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Full text of "Les anges de la terre : personnifiés par leurs vertus et leurs belles actions"

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OMISSIONS 


I.    —   KEEPSAKES  ET  AUTRES   RECUEILS 
SIMILAIRES   DE   PROSE   ET   DE   VERS 

i8/|/i.  Les  I  Anges  de  la  Terre  \  personnifiés  \  par 
leurs  vertus  et  leurs  belles  actions,  \  publiés  et  illus- 
tres I  avec  le  concours  de  plusieurs  yens  de  lettres  et 
artistes  distingués,  \par  A.  E.  de  .Saintes  (i).  |  Vi- 
gnette I  Paris,    Désiré   Eymerj,    i5,    quai    Voltaire    1 

Faux  titre,  frontispice,  titre  imprimé  ci-dessus,  pp  v  à 
XVI  pour  1  Introduction  sig.  Marquis  de  Fondras  et  datée  de 
Pans,  if,  août  i8/,3,  et  les  Apparitions  des  Anncs  de  la 
terre,  sig.  Juha  Michel.  —  261  pp.  chifT. 

Ce  recueil  contient  2(j  pièces  (.lolices  biographiques 
et  autres  morceaux  de  prose)  qui  sont  de  : 

*  ^';^\t,^avignac  (M-),  2.  _  Berton  (J.-M.).  _  Jjer- 
ton  (P.-M.).  _  Delattre  (CI..).  _  Des  Essarts  (Alfred),  2. 
-  Des  Essarts  (Anna).  -  Desportes  (Aug.),  2.  _  Duro- 
zoir(UK)  2,  —  Fondras  (marquis  de),  2.  -  Fouinet 
(Ernest),  /,.  Lehassu  d'IIelf  (M-),  2.    -  Marcel  (M- 

Ennhe)  M.chel  (Julia),    2,  y  compris  VAppariiion.  - 

M.dj  (M-).  _  Samtes  (A.  E.  de),  2  dont  ine  sig.  M- 
la  vicomtesse  Eugénie  de  Talabot. 

(i)  Le  libraire  Désiré  Eymery. 


Vffl/JL   .     L-ilA^^-i^y^^^    •  >s'-^' 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lesangesdelaterrOOeyme 


LES 


ANGES  DE  LA  TERRE. 


OiiviMifteM  nouveaux. 


•LKS  ANOtS  m.   I.A    IKRRK  11  IISO.N  MHKS  PM\  I.KUIIS  VKRIUS   KT   l.KUKS  UKl.LES    ACTIONS,  Ull  bcail  Vol.  grainl 

iii-8-.   sur  j.'siis  voliii,  oiiio  .lo  i\  matîiiili.nu-s  lillmgrai.liios  à  .li-iix  l.-iiiU-s  «l  de  60  superbes  Rriviiie»  sur  bois 
dans  le  lexle,   <|iii  esl  oiilioreinenl  (;laii>  et  saline,  el  est  dû   aux  presses  de  M'"»  V»  Uondey-Uuiné.  Prix, 


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el  des  lilbograpliies  à  deux  leiiile-,  par  Monleau,  doul  les  lomposilions  charmaules,  le   crayon  gracieux  ne 

laisseut  rien  a  désiier.  Prix,  ligures  noires,  broclié 10  'r. 

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L'Enfance  rirroRESQUi;,  petite  Galène  en  action  de  la  vie  des  enfants,  publiée  par  les  auteurs  de  la  Biblio- 
llièiiue  d'éducation,  et  ilUistrée  de  64  belles  gravures  lilliograpliiéespar  Bourg,  Emile  de  Lasalle,  Dolly,  Mouil- 
lerou,  etc.,  3'2  lettres  ornées  d'enl'..nls,  etc.,  avec  celle  épigraphe  : 

«  Ainsi  que  dans  un  miroir  qui  rcHèle  tous  les  Irails  du  visagts  les  enfants  verront  dans  notre 
livre  se  relléler  leurs  bonnes  Cl  mauvaises   <iualltés  :  chacun  d'eux  pourra  y  puiser  des   leçons 
el  des  exemples  ipii  l'aideront  à  devenir  aimable  el  bon,  et  le  prépareront  aux  vertus  qui  seules 
■  assurent  le  bonheur.  » 
Prix  du  volume  grand  in-8",  Jésus,  ligures  coloriées,  demi-reliure  chagrin  ou  vi  au,  doré  sur  tran- 
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Curiosités  n.\turelles  de  la  France,  par  M.  C.  Delatlre,  auteur  du  Spectacle  de  la  nature  et  de  l'industrie 

humaine,  ioW  volume  in-18,  orné  de  vues  pittoresques,  etc.  Prix,  en  noir,  2  fr.  50  c;  colorié 3  f.   50  r. 

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vélin,  orné  de  14  belles  gravures  sur  acier,  et  un  litre  à  cul-de-lampc,  par  Porel.  Chaque  gravure  représenli; 
un  des  mois  de  l'année.  * 
Le  texte  de  cel  ouvrage  est  des  plus  inléressauts.  Son  impression  encadrée  à  vignettes,  ses  gravures,  d'un  goiii 
exquis,  en  font  un  charmanl  cadeau  d'étrennes.  Prix,  broché  cl  rogné,  ligures  en  noir,  3  Ir.;  earloiiné  el 
lolorié,  4  fr.;  doré  sur  tranche,  5  fr.;  avec  élui,  6  Ir.;  en  boite  dorée    9  Ir. 


aeiic  Dondpy-Diipre.  rut- Saini   Louis.  46.  an  Ma 


^^Vr 


•-.,.    ,, 


iiVlO  - 


LitJi.Becquet. 


i- 1 


'v^. 


LITH.  BECgi'ET 


'elle  idée  de  faire  aimer  aux  hommes  la  vertu  en 
leur  peignant  les  nobles  et  pieuses  existences  do 
ceux  qui  les  ont  précédés  dans  la  vie,  n-esl  pas 
[nouvelle;  mais  comme  elle  est  toujours  féconde  dans  son 
utilité    on  doit  louer  et  encourager  chaque  nouvelle  tentative^ 
^qu'elle  inspire.  Ajoutons  que  jamais  il  ne  fut  plus  nécessaire 
de  produire  de  bons  ouvrages,  puisque  jamais  société  ne  sentit 
aussi  impérieusement  que  la  nôtre  le  besoin  de  instruction, 
ou,  à  défaut  de  celle-ci,  tout  ce  qui  s'en  rapproche  lé  plus. 
Les  hommes  de  bien  savent  aujourd'hui,  comme  les  ecri- 
,  0  vains  dont  les  intentions,  sont  coupables,  que  dans  ce  temps-çi 

tout  le  monde  lit  ou  veut  lire ,  et  ils  ont  compris  que  s'ils  ne  contribuaient  pas 
à  la  satisfaction  de  ce  désir,  ils  le  laisseraient  exploiter  par  ceux  qm  croient 
qu'il  est  plus  nécessaire  d'amuser  l'espèce  huinaine  que  de  la  moraliser;  ils 
se  sont  dit  qu'en  ne  préparant  pas  une  nourriture  saine  à  l'intelligence  des 
peuples,  ils  favoriseraient  ses  goûts  dépravés,  et  qu'ils  se  feraient  ainsi  es 
complices  de  ces  vendeurs  de  poisons- dont  toute  la  science  consiste  a  tlatter 
ces  passions  mauvaises  qui  vivent  ou  germent  au  fond  de  tous  les  cœurs.  Le 
là  le  merveilleux  essor  qu'a  pris  depuis  quelques  années  la  littérature  morale 
et  religieuse,  essor  qiii  a  produit  tant  d'œuvres  utiles,  et  que  n'a  pu  découra- 
ger la  longue  indifférence  d'un  public  perverti  par  le  dévergondage  des  écrits 
qui  ont  paru  pendant  les  temps  de  désordre  qui  ont  suivi  les  événements 
de  1830.  Honneur  à  ceiix  qui  ont  osé  rentrer  les  premiers  dans  cette  noble 
voie  !  honneur  aussi  à  ceux  qui  ont  eu  le  courage  de  les  y  suivre  lorsque  Je 
succès  et  surtout  le  profit  semblaient  être  pour  leurs  adversaires  si  longtemps 
triomphants! 

Parmi  les  hommes  dont  le  zèle  a  été  fructueux  et  persévérant,  nous  citerons 
léditeur  des  Juges  de  la  terre,  et  nous  croirons  accomplir  un  acte.de justice; 
en  appelant  la  bienveillance  des  chefs  de  famille  sur  cette  nouvelle  publication 
d'un  nonie  et  courageux  vieillard ,  dont  U  longue  carrière  a  été  toute  consa- 


ri»'«'.i  la  |iro|)a>i.ili<iii  tics  r<iiis(tlaiilcs  vcriU-s  religieuses  cl  des  saiiies»l(M  h  nus 
li liera ir(>s.  Nous  ne  rappellerons  pas  ici  Ions  s<>s  lilres  ;i  la  reconnaissance  du 

•  pnhiic,  parc»' qu'ils  sonl  snl'lisaninieni  connus;  mais  nous  denianderoiis  de 
I  enconrafrer  assoz  i^xtur  «iM'il  puisse  persext-rer  i  ncore  dans  la  voie  niilr  ipiil 
a  suivie  jusqnà  ce  Jour. 

Les, /»//<•.>•  de  la  tt-rre  ne  sont  pas  seulement  un  d(!  ces  ouvraj,'es  réc(Uids  en 
hons.resullaLs  par  les  exemiiles  (ju'ils  ronrormenl  et  les  leçons  (pi'ils donnent  ; 
mais  on  |teut  les  considi'rer  encore  comnu'  un  inonunienl  ('levé  aux  ;;loir^s 
de  la  France  ,  et  par  coiiseipient,  comme  un  hommage  oUerl  à  la  pairie.  Sur 
près  de  Irenle  ltiogra|ilnes  (pie  ce  premier  volume  renferme,  plus  de  vingt 
apparlieniienl  à  noire  liisloire  de  tous  les  temps,  et  racontent  des  vertus  dont 
notre  pays  a  le  droit  de  s'enorgueillir.  La  jeune  et  la  vieille  nionarciiie ,  la 
cour  et  les  camps,  Teglise  et  la  magistrature,  le  cloître  et  le  monde,  les  deu.x 
se.xes  et  tous  les  rangs  :  la  vertu  ipii  se  dévoue,  la  science  <pii  ('claire,  hi  charité 
(jni  (Mnsole,  la  gloire  (jui  inspire,  les  nobles  ambitions,  rien  na  été  omis  dans 
(vs  jiages,  où  chaque  classe,  cluKiue  état,  diàque  position  peut  trouver  des 
lumières  et  des  en(xiuragemenls.  Les  rois  y  liront  la  vie  de  Charleniagne  et 
de  saint  Louis;  les  mères,  celle  de  Blanche  de  Castille  et  de  madame  de  Siévi-  • 
gné;  les  prêtres,  saint  Vincent  de  Pau|  et  Fénélon:  les  magistrats.  THospital 
et  Malesherbes;  les  guerriers.  Câlinai  et  la  Tour  d'Auvergne  ;  les  philanthropes, 
labbé  de  PEpée,  Montyon  et  la  Rocheloucault-Lfancourt  ;  les  enfants,  Jean- 
Baptiste  de  la  Salh',  qui.  enfant  encore,  voulut.se  consacrera  la  vie  religieuse, 
et  devint  plus  tard  le  fondati'ur  des  frères  des  écoles  chrétiennes. 

Kl  tout  cela. est  raconte  avec  simplicité,  avec  vérité,  avec  clarté.  A  chaque 
biographie  on  a  joint  des  gravures  qui  représentent  le  personnage'  qu'elle  fait 

'connaître  et  quelques-unes  des  actions  de  la  vie  qu'elle  ofl're  en  exemple  : 
heureu.se  combinai.son  qui  commence  par  attirer  les  regards,  et  qui  finit  par 
remuer  les  cœurs  en  attendant  quelle  les  dispo.sé  à  limitation. 

Nous  souhaitons  vivement,  et  nous  espérons  que  cette  opinion  sera  parta- 
gée par  les  lecteurs  des  ylnge^  de  fa  terre,  que  laccueil  qui  sera  fait  à  ce 
premier  volume  encourage  l'éditeur -à  en  publier  un  second.  Certes,  il  sera 
loin  encore  de  suffire  à  toutes  les  pieuses  ou  belles  renommées  qui  peuvent 
prétendre  à  y  trouver  une  place  ;  mais  il  permettra  du  moins  de  réparer  de-s 
émissions  dont  quelques-unes  sont  d'autant  plus  marquantes,  qu'elles  frap- 
pent sur  des  contemporains.  Quand  des  exemples  de  vertus  sont  récents,  il 
.semble  qu'il  soit  plus  facile  de  les  imiter,  et  quand  un  nom  vit  encore,  dans 
tous  les  cœurs,  la  faveur  qui  l'environne  est  un  encouragement  de  plus  à  en 
mériter  une  semblable.  L'abbé  Legris-Duval ,  monseigneur  de  Cheverus,  ar- 
chevêque de  Bordeaux,  le  duc  Matthieu  de  Montmorency,  le  vicomte  de  la 
Ferronays,  nous  paraissent  dans  des  conditions  qui  les  rendent  dignes  d'une 
place  dans  le  livre  des  Anges  de  la  (erre.  Nous  pensons  aussi  que  la  noble 
impartialité  qui  a  présidé  jusqu'à  ce  moment  aux  choix  qu'on  a  faits ,  s'ho- 
norerait encore  en  rappelant  le  nom  d'une  jeune  prince.sse  qui,  morte  à 
vingt-cinq  ans,  a  cependant  assez  vécu  pour  doter  la  France  d'un  chef-d'œuvre. 
'  En  attendant  que  notre  v(ïu  se  r(?alise,  nous  croyons  en  interpréter  un  au- 
tre en  invoquant  ici  une  mémoire  qui  deviendra  pour  le  livre  dont  nous 
parlons  un  de  ces  patronages  qui  sont  déjà  une  assurance  de  succès  ;  mémoire 
respectée  et  chérie  que  l'oubli  n'atteindra  jamais,  parce  que  le  souvenir  en 
est  gardé  dans  les  cœurs  les  plus  purs  et  dans  les  esprits  les  plus  élevés  de 
notre  temps  et  de  notre  pays. 


—     VIJ     — 

Au  mois  (k'(icceiiil)r(j(Ji'rriit'r,  l;i  uiorta  enicvx',  a  un  ûge  peu  avauct;  en- 
core, un  des  lioninit's  )es  [tlus  ix-niarquables  du  loyaurno  parscs  vertus  et  ses 
lalrnts.  Los  Journaux  de  cette  époque,  à  quelque  nuaneô  d'opinion  (pi'ils  ap- 
partiennent, ont  payé  un  Juste  tribut  d^-loges  et  de  regrets  à  cet  homme,  qui 
avail  pour  amjs,  après  les  avoir  eus  pour  élèves,  les  personnages  les  plus 
distingués  de  France  par  leurs  lumières,'  leur  piiîté  et  leur  position  sociale. 
Pendant  vingt  ans  il  a  dirigé  une  de  ces  maisons  d'éducation  dont  Pexistence 
est  la  sécurité  des  pères  de  famille,  et  quand  il  en  quitta  la  conduite  pour  se 
consacrer  aux  devoii-s  du  sacerdoce  en  acceptant  Tadministration  d'une  pa- 
roisse ,  il  devint  la  consolation  des  pauvres ,  comme  il  avait  été  le  guide  (;l 
l'espoir  des  riches.  De  1805  à  1824,  i)lus  de  quatre  mille  jeunes-gens,  apparte- 
nant aux  classes  les  plus  marquantes  et  les  plus  utiles  de  la  société,  durent  les 
bienfaits  d'une  é^lucation  à  la  fois  libérale  et  chrétienne  aux  lumières  .et  au 
zèle  de  cet  homme,  chez  lequel  tous  les  talents  se  joignaient  à  toutes  les  vertus, 
.laniais  existence  ne  fut  entourée  de  plus  d'affection  et  déplus  de  respect; 
jamais  mort  nexcita  plus  de  regrets  sincères  et  légitimes;  jamais  souvenir 
ne  sera  plus  fidèlement  et 'plus  pieusement  gardé.  Tous  nos  lecteurs  ont  déjà 
nommé  M.  l'abbé  Liautard. 

Les  bornes  de  cette  introduction  ne  nous  permettent  pas  de  nous  étendre 
autant  que  nous  le  voudrions  sur  toutes  les  circonstances  de  cette  vie  si  noble- 
ment utile;  nous  nous  bornerons  donc  à  en  esquisser  quelques  traits,  con- 
vaincus que  la  reconnaissance  en  a  gravé  l'ensemble  dans  tous  les  cœurs. 

L'abbé  Liautard  est  né  à  Paris  en  1774  ,  et  passa  ses  premières  années  au 
château  de  Versailles.  De  là  il  fut  envqyé  au  collège  de  Lisieux,  et  plus  tard 
dans  la  célèbre  maison  de  Sainte-Barbe,  où  il  acheva  son  éducation.  Elle  était 
à  peine  terminée ,  que  la  révolution  de  1789  éclata  ,  et  que  le  jeune  Liautard  . 
enveloppé  dans  la  gigantesque  réquisition  de  93.  fut  incorporé  dans  un  régi- 
ment de  dragons  qui  avait  pour  colonel  le  jeune  duc  de  Chartres,  aujourd'hui 
roi  des  Français.  Il  y  resta  peu  de  .temps ,  ayant  été  admis  sur  sa  demande  à 
faire  partie  du  -noyau  de  jeunes  gens  qui  commença  la  fondation  de  l'école 
Polytechnique.  Il  en  fut  un  des  élèves  les  plus  distingués,  et  il  n"en  sortit  que 
lorsqu'on  voulut  exiger  de  lui  un  serment  qui  répugnait  à  sa  conscience. 
L'ordre  se  rétablissait  en  France,  et  M.  Liautard,  qui  n'a  vait  Jamais  abandonné 
k'  projet  formé  dans  sa  jeunesse  de  se  consacrera  l'éducation,  entra  au  sé- 
minaire de  Saint-Sulpice,  où  il  eut  pour  condisciples  et  pour  amis  MM.  de 
Quélen  et  Feutrier.  Désigné  avec  eox  pour  organiser  dans  la  paroisse  ces  ca- 
téchismes célèbres  qui  sont  devenus  les  modèles  de  l'enseignement  religieux, 
ce  fut  lui  qui  en  fit  les  règlements  encore  en  vigueur  aujourd'hui ,  se  prépa- 
rant ainsi  à  la  tâche  qu'il  devait  accomplir  plus  tard  avec  tant  de  persévérance 
et  d'éclat.  En  1804 ,  n'ayant  encore  que  trente  ans  ,  il  fonda  la' célèbre  maison 
d'éducation  de  la  rue  Notre-Dame  des  Cham[)s,' devenue  plus  tard  le  collège 
Stanislas. 

