n, w,
Boston
Médical Libbaby
8 The Fenway.
LES ALIENES
ÉTUDE PRATIQUE
SUR LA LÉGISLATION ET L'ASSISTANCE
QUI LEUR SONT APPLICABLES.
TRAVAUX DE M. AGH. FOVILLE FILS.
Considérations physiologiques sur l'accès d'épilepsie. Thèses de Paris,
1857, et Annales médico-psychologiques. 1858.
Note sur une paralysie peu connue de certains muscles de l'œil. (Gazette
hebdomadaire de médecine et de chirurgie. 1858.)
Recherches sur les tumeurs sanguines du pavillon de l'oreille chez les
aliénés. [Annales médico-psychologiques . 1859.)
Des divers modes de l'assistance publique applicable aux aliénés.
(Annales médico-psychologiques . 1865.)
Du delirium tremens, de la dipsomanie et de l'alcoolisme. Notice histo-
rique et bibliographique. (Archives générales de médecine. 1867.)
Recherches cliniques et statistiques sur la transmission héréditaire de
l'épilepsie. (Annales médico-psychologiques. 1868.)
Observations d'hystéro-épilepsie chez l'homme; étude sur le diagnostic
différentiel des convulsions hystériques, épileptiques et hystéro-épilep-
tiques. (Bulletin de la Société de médecine de Paris* 1868.)
Etude clinique et physiologique sur la mort instantanée causée par le
passage de matières alimentaires en voie de digestion de l'estomac
dans les voies aériennes» (Archives générales de médecine, 1869.)
Histoire clinique de là folie avec prédominance du délire des grandeurs.
Prix Civrieux, 1869.
Nouveau Dictionnaire de médecine et de chirurgie pratiques. Articles
Convulsions en géiiéral, Convulsions de l'enfance, 1869, h IX s p; 347 ;
Délire, 1869, t. XI, p. 1; Démence, p. 95} Dipsomanie, p. 641;
Folie, t. XIV, 1870.
Pàtls. -— Imprimerie de E, Martinet, rue Mignon; 2.
LES ALIÉNÉS
ÉTUDE PRATIQUE
SUR LA LÉGISLATION ET L'ASSISTANCE
QUI LEUR SONT APPLICABLES
ACH. FOVIIiLE! fils,
Médecin adjoint dp la Maison impériale de Charentnn.
PARIS
J.-B. BA1LLIÈRE et FILS
LIBRAIRES DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINE
Rue Hautefeuille, 19, près le boulevard Saint-Germain.
1870
-
, /■ /JL,
M. Amb TARDIEU
PROFESSEUR DE MÉDECINE LÉGALE A LA FACULTÉ DE MÉDECINE,
MEMBRE DE L'ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINE,
PRÉSIDENT DU COMITÉ CONSULTATIF D'HYGIÈNE,
MÉDECIN DE L'HÔTEL-DIEU.
Ach. FOVILLE fils.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lesalinstuOOfovi
AVERTISSEMENT
« S'il est permis d'affirmer que la législa-
» tion de 1838 ne mérite pas les reproches
« qui lui ont été fréquemment adressés... il
s n'en faudrait pas conclure qu'elle ait, du
» premier coup, atteint la perfection.»
(PARCHAprc, Dict- cncycl. des sciences
médic, t. III, p. 60. 1865).
Depuis douze ans, nous nous sommes consacré à la fois
par devoir et par goût à l'étude des maladies mentales et
au traitement des aliénés. Ancien interne delà Salpêtrière,
nous avons été appelé, par la confiance de l'Administra-
tion supérieure, à remplir successivement les postes de
médecin-adjoint, de médecin en chef et de direcleur=mé*
decin dans les asiles départementaux de Quatre-Mares, de
Maréville, de Dôle et de Châlons-sur-Marne. Aujourd'hui
la Maison impériale de Charenton nous offre un champ de
pratique encore plus important.
Ces différentes positions ne nous ont pas seulement
fourni l'occasion de nous livrer à des études cliniques des
plus variées et des plus intéressantes •, elles nous ont, en
outre, mis forcément aux prises avec toutes les difficultés
sociales et économiques que la folie entraîne avec elle.
Sans cesse en contact avec les malades et avec leurs fa-
milles, nous nous sommes trouvé aussi en rapport constant
avec les autorités administratives et judiciaires, pour tou-
VIII AVERTISSEMENT.
tes les questions relatives à la législation et à l'assis-
tance publique applicables aux aliénés, et nous avons suivi
en même temps, avec une attention soutenue, l'ardente
polémique ouverte depuis quelques années sur le même
sujet.
Toutes ces circonstances ont concouru à nous con-
vaincre que la législation actuellement en vigueur est
bonne, mais qu'elle peut devenir encore meilleure.
La loi du 30 juin 1838 a réalisé un progrès incontesta-
ble sur ce qui Pavait précédé, mais on ne saurait s'éton-
ner que le législateur, qui n'avait aucun modèle à imiter,
aucun guide à suivre, ne soit pas parvenu d'emblée à la
perfection, et il est tout naturel qu'en analysant son œu-
vre on y trouve certaines dispositions à perfectionner,
certaines lacunes à combler.
Les attaques dont cette loi a été l'objet, dans ces der-
niers temps, ont porté presque exclusivement sur un seul
point, le prétendu danger auquel la liberté individuelle se-
rait exposée ; et cependant, sous ce rapport, ses prescrip-
tions nous paraissent à l'abri de tout reproche sérieux.
Elles garantissent en effet, dans une juste proportion, le
double principe de la liberté de chacun et de la sécurité de
tous, en faisant intervenir dans les mesures à prendre à
l'égard des aliénés, la famille, la science, l'administration
et la justice. Nous pensons néanmoins que, dans la prati-
que, le rôle de cette dernière est trop restreint et surtout
trop tardif, les magistrats étant loin de prendre, dans ces
mesures, la part de responsabilité qui, aux termes de la
loi, devrait leur incomber, et qui déchargerait d'autant
celle beaucoup trop lourde et trop exclusive que l'on fait
peser sur les médecins.
AVERTISSEMENT. IX
D'autre part, il y a plusieurs dispositions de la loi aux-
quelles [ni ses adversaires ni ses défenseurs ne nous pa-
raissent avoir accordé une attention suffisante, et qui,
croyons-nous, pourraient gagner à être modifiées. C'est
ainsi qu'à notre avis on devrait soumettre les asiles à des
inspections plus fréquentes ; assurer le bon recrutement
du personnel médical et administratif de ces établisse-
ments en lui offrant des conditions plus uniformes et plus
stables de nomination, d'avancement et de retraite; favo-
riser le placement hâtif des malades indigents encore
susceptibles de guérison ; améliorer le mode de gestion
des biens des aliénés non interdits ; rendre obligatoire
une expertise médicale dans toute procédure d'inter-
diction ; prendre des mesures spéciales à l'égard des
aliénés restant en liberté, des prévenus soupçonnés de
folie et des aliénés dits criminels.
Quant aux discussions qui ont roulé exclusivement sur
les divers modes d'assistance publique , nous pensons
qu'on ne pourra jamais généraliser le traitement familial
des aliénés, soit dans leur propre domicile, soit chez des
infirmiers, ni faire en France un établissement semblable
à celui de Gheel ; le mieux nous parait être de perfection-
ner progressivement nos asiles par l'adjonction de colo-
nies agricoles et le développement du travail en plein
air.
Toutes ces questions, que nous ne faisons qu'énumérer
ici d'une manière rapide, nous les avons discutées en dé-
tail dans le cours de ce travail, et pour chacune nous
nous sommes appliqué à chercher le moyen de remédier
aux inconvénients que nous signalons. Afin de faire mieux
saisir l'importance et l'opportunité de nos propositions,
X AVERTISSEMENT.
nous les avons fait précéder d'un historique succinct s'é-
tendant de 1789 à 1838, et de la discussion des attaques
récentes dont la loi a été l'objet.
Cette étude, toute pratique, d'un sujet qui préoccupe à
juste titre l'opinion publique, nous paraît d'autant plus
opportune en ce moment qu'un arrêté en date du 12 fé-
vrier 1869, pris de concert par le Ministre de l'intérieur et
le Ministre de la justice, a institué une commission char-
gée d'étudier les diverses questions relatives à la législa-
tion sur les aliénés, et que cette mesure semble devoir
entraîner prochainement la révision de la loi du 30 juin
1838.
Ach. FOVILLE fils.
Maison impériale de Charenton, 15 lévrier 1870.
LES ALIÉNÉS
ÉTUDE PRATIQUE
SUR LA LÉGISLATION ET L'ASSISTANCE
QUI LEUR SONT APPLICABLES.
INTRODUCTION
La question des aliénés est de celles qui, aujourd'hui,
préoccupent le plus l'attention publique : médecins, phi-
losophes, administrateurs, magistrats, avocats, juriscon-
sultes, romanciers et même certaines personnes qui ne
sont rien de tout cela, parlent et écrivent à son sujet; cha-
cun a son mot à dire, et le dit avec plus ou moins d'à-
propos.
Un mouvement d'opinion aussi général à l'occasion d'une
maladie, est, à coup sûr, un fait insolite; mais il est pos-
sible de le comprendre et de l'expliquer. La question, en
etïèt, est loin d'être purement médicale, et elle sollicite,
à la fuis, par bien des côtés différents, l'intérêt de nom-
breuses classes de la société.
Sans doute, en tant que maladie, la folie est purement
du domaine de la médecine; tant qu'il ne s'agit que de re-
connaître son existence, de déterminer sa forme, de pres-
crire les règles de son traitement, le médecin seul est en
cause, lui seul est compétent. Mais, tandis que dans la plu-
foyillb, g
2 INTRODUCTION.
part des autres maladies les choses s'arrêtent là, il est loin
d'en être de même pour celle-ci.
La folie est une affection du cerveau qui trouble les
fonctions de cet organe et dérange le jeu des facultés intel-
lectuelles, morales et affectives; à ce titre elle fournit un
sujet de recherches et de comparaisons des plus intéres-
santes aux penseurs qui s'efforcent de pénétrer la nature
et le mécanisme de l'entendement. Aussi philosophes et
psychologues lui consacrent-ils une part importante dans
leurs études.
La folie rend, le plus souvent, ceux qui en sont atteints in-
capables de se diriger; ils deviennent inhabiles à gérer leurs
biens, à défendre leurs intérêts, à apprécier la valeur mo-
rale de leurs actes; ils sont souvent portés à commettre des
vols, à exercer des violences, à attenter à la vie de leurs
semblables ou à leur propre existence. Il est indispensable
de parer à tous ces inconvénients, à tous ces dangers en
substituant une volonté raisonnable à celle qui leur fait dé-
faut, en les mettant dans l'impossibilité de nuire aux autres,
aussi bien qu'à eux-mêmes, et ce résultat ne peut être
atteint que par une privation absolue ou relative de liberté,
c'est-à-dire par une dérogation aux droits communs des
citoyens d'un pays libre. C'est naturellement au législateur
qu'il appartient d'édictcr les mesures propres à concilier
ces mesures d'exception, aussi essentielles pour le traite-
ment des malades que pour la sécurité générale, avec le
respect dû à la liberté individuelle; c'est aussi à lui qu'il
appartient de pourvoir à la défense des intérêts, à la ges-
tion des biens, à la protection des droits de ceux qui ne
sont plus en état d'y veiller par eux-mêmes.
Trop souvent, malgré les précautions édictées par le lé-
gislateur, des actes qualifiés de crimes ou de délits sont
commis par des gens prives de leur raison; comment, néan-
moins, traiter ces malheureux en criminels, s'il a man-
INTRODUCTION. 3
que à leur action l'intention de nuire ou le discernement
conditions indispensables de toute culpabilité? C'est alors
le pouvoir judiciaire, investi du droit et du devoir de ré-
primer toute infraction à la loi, qui doit s'éclairer sur leur
véritable 'état mental, constater la nature du trouble de
leur intelligence, reconnaître, s'il y a lieu, l'irresponsabilité,
et en même temps qu'il s'abstient de châtier, veiller à ce
que la société n'ait plus à craindre de semblables atteintes.
Ce que la loi a prescrit, ce que la justice a ordonné, l'ad-
ministration seule peut le mettre en pratique. C'est à elle
de fournir les moyens d'exécution, d'organiser des établis-
sements où les aliénés puissent être soignés et traités en
vue de leur guérison, ou bien gardés et surveillés au nom
de la sécurité générale. Lorsqu'elle ne fonde pas elle-même
ces établissements, elle doit au moins les surveiller et exer-
cer un contrôle efficace sur leur fonctionnement; c'est à
elle d'assurer, à chacun, secours et protection, sans diffé-
rence de rang ni de fortune, car l'assistance publique n'est
plus ici facultative comme pour les autres maladies; elle
est réellement obligatoire, et doit être constituée de ma-
nière à répondre à tous les besoins.
tei les questions financières surgissent : les frais de con*
struclion des établissements, les dépenses d'entretien des
malades indigents doivent naturellement être prélevés sur
les ressources de la fortune publique, et les votes sur ces
questions sont de la compétence des mandataires de la na-
tion, chargés de fixer le montant de l'impôt et d'en régler
l'emploi.
On le voit donc, la philosophie, la législation, la justice,
l'administration, l'économie sociale et politique ont toutes
à se préoccuper des problèmes relatifs à la folie; toutes
ont voix au chapitre dans les décisions à prendre à son
égard; toutes doivent s'associer à la science médicale, lui
emprunter ses connaissances spéciales, lui prêter leur con-
h INTRODUCTION.
cours, pour l'aider à guérir la maladie, ou du moins à en
atténuer les dangers ; et réciproquement, le médecin alié-
niste doit être assez initié lui-même à chacune de ces
sciences, pour être en état de suivre leurs représentants sur
le terrain de chacune d'elles, et de soutenir, sans trop d'in-
fériorité, les discussions complexes qui peuvent s'engager
sur une question présentant tant d'aspects divers.
On conçoit maintenant pourquoi la question des aliénés
étant une fois mise à l'ordre du jour, elle soulève à un
haut degré l'attention et fait naître un grand nombre de
travaux émanés de sources différentes.
Il nous reste à expliquer comment elle s'est trouvée mise
à l'ordre du jour.
Ce n'est qu'à la fin du siècle dernier que l'on a commencé
à s'occuper, avec sollicitude, du sort des aliénés. Presqu'à
la même époque, William Tuke, en Angleterre, Ph. Pinel, en
France, Daguin en Savoie, Chiarruggi, en Italie, appelèrent
la sympathie sur les malheureux atteints de folie, et prirent
l'initiative d'une réforme qui ne marcha d'abord qu'à pas
lents, mais dont les progrès ne se sont jamais arrêtés. Le
mouvement ainsi donné se communiqua peu à peu à tous
les pays civilisés, et, chose bien remarquable, vint aboutir
dans tous à des résultats à peu près identiques.
Ces résultats se manifestèrent sous deux formes princi-
pales : 1° création d'asiles publics consacrés aux aliénés, ou
surveillance des asiles privés ; 2° législation spéciale faite
en vue de ces établissements et des personnes qui y sont
placées.
Sans doute, les asiles qui existent aujourd'hui dans tous
les pays civilisés, non-seulement dans les Étals de l'Europe,
mais aussi en Amérique, dans certaines contrées de l'A-
frique, dans les Indes orientales, dans les possessions an-
glaises de l'Océanie, ne sont pas tous construits sur un
plan absolument uniforme; mais l'on peut dire que tous
INTRODUCTION. 5
présentent un fonds commun de dispositions semblables,
qui leur donne un air de parenté et qui permet de les com-
parer utilement les uns aux autres.
De même la législation offre certaines variantes, suivant les
pays, surtout dans la forme de son expression, puisque, dans
les uns, elle estfixée par une loi, tandis que dans d'autres elle
ne l'est que par des ordonnances, des décrets ou de simples
règlements de police. Mais, avec une certaine diversité dans
la forme, on retrouve, dans tous les pays et sur tous les points
essentiels, des règles sinon absolument semblables, du
moins très-analogues les unes aux autres.
En France, c'est une loi, la loi du 30 juin 1838, qui régit
les questions relatives aux aliénés, à leur traitement dans
les asiles publics et privés, à la défense de leurs intérêts et
à la gestion de leurs biens. C'est depuis cette loi que les
asiles se sont assez multipliés pour être aujourd'hui répar-
tis, à peu près uniformément, sur toutes les portions du ter-
ritoire ; que leur organisation intérieure a été ramenée à un
type uniforme; que s'est constitué tout un personnel spé-
cial de médecins et d'administrateurs, exclusivement con-
sacrés aux soins que réclament les aliénés.
Étudiée avec une grande sollicitude, discutée à plusieurs
reprises avec la préoccupation dominante de concilier les
exigences si diverses et si nombreuses que fait naître l'état
de folie, cette loi devait, à tous égards, offrir les garanties
les plus satisfaisantes, et en effet, aux yeux de la presque
unanimité de ceux qui sont à même de bien la juger, dans
son application et dans ses effets, elle n'a fourni que d'ex-
cellents résultats. Témoignage précieux en sa faveur, plu-
sieurs pays étrangers qui se sont décidés à entrer, après
nous, clans une voie où l'Angleterre seule nous avait pré-
cédés, ont emprunté à notre loi presque toutes ses dispo-
sitions importantes, et en France même, elle n'a été pen-
dant longtemps l'objet d'aucune critique.
6 INTRODUCTION.
Malheureusement cet heureux accord d'approbation est
aujourd'hui troublé : depuis quelques années, ce qui, jusque-
là, avait été jugé excellent, s'est trouvé tout à coup dénigré
et attaqué. Tout asile a été représenté comme une prison ;
tout placement dans un de ces établissements comme un
crime de lèse-humanité. Un a paru ignorer ou oublier les
nécessités delà sûreté générale et de la sécurité personnelle,
les indications du traitement, les avantages de l'hygiène
morale et physique, pour n'avoir plus souci que de l'atteinte
portée à la liberté physique de gens qui n'ont plus leur
liberté morale. Sous prétexte de sympathie pour leurs droits
lésés, on a voulu en faire les martyrs d'un arbitraire le plus
souvent ignorant. Certains journaux qui, chaque jour, en-
registrent dans leurs faits divers nombre de vols, de sui-
cides et de meurtres commis par des aliénés, d'incendies
allumés par'eux, n'ontpas hésité àprétendre, dans les articles
de fonds de leur première page, qu'il est à peine nécessaire
d'imposer la moindre contrainte à ceux qui sont affectés
de folie, et ont même donné à entendre que celle-ci n'exis-
tait guère que dans l'esprit des médecins qui font profes-
sion de la soigner.
Les médecins aliénistes, ainsi mis en cause, ont voulu
répondre pour éclairer l'esprit public, et montrer, sous
leur vrai jour, les faits mal exposés; ils ont voulu, surtout,
édifier leurs adversaires, faire un appel à leur impartialité,
et ils les ont conviés à venir visiter les asiles, à étudier les
aliénés, à se rendre compte, sur le vif, de l'application et
des efïets de la loi, Ces deux propositions ont été également
déclinées. Parce que le système était soi-disant suffisarm»
ment connu, aucune explication loyale n'a été acceptée,
aucune investigation sérieuse n'a été entreprise ; le siège
était fuit et il n'y avait plus à y revenir. Sous prétexte
qu'aucun nom propre de médecin n'était imprimé dans les
articles les plus hostiles, et qu'il n'y avait, par conséquent
INTRODUCTION. 7
aucune attaque individuelle conférant le droit de réplique
dans le journal même, aucune réponse, aucune réfutation
n'a été admise, ni insérée, et l'on a pu se vanter, à bon
compte, d'avoir triomphé de la médecine aliéniste à laquelle
on ne pouvait, a-t-on dit, arracher un seul mot pour sa dé-
fense.
D'autres publicistes, sans révoquer en doute l'existence
môme de la folie, s'en sont pris à la manière dont on la
traite et ont prétendu que le système adopté de nos jours,
avec bien peu de variantes, dans tous les pays civilisés, con-
stituait une pratique odieuse et barbare. Ils ont ouvert,
contre lui, une guerre à outrance, et bien que connaissant
à peine, et quelquefois pas du tout, nos asiles, ils les ont
déclarés détestables et ont attaqué tout ce qui s'y fait.
Il s'est trouvé, malheureusement, parmi ces adversaires,
des membres du corps médical, incompétents, ou cé-
dant à un entraînement auquel l'intérêt privé n'était peut-
être pas étranger ; il s'y est aussi rencontré des employés
subalternes d'asiles qui, impatients de toute autorité,
n'ont pas reculé, pour satisfaire quelque rancune pri-
vée, devant la mise en accusation du système tout
entier.
A côté des attaques générales se sont aussi produites
quelques accusations particulières. On a incriminé, de loin
en loin, quelques faits que l'on a voulu ériger en crimes ou
en illégalités; on a cité de prétendues victimes dont on a
voulu faire des martyrs. Ici l'administration pouvait pren-
dre la parole et répondre par des communiqués; elle l'a
toujours fait en fournissant des explications complètes, des
justifications irréfutables. Mais il n'est pas nécessaire
d'avoir grande expérience pour savoir qu'en pareille cir-
constance l'attaque produit bien plus d'effet que la défense,
et que lors même que celle-ci est péremptoiro, elle no dis-
8 INTRODUCTION.
sipe pas complètement la mauvaise impression causée par
la première.
Quelques faits individuels ont été portés devant le Conseil
d'État, sous forme de demandes en autorisation de pour-
suites contre des fonctionnaires accusés d'avoir prêté la
main à une séquestration arbitraire ; chacune de ces affaires
a été étudiée, nous le savons, avec un minutieux scrupule
et avec le parti fermement arrêté de ne rien laisser passer de
ce qui pourrait fournir à l'opinion publique le moindre
motif de grief fondé ; et, malgré cette parfaite impartialité,
aucune poursuite n'a été autorisée, preuve que les plaintes
ne reposaient sur aucun fait sérieux.
Les mêmes plaintes se sont produites à la barre du Sénat,
sous forme depétitions. Lalégislation des aliénés et le régime
des asiles, d'une manière générale, aussi bien que les quel-
ques faits particuliers auxquels nous venons de faire allu-
sion, ont été attaqués devant cette haute assemblée. Une
série de rapports, dont un, en particulier, constitue une
œuvre des plus importantes par son étendue aussi bien que
par sa haute valeur, a montré le peu de fondement de toutes
ces accusations, et, si quelques points secondaires ont été
signalés à l'attention du gouvernement, ce n'est point parce
que l'on trouvait les réclamations fondées, mais parce que
l'on tenait à ôter, pour l'avenir, tout prétexte à leur retour.
La question a été aussi portée devant le Corps législatif j
mais elle n'y a été qu'effleurée, et là encore les allégations
défavorables ont été réfutées sans peine.
Aujourd'hui que le roman s'en prend surtout aux moeurs,
et qu'il s'applique à mettre en jeu, dans ses fictions, les
questions et les intérêts qui sont chaque jour débattus dans
les faits de la vie réelle, il n'est pas étonnant qu'il ait été
séduit par un sujet qui prête tant aux investigations psy-
chologiques, aux controverses sociales, aux discussions de
INTRODUCTION. 9
toute sorte. Les questions médico-légales relatives à la folie
ont donc été portées dans le roman, et grâce surtout au
mérite littéraire déployé par certains auteurs, ce n'est pas
sous cette forme, certainement, qu'elles ont intéressé le
moins vivement l'opinion publique. Pour beaucoup, les
malheurs prêtés à un héros imaginaire ont plus réussi à
exciter l'intérêt et à entraîner les esprits que n'auraient pu
le faire journaux et revues, pamphlets et pétitions.
Pendant que l'attention publique était ainsi sollicitée par
tous les moyens propres à frapper les esprits, en s'adressant
au grand nombre, les hommes de science, plus spécialement
adonnés à l'étude des maladies mentales et de la législation
des aliénés, étaient loin de rester inactifs. Écartés, ainsi
que nous venons de le dire, de la lutte dans les grands
journaux politiques, ils se rejetaient sur les journaux de
médecine, sur les sociétés savantes, sur les congrès médi-
caux, et partout le pour et le contre étaient exposés et dé-
battus avec une égale bonne foi; partout les principes atta-
qués et les institutions mises en question trouvaient des
défenseurs consciencieux et parfois éloquents.
Une question soulevée en même temps de tant de ma-
nières différentes s'imposait de droit à l'attention du gou-
vernement : dans l'intérêt de ceux qui étaient le plus vive-
ment attaqués, aussi bien que dans celui de la vérité, il
était essentiel que quelque chose fût fait pour calmer les
soupçons du public et pour mettre en pleine lumière le
véritable état des choses.
C'est dans cette intention que fut nommée la Commission
supérieure dont nous avons parlé dans l'avertissement placé
entête de ce travail.
Nous avons fait connaître en même temps le but et le
plan de notre publication.
PREMIÈRE PARTIE.
Historique.
Réforme du régime des aliénés à la fin du xvme siècle. — Tenon. —
Pinel. — Esquirol. — Ferrus. —^-Législation actuelle. Loi du 30 juin
1838. — Ordonnance royale du 18 décembre 1839. — Règlement
ministériel du 20 mars 1857. — Résultats généraux de cette législation.
C'est, avons -nous dit, dans les dernières années du
xvme siècle que Ph. Pinel donna le signal de la réforme du
régime des aliénés en France; ce fut vers la môme époque
que ce savant médecin introduisit dans la langue les mots
aliéné et aliénation dans le sens qu'ils possèdent aujour-
d'hui (1). Jusque-là on n'avait jamais employé, pour désigner
(1) Les auteurs antérieurs à Ph. Pinel employaient bien les expressions
aliénation du sens, de l'esprit, de l'entendement, aliéné d'esprit, pour
désigner l'état d'une personne dont la raison était troublée, ou cette per-
sonne elle-même. «J'ai vu en cette personne de l'aliénation d'esprit »,
dit Molière, parla bouche d'un des médecins qu'il met en scène. Mais ils
n'ont jamais employé ces mots, tout court, sans désignation des facultés
lésées, comme synonymes des mots folie, fou, folle, insensé. Aujourd'hui
le mot aliénation n'a besoin d'aucun accessoire, pour être compris] le
participe aliéné est devenu un substantif qui s'emploie seul.
C'est en 1799 que Ph, Pinel fit, pour la première fois, usage de ces mois
dans un mémoire intitulé : Recherches sur le traitement moral des allé"
nés [Mémoires de la Société médicale d'émidation, t. II, p. 215). En 1800,
il publia son Traité médico-philosophique de l'aliénation mentale, où ils
sont continuellement employés. En 180G, le mot aliéné parait pour la
première fois dans le style administratif; un arrêté du Conseil général
des hospices, en date du 2G février 180o, parle du «billet d'entrée des
aliénées que leur état aura fait entrer d'urgence au traitement des folles
établi dans l'hospice de la Salpêtrière » (Code administratif des hôpitaux
les personnes privées de raison, que les expressions fous,
folles, insensés, maniaques ; jusque-là on ne s'était guère oc-
et hospice? de Paris, t. I, p. 677). Depuis, l'emploi de ces expressions
s'est généralisé.
Ph. Pinel n'a donné aucune explication sur les motifs qui l'avaient amené
à en faire usage en 1799, alors quo l'année précédente il avait pré-
senté à la même Société et inséré dans le même recueil (t. I, p. 94) un
Mémoire sur la manie périodique et intermittente, dans lequel elles ne
se sont pas prononcées une seule fois.
Elles ne le sont pas davantage, nous croyons pouvoir l'affirmer, dans
aucun des ouvrages publiés avant ceux de Ph. Pincl, et dans lesquels il est
déjà question des maladies mentales ;
Le Camus, Médecine de l'esprit, 1769.
Dufour, Essai sur les opérations de V entendement humain et les mala-
dies qui le dérangent. Paris, 1770.
Colombier, Instruction sur la manière de gouverner les insensés et de
travailler à leur guérison. 1786.
Mourrc, Observations sur les insensés. 1791. «
Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris. 1788.
Une citation faite par Esquirol et reproduite depuis par plusieurs
auteurs, qui l'ont admise de confiance, sans se donner la peine de la véri-
fier, ferait croire néanmoins que Tenon avait déjà employé le mot aliéné ;
il n'en est rien, et malgré l'autorité qui s'attache au nom d'Esquirol, nous
devons signaler son erreur et rétablir, dans son authenticité, le texte de
Tenon.
Voici la citation rapportée par Esquirol dans son chapitre sur les
maisons d'aliénés (Maladies mentales, 1838, t. II, p, MiTj : «Comment
» a-t-on pu espérer», s'écrie Tenon, «qu'on pourrait traiter des aliénés
» dans des lits où l'on couche trois à quatre furieux qui se pressent,
» s'agitent, se battent, qu'on garrotte, qu'on contrarie, dans des salles
» infiniment resserrées, etc.»?
Voici maintenant le passage môme de Tenon, emprunté au chapitre
Des maniaques à l'Hôtel-Dieu, dans le Quatrième mémoire sur les hôpitaux
de Paris, p. 219. « Le résultat de ces observations n'indiquerail-il pas
» qu'il faut tenir lçs fous à l'abri de l'impression d'une forte cbaleur,
» qu'il çonyieiU de leur faire respirer un air frais, propre à tempérer
» l'extrême effervescence de leur sang?
a Mais comment se procurer cet air frais, dans des lits où l'on couche
» trois ou quatre fous qui se pressent, s'agitent, se battent, qu'on garrotte,
» qu'on contrarie, et dans des salles infiniment resserrées»,
On le voit, la fin de la citation est conforme au texte, mais le commen-
12 HISTORIQUE.
cupé que de les enfermer quand elles menaçaient la tran-
quillité publique, et l'on songeait bien peu à les traiter dans
le but de les guérir. « L'Hôtel-Dieu est de tous les
hôpitaux de Paris le seul où l'on traite de la Folie....; les
hôpitaux les plus proches de la capitale, où l'on s'occupe
encore du traitement des maniaques, se trouvent à Rouen
et à Lyon (1). »
Telles étaient, en 1786, les seules ressources hospitalières
affectées au traitement de la folie; et, à l'Hôtel-Dieu de
Paris, on ne leur ouvrait que deux petites salles contenant
kl places pour les hommes (10 lits à quatre personnes et
2 petits), et 32 places pour les femmes. A Rouen il y avait
90 loges, et à Lyon 38, chacune pour une personne seule-
ment.
Et encore quel était ce traitement de l'Hôtel-Dieu de
Paris ? Il ne consistait guère qu'en saignées copieuses ré-
pétées coup sur coup; et lorsqu'après quelques mois, la
guérison n'était pas obtenue, les malades étaient rendus à
la liberté ou envoyés dans quelqu'un des établissements
uniquement consacrés aux incurables.
De ces derniers, Tenon donne une nomenclature com-
plète qui est intéressante, parce qu'elle est le premier spé-
cimen de statistique appliquée aux maladies mentales.
Les établissements ouverts à Paris aux fous incurables
étaient alors au nombre de 22 ; h publics, la Salpêtrière,
Bicêtre, Charenton et les Petites-Maisons, renfermant en-
semble 752 insensés et 319 épileptiques, et 18 pensions
cernent est tout à fait inexact, et le mot aliéné n'y est pas prononcé. Les
erreurs du même genre sont bien fréquentes dans la science, et souvent
elles portent sur des points plus importants qu'une simple question de
terminologie. Aussi est-ce un devoir de les signaler toutes les fois qu'on
en a connaissance, bien qu'il soit pénible de trouver en faute un auteur
rangé à juste titre parmi les maîtres.
(1) Tenon, Mémoires sur les hôpitaux de Paris, p. 213.
PINEL. 18
privées, réparties dans les faubourgs Saint-Jacques, Mont-
martre et Saint-Antoine, dont la plus nombreuse contenait
36 malades et la moindre seulement 2 (1).
Ce que le régime des malades était dans ces institutions
privées, nous l'ignorons; mais nous savons mieux ce qui se
passait dans les établissements publics.
Là, les malades enfermés dans des cabanons, sans autre
ouverture qu'une porte massive, couchés sur de la paille,
chargés de chaînes, étaient traités à l'égal de criminels
dangereux, ou mieux encore d'animaux féroces. Nul n'osait
les approcher, et l'agitation la plus violente était l'état ordi-
naire de la plupart d'entre eux.
Pinel, on le sait, inaugura la réforme en 1792, en faisant
tomber, devant les délégués de la Convention, les chaînes de
quelques-uns de ces forcenés, et le succès couronna son
entreprise. Cet épisode, si souvent raconté (2), a bien été
un peu dénaturé, à cause de l'époque et des circonstances
au milieu desquelles il s'est produit. On a voulu y voir un
acte de politique libératrice, alors qu'il n'a été qu'un acte
(1) Dans le chapitre où il donne ces renseignements, Tenon exprime
des vues très-sages et très-avancées sur le traitement des aliénés dans des
établissements spéciaux : « Que sont les bâtiments d'hôpitaux pour d'autres
» malades que des fous?» dit-t-il, «Des moyens purement auxiliaires,
» propres à favoriser le régime et à seconder la vertu des médicaments.
» Mais les hôpitaux, pour les fous sont autre chose ; ils font eux-mêmes
» fonctions de remèdes » (p. 216). Esquirol a exprimé la même idée en
termes qui sont devenus presque proverbiaux en médecine mentale :
« Une maison d'aliénés », dit-il, «est un instrument de guérison ; entre
» les mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puis-
» sant contre les maladies mentales» (t. II, p. 398). N'est-il pas juste,
sans amoindrir en rien le mérite de ce passage d'Esquirol, de faire remar-
quer que bien avant lui, Tenon avait déjà exprimé cette sorte d'aphorisme
en termes très-analogues ?
(2) Voyez notamment : Pariset, Éloge de Pinel : Histoire des membres
de T Académie de médecine, t. I. p. 225; Scipion Pinel, Traité complet du
régime sanitaire des aliénés. Paris, 1836, p. 56; Rapport sur le service
des aliénés de la Seine} 1852.
\t\ HISTORIQUE.
d'humanité, mais il n'en a pas moins une signification con-
sidérable, comme premier pas fait dans une voie de progrès
où, depuis, des améliorations très importantes n'ont cessé
de s'accomplir.
Après ce premier élan, un peu théâtral, il faut bien le dire,
Pinel se consacra à l'œuvre plus modeste, mais plus essen-
tielle et plus difficile, consistant à introduire une réforme
radicale dans tous les détails du régime des aliénés, à
Bicêtre d'abord, à la Saîpêtrière ensuite, et grâce à ces
efforts, ces deux établissements changèrent de face.
Vers la même époque, la maison de Gharenton, qui avait
été fermée par la Révolution, fut rouverte (1797), et passa
des mains des frères Saint-Jean-de-Dieu, qui en avaient été
les propriétaires depuis la fondation (16M), dans celles de
l'État, qui la fit largement profiter des méthodes nou-
velles.
Les Petites-Maisons, où les aliénés étaient mélangés à des
infirmes, des teigneux et des vénériens, furent transformées,
en 1801, en hospice des Ménages, et les fous et les folles
qu'elles contenaient furent répartis entre Bicêtre et la Sal-
pôtrière.
Enfin, à la même époque, le service des insensés qui s'é-
tait maintenu dans les salles Saint-Louis et Sainte-Geneviève
de l'Hôtel-Dieu, fut supprimé par ordre du gouvernement»
Paris se trouva donc doté de trois grands établissements
publics destinés au traitement des aliénés, et ces établisse-
ments furent les premiers qui, en France, offrirent aux
malades des conditions réellement en rapport avec les
exigences de leur état. Dans les accusations souvent pas-
sionnées et injustes qui ont été dirigées depuis contre la
Salpêtrière et Bicêtre, on a trop oublié combien, dans toute
voie nouvelles, les premiers pas sont difficile à franchir; si>
de nos jours, des établissements plus modernes ont laissé
ceux-ci loin derrière eux, il faut se rappeler que, à une
ESQUIROL. 15
époque antérieure, leur organisation a réalisé une somme
de progrès énorme sur tout ce qui les entourait. Nous de-
vons donc, sous peine d'ingratitude, conserverie souvenir
de leur ancienne supériorité relative, et leur accorder tout
au moins une réputation historique.
Au point de vue des progrès de la science médicale, le
rôle de ces trois établissements n'a pas été moins remarqua-
ble. A côté dePh.Pinel, et ensuite après lui, Esquirol donna
à rélucle des maladies mentales une impulsion vigoureuse
qui, on peut le dire, eut pour résultat de constituer la mé-
decine mentale telle, à peu de choses près, qu'elle existe
aujourd'hui. A son école se formèrent un grand nombre de
médecins distingués, qui favorisèrent sous toutes les formes
le progrès commencé : les nommer, ce serait énumérer tous
ceux qui depuis ont exercé avec le plus d'éclat cette bran-
che de l'art dans toute la France, tous ceux que la généra-
tion actuelle respecte comme des modèles et honore
comme des maîtres.
Ce mouvement d'amélioration ne pouvait pas rester limité
à Paris : quelques villes de province, essayant timidement
d'imiter la capitale, réformèrent leurs hospices ou en fon-
dèrent de nouveaux. Mais ce travail de diffusion des progrès
réalisés ne pouvait être que très-lent. En 1818, Esquirol
faisait encore au gouvernement un tableau lugubre et resté
justement célèbre de l'état de profonde misère dans lequel
un trop grand nombre de malheureux aliénés continuaient
à végéter. «Je les ai vus, dit-il, nus, couverts de haillons,
» n'ayant que la paille pour se garantir de la froide hurni-
» dite du pavé sur lequel ils sont étendus. Je les ai vus gros-
» sièrement nourris, privés d'air pour respirer, d'eau pour
» élaneher leur soif, et des choses les plus nécessaires à la
» vie. Je les ai vus livrés à de véritables geôliers, abandonnés
» à leur brutale surveillance. Je les ai vus dans des réduits
» étroits, sales, infects, sans air, sans lumière, enchaînés
16 HISTORIQUE.
» dans des antres où l'on craindrait de renfermer les bêtes
» féroces que le luxe des gouvernements entretient à grands
» frais dans les capitales. Yoilà ce que j'ai vu presque par-
» tout en France ; voilà comment les aliénés sont traités
» presque partout en Europe (1). »
A cette époque, il n'y avait encore en France que huit
établissements publics où l'on ne reçût que des aliénés
(Armentières, Avignon, Bordeaux, Charenton, Lille, Mar-
seille, Maréville, Rennes). Esquirol, montrant les inconvé-
nients du mélange de ces malades dans les hospices, les
dépôts de mendicité et les prisons, adjurait le ministre de
faire construire de nouveaux asiles, en nombre suffisant,
pour soigner tous les insensés; une dizaine devait suffire,
suivant lui, pour répondre à tous les besoins.
En 1819, c'est-à-dire pendant l'année qui suivit la pré-
sentation de ce rapport, le ministre de l'intérieur adressa
aux préfets une circulaire, leur signalant les mauvaises con-
ditions auxquelles les aliénés étaient encore soumis dans
plusieurs établissements, et leur indiquait les principales
améliorations à introduire ; mais il ne put donner autre
chose que des conseils, et l'accomplissement des progrès
resta confié aux administrations des villes et des départe-
ments. Les établissements de Bordeaux (1820), de Mont-
pellier (1821), de Marseille (1823), de Saint-Venant (1824),
de Saint-Yon, à Rouen (1825), de Toulouse (1826), de
Nantes (1832), du Mans (1834) et quelques autres, furent,
pendant la période qui suivit, construits ou améliorés.
Jusque-là n'était pas réglée la condition légale des aliénés
d'une manière uniforme. Les exigences de l'ordre public
et de la sécurité des personnes avaient bien forcé à prendre
quelques précautions indispensables, et la loi du 16-24
(1) Esquirol, Des établissements consacrés aux aliénés en France et des
moyens de les améliorer, Rapport présenté au ministre de l'intérieur en
septembre 1813. Voyez Maladies mentales, t. II, p, 399.
NÉCESSITÉ D'UNE LOI. 17
août 1790 ayant confié à l'autorité administrative le soin de
remédier aux événements fâcheux qui pourraient être cau-
sés par les fous furieux, beaucoup de préfets se considé-
raient, par là, comme suffisamment autorisés à ordonner
directement le placement des aliénés dangereux dans les
asiles. Mais, dans d'autres départements l'interdiction préa-
lable était considérée comme indispensable; le préfet ne
pouvait alors ordonner qu'une arrcslation provisoire. L'a-
liéné, ainsi arrêté, élait déposé dans une prison; le procu-
reur impérial poursuivait d'office son interdiction confor-
mément àl'article 491 du Gode civil, et ce n'était que lorsque
le jugement avait été rendu, c'est-à-dire souvent après de
longs délais, que le transfert de la prison à l'asile pouvait
avoir lieu.
Quant aux placements volontaires, aucune mesure légale
ne s'en occupait, et les familles abandonnées à elles-mêmes
n'avaient qu'à suivre certaines règles de police locale, sans
unité et sans sanction.
La dépense des aliénés indigents n'était pas mieux réglée;
hospices, communes, départements, État s'en renvoyaient
la charge, et se débattaient à qui ne la supporterait pas.
Quand des aliénés étaient séquestrés, sans être interdits,
rien ne garantissait la défense de leurs intérêts privés; il
fallait alors que toutes leurs affaires restassent en suspens,
ou qu'on parvînt à leur faire signer une procuration à la-
quelle manquait presque toujours la condition la plus essen-
tielle d'un acte de ce genre, le consentement raisonné.
A Paris, où un si grand nombre d'aliénés indigents étaient
journellement placés à la Salpêtrière et à Bicêtre, l'admi-
nistration des hôpitaux s'était bien investie, spontanément
du rôle de tutrice à leur égard, mais elle n'en avait pas
strictement le droit, et ce n'était que par une tolérance, en
contradiction avec les prescriptions du Gode, qu'on la lais-
sait agir.
foville. 2
18 HISTORIQUE.
Un pareil état de choses appelait une réforme sérieuse;
elle fut entreprise en 1836. La loi de finances de celte
année décida (art. 6) que les départements devaient con-
courir à la dépense des aliénés, et le conseil d'État fut
chargé de préparer un projet de loi sur les aliénés. Le
6 janvier 1857, la Chambre des députés était saisie de ce
projet.
Nulle part l'on ne saurait rencontrer un résumé de la
question plus complet ni plus impartial que dans l'exposé
des motifs de ce projet de loi. Nous n'en citerons qu'un
passage, parce qu'il se rapporte au côté de la question qui
a suscité le plus de controverses, et parce qu'il suffît, pour
apprécier l'esprit de sage libéralisme qui inspirait celte
œuvre.
« Après avoir pourvu à l'intérêt de sûreté et d'ordre public
» qui réclame l'isolement des aliénés, nous ne devons pas
» oublier un intérêt non moins grave; nous devons assurer
» à la liberté individuelle toutes les garanties qui lui
» manquent encore.
» Le péril qui la menace peut naître d'une erreur inno-
» cente ou de motifs coupables; il peut provenir ou des
» parents, ou de l'autorité elle-même; la liberté peut être
» menacée, soit qu'une personne soit placée sans nécessité
» dans un établissement d'aliénés, soit que, y ayant été pla-
» cée avec raison, elle soit retenue encore après que la
» guérison a rendu l'isolement sans objet.
» Plus les droits de la liberté individuelle sont sacrés, et
» plus le projet de loi a dû s'attacher à lui assurer la pro-
» teclion la plus entière; il a multiplié les garanties, il n'en
» a négligé aucune. »
Sans entrer dans les détails de la double discussion dont
ce projet fui l'objet dans chacune des deux Chambres, avant
d'être adopté à l'unanimité dans la Chambre des pairs (26
mai 1838), et à l'énorme majorité de 216 voix contre 6 dans
PROJET DE LOI. 19
la Chambre des députés (14 juin 1838), nous ferons remar-
quer seulement, en ce qui concerne les placements, que,
dans le premier projet du gouvernement, une ordonnance
ou autorisation préalable du préfet devrait toujours être
exigée; mais que cette mesure fut rejetée, conformément
aux conclusions du rapporteur, M. Vivien, qui s'exprime
ainsi sur ce point important : « Le but de ce projet est le
» soulagement des aliénés, les facilités à donner à leur trai-
» tement. C'est contrarier ouvertement ce but que de su-
» bordonner à un acte de l'autorité publique la mesure la
» plus favorable àlaguérison.
» L'isolement des aliénés est en effet le premier et le plus
» énergique des moyens de traitement; il est en même
» temps le plus urgent. Un retard de plusieurs jours peut
» aggraver le mal au point d'en rendre la guérison quelque-
» fois impossible, toujours plus difficile; ce retard résulterait
» nécessairement de l'obligation de recourir préalablement
» au préfet.
» Dans la plus grande partie de la France, à Paris notam-
» ment, les familles sont admises aujourd'hui à effectuer
» librement des placements dans des établissements d'a-
» liénés. On ne cite aucun exemple de séquestration fondée
» sur un état d'aliénation mentale supposée. »
Nous avons vu que, malgré tout ce que l'on a pu dire
depuis, cette dernière proposition est encore vraie au-
jourd'hui, ce qui est au moins une présomption bien favo-
rable de l'efficacité des garanties édictées par la loi.
Nous devons encore rappeler, à l'honneur du corps médi-
cal, qu'un médecin aliéniste des plus distingués, Ferrus,
prit une part active à l'élaboration de cette législation nou-
velle. Il en avait montré la nécessité dans son livre Des
aliénés, Paris, 1834; il l'avait réclamée en sa qualité d'in-
specteur général du service des aliénés (1835), et ensuite lors-
20 HISTORIQUE.
qu'elle entra dans la pratique, il fut pendant vingt ans chargé
de veillera son exécution.
Comme c'est de la promulgation de la loi du 30 juin 1838
que date l'état légal qui subsiste encore aujourd'hui, et
contre lequel les attaques actuelles sont dirigées, nous allons
exposer avec quelques détails : 1° les principales disposi-
tions de cette loi, surtout celles qui sont incriminées;
2° les effets qu'elle a produits.
La loi reconnaît deux genres d'établissements d'aliénés:
les établissements publics, placés sous la direction de l'au-
torité publique (art. 2), et les établissements privés, placés
sous la surveillance de la même autorité (art. 3), et soumis
à l'autorisation préalable du gouvernement (art. 5).
Tous les établissements publics ou privés sont soumis à
la visite d'un certain nombre de fonctionnaires chargés de
recevoir les réclamations des personnes qui y sont placées,
et de prendre tous les renseignements propres à faire con-
naître leur position (art U).
Ces fonctionnaires chargés de visiter les asiles sont :
Le préfet, ses délégués et ceux du ministre de l'inté-
rieur ;
Le président du tribunal ;
Le procureur impérial ;
Le juge de paix ;
Le maire de la commune.
Pour un seul de ces fonctionnaires, le procureur impé-
rial, la visite est obligatoire à des intervalles réguliers, c'est-
à-dire qu'elle doit être faite une fois au moins chaque tri-
mestre dans les asiles privés, et une fois chaque semestre
dans les asiles publics, à des jours indéterminés ; pour les
autres fonctionnaires, l'époque en est facultative.
Chaque département est tenu d'avoir un asile public pour
loi du 30 juin 1828. 21
recevoir et soigner ses aliénés, ou de traiter à cet effet avec
un asile public ou privé (art. 1).
Il doit y avoir dans chaque asile un registre spécial, coté
et paraphé par le maire, soumis à l'examen et au visa de tou-
tes les personnes chargées de visiter l'établissement (art. U),
et sur lequel doivent figurer la copie de toutes les pièces
individuelles dont nous allons donner l'énumération, et la
mention de toutes les particularités de quelque impor-
tance, relatives à chaque malade (art. 12).
Ce qui concerne les personnes placées dans les asiles peut
être rapporté à trois chefs : leur admission, leur maintien,
leur sortie.
Admission. — Il y a deux genres de placements, les place-
ments d'office et les placements volontaires.
Les placements d'office sont prononcés, à Paris, par le
préfet de police, dans les départements par les préfets, à
l'égard des personnes dont l'état d'aliénation compromet
l'ordre public ou la sûreté des personnes. Les ordres des
préfets doivent être motivés et énoncer les circonstances
qui les auront rendus nécessaires (art, 18).
Dans le cas d'urgence absolue, les maires des communes,
et les commissaires de police à Paris, doivent ordonner les
mesures provisoires nécessaires et en référer dans les vingt-
quatre heures au préfet, qui statuera sans délai (art. 19).
Dans la pratique, cet article a reçu deux modes d'application
distincts, reposant sur la signification dilférente donnée,
suivant les lieux, aux mots « mesures provisoires néces-
saires. » Dans certains départements, les maires se conten-
tent de s'assurer de la personne des malades atteints de folie
dangereuse et de les garder, dans leur commune, jusqu'à
la décision préfectorale ; dans d'autres, les maires font
transporter de suite ces malades à l'asile, et prennent, à cet
effet, un arrêté provisoire de placement, qui n:a de valeur
définitive que lorsqu'il a été approuvé par le préfet.
22 HISTORIQUE.
Les placements volontaires ne peuvent avoir lieu que sur
la présentation des trois pièces suivantes : 1° une demande
d'admission; 2° un certificat médical constatant la maladie;
3° une pièce indiquant l'identité de la personne à pla-
cer (art. 8).
La demande d'admission doit être faite par une personne
autre que le malade : la loi n'a pas prévu le cas où ce se-
rait celui-ci, lui-môme, qui demanderait à entrer dans un
établissement pour se faire soigner.
Elle doit contenir les noms, profession, âge et domicile
de la personne qui demande le placement, aussi bien que de
celle qu'il s'agit de placer, et indiquer le degré de parenté
ou la nature des relations qui existent entre elles. Elle doit
être écrite et signée par celui qui la forme, ou s'il ne sait
signer, reçue par le maire ou le commissaire de police qui
en donne acte. En cas d'interdiction, un extrait du juge-
ment doit être fourni.
Le certificat médical doit dater de moins de quinze jours,
ne pas émaner d'un médecin attaché à l'établissement, ni
d'un médecin parent ou allié, au second degré inclusive-
ment, des chefs ou propriétaires de l'établissement ou de
la personne qui fera effectuer le placement. C'est sans doute
par oubli que l'on n'a pas exigé la même absence do pa-
renté entre le médecin signataire du certificat et la personne
à placer.
