps,  auraient  paru  exces- 
sives. M.  Ghaminade  qui  avait  dû  précédemment 
appliquer,  d'après  les  instructions  venues  de  Rome, 
des  règles  beaucoup  plus  sévères,  ne  se  permit  pour- 
tant aucune  réflexion  à  cet  égard.  Juger  les  actes  de 
l'Église  n'était  pas  son  fait;  il  ne  songeait  qu'à  la 
servir  comme  elle-même  voulait  être  servie. 

D'ailleurs  son  unique  ambition  était  de  travailler 
au  bien  des  âmes;  or,  en  ce  moment  même  où  il 
avait  la  joie  de  mettre  au  service  de  la  Reine  des 
Vierges  une  troupe  d'élite,  son  zèle  atteignait  aussi 
les  pauvres  pécheresses  et  leur  fournissait  les  meil- 
leurs moyens  de  relèvement.  C'est  dans  la  fondation 
de  la  Miséricorde  que  nous  allons  le  suivre. 


Dans  le  courant  de  novembre  1800,  par  une  plu- 
vieuse journée  de  cette  arrière-saison,  où  les  vigno- 
bles de  Médoc  se  revêtent  de  pourpre  avant  que 
l'hiver  achève  de  les  dépouiller,  Mlle  de  Lamourous, 
retirée  dans  sa  demeure  solitaire  ^  du  Pian,  se  lais- 
sait aller  aux  désirs  qui  remplissaient  son  cœur.  Elle 

1.  Le  père  de  Mlle  de  Lamourous  était  mort  en  1799. 


MADEMOISELLE    DE    LAMOUROUS  7S 

appelait  de  tous  ses  vœux  le  rétablissement  de  la 
religion  en  France  et  la  possibilité  pour  elle-même 
de  contribuer  plus  efficacement  au  règne  de  Notre- 
Seigneur  Jésus-Christ;  elle  languissait  après  le  mo- 
ment où  lui  serait  enfin  rendu  le  divin  réconfort  des 
sacrements.  Ce  réconfort,  depuis  de  longues  années, 
elle  n'en  avait  joui  que  par  intermittence;  et  voici  que 
seize  mois  entiers  venaient  de  s'écouler  sans  qu'elle 
put  assister  à  une  messe  ni  recevoir  la  sainte  eucha- 
ristie. Pendant  le  même  temps  elle  n'avait  eu  d'autre 
confesseur  qu'un  portrait  de  saint  Vincent  de  Paul 
devant  lequel,  à  défaut  d'un  prêtre  qui  put  l'entendre, 
elle  faisait  avec  une  simplicité  touchante  l'aveu  de  ses 
manquements. 

Un  coup  frappé  à  la  porte  interrompit  ses  ré- 
flexions ;  elle  alla  ouvrir  et  ne  put  retenir  un  ci'i  de 
joyeuse  surprise;  devant  elle,  en  costume  de  voyage, 
en  lévite  brune,  disent  des  souvenirs  de  famille,  c'était 
M.  Cliaminade,  son  guide,  le  père  de  son  âme,  qu'elle 
revoyait  après  trois  ans  d'absence.  Il  revenait,  heu- 
reux lui  aussi  de  retrouver  cette  âme  qu'il  savait 
chérie  de  Dieu  et  sur  laquelle  il  fondait  de  grandes 
espérances. 

Mais  avant  d'aborder  le  récit  des  fondations  aux- 
quelles cette  personne  allait  collaborer,  il  faut  la 
faire  connaître  plus  amplement. 

Marie-Thérèse- Charlotte  de  Lamourous  était  issue 
d'une  famille  de  robe.  Née  à  Barsac,  le  1^'"  novembre 
1754,  elle  avait  été  élevée  à  Bordeaux.  Sa  mère,  en 
l'habituant  à  ne  jamais  ouvrir  un  livre  frivole,  lui 
avait  assuré  de  précieux  loisirs  pour  nourrir  son  in- 
telligence et  son  cœur  par  la  lecture  de  l'Evangile, 


74  CHAPITRE   IV 

de  l'Imitation  et  de  la  Vie  des  Saints.  De  là,  chez 
elle,  un  grand  et  \df  désir  de  perfection;  sans  igno- 
rer le  monde,  car  elle  avait  dû  le  fréquenter  et  lui  avait 
plu,  elle  se  sentait  si  peu  d'attrait  pour  lui,  qu'elle 
avait  aspiré  à  la  retraite  du  Carmel.  Cependant  cette 
inclination  n'avait  pas  été  approuvée  par  son  direc- 
teur d'alors,  qui  la  croyait  appelée  de  Dieu  à  un 
autre  genre  de  vie.  En  effet  l'humeur  enjouée,  le  ca- 
ractère ouvert,  le  tempérament  hardi  et  le  grand 
sens  pratique  dont  elle  était  douée  semblaient  la  pré- 
disposer à  un  ministère  éminemment  actif  dont  la 
forme  toutefois  ne  se  précisait  pas  encore.  Défé- 
rant à  l'avis  de  son  guide  spirituel,  elle  était  restée 
dans  la  vie  séculière,  s'adonnant  à  la  pratique  des 
bonnes  œuvres  en  attendant  des  indications  provi- 
dentielles. 

Après  que  la  Révolution  eut  enlevé  à  sa  famille  une 
grande  partie  de  sa  fortune,  retirée  avec  les  siens 
dans  la  solitude  du  Pian,  en  ^lédoc,  à  quatre  lieues 
de  Bordeaux,  elle  trouva  le  moyen  de  continuer  à 
faire  le  bien  en  catéchisant  les  enfants  des  Landes  et 
en  accueillant  secrètement  les  prêtres.  Son  zèle  la 
poussa  plus  loin  encore  ;  ne  se  jugeant  pas  assez  oc- 
cupée au  Pian,  elle  se  rendait  à  Bordeaux  sous 
quelque  déguisement  et  pénétrait  dans  les  prisons 
pour  y  servir  les  confesseurs  de  la  foi.  Elle  réussis- 
sait même  à  s'introduire  dans  la  salle  du  Comité  de 
surveillance  et  à  découvrir  les  noms  de  ceux  qui  al- 
laient être  arrêtés;  s'il  en  était  temps  encore,  elle  les 
prévenait  les  sauvant  ainsi  de  l'échafaud.  Deux  fois 
elle  fut  arrêtée  elle-même  et  relâchée  après  avoir  subi 
un  interrogatoire. 


MADEMOISELLE    DE   LAMOUROUS  75 

Une  tradition  très  ancienne  rapporte  ainsi  sa  pre- 
mière comparution  devant  le  Comité  de  surveillance. 
Le  président  l'interrogea  et  lui  dit  brusquement  : 
«  Citoyenne,  tu  es  accusée  d'avoir  caché  des  prêtres 
et  d'être  noble.  As -tu  quelque  chose  à  répondre  ?  » 
Aussitôt,  avec  une  présence  d'esprit  admirable, 
Mlle  de  Lamourous  de  répliquer  :  «  C'est  possible,  ci- 
toyen ;  mais  voudrais-tu  me  permettre,  avant  tout,  de 
te  poser  une  question  ?  Fais-moi  le  plaisir  de  me  dire, 
je  t'en  prie,  ce  qu'on  remarque  à  ta  joue  ?  —  Ta 
demande  est  plaisante,  repartit  le  président,  tu  ne 
le  vois  donc  pas  ?  C'est  une  envie.  —  Mais  d'où 
vient  que  tu  as  cette  envie  sur  la  joue  ?  —  D'où  cela 
vient?  Eh!  je  suis  né  comme  cela,  c'est  ma  mère 
qui  me  l'a  donnée.  —  Hé  bien,  citoyen,  moi  aussi, 
je  suis  née  comme  cela;  c'est  ma  mère  qui  m'a  faite 
noble.  »  Tous  les  assistants  se  prirent  à  rire,  et  le 
président  la  congédia  en  lui  disant  :  «  Ya-t-en,  tu  es 
une  bonne  enfant^  ». 

En  1795,  la  mort  ou  l'exil  lui  avaient  successive- 
ment enlevé  tous  ceux  à  qui  elle  avait  ouvert  son  âme. 
L'un  d'eux,  le  P.  Pannetier,  religieux  Carme,  avait 
porté  sa  tête  sur  l'échafaud,  laissant  à  sa  pénitente, 
avec  sa  bénédiction,  ce  dernier  conseil  :  «  Servez 
Dieu  en  homme  et  non  en  femme.  »  Mlle  de  Lamou- 
rous entendait  bien  rester  fidèle  à  cette  suprême 
recommandation  ;  pour  l'y  aider,  Notre-Seigneur  lui 


1.  Vie  de  Mlle  de  Lamourous,  par  A.  Giraudin,  pr.  S.  S.,  Bor- 
deaux, 1912,  pp.  53  et  51.  Ce  livre,  paru  tout  récemment,  est  du 
plus  vif  intérêt;  il  remplace  avantageusement  la  biographie 
qui,  publiée  en  1843,  a  été  reproduite  dans  les  deux  éditions 
postérieures,  aujourd'hui  épuisées. 


76  CHAPITRE    IV 

fit  rencontrer  M.  Chaminade,  qui  devait  rester  son 
directeur  jusqu'au  moment  où  elle  quitterait  la  terre 
pour  le  ciel. 

Le  renouvellement  de  la  persécution,  à  partir  de 
novembre  1795,  ne  la  priva  pas  de  l'assistance  de 
son  nouveau  guide.  Nous  avons  déjà  vu  que,  quand 
elle  était  à  Bordeaux,  elle  prévenait  les  gens  de  la 
maison  de  l'avertir  du  passage  du  chaudronnier. 
Au  Pian,  elle  l'accueillait  de  temps  en  temps,  cos- 
tumé en  marchand  ambulant,  et  elle  avait  la  joie 
d'assister  à  sa  messe  dans  un  petit  réduit  pieusement 
conservé  jusqu'à  nos  jours. 

A  cette  àme  virile  qui  voulait  avancer  dans  les 
voies  de  Dieu  sans  épargner  sa  peine,  M.  Chami- 
nade donna,  dès  le  principe,  une  direction  qui  devait 
la  conduire,  comme  il  le  lui  écrivait  le  27  mai  179G, 
«  à  ce  point  de  perfection  où  l'on  ne  reçoit  plus 
d'ordres  de  la  nature,  des  sens,  de  l'imagination,  de 
l'esprit,  mais  de  Dieu  même  qui  veut  régner  dans 
l'âme  en  souverain  ».  Pendant  son  exil,  en  Espagne, 
il  ne  cessa  pas  de  correspondre  avec  elle,  l'encoura- 
geant dans  les  souffrances  que  lui  causaient  de 
cruelles  maladies  et  de  pénibles  épreuves,  lui  rappe- 
lant qu'elle  s'était  généreusement  offerte  en  qualité 
de  victime,  lui  montrant  que  Dieu  avait  agréé  son 
sacrifice  puisqu'il  se  chargeait  lui-même  d'immoler 
l'hostie  :  «  Vous  comprenez,  ma  chère  fille,  lui  écrit- 
il,  la  difficulté  de  réaliser  l'offrande  que  vous  avez 
faite  de  vous  comme  victime;  il  est  à  présumer  que 
plus  vous  chercherez  à  la  réaliser  et  plus  votre  nature 
éprouvera  de  répugnance;  peut-être  même  elle  se 
débattra    comme    une   victime  qu'on    égorge.    Mais 


MADEMOISELLE    DE    LAMOUROUS  77 

votre  foi,  votre  amour  pour  l'Agueau  de  Dieu 
égorgé,  la  connaissance  du  prix  des  souffrances  et 
des  humiliations  que  Jésus-Christ  a  divinisées  dans 
son  adorable  Passion,  la  justice  de  Dieu  qu'il  faut 
apaiser  pour  vous  et  pour  les  autres,  toutes  ces  vues 
surnaturelles,  si  elles  pénètrent  bien  votre  âme, 
feront  que  vous  vous  rirez  de  ce  qui  parait  quelque- 
fois vous  accabler.  » 

Au  reste,  il  compatit  à  ses  souffrances,  et  il  ne 
le  lui  laisse  point  ignorer  :  «  Élevons-nous,  ma 
chère  fille,  au-dessus  des  sens,  vous,  en  surmontant 
par  la  force  de  l'espérance  et  de  l'amour  l'impatience 
de  souffrir,  et  moi,  en  combattant  par  les  vues  de 
la  foi,  ma  sensibilité  et  ma  compassion.  Il  faut 
l'avouer,  puisque  vous  aimez  que  je  vous  dise  tout  : 
si  j'écoute  ma  nature,  je  vous  plains;  mais  si  je 
regarde  la  foi,  je  dis  aussitôt  :  Thérèse  est  heureuse, 
elle  souffre.  »  Et  à  ce  propos  il  fait  cette  énergique 
déclaration  que  nous  avons  déjà  citée  :  «  J'ai  une 
ferme  foi  que  ceux  qui  souffrent  sont  heureux;  je  le 
crois  aussi  fermement  que  je  crois  au  mystère  de  la 
très  Sainte  Trinité.  »  Enfin  élevant  ses  regards  au- 
dessus  des  vicissitudes  de  la  terre,  il  lui  montre 
l'amour  divin  comme  le  terme  de  cette  ascension  de 
l'âme  à  travers  les  humiliations  et  la  souffrance  : 
«  Dieu  parait  vous  avoir  formée  pour  l'aimer  bien  plus 
que  ne  l'aiment  ordinairement  les  chrétiens  même 
fervents.  Que  j'aurais  de  plaisir  à  vous  entretenir  de 
ce  sujet  !  Je  me  bornerai  à  un  seul  avis  :  sondez, 
interrogez  souvent  votre  cœur  pour  connaître  s'il  se 
laisse  affecter  d'autre  chose  que  de  Dieu...  Oh!  ma 
chère  enfant,  si  j'avais  le  bonheur  de  voir  votre  cœur 


78  CHAPITRE   îv 

tout  livré  à  l'amour,  sensible  seulement  aux  intérêts 
du  Bien-Aimé  î  » 

Observateur  attentif  des  opérations  de  l'Esprit- 
Saint  dans  cette  âme  où  sa  parole  trouvait  un  écho 
si  fidèle,  M.  Ghaminade  ne  doutait  pas  qu'elle  n'eût 
été  mise  providentiellement  sur  son  chemin  pour 
coopérer  au  grand  œuvre  entrevu  à  Saragosse.  Dans 
son  esprit,  les  éléments  nécessaires  pour  constituer 
des  œuvres  apostoliques  devaient  être  fournis  par  la 
congrégation  des  jeunes  gens  et  par  celle  des  jeunes 
filles;  pour  organiser  cette  dernière,  Mlle  de  Lamou- 
rous  n'était-elle  pas  l'auxiliaire  que  le  Ciel  lui  avait 
préparée  ? 

Pourtant  il  ne  devait  pas  en  être  ainsi.  Au  mois 
de  décembre  1800,  l'abbé  Ghaminade  reçut  la  visite 
d'une  personne  âgée  adonnée  aux  bonnes  œuvres, 
Mlle  de  Pichon-Longueville.  Dès  l'année  1764,  cette 
femme  de  bien  avait  essayé  d'ouvrir  aux  filles  dé- 
voyées de  la  ville  de  Bordeaux  un  asile  volontaire 
qui  vint  s'ajouter  aux  deux  couvents  des  Madelon- 
nettes  et  du  Bon-Pasteur,  où  les  femmes  de  mau- 
vaise vie  étaient  enfermées  d'office.  L'essai  avait 
échoué,  faute  d'expérience  et  surtout  faute  d'une  per- 
sonne qui  voulût  habiter  avec  ses  filles  et  leur  consa- 
crer sa  vie.  Mlle  de  Pichon  n'avait  pas  abandonné  son 
dessein;  elle  le  reprenait  en  1800,  avec  d'autant  plus 
de  courage  que  la  disparition  des  Madelonnettes  et  du 
Bon-Pasteur  rendait  l'œuvre  plus  urgente.  Malheu- 
reusement, son  âge  et  ses  infirmités  la  mettaient 
dans  l'impossibilité  de  s'occuper  de  sa  fondation 
avec  l'activité  nécessaire;  c'est  pourquoi  elle  voulait 
faire  de  Mlle  de  Lamourous  sa  coopératrice. 


MADEMOISELLE  DE  LAMOUROUS  79 

M.  Chaminade  donna  d'abord  une  réponse  néga- 
tive; mais  bientôt  il  comprit  que  Dieu  lui  demandait 
de  renoncer  à  ce  concours  que  sa  Providence  sem- 
blait avoir  préparée  elle-même  pour  procurer  sa 
gloire.  Il  sacrifia  donc  sa  fille  spirituelle  avec  la  même 
générosité  qu'il  avait  montrée  naguère  en  sacrifiant 
déjà  l'abbé  Bouet  en  Espagne. 

Restait  à  obtenir  le  consentement  de  Mlle  de  La- 
mourous.  Son  premier  accueil  aux  ouvertures  de 
Mlle  de  Pichon  ne  fut  pas  encourageant;  de  toutes 
les  œuvres  de  charité,  aucune  ne  lui  inspirait  autant 
de  répugnance.  Elle  consentit  pourtant  à  visiter  la 
maison,  Grande-Rue-Saint-Jean,  où  quinze  pénitentes 
étaient  rassemblées.  Aussitôt  qu'elle  se  trouva  au 
milieu  de  ces  filles,  voici  que  la  répulsion  disparut 
et  fit  place  à  un  grand  contentement  intérieur.  De 
leur  côté,  les  repenties,  qui  avaient  conscience  de 
n'être  pas  faciles  à  gouverner,  se  disaient  entre  elles  : 
«  En  voilà  une  qui  viendrait  à  bout  de  nous.  » 

A  peine  sortie  de  la  maison,  Mlle  de  Lamourous 
sentit  le  dégoût  renaître  dans  le  fond  de  son  âme. 
Nouvelle  visite,  nouvelle  satisfaction  suivie  d'un  nou- 
veau combat.  Il  en  fut  ainsi  à  plusieurs  reprises. 
Enfin,  un  jour  de  janvier  1801,  pressée  par  un  songe 
où  des  âmes  en  grand  nombre  lui  étaient  apparues 
comme  à  saint  P>ançois-Xavier,  prêtes  à  se  préci- 
piter en  enfer  si  elle  ne  volait  à  leur  secours,  elle 
acheva  de  se  décider;  prenant  sa  monture,  elle  se 
transporta  du  Pian  à  Bordeaux,  alla  droit  à  la  de- 
meure de  M.  Chaminade,  et  y  rédigea,  sous  son 
inspiration,  le  règlement  de  la  maison.  Puis  elle  le 
pria  de  l'accompagner  chez  les  pénitentes.  Quand  la 


80  CHAPITRE    IV 

visite  de  la  maison  fut  terminée,  elle  reconduisit  son 
directeur  et  Mlle  de  Pichon  jusqu'à  la  porte;  là,  sans 
les  avoir  prévenus  autrement,  elle  leur  dit  :  «  Bon- 
soir, je  reste.  »  L'holocauste  était  consommé. 

L'autorité  diocésaine,  représentée  par  M.  Boyer, 
nomma  aussitôt  l'abbé  Chaminade  supérieur  de  la 
maison.  Cette  charge  n'était  pas  une  sinécure  ;  les 
difficultés  à  surmonter  pour  donner  à  cette  œuvre 
une  marche  normale  étaient  fort  grandes.  Réunies  et 
comme  entassées  dans  un  petit  logement,  les  filles 
dont  le  nombre  croissait,  se  trouvaient,  par  l'exiguïté 
même  du  local,  exposées  à  de  dangereuses  tentations  ; 
quelques-unes  y  succombaient.  Les  ressources  maté- 
rielles étaient  excessivement  réduites;  elles  prove- 
naient du  travail  des  filles,  et  des  aumônes  que  la 
défiance  contre  la  fondation  nouvelle  rendait  rares  et 
maigres.  Les  railleries  et  le  mépris  d'un  trop  grand 
nombre  accueillaient  une  tentative  qui  n'aurait  dû 
rencontrer  que  des  sympathies. 

L'abbé  Chaminade  commença  par  constituer  un 
comité  de  dames  patronnesses  ;  il  obtint  les  secours 
les  plus  nécessaires,  et  bientôt  on  put  transférer  les 
trente-cinq  pénitentes  dans  un  local  plus  vaste.  La 
situation  restait  cependant  précaire.  On  jugera  de 
la  pauvreté  de  la  maison  par  celle  de  l'oratoire. 
Le  devant  d'autel  n'était  autre  qu'un  vêtement  de 
la  directrice;  des  tapettes  à  encre  revêtues  de  pa- 
pier peint  tenaient  lieu  de  chandeliers  ;  on  y  adap- 
tait des  bouts  de  cierges  longs  comme  le  doigt,  que 
la  directrice  allait  quêter  dans  les  chapelles.  M.  Cha- 
minade n'en  procéda  pas  moins  à  l'installation  avec 
une   véritable    solennité.   Après    une  instruction,   ii 


LA    MISERICORDE  81 

bénit  les  coiffes  et  les  mouchoirs  de  couleur  noire 
que  les  filles  devaient  porter,  puis  il  leur  lut  le  règle- 
ment définitif,  arrêté  de  concert  avec  Mlle  de  Lamou- 
rous.  Le  lendemain,  jour  de  l'Ascension,  il  célébra 
la  messe,  déposa  la  sainte  réserve  dans  le  pauvre 
tabernacle  et  fit  chanter  l'office. 

Il  aimait  la  pompe  des  cérémonies  ;  connaissant 
à  fond  le  cœur  humain,  il  savait  que  souvent  la  volonté 
n'est  entraînée  que  par  le  moyen  des  sens  vers  le 
bien  ou  vers  le  mal.  En  conséquence,  il  ne  manquait 
pas  d'entourer  d'une  solennité  particulière  la  récon- 
ciliation des  pénitentes,  c'est-à-dire  leur  admission 
à  la  table  sainte,  grand  acte  dont  la  préparation  était 
soumise  à  des  règles  strictes  et  précises.  La  pre- 
mière cérémonie  de  ce  genre  eut  lieu  le  24  mai,  c'est- 
à-dire  quelques  jours  après  l'installation.  «  Le  pre- 
mier fruit  de  la  Miséricorde,  dit  Mlle  de  Lamourous, 
fut  cueilli  par  M.  Chaminade,  supérieur  de  la  mai- 
son et  guide  de  Julie  (c'était  le  nom  de  la  pénitente). 
Il  était  bien  juste  qu'il  eût  la  consolation  d'offrir  à 
Dieu  de  telles  prémices.  La  bonne  Julie  déplora  ses 
erreurs  avec  une  douleur  si  énergique,  renouvela  les 
vœux  de  son  baptême  avec  tant  de  force,  s'approcha 
de  la  Table  sainte  avec  tant  de  confiance  et  d'amour, 
demanda  ensuite  avec  une  humilité  si  profonde  qu'il 
lui  fût  permis  de  recevoir  les  livrées  de  la  sainte 
Vierge,  en  reconnaissant  que  c'était  à  elle  qu'elle 
devait  sa  conversion,  que  tous  ceux  qui  furent 
témoins  de  ce  spectacle  n'oublièrent  jamais  l'impres- 
sion salutaire  qu'il  fit  sui  les  âmes.  » 

La  maison  se  développait  rapidement;  mais  les 
épreuves    continuaient.    Le    bureau   ne    pouvait    pas 


82  CHAPITPK    IV 

assurer  des  ressources  qui  fussent  en  proportion  des 
besoins  ;  il  décida  en  conséquence  le  renvoi  de  la 
moitié  des  pénitentes.  Mlle  de  Lamourous  qui  était 
présente  à  la  délibération,  supplia  le  bureau  de  lui 
donner  un  mois  de  répit,  et,  retournant  à  la  Miséri- 
corde, elle  rassembla  ses  filles  pour  leur  exposer  la 
situation  :  «  Du  pain  et  de  l'eau,  s'écrièrent-elles 
toutes,  pourvu  que  ce  soit  à  la  Miséricorde!  »  Quand 
M.  Chaminade  arriva  quelques  instants  après,  délégué 
par  le  bureau  pour  les  préparer  à  la  dure  nouvelle, 
les  mêmes  démonstrations  l'accueillirent.  Il  n'eut  pas 
à  s'expliquer  ;  de  leur  propre  mouvement  les  péni- 
tentes se  soumirent  à  toutes  les  privations  qu'on 
devrait  leur  imposer  pour  n'avoir  pas  à  exécuter  la 
terrible  décision,  du  moins  aA'ant  un  mois. 

Le  secours  ne  vint  qu'à  la  dernière  extrémité,  au 
soir  du  dernier  jour  du  mois  demandé  comme  délai  ; 
mais  il  vint  si  copieux,  que  la  Providence  semblait 
avoir  pris  à  tâche  de  faire  succéder  l'abondance  à  la 
détresse.  M.  Chaminade  avait  partagé  toutes  les  an- 
goisses de  Mlle  de  Lamourous  ;  il  partagea  aussi  sa 
joie,  et  peu  de  jours  après,  il  eut  le  bonheur  de  lui 
annoncer  que  le  bureau  de  la  Miséricorde  comptait 
plus  de  recettes  dans  ces  derniers  temps  que  tout 
autre  comité  de  bienfaisance  de  la  Adlle. 

Ainsi  s'acheva  l'année  1801.  La  Miséricorde  était 
fondée  ;  M.  Chaminade  devait  rester,  pendant  plus  de 
quarante  ans  encore,  le  supérieur  ecclésiastique  de 
cette  maison.  Jusqu'à  sa  mort,  Mlle  de  Lamourous, 
nous  l'avons  déjà  dit,  l'eut  pour  directeur  spirituel  ; 
tous  les  quinze  jours  elle  soumettait  son  règlement 
personnel  non  seulement  à  son  approbation,  mais  à  sa 


LA    MISERICORDE  83 

signature.  Triomphant  ainsi  des  scrupules  qui  l'obsé- 
daient, elle  parvint  à  la  liberté  des  enfants  de  Dieu  et 
apprit  à  se  mouvoir  dans  l'atmosphère  du  surnaturel 
avec  la  même  aisance  que  si  la  nature  n'eût  plus  con- 
servé d'empire  sur  elle.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 
Dieu  l'ait  favorisée  de  grâces  extérieures  et  que  sou- 
vent il  ait  récompensé,  même  par  des  prodiges,  sa 
foi  vraiment  héroïque.  On  raconte  d'elle  quantité  de 
traits  où  le  merveilleux  a  frappé  tous  les  yeux,  ex- 
cepté les  siens  ;  dans  son  humilité,  elle  semblait  ne 
pas  s'en  apercevoir.  Mgr  d'Aviau  avait  d'elle  une  si 
haute  opinion  qu'à  ceux  qui  lui  disaient  qu'elle  faisait 
des  miracles  il  répondait  :  «  Je  serais  plus  étonné 
qu'elle  n'en  fit  pas.  » 

L'empreinte  de  M.  Chaminade,  conseiller  préféré 
de  la  directrice,  s'est  marquée  dans  l'œuvre  de  la 
Miséricorde  par  deux  traits  caractéristiques  :  la  foi 
confiante  en  la  divine  Providence  et  la  dévotion  filiale 
envers  la  sainte  Vierge.  Un  jour  que  tout  manquait 
dans  la  maison,  Mlle  de  Lamourous  dit  à  ses  filles  : 
((  C'est  maintenant  que  nous  devons  compter  entière- 
ment sur  Dieu  et  attendre  tout  de  lui  seul,  ^les  en- 
fants, mettez-vous  à  genoux  et  remerciez  Dieu  de 
n'avoir  rien.  »  Et  quand  ce  fut  fait  :  «  A  présent,  mes 
enfants,  de  joie  et  de  bonheur  de  n'avoir  rien,  dan- 
sons une  ronde.  »  Et  l'on  obéit  du  meilleur  cœur.  La 
sainte  Vierge  était  la  mère,  la  maîtresse  et  la  pre- 
mière supérieure  de  la  maison  ;  les  clefs  de  l'établis- 
sement étaient  déposées  aux  pieds  de  sa  statue. 

La  Miséricorde  provoquait  à  juste  titre  l'étonne- 
ment  et  l'admiration  de  tous  ceux  qui  pouvaient  se 
rendre  compte  du  bien  qui  s'y  opérait.  Mgr  d'Aviau 


84  CHAPITRE    IV 

l'appelait  la  men^eille  de  son  diocèse.  Aucun  person- 
nage de  marque  ne  passait  à  Bordeaux  sans  la  visi- 
ter. L'impression  était  profonde  sur  ceux-là  spéciale- 
ment qui  pouA^ aient  être  des  juges  compétents.  «  Votre 
maison  de  Bordeaux,  écrivait  à  M.  Chaminade  la 
supérieure  du  Bon-Pasteur  de  Rouen,  en  1839,  est 
quelque  chose  d'admirable  ;  je  vous  assure  que,  de 
toutes  celles  que  j'ai  eu  l'occasion  de  connaître  et 
d'observer  de  plus  ou  moins  près,  c'est  la  seule  où 
j'aie  respiré  à  l'aise  comme  dans  une  espèce  de  terre 
natale,  par  rapport  à  l'esprit  et  au  régime  de  cette 
œuvre  si  difficile  à  comprendre  et  à  exercer.  » 

L'établissement  se  développa  d'une  manière  surpre- 
nante :  le  nombre  des  pénitentes  s'élevait  à  90  en 
1808,  à  300  en  1836,  date  de  la  mort  de  Mlle  de  La- 
mourous,  et  à  plus  de  400,  dix  ans  plus  tard. 

C'est  pour  des  âmes  revenant  à  Dieu  après  leurs 
égarements  que  M.  Chaminade  a  travaillé  comme 
fondateur  de  la  Miséricorde  et  comme  pénitencier  dio- 
césain ;  c'est  pour  des  âmes  désireuses  de  donner  à 
Dieu,  sous  les  auspices  de  Marie,  leurs  premières 
ardeurs  que  nous  allons  le  voir  se  dévouer  à  l'œuvre 
de  la  Congrégation.  Ainsi  nous  sommes  ramenés  au 
début  du  dix-neuvième  siècle. 


CHAPITRE  V 


La  Congrégation.  —  Ses  débuts  (1801-1802). 
Son  esprit. 


L'œuvre  qui,  avant  toutes  les  autres,  sollicitait  le 
zèle  de  M.  Ghaminade,  c'était,  nous  l'avons  vu,  l'ac- 
tion sur  la  jeunesse  pour  y  multiplier  les  chrétiens 
et  pour  en  faire  surgir  des  apôtres.  Cette  tâche,  en- 
treprise déjà  pendant  l'accalmie  qui  suivit  la  Ter- 
reur, lui  était  apparue,  à  Saragosse,  comme  sa  mis- 
sion spéciale.  Dès  son  retour  à  Bordeaux,  en  novem- 
bre 1800,  il  la  reprit  activement,  malgré  ses  occupa- 
tions de  toutes  sortes,  et  prépara  dès  lors  les  éléments 
de  sa  Congrégation  ^ 


1.  Il  serait  profondément  injuste  de  ne  pas  rappeler  ici  les 
initiatives  qui  furent  prises,  vers  la  même  époque,  à  Paris,  à 
Lyon  et  à  Marseille  pour  l'organisation  d'œuvres  de  jeunesse.  A 
Paris,  les  PP.  Delpuits  et  Ronsin,  à  Lyon  le  P.  Roger,  éta- 
blirent des  congrégations  formées  sur  le  modèle  de  celles  que 
dirigeait  la  Compagnie  de  Jésus  avant  sa  suppression.  A  Mar- 
seille, M.  Allemand  calqua  son  œuvre  du  Sacré-Cœur  sur  celle 


86  CttAPlTRE    V 

Le  besoin  de  rechristianisation  était  profond,  non 
seulement  à  Bordeaux,  mais  dans  toute  la  France  : 
depuis  huit  ans,  la  désorganisation  du  culte  catho- 
lique par  la  Constitution  civile  du  clergé  et  la  persé- 
cution contre  les  prêtres  avaient  rendu  à  peu  près 
impossible  tout  enseignement  religieux;  il  en  était 
résulté,  dans  la  masse  de  la  nation,  une  grande  igno- 
rance des  éléments  de  la  foi  chrétienne  et  une  pro- 
fonde démoralisation.  Le  mal  était  d'autant  plus 
grave  que  ces  huit  déplorables  années  avaient  été 
précédées  d'une  longue  période  pendant  laquelle  l'ir- 
réligion avait  fait  d'immenses  progrès  ;  ce  n'est  pas 
contre  une  société  profondément  attachée  à  ses 
croyances  que  s'était  déchaînée  l'impiété  révolution- 
naire, mais  contre  une  société  dont  la  foi  avait  été 
entamée  par  les  erreurs  du  philosophisme  et  dont 
les  mœurs  avaient  été  corrompues  par  des  scandales 
venus  de  haut. 

Pour  réparer  tant  de  ruines,  c'était  la  jeunesse 
qu'il  fallait  travailler  et  faire  travailler  ;  c'était  elle 
qu'on  devait  gagner  à  la  grande  cause  de  la  restaura- 
tion religieuse  du  pays.  Mieux  valait  s'adresser  à  la 
jeunesse  qu'à  l'âge  mûr,  parce  que,  même  sans  foi, 
les  jeunes  ne  sont  sceptiques  que  quand  ils  se  con- 
traignent à  l'être  :  leur  tempérament  ne  ^  s'y  prête 
pas.  Parfois,  hélas!  ils  sont  vicieux,  mais  dans  la 
débauche  même  ils    ne   sont    pas    irrémédiablement 

dont  lui-même  avait  fait  partie  autrefois  et  qui  était  dirigée 
par  les  prêtres  du  Bon-PasteUr.  Ces  œuvres  étaient  donc  des 
résurrections  ;  la  Congrégation  de  M.  Chaminade,  au  contran-e, 
devait  être  une  création  nouvelle  destinée  à  répondre  à  des 
besoins  nouveaux. 


ÀPOSÎOLAT    DE   LA    JEUNESSE  8t 

corrompus  :  un  cœur  de  vingt  ans  conserve  encore 
quelque  fibre  saine,  ce  qui  suffit  pour  rendre  possi- 
ble une  résurrection  morale.  Malgré  leurs  faiblesses, 
leurs  lâchetés,  leurs  inconstances,  ce  sont  encore  les 
jeunes  qui  gardent  le  fonds  d'optimisme  et  d'en- 
thousiasme nécessaire  au  travail  fécond.  Et  puis, 
quand  la  jeunesse  entre  en  scène,  elle  a  le  privilège 
d'attirer  l'attention  générale  :  l'opinion  ignore  sou- 
vent, et  de  la  façon  la  plus  obstinée,  les  tentatives 
des  hommes  mûrs  ;  elle  est  rarement  indifférente  aux 
entreprises  des  jeunes. 

M.  Chaminade  était  spécialement  doué  pour  ce 
genre  d'apostolat,  de  plus  il  savait  y  être  «  appelé  »  ; 
il  devait  y  réussir.  Ecoutons  un  de  ses  disciples  ^ 
nous  dire  les  humbles  préludes  de  la  Congrégation  de 
Bordeaux  : 

«  On  venait  de  rouvrir  les  églises,  mais  elles  étaient 
encore  dévastées  et  désertes  ;  les  chrétiens  se  trou- 
vaient tellement  épouvantés  et  isolés  que  parmi  les 
hommes  qui,  dans  cette  grande  ville,  avaient  con- 
servé une  étincelle  de  foi,  chacun  se  regardait  comme 
un  autre  Tobie  en  allant  au  temple,  et  croyait  y  aller 
seul.  De  là  aux  éléments  d'une  société  religieuse  il  y 
avait  une  distance  infranchissable,  mais  personne 
mieux  que  M.  Chaminade  ne  connaissait  la  puissance 
du  temps  et  de  la  patience.  Il  comparait  volontiers  sa 
marche  à  celle  d'un  ruisseau  paisible  qui,  rencontrant 
un  obstacle,  ne  fait  aucun  effort  pour  le  surmonter. 
C'est  l'obstacle  lui-même   qui,  en  l'arrêtant,  le  fait 

1.  Lalanne,  ait.  Société  de  Marie  dans  le  Dictionnaire  des 
ordres  religieux  de  Hélyot  et  Badiche  (collection  Migne),  t.  IV, 
col.  744. 


88  CHAPITRE    V 

grandir  et  grossir  au  point  que  bientôt  il  s'élève  au- 
dessus  de  son  niveau,  le  surmonte,  le  déborde  et 
poursuit  son  cours.  Le  sage  et  zélé  missionnaire  se 
borna  donc  à  louer  d'abord  au  centre  de  la  ville,  rue 
Arnaud-Miqueu,  une  chambre  qu'il  transforma  en 
oratoire.  On  sut  qu'il  y  disait  la  messe  et  qu'il  y 
prêchait  ;  quelques  fidèles  accoururent.  Il  remarqua 
dans  l'assemblée  deux  hommes  encore  jeunes.  Il  les 
appela  à  l'heure  de  la  messe,  et,  ayant  appris  d'eux 
qu'ils  étaient  inconnus  l'un  à  l'autre,  il  les  invita  à  se 
rendre  ensemble  dans  la  semaine  auprès  de  lui  pour 
faire  connaissance  et  convenir  de  certaines  pratiques 
communes.  Ces  deux  hommes  ayant  acquiescé  à  ses 
bons  conseils,  il  les  engagea  à  chercher  et  à  lui  ame- 
ner chacun  un  prosélyte.  Ils  y  réussirent.  Quand  il 
y  en  eut  quatre,  on  en  fit  venir  facilement  huit  parle 
même  moyen,  et  en  peu  de  temps  ils  se  comptaient 
douze,  animés  des  plus  pieuses  intentions.  Partant 
de  ce  nombre  qui  pouvait  être  regardé  comme  mys- 
tique, M.  Chaminade  exerça  un  véritable  apostolat  et 
obtint  des  résultats  tels  que  la  petite  chapelle  ne  put 
plus  suffire  à  ses  assemblées.  » 

Cet  humble  oratoire,  situé  au  troisième  étage  d'une 
maison  de  la  rue  Miqueu,  n^  7,  était  dédié  à  la  Vierge 
Immaculée,  et  précisément  la  solennité  de  l'Immacu- 
lée-Conception  (8  décembre  1800j  fut  la  première  fête 
de  la  Congrégation  naissante.  Pourtant,  c'est  seule- 
ment le  2  février  1801  que,  rangés  autour  de  l'autel 
de  Marie,  les  douze  premiers  congréganistes  jurèrent 
une  inviolable  fidélité  à  Celle  dont  le  nom  et  la  ban- 
nière devaient  être  leur  signe  de  ralliement.  Voici  la 
formule  de  leur  engagement  :    «   Moi,   serviteur  de 


DEBUTS    DE    LA    CONGREGATION  89 

Dieu,  et  enfant  do  l'Église  catholique,  apostolique  et 
romaine,  je  me  donne  et  me  dédie  au  culte  de  l'Im- 
maculée Conception  de  la  très  sainte  Vierge  Marie. 
Je  promets  de  l'honorer  et  de  la  faire  honorer  autant 
qu'il  dépendra  de  moi,  comme  Mère  de  la  jeunesse. 
Ainsi  Dieu  me  soit  en  aide  et  ses  saints  Evangiles  !  » 

L'association  nouvelle  comprenait  deux  professeurs, 
trois  étudiants,  trois  employés  de  commerce,  un  clerc, 
et  trois  ouvriers.  L'un  des  étudiants,  qui  mourut  peu 
de  jours  après  sa  consécration,  fut  remplacé  par  un 
prêtre,  l'abbé  Pineau,  secrétaire  de  M.  Ghaminade 
pour  l'administration  du  diocèse  de  Bazas.  Les  divers 
membres  de  cette  réunion  appartenaient  donc  à  des 
milieux  sociaux  très  divers  ;  c'était  bien  la  fraternité 
chrétienne  qui  les  unissait.  Dans  la  formation  de 
leur  groupe,  leur  double  qualité  d'enfants  de  l'Eglise 
et  de  serviteurs  de  Marie  avait  seule  été  prise  en 
considération  ;  les  distinctions  que  mettaient  entre 
eux  leurs  occupations  dans  la  vie  civile  n'avaient  été 
comptées  pour  rien. 

Le  8  février  suivant,  la  Congrégation  se  donna  un 
préfet  dans  la  personne  de  Louis-Arnaud  Lafargue, 
ce  disciple  par  qui  M.  Chaminade  avait  fait  solliciter 
sa  radiation  de  la  liste  des  émigrés.  Dans  son  émo- 
tion, le  modeste  jeune  homme  ne  trouva  pour  répondre 
à  l'honneur  qui  lui  était  fait,  que  la  prière  plus  tard 
indulgenciéepar  Pie  VIII  :  «  Soit  faite,  louée  et  éternel- 
lement exaltée  la  très  juste,  très  haute  et  très  ai- 
mable volonté  de  Dieu  en  toute  chose  !  »  L'à-propos 
de  cette  exclamation  charma  les  congréganistes.  Ils 
adoptèrent  comme  devise  cette  formule  de  confiance 
en  Dieu  et  introduisirent  l'usage  de  la  faire  pronon- 


90  CrtAPlÎRË    V 

oer  par  tout  nouvel  élu  à  une  charge  de  la  Congréga- 
tion. 

L'exemple  du  bien  est  contagieux  comme  celui  du 
mal.  En  un  temps  où  la  religion  n'était  encore  que 
tolérée,  où  les  autorités  traitaient  de  «  grimaces  » 
les  cérémonies  du  culte,  où  l'opinion,  sinon  parmi 
les  femmes  au  moins  parmi  les  hommes,  était  encore 
imbue  de  tous  les  préjugés  d'un  philosophisme  scep- 
tique, on  vit  les  jeunes  Bordelais,  qu'on  disait  si 
légers,  si  esclaves  de  la  mode  et  du  plaisir,  braver 
l'un  après  l'autre  le  respect  humain  et  se  faire  pré- 
senter par  leurs  camarades  au  chapelain  de  la  rue 
Arnaud-Miqueu.  L'accueil  simple  et  paternel  qu'ils  re- 
cevaient achevait  de  les  gagner  ;  ils  s'inscrivaient 
au  nombre  des  prétendants  de  l'association  naissante 
en  attendant  qu'ils  fussent  admis  à  prononcer  leur 
consécration. 

Au  15  août,  les  seuls  congréganistes  étaient  qua- 
rante ;  au  8  décembre  suivant,  ils  se  comptaient 
soixante.  Quant  aux  prétendants,  ils  étaient  si  nom- 
breux qu'ils  eurent,  dès  cette  époque,  un  introduc- 
teur spécial  chargé  de  les  instruire  de  leurs  devoirs 
religieux,  de  les  former  aux  usages  de  la  Congre 
gation,  de  les  pénétrer  de  son  esprit,  et  de  les  pré- 
parer à  leur  admission  définitive. 

Comme  les  fondateurs  de  la  Congrégation,  ces 
prétendants  appartenaient  à  toutes  les  classes  de  la 
société.  Parmi  eux,  les  fils  de  grands  négociants 
et  d'armateurs  coudoyaient  les  petits  commis  ;  les 
professeurs  et  les  étudiants  se  rencontraient  avec  les 
orfèvres,  les  boulangers,  les  tailleurs  et  les  ton- 
neliers. Tous  au  même  titre  étaient  enfants  de  Marie, 


SES    PROGRÈS  91 

recueillaient  les  mêmes  avis  de  leur  directeur,  par- 
ticipaient aux  mêmes  réunions.  Touchante  frater- 
nité que  rendait  plus  significative  la  présence,  parmi 
ces  jeunes  gens,  de  plusieurs  ecclésiastiques  et  non 
des  moindres  !  En  effet,  l'année  même  de  la  fonda- 
tion, en  1801,  nous  trouvons,  inscrits  au  Registre  des 
personnes  reçues  du  culte  de  l' Immaculée  Vierge^ 
les  noms  de  MM.  Rauzan,  Ylechmans,  Décube,  Jean 
Boyer,  tous  prêtres.  M.  Rauzan  n'était  autru  que  le  cé- 
lèbre prédicateur  qui  fonda  un  peu  plus  tard  les  Mis- 
sionnaires de  France  ;  très  lié  avec  l'abbé  Chami- 
nade,  il  était  animé  de  la  même  passion  que  lui  pour 
la  régénération  morale  de  la  France  et  de  la  même 
dévotion  envers  l'Immaculée  Conception.  M.  Ylech- 
mans, ancien  lazariste,  frère  d'armes  de  M.  Chami- 
nade  pendant  la  Terreur,  et  plus  tard  supérieur  du 
grand  séminaire  de  Bordeaux,  dirigeait  alors  plusieurs 
œuvres  et  notamment  une  récente  fondation  religieuse, 
celle  de  la  Réunion  au  Sacré-Cœur.  MM.  Décube 
et  Boyer  comptaient  parmi  les  membres  les  plus 
zélés  du  clergé  paroissial. 


Le  2  février  1802,  en  ramenant  Tanniversaire  do 
la  première  consécration  à  Marie,  fit  mesurer  les 
progrès  de  l'œuvre.  Les  congréganistes  à  eux  seuls 
avaient  atteint  le  chiffre  de  quatre-vingt-dix-neuf  ; 
ils  pressèrent  leur  directeur  de  compléter  la  centaine 
en  admettant  un  de  leurs  camarades  qui  était  encore 
probaniste.  Tous  les  esprits  attentifs  étaient  frappés 


92  CHAPITRE   V 

d'un  tel  résultat,  d'autant  plus  que  le  succès  de 
M.  Chaminade  ne  se  bornait  pas  là. 

Depuis  le  25  mars  1801,  il  avait  réussi  à  organiser 
pour  les  jeunes  filles  un  groupement  analogue  à 
celui  des  jeunes  gens.  Il  les  recevait  dans  sa  petite 
chapelle  à  des  moments  différents,  mais  il  leur  infu- 
sait le  même  esprit.  Mlle  de  Lamourous  avait  accepté 
d'être  la  «  Mère  »,  c'est-à-dire  la  présidente  de  leur 
congrégation  ;  elle  rendait  ainsi  à  M.  Chaminade, 
pour  la  conduite  de  cette  œuvre,  l'assistance  qu'elle 
avait  reçue  et  continuait  à  recevoir  de  lui  pour  la 
direction  de  la  Miséricorde. 

En  outre,  sans  prétendre  s'occuper  de  l'âge  mûr 
dans  la  même  mesure  que  de  la  jeunesse,  M.  Chami- 
nade fut  amené  pourtant,  par  suite  de  ses  relations 
étendues,  à  admettre  dans  la  Congrégation  un  cer- 
tain nombre  de  pères  et  de  mères  de  famille.  Ce  n'était 
qu'une  élite  et  elle  se  réunissait  moins  fréquemment, 
n'avait  pas  d'offices  propres  les  dimanches  à  l'oratoire 
de  la  rue  Arnaud-Miqueu.  Son  principal  objectif  était 
d'édifier  les  jeunes  et  de  leur  rendre  service.  Selon  le 
règlement,  la  plus  importante  obligation  des  Pères 
de  Famille^  après  le  soin  de  leur  sanctification 
personnelle,  se  formulait  ainsi  :  «  L'accroissement  et 
la  perfection  de  la  congrégation  des  jeunes  devient 
dès  ce  moment  l'œuvre  de  leur  cœur;  rien  de  ce  qui 
peut  intéresser  les  jeunes  gens  ne  leur  est  étranger; 
travailler  à  leur  édification  dans  la  piété,  à  leur  sou- 
tien dans  la  société  civile,  est  leur  devoir  de  pré- 
dilection. »  Le  nom  à' Agrégation  des  Pères  de 
Famille  que  prit  leur  société,  indiquait  bien  qu'elle 
était  une  sorte  de  complément  de  la  Congrégation. 


EXTENSIONS    DIVERSES  93 

Toutes  les  professions  y  étaient  représentées,  depuis 
les  plus  relevées  jusqu'aux  plus  humbles,  et  ainsi  se 
réalisait,  ici  encore,  la  pensée  de  chrétienne  frater- 
nité qui  avait  présidé  à  l'organisation  de  la  jeunesse. 
Parmi  les  prêtres  affiliés  à  la  congrégation,  quel- 
ques-uns que  distinguaient  leur  grand  âge  ou  leur 
situation,  se  joignirent  aux  pères  de  famille,  tel  le 
vénérable  ^I.  Lacroix  qui,  avant  la  Révolution,  diri- 
geait à  Sainte-Colombe  une  florissante  association 
de  jeunesse,  et  qui  maintenant  bénissait  Dieu  de  la 
voir  revivre  dans  celle  de  M.  Chaminade;  tel  l'abbé 
Joseph  Boyer,  administrateur  du  diocèse  pendant  la 
Révolution,  et  plusieurs  curés  influents  de  la  ville. 

Quant  aux  Mères  de  Famille,  elles  prenaient  le 
nom  de  Dames  de  la  Retraite  à  cause  de  l'usage 
qu'elles  avaient  adopté  de  faire  un  jour  de  retraite 
chaque  mois.  Les  plus  anciennes  de  leurs  «  offi- 
cières  »  semblent  avoir  été  Mesdames  Fourniol,  Pitras 
et  de  Noir  et. 

Parmi  tant  de  travaux,  il  n'est  pas  étonnant  que 
^L  Chaminade  ait  ployé  sous  le  poids  de  la  fatigue; 
quand  il  présida  la  fête  du  2  février  où  le  chiffre 
des  congréganistes,  avec  les  réceptions  de  cette  jour- 
née, atteignit  la  centaine,  il  relevait  de  maladie. 
M.  Fabas,  le  principal  des  sous-administrateurs  du 
diocèse  de  Bazas,  lui  faisait,  non  sans  raison,  le 
reproche  de  ne  pas  se  ménager  assez  :  «  J'ai  appris 
avec  une  sensible  douleur,  écrivait-il  le  29  janvier 
1802,  que  vous  aviez  éprouvé  une  maladie  grave 
dont  vous  êtes  à  peine  convalescent.  Je  fais  des  vœux 
bien  sincères  pour  votre  prompt  rétablissement,  et  vous 
prie  de  vous  ménager  à  l'avenir  pour  ne  point  priver, 


94  CHAPITRE    V 

pai-  un  zèle  peu  modéré,  l'Église  du  grand  bien  que 
vous  lui  procurez  par  vos  travaux  continuels.  »  La 
remise  du  diocèse  de  Bazas  aux  mains  de  Mgr  d'Aviau, 
archevêque  désigné  pour  Bordeaux,  apporta  quelque 
allégement  à  cette  surcharge  excessive. 

Vicaire  général  de  Poitiers,  sa  ville  natale,  Mgr 
d'Aviau  avait  été  élevé  au  siège  archiépiscopal  de 
Vienne  au  moment  de  la  Révolution.  A  peine  en  avait- 
il  pris  possession  qu'il  dut  partir  pour  l'exil.  Après 
avoir  erré  longtemps  sur  les  chemins  de  l'Italie,  il 
revint  dans  son  diocèse  bien  avant  l'apaisement  défi- 
nitif; pendant  qu'il  évangélisait  les  montagnes  de 
l'Ardèche,  une  lettre  de  Portails  lui  apprit  qu'il  était 
question  de  lui  confier  l'archevêché  de  Bordeaux.  La 
tranquillité  d'un  siège  secondaire  était  mieux  à  son 
goût;  mais  le  gouvernement  menaçait  le  cardinal 
Caprara  de  nommer  le  constitutionnel  Lacombe;  pour 
prévenir  cette  éventualité,  Mgr  d'Aviau  sacrifia  ses 
préférences  et  accepta  le  poste  qui  lui  était  offert. 

Il  apportait  à  Bordeaux  la  réputation  d'un  saint; 
à  l'expérience  de  ses  soixante-six  ans,  il  joignait 
cette  modération  qui  caractérise  les  esprits  supérieurs 
et  qui  était  bien  nécessaire  en  un  temps  et  dans  une 
ville  où  les  constitutionnels  cherchaient  à  soulever 
des  tempêtes,  où  l'un  d'eux,  le  curé  de  Saint-Seurin, 
déclarait  en  pleine  chaire  qu'il  ne  céderait  qu'à  la 
force,  si  on  voulait  lui  enlever  sa  cure. 

Le  nouvel  archevêque  fit  son  entrée  solennelle  dans 
la  ville  le  25  juillet  1802,  et  le  15  août  suivant  il 
prit  possession  de  sa  cathédrale  pro^àsoire,  l'église 
Saint-Dominique,  en  attendant  que  l'antique  mé- 
tropole Saint-André  fut  débarrassée  des  traces  des 


MONSEIGNEUR    D  AVIAU  95 

mascarades  révolutionnaires  et  pourvue  des  objets 
nécessaires  au  culte.  Dans  l'une  de  ces  cérémonies 
où  la  foule  accourait,  le  prélat  remarqua  l'empresse- 
ment et  l'enthousiasme  des  jeunes  gens  de  la  Con- 
grégation; il  en  fut  grandement  consolé,  car  il  y 
avait  incontestablement  là  un  précieux  gage  d'espé- 
rance pour  l'avenir;  mais  il  n'en  fut  pas  surpris  :  il 
savait  déjà  qui  était  le  conducteur  de  ce  mouvement. 
En  passant  à  Paris,  le  nouvel  archevêque  avait  ren- 
contré son  prédécesseur,  Mgr  de  Cicé;  il  s'était  en- 
tretenu avec  lui  de  Bordeaux  et  Tavait  entendu,  à 
plusieurs  reprises,  s'écrier  en  parlant  de  M.  Gha- 
minade  et  de  ses  compagnons  d'apostolat  sous  la 
Terreur  :  «  Quels  hommes  ou  plutôt  quels  anges 
que  ces  Messieurs  !  ils  ont  fait  un  bien  immense  dans 
mon  diocèse  i.  » 

En  effet  les  vicaires  généraux,  MM.  de  Laporte 
et  Boyer,  n'avaient  pas  manqué  de  signaler  M.  Cha- 
minade  à  l'attention  de  leur  ancien  pasteur.  Au  nou- 
veau, ils  le  dépeignaient  en  ces  termes  dans  leurs  notes 
confidentielles  :  «  M.  Chaminade  est  resté  sept  ans 
à  Bordeaux,  où  il  a  rendu  les  plus  grands  services  : 
ce  prêtre,  infiniment  respectable  par  son  zèle  et  par 
ses  vertus,  a  de  grands  moyens  pour  faire  le  bien, 
mérite  d'être  distingué  sous  tous  les  rapports.  »  Ils 
signalaient  à  l'archevêque  que,  sur  cinq  œuvres 
alors  existantes  à  Bordeaux,  les  deux  plus  floris- 
santes et  les  plus  fécondes  en  fruits  de  salut,  la  Con- 
grégation et  la  Miséricorde,  étaient  sous  sa  direction, 
et  que    les    trois    autres   avaient  avec  lui  des   liens 

1.  Lyonnet,  Vie  de  Mgr  d'Aviau,  t.  II,  pp.  276  et  277. 


96  CHAPITRE   V 

étroits  :  la  Providence  était  administrée  par  le  même 
Bureau  de  charité  que  la  ]\Iiséricorde  ;  la  Réunion 
au  Sacré-Cœur,  dont  il  avait  été  en  partie  l'inspi- 
rateur, était  dirigée  par  un  congréganiste  de  ses  amis, 
M.  Vlechmans,  et  VAssociation  du  Sacré-Cœur  de 
Mlles  Vincent,  était  conduite,  elle  aussi,  par  des 
prêtres  de  son  entourage,  MM.  Rauzan,  Micheau  et 
Momus. 

Mgr  d'Aviau  n'avait  qu'une  crainte  :  maintenant 
que  les  diocèses  étaient  réorganisés,  ^I.  Chaminade 
n'allait-il  pas  rentrer  à  Périgueux  ?  Mais  précisément 
le  siège  de  cette  ville,  uni  au  siège  d'Angouleme, 
avait  été  attribué  au  trop  fameux  Lacombe.  A  choisir 
entre  l'ancien  métropolitain  constitutionnel  du  sud- 
ouest  et  le  vénérable  Mgr  d'Aviau,  M.  Chaminade 
ne  pouvait  hésiter.  Au  reste,  il  avait  contracté  avec 
Bordeaux  des  liens  trop  étroits  pour  les  rompre  : 
c'était  là  qu'il  devait  accomplir  sa  «  mission  »  ;  sa 
conviction  à  cet  égard  était  faite.  Aussi,  pendant 
qu'autour  de  lui  on  répétait  que  les  postes  les  plus 
élevés  n'étaient  pas  au-dessus  de  son  mérite,  il  ne  son- 
geait qu'à  écarter  tout  ce  qui  aurait  pu  l'empêcher 
d'appartenir  entièrement  à  l'œuvre  dont  il  se  regar- 
dait comme  chargé  par  la  Vierge  Immaculée.  En 
dehors  des  cadres  réguliers  du  clergé  paroissial,  les 
intérêts  de  la  régénération  chrétienne  du  diocèse 
exigeaient  la  présence  de  prêtres  auxiliaires,  chargés 
de  ramener  les  ouailles  à  leurs  pasteurs.  En  vertu 
de  son  titre  de  missionnaire  apostolique,  M.  Chami- 
nade se  considérait  comme  investi  de  cet  apostolat 
par  le  Souverain  Pontife  lui-même;  il  demandait  à  le 
continuer  par  le  moyen  si  efficace  de  la  Congréga- 


LE   CANONICAT  97 

tion,  et  par  les  autres  œuvres  qui,  dans  la  suite, 
viendraient  compléter  celle-là. 

Mieux  que  personne,  Mgr  d'Aviau  pouvait  com- 
prendre et  approuver  un  pareil  désir;  malgré  ses 
deux  cents  paroisses  privées  de  pasteurs,  il  estima 
plus  utile  à  la  religion  le  ministère  apostolique  au- 
quel s'employait  l'abbé  Ghaminade  et  lui  laissa  toute 
liberté  d'exercer  sa  mission. 

Toutefois  il  ne  pouvait  oublier  les  services  du 
prêtre  qui  avait  administré  le  diocèse  de  Bazas,  ramené 
au  bercail  un  grand  nombre  d'assermentés,  et  opéré 
dans  Bordeaux  un  bien  déjà  si  considérable  par  ses 
associations  de  piété.  En  reconstituant  le  Chapitre 
de  son  église  métropolitaine  (27  juin  1803),  il  y  ins- 
crivit, l'un  des  premiers,  le  nom  de  l'abbé  Ghami- 
nade, marque  d'estime  dont  la  valeur  sera  singulière- 
ment accrue  par  la  confiance  dont  le  saint  archevêque 
multipliera  les  preuves  envers  le  directeur  de  la  Con- 
grégation. 

Tout  entier  désormais  à  son  œuvre  de  prédilec- 
tion, M.  Ghaminade  eut  la  joie  de  la  voir,  dès  1803, 
«  englober  tout  ce  que  la  ville  avait  de  plus  chré- 
tien ».  G'est  un  contemporain  qui  s'exprime  ainsi, 
l'abbé  Rigagnon,  futur  curé  de  Saint-Martial  de 
Bordeaux. 

L'autorité  civile,  quoique  nettement  hostile  aux 
associations,  ne  prit  pas  ombrage  de  celle-ci,  grâce 
au  soin  qu'avait  mis  Mgr  d'Aviau  à  la  présenter  au 
ministre  sous  des  couleurs  qui  pouvaient  la  lui 
faire  agréer  :  sans  pénétrer  jusqu'à  l'esprit  qui  ani- 
mait la  Congrégation,  le  prélat,  après  avoir  donné  du 
relief  aux  services  qu'elle  rendait  au  point  de  vue 


<>8  CHAPITRE    V 

moral,  concluait  en  disant  :  «  Cette  association  a 
besoin  d'encouragements  autant  sous  les  rapports  de 
politique  et  de  police  que  sous  le  rapport  de  reli- 
gion. » 

En  règle  avec  le  gouvernement,  bénie  par  l'auto- 
rité diocésaine,  la  Congrégation  ne  pouvait  plus 
désirer  qu'un  encouragement  officiel  du  Saint-Siège, 
^I.  Chaminade  le  sollicita.  Son  association  portait 
le  même  nom  qu'une  confrérie  d'artisans  dirigée 
avant  la  Révolution  par  les  Capucins,  et  à  laquelle 
Rome  avait  concédé  d'importantes  faveurs  spirituelles. 
Cette  concession  n'ayant  plus  d'objet,  puisque  la 
confrérie  avait  disparu,  M.  Chaminade  en  demanda 
le  transfert  à  son  œuvre.  Sa  supplique,  apostillée 
par  Mgr  d'Aviau,  fut  envoyée  au  cardinal  Caprara 
qui  représentait  le  Saint-Siège  à  Paris  et  avait  reçu 
de  Pie  VII  les  pouvoirs  les  plus  étendus  pour  régler 
les  affaires  de  France.  A  la  date  du  2  juin  1803,  le 
cardinal  répondit  à  l'abbé  Chaminade  que  la  conces- 
sion conservait  son  efficacité  en  faveur  de  la  nouvelle 
Congrégation  et  qu'elle  lui  était  applicable  «  de  la 
même  façon  et  dans  la  même  forme  »  qu'elle  l'avait 
été  aux  Père  Capucins. 


La  Congrégation  sanctifiait  ses  membres  et  les 
transformait  en  apôtres  ardents  ;  elle  opéra  dès  ses 
premières  années  un  bien  immense  à  Bordeaux  par 
son  action  immédiate,  et  au  loin  par  l'émulation  chré- 
tienne qu'elle  suscita.  Tous  ceux  qui  la  voyaient  à 


OPPORTUNITE    DE   L  OTUVRE  99 

Pœuvre  avaient  l'impression  de  se  trouver  en  pré- 
sence d'une  organisation  très  conforme  à  l'esprit  ca- 
tholique, mais  pourtant  très  nouvelle,  dont  l'emprise 
sur  les  âmes  en  même  temps  que  la  puissance  de 
rayonnement  et  de  conquête  étaient  vraiment  extra- 
ordinaires. A  quoi  tenait  un  pareil  succès  ?  Nous 
allons  essayer  de  le  dire. 

Les  hommes  qui  veulent  travailler  à  guérir  les 
maux  de  leur  pays  et  de  leur  époque  sont  parfois 
exposés  à  une  tentation  qui  trompe  leur  sagesse  et 
paralyse  leurs  efforts  :  pour  remédier  au  mal  présent, 
il  leur  paraît  naturel  et  prudent  de  recourir  à  des 
remèdes  dont  le  succès,  jadis,  a  prouvé  l'efficacité. 
(c  Ce  qui  a  réussi  réussira  encore  »,  disent-ils,  et  ils 
oublient  d'ajouter,  ce  qui  serait  pourtant  essentiel, 
«  à  condition  que  le  même  remède  soit  appliqué  au 
même  cas  ».  Car  le  monde  est  sans  cesse  en  mouve- 
ment; les  sociétés  humaines  subissent,  avec  le  temps, 
des  évolutions  lentes  ou  des  crises  soudaines  qui 
modifient  profondément  leur  constitution,  ou,  si  ce 
mot  de  constitution  crée  une  équivoque,  disons  leur 
structure  intime,  leur  complexion.  Sans  doute,  mal- 
gré le  temps  qui  s'écoule,  il  reste  quelque  chose 
d'identique  et  dans  la  maladie,  et  dans  la  société  qui 
en  est  atteinte;  mais,  dans  cet  élément  identique, 
la  marche  des  années  amène  des  variations,  souvent 
à  un  point  tel  que,  si  l'on  n'en  tient  pas  compte,  le 
remède  efficace  d'autrefois  pourra  devenir  le  remède 
inutile,  peut-être  même  le  poison  d'aujourd'hui. 

M.  Chaminade  était  théologien  et  canoniste  ;  de  plus, 
il  était  attentif  aux  enseignements  de  l'histoire.  Sa 
science  de  bon  aloi,  et,  peut-on  ajouter,  son  propre 


100  CHAPITRE    V 

tempérament,  ne  permettaient  pas  qu'il  fût,  en  ma- 
tière de  religion,  amateur  de  nouveautés;  il  avait  au 
contraire  le  sens  et  le  culte  de  la  tradition.  En  même 
temps,  cependant,  il  possédait  à  un  haut  degré  le  sen- 
timent du  réel  en  ce  qui  concernait  le  milieu  où  il  vi- 
vait; il  ne  croyait  pas  que  les  révolutions  politiques 
fussent  toujours  la  traduction  de  changements  opérés 
dans  les  profondeurs  de  la  vie  nationale.  S'il  l'avait 
cru,  les  enthousiasmes  successifs  des  Français  pour 
les  régimes  variés  qu'il  vit  lui-même  se  succéder  si 
rapidement  l'auraient  détrompé.  Mais  il  croyait  pour- 
tant à  des  transformations  sociales  ;  parmi  celles  dont 
il  était  ou  avait  été  le  témoin,  il  en  reconnaissait  de 
décisives  dont  il  fallait  tenir  compte  ;  il  savait  que, 
pour  agir  sur  son  temps,  il  fallait  être  de  son  temps  : 
((  Quel  est, disait-il,  l'homme  sage  qui  ne  voit  pas  que 
les  leviers  qui  remuent  le  monde  moral  ont  mainte- 
nant, en  quelque  manière,  besoin  d'autres  points  d'ap- 
pui ?  Autres  temps,  autres  mœurs!  » 

Or  l'un  de  ces  points  d'appui  nouveaux,  c'était  le 
besoin,  manifestement  ressenti  par  le  grand  nombre, 
d'un  rapprochement  des  classes  et  d'une  collabora- 
tion plus  réelle  à  la  vie  nationale  entre  tous  les 
Français,  quelle  que  fût  leur  situation  dans  la  so- 
ciété. Il  n'y  avait  pas  à  partager  le  goût  de  certains 
révolutionnaires  pour  l'égalitarisme  ;  il  n'en  restait 
pas  moins  vrai  que  l'idée  chrétienne  de  fraternité 
avait  besoin  d'être  remise  en  honneur.  Depuis  la  Re- 
naissance, le  préjugé  aristocratique  avait  pénétré 
même  dans  les  assemblées  de  piété  ;  l'ancien  régime 
avait  eu  des  congrégations  de  classes,  celles  des  maî- 
tres et  celles  des  valets,  celles  des  lettrés  et  celles  des 


FRATERNITE  101 

artisans.  M.  Ghaminade  voyait  en  cela  un  véritable 
recul  de  l'esprit  chrétien  :  «  La  religion,  disait-il, 
dans  ses  temples  et  dans  la  distribution  de  ses  sacre- 
ments, ne  fut  jamais  d'une  si  étroite  sévérité.  » 
Aussi  ouvrit-il,  en  principe  et  en  fait,  la  Congrégation 
à  tous  les  rangs  et  à  toutes  les  fortunes.  Le  fidèle 
qui  demandait  son  admission  au  nombre  des  préten- 
dants, disait  quel  était  son  métier,  son  emploi  ou  sa 
carrière  ;  cette  déclaration  déterminait  la  division  et 
la  fraction  dans  lesquelles  il  devait  être  inscrit.  Il  y 
avait  deux  divisions,  celle  des  professions  libérales  et 
celle  des  professions  manuelles,  et,  dans  chaque  di- 
vision, autant  de  fractions  que  de  carrières  ou  de 
métiers.  C'était  là  un  moyen  qui  facilitait  le  recrute- 
ment :  l'ouvrier,  l'étudiant,  le  commerçant,  l'avocat 
venaient  volontiers  à  la  Congrégation,  sûrs  qu'ils 
étaient  de  s'y  rencontrer  avec  des  camarades  ou  des 
collègues  ;  c'était  aussi  un  moyen  de  rapprochement, 
car,  une  fois  la  différenciation  faite  par  l'inscription, 
la  qualité  de  congréganiste,  d'enfant  de  l'Eglise  et 
de  la  Vierge  Immaculée,  primait  dorénavant  tout  le 
reste  et  devenait  la  véritable  base  des  rapports  mu- 
tuels. Grâce  au  mode  d'inscription,  se  réalisait  la 
maxime  du  sage  fondateur  :  «  Union  sans  confu- 
sion »;  grâce  à  la  charité  fraternelle,  s'accomplissait 
dans  la  Congrégation  le  mot  des  Actes  des  Apôtres 
au  sujet  des  premiers  chrétiens  :  «  La  multitude  des 
fidèles  n'avait  qu'un  cœur  et  qu'une  âme  i.  » 

Ce  résultat  paraîtra  notable,  si  l'on  veut  se  rappeler 
comment,  au  sortir  de  la  période  d'égalitarisme  à  ou- 

1.  Actes  des  Apôtres,  IV,  32. 


ÎOâ  CliA^ITftE    V 

trance,  où  le  tutoiement  de  tous  par  tous  était  obliga* 
toire,  le  souci  du  rang  à  tenir  avait  ressaisi  tous  ceux 
qui  avaient  ou  croyaient  avoir  droit  à  quelque  distinc- 
tion ;  comment  on  avait  recommencé  à  se  cantonner 
dans  sa  fierté  de  classe  ;  comment  l'amour-propre  était 
devenu  chatouilleux  à  l'excès,  aussi  bien  chez  les  pau- 
vres que  chez  les  riches,  ceux-ci  ayant  toujours  peur 
qu'on  ne  crût  pas  la  Révolution  finie  et  qu'on  leur 
manquât  de  respect  ;  ceux-là  croyant  toujours  qu'on 
cherchait  à  les  humilier  à  dessein  et  par  forme  de  re- 
présailles. 

Dans  la  Congrégation  il  n'en  était  pas  ainsi.  Les 
distinctions  mêmes  que  M.  Chaminade  avait  cru  de- 
voir sauvegarder,  tournaient  au  profit  de  l'esprit  de 
fraternité.  En  effet,  les  règlements  prévoyaient,  entre 
autres  détails,  que  les  deux  divisions  pénétreraient 
successivement  à  la  chapelle,  que  chaque  fraction  y 
aurait  sa  place  assignée  d'avance,  etc.  Or  les  règle- 
ments sur  ces  points  demeuraient  lettre  morte  ;  les 
jeunes  gens  de  condition  plus  élevée,  ne  voulant  à  au- 
cun prix  s'exposer  à  blesser  leurs  camarades,  tenaient 
à  se  mélanger  complètement  avec  eux  tant  à  la  cha- 
pelle que  partout  ailleurs.  Le  directeur  n'avait  garde 
de  s'en  plaindre  ;  il  était  trop  heureux  de  se  voir  si 
bien  compris.  De  cette  compénétration  des  classes 
résultaient  une  estime  et  une  cordialité  réciproques, 
propres  à  aplanir  dans  la  suite  bien  des  difficultés.  Il 
en  résultait  également  comme  un  échange  de  qualités 
et  de  vertus,  grâce  au  mutuel  contact  des  bonnes  ha- 
bitudes et  des  dispositions  heureuses,  développées  par 
des  éducations  différentes  et  dans  des  milieux  sociaux 
très  divers. 


ESPRIT    APOSTOLIQUE  103 

La  Congrégation  était  donc  un  milieu  créateur  de 
vraie  fraternité  :  elle  unissait  dans  une  forte  et  sincère 
amitié  des  représentants  de  classes  opposées  d'intérêts 
et  plutôt  disposées  à  la  guerre  les  unes  contre  les  au- 
tres qu'à  l'harmonie  et  à  la  paix.  Voilà  son  premier 
trait  original. 

En  voici  un  second.  Elle  avait  les  allures,  non 
d'une  confrérie  régentée  par  une  autorité  qui  s'impose, 
mais  plutôt  d'une  association  d'amis  que  réunit  un 
motif  de  piété  et  qui  jouissent  de  leur  autonomie.  En 
fait,  M.  Chaminade était  le  seul  maître;  tout  le  monde 
le  savait  et  en  était  heureux  ;  mais  son  commandement 
s'effaçait  autant  que  possible.  Son  influence  résultait 
beaucoup  moins  de  l'organisation  extérieure  de  l'œuvre 
que  de  l'ascendant  personnel  du  directeur  ;  totalement 
dévoué  à  ses  chers  disciples,  il  leur  témoignait  une 
affection  paternelle  qui  gagnait  leurs  cœurs  ;  persuadé 
que  la  Congrégation  était  leur  œuvre  au  moins  au- 
tant que  la  sienne,  il  considérait  leur  collaboration  à 
son  travail  non  seulement  comme  un  appoint  utile, 
mais  comme  une  véritable  nécessité.  Sa  conviction  à 
cet  égard  était  nettement  formulée  :  «  Les  associations 
d'autrefois,  disait-il,  étaient,  si  l'on  veut,  l'enseigne- 
ment des  vertus  »  ;  celles  de  maintenant  «  en  sont  la 
communication  rapide  parla  contagion  de  l'exemple  ». 
Chaque  congréganiste  se  regardait  donc  comme  res- 
ponsable, non  seulement  de  sa  conduite  personnelle, 
mais,  dans  une  certaine  mesure,  de  la  bonne  marche 
de  toute  l'association.  Cette  conviction  se  traduisait 
par  un  dévouement  prêt  à  tous  les  efforts,  à  tous  les 
sacrifices  nécessaires  pour  assurer  le  succès. 

Un  troisième  trait  de  la  Congrégation  était  un  grand 


104  CHAPITRE   V 

esprit  de  zèle  et  d'apostolat.  «  L'esprit  de  zèle  et  de 
propagande,  écrivait  M.  Chaminade,  est  une  des  ca- 
ractéristiques des  nouvelles  fondations.  Dans  les  an- 
ciennes congrégations,  on  n'avait  guère  en  vue  que 
de  soutenir  dans  la  bonne  voie,  par  une  édification 
mutuelle,  les  chrétiens  pieux.  Mais  dans  notre  siècle, 
à  l'époque  de  renouvellement  où  nous  sommes,  la  re- 
ligion demande  autre  chose  de  ses  enfants.  Elle  veut 
que  tous  de  concert  secondent  le  zèle  de  ses  minis- 
tres et,  dirigés  par  leur  prudence,  travaillent  à  la  re- 
lever. C'est  cet  esprit  qu'on  inspire  dans  les  nouvelles 
congrégations.  Chaque  directeur  est  un  missionnaire 
permanent  ;  chaque  congrégation,  une  mission  perpé- 
tuelle. »  Former  des  apôtres,  ecclésiastiques  ou  laïcs, 
jeter  dans  la  société  un  levain  régénérateur  qui  gagne 
progressivement  autour  de  lui  jusqu'à  envahir,  si 
possible,  la  masse  tout  entière,  voilà  le  but  final  de 
l'œuvre.  La  Congrégation,  nous  l'avons  vu,  s'ouvrait 
à  toutes  les  classes,  mais  elle  ne  voulait  pas  se  gros- 
sir d'unités  qui  viendraient  y  chercher  simplement 
leur  profit,  même  spirituel  ;  elle  devait  rester  une 
élite  militante  et  conquérante  ;  les  âmes  qui  n'avaient 
pas  la  flamme  du  prosélytisme  n'étaient  pas  faites 
pour  elle. 

Ceci  explique  pourquoi  le  directeur  tenait  essentiel- 
lement à  faire  de  ses  disciples  des  hommes  de  foi, 
pourquoi  aussi  il  les  poussait  de  toutes  ses  forces  à 
l'acquisition  d'une  solide  instruction  religieuse  :  ins- 
truire était  un  des  traits  caractéristiques  de  sa  mé- 
thode. Il  estimait  qu'en  ce  siècle  de  philosophie,  de 
raisonnement  et  de  critique,  la  foi  «  du  charbonnier  » 
ne  suffit  plus,  et  que  le  sentiment  est  un  appui  trop 


PROSELYTISME  105 

fragile  pour  les  convictions  religieuses,  lorsqu'elles 
sont  combattues  à  la  fois  par  le  libertinage  des  mœurs 
et  par  celui  de  l'esprit.  Il  distribuait  donc  à  ses  con- 
gréganistes,  par  ses  instructions  et  ses  conférences, 
un  enseignement  religieux  aussi  complet  que  pos- 
sible. En  outre  V introducteur  avait  pour  mission 
spéciale  de  donner  aux  prétendants  une  première  for- 
mation religieuse.  La  lecture  des  bons  ouvrages  était 
fortement  recommandée  :  le  chef  de  fraction  comptait 
parmi  les  plus  importantes  attributions  de  sa  charge 
le  soin  de  visiter  les  fractionnaires  et  de  leur  faciliter 
les  études  religieuses  en  leur  procurant  des  livres  qui 
fussent  en  rapport  avec  leurs  aptitudes  intellectuelles. 

Ainsi  préparés,  les  congréganistes  s'appliquaient  à 
gagner  des  âmes  :  ils  y  travaillaient  dans  le  sein 
même  de  la  congrégation  par  un  entraînement  mu- 
tuel vers  le  bien  ;  ils  s'employaient  aussi  auprès  des 
autres  jeunes  gens,  soit  à  les  amener  à  la  religion, 
soit  à  les  fortifier  contre  le  respect  humain,  l'écueil  le 
plus  dangereux  pour  la  jeunesse  dans  une  société  en 
majorité  indifférente  ou  hostile  à  la  religion.  Mais 
l'apostolat  le  plus  recommandé,  c'était  l'action  de 
chacun  par  l'exemple,  et  plus  discrètement  par  la 
parole,  dans  son  milieu  ordinaire,  dans  sa  famille, 
dans  son  atelier,  dans  son  bureau  ;  travail  humble, 
mais  qui  est  bien  l'un  des  plus  féconds  et,  hélas  !  l'un 
de  ceux  auxquels  on  recourt  le  moins. 

On  comprend  maintenant  pourquoi  M.  Ghaminade 
ne  s'adressa  pas  aux  seules  classes  dirigeantes  :  il 
voyait  leur  ascendant  sur  la  masse  du  peuple,  sur- 
tout leur  ascendant  moral,  considérablement  affaibli 
et  destiné  sans  doute  à  diminuer  encore.  Le  peuple, 


106  CHAPITRE    V 

au  contraire,  était  manifestement  en  voie  de  se  con- 
quérir définitivement  une  place  dans  la  direction  des 
affaires  publiques  :  il  fallait  mettre  à  la  portée  de  cet 
agent  nouveau  les  moyens  de  formation  religieuse 
dont  il  aurait  besoin  pour  s'élever  à  la  hauteur  du 
rôle  qui,  progressivement,  allait  devenir  le  sien.  On 
comprend  aussi  pourquoi  ^I.  Ghaminade  associa  l'âge 
mùr  à  la  jeunesse  ;  c'était  pour  faciliter  à  cette  der- 
nière sa  tâche,  en  lui  procurant  des  exemples  et  des 
conseils.  Enfin  on  voit  clairement  le  sens  de  ce  mélange 
de  prêtres  et  de  laïcs,  si  nouveau  dans  les  réunions 
de  ce  genre,  mais  si  fécond  et  si  indispensable  pour 
assurer  des  résultats  profonds  :  car  sans  le  prêtre, 
l'apostolat  laïc  est  privé  de  l'assistance  de  l'Eglise, 
cette  dépositaire  divine  de  la  doctrine  et  des  sacre- 
ments; sans  le  laïc,  l'apostolat  du  prêtre  devient 
presque  stérile  dans  beaucoup  de  milieux  imbus  de 
préjugés  et  fermés  par  principe  à  toute  influence 
ecclésiastique.  C'étaient  là  des  idées  de  précurseur  ; 
elles  ne  furent  qu'imparfaitement  comprises  autour  de 
M.  Ghaminade,  même  dans  le  clergé  ;  mais  elles  le 
furent  assez  pour  produire  des  résultats  immédiats  et 
pour  s'incarner  plus  tard  dans  des  Instituts  religieux 
qui  devaient  sortir  de  la  Congrégation  comme  le  fruit 
sort  de  la  fleur. 

Enfin,  le  caractère  le  plus  apparent  des  nouvelles 
associations  était  la  dévotion  à  la  Vierge  Immaculée. 
Résumant  les  caractères  essentiels  de  sa  Congréga- 
tion, M.  Ghaminade  la  définissait  en  ces  quelques 
lignes  :  «  C'est  une  société  de  chrétiens  fervents  qui, 
pour  imiter  les  chrétiens  de  la  primitive  Eglise,  ten- 
dent, par  leurs  réunions  fréquentes,  à  n'avoir  qu'un 


t^ÉvOUËME^'T   A   MAÎIIK  1Ô7 

coeur  et  qu'une  âme,  et  à  ne  former  qu'une  seule 
famille,  non  seulement  comme  enfants  de  Dieu,  frères 
de  Jésus-Christ,  et  membres  de  son  corps  mystique, 
mais  comme  enfants  de  Marie,  par  une  consécration 
spéciale  à  son  culte  et  une  profession  ouverte  du  pri- 
vilège de  l'Immaculée  Conception.  Toutes  les  règles, 
toutes  les  pratiques  de  cette  société,  tous  les  devoirs 
généraux  et  particuliers,  l'esprit  même  de  prosély- 
tisme qui  anime  la  Congrégation,  émanent  de  cette 
consécration  à  Marie  Immaculée.  » 

En  effet,  ce  vocable  de  l'Immaculée  Conception 
indiquait  plus  qu'une  intention  pieuse  ou  un  dessein 
de  se  placer,  comme  les  autres  congrégations,  sous 
les  auspices  de  la  Reine  du  ciel  ;  il  renfermait  tout 
un  programme,  ou  plutôt  il  exprimait  sous  une  forme 
vivante  l'esprit  même  de  l'association.  La  Vierge 
Immaculée,  c'était  d'abord  le  modèle  de  pureté,  l'idéal 
d'intégrité  et  de  sainteté  offert  en  exemple  à  la  jeu- 
nesse, et  le  ruban  blanc  porté  par  chaque  congréga- 
niste  sous  ses  vêtements  l'invitait  à  demeurer  digne 
de  celle  à  qui  il  s'était  consacré.  La  Vierge  Imma- 
culée, c'était  ensuite  la  Vierge  puissante,  victorieuse 
de  l'enfer,  montrée  à  nos  premiers  parents  comme 
un  signe  de  rédemption,  le  symbole  du  triomphe  de 
la  vérité  sur  l'erreur,  de  la  vertu  sur  le  vice.  Elle 
incarnait  l'idée  des  luttes  de  l'apostolat  dans  tous  les 
temps,  dans  les  nôtres  plus  encore  que  dans  le  passé  : 
c'était  du  moins  le  pressentiment  de  M.  Chaminade,  que 
l'histoire  des  années  écoulées  depuis  lors  n'a  point 
démenti.  Et  donc  il  entendait  non  seulement  mettre 
ses  disciples  sous  la  protection  de  Marie,  mais  les 
consacrer   à    son    service   spécial,    les    lui    donner, 


P 


108  CHAPITRE    V 

comme  des  soldats  fidèles  et  dévoués,  pour  combattre 
et  triompher  en  son  nom.  «  Les  congrégations  nou- 
velles, disait-il,  ne  sont  pas  seulement  des  congré- 
gations en  r honneur  de  la  sainte  Vierge  ;  elles  sont 
une  sainte  milice  qui  s'avance  au  nom  de  Marie,  et 
qui  entend  bien  combattre  les  puissances  infernales 
sous  le  couvert  de  celle  qui  doit  écraser  la  tête  du 
serpent.  » 

Tels  étaient  les  traits  les  plus  saillants  qui  carac- 
térisaient l'association  nouvelle.  Il  est  temps  de  voir 
à  l'œuvre  un  corps  si  bien  constitué  et  dirigé  avec 
tant  de  sagacité  et  de  prudence. 


CHAPITRE  VI 

La  Congrégation  sous  l'Empire.  —  La  Madeleine 
(1804).  —  Le  renouvellement  religieux  a  Bor- 
deaux (1804-1809).  —  Le  gouvernement  impé- 
rial SUPPRIME  LA  Congrégation  (1809-1814). 


Pendant  le  carême  de  1804,  Mgr  d'Aviau  fit  prê- 
cher dans  toutes  les  paroisses  de  son  diocèse  le  ju- 
bilé extraordinaire  que  le  pape  Pie  VII  avait  accordé 
à  la  France.  «  Jamais  peut-être,  dit  un  témoin,  le 
clergé  ne  travailla  davantage.  »  M.  Cliaminade  et  les 
prêtres  de  la  Congrégation,  notamment  MM.  Rau- 
zan,  Drivet  et  Bouny,  prirent  une  grande  part  à  ces 
labeurs. 

Les  résultats  furent  des  plus  consolants,  et  la  Con- 
grégation y  gagna  un  accroissement  considérable  i. 

1.  Un  rapport  de  M.  le  vicaire  général  Praire  de  Terre-Noire, 
qui  peut  être  daté  de  1803,  signale  déjà  ce  fait  que  la  Congré- 
gation «  préserve  ou  retire  de  la  corruption  d'une  grande 
ville  plus  de  trois  cents  jeunes  gens  ». 


110  CHAPITRE    VI 

Elle  fit  tant  de  conquêtes,  qu'elle  dut  songer  à  trou- 
ver un  local  qui  répondit,  mieux  que  son  installation 
provisoire,  à  son  importance  toujours  grandissante. 
L'archevêque  y  pourvut  :  le  14  août  1804,  il  érigeait 
la  Madeleine  en  chapelle  de  secours  et  désignait 
M.  Chaminade  pour  la  desservir.  La  Congrégation 
en  prit  possession  dès  le  lendemain  en  y  célébrant  la 
fête  de  l'iVssoinption. 

Cet  édifice,  situé  au  cœur  même  de  la  ville,  mais 
comme  dissimulé  dans  la  paisible  rue  Lalande,  con- 
venait admirablement  à  sa  nouvelle  destination.  An- 
cienne chapelle  du  couvent  des  ^ladelonnettes  où  l'on 
recueillait,  avant  la  Révolution,  les  filles  repenties, 
la  Madeleine  offre  l'avantage,  appréciable  pour  les 
réunions,  d'avoir  un  vaisseau  unique,  élargi  encore 
parles  chapelles  du  transept.  Sur  le  sanctuaire  s'ouvre 
l'ancien  chœur  des  religieuses,  vaste  salle  qui  se  ré- 
pète au  premier  étage;  la  construction  est  de  bon 
goût,  ses  grandes  lignes  dessinent  un  ensemble  har- 
monieux. 

Plus  exposée  aux  regards  dans  ce  nouveau  local,  la 
Congrégation  édifia  davantage.  La  vue  seule  de  cette 
jeunesse,  vertueuse  sans  forfanterie,  croyante  sans 
superstition,  était  un  exemple  d'autant  plus  efficace 
qu'il  était  plus  rare.  Sans  respect  humain,  ces  jeunes 
gens  venaient  chaque  mois  s'agenouiller  à  la  Table 
sainte,  tantôt  à  la  Madeleine,  tantôt  à  l'une  des  pa- 
roisses. Ils  paraissaient  aux  processions  et  aux  céré- 
monies publiques  :  par  leur  seule  présence  et  leur 
tenue,  ils  étaient  une  prédication  vivante.  Leurs  of- 
fices avaient  un  cachet  particulier  de  piété.  Men- 
tionnons  un  détail   touchant   du   cérémonial   de   la 


LA    MADELEINE  111 

messe  du  dimanche  :  aussitôt  que  M.  Chamiiuide 
était  monté  à  l'autel,  les  trois  premiers  dignitaires 
s'approchant  lui  remettaient  le  cahier  où  étaient  ins- 
crits les  noms  de  tous  les  congréganistes,  tandis  que 
le  préfet  lui  disait  r  «  ^lonsieur  le  directeur,  les  jeunes 
gens  dévoués  au  culte  de  Marie  se  recommandent  à 
vos  suffrages;  puissent  leurs  noms,  de  l'autel  de 
l'Agneau  immolé  pour  nous,  être  transportés  dans  le 
Livre  de  vie  !  »  Le  cahier  demeurait  sur  l'autel  pen- 
dant toute  la  durée  du  saint  sacrifice. 

Les  réunions  du  dimanche  soir  surtout  avaient  un 
caractère  tout  à  fait  extraordinaire  ;  elles  offraient  un 
spectacle  vraiment  inattendu  qui  frappait  vivement 
l'attention  des  simples  curieux  eux-mêmes  et  détermi- 
nait souvent  des  conversions. 

Décrivons  une  de  ces  pieuses  soirées.  La  nuit  est 
venue,  la  Madeleine  s'illumine,  le  saint  Sacrement, 
retiré  du  tabernacle,  est  déposé  à  l'autel  de  l'ancien 
chœur  des  religieuses.  Au  sanctuaire,  deux  tables 
marquent,  l'une  du  côté  de  l'Évangile,  la  place  du 
directeur  entouré  des  prêtres  consacrés  à  Marie  ; 
l'autre  du  côté  de  l'Epître,  la  place  du  préfet  et  de 
ses  assistants.  Les  congréganistes  occupent  des 
sièges  dans  la  nef  d'après  les  indications  des  officiers 
d'ordre.  S'il  survient  quelque  père  de  famille  qui  ait 
droit  à  une  distinction,  on  lui  donne  une  place  près  de 
la  balustrade  du  chœur.  Dans  le  fond,  les  chaises  dis- 
ponibles sont  offertes  aux  fidèles  qui  assistent  nom- 
breux et  empressés.  Des  officiers  d'honneur  ont  la 
charge  d'introduire  les  personnes  de  marque  qui  vien- 
draient encourager  de  leur  présence  cette  réunion  de 
la  jeunesse.  Souvent  Mgr  d'Aviau  fait  cette  surprise 


112  CHAPITRE    VI 

à  ses  enfants  ;  il  a  son  fauteuil  au  chœur,  entre  le  direc- 
teur et  le  préfet;  mais  il  ne  préside  pas,  le  directeur 
non  plus  :  les  jeunes  gens  sont  chez  eux. 

Le  préfet  ouvre  la  séance  par  la  récitation  du  Veni 
sancte.  On  commence  par  des  chants  ;  parfois  mu- 
sique et  poésie  sont  l'œuvre  d'artistes  de  la  Congré- 
gation. Le  secrétaire  fait  ensuite  connaître  le  saint 
proposé  à  l'imitation  des  congréganistes  pendant  la 
semaine  qui  commence  ;  il  met  en  reli'ef  ses  vertus  par 
l'exposé  fidèle  de  sa  vie  et  laisse  les  esprits  sous  l'im- 
pression d'un  modèle  accessible  à  tous.  Plusieurs  es- 
quisses de  ce  genre  ont  été  conservées  :  elles  sont  re- 
marquables par  le  souci  de  la  vérité  historique. 

Une  poésie  ou  un  chant  repose  l'attention  et  la  pré- 
pare au  morceau  important  de  la  soirée,  au  «  dis- 
cours »  que  lira  l'un  des  jeunes  gens.  La  parole  ap- 
partient indifféremment  à  l'un  des  congréganistes  ec- 
clésiastiques ou  laïcs.  Le  plus  souvent  c'est  un  laïc 
qui  instruira  ses  confrères  ;  nous  disons  instruira,  car 
le  discours  a  toujours  un  but  d'enseignement  reli- 
gieux, bien  que  sous  des  aspects  très  divers.  Il  em- 
prunte parfois  la  forme  du  dialogue,  propre  à  donner 
de  l'animation  à  l'exposition,  et  alors  trois  ou  quatre 
congréganistes  intei-Adennent.  La  variété  est  plus 
grande  encore  dans  le  choix  des  sujets  :  l'apologé- 
tique, la  morale,  l'histoire  de  l'Eglise,  la  vie  reli- 
gieuse du  temps  sont  exploitées  tour  à  tour.  Souvent 
les  préjugés  du  jour  sont  pris  à  partie;  ou  encore  c'est 
la  mort  d'un  congréganiste  qui  fournit  l'occasion  d'un 
éloge  funèbre,  autre  forme  non  moins  efficace  d'en- 
seignement. 

