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Full text of "Les aliénés; étude pratique sur la législation et l'assistance qui leur sont applicables"

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Médical  Libbaby 


8  The  Fenway. 


LES  ALIENES 

ÉTUDE   PRATIQUE 

SUR  LA  LÉGISLATION  ET  L'ASSISTANCE 

QUI    LEUR   SONT   APPLICABLES. 


TRAVAUX  DE  M.  AGH.  FOVILLE  FILS. 


Considérations  physiologiques  sur  l'accès  d'épilepsie.  Thèses   de   Paris, 

1857,  et  Annales  médico-psychologiques.  1858. 
Note  sur  une  paralysie  peu  connue  de  certains  muscles  de  l'œil.  (Gazette 

hebdomadaire  de  médecine  et  de  chirurgie.  1858.) 
Recherches  sur  les  tumeurs   sanguines  du  pavillon  de  l'oreille  chez  les 

aliénés.  [Annales  médico-psychologiques .  1859.) 
Des    divers   modes  de  l'assistance  publique   applicable   aux    aliénés. 

(Annales  médico-psychologiques .   1865.) 
Du  delirium  tremens,  de  la  dipsomanie  et  de  l'alcoolisme.  Notice  histo- 
rique et  bibliographique.  (Archives  générales  de  médecine.  1867.) 
Recherches   cliniques  et  statistiques  sur  la  transmission  héréditaire  de 

l'épilepsie.  (Annales  médico-psychologiques.  1868.) 
Observations  d'hystéro-épilepsie  chez  l'homme;   étude  sur  le  diagnostic 

différentiel  des  convulsions  hystériques,  épileptiques  et  hystéro-épilep- 

tiques.  (Bulletin  de  la  Société  de  médecine  de  Paris*  1868.) 
Etude  clinique  et  physiologique  sur  la  mort  instantanée   causée  par  le 

passage  de   matières   alimentaires  en  voie  de  digestion  de  l'estomac 

dans  les  voies  aériennes»  (Archives  générales  de  médecine,  1869.) 
Histoire  clinique  de  là  folie  avec  prédominance  du  délire  des  grandeurs. 

Prix  Civrieux,  1869. 
Nouveau  Dictionnaire  de  médecine  et  de    chirurgie  pratiques.  Articles 

Convulsions  en  géiiéral,  Convulsions  de  l'enfance,  1869,  h  IX s  p;  347  ; 

Délire,   1869,  t.  XI,  p.  1;  Démence,  p.  95}   Dipsomanie,  p.  641; 

Folie,  t.  XIV,  1870. 


Pàtls.  -—  Imprimerie  de  E,  Martinet,  rue  Mignon;  2. 


LES  ALIÉNÉS 

ÉTUDE    PRATIQUE 

SUR   LA  LÉGISLATION  ET  L'ASSISTANCE 

QUI  LEUR  SONT  APPLICABLES 


ACH.  FOVIIiLE!  fils, 

Médecin  adjoint  dp  la  Maison  impériale  de  Charentnn. 


PARIS 

J.-B.  BA1LLIÈRE  et  FILS 

LIBRAIRES    DE    L'ACADÉMIE    IMPÉRIALE    DE    MÉDECINE 

Rue  Hautefeuille,  19,  près  le  boulevard  Saint-Germain. 

1870 


- 


,    /■  /JL, 


M.  Amb    TARDIEU 

PROFESSEUR   DE   MÉDECINE   LÉGALE   A   LA   FACULTÉ   DE   MÉDECINE, 

MEMBRE   DE   L'ACADÉMIE   IMPÉRIALE   DE   MÉDECINE, 

PRÉSIDENT  DU  COMITÉ  CONSULTATIF  D'HYGIÈNE, 

MÉDECIN   DE    L'HÔTEL-DIEU. 


Ach.  FOVILLE  fils. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesalinstuOOfovi 


AVERTISSEMENT 


«  S'il  est  permis  d'affirmer  que  la  législa- 
»  tion  de  1838  ne  mérite  pas  les  reproches 
«  qui  lui  ont  été  fréquemment  adressés...  il 
s  n'en  faudrait  pas  conclure  qu'elle  ait,  du 
»  premier  coup,    atteint  la  perfection.» 

(PARCHAprc,   Dict-  cncycl.   des  sciences 
médic,  t.  III,  p.  60.  1865). 

Depuis  douze  ans,  nous  nous  sommes  consacré  à  la  fois 
par  devoir  et  par  goût  à  l'étude  des  maladies  mentales  et 
au  traitement  des  aliénés.  Ancien  interne  delà  Salpêtrière, 
nous  avons  été  appelé,  par  la  confiance  de  l'Administra- 
tion supérieure,  à  remplir  successivement  les  postes  de 
médecin-adjoint,  de  médecin  en  chef  et  de  direcleur=mé* 
decin  dans  les  asiles  départementaux  de  Quatre-Mares,  de 
Maréville,  de  Dôle  et  de  Châlons-sur-Marne.  Aujourd'hui 
la  Maison  impériale  de  Charenton  nous  offre  un  champ  de 
pratique  encore  plus  important. 

Ces  différentes  positions  ne  nous  ont  pas  seulement 
fourni  l'occasion  de  nous  livrer  à  des  études  cliniques  des 
plus  variées  et  des  plus  intéressantes  •,  elles  nous  ont,  en 
outre,  mis  forcément  aux  prises  avec  toutes  les  difficultés 
sociales  et  économiques  que  la  folie  entraîne  avec  elle. 
Sans  cesse  en  contact  avec  les  malades  et  avec  leurs  fa- 
milles, nous  nous  sommes  trouvé  aussi  en  rapport  constant 
avec  les  autorités  administratives  et  judiciaires,  pour  tou- 


VIII  AVERTISSEMENT. 

tes  les  questions  relatives  à  la  législation  et  à  l'assis- 
tance publique  applicables  aux  aliénés,  et  nous  avons  suivi 
en  même  temps,  avec  une  attention  soutenue,  l'ardente 
polémique  ouverte  depuis  quelques  années  sur  le  même 
sujet. 

Toutes  ces  circonstances  ont  concouru  à  nous  con- 
vaincre que  la  législation  actuellement  en  vigueur  est 
bonne,  mais  qu'elle  peut  devenir  encore  meilleure. 

La  loi  du  30  juin  1838  a  réalisé  un  progrès  incontesta- 
ble sur  ce  qui  Pavait  précédé,  mais  on  ne  saurait  s'éton- 
ner que  le  législateur,  qui  n'avait  aucun  modèle  à  imiter, 
aucun  guide  à  suivre,  ne  soit  pas  parvenu  d'emblée  à  la 
perfection,  et  il  est  tout  naturel  qu'en  analysant  son  œu- 
vre on  y  trouve  certaines  dispositions  à  perfectionner, 
certaines  lacunes  à  combler. 

Les  attaques  dont  cette  loi  a  été  l'objet,  dans  ces  der- 
niers temps,  ont  porté  presque  exclusivement  sur  un  seul 
point,  le  prétendu  danger  auquel  la  liberté  individuelle  se- 
rait exposée  ;  et  cependant,  sous  ce  rapport,  ses  prescrip- 
tions nous  paraissent  à  l'abri  de  tout  reproche  sérieux. 
Elles  garantissent  en  effet,  dans  une  juste  proportion,  le 
double  principe  de  la  liberté  de  chacun  et  de  la  sécurité  de 
tous,  en  faisant  intervenir  dans  les  mesures  à  prendre  à 
l'égard  des  aliénés,  la  famille,  la  science,  l'administration 
et  la  justice.  Nous  pensons  néanmoins  que,  dans  la  prati- 
que, le  rôle  de  cette  dernière  est  trop  restreint  et  surtout 
trop  tardif,  les  magistrats  étant  loin  de  prendre,  dans  ces 
mesures,  la  part  de  responsabilité  qui,  aux  termes  de  la 
loi,  devrait  leur  incomber,  et  qui  déchargerait  d'autant 
celle  beaucoup  trop  lourde  et  trop  exclusive  que  l'on  fait 
peser  sur  les  médecins. 


AVERTISSEMENT.  IX 

D'autre  part,  il  y  a  plusieurs  dispositions  de  la  loi  aux- 
quelles [ni  ses  adversaires  ni  ses  défenseurs  ne  nous  pa- 
raissent avoir  accordé  une  attention  suffisante,  et  qui, 
croyons-nous,  pourraient  gagner  à  être  modifiées.  C'est 
ainsi  qu'à  notre  avis  on  devrait  soumettre  les  asiles  à  des 
inspections  plus  fréquentes  ;  assurer  le  bon  recrutement 
du  personnel  médical  et  administratif  de  ces  établisse- 
ments en  lui  offrant  des  conditions  plus  uniformes  et  plus 
stables  de  nomination,  d'avancement  et  de  retraite;  favo- 
riser le  placement  hâtif  des  malades  indigents  encore 
susceptibles  de  guérison  ;  améliorer  le  mode  de  gestion 
des  biens  des  aliénés  non  interdits  ;  rendre  obligatoire 
une  expertise  médicale  dans  toute  procédure  d'inter- 
diction ;  prendre  des  mesures  spéciales  à  l'égard  des 
aliénés  restant  en  liberté,  des  prévenus  soupçonnés  de 
folie  et  des  aliénés  dits  criminels. 

Quant  aux  discussions  qui  ont  roulé  exclusivement  sur 
les  divers  modes  d'assistance  publique ,  nous  pensons 
qu'on  ne  pourra  jamais  généraliser  le  traitement  familial 
des  aliénés,  soit  dans  leur  propre  domicile,  soit  chez  des 
infirmiers,  ni  faire  en  France  un  établissement  semblable 
à  celui  de  Gheel  ;  le  mieux  nous  parait  être  de  perfection- 
ner progressivement  nos  asiles  par  l'adjonction  de  colo- 
nies agricoles  et  le  développement  du  travail  en  plein 
air. 

Toutes  ces  questions,  que  nous  ne  faisons  qu'énumérer 
ici  d'une  manière  rapide,  nous  les  avons  discutées  en  dé- 
tail dans  le  cours  de  ce  travail,  et  pour  chacune  nous 
nous  sommes  appliqué  à  chercher  le  moyen  de  remédier 
aux  inconvénients  que  nous  signalons.  Afin  de  faire  mieux 
saisir  l'importance  et  l'opportunité  de  nos  propositions, 


X  AVERTISSEMENT. 

nous  les  avons  fait  précéder  d'un  historique  succinct  s'é- 
tendant  de  1789  à  1838,  et  de  la  discussion  des  attaques 
récentes  dont  la  loi  a  été  l'objet. 

Cette  étude,  toute  pratique,  d'un  sujet  qui  préoccupe  à 
juste  titre  l'opinion  publique,  nous  paraît  d'autant  plus 
opportune  en  ce  moment  qu'un  arrêté  en  date  du  12  fé- 
vrier 1869,  pris  de  concert  par  le  Ministre  de  l'intérieur  et 
le  Ministre  de  la  justice,  a  institué  une  commission  char- 
gée d'étudier  les  diverses  questions  relatives  à  la  législa- 
tion sur  les  aliénés,  et  que  cette  mesure  semble  devoir 
entraîner  prochainement  la  révision  de  la  loi  du  30  juin 
1838. 

Ach.  FOVILLE  fils. 


Maison  impériale  de  Charenton,  15  lévrier  1870. 


LES  ALIÉNÉS 

ÉTUDE  PRATIQUE 

SUR  LA  LÉGISLATION  ET  L'ASSISTANCE 

QUI    LEUR   SONT   APPLICABLES. 


INTRODUCTION 


La  question  des  aliénés  est  de  celles  qui,  aujourd'hui, 
préoccupent  le  plus  l'attention  publique  :  médecins,  phi- 
losophes, administrateurs,  magistrats,  avocats,  juriscon- 
sultes, romanciers  et  même  certaines  personnes  qui  ne 
sont  rien  de  tout  cela,  parlent  et  écrivent  à  son  sujet;  cha- 
cun a  son  mot  à  dire,  et  le  dit  avec  plus  ou  moins  d'à- 
propos. 

Un  mouvement  d'opinion  aussi  général  à  l'occasion  d'une 
maladie,  est,  à  coup  sûr,  un  fait  insolite;  mais  il  est  pos- 
sible de  le  comprendre  et  de  l'expliquer.  La  question,  en 
etïèt,  est  loin  d'être  purement  médicale,  et  elle  sollicite, 
à  la  fuis,  par  bien  des  côtés  différents,  l'intérêt  de  nom- 
breuses classes  de  la  société. 

Sans  doute,  en  tant  que  maladie,  la  folie  est  purement 
du  domaine  de  la  médecine;  tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  re- 
connaître son  existence,  de  déterminer  sa  forme,  de  pres- 
crire les  règles  de  son  traitement,  le  médecin  seul  est  en 
cause,  lui  seul  est  compétent.  Mais,  tandis  que  dans  la  plu- 
foyillb,  g 


2  INTRODUCTION. 

part  des  autres  maladies  les  choses  s'arrêtent  là,  il  est  loin 
d'en  être  de  même  pour  celle-ci. 

La  folie  est  une  affection  du  cerveau  qui  trouble  les 
fonctions  de  cet  organe  et  dérange  le  jeu  des  facultés  intel- 
lectuelles, morales  et  affectives;  à  ce  titre  elle  fournit  un 
sujet  de  recherches  et  de  comparaisons  des  plus  intéres- 
santes aux  penseurs  qui  s'efforcent  de  pénétrer  la  nature 
et  le  mécanisme  de  l'entendement.  Aussi  philosophes  et 
psychologues  lui  consacrent-ils  une  part  importante  dans 
leurs  études. 

La  folie  rend,  le  plus  souvent,  ceux  qui  en  sont  atteints  in- 
capables de  se  diriger;  ils  deviennent  inhabiles  à  gérer  leurs 
biens,  à  défendre  leurs  intérêts,  à  apprécier  la  valeur  mo- 
rale de  leurs  actes;  ils  sont  souvent  portés  à  commettre  des 
vols,  à  exercer  des  violences,  à  attenter  à  la  vie  de  leurs 
semblables  ou  à  leur  propre  existence.  Il  est  indispensable 
de  parer  à  tous  ces  inconvénients,  à  tous  ces  dangers  en 
substituant  une  volonté  raisonnable  à  celle  qui  leur  fait  dé- 
faut, en  les  mettant  dans  l'impossibilité  de  nuire  aux  autres, 
aussi  bien  qu'à  eux-mêmes,  et  ce  résultat  ne  peut  être 
atteint  que  par  une  privation  absolue  ou  relative  de  liberté, 
c'est-à-dire  par  une  dérogation  aux  droits  communs  des 
citoyens  d'un  pays  libre.  C'est  naturellement  au  législateur 
qu'il  appartient  d'édictcr  les  mesures  propres  à  concilier 
ces  mesures  d'exception,  aussi  essentielles  pour  le  traite- 
ment des  malades  que  pour  la  sécurité  générale,  avec  le 
respect  dû  à  la  liberté  individuelle;  c'est  aussi  à  lui  qu'il 
appartient  de  pourvoir  à  la  défense  des  intérêts,  à  la  ges- 
tion des  biens,  à  la  protection  des  droits  de  ceux  qui  ne 
sont  plus  en  état  d'y  veiller  par  eux-mêmes. 

Trop  souvent,  malgré  les  précautions  édictées  par  le  lé- 
gislateur, des  actes  qualifiés  de  crimes  ou  de  délits  sont 
commis  par  des  gens  prives  de  leur  raison;  comment,  néan- 
moins, traiter  ces  malheureux  en   criminels,    s'il  a  man- 


INTRODUCTION.  3 

que  à  leur  action  l'intention  de  nuire  ou  le  discernement 
conditions  indispensables  de  toute  culpabilité?  C'est  alors 
le  pouvoir  judiciaire,  investi  du  droit  et  du  devoir  de  ré- 
primer toute  infraction  à  la  loi,  qui  doit  s'éclairer  sur  leur 
véritable  'état  mental,  constater  la  nature  du  trouble  de 
leur  intelligence,  reconnaître,  s'il  y  a  lieu,  l'irresponsabilité, 
et  en  même  temps  qu'il  s'abstient  de  châtier,  veiller  à  ce 
que  la  société  n'ait  plus  à  craindre  de  semblables  atteintes. 

Ce  que  la  loi  a  prescrit,  ce  que  la  justice  a  ordonné,  l'ad- 
ministration seule  peut  le  mettre  en  pratique.  C'est  à  elle 
de  fournir  les  moyens  d'exécution,  d'organiser  des  établis- 
sements où  les  aliénés  puissent  être  soignés  et  traités  en 
vue  de  leur  guérison,  ou  bien  gardés  et  surveillés  au  nom 
de  la  sécurité  générale.  Lorsqu'elle  ne  fonde  pas  elle-même 
ces  établissements,  elle  doit  au  moins  les  surveiller  et  exer- 
cer un  contrôle  efficace  sur  leur  fonctionnement;  c'est  à 
elle  d'assurer,  à  chacun,  secours  et  protection,  sans  diffé- 
rence de  rang  ni  de  fortune,  car  l'assistance  publique  n'est 
plus  ici  facultative  comme  pour  les  autres  maladies;  elle 
est  réellement  obligatoire,  et  doit  être  constituée  de  ma- 
nière à  répondre  à  tous  les  besoins. 

tei  les  questions  financières  surgissent  :  les  frais  de  con* 
struclion  des  établissements,  les  dépenses  d'entretien  des 
malades  indigents  doivent  naturellement  être  prélevés  sur 
les  ressources  de  la  fortune  publique,  et  les  votes  sur  ces 
questions  sont  de  la  compétence  des  mandataires  de  la  na- 
tion, chargés  de  fixer  le  montant  de  l'impôt  et  d'en  régler 
l'emploi. 

On  le  voit  donc,  la  philosophie,  la  législation,  la  justice, 
l'administration,  l'économie  sociale  et  politique  ont  toutes 
à  se  préoccuper  des  problèmes  relatifs  à  la  folie;  toutes 
ont  voix  au  chapitre  dans  les  décisions  à  prendre  à  son 
égard;  toutes  doivent  s'associer  à  la  science  médicale,  lui 
emprunter  ses  connaissances  spéciales,  lui  prêter  leur  con- 


h  INTRODUCTION. 

cours,  pour  l'aider  à  guérir  la  maladie,  ou  du  moins  à  en 
atténuer  les  dangers  ;  et  réciproquement,  le  médecin  alié- 
niste  doit  être  assez  initié  lui-même  à  chacune  de  ces 
sciences,  pour  être  en  état  de  suivre  leurs  représentants  sur 
le  terrain  de  chacune  d'elles,  et  de  soutenir,  sans  trop  d'in- 
fériorité, les  discussions  complexes  qui  peuvent  s'engager 
sur  une  question  présentant  tant  d'aspects  divers. 

On  conçoit  maintenant  pourquoi  la  question  des  aliénés 
étant  une  fois  mise  à  l'ordre  du  jour,  elle  soulève  à  un 
haut  degré  l'attention  et  fait  naître  un  grand  nombre  de 
travaux  émanés  de  sources  différentes. 

Il  nous  reste  à  expliquer  comment  elle  s'est  trouvée  mise 
à  l'ordre  du  jour. 

Ce  n'est  qu'à  la  fin  du  siècle  dernier  que  l'on  a  commencé 
à  s'occuper,  avec  sollicitude,  du  sort  des  aliénés.  Presqu'à 
la  même  époque,  William  Tuke,  en  Angleterre,  Ph.  Pinel,  en 
France,  Daguin  en  Savoie,  Chiarruggi,  en  Italie,  appelèrent 
la  sympathie  sur  les  malheureux  atteints  de  folie,  et  prirent 
l'initiative  d'une  réforme  qui  ne  marcha  d'abord  qu'à  pas 
lents,  mais  dont  les  progrès  ne  se  sont  jamais  arrêtés.  Le 
mouvement  ainsi  donné  se  communiqua  peu  à  peu  à  tous 
les  pays  civilisés,  et,  chose  bien  remarquable,  vint  aboutir 
dans  tous  à  des  résultats  à  peu  près  identiques. 

Ces  résultats  se  manifestèrent  sous  deux  formes  princi- 
pales :  1°  création  d'asiles  publics  consacrés  aux  aliénés,  ou 
surveillance  des  asiles  privés  ;  2°  législation  spéciale  faite 
en  vue  de  ces  établissements  et  des  personnes  qui  y  sont 
placées. 

Sans  doute,  les  asiles  qui  existent  aujourd'hui  dans  tous 
les  pays  civilisés,  non-seulement  dans  les  Étals  de  l'Europe, 
mais  aussi  en  Amérique,  dans  certaines  contrées  de  l'A- 
frique, dans  les  Indes  orientales,  dans  les  possessions  an- 
glaises de  l'Océanie,  ne  sont  pas  tous  construits  sur  un 
plan  absolument  uniforme;  mais  l'on  peut  dire  que  tous 


INTRODUCTION.  5 

présentent  un  fonds  commun  de  dispositions  semblables, 
qui  leur  donne  un  air  de  parenté  et  qui  permet  de  les  com- 
parer utilement  les  uns  aux  autres. 

De  même  la  législation  offre  certaines  variantes,  suivant  les 
pays,  surtout  dans  la  forme  de  son  expression,  puisque,  dans 
les  uns,  elle  estfixée  par  une  loi,  tandis  que  dans  d'autres  elle 
ne  l'est  que  par  des  ordonnances,  des  décrets  ou  de  simples 
règlements  de  police.  Mais,  avec  une  certaine  diversité  dans 
la  forme,  on  retrouve,  dans  tous  les  pays  et  sur  tous  les  points 
essentiels,  des  règles  sinon  absolument  semblables,  du 
moins  très-analogues  les  unes  aux  autres. 

En  France,  c'est  une  loi,  la  loi  du  30  juin  1838,  qui  régit 
les  questions  relatives  aux  aliénés,  à  leur  traitement  dans 
les  asiles  publics  et  privés,  à  la  défense  de  leurs  intérêts  et 
à  la  gestion  de  leurs  biens.  C'est  depuis  cette  loi  que  les 
asiles  se  sont  assez  multipliés  pour  être  aujourd'hui  répar- 
tis, à  peu  près  uniformément,  sur  toutes  les  portions  du  ter- 
ritoire ;  que  leur  organisation  intérieure  a  été  ramenée  à  un 
type  uniforme;  que  s'est  constitué  tout  un  personnel  spé- 
cial de  médecins  et  d'administrateurs,  exclusivement  con- 
sacrés aux  soins  que  réclament  les  aliénés. 

Étudiée  avec  une  grande  sollicitude,  discutée  à  plusieurs 
reprises  avec  la  préoccupation  dominante  de  concilier  les 
exigences  si  diverses  et  si  nombreuses  que  fait  naître  l'état 
de  folie,  cette  loi  devait,  à  tous  égards,  offrir  les  garanties 
les  plus  satisfaisantes,  et  en  effet,  aux  yeux  de  la  presque 
unanimité  de  ceux  qui  sont  à  même  de  bien  la  juger,  dans 
son  application  et  dans  ses  effets,  elle  n'a  fourni  que  d'ex- 
cellents résultats.  Témoignage  précieux  en  sa  faveur,  plu- 
sieurs pays  étrangers  qui  se  sont  décidés  à  entrer,  après 
nous,  clans  une  voie  où  l'Angleterre  seule  nous  avait  pré- 
cédés, ont  emprunté  à  notre  loi  presque  toutes  ses  dispo- 
sitions importantes,  et  en  France  même,  elle  n'a  été  pen- 
dant longtemps  l'objet  d'aucune  critique. 


6  INTRODUCTION. 

Malheureusement  cet  heureux  accord  d'approbation  est 
aujourd'hui  troublé  :  depuis  quelques  années,  ce  qui,  jusque- 
là,  avait  été  jugé  excellent,  s'est  trouvé  tout  à  coup  dénigré 
et  attaqué.  Tout  asile  a  été  représenté  comme  une  prison  ; 
tout  placement  dans  un  de  ces  établissements  comme  un 
crime  de  lèse-humanité.  Un  a  paru  ignorer  ou  oublier  les 
nécessités  delà  sûreté  générale  et  de  la  sécurité  personnelle, 
les  indications  du  traitement,  les  avantages  de  l'hygiène 
morale  et  physique,  pour  n'avoir  plus  souci  que  de  l'atteinte 
portée  à  la  liberté  physique  de  gens  qui  n'ont  plus  leur 
liberté  morale.  Sous  prétexte  de  sympathie  pour  leurs  droits 
lésés,  on  a  voulu  en  faire  les  martyrs  d'un  arbitraire  le  plus 
souvent  ignorant.  Certains  journaux  qui,  chaque  jour,  en- 
registrent dans  leurs  faits  divers  nombre  de  vols,  de  sui- 
cides et  de  meurtres  commis  par  des  aliénés,  d'incendies 
allumés  par'eux,  n'ontpas  hésité  àprétendre,  dans  les  articles 
de  fonds  de  leur  première  page,  qu'il  est  à  peine  nécessaire 
d'imposer  la  moindre  contrainte  à  ceux  qui  sont  affectés 
de  folie,  et  ont  même  donné  à  entendre  que  celle-ci  n'exis- 
tait guère  que  dans  l'esprit  des  médecins  qui  font  profes- 
sion de  la  soigner. 

Les  médecins  aliénistes,  ainsi  mis  en  cause,  ont  voulu 
répondre  pour  éclairer  l'esprit  public,  et  montrer,  sous 
leur  vrai  jour,  les  faits  mal  exposés;  ils  ont  voulu,  surtout, 
édifier  leurs  adversaires,  faire  un  appel  à  leur  impartialité, 
et  ils  les  ont  conviés  à  venir  visiter  les  asiles,  à  étudier  les 
aliénés,  à  se  rendre  compte,  sur  le  vif,  de  l'application  et 
des  efïets  de  la  loi,  Ces  deux  propositions  ont  été  également 
déclinées.  Parce  que  le  système  était  soi-disant  suffisarm» 
ment  connu,  aucune  explication  loyale  n'a  été  acceptée, 
aucune  investigation  sérieuse  n'a  été  entreprise  ;  le  siège 
était  fuit  et  il  n'y  avait  plus  à  y  revenir.  Sous  prétexte 
qu'aucun  nom  propre  de  médecin  n'était  imprimé  dans  les 
articles  les  plus  hostiles,  et  qu'il  n'y  avait,  par  conséquent 


INTRODUCTION.  7 

aucune  attaque  individuelle  conférant  le  droit  de  réplique 
dans  le  journal  même,  aucune  réponse,  aucune  réfutation 
n'a  été  admise,  ni  insérée,  et  l'on  a  pu  se  vanter,  à  bon 
compte,  d'avoir  triomphé  de  la  médecine  aliéniste  à  laquelle 
on  ne  pouvait,  a-t-on  dit,  arracher  un  seul  mot  pour  sa  dé- 
fense. 

D'autres  publicistes,  sans  révoquer  en  doute  l'existence 
môme  de  la  folie,  s'en  sont  pris  à  la  manière  dont  on  la 
traite  et  ont  prétendu  que  le  système  adopté  de  nos  jours, 
avec  bien  peu  de  variantes,  dans  tous  les  pays  civilisés,  con- 
stituait une  pratique  odieuse  et  barbare.  Ils  ont  ouvert, 
contre  lui,  une  guerre  à  outrance,  et  bien  que  connaissant 
à  peine,  et  quelquefois  pas  du  tout,  nos  asiles,  ils  les  ont 
déclarés  détestables  et  ont  attaqué  tout  ce  qui  s'y  fait. 
Il  s'est  trouvé,  malheureusement,  parmi  ces  adversaires, 
des  membres  du  corps  médical,  incompétents,  ou  cé- 
dant à  un  entraînement  auquel  l'intérêt  privé  n'était  peut- 
être  pas  étranger  ;  il  s'y  est  aussi  rencontré  des  employés 
subalternes  d'asiles  qui,  impatients  de  toute  autorité, 
n'ont  pas  reculé,  pour  satisfaire  quelque  rancune  pri- 
vée, devant  la  mise  en  accusation  du  système  tout 
entier. 

A  côté  des  attaques  générales  se  sont  aussi  produites 
quelques  accusations  particulières.  On  a  incriminé,  de  loin 
en  loin,  quelques  faits  que  l'on  a  voulu  ériger  en  crimes  ou 
en  illégalités;  on  a  cité  de  prétendues  victimes  dont  on  a 
voulu  faire  des  martyrs.  Ici  l'administration  pouvait  pren- 
dre la  parole  et  répondre  par  des  communiqués;  elle  l'a 
toujours  fait  en  fournissant  des  explications  complètes,  des 
justifications  irréfutables.  Mais  il  n'est  pas  nécessaire 
d'avoir  grande  expérience  pour  savoir  qu'en  pareille  cir- 
constance l'attaque  produit  bien  plus  d'effet  que  la  défense, 
et  que  lors  même  que  celle-ci  est  péremptoiro,  elle  no  dis- 


8  INTRODUCTION. 

sipe  pas  complètement  la  mauvaise  impression  causée  par 
la  première. 

Quelques  faits  individuels  ont  été  portés  devant  le  Conseil 
d'État,  sous  forme  de  demandes  en  autorisation  de  pour- 
suites contre  des  fonctionnaires  accusés  d'avoir  prêté  la 
main  à  une  séquestration  arbitraire  ;  chacune  de  ces  affaires 
a  été  étudiée,  nous  le  savons,  avec  un  minutieux  scrupule 
et  avec  le  parti  fermement  arrêté  de  ne  rien  laisser  passer  de 
ce  qui  pourrait  fournir  à  l'opinion  publique  le  moindre 
motif  de  grief  fondé  ;  et,  malgré  cette  parfaite  impartialité, 
aucune  poursuite  n'a  été  autorisée,  preuve  que  les  plaintes 
ne  reposaient  sur  aucun  fait  sérieux. 

Les  mêmes  plaintes  se  sont  produites  à  la  barre  du  Sénat, 
sous  forme  depétitions.  Lalégislation  des  aliénés  et  le  régime 
des  asiles,  d'une  manière  générale,  aussi  bien  que  les  quel- 
ques faits  particuliers  auxquels  nous  venons  de  faire  allu- 
sion, ont  été  attaqués  devant  cette  haute  assemblée.  Une 
série  de  rapports,  dont  un,  en  particulier,  constitue  une 
œuvre  des  plus  importantes  par  son  étendue  aussi  bien  que 
par  sa  haute  valeur,  a  montré  le  peu  de  fondement  de  toutes 
ces  accusations,  et,  si  quelques  points  secondaires  ont  été 
signalés  à  l'attention  du  gouvernement,  ce  n'est  point  parce 
que  l'on  trouvait  les  réclamations  fondées,  mais  parce  que 
l'on  tenait  à  ôter,  pour  l'avenir,  tout  prétexte  à  leur  retour. 
La  question  a  été  aussi  portée  devant  le  Corps  législatif  j 
mais  elle  n'y  a  été  qu'effleurée,  et  là  encore  les  allégations 
défavorables  ont  été  réfutées  sans  peine. 

Aujourd'hui  que  le  roman  s'en  prend  surtout  aux  moeurs, 
et  qu'il  s'applique  à  mettre  en  jeu,  dans  ses  fictions,  les 
questions  et  les  intérêts  qui  sont  chaque  jour  débattus  dans 
les  faits  de  la  vie  réelle,  il  n'est  pas  étonnant  qu'il  ait  été 
séduit  par  un  sujet  qui  prête  tant  aux  investigations  psy- 
chologiques, aux  controverses  sociales,  aux  discussions  de 


INTRODUCTION.  9 

toute  sorte.  Les  questions  médico-légales  relatives  à  la  folie 
ont  donc  été  portées  dans  le  roman,  et  grâce  surtout  au 
mérite  littéraire  déployé  par  certains  auteurs,  ce  n'est  pas 
sous  cette  forme,  certainement,  qu'elles  ont  intéressé  le 
moins  vivement  l'opinion  publique.  Pour  beaucoup,  les 
malheurs  prêtés  à  un  héros  imaginaire  ont  plus  réussi  à 
exciter  l'intérêt  et  à  entraîner  les  esprits  que  n'auraient  pu 
le  faire  journaux  et  revues,  pamphlets  et  pétitions. 

Pendant  que  l'attention  publique  était  ainsi  sollicitée  par 
tous  les  moyens  propres  à  frapper  les  esprits,  en  s'adressant 
au  grand  nombre,  les  hommes  de  science,  plus  spécialement 
adonnés  à  l'étude  des  maladies  mentales  et  de  la  législation 
des  aliénés,  étaient  loin  de  rester  inactifs.  Écartés,  ainsi 
que  nous  venons  de  le  dire,  de  la  lutte  dans  les  grands 
journaux  politiques,  ils  se  rejetaient  sur  les  journaux  de 
médecine,  sur  les  sociétés  savantes,  sur  les  congrès  médi- 
caux, et  partout  le  pour  et  le  contre  étaient  exposés  et  dé- 
battus avec  une  égale  bonne  foi;  partout  les  principes  atta- 
qués et  les  institutions  mises  en  question  trouvaient  des 
défenseurs  consciencieux  et  parfois  éloquents. 

Une  question  soulevée  en  même  temps  de  tant  de  ma- 
nières différentes  s'imposait  de  droit  à  l'attention  du  gou- 
vernement :  dans  l'intérêt  de  ceux  qui  étaient  le  plus  vive- 
ment attaqués,  aussi  bien  que  dans  celui  de  la  vérité,  il 
était  essentiel  que  quelque  chose  fût  fait  pour  calmer  les 
soupçons  du  public  et  pour  mettre  en  pleine  lumière  le 
véritable  état  des  choses. 

C'est  dans  cette  intention  que  fut  nommée  la  Commission 
supérieure  dont  nous  avons  parlé  dans  l'avertissement  placé 
entête  de  ce  travail. 

Nous  avons  fait  connaître  en  même  temps  le  but  et  le 
plan  de  notre  publication. 


PREMIÈRE  PARTIE. 


Historique. 

Réforme  du  régime  des  aliénés  à  la  fin  du  xvme  siècle.  —  Tenon.  — 
Pinel.  —  Esquirol.  —  Ferrus.  —^-Législation  actuelle.  Loi  du  30  juin 
1838.  —  Ordonnance  royale  du  18  décembre  1839.  —  Règlement 
ministériel  du  20  mars  1857.  —  Résultats  généraux  de  cette  législation. 

C'est,  avons -nous  dit,  dans  les  dernières  années  du 
xvme  siècle  que  Ph.  Pinel  donna  le  signal  de  la  réforme  du 
régime  des  aliénés  en  France;  ce  fut  vers  la  môme  époque 
que  ce  savant  médecin  introduisit  dans  la  langue  les  mots 
aliéné  et  aliénation  dans  le  sens  qu'ils  possèdent  aujour- 
d'hui (1).  Jusque-là  on  n'avait  jamais  employé,  pour  désigner 

(1)  Les  auteurs  antérieurs  à  Ph.  Pinel  employaient  bien  les  expressions 
aliénation  du  sens,  de  l'esprit,  de  l'entendement,  aliéné  d'esprit,  pour 
désigner  l'état  d'une  personne  dont  la  raison  était  troublée,  ou  cette  per- 
sonne elle-même.  «J'ai  vu  en  cette  personne  de  l'aliénation  d'esprit  », 
dit  Molière,  parla  bouche  d'un  des  médecins  qu'il  met  en  scène.  Mais  ils 
n'ont  jamais  employé  ces  mots,  tout  court,  sans  désignation  des  facultés 
lésées,  comme  synonymes  des  mots  folie,  fou,  folle,  insensé.  Aujourd'hui 
le  mot  aliénation  n'a  besoin  d'aucun  accessoire,  pour  être  compris]  le 
participe  aliéné  est  devenu  un  substantif  qui  s'emploie  seul. 

C'est  en  1799  que  Ph,  Pinel  fit,  pour  la  première  fois,  usage  de  ces  mois 
dans  un  mémoire  intitulé  :  Recherches  sur  le  traitement  moral  des  allé" 
nés  [Mémoires  de  la  Société  médicale  d'émidation,  t.  II,  p.  215).  En  1800, 
il  publia  son  Traité  médico-philosophique  de  l'aliénation  mentale,  où  ils 
sont  continuellement  employés.  En  180G,  le  mot  aliéné  parait  pour  la 
première  fois  dans  le  style  administratif;  un  arrêté  du  Conseil  général 
des  hospices,  en  date  du  2G  février  180o,  parle  du  «billet  d'entrée  des 
aliénées  que  leur  état  aura  fait  entrer  d'urgence  au  traitement  des  folles 
établi  dans  l'hospice  de  la  Salpêtrière  »  (Code  administratif  des  hôpitaux 


les  personnes  privées  de  raison,  que  les  expressions  fous, 
folles,  insensés,  maniaques  ;  jusque-là  on  ne  s'était  guère  oc- 

et  hospice?  de  Paris,  t.  I,   p.  677).  Depuis,  l'emploi  de  ces  expressions 
s'est  généralisé. 

Ph.  Pinel  n'a  donné  aucune  explication  sur  les  motifs  qui  l'avaient  amené 
à  en  faire  usage  en  1799,  alors  quo  l'année  précédente  il  avait  pré- 
senté à  la  même  Société  et  inséré  dans  le  même  recueil  (t.  I,  p.  94)  un 
Mémoire  sur  la  manie  périodique  et  intermittente,  dans  lequel  elles  ne 
se  sont  pas  prononcées  une  seule  fois. 

Elles  ne  le  sont  pas  davantage,  nous  croyons  pouvoir  l'affirmer,  dans 
aucun  des  ouvrages  publiés  avant  ceux  de  Ph.  Pincl,  et  dans  lesquels  il  est 
déjà  question  des  maladies  mentales  ; 

Le  Camus,  Médecine  de  l'esprit,  1769. 

Dufour,  Essai  sur  les  opérations  de  V entendement  humain  et  les  mala- 
dies qui  le  dérangent.  Paris,  1770. 

Colombier,  Instruction  sur  la  manière  de  gouverner  les  insensés  et  de 
travailler  à  leur  guérison.  1786. 

Mourrc,  Observations  sur  les  insensés.  1791.         « 

Tenon,  Mémoires  sur  les  hôpitaux  de  Paris.  1788. 

Une  citation  faite  par  Esquirol  et  reproduite  depuis  par  plusieurs 
auteurs,  qui  l'ont  admise  de  confiance,  sans  se  donner  la  peine  de  la  véri- 
fier, ferait  croire  néanmoins  que  Tenon  avait  déjà  employé  le  mot  aliéné  ; 
il  n'en  est  rien,  et  malgré  l'autorité  qui  s'attache  au  nom  d'Esquirol,  nous 
devons  signaler  son  erreur  et  rétablir,  dans  son  authenticité,  le  texte  de 
Tenon. 

Voici  la  citation  rapportée  par  Esquirol  dans  son  chapitre  sur  les 
maisons  d'aliénés  (Maladies  mentales,  1838,  t.  II,  p,  MiTj  :  «Comment 
»  a-t-on  pu  espérer»,  s'écrie  Tenon,  «qu'on  pourrait  traiter  des  aliénés 
»  dans  des  lits  où  l'on  couche  trois  à  quatre  furieux  qui  se  pressent, 
»  s'agitent,  se  battent,  qu'on  garrotte,  qu'on  contrarie,  dans  des  salles 
»  infiniment  resserrées,  etc.»? 

Voici  maintenant  le  passage  môme  de  Tenon,  emprunté  au  chapitre 
Des  maniaques  à  l'Hôtel-Dieu,  dans  le  Quatrième  mémoire  sur  les  hôpitaux 
de  Paris,  p.  219.  «  Le  résultat  de  ces  observations  n'indiquerail-il  pas 
»  qu'il  faut  tenir  lçs  fous  à  l'abri  de  l'impression  d'une  forte  cbaleur, 
»  qu'il  çonyieiU  de  leur  faire  respirer  un  air  frais,  propre  à  tempérer 
»  l'extrême  effervescence  de  leur  sang? 

a  Mais  comment  se  procurer  cet  air  frais,  dans  des  lits  où  l'on  couche 
»  trois  ou  quatre  fous  qui  se  pressent,  s'agitent,  se  battent,  qu'on  garrotte, 
»  qu'on  contrarie,  et  dans  des  salles  infiniment  resserrées», 

On  le  voit,  la  fin  de  la  citation  est  conforme  au  texte,  mais  le  commen- 


12  HISTORIQUE. 

cupé  que  de  les  enfermer  quand  elles  menaçaient  la  tran- 
quillité publique,  et  l'on  songeait  bien  peu  à  les  traiter  dans 
le  but  de  les  guérir.  «  L'Hôtel-Dieu  est  de  tous  les 
hôpitaux  de  Paris  le  seul  où  l'on  traite  de  la  Folie....;  les 
hôpitaux  les  plus  proches  de  la  capitale,  où  l'on  s'occupe 
encore  du  traitement  des  maniaques,  se  trouvent  à  Rouen 
et  à  Lyon  (1).  » 

Telles  étaient,  en  1786,  les  seules  ressources  hospitalières 
affectées  au  traitement  de  la  folie;  et,  à  l'Hôtel-Dieu  de 
Paris,  on  ne  leur  ouvrait  que  deux  petites  salles  contenant 
kl  places  pour  les  hommes  (10  lits  à  quatre  personnes  et 
2  petits),  et  32  places  pour  les  femmes.  A  Rouen  il  y  avait 
90  loges,  et  à  Lyon  38,  chacune  pour  une  personne  seule- 
ment. 

Et  encore  quel  était  ce  traitement  de  l'Hôtel-Dieu  de 
Paris  ?  Il  ne  consistait  guère  qu'en  saignées  copieuses  ré- 
pétées coup  sur  coup;  et  lorsqu'après  quelques  mois,  la 
guérison  n'était  pas  obtenue,  les  malades  étaient  rendus  à 
la  liberté  ou  envoyés  dans  quelqu'un  des  établissements 
uniquement  consacrés  aux  incurables. 

De  ces  derniers,  Tenon  donne  une  nomenclature  com- 
plète qui  est  intéressante,  parce  qu'elle  est  le  premier  spé- 
cimen de  statistique  appliquée  aux  maladies  mentales. 

Les  établissements  ouverts  à  Paris  aux  fous  incurables 
étaient  alors  au  nombre  de  22  ;  h  publics,  la  Salpêtrière, 
Bicêtre,  Charenton  et  les  Petites-Maisons,  renfermant  en- 
semble 752  insensés  et  319  épileptiques,  et  18  pensions 

cernent  est  tout  à  fait  inexact,  et  le  mot  aliéné  n'y  est  pas  prononcé.  Les 
erreurs  du  même  genre  sont  bien  fréquentes  dans  la  science,  et  souvent 
elles  portent  sur  des  points  plus  importants  qu'une  simple  question  de 
terminologie.  Aussi  est-ce  un  devoir  de  les  signaler  toutes  les  fois  qu'on 
en  a  connaissance,  bien  qu'il  soit  pénible  de  trouver  en  faute  un  auteur 
rangé  à  juste  titre  parmi  les  maîtres. 

(1)  Tenon,  Mémoires  sur  les  hôpitaux  de  Paris,  p.  213. 


PINEL.  18 

privées,  réparties  dans  les  faubourgs  Saint-Jacques,  Mont- 
martre et  Saint-Antoine,  dont  la  plus  nombreuse  contenait 
36  malades  et  la  moindre  seulement  2  (1). 

Ce  que  le  régime  des  malades  était  dans  ces  institutions 
privées,  nous  l'ignorons;  mais  nous  savons  mieux  ce  qui  se 
passait  dans  les  établissements  publics. 

Là,  les  malades  enfermés  dans  des  cabanons,  sans  autre 
ouverture  qu'une  porte  massive,  couchés  sur  de  la  paille, 
chargés  de  chaînes,  étaient  traités  à  l'égal  de  criminels 
dangereux,  ou  mieux  encore  d'animaux  féroces.  Nul  n'osait 
les  approcher,  et  l'agitation  la  plus  violente  était  l'état  ordi- 
naire de  la  plupart  d'entre  eux. 

Pinel,  on  le  sait,  inaugura  la  réforme  en  1792,  en  faisant 
tomber,  devant  les  délégués  de  la  Convention,  les  chaînes  de 
quelques-uns  de  ces  forcenés,  et  le  succès  couronna  son 
entreprise.  Cet  épisode,  si  souvent  raconté  (2),  a  bien  été 
un  peu  dénaturé,  à  cause  de  l'époque  et  des  circonstances 
au  milieu  desquelles  il  s'est  produit.  On  a  voulu  y  voir  un 
acte  de  politique  libératrice,  alors  qu'il  n'a  été  qu'un  acte 

(1)  Dans  le  chapitre  où  il  donne  ces  renseignements,  Tenon  exprime 
des  vues  très-sages  et  très-avancées  sur  le  traitement  des  aliénés  dans  des 
établissements  spéciaux  :  «  Que  sont  les  bâtiments  d'hôpitaux  pour  d'autres 
»  malades  que  des  fous?»  dit-t-il,  «Des  moyens  purement  auxiliaires, 
»  propres  à  favoriser  le  régime  et  à  seconder  la  vertu  des  médicaments. 
»  Mais  les  hôpitaux,  pour  les  fous  sont  autre  chose  ;  ils  font  eux-mêmes 
»  fonctions  de  remèdes  »  (p.  216).  Esquirol  a  exprimé  la  même  idée  en 
termes  qui  sont  devenus  presque  proverbiaux  en  médecine  mentale  : 
«  Une  maison  d'aliénés  »,  dit-il,  «est  un  instrument  de  guérison  ;  entre 
»  les  mains  d'un  médecin  habile,  c'est  l'agent  thérapeutique  le  plus  puis- 
»  sant  contre  les  maladies  mentales»  (t.  II,  p.  398).  N'est-il  pas  juste, 
sans  amoindrir  en  rien  le  mérite  de  ce  passage  d'Esquirol,  de  faire  remar- 
quer que  bien  avant  lui,  Tenon  avait  déjà  exprimé  cette  sorte  d'aphorisme 
en  termes  très-analogues  ? 

(2)  Voyez  notamment  :  Pariset,  Éloge  de  Pinel  :  Histoire  des  membres 
de  T Académie  de  médecine,  t.  I.  p.  225;  Scipion  Pinel,  Traité  complet  du 
régime  sanitaire  des  aliénés.  Paris,  1836,  p.  56;  Rapport  sur  le  service 
des  aliénés  de  la  Seine}  1852. 


\t\  HISTORIQUE. 

d'humanité,  mais  il  n'en  a  pas  moins  une  signification  con- 
sidérable, comme  premier  pas  fait  dans  une  voie  de  progrès 
où,  depuis,  des  améliorations  très  importantes  n'ont  cessé 
de  s'accomplir. 

Après  ce  premier  élan,  un  peu  théâtral,  il  faut  bien  le  dire, 
Pinel  se  consacra  à  l'œuvre  plus  modeste,  mais  plus  essen- 
tielle et  plus  difficile,  consistant  à  introduire  une  réforme 
radicale  dans  tous  les  détails  du  régime  des  aliénés,  à 
Bicêtre  d'abord,  à  la  Saîpêtrière  ensuite,  et  grâce  à  ces 
efforts,  ces  deux  établissements  changèrent  de  face. 

Vers  la  même  époque,  la  maison  de  Gharenton,  qui  avait 
été  fermée  par  la  Révolution,  fut  rouverte  (1797),  et  passa 
des  mains  des  frères  Saint-Jean-de-Dieu,  qui  en  avaient  été 
les  propriétaires  depuis  la  fondation  (16M),  dans  celles  de 
l'État,  qui  la  fit  largement  profiter  des  méthodes  nou- 
velles. 

Les  Petites-Maisons,  où  les  aliénés  étaient  mélangés  à  des 
infirmes,  des  teigneux  et  des  vénériens,  furent  transformées, 
en  1801,  en  hospice  des  Ménages,  et  les  fous  et  les  folles 
qu'elles  contenaient  furent  répartis  entre  Bicêtre  et  la  Sal- 
pôtrière. 

Enfin,  à  la  même  époque,  le  service  des  insensés  qui  s'é- 
tait maintenu  dans  les  salles  Saint-Louis  et  Sainte-Geneviève 
de  l'Hôtel-Dieu,  fut  supprimé  par  ordre  du  gouvernement» 

Paris  se  trouva  donc  doté  de  trois  grands  établissements 
publics  destinés  au  traitement  des  aliénés,  et  ces  établisse- 
ments furent  les  premiers  qui,  en  France,  offrirent  aux 
malades  des  conditions  réellement  en  rapport  avec  les 
exigences  de  leur  état.  Dans  les  accusations  souvent  pas- 
sionnées et  injustes  qui  ont  été  dirigées  depuis  contre  la 
Salpêtrière  et  Bicêtre,  on  a  trop  oublié  combien,  dans  toute 
voie  nouvelles,  les  premiers  pas  sont  difficile  à  franchir;  si> 
de  nos  jours,  des  établissements  plus  modernes  ont  laissé 
ceux-ci  loin  derrière  eux,   il  faut  se  rappeler  que,  à  une 


ESQUIROL.  15 

époque  antérieure,  leur  organisation  a  réalisé  une  somme 
de  progrès  énorme  sur  tout  ce  qui  les  entourait.  Nous  de- 
vons donc,  sous  peine  d'ingratitude,  conserverie  souvenir 
de  leur  ancienne  supériorité  relative,  et  leur  accorder  tout 
au  moins  une  réputation  historique. 

Au  point  de  vue  des  progrès  de  la  science  médicale,  le 
rôle  de  ces  trois  établissements  n'a  pas  été  moins  remarqua- 
ble. A  côté  dePh.Pinel,  et  ensuite  après  lui,  Esquirol  donna 
à  rélucle  des  maladies  mentales  une  impulsion  vigoureuse 
qui,  on  peut  le  dire,  eut  pour  résultat  de  constituer  la  mé- 
decine mentale  telle,  à  peu  de  choses  près,  qu'elle  existe 
aujourd'hui.  A  son  école  se  formèrent  un  grand  nombre  de 
médecins  distingués,  qui  favorisèrent  sous  toutes  les  formes 
le  progrès  commencé  :  les  nommer,  ce  serait  énumérer  tous 
ceux  qui  depuis  ont  exercé  avec  le  plus  d'éclat  cette  bran- 
che de  l'art  dans  toute  la  France,  tous  ceux  que  la  généra- 
tion actuelle  respecte  comme  des  modèles  et  honore 
comme  des  maîtres. 

Ce  mouvement  d'amélioration  ne  pouvait  pas  rester  limité 
à  Paris  :  quelques  villes  de  province,  essayant  timidement 
d'imiter  la  capitale,  réformèrent  leurs  hospices  ou  en  fon- 
dèrent de  nouveaux.  Mais  ce  travail  de  diffusion  des  progrès 
réalisés  ne  pouvait  être  que  très-lent.  En  1818,  Esquirol 
faisait  encore  au  gouvernement  un  tableau  lugubre  et  resté 
justement  célèbre  de  l'état  de  profonde  misère  dans  lequel 
un  trop  grand  nombre  de  malheureux  aliénés  continuaient 
à  végéter.  «Je  les  ai  vus,  dit-il,  nus,  couverts  de  haillons, 
»  n'ayant  que  la  paille  pour  se  garantir  de  la  froide  hurni- 
»  dite  du  pavé  sur  lequel  ils  sont  étendus.  Je  les  ai  vus  gros- 
»  sièrement  nourris,  privés  d'air  pour  respirer,  d'eau  pour 
»  élaneher  leur  soif,  et  des  choses  les  plus  nécessaires  à  la 
»  vie.  Je  les  ai  vus  livrés  à  de  véritables  geôliers,  abandonnés 
»  à  leur  brutale  surveillance.  Je  les  ai  vus  dans  des  réduits 
»  étroits,  sales,  infects,  sans  air,  sans  lumière,  enchaînés 


16  HISTORIQUE. 

»  dans  des  antres  où  l'on  craindrait  de  renfermer  les  bêtes 
»  féroces  que  le  luxe  des  gouvernements  entretient  à  grands 
»  frais  dans  les  capitales.  Yoilà  ce  que  j'ai  vu  presque  par- 
»  tout  en  France  ;  voilà  comment  les  aliénés  sont  traités 
»  presque  partout  en  Europe  (1).  » 

A  cette  époque,  il  n'y  avait  encore  en  France  que  huit 
établissements  publics  où  l'on  ne  reçût  que  des  aliénés 
(Armentières,  Avignon,  Bordeaux,  Charenton,  Lille,  Mar- 
seille, Maréville,  Rennes).  Esquirol,  montrant  les  inconvé- 
nients du  mélange  de  ces  malades  dans  les  hospices,  les 
dépôts  de  mendicité  et  les  prisons,  adjurait  le  ministre  de 
faire  construire  de  nouveaux  asiles,  en  nombre  suffisant, 
pour  soigner  tous  les  insensés;  une  dizaine  devait  suffire, 
suivant  lui,  pour  répondre  à  tous  les  besoins. 

En  1819,  c'est-à-dire  pendant  l'année  qui  suivit  la  pré- 
sentation de  ce  rapport,  le  ministre  de  l'intérieur  adressa 
aux  préfets  une  circulaire,  leur  signalant  les  mauvaises  con- 
ditions auxquelles  les  aliénés  étaient  encore  soumis  dans 
plusieurs  établissements,  et  leur  indiquait  les  principales 
améliorations  à  introduire  ;  mais  il  ne  put  donner  autre 
chose  que  des  conseils,  et  l'accomplissement  des  progrès 
resta  confié  aux  administrations  des  villes  et  des  départe- 
ments. Les  établissements  de  Bordeaux  (1820),  de  Mont- 
pellier (1821),  de  Marseille  (1823),  de  Saint-Venant  (1824), 
de  Saint-Yon,  à  Rouen  (1825),  de  Toulouse  (1826),  de 
Nantes  (1832),  du  Mans  (1834)  et  quelques  autres,  furent, 
pendant  la  période  qui  suivit,  construits  ou  améliorés. 

Jusque-là  n'était  pas  réglée  la  condition  légale  des  aliénés 
d'une  manière  uniforme.  Les  exigences  de  l'ordre  public 
et  de  la  sécurité  des  personnes  avaient  bien  forcé  à  prendre 
quelques  précautions  indispensables,   et  la  loi   du  16-24 

(1)  Esquirol,  Des  établissements  consacrés  aux  aliénés  en  France  et  des 
moyens  de  les  améliorer,  Rapport  présenté  au  ministre  de  l'intérieur  en 
septembre  1813.  Voyez  Maladies  mentales,  t.  II,  p,  399. 


NÉCESSITÉ  D'UNE  LOI.  17 

août  1790  ayant  confié  à  l'autorité  administrative  le  soin  de 
remédier  aux  événements  fâcheux  qui  pourraient  être  cau- 
sés par  les  fous  furieux,  beaucoup  de  préfets  se  considé- 
raient, par  là,  comme  suffisamment  autorisés  à  ordonner 
directement  le  placement  des  aliénés  dangereux  dans  les 
asiles.  Mais,  dans  d'autres  départements  l'interdiction  préa- 
lable était  considérée  comme  indispensable;  le  préfet  ne 
pouvait  alors  ordonner  qu'une  arrcslation  provisoire.  L'a- 
liéné, ainsi  arrêté,  élait  déposé  dans  une  prison;  le  procu- 
reur impérial  poursuivait  d'office  son  interdiction  confor- 
mément àl'article  491  du  Gode  civil,  et  ce  n'était  que  lorsque 
le  jugement  avait  été  rendu,  c'est-à-dire  souvent  après  de 
longs  délais,  que  le  transfert  de  la  prison  à  l'asile  pouvait 
avoir  lieu. 

Quant  aux  placements  volontaires,  aucune  mesure  légale 
ne  s'en  occupait,  et  les  familles  abandonnées  à  elles-mêmes 
n'avaient  qu'à  suivre  certaines  règles  de  police  locale,  sans 
unité  et  sans  sanction. 

La  dépense  des  aliénés  indigents  n'était  pas  mieux  réglée; 
hospices,  communes,  départements,  État  s'en  renvoyaient 
la  charge,  et  se  débattaient  à  qui  ne  la  supporterait  pas. 

Quand  des  aliénés  étaient  séquestrés,  sans  être  interdits, 
rien  ne  garantissait  la  défense  de  leurs  intérêts  privés;  il 
fallait  alors  que  toutes  leurs  affaires  restassent  en  suspens, 
ou  qu'on  parvînt  à  leur  faire  signer  une  procuration  à  la- 
quelle manquait  presque  toujours  la  condition  la  plus  essen- 
tielle d'un  acte  de  ce  genre,  le  consentement  raisonné. 

A  Paris,  où  un  si  grand  nombre  d'aliénés  indigents  étaient 
journellement  placés  à  la  Salpêtrière  et  à  Bicêtre,  l'admi- 
nistration des  hôpitaux  s'était  bien  investie,  spontanément 
du  rôle  de  tutrice  à  leur  égard,  mais  elle  n'en  avait  pas 
strictement  le  droit,  et  ce  n'était  que  par  une  tolérance,  en 
contradiction  avec  les  prescriptions  du  Gode,  qu'on  la  lais- 
sait agir. 

foville.  2 


18  HISTORIQUE. 

Un  pareil  état  de  choses  appelait  une  réforme  sérieuse; 
elle  fut  entreprise  en  1836.  La  loi  de  finances  de  celte 
année  décida  (art.  6)  que  les  départements  devaient  con- 
courir à  la  dépense  des  aliénés,  et  le  conseil  d'État  fut 
chargé  de  préparer  un  projet  de  loi  sur  les  aliénés.  Le 
6  janvier  1857,  la  Chambre  des  députés  était  saisie  de  ce 
projet. 

Nulle  part  l'on  ne  saurait  rencontrer  un  résumé  de  la 
question  plus  complet  ni  plus  impartial  que  dans  l'exposé 
des  motifs  de  ce  projet  de  loi.  Nous  n'en  citerons  qu'un 
passage,  parce  qu'il  se  rapporte  au  côté  de  la  question  qui 
a  suscité  le  plus  de  controverses,  et  parce  qu'il  suffît,  pour 
apprécier  l'esprit  de  sage  libéralisme  qui  inspirait  celte 
œuvre. 

«  Après  avoir  pourvu  à  l'intérêt  de  sûreté  et  d'ordre  public 
»  qui  réclame  l'isolement  des  aliénés,  nous  ne  devons  pas 
»  oublier  un  intérêt  non  moins  grave;  nous  devons  assurer 
»  à  la  liberté  individuelle  toutes  les  garanties  qui  lui 
»  manquent  encore. 

»  Le  péril  qui  la  menace  peut  naître  d'une  erreur  inno- 
»  cente  ou  de  motifs  coupables;  il  peut  provenir  ou  des 
»  parents,  ou  de  l'autorité  elle-même;  la  liberté  peut  être 
»  menacée,  soit  qu'une  personne  soit  placée  sans  nécessité 
»  dans  un  établissement  d'aliénés,  soit  que,  y  ayant  été  pla- 
»  cée  avec  raison,  elle  soit  retenue  encore  après  que  la 
»  guérison  a  rendu  l'isolement  sans  objet. 

»  Plus  les  droits  de  la  liberté  individuelle  sont  sacrés,  et 
»  plus  le  projet  de  loi  a  dû  s'attacher  à  lui  assurer  la  pro- 
»  teclion  la  plus  entière;  il  a  multiplié  les  garanties,  il  n'en 
»  a  négligé  aucune.  » 

Sans  entrer  dans  les  détails  de  la  double  discussion  dont 
ce  projet  fui  l'objet  dans  chacune  des  deux  Chambres,  avant 
d'être  adopté  à  l'unanimité  dans  la  Chambre  des  pairs  (26 
mai  1838),  et  à  l'énorme  majorité  de  216  voix  contre  6  dans 


PROJET  DE  LOI.  19 

la  Chambre  des  députés  (14  juin  1838),  nous  ferons  remar- 
quer seulement,  en  ce  qui  concerne  les  placements,  que, 
dans  le  premier  projet  du  gouvernement,  une  ordonnance 
ou  autorisation  préalable  du  préfet  devrait  toujours  être 
exigée;  mais  que  cette  mesure  fut  rejetée,  conformément 
aux  conclusions  du  rapporteur,  M.  Vivien,  qui  s'exprime 
ainsi  sur  ce  point  important  :  «  Le  but  de  ce  projet  est  le 
»  soulagement  des  aliénés,  les  facilités  à  donner  à  leur  trai- 
»  tement.  C'est  contrarier  ouvertement  ce  but  que  de  su- 
»  bordonner  à  un  acte  de  l'autorité  publique  la  mesure  la 
»  plus  favorable  àlaguérison. 

»  L'isolement  des  aliénés  est  en  effet  le  premier  et  le  plus 
»  énergique  des  moyens  de  traitement;  il  est  en  même 
»  temps  le  plus  urgent.  Un  retard  de  plusieurs  jours  peut 
»  aggraver  le  mal  au  point  d'en  rendre  la  guérison  quelque- 
»  fois  impossible,  toujours  plus  difficile;  ce  retard  résulterait 
»  nécessairement  de  l'obligation  de  recourir  préalablement 
»  au  préfet. 

»  Dans  la  plus  grande  partie  de  la  France,  à  Paris  notam- 
»  ment,  les  familles  sont  admises  aujourd'hui  à  effectuer 
»  librement  des  placements  dans  des  établissements  d'a- 
»  liénés.  On  ne  cite  aucun  exemple  de  séquestration  fondée 
»  sur  un  état  d'aliénation  mentale  supposée.  » 

Nous  avons  vu  que,  malgré  tout  ce  que  l'on  a  pu  dire 
depuis,  cette  dernière  proposition  est  encore  vraie  au- 
jourd'hui, ce  qui  est  au  moins  une  présomption  bien  favo- 
rable de  l'efficacité  des  garanties  édictées  par  la  loi. 

Nous  devons  encore  rappeler,  à  l'honneur  du  corps  médi- 
cal, qu'un  médecin  aliéniste  des  plus  distingués,  Ferrus, 
prit  une  part  active  à  l'élaboration  de  cette  législation  nou- 
velle. Il  en  avait  montré  la  nécessité  dans  son  livre  Des 
aliénés,  Paris,  1834;  il  l'avait  réclamée  en  sa  qualité  d'in- 
specteur général  du  service  des  aliénés  (1835),  et  ensuite  lors- 


20  HISTORIQUE. 

qu'elle  entra  dans  la  pratique,  il  fut  pendant  vingt  ans  chargé 
de  veillera  son  exécution. 

Comme  c'est  de  la  promulgation  de  la  loi  du  30  juin  1838 
que  date  l'état  légal  qui  subsiste  encore  aujourd'hui,  et 
contre  lequel  les  attaques  actuelles  sont  dirigées,  nous  allons 
exposer  avec  quelques  détails  :  1°  les  principales  disposi- 
tions de  cette  loi,  surtout  celles  qui  sont  incriminées; 
2°  les  effets  qu'elle  a  produits. 

La  loi  reconnaît  deux  genres  d'établissements  d'aliénés: 
les  établissements  publics,  placés  sous  la  direction  de  l'au- 
torité publique  (art.  2),  et  les  établissements  privés,  placés 
sous  la  surveillance  de  la  même  autorité  (art.  3),  et  soumis 
à  l'autorisation  préalable  du  gouvernement  (art.  5). 

Tous  les  établissements  publics  ou  privés  sont  soumis  à 
la  visite  d'un  certain  nombre  de  fonctionnaires  chargés  de 
recevoir  les  réclamations  des  personnes  qui  y  sont  placées, 
et  de  prendre  tous  les  renseignements  propres  à  faire  con- 
naître leur  position  (art  U). 

Ces  fonctionnaires  chargés  de  visiter  les  asiles  sont  : 

Le  préfet,  ses  délégués  et  ceux  du  ministre  de  l'inté- 
rieur ; 

Le  président  du  tribunal  ; 

Le  procureur  impérial  ; 

Le  juge  de  paix  ; 

Le  maire  de  la  commune. 

Pour  un  seul  de  ces  fonctionnaires,  le  procureur  impé- 
rial, la  visite  est  obligatoire  à  des  intervalles  réguliers,  c'est- 
à-dire  qu'elle  doit  être  faite  une  fois  au  moins  chaque  tri- 
mestre dans  les  asiles  privés,  et  une  fois  chaque  semestre 
dans  les  asiles  publics,  à  des  jours  indéterminés  ;  pour  les 
autres  fonctionnaires,  l'époque  en  est  facultative. 

Chaque  département  est  tenu  d'avoir  un  asile  public  pour 


loi  du  30  juin  1828.  21 

recevoir  et  soigner  ses  aliénés,  ou  de  traiter  à  cet  effet  avec 
un  asile  public  ou  privé  (art.  1). 

Il  doit  y  avoir  dans  chaque  asile  un  registre  spécial,  coté 
et  paraphé  par  le  maire,  soumis  à  l'examen  et  au  visa  de  tou- 
tes les  personnes  chargées  de  visiter  l'établissement  (art.  U), 
et  sur  lequel  doivent  figurer  la  copie  de  toutes  les  pièces 
individuelles  dont  nous  allons  donner  l'énumération,  et  la 
mention  de  toutes  les  particularités  de  quelque  impor- 
tance, relatives  à  chaque  malade  (art.  12). 

Ce  qui  concerne  les  personnes  placées  dans  les  asiles  peut 
être  rapporté  à  trois  chefs  :  leur  admission,  leur  maintien, 
leur  sortie. 

Admission.  —  Il  y  a  deux  genres  de  placements,  les  place- 
ments d'office  et  les  placements  volontaires. 

Les  placements  d'office  sont  prononcés,  à  Paris,  par  le 
préfet  de  police,  dans  les  départements  par  les  préfets,  à 
l'égard  des  personnes  dont  l'état  d'aliénation  compromet 
l'ordre  public  ou  la  sûreté  des  personnes.  Les  ordres  des 
préfets  doivent  être  motivés  et  énoncer  les  circonstances 
qui  les  auront  rendus  nécessaires  (art,  18). 

Dans  le  cas  d'urgence  absolue,  les  maires  des  communes, 
et  les  commissaires  de  police  à  Paris,  doivent  ordonner  les 
mesures  provisoires  nécessaires  et  en  référer  dans  les  vingt- 
quatre  heures  au  préfet,  qui  statuera  sans  délai  (art.  19). 
Dans  la  pratique,  cet  article  a  reçu  deux  modes  d'application 
distincts,  reposant  sur  la  signification  dilférente  donnée, 
suivant  les  lieux,  aux  mots  «  mesures  provisoires  néces- 
saires. »  Dans  certains  départements,  les  maires  se  conten- 
tent de  s'assurer  de  la  personne  des  malades  atteints  de  folie 
dangereuse  et  de  les  garder,  dans  leur  commune,  jusqu'à 
la  décision  préfectorale  ;  dans  d'autres,  les  maires  font 
transporter  de  suite  ces  malades  à  l'asile,  et  prennent,  à  cet 
effet,  un  arrêté  provisoire  de  placement,  qui  n:a  de  valeur 
définitive  que  lorsqu'il  a  été  approuvé  par  le  préfet. 


22  HISTORIQUE. 

Les  placements  volontaires  ne  peuvent  avoir  lieu  que  sur 
la  présentation  des  trois  pièces  suivantes  :  1°  une  demande 
d'admission;  2°  un  certificat  médical  constatant  la  maladie; 
3°  une  pièce  indiquant  l'identité  de  la  personne  à  pla- 
cer (art.  8). 

La  demande  d'admission  doit  être  faite  par  une  personne 
autre  que  le  malade  :  la  loi  n'a  pas  prévu  le  cas  où  ce  se- 
rait celui-ci,  lui-môme,  qui  demanderait  à  entrer  dans  un 
établissement  pour  se  faire  soigner. 

Elle  doit  contenir  les  noms,  profession,  âge  et  domicile 
de  la  personne  qui  demande  le  placement,  aussi  bien  que  de 
celle  qu'il  s'agit  de  placer,  et  indiquer  le  degré  de  parenté 
ou  la  nature  des  relations  qui  existent  entre  elles.  Elle  doit 
être  écrite  et  signée  par  celui  qui  la  forme,  ou  s'il  ne  sait 
signer,  reçue  par  le  maire  ou  le  commissaire  de  police  qui 
en  donne  acte.  En  cas  d'interdiction,  un  extrait  du  juge- 
ment doit  être  fourni. 

Le  certificat  médical  doit  dater  de  moins  de  quinze  jours, 
ne  pas  émaner  d'un  médecin  attaché  à  l'établissement,  ni 
d'un  médecin  parent  ou  allié,  au  second  degré  inclusive- 
ment, des  chefs  ou  propriétaires  de  l'établissement  ou  de 
la  personne  qui  fera  effectuer  le  placement.  C'est  sans  doute 
par  oubli  que  l'on  n'a  pas  exigé  la  même  absence  do  pa- 
renté entre  le  médecin  signataire  du  certificat  et  la  personne 
à  placer. 