Ce certificat doit constater l'état mental du malade, in-
diquer les particularités de son affection et la nécessité do
le placer dans un établissement d'aliénés et de l'y tenir en-
fermé. Il est dit, en outre, qu'en cas d'urgence les chefs des
établissements publics pourront se dispenser d'exiger le certi-
ficat du. médecin; mais c'est une disposition que nous n'a-
vons jamais vu ni voulu appliquer, et nous croyons que si
cela est quelquefois arrivé, les exemples doivent en être
infiniment rares,
FORMALITÉS D'ADMISSION. 23
Que le placement soit d'office ou volontaire, le médecin
de rétablissement délivre., dans les* vingt-quatre heures,
un certificat qui constate l'état mental do la personne pla-
cée : ce certificat est transmis au préfet avec un bulletin
d'entrée faisant mention de toutes les pièces d'admission
(art. 8).
Dans le délai de trois jours le préfet notifie au procureur
impérial de l'arrondissement où est situé l'établissement, et
à celui de l'arrondissement où est le domicile du malade,
les noms, profession et domicile de la personne placée,
ceux de la personne qui a fait la demande d'admission et les
causes du placement (art. 10), si le placement est volontaire,
et en cas de placement d'office communique aux mêmes pro-
cureurs impériaux les ordres donnés en vertu des articles 18
et 19 (art. 22). La môme notification, en cas de placement
d'office, est faite au maire de la commune où est le domi-
cile du malade, qui doit en donner immédiatement avis aux
familles (art. 22).
Enfin, dans le même délai de trois jours, si le placement
volontaire est effectué dans un asile privé, le préfet doit
charger un ou plusieurs hommes de l'art, auxquels il peut
adjoindre telle autre personne qu'il désignera, à l'effet de
constater l'état mental de la personne placée et d"en faire
rapport sur-le-champ (art. 9).
Telles sont les formali es nombreuses auxquelles doivent
Être, dans tous les cas, soumis les placements dans les asiles
d'aliénés; l'énuméïation en est longue et l'on ne saurait
s'étonner si, au premier abord, l'on a pu croire qu'il y avait
surabondance de précautions. Mais aujourd'hui que l'ha-
bitude en est prise, toutes les conditions de la loi s'obser-
vent très-régulièrement et sans difficulté notable.
Chacune des pièces relatives à l'admission est copiée au
registre légal.
Voici le placement effectué, et l'on voit que l'admission
24 HISTORIQUE.
n'a pas pu être prononcée à la légère. Maintenant com-
mence le séjour du malade dans l'établissement, et nous
allons voir qu'à cet égard les précautions ne sont pas
moindres.
Séjour. — Les garanties assurées à la personne placée
dans un établissement d'aliénés pour empêcher qu'elle n'y
séjourne, si son état mental permet qu'elle vive en liberté,
sont de deux ordres : les unes générales et obligatoires, les
autres individuelles et facultatives.
Par mesures générales et obligatoires, nous entendons
le certificat de quinzaine, les notes mensuelles, les rapports
semestriels.
Le médecin de l'établissement a dû, on se le rappelle,
fournir dans les vingt-quatre heures qui ont suivi l'admis-
sion, un certificat constatant l'état mental du malade entré
(art. 8). Mais, dans un aussi bref délai, son appréciation a
pu laisser à désirer ou être incomplète. Aussi la loi lui im-
pose-t-elle de rédiger au bout de quinze jours d'étude et
d'examen, un nouveau certificat destiné à confirmer ou à
rectifier, s'il y a lieu, les observations contenues dans le
certificat de vingt-quatre heures, et d'indiquer le retour
plus ou moins fréquent des accès et des actes de clémence
(art. ll)r Voilà donc, dans l'espace d'une quinzaine, trois
certificats médicaux délivrés par deux médecins différents,
et s'il s'agit d'un placement volontaire dans un asile privé,
quatre certificats délivrés par trois médecins différents.
En outre le médecin de l'établissement doit consigner,
au moins une fois tous les mois, sur le registre prescrit par
l'article 13, les changements survenus dans l'état mental
de chaque malade. C'est ce que l'on appelle les notes men-
suelles (art. 12). Sans doute, il arrive fréquemment que de
nombreuses années se passent sans amener de modifica-
tions notables dans l'état mental de certains malades, on ne
peut demander alors au médecin qui est chargé d'un grand
MOYENS DE CONTRÔLE. 25
nombre d'aliénés, de faire chaque mois une longue notice
sur chacun d'eux : mais il doit du moins constater leur état,
ne fût-ce que par un mot qui signale l'absence de change-
ment. Cette obligation est certes l'une des plus fatigantes
que le médecin ait à remplir, mais c'est en même temps
Tune des plus essentielles, car elle donne la garantie qu'il a
l'esprit éveillé sur l'état de chacun de ceux qui sont confiés
à ses soins, et que, si une modification de quelque impor-
tance vient à se produire, la mention en sera authentique-
ment constatée à bref délai.
Ce n'est pas tout encore. Dans le premier mois de chaque
semestre, un rapport médical sur l'état de chaque per-
sonne retenue dans l'établissement, sur la nature de sa
maladie et sur les résultats du traitement, est envoyé au
préfet, qui se prononce individuellement sur chacun, or-
donne sa maintenue ou sa sortie (art. 20).
Telles sont, avons-nous dit, les formalités obligatoires
s'appliquant à la généralité des malades, destinées à con-
trôler l'utilité de leur séjour.
Mais de plus, chacun d'eux a bien d'autres moyens de
recours; il peut d'abord adresser ses réclamations aux dif-
férentes personnnes chargées de visiter l'asile (art. U), no-
tamment au procureur impérial dont les visites sont obli-
gatoires et périodiques.
Il peut en outre s'adresser, par écrit, aux mêmes per-
sonnes, ou à toute autre autorité judiciaire ou administrative,
et ses réclamations ou requêtes ne peuvent être supprimées
ou retenues par les chefs d'établissements (art. 29), sans que
ceux-ci s'exposent à être punis d'un emprisonnement de
cinq jours à un an, et d'une amende de 50 francs à 3000.
Enfin, il peut, à quelque époque que ce soit, se pour-
voir devant le tribunal du lieu de la situation de l'éta-
blissement, et réclamer contre son maintien dans l'asile.
Semblable pourvoi peut être présenté par son tuteur, par
26 HISTORIQUE.
son curateur, par tout parent ou ami, parles personnes qui
l'auront placé, par le procureur impérial, en un mot par
n'importe qui (art, 29). Le tribunal ainsi saisi fait ou fait
faire les vérifications nécessaires, c'est-à-dire qu'en général
il fait examiner la personne par un ou plusieurs médecins
étrangers à l'établissement, et que souvent il procède lui-
même à son examen et à son interrogatoire; puis il rend
en chambre du conseil, sans délai, une décision qui ne doit
pas être motivée, et qui ordonne, s'il y a lieu, sa sortie im-
médiate.
Gomment désirer une plus grande facilité de recours,
une forme plus simple de procédure, une plus grande libé-
ralité dans les moyens de revendication?
Une seule disposition de cet article nous paraît en contra-
diction avec cet esprit de libéralisme. Le paragraphe 3 do
cet article 29 est ainsi conçu : « Dans le cas d'interdiction,
» cette demande (pourvoi devant le tribunal) ne pourra
«être fournie que par le tuteur de l'interdit.» Pourquoi
cette mesure restrictive? L'interdiction n'entraîne pas, par
elle seule, le placement dans un asile. Dès lors celui qui y a
été placé, fût-il interdit, doit avoir la môme facilité que
tout autre individu, séquestré comme lui, de réclamer sa
mise en liberté, et il n'y a pas de motif pour le priver du
droit de requête au tribunal. Si l'on suppose qu'il peut y
avoir parfois un intérêt coupable à retenir, sans motif suf-
fisant, une personne dans un asile, cet intérêt peut guider
le tuteur d'un interdit aussi souvent, plus souvent même
que les parents ou alliés d'une personne qui ne l'est point.
Pourquoi lui donner, à lui seul, ce droit de requête et en
exclure non-seulement la personne placée, mais encore les
parents et amis qui l'ont dans tout autre cas? Pourquoi
en écarter le procureur impérial lui-même, auquel ce texte
paraît devoir aussi s'appliquer?
Aussi n'avons-nous jamais compris cette disposition de
MOYENS DE SORTIE. 27
la loi; nous devons ajouter que jamais, à notre connais-
sance, elle n'a été appliquée, et nous avons peine à croire
que, le cas se présentant, le tribunal refusât d'agréer le
pourvoi présenté par un interdit ou par une autre personne
que son tuteur (1).
Sortie. — Si le rapport semestriel rédigé par le médecin
en vertu de l'article 20 constate la guérison de la personne
placée, le préfet doit ordonner sa sortie immédiate.
Si, dans l'intervalle d'un de ces rapports semestriels à
l'autre, le médecin déclare, sur le registre, que la sortie
peut être ordonnée, ou que la guérison est obtenue, la
sortie aura lieu de suite si le placement était volontaire
(art. 13), ou s'il s'agit d'un placement d'office, il en sera
référé au préfet, qui statuera sans délai (art. 23).
S'il s'agit d'un interdit ou d'un mineur, il ne pourra
être remis qu'à son tuteur ou à ceux sous l'autorité des-
quels il est placé par la loi (art. 17). Quant aux majeurs non
interdits, la loi ne stipule rien, c'est-à-dire que si personne
de leur famille ou de leurs amis ne vient les chercher, ils
doivent être purement et simplement mis en liberté et ren-
dus à eux-mêmes.
Dans tous les cas cités jusqu'ici, la guérison est la condi-
tion préalable à la sortie; mais elle est loin d'être toujours
nécessaire. Même avant qu'elle ne soit déclarée par les
médecins, tout malade placé volontairement devra cesser
d'être retenu, si sa sortie est requise par :
1° Le curateur à sa personne;
(1) Nous nous trompions, paraît-il, en écrivant ceci. M. Thulié rap-
porte un cas où l'autorité judiciaire aurait refusé d'examiner la demande
de sortie d'un interdit, parce que le tuteur seul pouvait requérir la mise
en liberté {la folie et la loi, 2° édition, p. 144). Si à certains égards
nous ne partageons pas les opinions de M. Thulié, nous sommes parfaite-
ment d'accord avec lui pour regretter que tous les aliénés séquestrés no
jouissent pas, au même degré, du droit de réclamation, qu'ils soient inter-
dits ou non.
28 HISTORIQUE.
2° L'époux ou l'épouse;
3° S'il n'y a pas d'époux ou d'épouse , les ascendants;
h° S'il n'y a pas d'ascendants, les descendants;
5° La personne qui aura signé la demande d'admission;
6° Toute personne à ce autorisée par le conseil de famille.
S'il y a dissentiment, le conseil de famille est appelé à
prononcer (art. ïk).
La loi ajoute qu'en cas de minorité ou d'interdiction, le
tuteur seul pourra requérir la sortie, ce qui nous paraît
encore une restriction inutile, puisque le cas de dissenti-
ment est prévu et que dans ce cas le conseil de famille doit
prononcer.
Cependant il pourrait arriver que l'une des personnes
énumérées ci-dessus demandât la sortie d'un malade dont
l'état mental pourrait, d'après l'avis du médecin de l'établis-
sement, compromettre l'ordre public ou la sécurité des
personnes. Dans ce cas il en sera référé au maire qui pourra
ordonner un sursis provisoire, à charge d'en référer lui-
même dans les vingt-quatre heures au préfet (art. 14).
Celui-ci pourra alors rendre un arrêté qui transformera
le placement volontaire en placement d'office, et empê-
chera que le malade sorte de l'établissement sans son auto-
risation, si non pour être placé dans un autre établissement
(art. 21). Si le préfet n'a pas statué dans la quinzaine, ce
sursis provisoire cesse, et la personne sort de plein droit
(art. Mi).
Enfin, le préfet pourra toujours ordonner la sortie immé-
diate des personnes placées volontairement (art. 16).
La sortie, en vertu de quelque article qu'elle soit ordon-
née, doit être mentionnée au registre, avec l'indication des
circonstances dans lesquelles elle a lieu, et de l'état mental
de la personne; elle est de plus notifiée dans les vingt-
quatre heures au préfet, et par lui aux mêmes personnes
que les pièces d'admission.
ORDONNANCE ROYALE DU 18 DÉCEMBRE 1829. 29
De quelque manière que la sortie soit ordonnée ou re-
quise (art. 13, Ih, 16, 20, 23, 29), les chefs d'établissements
ne peuvent retenir la personne sans encourir les peines
portées à l'article 120 du Code pénal, c'est-à-dire un empri-
sonnement de six mois à deux ans, et une amende de 16
à 200 francs.
Ici s'arrêtent les dispositions légales relatives à la per-
sonne même de l'aliéné; les autres articles concernent les
dépenses du service des aliénés, la gestion des biens, la
défense des intérêts, la représentation en justice, la valeur
des actes des personnes placées dans les asiles. Toute cette
partie de la loi est du plus haut intérêt, mais comme il en
est très-peu question dans les attaques actuelles, nous ne
nous y arrêterons pas pour le moment, nous réservant de
revenir sur quelques-unes de ses dispositions dans la troi-
sième partie de notre travail.
La loi du 30 juin 1838 a eu pour corollaire une ordon-
nance royale du 18 décembre 1839, composée de deux titres,
l'un relatif aux établissements publics d'aliénés, l'autre aux
établissements privés.
Le premier règle les conditions de nomination et les
fonctions des directeurs, médecins et commissions de sur-
veillance des asiles publics.
Directeur et médecin sont tenus de résider dans l'établis-
sement, et ces deux ordres de fonctions peuvent être réunis
dans les mains de la même personne.
Le titre second détermine les formalités à accomplir pour
être autorisé à fonder ou à diriger un établissement privé
consacré aux aliénés, indique les conditions matérielles
que devra présenter l'établissement, stipule l'obligation
d'un cautionnement, énumère les mesures à prendre dans
le cas de décès ou de cessation de service du chef d'un de
ces établissements, impose à celui-ci la résidence dans l'é-
30 HISTORIQUE.
lablissement et prévoit les cas dans lesquels l'autorisation
accordée pourra être retirée.
De toutes les prescriptions de cette ordonnance, il n'y en
a guère qu'une seule qui ait donné lieu, depuis^ à quel-
ques objections, c'est celle qui permet la réunion des fonc-
tions de directeur et de médecin des asiles publics. Nous
aurons plus tard l'occasion de traiter cette question d'une
manière toute spéciale.
Ainsi constituée, la nouvelle législation sur les aliénés
entra dans la pratique et eut pour premier résultat de chan-
ger le régime de beaucoup des établissements qui existaient
déjà, et de provoquer la création d'un certain nombre d'é-
tablissements nouveaux. Il arriva ainsi que, dans le cours
de quelques années, le nombre des aliénés séquestrés, et
surtout des aliénés indigents, augmenta considérablement,
parce que chaque département étant obligé de les soigner
et de les recueillir, uu grand nombre de ceux qui étaient
jusque-là abandonnés sans ressources et sans traitement
trouvèrent un refuge dans les asiles.
Quelques questions douteuses, quelques difficultés se trou-
vèrent naturellement soulevées par l'application de cette loi
nouvelle, mais la plupart furent relatives à son côté financier.
Une série de circulaires du ministre de l'intérieur fixa à
tous ces égards la jurisprudence administrative (1), et le
service d'inspection générale, déjà organisé antérieure-
ment, fut chargé de contrôler, par des tournées annuelles,
la régulière application de la loi, et l'état moral et matériel
des institutions. Il n'y eut d'abord qu'un inspecteur géné-
ral, puis un second fut nommé et aujourd'hui il y en a
trois.
Sous l'influence de tous ces moyens, le nouveau système
s'organisa sur tous les points du pays et s'harmonisa peu à
(1) Voyez A. de Watte\~ille, Législation charitable, Paris, 3 vol., 1843
à 1867.
RÈGLEMENT DU 20 MARS 1857. 31
peu. D'abord on avait laissé a chaque établissement le soin
d'élaborer son règlement intérieur, avec la seule obligation
de le soumettre à l'approbation du ministre (art. 7). 11 vint
un moment où le service ayant pris, dans toutes ses par-
ties, une homogénéité suffisante, il n'y eut plus qu'à y
mettre la dernière main en imposant un règlement uni-
forme à tous les asiles publics et aux asiles privés faisant
office d'asiles publics, c'est-à-dire recevant, en vertu d'un
traité, les aliénés d'un ou plusieurs départements (art. 1).
On le recommande en même temps à l'adoption des autres
asiles privés, en tant que les conditions locales le compor-
taient. Ce règlement, connu sous le nom de règlement du
20 mars 1857, fut le complément définitif de la loi du
30 juin 1838 et de l'ordonnance du 18 décembre 1839, et
acheva l'œuvre d'organisation du service des aliénés en
France.
En envoyant ce règlement aux préfets, le ministre de l'in-
térieur pouvait dire en toute justice : « Consacrée par dix-
» huit d'années d'expérience, cette œuvre est de celles dont
» l'administration française peut à bon droit s'honorer, et
» les législations étrangères y ont fait de nombreux em-
» prunts. »
Nous pourrions exposer ici, en abrégé, les résultats de
cette œuvre, les fruits de cette législation, et cela nous se-
rait facile à faire avec l'aide des statistiques publiées par
les soins du ministre du commerce, de l'agriculture et des
travaux publics.
Mais l'analyse des deux volumes de cette statistique, pu-
bliés par M. Legoyt, exigerait de trop longs développements,
et nous préférons renvoyer à ces volumes eux-mêmes ou
au compte rendu qui en a été donné par MM. Brierre de
Boismont (1) et A. Mottet (2).
(1) Voyez Annales d'hygiène et de médecine légale, 1859, 2e série,
t. XI, p. 197.
(2) Voy.Ann. d'hyg., 1867, 2e série, t. XXVII, p. 191.
32 HISTORIQUE.
Nous nous contenterons de faire remarquer que de 18^0
à 1870, le nombre des admissions dans les asiles publics et
privés de France s'est élevé à 270 000 au moins (1), ce qui
prouve d'abord que la folie est une maladie qui existe bien,
et que de plus elle est très-fréquente.
C'est donc dans 270 000 circonstances différentes que les
formalités prescrites par la loi, pour le placement d'une
personne, dans un asile, ont été accomplies. Certes, si. ces
formalités étaient de nature à faciliter les erreurs, les sé-
questrations sans motif, les attentats à la liberté individuelle,
l'inconvénient aurait eu toute facilité à se produire, et sur
un pareil nombre de placements il devrait y avoir une pro-
portion notable de réclamations légitimes. Eb bien ! nous
l'avons déjà dit, et nous aurons occasion de le redire, le
nombre de ces réclamations a été presque nul, et il n'y
a pas un seul cas où l'une d'elles ait été juridiquement re-
connue comme fondée.
Si tant de personnes sont placées dans les asiles, est-ce
donc que l'on est à la piste de toutes celles qui présentent
quelque dérangement d'esprit, et que l'on s'empresse de les
faire enfermer?
On peut déjà se convaincre du contraire par la lecture
des journaux où l'on trouve si fréquemment le récit d'acci-
dents causés par des aliénés restés en liberté, bien que sou-
vent ils fussent malades depuis longtemps; mais les chiffres
sont plus significatifs encore ; car nous voyons par le dé-
nombrement de 1861 qu'à cette époque le nombre des
aliénés placés dans les asiles était de 30 239, et que celui
(1) Les statistiques publiées donnent, comme nombre des
admissions, de 1840 à 1860 174 485
En 1860 elles ont été de 10 785, et comme le chiffre
a continué à augmenter chaque année, on peut les
estimer, depuis 1860, à 11 000 par an en moyenne,
soit pour neuf ans à 99 000
Total 273 485
RÉSULTATS GENERAUX. 33
des aliénés restés dans leurs familles était de 53 160, c'est-
à-dire presque double. Et l'écart doit même être plus
grand dans la réalité, puisque tous les aliénés séquestrés
sont forcément constatés et comptés dans le recensement,
tandis que beaucoup de ceux qui restent en liberté échap-
pent, sans doute, à la constatation. En fait, ce que l'on
peut dire, c'est que beaucoup d'aliénés restent encore
abandonnés à eux-mêmes, alors que leur placement dans
un asile serait, pour la société, une mesure très-utile de sé-
curité, et pour eux-mêmes une garantie de bien-être et de
longévité. Les réclamations sur l'insuffisance des séques-
trations seraient bien souvent fondées, tandis que celles sur
leur illégalité et leur arbitraire ne le sont pas.
En parlant des résultats de la loi du 30 juin 1838, nous
ne pouvons nous dispenser de dire un mot de l'amélioration
considérable apportée, par elle, dans le bien-être de toutes
les catégories d'aliénés, sur toute l'étendue du pays. Les
conditions déplorables que Pinel avait fait disparaître à
Paris, qu'Esquirol se plaignait d'avoir vu persister encore
dans tant d'hospices vingt-cinq ans plus tard, ont complète-
ment disparu depuis longtemps. Il n'y a plus un seul asile où
ces pratiques inhumaines soient restées en usage; plus un
seul où les conditions de la nourriture, de l'habitation, du
vêtement ne répondent, pour la totalité des aliénés séques-
trés, aux premières exigences de l'hygiène et de la salubrité.
Peut-être même a-t-on dépassé, en quelques endroits, ce
que Ton était en droit de désirer; certaines constructions
trop coûteuses, quelques édifices trop somptueux à certains
égards ont été, croyons-nous, plus nuisibles qu'utiles à l'a-
mélioration du sort des aliénés indigents en général, parce
que l'étendue des sacrifices, que certains départements ont
eu à supporter, a pu en effrayer d'autres, et retarder la re-
construction d'un asile défectueux ou la fondation d'un asile
nouveau.
FOV1LLE. 3
34 HISTORIQUE.
Aussiya-t-il encore quelques établissements dont les bâ-
timents laissent à désirer; quelques-uns des 100 et quelques
asiles, existant aujourd'hui, réclament d'importants perfec-
tionnements; mais là même, l'humanité et l'hygiène ont
pénétré, et les progrès déjà accomplis répondent de ceux
qui sont encore à faire.
C'est donc une rénovation complète qui, en l'espace
d'un demi-siècle, a été réalisée dans les conditions d'exi-
stence d'une classe d'individus dont le nombre s'élève au-
jourd'hui à plus de 30 000, et qui doivent d'autant plus
inspirer le respect et l'intérêt, que, privés de leur raison et
incapables de veiller eux-mêmes à leur bien-être et à leur
subsistance, c'est uniquement sur les secours étrangers que
doit compter leur triste infortune. Cette grande œuvre a été
accomplie grâce aux médecins qui en ont pris l'initiative ;
au législateur qui en a réglé les conditions; à l'administra-
tion qui en a assuré la pratique. Elle constitue toute une
révolution, réalisée dans une sphère restreinte il est vrai
mais dont personne cependant ne saurait méconnaître la
grandeur, et elle a eu le rare privilège de profiter à beau-
coup et de ne nuire à personne.
Ne semblerait-il pas qu'il devrait n'y avoir que des éloges
pour tous ceux dont les efforts combinés ont produit un
aussi heureux résultat, et qui continuent à poursuivre des
perfectionnements successifs? C'est cette œuvre cependant
qui depuis quelques années est l'objet de tant d'hostilité,
d'attaques si violentes.
Voyons la nature de ces accusations et tâchons de bien en
déterminer la valeur.
DEUXIÈME PARTIE.
Pour et contre.
I
Les adversaires de la loi. — Les journalistes et les pétitionnaires au
Sénat. — Les défenseurs. — Le corps des médecins aliénistes. —
M. Suin. — M. Tanon. — Stephan Senhert.
Les accusations contre la loi du 30 juin 1838 se sont pro-
duites, surtout dans la presse quotidienne, et sous forme de
pétitions au Sénat.
Depuis quelques années, les articles de journaux publiés
sur cette question sont presque innombrables; mais le
nombre d'idées qu'ils contiennent est très-limité. C'est
toujours le même côté de la loi qui est le point de mire des
attaques, tandis qu'elle en présente plusieurs autres, tout
aussi intéressants à étudier, tout aussi importants à sou-
mettre à l'épreuve d'une discussion approfondie, et dont
personne, pour ainsi dire, n'a jugé à propos de s'occuper.
Aussi est-il permis de se demander si la plupart de ces re-
dresseurs de torts n'ont pas trouvé plus commode de se
copier les uns les autres, que de se donner la peine d'étu-
dier par eux-mêmes la législation qu'ils avaient la préten-
tion de faire réformer.
On peut se demander également si le principal mobile de
leurs attaques a bien été l'élan d'un vif intérêt pour la cause
des malheureux malades, dont ils ont prouvé qu'ils con-
naissaient si peu l'affection et le sort, ou s'ils ne tenaient
36 POUR ET CONTRE.
pas, plutôt, à profiter d'une facilité qui leur était laissée
d'attaquer systématiquement l'administration, à une époque
où la presse était tenue à ne traiter les questions exclusive-
ment poli tiques qu'avec beaucoup de réserve ; si, en d'autres
termes, le but de tous ces articles n'était pas de faire de
l'opposition plutôt que de la philanthropie, et d'accuser le
gouvernement plus encore que de défendre les aliénés.
C'est du moins ce que pourrait porter à croire Falliance,
sur un même terrain, des journaux ultra-religieux et ultra-
libéraux, ordinairement séparés par un abîme; l'égal entête-
ment avec lequel les uns et les autres, on peut le dire, se
sont obstinés à refuser tout examen impartial, à repousser
tout éclaircissement sincère; enfin, l'unanimité avec laquelle
tous ont renoncé à s'occuper des aliénés, depuis qu'ils peu-
vent s'en prendre directement aux affaires de l'État.
Mais le mobile ne fait rien à l'affaire; les accusations se
sont produites, et il est de notre devoir d'en examiner la
portée.
Les pétitions au Sénat ont un tout autre caractère, celui
d'une préoccupation avant tout personnelle. Ce cachet de
personnalité est évident dans le plus grand nombre, car
c'est leur propre cas que les pétitionnaires viennent expo-
ser à la haute assemblée, demandant justice pour eux-
mêmes. Qu'ils soient encore placés dans un asile, ou qu'ils
y aient été antérieurement traités, ils prétendent tous que
c'est à tort qu'on les a taxés de folie, sans avoir conscience
que plus d'une fois leur pétition elle-même témoigne du dé-
sordre de leur esprit. Nous ne nous arrêterons à aucune de
ces pétitions, car nous devons nous occuper d'une question
générale et non pas de cas individuels; et du reste, le méde-
cin aliéniste a l'habitude de taire, mieux que les malades
ou les parents ne le font souvent eux-mêmes, les noms de
ceux qui ont le malheur d'être frappés dans leur raison. Si
ceux-ci ont confié leur secret au Sénat, ce n'est pas un mo-
LES ADVERSAIRES DE LA LOI. 37
tif suffisant pour que nous le répétions au public. Toutes les
pétitions de cette catégorie ont du reste été repoussées par
l'ordre du jour ou la question' préalable.
Quelques pétitionnaires, au contraire, loin de réclamer
sur des faits particuliers, affectent de n'élever la voix qu'au
nom des intérêts généraux. Il est cependant bien permis de
les soupçonner d'obéir à une impulsion personnelle.
L'un, par exemple, tout en disant que «son observation
ne lui a pas prouvé qu'il y ait des réclusions illégales », et
en montrant qu'il connaît bien certains côtés de la question,
laisse comprendre que, dans l'asile où il a été quelque temps
attaché comme élève interne, il n'a pas su faire bon mé-
nage avec le directeur-médecin, son chef direct, et que
c'est contre lui surtout qu'il dirige ses attaques (Michaud,
16 avril 1865).
Une femme, après avoir occupé un poste des plus subal-
ternes dans un asile départemental, a bien pu dire : «Voyant
» qu'on refusait de m'entendre ou de me croire, j'ai dé-
» claré que je sortirais de l'asile pour faire connaître la vé-
» rite à qui voudrait l'entendre; c'est dans ces conditions,
» c'est dans ce but que je l'ai quitté, et c'est à vous, mes-
» sieurs les sénateurs, que je viens dire la vérité. » Elle
a fait plus, elle a réclamé en faveur des aliénés une
nouvelle Loi-Grammont, ce qui a valu à l'humble infir-
mière un concert d'éloges enthousiastes du Journal des
Villes et des Campagnes et du Siècle, étonnés d'être une fois
d'accord. Mais elle n'a rien répondu au journal la Nation,
qui, après avoir fait un abrégé de sa biographie, ajoutait :
« Elle obtint la place d'infirmière dans l'asile de Châlons-
» sur -Marne, et là se ligua saintement avec l'aumônier
» contre le directeur, le dénonça, provoqua une enquête, à
» la suite de laquelle elle fut congédiée, sur le rapport des
» inspecteurs, et sa révocation inscrite aux registres (1). »
(1) Voyez la Nation, n° du 22 octobre 1864.
38 POUR ET CONTRE.
Et comment eût-elle pu répondre, puisque tout cela était
rigoureusement exact?
Un dernier pétitionnaire, un médecin malheureusement,
le docteur Léopold Turck, a bien pu accuser Pinel d'avoir
manqué de jugement; appeler les asiles d'affreuses prisons,
auxquelles quarante mille de nos semblables sont condam-
nés à vie ; qualifier les médecins aliénistes d'aveugles, qui,
en plein midi, nient le soleil; mais en même temps il a fait
savoir que seul il avait pénétré le secret de la nature réelle
de la folie, que seul, surtout, il connaissait le vrai moyen
de la guérir, à son domicile.
Nous avions, on le voit, le droit de dire que toutes les pé-
titions présentaient un certain caractère personnel, qui a
bien pu nuire à leur .parfaite impartialité; mais, nous le
répétons, ce n'est pas au mobile qui a dicté ces plaintes,
qu'il faut attacher de l'importance.
Ce n'esl pas non plus à leur forme, sans quoi nous aurions
trop à nous plaindre nous-mêmes. Nous venons de dire com-
ment M. le docteur Léopold Turck traite les asiles d'aliénés et
ceux de ses confrères qui se consacrent au traitement des ma-
ladies mentales. Il n'a pas seul le privilège de ces aménités :
différents organes de la presse ont paru croire qu'ils don-
naient beaucoup de valeur à leurs attaques en désignant les
asiles sous le nom de Bastilles; en appelant les certificats
des lettres de cachet ; en qualifiant les médecins aliénistes
de geôliers ou de bourreaux; en représentant nos malades
comme quarante mille prévenus condamnés à perpétuité,
sans jugement, ni sans aucun moyen de recours. Sans doute,
si la violence dans les termes suffisait à rendre une cause
bonne, celle-ci devrait être excellente; mais, encore une
fois, ce n'est là qu'un côté secondaire du débat, et qui ne
change rien au fond même de la discussion. C'est sur ce
fond seul que nous devons faire porter notre examen et
notre réfutation, s'il y a lieu.
PRÉTENDU DANGER DE LA LOI. 39
En réalité, les accusations dirigées contre la loi du 30
Juin 1838 portent presque uniquement sur un seul point :
sur le prétendu défaut de garanties données à la liberté
individuelle. On trouve celle-ci menacée parce qu'il est
trop facile de faire entrer quelqu'un dans un établissement
d'aliénés, et parce que, lorsqu'on y est, il est trop difficile
d'en sortir.
De ce qu'un parent ou un ami, après s'être fait dûment
connaître et avoir rédigé une demande, peut faire admettre,
dans une maison où l'on traite la folie, un malade qui, d'a-
près la déclaration d'un médecin, est atteint de cette mala-
die, on semble croire qu'il dépend du premier venu de faire
disparaître qui bon lui semble, et qu'il suffira qu'un citoyen
ait quelque désir de se débarrasser d'un autre citoyen, pour
qu'immédiatement il puisse l'enfermer pour le reste de ses
jours, dans une maison de fous ; et afin de rendre cette
prétention moins invraisemblable, on ajoute que, du reste,
la folie qui, dans le principe, n'était que supposée, ne tar-
dera pas à devenir réelle, parce qu'il suffit d'un séjour de
quelques jours, voire même de quelques heures avec des
aliénés, pour troubler à jamais une raison qui jusque-là
avait été parfaitement saine. Voilà pour tous les adversaires
le principal, et pour quelques-uns le seul danger de la loi.
Cette croyance à la possibilité des séquestrations arbitraires
paraît même poussée si loin, chez certains journalistes, que
l'un de ceux qui leur ont répondu avec le plus d'esprit,
Stephan Senhert, n'a pas hésité à leur dire que, bien sûr, s'ils
se récriaient si fort, c'est qu'ils s'attendaient à être eux-
mêmes séquestrés de la sorte.
Gomme griefs secondaires, on a prétendu qu'une fois en-
fermés, à tort ou à raison, les aliénés sont victimes de l'ar-
bitraire du médecin; que l'indiscrétion de celui-ci va jus-
qu'à lire leurs lettres; que les asiles ne sont que des fa-
briques d'incurables n'offrant aucune des conditions pro-
40 POUR ET CONTRE.
près au traitement des maladies mentales; enfin, le docteur
Léop. Turck, à l'appui de sa prétention, que tous les aliénés
peuvent être guéris par son système, n'a pas craint d'affirmer
que la folie ne compromettait jamais l'existence, et que tous
les individus qui mouraient clans les asiles étaient tués par les
médecins ou par l'établissement. En présence d'une pareille
assertion; faut-il penser que ce confrère ignore qu'une forme
de folie qui est des plus fréquentes, et qui, pour ne prendre
qu'un exemple, frappe près de la moitié des hcmmes admis à
la maison deCharenton, la folie paralytique, pour l'appeler
par son nom, tient à une altération organique du cerveau,
généralement reconnue comme incurable, et comme entraî-
nant fatalement la mort en quelques années? ou bien faut-
il croire que, connaissant ce fait, qui est d'une notoriété
universellement reconnue, il a omis d'en tenir compte ?
Si la plupart des accusateurs se sont bornés à attaquer ce
qui est, il en est quelques-uns qui, plus consciencieux, ont
prétendu dire ce qu'il faut mettre à la place. Les uns de-
mandent simplement que l'autorité judiciaire intervienne
lors du placement; ceux-là sont les plus modérés, et si
nous pensons que les procédés qu'ils proposent ne sont
pas acceptables, nous ne prétendons pas qu'il n'y ait, dans
cet ordre d'idées, certaines mesures susceptibles d'être in-
troduites dans la pratique, non pas à titre de réforme de la
loi actuelle, mais comme développement et perfectionne-
ment de cette loi. D'autres voudraient que l'on ne pût pla-
cer dans un établissement que les malades préalablement
interdits; mais ils semblent Tignorer, c'est ce que prescri-
vait la législation antérieure à 1838, et c'est précisément
parce que l'expérience avait démontré combien ce système
était défectueux, et même impraticable, qu'une nouvelle loi
était alors réclamée de toutes parts.
Plusieurs ont demandé que les tribunaux fussent appelés
à ordonner, par jugement, le placement d'un malade dans
RÉFORMES PROPOSÉES. kl
un asile, comme ils condamnent un coupable à l'amende ou
à la prison.
On a été encore plus loin : on a voulu faire prendre cette
décision par un jury choisi parmi les voisins et amis, et
nous ne serions pas étonnés que quelqu'un ait eu l'idée de
la soumettre au suffrage universel.
En tout cas, nous savons parfaitement que le Siècle a de-
mandé, entre autres choses, que «le jugement à prononcer
» sur l'état mental des habitants d'un asile et sur tous leurs
» besoins, soit confié, sous la surveillance et la direction de
» la magistrature, à plusieurs personnes composant une
» sorte de jury, et notamment à celles qui, se trouvant en
» contact permanent avec les malades d'esprit, peuvent
» exercer un contrôle efficace sur tout ce qui concerne leur
» situation » (1); c'est-à-dire que, pour le traitement des
malades, l'avis des infirmiers et gens de service aurait exac-
tement le même poids que celui des médecins, et que ce
serait un verdict, rendu sous la présidence d'un magistrat,
qui réglerait l'administration des bains et des tisanes.
Voilà ce qui, pour le Siècle, serait se rapprocher de la
perfection relative; quant à la perfection absolue, ce serait
de faire en France comme on fait en Orient, où, dit-il, « les
» asiles d'aliénés sont inconnus. Les fous y sont en pleine
» liberté, jamais la folie ne devient dangereuse, précisé-
» ment parce qu'on est bon et indulgent pour eux (2). »
On s'étonne que des écrivains d'un talent incontestable
aient pu concevoir de pareilles théories; on s'en étonne
d'autant plus que, si quelque malheur de ce genre vient
frapper près d'eux, et s'ils se trouvent eux-mêmes aux prises
avec les cruelles difficultés qu'entraîne fatalement la folie de
l'un des membres d'une famille, ils sont les premiers à re-
(1) Voy. le Siècle, n° du 30 septembre 1864.
(2) Ibidem.
U2 POUR ET CONTRE.
courir aux institutions organisées en vertu de la loi, et à
invoquer les prescriptions tutélaires de cette législation.
C'est que c'est là, en effet, le point vulnérable de toutes
ces attaques. En traitant les questions relatives à la folie, on
s'oublie au point défaire abstraction de ce qui les domine
toutes, c'est-à-dire de l'existence même de la folie. Ainsi que
l'a dit très-bien le docteur A. Motet au congrès de Lyon:
« Ne raisonnons pas, à propos des aliénés, comme si l'on
» avait affaire à des êtres sains d'esprit. C'est là l'erreur
» dans laquelle sont tombés quelques écrivains de nos
» jours (1). »
11 est sans doute très-facile, lorsque Ton fait de la philo-
sophie platonique dans le recueillement de son cabinet, de
considérer la folie comme un simple trouble intellectuel,
auquel il n'y a qu'à opposer des discours paisibles et des
raisonnements affectueux. Mais les faits ne ressemblent
guères à celte vue de l'esprit. Ceux qui ont eu le malheur
de passer par ces épreuves ne le savent que trop ; car alors
surgissent des difficultés de tous les genres, des angoisses
de tous les instants. Le malheureux mélancolique est tour-
menté du désir de se suicider; le maniaque furieux brise
et déchire tout ce qui tombe sous sa main; l'halluciné est
prêt à tuer ses semblables, parfaitement convaincu que
son bras est suffisamment armé par le droit de légitime
défense ; l'aliéné paralytique enfin peut, réunissant en lui
seul le délire du mélancolique, du maniaque et de l'hallu-
ciné, commettre presque en même temps tous les actes que
nous venons d'énumérer; ou bien, chose peut-être plus
grave, il peut, alors qu'il conserve encore à certains égards
les apparences de la raison, dissiper en quelques instants
(1) Motet, De la possibilité et de la convenance de faire sortir certai-
nes catégories d'aliénés des asiles spéciaux {Congrès médical de France.
2e session, tenue à Lyon. Paris, 1865, p. 614).
LA FOLIE TELLE QU'ELLE EST. 43
sa fortune et celle de tous les siens, ou compromettre à
jamais l'honneur de son nom par la rapidité avec laquelle
il se livre aux spéculations les plus ruineuses, aux démar-
ches les plus insensées.
Oh ! alors; la folie n'est plus une abstraction philoso-
phique, mais un danger menaçant; l'asile n'est plus une
Bastille, mais un refuge tutélaire; le médecin n'est plus un
bourreau, mais un savant et un sauveur.
Alors on sent la nécessité d'isoler le malade.
« Quant à l'atteinte portée à la liberté individuelle par
» l'exercice de ce droit d'isoler, on n'attente pas à la liberté
» de celui qui est devenu l'esclave du délire. L'insensé n'a
» plus son libre arbitre, il n'a plus le contrôle de lui-même,
» ni la responsabilité de ses actes. Liberté et responsabilité
» sont deux choses corrélatives; on ne doit plus avoir la
» liberté de ses actions quand on n'en a plus la responsabi-
» lité (1). »
Et quand la nécessité d'une mesure héroïque pèse sur
une famille d'une manière aussi impérieuse,, venir lui pro-
poser d'attendre d'abord que l'on ait prononcé l'interdiction,
ou bien que le tribunal ait rendu un jugement qui ordonne
le placement, ou bien que l'on ait eu recours, pour arriver
au même but, à un jury, quel' qu'il soit, c'est méconnaître
à la fois et les exigences du traitement du malade, et celles
de la sécurité de tout son entourage. Non, évidemment, ce
n'est pas à ces mesures que, dans un pareil moment, il faut
recourir pour protéger la liberté individuelle; ce malade est
trop dangereux là où il est, pour qu'on ne l'en éloigne pas
de suite, et cette famille est trop cruellement frappée pour
qu'on aggrave encore son malheur en le livrant à la publi-
cité d'une audience.
Voilà ce que les spéculations théoriques ne prévoient pas,
(1) Rapport de M. Suin, p. 32,
hk TOUR ET CONTRE.
mais ce que la pratique enseigne chaque jour; voilà ce que
les publicistes n'ont pas deviné dans leur bureau, mais ce
qu'ils n'auraient pas tardé à savoir, s'ils avaient voulu,
comme on les y a maintes fois invités, se mettre en contact
avec les malades, pénétrer dans les asiles, se rendre compte
par eux-mêmes de ce qui y amène et de ce qui s'y fait. Voilà
ce qu'à défaut d'études personnelles ils auraient encore pu
apprendre en lisant et méditant les œuvres des médecins
aliénistes les plus autorisés.
Les moyens d'enseignement ne leur auraient pas man-
qué. Ils les auraient trouvés d'abord dans les traités théo-
riques sur les maladies mentales de Pinel, Esquirol, Ferrus,
Morel, Marcé, Dagonet; ils les auraient trouvés surtout, plus
spécialement préparés pour la circonstance, dans les nom-
breuses publications écrites depuis quelques années, par les
médecins, pour répondre aux attaques dont ils ont été l'ob-
jet. Car, si certains journaux ont reproché à la médecine
mentale de ne pas répondre, ils ont par là montré une fois
de plus qu'ils étaient très-peu au courant de la question
dont ils s'occupaient. Aussi auraient-ils beaucoup gagné
à tenir compte de l'excellent article publié (exemple uni-
que) par le docteur Montanier, dans l'un des journaux
mêmes qui se faisaient le plus remarquer par ses attaques (1).
Nous n'essayerons pas de donner ici le compte rendu de
tous ces travaux inspirés par le même esprit de justice et de
légitime revendication; nous ne pourrions, en le faisant,
éviter de fréquentes redites sur les points essentiels où tous
les hommes pratiques sont d'accord, etPanalyse, même suc-
cincte, de chacun d'euxnous entraînerait beaucoup trop loin.
Mais nous devons au moins faire connaître les auteurs et les
titres principaux. Nous citerons donc, en y renvoyant ceux
de nos lecteurs qui voudraient approfondir cette étude,
(1) Montanier, Opinion nationale du 24 mars 1866.
LES DÉPENSEURS DE LA LOI. 45
MM. U.Trélat(l),Berthier(2), Casimir Pinel(3),Rousselin(ù),
Legrand du Saulle (5), Petit (6), Dagonet (7), A. Motet, Bru-
net, Arthaut, Carrier, dans leurs communications au con-
grès de Lyon (1864); Salet, congrès de Bordeaux (1865);
J. Falret, Lunier, Brierre deBoismont, Parchappe, dans la
discussion sur les divers modes de l'assistance publique ap-
plicable aux aliénés (8); Henry Bonnet (9), A. Motet (10),
Linas (11), L. F. E. Renaudin, Dumesnil (12), notamment
dans leurs analyses des travaux allemands et anglais;
Delasiauve (13), Auzouy, A. Pain (14).
A côté de ces noms, appartenant tous à des hommes ini-
tiés à la pratique des asiles d'aliénés, et rompus à la con-
naissance des maladies mentales, nous devons encore faire
figurer, un peu malgré lui peut-être, celui du docteur
Thulié (15). En effet, bien que cet honorable confrère ait
mis une certaine emphase à déclarer qu'il se rangeait parmi
(1) Trélat, La folie suicide. Paris, 1861.
(2) Berthier, Erreurs et préjugés relatifs à la folie. Bourg en Bresse,
1863.
(3) G. Pinel, Quelques mots sur les asiles d' aliénés et la loi de 1838.
Paris, 1864.
(4) Rousselin, De l'utilité de la séquestration au début des maladies
mentales {Annales médico-psychologiques, 1865Ï.
(5) Legrand du Saulle, La folie devant les tribunaux. Paris, 1864.
(6) Petit, Examen de la loi du'dOjuin 1838 sur les aliénés. Paris,1865.
(7) Dagonet, Asiles d'aliénés, loi sur les aliénés (Annales médico-
psychologiques. Paris, 1865).
(8) Parcbappe, Annales médico-psychologiques, 1865-1866.
(9) Henry Bonnet, L'aliéné devant lui-même, la société, etc. Paris, 1866.
(10) Motet, Les aliénés devant la loi. Paris, 1865.
(11) Linas, Aliénés (Médecine légale des) in Dictionnaire encyclopédique
des sciences médicales, 1865, t. III, p. 118.
(12) Annales médico-psychologiques, Passim.
(13) Delasiauve, Journal de médecine mentale, paris, 1861-1869.
(14) A. Pain, Des divers modes de l'assistance publique appliquée aux
aliénés (Ann. d'hyg., 1865, 2e série, t. XXIV, p. 69).
(15) Thulié, La folie et la loi. Paris, 1866.
U6 POUR ET CONTRE.
les adversaires de la loi ; bien que, dans la seconde partie
de son livre, il se soit vivement associé à quelques-unes des
objections qui se sont produites lors de la discussion de
cette loi devant les chambres; bien que, dans la troisième
il ait proposé un projet de réforme, moins praticable encore
que la plupart de ceux qui ont été mis en avant, il n'en est
pas moins vrai que, par la première partie de ce livre, celle
qui sous le titre : Les aliénés, fait une peinture si animée des
symptômes de la folie et des principales indications de son
traitement, il s'est rangé au premier rang parmi les médecins
qui ont le mieux démontré la nécessité de l'isolement des alié -
nés dans les asiles, et les catastrophes qui peuvent résulter
du retard apporté à cette mesure.
Enfin, si l'on ne veut pas se laisser persuader par les
médecins, sous prétexte qu'ils sont juges et partie dans la
même cause, si l'on a plus de confiance dans l'oeuvre d'un
jurisconsulte éminent et d'un homme complètement libre de
toute opinion préconçue, que l'on s'en rapporte à M. Suin,
qui dans le remarquable rapport présenté au Sénat le 2 juillet
1867, n'a laissé aucun côté de la question sans examen,
aucune objection sans réponse.
M. Suin, tout en exonérant la loi des attaques injustes
dont elle a été l'objet, a cependant donné à entendre qu'elle
était susceptible de certains perfectionnements, destinés
non pas à la modifier, mais à en assurer l'exécution, notam-
ment en astreignant tous les fonctionnaires, chargés par
l'art, h de visiter les asiles, à s'acquitter de cette mission,
et en soumettant toute demande de placement volontaire à
l'examen préalable du juge de paix; mais à part cette légère
restriction, il a pleinement approuvé tout ce qui a été fait
jusqu'ici, et rendu toute justice à une loi « pure dans l'inten-
tion qui l'a inspirée, bonne dans ses principes, sage dans
ses dispositions».
Nous devons citer encore un travail très-recommandable,
QUESTION D'INTÉRÊT. 47
publié par M. Tanon, avocat (1). Sur presque tous les points
traités par M. Suin, M. Tanon se trouve d'accord avec lui, sauf
une légère variante consistant à demander l'intervention du
présidentau lieu de celle du juge de paix, lors des placements
volontaires. Mais ce travail présente, en outre, une partie
originale, qui mérite de fixer l'attention d'une manière
toute particulière : c'est celle où, quittant l'ornière des vaines
récriminations sur le prétendu danger couru parla liberté
individuelle, il aborde un sujet entièrement laissé de côté
jusqu'à lui, l'étude des dispositions qui régissent les biens
des aliénés.
G'estl à, en effet, qu'on aurait pu trouver dans la loi, nous le
prouverons plus tard, des lacunes et des défectuosités; mais
c'est là ce que l'on ne s'était pas donné la peine d'étudier,
car nous ne pouvons considérer comme une étude sérieuse
l'article d'un journaliste nous faisant le tableau de fantaisie
d'un homme enfermé par suite de la connivence coupable
d'un médecin, quoique sain d'esprit ; condamné à une dé-
tention indéfinie, sans enquête, sans défense, sans interven-
tion de la magistrature, sans conseil de famille, et ne crai-
gnant pas d'ajouter : « Voilà une succession immédiatement
ouverte au profit de la cupidité (2) » ; comme si jamais l'en-
trée d'un malade dans un asile faisait ouvrir sa succession.
Les médecins et directeurs d'asiles, car il faut toujours
les citer en première ligne quand il s'agit de sollicitude pour
les aliénés, savaient bien, depuis longtemps, que les moyens
de protection institués par la loi ne suffisaient pas toujours
à la défense de leurs intérêts. Différents auteurs de droit
avaient bien fait ressortir les dangers auxquels ces intérêts
peuvent être exposés, et avaient montré que plusieurs des
craintes exprimées devant la chambre des pairs par le pre-
(1) Tanon, Etude critique de la toi du 30 juin 1838 (Revue pratique
du droit français, 1868).
(2) Le Monde, 27 août 1865.
Z}8 POUR ET CONTRE.
mier président Portalis, n'étaientque trop fondées; mais les
choses n'en étaient pas moins restées dans le même état.
Exprimant les mêmes scrupules, M. l'avocat général Brière-
Valigny disait dans un discours de rentrée (1) : «La fortune
» de l'aliéné et sa capacité civile sont-elles suffisamment
» garanties? L'administrateur provisoire de ses biens n'est
» pas astreint, comme le tuteur, à des règles fixes et salu-
» taires. Il n'a ni les mêmes pouvoirs, ni la même respon-
» sabilité ; il a dans les mains le mobilier, les capitaux, il
» touche les revenus. A qui rend-il ses comptes?» C'est ce
thème que M. Tanon s'est appliqué à développer, et il nous
paraît avoir parfaitement réussi à montrer qu'avec de très-
bonnes intentions, le législateur de 1838 n'a pas toujours
réussi, de la manière la plus complète, à atteindre le but
qu'il se proposait.