Les  manuscrits   de  plusieurs  de  ces  discours  ont 


LES    REUNIONS  113 

été  gardés;  ils  témoignent  d'une  information  con- 
sciencieuse et  souvent  d'une  réelle  éloquence.  Chacune 
de  ces  compositions  a  sa  note  originale,  car  ce  ne 
sont  pas  des  discours  écrits  par  le  directeur  pour 
être  débités  en  public  par  ses  disciples.  Le  con- 
gréganiste  qui  prononce  une  allocution  en  est  réelle- 
ment l'auteur;  c'est  l'expression  de  sa  conviction  ré- 
fléchie qu'il  cherche  à  communiquer  à  l'auditoire. 
Inutile  de  dire  cependant  que  M.  Chaminade,  dans 
sa  prudence,  revoyait  lui-même  tous  ces  travaux  pour 
s'assurer  de  l'exactitude  de  la  doctrine  et  de  l'opportu- 
nité des  allusions.  Seul  il  avait  et  entendait  garder  la 
responsabilité  de  l'enseignement,  afin  de  ne  pas  prê- 
ter le  flanc  aux  critiques  qui  auraient  pu  lui  venir 
de  la  part  des  autorités  ecclésiastiques  ou  civiles. 

Parmi  les  cérémonies  portées  au  coutumier  de  la 
Congrégation,  citons  encore  celle  qui  clôturait  la  re- 
traite donnée  à  l'entrée  de  l'hiver.  Pendant  huit  jours 
de  suite,  les  hommes  de  bonne  volonté,  congréga^ 
nistes  ou  simples  chrétiens,  venaient  entendre  chaque 
soir  une  instruction  sur  les  vérités  fondamentales.  La 
veille  de  la  clôture,  M.  Chaminade  invitait  tous  les 
retraitants  à  renouveler  solennellement  les  vœux  de 
leur  baptême.  Enfin,  au  dernier  soir  de  ces  fécondes 
journées,  faisant  remonter  à  la  Vierge  Immaculée 
tous  les  succès  obtenus,  il  lui  en  consacrait  le  fruit. 
Dans  une  touchante  cérémonie  qu'il  appelait  le 
renouvellement  de  ralliance  avec  la  très  sainte 
Vierge^  les  retraitants  étaient  exhortés  à  sceller 
leurs  résolutions  en  contractant  des  liens  nouveaux 
avec  la  Mère  de  Dieu.  Il  déléguait  son  diacre  pour 
parler  de  Marie  et  prononcer  au  nom  de  tous  la  for- 

8 


114  CHAPITRE    Yl 

mule  de  Vaillance^  puis  il  recevait  à  l'autel  le  préfet 
et  ses  assistants,  qui  renouvelaient,  au  nom  des  con- 
gréganistes  présents,  leur  consécration  spéciale  au 
culte  de  Marie  Immaculée.  Des  confessions  et  des 
communions  de  plusieurs  centaines  d'hommes  étaient 
le  fruit  de  ce  travail. 

Nous  n'avons  rien  dit  des  exercices  pieux  de  la 
congrégation  des  jeunes  filles;  ils  avaient  lieu  à 
d'autres  heures  que  ceux  des  jeunes  gens,  et  n'étaient 
ni  moins  suivis,  ni  moins  édifiants. 

On  conçoit  à  quel  point  l'ensemble  de  ces  moyens, 
habilement  combinés  et  diligemment  adaptés  à  leur 
fin,  devait  servir  à  restaurer  et  à  enraciner  dans  les 
âmes  les  convictions  et  les  mœurs  que  comporte  un 
sérieux  et  profond  christianisme.  Mais  après  la  grâce 
même  de  Dieu,  la  vraie  raison  de  la  ferveur  qui  ré- 
gnait dans  la  Congrégation  et  donnait  à  son  action 
un  puissant  rayonnement,  c'était  le  travail  personnel 
du  directeur  auprès  de  chacun  de  ses  congréganistes. 
M.  Ghaminade  s'est  peint  lui-même  en  faisant  le 
portrait  du  vrai  directeur  de  congrégation  :  a  11  faut, 
écrivait-il,  qu'il  soit  toujours  chez  lui,  la  porte  ou- 
verte à  tout  venant,  tout  entier  à  chacun  comme 
s'il  n'avait  que  son  affaire...  S'il  ne  se  donne  pas  j 
avec  cette  plénitude  et  cet  abandon,  j'ose  bien  lui 
assurer  qu'il  ne  réussira  jamais,  que  sa  congrégation 
ne  tiendra  pas  ou  ne  fera  que  languir.  »  Dans  ces 
lignes,  il  nous  révèle  que  l'un  de  ses  grands  secrets 
pour  réussir,  c'était  son  exactitude  à  se  tenir  à  la  dis- 
position de  tous,  et  elle  était  si  connue,  qu'il  était  ré- 
puté ne  jamais  sortir  de  son  cabinet. 

Il  confessait  lui-même  la  plupart  des  associés  ;  les 


i 


LE    DIRECTEUR  115 

prêtres  de  la  Congrégation  étaient  à  la  disposition 
des  autres.  Il  en  conduisait  plusieurs,  comme  nous 
le  verrons  plus  tard,  jusqu'à  la  pratique  des  conseils 
évangéliques,  mais  il  ménageait  à  tous,  avec  des 
principes  uniformes,  une  direction  destinée  à  les 
amener  à  la  profession  d'un  vrai  christianisme,  du 
christianisme  établi  sur  une  foi  profonde,  vivante, 
agissante,  source  des  autres  vertus,  du  prosélytisme 
et  de  toutes  les  bonnes  œuvres. 

Dans  la  Congrégation,  M.  Chaminade  avait  visi- 
blement donné  le  pas  aux  œuvres  de  zèle  et  de  con- 
quête sur  les  œuvres  d'assistance  et  de  charité  ;  le 
but  même  poursuivi  par  l'association  exigeait  qu'il  en 
fût  ainsi.  Néanmoins  il  conseillait  à  ses  pénitents 
l'exercice  des  œuvres  de  miséricorde  ;  il  leur  recom- 
mandait surtout  l'assistance  mutuelle  selon  l'ordre  de 
la  charité  indiqué  par  les  Livres  saints.  Un  congré- 
ganiste  malade  se  trouvait-il  isolé,  il  était  constam- 
ment veillé  par  quelqu'un  de  ses  confrères.  Venait- 
il  à  mourir,  toute  sa  division  l'accompagnait  au  der- 
nier repos,  et  un  service  funèbre  était  célébré  pour 
lui  à  la  Madeleine  devant  la  Congrégation. 

La  charité  s'exerçait  aussi  en  faveur  des  non-con- 
gréganistes.  On  soignait  les  malades,  soit  à  l'hôpital, 
soit  à  domicile.  Des  pauvres  étaient  visités  et  entre- 
tenus ;  pour  rendre  hommage  en  leur  personne  à 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  des  places  d'honneur 
aux  offices  solennels  de  la  jMadeleine  étaient  réser- 
vées, dans  le  chœur  même,  à  deux  d'entre  eux. 
Jeunes  gens  et  jeunes  filles  rivalisaient  de  zèle  dans 
l'exercice  du  dévouement  aux  misères  du  prochain; 
nous   n'insisterons  pas  sur  les  manifestations  de  ce 


116  CHAPITRE    VI 

genre,  car  elles  ne  différaient  pas  à  Bordeaux  de  ce 
qu'elles  étaient  ailleurs  dans  les  pieuses  confréries 
qui  s'y  adonnaient. 

En  cultivant  ainsi  la  vertu  chez  ses  disciples,  en 
leur  apprenant  à  s'élever  au-dessus  de  leur  intérêt 
propre  pour  se  dévouer  au  service  de  Dieu  et  au  sa- 
lut des  âmes,  le  zélé  directeur  était  arrivé  à  doter  en 
peu  de  temps  la  Congrégation  d'une  merveilleuse  fé- 
condité :  on  voyait  les  enfants  spirituels  de  M.  Gha- 
minade  s'en  aller,  tantôt  l'un,  tantôt  l'autre,  souvent 
même  par  groupes,  renforcer  les  œuvres  dont  la  res- 
tauration religieuse  du  pays  avait  besoin;  leur  père 
ne  les  retenait  pas  :  bien  au  contraire,  c'était  lui  qui 
leur  ouvrait  la  voie  et  les  pressait  de  s'y  engager. 


Les  couvents  de  femmes  récoltèrent  les  prémices  de 
la  congrégation  des  jeunes  filles;  dès  1801,  —  et  le 
mouvement  continua  pendant  les  années  suivantes, 
—  de  nombreuses  vocations  allèrent  à  la  Providence, 
à  la  Miséricorde,  à  la  Réunion  au  Sacré-Cœur  et  aux 
Filles  du  Sacré-Cœur.  M.  Chaminade  et  ses  amis 
avaient  eu  une  grande  part  à  la  fondation  de  ces 
œuvres.  A  leur  tour,  les  communautés  plus  anciennes, 
qui  s'étaient  reconstituées,  Ursulines,  Filles  de  Saint- 
Vincent  de  Paul,  Dames  de  Nevers,  Carmélites, 
eurent  aussi  leur  contingent  de  recrues  Des  institu- 
tions étrangères  à  Bordeaux  reçurent  elles-mêmes  des 
sujets  :  dans  les  listes  de  la  congrégation  des  jeunes 
filles,  on  trouve  à  plusieurs  reprises   des   mentions 


J 


RENOUVELLEMENT   RELIGIEUX  117 

comme  celle-ci  :  religieuse  à  Poitiers,  religieuse  à 
Pons. 

En  secondant  les  Filles  du  Sacré-Cœur  et  la  Réu- 
nion au  Sacré-Cœur,  M.  Chaminade  concourait  effi- 
cacement à  la  restauration  des  œuvres  d'éducation 
chrétienne,  puisque  ces  deux  communautés  élevaient 
de  six  à  sept  cents  enfants  du  peuple.  En  revanche, 
du  côté  des  garçons  tout  était  à  faire,  et  le  clergé  ne  sa- 
vait comment  y  pourvoir  ;  il  n'y  avait  dans  tout  Bor- 
deaux qu'une  douzaine  d'écoles  environ,  mal  tenues  en 
général  par  des  maîtres  insuffisamment  formés,  sur- 
tout au  point  de  vue  religieux;  déplus  ces  écoles,  étant 
toutes  payantes,  se  trouvaient  par  là  même  fermées 
aux  familles  peu  aisées.  «  Les  enfants  du  peuple,  dit 
un  contemporain,  parcouraient  les  divers  quartiers  en 
troupes  indisciplinées,  outrageant  les  vieillards,  insul- 
tant les  passants,  se  livrant  sur  le  port  à  un  pillage 
habituel,  se  répandant  dans  les  campagnes  environ- 
nantes où  ils  laissaient  toujours  d'affligeantes  preuves 
de  leur  passage.  »  Dans  l'intérieur  de  la  ville,  au 
Jardin  Public  et  dans  les  dépendances  du  Château- 
Trompette,  ils  en  venaient  à  des  batailles  où  souvent 
le  sang  coulait,  et  que  seule  l'intervention  de  la  force 
armée  pouvait  faire  cesser. 

M.  Chaminade  ne  put  être  témoin  de  ce  désordre 
sans  chercher  le  moyen  d'y  remédier.  Déjà  il  avait 
créé,  en  faveur  des  enfants  de  onze  à  seize  ans, 
l'œuvre  tout  à  fait  remarquable  des  posiulanis,  vé- 
ritable patronage  qui  les  préparait  à  devenir  plus  tard 
congréganistes.  Le  succès  avait  été  rapide  :  bientôt, 
chaque  dimanche  les  aînés  de  la  Congrégation  me- 
naient plusieurs  centaines  de  jeunes  garçons  jouer  à 


118  CHAPITRE    VI 

l'ombre  des  platanes  de  Saint-Laurent  ;  ils  les  intéres- 
saient ensuite  par  des  causeries  utiles,  et  les  prépa- 
raient à  la  vie  par  un  complément  d'éducation  reli- 
gieuse souvent  bien  nécessaire. 

Mais  il  fallait  plus  et  mieux  ;  l'œuvre  des  postulants 
n'atteignait  que  dans  des  proportions  minimes  cette 
masse  d'enfants  dont  nous  suivions  tout  à  l'heure  les 
ébats  peu  innocents  ;  il  fallait  des  écoles  chrétiennes 
et  gratuites. 

Or,  deux  congréganistes,  tous  deux  préfets  de  la 
première  année,  Louis  Arnaud  Laf argue,  que  nous 
connaissons  déjà,  et  Guillaume  Darbignac,  brûlaient 
de  se  consacrer  à  l'instruction  chrétienne  et  gratuite 
des  enfants  du  peuple.  C'étaient  d'anciens  amis,  inti- 
mement liés  depuis  l'époque  des  guerres  de  la  Ré- 
publique. Ils  avaient  servi  ensemble  à  l'armée  des 
Pyrénées  ;  et  tous  deux  avaient  été  gravement  bles- 
sés en  Espagne,  Lafargue  dès  le  commencement  des 
hostilités,  Darbignac  à  l'entrée  des  Français  à  To- 
losa.  Le  premier  avait  été  rapatrié  aussitôt;  l'autre, 
laissé  pour  mort,  n'attribuait  son  salut  qu'à  la  pro- 
tection de  Marie,  dont  il  portait  le  scapulaire.  Ils 
étaient  des  plus  anciens  et  des  plus  fidèles  disciples 
de  l'abbé  Chaminade  :  Lafargue  était  auprès  de  lui 
dès  l'année  1796,  c'est-à-dire  dès  son  retour  du  service 
militaire. 

Tous  deux  occupaient  dans  le  commerce  des  places 
qui  assuraient  leur  avenir.  Mais  l'exemple  de  leur 
directeur,  ses  leçons,  ainsi  que  le  secret  mouvement 
de  la  grâce,  les  poussaient  vers  un  idéal  plus  haut. 
Ils  ne  furent  point  sourds  à  l'appel  de  Dieu  et  deman- 
dèrent, en  1804,  à  l'abbé  Chaminade  de  faire  sous 


ECOLE    CHRETIENNE  119 

sa  direction  une  retraite  de  quelques  jours  pour  étu- 
dier leur  vocation.  Les  portes  de  la  solitude  de 
Saint-Laurent  leur  furent  ouvertes;  là,  dans  le 
recueillement  et  la  prière,  ils  résolurent  de  tout 
quitter  pour  se  consacrer  à  l'éducation  des  enfants  du 
peuple.  Ils  avaient  l'un  trente-cinq,  l'autre  trente- 
trois  ans. 

L'abbé  Chaminade  pensa  que  la  meilleure  Règle  à 
leur  donner  était  celle  des  Frères  des  Ecoles  chré- 
tiennes, d'autant  plus  que  Laf argue  avait  été  leur 
élève  et  se  sentait  de  l'attrait  pour  cet  Institut.  On 
fit  donc  venir  cette  règle  de  Toulouse  où  elle  était 
conservée,  et  Lafargue  la  copia  de  sa  main.  Ensuite, 
sans  aucun  délai,  les  deux  nouveaux  instituteurs 
ouvrirent,  rue  des  Étuves,  une  petite  école  à  peu  près 
gratuite,  où  les  enfants  affluèrent  dès  le  premier 
jour.  Mgr  d'Aviau  fut  ravi  de  cette  initiative  et  témoi- 
gna hautement  son  admiration  pour  le  dévouement 
des  deux  maîtres,  en  môme  temps  que  pour  leur  talent 
à  inculquer  à  leurs  élèves  les  principes  de  la  doctrine 
chrétienne. 

Dès  le  rétablissement  de  l'Institut  des  Frères  à 
Lyon  (1805),  M.  Chaminade  obtint  qu'on  lui  envoyât 
deux  religieux,  et,  en  1806,  il  installa,  dans  sa  maison 
de  Saint-Laurent,  le  premier  noviciat  de  l'Institut  qui 
eût  été  établi  régulièrement  depuis  la  Révolution. 
Mgr  d'Aviau  le  désigna  comme  supérieur  ecclésias- 
tique de  la  communauté  ;  la  Congrégation  de  la  ^lade- 
leine  fournit  des  novices,  et,  M.  Chaminade  se  chargea 
de  la  direction  spirituelle.  Ce  noviciat  prospéra  si 
bien  qu'en  1811,  la  petite  maison  de  Saint-Laurent 
était  devenue  trop  étroite  et  qu'il  fallut  songer  à  la 


120  CHAPITRE    YI 

quitter.  Comme  Bordeaux  n'était  pas  le  centre  d'un 
district  de  l'Institut,  mais  dépendait  du  Visiteur  de 
Toulouse,  ce  fut  dans  cette  dernière  ville  que  le 
noviciat  fut  transféré.  Cette  séparation  ne  diminua 
en  rien  l'affection  de  M.  Chaminade  pour  les  Frères; 
il  continua  à  les  favoriser  de  tout  son  pouvoir,  et  le 
Fr.  Alphonse  ^  qui  a  tant  fait  pour  le  développe- 
ment de  leurs  écoles  à  Bordeaux,  ne  parlait  jamais 
de  lui  qu'avec  reconnaissance  et  vénération. 

Le  4  avril  1804,  Mgr  d'Aviau  inaugurait  son  sémi- 
naire diocésain  dans  un  local  provisoire,  rue  de  Rohan, 
en  attendant  que  les  bâtiments  de  l'ancien  couvent 
des  Capucins  fussent  prêts  à  le  recevoir.  Tout  le 
personnel,  directeurs  et  élèves,  était  de  la  Congré- 
gation de  M.  Chaminade. 

Ni  les  Lazaristes  ni  les  Sulpiciens  n'avaient  pu, 
faute  de  personnel,  fournir  les  maîtres  ;  ce  furent  les 
prêtres  venus  du  diocèse  de  Périgueux,  amis  de 
M.  Chaminade  et  ses  aides  dans  l'apostolat  de  la 
Congrégation,  qui  tirèrent  de  peine  le  pieux  arche- 
vêque de  Bordeaux  ;  ils  avaient  d'ailleurs  été  direc- 
teurs de  séminaires,  soit  à  Périgueux,  soit  à  Mussi- 
dan,  et  leur  science  n'était  pas  inférieure  à  leur  zèle. 

Tous  les  élèves  qui  constituèrent  le  séminaire 
pendant  la  première  année  furent  recrutés  parmi  les 
congréganistes,  les  prétendants  ou  les  postulants  ; 
l'une  des  premières  vocations  fut  celle  de  Denys 
Joffre,  que  nous  connaissons  déjà  depuis  1796.  Ce 
que  la  Congrégation  avait  fait  au  début,  elle  le  con- 


1.  Ce   religieux  est  mort  en  1875  à  Bordeaux  où  il  avait  la 
charge  de  Visiteur  du  district. 


SEMINAIRES  121 

tinua  :  chaque  année  elle  fournit  au  séminaire  son 
appoint  de  sujets  et  des  meilleurs.  En  1808,  les 
séminaristes  qui  continuaient  à  fréquenter  la  Congré- 
gation étaient  assez  nombreux  pour  constituer  une 
«  fraction  »  spéciale.  La  direction  du  séminaire  resta 
aux  mains  des  membres  de  la  Congrégation  jusqu'à 
l'arrivée  des  prêtres  de  Saint-Sulpice  en  1814. 

Le  petit  séminaire  était  d'abord  une  annexe  du 
grand,  et  son  personnel  provenait  également  de  la 
Congrégation.  Mais  en  1812  il  constitua  une  mai- 
son séparée,  grâce  encore  à  l'initiative  d'un  disciple 
de  M.  Chaminade,  Timothée  Lacombe;  la  Compagnie 
de  Jésus  en  prit  la  direction  en  1814.  C'est  également 
par  des  membres  de  la  Congrégation  que  fut  rétabli 
le  petit  séminaire  de  Bazas. 

A  toutes  ces  œuvres  relevées,  il  faut  ajouter  le 
travail  incessant,  opéré  dans  le  sein  de  la  population 
bordelaise  par  les  diverses  branches  de  la  Congréga- 
tion, jeunes  gens,  jeunes  filles,  Pères  de  Familles, 
Dames  de  la  Retraite;  leurs  bons  exemples,  leur 
parole  franchement  chrétienne,  leur  zèle  discret  mais 
actif  étaient,  comme  dans  la  parabole  évangélique, 
ce  levain  qui,  mêlé,  et  en  quelque  sorte  perdu,  dans 
trois  mesures  de  farine,  fait  néanmoins  fermenter 
toute  la  masse. 

Le  rôle  de  la  Congrégation  pourrait  encore  se  com- 
parer à  celui  d'un  bassin  qui  recueille  des  eaux  abon- 
dantes et  alimente  ensuite  tous  les  canaux  qui  vien- 
nent s'embrancher  sur  lui.  Ainsi  la  Congrégation 
reçut  dans  son  sein  une  nombreuse  jeunesse  qu'elle 
forma  et  distribua  ensuite  aux  œuvres  diverses  qui 
sollicitaient  son  concours. 


122  CHAPITRE   VI 

On  comprendra  donc  que  le  cardinal  Donnet,  visi- 
tant la  communauté  de  la  Madeleine  en  1869  et  par- 
lant aux  religieux  de  leur  vénérable  fondateur,  ait  pu 
dire  :  «  C'était  un  homme  éminent  que  le  respec- 
table P.  Ghaminade  ;  nous  ne  le  connaissions  pas  ; 
nous  ne  l'appréciions  pas  ;  nous  ne  savions  pas  ce  que 
nous  lui  devons.  Et  cependant,  qu'on  remonte  à  l'ori- 
gine de  toutes  nos  œuvres  bordelaises,  le  nom  de 
M.  Ghaminade  est  inscrit  en  tête  de  chacune  d'elles.  » 
Un  pareil  témoignage,  venant  d'une  si  haute  per- 
sonnalité, est  assurément  significatif.  Il  n'atteste  pas 
simplement  l'influence  qu'a  eue  l'apostolat  de  M.  Gha- 
minade sur  la  restauration  catholique  à  Bordeaux; 
il  montre  aussi  quelle  fut  la  modestie  de  ce  prêtre 
qui  a  toujours  fait  en  sorte  de  ne  pas  attirer  l'atten- 
tion sur  sa  personne.  Il  accomplissait  de  grands  tra- 
vaux, mais  il  ne  se  souciait  nidlement  d'y  attacher 
son  souvenir;  tels  ces  humbles  bâtisseurs  de  cathé- 
drales, qui  travaillaient  «  pour  Dieu,  pour  Madame  la 
Vierge  »,  et  dont  les  œuvres  splendides  sont  restées 
anonymes. 


En  fournissant  des  ouvriers  pour  toutes  les  entre- 
prises de  zèle,  la  Congrégation  perdait  successive- 
ment ses  meilleurs  éléments  et  risquait  de  s'épuiser. 
De  fait,  en  1805,  l'éloignement  de  ses  plus  utiles  col- 
laborateurs ainsi  cédés  fit  retomber  sur  M.  Ghami- 
nade une  lourde  charge.  En  outre  il  se  trouvait,  à  la 
même  époque,  dans  une  grande  gêne  pécuniaire  :  la 


EPREUVES  123 

Adgne  de  Saint-Laurent  était  son  seul  revenu  fixe  ;  quant 
à  ses  œuvres,  elles  étaient  de  celles  dont  le  bilan  se 
solde  nécessairement  par  un  déficit.  Sa  détresse,  se 
joignant  à  l'épuisement  causé  par  le  travail,  l'amena 
à  se  demander  s'il  ne  devait  pas  rentrer  momentané- 
ment dans  les  rangs  du  clergé  diocésain,  en  attendant 
que  Notre-Seigneur  et  la  très  sainte  Vierge  lui  fissent 
voir  comment  il  pourrait  continuer  à  réaliser  sa  «  mis- 
sion ».  Cette  hésitation  fut  de  courte  durée  :  les 
Pères  de  Famille  lui  vinrent  en  aide,  il  toucha  quel- 
que argent,  qui  lui  était  du  dans  sa  ville  natale,  et 
continua  son  œuvre  en  comptant  sur  la  Providence. 

La  Congrégation  répara  ses  pertes  avec  une  rapi- 
dité inespérée  ;  ses  effectifs  dépassèrent  bientôt  les 
chiffres  qu'ils  atteignaient  avant  les  sacrifices  si 
généreusement  consentis  par  le  directeur  i. 

Cependant,  un  si  grand  bien  ne  devait  s'opérer 
qu'au  milieu  des  épreuves  ;  c'est  là  une  loi  providen- 
tielle à  laquelle  il  serait  difficile  de  signaler  des 
exceptions.  Un  deuil  cruel  frappa  bientôt  M.  Chami- 
nade;  le  29  avril  1808,  son  frère  Louis  s'endormit 
dans  le  Seigneur,  âgé  de  cinquante  ans  à  peine. 
Depuis  plusieurs  années,  il  était  chargé  des  fonc- 
tions de  préfet  des  études  au  séminaire;  mais  sa 
santé  était  déjà  délicate  et  bientôt  sa  poitrine  fut 
atteinte.  Mal  remis  après  une  crise  grave,  il  recom- 

1.  A  l'automne  de  1808,  M.  Chaminade  écrit  à  Mlle  de  Tren- 
quelléon  :  «  La  congrégation  des  jeunes  personnes  est  au 
nombre  de  plus  de  deux  cent  cinquante,  sans  les  postulantes 
et  les  affiliées...  Le  premier  corps  de  la  Congrégation  entière 
est  celui  des  jeunes  gens,  et  c'est  le  plus  nombreux.  »  Lafon, 
dans  son  interrogstoire  de  1809,  déclare  que  ce  dernier  attei- 
gnait le  chiffre  de  trois  à  quatre  cents. 


124  CHAPITRE   VI 

mença  ses  leçons  ;  ses  forces  le  trahirent.  Pris  d'un 
long  évanouissement,  il  ne  revint  à  lui  que  pour 
mourir  quelques  jours  après,  laissant  le  séminaire 
dans  la  désolation,  car  il  était  aimé  et  profondément 
vénéré  de  tous,  maîtres  et  élèves.  Cette  mort  n'était 
que  le  prélude  d'autres  épreuves  qui  allaient  venir  du 
côté  où  M.  Chaminade  devait  le  moins  en  attendre  : 
l'existence  même  de  toute  l'œuvre  qui  avait  son  centre 
à  la  Madeleine  allait  se  trouver  compromise  dans  de 
graves  affaires  politiques. 

A  la  Congrégation,  pourtant,  c'était  un  principe 
absolu  d'écarter  systématiquement  toute  question  tou- 
chant la  forme  du  gouvernement.  En  outre,  le  pru- 
dent directeur  tenait  essentiellement  à  ce  qu'il  n'}'  eut 
rien  d'occulte  ni  de  secret  dans  ce  qui  s'y  faisait. 
Par  tempérament,  il  aimait  le  grand  jour  :  «  Tout  ce 
qui  est  caché,  disait-il,  tout  ce  qui  tient  du  mystère 
m'a  toujours  répugné...  Comme  les  assemblées  sont 
publiques,  elles  peuvent  être  facilement  surveillées 
par  les  autorités  ecclésiastiques  et  civiles,  ce  qui  doit 
éloigner  toute  crainte  qu'elles  portent  ombrage  aux 
unes  et  aux  autres.  » 

Les  congrégations  fondées  à  Paris  et  à  hjon  par 
les  Pères  de  la  Foi,  qui  remplaçaient  la  Compagnie 
de  Jésus,  n'avaient  pas  cru  pouvoir  agir  de  même  ;  le 
préfet  de  celle  de  Lyon  écrivait  à  M.  Chaminade  : 
«  Votre  société  a  pour  elle  sa  grande  publicité  ;  la 
nôtre  est  forcée  d'agir  dans  le  secret,  avec  prudence 
et  discrétion.  »  A  Paris,  Mgr  d'Aviau  s'était  vu 
refuser  l'entrée  des  réunions  de  la  Congrégation  : 
«  Nous  serions  infiniment  honorés  de  votre  présence, 
lui  avait-on  dit,  mais  nous  devons  rester  dans  une 


HYACINTHE    LAFON  125 

position  humble  et  ne  rien  faire  qui  puisse  porter 
atteinte  à  cette  humilité.  » 

Cette  divergence  de  principes  ne  permettait  pas 
qu'il  put  y  avoir,  entre  la  Congrégation  de  Bordeaux 
et  les  deux  autres,  aucun  lien  d'affiliation  ou  de 
dépendance.  Mais  il  s'était  établi  entre  elles  toute 
une  «  communication  de  prières  »  et  des  échanges  de 
services  :  il  arrivait  qu'on  se  recommandait  mutuelle- 
ment les  jeunes  gens  qui  se  rendaient  de  l'une  à  l'autre 
des  trois  villes,  sièges  des  congrégations.  C'est  une 
occasion  de  ce  genre  qui  donna  lieu,  à  partir  de  1808, 
à  une  correspondance  entre  Hyacinthe  Lafon,  de 
Bordeaux,  et  Alexis  de  Noailles,  de  Paris,  correspon- 
dance qui  ne  tarda  pas  à  changer  de  caractère. 

Jean-Baptiste-Hyacinthe  Lafon,  né  en  1766,  se 
destinait  à  l'état  ecclésiastique  et  n'était  encore  que 
diacre  lorsqu'arriva  la  Révolution.  Il  se  consacra 
alors  à  l'enseignement.  Sous  le  Directoire,  il  fut  mêlé 
aux  agissements  d'une  association  politique  qui  avait 
pris  le  nom  d'Institut  philanthropique,  et  se  pro- 
posait de  restaurer  les  Bourbons.  C'était  son  pre- 
mier pas  dans  la  carrière  aventureuse  à  laquelle  son 
tempérament  le  prédisposait.  Pourtant,  sous  le  Con- 
sulat et  au  commencement  de  l'Empire,  il  sembla 
s'être  assagi  ;  et  bien  qu'il  n'avançât  pas  dans  les 
ordres  sacrés  et  continuât  à  porter  l'habit  civil,  il  se 
livra  sans  réserve  à  un  prosélytisme  exclusivement 
religieux.  Son  zèle,  autant  que  ses  talents,  le  dési- 
gnèrent plusieurs  fois  aux  suffrages  de  ses  confrères 
de  la  Congrégation  pour  le  poste  de  préfet.  Ses  com- 
positions étaient  très  goûtées  aux  séances  du  di- 
manche soir  à  la  Madeleine. 


126  CHAPITRE    VI 

Professeur  au  collège  de  Figeac  pendant  Tannée 
scolaire  1807-1808,  il  agrégea  la  plupart  de  ses  col- 
lègues à  la  Congrégation  de  Bordeaux.  Ce  fut  lui 
aussi  qui  mit  en  relation  avec  M.  Chaminade  une 
association  de  jeunes  filles  dirigée  par  une  demoiselle 
des  environs  d'Agen,  Adèle  de  Trenquelléon,  qui  devait 
être  la  première  supérieure  de  l'Institut  des  Filles  de 
Marie.  De  retour  à  Bordeaux,  précepteur  chez  un 
grand  négociant  de  la  ville,  Jean-Baptiste  Mareilhac, 
il  ne  se  montra  pas  moins  zélé  pour  la  Congrégation, 
mais  déjà  il  renouait  des  intrigues  politiques. 

Or,  en  1809,  les  circonstances  devinrent  critiques; 
le  10  juin,  l'Empereur  proclamait  l'annexion  pure  et 
simple  de  Rome  à  l'Empire  français;  le  lendemain,  il 
faisait  enlever  Pie  VII  de  sa  capitale  et  le  traînait 
d'étape  en  étape  jusqu'à  Grenoble,  pour  le  ramener 
ensuite  à  Savone. 

Le  Pape  ayant  répondu  à  l'annexion  de  Rome  par 
une  bulle  d'excommunication,  la  police  prit  les  pré- 
cautions les  plus  minutieuses  pour  empêcher  la  divul- 
gation de  cette  pièce.  Malgré  elle,  pourtant,  le  docu- 
ment pontifical  pai^int  à  Lyon  et  à  Paris  dans  les 
bottes  du  marquis  Eugène  de  Montmorency.  Plusieurs 
congréganistes  de  Paris,  parmi  lesquels  Alexis  de 
Noailles,  aidés  d'anciens  chevaliers  de  Saint-Louis, 
retraités  aux  Invalides  et  mécontents  du  régime  impé- 
rial, prirent  à  tâche  de  la  faire  copier  et  de  la  répandre 
à  travers  la  France. 

Sur  ces  entrefaites,  Lafon,  au  retour  d'un  voyage 
en  Bretagne,  passa  par  Paris  et  alla  voir  son  corres- 
pondant, Alexis  de  Noailles;  celui-ci  le  décida  sans 
peine  à  propager  la  bulle  à  Bordeaux.  Il  lui  en  confia 


HYACINTHE   LA  VON  127 

un  exemplaire  ainsi  qu'une  copie  manuscrite  d'un 
ouvrage  qui,  en  ce  moment,  s'imprimait  clandestine- 
ment et  était  intitulé  :  Correspondance  authentique 
de  la  Cour  de  Rome  avec  la  France,  depuis  l'inva- 
sion de  l État  romain  jusqu'à  V enlèvement  du  Sou- 
verain Pontife.  Dès  lors,  dans  les  lettres  échangées 
entre  Lafon  et  de  Noailles,  il  y  eut  deux  parts.  Ce  qui 
regardait  la  Congrégation  était  rédigé  de  façon  à 
pouvoir  être  lu  devant  tous;  une  autre  partie,  destinée 
aux  seuls  initiés,  traitait  à  mots  couverts  de  «  ren- 
verser le  tyran  »  ;  la  bulle,  dans  leur  langage  convenu, 
était  «  un  ouvrage  de  M.  de  Laharpe  ». 

M.  Cliaminade  n'était  nullement  au  courant  de  ces 
menées;  la  Congrégation  les  ignorait  également,  et 
si  Lafon  risqua  quelque  tentative  auprès  de  l'un  ou 
l'autre  congréganiste,  dans  des  entrevues  particu- 
lières, il  faut  croire,  d'après  son  propre  témoignage, 
qu'il  eut  peu  de  succès.  Le  29  août,  en  effet,  il  écrivait 
à  de  Noailles  :  «  Ne  confiez  aucune  de  mes  opérations 
à  mes  amis  de  Bordeaux.  Je  ne  voudrais  pas,  même 
en  cas  de  maladie,  vous  désigner  qui  que  ce  soit...  Je 
serai  obligé  de  vous  recommander  quelques-uns  de 
nos  amis  de  Bordeaux  (les  jeunes  gens  que  l'on 
s'adressait  de  congrégation  à  congrégation)  ;  mais  ne 
leur  dites  rien  de  nos  affaires.  » 

Dans  les  derniers  jours  d'août,  la  police  découvrit 
ce  qui  se  passait,  arrêta  les  anciens  militaires  Ber- 
nier  et  Briançon  aux  Invalides,  ainsi  que  trois 
membres  de  la  Congrégation  de  Paris ,  parmi  lesquels 
Alexis  de  Noailles.  La  correspondance  saisie  révéla 
le  nom  de  Lafon  ;  un  mandat  d'amener  fut  aussitôt 
lancé  contre  lui. 


128  CHAPITRE   VI 

Le  19  septembre,  à  six  heures  du  matin,  deux  agents 
de  police  surprirent  l'inculpé  dans  son  appartement, 
et  mirent  la  main  sur  ses  papiers.  Le  commissaire  gé- 
néral de  la  police  à  Bordeaux,  Pierre,  fit  son  rapport 
sur  l'arrestation  et  y  dénonça  «  une  congrégation  de 
fanatiques  dirigée  par  un  sieur  Chaminade  qui  est  le 
confesseur  dudit  Lafon.  Ce  sont  ces  congréganistes 
qui,  les  premiers,  le  directeur  Chaminade  en  tête, 
sont  allés  visiter  le  sieur  Lafon  au  dépôt  où  il  est 
détenu.  Il  parait  qu'il  y  a  une  affiliation  entre  cette 
congrégation  et  quelque  autre  de  cette  espèce  à  Paris.  » 

La  vérité  était  que  M.  Chaminade,  appelé  par 
Lafon  en  Fabsence  de  son  confesseur  ordinaire,  s'était 
rendu  à  la  prison  sans  défiance,  accompagné  de 
quelques  congréganistes,  et  qu'il  ne  s'était  pas  plus 
caché  de  cette  démarche  que  de  tout  ce  qu'il  faisait. 
Il  était  convaincu  que,  si  Lafon  s'était  compromis, 
c'était  là  une  affaire  toute  personnelle  dont  la  respon- 
sabilité ne  pouvait  nullement  retomber  sur  la  Con- 
grégation, qui  jamais  ni  de  près  ni  de  loin  ne  s'était 
mêlée  d'aucune  affaire  politique. 

Transféré  à  Paris,  Lafon  y  subit,  le  5  octobre,  un 
long  interrogatoire.  La  police  s'informa  minutieuse- 
ment de  tout  ce  qui  concernait  la  Congrégation  de 
Bordeaux,  du  nombre  des  membres,  de  l'objet  des 
réunions.  Elle  ne  put  rien  découvrir  de  ce  vaste  com- 
plot, dont  elle  croyait  avoir  saisi  la  trame.  «  Je  jure 
sur  mon  âme  et  conscience,  déclara  Lafon,  que,  dans 
aucune  assemblée,  soit  publique,  soit  particulière,  il 
n'est  venu  à  ma  connaissance  qu'on  ait  parlé  contre 
le  gouvernement.  »  Et  comme  le  juge  d'instruction 
lui  tendait  un  piège  en  insinuant  qu'il  avait  reçu  des 


HYACINTHE   LAFON  129 

aveux  :  «  Je  persiste,  reprit  Lafon,  dans  ma  réponse 
précédente,  et  j'ajoute  que  le  but  de  ces  assemblées  a 
toujours  été,  à  ma  connaissance,  diamétralement  op- 
posé aux  inculpations  citées.  »  On  arguait  du  secret 
dont  s'enveloppait  la  Congrégation  de  Paris  pour 
jeter  la  même  suspicion  sur  celle  de  Bordeaux.  A  quoi 
Lafon  répondit  :  «  M.  de  Noailles  voulait  que  la  Con- 
grégation de  Paris  ne  fût  pas  connue,  afin  de  faire 
plus  de  bien.  Nous,  au  contraire,  à  Bordeaux,  n'avons 
jamais  eu  ces  mêmes  craintes,  parce  que  notre  Con- 
grégation a  toujours  été  exposée  aux  regards  de  la 
police.  »  Celle-ci  savait,  au  reste,  à  quoi  s'en  tenir, 
puisque  le  commissaire  général,  Pierre,  avouait  qu'il 
avait  entretenu  longtemps  à  la  Madeleine  un  agent 
particulier,  lequel  s'était  fait  congréganiste  et  lui 
avait  souvent  fait  des  rapports  intéressants  sur  ce  qui 
s'y  passait.  Ces  rapports  ne  devaient  guère  être  com- 
promettants :  en  effet,  remarquait  le  conseiller  d'Etat 
chargé  de  l'affaire,  jamais  ils  n'ont  été  l'objet  d'au- 
cune mention  de  la  part  du  commissaire  Pierre. 

Lafon  fut  enfermé  à  la  Force,  ainsi  que  les  autres 
inculpés  de  Paris,  et,  pour  le  moment,  la  Congréga- 
tion de  Bordeaux  ne  fut  pas  autrement  inquiétée; 
l'interrogatoire  de  Lafon  la  mettait  hors  de  cause. 

[Niais  Napoléon  avait  décidé  la  perte  de  toutes  les 
associations  religieuses  :  «  Je  veux  en  finir  !  écrivait- 
il  le  15  septembre  à  Bigot  de  Préameneu.  Je  vous 
rends  responsable  si,  au  premier  octobre,  il  y  a  en- 
core en  France  des  missionnaires  et  des  congréga- 
tions. »  Le  ministre  de  la  police,  Fouché,  par  une 
lettre  du  4  novembre,  chargea  le  préfet  de  la  Gironde 
de  dissoudre  dans  son  département  les  associations 


130  CHAPITRE    Vt 

dites  Congrégations  du  culte  de  la  Vierge  Marie. 
Une  visite  domiciliaire  eut  lieu  chez  M.  Chaminade  et 
chez  un  bon  vieillard  qui  lui  servait  de  secrétaire  ; 
naturellement  l'examen  des  papiers  saisis  ne  révéla 
rien  qui  menaçât  la  sécurité  de  l'empire,  et  le  commis- 
saire général  invita  ^1.  Chaminade  à  rédiger  un  court 
mémoire  de  défense  qu'il  pût  présenter  au  ministre. 
Ce  mémoire  fut  bientôt  prêt;  il  mettait  en  relief  l'uti- 
lité incontestable  de  la  Congrégation  pour  le  maintien 
et  le  progrès  des  mœurs  publiques,  et  le  caractère  de 
publicité  donné,  dès  l'origine,  à  tout  ce  que  faisait 
l'association.  Puis  venait  cette  déclaration  :  «  L'ec- 
clésiastique qui  avait  le  titre  de  directeur  n'exerçait 
d'autre  autorité  sur  ces  jeunes  gens  que  celle  qui  nait 
de  la  confiance.  Son  caractère  connu,  ses  principes 
modérés,  sa  conduite  dans  toutes  les  circonstances  de 
sa  vie,  soit  pendant  la  Révolution,  soit  après,  étaient 
d'ailleurs  une  garantie  pour  l'autorité.  Si  on  envisage 
la  Congrégation  en  elle-même  ou  dans  ses  pratiques 
de  piété  ou  dans  ses  assemblées,  on  n'y  trouvera  rien 
qui  puisse  faire  craindre  ni  l'exaltation  dans  les  idées 
religieuses,  ni  le  relâchement  dans  le  respect  et  la 
soumission  dus  aux  lois  ou  à  leurs  dépositaires.  )> 

]\Igr  d'Aviau  prit  aussi  la  défense  de  la  Congréga- 
tion, et,  en  attendant  la  réponse  du  ministre,  les  réu- 
nions continuèrent.  Pourtant,  le  24  novembre,  il  fal- 
lut les  supprimer  :  la  réponse  du  ministre  était  arri- 
vée et  elle  s'opposait  au  maintien  de  l'œuvre. 

M.  Chaminade  courba  la  tête  sous  l'épreuve.  Pour 
échapper  à  la  douloureuse  vision  de  la  Madeleine  de- 
venue déserte,  il  se  retira  presque  complètement  à 
Saint-Laurent,    au    noviciat  des    Frères.   Des  docu- 


L\   SUPPRESSION  131 

ments  insuffisants  pour  établir  une  certitude  absolue 
donnent  à  penser  qu'il  se  rendit  à  Paris  dans  l'inten- 
tion d'y  plaider  la  cause  de  sa  chère  Congrégation. 

Mais  il  comprit  qu'il  n'avait  plus  rien  à  espérer 
d'un  gouvernement  qui  convoquait  un  concile  natio- 
nal pour  se  prévaloir  de  son  autorité  contre  celle  du 
pape.  A  ce  sujet  il  écrivait  à  Mgr  d'iVviau  :  «  J'ai 
appris,  Monseigneur,  que  le  concile  était  définitive- 
ment fixé  pour  le  8  ou  le  9  de  juin.  Je  ne  cesserai 
jusque-là  de  demander  à  Dieu  de  vous  remplir  de 
l'Esprit  de  force  et  d'intelligence  qui  vous  sera  si  né- 
cessaire dans  une  circonstance  qui  sera  infaillible- 
ment la  plus  importante  et  la  plus  délicate  de  votre 
vie.  »  M.  Chaminade  ne  fut  pas  déçu  dans  son  attente. 
Napoléon  se  brisa  contre  l'inébranlable  opposition  de 
Mgr  d'Aviau,  et  s'il  ne  fit  point  arrêter  le  prélat,  ce 
fut  uniquement  parce  que  celui-ci  «  passait  pour  un 
saint  ^  » . 

Néanmoins,  ^I.  Chaminade  n'abandonnait  pas  ses 
disciples  ;  par  l'intermédiaire  des  chefs  de  fraction  et 
des  autres  dignitaires,  il  s'appliquait  à  soutenir  leur 
ferveur  ;  il  y  réussissait  assez  pour  pouvoir  écrire  : 
«  Tout  va,  quoique  péniblement.  »  Il  fallait  en  effet 
se  cacher,  surveiller  ses  moindres  démarches  de  peur 
d'éveiller  les  soupçons  d'une  police  ombrageuse. 
]^lalgré  ces  difficultés,  l'œuvre  se  maintint,  agissant 
efficacement,  jusque  vers  la  fin  de  l'année  1813  ;  alors 
éclata  un  nouvel  orage. 

Alexis  de  Noailles  avait  été  élargi  dès  le  8  avril 
1810,  grâce  à  l'intervention  de  son  frère  qui  servait 

1.  C.  JuLLiAN,  llisl.  de  Bordeaux,  p,  700. 


132  CHAPITRE   VI 

auprès  de  l'empereur.  Lafon,  au  contraire,  avait  été 
maintenu  en  captivité  ;  tout  ce  qu'il  obtint  après  des 
instances  réitérées,  ce  fut  d'être  transféré  delà  Force 
à  une  maison  de  santé  où  il  rencontra  un  autre  pri- 
sonnier avec  qui  il  eut  vite  partie  liée,  le  général 
^lalet.  Ensemble  ils  combinèrent  le  complot  du  23  oc- 
tobre 1812.  S 'étant  échappés  dans  la  nuit  du  22,  ils 
réussirent,  au  moyen  de  faux  ordres,  à  tromper  les 
chefs  de  la  garnison.  Lafon  fut  un  instant  maître  de 
la  Préfecture  de  Police  ;  mais  au  matin,  en  apprenant 
que  Malet  avait  été  reconnu  et  pris,  il  réussit  à  s'es- 
quiver sous  un  déguisement  de  charbonnier  ^  Quant 
au  général  Malet,  après  un  procès  sommaire,  il  fut 
passé  par  les  armes  le  29  octobre.  Interrogé  par  le 
président  du  tribunal  au  sujet  de  ses  complices,  il 
aA^ait  répondu  :  «  ^les  complices  !  La  France  en- 
tière, et  vous-même,  si  j'avais  réussi.  » 

Cette  aventure  attira  une  seconde  fois  l'œil  défiant 
du  gouvernement  sur  la  Congrégation  de  Bordeaux 
qui  n'en  pouvait  mais.  M.  Chaminade  fut  arrêté  avec 
son  disciple  et  ami,  l'avocat  David  Monier.  Nous  ne 
saA^ons  quel  fut  au  juste  le  motif  dont  on  se  servit 


1.  Bien  que  sa  tête  fût  mise  à  prix,  Lafon  resta  en  France  et 
même  exerça  sous  un  faux  nom,  jusqu'à  la  Restauration,  des 
fonctions  dans  renseignement  public,  à  Louhans  (Saùne-et- 
Loire).  Il  joua  un  rôle  important  pendant  les  Cent-Jours  dans 
les  départements  de  l'est,  à  la  tête  du  parti  royaliste  avec 
Lemare  du  Jura  et  le  marquis  de  Jouffroy  d'Abbans.  La  Restau- 
ration lui  donna  la  croix  de  la  Légion  d'honneur  et  les  fonctions 
de  sous-gouverneur  des  pages.  Retiré  à  Pessac,  son  pays  natal, 
il  se  fit  ordonner  prêtre  en  1826  et  mourut  le  15  août  1836. 
11  était  président  de  la  Sociéié  de  philosophie  chrétienne.  11  a 
beaucoup  écrit  sur  des  questions  d'apologétique,  mais  n'a  pas 
imprimé  ses  ouvrages. 


L  INCARCERATION  133 

pour  justifier  cette  mesure.  Prétendit-on  que  M.  Cha- 
minade  avait  été  le  directeur  de  la  Congrégation  à 
laquelle  avait  appartenu  Lafon?  ou  bien  l'inculpa-t-on 
comme  étant  l'auteur  des  difficultés  survenues  entre 
le  gouvernement  et  la  corporation  des  boulangers 
pendant  la  disette  qui  sévissait  alors  ?  Cette  corpora- 
tion avait  en  effet  son  siège  à  la  Madeleine  et  M.  Mo- 
nier  la  dirigeait  avec  ^I.  Chaminade.  Cette  accusation 
pourtant  eût  été  aussi  vaine  que  la  précédente. 

De  fait,  après  une  nouvelle  saisie  de  papiers  dont 
l'examen  ne  fit  rien  découA'rir  qui  donnât  matière  à 
une  inculpation  quelconque,  les  deux  prisonniers  fu- 
rent relâchés.  Mais  il  fallut  redoubler  de  prudence  et 
prendre  des  mesures  de  sécurité  qui  rendirent  très 
difficile  l'œuvre  de  la  Congrégation.  Cet  état  de 
choses  dura  depuis  l'automne  de  1812  jusqu'au  prin- 
temps de  1814,  c'est-à-dire  jusqu'à  la  cessation  du  ré- 
gime oppresseur  qui  avait  déchaîné  tant  de  calamités. 


CHAPITRE  VII 

La  Congrégation  sous  la  Restauration  (1814- 
1830).  — Œuvres  issues  de  la  Congrégation. — 
Son  rayonnement  :  les  congrégations  affi- 
liées. 


Le  12  mars  1814,  huit  jours  avant  l'entrée  des 
alliés  à  Paris,  un  mois  avant  ra])dication  de  Napo- 
léon, la  ville  de  Bordeaux,  très  hostile  au  régime  im- 
périal, surtout  depuis  le  blocus  continental  qui  avait 
vidé  son  port  et  ruiné  son  commerce,  acclamait  les 
Bourbons  et  ouvrait  ses  portes  au  duc  d'x\ngoulême. 

Le  représentant  du  roi  fut  reçu  à  l'entrée  de  la 
cathédrale  par  l'archevêque,  qui  entonna  le  Te  Deum 
au  milieu  d'un  enthousiasme  indescriptible.  En  ce 
jour,  où  le  retour  des  Bourbons,  après  les  attentats 
de  l'empereur  contre  le  souverain  pontife  et  ses  empié- 
tements sur  le  pouvoir  ecclésiastique,  semblait  être 
un  gage  de  paix  religieuse,  il  aurait  été  difficile  de 
blâmer  la  conduite   du  prélat.  Tout    en    ayant   été 


REPRISE    DE    L  OF,UVRE  135 

jusque-là,  selon  la  recommandation  de  saint  Paul, 
soumis  au  gouvernement  établi,  Mgr  d'Aviau  avait 
gardé  au  fond  de  son  cœur  une  fidélité  sincère  à  la 
royauté  qu'avait  seriâe  sa  famille  ;  il  ne  pouvait  main- 
tenant éprouver  aucun  scrupule  à  manifester  ses  pré- 
férences politiques,  puisqu'elles  semblaient  s'accorder 
évidemment  avec  l'intérêt  de  la  religion. 

M.  Chaminade  n'avait  pas  les  mêmes  attaches  dans 
le  passé.  Cependant  n'ayant  connu  dans  les  ennemis 
de  l'ancienne  dynastie  que  des  persécuteurs  de  la  re- 
ligion, il  salua,  lui  aussi,  le  retour  des  Bourbons 
comme  une  espérance  de  liberté  et  de  triomphe  pour 
r  Eglise. 

Sous  le  nouveau  régime,  la  Congrégation  n'avait  plus 
à  se  cacher  ;  dès  le  30  avril,  ses  membres  signaient, 
dans  un  Livre  d'or,  qui  a  été  conservé,  une  admi- 
rable ((  Convention  des  jeunes  gens  de  Bordeaux  ». 
On  y  lisait  :  «  Deux  qualités  appartiennent  essentiel- 
lement à  la  religion  catholique  :  la  vérité  de  la  doc- 
trine et  la  sainteté  de  la  morale.  Le  chrétien  a  le  devoir 
d'honorer  l'une  par  une  profession  ouverte  de  sa  foi, 
et  l'autre  par  une  pureté  inviolable  de  ses  mœurs  ; 
et,  comme  aujourd'hui  il  y  a  une  espèce  d'impossibi- 
lité pour  un  jeune  homme,  vivant  dans  le  monde,  d'y 
remplir  ces  devoirs  si  importants, ils  se  sont  déterminés 
à  rétablir  entre  eux  la  Congrégation  des  jeunes  gens 
sous  le  titre  de  Tlmmaculée  Conception  de  ^Nlarie.  » 
Suivaient  les  signatures,  et  en  tête,  celle  du  directeur. 
Dès  lors,  chacune  des  branches  de  l'œuvre  se  recons- 
titua; et  bientôt  une  ferveur  extraordinaire  se  ré- 
pandit dans  le  corps  entier. 

Une  des  premières  réceptions  qui  furent  célébrées 


136  CHAPITRE    VII 

fut  celle  de  l'évêque  de  Limoges,  Mgr  du  Bourg.  Il 
avait  appris  à  connaître  M,  Chaminade  et  la  Congré- 
gation en  1806  dans  les  Ijeaux  jours  de  l'Empire. 
Repassant  à  Bordeaux  en  1814,  il  voulut  donner  à 
Marie  un  témoignage  de  sa  reconnaissance  pour  la 
liberté  rendue  à  l'Eglise  ;  le  22  mai,  il  vint,  pendant 
une  séance  solennelle,  s'agenouiller  devant  l'autel 
de  la  sainte  Vierge  et  prononcer  l'acte  de  consécra- 
tion, en  même  temps  que  son  frère,  ancien  chevalier 
de  Malte. 

Déjà  l'attention  publique  se  fixait  de  nouveau  sur 
la  Congrégation  :  sa  suppression  avait  eu  trop  de 
retentissement  pour  que  son  réveil  passât  inaperçu  ; 
mais  des  circonstances  extérieures  contribuaient 
aussi  à  la  mettre  en  relief.  A  l'occasion  d'un  office  fu- 
nèbre, célébré  pour  Louis  XVI  en  présence  de  tous  les 
corps  constitués,  la  garde  nationale  était  de  service 
à  la  cathédrale.  Au  moment  de  la  communion,  les 
nombreux  congréganistes,  qui  étaient  gardes  natio- 
naux, sortirent  des  rangs,  mirent  leurs  armes  en  fais- 
ceaux et  s'avancèrent  ensemble  à  la  Table  sainte.  Ce 
spectacle  produisit  une  impression  profonde. 

Dans  le  courant  de  l'été  de  1814,  deux  personnages 
politiques,  membres  de  la  Congrégation  de  Paris, 
Alexis  de  Noailles,  qui  nous  est  déjà  connu,  et  Jules  de 
Polignac,  de  passage  à  Bordeaux,  se  firent  présenter 
à  la  Madeleine.  Au  printemps  suivant,  le  duc  et  la  du- 
chesse d'Angoulême  vinrent  fêter,  dans  la  ville  du 
12  mars  y  l'anniversaire  de  cette  date  mémorable.  Le 
soir  de  ce  jour,  qui  était  un  dimanche,  trois  gentils- 
hommes de  la  suite  des  princes  furent  admis  à  pro- 
noncer leur  acte  de  consécration  au  milieu  de  la  Con- 


NOUVELLE    PROSPÉRITÉ  137 

grégation  assemblée  ;  c'étaient  le  vicomte  de  Mont- 
morency, le  marquis  de  Dampierre  et  le  chevalier  de 
Mirambe. 

La  nouvelle  du  débarquement  de  Napoléon  au 
golfe  Jouan  vint  troubler  la  fête.  Bordeaux  dut  bientôt 
ouvrir  ses  portes  et  la  Congrégation  suspendre  ses 
réunions;  !M  Chaminade  fut  même  obligé  de  dispa- 
raître. Mais  les  Cent-Jours  passèrent;  le  duc  et  la 
duchesse  d'Angoulême  revinrent,  et,  pendant  tout  le 
temps  de  leur  séjour,  le  vicomte  de  ^lontmorency  se 
montra  «  le  plus  exact  et  le  plus  édifiant  des  congré- 
ganistes  »  ;  la  duchesse  envoya  des  fleurs  pour  la 
chapelle  et  une  gravure  encadrée  pour  le  directeur. 
Vers  la  même  époque,  les  dames  de  Bordeaux  ayant 
brodé  une  bannière  commémorative  des  événements 
dont  leur  ville  avait  été  le  théâtre,  ce  fut  encore  le 
directeur  de  la  Congrégation  qui  fut  prié  de  faire, 
dans  une  cérémonie  publique  présidée  par  le  maire, 
la  bénédiction  solennelle  de  ce  souvenir. 

M.  Chaminade  adorait  la  Providence  dans  les  fa- 
veurs dont  son  œuvre  était  comblée,  comme  il  l'avait 
adorée  aux  heures  où  sa  ruine  semblait  inévitable; 
s'il  était  heureux  de  la  Restauration,  c'est  qu'elle  lui 
apparaissait  comme  le  retour  au  respect  des  choses 
saintes  et  à  la  liberté  du  bien  :  «  Nous  crions  de  bon 
cœur  :  Vive  le  roi  !  écrivait-il  à  Mlle  de  Trenquelléon  ; 
mais  crions  intérieurement  bien  plus  haut  :  Vive  la 
religion!  »  Sa  joie  n'était  pourtant  pas  sans  quelque 
mélange  d'inquiétude  :  les  persécutions  excitent  l'ar- 
deur du  zèle  et  ravivent  la  foi  ;  la  paix  et  la  prospé- 
rité endorment  peu  à  peu  les  âmes  dans  la  torpeur 
du  relâchement.  Si  les  œuvres  de  vie  chrétienne  et 


138  CHAPITRE    VII 

d'apostolat  se  recrutent  difficilement  aux  époques  où 
la  religion  est  proscrite,  elles  courent  d'autre  part 
grand  danger  d'être  envahies  par  des  chrétiens  mé- 
diocres quand  elles  sont  l'objet  des  faveurs  du  pou- 
voir. M.  Chaminade,  si  calme  dans  les  revers,  sen- 
tait maintenant  une  certaine  angoisse  l'envahir  en 
face  du  rapide  accroissement  que  prenaient  les  di- 
verses branches  de  la  Congrégation. 

Jusqu'alors  l'esprit  fraternel  avait  été  la  caractéris- 
tique de  l'œuvre  :  sans  doute  on  n'avait  pas  songé,  à 
la  Madeleine,  à  introduire  dans  la  vie  civile  des  con- 
gréganistes  un  nivellement  chimérique  et  anti- social; 
mais  on  s'était  fait  un  bonheur  d'oublier  aux  pieds 
des  autels  les  éphémères  inégalités  de  situation  et  de 
fortune  pour  se  considérer  et  s'aimer  les  uns  les 
autres  comme  des  frères  en  Jésus- Christ  et  des  en- 
fants de  la  sainte  Vierge.  Or  voici  que  les  nouveaux 
venus  prétendaient  remettre  en  faveur,  dans  la  Con- 
grégation même,  le  culte  du  privilège.  Ils  alléguaient 
«  l'impossibilité  absolue  et  démontrée  d'une  union 
parfaite  entre  des  jeunes  gens  de  conditions  diamé- 
tralement opposées,  telles  qu'entre  un  négociant  et  son 
tonnelier,  un  bourgeois  et  son  tailleur  ou  son  cordon- 
nier, un  jeune  homme  bien  éduqué  et  un  autre  qui 
aura  été  élevé  dans  l'incivilité  et  la  grossièreté  du 
bas  peuple  ».  Ce  sont  leurs  propres  expressions. 

On  allait  plus  loin;  on  voulait  que  les  préfets  ho- 
noraires de  la  division  des  artisans  ne  fissent  plus 
partie  dorénavant  du  conseil  des  anciens  préfets.  Ceci 
était  particulièrement  grave,  car  de  ce  conseil  dé- 
pendait en  grande  partie  la  bonne  marche  de  la  Con- 
grégation; en  éliminer  les  artisans,  c'était  revenir  à 


TRANSFORMATIONS    DIVERSES  139 

un  système  qui  avait  paralysé  Faction  de  beaucoup 
d'associations  pieuses  avant  la  Révolution. 

M.  Ghaminade  consentit  à  ce  que  dorénavant  on  se 
réunît  plus  souvent  par  divisions  qu'on  ne  le  faisait  au- 
trefois; il  n'aurait  guère  pu  s'y  opposer.  Par  contre, 
il  maintint  la  communauté  absolue  pour  les  offices 
et  les  réunions  du  dimanche  soir  ;  quant  à  la  compo- 
sition du  conseil  des  anciens  préfets,  il  fut  égale- 
ment intransigeant,  et  il  profita  de  cette  occasion  pour 
faire  des  déclarations  de  principes  bien  catégoriques. 
Aux  anciens  préfets  de  la  division  des  professions 
libérales,  il  fit  comprendre  qu'eux  du  moins  devaient 
être  supérieurs  à  ces  sentiments  de  délicatesse  peu 
chrétienne.  Il  releva  l'inexactitude  de  l'assertion  con- 
cernant «  l'impossibilité  d'une  union  parfaite  entre 
des  jeunes  gens  de  conditions  diamétralement  oppo- 
sées ».  —  ((  Vous  auriez  pu  raisonner  ainsi  quand  la 
Congrégation  n'existait  pas  encore,  disait-il,  mais  ce 
que  vous  prétendez  impossible,  nous  le  pratiquons 
avec  succès  depuis  quinze  ans.  »  Il  fit  enfin  remar- 
quer que  les  artisans  «  avaient  en  général  plus  de  te- 
nue et  moins  de  légèreté  que  les  autres  » ,  et  il  n'hésita 
pas  à  manifester  son  sentiment  sur  la  nécessité  du 
concours  des  ouvriers  vraiment  chrétiens  et  animés 
de  l'esprit  apostolique  pour  faire  pénétrer  de  nouveau 
la  religion  au  sein  des  masses  :  «  La  division  des  ar- 
tisans, dit-il,  doit  être  précieuse  à  la  Congrégation  : 
elle  est  recrutée  dans  une  classe  de  jeunes  gens  beau- 
coup plus  nombreuse  que  celle  d'où  viennent  ceux  de 
la  première  division...  Si  les  congréganistes  de  la  se- 
conde division  sont,  d'une  part,  moins  nombreux, 
combien,  d'autre  part,  il  leur  est  facile  d'étendre  leur 


UO  CHAPITRE    VII 

zèle  sur  une  quantité  de  jeunes  gens  qui  ne  peuvent 
pas,  au  moins  actuellement,  entrer  dans  la  Congré- 
gation !  » 

]\I.  Chaminade,  en  défendant  la  division  des  arti- 
sans, obéissait  sans  doute  à  un  mouvement  tout 
spontané  de  son  zèle  ;  mais  il  allait  aussi  dans  le  sens 
de  son  œuvre.  Il  n'avait  jamais  voulu  limiter  aux  seuls 
congréganistes  les  bienfaits  de  la  Congrégation.  Son 
but,  si  souvent  affirmé,  c'était,  selon  son  expression, 
de  former  des  «  missionnaires  ».  A  cet  égard,  que  ne 
pouvait-on  pas  attendre  d'ouvriers  apôtres,  destinés 
à  pénétrer  et  à  YÏYve  dans  des  milieux  trop  souvent 
fermés  à  l'action  du  prêtre?  En  définitive,  grâce  à 
l'énergie  du  directeur,  la  Congrégation  resta  dans  sa 
voie;  elle  continua,  comme  dans  le  passé,  à  être  un 
foyer  de  vie  chrétienne  intense  dont  le  rayonnement 
atteignait  toutes  les  classes  de  la  société. 

Les  réunions  de  la  ^ladeleine  étaient,  à  cette  épo- 
que, plus  suivies  que  jamais  :  prédicateurs  en  renom, 
missionnaires,  évéques  et  autres  personnages  mar- 
quants qui  étaient  de  passage  à  Bordeaux  s'y  rendaient 
volontiers  et  ne  dédaignaient  pas  d'y  prendre  la  pa- 
role. 

L'action  religieuse  de  la  Congrégation  se  compléta 
bientôt  par  la  création  de  divers  services  utiles  : 
chaque  soir,  des  salles  étaient  ouvertes  à  ceux  des 
jeunes  gens  qui  voulaienty  passer  les  dernières  heures 
de  la  journée  et  s'y  délasser  honnêtement;  c'était  un 
véritable  cercle  catholique,  avant  la  lettre.  M.  Chami- 
nade créa  aussi  la  bibliothèque;  il  organisa  un  bureau 
de  placement  pour  aider  les  jeunes  congréganistes  et 
les  postulants  à  trouver  des  patrons  sûrs  et  capables 


TRANSFORMATIONS    DIVERSES  141 

de  les  former;  il  institua  des  cours  pratiques,  où  les 
jeunes  gens  s'initiaient  aux  connaissances  les  plus 
utiles  dans  une  ville  d'affaires  comme  Bordeaux.  Sur- 
tout il  eut  soin  de  favoriser  le  goût  qu'ils  avaient 
toujours  manifesté  pour  les  études  religieuses.  Un 
cours  de  catéchisme  raisonné  fut  établi  et  confié  aux 
congréganistes  les  mieux  instruits  de  leur  religion; 
M.  Ghaminade  donnait  lui-même  deux  fois  par  se- 
maine des  conférences  où,  sous  forme  de  conversation 
familière  avec  ses  auditeurs,  mais  toujours  avec  pré- 
cision et  méthode,  il  exposait  les  vérités  de  la  foi. 

Ainsi  vigoureusement  ressaisie  et  conduite,  la 
Congrégation  arriva  rapidement  à  une  prospérité  ex- 
traordinaire ;  toutefois  ses  succès  mêmes  amenèrent 
bientôt  de  nouvelles  difficultés.  Plusieurs  curés  de  la 
ville  voulurent  avoir  des  congrégations  paroissiales, 
et  ils  en  vinrent  à  se  persuader  que  le  bien  réalisé  à 
la  Madeleine  était  un  obstacle  à  celui  qui  devait  s'opé- 
rer dans  leur  paroisse.  Déjà  des  critiques  analogues 
s'étaient  formulées  sous  l'Empire;  elles  redoublaient 
maintenant  que,  sous  le  régime  de  la  Restauration, 
la  sécurité  religieuse  paraissait  complètement  as- 
surée ;  on  se  plaignait  des  «  empiétements  de  la  Ma- 
deleine »;  ses  usurpations  furent  dénoncées  du  haut 
de  la  chaire;  beaucoup  de  jeunes  gens  et  de  jeunes 
filles,  invités  à  délaisser  la  «  petite  chapelle  »  pour 
la  grande  église,  durent  se  rendre  au  désir  qui  leur 
était  manifesté.  Mgrd'x\viau  ne  pouvait  pas  s'opposer 
à  ces  tentatives  dont  le  résultat  était  trop  facile  à 
prévoir;  quant  à  M.  Ghaminade,  il  en  était  réduit  à 
rappeler,  en  même  temps  que  les  nécessités  du  pré- 
sent, les  leçons  du  passé  :  il  faisait  remarquer  qu'une 


142  CHAPITRE   Vïî 

guerre  du  même  genre  avait  été  dirigée  contre  les 
associations  des  Jésuites  sous  l'ancien  régime  ;  on 
était  allé  jusqu'à  «  se  féliciter  de  la  suppression  de 
ces  redoutables  coopérateurs  »  et  l'on  avait  constaté, 
trop  tard,  que  les  paroisses  n'y  avaient  rien  gagné, 
que,  au  contraire,  elles  avaient  été  désertées  par  les 
hommes  jusqu'à  ce  qu'enfin  la  Révolution  vînt  les 
fermer.  Ces  réponses  trouvèrent  assez  peu  d'écho; 
l'essai  désiré  fut  tenté,  mais  les  résultats  en  furent 
malheureux  ;  la  Congrégation  en  souffrit  et  les  pa- 
roisses n'en  profitèrent  pas  ;  les  groupements  fondés 
par  elles  ne  firent  que  végéter  et  ne  tardèrent  pas  à 
disparaître. 

En  même  temps,  M.  Chaminade  était  menacé  de  se 
voir  dépossédé  de  son  local.  En  1814,  la  fabrique  de 
Sainte-Eulalie  lui  avait  suscité,  à  propos  de  l'exer- 
cice du  culte  dans  cette  chapelle,  des  embarras  dont 
il  avait  triomphé  sans  trop  de  peine  ;  en  1819,  au 
contraire,  il  y  eut  un  moment  où  tout  paraissait  perdu. 
Pour  couper  court  à  des  chicanes  sans  cesse  renais- 
santes, M.  Chaminade  en  avait  sollicité  du  gouver- 
nement royal  la  reconnaissance  officielle  comme  ora- 
toire de  secours.  Le  ministre  demanda  l'avis  de  la 
fabrique  de  Sainte-Eulalie;  on  devine  toute  la  série  de 
difficultés  qui  s'ensuivit  et  dans  le  détail  desquelles 
nous  n'entrerons  pas.  Finalement,  le  29  septembre 
1819,  une  ordonnance  royale  fut  rendue  qui  confirma 
officiellement  à  la  Madeleine  le  titre  et  les  privilèges 
de  chapelle  de  secours,  et  l'on  eut  la  paix  de  ce  côté. 

Par  ailleurs,  l'insuccès  des  congrégations  de  pa- 
roisse avait  démontré,  de  la  façon  la  plus  évidente, 
l'opportunité  du  travail  fait  par  M.  Chaminade;  aussi 


OEUVRES   NOUVELLES  143 

peu  à  peu  les  congréganistes  qui  avaient  abandonné 
la  Madeleine  demandèrent  presque  tous  leur  réadmis- 
sion, et,  vers  1820,  la  Congrégation  était  aussi  floris- 
sante que  jamais. 


Sous  la  Restauration,  comme  précédemment  sous 
l'Empire,  la  bienfaisante  influence  de  l'action  aposto- 
lique exercée  à  la  Madeleine  fut  marquée  par  la  créa- 
tion de  nouvelles  œuvres  de  zèle.  De  ces  œuvres,  trois 
avaient  directement  pour  objet  l'apostolat  vis  à  vis  de 
la  jeunesse. 

La  Société  des  amis  chrétiens  groupait  autour 
d'un  congréganiste  de  la  première  heure,  l'abbé  Mar- 
tegoutte,  des  jeunes  gens  venus  de  divers  milieux. 
Quelques-uns  seulement  appartenaient  à  la  Congré- 
gation de  la  Madeleine;  les  autres  n'avaient  parfois 
qu'une  religion  très  incomplète  :  ainsi  l'un  des  pre- 
miers membres  de  cette  réunion,  le  futur  abbé  Noailles, 
plus  tard  fondateur  de  l'austère  société  des  Pauvres 
prêtres  et  des  religieuses  de  la  Sainte  Famille,  vint 
aux  Amis  chrétiens  avec  un  christianisme  vague  et 
sentimental  qui  ne  correspondait  à  aucune  pratique. 
On  voit  à  quoi  servait  ici  le  rapprochement  entre 
congréganistes  et  non  congréganistes.  Quand  l'abbé 
Martegoutte  fut  nommé  aumônier  des  prisons,  son 
œuvre  fut  continuée  par  un  autre  prêtre  congréga- 
niste, l'abbé  Dasvin.  Celui-ci,  étant  aumônier  auxi- 
liaire du  lycée,  fit  d'intéressantes  recrues  dans  ce 
milieu  plus  ou  moins  fermé  à  l'influence  directe  de  la 


144  CHAPITRE   VII 

Congrégation.  La  Société  des  Amis  chrétiens  existe 
encore  aujourd'hui  à  la  Madeleine. 

La  classe  des  postulants  avait  été  reconstituée  en 
1814;  M.  Ghaminade,  pour  en  faciliter  le  recrutement, 
favorisa  la  création  des  sections  de  paroisse.  Les 
enfants  qui  composaient  ces  sections  ne  venaient  à  la 
Madeleine  que  dans  les  grandes  circonstances;  des 
congréganistes  dévoués  s'occupaient  d'eux  d'une  fa- 
çon habituelle,  dans  la  paroisse  même. 

Les  Amis  de  la  Sagesse  étaient  des  enfants  qui 
fréquentaient  les  pensions  ou  les  institutions,  et  qu'un 
congréganiste  très  dévoué  à  M.  Ghaminade,  l'abbé 
Armand  Gignoux,  le  futur  évêque  de  Beauvais,  réu- 
nissait surtout  pendant  les  vacances,  afin  de  les  pré- 
server des  dangers  inhérents  à  cette  période  de  dé- 
tente et  de  désœuvrement. 

Deux  autres  œuvres  avaient  un  but  direct  d'assis- 
tance matérielle  et  surtout  morale,  l'œuvre  des  Pri- 
sons et  celle  des  Petits  Auvergnats. 

La  première  était  entre  les  mains  des  «  Pères 
de  Famille  ».  Geux-ci,  dès  le  temps  de  l'Empire, 
s'étaient  attribué  la  visite  des  hôpitaux  et  des  pri- 
sons. Ils  n'avaient  guère  pu  remplir  alors  que  la 
première  partie  de  leur  programme,  à  cause  de  l'ab- 
solutisme du  gouvernement  qui  interdisait  rigoureu- 
sement l'entrée  des  maisons  de  détention.  Sous  la 
Restauration,  ils  trouvèrent  dans  les  autorités  des 
dispositions  plus  bienveillantes.  Dorénavant  les  con- 
gréganistes visitèrent  les  détenus  deux  fois  par  se- 
maine ;  ils  leur  apportaient  des  secours  matériels  en 
linge  et  en  nourriture,  et  leur  procuraient  des  adou- 
cissements de  toutes  sortes;  mais,  fidèles  aux  près- 


OEUVRES    NOUVELLES  145 

criptions  de  M.  Chaminade,  ils  remettaient  le  tout 
aux  mains  des  Sœurs,  qui  seules  restaient  chargées 
de  la  répartition.  Ce  qu'ils  distribuaient  surtout  dans 
ces  lieux  de  désolation,  c'était  l'aumône  spirituelle, 
plus  indispensable  encore  que  le  soulagement  des 
misères  du  corps.  Aux  détenus  ordinaires  ^I.  Cha- 
minade faisait  donner  l'enseignement  en  commun  ;  il 
prescrivait  un  catéchisme  simple  et  familier,  une  cau- 
serie religieuse  qui  pût  nourrir  à  la  fois  l'intelligence 
et  le  cœur,  captiver  l'attention  par  le  charme  de  l'ex- 
position, et  réveiller  le  sentiment  de  la  dignité  hu- 
maine endormi  au  fond  de  ces  âmes  misérables.  Pour 
ceux  qui  étaient  dans  les  fers,  il  recommandait  de 
préférence  les  entretiens  individuels.  Trop  aigris 
pour  être  sensibles  à  une  parole  adressée  à  tous,  trop 
peu  libres  d'esprit  pour  prêter  l'oreille  à  des  consi- 
dérations qui  ne  leur  fussent  pas  personnellement 
appropriées,  les  malheureux  de  cette  catégorie  étaient 
accessibles,  au  contraire,  à  des  conversations  parti- 
culières où  ils  épanchaient  leur  âme  et  recueillaient 
des  exhortations,  des  encouragements  mieux  en  rap- 
port avec  leurs  dispositions  et  leur  passé. 

Cet  utile  mais  pénible  ministère  fut  encouragé  pu- 
bliquement par  Mgr  d'Aviau,  et  produisit  en  abon- 
dance les  plus  consolants  fruits  de  relèvement. 

L'œuvre  des  Petits  Auvergnats  groupa,  à  partir 
de  1817,  les  jeunes  ramoneurs  de  cheminées  ;  ces  pau- 
vres enfants  n'avaient  personne  qui  s'occupât  de  leur 
éducation  religieuse.  M.  Chaminade  les  connaissait 
de  longue  date,  ayant  habité,  à  la  rue  iVbadie,  le 
quartier  où  se  trouvaient  leurs  misérables  réduits.  De 
plus,  il  avait  été  à  Paris  l'ami  de  cet  admirable  abbé 

10 


146  CHAPITRE   VTI 

de  Fénelon,  le  petit-neveu  du  grand  archevêque  de 
Cambrai,  qui  avait  créé,  dans  la  capitale,  l'œuvre  des 
Petits  Savoyards  et  qui  fut  guillotiné  en  1794,  malgré 
tout  le  bien  qu'il  avait  fait.  ]M.  Ghaminade,  après 
avoir  obtenu  le  concours  du  préfet  de  la  Gironde  et 
s'être  assuré  un  local  provisoire  chez  les  Frères  des 
Ecoles  chrétiennes,  place  Saint- Julien,  confia  à  l'un 
de  ses  plus  dévoués  congréganistes,  celui  qui  devait 
être  plus  tard  Mgr  Dupuch,  premier  évêque  d'iVlger, 
le  soin  de  réunir  les  petits  ramoneurs.  Adolphe  Du- 
puch avait  alors  dix-huit  ans  ;  A^ers  la  fin  de  ses 
études  classiques  à  Paris,  il  avait  fréquenté  l'œuvre 
des  Savoyards  dirigée  à  cette  époque  par  l'abbé 
Legris-Duval.  Laissons -lui  la  parole  pour  nous  faire 
le  pittoresque  récit  de  la  première  réunion  des  ramo- 
neurs de  Bordeaux  :  «  Sous  le  prétexte  d'un  gain  ex- 
traordinaire, et  suivant  ce  qu'avait  fait  lui-même 
M.  Duval  en  1816,  nous  eûmes  facilement  attiré  ceux 
d'entre  les  petits  Auvergnats  que  nous  rencontrâmes 
les  premiers,  ou  plutôt  que  Dieu  nous  envoya,  et  qui 
nous  semblèrent  les  plus  faciles  à  séduire  de  cette 
sainte  et  céleste  séduction.  Pauvres  enfants  qui  ne 
soupçonnaient  guère  quel  serait  ce  gain  merveilleux 
et  combien  serait  à  jamais  célèbre  parmi  nous  cette 
première  école  Saint- Julien  !  S 'imaginant  que  pour  une 
entreprise  aussi  extraordinaire,  il  fallait  d'extraordi- 
naires moyens,  nos  cinq  ou  six  petits  Savoyards  arri- 
vèrent au  lieu  du  rendez-vous,  un  dimanche,  vers  le 
soir,  armés  et  revêtus  de  toutes  pièces  :  genouil- 
lères, culasse,  raclette,  etc.  Mais  quel  fut  leur  éton- 
nement,  leur  inquiétude  en  remarquant  du  premier 
coup  d'œil  la  bizarre  construction  de  ces  salles  qui 


OEUVRES    NOUVELLES  147 

n'avaient  pas  de  cheminées!  Après  aA^oir  joui  quel- 
ques instants  de  ce  curieux  embarras,  et  leur  avoir 
distribué  à  chacun  cinq  ou  six  petits  sous  pour 
l'amour  de  Dieu,  nous  leur  annonçâmes  nettement 
notre  projet,  leur  donnant  un  nouveau  rendez -vous 
pour  le  dimanche  suivant.  Ils  y  furent  fidèles  et  ame- 
nèrent avec  eux  un  grand  nombre  de  leurs  pauvres 
petits  camarades...  »  M.  Chaminade  s'occupa  de  ces 
enfants  avec  une  sollicitude  paternelle  :  «  Plus  j'ai 
l'occasion  de  penser  à  eux,  écrivait-il,  plus  mon  cœur 
s'intéresse  à  leur  sort.  »  Il  rédigea  un  directoire  pour 
les  congréganistes  employés  auprès  d'eux,  et  il  confia 
la  responsabilité  directe  de  l'œuvre  à  l'un  de  ses  fils 
les  plus  intelligents  et  les  plus  dévoués,  qui  déjà  ap- 
partenait au  groupe  appelé  la  Petite  Société,  c'est- 
à-dire  à  la  future  Société  de  Marie.  C'était  l'abbé  Col- 
lineau,  doué  d'une  parole  pleine  d'onction  et  de 
charme,  ainsi  que  d'un  véritable  talent  d'éducateur. 
Les  offices  religieux  se  célébraient  à  la  Madeleine, 
sauf  la  première  communion,  qui  avait  lieu  en  grande 
pompe  à  la  paroisse  Sainte-Eulalie.  Douze  de  ces 
pauvres  enfants  s'approchèrent  de  la  sainte  Table 
à  la  première  de  ces  fêtes,  le  24  juin  1819.  Dès  cette 
même  année,  l'œuvre  réunissait  quatre-vingts  membres 
et  dut  se  créer  un  chez-soi;  car  les  bons  Frères  de  la 
place  Saint-Julien  n'arrivaient  plus  à  faire  disparaître 
le  matin,  avant  l'entrée  de  leurs  élèves,  les  traces  trop 
visibles  laissées  la  veille  dans  leurs  classes  par  le 
passage  des  petits  ramoneurs  devenus  si  nombreux. 
Le  nouveau  local  fut  trouvé  rue  Notre-Dame  de  la 
Place.  A  peine  y  était-on  installé  que  surgit  une  dif- 
ficulté à  laquelle  personne  ne  s'attendait,  car  elle  était 


148  CHAPITRE    VII 

provoquée  par  un  de  ceux  qui  avaient  l'œuvre  le  plus 
à  cœur.  Adolphe  Dupuch,  ayant  achevé  ses  études  de 
droit  à  Paris,  venait  de  se  fixer  définitivement  à  Bor- 
deaux. C'était  en  1821,  et  il  voulait  doter  sa  ville  na- 
tale d'une  Société  des  bonnes  œuvres  semblable  à 
celle  qu'il  avait  vu  fonctionner  à  Paris.  Cette  société 
serait  distincte  de  la  Congrégation,  quoique  lui  em- 
pruntant ses  éléments  d'action,  et  grouperait  les  œu- 
vres des  Hôpitaux,  des  Prisons  et  des  Petits  Ramo- 
neurs. M.  Chaminade  fit  ses  justes  remarques  :  ces 
trois  œuvres  marchaient  bien;  pourquoi  s'exposer  à 
en  troubler  le  fonctionnement?  Mais  M.  Dupuch  ga- 
gna un  Grand  Vicaire,  qui  agit  auprès  de  ^Igr  d'Aviau. 
Celui-ci,  quoique  très  perplexe,  conseilla  à  M.  Cha- 
minade de  laisser  faire.  La  Société  des  bonnes  œu- 
vres fut  fondée  sur  le  papier,  ne  fonctionna  jamais, 
mais  fit  péricliter  les  trois  œuvres  qu'elle  avait  pré- 
tendu grouper.  Grâce  à  M.  Chaminade,  l'œuvre  des 
Prisons  se  ressaisit  ;  mais  celle  des  Petits  Auvergnats 
fut  sérieusement  compromise  et  même  à  un  certain 
moment  disparut.  Heureusement  M.  Dupuch,  qui  s'était 
absenté  de  nouveau  pourfaire  ses  études  théologiques, 
revint  en  1826  ;  cette  fois  il  était  prêtre  ;  ^Igr  d'Aviau 
le  mit  à  la  tête  de  l'œuvre  des  Petits  Auvergnats 
qui  redevint  bientôt  florissante. 

L'œuvre  des  Bons  Livres  date  de  1820.  Si  elle  ne 
relève  pas  directement  de  M.  Chaminade,  c'est  par 
lui,  cependant,  qu'elle  fut  préparée  et  soutenue.  Pour 
fournir  de  bonnes  lectures  à  ses  congréganistes ,  il  s'était 
mis  en  relation  directe  avec  des  éditeurs  et  des  auteurs, 
et  il  était  parvenu  de  cette  façon  à  d'encourageants 
résultats.  Un  de  ses  amis  intimes,  l'abbé  Barault,  qui 


1 


CONGREGATIONS    AFFILIEES  149 

avait  partagé  avec  lui  les  dangers  de  l'apostolat  pen- 
dant la  Révolution,  résolut  de  fonder  une  bibliothèque 
où  les  fidèles  pourraient  puiser,  avec  la  sécurité  de 
n'y  rencontrer  que  de  bons  ouvrages.  Ayant  fait  un 
héritage,  ce  prêtre  dévoué  en  employa  tous  les  reve- 
nus à  monter  une  bibliothèque  circulante,  d'abord 
pour  la  paroisse  Saint-Paul  où  il  était  vicaire,  puis 
successivement  pour  les  autres  paroisses  de  la  ville 
et  de  la  banlieue.  L'abbé  Ghaminade  mit  au  service 
de  son  ami,  dès  le  début  de  cette  belle  entreprise, 
son  influence,  ses  conseils  et  le  dévouement  de  ses 
disciples.  L'œuvre  prospéra  très  rapidement  et  bientôt 
elle  eut  des  centres  à  Paris,  à  Grenoble,  dans  beau- 
coup de  diocèses  de  France  et  même  à  l'étranger.  A 
Paris  seulement,  en  1826,  l'œuvre  avait  distribué 
huit  cent  mille  volumes  i. 


La  Gongrégation  était  donc  un  foyer  d'où  éma- 
nait une  vie  ardente  et  généreuse,  une  source  d'où 
jaillissaient  les  œuvres  le  plus  variées;  elle  était 
aussi  un  modèle  qui  provoquait  l'imitation  :  d'autres 
Gongrégations  s'établissaient  sur  le  plan  de  celle 
de  Bordeaux. 


1.  De  1852  à  1870  l'Œuvre  des  Bons  Livres  eut  son  siège  à  la 
Madeleine  et  fut  dirigée  par  la  Société  de  Marie.  En  1870,  elle 
fut  restituée  au  clergé  diocésain,  car  la  Société  de  Marie, 
ayant  transféré  depuis  quelques  années  le  siège  de  son  admi- 
nistration générale  de  Bordeaux  à  Paris,  n'avait  plus,  dans  la 
première  de  ces  villes,  un  personnel  suffisant  pour  s'en 
occuper. 


150  CHAPITRE   VIÎ 

Ce  fut  d'abord  la  congrégation  des  Chartrons, 
dirigée  avec  un  zèle  extraordinaire  par  l'abbé  Riga- 
gnon,  disciple  et  ami  de  M.  Ghaminade,  et  qui,  tout 
enfant,  avait  fréquenté  les  réunions  de  la  rue  Saint- 
Siméon.  A  cause  de  l'éloignement  du  quartier,  les 
confrères  se  réunissaient  habituellement  dans  une 
salle  paroissiale;  mais  dans  les  circonstances  solen- 
nelles, ils  se  joignaient  à  la  Congrégation-mère,  à  la 
Madeleine. 

Ce  groupe  était  donc  plutôt  une  section  de  la 
Congrégation  de  Bordeaux;  mais,  hors  de  cette  ville, 
il  se  forma  des  congrégations  proprement  dites.  La 
première  fut  celle  des  dames  et  des  jeunes  filles 
d'Agen,  sur  laquelle  nous  aurons  à  revenir,  car  elle 
dut  son  origine  aux  relations  de  ]M.  Chaminade  avec 
Mlle  de  Trenquelléon  qui  devait  être  la  première 
SHpérieure  de  l'Institut  des  Filles  de  Marie. 

La  congrégation  des  hommes  et  des  jeunes  gens 
d'Agen  fut  établie  par  M.  Chaminade  lui-même,  en 
1816,  quand  il  vint  installer  dans  cette  ville  la  pre- 
mière maison  des  religieuses  ;  elle  eut  pour  préfet  le 
marquis  de  Dampierre,  congréganiste  depuis  1815. 

Grandes  furent  les  difficultés  que  les  libres  pen- 
seurs de  la  ville  et  du  département  ne  tardèrent  pas 
à  lui  susciter,  et  elle  dut  interrompre  ses  réunions; 
néanmoins  ses  membres  continuèrent  à  se  soutenir  les 
uns  les  autres  et  à  faire  de  l'apostolat  individuel. 
Bientôt  la  chute  du  ministère  Decazes  (1820),  en  ra- 
battant pour  un  temps  l'audace  de  la  franc-maçon- 
nerie, permit  à  la  congrégation  d'Agen,  non  seule- 
ment de  se  reformer,  mais  môme  d'entreprendre  des 
œuvres  analogues  à  celles  de  son  aînée  de  Bordeaux. 


CONGRÉGATIONS    AFFILIEES  161 

Des  congrégations  se  formèrent  encore  dans  \ix 
Gironde,  dans  le  Lot-et-Garonne,  le  Gers,  les  Basses- 
Pyrénées,  l'Ariège  et  à  travers  tout  le  sud-ouest. 

Toutes  ces  fondations  n'allaient  pas  sans  constituer 
pour  M.  Chaminade  une  lourde  tâche.  Il  avait  obtenu 
de  Pie  VU,  en  1812,  la  faculté  d'ériger  des  congréga- 
tions nouvelles,  privilège  dont  jouissait  déjà  la  Con- 
grégation de  Paris.  Le  rôle  de  celle-ci,  à  cet  égard, 
était  facile  ;  il  se  bornait  généralement  à  conférer  un 
simple  diplôme  d'affiliation  à  des  œuvres  dues  à  l'ini- 
tiative tout  indiquée  et  expérimentée  des  Jésuites.  Dans 
ces  sortes  d'érections,  la  part  d'action  de  M.  Chami- 
nade était  tout  autre  :  il  devait  fournir  les  règlements, 
initier  les  directeurs,  entretenir  avec  eux  une  correspon- 
dance qui  exigeait  beaucoup  de  temps;  souvent  même, 
il  lui  fallait  se  rendre  sur  place,  et  pour  cela,  faire  de 
longs  et  pénibles  vo3'ages.  Il  acceptait  vaillamment 
toutes  ces  fatigues  ;  cependant  il  est  difficile  de  com- 
prendre comment,  sans  une  assistance  particulière  du 
Ciel,  il  y  pouvait  résister,  son  travail  à  Bordeaux 
étant  déjà  plus  que  suffisant  pour  absorber  le  temps  et 
les  forces  de  l'homme  le  plus  vigoureux. 

Que  ne  pouvons-nous  entrer  dans  le  détail  de  cha- 
cune de  ces  créations  !  Elles  furent  une  bénédiction 
non  seulement  pour  les  endroits  où  elles  s'établirent, 
mais  pour  toutes  les  contrées  avoisinantes,  à  cause  de 
l'esprit  d'apostolat  dont  elles  étaient,  comme  la  Con- 
grégation-mère, un  foyer  permanent.  Leurs  liens  avec 
Bordeaux  étaient  étroits.  Les  noms  de  toutes  les  con- 
grégations affiliées  étaient  inscrits  au  registre  déposé 
sur  Tautel  de  la  Madeleine  pendant  la  messe  de  la 
Congrégation  :  c'était  un  symbole  de  la  communion 


152  CHAPITRE  VU 

do'  prières  et  de  bonnes  actions  qui  les  unissait  toutes 
entre  elles  et  avec  la  Congrégation-mère.  Les  prêtres 
directeurs  prononçaient,  à  la  première  occasion  qui 
se  présentait,  leur  acte  de  consécration  entre  les 
mains  de  M.  Chaminade  lui-même,  et  souvent  ils  ve- 
naient à  Bordeaux  chercher  les  inspirations  qui  de- 
vaient guider  l'ardeur  de  leur  zèle.  Ils  composaient 
une  phalange  sacerdotale  dévouée  au  culte  de  Marie, 
répandue  dans  un  grand  nombre  de  diocèses. 