C'est  là  que  .M.  Liautard  passa  vingt  années,  entouré  d'enfants  qui  le  ché- 
rissaient, comblé  des  bénédictions  des  familles  qui  lui  avaient  confié  leur 
avenir,  respecté  de  ceux  mèmeqiu  n'avaient  aucun  rapport  avec  lui,  et  heu- 
reux par  les  témoignages  de  sa  conscience.  Plus  d'une  tVjis  l'Université  l'irr- 
quiéta;  mais  sa  fermeté,  sa  douceur,  ses  mesures  habiles,  le  firent  triompher 
des  petites  persécutions  qu'on  <lirigea  contre  lui.  L  empereur  Napoléon  ,  qui 
comprenait  futilitt'  (le  semblables  hommes,  le  défendit  souvent  contre  ceux 
de  ses  conseillers  (pii  voulaient  le  forcera  fermer  sa  maison,  et  après  la  Res- 


I',sl-il  encore  iiii  lils  iiiiKHie  tldiil  ils  aieiil  (letoiiriie  le  ghiive 
lin  nèi'e  |>rèl  ;i  IV.ipper  ? 

Savez-voiis  un  pasienr  ijui,  rciiconlraMl  l'un  (r<'U\  dans  la 
\ allée,  ail  lullé  avec  lui  du  soir  jnscpi  au  malin  eorniiK.' Jacoh? 

hieu  n'a-l-il  donc  point  relire  au  ciel  cell<>  éclielle  éelalnnle 
«pie  ses  léiïions  danses  dcsecMidaionl  et  roinonlaienl  dans  les 
songes  d'Israël?  Mais  aujourd  lini  (pi  Israël  n'esl  plus  l'Iiérilier 
do  ses  promesses,  aujourd  luii  (|u'il  erre,  éternel  vagabond,  por- 
tant au  Iront  le  signe  réprobateur,  aujourd'bui  (pi'il  n'entend 
plus  d'autre  voix  que  eelle(iui  poursuivit  (laïn,  disant:  «  Qu'as-tu 
l'ait  de  ton  i'rère:^  (pias-tu  lait  dé  ton  Christ?»  aujourd'hui,  si  les 
anges  passent  encore  dans  le  monde,  quel  est-il  donc  celui  qu'ils 
visitent  dans  la  veille  el  dans  les  songes,  qu'ils  sauvent  et  qu'ils 
éprouvent?  où  est-il  le  jeune  Tobie  dont  ils  se  font  le  guide?  où 
sont  les  jeunes  hommes  qu'ils  gardent  dans  la  fournaise,  la  salle 
de  Balthazar  où  leur  main  écrit  encore  la  sentence  des  rois  et 
des  empires? 

Oui,  les  anges  vont  toujours  parmi  les  hommes,  et  l'hôte  qu'ils 
cherchent,  le  voyageur  qu'ils  combattent,  le  juste  (ju'ils  sauvent, 
le  dormeur  dont  ils  visitent  les  rêves,  ce  n'est  plus  Israël,  le  pas- 
teur de  Laban,  le  fiancé  de  Rachel  ;  ce  peuple  d'Israël  déposi- 
taire jaloux  des  lois  du  Dieu  jaloux,  ce  n'est  plus  à  lui  seulement 
que  vont  les  anges  envoyés,  c'est  à  l'humanité  toute  entière. 
Voilà  le  fds  unique  et  bien  aimé  que  le  Père  éternel  leur  donne  à 
guider  dans  le  pèlerinage.  Les  cœurs  purs,  voilà  ceux  qu'ils  gar- 
dent dans  la  fournaise  ardente  ;  le  monde,  voilà  la  salle  immense 
dont  ils  couvrent  les  parois  de  caractères  mystérieux;  et  chaque 
époque  a  son  Daniel  qui  vient  en  commenter  le  sens  à  la  face 
des  rois  et  des  peuples  mêmes  qu'ils  menacent. 

Mais  ces  anges  où  sont-ils?  qui  les  a  vus?  Quels  yeux  ont  été 
éblouis  de  leurs  auréoles  d'or?  qui  les  vit  rouvrir  leurs  grandes 
ailes  trempées  des  nuances  de  l'aube?  qui  a  respiré  les  parfums 
de  leur  présence,  retenu  le  son  divin  de  leurs  paroles?  Personne, 
car  en  vérité  les  anges  envoyés  parmi  nous  n'ont  plus  d'au- 
réole, plus  d'ailes  d'opale  ;  les  vertus  el  le  génie  seuls  trahissent 


leur  iialurc  divine,  el  non  ces  lueurs,  ces  piirl'uuis  qui  lessij^'ua- 
laient  aux  fils  de  l'ancienne  loi.  (les  an^cs  sont  des  hommes 
parmi  des  hommes,  de  ceux  (jue  l'hisloire  appelle;  s(;s  f/za/u/.v 
hommes,  d(;  ceux  que  Dieu  envoie;  libéralement  à  chaque  heure 
de  péril  afin  d'en  délivrer  le  inonde. 

Et  ceci  depuis  un  soir  où  les  bergers  de  Bethléhem,  fluides 
par  une  troupe  nombreuse  de  l'armée  céleste,  allèrent  et  trou- 
vèrent Marie  avec  Joseph  et  renl'ant  couché  dans  la  crèche. 

Et  les  anges  s'étaient  retirés  dans  le  ciel  et  désormais  ils  m; 
devaient  plus  reparaître  ainsi  dans  le  monde. 

Désormais  venus  au  nom  de  ce  Dieu  enfant  couché  dans 
retable,  du  Dieu  fait  homme,  ils  devaient  comme  lui  revêtir  un 
corps  mortel  ;  ils  devaient  dépouiller  leur  beauté  subtile  et 
splendide,  comme  lui  sa  divinité  ;  comme  il  avait  souflert,  ils 
devaient  souffrir  ;  ils  devaient  comme  lui  prendre  sur  eux  tous 
les  maux,  toutes  les  misères  d'une  époque,  expier  pour  elle,  la 
racheter  toute  entière,  la  jeter  dans  une  voie  nouvelle.  Rien  ne 
manquerait  à  leur  passion,  ni  la  croix,  ni  l'insulte,  ni  le  sceptre 
de  roseau,  ni  le  diadème  d'épines,  ni  la  résurrection  glorieuse; 
plus  d'un  aurait  son  cénacle  où,  lui  disparu,  il  enverrait  son 
esprit.  Hommes  de  génie,  savants  ou  simples,  rois,  moines, 
mendiants,  poètes,  voyageurs,  artistes,  toujours  envoyés  d'en 
haut,  ils  porteraient  leur  message  tout  une  vie;  ils  seraient  sur 
la  grande  route  de  l'humanité  dominée  par  la  grande  croix  du 
Christ,  autant  de  pierres  milliaires  qui,  sans  les  égarer  jamais, 
conduiraient  les  hommes  au  but  suprême,  à  l'avènement  nouveau 
du  fds  de  l'homme,  à  l'ère  d'amour  promise  à  la  fin  des  temps. 
Tour  à  tour  anges  de  paix  ou  de  guerre,  ils  entreraient  dans  la 
vie  avec  la  force  et  le  génie  de  l'homme ,  puis  avec  le  dévoue- 
ment et  la  faiblesse  de  la  femme.  Une  fois  ils  changeraient  la 
face  du  monde  par  la  parole  ou  par  l'épée  ;  ils  creuseraient  si  pro- 
fondément leurs  pas  dans  la  voie  des  siècles,  que  rien  n'en  effa- 
cerait plus  la  trace;  une  autre  fois,  apparitions  fugitives,  ils  édi- 
fieraient comme  les  fées,  ils  sculpteraient  de  leurs  mains,  ils 
animeraient  de   leurs  souffles   les   magiques   cathédrales  du 


—    XIJ    - 

iiiovcii  i^iic;  |>iiis,  I  (l'iiM'f  ;i(((MM|tlir.  ils  (lis|)ar<iîlr<ii('iil  sans 
laisser  leur  iioiii  à  ces  |»iriT('s  viNaiilcs.  ((iiiniu'  la  ilciii'  sCfTacc 
sur  le  IVnil  au  cunlacl  du  solt'il.  nmiinr.lc  grain  se  délaciic  de 
la  jt'um'  piaille  (|n  il  a  |)()rltM' dans  son  sriii  dès  qu'elle  s'est  élan- 
cer du  sol.  Porleiirs  d'im  art  nouveau,  d'un»!  parole  nouvelle, 
d'une  liberté  disj^ariie,  dini  ardeiil  amour,  d'une  loi  vivifiante, 
ils  se  lèveraient  tour  à  tour  à  ra|)pel  des  Ages,  trouvant  sous 
l(MM-  main  le  sceptre  ou  le  hàton,  le  ciseau  ou  la  boussole,  la 
plume  ou  bepée,  le  voiltMJes  vierges  ou  le  bandeau  des  reines, 
l'armure  des  preux  ou  le  l'rac  des  pèlerins,  et  i»  plus  d'un  comme 
au  Christ  il  serait  donné  de  dire  au  monde  en  le  quittant  :  «  Oui 
de  vous  m'accusera  de  péchés?  » 

Or,  ce  passage  des  anges  dans  le  inonde,  le  rôle  actif  qu'ils 
ont  joué  sur  la  scène  humaine  depuis  la  rédemption  univer- 
selle du  Christ,  voilà  ce  dont  ce  livre  s'est  préoccupé,  voilà  le 
sentiment  dont  il  s'est  rendu  compte  en  offrant  sous  le  nom  des 
Anges  de  la  terrr  l'histoire  des  bienfaiteurs  de  l'humanité. 

A  quelques  pas  du  berceau  de  l'Église,  il  s'est  ouvert  comme 
un  libre  carrefour,  où  par  tous  les  chemins,  à  mesure  que 
l'heure  sonnait  pour  eux  dans  l'histoire,  ces  anges  lui  sont  ar- 
rivés avec  le  signe  de  leur  mission,  la  gloire  et  les  maux  de 
leur  vie,  tout,  jusqu'à  l'imperfection  légère  qu'ils  ont  contractée 
sous  l'enveloppe  humaine;  ils  y  sont  arrivés,  mais  non  pas 
tous.  Ouel  livre  eût  pu  les  rassembler,  ces  manifestations  vi- 
vantes des  bontés  quotidiennes  du  Père  universel  ?  ne  se  produi- 
sent-elles pas  à  la  fois  sous  tous  les  aspects,  dans  tous  les  rangs, 
par  tous  les  lieux,  au  nom  des  missions  les  plus  humbles,  les 
plus  cachées  souvent,  et  toujours  avec  une  profusion  si  magni- 
fique? Y  prétendre  seulement,  c'eut  été  creuser  un  trou  dans  le 
sable  afin  d'y  faire  entrer  la  mer,  comme  le  voulait  cet  enfant 
dont  parle  saint  Augustin.  Ce  livre  a  mieux  compris  la  possibi- 
lité de  sa  tâche.  Il  se  doit  de  l'expliquer  à  ceux  que  pourrait 
étonner  l'absence  de  quelque  grande  figure  historique.  Ne 
pouvant  enserrer  dans  son  cadre  toutes  les  nobles  et  saintes 
vies  qu'il  entrevoit  et  laisse  entrevoir,  sous  ce  nom  des  Anges 


de  la  terri'  il  a  voulu  du  moins  (jii'un  de  ces  auges  y  viril  liguicr 
pour  plusieurs,  pour  toute  uue  classe,  une  hiérarchie  de  scui- 
hlables,  &(f\\\.  il  l'iU  la  plus  grande  et  en  même  temps  la  plus 
fidèle  expression. 

A-t-il  réussi?  interrogez  tous  ceux  qu'il  appelle  et  groupe  à 
mesure  sous  vos  yeux,  voyez  si  tous  ne  vous  répondent  pas  au 
nom  de  plusieurs. 

C'est  d'abord  une  jeune  fille,  une  reine,  toujours  un  ange 
moins  les  ailes.  Ses  yeux,  ses  mains,  sont  levés  vers  le  ciel. 
Voilà  toute  sa  mission.  Elle  a  été  une  prière,  mais  cette  prière 
a  fait  de  la  Gaule  idolâtre  une  France  chrétienne;  ces  mains 
levées  au  ciel  comme  celles  de  Moïse  ont  appelé  la  victoire  aux 
rangs  des  siens,  la  foi  chrétienne  au  cœur  de  son  époux.  C'est 
Clotilde,  et  Clotilde  vous  dit  :  ((  .le  suis  venue  la  première;  mais 
il  est  venu  après  moi  bien  des  pieuses  reines,  bien  des  prières 
couronnées,  d'autres  Marie  qui,  se  choisissant  la  bonne  part 
aux  pieds  du  Sauveur,  ont  combattu  par  la  prière,  quand  les 
rois  combattaient  par  l'épée.  Que  mon  nom  vous  rappelle  les 
leurs  afin  de  les  bénir.  » 

A  côté  de  Clotilde,  ce  géant  qui  s'avance  sous  sa  lourde  ar- 
mure, un  globe  d'or  à  la  main,  que  dit-il  :  ((  S'il  est  des  anges 
de  prière,  il  est  aussi  des  anges  d'action,  des  anges  armés  du 
glaive;  quand  il  se  rencontre  une  œuvre  impossible  dans  le 
monde,  ils  viennent  l'accomplir  ;  comme  le  génie  du  conte 
arabe,  ils  peuvent  édifier  en  une  nuit  des  empires  ;  en  un  jour, 
ils  changent  la  face  du  monde.  Mon  nom  vous  dira  si  je  l'ai  fait, 
mon  nom  est  Charlemagne;  mes  pareils  se  comptent  dans  l'his- 
toire ;  Dieu  ne  prodigue  pas  les  Charlemagne.  » 

A  cela  que  répondra  cette  reine  imposante?  «  Oui,  Dieu  ne 
les  prodigue  pas  ;  Dieu  les  donne  seulement  aux  grandes  phases 
de  l'humanité  ;  mais  il  est  des  anges,  de  vrais  anges  gardiens, 
qu'il  envoie  au  berceau  de  chaque  homme,  et  chacun  de  ces 
anges  peut  en  faire  un  ange  à  son  image,  c'est  la  mère;  moi, 
Blanche  de  Castille,  je  l'ai  dit  et  le  prouve  :  voilà  saint  Louis.  >^ 

Et  cette  jeune  Elisabeth  de  Hongrie,   elle  vous  montre  les 


roses  (lu  iniiMcIr  «iii flic  porlc  toujours  plus  IVaiclics  dans  iiii 
|>iui  (le  >a  limicpH'.  «  J'ai  moins  de  roses  dans  ma  robe,  (iil-elle, 
(|ue  la  tiiariléna  dans  ses  annales  des  (wurs  tout  «t  elle.  Plus 
d'une  lois  les  pains  se  sont  ('hanu;és  en  roses  pour  sauver  un 
bienl'ail  du  l)l;\me  ou  de  l'éloge.  Si  le  roi  Louis  ne  m'eût  pas 
vue  dans  la  cour  du  palais,  sans  doute  une  autre  que  moi  vous 
eiU  rappelé  (pie  la  cliarile  a  des  anges  el  des  miracles.  » 

Et  ce  piUe  voyageur,  dont  le  doigl  prophéti(|ue  Fnonlre  inva- 
riabletnent  un  point  dans  l'espace,  lui  (fui  semble  n'avoir  gardé 
(pi'uu  mot  sur  les  l(>vres:  «  El  ils  naviguèrent  à  Touest,  (jui  était 
leur  (benun,  »  au  nom  de  (jui  vous  parle-t-il?  Au  nom  do  tous 
ceux  (]ui  ont  enrichi  l'indigence  du  monde,  et  n'ont  eu  pour  sa- 
laire (ju'ingratitude,  mépris  et  douleurs:  à  tous  ceux  qui  dans 
la  science  ont  découvert  par  les  lumières  de  la  foi,  comme  lui 
Colomb,  quelque  monde  nouveau  qui  n'a  pas  même  porté  leur 
nom. 

l/apôtre  du  Pérou,  Las  Casas,  vient  après  Colomb,  mais  c'est 
pour  vous  nommer  François  Xavier,  le  père  Charlevoix,  et  toute 
cette  ;n*mée  de  missionnaires  sublimes,  qui,  dans  le  vieil  Orient, 
comme  dans  la  jeune  Améri(iue,  ont  affronté  toutes  les  morts, 
tous  les  martyres,  afin  de  léguer  à  ces  peuples  inconnus  le  pain 
et  la  parole  de  vie. 

Un  archer  suit  l'apôtre.  Deux  flèches  manquent  à  son  car- 
quois, son  nom  vous  dira  ce  qu'il  en  fit  ;  il  vous  dira  aussi 
qu'aux  patries  en  péril  Dieu  l'envoya  plus  d'une  fois.  A  cha- 
que tyrannie,  à  chaque  liberté  menacée,  il  a  donné,  pour  perdre 
l'un,  pour  sauver  l'autre,  un  Guillaume  Tell. 