Ce  certificat  doit  constater  l'état  mental  du  malade,  in- 
diquer les  particularités  de  son  affection  et  la  nécessité  do 
le  placer  dans  un  établissement  d'aliénés  et  de  l'y  tenir  en- 
fermé. Il  est  dit,  en  outre,  qu'en  cas  d'urgence  les  chefs  des 
établissements  publics  pourront  se  dispenser  d'exiger  le  certi- 
ficat du. médecin;  mais  c'est  une  disposition  que  nous  n'a- 
vons jamais  vu  ni  voulu  appliquer,  et  nous  croyons  que  si 
cela  est  quelquefois  arrivé,  les  exemples  doivent  en  être 
infiniment  rares, 


FORMALITÉS   D'ADMISSION.  23 

Que  le  placement  soit  d'office  ou  volontaire,  le  médecin 
de  rétablissement  délivre.,  dans  les*  vingt-quatre  heures, 
un  certificat  qui  constate  l'état  mental  do  la  personne  pla- 
cée :  ce  certificat  est  transmis  au  préfet  avec  un  bulletin 
d'entrée  faisant  mention  de  toutes  les  pièces  d'admission 
(art.  8). 

Dans  le  délai  de  trois  jours  le  préfet  notifie  au  procureur 
impérial  de  l'arrondissement  où  est  situé  l'établissement,  et 
à  celui  de  l'arrondissement  où  est  le  domicile  du  malade, 
les  noms,  profession  et  domicile  de  la  personne  placée, 
ceux  de  la  personne  qui  a  fait  la  demande  d'admission  et  les 
causes  du  placement  (art.  10),  si  le  placement  est  volontaire, 
et  en  cas  de  placement  d'office  communique  aux  mêmes  pro- 
cureurs impériaux  les  ordres  donnés  en  vertu  des  articles  18 
et  19  (art.  22).  La  môme  notification,  en  cas  de  placement 
d'office,  est  faite  au  maire  de  la  commune  où  est  le  domi- 
cile du  malade,  qui  doit  en  donner  immédiatement  avis  aux 
familles  (art.  22). 

Enfin,  dans  le  même  délai  de  trois  jours,  si  le  placement 
volontaire  est  effectué  dans  un  asile  privé,  le  préfet  doit 
charger  un  ou  plusieurs  hommes  de  l'art,  auxquels  il  peut 
adjoindre  telle  autre  personne  qu'il  désignera,  à  l'effet  de 
constater  l'état  mental  de  la  personne  placée  et  d"en  faire 
rapport  sur-le-champ  (art.  9). 

Telles  sont  les  formali  es  nombreuses  auxquelles  doivent 
Être,  dans  tous  les  cas,  soumis  les  placements  dans  les  asiles 
d'aliénés;  l'énuméïation  en  est  longue  et  l'on  ne  saurait 
s'étonner  si,  au  premier  abord,  l'on  a  pu  croire  qu'il  y  avait 
surabondance  de  précautions.  Mais  aujourd'hui  que  l'ha- 
bitude en  est  prise,  toutes  les  conditions  de  la  loi  s'obser- 
vent très-régulièrement  et  sans  difficulté  notable. 

Chacune  des  pièces  relatives  à  l'admission  est  copiée  au 
registre  légal. 

Voici  le  placement  effectué,  et  l'on  voit  que  l'admission 


24  HISTORIQUE. 

n'a  pas  pu  être  prononcée  à  la  légère.  Maintenant  com- 
mence le  séjour  du  malade  dans  l'établissement,  et  nous 
allons  voir  qu'à  cet  égard  les  précautions  ne  sont  pas 
moindres. 

Séjour.  — Les  garanties  assurées  à  la  personne  placée 
dans  un  établissement  d'aliénés  pour  empêcher  qu'elle  n'y 
séjourne,  si  son  état  mental  permet  qu'elle  vive  en  liberté, 
sont  de  deux  ordres  :  les  unes  générales  et  obligatoires,  les 
autres  individuelles  et  facultatives. 

Par  mesures  générales  et  obligatoires,  nous  entendons 
le  certificat  de  quinzaine,  les  notes  mensuelles,  les  rapports 
semestriels. 

Le  médecin  de  l'établissement  a  dû,  on  se  le  rappelle, 
fournir  dans  les  vingt-quatre  heures  qui  ont  suivi  l'admis- 
sion, un  certificat  constatant  l'état  mental  du  malade  entré 
(art.  8).  Mais,  dans  un  aussi  bref  délai,  son  appréciation  a 
pu  laisser  à  désirer  ou  être  incomplète.  Aussi  la  loi  lui  im- 
pose-t-elle  de  rédiger  au  bout  de  quinze  jours  d'étude  et 
d'examen,  un  nouveau  certificat  destiné  à  confirmer  ou  à 
rectifier,  s'il  y  a  lieu,  les  observations  contenues  dans  le 
certificat  de  vingt-quatre  heures,  et  d'indiquer  le  retour 
plus  ou  moins  fréquent  des  accès  et  des  actes  de  clémence 
(art.  ll)r  Voilà  donc,  dans  l'espace  d'une  quinzaine,  trois 
certificats  médicaux  délivrés  par  deux  médecins  différents, 
et  s'il  s'agit  d'un  placement  volontaire  dans  un  asile  privé, 
quatre  certificats  délivrés  par  trois  médecins  différents. 

En  outre  le  médecin  de  l'établissement  doit  consigner, 
au  moins  une  fois  tous  les  mois,  sur  le  registre  prescrit  par 
l'article  13,  les  changements  survenus  dans  l'état  mental 
de  chaque  malade.  C'est  ce  que  l'on  appelle  les  notes  men- 
suelles (art.  12).  Sans  doute,  il  arrive  fréquemment  que  de 
nombreuses  années  se  passent  sans  amener  de  modifica- 
tions notables  dans  l'état  mental  de  certains  malades,  on  ne 
peut  demander  alors  au  médecin  qui  est  chargé  d'un  grand 


MOYENS  DE   CONTRÔLE.  25 

nombre  d'aliénés,  de  faire  chaque  mois  une  longue  notice 
sur  chacun  d'eux  :  mais  il  doit  du  moins  constater  leur  état, 
ne  fût-ce  que  par  un  mot  qui  signale  l'absence  de  change- 
ment. Cette  obligation  est  certes  l'une  des  plus  fatigantes 
que  le  médecin  ait  à  remplir,  mais  c'est  en  même  temps 
Tune  des  plus  essentielles,  car  elle  donne  la  garantie  qu'il  a 
l'esprit  éveillé  sur  l'état  de  chacun  de  ceux  qui  sont  confiés 
à  ses  soins,  et  que,  si  une  modification  de  quelque  impor- 
tance vient  à  se  produire,  la  mention  en  sera  authentique- 
ment  constatée  à  bref  délai. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Dans  le  premier  mois  de  chaque 
semestre,  un  rapport  médical  sur  l'état  de  chaque  per- 
sonne retenue  dans  l'établissement,  sur  la  nature  de  sa 
maladie  et  sur  les  résultats  du  traitement,  est  envoyé  au 
préfet,  qui  se  prononce  individuellement  sur  chacun,  or- 
donne sa  maintenue  ou  sa  sortie  (art.  20). 

Telles  sont,  avons-nous  dit,  les  formalités  obligatoires 
s'appliquant  à  la  généralité  des  malades,  destinées  à  con- 
trôler l'utilité  de  leur  séjour. 

Mais  de  plus,  chacun  d'eux  a  bien  d'autres  moyens  de 
recours;  il  peut  d'abord  adresser  ses  réclamations  aux  dif- 
férentes personnnes  chargées  de  visiter  l'asile  (art.  U),  no- 
tamment au  procureur  impérial  dont  les  visites  sont  obli- 
gatoires et  périodiques. 

Il  peut  en  outre  s'adresser,  par  écrit,  aux  mêmes  per- 
sonnes, ou  à  toute  autre  autorité  judiciaire  ou  administrative, 
et  ses  réclamations  ou  requêtes  ne  peuvent  être  supprimées 
ou  retenues  par  les  chefs  d'établissements  (art.  29),  sans  que 
ceux-ci  s'exposent  à  être  punis  d'un  emprisonnement  de 
cinq  jours  à  un  an,  et  d'une  amende  de  50  francs  à  3000. 

Enfin,  il  peut,  à  quelque  époque  que  ce  soit,  se  pour- 
voir devant  le  tribunal  du  lieu  de  la  situation  de  l'éta- 
blissement, et  réclamer  contre  son  maintien  dans  l'asile. 
Semblable  pourvoi  peut  être  présenté  par  son  tuteur,  par 


26  HISTORIQUE. 

son  curateur,  par  tout  parent  ou  ami,  parles  personnes  qui 
l'auront  placé,  par  le  procureur  impérial,  en  un  mot  par 
n'importe  qui  (art,  29).  Le  tribunal  ainsi  saisi  fait  ou  fait 
faire  les  vérifications  nécessaires,  c'est-à-dire  qu'en  général 
il  fait  examiner  la  personne  par  un  ou  plusieurs  médecins 
étrangers  à  l'établissement,  et  que  souvent  il  procède  lui- 
même  à  son  examen  et  à  son  interrogatoire;  puis  il  rend 
en  chambre  du  conseil,  sans  délai,  une  décision  qui  ne  doit 
pas  être  motivée,  et  qui  ordonne,  s'il  y  a  lieu,  sa  sortie  im- 
médiate. 

Gomment  désirer  une  plus  grande  facilité  de  recours, 
une  forme  plus  simple  de  procédure,  une  plus  grande  libé- 
ralité dans  les  moyens  de  revendication? 

Une  seule  disposition  de  cet  article  nous  paraît  en  contra- 
diction avec  cet  esprit  de  libéralisme.  Le  paragraphe  3  do 
cet  article  29  est  ainsi  conçu  :  «  Dans  le  cas  d'interdiction, 
»  cette  demande  (pourvoi  devant  le  tribunal)  ne  pourra 
«être  fournie  que  par  le  tuteur  de  l'interdit.»  Pourquoi 
cette  mesure  restrictive?  L'interdiction  n'entraîne  pas,  par 
elle  seule,  le  placement  dans  un  asile.  Dès  lors  celui  qui  y  a 
été  placé,  fût-il  interdit,  doit  avoir  la  môme  facilité  que 
tout  autre  individu,  séquestré  comme  lui,  de  réclamer  sa 
mise  en  liberté,  et  il  n'y  a  pas  de  motif  pour  le  priver  du 
droit  de  requête  au  tribunal.  Si  l'on  suppose  qu'il  peut  y 
avoir  parfois  un  intérêt  coupable  à  retenir,  sans  motif  suf- 
fisant, une  personne  dans  un  asile,  cet  intérêt  peut  guider 
le  tuteur  d'un  interdit  aussi  souvent,  plus  souvent  même 
que  les  parents  ou  alliés  d'une  personne  qui  ne  l'est  point. 
Pourquoi  lui  donner,  à  lui  seul,  ce  droit  de  requête  et  en 
exclure  non-seulement  la  personne  placée,  mais  encore  les 
parents  et  amis  qui  l'ont  dans  tout  autre  cas?  Pourquoi 
en  écarter  le  procureur  impérial  lui-même,  auquel  ce  texte 
paraît  devoir  aussi  s'appliquer? 

Aussi  n'avons-nous  jamais  compris  cette  disposition  de 


MOYENS   DE   SORTIE.  27 

la  loi;  nous  devons  ajouter  que  jamais,  à  notre  connais- 
sance,  elle  n'a  été  appliquée,  et  nous  avons  peine  à  croire 
que,  le  cas  se  présentant,  le  tribunal  refusât  d'agréer  le 
pourvoi  présenté  par  un  interdit  ou  par  une  autre  personne 
que  son  tuteur  (1). 

Sortie.  —  Si  le  rapport  semestriel  rédigé  par  le  médecin 
en  vertu  de  l'article  20  constate  la  guérison  de  la  personne 
placée,  le  préfet  doit  ordonner  sa  sortie  immédiate. 

Si,  dans  l'intervalle  d'un  de  ces  rapports  semestriels  à 
l'autre,  le  médecin  déclare,  sur  le  registre,  que  la  sortie 
peut  être  ordonnée,  ou  que  la  guérison  est  obtenue,  la 
sortie  aura  lieu  de  suite  si  le  placement  était  volontaire 
(art.  13),  ou  s'il  s'agit  d'un  placement  d'office,  il  en  sera 
référé  au  préfet,  qui  statuera  sans  délai  (art.  23). 

S'il  s'agit  d'un  interdit  ou  d'un  mineur,  il  ne  pourra 
être  remis  qu'à  son  tuteur  ou  à  ceux  sous  l'autorité  des- 
quels il  est  placé  par  la  loi  (art.  17).  Quant  aux  majeurs  non 
interdits,  la  loi  ne  stipule  rien,  c'est-à-dire  que  si  personne 
de  leur  famille  ou  de  leurs  amis  ne  vient  les  chercher,  ils 
doivent  être  purement  et  simplement  mis  en  liberté  et  ren- 
dus à  eux-mêmes. 

Dans  tous  les  cas  cités  jusqu'ici,  la  guérison  est  la  condi- 
tion préalable  à  la  sortie;  mais  elle  est  loin  d'être  toujours 
nécessaire.  Même  avant  qu'elle  ne  soit  déclarée  par  les 
médecins,  tout  malade  placé  volontairement  devra  cesser 
d'être  retenu,  si  sa  sortie  est  requise  par  : 

1°  Le  curateur  à  sa  personne; 

(1)  Nous  nous  trompions,  paraît-il,  en  écrivant  ceci.  M.  Thulié  rap- 
porte un  cas  où  l'autorité  judiciaire  aurait  refusé  d'examiner  la  demande 
de  sortie  d'un  interdit,  parce  que  le  tuteur  seul  pouvait  requérir  la  mise 
en  liberté  {la  folie  et  la  loi,  2°  édition,  p.  144).  Si  à  certains  égards 
nous  ne  partageons  pas  les  opinions  de  M.  Thulié,  nous  sommes  parfaite- 
ment d'accord  avec  lui  pour  regretter  que  tous  les  aliénés  séquestrés  no 
jouissent  pas,  au  même  degré,  du  droit  de  réclamation,  qu'ils  soient  inter- 
dits ou  non. 


28  HISTORIQUE. 

2°  L'époux  ou  l'épouse; 

3°  S'il  n'y  a  pas  d'époux  ou  d'épouse  ,  les  ascendants; 

h°  S'il  n'y  a  pas  d'ascendants,  les  descendants; 

5°  La  personne  qui  aura  signé  la  demande  d'admission; 

6°  Toute  personne  à  ce  autorisée  par  le  conseil  de  famille. 

S'il  y  a  dissentiment,  le  conseil  de  famille  est  appelé  à 
prononcer  (art.  ïk). 

La  loi  ajoute  qu'en  cas  de  minorité  ou  d'interdiction,  le 
tuteur  seul  pourra  requérir  la  sortie,  ce  qui  nous  paraît 
encore  une  restriction  inutile,  puisque  le  cas  de  dissenti- 
ment est  prévu  et  que  dans  ce  cas  le  conseil  de  famille  doit 
prononcer. 

Cependant  il  pourrait  arriver  que  l'une  des  personnes 
énumérées  ci-dessus  demandât  la  sortie  d'un  malade  dont 
l'état  mental  pourrait,  d'après  l'avis  du  médecin  de  l'établis- 
sement, compromettre  l'ordre  public  ou  la  sécurité  des 
personnes.  Dans  ce  cas  il  en  sera  référé  au  maire  qui  pourra 
ordonner  un  sursis  provisoire,  à  charge  d'en  référer  lui- 
même  dans  les  vingt-quatre  heures  au  préfet  (art.  14). 
Celui-ci  pourra  alors  rendre  un  arrêté  qui  transformera 
le  placement  volontaire  en  placement  d'office,  et  empê- 
chera que  le  malade  sorte  de  l'établissement  sans  son  auto- 
risation, si  non  pour  être  placé  dans  un  autre  établissement 
(art.  21).  Si  le  préfet  n'a  pas  statué  dans  la  quinzaine,  ce 
sursis  provisoire  cesse,  et  la  personne  sort  de  plein  droit 
(art.  Mi). 

Enfin,  le  préfet  pourra  toujours  ordonner  la  sortie  immé- 
diate des  personnes  placées  volontairement  (art.  16). 

La  sortie,  en  vertu  de  quelque  article  qu'elle  soit  ordon- 
née, doit  être  mentionnée  au  registre,  avec  l'indication  des 
circonstances  dans  lesquelles  elle  a  lieu,  et  de  l'état  mental 
de  la  personne;  elle  est  de  plus  notifiée  dans  les  vingt- 
quatre  heures  au  préfet,  et  par  lui  aux  mêmes  personnes 
que  les  pièces  d'admission. 


ORDONNANCE  ROYALE  DU  18  DÉCEMBRE  1829.      29 

De  quelque  manière  que  la  sortie  soit  ordonnée  ou  re- 
quise (art.  13,  Ih,  16,  20,  23,  29),  les  chefs  d'établissements 
ne  peuvent  retenir  la  personne  sans  encourir  les  peines 
portées  à  l'article  120  du  Code  pénal,  c'est-à-dire  un  empri- 
sonnement de  six  mois  à  deux  ans,  et  une  amende  de  16 
à  200  francs. 

Ici  s'arrêtent  les  dispositions  légales  relatives  à  la  per- 
sonne même  de  l'aliéné;  les  autres  articles  concernent  les 
dépenses  du  service  des  aliénés,  la  gestion  des  biens,  la 
défense  des  intérêts,  la  représentation  en  justice,  la  valeur 
des  actes  des  personnes  placées  dans  les  asiles.  Toute  cette 
partie  de  la  loi  est  du  plus  haut  intérêt,  mais  comme  il  en 
est  très-peu  question  dans  les  attaques  actuelles,  nous  ne 
nous  y  arrêterons  pas  pour  le  moment,  nous  réservant  de 
revenir  sur  quelques-unes  de  ses  dispositions  dans  la  troi- 
sième partie  de  notre  travail. 

La  loi  du  30  juin  1838  a  eu  pour  corollaire  une  ordon- 
nance royale  du  18  décembre  1839,  composée  de  deux  titres, 
l'un  relatif  aux  établissements  publics  d'aliénés,  l'autre  aux 
établissements  privés. 

Le  premier  règle  les  conditions  de  nomination  et  les 
fonctions  des  directeurs,  médecins  et  commissions  de  sur- 
veillance des  asiles  publics. 

Directeur  et  médecin  sont  tenus  de  résider  dans  l'établis- 
sement, et  ces  deux  ordres  de  fonctions  peuvent  être  réunis 
dans  les  mains  de  la  même  personne. 

Le  titre  second  détermine  les  formalités  à  accomplir  pour 
être  autorisé  à  fonder  ou  à  diriger  un  établissement  privé 
consacré  aux  aliénés,  indique  les  conditions  matérielles 
que  devra  présenter  l'établissement,  stipule  l'obligation 
d'un  cautionnement,  énumère  les  mesures  à  prendre  dans 
le  cas  de  décès  ou  de  cessation  de  service  du  chef  d'un  de 
ces  établissements,  impose  à  celui-ci  la  résidence  dans  l'é- 


30  HISTORIQUE. 

lablissement  et  prévoit  les  cas  dans  lesquels  l'autorisation 
accordée  pourra  être  retirée. 

De  toutes  les  prescriptions  de  cette  ordonnance,  il  n'y  en 
a  guère  qu'une  seule  qui  ait  donné  lieu,  depuis^  à  quel- 
ques objections,  c'est  celle  qui  permet  la  réunion  des  fonc- 
tions de  directeur  et  de  médecin  des  asiles  publics.  Nous 
aurons  plus  tard  l'occasion  de  traiter  cette  question  d'une 
manière  toute  spéciale. 

Ainsi  constituée,  la  nouvelle  législation  sur  les  aliénés 
entra  dans  la  pratique  et  eut  pour  premier  résultat  de  chan- 
ger le  régime  de  beaucoup  des  établissements  qui  existaient 
déjà,  et  de  provoquer  la  création  d'un  certain  nombre  d'é- 
tablissements nouveaux.  Il  arriva  ainsi  que,  dans  le  cours 
de  quelques  années,  le  nombre  des  aliénés  séquestrés,  et 
surtout  des  aliénés  indigents,  augmenta  considérablement, 
parce  que  chaque  département  étant  obligé  de  les  soigner 
et  de  les  recueillir,  uu  grand  nombre  de  ceux  qui  étaient 
jusque-là  abandonnés  sans  ressources  et  sans  traitement 
trouvèrent  un  refuge  dans  les  asiles. 

Quelques  questions  douteuses,  quelques  difficultés  se  trou- 
vèrent naturellement  soulevées  par  l'application  de  cette  loi 
nouvelle,  mais  la  plupart  furent  relatives  à  son  côté  financier. 
Une  série  de  circulaires  du  ministre  de  l'intérieur  fixa  à 
tous  ces  égards  la  jurisprudence  administrative  (1),  et  le 
service  d'inspection  générale,  déjà  organisé  antérieure- 
ment, fut  chargé  de  contrôler,  par  des  tournées  annuelles, 
la  régulière  application  de  la  loi,  et  l'état  moral  et  matériel 
des  institutions.  Il  n'y  eut  d'abord  qu'un  inspecteur  géné- 
ral, puis  un  second  fut  nommé  et  aujourd'hui  il  y  en  a 
trois. 

Sous  l'influence  de  tous  ces  moyens,  le  nouveau  système 
s'organisa  sur  tous  les  points  du  pays  et  s'harmonisa  peu  à 

(1)  Voyez  A.  de  Watte\~ille,  Législation  charitable,  Paris,  3  vol.,  1843 
à  1867. 


RÈGLEMENT  DU  20  MARS  1857.  31 

peu.  D'abord  on  avait  laissé  a  chaque  établissement  le  soin 
d'élaborer  son  règlement  intérieur,  avec  la  seule  obligation 
de  le  soumettre  à  l'approbation  du  ministre  (art.  7).  11  vint 
un  moment  où  le  service  ayant  pris,  dans  toutes  ses  par- 
ties, une  homogénéité  suffisante,  il  n'y  eut  plus  qu'à  y 
mettre  la  dernière  main  en  imposant  un  règlement  uni- 
forme à  tous  les  asiles  publics  et  aux  asiles  privés  faisant 
office  d'asiles  publics,  c'est-à-dire  recevant,  en  vertu  d'un 
traité,  les  aliénés  d'un  ou  plusieurs  départements  (art.  1). 
On  le  recommande  en  même  temps  à  l'adoption  des  autres 
asiles  privés,  en  tant  que  les  conditions  locales  le  compor- 
taient. Ce  règlement,  connu  sous  le  nom  de  règlement  du 
20  mars  1857,  fut  le  complément  définitif  de  la  loi  du 
30  juin  1838  et  de  l'ordonnance  du  18  décembre  1839,  et 
acheva  l'œuvre  d'organisation  du  service  des  aliénés  en 
France. 

En  envoyant  ce  règlement  aux  préfets,  le  ministre  de  l'in- 
térieur pouvait  dire  en  toute  justice  :  «  Consacrée  par  dix- 
»  huit  d'années  d'expérience,  cette  œuvre  est  de  celles  dont 
»  l'administration  française  peut  à  bon  droit  s'honorer,  et 
»  les  législations  étrangères  y  ont  fait  de  nombreux  em- 
»  prunts.   » 

Nous  pourrions  exposer  ici,  en  abrégé,  les  résultats  de 
cette  œuvre,  les  fruits  de  cette  législation,  et  cela  nous  se- 
rait facile  à  faire  avec  l'aide  des  statistiques  publiées  par 
les  soins  du  ministre  du  commerce,  de  l'agriculture  et  des 
travaux  publics. 

Mais  l'analyse  des  deux  volumes  de  cette  statistique,  pu- 
bliés par  M.  Legoyt,  exigerait  de  trop  longs  développements, 
et  nous  préférons  renvoyer  à  ces  volumes  eux-mêmes  ou 
au  compte  rendu  qui  en  a  été  donné  par  MM.  Brierre  de 
Boismont  (1)  et  A.  Mottet  (2). 

(1)  Voyez  Annales  d'hygiène  et  de  médecine  légale,  1859,  2e  série, 
t.  XI,  p.  197. 

(2)  Voy.Ann.  d'hyg.,  1867,  2e  série,  t.  XXVII,  p.  191. 


32  HISTORIQUE. 

Nous  nous  contenterons  de  faire  remarquer  que  de  18^0 
à  1870,  le  nombre  des  admissions  dans  les  asiles  publics  et 
privés  de  France  s'est  élevé  à  270  000  au  moins  (1),  ce  qui 
prouve  d'abord  que  la  folie  est  une  maladie  qui  existe  bien, 
et  que  de  plus  elle  est  très-fréquente. 

C'est  donc  dans  270  000  circonstances  différentes  que  les 
formalités  prescrites  par  la  loi,  pour  le  placement  d'une 
personne,  dans  un  asile,  ont  été  accomplies.  Certes,  si.  ces 
formalités  étaient  de  nature  à  faciliter  les  erreurs,  les  sé- 
questrations sans  motif,  les  attentats  à  la  liberté  individuelle, 
l'inconvénient  aurait  eu  toute  facilité  à  se  produire,  et  sur 
un  pareil  nombre  de  placements  il  devrait  y  avoir  une  pro- 
portion notable  de  réclamations  légitimes.  Eb  bien  !  nous 
l'avons  déjà  dit,  et  nous  aurons  occasion  de  le  redire,  le 
nombre  de  ces  réclamations  a  été  presque  nul,  et  il  n'y 
a  pas  un  seul  cas  où  l'une  d'elles  ait  été  juridiquement  re- 
connue comme  fondée. 

Si  tant  de  personnes  sont  placées  dans  les  asiles,  est-ce 
donc  que  l'on  est  à  la  piste  de  toutes  celles  qui  présentent 
quelque  dérangement  d'esprit,  et  que  l'on  s'empresse  de  les 
faire  enfermer? 

On  peut  déjà  se  convaincre  du  contraire  par  la  lecture 
des  journaux  où  l'on  trouve  si  fréquemment  le  récit  d'acci- 
dents causés  par  des  aliénés  restés  en  liberté,  bien  que  sou- 
vent ils  fussent  malades  depuis  longtemps;  mais  les  chiffres 
sont  plus  significatifs  encore  ;  car  nous  voyons  par  le  dé- 
nombrement de  1861  qu'à  cette  époque  le  nombre  des 
aliénés  placés  dans  les  asiles  était  de  30  239,  et  que  celui 

(1)  Les  statistiques  publiées   donnent,  comme   nombre    des 

admissions,  de  1840  à  1860 174  485 

En  1860  elles  ont  été  de  10  785,  et  comme  le  chiffre 
a  continué  à  augmenter  chaque  année,  on  peut  les 
estimer,  depuis  1860,  à  11  000  par  an  en  moyenne, 
soit  pour  neuf  ans  à 99  000 

Total 273  485 


RÉSULTATS   GENERAUX.  33 

des  aliénés  restés  dans  leurs  familles  était  de  53  160,  c'est- 
à-dire  presque  double.  Et  l'écart  doit  même  être  plus 
grand  dans  la  réalité,  puisque  tous  les  aliénés  séquestrés 
sont  forcément  constatés  et  comptés  dans  le  recensement, 
tandis  que  beaucoup  de  ceux  qui  restent  en  liberté  échap- 
pent, sans  doute,  à  la  constatation.  En  fait,  ce  que  l'on 
peut  dire,  c'est  que  beaucoup  d'aliénés  restent  encore 
abandonnés  à  eux-mêmes,  alors  que  leur  placement  dans 
un  asile  serait,  pour  la  société,  une  mesure  très-utile  de  sé- 
curité, et  pour  eux-mêmes  une  garantie  de  bien-être  et  de 
longévité.  Les  réclamations  sur  l'insuffisance  des  séques- 
trations seraient  bien  souvent  fondées,  tandis  que  celles  sur 
leur  illégalité  et  leur  arbitraire  ne  le  sont  pas. 

En  parlant  des  résultats  de  la  loi  du  30  juin  1838,  nous 
ne  pouvons  nous  dispenser  de  dire  un  mot  de  l'amélioration 
considérable  apportée,  par  elle,  dans  le  bien-être  de  toutes 
les  catégories  d'aliénés,  sur  toute  l'étendue  du  pays.  Les 
conditions  déplorables  que  Pinel  avait  fait  disparaître  à 
Paris,  qu'Esquirol  se  plaignait  d'avoir  vu  persister  encore 
dans  tant  d'hospices  vingt-cinq  ans  plus  tard,  ont  complète- 
ment disparu  depuis  longtemps.  Il  n'y  a  plus  un  seul  asile  où 
ces  pratiques  inhumaines  soient  restées  en  usage;  plus  un 
seul  où  les  conditions  de  la  nourriture,  de  l'habitation,  du 
vêtement  ne  répondent,  pour  la  totalité  des  aliénés  séques- 
trés, aux  premières  exigences  de  l'hygiène  et  de  la  salubrité. 

Peut-être  même  a-t-on  dépassé,  en  quelques  endroits,  ce 
que  Ton  était  en  droit  de  désirer;  certaines  constructions 
trop  coûteuses,  quelques  édifices  trop  somptueux  à  certains 
égards  ont  été,  croyons-nous,  plus  nuisibles  qu'utiles  à  l'a- 
mélioration du  sort  des  aliénés  indigents  en  général,  parce 
que  l'étendue  des  sacrifices,  que  certains  départements  ont 
eu  à  supporter,  a  pu  en  effrayer  d'autres,  et  retarder  la  re- 
construction d'un  asile  défectueux  ou  la  fondation  d'un  asile 
nouveau. 

FOV1LLE.  3 


34  HISTORIQUE. 

Aussiya-t-il  encore  quelques  établissements  dont  les  bâ- 
timents laissent  à  désirer;  quelques-uns  des  100  et  quelques 
asiles,  existant  aujourd'hui,  réclament  d'importants  perfec- 
tionnements; mais  là  même,  l'humanité  et  l'hygiène  ont 
pénétré,  et  les  progrès  déjà  accomplis  répondent  de  ceux 
qui  sont  encore  à  faire. 

C'est  donc  une  rénovation  complète  qui,  en  l'espace 
d'un  demi-siècle,  a  été  réalisée  dans  les  conditions  d'exi- 
stence d'une  classe  d'individus  dont  le  nombre  s'élève  au- 
jourd'hui à  plus  de  30  000,  et  qui  doivent  d'autant  plus 
inspirer  le  respect  et  l'intérêt,  que,  privés  de  leur  raison  et 
incapables  de  veiller  eux-mêmes  à  leur  bien-être  et  à  leur 
subsistance,  c'est  uniquement  sur  les  secours  étrangers  que 
doit  compter  leur  triste  infortune.  Cette  grande  œuvre  a  été 
accomplie  grâce  aux  médecins  qui  en  ont  pris  l'initiative  ; 
au  législateur  qui  en  a  réglé  les  conditions;  à  l'administra- 
tion qui  en  a  assuré  la  pratique.  Elle  constitue  toute  une 
révolution,  réalisée  dans  une  sphère  restreinte  il  est  vrai 
mais  dont  personne  cependant  ne  saurait  méconnaître  la 
grandeur,  et  elle  a  eu  le  rare  privilège  de  profiter  à  beau- 
coup et  de  ne  nuire  à  personne. 

Ne  semblerait-il  pas  qu'il  devrait  n'y  avoir  que  des  éloges 
pour  tous  ceux  dont  les  efforts  combinés  ont  produit  un 
aussi  heureux  résultat,  et  qui  continuent  à  poursuivre  des 
perfectionnements  successifs?  C'est  cette  œuvre  cependant 
qui  depuis  quelques  années  est  l'objet  de  tant  d'hostilité, 
d'attaques  si  violentes. 

Voyons  la  nature  de  ces  accusations  et  tâchons  de  bien  en 
déterminer  la  valeur. 


DEUXIÈME  PARTIE. 

Pour  et  contre. 


I 

Les  adversaires  de  la  loi.  —  Les  journalistes  et  les  pétitionnaires  au 
Sénat.  —  Les  défenseurs.  —  Le  corps  des  médecins  aliénistes.  — 
M.  Suin.  —  M.  Tanon.  —  Stephan  Senhert. 

Les  accusations  contre  la  loi  du  30  juin  1838  se  sont  pro- 
duites, surtout  dans  la  presse  quotidienne,  et  sous  forme  de 
pétitions  au  Sénat. 

Depuis  quelques  années,  les  articles  de  journaux  publiés 
sur  cette  question  sont  presque  innombrables;  mais  le 
nombre  d'idées  qu'ils  contiennent  est  très-limité.  C'est 
toujours  le  même  côté  de  la  loi  qui  est  le  point  de  mire  des 
attaques,  tandis  qu'elle  en  présente  plusieurs  autres,  tout 
aussi  intéressants  à  étudier,  tout  aussi  importants  à  sou- 
mettre à  l'épreuve  d'une  discussion  approfondie,  et  dont 
personne,  pour  ainsi  dire,  n'a  jugé  à  propos  de  s'occuper. 
Aussi  est-il  permis  de  se  demander  si  la  plupart  de  ces  re- 
dresseurs de  torts  n'ont  pas  trouvé  plus  commode  de  se 
copier  les  uns  les  autres,  que  de  se  donner  la  peine  d'étu- 
dier par  eux-mêmes  la  législation  qu'ils  avaient  la  préten- 
tion de  faire  réformer. 

On  peut  se  demander  également  si  le  principal  mobile  de 
leurs  attaques  a  bien  été  l'élan  d'un  vif  intérêt  pour  la  cause 
des  malheureux  malades,  dont  ils  ont  prouvé  qu'ils  con- 
naissaient si  peu  l'affection  et  le  sort,  ou  s'ils  ne  tenaient 


36  POUR  ET   CONTRE. 

pas,  plutôt,  à  profiter  d'une  facilité  qui  leur  était  laissée 
d'attaquer  systématiquement  l'administration,  à  une  époque 
où  la  presse  était  tenue  à  ne  traiter  les  questions  exclusive- 
ment poli  tiques  qu'avec  beaucoup  de  réserve  ;  si,  en  d'autres 
termes,  le  but  de  tous  ces  articles  n'était  pas  de  faire  de 
l'opposition  plutôt  que  de  la  philanthropie,  et  d'accuser  le 
gouvernement  plus  encore  que  de  défendre  les  aliénés. 

C'est  du  moins  ce  que  pourrait  porter  à  croire  Falliance, 
sur  un  même  terrain,  des  journaux  ultra-religieux  et  ultra- 
libéraux, ordinairement  séparés  par  un  abîme;  l'égal  entête- 
ment avec  lequel  les  uns  et  les  autres,  on  peut  le  dire,  se 
sont  obstinés  à  refuser  tout  examen  impartial,  à  repousser 
tout  éclaircissement  sincère;  enfin,  l'unanimité  avec  laquelle 
tous  ont  renoncé  à  s'occuper  des  aliénés,  depuis  qu'ils  peu- 
vent s'en  prendre  directement  aux  affaires  de  l'État. 

Mais  le  mobile  ne  fait  rien  à  l'affaire;  les  accusations  se 
sont  produites,  et  il  est  de  notre  devoir  d'en  examiner  la 
portée. 

Les  pétitions  au  Sénat  ont  un  tout  autre  caractère,  celui 
d'une  préoccupation  avant  tout  personnelle.  Ce  cachet  de 
personnalité  est  évident  dans  le  plus  grand  nombre,  car 
c'est  leur  propre  cas  que  les  pétitionnaires  viennent  expo- 
ser à  la  haute  assemblée,  demandant  justice  pour  eux- 
mêmes.  Qu'ils  soient  encore  placés  dans  un  asile,  ou  qu'ils 
y  aient  été  antérieurement  traités,  ils  prétendent  tous  que 
c'est  à  tort  qu'on  les  a  taxés  de  folie,  sans  avoir  conscience 
que  plus  d'une  fois  leur  pétition  elle-même  témoigne  du  dé- 
sordre de  leur  esprit.  Nous  ne  nous  arrêterons  à  aucune  de 
ces  pétitions,  car  nous  devons  nous  occuper  d'une  question 
générale  et  non  pas  de  cas  individuels;  et  du  reste,  le  méde- 
cin aliéniste  a  l'habitude  de  taire,  mieux  que  les  malades 
ou  les  parents  ne  le  font  souvent  eux-mêmes,  les  noms  de 
ceux  qui  ont  le  malheur  d'être  frappés  dans  leur  raison.  Si 
ceux-ci  ont  confié  leur  secret  au  Sénat,  ce  n'est  pas  un  mo- 


LES   ADVERSAIRES   DE   LA   LOI.  37 

tif  suffisant  pour  que  nous  le  répétions  au  public.  Toutes  les 
pétitions  de  cette  catégorie  ont  du  reste  été  repoussées  par 
l'ordre  du  jour  ou  la  question' préalable. 

Quelques  pétitionnaires,  au  contraire,  loin  de  réclamer 
sur  des  faits  particuliers,  affectent  de  n'élever  la  voix  qu'au 
nom  des  intérêts  généraux.  Il  est  cependant  bien  permis  de 
les  soupçonner  d'obéir  à  une  impulsion  personnelle. 

L'un,  par  exemple,  tout  en  disant  que  «son  observation 
ne  lui  a  pas  prouvé  qu'il  y  ait  des  réclusions  illégales  »,  et 
en  montrant  qu'il  connaît  bien  certains  côtés  de  la  question, 
laisse  comprendre  que,  dans  l'asile  où  il  a  été  quelque  temps 
attaché  comme  élève  interne,  il  n'a  pas  su  faire  bon  mé- 
nage avec  le  directeur-médecin,  son  chef  direct,  et  que 
c'est  contre  lui  surtout  qu'il  dirige  ses  attaques  (Michaud, 
16  avril  1865). 

Une  femme,  après  avoir  occupé  un  poste  des  plus  subal- 
ternes dans  un  asile  départemental,  a  bien  pu  dire  :  «Voyant 
»  qu'on  refusait  de  m'entendre  ou  de  me  croire,  j'ai  dé- 
»  claré  que  je  sortirais  de  l'asile  pour  faire  connaître  la  vé- 
»  rite  à  qui  voudrait  l'entendre;  c'est  dans  ces  conditions, 
»  c'est  dans  ce  but  que  je  l'ai  quitté,  et  c'est  à  vous,  mes- 
»  sieurs  les  sénateurs,  que  je  viens  dire  la  vérité.  »  Elle 
a  fait  plus,  elle  a  réclamé  en  faveur  des  aliénés  une 
nouvelle  Loi-Grammont,  ce  qui  a  valu  à  l'humble  infir- 
mière un  concert  d'éloges  enthousiastes  du  Journal  des 
Villes  et  des  Campagnes  et  du  Siècle,  étonnés  d'être  une  fois 
d'accord.  Mais  elle  n'a  rien  répondu  au  journal  la  Nation, 
qui,  après  avoir  fait  un  abrégé  de  sa  biographie,  ajoutait  : 
«  Elle  obtint  la  place  d'infirmière  dans  l'asile  de  Châlons- 
»  sur -Marne,  et  là  se  ligua  saintement  avec  l'aumônier 
»  contre  le  directeur,  le  dénonça,  provoqua  une  enquête,  à 
»  la  suite  de  laquelle  elle  fut  congédiée,  sur  le  rapport  des 
»  inspecteurs,  et  sa  révocation  inscrite  aux  registres  (1).  » 

(1)  Voyez  la  Nation,  n°  du  22  octobre  1864. 


38  POUR   ET   CONTRE. 

Et  comment  eût-elle  pu  répondre,  puisque  tout  cela  était 
rigoureusement  exact? 

Un  dernier  pétitionnaire,  un  médecin  malheureusement, 
le  docteur  Léopold  Turck,  a  bien  pu  accuser  Pinel  d'avoir 
manqué  de  jugement;  appeler  les  asiles  d'affreuses  prisons, 
auxquelles  quarante  mille  de  nos  semblables  sont  condam- 
nés à  vie  ;  qualifier  les  médecins  aliénistes  d'aveugles,  qui, 
en  plein  midi,  nient  le  soleil;  mais  en  même  temps  il  a  fait 
savoir  que  seul  il  avait  pénétré  le  secret  de  la  nature  réelle 
de  la  folie,  que  seul,  surtout,  il  connaissait  le  vrai  moyen 
de  la  guérir,  à  son  domicile. 

Nous  avions,  on  le  voit,  le  droit  de  dire  que  toutes  les  pé- 
titions présentaient  un  certain  caractère  personnel,  qui  a 
bien  pu  nuire  à  leur  .parfaite  impartialité;  mais,  nous  le 
répétons,  ce  n'est  pas  au  mobile  qui  a  dicté  ces  plaintes, 
qu'il  faut  attacher  de  l'importance. 

Ce  n'esl  pas  non  plus  à  leur  forme,  sans  quoi  nous  aurions 
trop  à  nous  plaindre  nous-mêmes.  Nous  venons  de  dire  com- 
ment M.  le  docteur  Léopold  Turck  traite  les  asiles  d'aliénés  et 
ceux  de  ses  confrères  qui  se  consacrent  au  traitement  des  ma- 
ladies mentales.  Il  n'a  pas  seul  le  privilège  de  ces  aménités  : 
différents  organes  de  la  presse  ont  paru  croire  qu'ils  don- 
naient beaucoup  de  valeur  à  leurs  attaques  en  désignant  les 
asiles  sous  le  nom  de  Bastilles;  en  appelant  les  certificats 
des  lettres  de  cachet  ;  en  qualifiant  les  médecins  aliénistes 
de  geôliers  ou  de  bourreaux;  en  représentant  nos  malades 
comme  quarante  mille  prévenus  condamnés  à  perpétuité, 
sans  jugement,  ni  sans  aucun  moyen  de  recours.  Sans  doute, 
si  la  violence  dans  les  termes  suffisait  à  rendre  une  cause 
bonne,  celle-ci  devrait  être  excellente;  mais,  encore  une 
fois,  ce  n'est  là  qu'un  côté  secondaire  du  débat,  et  qui  ne 
change  rien  au  fond  même  de  la  discussion.  C'est  sur  ce 
fond  seul  que  nous  devons  faire  porter  notre  examen  et 
notre  réfutation,  s'il  y  a  lieu. 


PRÉTENDU   DANGER   DE    LA   LOI.  39 

En  réalité,  les  accusations  dirigées  contre  la  loi  du  30 
Juin  1838  portent  presque  uniquement  sur  un  seul  point  : 
sur  le  prétendu  défaut  de  garanties  données  à  la  liberté 
individuelle.  On  trouve  celle-ci  menacée  parce  qu'il  est 
trop  facile  de  faire  entrer  quelqu'un  dans  un  établissement 
d'aliénés,  et  parce  que,  lorsqu'on  y  est,  il  est  trop  difficile 
d'en  sortir. 

De  ce  qu'un  parent  ou  un  ami,  après  s'être  fait  dûment 
connaître  et  avoir  rédigé  une  demande,  peut  faire  admettre, 
dans  une  maison  où  l'on  traite  la  folie,  un  malade  qui,  d'a- 
près la  déclaration  d'un  médecin,  est  atteint  de  cette  mala- 
die, on  semble  croire  qu'il  dépend  du  premier  venu  de  faire 
disparaître  qui  bon  lui  semble,  et  qu'il  suffira  qu'un  citoyen 
ait  quelque  désir  de  se  débarrasser  d'un  autre  citoyen,  pour 
qu'immédiatement  il  puisse  l'enfermer  pour  le  reste  de  ses 
jours,  dans  une  maison  de  fous  ;  et  afin  de  rendre  cette 
prétention  moins  invraisemblable,  on  ajoute  que,  du  reste, 
la  folie  qui,  dans  le  principe,  n'était  que  supposée,  ne  tar- 
dera pas  à  devenir  réelle,  parce  qu'il  suffit  d'un  séjour  de 
quelques  jours,  voire  même  de  quelques  heures  avec  des 
aliénés,  pour  troubler  à  jamais  une  raison  qui  jusque-là 
avait  été  parfaitement  saine.  Voilà  pour  tous  les  adversaires 
le  principal,  et  pour  quelques-uns  le  seul  danger  de  la  loi. 
Cette  croyance  à  la  possibilité  des  séquestrations  arbitraires 
paraît  même  poussée  si  loin,  chez  certains  journalistes,  que 
l'un  de  ceux  qui  leur  ont  répondu  avec  le  plus  d'esprit, 
Stephan  Senhert,  n'a  pas  hésité  à  leur  dire  que,  bien  sûr,  s'ils 
se  récriaient  si  fort,  c'est  qu'ils  s'attendaient  à  être  eux- 
mêmes  séquestrés  de  la  sorte. 

Gomme  griefs  secondaires,  on  a  prétendu  qu'une  fois  en- 
fermés, à  tort  ou  à  raison,  les  aliénés  sont  victimes  de  l'ar- 
bitraire du  médecin;  que  l'indiscrétion  de  celui-ci  va  jus- 
qu'à lire  leurs  lettres;  que  les  asiles  ne  sont  que  des  fa- 
briques d'incurables  n'offrant  aucune  des  conditions  pro- 


40  POUR  ET   CONTRE. 

près  au  traitement  des  maladies  mentales;  enfin,  le  docteur 
Léop.  Turck,  à  l'appui  de  sa  prétention,  que  tous  les  aliénés 
peuvent  être  guéris  par  son  système,  n'a  pas  craint  d'affirmer 
que  la  folie  ne  compromettait  jamais  l'existence,  et  que  tous 
les  individus  qui  mouraient  clans  les  asiles  étaient  tués  par  les 
médecins  ou  par  l'établissement.  En  présence  d'une  pareille 
assertion;  faut-il  penser  que  ce  confrère  ignore  qu'une  forme 
de  folie  qui  est  des  plus  fréquentes,  et  qui,  pour  ne  prendre 
qu'un  exemple,  frappe  près  de  la  moitié  des  hcmmes  admis  à 
la  maison  deCharenton,  la  folie  paralytique,  pour  l'appeler 
par  son  nom,  tient  à  une  altération  organique  du  cerveau, 
généralement  reconnue  comme  incurable,  et  comme  entraî- 
nant fatalement  la  mort  en  quelques  années?  ou  bien  faut- 
il  croire  que,  connaissant  ce  fait,  qui  est  d'une  notoriété 
universellement  reconnue,  il  a  omis  d'en  tenir  compte  ? 

Si  la  plupart  des  accusateurs  se  sont  bornés  à  attaquer  ce 
qui  est,  il  en  est  quelques-uns  qui,  plus  consciencieux,  ont 
prétendu  dire  ce  qu'il  faut  mettre  à  la  place.  Les  uns  de- 
mandent simplement  que  l'autorité  judiciaire  intervienne 
lors  du  placement;  ceux-là  sont  les  plus  modérés,  et  si 
nous  pensons  que  les  procédés  qu'ils  proposent  ne  sont 
pas  acceptables,  nous  ne  prétendons  pas  qu'il  n'y  ait,  dans 
cet  ordre  d'idées,  certaines  mesures  susceptibles  d'être  in- 
troduites dans  la  pratique,  non  pas  à  titre  de  réforme  de  la 
loi  actuelle,  mais  comme  développement  et  perfectionne- 
ment de  cette  loi.  D'autres  voudraient  que  l'on  ne  pût  pla- 
cer dans  un  établissement  que  les  malades  préalablement 
interdits;  mais  ils  semblent  Tignorer,  c'est  ce  que  prescri- 
vait la  législation  antérieure  à  1838,  et  c'est  précisément 
parce  que  l'expérience  avait  démontré  combien  ce  système 
était  défectueux,  et  même  impraticable,  qu'une  nouvelle  loi 
était  alors  réclamée  de  toutes  parts. 

Plusieurs  ont  demandé  que  les  tribunaux  fussent  appelés 
à  ordonner,  par  jugement,  le  placement  d'un  malade  dans 


RÉFORMES    PROPOSÉES.  kl 

un  asile,  comme  ils  condamnent  un  coupable  à  l'amende  ou 
à  la  prison. 

On  a  été  encore  plus  loin  :  on  a  voulu  faire  prendre  cette 
décision  par  un  jury  choisi  parmi  les  voisins  et  amis,  et 
nous  ne  serions  pas  étonnés  que  quelqu'un  ait  eu  l'idée  de 
la  soumettre  au  suffrage  universel. 

En  tout  cas,  nous  savons  parfaitement  que  le  Siècle  a  de- 
mandé, entre  autres  choses,  que  «le  jugement  à  prononcer 
»  sur  l'état  mental  des  habitants  d'un  asile  et  sur  tous  leurs 
»  besoins,  soit  confié,  sous  la  surveillance  et  la  direction  de 
»  la  magistrature,  à  plusieurs  personnes  composant  une 
»  sorte  de  jury,  et  notamment  à  celles  qui,  se  trouvant  en 
»  contact  permanent  avec  les  malades  d'esprit,  peuvent 
»  exercer  un  contrôle  efficace  sur  tout  ce  qui  concerne  leur 
»  situation  »  (1);  c'est-à-dire  que,  pour  le  traitement  des 
malades,  l'avis  des  infirmiers  et  gens  de  service  aurait  exac- 
tement le  même  poids  que  celui  des  médecins,  et  que  ce 
serait  un  verdict,  rendu  sous  la  présidence  d'un  magistrat, 
qui  réglerait  l'administration  des  bains  et  des  tisanes. 

Voilà  ce  qui,  pour  le  Siècle,  serait  se  rapprocher  de  la 
perfection  relative;  quant  à  la  perfection  absolue,  ce  serait 
de  faire  en  France  comme  on  fait  en  Orient,  où,  dit-il,  «  les 
»  asiles  d'aliénés  sont  inconnus.  Les  fous  y  sont  en  pleine 
»  liberté,  jamais  la  folie  ne  devient  dangereuse,  précisé- 
»  ment  parce  qu'on  est  bon  et  indulgent  pour  eux  (2).  » 

On  s'étonne  que  des  écrivains  d'un  talent  incontestable 
aient  pu  concevoir  de  pareilles  théories;  on  s'en  étonne 
d'autant  plus  que,  si  quelque  malheur  de  ce  genre  vient 
frapper  près  d'eux,  et  s'ils  se  trouvent  eux-mêmes  aux  prises 
avec  les  cruelles  difficultés  qu'entraîne  fatalement  la  folie  de 
l'un  des  membres  d'une  famille,  ils  sont  les  premiers  à  re- 

(1)  Voy.  le  Siècle,  n°  du  30  septembre  1864. 

(2)  Ibidem. 


U2  POUR   ET   CONTRE. 

courir  aux  institutions  organisées  en  vertu  de  la  loi,  et  à 
invoquer  les  prescriptions  tutélaires  de   cette  législation. 

C'est  que  c'est  là,  en  effet,  le  point  vulnérable  de  toutes 
ces  attaques.  En  traitant  les  questions  relatives  à  la  folie,  on 
s'oublie  au  point  défaire  abstraction  de  ce  qui  les  domine 
toutes,  c'est-à-dire  de  l'existence  même  de  la  folie.  Ainsi  que 
l'a  dit  très-bien  le  docteur  A.  Motet  au  congrès  de  Lyon: 
«  Ne  raisonnons  pas,  à  propos  des  aliénés,  comme  si  l'on 
»  avait  affaire  à  des  êtres  sains  d'esprit.  C'est  là  l'erreur 
»  dans  laquelle  sont  tombés  quelques  écrivains  de  nos 
»  jours  (1).  » 

11  est  sans  doute  très-facile,  lorsque  Ton  fait  de  la  philo- 
sophie platonique  dans  le  recueillement  de  son  cabinet,  de 
considérer  la  folie  comme  un  simple  trouble  intellectuel, 
auquel  il  n'y  a  qu'à  opposer  des  discours  paisibles  et  des 
raisonnements  affectueux.  Mais  les  faits  ne  ressemblent 
guères  à  celte  vue  de  l'esprit.  Ceux  qui  ont  eu  le  malheur 
de  passer  par  ces  épreuves  ne  le  savent  que  trop  ;  car  alors 
surgissent  des  difficultés  de  tous  les  genres,  des  angoisses 
de  tous  les  instants.  Le  malheureux  mélancolique  est  tour- 
menté du  désir  de  se  suicider;  le  maniaque  furieux  brise 
et  déchire  tout  ce  qui  tombe  sous  sa  main;  l'halluciné  est 
prêt  à  tuer  ses  semblables,  parfaitement  convaincu  que 
son  bras  est  suffisamment  armé  par  le  droit  de  légitime 
défense  ;  l'aliéné  paralytique  enfin  peut,  réunissant  en  lui 
seul  le  délire  du  mélancolique,  du  maniaque  et  de  l'hallu- 
ciné, commettre  presque  en  même  temps  tous  les  actes  que 
nous  venons  d'énumérer;  ou  bien,  chose  peut-être  plus 
grave,  il  peut,  alors  qu'il  conserve  encore  à  certains  égards 
les  apparences  de  la  raison,  dissiper  en  quelques  instants 


(1)  Motet,  De  la  possibilité  et  de  la  convenance  de  faire  sortir  certai- 
nes catégories  d'aliénés  des  asiles  spéciaux  {Congrès  médical  de  France. 
2e  session,  tenue  à  Lyon.  Paris,  1865,  p.  614). 


LA    FOLIE  TELLE   QU'ELLE   EST.  43 

sa  fortune  et  celle  de  tous  les  siens,  ou  compromettre  à 
jamais  l'honneur  de  son  nom  par  la  rapidité  avec  laquelle 
il  se  livre  aux  spéculations  les  plus  ruineuses,  aux  démar- 
ches les  plus  insensées. 

Oh  !  alors;  la  folie  n'est  plus  une  abstraction  philoso- 
phique, mais  un  danger  menaçant;  l'asile  n'est  plus  une 
Bastille,  mais  un  refuge  tutélaire;  le  médecin  n'est  plus  un 
bourreau,  mais  un  savant  et  un  sauveur. 

Alors  on  sent  la  nécessité  d'isoler  le  malade. 

«  Quant  à  l'atteinte  portée  à  la  liberté  individuelle  par 
»  l'exercice  de  ce  droit  d'isoler,  on  n'attente  pas  à  la  liberté 
»  de  celui  qui  est  devenu  l'esclave  du  délire.  L'insensé  n'a 
»  plus  son  libre  arbitre,  il  n'a  plus  le  contrôle  de  lui-même, 
»  ni  la  responsabilité  de  ses  actes.  Liberté  et  responsabilité 
»  sont  deux  choses  corrélatives;  on  ne  doit  plus  avoir  la 
»  liberté  de  ses  actions  quand  on  n'en  a  plus  la  responsabi- 
»  lité  (1).  » 

Et  quand  la  nécessité  d'une  mesure  héroïque  pèse  sur 
une  famille  d'une  manière  aussi  impérieuse,,  venir  lui  pro- 
poser d'attendre  d'abord  que  l'on  ait  prononcé  l'interdiction, 
ou  bien  que  le  tribunal  ait  rendu  un  jugement  qui  ordonne 
le  placement,  ou  bien  que  l'on  ait  eu  recours,  pour  arriver 
au  même  but,  à  un  jury,  quel' qu'il  soit,  c'est  méconnaître 
à  la  fois  et  les  exigences  du  traitement  du  malade,  et  celles 
de  la  sécurité  de  tout  son  entourage.  Non,  évidemment,  ce 
n'est  pas  à  ces  mesures  que,  dans  un  pareil  moment,  il  faut 
recourir  pour  protéger  la  liberté  individuelle;  ce  malade  est 
trop  dangereux  là  où  il  est,  pour  qu'on  ne  l'en  éloigne  pas 
de  suite,  et  cette  famille  est  trop  cruellement  frappée  pour 
qu'on  aggrave  encore  son  malheur  en  le  livrant  à  la  publi- 
cité d'une  audience. 

Voilà  ce  que  les  spéculations  théoriques  ne  prévoient  pas, 

(1)  Rapport  de  M.  Suin,  p.  32, 


hk  TOUR  ET   CONTRE. 

mais  ce  que  la  pratique  enseigne  chaque  jour;  voilà  ce  que 
les  publicistes  n'ont  pas  deviné  dans  leur  bureau,  mais  ce 
qu'ils  n'auraient  pas  tardé  à  savoir,  s'ils  avaient  voulu, 
comme  on  les  y  a  maintes  fois  invités,  se  mettre  en  contact 
avec  les  malades,  pénétrer  dans  les  asiles,  se  rendre  compte 
par  eux-mêmes  de  ce  qui  y  amène  et  de  ce  qui  s'y  fait.  Voilà 
ce  qu'à  défaut  d'études  personnelles  ils  auraient  encore  pu 
apprendre  en  lisant  et  méditant  les  œuvres  des  médecins 
aliénistes  les  plus  autorisés. 

Les  moyens  d'enseignement  ne  leur  auraient  pas  man- 
qué. Ils  les  auraient  trouvés  d'abord  dans  les  traités  théo- 
riques sur  les  maladies  mentales  de  Pinel,  Esquirol,  Ferrus, 
Morel,  Marcé,  Dagonet;  ils  les  auraient  trouvés  surtout,  plus 
spécialement  préparés  pour  la  circonstance,  dans  les  nom- 
breuses publications  écrites  depuis  quelques  années,  par  les 
médecins,  pour  répondre  aux  attaques  dont  ils  ont  été  l'ob- 
jet. Car,  si  certains  journaux  ont  reproché  à  la  médecine 
mentale  de  ne  pas  répondre,  ils  ont  par  là  montré  une  fois 
de  plus  qu'ils  étaient  très-peu  au  courant  de  la  question 
dont  ils  s'occupaient.  Aussi  auraient-ils  beaucoup  gagné 
à  tenir  compte  de  l'excellent  article  publié  (exemple  uni- 
que) par  le  docteur  Montanier,  dans  l'un  des  journaux 
mêmes  qui  se  faisaient  le  plus  remarquer  par  ses  attaques  (1). 
Nous  n'essayerons  pas  de  donner  ici  le  compte  rendu  de 
tous  ces  travaux  inspirés  par  le  même  esprit  de  justice  et  de 
légitime  revendication;  nous  ne  pourrions,  en  le  faisant, 
éviter  de  fréquentes  redites  sur  les  points  essentiels  où  tous 
les  hommes  pratiques  sont  d'accord,  etPanalyse,  même  suc- 
cincte, de  chacun  d'euxnous  entraînerait  beaucoup  trop  loin. 
Mais  nous  devons  au  moins  faire  connaître  les  auteurs  et  les 
titres  principaux.  Nous  citerons  donc,  en  y  renvoyant  ceux 
de  nos  lecteurs  qui  voudraient    approfondir  cette  étude, 

(1)  Montanier,  Opinion  nationale  du  24  mars  1866. 


LES  DÉPENSEURS  DE  LA  LOI.  45 

MM.  U.Trélat(l),Berthier(2),  Casimir  Pinel(3),Rousselin(ù), 
Legrand  du  Saulle  (5),  Petit  (6),  Dagonet  (7),  A.  Motet,  Bru- 
net,  Arthaut,  Carrier,  dans  leurs  communications  au  con- 
grès de  Lyon  (1864);  Salet,  congrès  de  Bordeaux  (1865); 
J.  Falret,  Lunier,  Brierre  deBoismont,  Parchappe,  dans  la 
discussion  sur  les  divers  modes  de  l'assistance  publique  ap- 
plicable aux  aliénés (8);  Henry  Bonnet  (9),  A.  Motet  (10), 
Linas  (11),  L.  F.  E.  Renaudin,  Dumesnil  (12),  notamment 
dans  leurs  analyses  des  travaux  allemands  et  anglais; 
Delasiauve  (13),  Auzouy,  A.  Pain  (14). 

A  côté  de  ces  noms,  appartenant  tous  à  des  hommes  ini- 
tiés à  la  pratique  des  asiles  d'aliénés,  et  rompus  à  la  con- 
naissance des  maladies  mentales,  nous  devons  encore  faire 
figurer,  un  peu  malgré  lui  peut-être,  celui  du  docteur 
Thulié  (15).  En  effet,  bien  que  cet  honorable  confrère  ait 
mis  une  certaine  emphase  à  déclarer  qu'il  se  rangeait  parmi 

(1)  Trélat,  La  folie  suicide.  Paris,  1861. 

(2)  Berthier,  Erreurs  et  préjugés  relatifs  à  la  folie.  Bourg  en  Bresse, 
1863. 

(3)  G.  Pinel,  Quelques  mots  sur  les  asiles  d' aliénés  et  la  loi  de  1838. 
Paris,  1864. 

(4)  Rousselin,  De  l'utilité  de  la  séquestration  au  début  des  maladies 
mentales  {Annales  médico-psychologiques,  1865Ï. 

(5)  Legrand  du  Saulle,  La  folie  devant  les  tribunaux.  Paris,  1864. 

(6)  Petit,  Examen  de  la  loi  du'dOjuin  1838  sur  les  aliénés.  Paris,1865. 

(7)  Dagonet,  Asiles  d'aliénés,  loi  sur  les  aliénés  (Annales  médico- 
psychologiques.  Paris,  1865). 

(8)  Parcbappe,  Annales  médico-psychologiques,  1865-1866. 

(9)  Henry  Bonnet,  L'aliéné  devant  lui-même,  la  société,  etc.  Paris,  1866. 

(10)  Motet,  Les  aliénés  devant  la  loi.  Paris,  1865. 

(11)  Linas,  Aliénés  (Médecine  légale  des)  in  Dictionnaire  encyclopédique 
des  sciences  médicales,  1865,  t.  III,  p.  118. 

(12)  Annales  médico-psychologiques,  Passim. 

(13)  Delasiauve,  Journal  de  médecine  mentale,  paris,  1861-1869. 

(14)  A.  Pain,  Des  divers  modes  de  l'assistance  publique  appliquée  aux 
aliénés  (Ann.  d'hyg.,  1865,  2e  série,  t.  XXIV,  p.  69). 

(15)  Thulié,  La  folie  et  la  loi.  Paris,  1866. 


U6  POUR   ET    CONTRE. 

les  adversaires  de  la  loi  ;  bien  que,  dans  la  seconde  partie 
de  son  livre,  il  se  soit  vivement  associé  à  quelques-unes  des 
objections  qui  se  sont  produites  lors  de  la  discussion  de 
cette  loi  devant  les  chambres;  bien  que,  dans  la  troisième 
il  ait  proposé  un  projet  de  réforme,  moins  praticable  encore 
que  la  plupart  de  ceux  qui  ont  été  mis  en  avant,  il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que,  par  la  première  partie  de  ce  livre,  celle 
qui  sous  le  titre  :  Les  aliénés,  fait  une  peinture  si  animée  des 
symptômes  de  la  folie  et  des  principales  indications  de  son 
traitement,  il  s'est  rangé  au  premier  rang  parmi  les  médecins 
qui  ont  le  mieux  démontré  la  nécessité  de  l'isolement  des  alié  - 
nés  dans  les  asiles,  et  les  catastrophes  qui  peuvent  résulter 
du  retard  apporté  à  cette  mesure. 

Enfin,  si  l'on  ne  veut  pas  se  laisser  persuader  par  les 
médecins,  sous  prétexte  qu'ils  sont  juges  et  partie  dans  la 
même  cause,  si  l'on  a  plus  de  confiance  dans  l'oeuvre  d'un 
jurisconsulte  éminent  et  d'un  homme  complètement  libre  de 
toute  opinion  préconçue,  que  l'on  s'en  rapporte  à  M.  Suin, 
qui  dans  le  remarquable  rapport  présenté  au  Sénat  le  2  juillet 
1867,  n'a  laissé  aucun  côté  de  la  question  sans  examen, 
aucune  objection  sans  réponse. 

M.  Suin,  tout  en  exonérant  la  loi  des  attaques  injustes 
dont  elle  a  été  l'objet,  a  cependant  donné  à  entendre  qu'elle 
était  susceptible  de  certains  perfectionnements,  destinés 
non  pas  à  la  modifier,  mais  à  en  assurer  l'exécution,  notam- 
ment en  astreignant  tous  les  fonctionnaires,  chargés  par 
l'art,  h  de  visiter  les  asiles,  à  s'acquitter  de  cette  mission, 
et  en  soumettant  toute  demande  de  placement  volontaire  à 
l'examen  préalable  du  juge  de  paix;  mais  à  part  cette  légère 
restriction,  il  a  pleinement  approuvé  tout  ce  qui  a  été  fait 
jusqu'ici,  et  rendu  toute  justice  à  une  loi  «  pure  dans  l'inten- 
tion qui  l'a  inspirée,  bonne  dans  ses  principes,  sage  dans 
ses  dispositions». 

Nous  devons  citer  encore  un  travail  très-recommandable, 


QUESTION  D'INTÉRÊT.  47 

publié  par  M.  Tanon,  avocat  (1).  Sur  presque  tous  les  points 
traités  par  M.  Suin,  M.  Tanon  se  trouve  d'accord  avec  lui,  sauf 
une  légère  variante  consistant  à  demander  l'intervention  du 
présidentau  lieu  de  celle  du  juge  de  paix,  lors  des  placements 
volontaires.  Mais  ce  travail  présente,  en  outre,  une  partie 
originale,  qui  mérite  de  fixer  l'attention  d'une  manière 
toute  particulière  :  c'est  celle  où,  quittant  l'ornière  des  vaines 
récriminations  sur  le  prétendu  danger  couru  parla  liberté 
individuelle,  il  aborde  un  sujet  entièrement  laissé  de  côté 
jusqu'à  lui,  l'étude  des  dispositions  qui  régissent  les  biens 
des  aliénés. 

G'estl  à,  en  effet,  qu'on  aurait  pu  trouver  dans  la  loi,  nous  le 
prouverons  plus  tard,  des  lacunes  et  des  défectuosités;  mais 
c'est  là  ce  que  l'on  ne  s'était  pas  donné  la  peine  d'étudier, 
car  nous  ne  pouvons  considérer  comme  une  étude  sérieuse 
l'article  d'un  journaliste  nous  faisant  le  tableau  de  fantaisie 
d'un  homme  enfermé  par  suite  de  la  connivence  coupable 
d'un  médecin,  quoique  sain  d'esprit  ;  condamné  à  une  dé- 
tention indéfinie,  sans  enquête,  sans  défense,  sans  interven- 
tion de  la  magistrature,  sans  conseil  de  famille,  et  ne  crai- 
gnant pas  d'ajouter  :  «  Voilà  une  succession  immédiatement 
ouverte  au  profit  de  la  cupidité  (2)  »  ;  comme  si  jamais  l'en- 
trée d'un  malade  dans  un  asile  faisait  ouvrir  sa  succession. 

Les  médecins  et  directeurs  d'asiles,  car  il  faut  toujours 
les  citer  en  première  ligne  quand  il  s'agit  de  sollicitude  pour 
les  aliénés,  savaient  bien,  depuis  longtemps,  que  les  moyens 
de  protection  institués  par  la  loi  ne  suffisaient  pas  toujours 
à  la  défense  de  leurs  intérêts.  Différents  auteurs  de  droit 
avaient  bien  fait  ressortir  les  dangers  auxquels  ces  intérêts 
peuvent  être  exposés,  et  avaient  montré  que  plusieurs  des 
craintes  exprimées  devant  la  chambre  des  pairs  par  le  pre- 

(1)  Tanon,  Etude  critique  de  la  toi  du  30  juin  1838  (Revue  pratique 
du  droit  français,  1868). 

(2)  Le  Monde,  27  août  1865. 


Z}8  POUR   ET    CONTRE. 

mier  président  Portalis,  n'étaientque  trop  fondées;  mais  les 
choses  n'en  étaient  pas  moins  restées  dans  le  même  état. 
Exprimant  les  mêmes  scrupules,  M.  l'avocat  général  Brière- 
Valigny  disait  dans  un  discours  de  rentrée  (1)  :  «La  fortune 
»  de  l'aliéné  et  sa  capacité  civile  sont-elles  suffisamment 
»  garanties?  L'administrateur  provisoire  de  ses  biens  n'est 
»  pas  astreint,  comme  le  tuteur,  à  des  règles  fixes  et  salu- 
»  taires.  Il  n'a  ni  les  mêmes  pouvoirs,  ni  la  même  respon- 
»  sabilité  ;  il  a  dans  les  mains  le  mobilier,  les  capitaux,  il 
»  touche  les  revenus.  A  qui  rend-il  ses  comptes?»  C'est  ce 
thème  que  M.  Tanon  s'est  appliqué  à  développer,  et  il  nous 
paraît  avoir  parfaitement  réussi  à  montrer  qu'avec  de  très- 
bonnes  intentions,  le  législateur  de  1838  n'a  pas  toujours 
réussi,  de  la  manière  la  plus  complète,  à  atteindre  le  but 
qu'il  se  proposait. 