Toutes  les  congrégations  dont  nous  avons  parlé 
appartenaient  au  type  qu'on  est  convenu  d'appeler 
les  grandes  congrégalions^  par  opposition  aux  con- 
grégations de  collèges.  Parmi  les  affiliations  qui 
furent  accordées  par  l'administration  centrale  de  Bor- 
deaux, on  ne  trouve  que  trois  exemples  de  petites 
congrégations,  composées  d'enfants  et  de  jeunes  gens  ; 
elles  étaient  érigées  dans  les  petits  séminaires  de 
Bazas,  d'Auch  et  d'Aire. 

Bientôt  même  la  réputation  de  la  Congrégation 
franchit  les  limites  de  la  région.  Au  Mans,  en  1819, 
une  congrégation  de  dames,  dirigée  par  Mme  de 
Vauguyon,  sollicitait  et  obtenait  son  affiliation.  De 
Nîmes,  un  prêtre  écrivait  à  M.  Chaminade  que  «  tou- 
ché des  exemples  édifiants  que  donne  sa  sainte  asso- 
ciation de  jeunes  gens  qui  marchent  sous  les  éten- 
dards de  Marie  »,  il  avait  résolu  d'en  établir  une 
semblable  et  sollicitait  des  règlements  et  des  conseils. 
D'Orléans,  on  lui  demandait  des  avis  pour  la  direction 
des  œuvres  de  la  paroisse  Saint-Paterne.  A  Lyon, 
où  pourtant  existait  une  congrégation  florissante,  on 
projetait  d'en  établir  une  autre  sur  les  bases  de  celle 
de  Bordeaux  (1823). 


i\ 


CONGREGATIONS    AFFILIEES  153 

A  Paris  enfin,  des  hommes  de  bien,  craignant  de 
voir  tomber  les  associations  paroissiales  créées  par 
M.  Rauzan  et  les  Missionnaires  de  France,  pensèrent 
leur  assurer  plus  de  stabilité  en  leur  donnant  la  forme 
des  congrégations  de  Bordeaux;  ils  prièrent  M.  Cha- 
minade  de  s'en  charger.  M.  Desgenettes,  le  futur 
curé  de  Notre-Dame  des  Victoires,  qui  desservait 
alors  la  paroisse  des  ^Missions  étrangères,  appelait 
de  tous  ses  vœux  cette  transformation  et  il  offrait  la 
crypte  de  son  église  pour  les  assemblées.  La  Congré- 
gation de  Paris  tenait  pourtant  ses  réunions  dans  la 
bibliothèque  des  Missions  étrangères,  et  M.  Chami- 
nade  n'aurait  jamais  accepté  de  dresser  en  quelque 
façon  autel  contre  autel;  aussi  lui  fit-on  remarquer 
que  ces  œuvres  ne  pourraient  pas  se  nuire  l'une  à 
l'autre,  celle  de  Paris  s'adressant  à  une  clientèle  spé- 
ciale, tandis  qu'au  contraire  celle  de  Bordeaux  avait 
pour  caractère  propre  de  faire  appel  non  seulement 
à  toutes  les  classes,  mais,  grâce  à  ses  diverses 
branches,  aux  deux  sexes  et  à  tous  les  âges. 

Une  telle  œuvre,  ajoutait-on,  ne  serait-elle  pas  un 
organe  des  plus  heureusement  adaptés  à  la  vie  pa- 
roissiale ?  puis,  comme  M.  Chaminade  venait  de  fon- 
der la  Société  de  [Marie  en  1817,  n'aurait-il  pas  sous 
la  main  des  religieux  tout  indiqués  pour  prendre,  on 
y  comptait  bien,  la  direction  de  la  fondation  nouvelle  ? 
Quelle  que  fût  la  force  de  ces  raisons,  M.  Chaminade 
eut  le  regret  de  ne  pouvoir  accepter  l'offre  :  sa  jeune 
Société  ne  pouvait  songer  encore  à  entreprendre  au 
loin  d'aussi  importants  travaux. 

Incomplet  malgré  sa  longueur,  cet  exposé  du  tra- 
vail accompli  par  la  Congrégation  peut  néanmoins 


154  CHAPITRE  Vn 

faire  mesurer  la  joie  et  la  reconnaissance  qui  débor 
daient  du  cœur  de  son  fondateur  lorsque,  le  2   fé- 
vrier 1826,  on  commémora  le  25''  anniversaire  de  la 
consécration  des  douze  premiers  congréganistes. 

Avant  la  grand'messe,  M.  Chaminade,  d'une  voix 
émue,  redit  les  origines  modestes  de  l'association  et 
les  bienfaits  dont  la  Vierge  Immaculée  s'était  plu  à 
la  combler.  Il  présenta  à  ses  enfants,  qui  s'empres- 
sèrent d'y  apposer  leurs  signatures,  un  acte  renouve- 
lant leur  consécration.  Au  moment  de  l'offertoire,  le 
doyen  des  anciens  préfets,  Jean-Baptiste  Estebenet, 
s'avançant,  lut  au  nom  de  tous  la  formule  qu'ils  avaient 
souscrite  et  l'enferma  dans  un  cœur  d'argent  qu'il 
s'était  réservé  d'offrir  lui-même.  M.  Chaminade 
reçut  cet  ex-voto,  le  bénit  et  le  déposa  entre  les  bras 
de  la  statue  de  la  sainte  Vierge  qui  surmontait  l'au- 
tel. Il  voyait  en  ce  moment,  et  avec  quelle  intense  et 
profonde  émotion  !  s'épanouir  dans  une  vivante  réa- 
lité les  espoirs  féconds  rapportés  du  sanctuaire  de 
Notre-Dame  del  Pilar  :  l'œuvre  de  Marie  s'était  ac- 
complie. Non  seulement  la  Congrégation  avait  pros- 
péré, non  seulement  elle  avait  multiplié  ses  rejetons  ; 
mais  depuis  dix  ans,  elle  avait  vu  éclore  sur  sa 
tige  deux  fleurs  qui  étaient  sa  gloire  et  sa  couronne, 
l'Institut  des  Filles  de  Marie  et  la  Société  de  Marie. 
Le  pieux  fondateur  s'étonnait,  dans  son  humilité, 
d'avoir  été  choisi  pour  coopérer  à  ces  œuvres  de  béné- 
diction; et,  dans  le  fond  de  son  cœur,  il  se  répétait  à 
lui-même  ce  que  tant  de  fois  il  avait  dit  à  ses  enfants  : 
«  C'est  Marie  qui  a  tout  préparé,  c'est  elle  qui  conti- 
nue à  veiller  sur  tout.  » 

Un  écrivain  qui,  sur  la  question,  jouit  d'une  compé- 


LES    FRUITS  155 

tence  hors  de  pair,  puisqu'il  a  publié  une  histoire  fort 
érudite  de  la  Congrégation  de  Paris  et  de  son  action 
religieuse  entre  1801  et  1830  *,  M.  Geoffroy  de  Grand- 
maison,  donnait  récemment  à  une  très  brève  notice  ^ 
sur  la  Congrégation  de  Bordeaux  cette  conclusion 
qui  trouve  bien  ici  sa  place  et  qui  est  un  témoignage 
des  plus  précieux  pour  la  mémoire  de  M.  Chaminade  : 
«  Après  la  grande  influence  de  la  Congrégation  de 
Paris,  il  n'y  a  pas  de  page  plus  remarquable,  plus 
féconde  ^que  celle  qui  a  été  écrite  par  la  Congréga- 
tion de  Bordeaux)  dans  l'histoire  des  œuvres  chré- 
tiennes au  temps  de  la  Restauration.  Il  est  permis  d'en 
garder  une  respectueuse  admiration  pour  ces  bons 
soldats  de  l'Eglise,  comme  aussi  de  conserver  un 
triste  souvenir  de  cette  révolution  de  1830  qui  dé- 
truisit tant  de  si  beaux  fruits  en  coupant  l'arbre  au 
pied. 

«  Les  commentaires  seraient  multiples,  ils  montre- 
raient ce  que  peuvent  les  efforts  de  jeunes  chrétiens 
résolus  à  lutter  contre  leurs  passions,  à  se  sanctifier 
par  la  prière,  le  zèle  et  la  charité.  Notre  époque 
trouve  là  des  exemples  qui  laissent  de  l'espoir  ;  elle 
doit  savoir  que  ses  devanciers  ont  fait  avec  succès, 
à  des  heures  où  l'on  croyait  tout  perdu,  cette  géné- 
reuse besogne  aussi  utile  pour  leur  religion  que  pour 
leur  patrie.  » 

Quelle  qu'ait  été,  avec  ce  réseau  d'œuvres  nées 
d'elle  et  soutenues  par  ses  membres,  l'influence  de 
la  Congrégation,  elle  n'est  pas  à  comparer  à  celle 


1.  La  Congrégation  (1801-1830),  1  vol.  in-8°.  Pion,  Paris. 

2.  L'Univers,  feuilleton  du  5  août  190G. 


156  CHAPITRE    VII 

qu'exerceront  les  Ordres  religieux  sortis  à  leur  tour 
de  son  sein  en  quelque  sorte  inépuisable.  Nous  avons 
maintenant  à  suivre  ^I.  Cliaminade  dans  cette  double 
fondation.  Mais  avant  d'aborder  ce  récit,  une  fois  de 
plus  nous  ferons  remarquer  combien  a  été  puissant 
et  compréhensif  le  zèle  de  cet  homme  de  Dieu.  Déjà, 
en  effet,  sa  vie  nous  est  apparue  comme  excessivement 
remplie  et  presque  débordée  par  la  multiplicité  des 
affaires,  alors  que,  pour  plus  d'ordre  et  de  clarté, 
nous  différions  à  dessein  de  mentionner  le  labeur 
très  important  et  très  onéreux  qu'y  ajoutaient  encore, 
durant  la  même  période,  ces  créations  parallèles. 

Il  est  vrai  que  M.  Ghaminade,  dont  la  sagacité 
experte  discernait  habilement  les  qualités  et  les  talents 
de  ses  congréganistes,  savait  se  recruter  parmi  eux 
et  se  former  des  collaborateurs  de  qui  l'assistance  lui 
permettait  de  suffire  à  la  complexité  d'un  ministère 
aussi  chargé.  C'est  ce  que  démontrera  le  chapitre 
suivant.  Aussi  bien  Dieu  est  un  maître  qui  n'abandonne 
pas  à  eux-mêmes  ses  ouvriers,  mais  qui  travaille  avec 
eux  et  par  leurs  mains  :  c'est  ce  principe  incontestable 
qui  nous  semble  être  l'explication  la  plus  vraie,  la 
seule  suffisante  d'une  si  extraordinaire  et  si  féconde 
activité. 


CHAPITRE  YIII 


Acheminement  vers  la  fondation  d'Instituts  reli- 
gieux. —  L'Etat.  —  Le  culte  de  la  très  sainte 
Vierge.  —  La  vie  religieuse. 


Une  fois  la  Congrégation  établie  avec  les  œuvres 
multiples  qui  gravitaient  autour  d'elle  comme  autour 
de  leur  centre,  M.  Chaminade  n'était  pas  encore  au 
terme  de  son  mandat  de  fondateur.  A  cette  heure  déjà 
lointaine  où,  dans  le  sanctuaire  de  Notre-Dame  del 
Pilar,  la  lumière  d'en-haut  avait  éclairé  devant  lui  le 
chemin  de  sa  vie  et  manifesté  à  sa  conscience  la  volonté 
de  Dieu,  il  lui  était  apparu  qu'il  ne  s'agirait  pas  pour 
lui  de  produire  un  effet  passager,  d'improviser  une 
construction  précaire  et  instable,  mais  que  son  devoir 
serait  de  ne  rien  négliger  pour  se  survivre  à  lui- 
même,  en  créant  une  œuvre  durable  dont  la  portée 
serait  à  lonp^ue  échéance,  et  dont  les  effets  se  gféné- 
raliseraient  dans  toute  l'Eglise. 

Depuis   son  retour  en  France,  il  n'entendait  pas 


158  CHAPITRE    VIII 

moins  nettement  l'écho  de  cette  voix  intérieure  ;  seu- 
lement il  attendait  l'heure  de  la  Providence.  Pour  se 
déterminer  à  tenter  une  pareille  entreprise,  il  faut 
sentir,  en  quelque  façon,  sur  son  épaule  la  main  même 
du  Tout- Puissant.  Comme  l'a  dit  justement  le  P.  La- 
cordaire,  «  on  ne  se  donne  pas  à  soi-même  la  mission 
d'être  un  patriarche  »,  c'est-à-dire  l'initiateur  et  le  chef 
d'une  famille  qui  ne  doive  pas  s'épuiser  en  quelques 
grénérations,  mais  au  contraire  durer  à  travers  les 
siècles.  C'est  bien  ce  que  croyait  intimement  M.  Cha- 
minade.  De  tempérament  calme  et  d'esprit  très  rassis, 
il  n'était  pas  homme  à  précipiter  ses  déterminations  ; 
il  obserA^ait  le  cours  des  événements  et  s'appliquait  à 
en  scruter  le  sens,  à  en  mesurer  la  portée  aussi  jus- 
tement que  possible.  C'est  ce  qui  explique  comment, 
à  la  fin  de  l'Empire,  il  en  était  encore  à  épier  l'occa- 
sion favorable  pour  exécuter  l'ordre  de  Dieu  que 
jamais  il  n'avait  perdu  de  vue.  Plusieurs  fois  il  avait 
pensé  être  à  la  veille  du  dénoùment  souhaité  :  ou 
bien  le  concours  de  certains  sujets  en  qui  il  avait 
placé  son  espoir  lui  avait  manqué,  ou  bien  quelqu'in- 
cident  lui  avait  montré  qu'il  valait  mieux  remettre  à 
plus  tard  l'entreprise.  Il  avait  donc  continué  à  attendre 
des  signes  manifestes  de  la  volonté  du  Ciel  ;  jusqu'à 
ce  qu'il  eut  ces  indications  précises,  il  avait  résolu  de 
préparer  lentement  les  créations  futures,  à  mesure  que 
les  circonstances  lui  en  offriraient  les  moyens. 

D'abord  il  avait  commencé  par  aller  au  plus  pres- 
sant, et  il  avait  cherché  autour  de  lui  des  auxiliaires 
en  vue  de  se  décharger  partiellement  d'un  ministère 
qui,  sans  cesse  croissant,  finissait  par  excéder  ses 
forces.  Dieu  aidant,  il  les  avait  trouvés  à  ses  côtés  ; 


VERS    L  AVENIR  159 

les  relations  intimes  du  confessionnal  et  de  la  direc- 
tion spirituelle  n'avaient  pas  tardé  à  lui  révéler  ces 
âmes  de  choix,  et  il  s'était  empressé  de  les  amener  à 
la  connaissance  des  secrets  de  la  vie  intérieure.  Mais 
alors  se  produisit  le  fait  déjà  raconté  :  bon  nombre 
de  jeunes  filles  de  la  Congrégation  délaissèrent  le 
monde  et  entrèrent  dans  les  couvents  qui,  d'abord 
tolérés,  avaient  été  officiellement  autorisés  après 
1806  ;  de  leur  côté,  les  jeunes  gens  fournirent  un  sé- 
rieux appoint  de  bons  sujets  au  clergé  diocésain, 
comme  aussi  à  l'Institut  des  Frères  des  écoles  chré- 
tiennes qu'on  avait  laissé  se  relever  en  1804,  et  en 
faveur  duquel  Napoléon  avait  rendu  un  décret-loi 
(1808)  pour  les  incorporer  à  l'Université. 

Ces  nombreux  départs  avaient  laissé  des  vides 
parmi  ses  coopérateurs  immédiats  ;  et  M.  Chaminade 
comprit  la  nécessité  d'organiser  dans  l'association  un 
groupe  de  jeunes  gens  qui,  choisis  parmi  les  plus 
fervents,  consentiraient  à  s'attacher  à  l'œuvre,  à 
devenir  les  guides  de  leurs  confrères  et  les  gardiens 
des  traditions. 

Sans  plus  tarder,  il  se  mit  à  ce  travail  de  forma- 
tion et  proposa  ce  parti  à  plusieurs,  après  les  y  avoir 
insensiblement  préparés.  Si  l'on  se  reporte  aux  docu- 
ments originaux,  on  voit  qu'il  ne  leur  parla  point 
dès  l'abord  de  vœux  de  religion,  mais  s'appliqua  à 
leur  en  faire  prendre  l'esprit.  Il  leur  rappela  les  en- 
gagements du  baptême,  les  leur  présenta  dans  toute 
leur  étendue,  et  leur  demanda  d'en  assurer  dans  leur 
vie  la  sincère  et  fidèle  exécution.  Il  leur  indiqua 
quelques  pratiques  de  piété,  leur  traça  un  règlement 
adapté  à  la  profession  de  chacun,  et  les  exhorta  à 


160  CHAPITRE    VIII 

Timitation  du  zèle  de  la  sainte  Vierge  dans  leurs  rap- 
ports avec  les  congréganistes. 

Bientôt,  parmi  eux,  il  s'en  rencontra  qui,  se  sen- 
tant plus  déterminés  à  progresser  dans  le  bien  et  à 
se  dévouer  pour  le  soutien  et  l'accroissement  de  la 
Congrégation,  sollicitèrent  la  faveur  de  s'engager  par 
vœu  à  l'obéissance  envers  leur  directeur. 

Ce  mouvement  ne  s'arrêta  pas  là  :  plusieurs,  sous 
la  poussée  de  la  grâce,  conçurent  et  exprimèrent  le 
désir  d'émettre  un  triple  vœu  de  chasteté,  d'obéissance 
et  de  consécration  au  salut  des  jeunes  gens  ou  «  de 
zèle  »,  comme  on  disait  plus  brièvement.  M.  Chami- 
nade  crut  qu'il  était  à  propos  de  les  exaucer  ;  et  il 
institua  alors  ce  qu'il  appelait  Vélat, 


Par  ce  mot,  il  désignait  la  condition  des  congré- 
ganistes des  deux  sexes  qui,  continuant  à  vivre 
dans  le  monde  et  à  vaquer  aux  travaux  de  leur  pro- 
fession, s'associaient  plus  intimement  au  ministère  de 
leur  directeur,  sans  se  distinguer  pour  autant  des 
autres  membres  de  la  Congrégation  :  c'étaient  donc 
comme  des  religieux  et  des  religieuses  vivant  dans 
le  monde.  Les  vœux  qu'ils  faisaient  demeuraient  se- 
crets, de  manière  que  l'on  ne  s'aperçût  de  rien  au 
dehors  et  qu'ils  pussent  remplir  leur  mission,  tout  en 
évitant  de  porter  ombrage  à  leurs  confrères.  Car  ils 
ne  devaient  pas  nécessairement  servir  à  constituer  les 
cadres  extérieurs  de  l'association  ;  ils  pouvaient  indif- 
féremment rester  au  rang  de  simples  associés  ou  se 
voir  promus  aux  différentes  dignités.  Leur  rôle  essen- 


L  ETAT  161 

tiel  se  ramenait  à  être,  par  leur  vie,  leur  langage, 
leur  action,  comme  le  ressort  secret,  l'àme  de  la  cor- 
poration entière. 

A  quel  moment  M.  Chaminade  commença-t-il  à 
rapprocher  les  uns  des  autres  ces  congréganistes 
d'élite,  pour  les  organiser  en  un  groupe  plus  ou 
moins  homogène  ?  C'est  ce  que  l'on  ne  saurait  préci- 
ser, à  s'en  tenir  aux  documents  qui  restent.  Dans  les 
notes  destinées  à  la  police  et  rédigées  par  le  directeur 
lors  de  la  suppression  de  l'œuvre  (1809),  on  lit  qu'au 
commencement  de  l'année  1806,  il  se  replia  sur  lui- 
même  et  à  la  suite  de  la  crise  provoquée  par  les  nom- 
breux départs  de  congréganistes,  mentionnés  plus 
haut,  se  demanda  s'il  ne  devait  pas  momentanément 
reprendre  un  poste  dans  le  clergé  diocésain  ;  il  aurait 
laissé  à  un  noyau  de  douze  congréganistes,  triés  avec 
soin  et  préparés  à  cette  mission,  la  tâche  de  main- 
tenir l'œuvre  dans  toute  sa  vitalité.  ^lais  ces  mêmes 
notes  ajoutent  formellement  que  cette  hésitation  fut 
de  courte  durée  et  qu'il  n'y  eut  jamais  effectivement 
d'assemblée  des  douze. 

Toutefois,  ce  qui  demeura  un  simple  projet  à  cette 
époque  dut  se  réaliser  après  que  le  Gouvernement 
impérial  eut  ordonné  la  suppression  de  la  Congréga- 
tion. Les  réunions  nombreuses  et  fréquentes  se  trou- 
vèrent dès  lors  impossibles,  et  il  fallut  bien  se 
résoudre  à  maintenir  l'œuvre  dans  son  intégrité  et  sa 
ferveur  par  le  moyen  des  dignitaires  et  des  membres 
de  l'état,  tout  en  entourant  de  la  plus  grande  réservée 
les  moindres  démarches  de  peur  d'éveiller  les  soup- 
çons d'une  surveillance  ombrageuse. 

Ces  graA^es  et    décisifs   événements  montrèrent  à 

11 


162  CHAPITRE    VIII 

M.  Chaminade  qu'il  importait  de  donner  plus  de  con- 
sistance et  plus  de  régularité  à  l'institution  déjà  exis- 
tante des  religieux  et  des  religieuses  vivant  dans  le 
monde.  Il  fut  encouragé  dans  cette  manière  de  voir  et 
d'agir  par  les  résultats  qu'avait  obtenus  à  cet  égard 
l'abbé  de  la  Clorivière.  Dès  1790,  ce  prêtre  d'un  zèle 
admirable  et  d'une  profonde  vertu  avait  établi  à  Saint- 
Malo  la  Société  du  Cœur  de  Jésus  pour  remplacer  les 
anciens  Ordres  supprimés.  Son  plan  était  d'organiser 
au  milieu  du  monde  une  association  religieuse  qui, 
n'en  étant  pas  connue  pour  telle,  serait  inaccessible 
aux  persécutions  :  ses  membres  adopteraient,  sous  la 
forme  des  vœux  de  religion,  la  pratique  des  conseils 
évangéliques,  et  tendraient  sans  cesse  au  salut  des 
âmes  par  tous  les  moyens  possibles.  Avec  l'approba- 
tion des  supérieurs  ecclésiastiques,  il  s'était  mis  à 
l'œuvre,  et  en  peu  de  temps,  il  avait  réussi  à  grouper 
dans  plusieurs  diocèses  un  certain  nombre  de  prêtres 
et  de  fidèles.  Au  plus  fort  de  la  tourmente  révolution- 
naire, il  était  parvenu  à  dérober  le  secret  de  cette 
organisation  aux  recherches  d'une  police  tracassière. 
Ses  disciples  avaient  tiré  un  grand  profit  des  secours 
que  leur  procurait  la  Société,  et  ils  avaient  rendu  des 
services  signalés  à  l'Eglise  persécutée  i. 

Selon  des  conjectures  fort  vraisemblables,  ^I.  Cha- 
minade eut  des  relations,  sinon  des  rencontres,  avec 


1.  En  181i,  lorsque,  par  la  bulle  Solliciludo  omnium  eccle- 
siarum,  le  pape  Pie  VII  rétablit  l'Institut  de  saint  Ignace,  le 
P.  de  la  Clorivière,  ancien  jésuite,  fut  désigné  par  le  Général 
de  la  Compagnie  pour  restaurer  l'Ordre  en  France  et  en  grou- 
per les  derniers  survivants.  Il  rendit  à  sa  famille  religieuse 
les  plus  grands  services  et  mourut  à  Paris  en  1820. 


SON    ORGANISATION  163 

M.  de  la  Clorivière,  et  usa  de  ses  conseils  comme  de 
ses  écrits.  11  s'essaya  lui-même  à  perfectionner  peu  à 
peu  les  règles  constitutives  de  réiat;  les  originaux 
de  ces  rédactions  successives  nous  sont  parvenus,  et 
donnent  quelques  précisions  sur  la  manière  dont  il 
codifia  les  observances  de  la  vie  religieuse  pour  les 
personnes  du  monde.  On  émettait  les  vœux  de  chasteté, 
d'obéissance  et  de  zèle  ;  quant  à  la  pauvreté,  on  en 
professait  l'esprit,  «  personne  ne  devant  rien  garder, 
n'user  de  rien,  n'augmenter  sa  fortune  que  sous 
l'obéissance  ».  A  ce  genre  de  vie  il  admettait  des 
membres  de  classes  très  diverses,  lettrés  ou  illettrés, 
ecclésiastiques  ou  laïcs.  Quoique  liés  en  Jésus  et 
Marie  aussi  étroitement  que  possible,  ceux-ci  n'avaient 
aucune  marque  extérieure  de  leur  profession.  Ils 
vivaient  séparément,  vaquant  simplement  à  leurs 
affaires  ;  leurs  rapports  mutuels  se  réduisaient  à  des 
réunions  hebdomadaires  accompagnées  du  Chapitre 
des  coulpes  et  à  quelques  pratiques  communes,  parmi 
lesquelles  un  rendez-vous  quotidien  au  pied  de  la  croix, 
en  union  avec  Marie,  à  trois  heures  de  l'après-midi. 
Voici  en  quels  termes  M.  Chaminade  explique  les 
raisons  de  cet  usage  ;  elles  méritent  d'être  citées  : 
«  A  trois  heures  de  l'après-midi,  tous  se  rendront  en 
esprit  sur  le  Calvaire  pour  y  contempler  le  Cœur  de 
Marie,  leur  tendre  Mère,  percé  d'un  glaive  de  douleur, 
et  se  rappeler  l'heureux  instant  où  ils  ont  été  enfan- 
tés. Marie  nous  a  conçus  à  Nazareth;  mais  c'est  sur 
le  Calvaire,  au  pied  de  la  croix  de  Jésus  expirant, 
qu'elle  nous  a  enfantés.  C'est  le  motif  qui  doit  enga- 
ger tous  les  enfants  de  cette  divine  Mère  à  cette  réu- 
nion de  cœur  et  d'esprit  sur  le  Calvaire  à  trois  heures  : 


b 


164  CHAPITRE    VIII 

tous  termineront  leur  station  par  un  Ave  Maria...  A 
cette  heure  ils  suspendront  ce  qu'ils  feront,  s'ils  le 
peuvent  sans  inconvénient  ;  ceux  qui  seraient  seuls  se 
mettront  à  genoux.  Le  Vendredi  saint,  ils  prendront 
des  précautions  pour  être  seuls  en  prières  et  réunis 
en  plus  grand  nombre  possible.  » 

Dans  une  des  dernières  rédactions  où  M.  Chami- 
nade  a  consigné  sa  pensée  sur  l'état,  on  voit  qu'il 
finit  par  y  admettre  des  degrés  successifs  :  postu- 
lants, novices,  simples  religieux  et  religieux  prof  es. 
Ceux-ci  faisaient  les  trois  vœux  perpétuels  de  chas- 
teté, d'obéissance  et  de  zèle,  ce  dernier  comprenant 
la  stabilité  dans  la  Congrégation  ;  les  simples  reli- 
gieux ne  les  émettaient  que  pour  un  an  ;  les  novices 
se  liaient  par  la  seule  promesse  de  garder  les  pres- 
criptions des  vœux  et  d'observer  le  règlement  pour 
la  durée  d'une  année  ;  les  postulants  suivaient  une 
partie  du  règlement  et  s'exerçaient  dans  la  pratique 
de  quelque  vœu.  Parmi  les  papiers  relatifs  à  l'état, 
se  trouve  encore  la  formule  souscrite  par  Mlle  Eli- 
sabeth Bos,  professe  perpétuelle  :  «  Dieu  tout-puis- 
sant et  éternel,  moi...  quoique  très  indigne  que 
vous  abaissiez  vos  regards  sur  moi,  me  confiant 
toutefois  en  votre  bonté  et  pitié  infinie,  et  poussée  du 
désir  de  vous  servir,  voue  et  promets  à  votre  divine 
Majesté,  en  présence  de  la  très  sainte  Vierge  Marie,  de 
toute  la  cour  céleste  et  de  ceux  qui  sont  ici  présents, 
et  à  vous,  monsieur  le  Directeur  et  ma  Mère^,  tenant 
la  place  de  Dieu,  chasteté,  obéissance  et  dévouement 
à  la  sainte  Vierge  pour  toute  la  vie  ;  et  sous  la  direc- 

1.  La  supérieure  de  l'association. 


SES    FRUITS  165 

tion  de  Tobéissance  que  je  promets,  j'aurai  un  soin 
particulier  des  jeunes  personnes  en  la  forme  usitée  de 
notre  réunion.  Je  supplie  votre  immense  bonté  et  mi- 
séricorde infinie,  par  le  précieux  sang  de  votre  Fils 
Jésus-Christ,  qu'il  vous  plaise  de  recevoir  cet  holo- 
causte en  odeur  de  suavité  et  m'accorder  la  grâce 
d'une  entière  fidélité  à  exécuter  les  vœux  que  vous 
m'avez  inspirés  et  que  vous  me  permettez  actuellement 
de  vous  offrir.  » 

Cette  organisation  de  Vélat  fut  réalisée  pour  le 
moins  dans  trois  des  branches  de  la  Congrégation, 
chez  les  jeunes  gens,  chez  les  jeunes  personnes  et 
chez  les  dames  de  la  Retraite  ;  on  ne  sait  si  les  Pères 
de  Famille  eurent  jamais  un  élal  distinct  de  celui  des 
jeunes  gens. 

L'apostolat  discret  des  membres  qui  appartenaient 
à  ces  groupes,  porta  ses  fruits.  Après  1809,  le  bon 
esprit  se  maintint  dans  la  Congrégation.  Durant  ces 
années  difficiles,  il  y  eut  encore  des  réceptions  solen- 
nelles de  nouveaux  membres,  comme  le  notent  les 
registres,  et,  dans  sa  correspondance,  M.  Chaminade 
déclare  que,  malgré  les  difficultés  du  dehors  contre 
lesquelles  il  fallait  se  défendre  sans  cesse,  les  résul- 
tats obtenus  étaient  consolants.  x\près  la  chute  de 
l'Empire,  aussitôt  que  l'on  put  revenir  aux  anciennes 
coutumes,  on  se  retrouva,  dans  les  diverses  branches, 
aussi  nombreux  et  empressés  que  jamais,  et  le  pro- 
grès ne  fit  que  s'accentuer.  En  1816,  le  groupe  de 
jeunes  gens,  qui  avaient  adopté  les  obligations  de 
Vétal,  comptait  une  quinzaine  de  membres,  dont 
quelques-uns  avaient  des  vœux  perpétuels.  On  l'ap- 
pelait   couramment   la   Société   des    Quinze.    Tous 


IGG  CHAPITRE   Viîl 

s'adonnaient  avec  ferveur  aux  œuvres  de  la  Made- 
leine et,  plus  que  n'importe  quelle  autre  cause,  leur 
zèle  contribua  à  l'accroissement  constant  de  la  Con- 
grégation dans  les  premières  années  qui  suivirent 
son    rétablissement. 

Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  donner  de  long*s  détails 
sur  chacun  de  ces  chrétiens  qui,  engagés  dans  la  voie 
des  conseils  évangéliques,  demeurèrent  autour  du 
Fondateur  pour  soutenir  leur  chère  Congrégation.  Ils 
se  mettaient  au  service  de  la  Mère  de  Dieu  dans  un 
esprit  de  totale  désappropriation  d'eux-mêmes.  L'un 
d'entre  eux  a  écrit  :  «  Il  plut  à  la  Reine  des  Cieux 
de  me  faire  comprendre  qu'elle  voulait  que  je  renon- 
çasse au  monde  pour  me  dévouer  tout  entier  au  bien- 
être  de  la  Congrégation  qui  lui  est  consacrée.  Son 
invitation  fut  pour  moi  un  ordre.  Je  me  retirai  tota- 
lement des  affaires  pour  ne  m'occuper  que  des  œuvres 
de  la  Congrégation,  et  me  livrer  sans  distraction  au 
soin  de  mon  salut  et  de  celui  de  mes  frères.  »  C'est  Marc 
Arnozan  qui  s'exprimait  ainsi.  Né  dans  une  famille  qui, 
sous  la  Révolution,  avait  bravé  toutes  sortes  de  pé- 
rils dans  l'intérêt  de  la  religion,  il  revenait  de  faire 
campagne  dans  les  armées  de  la  République  au  mo- 
ment où  la  Congrégation  se  constituait,  en  1801.  Il  y 
entra  aussitôt  ;  en  1804  il  en  était  préfet  ;  sous  la  Res- 
tauration, il  prit  la  détermination  à  laquelle  il  est  fait 
allusion  dans  la  lettre  citée.  Sa  résolution  fut  définitive  ; 
jusqu'à  sa  mort,  arrivée  en  1854,  son  temps,  ses 
biens,  son  intelligence,  ses  forces,  tout  appartint  ex- 
clusivement à  la  sainte  Vierge.  Quentin  Loustau  et 
ses  deux  frères,  l'avocat  Antoine  Faye  et  bien  d'au- 
tres membres  de  Vétat  faisaient  passer  les  affaires 


SES    FRUITS  167 

de  leur  Mère  céleste  avant  leurs  propres  affaires  ; 
plusieurs  renoncèrent  à  fonder  une  famille,  afin  d'être 
plus  libres  de  leur  personne  et  de  leur  fortune  en  fa- 
veur des  bonnes  œuvres.  A  leurs  yeux,  ce  n'était  là 
que  l'accomplissement  exact  d'un  engagement  sérieux, 
se  traduisant  pratiquement  par  le  sacrifice  de  l'inté- 
rêt propre. 

Du  côté  de  l'autre  sexe,  le  don  de  soi  était  aussi 
complet.  Citons  seulement,  à  titre  d'exemple,  quelques 
lignes  de  M.  Ghaminade  sur  Mlle  Lacombe  qui  suc- 
céda à  Mlle  de  Lamourous  comme  présidente  de  la 
branche  des  jeunes  filles.  Voici  comment  le  Directeur 
de  la  Congrégation  raconte  sa  fin  : 

«  Mlle  Lacombe  mourut  le  22  janvier  1814,  ou 
plutôt  elle  commença  alors  à  vivre  de  la  vie  seule 
désirable.  Sa  vertu  ne  se  démentit  ni  ne  s'affaiblit 
point  vers  la  fin  de  sa  carrière.  Il  était  convenu  entre 
nous,  dès  qu'elle  parut  perdue  sans  ressource,  qu'elle 
ne  témoignerait  jamais  le  bonheur  qu'elle  avait  de 
souffrir  beaucoup  et  sa  joie  d'aller  à  la  céleste  patrie. 
Pendant  sa  vie,  elle  ne  pouvait  se  rassasier  de 
pénitences  et  d'humiliations.  Elle  triomphait  intérieu- 
rement de  joie  de  voir  s'éloigner  de  jour  en  jour 
l'heure  de  sa  mort,  afin  de  souffrir  davantage  avant 
son  départ.  Elle  a  passé  près  d'un  mois  dans  des 
douleurs  très  aiguës.  Pendant  les  huit  à  neuf  der- 
niers jours,  elle  ne  put  plus  se  remuer  qu'avec  le 
secours  d'une  compagne;  celle-ci  s'aperçut  le  dernier 
jour  que,  quand  la  malade  voyait  arriver  à  peu  près 
r heure  où  je  la  visitais,  elle  se  faisait  tourner  pour 
souffrir  davantage  et  pour  se  priver  du  plaisir  de  me 
voir.  A  toutes  les  heures,  elle  faisait  depuis  longtemps 


168  CHAPITRE    VIII 

une  des  stations  de  la  voie  de  la  croix,  et,  les  trois 
dernières  semaines,  à  chaque  station,  elle  offrait  ses 
souffrances  pour  une  des  jeunes  personnes.  Enve- 
loppée d'une  grande  modestie  et  d'une  profonde  humi- 
lité, elle  était  sans  cesse,  depuis  plusieurs  années,  oc- 
cupée à  les  instruire,  à  les  encourager,  à  leur  rendre 
toutes  sortes  de  services,  ou  à  prier  pour  elles  ^  » 

Les  bonnes  volontés  ne  manquèrent  donc  jamais  à 
^I.  Ghaminade  sur  qui  reposaient  tant  et  de  si  graves 
soucis.  Elles  recevaient  de  lui  leur  impulsion,  et, 
grâce  à  cette  unité  de  direction,  opérant  chacune  dans 
la  sphère  qui  lui  convenait,  elles  contribuaient  toutes 
à  la  prospérité  de  l'ensemble.  Aussi  bien,  des  âmes, 
comme  celles  que  nous  venons  d'entrevoir,  ne  sau- 
raient manquer  d'attirer  par  leur  profonde  vertu  et 
leur  esprit  surnaturel  la  bénédiction  divine  sur  les 
œuvres  apostoliques  auxquelles  elles  collaborent. 


Un  des  traits  auxquels  on  distinguait  ces  disciples 
de  M.  Ghaminade,  c'était  leur  foi  inébranlable  et  leur 
solide  piété,  faite  d'abnégation  et  de  désintéressement. 
On  les  reconnaissait  aussi  comme  d'ardents  apôtres 
de  la  religion.  Mais  ils  proclamaient  tous  que  c'était 
dans  le  culte  de  Marie  qu'ils  avaient  senti  leur  cœur 
s'affermir  dans  la  foi  et  se  dilater  dans  l'amour. 

1.  Au  sujet  de  INIlle  Lacombe,  voici  comment  s'exprimait  en- 
core M.  Ghaminade  le  2i  octobre  1811  :  «  Mlle  Lacombe  fait  du 
bien  aux  jeunes  personnes.  Elle  porte  à  la  vertu  et  à  la  religion 
toutes  celles  qui  s'approchent  d'elle;  il  y  en  a  plusieurs  qui  la 
voient  souvent  :  on  dirait  qu'elle  est  leur  mère  parla  confiance 
et  l'intimité  qui  régnent  entre  elles.  >» 


LE    CULTE    DE    MARIE  169 

A  qui  de  prime  abord  une  telle  déclaration  causerait 
de  la  surprise,  il  suffira  de  considérer  quelle  était, 
d'après  M.  Cliaminade,  la  vraie  notion  de  Vêlai  et 
sous  quel  aspect  il  le  présentait  à  ses  congréganistes. 
Dans  les  documents  où  il  a  consigné  sa  pensée  sur  ce 
point,  on  voit  que,  pour  lui,  le  fait  de  mener  la  vie 
religieuse  dans  le  monde  est  en  définitive  le  perfec- 
tionnement et  l'épanouissement  de  la  qualité  de  con- 
gréganiste  :  «  L'état  religieux  formé  dans  la  Congré- 
gation, dit-il,  n'est  qu'une  manière  plus  parfaite  de 
remplir  toute  l'étendue  de  sa  consécration  à  la  sainte 
Vierge.  »  Par  conséquent,  l'esprit  de  Vélat  doit  être 
éminemment  mariai.  Le  congréganiste  religieux  ne 
diffère  du  congréganiste  ordinaire  que  parce  qu'il 
pousse  plus  loin  le  sens  de  sa  consécration  à  Marie  : 
((  Elle  le  conduit  à  la  pratique  des  conseils,  tandis  que 
le  simple  congréganiste  ne  tend  à  Jésus  par  Marie 
que  par  l'accomplissement  des  préceptes;  ou,  s'il  pra- 
tique les  conseils,  c'est  sans  obligation  de  vœux.  »  Au 
demeurant,  c'est  à  la  Congrégation,  à  sa  prospérité  et 
à  sa  ferveur  que  ces  religieux  doivent  consacrer  d'abord 
leur  zèle  apostolique  :  dès  lors,  n'est-il  pas  logique 
qu'ils  portent  à  un  plus  haut  degré  les  vertus  et  l'es- 
prit qui  caractérisent  les  membres  de  cette  association  ? 

x\ussi  M.  Chaminade  s'attachait-il  à  leur  montrer 
dans  Marie  le  plus  bel  exemplaire  pour  les  adeptes  de 
Vélat  :  «  Toutes  les  règles  des  vertus  religieuses, 
leur  dit-il,  ne  seront  que  des  traits  de  l'auguste  Ma- 
rie, patronne  et  modèle  de  Vétat.  Chaque  religieux, 
novice  et  postulant  s'habituera,  en  pratiquant  ces 
vertus  ou  en  suivant  les  règles,  à  les  voir  dans  le 
modèle  qu'il  a   à  imiter  ;  il  élèvera  souvent  son  es- 


170  CHAPITRE   VIII 

prit  et  son  cœur  vers  elle,  et  par  elle,  jusqu'à  Jésus- 
Christ,  son  adorable  Fils  et  notre  maître.  » 

Mais,  à  l'entendre,  le  vrai  culte  de  Marie  suppose 
que  ceux  qui  se  dévouent  dans  l'étal  sont  préalable- 
ment instruits  et  convaincus  des  raisons  qui  servent 
de  fondement  à  ce  culte,  de  telle  façon  que  leur  dé- 
vouement repose  sur  la  foi  et  soit  éclairé  par  une 
doctrine  claire  et  complète  :  «  Qu'on  se  rappelle  tou- 
jours, recommande-t-il,  pour  soi  et  pour  les  autres, 
ce  dont  on  a  fait  profession  dans  son  acte  de  consé- 
cration :  que  ^larie  mérite  un  culte  singulier,  qui 
n'est  du  qu'à  elle  ;  qu'elle  est  la  maîtresse  du  monde, 
la  reine  des  hommes  et  des  anges,  la  distributrice  de 
toutes  les  grâces,  l'ornement  de  l'Eglise...,  qu'elle  est 
immaculée  dans  sa  conception,  qu'elle  accorde  une 
protection  spéciale. à  la  jeunesse...,  que,  en  contrac- 
tant avec  Marie  une  alliance  aussi  étroite  que  celle 
qui  existe  entre  la  mère  et  l'enfant,  on  a  par  là 
même  contracté  des  devoirs.  » 

C'est  pourquoi  il  regardait  comme  une  de  ses  obli- 
gations essentielles  d'exposer  à  ses  disciples  le  rôle 
de  Marie  dans  le  christianisme,  d'en  faire  ressortir 
toute  l'importance  et  la  sublimité. 

La  maternité  de  la  très  sainte  Vierge  à  l'endroit 
de  l'âme  chrétienne  était  une  des  vérités  qu'il  s'effor- 
çait particulièrement  de  leur  inculquer  ;  il  y  rattachait 
le  progrès  de  leur  vie  intérieure  aussi  bien  que  leur 
activité  apostolique.  C'est  là  assurément  un  des  cô- 
tés originaux  de  ses  idées  et  de  son  ascétisme.  Pour 
cela  même,  il  convient  de  s'y  arrêter  ici  et  d'entrer 
dans  quelques  détails. 

M.  Chaminade  prenait  le  point  de  départ  de  son 


LE    CULTE    DE    MARIE  171 

enseignement  dans  la  doctrine  de  la  vie  surnaturelle, 
et  il  en  montrait,  pour  nos  rapports  avec  Marie,  les 
conséquences  théoriques  et  pratiques,  comme  elles 
ont  été  d'ailleurs  admises  par  les  saints  et  par  les 
docteurs  de  l'Église. 

Un  chrétien,  disait-il,  n'est  pas  une  personnalité 
possédant  les  qualités  naturelles  à  l'homme  et  les 
portant  à  un  degré  plus  élevé.  Il  est  mieux  que 
cela  ;  sa  dignité  est  d'un  tout  autre  ordre  ;  et  c'est 
une  différence  essentielle  qui  sépare  la  vie  chrétienne, 
même  au  point  initial,  et  la  vie  humaine,  même  arri- 
vée à  la  suprême  puissance.  Tandis  que  celle-ci  est 
de  l'homme  seul,  la  vie  chrétienne  est  de  Dieu,  qui 
en  est  l'auteur  et  la  source,  et  qui  nous  la  commu- 
nique ordinairement  par  les  sacrements.  11  nous  y 
rend  participants  de  sa  propre  nature,  de  sa  pro- 
pre vie,  et  nous  y  infuse  son  Esprit  substantiel,  pour 
qu'il  soit  en  nous  le  principe  d'une  existence  nou- 
velle et  que  nous  soyons  mus  et  dirigés  par  lui. 

Ainsi  élevé  par  delà  sa  destinée  native  jusqu'à 
communier  à  la  vie  de  la  sainte  Trinité,  l'homme 
entre  dans  la  famille  divine;  il  peut  se  dire,  et  il  est 
en  réalité  fils  de  Dieu.  Assurément,  ceci  n'a  lieu 
que  par  un  acte  exprès  de  libéralité,  tout  à  fait  ana- 
logue à  l'acte  par  lequel  un  homme  introduit  dans 
sa  famille  un  enfant  qui  ne  lui  appartient  pas  naturel- 
lement; c'est  un  acte  tout  gracieux,  une  grâce.  Tou- 
tefois cette  adoption  n'est  pas  simplement  juridique  et 
de  pure  filiation  extérieure,  comme  il  en  va  parmi  les 
hommes  :  elle  renferme  une  filiation  réelle  par  le  chan- 
gement intrinsèque  qui,  de  l'état  de  nature,  hausse 
l'àme  jusqu'à  la  condition  surnaturelle. 


172  CHAPITRE    VIII 

A  la  suite  du  péché  originel,  ce  plan  de  la  divinisa- 
tion de  l'homme  par  la  grâce  avait  été  renversé  :  pour 
le  redresser,  le  Fils  de  Dieu  a  daigné  revêtir  notre 
nature  et,  s'offrant  en  victime  pour  nos  péchés,  il  a 
réhabilité  l'humanité  et  l'a  réintégrée  dans  sa  des- 
tinée première.  Ainsi  la  cause  nécessaire  et  suffisante 
de  notre  rachat,  c'est  Jésus-Christ, 

Mais,  pour  s'unir  un  corps,  le  Verbe  a  voulu  être, 
par  l'opération  du  Saint-Esprit,  conçu  dans  le  sein 
d'une  Vierge  et  enfanté  par  elle;  et  môme,  pour  ce 
merveilleux  ouvrage  de  la  réparation  du  monde,  il  a 
voulu  dépendre  de  cette  humble  femme  en  ce  qu'il  lui 
a  fait  demander  par  l'archange  un  consentement 
nécessaire,  et  auquel  tout  son  dessein  était  subor- 
donné. Dès  lors,  en  formulant  son  acquiescement, 
prévu  sans  doute,  mais  libre,  Marie  est  entrée  comme 
de  moitié  dans  notre  rédemption;  elle  en  est  non 
seulement  la  condition,  mais  la  cause  secondaire. 
Voilà  comment  les  chrétiens  ont  le  droit  et  l'obliga- 
tion de  saluer  en  elle  la  corédemptrice  des  hommes 
en  général,  de  chaque  âme  en  particulier. 

Cet  enseignement  de  la  théologie,  familier  à 
M.  Chaminade,  lui  servait  de  thèse  fondamentale  dans 
ses  instructions  sur  la  vraie  dévotion  à  la  sainte 
Vierge.  On  en  jugera  par  quelques  citations,  emprun- 
tées à  ses  écrits. 

Dans  un  sermon,  qui  s'inspire  de  la  doctrine  déA'e- 
loppée  par  Bossuet  sur  le  même  sujet,  il  s'exprimait 
ainsi  :  «  La  part  que  Marie  a  eue  au  mystère  de  l'Incar- 
nation est  le  motif  qui  nous  fait  recourir  sans  cesse  à 
elle  pour  toutes  sortes  de  grâces.  Marie  a  concouru 
par  sa  charité  à  donner  au  monde  un   Libérateur, 


LE   CULTE    DE    MARIE  173 

c'est  le  principe  ;  en  voici  la  conséquence  :  Dieu  ayant 
voulu  une  fois  nous  donner  Jésus-Christ  par  la  sainte 
Vierge,  ce  décret  ne  change  plus;  les  dons  de  Dieu 
sont  sans  repentance  ^  »  Il  développe  cette  idée,  puis 
il  insiste  sur  la  maternité  de  Marie  par  rapport  à 
notre  être  de  grâce.  «  Marie  est  réellement  notre 
Mère  dans  l'ordre  de  la  grâce;  elle  nous  a  donné 
l'être  de  grâce.  Comme  nous  sommes  habitués  à  ne 
juger  que  par  les  sens,  nous  ne  sommes  presque 
touchés  que  de  notre  être  naturel  :  cependant,  com- 
bien plus  excellent  est  l'être  de  grâce  î  Combien  de 
temps  devons-nous  vivre  dans  notre  être  naturel?... 
Nous  devons  vivre  éternellement  dans  celui  de  la 
grâce.  » 

Etablissant  la  même  doctrine  dans  son  traité  de 
la  Connaissance  de  Marie,  après  avoir  cité  les  auto- 
rités qui  justifient  sa  thèse,  il  conclut  ainsi  :  «  Il 
suit  de  ce  qui  précède,  que  ]Marie  est  notre  mère, 
non  seulement  par  adoption,  mais  surtout  à  titre  de 
génération  spirituelle  ;  qu'elle  est  devenue  notre 
mère,  lorsqu'elle  a  conçu  le  Fils  de  Dieu.  Nous  n'ap- 
partenons donc  pas  à  Marie  seulement  depuis  que 
le  Sauveur,  du  haut  de  la  croix,  nous  a  solennel- 
lement confiés  à  son  amour.  C'est  sur  le  Calvaire, 
il  est  vrai,  que  le  prix  de  notre  rédemption  a  été  payé 
à  la  justice  divine  ;  c'est  là  que  l'œuvre  de  la  régé- 
nération a  été  consommée  ;  c'est  du  haut  de  sa  croix 
que  Jésus-Christ  nous  a  mérité  la  grâce  de  l'adoption 
et  de  la  gloire  :  c'est  donc  là  proprement  que  Marie, 
dans  le  sein  de  laquelle  nous  étions  conçus  spirituel- 

1.  s.  Paul  aux  Rom.  XI,  29. 


174  CHAPITRE    VIII 

lement  depuis  T Incarnation,  nous  a  enfantés  à  la  vie 
de  la  foi  ;  mais  ce  n'est  pas  alors  seulement  qu'elle  a 
commencé  d'être  notre  mère. 

«  En  effet,  si  nous  n'étions  les  enfants  de  Marie 
que  depuis  le  Calvaire,  les  paroles  de  Jésus  à  sa 
Mère  :  Femme,  voilà  votre  fils,  ne  constitueraient 
qu'une  adoption  plus  ou  moins  étroite.  Or,  où  serait, 
dans  cette  hypothèse,  la  vérité  du  mot  de  saint  Luc  : 
Son  fils  premier-né  ?  Pourquoi  dire  premier-né,  s'il 
est  le  seul  né  ?  Et  il  serait  le  seul  né  si  nous  n'étions 
que  les  enfants  adoptifs  de  Marie  :  car  Vadoption  ne 
fait  pas  naître  de  la  personne  qui  adopte.  Dès  lors, 
la  sainte  Vierge  ne  remplirait  pas  rigoureusement  à 
notre  égard  les  fonctions  de  nouvelle  Eve.  De  plus, 
le  lien  que  l'adoption  établirait  entre  Marie  et  nous, 
ne  saurait  suffire  à  l'exigence  de  nos  besoins  :  il  nous 
faut  une  mère  véritablement  et  proprement  dite  dans 
l'ordre  de  la  foi,  comme  dans  l'ordre  de  la  nature  ; 
là,  comme  ici,  jamais  une  mère  adoptive  n'en  saurait 
tenir  la  place. 

((  Par  ces  paroles  remarquables  :  Femme,  voilà 
votre  fils,  Jésus-Christ,  du  haut  de  sa  croix,  n'a  donc 
fait  que  révéler  au  monde  une  vérité  qui  importe 
grandement  au  salut  :  il  a  réservé  cette  manifestation 
pour  le  moment  suprême  de  sa  vie,  afin  qu'elle  eût  à 
nos  yeux  la  sainteté  du  testament  de  mort  d'un 
Dieu^.  » 


1.  Ces  citations  sont  tirées  dun  opuscule  de  M.  Chaminade 
intitulé  :  De  la  connaissance  de  Marie.  Dans  ce  petit  livre  le 
zélé  serviteur  de  la  Sainte  Vierge  a  condensé,  vers  la  fin  de  sa 
vie,  les  principes  de  dévotion  mariale  dont  il  s'était  inspiré 
pendant  tout  le  cours  de  son  apostolat. 


LE    CULTE    DE    MARIE  175 

Cette  profession  de  foi  à  la  maternité  réelle  de 
]^Iarie  par  rapport  à  nous,  M.  Chaminade  ne  pouvait 
la  formuler  plus  nettement  ;  cependant,  en  la  consi- 
gnant vers  la  fin  de  sa  vie,  pas  plus  qu'en  la  procla- 
mant pendant  tout  le  cours  de  son  ministère,  il  n'a 
cru  forcer  ou  dépasser  la  tradition  catholique  ;  il  avait 
bien  conscience  de  puiser  ses  idées  aux  sources  les 
plus  pures  ;  et  de  fait  il  continuait  ainsi  l'enseigne- 
ment des  docteurs  et  des  théologiens  les  plus  auto- 
risés. Toutefois  il  est  peu  de  conducteurs  d'àmes  qui 
aient  exploité  ce  trésor  doctrinal  avec  autant  d'ar- 
deur et  de  constance  qu'il  le  fit.  A  la  lumière  qui  lui 
venait  du  ciel,  il  s'était  profondément  pénétré  de  ces 
principes  de  Marialogie,  comme  l'on  dit  aujourd'hui; 
il  en  avait  nourri  ses  méditations  solitaires,  et  en 
avait  goûté  à  loisir  la  douceur  et  la  beauté  ;  puis,  au 
fur  et  à  mesure  de  son  ministère  actif,  il  avait  ren- 
contré mainte  occasion  d'en  expérimenter  la  fécon- 
dité. 

Aussi  ne  ménagea- t-il  point  sa  peine  pour  les  gra- 
ver dans  le  cœur  de  ses  disciples  et  les  enraciner 
dans  leurs  habitudes  de  vie.  Leur  faisant  percevoir 
comment  Marie  et  ses  mystères  appartiennent  au 
symbole  même  de  notre  foi,  il  en  déduisait  logique- 
ment que  se  donner  à  elle,  travailler  pour  sa  cause, 
n'est  point  l'effet  d'une  douce  et  humaine  sentimenta- 
lité, que  ce  n'est  ni  un  accessoire,  ni  un  pur  ornement, 
ni  un  simple  auxiliaire  de  la  piété,  comme  la  dévotion 
que  nous  rendons  aux  saints,  mais  que  cela  entre 
dans  l'essence  même  du  christianisme. 

Sans  doute  il  ne  prétendait  pas  que  Marie  peut 
remplacer  Jésus  ;  le  culte  rendu  à  la  mère  n'est  pas 


176  CHAPITRE    VIII 

un  larcin  commis  à  l'égard  du  fils.  Bien  au  contraire, 
ce  qui  nous  vient  par  ^larie,  c'est  l'accroissement  de 
la  grâce,  et  donc  une  transformation  de  plus  en  plus 
complète  en  Jésus.  Avec  ]Marie,  Mère  du  Christ  et 
notre  Mère,  Jésus  se  rapproche  de  nous,  il  devient 
notre  frère,  il  est  vraiment  de  notre  race.  Sans  Marie 
ou  avec  Marie  entrevue  dans  le  vague,  reléguée  dans 
le  lointain,  Jésus  lui-même  apparaît  moins  proche  ; 
sa  personnalité  se  voile,  s'atténue  à  nos  yeux;  notre 
cœur  se  refroidit  à  son  égard. 

Tels  sont  les  grands  principes  qui  dominaient  toute 
l'action  de  M.  Ghaminade;  c'est  d'eux  que  s'inspirait 
la  direction  donnée  à  ses  enfants  pour  leur  vie  spiri- 
tuelle, et  par  eux  encore  il  les  animait  au  travail  de 
l'apostolat. 

Car  ce  n'est  pas  d'un  vain  titre  que  l'Eglise  dé- 
core la  Vierge  Marie  quand  elle  la  salue  reine  des 
apôtres.  La  piété  envers  elle  ne  constitue  pas  seule- 
ment un  hommage  de  religieux  respect,  de  tendre 
gratitude,  d'invocation  confiante;  elle  est  un  puissant 
motif  de  s'associer  aux  luttes  de  la  société  chrétienne 
contre  l'erreur  et  le  vice.  La  pensée  de  M.  Ghami- 
nade était  bien  celle-là;  et  si,  déjà,  comme  on  l'a  vu 
plus  haut,  il  y  insistait  fortement  auprès  des  sim- 
ples congréganistes,  combien  plus  il  mettait  d'ardeur 
à  l'inculquer,  soit  dans  les  réunions  communes  aux 
membres  de  Vélal,  soit  dans  les  entretiens  particu- 
liers !  G'est  avec  une  émotion  communicative  qu'il 
leur  présentait  l'auguste  figure  de  la  Mère  de  Jésus 
grandissant  à  traA^ers  l'histoire;  s'identifiant  peu  à 
peu  avec    celle   de  la  femme  promise   à    l'humanité 


LE   CULTE   DE   MARIE  177 

déchue^  ;  dirigeant  et  soutenant  1  humanité  dans  les 
conflits  incessants,  prédits  dès  l'origine  entre  le 
bien  et  le  mal,  et  faisant  triompher  l'Église  de  toutes 
les  hérésies  ;  symbolisant  la  pureté  et  la  sainteté  in- 
dividuelles autant  que  la  paix  et  l'harmonie  sociales  ; 
réunissant  en  ses  mains  maternelles  la  puissance  et 
la  miséricorde;  enfin,  réalisant  l'idéal  humain  autant 
qu'il  peut  l'être  après  ce  t^^pe  suprême  de  perfection, 
qui  est  l'Homme-Dieu. 

C'est  par  de  tels  discours  qu'il  les  animait  à  la 
reproduction  des  vertus  qui  ont  caractérisé  ^larie, 
foi,  humilité,  pureté,  esprit  intérieur;  qu'il  les  déter- 
minait à  travailler  à  l'œuvre  de  Dieu  avec  Marie  et 
en  son  nom,  par  Marie  et  sous  ses  auspices,  pour 
Marie  et  en  vue  de  sa  gloire.  Et  l'on  comprend  com- 
bien ensuite  il  les  entraînait  aisément  à  accomplir  ce 
vœu  de  zèle  qui  les  consacrait  à  Marie,  corps  et  âme, 
biens  et  vie,  pour  sersdr  dans  la  Congrégation  la 
cause  de  cette  auguste  Mère. 

Sous  cette  puissante  impulsion,  Vélal  réalisait  au 
mieux  sa  destination  :  il  était  une  école  mutuelle  de 
perfection  où  chacun  des  confrères,  non  seulement 
s'intéressait,  mais  collaborait  au  progrès  des  autres. 
Dans  les  sollicitudes  de  ses  membres,  l'esprit  de 
zèle  prenait  une  place  prépondérante,  et,  non  con- 
tent de  s'exercer  auprès  des  seuls  initiés,  il  débor- 
dait au  delà  du  groupe  dans  le  domaine  des  âmes  à 
conquérir  au  Christ  Jésus  et  à  sa  très  sainte  Mère. 
Déjà  l'on  a  vu  quels  furent  pour  la  Congrégation  les 
fruits  admirables  de  cette  généreuse  et  fidèle  corres- 

1.  Voir  Genèse,  ch.  111.  v.  15. 

12 


178  CHAPITRE    VIIÎ 

pondance  à  la  grâce,  soit  pendant  la  période  de  la 
suppression  officielle  (1809-1814),  soit  après  le  réta- 
blissement public  de  l'association. 


Cependant  les  désirs  de  M.  Ghaminade  n'étaient  pas 
comblés,  et  son  regard  portait  plus  loin. 

Il  comprenait,  à  n'en  plus  douter,  que  Vétai  con- 
stituait simplement  une  préparation,  un  achemine- 
ment vers  un  ordre  de  choses  plus  parfait.  Une  expé- 
rience de  plusieurs  années  lui  aA^ait  démontré  qu'une 
vie  vraiment  religieuse  était  malaisément  praticable 
au  milieu  du  monde.  Comment  mxaintenir  parmi  les 
confrères  une  observance  égale  et  uniforme,  avec  la 
complication  qui  résultait  inévitablement  de  la  diffé- 
rence des  conditions  sociales,  et  par  là  même  des 
règlements  individuels  ?  Comment  créer  un  véritable 
esprit  de  corps  parmi  des  associés  qui,  forcément,  ne 
se  voyaient  qu'à  de  longs  intervalles  ?  On  avait  bien 
essayé  de  multiplier  les  rapprochements,  de  prescrire 
une  plus  grande  fréquence  d'exercices  faits  en  commun; 
cela  même  ne  parvenait  guère  à  harmoniser  les  carac- 
tères, à  unifier  les  vues,  à  discipliner  l'action  entre 
des  hommes  qui  conservaient  leur  indépendance  ré- 
ciproque. 

Au  demeurant,  pour  ce  qui  était  du  soin  des  con- 
gréganistes,  quelque  dévoué  que  fût  le  concours  de  ses 
auxiliaires  de  Vétat,  ]M.  Chaminade  pouvait-il  exiger 
d'eux  plus  que  ne  leur  permettrait  la  gestion  de  leurs 
intérêts  temporels  ?  Or,  il  apparaissait  chaque  jour 


LA    VIE    RELIGIEUSE  lf9 

plus  clairement  que,  pour  subvenir  à  tous  les  besoins 
de  la  Congrégation,  le  directeur  avait  besoin  de  col- 
laborateurs entièrement  libres  de  leur  temps  et  de 
leur  personne,  dont  les  seuls  intérêts  fussent  ceux  de 
Dieu  et  de  Marie. 

En  outre,  il  fallait  prévoir  que  Vétal  devrait  s'orga- 
niser en  dehors  de  Bordeaux,  si  l'on  voulait  qu'il 
devînt  le  soutien  et  le  centre  de  chacune  des  congré- 
gations affiliées  créées  déjà  ou  à  créer  dans  la  suite. 
Or,  M.  Chaminade  pourrait-il  faire  face  à  la  direction 
de  cette  multiplicité  d'œuvres  pivotant  autour  de  la 
Congrégation-mère  et  disséminées  sur  un  territoire 
relativement  vaste,  étant  donnée  surtout  la  difficulté 
des  vo3"ages  à  cette  époque  ? 

Enfin,  quand  il  viendrait  à  disparaître,  qui  recueil- 
lerait sa  succession  ?  Déjà  les  années  s'ajoutaient  aux 
années  et  il  sentait  le  poids  de  l'âge.  Pour  résoudre 
ce  problème  inéluctable  et  urgent  d'un  continuateur, 
la  solution  lui  semblait  unique.  «  Il  faut,  disait-il, 
pour  diriger  une  congrégation,  un  homme  qui  ne 
meure  pas.  »  Cet  immortel  privilégié,  ce  ne  pouvait 
être  qu'un  vrai  institut  religieux,  possédant  en  lui- 
même  le  principe  de  sa  vitalité  et  de  sa  perpétuité. 

Une  telle  solution  n'était  point  pour  lui  déplaire.  A 
ses  yeux,  l'état  religieux  avait  toujours  paru  le 
christianisme  complet,  une  partie  intégrante  de 
l'Evangile,  et  donc  un  élément  indispensable  à  l'Eglise. 
«  Il  était  profondément  convaincu,  écrivait  plus  tard 
un  de  ses  premiers  disciples  ^  que  le  christianisme 


1.  M.  Lalanne,  Notice  historique  sur  la  Société  de  Marie,  pp.  3 
et  4. 


180  CHAPITRE    VIII 

ne  serait  réellement  rétabli  en  France  que  par  la  res- 
tauration des  Ordres  religieux...  Il  avait  la  ferme 
confiance  que,  si  la  divine  Providence  voulait  ce  réta- 
blissement, elle  protégerait  et  ferait  réussir  une  ten- 
tative qui  aurait  pour  fin  de  rendre  au  christianisme 
ses  essentielles  institutions.  »  Et  le  même  ajoute  ces 
mots  qui  ne  nous  étonnent  pas  :  «  Ces  pensées 
n'étaient  pas  seulement  chez  M.  Chaminade  le  pro- 
duit de  ses  profondes  méditations  et  de  sa  sagesse  : 
elles  lui  avaient  été  inspirées  par  une  voix  surnatu- 
relle, ainsi  qu'il  en  a  fait  la  confidence  à  quelques- 
uns  de  ses  premiers  disciples.  »  Ces  derniers  mots 
sont  une  allusion  à  l'appel  mystérieux  de  Saragosse. 

Toutes  ces  raisons  et  d'autres  encore,  qui  rele- 
vaient de  la  Providence  plus  que  de  la  volonté  hu- 
maine, l'amenèrent  bientôt  à  organiser  la  vie  stricte- 
ment religieuse  d'une  façon  stal^le  et  complète,  à  s'en- 
tourer ainsi  de  coopérateurs  entièrement  libres  des 
soucis  temporels,  exclusivement  adonnés  à  son  œuvre, 
et  unis  entre  eux,  comme  avec  lui,  par  les  liens  des 
trois  vœux  de  religion. 

L'état  n'en  devait  pas  moins  subsister  pour  les  con- 
gréganistes  qui  voudraient  adopter  la  pratique  des 
conseils  évangéliques  tout  en  restant  dans  le  monde. 
En  fait,  parmi  ceux  de  ses  auxiliaires  qui  apparte- 
naient à  ce  groupement  intime,  plusieurs  ne  se  déci- 
dèrent pas  à  entrer  dans  les  instituts  religieux  qui 
prirent  naissance. 

Nous  allons  assister  maintenant  à  cette  transfor- 
mation qui  eut  lieu  dans  le  petit  groupe  des  jeunes 
filles  d'abord,  et  ensuite  dans  celui  des  jeunes  gens. 


ADELE    DE    BATZ    DE   TRENQUELLÉON 

Fondatrice  de  Tlnstiiut  des  Filles  de  Marie  d'Agen. 

1TS9-1828. 


CHAPITRE  IX 

Mlle  Adèle  de  Trenquelléon  (1789-18*28).  —  Ses 
associations  de  pieté  affiliées  a  la  congréga- 
TION DE  Bordeaux.  —  Les  Filles  de  Marie  (1816). 


Par  le  concours  d'événements  dont  on  va  lire  le 
détail,  il  advint  que,  dès  1814,  les  éléments  d'un 
Institut  de  religieuses  furent  à  la  portée  de  M.  Cha- 
minade,  ce  qui  le  détermina  à  entreprendre  une  pre- 
mière fondation.  Aussi  bien,  à  cette  date,  la  création 
d'un  Ordre  d'hommes  eût  été  encore  environnée  de 
difficultés,  tandis  que  tout  paraissait  favoriser  la  for- 
mation d'une  nouvelle  communauté  de  femmes.  De 
cette  communauté,  une  association  pieuse,  qui  avait 
k  sa  tête  Mlle  Adèle  de  Batz  de  Trenquelléon,  devait 
fournir  les  premiers  membres. 

Adèle  était  issue  de  la  famille  de  Batz,  l'une  des 
plus  illustres  de  la  Gascogne,  et  de  la  branche  de 
Trenquelléon,  protestante  au  temps  de  la  reine  de 
Navarre,  comme  toute    la    noblesse  du    Néraquais, 


182  CHAPITRE    IX 

mais  revenue  sous  Louis  XIV  au  culte  catholique. 
C'est  au  château  même  de  Trenquelléon,  gracieuse 
construction  moderne  située  au  bord  de  la  Baïse,  que 
naquit  cette  jeune  fille,  le  lO  juin  1789  ;  elle  fut 
baptisée  le  même  jour  à  l'église  paroissiale  de  Feu- 
garolles  (Lot-et-Garonne).  Moins  de  deux  ans  après, 
l'émigration  la  séparait  de  son  père.  Elle  resta  con- 
fiée aux  soins  de  sa  mère  qui  voulut  veiller  elle-même 
à  son  éducation. 

Obligée  de  remplir  la  double  tâche  paternelle  et 
maternelle,  celle-ci  dirigea  son  intérieur  avec  sagesse 
et  y  conserva,  à  travers  les  bouleversements  de  l'épo- 
que, l'ordonnance  et  le  régime  des  anciennes  maisons. 
Les  difficultés  n'étaient  pas  petites  ;  bientôt  même  les 
ressources  matérielles  vinrent  à  manquer,  car  les  biens 
des  nobles  avaient  été  séquestrés,  et  leurs  revenus 
arrêtés  de  toutes  parts  :  pour  subvenir  aux  besoins 
de  la  famille,  Mme  de  Trenquelléon  dut  vendre  ses 
bijoux  et  ses  parures  précieuses.  Mais  les  inquiétudes 
de  ces  jours  néfastes  ne  purent  la  distraire  du  devoir 
qu'elle  s'était  imposé  auprès  de  ses  enfants  ;  elle  les 
instruisait  avec  soin  de  la  religion,  et,  avec  cet  art 
du  gouvernement  familial  qui  vient  du  cœur  et  que  le 
dévouement  chrétien  met  en  œuvre,  elle  profitait  de 
toutes  les  circonstances  pour  élever  ces  jeunes  âmes 
jusqu'à  Dieu  et  les  dresser  à  la  pratique  des  vertus 
de  leur  âge,  spécialement  à  la  charité  envers  les 
pauvres  :  les  occasions  ne  manquaient  pas. 

L'absence  du  père  se  faisait  d'ailleurs  cruelle- 
ment sentir,  et  les  assauts  de  la  Révolution  se  re- 
nouvelaient chaque  jour  au  château.  Ses  habitants 
vivaient  dans  l'abandon  à  la  Providence,  au  milieu 


L  EXIL  183 

des  visites  domiciliaires,  des  menaces  et  des  vexations 
de  tout  genre  que  la  fureur  des  temps  faisait  subir 
aux  nobles,  aux  riches  et  surtout  aux  familles  des 
émigrés.  Les  gouvernements  qui  se  succédaient  mul- 
tipliaient contre  eux  lois  et  décrets  ;  la  cupidité  et  la 
malveillance,  demeurant  impunies,  y  ajoutaient  leurs 
attentats  criminels.  Cependant,  après  la  réaction  de 
Thermidor,  on  pouvait  croire  la  tourmente  près  de 
s'apaiser;  la  baronne,  rassurée  par  cette  accalmie  qui 
semblait  devoir  se  prolonger,  en  profita  pour  aller 
avec  ses  enfants  visiter  sa  mère  qui  habitait  Figeac. 
Le  lendemain  de  son  départ,  éclatait  le  coup  d'Etat 
du  18  fructidor,  et  le  Directoire  lançait  un  décret 
d'expulsion  contre  les  émigrés  qui  avaient  reparu  en 
France.  Cette  fois  le  nom  de  Mme  de  Trenquelléon 
était  porté  sur  les  listes  de  proscription;  quand  elle 
l'apprit,  elle  hasarda  quelques  démarches  pour  obtenir 
sa  radiation,  affirmant  qu'elle  n'avait  jamais  quitté 
le  sol  français.  Tout  fut  inutile;  elle  fut  réduite,  sous 
peine  de  mort,  à  quitter  son  pays.  Elle  s'éloigna,  le 
cœur  navré,  emmenant  ses  enfants  qu'elle  préférait 
soumettre  aux  vicissitudes  et  privations  de  l'exil  plutôt 
que  de  les  séparer  d'elle  et  de  confier  à  des  mains 
étrangères  l'œuvre  de  leur  éducation.  Elle  se  réfugia 
d'abord  en  Espagne,  puis  en  Portugal.  L'exil  fut  dur, 
les  aventures  en  furent  douloureuses  et  angoissantes. 
Après  sept  ans  de  séparation,  le  baron  de  Trenquel- 
léon put  rejoindre  sa  famille  à  Bragance.  Aux  jours 
du  Consulat,  on  reprit  le  chemin  de  la  France. 

La  veille  de  Noël  1800,  les  voyageurs  étaient  arri- 
vés à  une  ville  d'Espagne  dont  le  nom  n'a  pas  été 
conservé,  bien  que  le  fait  qui   s'y  est  passé  soit  cer- 


Ig4  CHAPITRE    IX 

tain.  Ils  comptaient  y  séjourner  un  peu  de  temps.  La 
baronne  voulut  se  préparer  à  la  tête  et  alla  se  confesser. 
Adèle  avait  imité  son  exemple  et  l'avait  remplacée  au 
confessionnal.  Tandis  que  la  mère  était  occupée  à  son 
action  de  grâces,  elle  en  fut  distraite  par  le  bruit  d'un 
débat  assez  vif  entre  le  prêtre  et  la  jeune  pénitente,  et 
elle  A^it  celle-ci,  tout  en  larmes,  s'avancer  vers  elle  : 
«  Maman,  disait-elle,  le  confesseur  veut  que  je  fasse 
demain  ma  première  communion,  et  je  n'y  suis  pas 
préparée  !  »  La  confusion  de  l'enfant  semblait  extrême  : 
elle  ne   s'était  pas  préparée,    en   effet  ;  mais  le  bon 
prêtre,  jugeant  sa  situation  selon   les   usages  espa- 
gnols, tenait  que  l'action    de    Dieu,  manifeste  dans 
cette  âme  précoce,  valait  la  préparation  des  hommes, 
et    il  assurait  que    l'Enfant  Jésus  serait  content  de 
reposer  dans   ce  petit  cœur.    Mme   de  Trenquelléon 
partagea  l'émotion  de  sa   fille  :  la  tendresse   mater- 
nelle est  facilement  craintive,  et  la  rigidité  française 
avait  peine  à  s'affranchir  de  la  coutume  nationale.  Le 
confesseur  céda  aux  scrupules  de  la  baronne  et  à  ceux 
de  sa  fille  ;  à  leur  tour  elles  firent  une  concession,  et 
la  première  communion  d'Adèle  fut  décidée  et  fixée 
à  la  fête  de  l'Epiphanie. 

De  son  père,  ancien  officier  de  Louis  XYI,  cette 
chère  enfant  avait  la  vivacité  et  l'ardeur  qui  la 
caractérisèrent  jusqu'au  bout  ;  de  sa  mère,  l'énergie 
du  vouloir  unie  à  la  bonté  du  cœur,  et  cette  foi  pro- 
fonde, cette  piété  sincère  qui  paraissaient  dans  ses 
moindres  actes  religieux.  Impressionnable  et  ner- 
veuse par  tempérament,  elle  avait  l'imagination  forte, 
et  dut  toute  sa  vie  lutter  contre  certains  écarts  qui, 
sans  cette  vigilance,  lui  auraient  causé  un  réel  préju- 


L  EXIL  185 

dice  :  de  là  vinrent  sans  doute  ces  angoisses  de  con- 
science, ces  crises  de  scrupule  qui  parfois  l'obsédèrent 
péniblement;  de  là  aussi  certains  excès  de  zèle  et 
d'austérité  qui  ne  furent  pas  sans  nuire  à  sa  santé. 
Toutefois  les  privations  de  l'exil  avaient  mûri  son 
âme,  et  la  réception  de  la  sainte  Eucharistie  augmenta 
son  goût  pour  la  prière  et  ce  qui  était  du  service  de  Dieu. 
Toute  petite  fille,  elle  avait  senti  naître  dans  son 
cœur  un  désir  intense  de  la  vie  religieuse.  Sa  famille 
était  attachée  aux  Filles  de  sainte  Thérèse,  et  les  en- 
tretiens du  château  avaient  fréquemment  trait  à  leur 
histoire  et  à  leur  genre  d'existence  ;  aussi  Adèle 
s'était-elle  de  bonne  heure  passionnée  pour  la  sainte 
réformatrice,  et  bientôt  même  décidée  à  devenir  car- 
mélite. En  Espagne,  lors  de  sa  première  communion, 
ses  pensées  d'enfant  se  réveillèrent  et  semblèrent 
prendre  plus  de  consistance.  Au  moment  où  la  famille 
se  disposait  à  passer  la  frontière,  Adèle  demanda  à 
rester  sur  la  terre  espagnole  et  à  se  faire  admettre 
dans  un  couvent  de  carmélites,  car  elle  savait  qu'il 
n'y  en  avait  plus  en  France.  Or,  elle  était  dans  sa 
treizième  année.  La  baronne  lui  objecta  son  âge  et 
lui  promit  que,  si  elle  persistait  dans  sa  résolution 
jusqu'à  vingt-cinq  ans,  elle  n'y  apporterait  aucun 
obstacle  :  elle  la  ramènerait  même  en  Espagne,  si  le 
Garmel  n'était  pas  alors  rétabli  en  France.  Devant 
cette  réponse  l'enfant  ne  put  que  se  soumettre. 


En  rentrant  dans   sa   patrie  (1802),  la  famille  de 
Trenquelléon  s'y  trouva  dans  des  conditions  que  ne 


186  CHA.PITRE    IX 

rencontrèrent  pas  tous  les  émigrés.  Grâce  à  la  per- 
sistance, à  l'habileté  et  au  zèle  de  son  frère  puîné  et 
de  ses  sœurs  qui  n'avaient  pas  quitté  le  château,  les 
biens  du  baron  n'avaient  pas  été  vendus.  Adèle  put 
donc  revenir  dans  cette  demeure  où  elle  était  née  et 
où  s'était  passée  sa  première  enfance.  Pour  elle 
comme  pour  les  siens,  ce  fut  une  joie  sans  doute; 
mais  combien  mêlée  d'amertume  !  Immense  était  la 
désolation  religieuse  en  ces  temps-là  !...  Dieu  se  plut 
à  relever  leur  courage,  et  visiblement  il  leur  facilita  la 
tâche  de  restauration  religieuse  et  sociale  qui  leur  in- 
combait et  dont  ils  avaient  conscience.  jNI.  et  Mme  de 
Trenquelléon  rapportaient  de  l'exil  les  saines  tradi- 
tions du  passé  :  ils  continuèrent  à  donner  l'exemple 
de  vertus  que,  dans  les  campagnes  éloignées,  la  Révo- 
lution n'avait  pu  tout  à  fait  déraciner.  Le  château  re- 
devint à  la  fois  une  maison  de  charité  et  une  maison 
de  prière. 

Adèle  regardait  pourtant  au  delà  de  ses  murs  : 
sans  vouloir  préjuger  les  desseins  de  la  Providence, 
elle  désirait  s'avancer  dans  la  piété  et  acquérir  toute 
la  perfection  que  Dieu  demandait  de  sa  générosité. 
Au  fond  de  son  village,  dans  la  disette  de  prêtres 
dont  souffrait  l'Eglise  de  France,  la  difficulté  était 
de  trouver  le  directeur  dont  elle  avait  besoin.  La  bonté 
du  Seigneur  lui  vint  en  aide.  Le  précepteur  de  son 
frère,  M.  Ducourneau,  encore  laïc,  mais  ayant  déjà 
fait  des  études  théologiques,  et  qui  plus  tard  reçut  le 
sacerdoce  i,  se  trouva  à  point  pour  donner  à  la  sœur 

1.  M.  Ducourneau  acheva  sa  carrière  à  la  cure  de  Notre-Dame 
d'Agen. 


EN    FRANCE  187 

de  son  élève  quelques  bons  avis  de  spiritualité.  Yu  le 
caractère  ardent  et  personnel  de  sa  dirigée,  il  insis- 
tait auprès  d'elle  sur  ta  nécessité  de  l'humilité  et  de 
la  douceur,  lui  indiquant  les  moyens  de  s'y  exercer.  Il 
s'appliquait  aussi  à  dilater,  par  une  confiance  filiale, 
cette  àme  que  resserrait  et  entravait  une  excessive 
frayeur  des  justices  divines.  Le  règlement  de  vie  qu'il 
lui  traça  fixait  l'emploi  de  toutes  les  heures  de  la 
journée,  marquait  les  instants  de  prière,  de  travail, 
de  lecture  et  de  délassement,  sans  rien  laissera  l'arbi- 
traire de  la  jeune  fille. 

En  octobre  1802,  Mgr  Jacoupy  vint  prendre  pos- 
session de  l'évêclîé  d'Agen  :  il  fut  aussitôt  question  de 
procurer  à  Adèle  le  sacrement  de  confirmation.  Elle, 
tout  heureuse  mais  décidée  à  s'y  préparer  de  son 
mieux,  demanda  à  sa  mère  de  pouvoir  s'enfermer 
quelque  temps  dans  un  couvent  de  carmélites  qu'on 
était  en  voie  de  restaurer  à  Agen  :  exaucée,  elle  fut 
s'y  livrer  à  une  retraite  préparatoire  qu'elle  prolongea 
pendant  six  semaines.  C'est  le  6  février  1803  que  lui 
fut  administré  le  sacrement  qui  parfait  les  chré- 
tiens. 

Elle  le  reçut  en  même  temps  que  la  fille  d'un  ma- 
gistrat d'xVgen,  Mlle  Jeanne  Diché  ;  sous  l'influence 
de  l'Esprit  Saint  les  deux  confirmées  se  lièrent  étroi- 
tement et  résolurent  de  travailler  de  concert  à  procu- 
rer la  gloire  de  Dieu.  Comment  ?  par  quels  moyens  ? 
elles  l'ignoraient  ;  mais  cette  ignorance  n'arrêtait  point 
la  générosité  de  leur  intention.  M.  Ducourneau  mit  à 
profit  cette  louable  ardeur  pour  jeter  Adèle  dans  sa 
véritable  voie,  le  zèle;  car  son  tempérament  la  pré- 
disposait à  l'action  plus   qu'à  la  contemplation.   Le 


188  CHAPITRE    IX 

précepteur  de  Charles  s'était  naguère  assuré  du  bien 
que  faisaient  les  pieuses  associations  ;  et,  dans  la  dé- 
tresse où  se  trouvait  le  catholicisme,  au  milieu  des 
périls  que  couraient  les  âmes,  il  croyait  opportun  de 
réunir  et  de  former  en  faisceau  les  personnes  qui  vou- 
laient pratiquer  la  religion,  celles-là  surtout  qui  vou- 
laient la  propager.  C'est  ce  qu'il  exposa  aux  deux 
amies,  qui  n'hésitèrent  pas  à  suivre  cette  orienta- 
tion. 

Adèle,  profitant  des  relations  de  sa  famille  et  de 
ses  amitiés  personnelles,  recruta  quelques  adhérentes; 
sa  compagne  en  trouva  d'autres  à  Agen.  La  petite  so- 
ciété ainsi  formée  choisit  pour  but  la  préparation  à  une 
bonne  mort;  pour  moyen,  la  fuite  des  vanités  mon- 
daines; pour  patronne,  la  Vierge  Immaculée;  pour 
modèle,  saint  François  de  Sales.  Toutes  ses  pratiques 
avaient  trait  à  exalter  l'amour  de  Dieu  et  à  le  ré- 
pandre de  toutes  parts.  Chaque  associée  devait  avoir 
en  vue  une  personne  de  son  sexe,  et  tourner  ses  efforts 
à  lui  inspirer  le  désir  de  servir  et  d'aimer  Dieu.  Ce 
fut  là  sans  doute  une  des  causes  du  développement 
rapide  de  la  petite  association;  car  elle  s'étendit  bien- 
tôt dans  un  rayon  assez  développé  autour  d'Agen,  se 
recrutant  dans  les  villes  et  dans  les  campagnes,  à  plus 
de  trente  lieues  à  la  ronde.  Partout  où  elles  étaient 
suffisamment  nombreuses,  les  associées  se  réunis- 
saient le  vendredi  de  chaque  semaine.  Celles  qui  ne 
pouvaient  prendre  part  à  ces  réunions  s'écrivaient  ;  et 
les  lettres  circulaient,  portant  partout  des  exemples, 
des  avis,  des  excitations  de  toute  sorte  au  bien.  Plu- 
sieurs prêtres  se  firent  inscrire  parmi  les  membres  de 
la  petite  société,  et  prirent  part  à  ses  prières  et  à  ses 


J 


ASSOCIATIONS    PIEUSES  189 

diverses  pratiques.  Adèle  de  Trenquelléon  en  resta  la 
présidente  de  t'ait. 

La  chère  Adèle,  comme  on  l'appelait  entre  as- 
sociées, se  donnait  et  se  dépensait  à  plein  cœur.  Vi- 
vant presque  toute  l'année  à  la  campagne,  elle  ne 
pouvait  assister  aux  réunions  hebdomadaires  et  men- 
suelles ;  sa  correspondance  y  suppléait.  Elle  était 
informée  de  l'état  de  chaque  associée  ;  elle  le  devi- 
nait, pour  ainsi  dire,  et  si  quelqu'une  était  portée  à 
s'attiédir  ou  à  se  laisser  distraire,  les  lettres  d'Adèle 
arrivaient  pressantes,  éloquentes,  efficaces.  Elle 
n'avait  du  reste  pas  besoin  de  sentir  ces  extrémités 
pour  écrire  :  elle  multipliait  les  communications. 
Aussi  souvent  que  possible,  les  premières  associées, 
celles  qu'on  pouvait  à  bon  droit  regarder  comme  les 
fondatrices,  se  réunissaient  ou  allaient  la  visiter  isolé- 
ment au  château  de  Trenquelléon.  C'étaient  là  des  fêtes, 
de  belles  fêtes,  où  il  était  question  du  bon  Dieu,  de 
l'avancement  des  âmes,  et  de  tout  le  progrès  fait  et  à 
faire,  possible  et  désirable  dans  la  petite  association. 
On  visitait  les  pauvres  d'x^dèle,  on  interrogeait  ses 
élèves,  —  car  elle  faisait  quelque  peu  l'école  et  surtout 
le  catéchisme,  —  et  beaucoup  de  ses  compagnes  en 
venaient  à  limiter.  Si  ses  lettres  portaient  au  loin  les 
encouragements  et  l'ardeur,  combien  plus  ses  exem- 
ples et  sa  parole  avaient  d'efficacité  !  Quand  on  l'avait 
quittée,  on  s'entretenait  d'elle,  on  transmettait  aux 
autres  tout  ce  qu'on  avait  pu  retenir,  tout  ce  qu'on 
pouvait  imiter  des  pratiques  et  des  industries  de  la 
chère  Adèle.  Allait-elle  visiter  elle-même  quelque 
ville  ou  quelque  campagne  des  environs,  elle  cher- 
chait aussitôt  à  recruter  de  nouvelles  associées,  elle 


100  CHAPITRE    IX 

s'informait,  elle  tentait  des  démarches,  les  proposi- 
tions suivaient,  et  il  était  rare  qu'elle  ne  réussît  pas  à 
implanter  un  rejeton  de  la  société.  Qui  eût  pu  résister 
à  ce  zèle,  à  cet  entrain  dans  le  bien  ? 

Au  demeurant,  la  jeune  présidente  ne  négligeait  pas 
d'alimenter  la  flamme  apostolique  à  son  vrai  foyer, 
la  communion  eucharistique.  Ce  n'était  pas  sans 
peine.  M.  Ducourneau  lui  avait  dès  l'origine  recom- 
mandé de  s'approcher  des  sacrements  tous  les  huit 
jours.  Mais  le  curé  de  Feugarolles,  seul  prêtre  à  qui 
elle  pût  s'adresser  habituellement,  prit  un  jour  om- 
brage de  cette  fréquentation,  qu'il  jugeait  excessive 
pour  une  jeune  fille  liée  à  des  devoirs  mondains  et 
tenue  à  diverses  obligations  de  société.  Sous  la  pous- 
sée de  l'esprit  rigoriste  qui  prévalait  encore  dans  le 
clergé,  il  ne  voulut  plus  l'admettre  qu'une  fois  par 
mois  aux  sacrements.  Cette  privation,  jointe  à  la 
doctrine  décourageante  que  lui  prêchait  naturellement 
son  confesseur,  contribua  à  arrêter  un  instant  le  vol 
de  cette  âme  destinée  aux  cimes  de  la  perfection. 

Heureusement  l'épreuve  fut  passagère.  M.  Ducour- 
neau indiqua  à  ^Ille  de  Trenquelléon  un  directeur  qui 
sut  mieux  la  comprendre  et  qui,  par  des  remarques 
charitables  et  motivées,  redressa  la  ligne  de  conduite 
adoptée  par  le  curé  de  Feugarolles.  Il  s'agit  de  l'abbé 
Larribeau.  Ce  prêtre,  plein  de  piété  et  de  lumière, 
demeurait  non  loin  du  château;  il  desservait  la  pa- 
roisse de  Lompian.  Il  s'était  fait  inscrire  dans  la  pe- 
tite association  et  il  était  par  là  bien  à  même  d'appré- 
cier la  présidente  qui  en  était  l'âme  ;  aussi  favorisait- 
il  son  action  de  tout  son  pouvoir.  Il  accepta  donc 
volontiers  de  la  guider  dans  sa  vie  personnelle  et  lui 


LA    VOCATION  191 

imprima  un  nouvel  élan  dans  les  voies  du  progrès  in- 
térieur. Il  fit  plus  encore  :  Adèle,  comprenant  quels 
précieux  services  une  direction  sacerdotale  rendrait  à 
sa  petite  société,  multiplia  les  instances  auprès  de  lui 
pour  qu'il  voulût  bien  s'en  charger;  elle  finit  par 
vaincre  sa  timidité  et  le  détermina  à  accepter  ce  rôle. 
L'association  continua  à  se  développer  :  en  1808,  elle 
comptait  une  soixantaine  de  membres  disséminés  à 
Villeneuve- sur- Lot,  à  Condom,  à  Villeneuve- des- 
Landes,  à  Tonneins,  à  Saint- Sever  et  surtout  à 
Agen. 


Mlle  de  Trenquelléon  entrait  dans  sa  vingtième 
année,  et  l'heure  semblait  venue  pour  elle  de  se  choi- 
sir un  état  de  vie.  Tout  donnait  à  supposer  que  dé- 
sormais son  cœur  appartiendrait  totalement  à  Dieu 
qui  déjà  attirait  et  retenait  visiblement  ses  affections. 
Cependant,  vers  l'automne  de  1808,  sa  main  fut  sol- 
licitée par  un  gentilhomme  qui,  au  dire  d'une  parente  ^ 
d'Adèle,  ((  unissait  à  un  mérite  distingué  l'avantage 
d'une  haute  position  sociale  ».  Aux  ouvertures  de  sa 
famille,  Adèle  s'émut  ;  et,  devant  cette  proposition 
qui  la  prenait  au  dépourvu,  elle  fut  agitée  par  une 
lutte  angoissante.  A  la  vérité,  elle  aspirait  au  service 
de  Dieu,  mais  ne  pourrait-elle  y  vaquer  dans  les  liens 
du  mariage  ?  La  vie  reliRÏeuse  lui  avait  souri,  mais 


elle  ne  voyait  aucune  congrégation  qui  répondit  plei- 


1.  Souvenirs  de  Mère  de  Castéras,  cousine  de  Mlle  de  Tren- 
quelléon. 


192  CHAPITRE    IX 

nement  à  son  attrait  ;  le  Carmel  se  réorganisait  péni- 
blement, et  savait-elle  bien  d'ailleurs  si  son  âme  était 
vraiment  apte  à  cette  vie  de  clôture,  de  pénitence  et 
de  contemplation  que  ses  rêves  d'enfant  avaient  long- 
temps caressée  ?  L'amour  des  pauvres  paraissait 
l'emporter  dans  ses  goûts  ;  elle  en  aimait  le  service 
actif,  et  ne  se  serait  pas  volontiers  résignée  à  y 
renoncer,  même  pour  l'intimité  et  les  délices  de  la 
prière.  Or  ce  service  était  très  compatible  avec  les 
soins  et  les  devoirs  d'un  ménage.  Adèle  en  avait  une 
preuve  sous  les  yeux  :  sa  plus  vieille  amie,  sa  compa- 
gne de  confirmation,  la  première  fondatrice  avec  elle 
de  l'association,  Jeanne  Diché,  avait  pu  se  marier  en 
1805  sans  rien  ôter  de  son  concours  aux  réunions,  aux 
entreprises  de  l'œuvre.  Par  le  détail  de  ces  réflexions 
que  se  faisait  la  jeune  fille,  on  comprend  que  Dieu 
voulait  la  soumettre  à  une  épreuve  décisive. 