A la dernière réunion des sociétés savantes à la Sorbonne,
M. Hue, professeur à la faculté de droit de Toulouse, a parlé
dans le même sens, et si nous sommes loin de partager ses
inquiétudes en ce qui concerne les prétendus dangers de
séquestration arbitraire, nous croyons, comme lui, qu'il
reste quelque chose à faire pour défendre les intérêts ma-
tériels des aliénés placés dans les asiles (2).
Enfin, pour clore la liste des travaux relatifs à cette ques-
tion, nous devons mentionner de la manière la plus favo-
rable une brochure toute récente, publiée sous le pseudo-
nyme de Stéphan Senhert (3), par un administrateur des
plus compétents et des plus initiés à la question. Dans ce
travail, l'auteur s'est chargé de mettre hors de contestation
la nécessité de la loi, les garanties qu'elle donne à la liberté
individuelle, les précautions avec lesquelles elle est appli-
quée. A côté de cette approbation si complète pour nos ins-
(1) Le Moniteur universel, Il novembre 1867.
(2) Hue, Des aliénés et de leur capacité civile. Paris, 1869.
(3) Stéphan Senhert, Les aliénés, lettre àun député. Paris, 1869.
LA LOI EN ACTION. U9
titutions, il propose cependant un nouveau mode de sur-
veillance; mais sous ce rapport il ne nous parait pas aussi
heureux. Son travail n'en est pas moins un des plus instructifs
sur la question, et l'un de ceux dont le style vif et atta-
chant captive le plus l'attention.
Après tant d'auteurs qui ont pris la défense de la loi du
30 juin 1838, notre voix n'aura sans doute que bien peu
d'autorité. Cependant il nous semble qu'il peut y avoir
encore des choses utiles à dire, surtout en ce qui concerne
son application pratique. C'est en nous mettant à ce point
de vue que nous chercherons à notre tour à apprécier la
valeur des garanties dont est entourée la liberté indivi-
duelle, et à discuter les principaux reproches faits à notre
législation.
II
La loi en action. — G arantics données à la liberté individuelle. — Res-
ponsabilité de la famille, des médecins, du préfet, de l'autorité judi-
ciaire. — Insuffisance de cette dernière. — De la non-contagion delà
folie dans les asiles. — Des sorties ordonnées par le tribunal. — De
la surveillance exercée sur la correspondance des malades.
Nous allons suivre la loi elle-même dans son application
en cherchant à saisir, s'il est possible, les abus sur le fait.
Pour cela nous devons remonter au point de départ du sys-
tème en vigueur, c'est-à-dire au premier rapport de M. Vi-
vien (18 mars 1837), et aux discours prononcés par lui pour
soutenir devant la Chambre des députés ce rapport et le
projet de la commission (1).
Ce projet se séparait de celui qui avait été primitivement
présenté par le gouvernement, sur un point capital, celui
qui a toujours été le plus contesté, sur les formalités exi-
gées pour le placement volontaire d'un aliéné dans un asile.
(1) Moniteur, 5 au 9 avril 1837.
foviixe. 4
50 POUR ET CONTRE.
D'après le premier projet de loi, la famille qui faisait une
demande de placement devait obtenir d'abord une autori-
sation du préfet. Le contre-projet de la commission, au con-
traire, supprimait la nécessité de cette autorisation préa-
lable; la demande de la famille suffisait à elle seule, mais
le placement était aussitôt porté à la connaissance du pré-
fet, qui en faisait constater l'opportunité par un médecin
de son choix, dans un délai de trois jours, et qui la notifiait
au procureur impérial, afin que celui-ci pût de son côté
prendre telles mesures de surveillance et de contrôle qu'il
l'entendait.
Cette modification avait pour but, d'abord de faciliter le
traitement du malade, ensuite de laisser à la famille toute
la responsabilité de la mesure prise, au lieu de la faire pas-
ser sur l'administration, qui, l'autorisation du placement
une fois donnée, aurait eu à en supporter tout le poids.
C'est ce dernier système, on le sait, qui fut adopté, et
c'est lui qui a toujours fonctionné depuis. Pour en bien faire
saisir l'esprit, nous ne pouvons mieux faire que de citer
quelques paroles de M. Vivien: «Nous n'avons pas voulu,
» dit-il, faire une loi judiciaire, une loi de procédure, de
» chicane ; nous n'avons pas voulu imposer de formalités
» désastreuses, onéreuses, contraires aux vues que nous
» proposions. Nous avons considéré d'abord l'intérêt du
» malade, parce que c'est dans cet intérêt que la loi est
» faite. C'est dans cette pensée qu'ont été rédigées toutes
» les propositions que nous avons eu l'honneur de vous sou-
» mettre. Nous n'avons pas négligé la liberté individuelle,
» nous avons fait tout pour qu'elle ne puisse pas être com-
» promise en pareille circonstance; mais nous n'avons pas
» voulu, par une exagération qu'on eût pu, à bon droit, nous
» reprocber, donner à la loi un caractère qui aurait fait
» qu'au lieu d'être favorable aux aliénés, elle eût tourné
» contre eux. »
RESPONSABILITÉ DE LA FAMILLE. 51
Et ailleurs, pour résumer de la manière la plus con-
cise, et la plus expressive en même temps, les précautions
dont sont entourés les placements volontaires, il dit :
« Ainsi, avant l'admission, responsabilité de ceux qui de-
» mandent le placement du malade, du médecin qui atteste
» sa maladie, du chef d'établissement qui reçoit; après l'ad-
» mission, responsabilité du médecin qui fait une visite, du
» préfet et du pr ocureur du roi qui ne forment aucune oppo-
» sition : telles sont les garanties que nous établissons.»
Voilà tout le système, et l'on voit que le nombre des col-
laborateurs, et s'il y a crime, des complices, est loin d'être
restreint. Peut-on supposer que tant d'individus, séparés
par leurs tendances, leurs positions, leurs intérêts, vont
combiner leurs efforts dans le but coupable de faire passer
pour folle une personne saine d'esprit? Évidemment cette hy>
pothèse est inadmissible, et en théorie du moins, l'interven-
tion de tant d'hommes différents doit mettre obstacle à toute
fraude et à toute surprise. Voyons si la pratique est con-
forme à la théorie, et étudions l'action séparée de tous les
rouages énumérés plus haut.
La famille doit prendre l'initiative, et, il faut le dire bien
haut, en le regrettant pour beaucoup de cas, elle ne le fait,
d'ordinaire, qu'à la dernière extrémité. Quand un pareil
malheur la frappe, elle commence par ne pas croire à sa
réalité ; puis, quand la maladie est évidente, elle se flatte
qu'elle sera courte, sans caractère dangereux, qu'on pourra
soigner le malade chez lui. Les symptômes s'aggravent, les
difficultés les plus sérieuses s'accumulent ; on n'a plus au-
cune action sur le malade, on manque de tout pour le soi-
gner; l'idée du placement dans une maison de santé, que
l'on avait d'abord rejetée, se présente comme la meilleure
ressource ; bientôt elle est une nécessité, et l'on finit par
s'y résoudre. Il faut bien alors que l'on puisse agir prompte-
ment et sans trop d'entraves.
Mais tout le monde n'est pas assez heureux pour vivre au
52 POUR ET CONTRE.
sein de sa famille; bien des personnes vivent seules, ou sont
employées dans des administrations, dans des maisons de
commerce, dans des entreprises de toutes sortes, loin des
leurs; d'autres ne possèdent plus de parents rapprochés.
Qu'elles soient frappées d'un accès d'aliénation, leur isole-
ment dans la vie entraînera-t-il pour elles Fabsence de tout
soin, de toute sécurité? Non; et c'est pour cela que la loi
admet qu'un parent éloigné, un ami, une simple connais-
sance, pourront remplir à leur égard le rôle de la famille.
Cependant nous ne pouvons faire abstraction des mauvais
côtés de la nature humaine ; une idée coupable peut naître;
une famille dénaturée peut, dans un but de convoitise, de
cruauté ou de vengeance, concevoir le projet de se débar-
rasser d'un de ses membres, en le faisant passer pour fou.
Nous ne nions pas la possibilité du projet, mais nous verrons
bientôt quelles seront les facilités et les obstacles qu'en
rencontrera l'accomplissement.
Le médecin qui donne le certificat est le plus souvent
celui de la famille. Plus éclairé que les parents, il aura re-
connu de plus loin le caractère de la maladie ; il en aura
prévu les exigences ; ce sera en parfaite connaissance de
cause qu'il en certifiera la nature, qu'il en décrira les prin-
cipales particularités, qu'il affirmera la nécessité du place-
ment dans un asile. Il n'agira pas légèrement, car il sait de
quelle gravité est la mesure qui va priver un homme de sa
liberté, et à un autre point de vue, il sait aussi que son
diagnostic va être soumis au contrôle de plusieurs confrères,
plus exercés que lui dans cette spécialité; mais il a un de-
voir à accomplir et il l'accomplit. Qu'au lieu d'être en face
d'un véritable aliéné, il soit consulté par les auteurs du
projet coupable que nous avons supposé; ceux-ci n'auront
le choix qu'entre deux partis, le tromper ou l'acheter.
Mais pense-t-on que la crédulité des médecins soit telle qu'il
soit bien facile de leur faire admettre l'existence d'une ma-
ladie qui ne se manifesterait pas? croit-on qu'ils ne tien-
RESPONSABILITÉ DES MÉDECINS. 53
nent pas à constater par eux-mêmes les symptômes dont
on leur aura fait le récit ? que l'obscurité des manifestations
ne redoublera pas leur prudence? que, si le doute est né
dans leur esprit, avant de prendre une détermination aussi
grave que de certifier l'état de folie d'un citoyen libre
jusque-là, ils ne voudront pas recourir à l'avis de quelque
confrère sur l'autorité duquel ils pourront se reposer? Re-
connaissons-le donc, tromper un médecin en pareil cas sera
très-difficile, et l'on en trouvera plus qui hésiteront à certi-
fier une maladie bien réelle, qu'il n'y en aura de disposés
à délivrer un certificat, sans être parfaitement convaincus
de l'existence de la maladie. Reste un moyen, celui d'acheter
le médecin. Personne ne nous contredira, si nous affirmons
que l'honorabilité reconnue du corps médical, pris dans son
ensemble, réduit à de bien rares exceptions ceux de ses
membres auprès desquels une pareille tentative de cor-
ruption pourrait avoir quelque accès. Mais ces exceptions
peuvent exister; il se trouve des coupables dans tous les
rangs de la société, des lâches dans toutes les armées, et le
docteur Thulié a eu soin de nous rappeler que, pour un
crime plus grave encore, pour l'empoisonnement, le corps
médical avait fourni Gastaing et La Pommeraye en France,
Palmer en Angleterre. Soit ; mais du moins ils agissaient
pour leur propre compte, et l'on n'a pas l'habitude de ren-
contrer, que nous sachions, des médecins empoisonneurs
à gages. Admettons cependant qu'à prix d'argent, le parent
coupable que nous supposons obtienne un certificat médical
de complaisance, attestant la folie et la nécessité du place-
ment dans une maison de santé. Il va se trouver en présenc
du chef de cet établissement.
Ce chef, c'est le directeur de l'asile, qui le plus souvent
en est en même temps le médecin. Il va d'abord exiger le
dépôt d'une demande de placement écrite et signée; puis il
se fera justifier l'identité du placeur et du placé. Il faudra
donc que le premier endosse résolument la responsabilité
54 POUR ET CONTRE.
de la séquestration arbitraire qu'il va provoquer, et sans
aucun doute, il n'ignore pas les conséquences pénales aux-
quelles il s'expose. N'importe, les formalités d'admission
sont accomplies, et l'œuvre du médecin de l'établissement
commence; voilà donc un second médecin qui, comme le
premier, doit être trompé ou acheté. Mais les difficultés
sont bien plus grandes encore qu'elles ne l'étaient pour le
premier. Quoi que l'on ait pu dire, les médecins des éta-
blissements d'aliénés acquièrent une grande habitude dans
l'examen des malades qu'ils ont à soigner. Celui que nous
supposons en action commencera par lire le certificat "d'ad-
mission délivré par son confrère, ce certificat que nous sup-
posons forgé à plaisir. S'il y trouve l'indication précise de
symptômes bien tranchés, il ne pourra manquer d'être
frappé de l'absence de ces symptômes chez le sujet soumis
à son observation, et son zèle à les chercher ne manquera
pas sans doute de lui faire découvrir l'absence de la maladie
supposée. Si au contraire le certificat ne dit rien de formel
et se contente d'indications vagues, le médecin rendu dé-
fiant par cette insuffisance de détails redoublera d'atten-
tion, afin d'éviter une surprise ; car, s'il est honnête, il
ne redoutera rien tant que de priver indûment un citoyen
de sa liberté. Il sera donc très-difficile de le tromper, et le
certificat qu'il doit envoyer dans les vingt-quatre heures
indiquera, tout au moins, ses doutes et ses réserves sur
l'existence de la maladie. Reste le second parti, l'acheter.
Mais personne ne contestant, nous l'espérons bien, que
les médecins capables de céder à une vénalité de ce genre
sont infiniment rares, on avouera qu'il est pour ainsi dire
impossible qu'à la chance d'en avoir rencontré un pre-
mier pour faire le certificat d'admission, on ajoute celle
d'en trouver un second, à la tête d'un établissement d'alié-
nés, pour retenir le faux malade. Cette trouvaille fût-
elle même possible, il faudra sans aucun doute y mettre un
prix très-considérable, et la spéculation, encore très-incer-
RESPONSABILITÉ DES MÉDECINS, 55
taine, car il reste bien des écueils à franchir, serait déjà
ruineuse. Et puis ce n'est pas seulement le médecin de
l'établissement qu'il faudrait acheter; il y a dans chaque
asile tout un monde d'employés, d'élèves, d'auxiliaires, con-
stituant une véritable opinion publique. Toute séquestration
arbitraire serait bien vite découverte par ces nombreux
témoins, dont il faudrait payer encore le silenceà prix d'or.
Ceux qui croient à la possibilité des placements abusifs ad-
mettent assez volontiers que dans les asiles publics, direc-
teurs et médecins sont trop désintéressés pour se vendre;
mais par contre ils donnent à entendre qu'il n'en est pas de
même des établissements privés, et que là, on peut fort
bien faire capituler la conscience devant l'intérêt pécuniaire.
Rien n'est plus faux et plus absurde : même s'ils consen-
taient à mettre de côté tout sentiment d'honnêteté, les pro-
priétaires d'asiles privés seraient, plus encore que les chefs
d'établissements publics, intéressés par calcul à ne donner
prise à aucune accusation de séquestration arbitraire. En
effet, ce n'est pas leur place seulement qu'ils risqueraienl,
mais leur fortune tout entière ; celle-ci est si intimement liée
à la bonne renommée de leur établissement, qu'avant toute
chose ils doivent veiller à ce qu'aucun soupçonne puisse les
atteindre, et supposé même qu'ils fussent capables de capi-
tuler, qui donc pourrait les payer assez cher pour les in-
demniser des dangers auxquels ils s'exposeraient ? A qui
faire croire que, pour avoir un pensionnaire de plus, ils cour-
raient risque de perdre tous ceux qu'ils ont, de se voir retirer
leur autorisation, d'être ruinés en un mot? S'ils n'étaient
pas assez honnêtes pour rejeter toute idée de corruption, ils
seraient du moins trop bons spéculateurs pour l'accepter.
Nous pouvons donc l'affirmer, si une personne était admise
dans un asile, sans être réellement aliénée, le médecin s'en
apercevrait de suite, et s'il ne la renvoyait pas séance te-
nante, il s'arrangerait du moins pour la soumettre, dans les
56 POUR ET CONTRE.
conditions les plus probatoires, à une observation assez
vigilante pour que la vérité ne tardât pas à se faire jour. Et
qu'on le sache bien, le prétendu malade en pareil cas sau-
rait, de son côté, par ses actes, ses paroles, toutes ses allures
en un mot, se distinguer assez de ceux qui le sont réelle-
ment, même des fous raisonnants et de ceux dont le délire
n'est que partiel, pour qu'un œil exercé ne soit pas long
à reconnaître son état de saine raison et à faire cesser son
isolement.
Supposons cependant que celui-ci dure trois jours, et le
faux aliéné va être soumis à l'examen du médecin envoyé
par le préfet. Toujours le même dilemne se présente, mais
entouré de difficultés de plus en plus grandes : si ce der-
nier médecin n'est pas, plus que ses confrères, à l'abri de
l'erreur (et l'on avouera que celle qui se reproduirait ainsi
trois fois de suite serait par trop invraisemblable), il doit
être encore moins qu'eux soupçonné de vénalité. Prétendre
que lui aussi, il pourrait être acheté après tant d'autres,
c'est tomber à la fois dans l'absurde et le grotesque, et nous
ne nous arrêterons pas à réfuter une fois de plus cette hy-
pothèse. Si la maladie était imaginaire, le certificat de ce
troisième médecin ne manquerait pas de faire découvrir la
fraude.
Tous ceux qui ont à prendre une part active dans les for-
malités de l'admission ont maintenant rempli leur devoir,
et certes, on peut affirmer qu'au milieu de tant de pré-
cautions il est resté bien peu de place pour la surprise ou la
complaisance. Cependant tout n'est pas fini : la loi a voulu
que les choses, arrivées à ce point, furent encore soumises
à un double contrôle,, celui de l'autorité administrative et
celui de l'autorité judiciaire. Le premier est exercé par le
préfet, et réglé surtout par la visite du médecin expert pres-
crite par l'article 9 de la loi. Si ce médecin constate la réa-
ité de l'aliénation mentale, le préfet n'a rien à dire; il
CONTRÔLE ADMINISTRATIF ET JUDICIAIRE. 57
laisse la famille continuer son œuvre, il ne forme aucune
opposition, comme le dit M. Vivien. Qu'il y ait, au contraire,
doute sur la nécessité du placement, et aussitôt averti, il
ne manque pas d'intervenir en faveur de la liberté indivi-
duelle; la loi lui donne toute l'autorité nécessaire pour
cela, et il fait sortir de suite la personne abusivement re-
tenue. (Art. 16.) Son action est donc prompte et efficace ;
la garantie qui repose sur lui convenablement assurée.
Reste enfin l'autorité judiciaire. Les droits dont elle est
investie sont incontestables; elle doit veiller au respect dû
à la liberté de tout citoyen, elle est armée du pouvoir de
réprimer tout abus. On avait bien, dans le premier exposé
des motifs, laissé percer la crainte d'amener un conflit
entre le préfet et l'autorité judiciaire, et l'on avait voulu
les renfermer l'un et l'autre dans des sphères d'action dis-
tinctes, en réduisant le rôle des magistrats à se prononcer sur
la convenance de l'interdiction; mais en réalité, la difficulté
n'était que tournée et non tranchée. En effet, le rejet de la
demande d'interdiction, prononcé par la justice, entraînant
de droit la sortie du malade placé par l'administration, les
actes de celle-ci étaient, en réalité, parfaitement soumis au
contrôle de celle-là. A ce stratagème, peu digne d'une loi,
la commission substitua un procédé plus franc et plus di-
rect en donnant au tribunal le droit d'ordonner, en chambre
du conseil, sans motiver son arrêt, la sortie de toute per-
sonne qui lui paraîtrait retenue dans un établissement d'a-
liénés sans motif suffisant. (Art. 29.) Ce principe du contrôle
exercé sur les placements est affirmé à chaque page de la
discussion ; le texte de la loi le consacre de la façon la plus
formelle; il n'y a donc ni doute, ni discussions possibles,
sur la théorie.
Mais comment ce contrôle s'exerce-t-il en fait? Ici, nous
devons le reconnaître, nous constatons pour la première
fois que la pratique ne répond pas au vœu du législateur.
58 POUR ET CONTRE.
Celui-ci, en mettant au nombre des garanties données à la
liberté individuelle, la responsabilité du procureur impérial
qui ne forme aucune opposition, a voulu évidemment que ce
droit d'opposition pût être exercé, pour chaque cas indivi-
duellement, au moment le plus rapproché possible du place-
ment. Il n'a pas voulu se contenter d'une possibilité de re-
dressement de tort, à une époque indéterminée, lors de la
visite du procureur impérial dans l'établissement, dans un
délai de trois ou de six mois (art. h), ni d'une mise en li-
berté éventuelle, si l'interné ou l'un des siens adresse une
requête spéciale au tribunal (art. 29). Non, ce droit doit
s'exercer d'une manière plus personnelle et plus prompte,
et pour cela, la loi a cru qu'il suffisait que le placement fût
notifié, à bref délai, aux procureurs impériaux du domicile
de la personne placée et de l'arrondissement où l'établisse-
ment est situé(art. 10). Eh bien, disons-le, elle s'est trompée.
Ce moyen n'atteint pas le but : le simple fait de notifier aux
magistrats le placement dans un asile, d'une personne dont
ils n'ont jamais entendu parler, n'est pas suffisante pour
engager leur responsabilité, ni pour les mettre à même de
s'opposer, s'il y a lieu.
Qu'on le remarque bien ! Nous ne prétendons pas que par
cela seul, la liberté individuelle soit menacée. Nullement;
la loi l'a entourée d'assez d'autres précautions pour que,
celle-là faisant défaut, elle soit encore suffisamment sauve-
gardée. Les faits le prouvent d'ailleurs, puisqu'il n'y a pas
un seul exemple d'abus réel, régulièrement constaté; mais
enfin, il faut bien le reconnaître, la loi a voulu engager en
même temps que toutes les autres la responsabilité de l'au-
torité judiciaire, et elle n'y a pas réussi.
Voilà ce qui justifie la seule réserve faite par M. Suin dans
son rapport; voilà ce qui, vu l'état de défiance semée dans
le public, peut demander un perfectionnement. Aussi
pensons-nous, nous-même, qu'il y aurait quelque modifica-
DEVIENT-ON FOU DANS LES ASILES? 59.
tion à introduire, à cet égard, dans la loi ; nous partageons
donc le principe de M. Suin, mais nous ne sommes pas en-
tièrement d'accord avec lui sur le moyen d'exécution.
Nous indiquerons plus loin (troisième partie) celui qui nous
paraît préférable.
Nous avons terminé l'examen des formalités dont sont
entourés les placements volontaires, et nous espérons qu'il
ne peut plus rester de doute sur la difficulté de faire en-
trer, par surprise, dans un asile d'aliénés, une personne
saine d'esprit; et, si cette surprise avait pu avoir lieu, sur
l'impossibilité presque absolue de l'y maintenir.
Mais, a-t-on"dit, cette seconde garantie est illusoire, car il
suffit d'un séjour de quelques instants dans un établisse-
ment de ce genre pour rendre fous ceux qui ne l'étaient pas.
Rien n'est plus puéril qu'une pareille assertion ; rien ne se-
rait plus difficile à trouver que le moindre fait authentique
propre à l'appuyer. Il est bien vrai que les maladies ner-
veuses peuvent parfois être contagieuses ; mais cela n'a lieu
que dans certaines circonstances déterminées. Cela s'est vu,
par exemple, dans les grandes épidémies de délire démo-
nomaniaque ou théomaniaque du moyen âge', dont les sym-
ptômes étaient presque invariablement liés à des accidents
convulsifs de nature hystérique, et dont on observe encore,
de loin en loin, quelque fugitive réapparition. Cette conta-
gion peut encore s'exercer sur une personne vivant conti-
nuellement en présence d'un seul aliéné, atteint d'un délire
partiel parfaitement systématisé : c'est ainsi qu'une femme,
sans cesse en tête-à-tête avec un mari monomaniaque, peut
finir, sous l'influence de ses divagations constamment réité-
rées, par partager certaines de ses illusions. Mais rien de
semblable ne s'observe dans les asiles d'aliénés. Nous l'avons
déjà dit, une personne sensée, introduite par ruse dans un
semblable milieu, ne tarderait pas à se distinguer tellement
de tous ceux qui l'entourent, qu'elle serait bien vite re-
60 POUR ET CONTRE.
connue et traitée en conséquence, et fallût-il quelques jours
pour régler légalement sa position, qu'elle sortirait de l'éta-
blissement tout aussi saine d'esprit qu'elle y serait entrée".
On a prétendu aussi que le contact de la folie était dan-
gereux pour ceux qui la soignaient ; mais rien n'est moins
démontré. Si les médecins et les infirmiers sont quelquefois
frappés d'aliénation mentale, c'est que, comme les autres
hommes, ils sont exposés à tous les maux propres à l'huma-
nité, mais nullement parce que le spectacle des misères
qu'ils soignent ébranle leur raison. Esquirol avait déjà re-
poussé cette erreur; M. Trélat l'a réfutée encore mieux en
rapportant une série d'observations de femmes attachées à
son service et devenues aliénées elles-mêmes, et en prouvant
que toutes présentaient des prédispositions héréditaires des
plus accentuées aux maladies mentales, et que plusieurs
avaient déjà éprouvé, avant d'être chargées de leur emploi,
des accès de folie dont on n'avait pas eu connaissance (1).
Les placements d'office, ordonnés par les préfets, bien
qu'ils aient été l'objet de beaucoup moins d'accusations que
les placements volontaires, n'en ont pas été cependant tout
à fait à l'abri. Mais ici, l'esprit d'opposition politique est
évident, car on a prétendu que les préfets faisaient enfer-
mer, comme fous, dans des établissements d'aliénés, des
individus qui n'avaient d'autre tort que de leur porter om-
brage. Nous ne nous arrêterons pas à réfuter une pareille
imputation; qu'il nous suffise d'affirmer que jamais un fonc-
tionnaire de l'ordre administratif n'aurait osé faire à un mé-
decin aliéniste une semblable proposition, et que, fût-elle
faite, jamais médecin ne l'aurait acceptée. Nous ne pouvons
que mépriser de semblables calomnies et passer outre.
Il est encore deux reproches que nous voulons discuter,
parce qu'ils se rattachent aux prétendus dangers dont serait
menacée la liberté individuelle.
(1) Trélat, Annales médico-psychologiques, 1856, p. 18.
SORTIES ORDONNÉES PAR JUGEMENTS. 61
On a donné comme preuve du maintien injuste ou trop
prolongé des malades dans les asiles, les quelques jugements
par lesquels des individus, ainsi retenus, et ayant adressé
des réclamations aux tribunaux, avaient obtenu leur mise
en liberté.
On a prétendu que, pour éviter les dangers de séquestra-
tion arbitraire, la correspondance des malades retenus dans
les asiles devrait être absolument libre de toute surveillance
et de tout contrôle.
Examinons ces deux reproches.
En ce qui concerne le premier, un peu d'attention dé-
montre que les jugements dont on parle ont pu être rendus
sans qu'il y ait aucun reproche à faire, ni au système, ni
aux médecins. Pour qu'un malade, placé d'office, soit mis
en liberté par un arrêté spontané du préfet, il faut que le
médecin ait déclaré sa guérison. Mais il y a certain cas où
un malade est assez amélioré dans son état, pour ne plus
paraître dangereux; si alors sa famille le réclame, en. pre-
nant l'engagement de le soigner et de le surveiller, la de-
mande est communiquée au médecin, et si celui-ci donne
un avis favorable, le préfet n'hésite pas à revenir sur son
arrêté de placement, et à autoriser la sortie. Mais si le ma-
lade n'a pas de famille qui s'intéresse à lui, ou si sa famille,
trop craintive, ne veut pas prendrel'initiativedele réclamer,
oserait- on blâmer le médecin qui reculera devant la con-
statation légale d'une guérison qui n'est pas complète, qui
hésitera à accepter seul la responsabilité d'une sortie pour
cause de simple amélioration ? Le recours au tribunal con-
cilie alors toutes les difficultés, et la mise en liberté pronon-
cée en chambre du conseil, sans être motivée, donne au
convalescent devenu inoffensif, la liberté qu'il réclame, sans
accuser personne, sans compromettre aucune responsabi-
lité. Telles sont les circonstances dans lesquelles nous avons
vu rendre quelques jugements de ce genre, et loin d'impli-
62 POUR ET CONTRE.
quer la critique de la législation, ils nous paraissent tourner
complètement à son éloge.
La surveillance exercée par les médecins d'asiles sur les
lettres que leurs malades envoient et reçoivent n'est pas un
abus; elle est plus qu'un droit, elle est un devoir. En ce
qui concerne les requêtes, les réclamations adressées aux
autorités, il ne peut y avoir aucun doute; la loi ordonne
leur envoi et punit toute suppression ; celui qui ne tiendrait
pas compte de ces prescriptions commettrait un délit et
serait justiciable des tribunaux. Mais pour les correspon-
dances privées, il doit les lire, parfois les annoter, parfois
les supprimer. Comment ! on enfermerait un malade pour
qu'il ne puisse, par ses actes, nuire ni à lui, ni aux
autres, et on le laisserait commettre les actes parfois les
plus nuisibles ! Mais une lettre ne peut-elle pas être l'oc-
casion des plus sérieuses complications, des plus graves
malheurs? Un fou, encore capable d'écrire convenablement
une lettre, — et il y en a beaucoup, — ferait, sous l'influence
de son délire, des commandes ou des achats hors de propor-
tion avec sa fortune; il propagerait contre sa famille et ses
amis les accusations les plus calomnieuses; il écrirait,
comme nous l'avons vu tout récemment, à plusieurs maris
qu'il a été l'amant de leurs femmes; et le médecin n'au-
rait pas le devoir de rendre impossibles les conséquences de
pareils écrits, en les arrêtant au passage ! Autant dire qu'il
doit laisser des armes entre les mains de ses malades. Et réci-
proquement, un aliéné sortant des nuages qui ont obscurci
son intelligence entre en convalescence; sa raison encore
ébranlée tend à reprendre son équilibre, mais celui-ci est
encore instable, un choc des plus légers peut tout renverser,
et l'on ne devrait pas écarter de lui l'annonce écrite d'une
nouvelle fâcheuse, d'une perte pécuniaire, de la mort d'une
femme ou d'un ami I Gela ne peut se soutenir, et tout le
monde doit reconnaître que cette question est de celles
CORRESPONDANCE DES MALADES. 63
pour lesquelles on doit s'en rapporter à l'honnêteté et à la
sagesse du médecin, ainsi que le constate avec raison
M. Suin (1). C'est à lui d'aviser comme chargé de tout ce qui
concerne la police de l'établissement. Pour nous, depuis dix
ans que nous surveillons la correspondance de plusieurs
centaines d'aliénés, nous sommes certains d'avoir évité
quelques malheurs et empêché de nombreux inconvénients;
mais nous avons la conscience de n'avoir jamais mis d'en-
traves à l'épanchement d'un sentiment affectueux, jamais
arrêté une réclamation, ni une plainte ayant quelque appa-
rence de fondement.
Après avoir épuisé les reproches dirigés contre la loi,
en ce qui concerne la liberté individuelle, et montré qu'ils
sont tous imaginaires, sauf la réserve faite sur le contrôle
de l'autorité judiciaire lors du placement, il nous reste à
indiquer les imperfeetisns ou les lacunes qui existent dans
les autres parties de la loi, dont on a eu le tort de trop peu
s'occuper jusqu'ici, et les moyens d'y remédier. C'est ce
que nous ferons dans la troisième parlie de notre travail.
Mais avant cela, nous devons encore réfuter un autre
ordre d'adversaires, les romanciers, qui sous la forme de
publications légères , mais très-largement répandues, ont
contribué peut-être plus que les journalistes et les pétition-
naires, à faire naître dans le public d'injustes préventions
et des craintes sans motif.
III
Des romans contemporains traitant de questions médico-légales relatives
à la folie. — Un beau-frère, par Hector Malot. Paris, 1868. — Hard
Cash {L'implacable argent), by Ch. Reade. London, 1863. — The
Tragedy of life. Mad or not Mad [La tragédie de la vie. Fou ou non
fou), by Brentèn. London, 1861.
De tout temps la maladie et la médecine ont joué un cer-
tain rôle dans les œuvres d'imagination; elles tiennent en
(1) Moniteur du 12 février 1868.
6U POUR ET CONTRE.
effet toutes deux une place trop considérable dans les des-
tinées humaines pour pouvoir être écartées de fictions qui
puisent, en définitive, tous leurs éléments dans les choses
de la vie réelle.
Parmi les maladies, l'une de celles que poètes, conteurs
et romanciers mettent le plus souvent en scène est certai-
nement la folie : le plus grand nombre la représentent d'une
manière toute de fantaisie; quelques-uns, au contraire, la
dépeignent en observateurs éclairés, et pour ne citer qu'un
exemple, chacun sait avec quel talent Shakespeare a décrit
certains types de maladies mentales sous les traits de person-
nages tels que Lear., Hamlet, Ophélie. L'étude des œuvres
de ce grand poëte, au point de vue médico-psychologique,
a été faite avec talent, en Angleterre, par M. Bucknill (1),
et en France, par M. Brierre de Boismont(2). Nous n'avons
pas l'intention de marcher ici sur leurs traces, et c'est une
tout autre catégorie d'oeuvres littéraires, consacrées à la
folie, que nous voulons examiner.
Les tendances réalistes qui ont pris, de nos jours, une
place importante dans les lettres, aussi bien que dans les
arts, ont naturellement exercé leur influence sur la part qui
y est faite aux différentes branches de la médecine. Plus
qu'une autre, notre spécialilé était propre à allécher la
curiosité et à fournir des péripéties émouvantes ; à cela est
venue s'ajouter la polémique actuelle relative au traitement
des aliénés. Dès lors ce sujet s'imposait pour ainsi dire aux
auteurs et au public.
Nous pourrions suivre cette tendance dans différents ro-
mans écrits, tant en Angleterre qu'en France, tels que la
Comtesse Diane, de M. Mario Uchard, ou Lady Audley, de
(1) Bucknill, The mad folks of Shakespeare, Psychological Essays,
2e édit., 1867.
(2) Brierre de Boismont, Études psychologiques sur les hommes célèbres
[Annales médico-psychologiques, novembre 1868 et janvier 1869).
LES ROMANS. — UN BEAU-FRÈRE. 65
miss Braddon; mais dans ces livres la question médico-
légale n'a qu'une importance secondaire. S'il y est question
de folie, ce n'est pas pour blâmer la législation. Il en est
tout autrement d'un ouvrage qui a obtenu un véritable
succès de curiosité dans le public parisien ; nous voulons
parler du Beau-Frère, de M. Hector Malot.
Dans ce livre, l'agression contre la législation relative aux
aliénés est hautement avouée et soutenue avec une habileté
consommée. L'auteur veut démontrer qu'il est possible, de
nos jours, en France, de faire enfermer comme folle une
personne qui ne l'est pas, afin de servir un intérêt privé ;
et, sachant combien l'accusation est grave et le fait peu
vraisemblable, il apporte un soin extrême à ne négliger
aucun détail dans la combinaison des moyens destinés à
donner quelque solidité à son thème.
Il est entré dans les explications les plus minutieuses sur
les antécédents de ses personnages, sur les intérêts qui les
font agir, sur les passions qui les animent, sur les moyens
d'exécution auxquels ils ont recours. Il connaît, de la ma-
nière la plus complète, la procédure des demandes d'in-
terdiction, les formalités légales du placement dans les
asiles d'aliénés, le genre de surveillance exercé sur ces
établissements; il ne doute pas, nous en sommes con-
vaincu, qu'il n'ait pénétré la nature réelle de la folie, et
percé à jour le véritable esprit du médecin aliéniste. Il
s'est mis en état de prendre successivement à partie l'avoué
et le juge, le procureur impérial et l'administrateur, le mé-
decin et le philosophe, et de leur tenir tête à chacun sur
leur propre terrain. Tant d'efforts sont loin d'être restés
stériles; tant dénotions spéciales, soigneusement acquises,
unies à un grand talent d'exposition et à des qualités de
style dès longtemps reconnues, ont donné à son œuvre un
intérêt, une saveur que nous sommes les premiers à procla-
mer. Son livre se lit avec entraînement, et le charme de la
foville. 5
66 POUR ET CONTRE.
forme doit contribuer pour beaucoup à faire admettre la
réalité du fond.
Et cependant le fond est-il solide ? L'accusation est-elle
fondée? Malgré tout le talent déployé pour le faire croire,
nous le nions énergiquement, et pour réfuter M. Malotnous
nous contenterons des preuves que nous fournit son propre
livre. En effet, même dans sa fiction, il n'a pu réussir à conci-
lier la possibilité du fait qu'il prétend établir, avec la législa-
tion qu'il a très-fidèlement fait connaître, qu'en attribuant
aux personnages qu'il met en scène un tel accord de per-
versité, de sottise ou de faiblesse, qu'avec de pareils instru-
ments il n'est pas une iniquité qui ne soit possible, pas une
institution qui puisse se défendre, pas une loi dont on ne
puisse faire découler les plus odieuses conséquences.
Une loi, quelle qu'elle soit, est faite pour être appliquée
avec rectitude d'esprit et honnêteté d'intention. Que devien-
drait-elle, si tous ceux qui, à un degré quelconque, inter-
viennent dans sa mise en pratique, étaient des fripons ou
des imbéciles? Y en a-t-il une seule qui pût, sans prêter
à quelque iniquité, résister à une semblable épreuve, si
celle-ci était possible ? Et cependant ce n'est qu'au prix
d'un pareil assemblage de personnages que M. Malot a pu
tirer de la loi du 30 juin 1838 les conséquences qu'il incri-
mine.
Certes, s'il y avait dans la société un véritable baron
Friardel, nous serions bien d'avis, avec l'avoué Pioline, que
« quand un homme, par son habileté, ses intrigues, son
» audace, tient dans ses mains tous les fils administratifs
o du pays, quand il a l'oreille de Tévêque, quand le député
» est son complaisant dévoué, quand il domine le président
» du tribunal, le préfet, le sous-préfet, quand il dispose du
» secret des lettres, quand la police et la gendarmerie
» sont à sa disposition, avec toutes leurs rigueurs pour ses
» ennemis ou ses adversaires, toutes les tolérances pour ses
LES ROMANS. — UN BEAU-FRÈRE. 67
» amis, on doit y regarder à deux fois avant de lui décla-
» rer la guerre (p. 143)». Mais nous voudrions d'abord savoir
quand et où un homme a jamais eu un pareil pouvoir, et
si l'on nous démontrait la réalité de son existence, nous
demanderions quel est l'attentat qu'il serait impuissant à
commettre, quelle est la loi qui opposerait une digue à ses
méfaits. S'il existait, il faudrait presque lui être reconnais-
'sant de se contenter de faire enfermer un beau-frère écer-
velé, et le remercier de tout le mal qu'il daignerait ne pas
faire. Non, nous ne croyons pas à une pareille abjection de
tous devant un seul, quelque méchant qu'il soit; et, lors
même que Ton serait déterminé à n'attribuer, dans notre
état social, de force qu'aux mauvaises passions, celles d'un
seul homme ne pourraient dominer celles de tous ceux qui
l'entourent, et il faudrait dire pour elles, comme on l'a dit
pour la liberté, que les passions de chacun ont pour limite
les passions des autres.
Dans ce livre, toutes les classes de la société sont calom-
niées, mais nous devons surtout protester contre le rôle
qu'y jouent les membres du corps médical. M. Malot met
en scène quatre médecins, deux gredins, un niais et un
imbécile; certes, s'il est impossible de dire que notre pro-
fession ne renferme aucun membre indigne, nous pouvons
au moins affirmer qu'ils ne constituent que de rares excep-
tions, et personne ne voudra prendre au sérieux la propor-
tion de vices ou de bêtise que nous attribue l'auteur.
Enfin, nous ne sommes pas chargés de l'expertise médico-
légale de l'état des facultés mentales de Generi, et nous
nous en félicitons : car si cette mission nous était confiée,
notre embarras pourrait être grand. Sans doute, l'auteur
nous assure qu'il a toute sa raison, et nous montre que dans
ses actions journalières il est ordinairement sensé ; mais ne
sait-on pas la part qu'en médecine légale surtout, on est
obligé de faire à la folie partielle et passagère ? N'est-il pas
68 POUR ET CONTRE.
évident que plusieurs des actes de Generisont une infraction
flagrante aux règles de la raison, telles qu'elles sont accep-
tées dans notre état social, et qu'ils côtoient de bien près
l'aliénation mentale? Un délire évident ne s'empare-t-il pas
de lui dès qu'il est dans l'asile, et ne le pousse-t-il pas en-
suite au suicide? On ne contestera donc pas que le cas
soit de nature à prêter à la controverse, et ce ne sont jamais
des cas douteux et discutables qu'il faut choisir pour une
démonstration.
Il aurait fallu que M. Malot nous présentât un homme
ne prêtant en rien à la plus légère imputation de désordre
intellectuel et qu'il nous le montrât séquestré comme fou,
par la seule influence d'un intérêt privé, pour que nous
ayons pu prendre au sérieux son argumentation. Telle qu'il
nous l'offre, nous lui accorderons facilement qu'il aura vi-
vement intéressé tous ses lecteurs et entraîné dans son illu-
sion beaucoup de ceux qui sont plus sensibles à l'agré-
ment de la forme qu'à la solidité du fond; mais nous
aurions peine à croire qull ait réussi à faire admettre
l'existence d'un danger social sérieux par les penseurs im-
partiaux et les hommes pratiques, capables d'examiner
scrupuleusement une question, et de ne la juger que sur
des pièces probantes. Nous avons trop haute opinion du
talent de M. Malot et de son caractère, pour croire que ce
ne soit pas à l'adhésion de ces derniers qu'il aurait attaché
le plus de prix ; son espoir aura été déçu, car, nous n'en
doutons pas, elle lui aura fait défaut.
Un dernier mot que M. Malot pardonnera à notre fran-
chise. Il a eu le mérite, que nous nous sommes plu à recon-
naître, d'étudier scrupuleusement le sujet avant de l'abor-
der; il a fréquenté des médecins, lu des livres, visité des
asiles, observé des malades. N'a-t-il pas parfois reproduit
trop exactement ce qu'il avait vu ? Lui qui représente les
malades d'un asile comme humiliés sous le regard de visi-
LES ROMANS. — HARD CASH. 69
teurs étrangers, n'aurait-il pas pu profiter de ses visites,
sans répéter mot pour mot certains propos qui ont un ca-
chet trop personnel pour ne pas être reconnus ? S'il a pu
étudier sur le vif certains types d'aliénés à traits caracté-
ristiques et frappants, cela l'autorisait-il à en faire une
peinture tellement fidèle qu'elle fut reconnue par leurs
familles justement émues de voir ainsi livré à la publicité
d'un roman, le secret d'une infortune qu'elles voudraient
tant tenir cachée ? Même sans qu'il y ait de nom prononcé,
faire le portrait d'un malade, indiquer sa profession, repro-
duire textuellement ses discours, n'est-ce pas quelquefois
commettre une grave indiscrétion ?
La littérature anglaise contemporaine nous offre un pen-
dant au Beau-Frère dans Hard Cash, roman dû à la plume
populaire de M. Gh. Read; mais ici, personnages et inci-
dents sont beaucoup plus nombreux. Nous trouvons, au
milieu d'une quantité infinie de gens, de choses et d'inci-
dents, trois aliénés, dont un supposé, et la description de
trois asiles privés, car ce sont les seuls que l'auteur attaque;
puis, parmi les personnages secondaires, une foule de mé-
decins et plus d'une demi-douzaine d'inspecteurs chargés
de la surveillance des asiles, soit comme magistrats, soit
comme commissaires du bureau des aliénés. Ce n'est donc
pas sur un cas unique, sur un seul échantillon que l'auteur
prétend nous faire apprécier les hommes et les institutions,
et l'on devrait espérer que grâce à des éléments aussi
multiples, il a pu juger la question d'une manière équitable
et impartiale. Il n'en est rien, car il a le parti pris de repré-
senter tout ce qui se rapporte au sujet qu'il traite comme
livré à l'injustice et à la cruauté. Ici encore, dans tous
ceux qu'il met en scène, on ne trouve que scélératesse
ou sottise, et ses accusations perdent toute valeur à force
d'être généralisées.
Et d'abord, comment admettre que Hardie père puisse
70 POUR ET CONTRE.
persuader aux deux médecins qu'il consulte que son fils est
fou? A qui faire croire qu'il y ait des médecins capables de
pousser aussi loin l'ignorance ou l'ineptie? Comment, sur
la simple déclaration d'une seule personne, sans recourir
à aucun témoignage étranger, sans tenir compte de rien de
ce qui peut rendre suspectes les affirmations du père et
plaider en faveur de la sanité d'esprit du fils, ils iraient dé-
clarer que celui -ci est fou et le feraient enfermer comme
tel ! Qu'il y a loin de cette maladresse dans le point de
départ de toute cette intrigue, à l'habileté avec laquelle
M. Malot a accumulé les témoignages et multiplié les pré-
somptions, quand il a voulu montrer la possibilité de faire
séquestrer Generi.
Admettons cependant que les certificats médicaux soient
délivrés; admettons qu'Alfred soit, par ruse, attiré dans
l'asile et retenu prisonnier malgré ses cris et ses réclama-
tions. Croirons-nous qu'il soit possible de dissimuler son
sort à tous les yeux; croirons-nous que, pendant des se-
maines et des mois, la police publique et les détectives privés
soient mis en campagne sans pouvoir découvrir ses traces,
alors qu'il est enfermé dans une maison de fous à deux
lieues de son domicile? L'annonce d'une récompense de
100 livres (2500 fr.) en faveur de celui qui donnera des
nouvelles d'Alfred, disparu, n'amènera-t-elle aucune révé«
lation ? L'autorité publique n'a-t-elle, dans ce pays, aucun
moyen de savoir ce que deviennent les citoyens les plus
connus d'une grande ville ?
Admettons cependant encore tout cela; admettons l'im-
possibilité absolue où se trouve Alfred de correspondre avec
le dehors. Mais que dire de la conduite des magistrats qui
viennent visiter l'asile, et auxquels il démontre, avec une
si grande évidence, l'intégrité de sa raison et les mauvais
traitements auxquels lui et ses compagnons d'infortune sont
exposés? Quelle que soit la mollesse que Ton se plaise sou-
LES ROMANS. — HARD CASH. 71
vent à attribuer aux gens en place, quelle que soit la servi-
lité avec laquelle ils suivent, prétend-on, la routine à la-
quelle ils sont une fois habitués, croit-on que si une situa-
tion comparable à celle de cet asile se trouvait révélée à des
magistrats chargés de l'inspecter, ils pourraient jamais
fermer les yeux sur tant de misères, et passer outre, sans
rien faire pour venger la vérité et la justice? Évidemment
non. Vouloir faire croire aux lecteurs de pareilles énormi-
tés, c'est à coup sûr abuser de leur crédulité.
La conduite prêtée aux commissaires du bureau des alié-
nés de Londres n'est pas moins inconciliable avec le sens
commun. 11 est impossible que ce bureau, recruté parmi
les sommités de la médecine et du barreau, ne renferme que
des membres absolument ineptes, ou dénués de tout cou-
rage, de toute volonté défaire le bien; il est impossible
qu'après avoir reconnu qu'une personne placée dans un
asile n'est pas aliénée, deux de ces commissaires se con-
tentent d'écrire à celui qui l'a fait injustement enfermer,
pour lui conseiller de le rendre à la liberté, et se laissent
bafouer pendant près d'une année par des attermoiements
et des fins de non-recevoir. 11 est impossible, surtout,
qu'après s'être occupés aussi longtemps du sort d'un
malade supposé, et alors que le médecin qui le traite
vient de certifier sa guérison, ils le laissent purement et
simplement transférer dans un troisième asile, et se rési-
gnent, dès ce moment, à ne donner aucune suite à toute
cette affaire.
Enfin, M. Ch. Reade doit considérer ses lecteurs comme
plus fous que les personnages qu'il met en scène, pour
oser leur raconter que l'on peut, dans les rues de Londres,
donner en plein midi la chasse à un aliéné échappé d'un
asile, de la même manière que l'on traquait naguères les
esclaves marrons dans les forêts de l'Amérique, c'est-à-dire
avec des chiens dressés à les rattraper.
72 POUR ET CONTRE.
Que conclure de tout cela, sinon que, bien plus encore
que M. Malot, M. Reade, pour avoir voulu trop prouver,
n'a rien prouvé du tout, excepté la prodigieuse fécondité
de son imagination et son mépris absolu de toute vraisem-
blance? Nous voudrions ne pas être obligé d'ajouter qu'en
qualifiant son œuvre de scènes de la vie réelle, il démontre
sa complète ignorance des choses dont il parle ou l'insuffi-
sance de son respect pour la vérité.
Mais la thèse opposée à celle de MM. Malot et Reade ne
serait-elle pas plus exacte que la leur ? La société ne serait-
elle pas exposée à de graves inconvénients par suite de trop
de liberté laissée parfois à des aliénés dangereux? Au nom
de l'intérêt commun n'aurait-on pas à déplorer souvent le
défaut de prévoyance à l'égard de malades qui ne sont pas
maîtres de commandera leurs impulsions? bien des catas-
trophes n'auraient- elles pas pu être évitées par des mesures
de précaution et d'humanité prises envers eux ? Ces catas-
trophes ne seraient-elles pas encore plus fréquentes si la loi
restait impuissante à mettre ces pauvres égarés hors d'état
de nuire à eux et aux autres ? C'est ce que met pleinement
en lumière un autre roman anglais intitulé : Mad or not mad
{Fou ou non fou), faisant partie d'une collection de récits re-
latifs à la folie, réunis par M. Rrenten, sous le titre de
Tragédie de la vie. Ici les faits sont peu nombreux, mais
ils ont un cachet de vérité qui leur donne une grande va-
leur; ils parlent d'eux-mêmes et n'ont pas besoin de com-
mentaire.