A  la  dernière  réunion  des  sociétés  savantes  à  la  Sorbonne, 
M.  Hue,  professeur  à  la  faculté  de  droit  de  Toulouse,  a  parlé 
dans  le  même  sens,  et  si  nous  sommes  loin  de  partager  ses 
inquiétudes  en  ce  qui  concerne  les  prétendus  dangers  de 
séquestration  arbitraire,  nous  croyons,  comme  lui,  qu'il 
reste  quelque  chose  à  faire  pour  défendre  les  intérêts  ma- 
tériels des  aliénés  placés  dans  les  asiles  (2). 

Enfin,  pour  clore  la  liste  des  travaux  relatifs  à  cette  ques- 
tion, nous  devons  mentionner  de  la  manière  la  plus  favo- 
rable une  brochure  toute  récente,  publiée  sous  le  pseudo- 
nyme de  Stéphan  Senhert  (3),  par  un  administrateur  des 
plus  compétents  et  des  plus  initiés  à  la  question.  Dans  ce 
travail,  l'auteur  s'est  chargé  de  mettre  hors  de  contestation 
la  nécessité  de  la  loi,  les  garanties  qu'elle  donne  à  la  liberté 
individuelle,  les  précautions  avec  lesquelles  elle  est  appli- 
quée. A  côté  de  cette  approbation  si  complète  pour  nos  ins- 

(1)  Le  Moniteur  universel,  Il  novembre  1867. 

(2)  Hue,  Des  aliénés  et  de  leur  capacité  civile.  Paris,  1869. 

(3)  Stéphan  Senhert,  Les  aliénés,  lettre  àun  député.  Paris,  1869. 


LA   LOI  EN   ACTION.  U9 

titutions,  il  propose  cependant  un  nouveau  mode  de  sur- 
veillance; mais  sous  ce  rapport  il  ne  nous  parait  pas  aussi 
heureux.  Son  travail  n'en  est  pas  moins  un  des  plus  instructifs 
sur  la  question,  et  l'un  de  ceux  dont  le  style  vif  et  atta- 
chant captive  le  plus  l'attention. 

Après  tant  d'auteurs  qui  ont  pris  la  défense  de  la  loi  du 
30  juin  1838,  notre  voix  n'aura  sans  doute  que  bien  peu 
d'autorité.  Cependant  il  nous  semble  qu'il  peut  y  avoir 
encore  des  choses  utiles  à  dire,  surtout  en  ce  qui  concerne 
son  application  pratique.  C'est  en  nous  mettant  à  ce  point 
de  vue  que  nous  chercherons  à  notre  tour  à  apprécier  la 
valeur  des  garanties  dont  est  entourée  la  liberté  indivi- 
duelle, et  à  discuter  les  principaux  reproches  faits  à  notre 
législation. 

II 

La  loi  en  action.  —  G arantics  données  à  la  liberté  individuelle.  —  Res- 
ponsabilité de  la  famille,  des  médecins,  du  préfet,  de  l'autorité  judi- 
ciaire. —  Insuffisance  de  cette  dernière.  — De  la  non-contagion  delà 
folie  dans  les  asiles.  —  Des  sorties  ordonnées  par  le  tribunal.  —  De 
la  surveillance  exercée  sur  la  correspondance  des  malades. 

Nous  allons  suivre  la  loi  elle-même  dans  son  application 
en  cherchant  à  saisir,  s'il  est  possible,  les  abus  sur  le  fait. 
Pour  cela  nous  devons  remonter  au  point  de  départ  du  sys- 
tème en  vigueur,  c'est-à-dire  au  premier  rapport  de  M.  Vi- 
vien (18  mars  1837),  et  aux  discours  prononcés  par  lui  pour 
soutenir  devant  la  Chambre  des  députés  ce  rapport  et  le 
projet  de  la  commission  (1). 

Ce  projet  se  séparait  de  celui  qui  avait  été  primitivement 
présenté  par  le  gouvernement,  sur  un  point  capital,  celui 
qui  a  toujours  été  le  plus  contesté,  sur  les  formalités  exi- 
gées pour  le  placement  volontaire  d'un  aliéné  dans  un  asile. 

(1)  Moniteur,  5  au  9  avril  1837. 

foviixe.  4 


50  POUR    ET   CONTRE. 

D'après  le  premier  projet  de  loi,  la  famille  qui  faisait  une 
demande  de  placement  devait  obtenir  d'abord  une  autori- 
sation du  préfet.  Le  contre-projet  de  la  commission,  au  con- 
traire, supprimait  la  nécessité  de  cette  autorisation  préa- 
lable; la  demande  de  la  famille  suffisait  à  elle  seule,  mais 
le  placement  était  aussitôt  porté  à  la  connaissance  du  pré- 
fet, qui  en  faisait  constater  l'opportunité  par  un  médecin 
de  son  choix,  dans  un  délai  de  trois  jours,  et  qui  la  notifiait 
au  procureur  impérial,  afin  que  celui-ci  pût  de  son  côté 
prendre  telles  mesures  de  surveillance  et  de  contrôle  qu'il 
l'entendait. 

Cette  modification  avait  pour  but,  d'abord  de  faciliter  le 
traitement  du  malade,  ensuite  de  laisser  à  la  famille  toute 
la  responsabilité  de  la  mesure  prise,  au  lieu  de  la  faire  pas- 
ser sur  l'administration,  qui,  l'autorisation  du  placement 
une  fois  donnée,  aurait  eu  à  en  supporter  tout  le  poids. 

C'est  ce  dernier  système,  on  le  sait,  qui  fut  adopté,  et 
c'est  lui  qui  a  toujours  fonctionné  depuis.  Pour  en  bien  faire 
saisir  l'esprit,  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  citer 
quelques  paroles  de  M.  Vivien:  «Nous  n'avons  pas  voulu, 
»  dit-il,  faire  une  loi  judiciaire,  une  loi  de  procédure,  de 
»  chicane  ;  nous  n'avons  pas  voulu  imposer  de  formalités 
»  désastreuses,  onéreuses,  contraires  aux  vues  que  nous 
»  proposions.  Nous  avons  considéré  d'abord  l'intérêt  du 
»  malade,  parce  que  c'est  dans  cet  intérêt  que  la  loi  est 
»  faite.  C'est  dans  cette  pensée  qu'ont  été  rédigées  toutes 
»  les  propositions  que  nous  avons  eu  l'honneur  de  vous  sou- 
»  mettre.  Nous  n'avons  pas  négligé  la  liberté  individuelle, 
»  nous  avons  fait  tout  pour  qu'elle  ne  puisse  pas  être  com- 
»  promise  en  pareille  circonstance;  mais  nous  n'avons  pas 
»  voulu,  par  une  exagération  qu'on  eût  pu,  à  bon  droit,  nous 
»  reprocber,  donner  à  la  loi  un  caractère  qui  aurait  fait 
»  qu'au  lieu  d'être  favorable  aux  aliénés,  elle  eût  tourné 
»  contre  eux.  » 


RESPONSABILITÉ   DE   LA   FAMILLE.  51 

Et  ailleurs,  pour  résumer  de  la  manière  la  plus  con- 
cise, et  la  plus  expressive  en  même  temps,  les  précautions 
dont  sont  entourés  les  placements  volontaires,  il  dit  : 
«  Ainsi,  avant  l'admission,  responsabilité  de  ceux  qui  de- 
»  mandent  le  placement  du  malade,  du  médecin  qui  atteste 
»  sa  maladie,  du  chef  d'établissement  qui  reçoit;  après  l'ad- 
»  mission,  responsabilité  du  médecin  qui  fait  une  visite,  du 
»  préfet  et  du  pr  ocureur  du  roi  qui  ne  forment  aucune  oppo- 
»  sition  :  telles  sont  les  garanties  que  nous  établissons.» 

Voilà  tout  le  système,  et  l'on  voit  que  le  nombre  des  col- 
laborateurs, et  s'il  y  a  crime,  des  complices,  est  loin  d'être 
restreint.  Peut-on  supposer  que  tant  d'individus,  séparés 
par  leurs  tendances,  leurs  positions,  leurs  intérêts,  vont 
combiner  leurs  efforts  dans  le  but  coupable  de  faire  passer 
pour  folle  une  personne  saine  d'esprit?  Évidemment  cette  hy> 
pothèse  est  inadmissible,  et  en  théorie  du  moins,  l'interven- 
tion de  tant  d'hommes  différents  doit  mettre  obstacle  à  toute 
fraude  et  à  toute  surprise.  Voyons  si  la  pratique  est  con- 
forme à  la  théorie,  et  étudions  l'action  séparée  de  tous  les 
rouages  énumérés  plus  haut. 

La  famille  doit  prendre  l'initiative,  et,  il  faut  le  dire  bien 
haut,  en  le  regrettant  pour  beaucoup  de  cas,  elle  ne  le  fait, 
d'ordinaire,  qu'à  la  dernière  extrémité.  Quand  un  pareil 
malheur  la  frappe,  elle  commence  par  ne  pas  croire  à  sa 
réalité  ;  puis,  quand  la  maladie  est  évidente,  elle  se  flatte 
qu'elle  sera  courte,  sans  caractère  dangereux,  qu'on  pourra 
soigner  le  malade  chez  lui.  Les  symptômes  s'aggravent,  les 
difficultés  les  plus  sérieuses  s'accumulent  ;  on  n'a  plus  au- 
cune action  sur  le  malade,  on  manque  de  tout  pour  le  soi- 
gner; l'idée  du  placement  dans  une  maison  de  santé,  que 
l'on  avait  d'abord  rejetée,  se  présente  comme  la  meilleure 
ressource  ;  bientôt  elle  est  une  nécessité,  et  l'on  finit  par 
s'y  résoudre.  Il  faut  bien  alors  que  l'on  puisse  agir  prompte- 
ment  et  sans  trop  d'entraves. 

Mais  tout  le  monde  n'est  pas  assez  heureux  pour  vivre  au 


52  POUR   ET   CONTRE. 

sein  de  sa  famille;  bien  des  personnes  vivent  seules,  ou  sont 
employées  dans  des  administrations,  dans  des  maisons  de 
commerce,  dans  des  entreprises  de  toutes  sortes,  loin  des 
leurs;  d'autres  ne  possèdent  plus  de  parents  rapprochés. 
Qu'elles  soient  frappées  d'un  accès  d'aliénation,  leur  isole- 
ment dans  la  vie  entraînera-t-il  pour  elles  Fabsence  de  tout 
soin,  de  toute  sécurité?  Non;  et  c'est  pour  cela  que  la  loi 
admet  qu'un  parent  éloigné,  un  ami,  une  simple  connais- 
sance, pourront  remplir  à  leur  égard  le  rôle  de  la  famille. 
Cependant  nous  ne  pouvons  faire  abstraction  des  mauvais 
côtés  de  la  nature  humaine  ;  une  idée  coupable  peut  naître; 
une  famille  dénaturée  peut,  dans  un  but  de  convoitise,  de 
cruauté  ou  de  vengeance,  concevoir  le  projet  de  se  débar- 
rasser d'un  de  ses  membres,  en  le  faisant  passer  pour  fou. 
Nous  ne  nions  pas  la  possibilité  du  projet,  mais  nous  verrons 
bientôt  quelles  seront  les  facilités  et  les  obstacles  qu'en 
rencontrera  l'accomplissement. 

Le  médecin  qui  donne  le  certificat  est  le  plus  souvent 
celui  de  la  famille.  Plus  éclairé  que  les  parents,  il  aura  re- 
connu de  plus  loin  le  caractère  de  la  maladie  ;  il  en  aura 
prévu  les  exigences  ;  ce  sera  en  parfaite  connaissance  de 
cause  qu'il  en  certifiera  la  nature,  qu'il  en  décrira  les  prin- 
cipales particularités,  qu'il  affirmera  la  nécessité  du  place- 
ment dans  un  asile.  Il  n'agira  pas  légèrement,  car  il  sait  de 
quelle  gravité  est  la  mesure  qui  va  priver  un  homme  de  sa 
liberté,  et  à  un  autre  point  de  vue,  il  sait  aussi  que  son 
diagnostic  va  être  soumis  au  contrôle  de  plusieurs  confrères, 
plus  exercés  que  lui  dans  cette  spécialité;  mais  il  a  un  de- 
voir à  accomplir  et  il  l'accomplit.  Qu'au  lieu  d'être  en  face 
d'un  véritable  aliéné,  il  soit  consulté  par  les  auteurs  du 
projet  coupable  que  nous  avons  supposé;  ceux-ci  n'auront 
le  choix  qu'entre  deux  partis,  le  tromper  ou  l'acheter. 
Mais  pense-t-on  que  la  crédulité  des  médecins  soit  telle  qu'il 
soit  bien  facile  de  leur  faire  admettre  l'existence  d'une  ma- 
ladie qui  ne  se  manifesterait  pas?  croit-on  qu'ils  ne  tien- 


RESPONSABILITÉ  DES  MÉDECINS.  53 

nent  pas  à  constater  par  eux-mêmes  les  symptômes  dont 
on  leur  aura  fait  le  récit  ?  que  l'obscurité  des  manifestations 
ne  redoublera  pas  leur  prudence?  que,  si  le  doute  est  né 
dans  leur  esprit,  avant  de  prendre  une  détermination  aussi 
grave  que  de  certifier  l'état  de  folie  d'un  citoyen  libre 
jusque-là,  ils  ne  voudront  pas  recourir  à  l'avis  de  quelque 
confrère  sur  l'autorité  duquel  ils  pourront  se  reposer?  Re- 
connaissons-le donc,  tromper  un  médecin  en  pareil  cas  sera 
très-difficile,  et  l'on  en  trouvera  plus  qui  hésiteront  à  certi- 
fier une  maladie  bien  réelle,  qu'il  n'y  en  aura  de  disposés 
à  délivrer  un  certificat,  sans  être  parfaitement  convaincus 
de  l'existence  de  la  maladie.  Reste  un  moyen,  celui  d'acheter 
le  médecin.  Personne  ne  nous  contredira,  si  nous  affirmons 
que  l'honorabilité  reconnue  du  corps  médical,  pris  dans  son 
ensemble,  réduit  à  de  bien  rares  exceptions  ceux  de  ses 
membres  auprès  desquels  une  pareille  tentative  de  cor- 
ruption pourrait  avoir  quelque  accès.  Mais  ces  exceptions 
peuvent  exister;  il  se  trouve  des  coupables  dans  tous  les 
rangs  de  la  société,  des  lâches  dans  toutes  les  armées,  et  le 
docteur  Thulié  a  eu  soin  de  nous  rappeler  que,  pour  un 
crime  plus  grave  encore,  pour  l'empoisonnement,  le  corps 
médical  avait  fourni  Gastaing  et  La  Pommeraye  en  France, 
Palmer  en  Angleterre.  Soit  ;  mais  du  moins  ils  agissaient 
pour  leur  propre  compte,  et  l'on  n'a  pas  l'habitude  de  ren- 
contrer, que  nous  sachions,  des  médecins  empoisonneurs 
à  gages.  Admettons  cependant  qu'à  prix  d'argent,  le  parent 
coupable  que  nous  supposons  obtienne  un  certificat  médical 
de  complaisance,  attestant  la  folie  et  la  nécessité  du  place- 
ment dans  une  maison  de  santé.  Il  va  se  trouver  en  présenc 
du  chef  de  cet  établissement. 

Ce  chef,  c'est  le  directeur  de  l'asile,  qui  le  plus  souvent 
en  est  en  même  temps  le  médecin.  Il  va  d'abord  exiger  le 
dépôt  d'une  demande  de  placement  écrite  et  signée;  puis  il 
se  fera  justifier  l'identité  du  placeur  et  du  placé.  Il  faudra 
donc  que  le  premier  endosse  résolument  la  responsabilité 


54  POUR  ET  CONTRE. 

de  la  séquestration  arbitraire  qu'il  va  provoquer,  et  sans 
aucun  doute,  il  n'ignore  pas  les  conséquences  pénales  aux- 
quelles il  s'expose.  N'importe,  les  formalités  d'admission 
sont  accomplies,  et  l'œuvre  du  médecin  de  l'établissement 
commence;  voilà  donc  un  second  médecin  qui,  comme  le 
premier,  doit  être  trompé  ou  acheté.  Mais  les  difficultés 
sont  bien  plus  grandes  encore  qu'elles  ne  l'étaient  pour  le 
premier.  Quoi  que  l'on  ait  pu  dire,  les  médecins  des  éta- 
blissements d'aliénés  acquièrent  une  grande  habitude  dans 
l'examen  des  malades  qu'ils  ont  à  soigner.  Celui  que  nous 
supposons  en  action  commencera  par  lire  le  certificat  "d'ad- 
mission délivré  par  son  confrère,  ce  certificat  que  nous  sup- 
posons forgé  à  plaisir.  S'il  y  trouve  l'indication  précise  de 
symptômes  bien  tranchés,  il  ne  pourra  manquer  d'être 
frappé  de  l'absence  de  ces  symptômes  chez  le  sujet  soumis 
à  son  observation,  et  son  zèle  à  les  chercher  ne  manquera 
pas  sans  doute  de  lui  faire  découvrir  l'absence  de  la  maladie 
supposée.  Si  au  contraire  le  certificat  ne  dit  rien  de  formel 
et  se  contente  d'indications  vagues,  le  médecin  rendu  dé- 
fiant par  cette  insuffisance  de  détails  redoublera  d'atten- 
tion, afin  d'éviter  une  surprise  ;  car,  s'il  est  honnête,  il 
ne  redoutera  rien  tant  que  de  priver  indûment  un  citoyen 
de  sa  liberté.  Il  sera  donc  très-difficile  de  le  tromper,  et  le 
certificat  qu'il  doit  envoyer  dans  les  vingt-quatre  heures 
indiquera,  tout  au  moins,  ses  doutes  et  ses  réserves  sur 
l'existence  de  la  maladie.  Reste  le  second  parti,  l'acheter. 
Mais  personne  ne  contestant,  nous  l'espérons  bien,  que 
les  médecins  capables  de  céder  à  une  vénalité  de  ce  genre 
sont  infiniment  rares,  on  avouera  qu'il  est  pour  ainsi  dire 
impossible  qu'à  la  chance  d'en  avoir  rencontré  un  pre- 
mier pour  faire  le  certificat  d'admission,  on  ajoute  celle 
d'en  trouver  un  second,  à  la  tête  d'un  établissement  d'alié- 
nés, pour  retenir  le  faux  malade.  Cette  trouvaille  fût- 
elle  même  possible,  il  faudra  sans  aucun  doute  y  mettre  un 
prix  très-considérable,  et  la  spéculation,  encore  très-incer- 


RESPONSABILITÉ    DES  MÉDECINS,  55 

taine,  car  il  reste  bien  des  écueils  à  franchir,  serait  déjà 
ruineuse.  Et  puis  ce  n'est  pas  seulement  le  médecin  de 
l'établissement  qu'il  faudrait  acheter;  il  y  a  dans  chaque 
asile  tout  un  monde  d'employés,  d'élèves,  d'auxiliaires,  con- 
stituant une  véritable  opinion  publique.  Toute  séquestration 
arbitraire  serait  bien  vite  découverte  par  ces  nombreux 
témoins,  dont  il  faudrait  payer  encore  le  silenceà  prix  d'or. 
Ceux  qui  croient  à  la  possibilité  des  placements  abusifs  ad- 
mettent assez  volontiers  que  dans  les  asiles  publics,  direc- 
teurs et  médecins  sont  trop  désintéressés  pour  se  vendre; 
mais  par  contre  ils  donnent  à  entendre  qu'il  n'en  est  pas  de 
même  des  établissements  privés,  et  que  là,  on  peut  fort 
bien  faire  capituler  la  conscience  devant  l'intérêt  pécuniaire. 
Rien  n'est  plus  faux  et  plus  absurde  :  même  s'ils  consen- 
taient à  mettre  de  côté  tout  sentiment  d'honnêteté,  les  pro- 
priétaires d'asiles  privés  seraient,  plus  encore  que  les  chefs 
d'établissements  publics,  intéressés  par  calcul  à  ne  donner 
prise  à  aucune  accusation  de  séquestration  arbitraire.  En 
effet,  ce  n'est  pas  leur  place  seulement  qu'ils  risqueraienl, 
mais  leur  fortune  tout  entière  ;  celle-ci  est  si  intimement  liée 
à  la  bonne  renommée  de  leur  établissement,  qu'avant  toute 
chose  ils  doivent  veiller  à  ce  qu'aucun  soupçonne  puisse  les 
atteindre,  et  supposé  même  qu'ils  fussent  capables  de  capi- 
tuler, qui  donc  pourrait  les  payer  assez  cher  pour  les  in- 
demniser des  dangers  auxquels  ils  s'exposeraient  ?  A  qui 
faire  croire  que,  pour  avoir  un  pensionnaire  de  plus,  ils  cour- 
raient risque  de  perdre  tous  ceux  qu'ils  ont,  de  se  voir  retirer 
leur  autorisation,  d'être  ruinés  en  un  mot?  S'ils  n'étaient 
pas  assez  honnêtes  pour  rejeter  toute  idée  de  corruption,  ils 
seraient  du  moins  trop  bons  spéculateurs  pour  l'accepter. 
Nous  pouvons  donc  l'affirmer,  si  une  personne  était  admise 
dans  un  asile,  sans  être  réellement  aliénée,  le  médecin  s'en 
apercevrait  de  suite,  et  s'il  ne  la  renvoyait  pas  séance  te- 
nante, il  s'arrangerait  du  moins  pour  la  soumettre,  dans  les 


56  POUR   ET    CONTRE. 

conditions  les  plus  probatoires,  à  une  observation  assez 
vigilante  pour  que  la  vérité  ne  tardât  pas  à  se  faire  jour.  Et 
qu'on  le  sache  bien,  le  prétendu  malade  en  pareil  cas  sau- 
rait, de  son  côté,  par  ses  actes,  ses  paroles, toutes  ses  allures 
en  un  mot,  se  distinguer  assez  de  ceux  qui  le  sont  réelle- 
ment, même  des  fous  raisonnants  et  de  ceux  dont  le  délire 
n'est  que  partiel,  pour  qu'un  œil  exercé  ne  soit  pas  long 
à  reconnaître  son  état  de  saine  raison  et  à  faire  cesser  son 
isolement. 

Supposons  cependant  que  celui-ci  dure  trois  jours,  et  le 
faux  aliéné  va  être  soumis  à  l'examen  du  médecin  envoyé 
par  le  préfet.  Toujours  le  même  dilemne  se  présente,  mais 
entouré  de  difficultés  de  plus  en  plus  grandes  :  si  ce  der- 
nier médecin  n'est  pas,  plus  que  ses  confrères,  à  l'abri  de 
l'erreur  (et  l'on  avouera  que  celle  qui  se  reproduirait  ainsi 
trois  fois  de  suite  serait  par  trop  invraisemblable),  il  doit 
être  encore  moins  qu'eux  soupçonné  de  vénalité.  Prétendre 
que  lui  aussi,  il  pourrait  être  acheté  après  tant  d'autres, 
c'est  tomber  à  la  fois  dans  l'absurde  et  le  grotesque,  et  nous 
ne  nous  arrêterons  pas  à  réfuter  une  fois  de  plus  cette  hy- 
pothèse. Si  la  maladie  était  imaginaire,  le  certificat  de  ce 
troisième  médecin  ne  manquerait  pas  de  faire  découvrir  la 
fraude. 

Tous  ceux  qui  ont  à  prendre  une  part  active  dans  les  for- 
malités de  l'admission  ont  maintenant  rempli  leur  devoir, 
et  certes,  on  peut  affirmer  qu'au  milieu  de  tant  de  pré- 
cautions il  est  resté  bien  peu  de  place  pour  la  surprise  ou  la 
complaisance.  Cependant  tout  n'est  pas  fini  :  la  loi  a  voulu 
que  les  choses,  arrivées  à  ce  point,  furent  encore  soumises 
à  un  double  contrôle,,  celui  de  l'autorité  administrative  et 
celui  de  l'autorité  judiciaire.  Le  premier  est  exercé  par  le 
préfet,  et  réglé  surtout  par  la  visite  du  médecin  expert  pres- 
crite par  l'article  9  de  la  loi.  Si  ce  médecin  constate  la  réa- 
ité  de  l'aliénation  mentale,  le  préfet  n'a  rien  à  dire;  il 


CONTRÔLE  ADMINISTRATIF  ET  JUDICIAIRE.  57 

laisse  la  famille  continuer  son  œuvre,  il  ne  forme  aucune 
opposition,  comme  le  dit  M.  Vivien.  Qu'il  y  ait,  au  contraire, 
doute  sur  la  nécessité  du  placement,  et  aussitôt  averti,  il 
ne  manque  pas  d'intervenir  en  faveur  de  la  liberté  indivi- 
duelle; la  loi  lui  donne  toute  l'autorité  nécessaire  pour 
cela,  et  il  fait  sortir  de  suite  la  personne  abusivement  re- 
tenue. (Art.  16.)  Son  action  est  donc  prompte  et  efficace  ; 
la  garantie  qui  repose  sur  lui  convenablement  assurée. 

Reste  enfin  l'autorité  judiciaire.  Les  droits  dont  elle  est 
investie  sont  incontestables;  elle  doit  veiller  au  respect  dû 
à  la  liberté  de  tout  citoyen,  elle  est  armée  du  pouvoir  de 
réprimer  tout  abus.  On  avait  bien,  dans  le  premier  exposé 
des  motifs,  laissé  percer  la  crainte  d'amener  un  conflit 
entre  le  préfet  et  l'autorité  judiciaire,  et  l'on  avait  voulu 
les  renfermer  l'un  et  l'autre  dans  des  sphères  d'action  dis- 
tinctes, en  réduisant  le  rôle  des  magistrats  à  se  prononcer  sur 
la  convenance  de  l'interdiction;  mais  en  réalité,  la  difficulté 
n'était  que  tournée  et  non  tranchée.  En  effet,  le  rejet  de  la 
demande  d'interdiction,  prononcé  par  la  justice,  entraînant 
de  droit  la  sortie  du  malade  placé  par  l'administration,  les 
actes  de  celle-ci  étaient,  en  réalité,  parfaitement  soumis  au 
contrôle  de  celle-là.  A  ce  stratagème,  peu  digne  d'une  loi, 
la  commission  substitua  un  procédé  plus  franc  et  plus  di- 
rect en  donnant  au  tribunal  le  droit  d'ordonner,  en  chambre 
du  conseil,  sans  motiver  son  arrêt,  la  sortie  de  toute  per- 
sonne qui  lui  paraîtrait  retenue  dans  un  établissement  d'a- 
liénés sans  motif  suffisant.  (Art.  29.)  Ce  principe  du  contrôle 
exercé  sur  les  placements  est  affirmé  à  chaque  page  de  la 
discussion  ;  le  texte  de  la  loi  le  consacre  de  la  façon  la  plus 
formelle;  il  n'y  a  donc  ni  doute,  ni  discussions  possibles, 
sur  la  théorie. 

Mais  comment  ce  contrôle  s'exerce-t-il  en  fait?  Ici,  nous 
devons  le  reconnaître,  nous  constatons  pour  la  première 
fois  que  la  pratique  ne  répond  pas  au  vœu  du  législateur. 


58  POUR   ET    CONTRE. 

Celui-ci,  en  mettant  au  nombre  des  garanties  données  à  la 
liberté  individuelle,  la  responsabilité  du  procureur  impérial 
qui  ne  forme  aucune  opposition,  a  voulu  évidemment  que  ce 
droit  d'opposition  pût  être  exercé,  pour  chaque  cas  indivi- 
duellement, au  moment  le  plus  rapproché  possible  du  place- 
ment. Il  n'a  pas  voulu  se  contenter  d'une  possibilité  de  re- 
dressement de  tort,  à  une  époque  indéterminée,  lors  de  la 
visite  du  procureur  impérial  dans  l'établissement,  dans  un 
délai  de  trois  ou  de  six  mois  (art.  h),  ni  d'une  mise  en  li- 
berté éventuelle,  si  l'interné  ou  l'un  des  siens  adresse  une 
requête  spéciale  au  tribunal  (art.  29).  Non,  ce  droit  doit 
s'exercer  d'une  manière  plus  personnelle  et  plus  prompte, 
et  pour  cela,  la  loi  a  cru  qu'il  suffisait  que  le  placement  fût 
notifié,  à  bref  délai,  aux  procureurs  impériaux  du  domicile 
de  la  personne  placée  et  de  l'arrondissement  où  l'établisse- 
ment est  situé(art.  10).  Eh  bien,  disons-le,  elle  s'est  trompée. 
Ce  moyen  n'atteint  pas  le  but  :  le  simple  fait  de  notifier  aux 
magistrats  le  placement  dans  un  asile,  d'une  personne  dont 
ils  n'ont  jamais  entendu  parler,  n'est  pas  suffisante  pour 
engager  leur  responsabilité,  ni  pour  les  mettre  à  même  de 
s'opposer,  s'il  y  a  lieu. 

Qu'on  le  remarque  bien  !  Nous  ne  prétendons  pas  que  par 
cela  seul,  la  liberté  individuelle  soit  menacée.  Nullement; 
la  loi  l'a  entourée  d'assez  d'autres  précautions  pour  que, 
celle-là  faisant  défaut,  elle  soit  encore  suffisamment  sauve- 
gardée. Les  faits  le  prouvent  d'ailleurs,  puisqu'il  n'y  a  pas 
un  seul  exemple  d'abus  réel,  régulièrement  constaté;  mais 
enfin,  il  faut  bien  le  reconnaître,  la  loi  a  voulu  engager  en 
même  temps  que  toutes  les  autres  la  responsabilité  de  l'au- 
torité judiciaire,  et  elle  n'y  a  pas  réussi. 

Voilà  ce  qui  justifie  la  seule  réserve  faite  par  M.  Suin  dans 
son  rapport;  voilà  ce  qui,  vu  l'état  de  défiance  semée  dans 
le  public,  peut  demander  un  perfectionnement.  Aussi 
pensons-nous,  nous-même,  qu'il  y  aurait  quelque  modifica- 


DEVIENT-ON  FOU  DANS   LES   ASILES?  59. 

tion  à  introduire,  à  cet  égard,  dans  la  loi  ;  nous  partageons 
donc  le  principe  de  M.  Suin,  mais  nous  ne  sommes  pas  en- 
tièrement d'accord  avec  lui  sur  le  moyen  d'exécution. 
Nous  indiquerons  plus  loin  (troisième  partie)  celui  qui  nous 
paraît  préférable. 

Nous  avons  terminé  l'examen  des  formalités  dont  sont 
entourés  les  placements  volontaires,  et  nous  espérons  qu'il 
ne  peut  plus  rester  de  doute  sur  la  difficulté  de  faire  en- 
trer, par  surprise,  dans  un  asile  d'aliénés,  une  personne 
saine  d'esprit;  et,  si  cette  surprise  avait  pu  avoir  lieu,  sur 
l'impossibilité  presque  absolue  de  l'y  maintenir. 

Mais,  a-t-on"dit,  cette  seconde  garantie  est  illusoire,  car  il 
suffit  d'un  séjour  de  quelques  instants  dans  un  établisse- 
ment de  ce  genre  pour  rendre  fous  ceux  qui  ne  l'étaient  pas. 
Rien  n'est  plus  puéril  qu'une  pareille  assertion  ;  rien  ne  se- 
rait plus  difficile  à  trouver  que  le  moindre  fait  authentique 
propre  à  l'appuyer.  Il  est  bien  vrai  que  les  maladies  ner- 
veuses peuvent  parfois  être  contagieuses  ;  mais  cela  n'a  lieu 
que  dans  certaines  circonstances  déterminées.  Cela  s'est  vu, 
par  exemple,  dans  les  grandes  épidémies  de  délire  démo- 
nomaniaque  ou  théomaniaque  du  moyen  âge',  dont  les  sym- 
ptômes étaient  presque  invariablement  liés  à  des  accidents 
convulsifs  de  nature  hystérique,  et  dont  on  observe  encore, 
de  loin  en  loin,  quelque  fugitive  réapparition.  Cette  conta- 
gion peut  encore  s'exercer  sur  une  personne  vivant  conti- 
nuellement en  présence  d'un  seul  aliéné,  atteint  d'un  délire 
partiel  parfaitement  systématisé  :  c'est  ainsi  qu'une  femme, 
sans  cesse  en  tête-à-tête  avec  un  mari  monomaniaque,  peut 
finir,  sous  l'influence  de  ses  divagations  constamment  réité- 
rées, par  partager  certaines  de  ses  illusions.  Mais  rien  de 
semblable  ne  s'observe  dans  les  asiles  d'aliénés.  Nous  l'avons 
déjà  dit,  une  personne  sensée,  introduite  par  ruse  dans  un 
semblable  milieu,  ne  tarderait  pas  à  se  distinguer  tellement 
de  tous  ceux  qui  l'entourent,  qu'elle  serait  bien  vite  re- 


60  POUR   ET   CONTRE. 

connue  et  traitée  en  conséquence,  et  fallût-il  quelques  jours 
pour  régler  légalement  sa  position,  qu'elle  sortirait  de  l'éta- 
blissement tout  aussi  saine  d'esprit  qu'elle  y  serait  entrée". 

On  a  prétendu  aussi  que  le  contact  de  la  folie  était  dan- 
gereux pour  ceux  qui  la  soignaient  ;  mais  rien  n'est  moins 
démontré.  Si  les  médecins  et  les  infirmiers  sont  quelquefois 
frappés  d'aliénation  mentale,  c'est  que,  comme  les  autres 
hommes,  ils  sont  exposés  à  tous  les  maux  propres  à  l'huma- 
nité, mais  nullement  parce  que  le  spectacle  des  misères 
qu'ils  soignent  ébranle  leur  raison.  Esquirol  avait  déjà  re- 
poussé cette  erreur;  M.  Trélat  l'a  réfutée  encore  mieux  en 
rapportant  une  série  d'observations  de  femmes  attachées  à 
son  service  et  devenues  aliénées  elles-mêmes,  et  en  prouvant 
que  toutes  présentaient  des  prédispositions  héréditaires  des 
plus  accentuées  aux  maladies  mentales,  et  que  plusieurs 
avaient  déjà  éprouvé,  avant  d'être  chargées  de  leur  emploi, 
des  accès  de  folie  dont  on  n'avait  pas  eu  connaissance  (1). 

Les  placements  d'office,  ordonnés  par  les  préfets,  bien 
qu'ils  aient  été  l'objet  de  beaucoup  moins  d'accusations  que 
les  placements  volontaires,  n'en  ont  pas  été  cependant  tout 
à  fait  à  l'abri.  Mais  ici,  l'esprit  d'opposition  politique  est 
évident,  car  on  a  prétendu  que  les  préfets  faisaient  enfer- 
mer, comme  fous,  dans  des  établissements  d'aliénés,  des 
individus  qui  n'avaient  d'autre  tort  que  de  leur  porter  om- 
brage. Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  réfuter  une  pareille 
imputation;  qu'il  nous  suffise  d'affirmer  que  jamais  un  fonc- 
tionnaire de  l'ordre  administratif  n'aurait  osé  faire  à  un  mé- 
decin aliéniste  une  semblable  proposition,  et  que,  fût-elle 
faite,  jamais  médecin  ne  l'aurait  acceptée.  Nous  ne  pouvons 
que  mépriser  de  semblables  calomnies  et  passer  outre. 

Il  est  encore  deux  reproches  que  nous  voulons  discuter, 
parce  qu'ils  se  rattachent  aux  prétendus  dangers  dont  serait 
menacée  la  liberté  individuelle. 

(1)  Trélat,  Annales  médico-psychologiques,  1856,  p.  18. 


SORTIES    ORDONNÉES  PAR   JUGEMENTS.  61 

On  a  donné  comme  preuve  du  maintien  injuste  ou  trop 
prolongé  des  malades  dans  les  asiles,  les  quelques  jugements 
par  lesquels  des  individus,  ainsi  retenus,  et  ayant  adressé 
des  réclamations  aux  tribunaux,  avaient  obtenu  leur  mise 
en  liberté. 

On  a  prétendu  que,  pour  éviter  les  dangers  de  séquestra- 
tion arbitraire,  la  correspondance  des  malades  retenus  dans 
les  asiles  devrait  être  absolument  libre  de  toute  surveillance 
et  de  tout  contrôle. 

Examinons  ces  deux  reproches. 

En  ce  qui  concerne  le  premier,  un  peu  d'attention  dé- 
montre que  les  jugements  dont  on  parle  ont  pu  être  rendus 
sans  qu'il  y  ait  aucun  reproche  à  faire,  ni  au  système,  ni 
aux  médecins.  Pour  qu'un  malade,  placé  d'office,  soit  mis 
en  liberté  par  un  arrêté  spontané  du  préfet,  il  faut  que  le 
médecin  ait  déclaré  sa  guérison.  Mais  il  y  a  certain  cas  où 
un  malade  est  assez  amélioré  dans  son  état,  pour  ne  plus 
paraître  dangereux;  si  alors  sa  famille  le  réclame,  en.  pre- 
nant l'engagement  de  le  soigner  et  de  le  surveiller,  la  de- 
mande est  communiquée  au  médecin,  et  si  celui-ci  donne 
un  avis  favorable,  le  préfet  n'hésite  pas  à  revenir  sur  son 
arrêté  de  placement,  et  à  autoriser  la  sortie.  Mais  si  le  ma- 
lade n'a  pas  de  famille  qui  s'intéresse  à  lui,  ou  si  sa  famille, 
trop  craintive,  ne  veut  pas  prendrel'initiativedele  réclamer, 
oserait-  on  blâmer  le  médecin  qui  reculera  devant  la  con- 
statation légale  d'une  guérison  qui  n'est  pas  complète,  qui 
hésitera  à  accepter  seul  la  responsabilité  d'une  sortie  pour 
cause  de  simple  amélioration  ?  Le  recours  au  tribunal  con- 
cilie alors  toutes  les  difficultés,  et  la  mise  en  liberté  pronon- 
cée en  chambre  du  conseil,  sans  être  motivée,  donne  au 
convalescent  devenu  inoffensif,  la  liberté  qu'il  réclame,  sans 
accuser  personne,  sans  compromettre  aucune  responsabi- 
lité. Telles  sont  les  circonstances  dans  lesquelles  nous  avons 
vu  rendre  quelques  jugements  de  ce  genre,  et  loin  d'impli- 


62  POUR    ET   CONTRE. 

quer  la  critique  de  la  législation,  ils  nous  paraissent  tourner 
complètement  à  son  éloge. 

La  surveillance  exercée  par  les  médecins  d'asiles  sur  les 
lettres  que  leurs  malades  envoient  et  reçoivent  n'est  pas  un 
abus;  elle  est  plus  qu'un  droit,  elle  est  un  devoir.  En  ce 
qui  concerne  les  requêtes,  les  réclamations  adressées  aux 
autorités,  il  ne  peut  y  avoir  aucun  doute;  la  loi  ordonne 
leur  envoi  et  punit  toute  suppression  ;  celui  qui  ne  tiendrait 
pas  compte  de  ces  prescriptions  commettrait  un  délit  et 
serait  justiciable  des  tribunaux.  Mais  pour  les  correspon- 
dances privées,  il  doit  les  lire,  parfois  les  annoter,  parfois 
les  supprimer.  Comment  !  on  enfermerait  un  malade  pour 
qu'il  ne  puisse,  par  ses  actes,  nuire  ni  à  lui,  ni  aux 
autres,  et  on  le  laisserait  commettre  les  actes  parfois  les 
plus  nuisibles  !  Mais  une  lettre  ne  peut-elle  pas  être  l'oc- 
casion des  plus  sérieuses  complications,  des  plus  graves 
malheurs? Un  fou,  encore  capable  d'écrire  convenablement 
une  lettre, —  et  il  y  en  a  beaucoup, —  ferait,  sous  l'influence 
de  son  délire,  des  commandes  ou  des  achats  hors  de  propor- 
tion avec  sa  fortune;  il  propagerait  contre  sa  famille  et  ses 
amis  les  accusations  les  plus  calomnieuses;  il  écrirait, 
comme  nous  l'avons  vu  tout  récemment,  à  plusieurs  maris 
qu'il  a  été  l'amant  de  leurs  femmes;  et  le  médecin  n'au- 
rait pas  le  devoir  de  rendre  impossibles  les  conséquences  de 
pareils  écrits,  en  les  arrêtant  au  passage  !  Autant  dire  qu'il 
doit  laisser  des  armes  entre  les  mains  de  ses  malades.  Et  réci- 
proquement, un  aliéné  sortant  des  nuages  qui  ont  obscurci 
son  intelligence  entre  en  convalescence;  sa  raison  encore 
ébranlée  tend  à  reprendre  son  équilibre,  mais  celui-ci  est 
encore  instable,  un  choc  des  plus  légers  peut  tout  renverser, 
et  l'on  ne  devrait  pas  écarter  de  lui  l'annonce  écrite  d'une 
nouvelle  fâcheuse,  d'une  perte  pécuniaire,  de  la  mort  d'une 
femme  ou  d'un  ami  I  Gela  ne  peut  se  soutenir,  et  tout  le 
monde  doit  reconnaître  que  cette  question  est  de  celles 


CORRESPONDANCE  DES  MALADES.  63 

pour  lesquelles  on  doit  s'en  rapporter  à  l'honnêteté  et  à  la 
sagesse  du  médecin,  ainsi  que  le  constate  avec  raison 
M.  Suin  (1).  C'est  à  lui  d'aviser  comme  chargé  de  tout  ce  qui 
concerne  la  police  de  l'établissement.  Pour  nous,  depuis  dix 
ans  que  nous  surveillons  la  correspondance  de  plusieurs 
centaines  d'aliénés,  nous  sommes  certains  d'avoir  évité 
quelques  malheurs  et  empêché  de  nombreux  inconvénients; 
mais  nous  avons  la  conscience  de  n'avoir  jamais  mis  d'en- 
traves à  l'épanchement  d'un  sentiment  affectueux,  jamais 
arrêté  une  réclamation,  ni  une  plainte  ayant  quelque  appa- 
rence de  fondement. 

Après  avoir  épuisé  les  reproches  dirigés  contre  la  loi, 
en  ce  qui  concerne  la  liberté  individuelle,  et  montré  qu'ils 
sont  tous  imaginaires,  sauf  la  réserve  faite  sur  le  contrôle 
de  l'autorité  judiciaire  lors  du  placement,  il  nous  reste  à 
indiquer  les  imperfeetisns  ou  les  lacunes  qui  existent  dans 
les  autres  parties  de  la  loi,  dont  on  a  eu  le  tort  de  trop  peu 
s'occuper  jusqu'ici,  et  les  moyens  d'y  remédier.  C'est  ce 
que  nous  ferons  dans  la  troisième  parlie  de  notre  travail. 

Mais  avant  cela,  nous  devons  encore  réfuter  un  autre 
ordre  d'adversaires,  les  romanciers,  qui  sous  la  forme  de 
publications  légères ,  mais  très-largement  répandues,  ont 
contribué  peut-être  plus  que  les  journalistes  et  les  pétition- 
naires, à  faire  naître  dans  le  public  d'injustes  préventions 
et  des  craintes  sans  motif. 

III 

Des  romans  contemporains  traitant  de  questions  médico-légales  relatives 
à  la  folie.  —  Un  beau-frère,  par  Hector  Malot.  Paris,  1868.  —  Hard 
Cash  {L'implacable  argent),  by  Ch.  Reade.  London,  1863.  —  The 
Tragedy  of  life.  Mad  or  not  Mad  [La  tragédie  de  la  vie.  Fou  ou  non 
fou),  by  Brentèn.  London,  1861. 

De  tout  temps  la  maladie  et  la  médecine  ont  joué  un  cer- 
tain rôle  dans  les  œuvres  d'imagination;  elles  tiennent  en 
(1)  Moniteur  du  12  février  1868. 


6U  POUR   ET   CONTRE. 

effet  toutes  deux  une  place  trop  considérable  dans  les  des- 
tinées humaines  pour  pouvoir  être  écartées  de  fictions  qui 
puisent,  en  définitive,  tous  leurs  éléments  dans  les  choses 
de  la  vie  réelle. 

Parmi  les  maladies,  l'une  de  celles  que  poètes,  conteurs 
et  romanciers  mettent  le  plus  souvent  en  scène  est  certai- 
nement la  folie  :  le  plus  grand  nombre  la  représentent  d'une 
manière  toute  de  fantaisie;  quelques-uns,  au  contraire,  la 
dépeignent  en  observateurs  éclairés,  et  pour  ne  citer  qu'un 
exemple,  chacun  sait  avec  quel  talent  Shakespeare  a  décrit 
certains  types  de  maladies  mentales  sous  les  traits  de  person- 
nages tels  que  Lear.,  Hamlet,  Ophélie.  L'étude  des  œuvres 
de  ce  grand  poëte,  au  point  de  vue  médico-psychologique, 
a  été  faite  avec  talent,  en  Angleterre,  par  M.  Bucknill  (1), 
et  en  France,  par  M.  Brierre  de  Boismont(2).  Nous  n'avons 
pas  l'intention  de  marcher  ici  sur  leurs  traces,  et  c'est  une 
tout  autre  catégorie  d'oeuvres  littéraires,  consacrées  à  la 
folie,  que  nous  voulons  examiner. 

Les  tendances  réalistes  qui  ont  pris,  de  nos  jours,  une 
place  importante  dans  les  lettres,  aussi  bien  que  dans  les 
arts,  ont  naturellement  exercé  leur  influence  sur  la  part  qui 
y  est  faite  aux  différentes  branches  de  la  médecine.  Plus 
qu'une  autre,  notre  spécialilé  était  propre  à  allécher  la 
curiosité  et  à  fournir  des  péripéties  émouvantes  ;  à  cela  est 
venue  s'ajouter  la  polémique  actuelle  relative  au  traitement 
des  aliénés.  Dès  lors  ce  sujet  s'imposait  pour  ainsi  dire  aux 
auteurs  et  au  public. 

Nous  pourrions  suivre  cette  tendance  dans  différents  ro- 
mans écrits,  tant  en  Angleterre  qu'en  France,  tels  que  la 
Comtesse  Diane,  de  M.  Mario  Uchard,  ou  Lady  Audley,  de 

(1)  Bucknill,  The  mad  folks  of  Shakespeare,  Psychological  Essays, 
2e  édit.,  1867. 

(2)  Brierre  de  Boismont,  Études  psychologiques  sur  les  hommes  célèbres 
[Annales  médico-psychologiques,  novembre  1868  et  janvier  1869). 


LES  ROMANS.  —  UN  BEAU-FRÈRE.  65 

miss  Braddon;  mais  dans  ces  livres  la  question  médico- 
légale  n'a  qu'une  importance  secondaire.  S'il  y  est  question 
de  folie,  ce  n'est  pas  pour  blâmer  la  législation.  Il  en  est 
tout  autrement  d'un  ouvrage  qui  a  obtenu  un  véritable 
succès  de  curiosité  dans  le  public  parisien  ;  nous  voulons 
parler  du  Beau-Frère,  de  M.  Hector  Malot. 

Dans  ce  livre,  l'agression  contre  la  législation  relative  aux 
aliénés  est  hautement  avouée  et  soutenue  avec  une  habileté 
consommée.  L'auteur  veut  démontrer  qu'il  est  possible,  de 
nos  jours,  en  France,  de  faire  enfermer  comme  folle  une 
personne  qui  ne  l'est  pas,  afin  de  servir  un  intérêt  privé  ; 
et,  sachant  combien  l'accusation  est  grave  et  le  fait  peu 
vraisemblable,  il  apporte  un  soin  extrême  à  ne  négliger 
aucun  détail  dans  la  combinaison  des  moyens  destinés  à 
donner  quelque  solidité  à  son  thème. 

Il  est  entré  dans  les  explications  les  plus  minutieuses  sur 
les  antécédents  de  ses  personnages,  sur  les  intérêts  qui  les 
font  agir,  sur  les  passions  qui  les  animent,  sur  les  moyens 
d'exécution  auxquels  ils  ont  recours.  Il  connaît,  de  la  ma- 
nière la  plus  complète,  la  procédure  des  demandes  d'in- 
terdiction, les  formalités  légales  du  placement  dans  les 
asiles  d'aliénés,  le  genre  de  surveillance  exercé  sur  ces 
établissements;  il  ne  doute  pas,  nous  en  sommes  con- 
vaincu, qu'il  n'ait  pénétré  la  nature  réelle  de  la  folie,  et 
percé  à  jour  le  véritable  esprit  du  médecin  aliéniste.  Il 
s'est  mis  en  état  de  prendre  successivement  à  partie  l'avoué 
et  le  juge,  le  procureur  impérial  et  l'administrateur,  le  mé- 
decin et  le  philosophe,  et  de  leur  tenir  tête  à  chacun  sur 
leur  propre  terrain.  Tant  d'efforts  sont  loin  d'être  restés 
stériles;  tant  dénotions  spéciales,  soigneusement  acquises, 
unies  à  un  grand  talent  d'exposition  et  à  des  qualités  de 
style  dès  longtemps  reconnues,  ont  donné  à  son  œuvre  un 
intérêt,  une  saveur  que  nous  sommes  les  premiers  à  procla- 
mer. Son  livre  se  lit  avec  entraînement,  et  le  charme  de  la 
foville.  5 


66  POUR  ET  CONTRE. 

forme  doit  contribuer  pour  beaucoup  à  faire  admettre  la 
réalité  du  fond. 

Et  cependant  le  fond  est-il  solide  ?  L'accusation  est-elle 
fondée?  Malgré  tout  le  talent  déployé  pour  le  faire  croire, 
nous  le  nions  énergiquement,  et  pour  réfuter  M.  Malotnous 
nous  contenterons  des  preuves  que  nous  fournit  son  propre 
livre.  En  effet,  même  dans  sa  fiction,  il  n'a  pu  réussir  à  conci- 
lier la  possibilité  du  fait  qu'il  prétend  établir,  avec  la  législa- 
tion qu'il  a  très-fidèlement  fait  connaître,  qu'en  attribuant 
aux  personnages  qu'il  met  en  scène  un  tel  accord  de  per- 
versité, de  sottise  ou  de  faiblesse,  qu'avec  de  pareils  instru- 
ments il  n'est  pas  une  iniquité  qui  ne  soit  possible,  pas  une 
institution  qui  puisse  se  défendre,  pas  une  loi  dont  on  ne 
puisse  faire  découler  les  plus  odieuses  conséquences. 

Une  loi,  quelle  qu'elle  soit,  est  faite  pour  être  appliquée 
avec  rectitude  d'esprit  et  honnêteté  d'intention.  Que  devien- 
drait-elle, si  tous  ceux  qui,  à  un  degré  quelconque,  inter- 
viennent dans  sa  mise  en  pratique,  étaient  des  fripons  ou 
des  imbéciles?  Y  en  a-t-il  une  seule  qui  pût,  sans  prêter 
à  quelque  iniquité,  résister  à  une  semblable  épreuve,  si 
celle-ci  était  possible  ?  Et  cependant  ce  n'est  qu'au  prix 
d'un  pareil  assemblage  de  personnages  que  M.  Malot  a  pu 
tirer  de  la  loi  du  30  juin  1838  les  conséquences  qu'il  incri- 
mine. 

Certes,  s'il  y  avait  dans  la  société  un  véritable  baron 
Friardel,  nous  serions  bien  d'avis,  avec  l'avoué  Pioline,  que 
«  quand  un  homme,  par  son  habileté,  ses  intrigues,  son 
»  audace,  tient  dans  ses  mains  tous  les  fils  administratifs 
o  du  pays,  quand  il  a  l'oreille  de  Tévêque,  quand  le  député 
»  est  son  complaisant  dévoué,  quand  il  domine  le  président 
»  du  tribunal,  le  préfet,  le  sous-préfet,  quand  il  dispose  du 
»  secret  des  lettres,  quand  la  police  et  la  gendarmerie 
»  sont  à  sa  disposition,  avec  toutes  leurs  rigueurs  pour  ses 
»  ennemis  ou  ses  adversaires,  toutes  les  tolérances  pour  ses 


LES   ROMANS.    —   UN   BEAU-FRÈRE.  67 

»  amis,  on  doit  y  regarder  à  deux  fois  avant  de  lui  décla- 
»  rer  la  guerre  (p.  143)».  Mais  nous  voudrions  d'abord  savoir 
quand  et  où  un  homme  a  jamais  eu  un  pareil  pouvoir,  et 
si  l'on  nous  démontrait  la  réalité  de  son  existence,  nous 
demanderions  quel  est  l'attentat  qu'il  serait  impuissant  à 
commettre,  quelle  est  la  loi  qui  opposerait  une  digue  à  ses 
méfaits.  S'il  existait,  il  faudrait  presque  lui  être  reconnais- 
'sant  de  se  contenter  de  faire  enfermer  un  beau-frère  écer- 
velé,  et  le  remercier  de  tout  le  mal  qu'il  daignerait  ne  pas 
faire.  Non,  nous  ne  croyons  pas  à  une  pareille  abjection  de 
tous  devant  un  seul,  quelque  méchant  qu'il  soit;  et,  lors 
même  que  Ton  serait  déterminé  à  n'attribuer,  dans  notre 
état  social,  de  force  qu'aux  mauvaises  passions,  celles  d'un 
seul  homme  ne  pourraient  dominer  celles  de  tous  ceux  qui 
l'entourent,  et  il  faudrait  dire  pour  elles,  comme  on  l'a  dit 
pour  la  liberté,  que  les  passions  de  chacun  ont  pour  limite 
les  passions  des  autres. 

Dans  ce  livre,  toutes  les  classes  de  la  société  sont  calom- 
niées, mais  nous  devons  surtout  protester  contre  le  rôle 
qu'y  jouent  les  membres  du  corps  médical.  M.  Malot  met 
en  scène  quatre  médecins,  deux  gredins,  un  niais  et  un 
imbécile;  certes,  s'il  est  impossible  de  dire  que  notre  pro- 
fession ne  renferme  aucun  membre  indigne,  nous  pouvons 
au  moins  affirmer  qu'ils  ne  constituent  que  de  rares  excep- 
tions, et  personne  ne  voudra  prendre  au  sérieux  la  propor- 
tion de  vices  ou  de  bêtise  que  nous  attribue  l'auteur. 

Enfin,  nous  ne  sommes  pas  chargés  de  l'expertise  médico- 
légale  de  l'état  des  facultés  mentales  de  Generi,  et  nous 
nous  en  félicitons  :  car  si  cette  mission  nous  était  confiée, 
notre  embarras  pourrait  être  grand.  Sans  doute,  l'auteur 
nous  assure  qu'il  a  toute  sa  raison,  et  nous  montre  que  dans 
ses  actions  journalières  il  est  ordinairement  sensé  ;  mais  ne 
sait-on  pas  la  part  qu'en  médecine  légale  surtout,  on  est 
obligé  de  faire  à  la  folie  partielle  et  passagère  ?  N'est-il  pas 


68  POUR  ET  CONTRE. 

évident  que  plusieurs  des  actes  de  Generisont  une  infraction 
flagrante  aux  règles  de  la  raison,  telles  qu'elles  sont  accep- 
tées dans  notre  état  social,  et  qu'ils  côtoient  de  bien  près 
l'aliénation  mentale?  Un  délire  évident  ne  s'empare-t-il  pas 
de  lui  dès  qu'il  est  dans  l'asile,  et  ne  le  pousse-t-il  pas  en- 
suite au  suicide?  On  ne  contestera  donc  pas  que  le  cas 
soit  de  nature  à  prêter  à  la  controverse,  et  ce  ne  sont  jamais 
des  cas  douteux  et  discutables  qu'il  faut  choisir  pour  une 
démonstration. 

Il  aurait  fallu  que  M.  Malot  nous  présentât  un  homme 
ne  prêtant  en  rien  à  la  plus  légère  imputation  de  désordre 
intellectuel  et  qu'il  nous  le  montrât  séquestré  comme  fou, 
par  la  seule  influence  d'un  intérêt  privé,  pour  que  nous 
ayons  pu  prendre  au  sérieux  son  argumentation.  Telle  qu'il 
nous  l'offre,  nous  lui  accorderons  facilement  qu'il  aura  vi- 
vement intéressé  tous  ses  lecteurs  et  entraîné  dans  son  illu- 
sion beaucoup  de  ceux  qui  sont  plus  sensibles  à  l'agré- 
ment de  la  forme  qu'à  la  solidité  du  fond;  mais  nous 
aurions  peine  à  croire  qull  ait  réussi  à  faire  admettre 
l'existence  d'un  danger  social  sérieux  par  les  penseurs  im- 
partiaux et  les  hommes  pratiques,  capables  d'examiner 
scrupuleusement  une  question,  et  de  ne  la  juger  que  sur 
des  pièces  probantes.  Nous  avons  trop  haute  opinion  du 
talent  de  M.  Malot  et  de  son  caractère,  pour  croire  que  ce 
ne  soit  pas  à  l'adhésion  de  ces  derniers  qu'il  aurait  attaché 
le  plus  de  prix  ;  son  espoir  aura  été  déçu,  car,  nous  n'en 
doutons  pas,  elle  lui  aura  fait  défaut. 

Un  dernier  mot  que  M.  Malot  pardonnera  à  notre  fran- 
chise. Il  a  eu  le  mérite,  que  nous  nous  sommes  plu  à  recon- 
naître, d'étudier  scrupuleusement  le  sujet  avant  de  l'abor- 
der; il  a  fréquenté  des  médecins,  lu  des  livres,  visité  des 
asiles,  observé  des  malades.  N'a-t-il  pas  parfois  reproduit 
trop  exactement  ce  qu'il  avait  vu  ?  Lui  qui  représente  les 
malades  d'un  asile  comme  humiliés  sous  le  regard  de  visi- 


LES  ROMANS.   —  HARD  CASH.  69 

teurs  étrangers,  n'aurait-il  pas  pu  profiter  de  ses  visites, 
sans  répéter  mot  pour  mot  certains  propos  qui  ont  un  ca- 
chet trop  personnel  pour  ne  pas  être  reconnus  ?  S'il  a  pu 
étudier  sur  le  vif  certains  types  d'aliénés  à  traits  caracté- 
ristiques et  frappants,  cela  l'autorisait-il  à  en  faire  une 
peinture  tellement  fidèle  qu'elle  fut  reconnue  par  leurs 
familles  justement  émues  de  voir  ainsi  livré  à  la  publicité 
d'un  roman,  le  secret  d'une  infortune  qu'elles  voudraient 
tant  tenir  cachée  ?  Même  sans  qu'il  y  ait  de  nom  prononcé, 
faire  le  portrait  d'un  malade,  indiquer  sa  profession,  repro- 
duire textuellement  ses  discours,  n'est-ce  pas  quelquefois 
commettre  une  grave  indiscrétion  ? 

La  littérature  anglaise  contemporaine  nous  offre  un  pen- 
dant au  Beau-Frère  dans  Hard  Cash,  roman  dû  à  la  plume 
populaire  de  M.  Gh.  Read;  mais  ici,  personnages  et  inci- 
dents sont  beaucoup  plus  nombreux.  Nous  trouvons,  au 
milieu  d'une  quantité  infinie  de  gens,  de  choses  et  d'inci- 
dents, trois  aliénés,  dont  un  supposé,  et  la  description  de 
trois  asiles  privés,  car  ce  sont  les  seuls  que  l'auteur  attaque; 
puis,  parmi  les  personnages  secondaires,  une  foule  de  mé- 
decins et  plus  d'une  demi-douzaine  d'inspecteurs  chargés 
de  la  surveillance  des  asiles,  soit  comme  magistrats,  soit 
comme  commissaires  du  bureau  des  aliénés.  Ce  n'est  donc 
pas  sur  un  cas  unique,  sur  un  seul  échantillon  que  l'auteur 
prétend  nous  faire  apprécier  les  hommes  et  les  institutions, 
et  l'on  devrait  espérer  que  grâce  à  des  éléments  aussi 
multiples,  il  a  pu  juger  la  question  d'une  manière  équitable 
et  impartiale.  Il  n'en  est  rien,  car  il  a  le  parti  pris  de  repré- 
senter tout  ce  qui  se  rapporte  au  sujet  qu'il  traite  comme 
livré  à  l'injustice  et  à  la  cruauté.  Ici  encore,  dans  tous 
ceux  qu'il  met  en  scène,  on  ne  trouve  que  scélératesse 
ou  sottise,  et  ses  accusations  perdent  toute  valeur  à  force 
d'être  généralisées. 

Et  d'abord,  comment  admettre  que  Hardie  père  puisse 


70  POUR  ET   CONTRE. 

persuader  aux  deux  médecins  qu'il  consulte  que  son  fils  est 
fou?  A  qui  faire  croire  qu'il  y  ait  des  médecins  capables  de 
pousser  aussi  loin  l'ignorance  ou  l'ineptie?  Comment,  sur 
la  simple  déclaration  d'une  seule  personne,  sans  recourir 
à  aucun  témoignage  étranger,  sans  tenir  compte  de  rien  de 
ce  qui  peut  rendre  suspectes  les  affirmations  du  père  et 
plaider  en  faveur  de  la  sanité  d'esprit  du  fils,  ils  iraient  dé- 
clarer que  celui  -ci  est  fou  et  le  feraient  enfermer  comme 
tel  !  Qu'il  y  a  loin  de  cette  maladresse  dans  le  point  de 
départ  de  toute  cette  intrigue,  à  l'habileté  avec  laquelle 
M.  Malot  a  accumulé  les  témoignages  et  multiplié  les  pré- 
somptions, quand  il  a  voulu  montrer  la  possibilité  de  faire 
séquestrer  Generi. 

Admettons  cependant  que  les  certificats  médicaux  soient 
délivrés;  admettons  qu'Alfred  soit,  par  ruse,  attiré  dans 
l'asile  et  retenu  prisonnier  malgré  ses  cris  et  ses  réclama- 
tions. Croirons-nous  qu'il  soit  possible  de  dissimuler  son 
sort  à  tous  les  yeux;  croirons-nous  que,  pendant  des  se- 
maines et  des  mois,  la  police  publique  et  les  détectives  privés 
soient  mis  en  campagne  sans  pouvoir  découvrir  ses  traces, 
alors  qu'il  est  enfermé  dans  une  maison  de  fous  à  deux 
lieues  de  son  domicile?  L'annonce  d'une  récompense  de 
100  livres  (2500  fr.)  en  faveur  de  celui  qui  donnera  des 
nouvelles  d'Alfred,  disparu,  n'amènera-t-elle  aucune  révé« 
lation  ?  L'autorité  publique  n'a-t-elle,  dans  ce  pays,  aucun 
moyen  de  savoir  ce  que  deviennent  les  citoyens  les  plus 
connus  d'une  grande  ville  ? 

Admettons  cependant  encore  tout  cela;  admettons  l'im- 
possibilité absolue  où  se  trouve  Alfred  de  correspondre  avec 
le  dehors.  Mais  que  dire  de  la  conduite  des  magistrats  qui 
viennent  visiter  l'asile,  et  auxquels  il  démontre,  avec  une 
si  grande  évidence,  l'intégrité  de  sa  raison  et  les  mauvais 
traitements  auxquels  lui  et  ses  compagnons  d'infortune  sont 
exposés?  Quelle  que  soit  la  mollesse  que  Ton  se  plaise  sou- 


LES  ROMANS.    —   HARD   CASH.  71 

vent  à  attribuer  aux  gens  en  place,  quelle  que  soit  la  servi- 
lité avec  laquelle  ils  suivent,  prétend-on,  la  routine  à  la- 
quelle ils  sont  une  fois  habitués,  croit-on  que  si  une  situa- 
tion comparable  à  celle  de  cet  asile  se  trouvait  révélée  à  des 
magistrats  chargés  de  l'inspecter,  ils  pourraient  jamais 
fermer  les  yeux  sur  tant  de  misères,  et  passer  outre,  sans 
rien  faire  pour  venger  la  vérité  et  la  justice?  Évidemment 
non.  Vouloir  faire  croire  aux  lecteurs  de  pareilles  énormi- 
tés,  c'est  à  coup  sûr  abuser  de  leur  crédulité. 

La  conduite  prêtée  aux  commissaires  du  bureau  des  alié- 
nés de  Londres  n'est  pas  moins  inconciliable  avec  le  sens 
commun.  11  est  impossible  que  ce  bureau,  recruté  parmi 
les  sommités  de  la  médecine  et  du  barreau,  ne  renferme  que 
des  membres  absolument  ineptes,  ou  dénués  de  tout  cou- 
rage, de  toute  volonté  défaire  le  bien;  il  est  impossible 
qu'après  avoir  reconnu  qu'une  personne  placée  dans  un 
asile  n'est  pas  aliénée,  deux  de  ces  commissaires  se  con- 
tentent d'écrire  à  celui  qui  l'a  fait  injustement  enfermer, 
pour  lui  conseiller  de  le  rendre  à  la  liberté,  et  se  laissent 
bafouer  pendant  près  d'une  année  par  des  attermoiements 
et  des  fins  de  non-recevoir.  11  est  impossible,  surtout, 
qu'après  s'être  occupés  aussi  longtemps  du  sort  d'un 
malade  supposé,  et  alors  que  le  médecin  qui  le  traite 
vient  de  certifier  sa  guérison,  ils  le  laissent  purement  et 
simplement  transférer  dans  un  troisième  asile,  et  se  rési- 
gnent, dès  ce  moment,  à  ne  donner  aucune  suite  à  toute 
cette  affaire. 

Enfin,  M.  Ch.  Reade  doit  considérer  ses  lecteurs  comme 
plus  fous  que  les  personnages  qu'il  met  en  scène,  pour 
oser  leur  raconter  que  l'on  peut,  dans  les  rues  de  Londres, 
donner  en  plein  midi  la  chasse  à  un  aliéné  échappé  d'un 
asile,  de  la  même  manière  que  l'on  traquait  naguères  les 
esclaves  marrons  dans  les  forêts  de  l'Amérique,  c'est-à-dire 
avec  des  chiens  dressés  à  les  rattraper. 


72  POUR   ET   CONTRE. 

Que  conclure  de  tout  cela,  sinon  que,  bien  plus  encore 
que  M.  Malot,  M.  Reade,  pour  avoir  voulu  trop  prouver, 
n'a  rien  prouvé  du  tout,  excepté  la  prodigieuse  fécondité 
de  son  imagination  et  son  mépris  absolu  de  toute  vraisem- 
blance? Nous  voudrions  ne  pas  être  obligé  d'ajouter  qu'en 
qualifiant  son  œuvre  de  scènes  de  la  vie  réelle,  il  démontre 
sa  complète  ignorance  des  choses  dont  il  parle  ou  l'insuffi- 
sance de  son  respect  pour  la  vérité. 

Mais  la  thèse  opposée  à  celle  de  MM.  Malot  et  Reade  ne 
serait-elle  pas  plus  exacte  que  la  leur  ?  La  société  ne  serait- 
elle  pas  exposée  à  de  graves  inconvénients  par  suite  de  trop 
de  liberté  laissée  parfois  à  des  aliénés  dangereux?  Au  nom 
de  l'intérêt  commun  n'aurait-on  pas  à  déplorer  souvent  le 
défaut  de  prévoyance  à  l'égard  de  malades  qui  ne  sont  pas 
maîtres  de  commandera  leurs  impulsions?  bien  des  catas- 
trophes n'auraient- elles  pas  pu  être  évitées  par  des  mesures 
de  précaution  et  d'humanité  prises  envers  eux  ?  Ces  catas- 
trophes ne  seraient-elles  pas  encore  plus  fréquentes  si  la  loi 
restait  impuissante  à  mettre  ces  pauvres  égarés  hors  d'état 
de  nuire  à  eux  et  aux  autres  ?  C'est  ce  que  met  pleinement 
en  lumière  un  autre  roman  anglais  intitulé  :  Mad  or  not  mad 
{Fou  ou  non  fou),  faisant  partie  d'une  collection  de  récits  re- 
latifs à  la  folie,  réunis  par  M.  Rrenten,  sous  le  titre  de 
Tragédie  de  la  vie.  Ici  les  faits  sont  peu  nombreux,  mais 
ils  ont  un  cachet  de  vérité  qui  leur  donne  une  grande  va- 
leur; ils  parlent  d'eux-mêmes  et  n'ont  pas  besoin  de  com- 
mentaire. 

Le  jeune  Tremlett  est  le  dernier  rejeton  d'une  race  abâ- 
tardie par  de  nombreux  mariages  consanguins.  On  a  voulu 
combiner  des  blasons,  réunir  des  immeubles,  constituer  un 
fief  important,  et  l'on  n'y  a  réussi  qu'aux  dépens  de  l'éner- 
gie physique  et  de  la  solidité  morale  de  l'héritier  unique  de 
toute  cette  opulence.  Son  père,  déjà,  était  un  homme  à 
demi  dégénéré;  sa  mère  a  été,  pendant  quarante  ans,  une 


LES   ROMANS.   —  MAD   OR  NOT  MAD.  73 

véritable  folle.  II  combine  les  deux  héritages  et  est  un  ma- 
niaque raisonnant.  L'auteur  montre,  au  naturel,  les  progrès 
de  cette  maladie,  les  scènes  extravagantes  de  la  jeunesse 
de  son  héros,  les  tourments  de  toute  sorte  qu'il  fait  endu- 
rer à  la  jeune  femme  qu'une  odieuse  question  d'intérêt  lui 
a  livrée  pour  épouse,  la  catastrophe  enfin  qui  le  fait  enfer- 
mer dans  une  maison  de  santé. 