Son  père  eût  désiré  que  l'union  se  fit  ;  quant  à  la 
baronne,  en  mère  vraiment  chrétienne,  elle  se  gar- 
dait de  presser  Adèle.  Connaissant  tout  l'intime  de 
cette  âme,  elle  inclinait  à  croire  qu'elle  devait  et  pou- 
vait aspirer  plus  haut  que  le  commun  des  jeunes  filles 
et  elle  attendait  avec  une  anxiété  mélangée  de  con- 
fiance. 

Dans  ces  indécisions,  Adèle  était  sincère  et  prête 
à  embrasser  la  volonté  de  Dieu,  aussitôt  manifestée. 
Elle  eût  voulu  recevoir  un  avis  positif  et  elle  le  de- 
mandait à  ses  conseillers  ordinaires;  mais  chacun  lui 
laissait  le  souci  de  se  déterminer  par  elle-même. 
M.  Larribeau  lui  avait  dit  simplement  :  «  Je  croyais 
que  Dieu  avait  d'autres  desseins  sur  vous  !  »  Un 
autre  prêtre  à  qui  elle  s'adressa  lui  fit  cette   sage 


L\   VOCATION  193 

réponse:  «  Refusez,  mademoiselle;  un  consentement 
serait  imprudent,  vu  votre  situation  morale.  Si  plus 
tard  vous  croyez  reconnaître  que  Dieu  vous  veut  dans 
le  monde,  vous  êtes  dans  une  position  à  être  sûre  de 
trouver  toujours  un  parti  avantageux.  »  Cet  avis 
qu'elle  reçut  le  20  novembre  apaisa  soudainement  le 
tumulte  de  sa  conscience  :  elle  remit  sa  destinée  à 
Dieu  et  résolut  d'attendre  la  lumière.  Aussitôt  la  paix 
revint  dans  son  cœur,  et  de  suite  elle  vit  clair  ;  dès  le 
lendemain,  fête  de  la  Présentation  de  Marie,  elle  notifia 
à  ses  parents  sa  volonté  de  se  donner  tout  à  Dieu  dans 
la  profession  religieuse. 

Désormais,  comprenant  la  beauté  de  cette  vocation, 
appliquée  à  la  garder  comme  son  joyau  le  plus  pré- 
cieux, elle  renonça  à  tous  les  insignes  du  monde,  et  sans 
souci  des  modes  et  des  usages,  elle  se  mit  à  se  A'êtir 
modestement,  et  même  pauvrement.  Elle  redoubla  ses 
prières  et  ses  exercices  de  charité  :  le  catéchisme,  la 
visite  des  pauvres,  les  soins  les  plus  répugnants  au- 
près des  malades  prenaient  tous  ses  moments.  Elle 
s'intéressait  encore  davantage  à  sa  chère  association  : 
elle  écrivait,  elle  conférait,  elle  se  multipliait.  Tout 
en  menant  cette  existence  de  dévouement  et  de  piété, 
elle  regardait  quelquefois  au  delà  et  interrogeait 
l'avenir,  puis  elle  se  remettait  à  la  tâche  quotidienne, 
acceptant  tout  le  travail  qui  s'offrait  et  se  confiant  en 
Dieu  qui  saurait  bien  lui  signifier  sa  volonté. 

A  cette  époque,  Adèle,  en  compagnie  de  sa  mère, 
avait  entrepris  un  voyage  à  Figeac.  Suivant  son  habi- 
tude, elle  essaya  d'y  fonder  un  groupe  de  l'associa- 
tion, mais  tous  ses  efforts  échouèrent.  C'était  là 
pourtant  que  l'attendait  la  Providence  pour  mettre 

13 


194  CHAPITRE    IX 

sur  son  chemin  celui  qui  devait  avoir  l'influence  dé- 
cisive sur  la  suite  de  sa  vie.  En  effet,  à  l'hôpital  de 
cette  ville,  elle  rencontra  Hyacinthe  Lafon,  alors  pro- 
fesseur au  collège  communal.  Celui-ci,  informé  de 
tout  ce  qu'avait  déjà  fait  la  jeune  fille  pour  la  propa- 
gation de  sa  société,  lui  parla  en  détail  de  la  Con- 
grégation de  Bordeaux  qu'il  connaissait  à  fond,  et 
lui  conseilla  d'écrire  au  directeur  pour  solliciter  l'agré- 
gation de  son  œuvre  à  l'association  bordelaise. 

Les  membres  de  la  petite  société,  consultés  à  cet 
égard,  furent  d'avis  que  l'on  adressât  une  requête 
dans  ce  sens  à  M.  Chaminade.  Adèle  en  fut  chargée 
et  reçut  très  bon  accueil  de  celui-ci,  qui  s'empressa 
de  lui  envoyer  les  règlements  avec  un  exemplaire  du 
Manuel  du  serviteur  de  Marie.  On  adopta  aussitôt 
les  pratiques  qui  étaient  suivies  à  Bordeaux  et  on 
lia  des  relations  par  correspondance  :  du  côté  des 
Bordelaises,  ce  fut  Mlle  deLamourous,  puis  Mlle  La- 
combe  qui  en  firent  les  frais.  Au  reste,  les  ressem- 
blances entre  les  deux  groupements  étaient  déjà 
nombreuses.  Cependant,  M.  Chaminade,  une  fois  mis 
au  courant  des  us  et  coutumes  observés  dans  l'asso- 
ciation, insista  pour  qu'on  donnât  plus  de  relief  à  la 
dévotion  envers  la  très  sainte  Vierge  et  au  zèle  qui 
constituaient  l'esprit  de  sa  congrégation.  Par  des 
lettres  suivies,  il  développa  à  la  présidente  ses  prin- 
cipes sur  le  service  et  le  culte  de  ^larie  et  lui  montra 
comment  tout  s'y  rattachait  à  la  maternité  de  grâce 
que  la  Mère  de  Jésus  exerce  vis-à-vis  de  chaque 
chrétien.  Il  lui  fit  voir  comment  l'apostolat  devait 
passer  au  rang  de  fin  principale  de  sa  société  et  com- 
mander toutes  les  relations  avec  le   prochain.  Ainsi, 


l'affiliation  195 

d'une  part,  la  petite  association  prenait  une  assiette 
plus  solide  et  participait  à  plus  de  grâces  ^  ;  d'autre 
part,  en  rapprochant  M.  Chaminade  et  Mlle  de  Tren- 
quelléon,  la  Providence  conduisait  les  événements  de 
manière  à  procurer  à  celle-ci  l'appui  dont  elle  aurait 
besoin  pour  l'achèvement  de  sa  tâche. 


Dans  le  Lot-et-Garonne,  on  désirait  vivement  une 
visite  personnelle  du  directeur  de  Bordeaux.  Celui-ci, 
que  la  suppression  de  la  Congrégation  dégageait 
momentanément  de  son  travail  absorbant,  réussit  en 
1810  à  se  déplacer.  Rendez-vous  fut  pris  à  Villeneuve- 
sur- Lot  où  devaient  se  rassembler  les  associées  pour 
y  prononcer  l'acte  de  leur  consécration  et  recevoir 
quelques  instructions  sur  leurs  devoirs  de  congré- 
ganistes.  On  devine  combien  la  présidente  fut  heu- 
reuse de  se  lier  plus  étroitement  avec  ce  prêtre  que 
dès  lors  elle  prit  en  singulière  vénération.  En  1813, 
grâce  à  une  concession  de  Pie  VÏI,  l'affiliation  des 
groupes  dispersés  devint  possible  :  ce  fut  le  signal 
d'un  développement  encore  plus  intense  des  congré- 
gations qui  commencèrent  à  fonctionner  publique- 
ment. Bientôt  Agen,  Tonneins,  Aiguillon,  Lompian 
en  possédèrent,  et  M.  Chaminade  délégua  comme 
directeur  régional  un  de  ses  amis  d'exil,  l'abbé  Lau- 


L  Après  que  l'affiliation  eut  été  autorisée,  les   groupements 
i  se   constituèrent  pouvaient  jouir  des  indulgences   de  la 


1. 
qui 

Congrégation 


196  CHAPITRE    IX 

mont^  caria  santé  chancelante  de  M.  Larribeau  ne 
ne  lui  permettait  pas  d'assumer  cette  charge. 

Cependant  Adèle  ne  perdait  pas  de  vue  la  promesse 
qu'elle  avait  faite  à  Dieu  de  se  consacrer  à  lui  :  elle 
n'attendait,  pour  aller  de  l'avant,  que  la  manifestation 
des  desseins  de  la  Providence.  Volontiers  —  et  cette 
pensée  lui  vint  dès  1814  —  elle  eût  essayé  de  con- 
stituer avec  les  plus  vertueuses  de  ses  compagnes  une 
congrégation  liée  par  des  vœux  et  une  règle  au  ser- 
vice de  Dieu  et  au  soulagement  des  pauvres.  De  ce 
projet  qui  déjà  souriait  à  d'autres  associées,  elle  avait 
cru  devoir  entretenir  M.  Larribeau,  en  lui  demafi- 
dant  la  direction  et  les  conseils  nécessaires  pour 
marcher  dans  cette  voie  où  elle  était  disposée  à  s'en- 
gager :  le  prêtre  objecta  sa  faiblesse  et  déclina  mo- 
destement l'entreprise.  Sans  se  déconcerter,  Adèle 
en  référa  à  M.  Laumont  ;  elle  n'eut  guère  plus  de 
succès  :  ce  dernier  jugea  bon  de  la  renvoyer  à 
M.  Ghaminade,  que  sa  haute  compétence  désignait 
mieux,  selon  lui,  pour  recevoir  l'ouverture  de  tels 
desseins  et  pour  en  seconder  l'exécution.  Adèle  accepta 
cette  déclaration  avec  une  joie  sincère,  car  de  son 
côté  elle  se  sentait  fortement  attirée  vers  ce  ministre 
de  Dieu  en  qui  elle  avait  pleine  confiance.  Elle  lui 
écrivit  donc  son  intention  de  former  avec  quelques 
associées  une  communauté  qui,  sous  les  auspices  de 
Marie,  se  vouerait  à  l'apostolat  des  campagnes. 
M.  Ghaminade  répondit  que,  lui  aussi,  il  était  amené 
à  créer  une  société  de  religieuses,  où  demandaient 

1.  Il  desservait  alors  la  paroisse  de  Sainte-Radegonde,  près 
d'Aiguillon. 


VIE    RELIGIEUSE  197 

à  entrer  plusieurs  congréganistes  déjà  liées  par  des 
vœux  temporaires  ;  il  l'encourageait  à  prier  pour 
que  les  vues  divines  leur  devinssent  plus  claires. 
Adèle  fut  remplie  de  joie  par  cette  révélation.  A  la 
vérité,  son  projet  et  celui  de  Bordeaux  ne  coïncidaient 
pas  de  tout  point  :  ici  on  envisageait  surtout,  pour 
le  futur  institut,  la  direction  des  congrégations  et  des 
œuvres  annexes  ;  là  on  considérait  les  pauvres,  sur- 
tout ceux  des  campagnes  ;  mais  des  deux  côtés  on 
admettait  le  principe  de  la  vie  en  commun  et  les 
vœux  de  religion,  et  les  deux  fins  en  vue  ne  s'ex- 
cluaient pas  absolument.  Cela  suffisait  à  Mlle  de  Tren- 
quelléon,  qui  d'ailleurs  avait  été  très  frappée  d'une 
phrase  dans  la  réponse  de  ^I.  Chaminade  :  «  Ecrivez- 
moi,  lui  disait-il,  si  votre  désir  d'être  religieuse  ren- 
ferme les  vues  et  les  sentiments  d'une  petite  mission- 
naire. »  Cette  expression  transporta  Adèle  et  dissipa 
tous  les  ombrages  de  son  esprit  :  elle  avait  vraiment 
le  zèle  des  âmes,  elle  s'abandonna  donc  à  l'initiative 
de  M.  Chaminade  et  le  pressa  d'en  venir  à  l'exécu- 
tion. De  fait,  plus  rien  ne  la  retenait  dans  le  monde; 
son  vieux  père,  que  depuis  trois  ans  elle  soignait  avec 
une  affection  et  une  délicatesse  incomparables,  venait 
de  s'éteindre  entre  ses  bras,  et  sa  mère,  toujours  gé- 
néreuse, encourageait  l'entreprise  de  sa  fille. 

Mais  surgirent  d'autres  obstacles.  Après  les  Cent 
Jours  et  les  délais  qui  en  résultèrent,  M.  Chaminade 
avait  invité  la  future  fondatrice  et  ses  compagnes  à  venir 
auprès  de  lui  pour  commencer  leur  initiation,  tout  en 
réservant  l'assentiment  de  l'évêque  d'Agen  auquel  il 
entendait  bien  que  l'entreprise  fut  d'abord  présentée. 
Mais  Mgr  Jacoupy  s'y  opposa,  réclamant,  non  contre 


198  CH\PITRE    IX 

la  fondation  elle-même,  mais  contre  son  installation 
hors  du  diocèse.  Craignant  qu'une  fois  parties,  ces 
jeunes  filles  fussent  perdues  pour  Agen,  il  voulait 
que  l'essai  eût  lieu  dans  sa  ville  épiscopale.  L'idée 
de  choisir  le  diocèse  d'Agen  pour  berceau  de  l'Institut 
ne  déplaisait  point  à  M.  Chaminade  :  il  reconnais- 
sait volontiers  que  Bordeaux  comptait  déjà  plusieurs 
fondations  nouvelles  —  sans  parler  des  anciennes  con- 
grégations reconstituées  —  et  pourrait  ainsi  se  suf- 
fire, au  lieu  qu'en  Lot-et-Garonne  on  était  dans  la 
détresse.  D'ailleurs,  une  sincère  amitié  l'unissait  à  ce 
prélat  pieux  et  bon,  qui  était  du  même  pays  et  du 
même  âge  que  lui,  et  dont  la  grande  prudence  et  le 
bon  accueil  fait  aux  congrégations  de  la  sainte 
Vierge  avaient  déjà  gagné  sa  confiance.  Il  s'inclina 
donc  devant  cette  volonté  où  il  se  plaisait  à  voir  une 
indication  de  la  Providence  et  se  mit  de  suite  à  com- 
poser un  essai  de  constitutions  pour  le  nouvel  ins- 
titut. 

Cependant  on  cherchait  une  maison  à  Agen.  Malgré 
le  vif  désir  que  l'on  avait  de  commencer  au  plus  tôt, 
il  fallut  bien  attendre,  car  les  négociations  relatives 
au  local  du  couvent  n'allaient  pas  vite  et  n'abou- 
tirent qu'en  février  1816  ;  elles  mirent  à  la  disposi- 
tion de  la  communauté  l'ancien  couvent  du  Refuge, 
élevé  sur  les  fondations  d'un  château  des  Templiers. 
Les  bâtiments  étaient  grands,  mais  délabrés,  et  de- 
mandaient de  notables  réparations.  On  pressa  les 
travaux,  et  l'on  s'occupa  d'abord  d'aménager  une 
chapelle  convenable.  Les  dames  de  la  ville  se  mirent 
à  préparer  le  linge  et  les  ornements.  C'était  une  fête 
pour  ces  âmes  fidèles  de  voir  l'Église  affirmer  une 


VIE    RELIGIEUSE  199 

fois  de  plus  sa  puissance  et  sa  fécondité  en  enfantant 
une  nouvelle  famille  religieuse. 

Toutefois,  au  milieu  de  cet  enthousiasme,  quel- 
ques-uns des  membres  de  l'association,  qui  avaient 
promis  de  s'enrôler,  se  prirent  à  hésiter  :  elles  re- 
doutaient de  suivre  la  fondatrice  jusqu'au  bout  de 
ses  desseins.  En  vain  celle-ci  essayait  de  rallier 
ses  troupes,  gourmandait  et  excitait  les  défaillantes. 
Leur  pusillanimité  faillit  abattre  son  propre  courage 
et  elle  eut  comme  un  moment  d'indécision  :  c'est  une 
si  grande  entreprise  qu'une  fondation  pareille  !  Adèle 
se  demandait  si  elle  avait  bien  mesuré  ses  forces. 
Elle  s'ouvrit  à  sa  mère  de  ses  inquiétudes.  Mme  de 
Trenquelléon  n'hésita  pas,  elle  reconnut  le  démon  à 
ses  ruses.  Le  projet  avait  été  mûri  longtemps,  il  était 
approuvé  par  l'autorité  et  par  des  personnes  éclairées  : 
il  fallait,  pensait- elle,  poursuivre  son  exécution.  Adèle 
ferma  les  yeux  et  s'abandonna  au  bon  plaisir  de  Dieu. 

Tout  était  prêt  cependant  à  Agen  ;  sur  l'avis  de 
1\L  Chaminade,  elle  s'y  transporta,  emmenant  avec 
elle  trois  compagnes;  une  autre  l'y  attendait  déjà. 
Quand  elles  se  trouvèrent,  le  25  mai  1816,  toutes  les 
cinq  dans  la  maison  qui  leur  était  destinée,  elles  se 
rendirent  à  la  chapelle  pour  y  remercier  Dieu  et  se 
livrèrent  ensuite  à  une  vive  allégTesse.  Le  jour  même, 
arriva  ^Mlle  de  Lamourous.  Elle  était  envoyée  par 
M.  Chaminade  pour  diriger  et  régler  les  premiers 
efforts  de  la  communauté  naissante  ;  et  sa  présence 
augmenta  la  joie.  Le  soir,  toutes  allèrent  se  présen- 
ter à  Mgr  Jacoupy  qui  les  bénit.  'Le  lendemain,  l'évé- 
que  vint  leur  rendre  la  visite  et  leur  dire  ses  espé- 
rances pour  l'institution  qui  s'inaugurait, 


200  CHAPITRE    IX 

Mlle  de  Lamourous  s'était  tout  aussitôt  mise  à 
l'œuvre  :  son  premier  soin  fut  d'éloigner  tout  esprit 
de  propriété,  et  d'apprendre  à  ces  nouvelles  servantes 
de  Marie  qu'elles  devaient  former  une  famille.  Nous 
savons  quels  étaient  le  don  de  parole,  la  grâce  exquise 
de  langage,  la  soudaineté  et  le  charme  d'esprit  que 
possédait  la  supérieure  de  la  Miséricorde  :  quelle  dut 
être  son  influence  dans  ce  petit  cénacle  !  Les  beaux 
jours,  les  saintes  ardeurs,  les  douces  consolations 
d'en-haut  ! 

Quelque  chose  en  transpirait  au  dehors,  et  bientôt 
plusieurs  postulantes  vinrent  grossir  le  petit  nombre 
de  privilégiées  qui  se  serraient  autour  de  celle  qu'on 
appelait  à  Bordeaux  la  Bonne  Mère.  On  s'occu- 
pait à  confectionner  les  costumes  religieux  que 
^I.  Chaminade  avait  indiqués,  car  il  avait  tout  prévu. 
Le  7  juin,  il  arriva  lui-même,  plein  d'espoir  et  de 
désirs.  Il  voulut  conférer  avec  chacune  des  postu- 
lantes et  s'assurer  de  leur  vocation.  Il  admira  les 
effets  de  la  grâce  dans  le  cœur  de  ces  jeunes  filles, 
et  convaincu  que  les  longues  années  de  leur  prépa- 
ration étaient  une  épreuve  suffisante,  il  résolut,  pour 
ce  qui  le  regardait,  de  ne  plus  différer  la  fondation 
proprement  dite,  mais  de  procéder  au  plus  tôt  à 
l'émission  des  premiers  vœux.  Dans  une  série  de 
conférences  générales  et  particulières,  il  expliqua  les 
constitutions  et  les  règlements,  s'ef forçant  de  péné- 
trer toutes  et  chacune  de  l'esprit  de  l'Institut.  De 
leur  côté,  Adèle  et  ses  compagnes  l'entouraient 
d'égards  :  son  visage  calme  et  serein,  sa  voix  douce 
et  pénétrante,  la  paix  qui  rayonnait  de  toute  sa  per- 
sonne, tout  en  lui  les  attirait,  leur  inspirait  confiance 


LA    CLÔTURE  201 

et  abandon.  La  petite  communauté  recueillait  donc 
avec  respect  ses  exhortations  paternelles,  et  se  pré- 
parait avec  ferveur  à  la  première  profession  dans 
une  retraite  prechée  par  le  fondateur.  Celui-ci  en 
avait  déjà  fixé  la  date,  ne  se  doutant  pas  qu'il  allait 
se  heurter  à  un  obstacle  pour  le  moment  insurmon- 
table: en  effet,  Mgr  Jacoupy  refusait  de  ratifier  cette 
décision,  qu'il  jugeait  prématurée. 

Au  cours  de  l'année,  il  avait  surgi  entre  Tévêque 
et  M.  Chaminade  un  différend  qui  demandait  à  être 
réglé  avant  toute  démarche  engageant  l'avenir.  La 
cause  en  était  que  M.  Chaminade  avait  introduit  la 
perpétuité  des  vœux  et  la  clôture  dans  le  plan  de 
la  nouvelle  société,  et  qu'il  y  tenait  essentiellement. 
L'évêque  d'Agen,  comme  l'archevêque  de  Bordeaux, 
avait  combattu  et  rejeté  cette  conception  dont  ils  ne 
saisissaient  point  l'à-propos.  C'est  que  des  deux 
côtés,  on  se  plaçait  à  des  points  de  vue  très  diffé- 
rents. Les  uns  voulaient  une  congrégation  locale, 
adonnée  à  l'enseignement  et  à  la  charité,  prête  à 
fournir  des  religieuses  pour  les  besoins  divers  des 
paroisses  ;  dès  lors  ils  repoussaient  les  vœux  perpé- 
tuels, parce  que,  selon  une  idée  alors  générale,  ces 
vœux  entraînaient  avec  eux  la  clôture.  Or,  la  clô- 
ture étant  incompatible  avec  les  œuvres  projetées,  la 
perpétuité  des  vœ'ux  devait  être  sacrifiée  du  même 
coup.  M.  Chaminade,  lui,  ne  refusait  pas  absolument 
les  services  que  les  évoques  paraissaient  attendre  de 
ses  filles  ;  mais  il  estimait  qu'un  Ordre  destiné, 
comme  il  le  pensait  bien,  à  des  œuvres  très  diverses 
et  à  une  très  large  diffusion  exigeait  la  garantie  de 
la  stabilité,  et  que,  du  reste,  la  donation  complète  de 


202  CHAPITRE    IX 

soi  par  la  profession  perpétuelle  était  seule  constitu- 
tive d'un  état  de  vie  et  d'un  établissement  définitif 
dans  la  pratique  des  conseils  évangéliques.  Pour  réa- 
liser cette  perpétuité  des  vœux  sans  la  conséquence  de 
la  clôture  stricte  des  anciens  ordres,  il  avait  adopté 
la  solution  suivante  :  ses  Filles  émettraient  un  vœu 
spécial  de  clôture,  aux  termes  duquel  les  supérieurs 
pourraient  permettre  aux  religieuses  de  sortir  momen- 
tanément du  cloître  en  compagnie  d'une  autre  sœur, 
chaque  fois  que  de  graves  intérêts  le  commanderaient. 
Dès  son  arrivée  à  Agen,  Mlle  de  Trenquelléon 
avait  été  informée  par  Mgr  Jacoupy  de  cette  sérieuse 
difficulté,  et  elle  en  avait  de  suite  écrit  à  M.  Chami- 
nade  qui,  pour  la  rassurer  et  fixer  ses  idées,  lui  avait 
adressé  la  réponse  suivante:  «  Vous  me  parlez  de 
vœux  annuels  par  opposition  aux  vœux  perpétuels.  0 
ma  chère  enfant,  qu'est-ce  que  le  mariage  dans  l'or- 
dre de  la  nature  ?  ne  fait-il  pas  contracter  un  lien  in- 
dissoluble ?  et  cependant  il  n'est  qu'une  figure  de 
cette  union  spéciale  que  contractent  avec  le  divin 
Époux  ceux  et  celles  qui  se  consacrent  à  Jésus -Christ 
par  la  profession  religieuse.  Je  n'ai  jamais  compris 
que  vous  et  vos  chères  compagnes  ne  voulussiez  être 
religieuses  qu'à  demi  :  et  en  effet,  le  sentiment  que 
le  Saint-Esprit  a  mis  dans  vos  cœurs,  est  bien  diffé- 
rent. Bientôt  je  vous  expliquerai  ces  belles  choses, 
avec  la  grâce  de  Dieu...  La  clôture  est  une  consé- 
quence de  la  perpétuité  des  vœux.  Mais  ne  vous  fa- 
tiguez pas  la  tête  ;  laissez  agir  vos  cœurs  :  tout 
s'arrangera  pour  le  mieux,  et  Jésus-Christ,  qui  veut 
vous  posséder  toutes  en  entier,  ne  permettra  pas  que 
ses  ministres   se  méprennent.  » 


LA    CLÔTURE  203 

Quand  le  fondateur  s'était  rendu  à  Agen,  il  avait 
conféré  avec  Mgr  Jacoupy  pour  l'amener  à  son  idée, 
mais  sans  y  réussir.  L'évêque  avait  exigé,  du  moment 
que  l'on  adoptait  des  vœux  perpétuels,  que  la  prise 
d'habit  et  toute  cérémonie  de  profession  fussent  dif- 
férées et  que  les  postulantes  fussent  éprouvées  plus 
longtemps. 

M.  Ghaminade  n'était  pas  homme  à  abandonner  à 
la  légère  un  plan  sérieusement  mûri.  Autant  il  était 
lent  à  se  décider,  autant  il  montrait  de  persévérance 
et  de  ténacité  dans  l'exécution  d'une  décision  prise.  Il 
s'efforça  donc  d'adoucir  la  déception  et  la  peine  que 
ce  retard  infligeait  aux  aspirantes,  et  il  se  prépara 
à  repartir  pour  Bordeaux  avec  ^Ille  de  Lamourous  ; 
tous  deux  y  étaient  réclamés  par  leurs  œuvres  res- 
pectives. La  petite  communauté  recueillit  avidement 
les  derniers  enseignements  de  celui  qu'elle  commençait 
à  nommer  son  Bon  Père  et  qui  désormais  devait 
être  le  guide  de  ses  progrès. 

Avant  de  quitter  Agen,  il  lui  restait  à  organiser  le 
gouvernement  de  TœuAa^e  naissante  et  à  lui  désigner 
une  supérieure.  Dès  avant  la  fondation,  Adèle  avait 
supplié  M.  Ghaminade  de  choisir  quelque  âme  capable 
de  lui  communiquer  à  elle-même  et  à  ses  compagnes 
le  véritable  esprit  religieux.  Il  s'était  réservé  de  voir 
sur  place  :  il  délibéra  donc  avec  Mlle  de  Lamou- 
rous sur  ce  point  de  conséquence.  La  Bonne  Mère 
hésitait  devant  la  jeunesse  et  la  vivacité  de  Mlle  de 
Trenquelléon  ;  voulant  l'éprouver,  elle  lui  manifesta 
ses  perplexités  :  «  Vous  êtes  trop  vive,  lui  dit-elle,  trop 
empressée,  vous  ne  seriez  pas  capable  de  gouverner, 
vous  gâteriez  tout.  »  Et,  lui  désignant  une  de  ses  as- 


204  CHAPITRE    IX 

sociées  que  l'opposition  de  la  famille  empêchait  encore 
de  se  réunir  aux  aspirantes,  elle  ajoutait  :  «  Je  ne 
vois  qu'elle  qui  soit  capable  d'être  supérieure  :  il  faut 
faire  une  neuvaine  pour  que  ses  parents  se  décident 
à  la  laisser  entrer.  »  Mlle  de  Trenquelléon  fit  la  neu- 
vaine de  tout  cœur  :  c'était  bien  sincèrement  qu'elle 
avait  peur  de  la  supériorité  ;  et  elle  se  réjouissait  d'en 
voir  le  fardeau  éloigné  tout  à  fait  de  ses  épaules, 
lorsque,  débarrassée  des  obstacles  qui  la  retenaient, 
son  amie  put  rejoindre  les  aspirantes. 

Mais  Mlle  de  Lamourous  avait  apprécié  l'humilité 
d'Adèle,  et,  persuadée  qu'elle  saurait  dominer  les  dé- 
fauts de  son  caractère,  elle  engagea  M.  Chaminade  à 
l'établir  comme  supérieure.  Tel  fut  le  sentiment  du  fon- 
dateur qui  procéda  à  l'installation.  En  même  temps  il 
confirma  le  nom  de  Mère  Marie  de  la  Conception 
qu'avait  choisi  Adèle,  dès  qu'il  avait  été  question  de 
fonder  une  congrégation  religieuse.  Enfin  il  ratifia 
la  désignation  de  la  communauté  qui  s'intitula  :  Ins- 
titut des  Filles  de  Marie. 


CHAPITRE  X 

Affermissement  de  l'Institut  des  Filles  de  Marie 
(1816-1820).  —  La  règle  et  l'esprit.  —  Les 
épreuves.  —  Première  fondation.  —  Le  tiers- 
ordre  séculier. 


Les  débuts  des  Ordres  religieux  ressemblent  à  l'au- 
rore d'un  beau  jour  ou  encore  au  printemps,  ce  riant 
avant-coureur  des  autres  saisons  ;  c'est  comme  l'en- 
fance de  ces  êtres  collectifs  ;  et  l'on  ne  réussit  guère 
à  en  retracer  la  paix,  les  charmes  et  les  espérances. 
Dieu  se  plaît  à  entourer  ces  commencements  d'une 
bonté,  d'une  douceur  particulières;  il  s'y  montre  pré- 
sent d'une  façon  plus  sensible  et  avec  plus  d'intimité, 
car  il  veut  en  obtenir  ces  prémices  dont  il  se  dit 
jaloux  dans  les  Livres  saints. 

Pour  les  Filles  de  Marie,  il  en  advint  de  même.  La 
Providence,  en  vue  de  constituer  leur  première  com- 
munauté, réunit  autour  de  la  fondatrice  un  groupe 
d'âmes   qui   étaient  vraiment  de  choix   et  qui,   avec 


206  CHAPITRE   X 

leurs  qualités  et  leurs  vertus  diverses,  formaient  à 
celle-ci  une  splendide  couronne.  Assurément  le  détail 
des  origines  de  l'Institut  pourrait  fournir  le  sujet  d'un 
tableau  fort  intéressant,  si  l'on  avait  le  loisir  d'en  des- 
siner tous  les  traits,  d'en  retracer  tous  les  épisodes. 
Du  moins  faut-il  essayer  ici  d'en  donner  une  ébauche, 

En  quittant  Agen,  jNI.  Chaminade  avait  laissé  cette 
consigne  à  sa  petite  famille  du  Refuge  :  «  Puisque 
c'est  la  volonté  de  votre  évêque,  disposez  votre  exis- 
tence présente  de  manière  à  en  faire  un  véritable 
noviciat.  »  Et,  fidèles  à  cette  recommandation  qui 
répondait  si  bien  à  leur  ferveur  généreuse,  les  sœurs 
s'exerçaient,  dans  le  silence,  la  prière  et  l'abnégation, 
aux  âpres  devoirs  de  leur  saint  état.  Néanmoins  le 
fondateur  n'avait  nullement  entendu  leur  imposer 
l'abandon  de  toute  œuvre  extérieure  de  zèle.  Pendant 
son  séjour,  il  avait  tenu  à  régler  lui-même  le  fonction- 
nement de  la  Congrégation,  et  il  l'avait  organisée  sur 
le  type  déjà  expérimenté  à  Bordeaux.  Ainsi  les  réu- 
nions avaient  reçu  un  élan  nouveau;  en  peu  de 
temps,  l'association  des  dames  et  des  jeunes  filles 
s'était  accrue  d'une  soixantaine  de  memlDres,  prove- 
nant de  la  seule  ville  d'Agen. 

Les  religieuses  prirent  donc  en  main  la  direction 
de  cette  section  féminine  ;  leur  chapelle  devint  le  lieu 
ordinaire  des  assemblées  de  piété,  et  tous  les  services 
annexes  se  contralisèrent  au  couvent.  Dès  longtemps 
plusieurs  des  sœurs  s'étaient  initiées  à  ce  ministère 
spécial,  surtout  la  fondatrice,  pour  qui,  à  vrai  dire, 
il  n'avait  plus  de  secret.  Aussi,  très  vite  leur  habileté 
fit  sensation,  et  leur  bonne  renommée  commença  à 
sortir  dans  le  public. 


OEUVRES    DE    ZELE  207 

En  novembre  1816,  sur  les  instances  réitérées  de 
la  population,  et  sur  le  désir  exprès  de  Mgr  Jacoupy, 
elles  durent  solliciter  de  M.  Chaminade  l'autorisation 
d'établir  une  école  gratuite.  Enfin  une  réunion  de 
femmes  compléta,  pour  la  classe  populaire,  l'œuvre  de 
la  Congrégation. 

Dieu  bénissait  visiblement  la  fondation,  non  seu- 
lement par  la  réussite  de  ces  diverses  entreprises, 
mais  encore  par  les  vocations  qu'il  lui  suscitait.  Dans 
l'automne  de  1816,  coup  sur  coup,  des  sujets  d'élite 
se  présentèrent  :  plusieurs  venaient  de  Bordeaux, 
envoyés  par  celui  qu'on  se  plaisait  à  appeler  le  Bon 
Père  ;  d'autres  étaient  d'anciennes  et  fidèles  amies 
de  la  ]\lère  Marie  de  la  Conception,  impatientes  de  la 
rejoindre  et  arrivées  à  se  dégager  enfin  des  liens  de 
leur  famille. 

Et  pourtant,  à  cette  date,  le  principal,  le  seul 
obstacle  à  son  développement  ultérieur  n'était  pas 
encore  définitivement  levé  :  il  manquait  toujours  la 
permission  épiscopale  d'aller  de  l'avant,  de  prononcer 
des  vœux.  Du  côté  des  aspirantes,  la  résignation 
était  parfaite  ;  la  confiance  dans  l'avenir  de  l'Institut 
remplissait  leurs  âmes.  Ces  sentiments  étaient  entre- 
tenus par  les  lettres  très  fréquentes  de  M.  Chaminade, 
lequel,  d'autre  part,  ne  manquait  pas  d'agir  discrète- 
ment auprès  de  Mgr  Jacoupy.  Le  bon  évêque  ne  pouvait 
s'empêcher  d'admirer  les  fruits  merveilleux  que  déjà 
produisait  le  zèle  de  Mère  Marie  de  la  Conception  et 
de  ses  compagnes,  et  il  devait  confesser  que  par  là 
l'Esprit  de  Dieu  se  manifestait  visiblement;  aussi, 
de  jour  en  jour,  il  inclinait  à  céder,  et  il  profita  de 
la  fête  de  Noël    de   1816    pour  faire  une    première 


208  CHAPITRE    X 

concession.  A  la  fin  d'une  petite  retraite  préparatoire 
à  cette  solennité,  il  accorda  aux  sœurs  la  faculté  de 
revêtir,  mais  pour  ce  jour-là  seulement,  les  habits 
religieux  qu'elles  s'étaient  confectionnés.  Délicieux 
instants,  où,  après  six  mois  d'attente,  il  leur  fut 
donné  de  déposer  les  livrées  du  siècle  et  de  prendre 
ce  vêtement  qui,  à  lui  seul,  exprimait  leur  ferme  propos 
de  n'appartenir  qu'à  Jésus  et  à  Marie  !  Le  costume 
était  simple,  austère  et  de  bon  goût  :  noir  dans  son 
ensemble,  et  relevé  par  une  ceinture  de  laine  blanche 
et  par  un  manteau  de  chœur  également  blanc,  dont  la 
couleur  devait  rappeler  la  consécration  à  Marie. 

Mais,  l'habit  religieux  une  fois  pris,  comment  le 
quitter  de  suite  ?  L'évêque  comprit  que  c'était  exiger 
l'impossible,  et  il  fit  dire  que  désormais  les  sœurs 
pouvaient  garder  leur  sainte  livrée.  Ce  leur  fut  un 
doux  encouragement,  et  à  leurs  premières  entreprises 
elles  adjoignirent  bientôt  des  œuvres  nouvelles,  celle 
des  premières  communions  tardives,  puis  celle  des 
retraites  pour  les  personnes  du  monde  et  celle  des 
pauvres  mendiantes. 

Tant  de  bien  réalisé  plaidait  puissamment  en  leur 
faveur,  et  plus  encore  le  spectacle  de  leurs  vertus 
précoces.  A  l'occasion  d'une  visite  que  M.  Ghaminade 
fit  à  ses  filles  en  juillet  1817,  le  pasteur  du  diocèse 
permit  enfin  qu'on  procédât  à  la  cérémonie  de  pro- 
fession. La  clôture  de  la  retraite  qui  devait  prépa- 
rer les  sœurs  à  ce  grand  acte,  eut  lieu  le  25  juillet; 
et  la  chute  de  ce  jour  amena  l'heure  impatiemment 
désirée  qui  allait  donner  pour  toujours  au  Seigneur 
ces  cœurs  décidés  à  l'aimer  et  à  le  servir  lui  seul, 
sous  les  auspices  de  la  Vierge  Immaculée.  Après  la 


LA    RE<iLE  209 

fondatrice,  huit  de  ses  sœurs  jurèrent  successivement 
fidélité  au  divin  Maître  ;  deux,  plus  récemment  entrées, 
ne  furent  admises  qu'à  des  vœux  temporaires.  Le 
dimanche  suivant,  ^I.  Chaminade  donna  le  saint  hahit 
à  plusieurs  novices.  La  fondation  des  Filles  de  ^larie 
se  trouvait  par  là  définitivement  consommée. 


L'autorisation  d'émettre  la  profession  des  vœux 
perpétuels  était,  de  la  part  de  Mgr  Jacoupy,  une 
implicite  approbation  de  l'Institut  naissant  et  des 
Constitutions  que  ^l.  Chaminade  avait  rédigées,  dès 
la  fin  de  1815,  pour  lui  servir  de  code.  Ces  règles 
n'avaient  pas  encore  pris  leur  forme  dernière  ;  déjà 
cependant  elles  traçaient  les  lignes  principales  de  la 
vie  que  le  fondateur  pensait  introduire  dans  la  com- 
munauté. Pour  les  composer,  il  n'avait  eu  qu'à  utiliser 
les  études  qu'il  avait  poursuivies,  des  années  durant, 
sur  l'état  religieux,  et  aussi  l'expérience  qu'il  avait 
acquise  au  contact  des  Ordres  anciens  etnom^eaux; 
surtout  il  les  avait  méditées  et  mûries  dans  de  pieux 
colloques  avec  le  Dieu  de  qui  procèdent  les  saintes 
lumières.  Aussi  ces  Règles  sont-elles  une  œuvre  de 
haute  sagesse,  tout  empreinte  de  l'esprit  divin. 

En  assignant  à  l'Institut  la  double  fin  de  tendre  à 
la  perfection  par  la  pratique  des  conseils  évangéliques 
et  d'attirer  dans  les  voies  du  salut  les  personnes  du 
monde,  et  cela  à  l'imitation  de  la  sainte  Vierge,  les 
Règles  ajoutent  qu'on  attache  l'importance  d'un  objet 
essentiel  aux  précautions  et  réserves  destinées  à  pro- 
ie 


210  ClIAPITRE    X 

téger  les  sœurs  contre  la  contagion  du  monde.  Chaque 
jour,  une  heure  d'oraison  mentale  est  prescrite,  avec 
l'examen  particulier  et  la  lecture  spirituelle.  Point  de 
long  office  à  chanter  ou  à  psalmodier  au  chœur;  le 
petit  office  du  saint  Cœur  de  Marie,  récité  par  les 
congréganistes,  demeure  celui  de  la  communauté. 
Enfin  point  de  mortifications  extraordinaires,  le  jeûne 
seulement  chaque  vendredi  et  quelques  jours  d'absti- 
nence dans  l'année;  mais  un  silence  strict  en  dehors 
des  récréations,  une  pauvreté  rigoureuse,  que  le  fon- 
dateur avait  d'autant  plus  à  cœur  qu'à  son  avis, 
l'absence  de  cette  vertu  avait  précipité  la  décadence 
de  la  plupart  des  couA^ents  au  siècle  précédent. 

Les  vœux  avaient  pour  objet,  outre  la  pauvreté,  la 
chasteté  et  l'obéissance  usitées  communément,  la  clô- 
ture et  l'enseignement.  A  ce  dernier  engagement  était 
attaché  le  même  sens  qu'au  vœu  de  zèle  chez  les  con- 
gréganistes vivant  en  religieux  dans  le  monde.  Les 
sœurs  appliquées  aux  travaux  d'intérieur,  au  matériel 
de  la  maison,  dites  sœurs  compagnes,  ne  pronon- 
çaient que  les  trois  vœux  ordinaires  de  religion  ;  les 
deux  autres  étaient  propres  aux  Mères  ou  religieuses 
de  chœur.  La  durée  du  noviciat  pour  celles-ci  était 
fixée  à  deux  années. 

Pour  le  gouvernement,  il  était  confié  à  une  Supé- 
rieure qui  devait  être  soumise  à  la  réélection  tous 
les  trois  ans,  à  l'exception  de  la  fondatrice  qui  était 
supérieure  à  YÎe.  Les  charges  principales  se  trouvaient 
partagées  entre  trois  offices,  désignés  sous  les  noms 
d'offices  de  zèle,  à' instriicllon  et  de  travail,  qui 
pouvaient  et  devaient  être  l'objet  de  responsabilités 
distinctes,  bien  que  toujours  placés  sous  la  direction 


LA    RÈGLE  211 

générale  de  la  supérieure.  A  l'office  de  zèle  se  ratta- 
chaient les  exercices  spirituels,  l'observation  de  la 
Règle,  la  clôture,  l'œuvre  des  retraites,  les  congréga- 
tions, les  premières  communions  tardives.  De  l'office 
d'instruction  relevaient  les  études  religieuses  ou  pro- 
fanes, les  méthodes  d'enseignement,  la  formation  et 
la  direction  des  diverses  maîtresses.  L'office  de  tra- 
vail centralisait  le  soin  des  ouvroirs  ou  ateliers,  de 
l'économie  domestique  et  de  l'administration  tempo- 
relle. Disons-le  dès  maintenant,  cette  répartition, 
analogue  à  la  division  du  travail  qu'admettent  les 
Etats  modernes  sous  le  nom  de  ministères,  passera 
de  l'Institut  des  Filles  de  ^larie  à  la  Société  de  Marie 
et  demeurera  l'un  des  traits  caractéristiques  du  gou- 
vernement dans  les  fondations  de  M.  Chaminade. 

Telles  étaient,  dans  leurs  grandes  lignes,  les  Cons- 
titutions destinées  aux  nouvelles  religieuses.  A  la 
vérité,  elles  ne  leur  commandaient  point  ces  offices 
choraux  de  jour  et  de  nuit,  ces  grandes  austérités  des 
anciens  Ordres  contemplatifs,  que  supportent  plus 
malaisément  les  santés  affaiblies  de  notre  temps  et 
qui  ne  s'accommodent  guère  avec  la  fatigue  des 
œuvres  de  zèle.  Mais  de  l'abnégation  intérieure  et  du 
renoncement  à  la  volonté  propre,  comme  des  sacrifices 
inhérents  à  la  vie  en  commun,  elles  tiraient,  pour  les 
sœurs,  une  compensation  fort  méritoire  et  un  moyen 
assuré  de  perfection. 

Aussi  bien  M.  Chaminade  n'entendait  point  qu^au 
couvent  l'on  s'en  tînt  étroitement  aux  formules  tex- 
tuelles des  règlements:  à  ses  yeux,  ce  n'était  là  que 
l'écorce  de  la  vraie  vie  religieuse.  De  concert  avec  la 
jeune  Supérieure,  il  insistait  fortement  sur  l'esprit  qui 


212  CHAPITRE   X 

devait  diriger  dans  l'application   des  Constitutions. 
L'esprit,  c'est,  en  effet,  le  principe  qui  vivifie  la  com- 
munauté ;  c'est  l'idéal  qu'a  primitivement  contemplé 
le  fondateur,  cette   image  qu'il  a  conçue   et   arrêtée 
dans  son  intelligence  pour  la  faire  réaliser   ensuite 
par  une  élite  capable  de  la  saisir,  de  l'aimer,  de  s'en- 
thousiasmer pour  sa  noblesse  et  sa  beauté   féconde. 
Dès  lors,  il  est  capital  que  tous  les  membres,  surtout 
au  début,  soient  animés  de  l'esprit  qui  leur  est  propre. 
Voilà  pourquoi   M.  Chaminade  s'attachait  si  énergi- 
qaement  à  pénétrer  ses  premières  filles  de  sa  pensée 
intime  et  à  les  identifier,  pour  ainsi  dire,  avec  son  idéal. 
Comme  il  les  entretenait  un  jour  de  la  perfection 
religieuse,  il  leur  recommandait  de  ne  pas  viser  ce  but 
d'une  façon  quelconque.  «  Quels  moyens  avons-nous, 
leur  disait-il,  pour  acquérir  cette  belle   perfection? 
Ceux  que  nous  offre  l'Institut  ;  et  si  nous  prétendions 
les  chercher  ailleurs,   nous   serions  dans   l'illusion, 
nous  nous  fatiguerions  en  vain  ;  il  semblerait  que  nous 
ferions    beaucoup  de   chemin  ,   mais  tout  ce   travail 
n'aboutirait  à  rien,  parce  que  nous  ne  le  ferions  pas 
dans  l'ordre.  »  Quand  il  se  trouvait  séparé  d'elles, 
chacune  de  ses  lettres  leur  apportait  les   mêmes  re- 
commandations :  «  Pénétrez-vous  de  plus  en  plus  de 
l'esprit  de  notre  Institut,  soit  en  l'étudiant. ..,  soit  en 
le  méditant  »,  leur  écrivait-il  le  20  juillet  1816,  et  le 
30  septembre  suivant,  il  leur  disait  encore  :  «  Prenez 
toutes  avec  moi  la  résolution  de  ne  laisser  entrer  dans 
l'Institut,  en  quelle   qualité  que  ce  soit,  que  des  su- 
jets qui  aient  réellement  l'esprit  de  l'Institut.  »  «  Il 
faut  former  ses   habitudes  sur  ces  Règles,  sans  en 
vouloir  chercher  d'autres,  mande-t-il  à  la  Mère  supé- 


L  ESPRIT  213 

Heure  le  14  janvier  1817.  L'Institut,  tout  l'Institut, 
et  nous  avons  assez  de  besogne.  Prenez  bien  soin  que 
cet  esprit  soit  celui  de  toutes  vos  Filles  en  Jésus  et 
Marie.  » 

De  quels  traits  compose-t-il  ce  sceau  spécial  dont 
il  veut  que  les  religieuses  portent  intimement  la 
marque  ?  Celui  qu'il  indique  d'abord,  c'est  V esprit 
intérieur  qui,  retirant  l'âme  des  bruits  ou  des  solli- 
citudes absorbantes  du  dehors,  la  tient  recueillie  dans 
une  vivante  et  consciente  union  avec  Dieu  ;  sous  son 
influence,  les  vues  de  la  foi  inspirent  tous  les  actes 
que  l'on  pose  ,  et  à  la  base  de  chaque  vertu  chré- 
tienne ou  religieuse  il  a  soin  de  placer  un  motif  sur- 
naturel nettement  perçu.  C'est  lui  qui  est  le  principe 
vital;  ôtez-le,  il  n'y  a  plus  de  sève.  Aussi  M.  Chami- 
nade  disait-il  volontiers  ce  mot  :  «  Un  religieux  qui 
n'est  pas  spirituel  est  une  chimère  et  un  fantôme.  » 
Les  exercices  de  piété,  les  retraites,  les  multiples 
industries  employées  pour  favoriser  le  recueillement, 
les  barrières  élevées  par  la  clôture  pour  défendre 
contre  l'envahissement  de  la  contagion  du  monde,  voilà 
autant  de  pratiques  auxquelles  astreint  l'observance 
en  vue  de  sauvegarder  l'esprit  intérieur. 

L'Institut  se  distingue  par  un  second  trait  qui 
trouve  sa  raison  d'être  dans  le  but  poursuivi  :  la 
multiplication  des  chrétiennes.  De  par  les  intentions 
formelles  de  leur  fondateur,  les  Filles  de  Marie 
devaient  prendre  pour  leur  partage  ce  ministère  de 
dévouement  auquel  les  liait  leur  vœu  explicite  d'ensei- 
gnement, et  qui  nécessitait  dans  leur  cœur  une  dis- 
position marquée  au  zèle  surnaturel.  Ecoutons  là- 
dessus  M.   Chaminade  exprimant   sa  pensée  dès  le 


2U  CHAPITRE    X 

3  octobre  1815  à  Adèle  de  Trenquelléon.  «  Ce  qui  doit 
vous  distinguer  des  autres  Ordres,  c'est  le  zèle  pour 
le  salut  des  âmes.  Il  faut  faire  connaître  les  prin- 
cipes de  la  religion  et  de  la  vertu,  il  faut  multiplier 
les  chrétiennes...  Vous  aurez  à  instruire  de  la  reli- 
gion, à  former  à  la  vertu  les  jeunes  personnes  de  tous 
états  et  de  toutes  conditions,  à  en  faire  de  vraies  con- 
gréganistes,  à  tenir  des  assemblées  soit  générales, 
soit  de  division,  soit  de  fraction.  Vous  aurez  à  faire 
de  petites  retraites  aux  jeunes  personnes,  à  les 
diriger  dans  le  choix  d'un  état  de  vie,  etc.  Votre  com- 
munauté sera  toute  composée  de  religieuses  mission- 
naires. C'est  d'après  ces  vues  que  nous  devons  distin- 
guer les  sujets  propres  à  cet  état...  Voyez  dès  à  pré- 
sent quelle  préparation  vous  devez  apporter  à  un  état 
si  saint,  qui  doit  vous  faire  participer  à  l'esprit  apos- 
tolique. » 

Est-ce  à  dire  que  l'Institut  de  INIarie  revendiquait 
comme  un  monopole  l'esprit  intérieur  et  celui  d'apos- 
tolat ?  Pas  le  moins  du  monde  ;  et  ce  n'est  pas  là  que 
M.  Chaminade  plaçait  la  ligne  de  démarcation  entre 
ses  fondations  et  les  institutions  antérieures.  Que 
d'autres  Ordres  aient  en  leur  faveur  l'éclat  de  leurs 
œuvres,  l'héroïsme  de  leurs  vertus,  son  humilité 
n'avait  pas  de  peine  à  s'y  résigner  ;  mais  ce  en  quoi 
il  voulait  que  ses  enfants  ne  consentissent  pas  à  se 
laisser  devancer,  c'est  la  piété  filiale  envers  Marie.  En 
septembre  1815,  il  prévient  Mlle  de  Trenquelléon  que 
le  futur  Institut  fera  profession  d'une  «  entière  con- 
sécration à  ]\Iarie  ».  Un  mois  après,  il  revient  avec 
elle  sur  cette  pensée  :  «  Marie,  écrit-il,  doit  être  votre 
modèle,   comme  votre  patix)nne.   »  Dans  une  lettre 


L ESPRIT  215 

qu'il  adresse  à  la  Supérieure  d'Agen  le  20  juillet 
1816,  il  fait  la  même  déclaration  :  «  Je  n'ai  pas  besoin 
de  vous  avertir,  dit-il,  que  le  saint  nom  de  Marie 
doit  se  trouver  comme  naturellement  partout.  Que 
vous  priiez  seule  ou  en  commun,  que  vous  exhortiez, 
que  vous  instruisiez,  que  vous  réunissiez  les  congré- 
ganistes,  etc.,  il  faut  que  rien  ne  vous  plaise...  si  le 
saint  nom  de  Marie  n'y  intervient.  »  Voilà  pourquoi, 
sans  parler  des  pratiques  que  la  Règle  fixe  en  l'hon- 
neur de  la  sainte  Vierge,  il  est  entendu  que  la  vie 
entière  des  Filles  de  Marie  est  un  acte  continuel  de 
dépendance  envers  cette  Mère  Immaculée,  qu'elles 
doivent  agir  en  tout  sous  son  regard  et  sous  son 
inspiration.  Pour  elles,  disent  les  Constitutions, 
«  imiter  Marie,  c'est  le  moyen  le  plus  sur,  le  plus 
prompt  et  le  plus  facile  d'imiter  Jésus-Christ  ». 

Amour  de  la  vie  intérieure,  zèle  apostolique, 
esprit  mariai,  ces  trois  traits  constituent  la  physiono- 
mie propre  de  T Institut.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  ac- 
tive, ^I.  Chaminade  ne  négligea  aucune  occasion 
de  l'accentuer  de  son  mieux.  Entretiens  individuels, 
conférences,  lettres,  écrits,  tout  s'orientait  dans  cette 
direction.  Quand,  en  1838,  il  présenta  au  Pape  Gré- 
goire XVI  les  Constitutions,  il  y  avait,  dès  les  pre- 
mière lignes,  inscrit  ce  grave  avertissement  qui  résume 
toute  son  ambition  de  fondateur  :  «  C'est  ici  le  lieu 
où  Von  travaille  à  devenir  sainte,  doit-on  se  dire 
devant  la  porte  du  couvent;  et  c[ue  celle  qui  veut  se 
contenter  d'une  vertu  médiocre,  n'en  franchisse  pas 
le  seuil  :  elle  ne  prendrait  le  beau  titre  de  Fille  de 
Marie  que  pour  s'attirer  ce  reproche  de  son  auguste 
mère  et  patronne  :   Vous  me  déshonorez.  » 


216  CHAPITRE   X 


Le  temps  du  noviciat,  qui  avait  eu  son  couronnement 
dans  l'émission  des  vœux,  avait  été,  pour  ainsi  dire, 
une  longue  fête;  mais  les  grâces  inséparables  de  la 
fondation,  les  consolations  qu'avaient  procurées  les 
premières  œuvres  de  zèle,  enfin  l'assurance  de  mar- 
cher dans  les  voies  de  Dieu,  tout  cela  réclamait  en 
quelque  façon  un  contrepoids  de  peines  et  de  priva- 
tions ;  pour  les  existences  d'apôtre,  c'est  une  loi 
rarement  suspendue  par  Dieu.  Aussi,  l'année  1818 
finissait  à  peine  que  les  sujets  de  contrariété  et 
d'affliction  s'accumulaient  sur  la  petite  communauté. 

Ce  fut  d'abord  la  maladie  qui  envahit  le  couvent 
et  s'y  installa  comme  à  demeure  :  deux  des  sœurs 
parmi  les  plus  jeunes  tombèrent  bientôt  victimes  ; 
d'autres  étaient  menacées  du  même  sort,  et  leur  état 
inspirait  de  vives  inquiétudes.  A  quelles  causes  attri- 
buer cette  calamité  ?  Incontestablement  la  vie  enfer- 
mée du  cloître,  des  fatigues  excessives,  les  rigueurs 
d'une  règle  interprétée  strictement,  sans  parler  des 
pénitences  volontaires  qu'une  ferveur  peu  prudente 
y  surajoutait,  tout  cela  réuni  ne  constituait  que  trop 
de  circonstances  favorables  au  développement  de  la 
maladie.  ^I.  Chaminade  qui  de  loin  pressentait  toutes 
ces  influences,  insistait  auprès  de  la  Supérieure  pour 
qu'elle  s'appliquât  à  modérer  les  ardeurs  indiscrètes. 
Il  lui  prescrivait,  en  cas  de  doute,  de  toujours  pen- 
cher du  côté  de  l'indulgence  ;  mais  il  n'était  pas  sur 
place  pour  voir  et  pour  réprimer  tous  les  pieux 
excès  auxquels  on  se  laissait  entraîner.   Au  surplus. 


ÉPREUVES  217 

il  faut  bien  reconnaître  que,  dans  la  persistance  de 
ces  maux,  le  local  du  couvent  intervenait  pour  une 
large  part;  pris  en  lui-même,  il  semblait  jouir  d'excel- 
lentes conditions  au  point  de  vue  de  l'hygiène  ;  mais 
dans  le  voisinage  un  égout  mal  établi  répandait  ses 
miasmes  et  viciait  l'air  aux  alentours.  Aussi,  lors  de 
sa  visite  annuelle  en  1819,  le  fondateur  ne  tarda  pas 
à  reconnaître  qu'à  tout  prix  on  devait  s'installer  ail- 
leurs et  il  donna  des  ordres  pour  qu'on  se  mît  en 
quête  d'un  nouveau  logement. 

Ce  n'est  pas  tout  :  la  pauvreté  commençait  à  faire 
sentir  ses  rigueurs  même  au  réfectoire.  Les  œuvres 
de  zèle  qu'on  avait  entreprises  n'étaient  guère  pro- 
ductives pour  aider  à  l'entretien  matériel,  et  les 
faibles  ressources  de  ^lère  Marie  de  la  Conception 
faisaient  à  peine  vivre  la  petite  communauté.  Et  c'est 
justement  à  cette  heure  critique  que,  pour  changer 
de  résidence,  on  devait  assumer  de  nouvelles  charges 
pécuniaires. 

Comme  si  l'épreuve  n'eût  pas  encore  été  suffi- 
sante, alors  que,  pour  le  reste  des  sœurs,  la  situation 
sanitaire  commençait  à  s'améliorer,  la  Supérieure 
elle-même  tomba  malade.  Bientôt  son  état  excita  de 
vraies  alarmes,  et  M.  Chaminade  dut  intervenir  pour 
lui  défendre  tout  à  fait  la  parole  publique.  Grâce  à 
des  soins  éclairés  et  dévoués,  un  retour  de  forces  et 
de  santé  s'annonça  enfin;  mais  la  constitution  de  la 
pauvre  ^lère,  très  affaiblie  par  tant  de  souffrances 
physiques  et  morales,  fut  dès  lors  ébranlée  ;  et  de  ce 
temps,  peut-on  croire,  date  l'origine  du  mal  qui  de- 
vait l'emporter  à  la  fleur  de  l'âge. 

Amsi  qu'on  l'a  dit  avec  beaucoup   de  vérité,  les 


218  CHAPITRE    X 

bénédictions  germent  sur  les  épreuves  comme  des 
fleurs  sur  les  buissons  d'épines.  Les  Filles  de  Marie 
le  constatèrent  une  fois  de  plus.  Après  bien  des  né- 
gociations, il  y  eut  moyen,  vers  la  fin  de  décembre, 
d'acquérir  un  immeuble  qui  pût  recevoir  les  sœurs  : 
c'était  l'ancien  couvent  des  Augustins,  vaste  et  en- 
cadré dans  un  assez  beau  jardin  Les  aménagements 
indispensables  demandèrent  plusieurs  mois  d'attente  ; 
enfin  le  6  septembre  1820,  M.  Chaminade  présida 
lui-même  à  la  translation  de  ses  Filles  et  les  ins- 
talla de  son  mieux.  De  nouvelles  postulantes,  que 
les  misères  récentes  avaient  empêchées  d'entrer,  se 
présentèrent  aussitôt  ;  leur  valeur  n'était  pas  infé- 
rieure à  leur  nombre,  et  l'espérance  se  ranima  dans 
les  cœurs. 

Il  le  fallait  bien  :  car  M.  Chaminade  venait  de 
prendre  une  détermination  qui  réclamait  du  courage 
et  de  la  confiance  de  la  part  de  tous.  Déjà  plusieurs 
demandes  lui  étaient  parvenues  pour  obtenir  quelques 
sœurs,  en  vue  d'ouvrir  des  maisons  analogues  à  celle 
d'Agen.  Dès  l'abord,  il  n'avait  pas  été  d'avis  qu'on 
acceptât  ces  offres  ;  ce  qui  lui  paraissait  plus  néces- 
saire au  début,  c'était  d'ancrer  solidement  dans  les 
premières  ouvrières  les  principes  de  la  vie  religieuse, 
avant  de  les  disperser  au  dehors.  En  1820,  il  jugea 
que,  sans  se  nuire,  la  communauté  était  en  état  d'es- 
saimer, et  il  céda  aux  instances  qui  lui  venaient  des 
catholiques  de  Tonneins,  petite  ville  située  entre 
Agen  et  Bordeaux.  Il  y  conduisit  six  religieuses,  peu 
de  jours  après  la  prise  de  possession  de  la  maison 
des  Augustins.  Ce  couvent  fut  pour  la  ville  une  source 
de  bénédictions  :  la  Congrégation  des  dames  et  des 


i 

1 


LE   TIERS-ORDRE  219 

jeunes  filles  y  prit  un  développement  inattendu  ;  puis, 
on  ouvrit  des  classes  gratuites  qui  furent  immé- 
diatement très  fréquentées.  Les  protestants,  nom- 
breux dans  cette  localité,  durent  eux-mêmes  rendre 
hommage  aux  sœurs  et  reconnaître  leurs  bons  ser- 
vices. 

En  même  temps  qu'avait  lieu  la  fondation  nouvelle 
et  que  dans  les  deux  maisons  régnait  la  ferveur  avec 
l'esprit  qui  est  propre  à  l'Institut,  l'œuvre  allait  rece- 
voir du  dehors  un  concours  inattendu.  Depuis  que 
l'idéal  de  ^l.  Chaminade  avait  pris  corps  dans  les 
Filles  de  Marie,  ce  spectacle  avait  été  une  révélation 
pour  un  bon  nombre  de  personnes  qui  ne  pouvaient 
quitter  le  monde  :  de  mieux  en  mieux  leur  apparais- 
sait ce  qu'il  y  avait  de  beau  et  de  fécond  dans  l'apos- 
tolat et  le  genre  de  vie  de  ces  religieuses,  mais  sur- 
tout dans  leur  entière  donation  à  Marie  Immaculée. 
Ce  n'était  pas  assez  pour  leur  générosité  de  suivre 
par  la  pensée  ce  groupe  de  vierges  consacrées  à 
Dieu,  qui,  dans  une  existence  toute  de  labeurs  et  de 
sacrifices,  s'adonnaient  à  l'exercice  du  zèle  sous  les 
auspices  de  la  Reine  du  ciel;  aussi  elles  sollicitaient 
la  faveur  de  s'unir  à  lui,  afin  de  participer  à  ses 
actôs,  à  ses  vertus,  à  ses  mérites,  et  de  se  serrer  avec 
lui  autour  de  la  Vierge  invinciblement  puissante,  de 
soutenir  à  sa  suite  les  nouveaux  combats  contre  l'in- 
différence religieuse  du  siècle. 

Maintes  fois  des  désirs  de  ce  genre  avaient  été  for- 
mulés; mais  aujourd'hui  les  circonstances  favori- 
saient l'accomplissement  des  plus  vives  aspirations 
de  M.  Chaminade  et  de  la  Mère  Marie  de  la  Concep- 
tion. Avec  la  largeur  de  vues   qui   leur  était  com- 


220  CHAPITRE   X 

mune  ils  avaient  en  effet  conçu  le  dessein  d'étendre 
le  bienfait  de  l'œuvre,  de  son  esprit  et  des  grâces 
que  Dieu  lui  accordait,  à  l'élite  des  congréganistes 
vivant  dans  le  monde.  D'un  commun  accord  fut 
donc  constitué  un  tiers-ordre  séculier  qui,  s'inspi- 
rant  de  la  même  idée  directrice,  tendrait  aux  mêmes 
fins.  Cet  objectif  était  ainsi  défini  :  «  l*'  Marcher 
ensemble  vers  la  perfection  des  vertus  chrétiennes, 
autant  que  la  situation  de  ces  personnes  dans  le 
monde  peut  le  permettre;  2°  soutenir  et  accroître  la 
Congrégation  de  leur  sexe.  »  Les  tertiaires  émet- 
taient ((  les  vœux  d'obéissance  et  de  dévouement  à 
l'Institut  de  Marie  »,  et,  tant  qu'elles  n'étaient  pas 
mariées,  celui  de  chasteté.  Elles  avaient  une  supé- 
rieure choisie  parmi  elles,  mais  elles  dépendaient  du 
couvent  des  Filles  de  Marie  et  de  son  supérieur.  Dans 
les  villes  d'Agen  et  de  Tonneins  où  il  s'organisa 
d'abord,  ce  tiers-ordre  joua  un  rôle  très  utile  auprès 
des  sœurs,  les  suppléant  partout  où  la  clôture  était 
une  entrave  à  leur  zèle  ou  à  leur  charité. 

Ainsi  finissait  de  s'établir  sur  des  bases  durables 
cette  laborieuse  création  des  Filles  de  Marie  sur  la- 
quelle, durant  longtemps,  M.  Chaminade  avait  con- 
centré ses  vœux  et  ses  prières  sans  pouvoir  la  réaliser. 
Plusieurs  fois  il  avait  pensé  tenir  en  main  l'instru- 
ment convenable  pour  exécuter  ce  dessein,  et  il  avait 
vu  son  espoir  déçu.  Dieu  avait  exigé  de  lui  l'acte  de 
foi  naguère  demandé  au  patriarche  Abraham,  le  sa- 
crifice des  moyens  que  sa  providence  semblait  avoir 
préparés  pour  procurer  sa  gloire.  Généreusement 
le  sacrifice  avait  été  consenti,  et  le  sort  de  l'en- 
treprise ajournée  avait   été  remis   à  celui  qui,   des 


ESPERANCES  221 


pierres  mêmes,  peut    susciter   des  fils   d'x\braham. 

A  obéir  de  la  sorte  et  à  posséder  son  cœur  dans  la 
patience,  le  fondateur  n'avait  rien  perdu.  La  ren- 
contre s'était  opérée  entre  lui  et  Mlle  de  Trenquelléon, 
à  l'heure  marquée  dans  les  décrets  divins.  L'avait-il  de 
suite  reconnue  pour  sa  future  coopératrice,  et,  à  la 
clarté  d'une  lumière  surnaturelle,  aperçut-il  dès  lors 
tous  les  grands  desseins  de  Dieu  sur  elle  ?  On  ne  le 
sait.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  avait  senti,  à  la  première 
entrevue,  que  le  Seigneur  la  lui  confiait  pour  la  guider 
dans  l'accomplissement  d'une  destinée  spéciale  et  il 
lui  avait  consacré  tous  ses  soins. 

Vivement  désireuse  de  ne  laisser  improductif  aucun 
des  dons  remarquables  de  nature  et  de  grâce  que  le 
ciel  lui  avait  départis,  Adèle  avait  correspondu  à  son 
impulsion  avec  toute  l'ardeur  de  son  cœur.  D'abord, 
par  son  double  ministère  de  piété  filiale  dans  sa 
famille  et  de  zèle  dans  sa  petite  société,  elle  avait  fait 
un  sérieux  apprentissage  de  la  vie  chrétienne.  Mais 
le  Seigneur  qui  tenait  pour  elle  en  réserve  une  voca- 
tion plus  délicate  et  plus  haute,  l'avait  éprouvée  et 
trempée  progressivement  en  la  soumettant  au  feu  de 
la  tribulation.  Et  quand,  d'autre  part,  tous  les  élé- 
ments de  l'œuvre  furent  réunis,  il  l'avait  conduite  au 
berceau  de  la  fondation,  où,  sous  la  direction  de 
M.  Chaminade,  elle  avait  inauguré  sa  maternité  spiri- 
tuelle avec  le  dévouement  et  le  succès  que  nous 
savons.  De  ces  premiers  résultats,  nul  ne  dut  être 
plus  heureux  que  ce  prêtre  qui  avait  tant  à  cœur 
l'honneur  de  Dieu  et  la  gloire  delà  très  sainte  Vierge; 
et  les  accents  de  sa  gratitude  ne  manquèrent  pas  de 
monter    sincères    et  émus    jusqu'au    trône    de    cette 


222  CHAPITRE    X 

patronne  céleste  de  l'Institut  à  qui  il  en  renvoyait 
tout  le  mérite.  Aussi  bien,  à  ce  moment,  il  lui  était 
bon  de  recevoir  ces  encouragements,  car  il  était  aux 
prises  avec  d'autres  labeurs  :  aux  Filles  de  Marie  il 
venait  de  donner  un  pendant  pour  les  hommes  dans  la 
Société  de  Marie.  C'est  afin  d'étudier  cette  seconde 
fondation  que  nous  allons  revenir  sur  nos  pas  de 
quelques  années. 


I 


CHAPITRE  XI 

La  Société  de  Marie.  —  Sa  fondation  (1817).  — 
Son  organisation  et  ses  traits  caractéris- 
tiques. —  Ses  débuts. 


La  fin  du  mois  de  mai  1816  avait  vu  naître  l'Ins- 
titut des  Filles  de  Marie  ;  c'est  le  l^""  mai  1817  que 
M.  Chaminade,  à  l'occasion  d'une  démarche  faite 
auprès  de  lui  par  un  de  ses  disciples,  comprit  que 
l'heure  était  arrivée  de  fonder  la  Société  de  Marie. 

En  cette  circonstance,  le  rôle  de  messager  de  la 
Providence  échut  à  Jean-Baptiste  Lalanne.  Ce  jeune 
homme,  que  le  fondateur  chérissait  comme  un  fils, 
était  né  à  Bordeaux  le  7  octobre  1795;  inscrit  dans 
la  Congrégation  comme  postulant  dès  l'âge  de  douze 
ans,  il  n'avait  jamais  cessé  d'en  suivre  les  exercices, 
et  il  portait  constamment  sur  lui,  renfermée  dans  un 
sachet  de  cuir,  une  copie  de  sa  consécration  à  Marie. 
S'étant,  à  la  fin  de  ses  études  classiques,  destiné  à 
la  médecine,  il  avait  obtenu,  au  concours,  une  place 


224  CHAPITRE   XI 

d'interne  à  l'Hôpital  général  de  Bordeaux.  C'était  un 
succès  remarquable,  étant  donnée  la  jeunesse  du  can- 
didat —  il  n'avait  que  dix-sept  ans  —  et  le  nombre 
restreint  des  places  —  il  n'y  en  avait  que  quatre. 
Vers  ce  temps  également,  il  fut,  avec  Laterrade,  l'un 
des  fondateurs  de  la  Société  Linnéenne.  A  Paris,  où 
il  vint  pour  compléter  ses  études,  il  prit  pension  à 
l'Institution  Liautard,  qui  devait  recevoir,  peu  d'an- 
nées après,  le  nom  de  collège  Stanislas.  Dans  cette 
maison  que,  par  une  suite  de  conjonctures  singu- 
lières, il  devait  un  jour  sauver  d'une  ruine  certaine  ^ 
la  vocation  à  l'état  ecclésiastique  se  manifesta  à  lui. 
Docile  à  cet  appel,  il  renonça  à  la  carrière  médicale, 
revint  à  Bordeaux,  et  ne  sachant  encore  s'il  resterait 
dans  le  clergé  séculier  ou  s'il  entrerait  chez  les  Jé- 
suites, il  s'engagea  comme  professeur  à  l'Institution 
que  dirigeait  ]\I.  Estebenet,  le  doyen  des  anciens  pré- 
fets de  la  Congrégation. 

En  attendant  que  Dieu  lui  fit  connaître  plus  claire- 
ment sa  volonté,  il  se  fit  agréger  à  la  Société  des 
Quinze.  Dans  ce  milieu  profondément  religieux,  il 
sentit  croître  de  jour  en  jour  sa  confiance  en  Marie, 
et  se  dissiper  ses  incertitudes.  Bientôt  sa  décision 
fut  prise;  il  n'entrerait  ni  dans  le  clergé  séculier,  ni 
dans  la  Compagnie  de  Jésus;  sa  conscience  le  pres- 

1.  En  1854,  M.  l'abbé  Lalanne  fut  préposé  à  la  direction  dw 
Collège  Stanislas  dont  Farchevêché  de  Paris  venait  d'accepter 
la  charge  et  qui,  à  la  date  du  8  décembre,  jour  de  la  proclama- 
tion du  dogme  de  l'Immaculée  Conception,  avait  été  confié  à  la 
Société  de  Marie.  Il  y  demeura  jusqu'en  1870  et  rendit  à  cet 
établissement  une  prospérité  qui  en  a  fait  une  des  premières 
institutions  libres  de  Paris  et  même  de  la  France  (Voir  Le 
Collège  Stanislas,  Notice  historique,  Paris,  1881.) 


PREMIERE    ENTREVUE  225 

sait  de  se  mettre  corps  et  àme  à  la  disposition  de 
son  bien-aimé  directeur  spirituel,  pour  contribuer 
à  la  réalisation  de  ses  pieux  desseins.  Là  était  sa 
voie,  il  n'en  doutait  plus.  C'est  ce  qu'il  vint  manifes- 
ter à  M.  Ghaminade  le  l'^'"  mai  1817. 

Ecoutons-le  nous  raconter  lui-même  l'accueil  qui 
lui  fut  fait  :  «  A  cette  ouverture,  M.  Ghaminade  pa- 
rut attendri  jusqu'aux  larmes  et  il  y  répondit  par 
une  exclamation  de  joie  :  «  G'est  là  ce  que  j'atten- 
dais depuis  longtemps.  Dieu  soit  béni  !  Sa  volonté  se 
manifeste,  et  le  moment  est  venu  de  mettre  à  exécu- 
tion le  dessein  que  je  poursuis  depuis  vingt  ans  qu'il 
me  l'a  inspiré.  »  Puis  expliquant  sa  pensée  :  «  La  vie 
religieuse,  dit-il,  est  au  christianisme  ce  que  le  chris- 
tianisme est  à  l'humanité.  Elle  est  aussi  impérissable 
dans  l'Eglise  que  l'Eglise  est  impérissable  dans  le 
monde.  Sans  les  religieux,  l'Evangile  n'aurait  nulle 
part  une  application  complète  dans  la  société  hu- 
maine. G'est  donc  en  vain  qu'on  prétend  rétablir  le 
christianisme  sans  des  institutions  qui  permettent  à 
des  hommes  la  pratique  des  conseils  évangéliques. 
Seulement  il  serait  difficile,  il  serait  aujourd'hui 
inopportun  de  prétendre  à  faire  renaître  ces  ins- 
titutions sous  les  mêmes  formes  qu'avant  la  Révo- 
lution. 

«  Mais  aucune  forme  n'est  essentielle  à  la  vie  reli- 
gieuse. On  peut  être  religieux  sous  une  apparence 
séculière.  Les  méchants  en  prendront  moins  d'om- 
brage; il  leur  sera  plus  difficile  d'y  mettre  obstacle; 
le  monde  et  l'Eglise  n'en  seront  que  plus  édifiés. 
Faisons  donc  une  association  religieuse  par  l'émis- 
sion  des   trois  vœux  de  religion,    mais    sans    nom, 

15 


226  CHAPITRE    XI 

sans  costume,  sans  existence  civile  autant  qu'il  se 
pourra  :  Nova  bella  elegit  Dominus  i.  Et  mettons 
le  tout  sous  la  protection  de  ^larie  Immaculée,  à  qui 
son  divin  Fils  a  réservé  les  dernières  victoires  sur 
l'enfer  :  Et  ipsa  conîeret  caput  tuum.  Soyons,  mon 
enfant,  ajouta-t-il  enfin  avec  un  enthousiasme  qui  ne 
lui  était  pas  ordinaire,  soyons,  dans  notre  humilité, 
le  talon  de  la  femme  ~.  » 

A  la  suite  de  cette  entrevue,  qui  marque,  dans 
l'histoire  de  la  Société  de  Marie,  une  date  mémoralile, 
M.  Lalanne  et  M.  Chaminade  lui-même  parlèrent 
de  leur  projet  à  quelques  membres  de  la  réunion  des 
Quinze;  la  grâce  fit  son  œuvre,  et,  au  sortir  d'une 
retraite,  le  jeudi  2  octobre  1817,  jour  de  la  fête  des 
saints  Anges  gardiens ^  cinq  de  ces  jeunes  gens  dé- 
clarèrent ouvertement  à  leur  «  Bon  Père  »  qu'ils  se 
mettaient  à  son  entière  disposition;  en  même  temps, 
ils  sollicitèrent  la  faveur  de  se  lier  par  des  vœux  de 
religion.  Deux  autres  des  Quinze,  deux  ouvriers,  qui 
n'avaient  pu  assister  à  la  retraite,  vinrent  peu  après 
demander  leur  admission;  ainsi,  sept  personnes  com- 
posèrent la  petite  communauté  qui,  le  23  novembre, 
s'installa  au  fond  d'une  impasse  donnant  sur  la  rue 
Ségur,  dans  une  modeste  maison  à  laquelle  un  petit 
jardin  était  attenant. 

Ces  sept  fondateurs,  unis  par  les  liens  d'une 
étroite  amitié,  représentaient  les  professions  les  plus 
diverses.   M.   Lalanne,   âgé    de   vingt-deux    ans,   et 

1.  Livre  des  Juges,  v.  8. 

2.  Allusion  à  ce  texte  prophétique  de  la  Genèse  (III,  15)  : 
«  Celle-ci  t'écrasera  la  tête,  et  tu  essaieras  de  la  meurtrir  au 
talon.  » 


PREMIERS    MEMBRES  227 

M.  Gollineau,  d'un  an  plus  jeune,  se  préparaient  aux 
saints  ordres  ;  tous  les  deux  étaient  remarquablement 
doués,  le  premier  surtout  était  un  esprit  vraiment 
distingué.  Auguste  Brougnon-Perrière,  leur  aîné  de 
six  ans,  était  un  professeur  estimé  et  très  instruit; 
Dominique  Clouzet  et  Louis  Daguzan,  âgés  l'un  et 
l'autre  de  vingt-huit  ans,  abandonnaient  la  carrière 
commerciale  qu'ils  avaient  suivie  jusque-là.  Enfin 
Jean-Baptiste  Bidon  et  Antoine  Gantau  étaient  ou- 
vriers tonneliers,  le  premier  avait  trente-neuf  ans 
et  le  second,  vingt-six.  Gantau  avait  déjà  exercé  un 
très  utile  apostolat  dans  la  paroisse  Sainte-Croix  où, 
de  concert  avec  son  curé,  il  réunissait  les  enfants 
après  leur  première  communion,  les  entretenait  dans 
leurs  bonnes  dispositions,  continuait  à  les  instruire 
de  la  religion,  les  suivait  même  dans  leur  apprentis- 
sage et  les  préparait  à  devenir  de  bons  congréga- 
nistes.  Quant  à  Bidon,  chrétien  exemplaire  et  apôtre 
zélé,  il  était,  depuis  1801,  l'un  des  piliers  de  la  Con- 
grégation. 

Ainsi,  dès  les  premiers  jours  de  son  existence,  la 
Société  réunissait  les  divers  éléments  dont  le  fon- 
dateur entendait  combiner  les  forces  :  des  ecclésias- 
tiques, des  laïcs  lettrés  et  des  artisans. 


Quelles  étaient  les  vues  de  l'abbé  Ghaminade  sur 
l'œuvre  dont  il  venait,  après  une  attente  prolongée 
pendant  vingt  ans,  de  poser  enfin  les  modestes  fon- 
dements ?  Il  entendait  mettre  au  service  de   Dieu  et 


228  CHAPITRE    XI 

de  l'Eglise,  sous  les  auspices  de  Marie,  une  sainte 
milice  qui  allierait  une  vie  profondément  intérieure  à 
l'exercice  d'un  zèle  actif,  qui  joindrait  aux  moyens 
d'apostolat  du  prêtre  ceux  du  laïc,  et  qui  emploierait 
tout  son  effort  à  «  multiplier  les  vrais  chrétiens  )>. 
Pour  atteindre  ce  but,  la  Société  ne  se  regarderait 
pas  comme  liée  à  tel  genre  d'action  qui,  au  cours  des 
temps ,  pourrait  se  révéler  inefficace  ;  elle  garderait 
la  liberté  de  poursuivre  sa  fin  par  les  moyens  que  les 
circonstances  montreraient  opportuns.  Conduisant  ces 
œuvres  selon  l'esprit  qui  avait  présidé  au  fonction- 
nement de  la  Congrégation,  elle  ne  bornerait  pas  son 
apostolat  aux  seules  âmes  qu'il  lui  serait  donné  d'at- 
teindre directement;  elle  n'oublierait  jamais  son  objec- 
tif, susciter  et  former  des  apôtres  qui  soient,  à  leur 
tour,  des  excitateurs  d'action. 

Telle  était  la  fin  assignée  à  la  nouvelle  Société; 
de  quelle  organisation  serait-elle  pourvue  afin  d'y 
aboutir  ? 

M.  Chaminade  voulait  qu'elle  fût,  en  premier  lieu, 
«  un  ordre  religieux  dans  toute  la  ferveur  des  temps 
primitifs  »  ;  ses  membres  assumeraient  donc,  et  sans 
les  amoindrir,  les  graves  obligations  des  trois  vœux 
perpétuels  de  pauvreté,  de  chasteté  et  d'obéissance. 

En  second  lieu,  comme  elle  devait  travailler  dans 
un  milieu  souvent  hostile,  qu'il  ne  fallait  pas  effarou- 
cher si  l'on  tenait  à  en  faire  la  conquête,  la  Société 
adapterait  ses  moyens  d'action  aux  besoins  et  à  l'es- 
prit du  siècle  où  Dieu  l'a  fait  naître  ;  elle  atténuerait 
les  formes  extérieures  de  la  vie  religieuse.  Sans  doute 
on  ne  pouvait  pas  songer  à  être  absolument  sans 
nom,  sans  costume  et  sans  existence  civile  ;  du  moins 


L  ORGANISATION  229 

les  membres  s'efforceraient  de  ne  se  faire  remarquer 
du  public  que  par  leur  tenue  modeste  et  édifiante. 
Les  prêtres  auraient  l'habit  ecclésiastique  tel  qu'il  est 
usité  dans  les  pays  où  ils  seraient  placés.  Les  laïcs 
porteraient  un  habillement  uniforme  qui  ne  les  diffé- 
rencierait pas  des  séculiers  sérieux  et  dignes.  Prêtres 
ou  laïcs,  après  la  profession  perpétuelle,  se  reconnaî- 
traient à  un  anneau  d'or  porté  à  la  main  droite.  Les 
dénominations  qui  avaient  cours  dans  les  couvents 
d'autrefois  ne  seraient  pas  adoptées  ;  on  ne  se  ferait 
pas  appeler  Père  ou  Frère,  mais  monsieur  l'abbé  ou 
simplement  monsieur,  là  où  les  noms  de  Frère,  de 
Père  ne  sont  pas  couramment  adoptés  dans  le  public. 
Précisément  parce  qu'elle  abaissait  en  quelque  sorte 
ces  barrières  protectrices  de  la  vie  religieuse,  la 
Société  devrait  inculquer  à  ses  membres  un  esprit  in- 
térieur très  vivant  et  très  profond.  Le  fondateur  vou- 
lait que  ce  lut  là  un  des  traits  par  lesquels  on  distin- 
guerait ses  fils  d'avec  les  autres  chrétiens.  Il  leur 
prescrivait  une  heure  de  méditation  chaque  jour;  il 
insistait  pour  qu'ils  devinssent  des  hommes  d'orai- 
son, afin  de  garder  le  souvenir  habituel  de  la  présence 
de  Dieu  et  de  diriger  constamment  leurs  puissances 
et  leurs  actes  vers  lui.  Tout  en  admettant  que,  au 
dehors  et  en  apparence,  le  religieux  de  la  Société 
ressemblât,  comme  on  dit,  à  tout  le  monde,  la  Règle 
n'en  brisait  pas  moins  tous  les  liens  par  lesquels  la 
pauvre  humanité  déchue  tient  aux  vanités  terrestres 
et  aux  fantaisies  des  passions.  Un  Abbé  bénédictin, 
qui  l'avait  lue  de  près,  la  jugeait  des  plus  astrei- 
gnantes. ((  Je  me  suis  efforcé,  disait-il,  d'y  trouver 
l'heure  et  le  lieu  où  votre  fondateur  accordait  un  peu 


230  CHAPITRE   Xî 

de  trêve  au  vieil  homme;  je  n'ai  pu  découvrir  ni  cette 
heure  ni  ce  lieu  :  une  telle  Règle  suppose  des  âmes 
qui  ne  consultent  plus  que  le  bon  plaisir  de  Dieu.  » 

M.  Chaminade  avait  tenu  essentiellement  à  associer 
prêtres  et  laïcs,  non  seulement  dans  un  même  apos- 
tolat, mais  dans  une  participation  commune  aux 
charges  de  l'Institut,  lorsque  ces  charges  ne  requiè- 
rent pas  exclusivement  le  caractère  sacerdotal.  C'était 
une  vue  hardie,. car  depuis  plusieurs  siècles  la  légis- 
lation des  ordres  religieux  tendait  à  séparer  com- 
plètement les  deux  éléments  sacerdotal  et  laïc. 
Pourtant,  dans  le  plan  de  M.  Chaminade,  si  on  le 
considère  de  près,  il  n'y  avait  ni  improvisation,  ni 
innovation. 

Ce  n'était  pas  une  improvisation,  car  l'expérience 
fournissait  ici  sa  leçon  :  un  grand  travail  s'était 
accompli  à  la  Madeleine,  grâce  au  concours  simul- 
tané des  prêtres  et  des  laïcs  dans  la  Congrégation  et 
ses  œuvres  annexes  ;  la  méthode  était  donc  appuyée 
sur  un  premier  succès  facile  à  vérifier. 

Déjà  saint  Philippe  de  Néri,  dont  M.  Chaminade 
aimait  à  s'inspirer,  avait  compris  que  la  société  civile 
a  une  inclination  permanente  à  briser  son  alliance 
avec  l'Église,  et  s'efforce  d'échapper  au  contrôle  de 
la  puissance  spirituelle  pour  ne  relever  que  d'elle- 
même.  Dès  lors,  n'était-il  pas  sage  d'assurer  au  clergé 
des  auxiliaires  parmi  les  laïcs,  pour  étendre  son  action 
même  dans  les  milieux  fermés  aux  prêtres  et  leur  y 
préparer  des  voies  d'accès  ?  Très  juste  au  siècle  de 
la  Renaissance,  cette  observation  l'était  encore  davan- 
tage au  lendemain  d'une  Révolution  qui,  proclamant 
la  scission  radicale  entre  l'Etat  et  l'Eglise,  ne  con- 


I 


L  ORGANISATION  231 

sentait  entre  elles  qu'à  des  concordats  plus  ou  moins 
précaires.  En  fait,  cette  séparation  s'accentuait  chaque 
jour  un  peu  plus,  et,  par  delà  le  domaine  de  la  poli- 
tique, s'étendait  jusqu'à  celui  de  la  morale  et  de  la 
science. 

L'union  de  prêtres  et  de  laïcs,  religieux  au  môme 
titre,  n'était  pas  non  plus,  de  la  part  de  M.  Ghami- 
nade,  une  innovation  ;  on  pourrait  même  soutenir  que 
c'était  un  retour  à  l'ancienne  organisation  de  la  vie 
monastique.  Les  communautés  du  haut  moyen  âge, 
par  exemple,  étaient  composées  indistinctement  de 
prêtres  et  de  laïcs,  ceux-ci  ayant  le  droit  de  vote  et 
appartenant  aux  Pères  de  chœur  ^. 

L'évolution  se  fit  plus  tard,  à  l'époque  où  les  reli- 
gieux sortirent  des  cloîtres  pour  travailler  directe- 
ment au  salut  des  âmes.  Le  ministère  sacré,  jouissant 
d'un  grand  prestige  dans  une  société  toute  chrétienne, 
leur  parut  bientôt  requis  strictement  par  leur  apos- 
tolat, et  peu  à  peu  les  Ordres  religieux,  qui  se  desti- 
naient à  l'évangélisation  des  peuples,  adoptèrent  une 
composition  exclusivement  sacerdotale,  les  laïcs  n'étant 
plus  guère  admis  qu'à  titre  d'auxiliaires  pour  les  ser- 
vices du  temporel. 

Par  une  conséquence  logique,  lorsque,  ensuite,  il 
se  créa  des  Instituts  à  vie  active  dont  le  but  n'exi- 
geait pas  la  promotion  aux  ordres,  comme  celui  des 
Frères  des  Ecoles  chrétiennes,  ils  furent  exclusive- 
ment laïcs. 

On  le  voit,  l'originalité  du  plan  de  la  Société  de 
Marie  consistait  vraiment  à   reprendre  la  tradition 

1.  Voir  Règle  de  saint  Benoit,  chap.  LX  et  LXII. 


232  CHAPITRE   XI 

des  plus  anciennes  communautés  monastiques.  Au 
surplus,  si  le  fondateur  s'éloignait  de  la  tendance 
qui  prévalait  depuis  plusieurs  siècles,  c'est  que  les 
temps  nouveaux  lui  semblaient  non  seulement  com- 
porter, mais  encore  appeler  l'union  des  deux  éléments. 
Nous  avons  à  cet  égard  son  témoignage  exprès  :  «  La 
cause  de  cette  conduite,  dit-il,  n'est  pas  l'esprit  de 
nouveauté  dans  une  religion  qui  proscrit  les  nou- 
veautés ))  ;  elle  se  trouve  simplement  «  dans  les  nou- 
veaux rapports,  les  nouveaux  besoins,  le  nouvel  état 
des  sociétés  civiles  ou  politiques  »  au  sein  desquelles 
doit  s'exercer  l'apostolat.  «  Nous  croyons  devoir 
prendre,  répète-t-il  ailleurs,  des  modes  et  un  régime 
qui  nous  permettent  d'attaquer  en  tous  sens  la  corrup- 
tion du  siècle.  » 

Telles  sont  les  raisons  pour  lesquelles  la  nouvelle 
association  recrute  ses  membres  «  dans  tous  les  rangs 
ou  classes  de  la  société  civile,  prêtres,  laïcs,  lettrés 
ou  artisans  ».  Leur  union  se  fait  sur  des  bases  toutes 
fraternelles;  ils  sont  tous  religieux  au  même  titre  et 
contractent  les  mêmes  obligations;  les  fonctions  de 
la  supériorité  sont  réparties  entre  les  uns  et  les 
autres  selon  la  nature  des  œuvres,  aussi  bien  que  le 
labeur  apostolique.  Aux  prêtres,  le  ministère  sacré,  la 
responsabilité  de  l'enseignement  de  la  religion  et  de 
la  formation  religieuse;  aux  laïcs,  d'abord  la  partici- 
ipation  à  ce  même  enseignement  et  à  cette  même 
formation  sous  la  direction  des  prêtres  ;  puis ,  en 
collaboration  avec  ceux-ci,  l'enseignement  des  sciences 
profanes,  enfin  la  sollicitude  du  matériel.  Aux  prê- 
tres encore,  la  garde  de  l'esprit  religieux  pour 
l'empêcher  de  dégénérer  et  de  se  dissiper;  aux  laïcs 


L  ORGANISATION  233 

plus  exposés,  sans  habit  monacal,  aux  influences  de 
l'esprit  mondain,  le  devoir  de  chercher  un  contrepoids 
moral  dans  les  secours  spirituels  que  leur  garantit 
une  direction  sacerdotale. 