Le jeune Tremlett est le dernier rejeton d'une race abâ-
tardie par de nombreux mariages consanguins. On a voulu
combiner des blasons, réunir des immeubles, constituer un
fief important, et l'on n'y a réussi qu'aux dépens de l'éner-
gie physique et de la solidité morale de l'héritier unique de
toute cette opulence. Son père, déjà, était un homme à
demi dégénéré; sa mère a été, pendant quarante ans, une
LES ROMANS. — MAD OR NOT MAD. 73
véritable folle. II combine les deux héritages et est un ma-
niaque raisonnant. L'auteur montre, au naturel, les progrès
de cette maladie, les scènes extravagantes de la jeunesse
de son héros, les tourments de toute sorte qu'il fait endu-
rer à la jeune femme qu'une odieuse question d'intérêt lui
a livrée pour épouse, la catastrophe enfin qui le fait enfer-
mer dans une maison de santé.
Comme cela arrive habituellement dans les cas de ce
genre, l'isolement amène bientôt un calme relatif; le pa-
roxysme d'agitation s'apaise, les manifestations délirantes
sont soigneusement dissimulées. Comme le plus souvent
encore en pareil cas, il semble à la famille que Tonne peut
priver un homme, dans ces conditions, de toute liberté;
aussi le retire-t-on de l'asile pour le confier aux soins d'un
médecin qui se consacre uniquement à lui.
Jusqu'ici le roman ne nous a montré la folie de Tremlett
et de sa mère qu'au point de vue descriptif, et l'on ne sau-
rait rendre assez justice au talent et aux connaissances spé-
ciales dont l'auteur a fait preuve. Nous ne savons pas si
M. Brenten est, ou non, un médecin; mais à coup sûr, il
connaît à fond la folie, les aliénés et les complications de
toute sorte que les maladies mentales introduisent dans
l'intérieur des familles. Au point de vue clinique, le court
tableau de la manie chronique de la mère est parfaitement
réussi, et les développements progressifs de la folie héré-
ditaire du fils sont exposés avec beaucoup d'art et de
vérité.
De nouveaux événements transportent l'action dans le
domaine de la médecine légale, et nous assistons à toute
la procédure connue chez nos voisins, sous le nom de de
lunatico inquirendo. C'est à la fois un jugement d'inter-
diction et un ordre de séquestration à faire prononcer par
un jury composé de treize citoyens tirés au sort, dans toutes
les classes de la société, en présence des intéressés eux-
7& POUR ET CONTRE.
mêmes, après dépositions des témoins et plaidoiries con-
tradictoires des avocats.
Or, voici ce qui arrive. Tremlett se laisse bien aller,
devant le jury, à quelques divagations; mais il reconnaît
l'or de l'argent; il prouve qu'il sait payer régulièrement ses
dettes, et qu'il ne se trompe guère dans les questions d'in-
térêt. Le médecin, homme honnête, mais timide et indécis,
se trouble et tombe dans quelques contradictions, en ré-
pondant aux questions embrouillées dans lesquelles il se
trouve enchevêtré, pendant la woss-examination (interroga-
toire du témoin par l'avocat adverse).
Le cousin demandeur, malgré ses efforts de dissimula-
tion, laisse percer l'intérêt personnel qui seul le dirige et
provoque ainsi l'antipathie générale.
L'avocat entraîne le jury par son éloquence bien plus
que par la rigueur de ses arguments ; le verdict enfin re-
pousse la présomption de folie et rend Tremlett à la liberté.
Les fruits de cette décision, rendue en présence même
de Tremlett, ne se font pas longtemps attendre. Depuis
la mort de son père il ne savait sur qui faire peser le poids
de sa haine; pendant les débats, il a cru comprendre que
c'était sa femme qui avait provoqué sa séquestration, et le
regard dont il a enveloppé, à ce moment, la malheureuse
montre assez que sur elle désormais se reportera tout son
ressentiment. En effet, à quelque temps de là il se précipite
sur elle pendant la nuit et lui fait une large plaie à la gorge
avec un rasoir.
Ce roman nous paraît des plus instructifs, tant au point
de vue des dangers que font courir à leurs familles et à la
société les aliénés raisonnants, ditslucides, laissés en liberté,
qu'à celui des inconvénients de la procédure suivie, en ces
matières, en Angleterre, et que certaines personnes vou-
draient introduire en France.
LES ROMANS. — MAD OR NOT MAD. 75
Nous ne savons pas si l'auteur a eu l'intention de faire la
critique de cette procédure; mais à coup sûr, qu'il l'ait
voulu ou non, son récit pathétique et émouvant la con-
damne.
Quoi qu'on en puisse dire, la folie n'est pas autre chose
qu'une maladie, et son diagnostic est uniquement une ques-
tion médicale. Les affections de l'encéphale ne doivent pas,
à ce point de vue, être soumises à une autre juridiction
que les autres maladies. Personne n'aurait l'idée de de-
mander à un jury de se prononcer sur le diagnostic d'une
fracture ou d'une maladie de poitrine; personne ne vou-
drait admettre les gens atteints de péritonite ou de fluxion
de poitrine à discuter eux-mêmes, en public, la nature de
leur affection ou le traitement qui lui convient.
Pourquoi appliquerait-on, par une exception unique, à
la détermination des maladies qui, en frappant les organes
cérébraux, entraînent le trouble des facultés intellectuelles,
les mêmes procédés que lorsqu'il s'agit de punir un assas-
sin, de juger un voleur ou de régler l'indemnité due à un
propriétaire exproprié.
Dans un cas comme celui de Tremlett, par exemple, les
preuves d'une folie incontestable n'étaient-elles pas trop
nombreuses pour qu'elles aient pu être méconnues, si la
décision avait dépendu de médecins expérimentés, ou de
magistrats rendus compétents par la connaissance préalable
de ce genre de questions ? Au lieu de cela, elle appartenait
à des hommes intelligents et honorables sans doute, mais
désignés par le hasard, complètement étrangers à toute
étude psychologique, accessibles à tous les entraînements
de l'émotion, à toutes les séductions de l'éloquence, et
trompés par ce mirage ils font rendre la liberté à un fou
qui en profite bientôt pour tuer celle qui a le plus travaillé
à sa défense.
D'un autre côté, toute question médicale comporte, dans
76 POUR ET CONTRE.
les limites du possible, la condition du secret. Qu'en raison
des mesures exceptionnelles qu'exige le traitement des alié-
nés, tout placement, volontaire ou non, dans un asile, soit
porté à la connaissance des fonctionnaires de l'ordre admi-
nistratif et judiciaire du pays, tenus comme le médecin à
une discrétion relative, c'est ce que nous approuvons entière-
ment. Mais c'est là une tout autre chose que de donner à
l'existence d'une affection mentale, souvent passagère, la
publicité d'un débat à portes ouvertes, et de livrer les secrets
les plus intimes d'une famille honorable en proie à la ma-
lignité du public. Que l'on consulte toutes celles qui y ont
un intérêt personnel, et l'on verra avec quel empressement,
souvent exagéré, elles solliciteront le mystère et la discré-
tion.
Enfin, combien de malades ne trouveraient pas, comme
Tremlett, dans les émotions, les fatigues ou les incidents
d'une audience publique, une cause de surexcitation men-
tale, ou bien un nouvel aliment à leurs conceptions déli-
rantes ?
En dehors même de ces considérations générales, et pour
nous arrêter un instant, d'une manière plus particulière,
sur le rôle du médecin clans les questions judiciaires, nous
trouvons, dans le livre qui nous occupe, des renseignements
qui ne sont pas de nature à nous faire porter envie à la pro-
cédure anglaise. A coup sûr, ce n'est pas pour un médecin
français une partie de plaisir, que de déposer en justice
devant un tribunal ou une cour d'assises. Mais c'est un
devoir dont l'accomplissement n'a rien qui Feffraye; car
il sait qu'en parlant suivant sa conscience et ses connais-
sances professionnelles, il est sûr de voir ses déclarations
reçues avec égards par des personnes qui ne manqueront
envers lui ni de convenance, ni même d'une certaine défé-
rence.
Il n'en est pas de même chez nos voisins. Après avoir
LES ROMANS. — MAD OR NOT MAD. 77
répondu aux questions du magistrat qui préside la cour, le
médecin, témoin ou expert, est livré aux interrogations
directes des avocats des deux parties [examination et cross
examination), qui peuvent avoir intérêt à atténuer la valeur
de ses déclarations en l'embarrassant par des questions im-
prévues, et en l'attirant, à force d'arguties, dans un dédale
de raisonnements spécieux, d'où il a bien de la peine à se
tirer sans tomber dans quelque amphibologie ou quelque
contradiction. C'est donc une lutte corps à corps qu'il a à
soutenir successivement avec deux adversaires, plus rom-
pus que lui à toutes les tactiques de l'argumentation, à
toutes les pratiques du palais, lutte dans laquelle la victoire
est sans aucun avantage pour lui, tandis que la défaite peut
faire éprouver à ses intérêts et à sa considération un dom-
mage sérieux.
En présence d'une pareille situation, qu'y aurait-il d'é-
tonnant à ce que beaucoup de médecins, en Angleterre,
prissent le parti de se récuser lorsqu'on les consulte pour
des aliénés, et qu'on leur demande des certificats de place-
ments, afin de se prémunir ainsi par l'abstention contre les
désagréments éventuels d'une réclamation judiciaire et
d'un débat public? Et ne doit-on pas craindre que, si les
praticiens les plus consciencieux et les plus éclairés venaient
à s'éliminer ainsi volontairement, l'exercice de l'art, en pa-
reille matière, ne tombât entre des mains moins dignes et
moins scrupuleuses, et ne perdît ainsi de la confiance et du
respect dont il doit être entouré ?
Arrivés au terme de cette étude sur les romans relatifs à
la médecine légale des aliénés, nous pouvons dire que les
auteurs qui ont voulu faire croire à la possibilité des séques-
trations arbitraires ont été obligés d'accumuler trop d'in-
vraisemblances pour que leur assertion puisse être raison-
nablement admise, en sorte que même dans la fiction, il
n'y a pas une seule plainte de ce genre solidement motivée.
78 POUR ET CONTRÉ.
D'autre part, un rapide coup d'œil jeté sur un roman
anglais, où tout ce qui se rapporte à la folie est représenté
d'une manière parfaitement conforme à la réalité, nous a
fait voir les dangers d'une trop grande liberté laissée aux
aliénés, et par la comparaison de nos institutions avec
celles de l'Angleterre, nousaôté tout désir de porter envie à
ces dernières.
Ici se termine la partie analytique de notre étude. Ce
sont donc nos opinions personnelles que nous ferons con-
naître dans la suite de ce travail.
TROISIÈME PARTIE.
LÉGISLATION.
Programme des améliorations à apporter à la loi du 30 juin 1838.
Nous considérons comme acquises les propositions sui-
vantes :
1° Les accusations portées contre l'application de la loi
du 30 juin 1838 sont injustes et sans fondement.
T Toute tentative de séquestration arbitraire se heurte-
rait à des difficultés d'exécution à peu près insurmon-
tables.
3° En supposant même qu'une séquestration arbitraire
ait pu être effectuée, il serait impossible d'en prolonger la
durée au delà d'un délai fort bref.
U° Prétendre qu'un séjour de quelques heures, au milieu
des malades d'un asile d'aliénés, peut rendre folle une per-
sonne antérieurement raisonnable, c'est faire une supposi-
tion toute gratuite, ne s'appuyant sur aucune preuve, ni
sur aucun commencement de preuve, et en contradiction
avec des faits nombreux, d'une constatation facile.
5° En fait, depuis trente ans que la loi est mise en pra-
tique, et alors qu'elle a été appliquée plus de 270 000 fois,
il n'y a pas eu, en France, un seul cas de séquestration
arbitraire dans un asile d'aliénés, juridiquement constaté,
ni un seul médecin ou directeur d'asile condamné pour
application abusive de cette loi.
La législation en vigueur peut donc être considérée
comme à peu près irréprochable dans ses résultats, et nous
80 LÉGISLATION.
comprenons très-bien, d'après cela, l'opinion qui consiste
à soutenir qu'il faut se garder d'y apporter aucune modifi-
cation, et se contenter pour l'avenir de ce qui a si bien
réussi dans le passé.
Mais, d'autre part, s'il est établi que la loi actuelle donne
de bons résultats, il n'est nullement démontré qu'il n'y
ait pas moyen de faire, à certains égards, mieux encore
qu'on ne fait aujourd'hui. En outre, sans critiquer rien de
ce qui existe, on peut dire qu'une pratique de trente ans a
révélé dans cette œuvre, comme dans toute œuvre humaine,
certaines lacunes qu'il serait avantageux de combler (1).
Améliorer ce qui est, et y introduire ce qui y manque, tel
est donc le but que l'on doit se proposer, si l'on se décide
à reviser la loi du 30 juin 1838.
Or, cette révision paraît aujourd'hui certaine. Elle est
demandée et attendue par un grand nombre de personnes ;
elle a été, en quelque sorte, officiellement annoncée par
M. de Bosredon, secrétaire général du ministère de l'in-
térieur, dans un rapport (2) à la suite duquel les ministres
de l'intérieur et de la justice se sont entendus pour nommer
une commission supérieure, « chargée d'étudier les diverses
questions relatives à la loi sur les aliénés, et notamment
celles qui ont été renvoyées par le Sénat à l'examen des
deux ministres. »
(1) Parchappe, dont personne ne saurait contester la parfaite compé-
tence en pareille matière, a déjà émis cette opinion. « S'il est permis
d'affirmer, dit-il, que la législation de 1838 ne mérite pas les reproches
qui lui ont été fréquemment adressés, et qu'elle atteint, dans des condi-
tions efficaces de garantie pour la liberté individuelle, le but qu'elle s'est
proposé, il n'en faudrait pas conclure qu'elle ait ainsi, du premier coup,
atteint la perfection, ni surtout qu'elle ait donné la solution définitive et
complète de toutes les difficultés pratiques qui se rattachent à la séquestra-
tion publique et privée des aliénés » . Dictionnaire encyclopédique des
sciences médicales, Paris, 1865, t. III, p. 60.
(2) Journal officiel du 15 février 1869.
PROGRAMME D'AMÉLIORATIONS. &l
En pareilles circonstances, ne rien faire est presque im-
possible ; mais ce qu'il importe surtout, c'est de ne pas
gâter ce qui est bon, et de profiter de cette occasion pour
ne laisser sans solution aucune des questions de quelque
importance qui se rattachent à la législation des aliénés et
à l'organisation des asiles.
Cette révision devrait donc avoir pour but d'une manière
générale :
1° De rassurer le public qui est prévenu, à tort sans au-
cun doute, mais qui n'en est pas moins prévenu contre les
asiles, et de regagner sa confiance en lui démontrant, par
une discussion solennelle devant le Corps législatif et le
Sénat, que l'on se préoccupe de mettre la loi sur les aliénés
en rapport avec les idées et les besoins actuels, et d'entou-
rer cette loi d'exception des garanties les plus rassurantes.
2°D'ôter un prétexte d'attaque aux journaux hostiles qui,
depuis quelques années, lorsqu'ils sont à court de questions
politiques plus importantes, ne manquent pas de remplir
leurs colonnes avec des accusations contre la loi de 1838.
Mais, on le comprend, c'est là un programme bien vaste
et bien indéterminé; il est donc indispensable d'en pré-
ciser les lignes et d'indiquer nettement chacun des deside-
rata auxquels il convient de satisfaire.
A notre avis, on devrait, en revisant la loi sur les aliénés,
se proposer d'obtenir la série des améliorations pratiques
suivantes :
1° Faire cesser l'isolement dans lequel se trouvent les
médecins aliénistes quand il s'agit de défendre la loi de 1838
et ses applications, et pour cela associer à leur responsabi-
lité et rendre solidaires de leur pratique les magistrats,
qui, aujourd'hui, sont souvent disposés à se tourner contre
eux, faute d'être suffisamment initiés à ce qui se fait dans
les asiles et d'y avoir une participation suffisante; faire, en
FOVI1LE, 6
82 LÉGISLATION.
un mot, que cette œuvre soit en partie la leur, afin qu'ils
la défendent au lieu de l'attaquer.
2° Donner plus d'importance à celui de tous les modes
de surveillance sur les asiles qui a le plus d'efficacité, c'est-
à-dire à l'action des inspecteurs généraux délégués par le
ministre, en leur donnant une existence légale et une délé-
gation permanente, en prescrivant que chaque asile sera
inspecté par l'un d'eux au moins une fois chaque année, et
en publiant, aussi chaque année, un rapport faisant con-
naître le résumé de leurs opérations et l'état général du
service.
3° Faciliter le bon recrutement du personnel médical et
administratif des asiles publics d'aliénés en le centralisant
tout entier dans les mains du ministre de l'intérieur, et en
établissant, pour ceux qui en font partie, des règles uni-
formes d'admission, d'avancement et de retraite.
4° Favoriser le placement hâtif des aliénés indigents, et
par là le traitement de leur maladie avant qu'elle ne soit
devenue incurable, en exonérant les communes d'une partie
de la dépense à leur charge, toutes les fois que, par les
soins de l'autorité communale, le placement aura lieu à une
époque très-rapprochée du début de l'affection.
5° Étendre aux aliénés non indigents placés dans les
asiles privés, le bénéfice de l'administration provisoire,
fonctionnant d'emblée, sans attendre les délais inséparables
d'un jugement spécial à chaque cas, après entente préa-
lable du conseil de famille.
6° Ordonner que le mari sera de droit l'administrateur
provisoire dés biens de sa femme non interdite et placée
dans un asile.
7e Ordonner que le mobilier ne pourra jamais être vendu,
sans qu'une enquête ait constaté l'état mental actuel de
l'aliéné séquestré.
PROGRAMME d'AMÉLIOBATIONS. 83
8° Rendre l'action du curateur plus fréquente et plus
efficace.
9° Prescrire qu'aucun jugement d'interdiction ne pourra
être rendu sans que des médecins aient été entendus à titre
d'experts.
10° Ordonner des mesures de surveillance et des garanties
à l'égard des aliénés non légalement séquestrés, et notam-
ment de ceux que les familles placent hors de chez elles,
ailleurs que dans les asiles.
11° Autoriser le placement provisoire dans les asiles, à
titre d'observation, des prévenus dont l'autorité judiciaire
juge à propos de faire examiner l'état mental.
12° Soumettre à des mesures légales spéciales les indivi-
dus dits aliénés criminels.
Après avoir ainsi énoncé le sommaire de toutes les amé-
liorations qu'il nous paraît désirable d'introduire dans la
loi, nous reprendrons ces articles un à un, nous efforçant,
pour chacun d'eux, d'établir la réalité du besoin que nous
signalons et d'indiquer le meilleur moyen d'y satisfaire.
I
Formalités d'admission dans les asiles.
Faire cesser l'isolement dans lequel se trouvent les médecins
aliénistes quand il s'agit de défendre la loi de 1838 et ses ap-
plications, et pour cela associer à leur responsabilité et rendre
solidaires de leur pratique les magistrats, qui, aujourd'hui, sont
souvent disposés à se tourner contre eux, faute d'être suffisamment
initiés à ce qui se fait dans les asiles et d'y avoir une participa-
tion suffisante ; faire, en un mot, que cette œuvre soit en partie
la leur, afin qu'ils la défendent au lieu de l'attaquer.
Cet article est celui de tous qui paraît être de nature à
soulever les plus grandes difficultés d'exécution. Depuis
84. LÉGISLATION.
longtemps, en effet, beaucoup d'esprits se préoccupent de
Tidée de « demander à la magistrature une plus large inter-
vention », comme le dit M. de Bosredon (rapport du 12 fé-
vrier 1869), d'accord avec M. Suin (rapport au Sénat du
2 juillet 1867); maison a été jusqu'ici loin de s'entendre sur
les moyens à adopter pour régler cette intervention, et plu-
sieurs de ceux qui ont été proposés, seraient plus féconds
en inconvénients qu'en avantages.
Il y a donc là une question qui mérite d'être étudiée d'une
manière toute spéciale.
Avant d'exposer notre opinion à cet égard, nous déclarons
hautement ne vouloir rien proposer qui diminue les attri-
butions légitimes du médecin, ni qui permette à personne
de s'immiscer dans des questions où chaque praticien ne
relève que de sa conscience.
Or, quel est ce domaine exclusif au médecin? C'est le
traitement de la maladie, et rien que cela. A cet égard, il
doit être complètement indépendant.
Il n'en est pas de même en ce qui concerne le placement
des malades dans les asiles, leur maintien, leur sortie. Dans
toutes ces questions, le médecin donne son opinion, et rien
de plus. Il n'est qu'expert et n'a pas de décision à prendre,
hors le cas de guérison. C'estcequi ressort de la façon la plus
nette du texte de la loi et de sa discussion devant les Cham-
bres. Le placement est décidé, dans l'état actuel des choses,
sur une série de documents dont fait partie le certificat d'un
médecin étranger à l'asile, soit par le directeur à la demande
de la famille (placement volontaire), soit par le préfet (pla-
cement d'office).
Ce placement est soumis au contrôle de l'autorité judi-
ciaire; nous avons démontré précédemment que la loi est
formelle à cet égard (voy. p. 50 et 57). Aux citations em-
pruntées à M. Vivien, nous ajouterons encore l'autorité du
passage suivant du rapport présenté à la Chambre des pairs
CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 85
par M. de Barthélémy. Parlant du pouvoir qu'a le préfet
d'ordonner les placements d'office, le rapporteur s'exprime
ainsi : « Il faut à ce pouvoir un contrôle, un correctif. Ce
contrôle doit se trouver dans le pouvoir judiciaire, dont
l'intervention ne doit rencontrer aucun obstacle quand il
s'agit du plus précieux des droits des citoyens. Mais ce n'est
pas seulement contre les placements ordonnés par l'autorité
publique qu'elle doit pouvoir être invoquée; il est essentiel
qu'elle le soit aussi dans le cas de placements volontaires,
pour empêcher qu'un individu ne soit victime d'une espèce
de complot de famille et d'une collusion coupable de la
part des chefs d'établissements (1). »
Aujourd'hui, ce correctif, ce contrôle s'exerce :
1° Par l'envoi au procureur impérial des pièces qui an-
noncent l'admission d'un malade dans un asile. Mais ce n'est
là qu'une formalité, qu'un renseignement reçu et mis de
côté pour servir en cas de besoin, et n'entraînant aucune
constatation immédiate de l'état de la personne placée.
2° Par des visites dans l'asile, facultatives pour le président
du tribunal et le juge de paix, obligatoires pour le procu-
reur impérial. Mais ces visites sont éloignées les unes des
autres ; elles embrassent la totalité des personnes séques-
trées ; il est impossible que le magistrat aille à la recherche
d'abus que l'on voudrait lui cacher, ou s'entretienne avec
tous les malades. Il ne peut, dans ces visites à longue dis-
tance, se rendre compte de l'état individuel de chaque
aliéné, et, en fait, il ne s'occupe guère que de quelques-uns
d'entre eux, connus pour avoir toujours des réclamations à
faire, et qui, par un séjour plus ou moins prolongé dans*
l'asile, ont souvent appris à cacher leur délire et à simuler
la raison.
3° Par les jugements que le tribunal rend, en chambre
(1) Moniteur du 4 juillet 1837, p. 1775, lre colonne.
86 LÉGISLATION.
du conseil, conformément à l'article 29 de la loi. Mais ces
jugements sont très-exceptionnels, et ils ont toujours be-
soin d'être spécialement provoqués par une enquête et une
procédure particulière.
Le contrôle de l'autorité judiciaire est donc, dans l'état
actuel de la législation, toujours consécutif au placement,
sans date fixe, et sauf le dernier cas, il est collectif, en au-
cune façon individuel.
Par conséquent, l'autorité judiciaire peut toujours dire,
pour la totalité des aliénés placés, qu'elle a été complète-
ment étrangère à leur placement ; et pour la presque tota-
lité des aliénés maintenus, qu'elle n'est nullement au courant
de ce qui les concerne.
Ce sont précisément ces conditions qu'il nous paraîtrait
opportun de modifier en rendant le contrôle de l'autorité
judiciaire constamment individuel, et antérieur ou tout au
moins immédiatement consécutif au placement.
Le rôle du médecin ne serait pas modifié, mais son iso-
lement cesserait : dès l'admission, la justice n'aurait à s'é-
tonner de rien ; elle aurait contribué à la séquestration ;
elle y aurait pris une part de responsabilité; à moins de se
déjuger complètement, elle devrait, en cas d'attaque, la
justifier et la défendre ; elle ne pourrait plus donner à en-
tendre que certains médecins ont toujours et quand même
le travers de voir la folie là même où elle n'existe pas.
Nous pensons qu'au point de vue théorique, les idées que
nous venons d'exposer, soulèveront peu d'objections; mais
il reste à examiner si elles sont facilement susceptibles d'être
mises en pratique. Pour nous, nous croyons que cela ne
serait pas aussi difficile qu'on semble se le figurer.
En effet, dans un très-grand nombre de cas, le placement
d'un aliéné dans un asile se fait avec une certaine lenteur,
après des hésitations, des enquêtes, des délais successifs,
en un mot à loisir. Dans tous ces cas, il n'y aurait pas d'ob-
CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 8?
staele sérieux à ce que, dans cet intervalle, on fût astreint
à accomplir une formalité de plus, à condition que celle-ci
n'exigeât pas beaucoup de temps. G'est dans toutes les cir-
constances où les choses se passent ainsi, que nous propo-
serions de faire intervenir l'autorité judiciaire avant lé
placement, pour en constater la convenance et en partager
la responsabilité.
Dans un certain nombre de cas, que des calculs approxi-
matifs nous font estimer à environ 25 pour 100, il est au con-
traire indispensable que le placement ait lieu tout de suite,
parce que tout retard peut être excessivement dangereux.
Pour ces cas, nous proposerions d'autoriser le placement
d'urgence, à titre provisoire, dans les conditions actuelle-
ment prescrites par la loi, mais à condition que l'autorité
judiciaire fût appelée immédiatement, et individuellement
pour chaque cas, à vérifier cette urgence et à valider la
décision prise.
Mais par qui serait exercée et en quoi consisterait cette
intervention ?
Nous repoussons, d'une manière absolue, tout jugement
public rendu par un tribunal quelconque, la publicité étant
en opposition flagrante avec le respect dû à l'infortune du
malade et à la dignité de la famille, avec les intérêts de tout
le monde et avec les convenances les plus élémentaires.
Un jugement rendu en chambre du conseil aurait moins
d'inconvénients; mais, dans la pratique, il serait sans doute
très-difficile d'obtenir un si grand nombre de jugements,
sans être exposé à de très-longs délais, et la procédure
seule à laquelle il faudrait se soumettre serait tout à fait
hors de propos.
Reste donc l'intervention individuelle d'un magistrat
agissant isolément, et pour notre compte nous la croyons
parfaitement suffisante. Mais quel sera ce magistrat?
88 LÉGISLATION.
Ce ne peut être que le président du tribunal, le procureur
impérial ou le juge de paix.
11 y aurait, à certains égards, intérêt à choisir ce dernier,
parce qu'il y a un juge de paix dans chaque canton, et que
son action pourrait être plus prompte et plus directe,
surtout dans les campagnes éloignées, que celle des magis-
trats qui siègent au chef-lieu de l'arrondissement. Mais,
par contre, l'autorité de ceux-ci est plus grande, la ga-
rantie résultant de leur concours plus complète. Par le
même motif, ayant à nous décider entre le président du
tribunal et le procureur impérial, nous serions disposé
à donner la préférence au premier, la magistrature assise
et inamovible imposant, encore plus que la magistrature
debout, la confiance et le respect, par l'indépendance et
l'impartialité de sa justice distributive. C'est donc le prési-
dent du tribunal qu'il nous paraîtrait le plus avantageux
de faire intervenir, en faisant remarquer, toutefois, que
réloignement de ce magistrat devrait faire admettre, dans
les campagnes, une plus grande fréquence de placements
d'urgence, sans intervention préalable, que si l'on n'avait
eu à s'adresser qu'au juge de paix.
Enfin, quelle sera la nature de cette intervention?
Différents procédés ont été mis en avant ou peuvent
être imaginés. C'est ainsi que l'on pourrait demander :
Ou que le magistrat allât lui-même voir chaque aliéné
que l'on se proposerait de placer dans un asile, afin de se
rendre compte de son état;
Ou qu'il le fît amener devant lui;
Ou qu'il chargeât un ou plusieurs médecins de son choix
d'examiner son état mental ;
Ou qu'il fît constater les actes de folie par une enquête ,
soit du commissaire de police, soit du juge de paix;
Ou enfin qu'il se contentât de recevoir le témoignage
d'un certain nombre de personnes dignes de foi.
CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 89
Nous n'avons pas besoin d'entrer dans une longue discus-
sion pour démontrer qu'aucun de ces procédés ne mérite
d'être adopté, à l'exclusion des autres. Chacun pourrait être
bon dans un certain nombre de cas, et complètement
inapplicable dans beaucoup d'autres; imposer l'un d'eux
comme règle générale serait le meilleur moyen de rendre
la mesure ordinairement impraticable.
Mais on peut bien se passer ici d'une règle absolue, et
la loi du 30 juin 1838 nous offre, sous ce rapport, un ex-
cellent précédent à suivre. L'article 29, lorsqu'il s'agit de
faire statuer sur une enquête demandant la sortie d'un aliéné
placé dans un asile, dit seulement que le tribunal se pro-
noncera après les vérifications nécessaires. La nature de ces
vérifications n'est pas fixée, et le tribunal, parfaitement libre
d'agir comme il le croit le plus convenable, suit une marche
qui varie suivant les cas. Tantôt le président, ou l'un des
juges se rend à l'asile afin de voir le malade ; tantôt celui-
ci est appelé à la chambre du conseil; tantôt l'examen est
confié à un médecin ou à une commission composée de plu-
sieurs médecins; tantôt enfin, dans un cas de folie notoire
par exemple, ou lorsqu'un jugement de même nature a déjà
été rendu très-récemment, la procédure est très-expéditive,
et la décision est prononcée sans longues formalités. Cette
faculté laissée au tribunal de choisir le mode de vérifica-
tions nécessaire est un précieux avantage et répond par-
faitement à la diversité des indications que présente chaque
cas particulier.
Par des motifs identiques, la même latitude devrait être
laissée au président chargé d'intervenir avant le placement.
Il servait libre, d'éclairer sa religion de telle manière qu'il
croirait devoir le faire, sachant seulement qu'il est tenu
de se livrer aux vérifications nécessaires.
Resterait encore à dire sous quelle forme il intervien-
drait.
90 LÉGISLATION.
Prononcerait-il un arrêt? Prendrait-il une décision? Dé-
livrerait-il une autorisation? Donnerait-il un ordre?
Nous croyons qu'aucune de ces formes ne serait conve-
nable; car toutes, fort analogues entre elles, donneraient à
son intervention un autre caractère que celui qui nous
semble devoir lui appartenir.
Suivant nous, en effet, le magistrat ne devrait être, comme
aujourd'hui, chargé que d'une chose, du contrôle des déci-
sions prises par la famille ou par l'autorité administrative.
Il ne devrait rien décider par lui-même, mais seulement
contrôler les décisions prises en dehors de lui. Protecteur
des droits des citoyens, et notamment de la liberté indivi-
duelle, il devrait borner son rôle à celui que le Sénat con-
servateur remplissait, jusque dans ces derniers temps, à
l'égard de la Constitution. Comme lui, il examinerait les
actes au passage, afin de voir s'ils ne sont pas inconciliables
avec ce qu'il a mission de faire respecter. Prévenu qu'on a
l'intention de placer tel individu dans un asile d'aliénés, et
mis en demeure de se prononcer sur cette mesure, il décla-
rerait qu'après vérifications faites, il ne s'oppose pas à ce
que le placement ait lieu; sa déclaration ne serait pas
motivée.
Tel est, en définitive, le mode d'intervention qui nous
paraîtrait répondre le mieux aux exigences et aux diffi-
cultés du contrôle individuel, antérieur à chaque placement
fait à loisir.
Pour les placements exécutés d'urgence, d'une manière
provisoire, le procédé pourrait être fort analogue. Ils se-
raient notifiés dans les vingt-quatre heures au président
qui, dans un délai de quelques jours, devrait faire les véri-
fications nécessaires, et, s'il trouvait la séquestration jus-
tifiée, déclarerait qu'il ne s'oppose pas au maintien du ma-
lade placé. Même latitude lui serait donnée quant aux
moyens de s'éclairer.
CONTRÔLE JUDICIAIRE SUR LES PLACEMENTS. 91
Dans le cas où le président croirait devoir s'opposer soit
au placement projeté, soit au" maintien du placement pro-
visoire, le fait seul de sa déclaration d'opposition saisirait
le tribunal, qui statuerait dans la forme de l'article 29.
Comme dernière remarque, nous rappellerons que de
toutes les lois spéciales sur les aliénés existant en Europe,
la loi française est, à l'exception de ce qui se fait dans le
canton de Neufchâtel pour les habitants du canton, celle qui
exige, pour le placement volontaire d'un aliéné dans un
asile, les formalités les moins nombreuses. En Angleterre, il
faut les certificats de deux médecins ayant vu séparément
le malade. En Belgique, la demande doit être signée par le
bourgmestre du domicile de l'aliéné. En Hollande, le place-
ment doit toujours être ordonné par le président du tribu-
nal, et à Genève par le lieutenant de police ; en Suède et en
Norvège enfin, la demande doit être accompagnée d'une
attestation du pasteur (1). Et cependant dans tous ces pays,
on a des aliénés à soigner et on les place dans des asiles
spéciaux. Il n'y a donc pas d'impossibilité à ce que chez
nous aussi, une formalité soit ajoutée à celles qui existent
aujourd'hui. Celle quenous proposons, serait, croyons-nous,
d'une application facile et constituerait, nous en avons la
conviction, un perfectionnement réel à la législation ac-
tuelle. Elle donnerait pleine satisfaction aux scrupules des
personnes qui pensent que la loi laisse quelque chose à dé-
sirer sous le rapport des garanties données à la liberté indi-
viduelle, et elle associerait la responsabilité du magistrat à
celle de la famille, de l'administration et des médecins.
Dans ce qui précède, nous avons eu spécialement en vue
les placements volontaires, parce que ce sont eux, surtout,
(1) Voy. Lunier, Des placements volontaires dans les asiles d'aliénés.
Étude sur les législations française et étrangère (Anna/es médico-psy-
chologiques, juillet 1868). — J. Falret, Des législations étrangères sur
les aliénés {Archives générales de médecine, octobre 1869).
92 LÉGISLATION.
qui sont devenus suspects, et contre lesquels les magistrats
eux-mêmes sont le plus souvent prévenus.
Quant aux placements d'office, ils sont l'objet de moins
de réclamations, ou plutôt celles qui s'élèvent contre eux
sont encore moins vraisemblables que les autres. Il n'y
aurait donc pas de grave inconvénient à laisser subsister à
leur égard les formalités actuelles, et à réserver celles que
nous proposons pour les placements effectués par la fa-
mille. Néanmoins, afin de rendre les conditions égales pour
tous et de couper court à toute récrimination, il nous sem-
blerait préférable d'appliquer les mêmes règles à tous les
malades, qu'ils soient placés d'office ou volontairement;
l'exercice du contrôle juciciaire ne présenterait pas plus de
difficultés dans, un cas que dans l'autre (1).
Disons encore quelques mots de la possibilité de mettre
en pratique les nouvelles mesures. D'après les statistiques,
le nombre annuel des placements est actuellement enFrance
en chiffres ronds de 10 000, sur lesquels les deux tiers sont
des placements d'office et un tiers des placements volon-
taires. Le nombre de ces derniers serait donc de 3300, sur
lesquels environ 800 concernent le département de la Seine.
Il en reste par conséquent 2500 pour la totalité des autres
départements, partagés en 372 arrondissements, ce qui fe-
rait une moyenne de 6 à 7 affaires de ce genre, par an, dans
chaque arrondissement. Le nouveau devoir imposé à cet
égard au président du tribunal ne serait donc pas un sur-
(1) MM. Isambert, Salverte, Hue et Tanon ont déjà proposé de faire
intervenir le président pour tout placement dans un asile d'aliénés; mais
les trois premiers voudraient qu'il y ait un jugement de rendu, ce qui est
tout à fait contraire à notre manière de voir. La proposition de M. Tanon
se rapproche beaucoup plus de la nôtre, mais il demande une ordon-
nance et nous voudrions une simple déclaration de non opposition.
Enfin, notre projet diffère de celui de M. Suin, en ce que ce dernier ne
fait intervenir que le juge de paix, tandis que nous croyons devoir recou-
rir au président du tribunal.
CONTRÔLE JUDICIAIRE SUft LES PLACEMENTS. 93
croît de charges bien considérable. Là, du reste, où les cas
sont les plus fréquents, c'est-à-dire dans les grandes villes,
le président est entouré d:un personnel plus nombreux, et
pourrait, au besoin, déléguer un des vice-présidents ou l'un
des juges pour le suppléer. Alors même que la formalité
dont nous parlons serait applicable aux placements d'office,
cela ne porterait le nombre annuel de ces affaires qu'au
chiffre de 20 à 25 en moyenne par arrondissement, ce qui
ne dépasserait pas, croyons-nous, ce qu'il est possible de
demander à un tribunal.
Quant à Paris, où le nombre total des placements a été,
en 186Ô, de 2666, sur lesquels 1928 étaient d'office et 738
volontaires, des mesures spéciales devraient nécessairement
être prises pour rendre possible l'application des nou-
velles formalités; mais il est à remarquer aussi que nulle
part la justice ne dispose d'un aussi grand nombre de fonc-
tionnaires; et alors même que la création d'un nouveau
poste serait nécessaire, il faudrait bien accepter cette né-
cessité, du moment où la loi l'aurait rendue obligatoire.
Remarquons encore que si cette mesure était étendue aux
placements d'office, elle serait singulièrement simplifiée, à
Paris, par la concentration, au dépôt de la préfecture de po-
lice, de presque tous les malades qui entrent d'office dans les
asiles du département. Si l'intervention médicale, pour ces
placements, n'exige la présence d'un médecin qu'une heure
environ par jour, celle de l'autorité judiciaire ne serait pro-
bablement pas plus longue.
Nous ne quitterons pas l'important sujet des formalités à
observer, lors d'un placement volontaire dans un asile d'a-
liénés, sans signaler, dans la loi actuelle, une anomalie
singulière qui ne paraît pouvoir s'expliquer que par un oubli
ou une distraction au moment de la rédaction de l'article 8.
Le paragraphe 7 de cet article, en parlant des conditions
que devra remplir le certificat médical délivré à fin de pla-
9k LÉGISLATION.
cernent, déclare que ce certificat ne pourra pas être admis
« si le médecin signataire est parent ou allié, au second
degré inclusivement, des chefs ou propriétaires de l'établis-
sement, ou de la personne qui fera effectuer le placement. »
La personne à placer, elle-même, n'est pas mentionnée
dans ces conditions d'exclusion, bien que dans l'esprit de
la loi il semble évident qu'elle surtout aurait dû l'être.
L'article étant rédigé tel qu'il l'est, un médecin pourrait
délivrer, lui-même, un certificat pour faire enfermer sa
femme, ses père et mère, ses propres enfants, à condition
que la demande de placement fût faite soit par un ami, soit
par un parent ou allié à plus du second degré, ce qui est
toujours facile. Nous ne croyons pas que, dans la pratique,
le fait se soit jamais rencontré, mais il est hors de doute
qu'en présence du texte de l'article 8, il n'y aurait aucune
objection légale à opposer à un pareil certificat. Nous
croyons donc que ce serait compléter la loi d'une manière
parfaitement d'accord avec l'ensemble de son esprit, que
d'ajouter à la fin de ce paragraphe 7 « ou de la personne à
placer » .
Quant au certificat, pris en lui-même, il serait essen-
tiel que sa rédaction fût toujours parfaitement nette et
explicite. C'est ce qui n'a pas lieu constamment. La
loi a beau dire que ce certificat doit indiquer les parti-
cularités de la maladie, on n'y trouve bien souvent que des
énonciations vagues et abstraites qui apprennent très-peu
de chose sur l'état réel du malade et sur la nature de ses
actes. En Angleterre, on est plus exigeant et l'on demande
des faits. La loi a prescrit, elle-même, un modèle de certi-
ficats, où le médecin est obligé de remplir deux cases ayant
pour titre, l'une : Faits indiquant la folie, observés par moi-
même; et l'autre : Faits indiquant la folie, communiqués par
d'autres personnes. En présence de cette nécessité pratique,
il faut bien sortir des généralités et formuler des faits. Il
SURVEILLANCE DES ASILES. 95
serait très-utile qu'une obligation semblable pût être in-
troduite chez nous.
II
Surveillance des asiles.
Donner plus d'importance a celui de tous les modes de sur-
veillance sur les asiles gui a le plus d'efficacité, c'est-à-dire à
l'action des inspecteurs généraux, délégués par le ministre, en
leur donnant une existence légale et une délégation permanente,
en prescrivant que chaque asile sera inspecté par l'un d'eux au
moins une fois chaque année, et publiant aussi, chaque année,
un rapport rédigé par eux, sur l'état général du service.
Si le premier soin des législateurs qui ont eu à s'occuper
des aliénés, a été d'ordonner la création d'asiles destinés à
les recueillir et à les traiter, on peut dire que la préoccu-
pation qui a immédiatement succédé dans leur esprit, a été
celle d'organiser une surveillance rigoureuse sur ces établis-
sements.
Les procédés adoptés dans cette intention sont loin d'être
les mêmes dans les différents pays ; mais tous se proposent
Je même but, celui de protéger la liberté individuelle des
citoyens, d'entourer le traitement des aliénés de toutes les
garanties possibles, et de veiller à la bonne administration
des asiles qui leur sont ouverts. Dans un travail récent,
M. J. Falret a exposé les systèmes de surveillance sur les
asiles organisés par les lois spéciales d'Angleterre, de Bel-
gique, de Hollande, de Suède et de Norvège, et fait ressor-
tir les traits caractéristiques de chacun d'eux (1).
En France, le mode de surveillance à exercer sur les asiles
résulte de l'article U de la loi du 30 juin 1838, et des articles
1, 2, h et 5 de l'ordonnance royale du 18 décembre 1839.
(1) J. Falret, Archives générales de médecine, octobre 1869.
96 LÉGISLATION,
Cette dernière institue auprès de chaque asile public
ou de chaque quartier d'hospice en faisant fonction, une
commission de surveillance chargée d'opérer un contrôle
permanent sur toutes les portions du service. Une circulaire
ministérielle du 15 janvier 1860 a rendu la môme mesure
applicable aux asiles privés faisant office d'asiles publics,
c'est-à-dire recevant les aliénés d'un ou de plusieurs dépar-
tements, d'après des traités passés en vertu de l'article 1er
de la loi. Cette commission fait, à proprement parler, partie
intégrante de l'organisation de l'asile ; elle donne son avis
sur tous les actes de l'administration, et est associée à tout
ce qui concerne l'établissement. Mais justement à cause de
cette action continue, de cette association intime à tout ce
qui se fait dans l'asile, le rôle de cette commission de sur-
veillance est d'un caractère moins relevé et moins solennel
que celui des visiteurs institués par l'article h de la loi du
30 juin 1838.
Cet article est ainsi conçu : « Le préfet et les personnes
spécialement déléguées à cet effet par lui ou par le ministre
de l'intérieur, le président du tribunal, le procureur du roi,
le juge de paix, le maire de la commune, sont chargés
de visiter les établissements publics ou privés consacrés aux
aliénés.
Ils recevront les réclamations des personnes qui y seront
placées, et prendront, à leur égard, tous renseignements
propres à faire connaître leur position.
Les établissements privés seront visités, à des jours in-
déterminés, une fois au moins chaque trimestre, par le
procureur de l'arrondissement. Les établissements publics
le seront de la même manière une fois au moins par se-
mestre. »
Certes, les précautions ne manquent pas, et si l'on peut
faire un reproche fondé à cet article, c'est celui d'avoir di-
visé une même action entre trop de personnes différentes.
SURVEILLANCE DES ASILES. 97
Déjà, dans la discussion de la loi, plusieurs orateurs l'avaient
prévu, et avaient exprimé la crainte que les nombreux fonc-
tionnaires, ainsi désignés pour visiter les asiles, ne se repo-
sassent de ce soin les uns sur les autres, et que leur sur-
veillance, à force d'être disséminée, ne devînt illusoire. La
pratique, il faut bien l'avouer, n'a pas donné complètement
tort à cette appréhension.
Il importe, nous l'avons déjà dit, de distinguer à cet égard
entre les procureurs impériaux et tous les autres visiteurs.
Pour ceux-ci les visites ne sont que facultatives, tandis que
pour les premiers elles sont obligatoires ; aussi viennent-ils
régulièrement dans les délais qui leur sont prescrits. Quant
aux autres, nous ne ferons que signaler un fait bien connu
en disant qu'ils viennent très-rarement. En plus de dix ans
que nous avons passés dans cinq asiles publics différents,
jamais nous n'avons vu le maire delà commune visiter un de
ces établissements pour y exercer la surveillance ordonnée
par l'article k; une seule fois, un juge de paix l'a fait, et si
le président est venu un peu plus souvent dans ces dernières
années, il faut l'attribuer sans doute à la circulaire du garde
des sceaux, adressée le 17 janvier 1866 aux magistrats de
l'ordre judiciaire, pour leur rappeler les prescriptions de
la loi du 30 juin 1838 qui les concernent, et aux instructions
dans le même sens qui leur ont été, croyons-nous, réitérées
depuis, à plusieurs reprises.
Du reste, les visites de tous ces magistrats n'ont qu'un
but : rechercher s'il n'y a pas des séquestrations abusives,
recueillir les plaintes des malades, s'assurer de la réalité du
trouble intellectuel pour lequel on les retient. Ils laissent de
côté toutes les questions de régime intérieur, etn'ont aucun
droit de s'en mêler. Or, c'est de ce côté que des abus sont à
craindre, bien plutôt qu'en ce qui concerne la liberté indi-
viduelle. Même en ne s'occupantque de cette dernière, nous
avons déjà dit que, dans leurs visites, les magistrats sont
FOVILLE, 7
98 LÉGISLATION.
(laps ]'in)ppsisj])ilité matérielle de s'assurer de l'état de
tous les malades, qu'ils pe peuvent parler qu'à quelques-
uns d'entre eu?, et que c'est presque forcément sur les
indications des chefs de l'établissement qu'ils savent quels
spnt cepx auxquels ils doivent s'adresser.
ke préfet a. des attributions plus étendues; il a le droit et
le devoir de s'occuper de tous les détails du service ; il lui
appartient de veiller à la stricte exécution de toutes les dis-
positions légales, de toutes les prescriptions ministérielles,
de tOUs les articles du règlement. Mais son intervention
personnelle est forcément limitée ; il a trop d'autres de-
voirs à remplir pour pouvoir donner beaucoup de son temps
à un objet unique; lors même qu'il vient de loin en loin
visiter l'asile, il ne peut que faire une visite d'ensemble,
sans entrer dans les détails; qu bien si une question spé-
ciale réclame sa présence, il concentre sur elle son attention
et n'a pas le temps d'en aborder d'autres. Ce n'est donc
pas sur lui, personnellement, qu'il faut compter pour exer-
cer une surveillance complète, efficace et compétente sur le
service dans son ensemble et dans chacun de ses détails.
Ses délégués, prévus par la loi, pourraient sans doute le
suppléer; niais, daps la pratique, il n'en est guère ainsi, sauf
dans le département de la Seine, où il existe un inspecteur
général spécial qui exerce une action directe et influente
sur le service des aliénés du département.
Restent enfin les délégués du ministre, et en réalité ce
sont eux qui exercent sur le service des asiles le seul con-
trôle rigoureux, vraiment coprplet et donnant des garanties
sérieuses,
Déjà, avant de proposer aux Chambres une loi spéciale
sur les aliénés, le gouvernement avait senti le besoin d'être
renseigné sur la manière dont ces malades étaient traités
dans les hospices où op les recevait ; pour atteindre ce
but, il avait créé en 1835 un poste d'inspecteur général du
SURVEILLANCE BP ASILES. 09
service des aliénés, et y avait appelé le docteur Ferras.
Depuis que la loi du 30 juin 1838 est mise en pratique,
tous les établissements recevant des aliénés, les asiles pu-
blics, les quartiers d'hospices, les asiles privés, sont soumis
aux visites des inspecteurs généraux, et Ton peut dire, sans
crainte d'être taxé d'erreur, que chacune de leurs inspec-
tions, dont la durée est presque constamment de plusieurs
jours, constitue une opération des plus sérieuses.
Ayant à remplir des questionnaires imprimés, où toutes
les obligations prescrites par la loi, Par l'ordonnance, par
le règlement, sont systématiquement classées et successive-
ment énumérées, ils ne peuvent omettre ni oublier aucune
question, môme peu importante. Us sont obligés de rendre
compte de la manière dont chaque fonctionnaire accomplit
ses devoirs, dont chaque branche du service est assurée.
Pa connaissance des rapports antérieurs, faits sur le même
asile, les met au courant sur tous les points de son existence
ou de son administration qui appellent une attention spé-
ciale, et leur indique la direction à donner à de nouvelles
tentatives d'amélioration et de perfectionnement.
Aussi, les visites des inspecteurs généraux ne sont-elles
pas seulement utiles pour contrôler le passé; elles sont aussi
.des plus précieuses pour faciliter l'avenir. Il est certaines
questions qu'eux seuls peuvent lancer, des projets dont ils
doivent prendre l'initiative; leur intervention a souvent
pour résultat de résoudre bien des difficultés, d'apaiser
des malentendus; c'est le plus ordinairement sur leurs pro-
positions que le ministre peut faire les mutations utiles an
service, régler l'avancement des fonctionnaires, provoquer
des récompenses méritées. En un mot, c'est par l'intermé-
diaire des inspecteurs généraux que l'autorité supérieure
connaît ce qui se passe dans les asiles d'aliénés; la série de
leurs rapports constitue une histoire complète de l'ensem-
1 00 LÉGISLATION.
ble du service en France, et de chacun des établissements
en particulier.
Cette institution est donc excellente; rend-elle cepen-
dant tous les services que l'on pourrait attendre d'elle?
Nous ne le pensons pas, et cela parce que les inspections ne
sont pas assez fréquentes.
Jusqu'en 18^8, il n'y a eu qu'un seul inspecteur général ;
de 1848 à 1859, il y en a eu deux ; depuis cette époque il y
en a trois.