Comme  cela  arrive  habituellement  dans  les  cas  de  ce 
genre,  l'isolement  amène  bientôt  un  calme  relatif;  le  pa- 
roxysme d'agitation  s'apaise,  les  manifestations  délirantes 
sont  soigneusement  dissimulées.  Comme  le  plus  souvent 
encore  en  pareil  cas,  il  semble  à  la  famille  que  Tonne  peut 
priver  un  homme,  dans  ces  conditions,  de  toute  liberté; 
aussi  le  retire-t-on  de  l'asile  pour  le  confier  aux  soins  d'un 
médecin  qui  se  consacre  uniquement  à  lui. 

Jusqu'ici  le  roman  ne  nous  a  montré  la  folie  de  Tremlett 
et  de  sa  mère  qu'au  point  de  vue  descriptif,  et  l'on  ne  sau- 
rait rendre  assez  justice  au  talent  et  aux  connaissances  spé- 
ciales dont  l'auteur  a  fait  preuve.  Nous  ne  savons  pas  si 
M.  Brenten  est,  ou  non,  un  médecin;  mais  à  coup  sûr,  il 
connaît  à  fond  la  folie,  les  aliénés  et  les  complications  de 
toute  sorte  que  les  maladies  mentales  introduisent  dans 
l'intérieur  des  familles.  Au  point  de  vue  clinique,  le  court 
tableau  de  la  manie  chronique  de  la  mère  est  parfaitement 
réussi,  et  les  développements  progressifs  de  la  folie  héré- 
ditaire du  fils  sont  exposés  avec  beaucoup  d'art  et  de 
vérité. 

De  nouveaux  événements  transportent  l'action  dans  le 
domaine  de  la  médecine  légale,  et  nous  assistons  à  toute 
la  procédure  connue  chez  nos  voisins,  sous  le  nom  de  de 
lunatico  inquirendo.  C'est  à  la  fois  un  jugement  d'inter- 
diction et  un  ordre  de  séquestration  à  faire  prononcer  par 
un  jury  composé  de  treize  citoyens  tirés  au  sort,  dans  toutes 
les  classes  de  la  société,  en  présence  des  intéressés  eux- 


7&  POUR   ET  CONTRE. 

mêmes,  après  dépositions  des  témoins  et  plaidoiries  con- 
tradictoires des  avocats. 

Or,  voici  ce  qui  arrive.  Tremlett  se  laisse  bien  aller, 
devant  le  jury,  à  quelques  divagations;  mais  il  reconnaît 
l'or  de  l'argent;  il  prouve  qu'il  sait  payer  régulièrement  ses 
dettes,  et  qu'il  ne  se  trompe  guère  dans  les  questions  d'in- 
térêt. Le  médecin,  homme  honnête,  mais  timide  et  indécis, 
se  trouble  et  tombe  dans  quelques  contradictions,  en  ré- 
pondant aux  questions  embrouillées  dans  lesquelles  il  se 
trouve  enchevêtré,  pendant  la  woss-examination  (interroga- 
toire du  témoin  par  l'avocat  adverse). 

Le  cousin  demandeur,  malgré  ses  efforts  de  dissimula- 
tion, laisse  percer  l'intérêt  personnel  qui  seul  le  dirige  et 
provoque  ainsi  l'antipathie  générale. 

L'avocat  entraîne  le  jury  par  son  éloquence  bien  plus 
que  par  la  rigueur  de  ses  arguments  ;  le  verdict  enfin  re- 
pousse la  présomption  de  folie  et  rend  Tremlett  à  la  liberté. 

Les  fruits  de  cette  décision,  rendue  en  présence  même 
de  Tremlett,  ne  se  font  pas  longtemps  attendre.  Depuis 
la  mort  de  son  père  il  ne  savait  sur  qui  faire  peser  le  poids 
de  sa  haine;  pendant  les  débats,  il  a  cru  comprendre  que 
c'était  sa  femme  qui  avait  provoqué  sa  séquestration,  et  le 
regard  dont  il  a  enveloppé,  à  ce  moment,  la  malheureuse 
montre  assez  que  sur  elle  désormais  se  reportera  tout  son 
ressentiment.  En  effet,  à  quelque  temps  de  là  il  se  précipite 
sur  elle  pendant  la  nuit  et  lui  fait  une  large  plaie  à  la  gorge 
avec  un  rasoir. 

Ce  roman  nous  paraît  des  plus  instructifs,  tant  au  point 
de  vue  des  dangers  que  font  courir  à  leurs  familles  et  à  la 
société  les  aliénés  raisonnants,  ditslucides,  laissés  en  liberté, 
qu'à  celui  des  inconvénients  de  la  procédure  suivie,  en  ces 
matières,  en  Angleterre,  et  que  certaines  personnes  vou- 
draient introduire  en  France. 


LES  ROMANS.    —  MAD  OR  NOT  MAD.  75 

Nous  ne  savons  pas  si  l'auteur  a  eu  l'intention  de  faire  la 
critique  de  cette  procédure;  mais  à  coup  sûr,  qu'il  l'ait 
voulu  ou  non,  son  récit  pathétique  et  émouvant  la  con- 
damne. 

Quoi  qu'on  en  puisse  dire,  la  folie  n'est  pas  autre  chose 
qu'une  maladie,  et  son  diagnostic  est  uniquement  une  ques- 
tion médicale.  Les  affections  de  l'encéphale  ne  doivent  pas, 
à  ce  point  de  vue,  être  soumises  à  une  autre  juridiction 
que  les  autres  maladies.  Personne  n'aurait  l'idée  de  de- 
mander à  un  jury  de  se  prononcer  sur  le  diagnostic  d'une 
fracture  ou  d'une  maladie  de  poitrine;  personne  ne  vou- 
drait admettre  les  gens  atteints  de  péritonite  ou  de  fluxion 
de  poitrine  à  discuter  eux-mêmes,  en  public,  la  nature  de 
leur  affection  ou  le  traitement  qui  lui  convient. 

Pourquoi  appliquerait-on,  par  une  exception  unique,  à 
la  détermination  des  maladies  qui,  en  frappant  les  organes 
cérébraux,  entraînent  le  trouble  des  facultés  intellectuelles, 
les  mêmes  procédés  que  lorsqu'il  s'agit  de  punir  un  assas- 
sin, de  juger  un  voleur  ou  de  régler  l'indemnité  due  à  un 
propriétaire  exproprié. 

Dans  un  cas  comme  celui  de  Tremlett,  par  exemple,  les 
preuves  d'une  folie  incontestable  n'étaient-elles  pas  trop 
nombreuses  pour  qu'elles  aient  pu  être  méconnues,  si  la 
décision  avait  dépendu  de  médecins  expérimentés,  ou  de 
magistrats  rendus  compétents  par  la  connaissance  préalable 
de  ce  genre  de  questions  ?  Au  lieu  de  cela,  elle  appartenait 
à  des  hommes  intelligents  et  honorables  sans  doute,  mais 
désignés  par  le  hasard,  complètement  étrangers  à  toute 
étude  psychologique,  accessibles  à  tous  les  entraînements 
de  l'émotion,  à  toutes  les  séductions  de  l'éloquence,  et 
trompés  par  ce  mirage  ils  font  rendre  la  liberté  à  un  fou 
qui  en  profite  bientôt  pour  tuer  celle  qui  a  le  plus  travaillé 
à  sa  défense. 
D'un  autre  côté,  toute  question  médicale  comporte,  dans 


76  POUR   ET  CONTRE. 

les  limites  du  possible,  la  condition  du  secret.  Qu'en  raison 
des  mesures  exceptionnelles  qu'exige  le  traitement  des  alié- 
nés, tout  placement,  volontaire  ou  non,  dans  un  asile,  soit 
porté  à  la  connaissance  des  fonctionnaires  de  l'ordre  admi- 
nistratif et  judiciaire  du  pays,  tenus  comme  le  médecin  à 
une  discrétion  relative,  c'est  ce  que  nous  approuvons  entière- 
ment. Mais  c'est  là  une  tout  autre  chose  que  de  donner  à 
l'existence  d'une  affection  mentale,  souvent  passagère,  la 
publicité  d'un  débat  à  portes  ouvertes,  et  de  livrer  les  secrets 
les  plus  intimes  d'une  famille  honorable  en  proie  à  la  ma- 
lignité du  public.  Que  l'on  consulte  toutes  celles  qui  y  ont 
un  intérêt  personnel,  et  l'on  verra  avec  quel  empressement, 
souvent  exagéré,  elles  solliciteront  le  mystère  et  la  discré- 
tion. 

Enfin,  combien  de  malades  ne  trouveraient  pas,  comme 
Tremlett,  dans  les  émotions,  les  fatigues  ou  les  incidents 
d'une  audience  publique,  une  cause  de  surexcitation  men- 
tale, ou  bien  un  nouvel  aliment  à  leurs  conceptions  déli- 
rantes ? 

En  dehors  même  de  ces  considérations  générales,  et  pour 
nous  arrêter  un  instant,  d'une  manière  plus  particulière, 
sur  le  rôle  du  médecin  clans  les  questions  judiciaires,  nous 
trouvons,  dans  le  livre  qui  nous  occupe,  des  renseignements 
qui  ne  sont  pas  de  nature  à  nous  faire  porter  envie  à  la  pro- 
cédure anglaise.  A  coup  sûr,  ce  n'est  pas  pour  un  médecin 
français  une  partie  de  plaisir,  que  de  déposer  en  justice 
devant  un  tribunal  ou  une  cour  d'assises.  Mais  c'est  un 
devoir  dont  l'accomplissement  n'a  rien  qui  Feffraye;  car 
il  sait  qu'en  parlant  suivant  sa  conscience  et  ses  connais- 
sances professionnelles,  il  est  sûr  de  voir  ses  déclarations 
reçues  avec  égards  par  des  personnes  qui  ne  manqueront 
envers  lui  ni  de  convenance,  ni  même  d'une  certaine  défé- 
rence. 

Il  n'en  est  pas  de  même  chez  nos  voisins.  Après  avoir 


LES  ROMANS.    —    MAD   OR   NOT  MAD.  77 

répondu  aux  questions  du  magistrat  qui  préside  la  cour,  le 
médecin,  témoin  ou  expert,  est  livré  aux  interrogations 
directes  des  avocats  des  deux  parties  [examination  et  cross 
examination),  qui  peuvent  avoir  intérêt  à  atténuer  la  valeur 
de  ses  déclarations  en  l'embarrassant  par  des  questions  im- 
prévues, et  en  l'attirant,  à  force  d'arguties,  dans  un  dédale 
de  raisonnements  spécieux,  d'où  il  a  bien  de  la  peine  à  se 
tirer  sans  tomber  dans  quelque  amphibologie  ou  quelque 
contradiction.  C'est  donc  une  lutte  corps  à  corps  qu'il  a  à 
soutenir  successivement  avec  deux  adversaires,  plus  rom- 
pus que  lui  à  toutes  les  tactiques  de  l'argumentation,  à 
toutes  les  pratiques  du  palais,  lutte  dans  laquelle  la  victoire 
est  sans  aucun  avantage  pour  lui,  tandis  que  la  défaite  peut 
faire  éprouver  à  ses  intérêts  et  à  sa  considération  un  dom- 
mage sérieux. 

En  présence  d'une  pareille  situation,  qu'y  aurait-il  d'é- 
tonnant à  ce  que  beaucoup  de  médecins,  en  Angleterre, 
prissent  le  parti  de  se  récuser  lorsqu'on  les  consulte  pour 
des  aliénés,  et  qu'on  leur  demande  des  certificats  de  place- 
ments, afin  de  se  prémunir  ainsi  par  l'abstention  contre  les 
désagréments  éventuels  d'une  réclamation  judiciaire  et 
d'un  débat  public?  Et  ne  doit-on  pas  craindre  que,  si  les 
praticiens  les  plus  consciencieux  et  les  plus  éclairés  venaient 
à  s'éliminer  ainsi  volontairement,  l'exercice  de  l'art,  en  pa- 
reille matière,  ne  tombât  entre  des  mains  moins  dignes  et 
moins  scrupuleuses,  et  ne  perdît  ainsi  de  la  confiance  et  du 
respect  dont  il  doit  être  entouré  ? 

Arrivés  au  terme  de  cette  étude  sur  les  romans  relatifs  à 
la  médecine  légale  des  aliénés,  nous  pouvons  dire  que  les 
auteurs  qui  ont  voulu  faire  croire  à  la  possibilité  des  séques- 
trations arbitraires  ont  été  obligés  d'accumuler  trop  d'in- 
vraisemblances pour  que  leur  assertion  puisse  être  raison- 
nablement admise,  en  sorte  que  même  dans  la  fiction,  il 
n'y  a  pas  une  seule  plainte  de  ce  genre  solidement  motivée. 


78  POUR  ET   CONTRÉ. 

D'autre  part,  un  rapide  coup  d'œil  jeté  sur  un  roman 
anglais,  où  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  folie  est  représenté 
d'une  manière  parfaitement  conforme  à  la  réalité,  nous  a 
fait  voir  les  dangers  d'une  trop  grande  liberté  laissée  aux 
aliénés,  et  par  la  comparaison  de  nos  institutions  avec 
celles  de  l'Angleterre,  nousaôté  tout  désir  de  porter  envie  à 
ces  dernières. 

Ici  se  termine  la  partie  analytique  de  notre  étude.  Ce 
sont  donc  nos  opinions  personnelles  que  nous  ferons  con- 
naître dans  la  suite  de  ce  travail. 


TROISIÈME  PARTIE. 

LÉGISLATION. 
Programme  des  améliorations  à  apporter  à  la  loi  du  30  juin  1838. 

Nous  considérons  comme  acquises  les  propositions  sui- 
vantes : 

1°  Les  accusations  portées  contre  l'application  de  la  loi 
du  30  juin  1838  sont  injustes  et  sans  fondement. 

T  Toute  tentative  de  séquestration  arbitraire  se  heurte- 
rait à  des  difficultés  d'exécution  à  peu  près  insurmon- 
tables. 

3°  En  supposant  même  qu'une  séquestration  arbitraire 
ait  pu  être  effectuée,  il  serait  impossible  d'en  prolonger  la 
durée  au  delà  d'un  délai  fort  bref. 

U°  Prétendre  qu'un  séjour  de  quelques  heures,  au  milieu 
des  malades  d'un  asile  d'aliénés,  peut  rendre  folle  une  per- 
sonne antérieurement  raisonnable,  c'est  faire  une  supposi- 
tion toute  gratuite,  ne  s'appuyant  sur  aucune  preuve,  ni 
sur  aucun  commencement  de  preuve,  et  en  contradiction 
avec  des  faits  nombreux,  d'une  constatation  facile. 

5°  En  fait,  depuis  trente  ans  que  la  loi  est  mise  en  pra- 
tique, et  alors  qu'elle  a  été  appliquée  plus  de  270  000  fois, 
il  n'y  a  pas  eu,  en  France,  un  seul  cas  de  séquestration 
arbitraire  dans  un  asile  d'aliénés,  juridiquement  constaté, 
ni  un  seul  médecin  ou  directeur  d'asile  condamné  pour 
application  abusive  de  cette  loi. 

La  législation  en  vigueur  peut  donc  être  considérée 
comme  à  peu  près  irréprochable  dans  ses  résultats,  et  nous 


80  LÉGISLATION. 

comprenons  très-bien,  d'après  cela,  l'opinion  qui  consiste 
à  soutenir  qu'il  faut  se  garder  d'y  apporter  aucune  modifi- 
cation, et  se  contenter  pour  l'avenir  de  ce  qui  a  si  bien 
réussi  dans  le  passé. 

Mais,  d'autre  part,  s'il  est  établi  que  la  loi  actuelle  donne 
de  bons  résultats,  il  n'est  nullement  démontré  qu'il  n'y 
ait  pas  moyen  de  faire,  à  certains  égards,  mieux  encore 
qu'on  ne  fait  aujourd'hui.  En  outre,  sans  critiquer  rien  de 
ce  qui  existe,  on  peut  dire  qu'une  pratique  de  trente  ans  a 
révélé  dans  cette  œuvre,  comme  dans  toute  œuvre  humaine, 
certaines  lacunes  qu'il  serait  avantageux  de  combler  (1). 
Améliorer  ce  qui  est,  et  y  introduire  ce  qui  y  manque,  tel 
est  donc  le  but  que  l'on  doit  se  proposer,  si  l'on  se  décide 
à  reviser  la  loi  du  30  juin  1838. 

Or,  cette  révision  paraît  aujourd'hui  certaine.  Elle  est 
demandée  et  attendue  par  un  grand  nombre  de  personnes  ; 
elle  a  été,  en  quelque  sorte,  officiellement  annoncée  par 
M.  de  Bosredon,  secrétaire  général  du  ministère  de  l'in- 
térieur, dans  un  rapport  (2)  à  la  suite  duquel  les  ministres 
de  l'intérieur  et  de  la  justice  se  sont  entendus  pour  nommer 
une  commission  supérieure,  «  chargée  d'étudier  les  diverses 
questions  relatives  à  la  loi  sur  les  aliénés,  et  notamment 
celles  qui  ont  été  renvoyées  par  le  Sénat  à  l'examen  des 
deux  ministres.  » 


(1)  Parchappe,  dont  personne  ne  saurait  contester  la  parfaite  compé- 
tence en  pareille  matière,  a  déjà  émis  cette  opinion.  «  S'il  est  permis 
d'affirmer,  dit-il,  que  la  législation  de  1838  ne  mérite  pas  les  reproches 
qui  lui  ont  été  fréquemment  adressés,  et  qu'elle  atteint,  dans  des  condi- 
tions efficaces  de  garantie  pour  la  liberté  individuelle,  le  but  qu'elle  s'est 
proposé,  il  n'en  faudrait  pas  conclure  qu'elle  ait  ainsi,  du  premier  coup, 
atteint  la  perfection,  ni  surtout  qu'elle  ait  donné  la  solution  définitive  et 
complète  de  toutes  les  difficultés  pratiques  qui  se  rattachent  à  la  séquestra- 
tion publique  et  privée  des  aliénés  » .  Dictionnaire  encyclopédique  des 
sciences  médicales,  Paris,  1865,  t.  III,  p.  60. 

(2)  Journal  officiel  du  15  février  1869. 


PROGRAMME   D'AMÉLIORATIONS.  &l 

En  pareilles  circonstances,  ne  rien  faire  est  presque  im- 
possible ;  mais  ce  qu'il  importe  surtout,  c'est  de  ne  pas 
gâter  ce  qui  est  bon,  et  de  profiter  de  cette  occasion  pour 
ne  laisser  sans  solution  aucune  des  questions  de  quelque 
importance  qui  se  rattachent  à  la  législation  des  aliénés  et 
à  l'organisation  des  asiles. 

Cette  révision  devrait  donc  avoir  pour  but  d'une  manière 
générale  : 

1°  De  rassurer  le  public  qui  est  prévenu,  à  tort  sans  au- 
cun doute,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  prévenu  contre  les 
asiles,  et  de  regagner  sa  confiance  en  lui  démontrant,  par 
une  discussion  solennelle  devant  le  Corps  législatif  et  le 
Sénat,  que  l'on  se  préoccupe  de  mettre  la  loi  sur  les  aliénés 
en  rapport  avec  les  idées  et  les  besoins  actuels,  et  d'entou- 
rer cette  loi  d'exception  des  garanties  les  plus  rassurantes. 

2°D'ôter  un  prétexte  d'attaque  aux  journaux  hostiles  qui, 
depuis  quelques  années,  lorsqu'ils  sont  à  court  de  questions 
politiques  plus  importantes,  ne  manquent  pas  de  remplir 
leurs  colonnes  avec  des  accusations  contre  la  loi  de  1838. 

Mais,  on  le  comprend,  c'est  là  un  programme  bien  vaste 
et  bien  indéterminé;  il  est  donc  indispensable  d'en  pré- 
ciser les  lignes  et  d'indiquer  nettement  chacun  des  deside- 
rata auxquels  il  convient  de  satisfaire. 

A  notre  avis,  on  devrait,  en  revisant  la  loi  sur  les  aliénés, 
se  proposer  d'obtenir  la  série  des  améliorations  pratiques 
suivantes  : 

1°  Faire  cesser  l'isolement  dans  lequel  se  trouvent  les 
médecins  aliénistes  quand  il  s'agit  de  défendre  la  loi  de  1838 
et  ses  applications,  et  pour  cela  associer  à  leur  responsabi- 
lité et  rendre  solidaires  de  leur  pratique  les  magistrats, 
qui,  aujourd'hui,  sont  souvent  disposés  à  se  tourner  contre 
eux,  faute  d'être  suffisamment  initiés  à  ce  qui  se  fait  dans 
les  asiles  et  d'y  avoir  une  participation  suffisante;  faire,  en 

FOVI1LE,  6 


82  LÉGISLATION. 

un  mot,  que  cette  œuvre  soit  en  partie  la  leur,  afin  qu'ils 
la  défendent  au  lieu  de  l'attaquer. 

2°  Donner  plus  d'importance  à  celui  de  tous  les  modes 
de  surveillance  sur  les  asiles  qui  a  le  plus  d'efficacité,  c'est- 
à-dire  à  l'action  des  inspecteurs  généraux  délégués  par  le 
ministre,  en  leur  donnant  une  existence  légale  et  une  délé- 
gation permanente,  en  prescrivant  que  chaque  asile  sera 
inspecté  par  l'un  d'eux  au  moins  une  fois  chaque  année,  et 
en  publiant,  aussi  chaque  année,  un  rapport  faisant  con- 
naître le  résumé  de  leurs  opérations  et  l'état  général  du 
service. 

3°  Faciliter  le  bon  recrutement  du  personnel  médical  et 
administratif  des  asiles  publics  d'aliénés  en  le  centralisant 
tout  entier  dans  les  mains  du  ministre  de  l'intérieur,  et  en 
établissant,  pour  ceux  qui  en  font  partie,  des  règles  uni- 
formes d'admission,  d'avancement  et  de  retraite. 

4°  Favoriser  le  placement  hâtif  des  aliénés  indigents,  et 
par  là  le  traitement  de  leur  maladie  avant  qu'elle  ne  soit 
devenue  incurable,  en  exonérant  les  communes  d'une  partie 
de  la  dépense  à  leur  charge,  toutes  les  fois  que,  par  les 
soins  de  l'autorité  communale,  le  placement  aura  lieu  à  une 
époque  très-rapprochée  du  début  de  l'affection. 

5°  Étendre  aux  aliénés  non  indigents  placés  dans  les 
asiles  privés,  le  bénéfice  de  l'administration  provisoire, 
fonctionnant  d'emblée,  sans  attendre  les  délais  inséparables 
d'un  jugement  spécial  à  chaque  cas,  après  entente  préa- 
lable du  conseil  de  famille. 

6°  Ordonner  que  le  mari  sera  de  droit  l'administrateur 
provisoire  dés  biens  de  sa  femme  non  interdite  et  placée 
dans  un  asile. 

7e  Ordonner  que  le  mobilier  ne  pourra  jamais  être  vendu, 
sans  qu'une  enquête  ait  constaté  l'état  mental  actuel  de 
l'aliéné  séquestré. 


PROGRAMME  d'AMÉLIOBATIONS.  83 

8°  Rendre  l'action  du  curateur  plus  fréquente  et  plus 
efficace. 

9°  Prescrire  qu'aucun  jugement  d'interdiction  ne  pourra 
être  rendu  sans  que  des  médecins  aient  été  entendus  à  titre 
d'experts. 

10°  Ordonner  des  mesures  de  surveillance  et  des  garanties 
à  l'égard  des  aliénés  non  légalement  séquestrés,  et  notam- 
ment de  ceux  que  les  familles  placent  hors  de  chez  elles, 
ailleurs  que  dans  les  asiles. 

11°  Autoriser  le  placement  provisoire  dans  les  asiles,  à 
titre  d'observation,  des  prévenus  dont  l'autorité  judiciaire 
juge  à  propos  de  faire  examiner  l'état  mental. 

12°  Soumettre  à  des  mesures  légales  spéciales  les  indivi- 
dus dits  aliénés  criminels. 

Après  avoir  ainsi  énoncé  le  sommaire  de  toutes  les  amé- 
liorations qu'il  nous  paraît  désirable  d'introduire  dans  la 
loi,  nous  reprendrons  ces  articles  un  à  un,  nous  efforçant, 
pour  chacun  d'eux,  d'établir  la  réalité  du  besoin  que  nous 
signalons  et  d'indiquer  le  meilleur  moyen  d'y  satisfaire. 

I 

Formalités  d'admission  dans  les  asiles. 

Faire  cesser  l'isolement  dans  lequel  se  trouvent  les  médecins 
aliénistes  quand  il  s'agit  de  défendre  la  loi  de  1838  et  ses  ap- 
plications, et  pour  cela  associer  à  leur  responsabilité  et  rendre 
solidaires  de  leur  pratique  les  magistrats,  qui,  aujourd'hui,  sont 
souvent  disposés  à  se  tourner  contre  eux,  faute  d'être  suffisamment 
initiés  à  ce  qui  se  fait  dans  les  asiles  et  d'y  avoir  une  participa- 
tion suffisante  ;  faire,  en  un  mot,  que  cette  œuvre  soit  en  partie 
la  leur,  afin  qu'ils  la  défendent  au  lieu  de  l'attaquer. 

Cet  article  est  celui  de  tous  qui  paraît  être  de  nature  à 
soulever  les  plus  grandes  difficultés  d'exécution.  Depuis 


84.  LÉGISLATION. 

longtemps,  en  effet,  beaucoup  d'esprits  se  préoccupent  de 
Tidée  de  «  demander  à  la  magistrature  une  plus  large  inter- 
vention »,  comme  le  dit  M.  de  Bosredon  (rapport  du  12  fé- 
vrier 1869),  d'accord  avec  M.  Suin  (rapport  au  Sénat  du 
2  juillet  1867);  maison  a  été  jusqu'ici  loin  de  s'entendre  sur 
les  moyens  à  adopter  pour  régler  cette  intervention,  et  plu- 
sieurs de  ceux  qui  ont  été  proposés,  seraient  plus  féconds 
en  inconvénients  qu'en  avantages. 

Il  y  a  donc  là  une  question  qui  mérite  d'être  étudiée  d'une 
manière  toute  spéciale. 

Avant  d'exposer  notre  opinion  à  cet  égard,  nous  déclarons 
hautement  ne  vouloir  rien  proposer  qui  diminue  les  attri- 
butions légitimes  du  médecin,  ni  qui  permette  à  personne 
de  s'immiscer  dans  des  questions  où  chaque  praticien  ne 
relève  que  de  sa  conscience. 

Or,  quel  est  ce  domaine  exclusif  au  médecin?  C'est  le 
traitement  de  la  maladie,  et  rien  que  cela.  A  cet  égard,  il 
doit  être  complètement  indépendant. 

Il  n'en  est  pas  de  même  en  ce  qui  concerne  le  placement 
des  malades  dans  les  asiles,  leur  maintien,  leur  sortie.  Dans 
toutes  ces  questions,  le  médecin  donne  son  opinion,  et  rien 
de  plus.  Il  n'est  qu'expert  et  n'a  pas  de  décision  à  prendre, 
hors  le  cas  de  guérison.  C'estcequi  ressort  de  la  façon  la  plus 
nette  du  texte  de  la  loi  et  de  sa  discussion  devant  les  Cham- 
bres. Le  placement  est  décidé,  dans  l'état  actuel  des  choses, 
sur  une  série  de  documents  dont  fait  partie  le  certificat  d'un 
médecin  étranger  à  l'asile,  soit  par  le  directeur  à  la  demande 
de  la  famille  (placement  volontaire),  soit  par  le  préfet  (pla- 
cement d'office). 

Ce  placement  est  soumis  au  contrôle  de  l'autorité  judi- 
ciaire; nous  avons  démontré  précédemment  que  la  loi  est 
formelle  à  cet  égard  (voy.  p.  50  et  57).  Aux  citations  em- 
pruntées à  M.  Vivien,  nous  ajouterons  encore  l'autorité  du 
passage  suivant  du  rapport  présenté  à  la  Chambre  des  pairs 


CONTRÔLE  JUDICIAIRE   SUR  LES  PLACEMENTS.  85 

par  M.  de  Barthélémy.  Parlant  du  pouvoir  qu'a  le  préfet 
d'ordonner  les  placements  d'office,  le  rapporteur  s'exprime 
ainsi  :  «  Il  faut  à  ce  pouvoir  un  contrôle,  un  correctif.  Ce 
contrôle  doit  se  trouver  dans  le  pouvoir  judiciaire,  dont 
l'intervention  ne  doit  rencontrer  aucun  obstacle  quand  il 
s'agit  du  plus  précieux  des  droits  des  citoyens.  Mais  ce  n'est 
pas  seulement  contre  les  placements  ordonnés  par  l'autorité 
publique  qu'elle  doit  pouvoir  être  invoquée;  il  est  essentiel 
qu'elle  le  soit  aussi  dans  le  cas  de  placements  volontaires, 
pour  empêcher  qu'un  individu  ne  soit  victime  d'une  espèce 
de  complot  de  famille  et  d'une  collusion  coupable  de  la 
part  des  chefs  d'établissements  (1).  » 

Aujourd'hui,  ce  correctif,  ce  contrôle  s'exerce  : 

1°  Par  l'envoi  au  procureur  impérial  des  pièces  qui  an- 
noncent l'admission  d'un  malade  dans  un  asile.  Mais  ce  n'est 
là  qu'une  formalité,  qu'un  renseignement  reçu  et  mis  de 
côté  pour  servir  en  cas  de  besoin,  et  n'entraînant  aucune 
constatation  immédiate  de  l'état  de  la  personne  placée. 

2°  Par  des  visites  dans  l'asile,  facultatives  pour  le  président 
du  tribunal  et  le  juge  de  paix,  obligatoires  pour  le  procu- 
reur impérial.  Mais  ces  visites  sont  éloignées  les  unes  des 
autres  ;  elles  embrassent  la  totalité  des  personnes  séques- 
trées ;  il  est  impossible  que  le  magistrat  aille  à  la  recherche 
d'abus  que  l'on  voudrait  lui  cacher,  ou  s'entretienne  avec 
tous  les  malades.  Il  ne  peut,  dans  ces  visites  à  longue  dis- 
tance, se  rendre  compte  de  l'état  individuel  de  chaque 
aliéné,  et,  en  fait,  il  ne  s'occupe  guère  que  de  quelques-uns 
d'entre  eux,  connus  pour  avoir  toujours  des  réclamations  à 
faire,  et  qui,  par  un  séjour  plus  ou  moins  prolongé  dans* 
l'asile,  ont  souvent  appris  à  cacher  leur  délire  et  à  simuler 
la  raison. 

3°  Par  les  jugements  que  le  tribunal  rend,  en  chambre 

(1)  Moniteur  du  4  juillet  1837,  p.  1775,  lre  colonne. 


86  LÉGISLATION. 

du  conseil,  conformément  à  l'article  29  de  la  loi.  Mais  ces 
jugements  sont  très-exceptionnels,  et  ils  ont  toujours  be- 
soin d'être  spécialement  provoqués  par  une  enquête  et  une 
procédure  particulière. 

Le  contrôle  de  l'autorité  judiciaire  est  donc,  dans  l'état 
actuel  de  la  législation,  toujours  consécutif  au  placement, 
sans  date  fixe,  et  sauf  le  dernier  cas,  il  est  collectif,  en  au- 
cune façon  individuel. 

Par  conséquent,  l'autorité  judiciaire  peut  toujours  dire, 
pour  la  totalité  des  aliénés  placés,  qu'elle  a  été  complète- 
ment étrangère  à  leur  placement  ;  et  pour  la  presque  tota- 
lité des  aliénés  maintenus,  qu'elle  n'est  nullement  au  courant 
de  ce  qui  les  concerne. 

Ce  sont  précisément  ces  conditions  qu'il  nous  paraîtrait 
opportun  de  modifier  en  rendant  le  contrôle  de  l'autorité 
judiciaire  constamment  individuel,  et  antérieur  ou  tout  au 
moins  immédiatement  consécutif  au  placement. 

Le  rôle  du  médecin  ne  serait  pas  modifié,  mais  son  iso- 
lement cesserait  :  dès  l'admission,  la  justice  n'aurait  à  s'é- 
tonner de  rien  ;  elle  aurait  contribué  à  la  séquestration  ; 
elle  y  aurait  pris  une  part  de  responsabilité;  à  moins  de  se 
déjuger  complètement,  elle  devrait,  en  cas  d'attaque,  la 
justifier  et  la  défendre  ;  elle  ne  pourrait  plus  donner  à  en- 
tendre que  certains  médecins  ont  toujours  et  quand  même 
le  travers  de  voir  la  folie  là  même  où  elle  n'existe  pas. 

Nous  pensons  qu'au  point  de  vue  théorique,  les  idées  que 
nous  venons  d'exposer,  soulèveront  peu  d'objections;  mais 
il  reste  à  examiner  si  elles  sont  facilement  susceptibles  d'être 
mises  en  pratique.  Pour  nous,  nous  croyons  que  cela  ne 
serait  pas  aussi  difficile  qu'on  semble  se  le  figurer. 

En  effet,  dans  un  très-grand  nombre  de  cas,  le  placement 
d'un  aliéné  dans  un  asile  se  fait  avec  une  certaine  lenteur, 
après  des  hésitations,  des  enquêtes,  des  délais  successifs, 
en  un  mot  à  loisir.  Dans  tous  ces  cas,  il  n'y  aurait  pas  d'ob- 


CONTRÔLE  JUDICIAIRE   SUR  LES  PLACEMENTS.  8? 

staele  sérieux  à  ce  que,  dans  cet  intervalle,  on  fût  astreint 
à  accomplir  une  formalité  de  plus,  à  condition  que  celle-ci 
n'exigeât  pas  beaucoup  de  temps.  G'est  dans  toutes  les  cir- 
constances où  les  choses  se  passent  ainsi,  que  nous  propo- 
serions de  faire  intervenir  l'autorité  judiciaire  avant  lé 
placement,  pour  en  constater  la  convenance  et  en  partager 
la  responsabilité. 

Dans  un  certain  nombre  de  cas,  que  des  calculs  approxi- 
matifs nous  font  estimer  à  environ  25  pour  100,  il  est  au  con- 
traire indispensable  que  le  placement  ait  lieu  tout  de  suite, 
parce  que  tout  retard  peut  être  excessivement  dangereux. 
Pour  ces  cas,  nous  proposerions  d'autoriser  le  placement 
d'urgence,  à  titre  provisoire,  dans  les  conditions  actuelle- 
ment prescrites  par  la  loi,  mais  à  condition  que  l'autorité 
judiciaire  fût  appelée  immédiatement,  et  individuellement 
pour  chaque  cas,  à  vérifier  cette  urgence  et  à  valider  la 
décision  prise. 

Mais  par  qui  serait  exercée  et  en  quoi  consisterait  cette 
intervention  ? 

Nous  repoussons,  d'une  manière  absolue,  tout  jugement 
public  rendu  par  un  tribunal  quelconque,  la  publicité  étant 
en  opposition  flagrante  avec  le  respect  dû  à  l'infortune  du 
malade  et  à  la  dignité  de  la  famille,  avec  les  intérêts  de  tout 
le  monde  et  avec  les  convenances  les  plus  élémentaires. 

Un  jugement  rendu  en  chambre  du  conseil  aurait  moins 
d'inconvénients;  mais,  dans  la  pratique,  il  serait  sans  doute 
très-difficile  d'obtenir  un  si  grand  nombre  de  jugements, 
sans  être  exposé  à  de  très-longs  délais,  et  la  procédure 
seule  à  laquelle  il  faudrait  se  soumettre  serait  tout  à  fait 
hors  de  propos. 

Reste  donc  l'intervention  individuelle  d'un  magistrat 
agissant  isolément,  et  pour  notre  compte  nous  la  croyons 
parfaitement  suffisante.  Mais  quel  sera  ce  magistrat? 


88  LÉGISLATION. 

Ce  ne  peut  être  que  le  président  du  tribunal,  le  procureur 
impérial  ou  le  juge  de  paix. 

11  y  aurait,  à  certains  égards,  intérêt  à  choisir  ce  dernier, 
parce  qu'il  y  a  un  juge  de  paix  dans  chaque  canton,  et  que 
son  action  pourrait  être  plus  prompte  et  plus  directe, 
surtout  dans  les  campagnes  éloignées,  que  celle  des  magis- 
trats qui  siègent  au  chef-lieu  de  l'arrondissement.  Mais, 
par  contre,  l'autorité  de  ceux-ci  est  plus  grande,  la  ga- 
rantie résultant  de  leur  concours  plus  complète.  Par  le 
même  motif,  ayant  à  nous  décider  entre  le  président  du 
tribunal  et  le  procureur  impérial,  nous  serions  disposé 
à  donner  la  préférence  au  premier,  la  magistrature  assise 
et  inamovible  imposant,  encore  plus  que  la  magistrature 
debout,  la  confiance  et  le  respect,  par  l'indépendance  et 
l'impartialité  de  sa  justice  distributive.  C'est  donc  le  prési- 
dent du  tribunal  qu'il  nous  paraîtrait  le  plus  avantageux 
de  faire  intervenir,  en  faisant  remarquer,  toutefois,  que 
réloignement  de  ce  magistrat  devrait  faire  admettre,  dans 
les  campagnes,  une  plus  grande  fréquence  de  placements 
d'urgence,  sans  intervention  préalable,  que  si  l'on  n'avait 
eu  à  s'adresser  qu'au  juge  de  paix. 

Enfin,  quelle  sera  la  nature  de  cette  intervention? 

Différents  procédés  ont  été  mis  en  avant  ou  peuvent 
être  imaginés.  C'est  ainsi  que  l'on  pourrait  demander  : 

Ou  que  le  magistrat  allât  lui-même  voir  chaque  aliéné 
que  l'on  se  proposerait  de  placer  dans  un  asile,  afin  de  se 
rendre  compte  de  son  état; 

Ou  qu'il  le  fît  amener  devant  lui; 

Ou  qu'il  chargeât  un  ou  plusieurs  médecins  de  son  choix 
d'examiner  son  état  mental  ; 

Ou  qu'il  fît  constater  les  actes  de  folie  par  une  enquête , 
soit  du  commissaire  de  police,  soit  du  juge  de  paix; 

Ou  enfin  qu'il  se  contentât  de  recevoir  le  témoignage 
d'un  certain  nombre  de  personnes  dignes  de  foi. 


CONTRÔLE   JUDICIAIRE   SUR   LES   PLACEMENTS.  89 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'entrer  dans  une  longue  discus- 
sion pour  démontrer  qu'aucun  de  ces  procédés  ne  mérite 
d'être  adopté,  à  l'exclusion  des  autres.  Chacun  pourrait  être 
bon  dans  un  certain  nombre  de  cas,  et  complètement 
inapplicable  dans  beaucoup  d'autres;  imposer  l'un  d'eux 
comme  règle  générale  serait  le  meilleur  moyen  de  rendre 
la  mesure  ordinairement  impraticable. 

Mais  on  peut  bien  se  passer  ici  d'une  règle  absolue,  et 
la  loi  du  30  juin  1838  nous  offre,  sous  ce  rapport,  un  ex- 
cellent précédent  à  suivre.  L'article  29,  lorsqu'il  s'agit  de 
faire  statuer  sur  une  enquête  demandant  la  sortie  d'un  aliéné 
placé  dans  un  asile,  dit  seulement  que  le  tribunal  se  pro- 
noncera après  les  vérifications  nécessaires.  La  nature  de  ces 
vérifications  n'est  pas  fixée,  et  le  tribunal,  parfaitement  libre 
d'agir  comme  il  le  croit  le  plus  convenable,  suit  une  marche 
qui  varie  suivant  les  cas.  Tantôt  le  président,  ou  l'un  des 
juges  se  rend  à  l'asile  afin  de  voir  le  malade  ;  tantôt  celui- 
ci  est  appelé  à  la  chambre  du  conseil;  tantôt  l'examen  est 
confié  à  un  médecin  ou  à  une  commission  composée  de  plu- 
sieurs médecins;  tantôt  enfin,  dans  un  cas  de  folie  notoire 
par  exemple,  ou  lorsqu'un  jugement  de  même  nature  a  déjà 
été  rendu  très-récemment,  la  procédure  est  très-expéditive, 
et  la  décision  est  prononcée  sans  longues  formalités.  Cette 
faculté  laissée  au  tribunal  de  choisir  le  mode  de  vérifica- 
tions nécessaire  est  un  précieux  avantage  et  répond  par- 
faitement à  la  diversité  des  indications  que  présente  chaque 
cas  particulier. 

Par  des  motifs  identiques,  la  même  latitude  devrait  être 
laissée  au  président  chargé  d'intervenir  avant  le  placement. 
Il  servait  libre,  d'éclairer  sa  religion  de  telle  manière  qu'il 
croirait  devoir  le  faire,  sachant  seulement  qu'il  est  tenu 
de  se  livrer  aux  vérifications  nécessaires. 

Resterait  encore  à  dire  sous  quelle  forme  il  intervien- 
drait. 


90  LÉGISLATION. 

Prononcerait-il  un  arrêt?  Prendrait-il  une  décision?  Dé- 
livrerait-il une  autorisation?  Donnerait-il  un  ordre? 

Nous  croyons  qu'aucune  de  ces  formes  ne  serait  conve- 
nable; car  toutes,  fort  analogues  entre  elles,  donneraient  à 
son  intervention  un  autre  caractère  que  celui  qui  nous 
semble  devoir  lui  appartenir. 

Suivant  nous,  en  effet,  le  magistrat  ne  devrait  être,  comme 
aujourd'hui,  chargé  que  d'une  chose,  du  contrôle  des  déci- 
sions prises  par  la  famille  ou  par  l'autorité  administrative. 
Il  ne  devrait  rien  décider  par  lui-même,  mais  seulement 
contrôler  les  décisions  prises  en  dehors  de  lui.  Protecteur 
des  droits  des  citoyens,  et  notamment  de  la  liberté  indivi- 
duelle, il  devrait  borner  son  rôle  à  celui  que  le  Sénat  con- 
servateur remplissait,  jusque  dans  ces  derniers  temps,  à 
l'égard  de  la  Constitution.  Comme  lui,  il  examinerait  les 
actes  au  passage,  afin  de  voir  s'ils  ne  sont  pas  inconciliables 
avec  ce  qu'il  a  mission  de  faire  respecter.  Prévenu  qu'on  a 
l'intention  de  placer  tel  individu  dans  un  asile  d'aliénés,  et 
mis  en  demeure  de  se  prononcer  sur  cette  mesure,  il  décla- 
rerait qu'après  vérifications  faites,  il  ne  s'oppose  pas  à  ce 
que  le  placement  ait  lieu;  sa  déclaration  ne  serait  pas 
motivée. 

Tel  est,  en  définitive,  le  mode  d'intervention  qui  nous 
paraîtrait  répondre  le  mieux  aux  exigences  et  aux  diffi- 
cultés du  contrôle  individuel,  antérieur  à  chaque  placement 
fait  à  loisir. 

Pour  les  placements  exécutés  d'urgence,  d'une  manière 
provisoire,  le  procédé  pourrait  être  fort  analogue.  Ils  se- 
raient notifiés  dans  les  vingt-quatre  heures  au  président 
qui,  dans  un  délai  de  quelques  jours,  devrait  faire  les  véri- 
fications nécessaires,  et,  s'il  trouvait  la  séquestration  jus- 
tifiée, déclarerait  qu'il  ne  s'oppose  pas  au  maintien  du  ma- 
lade placé.  Même  latitude  lui  serait  donnée  quant  aux 
moyens  de  s'éclairer. 


CONTRÔLE  JUDICIAIRE  SUR  LES  PLACEMENTS.  91 

Dans  le  cas  où  le  président  croirait  devoir  s'opposer  soit 
au  placement  projeté,  soit  au" maintien  du  placement  pro- 
visoire, le  fait  seul  de  sa  déclaration  d'opposition  saisirait 
le  tribunal,  qui  statuerait  dans  la  forme  de  l'article  29. 

Comme  dernière  remarque,  nous  rappellerons  que  de 
toutes  les  lois  spéciales  sur  les  aliénés  existant  en  Europe, 
la  loi  française  est,  à  l'exception  de  ce  qui  se  fait  dans  le 
canton  de  Neufchâtel  pour  les  habitants  du  canton,  celle  qui 
exige,  pour  le  placement  volontaire  d'un  aliéné  dans  un 
asile,  les  formalités  les  moins  nombreuses.  En  Angleterre,  il 
faut  les  certificats  de  deux  médecins  ayant  vu  séparément 
le  malade.  En  Belgique,  la  demande  doit  être  signée  par  le 
bourgmestre  du  domicile  de  l'aliéné.  En  Hollande,  le  place- 
ment doit  toujours  être  ordonné  par  le  président  du  tribu- 
nal, et  à  Genève  par  le  lieutenant  de  police  ;  en  Suède  et  en 
Norvège  enfin,  la  demande  doit  être  accompagnée  d'une 
attestation  du  pasteur  (1).  Et  cependant  dans  tous  ces  pays, 
on  a  des  aliénés  à  soigner  et  on  les  place  dans  des  asiles 
spéciaux.  Il  n'y  a  donc  pas  d'impossibilité  à  ce  que  chez 
nous  aussi,  une  formalité  soit  ajoutée  à  celles  qui  existent 
aujourd'hui.  Celle  quenous  proposons,  serait,  croyons-nous, 
d'une  application  facile  et  constituerait,  nous  en  avons  la 
conviction,  un  perfectionnement  réel  à  la  législation  ac- 
tuelle. Elle  donnerait  pleine  satisfaction  aux  scrupules  des 
personnes  qui  pensent  que  la  loi  laisse  quelque  chose  à  dé- 
sirer sous  le  rapport  des  garanties  données  à  la  liberté  indi- 
viduelle, et  elle  associerait  la  responsabilité  du  magistrat  à 
celle  de  la  famille,  de  l'administration  et  des  médecins. 

Dans  ce  qui  précède,  nous  avons  eu  spécialement  en  vue 
les  placements  volontaires,  parce  que  ce  sont  eux,  surtout, 

(1)  Voy.  Lunier,  Des  placements  volontaires  dans  les  asiles  d'aliénés. 
Étude  sur  les  législations  française  et  étrangère  (Anna/es  médico-psy- 
chologiques, juillet  1868).  —  J.  Falret,  Des  législations  étrangères  sur 
les  aliénés  {Archives  générales  de  médecine,  octobre  1869). 


92  LÉGISLATION. 

qui  sont  devenus  suspects,  et  contre  lesquels  les  magistrats 
eux-mêmes  sont  le  plus  souvent  prévenus. 

Quant  aux  placements  d'office,  ils  sont  l'objet  de  moins 
de  réclamations,  ou  plutôt  celles  qui  s'élèvent  contre  eux 
sont  encore  moins  vraisemblables  que  les  autres.  Il  n'y 
aurait  donc  pas  de  grave  inconvénient  à  laisser  subsister  à 
leur  égard  les  formalités  actuelles,  et  à  réserver  celles  que 
nous  proposons  pour  les  placements  effectués  par  la  fa- 
mille. Néanmoins,  afin  de  rendre  les  conditions  égales  pour 
tous  et  de  couper  court  à  toute  récrimination,  il  nous  sem- 
blerait préférable  d'appliquer  les  mêmes  règles  à  tous  les 
malades,  qu'ils  soient  placés  d'office  ou  volontairement; 
l'exercice  du  contrôle  juciciaire  ne  présenterait  pas  plus  de 
difficultés  dans, un  cas  que  dans  l'autre  (1). 

Disons  encore  quelques  mots  de  la  possibilité  de  mettre 
en  pratique  les  nouvelles  mesures.  D'après  les  statistiques, 
le  nombre  annuel  des  placements  est  actuellement  enFrance 
en  chiffres  ronds  de  10  000,  sur  lesquels  les  deux  tiers  sont 
des  placements  d'office  et  un  tiers  des  placements  volon- 
taires. Le  nombre  de  ces  derniers  serait  donc  de  3300,  sur 
lesquels  environ  800  concernent  le  département  de  la  Seine. 
Il  en  reste  par  conséquent  2500  pour  la  totalité  des  autres 
départements,  partagés  en  372  arrondissements,  ce  qui  fe- 
rait une  moyenne  de  6  à  7  affaires  de  ce  genre,  par  an,  dans 
chaque  arrondissement.  Le  nouveau  devoir  imposé  à  cet 
égard  au  président  du  tribunal  ne  serait  donc  pas  un  sur- 

(1)  MM.  Isambert,  Salverte,  Hue  et  Tanon  ont  déjà  proposé  de  faire 
intervenir  le  président  pour  tout  placement  dans  un  asile  d'aliénés;  mais 
les  trois  premiers  voudraient  qu'il  y  ait  un  jugement  de  rendu,  ce  qui  est 
tout  à  fait  contraire  à  notre  manière  de  voir.  La  proposition  de  M.  Tanon 
se  rapproche  beaucoup  plus  de  la  nôtre,  mais  il  demande  une  ordon- 
nance et  nous  voudrions  une  simple  déclaration  de  non  opposition. 
Enfin,  notre  projet  diffère  de  celui  de  M.  Suin,  en  ce  que  ce  dernier  ne 
fait  intervenir  que  le  juge  de  paix,  tandis  que  nous  croyons  devoir  recou- 
rir au  président  du  tribunal. 


CONTRÔLE   JUDICIAIRE   SUft  LES    PLACEMENTS.  93 

croît  de  charges  bien  considérable.  Là,  du  reste,  où  les  cas 
sont  les  plus  fréquents,  c'est-à-dire  dans  les  grandes  villes, 
le  président  est  entouré  d:un  personnel  plus  nombreux,  et 
pourrait,  au  besoin,  déléguer  un  des  vice-présidents  ou  l'un 
des  juges  pour  le  suppléer.  Alors  même  que  la  formalité 
dont  nous  parlons  serait  applicable  aux  placements  d'office, 
cela  ne  porterait  le  nombre  annuel  de  ces  affaires  qu'au 
chiffre  de  20  à  25  en  moyenne  par  arrondissement,  ce  qui 
ne  dépasserait  pas,  croyons-nous,  ce  qu'il  est  possible  de 
demander  à  un  tribunal. 

Quant  à  Paris,  où  le  nombre  total  des  placements  a  été, 
en  186Ô,  de  2666,  sur  lesquels  1928  étaient  d'office  et  738 
volontaires,  des  mesures  spéciales  devraient  nécessairement 
être  prises  pour  rendre  possible  l'application  des  nou- 
velles formalités;  mais  il  est  à  remarquer  aussi  que  nulle 
part  la  justice  ne  dispose  d'un  aussi  grand  nombre  de  fonc- 
tionnaires; et  alors  même  que  la  création  d'un  nouveau 
poste  serait  nécessaire,  il  faudrait  bien  accepter  cette  né- 
cessité, du  moment  où  la  loi  l'aurait  rendue  obligatoire. 

Remarquons  encore  que  si  cette  mesure  était  étendue  aux 
placements  d'office,  elle  serait  singulièrement  simplifiée,  à 
Paris,  par  la  concentration,  au  dépôt  de  la  préfecture  de  po- 
lice, de  presque  tous  les  malades  qui  entrent  d'office  dans  les 
asiles  du  département.  Si  l'intervention  médicale,  pour  ces 
placements,  n'exige  la  présence  d'un  médecin  qu'une  heure 
environ  par  jour,  celle  de  l'autorité  judiciaire  ne  serait  pro- 
bablement pas  plus  longue. 

Nous  ne  quitterons  pas  l'important  sujet  des  formalités  à 
observer,  lors  d'un  placement  volontaire  dans  un  asile  d'a- 
liénés, sans  signaler,  dans  la  loi  actuelle,  une  anomalie 
singulière  qui  ne  paraît  pouvoir  s'expliquer  que  par  un  oubli 
ou  une  distraction  au  moment  de  la  rédaction  de  l'article  8. 
Le  paragraphe  7  de  cet  article,  en  parlant  des  conditions 
que  devra  remplir  le  certificat  médical  délivré  à  fin  de  pla- 


9k  LÉGISLATION. 

cernent,  déclare  que  ce  certificat  ne  pourra  pas  être  admis 
«  si  le  médecin  signataire  est  parent  ou  allié,  au  second 
degré  inclusivement,  des  chefs  ou  propriétaires  de  l'établis- 
sement, ou  de  la  personne  qui  fera  effectuer  le  placement.  » 

La  personne  à  placer,  elle-même,  n'est  pas  mentionnée 
dans  ces  conditions  d'exclusion,  bien  que  dans  l'esprit  de 
la  loi  il  semble  évident  qu'elle  surtout  aurait  dû  l'être. 
L'article  étant  rédigé  tel  qu'il  l'est,  un  médecin  pourrait 
délivrer,  lui-même,  un  certificat  pour  faire  enfermer  sa 
femme,  ses  père  et  mère,  ses  propres  enfants,  à  condition 
que  la  demande  de  placement  fût  faite  soit  par  un  ami,  soit 
par  un  parent  ou  allié  à  plus  du  second  degré,  ce  qui  est 
toujours  facile.  Nous  ne  croyons  pas  que,  dans  la  pratique, 
le  fait  se  soit  jamais  rencontré,  mais  il  est  hors  de  doute 
qu'en  présence  du  texte  de  l'article  8,  il  n'y  aurait  aucune 
objection  légale  à  opposer  à  un  pareil  certificat.  Nous 
croyons  donc  que  ce  serait  compléter  la  loi  d'une  manière 
parfaitement  d'accord  avec  l'ensemble  de  son  esprit,  que 
d'ajouter  à  la  fin  de  ce  paragraphe  7  «  ou  de  la  personne  à 
placer  » . 

Quant  au  certificat,  pris  en  lui-même,  il  serait  essen- 
tiel que  sa  rédaction  fût  toujours  parfaitement   nette  et 
explicite.    C'est  ce   qui    n'a  pas   lieu  constamment.   La 
loi  a  beau  dire  que  ce  certificat  doit  indiquer  les  parti- 
cularités de  la  maladie,  on  n'y  trouve  bien  souvent  que  des 
énonciations  vagues  et  abstraites  qui  apprennent  très-peu 
de  chose  sur  l'état  réel  du  malade  et  sur  la  nature  de  ses 
actes.  En  Angleterre,  on  est  plus  exigeant  et  l'on  demande 
des  faits.  La  loi  a  prescrit,  elle-même,  un  modèle  de  certi- 
ficats, où  le  médecin  est  obligé  de  remplir  deux  cases  ayant 
pour  titre,  l'une  :  Faits  indiquant  la  folie,  observés  par  moi- 
même;  et  l'autre  :  Faits  indiquant  la  folie,  communiqués  par 
d'autres  personnes.  En  présence  de  cette  nécessité  pratique, 
il  faut  bien  sortir  des  généralités  et  formuler  des  faits.  Il 


SURVEILLANCE  DES  ASILES.  95 

serait  très-utile  qu'une  obligation  semblable  pût  être  in- 
troduite chez  nous. 


II 

Surveillance  des  asiles. 

Donner  plus  d'importance  a  celui  de  tous  les  modes  de  sur- 
veillance sur  les  asiles  gui  a  le  plus  d'efficacité,  c'est-à-dire  à 
l'action  des  inspecteurs  généraux,  délégués  par  le  ministre,  en 
leur  donnant  une  existence  légale  et  une  délégation  permanente, 
en  prescrivant  que  chaque  asile  sera  inspecté  par  l'un  d'eux  au 
moins  une  fois  chaque  année,  et  publiant  aussi,  chaque  année, 
un  rapport  rédigé  par  eux,  sur  l'état  général  du  service. 

Si  le  premier  soin  des  législateurs  qui  ont  eu  à  s'occuper 
des  aliénés,  a  été  d'ordonner  la  création  d'asiles  destinés  à 
les  recueillir  et  à  les  traiter,  on  peut  dire  que  la  préoccu- 
pation qui  a  immédiatement  succédé  dans  leur  esprit,  a  été 
celle  d'organiser  une  surveillance  rigoureuse  sur  ces  établis- 
sements. 

Les  procédés  adoptés  dans  cette  intention  sont  loin  d'être 
les  mêmes  dans  les  différents  pays  ;  mais  tous  se  proposent 
Je  même  but,  celui  de  protéger  la  liberté  individuelle  des 
citoyens,  d'entourer  le  traitement  des  aliénés  de  toutes  les 
garanties  possibles,  et  de  veiller  à  la  bonne  administration 
des  asiles  qui  leur  sont  ouverts.  Dans  un  travail  récent, 
M.  J.  Falret  a  exposé  les  systèmes  de  surveillance  sur  les 
asiles  organisés  par  les  lois  spéciales  d'Angleterre,  de  Bel- 
gique, de  Hollande,  de  Suède  et  de  Norvège,  et  fait  ressor- 
tir les  traits  caractéristiques  de  chacun  d'eux  (1). 

En  France,  le  mode  de  surveillance  à  exercer  sur  les  asiles 
résulte  de  l'article  U  de  la  loi  du  30  juin  1838,  et  des  articles 
1,  2,  h  et  5  de  l'ordonnance  royale  du  18  décembre  1839. 

(1)  J.  Falret,  Archives  générales  de  médecine,  octobre  1869. 


96  LÉGISLATION, 

Cette  dernière  institue  auprès  de  chaque  asile  public 
ou  de  chaque  quartier  d'hospice  en  faisant  fonction,  une 
commission  de  surveillance  chargée  d'opérer  un  contrôle 
permanent  sur  toutes  les  portions  du  service.  Une  circulaire 
ministérielle  du  15  janvier  1860  a  rendu  la  môme  mesure 
applicable  aux  asiles  privés  faisant  office  d'asiles  publics, 
c'est-à-dire  recevant  les  aliénés  d'un  ou  de  plusieurs  dépar- 
tements, d'après  des  traités  passés  en  vertu  de  l'article  1er 
de  la  loi.  Cette  commission  fait,  à  proprement  parler,  partie 
intégrante  de  l'organisation  de  l'asile  ;  elle  donne  son  avis 
sur  tous  les  actes  de  l'administration,  et  est  associée  à  tout 
ce  qui  concerne  l'établissement.  Mais  justement  à  cause  de 
cette  action  continue,  de  cette  association  intime  à  tout  ce 
qui  se  fait  dans  l'asile,  le  rôle  de  cette  commission  de  sur- 
veillance est  d'un  caractère  moins  relevé  et  moins  solennel 
que  celui  des  visiteurs  institués  par  l'article  h  de  la  loi  du 
30  juin  1838. 

Cet  article  est  ainsi  conçu  :  «  Le  préfet  et  les  personnes 
spécialement  déléguées  à  cet  effet  par  lui  ou  par  le  ministre 
de  l'intérieur,  le  président  du  tribunal, le  procureur  du  roi, 
le  juge  de  paix,  le  maire  de  la  commune,  sont  chargés 
de  visiter  les  établissements  publics  ou  privés  consacrés  aux 
aliénés. 

Ils  recevront  les  réclamations  des  personnes  qui  y  seront 
placées,  et  prendront,  à  leur  égard,  tous  renseignements 
propres  à  faire  connaître  leur  position. 

Les  établissements  privés  seront  visités,  à  des  jours  in- 
déterminés, une  fois  au  moins  chaque  trimestre,  par  le 
procureur  de  l'arrondissement.  Les  établissements  publics 
le  seront  de  la  même  manière  une  fois  au  moins  par  se- 
mestre. » 

Certes,  les  précautions  ne  manquent  pas,  et  si  l'on  peut 
faire  un  reproche  fondé  à  cet  article,  c'est  celui  d'avoir  di- 
visé une  même  action  entre  trop  de  personnes  différentes. 


SURVEILLANCE   DES   ASILES.  97 

Déjà,  dans  la  discussion  de  la  loi,  plusieurs  orateurs  l'avaient 
prévu,  et  avaient  exprimé  la  crainte  que  les  nombreux  fonc- 
tionnaires, ainsi  désignés  pour  visiter  les  asiles,  ne  se  repo- 
sassent de  ce  soin  les  uns  sur  les  autres,  et  que  leur  sur- 
veillance, à  force  d'être  disséminée,  ne  devînt  illusoire.  La 
pratique,  il  faut  bien  l'avouer,  n'a  pas  donné  complètement 
tort  à  cette  appréhension. 

Il  importe,  nous  l'avons  déjà  dit,  de  distinguer  à  cet  égard 
entre  les  procureurs  impériaux  et  tous  les  autres  visiteurs. 
Pour  ceux-ci  les  visites  ne  sont  que  facultatives,  tandis  que 
pour  les  premiers  elles  sont  obligatoires  ;  aussi  viennent-ils 
régulièrement  dans  les  délais  qui  leur  sont  prescrits.  Quant 
aux  autres,  nous  ne  ferons  que  signaler  un  fait  bien  connu 
en  disant  qu'ils  viennent  très-rarement.  En  plus  de  dix  ans 
que  nous  avons  passés  dans  cinq  asiles  publics  différents, 
jamais  nous  n'avons  vu  le  maire  delà  commune  visiter  un  de 
ces  établissements  pour  y  exercer  la  surveillance  ordonnée 
par  l'article  k;  une  seule  fois, un  juge  de  paix  l'a  fait,  et  si 
le  président  est  venu  un  peu  plus  souvent  dans  ces  dernières 
années,  il  faut  l'attribuer  sans  doute  à  la  circulaire  du  garde 
des  sceaux,  adressée  le  17  janvier  1866  aux  magistrats  de 
l'ordre  judiciaire,  pour  leur  rappeler  les  prescriptions  de 
la  loi  du  30  juin  1838  qui  les  concernent,  et  aux  instructions 
dans  le  même  sens  qui  leur  ont  été,  croyons-nous,  réitérées 
depuis,  à  plusieurs  reprises. 

Du  reste,  les  visites  de  tous  ces  magistrats  n'ont  qu'un 
but  :  rechercher  s'il  n'y  a  pas  des  séquestrations  abusives, 
recueillir  les  plaintes  des  malades,  s'assurer  de  la  réalité  du 
trouble  intellectuel  pour  lequel  on  les  retient.  Ils  laissent  de 
côté  toutes  les  questions  de  régime  intérieur,  etn'ont  aucun 
droit  de  s'en  mêler.  Or,  c'est  de  ce  côté  que  des  abus  sont  à 
craindre,  bien  plutôt  qu'en  ce  qui  concerne  la  liberté  indi- 
viduelle. Même  en  ne  s'occupantque  de  cette  dernière,  nous 
avons  déjà  dit  que,  dans  leurs  visites,  les  magistrats  sont 

FOVILLE,  7 


98  LÉGISLATION. 

(laps  ]'in)ppsisj])ilité  matérielle  de  s'assurer  de  l'état  de 
tous  les  malades,  qu'ils  pe  peuvent  parler  qu'à  quelques- 
uns  d'entre  eu?,  et  que  c'est  presque  forcément  sur  les 
indications  des  chefs  de  l'établissement  qu'ils  savent  quels 
spnt  cepx  auxquels  ils  doivent  s'adresser. 

ke  préfet  a.  des  attributions  plus  étendues;  il  a  le  droit  et 
le  devoir  de  s'occuper  de  tous  les  détails  du  service  ;  il  lui 
appartient  de  veiller  à  la  stricte  exécution  de  toutes  les  dis- 
positions légales,  de  toutes  les  prescriptions  ministérielles, 
de  tOUs  les  articles  du  règlement.  Mais  son  intervention 
personnelle  est  forcément  limitée  ;  il  a  trop  d'autres  de- 
voirs à  remplir  pour  pouvoir  donner  beaucoup  de  son  temps 
à  un  objet  unique;  lors  même  qu'il  vient  de  loin  en  loin 
visiter  l'asile,  il  ne  peut  que  faire  une  visite  d'ensemble, 
sans  entrer  dans  les  détails;  qu  bien  si  une  question  spé- 
ciale réclame  sa  présence,  il  concentre  sur  elle  son  attention 
et  n'a  pas  le  temps  d'en  aborder  d'autres.  Ce  n'est  donc 
pas  sur  lui,  personnellement,  qu'il  faut  compter  pour  exer- 
cer une  surveillance  complète,  efficace  et  compétente  sur  le 
service  dans  son  ensemble  et  dans  chacun  de  ses  détails. 

Ses  délégués,  prévus  par  la  loi,  pourraient  sans  doute  le 
suppléer;  niais,  daps  la  pratique,  il  n'en  est  guère  ainsi,  sauf 
dans  le  département  de  la  Seine,  où  il  existe  un  inspecteur 
général  spécial  qui  exerce  une  action  directe  et  influente 
sur  le  service  des  aliénés  du  département. 

Restent  enfin  les  délégués  du  ministre,  et  en  réalité  ce 
sont  eux  qui  exercent  sur  le  service  des  asiles  le  seul  con- 
trôle rigoureux,  vraiment  coprplet  et  donnant  des  garanties 
sérieuses, 

Déjà,  avant  de  proposer  aux  Chambres  une  loi  spéciale 
sur  les  aliénés,  le  gouvernement  avait  senti  le  besoin  d'être 
renseigné  sur  la  manière  dont  ces  malades  étaient  traités 
dans  les  hospices  où  op  les  recevait  ;  pour  atteindre  ce 
but,  il  avait  créé  en  1835  un  poste  d'inspecteur  général  du 


SURVEILLANCE  BP  ASILES.  09 

service  des  aliénés,  et  y  avait  appelé  le  docteur   Ferras. 

Depuis  que  la  loi  du  30  juin  1838  est  mise  en  pratique, 
tous  les  établissements  recevant  des  aliénés,  les  asiles  pu- 
blics, les  quartiers  d'hospices,  les  asiles  privés,  sont  soumis 
aux  visites  des  inspecteurs  généraux,  et  Ton  peut  dire,  sans 
crainte  d'être  taxé  d'erreur,  que  chacune  de  leurs  inspec- 
tions, dont  la  durée  est  presque  constamment  de  plusieurs 
jours,  constitue  une  opération  des  plus  sérieuses. 

Ayant  à  remplir  des  questionnaires  imprimés,  où  toutes 
les  obligations  prescrites  par  la  loi,  Par  l'ordonnance,  par 
le  règlement,  sont  systématiquement  classées  et  successive- 
ment énumérées,  ils  ne  peuvent  omettre  ni  oublier  aucune 
question,  môme  peu  importante.  Us  sont  obligés  de  rendre 
compte  de  la  manière  dont  chaque  fonctionnaire  accomplit 
ses  devoirs,  dont  chaque  branche  du  service  est  assurée. 
Pa  connaissance  des  rapports  antérieurs,  faits  sur  le  même 
asile,  les  met  au  courant  sur  tous  les  points  de  son  existence 
ou  de  son  administration  qui  appellent  une  attention  spé- 
ciale, et  leur  indique  la  direction  à  donner  à  de  nouvelles 
tentatives  d'amélioration  et  de  perfectionnement. 

Aussi,  les  visites  des  inspecteurs  généraux  ne  sont-elles 
pas  seulement  utiles  pour  contrôler  le  passé;  elles  sont  aussi 
.des  plus  précieuses  pour  faciliter  l'avenir.  Il  est  certaines 
questions  qu'eux  seuls  peuvent  lancer,  des  projets  dont  ils 
doivent  prendre  l'initiative;  leur  intervention  a  souvent 
pour  résultat  de  résoudre  bien  des  difficultés,  d'apaiser 
des  malentendus;  c'est  le  plus  ordinairement  sur  leurs  pro- 
positions que  le  ministre  peut  faire  les  mutations  utiles  an 
service,  régler  l'avancement  des  fonctionnaires,  provoquer 
des  récompenses  méritées.  En  un  mot,  c'est  par  l'intermé- 
diaire des  inspecteurs  généraux  que  l'autorité  supérieure 
connaît  ce  qui  se  passe  dans  les  asiles  d'aliénés;  la  série  de 
leurs  rapports  constitue  une  histoire  complète  de  l'ensem- 


1 00  LÉGISLATION. 

ble  du  service  en  France,  et  de  chacun  des  établissements 
en  particulier. 

Cette  institution  est  donc  excellente;  rend-elle  cepen- 
dant tous  les  services  que  l'on  pourrait  attendre  d'elle? 
Nous  ne  le  pensons  pas,  et  cela  parce  que  les  inspections  ne 
sont  pas  assez  fréquentes. 

Jusqu'en  18^8,  il  n'y  a  eu  qu'un  seul  inspecteur  général  ; 
de  1848  à  1859,  il  y  en  a  eu  deux  ;  depuis  cette  époque  il  y 
en  a  trois. 

Ces  fonctionnaires  ne  peuvent  consacrer  à  leurs  tournées 
que  quelques  mois  de  l'année;  pendant  tout  l'hiver  des 
fonctions  déterminées  parle  décret  du  15  janvier  1852  né- 
cessitent leur  présence  à  Paris. 