Dans  la  pensée  de  M.  Chaminade,  ces  différentes 
classes  de  personnes  ne  faisaient  pas  chacune,  au  sein 
de  la  Société,  comme  une  corporation  à  part;  mais 
elles  formaient  ensemble  un  organisme  complet,  un 
corps  moral  où  tous  les  membres  étaient  étroitement 
unis  et  solidaires  les  uns  des  autres.  Il  ne  visait  pas 
une  simple  juxtaposition  d'éléments,  ni  un  mélange 
vague  et  confus;  mais  il  voulait  une  véritable  union 
organique  :  autrement  dit,  la  Société  n'était  pour  lui 
ni  une  association  de  prêtres  ayant  des  laïcs  comme 
aides  pour  certains  services,  ni  une  réunion  de  laïcs 
ayant  avec  eux  quelques  prêtres  pour  les  fonctions 
qui  requièrent  le  ministère  sacerdotal.  Les  deux  élé- 
ments lui  paraissaient  liés  à  tel  point  que  le  corps 
social  ne  pourrait  exister  sans  l'un  et  l'autre,  et  ils 
devaient  se  pénétrer  tellement  que  chacun  entrerait 
comme  élément  constitutif  dans  la  composition  des 
parties  principales  du  corps,  aussi  bien  que  dans  celle 
du  corps  entier. 

Union  sans  confusion,  c'était  la  formule  favorite  du 
fondateur,  qui  aimait  à  la  répéter.  D'une  part,  l'union 
des  esprits  et  des  cœurs  par  la  charité  fraternelle 
rend  possibles  et  faciles  la  vie,  le  travail  en  commun 
dans  le  même  établissement  ;  elle  exclut  toute  idée 
de  séparation  ou  d'isolement  des  personnes  et  des 
œuvres.  D'autre  part,  la  confusion  ne  se  produit  pas 
là  où  il  y  a  pour  chacun  une  place  distincte,  toujours 
prévue,  souvent  nécessaire,  ni  là  où  chacun  occupe  la 


234  CHAPITRE    XI 

place  désignée  et  préparée  pour  lui.  Ainsi,  dans  la 
Société,  les  deux  éléments  se  joignent  et  s 'entr 'aident  : 
chacun  y  possède  et  conserve  ses  fonctions  propres, 
sans  empiéter  sur  l'autre,  et  tous  deux,  en  s'alliant, 
se  complètent  harmonieusement. 

Ce  qui  justifie  cet  ensemble  de  vues,  originales 
assurément,  c'est  le  fait  que  plusieurs  instituts  con- 
temporains ont  adopté  une  organisation  analogue  à 
celle  qu'avait  conçue  M.  Ghaminade;  mais  ce  qui  fait 
mieux  encore  son  apologie,  c'est  que,  depuis  ses 
origines,  la  Société  n'a  dû  introduire  aucune  modifi- 
cation essentielle  dans  sa  composition  primitive  ;  elle 
a  pu  demeurer  telle  que  l'avait  établie  son  fondateur, 
et  elle  y  a  trouvé  une  source  de  vitalité  constante  et 
de  puissante  fécondité. 


Écrivant  un  jour  à  l'un  de  ses  religieux,  M.  Gha- 
minade lui  parlait  de  «  cette  empreinte  de  l'Institut, 
qui  a  prévalu  partout,  et  qu'il  faut  conserver  de  race 
en  race  ^  ».  Pour  qui  a  suivi  jusqu'ici  l'histoire  de 
M.  Ghaminade,  il  est  manifeste  que  l'empreinte  mar- 
quée par  lui  dans  toutes  ses  fondations,  aussi  forte- 
ment et  profondément  que  possible,  c'est  la  déA^otion 
à  Marie.  Tel  est  bien  le  caractère  qu'il  a  entendu 
donner  à  la  Société.  Qu'on  en  juge  d'après  cet  extrait 
d'une  note,  écrite  par  lui-même  sur  la  Société  et  les 
principes  de  sa  constitution.  «  Ge  nouvel  Ordre  prend 
le  nom  de  Société  de  Marie  (celui  de  Famille  expri- 

1.  A  M.  Caillet,  24  juin  1826, 


L  EMPREINTE  235 

nierait  mieux  sa  nature),  parce  que  tous  ceux  qui  la 
composent  ou  la  composeront  à  l'avenir  doivent  :  1°  se 
consacrer  à  Marie;  2**  la  regarder  comme  leur  mère 
et  se  regarder  eux-mêmes  comme  ses  enfants;  3°  se 
former  dans  le  sein  de  sa  tendresse  maternelle  à  la 
ressemblance  de  Jésus-Christ,  comme  cet  adorable 
Fils  y  a  été  formé  lui-même  à  la  nôtre,  c'est-à-dire 
tendre  à  la  plus  haute  perfection  ou  vivre  de  la  vie  de 
Jésus-Christ  sous  les  auspices  et  la  conduite  de  Marie; 
4°  n'entreprendre  leurs  travaux  pour  atteindre  la  fin 
médiate  de  leur  institution  que  dans  une  entière 
confiance  en  la  protection  de  l'auguste  nom  de  Marie 
et  le  désir  de  le  faire  glorifier.  —  Le  vrai  secret  de 
réussir  dans  leurs  travaux,  soit  pour  leur  propre 
perfection,  soit  pour  le  soutien  de  la  religion  et  la 
propagation  de  la  foi,  est  d'y  intéresser  la  sainte 
Vierge,  de  lui  en  rapporter  la  gloire,  dans  les  vues 
et  les  sentiments  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ.  » 

Dès  la  fondation,  ces  principes  fondamentaux 
furent  proclamés,  comme  le  racontent  les  relations 
les  plus  détaillées  des  origines.  Ainsi  M.  Lalanne 
écrivait  ceci  :  «  Dès  les  premières  entrevues  qui 
eurent  lieu  à  partir  de  cette  époque  (2  octobre  1817), 
de  huit  jours  en  huit  jours,  on  posa  en  principe... 
surtout,  que  ce  corps  religieux  serait  sous  la  protec- 
tion et  comme  la  propriété  de  la  Sainte  Vierge.  » 

Pour  imprimer  à  la  profession  des  premiers  reli- 
gieux ce  cachet  mariai,  M.  Chaminade  n'avait  qu'à 
transporter  dans  les  usages  de  la  société  naissante  ce 
qu'il  avait  établi  pour  Vétat.  Dans  le  vœu  de  zèle  il 
comprenait  non  seulement  le  dévouement  au  salut  de 
la  jeunesse,  mais  aussi  la  stabilité  dans  la  congréga- 


236  CHAPITRE    XI 

tion;  et  par  là,  s'il  entendait  d'abord  la  volonté  de 
persévérer  dans  l'association  et  de  s'employer  à  son 
développement,  c'est  qu'il  y  ajoutait  une  donation 
de  soi  à  Marie,  une  sorte  d'alliance  avec  elle.  Fidèle 
à  ces  antécédents,  le  fondateur  institua  donc  pour  les 
sociétaires  un  quatrième  vœu  dit  de  stabilité.  Selon 
sa  pensée,  cet  engagement  fixait  le  prof  es  «  dans 
l'état  de  serviteur  de  Marie,  d'une  façon  perma- 
nente et  irrévocable  ».  Ce  n'était  pas  une  simple 
démarche  d'affection,  ni  même  une  promesse  faite 
sur  l'honneur;  c'était  un  acte  en  forme  de  vœu,  par 
lequel  on  déclarait  sa  volonté  de  se  donner  entiè- 
rement à  l'auguste  Marie,  corps,  âme,  biens  et  vie, 
afin  que  cette  tendre  Mère  usât  de  tout  selon  son 
bon  plaisir  et  pour  la  gloire  de  la  sainte  Trinité. 
L'anneau  d'or  que  les  religieux  devaient  porter  à  la 
main  droite  était  le  symbole  de  cette  alliance  avec 
la  Reine  du  ciel  et  devait  leur  en  rappeler  sans  cesse 
le  souvenir. 

Voilà  de  quelle  façon  le  fondateur  conçut  le  moyen 
d'imprimer  à  l'Institut  nouveau  le  sceau  spécial  dont 
il  avait  marqué  ses  créations  antérieures,  et  l'on  ne 
peut  que  proclamer  cette  solution  excellente.  Quoi  de 
meilleur,  en  effet,  que  de  se  dépouiller  de  tout  ce 
que  l'on  est  et  de  tout  ce  que  l'on  possède  pour  en 
faire  un  entier  abandon  entre  les  mains  de  Marie,  et, 
par  elle,  à  Dieu!  N'est-ce  pas  l'hommage  suprême, 
le  sacrifice  total  et  définitif  au  delà  duquel  l'homme 
ne  peut  plus  rien  ? 

De  la  sorte,  l'idée  première  que  M.  Chaminade 
avait  déposée  comme  un  germe  fécond  dans  la  consé- 
cration des   simples    congréganistes,   atteignait  son 


PIETE   FILIALE  237 

plus  bel  épanouissement  dans  la  profession  de  ses 
religieux.  Et  du  même  coup  la  Société  de  ^larie  rece- 
vait sa  note  caractéristique,  son  esprit  propre  et  dis- 
tinctif ,  qui  lui  marquait  son  rang  dans  la  grande  pha- 
lange des  religieux  et  lui  assignait  sa  mission  parti- 
culière. Au  cours  des  âges  passés,  d'autres  Ordres 
avaient  choisi,  dans  l'imitation  du  modèle  unique  et 
universel,  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  pour  leur  lot 
propre  et  spécifique  la  pauvreté,  la  pénitence,  la  vie 
d'oraison,  le  zèle  pour  la  science  sacrée  ou  pour  l'apos- 
tolat, et  ils  avaient  présenté  à  leurs  disciples  un  pro- 
gramme déduit  de  ces  divers  principes.  M.  Chaminade, 
lui,  relevait  et  mettait  à  part  dans  la  physionomie  du 
divin  modèle  et  dans  les  sentiments  de  son  Cœur  sacré 
un  trait  nouveau,  bien  digne  d'être  reproduit  par  une 
société  religieuse,  la  piété  filiale  envers  Marie. 

De  cette  première  donnée,  il  faisait  sortir  toutes 
les  vertus  chrétiennes  et  religieuses.  Le  zèle  lui-même 
en  serait  un  corollaire  :  on  s'appliquerait  à  multiplier 
les  chrétiens  pour  étendre  le  règne  de  Marie  et  lui 
gagner  des  serviteurs.  Au  demeurant,  puisque  Jésus 
est  né  de  ^larie,  que  l'éducation  du  Fils  est  l'œuvre 
de  la  Mère,  comment  entre  ces  deux  figures  si  par- 
faites n'y  aurait-il  pas  une  identité  que  nulle  part 
ailleurs  on  ne  découvre  ainsi  réalisée  ?  Dès  lors,  tout 
en  aimant  filialement  Marie,  en  s 'abandonnant  à  elle 
totalement  et  en  se  laissant  former  à  la  perfection  par 
ses  soins  maternels,  les  fils  de  M.  Chaminade,  encore 
que  paraissant  suivre  une  autre  voie  que  les  religieux 
des  divers  Instituts,  arrivent  au  même  terme  :  à  l'amour 
et  au  service  de  Jésus.  Per  Mat  rem  ad  Filium,  c'est 
l'abrégé  de  leur  programme. 


238  CHAPITRE   XI 

Telle  devait  être,  dans  ses  traits  généraux,  la  phy- 
sionomie de  la  Société  de  Marie.  Il  nous  reste  à  voir 
ses  humbles  commencements. 


Le  jeudi  11  décembre  1817,  dans  l'octave  de  ITm- 
maculée  Conception,  les  sept  jeunes  hommes,  que 
nous  connaissons  déjà,  prononcèrent  leurs  premiers 
vœux  entre  les  mains  de  leur  Bon  Père^  dans  la 
sacristie  de  la  Madeleine.  M.  Chaminade,  d'accord 
avec  l'archevêque  de  Bordeaux,  Mgr  d'Aviau,  qu'il 
mettait  au  courant  de  tout  ce  qui  se  faisait,  résolut 
de  consacrer  une  année  entière  à  l'étude  des  formes 
du  nouvel  Institut.  Du  même  coup,  le  temps  éprouve- 
rait les  vocations  et  permettrait  à  chacun  de  mettre 
en  balance  la  générosité  de  sa  détermination  avec  les 
mécomptes  auxquels  il  devait  s'attendre  dans  une 
entreprise  de  ce  genre.  Enfin,  le  fondateur  aurait  le 
loisir  de  façonner  lentement  et  méthodiquement  ses 
premiers  disciples  aux  vertus  essentielles  de  la  vie 
religieuse. 

Pendant  cette  année  de  probation,  M.  Chaminade 
ne  permit  à  aucun  d'eux  de  quitter  les  fonctions  qu'il 
remplissait  auparavant  ;  il  leur  demanda  seulement  de 
vivre  en  communauté,  à  l'impasse  de  la  rue  Ségur, 
dans  les  moments  libres  que  leur  laisseraient  leurs 
occupations  ordinaires.  M.  Auguste  Brougnon-Per- 
rière  fut  nommé  Supérieur 

Une  sincère  cordialité,  une  grande  simplicité,  jointe 
aune  distinction  exempte  de  gêne  et  d'affectation, pré- 


LES    DEBUTS  239 

sidait  aux  relations  entre  les  nouveaux  confrères. 
((  Tous  avaient  été  élevés  chrétiennement,  dit  M.  La- 
lanne,  mais  dans  une  grande  liberté.  Ils  avaient  vécu 
jusqu'à  vingt  ans  et  au  delà,  mêlés  à  toutes  les  choses 
du  monde  :  relations  de  famille,  relations  d'amitié, 
affaires,  études  et  plaisirs  ;  mais,  quant  aux  divertis- 
sements, dans  les  limites  de  la  plus  sévère  honnêteté. 
Ils  n'étaient  mus  par  aucun  motif  humain,  ni  d'inté- 
rêt, ni  de  gloire,  pas  même  par  le  dégoût  du  monde 
ou  par  la  crainte  de  ne  pas  y  faire  leur  salut.  Liés 
entre  eux  d'amitié  depuis  longtemps,  ils  avaient  les 
uns  dans  les  autres  et  dans  M.  Chaminade  une  con- 
fiance illimitée.  Enfin,  nés  ou  élevés  au  moins  après 
la  Révolution  et  de  parents  plébéiens,  ils  n'étaient  im- 
bus d'aucun  préjugé  aristocratique,  n'avaient  avec  le 
passé  aucun  engagement,  ni  par  leurs  antécédents,  ni 
par  ceux  de  leurs  familles...  Ces  habitudes  et  ces 
idées,  qui  n'altéraient  en  rien  le  fondement  de  la  vie 
religieuse,  c'est-à-dire  l'abnégation  de  soi  et  le  dé- 
vouement de  toute  sa  personne  à  Dieu,  furent,  en 
quelque  sorte,  le  caractère,  le  cachet  distinctif  et  l'es- 
prit primitif  de  la  Société  de  Marie.  Ni  rigoristes,  ni 
exclusifs,  ni  entichés  de  coutumes  anciennes  et  acces- 
soires, dégagés  de  tout  préjugé  et  de  toute  influence 
de  parti,  les  nouveaux  religieux  allaient  naïvement  à 
Dieu.  M.  Chaminade  ne  demandait  pas  mieux,  quoi- 
qu'il eût  vu,  dans  son  jeune  temps,  l'état  religieux 
sous  un  autre  aspect.  Sans  trop  s'inquiéter  des  ma- 
nières franches  et  aisées  de  ses  disciples,  il  insistait 
sur  les  vertus  qui  constituent  l'abnégation  religieuse 
par  l'imitation  de  Jésus-Christ.  » 

M.   Chaminade  apportait  à  la  formation    de    ses 


240  CHAPITRE   XI 

premiers  fils  un  soin  extrême,  dirigeant  chaque  âme 
avec  une  vigilance  et  une  fermeté  qui  assuraient  un 
progrès  sur  et  ininterrompu.  Dans  des  entretiens  pro- 
longés, il  leur  enseignait  une  à  une  toutes  les  vertus 
religieuses,  appuyant  très  particulièrement  sur  celles 
qui  demandent  plus  d'efforts  au  commencement  de  la 
vie  religieuse  :  la  garde  des  sens  et  le  recueillement. 
Il  ne  cessait  de  leur  redire  que  la  modestie  devait 
remplacer  pour  eux  la  sauvegarde  de  l'habit  reli- 
gieux, et  que  l'esprit  de  foi  et  d'oraison  serait  leur 
seule  protection  efficace  contre  les  dangers  de  l'es- 
prit mondain  auxquels  les  exposerait  inévitablement 
leur  vocation  apostolique.  Les  résumés  de  plusieurs 
de  ces  premières  instructions  nous  ont  été  conservés  ; 
elles  sont  nettement  austères  :  il  le  fallait  ainsi  pour 
tremper  solidement  des  âmes  transplantées  presque 
sans  transition  du  monde  dans  la  vie  religieuse  et 
destinées  à  servir  de  fondement  à  un  institut  nouveau. 
Dès  l'origine,  dans  la  petite  communauté,  on  prati- 
quait un  jeune  hebdomadaire,  le  vendredi.  Le  cha- 
pitre des  coulpes,  destiné  à  prévenir  le  relâchement 
et  les  abus,  occupait  une  place  importante  parmi  les 
exercices  de  chaque  semaine.  Enfin,  quand  une  grâce 
particulière  était  sollicitée  du  Ciel,  saint  Joseph  était 
constitué  médiateur,  et,  en  son  honneur,  on  ajoutait 
le  jeûne  du  mercredi  à  celui  du  vendredi. 

La  première  année  de  vie  commune  s'écoula  sans 
incident  notable.  Dès  les  premiers  jours,  deux  hommes 
déjà  âgés  avaient  sollicité,  comme  une  faveur  suprême 
au  déclin  de  leur  carrière,  l'autorisation  de  s'adjoindre 
à  la  nouvelle  famille  de  Marie.  L'un  d'eux,  le  véné- 
rable M.   Lapause,  très   dévoué  à   l'association   des 


M.    DAVID    MONIER  241 


Pères  de  famille  et  aux  congrégations  éloignées  de 
Bordeaux,  ne  fut  admis  qu'à  titre  d'affilié  dans  une 
Société  dont  son  âge  ne  lui  permettait  plus  de  suivre 
les  pratiques  ;  néanmoins  il  vint  habiter  avec  les  reli- 
gieux, dès  que,  l'année  suivante,  ils  eurent  une  mai- 
son plus  vaste.  Le  second  postulant  était  M.  David, 
cet  avocat  tout  dévoué  à  ^1.  Ghaminade,  qui  avait 
été  emprisonné  avec  lui  sous  l'Empire  en  1810,  et 
qu'il  convient  de  faire  connaître  avec  quelque  dé- 
tail. 

Né  à  Bordeaux  le  7  novembre  1757,  David-Jean 
^lonier  avait  embrassé  la  carrière  du  barreau.  Nous 
ne  pourrions  pas  assurer  que  son  éducation  ait  été 
chrétienne.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  négligea  de  bonne 
heure  les  pratiques  religieuses,  s'éprit  des  doctrines 
des  philosophes,  et  mit  à  les  répandre  toute  l'ardeur 
de  son  tempérament  combatif  :  ses  préférences  allaient 
à  Jean-Jacques  Rousseau.  Quand  vint  la  Révolution, 
il  la  salua  comme  l'aurore  des  temps  nouveaux, 
comme  la  réalisation  prochaine  du  Contrat  social^ 
comme  l'avènement  du  règne  de  la  paix  et  de  la 
liberté  parmi  les  hommes.  Pour  agir  sur  une  scène 
plus  vaste,  il  se  rendit  à  Paris  avec  les  députés  gi- 
rondins, ses  amis,  soutint  leur  politique  et  s'employa 
aussi  à  des  entreprises  de  librairie  en  faveur  de  ses 
auteurs  préférés. 

Bientôt  néanmoins  son  enthousiasme  se  refroidit  : 
le  triomphe  de  la  Montagne  et  les  excès  de  la  Ter- 
reur lui  inspirèrent  le  dégoût  du  régime  révolution- 
naire, et,  par  un  de  ces  revirements  dont  les  natures 
ardentes  sont  coutumières,  il  se  jeta  à  corps  perdu 
dans  la  réaction.  Alors  il  noua  des  intrigues  pour  la 

16 


U2  CHAPITRE  XI 

restauration  de  la  monarchie,  entreprit  différents 
voyages  en  x\llemagne  et  en  Italie  en  qualité  d'agent 
du  comte  de  Provence,  le  futur  Louis  XVIII;  sous  le 
Directoire,  il  fut  mêlé  aux  tentatives  destinées  à  ga- 
gner Barras  à  la  cause  des  Bourbons.  Englobé  dans 
le  complot  de  Cadoudal,  il  fut  arrêté  par  la  police  du 
premier  Consul.  Toutefois  on  ne  put  établir  contre 
lui  de  charges  suffisantes;  il  fut  relâché  et,  désaf- 
fectionné  de  la  politique,  reprit  le  chemin  de  Bor- 
deaux. 

Homme  actif,  «  de  beaucoup  d'esprit,  d'une  har- 
diesse presque  audacieuse,  disant  et  persuadant  tout 
ce  qu'il  voulait  dans  la  plus  brillante  conversation, 
ayant  tout  vu  dans  son  siècle  et  n'ayant  rien  oublié, 
rompu  aux  affaires  les  plus  importantes  comme  les 
plus  épineuses  1  »,  il  acquit  rapidement  une  grande 
notoriété  dans  Bordeaux,  et  son  cabinet  de  la  place 
Sainte- Colombe  fut  très  fréquenté.  Pourtant  ses  opi- 
nions politiques  seules  s'étaient  modifiées.  En  matière 
religieuse  il  restait  ce  qu'il  avait  toujours  été,  indif- 
férent et  sceptique.  Comme  la  plupart  des  initiateurs 
du  mouvement  de  1789,  même  désabusés,  il  conser- 
vait, à  l'égard  des  pratiques  religieuses,  ses  vieilles 
rancunes  de  philosophe. 

Cependant,  mis  en  rapport  avec  INI.  Chaminade,  il 
ne  put  lui  refuser  son  estime  ;  bientôt  il  lui  donna  sa 
confiance,  et,  peu  à  peu,  se  laissa  ramener  à  des  idées 
chrétiennes.  Il  fit  une  longue  retraite  sous  la  direc- 
tion de  son  nouveau  guide,  et  en  sortit  aussi  tran- 


1.   M.    Lalanne,    Dictionnaire    des     Ordres    religieux,   t.    ÏV, 
col.  747. 


M.    DAVIt)    MONTER  243 

formé  qu'un  aveugle  qui  a  recouvré  la  lumière.  Sa 
conversion  fut  radicale  et  entraîna  une  orientation 
toute  nouvelle  de  sa  vie.  Désormais,  et  jusqu'à  sa 
mort,  son  activité  fut  employée  aux  œuvres  de  charité 
et  de  propagande  religieuse  ;  et  il  s'attacha  à  son  di- 
recteur spirituel  par  les  liens  de  l'amitié  et  de  la  re- 
connaissance la  plus  vive. 

Quand  il  vint  solliciter  son  admission  dans  la  petite 
communauté,  il  portait  allègrement  le  poids  des 
soixante  années  de  sa  carrière  mouvementée,  brûlant 
du  désir  de  consacrer  son  ardeur  toujours  jeune  à 
faire  honorer  Marie,  et  par  elle  glorifier  son  divin 
Fils.  Il  fut  admis  parmi  les  confrères,  mais  ne  vint 
habiter  complètement  avec  eux  que  l'année  suivante. 
Il  étendit  à  la  Société  les  bons  offices  qu'il  rendait 
comme  secrétaire  au  fondateur,  et  si  parfois,  à  cause 
de  l'ardeur  de  son  tempérament,  sa  coopération  n'alla 
pas  sans  quelque  inconvénient,  néanmoins  ses  vastes 
connaissances,  son  zèle  ardent  et  son  habileté  peu 
commune  rendirent  de  grands  services  à  l'Institut 
naissant. 


Résider  constamment  avec  ses  religieux  eût  été  une 
grande  consolation  pour  M.  Chaminade;  mais,  s'il 
appartenait  à  la  Société  aussi  réellement  que  le  père 
appartient  à  la  famille  fondée  par  lui,  il  n'en  avait  pas 
moins  une  vocation  personnelle  antérieure,  que  ne 
modifiait  pas  la  création  du  nouvel  Institut.  Totale- 
ment détaché  du  monde  et  de  lui-même  par  des  vœux 


2U  CHAPITRE    XT 

remontant  à  sa  première  jeunesse,  il  s'était,  répon- 
dant à  un  appel  divin,  constitué  à  Saragosse  dans 
l'état  permanent  d'apôtre  de  Marie  ;  depuis  lors,  il 
avait  vu  la  Providence  l'employer,  d'une  façon  inin- 
terrompue, à  la  réalisation  d'un  plan  qui  comprenait, 
mais,  en  même  temps,  débordait  la  fondation  de  la 
Société  de  Marie.  Voulant  comme  toujours  accomplir 
pleinement  et  simplement  la  volonté  de  Dieu,  il  con- 
serva donc  sa  résidence  de  la  ^ladeleine  et  demeura 
pour  le  public  le  directeur  et  l'homme  d'œuvres  que 
l'on  connaissait  depuis  longtemps.  Au  reste  il  fut 
seul  à  diriger  l'Institut  naissant;  il  prit  officiellement, 
quand  le  moment  fut  venu,  le  titre  de  Supérieur  gé- 
néral, et  ne  distingua  sa  vie  de  celle  de  ses  religieux 
que  dans  la  mesure  où  l'exigèrent  les  besoins  de  ses 
autres  œuvres. 

Cette  attitude  de  M.  Chaminade,  et  les  conditions 
d'effacement  dans  lesquelles  s'était  placée  la  petite 
communauté,  eurent  ce  résultat  que  la  fondation  nou- 
velle passa  presque  inaperçue. 

Dans  la  Congrégation  et  parmi  les  amis  de  M.  Cha- 
minade, on  désigna  la  communauté  sous  le  nom  de 
la  petite  société^  titre  dont  elle-même  se  contenta 
longtemps.  Officiellement  pourtant,  elle  s'appelait 
déjà  la  Société  de  Marie.  M.  Chaminade  se  plaisait 
aussi  à  confondre  ses  deux  fondations,  celle  d'Agen 
et  celle  de  Bordeaux,  sous  le  nom  d'Institut  de  Ma- 
rie, marquant  par  cette  dénomination  commune  leur 
étroite  union  au  service  de  la  Vierge  Immaculée. 

Par  une  coïncidence  singulière,  vers  la  même  date, 
à  Lyon,  surgissait  une  autre  Société  de  Marie,  grâce 
à  l'initiative  d'un  prêtre  zélé,  le  P.  Colin.  C'est  seu- 


PREMIERS    voeux  245 

lement  beaucoup  plus  tard  que  les  deux  fondateurs 
apprirent  à  se  connaître.  Il  paraîtrait  qu'alors  il  fut 
un  instant  question  d'une  fusion,  mais  le  but  et  l'or- 
ganisation de  chacune  des  deux  sociétés  parurent 
assez  distincts  pour  justifier  leur  existence  séparée. 

Cependant  l'année  de  probation  imposée  aux  pre- 
miers sociétaires  touchait  à  son  terme.  Le  27  août 
1818,  M.  Chaminade  annonçait  à  Mgr  d'x\viau  qu'il 
avait  achevé  la  première  ébauche  des  Constitutions 
de  la  Société  de  Marie  ;  il  soumettait  ce  travail  à  son 
examen,  et  sollicitait  sa  bénédiction  pour  la  retraite 
qui  allait  s'ouvrir  :  «  Je  ne  veux.  Monseigneur,  disait- 
il,  que  ce  que  vous  voudrez,  et  de  la  manière  que  vous 
le  voudrez  ;  j'ai  confiance  que  Dieu,  dans  sa  miséri- 
corde, accomplira  le  dessein  qu'il  a  daigné  m'inspi- 
rer,  malgré  toute  mon  imperfection.  » 

La  retraite  eut  lieu  dans  la  solitude  de  Saint-Lau- 
rent et  se  termina  le  5  septembre.  «  C'est  là  que  fut 
jeté,  selon  la  propre  expression  de  M.  Chaminade, 
le  fondement  solennel  de  la  Société  de  Marie.  »  Outre 
les  premiers  disciples  auxquels  s'étaient  joints  MM.  Da- 
vid et  Lapause,  quatre  nouveaux  aspirants  y  pre- 
naient part,  tous  quatre  congréganistes,  un  borde- 
lais de  bonne  famille,  Bernard  Laugeay,  et  trois 
jeunes  gens  de  Saint-Loubès  lesquels,  bien  que  de 
condition  ordinaire,  ne  manquaient  pas  d'une  certaine 
culture,  Jean  Neuvielle,  Jean  Mémain  et  Jean  Arme- 
naud  :  ce  dernier  faisait  des  vœux  privés  depuis  plu- 
sieurs années.  Les  huit  jours  que  durèrent  ces  saints 
exercices  s'écoulèrent  trop  vite  au  gré  de  tous.  Les 
retraitants  ne  se  lassaient  pas  d'entendre  M.  Chami- 
nade leur  redire,  avec  une  émotion  communicative, 


246  CHAPITRE   XI 

combien  ils  devaient  s'estimer  heureux  d'appartenir 
à  la  famille  choisie  de  ^larie  et  d'être  appelés  à  de- 
venir ses  apôtres  à  travers  le  monde.  Ils  se  péné- 
traient du  sens  de  la  vie  religieuse,  et  de  l'esprit  de 
totale  abnégation  qu'elle  exige  avant  toute  chose  ;  ils 
brûlaient  du  désir  de  se  consacrer  pour  jamais  à 
Dieu  et  à  Marie. 

Avant  de  les  admettre  à  s'engager  définitivement, 
M.  Chaminade  leur  donna  connaissance  des  pre- 
mières Règles  qu'il  avait  tracées  et  sollicita  d'eux  les 
observations  que  l'Esprit  de  Dieu  leur  inspirerait. 
Puis,  comme  il  y  avait  été  autorisé  par  ^Igr  d'Aviau, 
il  reçut  à  la  profession  perpétuelle  MM.  Auguste, 
Lalanne,  Bidon,  David,  Daguzan  et  Cantau,  aux 
vœux  triennaux  les  autres,  sauf  les  derniers  arrivés 
qui  avaient  à  faire  leur  noviciat,  A  la  clôture  de  la 
retraite,  le  5  septembre  1818,  il  déclara,  au  nom  de 
Mgr  l'archevêque  de  Bordeaux,  l'existence  officielle- 
ment reconnue  de  la  Société  de  Marie.  Le  soir  même, 
Mgr  d'Aviau  vint  en  personne  confirmer  l'acte  du 
fondateur  en  donnant  à  tous  les  retraitants  ses  en- 
couragements et  sa  bénédiction. 

Le  bon  prélat  n'oublia  pas  le  chemin  de  Saint- 
Laurent  ;  à  la  clôture  des  retraites  annuelles  il  s'y 
rendait  de  bon  matin,  célébrait  la  messe  et  bénissait 
ses  enfants  en  leur  disant  :  «  Croissez  comme  le  fro- 
ment du  Seigneur  !  »  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  c'est- 
à-dire  jusqu'en  1826,  il  leur  donna  cette  marque  de 
particulière  sympathie. 

Une  bénédiction  plus  précieuse  encore  vint  sur- 
prendre et  réjouir  la  petite  communauté  au  cours  du 
mois  de  mai  1819.  C'était  un  présent  de  Marie  extrê- 


FAVEURS    DE    PIE    VII  247 

mement  agréable  à  ses  serviteurs,  puisqu'il  écartait 
d'eux  jusqu'à  l'ombre  d'incertitude  qui  aurait  pu  les 
troubler.  En  fils  soumis  de  l'Eglise,  M.  Chaminade 
ne  voulait  rien  entreprendre  sans  en  informer  le  Père 
commun  des  fidèles.  Cependant  il  n'avait  pas  encore 
l'intention  de  solliciter  une  approbation  quelconque  : 
pour  la  Société  de  Marie,  le  moment  n'en  était  pas 
venu  ;  auparavant  ses  enfants  avaient  à  faire  leurs 
preuves.  Pour  l'heure,  il  se  contentait  de  porter  à  la 
connaissance  du  Souverain  Pontife  ce  qu'il  avait  fait, 
ce  qu'il  se  proposait  de  faire;  puis,  comme  gage  de 
la  bienveillance  pontificale,  il  sollicitait  pour  ses  fils 
et  ses  filles  quelques  faveurs  spirituelles.  Mgr  d'A- 
viau  et  Mgr  Jacoupy  apostillèrent  favorablement  la 
supplique.  Pie  YII,  qui  achevait  alors  son  doulou- 
reux pontificat,  se  pencha  sur  le  berceau  des  deux 
Instituts,  les  bénit,  et  le  25  mai  1819,  par  un  bref 
très  affectueux,  il  daignait  leur  accorder  quatre  in- 
dulgences plénières  :  au  jour  de  l'émission  des 
vœux,  au  jour  de  leur  renouvellement  annuel,  à 
l'occasion  des  Quarante-Heures  et  à  l'article  de  la 
mort. 

Au  reste,  les  membres  de  l'une  et  l'autre  famille  se 
montraient  dignes  des  encouragements  dont  ils 
étaient  l'objet.  Leur  Bon  Père  n'avait  guère  qu'à 
modérer  leur  ardeur.  Tel  trouvait  encore  trop  courts 
les  vœux  perpétuels  :  tel  autre  en  écrivait  la  formule 
avec  son  sang.  «  Je  me  rappellerai  toujours  avec  une 
douce  émotion,  écrivait  plus  tard  Tun  d'entre  eux, 
les  heureux  temps  que  j'ai  passés  à  Bordeaux;  pres- 
que tout  le  monde  se  plaignait  alors  à  la  communauté 
que  la  Règle  fût  trop  douce.  »  Le  religieux  qui  parle 


248  CHAPITRE   XI 

ainsi  avait  lui-même  pris  l'habitude  de  coucher  sur 
une  simple  paillasse,  d'ajouter  le  jeûne  du  mercredi 
à  celui  du  vendredi,  de  ne  pas  boire  de  vin  à  moins 
de  convenance  ou  de  nécessité. 

La  trempe  de  ces  âmes  ne  se  démentait  pas  dans 
l'épreuve  finale  de  l'agonie.  En  avril  1819,  la  sœur 
Elisabeth,  au  couvent  d'Agen,  eut  un  trépas  vrai- 
ment angélique.  A  Bordeaux,  au  mois  d'août  suivant, 
Antoine  Cantau  mourut  comme  meurent  les  saints. 
Sa  joie,  la  transfiguration  de  ses  traits  à  l'approche 
du  moment  suprême,  furent  pour  ses  frères  un  puis- 
sant encouragement  à  persévérer  dans  leur  sainte  vo- 
cation. 

C'est  assurément  le  cas  de  se  rappeler  la  loi 
que  formulait  déjà  l'auteur  de  l'Imitation  :  «  Oh  ! 
combien  est  grande  la  ferveur  de  tous  les  religieux 
au  commencement  de  leur  saint  Institut  !  Quelle  dé- 
votion dans  la  prière  !  quelle  émulation  pour  la 
vertu  !  quelle  parfaite  régularité  I  quel  respect  et 
quelle  obéissance  aux  prescriptions  de  la  Règle  ^   » 

La  petite  Société  était  la  plus  jeune  des  familles 
religieuses  alors  représentées  dans  la  ville  de  Bor- 
deaux. Ayant  choisi  pour  son  partage  l'esprit  de 
Marie  à  Nazareth,  l'humilité,  la  simplicité,  la  mo- 
destie, elle  n'aspirait  qu'à  vivre  et  à  se  dépenser 
pour  les  âmes  dans  la  pratique  des  vertus  cachées, 
auxquelles  l'exerçait  avec  prudence  et  fermeté  le 
Bon  Père.  A  ces  heures  initiales,  la  Providence  se 
montrait  pour  elle  comme  une  mère  pour  un  enfant 
à  la  Abeille  d'entreprendre  un  long  et  pénible  voyage  ; 

1.  Imit.,  I,  XVIII,  5. 


PREMIÈRE   FERVEUR  249 

elle  prodiguait  à  tous  des  caresses  et  des  faveurs 
dont  le  souvenir  devait  leur  adoucir  les  fatigues 
futures  et  soutenir  leur  courage.  Car  bientôt  elle  les 
tirerait  de  l'obscurité  pour  les  associer  à  son  œuvre 
et  les  mettre  à  même  de  faire  leurs  preuves. 


CHAPITRE  XII 


Premières  oeuvres  de  la  Société  et  de  l'Institut 
DANS  LE  Midi,  en  Alsace  et  en  Franche-Comté 
(1818-1826).  —  Ecoles  normales  et  profession- 
nelles. —  Reconnaissance  légale  de  la  So- 
ciété (1825). 


Pendant  l'année  de  probation,  les  nouveaux  reli- 
gieux avaient  continué  de  colla'oorer  à  la  Congréga- 
tion ;  momentanément  ce  champ  d'action  avait  suffi 
pour  absorber  les  quelques  heures  de  loisir  que  leur 
laissaient  leurs  autres  occupations  ;  du  reste,  ils  trou- 
vaient là  un  instrument  d'apostolat  d'une  valeur 
indiscutable,  dont  l'efficacité  était  victorieusement 
démontrée  par  les  résultats  obtenus.  Après  leur  pro- 
fession (5  septembre  1818),  ils  se  demandèrent,  et  leur 
Père  avec  eux,  quel  autre  apostolat  ils  pourraient 
ajouter  à  celui-là.  Leurs  recherches  ne  furent  pas  lon- 
gues. Comme  l'écrivait  un  prêtre  à  M.  Chaminade, 
«  la  génération   qui  passait  était  hideuse  de  vices, 


L  EDUCATION  251 

d'ignorance  et  d'incrédulité,  c'était  un  véritable  cadavre 
gisant  dans  son  tombeau  ».  L'espoir  était  dans  la 
génération  qui  montait  à  la  vie  ;  il  fallait  aller  à  ces 
âmes  que  l'influence  délétère  d'une  société  corrompue 
n'avait  pas  encore  perverties,  et,  sous  les  auspices  de 
la  Mère  des  chrétiens,  refaire,  pour  Dieu  et  pour  le 
pays,  une  race  croyante,  vertueuse  et  forte.  Là  aussi 
d'ailleurs,  le  travail  accompli  parles  religieux  ne  s'ar- 
rêterait pas  aux  âmes  qui  en  bénéficieraient  directe- 
ment :  l'éducation  à  donner  ne  devait  pas  faire  seule- 
ment des  chrétiens,  mais  des  chrétiens  apôtres, 

M.  Chaminade  entendait  qu'il  en  fût  ainsi  ;  sans 
doute,  il  comprenait  le  mérite  et  la  nécessité  du  zèle 
qui  court  après  la  brebis  perdue  :  n'avait-il  pas  créé, 
avec  Mlle  de  Lamourous,  l'admirable  maison  de  la 
Miséricorde  ?  Mais,  comme  il  l'écrivait  à  Mlle  de 
Trenquelléon,  comme  il  le  répétait  à  ses  disciples,  il 
ne  s'agissait  pas  pour  la  Société  ni  pour  l'Institut 
«  de  réformer  une  ou  plusieurs  âmes  pécheresses  »  ; 
il  fallait  «  attirer  et  réformer  le  monde  qui  s'égarait 
presque  en  totalité  » . 

On  acquit  donc,  rue  des  Menuts,  sur  les  indications 
de  ^L  Estebenet,  un  local  contigu  au  pensionnat 
qu'il  dirigeait  lui-même  et  qui  devait  être  transféré 
à  l'hôtel  Dufour.  M.  Brougnon-Perrière  fit  auprès  du 
recteur  de  l'iVcadémie,  M.  de  Sèze,  frère  du  défenseur 
de  Louis  XYI ,  les  démarches  nécessaires  pour  l'ouver- 
ture de  la  nouvelle  école;  après  des  formalités  admi- 
nistratives, dont  les  bureaux  d'aujourd'hui  continuent 
fidèlement  les  lenteurs,  l'autorisation  fut  accordée  le 
11  mai  1819.  Bien  que  l'année  scolaire  fut  déjà  proche 
de  son  terme,  on  décida  de  recevoir  aussitôt  quelques 


252  CHAPITRE   XII 

enfants  pour  préparer  la  rentrée  suivante  ;  la  maison 
fut  donc  ouverte  à  la  mi-juin,  et  l'année  s'acheva  avec 
quinze  élèves.  Mais  un  grave  contretemps  survint  : 
l'hôtel  Dufour  avait  échappé  à  M.  Estebenet;  les  deux 
écoles  allaient-elles  rester  côte  à  côte  et  se  faire  une 
concurrence  inévitable?  Comme  on  ne  le  voulait  ni 
d'un  côté  ni  de  l'autre,  on  convint  d'opérer  plutôt 
la  fusion  des  deux  établissements  en  un  seul;  une 
rente  viagère  de  quinze  cents  francs  fut  attribuée  à 
M.  Estebenet,  en  retour  de  la  cession  à  laquelle  il 
consentait.  Par  là  môme, la  Société  avait  entrée  dans 
l'institution  privée  la  plus  ancienne  et  la  mieux  réputée 
de  la  ville.  M.  Auguste  Brougnon-Perrière  lui  donna 
son  nom  et  en  prit  la  direction  effective  avec  ses  col- 
lègues de  la  Petite  Société  comme  professeurs  et 
surveillants . 

M.  Chaminade  aida  ses  fils  de  toute  l'expérience 
de  ses  années  de  Mussidan.  Sur  son  conseil,  on 
n'admit,  en  commençant,  que  de  jeunes  enfants  :  les 
élèves  devaient  grandir  dans  la  maison,  et  c'était 
nécessaire,  si  l'on  voulait  qu'ils  en  sortissent  armés 
pour  exercer  l'apostolat  autour  d'eux  dans  le  monde. 
Il  voulait  qu'on  les  format  dès  le  collège  à  l'action 
de  conquête  :  «  Parmi  ces  enfants,  disait-il,  vous  en 
trouverez  qui  auront  du  zèle  et  dont  vous  pourrez 
vous  servir  à  l'égard  des  autres  comme  de  petits 
missionnaires.  » 

M.  Lalanne  introduisit  dans  la  pension  de  la  rue 
des  Menuts  deux  excellents  moyens  d'émulation  :  l'Aca- 
démie, et  les  prix  d'inscription  au  tableau  d'honneur. 
«  L'Académie,  a-t-il  écrit,  mettait  en  honneur  et  en 
crédit  la  bonne  tenue,  le  bon  esprit  joints  au  talent, 


SUCCES   OBTENUS  253 

tandis  que  ses  exercices  offraient  un  intermédiaire 
indispensable  entre  la  monotonie  et  la  froide  gravité 
des  travaux  classiques  de  l'Université,  et  le  clin- 
quant et  la  frivolité  des  représentations  théâtrales  de 
l'éducation  mondaine,  si  malencontreusement  emprun- 
tées avec  leur  dissipation  et  leur  inanité  par  quelques 
maisons  ecclésiastiques.  Quant  aux  prix  d'inscription 
au  tableau  d'honneur,  ils  changeaient  au  profit  de 
l'éducation  la  base  de  l'émulation.  La  pratique  suivie 
presque  généralement  était  de  récompenser  le  succès 
du  travail  plus  que  le  travail  lui-môme.  Il  en  résul- 
tait que,  dans  le  collège  comme  dans  le  monde,  la 
méchanceté  et  le  vice  pouvaient  compter  sur  la  gloire 
si,  par  un  accident  ou  une  faveur  de  la  nature,  ces 
vices  se  rencontraient  alliés  avec  l'esprit.  On  pré- 
serva l'enfance,  qu'on  élevait  sous  les  auspices  de 
Marie,  de  ce  scandale  prématuré,  en  attachant  à  la 
conduite  morale  une  récompense  et  un  honneur 
accessibles  à  tous,  et  même  les  récompenses  les  plus 
enviées.  Les  hommes  judicieux  s'aperçurent  d'abord 
du  caractère  spécial  de  cette  éducation  et  de  sa  supé- 
riorité. » 

Aussi  l'établissement  compta  bientôt  cent  vingt 
élèves;  et  pourtant  il  était  soumis  à  toutes  les  sujé- 
tions de  l'Université,  puisque  la  liberté  d'enseigne- 
ment n'existait  pas  alors,  il  se  trouvait  privé  des 
classes  supérieures  et  obligé,  même  pour  la  seconde, 
de  conduire  ses  élèves  au  Collège  royal.  Il  fallut 
songer  à  se  pourvoir  d'un  local  plus  spacieux.  M.  Cha- 
minade  fit  donc  l'acquisition  de  l'hôtel  de  Razac, 
situé  rue  du  Mirail  et  sanctifié  pendant  la  Révolu- 
tion par  le  séjour  des  Carmélites.  Le  «  pensionnat 


254  CHAPITRE    XIÎ 

de  M.  Auguste  »  y  fut  transféré  à  Pâques,  en  1825, 
et  prit  le  nom  à  Institution  Sainte-Marie,  qui  de- 
vint le  titre  caractéristique  des  établissements  de  la 
Société  partout  où  des  circonstances  particulières  n'en 
imposaient  pas  un  autre.  Ainsi  agrandi,  l'établisse- 
ment tenta  d'obtenir  l'autorisation  d'avoir  chez  soi  les 
classes  de  rhétorique  et  de  philosophie.  Ce  fut  en  vain  : 
le  recteur  de  Bordeaux  s'y  opposa  constamment  dans 
la  crainte  de  porter  préjudice  au  Collège  royal. 


La  Société  de  Marie  avait  ouvert  son  premier  pen- 
sionnat presqu'aussitôt  après  sa  fondation.  L'Institut 
des  Filles  de  ]Marie  se  contenta  d'abord  de  tenir  des 
classes  gratuites  et  des  ouvroirs.  Ni  M.  Chaminade, 
ni  la  Mère  de  Trenquelléon  n'avaient,  dans  le  principe, 
manifesté  de  sympathies  pour  les  pensionnats,  et  jus- 
qu'à nouvel  examen,  ils  les  avaient  exclus  du  nombre 
des  moyens  que  l'Institut  adopterait  pour  atteindre  sa 
fin.  On  avait  l'intention  de  laisser  ce  genre  d'œuvres 
à  d'autres  congrégations  religieuses  et  de  se  réserver 
pour  les  œuvres  de  zèle  proprement  dites.  La  Bonne 
Mère  donnait  un  motif  spécial  de  cette  exclusion  : 
elle  redoutait  pour  ses  filles  l'étude  trop  prolongée  des 
sciences  profanes  comme  nuisibles  à  l'esprit  de  sim- 
plicité et  de  recueillement.  Quelque  justifiées  que 
fussent  ces  considérations,  elles  devaient  céder  devant 
les  nécessités  sociales.  L'éducation  des  classes  su- 
périeures n'était  pas  moins  en  détresse  que  celle  du 
peuple,  et  un  Ordre  qui  se  vouait  à  la  propagation  de 


ECOLE    À    AGEN  255 

l'idée  chrétienne,  devait  nécessairement  essayer  de 
conquérir  les  classes  dirigeantes  en  élevant  leurs 
enfants.  La  question  se  résolut  dans  ce  sens  à  l'occa- 
sion d'une  fondation  qui  venait  de  s'effectuer  à  Gon- 
dom  (Gers),  en  juillet  1824. 

G 'est,  grâce  à  l'entrée  en  religion  d'une  cousine 
de  la  fondatrice,  Mlle  de  Lacliapelle,  que  cette  troi- 
sième maison  avait  pu  s'ouvrir  ;  car,  après  le  novi- 
ciat de  la  jeune  sœur,  sa  famille  acheta  et  offrit  à 
l'Institut  l'ancien  couvent  de  Notre-Dame  de  Piétat, 
qui  devint  bientôt  un  pensionnat  florissant. 

Ghez  les  Filles  de  Marie,  l'éducation  de  l'enfance 
s'était  introduite  par  la  porte  des  écoles  gratuites, 
les  pensionnats  avaient  suivi.  Ge  fut  l'inverse  pour 
la  Société  de  Marie  ;  on  commença  par  un  pension- 
nat, et  on  continua  par  des  classes  populaires. 

Dans  l'été  de  1820,  M.  Ghaminade,  s'étant  trans- 
porté à  Agen  lors  de  la  retraite  annuelle  des  Filles  de 
^larie,  profita  de  son  séjour  dans  cette  ville  pour 
rétablir,  avec  l'aide  de  jNI.  David,  la  congrégation 
des  hommes,  supprimée  presque  dès  son  début  en 
1816.  Le  projet  eut  un  plein  succès  ;  et  les  congré- 
ganistes  en  profitèrent  pour  presser  le  fondateur 
d'envoyer  dans  leur  ville  des  religieux  de  la  Société 
de  Marie  ;  ils  y  dirigeraient  leur  congrégation  et 
élèveraient  les  enfants  du  peuple,  dont  l'éducation 
était  à  peu  près  totalement  abandonnée.  M.  Ghami- 
nade hésita  d'abord  ;  il  prit  le  temps  de  consulter  Dieu 
dans  la  prière,  et  enfin  il  promit. 

Trois  religieux  partirent  vers  la  mi -novembre,  à 
pied,  en  vrais  pauvres  de  Jésus-Ghrist  ;  celui  d'entre 
eux  qui  devait  remplir    les  fonctions    de  directeur, 


256  CHAPITRE    XTI 

M.  Laugeay,  avait  l'àme  d'un  saint  et  le  cœur  d'un 
apôtre.  Un  quatrième  confrère  les  rejoignit  bientôt  : 
c'était  un  ancien  officier  des  guerres  d'Espagne, 
M.  Gaussens,  qui  devint  plus  tard  Inspecteur  des 
écoles  de  la  Société  dans  le  Midi  de  la  France. 

L'accueil  de  la  population  fut  réservé  ;  on  voulait  voir 
à  l'œuvre  les  nouveaux  venus.  Un  congréganiste  leur 
donna  provisoirement  l'hospitalité.  ]\Iais  les  premiers 
résultats  obtenus  par  les  écoles  gratuites  triomphèrent 
de  toutes  les  préventions  et  provoquèrent  un  élan  de 
sympathie  reconnaissante.  Les  petits  coureurs  de 
rues  se  transformaient  à  vue  d'œil,  n'insultaient  plus 
personne  au  passage,  comme  c'était  leur  coutume  au- 
paravant, ne  se  battaient  plus,  devenaient  studieux  et 
appliqués,  et  même  commençaient  à  goûter  les  ins- 
tructions morales  et  religieuses  de  leurs  maîtres.  Il 
se  produisit  alors  un  fait  bien  surprenant  ;  ces  écoles 
étaient  absolument  gratuites,  on  n'y  admettait  que 
les  enfants  des  indigents  ;  or,  voici  que  des  gens  ai- 
sés, passant  par  dessus  le  respect  humain,  venaient 
demander  au  curé  et  aux  vicaires  des  certificats  d'in- 
digence afin  que  leurs  enfants  pussent  suivre  les 
classes  de  ces  maîtres,  au  dire  de  tout  le  monde,  si 
bons  et  si  habiles  î 

Le  Journal  du  Lol-el-Garonne^  qui  était  d'opinion 
libérale,  s'était  cru  tout  d'abord  obligé  d'ignorer  les 
écoles  gratuites  ;  mais,  devant  la  notoriété  qu'elles 
acquéraient,  il  sortit  de  son  silence  et  leur  consacra 
trois  longs  et  élogieux  articles,  rendant  compte  de 
tous  les  exercices  et  analysant  les  méthodes,  qu'il 
trouvait  excellentes.  En  terminant,  l'auteur  deman- 
dait :   (S  Quels  sont  donc  les  maîtres   de  cette  école 


ÉCOLE   A    AGEN  257 

modèle  ?  »  Puis,  répondant  lui-même  :  «  Quatre 
Frères,  disait-il,  qui,  ne  s'occupant  pas  du  monde, 
sont  tout  entiers  à  Dieu  et  à  leurs  chers  enfants  : 
leurs  classes  et  leurs  cellules  sont  les  lieux  qu'ils  fré- 
quentent. —  Ce  sont  des  moines,  des  fanatiques  ?  — 
Sans  doute,  il  parait  qu'ils  appartiennent  à  un  Institut 
religieux;  mais  rien  de  serein  comme  leur  physiono- 
mie, de  modestement  gai  comme  leur  caractère.  — 
Et  leur  costume  ?  —  De  l'uniformité  dans  la  couleur  ; 
mais  à  cela  près,  rien  qui,  dans  la  qualité  des  étoffes 
et  pour  la  forme,  diffère  des  vêtements  des  personnes 
bien  nées.  —  Et  leurs  moyens  d'existence  ?  —  Il  faut 
peu  à  des  gens  qui  ne  mangent  que  pour  vivre. 
Magnifiques  presque,  pour  tout  ce  qui  est  relatif  à 
l'enseignement,  ils  font  peu  de  dépenses  personnelles. 
On  dit  qu'ils  font  partie  d'une  Société  dont  les  mem- 
bres, renouvelant  de  nos  jours  ce  qui  fut  un  si  grand 
et  si  juste  sujet  d'admiration  pour  les  idolâtres  con- 
temporains de  l'Eglise  chrétienne  naissante,  ont  mis 
en  commun  leurs  fortunes,  leurs  talents  et  leurs  vo- 
lontés pour  concourir  au  grand  œuvre  de  la  régénéra- 
tion morale  de  la  France,  en  commençant  par  les 
générations  non  encore  perverties  i.  » 

M.  Ghaminade  reçut  de  toute  la  région  des  deman- 
des d'écoles  semblables,  demandes  qu'il  dut  écarter 
à  cause  du  nombre  restreint  de  religieux  constituant 
la  Société  naissante.  Cependant,  en  1822,  il  envoya 
l'abbé  Collineau  à  Villeneuve-sur-Lot,  comme  Prin- 
cipal du  collège  et  directeur  de  la  Congrégation  ;  puis, 
l'année   suivante,    des   religieux  laïcs    pour  prendre 

1.  No  du  21  mai  1823. 

17 


258  CHAPITRE    Xiî 

possession  des  écoles  communales  de  la  même  loca- 
lité. 


Avec  la  circonspection  et  la  sagesse  qui  le  carac- 
térisaient, M.  Chaminade,  tout  en  étant  persuadé  que 
ses  l'eligieux  iraient  quelque  jour  «  jusqu'au  bout  du 
monde  »  pour  le  service  de  la  Vierge  Immaculée,  ne 
désirait  pas  leur  voir  former  de  sitôt  des  établisse- 
ments loin  de  Bordeaux  ;  la  Providence  ménagea 
pourtant  de  telles  circonstances,  qu'il  fut  amené  à 
introduire  la  Société  de  Marie  en  Alsace  et  en  Franche- 
Comté,  alors  qu'elle  venait  à  peine  de  naître. 

L'origine  de  ces  premières  fondations  éloignées 
est  liée  à  la  vocation  de  Louis  Rothéa,  natif  de  Land- 
ser  dans  la  Haute-Alsace  ;  sa  famille  étant  riche  et 
fort  connue,  l'entrée  en  religion  de  ce  jeune  homme 
avait  produit  une  impression  marquée  dans  la  région. 
La  préoccupation  de  savoir  ce  que  pouvait  bien  être 
la  Société  de  Marie  augmenta  encore  quand  Charles 
Rothéa,  frère  de  Louis  et  curé  de  Sainte-Marie-aux 
Mines,  prit,  lui  aussi,  le  chemin  de  Bordeaux.  Le 
clergé  alsacien  voulut  connaître  les  œuvres  de  M.  Cha- 
minade, et  les  renseignements  obtenus  firent  estimer 
et  désirer  ses  religieux.  Au  début  de  l'aniiée  1821, 
l'abbé  Ignace  ^Nlertian,  qui  avait  établi  une  congré- 
gation de  Frères  dits  de  la  Doctrine  chrétienne^  et 
qui  ne  se  sentait  pas  la  compétence  suffisante  pour 
asseoir  cette  fondation  sur  des  bases  solides,  fit  à 
M.  Chaminade  une  très  singulière  demande  :  il  le 
pria  de   lui  envoyer  un  religieux  pour  donner  à  son 


î 


EN   ALSACE  269 

noviciat  de  Ribeauvillé  l'impulsion  nécessaire  et  ga- 
rantir l'avenir  de  l'Institut.  M.  Cliaminade  n'y  mit  pas 
d'obstacle,  et  Louis  Rothéa,  ayant  émis  ses  vœux 
perpétuels  en  octobre  1821,  repartit  pour  l'Alsace. 
Grâce  à  lui,  le  noviciat  de  Ribeauvillé  s'accrut  et  se 
transforma  à  vue  d'œil,  si  bien  que  M.  Mertian  au- 
rait voulu  abandonner  à  M.  Chaminade  et  à  ses  re- 
ligieux toute  la  formation  et  la  direction  ultérieure 
de  ses  frères.  Ce  projet,  comme  nous  le  verrons,  était 
irréalisable  ;  mais  l'édification  donnée  par  Louis  Ro- 
tbéa  avait  déterminé  des  vocations  :  des  jeunes  gens 
et  même  des  ecclésiastiques  partirent  pour  Bordeaux, 
et,  dès  le  commencement  de  1822,  des  demandes  de 
fondations  étaient  adressées  à  M.  Chaminade.  De 
plus  Louis  Rothéa,  revenu  auprès  de  lui  à  la  fin  de 
sa  mission,  plaidait  chcdeureusement  la  cause  de  sa 
chère  province,  faisant  remarquer  que  ce  pays,  tout 
dévoué  à  la  sainte  Vierge,  était  comme  naturellement 
ouvert  à  l'action  de  ses  enfants.  Son  frère  Xavier, 
resté  dans  le  monde,  mais  entièrement  gagné  à  la 
Société  de  Marie,  renchérissait  encore  :  «  L'Alsace, 
disait-il,  pourrait  servir  de  pépinière  à  l'Institut.  » 
On  vit  dans  la  suite  que  ce  n'était  pas  là  une  exagé- 
ration. 

Les  instances  les  plus  pressantes  venaient  du  curé 
de  Colmar,  M.  ^Maimbourg,  homme  supérieur,  qui 
jouissait  dans  tout  le  Haut-Rhin  d'une  influence 
presque  épiscopale,  et  qui,  selon  l'expression  fami- 
lière de  M.  Rothéa,  «  avait  toutes  les  autorités  du 
département  dans  sa  poche  ».  Au  bout  de  deux  ans, 
dans  l'automne  de  1824,  la  Société  de  Marie,  sous  la 
conduite  de  Louis  Rothéa,  prit  possession  des  écoles 


260  CHAPITRE    XII 

communales  de  Golmar,  et  après  quelques  mois  d'essai , 
M.  Maimbourg  écrivit  au  fondateur  pour  le  remercier 
et  l'assurer  de  son  éternelle  reconnaissance.  Deux  ans 
après  cette  première  fondation  en  Alsace,  commençait 
pour  l'Institut  un  merveilleux  mouvement  d'expansion 
à  travers  cette  belle  et  catholique  province. 

La  Franche-Comté  avait  reçu  sa  première  colonie 
de  religieux  un  an  avant  l'Alsace.  L'exemple  de  l'abbé 
Charles  Rothéa,  quittant  son  diocèse  pour  s'agréger 
à  la  Société  nouvelle,  avait  été  suivi  par  un  prêtre 
de  ses  amis,  l'abbé  Caillet,  originaire  du  Jura  Ber- 
nois, qui  entra  au  noviciat  de  Saint-Laurent  dans 
l'automne  de  1823.  A  peine  y  était-il  depuis  quelques 
semaines,  qu'un  de  ses  condisciples  du  séminaire  de 
Besançon  lui  transmettait,  pour  qu'il  les  communi- 
quât à  son  supérieur,  les  offres  d'un  missionnaire  de 
ce  diocèse,  M.  Bardenet,  désireux  d'attirer  la  So- 
ciété dans  son  pays. 

Ce  prêtre  était  connu  dans  toute  la  Franche-Comté 
comme  l'intendant  attitré  des  bonnes  œuvres.  Né  en 
1763  d'une  des  plus  anciennes  familles  de  Chassey- 
les-Montbozon  (Haute-Saône),  Jean-Etienne  Bardenet 
avait  été  élevé  au  collège  d'Arbois  sur  les  mêmes 
bancs  que  Pichegru,  avec  lequel  il  s'était  mesuré 
plus  d'une  fois  sur  le  terrain  des  exercices  athlé- 
tiques. Parfaitement  doué  du  côté  de  l'intelligence, 
il  l'était  mieux  encore  du  côté  de  la  volonté.  Curé 
de  ^lesnay,  près  d'Arbois,  il  avait  pu,  grâce  à  son 
énergie,  un  peu  aussi  à  sa  force  herculéenne,  se 
faire  respecter  pendant  la  Révolution  par  les  ja- 
cobins de  la  contrée,  et  trouver  moyen  de  ne  pas 
quitter  définitivement  sa  paroisse.  Son  habileté  à  ma- 


EN    FRANCHE-COMTÉ  261 

nier  les  affaires  était  surprenante  :  «  Je  suis  bien  heu- 
reux, disait-il,  que  Dieu  ne  m'ait  pas  laissé  dans  le 
monde:  je  m'y  serais  enrichi  trop  facilement;  la  for- 
tune m'aurait  peut-être  fait  oublier  le  salut  des  âmes 
et  celui  de  la  mienne.  »  Prêtre,  il  employa  son  talent 
à  reconstituer  le  patrimoine  de  l'Eglise  et  des  pau- 
vres :  achetant  des  biens  nationaux  pour  les  rendre  à 
leur  destination  première,  il  bâtissait  des  églises, 
fondait  des  monastères  et  relevait  peu  à  peu  les  éta- 
blissements d'instruction  et  de  charité  détruits  par  la 
Révolution.  M.  Chaminade  et  M.  Bardenet,  animés 
d'un  même  zèle  apostolique,  se  comprirent  bien  vite, 
et  ils  contractèrent  une  alliance  des  plus  fécondes. 
Le  premier  fruit  de  leur  entente  fut  l'établissement 
d'une  colonie  de  religieux  à  Saint-Remy,  près  de 
Vesoul. 

M.  Bardenet  offrait  de  procurer  à  la  Société  ce  do- 
maine qui,  possédé  anciennement  par  la  famille  de 
Rosen  et  mis  en  vente  par  le  marquis  d'Argenson, 
comprenait  un  château  avec  cent  cinquante  hectares 
de  terres  ou  de  bois.  M.  Chaminade  prit  d'abord  le 
temps  de  réfléchir;  cependant,  au  printemps  de  1823, 
profitant  du  voyage  que  M.  David  devait  faire  en 
Alsace  pour  conclure  la  fondation  de  Colmar,  il  le 
chargea  de  voir  M.  Bardenet  au  passage  et  de  visiter 
Saint-Remy.  S'il  admettait  l'idée  de  s'engager  dans 
cette  affaire,  c'était  à  la  condition  que  les  mission- 
naires diocésains  accepteraient  d'être  eux-mêmes  pro- 
priétaires; la  Société  de  Marie  n'interviendrait,  au 
moins  dans  le  début,  qu'à  titre  auxiliaire.  Rien  d'ail- 
leurs n'empêchait  que,  par  la  suite,  l'œuvre  étendît 
ses    moyens    d'action,   au  fur    et  à  mesure  de    ses 


262  CHAPITRE 

ressources.  A  tous  ces  égards,  les  instructions  de 
M.  Chaminade  étaient  formelles. 

M.  David  se  mit  en  route;  il  fut,  en  passant  par 
Besançon,  l'hôte  de  l'archevêque,  Mgr  de  Pressi- 
gny,  et  fit  en  compagnie  de  M.  Bardenet  une  pre- 
mière visite  à  Saint-Remy,  dont  il  fut  enchanté.  Un 
second  séjour,  lors  de  son  retour  d'Alsace,  acheva  de 
le  séduire.  Emporté  par  son  imagination,  il  vit  mal 
ce  qu'il  était  venu  voir,  et  se  souvint  peu  des  termes 
dans  lesquels  il  avait  mission  de  négocier.  Le  châ- 
teau était  magnifique,  mais  il  était  délabré.  Le  do- 
maine comprenait  bois,  prés,  champs,  vergers,  mais 
tout  cela  était  à  l'abandon.  Pour  remettre  les  lieux  en 
état,  de  grandes  dépenses  seraient  nécessaires.  Or 
M.  Bardene*.,  personnellement  à  bout  de  ressources 
à  ce  moni'^.nt-là,  comptait  sur  les  fonds  de  la  Société, 
dont,  e^;.  présence  des  beaux  projets  de  M.  David,  il 
s'exagérait  l'importance.  Il  venait  d'ailleurs  de  se 
séparer  des  missionnaires  diocésains  :  sa  situation, 
par  là  même,  changeait  de  face.  M.  David  n'en  tint 
pas  compte  dans  les  négociations  et  n'en  informa 
même  pas  son  Supérieur.  Fasciné  par  ses  beaux  rêves, 
il  signa  l'acte  d'acquisition,  le  16  mai  1823.  Le  len- 
demain il  ouvrit  les  yeux  :  «  Substituez-moi  quel- 
qu'un, écrivit-il  alors  à  M.  Chaminade  dans  un  accès 
de  découragement;  mon  entreprise  m'effraye,  je  vou- 
drais n'y  être  pas  entré.  »  Il  revint  à  Bordeaux, 
mais  il  n'eut  pas  le  courage  de  révéler  au  Bon  Père 
la  véritable  situation  de  M.  Bardenet,  sa  rupture 
avec  les  missionnaires  diocésains,  sa  pénurie  momen- 
tanée. 

M.  Chaminade  forma  donc  une  communauté  de  huit 


SAINT-REMY  263 

membres  dont  M.  Clouzet  était  le  directeur  et  l'abbé 
Rothéa  l'aumônier,  M.  David  fut  chargé  de  conduire 
cette  colonie  à  Saint-Remy  et  d'aider  à  son  installation. 
Le  départ  eut  lieu  à  la  mi-juillet. 

Le  malentendu  ne  pouvait  manquer  d'éclater  à 
l'arrivée  des  religieux  à  Saint-Remy.  Ils  trouvèrent 
un  château  princier,  mais  sans  meubles;  un  domaine 
étendu,  mais  ni  récoltes  au  grenier,  ni  instruments 
pour  la  culture.  Comme  premier  fonds  d'établisse- 
ment, et  pour  suffire  à  leurs  besoins  jusqu'au  jour 
où  la  propriété  serait  en  rapport,  ils  possédaient  à 
leur  arrivée  six  francs,  reliquat  d'un  voyage  ac- 
compli pauvrement,  en  grande  partie  à  pied.  M.  Bar- 
denet  fut  déçu  et  mécontent  ;  M.  David,  désespéré. 
Seul,  M.  Ghaminade,  en  apprenant  enfin  la  vérité,  ne 
se  laissa  pas  décontenancer  :  «  Nous  avons  cru  devoir 
entreprendre,  et  nous  avons  entrepris  en  effet,  répon- 
dit-il à  M.  Clouzet;  nos  intentions  sont  pures  :  allons 
en  avant  !  » 

Les  religieux  avaient  appris  de  leur  Bon  Père  à 
se  jeter  en  toute  circonstance  entre  les  bras  de  la 
Providence  :  elle  ne  pouvait  les  abandonner.  M.  Bar- 
denet  fit  pour  eux  ce  qu'il  pouvait,  et  M.  Chaminade 
leur  envoya  en  toute  hâte  quelque  argent.  Ces  secours 
ne  les  empêchèrent  pas  de  vivre  dans  la  plus  extrême 
détresse  :  ils  couchaient  sur  de  simples  paillasses 
sans  bois  de  lit;  ils  se  nourrissaient  de  pommes  de 
terre  et  de  légumes  secs,  n'avaient  comme  boisson 
fortifiante  que  de  l'eau  qui  avait  passé  sur  des  fruits 
fermentes,  et  avec  ce  régime  plus  que  frugal  ils 
devaient  fournir  une  somme  considérable  de  travail 
pour  remettre  le  domaine  en  valeur.  Quand  vint  l'hiver^ 


264  CHAPITRE   XII 

toujours  rude  sur  ce  plateau  balayé  par  les  vents, 
plus  rude  encore  cette  année  que  de  coutume,  nos 
pauvres  méridionaux  grelottaient  le  jour  sous  leurs 
vêtements  trop  légers,  la  nuit  sous  leur  unique  cou- 
verture ;  presque  sans  bois  pour  faire  du  feu,  ils  se 
réchauffaient  en  travaillant  plus  fort. 

M.  Chaminade  souffrait  avec  eux  et  leur  venait  en 
aide  de  tout  son  pouvoir.  D'ailleurs,  avec  l'esprit  de 
foi  dont  il  était  pénétré,  il  voyait  dans  ces  commence- 
ments difficiles  l'annonce  de  grandes  bénédictions  : 
«  Le  Seigneur  prend  son  van,  écrivait-il  à  ses  enfants 
de  Saint-Remy;  il  veut  épurer  cette  colonie  d'élite;  il 
veut  discerner  ceux  qui  sont  propres  à  jeter  les  fon- 
dements d'un  établissement  qui  doit  porter  de  si 
excellents  fruits  dans  ces  provinces  lointaines  ;  j'espère, 
mes  chers  enfants,  qu'aucun  de  vous  ne  succombera 
à  l'épreuve  du  Seigneur.  » 

Aucun  d'eux  ne  faillit  en  effet.  Ses  fils  se  mon- 
trèrent dignes  de  lui  ;  pas  une  plainte  ne  lui  parvint  ; 
au  contraire,  il  n'eut  à  lire  que  des  lettres  admirables 
d'enjouement  et  d'esprit  de  foi,  qui  faisaient  l'édifi- 
cation des  deux  familles  religieuses.  Grâce  à  leur 
travail  acharné,  les  colons  de  Saint-Remy  arrivèrent 
à  se  ménager  pour  l'année  suivante  quelques  res- 
sources par  la  culture  de  la  propriété.  M.  Clouzet 
donnait  à  tous  l'exemple  du  travail  et  de  l'économie  ; 
l'abbé  Rothéa  était  un  modèle  de  mortification  et 
d'humilité,  passant  l'hiver  sans  feu  dans  une  petite 
chambre  exposée  au  nord,  se  mettant  à  genoux  devant 
ses  frères  au  chapitre  des  coulpes  et  leur  baisant  les 
pieds  :  «  J'en  mourais  de  confusion  »,  écrivait  l'un 
des  religieux. 


SAINT-REMY  265 

Ces  vaillants,  pour  supporter  avec  constance  les 
privations  auxquelles  les  réduisait  la  nécessité, 
n'avaient  rien  trouvé  de  mieux  que  d'y  joindre  des 
pénitences  volontaires.  Aux  jeûnes  de  l'Eglise  et  à 
ceux  de  la  Règle,  ils  ajoutaient  des  disciplines  et  des 
chaînes  de  fer,  et  cela  leur  réussissait  si  bien,  que 
personne  n'était  malade  et  qu'une  allégresse  débor- 
dante régnait  dans  la  communauté.  «  0  Dieu  !  quelle 
joie,  dit  un  témoin,  quelle  ferveur  dans  ces  temps  ! 
c'étaient  les  jours  de  l'âge  d'or.  A  ce  souvenir,  les 
larmes  me  troublent  les  yeux  pendant  que  je  trace 
ces  lignes.  »  La  gaieté  était  tellement  exubérante 
qu'un  rien  suffisait  pour  en  déchaîner  les  accès  : 
parfois  même  la  gravité  n'y  trouvait  plus  son  compte. 
M.  Rothéa  s'en  alarmait,  mais  le  Bon  Père  le  tran- 
quillisait :  ((  Cette  gaieté,  lui  écrivait-il,  est  un  signe 
de  la  paix  qui  règne  dans  les  âmes.  » 

Tant  de  vertus  étaient  pour  le  dehors  une  première 
prédication,  en  attendant  qu'on  eût  les  moyens  maté- 
riels de  faire  davantage.  Au  premier  moment,  l'appari- 
tion de  ces  hommes  venus  de  loin  avait  provoqué  chez 
les  paysans  francs-comtois  un  peu  de  curiosité  et 
beaucoup  de  défiance.  C'étaient,  disait-on,  des  Espa- 
gnols munis  de  coffres  d'or  et  d'argent.  Les  souve- 
nirs des  hidalgos,  qui  étaient  restés  fameux  dans  ce 
pays  longtemps  gouverné  par  l'Espagne,  s'évanoui- 
rent bien  vite  devant  la  réalité,  plus  simple  et  plus 
grande  à  la  fois.  Ces  mystérieux  habitants  du  châ- 
teau n'étaient  autres  que  des  religieux,  tels  que  les 
vieillards  en  avaient  connu  dans  les  monastères 
d'alentour.  Les  nouveaux  venus  différaient  des  an- 
ciens   moines   par    le    costume  ;  ils    rappelaient  les 


I 


266  CHAPITRE    XII 

meilleurs  d'entre  eux  par  leur  fidélité  à  la  règle,  au 
silence,  à  la  modestie,  au  désintéressement.  Bientôt 
on  se  ravisa:  «  Ce  sont  là,  disait-on,  des  hommes 
de  bien  qui  travaillent  pour  Dieu  et  pour  le  ciel.  » 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  attirer  des  voca- 
tions. Au  mois  de  janvier  1824,  les  postulants  étaient 
au  nombre  de  neuf;  M.  Chaminade  permit  à  l'abbé 
Rothéa  d'inaugurer  avec  eux  un  noviciat  régulier. 
Mais  il  rappela  auprès  de  lui  M.  David,  dont  les 
efforts,  pour  remédier  à  la  situation  défectueuse  que 
son  imprudence  avait  en  grande  partie  créée,  ris- 
quaient de  compromettre  l'œuvre,  bien  loin  de  la  ser- 
vir. A  son  retour  à  Bordeaux,  il  lui  fit  un  accueil 
paternel,  et  ne  lui  adressa  pas  un  seul  mot  qui  rap- 
pelât le  passé.  L'intimité  fut  ce  qu'elle  avait  été  au- 
paravant ;  seulement  le  fondateur  n'éloigna  plus  de 
sa  personne  ce  coopérateur  qui,  auprès  de  lui,  se 
laissait  diriger  avec  la  simplicité  d'un  enfant,  tandis 
que,  isolé,  privé  des  conseils  de  son  mentor,  il  se 
laissait  emporter  par  l'ardeur  inconsidérée  de  son 
zèle,  exposant  ainsi  les  œuvres  aux  plus  fâcheux  ac- 
cidents. 

A  la  place  de  M.  David,  ^l.  Chaminade  envoya 
M.  Caillet.  Ce  prêtre  n'avait  aucune  des  qualités 
séduisantes  de  l'avocat  bordelais,  mais  il  avait 
l'avantage  d'être  favorablement  connu  du  clergé, 
particulièrement  des  missionnaires  diocésains  et  des 
directeurs  du  séminaire,  qui  pouvaient,  plus  que  per- 
sonne, contribuer  au  bon  succès  des  œuvres  que 
l'on  projetait. 


SAINT-REMY  267 


M.  Gaillet,  autorisé  par  le  Bon  Père,  ouvrit,  dès 
son  arrivée,  un  pensionnat.  On  n'y  donna  d'abord 
que  l'enseignement  primaire  ;  mais,  avant  la  fin  de 
l'année  (1824),  il  s'y  présenta  quelques  élèves  de  latin. 
Ce  fut  la  première  œuvre  de  zèle  entreprise  par  la 
communauté  de  Saint- Remy. 

Toutefois  M.  Chaminade  voulait  plus  et  mieux. 
Dans  cette  maison,  isolée  en  pleine  campagne,  il 
s'agissait  de  ne  pas  limiter  aux  seuls  élèves  les  effets 
du  zèle  des  religieux.  Dans  les  centres  populeux  où 
s'étaient  faites  les  fondations  précédentes,  les  mem- 
bres de  la  Société  donnaient  leurs  soins  à  l'école, 
tout  en  s'occupant  aussi  des  congrégations.  Par 
celles-ci  et  par  les  œuvres  qui  s'y  rattachaient,  ils 
pouvaient,  selon  le  plan  du  fondateur,  continuer  d'une 
part  l'éducation  religieuse  commencée  à  l'école,  et 
d'autre  part  atteindre  largement  les  adultes. 

Or  Saint-Remy  réunissait  les  conditions  d'espace 
et  de  situation  les  plus  avantageuses  pour  un  genre 
de  travail  apostolique  très  fructueux  et  qu'on  n'avait 
pas  encore  essayé.  L'état  des  écoles  publiques  était 
lamentable  dans  la  Haute-Saône,  comme  d'ailleurs  à 
peu  près  dans  toute  la  France;  et  cela  tenait  en  très 
grande  partie  à  un  manque  total  de  formation  péda- 
gogique chez  les  maîtres.  Les  missionnaires  diocé- 
sains auraient  bien  voulu  profiter  des  retraites  qu'ils 
donnaient  aux  instituteurs  pour  combler  cette  lacune 
déplorable  ;  mais  ils  n'étaient  pas  au  fait  de  l'ensei- 
gnement.   Les    religieux    de    Marie,    au   contraire. 


268  CHAPITRE   XII 

avaient  la  compétence  nécessaire  pour  remplir  cette 
tâche  ;  de  plus,  un  rapprochement  venait  de  s'opérer 
entre  M.  Bardenet  et  les  missionnaires,  ce  qui  était 
une  facilité  nouvelle.  Tout  le  monde  se  trouva  donc 
aisément  d'accord  pour  reconnaître  que  des  retraites, 
précédées  de  quelques  journées  consacrées  à  des  confé- 
rences sur  les  méthodes  d'enseignement,  et  surtout  la 
création  d'une  école  normale  d'instituteurs,  produi- 
raient un  bien  inappréciable  :  par  là  on  procurerait  à 
des  multitudes  d'enfants  des  maîtres  chrétiens,  capa- 
bles d'enseigner  convenablement  la  religion  ainsi  que 
le  modeste  programme  des  écoles  primaires.  Cette 
formation  de  bons  maîtres  d'école  rentrait  évidemment 
dans  l'apostolat  à  répercussion  tant  recommandé  par 
le  fondateur. 

Les  autorités  administratives  et  universitaires,  à 
Vesoul  ainsi  qu'à  Besançon,  se  montrèrent  recon- 
naissantes de  cette  initiative,  et,  comme  le  diocèse 
comprenait  la  Haute-Saône  et  le  Doubs,  on  résolut  de 
tenter  d'abord  un  essai  en  faveur  du  premier  de  ces 
deux  départements. 

Une  circulaire  de  l'inspecteur,  datée  du  31  mars 
1824,  convoqua  à  Saint-Remy,  pour  le  27  avril,  deux 
instituteurs  par  canton  au  choix  du  comité  cantonal. 

Cinquante-cinq  instituteurs,  profitant  des  vacances 
de  Pâques,  se  rendirent  à  l'appel.  Le  contact  s'établit 
sans  effort  entre  eux  et  les  religieux,  qui  ne  leur 
ménagèrent  pas  les  preuves  de  leur  dévouement  : 
n'ayant  pas  assez  de  mobilier  pour  tout  le  monde,  ils 
leur  avaient  cédé  leurs  propres  lits.  Ils  se  mêlaient  à 
eux  pendant  les  récréations,  les  entretenant  de  leurs 
écoles,  leur  donnant  d'utiles  conseils,  écoutant  avec 


I 


ECOLES    NORMALES  269 

sympathie  l'exposé  de  leurs  difficultés.  Ils  s'aper- 
çurent dans  ces  causeries  familières  que  tous  les 
torts  n'étaient  pas  du  côté  des  maîtres  d'école  et  qu'il 
y  en  avait  peut-être  autant  du  côté  des  communes  et 
de  la  législation  :  «  Les  maîtres  d'école  se  sont  plaints, 
dit  l'abbé  Rothéa  dans  ses  notes,  de  manquer,  dans 
plusieurs  communes,  des  objets  les  plus  indispen- 
sables, tels  que  bancs,  tables,  etc.  Les  pauvres, 
disent-ils,  ne  veulent  pas  acheter  de  livres  à  leurs 
enfants,  et  mettent  très  peu  d'intérêt  à  leur  éducation.  » 

On  encouragea  ces  braves  gens.  Pendant  une  pre- 
mière semaine,  à  part  deux  instructions  religieuses, 
on  ne  les  occupa  qu'à  des  exercices  professionnels. 
M.  Gaussens  leur  fit  des  conférences  théoriques  et 
pratiques  qu'ils  apprécièrent  beaucoup.  Ces  confé- 
rences, entrant  dans  les  plus  minutieux  détails,  fai- 
saient sentir  le  prix  et  le  besoin  d'une  méthode  à  des 
maîtres  qui,  jusque-là,  n'en  avaient  suivi  aucune. 
Deux  missionnaires  arrivèrent,  et  la  seconde  semaine 
fut  plus  directement  consacrée  à  une  retraite,  dont  les 
instituteurs  suivirent  les  exercices  avec  d'autant  plus 
de  bonne  volonté  que  tout  se  faisait  sans  contrainte  : 
l'un  d'entre  eux,  qui  ne  voulait  pas  s'approcher  des 
sacrements,  se  retira  la  veille  de  la  clôture. 

L'essai  «  avait  dépassé  les  espérances  »,  ainsi  que 
l'écrivait  M.  Bardenet  qui,  regrettant  d'avoir  long- 
temps boudé  ]\L  Ghaminade,  lui  exprimait  «  toute  sa 
vénération  pour  sa  personne  et  tout  l'attachement  qu'il 
portait  à  l'Institut  de  Marie  ».  A  partir  de  ce  moment 
les  progrès  furent  rapides  en  Franche-Comté  ; 
M.  Bardenet  mit  toute  son  ardeur  à  propager  une 
Société  à  laquelle  il  se  regardait  dorénavant  comme 


270  CHAPITRÉ    XII 

lié  et  dont  il  ne  parlait  plus  qu'en  disant  :   Noire 
Société,  nos  religieux. 

De  son  côté,  M.  Cliaminade  voyait  les  perspectives 
les  plus  attirantes  s'ouvrir  devant  lui  :  «  Quel  bon 
moyen,  mon  cher  fils,  écrivait-il  à  M.  Caillet,  nous 
avons  dans  cette  œuvre,  de  purifier,  peut-être  avant 
notre  mort,  une  grande  partie  de  la  génération  pré- 
sente du  peuple  français  !  mais  il  faut  bien  de  la  sa- 
gesse et  de  la  fermeté.  »  Et  peu  de  jours  après,  il 
ajoutait  :  «  Si  une  fois  on  peut  réunir  à  Saint-Remy  les 
maîtres  d'école  des  trois  départements  qui  composent 
le  rectorat  de  Besançon  et  qu'on  puisse  bien  purifier 
tout  l'enseignement  primaire  dans  le  ressort  de  cette 
académie,  il  est  à  présumer  que  l'académie  et  le  gou- 
vernement mettront  de  l'intérêt  à  introduire  cette 
œuvre  dans  les  autres  académies.  Quel  bien  il  en  résul- 
terait et  pour  la  religion  et  pour  notre  malheureuse 
patrie  !  Travaillons  avec  courage  et  le  bon  Dieu  bé- 
nira notre  sollicitude,  parce  qu'elle  n'aura  d'autre 
motif  que  sa  gloire.  »  Son  plan  était  tout  tracé  :  ou- 
vrir au  plus  tôt  une  école  normale  pour  le  rectorat  de 
Besançon  et  préparer,  pour  les  années  suivantes,  des 
retraites  de  maîtres  d'école  dans  chacun  des  trois 
départements  du  Doubs,  de  la  Haute-Saône  et  du 
Jura. 

* 

Les  écoles  normales  étaient  alors  à  peu  près  incon- 
nues en  France.  Par  exception,  Strasbourg  en  possédait 
une  depuis  1811  ;  bientôt  elle  était  devenue,  sous  la  Res- 
tauration, un  foyer  de  libéralisme.  En  1818,  un  décret 


ECOLES    NORMALES  271 

les  avait  théoriquement  créées;  aucune  ne  fut  effec- 
tivement ouverte  cette  année-là.  En  1820,  deux  de  ces 
écoles  furent  fondées  en  Lorraine,  elles  emboîtèrent 
immédiatement  le  pas  derrière  celle  de  Strasbourg. 
Découragé  par  cet  essai  malheureux,  le  gouvernement 
de  Louis  XVIII  se  désintéressa  de  l'institution,  par 
crainte  de  la  voir  devenir  une  arme  entre  les  mains 
du  parti  libéral.  Ainsi  donc  quand  M.  Chaminade 
établissait,  en  1824,  l'école  normale  de  Franche- 
Comté  avec  l'espoir  de  provoquer  les  autres  circon- 
scriptions académiques  à  se  doter  d'institutions  sem- 
blables, il  exerçait  une  véritable  action  de  précurseur. 

Un  prospectus  fut  rédigé,  d'accord  avec  l'archevê- 
que de  Besançon  et  l'inspecteur,  et  l'école  fut  ouverte 
le  4  juin,  avec  une  vingtaine  d'élèves,  parmi  lesquels 
plusieurs  demi-boursiers  du  département  du  Doubs. 
Le  prix  de  la  pension  entière  était  de  25  francs  par 
mois  !  Ce  premier  cours  normal  ne  dura  qu'un  tri- 
mestre ;  le  recteur  l'avait  ainsi  voulu.  M.  Chaminade 
trouvait  ce  temps  de  formation  totalement  insuffisant. 
Il  avait  fallu  s'en  contenter  pourtant  :  mais  le  cours 
suivant  fut  de  cinq  mois,  et  peu  à  peu  on  se  rapprocha 
du  terme  proposé  par  M.  Chaminade  qui  fixait  à  trois 
ans  la  durée  normale  du  séjour.  «  Encore,  ajoutait-il, 
à  l'école  de  Strasbourg  les  retient -on  quatre  ans.  » 

Les  départements  votèrent,  pour  l'école  normale  et 
les  retraites,  des  crédits  sans  doute  insuffisants,  mais 
qui  permirent  d'aller  de  l'avant.  Saint-Remy  eut 
bientôt  soixante  jeunes  maîtres  en  préparation,  et  les 
retraites  annuelles  groupèrent  chaque  année  un  nom- 
bre croissant  d'instituteurs  ou  exercice. 

M.  Chaminade  s'appliquidt  à  perfectionner  les  mé- 


CHAPITRE    XII 


thodes  et  insistait  sur  la  formation  religieuse  ;  il  vou- 
lait que  l'influence  du  maitre  d'école  fut  avant  tout 
éducatrice  ;  «  Nos  instituteurs,  disait-il,  sont  envoyés 
vers  la  génération  comme  des  missionnaires;  il  faut 
qu'ils  éclairent  et  développent  ces  faibles  intelligences 
et  forment  ces  jeunes  cœurs  à  la  vertu.  » 

^lais  la  religion  des  maîtres  devait  être  une  reli- 
gion éclairée  :  «  Nous  sommes,  disait-il,  dans  un  siècle 
où  l'on  fait  raisonner  ou  plutôt  déraisonner  jusqu'aux 
paysans  des  campagnes  et  souvent  même  jusqu'aux 
servantes  des  villes.  Il  faut  que  tous  nos  candidats 
d'écoles  normales  deviennent  de  petits  logiciens  et 
même  un  peu  métaphysiciens;  il  faut  qu'ils  con- 
naissent toutes  les  sources  de  la  certitude  humaine.  » 

Les  connaissances  profanes  ne  devaient  pas  souffrir 
de  l'importance  attribuée  aux  études  religieuses  pro- 
prement dites.  M.  Ghaminade  ne  voyait  dans  l'igno- 
rance du  peuple  ni  une  sécurité  pour  la  foi,  ni  une 
garantie  pour  la  paix  sociale.  Son  opinion  à  cet  égard 
était  très  nette.  Dans  le  Prospectas  des  écoles  mo- 
dèles préparatoires,  il  écrivait  cette  déclaration  : 
«  On  ne  pense  pas,  dans  la  Société  de  Marie,  qu'il 
y  ait  à  gagner  pour  la  religion  et  les  mœurs,  pas 
plus  que  pour  les  arts  et  l'industrie,  à  restreindre 
dans  les  bornes  les  plus  étroites  l'instruction  du 
peuple.  On  croit,  au  contraire,  que  le  peuple  ne  peut 
être  aujourd'hui  ramené  à  la  foi  et  aux  vertus  dont 
elle  est  le  principe,  que  par  un  degré  supérieur  de 
développement  pour  ses  facultés  intellectuelles  et  un 
accroissement  d'instruction.  » 

Gomme  instituteurs,  M.  Ghaminade  déclarait  vou- 
loir ((  former,  dans  les  écoles  normales,  des  hommes 


ECOLES    PROFESSIONNELLES  273 

et  des  chrétiens  qui  pussent  régénérer  leurs  com- 
munes »  ;  et  pour  cela,  ajoutait-il,  «  il  faut  qu'ils  puis- 
sent jouir  d'une  certaine  considération  par  les  con- 
naissances qu'ils  ont  à  communiquer  à  leurs  élèves  et 
par  le  zèle  qui  les  rend  utiles  aux  familles.  » 

Quant  au  personnel  dirigeant  des  écoles  normales, 
«  les  chefs,  dit-il,  doivent  être  des  hommes  mûrs  qui, 
en  général,  aient  fait  leurs  études  secondaires,  et  qui, 
pour  l'ordinaire,  n'aient  pas  cherché  à  exceller  dans 
une  partie  seulement  de  l'enseignement  primaire  ». 
«  Plarement,  ajoute-t-il,  on  aurait  de  bons  professeurs 
d'écoles  normales,  si  les  sujets  qu'on  y  destine 
n'avaient  fait  quelques  études  supérieures.  » 

Renseignement  professionnel  devait,  dans  la  pen- 
sée de  M.  Chaminade,  être  regardé  aussi  comme  im 
moyen  fécond  d'apostolat  :  au  degré  supérieur,  il  for- 
merait, dans  les  écoles  d'arts  et  métiers,  des  chefs 
d'ateliers  pouvant  exercer  autour  d'eux  une  influence 
très  utile  ;  au  degré  inférieur,  il  déverserait  dans  la 
masse  ouvrière  des  individus  solidement  chrétiens  et 
capables  de  prendre  sur  leurs  camarades  un  ascen- 
dant de  bon  aloi,  qui  serait  tout  au  profit  de  la  rechris- 
tianisation  des  classes  populaires. 