Ces fonctionnaires ne peuvent consacrer à leurs tournées
que quelques mois de l'année; pendant tout l'hiver des
fonctions déterminées parle décret du 15 janvier 1852 né-
cessitent leur présence à Paris.
L'inspection de chaque établissement, avons-nous dit,
exige ordinairement plusieurs jours ; cela est vrai surtout
pour les asiles publics, où les inspecteurs doivent pénétrer
dans tous les détails de la gestion médicale, administrative,
économique, pécuniaire. Il n'est pas rare que les plus im-
portants de ces asiles les retiennent plus d'une semaine, et
nous pourrions citer tel établissement où le nombre des
affaires est si multiplié, qu'une inspection y dure d'ordinaire
de vingt à vingt-cinq jours. Qu'à cela on ajoute le temps
nécessaire pour 1 s voyages, pour la rédaction des rapports,
et l'on comprendra qu'il n'est pas possible aux inspecteurs
de visiter un grand nombre d'établissements dans leur
tournée annuelle.
Gela leur est d'autant plus difficile qu'ils sont en même
temps chargés de surveiller, sous le point de vue de l'état
sanitaire, les prisons et autres établissements pénitentiaires.
Ces derniers étant beaucoup plus multipliés que les asiles
d'aliénés, cette seconde partie de leur mission nécessite
plus de déplacements et absorbe parfois autant de temps
que les inspections des asiles.
SURVEILLANCE DES ASILES. 101
Tous ces motifs réunis expliquent comment chaque asile
n'est inspecté, en réalité, qu'à d'assez longs intervalles;
trois années le plus ordinairement, quatre ou cinq quelque-
fois séparent chacune de ces visites, et le bien que Ton
serait en droit d'en attendre, se trouve ainsi considérable-
ment amoindri.
Nous . ommes convaincu qu'il y aurait grand avantage,
et presque nécessité à ce que chaque asile fût inspecté
une fois chaque année. C'est le terme que presque toutes
les lois étrangères ont imposé aux agents qui, sous les ti-
tres différents de Commission supérieure, de Commission
permanente, de Bureau des commissaires, sont chargés de
surveiller le service des asiles d'aliénés dans les pays voisins
de la France. C'est celui qui, dans notre propre pays, est
fixé pour les inspections, dans la plupart des branches de
l'administration.
Des inspections renouvelées chaque année, dans tous les
asiles, constitueraient un contrôle assez sérieux et assez
fréquent pour qu'il n'y ait plus moyen d'accuser les direc-
teurs et les médecins d'exercer une autorité absolue, omni-
potente, sans ( ontre-poids ni surveillance. Elles feraient que
des abus ne pourraient pas se continuer encore longtemps
après avoir été condamnés; que l'administration supérieure
serait toujours suffisamment au courant des incidents de
quelque importance survenant dans chaque asile.
Il serait très-difficile que le but que nous proposons pût
être atteint avec le personnel actuel. Cependant, d'une part,
la plus grande fréquence des inspections permettrait sans
doute de les faire en moins de temps; d'autre part la durée
des tournées de chaque inspecteur pourrait être un peu
allongée, en sorte que chacun d'eux parvînt à visiter chaque
année un plus grand nombre d'établissements qu'aujour-
d'hui. Malgré cela, ils ne pourraient tout faire, et leur nom-
bre devrait être augmenté. C'est encore là une de ces
102 LÉGISLATION.
nécessités auxquelles il faudrait bieil se pliëfj si là loi
l'exigeait.
La plus grande fréquence des inspections est l'améliora-
tioh qu'il nous paraîtrait le plus urgent d'introduire dans
cette partie du service, mais elle n'est pas la seule. Actuel-
lement, croyons-nous, chaque inspecteur ne se fend dans
un asile qu'en vertu d'une délégation spéciale du ministre,
chaque fois renouvelée^ et ne s'appliqilant qu'à une seule
inspection. A défaut de cette délégation spéciale, il n'au-
rait pas le droit, à strictement parler, d'être admis dans
l'établissement, ni surtout d'y exercer Une surveillance offi-
cielle. Dans maintes circonstances, il y aurait grand avantage
à lui conférer, au lieu de cela; une délégation permanente
qui lui permettrait, en tout temps, de se porter là où il
croirait que sa présence est nécessaire pour signaler un abus
ou proposer une amélioration.
Enfin, avons-nous dit, là série des rapports dés inspec-
teurs généraux constitue là meilleure histoire du service
des aliénés et des asiles qui leur sont consacrés ; mais, il faut
bien le reconnaître, c'est une histoire secrète, caries quel-
ques lignes insérées chaque année dans le Livre-Bleu hé
peuvent y initier d'une manière suffisante tous ceux que cela
pourrait intéresser. En Angleterre, en Belgique, eii Hollande
aussi, croyons-nous, une publication spéciale fait connaître
chaque année le résumé des opérations relatives à l'inspec-
tion des asiles. Il y aurait grand avantage à ce qu'une pu-
blication analogue fût faite dans notre pays. Sans doute,
tout ce que les inspecteurs auraient vu et fait ne pourrait
être livré au public, et certaines affaires devraient rester sé-
crètes; mais ce sont là des exceptions, et pour le grand
nombre la publicité ne présenterait que des avantages. Cette
série de documents constituerait un ensemble des plus in-
structifs; elle permettrait la comparaison des établissements
les uns avec les autres, faciliterait l'imitation des bonnes
SURVEILLANCE t)E§ ASILES. lttô
choses; ferait connaître les mo^etis employés avec succès
pour éviter tel âbus3 tourner telle difficulté; elle piquerait
l'amour- propre des administrations locales, des conseils
généraux, et serait, à bien des égards; Une source de pro-
grès.
Les mesures que nous proposons, périodicité annuelle des
inspections, délégation permanente des inspecteurs géné-
raux, publication par extraits de leurs rapports, destinées
toutes à assurer d'une manière plus complète la surveillance
des asiles et à contribuer au progrès général du service, de-
vraient-elles être prescrites par la loi elle-même, ou bien
par de simples décisions ministérielles, où encore par des
règlements administratifs? Nous attacherions assez peu
d'importance au procédé, pourvu que la chose fût faite. Ce-
pendant des prescriptions légales nous paraîtraient préfé-
rables, parce qu'elles auraient plus d'autorité et que là ga-
rantie qui en résulterait serait plus facilement portée à la
connaissance du publie. On ne ferait du reste en cela
qu'imiter les lois étrangères qui Contiennent, toutes, les
instructions les plus précises et les plus détaillées sur le
mode de surveillance des asiles.
Après aVoir proposé le moyen qui nous paraît le meiileûi!
pour perfectionner cette surveillance , nous devons dire
quelques mots des idées récemment émises, sur le même
sujet, par deux auteurs des plus compétents. Bien que nous
ne partagions pas leurs opinions, c'est pour nous un devoir
de les faire connaître.
L'administrateur habile qui, sous le pseudonyme de
Stephan Senhert a récemment traité la question des alié-
nés (1) et M. J. Falret, dans le travail dont nous avons déjà
parlé, pensent tous deux que la surveillance des asiles
laisse à désirer, et proposent chacun un système nouveau
pour remédiera cette insuffisance.
(1) Stephan Senhert, tes aliénés, lettre à un député. Paris, 1869.
10 II LÉGISLATION.
Au lieu du nombre considérable de fonctionnaires admis
à visiter les asiles, je voudrais, dit M. Stephan Senhert, un
contrôle unique exercé « par une commission permanente,
composée de trois membres soumis à l'élection, un excepté,
et renouvelables tous les trois ans. J'y ferais entrer un mé-
decin élu par le corps médical, un avocat également nommé
par son corps, de la même manière que les membres de
l'ordre, enfin un magistrat qui serait au choix du procureur
impérial ou de la cour. J'affecterais un traitement conve-
nable à cette commission, afin que chacun de ses membres
pût lui consacrer tout son temps. » 11 est à peine nécessaire
de faire ressortir tes difficultés rie réalisation d'un pareil
projet. Une élection serait sans doute possible pourun avo-
cat, de la manière indiquée; mais il n'en serait pas de même
pour un médecin, le corps médical ne formant pas, jusqu'à
ce jour, un collège d'électeurs. Admettons même que le
choix fût possible. Où trouverait-on un avocat et un médecin
ayant des connaissances spéciales, car celles-ci seraient indis-
pensables, et présentant des garanties de haute honorabilité,
qui voulussent accepter des fonctions absorbant tout leur
temps, quelque bien rétribuées qu'elles fussent, si au bout
de trois ans ils devaient faire place à d'autres? Ni la pra-
tique du barreau, ni celle de la médecine ne sauraient
se prêter à de semblables interruptions, et la clientèle
ainsi abandonnée aurait bien de la peine à se reformer
plus tard.
Cette commission devrait, d'après l'auteur, exercer la sur-
veillance dévolue aux magistrats par l'article k delà loi, et y
joindre, au moins d'une manière officieuse, les fonctions du
curateur prévu par l'article 38. Sans doute, cela serait pos-
sible; mais ce qui rend le projet impraticable à nos yeux,
c'est la difficulté de composer la commission. Ajoutons que
l'auteur paraît ne s'être préoccupé que de Paris, et qu'il ne
dit rien des asiles placés en dehors du département de la
SURVEILLANCE DES ASILES. 105
Seine. Il y avait là, cependant, une question qui méritait
d'être traitée.
M. J. Falret s'est à la fois inspiré du projet précédent et
de ce qui se passe dans certains pays voisins, car lui aussi
propose « d'instituer en France une commission perma-
nente ». « Cette commission devrait réunir dans une mesure
convenable l'élément administratif, l'élément judiciaire et
l'élément médical; elle pourrait être composée de cinq ou
sept membres, selon l'importance des asiles ou des départe-
ments pour lesquels elle serait instituée; elle devrait être
permanente, afin de donner aux membres qui en feraient
partie le temps et le désir d'étudier sérieusement les ques-
tions délicates qu'ils auraient à juger, et de faire en quelque
sorte leur éducation spéciale; les membres de cette com-
mission devraient être convenablement appointés, afin de
pouvoir se consacrer tout entiers à leurs fonctions, et ne
pas en être détournés par d'autres occupations plus impor-
tantes; enfin, cette commission devrait avoir des attributions
étendues pour surveiller, non-seulement l'exécution des
lois, mais tout ce qui concerne le régime intérieur et l'ad-
ministration des asiles d'aliénés, sans envahir cependant sur
les droits des commissions de surveillance qui existent au-
jourd'hui et qui devraient être conservées (1). »
Quant au mode de nomination des membres de cette
commission, l'auteur tenant compte des difficultés qui em-
pêcheraient, dans l'état actuel de notre législation, de les
faire nommer à l'élection par leurs pairs, se contenterait
qu'ils fussent désignés, jusqu'à nouvel ordre, par l'autorité
administrative.
« Telle est », dit-il en terminant, « l'amélioration pratique
la plus importante qu'il conviendrait d'apporter à la loi de
1838. »
(1) J. Falret, Rev.crit. (Arch. gén. de méd. Octobre 1869, p. 484).
106 LÉGISLATION.
Il est à regretter que M. J. Falretj d'ordinaire si clair et
si précis, n'ait pas plus complètement exposé le système
qu'il met en avant; en effet, malgré les détails que nous
venons de reproduire textuellement, les lacunes sont nom-
breuses, et tout n'est pas suffisamment expliqué;
Et d'abord M. J. Falret veut-il une commission perma-
nente d'inspection, unique pour toute la France,, ou bien en
veut-il une spéciale pour chaque département, voire même
pour chaque asile ? La première hypothèse semble résulter
du passage suivant : « On pourrait instituer en France Une
commission d'inspection qui rendrait de véritables ser-
vices; » La seconde parait justifiée par cet autre passage;
qui se trouve huit lignes plus bas : « Elle pourrait être
composée de cinq ou sept membres, selon l'importance
des asiles ou des départements pour lesquels elle serait
instituée. » Quel que soit celui des deux systèmes auquel
M. J. Falret serait disposé à donner la préférence, 'il ren-
contrerait de grandes difficultés d'exécution.
Dans le premier cas, le nombre des membres de la com-
mission serait trop peu considérable pour qu'ils pussent
aller ensemble visiter chaque asile chaque année. Il fau-
drait forcément qu'ils y allassent seuls; et alors où serait
l'avantage d'avoir le triple élément administratif, judiciaire
et médical? ou, s'ils y allaient ensemble, il faudrait que
chaque établissement ne reçût leur visite que tous les trois
ou quatre ans, ce qui affaiblirait beaucoup leur influence.
Afin que chaque asile fût inspecté, chaque année, par des
représentants des trois éléments constitutifs de la commis-
sion, il faudrait que le nombre de ses membres fût porté à
quinze ou vingt, ce qui entraînerait une dépense considé-
rable qu'on aurait bien de la peine à faire admettre au bud-
get de l'État.
Examinons maintenant la seconde hypothèse, celle d'une
commission spéciale à chaque département ou à chaque
SURVEILLANCE DES ASILES. 107
asile, et supposons-la composée de cinq membres seule-
ment. Afin qu'ils pussent se consacrer uniquement à leurs
fonctions, il faudrait bien; au minimum,- leur allouer des
appointements de 5000 francs par an ; médecins, adminis-
trateurs, magistrats, né pourraient guère se contenter de
moins pour vivre honorablement. Quel département, quel
asile pourrait s'imposer ainsi lihe dépense supplémentaire
de 25 OtiO francs? En outré, quelles fonctions pourrait rem-
plir cette commission, saris empiéter sur les droits des com-
missions de surveillance qui existent aujourd'hui et qui de-
vraient être conservées, alors que lés attributions qu'énumère
M. Falret sont précisément celles qui sont dévolues à ces
commissions de surveillance? Gomment celles-ci, qui sont
gratuites, pourraient-elles subsister à côté des autres qui
seraient rétribuées ?
Voilà bien des difficultés! qui surgissent à première vue;
et qui auraient exigé que l'auteur entrât dans des détails plus
complets sur la proposition nouvelle qu'il mettait en avant.
Le projet auquel nous nous sommes arrêté nous paraît
plus" simple, plus facile à réaliser; moins dispendieux;
11 n'y aurait rien de nouveau, rien d'inconnu à organiser;
mais il suffirait seulement de développer une institution
existant déjà, donnant depuis longtemps d'excellents résul-
tats; et si, pour y réussir, il fallait augmenter dans une cer-
taine mesure le nombre des inspecteurs actuels; cette aug-
mentation n'entraînerait pas une dépense aussi considérable
que l'un ou l'autre des deux projets dont nous venons de
parler. On agirait donc plus sûrement et à moins de frais.
108 LÉGISLATION.
III
Personnel du service des aliénés.
Faciliter le bon recrutement du personnel médical et admi-
nistratif des asiles publics d'aliénés, en le centralisant tout
entier dans les mains du ministre de l'intérieur, et en établis-
sant, pour ceux qui en font partie, des règles uniformes d'ad-
mission, d'avancement et de retraite.
Il va de soi que, dans toute administration, l'une des con-
ditions les plus essentielles pour obtenir un bon service,
c'est d'avoir un bon personnel.
Il est tout aussi évident que, pour qu'un personnel soit
bon, il faut que les fonctionnaires qui en font partie soient
choisis avec soin, après avoir donné des preuves de leur
aptitude ; qu'une fois nommés, ils soient assurés de recevoir
des appointements convenables, d'obtenir un avancement
progressif en rapport avec leur mérite et les services qu'ils
rendent, et d'avoir, lorsque l'âge ou les infirmités leur
font une obligation du repos, une pension de retraite qui
les mette à l'abri du besoin.
Ces conditions sont-elles réalisées en ce qui concerne le
personnel du service des aliénés?
Nous sommes obligé de dire qu'elles ne le sont pas
complètement. : l'administration supérieure est animée des
meilleures intentions ; il n'en est pas de plus sérieusement
bienveillante, mais elle n'a pas l'autorité dont elle devrait
disposer et elle n'est pas libre de faire tout le bien qu'elle
voudrait.
Nous allons montrer ce qui, à notre avis, laisse à désirer
dans l'organisation actuelle, et ce qu'on pourrait faire pour
y porter remède, en passant successivement en revue ce
qui concerne les nominations, les traitements, l'avance-
ment et les pensions de retraite.
personnel médical et administratif. 109
Nominations. — Lorsque le service des asiles départemen-
taux d'aliénés fut organisé conformément aux termes de
la loi du 30 juin 1838 et de l'ordonnance royale du 18 dé-
cembre 1839, il fallut composer tout un personnel pour
remplir, dans ces établissements, les fonctions de médecins,
de directeurs, d'économes, de receveurs. Les premiers
surtout avaient besoin de connaissances et d'aptitudes
spéciales : jusque-là il n'y avait guère eu de médecins
aliénistes que les élèves de Pinel et d'Esquirol ; la plupart
occupaient, à Paris, les services de Charenton, de la Sal-
pêtrière et de Bicêtre. Quelques-uns s'étaient aussi répandus
en province; mais ils étaient en nombre trop restreint pour
suffire à tous les emplois.
Pour remplir, avec de nouvelles recrues, ces cadres
insuffisants, il fallait évidemment apporter une unité par-
faite dans la direction et dans l'esprit qui dirigeait les
choix. Cela fut facile, grâce aux termes de l'ordonnance
mentionnée plus haut. L'article 3 est en effet ainsi conçu :
« Les directeurs et les médecins en chef et adjoints seront
nommés par notre ministre secrétaire d'État au départe-
ment de l'intérieur, directement pour la première fois, et,
pour les vacances suivantes, sur une liste de trois candidats
présentés parle préfet.
» Pourront aussi être appelés aux places vacantes, con-
curremment avec les candidats présentés par le préfet, les
directeurs et les médecins en chef ou adjoints qui auront
exercé leurs fonctions pendant trois ans dans d'autres
établissements d'aliénés. »
L'article 13 dit « que le ministre de l'intérieur pourra
toujours autoriser, ou même ordonner d'office la réunion
des fonctions de directeur et de médecin, et que ce sera
lui qui déterminera le traitement du directeur et du
médecin » .
Grâce à ces dispositions, il se forma rapidement en
||0 LÉGISLATION
France un personnel médical spécial, h la hauteur de la
rpission nouvelle qu'il avait §. remplir- La facilité laissée au
ministre d'appeler aox places vacantes des fonctionnaires
d'un autre établissement de même nature, permit d'établir
une sorte de hiérarchie entre les petits asiles et les grands.
Les médecins adjoints devinrent la pépinière des chefs de
service, et an-dessous d'eux il se forma un corps d'élèves
internes, dont un certain nombre sont devenus à leur tour
médecins d'asiles.
Ce mode de choix exercé directement par le ministre
présentait de tels avantages, qu'il se substitua d'une ma-
nière à peu près complète à l'autre système, celui cle la
nomination aux places vacantes sur une liste de candidats
présentés par le préfet.
Comment, en effet, ^ moins de confier un service spécial
aussi important à des médecins n'ayant aucune connaissance
des maladies mentales, ni du traitement à leur appliquer.,
aucune habitude des aliénés ni de la gestion des asiles,
comment, lorsqu'il se présentait une place à remplir, un
préfet aurait-il pu désigner parmi les praticiens voués à la
pratique ordinaire, dans son déparlement, trois candidats
ayant quelque titre à ces fonctions et quelque aptitude à
les remplir ?
iV moins de circonstances tout à fait exceptionnelles,
cela était absolument impossible, les asiles étant le seul
milieu où ce choix fût facile. Dès lors, ne revenait-il pas
tout naturellement au ministre, qui, parfaitement renseigné
sur ce qui se passait dans chaque établissement, ayant des
dossiers détaillés sur chacun des fonctionnaires qui y
étaient attachés, recevant des notes de l'inspecteur général
dont l'action s'exerçait sur tout le service, était k même de
juger en connaissance de causé les médecins qui méritaient
d'être appelés à un poste plus important, les anciens élèves
que l'on pouvait élèvera un emploi définitif? Ces éléments
SERVICE MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 111
que le ministre avait tout naturellement entre les mains,
les préfets n'auraient pu se les procurer qu'indirectement,
et certes, dans aucune branche de l'administration, la cen-
tralisation n'était plus légitime, dans aucune elle ne consti-
tuait une garantie plus essentielle pour le service lui-même
et pour les hommes qui en étaient chargés.
Cependant le décret de décentralisation du 25 mars 1852
vint malheureusement compromettre cet état de choses,
en conférant, entre autres attributions, aux préfets la
nomination des médecins des asiles publics d'aliénés.
Cette mesure ne pouvait être que préjudiciable aux véri-
tables intérêts du service, et, au lieu de constituer un pro-
grès, comme la plupart des modifications opérées par le
même décret, elle fut un danger pour une œuvre en bonne
voie de développement, mais qui avait encore à se perfec-
tionner. Personne ne sentit plus vivement ce danger que
Ferrus, qui voyait ainsi compromis le bon recrutement
d'un service pour l'organisation duquel il avait tant fait, et
dont mieux que personne il connaissait les exigences et les
besoins.
Le ministre fit du reste tout ce qui dépendait de lui
pour en atténuer les inconvénients. Dans la circulaire du
21 mai 1852, servant de commentaire au décret du 25 mars
précédent, il consacra à cette question un article trop juste
et trop important pour que nous ne le reproduisions pas
en entier.
« Vous ne perdrez pas de vue. dit-il, monsieur le préfet,
que, pour être chargé du soin de traiter les maladies men-
tales, il ne suffit pas d'être muni d'un diplôme de docteur en
médecine. Vous exigerez des praticiens qui veulent entrer
dans cette carrière, qu'ils justifient, soit d'un stage dans un
établissement public ou privé, soit de connaissances toutes
spéciales. Lorsque mes prédécesseurs avaient à nommer
des médecins d'asiles publics, ils prenaient 1-avis de MM. les
112 LÉGISLATION.
inspecteurs généraux du service des aliénés, qui seuls sont
à portée de désigner les candidats propres à bien remplir
ces fonctions. L'intervention de ces fonctionnaires me
paraît pouvoir être utilement maintenue.
» Ainsi, vous me donnerez avis des vacances auxquelles
il y aurait lieu de pourvoir, et je demanderai à MM. les
inspecteurs généraux de dresser une liste de candidats
parmi lesquels il vous sera loisible de choisir les titu-
laires (1). »
C'était, au fond, laisser les choses à peu près dans le
même état qu'avant, et ne leur faire subir qu'une légère
modification de forme. Le choix des candidats, et cela était
l'important, restait toujours entre les mains de l'autorité
centrale ; les préfets n'avaient, en général, aucun intérêt,
ni même aucune facilité à faire un choix en dehors des
candidats qui leur étaient présentés, et presque invariable-
ment ils nommaient celui qui figurait le premier sur la
liste.
Cependant, ce mode dénomination, qui fonctionne depuis
1852, n'est pas sans graves inconvénients. D'abord il établit
des inégalités sans motif plausible et des difficultés inutiles
dans les nominations. Les médecins seuls sont nommés
par les préfets ; les directeurs continuent à être nommés
par le ministre. Pour les directe, rs-médecins qui exercent
les deux fonctions réunies, la première des deux l'emporte
et laisse leur nomination au ministre. Mais dans la pratique,
les fonctions de directeurs, de directeurs-médecins et de
médecins en chef sont assimilées entre elles et exercées
souvent par les mêmes hommes; le même fonctionnaire
peut passer des unes aux autres et réciproquement. Ces
changements successifs dans la carrière d'un même fonc-
tionnaire devraient dépendre évidemment d'un même
(1) De Walteville, Législation charitable, t. Il, p. 191,
TÈRSONNÉL médical et administratif. 41 3
chef, et c'est ce qui n'a pas lieu; il est nommé à certains
de ses postes par le ministre, et à d'autres par le préfet ;
telle de ses nominations lui vient directement de l'admi-
nistration centrale, et telle autre doit être sollicitée en
provincepar cette administration centrale, qui la lui envoie
quand elle l'a elle-même obtenue.
Mais il pouvait arriver, et il est en effet arrivé pis. Malgré
les termes du décret du 25 mars 1852, qui stipulent que les
nominations dont les préfets sont désormais chargés doi-
vent être faites « sur la présentation des divers chefs de
service », et malgré la circulaire du 21 mai, certains de ces
administrateurs départementaux ont fait des nominations
aux fonctions de médecin en chef d'asiles importants
sans tenir aucun compte de la liste de présentation des
inspecteurs. Il y a même eu tel cas où le traitement de
plusieurs centaines d'aliénés s'est trouvé mis, du jour
au lendemain, entre les mains d'un praticien de cam-
pagne que rîen, absolument rien, n'avait préparé à cette
tâche.
Signaler de pareils faits, c'est démontrer que ce système
est défectueux, et faire voir en même temps que le remède
serait facile à trouver. De semblables nominations, si elles
se multipliaient, ne seraient -elles pas en effet des plus
préjudiciables pour les intérêts des aliénés, et ne finiraient-
elles pas par compromettre la considération du corps des
médecins aliénistes? Ne serait-il pas hautement désirable
que toutes les nominations des directeurs, médecins en
chef et médecins adjoints, sans exception, fussent faites
par le ministre sur la présentation des inspecteurs géné-
raux ?
Si cette mesure était adoptée, il en est une autre qui la
compléterait de la manière la plus avantageuse, et qu'en
raison de son importance nous appellerions de tous nos
vœux. Ce serait que la présentation par les inspecteurs
114 LÉGISLATION.
généraux et la nomination par le ministre fussent subor-
données à la garantie d'un concours.
Il est tout naturel que dans la première période d'orga-
nisation du service des asiles publics d'aliénés, l'admi-
nistration ait été laissée entièremement libre du choix
de ses fonctionnaires ; il fallait créer de toutes pièces un
personnel de médecins aliénistes qui n'existait pas en-
core.
Aujourd'hui, il n'en est plus de même; les asiles forment
un grand nombre d'élèves; une proportion sans cesse crois-
sante, parmi eux, demande à rester dans l'administration;
les candidats aux fonctions de médecins adjoints sont nom-
breux, et ils le seraient encore plus si le corps, au lieu
d'être menacé de dissociation et d'amoindrissement comme
il l'est aujourd'hui, puisait une nouvelle vigueur et un sur-
croît de vitalité dans la centralisation que nous réclamons.
Dans ces conditions il serait, nous en sommes persuadé,
possible et utile de relever l'éclat et l'honorabilité de ces
positions en les soumettant au concours.
Le principe du concours qui est appliqué avec tant de
succès pour l'entrée dans la plupart des administrations
publiques, depuis le Conseil d'État jusqu'aux agenls-voyers,
est particulièrement fécond en bons résultats dans le corps
médical.
C'est lui qui donne une si grande supériorité aux méde-
cins et chirurgiens des hôpitaux de Paris ; il est en pratique
dans le corps de santé des armées de terre et de mer pour
dpnner l'accès aux hôpitaux; beaucoup de villes de pro-
vince, Lyon, Bordeaux, Marseille, Saint-Élienne, etc., y ont
recours pour recruter le personnel de leurs hôpitaux; dans
d'autres, où il n'existe pas encore, il est énergiquement
réclamé.
Nous sommes convaincu qu'appliqué au recrutement des
médecins adjoints des asiles d'aliénés, il donnerait les meil-
PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 115
leurs résultats. Il serait facile de calculer le nombre de places
de médecins adjoints dont l'administration peut disposer en
moyenne chaque année, et d'instituer, entre les candidats
qui sollicitent ces places, un concours à la suite duquel se-
raient désignés, en nombre égal aux -vacances présumées,
ceux qui seraient successivement appelés à les remplir. Si
du retour annuel de ces concours il résultait que parfois un
candidat désigné dût attendre quelques mois avant d'être
placé, ou qu'un poste dût rester quelques mois vacant ou
confié à un intérimaire, ce seraient là de médiocres incon-
vénients comparés aux avantages très-sérieux de ce système;
aussi appelons-nous, sur ce point, la sollicitude de tous ceux
qui peuvent contribuer à faire adopter le principe de ce
concours.
Une fois les médecins admis, par ce procédé, dans le
service des asiles, il serait utile d'entretenir parmi eux l'es-
prit d'émulation scientifique et de les encourager à produire
des travaux originaux. Il y aurait pour cela un moyen très-
simple et très -facile à mettre en pratique. Ce serait d'en-
voyer à l'Académie de médecine une copie du rapport annue'
qu'ils sont obligés de fournir sur la gestion de leur service,
comme cela se fait pour les rapports sur les épidémies,
sur les maladies régnantes, sur le service de la vaccine et
sur celui des eaux minérales. Chaque année l'Académie se
ferait rendre compte de la valeur de ces rapports et elle
décernerait aux meilleurs d'entre eux quelques distinctions
honorifiques.
Traitements et avancement. — Le décret du 25 mars 1852
n'avait pas modifié l'article 14 de l'ordonnance du 18 dé-
cembre 1839 attribuant au ministre la fixation des appoin-
tements des directeurs et des médecins. Pendant les pre-
mières années, cette fixation ne présenta rien d'uniforme,
et varia suivant les localités, comme la plupart des autres
conditions propres à chaque asile. Mais après la circulaire
116 'législation.
du 20 mars 1857 qui imposait à tous les asiles publics un
même règlement, et qui soumettait toutes les branches de
leur administration à une unité parfaite, il était tout
naturel de régulariser la position des chefs de ces établisse-
ments. C'est ce qui fut fait par un décret impérial en date
du 21 mars 4 858. Ce décret, inséré au Bulletin des lois, éta-
blit pour les directeurs, directeurs-médecins et médecins
en chef des asiles publics d'aliénés, quatre classes recevant
6000, 5000, ZiOOO et 3000 francs d'appointements annuels,
et pour les médecins adjoints, trois classes recevant 2500,
2000 et 1800 francs par an. Trois années passées dans une
classe sont nécessaires pour permettre la promotion à la
classe supérieure.
Le 6 juin 1863, un autre décret, motivé par l'extension
progressive du service, établissait un nouveau classement
qui se distinguait du précédent par la création d'une
'lre classe de directeurs et de médecins recevant 7000 francs
par an, et par une légère augmentation accordée aux deux
premières classes de médecins adjoints.
Ces mesures étaient excessivement favorables au per-
sonnel médical des asiles d'aliénés ; sans doute des appoin-
tements de 6 à 7000 francs, même en y ajoutant les avan-
tages en nature dont ils sont accompagnés, c'est-à-dire le
logement, le chauffage, l'éclairage, et ordinairement la
jouissance d'un jardin, ne constituent pas une position
pécuniaire comparable à celle que la clientèle privée pro-
cure au petit nombre de médecins qui parviennent au
summum de la vogue et delà réputation. Mais, par contre,
combien de praticiens honorables sont obligés de se vouer
à une vie de fatigues et de sacrifices perpétuels pour
n'arriver qu'à des résultats beaucoup moins satisfaisants !
En outre ces situations présentaient des garanties sérieuses
pour le présent et une sécurité relative pour l'avenir, ainsi
PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 117
que nous le dirons tout à l'heure en parlant des pensions
de retraite.
■ Ces garanties, cette sécurité n'existent plus. Une nou-
velle étape parcourue dans la voie d'une décentralisation
que nous ne pouvons nous empêcher de considérer comme
très-regrettable, est venue récemment les compromettre.
La loi du 18 juillet 1866 a conféré aux conseils généraux
un certain nombre d'attributions nouvelles, parmi les-
quelles figure le vote du budget des asiles publics d'aliénés.
Jusque-là le conseil général était appelé, chaque année, à
voter la somme nécessaire pour payer à l'asile la pension
des aliénés indigents traités aux frais du département ;
mais le budget de l'asile était arrêté par le ministre. C'est
cette dernière attribution qui, par la loi dont nous parlons,
a été transférée aux conseils généraux,
Il résulte de cette mesure une grave difficulté en ce qui
concerne le traitement des directeurs et des médecins.
D'une part, en effet, en vertu de l'ordonnance royale du
18 décembre 1839 et du décret du 6 juin 1863, que rien
n'a abrogés, le ministre continue à conférer à ces fonc-
tionnaires telle ou telle classe de leur grade.
D'autre part, leurs appointements sont payés sur le bud-
get des asiles, et celui-ci étant arrêté par les conseils gé-
néraux, il faut que ces conseils votent le montant de ces
appointements, et ils ne se considèrent pas toujours comme
obligés d'accorder le chiffre qui correspond à la classe con-
férée par le ministre.
Sans doute, jusqu'ici, ces assemblées ont accepté la plu-
part des propositions qui leur ont été faites ; mais cepen-
dant des litiges se sont déjà élevés. Dans tel département,
le conseil général a fait des difficultés à l'occasion de la
nomination, dans un asile, d'un directeur d'une classe plus
élevée que le précédent titulaire, et a refusé d'autoriser le
surcroit de dépenses qui devait en résulter; le fonctionnaire
118 LÉGISLATION.
ainsi mis en question a souffert, dans ses intérêts et dans sa
dignité ; l'administration supérieure, faute de moyens lé-
gaux pour trancher une situation aussi fausse, résultant
d'attributions contradictoires conférées à des autorités dif-
férentes, a dû opérer de nouvelles mutations. L'application
de la loi est toute récente, et déjà les difficultés surgissent.
Il n'est pas douteux qu'elles ne se multiplient dans l'avenir
et qu'elles ne tendent à désorganiser le service en en-
travant les mutations de personnel et en mettant obstacle
aux avancements les plus légitimes, à moins qu'une dispo-
sition nouvelle n'impose aux conseils généraux l'obligation
de laisser figurer dans le budget des asiles les traitements
revenant aux directeurs et aux médecins, d'après la classe
de leur grade à laquelle ils appartiennent.
Pensions de retraites. — Dans le principe, les fonction-
naires des asiles d'aliénés n'acquéraient par leurs services,
quelque prolongés qu'ils fussent, aucun droit à une pension
de retraiie. Quelques établissements importants avaient bien
l'habitude, lorsque l'un de ces fonctionnaires étaitvaincu par
l'âge ou les infirmités, de lui accorder un secours ; mais ce
n'était qu'une générosité facultative, ne reposant sur aucun
droit. Cet avantage du reste ne pouvait être accordé qu'àceux
qui avaient été attachés pendant très-longtemps à un même
établissement; ceux, au contraire, qui avaient occupé des
postes dans plusieurs asiles différents ne pouvaient y pré-
tendre.
Plusieurs tentatives avaient été faites pour remédier à cet
état de choses, en obtenant que les fonctionnaires des asiles
obtinssent le bénéfice des retraites civiles; on avait aussi
proposé de fonder pour eux un service spécial de retraites,
dont les fonds auraient été centralisés et administrés dans
la caisse d'un des asiles les plus importants.
Geà deux propositions ne purent être adoptées, mais la
question reçut néanmoins une solution.
PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 119
En 1856, le conseil général du département de la Seine-
Inférieure prit une délibération favorable à l'adjonction des
fonctionnaires et employés des deux asiles du département
aux charges et bénéfices de la caisse départementale des
retraites. Un décret du 21 juillet 1858 rendit cette délibé-
ration exécutoire, en spécifiant toutefois qu'en cas de change-
ment de résidence des directeurs ou des médecins, le mon-
tant des retenues opérées sur leur traitement devrait être
versé à la caisse des départements où ils seraient appelés.
Cette condition était indispensable pour que ces fonc_
tionnaires ne fussent pas obligés, au risque de perdre tout
droit à leur retraite, de consommer leur carrière tout en-
tière dans l'établissement où ils auraient été appelés pour
leurs débuts.
Le département de la Seine-Inférieure, qui s'est toujours
distingué par sa libéralité pour la cause des aliénés et pour
les fonctionnaires de ce service , venait de donner un
exemple utile que l'administration centrale s'empressa de
recommander aux autres départements. Dans tous ceux qui
possédaient des asiles publics, elle invita les conseils géné-
raux à prendre des décisions semblables. La plupart y con-
sentirent, et en quelques années le personnel supérieur de
presque tous les asiles se trouva adjoint à une caisse dé-
partementale de retraites. Malheureusement les statuts de
ces caisses ne sont pas uniformes; elles présentent certaines
variantes dans le mode de compter les années de service et
d'établir les pensions, dans le nombre d'années de séjour
exigées, dans la portion de pension réversible sur la veuve
et les enfants mineurs, etc. Il en résulte que pour tel direc-
teur ou médecin un changement de résidence peut modifier
les chances de ressources pour l'avenir ou même imposer
une prolongation de service que rien ne faisait prévoir.
Cet inconvénient n'est pas le seul auquel il est exposé. Par
exemple, la maison deCharenton appartenant directement
120 LÉGISLATION.
à l'Etat et n'ayant de liens avec aucune caisse départemen-
tale, un fonctionnaire ne pouvait y être appelé d'un autre
asile, comme cela arrive parfois, sans perdre la totalité de
ses droits à la retraite déjà acquis et les retenues qu'il avait
subies pendant toute sa carrière. Il est vrai que, pour re-
médier à ce qui eût été un flagrant déni de justice, un dé-
cret récent a modifié cet état de choses et a ordonné qu'en
pareil cas les retenues accumulées dans une caisse départe-
mentale pourraient être versées dans celle de Gharenton ;
mais cette mesure est encore incomplète, et il n'eût été
que juste de permettre réciproquement le transport de ces
fonds de la caisse de Gharenton dans celles d'un départe-
ment. Le cas de le faire ne s'est pas encore présenté, mais
il peut surgir d'un jour à l'autre, et l'on se trouvera alors
en présence d'une difficulté contre laquelle il eût été aisé
de se prémunir.
Ce que chaque décret a stipulé pour les directeurs et les
médecins, il ne l'a pas fait pour les autres fonctionnaires des
asiles, en sorte que receveur, économe, secrétaire, surveil-
lant en chef, sont indissolublement liés à l'établissement où
ils sont une fois entras, ou du moins ne peuvent changer
qu'en perdant tous leurs droits acquis, toutes leurs retenues
accumulées. Il serait très-utile qu'il pût en être autrement,
pour les économes surtout. Pour leurs fonctions, en effet, il
ne peut y avoir d'autre école que les asiles eux-mêmes, et
lorsqu'une vacance se produit dans un asile très-important,
il serait bon de pouvoir y appeler un homme formé par
l'exercice des mêmes fonctions dans un établissement moins
considérable, aulieu de nommer, comme cela a lieu presque
forcément aujourd'hui, un homme entièrement neuf, qui
n'a pas la moindre notion de ce qu'il va avoir à faire, et qui
se trouvant d'emblée en présence des difficultés toutes
nouvelles d'un service surchargé, reste souvent, toute sa
vie, étranger à certains côtés de ses fonctions, qui lui au-
PERSONNEL MÉDICAL ET ADMINISTRATIF. 121
raient été familiers, s'il avait pu s'y former progressi-
vement.
Mais nous avons encore à signaler un défaut plus grave
d'organisation. Les inspecteurs généraux sont les fonction-
naires les plus élevés du personnel des asiles; leur position
est le couronnement de cette carrière. Le décret du 15
janvier 1852, relatif à l'organisation du corps, stipule à l'ar-
ticle \k qu'ils devront être nommés parmi les docteurs en
médecine ayant exercé des fonctions dans des asiles d'a-
liénés, et l'article 17 ajoute qu'ils sont soumis aux rete-
nues pour profiter du bénéfice des lois et règlements sur
les retraites. Et cependant, croirait-on que lorsque un mé-
decin ou un directeur d'asile est promu à ces fonctions su-
périeures, tout le temps qu'il a déjà consacré au service des
aliénés est comme non avenu, au point de vue de la retraite,
et qu'il doit recommencer à subir de nouvelles retenues à
un âge où il peut être à peu près certain de ne jamais en
profiter.
Et comment s'explique cette anomalie criante? Parce que
dans ses anciennes fonctions il était adjoint à une caisse
départementale, tandis que dans ses nouvelles il est, comme
fonctionnaire du ministère de l'intérieur, tributaire de la
caisse, de ce ministère, et qu'entres les deux il n'existe
aucun lien qui autorise la réversibilité des fonds de l'une
dans l'autre.
Nous pensons avoir justifié ce que nous disions au com-
mencement de cet article et avoir montré comment les
meilleures intentions de l'administration supérieure, seule
compélcnte dans cet ordre de questions, sont paralysées
par des dispositions légales contradictoires et des obstacles
réglementaires qui n'ont aucune raison d'être. Ayons le
courage de le dire, au risque de nous mettre en travers d'un
courant d'idées qui paraît aujourd'hui général, la dé.cen"
122 LÉGISLATION.
tralisation est sans doute fort bonne à bien des égards, mais
elle ne l'est pas à tous; et en ce qui concerne le service des
aliénés, elle est très-regrettable.
Rien n'est pire que cette situation indécise qui met le
personnel à moitié sous la dépendance du ministre, et à
moitié sous celle des autorités départementales; en se pro-
longeant elle fera reculer de plus en plus sur la voie des
progrès si laborieusement parcourue jusqu'ici, et aboutira
à la désorganisation et à l'anarcbie d'un service qui répond
à un besoin de premier ordre et qui aurait besoin d'être
soutenu et encouragé. Cette situation appelle donc une ré-
forme, et tôt ou tard la force des cboses la rendra néces-
saire. Mais il y aurait grand avantage à ce que le mal com-
mencé n'allât pas trop loin, et à ce que le remède fût
promptement appliqué.
Celui que nous proposons consisterait à centraliser en-
tièrement le personnel des asiles d'aliénés entre les mains
de l'autorité supérieure; à rendre au minisire de l'intérieur
la nomination des médecins et à lui attribuer celle des re-
ceveurs et des économes ; à établir des règles fixes et uni-
formes pour la rénumération et l'avancement de tous ces
fonctionnaires ; à les adjoindre tous, ainsi que les employés
et préposés sous leurs ordres, à une seule et même caisse
de retraites, caisse centrale reliée par un principe de ré-
versibilité mutuelle avec celle de la maison de Charenton, et
avec celle qui reçoit les retenues subies par les inspecteurs
généraux. Alors seulement; le service serait fortement orga-
nisé, et offrirait assez d'avantages et de sécurité pour que
hommes instruits et capables cherchassent en nombre suffi-
sant à y entrer, et pour que le personnel pût se recruter
d'une manière vraiment satisfaisante.
DÉFENSE DES ALIÉNÉS. 123
IV
Dépense des aliénés.
Favoriser le placement hâtif des aliénés indigents, et par là
le traitement de leur maladie avant qu'elle ne soit devenue incu-
rable, en exonérant les communes d'une partie de la dépense à
leur charge toutes les fois que, par le soin des autorités commu-
nales, le placement aura lieu à une époque très-rapprochée du
début de l'affection.
C'est à la fois dans un but d'humanité et d'économie que
nous proposons ici une modification à la troisième section
de la loi du 30 juin 1838 qui règle la dépense du service des
aliénés, et notamment à l'article 28, qui porte que pour les
aliénés indigents, cette dépense sera payée par le départe-
ment, avec le concours de la commune où le malade a son
domicile.
Cette charge, sans cesse croissante par suite de l'aug-
mentation progressive de la population des asiles, est deve-
nue très-onéreuse pour les départements, et toute mesure
propre à la réduire ou à la rendre stationnaire devrait être
accueillie avec faveur. Or une des principales causes de
cette augmentation de charges consiste, cela n'est pas
douteux, dans l'entrée aux asiles d'un grand nombre d'a-
liénés dont l'affection est déjà ancienne et est devenue
incurable à cause de cette ancienneté même. Ce ne sont
plus des malades à traiter avec l'espoir légitime de les
guérir au bout de quelques mois ; ce sont des infirmes à
nourrir et à entretenir toute leur vie.
Rien, en effet, n'est mieux établi, dans l'étude des mala-
dies mentales, que la grande fréquence relative des gué-
risons, lorsque la maladie est traitée à une époque très-
rapprochée de son début, et la proportion de plus en plus
124 LÉGISLATION.
faible de ces guérisons à mesure que le commencement du
traitement s'éloigne davantage de ce début. Toutes les
statistiques sont unanimes à cet égard ; aussi nous conten-
terons-nous de citer celle du docteur Thurnam, dont le
travail sur cette question passe à juste titre pour l'un des
meilleurs. II montre que sur les aliénés mis en traitement
dans les asiles, dans les premiers mois de la maladie, les
quatre cinquièmes sont rendus a la santé. Si au contraire le
traitement ne commence qu'au bout de douze mois de
maladie, il n'y a plus qu'une moitié de malades de cu-
rables (1).
Sans doute, des résultats aussi favorables ne sauraient
être espérés à Paris, ni dans les grands centres industriels,
où tant d'aliénés sont atteints de folie paralytique, maladie
qui, dès le début, peut être considérée commeconstamment
incurable; mais, abstraction faite de cette affection, la
statistique du docteur Thurnam peut être considérée comme
approximativement exacte.
Un autre fait non moins bien établi, c'est que les gué-
risons sont de beaucoup plus fréquentes dans les premiers
mois de traitement que par la suite. C'est ainsi que d'après
la statistique générale de France, sur les 13687 guérisons
obtenues dans les asiles de 1856 à 1860, il y en a eu 61,76
pour 100 qui se sont produites dans les premiers six mois
de traitement, et plus de 80 pour 100 dans la première
année.
On peut donc affirmer que toutes les fois que l'on place
dans un asile, dès le début de l'affection, un aliéné non
paralytique, il y a de grandes chances : 1° pour qu'il gué-
risse; 2° pour qu'il guérisse en quelques mois ; 3° pour que,
par conséquent, son traitement soit peu coûteux. Au con-
traire, si l'on néglige de le placer à temps, il deviendra
(1) Laycock, Journal of 'mental science. Octobre, 1869.
DEPENDE DES ALIENES. 12a
incurable, ce qui sera à la fois : une calamité pour lui et pour
sa famille, une perte pour le corps social, une charge pé-
cuniaire pour le département auquel incombera la dépense
de son entretien.
Les départements auraient donc un intérêt capital à
obtenir que ceux des habitants de leur territoire, qui de-
viennent aliénés, soient amenés sans retard à l'asile, afin
d'y être promptement traités et le plus souvent guéris. Mais
l'autorité départementale, quelque intéressée qu'elle soit
aux placements hâtifs, ne possède par elle-même aucun
moyen de les faire effectuer; elle s'étend en effet sur une
population trop nombreuse, elle n'est pas en rapports assez
intimes avec les habitants, elle ne sait pas assez bien ce qui
se passe dans chaque localité pour être bien au courant des
cas de folie qui se déclarent. Elle pourrait, il est vrai, être
renseignée à cet égard par les autorités communales qui
sont, elles, parfaitement à même de tout connaître et de
tout lui dire; mais celles-ci, trompées par un faux calcul,
croient trop souvent avoir intérêt à se taire. Comme la
commune est tenue de fournir son concours à la dépense
de ses aliénés, toute admission à l'asile est redoutée par le
maire et le conseil municipal, à cause du surcroît de
charge qui doit en résulter; on recule le plus longtemps
possible devant cette mesure, et par un esprit d'économie
aussi étroite qu'inhumaine, on ne s'y résout qu'à la dernière
extrémité, et souvent alors que des malheurs irréparables
ont été la conséquence de ce retard.
Ces inconvénients disparaîtraient si le département
pouvait trouver le moyen d'intéresser la commune elle-
même aux placements hâtifs. Ce moyen existe ; il est mis
en pratique depuis une trentaine d'années dans un pays
voisin, il y donne de très-bons résultats, et rien ne serait
plus facile que de l'introduire chez nous.
Les statuts de l'asile d'Illenau, qui, dans le grand-du-
126 LÉGISLATION.
ché de Bade, représentent notre loi spéciale sur les aliénés,
offrent, en effet, une prime à l'entrée hâtive des malades,
en accordant aux pauvres dont l'admission s'effectue dans
les premiers six mois de l'invasion de la folie l'exemption
de toute rétribution pendant les premiers six mois de leur
séjour dans l'établissement (1).
Il serait très-facile d'instituer chez nous quelque chose
d'analogue. Il suffirait pour cela d'exonérer la commune,
pendant six mois, du concours au payement de la dépense
de tout aliéné qui aurait été placé, sur la demande du
maire, dans les premiers six mois de sa maladie.
Au lieu d'avoir un intérêt apparent à attendre le plus
longtemps possible, avant de demander le placement d'un
aliéné, la commune aurait alors tout avantage à se hâter,
car elle serait sûre de ne rien payer pendant une période
qui le plus souvent suffirait à obtenir la guérison. Celle-ci
n'entraînerait donc pour elle aucun frais.
Le département y trouverait aussi une économie réelle ;
car il serait moins dispendieux pour lui d'acquitter pen-
dant six mois la dépense totale d'un aliéné curable, que
d'avoir à supporter ensuite indéfiniment la charge d'un
incurable, même allégée du concours de la commune.
Cette mesure serait simple, d'une prescription et d'une
exécution faciles, et produirait des avantages certains. Nous
la recommandons donc avec instances aux législateurs
chargés de réviser la loi de 1838.
(1) J. P. Falret, Visite à l'établissement d'aliénés d'Illenau près
Achern (Annales, médico-psychologiques, 1845, t. V, p. 441), et Des
maladies mentales et de's asiles d'aliénés. Paris, 1864, p. 601.
GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 127
V, VI, VII, VIII
Gestion des biens des aliénés.
Etendre aux biens des aliénés non indigents, placés dans les
asiles privés, le bénéfice de l'administration provisoire, fonction-
nant d'emblée, sans attendre les dé lais inséparables d'un jugement
spécial à chaque cas, après entente préalable du conseil de
famille.
Ordonner que le mari sera de droit V administrateur provisoire
des biens de sa femme non interdite et placée dans un asile.
Ordonner que le mobilier ne pourra jamais être vendu sans
qu'une enquête ait constaté Vétat mental actuel de l'aliéné
séquestré.
Rendre V action du curateur plus fréquente et plus efficace.
La loi du 30 juin 1838, après s'être occupée de la per-
sonne même des aliénés et de la dépense causée par eux, a
dû pourvoir à la défense de leurs intérêts et à la gestion
de leurs biens. Elle y a consacré 9 articles (31 à 40); la
longueur des débats auxquels la discussion de ces articles
a donné lieu, dans les chambres, montre assez combien la
question était importante et difficile à régler.