Aux  époques  de  fanatisme  il  a  donné  aussi  quelques  hommes 
dont  la  ferme  tolérance  sut  calmer  les  passions  et  ramener  la  foi 
dans  les  bornes  effacées.  Ce  chancelier  de  l'Hôpital,  avec  sa 
grande  figure  calme  et  sévère,  vous  le  verrez  passer  partout  où 
les  guerres  religieuses  auront  leur  ligue  et  leur  Saint-Barthélémy . 

Mais  le  verrez-vous  souvent,  ce  moine  furtif  qui  se  dérobe 
emportant  dans  ses  bras  deux  enfants  exposés  par  leur  mère? 
Ce  nom,  c'est  le  soulagement  de  tous,  et  non  la  mémoire  de 


plusieurs,  qui  se  personnifie  en  lui.  L  iiistoire  peul  avoir  plu- 
sieurs Charlemugne;  la  rh;»rilé  n'a  pas  eu  deux  \ineenl  de 
Paul. 

Et  ce  Jean-Baptiste  de  la  Salle  encore  enfant,  fils  de  magis- 
tral, destiné  comme  son  père  à  juger  les  hommes,  qui  se  dé- 
voua à  la  continuation  de  l'œuvre  de  Vincent  de  Paul  en  insti- 
tuant les  écoles  chrétiennes. 

Ce  vieux  guerrier  qui  ne  rêve  plus  à  ses  campagnes  sous  son 
chêne  favori,  mais  seulement  au  bien  qu'il  peut  faire,  à  celui 
qu'il  n'a  pas  fait,  s'entoure  au  contraire  d'ombres  saintes  et  vé- 
nérées qui  furent  ses  modèles,  et  qu'il  imite  le  dernier,  Catinat. 
C'est  aussi  Godefroi  de  Bouillon,  c'est  Bayard,  c'est  Turenne,  ce 
sont  tous  ces  héros  qui  sont  restés  des  saints,  des  anges  au  sein 
même  des  batailles,  dans  le  tumulte  des  camps. 

Et  ce  nouveau  Bayard  sans  peur  et  sans  reproche,  ce  la 
Tour  d'Auvergne,  qui,  après  avoir  commandé  aux  autres,  et 
refusé  les  grades  élevés  de  l'armée,  part  comme  simple  soldat, 
pour  remplacer  un  fils  qu'il  rend  à  son  père  qui  n'a  d'autre 
soutien  que  lui . 

Des  anges,  il  en  fut  aussi  à  qui  il  appartenait  d'être  exem- 
plaires jusque  dans  leurs  fautes,  tant  ils  savaient  les  réparer  ; 
Fénélon  vous  parle  pour  tous. 

Il  en  fut  aussi  qui  se  mêlèrent  au  monde,  et  qui,  sous  son 
masque  aimable  et  frivole,  parlèrent  et  firent  aimer  les  vertus 
les  plus  solides;  la  présence  de  madame  de  Sévigné  témoigne 
pour  eux. 

D'autres  se  mêlèrent  aux  sociétés  les  plus  corrompues,  les 
plus  impies  ;  leurs  mains  levées  au  ciel  en  détournèrent  les 
châtiments  :  Marie  Leczinska,  le  grand  Dauphin;  ils  ont  eu  des 
pareils  partout  où  une  cour  de  Louis  XV  n'a  pas  été  frappée 
dans  ses  folies. 

L'abbé  de  l'Épée  a  fait  parler  les  muets  ;  mais  il  nous  rap- 
pelle tous  ceux  à  qui  il  fut  donné  de  rendre  la  vue  aux  aveugles, 
de  dire  aux  paralytiques  :  «  Levez-vous  ;  »  à  ceux  qu'on  croyait 
morts  :  «  Bevenez  à  la  vie.  >' 


—  ^v|  — 

M.  (lo  l^lalcslicrlu's  vous  dit  :  <  J'ai  console,  j'ai  dôlcndu  lo 
roi  niartvr  ;  mais  pas  un  juste,  pas  un  coupahlon  a  niancpié  à 
sa  dornii'ro  licurc  d'un  dôCensour,  d'un  consolateur  conunr 
moi.  Les  martyrs  de  TK^liso  n'ont  pas  étô  les  seuls  (pii  aient 
passé  leur  (l(>rnière  veille  en  compagnie  des  anges.  >« 

>ladanie  Kiisahetli  avec  sa  candeur  louchante  ajoute  :  «  I)  au- 
tres (jue  moi  lurent  heureuses  d'expier  par  la  mort  des  crimes 
qui  n'étaient  pas  les  leurs;  pourquoi  m'appeliez-vous,  et  non  la 
reine  ma  sonir?  » 

Mais  M.  de  Montyon,  qui  pouvait  nneu\  porter  dans  sa  uié- 
moire  le  souvenir  de  ces  anges  qui  s'attachent  aux  dernières 
misères  de  nos  sociétés,  de  ces  dévouements  qui  s'ignorent  eux- 
mêmes,  se  produisent  dans  nos  rangs  les  plus  obscurs,  sinon 
lui,  qui,  les  signalant  à  l'admiration,  à  l'émulation  du  monde, 
les  récompense  encore  par  delà  le  tombeau  ? 

Enfln,  au  dernier  plan  de  cette  assemblée  angélique,  ces  trois 
Persans,  venusen  Europe  pour  racheter  leur  patrie  de  l'esclavage; 
ces  bons  frères  du  mont  Carmel,  rebâtissant  pour  les  voya- 
geurs leur  couvent  ruiné,  ne  vous  disent-ils  pas,  les  premiers, 
que  Dieu  envoie  ses  anges  à  tous  les  lieux  ;  les  seconds,  qu'il  les 
donne  à  tous  les  temps? 

En  fermant  ce  livre,  ne  désespérez  donc  plus  des  nôtres. 
Rappelons-nous  la  veille  des  bergers  dans  le  champ  de  Beth- 
léhem.  Nos  temps  semblent  bien  destitués  de  prodiges.  Il  semble 
que  les  anges  n'apparaissent  plus  parmi  nous.  Mais  qui  sait  si 
Dieu  ne  les  envoie  pas  à  cette  heure  même  à  ceux  qui  désespé- 
raient le  plus?  Qui  sait  si  bientôt,  si  demain,  si  aujourd'hui 
même,  il  ne  sera  pas  dit  au  monde  attristé  :  «  Réjouissez-vous, 
voici  qu'un  Sauveur  vous  est  né  !  » 

'  JuLiA  Michel. 


'l 


.iU^W^' 


^\  '^^-^ 


Lia.  Paul  Petit  et  C'f  3,  Place  du  Doyenné,  Paris 


mm  CLOTILIIE. 


À  l'est  des  Gaules,  entre 
j/*^'      le  Rhône  et  les  41pes,  exis- 

'•il 


tait  encore,  vers  le  milieu 


du  cinquième  siècle,  le 
royaume  des  Bourgui- 
gnons ou  Burgondes.  Cette 
^  nation,  venue  du  centre  de 
la  Germanie,  ainsi  que  les 
Vandales  et  les  Francs, 
n'avait  pas  déserté  sa  pa- 
Jhl  trie  pour  répandre ,  de 
même  que  les  autres  peu- 
plades barbares,  la  dévas- 
tation sur  son  passage; 
^É  elle  avait  jadis  descendu 
pacifiquement  les  rives  du  Rhin,  et  l'empereur  Yalentinien, 
considérant  les  Burgondes  comme  des  auxiliaires   plutôt  que 


_  2  

(•(miinr  des  ((tiKiiinitiils.  sCliiil  cmitrc^st'  «le  Inir  .iccordcr  «les 
Icrrcs  (liiiis  lii  (icrmiiiiic  siiprrifiirc.  De  l;i  ils  ('Iciulin'iil  leurs 
possessioirs  )iis(|ir;ui  sein  des  (iaiilcs. 

(îoiulioi'lic.  l'un  lies  dcrniin-s  rois  de  ('('tic  populaliou  j»n'S(|Uf' 
sauvage,  a\ail  laissé  eu  uiouraut   son  royaume  à  ses  lils,  (ion- 
dt'haud,  (ioiidcsile,  ('.liilpérie  cl  (londcinar.  Les  (juatre  frères 
ne  lardèreiil  pas  îi  se  disputer  l'Iiérilage  paternel  ;  niéeonnais- 
sant  h»  voix  de  la  n;iture,  ils  eonil)attirent   donc  deux  contre 
deux  avec  autant  (racliarneinent  qu<'  s'ils  eussent  toujours  été 
ennemis,  (lliilpéric  et  (londemar  triomphaient  enfin,  lorsque 
(iondebiiud.  les  attaquant  de  nouveau,  remporta  sur  eux  une 
complote  victoire.  Gondemar,  réfugié  dans  une  tour  incendiée, 
périt  au  milieu  des  flammes,  les  armes  à  la  main;  Chilpéric  et 
ses  fds  furent  massacrés;  sa  femme  trouva  la  mort  au  fond  du 
Rhône.   Mais  le   meurtrier ,   hésitant  à  commettre  un  crime 
nuitile,  épargna  les  filles  de  son  malheureux  frère  et  les  fit^ 
même  élever  à  sa  cour  ;  car  il  ne  craignait  ni  Chrona  ni  Clo- 
tilde  :  pourtant  ces  douces  créatures,  si  timides,  si  inoffensives 
en  apparence,  étaient  redoutables,  parce  qu'elles  tenaient  leur 
force  du  vrai  Dieu. 

Il  serait  difficile  d'expliquer  comment  les  intéressantes  or- 
phelines étaient  devenues  chrétiennes  au  sein  d'une  cour  ido- 
lâtre. Elles  devaient  leur  conversion  à  un  de  ces  miracles  que 
Dieu  n'opère  jamais  sans  dessein.  Chrona  ne  tarda  pas  à  pren- 
dre le  voile;  Clotilde,  la  mère  des  affligés,  la  bienfaitrice  des  ma- 
lades de  corps  et  d'esprit,  se  disposait  à  suivre  l'exemple  de  sa 
vertueuse  sœur,  quand  un  événement  inattendu  ébranla  sou- 
dain sa  résolution  et  •  lui  laissa  entrevoir  un  but  moins  rap- 
proché, mais  plus  sublime  encore  '. 

<(  Un  dimanche  après  la  messe,  Clotilde,  s'avançant,  suivant 
l'usage,  sur  le  porche  de  l'église,  était  occupée. de  distribuer 
ses  aumônes  aux  pauvres  assemblés.  Là  se  pressaient  les  Ro- 

'  Nous  empruntons  le  passage  suivant  à  M.  de  Salvandy.  H  serait  diflicile  de  ra- 
conter mieux  que  cet  écrivain  éloquent  et  consciencieux  le  trait  le  plus  poétique  de 
riiistoire  de  sainte  Clotilde. 


mains  dépouillés  malgré  la  loi  (lonihelU',  ceux  (jiii  élai(;iil  ruinés 
par  les  exacleurs,  œux  (jui  arrivaient  lugilils  des  pays  dévastés 
par  les  Francs,  femmes,  vieillards,  enfants,  (juc  la  réputation 
lointaine  de  la  bienfaisance  de  Clotilde  appelait  d(!  toutes  les 
contrées  aux  lieux  où  elle  ép«uich;ut  ses  dons.  Ce  jour-là,  un 
jeune  llomain,  qui  conservait  un  air  d'opulence  sous  ses  habits 
indigents,  l'avait  frappée  par  la  blancheur  de  ses  mains,  par  le 
parfum  de  sa  chevelure,  et  plus  encore  par  le  soin  qu'il  avait 
mis  à  écarter  le  voile  dont  elle  était  enveloppée  pour  la  contem- 
pler fixement,  pendant  qu'agenouillé  devant  elle  il  tendait  la 
main  à  son  as  d'argent.  Surprise,  elle  le  fit  appeler,  lui  de- 
manda les  motifs  de  son  déguisement  et  de  sa  hardiesse. 

)i  Illustrissime  Clotilde,  avait-il  répondu,  je  suis  Aurélien,  fils 
du  sénateur  Aurélien,  d'une  .famille  consulaire.  Le  roi  Clovis 
a  eu  en  grâce  ma  famille  et  moi.  Il  nous  a  pris  pour  les  inter- 
prètes de  sa  clémence  auprès  des  Romains  de  ma  province  ; 
depuis,  il  m'a  honoré  du  titre  de  son  convive,  m'a  élevé  au 
rang  de  ses  antrustions,  et  dans  ce  moment  j'accomplis  une 
mission  qui  est  le  plus  haut  et  le  plus  magnifique  témoignage 
de  sa  confiance-  subUme.  Aurélien,  fils  d' Aurélien,  sénateur 
clarissime,  m'a-t-il  dit,  j'ai  résolu  de  faire  asseoir  sur  mon  char 
à  mes  côtés  une  princesse  de  la  même  religion  que  ton  peuple, 
qu'on  dit  belle  entre  toutes  les  filles  des  Gaules.  On  m'assure 
que  nulle  beauté  aussi  éclatante  ne  brilla  jamais  dans  le  rang 
suprême.  Va,  parviens  à  la  voir,  à  l'insu  de  son  oncle  Gonde- 
baud;  et  si  on  ne  m'a  pas  trompé,  si  tu  la  trouves  digne  des 
louanges  qu'en  faille  monde,  voilà  mon  anneau  :  qu'elle  soit  à 
moi.. .  0  princesse  !  ajouta  Aurélien,  mon  attente  est  dépassée  !  » 

Et  comme  il  disait  ces  mots,  il  s'était  emparé  de  la  main  de 
Clotilde  et  avait  passé  à  son  doigt  l'anneau  royal  ;  puis,  se  le- 
vant, il  voulut  aller  prendre  la  besace  de  mendiant  où  il  tenait 
cachés  les  présents  nuptiaux  de  son  maître;  il  ne  la  trouva  point 
d'abord,  elle  avait  disparu.  Clotilde  la  fit  rechercher,  la  lui  fit 
rendre,  et  lui  dit  de  garder  ses  dons  :  un  idolâtre  ne  pouvait 
être  son  époiix;   et  comme  elle  ne  réussit   point  à  lui  faire  re- 


—  k  - 


prciKlrc  1  imiKMii  dr  Icr,  ciiilKiri'iissn'  de  cr  (Irpùl  (Hraiige,  elle 
alla  le  [lorlcr  dans  le  trésor  de  (ioiidcbaiid. 

(r|veiidaiil  les  ainliassadenrs  de  r.lovis  panireiil  devant 
(iundehaiid.  Viirelieii  était  du  nombre;  les  autres  étaient  des 
Franes  illustres,  ehels  |)t)ur  la  plupai-t  célèbres  dans  les  expé- 
ditions de  r.lodion  et  de  (".bilperie. 

Ils  déclarèreni  ipie  le  roi  des  iTanes,  Clovis  Merwing,  lils  du 
dieu  Teutalès.  grand,  puissant,  illustrissime,  envoyait  cbercber 
son  épous(^  Clotilde,  cpii  avait  reeu  sa  foi  et  lui  avait  engagé 
la  sienne,  selon  l'usage  des  barbares,  en  acceptant  son  anneau  ; 
si  lui,  roi  des- Bourguignons,  mettait  obstacle  à  ce  qu'elle  se 
rendit  auprès  de  son  époux  et  de  son  seigneur,  la  colère  du 
vainqueur  de  Soissons  et  de  ses  Francs*  tomberait  sur  sa  tête 
comme  la  bang  terrible  et  la  briserait. 

Qui  dira  la  surprise  et. la  colère  de  Gondebaud?  Il  pensa  que 
Clovis  cherchait  un  prétexte  pour  porter  ses  armes  sur  le  ter- 
ritoire des  Bourguignons.  Aussi  résolut-il  de  mettre  au  grand 
jour  le  mensonge  des  Sicambres,  et  de  prouver  à  sa  nation  qu'il 
n'imposait  pas  à  Clotilde  ses  volontés,  qu'elle  était  maîtresse 
de  disposer  d'elle-même,  dans  l'espérance  d'entraîner  ainsi 
plus  sûrement  tout  son  peuple  à  repousser  avec  enthousiasme 
la  guerre  par  la  guerre.  En  conséquence,  il  convoque  les  grands 
qui  formaient  le  conseil  national,  les  réunit  dans  le  Champ-de- 
Mars  sous  l'œil  de  tout  le  peuple,  fait  appeler  Clotilde,  et  là, 
interpellant  les  ambassadeurs,  il  raconte  ce  qui  s'est  passé  entre 
eux  et  lui,  et  leur  commande  de  redire,  s'ils  l'osent,  en  pré- 
sence de  Clotilde  comme  du  peuple,  leurs  assertions,  leurs 
menaces  et  leurs  injonctions. 

Aurélien  s'avance  aussitôt  ;  il  s'incline  devant  Gondebaud,  en 
croisant  les  bras  sur  sa  poitrine;  il  plie  le  genou  devant  Clotilde, 
puis,  élevant  la  voix,  il  répète  son  message  sans  hésiter.  Bour- 
guignons et-  Romains  étaient  émerveillés  ;  ils  restaient  en  sus- 
pens. Saint  Avit  en  habits  pontificaux  tenait  les  bras  élevés, 
comme  Moïse  sur  la  montagne,  appelant  la  bénédiction  de  Dieu 
sur  Clotilde  et  sur  les  Gaules.  Il  contemplait  Clotilde  avec  ten- 


(lress«\  avec  anxiété,  à  la  l'ois  (3ii  évùtiue  vX  en  su|)|)liaiiL  l.e  • 
peuple  coan)reMait  tout  ce  ([ui  se  passait  entre  son  vvj^avd  in- 
spiré et  les  yeux  baissés  de  Clotilde.  On  regardait  au  ciel  si 
r Esprit-Saint,  si  la  langue  de  feu  descendrait  sur  le  fronf  de  la 
fille  des  Gaules.  L'assemblée  entière senablait  attendre,  semblait 
écouter  le  miracle. 

interrogée  par  Gondebaud,  Clotilde  se  lève.  Elle  promène  un 
regard  doux  et  tranquille  autour  (F elle,  l'élève  vers  le  ciel,  et 
l'arrêtant  avec  fierté  sur  Gondebaud  : 

((  Je  suis  la  femme  du  roi  Clovis,  dit-elle.  J«;  suis  sa  servante; 
je  suis  la  reine  des  Francs  ;  et  demain,  puisque  mon  seigneur  et 
maître  m'appelle,  au  soleil  levant  je  dirai  adieu  à  ma  sœur,  à 
mes  proches,  à  vous  tous,  mes'frères  en  Dieu;  et  j'irai  où  il  a 
plu  au  Dieu  du  ciel  demarrfuer  ma  place  sur  la  terre.)) 