L'inspection  de  chaque  établissement,  avons-nous  dit, 
exige  ordinairement  plusieurs  jours  ;  cela  est  vrai  surtout 
pour  les  asiles  publics,  où  les  inspecteurs  doivent  pénétrer 
dans  tous  les  détails  de  la  gestion  médicale,  administrative, 
économique,  pécuniaire.  Il  n'est  pas  rare  que  les  plus  im- 
portants de  ces  asiles  les  retiennent  plus  d'une  semaine,  et 
nous  pourrions  citer  tel  établissement  où  le  nombre  des 
affaires  est  si  multiplié,  qu'une  inspection  y  dure  d'ordinaire 
de  vingt  à  vingt-cinq  jours.  Qu'à  cela  on  ajoute  le  temps 
nécessaire  pour  1  s  voyages,  pour  la  rédaction  des  rapports, 
et  l'on  comprendra  qu'il  n'est  pas  possible  aux  inspecteurs 
de  visiter  un  grand  nombre  d'établissements  dans  leur 
tournée  annuelle. 

Gela  leur  est  d'autant  plus  difficile  qu'ils  sont  en  même 
temps  chargés  de  surveiller,  sous  le  point  de  vue  de  l'état 
sanitaire,  les  prisons  et  autres  établissements  pénitentiaires. 
Ces  derniers  étant  beaucoup  plus  multipliés  que  les  asiles 
d'aliénés,  cette  seconde  partie  de  leur  mission  nécessite 
plus  de  déplacements  et  absorbe  parfois  autant  de  temps 
que  les  inspections  des  asiles. 


SURVEILLANCE   DES   ASILES.  101 

Tous  ces  motifs  réunis  expliquent  comment  chaque  asile 
n'est  inspecté,  en  réalité,  qu'à  d'assez  longs  intervalles; 
trois  années  le  plus  ordinairement,  quatre  ou  cinq  quelque- 
fois séparent  chacune  de  ces  visites,  et  le  bien  que  Ton 
serait  en  droit  d'en  attendre,  se  trouve  ainsi  considérable- 
ment amoindri. 

Nous  .  ommes  convaincu  qu'il  y  aurait  grand  avantage, 
et  presque  nécessité  à  ce  que  chaque  asile  fût  inspecté 
une  fois  chaque  année.  C'est  le  terme  que  presque  toutes 
les  lois  étrangères  ont  imposé  aux  agents  qui,  sous  les  ti- 
tres différents  de  Commission  supérieure,  de  Commission 
permanente,  de  Bureau  des  commissaires,  sont  chargés  de 
surveiller  le  service  des  asiles  d'aliénés  dans  les  pays  voisins 
de  la  France.  C'est  celui  qui,  dans  notre  propre  pays,  est 
fixé  pour  les  inspections,  dans  la  plupart  des  branches  de 
l'administration. 

Des  inspections  renouvelées  chaque  année,  dans  tous  les 
asiles,  constitueraient  un  contrôle  assez  sérieux  et  assez 
fréquent  pour  qu'il  n'y  ait  plus  moyen  d'accuser  les  direc- 
teurs et  les  médecins  d'exercer  une  autorité  absolue,  omni- 
potente, sans  (  ontre-poids  ni  surveillance.  Elles  feraient  que 
des  abus  ne  pourraient  pas  se  continuer  encore  longtemps 
après  avoir  été  condamnés;  que  l'administration  supérieure 
serait  toujours  suffisamment  au  courant  des  incidents  de 
quelque  importance  survenant  dans  chaque  asile. 

Il  serait  très-difficile  que  le  but  que  nous  proposons  pût 
être  atteint  avec  le  personnel  actuel. Cependant,  d'une  part, 
la  plus  grande  fréquence  des  inspections  permettrait  sans 
doute  de  les  faire  en  moins  de  temps;  d'autre  part  la  durée 
des  tournées  de  chaque  inspecteur  pourrait  être  un  peu 
allongée,  en  sorte  que  chacun  d'eux  parvînt  à  visiter  chaque 
année  un  plus  grand  nombre  d'établissements  qu'aujour- 
d'hui. Malgré  cela,  ils  ne  pourraient  tout  faire,  et  leur  nom- 
bre devrait  être  augmenté.   C'est   encore  là  une  de  ces 


102  LÉGISLATION. 

nécessités  auxquelles  il  faudrait  bieil  se  pliëfj  si  là  loi 
l'exigeait. 

La  plus  grande  fréquence  des  inspections  est  l'améliora- 
tioh  qu'il  nous  paraîtrait  le  plus  urgent  d'introduire  dans 
cette  partie  du  service,  mais  elle  n'est  pas  la  seule.  Actuel- 
lement, croyons-nous,  chaque  inspecteur  ne  se  fend  dans 
un  asile  qu'en  vertu  d'une  délégation  spéciale  du  ministre, 
chaque  fois  renouvelée^  et  ne  s'appliqilant  qu'à  une  seule 
inspection.  A  défaut  de  cette  délégation  spéciale,  il  n'au- 
rait pas  le  droit,  à  strictement  parler,  d'être  admis  dans 
l'établissement,  ni  surtout  d'y  exercer  Une  surveillance  offi- 
cielle. Dans  maintes  circonstances,  il  y  aurait  grand  avantage 
à  lui  conférer,  au  lieu  de  cela;  une  délégation  permanente 
qui  lui  permettrait,  en  tout  temps,  de  se  porter  là  où  il 
croirait  que  sa  présence  est  nécessaire  pour  signaler  un  abus 
ou  proposer  une  amélioration. 

Enfin,  avons-nous  dit,  là  série  des  rapports  dés  inspec- 
teurs généraux  constitue  là  meilleure  histoire  du  service 
des  aliénés  et  des  asiles  qui  leur  sont  consacrés  ;  mais,  il  faut 
bien  le  reconnaître,  c'est  une  histoire  secrète,  caries  quel- 
ques lignes  insérées  chaque  année  dans  le  Livre-Bleu  hé 
peuvent  y  initier  d'une  manière  suffisante  tous  ceux  que  cela 
pourrait  intéresser.  En  Angleterre,  en  Belgique,  eii  Hollande 
aussi,  croyons-nous,  une  publication  spéciale  fait  connaître 
chaque  année  le  résumé  des  opérations  relatives  à  l'inspec- 
tion des  asiles.  Il  y  aurait  grand  avantage  à  ce  qu'une  pu- 
blication analogue  fût  faite  dans  notre  pays.  Sans  doute, 
tout  ce  que  les  inspecteurs  auraient  vu  et  fait  ne  pourrait 
être  livré  au  public,  et  certaines  affaires  devraient  rester  sé- 
crètes; mais  ce  sont  là  des  exceptions,  et  pour  le  grand 
nombre  la  publicité  ne  présenterait  que  des  avantages.  Cette 
série  de  documents  constituerait  un  ensemble  des  plus  in- 
structifs; elle  permettrait  la  comparaison  des  établissements 
les  uns  avec  les  autres,  faciliterait  l'imitation  des  bonnes 


SURVEILLANCE   t)E§   ASILES.  lttô 

choses;  ferait  connaître  les  mo^etis  employés  avec  succès 
pour  éviter  tel  âbus3  tourner  telle  difficulté;  elle  piquerait 
l'amour-  propre  des  administrations  locales,  des  conseils 
généraux,  et  serait,  à  bien  des  égards;  Une  source  de  pro- 
grès. 

Les  mesures  que  nous  proposons,  périodicité  annuelle  des 
inspections,  délégation  permanente  des  inspecteurs  géné- 
raux, publication  par  extraits  de  leurs  rapports,  destinées 
toutes  à  assurer  d'une  manière  plus  complète  la  surveillance 
des  asiles  et  à  contribuer  au  progrès  général  du  service,  de- 
vraient-elles être  prescrites  par  la  loi  elle-même,  ou  bien 
par  de  simples  décisions  ministérielles,  où  encore  par  des 
règlements  administratifs?  Nous  attacherions  assez  peu 
d'importance  au  procédé,  pourvu  que  la  chose  fût  faite.  Ce- 
pendant des  prescriptions  légales  nous  paraîtraient  préfé- 
rables, parce  qu'elles  auraient  plus  d'autorité  et  que  là  ga- 
rantie qui  en  résulterait  serait  plus  facilement  portée  à  la 
connaissance  du  publie.  On  ne  ferait  du  reste  en  cela 
qu'imiter  les  lois  étrangères  qui  Contiennent,  toutes,  les 
instructions  les  plus  précises  et  les  plus  détaillées  sur  le 
mode  de  surveillance  des  asiles. 

Après  aVoir  proposé  le  moyen  qui  nous  paraît  le  meiileûi! 
pour  perfectionner  cette  surveillance ,  nous  devons  dire 
quelques  mots  des  idées  récemment  émises,  sur  le  même 
sujet,  par  deux  auteurs  des  plus  compétents.  Bien  que  nous 
ne  partagions  pas  leurs  opinions,  c'est  pour  nous  un  devoir 
de  les  faire  connaître. 

L'administrateur  habile  qui,  sous  le  pseudonyme  de 
Stephan  Senhert  a  récemment  traité  la  question  des  alié- 
nés (1)  et  M.  J.  Falret,  dans  le  travail  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  pensent  tous  deux  que  la  surveillance  des  asiles 
laisse  à  désirer,  et  proposent  chacun  un  système  nouveau 
pour  remédiera  cette  insuffisance. 

(1)  Stephan  Senhert,  tes  aliénés,  lettre  à  un  député.  Paris,  1869. 


10  II  LÉGISLATION. 

Au  lieu  du  nombre  considérable  de  fonctionnaires  admis 
à  visiter  les  asiles,  je  voudrais,  dit  M.  Stephan  Senhert,  un 
contrôle  unique  exercé  «  par  une  commission  permanente, 
composée  de  trois  membres  soumis  à  l'élection,  un  excepté, 
et  renouvelables  tous  les  trois  ans.  J'y  ferais  entrer  un  mé- 
decin élu  par  le  corps  médical,  un  avocat  également  nommé 
par  son  corps,  de  la  même  manière  que  les  membres  de 
l'ordre,  enfin  un  magistrat  qui  serait  au  choix  du  procureur 
impérial  ou  de  la  cour.  J'affecterais  un  traitement  conve- 
nable à  cette  commission,  afin  que  chacun  de  ses  membres 
pût  lui  consacrer  tout  son  temps.  »  11  est  à  peine  nécessaire 
de  faire  ressortir  tes  difficultés  rie  réalisation  d'un  pareil 
projet.  Une  élection  serait  sans  doute  possible  pourun  avo- 
cat, de  la  manière  indiquée;  mais  il  n'en  serait  pas  de  même 
pour  un  médecin,  le  corps  médical  ne  formant  pas,  jusqu'à 
ce  jour,  un  collège  d'électeurs.  Admettons  même  que  le 
choix  fût  possible.  Où  trouverait-on  un  avocat  et  un  médecin 
ayant  des  connaissances  spéciales,  car  celles-ci  seraient  indis- 
pensables, et  présentant  des  garanties  de  haute  honorabilité, 
qui  voulussent  accepter  des  fonctions  absorbant  tout  leur 
temps,  quelque  bien  rétribuées  qu'elles  fussent,  si  au  bout 
de  trois  ans  ils  devaient  faire  place  à  d'autres?  Ni  la  pra- 
tique du  barreau,  ni  celle  de  la  médecine  ne  sauraient 
se  prêter  à  de  semblables  interruptions,  et  la  clientèle 
ainsi  abandonnée  aurait  bien  de  la  peine  à  se  reformer 
plus  tard. 

Cette  commission  devrait,  d'après  l'auteur,  exercer  la  sur- 
veillance dévolue  aux  magistrats  par  l'article  k  delà  loi,  et  y 
joindre,  au  moins  d'une  manière  officieuse,  les  fonctions  du 
curateur  prévu  par  l'article  38.  Sans  doute,  cela  serait  pos- 
sible; mais  ce  qui  rend  le  projet  impraticable  à  nos  yeux, 
c'est  la  difficulté  de  composer  la  commission.  Ajoutons  que 
l'auteur  paraît  ne  s'être  préoccupé  que  de  Paris,  et  qu'il  ne 
dit  rien  des  asiles  placés  en  dehors  du  département  de  la 


SURVEILLANCE  DES   ASILES.  105 

Seine.  Il  y  avait  là,  cependant,  une  question  qui  méritait 
d'être  traitée. 

M.  J.  Falret  s'est  à  la  fois  inspiré  du  projet  précédent  et 
de  ce  qui  se  passe  dans  certains  pays  voisins,  car  lui  aussi 
propose  «  d'instituer  en  France  une  commission  perma- 
nente ».  «  Cette  commission  devrait  réunir  dans  une  mesure 
convenable  l'élément  administratif,  l'élément  judiciaire  et 
l'élément  médical;  elle  pourrait  être  composée  de  cinq  ou 
sept  membres,  selon  l'importance  des  asiles  ou  des  départe- 
ments pour  lesquels  elle  serait  instituée;  elle  devrait  être 
permanente,  afin  de  donner  aux  membres  qui  en  feraient 
partie  le  temps  et  le  désir  d'étudier  sérieusement  les  ques- 
tions délicates  qu'ils  auraient  à  juger,  et  de  faire  en  quelque 
sorte  leur  éducation  spéciale;  les  membres  de  cette  com- 
mission devraient  être  convenablement  appointés,  afin  de 
pouvoir  se  consacrer  tout  entiers  à  leurs  fonctions,  et  ne 
pas  en  être  détournés  par  d'autres  occupations  plus  impor- 
tantes; enfin,  cette  commission  devrait  avoir  des  attributions 
étendues  pour  surveiller,  non-seulement  l'exécution  des 
lois,  mais  tout  ce  qui  concerne  le  régime  intérieur  et  l'ad- 
ministration des  asiles  d'aliénés,  sans  envahir  cependant  sur 
les  droits  des  commissions  de  surveillance  qui  existent  au- 
jourd'hui et  qui  devraient  être  conservées  (1).  » 

Quant  au  mode  de  nomination  des  membres  de  cette 
commission,  l'auteur  tenant  compte  des  difficultés  qui  em- 
pêcheraient, dans  l'état  actuel  de  notre  législation,  de  les 
faire  nommer  à  l'élection  par  leurs  pairs,  se  contenterait 
qu'ils  fussent  désignés,  jusqu'à  nouvel  ordre,  par  l'autorité 
administrative. 

«  Telle  est  »,  dit-il  en  terminant,  «  l'amélioration  pratique 
la  plus  importante  qu'il  conviendrait  d'apporter  à  la  loi  de 
1838.  » 

(1)  J.  Falret,  Rev.crit.  (Arch.  gén.  de  méd.  Octobre  1869,  p.  484). 


106  LÉGISLATION. 

Il  est  à  regretter  que  M.  J.  Falretj  d'ordinaire  si  clair  et 
si  précis,  n'ait  pas  plus  complètement  exposé  le  système 
qu'il  met  en  avant;  en  effet,  malgré  les  détails  que  nous 
venons  de  reproduire  textuellement,  les  lacunes  sont  nom- 
breuses, et  tout  n'est  pas  suffisamment  expliqué; 

Et  d'abord  M.  J.  Falret  veut-il  une  commission  perma- 
nente d'inspection,  unique  pour  toute  la  France,,  ou  bien  en 
veut-il  une  spéciale  pour  chaque  département,  voire  même 
pour  chaque  asile  ?  La  première  hypothèse  semble  résulter 
du  passage  suivant  :  «  On  pourrait  instituer  en  France  Une 
commission  d'inspection  qui  rendrait  de  véritables  ser- 
vices; »  La  seconde  parait  justifiée  par  cet  autre  passage; 
qui  se  trouve  huit  lignes  plus  bas  :  «  Elle  pourrait  être 
composée  de  cinq  ou  sept  membres,  selon  l'importance 
des  asiles  ou  des  départements  pour  lesquels  elle  serait 
instituée.  »  Quel  que  soit  celui  des  deux  systèmes  auquel 
M.  J.  Falret  serait  disposé  à  donner  la  préférence, 'il  ren- 
contrerait de  grandes  difficultés  d'exécution. 

Dans  le  premier  cas,  le  nombre  des  membres  de  la  com- 
mission serait  trop  peu  considérable  pour  qu'ils  pussent 
aller  ensemble  visiter  chaque  asile  chaque  année.  Il  fau- 
drait forcément  qu'ils  y  allassent  seuls;  et  alors  où  serait 
l'avantage  d'avoir  le  triple  élément  administratif,  judiciaire 
et  médical?  ou,  s'ils  y  allaient  ensemble,  il  faudrait  que 
chaque  établissement  ne  reçût  leur  visite  que  tous  les  trois 
ou  quatre  ans,  ce  qui  affaiblirait  beaucoup  leur  influence. 
Afin  que  chaque  asile  fût  inspecté,  chaque  année,  par  des 
représentants  des  trois  éléments  constitutifs  de  la  commis- 
sion, il  faudrait  que  le  nombre  de  ses  membres  fût  porté  à 
quinze  ou  vingt,  ce  qui  entraînerait  une  dépense  considé- 
rable qu'on  aurait  bien  de  la  peine  à  faire  admettre  au  bud- 
get de  l'État. 

Examinons  maintenant  la  seconde  hypothèse,  celle  d'une 
commission  spéciale  à  chaque  département  ou  à  chaque 


SURVEILLANCE   DES   ASILES.  107 

asile,  et  supposons-la  composée  de  cinq  membres  seule- 
ment. Afin  qu'ils  pussent  se  consacrer  uniquement  à  leurs 
fonctions,  il  faudrait  bien;  au  minimum,-  leur  allouer  des 
appointements  de  5000  francs  par  an  ;  médecins,  adminis- 
trateurs, magistrats,  né  pourraient  guère  se  contenter  de 
moins  pour  vivre  honorablement.  Quel  département,  quel 
asile  pourrait  s'imposer  ainsi  lihe  dépense  supplémentaire 
de  25  OtiO  francs?  En  outré,  quelles  fonctions  pourrait  rem- 
plir cette  commission,  saris  empiéter  sur  les  droits  des  com- 
missions de  surveillance  qui  existent  aujourd'hui  et  qui  de- 
vraient être  conservées,  alors  que  lés  attributions  qu'énumère 
M.  Falret  sont  précisément  celles  qui  sont  dévolues  à  ces 
commissions  de  surveillance?  Gomment  celles-ci,  qui  sont 
gratuites,  pourraient-elles  subsister  à  côté  des  autres  qui 
seraient  rétribuées  ? 

Voilà  bien  des  difficultés!  qui  surgissent  à  première  vue; 
et  qui  auraient  exigé  que  l'auteur  entrât  dans  des  détails  plus 
complets  sur  la  proposition  nouvelle  qu'il  mettait  en  avant. 

Le  projet  auquel  nous  nous  sommes  arrêté  nous  paraît 
plus"  simple,  plus  facile  à  réaliser;  moins  dispendieux; 
11  n'y  aurait  rien  de  nouveau,  rien  d'inconnu  à  organiser; 
mais  il  suffirait  seulement  de  développer  une  institution 
existant  déjà,  donnant  depuis  longtemps  d'excellents  résul- 
tats; et  si,  pour  y  réussir,  il  fallait  augmenter  dans  une  cer- 
taine mesure  le  nombre  des  inspecteurs  actuels;  cette  aug- 
mentation n'entraînerait  pas  une  dépense  aussi  considérable 
que  l'un  ou  l'autre  des  deux  projets  dont  nous  venons  de 
parler.  On  agirait  donc  plus  sûrement  et  à  moins  de  frais. 


108  LÉGISLATION. 

III 

Personnel  du  service  des  aliénés. 

Faciliter  le  bon  recrutement  du  personnel  médical  et  admi- 
nistratif des  asiles  publics  d'aliénés,  en  le  centralisant  tout 
entier  dans  les  mains  du  ministre  de  l'intérieur,  et  en  établis- 
sant, pour  ceux  qui  en  font  partie,  des  règles  uniformes  d'ad- 
mission, d'avancement  et  de  retraite. 

Il  va  de  soi  que,  dans  toute  administration,  l'une  des  con- 
ditions les  plus  essentielles  pour  obtenir  un  bon  service, 
c'est  d'avoir  un  bon  personnel. 

Il  est  tout  aussi  évident  que,  pour  qu'un  personnel  soit 
bon,  il  faut  que  les  fonctionnaires  qui  en  font  partie  soient 
choisis  avec  soin,  après  avoir  donné  des  preuves  de  leur 
aptitude  ;  qu'une  fois  nommés,  ils  soient  assurés  de  recevoir 
des  appointements  convenables,  d'obtenir  un  avancement 
progressif  en  rapport  avec  leur  mérite  et  les  services  qu'ils 
rendent,  et  d'avoir,  lorsque  l'âge  ou  les  infirmités  leur 
font  une  obligation  du  repos,  une  pension  de  retraite  qui 
les  mette  à  l'abri  du  besoin. 

Ces  conditions  sont-elles  réalisées  en  ce  qui  concerne  le 
personnel  du  service  des  aliénés? 

Nous  sommes  obligé  de  dire  qu'elles  ne  le  sont  pas 
complètement.  :  l'administration  supérieure  est  animée  des 
meilleures  intentions  ;  il  n'en  est  pas  de  plus  sérieusement 
bienveillante,  mais  elle  n'a  pas  l'autorité  dont  elle  devrait 
disposer  et  elle  n'est  pas  libre  de  faire  tout  le  bien  qu'elle 
voudrait. 

Nous  allons  montrer  ce  qui,  à  notre  avis,  laisse  à  désirer 
dans  l'organisation  actuelle,  et  ce  qu'on  pourrait  faire  pour 
y  porter  remède,  en  passant  successivement  en  revue  ce 
qui  concerne  les  nominations,  les  traitements,  l'avance- 
ment et  les  pensions  de  retraite. 


personnel  médical  et  administratif.  109 

Nominations. —  Lorsque  le  service  des  asiles  départemen- 
taux d'aliénés  fut  organisé  conformément  aux  termes  de 
la  loi  du  30  juin  1838  et  de  l'ordonnance  royale  du  18  dé- 
cembre 1839,  il  fallut  composer  tout  un  personnel  pour 
remplir,  dans  ces  établissements,  les  fonctions  de  médecins, 
de  directeurs,  d'économes,  de  receveurs.  Les  premiers 
surtout  avaient  besoin  de  connaissances  et  d'aptitudes 
spéciales  :  jusque-là  il  n'y  avait  guère  eu  de  médecins 
aliénistes  que  les  élèves  de  Pinel  et  d'Esquirol  ;  la  plupart 
occupaient,  à  Paris,  les  services  de  Charenton,  de  la  Sal- 
pêtrière  et  de  Bicêtre.  Quelques-uns  s'étaient  aussi  répandus 
en  province;  mais  ils  étaient  en  nombre  trop  restreint  pour 
suffire  à  tous  les  emplois. 

Pour  remplir,  avec  de  nouvelles  recrues,  ces  cadres 
insuffisants,  il  fallait  évidemment  apporter  une  unité  par- 
faite dans  la  direction  et  dans  l'esprit  qui  dirigeait  les 
choix.  Cela  fut  facile,  grâce  aux  termes  de  l'ordonnance 
mentionnée  plus  haut.  L'article  3  est  en  effet  ainsi  conçu  : 
«  Les  directeurs  et  les  médecins  en  chef  et  adjoints  seront 
nommés  par  notre  ministre  secrétaire  d'État  au  départe- 
ment de  l'intérieur,  directement  pour  la  première  fois,  et, 
pour  les  vacances  suivantes,  sur  une  liste  de  trois  candidats 
présentés  parle  préfet. 

»  Pourront  aussi  être  appelés  aux  places  vacantes,  con- 
curremment avec  les  candidats  présentés  par  le  préfet,  les 
directeurs  et  les  médecins  en  chef  ou  adjoints  qui  auront 
exercé  leurs  fonctions  pendant  trois  ans  dans  d'autres 
établissements  d'aliénés.  » 

L'article  13  dit  «  que  le  ministre  de  l'intérieur  pourra 
toujours  autoriser,  ou  même  ordonner  d'office  la  réunion 
des  fonctions  de  directeur  et  de  médecin,  et  que  ce  sera 
lui  qui  déterminera  le  traitement  du  directeur  et  du 
médecin  » . 

Grâce  à  ces  dispositions,  il    se  forma   rapidement  en 


||0  LÉGISLATION 

France  un  personnel  médical  spécial,  h  la  hauteur  de  la 
rpission  nouvelle  qu'il  avait  §.  remplir-  La  facilité  laissée  au 
ministre  d'appeler  aox  places  vacantes  des  fonctionnaires 
d'un  autre  établissement  de  même  nature,  permit  d'établir 
une  sorte  de  hiérarchie  entre  les  petits  asiles  et  les  grands. 
Les  médecins  adjoints  devinrent  la  pépinière  des  chefs  de 
service,  et  an-dessous  d'eux  il  se  forma  un  corps  d'élèves 
internes,  dont  un  certain  nombre  sont  devenus  à  leur  tour 
médecins  d'asiles. 

Ce  mode  de  choix  exercé  directement  par  le  ministre 
présentait  de  tels  avantages,  qu'il  se  substitua  d'une  ma- 
nière à  peu  près  complète  à  l'autre  système,  celui  cle  la 
nomination  aux  places  vacantes  sur  une  liste  de  candidats 
présentés  par  le  préfet. 

Comment,  en  effet,  ^  moins  de  confier  un  service  spécial 
aussi  important  à  des  médecins  n'ayant  aucune  connaissance 
des  maladies  mentales,  ni  du  traitement  à  leur  appliquer., 
aucune  habitude  des  aliénés  ni  de  la  gestion  des  asiles, 
comment,  lorsqu'il  se  présentait  une  place  à  remplir,  un 
préfet  aurait-il  pu  désigner  parmi  les  praticiens  voués  à  la 
pratique  ordinaire,  dans  son  déparlement,  trois  candidats 
ayant  quelque  titre  à  ces  fonctions  et  quelque  aptitude  à 
les  remplir  ? 

iV  moins  de  circonstances  tout  à  fait  exceptionnelles, 
cela  était  absolument  impossible,  les  asiles  étant  le  seul 
milieu  où  ce  choix  fût  facile.  Dès  lors,  ne  revenait-il  pas 
tout  naturellement  au  ministre,  qui,  parfaitement  renseigné 
sur  ce  qui  se  passait  dans  chaque  établissement,  ayant  des 
dossiers  détaillés  sur  chacun  des  fonctionnaires  qui  y 
étaient  attachés,  recevant  des  notes  de  l'inspecteur  général 
dont  l'action  s'exerçait  sur  tout  le  service,  était  k  même  de 
juger  en  connaissance  de  causé  les  médecins  qui  méritaient 
d'être  appelés  à  un  poste  plus  important,  les  anciens  élèves 
que  l'on  pouvait  élèvera  un  emploi  définitif?  Ces  éléments 


SERVICE  MÉDICAL  ET   ADMINISTRATIF.  111 

que  le  ministre  avait  tout  naturellement  entre  les  mains, 
les  préfets  n'auraient  pu  se  les  procurer  qu'indirectement, 
et  certes,  dans  aucune  branche  de  l'administration,  la  cen- 
tralisation n'était  plus  légitime,  dans  aucune  elle  ne  consti- 
tuait une  garantie  plus  essentielle  pour  le  service  lui-même 
et  pour  les  hommes  qui  en  étaient  chargés. 

Cependant  le  décret  de  décentralisation  du  25  mars  1852 
vint  malheureusement  compromettre  cet  état  de  choses, 
en  conférant,  entre  autres  attributions,  aux  préfets  la 
nomination  des  médecins  des  asiles  publics  d'aliénés. 

Cette  mesure  ne  pouvait  être  que  préjudiciable  aux  véri- 
tables intérêts  du  service,  et,  au  lieu  de  constituer  un  pro- 
grès, comme  la  plupart  des  modifications  opérées  par  le 
même  décret,  elle  fut  un  danger  pour  une  œuvre  en  bonne 
voie  de  développement,  mais  qui  avait  encore  à  se  perfec- 
tionner. Personne  ne  sentit  plus  vivement  ce  danger  que 
Ferrus,  qui  voyait  ainsi  compromis  le  bon  recrutement 
d'un  service  pour  l'organisation  duquel  il  avait  tant  fait,  et 
dont  mieux  que  personne  il  connaissait  les  exigences  et  les 
besoins. 

Le  ministre  fit  du  reste  tout  ce  qui  dépendait  de  lui 
pour  en  atténuer  les  inconvénients.  Dans  la  circulaire  du 
21  mai  1852,  servant  de  commentaire  au  décret  du  25  mars 
précédent,  il  consacra  à  cette  question  un  article  trop  juste 
et  trop  important  pour  que  nous  ne  le  reproduisions  pas 
en  entier. 

«  Vous  ne  perdrez  pas  de  vue.  dit-il,  monsieur  le  préfet, 
que,  pour  être  chargé  du  soin  de  traiter  les  maladies  men- 
tales, il  ne  suffit  pas  d'être  muni  d'un  diplôme  de  docteur  en 
médecine.  Vous  exigerez  des  praticiens  qui  veulent  entrer 
dans  cette  carrière,  qu'ils  justifient,  soit  d'un  stage  dans  un 
établissement  public  ou  privé,  soit  de  connaissances  toutes 
spéciales.  Lorsque  mes  prédécesseurs  avaient  à  nommer 
des  médecins  d'asiles  publics,  ils  prenaient  1-avis  de  MM.  les 


112  LÉGISLATION. 

inspecteurs  généraux  du  service  des  aliénés,  qui  seuls  sont 
à  portée  de  désigner  les  candidats  propres  à  bien  remplir 
ces  fonctions.  L'intervention  de  ces  fonctionnaires  me 
paraît  pouvoir  être  utilement  maintenue. 

»  Ainsi,  vous  me  donnerez  avis  des  vacances  auxquelles 
il  y  aurait  lieu  de  pourvoir,  et  je  demanderai  à  MM.  les 
inspecteurs  généraux  de  dresser  une  liste  de  candidats 
parmi  lesquels  il  vous  sera  loisible  de  choisir  les  titu- 
laires (1).  » 

C'était,  au  fond,  laisser  les  choses  à  peu  près  dans  le 
même  état  qu'avant,  et  ne  leur  faire  subir  qu'une  légère 
modification  de  forme.  Le  choix  des  candidats,  et  cela  était 
l'important,  restait  toujours  entre  les  mains  de  l'autorité 
centrale  ;  les  préfets  n'avaient,  en  général,  aucun  intérêt, 
ni  même  aucune  facilité  à  faire  un  choix  en  dehors  des 
candidats  qui  leur  étaient  présentés,  et  presque  invariable- 
ment ils  nommaient  celui  qui  figurait  le  premier  sur  la 
liste. 

Cependant,  ce  mode  dénomination,  qui  fonctionne  depuis 
1852,  n'est  pas  sans  graves  inconvénients.  D'abord  il  établit 
des  inégalités  sans  motif  plausible  et  des  difficultés  inutiles 
dans  les  nominations.  Les  médecins  seuls  sont  nommés 
par  les  préfets  ;  les  directeurs  continuent  à  être  nommés 
par  le  ministre.  Pour  les  directe,  rs-médecins  qui  exercent 
les  deux  fonctions  réunies,  la  première  des  deux  l'emporte 
et  laisse  leur  nomination  au  ministre.  Mais  dans  la  pratique, 
les  fonctions  de  directeurs,  de  directeurs-médecins  et  de 
médecins  en  chef  sont  assimilées  entre  elles  et  exercées 
souvent  par  les  mêmes  hommes;  le  même  fonctionnaire 
peut  passer  des  unes  aux  autres  et  réciproquement.  Ces 
changements  successifs  dans  la  carrière  d'un  même  fonc- 
tionnaire   devraient    dépendre   évidemment    d'un   même 

(1)  De  Walteville,  Législation  charitable,  t.  Il,  p.  191, 


TÈRSONNÉL  médical  et  administratif.  41 3 

chef,  et  c'est  ce  qui  n'a  pas  lieu;  il  est  nommé  à  certains 
de  ses  postes  par  le  ministre,  et  à  d'autres  par  le  préfet  ; 
telle  de  ses  nominations  lui  vient  directement  de  l'admi- 
nistration centrale,  et  telle  autre  doit  être  sollicitée  en 
provincepar  cette  administration  centrale,  qui  la  lui  envoie 
quand  elle  l'a  elle-même  obtenue. 

Mais  il  pouvait  arriver,  et  il  est  en  effet  arrivé  pis.  Malgré 
les  termes  du  décret  du  25  mars  1852,  qui  stipulent  que  les 
nominations  dont  les  préfets  sont  désormais  chargés  doi- 
vent être  faites  «  sur  la  présentation  des  divers  chefs  de 
service  »,  et  malgré  la  circulaire  du  21  mai,  certains  de  ces 
administrateurs  départementaux  ont  fait  des  nominations 
aux  fonctions  de  médecin  en  chef  d'asiles  importants 
sans  tenir  aucun  compte  de  la  liste  de  présentation  des 
inspecteurs.  Il  y  a  même  eu  tel  cas  où  le  traitement  de 
plusieurs  centaines  d'aliénés  s'est  trouvé  mis,  du  jour 
au  lendemain,  entre  les  mains  d'un  praticien  de  cam- 
pagne que  rîen,  absolument  rien,  n'avait  préparé  à  cette 
tâche. 

Signaler  de  pareils  faits,  c'est  démontrer  que  ce  système 
est  défectueux,  et  faire  voir  en  même  temps  que  le  remède 
serait  facile  à  trouver.  De  semblables  nominations,  si  elles 
se  multipliaient,  ne  seraient -elles  pas  en  effet  des  plus 
préjudiciables  pour  les  intérêts  des  aliénés,  et  ne  finiraient- 
elles  pas  par  compromettre  la  considération  du  corps  des 
médecins  aliénistes?  Ne  serait-il  pas  hautement  désirable 
que  toutes  les  nominations  des  directeurs,  médecins  en 
chef  et  médecins  adjoints,  sans  exception,  fussent  faites 
par  le  ministre  sur  la  présentation  des  inspecteurs  géné- 
raux ? 

Si  cette  mesure  était  adoptée,  il  en  est  une  autre  qui  la 
compléterait  de  la  manière  la  plus  avantageuse,  et  qu'en 
raison  de  son  importance  nous  appellerions  de  tous  nos 
vœux.  Ce  serait  que  la  présentation  par  les  inspecteurs 


114  LÉGISLATION. 

généraux  et  la  nomination  par  le  ministre  fussent  subor- 
données à  la  garantie  d'un  concours. 

Il  est  tout  naturel  que  dans  la  première  période  d'orga- 
nisation du  service  des  asiles  publics  d'aliénés,  l'admi- 
nistration ait  été  laissée  entièremement  libre  du  choix 
de  ses  fonctionnaires  ;  il  fallait  créer  de  toutes  pièces  un 
personnel  de  médecins  aliénistes  qui  n'existait  pas  en- 
core. 

Aujourd'hui,  il  n'en  est  plus  de  même;  les  asiles  forment 
un  grand  nombre  d'élèves;  une  proportion  sans  cesse  crois- 
sante, parmi  eux,  demande  à  rester  dans  l'administration; 
les  candidats  aux  fonctions  de  médecins  adjoints  sont  nom- 
breux, et  ils  le  seraient  encore  plus  si  le  corps,  au  lieu 
d'être  menacé  de  dissociation  et  d'amoindrissement  comme 
il  l'est  aujourd'hui,  puisait  une  nouvelle  vigueur  et  un  sur- 
croît de  vitalité  dans  la  centralisation  que  nous  réclamons. 
Dans  ces  conditions  il  serait,  nous  en  sommes  persuadé, 
possible  et  utile  de  relever  l'éclat  et  l'honorabilité  de  ces 
positions  en  les  soumettant  au  concours. 

Le  principe  du  concours  qui  est  appliqué  avec  tant  de 
succès  pour  l'entrée  dans  la  plupart  des  administrations 
publiques,  depuis  le  Conseil  d'État  jusqu'aux  agenls-voyers, 
est  particulièrement  fécond  en  bons  résultats  dans  le  corps 
médical. 

C'est  lui  qui  donne  une  si  grande  supériorité  aux  méde- 
cins et  chirurgiens  des  hôpitaux  de  Paris  ;  il  est  en  pratique 
dans  le  corps  de  santé  des  armées  de  terre  et  de  mer  pour 
dpnner  l'accès  aux  hôpitaux;  beaucoup  de  villes  de  pro- 
vince, Lyon,  Bordeaux,  Marseille,  Saint-Élienne,  etc.,  y  ont 
recours  pour  recruter  le  personnel  de  leurs  hôpitaux;  dans 
d'autres,  où  il  n'existe  pas  encore,  il  est  énergiquement 
réclamé. 

Nous  sommes  convaincu  qu'appliqué  au  recrutement  des 
médecins  adjoints  des  asiles  d'aliénés,  il  donnerait  les  meil- 


PERSONNEL   MÉDICAL   ET   ADMINISTRATIF.  115 

leurs  résultats.  Il  serait  facile  de  calculer  le  nombre  de  places 
de  médecins  adjoints  dont  l'administration  peut  disposer  en 
moyenne  chaque  année,  et  d'instituer,  entre  les  candidats 
qui  sollicitent  ces  places,  un  concours  à  la  suite  duquel  se- 
raient désignés,  en  nombre  égal  aux  -vacances  présumées, 
ceux  qui  seraient  successivement  appelés  à  les  remplir.  Si 
du  retour  annuel  de  ces  concours  il  résultait  que  parfois  un 
candidat  désigné  dût  attendre  quelques  mois  avant  d'être 
placé,  ou  qu'un  poste  dût  rester  quelques  mois  vacant  ou 
confié  à  un  intérimaire,  ce  seraient  là  de  médiocres  incon- 
vénients comparés  aux  avantages  très-sérieux  de  ce  système; 
aussi  appelons-nous,  sur  ce  point,  la  sollicitude  de  tous  ceux 
qui  peuvent  contribuer  à  faire  adopter  le  principe  de  ce 
concours. 

Une  fois  les  médecins  admis,  par  ce  procédé,  dans  le 
service  des  asiles,  il  serait  utile  d'entretenir  parmi  eux  l'es- 
prit d'émulation  scientifique  et  de  les  encourager  à  produire 
des  travaux  originaux.  Il  y  aurait  pour  cela  un  moyen  très- 
simple  et  très -facile  à  mettre  en  pratique.  Ce  serait  d'en- 
voyer à  l'Académie  de  médecine  une  copie  du  rapport  annue' 
qu'ils  sont  obligés  de  fournir  sur  la  gestion  de  leur  service, 
comme  cela  se  fait  pour  les  rapports  sur  les  épidémies, 
sur  les  maladies  régnantes,  sur  le  service  de  la  vaccine  et 
sur  celui  des  eaux  minérales.  Chaque  année  l'Académie  se 
ferait  rendre  compte  de  la  valeur  de  ces  rapports  et  elle 
décernerait  aux  meilleurs  d'entre  eux  quelques  distinctions 
honorifiques. 

Traitements  et  avancement.  —  Le  décret  du  25  mars  1852 
n'avait  pas  modifié  l'article  14  de  l'ordonnance  du  18  dé- 
cembre 1839  attribuant  au  ministre  la  fixation  des  appoin- 
tements des  directeurs  et  des  médecins.  Pendant  les  pre- 
mières années,  cette  fixation  ne  présenta  rien  d'uniforme, 
et  varia  suivant  les  localités,  comme  la  plupart  des  autres 
conditions  propres  à  chaque  asile.  Mais  après  la  circulaire 


116  'législation. 

du  20  mars  1857  qui  imposait  à  tous  les  asiles  publics  un 
même  règlement,  et  qui  soumettait  toutes  les  branches  de 
leur  administration  à  une  unité  parfaite,  il  était  tout 
naturel  de  régulariser  la  position  des  chefs  de  ces  établisse- 
ments. C'est  ce  qui  fut  fait  par  un  décret  impérial  en  date 
du  21  mars  4  858.  Ce  décret,  inséré  au  Bulletin  des  lois,  éta- 
blit pour  les  directeurs,  directeurs-médecins  et  médecins 
en  chef  des  asiles  publics  d'aliénés,  quatre  classes  recevant 
6000,  5000,  ZiOOO  et  3000  francs  d'appointements  annuels, 
et  pour  les  médecins  adjoints,  trois  classes  recevant  2500, 
2000  et  1800  francs  par  an.  Trois  années  passées  dans  une 
classe  sont  nécessaires  pour  permettre  la  promotion  à  la 
classe  supérieure. 

Le  6  juin  1863,  un  autre  décret,  motivé  par  l'extension 
progressive  du  service,  établissait  un  nouveau  classement 
qui  se  distinguait  du  précédent  par  la  création  d'une 
'lre  classe  de  directeurs  et  de  médecins  recevant  7000  francs 
par  an,  et  par  une  légère  augmentation  accordée  aux  deux 
premières  classes  de  médecins  adjoints. 

Ces  mesures  étaient  excessivement  favorables  au  per- 
sonnel médical  des  asiles  d'aliénés  ;  sans  doute  des  appoin- 
tements de  6  à  7000  francs,  même  en  y  ajoutant  les  avan- 
tages en  nature  dont  ils  sont  accompagnés,  c'est-à-dire  le 
logement,  le  chauffage,  l'éclairage,  et  ordinairement  la 
jouissance  d'un  jardin,  ne  constituent  pas  une  position 
pécuniaire  comparable  à  celle  que  la  clientèle  privée  pro- 
cure au  petit  nombre  de  médecins  qui  parviennent  au 
summum  de  la  vogue  et  delà  réputation.  Mais,  par  contre, 
combien  de  praticiens  honorables  sont  obligés  de  se  vouer 
à  une  vie  de  fatigues  et  de  sacrifices  perpétuels  pour 
n'arriver  qu'à  des  résultats  beaucoup  moins  satisfaisants  ! 
En  outre  ces  situations  présentaient  des  garanties  sérieuses 
pour  le  présent  et  une  sécurité  relative  pour  l'avenir,  ainsi 


PERSONNEL   MÉDICAL    ET   ADMINISTRATIF.  117 

que  nous  le  dirons  tout  à  l'heure  en  parlant  des  pensions 
de  retraite. 

■  Ces  garanties,  cette  sécurité  n'existent  plus.  Une  nou- 
velle étape  parcourue  dans  la  voie  d'une  décentralisation 
que  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  considérer  comme 
très-regrettable,  est  venue  récemment  les  compromettre. 

La  loi  du  18  juillet  1866  a  conféré  aux  conseils  généraux 
un  certain  nombre  d'attributions  nouvelles,  parmi  les- 
quelles figure  le  vote  du  budget  des  asiles  publics  d'aliénés. 
Jusque-là  le  conseil  général  était  appelé,  chaque  année,  à 
voter  la  somme  nécessaire  pour  payer  à  l'asile  la  pension 
des  aliénés  indigents  traités  aux  frais  du  département  ; 
mais  le  budget  de  l'asile  était  arrêté  par  le  ministre.  C'est 
cette  dernière  attribution  qui,  par  la  loi  dont  nous  parlons, 
a  été  transférée  aux  conseils  généraux, 

Il  résulte  de  cette  mesure  une  grave  difficulté  en  ce  qui 
concerne  le  traitement  des  directeurs  et  des  médecins. 

D'une  part,  en  effet,  en  vertu  de  l'ordonnance  royale  du 
18  décembre  1839  et  du  décret  du  6  juin  1863,  que  rien 
n'a  abrogés,  le  ministre  continue  à  conférer  à  ces  fonc- 
tionnaires telle  ou  telle  classe  de  leur  grade. 

D'autre  part,  leurs  appointements  sont  payés  sur  le  bud- 
get des  asiles,  et  celui-ci  étant  arrêté  par  les  conseils  gé- 
néraux, il  faut  que  ces  conseils  votent  le  montant  de  ces 
appointements,  et  ils  ne  se  considèrent  pas  toujours  comme 
obligés  d'accorder  le  chiffre  qui  correspond  à  la  classe  con- 
férée par  le  ministre. 

Sans  doute,  jusqu'ici,  ces  assemblées  ont  accepté  la  plu- 
part des  propositions  qui  leur  ont  été  faites  ;  mais  cepen- 
dant des  litiges  se  sont  déjà  élevés.  Dans  tel  département, 
le  conseil  général  a  fait  des  difficultés  à  l'occasion  de  la 
nomination,  dans  un  asile,  d'un  directeur  d'une  classe  plus 
élevée  que  le  précédent  titulaire,  et  a  refusé  d'autoriser  le 
surcroit  de  dépenses  qui  devait  en  résulter;  le  fonctionnaire 


118  LÉGISLATION. 

ainsi  mis  en  question  a  souffert,  dans  ses  intérêts  et  dans  sa 
dignité  ;  l'administration  supérieure,  faute  de  moyens  lé- 
gaux pour  trancher  une  situation  aussi  fausse,  résultant 
d'attributions  contradictoires  conférées  à  des  autorités  dif- 
férentes, a  dû  opérer  de  nouvelles  mutations.  L'application 
de  la  loi  est  toute  récente,  et  déjà  les  difficultés  surgissent. 
Il  n'est  pas  douteux  qu'elles  ne  se  multiplient  dans  l'avenir 
et  qu'elles  ne  tendent  à  désorganiser  le  service  en  en- 
travant les  mutations  de  personnel  et  en  mettant  obstacle 
aux  avancements  les  plus  légitimes,  à  moins  qu'une  dispo- 
sition nouvelle  n'impose  aux  conseils  généraux  l'obligation 
de  laisser  figurer  dans  le  budget  des  asiles  les  traitements 
revenant  aux  directeurs  et  aux  médecins,  d'après  la  classe 
de  leur  grade  à  laquelle  ils  appartiennent. 

Pensions  de  retraites.  —  Dans  le  principe,  les  fonction- 
naires des  asiles  d'aliénés  n'acquéraient  par  leurs  services, 
quelque  prolongés  qu'ils  fussent,  aucun  droit  à  une  pension 
de  retraiie.  Quelques  établissements  importants  avaient  bien 
l'habitude,  lorsque  l'un  de  ces  fonctionnaires  étaitvaincu  par 
l'âge  ou  les  infirmités,  de  lui  accorder  un  secours  ;  mais  ce 
n'était  qu'une  générosité  facultative,  ne  reposant  sur  aucun 
droit. Cet  avantage  du  reste  ne  pouvait  être  accordé  qu'àceux 
qui  avaient  été  attachés  pendant  très-longtemps  à  un  même 
établissement;  ceux,  au  contraire,  qui  avaient  occupé  des 
postes  dans  plusieurs  asiles  différents  ne  pouvaient  y  pré- 
tendre. 

Plusieurs  tentatives  avaient  été  faites  pour  remédier  à  cet 
état  de  choses,  en  obtenant  que  les  fonctionnaires  des  asiles 
obtinssent  le  bénéfice  des  retraites  civiles;  on  avait  aussi 
proposé  de  fonder  pour  eux  un  service  spécial  de  retraites, 
dont  les  fonds  auraient  été  centralisés  et  administrés  dans 
la  caisse  d'un  des  asiles  les  plus  importants. 

Geà  deux  propositions  ne  purent  être  adoptées,  mais  la 
question  reçut  néanmoins  une  solution. 


PERSONNEL   MÉDICAL   ET   ADMINISTRATIF.  119 

En  1856,  le  conseil  général  du  département  de  la  Seine- 
Inférieure  prit  une  délibération  favorable  à  l'adjonction  des 
fonctionnaires  et  employés  des  deux  asiles  du  département 
aux  charges  et  bénéfices  de  la  caisse  départementale  des 
retraites.  Un  décret  du  21  juillet  1858  rendit  cette  délibé- 
ration exécutoire,  en  spécifiant  toutefois  qu'en  cas  de  change- 
ment de  résidence  des  directeurs  ou  des  médecins,  le  mon- 
tant des  retenues  opérées  sur  leur  traitement  devrait  être 
versé  à  la  caisse  des  départements  où  ils  seraient  appelés. 

Cette  condition  était  indispensable  pour  que  ces  fonc_ 
tionnaires  ne  fussent  pas  obligés,  au  risque  de  perdre  tout 
droit  à  leur  retraite,  de  consommer  leur  carrière  tout  en- 
tière dans  l'établissement  où  ils  auraient  été  appelés  pour 
leurs  débuts. 

Le  département  de  la  Seine-Inférieure,  qui  s'est  toujours 
distingué  par  sa  libéralité  pour  la  cause  des  aliénés  et  pour 
les  fonctionnaires  de  ce  service ,  venait  de  donner  un 
exemple  utile  que  l'administration  centrale  s'empressa  de 
recommander  aux  autres  départements.  Dans  tous  ceux  qui 
possédaient  des  asiles  publics,  elle  invita  les  conseils  géné- 
raux à  prendre  des  décisions  semblables.  La  plupart  y  con- 
sentirent, et  en  quelques  années  le  personnel  supérieur  de 
presque  tous  les  asiles  se  trouva  adjoint  à  une  caisse  dé- 
partementale de  retraites.  Malheureusement  les  statuts  de 
ces  caisses  ne  sont  pas  uniformes;  elles  présentent  certaines 
variantes  dans  le  mode  de  compter  les  années  de  service  et 
d'établir  les  pensions,  dans  le  nombre  d'années  de  séjour 
exigées,  dans  la  portion  de  pension  réversible  sur  la  veuve 
et  les  enfants  mineurs,  etc.  Il  en  résulte  que  pour  tel  direc- 
teur ou  médecin  un  changement  de  résidence  peut  modifier 
les  chances  de  ressources  pour  l'avenir  ou  même  imposer 
une  prolongation  de  service  que  rien  ne  faisait  prévoir. 

Cet  inconvénient  n'est  pas  le  seul  auquel  il  est  exposé.  Par 
exemple,  la  maison  deCharenton  appartenant  directement 


120  LÉGISLATION. 

à  l'Etat  et  n'ayant  de  liens  avec  aucune  caisse  départemen- 
tale, un  fonctionnaire  ne  pouvait  y  être  appelé  d'un  autre 
asile,  comme  cela  arrive  parfois,  sans  perdre  la  totalité  de 
ses  droits  à  la  retraite  déjà  acquis  et  les  retenues  qu'il  avait 
subies  pendant  toute  sa  carrière.  Il  est  vrai  que,  pour  re- 
médier à  ce  qui  eût  été  un  flagrant  déni  de  justice,  un  dé- 
cret récent  a  modifié  cet  état  de  choses  et  a  ordonné  qu'en 
pareil  cas  les  retenues  accumulées  dans  une  caisse  départe- 
mentale pourraient  être  versées  dans  celle  de  Gharenton  ; 
mais  cette  mesure  est  encore  incomplète,  et  il  n'eût  été 
que  juste  de  permettre  réciproquement  le  transport  de  ces 
fonds  de  la  caisse  de  Gharenton  dans  celles  d'un  départe- 
ment. Le  cas  de  le  faire  ne  s'est  pas  encore  présenté,  mais 
il  peut  surgir  d'un  jour  à  l'autre,  et  l'on  se  trouvera  alors 
en  présence  d'une  difficulté  contre  laquelle  il  eût  été  aisé 
de  se  prémunir. 

Ce  que  chaque  décret  a  stipulé  pour  les  directeurs  et  les 
médecins,  il  ne  l'a  pas  fait  pour  les  autres  fonctionnaires  des 
asiles,  en  sorte  que  receveur,  économe,  secrétaire,  surveil- 
lant en  chef,  sont  indissolublement  liés  à  l'établissement  où 
ils  sont  une  fois  entras,  ou  du  moins  ne  peuvent  changer 
qu'en  perdant  tous  leurs  droits  acquis,  toutes  leurs  retenues 
accumulées.  Il  serait  très-utile  qu'il  pût  en  être  autrement, 
pour  les  économes  surtout.  Pour  leurs  fonctions,  en  effet,  il 
ne  peut  y  avoir  d'autre  école  que  les  asiles  eux-mêmes,  et 
lorsqu'une  vacance  se  produit  dans  un  asile  très-important, 
il  serait  bon  de  pouvoir  y  appeler  un  homme  formé  par 
l'exercice  des  mêmes  fonctions  dans  un  établissement  moins 
considérable,  aulieu  de  nommer,  comme  cela  a  lieu  presque 
forcément  aujourd'hui,  un  homme  entièrement  neuf,  qui 
n'a  pas  la  moindre  notion  de  ce  qu'il  va  avoir  à  faire,  et  qui 
se  trouvant  d'emblée  en  présence  des  difficultés  toutes 
nouvelles  d'un  service  surchargé,  reste  souvent,  toute  sa 
vie,  étranger  à  certains  côtés  de  ses  fonctions,  qui  lui  au- 


PERSONNEL   MÉDICAL   ET   ADMINISTRATIF.  121 

raient  été  familiers,  s'il  avait  pu  s'y  former  progressi- 
vement. 

Mais  nous  avons  encore  à  signaler  un  défaut  plus  grave 
d'organisation.  Les  inspecteurs  généraux  sont  les  fonction- 
naires les  plus  élevés  du  personnel  des  asiles;  leur  position 
est  le  couronnement  de  cette  carrière.  Le  décret  du  15 
janvier  1852,  relatif  à  l'organisation  du  corps,  stipule  à  l'ar- 
ticle \k  qu'ils  devront  être  nommés  parmi  les  docteurs  en 
médecine  ayant  exercé  des  fonctions  dans  des  asiles  d'a- 
liénés, et  l'article  17  ajoute  qu'ils  sont  soumis  aux  rete- 
nues pour  profiter  du  bénéfice  des  lois  et  règlements  sur 
les  retraites.  Et  cependant,  croirait-on  que  lorsque  un  mé- 
decin ou  un  directeur  d'asile  est  promu  à  ces  fonctions  su- 
périeures, tout  le  temps  qu'il  a  déjà  consacré  au  service  des 
aliénés  est  comme  non  avenu,  au  point  de  vue  de  la  retraite, 
et  qu'il  doit  recommencer  à  subir  de  nouvelles  retenues  à 
un  âge  où  il  peut  être  à  peu  près  certain  de  ne  jamais  en 
profiter. 

Et  comment  s'explique  cette  anomalie  criante?  Parce  que 
dans  ses  anciennes  fonctions  il  était  adjoint  à  une  caisse 
départementale,  tandis  que  dans  ses  nouvelles  il  est,  comme 
fonctionnaire  du  ministère  de  l'intérieur,  tributaire  de  la 
caisse,  de  ce  ministère,  et  qu'entres  les  deux  il  n'existe 
aucun  lien  qui  autorise  la  réversibilité  des  fonds  de  l'une 
dans  l'autre. 

Nous  pensons  avoir  justifié  ce  que  nous  disions  au  com- 
mencement de  cet  article  et  avoir  montré  comment  les 
meilleures  intentions  de  l'administration  supérieure,  seule 
compélcnte  dans  cet  ordre  de  questions,  sont  paralysées 
par  des  dispositions  légales  contradictoires  et  des  obstacles 
réglementaires  qui  n'ont  aucune  raison  d'être.  Ayons  le 
courage  de  le  dire,  au  risque  de  nous  mettre  en  travers  d'un 
courant  d'idées  qui  paraît   aujourd'hui   général,  la  dé.cen" 


122  LÉGISLATION. 

tralisation  est  sans  doute  fort  bonne  à  bien  des  égards,  mais 
elle  ne  l'est  pas  à  tous;  et  en  ce  qui  concerne  le  service  des 
aliénés,  elle  est  très-regrettable. 

Rien  n'est  pire  que  cette  situation  indécise  qui  met  le 
personnel  à  moitié  sous  la  dépendance  du  ministre,  et  à 
moitié  sous  celle  des  autorités  départementales;  en  se  pro- 
longeant elle  fera  reculer  de  plus  en  plus  sur  la  voie  des 
progrès  si  laborieusement  parcourue  jusqu'ici,  et  aboutira 
à  la  désorganisation  et  à  l'anarcbie  d'un  service  qui  répond 
à  un  besoin  de  premier  ordre  et  qui  aurait  besoin  d'être 
soutenu  et  encouragé.  Cette  situation  appelle  donc  une  ré- 
forme, et  tôt  ou  tard  la  force  des  cboses  la  rendra  néces- 
saire. Mais  il  y  aurait  grand  avantage  à  ce  que  le  mal  com- 
mencé n'allât  pas  trop  loin,  et  à  ce  que  le  remède  fût 
promptement  appliqué. 

Celui  que  nous  proposons  consisterait  à  centraliser  en- 
tièrement le  personnel  des  asiles  d'aliénés  entre  les  mains 
de  l'autorité  supérieure;  à  rendre  au  minisire  de  l'intérieur 
la  nomination  des  médecins  et  à  lui  attribuer  celle  des  re- 
ceveurs et  des  économes  ;  à  établir  des  règles  fixes  et  uni- 
formes pour  la  rénumération  et  l'avancement  de  tous  ces 
fonctionnaires  ;  à  les  adjoindre  tous,  ainsi  que  les  employés 
et  préposés  sous  leurs  ordres,  à  une  seule  et  même  caisse 
de  retraites,  caisse  centrale  reliée  par  un  principe  de  ré- 
versibilité mutuelle  avec  celle  de  la  maison  de  Charenton,  et 
avec  celle  qui  reçoit  les  retenues  subies  par  les  inspecteurs 
généraux.  Alors  seulement;  le  service  serait  fortement  orga- 
nisé, et  offrirait  assez  d'avantages  et  de  sécurité  pour  que 
hommes  instruits  et  capables  cherchassent  en  nombre  suffi- 
sant à  y  entrer,  et  pour  que  le  personnel  pût  se  recruter 
d'une  manière  vraiment  satisfaisante. 


DÉFENSE    DES    ALIÉNÉS.  123 

IV 

Dépense  des  aliénés. 

Favoriser  le  placement  hâtif  des  aliénés  indigents,  et  par  là 
le  traitement  de  leur  maladie  avant  qu'elle  ne  soit  devenue  incu- 
rable, en  exonérant  les  communes  d'une  partie  de  la  dépense  à 
leur  charge  toutes  les  fois  que,  par  le  soin  des  autorités  commu- 
nales, le  placement  aura  lieu  à  une  époque  très-rapprochée  du 
début  de  l'affection. 

C'est  à  la  fois  dans  un  but  d'humanité  et  d'économie  que 
nous  proposons  ici  une  modification  à  la  troisième  section 
de  la  loi  du  30  juin  1838  qui  règle  la  dépense  du  service  des 
aliénés,  et  notamment  à  l'article  28,  qui  porte  que  pour  les 
aliénés  indigents,  cette  dépense  sera  payée  par  le  départe- 
ment, avec  le  concours  de  la  commune  où  le  malade  a  son 
domicile. 

Cette  charge,  sans  cesse  croissante  par  suite  de  l'aug- 
mentation progressive  de  la  population  des  asiles,  est  deve- 
nue très-onéreuse  pour  les  départements,  et  toute  mesure 
propre  à  la  réduire  ou  à  la  rendre  stationnaire  devrait  être 
accueillie  avec  faveur.  Or  une  des  principales  causes  de 
cette  augmentation  de  charges  consiste,  cela  n'est  pas 
douteux,  dans  l'entrée  aux  asiles  d'un  grand  nombre  d'a- 
liénés dont  l'affection  est  déjà  ancienne  et  est  devenue 
incurable  à  cause  de  cette  ancienneté  même.  Ce  ne  sont 
plus  des  malades  à  traiter  avec  l'espoir  légitime  de  les 
guérir  au  bout  de  quelques  mois  ;  ce  sont  des  infirmes  à 
nourrir  et  à  entretenir  toute  leur  vie. 

Rien,  en  effet,  n'est  mieux  établi,  dans  l'étude  des  mala- 
dies mentales,  que  la  grande  fréquence  relative  des  gué- 
risons,  lorsque  la  maladie  est  traitée  à  une  époque  très- 
rapprochée  de  son  début,  et  la  proportion  de  plus  en  plus 


124  LÉGISLATION. 

faible  de  ces  guérisons  à  mesure  que  le  commencement  du 
traitement  s'éloigne  davantage  de  ce  début.  Toutes  les 
statistiques  sont  unanimes  à  cet  égard  ;  aussi  nous  conten- 
terons-nous de  citer  celle  du  docteur  Thurnam,  dont  le 
travail  sur  cette  question  passe  à  juste  titre  pour  l'un  des 
meilleurs.  II  montre  que  sur  les  aliénés  mis  en  traitement 
dans  les  asiles,  dans  les  premiers  mois  de  la  maladie,  les 
quatre  cinquièmes  sont  rendus  a  la  santé.  Si  au  contraire  le 
traitement  ne  commence  qu'au  bout  de  douze  mois  de 
maladie,  il  n'y  a  plus  qu'une  moitié  de  malades  de  cu- 
rables (1). 

Sans  doute,  des  résultats  aussi  favorables  ne  sauraient 
être  espérés  à  Paris,  ni  dans  les  grands  centres  industriels, 
où  tant  d'aliénés  sont  atteints  de  folie  paralytique,  maladie 
qui,  dès  le  début,  peut  être  considérée  commeconstamment 
incurable;  mais,  abstraction  faite  de  cette  affection,  la 
statistique  du  docteur  Thurnam  peut  être  considérée  comme 
approximativement  exacte. 

Un  autre  fait  non  moins  bien  établi,  c'est  que  les  gué- 
risons sont  de  beaucoup  plus  fréquentes  dans  les  premiers 
mois  de  traitement  que  par  la  suite.  C'est  ainsi  que  d'après 
la  statistique  générale  de  France,  sur  les  13687  guérisons 
obtenues  dans  les  asiles  de  1856  à  1860,  il  y  en  a  eu  61,76 
pour  100  qui  se  sont  produites  dans  les  premiers  six  mois 
de  traitement,  et  plus  de  80  pour  100  dans  la  première 
année. 

On  peut  donc  affirmer  que  toutes  les  fois  que  l'on  place 
dans  un  asile,  dès  le  début  de  l'affection,  un  aliéné  non 
paralytique,  il  y  a  de  grandes  chances  :  1°  pour  qu'il  gué- 
risse; 2°  pour  qu'il  guérisse  en  quelques  mois  ;  3°  pour  que, 
par  conséquent,  son  traitement  soit  peu  coûteux.  Au  con- 
traire, si  l'on  néglige  de  le  placer  à  temps,  il  deviendra 

(1)  Laycock,  Journal  of 'mental science.  Octobre,  1869. 


DEPENDE  DES  ALIENES.  12a 

incurable,  ce  qui  sera  à  la  fois  :  une  calamité  pour  lui  et  pour 
sa  famille,  une  perte  pour  le  corps  social,  une  charge  pé- 
cuniaire pour  le  département  auquel  incombera  la  dépense 
de  son  entretien. 

Les  départements  auraient  donc  un  intérêt  capital  à 
obtenir  que  ceux  des  habitants  de  leur  territoire,  qui  de- 
viennent aliénés,  soient  amenés  sans  retard  à  l'asile,  afin 
d'y  être  promptement  traités  et  le  plus  souvent  guéris.  Mais 
l'autorité  départementale,  quelque  intéressée  qu'elle  soit 
aux  placements  hâtifs,  ne  possède  par  elle-même  aucun 
moyen  de  les  faire  effectuer;  elle  s'étend  en  effet  sur  une 
population  trop  nombreuse,  elle  n'est  pas  en  rapports  assez 
intimes  avec  les  habitants,  elle  ne  sait  pas  assez  bien  ce  qui 
se  passe  dans  chaque  localité  pour  être  bien  au  courant  des 
cas  de  folie  qui  se  déclarent.  Elle  pourrait,  il  est  vrai,  être 
renseignée  à  cet  égard  par  les  autorités  communales  qui 
sont,  elles,  parfaitement  à  même  de  tout  connaître  et  de 
tout  lui  dire;  mais  celles-ci,  trompées  par  un  faux  calcul, 
croient  trop  souvent  avoir  intérêt  à  se  taire.  Comme  la 
commune  est  tenue  de  fournir  son  concours  à  la  dépense 
de  ses  aliénés,  toute  admission  à  l'asile  est  redoutée  par  le 
maire  et  le  conseil  municipal,  à  cause  du  surcroît  de 
charge  qui  doit  en  résulter;  on  recule  le  plus  longtemps 
possible  devant  cette  mesure,  et  par  un  esprit  d'économie 
aussi  étroite  qu'inhumaine,  on  ne  s'y  résout  qu'à  la  dernière 
extrémité,  et  souvent  alors  que  des  malheurs  irréparables 
ont  été  la  conséquence  de  ce  retard. 

Ces  inconvénients  disparaîtraient  si  le  département 
pouvait  trouver  le  moyen  d'intéresser  la  commune  elle- 
même  aux  placements  hâtifs.  Ce  moyen  existe  ;  il  est  mis 
en  pratique  depuis  une  trentaine  d'années  dans  un  pays 
voisin,  il  y  donne  de  très-bons  résultats,  et  rien  ne  serait 
plus  facile  que  de  l'introduire  chez  nous. 

Les  statuts   de  l'asile  d'Illenau,  qui,  dans  le  grand-du- 


126  LÉGISLATION. 

ché  de  Bade,  représentent  notre  loi  spéciale  sur  les  aliénés, 
offrent,  en  effet,  une  prime  à  l'entrée  hâtive  des  malades, 
en  accordant  aux  pauvres  dont  l'admission  s'effectue  dans 
les  premiers  six  mois  de  l'invasion  de  la  folie  l'exemption 
de  toute  rétribution  pendant  les  premiers  six  mois  de  leur 
séjour  dans  l'établissement  (1). 

Il  serait  très-facile  d'instituer  chez  nous  quelque  chose 
d'analogue.  Il  suffirait  pour  cela  d'exonérer  la  commune, 
pendant  six  mois,  du  concours  au  payement  de  la  dépense 
de  tout  aliéné  qui  aurait  été  placé,  sur  la  demande  du 
maire,  dans  les  premiers  six  mois  de  sa  maladie. 

Au  lieu  d'avoir  un  intérêt  apparent  à  attendre  le  plus 
longtemps  possible,  avant  de  demander  le  placement  d'un 
aliéné,  la  commune  aurait  alors  tout  avantage  à  se  hâter, 
car  elle  serait  sûre  de  ne  rien  payer  pendant  une  période 
qui  le  plus  souvent  suffirait  à  obtenir  la  guérison.  Celle-ci 
n'entraînerait  donc  pour  elle  aucun  frais. 

Le  département  y  trouverait  aussi  une  économie  réelle  ; 
car  il  serait  moins  dispendieux  pour  lui  d'acquitter  pen- 
dant six  mois  la  dépense  totale  d'un  aliéné  curable,  que 
d'avoir  à  supporter  ensuite  indéfiniment  la  charge  d'un 
incurable,  même  allégée  du  concours  de  la  commune. 

Cette  mesure  serait  simple,  d'une  prescription  et  d'une 
exécution  faciles,  et  produirait  des  avantages  certains.  Nous 
la  recommandons  donc  avec  instances  aux  législateurs 
chargés  de  réviser  la  loi  de  1838. 


(1)  J.  P.  Falret,  Visite  à  l'établissement  d'aliénés  d'Illenau  près 
Achern  (Annales,  médico-psychologiques,  1845,  t.  V,  p.  441),  et  Des 
maladies  mentales  et  de's  asiles  d'aliénés.  Paris,  1864,  p.  601. 


GESTION   DES   BIENS   DES  ALIÉNÉS.  127 

V,  VI,  VII,  VIII 

Gestion  des  biens  des  aliénés. 

Etendre  aux  biens  des  aliénés  non  indigents,  placés  dans  les 
asiles  privés,  le  bénéfice  de  l'administration  provisoire,  fonction- 
nant d'emblée,  sans  attendre  les  dé  lais  inséparables  d'un  jugement 
spécial  à  chaque  cas,  après  entente  préalable  du  conseil  de 
famille. 

Ordonner  que  le  mari  sera  de  droit  V administrateur  provisoire 
des  biens  de  sa  femme  non  interdite  et  placée  dans  un  asile. 

Ordonner  que  le  mobilier  ne  pourra  jamais  être  vendu  sans 
qu'une  enquête  ait  constaté  Vétat  mental  actuel  de  l'aliéné 
séquestré. 

Rendre  V action  du  curateur  plus  fréquente  et  plus  efficace. 

La  loi  du  30  juin  1838,  après  s'être  occupée  de  la  per- 
sonne même  des  aliénés  et  de  la  dépense  causée  par  eux,  a 
dû  pourvoir  à  la  défense  de  leurs  intérêts  et  à  la  gestion 
de  leurs  biens.  Elle  y  a  consacré  9  articles  (31  à  40);  la 
longueur  des  débats  auxquels  la  discussion  de  ces  articles 
a  donné  lieu,  dans  les  chambres,  montre  assez  combien  la 
question  était  importante  et    difficile  à  régler. 