Tel qu'il est organisé, le système institué par la loi fonc-
tionne et rend de précieux services; il paraît avoir trouvé
grâce devant la plupart des adversaires de la loi, car les
plus acharnés d'entre eux sont muets à son égard. Quel-
ques critiques ont cependant été formulées, notamment
par MM. Hue (1) et Tanon (2), et nous croyons qu'il y en
aurait eu davantage, si ces questions avaient été l'objet
d'une étude plus approfondie. Mais ce n'est pas de ce
(1) Hue, Des aliénés et de leur capacité civile. Paris, 1869.
(2) Tanon, Étude critique delà loi du 30 juin 1838. Paris, 1868.
128 tÈGISLATIÔK.
côté que s'est portée la passion ; elle s'est déchaînée en
accusations de pure fantaisie sur les prétendus dangers que
la loi faisait courir à la liberté individuelle, et elle a négligé
le côté, très-sérieux pourtant et très-pratique, des affaires
d'intérêt.
En abordant ce sujet, nous devons à la fois présenter nos
excuses à nos lecteurs et réclamer leur indulgence.
11 peut sembler en effet que de pareilles questions sont
uniquement du domaine des tribunaux et des gens d'affaires,
et qu'il est contre l'ordre qu'un médecin prétende s'en
mêler. Mais l'expérience de tous les. jours démontre que le
médecin aliéuiste est forcément mêlé à tout ce qui concerne
l'intérêt de ses clients. C'est lui qui le premier est mis au
courant de leurs affaires; c'est lui que la famille ou les*
ayants droit consultent d'abord sur la conduite à tenir pour
procéder régulièrement, et bien qu'il n'intervienne en rien
par lui-même, dans la procédure, il ne peut s'empêcher
d'être le témoin de bien des difficultés, le confident de bien,
des embarras. Aussi acquiert-il, par la force des choses, une
certaine expérience pratique de ces questions, et se trouve-
t-il plus à même que personne, peut-être, de connaître les
lacunes ou les défauts de la législation.
Mais d'autre part, son éducation pratique est renfermée
dans une spécialité étroite, et ne peut suppléer à l'absence
de notions complètes sur toutes les questions de droit et de
jurisprudence; il est donc exposé à commettre des erreurs
ens'aventurant sur un terrain dont l'ensemble lui est si peu
familier.
Avant la loi du 30 juin 1838, les affaires d'intérêt d'une
personne frappée d'aliénation mentale restaient légalement
en suspens tant que l'interdiction n'était pas prononcée;
or l'interdiction exige une procédure toujours assez longue
et entraîne des frais assez considérables. Pour remédier à
ces inconvénients, la loi de 1838 a pourvu à l'administration
GLSTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 129
provisoire des biens des aliénés non interdits et placés dans
les asiles, de manière à rendre possibles toutes les transac-
tions, sauf la vente des immeubles.
11 peut y avoir deux sortes d'administrateurs provisoires.
L'un est chargé spécialement d'administrer les biens d'un
aliéné déterminé et unique; il est désigné nominativement
par le tribunal du lieu du domicile, en chambre du conseil,
après délibération du conseil de famille, et sur les conclu-
sions du procureur impérial. (Art. 32.) Ces formalités sont
à coup sûr beaucoup plus simples que celles de l'interdic-
tion, mais encore exigent-elles certains délais, puisqu'il
faut, que le conseil de famille soit convoqué, qu'il se réu-
nisse, qu'il délibère, que le ministère public donne ses
conclusions et que le tribunal juge. Tout cela doit bien
durer au moins dix ou quinze jours et souvent plus.
L'autre administrateur provisoire est collectif, désigné
d'avance, sans intervention du tribunal, pour prendre en
main la gestion des biens de tous les aliénés qui entrent
dans certains établissements; il peut commencer à agir au
moment même de l'admission. En effet, l'article 31 de la
loi dit que « les commissions administratives ou de surveil-
lance des hospice^s et établissements publics d'aliénés exer-
ceront, à l'égard des personnes qui y seront placées, les
fonctions d'administrateur provisoire; elles désigneront un
de leurs membres pour les remplir. »
On voit qu'il y a entre ces deux administrateurs provisoires
une différence énorme: l'un est nommé d'avance et agit de
suite; l'autre n'est désigné qu'après coup et ne peut agir
qu'au bout d'un temps plus ou moins long. Or, dans beau-
coup de cas, une action immédiate est urgente; c'est
notamment ce qui a lieu lorsque la folie frappe une per-
sonne dans le commerce, ayant des affaires engagées qui
ne peuvent sans inconvénient grave rester suspendues, et
FOVILLE. 9
130 LÉGISLATION.
surtout lorsqu'elle fait partie d'une société et que sa signa-
ture figure nécessairement dans la raison sociale.
Il y a, dans les cas de ce genre, grand avantage à avoir
recours d'abord à l'administrateur provisoire collectif,
quitte à en faire nommer ultérieurement un spécial, et il
serait tout à fait équitable que tous les aliénés non interdits
et séquestrés pussent profiter de cet avantage. Or, c'est ce
qui n'a pas lieu.
En effet, il n'y a d'administrateur provisoire collectif et
désigné d'avance qu'auprès des établissements pourvus
d'une commission de surveillance ou administrative, c'est-
à-dire auprès des asiles publics, des quartiers d'hospice,
et, depuis la circulaire du 15 janvier 1860, auprès des asiles
privés faisant fonction d'asiles publics.
Par contre, il n'y en a pas auprès des asiles privés ne
faisant pas fonction d'asiles publics, c'est-à-dire auprès des
établissements ordinairement désignés sous le nom de
Maisons de santé. C'est cependant dans ces établissements
qu'à Paris surtout, Ton amène presque tous les aliénés
appartenant aux classes riches ou aisées de la société, à
celles qui sont le plus engagées dans les affaires et dans le
commerce, tous ceux, par conséquent, pour lesquels on a
le plus souvent besoin d'une intervention immédiate dans
des questions urgentes d'intérêt.
Cette différence est-elle fondée? Cette inégalité de res-
sources et de garanties est-elle juste? Rien ne l'indique, et
nous croyons qu'il serait plus équitable de rendre la loi
égale pour tous, en procurant le bénéfice de l'administra-
tion provisoire immédiate aux aliénés non interdits qui sont
placés dans les asiles privés dits « Maisons de santé » > aussi
bien qu'à ceux qui entrent dans les établissements publics.
Nous ne voulons pas dire pour cela qu'il faille instituer
auprès de ces maisons de santé une commission de surveil-
lance, ayant les mêmes attributions que celles des établis-
GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 131
sements publics. Cette ingérance serait peu compatible
avec l'indépendance, au moins relative, dont doit jouir
toute entreprise particulière; mais il serait facile d'in-
troduire dans la loi une clause en vertu de laquelle une
personne de confiance, choisie par le tribunal, soit le
président, soit un juge délégué, soit un notaire, serait
désignée d'avance pour être prête à prendre en main
l'administration provisoire des biens de tout aliéné, non
interdit, entrant dans telle ou telle maison de santé; et
pour pourvoir à toutes les affaires urgentes, depuis le mo-
ment de cette admission jusqu'à celui où un administra-
teur provisoire spécial serait nommé conformément à l'ar-
ticle 32.
L'article 506 du Gode civil est ainsi conçu : « Le mari
est de droit le tuteur de la femme interdite. » L'adminis-
tration provisoire étant une mesure conservatrice du même
ordre, mais moins étendue que l'interdiction, le mari de-
vrait être également, de droit, l'administrateur provisoire
de la femme non interdite, placée dans un asile d'aliénés;
car, qui peut le plus peut le moins. Cependant cela n'a pas
lieu, et beaucoup d'affaires sont par là inutilement compli-
quées.
Nous pensons qu'il serait de toute justice que sous ce
rapport aussi l'égalité fût rétablie, et cela ne saurait avoir
d'inconvénient, l'article 34. de la loi du 30 juin 1838 por-
tant que les dispositions du Code civil sur les exclusions
et la destitution des tuteurs, sont applicables aux adminis-
trateurs provisoires nommés par le tribunal. Cette clause
devrait naturellement s'étendre au mari administrateur
provisoire de droit.
L'administrateur provisoire peut, en vertu d'une auto-
risation spéciale accordée parle président du tribunal civil,
155 LEGISLATION.
faire vendre le mobilier de l'aliéné non interdit et séques-
tré. (Art. 31.) Cette mesure est souvent nécessaire pour
empêcher le mobilier de se détériorer, et le loyer de courir
sans utilité. Cela est surtout nécessaire dans les grandes
villes, et notamment à Paris.
Dans cette dernière ville, l'administration provisoire des
biens des aliénés placés d'office a longtemps été exercée par
des employés de l'assistance publique, et elle l'est aujour-
d'hui par des agents départementaux. Ces administrations
s'appliquent d'autant plus à cette mission qu'elles ont elles-
mêmes le droit de se faire rembourser par les malades,
quand cela est possible, les frais de leur traitement (art. 27),
et qu'en défendant les intérêts de l'aliéné séquestré, ce
sont en même temps les leurs qu'elles défendent. Il peut
même arriver que dans cette poursuite, elles aient encore
plus en vue les seconds que les premiers.
En ce qui concerne le mobilier de ces aliénés, l'admi-
nistration, après avoir résilié le bail le plus promptement
possible, fait mettre leurs meubles en magasin, puis au
bout d'un délai déterminé, un an croyons-nous, elle les fait
vendre. Si l'aliéné reste séquestré, le montant de cette
vente est affecté, aussi longtemps qu'il reste quelque chose,
à payer les frais de son séjour à l'asile; s'il sort, on lui
rend le surplus. Mais il est évident que pour le malade qui,
après avoir été en proie à un accès de folie, est ainsi rendu
à la raison et à la liberté, cette somme d'argent est loin de
représenter le bien-être et les avantages que son mobilier
lui procurerait; les objets qui le composaient ont été le plus
souvent vendus à bon marché, et pour en racheter d'autres,
il faut qu'il paye cher; ses meubles pouvaient être vieux et
passés de mode, et cependant ils lui rendaient de bons ser-
vices; il faut maintenant qu'il en paye d'autres neufs ou du
moins toujours assez dispendieux. En pareille circonstance,
l'administration provisoire de ses biens, tout en agissant
GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 133
légalement, a en réalité blessé ses intérêts au lieu de les
sauvegarder.
Nous n'en concluons pas qu'il ne faut jamais vendre le
mobilier des aliénés non interdits et séquestrés ; mais nous
pensons qu'il ne faut pas le vendre toujours à une époque
fixe, la même pour tous, et qu'il faut au contraire distin-
guer suivant les cas.
Quand il s'agit d'un aliéné incurable, paralytique ou
dément, la vente peut sans inconvénient être faite prompte-
ment, sans même attendre un délai de douze mois. Quand,
au contraire, l'aliéné peut guérir, de manière à être rendu
à la liberté et à ses occupations, il faut lui conserver son
mobilier ; et si, pour cela, il est nécessaire d'attendre quinze,
dix-huit mois et même deux ans, on doit le faire, dût-on
se gêner un peu pour le garder.
Or, il n'y a qu'un moyen de savoir si l'aliéné est vrai-
semblablement incurable, ou s'il paraît susceptible de gué-
rison : c'est de faire une enquête sur son état mental, et
de demander au médecin qui le traite un rapport sur l'issue
probable de sa maladie.
Pour qu'il n'y ait ni doute, ni confusion possible, nous
voudrions que ce rapport médical fût rédigé à la demande
du président du tribunal, après qu'il aurait reçu la requête
à fin d'autorisation de vente, et que le médecin fût informe
du but dans lequel on le lui demande.
Ainsi seulement, ce magistrat pourra, en pleine connais-
sance de cause, juger de l'opportunité de la vente deman-
dée, et il ne l'autorisera qu'après avoir acquis la conviction
qu'elle doit être plutôt avantageuse que nuisible aux intérêts
du malade.
Jusqu'ici, en nous occupant de la protection accordée par
la loi aux intérêts de l'aliéné non interdit, nous n'avons parlé
que de l'administrateur' provisoire de ses biens. Mais il peut
\%k LÉGISLATION.
en outre être pourvu, suivant les circonstances, d'un man-
dataire spécial chargé de le représenter en justice (art. 33),
d'un notaire chargé, de le représenter dans les inventaires,
comptes, partages et liquidation (art. 36) et d'un curateur
à sa personne, lequel devra veiller : 1° à ce que ses revenus
soient employés à adoucir son sort et à hâter sa guérison ;
2° à ce qu'il soit rendu au libre exercice de ses droits aussi-
tôt que sa situation le permettra (art. 38). Ce système ne
brille pas par la simplicité, et tout récemment il a été l'ob-
jet d'une sérieuse critique de la part de M. Hue.
, Afin de remédier aux inconvénients qu'il signale, ce
jurisconsulte propose de réunir entre les mains d'un seul et
même agent toutes les attributions partagées aujourd'hui
entre l'administrateur provisoire, le mandataire spécial et
le curateur.
Cette mesure, si elle était adoptée, dépasserait évidem-
ment le but : les attributions de l'administrateur provisoire
et celles du mandataire spécial pourraient sans doute être
réunies dans les mêmes mains, mais il n'en saurait être de
même de celles du curateur. Celui-ci, en effet, a à remplir
un rôle tout spécial qui exige qu'il n'ait aucune commu-
nauté d'intérêts avec le malade; aussi la loi a-t-elle stipulé
qu'il ne peut être choisi parmi ses héritiers présomptifs, et
il serait extrêmement gênant d'étendre cette même exclu-
sion à l'administrateur provisoire et au mandataire spécial.
Entrons dans quelques détails sur les fonctions théoriques
du curateur, et sur ce qu'elles sont dans la pratique.
Il faut bien le reconnaître, la folie a souvent pour résul-
tat de relâcher les liens de famille et de rompre les affec-
tions. Souvent aussi l'oubli est le lot de ceux que la maladie
éloigne forcément du foyer domestique. Dans les premières
périodes de l'affection, alors que l'on espère encore la
guérison, les familles ne reculent devant aucun sacrifice;
elles sont prêtes à tout payer. Mais quand l'incurabilité
GESTION DES BIENS DES ALIÉNÉS. 135
est reconnue, elles se fatiguent de tant dépenser et restrei-
gnent les frais de la pension. Puis les parents disparaissent ;
il ne reste plus, pour avoir soin du malade, que des alliés
ou des collatéraux, c'est-à-dire des héritiers présomp-
tifs chez lesquels les sentiments d'affection peuvent être
étouffés par la convoitise. Tout ce que coûte le pauvre
aliéné leur paraît autant de dérobé à ce qui doit leur reve-
nir un jour, et ils mettent tous leurs soins à dépenser pour
lui le moins possible.
Tous les médecins aliénistes connaissent des exemples de
cette triste décroissance de bien-être, de ces déchéances
progressives : il y a certains malades qui ont commencé par
être placés dans les maisons de santé où les prix sont les
plus élevés, puis qui, de rabais en rabais, sont tombés aux
plus basses pensions des asiles publics ; heureux lorsque,
dans cette humble position, ils peuvent du moins obtenir le
linge et les effets qui leur sont strictement nécessaires. Et
malheureusement ces privations ne sont pas toujours le
résultat d'une pénurie réelle; parfois elles ne peuvent être
attribuées qu'à une parcimonie intéressée de la part de
•ceux qui sont chargés de pourvoir à leurs besoins.
C'est parce qu'elle connaissait la possibilité de pareils
abus que la loi a voulu que tout aliéné séquestré et non
interdit pût être pourvu d'un curateur, chargé de veiller à
ce qu'il reçût des soins en harmonie avec ses ressources.
Cette prévision était sage, mais il est bien rare qu'elle soit
appliquée.
Sur plusieurs milliers d'aliénés dont nous avons eu à nous
occuper, deux ou trois à peine, à notre connaissance,
étaient pourvus d'un curateur; encore, en dix ans de pra-
tique dans les asiles publics, ne nous rappelons-nous pas
avoir vu une seule fois un curateur intervenir pour surveiller
activement le bien-être du malade confié à sa sollicitude.
Pour éviter cette négligence, il faudrait qu'au lieu
136 LÉGISLATION.
d'avoir besoin d'être provoquée par une requête spéciale,
la nomination d'un curateur fût faite de plein droit. C'est ce
qui a lieu en Angleterre, où le lord chancelier est, d'office,
chargé de veiller à la conservation de la fortune de tous
les aliénés riches, et à l'emploi de leur revenu de la ma-
nière la plus propre à assurer leur bien-être, mission qu'il
accomplit avec l'aide de deux inspecteurs, docteurs en
médecine, nommés maîtres en aliénation mentale (Masters
in lunacy). Sans doute ce ne serait pas précisément le
même système qu'il conviendrait d'établir en France, mais
on pourrait certainement atteindre le même but par quel-
que autre moyen.
Le curateur ne pouvant être choisi parmi les membres
de la famille de l'aliéné, ou du moins parmi ceux qui peu-
vent hériter de lui (art. 38 de la loi), on a proposé de char-
ger de ces fonctions soit le receveur-économe de l'asile (1)^
soit un membre de la commission de surveillance.
Ni l'une ni l'autre de ces propositions n'est admissible. 11
faut que la personnalité du curateur ne dépende pas de
l'entrée ou de la sortie du malade de tel ou tel établisse-
ment; il faut qu'il soit attaché à la personne du malade,
dans quelque asile que celui-ci soit placé. De plus, le comp-
table de l'asile ou le membre de la commission de surveil-
lance seraient à coup sûr accusés de vouloir exagérer les
dépenses, afin d'en faire profiter l'établissement, et de favo-
riser les intérêts de leur administration plutôt que ceux de
leur pensionnaire.
Le curateur doit ne tenir ni à la famille, ni à l'établisse-
ment. Sa position doit être indépendante de tout lien,
au-dessus de tout soupçon. Ce n'est qu'à ces conditions
que son influence peut s'exercer librement en faveur du
malade.
Nous demandons donc, afin de combler une lacune
(1) Michaut, Pétition au Sénat, 16 avril 18§5.
PROCÉDURE DE L'INTERDICTION. 137
regrettable de la loi, que, par une mesure générale, il soit
nommé un curateur à la personne de tout aliéné non
interdit placé dans un asile, et que ce curateur soit muni
d'une autorité suffisante pour pouvoir s'acquitter complète-
ment de la mission qui lui est confiée.
IX
Procédure de l'interdiction.
Prescrire que dans toute a /faire d'interdiction il sera fait
une expertise médicale, et que les experts seront entendus à
l'audience publique.
Nous ne nous dissimulons nullement qu'en abordant une
semblable question, nous sortons de ce qui a été jusqu'ici
l'objet de la législation spéciale aux aliénés, et que nous
proposons une modification aux articles &89 et suivants du
Code civil, qui constituent le chapitre de l'interdiction.
Mais cette question se relie si intimement à notre sujet,
et il nous paraît y avoir de si bonnes raisons pour en parler
dans ce travail, que nous croyons devoir passer outre à
l'objection qui précède et indiquer ici ce qui serait, à notre
avis, une des améliorations des plus considérables à la légis-
lation française.
Nous avons montré, en discutant l'article premier de
notre programme, qu'au lieu de vouloir isoler l'une de
l'autre la médecine et la magistrature, et les empêcher d'in-
tervenir toutes deux dans une même question, nous sommes
au contraire d'avis qu'il faut associer leur action et combi-
ner leurs efforts dans quelques-uns des problèmes ardus que
soulève l'aliénation mentale. Sans doute, au début, il
pourrait bien y avoir quelques tiraillements; niais on ne
tarderait pas à constater, comme résultat heureux de cette
collaboration, que les médecins deviendraient un peu plus
138 LÉGISLATION.
légistes, et que les magistrats adopteraient bien des opi-
nions médicales qu'aujourd'hui ils sont tout disposés à
combattre.
Nous avons exposé comment il nous paraît possible et
désirable de faire intervenir la magistrature quand il s'agit
de priver un citoyen de sa liberté; nous croyons, par suite
du même principe, qu'il serait nécessaire de faire intervenir
la médecine quand il s'agit de l'interdire, et, si la loi pres-
crit l'une de ces mesures, elle devrait aussi prescrire l'autre.
Nous savons bien que, dans l'état actuel des choses, il est
rare qu'un certificat de médecin ne soit pas fourni à l'appui
de la demande d'interdiction. Mais cette pièce même n'est
pas indispensable, et nous ne pouvons la trouver suffisante
pour procurer à la justice tous les éléments de conviction
qu'en pareil cas la médecine pourrait et devrait lui fournir.
Ce certificat est ordinairement conçu en quelques lignes ;
il est parfois demandé au médecin d'un asile, sans indica-
tion du but auquel il est destiné. Aussi ce médecin peut-il
omettre d'y mentionner certaines particularités importan-
tes qu'il n'eût pas manqué de donner, s'il eût mieux su de
quoi il s'agissait.
D'autre part, lorsque le médecin est prévenu qu'un cer-
tificat, délivré par lui, doit être joint à une demande en
interdiction, ce peut être précisément pour lui un motif
d'être très-réservé et très-peu explicite dans la rédaction de
cette pièce ; il sait, en effet, qu'elle sera copiée tout au long
dans la requête dont la malade recevra notification, et que
pour peu que celui-ci soit encore capable de raisonner et
disposé à la vengeance, il peut y avoir là une source d'in-
convénients graves et de dangers très-sérieux.
Non, ce n'est pas sous cette forme seulement que la méde-
cine doit être consultée dans une question qui est essentiel-
lement pathologique, comme le Code le reconnaît par le texte
même de l'article 510. Pour bien faire, il faudrait qu'elle
PROCÉDURE DE L'INTERDICTION. 139
fût mise formellement en demeure de dire tout ce qu'elle
peut savoir sur la maladie, sur ses causes, sur sa gravité, sa
durée, son évolution et son issue probables.
Au lieu de cela, le tribunal n'a, pour s'éclairer, que les
témoignages de gens étrangers à toutes connaissances mé-
dicales, et l'interrogatoire qu'un juge a fait subir au malade,
en présence du procureur impérial. C'est donc principale-
ment d'après le résultat de cet interrogatoire que le juge-
ment est rendu.
Or, dans quelle circonstance l'interdiction doit-elle être
prononcée? C'est, dit l'article US9 du Code civil, lorsqu'un
majeur « est dans un état habituel d'imbécillité, de démence
ou de fureur, même lorsque cet état présente des intervalles
lucides.» Eh bien! croit-on que le simple interrogatoire
d'un juge fournisse toujours au tribunal des lumières suffi-
santes pour reconnaître une pareille situation mentale.
Nous ne v< ulons pas reproduire ici les critiques, parfois
ironiques, qui ont été faites par d'autres sur la manière dont
ces interrogatoires sont souvent conduits, et sur le peu de
signification que peuvent avoir quelques réponses exactes
faites à quelques questions banales. Bien que ces critiques
soient souvent justifiées par les faits, nous ne voulons pas
nous donner l'avantage d'en profiter. Mais n'est-il pas évi-
dent qu'un individu peut ne répondre, à un moment donné,
que des extravagances et des incohérences au juge qui l'in-
terroge, sans qu'il soit, pour cela, dans l'état habituel de
trouble intellectuel que suppose la loi? Ne l'est-il pas égale-
ment qu'un autre peut répondre, en pareil cas, d'une manière
calme et rationnelle, parce qu'il est dans un intervalle lucide,
sans que rien permette au juge de faire la distinction entre
cet intervalle lucide et un état ordinaire de raison? N'est-il
pas enfin assez fréquent qu'un véritable aliéné réponde d'une
manière suivie et logique, parce que son délire n'est que
partiel et que les sujets sur lesquels il déraisonne, dans ses
UO LÉGISLATION.
propos ou dans ses actes, n'ont pas été abordés par son inter-
rogateur?
Et dans toutes ces circonstances, le tribunal, de la meil-
leure foi du monde, rend, faute d'une instruction suffisante,
un jugement qui, si l'on descend au fond des choses, n'est
certes pas conforme à l'équité.
Nous avons vu interdire une femme qui, à l'interrogatoire,
n'avait répondu au juge que par des injures, des menaces et
des voies de fait, et qui trois mois après sortait de l'asile,
parfaitement guérie.
Nous avons vu refuser l'interdiction d'un homme qui avait
répondu d'une manière sensée sur son âge, le pays de sa
naissance, l'objet de son commerce, et qui, mis en liberté
par ordre du tribunal, était ramené à l'asile le soir même,
après avoir commis toutes sortes d'extravagances, immé-
diatement suivies d'une longue période d'agitation et de
délire violent.
Dans les deux cas, le tribunal avait jugé avec d'excellentes
intentions, personne n'en peut douter, d'après les résultats
de l'interrogatoire, et il avait cru bien faire.
Et cependant, les résultats de ces deux jugements ont été
désastreux. La femme, en rentrant dans son pays, a eu la
douleur d'apprendre que sa maison, c'est-â-dire le plus clair
de son avoir, venait d'être vendue par un fils dissipateur qui
avait eu le talent de se faire nommer tuteur.
L'homme avait deux enfants mineurs, nés d'une mère
étrangère, et dont les intérêts ont souflert, parce qu'il n'a
pas été possible de leur organiser une tutelle régulière.
Les tribunaux dont nous venons de parler auraient très-
probablement su éviter deux erreurs aussi graves, si des
médecins expérimentés avaient été là pour leur dire ce que
les juges ne pouvaient ni deviner, ni reconnaître par eux-
mêmes, c'est-à-dire que dans un cas ils avaient affaire à une
femme atteinte, pour la première fois de ?a vie , d'un accèfe
Procédure de l'interdiction,. 1M
de manie aiguë dont il était très-rationnel d'espérer la pro-
chaine guérison, et que dans l'autre, il s'agissait d'un
homme affecté de démence paralytique, présentant au
moment ou il avait été interrogé une de ces rémissions si
fréquentes dans cette maladie, et si constamment suivies
de rechutes mortelles.
Les jugements analogues à ceux que nous venons de citer,
d'après notre expérience personnelle, ne sont pas très-rares,
et il n'est pas de médecin habitué à soigner les aliénés qui
n'en connaisse de semblables. Loin de vouloir incriminer la
pureté d'intentions et le savoir des magistrats qui les ren-
dent, nous nous plaisons à reconnaître que faute d'éléments
de conviction convenables, ils ne peuvent éviter ces erreurs;
mais en même temps nous proclamons la nécessité de leur
procurer, par tous les moyens possibles, ces éléments qui
leur manquent.
Nous savons bien que, dans certains procès d'interdiction,
des médecins spécialistes sont appelés à déposer à l'audience
en qualité de témoins ou d'experts. Mais ce ne sont là que
des cas exceptionnels, tandis que ce devrait être la règle
générale, applicable à tous les cas sans aucune exception.
Ce système fonctionne en Prusse, où il rend d'excellents
services. L'expérience acquise dans ce pays voisin est une
raison de plus pour encourager à l'appliquer dans le nôtre.
Nous demandons donc que le jugement qui, à la suite
de toute demande en interdiction, ordonne que le conseil
de famille sera appelé à donner son avis, et que le malade
sera interrogé par un juge (art. 49^), ordonne en môme
temps qu'une expertise médicale aura lieu, qu'il désigne les
experts et que le jugement définitif ne puisse être rendu
qu'en audience publique, les experts étant entendus aussi
bien que les parties (art. 498).
142 LÉGISLATION*
X
Surveillance des aliénés en liberté.
Ordonner des mesures de surveillance et des garanties à l'égard
des aliénés non légalement séquestrés, et notamment de ceux que
les familles placent, hors de chez elles, ailleurs que dans les
asiles.
Tous les aliénés ne sont pas placés dans les asiles, il s'en
faut de beaucoup; d'après le recensement général de 1861,
il y aurait eu à cette époque, en France, un nombre total
de 84 21 h aliénés, sur lesquels 31 054 étaient renfermés dans
les asiles spéciaux, publics ou privés, et 53,160 restaient en
dehors de ces établissements.
Il en est de même dans les autres pays, et dans presque
tous, les lois spéciales relatives aux aliénés ont eu soin de
prescrire quelques mesures de surveillance à l'égard de ces
aliénés légalement libres. Tantôt la loi considère comme asile
privé toute maison où un aliéné est gardé et soigné, soit
hors de sa famille, soit même au sein de sa famille, et sou-
met cette maison aux mêmes obligations légales et aux
mêmes moyens de surveillance que les asiles véritables ; tan-
tôt elle se contente d'une déclaration une fois faite, et d'un
contrôle médical exercé de loin en loin (1).
Ces mesures ont un double motif : elles ont pour but,
d'une part, de garantir la société contre les risques que peut
lui faire courir un aliéné mal surveillé, d'autre part, de
défendre les intérêts de chaque citoyen, en veillant à ce
qu'aucun d'eux ne soit gêné dans sa liberté à moins d'être
réellement malade; et dans ce dernier cas à ce qu'il reçoive
(1) V. L. Lunier, Des placements volontaires dans les asiles d'aliénés.
Étude sur les législations française et étrangère {Annales médico-psy-
chologiques, juillet 1868).
LES ALIÉNÉS EN LIBERTÉg 143
les soins qu'exige sa position, à ce qu'il ne soit l'objet d'au-
cun mauvais traitement, d'aucune rigueur intempestive.
C'est, en effet, chez les particuliers et dans les familles,
bien plus que dans les asiles, que sont à craindre les séques-
trations arbitraires, les négligences coupables, les sévices
volontaires ou les simples maladresses résultant de l'inexpé-
rience et des préjugés. 11 ne se passe pas une année sans que
des faits de ce genre soient signalés par la presse à l'in-
dignation publique, et chacun se rappelle l'émotion que
toute l'Europe a éprouvée, il y a quelques mois, quand on
découvrit qu'une malheureuse femme était restée enfermée
pendant trente ans dans un coin obscur du couvent des reli-
gieuses carmélites à Cracovie. Sans doute il a été démontré
que la sœur ainsi renfermée était une aliénée et une aliénée
difficile à soigner, mais le mystère de la séquestration et
l'incompétence des gardiennes ont permis de donner à ce
fait une interprétation qui n'aurait jamais été possible, si
la pauvre malade avait été soignée dans un asile, ou si au
moins l'autorité publique avait été appelée à constater son
délire et à surveiller les mesures dont elle était l'objet.
La loi française du 30 juin 1838 s'occupe très-peu de ce
côté de la question ; elle se borne à dire (art. 5) : « Les
établissements privés, consacrés au traitement d'autres
maladies, ne pourront recevoir les personnes atteintes
d'aliénation mentale, à moins qu'elles ne soient placées
dans un local entièrement séparé. Ces établissements
devront être, à cet effet, spécialement autorisés par le
gouvernement et seront soumis, en ce qui concerne les
aliénés, à toutes les obligations prescrites par la présente
loi. » Ce qui revient à dire que ces établissements devront
devenir de- véritables asiles, ou, en d'autres termes, qu'il ne
sera jamais permis de placer un aliéné ailleurs que dans
un asile spécial.
La prescription est formelle ; elle a un caractère absolu.
ïk'i LEGISLATION i
Mais est-elle applicable dans la pratique et est-elle sutïr-
santé?
Ces 53 000 aliénés, légalement libres, qui existent en
France, ne peuvent pas être purement et simplement
abandonnés à eux-mêmes; il faut bien qu'ils soient soignés
et gardés. Tous n'ont pas de familles; lors même qu'ils en
auraient une, celle-ci ne pourrait pas toujours se charger
d'eux, ou ne saurait pas en avoir soin. Que deviennent-ils
donc?
Il faut bien le dire, la loi se trouve presque forcément
oubliée; tout le monde le sait et personne ne s'y oppose.
N'arrive-t-il pas souvent en effet que des malades, au
début de leur folie, sont placés dans des établissements
d'hydrothérapie; que des aliénés tranquilles et inoffensifs
sont soignés dans des maisons de santé ordinaires; que
des dames qui ne peuvent plus rester dans leur famille sont
mises en pension dans des couvents, où elles reçoivent les
soins d'un médecin spécialiste?
Les mêmes illégalités, puisque cela est illégal, se pas-
sent dans des établissements publics. On a souvent à
soigner, dans certains hôpitaux que nous pourrions citer,
des malades dont l'affection est certainement une folie, et
que l'on y conserve tant qu'ils ne sont pas trop gênants.
Les préfets et les conseils généraux eux-mêmes prennent
des mesures contraires à la loi, car ils cherchent autant
que possible à laisser dans les hospices, à la charge des
communes, les vieillards en démence sénile, les imbéciles
et les idiots; et certes ce sont bien là des aliénés.
On doit donc le reconnaître, les prescriptions de l'article 5
de la loi sont inapplicables, et dès lors il importerait de
les modifier pour mettre la lettre en harmonie avec les faits.
Il faudrait mieux admettre ceux-ci, les réglementer et
les soumettre à un contrôle effectif, que de les interdire
en droit et de les tolérer en pratique, comme cela a lieu.
tE§ ALIÉNÉS EN LIBERTÉ. ÎU5
Il en est de même pour les aliénés conservés dans les
habitations privées. Du moment où ils sont atteints de folie,
on est obligé de les garder, de les contraindre à certains
égards, d'apporter certaines restrictions à leur liberté; ce
sont certainement là des mesures nécessaires, des précau-
tions indispensables, et l'on ne saurait appliquer à ceux qui
les prennent les peines prescrites par l'article 3M du Gode
pénal contre le crime de séquestration de personnes. A
qui viendrait-il l'idée de condamner aux travaux forcés la
femme qui retient, même de force, et soigne malgré lui
son mari qui a perdu la tête? Et cependant, au point de
vue du droit pur, il n'y a pas de milieu entre le place-
ment dans un asile et la séquestration illégale, et c'est
encore la tolérance qui est obligée de faire, entre ces deux
extrêmes, la part de l'équité. Ne faudrait-il pas mieux que
cette part fût faite par la loi elle même?
M. le docteur Bouchard, dans un mémoire fort bien
pensé et fort bien écrit, sur la question des aliénés et la
loi du 30 juin 1838, a particulièrement insisté sur ce côté
de la question, et a demandé, comme nous, que des
mesures fussent prises à l'égard des aliénés légalement
libres, dont la loi ne s'occupe pas aujourd'hui.
Il propose qu'à partir du moment où l'on reconnaît
qu'une personne est atteinte d'aliénation mentale et a
besoin d'être soignée en conséquence, sans qu'on la place
dans un asile, il en soit donné avis aux autorités adminis-
tratives et judiciaires, et qu'un certificat de médecin soit
fourni à l'appui de cette déclaration.
A partir de ce moment, dit-il, la surveillance pourrait
s'exercer suivant le mode habituel. Il entend sans doute
par là que le malade serait soumis, dans les trois jours, à
l'examen d'un médecin envoyé par le préfet (art. 9), et en-
suite à la visite trimestrielle du procureur impérial, tandis
que le président du tribunal, le juge de paix, le maire, le
foville. 10
1 46 LÉGISLATION.
le préfet et ses délégués, ceux du ministre, seraient aussi
chargés de la visite, mais à leur connaissance, sans époque
fixe (art. U). Gela serait bien compliqué, et il serait facile,
croyons-nous, le principe une fois admis, de formuler la
mesure d'une manière plus nette et plus pratique. On
pourrait dire, par exemple, que le malade sera visité
chaque semestre par le juge de paix de son canton et par
un médecin délégué du préfet (le médecin cantonal, là où
il eii existe), et que tous deux enverront à l'autorité dont
ils relèvent un rapport sur le résultat de leur visite, et,
s'il y à lieu, des propositions sur les mesures à prendre
dans l'intérêt du malade ou de la société. Mais, pour être
un peu trop vague, la proposition de M. Bouchard n'en
mérite pas moins une très-sérieuse attention, et nous nous
associons complètement à lui lorsqu'il ajoute : « Cette
modificatiDn sauvegarderait à la fois les intérêts des famil-
les et ceux des aliénés, donnerait au médecin plus de lati-
tude pour le choix et l'application d'un traitement dans les
premières périodes de la maladie, ou à l'époque de la
convalescence, et rendrait enfin possible chez nous, mais
dans des limites assez restreintes, l'application du système
familial, du traitement des aliénés dans leur famille assistée
ou chez un étranger rémunéré, système qui, sous la loi
actuelle, deviendrait la source d'abus inévitables (1). »
XI
Prévenus soupçonnés de folie.
Autoriser le placement provisoire dans les asiles, à titre
d'observation, des prévenus soupçonnés de folie.
Il arrive souvent que des doutes s'élèvent dans l'esprit
d'un magistrat instructeur sur l'intégrité de la raison d'un
(1) Gazette hebdomadaire de médecine et de chirurgie, année 1868,
p. 673.
PRÉVENUS SOUPÇONNÉS DE POLIE. \U1
individu prévenu de quelque crime ou de quelque délit. Le
magistrat ne manque pas, en pareil cas, de recourir aux
lumières de la science médicale et de charger un ou plu-
sieurs médecins d'examiner l'état mental de l'individu et de
déterminer s'il est ou non atteint de folie. Il est juste
d'ajouter que lorsqu'il existe un asile d'aliénés dans le res-
sort judiciaire, le médecin de cet asile est, à cause de sa
spécialité, presque toujours chargé de cet examen.
Mais il y a plus : afin de rendre cet examen plus facile et
plus concluant, le prévenu est souvent envoyé en observa-
tion à l'asile même.
Cette mesure est une pratique excellente. En effet, il y a
une très-grande différence, pour le médecin expert, d'en
être réduit à faire au prévenu quelques visites, dans sa
prison, sans autres renseignements que ceux qui lui sont
donnés par les gardiens de cette prison, ou bien de l'avoir
sous les yeux dans l'asile même dont il est le chef. Là, il le
voit matin et soir, il est tenu au courant de tout ce qui le
concerne, il peut l'entourer d'une surveillance continue
exercée par des agents habitués à ce genre de malades; il
peut, plus facilement que partout ailleurs, pénétrer et
déjouer les tentatives de simulation; l'asile enfin présente
des garanties suffisantes contre une évasion, au moins dans
la majorité des cas. Nous le répétons donc, la mesure est
excellente en pratique, mais elle a un inconvénient très-
grave, celui d'être illégale.
La loi en effet est formelle. Les asiles, d'après elle, ne
peuvent admettre que des aliénés, placés volontairement
ou d'office, mais dans tous les cas reconnus et déclarés
aliénés. Telle' n'est pas la position du prévenu qui y est
envoyé, précisément pour que l'on reconnaisse s'il jouit
ou non de sa raison, s'il doit être déclaré responsable ou
irresponsable de ses actes, en un mot s'il est fou ou s'il ne
l'esL pas.
!/|8 LÉGISLATION.
Nous savons bien que ces individus sont envoyés à l'asile
en vertu d'une pièce officielle : celle-ci peut être une
ordonnance du procureur impérial ou du président des
assises; elle peut même être un arrêté du préfet, rendu à
la demande de l'autorité judiciaire. Mais pour être officiel-
les, ces pièces n'en sont pas plus légales. La responsabilité
du chef de l'asile peut être mise à couvert par Tordre qu'il
reçoit de son supérieur, mais la loi n'en est pas moins violée.
Ici encore, il faudrait modifier cette loi de manière à la
mettre d'accord avec l'équité et la pratique.
Il y a grand avantage à ce que certains prévenus puissent
être conduits dans les asiles afin d'être soumis à une
expertise médico-légale, cela est certain.
11 n'y a pas du reste à invoquer en pareille matière le
principe de la liberté individuelle : ces prévenus sont déjà
privés de la leur; la société a été obligée de les éloigner de
son sein, et le séjour de l'asile, à coup sûr, n'est pas plus
compromettant pour eux que celui de la prison.
Nous pensons donc qu'il y aurait avantage à ce que la
loi sur les aliénés contînt une clause en vertu de laquelle
certains magistrats, les procureurs généraux par exemple,
pussent envoyer un prévenu, sur l'état mental duquel des
doutes se seraient élevés, en observation dans un asile
public.
XII
Aliénés dits criminels.
Soumettre à des mesures légales spéciales les individus dits
« aliénés criminels » .
C'est uniquement pour nous conformer à un usage
aujourd'hui généralement adopté, et pour éviter une péri-
phrase embarrassante, que nous employons cette dénomi-
nation d'aliénés criminels qui nous est venue d'Angleterre.
ALIÉNÉS DITS CRIMINELS H 9
En réalité, la notion de crime doit disparaître là où com-
mence celle de folie, et logiquement l'association de ces
deux mots devrait être absolument évitée.
Quoi qu'il en soit, sous le nom d'aliénés criminels, on
confond des malades appartenant à bien des catégories
différentes. En effet, selon les cas, on désigne ainsi :
Des condamnés, 'qui étaient sains d'esprit au moment de
l'acte et du jugement, et qui depuis sont devenus fous;
Des gens, condamnés pour un fait réputé crime ou délit,
et qui, on le reconnaît après la condamnation, étaient déjà
atteints de folie lorsqu'ils ont commis l'acte incriminé;
Des gens qui, mis en jugement, ont été reconnus aliénés,
et acquittés comme irresponsables d'un acte inspiré par le
délire;
Des prévenus qui paraissent avoir été sains d'esprit quand
ils ont commis l'acte, mais qui, devenus fous pendant
l'instruction de l'affaire, ne peuvent passer en jugement,
vu leur état actuel de trouble intellectuel;
Des prévenus qui son t reconnus fous pendant l'instruction ,
qui, à cause de leur état d'aliénation au moment de l'acte,
sont l'objet d'une ordonnance de non-lieu, mais que l'au-*
torité judiciaire remet aux mains de l'autorité administra-
tive afin que celle-ci les mette hors d'état de recommencer;
Des gens qui ont commis des actes justiciables des tribu-
naux, mais qui, même avant le commencement de l'instruc-
tion, sont reconnus comme aliénés et envoyés d'emblée
dans des asiles.
C'est l'Angleterre, avons-nous dit, qui a consacré cette dé-
nomination d'aliénés criminels, « criminal lunatics «.Depuis
1800 ils ont été, dans ce pays, l'objet d'un grand nombre
d'actes du Parlement, qui prescrivent à leur égard des
mesures spéciales. La principale consiste à les faire renfer-
mer dans des asiles qui leur sont exclusivement consacrés.
Aujourd'hui il existe dans le Royaume-Uni trois de ces
150 . LÉGISLATION.
asiles : celui de Broadmor en Angleterre, celui de Drum-
drum en Irlande, un autre servant d'annexé à la prison de
Perth, en Ecosse.
En France, les malades appartenant aux différentes caté-
gories que nous venons de mentionner ne sont l'objet
d'aucune disposition légale qui leur soit propre, et aucun
établissement spécial ne leur est destiné.
Quelques-uns, lorsqu'ils sont dans les prisons, y restent ;
d'autres en plus grand nombre sont mis dans les asiles
d'aliénés ordinaires, et mêlés aux autres malades.
Cet état de choses a été critiqué depuis longtemps. Plu-
sieurs auteurs, Georget, Parchappe, MM. Brierre de Bois-
mont (1) et Legrand du Saulle ont demandé la création
d'asiles spéciaux. D'autres, notamment M. J. Falret, ont
combattu cette proposition comme inutile (2).
Sans entrer ici dans une discussion qui nous entraînerait
trop loin, nous reconnaîtrons avec M. Falret que beaucoup
des malades rentrant dans l'une ou l'autre des catégories
énumérées ci -dessus peuvent, sans aucun inconvénient,
séjourner dans les asiles ordinaires, confondus avec la
foule des aliénés placés d'office.
Mais il n'en est pas de même pour tous les cas. Il est
certain que dans un asile ordinaire, surtout s'il reçoit des
pensionnaires de classes aisées, il peut y avoir des incon-
vénients très-graves à admettre certains criminels venant
d'une maison centrale ou du bagne. 11 n'y en a pas moins à
être obligé de recevoir, même sans qu'ils aient été con-
damnés, des hommes qui ont attiré sur eux une lugubre
(1) Brierre de B'oismont, Les fous criminels de l'Angleterre. Étude
médico-psychologique et légale (Ann. d'hyg., 1869, 2e série, t. XXXI,
p. 382).
(2) Voyez J. Falret, Société médico - psychologique, séance du
15 novembre 1868 {Annales médico --psychologiques, 5e série, t. I,
p. 136).
ALIÉNÉS DITS CRIMINELS 151
notoriété parla monstruosité de leurs méfaits, alors même
que ceux-ci ont été inspirés par le délire.
Pour ne citer qu'un exemple de ces inconvénients, nous
rappellerons le funeste accident arrivé il y a quelques années
à l'asile de Marseille, où trois infirmiers furent tués en
quelques instants par deux malades qui cherchaient à
s'évader. Ces deux malades étaient des épileptiques venant
du bagne de Toulon.
Nous-même, dans un asile dont nous étions directeur-
médecin, nous avons reçu un jour sept épileptiques évacués
d'un seul coup d'une maison centrale. Leur présence au
milieu de nos malades fut la source de tant de difficultés,
de tant d'embarras, que nous dûmes nous adresser à
l'autorité supérieure et faire réclamations sur réclamations
pour obtenir qu'on nous débarrassât de ces hôtes indisci-
plinés et dangereux. Enfin, sur notre déclaration que nous
nous attendions, d'un moment à l'autre, à une évasion que
les conditions matérielles de l'asile ne nous permettaient
pas d'empêcher à coup sûr, le ministre voulut bien autori-
ser leur réintégration dans la maison centrale. La veille du
jour où cette décision nous fut notifiée, trois de ces ban-
dits, justifiant nos craintes, étaient parvenus à s'échapper,
et d'importants délits commis dans les campagnes voisines
ne tardèrent pas à y signaler leur présence.
Pour les individus de ce genre, nous pensons qu'il fau-
drait prendre des mesures spéciales; nous reconnaissons
que du moment où ils sont malades, la prison proprement
dite ne leur convient pas, mais nos asiles ordinaires ne sont
pas davantage faits pour les recevoir. Il faudrait organiser
à leur usage une sorte d'établissement mixte, intermédiaire
entre l'asile et la prison ; le mieux serait peut-être, ainsi
que l'administration supérieure paraît y avoir songé plus
d'une fois, d'établir, auprès de certains établissements
pénitentiaires, un quartier spécial d'aliénés, aménagé
1 0'2 LÉGISLATION.
comme le sont les bons asiles et confié à la direction d'un
médecin aliéniste expérimenté.
Mais ce n'est pas seulement au point de vue du lieu où
ils doivent être séquestrés que, dans l'état actuel de la
législation, ces individus peuvent être une cause très-grave
d'embarras.
Il arrive, par exemple, assez souvent qu'un homme qui,
dans un état de délire, a commis un crime, un meurtre, et
qui., reconnu aliéné, a été séquestré comme tel dans un
asile, présente au bout d'un certain temps une améliora-
tion considérable dans son état mental, et réclame sa mise
en liberté.
La perplexité est alors extrême pour le médecin. Il est
en présence d'un homme qui ne déraisonne ni dans ses
propos, ni dans ses actes. En circonstances ordinaires,
d'après le texte de la loi, il devrait le déclarer guéri et le
faire sortir de l'asile; mais cet homme a commis un
meurtre; mais sa maladie est une de ces folies partielles
qu'un séjour de quelque temps dans un asile suffit presque
constamment à masquer ou à neutraliser, et qui se repro-
duisent presque fatalement après la sortie. Il y a tout à
craindre qu'une fois dehors, celui-ci ne retombe dans les
mêmes égarements et ne commette un nouveau crime.
Quelle grave alternative ! Garder cet homme, c'est com-
mettre un attentat apparent contre la liberté individuelle;
le mettre en liberté, c'est exposer la société à un danger
imminent
Nous nous sommes trouvé en proie à ce dilemme, et
nous savons par expérience combien cet embarras est ter-
rible. La plupart de nos collègues ont éprouvé les mêmes
difficultés.
Pour nous, dans deux cas de ce genre, nous avons cru
devoir nous déterminer, par prudence, à conserver des ma-
lades homicides, bien qu'ils pussent paraître guéris. Nous
• ALIÉNÉS DITS CRIMINELS. 153
avons refusé de prendre l'initiative de leur mise en liberté,
et quand des réclamations ont été adressées à l'autorité ad-
ministrative, nous avons fourni à celle-ci des explications
qu'elle a sanctionnées en maintenant le placement d'office.
Mais, nous le reconnaissons, nous nous mettions ainsi à
côté de la stricte légalité; pour éviter cet inconvénient, il
faudrait donc que la loi fixât une règle de conduite à suivre
clans les cas de ce genre. Nous serions d'avis qu'elle auto-
risât le maintien de la séquestration, même après la
guérison apparente, à l'égard de tout individu ayant, dans
un état de folie, commis un homicide ou une tentative
sérieuse d'homicide. Le risque qu'une récidive ferait cou-
rir à la société est tellement grave, qu'elle doit avoir le
droit de prendre des mesures énergiques pour sa protec-
tion.
Il y a encore une autre catégorie d'individus qui sont
une cause continuelle d'embarras pour les médecins alié-
nistes et pour les magistrats. Ce sont ces êtres à organisa-
tion défectueuse, à penchants vicieux, à instincts maladifs,
qui ne peuvent se fixer à aucune occupation suivie, ni sup-
porter le grand air sans devenir malades d'ivrognerie et de
débauche. A moitié fous et à moitié sains, ils oscillent sans
cesse entre la raison et le délire; ils sortent de prison pour
entrer à l'asile; à peine hors de l'asile, ils retombent en
prison. Se conduire raisonnablement quand ils sont en
liberté, cela leur est absolument impossible. Par contre,
dès qu'ils sont enfermés, ils redeviennent logiques dans
leurs propos, réguliers dans leurs actes, et en raison de la
législation courante, on est bientôt obligé de les laisser
sortir.
Ces individus sont bien réellement des malades, des
aliénés, mais ils cessent d'en avoir l'air dès qu'ils sont
enfermés, pour en reprendre toutes les allures dès qu'ils
sont libres. Pour se faire une idée des embarras qu'ils
154 LÉGISLATION.
occasionnent, on peut se reporter au mémoire de M. Brierre
de Boismont sur les aliénés vagabonds (1), et aux déposi-
tions du docteur Blanche dans les affaires toutes récentes
des nommés Apparcelle, Petion de Villeneuve et Jeanne (2).