Les  bénédictions,  la  joie  du  peuple,  éclatent  en  larmes,  en 
acclamations,   en  transports.  Gondebaud  frémissant  crie  au 

mensonge. 

((  0  roi  !  reprend  Clotilde,  il  y  a  un  an,  jour  pour  jour,  que 

je  n'ai  pu  pénétrer  dans  votre  trésor,  puisque  j'ai  quitté  Lyon 

depuis  ce  temps.  Je  déclare  que  j'y  ai  déposé  l'anneau  du  roi 

mon  époux  ;  vous  l'y  trouverez  entre  l'épée  de  mon  père  et  un 

morceau  de  la  vraie  croix.  0  Sicambres,  et  vous  tous,  à  demain  !  )) 

Elle  dit,  rentre  dans  le  monastère,  et  va  au  pied  de  l'autel 

verser  toutes  les  larmes  amassées  sur  son  cœur  brisé.  Saint  Avit 

paraît ,  elle  tombe  à  ses  genoux  ;  toute  sa  force  l'a  abandonnée. 

i<  0  mon  père  !  s'écrie-t-elle,  ayez  pitié  de  moi.» 

Ces  mots  sont  les  seuls  qui  puissent  se  frayer  passage.  Sa 

voix  expire  dans  les  sanglots. 

((  Pitié  de  vous,  ma  fille?  reprend  le  saint  évêque.  Oh  !  oui, 
si  vous  aviez  trahi  la  volonté  de  Dieu,  méconnu  vos  devoirs, 
rendu  stériles  vos  moyens  de  faire  le  bien  aux  hommes,  et  im- 
molé autrui  à  vous-même  !  Mais  quand  c'est  vous  que  vous  sa- 
crifiez, quand  vous  acceptez  la  tâche  de  rendre  meilleur  un 
cœur  généreux  et  fier,  qui  n'a  besoin  peut-être  que  d'être  averti 
pour  s'attacher  à  la  vertu  et  aspirer  à  une  gloire  immortelle. 


—  6  — 

je  ne  (hmix  pleurer  avec  voiisel  sur  vous.  On  csl  trop  payi"  dans 
ce  monde  quand  on  rend  un  do  ses  senil)lal»l(»s  heureux.  Kl 
vous,  éeoutez  là  dehors!  vous  en  l'aih^s  des  milliers.  » 

On  entendait  en  ellel  les  aeclanialions  du  peu|)le,  (pii  in-  se 
lassait  de  bénir  la  main  par.lacpielle  il  sentait  la  foi  cathorupie 
protéi2;ée  désormais  dans  tonte  l'étendue  des  Gaules,  et  les 
Francs  désarmés,  sinon  encore  dans  leur  idolâtrie,  au  moins 
dans  leur  cruauté.  Clotilde  baisa  le  crucifix,  alla  voir  sa  sonir, 
prier  avec  elle  sur  le  tonibe;ni  de  son  père,  partager  entre  ses 
compagnes  tout  ce  qu'elle  pouvait  donner.  Et  le  lendemain, 
au  moment  où  le  soleil,  par  un  ciel  pur  et  brillant,  se  levait 
au-dessus  du  lac  resplendissant  de  ses  feux,  les  portes  du  mo- 
nastère royal  s'ouvrirent.  Clotilde  parut  ;  elle  se  mit  à  genoux 
au  milieu  de  tout  le  peuple,  qui  l'imita  en  silence.  Puis  elle  se 
relève,  s'incline  devant  Gondebaud,  et  montant  sur  sa  basterne 
dorée,  elle  fait  signe  aux  Francs  qui  se  pressaient  autour  d'elle, 
en  leur  montrant  le  nord.  A  ce  signe,  les  bœufs  s'acheminent  ; 
on  pourrait  entendre  le  bruit  de  leurs  pas.  Un  silence  profond 
régnait  au  milieu  de  la  foule  immense  :  car  tous  pleuraient. 

Pendant  six  semaines,  elle  marcha  au  milieu  des  populations 
qui  accouraient  pour  la  bénir.  Elle  apprit  bientôt  ou  devina 
que  Gondebaud,  se  ravisant  par  les  conseils  de  son  ministre 
Arédius,  qui  n'était  pas  auprès  de  lui  dans  le  premier  moment, 
faisait  courir  après  elle  pour  l'arrêter.  Elle  se  jeta  dans  des 
chemins  inconnus  pour  éviter  sa  poursuite,  et  enfin,  après  deux 
mois  de  hasards,  un  matin,  son  cœur  tressaillit,  ses  yeux  se 
troublèrent  :  à  l'horizon  s'apercevaient  les  tours  de  Soissons, 
d'autres  disent  de  Troyes.  Mais  plus  près  une  muraille  pro- 
fonde de  chariots  annonçait  une  de  ces  villes  mouvantes  des 
barbares  ;  c'était  le  camp  des  Francs.  Un  gros  de  cavaliers  ac- 
courait. Il  y  en  avait  un  qui  devançait  tous  les  autres,  sa  hache 
à  la  main.  Aurélien  se  jeta  à  terre,  et  se  mettant  à  genoux,  il 
arrêta  précipitamment  le  char  de  Clotilde  en  lui  criant  :  «  Mon 
maître  Clovis!  » 

Les  époux,  entourés  des  bénédictions  du  peuple,  continuèrent 


—  7  — 

leur  roule  jiis([u'ii  Soissons.  Saint  Komy.  l'illustn'  pW'Iat  (fuo 
l'K2;liso  a  canonisé,  vint  à  la  t(He  du  clergé  leur  rendre  hommage 
et  oflrir  ses  vu'ux  ii  la  princesse,  qui  ne  put  se  dél'endre  d'une 
secrète  émotion  quand  elle  aperçut  le  futur  compagnon  de  ses 
pieux  efforts.  L'avenir  se  révélait  à  l'esprit  de  Clotilde;  (juelque 
chose  lui  disait  qu'il  s'établirait  entre  elle  et  cet  homme  une 
communauté  de  projets  et  d'idées.  Elle  devinait  enfin  que  saint 
Kemy  lui  était  envoyé  par  Dieu  comme  un  auguste  appui , 
comme  un  sublime  messager. 

Des  fêtes  somptueuses  suivirent  le  mariage  de  la  première 
reine  chrétienne.  Le  luxe  des  Romains  y  présida  ;  mais  à  travers 
les  coutumes  raffinées  de  la  nation  romaine  perçaient  les  cou- 
tumes barbares  des  conquérants  :  tant  il  est  vrai  que  l'habitude 
exerce  sur  les  hommes  un  empire  irrésistible. 

Tandis  que  les  Francs  profitaient  du  mariage  de  leur  chef 
pour  se  distraire  selon  leur  penchant,  Clotilde  priait  et  deman- 
dait à  Dieu  la  prompte  conversion  de  Glovis. 


II 


Depuis  quatre  années  Clotilde  était  reine  des  Francs,  et  le 
rang  qu'elle  occupait,  loin  de  l'éblouir,  ne  satisfaisait  son  cœur 
que  parce  qu'il  lui  procurait  lemoyen  de  veiller  plus  active- 
ment sur  l'infortune,  d'augmenter  plus  vite  le  nombre  des  bre- 
bis du  Seigneur;  car  les  moins  fervents  la  vénéraient  d'abord 
comme  reine,  et  finissaient  par  la  considérer  comme  un  être 
surnaturel  dont  ils  subissaient  malgré  eux  la  divine  influence. 
Le  roi  lui-même  commençait  à  reconnaître,  sans  oser  l'avouer, 
les  vérités  du  christianisme  ;  l'admiration  que  Clotilde  lui  in- 
spirait se  manifestait  à  chaque  instant  :  aussi  la  princesse, 
guidée  par  les  sages  conseils  de  l'évêque  de  Reims,  ne  se  las- 
sait-elle pas  de  cultiver  cette  âme  héroïque  où  se  trouvait  le 
germe  des  grandes  erreurs  et  des  grandes  vertus.  Souvent  Clo- 


—  8  — 

tilde  ciilrrlrniiil  (lovis  des  Menl'aits  de  hi  loi  clirclicmic,  sttii- 
vciil  IV'vr(|ii('  KtMiiv  lui  lisait  les  îjaints  évangiles,  la  >i(' de  Jésus 
t'I  celles  des  aj)otres,  et  le  vaillant  guerriei;  s'écriait  alors  d'un 
ton  plein  de  colère  :  ^  Misérables  Juifs,  que  n'étais-jc  là  avec 
mes  Franes  pour  déiéndre  Jésus  de  Aazarelli!  » 

Cependant  ClotiMe  avait  eu  déjà  bien  des  épreuves  à  sup- 
porter. Parfois  l'heure  du  triomphe  lui  paraissait  proche  .  et  ce 
triomphe  si  vivement  désiré,  une  cause  imprévue,  un  arrêt 
émané  du  ciel  le  rétardait  soudain.  I.e  petit  Ingomer,  ce  premicM- 
enfant  de  la  reine.  Ingomer,  (jui*  l'on  avait  baptisé  avec  Tauln- 
risation  de  Clovis,  était  tond)é  malade  peu  de  jours  après  la 
cérémonie,  et  ne  s'était  échappé  de  son  lit  de  douleur  que  pour 
monter  au  ciel.  Un  tel  malheur  irrita  Clovis;  sa  foi  naissante  en 
reçut  une  cruelle  atteinte  :  son  àme  était  plus  accoutumée  à  se 
révolter  qu'à  se  soumettre.  Le  roi  des  Francs  devint  inquiet  et 
soupçonneux.;  il  traitait  durement  la  pauvre  Clotilde,  que  rien 
ne  décourageait.  Une  lutte  pénible  s'éleva  entre  eux,  lutte  oii  l;i 
modération,  la  constance  religieuse  de  l'opprimée  l'emportaient 
constamment  sur  la  tyrannie  de  l'oppresseur.  Clotilde  y  puisait 
une  énergie  propice,  Clovis  y  perdait  graduellement  ses  fausses 
convictions. 

La  naissance  d'un  second  fils,  d'un  héritier,  remplit  le  roi 
d'orgueil  et  de  joie.  Il  n'osa  pas  résister  aux  sollicitations  de. 
Clotilde,  et  Clodomir  fut  baptisé  ainsi  que  l'avait  été  Ingomer. 

Dans  une  salle  dont  les  colonnes  de  diverses  couleurs  sup- 
portaient une  splendide  voûte ,  une  jeune  femme  était  assise 
auprès  d'un  berceau  où  sommeillait  un  enfant  âgé  de  quelques 
mois  ;  du  bout  du  pied  elle  imprimait- un  léger  mouvement  au 
berceau,  et  son  regard  s'abaissait  vers  un  timide  adolescent  qui, 
debout  devant  elle,  se  tenait  dans  l'attitude  de  l'attention. 

—  Continuons,  Thierry,  dit  la  reine  Clotilde,  qu'une  plainte 
de  l'enfant  avait  un  moment  inquiétée;  j'avais  attendu,  pour  te 
raconter  l'histoire  de  ma  famille,  que  tu  fusses  en  état  de  com- 
prendre la  douleur.  Maintenant  ton  àme  s'ouvre  à  l'expérience, 
non  à  cette  expérience  qui  résulte  d'une  longue  suite  d'années. 


—  n  — 

Miais  ;i  celle  ((iiOn  nomme  inliiilion,  el  i\\u\  les  inlelli^c^nees 
d'élite  acqiiièrenl,  avant  l'heure  des  déceptions,  (lonnne  toi, 
j'avais  une  tendre  mère;  elle  a  été  inhumainement  arraché(î  de 
mes  hras  ;  je  nai  renconliM'  depuis  personne  (|ui  IVil  digne  de  la 
remplacer.  I  ne  mère  donne  à  l'enlant  l'idée  de  la  suprême 
bonté,  de  la  miséricorde  infinie  de  Dieu,  et  quand  elle  nous 
quitte  en  ce  monde,  l'existence  se  transforme  presque  (^  un 
vaste  désert;  car  notre  ange  gardien  n'est  plus  là  pour  nous 
soutenir  à  toute  minute,  pour  se  précipiter  au  devant  de  nos 
pas  afin  de  nous  retenir  au  bord  de  l'abîme. 

—  Aussi,  vous  qui  êtes  si  bonne,  si  indulgente,  répondit 
tristement  Thierry,  vous  ne  me  grondez  pas  lors(|ue  je  vous 
confie  les  regrets  que  m'inspire  la  mort  de  ma  mère.  Cependant 
vous  auriez  le  droit  de  vous  fâcher,  car  si  elle  existait  encore, 
vous  ne  seriez  pas  la  femme  du  roi  Clovis. 

—  Ou'importe,  mon  ami?  je  suis  certainement  glorieuse  de 
partager  le  sort  d'un  héros  ;  mais  cet  honneur,  je  ne  l'eusse  pas 
acheté  au  prix  de  la  vie  de  ta  mère.  Le  roi,  mon  maître,  l'avait 
choisie  pour  compagne,  et  moi  je  songeais  à  choisir  un  céleste 
époux  ;  si  la  reine  des  Francs  etitvécu,  je  me  fusse  dévouée,  ainsi 
que  ma  sœur  Chrona,  au  service  du  Seigneur. 

—  Et  les  Francs  n'auraient  pas  été  chrétiens  !  Non,  la  volonté 
du  Dieu  que  vous  m'avez  appris  à  servir  secrètement,  vous  des- 
tinait au  roi  Clovis;  ma  pauvre  mère  devait,  hélas!  vous  céder 
un  fitre  qui  ne  lui  était  pas  si  précieux  qu'à  vous,  puisque,  née 
idolâtre,  elle  n'avait  pas  de  mission  à  remplir  ici-bas.  Assurez- 
moi  seulement  que  Dieu  lui  a  pardonné  de  l'avoir  méconnu  ; 
assurez-moi  qu'elle  s'est  convertie  au  ciel,  ne  l'ayant  pas  fait 
sur  la  terre,  et  mes  regrets  seront  moins  douloureux. 

—  Oui,  Thierry,  s'éeria  Clotilde  d'une  voix  émue,  oui,  l'âme 
de  ta  mère  est  chrétienne  !  implorons  Dieu  pour  qu'il  la  compte 
au  nombre  des  âmes  élues. 

Clotilde  et  Thierry  se  mirent  à  genoux.  Leur  prière  fut  élo- 
quente; cette  femme  parée  de  toutes  les  grâces  chastes  des 
vierges,  ce  jeune  homme  plein  de  naïveté  cachant  son  front  pur 


10   — 


(liiiis  SCS  iii.iiiis  Ircmhlaiilcs  (|ii  une  rpaissc  clit-vcliirc  Noil.iil  .1 
(Iciui,  olIVaiciil  un  riisi'iiiMc  l)iltli(|iit".  \y  s<iii  des  Inimpcllcs 
it'Iciilil  soudain.  ('.'(Mail  le  sii;iial  du  dt'parl  (\r  Clovis  pour  la 
chasse  au  saiiiïlicr.  \r  prince,  cpii  rcdoulail  le  courroux  de  son 
père,  sorlil  précipilanmicnl.  I,a  n-ine  des  Francs  ne  resta  pas 
longlenips  seule:  .\anlilde.  s(eur  du  roi.  cuira  dans  la  salle  cl 
vini  se  placer  à  cole  de  Clolilde;  l'une  cl  laulre  se  niircnl  à 
lil(>r.  Klles  Iravaillaienl  aclivemenl  depuis  une  lieure,  (piand  un 
iréinisseiuent  de  C.lodouïir  les  attira  vers  le  berceau.  I/enlanl. 
déjà  un  peu  malade,  ne  s'était  réveillé  <ju<'  pour  lutlfr  contre 
une  crise  violente;  ses  traits  bouleversés  accusaient  une  vive 
soulïrance,  ses  mains  se  crispaient  convulsivement.  A  cet  aspect, 
Xantilde  remplit  les  airs  de  lamentations,  et  s'élança  hors  de  la 
salle  en  appelant  du  secours.  Clotilde  saisit  Clodomir  entre  ses 
bras,  elle  le  l)alança  doucement,  lui  |)rodigua  mille  caresses; 
rien  n'apaisait  l'agitation  du  petit  prince. 

De  nombreux  serviteurs  étaient  accourus  à  la  voix  de  Xan- 
lilde.  Le  médecin  du  palais  fut  mandé;  il  examina  longtemps 
l'enfant,  el  chacun  lut  un  arrêt  de  mort  dans  ses  yeux.  Clodo- 
mir  est  chrétien,  il  est  prés  d'être  martyr.  Les  anges  se  dispo- 
sent à  fêter  au  ciel  l'arrivée  d'un  de  leurs  frères.  Les  serviteurs 
éplorés  se  pressent  autour  de  la  couc'.ie  funèbre.  Le  roi  Clovis 
entre  brusquement;  il  considère  d'un  air  sombre  Clotilde,  qui, 
|)enchée  sur  Clodomir,  restait  immol)ile  comme  une  statue  de 
inarl)re,  et  il  s'écrie  : 

.l'ai  cédé  follement  à  vos  instances,  et  voilà  le  résultat  de 

ma  complaisance.  Si  mon  fils  eût  été  sous  la  protection  de  mes 
Dieux,  il  eût  vécu  ;  il  lui  en  coûtera  la  vie  pour  avoir  été  baptisé 
au  nom  du  votre. 