M.  Clouzet,  secondant  les  vues  du  fondateur,  pré- 
parait peu  à  peu,  à  Saint- Remy,  des  locaux  et  des 
maîtres  pour  cet  enseignement.  Il  commença  petite- 
ment; mais,  grâce  à  son  indomptable  persévérance, 
en  1830  il  aA^ait  déjà  ouvert  plusieurs  ateliers  et  pro- 
jetait une  ferme-école.  De  son  personnel  spécial,  il 
put  même,  dès  1827,  détacher  quelques  membres  pour 
opérer  la  première  des  nombreuses  fondations  dont 
Saint- Remy  devait  être  le  point  de   départ  :  c'était 

18 


274  CHAPITRE    XII 

l'orphelinat  de  l'hôpital   Saint-Jacques  à  Besançon. 

«  Dire  dans  quel  état  de  désordre  et  de  corruption 
se  trouvait  cet  établissement,  écrit  un  témoin  bien  in- 
formé, serait  chose  difficile.  L'insubordination,  les 
rixes,  le  vol,  le  blasphème  et,  par  dessus  tout,  le  vice 
impur  régnaient  parmi  les  enfants.  Les  m.aîtres  sécu- 
liers qui  en  avaient  le  soin,  étaient  obligés,  pour  les 
soumettre,  d'employer  le  fouet,  les  fers  aux  pieds  et 
plusieurs  autres  châtiments  de  ce  genre,  plus  propres 
à  les  abrutir  qu'à  les  corriger...  » 

Au  lieu  de  coups  et  de  mauvais  traitements,  les  re- 
ligieux firent  appel  au  sentiment  de  l'honneur;,  à  la 
raison,  et  surtout  à  la  religion;  ils  pensèrent  que  ces 
moyens  auraient  des  effets  plus  heureux  et  plus  salu- 
taires, et  ils  ne  se  trompèrent  pas.  «  Dans  peu  de 
temps,  reprend  le  même  témoin,  le  vice  fit  place  à  la 
vertu;  dès  lors,  l'administration  de  l'hospice  comprit 
quel  est  l'ascendant  de  la  religion,  quand  elle  domine 
dans  les  cœurs.  » 

Mais  les  commencements  aA'-aient  été  durs  :  «  Les 
meilleurs  orphelins,  racontait  plus  tard  le  premier 
directeur  de  cette  maison,  avaient  les  habitudes  les 
plus  déplorables.  Ils  formèrent  le  projet  de  nous 
empoisonner,  et  nous  étions  sur  le  point  de  quitter 
notre  poste,  lorsque  la  Providence  permit  que 
M.  Clouzet  survint.  Il  nous  fit  une  conférence  qui 
rappelait  l'allocution  de  saint  Vincent  de  Paul  aux 
dames  de  charité  :  nous  avions  tous  les  larmes  aux 
yeux  ;  et  la  résolution  fut  prise  de  ne  pas  abandonner 
ces  pauvres  orphelins.  »  Tels  furent  les  débuts  de 
ce  premier  établissement  d'enseignement  profes- 
sionnel, que  l'on  transféra  plus  tard  à  Ecole,  près  de 


RECONNAISSANCE   LEGALE  276 

Besançon,  où  il   subsista  jusqu'à  ces  dernières  an- 
nées. 


En  fondant  sa  Société,  M.  Chaminade  s'était  proposé 
expressément  de  ne  pas  solliciter  pour  elle  l'approba- 
tion du  gouvernement.  Respectueux  envers  le  pouvoir 
civil,  il  n'avait  pas  l'intention  d'entreprendre  quoi  que 
ce  soit  qui  lui  put  porter  justement  ombrage;  mais  il 
n'entendait  pas  lui  être  inféodé  et  contracter  avec  lui 
des  engagements  qui  pourraient  lui  enlever  à  lui- 
même  un  jour  la  liberté  de  son  apostolat. 

Pourtant,  sauf  les  congrégations,  toutes  les  œuvres 
qu'avait  entreprises  la  Société  relevaient  de  l'ensei- 
gnement, et  la  Restauration  entendait  garder  dans  ce 
domaine  le  monopole  établi  par  Napoléon  en  faveur 
de  l'Etat.  Le  Ministre  de  l'intérieur  avait  supprimé 
la  subvention  votée  pour  Saint- Remy  par  le  conseil 
général  de  la  Haute-Saône,  sous  prétexte  que  le  gou- 
vernement ignorait  l'Institut  ainsi  favorisé.  De  leur 
côté,  les  administrations  départementales  pressaient 
le  fondateur  de  solliciter  la  reconnaissance  légale  de 
la  Société;  il  n'y  avait  rien  à  perdre,  lui  disait-on,  et 
tout  à  gagner.  Depuis  1818  surtout,  le  gain  deve- 
nait évident;  car,  en  vertu  de  la  loi  du  10  mars, 
les  jeunes  religieux  pourraient,  en  souscrivant  un 
engagement  de  dix  ans  dans  l'enseignement  primaire, 
être  dispensés  du  sei-vice  militaire.  Ce  n'était  pas  là 
une  dispense,  à  proprement  parler,  mais  une  équiva- 
lence; et  les  maîtres  congréganistes  en  jouissaient  à 
titre  d'instituteurs,  et  non  en  qualité  de  religieux. 


276  CHAPITRE    XII 

D'un  autre  côté,  le  cas  de  Saint- Remy  et  d'autres 
difficultés  déjà  rencontrées  se  réunissaient  pour 
montrer  que,  faute  de  cette  autorisation,  la  Société  se 
verrait  bientôt  dans  l'impossibilité  de  s'occuper 
d'enseignement;  or  l'avenir  dans  cette  voie  semblait 
trop  plein  de  promesses  pour  qu'on  pût  se  le  fermer 
ainsi.  M.  Chaminade  se  décida  donc  à  faire  la 
démarche  qu'on  lui  conseillait. 

La  mort  de  Louis  XVIII  (septembre  1824),  retarda 
la  présentation  de  la  demande;  mais,  au  printemps 
suivant,  ]\1.  Chaminade  choisit  un  mandataire  pour 
conduire  la  négociation  de  cette  affaire.  Ce  fut 
M.  Caillet,  qui  se  rendit  à  Paris  en  avril  1825,  por- 
teur d'une  supplique  au  roi  et  de  nombreuses  lettres 
de  recommandation.  Ces  lettres  provenaient  des 
évêques,  des  préfets  et,  en  général,  de  toutes  les 
autorités  sous  les  yeux  desquelles  la  Société  travail- 
lait; elles  étaient  toutes  extrêmement  élogieuses.  De 
plus,  on  pouvait  compter  sur  la  bienveillance  du 
Ministre  des  Affaires  ecclésiastiques  et  de  l'Instruc- 
tion publique,  ]\Igr  Frayssinous,  que  le  fondateur 
connaisssait  personnellement,  et  à  qui  il  écrivit  pour 
lui  recommander  M.  Caillet  et  sa  mission.  «  Cette 
recommandation  fut  bien  accueillie,  raconte  M.  La- 
lanne;  M.  Caillet  inspira  beaucoup  de  confiance  au 
ministre.  Ce  qui  aurait  pu  lui  nuire  le  servit,  je 
veux  dire  son  peu  d'usage  du  monde,  sa  timidité,  son 
embarras  et  la  parfaite  dépendance  dans  laquelle  il 
se  tenait  à  l'égard  de  son  supérieur.  Le  prélat,  qui 
n'était  lui-même  rien  moins  qu'un  homme  de  cour, 
appréciait  ces  qualités  dans  un  prêtre  et  dans  un 
religieux.    Il   accueillit  le  pauvre  abbé    avec  bonté, 


RECONNAISSANCE    LEGALE  277 

Tencouragea,  le  fit  manger  avec  lui  pour  le  mettre 
plus  à  son  aise,  et  entra,  autant  qu'il  put,  dans  les 
idées  du  fondateur  i.  » 

Ne  voulant  pas  restreindre  pour  la  Société  les 
moyens  de  «  multiplier  les  vrais  chrétiens  »,  M.  Cha- 
minade  avait,  dans  les  statuts  qu'il  présentait,  fait 
mention,  non  seulement  de  l'enseignement  primaire, 
mais  aussi  des  congrégations,  de  la  présence  des 
prêtres  dans  l'association,  de  l'enseignement  secon- 
daire et  des  retraites  des  maîtres  d'école  ;  il  avait 
spécifié  aussi  que  le  Supérieur  général  devait  toujours 
être  choisi  parmi  les  prêtres.  De  cette  façon,  il  espé- 
rait que  toutes  les  œuvres  présentes  seraient  mises 
sous  la  garantie  de  la  reconnaissance  légale,  et  aussi 
les  œuvres  futures  ;  car  elles  pourraient  toujours  être 
facilement  rattachées  à  des  titres  aussi  compré- 
hensifs  que  l'enseignement  ou  le  ministère  sacer- 
dotal. 

Le  Ministre  savait  que  M.  Chaminade  n'obtien- 
drait pas  tout  ce  qu'il  demandait  ;  il  fit  comprendre 
à  M.  Gaillet  qu'il  ne  fallait  parler  que  de  l'enseigne- 
ment primaire,  car  c'était  la  seule  chose  que  le  gou- 
vernement approuverait  explicitement  ;  que,  d'ailleurs, 
il  n'y  avait  pas  lieu  de  s'inquiéter  de  cette  restriction  : 
car  la  Société  donnerait  l'enseignement  primaire  et 
créerait  des  écoles  normales  à  la  faveur  de  l'autori- 
sation, tandis  qu'elle  pourrait  pratiquer  tranquille- 
ment les  autres  œuvres  comme  n'étant  pas  inter- 
dites. 

Selon  les  prévisions  de  Mgr  Frayssinous,  le  Gon- 

1.  Lalanne,  Notice  historique^  p.  31. 


278  CHAPITRE    XII 

seil  de  l'Instruction  publique  et  le  Conseil  d'État  veil- 
lèrent avec  un  soin  jaloux  à  ce  que  dans  les  statuts 
il  ne  restât  rien  qui  permît  d'englober  dans  l'appro- 
bation légale  autre  chose  que  les  œuvres  d'ensei- 
gnement primaire.  La  méfiance  était  grande  chez  les 
prétendus  libéraux  ;  il  y  en  eut  parmi  eux  qui  se  de- 
mandèrent si  l'Institut  qu'on  leur  présentait  ne  ca- 
chait pas  sous  un  faux  nom  la  Compagnie  de  Jésus. 
Cuvier  lui-même,  qui  était  Président  du  Conseil  d'État 
et  que  son  intelligence  aurait  dû  tenir  au-dessus  des 
mesquines  préoccupations  de  l'esprit  laïc,  se  souvint 
dans  cette  circonstance  qu'il  était  protestant,  et  il  se 
montra,  dans  l'un  et  l'autre  Conseil,  fort  peu  bienveil- 
lant pour  la  Société  de  Marie. 

M.  Chaminade,  inquiet,  était  sur  le  point  de  retirer 
sa  demande.  Il  la  maintint  pourtant,  lorsqu'il  se  fut 
assuré  auprès  de  Billecoq  et  de  Berryer  que  le  Con- 
seil d'État  suivait,  somme  toute,  une  tradition  juri- 
dique contre  laquelle  il  n'était  pas  possible  de  réa- 
gir. On  lui  répéta  encore  que  la  Société  de  Marie 
n'aurait  à  modifier  en  fait  ni  sa  composition  ni  ses 
œuvres.  Il  se  soumit  donc  ;  l'ordonnance  royale  d'ap- 
probation fut  rendue  le  16  novembre  1825;  et  le  gou- 
vernement, affirmant  par  un  acte  son  intention  de  ne 
pas  inquiéter  la  Société  à  propos  de  ses  autres  œuvres, 
notamment  de  l'enseignement  secondaire,  demanda 
immédiatement  à  M.  Chaminade  un  de  ses  prêtres 
comme  Principal  pour  le  collège  de  Gray. 

En  définitive,  le  fondateur  avait  gain  de  cause  :  il 
n'avait  consenti  à  aucune  modification  de  l'esprit  ni 
du  but  de  la  Société  de  Marie  ;  il  ne  l'avait  pas  trans- 
formée en  une  simple  société  enseignante,  moins  on- 


RECONNAISSANCE   LÉGALE  279 

core  en  une  société  d'enseignement  primaire.  L'œuvre 
était  demeurée  telle  qu'il  l'avait  conçue  :  un  Insti- 
tut religieux  composé  de  prêtres  et  de  laïcs,  n'ayant 
pas  d'autre  fin  essentielle  que  de  travailler,  sous 
les  auspices  de  Marie,  à  la  multiplication  des  vrais 
chrétiens,  et  gardant  la  liberté,  pour  atteindre  cette 
fin,  de  recourir  aux  moyens  les  plus  opportuns,  selon 
les  circonstances  diverses  de  temps  et  de  milieux. 
De  fait,  tout  en  ne  parlant  dans  les  statuts  civils  que 
de  l'enseignement  primaire,  on  n'avait  pas  exclu  celles 
qui  étaient  spécialement  religieuses  ou  qui  touchaient 
à  l'enseignement  secondaire  ;  on  s'était  contenté  de 
les  taire. 


CHAPITRE  XIII 


Visites  des  établissements  (1826-1830).  —  La 
Révolution  de  1830;  épreuves  (1831-1833).  — 
Dernière    visite  générale    (1834-1836).    —   Le 

tiers-ordre  RÉGULIER  DES  FiLLES  DE  MaRIE 


La  période  de  calme  politique  qui  avait  favorisé  le 
développement  de  l'Institut  de  Marie  allait  se  prolon- 
ger encore  jusqu'à  la  Révolution  de  juillet  1830,  per- 
mettant la  multiplication  des  œuvres,  et  laissant  en- 
trevoir pour  l'avenir  les  plus  encourageantes  perspec- 
tives. Néanmoins  les  grandes  épreuves  n'étaient  pas 
loin;  dès  l'année  1826,  un  deuil,  qui  affligea  profon- 
dément le  fondateur  et  ses  disciples,  en  fut  comme  le 
prélude.  Dieu  rappela  à  lui  Mgr  d'Aviau,  que  M.  Cha- 
minade  appelait  son  conseiller,  son  ami,  son  père,  et 
qui,  selon  l'expression  du  Grand  vicaire,  M.  Barrés, 
«  avait  voué  aux  deux  Instituts  un  amour  de  prédilec- 
tion, déclarant  qu'ils  étaient  les  enfants  adoptifs  de 


VISITES    DES    MAISONS  281 

sa  vieillesse  ».  Déjà,  en  1822,  on  avait  cru  imminente 
la  fin  du  bon  prélat;  mais  les  prières  de  ses  diocé- 
sains l'avaient  rattaché  à  la  vie.  Accomplissant  un 
vœu  qu'il  avait  fait  en  vue  d'obtenir  cette  guérison, 
M.  Chaminade  s'était  rendu  à  Notre-Dame  de  Yerde- 
lais  pour  remercier  la  Sainte  Vierge  dans  ce  sanc- 
tuaire où  elle  lui  avait  toujours  été  si  propice  depuis 
son  jeune  âge.  En  1825,  le  vénérable  archevêque  se 
trouva  de  nouveau  en  grand  danger  ;  il  s'en  releva 
encore.  C'est  l'année  suivante,  qu'un  accident  inat- 
tendu amena  sa  fin,  comme  il  entrait  dans  sa  quatre- 
vingt-onzième  année.  Pendant  la  nuit  du  8  au  9  mars 
le  feu  prit  aux  tentures  de  son  lit.  Le  vieillard  fut  ar- 
raché aux  flammes  ;  toutefois,  son  émotion  avait  été 
violente,  et  il  avait  subi  de  dangereuses  brûlures  ;  il 
succomba  au  bout  de  quatre  mois,  le  12  juillet.  La 
veille  même  de  ce  jour,  M.  Chaminade  avait  rendu 
les  derniers  devoirs  à  sa  sœur  Lucrèce-Marie,  qui 
depuis  quinze  ans,  tenait  sa  maison  et  partageait  ses 
œuvres  de  zèle  et  de  charité. 

Malgré  la  tristesse  de  ce  double  deuil,  peu  de 
jours  après  les  funérailles  de  Mgr  d'Aviau,  le  fon- 
dateur mettait  à  exécution  un  projet  qui  lui  tenait 
fortement  à  cœur  :  accompagné  de  M.  Lalanne,  il 
partait  pour  visiter  les  maisons  de  la  Société  en 
Franche- Comté  et  en  x\lsace.  Il  s'arrêta  à  Paris,  où 
il  salua  les  protecteurs  de  la  Société,  et  conquit  à 
celle-ci  de  nouvelles  sympathies  en  même  temps  que 
des  vocations  ;  Saint-Remy  fut  la  principale  étape  de 
ce  voyage  qui,  poursuivi  rapidement,  ramena  le  Bon 
Père  à  Bordeaux  en  octobre.  Une  visite  semblable, 
malheureusement  trop  précipitée  encore  à  cause  d'un 


282  CHAPITRE    XIIÎ 

départ  tardif,  eut  lieu  Tannée  suivante;  enfin,  en  1829, 
M.  Cliaminade  put  se  mettre  en  route  assez  tôt  pour 
consacrer  à  chaque  établissement  tout  le  temps  néces- 
saire. 

Ces  visites  amenèrent  la  création  d'une  maison  des 
Filles  de  Marie  en  Franche- Comté.  M.  Bardenet  au- 
rait voulu  fixer  cet  établissement  à  Vesoul  ;  ses  plans 
ayant  été  contrariés,  il  acquit  à  Arbois,  dans  le  Jura, 
un  ancien  couvent  de  Capucins  qui  se  prétait  à  la  fon- 
dation désirée  ;  les  premières  religieuses  partirent  de 
Bordeaux  pour  Arbois  en  octobre  1826.  Une  autre 
maison  fut  commencée  en  1828  à  Rheinackern  en  Al- 
sace, entre  Wasselonne  et  ]Marmoutiers  ;  mais  le  curé, 
à  qui  appartenait  le  couvent,  conçut  l'étrange  des- 
sein, aussitôt  les  religieuses  arrivées,  de  les  déta- 
cher de  leur  Institut  pour  les  soumettre  à  une  autre 
Règle.  Une  telle  proposition  ne  rencontra  aucun  écho 
dans  la  communauté,  où  elle  provoqua  seulement  une 
vive  sensation  d'inattendu  ;  le  curé  la  répéta  cepen- 
dant avec  insistance.  Alors  M.  Chaminade  qui,  ins- 
truit par  ses  filles  de  ce  qui  se  passait,  déclarait  ne 
pas  croire  qu'on  eût  vu,  depuis  la  naissance  du  chris- 
tianisme, quelque  chose  d'aussi  bizarre  dans  une  fon- 
dation religieuse,  transplanta  le  petit  groupe  de  Rei- 
nackern  dans  l'antique  abbaye  franc-comtoise  d'Acey, 
que  M.  Bardenet  venait  d'acheter. 

C'est  également  au  cours  de  ses  divers  voyages 
dans  le  nord  que  M.  Chaminade  obtint  pour  l'Insti- 
tut des  Filles  de  Marie  la  reconnaissance  légale.  La 
loi  du  24  mars  1825  sur  l'autorisation  des  commu- 
nautés de  femmes  rendait  ses  démarches  plus  faciles 
que  lorsqu'il  s'était  agi  de  la  Société.  Le  décret  royal 


i 


MORT  DE  LA  MERE  DE  TRENQUÊLLEON       283 

d'approbation  fut  signé  le  23  mars  1828,  deux  mois 
après  la  mort  de  la  fondatrice. 

La  Mère  de  Trenquelléon,  en  effet,  avait  succombé 
de  bonne  heure  sous  le  poids  des  travaux  et  des 
austérités.  En  vain  M.  Ghaminade  l'avait  contrainte 
à  prendre  par  obéissance  le  repos  et  les  adoucisse- 
ments auxquels  se  refusaient  son  zèle  et  son  esprit 
de  mortification;  malgré  les  soins  qu'il  lui  fit  prodi- 
guer, sa  constitution  affaiblie  n'avait  pu  triompher 
du  mal.  Aussi  le  moment  arriva  rapidement  où  aucun 
espoir  ne  demeura  possible.  Ses  religieuses,  désolées 
de  perdre  une  telle  Supérieure,  ne  pouvaient  s'empê- 
cher pourtant  de  ressentir  une  immense  consolation 
en  voyant  comment  la  maladie,  «  qui  ne  fait  pas  les 
saints,  mais  les  révèle  »,  manifestait  en  elle  une 
âme  totalement  détachée  d'elle-même  et  dont  les 
seuls  sentiments  étaient  un  très  pur  amour  de  Dieu 
et  un  zèle  ardent  pour  le  salut  des  âmes.  C'est  à 
l'école  et  sous  la  direction  de  M.  Ghaminade  qu'elle 
avait  ainsi  progressé,  mettant  avidement  à  profit 
tous  les  instants  où  elle  pouvait  jouir  de  ses  entre- 
tiens. La  première  année  de  sa  profession,  elle  écri- 
vait :  «  Que  le  temps  nous  semble  court  auprès 
de  ce  nouveau  François  de  Sales,  dont  toutes  les 
paroles  paraissent  dirigées  de  l'Esprit  de  Dieu  !  » 
Etant  si  bien  disposée,  elle  ne  pouvait  manquer  de 
prendre  à  la  lettre  ses  exhortations  quand  il  lui  di- 
sait :  «  Un  Institut  naissant  dans  le  débordement  de 
l'impiété,  et  fait  pour  présenter  au  monde  tout  cor- 
rompu et  tout  perverti  le  spectacle  de  la  perfection 
évangélique,  n'aurait  pas  pour  chef  une  sainte  !  Al- 
lons, courage!  ma  chère  enfant;  répondez  aux  vues 


284  CHAPITRE    XIII 

de  Dieu,  soyez  fidèle  à  la  grâce.  »  Sa  confiance  dans 
son  guide  alla  toujours  croissant  ;  peu  avant  sa  mort, 
elle  écrivait  à  la  Supérieure  de  Bordeaux  :  «  Il  est 
tout  brûlant  du  zèle  de  la  gloire  de  Dieu,  soyons  ses 
vrais  enfants;  comme  d'autres  Elisées,  demandons 
son  double  esprit.  » 

Cependant  la  fin  approchait,  et  toute  la  ville  d'Agen 
s'en  était  émue;  l'affection  des  humbles  envers  la 
vénérée  mourante  donnait  lieu  à  de  touchantes  mani- 
festations :  «  Je  donnerais  volontiers  de  mon  sang 
pour  sauver  notre  Mère  »,  disait  un  ouvrier.  Les 
Congrégations  firent  processionnellement  le  pèleri- 
nage de  Bon-Encontre  pour  demander  sa  guérison. 
Quant  à  elle,  amoureusement  abandonnée  au  bon 
plaisir  divin  :  «  Ne  demandons,  disait-elle,  que  l'ac- 
complissement de  la  volonté  du  céleste  Epoux.  » 

Le  Seigneur  l'appela  enfin  auprès  de  lui.  Dans  la 
nuit  du  8  au  9  janvier  1828,  après  avoir  poussé 
cette  exclamation  :  «  Hosanna  au  Fils  de  David  !  » 
elle  mourut,  si  toutefois  on  peut  appeler  mourir  s'en 
aller  vers  le  Bien-Aimé  dans  un  pareil  élan.  La  Mère 
de  Trenquelléon  n'était  âgée  que  de  trente-huit  ans. 


En  même  temps  qu'il  établissait  l'Institut  des 
Filles  de  Marie  en  Franche- Comté,  M.  Chaminade 
enracinait  plus  fortement  la  Société  en  Alsace  ;  il  dé- 
cidait la  création  d'un  pensionnat  à  Saint-Hippohi;9 
et  l'ouverture  de  plusieurs  écoles  dans  des  centres 
importants;  des  congrégations  d'enfants  et  de  jeunes 


M.    LEON    MEYER  285 

gens  complétaient  ces  œuvres  d'éducation  chré- 
tienne. Cette  province  devenait  particulièrement 
chère  au  fondateur  à  cause  des  vocations  de  choix 
qu'elle  lui  envoyait;  une  de  celles-ci  au  moins  mé- 
rite une  mention  particulière. 

L'abbé  Léon  Meyer,  né  à  Eguisheim,  près  de  Col- 
mar,  avait  été  ordonné  prêtre  en  1823;  sur  les  of- 
fres de  Mgr  Tharin,  évêque  de  Strasbourg,  il  avait 
accepté  le  poste  d'aumônier  auprès  de  la  reine  catho- 
lique de  Suède.  Retenu  par  un  deuil  de  famille  au 
moment  de  partir,  il  changea  de  résolution,  prit  le 
parti  de  quitter  le  monde,  et  dans  l'automne  de  1827, 
s'achemina  vers  Fribourg  en  Suisse,  où  se  trouvait 
alors  le  noviciat  des  Jésuites.  Cependant,  conduit  par 
la  Providence,  il  devait  trouver  ailleurs  qu'à  Fri- 
bourg le  lieu  où  sa  destinée  le  voulait.  Une  fois  en 
route,  s 'apercevant  qu'il  avait  oublié  ses  papiers,  il 
écrivit  à  sa  famille  de  les  lui  envoyer  à  Saint- Remy, 
où  il  devait  passer  pour  régler  l'admission  d'un  de 
ses  frères  comme  pensionnaire.  Or  en  arrivant  dans 
cette  maison,  il  la  trouva  occupée  par  deux  cents  ins- 
tituteurs qui  y  faisaient  une  retraite;  sa  surprise  fut 
au  comble  quand  il  vit  s'avancer  vers  lui  son  com- 
patriote, l'abbé  Rothéa,  qui  lui  dit  :  «  C'est  la  Pro- 
vidence qui  vous  envoie  !  nous  comptons  sur  vous 
pour  nous  aider  à  confesser  tout  ce  monde.  »  L'abbé 
Meyer  accepta,  fit  la  connaissance  des  religieux  de 
Marie,  lut  leurs  Règles,  fut  si  édifié  de  ce  qu'il  vit, 
se  trouva  si  bien  dans  leur  compagnie,  qu'il  déclara 
ne  vouloir  plus  les  quitter.  «  Vous  récitez  chaque  jour 
l'office  de  l'Immaculée  Conception,  dit-il  encore  : 
vraiment,  je  suis  de  la  Société  de  Marie,  car  depuis 


286  CHAPITRE    XIIT 

l'âge  de  quinze  ans,  je  le  récite  moi-même  tous  les 
jours,  tellement  j'y  trouve  de  charme.  »  Celui  de  ses 
frères,  dont  il  venait  assurer  la  place  à  Saint-Remy, 
le  rejoignit  plus  tard  dans  la  Société  de  Marie  ;  sa 
sœur  entra  au  couvent  d'Arbois.  Quant  à  lui,  il  alla 
faire  son  noviciat  à  Bordeaux,  et  devint  l'un  des  dis- 
ciples les  plus  aimés  du  fondateur.  Plus  tard  il  de- 
vait ouvrir  l'Amérique  du  nord  au  zèle  de  ses  con- 
frères. 

Si  les  circonstances  invitaient  M.  Gliaminade  à  dé- 
velopper en  Alsace  l'enseignement  primaire,  elles  lui 
désignaient  comme  objet  de  sa  sollicitude,  en  Franche- 
Comté,  l'enseignement  secondaire  et  les  écoles  nor- 
males. 

M.  Lalanne,  compagnon  du  fondateur  dans  le 
voyage  de  1826,  avait  pris,  sur  les  instances  du  mi- 
nistre de  l'Instruction  publique,  la  direction  du  col- 
lège universitaire  de  Gray,  jadis  prospère  entre  les 
mains  des  Jésuites,  mais  tombé  en  pleine  décadence 
sous  l'administration  de  l'Etat.  Il  releva  rapidement 
cette  maison  :  «  Bien  des  années  après  lui,  raconte 
Mgr  Besson,  on  y  parlait  encore  de  ce  jeune  Princi- 
pal qui  avait,  à  un  degré  incroyable,  l'art  de  s'atta- 
cher les  enfants,  l'art  plus  difficile  de  demeurer 
maître  d'une  jeunesse  qui  grandit.  J'étais  aumônier 
du  collège  de  Gray  en  1846,  et  j'ai  trouvé  cette  mai- 
son toute  pleine  encore  du  charme  et  des  bienfaits  de 
son  administration.  Il  l'avait  gouvernée  trois  ans; 
mais  seize  ans  après,  son  nom  demeurait  dans  toutes 
les  mémoires  et  dans  tous  les  cœurs.  » 

Pourtant,  le  clergé  diocésain  ne  voyait  pas  sans 
peine  cette  alliance  de  la  Société  avec  l'Université; 


I 


M.    LALANNE    A    SAÎNT-REMY  287 

M.  Lalanne,  de  son  côté,  se  trouvait  à  Tétroit  dans 
les  entraves  de  l'Etat;  il  donna  sa  démission  en  1829, 
et  l'ut  placé  à  la  tête  du  pensionnat  de  Saint- Remy. 
Là  il  se  montra  hardiment  novateur  :  il  mit  en  hon- 
neur les  exercices  physiques,  multiplia  les  promenades 
et  les  jeux,  creusa  un  bassin  de  natation  et  intro- 
duisit Féquitation. 

Son  plan  d'études  était  extrêmement  neuf  et  ori- 
ginal pour  l'époque;  les  sciences  y  prenaient  une 
place  importante;  le  grec  devenait  accessoire;  le  latin 
demeurait  obligatoire  :  car  il  devait  «  régler  le  bon 
goût  »  ;  la  langue  française  passait  au  premier  rang 
dans  la  culture  littéraire,  que  la  connaissance  des 
langues  vivantes,  allemand  et  italien,  venait  complé- 
ter. Il  y  avait  là  des  idées  d'avenir,  car  les  ana- 
logies sont  frappantes  entre  le  programme  de  Saint- 
Remy  en  1829  et  le  plan  d'études  actuel  des  Lycées. 
On  est  entré  de  nos  jours  dans  la  voie  ouverte  par 
M.  Lalanne  ;  toutefois  on  a  dépassé  les  limites  en 
deçà  desquelles  il  entendait  rester  :  jamais  il  n'aurait 
voulu  s'exposer  à  sacrifier  la  culture  intellectuelle  à 
la  culture  physique,  ainsi  qu'on  a  été  en  danger  de 
le  faire  par  suite  d'un  engouement  qui,  heureusement, 
n'a  pas  duré;  jamais  surtout  il  n'aurait  consenti, 
comme  on  s'y  est  résigné  dans  une  trop  large  mesure, 
à  donner  le  pas  à  l'utilitarisme  sur  la  formation  du 
bon  goût  par  les  humanités  anciennes. 

M.  Chaminade  s'était  assez  affranchi  lui-même  de 
la  tyrannie  des  idées  courantes  et  des  méthodes 
surannées  pour  ne  pas  s'effrayer  outre  mesure  des 
audaces  de  son  cher  disciple.  Néanmoins,  sa  longue 
expérience  lui  avait  montré  la  difficulté  d'un  change- 


288  CHAPITRE   XIII 

ment  brusque  et  profond  dans  une  matière  où  les 
habitudes  reçues  exercent  un  si  grand  empire.  De  là, 
ces  fines  remarques  sur  lesquelles  il  appelait  l'attention 
de  l'entreprenant  directeur  :  «  Vous  vous  mépren- 
driez, je  crois,  lui  écrivait-il,  si  vous  pensiez  que, 
comme  tous  les  vieux  à  peu  près,  je  n'estime  que  ce 
que  j'ai  vu  ou  appris.  Je  suis  très  convaincu  que  les 
plans  d'études  et  les  méthodes  peuvent  être  portés  à 
un  bien  plus  haut  degré  de  perfection;  que  dans  les 
mêmes  temps  donnés  on  peut  apprendre  et  plus  et 
mieux.  Veuillez  seulement  faire  attention  que  tout 
plan  d'un  édifice,  quelque  géométriquement  qu'il  soit 
ordonné,  ne  se  construira  jamais  bien  et  surtout  soli- 
dement, si  le  terrain  n'est  pas  bien  disposé.  » 

M.  Lalanne  dut  convenir  plus  tard  que  M.  Chami- 
nade  avait  vu  juste.  Cependant  les  premiers  résultats 
répondirent  à  ses  efforts;  Saint-Remy  prospéra  en 
peu  de  temps  et  acquit  une  réputation  excellente. 

Aussi  bien,  le  fondateur  constatait  que  le  monopole 
universitaire  rendait  très  difficile  un  fructueux  apos- 
tolat par  l'enseignement  secondaire;  c'est  pourquoi  il 
remettait  son  principal  espoir  dans  les  retraites  d'ins- 
tituteurs et  dans  la  création  de  bonnes  écoles  nor- 
males. En  1825,  d'accord  avec  Mgr  de  Quélen  et  le 
préfet  de  police,  M.  de  Chabrol,  il  avait  formé  le 
projet  d'une  sorte  d'école  normale  primaire  centrale 
à  Paris.  Cette  école  aurait  reçu  les  jeunes  maîtres 
du  département  de  la  Seine  et  un  certain  nombre 
d'instituteurs  de  province;  son  succès  aurait  amené 
la  multiplication  des  écoles  normales  à  travers  la 
France. 

Ce  dessein  dut  être  abandonné,  faute  de  moyens 


BELLE   PERSPECTIVE  289 

financiers;  néanmoins  M.  Chaminade  ne  se  découra- 
gea pas  ;  à  la  veille  des  événements  de  1830,  il  com- 
mençait à  réaliser  un  autre  plan  très  vaste,  auquel  il 
avait  su  intéresser  les  personnes  qui  pouvaient  en 
faciliter  l'exécution.  Le  moment  était  propice,  car  la 
chute  du  ministère  Martignac  (avril  1829j  et  Pave- 
ment d'un  ministère  favorable  aux  Ordres  religieux 
favorisaient  l'entreprise;  de  plus,  à  cette  date,  le  fon- 
dateur avait  entre  les  mains  de  sérieux  éléments  de 
réussite. 

Déjà  le  Doubs  et  la  Haute-Saône  lui  avaient  con- 
fié leur  école  normale  établie  à  Saint-Remy;  Mgr  de 
Chamon  i,  évêque  de  Saint-Claude,  en  demandait 
une  semblable  pour  le  Jura  ;  celle  du  Haut- Rhin 
allait  se  fonder  ;  Mgr  de  Forbin-Janson  -  ouvrait  à 
M.  Chaminade  le  diocèse  de  Nancy  ;  le  cardinal  de 
Toulouse  l'appelait  ;  le  ministère  n'écartait  pas  l'idée 
d'une  entente  entre  la  Société  de  Marie  et  les  sociétés 
religieuses  qui  pouvaient  créer  les  écoles  désirées, 
notamment  les   Frères   des   Ecoles   chrétiennes,  qui 

1.  Mgr  de  Chamon  (1767-1851)  avait  essayé  de  créer  à  Cour- 
tefontaine,  ancien  prieuré  du  Jura,  une  communauté  capable 
d'entreprendre  une  école  normale;  cette  tentative  échoua,  et 
ce  fut  la  Société  de  Marie  qui  la  reprit  avec  succès,  en 
novembre  1829.  Le  prélat  voua  au  fondateur  la  plus  tendre 
affection;  visitant  Courtefontaine  en  1841,  il  disait  à  la  com- 
munauté :  «  Ici,  dans  cette  maison,  j'ai  voulu  fonder  une  Con- 
grégation religieuse  pour  diriger  les  écoles,  mais  je  n'ai  pas  pu 
réussir.  Il  ne  suffit  pas  d'être  évêque  pour  fonder  une  Congré- 
gation, il  faut  être  saint  et  appelé  du  Ciel,  comme  votre  Père 
Chaminade.  » 

2.  Mgr  de  Forbin-Janson  (178.5-184:1),  qui  fonda  l'œuvre  de  la 
Sainte-Enfance, vénérait  M.  Chaminade;  il  songeait  à  se  retirer 
dans  la  Société  de  Marie  quand  la  mort  vint  mettre  fin  à  sa 
féconde  carrière. 

19 


290  CHAPITRt    XIII  . 

venaient  d'inaugurer  une  école  normale  à  Rouen  ;  le 
comte  Alexis  de  Noailles  ^  se  mettait  personnel- 
lement à  la  disposition  du  fondateur  et  offrait  les 
ressources  matérielles  nécessaires  pour  la  création 
des  écoles  normales  du  Lot.  de  la  Dordogne  et  du 
Cantal.  Enfin  une  école  normale  pour  institutrices 
se  préparait  à  Tabbaye  d'Acey,  et  les  Filles  de  Marie 
pourraient  multiplier  de  semblables  fondations. 

Ainsi,  l'œuvre  des  écoles  normales  était  à  la  veille 
de  s'établir  sur  des  bases  assez  larges  pour  s'étendre 
rapidement  à  tout  le  pays.  Le  fondateur  voyait  donc 
une  magnifique  perspective  s'ouvrir  devant  lui  :  la 
régénération  de  la  France  par  l'école  ;  mais  les  pro- 
jets formés  pourraient-ils  être  réalisés  ?  Il  ne  s'en 
tenait  pas  pour  assuré  :  car,  de  nouveau,  l'horizon 
politique  était  devenu  sombre  et  menaçant  ;  d'un 
moment  à  l'autre  pouvait  éclater  une  tempête  dévas- 
tatrice. 


Effectivement,  un  bouleversement  subit  vint  tout  à 
coup  ruiner  ces  grandes  et  belles  espérances.  Ce  fut 
la  révolution  de  Juillet  1830.  Elle  marquait  l'avène- 
ment d'un  régime   profondément  hostile  à  l'Eglise, 


1.  C'est  lui  qui,  sous  l'Empire,  avait  entraîné  Lafon  dans  le 
mouvement  en  faveur  de  la  Restauration  (Voir  le  chap.  VI i. 
Dans  sa  lettre  à  M.  Chaminade,  il  disait  :  «  Je  vous  en  supplie, 
usez  de  moi  comme  de  l'un  de  vos  frères,  et  comptez  que  nous 
vous  laisserons  pleine  liberté  d'agir  selon  la  pieuse  impulsion 
d'en-haut  dont  vous  êtes  rempli.  » 


RÉVOLUTION    DE    1 83o  291 

ne  8e  proposant  pas  de  la  détruire,  parce  qu'il  la  sen- 
tait nécessaire  au  maintien  de  l'ordre  social,  mais 
soucieux  de  circonscrire  dans  les  plus  étroites  limites 
une  influence  dont  il  ne  pouvait  se  passer. 

M.  Ghaminade  apprit  à  x\gen,  où  il  s'était  rendu 
pour  l'élection  de  la  Supérieure  générale  des  Filles 
de  ]\Iarie,  les  événements  qui  venaient  de  se  passer  à 
Paris.  Il  en  fut  profondément  affligé,  mais  médiocre- 
ment surpris,  car  depuis  longtemps  il  les  pressentait; 
sa  correspondance  en  fournit  la  preuve.  La  situation 
lui  apparut  immédiatement  comme  très  critique  et 
lui  sembla  réclamer  de  sa  part  et  de  la  part  des 
siens  l'effacement  le  plus  complet  possible,  au  moins 
momentanément.  Aussi  ne  prit-il  que  le  temps  d'ins- 
taller la  nouvelle  Supérieure,  Mère  Saint- Vincent,  et 
il  retourna  en  toute  hâte  à  Bordeaux,  au  centre  de 
ses  œuvres,  pour  prendre  les  mesures  que  récla- 
maient de  pareils  événements. 

Le  parti  libéral  appliquait  en  effet  le  nom  de  «  Con- 
grégation »  à  l'ensemble  d'influences  politico-religieu- 
ses sous  la  pression  desrpielles,  disait-on,  Charles  X 
avait  rendu  les  ordonnances  de  Juillet,  ces  ordon- 
nances mêmes  qui  avaient  provoqué  la  révolution 
et  amené  Tavènement  de  Louis-Philippe.  Or,  bien 
que  la  Congrégation  de  la  Madeleine  n'eût  absolu- 
ment rien  de  politique,  elle  fut  immédiatement,  ainsi 
que  son  directeur,  en  butte  à  la  haine  des  partisans 
du  nouveau  régime.  On  exploita  contre  M.  Chami- 
nade,  non  seulement  ses  relations  avec  des  membres 
de  l'aristocratie  bordelaise,  mais  Tamitié  de  person- 
nages politiques  connus  :  le  duc  de  [Montmorency, 
les    comtes  de   Noailles   et  de   Marcellus,  les    deux 


202  CHAPITRE    XIII 

Berryer  père  et  Fils,  Mgr  de  Forbin-Janson^,  M.  de 
Portets  2,  dont  le  cours  à  l'école  de  droit  venait  d'être 
suspendu,  tous  partisans  décidés  de  Charles  X.  Il 
aurait  été  cependant  bien  facile  de  voir  que  le  motif 
de  ces  relations  était  et  avait  toujours  été  exclusi- 
vement le  service  de  l'Église. 

Dès  le  mois  d'octobre  1830,  bien  que  Bordeaux  fût 
resté  assez  calme  jusque-là,  le  fondateur  jugea  pru- 
dent de  renvoyer  au  couvent  d'Agen  le  noviciat  des 
Filles  de  Marie  de  la  rue  Mazarin.  La  tranquillité  ré- 
gnait encore,  mais  les  légitimistes  étaient  trop  nom- 
breux dans  la  ville  du  12  mars  pour  se  résigner  à 
l'acceptation  pure  et  simple  du  fait  accompli  ;  ils  pré- 
parèrent une  manifestation  pour  le  14  février  1831, 
anniversaire  de  la  mort  du  duc  de  Berry.  Les  libé- 
raux en  profitèrent  pour  faire  de  violentes  démons- 
trations contre  le  régime  déchu  ;  puis,  apprenant  les 
désordres  survenus  à  Paris  à  l'occasion  du  même 
anniversaire,  le  sac  de  l'archevêché  et  le  pillage  des 
églises,  ils  provoquèrent  une  nouvelle  manifestation 
qui,  cette  fois,  ne  respecta  pas  même  les  édifices  con- 
sacrés au  culte.  Une  descente  de  police  eut  lieu  chez 
les  carlistes  de  marque,  parmi  lesquels  les  journaux 
signalaient  bien  à  tort  M.  Ghaminade. 

La  visite  domiciliaire  faite  chez  le  directeur  de  la 
Congrégation  fut  accompagnée  du  dehors  par  une 
manifestation  de  la  populace,  qui  brisa  les  vitres  et 

1.  Après  1830,  Mgr  de  Forbin-Janson  ne  put  rentrer  dans  sa 
ville  épiscopale  de  Nancy,  tant  étaient  violents  les  préjugés 
entretenus  contre  lui. 

2.  M.  de  Portets,  jurisconsulte  distingué,  était  le  père  d'une 
religieuse  Fille  de  Marie  et  rendait  de  nombreux  services  aux 
deux  Instituts. 


RÉVOLUTION  DE    l83o  293 

essaya,  sans  y  réussir,  de  forcer  la  maison  pour 
la  mettre  au  pillage.  Cette  perquisition  dura  trois 
heures  et  demie  sans  amener  autre  chose  que  la  saisie 
de  quatre  petits  médaillons  en  carton  portant  ces 
mots  :  Marie  a  été  conçue  sans  péché.  Le  Substitut, 
qui  en  avait  -trouvé  de  semblables  chez  M.  Estebenet, 
s'écria  triomphant  :  «  Voilà  le  signe  de  ralliement  !  » 
M.  Chaminade  le  pria  de  s'asseoir  et  d'écouter 
l'explication  de  ce  que  signifiait  l'inscription  sus- 
pecte, puis  :  «  Vous  n'ignorez  pas,  commença-t-il, 
qu'au  commencement  du  monde,  x4dam  et  Eve  furent 
placés  au  paradis  terrestre  dans  un  état  de  félicité.  » 
Et  tranquillement,  il  entama  l'explication  du  privi- 
lège de  l'Immaculée  Conception.  x\basourdi,  le  Sub- 
stitut s'écria:  «  Mais,  monsieur,  venez  au  fait  !  » 
—  (c  Ah  !  si  vous  m'interrompez,  ce  sera  bien  plus 
long  »,  remarqua  simplement  M.  Chaminade.  Le  Sub- 
stitut décontenancé  se  déclara  suffisamment  instruit 
et  s'en  alla.  Le  lendemain,  tout  Bordeaux  s'égayait 
de  sa  mésaventure. 

Les  manifestants  de  la  rue,  dispersés  par  la  police, 
se  souvinrent  qu'il  y  avait  à  Saint-Laurent  d'autres 
enchaminadés,  comme  disaient  leurs  meneurs,  et  s'y 
portèrent  sans  délai.  L'assaut  commença  à  coups  de 
pierres;  un  coup  de  feu  fut  même  tiré,  mais,  fort 
heureusement,  un  détachement  de  soldats  qui  passait 
là  par  hasard  dispersa  l'attroupement  ;  les  novices  en 
furent  quittes  pour  une  chaude  alerte. 

M.  Chaminade,  avec  le  sang- froid  qui  le  caractéri- 
sait, ne  s'était  ému  ni  de  la  visite  domiciliaire  ni  de 
l'assaut  donné  à  la  Madeleine  et  à  Saint-Laurent  ; 
quelques  jours  après,   écrivant  à  M.   Lalanne,  il  lui 


â9i  çhapîtpe  Xllt 

racontait  ces  incidents  sur  un  ton  plutôt  amusant.  Ce 
qui  le  préoccupait,  c'était  la  poussée  d'irréligion,  mal 
contenue  par  le  régime  antérieur,  et  qui  maintenant 
allait  se  donner  libre  cours.  Dès  l'avènement  du 
gouvernement  de  Juillet,  la  Congrégation  de  la  Ma- 
deleine avait  dû  suspendre  ses  réunions,  et  le  fon- 
dateur se  rendit  compte  que,  si  la  Société  de  Marie 
ne  se  fût  adonnée  qu'à  des  œuvres  de  ce  genre,  on 
n'eût  pas  manqué  de  la  supprimer  ;  c'est  ce  qui  arriva 
en  effet  pour  la  Société  des  Missionnaires  de  France 
de  M.  Rauzan.  Sans  doute,  le  magnifique  projet  des 
écoles  normales  était  ruiné  ;  mais  les  œuvres  d'ensei- 
gnement populaire  déjà  entreprises  assuraient  pour 
le  moment  aux  deux  Instituts  une  tolérance  qui  leur 
permettait  d'attendre  des  jours  meilleurs.  Leur  situa- 
tion néanmoins  était  des  plus  précaires  et  ne  garan- 
tissait pas  la  sécurité  du  lendemain  ;  il  fallait  prendre 
toutes  les  précautions  possibles  pour  détourner  d'eux 
l'attention. 

En  conséquence,  M.  Chaminade  supprima  les 
deux  noviciats  ^  de  la  Société  à  Bordeaux.  C'est  la 
mort  dans  l'âme  qu'il  se  résolut  à  une  pareille  mesure  ; 
mais  elle  était  nécessaire,  et  lui-même  partit  pour  Agen 
le  10  mars  1831.  Il  pensait  ne  pas  prolonger  son  ab- 
sence ;  en  réalité  c'était  à  un  long  exil  qu'il  marchait  : 
pendant  plusieurs  années,  il  ne  devait  plus  revoir 
la  ^Madeleine,  et  des  épreuves  pénibles  allaient  fondre 
sur  lui  et  sur  les   deux   Instituts  ;  la  Providence  ju- 

1.  Outre  le  noviciat  de  Saint-Laurent,  il  y  en  avait  un  second 
rue  Lalande,  à  côté  de  la  Madeleine.  De  là,  un  certain  nombre 
déjeunes  gens,  appliqués  aux  études  secondaires  allaient  suivre 
les  cours  du  Collège  roval. 


ÉPREUVES  2'J5 

geait  le  temps  venu  d'imprimer  profondément  sur 
l'ouvrier  et  sur  l'œuvre  le  sceau  divin  de  la  croix, 
dont  elle  marque  toutes  les  vies  et  toutes  les  entre- 
prises qu'elle  a  vraiment  voulues  et  inspirées. 

A  Agen,  M.  Ghaminade  s'installa  au  milieu  de  ses 
fils,  dans  cet  ancien  couvent  du  Refuge,  où  il  avait 
fondé  autrefois  l'Institut  des  Filles  de  Marie  et  où  se 
trouvaient  alors  les  écoles  primaires  des  garçons.  Là,  à 
l'extrémité  du  bâtiment,  il  occupa  une  petite  chambre, 
tout  près  de  laquelle  on  avait  converti  le  fond  d'un 
corridor  en  une  minuscule  chapelle.  Grâce  à  cette  dis- 
position des  lieux,  il  pouvait  jouir  aisément  de  la 
présence  de  Notre-Seigneur  au  très  saint  Sacrement, 
et  y  puiser  un  réconfort  bien  nécessaire  dans  la  si- 
tuation douloureuse  où  il  se  trouvait.  Sans  doute, 
pas  plus  en  ce  moment  qu'au  temps  de  la  Révolution, 
ou  lors  de  la  suppression  de  la  Gongrégation  sous 
l'Empire,  il  n'avait  cessé  d'avoir  la  plus  absolue 
confiance  dans  la  bonté  divine  ;  mais  cette  confiance 
ne  subsistait  en  lui  que  grâce  à  son  admirable  esprit 
de  foi.  Un  à  un,  tous  les  motifs  humains  d'espérer  en 
l'avenir  s'éclipsaient  devant  lui  ;  la  plainte  du  Psal- 
miste  n'aurait  pas  été  déplacée  sur  ses  lèvres  :  J'ai 
été  emporté  en  haute  mer  et  la  tempête  m'engloutit  K 

En  effet,  la  situation  de  la  Société  de  Marie,  au 
point  de  vue  financier,  était  des  plus  critiques  :  les 
fondations  avaient  bien  vite  absorbé  les  fonds  dispo- 
nibles. Parmi  les  œuvres  entreprises,  un  petit  nombre 
seulement  étaient  de  nature  à  faire  vivre  le  personnel 
qui  les  soutenait,  les  autres  étaient  plutôt  une  charge; 

1.  Ps.  LXVIII,  3. 


29Ô  CHAPITRE    XIII 

celles  même  qui  devaient  fournir  quelques  ressources, 
étant  encore  à  leur  début,  ne  pouvaient  subvenir  que 
bien  faiblement  aux  nécessités  de  l'ensemble.  Le 
fondateur  recommandait  la  plus  stricte  économie  en 
tout,  sauf,  spécifiait-il,  en  matière  d'aumônes  et  de 
secours  au  prochain.  La  gêne  était  donc  grande,  et, 
ce  qui  était  plus  inquiétant  encore,  cette  situation  pa- 
raissait inextricable.  M.  Glouzet,très  entendu  en  ma- 
tière de  gestion  économique,  secondait  de  son  mieux 
M.  Chaminade;  mais  les  troubles  amenés  par  la  Ré- 
volution de  1830  n'étaient  pas  de  nature  à  favoriser 
ses  efforts. 

A  cette  cause  de  préoccupation  s'ajoutait  pour  le 
Bon  Père  un  sujet  d'angoisse  infiniment  plus  poi- 
gnant :  l'essor  de  la  Société  avait  été  rapide,  le 
succès  était  venu,  pour  ainsi  dire,  au  devant  des 
œuvres  entreprises;  de  là,  chez  les  religieux,  un 
enthousiasme  que  le  revirement  brusque  de  1830 
changea  pour  plusieurs  en  un  abattement  complet.  Ils 
s'imaginèrent  que  la  Société  avait  fait  fausse  route,  et 
leur  découragement  s'exhala  en  récriminations  amères. 
Ce  mécontentement  était  fomenté  en  outre  par  l'atti- 
tude de  deux  Assistants  du  fondateur,  M.  Collineau 
et  M.  Auguste.  Le  premier,  très  bon  prédicateur, 
avait  peu  de  goût  pour  l'éducation  de  la  jeunesse  ; 
voyant  la  Société  engagée  dans  des  œuvres  qui  se 
rapportaient  à  peu  près  toutes  à  l'enseignement  sous 
l'une  ou  l'autre  forme,  il  prétendait  ne  plus  s'y  trou- 
ver à  sa  place  ;  le  second,  directeur  de  l'Institution 
Sainte-Marie  de  la  rue  du  Mirail,  estimait  qu'il  eut 
mieux  valu  ne  pas  s'occuper  d'écoles  primaires.  C'était 
de  sa  part  un  simple  prétexte  ;  au  fond,  tout  '>n  de- 


ÉPREUVES  297 

meurant  l'excellent  chrétien  qu'il  avait  toujours  été, 
M.  Auguste  désirait  avoir  un  motif  de  reprendre  son 
indépendance.  Des  défections  semblables  se  rencon- 
trent, hélas  !  dans  l'histoire  de  bien  des  sociétés  reli- 
gieuses. Le  Bon  Père  le  savait,  mais  il  n'en  était  pas 
moins  affligé  au  delà  de  toute  expression  :  redoutant 
pour  les  esprits  faibles  une  occasion  de  scandale,  il 
tremblait,  non  pour  son  œuvre,  que  la  sainte  Vierge 
avait  inspirée  et  qu'elle  saurait  bien  garder,  mais 
pour  l'àme  de  plusieurs  de  ses  fils,  appelés  à  l'hon- 
neur des  combats  et  fatigués  avant  l'heure  de  la 
victoire. 

Dans  les  premiers  mois  de  1832,  quand  il  relevait 
à  peine  d'une  de  ces  maladies  qui  l'éprouvaient  sou- 
vent pendant  l'hiver,  il  apprit  que  MM.  Auguste  et 
Collineau  avaient  décidément  brisé  les  liens  qui  les 
unissaient  à  la  Société  Les  circonstances  de  cette 
défection  étaient,  pour  le  fondateur,  on  ne  peut  plus 
cruelles  et  humiliantes  :  le  nouvel  archevêque  de  Bor- 
deaux n'y  avait  fait  aucun  obstacle  et  s'était  même 
prêté  de  bonne  grâce  à  relever  de  leurs  obligations 
ces  deux  religieux;  il  les  avait  assistés  de  ses  conseils, 
et,  comme  pour  affirmer  sa  bienveillance  à  leur  égard, 
il  avait  nommé  ^L  Collineau  chanoine  honoraire  de  la 
métropole,  le  plaçant  ainsi  sur  le  même  rang  que  son 
Supérieur.  11  était  allé  jusqu'à  le  faire  monter  dans 
la  chaire  de  la  cathédrale  au  lendemain  de  sa  sortie 
de  la  Société. 

Les  intentions  de  l'archevêque  étaient  droites.  Qui 
pourrait  en  douter,  puisqu'il  s'agit  de  Mgr  de  Che- 
verus  ?  On  lui  attribuait  cependant  moins  de  sympa- 
thie pour  les  religieux  que  pour  le  clergé  séculier,  et 


298  CHAPITRE   XIII 

il  en  témoigna  certainement  très  peu  à  la  Société  de 
Marie  ;  il  est  vrai  qu'il  la  connaissait  à  peine  et  sous 
un  jour  défavorable.  M.  Chaminade,  presque  tou- 
jours absent  de  Bordeaux  depuis  la  mort  de  Mgr 
d'Aviau,  était  pour  lui  un  étranger  ;  n'entendant  que 
les  doléances  de  M.  Auguste  et  de  M.  Collineau,  il 
pouvait  croire  que  la  Société  n'était  qu'une  œuvre 
avortée,  et  que  Tintérêt  général  en  exigeait  peut-être 
la  dissolution,  bien  que  sans  éclat  ni  scandale.  Par 
là  s'explique  un  nouvel  affront  que  dut  accepter  le 
fondateur  quand,  à  ce  même  printemps  de  1832,  il 
présenta  aux  ordinations  un  jeune  religieux,  l'abbé 
Fontaine  ^  :  Mgr  deCheverus  objectait  que  la  Société  à 
laquelle  le  jeune  clerc  appartenait  était  bien  instable, 
et  manifestait  de  grandes  hésitations  à  l'ordonner. 

Un  autre  des  fils  les  plus  aimés  du  fondateur, 
M.  Lalanne,  s'était  associé  aux  doléances  de  MM.  Au- 
guste et  Collineau.  Lui  pourtant  ne  pouvait  protester 
ni  contre  les  œuvres  d'enseignement  en  général  —  il 
les  avait  toujours  voulues,  ni  contre  l'enseignement 
primaire  —  il  avait  formellement  approuvé  qu'on  l'en- 
treprit. Son  terrain  d'opposition  fut  la  centralisation 
des  pouvoirs  entre  les  mains  du  Supérieur  général  et 
les  restrictions  apportées  à  l'autorité  des  directeurs 
particuliers.  Ici  encore,  c'était  bien  un  point  de  vue 
tout  à  fait  personnel  qui  motivait  la  plainte  :  M.  La- 


1.  L'abbé  Fontaine,  originaire  du  diocèse  de  Beauvais,  devint 
un  des  membres  les  plus  influents  de  la  Société,  et  fut  nommé 
Assistant  du  Supérieur  général  en  18i5.  En  1832,  ses  examens 
d'ordination  furent  si  brillants  que  le  Supérieur  du  séminaire 
ne  craignit  pas  de  déclarer  qu'il  était  digne  de  prendre  rang 
dans  le  corps  professoral  de  son  établissement. 


EPREUVES  291i 

lanne,  en  effet,  était  aussi  mauvais  administrateur 
que  bon  éducateur.  Aucune  dépense  ne  l'effrayait 
quand  elle  devait  servir  à  ses  expériences  pédago- 
giques, d'ailleurs  très  dignes  d'intérêt;  partant,  il  était 
toujours  en  guerre  avec  son  économe  et  aussi  avec 
son  Supérieur,  qui  était  bien  forcé  de  le  modérer. 
Une  fois  mécontent  et  inquiet,  il  n'était  pas  d'hu- 
meur à  s'arrêter  de  lui-même  ;  d'autre  part,  comme 
il  voulait  rester  fidèle  à  la  Société,  l'idée  lui  était 
venue,  singulièrement  hardie,  de  la  refaire  comme  il 
la  concevait  ;  n'en  avait-il  pas  le  droit  ?  n'avait-il  pas 
été  la  première  pierre  de  la  fondation  ?  Le  Bon  Père 
avait  écrit  les  lettres  les  plus  affectueuses  à  son  fils 
révolté,  mais  toujours  tendrement  aimé  ;  il  avait  pris 
tous  les  moyens  de  l'éclairer  ;  ses  efforts  étaient  restés 
vains,  et  il  avait  la  douleur  de  le  voir  persévérer  dans 
ses  déplorables  dispositions. 

A  Agen,  la  situation  n'était  pas  plus  consolante. 
Dans  la  maison  qu'habitait  le  fondateur,  plusieurs 
têtes  s'exaltaient  aussi.  Les  maîtres  de  l'école  spéciale 
affectaient  un  air  de  suffisance  qui  était  de  mauvais 
augure;  ils  dédaignaient  leurs  confrères,  négligeaient 
leurs  exercices  de  piété,  et,  sourds  aux  avis  de  leur 
père,  ils  en  venaient  même  à  s'absenter  de  ses  confé- 
rences sous  le  plus  futile  prétexte. 

Enfin,  des  contradictions  lui  survenaient  du  côté 
des  Filles  de  Marie.  Le  coup,  à  vrai  dire,  ne  par- 
tait pas  du  couvent,  mais  de  la  curie  épiscopale 
d'Agen.  Mgr  Jacoupy,  vieilli  et  fatigué,  laissait  de 
plus  en  plus  à  ses  Vicaires  généraux  l'administration 
courante  du  diocèse,  et  n'intervenait  que  dans  les  cas 
plus  imwrtants  qui  lui  étaient  soumis.  Fort  probable- 


300  CHAPITRE   XIII 

ment  il  ignora,  au  moins  dans  le  principe,  qu'un  des 
Grands  vicaires,  s 'accordant  en  cela  avec  le  confes- 
seur de  la  communauté,  poussait  la  Supérieure  géné- 
rale à  se  dégager  de  la  direction  de  M.  Chaminade 
pour  se  placer  sous  la  juridiction  unique  de  l'évêque. 
On  suscita  divers  incidents  pour  faire  éclater  un  con- 
flit et  assurer  la  séparation.  Le  fondateur  fut  abreuvé 
d'amertume  :  on  en  vint  jusqu'à  lui  interdire  d'entrer 
dans  le  couvent  sans  y  être  autorisé  par  l'évêque  et 
sans  se  faire  accompagner  d'un  autre  prêtre.  M.  Cha- 
minade se  tut  pendant  quinze  jours;  puis,  après  y 
avoir  mûrement  réfléchi,  il  proposa  à  l'autorité  diocé- 
saine de  désigner  un  arbitre  pour  régler  le  différend. 

On  aurait  dû,  en  acceptant  sa  proposition,  mettre 
du  tact  dans  le  choix  du  prêtre  à  déléguer  pour  remplir 
cette  mission.  Cependant,  d'accord  avec  la  Supérieure 
des  religieuses,  on  en  chargea  M.  Collineau  à  qui  on 
donna  pleins  pouvoirs.  Sans  doute  ce  prêtre  avait  rendu 
de  grands  services  aux  Filles  de  Marie  et  n'avait  pas 
démérité  à  leurs  yeux;  mais  il  Amenait  de  se  séparer 
du  Bon  Père  en  quittant  la  Société.  Etait-ce  bien  à 
lui  qu'il  convenait  de  donner  ce  rôle  de  juge  ?M.  Cha- 
minade ferma  les  yeux  sur  ce  procédé  peu  délicat,  et 
fournit  avec  le  plus  admirable  sang-froid  toutes  les 
explications  qui  lui  furent  demandées. 

D'ailleurs,  l'abbé  Collineau  observa,  de  son  côté, 
le  plus  grand  respect  pour  celui  qu'il  n'avait  jamais 
cessé  d'aimer  et  de  vénérer,  et  il  se  prononça  formel- 
lement contre  les  prétentions  du  Vicaire  général. 
L'attitude  humble  et  soumise  du  fondateur  rendant 
impossible  la  continuation  des  malentendus  qu'on 
avait  exploités  contre  lui,  on  chercha   d'autres   pré- 


ÉPREUVES  gOl 

textes  ;  on  fit  renaître  les  contestations,  et  de  nouveau 
]M.  Chaminade  se  vit  défendre  l'entrée  du  couvent. 
Dénué  de  tout  appui,  privé  de  toute  consolation,  ac- 
cablé de  toutes  parts  sous  le  poids  des  épreuves,  le 
fondateur  ne  faiblit  pas  et  garda  son  âme  dans  la  paix 
et  la  sérénité.  En  vain  chercherions-nous  parmi 
ses  lettres  de  cette  époque  l'écho  d'une  plainte  ou 
la  trace  d'une  défaillance.  Dans  ses  rapports  avec 
tous  ceux  qui  n'étaient  pas  les  acteurs  du  drame,  il 
ne  laissa  même  pas  soupçonner  les  amertumes  dont 
il  était  abreuvé.  Les  religieux  qui  vivaient  à  ses 
côtés  n'aperçurent  sur  son  visage,  ou  dans  ses  pa- 
roles aucun  signe  de  l'angoisse  qui  remplissait  son 
âme.  Quelque  affligé  qu'il  fût,  il  mettait  toute  sa  con- 
fiance en  Dieu  ;  plus  les  hommes  l'humiliaient,  plus 
il  s'humiliait  lui-même,  s'offrant  en  victime  d'expia- 
tion pour  ses  propres  fautes  et  pour  celles  de  ses  en- 
fants ;  il  ensanglantait  ses  épaules  des  coups  de  sa 
discipline,  jusqu'à  éclabousser  de  son  sang  les  ri- 
deaux de  son  alcôve.  A  ceux  que  le  plaignaient,  il 
répondait  avec  simplicité  :  «  Dieu  le  permet,  nous 
devons  nous  taire  »,  ou  encore  :  «  Comme  je  ne  veux 
que  ce  que  Dieu  veut,  ma  soumission  aux  disposi- 
tions de  sa  providence  me  laisse  dans  une  assez 
grande  paix.  »  D'ailleurs,  pouvait-il  regarder  comme 
fortuite  la  rencontre  de  tant  d'épreuves  en  un  même 
moment  ?  Ne  devait-il  pas  attendre  de  celui  qui  les 
accumulait  sur  sa  tête  le  soulagement  et  la  délivrance 
à  l'heure  marquée  par  sa  sagesse  ? 

Il  n'eut  pas  à  se  repentir  de  cet  abandon  filial  entre 
les  mains  du  Père  céleste  :  les  nuages  menaçants  se 
dissipèrent  les  uns  après  les  autres  :  Mgr  Jacoupy 


:^02  CHAPITRE    XIII 

s'aperçut  que  son  Vicaire  général  l'avait  engagé  dans 
une  fausse  voie,  prit  lui-même  l'affaire  en  main,  et  ne 
tarda  pas  à  rendre  pleinement  justice  à  INI.  Chami- 
nade.  De  son  côté,  la  Supérieure  des  Filles  de  Marie 
s'attacha  plus  fortement  que  jamais  à  la  direction  du 
Bon  Père. 

A  Bordeaux,  ]Mgr  de  Cheverus  s'était  décidé  à  ne 
plus  retarder  davantage  l'ordination  de  M.  Fontaine. 

A  Saint-Remy,  M.  Lalanne  maintint  encore  quel- 
que temps  son  opposition  ;  mais  ses  sentiments  reli- 
gieux et  son  attachement  inviolable  pour  M.  Chami- 
nade reprirent  bientôt  le  dessus.  Dans  une  lettre  ad- 
mirable du  17  novembre  1832,  il  avoua  ses  torts  avec 
une  touchante  humilité,  en  demanda  «  pardon,  mille 
fois  pardon  »,  et  ajouta  :  «  Je  ne  veux  plus  qu'une 
chose  au  monde,  l'accomplissement  de  la  volonté  de 
Dieu,  et,  dans  l'ordre  de  la  Providence,  la  volonté  de 
Dieu  doit  m'être  manifestée  par  vous.  »  Le  Supérieur 
général  l'appela  bientôt  à  Bordeaux  pour  y  prendre 
la  place  de  M.  Auguste  et  diriger  l'Institution  Sainte- 
Marie. 

La  crise  était  donc  conjurée.  M.  Ghaminade  em- 
ploya toutes  ses  forces  à  prémunir  ses  enfants  des 
deux  sociétés  contre  le  retour  de  pareilles  secousses. 
Vers  la  fin  de  1833,  il  adressa  aux  diverses  maisons 
deux  lettres  circulaires,  les  premières  de  celles  que, 
à  partir  de  cette  époque,  il  envoya  périodiquement  à 
tous  ses  enfants.  Avec  la  plus  grande  franchise,  il 
mettait  les  religieux  au  courant  de  tout  ce  qui  s'était 
récemment  produit:  «  Pendant  tout  le  temps  que 
l'orage  a  duré,  disait-il,  j'ai  cru  devoir  étendre  le 
voile  de  l'amitié  et  de  la  charité  sur  ce  qui  se  pas- 


J 


EPREUVES  303 

sait,  et  supporter  seul  le  poids  de  mon  afl'lictioii. 
Mais  enfin,  il  est  un  temps  pour  se  taire  et  il  en  est 
un  pour  parler.  »  Il  annonçait  ensuite  la  nomination 
de  MM.  Gaillet  et  Mémain  aux  fonctions  d'Assistants 
généraux,  laissées  vacantes  par  le  départ  de  MM.  Au- 
guste et  Collineau. 

L'effet  de  ces  lettres  fut  considérable,  et  le  Bon 
Père  eut  à  se  réjouir  de  l'accueil  qu'elles  reçurent 
partout.  Dans  Tautomne  de  1834,  il  envoya  aux  com- 
munautés la  première  partie  des  Constitutions,  trai- 
tant de  la  fin  de  la  Société,  de  ses  moyens  et  des 
vertus  exigées  de  ses  membres.  Mais  cet  envoi  n'était 
plus  daté  d'Agen.  Le  fondateur  venait  d'entreprendre 
un  nouveau  et  dernier  voyage  dans  le  Nord.  Il  lais- 
sait les  établissements  du  Midi  dans  une  situation 
satisfaisante;  les  conférences  qu'il  avait  données  à 
l'occasion  des  retraites  annuelles  lui  avaient  apporté 
beaucoup  de  consolation,  et  il  pouvait  s'éloigner  sans 
aucune  crainte. 


M.  Ghaminade  s'était  mis  en  route  dans  les  pre- 
miers jours  de  septembre  1834;  ses  enfants,  en  Alsace 
et  en  Franche- Comté,  appelaient  de  tous  leurs  A^œux 
sa  visite,  impatients  qu'ils  étaient  de  lui  témoigner 
leur  filiale  affection  après  tant  d'épreuves  et  de  lui 
demander  ses  directions.  Ils  auraient  désiré  qu'il  se 
fixât  parmi  eux  ;  mais  les  Alsaciens  le  voulaient  à 
Ebersmunster  et  les  Francs-Comtois  à  Saint- Remv. 

Sa  première  étape  le  conduisit  jusqu'à  Noailles  (Cor- 
rèzej,  où  une  école  primaire  de  la  Société   avait  été 


304  CHAPITRE   XIII 

ouverte  récemment.  Le  comte  de  Noailles  formait  de 
nouveaux  projets,  car  il  ne  désespérait  pas  de  l'avenir; 
mais  une  mort  prématurée  l'enleva  dès  l'année  sui- 
vante; ses  plans  n'eurent  donc  pas  de  suite. 

Le  voyage  se  continua  par  Lyon,  puis  par  Besançon 
où  l'archevêque,  Mgr  Dubourg,  grand  ami  du  fonda- 
teur, venait  de  mourir;  son  successeur,  Mgr  ^latthieu, 
ne  devait  pas  se  montrer  moins  favorable  que  lui  à  la 
Société  de  Marie.  De  Besançon,  M.  Chaminade  se 
rendit  à  Saint-Remy,  et  de  là  successivement  dans 
les  différents  établissements  de  la  Société  et  de  l'Ins- 
titut. Son  séjour  dans  le  Nord  ne  dura  pas  moins 
d'un  an  et  demi,  de  septembre  1834  à  mai  1836.  Il 
passa  en  Alsace  la  bonne  saison  de  l'année  1835  et 
partagea  le  reste  du  temps  entre  les  diverses  commu- 
nautés de  la  Franche-Comté. 

Le  grand  objet  que  poursuivait  le  fondateur,  dans 
cette  visite,  qu'il  pressentait  devoir  être  la  dernière, 
c'était  d'assurer,  par  l'institution  de  noviciats  réguliers, 
la  bonne  formation  de  ses  religieux  dans  ces  régions. 
En  principe,  il  ne  tenait  pas  à  multiplier  les  maisons 
de  noviciat,  car  il  estimait  que  cette  multiplication  pré- 
sente un  double  inconvénient  :  c'est  d'abord  le  dan- 
ger d'altérer  et  de  compromettre  l'unité  d'esprit,  puis 
la  difficulté  de  trouver,  en  nombre  suffisant,  des 
maîtres  de  novices,  vraiment  aptes  à  ce  ministère 
délicat  et  important.  Néanmoins,  il  estima  que  cha- 
cune des  deux  provinces  devait  avoir  son  noviciat, 
tant  parce  qu'il  pouvait  compter  sur  un  recrutement 
assez  abondant  pour  peupler  les  deux  maisons,  qu'à 
cause  de  l'usage  des  deux  langues,  allemande  et 
française,  qui  créait  en  Alsace  des  besoins  spéciaux. 


VISITE    GENERALE  305 

D'ailleurs,  les  bâtiments  nécessaires  étaient  à  la  dis- 
position de  la  Société.  En  Alsace,  la  famille  Rothéa 
avait  racheté,  pour  la  somme  minime  de  trente 
mille  francs,  la  magnifique  abbaye  d'Ebersmunster  et 
l'avait  offerte  en  don  à  M.  Chaminade.  L'acquisition 
remontait  à  1830  ;  en  1833  on  y  avait  installé  un 
pensionnat.  Le  fondateur,  dès  qu'il  eut  visité  ce  beau 
monastère,  s'empressa  d'envoyer  les  élèves  à  Saint- 
Hippol}'ie  et  d'ouvrir  aux  vocations  alsaciennes  cette 
école  de  formation  religieuse  où  elles  s'empressèrent 
d'accourir. 

En  Franche-Comté,  ce  fut  le  prieuré  de  Courtefon- 
taine  ^  qui  fut  érigé  en  noviciat.  Les  commencements 
furent  difficiles  à  cause  de  la  pénurie  des  ressources  ; 
progressivement  pourtant,  les  difficultés  s'aplanirent, 
et  en  janvier  1837,  M.  Chaminade  écrivait  à  M.  Barde- 
net  :  «  Les  deux  noviciats  de  Courtefontaine  et  d'Ebers- 
munster font  ma  consolation  et  mon  espérance.  Il  y 
a  dans  l'un  et  l'autre  une  grande  ferveur.  » 

Saint-Remy  avait  perdu  son  école  normale  à  la 
suite  de  la  révolution  de  Juillet  ;  son  noviciat  était 
remplacé  par  celui  de  Courtefontaine.  En  compen- 
sation, le  fondateur  formait  le  projet  d'y  établir  une 
communauté  de  religieux  employés  exclusivement 
aux  travaux  manuels.  Il  tenait  beaucoup  à  ces  groupes 
plus  complètement  séparés  du  monde,  dont  la  mis- 
sion spéciale  devait  être  d'attirer,  par  la  prière  con- 
tinuelle et  la  mortification,  les  bénédictions  d'en-haut 
sur  les  œuvres  de  zèle  entreprises  par  la  Société. 
«  La  vocation  à  l'état  religieux  en  général,  écrivait-il 

1.  Dans  le  département  du  Jura,  à  la  limile  du  Duubs. 

20 


S06  CHAPITRE  XIII 

en  1833,  est  une  grâce;  mais  Tordre  de  la  Provi- 
dence qui  détermine  un  sujet  pour  les  travaux  ma- 
nuels est  une  faveur  de  prédilection,  soit  parce  que 
cette  vocation  éloigne  davantage  du  monde,  soit 
parce  qu'elle  facilite  davantage  l'union  à  Dieu  à  la- 
quelle aspirent  tous  les  bons  religieux.  » 

Il  fallut  un  peu  de  temps  pour  constituer  cette  com- 
munauté, et  elle  ne  reçut  qu'en  1838  ses  règlements 
spéciaux.  Cette  «  petite  Trappe  »,  ainsi  que  l'appelait 
quelquefois  M.  Clouzet,  répondit  pleinement  aux  es- 
pérances du  Bon  Père  ;  la  ferveur  y  était  grande, 
ainsi  que  l'esprit  de  mortification  et  l'ardeur  au  tra- 
vail; même  il  fallait  user  de  vigilance  afin  d'empêcher 
les  pieux  excès  dans  le  jeune,  les  macérations,  les 
visites  nocturnes  au  saint  Sacrement. 

Une  deuxièm.e  communauté  ouvrière  fut  peu  après 
établie  à  Marast  (Haute-Saône),  dans  un  ancien 
prieuré  de  chanoines  réguliers  où  l'on  put  s'installer 
grâce  à  M.  Bardenet;  et  l'organisation  des  Frères 
appliqués  aux  travaux  manuels  se  compléta  par  la 
création,  à  Saint-Remy,  d'un  noviciat  spécialement 
destiné  à  leur  formation.  La  direction  de  ce  noviciat  fut 
confiée  à  un  homme  de  Dieu,  M.  Jean  Chevaux,  dont 
la  grande  modestie  et  l'austérité  plus  grande  encore 
convenaient  bien  à  cette  importante  fonction.  Origi- 
naire du  Jura,  il  s'était  présenté  à  Saint-Remy  en  1825 
comme  un  jeune  paysan,  demandant  pour  toute  faveur 
d'être  admis  à  balayer  la  maison.  On  s'aperçut  au 
bout  de  quelque  temps  qu'il  avait  reçu  une  formation 
classique  très  complète,  et  même  achevé  sa  théologie 
au  grand  séminaire  de  Besançon.  L'obéissance  le 
conduisit  au  sacerdoce.  Plus  que  tout  autre,  il  se  pé- 


VISITE   GENERALE  307 

nétra  de  l'esprit  du  fondateur,  qui,  de  son  côté,  lui 
témoigna  constamment  une  prédilection  marquée  et 
conduisit  son  âme,  avec  une  spéciale  sollicitude, 
dans  les  sentiers  de  la  perfection.  Malgré  une  santé 
délicate  et  un  esprit  de  pénitence  qui  s'accommodait 
mal  des  ménagements  qu'on  voulait  lui  imposer, 
M.  Chevaux  fournit  une  longue  carrière  ;  il  fut  le  troi- 
sième Supérieur  général  de  la  Société  de  Marie,  et  ne 
mourut  qu'en  1875,  dans  la  quatre-vingtième  année 
de  son  âge. 

Le  fondateur  profita  de  son  séjour  à  .Saint- Remy, 
où  se  trouvait  M.  Clouzet,  pour  prendre  de  concert 
avec  lui  les  mesures  que  réclamait  la  situation  finan- 
cière, toujours  inquiétante  dans  le  Midi,  et  qu'une 
opération  excellente,  mais  conduite  avec  peu  de  pru- 
dence par  son  auteur,  venait  de  rendre  plus  critique. 
M.  Lalanne,  voyant  l'Institution  Sainte-Marie  de  la 
rue  du  Mirail  trop  petite  pour  recevoir  les  élèves  qui 
ne  cessaient  d'y  affluer,  avait  proposé  de  la  trans- 
porter à  Layrac,  non  loin  d'Agen,  dans  une  ancienne 
aJ^baye  où  l'espace  ne  ferait  pas  défaut,  et  où  l'on 
pourrait  obtenir  le  plein  exercice,  que  l'Université 
refusait  à  Bordeaux  à  cause  de  la  proximité  du  Col- 
lège royal.  M.  Chaminade,  alors  en  Alsace,  renvoya 
à  son  conseil  réuni  à  Bordeaux  l'examen  de  l'oppor- 
tunité de  ce  transfert  ;  il  eut  bien  soin  d'ajouter  que, 
en  cas  d'acceptation,  il  ne  faudrait  s'imposer  d'autres 
frais  de  réparations  que  ceux  qui  seraient  «  stricte- 
ment indispensables  ».  Le  transfert  eut  lieu  ;  le  succès 
vint,  magnifique,  dépassant  les  espérances  les  plus 
hardies,  et  ^L  Lalanne  se  laissa  de  nouveau  entraîner 
à  des  dépenses  qui,  sans  être   inutiles,  étaient  bien 


308  CHAPITRE   XIII 

supérieures  à  ses  ressources.  Le  Supérieur  général 
dut  cette  fois  intervenir  et  exigea  impérieusement 
des  redditions  de  comptes;  l'inférieur  se  cabra,  s'irrita 
et  revint  à  son  idée  de  réformer  selon  son  plan  la 
Société  de  Marie.  La  sage  fermeté  du  fondateur 
triompha  cette  fois  encore;  le  fils,  indocile  mais  tou- 
jours aimant,  vint  se  jeter  aux  genoux  de  son  Bon 
Père  dès  que,  vers  la  fin  de  mai  (1836),  il  le  sut  de 
retour  à  Agen.  Comprenant  que  la  Société  de  ^larie 
ne  pouvait  pas  endosser  le  déficit  de  Layrac,  il  de- 
manda généreusement  à  prendre  sur  ses  propres 
épaules  la  responsabilité  de  l'établissement  jusqu'au 
jour  où  il  pourrait  le  rendre  à  la  Société  dans  un  état 
florissante  Cet  arrangement,  qui  était  le  seul  pos- 
sible, fut  accepté,  et  écarta  de  l'Institut  un  désastre 
certain  et  imminent  (juillet  1836). 


De  même  qu'à  l'occasion  de  son  voyage  dans  le 
Nord  il  venait  d'organiser  des  communautés  de  re- 
ligieux appliqués  à  l'agriculture  et  aux  travaux  ma- 
nuels, de  même  le  fondateur  voulait  doter  l'Institut 
des  Filles  de  Marie  d'un  complément  nécessaire  par 
la  création  d'un  Tiers-Ordre  régulier. 

Des  religieuses  cloîtrées  ne  peuvent  guère  exercer 
l'apostolat  que  dans  des  centres  populeux  ;  à  la  cam- 
pagne, l'isolement  les  réduirait  fatalement  à  l'inaction. 
Or,  les  Filles  de  Marie  n'entendaient  pas  laisser  les 
villages  dans  l'abandon    ni    se   contenter,   dans    les 

1.  Voir  Le  Collège  Stanislas,  Nolice  historique,  pp.  271  et  suiv. 


j 


TIERS-ORDRE   REGULIER  309 

villes,  d'attendre  simplement  les  âmes  qui,  d'elles- 
mêmes,  Tiendraient  réclamer  leur  secours.  Il  leur 
fallait  donc  des  auxiliaires  non  cloîtrées.  M.  Chami- 
nade  et  la  Mère  de  Trenquelléon  avaient  toujours  été 
d'accord  sur  ce  point.  Sans  doute  le  Tiers-Ordre  sé- 
culier, fondé  à  Agen  et  à  Tonneins,  rendait  déjà 
de  précieux  services  ;  mais  on  ne  pouA^ait  attendre  la 
régularité  des  œuvres  et  leur  stabilité  que  de  la 
part  de  personnes  dégagées  de  toute  préoccupation 
temporelle  et  vivant  sous  une  règle  uniforme,  c'est- 
à-dire  constituant  des  communautés. 

Un  instant,  le  fondateur  avait  eu  la  pensée  de  re- 
courir aux  sœurs  de  la  Providence  d'Alsace,  et  de 
leur  demander  des  auxiliaires  qui  seraient  mises  à 
la  disposition  des  Filles  de  Marie  pour  les  œuvres 
que  celles-ci  ne  pourraient  faire  elles-mêmes  à  cause 
de  la  clôture.  Il  ne  s'arrêta  pas  à  ce  parti  :  cette 
sorte  d'alliance  ne  pouvait  produire  une  réelle  unité 
d'esprit.  C'était  bien  un  véritable  Tiers-Ordre  régu- 
lier qu'il  fallait,  et  le  Bon  Père,  au  mois  de  juin 
1830,  était  sur  le  point  d'en  jeter  les  fondements, 
lorsque  la  révolution  avait  éclaté. 

L'arrêt  forcé  que  produisit  ce  bouleversement 
amena  la  dispersion  des  éléments  qui  auraient  dû 
former  le  premier  noyau  de  la  nouvelle  fondation; 
mais  des  circonstances  providentielles  allaient  néan- 
moins rendre  ce  projet  réalisable. 

Un  prêtre  d'Auch,  l'abbé  Chevalier,  ecclésiastique 
d'un  grand  mérite,  missionnaire  infatigable,  tout 
dévoué  à  la  Congrégation  et,  à  ce  titre,  grand  ami 
de  M.  Chaminade,  comptait,  parmi  les  communautés 
qu'il  dirigeait,   un  groupe  de  pieuses  filles   desser- 


310  CHAPlttïÈ   XIII 

vant  la  Maison  de  secours  d'Auch,  c'est-à-dire  l'asile 
d'aliénés  du  Gers.  Ce  groupe,  à  proprement  parler, 
ne  constituait  pas  une  communauté,  puisque  ses  mem- 
bres n'étaient  unis  que  par  le  fait  de  leur  participa- 
tion à  une  œuvre  commune.  Sentant  le  besoin  de 
resserrer  leurs  liens,  ces  charitables  personnes 
priaient  M.  Chevalier  de  leur  dicter  des  règles.  Il 
s'en  défendait,  mais,  étant  au  courant  du  projet  relatif 
au  Tiers-Ordre  des  Filles  de  Marie,  il  en  parla  au 
cardinal  d'Isoard,  archevêque  d'Auch,  et,  d'accord 
avec  lui,  pressa  M.  Chaminade  de  prendre  ses  filles 
de  la  Maison  de  secours  comme  premiers  éléments 
de  ce  Tiers- Ordre. 

Dès  son  retour  dans  le  Midi,  en  1836,  le  fondateur 
se  rendit  à  Auch,  où  il  trouva  le  terrain  bien  préparé, 
grâce  à  l'abbé  Chevalier,  qui  avait  su  pénétrer  les 
futures  tertiaires  de  l'esprit  de  l'Institut  au  point 
qu'elles  n'avaient  plus  qu'un  désir,  celui  de  devenir 
des  Filles  de  ^larie.  La  bienveillance  du  cardinal 
d'Isoard  rendit  facile  tout  ce  qui  concernait  l'organi- 
sation régulière,  et,  le  1"  septembre,  le  Tiers-Ordre 
était  constitué.  Le  gouvernement  de  cette  nouvelle 
branche  de  l'Institut  des  Filles  de  Marie  fut  confié 
à  une  religieuse  du  grand  Ordre  sous  la  dépendance 
de  la  Supérieure  générale.  Un  noviciat  fut  ouvert  en 
face  de  la  Maison  de  secours  ;  les  postulantes  accou- 
rurent  nombreuses,  et  bientôt  des  fondations  devinrent 
possibles.  Elles  eurent  lieu  d'abord  dans  le  diocèse 
d'Auch,  puis  dans  celui  d'Agen.  La  Corse,  où 
Mgr  Casanelli  d'I  stria,  ancien  Vicaire  général  d'Auch, 
pressait  M.  Chaminade  d'envoyer  ses  enfants,  reçut, 
en  1840,  deux  colonies  formées  de  sœurs  du  Tiers- 


MORT    DE    m'^*    de    LAMOUROUS  311 

Ordre,  mais  ayant  à  leur  tête  des  religieuses  du  grand 
Ordre.  Ainsi  furent  établies  les  maisons  de  F  Ile- 
Rousse,  d'Olmeto  et  d'Ajaccio,  qui  ne  tardèrent  pas 
à  prospérer,  la  dernière  assez  pour  permettre  dans  la 
suite  de  nouvelles  créations  i. 

La  fondation  du  Tiers-Ordre  fut  le  dernier  épi- 
sode de  la  visite  générale  accomplie  par  le  fondateur 
de  1834  à  1836. 

D'Auch  il  fut  ramené  à  Bordeaux  par  une  circon- 
stance douloureuse. 

Mlle  de  Lamourous  approchait  de  sa  fin  et  les  nou- 
velles de  son  état  devenaient  de  plus  en  plus  alar- 
mantes. Elle  désirait  vivement  revoir  le  fondateur; 
celui-ci  laissa  ses  affaires  et  pressa  son  retour  pour 
se  rendre  au  chevet  de  la  mourante,  l'assister  et  la 
soutenir.  La  Bonne  ^lère  expira  le  mercredi  14  sep- 
tembre, jour  de  l'Exaltation  de  la  sainte  Croix.  Ses 
funérailles  furent  un  triomphe;  et  un  mois  après,  le 
grand  vicaire,  M.  Barrés,  célébrait  ses  vertus  dans 
une  oraison  funèbre  qui  ressemblait,  à  bon  droit,  au 
panég^^rique  d'une  sainte. 

M.  Chaminade  survivait  donc  à  ses  coopératrices, 
à  la  Mère  de  Trenquelléon  et  à  Mlle  de  Lamourous. 
Ces  deuils  successifs  l'invitaient  à  presser  l'achève- 
ment de  son  œuvre.  Telle  est  la  tâche  à  laquelle  il 
s'appliquera  pendant  les  années  qui  vont  suivre. 

1.  Voir  Diplomale  et  Soldai  ;  Mgr  CasanelH  dJslria  (1794-1869), 
par  le  R.  P.  Ortolan  O.  M.  I.  2  vol.  m-8.  Paris,  1900.  Cf.  t.  II, 
pp.  140-U8. 


CHAPITRE  XIV 


Progrès  des  oeuvres  (1837-1843).  —  Achèvement 
DES  Constitutions.  —  Décret  de  louange  (1839) 

ET    promulgation. 


Plus  de  cinq  années  étaient  écoulées  depuis  que 
M.  Chaminade  s'était  éloigné  de  Bordeaux  pour 
échapper  aux  menaces  des  révolutionnaires.  Sa  con- 
grégation, comme  toutes  celles  de  France,  avait  dû 
se  disperser;  les  noviciats  avaient  été  dissous  à  Saint- 
Laurent  et  à  la  rue  Lalande,  et  l'on  ne  pouvait  en- 
core songer  à  les  rouvrir;  enfin  l'année  1835  avait 
vu  l'Institution  Sainte-Marie  se  fermer,  M.  Lalanne 
l'ayant  transférée  à  Layrac.  Dès  lors,  pour  la  repré- 
senter à  Bordeaux,  la  Société  de  Marie  n'avait  plus 
que  la  chapelle  de  la  Madeleine,  desservie  par  quel- 
ques-uns de  ses  prêtres  sous  la  direction  de  M.  Cail- 
let.  Cette  éclipse  momentanée  avait  nui  ;  un  courant 
d'opinion  s'était  peu  à  peu  formé  dans  le  sens  de 
l'indifférence  ou  même    de    la   défaveur  :  l'absence 


RETOUR    A    BORDEAUX  ?^]3 

prolongée  du  fondateur  faisait  oublier  ses  services 
passés.  Au  surplus,  les  Bordelais  ignoraient  le  succès 
de  ses  entreprises  dans  l'Est  de  la  France  ;  et,  ne 
jugeant  de  la  Société  que  d'après  ce  qui  en  demeu- 
rait encore  sous  leurs  yeux,  ils  étaient  portés  à  regar- 
der l'œuvre  de  M.  Chaminade  comme  anéantie  sur- 
tout depuis  que  MM.  Collineau  et  Auguste  s'étaient 
séparés  de  leurs  confrères  et  occupaient  à  Bordeaux 
même  une  position  indépendante  :  c'était,  on  Fa  vu, 
le  sentiment  de  l'archevêque,  Mgr  de  Cheverus,  de 
M.  Hamon,  Supérieur  du  Grand  séminaire,  et  d'une 
partie  du  clergé. 

Cette  situation,  il  est  vrai,  était  en  voie  de  s'amé- 
liorer; le  zélé  M.  Caillet  avait  reformé  la  Congré- 
gation sous  le  nom  moins  dangereux  de  Confrérie  de 
V Immaculée  Conception.  En  1834,  les  jeunes  gens, 
puis  les  jeunes  filles  avaient  réorganisé  leurs  sec- 
tions ;  les  pères  de  famille  avaient  bientôt  imité  leur 
exemple.  Les  retraites  d'hommes  et  de  dames  s'étaient 
aussi  rétablies,  et,  dès  la  première  année,  celle  des 
hommes  donnait  les  plus  beaux  résultats.  Mgr  de 
Cheverus  encourageait  ce  travail  apostolique,  et  il 
maintenait  à  la  ^ladeleine  sa  situation  avec  ses  pri- 
vilèges ;  seulement,  dans  ses  éloges,  il  taisait  le  nom 
de  la  Société  de  Marie  et  celui  de  M.  Chaminade. 