Sans doute, il faudrait se garder de faire un procès de
tendance, et de soumettre qui que ce «oit à une séquestra-
tion perpétuelle, sur une simple présomption. Mais quand
les mêmes faits se reproduisent coup sur coup exactement
de la même manière, lorsque l'expérience a été faite et
refaite un grand nombre de fois et a démontré, de façon à
ne laisser aucun doute, que ces malheureux, si raisonnables
à l'asile, sont incapables de conserver leur raison une fois
qu'ils sont rendus à la société, il devrait être permis par la
loi de prolonger leur séquestration, afin d'éviter une inévi-
table rechute et tous les dangers qu'elle entraîne.
Nous sommes loin d'avoir épuisé toutes les considérations
intéressantes auxquelles pourraient donner lieu les ques-
tions médico-légales relatives à la folie, mais nous en avons
dit assez pour montrer que, pour plusieurs d'entre elles, la
législation actuelle rend les décisions à prendre extrême-
ment embarrassantes, et pour faire voir que des problèmes
d'une haute importance restent encore sans solution légale.
C'est, nous l'espérons du moins, avoir démontré que l'on
ne saurait réviser la loi du 30 juin 1838 sans y introduire
quelque nouvelle mesure s'appliquant aux maladies de ce
genre.
Par les développements dans lesquels nous venons d'en-
trer, sur chacun des articles du programme d'améliora-
(1) Brierre de Boismont, De la nécessité de créer un établissement
spécial pour les aliénés vagabonds et criminels (Annales d'hygiène et de
médecine légale, 1846, t. XXXV, p. 396).
(2) Voyez le Droit et la Gazette des tribunaux des 12 août, 20 octobre
et 11 novembre 1869.
ALIÉNÉS DITS CRIMINELS. 155
lions que nous proposons d'apporter à la loi du 30 juin 1 838,
nous espérons avoir réussi à démontrer, comme nous en
avons annoncé l'intention, que si c'est un devoir de défen-
dre cette loi contre des attaques injustes, c'en est un égale-
ment de reconnaître que du premier coup, le législateur
n'a pu atteindre à la perfection; d'avouer que, malgré sa
grande valeur, son œuvre est susceptible de certains per-
fectionnements et qu'elle présente quelques lacunes qu'il
serait possible de combler.
Dans les circonstances actuelles il appartient à la méde-
cine spécialiste de préparer des matériaux pour la révision
de cette loi, comme elle a préparé, il y a plus de trente
ans, ceux de la loi elle-même. Ainsi que Va si bien dit le
professeur Tardieu, « l'intervention de la médecine, c'est-
à-dire de la science de l'homme, dans les questions sociales
et économiques, est comprise aujourd'hui par tous les
esprits élevés et, ce qu'il convient de dire bien haut à
l'honneur du pays, acceptée sans difficulté par les pouvoirs
publics (1). »
Sans aucun doute, la question des aliénés est l'une des
branches les plus considérables de cette médecine politi-
que et sociale dont l'action paraît devoir prendre une place
de plus en plus large dans l'existence des sociétés mo-
dernes.
Fermement convaincu de l'importance de ces problèmes,
nous avons pensé que pour travailler à leur solution, ce
n'était pas trop que le concours des efforts de tous ceux
qui les ont étudiés. Nous serions amplement récompensé
des nôtres, si nos propositions paraissaient avoir assez de
valeur pratique pour fixer l'attention de ceux auxquels
incombe la lourde tâche de rendre meilleure une législa-
tion déjà bonne.
(1) Tardieu, Bulletin de V Académie de médecine, séance du 2 jan-
vier 1867, t. XXXII, p. UU.
156 LÉGISLATION.
On nous reprochera peut-être de n'avoir pas donné à nos
propositions la forme nette et absolue d'un projet de loi;
c'est avec intention que nous avons évité de le faire. Notre
désir n'a été que de faire une sorte d'exposé de motifs;
et nous n'avons jamais eu la prétention de dicter la formule
sous laquelle ces modifications devraient être rendues
exécutoires. Celle-ci ne serait pas difficile à trouver, si le
fond même de nos idées était adopté.
APPENDICE (1).
Des certificats, bulletins, lettres, délivrés par les chefs des Asiles,
Une question toute nouvelle de jurisprudence, relative à
la direction administrative et médicale des asiles d'aliénés,
vient d'être portée devant le Conseil d'État, et y a été l'objet
d'une importante discussion dans la séance du 31 décem-
bre 1869. Il s'agissait de savoir si le chef d'un asile d'aliénés
qui délivre un certificat constatant qu'une personne est ou
a été traitée dans l'établissement, enfreint les lois et règle-
ments en vigueur, et s'il peut devenir l'objet d'une poursuite
en diffamation.
Sur le premier point il ne peut y avoir de doute; il n'existe
ni loi, ni règlement qui ait prévu le cas; il ne peut donc
y avoir infraction commise. Quant à la seconde question,
elle ne se prête pas à une réponse générale et collective, et
ce n'est que par une élude attentive des faits relatifs à cha-
que cas particulier que la solution peut être obtenue. Dans
l'espèce qui a été le point de départ de cette discussion, le
(1) S'il est désirable d'améliorer, dans les limites du possible, la
législation existante, il est tout aussi important, nous l'avons déjà dit, de
ne pas la gâter par des innovations plus nuisibles qu'utiles. Aussi
avons-nous voulu rattacher à notre sujet l'étude d'une question tout ré-
cemment soulevée, et montrer qu'au lieu d'instituer à cette occasion une
réglementation nouvelle, le mieux serait de ne rien changer à ce qui est.
BULLETINS ET CERTIFICATS. 157
certificat avait été donné pour éclairer la justice, au cours
d'un procès pendant, et sa délivrance ne pouvait entraîner
aucune responsabilité ni justifier aucune plainte. Aussi le
Conseil d'État a-t-il repoussé, ajuste raison, la demande
de poursuites qui lui était adressée.
Mais à cette occasion, on s'est demandé s'il n'y avait pas
là un certain danger pour l'honorabilité et la réputation
des familles, et s'il ne conviendrait pas d'interdire la déli-
vrance de semblables certificats, ou du moins de la régle-
menter d'une manière rigoureuse, afin d'éviter que des tiers
malintentionnés ne pussent se procurer des pièces dont ils
seraient ensuite disposés à abuser.
Cette préoccupation est évidemment des plus honorables,
et nous avons trop souvent invoqué, ici même, \i droit que
les malades et les familles ont de compter sur la discré-
tion médicale, pour ne pas l'approuver complètement en
principe. Mais, dans la pratique, nous craignons que l'on ne
rencontre de grandes difficultés, si l'on veut soumettre à une
réglementation administrative une matière aussi délicate.
Et d'abord, il ne peutétre question de considérer comme
diffamatoire toute pièce constatant le séjour d'une personne
quelconque dans un asile d'aliénés. Car, dans ce cas, il
faudrait que les poursuites fussent continuelles, le délit
étant permanent. Dans tout asile un peu important, des cer-
tificats de ce genre sont en effet demandés tous les jours.
Tantôt il s'agit de faire toucher une pension pour laquelle
on exige un certificat de vie; tantôt il faut obtenir un congé
d'une administration quelconque, et fournir à l'appui de la
demande une attestation de la maladie et de sa nature. Ou
bien c'est un jeune homme qui veut s'engager, un fils ou
une fille qui vont se marier, et il faut établir que les parents
sont en traitement pour cause d'aliénation mentale, et
ne peuvent donner leur consentement. D'autres fois, c'est
un conseil de famille à réunir, une interdiction a pour-
i 58 LÉGISLATION.
suivre, une association commerciale à dissoudre, et ici
encore la constatation de la maladie est indispensable.
Dans aucun de ces cas il n'est possible de refuser le certi-
ficat demandé; aucun règlement ne pourrait interdire de
le délivrer, et cependant il n'y a pas une de ces circon-
stances où l'on puisse être absolument certain que la pièce
ainsi obtenue ne sera pas détournée du but auquel elle a
été destinée, et ne sera pas transformée en instrument de
diffamation, Gomment l'administration supérieure ferait-
elle pour prévoir les cas où cet inconvénient pourra se pro-
duire ? Comment s'y prendrait-elle pour donner des instruc-
tions qui missent à l'abri de ce danger?
Mais il y a bien d'autres pièces de témoignage qui pour-
raient être employées comme moyen de donner Féclat de
la publicité au traitement d'une personne dans un asile. On
délivre journellement aux familles et aux amis qui en font
la demande des bulletins de santé qui équivalent à des cer-
tificats. L'envoi de pareils bulletins, à des époques détermi-
nées, est même une des garanties annoncées aux familles
par tous les prospectus. Faudra-t-il défendre aussi l'envoi
de ces bulletins, ou bien un règlement prétêndra-t-il le
limiter aux parents d'un degré rapproché? Comme s'il n'y
avait pas souvent des parents très-proches animés de senti-
ments fort hostiles! Et par contre, certains malades ne
reçoivent-ils pas, de la part de simples amis, les témoi-
gnages de l'intérêt le plus soutenu, de la tendresse la plus
active? Comment donner aux premiers des droits que l'on
refuserait aux seconds ?
Mais les médecins reçoivent sans cesse des lettres qui
sollicitent des renseignements sur l'état de tel ou tel ma-
lade, et leur réponse pourrait, elle aussi, être considérée
comme un instrument possible de diffamation, puisqu'elle
établit qu'à une certaine date déterminée, une certaine
personne était dans un asile ! Défendra-t-on au médecin
BULLETINS ET CERTIFICATS. 159
d'écrire aux familles comment se portent leurs malades?
Mais le même usage coupable pourrait être fait d'une
lettre administrative qui réclame des effets de lingerie ou
d'habillement, d'un reçu qui constate le versement d'une
pension. Faudra-t-il, par crainte exagérée d'un danger
possible, mettre obstacle à des actes absolument nécessaires
pour la régularité du service?
Et puis, si l'on défendait d'écrire, permettrait-on de par-
ler? On peut aussi bien nuire à la réputation d'une personne
en disant qu'elle est affectée de folie qu'en l'écrivant; et
pour être logique jusqu'au bout, il faudrait réglementer
aussi les relations verbales des chefs de l'asile avec les per-
sonnes qui s'intéressent aux malades qui y sont placés.
Si de pareilles restrictions étaient possibles, ce qui n'est
pas, elles ne manqueraient pas d'avoir le plus pernicieux
résultat, et ce serait alors que l'on pourrait dire avec raison
que les asiles sont des in pace où les malades, enterrés
vivants, n'ont plus aucun lien qui les rattache au monde
extérieur, des bastilles qui cachent à tous les yeux le sort
de ceux qui ont le malheur d'y être enfermés.
Nous ne voulons pas dire par là que ces établissements
doivent être ouverts à toutes les curiosités, accessibles à
toutes les indiscrétions, que toute demande de renseigne-
ments ou de certificats doive être accueillie avec faveur, de
quelque part qu'elle vienne. Loin de là; nous le répétons,
une discrétion relative est un devoir pour les médecins et
pour les administrateurs. Mais ce sont eux et eux seuls qui
peuvent être juges des limites dans lesquelles ils doivent
parler et se taire, des circonstances où ils doivent délivrer
les pièces, certificats, bulletins, lettres, qui leur sont de-
mandés, et de celles où ils doivent les refuser.
Toute réglementation édictée pour leur tracer, à cet
égard, une ligne de conduite obligatoire, sera certainement
frappée d'impuissance, par suite de l'impossibilité de pré-
îBO LÉGISLATION.
voir toutes les éventualités qui pourront se présenter dans la
pratique.
Nous pensons donc qu'il n'y a rien à changer sous ce
rapport à l'état de chose actuel, et que les chefs d'asiles
doivent rester libres de juger par eux-mêmes ce qu'ils ont
à faire dans les questions de ce genre. Les abus continue-
ront à être suffisamment prévenus par la conscience et la
droiture de ceux qui agiront ainsi sous leur propre respon-
sabilité, et au besoin par les poursuites dont ils pourraient
être l'objet s'ils avaient manqué sciemment aux devoirs de
leur position.
QUATRIÈME PARTIE.
ASSISTANCE.
Notre bul n'est pas de traiter ici, d'une manière générale
et méthodique, toutes les questions relatives à l'assistance
des aliénés. Une pareille entreprise exigerait un travail
considérable, et plus d'un livre volumineux y a été exclu-
sivement consacré. A défaut de ces ouvrages spéciaux, nous
indiquerons, comme abrégés très-bons à consulter sur ce
sujet, un mémoire de M. Pain (1) et un article de Par-
chappe, suivi d'un index bibliographique très-complet (2).
Pour nous, nous voulons seulement faire connaître notre
opinion personnelle sur celles de ces questions qui ont fait
l'objet de discussions récentes, et qui, sortant du domaine
purement médical, ont appelé sur elles l'attention pu-
blique.
Nous parlerons d'abord de la théorie anglaise du no ■
restraint. Puis passant en revue les différents systèmes
d'assistance préconisés dans ces derniers temps pour rem-
placer les asiles actuels, nous chercherons à déterminer les
avantages et les inconvénients du traitement des aliénés :
1° dans leur famille, 2° chez des infirmiers, 3° à Gheel,
h° dans les colonies agricoles. Nous Unirons en indiquant
les règles les plus essentielles à observer dans la fondation
et l'organisation des asiles publics, qui sont destinés, nous
(1) Pain, Des divers modes de l'assistance publique appliquée aux
aliénés (Annales d'hygiène et de médecine légale, 8e série, t. XXIV, 1865).
(2) Parchappe, art Aliénés (Assistance et Asiles), Dictionnaire ency-
clopédique des sciences médicales, t. III, p. 63 à 118.
FOV1LLE. 4 t
162 ASSISTANCE.
n'en doutons pas, à rester longtemps encore le genre d'éta-
blissements le plus généralement adopté pour le traite-
ment et l'entretien des malades frappés de folie-.
I
La théorie du no-restraint.
En Angleterre, l'existence de la médecine aliéniste,
comme école distincte et spécialité professionnelle, avait
devancé d'un demi-siècle son organisation en France; mais
les soins donnés à la généralité des malades laissaient en-
core beaucoup à désirer, lorsque William Tuke entreprit
de remédier à cet état de choses en 1792, l'année même où
Pinel inaugurait chez nous le nouveau régime des aliénés.
A partir de cette époque, les progrès furent poursuivis avec
beaucoup d'ardeur et de persévérance, et les résultats
furent ce qu'ils devaient être dans un pays où les efforts
individuels et l'argent se mettent si docilement au ser-
vice des grandes idées pratiques. Malheureusement l'amé-
lioration ne s'est pas encore généralisée, et si les aliénés
placés dans les asiles de comté récemment construits y
trouvent tous les avantages des systèmes d'assistance les plus
perfectionnés, il n'en est pas de même de ceux encore trop
nombreux qui restent enfermés dans les workhouses (1).
Mais l'Angleterre ne s'est pas bornée à faire le bien
comme les autres pays; elle a cru pouvoir les dépasser tous
dans la voie du progrès, et la nouvelle école anglaise a pré-
tendu inaugurer, elle aussi, une réforme non moins radi-
cale que celle de Pinel, en préconisant, sous le patronage d'un
médecin éminent et justement honoré, le docteur Conolly,
la théorie du no-restraint (2). C'est même sur ce terrain que
(1) Dumesnil, Quelques aperçus comparatifs sur les soins de l'assis-
tance donnés aux aliénés en France et ailleurs. Rouen, 1869.
(2) Morel, Le no-restraint. Paris, 1860.
LA THÉORIE DU NO-RESTBATNT. 163
le régime des aliénés, en France, a commencé à être vive-
ment attaqué; c'est en invoquant l'exemple de nos voisins
d'outre-mer que l'on nous a d'abord accusés d'être inhu-
mains et honteusement retardataires.
Nous ne regrettons pas ces attaques ; elles n'ont pas eu,
il est vrai, pour résultat, de faire abandonner complète-
ment les procédés contre lesquels elles étaient dirigées, et
nous croyons que cet abandon absolu n'est pas prochain.;
mais elles n'en ont pas moins eu un avantage réel, celui de
nous en faire mieux étudier et préciser les indications, et
d'en réduire l'emploi.
Nous résumerons d'une manière aussi succincte que pos-
sible ce qu'il nous paraît indispensable de dire ici sur celle
importante question.
No-restraint, on le comprend facilement, veut dire nulle
contrainte, absence de toute coercition. Or, dans les me-
sures que les familles ou la société ont l'habitude de pren-
dre à l'égard des personnes privées de raison, la contrainte
existe à chaque pas. C'est contraindre un aliéné que de le
retenir malgré lui, dans une maison, fût-elle la sienne pro-
pre, et y fût-il entouré de ses parents et cie ses serviteurs;
c'est le contraindre que de l'empêcher d'accomplir des
actes déraisonnables ou compromettants pour ses intérêts,
que de le protéger contre ses tendances an suicide, que de
veiller à ce qu'il ne fasse de mal à personne; c'est le con-
traindre que de l'enlever à sa demeure, à ses occupations,
à son milieu ordinaire, lorsqu'il ne peut plus vivre de la
vie commune, et de le transporter dans un établissement
spécial, celui-ci eût-il même neuf lieues de tour; c'est le
contraindre que de le retenir dans cet établissement, de l'y
astreindre à habiter tin local déterminé, à suivre une dis-
cipline régulière, en ce qui concerne la vie qnolidicnne,
les repas, le travail, les distractions mêmes; c'est le con-
traindre que de l'y soumettre à un traitement médical, de
166 ASSISTANCE.
précises, et limité aux cas de désordre absolu dans les actes
ou de violent penchant au suicide. Mais comme ces cas
existent, comme il n'est au pouvoir de personne de les
supprimer, comme les dangers qu'ils provoquent sont très-
graves et que l'embarras du médecin responsable est parfois
excessif, nous pensons que celui-ci doit rester libre, en
toutes circonstances, de juger le remède qui convient le
mieux à chaque malade ; qu'il doit être maître de choisir
parmi les moyens existants, celui qui lui paraît le meilleur,
et de donner la préférence à la camisole, si celle-ci lui
offre plus de sécurité et moins d'inconvénients qu'aucun
autre. La bannir entièrement^ en interdir l'usage d'une
manière absolue, c'est, croyons-nous, imposer une limite
arbitraire au traitement, et cela parfois au préjudice des
malades eux-mêmes.
Cette appréciation est loin de nous être personnelle. Elle
est partagée, croyons-nous, par le plus grand nombre des
médecins aliénistes français; mais il s'est introduit une *
source d'erreur et de confusion dans l'appréciation de leurs
sentiments à cet égard. Suivant que, dans l'expression de
leur manière de voir, ils ont principalement insisté sur le
désir de réduire le plus possible l'emploi de la camisole et
de la borner à certains cas exceptionnels, ou sur la nécessité
de ne pas la proscrire entièrement et d'en conserver l'usage
modéré, ils ont été arbitrairement classés parmi les parti-
sans ou parmi les adversaires de la contrainte corporelle.
Il eût été plus fidèle à la vérité, de faire ressortir l'uni-
formité de leur sentiment réel, que de profiter de quelques
variantes dans leur manière de l'exprimer pour établir entre
eux une dissidence apparente.
Pour nous, nous n'hésitons pas à le dire, nous pensons
qu'une des grandes préoccupations du médecin aliéniste
doit être de n'employer la camisole que le plus rarement
possible, mais qu'il doit rester libre d'en faire usage pour
NOUVEAUX PROJETS DE RÉFORME. 167
répondre à certaines indications très-pressantes et inhé-
rentes à l'état même de folie.
II
Nouveaux projets de réforme dans le régime des aliénés. — Leur traite-
ment : 1° dans leur famille; 2° chez des infirmiers; 3° à Gheel;
4° dans des colonies agricoles.
Depuis quelques années déjà, les anciens promoteurs
du no-restraint sont en arrière de beaucoup sur de nouveaux
philanthropes qui veulent porter bien plus loin leurs ré-
formes. Ce qu'ils contestent, c'est le droit même de séques-
trer les aliénés; ce qu'ils attaquent, c'est l'existence des
asiles ; et ils mettent à obtenir la destruction de ces éta-
blissements autant d'ardeur qu'on en a mis à obtenir leur
institution ; ce qui naguère était encore pour notre pays
une gloire enviée par les nations voisines, est devenu un
attentat à la dignité de l'homme, une dérogation aux droits
des sociétés modernes.
La presse politique, nous l'avons dit, s'est mêlée de cette
question d'une manière qui montre assez combien elle lui
est peu familière, et tels journaux qui s'attribueraient volon-
tiers le monopole de toutes les réformes, de tous les pro-
grès, de toutes les émancipations, ne nous ont même pas
épargné la surprise de les voir demander, comme idéal du
traitement des aliénés, d'abord l'éloignement absolu du
médecin, puis le placement des malades sous l'autorité du
prêtre, contrôlée par l'avis, formulé au scrutin secret, des
infirmiers et filles de service, ou encore mieux l'absence
absolue de tout soin et de toute précaution, ainsi que cela
se pratique encore, paraît-il, dans quelques régions arrié-
rées de l'extrême Orient (voyez page kl).
Sans aller aussi loin, plusieurs confrères des plus hono-
rables pensent qu'il y a beaucoup à faire dans la voie de
466 ASSISTANCE.
précises, et limité aux cas de désordre absolu dans les actes
ou de violent penchant au suicide. Mais comme ces cas
existent, comme il n'est au pouvoir de personne de les
supprimer, comme les dangers qu'ils provoquent sont très-
graves et que Fembarrasdu médecin responsable est parfois
excessif, nous pensons que celui-ci doit rester libre, en
toutes circonstances, de juger le remède qui convient le
mieux à chaque malade ; qu'il doit être maître de choisir
parmi les moyens existants, celui qui lui paraît le meilleur,
et de donner la préférence à la camisole, si celle-ci lui
offre plus de sécurité et moins d'inconvénients qu'aucun
autre. La bannir entièrement^ en interdir l'usage d'une
manière absolue, c'est, croyons-nous, imposer une limite
arbitraire au traitement, et cela parfois au préjudice des
malades eux-mêmes.
Cette appréciation est loin de nous être personnelle. Elle
est partagée, croyons-nous, par le plus grand nombre des
médecins aliénistes français; mais il s'est introduit une *
source d'erreur et de confusion dans l'appréciation de leurs
sentiments à cet égard. Suivant que, dans l'expression de
leur manière de voir, ils ont principalement insisté sur le
désir de réduire le plus possible l'emploi de la camisole et
de la borner à certains cas exceptionnels, ou sur la nécessité
de ne pas la proscrire entièrement et d'en conserver l'usage
modéré, ils ont été arbitrairement classés parmi les parti-
sans ou parmi les adversaires de la contrainte corporelle.
Il eût été plus fidèle à la vérité, de faire ressortir l'uni-
formité de leur sentiment réel, que de profiter de quelques
variantes dans leur manière de l'exprimer pour établir entre
eux une dissidence apparente.
Pour nous, nous n'hésitons pas à le dire, nous pensons
qu'une des grandes préoccupations du médecin aliéniste
doit être de n'employer la camisole que le plus rarement
possible, mais qu'il doit rester libre d'en faire usage pour
NOUVEAUX PROJETS DE RÉFORME. 167
répondre à certaines indications très-pressantes et inhé-
rentes à l'état même de folie.
II
Nouveaux projets de réforme dans le régime des aliénés. — Leur traite-
ment : 1° dans leur famille; 2° chez des infirmiers; 3° à Gheel;
4° dans des colonies agi'icoles.
Depuis quelques années déjà, les anciens promoteurs
du no-restraint sont en arrière de beaucoup sur de nouveaux
philanthropes qui veulent porter bien plus loin leurs ré-
formes. Ce qu'ils contestent, c'est le droit même de séques-
trer les aliénés; ce qu'ils attaquent, c'est l'existence des
asiles ; et ils mettent à obtenir la destruction de ces éta-
blissements autant d'ardeur qu'on en a mis à obtenir leur
institution; ce qui naguère était encore pour notre pays
une gloire enviée par les nations voisines, est devenu un
attentat à la dignité de l'homme, une dérogation aux droits
des sociétés modernes.
La presse politique, nous l'avons dit, s'est mêlée de cette
question d'une manière qui montre assez combien elle lui
est peu familière, et tels journaux qui s'attribueraient volon-
tiers le monopole de toutes les réformes, de tous les pro-
grès, de toutes les émancipations, ne nous ont même pas
épargné la surprise de les voir demander, comme idéal du
traitement des aliénés, d'abord l'éloignement absolu du
médecin, puis le placement des malades sous l'autorité du
prêtre, contrôlée par l'avis, formulé au scrutin secret, des
infirmiers et filles de service, ou encore mieux l'absence
absolue de tout soin et de toute précaution, ainsi que cela
se pratique encore, paraît-il, dans quelques régions arrié-
rées de l'extrême Orient (voyez page hï).
Sans aller aussi loin, plusieurs confrères des plus hono-
rables pensent qu'il y a beaucoup à faire dans la voie de
168 ASSISTANCE.
l'émancipation des aliénés, et proposent, dans ce but, des
mesures qui méritent toute notre attention. Il est permis,
sans doute, de supposer que certains d'entre eux se laissent
entraîner au delà des bornes d'une pratique prudente, mais
il n'en est que plus nécessaire d'étudier tous les systèmes
nouveaux, de la manière la plus scrupuleuse et la plus ap-
profondie, et d'en adopter tout ce qui serait un perfection-
nement réel.
Cela fait, les exagérations paradoxales tomberont d'elles-
mêmes dans l'oubli, et l'organisation de notre assislance
publique, retrempée par la discussion, sortira triomphante
des attaques qui l'entourent, avec plus de force et plus de
vigueur pour l'avenir.
Jamais ces importantes questions n'ont été approfondies
d'une manière plus sérieuse que lors de la grande discus-
sion, qui eut lieu au sein de la Société médico-psycholo-
gique, en I86/4 et 1865; afin de rendre le débat plus facile
et plus pratique, on le spécialisa à la suite d'un remar-
quable rapport de M. J. Falret sur quatre points nette-
ment formulés. Nous exposâmes alors, sur chacun d'eux,
des opinions qui n'ont subi, depuis, aucune modification
importante; nous n'aurons donc qu'à les reproduire ici,
avec très-peu de changement (1).
Premier point. — Traitement dans la famille.
Convient-il de substituer à la séquestration des aliénés dans
les salles, leur séjour dans leurs propres familles avant leur
entrée dans les asiles, ou bien après y avoir résidé plus ou moins
longtemps, lorsque le médecin de l'asile juge possible de les ren-
voyer chez eux comme inoffensifs et incurables, moyennant une
rétribution annuelle ?
(1) Voyez Annales médico-psychologiques, 1865, p. 340,
TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 169
Remarquons d'abord que le séjour des aliénés dans leurs
propres familles est aujourd'hui un fait très-fréquent, puis-
que le nombre des aliénés séquestrés en France est envi-
ron le tiers du nombre approximatif des habitants affectés
d'une des formes d'aliénation mentale.
Sans doute, c'est surtout dans les classes aisées de la
société, que les familles s'appliquent à conserver près d'elles
leurs aliénés, mais il y a néanmoins, en dehors des asiles,
un grand nombre de malades qui, s'ils étaient admis dans
ces établissements, devraient y être à la charge des dépar-
tements.
Quelles sont donc les circonstances qui font qu'un aliéné
indigent, puisque c'est de cette classe qu'il s'agit surtout,
est envoyé à l'asile? Il en est deux principales : ou bien il
commet des actes dangereux, ou bien il est sans aucunes
ressources, sans soutien, sans parents.
Nous avons démontré précédemment que tout aliéné qui,
dans les premiers temps de son affection, ne se livre pas,
d'une manière répétée, à des actes compromettants pour
la sécurité ou la morale publiques, court grand risque, à
cause même de cette bénignité de symptômes, de rester sans
soins et de tomber au nombre des incurables.
Parmi ces incurables, il en est quelques-uns qui ne
cessent pas d'être doux et inoffensifs; mais beaucoup finis-
sent par devenir indociles et dangereux, les uns par leur
impulsion a la violence, d'autres par suite de penchants
erotiques affranchis de toute pudeur, d'autres, enfin, par
suite d'idées de persécution et du désir de la vengeance.
A ce moment, la sécurité publique étant menacée, l'au-
torité municipale se trouve en demeure d'agir, la séques-
tration d'office est demandée conformément à la loi, et un
incurable de plus vient grossir les charges du département.
D'autre part, alors même que la folie ne revêt aucun
caractère dangereux pour la société ni pour le malade, il
170 ASSISTANCE.
peut arriver que le maintien prolongé de celui-ci dans sa
famille devienne impossible, soit par suite de la mort des
parents qui avaient soin de lui, soit parce que les ressources
pécuniaires, ou l'esprit de charité venant à s'épuiser, les
proches s'exonèrent, sur la communauté, de la charge
qu'ils avaient d'abord supportée seuls.
Aussi constate-t-on parmi les aliénés entrant d'office dans
les asiles une déplorable proportion des chroniques et
d'incurables qui peuvent se ranger dans une des trois caté-
gories que nous venons déjà d'indiquer et que nous défi-
nissons avec plus de précision :
1° Ceux qui, après avoir été, au début de leur maladie,
et souvent pendant de nombreuses années, calmes et do-
ciles, finissent par devenir dangereux et doivent être séques-
trés par mesure de sécurité publique.
2° Ceux qui, après avoir été, plus ou moins longtemps,
gardés chez eux, perdent, par la mort ou autrement, les
proches qui s'étaient jusque-là chargés de les soigner.
3° Ceux dont les proches, bien qu'existant encore, cessent
de vouloir prendre soin, tantôt faute de ressources pécu-
niaires, tantôt parce qu'ils sont à bout de patience et de
dévouement.
Cela étant acquis, si l'on cherche dans quel cas le système
de traitement des malades dans leur propre famille pour-
rait être substitué au placement dans les asiles, on doit
reconnaître qu'il ne peut être question de cette substitution
pour les malades des deux premières catégories, puisque
pour ceux de la première la liberté, même restreinte, con-
stitue un danger social, et que pour ceux de la seconde la
famille n'existe plus.
C'est donc à ceux de la troisième catégorie et à eux seuls
que le système d'assistance à domicile pourrait être utile-
ment appliqué d'une manière primitive, c'est-à-dire avant
l'entrée du malade à l'asile.
TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 171
Lorsqu'en effet les sentiments d'affection persistent, mais
que les ressources pécuniaires manquent, un secours en
argent fourni par le département pourra lever l'unique
obstacle au maintien de l'aliéné parmi les siens ; et il pourra
arriver aussi que certaines familles, fatiguées des soins
qu'exige un de leurs membres privé de raison, trouvent
dans une subvention pécuniaire un stimulant suffisant pour
lui continuer leur assistance et renoncer à l'idée de son
éloignement.
Tels sont donc les seuls cas où l'on pourrait laisser les
malades dans leur famille, au lieu de les envoyer dans un
asile.
Quant à ceux qui pourraient être renvoyés cbez eux après
un séjour plus ou moins long à l'asile, il nous sera facile
de les désigner.
On sait que ce sont les* aliénés admis au début de leur
maladie et traités à temps, qui fournissent presque tous
les cas deguérison de nos statistiques; il en est cependant,
parmi eux, une notable proportion qui, en dépit du traite-
ment et par suite de la nature même de leur affection,
deviennent incurables et passent à l'état chronique.
C'est pour ceux-ci seulement que se pose la question de
savoir s'il serait possible ou opportun de les renvoyer au
bout d'un certain temps dans leur famille, au lieu de les
conserver indéfiniment dans les asiles.
Mais il faut éliminer tous ceux chez lesquels la folie, en
devenant chronique, continue à être dangereuse, soit d'une
manière continue, soit par paroxysmes, et malheureusement
ils constituent le plus grand nombre de nos chroniques; il
faut aussi, sauf des exceptions extrêmement rares, éliminer
les malades affectés de paralysie générale, car la nature de
leur maladie borne le plus souvent leur existence à des
limites assez courtes, et l'expérience prouve que, même
dans leurs périodes de calme et de rémission les plus com-
172 ASSISTANCE.
plètes, ils peuvent, d'un moment à l'autre, redevenir dan-
gereux ou commettre les actes les plus compromettants
pour eux ou leurs familles.
Après ces éliminations successives, nous n'aurons plus à
faire sortir de l'asile que ceux des aliénés qui, dangereux
au moment de leur admission, auraient cessé de l'être pour
redevenir doux et inoffensifs; mais, pour ceux-là même,
la sortie restera surbordonnée à la condition d'avoir encore
des parents disposés à les recevoir et à les soigner.
Les deux seules classes d'aliénés pour lesquelles le sé-
jour dans la famille peut remplacer le placement à l'asile,
sont donc :
1° D'une manière primitive, avant tout placement, ceux
qui, malades depuis plus ou moins longtemps, mais tou-
jours inoffensifs, ont été conservés jusque-là par des familles
n'ayant plus assez de ressources ou assez de dévouement
pour les garder plus longtemps sans une subvention.
2° D'une manière secondaire, après un séjour plus ou
moins prolongé à l'asile, ceux qui ont encore des parents
disposés à les recevoir, et qui, après avoir été dangereux à
une autre époque, sont redevenus calmes et inoffensifs.
En tenant compte des circonstances nécessaires pour
qu'un aliéné figure dans une de ces deux classes, on verra
que ce n'est guère que parmi les imbéciles, les idiots ou
les déments, qu'elles pourront se trouver réunies. Quant
à leur nombre, il serait extrêmement difficile de l'évaluer
avec une certaine précision, parce que l'un des termes de
la question, celui qui concerne l'existence et les dispositions
des familles, nous est presque toujours inconnu.
Cependant il nous semble que l'on peut, sans être bien
loin de la réalité, estimer à 10 pour 100 de la population
indigente des asiles, le nombre des malades qui pourraient,
dans ces conditions, être laissés ou renvoyés dans leur
famille.
TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. Ho
Ce nombre pourra paraître trop restreint aux personnes
qui, ne connaissant pas ces questions à fond, mais ayant eu
quelque occasion de visiter des asiles, ont vu, avec étonne-
ment, beaucoup de leurs habitants vaquer à des occupa-
tions régulières , et se figurent volontiers que tous ces
hommes, dont les actes sont ainsi régularisés, seraient capa-
bles de vivre sans inconvénients dans leur propre famille.
Mais cette illusion cessera quand, par une étude plus
approfondie, on aura reconnu :
Que beaucoup d'aliénés agissant dans l'asile d'une ma-
nière relativement sensée, se livreraient, dès qu'ils seraient
libres, à des actes inspirés par leur délire et contraires à
l'ordre social.
Que beaucoup, même à l'asile, éprouvent, à des époques
périodiques ou non, des paroxysmes d'agitation incompa-
tibles avec la liberté, et dont le retour serait d'autant plus
fréquent qu'ils seraient exposés dehors à plus de causes
excitantes,
Que, pour d'autres enfin, l'isolement est le seul moyen
de les soustraire à des excès qui les replongeraient tout de
suite dans le désordre intellectuel le plus complet.
En tenant compte de toutes ces circonstances, bien con-
nues de ceux qui sont habitués au contact journalier des
malades, on reconnaîtra que l'isolement est une mesure
absolument indispensable pour beaucoup d'aliénés qui sont
loin de présenter à un visiteur de passage le cachet d'une
folie manifeste, et que c'est faire les choses très-largement
que d'apprécier à 10 pour 100 la proportion de ceux pour
lesquels le séjour dans la famille n'aurait pas d'inconvé-
nients graves (1).
Remarquons encore, avant de passer à d'autres considé-
rations, combien l'on a été injuste en qualifiant les asiles
(1) Cette proportion n'a pu être atteinte jusqu'ici par les départements
des Vosges et du Rhône, qui ont fait cependant tout ce qu'ils ont pu, dans
ïlk ASSISTANCE.
de fabriques d'incurables. S'ils en contiennent tant, c'est,
d'abord, parce qu'on leur en envoie beaucoup de tout fabri-
qués ; c'est aussi parce que tous ceux qui y existent, qu'ils y
soient entrés ou qu'ils y soient devenus tels, sont l'objet de
soins hygiéniques et médicaux qui prolongent leur existence
et augmentent d'autant la durée de leur séjour.
Cherchons maintenant à préciser les avantages et les
inconvénients du traitement à domicile et déduisons-en les
conditions auxquelles il devrait être soumis.
Un des principaux arguments lancés contre les asiles,
c'est qu'on ne peut pénétrer dans un de ces établissements
sans être aussitôt environné de malades qui réclament avec
énergie leur mise en liberté. Cette impression est si générale,
que de très-bonne foi on se trouve amené à penser que tous
les aliénés traités dans les asiles désirent ardemment d'en.
sortir, et à croire que ce serait leur faire faire un pas
énorme vers le bonheur que d'exaucer ce désir.
Mais si l'on descend dans l'étude des détails, on recon-
naît vite que les réclamations n'ont pas le caractère d'una-
nimité qu'on est d'abord tenté de leur attribuer. Ceux qui
protestent sans cesse et réclament avec acharnement leur
mise en liberté sont surtout les malades récemment entrés,
les aliénés paralytiques, et les hallucinés en proie à un dé-
lire de persécutions, qui a conservé, en dépit du temps,
son intensité et sa netteté de systématisation ; et ce sont
justement ces malades qui, en raison du caractère dange-
reux de leur affection, ne pourraient, sans graves inconvé-
nients, sortir de l'asile.
Ceux, au contraire, qui sont dans un état de folie chror
nique inoffensive ou de démence confirmée, ceux, par con-
ces dernières années, pour appliquer en grand le traitemeut à domicile.
Si nos renseignements sont exacts, une cinquantaine d'aliénés seulement,
sur 1500 environ, ont pu être laissés dans leur famille, moyennant une
subvention annuelle.
TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 175
séquent, qui seraient seuls aptes à être éventuellement ren-
voyés dans leur famille, sont beaucoup plus réservés dans
leurs réclamations.
Qu'on fasse donc sortir de ces établissements tous les
malades que nous avons indiqués ; qu'on étende même, si
on le veut, ce système beaucoup au delà de ces limites, on
ne fera pas pour cela cesser les réclamations dont est
assailli tout étranger qui pénètre dans un établissement de
ce genre, et, pour peu qu'on ne vise pas à la suppression
absolue des asiles, mais seulement à la réduction, poussée
aussi loin que possible, du nombre de leurs habitants, on
peut être sûr que ceux que l'on y laissera séjourner, en
quelque petit nombre qu'ils soient, seront précisément ceux
qui réclament leur délivrance avec le plus d'insistance. La
seule chose qu'on aura gagnée sera l'unanimité, réelle celte
fois, dans les réclamations.
Passons au côté économique de la question. A l'appui de
leur projet de réforme, les adversaires des asiles diront
que le prix de journée payé pour chaque indigent est en
moyenne de 1 fr. 10 c, soitiOO francs par an; qu'en outre,
la plupart des départements ont dû consacrer à la fonda-
tion de leurs asiles un capital considérable, oscillant entre
2500 à 3000 francs par lit; qu'en ajoutant l'intérêt de ce
capital au prix de la pension, on arrive à un total de 500 à
550 francs, représentant le sacrifice annuel prélevé sur le
budget départemental pour chaque aliéné séquestré.
Comme d'ailleurs ils proposent de donner à la famille de
chaque malade subventionné une allocation annuelle de
200 francs environ, ils en concluent que l'aliéné assisté ne
coûtera plus que la moitié ou même le tiers de la somme
qu'il coûtait d'après l'ancien système. Mais ce calcul, s'il
était trop facilement admis, pourrait donner lieu à de nom-
breux mécomptes.
D'une part, il est douteux que 200 francs par an suffisent
176 ASSISTANCE.
pour assurer l'entretien d'un aliéné dans sa famille, et
indemniser des dépenses et des pertes qu'il occasionnera.
Ce n'est pas tout. Du moment où l'on saura qu'un secours
annuel peut être obtenu pour l'entretien d'un aliéné paisi-
ble, les familles n'auront plus aucun motif pour se charger,
sans subvention, de la garde de leurs malades. Il n'y aura
pas de vieillard à intelligence affaiblie, d'homme à sens
moral oblus, de femme à velléités hystériques, d'enfant à
développement arriéré, qui ne devienne un objet de spécu-
lation. Les administrateurs de tous les départements se
plaignent aujourd'hui de la trop grande fréquence des de-
mandes d'admission dans les asiles. Les demandes de pen-
sion seront bien plus nombreuses, tout aussi bien motivées
et bien plus difficiles h rejeter.
On verra donc s'accroître encore, dans des proportions
peut-être considérables, le nombre des aliénés secourus; et
alors même que chacun de ceux qui le seront à domicile
coûterait moins que chaque aliéné séquestré, le total des
dépenses sera augmenté plutôt que diminué.
En résumé, nous pensons que l'application du système
familial n'aura pour résultat ni de faire disparaître les
protestations et les demandes de mises en liberté, si
fréquentes dans les asiles actuels, ni de diminuer d'une
manière sensible les sommes que les départements sont
obligés de consacrer chaque année au traitement des alié-
nés.
Quel avantage présenterait donc ce système? Il lui reste-
rait celui très-réel, à notre avis, de contribuer au maintien
de l'esprit de famille, à la conservation de la solidarité que
les branches d'un même tronc se doivent entre elles; l'a-
liéné, restant dans le milieu auquel il a été habitué, pourrait
conserver des sentiments affectifs que l'éloignement aurait
promplement effacés; enfin le nombre des chroniques soi-
gnés dans les asiles diminuerait un peu, ce qui permettrait
TRAITEMENT DANS LA FAMILLE. 477
plus facilement d'y admettre les cas aigus susceptibles de
guérison.
11 restera à savoir si le secours accordé reçoit bien sa
destination, c'est-à-dire s'il est entièrement consacré à
l'entretien et au soulagement de l'aliéné.
On a proposé de charger de cette surveillance un inspec-
teur spécial résidant au chef-lieu du département; mais ce
fonctionnaire pourrait-il, à lui seul, s'assurer que toutes
les familles exécutent leurs obligations à l'égard de leurs
aliénés, et que ceux-ci continuent à présenter les conditions
voulues pour être laissés dans leur famille?
Les visites de cet inspecteur seraient nécessairement fort
éloignées; la distance ne lui permettrait pas de constater
si les obligations imposées sont remplies; il lui serait im-
possible de se rendre compte de la marche de la maladie
et de soumettre à un traitement ceux des aliénés qui, bien
que chroniques, pourraient avoir besoin d'être médica-
mentés; les émoluments qui lui seraient alloués, ajoutés à
ses frais de tournées, constitueraient une somme assez
forte, qui aggraverait les charges du département, sans
donner des garanties suffisantes pour que les intérêts des
malades soient sauvegardés.
Pour bien faire, il faudrait des visites médicales pouvant
se renouveler fréquemment, sans être prévues à l'avance,
et n'entraînant pas de déboursés considérables.
Un seul moyen peut réunir toutes ces conditions, ce serait
de charger de ce service les médecins cantonaux dans tous
les départements où cette institution fonctionne ; chacun
d'eux, obligé par position de parcourir très-fréquemment
le canton où il exerce, connaissant, pour ainsi dire, chaque
ménage et chaque individu, aurait mainte occasion de voir,
sans se déranger exprès pour cela, les quelques aliénés
secourus à domicile, vivant dans sa circonscription ; de
vérifier l'usage fait de la subvention accordée pour les soins
FOVILLE. 12
178 ASSISTANCE.
àleur donner; de se rendre compte des changements surve-
nus dans leur état, et de diriger, s'il y avait lieu, la marche
du traitement; sans grande augmentation de fatigue, il
pourrait connaître exactement tout ce qui concernerait
l'aliéné assisté et en informer l'autorité centrale par des
bulletins périodiques.
Dès qu'il aurait constaté que l'aliéné est maltraité ou
même négligé, que la subvention est détournée de son but,
ou que la maladie revêt un caractère dangereux, il devrait
provoquer l'envoi du malade à l'asile et le retrait de la sub-
vention. Sans doute, il recevrait une certaine rétribution
pour ce travail supplémentaire, mais cette dépense ne serait
pas considérable, et la surveillance serait beaucoup plus effi-
cace que si l'on créait une place spéciale d'inspecteur des
aliénés assistés pour chaque département.
En résumé, l'étude de ce premier point nous conduit
aux conclusions suivantes :
1° On pourrait laisser dans leurs familles, sans les en-
voyer à l'asile, et moyennant une subvention annuelle don-
née aux parents, les aliénés constamment dociles et inof-
fensifs.
2° Parmi les aliénés chroniques traités dans les asiles, il
en est un certain nombre qui, après avoir été dangereux à
une autre époque, sont devenus dociles et inoffensifs; dans
le cas où ces malades auraient encore des parents disposés
à les recevoir, il serait possible de les renvoyer dans leurs
foyers moyennant une subvention annuelle.
3° Les aliénés assistés à domicile devraient être l'objet
d'une surveillance très-vigilante, confiée aux médecins
cantonaux, sur le rapport desquels la subvention serait sup-
primée et le malade envoyé à l'asile dès qu'il serait établi
qu'il devient dangereux ou qu'il n'est pas, de la part de sa
famille, l'objet de tous les soins exigés par sa situation*
TRAITEMENT CHEZ DES INFIRMIERS. 179
Deuxième point. — Traitement chez des infirmiers.
Peut-on placer isolément quelques aliénés choisis par le mé-
decin dans le voisinage des grands asiles, chez des paysans, des
infirmiers ou des habitants des villages voisins, sous le contrôle
et la surveillance des médecins directeurs.
Ce système ne peut s'appliquer qu'à une proportion très-
limitée de malades, à cause du petit nombre de familles de
paysans vivant au voisinage de l'asile, ou de familles d'in-
firmiers, logés dans son enceinte mais en dehors des ser-
vices communs, capables d'assumer une semblable respon-
sabilité et de s'en acquitter convenablement. Ce ne peut
don/, être, au point de vue de la réforme du régime des
aliénés, qu'une mesure tout à fait exceptionnelle.
Dans ces limites, elle peut être bonne, car pour certains
malades il sera plus agréable de vivre dans un petit inté-
rieur que de faire partie d'un quartier populeux, et l'asile
sera assez voisin pour qu'eu cas d'agitation ou de période
de trouble, le malade y soit promptement réintégré et y
reste pendant le temps nécessaire pour ramener chez lui
le calme accoutumé.
C'est là une condition précieuse qui manque complète-
ment au système du traitement à domicile.
Il va sans dire que, dans ces conditions, l'aliéné devra
être encore l'objet d'une vigilante surveillance; mais,
comme elle pourra être exercée parles employés de l'asile,
elle présentera les chances voulues d'efficacité.
Concluons donc que, lorsqu'il sera praticable, ce système
pourra être utilement employé; mais reconnaissons .en
même temps qu'il ne sera susceptible que de rares appli-
cations et ne pourra jamais constituer une méthode géné-
rale d'assistance pour les aliénés indigents.
180 ASSISTAIS CÈ.
Troisième point. — Traitement à Gheel.
Peut-on créer des villages d'aliénés, semblables au village de
Gheel pour les malades incurables et inoffensifs, et même pour
tous les aliénés, sans exception, d'après certains auteurs ?
Nous ne pouvons traiter ici, d'une manière complète,
ce que l'on appelle la question de Gheel. Elle a fourni ma-
tière à des discussions des plus animées et à de nom-
breuses publications, auxquelles ceux qui auraient le désir
d'en approfondir l'étude devront recourir (1); nous n'en
donnerons qu'un très-rapide aperçu.
11 existe en Belgique, à quelques lieues d'Anvers, une
région peu fertile qui, pendant longtemps, a été presque
entièrement couverte de bruyères, et qui porte le nom de
Campine. Le chef-lieu de cette région est la petite ville de
Gheel, dont les habitants, au nombre de 5 à 6000, ont
depuis un temps très-reculé l'habitude de recevoir chez eux,
en qualité de pensionnaires, des aliénés qui leur sont confiés
par des familles ou par des administrations publiques. L'o-
rigine de cette habitude se relie à une légende touchante.
Il existait en ce lieu, au vne siècle, une chapelle dédiée à
saint Martin. La tille chrétienne d'un roi païen d'Irlande,
voulant se soustraire à la passion criminelle de son père,
vint se réfugier dans ce sanctuaire; elle y fut découverte
et mise à mort de la main même de ce père dénaturé. La
jeune victime fut enterrée dans l'église, .et plus tard cano-
nisée sous le nom de sainte Dymphne. La tombe de cette
sainte devint un lieu de pèlerinage auquel on attribua une
vertu spéciale pour la guérison de la folie. De tout le voi-
(1) On trouvera un index bibliographique très-complet de tout ce qui
concerne Gheel dans le livre de M. Jules Duval : Gheel ou une colonie
d'aliénés. 2« édition. Paris, 18G7, p. 39
TRAITEMENT A GHEEL. 181
sinage, et plus lard de lieux plus éloignés, on amena de
malheureux insensés dans l'espoir qu'un miracle leur ren-
drait la raison; mais l'effet n'était pas toujours immédiat,
et les familles qui n'avaient pas le temps de rester eurent
l'idée de laisser dans la localité les malades qu'elles avaient
amenés. Peu à peu ce mode de placement se systématisa,
et depuis des siècles on continue à amener à Gheel des alié-
nés, étales mettre en pension chez les habitants de cette
ville, qui les reçoivent dans leurs familles, leur font par-
tager leur mode d'existence et les associent à leurs travaux.
Cette sorte d'industrie a même été très -profitable au pays
et y a amené une sorte de richesse relative, grâce à laquelle
la stérilité naturelle du sol a pu être combattue avec suc-
cès.
Ainsi s'est constitué ce phénomène, unique au monde,
de toute une population d'aliénés vivant en communauté
et avec les apparences de la liberté, au milieu de gens qui
sont habitués à les surveiller età les utiliser, et qui n'éprou-
vent à leur égard aucun sentiment de crainte ni même de
défiance.
Longtemps l'existence même de Gheel paraît être restée
ignorée du public, et surtout du public médical. Esquirol
visita cette ville en 1821, et publia une notice sur ce qu'il
avait vu, sans formuler aucun jugement. En 1842, M. Moreau
(de Tours) y alla et se montra très-favorable au principe de
la vie des aliénés en liberté, sans que son opinion ait fait
grande sensation à cette époque. Guislain, au contraire,
y vit tout en mal et jugea très-sévèrement cette institu-
tion.