0  mon  Dieu!  dit  Clolilde,  te  laisseras-tu  oftenser  ainsi  sans 

prouver  l'étendue  de  ta  puissance'? 

La  sainte  invocation  de  la  reine  a  touché  le  Seigneur  :  un  mi- 
racle s'opère  en  faveur  de  la  chrétienne;  l'enfant  se  calme,  se 
ranime,  ses  joues  se  colorent  lentement,  il  sourit,  regarde  sa 
mère  ;  le  péril  a  disparu. 


—  Il   - 

La  joie  illiimiin'  les  visages  des  assislarils;  les  clirétiens  ren- 
dent grâces  à  Dieu  ;  les  païens  se  relusenl  en  vain  à  suivre  cel 
(îxemple;  leur  Cd^ur  admet  ce  que  leur  houclie  récuse,  et  (.lolilde 
dit  à  son  époux  : 

—  Telle  est  la  vengeance  de  mon  Dieu!  vous  l'accusiez,  il 
sauve  votre  enfant.  Douterez-vous  mainicuani  de  sa  magnani- 
mité, de  sa  miséricorde? 

Le  fier  Sicambre  garda  le  silence,  mais  son  IVoiit  se  couvrit  de 
rougeur  ;  l'orgueil  retint  sur  ses  lèvres  un  aveu  favorable  à  la 
religion  de  Clotilde;  il  lui  fallait  une  dernière  preuve  de  la  bonté 
de  l'Éternel. 

Ce  fut  au  milieu  des  plaines  de  Tolbiac,  en  490,  que  cette 
preuve  lui  fut  donnée.  Là,  se  rencontrèrent  l'armée  de  Gibulde, 
roi  des  Germains,  et  celle  de  Clovis,  qui  s'était  uni  à  son  pa- 
rent Sigebert,  roi  de  Cologne,  pour  repousser  les  barbares.  Lik^ 
pluie  de  ilècbes  obscurcit  bientôt  les  airs;  les  dogues  (jue  les 
Francs  avaient  dressés  s'élançaient  en  burlant  au-devant  de 
l'ennemi  ;  mais  les  chariots  des  Germains  traversaient  impétueu- 
sement la  mêlée,  et  les  taureaux  furieux  qui  les  traînaient, 
répandaient  partout  la  confusion  et  la  mort. 

Le  roi  de  Cologne,  grièvement  l)lessé,  chancelle  et  tombe. 
Ses  soldats  découragés  n'opposent  plus  qu'une  faible  résistance  ; 
la  crainte  s'empare  aussi  des  Francs,  et  Clovis,  qui  suit  du  haut 
d'une  colline  les  moindres  incidents  de  la  bataille,  s'aperçoit 
avec  rage  de  la  déroute  de  ses  légions.  Vainement  on  essaie  de 
les  rallier,  elles  méconnaissent  les  ordres  de  leur  chef  et  s'ima- 
ginent que  leurs  dieux  les  abandonnent.  Dès  lors  elles  se  croient 
perdues;  cette  persuasion  les  anéantit  et  jette  déjà  le  trouble 
dans  l'âme  de  Clovis. 

—  Eh  bien,  seigneur,  dit  Âurélien  au  roi  des  Francs,  puisque 
vos  dieux  vous  trahissent,  invoquez  le  Dieu  des  chrétiens,  il 
vous  exaucera,  car  il  est  tout-puissant. 

Clovis  lève  les  yeux  au  ciel  et  s'écrie  : 

—  Dieu  de  Clotilde,  s'il  est  vrai  que  lu  sois  le  maître  du 
monde,  s'il  est  en  ton  pouvoir  de  secourir  ceux  (jui  s'adressent 


—  I)  — 


a  toi.  je  I  iiii|il(in'  en  ce  iiKimriil  Idiihlc.  .1  ai  apiiclc  iwcs  diciix. 
ils  sont  sourds  à  ma  in'irrc;  si  lu  m  accctrdcs  la  \  icloirc,  je  lais 
Vd'ii  (le  N  i\  rc  sous  la  l(»i. 

Le  scriiH'ul  de  Clovis  csl  cnliMidu  par  l'arun'C.  I/ôvcVjuc  de 
Charlrcs  s'avance  cl  donne  la  hcncdicliun  au  niunanjuc;  des 
applaudissements  parlent  de  tous  cotés;  les  soldats  recom- 
mencenl  l'atlaipie  avec  une  nouvelle  ardeiu',  et  les  <lermains, 
surpris  dans  l'ivresse  du  succès,  ont  peine  à  se  rassendjler  pour 
soutenir  le  choc  :  c'est  à  leur  tour  de  trembler,  de  fuir.  Des  es- 
prits invisibles  semblent  pousser  les  l^rancs  au  condjat,  diriger 
habilement  leurs  flèches,  détourner  à  temps  les  coups  de  l'en- 
nemi. Ils  sont  devenus  invincibles.;  une  lumière  surnaturelle 
éclaire  leur  front  ;  on  dirait  moins  une  nombreuse  phalange  de 
guerriers  qu'une  troupe  de  néophytes.  Les  Germains  atterrés 
reculent  comme  les  démons  sous  le  regard  des  séraphins  ;  ils 
tombent  à  genoux,  demandent  merci,  et  se  constituent  prison- 
niers à  la  seule  condition  qu'on  épargnera  leur  vie. 

Un  messager,  dépéché  par  Clovis,  partit  pour  Soissons  ;  il 
trouva  Clotilde  occupée  à  filer  une  chlamyde  à  son  époux. 
L  évéque  de  Reims  lui  faisait  une  lecture  pieuse,  et  le  petit 
Clodomir  jouait  à  leurs  pieds. 

La  reine  écouta  silencieusement  le  messager  ;  son  regard  re- 
connaissant remercia  le  ciel;  ses  mains  se  joignirent,  et  ces 
paroles  ferventes  s'échappèrent  de  son  cœur  oppressé  : 

—  Mon  Dieu,  ce  n'est  pas  le  triomphe  de  nos  armes  (jui  me 
ravit,  c'est. le  triomphe  de  vos  sublimes  lois.  Le  christianisme 
peut  donc  enfin  ouvrir  librement  ses  ailes! 


m 


lue  foule  immense  circulait  aux  alentours  de  l'église  de 
Reims  ;  on  attendait  impatiemment  le  roi  Clovis  et  les  milliers 
de  catéchumènes  qui  devaient  être  initiés  comme  lui  aux  divins 


—  i;{  — 

mystères  de  la  loi  <-hrélienii('.  Des  cnraiils  repaïKlairnl  sur  le 
sol  k'S  lleiirs  de  leurs  rorheilles;  de  jcuin's  filles  couvertes  de 
longs  voiles  se  dirigeaient  en  iile  vers  le  lieu  d(.'  la  cérémonie  el 
chantaient  des  hymnes  à  la  louange  de  Dieu.  Ici  des  leudes  ri- 
chement costumés  pressaient  à  l'envi  la  course  de  leurs  chars  ; 
là  des  religieux  expliquaient  des  prophéties  que  le  |)euple  re- 
cueillait avec  ardeur;  |)lus  loin,  des  falistes  '  raconlaienl  de 
poétiques  légendes,  et  le  nom  du  Christ  se  posait  enlin  sur 
les  lèvres  qui  ne  répétaient  jadis  que  les  noms  profanes  des 
idoles. 

Une  i"umeur  soudaine  annonça  l'approche  du  royal  cortège  : 
Cbvis  parut.  A  ses  côtés  marchait  la  radieuse  Clotilde  ;  derrière 
lui  s'avançaient  la  princesse  >'antilde,  la  reine  Alboflède,que  le 
miracle  de  Tolbiac  avait  convertie,  le  jeune  Thierry,  le  brave 
Aurélien,  et  des  flots  de  guerriers  et  de  peuple,  que  Clotilde  était 
heureuse  d'amener  au  céleste  bercail  ! 

Les  diacres  reçurent  Clovis  sur  le  seuil  de  l'église  ;  des  nuages 
de  myrrhe  s'échappaient  des  encensoirs  et  montaient  en  vapeurs 
jusqu'à  la  voûte  ;  des  roses  effeuillées  jonchaient  le  parvis  el 
parfumaient  l'enceinte. 

Il  était  juste  que  Clovis  se-  désaltérât  le  premier  aux  sources 
régénératrices  du  baptême.  L'évéque  de  Reims  conduisit  l'il- 
lustre catéchumène  à  l'entrée  du  baptistère,  et,  tel  que  le  Christ 
lorsqu'il  guérissait  les  aveugles  et  les  sourds,  saint  Remy,  effleu- 
rant de  ses  doigts  humectés  de  salive  les  oreilles  du  monarque, 
prononça  le  mot  Hephla,  qui  signifie  ouvrez-vom. 

Clovis,  après  avoir  récité  le  symbole  des  Apôtres,  pénétra  avec 
l'évéque  dans  le  Jourdain.  On  appelait  ainsi  un  sanctuaire  de 
forme  circulaire  au  centre  duquel  s'arrondissait  un  large 
bassin  de  porphyre  remph  d'eau  sacrée.  Regardant  l'orient , 
image  de  la  lumière,  puis  l'occident,  image  des  ténèbres,  saint 
Remy  se  disposait  à  verser  sur  le  front  de  Clovis  l'eau  qu'il  avait 
puisée  dans  le  bassin,  lorsqu'une  colombe  descendue  du  ciel  et 

'  On  immmail  .linsi  k'S  ixicU's  ii  cfilc  (■prxiiir. 


-  l'i  - 

porlaiil  h  son  \nr  uni'  pt'lilr  liolc,  ciiIim  dans  le  haplislcri'  par 
une  (les  l'cnrli't's  oiivcrics  '. 

L't'V(\|U(',  accoinpiissaiil  les  ordres  socrols  du  Scifiçiieur,  saisit 
la  pclilc  \u)U\  répand  sur  la  lèlc  de  Clovis  (juclqucs  iïoultos  de 
la  li(|U('ur  ('»'l('sl(M|u'c'lh' n'iirt'rinail.cl  s'écrie  :  u  iîaisselc  IVonl. 
lier  Sieainhre;  hn'lle  ce  (jur  lu  as  adoré,  adore  ce  que  lu  as 
hrùle.»  • 

Un  inuriuure  d'enlliousiasme  parcourt  l'assemblée  ;  Clovis 
sort  du  haptisière,  nnèlu  de  la  robe  des  néophvies  ;  il  s'approelie 
des  prisonniers  de  Tolbiac  et  delacbe  leurs  cliaines.  (!'esl  |)ar  un 
acte  de  clémence  que  le  roi  des  Francs  commence  sa  riouvell(.' 
existence  :  du  christianisme  nail  toujours  la  liberté. 

«  0  Clovis  !  chantèrent  en  chœur  les  bardes,  nulle  puissance 
terrestre  n'égale  ta  puissance  ;  car  l'auréole  du  chrétien  rayonne 
sur  ton  front  ;  car  lune  de  les  mains  tient  un  glaive,  et  ton  autre 
main  s'appuie  sur  la  croix.  » 


Le  cinquième  siècle  avait  marché  ;  cinquante-six  ans  après  le 
baptême  de  Clovis,  mourait  sainte  Clotilde,  veuve  de  roi,  mère 
de  rois.  La  vie  de  la  {première  reine  chrétienne  n'avait  pas  cessé 
d'être  agitée  ;  Clotilde  avait  vu  successivement  périr  autour 
d'elle  son  fUs  aîné  Clodomir,  sa  fille  Théodechilde,  et  ses  petits- 
fils  Thibaud  et  Gonthier  ;  mais  la  souffrance  est  aussi  une  espèce 
de  baptême  qui  purifie  les  cœurs  :  qui  n'a  pas  pleuré  ne  sait  pas 
sécher  les  larmes  de  l'infortune. 

M"'^  Anna  des  Essarts. 


'  Cette  colombe,  disent  les  iiislorieiis,  apiiorta  la  Sainle-Aiiipoule,  qui  servit  depuis 
au  sacre  des  rois  de  Fianee. 


.4i.lXAH&-f-':'-'''-^ 


CiU&v.£MaCME 


LiA.  Paul  Petit  et  C"  3,  Place  au  Doyenné,  Pari; 


^ïï- 


Ange!  Ce  mot  signifie 
messayerj  envoyé  de  Dieu . 
Les  anges  sont  les  exé- 
cuteurs (les  ordres  et 
(les  volontés  du  Tout- 
Puissant.  Il  en  est  qu'il 
charge  d'œuvres  de  paix, 
de  douceur  et  de  grâce  ; 
il  en  est  auxquels  il  con- 
fie la  haute  mission  de 
régénérer  le  monde ,  de 
[^^"/M  rétablir  l'ordre  ici-bas , 
^  d'y  répandre  la  clarté, 
d'y  donner  à  tout  force 
et  grandeur.  Charlema- 
gne  fut  par  excellence 
un  de  ces  anges.  Les 
hommes  de  son  temps,  éblouis  par  la  splendeur  de  sa  vie, 
perdirent  de  vue  le  lieu  précis  de  sa  naissance  et  les  faits  de 
ses  premières  années;  est-ce  à  Âix,  à  Ingelheim,  à  Saltzbourg 
qu'il  ouvrit  les  yeux?  Les  historiens  sont  indécis,  et  il  est 
probable  que  chacune  de  ces  villes  a  revendiqué  le  berceau  de 
Charlemagne.  de  même  que  plusieurs  villes  de  la  Grèce  ont 


A.FITV 


-^   Ki  — 

|-rN('ll(li(|ll<'  crllli  il  lloliurc.  Il  p.ilMil  i'r|)rliil,ilil  rolislillc  (|U  il 
iiMiil  le  jour  en  7 'ri,  au  cliàlciiii  df  Sallzhoiirii  dans  la  llaulc- 
llavirrc,  cl  lut  clcvc  près  (iliiiirlliriiii.  lieu  voisin  de  .Mayi'Mcc. 

Ainsi  (lue  nous  venons  de  le  dire,  (lliarlcs  le  (irand  a  rclipsô 
Charles  enl'anl.  el  l'on  ne  Ironve  dans  l'hisloire  ([u'un  seul  l'ail 
relalil'  an  jeune  lils  de  Pe|»in  le  lîrel".  C.'esl  le  voyage  Cju'àgé  do 
douze  ans,  en  Tô:^,  il  lil  an  nom  de  s(»n  père,  an  devant  i\[i 
pape  Klienne.  I.e  ehel' de  IK^lise.  le  fulur  eliel"  do  IVnipii'e,  se 
renconlrèrenl  à  Saint-M;mriee  en  ^alais,  et  Tenlant  s'élanl,  sui- 
vant l'usa^îo,  prosterne  devant  le  pape,  Ktienno  le  salua  du  titre 
de  i>atrico  de  Konie,  titre  souvorain,  prôsago  do  sa  future  gran- 
deiu'. 

La  première  éducation  de  Charles  fut  toute  militaire,  et  ce  ne 
rut(jue  bien  plus  lard,  on  le  verra,  qu'il  sut  acquérir  les  bien- 
laits  d'une  autre  éducation.  11  était  bien  jeune  encore  lorsqu'il 
commanda  une  armée  en  Aquitaine  ;  il  défit  Waifer,  puis 
Hunaud.  qui  poussait  les  Aquitains  à  la  révolte.  Cette  guerre 
d'Aquitaine  faillit  être  l'occasion  d'une  déplorable  lutte  des 
deux  frères  Charles  et  Carloman,  entre  lesquels,  en  768,  à  la  mort 
de  Pépin  le  Bref,  le  vaste  royaume  de  France  se  trouva  partagé. 
Charles  ayant  invité  Carloman  à  venir  l'assister  contre  les  Aqui- 
tains, une  violente  jalousie  du  commandement  fut  sur  le  point 
de  mettre  les  frères  les  armes  à  la  main  l'un  contre  l'autre,  et 
Carloman,  par  une  sage  retraite,  sauva  peut-être  Charles  d'une 
action  qui  aurait  terni  sa  gloire. 

Dès  la  mort  de  Carloman,  arrivée  en  771 ,  son  frère  prit  pos- 
session de  tout  le  royaume  des  Francs.  Carloman  laissait  deux 
fils  bien  jeunes,  et  leur  paère,  Gerberge,  fille  de  Didier  roi  des 
Lombards,  aurait  dû  être  appelée  à  la  régence  du  royaume 
d'Auslrasie  et  conserver  ainsi  aux  enfants  de  Carloman  le  trône 
de  leur  père;  mais  afin  d'appuyer  cette  légitime,  prétention 
qu'elle  élevait  au  nom  de  ses  fils,  Gerberge  se  rendit  avec  eux 
à  la  cour  de  Didier,  que,  dès  ce  moment,  Charles  résolut  de 
combattre,  et  à  la  voix  du  pape  Etienne,  il  se  prépara  à  fran- 
chir les  Alpes. 


—   17  — 

"^lais  avnnt  cHW  oxpi'dilion,  Charles.  (Hant  à  Worms  à  lenir  le 
('hnmp  de  /l/ai,  a|)|)ril  (jue  les  Saxons,  sorlis  de  leurs  limites, 
étaient  venus  avec  la  rage  d'idolâtres  fanatiques,  brûler  I  église 
deDeventer.  L'armée  des  Francs  était  là,  et  les  Saxons  portèrent 
donc  aussitôt  le  châtiment  de  leurs  violences;  puis  non  moins 
rapidement,  Charles  se  précipita  du  haut  des  Alpes  sur  la 
Lombardie. 