Tel  qu'il  est  organisé,  le  système  institué  par  la  loi  fonc- 
tionne et  rend  de  précieux  services;  il  paraît  avoir  trouvé 
grâce  devant  la  plupart  des  adversaires  de  la  loi,  car  les 
plus  acharnés  d'entre  eux  sont  muets  à  son  égard.  Quel- 
ques critiques  ont  cependant  été  formulées,  notamment 
par  MM.  Hue  (1)  et  Tanon  (2),  et  nous  croyons  qu'il  y  en 
aurait  eu  davantage,  si  ces  questions  avaient  été  l'objet 
d'une  étude  plus  approfondie.  Mais   ce  n'est  pas  de  ce 

(1)  Hue,  Des  aliénés  et  de  leur  capacité  civile.  Paris,  1869. 

(2)  Tanon,  Étude  critique  delà  loi  du  30  juin  1838.  Paris,  1868. 


128  tÈGISLATIÔK. 

côté  que  s'est  portée  la  passion  ;  elle  s'est  déchaînée  en 
accusations  de  pure  fantaisie  sur  les  prétendus  dangers  que 
la  loi  faisait  courir  à  la  liberté  individuelle,  et  elle  a  négligé 
le  côté,  très-sérieux  pourtant  et  très-pratique,  des  affaires 
d'intérêt. 

En  abordant  ce  sujet,  nous  devons  à  la  fois  présenter  nos 
excuses  à  nos  lecteurs  et  réclamer  leur  indulgence. 

11  peut  sembler  en  effet  que  de  pareilles  questions  sont 
uniquement  du  domaine  des  tribunaux  et  des  gens  d'affaires, 
et  qu'il  est  contre  l'ordre  qu'un  médecin  prétende  s'en 
mêler.  Mais  l'expérience  de  tous  les.  jours  démontre  que  le 
médecin  aliéuiste  est  forcément  mêlé  à  tout  ce  qui  concerne 
l'intérêt  de  ses  clients.  C'est  lui  qui  le  premier  est  mis  au 
courant  de  leurs  affaires;  c'est  lui  que  la  famille  ou  les* 
ayants  droit  consultent  d'abord  sur  la  conduite  à  tenir  pour 
procéder  régulièrement,  et  bien  qu'il  n'intervienne  en  rien 
par  lui-même,  dans  la  procédure,  il  ne  peut  s'empêcher 
d'être  le  témoin  de  bien  des  difficultés,  le  confident  de  bien, 
des  embarras.  Aussi  acquiert-il,  par  la  force  des  choses,  une 
certaine  expérience  pratique  de  ces  questions,  et  se  trouve- 
t-il  plus  à  même  que  personne,  peut-être,  de  connaître  les 
lacunes  ou  les  défauts  de  la  législation. 

Mais  d'autre  part,  son  éducation  pratique  est  renfermée 
dans  une  spécialité  étroite,  et  ne  peut  suppléer  à  l'absence 
de  notions  complètes  sur  toutes  les  questions  de  droit  et  de 
jurisprudence;  il  est  donc  exposé  à  commettre  des  erreurs 
ens'aventurant  sur  un  terrain  dont  l'ensemble  lui  est  si  peu 
familier. 

Avant  la  loi  du  30  juin  1838,  les  affaires  d'intérêt  d'une 
personne  frappée  d'aliénation  mentale  restaient  légalement 
en  suspens  tant  que  l'interdiction  n'était  pas  prononcée; 
or  l'interdiction  exige  une  procédure  toujours  assez  longue 
et  entraîne  des  frais  assez  considérables.  Pour  remédier  à 
ces  inconvénients,  la  loi  de  1838  a  pourvu  à  l'administration 


GLSTION    DES   BIENS  DES   ALIÉNÉS.  129 

provisoire  des  biens  des  aliénés  non  interdits  et  placés  dans 
les  asiles,  de  manière  à  rendre  possibles  toutes  les  transac- 
tions, sauf  la  vente  des  immeubles. 

11  peut  y  avoir  deux  sortes  d'administrateurs  provisoires. 
L'un  est  chargé  spécialement  d'administrer  les  biens  d'un 
aliéné  déterminé  et  unique;  il  est  désigné  nominativement 
par  le  tribunal  du  lieu  du  domicile,  en  chambre  du  conseil, 
après  délibération  du  conseil  de  famille,  et  sur  les  conclu- 
sions du  procureur  impérial.  (Art.  32.)  Ces  formalités  sont 
à  coup  sûr  beaucoup  plus  simples  que  celles  de  l'interdic- 
tion, mais  encore  exigent-elles  certains  délais,  puisqu'il 
faut,  que  le  conseil  de  famille  soit  convoqué,  qu'il  se  réu- 
nisse, qu'il  délibère,  que  le  ministère  public  donne  ses 
conclusions  et  que  le  tribunal  juge.  Tout  cela  doit  bien 
durer  au  moins  dix  ou  quinze  jours  et  souvent  plus. 

L'autre  administrateur  provisoire  est  collectif,  désigné 
d'avance,  sans  intervention  du  tribunal,  pour  prendre  en 
main  la  gestion  des  biens  de  tous  les  aliénés  qui  entrent 
dans  certains  établissements;  il  peut  commencer  à  agir  au 
moment  même  de  l'admission.  En  effet,  l'article  31  de  la 
loi  dit  que  «  les  commissions  administratives  ou  de  surveil- 
lance des  hospice^s  et  établissements  publics  d'aliénés  exer- 
ceront, à  l'égard  des  personnes  qui  y  seront  placées,  les 
fonctions  d'administrateur  provisoire;  elles  désigneront  un 
de  leurs  membres  pour  les  remplir.  » 

On  voit  qu'il  y  a  entre  ces  deux  administrateurs  provisoires 
une  différence  énorme:  l'un  est  nommé  d'avance  et  agit  de 
suite;  l'autre  n'est  désigné  qu'après  coup  et  ne  peut  agir 
qu'au  bout  d'un  temps  plus  ou  moins  long.  Or,  dans  beau- 
coup de  cas,  une  action  immédiate  est  urgente;  c'est 
notamment  ce  qui  a  lieu  lorsque  la  folie  frappe  une  per- 
sonne dans  le  commerce,  ayant  des  affaires  engagées  qui 
ne  peuvent  sans  inconvénient  grave  rester  suspendues,  et 

FOVILLE.  9 


130  LÉGISLATION. 

surtout  lorsqu'elle  fait  partie  d'une  société  et  que  sa  signa- 
ture figure  nécessairement  dans  la  raison  sociale. 

Il  y  a,  dans  les  cas  de  ce  genre,  grand  avantage  à  avoir 
recours  d'abord  à  l'administrateur  provisoire  collectif, 
quitte  à  en  faire  nommer  ultérieurement  un  spécial,  et  il 
serait  tout  à  fait  équitable  que  tous  les  aliénés  non  interdits 
et  séquestrés  pussent  profiter  de  cet  avantage.  Or,  c'est  ce 
qui  n'a  pas  lieu. 

En  effet,  il  n'y  a  d'administrateur  provisoire  collectif  et 
désigné  d'avance  qu'auprès  des  établissements  pourvus 
d'une  commission  de  surveillance  ou  administrative,  c'est- 
à-dire  auprès  des  asiles  publics,  des  quartiers  d'hospice, 
et,  depuis  la  circulaire  du  15  janvier  1860,  auprès  des  asiles 
privés  faisant  fonction  d'asiles  publics. 

Par  contre,  il  n'y  en  a  pas  auprès  des  asiles  privés  ne 
faisant  pas  fonction  d'asiles  publics,  c'est-à-dire  auprès  des 
établissements  ordinairement  désignés  sous  le  nom  de 
Maisons  de  santé.  C'est  cependant  dans  ces  établissements 
qu'à  Paris  surtout,  Ton  amène  presque  tous  les  aliénés 
appartenant  aux  classes  riches  ou  aisées  de  la  société,  à 
celles  qui  sont  le  plus  engagées  dans  les  affaires  et  dans  le 
commerce,  tous  ceux,  par  conséquent,  pour  lesquels  on  a 
le  plus  souvent  besoin  d'une  intervention  immédiate  dans 
des  questions  urgentes  d'intérêt. 

Cette  différence  est-elle  fondée?  Cette  inégalité  de  res- 
sources et  de  garanties  est-elle  juste?  Rien  ne  l'indique,  et 
nous  croyons  qu'il  serait  plus  équitable  de  rendre  la  loi 
égale  pour  tous,  en  procurant  le  bénéfice  de  l'administra- 
tion provisoire  immédiate  aux  aliénés  non  interdits  qui  sont 
placés  dans  les  asiles  privés  dits  «  Maisons  de  santé  »  >  aussi 
bien  qu'à  ceux  qui  entrent  dans  les  établissements  publics. 

Nous  ne  voulons  pas  dire  pour  cela  qu'il  faille  instituer 
auprès  de  ces  maisons  de  santé  une  commission  de  surveil- 
lance, ayant  les  mêmes  attributions  que  celles  des  établis- 


GESTION   DES    BIENS    DES   ALIÉNÉS.  131 

sements  publics.  Cette  ingérance  serait  peu  compatible 
avec  l'indépendance,  au  moins  relative,  dont  doit  jouir 
toute  entreprise  particulière;  mais  il  serait  facile  d'in- 
troduire dans  la  loi  une  clause  en  vertu  de  laquelle  une 
personne  de  confiance,  choisie  par  le  tribunal,  soit  le 
président,  soit  un  juge  délégué,  soit  un  notaire,  serait 
désignée  d'avance  pour  être  prête  à  prendre  en  main 
l'administration  provisoire  des  biens  de  tout  aliéné,  non 
interdit,  entrant  dans  telle  ou  telle  maison  de  santé;  et 
pour  pourvoir  à  toutes  les  affaires  urgentes,  depuis  le  mo- 
ment de  cette  admission  jusqu'à  celui  où  un  administra- 
teur provisoire  spécial  serait  nommé  conformément  à  l'ar- 
ticle 32. 

L'article  506  du  Gode  civil  est  ainsi  conçu  :  «  Le  mari 
est  de  droit  le  tuteur  de  la  femme  interdite.  »  L'adminis- 
tration provisoire  étant  une  mesure  conservatrice  du  même 
ordre,  mais  moins  étendue  que  l'interdiction,  le  mari  de- 
vrait être  également,  de  droit,  l'administrateur  provisoire 
de  la  femme  non  interdite,  placée  dans  un  asile  d'aliénés; 
car,  qui  peut  le  plus  peut  le  moins.  Cependant  cela  n'a  pas 
lieu,  et  beaucoup  d'affaires  sont  par  là  inutilement  compli- 
quées. 

Nous  pensons  qu'il  serait  de  toute  justice  que  sous  ce 
rapport  aussi  l'égalité  fût  rétablie,  et  cela  ne  saurait  avoir 
d'inconvénient,  l'article  34.  de  la  loi  du  30  juin  1838  por- 
tant que  les  dispositions  du  Code  civil  sur  les  exclusions 
et  la  destitution  des  tuteurs,  sont  applicables  aux  adminis- 
trateurs provisoires  nommés  par  le  tribunal.  Cette  clause 
devrait  naturellement  s'étendre  au  mari  administrateur 
provisoire  de  droit.  

L'administrateur  provisoire  peut,  en  vertu  d'une  auto- 
risation spéciale  accordée  parle  président  du  tribunal  civil, 


155  LEGISLATION. 

faire  vendre  le  mobilier  de  l'aliéné  non  interdit  et  séques- 
tré. (Art.  31.)  Cette  mesure  est  souvent  nécessaire  pour 
empêcher  le  mobilier  de  se  détériorer,  et  le  loyer  de  courir 
sans  utilité.  Cela  est  surtout  nécessaire  dans  les  grandes 
villes,  et  notamment  à  Paris. 

Dans  cette  dernière  ville,  l'administration  provisoire  des 
biens  des  aliénés  placés  d'office  a  longtemps  été  exercée  par 
des  employés  de  l'assistance  publique,  et  elle  l'est  aujour- 
d'hui par  des  agents  départementaux.  Ces  administrations 
s'appliquent  d'autant  plus  à  cette  mission  qu'elles  ont  elles- 
mêmes  le  droit  de  se  faire  rembourser  par  les  malades, 
quand  cela  est  possible,  les  frais  de  leur  traitement  (art.  27), 
et  qu'en  défendant  les  intérêts  de  l'aliéné  séquestré,  ce 
sont  en  même  temps  les  leurs  qu'elles  défendent.  Il  peut 
même  arriver  que  dans  cette  poursuite,  elles  aient  encore 
plus  en  vue  les  seconds  que  les  premiers. 

En  ce  qui  concerne  le  mobilier  de  ces  aliénés,  l'admi- 
nistration, après  avoir  résilié  le  bail  le  plus  promptement 
possible,  fait  mettre  leurs  meubles  en  magasin,  puis  au 
bout  d'un  délai  déterminé,  un  an  croyons-nous,  elle  les  fait 
vendre.  Si  l'aliéné  reste  séquestré,  le  montant  de  cette 
vente  est  affecté,  aussi  longtemps  qu'il  reste  quelque  chose, 
à  payer  les  frais  de  son  séjour  à  l'asile;  s'il  sort,  on  lui 
rend  le  surplus.  Mais  il  est  évident  que  pour  le  malade  qui, 
après  avoir  été  en  proie  à  un  accès  de  folie,  est  ainsi  rendu 
à  la  raison  et  à  la  liberté,  cette  somme  d'argent  est  loin  de 
représenter  le  bien-être  et  les  avantages  que  son  mobilier 
lui  procurerait;  les  objets  qui  le  composaient  ont  été  le  plus 
souvent  vendus  à  bon  marché,  et  pour  en  racheter  d'autres, 
il  faut  qu'il  paye  cher;  ses  meubles  pouvaient  être  vieux  et 
passés  de  mode,  et  cependant  ils  lui  rendaient  de  bons  ser- 
vices; il  faut  maintenant  qu'il  en  paye  d'autres  neufs  ou  du 
moins  toujours  assez  dispendieux.  En  pareille  circonstance, 
l'administration  provisoire  de  ses  biens,  tout  en  agissant 


GESTION    DES  BIENS   DES   ALIÉNÉS.  133 

légalement,  a  en  réalité  blessé  ses  intérêts  au  lieu  de  les 
sauvegarder. 

Nous  n'en  concluons  pas  qu'il  ne  faut  jamais  vendre  le 
mobilier  des  aliénés  non  interdits  et  séquestrés  ;  mais  nous 
pensons  qu'il  ne  faut  pas  le  vendre  toujours  à  une  époque 
fixe,  la  même  pour  tous,  et  qu'il  faut  au  contraire  distin- 
guer suivant  les  cas. 

Quand  il  s'agit  d'un  aliéné  incurable,  paralytique  ou 
dément,  la  vente  peut  sans  inconvénient  être  faite  prompte- 
ment,  sans  même  attendre  un  délai  de  douze  mois.  Quand, 
au  contraire,  l'aliéné  peut  guérir,  de  manière  à  être  rendu 
à  la  liberté  et  à  ses  occupations,  il  faut  lui  conserver  son 
mobilier  ;  et  si,  pour  cela,  il  est  nécessaire  d'attendre  quinze, 
dix-huit  mois  et  même  deux  ans,  on  doit  le  faire,  dût-on 
se  gêner  un  peu  pour  le  garder. 

Or,  il  n'y  a  qu'un  moyen  de  savoir  si  l'aliéné  est  vrai- 
semblablement incurable, ou  s'il  paraît  susceptible  de  gué- 
rison  :  c'est  de  faire  une  enquête  sur  son  état  mental,  et 
de  demander  au  médecin  qui  le  traite  un  rapport  sur  l'issue 
probable  de  sa  maladie. 

Pour  qu'il  n'y  ait  ni  doute,  ni  confusion  possible,  nous 
voudrions  que  ce  rapport  médical  fût  rédigé  à  la  demande 
du  président  du  tribunal,  après  qu'il  aurait  reçu  la  requête 
à  fin  d'autorisation  de  vente,  et  que  le  médecin  fût  informe 
du  but  dans  lequel  on  le  lui  demande. 

Ainsi  seulement,  ce  magistrat  pourra,  en  pleine  connais- 
sance de  cause,  juger  de  l'opportunité  de  la  vente  deman- 
dée, et  il  ne  l'autorisera  qu'après  avoir  acquis  la  conviction 
qu'elle  doit  être  plutôt  avantageuse  que  nuisible  aux  intérêts 
du  malade. 

Jusqu'ici,  en  nous  occupant  de  la  protection  accordée  par 
la  loi  aux  intérêts  de  l'aliéné  non  interdit,  nous  n'avons  parlé 
que  de  l'administrateur' provisoire  de  ses  biens.  Mais  il  peut 


\%k  LÉGISLATION. 

en  outre  être  pourvu,  suivant  les  circonstances,  d'un  man- 
dataire spécial  chargé  de  le  représenter  en  justice  (art.  33), 
d'un  notaire  chargé,  de  le  représenter  dans  les  inventaires, 
comptes,  partages  et  liquidation  (art.  36)  et  d'un  curateur 
à  sa  personne,  lequel  devra  veiller  :  1°  à  ce  que  ses  revenus 
soient  employés  à  adoucir  son  sort  et  à  hâter  sa  guérison  ; 
2°  à  ce  qu'il  soit  rendu  au  libre  exercice  de  ses  droits  aussi- 
tôt que  sa  situation  le  permettra  (art.  38).  Ce  système  ne 
brille  pas  par  la  simplicité,  et  tout  récemment  il  a  été  l'ob- 
jet d'une  sérieuse  critique  de  la  part  de  M.  Hue. 
,  Afin  de  remédier  aux  inconvénients  qu'il  signale,  ce 
jurisconsulte  propose  de  réunir  entre  les  mains  d'un  seul  et 
même  agent  toutes  les  attributions  partagées  aujourd'hui 
entre  l'administrateur  provisoire,  le  mandataire  spécial  et 
le  curateur. 

Cette  mesure,  si  elle  était  adoptée,  dépasserait  évidem- 
ment le  but  :  les  attributions  de  l'administrateur  provisoire 
et  celles  du  mandataire  spécial  pourraient  sans  doute  être 
réunies  dans  les  mêmes  mains,  mais  il  n'en  saurait  être  de 
même  de  celles  du  curateur.  Celui-ci,  en  effet,  a  à  remplir 
un  rôle  tout  spécial  qui  exige  qu'il  n'ait  aucune  commu- 
nauté d'intérêts  avec  le  malade;  aussi  la  loi  a-t-elle  stipulé 
qu'il  ne  peut  être  choisi  parmi  ses  héritiers  présomptifs,  et 
il  serait  extrêmement  gênant  d'étendre  cette  même  exclu- 
sion à  l'administrateur  provisoire  et  au  mandataire  spécial. 

Entrons  dans  quelques  détails  sur  les  fonctions  théoriques 
du  curateur,  et  sur  ce  qu'elles  sont  dans  la  pratique. 

Il  faut  bien  le  reconnaître,  la  folie  a  souvent  pour  résul- 
tat de  relâcher  les  liens  de  famille  et  de  rompre  les  affec- 
tions. Souvent  aussi  l'oubli  est  le  lot  de  ceux  que  la  maladie 
éloigne  forcément  du  foyer  domestique.  Dans  les  premières 
périodes  de  l'affection,  alors  que  l'on  espère  encore  la 
guérison,  les  familles  ne  reculent  devant  aucun  sacrifice; 
elles  sont  prêtes  à  tout  payer.   Mais  quand  l'incurabilité 


GESTION   DES    BIENS   DES   ALIÉNÉS.  135 

est  reconnue,  elles  se  fatiguent  de  tant  dépenser  et  restrei- 
gnent les  frais  de  la  pension.  Puis  les  parents  disparaissent  ; 
il  ne  reste  plus,  pour  avoir  soin  du  malade,  que  des  alliés 
ou  des  collatéraux,  c'est-à-dire  des  héritiers  présomp- 
tifs chez  lesquels  les  sentiments  d'affection  peuvent  être 
étouffés  par  la  convoitise.  Tout  ce  que  coûte  le  pauvre 
aliéné  leur  paraît  autant  de  dérobé  à  ce  qui  doit  leur  reve- 
nir un  jour,  et  ils  mettent  tous  leurs  soins  à  dépenser  pour 
lui  le  moins  possible. 

Tous  les  médecins  aliénistes  connaissent  des  exemples  de 
cette  triste  décroissance  de  bien-être,  de  ces  déchéances 
progressives  :  il  y  a  certains  malades  qui  ont  commencé  par 
être  placés  dans  les  maisons  de  santé  où  les  prix  sont  les 
plus  élevés,  puis  qui,  de  rabais  en  rabais,  sont  tombés  aux 
plus  basses  pensions  des  asiles  publics  ;  heureux  lorsque, 
dans  cette  humble  position,  ils  peuvent  du  moins  obtenir  le 
linge  et  les  effets  qui  leur  sont  strictement  nécessaires.  Et 
malheureusement  ces  privations  ne  sont  pas  toujours  le 
résultat  d'une  pénurie  réelle;  parfois  elles  ne  peuvent  être 
attribuées  qu'à  une  parcimonie  intéressée  de  la  part  de 
•ceux  qui  sont  chargés  de  pourvoir  à  leurs  besoins. 

C'est  parce  qu'elle  connaissait  la  possibilité  de  pareils 
abus  que  la  loi  a  voulu  que  tout  aliéné  séquestré  et  non 
interdit  pût  être  pourvu  d'un  curateur,  chargé  de  veiller  à 
ce  qu'il  reçût  des  soins  en  harmonie  avec  ses  ressources. 
Cette  prévision  était  sage,  mais  il  est  bien  rare  qu'elle  soit 
appliquée. 

Sur  plusieurs  milliers  d'aliénés  dont  nous  avons  eu  à  nous 
occuper,  deux  ou  trois  à  peine,  à  notre  connaissance, 
étaient  pourvus  d'un  curateur;  encore,  en  dix  ans  de  pra- 
tique dans  les  asiles  publics,  ne  nous  rappelons-nous  pas 
avoir  vu  une  seule  fois  un  curateur  intervenir  pour  surveiller 
activement  le  bien-être  du  malade  confié  à  sa  sollicitude. 

Pour   éviter   cette   négligence,    il   faudrait  qu'au   lieu 


136  LÉGISLATION. 

d'avoir  besoin  d'être  provoquée  par  une  requête  spéciale, 
la  nomination  d'un  curateur  fût  faite  de  plein  droit.  C'est  ce 
qui  a  lieu  en  Angleterre,  où  le  lord  chancelier  est,  d'office, 
chargé  de  veiller  à  la  conservation  de  la  fortune  de  tous 
les  aliénés  riches,  et  à  l'emploi  de  leur  revenu  de  la  ma- 
nière la  plus  propre  à  assurer  leur  bien-être,  mission  qu'il 
accomplit  avec  l'aide  de  deux  inspecteurs,  docteurs  en 
médecine,  nommés  maîtres  en  aliénation  mentale  (Masters 
in  lunacy).  Sans  doute  ce  ne  serait  pas  précisément  le 
même  système  qu'il  conviendrait  d'établir  en  France,  mais 
on  pourrait  certainement  atteindre  le  même  but  par  quel- 
que autre  moyen. 

Le  curateur  ne  pouvant  être  choisi  parmi  les  membres 
de  la  famille  de  l'aliéné,  ou  du  moins  parmi  ceux  qui  peu- 
vent hériter  de  lui  (art.  38  de  la  loi),  on  a  proposé  de  char- 
ger de  ces  fonctions  soit  le  receveur-économe  de  l'asile  (1)^ 
soit  un  membre  de  la  commission  de  surveillance. 

Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  propositions  n'est  admissible.  11 
faut  que  la  personnalité  du  curateur  ne  dépende  pas  de 
l'entrée  ou  de  la  sortie  du  malade  de  tel  ou  tel  établisse- 
ment; il  faut  qu'il  soit  attaché  à  la  personne  du  malade, 
dans  quelque  asile  que  celui-ci  soit  placé.  De  plus,  le  comp- 
table de  l'asile  ou  le  membre  de  la  commission  de  surveil- 
lance seraient  à  coup  sûr  accusés  de  vouloir  exagérer  les 
dépenses,  afin  d'en  faire  profiter  l'établissement,  et  de  favo- 
riser les  intérêts  de  leur  administration  plutôt  que  ceux  de 
leur  pensionnaire. 

Le  curateur  doit  ne  tenir  ni  à  la  famille,  ni  à  l'établisse- 
ment. Sa  position  doit  être  indépendante  de  tout  lien, 
au-dessus  de  tout  soupçon.  Ce  n'est  qu'à  ces  conditions 
que  son  influence  peut  s'exercer  librement  en  faveur  du 
malade. 

Nous  demandons   donc,  afin  de  combler  une    lacune 

(1)  Michaut,  Pétition  au  Sénat,  16  avril  18§5. 


PROCÉDURE    DE   L'INTERDICTION.  137 

regrettable  de  la  loi,  que,  par  une  mesure  générale,  il  soit 
nommé  un  curateur  à  la  personne  de  tout  aliéné  non 
interdit  placé  dans  un  asile,  et  que  ce  curateur  soit  muni 
d'une  autorité  suffisante  pour  pouvoir  s'acquitter  complète- 
ment de  la  mission  qui  lui  est  confiée. 

IX 

Procédure  de  l'interdiction. 

Prescrire  que  dans  toute  a /faire  d'interdiction  il  sera  fait 
une  expertise  médicale,  et  que  les  experts  seront  entendus  à 
l'audience  publique. 

Nous  ne  nous  dissimulons  nullement  qu'en  abordant  une 
semblable  question,  nous  sortons  de  ce  qui  a  été  jusqu'ici 
l'objet  de  la  législation  spéciale  aux  aliénés,  et  que  nous 
proposons  une  modification  aux  articles  &89  et  suivants  du 
Code  civil,  qui  constituent  le  chapitre  de  l'interdiction. 

Mais  cette  question  se  relie  si  intimement  à  notre  sujet, 
et  il  nous  paraît  y  avoir  de  si  bonnes  raisons  pour  en  parler 
dans  ce  travail,  que  nous  croyons  devoir  passer  outre  à 
l'objection  qui  précède  et  indiquer  ici  ce  qui  serait,  à  notre 
avis,  une  des  améliorations  des  plus  considérables  à  la  légis- 
lation française. 

Nous  avons  montré,  en  discutant  l'article  premier  de 
notre  programme,  qu'au  lieu  de  vouloir  isoler  l'une  de 
l'autre  la  médecine  et  la  magistrature,  et  les  empêcher  d'in- 
tervenir toutes  deux  dans  une  même  question,  nous  sommes 
au  contraire  d'avis  qu'il  faut  associer  leur  action  et  combi- 
ner leurs  efforts  dans  quelques-uns  des  problèmes  ardus  que 
soulève  l'aliénation  mentale.  Sans  doute,  au  début,  il 
pourrait  bien  y  avoir  quelques  tiraillements;  niais  on  ne 
tarderait  pas  à  constater,  comme  résultat  heureux  de  cette 
collaboration,  que  les  médecins  deviendraient  un  peu  plus 


138  LÉGISLATION. 

légistes,  et  que  les  magistrats  adopteraient  bien  des  opi- 
nions médicales  qu'aujourd'hui  ils  sont  tout  disposés  à 
combattre. 

Nous  avons  exposé  comment  il  nous  paraît  possible  et 
désirable  de  faire  intervenir  la  magistrature  quand  il  s'agit 
de  priver  un  citoyen  de  sa  liberté;  nous  croyons,  par  suite 
du  même  principe,  qu'il  serait  nécessaire  de  faire  intervenir 
la  médecine  quand  il  s'agit  de  l'interdire,  et,  si  la  loi  pres- 
crit l'une  de  ces  mesures,  elle  devrait  aussi  prescrire  l'autre. 

Nous  savons  bien  que,  dans  l'état  actuel  des  choses,  il  est 
rare  qu'un  certificat  de  médecin  ne  soit  pas  fourni  à  l'appui 
de  la  demande  d'interdiction.  Mais  cette  pièce  même  n'est 
pas  indispensable,  et  nous  ne  pouvons  la  trouver  suffisante 
pour  procurer  à  la  justice  tous  les  éléments  de  conviction 
qu'en  pareil  cas  la  médecine  pourrait  et  devrait  lui  fournir. 
Ce  certificat  est  ordinairement  conçu  en  quelques  lignes  ; 
il  est  parfois  demandé  au  médecin  d'un  asile,  sans  indica- 
tion du  but  auquel  il  est  destiné.  Aussi  ce  médecin  peut-il 
omettre  d'y  mentionner  certaines  particularités  importan- 
tes qu'il  n'eût  pas  manqué  de  donner,  s'il  eût  mieux  su  de 
quoi  il  s'agissait. 

D'autre  part,  lorsque  le  médecin  est  prévenu  qu'un  cer- 
tificat, délivré  par  lui,  doit  être  joint  à  une  demande  en 
interdiction,  ce  peut  être  précisément  pour  lui  un  motif 
d'être  très-réservé  et  très-peu  explicite  dans  la  rédaction  de 
cette  pièce  ;  il  sait,  en  effet,  qu'elle  sera  copiée  tout  au  long 
dans  la  requête  dont  la  malade  recevra  notification,  et  que 
pour  peu  que  celui-ci  soit  encore  capable  de  raisonner  et 
disposé  à  la  vengeance,  il  peut  y  avoir  là  une  source  d'in- 
convénients graves  et  de  dangers  très-sérieux. 

Non,  ce  n'est  pas  sous  cette  forme  seulement  que  la  méde- 
cine doit  être  consultée  dans  une  question  qui  est  essentiel- 
lement pathologique,  comme  le  Code  le  reconnaît  par  le  texte 
même  de  l'article  510.  Pour  bien  faire,  il  faudrait  qu'elle 


PROCÉDURE   DE    L'INTERDICTION.  139 

fût  mise  formellement  en  demeure  de  dire  tout  ce  qu'elle 
peut  savoir  sur  la  maladie,  sur  ses  causes,  sur  sa  gravité,  sa 
durée,  son  évolution  et  son  issue  probables. 

Au  lieu  de  cela,  le  tribunal  n'a,  pour  s'éclairer,  que  les 
témoignages  de  gens  étrangers  à  toutes  connaissances  mé- 
dicales, et  l'interrogatoire  qu'un  juge  a  fait  subir  au  malade, 
en  présence  du  procureur  impérial.  C'est  donc  principale- 
ment d'après  le  résultat  de  cet  interrogatoire  que  le  juge- 
ment est  rendu. 

Or,  dans  quelle  circonstance  l'interdiction  doit-elle  être 
prononcée?  C'est,  dit  l'article  US9  du  Code  civil,  lorsqu'un 
majeur  «  est  dans  un  état  habituel  d'imbécillité,  de  démence 
ou  de  fureur,  même  lorsque  cet  état  présente  des  intervalles 
lucides.»  Eh  bien!  croit-on  que  le  simple  interrogatoire 
d'un  juge  fournisse  toujours  au  tribunal  des  lumières  suffi- 
santes pour  reconnaître  une  pareille  situation  mentale. 

Nous  ne  v<  ulons  pas  reproduire  ici  les  critiques,  parfois 
ironiques,  qui  ont  été  faites  par  d'autres  sur  la  manière  dont 
ces  interrogatoires  sont  souvent  conduits,  et  sur  le  peu  de 
signification  que  peuvent  avoir  quelques  réponses  exactes 
faites  à  quelques  questions  banales.  Bien  que  ces  critiques 
soient  souvent  justifiées  par  les  faits,  nous  ne  voulons  pas 
nous  donner  l'avantage  d'en  profiter.  Mais  n'est-il  pas  évi- 
dent qu'un  individu  peut  ne  répondre,  à  un  moment  donné, 
que  des  extravagances  et  des  incohérences  au  juge  qui  l'in- 
terroge, sans  qu'il  soit,  pour  cela,  dans  l'état  habituel  de 
trouble  intellectuel  que  suppose  la  loi?  Ne  l'est-il  pas  égale- 
ment qu'un  autre  peut  répondre,  en  pareil  cas,  d'une  manière 
calme  et  rationnelle,  parce  qu'il  est  dans  un  intervalle  lucide, 
sans  que  rien  permette  au  juge  de  faire  la  distinction  entre 
cet  intervalle  lucide  et  un  état  ordinaire  de  raison?  N'est-il 
pas  enfin  assez  fréquent  qu'un  véritable  aliéné  réponde  d'une 
manière  suivie  et  logique,  parce  que  son  délire  n'est  que 
partiel  et  que  les  sujets  sur  lesquels  il  déraisonne,  dans  ses 


UO  LÉGISLATION. 

propos  ou  dans  ses  actes,  n'ont  pas  été  abordés  par  son  inter- 
rogateur? 

Et  dans  toutes  ces  circonstances,  le  tribunal,  de  la  meil- 
leure foi  du  monde,  rend,  faute  d'une  instruction  suffisante, 
un  jugement  qui,  si  l'on  descend  au  fond  des  choses,  n'est 
certes  pas  conforme  à  l'équité. 

Nous  avons  vu  interdire  une  femme  qui,  à  l'interrogatoire, 
n'avait  répondu  au  juge  que  par  des  injures,  des  menaces  et 
des  voies  de  fait,  et  qui  trois  mois  après  sortait  de  l'asile, 
parfaitement  guérie. 

Nous  avons  vu  refuser  l'interdiction  d'un  homme  qui  avait 
répondu  d'une  manière  sensée  sur  son  âge,  le  pays  de  sa 
naissance,  l'objet  de  son  commerce,  et  qui,  mis  en  liberté 
par  ordre  du  tribunal,  était  ramené  à  l'asile  le  soir  même, 
après  avoir  commis  toutes  sortes  d'extravagances,  immé- 
diatement suivies  d'une  longue  période  d'agitation  et  de 
délire  violent. 

Dans  les  deux  cas,  le  tribunal  avait  jugé  avec  d'excellentes 
intentions,  personne  n'en  peut  douter,  d'après  les  résultats 
de  l'interrogatoire,  et  il  avait  cru  bien  faire. 

Et  cependant,  les  résultats  de  ces  deux  jugements  ont  été 
désastreux.  La  femme,  en  rentrant  dans  son  pays,  a  eu  la 
douleur  d'apprendre  que  sa  maison,  c'est-â-dire  le  plus  clair 
de  son  avoir,  venait  d'être  vendue  par  un  fils  dissipateur  qui 
avait  eu  le  talent  de  se  faire  nommer  tuteur. 

L'homme  avait  deux  enfants  mineurs,  nés  d'une  mère 
étrangère,  et  dont  les  intérêts  ont  souflert,  parce  qu'il  n'a 
pas  été  possible  de  leur  organiser  une  tutelle  régulière. 

Les  tribunaux  dont  nous  venons  de  parler  auraient  très- 
probablement  su  éviter  deux  erreurs  aussi  graves,  si  des 
médecins  expérimentés  avaient  été  là  pour  leur  dire  ce  que 
les  juges  ne  pouvaient  ni  deviner,  ni  reconnaître  par  eux- 
mêmes,  c'est-à-dire  que  dans  un  cas  ils  avaient  affaire  à  une 
femme  atteinte,  pour  la  première  fois  de  ?a  vie  ,  d'un  accèfe 


Procédure  de  l'interdiction,.  1M 

de  manie  aiguë  dont  il  était  très-rationnel  d'espérer  la  pro- 
chaine guérison,  et  que  dans  l'autre,  il  s'agissait  d'un 
homme  affecté  de  démence  paralytique,  présentant  au 
moment  ou  il  avait  été  interrogé  une  de  ces  rémissions  si 
fréquentes  dans  cette  maladie,  et  si  constamment  suivies 
de  rechutes  mortelles. 

Les  jugements  analogues  à  ceux  que  nous  venons  de  citer, 
d'après  notre  expérience  personnelle,  ne  sont  pas  très-rares, 
et  il  n'est  pas  de  médecin  habitué  à  soigner  les  aliénés  qui 
n'en  connaisse  de  semblables.  Loin  de  vouloir  incriminer  la 
pureté  d'intentions  et  le  savoir  des  magistrats  qui  les  ren- 
dent, nous  nous  plaisons  à  reconnaître  que  faute  d'éléments 
de  conviction  convenables,  ils  ne  peuvent  éviter  ces  erreurs; 
mais  en  même  temps  nous  proclamons  la  nécessité  de  leur 
procurer,  par  tous  les  moyens  possibles,  ces  éléments  qui 
leur  manquent. 

Nous  savons  bien  que,  dans  certains  procès  d'interdiction, 
des  médecins  spécialistes  sont  appelés  à  déposer  à  l'audience 
en  qualité  de  témoins  ou  d'experts.  Mais  ce  ne  sont  là  que 
des  cas  exceptionnels,  tandis  que  ce  devrait  être  la  règle 
générale,  applicable  à  tous  les  cas  sans  aucune  exception. 

Ce  système  fonctionne  en  Prusse,  où  il  rend  d'excellents 
services.  L'expérience  acquise  dans  ce  pays  voisin  est  une 
raison  de  plus  pour  encourager  à  l'appliquer  dans  le  nôtre. 

Nous  demandons  donc  que  le  jugement  qui,  à  la  suite 
de  toute  demande  en  interdiction,  ordonne  que  le  conseil 
de  famille  sera  appelé  à  donner  son  avis,  et  que  le  malade 
sera  interrogé  par  un  juge  (art.  49^),  ordonne  en  môme 
temps  qu'une  expertise  médicale  aura  lieu,  qu'il  désigne  les 
experts  et  que  le  jugement  définitif  ne  puisse  être  rendu 
qu'en  audience  publique,  les  experts  étant  entendus  aussi 
bien  que  les  parties  (art.  498). 


142  LÉGISLATION* 

X 

Surveillance  des  aliénés  en  liberté. 

Ordonner  des  mesures  de  surveillance  et  des  garanties  à  l'égard 
des  aliénés  non  légalement  séquestrés,  et  notamment  de  ceux  que 
les  familles  placent,  hors  de  chez  elles,  ailleurs  que  dans  les 
asiles. 

Tous  les  aliénés  ne  sont  pas  placés  dans  les  asiles,  il  s'en 
faut  de  beaucoup;  d'après  le  recensement  général  de  1861, 
il  y  aurait  eu  à  cette  époque,  en  France,  un  nombre  total 
de  84  21  h  aliénés,  sur  lesquels  31  054  étaient  renfermés  dans 
les  asiles  spéciaux,  publics  ou  privés,  et  53,160  restaient  en 
dehors  de  ces  établissements. 

Il  en  est  de  même  dans  les  autres  pays,  et  dans  presque 
tous,  les  lois  spéciales  relatives  aux  aliénés  ont  eu  soin  de 
prescrire  quelques  mesures  de  surveillance  à  l'égard  de  ces 
aliénés  légalement  libres.  Tantôt  la  loi  considère  comme  asile 
privé  toute  maison  où  un  aliéné  est  gardé  et  soigné,  soit 
hors  de  sa  famille,  soit  même  au  sein  de  sa  famille,  et  sou- 
met cette  maison  aux  mêmes  obligations  légales  et  aux 
mêmes  moyens  de  surveillance  que  les  asiles  véritables  ;  tan- 
tôt elle  se  contente  d'une  déclaration  une  fois  faite,  et  d'un 
contrôle  médical  exercé  de  loin  en  loin  (1). 

Ces  mesures  ont  un  double  motif  :  elles  ont  pour  but, 
d'une  part,  de  garantir  la  société  contre  les  risques  que  peut 
lui  faire  courir  un  aliéné  mal  surveillé,  d'autre  part,  de 
défendre  les  intérêts  de  chaque  citoyen,  en  veillant  à  ce 
qu'aucun  d'eux  ne  soit  gêné  dans  sa  liberté  à  moins  d'être 
réellement  malade;  et  dans  ce  dernier  cas  à  ce  qu'il  reçoive 

(1)  V.  L.  Lunier,  Des  placements  volontaires  dans  les  asiles  d'aliénés. 
Étude  sur  les  législations  française  et  étrangère  {Annales  médico-psy- 
chologiques, juillet  1868). 


LES  ALIÉNÉS  EN  LIBERTÉg  143 

les  soins  qu'exige  sa  position,  à  ce  qu'il  ne  soit  l'objet  d'au- 
cun mauvais  traitement,  d'aucune  rigueur  intempestive. 

C'est,  en  effet,  chez  les  particuliers  et  dans  les  familles, 
bien  plus  que  dans  les  asiles,  que  sont  à  craindre  les  séques- 
trations arbitraires,  les  négligences  coupables,  les  sévices 
volontaires  ou  les  simples  maladresses  résultant  de  l'inexpé- 
rience et  des  préjugés.  11  ne  se  passe  pas  une  année  sans  que 
des  faits  de  ce  genre  soient  signalés  par  la  presse  à  l'in- 
dignation publique,  et  chacun  se  rappelle  l'émotion  que 
toute  l'Europe  a  éprouvée,  il  y  a  quelques  mois,  quand  on 
découvrit  qu'une  malheureuse  femme  était  restée  enfermée 
pendant  trente  ans  dans  un  coin  obscur  du  couvent  des  reli- 
gieuses carmélites  à  Cracovie.  Sans  doute  il  a  été  démontré 
que  la  sœur  ainsi  renfermée  était  une  aliénée  et  une  aliénée 
difficile  à  soigner,  mais  le  mystère  de  la  séquestration  et 
l'incompétence  des  gardiennes  ont  permis  de  donner  à  ce 
fait  une  interprétation  qui  n'aurait  jamais  été  possible,  si 
la  pauvre  malade  avait  été  soignée  dans  un  asile,  ou  si  au 
moins  l'autorité  publique  avait  été  appelée  à  constater  son 
délire  et  à  surveiller  les  mesures  dont  elle  était  l'objet. 

La  loi  française  du  30  juin  1838  s'occupe  très-peu  de  ce 
côté  de  la  question  ;  elle  se  borne  à  dire  (art.  5)  :  «  Les 
établissements  privés,  consacrés  au  traitement  d'autres 
maladies,  ne  pourront  recevoir  les  personnes  atteintes 
d'aliénation  mentale,  à  moins  qu'elles  ne  soient  placées 
dans  un  local  entièrement  séparé.  Ces  établissements 
devront  être,  à  cet  effet,  spécialement  autorisés  par  le 
gouvernement  et  seront  soumis,  en  ce  qui  concerne  les 
aliénés,  à  toutes  les  obligations  prescrites  par  la  présente 
loi.  »  Ce  qui  revient  à  dire  que  ces  établissements  devront 
devenir  de- véritables  asiles,  ou,  en  d'autres  termes,  qu'il  ne 
sera  jamais  permis  de  placer  un  aliéné  ailleurs  que  dans 
un  asile  spécial. 

La  prescription  est  formelle  ;  elle  a  un  caractère  absolu. 


ïk'i  LEGISLATION  i 

Mais  est-elle  applicable  dans  la  pratique  et  est-elle  sutïr- 
santé? 

Ces  53  000  aliénés,  légalement  libres,  qui  existent  en 
France,  ne  peuvent  pas  être  purement  et  simplement 
abandonnés  à  eux-mêmes;  il  faut  bien  qu'ils  soient  soignés 
et  gardés.  Tous  n'ont  pas  de  familles;  lors  même  qu'ils  en 
auraient  une,  celle-ci  ne  pourrait  pas  toujours  se  charger 
d'eux,  ou  ne  saurait  pas  en  avoir  soin.  Que  deviennent-ils 
donc? 

Il  faut  bien  le  dire,  la  loi  se  trouve  presque  forcément 
oubliée;  tout  le  monde  le  sait  et  personne  ne  s'y  oppose. 

N'arrive-t-il  pas  souvent  en  effet  que  des  malades,  au 
début  de  leur  folie,  sont  placés  dans  des  établissements 
d'hydrothérapie;  que  des  aliénés  tranquilles  et  inoffensifs 
sont  soignés  dans  des  maisons  de  santé  ordinaires;  que 
des  dames  qui  ne  peuvent  plus  rester  dans  leur  famille  sont 
mises  en  pension  dans  des  couvents,  où  elles  reçoivent  les 
soins  d'un  médecin  spécialiste? 

Les  mêmes  illégalités,  puisque  cela  est  illégal,  se  pas- 
sent dans  des  établissements  publics.  On  a  souvent  à 
soigner,  dans  certains  hôpitaux  que  nous  pourrions  citer, 
des  malades  dont  l'affection  est  certainement  une  folie,  et 
que  l'on  y  conserve  tant  qu'ils  ne  sont  pas  trop  gênants. 

Les  préfets  et  les  conseils  généraux  eux-mêmes  prennent 
des  mesures  contraires  à  la  loi,  car  ils  cherchent  autant 
que  possible  à  laisser  dans  les  hospices,  à  la  charge  des 
communes,  les  vieillards  en  démence  sénile,  les  imbéciles 
et  les  idiots;  et  certes  ce  sont  bien  là  des  aliénés. 

On  doit  donc  le  reconnaître,  les  prescriptions  de  l'article  5 
de  la  loi  sont  inapplicables,  et  dès  lors  il  importerait  de 
les  modifier  pour  mettre  la  lettre  en  harmonie  avec  les  faits. 
Il  faudrait  mieux  admettre  ceux-ci,  les  réglementer  et 
les  soumettre  à  un  contrôle  effectif,  que  de  les  interdire 
en  droit  et  de  les  tolérer  en  pratique,  comme  cela  a  lieu. 


tE§    ALIÉNÉS    EN    LIBERTÉ.  ÎU5 

Il  en  est  de  même  pour  les  aliénés  conservés  dans  les 
habitations  privées.  Du  moment  où  ils  sont  atteints  de  folie, 
on  est  obligé  de  les  garder,  de  les  contraindre  à  certains 
égards,  d'apporter  certaines  restrictions  à  leur  liberté;  ce 
sont  certainement  là  des  mesures  nécessaires,  des  précau- 
tions indispensables,  et  l'on  ne  saurait  appliquer  à  ceux  qui 
les  prennent  les  peines  prescrites  par  l'article  3M  du  Gode 
pénal  contre  le  crime  de  séquestration  de  personnes.  A 
qui  viendrait-il  l'idée  de  condamner  aux  travaux  forcés  la 
femme  qui  retient,  même  de  force,  et  soigne  malgré  lui 
son  mari  qui  a  perdu  la  tête?  Et  cependant,  au  point  de 
vue  du  droit  pur,  il  n'y  a  pas  de  milieu  entre  le  place- 
ment dans  un  asile  et  la  séquestration  illégale,  et  c'est 
encore  la  tolérance  qui  est  obligée  de  faire,  entre  ces  deux 
extrêmes,  la  part  de  l'équité.  Ne  faudrait-il  pas  mieux  que 
cette  part  fût  faite  par  la  loi  elle  même? 

M.  le  docteur  Bouchard,  dans  un  mémoire  fort  bien 
pensé  et  fort  bien  écrit,  sur  la  question  des  aliénés  et  la 
loi  du  30  juin  1838,  a  particulièrement  insisté  sur  ce  côté 
de  la  question,  et  a  demandé,  comme  nous,  que  des 
mesures  fussent  prises  à  l'égard  des  aliénés  légalement 
libres,  dont  la  loi  ne  s'occupe  pas  aujourd'hui. 

Il  propose  qu'à  partir  du  moment  où  l'on  reconnaît 
qu'une  personne  est  atteinte  d'aliénation  mentale  et  a 
besoin  d'être  soignée  en  conséquence,  sans  qu'on  la  place 
dans  un  asile,  il  en  soit  donné  avis  aux  autorités  adminis- 
tratives et  judiciaires,  et  qu'un  certificat  de  médecin  soit 
fourni  à  l'appui  de  cette  déclaration. 

A  partir  de  ce  moment,  dit-il,  la  surveillance  pourrait 
s'exercer  suivant  le  mode  habituel.  Il  entend  sans  doute 
par  là  que  le  malade  serait  soumis,  dans  les  trois  jours,  à 
l'examen  d'un  médecin  envoyé  par  le  préfet  (art.  9),  et  en- 
suite à  la  visite  trimestrielle  du  procureur  impérial,  tandis 
que  le  président  du  tribunal,  le  juge  de  paix,  le  maire,  le 
foville.  10 


1 46  LÉGISLATION. 

le  préfet  et  ses  délégués,  ceux  du  ministre,  seraient  aussi 
chargés  de  la  visite,  mais  à  leur  connaissance,  sans  époque 
fixe  (art.  U).  Gela  serait  bien  compliqué,  et  il  serait  facile, 
croyons-nous,  le  principe  une  fois  admis,  de  formuler  la 
mesure  d'une  manière  plus  nette  et  plus  pratique.  On 
pourrait  dire,  par  exemple,  que  le  malade  sera  visité 
chaque  semestre  par  le  juge  de  paix  de  son  canton  et  par 
un  médecin  délégué  du  préfet  (le  médecin  cantonal,  là  où 
il  eii  existe),  et  que  tous  deux  enverront  à  l'autorité  dont 
ils  relèvent  un  rapport  sur  le  résultat  de  leur  visite,  et, 
s'il  y  à  lieu,  des  propositions  sur  les  mesures  à  prendre 
dans  l'intérêt  du  malade  ou  de  la  société.  Mais,  pour  être 
un  peu  trop  vague,  la  proposition  de  M.  Bouchard  n'en 
mérite  pas  moins  une  très-sérieuse  attention,  et  nous  nous 
associons  complètement  à  lui  lorsqu'il  ajoute  :  «  Cette 
modificatiDn  sauvegarderait  à  la  fois  les  intérêts  des  famil- 
les et  ceux  des  aliénés,  donnerait  au  médecin  plus  de  lati- 
tude pour  le  choix  et  l'application  d'un  traitement  dans  les 
premières  périodes  de  la  maladie,  ou  à  l'époque  de  la 
convalescence,  et  rendrait  enfin  possible  chez  nous,  mais 
dans  des  limites  assez  restreintes,  l'application  du  système 
familial,  du  traitement  des  aliénés  dans  leur  famille  assistée 
ou  chez  un  étranger  rémunéré,  système  qui,  sous  la  loi 
actuelle,  deviendrait  la  source  d'abus  inévitables  (1).  » 

XI 

Prévenus  soupçonnés  de  folie. 

Autoriser   le  placement  provisoire  dans  les  asiles,    à  titre 
d'observation,  des  prévenus  soupçonnés  de  folie. 

Il  arrive  souvent  que  des  doutes  s'élèvent  dans  l'esprit 
d'un  magistrat  instructeur  sur  l'intégrité  de  la  raison  d'un 

(1)  Gazette  hebdomadaire  de  médecine  et  de  chirurgie,  année  1868, 
p.   673. 


PRÉVENUS   SOUPÇONNÉS   DE  POLIE.  \U1 

individu  prévenu  de  quelque  crime  ou  de  quelque  délit.  Le 
magistrat  ne  manque  pas,  en  pareil  cas,  de  recourir  aux 
lumières  de  la  science  médicale  et  de  charger  un  ou  plu- 
sieurs médecins  d'examiner  l'état  mental  de  l'individu  et  de 
déterminer  s'il  est  ou  non  atteint  de  folie.  Il  est  juste 
d'ajouter  que  lorsqu'il  existe  un  asile  d'aliénés  dans  le  res- 
sort judiciaire,  le  médecin  de  cet  asile  est,  à  cause  de  sa 
spécialité,  presque  toujours  chargé  de  cet  examen. 

Mais  il  y  a  plus  :  afin  de  rendre  cet  examen  plus  facile  et 
plus  concluant,  le  prévenu  est  souvent  envoyé  en  observa- 
tion à  l'asile  même. 

Cette  mesure  est  une  pratique  excellente.  En  effet,  il  y  a 
une  très-grande  différence,  pour  le  médecin  expert,  d'en 
être  réduit  à  faire  au  prévenu  quelques  visites,  dans  sa 
prison,  sans  autres  renseignements  que  ceux  qui  lui  sont 
donnés  par  les  gardiens  de  cette  prison,  ou  bien  de  l'avoir 
sous  les  yeux  dans  l'asile  même  dont  il  est  le  chef.  Là,  il  le 
voit  matin  et  soir,  il  est  tenu  au  courant  de  tout  ce  qui  le 
concerne,  il  peut  l'entourer  d'une  surveillance  continue 
exercée  par  des  agents  habitués  à  ce  genre  de  malades;  il 
peut,  plus  facilement  que  partout  ailleurs,  pénétrer  et 
déjouer  les  tentatives  de  simulation;  l'asile  enfin  présente 
des  garanties  suffisantes  contre  une  évasion,  au  moins  dans 
la  majorité  des  cas.  Nous  le  répétons  donc,  la  mesure  est 
excellente  en  pratique,  mais  elle  a  un  inconvénient  très- 
grave,  celui  d'être  illégale. 

La  loi  en  effet  est  formelle.  Les  asiles,  d'après  elle,  ne 
peuvent  admettre  que  des  aliénés,  placés  volontairement 
ou  d'office,  mais  dans  tous  les  cas  reconnus  et  déclarés 
aliénés.  Telle' n'est  pas  la  position  du  prévenu  qui  y  est 
envoyé,  précisément  pour  que  l'on  reconnaisse  s'il  jouit 
ou  non  de  sa  raison,  s'il  doit  être  déclaré  responsable  ou 
irresponsable  de  ses  actes,  en  un  mot  s'il  est  fou  ou  s'il  ne 
l'esL  pas. 


!/|8  LÉGISLATION. 

Nous  savons  bien  que  ces  individus  sont  envoyés  à  l'asile 
en  vertu  d'une  pièce  officielle  :  celle-ci  peut  être  une 
ordonnance  du  procureur  impérial  ou  du  président  des 
assises;  elle  peut  même  être  un  arrêté  du  préfet,  rendu  à 
la  demande  de  l'autorité  judiciaire.  Mais  pour  être  officiel- 
les, ces  pièces  n'en  sont  pas  plus  légales.  La  responsabilité 
du  chef  de  l'asile  peut  être  mise  à  couvert  par  Tordre  qu'il 
reçoit  de  son  supérieur,  mais  la  loi  n'en  est  pas  moins  violée. 

Ici  encore,  il  faudrait  modifier  cette  loi  de  manière  à  la 
mettre  d'accord  avec  l'équité  et  la  pratique. 

Il  y  a  grand  avantage  à  ce  que  certains  prévenus  puissent 
être  conduits  dans  les  asiles  afin  d'être  soumis  à  une 
expertise  médico-légale,  cela  est  certain. 

11  n'y  a  pas  du  reste  à  invoquer  en  pareille  matière  le 
principe  de  la  liberté  individuelle  :  ces  prévenus  sont  déjà 
privés  de  la  leur;  la  société  a  été  obligée  de  les  éloigner  de 
son  sein,  et  le  séjour  de  l'asile,  à  coup  sûr,  n'est  pas  plus 
compromettant  pour  eux  que  celui  de  la  prison. 

Nous  pensons  donc  qu'il  y  aurait  avantage  à  ce  que  la 
loi  sur  les  aliénés  contînt  une  clause  en  vertu  de  laquelle 
certains  magistrats,  les  procureurs  généraux  par  exemple, 
pussent  envoyer  un  prévenu,  sur  l'état  mental  duquel  des 
doutes  se  seraient  élevés,  en  observation  dans  un  asile 
public. 

XII 

Aliénés  dits  criminels. 

Soumettre  à  des  mesures  légales  spéciales  les  individus  dits 
«  aliénés  criminels  » . 

C'est  uniquement  pour  nous  conformer  à  un  usage 
aujourd'hui  généralement  adopté,  et  pour  éviter  une  péri- 
phrase embarrassante,  que  nous  employons  cette  dénomi- 
nation d'aliénés  criminels  qui  nous  est  venue  d'Angleterre. 


ALIÉNÉS   DITS    CRIMINELS  H  9 

En  réalité,  la  notion  de  crime  doit  disparaître  là  où  com- 
mence celle  de  folie,  et  logiquement  l'association  de  ces 
deux  mots  devrait  être  absolument  évitée. 

Quoi  qu'il  en  soit,  sous  le  nom  d'aliénés  criminels,  on 
confond  des  malades  appartenant  à  bien  des  catégories 
différentes.  En  effet,  selon  les  cas,  on  désigne  ainsi  : 

Des  condamnés, 'qui  étaient  sains  d'esprit  au  moment  de 
l'acte  et  du  jugement,  et  qui  depuis  sont  devenus  fous; 

Des  gens,  condamnés  pour  un  fait  réputé  crime  ou  délit, 
et  qui,  on  le  reconnaît  après  la  condamnation,  étaient  déjà 
atteints  de  folie  lorsqu'ils  ont  commis  l'acte  incriminé; 

Des  gens  qui,  mis  en  jugement,  ont  été  reconnus  aliénés, 
et  acquittés  comme  irresponsables  d'un  acte  inspiré  par  le 
délire; 

Des  prévenus  qui  paraissent  avoir  été  sains  d'esprit  quand 
ils  ont  commis  l'acte,  mais  qui,  devenus  fous  pendant 
l'instruction  de  l'affaire,  ne  peuvent  passer  en  jugement, 
vu  leur  état  actuel  de  trouble  intellectuel; 

Des  prévenus  qui  son  t  reconnus  fous  pendant  l'instruction , 
qui,  à  cause  de  leur  état  d'aliénation  au  moment  de  l'acte, 
sont  l'objet  d'une  ordonnance  de  non-lieu,  mais  que  l'au-* 
torité  judiciaire  remet  aux  mains  de  l'autorité  administra- 
tive afin  que  celle-ci  les  mette  hors  d'état  de  recommencer; 

Des  gens  qui  ont  commis  des  actes  justiciables  des  tribu- 
naux, mais  qui,  même  avant  le  commencement  de  l'instruc- 
tion, sont  reconnus  comme  aliénés  et  envoyés  d'emblée 
dans  des  asiles. 

C'est  l'Angleterre,  avons-nous  dit,  qui  a  consacré  cette  dé- 
nomination d'aliénés  criminels,  «  criminal  lunatics  «.Depuis 
1800  ils  ont  été,  dans  ce  pays,  l'objet  d'un  grand  nombre 
d'actes  du  Parlement,  qui  prescrivent  à  leur  égard  des 
mesures  spéciales.  La  principale  consiste  à  les  faire  renfer- 
mer dans  des  asiles  qui  leur  sont  exclusivement  consacrés. 
Aujourd'hui  il  existe  dans  le  Royaume-Uni  trois   de  ces 


150  .  LÉGISLATION. 

asiles  :  celui  de  Broadmor  en  Angleterre,  celui  de  Drum- 
drum  en  Irlande,  un  autre  servant  d'annexé  à  la  prison  de 
Perth,  en  Ecosse. 

En  France,  les  malades  appartenant  aux  différentes  caté- 
gories que  nous  venons  de  mentionner  ne  sont  l'objet 
d'aucune  disposition  légale  qui  leur  soit  propre,  et  aucun 
établissement  spécial  ne  leur  est  destiné. 

Quelques-uns,  lorsqu'ils  sont  dans  les  prisons,  y  restent  ; 
d'autres  en  plus  grand  nombre  sont  mis  dans  les  asiles 
d'aliénés  ordinaires,  et  mêlés  aux  autres  malades. 

Cet  état  de  choses  a  été  critiqué  depuis  longtemps.  Plu- 
sieurs auteurs,  Georget,  Parchappe,  MM.  Brierre  de  Bois- 
mont  (1)  et  Legrand  du  Saulle  ont  demandé  la  création 
d'asiles  spéciaux.  D'autres,  notamment  M.  J.  Falret,  ont 
combattu  cette  proposition  comme  inutile  (2). 

Sans  entrer  ici  dans  une  discussion  qui  nous  entraînerait 
trop  loin,  nous  reconnaîtrons  avec  M.  Falret  que  beaucoup 
des  malades  rentrant  dans  l'une  ou  l'autre  des  catégories 
énumérées  ci -dessus  peuvent,  sans  aucun  inconvénient, 
séjourner  dans  les  asiles  ordinaires,  confondus  avec  la 
foule  des  aliénés  placés  d'office. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  pour  tous  les  cas.  Il  est 
certain  que  dans  un  asile  ordinaire,  surtout  s'il  reçoit  des 
pensionnaires  de  classes  aisées,  il  peut  y  avoir  des  incon- 
vénients très-graves  à  admettre  certains  criminels  venant 
d'une  maison  centrale  ou  du  bagne.  11  n'y  en  a  pas  moins  à 
être  obligé  de  recevoir,  même  sans  qu'ils  aient  été  con- 
damnés, des  hommes  qui  ont  attiré  sur  eux  une  lugubre 

(1)  Brierre  de  B'oismont,  Les  fous  criminels  de  l'Angleterre.  Étude 
médico-psychologique  et  légale  (Ann.  d'hyg.,  1869,  2e  série,  t.  XXXI, 
p.  382). 

(2)  Voyez  J.  Falret,  Société  médico  -  psychologique,  séance  du 
15  novembre  1868  {Annales  médico --psychologiques,  5e  série,  t.  I, 
p.  136). 


ALIÉNÉS   DITS    CRIMINELS  151 

notoriété  parla  monstruosité  de  leurs  méfaits,  alors  même 
que  ceux-ci  ont  été  inspirés  par  le  délire. 

Pour  ne  citer  qu'un  exemple  de  ces  inconvénients,  nous 
rappellerons  le  funeste  accident  arrivé  il  y  a  quelques  années 
à  l'asile  de  Marseille,  où  trois  infirmiers  furent  tués  en 
quelques  instants  par  deux  malades  qui  cherchaient  à 
s'évader.  Ces  deux  malades  étaient  des  épileptiques  venant 
du  bagne  de  Toulon. 

Nous-même,  dans  un  asile  dont  nous  étions  directeur- 
médecin,  nous  avons  reçu  un  jour  sept  épileptiques  évacués 
d'un  seul  coup  d'une  maison  centrale.  Leur  présence  au 
milieu  de  nos  malades  fut  la  source  de  tant  de  difficultés, 
de  tant  d'embarras,  que  nous  dûmes  nous  adresser  à 
l'autorité  supérieure  et  faire  réclamations  sur  réclamations 
pour  obtenir  qu'on  nous  débarrassât  de  ces  hôtes  indisci- 
plinés et  dangereux.  Enfin,  sur  notre  déclaration  que  nous 
nous  attendions,  d'un  moment  à  l'autre,  à  une  évasion  que 
les  conditions  matérielles  de  l'asile  ne  nous  permettaient 
pas  d'empêcher  à  coup  sûr,  le  ministre  voulut  bien  autori- 
ser leur  réintégration  dans  la  maison  centrale.  La  veille  du 
jour  où  cette  décision  nous  fut  notifiée,  trois  de  ces  ban- 
dits, justifiant  nos  craintes,  étaient  parvenus  à  s'échapper, 
et  d'importants  délits  commis  dans  les  campagnes  voisines 
ne  tardèrent  pas  à  y  signaler  leur  présence. 

Pour  les  individus  de  ce  genre,  nous  pensons  qu'il  fau- 
drait prendre  des  mesures  spéciales;  nous  reconnaissons 
que  du  moment  où  ils  sont  malades,  la  prison  proprement 
dite  ne  leur  convient  pas,  mais  nos  asiles  ordinaires  ne  sont 
pas  davantage  faits  pour  les  recevoir.  Il  faudrait  organiser 
à  leur  usage  une  sorte  d'établissement  mixte,  intermédiaire 
entre  l'asile  et  la  prison  ;  le  mieux  serait  peut-être,  ainsi 
que  l'administration  supérieure  paraît  y  avoir  songé  plus 
d'une  fois,  d'établir,  auprès  de  certains  établissements 
pénitentiaires,  un     quartier   spécial    d'aliénés,     aménagé 


1 0'2  LÉGISLATION. 

comme  le  sont  les  bons  asiles  et  confié  à  la  direction  d'un 
médecin  aliéniste  expérimenté. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  au  point  de  vue  du  lieu  où 
ils  doivent  être  séquestrés  que,  dans  l'état  actuel  de  la 
législation,  ces  individus  peuvent  être  une  cause  très-grave 
d'embarras. 

Il  arrive,  par  exemple,  assez  souvent  qu'un  homme  qui, 
dans  un  état  de  délire,  a  commis  un  crime,  un  meurtre,  et 
qui.,  reconnu  aliéné,  a  été  séquestré  comme  tel  dans  un 
asile,  présente  au  bout  d'un  certain  temps  une  améliora- 
tion considérable  dans  son  état  mental,  et  réclame  sa  mise 
en  liberté. 

La  perplexité  est  alors  extrême  pour  le  médecin.  Il  est 
en  présence  d'un  homme  qui  ne  déraisonne  ni  dans  ses 
propos,  ni  dans  ses  actes.  En  circonstances  ordinaires, 
d'après  le  texte  de  la  loi,  il  devrait  le  déclarer  guéri  et  le 
faire  sortir  de  l'asile;  mais  cet  homme  a  commis  un 
meurtre;  mais  sa  maladie  est  une  de  ces  folies  partielles 
qu'un  séjour  de  quelque  temps  dans  un  asile  suffit  presque 
constamment  à  masquer  ou  à  neutraliser,  et  qui  se  repro- 
duisent presque  fatalement  après  la  sortie.  Il  y  a  tout  à 
craindre  qu'une  fois  dehors,  celui-ci  ne  retombe  dans  les 
mêmes  égarements  et  ne  commette  un  nouveau  crime. 

Quelle  grave  alternative  !  Garder  cet  homme,  c'est  com- 
mettre un  attentat  apparent  contre  la  liberté  individuelle; 
le  mettre  en  liberté,  c'est  exposer  la  société  à  un  danger 
imminent 

Nous  nous  sommes  trouvé  en  proie  à  ce  dilemme,  et 
nous  savons  par  expérience  combien  cet  embarras  est  ter- 
rible. La  plupart  de  nos  collègues  ont  éprouvé  les  mêmes 
difficultés. 

Pour  nous,  dans  deux  cas  de  ce  genre,  nous  avons  cru 
devoir  nous  déterminer,  par  prudence,  à  conserver  des  ma- 
lades homicides,  bien  qu'ils  pussent  paraître  guéris.  Nous 


•       ALIÉNÉS   DITS    CRIMINELS.  153 

avons  refusé  de  prendre  l'initiative  de  leur  mise  en  liberté, 
et  quand  des  réclamations  ont  été  adressées  à  l'autorité  ad- 
ministrative, nous  avons  fourni  à  celle-ci  des  explications 
qu'elle  a  sanctionnées  en  maintenant  le  placement  d'office. 

Mais,  nous  le  reconnaissons,  nous  nous  mettions  ainsi  à 
côté  de  la  stricte  légalité;  pour  éviter  cet  inconvénient,  il 
faudrait  donc  que  la  loi  fixât  une  règle  de  conduite  à  suivre 
clans  les  cas  de  ce  genre.  Nous  serions  d'avis  qu'elle  auto- 
risât le  maintien  de  la  séquestration,  même  après  la 
guérison  apparente,  à  l'égard  de  tout  individu  ayant,  dans 
un  état  de  folie,  commis  un  homicide  ou  une  tentative 
sérieuse  d'homicide.  Le  risque  qu'une  récidive  ferait  cou- 
rir à  la  société  est  tellement  grave,  qu'elle  doit  avoir  le 
droit  de  prendre  des  mesures  énergiques  pour  sa  protec- 
tion. 

Il  y  a  encore  une  autre  catégorie  d'individus  qui  sont 
une  cause  continuelle  d'embarras  pour  les  médecins  alié- 
nistes  et  pour  les  magistrats.  Ce  sont  ces  êtres  à  organisa- 
tion défectueuse,  à  penchants  vicieux,  à  instincts  maladifs, 
qui  ne  peuvent  se  fixer  à  aucune  occupation  suivie,  ni  sup- 
porter le  grand  air  sans  devenir  malades  d'ivrognerie  et  de 
débauche.  A  moitié  fous  et  à  moitié  sains,  ils  oscillent  sans 
cesse  entre  la  raison  et  le  délire;  ils  sortent  de  prison  pour 
entrer  à  l'asile;  à  peine  hors  de  l'asile,  ils  retombent  en 
prison.  Se  conduire  raisonnablement  quand  ils  sont  en 
liberté,  cela  leur  est  absolument  impossible.  Par  contre, 
dès  qu'ils  sont  enfermés,  ils  redeviennent  logiques  dans 
leurs  propos,  réguliers  dans  leurs  actes,  et  en  raison  de  la 
législation  courante,  on  est  bientôt  obligé  de  les  laisser 
sortir. 