Mais c'est surtout depuis 1857 que la question de Gheel
a fait grand bruit, grâce au patronage de MM. Parigot, Drost,
Jules Duval, Bulkens, Mundy. Il en est peu sur lesquelles
les appréciations aient été plus divisées, et où l'on ait attri-
bué à une seule et même chose tant de mérites d'un côté,
182 ASSISTANCE.
tant de défauts de l'autre. Tandis que les uns ont représenté
Gheel comme l'idéal de la perfection en ce qui concerne
le traitement des aliénés, et l'ont nommé le paradis des
fous ', d'autres, ne voulant y voir qu'une réunion des con-
ditions les plus mauvaises, accusent ce système de per-
mettre des accidents fréquents, des meurtres, des bles-
sures, des grossesses, et d'abandonner sans défense de misé-
rables aliénés aux mauvais traitements de paysans grossiers,
ou au moins à l'exploitation d'avides spéculateurs.
La meilleure réponse à faire à ces exagérations en sens
opposé nous paraît ressortir des passages suivants du rap-
port de M. Jules Falret : « Cette colonie, telle qu'elle est
«aujourd'hui organisée, dit-il, n'est ni aussi bonne que
» l'ont prétendu ses partisans enthousiastes, ni aussi mau-
» vaise que l'ont affirmé ses adversaires systématiques.
» C'est un mode de l'assistance publique relative aux aliénés
» qui a ses avantages et ses inconvénients. Elle peut surtout
» convenir aux aliénés si nombreux, arrivés à une période
» avancée de chronicité, qui sont généralement tran-
)> quilles et inoffensifs, qui ne présentent que de loin en
» loin des paroxysmes d'agitation, et qui n'exigent ni des
» soins assidus, ni des moyens de répression énergiques.
» Mais pour les malades qui, dans les périodes aiguës de
» leur affection, offrent de véritables dangers pour eux-
» mêmes ou pour la sécurité publique, pour ceux dont l'é-
» tat maladif réclame des soins de chaque instant ou un
» traitement médical suivi avec persévérance, aucun moyen
» ne pourra, selon nous, remplacer les avantages moraux
» et matériels que les aliénés trouvent aujourd'hui dans nos
» asiles bien organisés.... Gheel ne pourra et n'a pu se per-
fectionner qu'en se rapprochant des asiles fermés. Ceux-
» ci à leur tour ne pourront s'améliorer qu'en marchant
» avec une prudente lenteur, mais avec persévérance dans
» la voie de la liberté Selon nous, Gheel a plus gagné
TRAITEMENT A GHEEL. 183
» en se rapprochant des asiles que ceux-ci en se rappro-
» chant de Gheel (1). »
Malgré ces perfectionnements, l'institution doit laisser
toujours beaucoup à désirer sous le rapport du traitement
médical de la folie récente et susceptible de guérison; et au
point de vue de l'organisation tout n'y est pas parfait, puis-
que le plus fervent de ses admirateurs, M. Jules Duval, après
avoir exposé son mode d'administration, blâme le système
des commissions auquel elle est soumise et qu'il qualifie
« d'associations passagères, mobiles, impersonnelles, irres-
» ponsables, exposées à se relâcher de leur zèle primitif».
Puis il ajoute : « A ces complications, nous préférerions
» un directeur unique, investi de pouvoirs étendus, respon-
» sable devant le gouvernement, soumis dans de justes
» limites au contrôle des comités de surveillance. L'adminis-
» tration simplifiée y gagnerait en activité et en utilité (2). »
Mais nous ne devons pas perdre de vue que l'objet actuel
de nos recherches n'est pas d'établir la balance des mérites
et des défauts de la colonie de Gheel, mais bien de savoir
s'il est possible de créer des colonies semblables dans nos
départements français, soit pour les malades incurables et
inoffensifs, soit même, comme certains auteurs le deman-
dent, pour tous les aliénés sans exception.
Remarquons d'abord combien les partisans de ce dernier
système sont exagérés dans leurs aspirations, ou peu au
courant des questions qu'ils traitent. Ils paraissent croire
qu'à Gheel môme on a l'habitude de recevoir ou de garder
tous les aliénés sans exception ; mais il est loin d'en être
ainsi. Le règlement spécial du 1er mai 1851 dit, art. 27 :
» Peuvent être placés dans la commune de Gheel les aliénés
» de toutes les catégories, à l'exception de ceux à l'égard
» desquels il faut, employer avec continuité les moyens de
(lj Annales médico-psychologiques, 1862, p. 162-165.
(2) J. Duval, Gheel, p. 123.
184 ASSISTANCE.
» contrainte ou de coercition, les aliénés suicides, les ho-
» micides et incendiaires, ceux dont les évasions auraient
» été fréquentes, ou dont les affections seraient de nature à
» troubler la tranquillité ou à blesser la décence pu-
» blique(î) », autrement dit à l'exception de tous les aliénés
dangereux, agités ou gênants. Voilà qui modifie singu-
lièrement la thèse, et nous ne pouvons nous empêcher de
porter envie à un établissement d'aliénés d'où sont éliminées
toutes ces catégories de malades, en nous disant que s'il
en était de même dans nos asiles, nous saurions aussi y
faire régner tous les dehors de la liberté et toute la séré-
nité d'une existence bourgeoise. Mais nous nous demandons
en même temps s'il n'aurait pas été plus simple et plus
conforme à la vérité de donner à cet article 27 la rédaction
suivante : « Ne pourront être placés à Gheel que les aliénés
» calmes et inoffensifs. »
Il est donc bien entendu que, si l'on voulait cherchera
reproduire ailleurs la colonie belge, il ne saurait être ques-
tion d'y placer que les malades calmes et non dangereux.
Même en réduisant le programme à ces termes, la création
de toutes pièces d'un Gheel français est à nos yeux une
utopie absolument irréalisable. Ce qui se pratique à Gheel
est le résultat de circonstances toutes spéciales produites
par une tradition de plusieurs siècles; pour organiser, de
nos jours, en France, quelque chose d'analogue, il faudrait
un ensemble de conditions géographiques, sociales et pé-
cuniaires dont on ne peut espérer la réunion.
Où trouver, dans nos campagnes, si morcelées et à popula-
tion généralement dense, une vaste étend ue de territoire com-
parable aux plaines de la Campine ? Où prendre, en supposant
même que la localité pût exister, une population qui voulût
s'y transplanter, y exercer toutes les professions que comporte
(1) J. Duval, Gheel, p. 294.
TRAITEMENT DANS DES COLONIES AGRICOLES. 185
un centre d'habitation, dans le seul but de servir de nour-
riciers à des malheureux privés de raison? Et en supposant
même que, par impossible, la localité fût trouvée et la po-
pulation prête à s'y installer, comment se procurer les
capitaux nécessaires pour mettre en œuvre une aussi gigan-
tesque opération ? Comment inspirer à tous les colons qui,
sans doute, ne seraient pas l'élite des populations honnêtes,
le sentiment de respect et d'affection pour leurs malades,
sans lequel ils ne pourraient remplir leur mission?
Nous ne pensons pas, du reste, que personne considère
une reproduction pure et simple de Gheel comme réelle-
ment possible en France, et nous passons à l'examen du
quatrième point discuté, celui qui est certainement le plus
susceptible d'un développement pratique et le plus fécond
en résultats utiles.
Quatrième point. — Traitement dans des colonies
agricoles.
Peut-on créer des fermes agricoles enclavées dans les grands
asiles, ou simplement annexées, dont les constructions, l'orga-
nisation et les règlements donneraient aux aliénés plus de liberté
relative, plus de bien-être et un genre de vie plus rapproché de
celui de V homme en société ?
Remarquons avant tout qu'il ne peut pas être permis de
présenter cette méthode comme contraire au mode actuelle-
ment adopté pour le traitement des aliénés; loin de là, elle
n'en est qu'un perfectionnement vers lequel tendent depuis
longtemps tous les efforts éclairés, et qu'en France particu-
lièrement l'administration s'occupe de généraliser autant
que cela se peut.
Ne voyons- nous pas, en effet, de tous côtés, le désir
d'arracher les aliénés à l'oisiveté et, autant que possible, de
les faire travailler au grand air? et, comme conséquence for-
186 ASSISTANCE.
cée, n'y a-t-il pas une tendance générale à joindre à chaque
asile un vaste terrain de culture, et à faire de ces établisse-
ments des espèces de phalanstères ruraux, où, à côté du plus
grand nombre des malades occupés à cultiver la terre,
quelques uns exercent leurs anciennes professions indus-
trielles de tailleurs, menuisiers, serruriers, cordonniers,
pendant que les femmes s'adonnent à la couture, à la
confection et à la réparation des vêtements et au blanchis-
sage du linge.
Les nouveaux asiles qui se construisent sont presque tous
constitués sur ces bases, et les anciens tendent chaque jour
à s'en rapprocher. Aussi les littérateurs les plus ardents à
combattre des institutions qu'ils ne connaissent pas, se-
raient-ils tout étonnés s'ils voyaient la diversité des travaux
exécutés par les malades de certains asiles.
A qui donc est due cette heureuse impulsion? Sans au-
cun doute, au corps des médecins aliénistes qui, suivant
l'exemple de Ferrus, ont reconnu depuis longtemps que le
meilleur moyen de dissiper le délire de leurs malades et de
leur faire oublier leur captivité était de mettre constam-
ment en œuvre leurs aptitudes et leurs connaissances, en
les soumettant à la grande loi imposée à tous les hommes,
celle du travail; en un mot, en les rapprochant le plus
possible des conditions de la vie sociale ordinaire.
Écartons donc la prétention de prêcher une réforme qui
n'est pris à faire, et reconnaissons une tendance générale à
donner à l'aliéné des occupations appropriées à ses capa-
cités, une liberté, relative compatible avec son état.
Avant de formuler des principes généraux, des règles
applicables à tous les cas, examinons ce qui se pratique
dans la plupart dos asiles actuels. Construits d'après les
principes posés au commencement de ce siècle, ils se com-
posent en général d'un certain nombre de bâtiments grou-
pés plus ou moins symétriquement autour de construc-
TRAITEMENT DANS DES COLONIES AGRICOLES. 187
tions destinées aux services administratifs et entourés de
jardins aussi vastes que faire se peut.
Chaque jour, à des heures déterminées, tous les ma-
lades valides et susceptibles de travailler sortent sous la
direction de surveillants spéciaux, et se rendent à divers tra-
vaux dejardinage ou de terrassement ; après le travail, ilsren-
trent dans leur quartier, où tous les actes de leur journée,
lever, repas, récréations, coucher, sont soumis à une régu-
larité parfaite, aune uniformité presque militaire, sans la-
quelle le désordre ne manquerait pas de régner dans d'aussi
nombreuses agglomérations.
Voilà ce qui, depuis longtemps déjà, se fait à peu près
partout, ce qui a donné des résultats très-satisfaisants, quoi
qu'on en dise, et ce qu'à une époque on a pu considérer
très-logiquement comme la dernière expression du progrès.
Mais les grands asiles d'aliénés ne peuvent guère rester
stationnaires, et depuis quelques années déjà, un nouveau
mouvement progressif leur a été imprimé.
La culture, même maraîchère, exige autre chose que du
terrain; il lui faut des constructions spéciales; les asiles ont
donc dû se compléter par la construction d'une ferme.
Tantôt celle-ci a été comprise dans le périmètre de l'asile
lui-même, tantôt elle lui aétéconfiguë, tantôt enfin, par suite
de circonstances locales et sans idée de système préconçu,
elle a été plus ou moins éloignée.
Mais bientôt, (l'encombrement se produisant dans l'asile
primitif, et le nombre des malades chroniques augmentant
partout, on a dû se demander s'il y avait nécessité de faire
rentrer pour les repas et pour la nuit, dans les quartiers
fermés, les malades tranquilles que leurs occupations appe-
laient toute la journée dans les dépendances rurales; si par
conséquent, il fallait ajouter de nouveaux bâtiments très-
dispendieux aux constructions déjà bien coûteuses qui
forment l'asile primitif.
188 ASSISTANCE.
On a pensé qu'il serait plus économique pour l'adminis-
tration, et plus agréable pour les malades, de leur procurer
réfectoires et dortoirs dans la ferme elle-même, et cette
combinaison une fois réalisée, on a eu l'idée de donner aux
lermes ainsi organisées un nom spécial ; on les a qualifiées
de colonies.
Dans ces annexes, l'aliéné calme reste toujours sous la
surveillance et l'autorité du médecin; mais par ses occu-
pations, par le lieu de son habitation, il est moins détourné
de ses habitudes antérieures; l'éloignement des malades
turbulents et désordonnés dans leurs actes écarte le spec-
tacle des moyens indispensables pour réprimer leurs écarts.
La régularité continue à présider aux diverses occupa-
tions qui remplissent la journée, mais elle peut être moins
impérieuse, moins porter le caractère de la contrainte.
Le passage de la colonie à l'asile fermé, et de l'asile fermé
à la colonie étant toujours facile, il devient possible de faire
profiter de la liberté relative dont on jouit dans cette der-
nière les nombreux malades qui passent successivement
du calme à l'agitation, de l'agitation au calme, et qui, par
conséquent, ne peuvent ni être laissés dans leur famille,
ni être placés chez des voisins. Ces changements rompent la
monotonie de la séquestration; ils deviennent entre les
mains du médecin un heureux moyen d'encouragement ou
de répression; ils permettent de soumettre les convales-
cents à une épreuve souvent très-utile avant de les rendre
à la liberté complète.
C'est sur ces bases qu'ont été fondées par MM. Labitte les
colonies de Fitz-James etdeVilliers, dépendances de l'asile
de Clermont (Oise) ; qu'ont été organisées parMM. Dumesnil
et Auzouy les fermes de Quatre-Mares, à Rouen, et de Saint-
Luc, à Pau.
On ne saurait trop encourager le développement de ces
colonies, et plus elles prendront d'importance, plus on
TRAITEMENT DANS DES COLONIES AGRICOLES. 189
pourra réduire la proportion des bâtiments, toujours plus
coûteux, de l'asile fermé, sans cependant pouvoir y renon-
cer d'une manière absolue.
Pour que l'établissement rural puisse acquérir une pré-
dominance de plus en plus notable, il devra être très-rap-
proché ou encore mieux limitrophe de l'asile fermé, afin
que la surveillance puisse s'étendre sur les deux à la fois,
que l'organisation des services généraux n'ait pas besoin
d'être dédoublée, et que le passage des malades de l'un à
l'autre puisse être effectué immédiatement.
Ainsi comprise et développée, l'organisation des colonies
sera un nouveau progrès dans la voie déjà si fertilement
parcourue depuis soixante ans, de l'amélioration du sort
des aliénés ; mais tout en travaillant à leur développement
ne laissons pas altérer le caractère de la colonisation, ni
croire qu'elle représente un principe nouveau; loin de là,
elle est le résultat normal du perfectionnement progressif
des asiles ordinaires, elle n'a pas été une conception idéale,
née avec des prétentions révolutionnaires, dans un esprit
justement indigné contre les asiles modernes; elle n'a pas
le droit, de se poser devant nous en réformatrice sévère.
Nous devons, au contraire, l'accueillir comme l'expres-
sion la plus avancée, jusqu'à ce jour, des efforts de nos de-
vanciers; elle est leur œuvre; c'est à nous de faire fructifier
leur héritage; on doit en rapporter l'honneur tout entier
aux médecins aliénisles et ne pas en faire une arme tour-
née contre eux.
Après avoir examiné successivement les quatre points
soumis à la discussion, nous résumerons notre opinion sur
chacun d'eux dans les conclusions suivantes :
1° II est un certain nombre d'aliénés inoffensifs qui peu-
vent être laissés dans leur famille moyennant une subven-
tion pécuniaire, mais à condition d'être fréquemment visi-
tés par des médecins chargés de s'assurer qu'ils sont l'objet
190 ASSISTANCE.
de soins convenables, et que leur maladie ne prend pas un
caractère dangereux.
2° Le placement d'aliénés tranquilles chez des paysans
ou des infirmiers voisins de l'asile, peut être avantageux
pour quelques malades; mais la proportion de ceux qui
pourront profiter de ces avantages sera toujours très-limi-
tée, à cause du petit nombre de familles assez voisines de
l'asile et assez recommandables pour qu'on puisse leur
confier des malades.
3° La création de villages d'aliénés semblables au village
de Gheel paraît absolument irréalisable en France, au temps
actuel.
h° La création de fermes annexées aux asiles est le meil-
leur mode d'améliorer le sort des aliénés valides et inof-
fensifs; c'est le seul moyen de procurer à une proportion
considérable de malades une vie conforme à leur condition
sociale antérieure et une liberté relative. Ces fermes ou
colonies agricoles, loin de constituer un système nouveau,
antagoniste de la pratique des asiles actuels, n'en sont que
le complément et le perfectionnement. Le mérite de leur
organisation doit être rapporté principalement au corps
des médecins aliénistes, et ce sont eux aussi qui devront
avoir la plus grande part dans leur développement et leur
amélioration progressive.
III
Petits asiles communaux proposés par M. Delasiauve.
Il est encore un système de traitement applicable aux
aliénés dont nous devons dire quelques mots. Son auteur,
M. Delasiauve, propose d'organiser, sur toute la surface de
la France, dix mille petits établissements communaux te-
nant à la fois de la ferme, de l'hospice et de l'asile, dans
chacun dequels seraient traités 7 ou 8 aliénés appartenant à
PETITS ASTLES COMMUNAUX. 191
la localité même, ce qui porterait à 60 000 ou 80 000 le
nombre des malades assistés de la sorte, sans préjudice de
ceux qui, à cause du caractère dangereux de leur affection,
continueraient à être envoyés dans les asiles fermés. Par ce
moyen l'assistance serait mise au niveau de tous les besoins,
et il n'y aurait plus un seul aliéné privé des secours que
réclame son état.
Chacun de ces établissements ou cottages serait une ferme
exploitant de 10 à 50 hectares, dans laquelle seraient réu-
nis tout le matériel et le personnel d'une culture ordinaire,
et où il y aurait en outre les accommodations convenables
pour recevoir quelques aliénés et un nombre suffisant de
gardiens chargés de les soigner. Un médecin les visiterait
souvent, une commission nombreuse composée des princi-
paux notables de la localité surveillerait tous les détails du
service; l'abondance et le confortable accompagneraient les
malades dans tous les détails de leur existence, et avec tout
•cela la dépense resterait inférieure à celle des malades placés
dans les asiles (1). Nul ne pourrait méconnaître l'excellence
des intentions deM.Delasiauve, et sasollicitude ardente pour
la cause des aliénés ; il est certain aussi que pour une pro-
portion notable de malades il y aurait grand avantage à ne
pas être éloignés de leur domicile, et à pouvoir jouir du
bienfait de l'assistance et du traitement médical sans être
séparés de leurs familles. Mais si, sous ce rapport, le nou-
veau projet mérite tout éloge, il faut reconnaître que sous
beaucoup d'autres il est encore trop-vague et trop incom-
plet pour pouvoir être soumis à une discussion rigoureuse.
A quel mode de division territoriale correspond ce chiffre
de 10 000 cottages-asiles, alors qu'il y a en France 3000
cantons et 38 000 communes? le nombre de 80 000 places
ne dépasserait-il pas de beaucoup celui des malades suscep-
(1) Voy. Annales médico-psychologiques, 1863, t> II, p. 100, et le
Journal de médecine mentale, 1869, nov., p. 338.
192 ASSISTANCE.
tibles d'y être admis, puisque ce seraient des asiles ruraux,
et que la folie est surtout commune dans les villes? La dis-
tribution des cas d'aliénation sur la surface du pays se
fait-elle d'une manière assez régulièrement proportionnelle
aux circonscriptions territoriales pour que les moyens de
traitement, ainsi préparés, pussent correspondre exacte-
ment aux besoins? Tout cela étant admis, serait-il possible
de trouver un nombre suffisant de cultivateurs dévoués,
de médecins habiles, de gardiens convenables ? Enfin com-
ment s'exercerait le contrôle, la surveillance? Quel serait
le mode d'entretien? A qui incomberait la dépense, et
surtout celle-ci ne serait-elle pas tellement considérable,
pour chaque malade, qu'elle dépasserait de beaucoup les
ressources destinées à y faire face? Voilà quelques-uns
des doutes qui se présentent de prime abord à l'esprit,
et que M. Delasiauve devrait éclaircir avant qu'il soit pos-
sible de juger, en connaissance de cause, sa nouvelle pro-
position. Du reste, celle-ci n'est jusqu'à présent qu'au
simple état de projet; nous avons voulu en dire un mot
néanmoins, tant en raison de son caractère original qu'à
cause de l'attention que commandent tous les travaux d'un
savant aussi distingué que l'honorable médecin de la Sal-
pêtrière.
IV
Règles essentielles à observer dans la fondation et l'organisation
des asiles publics d'aliénés.
D'après l'examen que nous avons fait, dans les chapitres
précédents, des différents modes de traitement et d'assistance
publique applicables aux aliénés, nous sommes amené à
considérer que celui de tous qui présente le plus d'avan-
tages pour la grande majorité de ces malades, c'est l'isole-
ISOLEMENT DAN'S DES ASILES SPÉCIAUX. 193
ment dans un asile spécial. Il nous reste à indiquer d'une
manière rapide quelles sont, à notre avis, les conditions
les plus essentielles de l'organisation de ces établissements.
Si nous disons, à notre avis, ce n'est pas qu'il y ait dans ce
qui suit rien de bien original, ni qui nous soit personnel;
mais c'est parce qu'il est nécessaire de faire un choix au
milieu de la très-grande quantité d'idées, de doctrines, de
théories différentes émises par tout le monde et tombées
dans le domaine public. Tout ce que nous pouvons consi-
dérer comme nous étant propre dans la question, c'est le
choix d'un certain nombre de ces idées et leur coordination
rationnelle, leur systématisation.
Il importe d'abord de bien s'entendre sur le sens à
donner au mot isolement, pris dans cette acception.
Serait-ce une séquestration absolue, l'absence de tout
commerce avec d'autres hommes, la claustration perpé-
tuelle dans un cabanon, ainsi que cela a été dit par divers
adversaires de la loi et des asiles? Nullement; et pour le
prouver, ce n'est pas à des autorités médicales, mais au
témoignage d'hommes politiques et de juriconsultes que
nous allons recourir.
M. de Barthélémy, parlant devant la chambre des pairs,
reproduit, pour définir l'isolement, le texte de l'exposé des
motifs. « Le plus souvent », dit-il, « il ne consiste qu'à
placer l'aliéné dans une situation nouvelle, en le séparant
des lieux qu'il habitait, et des personnes qui formaient ses
relations habituelles (1). »
De même M. Suin a soin de dire : a L'isolement est
l'éloignement des lieux et des objets, la séparation d'avec
les personnes, la rupture avec les relations et les habitudes
au milieu desquelles la folie a pris naissance, et qui ont pu
en être les causes. C'est le changement des êtres et des
(1) Moniteur au U juillet 1837, p. 1772.
foviixe. 4 3
194 ASSISTANCE.
sources d'idées et de sentiments qui ont exercé une fatale
influence ; c'est la mise de l'aliéné à l'abri de l'entourage
qui a produit les impressions dont on veut écarter le renou-
vellement, pour laisser le malade tout entier sous le fonc-
tionnement du traitement curatif (1). »
Sans doute ces conditions peuvent quelquefois être
réalisées au domicile même des malades, ou dans une
maison à leur usage exclusif. Mais il faut pour cela le con-
cours d'un grand nombre de circonstances difficiles à
réunir ; la première de toutes et la plus rare est une grande
fortune ou du moins une très-large aisance. Aussi cette
méthode est-elle tout à fait exceptionnelle. Dans l'im-
mense majorité des cas l'isolement se pratique dans des
établissements qui portent, dans le langage ordinaire, le
nom de « Maisons de santé » quand ils sont destinés à
recevoir un nombre assez limité de pensionnaires riches
ou aisés, et celui « d'Asiles » lorsqu'ils sont destinés au
traitement collectif d'un grand nombre de malades, et prin-
cipalement des indigents à la charge des départements.
Nous n'avons pas à nous occuper ici des maisons de santé,
établissements privés, relativement indépendants, et dont
la valeur dépend surtout du mérite des chefs qui sont à leur
tête.
Nous ne parlerons donc que des asiles publics, ou des
établissements privés faisant fonction d'asiles publics.
Sans doute nous ne prétendons pas qu'un établissement
de ce genre ne puisse être bon que s'il offre toutes les con-
ditions que nous allons énumérer; nous croyons, au con-
traire, que presque toujours la valeur personnelle des
hommes qui sont à la tête d'un asile peut suppléer, dans
une grande mesure, aux inconvénients matériels et aux
défauts d'organisation, et que réciproquement un asile par-
(1) Suin, Rapport au Sénat, p. 14.
ORGANISATION DES ASILES PUBLICS. 195
faitement construit et organisé, confié à un mauvais chef,
ne donnera que de fâcheux résultats. Mais il n'en est pas
moins opportun de faire connaître les meilleures disposi-
tions à adopter dans le cas d'une création nouvelle pu l'on
serait libre de tout régler à nouveau^ sans être gêné par rien
de préexistant.
Un asile public d'aliénés pour réunir les meilleures con-
ditions possibles, doit à notre avis :
1° Être situé à la campagne, près d'une ville, et autan!
que possible près du chef-lieu du département;
2° Avoir pour chef un directeur-médecin ;
3° Recevoir une population de 300 à 500 personnes des
deux sexes, embrassant toutes les catégories de malades,
sauf certains aliénés criminels, et comprenant» outre les
indigents du département, un certain nombre de pension-
naires des classes aisées ;
k° Etre composé de bâtiments ou quartiers indépendants,
groupés à droite et à gauche des bâtiments d'administra-
tion et des services généraux, et présentant une disposition
telle que le nombre des constructions puisse être augmenté,
après coup, sans que l'harmonie de l'ensemble en soit trop
altérée \
5° Contenir une série d'ateliers, pour occuper les ma-
lades des deux sexes qui ont un métier;
6° Il doit surtout posséder un domaine où le travail du
jardinage et la culture maraîchère puissent être accessibles
à tous les malades valMes qui n'ont pas d'autre état* Dans
ce domaine, des bâtiments de ferme doivent contenir toutes
les dépendances nécessaires à une exploitation de ce genre,
et être appropriés pour recevoir^ en outre, un certain
nombre de malades tranquilles,
Nous ne pénétrerons pas plus loin dans les détails relatifs
à la construction et à l'organisation des asiles; mais> tout
en nous en tenant à ces conditions essentielles, nous en-
196 ASSISTANCE.
trerons dans quelques développements aussi concis que
possible sur chacune d'elles.
1° L'asile, avons-nous dit, doit être situé à la campagne,
près d'une ville, et autant que possible près du chef-lieu du
département. Aujourd'hui plus que jamais, on est d'ac-
cord pour réclamer, en faveur des aliénés, l'espace, la liberté
relative, la facilité de prendre de l'exercice et de travailler
au grand air, conditions qui exigent toutes une étendue de
terrain assez considérable, et l'absence de tout voisinage
immédiat gênant ou nuisible. Toutes ces conditions ne
peuvent se trouver réunies dans les villes, où du reste les
terrains ont une valeur trop élevée; il faut donc que ces
établissements soient reportés à la campagne. Il est inutile
d'ajouter que le site doit être sain, choisi sur une colline, plu-
tôt qu'au fond d'une vallée, et que l'approvisionnement de
l'eau doit y être facile. Mais, tout en recherchant la cam-
pagne, il est essentiel de rester au voisinage d'une ville, et
par voisinage nous entendons une distance de 1 à k kilo-
mètres.
Sans cela, les familles ont trop de peine à venir voir les
malades, qui deviennent ainsi victimes d'un isolement réel,
d'une sorte d'exil; les approvisionnements sont difficiles et
coûteux; la concurrence des fournisseurs fait défaut; les
fonctionnaires et employés de l'établissement, privés de
toutes relations sociales, de tout moyen de distraction et
d'expansion au dehors, mènent une vie trop concentrée,
qui produit presque infailliblement des tiraillements, des
inimitiés intérieures, inconvénients aussi préjudiciables à
la tranquillité et à la considération des personnes qu'au
bon accomplissement du service.
Il est de plus à désirer que la ville voisine soit le chef-
lieu du département. Involontairement les préfets et les
conseils généraux portent un intérêt plus vif à un établis-
sement qui est tout près d'eux, sur lequel ils peuvent tou-
situation et direction. 197
jouis exercer leur attention; cette proximité facilite la
solution d'un grand nombre d'affaires; souvent une entre-
vue de quelques minutes avance plus les choses qu'une cor-
respondance prolongée. Enfin, s mous tenons à une discré-
tion raisonnable, nous sommes loin, on le sait, de vouloir
envelopper ce qui se fait à l'asile d'un mystère impénétra-
ble. Nous pensons, au contraire, qu'il est bon que le con-
trôle et la surveillance soient faciles, que les chefs de l'au-
torité administrative et judiciaire y aient un accès com-
mode, que le public lui-même puisse se tenir à peu près
au courant de ce qui s'y passe, afin que tout abus puisse être
promptement réprimé, et que le bien soit hautement re-
connu. Nous ne saurions trop le répéter, les médecins
aliénistes ont tout à perdre à se retrancher dans l'ombre et
Pisolement, tout à gagner au contraire à rechercher la
lumière et à donner une certaine évidence à ce qu'ils font,
afin que l'on rende justice à l'honnêteté de leurs efforts
et au succès de leurs résultats. Et tout cela est bien plus
facile à la portée du chef-lieu du déparlement que dans une
campagne écartée.
2° L'asile doit avoir pour chef un directeur-médecin. Loin
d'être un inconvénient, la réunion des deux ordres de
fonctions est, au contraire, à nos yeux un grand avantage,
mais à deux conditions : d'abord qu'elle ne fasse pas peser
sur un seul homme des devoirs au-dessus de ses forces, et
que Fhomme réunisse d'ailleurs les qualités et le savoir
nécessaires pour s'acquitter convenablement de sa double
tâche; ensuite que la surveillance soit assez efficace et assez
fréquente pour qu'on ne puisse pas accuser le directeur-
médecin d'arbitraire et d'excès de pouvoir. C'est dans ce
but que nous avons demandé que chaque asile reçoive,
au moins une fois par an, la visite d'un des inspecteurs
généraux, et que l'admission dans la carrière soit subor-
donnée à un concours. Si ces conditions sont remplies, la
198 ASSISTANCE.
réunion des fonctions médicales et administratives entre les
mêmes mains donnera à toutes les parties du service une
unité de vues, une harmonie de direction dont on ne sau^
rait trop apprécier l'importance, et à laquelle rien ne
pourrait suppléer.
3fi L'asile doit recevoir toutes les catégories de malades,
sauf certains aliénés criminels. L'exception que nous avons
indiquée comme nécessaire (p. iUS), une fois admise, l'asile
devra admettre tous les aliénés sans distinction; c'est dire
qu'il ne sera pas question de curables et d'incurahles, d'aU
gus etdeohroniques. Il est très-avantageux que les malades
en traitement puissent être classés au milieu de malades
chroniques, habitués depuis plus ou moins longtemps à la
vie de l'asile, à sa discipline, à ses occupations. L'influence
de ce milieu, la contagion du bon exemple contribuent
beaucoup à calmer l'excitation des nouveaux venus et à
régulariser leurs actes. Dans un service qui ne serait corn-^
posé que de oas de folie aiguë , il serait impossible
d'avoir aucun ordre, d'organiser aucune réglementation;
la nécessité de s'occuper tous les jours, en détail, de cha-=
que malade pour rechercher les indications nouvelles et
régler le traitement en conséquence, forcerait à en réduire
le nombre aux mêmes proportions que celles d'un service
d'hôpital ordinaire. Par contre, un service entièrement
composé de chroniques auxquels ne viendrait jamais s'ajou*
ter un cas aigu, ne présenterait que très-peu d'intérêt; la
rareté des guérisons découragerait le médecin et endormi'
rait inévitablement sa vigilance. La combinaison des deux
éléments nous paraît indispensable pour les malades aussi
bien que pour celui qui est appelé à les traiter.
De même les aliénés des deux sexes y doivent être réunis.
On le sait déjà, le travail des malades doit être une descon*
ditions essentielles d'un établissement de ce genre; le tra=
vail est, avant tout, pour les malades, un moyen de traitement,
ÉLÉMENTS DE LA. POPULATION. 199
un élément de guérison ou d'amélioration; il est aussi, pour
eux, une occasion de profit, grâce à la petite gratification en
argent qui leur est allouée. Il est en outre, pour Fasile, un
avantage d'une grande valeur, une source précieuse de pros-
périté. Les aliénés réunis dans un asile doivent, avons-nous
dit, réaliser jusqu'à un certain point l'utopie, irréalisable
partout ailleurs, du phalanstère dans lequel le travail de
chacun vient concourir au bien-être de tous. Or, dans cette
sorte d'association, le travail des hommes et celui des
femmes remplissent des rôles qui se complètent mutuel-
lement, sans pouvoir se suppléer l'un l'autre. Aux premiers
appartiennent les travaux de culture, de jardinage, d'en-
tretien des bâtiments et du mobilier, ceux de cordonnerie,
de confection des habits. Aux secondes reviennent la cou-
ture, la confection du linge, le blanchissage, le repassage.
Il manque, par conséquent, un élément très-important aux
asiles qui ne reçoivent que les malades d'un seul sexe, et
ils sont forcés de recourir à des ouvriers étrangers, qu'il
faut payer fort cher, pour bien des choses qui sans cela
seraient accomplies avec les ressources propres à l'établis-
sement.
La réunion des aliénés des deux sexes a encore un avan-
tage, au point de vue de la pratique médicale, en présen-
tant aux médecins et aux élèves un ensemble plus complet
de toutes les affections mentales. Parmi celles-ci, il y en a
de plus fréquentes chez les hommes, d'autres de presque
exclusives aux femmes ; les connaissances cliniques restent
forcément imparfaites lorsque l'étude ne peut porter en
même temps sur les uns et les autres, et la science profite
aussi bien que l'administration de la réunion des deux
sexes.
Les asiles publics sont principalement destinés au trai-
tement des aliénés indigents à la charge des départements.
200 ASSISTANCE.
Mais il y a tout avantage à ce qu'ils admettent en outre,
comme malades payants, un certain nombre d'aliénés
appartenant aux classes aisées, en d'autres termes, qu'un
pensionnat soit joint aux quartiers du régime commun.
Cette combinaison présente des avantages de plusieurs
genres. Elle offre aux familles des départements le moyen
défaire soigner leurs malades par des. médecins spécialistes
parfaitement compétents, sans les envoyer à des distances
trop considérables ; en outre, le prix des pensions, à égalité
de bien-être et de soins, peut être, dans les asiles, infé-
rieur à celui des maisons de santé privées des grandes
villes,, puisque les chefs de l'établissement n'ont à prélever,
sur leur montant, ni l'intérêt de leurs capitaux, ni leur
bénéfice personnel. Même ainsi réduites, ces pensions sont
encore pour les asiles une source de bénéfices importants
et très-légitimes; en effet, les pensionnaires jouissent, pour
leur part, des immeubles, bâtiments et jardins pour lesquels
l'asile n'a pas de loyer à payer; ils profitent de même des
soins du personnel médical et adnrnistratif et de l'installa-
tion des services généraux, cuisine, lingerie, buanderie. Or,
ce personnel et ces services généraux devraient être, à très-
peu de chose près, les mêmes, s'ils ne servaient qu'aux
indigents; et comme il est de toute justice que les pen-
sionnaires payent tous ces avantages, il y a là, pour l'asile,
une recette souvent considérable, qui sert de rémunération
à des services très-réels rendus aux malades, et à laquelle
ne correspond aucune dépense pécuniaire actuelle ; c'est
par conséquent un bénéfice net qui profite à toutes les
branches de l'établissement, et qui permet d'augmenter le
bien-être des indigents.
Réciproquement le travail de ces derniers contribue, dans
certaines circonstances, à améliorer le sort des pension-
naires, tout en économisant les deniers de L'asile. On peut
ÉLÉMENTS DE LA POPULATION. 201
donc, à égalité de prix, mieux traiter ceux-ci qu'on ne
pourrait le faire dans un établissement qui ne recevrait que
des pensionnaires.
Enfin, dans un établissement de ce dernier genre, il est
presque impossible de décider les. pensionnaires à travailler,
et l'inaction pèse d'une manière terrible sur la plupart
d'entre eux. Au contraire, dans un établissement où la
majorité des malades sont des indigents, et où le travail est
régulièrement organisé sous les formes les plus diverses,
un certain nombre de pensionnaires entraînés par l'exem-
ple consentent à s'occuper, soit aux travaux de jardinage,
soit aux divers ateliers, et échappent ainsi aux inconvé-
nients de l'oisiveté. Par contre, on ne manque pas de pro-
curer aux pensionnaires certains moyens de distraction,
jeux divers, billards, bibliothèque, qu'on n'aurait pas orga-
nisés pour les indigents seuls, mais dont quelques-uns de
ceux-ci sont admis à profiter dans certaines limites. Il y a
donc, là encore, échange réciproque de services et bons
procédés mutuels.
Ce que nous venons de dire sur le mode de direction à
préférer pour les asiles, et sur les divers éléments qui doi-
vent composer leur personnel de malades, nous met à
même de préciser les limites de la population à y admettre.
Le nombre des aliénés ne doit pas dépasser ce qu'un méde-
cin expérimenté peut convenablement soigner, tout en
exerçant les fonctions de directeur. Ce nombre peut varier
entre 300 et 500. Au-dessous de ce premier nombre, la
gestion est difficile et onéreuse, parce que la dépense des
services généraux, répartie sur un petit nombre de malades,
élève trop le chiffre de la pension; et d'un autre côté, l'in-
térêt médical languit souvent faute d'un assez grand mou-
vement de malades. Au-dessus de 500 malades, les quar-
tiers deviennent trop populeux, et le directeur-médecin a
trop à faire pour s'acquitter convenablement de ses dou-
202 ASSISTANCE.
bles fonctions; les unes ou les autres souffrent, quand ce
ne sont pas toutes les deux.
Dans tous les cas, le directeur-médecin devra être assisté
dans le service médical par un ou deux internes, et quand
le nombre des malades se rapprochera du maximum de
500 que nous avons indiqué, il conviendra de lui donner le
concours d'un médecin-adjoint, qui pourra en même temps
se former avec son aide aux travaux d'administration.
/*° On a beaucoup écrit sur le mode de construction à
adopter pour les asiles, et l'on peut discourir longuement sur
les inconvénients et les avantages de chaque type, qu'il soit
français, anglais ou allemand. Ne pouvant entrer dans une
discussion détaillée à cet égard, nous nous bornerons à
quelques indications générales.
Nous croyons que l'on a souvent trop sacrifié au luxe
extérieur et à l'appareil monumental des bâtiments. Pour
une institution du genre de celles dont nous nous occu-
pons, il faut des constructions simples et modestes à l'ex-
térieur, mais aménagées intérieurement de manière à ré-
pondre le mieux possible à l'usage auquel elles doivent
servir quotidiennement. Malheureusement, c'est parfois le
contraire qui a lieu.
Une première condition est la centralisation et la bonne
distribution de tous les locaux destinés aux services géné-
raux. Bureaux de l'administration, de l'économat, de la
recette, magasins divers, lingerie, cuisine, pharmacie,
doivent former au centre de l'établissement un groupe de
constructions ayant des communications faciles entre elles
et avec tous les quartiers de malades.
Pour ceux-ci, il y a tout avantage à avoir des bâtiments
séparés au lieu de compter sur de simples portes pour éta-
blir des séparations effectives dans un même bâtiment con-
tinu. Ce dernier genre de construction doit encore être évité
parce qu'il constitue une figure géométrique à contour fixe
MODE DE CONSTRUCTION. 203
et inflexible, surtout lorsqu'il est un parallélogramme, ce
qui rend tout agrandissement ultérieur très-diâîcile, sinon
impossible. Or une expérience générale prouve que quelque
rigoureuses qu'aient été les prévisions d'après lesquelles un
projet d'asile a été conçu, il se produit toujours, avec le
temps, une augmentation de personnel qui crée de nou-
veaux besoins. Il faut donc, ou bien encombrer les quartiers
primitifs, ou bien en construire d'autres, et cette dernière
combinaison étant de beaucoup la meilleure, il y a tout
intérêt à en prévoir la possibilité.
Il n'est nullement nécessaire que tous les bâtiments
séparés, qui avec les cours qui en dépendent constituent
les quartiers de malades, aient exactement la môme physio-
nomie, ce qui donne toujours à l'établissement un carac-
tère extérieur de caserne ou de fabrique; il est, au con-
traire, désirable qu'ils présentent une certaine diversité. Il
n'est pas indispensable, non plus, qu'ils soient disposés
d'une manière absolument régulière et symétrique; tout
ce qui pourra ôter à l'ensemble un cachet de trop grande
uniformité, pour se rapprocher des conditions des habita-
tions ordinaires et de la variété avec laquelle elles se grou-
pent, dans un village par exemple, nous paraît devoir être
recherché plutôt qu'évité. L'ensemble aura évidemment
moins de régularité sur un plan d'architecte, mais l'aspect
en sera plus gai, plus rustique, et éloignera davantage
l'idée de prison.
Tous les bâtiments pourront, sans inconvénients, avoir
un étage au-dessus du rez-de-chaussée, et ceux des malades
paisibles pourront même en avoir deux. Plusieurs quartiers
de malades devront, en outre, présenter dans leur construc-
tion et leur aménagement des conditions spéciales pour le
détail desquelles nous renvoyons aux ouvrages de MM. Par-
chappe, Girard de Cailleux et Renaudin.
«V Mais il ne suffit pas de loger les malades et de les nour-
2(ik ASSISTANCE,'
rir; il faut en outre les occuper. Or, la population indi-
gente de nos asiles se compose presque. toujours d'une
certaine proportion d'artisans ayant un métier, et d'un plus
grand nombre de gens qui travaillaient à la terre. Il faut
donc, dans un asile, avoir des ateliers et des champs. Les
premiers comprennent d'ordinaire pour les hommes la
menuiserie, la ferblanterie, la cordonnerie, la confection
des habits, et quelquefois le tissage de certaines étoffes.
Tous ces locaux peuvent être très-simples, mais il est essen-
tiel qu'ils existent; il doivent en outre être distincts des
habitations ordinaires et pouvoir être facilement soumis à
la surveillance.
. Pour les femmes, les ateliers de couture et de raccommo-
dage peuvent faire partie des locaux d'habitation. La buan-
derie et la repasserie, au contraire, doivent en être distinctes
et installées, ainsi que les séchoirs, dans des annexes tout
à fait indépendantes. Il sera aussi essentiel de pouvoir faire
travailler quelques femmes au jardinage.
6° Nous arrivons enfin à la grande question de la terre et
de la culture. Tout asile, outre les cours et préaux faisant
partie intégrante de chaque quartier, doit posséder un cer-
tain domaine, destiné, d'une part, à occuper une grande
proportion des malades habitués à travailler la terre, d'au-
tre part à donner, à l'aide d'un travail presque gratuit et de
l'engrais abondamment fourni par toute agglomération
humaine, des produits végétaux précieux pour la consom-
mation de l'établissement et le bien-être de tous ceux qui y
vivent. L'étendue du domaine doit varier, suivant que l'on
veut s'y livrer à la grande culture, ou seulement à la cul-
ture maraîchère et au jardinage. Nous savons que, dans
quelques établissements exceptionnels, on fait une large
place à la grande culture, et que l'on s'en trouve bien ; c'est
notamment ce qui a lieu dans les grandes exploitations qui
dépendent de l'asile privé de Clermont, où les frères Labitte
ATELIERS ET TERRAIN DE CULTURE. 2.05
ont obtenu de très-beaux résultats. Mais ils disposent d'une
population que l'on ne retrouve dans aucun autre établis-
sement, et l'on peut croire, en outre, qu'une gestion pri-
vée est toujours surveillée par ceux qui y ont un intérêt
personnel, avec plus d'exactitude et de rigueur que ne le
serait une administration publique confiée à des agents
qui n'ont pas d'intérêt personnel dans les résultats.
Pour nous, après avoir combattu les agglomérations trop
nombreuses d'aliénés, nous ne croyons pas qu'un asile
constitué tel que nous l'avons indiqué, ait un intérêt véri-
table à se lancer dans la grande culture, tandis que nous
pensons qu'il aura toujours un avantage énorme à dévelop-
per autant que possible, avec les moyens dont il dispose,
et très-peu de dépenses accessoires, la production des légu-
mes et des fruits, et à joindre à ses jardins, toutes les fois
que faire se pourra, quelques pâturages, exigeant peu de
culture et permettant d'entretenir un certain bétail.
Nous ne sommes donc pas partisan, pour les asiles, de
domaines trop étendus; nous ne désirons pas qu'ils possè-
dent des 200 ou 300 hectares, et nous pensons qu'ils ne
pourront jamais en utiliser, d'une manière réellement avan-
tageuse, plus de 25 ou 30.
Quelle que soit l'étendue du domaine d'un asile, certains
bâtiments d'exploitation sont nécessaires; ils doivent se
rapprocher, par leurs dispositions, des bonnes fermes de la
région où l'on se trouve. Que cette ferme soit immédiate-
ment contiguë aux bâtiments principaux de l'asile, ou
qu'elle en soit tout à fait distincte, il nous importe assez
peu, pourvu que la distance entre les deux ne soit pas trop
considérable ; cependant la contiguïté nous paraît préféra-
ble. A cette ferme, il y aura toujours grand avantage de
joindre quelques bâtiments susceptibles de recevoir un
certain nombre de malades, de manière à les placer dans
une situation intermédiaire entre la liberté et la séquestra-
206 ASSISTANCE.
tion absolue. Mais nous n'avons pas à répéter ici ce que nous
avons dit dans une autre partie de ce travail (voy. p. 185) ;
rappelons seulement que ces annexes constituent à nos yeux
le meilleur mode de perfectionnement des asiles, et que
nous sommes à cet égard en complète uniformité de vues
avec l'autorité supérieure, qui, « depuis dix ans, s'efforce de
propager, dans les asiles, de grands travaux de culture et
la création de fermes où sont réunis, occupés les aliénés
tranquilles (1) ».
Mais, bien que nous fassions une part très-large aux
travaux des aliénés, nous sommes loin de penser que jamais
le travail des malades puisse suffire à l'entretien des asiles;
il doit procurer un supplément de recettes à l'établissement
et un surplus de bien-être à ceux qui y sont soignés, mais,
à moins d'abus, il ne peut être assez productif pour dispen-
ser les départements de payer une pension pour leurs alié-
nés. Beaucoup de malades sont, il est vrai, susceptibles de
s'occuper; mais leur travail ne doit être ni violent, ni pro-
longé. Très-peu d'entre eux pourraient fournir une dose
d'efforts égale à celle d'un ouvrier sain et valide, et le pour-
raient-ils, qu'on ne devrait jamais la leur demander. Le
travail des aliénés doit, avant tout, être un bienfait pour
leur santé, et s'il est très-légitime qu'il soit aussi un béné-
fice pour l'établissement, il ne doit jamais constituer sa
principale ressource, ni devenir un objet de spéculation.
(i) Rapport de M. de Bosredon, Journal officiel du 15 février 1869.
FIN.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction 1
Première partie. — Historique 10
Réforme du régime des aliénés à la fin du xvme siècle. — Tenon.
— Pinel. — Esquirol. — Ferrus. — Législation actuelle. Loi
du 30 juin 1838. — Ordonnance royale du 18 décembre
1839. — Règlement ministériel du 20 mars 1857. — Résul-
tats généraux de cette législation 10
Deuxième partie. «* Pour et contre 34
I. — Les adversaires de la loi. — Les journalistes et les pétition-
naires au Sénat. — Les défenseurs. — Le corps des médecins
aliénistes. — M. Suin. — M. Tanon. — Stephau Senhert. 34
II. — La loi en action. — Garanties données à la liberté indivi-
duelle.— Responsabilité delà famille, des médecins, du préfet,
de l'autorité judiciaire. — Insuffisance de cette dernière. —
De la non-contagion de la folié dans les asiles. — Des sorties
ordonnées par le tribunal. — De la surveillance exercée sur
la correspondance des malades ù9
III. — Des romans contemporains traitant des questions médico-
légales relatives à la folie. — Un beau-frère, par Hector
Malot. Paris, 1868. — Hard Cash (L'implacable argent), by
Cb. Reade. London, 1863. — The Tragedy of Life, mad or
notmad (La tragédie de la vie, fou ou non fou), by Brenten.
London, 1861 « 63
208 TABLE DES MATIÈRES.
Troisième partie. — Législation ... 79
Programme des améliorations à apporter à la loi du 30 juin 1838. 79
I. — ° Formalités d'admission dans les asiles , . . . . 83
II. — Surveillance des asiles 95
III. — Personnel du service des ailén^s. . : 108
IV. — Dépense des aliénés ,, 123
V. VI, VII, VIII. — Gestion des biens des aliénés 127
IX. — Procédure de l'interdiction 137
X. — Surveillance des aliénés en liberté 142
XI. — Prévenus soupçonnés de folie 146
XII. — Aliénés dits criminels 148
Appendice. — Des certificats, bulletins, lettres, délivrés par
les chefs des asiles 156
Quatrième partie. — Assistance 161
[_ I. — La théorie du no-reslraint 162
II. — Nouveaux projets de réforme dans le régime des aliénés. 167
1° Traitement dans la famille 168
2° Traitement chez des infirmiers 179
3° Traitement à Gheel 180
4° Traitement dans des colonies agricoles 185
III. — Petits asiles communaux proposés par M. Delasiauve. . . 190
IV. — Règles essentielles à observer dans la fondation et l'orga-
nisation des asiles publics d'aliénés , 192
FIN DE LA TABLE DES MATIERES.
Paris. — Imprimerie de E. Martinet, rue Mignon, 2.
'
i a
,v^ .