En  773,  les  murs  de  Pavie,  qui  bien  des  fois  et  à  diverses 
époques  entendirent  le  bruit  de  nos  armes,  étaient  étroitement 
serrés  par  les  guerriers  de  Charlemagne.  Ce  siège,  traînant  en 
longueur,  le  roi  des  Francs,  non  moins  pieux  que  brave,  con- 
çoit le  projet  d'aller  à  Rome  célébrer  les  fêtes  de  Pâques,  et  ce 
projet,  il  le  réalise  tout  aussitôt,  car  il  ne  laissa  jamais  une 
pensée  sans  exécution.  Il  part  donc.  Dès  que  le  pape,  Adrien  P^ 
est  averti  de  sa  venue,  il  envoie  au  devant  de  lui,  à  trente  milles 
de  distance,  des  troupes  pour  lui  faire  honneur  ;  puis  Charle- 
magne arrivé  à  un  mille  de  la  ville  éternelle,  voit  venir  à  sa 
rencontre  une  immense  foule  ;  les  enfants  des  écoles  de  diverses 
nations,  qui  s'avançaient,  portant  à  la  main  des  palmes,  des 
branches  d'olivier  et  chantant  ses  louanges.  C'est  au  milieu  de 
ce  pompeux  et  riant  cortège  qu'il  entre  dans  Rome,  vêtu  à  la 
romaine,  en  sa  qualité  de  patrice  ;  et  ce  titre  qu'enfant  il  avait 
reçu-du  pape  Etienne,  déjà  grand  homme  il  se  l'entend  donner 
de  nouveau  par  Adrien,  au  moment  où  il  l'abordait,  après  avoir 
monté  au  Vatican  en  baisant  chacune  des  marches  qu'il  fran- 
chissait. 

Les  Romains  admirèrent  la  piété  profonde  qu'il  témoigna,  et 
que  relevait  encore  son  air  imposant,  sa  taille  majestueuse  et 
l'ensemble  de  sa  personne.  Tout  le  proclamait  digne  d'exercer 
sur  les  hommes  un  puissant  empire,  non-seulement  parla  force 
de  sa  volonté  et  l'étendue  de  son  intelligence,  mais  aussi  par  la 
générosité,  l'affabilité  et  la  grandeur  d'âme.  Enfin  Vérone  et 
Pavie  ouvrirent  leurs  portes  à  Charles  de  retour  de  Rome,  et 
dès  ce  moment  il  fut  roi  des  Lombards  :  mais  les  soins  de  ses 
conquêtes  commençaient  à  ne  plus  l'occuper  exclusivement;  il 


—   IS 

soimciiil  .1  rcali^ci"  |Hiiii-  Iiii-iiu'Iih'  cl  |H>iir  Ic^  nmsIcs  coiilrccs  de 
Sii  (loiiiiiiiilioii,  (les  ii((|uisiti(ms  hini  plus  |iivci('US('s  :  IV'ducii- 
lioii,  I  iiislruclioii.  l'ordre.  I(>  savoir  (|ui  civiliscul.  l)<''jii.  <'ii  772 
environ,  deux  uioini's  l'cossiiis.  (ilciucid  cl  Jean,  élaicnl  venus 
à  la  cour  de  (liarlcs  pour  négocier  un  traité  au  nom  du  roi 
d'Kcossc.  L'empereur,  (jui  d(?puis  loniilempsé|)rouvait  lasoil'du 
savoir.  cngagtM  ces  savanis  à  rester  près  de  lui,  et  dès  cette 
même  année  772,  au  milieu  de  la  guerre  de  Saxe,  il  se  mit  à 
éludTer  avec  ardeur,  sous  Clément,  un  d(*  ces  moines.  Quant  à 
l'autre,  nommé  Jean,  aussitôt  que  Charles  fut  maître  de  Pavie, 
il  le  mit  à  la  tète  de  l'école^  de  cette  ville,  école  qui  fut  la  pre- 
mière fondation  d'une  des  plus  célèbres  universités  de  l'Italie. 

L'aspect  de  cette  foule  d'écoliers  qui  était  venue  à  sa  rencontre 
aux  portes  de  Rome,  avait  redoublé  en  lui  le  désir  de  faire  de 
son  palais,  de  sa  capitale,  un  vaste  foyer  de  lumière,  et  ce 
désir  le  suivit  partout  au  milieu  de  ses  guerres  incessantes, 
soit  que  les  Saxons  nouvellement  révoltés  le  rappelassent  de 
l'autre  côté  du  Rhin,  soit  que,  pour  porter  secours  aux  chré- 
tiens persécutés  par  les  Maures  d'Espagne,  il  franchit  les  Py- 
rénées, soit  qu'il  passât  les  Alpes  pour  aller  faire  couronner, 
par  Adrien  F',  ses  fils  Pépin  et  Charles  ;  le  premier,  roi 
d'Italie,  le  second,  roi  de  Germanie,  tandis  que  le  troisième 
fils  de  sa  sainte  épouse  Hildegarde  était  placé  sur  le  trône 
d'Aquitaine.  Plus  s'étendaient  les  limites  de  son  empire,  plus 
il  acqu.érait  d'activité  pour  parcourir  avec  une  rapidité  incroya- 
ble ses  vastes  domaines;  et  lorsqu'il  rentrait  dans  ses  palais,  ce 
n'était  point  pour  y  chercher  le  repos  ;  mais  alors  à  ses  études 
de  latin,  sous  Pierre  de  Pise,  de  dialectique  et  de  grec,  sous 
Alcuin,  il  faisait  succéder  de  grandes  chasses  dans  les  vastes 
forêts  qui  couvraient  la  Germanie  et  la  Gaule. 

Portant  toujours  le  costume  le  plus  simple,  ce  n'était  que 
dans  les  plus  grandes  solennités  qu'il  se  revêtait  du  manteau 
royal,  entièrement  blanc,  et  s'appuyait  sur  le  sceptre  ou  bâton 
royal,  qui  était  une  verge  d'or  de  la  hauteur  de  sa  haute  taille. 
11  était  charitable,  généreux,  fastueux  au  besoin  ;  mais  il  n'a- 


19   - 


vait  iioquis  le  moyen  d'exeroor  cette  j^énérosité,  eelte  clmrilé,  €<• 
faste,  qu'à  l'aide  de  la  plus  sévère  économie.  Une  de  ses  lois, 
nonunées  Capilulaires,  ordonne  la  vente  des  o'uis  des  basses- 
cours  de  ses  domaines  et  des  herbes  de  ses  jardins,  car  le  grand 
homme  ne  croyait  pas  indignes  de  lui  les  plus  petits  soins 
d'ordre  et  d'économie  domestique.  C'est  par  cette  constante 
vigilance  qu'd  lit  prospérer  son  enq)ireet  sa  famille. 

Cette  libéralité,  il  l'exerça  principalement  envers  les  savants 
elles  hommes  instruits  qui  affluaient  à  sa  cour.  En  782,  il 
y  créait  une  véritable  Académie;  en  787,  il  amenait  de  Home 
des  maîtres  de  grammaire  et  de  mathématiques;  et  enfin,  en  790, 
la  première  année  de  son  règne  dans  le  cours  de  laquelle  d 
n'eût  pas  à  prendre  les  armes,  les  écoles  de  Paris,  les  écoles  de 
palais,  scholœ  palatinœ,  furent  ouvertes  en  sa  présence,  par 
Alcuin  et  Pierre  de  Pise,  avec  la  pompe  qu'il  voulait  donner  à 
l'inauguration  d'un  établissement  destiné  à  être  son  premier 
et  son  moins  périssable  titre  de  gloire. 

Le  palais  oîi  ces  écoles  s  ouvrirent  était  celui  que  l'on 
nomme  aujourd'hui  le  Palais  de  justice,  lieu  que  nos  rois  ha- 
bitaient alors  ;  <^Qu'U  soit  à  juste  titre  appelé  école,  dit  Charle- 
magne,  ce  palais  dont  le  haut  séjour  devient  de  plus  en  plus 
famdier  tant  aux  sciences  de  l'école  qu'à  celles  du  champ  de 
bataille.  »  Cette  phrase  d'une  des  ordonnances  de  l'illustre  fon- 
dateur est  l'histoire  complète  des  conquêtes  morales  qui  ac- 
compagnaient les  belliqueuses  conquêtes  de  Charles  le  Grand. 
Ce  ne  fut  point  seulement  les  lettres  qu'il  encouragea  et  cul- 
tiva ;  les  arts  aussi  furent  l'objet  de  tous  ses  soins.  A  sa  voix,  un 
pont  magnifique  s'étendait  sur  le  Rhin,  à  Mayence  ;  un  palais 
s'élevait  à  Francfort  ;  un  autre  à  Seltz,  en  Alsace;  Rome  en- 
voyait à  Paris  des  maîtres  de  chant,  et  le  pape  donnait  à  Charles 
des  colonnes  de  marbre  et  des  statues  de  Ravenne  et  de  l'an.- 
tique  capitale  du  Latium,  pour  orner  le  somptueux  palais  qu'il 
construisait  sur  les  coteaux  de  son  lieu  favori  d'Ingelheim. 

Ces  soins  pour  les  arts  ne  l'empêchaient  point  toutefois  de 
songer  à  prendre  les  armes  dès  qu'il  sentait  la  terre  frémir 


—  '10  — 

sous  (iiU'l(iU('  iioiivcau  soMlî'vcincut  de  Saxons.  Alors,  il  s'élan- 
çait au  iNord  coiuMic  la  l'oïKirc,  Iraitpail,  puis,  volant  vers  le 
midi,  châtiait  Us  Sarrasins  de  leur  invasion  n\  A(jnilainc,  les 
tbreait  à  se  repentir  de  leur  embuscade  d(!  KonceviUix.  lors  de 
sa  pnMuière  j^uerre  en  Espajine,  et  après  avoir  lait  trembler  la 
(■rande-Hretagne,  il  volait  au  fond  de  l'Italie  pour  |)unir  son 
vassal  le  prince  de  Benevent. 

C'est  à  peu  près  vers  cette  époque  (jue  Charlemagne  prenant 
une  li^Te  pesant  d'argent,  et  la  faisant  tailler  en  vingt  morceaux 
qu'il  nonnna  sols  [soUili],  établit  la  manière  de  compter  qui  a 
régné  en  France  pendant  mille  ans,  et  que  le  système  moné- 
taire actuel  n'a  fait  que  modifier.  Les  mesures  lui  durent  aussi 
leur  origine,  et  eurent  pour  type  la  longueur  de  son  pied,  le 
pied  de  roi.  Pour  détruire  cette  mesure,  prise  sur  le  pied  de 
Charles  le  Grand,  il  ne  fallait  pas  moins  que  celle  que  les  sa- 
vants ont  calculée  d'après  le  diamètre  du  globe. 

La  gloire  de  Charlemagne  commençait  à  resplendir  au  milieu 
d'une  atmosphère  plus  calme,  et  en  797,  il  recevait  en  ambas- 
sadeurs les  Slaves,  les  Huns  qu'il  avait  domptés,  les  Espagnols; 
et  le  célèbre  calife  Haroun-al-Rachid,  qui  était  en  Asie  ce  que 
Charlemagne  était  en  Europe,  lui  envoyait  des  présents,  entre 
autres  une  horloge  qui  excita  l'étonnement  et  l'admiration  de 
tout  le  royaume. 

Charles  le  Grand,  qui  jusqu'alors  n'avait  pas  eu  de  résidence 
fixe,  semblait  s'attacher  de  plus  en  plus  à  la  Germanie,  lieu  de 
son  berceau.  Il  embellissait,  il  ornait  Aix-la-Chapelle  de  ponts, 
de  bains  fameux,  de  somptueux  édifices,  lorsqu'en  799,  une 
grande  clameur  s'élève  de  deux  points  opposés  dé  l'Europe. 
Charles  dresse  la  tète  ;  les  Saxons  poussaient  encore  une  fois 
leurs  sauvages  cris  de  guerre,  et  les  Romains  menaçaient  le  pape 
Léon  m  sur  le  trône  pontifical  qu'il  occupait  depuis  795.  Char- 
lemagne part,  terrasse  les  Saxons,  puis  il  vole  au  secours  du 
pape,  en  l'année  800,  et  dompte  ses  ennemis.  Aussi  le  jour  de 
Noël,  le  monarque  vainqueur  étant  agenouillé  dans  l'église  du 
Vatican,  on  vit  Léon  III  descendre  de  l'autel,  aller  vers  le  puis- 


21 


sant  défenseur  de  l'Église,  le  revêtir  de  \i\  pourjuv  iiii|>(''rial 
lui  poser  sur  la  UHe  une  couronne  d'or,  et  alors  séleva  dans 
l'église,  en  chœur,  un  long  cri  d'allégresse  :  «  Vie  cl  victoire  à 
Charles  Auguste,  couronné  de  Dieu,  grand  et  victorieux  empereur  I  » 

C'était  l'acclamation  des  Romains  réunis  en  .foule  dans  le 
temple.  Charleniagne,  des  ce  jour  empereur  d'Occident,  prend 
le  titre  de  César,  adopte  l'aigle  romaine,  et  tous  les  peuples, 
saisis  de  respect  devant  tant  de  grandeur,  cessent  de  s'agiter  sous 
la  puissante  main  impériale.  Elle  est  venue  l'époque  des  tra- 
vaux pacifiques,  des  travaux  qui  éclairent  et  civilisent.  Alors  les 
lois,  ces  capitulaires  si  sages  que  Louis  XIV  en  renouvela 
quelques  dispositions,  les  lois  se  multiplient  à  la  voix  de  l'em- 
pereur, et  lui,  y  imprimant  son  sceau  avec  le  pommeau  de 
son  épée  :  (c  Voilà  mon  ordre,  dit-il,  et  voici,  ajoute-t-il  en  mon- 
trant la  lame  nue,  voici  ce  qui  le  fera  respecter.  » 

Toute  sa  vie  passée  prouve  que  ce  n'étaient  point  là  de  vaines 
paroles  :  aussi  en  803,  Nicéphore,  empereur  d'Orient,  serésigna- 
t-il  à  lui  envoyer  des  ambassadeurs,  et  c'est  au  palais  de  Seltz, 
en  Alsace,  qu'il  les  reçut  avec  un  appareil  tout  asiatique  et  une 
splendeur  destinée  à  donner  la  plus  haute  idée  de  sa  puissance 
à  ces  hommes  qui  n'en  jugeaient  que  par  la  pompe  extérieure. 
Après  avoir  traversé  de  vastes  péristyles,  les  ambassadeurs  grecs 
furent  introduits  dans  une  salle  magnifiquement  ornée  et  où 
un  grand  nombre  d'officiers  de  l'empereur  se  tenaient  dans 
l'attitude  la  plus  respectueuse,  autour  d'un  trône  sur  lequel 
était  assis  le  connétable.  A  la  vue  de  cette  cour  splendide,  et 
de  l'éblouissant  costume  de  ce  grand  officier,  ils  allaient  se 
prosterner  devant  lui.  On  les  arrête  en  leur  montrant  la  salle 
qui  est  devant  eux. 

Ils  avancent  respectueusement  entre  une  double  haie  d'offi- 

•  ciers  vêtus  avec  la  plus  grande  richesse,  et  parvenus  au  milieu  de 

la  seconde  salle,  devant  un  trône  où  siège  le  comte  du  palais, 

ils  vont  s'agenouiller.  Les  introducteurs  les  retiennent  en  leur 

désignant  les  portières  qui  s'écartent  à  leur  approche. 

L'or,  les  armes  précieuses  étincelleni  d.uis   une  troisième 


-M   — 


salle,  ("o  tronc  doit  rire  celui  de  rcmpcrcur.  liiclinMiit  le 
Iroiil.  les  anibassiulciirs  s'avimccril  vers  le  inaîlrr  «le  la  lahicdii 
roi  ;  mais  d'un  siij;ii(\  il  l(Mir  dit  que  l'einpenMir  est  plus  loin 
ciu'orc,  cl,  se  rc^sirdaiil  d Un  o'il  slupiMail,  les  ambassadeurs 
do  poursuivre. à  travers  la  loule  de  courtisans  ipii  se  pressaient 
dans  la  qualricinc  salle  autour  d'un  trône  qu'occupait  le  grand 
cliambelhui.  Ils  avaient  déjà  lléchi  le  genou,  lorsque  deux  offi- 
ciers viennent  au  devant  d'eux,  et  de  splendides  portières 
s'étant  (S'artées,  r(Mnp(Teur  tout  resplendissant  de  pierreries, 
depuis  sa  couronne  jusqu'au  fourreau  de  son  épée,  leur  appa- 
raît enfin  au  milieu  des  rois  ses  enfants,  des  princesses  ses 
fdles,  et  d'une  éclatante  réunion  de  ducs  et  de  prélats;  mais  ce 
qui  était  plus  beau  que  toute  cette  pompe,  c'étaient  les  douze 
p;mvres  que  (^liarlemagne  voulait  partout  avoir  à  sa  suite, 
en  l'honneur  des  douze  apôtres,  ils  représentaient  sa  charité 
auprès  de  sa  grandeur,  que  représentaient  si  majestueusement 
ses  douze  pairs. 

En  la  même  année  803,  à  cette  solennité  de  la  politique, 
succédèrent  les  plus  splendides  solennités  de  l'Eglise.  Charle- 
magne  avait  prie  Léon  III  de  venir  consacrer  la  chapelle  impé- 
riale d'Aix-la-Chapelle,  et  le  pape  accuedlit  avec  empressement 
sa  prière.  Un  jour  donc,  Charles  et  Léon  III  sortirent  en  grande 
pompe,  pour  faire  le  tour  de  la  basilique  qu'il  s'agissait  de 
consacrer.  Devant,  derrière,  autour  d'eux,  marchaient  en  pro- 
cession des  princes,  des  ducs,  des  courtisans,  des  cardinaux;  et 
trois  cent  soixante-cinq  évêques,  convoqués  par  le  pape  pour 
assister  à  cette  auguste  cérémonie,  figuraient  dans  cet  imposant 
cortège. 