Ces  individus  sont  bien  réellement  des  malades,  des 
aliénés,  mais  ils  cessent  d'en  avoir  l'air  dès  qu'ils  sont 
enfermés,  pour  en  reprendre  toutes  les  allures  dès  qu'ils 
sont    libres.    Pour  se  faire  une  idée  des  embarras  qu'ils 


154  LÉGISLATION. 

occasionnent,  on  peut  se  reporter  au  mémoire  de  M.  Brierre 
de  Boismont  sur  les  aliénés  vagabonds  (1),  et  aux  déposi- 
tions du  docteur  Blanche  dans  les  affaires  toutes  récentes 
des  nommés  Apparcelle,  Petion  de  Villeneuve  et  Jeanne  (2). 
Sans  doute,  il  faudrait  se  garder  de  faire  un  procès  de 
tendance,  et  de  soumettre  qui  que  ce  «oit  à  une  séquestra- 
tion perpétuelle,  sur  une  simple  présomption.  Mais  quand 
les  mêmes  faits  se  reproduisent  coup  sur  coup  exactement 
de  la  même  manière,  lorsque  l'expérience  a  été  faite  et 
refaite  un  grand  nombre  de  fois  et  a  démontré,  de  façon  à 
ne  laisser  aucun  doute,  que  ces  malheureux,  si  raisonnables 
à  l'asile,  sont  incapables  de  conserver  leur  raison  une  fois 
qu'ils  sont  rendus  à  la  société,  il  devrait  être  permis  par  la 
loi  de  prolonger  leur  séquestration,  afin  d'éviter  une  inévi- 
table rechute  et  tous  les  dangers  qu'elle  entraîne. 

Nous  sommes  loin  d'avoir  épuisé  toutes  les  considérations 
intéressantes  auxquelles  pourraient  donner  lieu  les  ques- 
tions médico-légales  relatives  à  la  folie,  mais  nous  en  avons 
dit  assez  pour  montrer  que,  pour  plusieurs  d'entre  elles,  la 
législation  actuelle  rend  les  décisions  à  prendre  extrême- 
ment embarrassantes,  et  pour  faire  voir  que  des  problèmes 
d'une  haute  importance  restent  encore  sans  solution  légale. 
C'est,  nous  l'espérons  du  moins,  avoir  démontré  que  l'on 
ne  saurait  réviser  la  loi  du  30  juin  1838  sans  y  introduire 
quelque  nouvelle  mesure  s'appliquant  aux  maladies  de  ce 
genre. 

Par  les  développements  dans  lesquels  nous  venons  d'en- 
trer, sur  chacun  des  articles  du  programme    d'améliora- 

(1)  Brierre  de  Boismont,  De  la  nécessité  de  créer  un  établissement 
spécial  pour  les  aliénés  vagabonds  et  criminels  (Annales  d'hygiène  et  de 
médecine  légale,  1846,  t.  XXXV,  p.  396). 

(2)  Voyez  le  Droit  et  la  Gazette  des  tribunaux  des  12  août,  20  octobre 
et  11  novembre  1869. 


ALIÉNÉS   DITS    CRIMINELS.  155 

lions  que  nous  proposons  d'apporter  à  la  loi  du  30  juin  1 838, 
nous  espérons  avoir  réussi  à  démontrer,  comme  nous  en 
avons  annoncé  l'intention,  que  si  c'est  un  devoir  de  défen- 
dre cette  loi  contre  des  attaques  injustes,  c'en  est  un  égale- 
ment de  reconnaître  que  du  premier  coup,  le  législateur 
n'a  pu  atteindre  à  la  perfection;  d'avouer  que,  malgré  sa 
grande  valeur,  son  œuvre  est  susceptible  de  certains  per- 
fectionnements et  qu'elle  présente  quelques  lacunes  qu'il 
serait  possible  de  combler. 

Dans  les  circonstances  actuelles  il  appartient  à  la  méde- 
cine spécialiste  de  préparer  des  matériaux  pour  la  révision 
de  cette  loi,  comme  elle  a  préparé,  il  y  a  plus  de  trente 
ans,  ceux  de  la  loi  elle-même.  Ainsi  que  Va  si  bien  dit  le 
professeur  Tardieu,  «  l'intervention  de  la  médecine,  c'est- 
à-dire  de  la  science  de  l'homme,  dans  les  questions  sociales 
et  économiques,  est  comprise  aujourd'hui  par  tous  les 
esprits  élevés  et,  ce  qu'il  convient  de  dire  bien  haut  à 
l'honneur  du  pays,  acceptée  sans  difficulté  par  les  pouvoirs 
publics  (1).  » 

Sans  aucun  doute,  la  question  des  aliénés  est  l'une  des 
branches  les  plus  considérables  de  cette  médecine  politi- 
que et  sociale  dont  l'action  paraît  devoir  prendre  une  place 
de  plus  en  plus  large  dans  l'existence  des  sociétés  mo- 
dernes. 

Fermement  convaincu  de  l'importance  de  ces  problèmes, 
nous  avons  pensé  que  pour  travailler  à  leur  solution,  ce 
n'était  pas  trop  que  le  concours  des  efforts  de  tous  ceux 
qui  les  ont  étudiés.  Nous  serions  amplement  récompensé 
des  nôtres,  si  nos  propositions  paraissaient  avoir  assez  de 
valeur  pratique  pour  fixer  l'attention  de  ceux  auxquels 
incombe  la  lourde  tâche  de  rendre  meilleure  une  législa- 
tion déjà  bonne. 

(1)  Tardieu,  Bulletin  de  V Académie  de  médecine,  séance  du  2  jan- 
vier 1867,  t.  XXXII,  p.  UU. 


156  LÉGISLATION. 

On  nous  reprochera  peut-être  de  n'avoir  pas  donné  à  nos 
propositions  la  forme  nette  et  absolue  d'un  projet  de  loi; 
c'est  avec  intention  que  nous  avons  évité  de  le  faire.  Notre 
désir  n'a  été  que  de  faire  une  sorte  d'exposé  de  motifs; 
et  nous  n'avons  jamais  eu  la  prétention  de  dicter  la  formule 
sous  laquelle  ces  modifications  devraient  être  rendues 
exécutoires.  Celle-ci  ne  serait  pas  difficile  à  trouver,  si  le 
fond  même  de  nos  idées  était  adopté. 

APPENDICE   (1). 
Des  certificats,  bulletins,  lettres,  délivrés  par  les  chefs  des  Asiles, 

Une  question  toute  nouvelle  de  jurisprudence,  relative  à 
la  direction  administrative  et  médicale  des  asiles  d'aliénés, 
vient  d'être  portée  devant  le  Conseil  d'État,  et  y  a  été  l'objet 
d'une  importante  discussion  dans  la  séance  du  31  décem- 
bre 1869.  Il  s'agissait  de  savoir  si  le  chef  d'un  asile  d'aliénés 
qui  délivre  un  certificat  constatant  qu'une  personne  est  ou 
a  été  traitée  dans  l'établissement,  enfreint  les  lois  et  règle- 
ments en  vigueur,  et  s'il  peut  devenir  l'objet  d'une  poursuite 
en  diffamation. 

Sur  le  premier  point  il  ne  peut  y  avoir  de  doute;  il  n'existe 
ni  loi,  ni  règlement  qui  ait  prévu  le  cas;  il  ne  peut  donc 
y  avoir  infraction  commise.  Quant  à  la  seconde  question, 
elle  ne  se  prête  pas  à  une  réponse  générale  et  collective,  et 
ce  n'est  que  par  une  élude  attentive  des  faits  relatifs  à  cha- 
que cas  particulier  que  la  solution  peut  être  obtenue.  Dans 
l'espèce  qui  a  été  le  point  de  départ  de  cette  discussion,  le 

(1)  S'il  est  désirable  d'améliorer,  dans  les  limites  du  possible,  la 
législation  existante,  il  est  tout  aussi  important,  nous  l'avons  déjà  dit,  de 
ne  pas  la  gâter  par  des  innovations  plus  nuisibles  qu'utiles.  Aussi 
avons-nous  voulu  rattacher  à  notre  sujet  l'étude  d'une  question  tout  ré- 
cemment soulevée,  et  montrer  qu'au  lieu  d'instituer  à  cette  occasion  une 
réglementation  nouvelle,  le  mieux  serait  de  ne  rien  changer  à  ce  qui  est. 


BULLETINS    ET    CERTIFICATS.  157 

certificat  avait  été  donné  pour  éclairer  la  justice,  au  cours 
d'un  procès  pendant,  et  sa  délivrance  ne  pouvait  entraîner 
aucune  responsabilité  ni  justifier  aucune  plainte.  Aussi  le 
Conseil  d'État  a-t-il  repoussé,  ajuste  raison,  la  demande 
de  poursuites  qui  lui  était  adressée. 

Mais  à  cette  occasion,  on  s'est  demandé  s'il  n'y  avait  pas 
là  un  certain  danger  pour  l'honorabilité  et  la  réputation 
des  familles,  et  s'il  ne  conviendrait  pas  d'interdire  la  déli- 
vrance de  semblables  certificats,  ou  du  moins  de  la  régle- 
menter d'une  manière  rigoureuse,  afin  d'éviter  que  des  tiers 
malintentionnés  ne  pussent  se  procurer  des  pièces  dont  ils 
seraient  ensuite  disposés  à  abuser. 

Cette  préoccupation  est  évidemment  des  plus  honorables, 
et  nous  avons  trop  souvent  invoqué,  ici  même,  \i  droit  que 
les  malades  et  les  familles  ont  de  compter  sur  la  discré- 
tion médicale,  pour  ne  pas  l'approuver  complètement  en 
principe.  Mais,  dans  la  pratique,  nous  craignons  que  l'on  ne 
rencontre  de  grandes  difficultés,  si  l'on  veut  soumettre  à  une 
réglementation  administrative  une  matière  aussi  délicate. 

Et  d'abord,  il  ne  peutétre question  de  considérer  comme 
diffamatoire  toute  pièce  constatant  le  séjour  d'une  personne 
quelconque  dans  un  asile  d'aliénés.  Car,  dans  ce  cas,  il 
faudrait  que  les  poursuites  fussent  continuelles,  le  délit 
étant  permanent.  Dans  tout  asile  un  peu  important,  des  cer- 
tificats de  ce  genre  sont  en  effet  demandés  tous  les  jours. 

Tantôt  il  s'agit  de  faire  toucher  une  pension  pour  laquelle 
on  exige  un  certificat  de  vie;  tantôt  il  faut  obtenir  un  congé 
d'une  administration  quelconque,  et  fournir  à  l'appui  de  la 
demande  une  attestation  de  la  maladie  et  de  sa  nature.  Ou 
bien  c'est  un  jeune  homme  qui  veut  s'engager,  un  fils  ou 
une  fille  qui  vont  se  marier,  et  il  faut  établir  que  les  parents 
sont  en  traitement  pour  cause  d'aliénation  mentale,  et 
ne  peuvent  donner  leur  consentement.  D'autres  fois,  c'est 
un  conseil  de  famille  à  réunir,  une  interdiction  a  pour- 


i  58  LÉGISLATION. 

suivre,  une  association  commerciale  à  dissoudre,  et  ici 
encore  la  constatation  de  la  maladie  est  indispensable. 

Dans  aucun  de  ces  cas  il  n'est  possible  de  refuser  le  certi- 
ficat demandé;  aucun  règlement  ne  pourrait  interdire  de 
le  délivrer,  et  cependant  il  n'y  a  pas  une  de  ces  circon- 
stances où  l'on  puisse  être  absolument  certain  que  la  pièce 
ainsi  obtenue  ne  sera  pas  détournée  du  but  auquel  elle  a 
été  destinée,  et  ne  sera  pas  transformée  en  instrument  de 
diffamation,  Gomment  l'administration  supérieure  ferait- 
elle  pour  prévoir  les  cas  où  cet  inconvénient  pourra  se  pro- 
duire ?  Comment  s'y  prendrait-elle  pour  donner  des  instruc- 
tions qui  missent  à  l'abri  de  ce  danger? 

Mais  il  y  a  bien  d'autres  pièces  de  témoignage  qui  pour- 
raient être  employées  comme  moyen  de  donner  Féclat  de 
la  publicité  au  traitement  d'une  personne  dans  un  asile.  On 
délivre  journellement  aux  familles  et  aux  amis  qui  en  font 
la  demande  des  bulletins  de  santé  qui  équivalent  à  des  cer- 
tificats. L'envoi  de  pareils  bulletins,  à  des  époques  détermi- 
nées, est  même  une  des  garanties  annoncées  aux  familles 
par  tous  les  prospectus.  Faudra-t-il  défendre  aussi  l'envoi 
de  ces  bulletins,  ou  bien  un  règlement  prétêndra-t-il  le 
limiter  aux  parents  d'un  degré  rapproché?  Comme  s'il  n'y 
avait  pas  souvent  des  parents  très-proches  animés  de  senti- 
ments fort  hostiles!  Et  par  contre,  certains  malades  ne 
reçoivent-ils  pas,  de  la  part  de  simples  amis,  les  témoi- 
gnages de  l'intérêt  le  plus  soutenu,  de  la  tendresse  la  plus 
active?  Comment  donner  aux  premiers  des  droits  que  l'on 
refuserait  aux  seconds  ? 

Mais  les  médecins  reçoivent  sans  cesse  des  lettres  qui 
sollicitent  des  renseignements  sur  l'état  de  tel  ou  tel  ma- 
lade, et  leur  réponse  pourrait,  elle  aussi,  être  considérée 
comme  un  instrument  possible  de  diffamation,  puisqu'elle 
établit  qu'à  une  certaine  date  déterminée,  une  certaine 
personne  était  dans  un  asile  !   Défendra-t-on    au  médecin 


BULLETINS   ET   CERTIFICATS.  159 

d'écrire  aux  familles  comment  se  portent  leurs  malades? 

Mais  le  même  usage  coupable  pourrait  être  fait  d'une 
lettre  administrative  qui  réclame  des  effets  de  lingerie  ou 
d'habillement,  d'un  reçu  qui  constate  le  versement  d'une 
pension.  Faudra-t-il,  par  crainte  exagérée  d'un  danger 
possible,  mettre  obstacle  à  des  actes  absolument  nécessaires 
pour  la  régularité  du  service? 

Et  puis,  si  l'on  défendait  d'écrire,  permettrait-on  de  par- 
ler? On  peut  aussi  bien  nuire  à  la  réputation  d'une  personne 
en  disant  qu'elle  est  affectée  de  folie  qu'en  l'écrivant;  et 
pour  être  logique  jusqu'au  bout,  il  faudrait  réglementer 
aussi  les  relations  verbales  des  chefs  de  l'asile  avec  les  per- 
sonnes qui  s'intéressent  aux  malades  qui  y  sont  placés. 

Si  de  pareilles  restrictions  étaient  possibles,  ce  qui  n'est 
pas,  elles  ne  manqueraient  pas  d'avoir  le  plus  pernicieux 
résultat,  et  ce  serait  alors  que  l'on  pourrait  dire  avec  raison 
que  les  asiles  sont  des  in  pace  où  les  malades,  enterrés 
vivants,  n'ont  plus  aucun  lien  qui  les  rattache  au  monde 
extérieur,  des  bastilles  qui  cachent  à  tous  les  yeux  le  sort 
de  ceux  qui  ont  le  malheur  d'y  être  enfermés. 

Nous  ne  voulons  pas  dire  par  là  que  ces  établissements 
doivent  être  ouverts  à  toutes  les  curiosités,  accessibles  à 
toutes  les  indiscrétions,  que  toute  demande  de  renseigne- 
ments  ou  de  certificats  doive  être  accueillie  avec  faveur,  de 
quelque  part  qu'elle  vienne.  Loin  de  là;  nous  le  répétons, 
une  discrétion  relative  est  un  devoir  pour  les  médecins  et 
pour  les  administrateurs.  Mais  ce  sont  eux  et  eux  seuls  qui 
peuvent  être  juges  des  limites  dans  lesquelles  ils  doivent 
parler  et  se  taire,  des  circonstances  où  ils  doivent  délivrer 
les  pièces,  certificats,  bulletins,  lettres,  qui  leur  sont  de- 
mandés, et  de  celles  où  ils  doivent  les  refuser. 

Toute  réglementation  édictée  pour  leur  tracer,  à  cet 
égard,  une  ligne  de  conduite  obligatoire,  sera  certainement 
frappée  d'impuissance,  par  suite  de  l'impossibilité  de  pré- 


îBO  LÉGISLATION. 

voir  toutes  les  éventualités  qui  pourront  se  présenter  dans  la 
pratique. 

Nous  pensons  donc  qu'il  n'y  a  rien  à  changer  sous  ce 
rapport  à  l'état  de  chose  actuel,  et  que  les  chefs  d'asiles 
doivent  rester  libres  de  juger  par  eux-mêmes  ce  qu'ils  ont 
à  faire  dans  les  questions  de  ce  genre.  Les  abus  continue- 
ront à  être  suffisamment  prévenus  par  la  conscience  et  la 
droiture  de  ceux  qui  agiront  ainsi  sous  leur  propre  respon- 
sabilité, et  au  besoin  par  les  poursuites  dont  ils  pourraient 
être  l'objet  s'ils  avaient  manqué  sciemment  aux  devoirs  de 
leur  position. 


QUATRIÈME  PARTIE. 


ASSISTANCE. 


Notre  bul  n'est  pas  de  traiter  ici,  d'une  manière  générale 
et  méthodique,  toutes  les  questions  relatives  à  l'assistance 
des  aliénés.  Une  pareille  entreprise  exigerait  un  travail 
considérable,  et  plus  d'un  livre  volumineux  y  a  été  exclu- 
sivement consacré.  A  défaut  de  ces  ouvrages  spéciaux,  nous 
indiquerons,  comme  abrégés  très-bons  à  consulter  sur  ce 
sujet,  un  mémoire  de  M.  Pain  (1)  et  un  article  de  Par- 
chappe,  suivi  d'un  index  bibliographique  très-complet  (2). 

Pour  nous,  nous  voulons  seulement  faire  connaître  notre 
opinion  personnelle  sur  celles  de  ces  questions  qui  ont  fait 
l'objet  de  discussions  récentes,  et  qui,  sortant  du  domaine 
purement  médical,  ont  appelé  sur  elles  l'attention  pu- 
blique. 

Nous  parlerons  d'abord  de  la  théorie  anglaise  du  no  ■ 
restraint.  Puis  passant  en  revue  les  différents  systèmes 
d'assistance  préconisés  dans  ces  derniers  temps  pour  rem- 
placer les  asiles  actuels,  nous  chercherons  à  déterminer  les 
avantages  et  les  inconvénients  du  traitement  des  aliénés  : 
1°  dans  leur  famille,  2°  chez  des  infirmiers,  3°  à  Gheel, 
h°  dans  les  colonies  agricoles.  Nous  Unirons  en  indiquant 
les  règles  les  plus  essentielles  à  observer  dans  la  fondation 
et  l'organisation  des  asiles  publics,  qui  sont  destinés,  nous 

(1)  Pain,  Des  divers  modes  de  l'assistance  publique  appliquée  aux 
aliénés  (Annales  d'hygiène  et  de  médecine  légale,  8e  série, t.  XXIV,  1865). 

(2)  Parchappe,  art  Aliénés  (Assistance  et  Asiles),  Dictionnaire  ency- 
clopédique des  sciences  médicales,  t.  III,  p.  63  à  118. 

FOV1LLE.  4  t 


162  ASSISTANCE. 

n'en  doutons  pas,  à  rester  longtemps  encore  le  genre  d'éta- 
blissements le  plus  généralement  adopté  pour  le  traite- 
ment et  l'entretien  des  malades  frappés  de  folie-. 

I 

La  théorie  du  no-restraint. 

En  Angleterre,  l'existence  de  la  médecine  aliéniste, 
comme  école  distincte  et  spécialité  professionnelle,  avait 
devancé  d'un  demi-siècle  son  organisation  en  France; mais 
les  soins  donnés  à  la  généralité  des  malades  laissaient  en- 
core beaucoup  à  désirer,  lorsque  William  Tuke  entreprit 
de  remédier  à  cet  état  de  choses  en  1792,  l'année  même  où 
Pinel  inaugurait  chez  nous  le  nouveau  régime  des  aliénés. 
A  partir  de  cette  époque,  les  progrès  furent  poursuivis  avec 
beaucoup  d'ardeur  et  de  persévérance,  et  les  résultats 
furent  ce  qu'ils  devaient  être  dans  un  pays  où  les  efforts 
individuels  et  l'argent  se  mettent  si  docilement  au  ser- 
vice des  grandes  idées  pratiques.  Malheureusement  l'amé- 
lioration ne  s'est  pas  encore  généralisée,  et  si  les  aliénés 
placés  dans  les  asiles  de  comté  récemment  construits  y 
trouvent  tous  les  avantages  des  systèmes  d'assistance  les  plus 
perfectionnés,  il  n'en  est  pas  de  même  de  ceux  encore  trop 
nombreux  qui  restent  enfermés  dans  les  workhouses  (1). 

Mais  l'Angleterre  ne  s'est  pas  bornée  à  faire  le  bien 
comme  les  autres  pays;  elle  a  cru  pouvoir  les  dépasser  tous 
dans  la  voie  du  progrès,  et  la  nouvelle  école  anglaise  a  pré- 
tendu inaugurer,  elle  aussi,  une  réforme  non  moins  radi- 
cale que  celle  de  Pinel,  en  préconisant,  sous  le  patronage  d'un 
médecin  éminent  et  justement  honoré,  le  docteur  Conolly, 
la  théorie  du  no-restraint  (2).  C'est  même  sur  ce  terrain  que 

(1)  Dumesnil,  Quelques  aperçus  comparatifs  sur  les  soins  de  l'assis- 
tance donnés  aux  aliénés  en  France  et  ailleurs.  Rouen,  1869. 

(2)  Morel,  Le  no-restraint.  Paris,  1860. 


LA   THÉORIE  DU  NO-RESTBATNT.  163 

le  régime  des  aliénés,  en  France,  a  commencé  à  être  vive- 
ment attaqué;  c'est  en  invoquant  l'exemple  de  nos  voisins 
d'outre-mer  que  l'on  nous  a  d'abord  accusés  d'être  inhu- 
mains et  honteusement  retardataires. 

Nous  ne  regrettons  pas  ces  attaques  ;  elles  n'ont  pas  eu, 
il  est  vrai,  pour  résultat,  de  faire  abandonner  complète- 
ment les  procédés  contre  lesquels  elles  étaient  dirigées,  et 
nous  croyons  que  cet  abandon  absolu  n'est  pas  prochain.; 
mais  elles  n'en  ont  pas  moins  eu  un  avantage  réel,  celui  de 
nous  en  faire  mieux  étudier  et  préciser  les  indications,  et 
d'en  réduire  l'emploi. 

Nous  résumerons  d'une  manière  aussi  succincte  que  pos- 
sible ce  qu'il  nous  paraît  indispensable  de  dire  ici  sur  celle 
importante  question. 

No-restraint,  on  le  comprend  facilement,  veut  dire  nulle 
contrainte,  absence  de  toute  coercition.  Or,  dans  les  me- 
sures que  les  familles  ou  la  société  ont  l'habitude  de  pren- 
dre à  l'égard  des  personnes  privées  de  raison,  la  contrainte 
existe  à  chaque  pas.  C'est  contraindre  un  aliéné  que  de  le 
retenir  malgré  lui,  dans  une  maison,  fût-elle  la  sienne  pro- 
pre, et  y  fût-il  entouré  de  ses  parents  et  cie  ses  serviteurs; 
c'est  le  contraindre  que  de  l'empêcher  d'accomplir  des 
actes  déraisonnables  ou  compromettants  pour  ses  intérêts, 
que  de  le  protéger  contre  ses  tendances  an  suicide,  que  de 
veiller  à  ce  qu'il  ne  fasse  de  mal  à  personne;  c'est  le  con- 
traindre que  de  l'enlever  à  sa  demeure,  à  ses  occupations, 
à  son  milieu  ordinaire,  lorsqu'il  ne  peut  plus  vivre  de  la 
vie  commune,  et  de  le  transporter  dans  un  établissement 
spécial,  celui-ci  eût-il  même  neuf  lieues  de  tour;  c'est  le 
contraindre  que  de  le  retenir  dans  cet  établissement,  de  l'y 
astreindre  à  habiter  tin  local  déterminé,  à  suivre  une  dis- 
cipline régulière,  en  ce  qui  concerne  la  vie  qnolidicnne, 
les  repas,  le  travail,  les  distractions  mêmes;  c'est  le  con- 
traindre que  de  l'y  soumettre  à  un  traitement  médical,  de 


166  ASSISTANCE. 

précises,  et  limité  aux  cas  de  désordre  absolu  dans  les  actes 
ou  de  violent  penchant  au  suicide.  Mais  comme  ces  cas 
existent,  comme  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  les 
supprimer,  comme  les  dangers  qu'ils  provoquent  sont  très- 
graves  et  que  l'embarras  du  médecin  responsable  est  parfois 
excessif,  nous  pensons  que  celui-ci  doit  rester  libre,  en 
toutes  circonstances,  de  juger  le  remède  qui  convient  le 
mieux  à  chaque  malade  ;  qu'il  doit  être  maître  de  choisir 
parmi  les  moyens  existants,  celui  qui  lui  paraît  le  meilleur, 
et  de  donner  la  préférence  à  la  camisole,  si  celle-ci  lui 
offre  plus  de  sécurité  et  moins  d'inconvénients  qu'aucun 
autre.  La  bannir  entièrement^  en  interdir  l'usage  d'une 
manière  absolue,  c'est,  croyons-nous,  imposer  une  limite 
arbitraire  au  traitement,  et  cela  parfois  au  préjudice  des 
malades  eux-mêmes. 

Cette  appréciation  est  loin  de  nous  être  personnelle.  Elle 
est  partagée,  croyons-nous,  par  le  plus  grand  nombre  des 
médecins  aliénistes  français;  mais  il  s'est  introduit  une  * 
source  d'erreur  et  de  confusion  dans  l'appréciation  de  leurs 
sentiments  à  cet  égard.  Suivant  que,  dans  l'expression  de 
leur  manière  de  voir,  ils  ont  principalement  insisté  sur  le 
désir  de  réduire  le  plus  possible  l'emploi  de  la  camisole  et 
de  la  borner  à  certains  cas  exceptionnels,  ou  sur  la  nécessité 
de  ne  pas  la  proscrire  entièrement  et  d'en  conserver  l'usage 
modéré,  ils  ont  été  arbitrairement  classés  parmi  les  parti- 
sans ou  parmi  les  adversaires  de  la  contrainte  corporelle. 

Il  eût  été  plus  fidèle  à  la  vérité,  de  faire  ressortir  l'uni- 
formité de  leur  sentiment  réel,  que  de  profiter  de  quelques 
variantes  dans  leur  manière  de  l'exprimer  pour  établir  entre 
eux  une  dissidence  apparente. 

Pour  nous,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  nous  pensons 
qu'une  des  grandes  préoccupations  du  médecin  aliéniste 
doit  être  de  n'employer  la  camisole  que  le  plus  rarement 
possible,  mais  qu'il  doit  rester  libre  d'en  faire  usage  pour 


NOUVEAUX    PROJETS   DE   RÉFORME.  167 

répondre  à  certaines  indications  très-pressantes   et  inhé- 
rentes à  l'état  même  de  folie. 


II 

Nouveaux  projets  de  réforme  dans  le  régime  des  aliénés.  —  Leur  traite- 
ment :  1°  dans  leur  famille;  2°  chez  des  infirmiers;  3°  à  Gheel; 
4°  dans  des  colonies  agricoles. 

Depuis  quelques  années  déjà,  les  anciens  promoteurs 
du  no-restraint  sont  en  arrière  de  beaucoup  sur  de  nouveaux 
philanthropes  qui  veulent  porter  bien  plus  loin  leurs  ré- 
formes. Ce  qu'ils  contestent,  c'est  le  droit  même  de  séques- 
trer les  aliénés;  ce  qu'ils  attaquent,  c'est  l'existence  des 
asiles  ;  et  ils  mettent  à  obtenir  la  destruction  de  ces  éta- 
blissements autant  d'ardeur  qu'on  en  a  mis  à  obtenir  leur 
institution  ;  ce  qui  naguère  était  encore  pour  notre  pays 
une  gloire  enviée  par  les  nations  voisines,  est  devenu  un 
attentat  à  la  dignité  de  l'homme,  une  dérogation  aux  droits 
des  sociétés  modernes. 

La  presse  politique,  nous  l'avons  dit,  s'est  mêlée  de  cette 
question  d'une  manière  qui  montre  assez  combien  elle  lui 
est  peu  familière,  et  tels  journaux  qui  s'attribueraient  volon- 
tiers le  monopole  de  toutes  les  réformes,  de  tous  les  pro- 
grès, de  toutes  les  émancipations,  ne  nous  ont  même  pas 
épargné  la  surprise  de  les  voir  demander,  comme  idéal  du 
traitement  des  aliénés,  d'abord  l'éloignement  absolu  du 
médecin,  puis  le  placement  des  malades  sous  l'autorité  du 
prêtre,  contrôlée  par  l'avis,  formulé  au  scrutin  secret,  des 
infirmiers  et  filles  de  service,  ou  encore  mieux  l'absence 
absolue  de  tout  soin  et  de  toute  précaution,  ainsi  que  cela 
se  pratique  encore,  paraît-il,  dans  quelques  régions  arrié- 
rées de  l'extrême  Orient  (voyez  page  kl). 

Sans  aller  aussi  loin,  plusieurs  confrères  des  plus  hono- 
rables pensent  qu'il  y  a  beaucoup  à  faire  dans  la  voie  de 


466  ASSISTANCE. 

précises,  et  limité  aux  cas  de  désordre  absolu  dans  les  actes 
ou  de  violent  penchant  au  suicide.  Mais  comme  ces  cas 
existent,  comme  il  n'est  au  pouvoir  de  personne  de  les 
supprimer,  comme  les  dangers  qu'ils  provoquent  sont  très- 
graves  et  que  Fembarrasdu  médecin  responsable  est  parfois 
excessif,  nous  pensons  que  celui-ci  doit  rester  libre,  en 
toutes  circonstances,  de  juger  le  remède  qui  convient  le 
mieux  à  chaque  malade  ;  qu'il  doit  être  maître  de  choisir 
parmi  les  moyens  existants,  celui  qui  lui  paraît  le  meilleur, 
et  de  donner  la  préférence  à  la  camisole,  si  celle-ci  lui 
offre  plus  de  sécurité  et  moins  d'inconvénients  qu'aucun 
autre.  La  bannir  entièrement^  en  interdir  l'usage  d'une 
manière  absolue,  c'est,  croyons-nous,  imposer  une  limite 
arbitraire  au  traitement,  et  cela  parfois  au  préjudice  des 
malades  eux-mêmes. 

Cette  appréciation  est  loin  de  nous  être  personnelle.  Elle 
est  partagée,  croyons-nous,  par  le  plus  grand  nombre  des 
médecins  aliénistes  français;  mais  il  s'est  introduit  une  * 
source  d'erreur  et  de  confusion  dans  l'appréciation  de  leurs 
sentiments  à  cet  égard.  Suivant  que,  dans  l'expression  de 
leur  manière  de  voir,  ils  ont  principalement  insisté  sur  le 
désir  de  réduire  le  plus  possible  l'emploi  de  la  camisole  et 
de  la  borner  à  certains  cas  exceptionnels,  ou  sur  la  nécessité 
de  ne  pas  la  proscrire  entièrement  et  d'en  conserver  l'usage 
modéré,  ils  ont  été  arbitrairement  classés  parmi  les  parti- 
sans ou  parmi  les  adversaires  de  la  contrainte  corporelle. 

Il  eût  été  plus  fidèle  à  la  vérité,  de  faire  ressortir  l'uni- 
formité de  leur  sentiment  réel,  que  de  profiter  de  quelques 
variantes  dans  leur  manière  de  l'exprimer  pour  établir  entre 
eux  une  dissidence  apparente. 

Pour  nous,  nous  n'hésitons  pas  à  le  dire,  nous  pensons 
qu'une  des  grandes  préoccupations  du  médecin  aliéniste 
doit  être  de  n'employer  la  camisole  que  le  plus  rarement 
possible,  mais  qu'il  doit  rester  libre  d'en  faire  usage  pour 


NOUVEAUX    PROJETS   DE   RÉFORME.  167 

répondre  à  certaines  indications  très-pressantes   et  inhé- 
rentes à  l'état  même  de  folie. 


II 

Nouveaux  projets  de  réforme  dans  le  régime  des  aliénés.  —  Leur  traite- 
ment :  1°  dans  leur  famille;  2°  chez  des  infirmiers;  3°  à  Gheel; 
4°  dans  des  colonies  agi'icoles. 

Depuis  quelques  années  déjà,  les  anciens  promoteurs 
du  no-restraint  sont  en  arrière  de  beaucoup  sur  de  nouveaux 
philanthropes  qui  veulent  porter  bien  plus  loin  leurs  ré- 
formes. Ce  qu'ils  contestent,  c'est  le  droit  même  de  séques- 
trer les  aliénés;  ce  qu'ils  attaquent,  c'est  l'existence  des 
asiles  ;  et  ils  mettent  à  obtenir  la  destruction  de  ces  éta- 
blissements autant  d'ardeur  qu'on  en  a  mis  à  obtenir  leur 
institution;  ce  qui  naguère  était  encore  pour  notre  pays 
une  gloire  enviée  par  les  nations  voisines,  est  devenu  un 
attentat  à  la  dignité  de  l'homme,  une  dérogation  aux  droits 
des  sociétés  modernes. 

La  presse  politique,  nous  l'avons  dit,  s'est  mêlée  de  cette 
question  d'une  manière  qui  montre  assez  combien  elle  lui 
est  peu  familière,  et  tels  journaux  qui  s'attribueraient  volon- 
tiers le  monopole  de  toutes  les  réformes,  de  tous  les  pro- 
grès, de  toutes  les  émancipations,  ne  nous  ont  même  pas 
épargné  la  surprise  de  les  voir  demander,  comme  idéal  du 
traitement  des  aliénés,  d'abord  l'éloignement  absolu  du 
médecin,  puis  le  placement  des  malades  sous  l'autorité  du 
prêtre,  contrôlée  par  l'avis,  formulé  au  scrutin  secret,  des 
infirmiers  et  filles  de  service,  ou  encore  mieux  l'absence 
absolue  de  tout  soin  et  de  toute  précaution,  ainsi  que  cela 
se  pratique  encore,  paraît-il,  dans  quelques  régions  arrié- 
rées de  l'extrême  Orient  (voyez  page  hï). 

Sans  aller  aussi  loin,  plusieurs  confrères  des  plus  hono- 
rables pensent  qu'il  y  a  beaucoup  à  faire  dans  la  voie  de 


168  ASSISTANCE. 

l'émancipation  des  aliénés,  et  proposent,  dans  ce  but,  des 
mesures  qui  méritent  toute  notre  attention.  Il  est  permis, 
sans  doute,  de  supposer  que  certains  d'entre  eux  se  laissent 
entraîner  au  delà  des  bornes  d'une  pratique  prudente,  mais 
il  n'en  est  que  plus  nécessaire  d'étudier  tous  les  systèmes 
nouveaux,  de  la  manière  la  plus  scrupuleuse  et  la  plus  ap- 
profondie, et  d'en  adopter  tout  ce  qui  serait  un  perfection- 
nement réel. 

Cela  fait,  les  exagérations  paradoxales  tomberont  d'elles- 
mêmes  dans  l'oubli,  et  l'organisation  de  notre  assislance 
publique,  retrempée  par  la  discussion,  sortira  triomphante 
des  attaques  qui  l'entourent,  avec  plus  de  force  et  plus  de 
vigueur  pour  l'avenir. 

Jamais  ces  importantes  questions  n'ont  été  approfondies 
d'une  manière  plus  sérieuse  que  lors  de  la  grande  discus- 
sion, qui  eut  lieu  au  sein  de  la  Société  médico-psycholo- 
gique, en  I86/4  et  1865;  afin  de  rendre  le  débat  plus  facile 
et  plus  pratique,  on  le  spécialisa  à  la  suite  d'un  remar- 
quable rapport  de  M.  J.  Falret  sur  quatre  points  nette- 
ment formulés.  Nous  exposâmes  alors,  sur  chacun  d'eux, 
des  opinions  qui  n'ont  subi,  depuis,  aucune  modification 
importante;  nous  n'aurons  donc  qu'à  les  reproduire  ici, 
avec  très-peu  de  changement  (1). 

Premier  point.  —  Traitement  dans  la  famille. 

Convient-il  de  substituer  à  la  séquestration  des  aliénés  dans 
les  salles,  leur  séjour  dans  leurs  propres  familles  avant  leur 
entrée  dans  les  asiles,  ou  bien  après  y  avoir  résidé  plus  ou  moins 
longtemps,  lorsque  le  médecin  de  l'asile  juge  possible  de  les  ren- 
voyer chez  eux  comme  inoffensifs  et  incurables,  moyennant  une 
rétribution  annuelle  ? 

(1)  Voyez  Annales  médico-psychologiques,  1865,  p.  340, 


TRAITEMENT  DANS  LA  FAMILLE.  169 

Remarquons  d'abord  que  le  séjour  des  aliénés  dans  leurs 
propres  familles  est  aujourd'hui  un  fait  très-fréquent,  puis- 
que le  nombre  des  aliénés  séquestrés  en  France  est  envi- 
ron le  tiers  du  nombre  approximatif  des  habitants  affectés 
d'une  des  formes  d'aliénation  mentale. 

Sans  doute,  c'est  surtout  dans  les  classes  aisées  de  la 
société,  que  les  familles  s'appliquent  à  conserver  près  d'elles 
leurs  aliénés,  mais  il  y  a  néanmoins,  en  dehors  des  asiles, 
un  grand  nombre  de  malades  qui,  s'ils  étaient  admis  dans 
ces  établissements,  devraient  y  être  à  la  charge  des  dépar- 
tements. 

Quelles  sont  donc  les  circonstances  qui  font  qu'un  aliéné 
indigent,  puisque  c'est  de  cette  classe  qu'il  s'agit  surtout, 
est  envoyé  à  l'asile?  Il  en  est  deux  principales  :  ou  bien  il 
commet  des  actes  dangereux,  ou  bien  il  est  sans  aucunes 
ressources,  sans  soutien,  sans  parents. 

Nous  avons  démontré  précédemment  que  tout  aliéné  qui, 
dans  les  premiers  temps  de  son  affection,  ne  se  livre  pas, 
d'une  manière  répétée,  à  des  actes  compromettants  pour 
la  sécurité  ou  la  morale  publiques,  court  grand  risque,  à 
cause  même  de  cette  bénignité  de  symptômes,  de  rester  sans 
soins  et  de  tomber  au  nombre  des  incurables. 

Parmi  ces  incurables,  il  en  est  quelques-uns  qui  ne 
cessent  pas  d'être  doux  et  inoffensifs;  mais  beaucoup  finis- 
sent par  devenir  indociles  et  dangereux,  les  uns  par  leur 
impulsion  a  la  violence,  d'autres  par  suite  de  penchants 
erotiques  affranchis  de  toute  pudeur,  d'autres,  enfin,  par 
suite  d'idées  de  persécution  et  du  désir  de  la  vengeance. 

A  ce  moment,  la  sécurité  publique  étant  menacée,  l'au- 
torité municipale  se  trouve  en  demeure  d'agir,  la  séques- 
tration d'office  est  demandée  conformément  à  la  loi,  et  un 
incurable  de  plus  vient  grossir  les  charges  du  département. 

D'autre  part,  alors  même  que  la  folie  ne  revêt  aucun 
caractère  dangereux  pour  la  société  ni  pour  le  malade,  il 


170  ASSISTANCE. 

peut  arriver  que  le  maintien  prolongé  de  celui-ci  dans  sa 
famille  devienne  impossible,  soit  par  suite  de  la  mort  des 
parents  qui  avaient  soin  de  lui,  soit  parce  que  les  ressources 
pécuniaires,  ou  l'esprit  de  charité  venant  à  s'épuiser,  les 
proches  s'exonèrent,  sur  la  communauté,  de  la  charge 
qu'ils  avaient  d'abord  supportée  seuls. 

Aussi  constate-t-on  parmi  les  aliénés  entrant  d'office  dans 
les  asiles  une  déplorable  proportion  des  chroniques  et 
d'incurables  qui  peuvent  se  ranger  dans  une  des  trois  caté- 
gories que  nous  venons  déjà  d'indiquer  et  que  nous  défi- 
nissons avec  plus  de  précision  : 

1°  Ceux  qui,  après  avoir  été,  au  début  de  leur  maladie, 
et  souvent  pendant  de  nombreuses  années,  calmes  et  do- 
ciles, finissent  par  devenir  dangereux  et  doivent  être  séques- 
trés par  mesure  de  sécurité  publique. 

2°  Ceux  qui,  après  avoir  été,  plus  ou  moins  longtemps, 
gardés  chez  eux,  perdent,  par  la  mort  ou  autrement,  les 
proches  qui  s'étaient  jusque-là  chargés  de  les  soigner. 

3°  Ceux  dont  les  proches,  bien  qu'existant  encore,  cessent 
de  vouloir  prendre  soin,  tantôt  faute  de  ressources  pécu- 
niaires, tantôt  parce  qu'ils  sont  à  bout  de  patience  et  de 
dévouement. 

Cela  étant  acquis,  si  l'on  cherche  dans  quel  cas  le  système 
de  traitement  des  malades  dans  leur  propre  famille  pour- 
rait être  substitué  au  placement  dans  les  asiles,  on  doit 
reconnaître  qu'il  ne  peut  être  question  de  cette  substitution 
pour  les  malades  des  deux  premières  catégories,  puisque 
pour  ceux  de  la  première  la  liberté,  même  restreinte,  con- 
stitue un  danger  social,  et  que  pour  ceux  de  la  seconde  la 
famille  n'existe  plus. 

C'est  donc  à  ceux  de  la  troisième  catégorie  et  à  eux  seuls 
que  le  système  d'assistance  à  domicile  pourrait  être  utile- 
ment appliqué  d'une  manière  primitive,  c'est-à-dire  avant 
l'entrée  du  malade  à  l'asile. 


TRAITEMENT   DANS   LA    FAMILLE.  171 

Lorsqu'en  effet  les  sentiments  d'affection  persistent,  mais 
que  les  ressources  pécuniaires  manquent,  un  secours  en 
argent  fourni  par  le  département  pourra  lever  l'unique 
obstacle  au  maintien  de  l'aliéné  parmi  les  siens  ;  et  il  pourra 
arriver  aussi  que  certaines  familles,  fatiguées  des  soins 
qu'exige  un  de  leurs  membres  privé  de  raison,  trouvent 
dans  une  subvention  pécuniaire  un  stimulant  suffisant  pour 
lui  continuer  leur  assistance  et  renoncer  à  l'idée  de  son 
éloignement. 

Tels  sont  donc  les  seuls  cas  où  l'on  pourrait  laisser  les 
malades  dans  leur  famille,  au  lieu  de  les  envoyer  dans  un 
asile. 

Quant  à  ceux  qui  pourraient  être  renvoyés  cbez  eux  après 
un  séjour  plus  ou  moins  long  à  l'asile,  il  nous  sera  facile 
de  les  désigner. 

On  sait  que  ce  sont  les*  aliénés  admis  au  début  de  leur 
maladie  et  traités  à  temps,  qui  fournissent  presque  tous 
les  cas  deguérison  de  nos  statistiques;  il  en  est  cependant, 
parmi  eux,  une  notable  proportion  qui,  en  dépit  du  traite- 
ment et  par  suite  de  la  nature  même  de  leur  affection, 
deviennent  incurables  et  passent  à  l'état  chronique. 

C'est  pour  ceux-ci  seulement  que  se  pose  la  question  de 
savoir  s'il  serait  possible  ou  opportun  de  les  renvoyer  au 
bout  d'un  certain  temps  dans  leur  famille,  au  lieu  de  les 
conserver  indéfiniment  dans  les  asiles. 

Mais  il  faut  éliminer  tous  ceux  chez  lesquels  la  folie,  en 
devenant  chronique,  continue  à  être  dangereuse,  soit  d'une 
manière  continue,  soit  par  paroxysmes,  et  malheureusement 
ils  constituent  le  plus  grand  nombre  de  nos  chroniques;  il 
faut  aussi,  sauf  des  exceptions  extrêmement  rares,  éliminer 
les  malades  affectés  de  paralysie  générale,  car  la  nature  de 
leur  maladie  borne  le  plus  souvent  leur  existence  à  des 
limites  assez  courtes,  et  l'expérience  prouve  que,  même 
dans  leurs  périodes  de  calme  et  de  rémission  les  plus  com- 


172  ASSISTANCE. 

plètes,  ils  peuvent,  d'un  moment  à  l'autre,  redevenir  dan- 
gereux ou  commettre  les  actes  les  plus  compromettants 
pour  eux  ou  leurs  familles. 

Après  ces  éliminations  successives,  nous  n'aurons  plus  à 
faire  sortir  de  l'asile  que  ceux  des  aliénés  qui,  dangereux 
au  moment  de  leur  admission,  auraient  cessé  de  l'être  pour 
redevenir  doux  et  inoffensifs;  mais,  pour  ceux-là  même, 
la  sortie  restera  surbordonnée  à  la  condition  d'avoir  encore 
des  parents  disposés  à  les  recevoir  et  à  les  soigner. 

Les  deux  seules  classes  d'aliénés  pour  lesquelles  le  sé- 
jour dans  la  famille  peut  remplacer  le  placement  à  l'asile, 
sont  donc  : 

1°  D'une  manière  primitive,  avant  tout  placement,  ceux 
qui,  malades  depuis  plus  ou  moins  longtemps,  mais  tou- 
jours inoffensifs,  ont  été  conservés  jusque-là  par  des  familles 
n'ayant  plus  assez  de  ressources  ou  assez  de  dévouement 
pour  les  garder  plus  longtemps  sans  une  subvention. 

2°  D'une  manière  secondaire,  après  un  séjour  plus  ou 
moins  prolongé  à  l'asile,  ceux  qui  ont  encore  des  parents 
disposés  à  les  recevoir,  et  qui,  après  avoir  été  dangereux  à 
une  autre  époque,  sont  redevenus  calmes  et  inoffensifs. 

En  tenant  compte  des  circonstances  nécessaires  pour 
qu'un  aliéné  figure  dans  une  de  ces  deux  classes,  on  verra 
que  ce  n'est  guère  que  parmi  les  imbéciles,  les  idiots  ou 
les  déments,  qu'elles  pourront  se  trouver  réunies.  Quant 
à  leur  nombre,  il  serait  extrêmement  difficile  de  l'évaluer 
avec  une  certaine  précision,  parce  que  l'un  des  termes  de 
la  question,  celui  qui  concerne  l'existence  et  les  dispositions 
des  familles,  nous  est  presque  toujours  inconnu. 

Cependant  il  nous  semble  que  l'on  peut,  sans  être  bien 
loin  de  la  réalité,  estimer  à  10  pour  100  de  la  population 
indigente  des  asiles,  le  nombre  des  malades  qui  pourraient, 
dans  ces  conditions,  être  laissés  ou  renvoyés  dans  leur 
famille. 


TRAITEMENT  DANS   LA   FAMILLE.  Ho 

Ce  nombre  pourra  paraître  trop  restreint  aux  personnes 
qui,  ne  connaissant  pas  ces  questions  à  fond,  mais  ayant  eu 
quelque  occasion  de  visiter  des  asiles,  ont  vu,  avec  étonne- 
ment,  beaucoup  de  leurs  habitants  vaquer  à  des  occupa- 
tions régulières ,  et  se  figurent  volontiers  que  tous  ces 
hommes,  dont  les  actes  sont  ainsi  régularisés,  seraient  capa- 
bles de  vivre  sans  inconvénients  dans  leur  propre  famille. 

Mais  cette  illusion  cessera  quand,  par  une  étude  plus 
approfondie,  on  aura  reconnu  : 

Que  beaucoup  d'aliénés  agissant  dans  l'asile  d'une  ma- 
nière relativement  sensée,  se  livreraient,  dès  qu'ils  seraient 
libres,  à  des  actes  inspirés  par  leur  délire  et  contraires  à 
l'ordre  social. 

Que  beaucoup,  même  à  l'asile,  éprouvent,  à  des  époques 
périodiques  ou  non,  des  paroxysmes  d'agitation  incompa- 
tibles avec  la  liberté,  et  dont  le  retour  serait  d'autant  plus 
fréquent  qu'ils  seraient  exposés  dehors  à  plus  de  causes 
excitantes, 

Que,  pour  d'autres  enfin,  l'isolement  est  le  seul  moyen 
de  les  soustraire  à  des  excès  qui  les  replongeraient  tout  de 
suite  dans  le  désordre  intellectuel  le  plus  complet. 

En  tenant  compte  de  toutes  ces  circonstances,  bien  con- 
nues de  ceux  qui  sont  habitués  au  contact  journalier  des 
malades,  on  reconnaîtra  que  l'isolement  est  une  mesure 
absolument  indispensable  pour  beaucoup  d'aliénés  qui  sont 
loin  de  présenter  à  un  visiteur  de  passage  le  cachet  d'une 
folie  manifeste,  et  que  c'est  faire  les  choses  très-largement 
que  d'apprécier  à  10  pour  100  la  proportion  de  ceux  pour 
lesquels  le  séjour  dans  la  famille  n'aurait  pas  d'inconvé- 
nients graves  (1). 

Remarquons  encore,  avant  de  passer  à  d'autres  considé- 
rations, combien  l'on  a  été  injuste  en  qualifiant  les  asiles 

(1)  Cette  proportion  n'a  pu  être  atteinte  jusqu'ici  par  les  départements 
des  Vosges  et  du  Rhône,  qui  ont  fait  cependant  tout  ce  qu'ils  ont  pu,  dans 


ïlk  ASSISTANCE. 

de  fabriques  d'incurables.  S'ils  en  contiennent  tant,  c'est, 
d'abord,  parce  qu'on  leur  en  envoie  beaucoup  de  tout  fabri- 
qués ;  c'est  aussi  parce  que  tous  ceux  qui  y  existent,  qu'ils  y 
soient  entrés  ou  qu'ils  y  soient  devenus  tels,  sont  l'objet  de 
soins  hygiéniques  et  médicaux  qui  prolongent  leur  existence 
et  augmentent  d'autant  la  durée  de  leur  séjour. 

Cherchons  maintenant  à  préciser  les  avantages  et  les 
inconvénients  du  traitement  à  domicile  et  déduisons-en  les 
conditions  auxquelles  il  devrait  être  soumis. 

Un  des  principaux  arguments  lancés  contre  les  asiles, 
c'est  qu'on  ne  peut  pénétrer  dans  un  de  ces  établissements 
sans  être  aussitôt  environné  de  malades  qui  réclament  avec 
énergie  leur  mise  en  liberté.  Cette  impression  est  si  générale, 
que  de  très-bonne  foi  on  se  trouve  amené  à  penser  que  tous 
les  aliénés  traités  dans  les  asiles  désirent  ardemment  d'en. 
sortir,  et  à  croire  que  ce  serait  leur  faire  faire  un  pas 
énorme  vers  le  bonheur  que  d'exaucer  ce  désir. 

Mais  si  l'on  descend  dans  l'étude  des  détails,  on  recon- 
naît vite  que  les  réclamations  n'ont  pas  le  caractère  d'una- 
nimité qu'on  est  d'abord  tenté  de  leur  attribuer.  Ceux  qui 
protestent  sans  cesse  et  réclament  avec  acharnement  leur 
mise  en  liberté  sont  surtout  les  malades  récemment  entrés, 
les  aliénés  paralytiques,  et  les  hallucinés  en  proie  à  un  dé- 
lire de  persécutions,  qui  a  conservé,  en  dépit  du  temps, 
son  intensité  et  sa  netteté  de  systématisation  ;  et  ce  sont 
justement  ces  malades  qui,  en  raison  du  caractère  dange- 
reux de  leur  affection,  ne  pourraient,  sans  graves  inconvé- 
nients, sortir  de  l'asile. 

Ceux,  au  contraire,  qui  sont  dans  un  état  de  folie  chror 
nique  inoffensive  ou  de  démence  confirmée,  ceux,  par  con- 

ces  dernières  années,  pour  appliquer  en  grand  le  traitemeut  à  domicile. 
Si  nos  renseignements  sont  exacts,  une  cinquantaine  d'aliénés  seulement, 
sur  1500  environ,  ont  pu  être  laissés  dans  leur  famille,  moyennant  une 
subvention  annuelle. 


TRAITEMENT  DANS  LA   FAMILLE.  175 

séquent,  qui  seraient  seuls  aptes  à  être  éventuellement  ren- 
voyés dans  leur  famille,  sont  beaucoup  plus  réservés  dans 
leurs  réclamations. 

Qu'on  fasse  donc  sortir  de  ces  établissements  tous  les 
malades  que  nous  avons  indiqués  ;  qu'on  étende  même,  si 
on  le  veut,  ce  système  beaucoup  au  delà  de  ces  limites,  on 
ne  fera  pas  pour  cela  cesser  les  réclamations  dont  est 
assailli  tout  étranger  qui  pénètre  dans  un  établissement  de 
ce  genre,  et,  pour  peu  qu'on  ne  vise  pas  à  la  suppression 
absolue  des  asiles,  mais  seulement  à  la  réduction,  poussée 
aussi  loin  que  possible,  du  nombre  de  leurs  habitants,  on 
peut  être  sûr  que  ceux  que  l'on  y  laissera  séjourner,  en 
quelque  petit  nombre  qu'ils  soient,  seront  précisément  ceux 
qui  réclament  leur  délivrance  avec  le  plus  d'insistance.  La 
seule  chose  qu'on  aura  gagnée  sera  l'unanimité,  réelle  celte 
fois,  dans  les  réclamations. 

Passons  au  côté  économique  de  la  question.  A  l'appui  de 
leur  projet  de  réforme,  les  adversaires  des  asiles  diront 
que  le  prix  de  journée  payé  pour  chaque  indigent  est  en 
moyenne  de  1  fr.  10  c,  soitiOO  francs  par  an;  qu'en  outre, 
la  plupart  des  départements  ont  dû  consacrer  à  la  fonda- 
tion de  leurs  asiles  un  capital  considérable,  oscillant  entre 
2500  à  3000  francs  par  lit;  qu'en  ajoutant  l'intérêt  de  ce 
capital  au  prix  de  la  pension,  on  arrive  à  un  total  de  500  à 
550  francs,  représentant  le  sacrifice  annuel  prélevé  sur  le 
budget  départemental  pour  chaque  aliéné  séquestré. 

Comme  d'ailleurs  ils  proposent  de  donner  à  la  famille  de 
chaque  malade  subventionné  une  allocation  annuelle  de 
200  francs  environ,  ils  en  concluent  que  l'aliéné  assisté  ne 
coûtera  plus  que  la  moitié  ou  même  le  tiers  de  la  somme 
qu'il  coûtait  d'après  l'ancien  système.  Mais  ce  calcul,  s'il 
était  trop  facilement  admis,  pourrait  donner  lieu  à  de  nom- 
breux mécomptes. 

D'une  part,  il  est  douteux  que  200  francs  par  an  suffisent 


176  ASSISTANCE. 

pour  assurer  l'entretien  d'un  aliéné  dans  sa  famille,  et 
indemniser  des  dépenses  et  des  pertes  qu'il  occasionnera. 

Ce  n'est  pas  tout.  Du  moment  où  l'on  saura  qu'un  secours 
annuel  peut  être  obtenu  pour  l'entretien  d'un  aliéné  paisi- 
ble, les  familles  n'auront  plus  aucun  motif  pour  se  charger, 
sans  subvention,  de  la  garde  de  leurs  malades.  Il  n'y  aura 
pas  de  vieillard  à  intelligence  affaiblie,  d'homme  à  sens 
moral  oblus,  de  femme  à  velléités  hystériques,  d'enfant  à 
développement  arriéré,  qui  ne  devienne  un  objet  de  spécu- 
lation. Les  administrateurs  de  tous  les  départements  se 
plaignent  aujourd'hui  de  la  trop  grande  fréquence  des  de- 
mandes d'admission  dans  les  asiles.  Les  demandes  de  pen- 
sion seront  bien  plus  nombreuses,  tout  aussi  bien  motivées 
et  bien  plus  difficiles  h  rejeter. 

On  verra  donc  s'accroître  encore,  dans  des  proportions 
peut-être  considérables,  le  nombre  des  aliénés  secourus;  et 
alors  même  que  chacun  de  ceux  qui  le  seront  à  domicile 
coûterait  moins  que  chaque  aliéné  séquestré,  le  total  des 
dépenses  sera  augmenté  plutôt  que  diminué. 

En  résumé,  nous  pensons  que  l'application  du  système 
familial  n'aura  pour  résultat  ni  de  faire  disparaître  les 
protestations  et  les  demandes  de  mises  en  liberté,  si 
fréquentes  dans  les  asiles  actuels,  ni  de  diminuer  d'une 
manière  sensible  les  sommes  que  les  départements  sont 
obligés  de  consacrer  chaque  année  au  traitement  des  alié- 
nés. 

Quel  avantage  présenterait  donc  ce  système?  Il  lui  reste- 
rait celui  très-réel,  à  notre  avis,  de  contribuer  au  maintien 
de  l'esprit  de  famille,  à  la  conservation  de  la  solidarité  que 
les  branches  d'un  même  tronc  se  doivent  entre  elles;  l'a- 
liéné, restant  dans  le  milieu  auquel  il  a  été  habitué,  pourrait 
conserver  des  sentiments  affectifs  que  l'éloignement  aurait 
promplement  effacés;  enfin  le  nombre  des  chroniques  soi- 
gnés dans  les  asiles  diminuerait  un  peu,  ce  qui  permettrait 


TRAITEMENT   DANS   LA    FAMILLE.  477 

plus  facilement  d'y  admettre  les  cas  aigus  susceptibles  de 
guérison. 

11  restera  à  savoir  si  le  secours  accordé  reçoit  bien  sa 
destination,  c'est-à-dire  s'il  est  entièrement  consacré  à 
l'entretien  et  au  soulagement  de  l'aliéné. 

On  a  proposé  de  charger  de  cette  surveillance  un  inspec- 
teur spécial  résidant  au  chef-lieu  du  département;  mais  ce 
fonctionnaire  pourrait-il,  à  lui  seul,  s'assurer  que  toutes 
les  familles  exécutent  leurs  obligations  à  l'égard  de  leurs 
aliénés,  et  que  ceux-ci  continuent  à  présenter  les  conditions 
voulues  pour  être  laissés  dans  leur  famille? 

Les  visites  de  cet  inspecteur  seraient  nécessairement  fort 
éloignées;  la  distance  ne  lui  permettrait  pas  de  constater 
si  les  obligations  imposées  sont  remplies;  il  lui  serait  im- 
possible de  se  rendre  compte  de  la  marche  de  la  maladie 
et  de  soumettre  à  un  traitement  ceux  des  aliénés  qui,  bien 
que  chroniques,  pourraient  avoir  besoin  d'être  médica- 
mentés;  les  émoluments  qui  lui  seraient  alloués,  ajoutés  à 
ses  frais  de  tournées,  constitueraient  une  somme  assez 
forte,  qui  aggraverait  les  charges  du  département,  sans 
donner  des  garanties  suffisantes  pour  que  les  intérêts  des 
malades  soient  sauvegardés. 

Pour  bien  faire,  il  faudrait  des  visites  médicales  pouvant 
se  renouveler  fréquemment,  sans  être  prévues  à  l'avance, 
et  n'entraînant  pas  de  déboursés  considérables. 

Un  seul  moyen  peut  réunir  toutes  ces  conditions,  ce  serait 
de  charger  de  ce  service  les  médecins  cantonaux  dans  tous 
les  départements  où  cette  institution  fonctionne  ;  chacun 
d'eux,  obligé  par  position  de  parcourir  très-fréquemment 
le  canton  où  il  exerce,  connaissant,  pour  ainsi  dire,  chaque 
ménage  et  chaque  individu,  aurait  mainte  occasion  de  voir, 
sans  se  déranger  exprès  pour  cela,  les  quelques  aliénés 
secourus  à  domicile,  vivant  dans  sa  circonscription  ;  de 
vérifier  l'usage  fait  de  la  subvention  accordée  pour  les  soins 

FOVILLE.  12 


178  ASSISTANCE. 

àleur  donner;  de  se  rendre  compte  des  changements  surve- 
nus dans  leur  état,  et  de  diriger,  s'il  y  avait  lieu,  la  marche 
du  traitement;  sans  grande  augmentation  de  fatigue,  il 
pourrait  connaître  exactement  tout  ce  qui  concernerait 
l'aliéné  assisté  et  en  informer  l'autorité  centrale  par  des 
bulletins  périodiques. 

Dès  qu'il  aurait  constaté  que  l'aliéné  est  maltraité  ou 
même  négligé,  que  la  subvention  est  détournée  de  son  but, 
ou  que  la  maladie  revêt  un  caractère  dangereux,  il  devrait 
provoquer  l'envoi  du  malade  à  l'asile  et  le  retrait  de  la  sub- 
vention. Sans  doute,  il  recevrait  une  certaine  rétribution 
pour  ce  travail  supplémentaire,  mais  cette  dépense  ne  serait 
pas  considérable,  et  la  surveillance  serait  beaucoup  plus  effi- 
cace que  si  l'on  créait  une  place  spéciale  d'inspecteur  des 
aliénés  assistés  pour  chaque  département. 

En  résumé,  l'étude  de  ce  premier  point  nous  conduit 
aux  conclusions  suivantes  : 

1°  On  pourrait  laisser  dans  leurs  familles,  sans  les  en- 
voyer à  l'asile,  et  moyennant  une  subvention  annuelle  don- 
née aux  parents,  les  aliénés  constamment  dociles  et  inof- 
fensifs. 

2°  Parmi  les  aliénés  chroniques  traités  dans  les  asiles,  il 
en  est  un  certain  nombre  qui,  après  avoir  été  dangereux  à 
une  autre  époque,  sont  devenus  dociles  et  inoffensifs;  dans 
le  cas  où  ces  malades  auraient  encore  des  parents  disposés 
à  les  recevoir,  il  serait  possible  de  les  renvoyer  dans  leurs 
foyers  moyennant  une  subvention  annuelle. 

3°  Les  aliénés  assistés  à  domicile  devraient  être  l'objet 
d'une  surveillance  très-vigilante,  confiée  aux  médecins 
cantonaux,  sur  le  rapport  desquels  la  subvention  serait  sup- 
primée et  le  malade  envoyé  à  l'asile  dès  qu'il  serait  établi 
qu'il  devient  dangereux  ou  qu'il  n'est  pas,  de  la  part  de  sa 
famille,  l'objet  de  tous  les  soins  exigés  par  sa  situation* 


TRAITEMENT   CHEZ   DES   INFIRMIERS.  179 

Deuxième    point.  —  Traitement  chez  des  infirmiers. 

Peut-on  placer  isolément  quelques  aliénés  choisis  par  le  mé- 
decin dans  le  voisinage  des  grands  asiles,  chez  des  paysans,  des 
infirmiers  ou  des  habitants  des  villages  voisins,  sous  le  contrôle 
et  la  surveillance  des  médecins  directeurs. 

Ce  système  ne  peut  s'appliquer  qu'à  une  proportion  très- 
limitée  de  malades,  à  cause  du  petit  nombre  de  familles  de 
paysans  vivant  au  voisinage  de  l'asile,  ou  de  familles  d'in- 
firmiers, logés  dans  son  enceinte  mais  en  dehors  des  ser- 
vices communs,  capables  d'assumer  une  semblable  respon- 
sabilité et  de  s'en  acquitter  convenablement.  Ce  ne  peut 
don/,  être,  au  point  de  vue  de  la  réforme  du  régime  des 
aliénés,  qu'une  mesure  tout  à  fait  exceptionnelle. 

Dans  ces  limites,  elle  peut  être  bonne,  car  pour  certains 
malades  il  sera  plus  agréable  de  vivre  dans  un  petit  inté- 
rieur que  de  faire  partie  d'un  quartier  populeux,  et  l'asile 
sera  assez  voisin  pour  qu'eu  cas  d'agitation  ou  de  période 
de  trouble,  le  malade  y  soit  promptement  réintégré  et  y 
reste  pendant  le  temps  nécessaire  pour  ramener  chez  lui 
le  calme  accoutumé. 

C'est  là  une  condition  précieuse  qui  manque  complète- 
ment au  système  du  traitement  à  domicile. 

Il  va  sans  dire  que,  dans  ces  conditions,  l'aliéné  devra 
être  encore  l'objet  d'une  vigilante  surveillance;  mais, 
comme  elle  pourra  être  exercée  parles  employés  de  l'asile, 
elle  présentera  les  chances  voulues  d'efficacité. 

Concluons  donc  que,  lorsqu'il  sera  praticable,  ce  système 
pourra  être  utilement  employé;  mais  reconnaissons  .en 
même  temps  qu'il  ne  sera  susceptible  que  de  rares  appli- 
cations et  ne  pourra  jamais  constituer  une  méthode  géné- 
rale d'assistance  pour  les  aliénés  indigents. 


180  ASSISTAIS  CÈ. 

Troisième  point.  —  Traitement  à  Gheel. 

Peut-on  créer  des  villages  d'aliénés,  semblables  au  village  de 
Gheel  pour  les  malades  incurables  et  inoffensifs,  et  même  pour 
tous  les  aliénés,  sans  exception,  d'après  certains  auteurs  ? 

Nous  ne  pouvons  traiter  ici,  d'une  manière  complète, 
ce  que  l'on  appelle  la  question  de  Gheel.  Elle  a  fourni  ma- 
tière à  des  discussions  des  plus  animées  et  à  de  nom- 
breuses publications,  auxquelles  ceux  qui  auraient  le  désir 
d'en  approfondir  l'étude  devront  recourir  (1);  nous  n'en 
donnerons  qu'un  très-rapide  aperçu. 

11  existe  en  Belgique,  à  quelques  lieues  d'Anvers,  une 
région  peu  fertile  qui,  pendant  longtemps,  a  été  presque 
entièrement  couverte  de  bruyères,  et  qui  porte  le  nom  de 
Campine.  Le  chef-lieu  de  cette  région  est  la  petite  ville  de 
Gheel,  dont  les  habitants,  au  nombre  de  5  à  6000,  ont 
depuis  un  temps  très-reculé  l'habitude  de  recevoir  chez  eux, 
en  qualité  de  pensionnaires,  des  aliénés  qui  leur  sont  confiés 
par  des  familles  ou  par  des  administrations  publiques.  L'o- 
rigine de  cette  habitude  se  relie  à  une  légende  touchante. 
Il  existait  en  ce  lieu,  au  vne  siècle,  une  chapelle  dédiée  à 
saint  Martin.  La  tille  chrétienne  d'un  roi  païen  d'Irlande, 
voulant  se  soustraire  à  la  passion  criminelle  de  son  père, 
vint  se  réfugier  dans  ce  sanctuaire;  elle  y  fut  découverte 
et  mise  à  mort  de  la  main  même  de  ce  père  dénaturé.  La 
jeune  victime  fut  enterrée  dans  l'église,  .et  plus  tard  cano- 
nisée sous  le  nom  de  sainte  Dymphne.  La  tombe  de  cette 
sainte  devint  un  lieu  de  pèlerinage  auquel  on  attribua  une 
vertu  spéciale  pour  la  guérison  de  la  folie.  De  tout  le  voi- 

(1)  On  trouvera  un  index  bibliographique  très-complet  de  tout  ce  qui 
concerne  Gheel  dans  le  livre  de  M.  Jules  Duval  :  Gheel  ou  une  colonie 
d'aliénés.  2«  édition.  Paris,  18G7,  p.  39 


TRAITEMENT   A   GHEEL.  181 

sinage,  et  plus  lard  de  lieux  plus  éloignés,  on  amena  de 
malheureux  insensés  dans  l'espoir  qu'un  miracle  leur  ren- 
drait la  raison;  mais  l'effet  n'était  pas  toujours  immédiat, 
et  les  familles  qui  n'avaient  pas  le  temps  de  rester  eurent 
l'idée  de  laisser  dans  la  localité  les  malades  qu'elles  avaient 
amenés.  Peu  à  peu  ce  mode  de  placement  se  systématisa, 
et  depuis  des  siècles  on  continue  à  amener  à  Gheel  des  alié- 
nés, étales  mettre  en  pension  chez  les  habitants  de  cette 
ville,  qui  les  reçoivent  dans  leurs  familles,  leur  font  par- 
tager leur  mode  d'existence  et  les  associent  à  leurs  travaux. 
Cette  sorte  d'industrie  a  même  été  très -profitable  au  pays 
et  y  a  amené  une  sorte  de  richesse  relative,  grâce  à  laquelle 
la  stérilité  naturelle  du  sol  a  pu  être  combattue  avec  suc- 
cès. 

Ainsi  s'est  constitué  ce  phénomène,  unique  au  monde, 
de  toute  une  population  d'aliénés  vivant  en  communauté 
et  avec  les  apparences  de  la  liberté,  au  milieu  de  gens  qui 
sont  habitués  à  les  surveiller  età  les  utiliser,  et  qui  n'éprou- 
vent à  leur  égard  aucun  sentiment  de  crainte  ni  même  de 
défiance. 