L'archevêque  qui  lui  succéda,  Mgr  Donnet^,  con- 
naissait ce  dernier.  Il  venait  de  Nancy,  dontl'évêque, 
Mgr  de  Forbin-Janson,  était  grand  admirateur  et 
ami  dévoué  du  Bon  Père  ;  il  savait  les  mérites  per- 


1.  Mgr  Donnet  occupa  le  siège  archiépiscopal  de  Bordeaux, 
de  1836  à  1882  ;  il  devint  cardinal  en  1852. 


314  CHAPITRE    XIV 

sonnels  du  fondateur  et  le  jugement  favorable  dont 
ses  œuvres  étaient  Tobjet  en  Franche-Comté  et  en 
Alsace;  et  bientôt  il  le  vit  lui-même  au  travail,  car, 
dès  son  retour,  M.  Ghaminade  imprima  à  la  Congré- 
gation une  impulsion  nouvelle,  stimulant  de  sa  pré- 
sence les  conseils  et  les  réunions  comme  au  temps 
de  la  Restauration. 

Le  succès  ne  se  fit  pas  attendre  ;  il  s'affirma  non 
seulement  par  un  surcroit  de  prospérité  à  l'intérieur, 
mais  par  l'apparition  de  deux  nouvelles  œuvres  qui 
s'ajoutèrent  à  la  liste  de  celles  dont  la  Congrégation 
avait  contribué  à  doter  la  ville.  C'est  en  1839  que 
s'implantèrent  à  Bordeaux  l'œuvre  de  saint  François 
Régis  pour  la  réhabilitation  des  mariages  et  les  con- 
férences de  saint  Vincent  de  Paul  ;  les  fondateurs  et 
les  principaux  membres  de  ces  associations  nouvelles 
étaient  des  congréganistes,  bien  préparés  par  leur 
piété,  leur  zèle,  leur  charité  à  en  saisir  l'opportu- 
nité. 

Des  lointaines  régions  d'où  revenait  M.  Chaminade, 
on  lui  envoyait  aussi  les  meilleures  nouvelles.  En 
effet,  une  bénédiction  manifeste  du  ciel  planait  sur 
les  œuvres.  Les  demandes  d'établissements  deve- 
naient si  fréquentes  que  le  fondateur  avait  plutôt 
l'embarras  du  choix.  C'était  une  de  ses  grandes 
douleurs  que  de  se  sentir  impuissant  à  donner  à  toutes 
une  réponse  favorable  :  «  Depuis  plus  de  deux  ans, 
écrivait-il  à  Mgr  Jacoupy,  le  3  septembre  1837,  il  est 
peu  de  semaines  où  je  n'aie  le  mal  au  cœur  de  refuser 
de  semblables  établissements,  faute  de  sujets.  » 
Cependant,  luttant  contre  ses  propres  désirs,  il  ne 
consentait   à    aucune    création    d'œuvres    sans    des 


XOUVELf.E    EXTENSION  315 

motifs  très  graves  et  en  eux-mêmes  et  par  rapport  à 
la  Société,  qu'il  craignait  d'affaiblir  par  une  extension 
trop  rapide. 

Quand  il  \ât  Ir-s  noviciats  de  Franche-Comté  et 
d'Alsace  se  peupler  de  vocations  nombreuses  et 
solides,  il  se  montra  plus  facile.  Mais  il  s'imposa  la 
loi  de  s'étendre  de  proche  en  proche  dans  des  régions 
connues  et  de  maintenir  ainsi  les  communautés 
toujours  groupées,  reliées  les  unes  aux  autres  et  se 
soutenant  mutuellement  dans  l'observance  régulière. 

Tant  que  le  noviciat  de  Saint-Laurent  n'était  pas 
reconstitué,  il  ne  pouvait  songer  à  des  accroissements 
notables  dans  le  Midi  de  la  France;  en  1837,  il  con 
sentit  à  ouvrir  une  école  à  Clairac  (Lot-et-Garonne), 
puis  une  autre  à  Castelsarrasin  (Tarn-et-Garonne) 
en  1839  :  de  ce  côté,  on  dut  se  borner  là,  faute  de  per- 
sonnel. Mais  en  x41sace  et  en  Franche- Comté,  il  ne  se 
passa  aucune  année  qui  ne  fût  signalée  par  l'ouverture 
d'une  ou  de  plusieurs  maisons.  C'est  dans  la  seconde 
de  ces  provinces  que  le  développement  s'accentua 
davantage.  Un  des  curés  de  Besançon,  voyant  avec 
peine  la  difficulté  que  trouvaient  les  familles  de  la 
classe  aisée  à  faire  donner  à  leurs  fils  une  éduca- 
tion chrétienne,  forma  le  projet  d'appeler  dans  sa 
paroisse  des  religieux  de  la  Société,  en  vue  de  créer 
peu  à  peu  une  institution  d'enseignement  secondaire, 
dans  la  mesure  où  l'Université  le  permettrait.  Avec 
l'agrément  de  l'archevêque,  Mgr  jNIathieu,  la  maison 
fut  ouverte  en  1838,  et  elle  ne  tarda  pas  à  opérer  une 
visible  transformation  parmi  la  jeunesse  qui  lui  fut 
confiée.  Plusieurs  autres  établissements  moins  impor- 
tants furent  fondés  en  Franche-Comté,  et  c'est  de  là 


316  CHAPITRE   XIV 

que,  en  1839,  s'échappa  le  premier  essaim  qui  fran- 
chit les  frontières  de  la  France. 

Les  oeuvres  catholiques  n'ont  de  vraie  patrie  que  le 
ciel;  ici-bas,  elles  sont  destinées  à  déborder  toutes 
les  frontières  et  à  s'implanter  partout  où  il  y  a  des 
esprits  à  éclairer,  des  vies  à  sanctifier,  des  âmes  à 
sauver.  C'est  ce  que  M.  Chaminade  n'avait  jamais 
cessé  d'enseigner  à  ses  disciples,  et  il  leur  avait 
communiqué  son  espoir  de  voir  la  Société  se  répandre 
avec  le  temps  dans  tout  l'univers.  Mais  il  entendait 
bien  ne  se  lancer  dans  les  missions  lointaines  ni  trop 
tôt  ni  trop  vite.  Déjà  au  cours  des  dernières  années 
de  la  Restauration,  il  avait  été  sollicité  à  étendre 
l'action  de  la  Société  en  dehors  de  la  France  et  même 
à  franchir  les  mers;  il  avait  cru  sage  de  n'y  pas 
consentir.  Cependant,  à  de  pressantes  instances  qui, 
en  1838,  lui  vinrent  de  la  Suisse,  il  prêta  une  oreille 
favorable  :  le  voisinage  de  la  Franche-Comté  le  ras- 
surait, et  les  vocations  qui  depuis  l'origine  s'étaient 
déclarées  dans  ce  pays,  l'engageaient  à  ne  pas  lui 
refuser  un  service  auquel  il  avait  acquis  un  certain 
droit.  Il  accorda  donc  une  colonie  de  religieux  à 
l'Etat  de  Fribourg  pour  une  école  qui  fut  établie  au 
chef-lieu  même  du  canton  (1839)  et  y  devint  très  flo- 
rissante. 

A  ces  divers  progrès  de  la  Société  correspondaient 
ceux  des  Filles  de  Marie  et  du  Tiers-Ordre,  si  bien 
que  le  fondateur  assistait  à  un  renouveau  général  de 
son  œuvre  et  pouvait  en  augurer  le  plus  heureux 
avenir.  Au  sein  des  communautés,  la  paix  régnait  : 
le  calme  et  la  confiance  étaient  revenus  plus  solides 
que  jamais  par  suite  de  l'issue  heureuse  des  récentes 


ACHÈVEMENT    DES   CONSTITUTIONS  317 

agitations.  Cet  état  de  choses  porta  M.  Ghaminade  à 
penser  que  l'heure  était  propice  pour  mettre  la  der- 
nière main  aux  Constitutions  et  présenter  ses  deux 
Instituts  à  l'approbation  du  Saint-Siège.  Au  cours 
des  visites  canoniques  qu'il  venait  de  finir,  ses 
enfants  l'en  avaient  instamment  prié  :  voyant  son  âge 
déjà  avancé,  ils  redoutaient  de  le  perdre  avant  qu'il 
eût  ainsi  couronné  son  œuvre.  Déjà  ces  craintes 
l'avaient  déterminé  à  publier  en  1834  la  partie  des 
Constitutions  à  la  rédaction  de  laquelle  il  travaillait 
depuis  1829.  C'est  ce  qu'il  disait  lui-même  dans  la 
lettre  d'envoi  de  ce  premier  fascicule  :  «  Vos  premiers 
chefs,  mes  chers  enfants,  ont  craint  que,  si  la  mort 
venait  à  m'enlever  de  ce  monde  avant  que  cette 
rédaction  fût  faite,  il  ne  s'élevât  encore  quelque  orage 
dans  la  Société.  De  suite,  j'ai  cru  devoir  m'en  occu- 
per. » 


Le  fragment  promulgué  à  cette  époque  comprenait 
le  premier  livre,  celui  qui  traite  des  obligations  indi- 
viduelles, communes  à  tous  les  membres  de  la  Société  ; 
il  déterminait  l'esprit  de  la  fondation,  son  but  et  ses 
moyens. 

Le  premier  article  définit  très  clairement  la  fin  : 
«  La  petite  Société  qui  offre  ses  faibles  services  à  Dieu 
et  à  l'Eglise  sous  les  auspices  de  l'auguste  Marie,  se 
propose  deux  objets  principaux:  1»  d'élever  chacun  de 
ses  membres,  avec  la  grâce  de  Dieu,  à  la  perfection 
chrétienne  ;  2«  de  travailler  dans  le  monde  au  salut 
des  âmes  en  soutenant  et  propageant,  par  les  moyens 


316  CHAPITRE   XIV 

adaptés  aux  besoins  et  à  l'esprit  du  siècle,  les  enseigne- 
ments de  l'Evangile,  les  vertus  du  christianisme  et 
les  pratiques  de  l'Eglise  catholique  ». 

Gomme  moyen  d'atteindre  le  premier  de  ces  objets, 
les  Constitutions  indiquent  d'abord  les  vœux  de  reli- 
gion et  celui  de  stabilité,  dont  elles  délimitent  les 
exigences  avec  netteté  ^.  Puis  elles  s'étendent  sur  la 
vie  de  communauté,  la  prescrivant  aussi  complète  que 
possible.  Sur  tous  ces  points  d'ailleurs,  le  texte  n'était 
que  la  codification  de  ce  qui  avait  été  pratiqué  dès  les 
*;rigines  et  fixait  une  tradition  appuyée  sur  l'expé- 
;  ;8nce.  Aussi  le  fond  de  ces  règles  n'a  guère  eu  besoin 
do  retouches  postérieures  ;  les  remaniements  que  l'on 
y  a  introduits  portent  plutôt  sur  l'ordre  des  matières 
et  sur  l'expression  des  idées.  Le  Saint-Siège  y  a  sim- 
plement requis  quelques  adoucissements  touchant  le 
régime  alimentaire,  parce  que  l'usage  avait  démontré 
Fincompatibilité  de  certaines  prescriptions  primitives 
avec  la  débilité  croissante  des  santés  et  la  fatigue 
inhérente  à  l'enseignement.  Il  a  fait  éliminer  égale- 
ment quelques  articles  de  détail  qui  avaient  plutôt 
leur  place  dans  le  recueil  des  coutumes. 

Quant  aux  moyens  de  travailler  au  salut  des  âmes, 
^I,  Chaminade  restait  fidèle  à  son  idée  première  ;  il 
affirmait  résolument  que,  pour  multiplier  les  vrais 
chrétiens,  «  la  Société  de  Marie  n'exclut  aucun  genre 

1.  M.  Chaminade,  à  l'instar  de  plusieurs  autres  fondateurs, 
avait  cru  sage  d'ajouter  un  cinquième  vœu  :  celui  d'enseigne- 
ment de  la  foi  et  des  mœurs  clirétiennes.  La  Cour  romaine, 
quand  l'approbation  de  la  Société  lui  fut  demandée,  jugea  que 
cette  addition  était  superflue,  puisque  ce  vœu  est  compris  dans 
la  fin  même  de  la  Société.  Sur  cette  animadversion,  il  fut  sup- 

rimé  (1865). 


LES   CONSTITUTIONS  319 

d*oeuvres,  qu'elle  adopte  tous  les  moyens  que  la  Pro- 
vidence lui  donne  pour  atteindre  les  fins  qu'elle 
se  propose  «.Elle  t'ait  «  comme  si  Tordre  que  donna 
Marie  aux  serviteurs  de  Cana  était  adressé  par 
Fauguste  Vierge  à  chacun  de  ses  membres  :  Faites 
tout  ce  qu'il  vous  dira  »  (Art.  6).  Toutefois,  le 
fondateur  précisait  sa  pensée  en  déclarant  qu'il  en- 
tendait surtout  appliquer  ses  fils  à  «  l'éducation  »  ; 
mais  il  comprenait  sous  ce  nom  «  tous  les  moyens 
par  lesquels  on  peut  insinuer  la  religion  dans  le  cœur 
des  hommes  et  les  élever  ainsi,  depuis  la  tendre  en- 
fance jusqu'à  Fâge  le  plus  avancé,  à  la  profession 
fervente  et  fidèle  d'un  vrai  christianisme  ».  On  voit 
quel  vaste  doiHaine  une  telle  conception  ouvre  à  l'ac- 
tivité des  sociétaires.  Désirant  employer  le  plus  utile- 
ment possible  leur  travail,  il  veut  que,  sans  renoncer 
à  «  guérir  les  âmes  de  la  contagion  du  mal  »,  ils 
consacrent  de  préférence  leurs  soins  à  les  en  préserver. 
Cependant,  il  faut  noter  comment  M.  Ghaminade  a 
toujours  entendu  la  préservation  :  elle  consiste  sans 
doute  à  écarter  le  danger,  à  en  enseigner  la  fuite  ; 
mais  aussi,  et  surtout,  à  mettre  dans  l'esprit  de  telles 
convictions,  dans  le  cœur  de  telles  ardeurs,  que  la 
rencontre  du  danger,  loin  d'être  la  catastrophe  pour 
ainsi  dire  inévitable,  soit  au  contraire  le  triomphe 
moralement  assuré.  Ses  congrégations,  à  la  Made- 
leine et  ailleurs,  n'étaient  pas,  comnie  l'on  dit  aujour- 
d'hui, des  «  garderies  »,  mais  des  écoles  de  militants. 
Elles  étaient  des  abris  pour  l'innocence,  c'est  vrai  ; 
mais  des  abris  où  l'on  se  forgeait  des  armes  avec 
lesquelles  on  pourrait  affronter  l'ennemi  en  rase  cam- 
pagne. 


320  CHAPITRE   XIV 

M.  Ghaminade  voulait  aussi  que,  dans  l'œuvre  de 
l'enseignement,  sans  dédaigner  les  riches,  on  eût  une 
prédilection  pour  les  pauvres.  La  très  grande  cha- 
rité du  Bon  Père  avait  certainement  sa  part  dans 
cette  prescription  ;  néanmoins  elle  lui  était  dictée  par 
la  claire  vue  d'une  nécessité.  A  un  curé  qui  voulait 
créer  des  écoles  pour  la  bourgeoisie,  M.  Ghaminade 
disait  :  «  Faites  aussi  des  écoles  populaires  »  ;  et  il 
appuyait  ce  conseil  sur  un  motif  qui  ne  laissait  place 
à  aucune  discussion  :  «  Gomment,  demandait-il,  com- 
ment voulez -vous  faire  la  réforme  de  la  ville  si  vous 
négligez  la  classe  la  plus  nombreuse  ?  »  On  retrouve 
fréquemment  cette  idée  sous  sa  plume  à  travers  sa 
correspondance  relative  aux  écoles. 

Dans  cette  rédaction  définitive  du  premier  livre  des 
Gonstitutions,  le  fondateur  avait  donc  grand  soin  de 
maintenir  l'orientation  que  jusque-là  il  avait  donnée 
à  la  Société.  Le  même  souci  l'avait  toujours  guidé 
dans  ses  rapports  avec  d'autres  fondateurs,  quand, 
à  plusieurs  reprises,  il  avait  été  question  de  fusion 
entre  leurs  Instituts  et  le  sien.  Dès  le  commencement 
des  pourparlers,  il  mettait  comme  condition  essentielle 
que  l'Institut  qui  demandait  à  se  réunir  à  la  Société 
de  Marie  en  prendrait  intégralement  l'esprit  et  en  ac- 
cepterait les  règles.  G'est  ainsi  que  restèrent  sans  effet 
les  avances  de  l'abbé  Noailles,  qui  avait  institué  les 
Pauvres  Prêtres  ;  de  Dom  Fréchard  et  de  l'abbé  Mer- 
tian,  fondateurs  des  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne 
en  Lorraine  et  en  Alsace  respectivement  ;  du  Supérieur 
des  Frères  de  Saint-Joseph  ;  de  celui  des  Frères  de  la 
Groix  et  de  plusieurs  autres.  La  conduite  de  M.  Gha- 
minade avait  été  identique   en  face  de   nombreuses 


LES    CONSTITUTIONS  321 

propositions  relatives  à  une  fusion  de  congrégations 
de  femmes  avec  l'Institut  des  Filles  de  Marie.  Il  pré- 
férait ralentir  la  croissance  et  l'expansion  de  ses 
œuvres  et  ne  pas  introduire  dans  leur  sein  des  élé- 
ments qui  en  eussent  altéré  l'homogénéité. 

Ce  premier  livre  des  Constitutions  une  fois  publié, 
M.  Ghaminade  avait,  comme  il  a  été  raconté  plus 
haut,  entrepris  sa  grande  tournée  dans  les  provinces 
de  l'Est  de  la  France,  où  s'étaient  implantées,  de  plus 
en  plus  nombreuses,  les  maisons  de  ses  deux  Instituts. 

Quant  au  second  livre  des  Constitutions,  il  n'en 
aA^ait  pas  cru  la  promulgation  d'une  urgence  immé- 
diate, et  il  aurait  voulu  attendre  les  lumières  d'en- 
haut  pour  éclairer  ses  conceptions  propres  sur  les 
deux  points  si  graves  qui  étaient  encore  à  régler  : 
l'organisation  des  divers  éléments  de  la  Société  et  le 
gouvernement.  Mais  de  tels  délais  ne  donnaient  pas 
satisfaction  aux  sociétaires,  qui  souhaitaient  vivement 
une  solution  prompte  et  définitive  de  ces  problèmes 
organiques.  Le  fondateur  avait  accueilli  avec  bien- 
veillance les  représentations  de  ses  fils  ;  bien  que  les 
raisons  alléguées  ne  lui  parussent  pas  très  convain- 
cantes, il  semblait  décidé  à  ne  pas  différer  davantage 
la  publication  que  l'on  demandait,  lorsqu'un  événe- 
ment se  produisit  qui  lui  parut  avant  tout  exiger  un 
prompt  affermissement  de  sa  fondation.  C'était,  de  la 
part  d'un  des  religieux  les  plus  en  vue,  un  attentat 
grave  contre  son  autorité. 

M.  Lalanne,  alors  directeur  à  Layrac,  savait  que  le 
fondateur  voulait  donner  à  la  Société  une  organisation 
fortement  centralisée;  il  eût  préféré,  quant  à  lui,  une 
autonomie  presque  complète  des  directeurs  de  mai- 

21 


â22  CHAPITRE    XIV 

sons  particulières,  au  moins  en  matière  d'administra- 
tion; et,  pour  faire  triompher  ses  idées,  il  avait  résolu 
de  forcer  la  main  au  Bon  Père  en  provoquant  de  sa 
propre  initiative  la  réunion  d'un  Chapitre  général. 
L'accueil  qui  fut  fait  à  la  circulaire  envoyée  par  lui 
aux  directeurs,  lui  ouvrit  les  yeux;  il  constata  que 
lui  seul  avait  pensé  à  substituer  son  inspiration  per- 
sonnelle à  celle  de  son  Supérieur,  et  il  en  conçut 
le  plus  vif  repentir.  De  toutes  parts  affluèrent  entre 
les  mains  de  M.  Chaminade  les  lettres  de  soumission 
filiale,  l'assurant  d'une  inviolable  fidélité.  M.  La- 
lanne  pria  Mgr  Donnet  de  lui  servir  de  médiateur 
auprès  du  Bon  Père,  qui  d'ailleurs  ne  demandait  qu'à 
tout  oublier,  et  dorénavant  sa  vie  fut  une  noble  pro- 
testation contre  les  égarements  irréfléchis  et  passa- 
gers auxquels  il  avait  eu  le  malheur  de  se  laisser 
aller  i. 

Un  tel  écart  de  conduite  rendit  manifeste,  aux  yeux 


1.  M.  Lalanne  avait  encore  à  parcourir  la  partie  la  plus  belle 
de  sa  longue  et  féconde  carrière.  Ayant  quitté  Layrac  en  1845, 
il  partagea  à  Paris,  avec  l'abbé  Leboucher,  la  direction  de 
deux  institutions,  lune  aux  Ternes,  l'autre  rue  Bonaparte;  en 
1852  il  décida  la  Société  de  Marie  à  acquérir  cette  dernière. 
Remarqué  par  Mgr  Sibour,  il  fut  placé  par  lui  à  la  tète  de  la 
section  ecclésiastique  de  l'école  des  Carmes.  Quand  la  Société 
de  Marie  accepta  la  charge  du  Collège  Stanislas,  elle  lui  confia 
la  mission  de  restaurer  cet  établissement  (janvier  1855).  Son 
succès  fut  complet.  Le  relèvement  du  collège  Stanislas  fut 
l'œuvre  capitale  de  sa  vie  ;  il  y  employa  quinze  années  (1855- 
1871).  Ensuite  il  dirigea  le  collège  fondé  par  la  Société  à 
Cannes;  puis,  en  1876  il  fut  chargé  de  visiter,  en  qualité  d'ins- 
pecteur, les  maisons  secondaires  de  la  Société  de  Marie.  Il 
mourut  au  cours  d'une  de  ces  visites,  à  Besançon,  le  27  mai 
1879.  Sa  vie  a  été  racontée  dans  l'ouvrage  déjà  cité  :  Le  collège 
Slanis/as,  Notice  historique  (Paris,  1881). 


LES    CONSTITUTIONS  323 

des  quelques  religieux  qui  n'en  étaient  pas  encore 
convaincus,  la  sagesse  des  vues  du  fondateur.  Ils 
comprirent  qu'une  corporation  composée  d'organes 
aussi  variés  que  la  Société  de  Marie,  destinée  à  s'em- 
ployer dans  des  œuvres  très  diverses  et  dans  des 
milieux  très  différents  les  uns  des  autres,  se  disloque- 
rait nécessairement  si  toutes  ses  parties  n'étaient  pas 
solidement  rattachées  à  un  centre  fortement  constitué. 
Par  contre,  moyennant  cette  condition,  la  Société 
pouvait  garder  toute  la  souplesse  nécessaire  pour 
adapter  son  action  aux  besoins  des  temps  et  des  pays  ; 
la  possibilité  des  initiatives  devenait  beaucoup  plus 
grande,  car  la  centralisation,  d'une  part,  en  assurait 
le  contrôle,  et,  d'autre  part,  rendait  facile  et  rapide 
la  correction  des  abus.  C'est  d'après  ces  idées  que  fut 
rédigé  le  second  livre  des  Constitutions. 

Le  fondateur  avait  déjà  terminé  la  rédaction  des 
règles  de  l'Institut  des  Filles  de  Marie.  Il  soumit  le 
tout  aux  évêques  dans  les  diocèses  desquels  il  y  avait 
des  établissements  soit  de  la  Société,  soit  de  l'Institut. 
De  chacun  d'eux  il  reçut  des  approbations  très  expli- 
cites ;  ceux  qui  en  avaient  fait  une  étude  approfondie, 
comme  l'archevêque  de  Besançon,  Mgr  Mathieu,  et 
l'évêque  d'Ajaccio,  Mgr  Casanelli  d'Istria,  déclaraient 
y  reconnaître  «  l'Esprit  de  Dieu  ».  Entre  tous,  le 
cardinal  d'Isoard,  archevêque  d'Auch,  manifesta  son 
admiration  dans  les  termes  les  moins  équivoques;  il 
pLcssa  M.  Chaminade  de  se  servir  de  lui  pour  pré- 
senter à  Rome  les  Constitutions  de  l'une  et  de  l'autre 
famille  et  solliciter  leur  approbation.  Auditeur  de 
Rote  pendant  plus  de  vingt  ans,  ce  prélat  jouissait 
de  toutes  les  facilités  pour  conduire  une  négociation 


324  CHAPITRE    XTV 

de  ce  genre.  Son  offre  fut  acceptée,  et  l'on  convint 
que  M.  Chevallier,  représentant  du  fondateur  auprès 
du  tiers-ordre  et  vicaire  général  de  Mgr  d'Isoard, 
se  rendrait  à  Rome,  et  y  introduirait  l'affaire. 

^I.  Chaminade  prescrivit  à  cette  intention  des  prières 
particulières  de  la  part  de  ses  deux  Sociétés,  rédigea 
deux  suppliques  au  Saint-Père  en  faveur  de  l'un  et  de 
l'autre  Institut,  et  y  joignit,  avec  les  approbations  épis- 
copales,  un  aperçu  des  motifs  qui  l'avaient  décidé  à 
entreprendre  cette  double  fondation.  Il  y  résumait 
toute  sa  carrière  apostolique  en  des  termes  remar- 
quables de  précision  et  de  modestie.  Au  dernier  mo- 
ment, l'abbé  Chevallier  n'ayant  pu  quitter  Auch,  le 
dossier  fut  confié  à  un  négociant  de  Bordeaux,  M.  Au 
divet,  qui  l'emporta  au  début  du  mois  de  décembre. 


A  Rome,  on  fit  bon  accueil  au  message.  L'affaire 
arriva  au  rôle  en  janvier  1839  et  aboutit  vers  la  fin 
du  mois  de  mars.  La  réponse  concernant  la  Société 
et  l'Institut  fut  renfermée  dans  un  décret  unique, 
daté  du  27  avril  1839,  et  annoncé  en  ces  termes 
au  fondateur  par  le  cardinal  Giustiniani  :  «  Je  vous 
adresse  par  cette  lettre  le  Décret  de  louange  que 
Notre  Très  Saint- Père  a  bien  voulu  prononcer  en  fa- 
veur des  deux  Congrégations  que  vous  avez  fondées. 
Vous  y  reconnaîtrez,  soit  envers  vous,  soit  envers  vos 
disciples,  la  bienveillance  de  Sa  Sainteté  qui,  dans  sa 
joie,  a  béni  le  Maître  de  la  moisson  de  vous  avoir  ins- 
piré le  dessein  de  réunir  dans  la  vigne  du  Seigneur  de 


LE    DECRET    DE    LOUANGE  325 

nouveaux  et  zélés  ouvriers  de  toute  dusse,  dont  les 
soins  vigilants  et  empressés  feront  croître  partout  les 
fruits  de  la  morale  et  des  vertus.  Toutefois,  si  vous 
remarquez  que,  pour  certaines  raisons,  on  n'a  pas  en- 
core décrété  l'approbation  spéciale  des  Constitutions 
que  vous  avez  présentées,  gardez-vous  de  soupçonner 
pour  cela  que  vous  ayez  rien  de  fâcheux  à  craindre  à 
l'égard  des  Congrégations  elles-mêmes.  Celles-ci,  au 
contraire,  comme  vous  le  verrez,  ont  hautement  plu, 
et  se  trouvent  recommandées  par  un  éloge  bien  mé- 
rité. » 

Le  décret  lui-même  commençait,  selon  l'usage,  par 
l'exposé  de  la  demande,  puis  continuait  ainsi  :  «  Sa 
Sainteté  a  accueilli  le  tout  avec  bienveillance,  et,  après 
avoir  transmis  les  suppliques  à  la  Sacrée  Congréga- 
tion préposée  aux  affaires  des  Evêques  et  des  Régu- 
liers, elle  a  fait  examiner  et  peser  leur  objet  avec 
beaucoup  de  soin  et  d'attention  par  plusieurs  cardi- 
naux de  cette  Congrégation;  puis,  sur  le  rapport  que 
lui  en  fit  le  sous-secrétaire  dans  l'audience  du  12  avril 
1839,  elle  a  décidé  dans  sa  bienveillance  que  les  deux 
Instituts  étaient  dignes  de  toute  recommandation, 
comme  on  déclare  par  ce  décret  les  louer  ou  les  agréer 
pleinement.  Sa  Sainteté  a  voulu  en  conséquence  qu'on 
inculquât  à  leurs  divers  membres  l'esprit  de  l'œuvre 
éminemment  bonne,  afin  qu'ils  avancent  chaque  jour 
avec  joie  et  ardeur,  sous  les  auspices  de  la  Vierge 
Marie,  dans  la  carrière  où  ils  se  sont  engagés  ;  ce  fai- 
sant, ils  sont  assurés  de  se  rendre  utiles  à  l'Eglise.  » 
Des  faveurs  spirituelles,  indulgences  et  pouvoirs, 
accompagnaient  le  décret,  «  en  témoignage  de  singu- 
lière bienveillance  de  la  part  du  Pontife  ». 


326  CHAPITRE    XIV 

M.  Chaminade  ne  put  contenir  sa  joie  à  la  réception 
de  ce  précieux  document.  Il  le  baisa  avec  respect  et 
s'empressa  de  communiquer  à  ses  enfants  l'heureuse 
nouvelle.  A  la  date  du  21  août,  Grégoire  XVI  voulut 
répondre  lui-même  par  une  lettre  d'une  grande  bien- 
veillance aux  remerciements  que  le  fondateur  lui  avait 
adressés  :  «  Nous  aimons,  disait-il,  à  vous  répondre 
afin  de  vous  exciter,  vous,  vos  chers  fils  et  vos  chères 
filles,  à  travailler  avec  un  zèle  infatigable  aux  œuvres 
de  piété  et  de  charité  que  vous  avez  en  vue,  et  aussi 
à  prier  dans  toute  la  ferveur  de  votre  tendresse  filiale 
pour  notre  faiblesse  accablée  dans  ces  jours  mauvais 
sous  le  poids  formidable  du  Souverain  Pontificat.  » 

Sans  doute,  M.  Chaminade  n'avait  pas  obtenu  de 
Rome  tout  ce  qu'il  aurait  souhaité,  mais  il  sentait 
que,  de  son  vivant,  il  ne  pouvait  espérer  davantage. 
Il  avait  sollicité  ce  qu'il  appelait  ilnstitution  cano- 
nique de  ses  deux  Sociétés,  c'est-à-dire  une  approba- 
tion définitive  de  l'œuvre  et  de  ses  Constitutions.  On 
lui  apprit  que  Rome  commençait  à  procéder  selon  des 
règles  nouvelles,  qu'elle  imposait  des  délais  succes- 
sifs, et  comme  différentes  étapes  à  franchir,  avant 
d'admettre  un  Ordre  nouveau  dans  FEglise,  surtout 
avant  de  donner  à  ses  Constitutions  le  visa  solennel  de 
Fautorité  suprême.  Le  fondateur  s'al^indonna  donc  à 
la  Providence  toujours  si  bonne  pour  lui  et  les  siens, 
et  parla  en  ces  termes  de  l'avenir  à  ses  enfants  : 
((  L'approbation  dont  Sa  Sainteté  a  bien  voulu  honorer 
nos  deux  Ordres  ne  couronne  encore  pas  entièrement 
l'objet  de  nos  désirs,  mais  elle  est  le  gage  assuré  et  la 
plus  forte  garantie  possible  de  ce  que  nous  attendons 
de  la  bienveillance  pontificale.  Aussi  un  évêque,  l'un 


PRO^IULGATION  327 

de  nos  plus  paissants  protecteurs  près  du  Saint-Siège, 
en  ouvrant  la  lettre  de  Rome  par  laquelle  Son  Émi- 
nence  le  cardinal  Giustiniani  lui  annonçait  le  premier 
décret  rendu  en  notre  faveur,  s'est-il  écrié  au  milieu 
de  son  Conseil  :  «  Voilà  la  béatification  ;  bientôt  suivra 
la  canonisation.  »  Notre  dessein  est  d'attendre  à  cet 
égard  avec  une  confiance  toute  filiale  le  moment  du 
Saint-Siège.  » 

Le  5  septembre  1839,  en  envoyant  le  volume  des 
Constitutions  à  tous  ses  enfants,  le  Bon  Père  leur 
adressait  une  courte  circulaire  où  se  reflétait  son  âme, 
toute  rassérénée  par  les  perspectives  de  paix  que  lui 
avait  ouvertes  le  décret  de  louange  émané  du  Saint- 
Père,  et  il  leur  demandait  une  fidélité  croissante  dans 
la  régularité  :  «  Oui,  mes  chers  fils,  disait-il,  vous  ac- 
cueillerez avec  amour  ces  Constitutions,  et  tandis  que 
vos  chefs  jureront  en  face  des  autels  de  pourvoir  à  leur 
exacte  observation,  selon  le  devoir  de  leur  charge, 
vous  prendrez  tous  la  résolution  d'y  être  fidèles  jus- 
qu'à la  mort...  Aussi  bien  vous  devez  cette  consolation 
à  ma  vieillesse  ;  vous  la  devez  surtout  au  Saint-Siège 
et  à  l'auguste  Marie.  » 

Consolé  des  succès  extérieurs  dont  J3ieu  favorisait 
partout  ses  travaux,  le  fondateur  n'en  était  que  plus 
empressé  d'affermir  encore,  s'il  était  possible,  les 
bases  profondes  sur  lesquelles  reposaient  ses  deux 
familles  religieuses.  Il  régularisa  d'abord  la  constitu- 
tion du  Conseil  d'administration  générale  et  s'appli- 
qua avec  une  nouvelle  ardeur  à  améliorer  l'état  finan- 
cier. 

D'autre  part,  il  se  préoccupait  d'assurer  la  juste 
interprétation  des  Règles  en  même  temps  que  l'ac- 


328  CHAPITRE    XIV 

croissement  de  l'esprit  religieux.  C'est  dans  cette  vue 
qu'il  publia  successivement  quatre  circulaires  magis- 
trales traitant  des  vœux  de  religion.  Il  y  montre  avec 
angoisse  comment,  dans  la  société  contemporaine,  le 
naturalisme  pratique  envahit  tout  :  de  l'obéissance  et 
du  respect  de  l'autorité,  on  ne  garde  plus  que  le  nom; 
l'amour  du  lucre,  la  recherche  de  la  jouissance  tien- 
nent lieu  de  principes,  et  la  foi  subit  partout  de  rudes 
atteintes.  Il  importe  que  le  religieux  ait  le  souci  de  se 
défendre  contre  les  idées  du  monde  au  milieu  duquel 
il  vit.  C'est  en  observant  exactement  ses  vœux,  non 
seulement  à  la  lettre  mais  surtout  dans  leur  esprit, 
qu'il  est  assuré  de  rester  au  niveau  de  son  saint  état 
et  de  remplir  sa  mission.  L'interprétation  du  vœu  de 
stabilité,  propre  à  la  Société  de  Marie,  parut  le 
24  août  1839  sous  forme  de  lettre  aux  prédicateurs 
des  retraites  annuelles  ;  elle  importait  plus  encore  que 
celle  des  autres  vœux,  car  ceux-ci  sont  plus  ou  moins 
communs  à  la  Société  avec  tous  les  Ordres  reli- 
gieux. Le  vieillard,  presque  octogénaire,  y  faisait  pas- 
ser le  souffle  d'un  cœur  toujours  jeune,  l'expérience 
vécue  d'une  carrière  tout  entière  employée  au  service 
de  Marie  ;  et  ses  accents  atteignaient  une  grande  élé- 
vation quand  il  décrivait  le  rôle  réservé  à  l'apôtre  de 
la  sainte  Vierge. 

On  lira  ici  avec  intérêt  quelques  passages  de  ce 
document  remarquable.  Au  reste,  dans  les  manuscrits 
de  M.  Chaminade,  elles  abondent,  les  pages  ardentes 
où  s'est  répandue  la  flamme  de  son  amour  pour  sa 
jNIère  du  ciel;  et  certes  il  y  aurait  une  édification 
singulière  à  recueillir  toute  cette  riche  moisson  de 
pieuses  pensées,  de   saintes  inspirations,  de  hautes 


LE    VOEU    DE    STABILITE  329 

vues  surnaturelles  dont  nous  ne  pouvons  présenter  ici 
que  ces  modestes  glanures.  Voici  donc  quelques  ex- 
traits de  cette  lettre  où  le  Bon  Père  expose  à  ses  en- 
fants la  teneur  et  leur  rend  raison  de  leur  vœu  de 
stabilité  :  «  Vous  savez,  leur  dit-il,  que  nous  avons 
dans  la  grande  tribu  des  Ordres  religieux  un  air  de 
famille  qui  nous  distingue  essentiellement  de  tous  les 
autres... 

«  Tous  les  âges  de  l'Eglise  sont  marqués  par  les 
combats  et  les  glorieux  triomphes  de  l'auguste  Marie. 
Depuis  que  le  Seigneur  a  soufflé  l'inimitié  entre  elle  et 
le  serpent,  elle  a  constammentvaincu  le  monde  et  l'en- 
fer. Toutes  les  hérésies,  nous  dit  l'Eglise,  ont  incliné 
le  front  devant  la  très  sainte  Vierge,  et  peu  à  peu  elle 
les  a  réduites  au  silence  du  néant.  Or,  aujourd'hui,  la 
grande  hérésie  régnante  est  l'indifférence  religieuse, 
qui  va  engourdissant  les  âmes  dans  la  torpeur  de 
l'égoïsme  et  le  marasme  des  passions.  Le  puits  de 
l'abîme  vomit  à  grands  flots  une  fumée  noirâtre  et 
pestilentielle  qui  menace  d'envelopper  toute  la  terre 
dans  une  nuit  ténébreuse,  vide  de  tout  bien,  grosse 
de  tout  mal,  et  impénétrable  pour  ainsi  dire  aux  rayons 
vivifiants  du  soleil  de  justice.  Aussi,  le  divin  flam- 
beau de  la  foi  pâlit  et  se  meurt  dans  le  sein  de  la 
chrétienté  ;  la  vertu  fuit,  devenant  de  plus  en  plus 
rare,  et  les  vices  se  déchaînent  avec  une  incroyable 
fureur.  Il  semble  que  nous  touchions  au  moment  d'une 
défection  générale  et  d'une  apostasie  de  fait  presque 
universelle. 

«  Cette  peinture  si  tristement  fidèle  de  notre  époque 
est  loin  toutefois  de  nous  décourager.  La  puissance 
de  Marie  n'est  pas  diminuée.  Nous  croyons  ferme- 


330  CHAPITRE    ^'1V 

ment  qu'elle  vaincra  cette  hérésie  comme  toutes  les 
autres,  parce  qu'elle  est,  aujourd'hui  comme  autrefois, 
la  femme  par  excellence,  cette  femme  promise  po-ir 
écraser  la  tête  du  serpent,  et  Jésus-Christ,  en  ne  l'app'^- 
lant  jamais  que  de  ce  grand  nom,  nous  apprend 
qu'elle  est  l'espérance,  la  joie,  la  vie  de  l'Église  et  la 
terreur  de  l'enfer.  A  elle  donc  est  réservée  de  nos 
jours  une  grande  victoire  :  à  elle  appartient  la  gloire 
de  sauver  la  foi  du  naufrage  dont  elle  est  menacée 
parmi  nous.  Or  nous  avons  compris  cette  pensée  du 
Ciel,  mes  chers  Frères,  et  nous  nous  sommes  em- 
pressés d'offrir  à  Marie  nos  faibles  services  pour 
travailler  sous  ses  ordres  et  combattre  à  ses  côtés. 
Nous  nous  sommes  enrôlés  sous  sa  bannière  comme 
ses  soldats  et  ses  ministres,  et  nous  nous  sommes 
engagés  par  un  vœu  spécial,  celui  de  stabilité,  à  la 
st5Conder  de  toutes  nos  forces,  jusqu'à  la  fin  de  notre 
vie,  dans  sa  noble  lutte  contre  l'enfer.  Et,  comme  un 
Ordre  justement  célèbre  a  pris  le  nom  et  l'étendard 
de  Jésus-Christ,  nous  avons  pris  le  nom  et  l'étendard 
de  Marie,  prêts  à  voler  partout  où  elle  nous  appellera, 
pour  étendre  son  culte,  et,  par  lui,  le  royaume  de  Dieu 
dans  les  âmes. 

«  Et  voilà  bien,  mes  chers  Frères,  le  caractère  dis- 
tinctif  et  l'air  de  famille  de  nos  deux  Ordres.  Nous 
sommes  spécialement  les  auxiliaires  et  les  instruments 
de  la  très  sainte  Vierge  dans  la  grande  œuvre  de  la 
réformation  des  mœurs,  du  soutien  et  de  l'accroisse- 
ment de  la  foi,  et,  par  le  fait,  de  la  sanctification  du 
prochain.  C'est  en  son  nom  et  pour  sa  gloire  que  nous 
embrassons  la  vie  religieuse,  c'est  pour  nous  dévouer 
à  elle,  corps  et  biens,  pour  la  faire  connaître,  aimer 


ItE>:î:DICTIONS    CELESTES  331 

et  servir,  bien  convaincus  que  nous  ne  ramènerons 
les  hommes  à  Jésus  que  par  sa  très  sainte  Mère.  Oui, 
nous  croyons  avec  les  saints  Docteurs  qu'elle  est  toute 
notre  espérance,  notre  mère,  notre  refuge,  notre  se- 
cours, notre  force  et  notre  vie. 

«  Dépositaires  de  l'industrie  et  des  inventions  de  sa 
charité  presque  infinie,  nous  faisons  profession  de  la 
servir  fidèlement  jusqu'cà  la  fin  de  nos  jours,  d'exécu- 
ter ponctuellement  tout  ce  qu'elle  nous  dira,  heureux 
de  pouvoir  user  à  son  service  une  vie  et  des  forces 
qui  lui  sont  dues.  Et  nous  croyons  tellement  que  c'est 
là  ce  qu'il  y  a  de  plus  parfait  pour  nous,  que  nous  nous 
interdisons  formellement  par  notre  vœu  le  droit  de 
choisir  et  d'embrasser  jamais  une  autre  règle...  Voilà 
ce  que  je  regarde  comme  le  caractère  propre  de  nos 
Ordres,  et  ce  qui  me  paraît  sans  exemple  dans  les 
fondations  connues    » 


Le  décret  laudatif  que  ^1.  Chaminade  venait  de 
recevoir  fut  le  signe  de  nouvelles  bénédictions  pour 
ses  deux  familles  religieuses.  Déjà  la  Suisse  réclamait 
de  nouveaux  ouvriers  :  l'année  1843  voyait  s'ouvrir 
une  seconde  école  à  Lausanne,  en  plein  pays  protes- 
tant; puis,  en  1844,  était  acceptée  une  école  normale 
à  Tavel,  dans  le  canton  de  Fribourg.  Peu  après  le 
canton  du  Valais  allait  recevoir  une  colonie  de  reli- 
gieux et  se  peupler  d'œuvres  diverses  tenues  par  la 
Société.  A  la  même  époque,  Mgr  de  Jerphanion,  qui 
avait  connu  les  fils   de   M.  Chaminade  à  Saint- Dié 


332  CHAPITRE    XIV 

avant  de  passer  au  diocèse  d'Albi,  obtenait  qu'ils  re- 
prissent à  Réalmont  une  maison  déjà  existante  dont 
les  Frères  de  Saint-Gabriel  ne  pouvaient  conserver 
la  direction.  Ce  fut  le  signal  de  toute  une  série  de 
fondations  dans  le  ^lidi,  où  désormais  le  mouvement 
des  œuvres  reprenait  son  cours  régulier,  par  le  fait 
qu'en  décembre  1841,  sur  les  instances  de  Mgr  Don- 
net,  le  noviciat  s'était  reconstitué  à  Saint-Laurent. 

Le  Bon  Père,  qui  tenait  à  suivre  de  près  la  direc- 
tion des  novices,  y  fixa  son  domicile  et  mit  lui-même 
la  main  à  la  formation  de  l'ardente  jeunesse  qui  ne 
tarda  pas  à  repeupler  cette  solitude.  Quand,  plus  tard, 
on  parlait  de  cette  époque  avec  les  religieux  qui 
avaient  fréquenté  le  Bon  Père  Chaminade  et  qu'on 
leur  demandait  de  retracer  sa  physionomie  d'alors, 
tous  disaient  invariablement:  «  C'était  le  plus  beau 
vieillard  qu'on  put  voir,  et  le  plus  affable  ;  on  se  sen- 
tait comme  entraîné  vers  lui;  il  inspirait  une  con- 
fiance spontanée  et  absolue  ;  on  n'éprouvait  auprès 
de  lui,  malgré  la  vénération  qu'il  imposait,  rien  qui 
ressemblât  à  de  la  contrainte.  »  Et  pourtant,  la  di- 
rection qu'il  donnait  alors  était  bien  celle  qu'il  avait 
toujours  indiquée  :  pour  un  religieux  il  ne  connaissait 
et  n'enseignait  qu'une  voie  de  salut,  le  chemin  de  la 
croix  à  la  suite  du  Sauveur  ;  mais  sous  le  regard 
maternel  de  Marie  et  à  l'école  du  Cœur  aimable  de 
Jésus,  l'abnégation  et  la  pénitence  semblaient  avoir 
perdu  leurs  épines. 

Deux  fois  par  semaine,  les  novices  se  réunissaient 
autour  du  Supérieur  qui  les  entretenait  des  choses 
de  la  vie  spirituelle.  Ces  conférences  laissaient  en 
ces  jeunes  âmes   d'ineffaçables  traces.  Leur  thème 


SAINTE-ANNE  333 

était  presque  invariablement  la  foi  ou  la  dévotion  à 
^larie,  et  elles  s'arrondissaient  —  c'était  le  mot  du 
Bon  Père  —  autour  du  Credo  ou  du  Magnificat, 
comme  autour  d'un  point  central  d'où  partaient  et  où 
revenaient  tous  les  rayons  de  sa  doctrine.  Ainsi,  il 
les  initiait  suavement,  mais  fortement,  aux  vertus 
distinctives  de  la  Société.  Pour  les  habituer  aux 
œuvres  de  zèle,  il  les  envoyait  faire  le  catéchisme  à 
l'hôpital.  Tel  était  Saint-Laurent  sous  l'influence  cap- 
tivante du  Bon  Père  qui  savait  y  faire  revivre  les 
douces  émotions  des  origines  de  la  Société. 

En  1843,  on  parvint  à  réaliser  un  dessein  qu'on 
avait  conçu  depuis  plusieurs  années.  Comme  les  bâti- 
ments semblaient  trop  exigus  à  Saint-Laurent  pour 
le  nombre  croissant  des  novices  et  surtout  pour  les 
besoins  des  retraites  annuelles,  on  transplanta  la 
maison  de  formation  dans  un  local  plus  vaste  et  mieux 
approprié.  Sise  au  chemin  de  Saint-Genès,  et  plus 
près  de  Bordeaux,  la  propriété  s'appelait  Sainte- 
Anne,  du  titre  d'une  chapelle  qui  s'y  trouvait  ancien- 
nement. On  lui  laissa  ce  nom  qui  s'harmonisait  fort 
bien  avec  sa  destination.  Comparée  à  celle  que  l'on 
quittait,  l'installation  nouvelle  semblait  luxueuse;  ce 
qui  en  rendit  le  séjour  particulièrement  agréable,  ce 
furent  des  allées  de  tilleuls  et  de  charmilles  dont  les 
anciens  novices  gardèrent  longtemps  le  souvenir. 
On  effectua  le  transfert  le  18  mars,  et  le  lendemain 
on  put  à  loisir  y  fêter  saint  Joseph,  patron  de  la 
Société  et  du  Bon  Père  Chaminade. 

Une  des  salles  de  la  maison  fut  transformée  en  ora- 
toire ;  un  religieux,  qui  avait  quelque  talent  pour  la 
peinture  décorative,  avait  été  chargé  de  lui  donner 


334  CHAPITFIE    XIV 

un  aspect  digne  de  cette  affectation  et  s'en  était  con- 
venablement acquitté.  Mais  ce  qui  devint  bientôt  le 
principal  attrait  et  le  plus  précieux  ornement  du  mo- 
deste sanctuaire,  ce  fut  une  relique  insigne,  obtenue 
du  cardinal  Lambruscliini,  qui,  le  P''  mars  1843, 
l'avait  fait  extraire  d'une  des  catacombes  de  la  voie 
Tiburtine,  et  sur  l'ordre  exprès  de  Sa  Sainteté 
Tavait  adressée  au  fondateur  de  la  Société.  Dans  les 
premiers  jours  de  septembre,  le  corps  du  martyr 
saint  Urbain  fut  processionnellement  porté  à  la  cha- 
pelle du  noviciat.  La  fête  fut  présidée  par  l'arche- 
vêque de  Bordeaux,  assisté  de  l'évêque  de  Beauvais, 
Mgr  Gignoux,  un  des  plus  chers  disciples  de  M.  Gha- 
minade,  et  de  Mgr  de  Forbin-Janson,  son  ami  de 
longue  date.  En  1855,  on  disposa  sous  le  maitre-au- 
tel  une  châsse  où  fut  placé  ce  corps  saint,  immolé 
pour  la  foi  de  Jésus-Ghrist. 

Plus  tard,  quand  le  Bon  Père  fut  revenu  habiter 
à  coté  de  la  Madeleine,  il  continua,  tant  qu'il  le  put, 
à  multiplier  ses  visites  au  noviciat.  Pendant  les  va- 
cances surtout,  alors  que  tous  les  religieux  delà  pro- 
vince étaient  assemblés  à  Sainte- Anne,  il  ne  manquait 
pas  de  leur  adresser  la  parole.  Ses  conférences  étaient 
empreintes  d'une  énergie  étonnante,  vu  son  âge  et 
ses  infirmités.  L'esprit  de  foi  et  l'immolation  de  soi- 
même  étaient  le  plus  souvent  les  sujets  de  ses  entre- 
tiens, et  il  ne  se  lassait  pas  d'exprimer  sa  confiance 
en  la  puissance  miséricordieuse  de  ^larie.  Il  se  ren- 
dait dans  ses  promenades  jusqu'auprès  de  la  Vierge 
Immaculée,  dont  la  statue  se  dressait  au  fond  de  la 
grande  allée  des  tilleuls,  et  là,  pressant  de  sa  main 
tremblante  le  pied  de  la  Madone  et  la  tête  du  serpent, 


SAINTE-ANNE  335 

il  accompagnait  cet  acte  d'un  geste  énergique  qu'un 
jour  il  lui  arriva  de  traduire  en  disant  :  «  Malgré 
tout,  elle  t'a  écrasé  la  tête  et  elle  te  l'écrasera  tou- 
jours î  » 

Ce  cri,  jailli  de  son  cœur,  est  assurément  le  mot 
qui  résume  le  mieux  le  secret  ressort  de  sa  vie  in- 
time, le  but  supérieur  de  son  apostolat,  et  enfin  le 
point  d'appui  de  toutes  ses  entreprises.  Ne  convenait- 
il  pas  de  le  citer,  alors  que  nous  atteignons  le  terme 
où  se  clôt  la  période  A^wiment  active  de  sa  longue  et 
laborieuse  carrière  ? 


CHAPITRE  XV 
Vertus  de  M.  Chaminade;  sa  physionomie  morale 

ET  intellectuelle.   DIRECTION    DES    AMES  :   MÉ- 
THODE   ET    PRINCIPES. 


Avant  de  raconter  les  dernières  années  et  la  mort  de 
M.  Chaminade,  il  est  opportun  de  réunir  dans  une 
vue  d'ensemble  les  principaux  traits  qui  caractérisè- 
rent sa  double  physionomie  morale  et  ascétique.  Cette 
étude  sera  un  utile  complément  de  son  histoire  :  il  y 
a  des  particularités  que  malaisément  on  eût  rattachées 
au  fil  des  événements,  et  aussi  des  secrets  qui  ne  sont 
mis  au  jour  que  moyennant  l'analyse  du  cœur. 

Enfant  du  dix-huitième  siècle  par  la  date  de  sa 
naissance,  M.  Chaminade,  aux  jours  terribles  de  la 
Révolution  politique,  sociale  et  religieuse  qui  termina 
son  siècle,  avait  pu  mesurer  l'étendue  et  la  profon- 
deur du  mal  dont  souffrait  la  société  d'alors. 

La  noblesse  et  la  bourgeoisie  surtout  s'étaient 
laissé    gagner    au    rationalisme  des    déistes    et  des 


ESPRIT    DE    FOI  337 

libres  penseurs.  L'incrédulité  ne  s'attaquait  plus  à 
tel  dogme;  en  bloc  elle  rejetait  tout  le  surnaturel, 
repoussant  la  révélation  comme  un  mythe  et  une  im- 
possibilité, et  prononçant  un  divorce  radical  entre  la 
religion  et  la  science,  la  raison  et  la  foi.  Dieu,  qui 
ne  délaisse  point  son  Église,  suscita,  parmi  bien 
d'autres,  M.  Ghaminade  pour  travailler  à  la  guérison 
de  ce  mal  dans  le  siècle  nouveau,  il  lui  inculqua  forte- 
ment cette  idée,  que  l'unique  remède  consistait  dans 
un  retour  sincère  et  résolu  à  la  foi  catholique,  et  il 
orienta  dans  ce  sens  toutes  les  puissances  de  son 
âme,  toutes  les  ressources  de  son  zèle  et  de  son  dé- 
vouement. 

De  bonne  heure,  le  jeune  prêtre  se  sentit  pressé 
de  consacrer  sa  vie  à  cette  mission  si  urgente  et  si 
belle  ;  mais  pour  avoir  le  droit  et  les  moyens  de 
prêcher  aux  autres  la  foi,  il  comprit  que  d'abord  il 
devrait  être  et  se  montrer  lui-même  un  convaincu. 
Aussi  dans  sa  longue  existence,  tout  peut  se  résumer 
dans  ce  mot  :  la  foi.  C'est  ce  qui  donne  à  sa  carrière 
une  unité  remarquable.  On  l'a  dit  justement  :  «  Ne 
penser  qu'à  une  chose,  ne  vouloir  qu'une  chose,  ne 
faire  qu'une  chose  enfin,  c'est  le  secret  de  tout  pou- 
voir. »  Ainsi  en  fut-il  pour  M.  Ghaminade  :  il  a  été 
possédé  par  une  idée  qui  l'a  maîtrisé  totalement. 
Gonformément  à  ce  texte  sacré  qui  fut  une  de  ses 
maximes  favorites  :  «  Le  juste  vit  de  la  foi*  », 
il  a  vécu  de  la  foi,  il  a  discouru  en  homme  de  foi,  il  a 
sans  cesse  prêché  la  foi.  S'il  organisa  la  Gongréga- 
tion,  ce  fut  pour  ramener  la  foi  dans  la  jeunesse  ;  en 

1.  S.  Paul  aux  Rom.  I,  17. 

22 


338  CHAPItRE  XV 

établissant  ses  deux  familles  religieuses,  il  leur  laissa 
ce  mot  d'ordre  :  enseigner  la  foi  et  les  mœurs  chré- 
tiennes. A  cet  égard,  la  tradition  la  plus  lointaine  est 
constante  et  unanime  :  congréganistes,  premières 
Filles  de  la  Miséricorde,  premières  Mères  de  l'Insti- 
tut, premiers  religieux  de  la  Société,  tous  le  procla- 
ment à  l'envi. 

De  ce  principe  si  compréhensif  procédaient  immé- 
diatement deux  traits  saillants  de  sa  vie  spirituelle  : 
d'abord  l'esprit  d'oraison  et  d'abnégation  qui  nourris- 
sait en  lui  l'esprit  et  la  vie  de  foi,  puis  un  sentiment 
du  devoir  dont  les  corollaires  pratiques  furent  une 
fidélité  irréductible  à  sa  conscience,  l'abdication  des 
répugnances  et  des  sympathies  naturelles,  l'indépen- 
dance des  fluctuations  et  des  vicissitudes  de  ce 
monde,  l'élévation  permanente  de  l'àme  au-dessus 
des  passions  vulgaires,  toutes  qualités  qui  lui  assu- 
raient parmi  son  entourage  la  supériorité  d'un 
homme  de  Dieu.  De  là  aussi  sortit  le  perfectionne- 
ment progressif  de  ses  aptitudes  naturelles.  Ce  qui, 
au  dire  de  ses  contemporains,  était  éminent  en  lui, 
c'était  la  rectitude  du  jugement  et  le  désir  ardent  du 
bien  :  or,  sous  l'impulsion  de  la  foi,  il  avait  été  sans 
cesse  stimulé  à  développer  ces  dons  innés. 

Sa  prudence  ne  fut  pas  seulement  terrestre.  Dans 
la  méditation,  elle  appelait,  pour  s'éclairer,  la  lumière 
qui  émane  de  Dieu,  et  elle  ramenait  toutes  ses  con- 
ceptions et  tous  ses  aperçus  vers  la  fin  surnaturelle. 
Elle  n'était  pas  entravée  par  ces  calculs  humains  qui 
veulent  prévoir  les  moindres  chances  et  qui  n'auto- 
risent l'exécution  qu'en  face  d'un  succès  assuré.  Pour 
M.  Chaminade,  s'agissait-il  d'une  entreprise,  quelle 


PRUDENCE,    SÉRÉNiTi:  339 

qu'elle  fût,  il  n'y  avait  qu'à  chercher  quelle  était  la 
volonté  divine.  Après  mûr  examen,  était-il  avéré  pour 
lui  que  la  Providence  admettait  ou  repoussait  telle 
initiative,  son  parti  était  pris.  S'il  fallait  passer  à 
l'action,  il  laissait  à  Dieu,  qui  commandait,  le  soin  de 
préparer  les  moyens  et  de  garantir  le  dénouement. 
Toute  autre  manière  de  faire  lui  eût  semblé  un  empié- 
tement sur  l'infinie  sagesse  du  gouvernement  divin. 
Il  accomplissait  donc  avec  simplicité  tout  ce  que  lui 
dictait  sa  conscience,  illuminée  par  les  clartés  de  la 
foi;  il  ne  se  croyait  le  droit  ni  d'aller  au  delà,  ni  de 
demeurer  en  deçà  ;  aucun  obstacle  ne  l'arrêtait  et  sa 
volonté  était  de  fer.  Ses  disciples  s'accordent  à  le 
déclarer  intransigeant  dès  que  Dieu  s'était  prononcé; 
il  attendait  des  années,  s'il  le  fallait,  mais  jamais  il 
ne  perdait  de  vue  son  but. 

Ainsi  l'a-t-on  vu  passer  au  travers  de  ce  monde, 
marchant,  sans  le  moindre  écart,  dans  le  chemin  du 
devoir,  toujours  soutenu  par  une  confiance  surnatu- 
relle, et  dès  lors,  Fàme  tranquille  et  sereine. 

Cette  inaltérable  sérénité  est  un  des  traits  saillants 
de  son  caractère.  Il  ne  riait  jamais,  se  fâchait  moins 
encore.  La  lenteur  même  de  sa  parole  et  de  sa  démarche 
traduisait,  semble -t-il,  la  maîtrise  qu'il  gardait  sur 
lui-même  et  qui  dominait  toute  agitation  de  fond, 
toute  passion.  Ni  la  maladie,  ni  la  pauvreté  et  les  pri- 
vations, ni  les  dangers  qu'il  courut  pendant  la  Terreur, 
ni  l'exil,  ni  la  prison  ne  lui  arrachèrent  un  seul  mot 
de  murmure;  il  comptait  sur  l'aide  d'en-haut,  et  rien 
n'aurait  pu  troubler  la  paix  de  son  âme. 

Partout  et  en  tout,  il  observait  cette  modération, 
ce  sage  équilibre  de  ses  facultés,  même  dans  la  vie 


340  CHAPITRE  XV 

spirituelle  et  dans  ses  relations  avec  Dieu.  Il  ne 
s'abandonnait  pas  à  l'illuminisme  et  ne  cherchait  en 
rien  les  voies  extraordinaires.  Sa  piété,  ses  dévotions 
étaient  appuyées  sur  la  raison  théologique,  sur  la 
persuasion  plutôt  que  sur  le  sentiment. 

Ses  conversations  comme  ses  lettres  sont  empreintes 
de  la  même  gravité  sereine.  Il  s'y  exprime  avec  réserve 
et  prend  soin  d'éviter  la  polémique  et  la  passion.  Dans 
les  négociations  d'affaires  il  conserve  tout  son  calme  ; 
aussi  la  Mère  de  Trenquelléon  disait-elle  à  ses  filles  : 
«  Voyez  comment  fait  M.  Ghaminade  :  il  ne  s'empresse 
pas,  il  se  possède  toujours.  Cependant  il  fait  beaucoup 
d'ouvrage.  » 

Acquise  surtout  dans  l'adversité,  cette  maîtrise  de 
lui-même  était  faite  non  seulement  d'espérance  chré- 
tienne, mais  aussi  d'humilité  :  l'éloge  ou  le  blâme, 
la  contradiction  ou  la  popularité  le  trouvèrent  tou- 
jours semblable  à  lui-même.  Incapable  de  rancune, 
il  pardonnait  toute  injure.  Les  ressentiments  les  plus 
justifiés  lui  étaient  étrangers,  et,  sans  y  mettre  la 
moindre  affectation,  il  savait  ménager  des  marques 
de  confiance  à  qui  l'avait  outragé,  pour  mieux 
prouver  qu'il  avait  tout  oublié.  Sans  difficulté,  il  con- 
venait d'une  erreur;  il  acceptait,  il  provoquait  môme 
avec  une  candeur  touchante  les  remarques  du  moindre 
de  ses  disciples.  Volontiers  il  demandait  conseil  et 
déférait  à  l'avis  qui  lui  était  donné.  Plus  d'une  fois 
il  eût  mieux  fait  de  préférer  ses  idées  à  celles  qu'on 
lui  soumettait;  car,  d'instinct,  il  devinait  les  partis 
les  meilleurs.  Par  condescendance  et  basse  opinion 
de  lui-même,  il  lui  advint  de  souscrire  à  des  mesures 
douloureuses  et  qui  ne  le  menèrent  qu'au  martyre. 


PONDERATION,    ZELE  341 

Avec  sa  nature  généreuse  et  indulgente,  il  éprouvait 
comme  de  l'impuissance  à  concevoir  pour  autrui  de 
la  méfiance,  fût-elle  justifiée.  Il  eut  le  tort  de  donner 
crédita  qui  parfois  ne  le  méritait  point,  et  jamais  il 
ne  parvint  à  apprendre  que  tous  les  cœurs  ne  ressem- 
blaient pas  au  sien. 

Youdrait-on  reconnaître  un  effet  de  la  nature  dans 
cette  pondération  et  cette  égalité  d'âme  ?  On  aurait 
tort  d'en  juger  de  la  sorte  ;  par  tempérament,  M.  Cha- 
minade  semble  avoir  été  plutôt  bilieux  et  emporté. 
C'est  à  force  de  se  travailler  lui-même,  de  refréner 
sa  vivacité,  de  vaincre  ses  penchants,  qu'il  fit  suc- 
céder à  l'emportement  la  modération,  la  douceur  à  la 
vivacité,  et  que  finalement  il  en  vint  à  se  régler,  à  se 
posséder  dans  la  patience  et  la  placidité  ;  en  quoi  il 
se  rapproche  de  saint  François  de  Sales  et  de  saint 
Vincent  de  Paul. 

Vrai  serviteur  de  ses  convictions  religieuses,  il  s'en 
tint  là  et  laissa  au  monde  les  débats  et  les  querelles 
qui  le  troublent.  A  ceux  qui  essayaient  de  l'entraîner 
sur  le  terrain  de  la  politique,  il  répondait  par  le  si- 
lence. Sans  dévier  jamais,  il  poursuivait  sa  tâche  apos- 
tolique sous  tous  les  régimes.  Comme  citoyen,  il  ac- 
complissait son  devoir  électoral  ;  d'ailleurs  il  ne  se 
croyait  pas  tenu  absolument  à  l'indifférence  pour  une 
cause  plutôt  que  pour  une  autre  ;  mais  en  lui  l'homme 
demeurait  absorbé  dans  le  prêtre.  Quel  parti  a  pu  lui 
reprocher  une  opposition  ?  Il  fut  le  partisan  de  l'ordre, 
de  la  liberté  et  de  la  paix  pour  le  bien,  l'apôtre  de  tous  ; 
et  s'il  paraissait  quelquefois  combattre,  c'était  seule- 
ment comme  soldat  de  Jésus-Christ  et  ministre  de 
l'Eglise.  Car  le  service  de  l'Église  occupa  toujours  et 


3i2  PONDERATION,    ZELE 

fortement  son  esprit  et  son  cœur  ;  quand,  en  1801,  la 
propagande  lui  décerna  le  titre  de  Missionnaire  apos- 
tolique, il  s'en  réjouit  sincèrement,  parce  qu'ainsi  il 
se  sentit  plus  directement  vicaire  et  délégué  du  Saint- 
Siège,  plus  spécialement  avoué  de  lui,  et  parce  que  sa 
mission  d'apôtre  en  recevait  une  consécration  authen- 
tique. 

L'apostolat,  voilà  l'objet  pour  lequel  il  réservait 
toute  l'ardeur  de  ses  sentiments  ;  et  c'est  avec  un  en- 
thousiasme et  une  passion,  tempérés  d'ailleurs  en  son 
cœur  par  une  suave  discrétion  et  un  légitime  souci  de 
la  vie  intérieure,  qu'il  s'appliqua  jusqu'à  la  fin  au  sa- 
lut des  âmes  et  à  l'extension  du  règne  de  Dieu  :  a  Ah  ! 
travaillons,  —  écrivait-il  un  jour  à  un  jeune  prêtre 
—  vous  le  savez,  mon  ambition  est  d'allumer  le  feu 
de  l'amour  divin  dans  toute  la  France.  » 

Il  éprouvait  une  charité  ardente  pour  la  personne  de 
Notre- Seigneur  ;  il  la  manifestait  d'abord  par  une  im- 
mense foi  en  sa  présence  eucharistique,  puis  par  une 
piété  filiale  envers  la  Mère  de  Jésus.  Car,  tandis 
que,  dans  ses  oraisons,  le  serviteur  de  Dieu  contem- 
plait la  physionomie  de  ce  parfait  modèle  de  la  sain- 
teté, l'Esprit  divin  avait  illuminé  d'un  reflet  singulier 
à  ses  yeux  ce  trait  de  la  vie  du  Sauveur  ;  il  lui  avait 
même  donné  à  entendre  que  ce  serait  chose  opportune 
de  présenter  aux  âmes,  comme  un  idéal  digne  de  leur 
imitation,  le  culte  de  vénération  et  de  tendresse  dont 
le  Verbe  incarné  avait  entouré  la  femme  incompa- 
rable, choisie  pour  lui  fournir  la  chair  et  le  sang,  ma- 
tière indispensable  de  son  immolation  rédemptrice  au 
Calvaire  et  sur  l'autel.  A  la  vérité,  d'autres  s'étaient 
rencontrés  qui  avaient  préféré  montrer  dans  Marie  la 


PIETE    MARIALE  343 

voie  sûre  et  facile  qui  conduit  à  Jésus,  ad  Jesum  per 
Mariam;  M.  Chaminade,  à  qui  cet  aspect  delà  dévo- 
tion mariale  était  familier,  n'en  admettait  pas  moins 
que  parfois  Notre- Seigneur  conduit  aussi  les  âmes  à 
sa  Mère.  Il  n'importe,  au  surplus;  car,  dans  sa  misé- 
ricordieuse condescendance,  cette  douce  Vierge  se 
prête  à  cette  variété  d'attitudes  et  elle  sait  faire  à 
tous  le  plus  maternel  accueil. 

Cette  mission  privilégiée  dont  le  ciel  l'avait  investi, 
M.  Chaminade  l'avait  prise  à  cœur,  si  bien  que,  en 
1835,  il  avait  le  droit  d'écrire  cette  phrase  significative  : 
«  Par  la  grande  miséricorde  de  Dieu,  depuis  long- 
temps je  ne  vis  et  ne  respire  que  pour  propager  le 
culte  de  l'auguste  Marie.  »  Effectivement,  Dieu  l'avait 
de  longue  date  préparé,  puis  initié  et  enfin  appliqué  à 
cet  apostolat  mariai.  Durant  les  trois  années  de 
prière,  de  pénitence  et  d'exil  passées  à  Saragosse, 
l'appel  céleste  s'était  manifesté  à  lui  :  là,  recueillant 
dans  ses  souvenirs  encore  frais  les  leçons  terribles  qui 
se  dégageaient  de  la  Révolution,  il  se  demandait  com- 
ment l'Eglise  sortirait  victorieuse  de  cette  crise  su- 
prême. iVlors,  dans  un  rayon  lumineux,  mystérieuse- 
ment parti  d'en-haut,illui  avait  apparu  que  la  Vierge 
Immaculée  était  l'antagoniste  irréconciliable  et  iuA^in- 
cible  de  Satan,  que,  son  humilité  et  sa  foi  lui  ayant 
valu  le  privilège  de  la  maternité  divine,  elle  seule 
saurait  ramener  ce  siècle  orgueilleux  et  incroyant  à 
croire  et  à  obéir,  que  de  l'indifférentisme  moderne 
elle  triompherait  comme  de  toutes  les  hérésies.  Dès 
lors,  il  ne  s'agissait  plus  que  de  recruter  des  soldats 
prêts  à  soutenir,  sous  ses  auspices, les  bons  coni;):its  ; 
c'était  à  cette  tâche  qu'il  devrait  consacrer  ses  forces 


344  CHAPITRE   XV 

et  dépenser  sa  vie.  Progressivement  l'objet  et  le  carac- 
tère de  cette  mission  étaient  arrivés  à  la  pleine  lumière 
et  le  plan  s'en  était  peu  à  peu  dessiné  dans  son  esprit, 
tandis  qu'au  sein  des  congrégations  mariales  la  Pro- 
vidence préparait  les  pierres  vivantes  de  l'édifice  qu'il 
s'agissait  d'élever, . .  Dix-sept  ans  après,  l'idée  était  tra- 
duite en  fait;  les  deux  familles  religieuses,  vouées  au 
service  de  Marie  Immaculée,  étaient  enfin  créées  ;  et 
jusqu'au  terme  de  ses  jours,  M.  Chaminade  jettera  dans 
ces  fondations  ce  qui  seul  en  pouvait  faire  la  force  et 
la  durée  :  ses  travaux,  sa  souffrance,  ses  sacrifices  et 
l'immolation  complète  de  lui-même. 

Telle  est  la  mission  que  Dieu  confia  à  la  conscience 
de  M.  Chaminade;  mais,  en  la  lui  imposant,  il  se  de- 
vait de  lui  conférer  les  dons  et  les  qualités  nécessaires 
pour  la  bien  accomplir.  De  fait,  ce  ne  sont  pas  seule- 
ment les  œuvres  extérieures  qui  parlaient  en  faveur 
de  cet  apôtre  de  Marie  :  il  était  vraiment  de  ces 
hommes  «  qui  paraissent  nés  pour  éclairer  et  conduire 
les  autres  ^  ». 

Sa  vue  seule  avait  quelque  chose  de  captivant. 
«  Il  fascine  tous  ceux  qui  rapprochent,  disait  un  de 
ses  disciples  très  intimes,  et  il  exerce  ce  charme  avec 
une  telle  candeur  et  une  telle  charité  que  chacun  le 
subit  sans  y  prendre  garde  -.  »  Son  front  élevé,  la 
longue  chevelure  aux  boucles  argentées  qui  auréolait 
comme  d'un  nimbe  sa  tête  vénérable,  inspiraient  le 
respect,  tandis  que  ses  yeux  au  regard  bienveillant  et 
doux,  sa  bouche  où  jamais  n'apparaissait  le  moindre 


1.  Lalanne,  Noîice  historique  sur  la  Société  de  Marie,  p. 

2.  Lalanne,  ibidem. 


PHYSIONOMIE   MORALE  345 

pli  amer,  son  visage  au  teint  clair,  aux  traits  fins  et 
réguliers,  toujours  paisibles,  l'expression  de  bonté  ré- 
pandue sur  toute  sa  physionomie  reportaient  la  pen- 
sée vers  le  Maître  divin,  dont  il  était  le  disciple  et 
le  représentant.  Ses  manières  distinguées  et  simples 
tout  à  la  fois,  son  exquise  politesse,  son  accueil  plein 
d'aménité  ouvraient  les  cœurs  et  les  dilataient.  Son 
parler  calme,  toujours  affectueux,  achevait  la  séduc- 
tion. Aussi,  sur  ses  familiers  et  ses  congréganistes, 
il  exerçait  un  réel  ascendant;  il  pouvait  demander 
d'eux  ce  qu'il  voulait,  certain  de  ne  pas  se  heurter 
à  un  refus. 

C'est  par  le  cœur  que  les  hommes  se  laissent  ga- 
gner; c'est  par  lui  que  M.  Chaminade  attirait  beau- 
coup d'âmes.  Il  avait  le  cœur  très  sensible,  non  pas 
de  cette  sensibilité  de  surface  qui  s'émeut  vite  et 
oublie  aussitôt  :  il  aimait  de  cette  affection  vraie 
qui  se  manifeste  par  le  dévoùment  et  les  services. 
Son  attachement  pour  les  jeunes  gens  qu'il  dirigeait 
ou  pour  ses  religieux  le  tenait  constamment  préoc- 
cupé de  leurs  intérêts  éternels  et  même  temporels. 
Il  les  entourait  d'une  sollicitude  vraiment  paternelle, 
ayant  souci  de  leur  santé  et  s'inquiétant  de  leurs 
moindres  indispositions. 

Sa  bonté  n'était  pas  moindre  à  l'égard  des  malheu- 
reux qui  étaient  étrangers  à  lui  et  aux  siens.  Lors 
même  que  son  effort  se  portait  directement  vers  l'apos- 
tolat des  âmes,  non  vers  l'exercice  de  l'assistance 
matérielle,  il  s'adonnait  aux  œuvres  de  miséricorde 
à  tel  point  que,  pour  beaucoup  de  gens  qui  n'observent 
que  les  apparences  extérieures,  sa  vie  eût  pu  paraître 
entièrement  consacrée  au  soulagement  du  prochain. 


346  CHAPITRE   XV 

Toujours  accessible  dans  son  humble  chambre,  sans 
impatience  il  interrompait  une  lettre  urgente  ou  une 
lecture  utile  pour  s'occuper  avec  condescendance  d'un 
rien  qu'on  venait  lui  exposer.  Sauf  les  heures  réser- 
vées à  la  prière,  les  affaires  et  les  visites  emplissaient 
ses  journées,  si  bien  qu'il  devait  prendre  sur  la  nuit 
pour  mettre  au  courant  ses  multiples  correspondances. 

Très  simple  et  même  très  pauvre  dans  ses  vêtements 
et  dans  l'ameublement  de  sa  chambre,  mais  toujours 
propre  et  bien  tenu,  grave  et  modeste  dans  la  compo- 
sition de  son  extérieur,  il  parlait  peu  de  lui-même. 
Tout  en  portant  dans  ses  relations  obligées  avec  le 
monde  un  air  d'aimable  aisance,  il  cherchait  à  s'ef- 
facer et  il  a  légué  à  ses  deux  familles  cette  tradition  ; 
la  «  crainte  de  paraître  »  est  en  effet  une  de  leurs 
marques  distinctives.  «  Presque  trop  renfermé  dans 
son  cabinet,  disait  de  lui  M.  Lalanne,  il  n'avait  pour 
affaires  que  ses  œuvres  de  zèle,  et  sa  conversation 
n'était  absolument  que  de  Dieu^  »  C'est  au  confes- 
sionnal ou  dans  des  entretiens  de  direction  personnelle 
qu'il  prenait  le  plus  souvent  contact  avec  les  âmes; 
et  donc  son  influence  était  d'ordre  tout  intime,  et  ses 
conquêtes  plutôt  individuelles  que  collectives.  Aussi 
son  action,  pourtant  étendue  autant  que  profonde  à 
Bordeaux,  était  ignorée  de  la  masse;  même  les  gens 
attentifs  la  soupçonnaient  plutôt  qu'ils  ne  l'aperce- 
vaient. Ceux-là  seulement  étaient  à  même  de  la  mesu- 
rer qui  approchaient  assez  M.  Chaminade  pour  être 
les  témoins  immédiats  de  sa  vie  quotidienne. 

Il  n'oubliait  point  que  la  vertu  personnelle  ne  trouve 

1.  Lalanne,  Notice  historique  sur  la  Société  de  Marie,  p.  3. 


PHYSIONOMIE    INTELLECTUELLE  317 

son  plein  épanouissement  que  dans  lamortii'ication,  et 
que  l'Évangile  se  répand  à  proportion  de  la  générosité 
de  ses  apôtres  à  endurer  la  souffrance.  Il  avait  donc 
une  existence  austère  et  sobre,  et  il  s'infligeait  de 
sanglantes  disciplines.  Et  pourtant  il  était  d'une 
santé  assez  délicate;  toute  sa  vie,  sans  lui  enlever  la 
force  de  beaucoup  travailler,  les  maux  physiques  ne 
cessèrent  de  le  crucifier.  A  ces  heures  d'infirmité 
comme  dans  ses  anxiétés  spirituelles,  non  seulement 
il  ne  se  plaignait  pas  pour  se  faire  plaindre,  mais 
jaloux  de  son  trésor,  il  enfermait  la  croix  dans  son 
cœur. 

Ce  tableau  qui  vient  d'être  esquissé,  non  seulement 
fait  voir  en  ]M.  Chaminade  une  parfaite  harmonie  entre 
l'homme  intérieur  et  l'homme  extérieur;  il  complète 
aussi  l'étude  de  son  âme  par  de  nouveaux  détails  et 
par  ces  nuances  plus  délicates  qui  achèvent  une  pein- 
ture. Il  nous  reste  à  ébaucher  sa  physionomie  intel- 
lectuelle et  à  noter  les  principes  généraux  de  sa 
direction. 


M.  Chaminade  aima  toujours  l'étude;  à  force  de 
travail,  il  avait  acquis  des  connaissances  assez  éten- 
dues et  assez  profondes  pour  que  l'abbé  Lalanne  ait  pu 
écrire  que  «  non  seulement  il  était  un  saint,  mais  un 
savant  » .  Une  fois  pris  dans  l'engrenage  de  la  vie  active , 
il  n'omit  pas,  malgré  la  surcharge  des  occupations  et  la 
variété  de  ses  entreprises ,  de  se  ménager  le  loisir  voulu 
pour  fréquenter  assidûment  les  livres  qu'il  avait  à  sa 
disposition.  Esprit  large,  personnel  et  réfléchi,  il  ne 


348  CHAPITRE   XV 

se  contentait  pas  de  se  mettre  à  l'école  d'autrui.  Sa 
pensée  avait  un  certain  caractère  d'indépendance  et 
même  d'originalité.  A  l'examen  attentif,  les  œuvres 
dont  il  est  l'initiateur  révèlent  une  note  personnelle 
et  ne  constituent  nullement  de  simples  imitations  :  ce 
sont  des  créations,  réalisées  en  fonction  des  besoins 
constatés  par  l'observation,  et  s'orientant  plutôt  vers 
l'avenir  que  dérivant  du  passé.  Traditionnel  autant 
qu'il  sied  de  l'être,  M.  Chaminade  a  fidèlement 
retenu  l'essence  et  les  éléments  qui  ne  peuvent  varier  ; 
mais,  au  risque  de  provoquer  de  la  surprise,  peut-être 
même  de  l'opposition,  chez  les  routiniers,  il  a  hardi- 
ment retouché  les  modes  et  la  forme  qui  n'ont  rien 
d'immuable,  et  qui  doivent  s'adapter  aux  variations 
de  temps,  de  lieu  et  de  mœurs.  D'ailleurs  les  droits 
imprescriptibles  de  l'autorité  ecclésiastique  étaient 
vraiment  sacrés  pour  lui,  et,  en  toute  rencontre,  il  s'en 
est  montré  un  respectueux  observateur,  un  défenseur 
intrépide.  Néanmoins  il  ne  craignait  pas  de  revendi- 
quer sa  liberté  d'estimation  et  de  conduite,  quand  il 
ne  s'agissait  que  d'applications  contingentes  et  d'in- 
terprétations plus  ou  moins  arbitraires,  que  l'usage 
ou  le  caprice  voudraient  imposer  en  matière  de  loi 
ou  de  doctrine. 

Pour  méditatif  qu'il  ait  été,  INI.  Chaminade  ne 
manquait  pas  d'aptitude  à  l'action.  D'une  prudence 
fort  calculatrice  dans  la  préparation,  d'une  volonté 
bien  arrêtée  et  vraiment  hardie  dans  les  décisions  de 
principe  et  les  réglementations  théoriques,  il  était  ca- 
pable d'une  grande  persévérance;  pourtant  ceux  qui 
l'ont  vu  de  près  à  la  tâche  ou  qui  l'ont  secondé,  lui 
reprochent   d'avoir   paru    hésitant  dans  l'exécution, 


PHYSIONOMIE  INTELLECTUELLE  349 

irrésolu  parfois  dans  les  détails  de  l'administration. 
Il  est  permis  de  penser  que  ces  défaillances  prove- 
naient de  certaine  subtilité  d'analyse  qui  l'amenait  à 
percevoir  trop  fortement  les  difficultés  et  les  objec- 
tions, comme  aussi  de  la  peur,  que  son  humilité  lui 
suggérait,  de  tomber  dans  l'autoritarisme.  Quoi  qu'il 
en  soit,  cette  sorte  d'inconséquence  dans  son  carac- 
tère permettrait  d'expliquer  certains  reproches  qui 
lui  sont  venus  parfois  de  ceux  qui  ont  eu  affaire  à 
lui. 

M.  Ghaminade  a  laissé  de  volumineux  manuscrits, 
monument  de  l'intensité  de  son  application  et  de  la 
multiplicité  de  ses  études.  Malheureusement  il  n'en 
est  guère  qui  soient  achevés  :  ce  ne  sont  que  des  es- 
sais, des  plans,  des  fragments  de  rédaction  ou  des 
notes  de  lecture.  Leur  sujet  rentre  naturellement 
dans  les  spécialités  qui  se  rapportaient  au  ministère 
de  l'auteur  :  apologétique,  dogmatique,  morale,  as- 
cétisme. Ces  deux  dernières  avaient  sa  prédilection, 
et  il  y  acquit  une  véritaJjle  compétence.  Sa  pensée 
est  simple,  tout  en  demeurant  élevée  ;  son  style  est 
quelque  peu  touffu,  délayé,  mais  il  n'est  point  déparé, 
comme  tant  d'écrits  de  l'époque,  par  l'affectation  ou  la 
sensiblerie. 

Parmi  les  cahiers  que  l'on  possède  encore,  ses 
seules  notes  d'instructions  sur  la  très  sainte  Vierge 
remplissent  plus  de  deux  cents  pages  d'une  écriture 
assez  serrée  :  par  là  on  peut  se  représenter  l'empres- 
sement et  l'assiduité  avec  lesquels  il  étudiait  les  Pères 
et  les  écrivains  qui  ont  le  plus  exalté  Marie.  Au  de- 
meurant, il  ne  conservait  pas  pour  lui  seul  les  trésors 
ainsi  amassés  :  fidèle  à  sa  mission  mariale,  il  s'effor- 


350  CHAt^îTRË   XV 

çait  de  répandre  autour  de  lui  les  notions  qu'il  avait 
collectionnées  au  cours  de  ses  lectures  et  dans  ses 
méditations  personnelles.  Peu  de  sujets  ont  été  prê- 
ches aussi  fréquemment  par  lui  que  le  service  et 
l'amour  de  cette  auguste  Mère,  si  nous  en  jugeons 
par  les  esquisses  de  sermons  qui  nous  sont  par^'e- 
nues  :  en  pareille  matière,  il  ne  tarissait  pas  et  par- 
lait avec  une  éloquence  communicative  qui  trahissait 
sa  profonde  conviction. 

Aussi  bien,  M.  Chaminade  a  beaucoup  parlé  en 
public  :  allocutions,  instructions,  conférences,  homé- 
lies, tous  ces  genres  lui  étaient  familiers,  parce  qu'il 
en  avait  besoin  afin  de  satisfaire  les  auditoires  variés 
auxquels  il  s'adressait.  Le  temps  lui  faisant  défaut 
pour  écrire  intégralement  ses  discours,  avait-il  à 
parler  sur  un  sujet  de  morale  ou  do  religion,  il  jetait 
quelques  pensées  sur  une  feuille  volante,  et  quand  il 
croyait  avoir  nettement  délimité  son  idée  centrale  et 
les  chefs  de  développement,  il  cessait  d'écrire.  Sa 
phrase  est  généralement  soignée.  Mais  il  n'y  faut 
chercher  ni  littérature,  ni  poésie;  il  prend  le  mot  qui 
rend  sa  pensée,  parle  pour  convertir  et  non  pour 
plaire,  ne  souhaitant  de  se  survivre  que  dans  la  mé- 
moire de  Dieu.  Il  avait  beaucoup  pratiqué  Bossuet  et 
Bourdaloue  et  il  s'en  inspirait  volontiers.  Observa- 
teur clairvoyant  des  hommes  et  des  choses,  il  n'omet- 
tait pas  d'utiliser  son  expérience  pour  appuyer  son 
dire.  D'ailleurs,  il  exhortait  plus  qu'il  n'exposait  et 
tendait  tout  droit  à  la  pratique. 

Aussi  bien,  il  n'avait  rien  de  l'orateur  qui  attire  et 
subjugue  les  masses  ;  son  geste  était  sobre,  son 
débit  lent,  monotone,  plutôt  embarrassé,  et  sa  pro- 


PHYSIONOMIE    INTELLECTUELLE  Sol 

nonciation  légèrement  périgoiirdine.  Ce  n'est  pas 
dans  l'art  ni  la  recherche,  c'est  surtout  dans  son  air 
grave  et  recueilli,  dans  son  accent  convaincu  qu'il  y  a 
lieu  de  voir  le  caractère  et  le  secret  de  sa  parole.  Sa 
foi  profonde  passait  dans  le  discours  ;  d'ailleurs  il  ne 
manquait  pas  d'une  émotion  tempérée  et  il  accentuait 
fortement  les  mots  qui  traduisaient  les  idées  les  plus 
saillantes  ;  au  besoin  il  répétait  sa  phrase,  et  il  entre- 
coupait ses  tirades  de  silences  plus  ou  moins  longs  afin 
de  mieux  graver  ce  qu'il  enseignait.  La  personne  de 
]M.  Chaminade  fut  sa  plus  grande  éloquence  :  c'était 
la  vertu  qui  prêchait  le  devoir.  Un  homme  est  bien 
fort  pour  persuader,  quand  on  sent  qu'il  croit;  et 
pour  convertir,  quand  on  voit  qu'il  pratique. 

A  l'apostolat  de  la  prédication  !M.  Chaminade  en  a 
ajouté  un  autre,  non  moins  fructueux  et  aussi  absor- 
bant, l'apostolat  épistolaire.  Grâce  k  une  activité  inces- 
sante mais  sans  agitation,  il  expédiait  cette  correspon- 
dance volumineuse  qui,  s'étendant  sans  cesse,  devint, 
pour  lui  une  pesante  charge.  On  comprend  à  peine  que 
des  lettres  si  nombreuses,  presque  toujours  écrites  au 
milieu  des  embarras  et  des  distractions,  puissent  être 
cependant  d'une  aussi  parfaite  convenance  avec  le  ca- 
ractère et  les  besoins  de  ses  correspondants.  Elles 
n'ont  aucune  prétention  littéraire  ;  mais  elles  révèlent 
le  souci  de  l'ordre,  de  la  clarté,  de  l'élégance  même, 
bien  que  parfois  la  forme  en  soit  forcément  un  peu 
négligée.  On  y  relève  des  allusions  finement  tournées, 
des  comparaisons  originales;  etcela,  joint  à  la  grande 
richesse  du  fond,  en  rend  la  lecture  attachante.  On 
n'y  découvre  aucune  parole  vaine,  prétentieuse,  au- 
cune page  qui  n'ait  trait  aux  affaires  en  discussion  ou 


352  CHAPITRE    XV 

à  l'état  d'âme  du  dirigé.  C'est  bien  encore  de  l'apos- 
tolat ;  en  écrivant  le  prêtre  a  conscience  de  sa  mis- 
sion; il  ne  perd  jamais  de  vue  la  gloire  de  Dieu  ni  les 
intérêts  des  âmes. 


A  ces  travaux  qui  auraient  largement  suffi  pour 
occuper  toutes  les  heures  de  ses  journées,  congréga- 
tions, prédications,  fondations  ^d'instituts  religieux, 
relations  épistolaires,  M.  Chaminade  ajouta  un 
autre  ministère  qui  mérite  une  mention  non  moins 
honorable  :  il  fut  un  éminent  directeur  d'âmes,  et 
certes  ce  n'est  pas  un  de  ses  moindres  mérites, 
car,  ainsi  que  l'a  écrit  Mgr  Bougaud,  «pour  sauver 
le  monde,  surtout  à  certains  moments  de  crise,  pour 
l'arracher  au  mal  et  le  rendre  à  Dieu,  ni  les  fatigues 
de  l'apôtre,  ni  la  science  des  docteurs,  ni  les  larmes 
des  pénitents,  ni  les  gémissements  des  vierges  ne 
suffisent.  Toujours  il  a  fallu  y  joindre  l'humble  et 
profonde  action  des  saints  directeurs.  Ce  sont  eux  qui 
ont  toujours  formé,  dans  le  secret  du  confessionnal, 
les  grandes  âmes  qui  devaient  régénérer  le  monde  K  » 
Sans  compter  les  congréganistes  qui  se  confessaient 
à  M.  Chaminade  et  se  faisaient  diriger  par  lui  en 
grande  majorité,  beaucoup  de  prêtres  et  d'autres  laïcs 
lui  ouvraient  leur  âme  et  lui  en  laissaient  la  conduite. 

Le  fait  est  que  ce  prêtre,  réputé  d'ailleurs  pour  son 
savoir,  estimé  pour  sa  haute  vertu,  populaire  à  cause 
de  son  inépuisable  bienfaisance,  possédait  en  plus 
une  exacte  et  foncière  connaissance  du  cœur  humain  ; 

1.  Bougaud,  Histoire  de  sainte  Chantai,  t.  I,  p.  157. 


DIRECTION    DES    AMES  353 

aussi  pénétrait-il  dans  l'intime  des  consciences  avec 
une  rare  perspicacité,  et  il  avait  vite  discerné  àc{ui  il 
avait  affaire.  Dieu  lui  avait  largement  départi  le 
don  de  conseil. 