Bientôt  Charlemagne  reçut  du  ciel  des  avertissements  sérieux, 
des  maux  qui  ne  faisaient  que  croître  avec  son  âge.  La  dévo- 
rante activité  de  son  àme  infatigable  avait  afïaibli  son  corps, 
et  de  violents  chagrins  étaient  venus  aggraver  ses  souffrances. 
Il  avait  perdu  presque  à  la  fois  deux  de  ses  fils.  Charles,  son 
aîné,  qui  se  montrait  digne  en  tout  d'être  son  successeur,  n'a- 
vait précède  que  de  peu   de  temps  son  frère  Pépin  dans  la 


—  2i)  — 
l(tnil)('.  (icrull;!  une  prolondc  nlIliclioM  pour  (  Ji.irlcm.ij^iic,  cir 
il  aimait  avec;  la  plus  vive  tendresse  tous  ses  enl'anls,  (|ui  d'ail- 
leurs s'en  l'endaieril  hieii  dif^ru's,  et  furent,  eornnie  dit  Mon- 
tesquieu, ses  premieis  sujets,  et  les  modèles  de  l'obéissance.  Puis, 
s'il  venait  à  apereevoir  sur  \v  Rliin  ou  la  Seine  les  navires  des 
Normands  qui  eommeneaient  le  cours  d(;  leurs  formidables 
irruptions,  ces  yeux  tout  à  l'heure  éclatants  de  joie  et  d'espé- 
rance se  remplissaient  de  larmes.  Des  larmes  dans  les  yeux  de 
Charlemagne,  quel  sinistre  présage  pour  l'avenir  ! 

«Hélas!  disait-il  en  soupirant  à  l'aspect  de  ces  hommes  du 
Nord,  si  ces  barbares  viennent,  de  mon  vivant,  menacer  les 
côtes  de  mon  empire,  que  sera-ce  après  ma  mort?  » 

La  France  n'avait  pas  de  marine  ;  pour  combattre  ces  bar- 
bares, Charlemagne  en  sut  créer  une  avec  l'ardeur  de  ses  pre- 
mières années  ;  il  fit  construire  des  vaisseaux,  ouvrit  des  ports, 
et  se  préparait  à  repousser  par  l'attaque  ou  la  défensive  les 
formidables  Normands,  lorsqu'il  sentit  venir  la  mort. 

Il  convoqua  donc  les  grandes  assemblées  du  royaume  à  Aix-. 
la-Chapelle,  et  là,  s'appuyant  sur  son  fils,  le  seul  qui  lui  restât, 
Louis  le  Débonnaire,  il  le  présenta  aux  évèques,  abbés,  comtes 
et  sénateurs  des  Francs,  en  leur  demandant  de  le  proclamer  roi 
et  empereur.  Une  voix  unanime  lui  répondit  :  ((  Vive  l'empereur 
Louis!  »  crièrent  à  la  fois  les  grands  et  le  peuple.  «  Mon  fils, 
lui  dit  alors  Charlemagne,  reçois  ma  couronne,  et  avec  elle  les 
marques  de  ma  puissance.  » 

Cette  couronne  était  d'or.  D'après  l'ordre  de  Charlemagne, 
Louis  alla  la  prendre  sur  l'autel,  et  de  sa  propre  main  la  posa 
sur  son  front;  puis,  quelques  mois  après,  son  père  expira. 
Sur  sa  tombe,  protégée  par  les  voûtes  bénies  de  la  cathédrale 
d'Aix-la-Chapelle,  furent  inscrits  ces  deux  mots  seuls  ;  Carolo 
Magno  (à  Charles  le  Grand);  le  monde  connaissait  assez  ses 
œuvres,  et  pour  complet  éloge  de  ce  grand  homme  qui  fît  la 
gloire  de  son  pays  et  de  son  père,  on  mit  cette  épitaphe  sur  le 
sépulcre  de  Pépin  le  Bref  :  Pépin,  père  de  CharlemaCtNe. 

Ernest  Fouinet. 


wmm  \n:  umm, 


KEINK  DE  FRANCE. 


Dans  los  plaines  do  la 
vieille  Castille,à  1  ouesl. 
(lu  côté  des  montagnes 
de  l'E^tramadure ,  après 
une  chaude  journée,  le 
ciel  gardait  encore  les 
teintes  colorées  que  le 
soleil  avait  laissées  der- 
^  rière  lui,  comme  un  im- 
mense manteau  de  pour- 
pre ,  et  la  nuit  arrivait 
fraîche  ,  azurée  et  toute 
embaumée  de  senteurs 
aromatiques,  comme  le 
sont  la  plupart  des  nuits 
en  Espagne. 
—■"'  Rencontrez-vous    un 

verger  sur  votre  chemin,  écoutez-y  les  harmonieux  cantiques 
des  rossignols  du  sud.  C'est  le  concert  des  flûtes  angéliques.  et 
l'on  dirait  que  les  nénuphars ,  les  iris ,  les  saules  échevelés  qui 
bordent  le  ruisseau  voisin,  tremblent  de  joie  aux  mélodies  de 
ces  chantres  des  bois. 

Or,  ce  fut  à  travers  ces  frais  ombrages,  dans  le  mois  de  mai 


t. 


--   VLWh^  V. 


litR.Becq^uet. 


25  — 


derann(''(>  l'iOO,  (Hic  cluMiiinail  Hlanclic  au  iinli.'u  .Ir  Ymu- 
l>MSsad<Miui  la  .•.mduisail  à  son  roval  .'poux,  l.ouis,  lilsai.ir  dr 

Philippc-AuguslL'. 

Elle  était  àgéo  seulement  de  quatorze  ans.  <■!  allail  ciicl.aiii.T 

le  sort  de- sa  vie  à  un  enfant  du  même  âge. 

Entourée  d'un  brillant  cortège,  la  riche  litière  qui  renfermait 
l'illustre  fiancée  s'avançait  lentement  traînée  par  des  mules 
blanches  dont  les  tètes  étaient  ornées  de  panaches  et  de  <lo- 

chettes  d'argent. 

Blanche, néeen  1185,  était  petite-fille d'Eléonore  deGuyenne, 
femme  de  Henri  II,  roi  d'Angleterre,  et  fille  d'Alphonse  VIII,  ro, 
de  Castille.  On  la  citait  pour  sa  grande  beauté,  1  éclat  de  srui 
teint  qui  lui  avait  fait  donner  le  nom  de  Blanche,  et  encore  plus 
pour  ses  vertus.  L'union  de  ces  illustres  enfants  amenait  la 
paix  entre  la  France  et  l'Angleterre. 

Les  Français,  fatigués  de  guerre,  accueillirent  partout  sur 
son  passage"  hi  fiancée  de  Louis,  avec  de  grandes  démonstra- 
tions de  joie.  ,.,  ,  ^  ♦ 
Tant  que  Philippe-Auguste  vécut,  Louis  et  Blanche  menèrent 
une  vie  paisible  et  douce,  n'ayant  aucune  part  au  gouverne- 
ment. Mais  déjà  la  princesse  inspirait  au  peuple  le  sentiment 
d'une  tendre  vénération. 

Son  union  avec  Louis  YIII  la  rendit  mère  de  onze  enfants, 
dont  neuf  garçons  et  deux  filles.  Saint  Louis,  l'aine  de  ses  fils 
et  depuis  Louis  IX,  devint  particulièrement  l'objet  de  ses  allec- 
lions  maternelles.  Elle  se -plaisait  à  développer  en  lui  les  heu- 
reuses dispositions  dont  la  nature  l'avait  si  bien  pourvu,  cher- 
chant à  lui  faire  comprendre,  dès  l'enfance,  de  quelle  impor- 
tance étaient  les  obligations  que  l'Eternel  impose  aux  rois. 

Ce  fut  à  Reims,  le  8  août  1223,  (lue  Louis  VIII  fut  sacre,  et 
Blanche  sa  femme,  couronnée  par  l'archevêque  Gudlaume  de 
Joinville.  La  cérémonie  du  sacre,  la  plus  belle  que  l'on  eût  vue 
jusqu'alors  en  France,  avait  pour  témoins  le  roi  de  Jérusalem, 
les  princes,  les  évèques,  les  grands  du  royaume,  et  une  foule 
immense  de  peuple.  ^ 


—  2fî  — 

La  modi'slir  de  hlaiicln'  t'I  ^a  |»iclr  lirillnviil  fii  crllr  occa- 
sum.  coiiiiiic  une  auréole  célcsle.  plus  euroi-e(|ue  sa  heaule  si 
reniai(|ual)le. 

Kieii  iTeiiala  les  réjouissances  (jui  suivirciil  le  (-(Mironneuieiil 
(le  i.ouis  Mil.  l*aris  siirlout  signala  dans  (elle  circousliinee 
son  amour  pour  ses  princes.  Ce  n'élail  parloul  (|ue  cris  d'all('»- 
gresse.  i\uv  tables  merveilleusement  servies,  (jue  fontaines  de 
vin  (jui  coulaient  à  la  grande  salislaclion  de  l'indigenl.  Toute 
la  ville  de  Paris,  à  leur  retour  de  Keinis.  sortit  au-devant  du 
roi  et  de  la  reine.  Le  peuple.  reviHu  d'iiabits  superbes  (ju'il 
avait  empruntés  pour  leur  faire  honneur,  les  suivait .  la 
plupart  sur  de  beaux  chevaux,  caparaçonnés  et  blasonnés 
avec  élégance.  Les  poètes  marchaient  dans  le  cortège,  trainés 
sur  des  chars  par  de  jeunes  garçons,  chantant  des  odes  louan- 
geuses. Un  corps  nombreux  de  musiciens  faisait  retentir  lair 
du  son  des  vielles,  des  sistres,  du  tambour,  du  psaltérion  et  de 
la  harpe.  Chacun  courait  joncher  de  fleurs  les  chemins  par 
où  les  deux  époux  devaient  passer.  Les  riches  se  distinguèrent 
particulièrement  par  des  présents  somptueux.  C'étaient  de 
magnifuiues  tapis,  des  habits  de  pourpre  brodés  de  pierres  pré- 
cieuses et  quantité  de  vases  d'or  richement  ciselés. 

Un  livre  d'heures  sur  parchemin,  peint  avec  une  admirable 
pureté  et  orné  de  vignettes  légères,  relié  en  cuir  d'Orient,  avec 
des  fermoirs  incrustés  de  rubis,  fut  oftert.  dit-on,  par  l'abbé  de 
Saint-Denis  à  la  reine. 

Un  jeune  clerc,  dont  le  nom  n'est  pas  venu  jusqu'à  nous, 
avait  tracé  les  caractères  d'écriture  et  les  vignettes  de  ce  bel 
ouvrage. 

Les  fêtes  et  les  tournois  se  succédèrent  pendant  un   mois. 

Henri  H,  roi  d'Angleterre,  qui  aurait  dû  se  trouver  au  sacre 
de  Louis  VIIl,  ainsi  que  le  prescrivait  sa  qualité  de  vassal,  lui 
envoya,  au  contraire,  aussitôt  après  la  cérémonie,  un  héraut 
pour  lui  demander  la  restitution  de  la  iNormandie,  comme  s'il 
eût  voulu  le  braver.  Le  roi.  que  son  courage  avait  fait  surnom- 
mer le  Lion,  confia  le  soin  de  sa  capitale  à  Blanche,  et  partit 


—  27 


aussitôt  pour  aller  châtier  les  Anglais  et  les  chasser  du  royaume. 

Louis,   vicloneux,   ayant  oblij^t''  ses  ennemis   à  (luitler   la 
iM-ance,  se  laissa  entraîner  dans  une  autre  guerre. 

Depuis  longtemps  les  provinces  ni/Tidionales  s'étaient  isolées 
de  celles  du  nord,  et  le  comte  de  Toulouse,  seigneur  de  ces 
contrées,  était  à  la  fois  l'un  des  princes  les  plus  puissants  et  les 
plus  riches  de  l'Europe;  mais  ces  richesses,  et  la  civilisation 
prématurée  qui  en  fut  la  suite,  avaient  enfanté  des  hérésies.  Les 
Albigeois  répandus  dans  tout  le  Languedoc  refusaient  de  re- 
connaître l'autorité  spirituelle  du  pape.  Celui-ci  fit  prêcher 
une  croisade  contre  eux,  et  une  guerre  terrible  vint  désoler 
ces  belles  provinces.  Innocent  III  fut  l'ànie  de  cette  guerre, 
saint  Dominique  l'apôtre,  le  comte  de  Toulouse  la  victime,  et 
Simon,  comte  de  Montfort,  le  chef  '. 

La  guerre  du  Languedoc  et  des  Albigeois  entraîna  donc  le  roi 
plus  loin  qu'il  ne  voulait  d'abord. 

Enfin,  après  bien  des  massacres  et  une  perte  de  temps  pré- 
cieux, Avignon  ouvrit  ses  portes  aux  Français,  par  suite  d'un 
traité;  une  partie  de  l'armée  avait  été  décimée  par  les  maladies 
et  la  famine.  Aussi  Louis  VIII  ne  put-il  signaler  la  campagne 
par  aucun  fait  d'armes  utiles  à  ses  intérêts,  et  il  mourut  en  re- 
prenant la  route  de  France,  à  Montpensier,  en  Auvergne,  dans 

l'année  1226. 

Ouelque  peu  brillante  et  quelque  funeste  qu'ait  été  cette  expé- 
dition, la  prudence  de  Blanche  et  ses  sages  négociations  permi- 
rent encore  à  son  fils  (saint  Louis)  d'en  recueillir  des  fruits. 

Louis  IX  n'avait  pas  encore  douze  ans  accomphs  quand  il 
parvint  au  trône,  au  milieu  de  ces  événements  douloureux. 
Blanche,  chargée  seule  de  son  éducation,  avait  semé  dans  son 
àme  douce  et  affectueuse  ces  principes  solides  de  religion, 
cette  vertu  austère,  ce  mâle  courage  et  cette  résignation  qui  en 
firent  depuis  un  si  grand  et  si  saint  monarque.  Souvent  on  en- 
tendit la  reine  prononcer  ces  mots  :  qu'elle  aimerait  mieux  von- 
son  fils  mort  que  souillé  d'un  péché  mortel. 


•  l,e  ProsidciK  llcnaiill. 


—  2S  — 

Louis  >'lll.   t'U  iiHiuiMiit,    iiv.iil    iioiiimi'    llliinrlif  de  r.iislillc 
iciZciiltMlti  roviUimc.  I,;i  lulrllr  d'im  ciilaiil  dr  douze  ans,  cl  le 
gouvcrncmcnl  duii  j^raiid  ('tal  livivà  laïuhilioii  cl  aux  laclions 
des  partis.  claicMirun  lourd  lardcau   pour   une  laihlc  Icniinc. 
Mais  niaucho  se  nionlra  à  la  iiauleur  de  sa  nol)le  làclie  :  coura- 
p;euse  el  ronlianto  dans  l'appui  de  Dieu,  elle  eoniiuenea  par-s'en- 
lourer  des  personnages  les  plus  intègres  et  les  plus  considéra- 
bles de  France.  Elle  sut  se  concilier  la  bienveillance  du  pape,  si 
utile  dans  ces  temps  d'une  foi  vive,  en  «leinandant  à  son  légat, 
alors  près  d'elle,  le  secours  de  son  aulorilî'  et  de  ses  conseils. 
Puis,  ayant  rassemblé  toutes  les  troupes  qu'elle  put  réunir,  elle 
conduisit  son  fils  à  Reims,  afin  d'y  être  sacré,  en  présence  d'une 
foule  considérable  de  seigneurs,  de  chevaliers  et  d'évèques,  à  la 
tète  desquels  on  remarquait  le  cardinal  de  Saint-Ange,  légat  du- 
pape.  Cette  auguste  cérémonie  s'accomplit  suivant  l'usage,  avec 
toute  la  pompe  usitée  dans  ces  grandes  solennités.  La  présence 
de  Blanche  et  de  son  fils  fixèrent  tous  les  regards  et  causèrent 
une  vive  émotion.  C'était  une  mère  qui  présentait  au  Roi  des 
rois  et  aux  hommes  un  fils  bien-aimé.  un  roi  enfant,  dévoué  à 
la  religion  et  à  son  peuple. 

Au  moment  où  le  fils  de  Blanche  prononçait  le  serment  d'être 
fidèle  à  Dieu  et  à  la  patrie,  deux  jeunes  colombes  s'introduisi- 
rent dans  l'Église,  et  s'élevèrent  au-dessus  du  maître-autel  en 
battant  des  ailes,  comme  si  l'Éternel,  dans  ce  symbole  d'inno- 
cence et  de  paix,  eût  voulu  sanctionner  de  sa  présence  même 
la  cérémonie  auguste  qui  faisait  de  Louis,  par  sa  grâce,  un  roi 
de  France  et  un  saint. 

Toutefois  les  grands  vassaux  rebelles,  à  la  tête  desquels  on 
voyait  Philippe,  comte  de  Boulogne,  oncle  du  roi,  Thibaut, 
comte  de  Champagne,  et  beaucoup  d'autres,  voulaient  profiter 
de  la  minorité  du  royal  enfant  pour  relever  leur  puissance  et 
placer  sur  le  trône  une  nouvelle  dynastie. 

Mais  la  régente ,  uniquement  occupée  d'apaiser  les  partis, 
n'oubliait  rien  pour  gagner  des  serviteurs  -au  roi  son  fils.  Les 
grands,  le  clergé,  le  peuple,  eurent  part  h  ses  bienfaits.  Sa  piété 


—  29 

sincère,  une  vertu  soutenue  par  d»'  nobles  actions^  sa  (lou(;eur, 
une  patience  ang(''li(iue,  son  obligeance  sans  bornes  et  un  dis- 
cernement peu  connnun,  la  faisaient  cliérir  par  tous  ceux  qui 
l'approchaient.  L'oncle  du  roi  était  celui  de  qui  elle  devait  at- 
tendre le  plus  d'opposition  dans  ses  vues  du  bien  public;  elle 
mit  tout  en  œuvre  pour  se  l'attacher. 

Comment  ne  pas  chercher  à  plaire  à  une  princesse  aussi  ac- 
complie ? 