Longtemps  l'existence  même  de  Gheel  paraît  être  restée 
ignorée  du  public,  et  surtout  du  public  médical.  Esquirol 
visita  cette  ville  en  1821,  et  publia  une  notice  sur  ce  qu'il 
avait  vu,  sans  formuler  aucun  jugement.  En  1842,  M.  Moreau 
(de  Tours)  y  alla  et  se  montra  très-favorable  au  principe  de 
la  vie  des  aliénés  en  liberté,  sans  que  son  opinion  ait  fait 
grande  sensation  à  cette  époque.  Guislain,  au  contraire, 
y  vit  tout  en  mal  et  jugea  très-sévèrement  cette  institu- 
tion. 

Mais  c'est  surtout  depuis  1857  que  la  question  de  Gheel 
a  fait  grand  bruit,  grâce  au  patronage  de  MM.  Parigot,  Drost, 
Jules  Duval,  Bulkens,  Mundy.  Il  en  est  peu  sur  lesquelles 
les  appréciations  aient  été  plus  divisées,  et  où  l'on  ait  attri- 
bué à  une  seule  et  même  chose  tant  de  mérites  d'un  côté, 


182  ASSISTANCE. 

tant  de  défauts  de  l'autre.  Tandis  que  les  uns  ont  représenté 
Gheel  comme  l'idéal  de  la  perfection  en  ce  qui  concerne 
le  traitement  des  aliénés,  et  l'ont  nommé  le  paradis  des 
fous  ',  d'autres,  ne  voulant  y  voir  qu'une  réunion  des  con- 
ditions les  plus  mauvaises,  accusent  ce  système  de  per- 
mettre des  accidents  fréquents,  des  meurtres,  des  bles- 
sures, des  grossesses,  et  d'abandonner  sans  défense  de  misé- 
rables aliénés  aux  mauvais  traitements  de  paysans  grossiers, 
ou  au  moins  à  l'exploitation  d'avides  spéculateurs. 

La  meilleure  réponse  à  faire  à  ces  exagérations  en  sens 
opposé  nous  paraît  ressortir  des  passages  suivants  du  rap- 
port de  M.  Jules  Falret  :  «  Cette  colonie,  telle  qu'elle  est 
«aujourd'hui  organisée,  dit-il,  n'est  ni  aussi  bonne  que 
»  l'ont  prétendu  ses  partisans  enthousiastes,  ni  aussi  mau- 
»  vaise  que  l'ont  affirmé  ses  adversaires  systématiques. 
»  C'est  un  mode  de  l'assistance  publique  relative  aux  aliénés 
»  qui  a  ses  avantages  et  ses  inconvénients.  Elle  peut  surtout 
»  convenir  aux  aliénés  si  nombreux,  arrivés  à  une  période 
»  avancée  de  chronicité,  qui  sont  généralement  tran- 
)>  quilles  et  inoffensifs,  qui  ne  présentent  que  de  loin  en 
»  loin  des  paroxysmes  d'agitation,  et  qui  n'exigent  ni  des 
»  soins  assidus,  ni  des  moyens  de  répression  énergiques. 
»  Mais  pour  les  malades  qui,  dans  les  périodes  aiguës  de 
»  leur  affection,  offrent  de  véritables  dangers  pour  eux- 
»  mêmes  ou  pour  la  sécurité  publique,  pour  ceux  dont  l'é- 
»  tat  maladif  réclame  des  soins  de  chaque  instant  ou  un 
»  traitement  médical  suivi  avec  persévérance,  aucun  moyen 
»  ne  pourra,  selon  nous,  remplacer  les  avantages  moraux 
»  et  matériels  que  les  aliénés  trouvent  aujourd'hui  dans  nos 
»  asiles  bien  organisés....  Gheel  ne  pourra  et  n'a  pu  se  per- 
fectionner qu'en  se  rapprochant  des  asiles  fermés.  Ceux- 
»  ci  à  leur  tour  ne  pourront  s'améliorer  qu'en  marchant 
»  avec  une  prudente  lenteur,  mais  avec  persévérance  dans 
»  la  voie  de  la  liberté Selon  nous,  Gheel  a  plus  gagné 


TRAITEMENT   A   GHEEL.  183 

»  en  se  rapprochant  des  asiles  que  ceux-ci  en  se  rappro- 
»  chant  de  Gheel  (1).  » 

Malgré  ces  perfectionnements,  l'institution  doit  laisser 
toujours  beaucoup  à  désirer  sous  le  rapport  du  traitement 
médical  de  la  folie  récente  et  susceptible  de  guérison;  et  au 
point  de  vue  de  l'organisation  tout  n'y  est  pas  parfait,  puis- 
que le  plus  fervent  de  ses  admirateurs,  M.  Jules  Duval,  après 
avoir  exposé  son  mode  d'administration,  blâme  le  système 
des  commissions  auquel  elle  est  soumise  et  qu'il  qualifie 
«  d'associations  passagères,  mobiles,  impersonnelles,  irres- 
»  ponsables,  exposées  à  se  relâcher  de  leur  zèle  primitif». 
Puis  il  ajoute  :  «  A  ces  complications,  nous  préférerions 
»  un  directeur  unique,  investi  de  pouvoirs  étendus,  respon- 
»  sable  devant  le  gouvernement,  soumis  dans  de  justes 
»  limites  au  contrôle  des  comités  de  surveillance.  L'adminis- 
»  tration  simplifiée  y  gagnerait  en  activité  et  en  utilité  (2).  » 

Mais  nous  ne  devons  pas  perdre  de  vue  que  l'objet  actuel 
de  nos  recherches  n'est  pas  d'établir  la  balance  des  mérites 
et  des  défauts  de  la  colonie  de  Gheel,  mais  bien  de  savoir 
s'il  est  possible  de  créer  des  colonies  semblables  dans  nos 
départements  français,  soit  pour  les  malades  incurables  et 
inoffensifs,  soit  même,  comme  certains  auteurs  le  deman- 
dent, pour  tous  les  aliénés  sans  exception. 

Remarquons  d'abord  combien  les  partisans  de  ce  dernier 
système  sont  exagérés  dans  leurs  aspirations,  ou  peu  au 
courant  des  questions  qu'ils  traitent.  Ils  paraissent  croire 
qu'à  Gheel  môme  on  a  l'habitude  de  recevoir  ou  de  garder 
tous  les  aliénés  sans  exception  ;  mais  il  est  loin  d'en  être 
ainsi.  Le  règlement  spécial  du  1er  mai  1851  dit,  art.  27  : 
»  Peuvent  être  placés  dans  la  commune  de  Gheel  les  aliénés 
»  de  toutes  les  catégories,  à  l'exception  de  ceux  à  l'égard 
»  desquels  il  faut,  employer  avec  continuité  les  moyens  de 

(lj  Annales  médico-psychologiques,  1862,  p.  162-165. 
(2)  J.  Duval,  Gheel,  p.  123. 


184  ASSISTANCE. 

»  contrainte  ou  de  coercition,  les  aliénés  suicides,  les  ho- 
»  micides  et  incendiaires,  ceux  dont  les  évasions  auraient 
»  été  fréquentes,  ou  dont  les  affections  seraient  de  nature  à 
»  troubler  la  tranquillité  ou  à  blesser  la  décence  pu- 
»  blique(î)  »,  autrement  dit  à  l'exception  de  tous  les  aliénés 
dangereux,  agités  ou  gênants.  Voilà  qui  modifie  singu- 
lièrement la  thèse,  et  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
porter  envie  à  un  établissement  d'aliénés  d'où  sont  éliminées 
toutes  ces  catégories  de  malades,  en  nous  disant  que  s'il 
en  était  de  même  dans  nos  asiles,  nous  saurions  aussi  y 
faire  régner  tous  les  dehors  de  la  liberté  et  toute  la  séré- 
nité d'une  existence  bourgeoise.  Mais  nous  nous  demandons 
en  même  temps  s'il  n'aurait  pas  été  plus  simple  et  plus 
conforme  à  la  vérité  de  donner  à  cet  article  27  la  rédaction 
suivante  :  «  Ne  pourront  être  placés  à  Gheel  que  les  aliénés 
»  calmes  et  inoffensifs.  » 

Il  est  donc  bien  entendu  que,  si  l'on  voulait  cherchera 
reproduire  ailleurs  la  colonie  belge,  il  ne  saurait  être  ques- 
tion d'y  placer  que  les  malades  calmes  et  non  dangereux. 
Même  en  réduisant  le  programme  à  ces  termes,  la  création 
de  toutes  pièces  d'un  Gheel  français  est  à  nos  yeux  une 
utopie  absolument  irréalisable.  Ce  qui  se  pratique  à  Gheel 
est  le  résultat  de  circonstances  toutes  spéciales  produites 
par  une  tradition  de  plusieurs  siècles;  pour  organiser,  de 
nos  jours,  en  France,  quelque  chose  d'analogue,  il  faudrait 
un  ensemble  de  conditions  géographiques,  sociales  et  pé- 
cuniaires dont  on  ne  peut  espérer  la  réunion. 

Où  trouver,  dans  nos  campagnes,  si  morcelées  et  à  popula- 
tion généralement  dense,  une  vaste  étend  ue  de  territoire  com- 
parable aux  plaines  de  la Campine  ?  Où  prendre,  en  supposant 
même  que  la  localité  pût  exister,  une  population  qui  voulût 
s'y  transplanter,  y  exercer  toutes  les  professions  que  comporte 

(1)  J.  Duval,  Gheel,  p.  294. 


TRAITEMENT   DANS  DES   COLONIES   AGRICOLES.  185 

un  centre  d'habitation,  dans  le  seul  but  de  servir  de  nour- 
riciers à  des  malheureux  privés  de  raison?  Et  en  supposant 
même  que,  par  impossible,  la  localité  fût  trouvée  et  la  po- 
pulation prête  à  s'y  installer,  comment  se  procurer  les 
capitaux  nécessaires  pour  mettre  en  œuvre  une  aussi  gigan- 
tesque opération  ?  Comment  inspirer  à  tous  les  colons  qui, 
sans  doute,  ne  seraient  pas  l'élite  des  populations  honnêtes, 
le  sentiment  de  respect  et  d'affection  pour  leurs  malades, 
sans  lequel  ils  ne  pourraient  remplir  leur  mission? 

Nous  ne  pensons  pas,  du  reste,  que  personne  considère 
une  reproduction  pure  et  simple  de  Gheel  comme  réelle- 
ment possible  en  France,  et  nous  passons  à  l'examen  du 
quatrième  point  discuté,  celui  qui  est  certainement  le  plus 
susceptible  d'un  développement  pratique  et  le  plus  fécond 
en  résultats  utiles. 

Quatrième  point.   —  Traitement  dans  des  colonies 
agricoles. 

Peut-on  créer  des  fermes  agricoles  enclavées  dans  les  grands 
asiles,  ou  simplement  annexées,  dont  les  constructions,  l'orga- 
nisation et  les  règlements  donneraient  aux  aliénés  plus  de  liberté 
relative,  plus  de  bien-être  et  un  genre  de  vie  plus  rapproché  de 
celui  de  V homme  en  société  ? 

Remarquons  avant  tout  qu'il  ne  peut  pas  être  permis  de 
présenter  cette  méthode  comme  contraire  au  mode  actuelle- 
ment adopté  pour  le  traitement  des  aliénés;  loin  de  là,  elle 
n'en  est  qu'un  perfectionnement  vers  lequel  tendent  depuis 
longtemps  tous  les  efforts  éclairés,  et  qu'en  France  particu- 
lièrement l'administration  s'occupe  de  généraliser  autant 
que  cela  se  peut. 

Ne  voyons- nous  pas,  en  effet,  de  tous  côtés,  le  désir 
d'arracher  les  aliénés  à  l'oisiveté  et,  autant  que  possible,  de 
les  faire  travailler  au  grand  air?  et,  comme  conséquence  for- 


186  ASSISTANCE. 

cée,  n'y  a-t-il  pas  une  tendance  générale  à  joindre  à  chaque 
asile  un  vaste  terrain  de  culture,  et  à  faire  de  ces  établisse- 
ments des  espèces  de  phalanstères  ruraux,  où,  à  côté  du  plus 
grand  nombre  des  malades  occupés  à  cultiver  la  terre, 
quelques  uns  exercent  leurs  anciennes  professions  indus- 
trielles de  tailleurs,  menuisiers,  serruriers,  cordonniers, 
pendant  que  les  femmes  s'adonnent  à  la  couture,  à  la 
confection  et  à  la  réparation  des  vêtements  et  au  blanchis- 
sage du  linge. 

Les  nouveaux  asiles  qui  se  construisent  sont  presque  tous 
constitués  sur  ces  bases,  et  les  anciens  tendent  chaque  jour 
à  s'en  rapprocher.  Aussi  les  littérateurs  les  plus  ardents  à 
combattre  des  institutions  qu'ils  ne  connaissent  pas,  se- 
raient-ils tout  étonnés  s'ils  voyaient  la  diversité  des  travaux 
exécutés  par  les  malades  de  certains  asiles. 

A  qui  donc  est  due  cette  heureuse  impulsion?  Sans  au- 
cun doute,  au  corps  des  médecins  aliénistes  qui,  suivant 
l'exemple  de  Ferrus,  ont  reconnu  depuis  longtemps  que  le 
meilleur  moyen  de  dissiper  le  délire  de  leurs  malades  et  de 
leur  faire  oublier  leur  captivité  était  de  mettre  constam- 
ment en  œuvre  leurs  aptitudes  et  leurs  connaissances,  en 
les  soumettant  à  la  grande  loi  imposée  à  tous  les  hommes, 
celle  du  travail;  en  un  mot,  en  les  rapprochant  le  plus 
possible  des  conditions  de  la  vie  sociale  ordinaire. 

Écartons  donc  la  prétention  de  prêcher  une  réforme  qui 
n'est  pris  à  faire,  et  reconnaissons  une  tendance  générale  à 
donner  à  l'aliéné  des  occupations  appropriées  à  ses  capa- 
cités, une  liberté,  relative  compatible  avec  son  état. 

Avant  de  formuler  des  principes  généraux,  des  règles 
applicables  à  tous  les  cas,  examinons  ce  qui  se  pratique 
dans  la  plupart  dos  asiles  actuels.  Construits  d'après  les 
principes  posés  au  commencement  de  ce  siècle,  ils  se  com- 
posent en  général  d'un  certain  nombre  de  bâtiments  grou- 
pés plus   ou  moins  symétriquement  autour  de  construc- 


TRAITEMENT  DANS   DES    COLONIES   AGRICOLES.  187 

tions  destinées  aux  services  administratifs  et  entourés  de 
jardins  aussi  vastes  que  faire  se  peut. 

Chaque  jour,  à  des  heures  déterminées,  tous  les  ma- 
lades valides  et  susceptibles  de  travailler  sortent  sous  la 
direction  de  surveillants  spéciaux,  et  se  rendent  à  divers  tra- 
vaux dejardinage  ou  de  terrassement  ;  après  le  travail,  ilsren- 
trent  dans  leur  quartier,  où  tous  les  actes  de  leur  journée, 
lever,  repas,  récréations,  coucher,  sont  soumis  à  une  régu- 
larité parfaite,  aune  uniformité  presque  militaire,  sans  la- 
quelle le  désordre  ne  manquerait  pas  de  régner  dans  d'aussi 
nombreuses  agglomérations. 

Voilà  ce  qui,  depuis  longtemps  déjà,  se  fait  à  peu  près 
partout,  ce  qui  a  donné  des  résultats  très-satisfaisants,  quoi 
qu'on  en  dise,  et  ce  qu'à  une  époque  on  a  pu  considérer 
très-logiquement  comme  la  dernière  expression  du  progrès. 

Mais  les  grands  asiles  d'aliénés  ne  peuvent  guère  rester 
stationnaires,  et  depuis  quelques  années  déjà,  un  nouveau 
mouvement  progressif  leur  a  été  imprimé. 

La  culture,  même  maraîchère,  exige  autre  chose  que  du 
terrain;  il  lui  faut  des  constructions  spéciales;  les  asiles  ont 
donc  dû  se  compléter  par  la  construction  d'une  ferme. 
Tantôt  celle-ci  a  été  comprise  dans  le  périmètre  de  l'asile 
lui-même,  tantôt  elle  lui  aétéconfiguë,  tantôt  enfin,  par  suite 
de  circonstances  locales  et  sans  idée  de  système  préconçu, 
elle  a  été  plus  ou  moins  éloignée. 

Mais  bientôt,  (l'encombrement  se  produisant  dans  l'asile 
primitif,  et  le  nombre  des  malades  chroniques  augmentant 
partout,  on  a  dû  se  demander  s'il  y  avait  nécessité  de  faire 
rentrer  pour  les  repas  et  pour  la  nuit,  dans  les  quartiers 
fermés,  les  malades  tranquilles  que  leurs  occupations  appe- 
laient toute  la  journée  dans  les  dépendances  rurales;  si  par 
conséquent,  il  fallait  ajouter  de  nouveaux  bâtiments  très- 
dispendieux  aux  constructions  déjà  bien  coûteuses  qui 
forment  l'asile  primitif. 


188  ASSISTANCE. 

On  a  pensé  qu'il  serait  plus  économique  pour  l'adminis- 
tration, et  plus  agréable  pour  les  malades,  de  leur  procurer 
réfectoires  et  dortoirs  dans  la  ferme  elle-même,  et  cette 
combinaison  une  fois  réalisée,  on  a  eu  l'idée  de  donner  aux 
lermes  ainsi  organisées  un  nom  spécial  ;  on  les  a  qualifiées 
de  colonies. 

Dans  ces  annexes,  l'aliéné  calme  reste  toujours  sous  la 
surveillance  et  l'autorité  du  médecin;  mais  par  ses  occu- 
pations, par  le  lieu  de  son  habitation,  il  est  moins  détourné 
de  ses  habitudes  antérieures;  l'éloignement  des  malades 
turbulents  et  désordonnés  dans  leurs  actes  écarte  le  spec- 
tacle des  moyens  indispensables  pour  réprimer  leurs  écarts. 
La  régularité  continue  à  présider  aux  diverses  occupa- 
tions qui  remplissent  la  journée,  mais  elle  peut  être  moins 
impérieuse,  moins  porter  le  caractère  de  la  contrainte. 

Le  passage  de  la  colonie  à  l'asile  fermé,  et  de  l'asile  fermé 
à  la  colonie  étant  toujours  facile,  il  devient  possible  de  faire 
profiter  de  la  liberté  relative  dont  on  jouit  dans  cette  der- 
nière les  nombreux  malades  qui  passent  successivement 
du  calme  à  l'agitation,  de  l'agitation  au  calme,  et  qui,  par 
conséquent,  ne  peuvent  ni  être  laissés  dans  leur  famille, 
ni  être  placés  chez  des  voisins.  Ces  changements  rompent  la 
monotonie  de  la  séquestration;  ils  deviennent  entre  les 
mains  du  médecin  un  heureux  moyen  d'encouragement  ou 
de  répression;  ils  permettent  de  soumettre  les  convales- 
cents à  une  épreuve  souvent  très-utile  avant  de  les  rendre 
à  la  liberté  complète. 

C'est  sur  ces  bases  qu'ont  été  fondées  par  MM.  Labitte  les 
colonies  de  Fitz-James  etdeVilliers,  dépendances  de  l'asile 
de  Clermont  (Oise)  ;  qu'ont  été  organisées  parMM.  Dumesnil 
et  Auzouy  les  fermes  de  Quatre-Mares,  à  Rouen,  et  de  Saint- 
Luc,  à  Pau. 

On  ne  saurait  trop  encourager  le  développement  de  ces 
colonies,  et  plus   elles  prendront  d'importance,  plus  on 


TRAITEMENT   DANS   DES    COLONIES   AGRICOLES.  189 

pourra  réduire  la  proportion  des  bâtiments,  toujours  plus 
coûteux,  de  l'asile  fermé,  sans  cependant  pouvoir  y  renon- 
cer d'une  manière  absolue. 

Pour  que  l'établissement  rural  puisse  acquérir  une  pré- 
dominance de  plus  en  plus  notable,  il  devra  être  très-rap- 
proché  ou  encore  mieux  limitrophe  de  l'asile  fermé,  afin 
que  la  surveillance  puisse  s'étendre  sur  les  deux  à  la  fois, 
que  l'organisation  des  services  généraux  n'ait  pas  besoin 
d'être  dédoublée,  et  que  le  passage  des  malades  de  l'un  à 
l'autre  puisse  être  effectué  immédiatement. 

Ainsi  comprise  et  développée,  l'organisation  des  colonies 
sera  un  nouveau  progrès  dans  la  voie  déjà  si  fertilement 
parcourue  depuis  soixante  ans,  de  l'amélioration  du  sort 
des  aliénés  ;  mais  tout  en  travaillant  à  leur  développement 
ne  laissons  pas  altérer  le  caractère  de  la  colonisation,  ni 
croire  qu'elle  représente  un  principe  nouveau;  loin  de  là, 
elle  est  le  résultat  normal  du  perfectionnement  progressif 
des  asiles  ordinaires,  elle  n'a  pas  été  une  conception  idéale, 
née  avec  des  prétentions  révolutionnaires,  dans  un  esprit 
justement  indigné  contre  les  asiles  modernes;  elle  n'a  pas 
le  droit,  de  se  poser  devant  nous  en  réformatrice  sévère. 

Nous  devons,  au  contraire,  l'accueillir  comme  l'expres- 
sion la  plus  avancée,  jusqu'à  ce  jour,  des  efforts  de  nos  de- 
vanciers; elle  est  leur  œuvre;  c'est  à  nous  de  faire  fructifier 
leur  héritage;  on  doit  en  rapporter  l'honneur  tout  entier 
aux  médecins  aliénisles  et  ne  pas  en  faire  une  arme  tour- 
née contre  eux. 

Après  avoir  examiné  successivement  les  quatre  points 
soumis  à  la  discussion,  nous  résumerons  notre  opinion  sur 
chacun  d'eux  dans  les  conclusions  suivantes  : 

1°  II  est  un  certain  nombre  d'aliénés  inoffensifs  qui  peu- 
vent être  laissés  dans  leur  famille  moyennant  une  subven- 
tion pécuniaire,  mais  à  condition  d'être  fréquemment  visi- 
tés par  des  médecins  chargés  de  s'assurer  qu'ils  sont  l'objet 


190  ASSISTANCE. 

de  soins  convenables,  et  que  leur  maladie  ne  prend  pas  un 
caractère  dangereux. 

2°  Le  placement  d'aliénés  tranquilles  chez  des  paysans 
ou  des  infirmiers  voisins  de  l'asile,  peut  être  avantageux 
pour  quelques  malades;  mais  la  proportion  de  ceux  qui 
pourront  profiter  de  ces  avantages  sera  toujours  très-limi- 
tée, à  cause  du  petit  nombre  de  familles  assez  voisines  de 
l'asile  et  assez  recommandables  pour  qu'on  puisse  leur 
confier  des  malades. 

3°  La  création  de  villages  d'aliénés  semblables  au  village 
de  Gheel  paraît  absolument  irréalisable  en  France,  au  temps 
actuel. 

h°  La  création  de  fermes  annexées  aux  asiles  est  le  meil- 
leur mode  d'améliorer  le  sort  des  aliénés  valides  et  inof- 
fensifs; c'est  le  seul  moyen  de  procurer  à  une  proportion 
considérable  de  malades  une  vie  conforme  à  leur  condition 
sociale  antérieure  et  une  liberté  relative.  Ces  fermes  ou 
colonies  agricoles,  loin  de  constituer  un  système  nouveau, 
antagoniste  de  la  pratique  des  asiles  actuels,  n'en  sont  que 
le  complément  et  le  perfectionnement.  Le  mérite  de  leur 
organisation  doit  être  rapporté  principalement  au  corps 
des  médecins  aliénistes,  et  ce  sont  eux  aussi  qui  devront 
avoir  la  plus  grande  part  dans  leur  développement  et  leur 
amélioration  progressive. 

III 

Petits  asiles  communaux  proposés  par  M.  Delasiauve. 

Il  est  encore  un  système  de  traitement  applicable  aux 
aliénés  dont  nous  devons  dire  quelques  mots.  Son  auteur, 
M.  Delasiauve,  propose  d'organiser,  sur  toute  la  surface  de 
la  France,  dix  mille  petits  établissements  communaux  te- 
nant à  la  fois  de  la  ferme,  de  l'hospice  et  de  l'asile,  dans 
chacun  dequels  seraient  traités  7  ou  8  aliénés  appartenant  à 


PETITS   ASTLES    COMMUNAUX.  191 

la  localité  même,  ce  qui  porterait  à  60  000  ou  80  000  le 
nombre  des  malades  assistés  de  la  sorte,  sans  préjudice  de 
ceux  qui,  à  cause  du  caractère  dangereux  de  leur  affection, 
continueraient  à  être  envoyés  dans  les  asiles  fermés.  Par  ce 
moyen  l'assistance  serait  mise  au  niveau  de  tous  les  besoins, 
et  il  n'y  aurait  plus  un  seul  aliéné  privé  des  secours  que 
réclame  son  état. 

Chacun  de  ces  établissements  ou  cottages  serait  une  ferme 
exploitant  de  10  à  50  hectares,  dans  laquelle  seraient  réu- 
nis tout  le  matériel  et  le  personnel  d'une  culture  ordinaire, 
et  où  il  y  aurait  en  outre  les  accommodations  convenables 
pour  recevoir  quelques  aliénés  et  un  nombre  suffisant  de 
gardiens  chargés  de  les  soigner.  Un  médecin  les  visiterait 
souvent,  une  commission  nombreuse  composée  des  princi- 
paux notables  de  la  localité  surveillerait  tous  les  détails  du 
service;  l'abondance  et  le  confortable  accompagneraient  les 
malades  dans  tous  les  détails  de  leur  existence,  et  avec  tout 
•cela  la  dépense  resterait  inférieure  à  celle  des  malades  placés 
dans  les  asiles  (1).  Nul  ne  pourrait  méconnaître  l'excellence 
des  intentions  deM.Delasiauve,  et  sasollicitude  ardente  pour 
la  cause  des  aliénés  ;  il  est  certain  aussi  que  pour  une  pro- 
portion notable  de  malades  il  y  aurait  grand  avantage  à  ne 
pas  être  éloignés  de  leur  domicile,  et  à  pouvoir  jouir  du 
bienfait  de  l'assistance  et  du  traitement  médical  sans  être 
séparés  de  leurs  familles.  Mais  si,  sous  ce  rapport,  le  nou- 
veau projet  mérite  tout  éloge,  il  faut  reconnaître  que  sous 
beaucoup  d'autres  il  est  encore  trop-vague  et  trop  incom- 
plet pour  pouvoir  être  soumis  à  une  discussion  rigoureuse. 
A  quel  mode  de  division  territoriale  correspond  ce  chiffre 
de  10  000  cottages-asiles,  alors  qu'il  y  a  en  France  3000 
cantons  et  38  000  communes?  le  nombre  de  80  000  places 
ne  dépasserait-il  pas  de  beaucoup  celui  des  malades  suscep- 

(1)  Voy.   Annales  médico-psychologiques,  1863,  t>  II,  p.   100,  et  le 
Journal  de  médecine  mentale,  1869,  nov.,  p.  338. 


192  ASSISTANCE. 

tibles  d'y  être  admis,  puisque  ce  seraient  des  asiles  ruraux, 
et  que  la  folie  est  surtout  commune  dans  les  villes?  La  dis- 
tribution des  cas  d'aliénation  sur  la  surface  du  pays  se 
fait-elle  d'une  manière  assez  régulièrement  proportionnelle 
aux  circonscriptions  territoriales  pour  que  les  moyens  de 
traitement,  ainsi  préparés,  pussent  correspondre  exacte- 
ment aux  besoins?  Tout  cela  étant  admis,  serait-il  possible 
de  trouver  un  nombre  suffisant  de  cultivateurs  dévoués, 
de  médecins  habiles,  de  gardiens  convenables  ?  Enfin  com- 
ment s'exercerait  le  contrôle,  la  surveillance?  Quel  serait 
le  mode  d'entretien?  A  qui  incomberait  la  dépense,  et 
surtout  celle-ci  ne  serait-elle  pas  tellement  considérable, 
pour  chaque  malade,  qu'elle  dépasserait  de  beaucoup  les 
ressources  destinées  à  y  faire  face?  Voilà  quelques-uns 
des  doutes  qui  se  présentent  de  prime  abord  à  l'esprit, 
et  que  M.  Delasiauve  devrait  éclaircir  avant  qu'il  soit  pos- 
sible de  juger,  en  connaissance  de  cause,  sa  nouvelle  pro- 
position. Du  reste,  celle-ci  n'est  jusqu'à  présent  qu'au 
simple  état  de  projet;  nous  avons  voulu  en  dire  un  mot 
néanmoins,  tant  en  raison  de  son  caractère  original  qu'à 
cause  de  l'attention  que  commandent  tous  les  travaux  d'un 
savant  aussi  distingué  que  l'honorable  médecin  de  la  Sal- 
pêtrière. 


IV 

Règles  essentielles  à  observer  dans  la  fondation  et  l'organisation 
des  asiles  publics  d'aliénés. 

D'après  l'examen  que  nous  avons  fait,  dans  les  chapitres 
précédents,  des  différents  modes  de  traitement  et  d'assistance 
publique  applicables  aux  aliénés,  nous  sommes  amené  à 
considérer  que  celui  de  tous  qui  présente  le  plus  d'avan- 
tages pour  la  grande  majorité  de  ces  malades,  c'est  l'isole- 


ISOLEMENT   DAN'S    DES    ASILES   SPÉCIAUX.  193 

ment  dans  un  asile  spécial.  Il  nous  reste  à  indiquer  d'une 
manière  rapide  quelles  sont,  à  notre  avis,  les  conditions 
les  plus  essentielles  de  l'organisation  de  ces  établissements. 
Si  nous  disons,  à  notre  avis,  ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  dans  ce 
qui  suit  rien  de  bien  original,  ni  qui  nous  soit  personnel; 
mais  c'est  parce  qu'il  est  nécessaire  de  faire  un  choix  au 
milieu  de  la  très-grande  quantité  d'idées,  de  doctrines,  de 
théories  différentes  émises  par  tout  le  monde  et  tombées 
dans  le  domaine  public.  Tout  ce  que  nous  pouvons  consi- 
dérer comme  nous  étant  propre  dans  la  question,  c'est  le 
choix  d'un  certain  nombre  de  ces  idées  et  leur  coordination 
rationnelle,  leur  systématisation. 

Il  importe  d'abord  de  bien  s'entendre  sur  le  sens  à 
donner  au  mot  isolement,  pris  dans  cette  acception. 

Serait-ce  une  séquestration  absolue,  l'absence  de  tout 
commerce  avec  d'autres  hommes,  la  claustration  perpé- 
tuelle dans  un  cabanon,  ainsi  que  cela  a  été  dit  par  divers 
adversaires  de  la  loi  et  des  asiles?  Nullement;  et  pour  le 
prouver,  ce  n'est  pas  à  des  autorités  médicales,  mais  au 
témoignage  d'hommes  politiques  et  de  juriconsultes  que 
nous  allons  recourir. 

M.  de  Barthélémy,  parlant  devant  la  chambre  des  pairs, 
reproduit,  pour  définir  l'isolement,  le  texte  de  l'exposé  des 
motifs.  «  Le  plus  souvent  »,  dit-il,  «  il  ne  consiste  qu'à 
placer  l'aliéné  dans  une  situation  nouvelle,  en  le  séparant 
des  lieux  qu'il  habitait,  et  des  personnes  qui  formaient  ses 
relations  habituelles  (1).  » 

De  même  M.  Suin  a  soin  de  dire  :  a  L'isolement  est 
l'éloignement  des  lieux  et  des  objets,  la  séparation  d'avec 
les  personnes,  la  rupture  avec  les  relations  et  les  habitudes 
au  milieu  desquelles  la  folie  a  pris  naissance,  et  qui  ont  pu 
en  être  les  causes.  C'est  le  changement  des  êtres  et  des 

(1)  Moniteur  au  U  juillet  1837,  p.  1772. 

foviixe.  4  3 


194  ASSISTANCE. 

sources  d'idées  et  de  sentiments  qui  ont  exercé  une  fatale 
influence  ;  c'est  la  mise  de  l'aliéné  à  l'abri  de  l'entourage 
qui  a  produit  les  impressions  dont  on  veut  écarter  le  renou- 
vellement, pour  laisser  le  malade  tout  entier  sous  le  fonc- 
tionnement du  traitement  curatif  (1).  » 

Sans  doute  ces  conditions  peuvent  quelquefois  être 
réalisées  au  domicile  même  des  malades,  ou  dans  une 
maison  à  leur  usage  exclusif.  Mais  il  faut  pour  cela  le  con- 
cours d'un  grand  nombre  de  circonstances  difficiles  à 
réunir  ;  la  première  de  toutes  et  la  plus  rare  est  une  grande 
fortune  ou  du  moins  une  très-large  aisance.  Aussi  cette 
méthode  est-elle  tout  à  fait  exceptionnelle.  Dans  l'im- 
mense majorité  des  cas  l'isolement  se  pratique  dans  des 
établissements  qui  portent,  dans  le  langage  ordinaire,  le 
nom  de  «  Maisons  de  santé  »  quand  ils  sont  destinés  à 
recevoir  un  nombre  assez  limité  de  pensionnaires  riches 
ou  aisés,  et  celui  «  d'Asiles  »  lorsqu'ils  sont  destinés  au 
traitement  collectif  d'un  grand  nombre  de  malades,  et  prin- 
cipalement des  indigents  à  la  charge  des  départements. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  des  maisons  de  santé, 
établissements  privés,  relativement  indépendants,  et  dont 
la  valeur  dépend  surtout  du  mérite  des  chefs  qui  sont  à  leur 
tête. 

Nous  ne  parlerons  donc  que  des  asiles  publics,  ou  des 
établissements  privés  faisant  fonction  d'asiles  publics. 

Sans  doute  nous  ne  prétendons  pas  qu'un  établissement 
de  ce  genre  ne  puisse  être  bon  que  s'il  offre  toutes  les  con- 
ditions que  nous  allons  énumérer;  nous  croyons,  au  con- 
traire, que  presque  toujours  la  valeur  personnelle  des 
hommes  qui  sont  à  la  tête  d'un  asile  peut  suppléer,  dans 
une  grande  mesure,  aux  inconvénients  matériels  et  aux 
défauts  d'organisation,  et  que  réciproquement  un  asile  par- 

(1)  Suin,  Rapport  au  Sénat,  p.  14. 


ORGANISATION    DES   ASILES   PUBLICS.  195 

faitement  construit  et  organisé,  confié  à  un  mauvais  chef, 
ne  donnera  que  de  fâcheux  résultats.  Mais  il  n'en  est  pas 
moins  opportun  de  faire  connaître  les  meilleures  disposi- 
tions à  adopter  dans  le  cas  d'une  création  nouvelle  pu  l'on 
serait  libre  de  tout  régler  à  nouveau^  sans  être  gêné  par  rien 
de  préexistant. 

Un  asile  public  d'aliénés  pour  réunir  les  meilleures  con- 
ditions possibles,  doit  à  notre  avis  : 

1°  Être  situé  à  la  campagne,  près  d'une  ville,  et  autan! 
que  possible  près  du  chef-lieu  du  département; 

2°  Avoir  pour  chef  un  directeur-médecin  ; 

3°  Recevoir  une  population  de  300  à  500  personnes  des 
deux  sexes,  embrassant  toutes  les  catégories  de  malades, 
sauf  certains  aliénés  criminels,  et  comprenant»  outre  les 
indigents  du  département,  un  certain  nombre  de  pension- 
naires des  classes  aisées  ; 

k°  Etre  composé  de  bâtiments  ou  quartiers  indépendants, 
groupés  à  droite  et  à  gauche  des  bâtiments  d'administra- 
tion et  des  services  généraux,  et  présentant  une  disposition 
telle  que  le  nombre  des  constructions  puisse  être  augmenté, 
après  coup,  sans  que  l'harmonie  de  l'ensemble  en  soit  trop 
altérée  \ 

5°  Contenir  une  série  d'ateliers,  pour  occuper  les  ma- 
lades des  deux  sexes  qui  ont  un  métier; 

6°  Il  doit  surtout  posséder  un  domaine  où  le  travail  du 
jardinage  et  la  culture  maraîchère  puissent  être  accessibles 
à  tous  les  malades  valMes  qui  n'ont  pas  d'autre  état*  Dans 
ce  domaine,  des  bâtiments  de  ferme  doivent  contenir  toutes 
les  dépendances  nécessaires  à  une  exploitation  de  ce  genre, 
et  être  appropriés  pour  recevoir^  en  outre,  un  certain 
nombre  de  malades  tranquilles, 

Nous  ne  pénétrerons  pas  plus  loin  dans  les  détails  relatifs 
à  la  construction  et  à  l'organisation  des  asiles;  mais>  tout 
en  nous  en  tenant  à  ces  conditions  essentielles,  nous  en- 


196  ASSISTANCE. 

trerons  dans  quelques  développements  aussi  concis  que 
possible  sur  chacune  d'elles. 

1°  L'asile,  avons-nous  dit,  doit  être  situé  à  la  campagne, 
près  d'une  ville,  et  autant  que  possible  près  du  chef-lieu  du 
département.  Aujourd'hui  plus  que  jamais,  on  est  d'ac- 
cord pour  réclamer,  en  faveur  des  aliénés,  l'espace,  la  liberté 
relative,  la  facilité  de  prendre  de  l'exercice  et  de  travailler 
au  grand  air,  conditions  qui  exigent  toutes  une  étendue  de 
terrain  assez  considérable,  et  l'absence  de  tout  voisinage 
immédiat  gênant  ou  nuisible.  Toutes  ces  conditions  ne 
peuvent  se  trouver  réunies  dans  les  villes,  où  du  reste  les 
terrains  ont  une  valeur  trop  élevée;  il  faut  donc  que  ces 
établissements  soient  reportés  à  la  campagne.  Il  est  inutile 
d'ajouter  que  le  site  doit  être  sain,  choisi  sur  une  colline,  plu- 
tôt qu'au  fond  d'une  vallée,  et  que  l'approvisionnement  de 
l'eau  doit  y  être  facile.  Mais,  tout  en  recherchant  la  cam- 
pagne, il  est  essentiel  de  rester  au  voisinage  d'une  ville,  et 
par  voisinage  nous  entendons  une  distance  de  1  à  k  kilo- 
mètres. 

Sans  cela,  les  familles  ont  trop  de  peine  à  venir  voir  les 
malades,  qui  deviennent  ainsi  victimes  d'un  isolement  réel, 
d'une  sorte  d'exil;  les  approvisionnements  sont  difficiles  et 
coûteux;  la  concurrence  des  fournisseurs  fait  défaut;  les 
fonctionnaires  et  employés  de  l'établissement,  privés  de 
toutes  relations  sociales,  de  tout  moyen  de  distraction  et 
d'expansion  au  dehors,  mènent  une  vie  trop  concentrée, 
qui  produit  presque  infailliblement  des  tiraillements,  des 
inimitiés  intérieures,  inconvénients  aussi  préjudiciables  à 
la  tranquillité  et  à  la  considération  des  personnes  qu'au 
bon  accomplissement  du  service. 

Il  est  de  plus  à  désirer  que  la  ville  voisine  soit  le  chef- 
lieu  du  département.  Involontairement  les  préfets  et  les 
conseils  généraux  portent  un  intérêt  plus  vif  à  un  établis- 
sement qui  est  tout  près  d'eux,  sur  lequel  ils  peuvent  tou- 


situation  et  direction.  197 

jouis  exercer  leur  attention;  cette  proximité  facilite  la 
solution  d'un  grand  nombre  d'affaires;  souvent  une  entre- 
vue de  quelques  minutes  avance  plus  les  choses  qu'une  cor- 
respondance prolongée.  Enfin,  s  mous  tenons  à  une  discré- 
tion raisonnable,  nous  sommes  loin,  on  le  sait,  de  vouloir 
envelopper  ce  qui  se  fait  à  l'asile  d'un  mystère  impénétra- 
ble. Nous  pensons,  au  contraire,  qu'il  est  bon  que  le  con- 
trôle et  la  surveillance  soient  faciles,  que  les  chefs  de  l'au- 
torité administrative  et  judiciaire  y  aient  un  accès  com- 
mode, que  le  public  lui-même  puisse  se  tenir  à  peu  près 
au  courant  de  ce  qui  s'y  passe,  afin  que  tout  abus  puisse  être 
promptement  réprimé,  et  que  le  bien  soit  hautement  re- 
connu. Nous  ne  saurions  trop  le  répéter,  les  médecins 
aliénistes  ont  tout  à  perdre  à  se  retrancher  dans  l'ombre  et 
Pisolement,  tout  à  gagner  au  contraire  à  rechercher  la 
lumière  et  à  donner  une  certaine  évidence  à  ce  qu'ils  font, 
afin  que  l'on  rende  justice  à  l'honnêteté  de  leurs  efforts 
et  au  succès  de  leurs  résultats.  Et  tout  cela  est  bien  plus 
facile  à  la  portée  du  chef-lieu  du  déparlement  que  dans  une 
campagne  écartée. 

2°  L'asile  doit  avoir  pour  chef  un  directeur-médecin.  Loin 
d'être  un  inconvénient,  la  réunion  des  deux  ordres  de 
fonctions  est,  au  contraire,  à  nos  yeux  un  grand  avantage, 
mais  à  deux  conditions  :  d'abord  qu'elle  ne  fasse  pas  peser 
sur  un  seul  homme  des  devoirs  au-dessus  de  ses  forces,  et 
que  Fhomme  réunisse  d'ailleurs  les  qualités  et  le  savoir 
nécessaires  pour  s'acquitter  convenablement  de  sa  double 
tâche;  ensuite  que  la  surveillance  soit  assez  efficace  et  assez 
fréquente  pour  qu'on  ne  puisse  pas  accuser  le  directeur- 
médecin  d'arbitraire  et  d'excès  de  pouvoir.  C'est  dans  ce 
but  que  nous  avons  demandé  que  chaque  asile  reçoive, 
au  moins  une  fois  par  an,  la  visite  d'un  des  inspecteurs 
généraux,  et  que  l'admission  dans  la  carrière  soit  subor- 
donnée à  un  concours.  Si  ces  conditions  sont  remplies,  la 


198  ASSISTANCE. 

réunion  des  fonctions  médicales  et  administratives  entre  les 
mêmes  mains  donnera  à  toutes  les  parties  du  service  une 
unité  de  vues,  une  harmonie  de  direction  dont  on  ne  sau^ 
rait  trop  apprécier  l'importance,  et  à  laquelle  rien  ne 
pourrait  suppléer. 

3fi  L'asile  doit  recevoir  toutes  les  catégories  de  malades, 
sauf  certains  aliénés  criminels.  L'exception  que  nous  avons 
indiquée  comme  nécessaire  (p.  iUS),  une  fois  admise,  l'asile 
devra  admettre  tous  les  aliénés  sans  distinction;  c'est  dire 
qu'il  ne  sera  pas  question  de  curables  et  d'incurahles,  d'aU 
gus  etdeohroniques.  Il  est  très-avantageux  que  les  malades 
en  traitement  puissent  être  classés  au  milieu  de  malades 
chroniques,  habitués  depuis  plus  ou  moins  longtemps  à  la 
vie  de  l'asile,  à  sa  discipline,  à  ses  occupations.  L'influence 
de  ce  milieu,  la  contagion  du  bon  exemple  contribuent 
beaucoup  à  calmer  l'excitation  des  nouveaux  venus  et  à 
régulariser  leurs  actes.  Dans  un  service  qui  ne  serait  corn-^ 
posé  que  de  oas  de  folie  aiguë ,  il  serait  impossible 
d'avoir  aucun  ordre,  d'organiser  aucune  réglementation; 
la  nécessité  de  s'occuper  tous  les  jours,  en  détail,  de  cha-= 
que  malade  pour  rechercher  les  indications  nouvelles  et 
régler  le  traitement  en  conséquence,  forcerait  à  en  réduire 
le  nombre  aux  mêmes  proportions  que  celles  d'un  service 
d'hôpital  ordinaire.  Par  contre,  un  service  entièrement 
composé  de  chroniques  auxquels  ne  viendrait  jamais  s'ajou* 
ter  un  cas  aigu,  ne  présenterait  que  très-peu  d'intérêt;  la 
rareté  des  guérisons  découragerait  le  médecin  et  endormi' 
rait  inévitablement  sa  vigilance.  La  combinaison  des  deux 
éléments  nous  paraît  indispensable  pour  les  malades  aussi 
bien  que  pour  celui  qui  est  appelé  à  les  traiter. 

De  même  les  aliénés  des  deux  sexes  y  doivent  être  réunis. 
On  le  sait  déjà,  le  travail  des  malades  doit  être  une  descon* 
ditions  essentielles  d'un  établissement  de  ce  genre;  le  tra= 
vail  est,  avant  tout,  pour  les  malades,  un  moyen  de  traitement, 


ÉLÉMENTS    DE    LA.    POPULATION.  199 

un  élément  de  guérison  ou  d'amélioration;  il  est  aussi,  pour 
eux,  une  occasion  de  profit,  grâce  à  la  petite  gratification  en 
argent  qui  leur  est  allouée.  Il  est  en  outre,  pour  Fasile,  un 
avantage  d'une  grande  valeur,  une  source  précieuse  de  pros- 
périté. Les  aliénés  réunis  dans  un  asile  doivent,  avons-nous 
dit,  réaliser  jusqu'à  un  certain  point  l'utopie,  irréalisable 
partout  ailleurs,  du  phalanstère  dans  lequel  le  travail  de 
chacun  vient  concourir  au  bien-être  de  tous.  Or,  dans  cette 
sorte  d'association,  le  travail  des  hommes  et  celui  des 
femmes  remplissent  des  rôles  qui  se  complètent  mutuel- 
lement, sans  pouvoir  se  suppléer  l'un  l'autre.  Aux  premiers 
appartiennent  les  travaux  de  culture,  de  jardinage,  d'en- 
tretien des  bâtiments  et  du  mobilier,  ceux  de  cordonnerie, 
de  confection  des  habits.  Aux  secondes  reviennent  la  cou- 
ture, la  confection  du  linge,  le  blanchissage,  le  repassage. 
Il  manque,  par  conséquent,  un  élément  très-important  aux 
asiles  qui  ne  reçoivent  que  les  malades  d'un  seul  sexe,  et 
ils  sont  forcés  de  recourir  à  des  ouvriers  étrangers,  qu'il 
faut  payer  fort  cher,  pour  bien  des  choses  qui  sans  cela 
seraient  accomplies  avec  les  ressources  propres  à  l'établis- 
sement. 

La  réunion  des  aliénés  des  deux  sexes  a  encore  un  avan- 
tage, au  point  de  vue  de  la  pratique  médicale,  en  présen- 
tant aux  médecins  et  aux  élèves  un  ensemble  plus  complet 
de  toutes  les  affections  mentales.  Parmi  celles-ci,  il  y  en  a 
de  plus  fréquentes  chez  les  hommes,  d'autres  de  presque 
exclusives  aux  femmes  ;  les  connaissances  cliniques  restent 
forcément  imparfaites  lorsque  l'étude  ne  peut  porter  en 
même  temps  sur  les  uns  et  les  autres,  et  la  science  profite 
aussi  bien  que  l'administration  de  la  réunion  des  deux 
sexes. 

Les  asiles  publics  sont  principalement  destinés  au  trai- 
tement des  aliénés  indigents  à  la  charge  des  départements. 


200  ASSISTANCE. 

Mais  il  y  a  tout  avantage  à  ce  qu'ils  admettent  en  outre, 
comme  malades  payants,  un  certain  nombre  d'aliénés 
appartenant  aux  classes  aisées,  en  d'autres  termes,  qu'un 
pensionnat  soit  joint  aux  quartiers  du  régime  commun. 

Cette  combinaison  présente  des  avantages  de  plusieurs 
genres.  Elle  offre  aux  familles  des  départements  le  moyen 
défaire  soigner  leurs  malades  par  des. médecins  spécialistes 
parfaitement  compétents,  sans  les  envoyer  à  des  distances 
trop  considérables  ;  en  outre,  le  prix  des  pensions,  à  égalité 
de  bien-être  et  de  soins,  peut  être,  dans  les  asiles,  infé- 
rieur à  celui  des  maisons  de  santé  privées  des  grandes 
villes,,  puisque  les  chefs  de  l'établissement  n'ont  à  prélever, 
sur  leur  montant,  ni  l'intérêt  de  leurs  capitaux,  ni  leur 
bénéfice  personnel.  Même  ainsi  réduites,  ces  pensions  sont 
encore  pour  les  asiles  une  source  de  bénéfices  importants 
et  très-légitimes;  en  effet,  les  pensionnaires  jouissent,  pour 
leur  part,  des  immeubles,  bâtiments  et  jardins  pour  lesquels 
l'asile  n'a  pas  de  loyer  à  payer;  ils  profitent  de  même  des 
soins  du  personnel  médical  et  adnrnistratif  et  de  l'installa- 
tion des  services  généraux,  cuisine,  lingerie,  buanderie.  Or, 
ce  personnel  et  ces  services  généraux  devraient  être,  à  très- 
peu  de  chose  près,  les  mêmes,  s'ils  ne  servaient  qu'aux 
indigents;  et  comme  il  est  de  toute  justice  que  les  pen- 
sionnaires payent  tous  ces  avantages,  il  y  a  là,  pour  l'asile, 
une  recette  souvent  considérable,  qui  sert  de  rémunération 
à  des  services  très-réels  rendus  aux  malades,  et  à  laquelle 
ne  correspond  aucune  dépense  pécuniaire  actuelle  ;  c'est 
par  conséquent  un  bénéfice  net  qui  profite  à  toutes  les 
branches  de  l'établissement,  et  qui  permet  d'augmenter  le 
bien-être  des  indigents. 

Réciproquement  le  travail  de  ces  derniers  contribue,  dans 
certaines  circonstances,  à  améliorer  le  sort  des  pension- 
naires, tout  en  économisant  les  deniers  de  L'asile.  On  peut 


ÉLÉMENTS   DE   LA   POPULATION.  201 

donc,  à  égalité  de  prix,  mieux  traiter  ceux-ci  qu'on  ne 
pourrait  le  faire  dans  un  établissement  qui  ne  recevrait  que 
des  pensionnaires. 

Enfin,  dans  un  établissement  de  ce  dernier  genre,  il  est 
presque  impossible  de  décider  les.  pensionnaires  à  travailler, 
et  l'inaction  pèse  d'une  manière  terrible  sur  la  plupart 
d'entre  eux.  Au  contraire,  dans  un  établissement  où  la 
majorité  des  malades  sont  des  indigents,  et  où  le  travail  est 
régulièrement  organisé  sous  les  formes  les  plus  diverses, 
un  certain  nombre  de  pensionnaires  entraînés  par  l'exem- 
ple consentent  à  s'occuper,  soit  aux  travaux  de  jardinage, 
soit  aux  divers  ateliers,  et  échappent  ainsi  aux  inconvé- 
nients de  l'oisiveté.  Par  contre,  on  ne  manque  pas  de  pro- 
curer aux  pensionnaires  certains  moyens  de  distraction, 
jeux  divers,  billards,  bibliothèque,  qu'on  n'aurait  pas  orga- 
nisés pour  les  indigents  seuls,  mais  dont  quelques-uns  de 
ceux-ci  sont  admis  à  profiter  dans  certaines  limites.  Il  y  a 
donc,  là  encore,  échange  réciproque  de  services  et  bons 
procédés  mutuels. 

Ce  que  nous  venons  de  dire  sur  le  mode  de  direction  à 
préférer  pour  les  asiles,  et  sur  les  divers  éléments  qui  doi- 
vent composer  leur  personnel  de  malades,  nous  met  à 
même  de  préciser  les  limites  de  la  population  à  y  admettre. 
Le  nombre  des  aliénés  ne  doit  pas  dépasser  ce  qu'un  méde- 
cin expérimenté  peut  convenablement  soigner,  tout  en 
exerçant  les  fonctions  de  directeur.  Ce  nombre  peut  varier 
entre  300  et  500.  Au-dessous  de  ce  premier  nombre,  la 
gestion  est  difficile  et  onéreuse,  parce  que  la  dépense  des 
services  généraux,  répartie  sur  un  petit  nombre  de  malades, 
élève  trop  le  chiffre  de  la  pension;  et  d'un  autre  côté,  l'in- 
térêt médical  languit  souvent  faute  d'un  assez  grand  mou- 
vement de  malades.  Au-dessus  de  500  malades,  les  quar- 
tiers deviennent  trop  populeux,  et  le  directeur-médecin  a 
trop  à  faire  pour  s'acquitter  convenablement  de  ses  dou- 


202  ASSISTANCE. 

bles  fonctions;  les  unes  ou  les  autres  souffrent,  quand  ce 
ne  sont  pas  toutes  les  deux. 

Dans  tous  les  cas,  le  directeur-médecin  devra  être  assisté 
dans  le  service  médical  par  un  ou  deux  internes,  et  quand 
le  nombre  des  malades  se  rapprochera  du  maximum  de 
500  que  nous  avons  indiqué,  il  conviendra  de  lui  donner  le 
concours  d'un  médecin-adjoint,  qui  pourra  en  même  temps 
se  former  avec  son  aide  aux  travaux  d'administration. 

/*°  On  a  beaucoup  écrit  sur  le  mode  de  construction  à 
adopter  pour  les  asiles,  et  l'on  peut  discourir  longuement  sur 
les  inconvénients  et  les  avantages  de  chaque  type,  qu'il  soit 
français,  anglais  ou  allemand.  Ne  pouvant  entrer  dans  une 
discussion  détaillée  à  cet  égard,  nous  nous  bornerons  à 
quelques  indications  générales. 

Nous  croyons  que  l'on  a  souvent  trop  sacrifié  au  luxe 
extérieur  et  à  l'appareil  monumental  des  bâtiments.  Pour 
une  institution  du  genre  de  celles  dont  nous  nous  occu- 
pons, il  faut  des  constructions  simples  et  modestes  à  l'ex- 
térieur, mais  aménagées  intérieurement  de  manière  à  ré- 
pondre le  mieux  possible  à  l'usage  auquel  elles  doivent 
servir  quotidiennement.  Malheureusement,  c'est  parfois  le 
contraire  qui  a  lieu. 

Une  première  condition  est  la  centralisation  et  la  bonne 
distribution  de  tous  les  locaux  destinés  aux  services  géné- 
raux. Bureaux  de  l'administration,  de  l'économat,  de  la 
recette,  magasins  divers,  lingerie,  cuisine,  pharmacie, 
doivent  former  au  centre  de  l'établissement  un  groupe  de 
constructions  ayant  des  communications  faciles  entre  elles 
et  avec  tous  les  quartiers  de  malades. 

Pour  ceux-ci,  il  y  a  tout  avantage  à  avoir  des  bâtiments 
séparés  au  lieu  de  compter  sur  de  simples  portes  pour  éta- 
blir des  séparations  effectives  dans  un  même  bâtiment  con- 
tinu. Ce  dernier  genre  de  construction  doit  encore  être  évité 
parce  qu'il  constitue  une  figure  géométrique  à  contour  fixe 


MODE   DE   CONSTRUCTION.  203 

et  inflexible,  surtout  lorsqu'il  est  un  parallélogramme,  ce 
qui  rend  tout  agrandissement  ultérieur  très-diâîcile,  sinon 
impossible.  Or  une  expérience  générale  prouve  que  quelque 
rigoureuses  qu'aient  été  les  prévisions  d'après  lesquelles  un 
projet  d'asile  a  été  conçu,  il  se  produit  toujours,  avec  le 
temps,  une  augmentation  de  personnel  qui  crée  de  nou- 
veaux besoins.  Il  faut  donc,  ou  bien  encombrer  les  quartiers 
primitifs,  ou  bien  en  construire  d'autres,  et  cette  dernière 
combinaison  étant  de  beaucoup  la  meilleure,  il  y  a  tout 
intérêt  à  en  prévoir  la  possibilité. 

Il  n'est  nullement  nécessaire  que  tous  les  bâtiments 
séparés,  qui  avec  les  cours  qui  en  dépendent  constituent 
les  quartiers  de  malades,  aient  exactement  la  môme  physio- 
nomie, ce  qui  donne  toujours  à  l'établissement  un  carac- 
tère extérieur  de  caserne  ou  de  fabrique;  il  est,  au  con- 
traire, désirable  qu'ils  présentent  une  certaine  diversité.  Il 
n'est  pas  indispensable,  non  plus,  qu'ils  soient  disposés 
d'une  manière  absolument  régulière  et  symétrique;  tout 
ce  qui  pourra  ôter  à  l'ensemble  un  cachet  de  trop  grande 
uniformité,  pour  se  rapprocher  des  conditions  des  habita- 
tions ordinaires  et  de  la  variété  avec  laquelle  elles  se  grou- 
pent, dans  un  village  par  exemple,  nous  paraît  devoir  être 
recherché  plutôt  qu'évité.  L'ensemble  aura  évidemment 
moins  de  régularité  sur  un  plan  d'architecte,  mais  l'aspect 
en  sera  plus  gai,  plus  rustique,  et  éloignera  davantage 
l'idée  de  prison. 

Tous  les  bâtiments  pourront,  sans  inconvénients,  avoir 
un  étage  au-dessus  du  rez-de-chaussée,  et  ceux  des  malades 
paisibles  pourront  même  en  avoir  deux.  Plusieurs  quartiers 
de  malades  devront,  en  outre,  présenter  dans  leur  construc- 
tion et  leur  aménagement  des  conditions  spéciales  pour  le 
détail  desquelles  nous  renvoyons  aux  ouvrages  de  MM.  Par- 
chappe,  Girard  de  Cailleux  et  Renaudin. 

«V  Mais  il  ne  suffit  pas  de  loger  les  malades  et  de  les  nour- 


2(ik  ASSISTANCE,' 

rir;  il  faut  en  outre  les  occuper.  Or,  la  population  indi- 
gente de  nos  asiles  se  compose  presque. toujours  d'une 
certaine  proportion  d'artisans  ayant  un  métier,  et  d'un  plus 
grand  nombre  de  gens  qui  travaillaient  à  la  terre.  Il  faut 
donc,  dans  un  asile,  avoir  des  ateliers  et  des  champs.  Les 
premiers  comprennent  d'ordinaire  pour  les  hommes  la 
menuiserie,  la  ferblanterie,  la  cordonnerie,  la  confection 
des  habits,  et  quelquefois  le  tissage  de  certaines  étoffes. 
Tous  ces  locaux  peuvent  être  très-simples,  mais  il  est  essen- 
tiel qu'ils  existent;  il  doivent  en  outre  être  distincts  des 
habitations  ordinaires  et  pouvoir  être  facilement  soumis  à 
la  surveillance. 

.  Pour  les  femmes,  les  ateliers  de  couture  et  de  raccommo- 
dage peuvent  faire  partie  des  locaux  d'habitation.  La  buan- 
derie et  la  repasserie,  au  contraire,  doivent  en  être  distinctes 
et  installées,  ainsi  que  les  séchoirs,  dans  des  annexes  tout 
à  fait  indépendantes.  Il  sera  aussi  essentiel  de  pouvoir  faire 
travailler  quelques  femmes  au  jardinage. 

6°  Nous  arrivons  enfin  à  la  grande  question  de  la  terre  et 
de  la  culture.  Tout  asile,  outre  les  cours  et  préaux  faisant 
partie  intégrante  de  chaque  quartier,  doit  posséder  un  cer- 
tain domaine,  destiné,  d'une  part,  à  occuper  une  grande 
proportion  des  malades  habitués  à  travailler  la  terre,  d'au- 
tre part  à  donner,  à  l'aide  d'un  travail  presque  gratuit  et  de 
l'engrais  abondamment  fourni  par  toute  agglomération 
humaine,  des  produits  végétaux  précieux  pour  la  consom- 
mation de  l'établissement  et  le  bien-être  de  tous  ceux  qui  y 
vivent.  L'étendue  du  domaine  doit  varier,  suivant  que  l'on 
veut  s'y  livrer  à  la  grande  culture,  ou  seulement  à  la  cul- 
ture maraîchère  et  au  jardinage.  Nous  savons  que,  dans 
quelques  établissements  exceptionnels,  on  fait  une  large 
place  à  la  grande  culture,  et  que  l'on  s'en  trouve  bien  ;  c'est 
notamment  ce  qui  a  lieu  dans  les  grandes  exploitations  qui 
dépendent  de  l'asile  privé  de  Clermont,  où  les  frères  Labitte 


ATELIERS   ET   TERRAIN    DE   CULTURE.  2.05 

ont  obtenu  de  très-beaux  résultats.  Mais  ils  disposent  d'une 
population  que  l'on  ne  retrouve  dans  aucun  autre  établis- 
sement, et  l'on  peut  croire,  en  outre,  qu'une  gestion  pri- 
vée est  toujours  surveillée  par  ceux  qui  y  ont  un  intérêt 
personnel,  avec  plus  d'exactitude  et  de  rigueur  que  ne  le 
serait  une  administration  publique  confiée  à  des  agents 
qui  n'ont  pas  d'intérêt  personnel  dans  les  résultats. 

Pour  nous,  après  avoir  combattu  les  agglomérations  trop 
nombreuses  d'aliénés,  nous  ne  croyons  pas  qu'un  asile 
constitué  tel  que  nous  l'avons  indiqué,  ait  un  intérêt  véri- 
table à  se  lancer  dans  la  grande  culture,  tandis  que  nous 
pensons  qu'il  aura  toujours  un  avantage  énorme  à  dévelop- 
per autant  que  possible,  avec  les  moyens  dont  il  dispose, 
et  très-peu  de  dépenses  accessoires,  la  production  des  légu- 
mes et  des  fruits,  et  à  joindre  à  ses  jardins,  toutes  les  fois 
que  faire  se  pourra,  quelques  pâturages,  exigeant  peu  de 
culture  et  permettant  d'entretenir  un  certain  bétail. 

Nous  ne  sommes  donc  pas  partisan,  pour  les  asiles,  de 
domaines  trop  étendus;  nous  ne  désirons  pas  qu'ils  possè- 
dent des  200  ou  300  hectares,  et  nous  pensons  qu'ils  ne 
pourront  jamais  en  utiliser,  d'une  manière  réellement  avan- 
tageuse, plus  de  25  ou  30. 

Quelle  que  soit  l'étendue  du  domaine  d'un  asile,  certains 
bâtiments  d'exploitation  sont  nécessaires;  ils  doivent  se 
rapprocher,  par  leurs  dispositions,  des  bonnes  fermes  de  la 
région  où  l'on  se  trouve.  Que  cette  ferme  soit  immédiate- 
ment contiguë  aux  bâtiments  principaux  de  l'asile,  ou 
qu'elle  en  soit  tout  à  fait  distincte,  il  nous  importe  assez 
peu,  pourvu  que  la  distance  entre  les  deux  ne  soit  pas  trop 
considérable  ;  cependant  la  contiguïté  nous  paraît  préféra- 
ble. A  cette  ferme,  il  y  aura  toujours  grand  avantage  de 
joindre  quelques  bâtiments  susceptibles  de  recevoir  un 
certain  nombre  de  malades,  de  manière  à  les  placer  dans 
une  situation  intermédiaire  entre  la  liberté  et  la  séquestra- 


206  ASSISTANCE. 

tion  absolue.  Mais  nous  n'avons  pas  à  répéter  ici  ce  que  nous 
avons  dit  dans  une  autre  partie  de  ce  travail  (voy.  p.  185)  ; 
rappelons  seulement  que  ces  annexes  constituent  à  nos  yeux 
le  meilleur  mode  de  perfectionnement  des  asiles,  et  que 
nous  sommes  à  cet  égard  en  complète  uniformité  de  vues 
avec  l'autorité  supérieure,  qui,  «  depuis  dix  ans,  s'efforce  de 
propager,  dans  les  asiles,  de  grands  travaux  de  culture  et 
la  création  de  fermes  où  sont  réunis,  occupés  les  aliénés 
tranquilles  (1)  ». 

Mais,  bien  que  nous  fassions  une  part  très-large  aux 
travaux  des  aliénés,  nous  sommes  loin  de  penser  que  jamais 
le  travail  des  malades  puisse  suffire  à  l'entretien  des  asiles; 
il  doit  procurer  un  supplément  de  recettes  à  l'établissement 
et  un  surplus  de  bien-être  à  ceux  qui  y  sont  soignés,  mais, 
à  moins  d'abus,  il  ne  peut  être  assez  productif  pour  dispen- 
ser les  départements  de  payer  une  pension  pour  leurs  alié- 
nés. Beaucoup  de  malades  sont,  il  est  vrai,  susceptibles  de 
s'occuper;  mais  leur  travail  ne  doit  être  ni  violent,  ni  pro- 
longé. Très-peu  d'entre  eux  pourraient  fournir  une  dose 
d'efforts  égale  à  celle  d'un  ouvrier  sain  et  valide,  et  le  pour- 
raient-ils, qu'on  ne  devrait  jamais  la  leur  demander.  Le 
travail  des  aliénés  doit,  avant  tout,  être  un  bienfait  pour 
leur  santé,  et  s'il  est  très-légitime  qu'il  soit  aussi  un  béné- 
fice pour  l'établissement,  il  ne  doit  jamais  constituer  sa 
principale  ressource,  ni  devenir  un  objet  de  spéculation. 

(i)  Rapport  de  M.  de  Bosredon,  Journal  officiel  du  15  février  1869. 


FIN. 


TABLE  DES   MATIÈRES 


Introduction 1 

Première  partie.  —  Historique 10 

Réforme  du  régime  des  aliénés  à  la  fin  du  xvme  siècle.  —  Tenon. 
—  Pinel.  —  Esquirol.  —  Ferrus.  —  Législation  actuelle.  Loi 
du  30  juin  1838.  —  Ordonnance  royale  du  18  décembre 
1839.  —  Règlement  ministériel  du  20  mars  1857.  — Résul- 
tats généraux  de  cette  législation 10 

Deuxième  partie.  «*  Pour  et  contre 34 

I.  —  Les  adversaires  de  la  loi.  —  Les  journalistes  et  les  pétition- 
naires au  Sénat.  —  Les  défenseurs.  —  Le  corps  des  médecins 
aliénistes.  —  M.  Suin.  —  M.  Tanon.  —  Stephau  Senhert.        34 

II.  —  La  loi  en  action.  —  Garanties  données  à  la  liberté  indivi- 
duelle.—  Responsabilité  delà  famille,  des  médecins,  du  préfet, 
de  l'autorité  judiciaire.  —  Insuffisance  de  cette  dernière.  — 
De  la  non-contagion  de  la  folié  dans  les  asiles.  —  Des  sorties 
ordonnées  par  le  tribunal.  —  De  la  surveillance  exercée  sur 

la  correspondance  des  malades ù9 

III.  —  Des  romans  contemporains  traitant  des  questions  médico- 
légales  relatives  à  la  folie.  —  Un  beau-frère,  par  Hector 
Malot.  Paris,  1868.  —  Hard  Cash  (L'implacable  argent),  by 
Cb.  Reade.  London,  1863.  —  The  Tragedy  of  Life,  mad  or 
notmad  (La  tragédie  de  la  vie,  fou  ou  non  fou),  by  Brenten. 
London,  1861 « 63 


208  TABLE   DES   MATIÈRES. 

Troisième  partie.  —  Législation ...  79 

Programme  des  améliorations  à  apporter  à  la  loi  du  30  juin  1838.  79 

I.  — °  Formalités  d'admission  dans  les  asiles , . .  . .  83 

II.  —  Surveillance  des  asiles 95 

III.  —  Personnel  du  service  des  ailén^s. .  : 108 

IV.  —  Dépense  des  aliénés ,, 123 

V.  VI,  VII,  VIII.  —  Gestion  des  biens  des  aliénés 127 

IX.  —  Procédure  de  l'interdiction 137 

X.  —  Surveillance  des  aliénés  en  liberté 142 

XI.  —  Prévenus  soupçonnés  de  folie 146 

XII.  —  Aliénés  dits  criminels 148 

Appendice.   —  Des  certificats,  bulletins,    lettres,   délivrés   par 

les  chefs  des  asiles 156 

Quatrième  partie.  —  Assistance 161 

[_  I.  —  La  théorie  du  no-reslraint 162 

II.  —  Nouveaux  projets  de  réforme  dans  le  régime  des  aliénés.  167 

1°  Traitement  dans  la  famille 168 

2°  Traitement  chez  des  infirmiers 179 

3°  Traitement  à  Gheel 180 

4°  Traitement  dans  des  colonies  agricoles 185 

III.  —  Petits  asiles  communaux  proposés  par  M.  Delasiauve.  .  .  190 

IV.  —  Règles  essentielles  à  observer  dans  la  fondation  et  l'orga- 
nisation des  asiles  publics  d'aliénés , 192 


FIN    DE    LA    TABLE    DES    MATIERES. 


Paris. —  Imprimerie  de  E.  Martinet,  rue  Mignon,  2. 


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