Afin  d'obtenir  des  conversions  et  des  progrès  dans 
la  vie  chrétienne,  il  ne  recourait  point  à  ces  secousses 
qui  sur  le  moment  ébranlent  et  retournent  les  cœurs, 
pour  les  laisser  retomber  ensuite  dans  leurs  égare- 
ments premiers,  faute  de  convictions  solides  et  d'habi- 
tudes enracinées;  il  préférait  une  action  lente,  mais 
continue,  un  progrès  insensible  qui  soulève  l'âme  peu 
à  peu  jusqu'à  une  vie  vraiment  surnaturelle.  C'était 
la  maxime  de  Bossuet  qu'il  appliquait  par  là  :  «  Il  ne 
faut  pas  précipiter  les  âmes  vers  Dieu,  il  faut  les  y 
conduire.  »  En  effet  son  but  était  d'amener  ses  dirigés 
à  la  profession  d'un  christianisme  vrai  et  sincère, 
assis  sur  une  foi  ferme  et  profonde.  Il  est  clair  qu'un 
tel  ouvrage  ne  s'improvise  pas  d'un  seul  coup. 

Pour  développer  le  germe  initial  de  la  foi,  il  con- 
seillait, en  plus  de  la  prière  et  des  sacrements,  une 
sérieuse  étude  de  la  religion  :  c'était  là  un  des  traits 
distinctifs  de  sa  méthode.  La  lecture  de  livres,  appro- 
priés à  la  culture  et  à  la  situation  du  sujet,  était  par 
lui  fortement  recommandée  ;  mais  il  voulait  qu'on  y 
joignit  la  méditation.  Car  il  ne  se  contentait  pas  qu'on 
eût  une  connaissance  spéculative  des  dogmes  :  il 
entendait  qu'on  en  acquit  cette  conviction  qui  prend 
toutes  les  puissances  de  Thomme,  et  que,  après  nos 
saints  Livres,  il  nommait  la  foi  du  cœur.  Au  reste, 
il  avait  peu  de  sympathie  pour  le  vague  et  le  senti- 
mental :  ce  n'est  pas  dans  les  douceurs  et  les  consola- 
tions de  la  piété  qu'il  faisait  consister  la  vertu,  mais 

2fi 


354  CHAPITRE    XV 

dans  la  pratique  sérieuse  de  tous  les  devoirs,  dans  la 
correction  graduelle  des  défauts  du  caractère,  dans 
une  lutte  incessante  contre  la  nature.  Il  insistait  for- 
tement sur  la  nécessité  de  cette  mort  à  soi-même  que 
préconise  l'ascétisme  chrétien,  tout  en  y  mettant 
d'ailleurs  ce  sage  discernement  qiû  sait  réserver  à 
chaque  chose  son  temps  et  son  lieu.  La  prière  et  le 
combat  contre  soi-même,  appuyés  sur  la  foi,  faisaient 
la  base  de  son  système;  le  courage  et  la  confiance  en 
la  grâce  en  formaient  le  caractère  ;  l'apostolat  par  les 
œuvres  de  zèle  ou  de  charité  en  devait  être  le  fruit. 

On  le  voit,  son  ascétisme  est  celui  de  tous  les  maî- 
tres en  la  partie  :  cependant,  par  ses  lettres,  on  apprend 
que  ses  préférences  allaient  volontiers  vers  M.  Olier, 
le  fondateur  de  Saint- Sulpice,  surtout  pour  ce  qui  a 
trait  à  l'union  avec  Notre-Seigneur.  Il  est  presque 
superflu  de  spécifier  qu'il  donnait  une  très  large  place 
à  la  très  sainte  Vierge  dans  sa  direction  :  modèle 
protectrice,  conseillère,  consolatrice,  mère,  il  la  pré- 
sente sous  ces  multiples  aspects  et  demande  qu'à  tout 
prix  on  en  vienne  à  l'aimer  filialement,  car  il  ne  con- 
çoit pas  de  véritable  vie  intérieure  sans  un  recours 
fréquent  à  ^larie. 


Au  cours  de  cette  histoire,  on  a  pu  voir  avec  quelle 
sollicitude  ^1.  Chaminade  recherchait  parmi  ses  diri- 
gés les  âmes  d'élite  sur  qui  Dieu  avait  des  vues  spé- 
ciales de  perfection,  et  comment  il  les  acheminait  pas 
à  pas  jusqu'à  la  pratique  des  conseils  évangéliques, 
soit  qu'il  leur  conseillât  de  demeurer  dans  le  monde. 


METHODE    Et    PRINCIPES  3oo 

soit  que  l'appel  divin  les  incitât  à  entrer  dans  une 
communauté.  Il  reste  à  détailler  quelque  peu  comment 
il  s'y  prenait,  dans  la  conduite  des  religieux  et  des 
religieuses,  pour  les  former  à  la  pratique  des  vertus  de 
leur  sainte  profession. 

M.  Chaminade  possédait  à  un  haut  degré  la  science 
de  l'état  religieux  :  élevé  par  son  frère,  ancien  jésuite, 
engagé  lui-même  dès  l'âge  de  quatorze  ans  dans  la 
pratique  des  vœux  et  des  obligations  essentielles  de  la 
vie  religieuse,  il  avait  entendu  à  Saragosse  une  voix 
mystérieuse  qui  le  conviait  à  travailler  non  seulement 
au  relèvement  de  la  foi  dans  son  pays,  mais  encore  à 
la  restauration  de  l'institution  monastique  :  le  dernier 
mot  de  sa  mission  était  de  former  des  religieux. 
Pénétré  de  cette  conviction,  il  s'était  adonné  avec 
prédilection  à  l'étude  des  formes  diverses  sous  les- 
quelles les  conseils  éA^angéliques  avaient  été  pratiqués 
dans  l'Église  depuis  l'antiquité  jusqu'à  son  époque.  Il 
avait  réuni  dans  sa  bibliothèque  une  collection  de 
règles  monastiques  des  plus  complètes.  Enfin  il  avait 
observé  dans  les  couvents  de  France  et  d'Espagne  les 
usages  du  monachisme  et  s'était  instruit  de  l'expé- 
rience des  anciens  religieux  qu'il  avait  rencontrés  sur 
son  chemin. 

Sa  compétence  en  cette  matière  était  si  universel- 
lement reconnue,  qu'il  ne  se  fondait  ou  ne  se  réta- 
blissait guère  d'Ordre  religieux  cà  Bordeaux  et  dans  la 
région  sans  qu'il  fût  consulté.  On  s'adressait  à  lui 
de  plus  loin  encore,  et  il  fut  appelé  plusieurs  fois  k 
contribuer,  non  seulement  par  ses  conseils,  mais  encore 
par  sa  coopération,  à  l'affermissement  d'Instituts  nais- 
sants; parfois  même  des  Ordres  déjà  anciens,  comme, 


356  CHAPITRE    XV 

en  1832,  les  missionnaires  du  bienheureux  Louis- 
Marie  Grignon  de  Montfort,  recoururent  à  ses  lu- 
mières pour  trancher  des  difficultés  dont  dépendait 
leur  existence.  Mais  ceux-là  surtout  avaient  droit  à 
sa  rare  expérience  des  choses  de  la  \ie  religieuse  que 
lui-même  avait  introduits  dans  la  voie  de  la  perfec- 
t'on  évangélique. 

A  ses  yeux,  l'abnégation  de  soi  est  le  pivot  autour 
duquel  tourne  l'existence  du  religieux  :  il  y  revient 
fréquemment  soit  dans  ses  exhortations,  soit  au  cours 
des  lettres  qu'il  adresse  à  ses  dirigés.  De  fait,  la  na- 
ture en  nous,  fût-elle  droite  et  pure,  et  elle  l'est  si 
peu,  est  inférieure  à  nous-mêmes,  depuis  que,  par 
notre  entrée  dans  l'ordre  de  la  grâce,  nous  sommes 
appelés  à  vivre  d'une  vie  divine.  On  ne  parvient  à 
établir  en  soi  une  telle  vie  que  par  l'humilité,  l'obéis- 
sance, l'abandon  à  la  volonté  de  Dieu  :  il  est  donc 
rigoureusement  nécessaire  que  le  religieux,  par  l'exer- 
cice journalier  de  ces  vertus,  s'efface  à  tel  point  lui 
même,  qu'il  puisse  dire  avec  saint  Paul  :  «  Ce  qui 
vit  en  moi,  ce  n'est  pas  moi,  c'est  Jésus-Christ  ^  » 
D'ailleurs,  un  sincère  oubli  de  soi  n'est-il  pas  encore 
l'indispensable  condition  de  l'apostolat  ? 

L'histoire,  non  moins  que  ses  propres  constata- 
tions, avait  montré  à  M.  Chaminade  comment  les  ri- 
chesses ont  amené  le  relâchement  dans  la  plupart  des 
Ordres  religieux.  Aussi  avait-il  une  haute  estime  de 
la  pauvreté,  et  il  n'admettait  pas  que  les  religieux, 
même  collectivement,  se  disent  ou  se  croient  proprié- 
taires. Leurs  biens  sont  la  propriété  de  Dieu,  ou  en- 

1.  .s.  Paul  aux  Galat.,  Il,  20. 


METHODE    ET    PRINCIPES  357 

core  de  l'Église  qui  le  représente  ;  les  Ordres  reli- 
gieux n'en  sont  que  les  administrateurs. 

Il  avait  peine  à  comprendre  qu'une  âme  religieuse 
consentit  à  traîner  son  existence  dans  la  banalité  ;  et 
pour  dissuader  ses  enfants  spirituels  de  cette  médio- 
crité, il  avait  des  mots  typiques  :  «  Ne  soyez  pas  reli- 
gieux à  demi  :  de  tels  religieux  finissent  par  ne  plus 
l'être,  ))  ou  encore  :  «  Rendons  synonymes  les  expres- 
sions de  saint  et  d'enfant  de  Marie.  »  D'après  lui,  la 
seule  route  qui  conduise  à  la  sainteté,  c'est  un  amour 
de  Dieu  vrai  et  généreux. 

Il  établissait  d'ailleurs  une  ligne  de  démarcation 
entre  les  diverses  sociétés  reconnues  par  l'Eglise,  et 
il  demandait  aux  membres  de  chacune  d'elles  de 
prendre  l'esprit  caractéristique  de  leur  famille  parti- 
culière. Pour  ses  propres  enfants,  c'est  la  vie  de  foi 
et  la  piété  filiale  envers  ^larie  qu'il  mettait  au  premier 
rang. 

Il  avait  une  sollicitude  à  part  pour  ceux  qui  étaient 
constitués  en  charge  et  qui  exerçaient  l'autorité.  11 
leur  montrait  un  paternel  intérêt,  parce  qu'il  considé- 
rait leur  position  comme  une  épreuve  ou  une  croix 
providentielle  dont  il  leur  importe  de  tirer  tout  le  bé- 
néfice. Hommes  dérègle,  soucieux  de  se  sanctifier  tout 
en  sanctifiant  autrui,  unis  intimement  à  Dieu  qu'ils 
représentent,  pieux  et  assidus  à  la  prière,  simples  et 
laborieux  plus  que  tous  autres,  fermes,  mais  bons  et 
condescendants  envers  leurs  Frères,  voilà  comment 
il  souhaitait  les  voir  apparaître  dans  les  communautés 
dont  ils  sont  les  chefs. 

Tels  sont  les  principes  que  le  Bon  Père  Chaminade 
inculquait  aux  membres  de  ses  familles  religieuses, 


358  CHAPITRE   XV 

comme  aux  âmes  qui  l'honoraient  de  leur  confiance 
tout  en  appartenant  à  d'autres  communautés.  De  la 
sorte,  il  a  préparé  des  générations  de  religieux  et  de 
religieuses  dont  beaucoup  déjà,  par  le  seul  spectacle 
de  leur  vie  et  indépendamment  de  leurs  œuvres  de 
zèle  ou  de  charité,  ont  largement  contribué  à  glori- 
fier le  nom  de  leur  auguste  Mère  et  patronne.  Aussi 
bien  leurs  travaux  proclament-ils  hautement  la  valeur 
intrinsèque  des  doctrines  et  des  méthodes  qui  ont 
présidé  à  leur  éducation.  Mais  le  meilleur  témoi- 
gnage qui  soit  rendu  à  la  direction  du  Bon  Père 
doit  être  demandé  à  ces  deux  vierges  prédestinées 
que  la  Providence  plaça  à  ses  côtés  pour  collaborer 
à  sa  mission,  et  de  qui  nous  avons  esquissé  la  vie.  Si 
Jeanne  de  Chantai,  entre  les  mains  de  saint  François 
de  Sales,  est  devenue  capable  de  fonder  la  Visitation, 
et  si  Louise  de  Marillac,  sous  la  conduite  de  saint 
Vincent  de  Paul,  s'est  préparée  à  instituer  les  Filles 
de  la  Charité,  nul  ne  saurait  contester  que  c'est  un 
éloge  de  premier  ordre  pour  la  direction  de  ces  saints. 
Or  on  sait  la  part  qu'a  prise  M.  Chaminade  dans  la 
formation  de  Mlle  de  Lamourous,  la  fondatrice  si 
remarquable  de  la  Miséricorde  à  Bordeaux,  et  de  la 
Mère  de  Trenquelléon,  qui  fut  l'initiatrice  non  moins 
éminente  des  Filles  de  ^larie  à  Agen.  A  la  vérité,  ces 
deux  belles  âmes  ne  sont  pas  de  la  même  famille  ;  la 
diversité  de  nature  et  de  caractère  entre  elles  est  évi- 
dente. Mais  justement,  le  parti  excellent  que  leur  direc- 
teur a  su  tirer  des  qualités  de  l'une  et  de  l'autre  pour 
l'entreprise  qui  leur  était  respectivement  assignée, 
met  en  singulier  relief  le  discernement  et  le  savoir- 
faire  de  cet  homme  de  Dieu. 


CHAPITRE  XVI 

Les   épreuves.  —  Les   dernières    années   (1841- 
1850).  —  La  mort. 


«  Un  chrétien,  disait  S.  Augustin,  doit  souffrir  plus 
qu'un  homme,  un  saint  plus  qu'un  chrétien  vulgaire, 
parce  que  les  épreuves  sont  en  proportion  des  res- 
sources, des  professions  et  des  destinées.  »  Cette  loi, 
qui  se  comprend  d'elle-même,  va  une  fois  de  plus  se 
réaliser  pour  ^I.  Chaminade. 

Il  touchait  au  terme  de  sa  carrière  et  à  l'achève- 
ment de  sa  mission.  Dans  sa  personne,  il  avait  montré 
la  raison  élevée  par  la  foi  à  une  très  haute  puissance, 
et  la  nature  portée  par  la  grâce  à  une  très  grande 
perfection.  On  avait  contemplé  en  lui  la  vertu  d'un 
saint,  la  prudence  d'un  sage,  le  zèle  d'un  apôtre,  la 
science  d'un  moraliste  et  d'un  ascète,  le  génie  d'un 
législateur.  Il  ne  restait  plus  qu'à  joindre  à  tant  de 
mérites  celui  de  l'épreuve,  qui  donne  du  prix  à  tous  les 
autres  et  sans  lequel  il  manque  quelque  chose  à  la 


360  CHAPITRE   XVI 

plus  belle  vie,  «  ce  je  ne  sais  quoi  d'achevé,  dit  Bos- 
suet,  que  le  malheur   ajoute  à  la  vertu  ». 

Sans  doute  Dieu  n'avait  pas  attendu  jusque-là  pour 
faire  à  son  serviteur  le  don  inestimable  de  la  douleur. 
On  n'arrive  guère  à  quatre-vingts  ans  sans  avoir 
beaucoup  souffert  ;  et,  surtout  quand  une  âme  s'est 
donnée  au  Seigneur  avec  toute  la  générosité  dont 
elle  est  capable,  la  croix  de  Jésus  ne  la  laisse  pas  de 
si  longues  années  sans  peser  sur  elle. 

Qu'étaient-ce,  pourtant,  que  ces  peines,  auprès  de 
celles  qui  allaient  fondre  sur  M.  Chaminade  au  déclin 
de  ses  jours  ?...  Il  devait  passer  par  les  crises  su- 
prêmes qu'ont  connues  bien  des  fondateurs  ou  réfor- 
mateurs d'Ordres  religieux  :  tels  saint  François 
d'Assise,  saint  Jean  de  la  Croix,  saint  Joseph  Cala- 
sanz,  saint  Jean-Baptiste  de  la  Salle,  saint  Alphonse 
de  Liguori...  Que  ceux  qui  s'en  scandaliseraient  se 
reportent  au  Jardin  de  Gethsémani,  où  Jésus  fut  as- 
sailli d'indicibles  tristesses,  puis  trahi  par  Judas,  au 
Calvaire  où  il  parut  abandonné  de  son  Père. 


Quand  il  avait  senti  les  atteintes  de  la  vieillesse, 
M.  Chaminade  avait  songé  à  se  retirer  du  gouver- 
nement de  sa  famille  religieuse.  Ce  n'était  pas  pour 
se  reposer  :  il  n'en  avait  jamais  eu  la  pensée;  mais 
il  souhaitait,  par  un  sentiment  d'humilité,  de  pouvoir 
se  démettre  de  la  supériorité,  et  consacrer  les  der- 
nières années  de  sa  vie  à  prier,  à  faire  pénitence  et 
à  se  préparer  à  la  mort;  il  voulait  aussi  pouvoir  plus 


EPREUVES    SUPREMES  3G1 

librement  travailler  à  affermir  ses  enfants  dans  leur 
saint  état,  et  aider  de  son  expérience  et  de  ses  conseils 
le  successeur  qu'il  se  serait  choisi.  Car,  à  l'exemple  de 
plus  d'un  saint  fondateur  d'Ordre,  et  en  conformité 
avec  les  Constitutions  de  la  Société  de  Marie,  il  se 
proposait  de  désigner  lui-même  celui  de  ses  fils  entre 
les  mains  de  qui  il  aurait  déposé  son  autorité  de  Su- 
périeur. 

11  avait  espéré  choisir  son  heure  pour  faire  connaître 
celui  qu'il  jugeait  le  plus  apte  à  continuer  son  œuvre, 
quand  un  événement  inattendu  vint  déjouer  ses  plans 
et  brusquer  la  solution. 

Vers  la  fin  de  1840,  ses  Assistants  crurent  devoir 
se  défendre  contre  certaines  revendications  d'ordre 
financier,  qui  exigeaient  au  préalable  l'annulation 
d'un  acte  signé  par  lui  huit  ans  auparavant.  Ils  étaient 
de  bonne  foi  :  leur  conseil,  avocat  instruit  et  chrétien 
pratiquant,  leur  avait  dit  que  le  droit  était  pour  la 
Société  de  Marie.  Cependant  le  fondateur  croyait  son 
acte  valide,  et,  de  plus,  il  ne  pouvait  plaider  contre  sa 
propre  signature.  Ses  Assistants  lui  demandèrent  donc 
de  donner  sa  démission,  comme  il  avait  déjà  eu  l'in- 
tention de  le  faire;  alors  ils  pourraient  exercer  le 
recours  qu'ils  croyaient  légitime.  A  l'intérieur  de  la 
Société,  cependant,  rien  ne  serait  changé  ;  le  fondateur 
continuerait  ta  suivre  toutes  les  séances  du  Conseil, 
et  aucune  mesure  importante  ne  serait  prise  sans  son 
aveu  ^ , 


1.  L'exposé  dans  lequel  nous  entrons  ici  diffère  partielle- 
ment de  celui  qu'on  trouve  dans  l'ouvrage  du  R.  P.  Simler, 
Guillaume- Joseph  Chaminade  (Paris,  Lecoflrc).  Cela  tient  à  ce 
que,    depuis    1901,   date    de    cette    publication,    de    nouvelles 


362  CHAPITRE    XVI 

Cette  proposition  le  surprit  et  le  peina  :  cependant, 
toujours  conciliant,  il  se  rendit  à  l'avis  de  son  Con- 
seil et  donna  sa  démission,  qui  d'ailleurs  ne  fut  pas 
notifiée  à  la  Société. 

Trois  années  se  passèrent  ainsi,  dans  une  tranquil- 
lité relative,  jusqu'à  la  conclusion  du  procès,  laquelle 
n'arriva  qu'en  février  1844.  L'affaire  s'était  poursui- 
vie sans  bruit,  car,  d'un  commun  accord,  les  parties 
avaient  remis  le  litige  entre  les  mains  d'un  arbitre, 
^l.  Ravez  :  celui-ci,  dans  sa  sentence,  déclara  que 
l'acte  signé  par  M.  Chaminade  était  valable,  qu'il 
n'excédait  pas  les  pouvoirs  du  signataire,  qu'il  était 
même  une  œuvre  de  sagesse,  et  que,  par  conséquent, 
la  Société  de  Marie  dcA^ait  en  exécuter  les  clauses. 

Le  procès  ainsi  terminé,  le  Bon  Père  pouvait  son- 
ger à  parfaire  sa  démission  en  se  donnant  un  succes- 
seur. 

Mais  parmi  les  Assistants,  il  y  en  eut  un,  indigne 
du  poste  de  confiance  qu'il  occupait,  qui  sut  embrouil- 
ler une  situation  si  claire  au  point  de  la  rendre  inex- 
tricable. Il  abusa  et  entraîna  les  autres  Assistants, 
puis  les  archevêques  de  Bordeaux  et  de  Besançon,  et 

recherches,  faites  de  la  façon  la  plus  méthodique  et  la  plus 
consciencieuse,  ont  fourni  des  renseignements  que  le  R.  P. 
Simler  ne  possédait  pas  et  dont  nous  nous  sommes  servis  pour 
écrire  ces  pages.  De  cette  enquête  il  ressort  en  particulier  que, 
si  le  poids  de  lAge,  des  fatigues  et  des  épreuves  se  fit  sentir 
lourdement  à  M.  Chaminade  dans  les  années  de  son  extrême 
vieillesse,  dautant  plus  admirable  fut  Ténergie  avec  laquelle, 
jusqu'au  bout,  il  lutta  pour  remplir  sa  mission  de  fondateur: 
seuls,  en  etïet,  la  conscience  de  sa  mission  et  rattachement  à 
son  devoir  de  fondateur  furent  les  inspirateurs  et  les  soutiens 
de  son  àme  dans  ces  luttes  qui  achevèrent  en  lui  l'œuvre  de  la 
sainteté. 


ÉPREUVES    SUPREMES  363 

enfin,  par  ces  derniers,  la  Sacrée  Congrégation  des 
Évéques  et  Réguliers. 

Il  prétendit  que  la  démission  donnée  par  le  fonda- 
teur, ayant  été  pure  et  simple,  était,  à  ce  titre,  exclu- 
sive du  privilège  reconnu  par  les  Constitutions  au 
Supérieur  qui,  dans  l'acte  même  de  sa  démission,  a 
proposé  son  remplaçant.  En  vain  ]M.  Chaminade,  fort 
de  son  droit  et  conscient  de  son  devoir  de  fondateur, 
invoqua  la  réserve  qu'il  avait,  disait-il,  explicitement 
formulée,  avant  de  signer  l'acte  officiel  de  démission  : 
les  Assistants  ne  pensèrent  pas  devoir  accéder  à  sa 
demande  et  le  dissentiment  paraissait  sans  issue. 

Les  archevêques  de  Bordeaux  et  de  Besançon,  ap- 
pelés à  donner  leur  avis,  jugèrent  la  situation  d'une 
extrême  gravité  et  ne  crurent  pas  pouvoir  mieux 
servir  la  Société  de  !Marie  qu'en  saisissant  de  l'af- 
faire la  Sacrée  Congrégation  des  Evoques  et  Régu- 
liers. 

^lalheureusement,  au  lieu  de  demander  aux  deux 
parties  leurs  moyens  de  défense,  les  prélats  se  con- 
tentèrent de  transmettre  à  Rome  les  documents  que 
leur  avaient  fournis  les  Assistants,  les  appuyant,  sans 
en  contrôler  la  valeur  et  l'exactitude,  de  tout  le  poids 
de  leur  crédit  et  de  leur  autorité  (31  octobre  1844). 

Le  principal  de  ces  documents  était  un  mémoire,  dit 
confidentiel  —  œuvre  du  meneur  de  cette  intrigue  — 
qui  «  sous  le  miel  et  les  roses  cachait  le  venin  et  le 
poison  »,  écrivait  à  l'auteur  lui-même  le  doux  M.  Che- 
vaux, futur  successeur  de  M.  Chaminade;  mémoire 
«  dans  lequel  il  avait  déchargé  son  cœur  gros  d'un 
amour-propre  blessé  et  désireux  de  se  venger,  mêlant 
les  calomnies  les  plus  insidieuses  à  quelques  médi- 


364  CHAPITRE    XVI 

sances  sur  des  défauts  ou  plutôt  imperfections  de  notre 
Bon  Père.  » 

Plus  tard,  l'archevêque  de  Bordeaux,  devenu  le 
cardinal  Donnet,  portera  sur  les  faits  de  cette  époque 
un  jugement  qui  n'est  guère  moins  sévère,  en  «  dé- 
clarant hautement  qu'il  avait  été  induit  en  erreur 
dans  les  affaires  de  M.  Chaminade,  et  que  les  ren- 
seignements qu'il  avait  fournis,  soit  à  d'autres  pré- 
lats, soit  à  la  Cour  romaine,  n'étaient  pas  conformes 
à  la  vérité  '  ».  De  son  côté,  l'archevêque  de  Besan- 
çon, le  futur  cardinal  Mathieu,  dira  son  regret  qu'on 
n'ait  pas  laissé  ^I.  Chaminade  à  la  tête  de  la  Société 
de  Marie  '^^  et  témoignera  de  sa  «  vénération  pour  la 
mémoire  de  M.  Chaminade-^  ». 

Mais  aujourd'hui,  pour  le  Bon  Père,  c'est  l'heure  de 
l'épreuve  ;  le  dissentiment  entre  le  vénérable  fonda- 
teur et  ses  Assistants  est  arrivé  à  son  tournant  déci- 
sif ;  celui  que  la  Providence  veut  purifier  dans  le 
creuset  de  la  douleur  et  proposer  comme  exemple  aux 
générations  futures,  ne  compte  plus,  auprès  de  lui,  un 
seul  ami  pour  le  consoler  et  le  défendre.  Il  faut  que 
l'holocauste  soit  consommé. 

Plusieurs  mois  après  le  recours  de  Mgr  de  Bor- 
deaux à  Rome,  n'ayant  pu  obtenir  communication 
d'aucun  des  mémoires  rédigés  contre  lui,  sans  l'appui 
ni  la  protection  de  personne,  M.  Chaminade  se  ré- 
solut à  écrire  au  Souverain  Pontife  :  il  se  bornait  à 
demander  «  qu'il  lui  fût  accordé  un  temps  suffisant 
pour  réprimer  les  abus  qui  s'étaient  introduits  dans 

1.  Lalanne,  Mémoire  pour  le  Chapitre  général  de  1868. 

2.  M.  Rothéa  à  M.  Chevaux,  3  juin  1847. 

3.  Lettre  du  27  février  1868. 


CHAPITRE    DE    SAINT-REMY  365 

Il  Société  et  régulariser  les  trois  offices  de  zèle,  d'ins- 
truction et  de  travail,  pour  ensuite  nommer  son  suc- 
cesseur et  ne  conserver  que  les  prérogatives  attachées 
à  son  titre  de  fondateur.  »  (26  février  1845.) 

La  parole  était  donc  à  la  Sacrée  Congrégation. 
S'en  tenant  au  texte  officiel  d'une  démission  où  n'était 
exprimée  aucune  réserve,  ne  voulant  pas  d'ailleurs, 
faute  d'informations  directes,  démêler  la  part  que  les 
passions  pouvaient  avoir  dans  la  présente  controverse, 
ni  se  prononcer,  soit  sur  les  mérites  de  M.  Chaminade 
et  de  ses  Assistants,  soit  sur  le  plus  ou  moins  de 
sympathie  des  membres  de  la  Société  pour  l'une  ou 
l'autre  des  deux  parties  en  litige,  elle  déclara  que  la 
place  de  Supérieur  général  de  la  Société  de  Marie 
était  vacante  et  qu'il  fallait  convoquer  le  Chapitre 
selon  les  Constitutions  (30  juillet  1845). 

M.  Chaminade  reçut  «  comme  venant  de  Jésus- 
Christ  même  )>  le  décret  de  la  Sacrée  Congrégation. 
Mais  il  ne  pouvait  reconnaître  qu'il  n'avait  mis  aucune 
réserve  à  sa  démission,  ni  que  la  place  du  Supérieur 
général  fût  vacante  dans  le  sens  admis  par  les  Assis- 
tants, et  qui  lui  semblait  aboutir  à  l'abandon  de  sa 
mission  de  fondateur  :  il  ne  le  pouvait  sans  aller 
contre  sa  conscience,  sans  aller  même,  pensait-il, 
contre  les  intentions  du  Saint-Siège  qui  l'avait,  à  plu- 
sieurs reprises,  confirmé  dans  ses  droits  et  ses  devoirs 
de  fondateur.  Malgré  ses  efforts  pour  éclairer  sur  la 
vraie  situation  Mgr  de  Bordeaux,  les  autres  prélats 
et  le  Souverain  Pontife  lui-même,  le  premier  Cha- 
pitre général  de  la  Société  de  Marie  se  réunit  à  Saint- 
Remy  (Haute-Saône),  où,  vu  son  âge  avancé,  il  lui 
était  de  toute  impossibilité  de  se  rendre. 


366  CHAPITRE    XVl 

Le  8  octobre  1845,  M.  Gaillet  fut  élu  Supérieur  gé- 
néral, avec  MM.  Chevaux,  Fontaine  et  Clouzet  comme 
Assistants,  et  leur  nomination  fut  ratifiée  à  Rome. 

Dès  lors,  M.  Chaminade  se  considéra  comme  relevé 
de  ses  fonctions  de  Supérieur  général  ;  mais  il  de- 
manda aussitôt  à  son  successeur  de  pouvoir  exercer 
librement  ses  devoirs  de  père  et  de  fondateur  de  la 
Société  de  Marie,  sans  aucune  contradiction  entre 
eux  :  il  voulait  dire  sans  qu'aucun  empiétât  sur  les 
droits  de  l'autre. 

Le  vénérable  fondateur  mettait  grand  soin  à  rassu- 
rer les  susceptibilités  du  nouveau  Supérieur  et  à  lui 
montrer  comment  son  autorité,  loin  de  perdre  à  cette 
action  commune,  y  gagnerait  plutôt.  «  Le  principe 
d'unité  de  pouvoir,  d'unité  d'autorité,  d'unité  de  di- 
rection, lui  disait-il,  n'est  pas  lésé  par  la  demande 
que  je  vous  fais.  Au  contraire,  votre  autorité  de  Su- 
périeur général  se  fortifiera  et  atteindra  bien  plus 
facilement  toutes  les  fins  de  son  institution.  »  Parfois 
il  précisait  encore  davantage,  et  s'estimait  heureux 
de  se  ranger  personnellement  parmi  les  plus  humbles 
de  ses  enfants:  «  M.  Chaminade  reconnaît  que 
M.  Caillet  a,  dans  l'ordre  spirituel,  comme  Supérieur 
général  de  la  Société  de  Marie,  une  juridiction  exclu- 
sive sur  tous  les  membres  de  la  Société,  sans  exclu- 
sion du  fondateur  lui-même.  »  —  «  Je  n'aurai  pas 
plus  de  liberté  de  me  soustraire  à  l'obéissance  du  nou- 
veau Supérieur  que  le  plus  simple  religieux,  »  disait - 
il  enfin,  deux  mois  seulement  avant  de  mourir,  rap- 
pelant ainsi  la  parole  que  saint  Alphonse  aimait  à 
répéter  à  ses  frères  :  «  Je  vous  l'ai  dit,  je  mourrai 
sujet  et  non  pas  Supérieur.  » 


LA    MISSION    DU    FONDATEUR  367 


Un  double  objet  tenait  en  éveil  sa  conscience  et 
ses  responsabilités  de  fondateur  :  réprimer  des  abus 
qui  ne  seraient  allés  à  rien  moins  cju'à  abâtardir  la 
Société,  comme  il  disait  énergiquement,  et  rendre 
cette  chère  Société  de  ^larie  toujours  plus  digne  du 
nom  qu'elle  avait  l'honneur  de  porter.  Souvent,  pour 
expliquer  à  ses  enfants  sa  sévérité  à  proscrire  tout  ce 
qui  était  contraire  à  l'esprit  de  la  fondation,  il  leur 
avait  répété  :  «  Les  abus  qui  s'introduisent  tant  que 
le  fondateur  est  vivant  deviennent  après  lui  des 
usages.  » 

Un  Supérieur  général  dont  les  pouvoirs  expirent, 
soit  parce  que  l'autorité  lui  avait  été  confiée  pour  un 
temps  déterminé,  soit  parce  qu'il  donne  sa  démission, 
redevient  par  le  fait  même  un  simple  religieux.  Il  n'en 
est  pas,  il  n'en  peut  être  ainsi  d'un  fondateur.  Dieu 
lui   a   inspiré  la  première  pensée  de  l'œuvre,  et  il 
lui  a  donné  les  moyens  et  les   grâces  pour  la  faire 
réussir.  Sa  mission  est  donc  vraiment  unique  dans  la 
vie  de  l'Institut,  et  cette  mission  ne  peut  finir  que  par 
la  mort.  Ne  voyons-nous  pas  saint  François  d'Assise 
se  démettre  de  la  supériorité  six  ans  avant  son  bien- 
heureux trépas,  déclarer  à  ses  frères  que  désormais  il 
n'est  plus  qu'un  inférieur  comme  eux,  et  pourtant  in- 
tervenir ensuite  à  maintes  reprises  pour  réformer  les 
abus,  admonestant  ouvertement  son  successeur,  Frère 
Elie,  censurant  les  Supérieurs  locaux,  se  plaignant 
amèrement  de  ce  que  ceux  cà  qui  il  a  laissé  son  autorité 
en  abusent  pour  lui  voler  sa  famille  ?. ..  Et  l'on  trouve- 


368  CHAPITRE   XVI 

rait  d'autres  faits  analogues  dans  l'histoire  des  fonda- 
teurs. 

M.  Gaillet  ne  se  rendait  pas  assez  compte  de  la  dis- 
tinction que  faisait  M.  Chaminade  entre  les  obliga- 
tions du  Supérieur  général  et  celles  du  fondateur  ;  il 
n'avait  pas  non  plus  conscience  des  abus  contre  les- 
quels il  négligeait  de  réagir.  Il  ne  croyait  donc  pas 
pouvoir  consentir  aux  demandes  de  M.  Chaminade, 
quelque  répétées  et  quelque  pressantes  qu'elles  fus- 
sent, et  il  essayait  de  calmer  ses  inquiétudes,  les  at- 
tribuant, soit  à  la  caducité  de  l'âge,  soit  au  sentiment 
exagéré  de  ses  obligations. 

Des  deux  côtés  la  bonne  foi  était  égale,  mais  non 
l'intelligence  de  la  situation.  Si  le  nouveau  Supérieur 
avait  été  plus  avisé,  s'il  avait  eu  autant  de  souplesse 
de  caractère  qu'il  avait  de  droiture  d'âme,  il  aurait 
compris  que  —  même  au  point  de  vue  où  il  se  plaçait 
—  par  la  voie  des  concessions,  il  avait  plus  à  gagner 
qu'à  perdre  pour  les  vrais  intérêts  de  la  Société. 

Dans  les  maisons  des  deux  Instituts,  ce  conflit, 
dont  la  plupart  des  religieux  ignoraient  le  point  de 
départ  et  les  détails,  ne  provoqua  heureusement 
qu'un  redoublement  de  ferveur  ;  on  priait  avec  persé- 
vérance, on  montrait  une  fidélité  plus  grande  au  de- 
voir, et  Dieu  continuait  à  bénir  les  œuvres  ainsi 
qu'à  multiplier  les  ouvriers,  comme  on  a  pu  s'en 
rendre  compte  par  les  détails  rapportés  plus  haut  ^ 

Quant  à  M.  Chaminade,  il  fut  admirable  de  foi, 
de  fermeté  et  de  courage,  d'esprit  d'humilité  et  de 
pénitence  pendant  toute   la  durée   de    cette    longue 

1.  ^'oir  plu?  haut,  chap.  XIV. 


DERNIERES    ANNEES  369 

épreuve  :  c'est  au  pied  du  crucifix  et  dans  le  recours 
filial  à  jNIarie  qu'il  cherchait  son  unique  soulagement. 
Sans  doute,  à  l'âge  où  il  était  parvenu,  les  organes 
avaient  fini  par  céder  sous  le  poids  des  années  ;  il  ne 
voyait  et  n'entendait  plus  qu'avec  peine,  et  sa  mé- 
moire avait  considérablement  faibli  :  la  vigueur  de 
son  âme  n'en  apparaissait  que  plus  admirable.  iVyant 
contre  lui  les  décisions  des  hommes  qui  l'entouraient, 
entravé  de  mille  manières,  prié,  pressé,  supplié  de 
céder,  n'ayant,  humainement  parlant,  rien  à  gagner 
et  tout  à  perdre  à  continuer  sa  résistance,  il  résistait 
néanmoins,  et  résista  jusqu'à  la  fin,  pour  suivre  la 
voix  de  sa  conscience  et  remplir  ses  devoirs  de  fon- 
dateur. «  Je  crois  être  obligé  de  me  défendre,  écrivait- 
il  au  Nonce  apostolique  :  ma  conscience  me  le  com- 
mande impérieusement,  dussé-je  en  mourir  :  cette 
mort  me  paraîtrait  assez  précieuse  pour  m'empêcher 
de  l'éviter.. .  Ma  conscience  m'ordonne  bien  de  prendre 
patience  et  d'adorer  les  desseins  du  Seigneur,  mais 
aussi  de  prendre  les  moyens  les  plus  convenables 
pour  faire  cesser  les  scandales  et  empêcher  la  perte  de 
la  Société  de  Marie.  )>  Il  se  déclarait  prêt  à  tout,  «  prêt 
à  monter  à  l'échafaud,  »  c'était  son  expression  em- 
preinte du  souvenir  de  la  Terreur,  plutôt  que  de  ne 
pas  satisfaire  «  aux  cris  de  sa  conscience  ». 

Aussi  bien,  ces  redoutables  épreuves  n'avaient 
rien  qui  pût  le  surprendre.  Dès  la  fin  de  1840,  il  avait 
écrit  à  un  de  ses  disciples  les  plus  chers,  M.  l'abbé 
Léon  Meyer  :  «  Cherchez  à  comprendre  qu'il  est  dans 
l'ordre  général  de  la  Providence,  que  le  fondateur  et  les 
cofondateurs  des  grandes  œuvres  de  Dieu  aient  beau- 
coup à  souffrir,  et  que  leurs  sueurs,  leurs  pieux  gé- 

24 


CHAPITRE    XVI 


missements  devant  Dieu  soient  comme  la  rosée  qui 
doit  faire  germer  les  semences  qu'ils  jettent  :  Eunles 
ibant  et  flebanl.  »  Sans  doute,  la  pensée  de  voir  sa 
Société  exposée  encore  une  fois  «  au  crible  de  Satan  » 
le  remplissait  de  douleur  ;  mais  sa  confiance  en  Marie 
n'en  était  nullement  ébranlée,  et  pénétrant  le  sens 
profond  de  ces  épreuves,  il  disait  :  «  J'adore  les  des- 
seins de  Dieu,  et  j'ai  confiance  que  cette  grande  per- 
turbation ne  sera  que  pour  me  purifier  et  purifier  la 
Société  :  elle  n'en  sera  que  plus  propre  à  remplir  les 
desseins  de  Dieu  sur  elle  dans  son  institution  ^  »  Sa 
confiance  s'affermissait  même  à  mesure  que  la  tem- 
pête devenait  plus  terrible  :  «  Ne  croyez  pas,  mon 
cher  fils,  écrivait-il  encore  à  M.  Léon  Meyer,  que  je 
sois  inquiet,  seul  au  milieu  des  orages.  La  Société  de 
?darie  est,  à  n'en  pas  douter,  l'œuvre  de  Dieu  pour  la 
gloire  de  Marie.  Sans  appui  humain,  cette  œuvre  se 
soutiendra  après  qu'elle  aura  été  purifiée  par  la  tribu- 
lation  2 .  )) 


On  arriva  ainsi  jusqu'à  la  fin  de  l'année  1849. 
M.  Ghaminade  avait  vu  disparaître  l'un  après  l'autre 
tous  ses  anciens  amis  et  coopérateurs.  Le  P.  Bouet 
avait  succombé  le  15  mai  1848.  M.  David  Monier  était 
mort  le  dernier  auprès  de  lui,  le  28  janvier  1849.  Dieu 
lui  imposait  tous  les  sacrifices  sans  autre  compensa- 
tion que  celle  de  satisfaire  jusqu'au  bout  aux  exigences 


1.  A  M.  Chevaux,  7  août  1845. 

2.  A  M.  Meyer,  9  septembre  1845. 


LA    MALADIE  371 

(le  sa  conscience.  Car  jusqu'au  bout  il  resta  fidèle  à 
lui-même  et  ne  se  démentit  pas  un  instant. 

Cependant,  M.  Caillet  souffrait  vivement  d'un  con- 
flit qui,  depuis  trop  longtemps,  mettait  le  père  aux 
prises  avec  ses  enfants.  Il  priait  et  faisait  prier;  il 
ne  cessait  de  chercher  une  solution  qui,  sans  rien 
sacrifier  de  ce  qu'il  regardait  comme  son  devoir,  pût 
donner  satisfaction  à  M.  Chaminade,  quand  la  fin 
arriva  pour  le  vénérable  vieillard. 

Le  premier  dimanche  de  l'année  1850,  le  6  jan^der 
au  soir,  le  fondateur,  qui  touchait  à  la  fin  de  sa 
quatre-vingt-neuvième  année,  fut  frappé  d'apoplexie, 
tandis  qu'il  se  faisait  lire  l'histoire  de  l'Eglise.  Cette 
attaque  lui  paralysa  le  côté  droit  et  lui  enleva  l'usage 
do  la  parole,  mais  en  lui  laissant  toute  sa  lucidité 
d'esprit.  M.  Caillet  et  ses  Assistants  accoururent, 
très  émus,  et  comme  le  vénérable  malade  leur  fai- 
sait comprendre  par  gestes  combien  vif  était  son  dé- 
sir de  voir  la  paix  rétablie,  ils  lui  présentèrent  un 
texte  d'accommodement  :  c'était  enfin  la  reconnais- 
sance explicite  de  ces  droits  et  de  cette  mission  de 
fondateur  que  M.  Chaminade  avait  défendus  jusqu'au 
bout.  Le  Bon  Père  exprima  par  les  signes  d'une  vive 
approbation  la  joie  que  lui  causait  la  fin  de  ces  tristes 
démêlés. 

Le  lendemain,  le  danger  paraissant  imminent, 
M.  Collineau,  accouru  lui  aussi  auprès  de  son  an- 
cien et  toujours  vénéré  maître,  demanda  comme  une 
faveur  et  obtint  de  lui  administrer  l'extrême-onction, 
la  contraction  de  sa  gorge  ne  permettant  pas  de  lui 
donner  le  saint  Viatique.  D'un  moment  à  l'autre,  on 
s'attendait  à  lui  voir  rendre  le  dernier  soupir,  quand 


372  CHAPITRE    XVI 

au  contraire  son  état  s'améliora  légèrement.  Sa  vie 
se  prolongea  pendant  quinze  jours  encore.  La  gorge 
se  dégagea  insensiblement  et,  sans  que  l'usage  de  la 
parole  lui  fût  rendu,  il  put  recevoir  la  sainte  commu- 
nion après  laquelle  il  soupirait;  M.  Caillet  la  lui 
donna  une  seconde  fois  en  viatique  quand  on  eut 
perdu  l'espoir  de  le  sauver.  Tous  ceux  qui  l'avaient 
connu  et  aimé  venaient,  les  uns  après  les  autres, 
s'édifier  auprès  de  son  lit  de  souffrance,  et  recevoir 
de  lui  une  dernière  bénédiction.  L'archevêque  ne  fut 
pas  des  derniers  à  se  rendre  auprès  du  malade  et 
sortit  touché  de  ses  pieuses  dispositions. 

Peu  à  peu  cependant  la  vie  s'en  allait  ;  les  saignées 
ne  faisaient  que  diminuer  les  forces  du  malade  sans 
lui  rendre  l'usage  de  ses  organes.  Le  pouls  s'affai- 
blissait ;  les  signes  devenaient  plus  rares  ;  mais  il 
conservait  le  libre  exercice  de  ses  facultés,  dont  il  jouit 
jusqu'au  moment  de  sa  mort.  Les  Assistants  ne  s'éloi- 
gnaient plus  de  son  chevet.  L'agonie  commença  le 
mardi,  22  janvier,  vers  trois  heures  du  soir.  Sentant 
sa  fin  s'approcher,  il  saisit  le  crucifix  d'une  main  dé- 
faillante et  le  porta  respectueusement  à  ses  lèvres  ;  il 
essaya  de  renouveler  cet  acte  de  foi  et  de  piété,  mais 
sa  main  mourante  retomba  sur  sa  poitrine,  contre  la- 
quelle il  tint  pressée  la  croix  jusqu'au  moment  où  il 
rendit  son  âme  à  son  créateur.  M.  Caillet  achevait 
en  ce  moment  les  prières  des  agonisants,  entouré 
d'un  grand  nombre  de  religieux  en  larmes  :  il  était 
environ  quatre  heures  du  soir.  Telle  fut  la  fin  de  cet 
homme  de  Dieu,  simple  comme  l'avait  été  sa  vie  en- 
tière. 

Ljs  fidèles  se  pressèrent  le  lendemain  autour  de  sa 


LA    MORT  373 

dépouille  mortelle,  exposée  dans  cette  église  où,  pen- 
dant près  de  cinquante  ans,  s'était  exercé  son  infati- 
gable apostolat.  On  faisait  toucher  des  objets  à  ses 
restes  vénérés  ;  on  se  disputait  tout  ce  qui  lui  avait 
appartenu  :  ceux-là  s'estimèrent  le  plus  heureux  qui 
obtinrent  une  mèche  de  ses  cheveux. 

Ses  funérailles  furent  célébrées  solennellement,  le 
jeudi  24  janvier.  Elles  furent  précédées  d'un  service 
à  la  Madeleine,  après  lequel  le  corps  fut  transporté  à 
la  cathédrale  Saint- André,  où  devait  avoir  lieu  l'office 
principal,  selon  le  rit  usité  pour  les  chanoines.  L'af- 
fluence  fut  grande.  On  y  remarqua  principalement 
le  concours  des  œuvres  bordelaises  et  des  Ordres  re- 
ligieux qui  tous,  à  des  titres  divers,  lui  étaient  rede- 
vables de  quelque  service.  Le  corps  fut  porté  au  ci- 
metière de  la  Chartreuse  ^  et  enseveli  au  caveau  des 
prêtres. 


En  1871,  l'abbé  Estignard,  ancien  disciple  de 
M.  Ghaminade,  qui  n'avait  pu  rester  dans  la  Société, 
mais  qui  avait  voué  au  fondateur  ce  culte  de  véné- 
ration dont  ne  pouvait  se  défendre  quiconque  l'avait 
intimement  connu,  conçut  le  dessein  d'élever,  au  ci- 
metière de  la  Chartreuse,  un  monument  à  sa  mé- 
moire. Mettant  ce  projet  à  exécution,  il  érigea  un  re- 
marquable mausolée  au-dessus  duquel  se  dresse  la 
statue  de  la  Vierge  Immaculée,  de  celle  qui  a  présidé 

1.  Le  cimetière  de  Bordeaux  est  appelé  «  la  Cliartreuse  »,  à 
cause  de  son  emplacement  qui  est  celui  d'un  ancien  monastère 
de  Chartreux. 


374  CHAPITRE    XVI 

à  toute  la  vie  et  à  toutes  les  œuvres  du  fondateur. 
C'est  là  que,  le  14  novembre  1871,  fut  transférée  la 
dépouille  mortelle  du  Bon  Père,  en  présence  du  do- 
nateur, de  M.  Lalanne,  représentant  du  Supérieur 
général  et  de  quelques  religieux  de  la  Société  de 
]Marie. 

Bientôt,  sans  qu'on  puisse  dire  comment,  la  popula- 
tion bordelaise  apprit  le  chemin  de  cette  tombe  ;  de 
nombreux  fidèles  vinrent  la  visiter  ;  ils  y  déposaient  des 
fleurs,  ils  s'y  agenouillaient  pour  prier,  pour  solliciter 
des  grâces,  souvent  aussi  pour  remercier  après  une 
faveur  obtenue. 

Il  ne  nous  appartient  pas  d'apprécier  la  portée  de 
cette  affluence  qui  continue  de  plus  en  plus  nombreuse 
et  confiante  ;  constatons  seulement  ce  fait  étrange  : 
bon  nombre  de  ceux  qui  viennent  ainsi  demander  du 
secours  ignorent  la  vie  et  les  œuvres  de  celui  dont  ils 
réclament  l'intercession  ;  ils  ne  le  connaissent  que 
comme  un  serviteur  de  Dieu. 

Cet  hommage  qu'ils  rendent  à  sa  mémoire,  malgré 
le  mystère  dont  elle  est  enveloppée  pour  eux,  concorde 
avec  le  témoignage  de  ceux  qui  l'ont  vu  au  grand 
jour,  qui  l'ont  approché  de  plus  près  et  qui  ont  vécu 
dans  son  intimité.  Tous  pensent  de  lui  ce  que,  au 
jour  de  la  translation  de  ses  restes  vénérés,  disait  au 
bord  de  sa  tombe  M.  Lalanne,  son  premier  disciple  : 
«  La  longue  vie  de  ^L  Chaminade  a  toujours  été 
pleine  de  bonnes  œuvres.  L'application  constante  de 
sa  pensée  à  la  méditation  des  vertus  du  divin  Maître, 
dont  il  s'était  efforcé  de  reproduire  en  lui-même  une 
image,  avec  la  puissante  assistance  de  la  très  sainte 
Vierge  Immaculée  et  de  saint  Joseph,  avait  imprimé 


LA    SEPULTURE  375 

jusque  dans  ses  traits,  distingués  déjà  par  une  beauté 
naturelle,  un  caractère  de  sérénité,  de  modestie  et  de 
majesté,  qui  inspirait,  au  premier  aspect,  la  vénéra- 
tion et  la  confiance. 

«  Témoin  de  ses  actes  et  de  ses  paroles,  nous  affir- 
mons ici  devant  le  Ciel,  qui  en  a  été  témoin  comme 
nous,  que  jamais  nous  ne  l'avons  surpris  dépensant, 
je  ne  dis  pas  un  jour,  mais  une  seule  heure  de  son 
temps  et  de  son  travail  continuel,  à  quoi  que  ce  fût  qui 
ne  se  rapportât  pas  à  Dieu  et  à  la  conduite  des  âmes 
dans  les  voies  de  Dieu.  Personne  ne  produira  de  lui  un 
écrit,  une  lettre,  un  propos,  pas  une  instruction,  un 
exemple  ou  un  conseil  qui  ne  puisse  servir  à  la  piété; 
il  n'est  pas  possible  de  définir  autrement  cet  homme 
qu'en  l'appelant  un  Homme  de  Dieu.  » 


EPILOGUE 


Pour  être  durables,  les  grandes  œuvres  chrétiennes 
doivent  être  conçues  dans  les  humiliations  et  enfantées 
dans  les  souffrances.  Humainement  parlant,  les  der- 
nières années  de  M.  Chaminade  autorisaient  à  conjec- 
turer que  les  créations  d'un  fondateur  ainsi  éprouvé  et 
humilié  par  ses  propres  enfants  ne  tarderaient  pas  à 
s'effondrer  après  sa  mort.  En  réalité,  ces  suprêmes 
épreuves  avaient  été  permises  par  Dieu  pour  achever 
d'épurer  son  âme,  et  sa  mort  allait  être  le  point  de 
départ  d'une  nouvelle  prospérité,  comme  on  peut  s'en 
convaincre  par  un  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  leur 
histoire. 

La  première  de  ces  œuvres  est  la  Miséricorde.  Fi- 
dèle à  l'impulsion  qu'elle  a  reçue  de  Mlle  de  Lamou- 
rous  et  du  Bon  Père,  elle  n'a  pas  cessé  d'être  l'édi- 
fication et  l'admiration  de  la  ville  de  Bordeaux.  Elle 
s'est  même  étendue  au  dehors,  et  le  Saint-Siège  l'a 
érigée  en  Congrégation  religieuse  :  en  1865,  il  lui  a 
décerné  un  Bref  laudatif,  et  le  28  juillet  1880  il  l'a 
définitivement  approuvée. 


ETAT    FRESE^T  377 

Les  Filles  de  Marie  ont  aussi  conservé  comme  un 
dépôt  sacré  les  principes  que  leur  a  inculqués  leur  fon- 
datrice, Mère  de  Trenquelléon,  sous  l'inspiration  et 
la  direction  constante  de  ]M.  Chaminade.  Leurs  mai- 
sons de  France  et  de  Corse  ont  obtenu  des  résultats 
fort  consolants  dans  l'éducation  des  jeunes  personnes 
et  l'établissement  de  congrégations  d'Enfants  de  ^larie  ; 
leur  développement,  un  moment  ralenti,  a  repris  son 
cours  normal.  Dès  l'année  1839,  le  Souverain  Pon- 
tife leur  accordait  un  solennel  décret  de  louange  ;  leurs 
Constitutions  ont  été  revêtues  en  1888  d'une  appro- 
bation définitive. 

Quant  à  la  Société  de  Marie,  elle  poursuit  fidèle- 
ment sa  mission  ;  à  travers  d'inévitables  contradictions, 
elle  a  conservé  l'organisation  qu'elle  avait  reçue  dès 
son  origine.  Sous  la  bénédiction  et  la  protection  de 
Marie,  elle  s'est  multipliée,  et  aujourd'hui  elle  se 
trouA^e  avoir  transplanté  des  rejetons  dans  les  cinq 
parties  du  monde. 

En  Europe,  elle  a,  de  proche  en  proche,  étendu  ses 
établissements  de  toute  nature  en  France,  en  Suisse, 
en  Autriche,  en  Allemagne,  en  Belgique,  en  Italie  et 
en  Espagne.  Elle  y  poursuit  la  tâche  de  rechristia- 
nisation  pour  laquelle  M.  Chaminade  l'a  instituée. 
L'organisation  qu'il  lui  a  donnée,  la  remarquable  sou- 
plesse dont  il  a  su  la  doter,  répondent  directement  aux 
besoins  des  sociétés  contemporaines  envahies  par 
l'irréligion,  minées  dans  leurs  assises  même  par  des 
doctrines  dissolvantes,  menacées  dans  leur  paix  inté- 
rieure par  les  plus  dangereux  ferments  de  haine.  En 
vain  les  philosophes,  les  sociologues  et  les  politiques 
chercheraient  à  conjurer  le  péril;  contre  l'erreur,  Pin- 


378  EPILOGUE 

justice  et  la  haine,  il  n'y  a  de  vrai  remède  qu'en  Celui 
qui,  par  essence,  est  la  vérité,  la  justice  et  l'amour, 
en  Jésus,  Fils  de  Dieu,  incarné  dans  le  sein  de  la 
Vierge  Marie.  Le  salut  des  peuples,  comme  celui  des 
individus,  ne  s'opérera  efficacement  que  grâce  aux 
apôtres  qui  se  dévoueront  à  «  multiplier  les  chrétiens  » . 
Pour  cette  croisade  nouvelle,  les  fils  de  M.  Chaminade 
trouvent  dans  les  prescriptions  de  leur  Père  et  dans 
les  traditions  de  leur  Société  une  tactique  et  des  mé- 
thodes appropriées  qui,  mises  en  œuvre  par  leurs  ai- 
nes, ont  victorieusement  suhi  l'épreuve  du  temps. 

Introduite  aux  Etats-Unis  en  1849,  du  vivant  même 
de  son  fondateur  et  par  l'un  de  ses  disciples  les  plus 
aimés  et  les  plus  fidèles,  la  Société  s'y  est  développée 
sans  obstacle  :  aujourd'hui  elle  y  possède  deux  Pro- 
vinces florissantes. 

Dans  l'Afrique  du  nord  où  elle  a  ensuite  pénétré, 
elle  a  pris  sa  part  à  la  restauration  chrétienne  par 
d'importantes  œuvres  d'éducation. 

Les  écoles  de  l'archipel  des  îles  Hawaï  (Océanie) 
ont  été  confiées  en  1883  aux  religieux  de  le  Société; 
au  collège  Saint-Louis  h  Honolulu  et  dans  les  écoles 
primaires  de  Wailuku  et  Hilo,  trente  maîtres,  venus 
des  Provinces  américaines,  donnent  l'éducation  à  une 
population  de  douze  cents  élèves,  appartenant  aux 
nationalités  les  plus  diverses. 

En  janvier  1888,  un  autre  essaim  de  religieux  mis- 
sionnaires, celui-ci  détaché  surtout  des  Provinces 
françaises,  se  fixait  au  Japon.  Le  premier  établisse- 
ment s'ouvrit  cà  Tokyo  ;  le  second  à  Nagasaki  (1891)  ; 
un  troisième  suivit  bientôt  à  Osaka  (1898)  et  un  qua- 
trième à  Yokohama  (1901).  Sans  parler  des  auxiliaires 


ETAT    PRESENT  379 

indigènes  dont  le  concours  est  indispensable  pour 
l'enseignement  du  japonais  et  des  autres  matières 
spéciales,  les  quatre  maisons  emploient  une  soixan- 
taine de  religieux,  prêtres  et  laïcs  ;  ces  missionnaires 
groupent  autour  d'eux  plus  de  deux  mille  élèves,  si 
Ton  tient  compte  des  autres  œuvres  qu'ils  ont  accep- 
tées :  écoles  du  soir,  cours  donnés  à  l'Université  ou 
dans  certains  établissements  de  l'État.  L'année  1907  a 
vu  la  création  d'une  école  apostolique  àUrakami,  près 
Nagasaki  ;  son  but  est  de  recruter  dans  les  anciennes 
chrétientés  du  Sud  un  personnel  japonais  destiné  à 
renforcer  le  nombre  des  ouvriers  de  l'Evangile  dans 
ce  pays  de  si  riche  avenir. 

Ainsi  se  sont  réalisées  les  espérances  de  M.  Ghami- 
nade,  qui,  dès  1822,  parlait  à  ses  fils  «  d'aller  jusqu'au 
bout  du  monde,  s'ils  y  étaient  appelés  ».  D'ailleurs,  à 
mesure  que  grandissait  l'humble  plante,  semée  par  les 
mains  de  ce  vénéré  Père,  l'Église  multipliait  en  sa 
faveur  les  encouragements  et  les  bénédictions. 

Dès  les  origines,  un  bref  de  Pie  VII,  en  date  du 
25  mai  1819,  avait  accordé  aux  membres  de  la  Société 
de  précieuses  indulgences.  Vint  ensuite  la  longue 
période  des  approbations  qui  se  succédèrent  selon  les 
règles  du  droit  canon.  Par  un  décret  du  12  avril  1839, 
Grégoire  XVI  loua  hautement  le  fondateur,  bénit  les 
premiers  travaux  de  la  Société  et  exhorta  ses  membres 
à  se  maintenir  dans  l'esprit  de  la  fondation.  En  1865, 
par  un  Bref  du  17  juin,  Pie  IX  garantissait  à  la  Société 
une  existence  canonique  et  régulière.  Peu  après,  le 
même  Pontife  rendait  le  décret  du  30  janvier  1869  à 
la  suite  d'une  visite  apostolique  dont,  par  délégation 
spéciale,  s'était  acquitté  le  cardinal  ^lathieu,  arche- 


3  80  EPILOGUE 

vêque  de  Besançon.  Ce  visiteur  extraordinaire  avait 
pour  mission  d'examiner  s'il  convenait  de  maintenir 
la  composition  mixte  de  la  Société.  Avec  un  grand 
dévouement,  il  se  rendit  lui-même  dans  les  principales 
maisons  et  y  fit  venir  tous  les  profès  perpétuels  pour 
les  interroger  individuellement;  ceux  avec  qui  il  ne 
put  avoir  un  entretien  verbal  lui  transmirent  leurs 
vœux  par  écrit.  Cette  consultation  démontra  que  la 
presque  unanimité  voulait  la  conservation  de  la  Société 
telle  qu'elle  avait  été  dès  l'origine,  c'est-à-dire  com- 
posée de  sociétaires  prêtres  et  de  sociétaires  laïcs.  Un 
Chapitre  général,  réuni  sous  la  présidence  du  Cardinal 
visiteur,  confirma  le  vote  des  membres  de  la  Société, 
et  le  décret  du  30  janvier  1869  sanctionna  officielle- 
ment le  principe  de  l'union  des  deux  éléments  dans  un 
seul  et  même  Institut. 

Enfin  le  10  juillet  1891,  Léon  XIII  approuvait  et 
confirmait  pleinement  les  Constitutions  mêmes  de  la 
Société. 


Tel  fut  le  passé,  tel  est  le  présent  des  œuvres  lais- 
sées par  M.  Chaminade.  Nous  les  voyons  arrivées  à 
l'âge  adulte.  La  pensée  première  du  fondateur  n'a 
pas  cessé  d'éclairer  leur  marche,  et  la  protection  sur- 
naturelle de  la  Vierge  immaculée,  pour  la  gloire  et  le 
service  de  qui  elles  avaient  été  créées,  les  a  soutenues 
à  travers  le  monde.  Rien  ne  leur  manque  désormais 
de  ce  qui  constitue  les  organismes  religieux.  Elles 
ont  subi  les  attaques  du  dehors  et  elles  en  ont  eu 


ESPERANCES  381 

raison.  L'inévitable  contact  de  la  faiblesse  humaine 
ne  les  a  pas  épargnées,  et  leur  idéal  ne  s'est  pas 
abaissé.  Elles  peuvent  donc  aller,  remplies  d'espé- 
rance, vers  les  perspectives  que  leur  ouvre  l'ave- 
nir. 

Par  elles  survivra  le  nom  de  M.  Chaminade  :  elles 
témoigneront  de  la  justesse  des  vues  que  le  fondateur 
avait  eues  en  les  établissant,  et  elles  proclameront  que 
vraiment  il  a  été  l'instrument  de  la  Providence. 

Car  Dieu  ne  glorifie  pas  seulement  ses  serviteurs 
d'élite  en  exauçant  les  prières  à  eux  adressées  et  en 
opérant  des  miracles  sur  leur  tombeau.  Aussi  bien, 
peut-on  dire  que  déjà  ce  rayon  de  gloire  a  effleuré  la 
mémoire  du  vénéré  fondateur  :  d'un  grand  nombre  de 
lettres  et  de  témoignages  sérieux  il  appert  que  des 
faveurs  plus  qu'ordinaires  ont  été  obtenues  par  son 
intercession. 

Mais  il  est  un  autre  triomphe  que  Ton  peut  mettre 
de  pair  avec  celui  des  miracles  :  c'est  celui  des  con- 
ceptions que  ces  envoyés  divins  ont  réalisées,  des  dé- 
votions qu'ils  ont  préchées  et  propagées. 

Durant  toute  sa  carrière  apostolique,  M.  Chaminade 
a  hautement  préconisé  l'apostolat  des  laïcs,  joint  et 
subordonné  à  celui  des  prêtres.  En  établissant  ses 
congrégations,  il  l'organisait  déjà  au  sein  de  cette 
jeunesse  franchement  chrétienne.  Il  a  poussé  plus  loin 
son  idée  et,  par  une  tentative  hardie,  qui  a  fait  revivre 
en  nos  temps  une  organisation  des  âges  lointains,  il  a 
associé,  sans  les  confondre,  dans  une  collaboration 
sagement  pondérée  et  répartie,  des  prêtres  et  des 
laïcs,  unis  par  les  liens  de  la  fraternité  et  de  l'obéis- 
sance religieuse.  Après  un  essai  prolongé  et  une  en- 


382  EPILOGUE 

quête  consciencieusement  menée,  l'Eglise  a  jugé  op- 
portun d'approuver  ce  plan  et  de  ratifier  cette  initia- 
tive. 

Or,  voici  que,  depuis  plus  de  cinquante  ans,  cette 
même  idée  s'est  poursuivie  et  élargie  parmi  les  ca- 
tholiques :  bon  nombre  de  laïcs,  vivant  en  plein  monde, 
s'allient  au  clergé;  vrais  apôtres  de  l'Evangile,  ils 
préparent  les  voies  aux  ministres  de  Jésus-Christ  et 
leur  amènent  les  âmes  qu'ils  ont  conquises.  C'est  le 
mouvement  inauguré  dans  les  congrégations,  qui  s'est 
prolongé  et  développé  dans  les  conférences  de  saint 
Vincent  de  Paul,  dans  les  cercles  catholiques  et  tant 
d'autres  groupements  similaires. 

Bien  que  ^I.  Chaminade  n'ait  pas  eu  une  influence 
directe  sur  ces  nouveautés  contemporaines,  est-il  té- 
méraire d'avancer  que,  d'une  certaine  façon,  il  en  a  été 
le  précurseur,  qu'il  a  donné  plus  d'élan  à  l'apostolat 
des  laïcs  en  le  consacrant  par  la  profession  religieuse, 
et  qu'en  cela,  par  une  inspiration  d'en-haut,  il  a  eu 
l'intuition  claire  des  besoins  de  son  époque  ? 

11  est  un  autre  courant  d'idées  vers  lequel  conver- 
gent les  diverses  fondations  de  M.  Chaminade  et  qui, 
déjà  puissant  au  siècle  précédent,  sera  encore  prédo- 
minant au  vingtième  :  c'est  celui  de  la  dévotion  à  la 
Mère  de  Jésus. 

En  même  temps  qu'il  plaçait  sa  Société  sous  le  nom 
et  les  auspices  de  Marie,  le  fondateur  exprimait  sur  ce 
point,  dans  les  Constitutions,  certaines  idées  extraites 
de  Tancien  fonds  des  vérités  saintes  où  elles  étaient 
restées  jusque-là  assez  peu  exploitées.  A  plusieurs 
reprises,  dans  les  pages  de  cette  histoire,  on  a  pris 
soin  de   relever  ces   éléments  caractéristiques  de  la 


ESPfc>RAN'CP:S  388 

Société,  et  de  montrer  ({u'antérieurement  aucun  Ordre 
ni  Institut  n'avait  poussé  dans  ce  sens  ni  aussi  loin 
le  dévouement  à  Marie,  puisqu'il  y  fait  l'objet  d'un 
vœu  spécial,  d'ailleurs  reconnu  et  autorisé  par  le 
Saint-Siège. 

Qui  ne  remarquera  comment,  de  ce  chef  encore,  les 
idées  de  M.  Ghaminade  sympathisent  avec  son  temps 
dans  ce  qu'il  eut  de  meilleur  ?  Le  culte  mariai  a  pris, 
dès  le  début  du  dix-neuvième  siècle,  un  essor  qui  n'a 
fait  que  grandir.  Les  dévots  de  la  Vierge  Marie  ne  se 
comptent  plus  :  il  semble  que  jamais  elle  ne  fut  autant 
vénérée.  Tout  y  a  contribué  :  révélation  de  la  médaille 
miraculeuse,  archiconfrérie  de  Notre-Dame  des  Vic- 
toires, apparitions  de  la  Salette,  de  Lourdes  et  de 
maints  autres  lieux,  surtout  définition  de  l'Immaculée 
Conception,  autant  d'événements  qui  ont  provoqué 
des  actes  de  confiance  en  Marie,  des  manifestations 
populaires  qu'on  n'avait  plus  guère  vues  depuis  le 
moyen  âge.  De  son  côté,  la  théologie  mariale  en  a 
reçu  un  nouvel  élan  et  elle  jette  un  éclat  grandissant 
sur  ridée  divine  de  ^larie,  sur  l'indissoluble  union 
de  la  Mère  et  du  Fils. 

C'est  donc  justice  d'appliquer  à  M.  Chaminade  ce 
mot  élogieux  de  l'abbé  Perreyve,  qu'  «  il  a  uni  aux  con- 
victions de  l'éternité  l'intelligence  des  temps  »,  et  de 
dire  que,  par  les  institutions  qu'il  a  créées,  il  a  été 
l'interprète  autorisé  des  besoins  de  son  siècle.  Sa  vie, 
quelque  retirée  qu'il  l'ait  voulue,  ne  s'est  pas  dé- 
roulée indépendante  de  son  milieu  :  il  a  ressenti  les 
influences  de  son  époque  et  il  a  lui-même  agi  sur 
son  siècle;  il  continuera  son  œuvre  par  ses  enfants 
qui  soutiendront  ses  idées  et  perpétueront  son  action 


384  EPILOGUE 

dans  le  temps  et  dans  l'espace.  Le  but  qu'il  a  assigné 
à  leur  activité  est  de  ceux  qui  ne  perdent  pas  leur 
actualité  :  aux  générations  qui  montent,  il  faudra  en- 
core et  toujours  la  vérité  religieuse,  dans  sa  pleine 
vigueur,  et  pour  les  christianiser,  l'éducation  chré- 
tienne demeurera  le  grand  instrument  de  succès; 
comme  aussi,  pour  les  temps  difficiles  qui  s'annon- 
cent, le  culte  de  Marie  restera  la  meilleure  espérance 
des  sociétés  et  des  individus. 


FIN 


TABLE   ALPHABÉTIQUE 

DES    PRINCIPAUX    NOMS    DE    PERSONNES    CITÉS 
DANS    CET    OUVRAGE 


Seuls  figurent  dans  cette  Table  les  noms  des  conlemporains 
de  M.  Chaminade.  On  s'est  abstenu  de  mentionner  les  passages 
où  le  nom  seul  est  cité  sans  rien  apprendre  de  la  personne 
elle-même. 

AviAU  (Mgr  d'),  archevêque  de 
Bordeaux  (1801-1826),  70,  71, 
73,  94,  96-98, 109,  111,  119,  120, 
124,  130-131,  134-135,  141,  U5, 
148,  238,  245,  246,  247,  280- 
281,  298. 


Allemand  (.J.-J.),  prêtre,  fon- 
dateur de  l'œuvre  de  jeu- 
nesse à  Marseille,  85. 

Alphonse  (Frère),  des  Écoles 
chrétiennes,  120. 

Angoulême  (Duc  et  Duchesse 
d'),  136-137. 

Argenson  (Marc-René  Voyer, 
marquis  d'),  261. 

Armenaud  (Jean),  religieux  de 
la  Société  de  Marie,  245. 

ARNOzAN(Marc),  congréganiste, 
166. 

Audivet,  négociant  de  Bor- 
deaux, 324. 

Auguste,  voyez  Brougnon- 
Perrière. 


Barault,  prêtre  bordelais,  148- 
149. 

Bardenet,  prêtre  franc-com- 
tois, 260-263,  268,  269,  282, 
305,  306. 

Barrés,  vicaire  général  de 
Bordeaux,  280,  311. 

Bédouret  (Marguerite),  fonda- 
trice des  Ursuiinesdu  Sacré- 
Cœur  de  Pons,  44. 

Berryer.  député,  278,  292. 

25 


386 


TABLE    ALPHABETIQUE 


Besse,  piètre  amenais,  51. 

BÉTHON  (Catherine),  mère  de 
Guillaume -Joseph  Chami- 
nade,  l,  2  >.   t  >• 

Bidon  (Jean-Baptistej,  religieux 
de  la  Société  de  Marie,  227, 
246. 

Bigot  de  Préameneu,  ministre, 
129. 

BiLLECOCQ,  avocat,  278. 

BoNTEMPS,  vigneron,  30. 

Bos(Élisabeth),congrégani^te, 
164. 

BouET  (Guillaume),  trappiste, 
44,  48,  56,  79,  370. 

BouNY  (Pierre),  prêtre  borde- 
lais, 109. 

Bourg  (Mgr  du),  Philippe,  évé- 
que  de  Limoges  (1801-1822), 
136. 

BoYETi  (Antoine),  vicaire  géné- 
ral de  Bordeaux,  18. 

BoYER  (Jean),  prêtre  bordelais, 
91. 

BoYER  Joseph),  vicaire  géné- 
ral de  Bordeaux,  30,  31,  3^ 
80,  93. 

Brougnon-Perhière  (Jacques), 
dit  Monsieur  Auguste,  chef 
d'institution,  227,  238,  246, 
251,  252,  254,  296-298,302,  303, 
313. 


Caillet  (Georges-Joseph),  2« 
supérieur  général  de  la  So- 
ciété de  Marie  (1845-1868), 
234,  260,  266,  267,  270,  276, 
277,  303,  312,  313,  366,  368, 
371,  .372. 

Canette,  religieux  de  la  So- 
ciété de  Marie,  62. 

Cantau  (Antoine),  religieux  de 


la  Société  de  Marie,  227,  246, 
248. 

Caprara  (cardinal),  94,  98. 

Casanelli  d'Istria  (Mgr),êvê- 
que  d'Ajaccio  (1833-1869), 310, 
323. 

Casteras  (Elisabeth  de),  Mère 
Marie-Joseph,  3*  Supérieure 
générale  des  Filles  de  Ma- 
rie, 191. 

Chabrol  (de),  préfet  de  po- 
lice, 288. 

Chagne  (Famille),  19,  26. 

Chaminade  (Biaise),  père  de 
Guillaume-Joseph,  1,  46. 

Chaminade  (Biaise), enreligion 
Frère  Elle,  récollet,  1,  4,  5, 
21,  22,  28. 

Chaminade  (François),  com- 
merçant, 1,  5,  26,  46, 

Chaminade  (Jean-Baptiste),  jé- 
suite, 1,  4,  5,  7,  9,  10,  II,  14., 
17-22. 

Chaminade  (Louis-Xavier), prê- 
tre, 2,  5,  6,  8,  11,  13,  14,  19, 
21,22,  23,  25,  28,  47,48-50,54, 
65,  123. 

Chaminade  (Lucrèce -Marie), 
sœur  de  G. -Joseph,  2,  5,  6, 
281. 

Chamon  (Mgr  de),  évêque  de 
Sain4-Claude  (1823-1851),  289. 

Charles  X,  roi  de  France 
(1824-1830),  291,  292. 

C)iEVALLiER,  vicaire  général 
dAuch,  309,  310,  324. 

Chevaux  (Jean-Joseph),  3«  Su- 
périeur général  de  la  Société 
de  Marie  (1868-1875),  306,  307, 
363,  366. 
Cheverus  (Cardinal  de), arche- 
vêque de  Bordeaux  (1826- 
183ti),  297,  298,  302,  313. 
CicÉ  (Mgr  Champion  de),  ar- 


TABLE   ALPHABETTOUE 


387 


chevêque  de  Bordeaux  (1782- 

1801),  18,  30,  95. 
Clobivière  (H.  p.  de),  jésuite, 

1^2,  l^;3. 
Clouzet  (Dominique)  .religieux 

de  la  Société  de  Marie,  227, 

263,  261,    273,    274,    296,   306, 

307,  366. 
Colin   (R.    P.),  fondateur  des 

Pères  M  a  ri  s  te  s,  244. 
Collineàu  (J.-B.),  prêtre  bor- 
delais, m,  227,  257,  296,  298, 

300,303,  313,  371. 
Culture,   vicaire    général    de 

Bazas,  47. 
CuviER,  président  du  Conseil 

d'Etat,  278. 


Daguzan  (Louis),  religieux  de 
la  Société  de  Marie,  227,  246. 

Damis  (Raymond),  curé  bor- 
delais, 44. 

Dampierre  (Marquis  de),  con- 
gréganiste,  137, 150. 

Darbignac  (Guillaume),  Frère 
Paulin,  des  Écoles  chré- 
tiennes, 118, 119. 

Dasvin  de  Boismarin,  prêtre 
bordelais.  143. 

DÉcuDE,  prêtre  bordelais,  91. 

Delpuits  (R.  p.  Bordier),  Père 
de  la  Foi,  85. 

Desgenettes  (Dufriche-),  curé 
de  Paris,  153. 

Deyres  (Mme),  31. 

DiCHÉ  (Jeanne),  congréganiste, 
187, 192. 

Bonnet  (Cardinal), archevêque 
de  Bordeaux  (1835-1882),  122, 
313,  322,  332,  334,  364,  365. 

DRrvŒT  (Pierre),  curé  borde- 
lais, 109. 


DuBARAiL  (Pierre),  prêtre  du 
Périgord,  11. 

DuBosQ  (François),  domesti- 
que de  M.  Chaminade,  48. 

DuBOURG  (Mgr), archevêque  de 
Besançon  (1833),  304. 

DuBOURG  (Marie),  servante  de 
M.  Chaminade,  30. 

DucouRNEAu,  précepteur,  186, 
187,  190. 

DupucH  (Mgr  Adolphe),  évêque 
d'Alger  (1838-1845),   146,  148., 

DupuY,  prêtre  bordelais,  28. 


Elisabeth  (Sœur),  Fille  de 
Marie,  248. 

Estebenet  (J.-B.),  congréga- 
niste, jésuite,  154,  224,  251, 
252,  293. 

EsTiGNARD,  prêtre  bordelais, 
573. 

F 

Fabas  (Pierre),  prêtre  borde- 
lais, 93. 

Fatin  (Mlle  Angélique),  fonda- 
trice de  la  Réunion  au  Sacré- 
Cœur,  44. 

Faye  (Antoine),  congréganiste, 
166. 

Fénelon  (l'Abbé  de),  146. 

Flamarens  (Mgr  de),  évêque 
de  Périgueux  (1773-1801),  14. 

Fontaine,  prêtre  de  la  Société 
de  Marie,  298,  302,  366. 

Forbin-Janson  (Mgr  de),  évê- 
que de  Nancy  (1823-1830^, 
289,  292,  334. 

FoucHÉ,  ministre  de  la  police» 
64,  129. 

Fourniol  (Mme),  dame  de  la 
Retraite,  93. 

Frayssinous  (Mgr),  276,  277. 


388 


TABLE    ALPHABETIQUE 


Fréchard  (Dom),  fondateur  des 
Frères  de  la  Doctrine  chré- 
tienne de  Vézelise  (Meurthe- 
et-Moselle),  320. 


Gaussens,  religieux  de  la  So- 
ciété de  Marie,  256,  269. 

GiGNOUx  (Mgr  Armand),  évè- 
que  de  Beauvais  (1842-1878], 
Ui,  334. 

GiusTiNiANi  (Cardinal),  324, 327. 

Granges  (Mme  Durand  des), 
34. 

Grégoire  XVI  (1831-1846),  215, 
326,  379. 

H 

Hamo.x,  sulpicien,  313. 


Lmbert  (Joseph-Louis),  curé 
de  Moissac,  61. 

Isoard  (Cardinal  d'),  archevê- 
que d'Auch  (1829-1839),  324. 


Jacoupy  (Mgr),  évèque  d'Agen 
(1802-1840),  187,  197,  199,  201, 
203,207,209,  247,299,302,  311, 
314. 

Jerphamon  (Mgr  de),  arche- 
vêque d'Albi  (1843-1864),  331. 

JoFFRE  (Denys),  prêtre  borde- 
lais, 43,  120. 


Labastide  (Mlle  Cormes  de 
Foabonne  de).  Mère  Saint- 
Vincent,  2"  Supérieure  gé- 
nérale des  Filles  de  Marie, 
291,  300,  302. 

Labrousse  (Suzette),  vision- 
naire, 14-16. 


Lachapelle  (Mlle  de),  Fille  de 
Marie,  255. 

Lacombe,  terroriste,  28,  36. 

Lacombe  (Mlle  Félicité),  con- 
gréganiste,  167,  168,  194. 

Lacombe,  évêque  d'Angoulême 
(1802-1823),  94,  96. 

Lacombe  (Timothée),  prêtre 
bordelais,  121. 

Lacroix  (Noël),  prêtre  borde- 
lais, 11,  12,  93. 

Lafargue  (Louis-Arnaud), 
Frère  Éloi,  des  Écoles  chré- 
tiennes, 44,  64,  89,  118,  119. 

Lafargue  (Raymond),  congré- 
ganiste,  44. 

Lafon  (Hyacinthe),  prêtre  bor- 
delais, 123,  125-133,  194,  290. 

Lalanne  (Jean-Baptiste),  prê- 
tre de  la  Société  de  Marie, 
87,  179,  223-226,  235,  239,  242, 
246,  252,  276,  277,  281,  286- 
288,  293,  298-299,  302,  307,  312, 
321,  322,  344,  346,  347,  374. 

Lambruschini  (cardinal),  334. 

Lamourous  (Thérèse  de),  fon- 
datrice de  la  Miséricorde, 
44,  46,  59,  6G,  67,  68,  72-84, 
92,  167,  194,199,  200,  203,204, 
251,  311,  358,  376. 

Langoiran  (Jean-Simon),  vi- 
caire général  de  Bordeaux, 
13,  18,  19,  21,  26,  27. 

Lapause  (Léon),  congréga- 
niste,  240,  245. 

Lapoujade,  banquier  borde- 
lais, 51,  53. 

Larribeau,  prêtre  d'Agen,  190, 
192,  196. 

Laugeay  (Bernard),  religieux 
de  la  Société  de  Marie,  245, 
256. 

Laumont  (Pierre),  prêtre 
d'Agen,  195-196. 


Table  alphabétique 


Lebouciier,  prêtre  de  Paris, 
322. 

Legris-Duval,  prêtre  de  Paris, 
U6. 

LiAUTARD,  prêtre,  fondateur 
du  collège  Stanislas,  224. 

Louis  XVIII,  roi  de  France 
(1814-1824),  242,  271,  27(5. 

Louis-Philippe,  roi  des  Fran- 
çais (1830-1848),  291. 

LousTAU  (Quentin)  et  ses  frères, 
congréganistes,  166. 

M 

Maimbourg,  curé  de  Colmar, 
259,  260. 

Malet,  général,  132. 

Marcellus  (Comte  de), 291. 

Mareilhac  (Jean-Baptiste),  né- 
gociant bordelais,  126. 

Marie  de  la  Conception 
(Mère),  voyez  Trenquelléon 

Martegoutte  (Antoine),  prêtre 
bordelais,  143. 

Martone  (Vincent  de),  diacre, 
13. 

Mathieu  (Cardinal),  archevê- 
que de  Besançon  (1833-1875;, 
304,  315,  323,  364,  879. 

MÉMAiN  (Jean),  245,  303. 

Mertian  (Ignace),  prêtre,  fon- 
dateur des  Frères  de  la  Doc- 
trine chrétienne  de  Matzen- 
heim  (Alsace),  258,  259,  320. 

Meyer  (Benoît),  prêtre  de  la 
Société  de  Marie,  286. 

Meyer  (Léon),  prêtre  de  la  So- 
ciété de  Marie,  285-286,  369, 
370. 

MiCHEAU,  prêtre  bordelais,  96. 

Mirambe  (Chevalier  de),  con- 
gréganiste,  137. 

Momus  (Joseph),  prêtre  borde- 
lais, 96. 


Monier  (David),  religieux  de 
la  Société  de  Marie,  49,  132 
133,  241-243,  245,  246,  255, 
261,  262,263,  2^^^,  370. 

Montmorency  (Duc  de),  291. 

Montmorency  (Marquis  Eugène 
de),  126. 

Montmorency    (Vicomte    de), 

congréganiste,  137. 
Moze  (Henri),  prêtre  de  la  Dor- 

dogne,  6,  7,  13,  20. 

N 

Napoléon  V'  Bonaparte,  em- 
pereur (1804-1814),  126,  129, 
131,  134,  137,  159,  275. 

Neuvielle  (Jean),  religieux  de 
la  Société  de  Marie,  245. 

Noailles  (Bienvenu),  prêtre 
bordelais,  fondateur  de  la 
Sainte-Famille,  143,  320. 

XoAiLLES  (Alexis  de),  125-129, 
131,  136,290,291^304. 

NoiRET  (Mme  de),  dame  de  la 
Retraite,  93. 


Pannetier  (R.  P.),  carme,  75. 

PicnoN-LoNGUEviLLE  (Mlle  de), 
78-80. 

Pie  VI  (1775-1799),  16. 

Pie  VII  (1800-1823),  109,  126, 
151,  162,  195,  247,  379. 

Pie  IX  (1846-1878),  379. 

Pierre,  commissaire  de  po- 
lice, 70,  128,  lâ9. 

Pineau  (François),  prêtre  bor- 
delais, 70,  89. 

PiTRAS  (Mme),  dame  de  la  Re- 
traite, 93. 

PoLiGNAc  (Jules  de),  136. 

PoNTARD  (^Pierre),  évêque  con- 
stitutionnel de  Périgueux, 
14,  16. 


390 


TABLE    ALPHABÉTIQUE 


PoRTALïS,  ministre,  94. 

Porte  (Mgr  de  la),  vicaire  gé- 
néral de  Bordeaux,  puis 
évêque  de  Carcassonne 
(1802-1824),  69,  70,  95. 

PoBTETS  (de),  jurisconsulte, 
292. 

Pjvaire  de  Terre-Noire,  -vi- 
caire général  de  Bordeaux, 
109. 

Prémeaux  (Mgr  de),  évêque  de 
Périgueux  (1732-1771),  11. 

Pressigny  (Mgr  Courtois  de), 
archevêque  de  B  esançon 
(1817-1823),  262. 

PsALMON,  sulpicien,  13. 


QuÉLEN  (Mgr  de),  archevêque 
de  Paris  (1821-1839),  288. 

QuÉvÉDO  (Mgr  Pierre  de),  évo- 
que d'Orense  (Espagne),  21, 
48. 


Rauzan  (R.  p.),  fondateur  des 
Pères  de  la  Miséricorde  et 
des  Dames  de  Sainte-Clo- 
tilde,  91,  96,  109,  153,  294. 

Ravez,  avocat  bordelais,  362. 

RiGAGNON,  curé  bordelais,  8, 
97,  150. 

Roger,  Père  de  la  Foi,  85. 

RoNSiN,  Père  de  la  Foi,  85. 

RoTHÉA  (Charles),  prêtre  delà 
Société  de  Marie,  258,  260, 
263.  264-266,  269,  285. 

RoTHÉA  (Louis),  religieux  de 


la    Société    de  Marie,   258, 
259. 
RoTHÉA  (Xavier),  259. 

S 

Saint- Vincent  (Mère),  voyez 
Labastide- 

SÈZE  (de),  recteur  de  l'Acadé- 
mie de  Bordeaux,  251. 

SiBOUR  (Mgr),  archevêque  de 
Paris  (1848-1857),  322. 


Tallien,  conventionnel,  28, 

Tharin  (Mgr),  évoque  de  Stras- 
bourg (1823-1826),  285. 

Tour  du  Pin  Montauban  (Mgr 
de  la),  archevêque  d'Auch 
(1783-1802),  47,  51,  53,  55,  68, 
71. 

Trenquelléon  (Adèle  de),  fon- 
datrice des  Filles  de  Marie, 
Mère  Marie  de  la  Concep- 
tion, 123,  126,  137,150,181-222, 
251,  254,  283,  284,  309,  311» 
340,  358,  376. 


Vauguyon  (Mme  de),  152, 
Vincent  (Elisabeth  et  Jeanne), 

religieuses,  31,  96. 
Vlechmans,  prêtre  bordelais, 

fondateur  de  la  Réunion  au 

Sacré-Cœur,  91,  96. 


YsABEAU,  conventionnel,  28. 


TABLE 


Pages 

Préfage  de  Mgr.  Baudrillart v 

Avant-propos xxi 

Chapitre  premier.  —  La  famille  (1761-1771).  —  Les  études 
(1771-1785).  —  Le  sacerdoce  (1785).—  Les  premiers  tra- 
vaux (1785-178&).  —  La  Révolution  (1789-1792)    ....  I 

Chapitre  IL  —  Le  saint  ministère  à  Bordeaux  pendant 
la  Terreur  (1793-1794).  —  M,  Charainade  pénitencier  ré- 
habilite les  prêtres  assermentés  repentants  (1795).  — 
Préludes  de  l'apostolat  futur  (1795-1797).  —  Départ  pour 
Texil  (1797) 25 

Chapitre  IIL  —  L'exil  en  Espagne  (1797-1800).  —  Joseph 
et  Louis  à  Saragosse.  —  M.  Chaminade  reçoit  dans  le 
sanctuaire  de  Notre-Dame  del  Pilar  des  lumières  sur 
son  apostolat  futur.  —  Son  retour  à  Bordeaux.    ...        47 

Chapitre  IV.  —  L'administration  du  diocèse  de  Bazas 
(1800-1802).  —  Mlle  de  Lamourous  (1754-1836).  —  La  Mai- 
son de  la  «  Miséricorde  »  (1801) 66 

Chapitre  Y.  —  La  Congrégation.  —  Ses  débuts  (1801-1802). 
—  Son  esprit 85 

Chapitre  VI.  —  La  Congrégation  sous  l'Empire.  La  Ma- 
deleine (1804).  —  Le  renouvellement  religieux  à  Bor- 
deaux (1804-1809).  —  Le  gouvernement  impérial  supprime 
la  Congrégation  (1809-1814) 109 


392  TABLE 

Pages. 

Chapitre  VU.  —  La  Congrégation  sous  la  Restauration 
(18U-1830).  —  OEuvres  issues  de  la  Congrégation.  — 
Son  rayonnement  :  les  congrégations  affiliées  ....      134 

Chapitre  VIII.  —  Acheminement  vers  la  fondation  d'Ins- 
tituts religieux.  —  L'État.  —  Le  culte  de  la  très  sainte 
Vierge.  —  La  vie  religieuse 157 

Chapitre  IX.  —  Mile  Adèle  de  Trenquelléon  (1789-1828).  — 
Ses  associations  de  piété  affiliées  à  la  Congrégation  de 
Bordeaux.  —  Les  Filles  de  Marie  (1816) 181 

Chapitre  X.  —  AfTermissement  de  l'Institut  des  Filles  de 
Marie  (1816-1820).  —  La  règle  et  l'esprit.  —  Les  épreuves. 

—  Première  fondation.  —  Le  tiers-ordre  séculier  .     .     ,      205 

Chapitre  XL  —  La  Société  de  Marie.  —  Sa  fondation 
(1817).  —  Son  organisation  et  ses  traits  caractéristiques. 

—  Ses  débuts 223 

Chapitre  XII.  —  Premières  œuvres  de  la  Société  et  de 
l'Institut  dans  le  Midi,  en  Alsace  et  en  Franche-Comté 
(1818-1826;,.  —  Écoles  normales  et  professionnelles.  — 
Reconnaissance  légale  de  la  Société  (1825) 250 

Chapitre  XIII.  —  Visites  des  établissements  (1826-1830). 

—  La  Révolution  de  1830  ;  épreuves  (1831-33).  —  Der- 
nière visite  générale  (183i-1836).  —  Le  tiers-ordre  ré- 
gulier des  Filles  de  xMarie  (1836) 280 

Chapitre  XIV.  —  Progrès  des  œuvres  (1837-1843).  — 
Achèvement  des  Constitutions.  —  Décret  de  louange 
(1839)  et  promulgation 312 

Chapitre  XV.  —  Vertus  de  M.  Chaminade  ;  sa  physiono- 
mie morale  et  intellectuelle.  —  Direction  des  âmes  ; 
méthode  et  principes 336 

Chapitre  XVI.  —  Les  épreuves.  —  Les  dernières  années 
(1841-1850).  —  La  mort 359 

Épilogue 376 


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