La  ligue  contre  le  roi  et  sa  mère  était  redoutable,  car  elle 
semblait  toujours  renaître.  On  ne  pouvait  pardonner  à  Blanche 
sa  naissance  illustre,  qui  la  rendait  odieuse  aux  ambitieux.  Sa 
prudence  et  son  courage  lui  firent  tout  surmonter.  Elle  avait 
en  Thibaut,  comte  de  Champagne,  depuis  roi  de  Navarre,  un 
ennemi  puissant.  Sa  persévérance  et  sa  présence  d'esprit  le 
vainquirent.  Par  un  hiver  des  plus  rigoureux,  le  jeune  roi  et 
sa  mère  marchaient  au  devant  du  comte  à  la  tête  d'une  armée 
nombreuse.  Ils  étaient  accompagnés  du  cardinal  légat  Romain 
de  Saint- Ange,  du  comte  de  Boulogne,  et  d'un  grand  nombre 
de  chevaliers,  dont  Blanche  avait  su  gagner  l'affection  et  les 
respects.  Le  comte  de  Champagne,  surpris,  étonné  d'une  si 
grande  dihgence,  au  milieu  d'une  saison  si  rude,  vint  se  jeter 
aux  pieds  du  roi  et  de  la  reine  pour  implorer  son  pardon  de 
leur  clémence.  Louis,  autant  par  bonté  naturelle  que  par  le 
conseil  de  sa  mère,  qui  savait  apprécier  toute  l'importance  d'un 
changement  si  peu  attendu,  fit  au  comte  un  accueil  bienveillant 
et  le  reçut  en  grâce  avec  la  dignité  affable  qui  le  distinguait. 

«  A  donc,  rapporte  la  grande  Chronique  de  France,  le  comte 
regardant  la  reine,  qui  tant  était  belle  et  sage,  s'écria  tout 
ébahi  de  sa  grande  beauté  :  Par  ma  foi,  madame ^  mon  cœur  et 
toute  ma  terre  sont  à  vous.  » 

Il  faut  bien  le  dire  aussi  :  la  conversation  de  Blanche  était 
pleine  de  charmes,  ses  manières  attrayantes  et  nobles,  sa  bonté 
parfaite;  et  ses  motifs  se  montraient  si  solides,  si  pieux,  ses 
bienfaits  se  répandaient  si  libéralement,  qu'on  ne  pouvait  lui 
résister. 


—  ;«)  — 

Dans  rinlimilc,  sa  douceur  ani;ôli(|ii(*  avec  s<'s  serviteurs  la 
taisait  adorer,  et  il  u  en  elail  pas  un  (jui  n Vùl  sacrilii'  sa  vie 
[tour  lui  plaire.  IVlle  était  la  l'orée  de  son  empire  à  l'eirard  de 
ceux  (jui  l'entouraient .  ({u'un  n<'  pouvait  la  voir  sans  l'aimer. 

L'horreur  de  toutes  les  inisères  humaines  disparaissait  dans 
tous  les  lieux  où  eHe  étendait  sa  puissance.  A  s;i  voix  les  |)orles 
des  prisons  s'ouvraient  el  les  l'ers  se  brisaient.  Les  victimes 
d'une  haine  inunorale  el  les  innocents  recouvraient  la  liberté, 
tandis  que  sa  présence  modérait  les  angoisses  et  les  tortures 
des  coupables. 

La  reine  passait  la  plus  grande  partie  de  ses  journées,  lors- 
(pi'elle  n'était  pas  occupée  des  affaires  de  l'état,  avec  ses  enfants, 
dont  elle  soignait  la  santé  et  surveillait  l'éducation;  aussi  le 
jeune  roi,  nourri  du  lait  maternel,  avait-il  conçu,  dès  l'âge  le 
plus  tendre,  un  profond  amour  pour  sa  mère.  Souvent  Blan- 
che demeurait  des  heures  entières  dans  son  oratoire  à  prier 
avec  lui,  ce  qui  ne  les  empêchaient  pas  l'un  et  l'autre  de  veiller 
au  bien-être  de  leurs  sujets,  dont  ils  demandaient  sans  cesse  à 
l'Eternel  le  bonheur. 

La  régente  avait  besoin  d'une  activité  soutenue  et  constante 
pour  apaiser  les  troubles  de  la  France  et  vaincre  les  partis. 

Le  duc  de  Bretagne,  déjà  reçu  à  merci  par  la  reine,  venait 
de  se  révolter  de  nouveau.  Ligué  avec  le  roi  d'Angleterre,  ils  ne 
parlaient  de  rien  moins,  lun  et  l'autre,  que  de  détrôner  le  roi. 

Par  un  froid  extrême,  la  régente  et  son  fils  se  mirent  en  cam- 
pagne 1226  et  allèrent  camper  devant  Bcllesme,  que  le  duc  dé- 
fendait ;  cette  place  passait  alors  pour  imprenable  par  l'épais- 
seur de  ses  murs  et  la  forte  tour  du  château. 

Hommes  et  chevaux  périssaient  frappés  par  la  rigueur  de  la 
saison;  cependant  la  régente  ne  se  rebuta  point,  elle  voulut  être 
en  persoime  au  siège  avec  son  fils.  Elle  encourageait  les  soldats 
par  sa  présence,  faisant  panser  les  blessés,  souvent  les  pansant 
elle-même,  et  veillant  à  tous  leurs  besoins,  comme  une  mère 
tendre  et  vigilante  à  l'égard  de  ses  enfants,  ce  qui  faisait  de  ces 
hommes,  pour  la  plupart  rudes  et  insouciants,  autant  de  héros. 


Jous  les  clicv.ilicrs  hi'i^ii.iiciil  riioiinciir  de  remplir  les  onlros 
(le  la  roino,  H  leur  enllioiisi.istiie  éclalail  siirloiil  l(»rs(|u'on  la 
voyait  à  cheval  à  coté  de  son  fils,  adolescent  (jui,  portant  une 
légère  armure,  la  léte  couverte  d'un  casque  d'acier  brillant, 
criait  de  sa  jeune  voix  :  '(  Saint  Denis!  Montjoie!  »  en  se  préci- 
pitant au  plus  fort  de  la  mêlée,  (^es  cris  de  guerre,  en  ces  lemps- 
là,  étaient  toujours  le  présage  de  la  victoire. 

Pendant  ce  siège,  pour  préserver  l'armée  et  la  mettre  à  l'abri 
du  froid,  la  reine  ordonna  d'abattre  un  grand  nombre  d'arbres  et 
en  fit  faire  dans  le  camp  de  grands  feux  pour  chauffer  les  soldats 
qui  commençaient  à  murmurer  de  leur  intolérable  situation. 

«  Ce  n'est  pas  seulement  par  tant  de  vigilance,  dit  Guillaume 
de  Nangis,  que  Blanche  de  Casùlle  paraissait  être  une  personne  de 
(jrande  conduite  ;  car,  en  toutes  les  actions,  c'était  la  plus  habile 
comme  lapins  adroite  femme  de  son  royaume.  » 

Après  plusieurs  assauts  meurtriers,  Bellesme  se  rendit  enfin, 
et  ce  fut  encore  l'occasion  pour  la  régente  de  manifester  sa 
grandeur  d'àme.  Elle  eût  voulu  que  par  sa  clémence  les  mal- 
heurs que  les  circonstances  amenaient  en  quelque  sorte  malgré 
elle  ne  revinssent  plus  affliger  son  peuple. 

Louis  approchait  alors  de  sa  dix-neuvième  année  ;  la  reine 
songea  à  le  marier  et  lui  choisit  pour  épouse  une  princesse  belle 
et  vertueuse,  Marguerite,  fille  aînée  du  comte  de  Provence,  à 
laquelle  Louis  IX  unit  son  sort  en  1234.  Deuvans  après,  Blanche 
se  démit  du  pouvoir;  son  fils  avait  atteint  vingt-et-un  ans  et  sa 
majorité  ;  mais  elle  conserva  toute  son  autorité.  Le  roi,  pénétré 
de  respect,  de  tendresse  et  de  reconnaissance  pour  sa  mère,  ne 
voulut  jamais  agir  que  par  ses  conseils  et  lui  montrait  toujours 
la  même  déférence. 

Blanche ,  peu  de  temps  après ,  fut  obligée  d'aller  faire  le 
siège  d'irècems,  à  six  lieues  de  Nantes.  Le  roi  d'Angleterre  se 
trouvait  dans  cette  dernière  ville;  il  en  délogea  à  la  hâte.  «  ai- 
mant mieux,  dit-il,  manquer  de  foi  à  son  allié,  le  duc  de  Bre- 
tagne, que  de  courir  la  chance  d'augmenter  les  trophées  d'une 
femme  à  laquelle  rien  ne  pouvait  résister.  » 


-  li'î  — 

l'('n(l;ti\l  ce  sh'iic  le  ^Uw  de  lîrcliiiiiu'  lui  ((HKlimiiit'  à  moi'l  piii' 
un  arrèl  sdlciiiit'l  pour  crinic  de  IV'Ioiiic  cl  i\v  Irsc-in.ijcslc.  Le 
rebelle,  jtris  iiuiiicdiiilcuicMl,  iilhiil  èli'c  uiis  ;i  niorl,  lorsiiiic  l.i 
réveille  se  laissa  llécliir  par  la  rainille  du  duc,  cpii  vint  loul 
eplorec  se  jeter  à  ses  |)ieds.  La  rein(>  l'ut  la  première  à  la  ras- 
surer, à  la  consoler;  elle  rendit  au  prince  tous  ses  biens,  ne 
prenant  contre  lui  que  les  simples  précautions  (pii  importaieni 
à  la  tranipiillité  du  roviunne. 

Kniin  vint  le  momeni  où  l'aulorih'  du  roi  fut  parloul  res- 
pectée. 

La  sagesse  des  plans  de  la  régente,  sa  proni[)titude  à  les  l'aire 
(exécuter  et  son  adresse  pour  diviser  ses  ennemis,  dissipèrent 
ainsi  (ui  peu  de  temps  les  orages  qui  paraissaient  devoir  en- 
traîner sa  ruine  ;  trompant  tous  les  calculs  et  les  prévoyances, 
comprimant  les  passions,  elle  rendit  le  calme  à  la  France  et  la 
sécurité  à  son  gouvernement.  Le  repos  que  Blanche  de  Castille 
avait  acheté  par  tant  de  sacrifices  et  de  travaux  ne  devait  pour- 
tant pas  durer. 

Le  roi  étant  parti  pour  la  Terre-Sainte,  où  il  allait  entre- 
prendre la  cinquième  croisade,  sa  mère,  restée  régente  du 
royaume,  obligée  de  s'entourer  d'amis,  sut  trouver  dans  les 
prisons  un  allié  non  moins  puissant  et  non  moins  utile  que 
ceux  que  déjà  sa  constance  et  sa  vertu  avaient  remis  sous  la 
bannière  du  roi  son  fds.  L'infortuné  Ferrand,  comte  de  Flandre, 
était  toujours  captif  dans  la  tour  du  Louvre  ;  la  comtesse  sa 
femme,  refusant  de  payer  sa  rançon,  le  laissait  sans  pitié  dans 
les  fers.  Décidée  à  rompre  ses  liens,  elle  avait  formé  le  dessein 
d'épouser  le  comte  de  Bretagne,  Pierre,  dit  Mauclère,  l'un  des 
plus  ardents  ennemis  de  la  reine  ;  Blanche  déconcerta  ses  pro- 
jets en  rendant  la  liberté  à  Ferrand,  qui  paya  sa  générosité  par 
un  dévouement  constant  et  sans  bornes. 

Il  ne  restait  plus  à  Blanche  d'autres  adversaires  à  combattre 
que  les  Anglais  :  Savary,  leur  chef,  fut  défait  et  forcé  de  se  re- 
tirer en  Gascogne. 

Blanche,  que  nous  avons  vu  si  zélée  pour  les  droits  de  la  re- 


^ 


—  :i3  — 

ligion  aillant  que  pour  ceux  du  trône,  savait  alîier  la  lernieté  à 
Ici  prudence,  et,  |')ar  son  ex(Mnple,  corrij^er  ce  que  les  nueurs  de 
ce  siècle  avaient  d'inhumain  el  d(^  barbare.  Elle  aj)prend  que 
des  malheureux  serfs  dépendants  du  chapitre  de  Paris  et  habi- 
tant le  village  de  Châtenaii,  ont  été  jetés  dans  les  fers  pour  n'a- 
voir pu  payer  la  tadle  aux  chanoines,  tant  leur  misère  est  grande. 
La  reine  demanchUeur  grâce,  et  n'ayant  pu  l'obtenir,  indignée, 
elle  sort  précipitamment  de  son  palais  avec  sa  garde,  se  rend  à 
Châtenay,  fiiit  enfoncer  les  portes  des  prisons,  délivre  les  captifs 
et  fait  saisir  les  biens  du  chapitre.  Blanche  ne  s'en  tient  pas  là  : 
moyennant  une  somme  d'argent  qu'elle  donne,  les  infortunés 
serfs  sont  afTranchis  et  vont  peupler  de  nouvelles  cabanes  en 
bénissant  son  nom. 

Dieu,  pour  éprouver  ses  élus,  leur  envoie  parfois  de  cuisants 
chagrins  ;  Blanche  devait  en  ressentir  un  bien  amer  pour  son 
cœur  maternel.  Quelques  rumeurs  sourdes  sur  l'armée  des 
croisés  se  répandent  dans  Paris.  Deux  chevaliers,  arrivés  d'É- 
gyple,  sont  introduits  près  de  la  reine  et  lui  apprennent  que  le 
roi,  ses  frères  et  grand,  nombre  de  chevaliers  sont  prisonniers 
des  Sarrazins. 

La  reine,  à  cette  fatale  nouvelle  qui  brisait  son  ànie,  éleva  ses 
yeux  vers  le  ciel  avec  une  sainte  résignation  :  «  0  mon  Dieu  !  dit- 
elle,  que  votre  nom  soit  sanctifié,  et  que  votre  volonté  soit  faite  !  » 
Puis,  après  avoir  lu  les  lettres  du  rOi,  qu'elle  baise  et  arrose  de 
larmes,  reprenant  son  énergie  el  son  courage,  elle  ordonne 
qu'une  nouvelle  armée  soit  rassemblée  ;  et  voulant  que  la  rançon 
de  son  fds  bien-aimé  et  de  ses  frères  l'accompagne.  Blanche  se 
dépouille  la  première  de  ses  joyaux  les  plus  précieux,  pour  les 
convertir  en  or  et  servir  au  rachat  des  illustres  captifs. 

A  la  nouvelle  des  désastres  de  l'armée  des  croisés  et  de  la  cap- 
tivité du  roi  et  de  ses  frères,  des  villageois  grossiers  et  farouches, 
appelés  Pastoureaux,  soiis  le  prétexte  d'aller  délivrer  les  prison- 
niers, se  rassemblèrent  au  nombre  de  plus  de  cent  mille,  se  por- 
tant à  tous  les  excès  et  commettant  en  France  d'affreux  dés- 
ordres. Tl  fallut,  armer  contre  eux,  les  vaincre,  les  disperser, 


—  ;{V  — 

U'ur  pardoniUT,  cl  rcpiiicr  par  des  cdils  iU'  clciiiciicc  l()u<;  les 
maux  {|ii'ils  aVaiciil  caiisc's.  Anirs  Ions  ces  iTialliciii's  il  l'alfail 
|)oiirlan(  envoyer  «les  troupes  au  secours  de  saint  Louis. 

La  régeiile  l'ail  des  levées,  organise  une  nouvelle  armée;  mais 
celle  armée  se  ré|>and  encore  [)ar  bandes  dans  le  royaume,  au 
lieu  de  s'einharquer  pour  la  TerrcvSainte,  et  devient  un  nou- 
veau tléau  pour  la  France. 

Ce  dernier  coup  du  sort  accable  la  reine;  une  fièvre  violente 
s'empare  d'elle  et  la  fait  succomber  le  premicT  décembre  1252,  à 
l'âge  de  soixante-six  ans.  Cinq  à  six  jours  avant  de  mourir,' 
Hiancbe  prit  l'babit  monastique  de  l'abbaye  de  Maubuisson, 
qu'elle  avait  fondée  près  de  Pontoise.  C'est  dans  cette  même  ab- 
baye qu'on  l'inhuma;  son  corps  y  fut  porté  sur  les  épaules  des 
principaux  seigneurs  de  la  cour.  On  la  voyait  assise  sur  un  trône 
d'or,  et  revêtue  de  ses  ornements  royaux  par  dessus  son  habit 
de  religieuse. 

Voici  le  portrait  qu'un  (le  nos  académiciens  les  plus  dis- 
tingués, M. le  comte  de  Ségur  père,  a  fait  de  cette  femme  illustre. 

«  Blanche  était  non  moins,  célèbre  par  ses  qualités  person- 
nelles que  par  celles  de  son  fils.  On  la  trouvait  belle,  spirituelle, 
active,  majestueuse  sans  orgueil,  attrayante  sans  faiblesse.  Sa 
fierté  intimidait  l'audace,  sa  douceur  attirait  l'affection.  Habile 
à  pénétrer  les  desseins  de  ses  ennemis,  elle  savait  également  les 
combattre,  les  diviser  et  les  gagner.  Froide  dans  le  danger,  elle 
était  fertile  en  expédients  pour  en  sortir.  Son  zèle  ardent  pour  la 
religion  et  le  bien  public  la  rendit  vénérable  au  peuple  et  chère 
au  clergé.  >) 

En  la  perdant,  la  France  perdit  une  grande  reine  et  un  ange 

de  la  terre. 

Vicomtesse  Eugénie  de  Talabot. 


T.,       .;  ._  -      h ,' 


.Jh 


w 


litK.Becquet. 


SAINTE  ÏLISABETII  DE  HONGRIE, 


Les  jours  d'enfance. 


Vers  1 207  naquirent  deux' 
enfants  que  leurs  parents 
destinèrent  à  être  unis  :  Eli- 
sabeth, fille  d'André  II,  roi 
de  Hongrie,  et  de  Gertrude 
de  Carinthie  ;  Louis  ,  fils 
d'Hermann ,  landgrave  de 
Hesse  et  de  Thuringe.  A  peine 
Elisabeth  avait -elle  quatre 
ans,  qu'on  l'envoya  à  la  cour 
du  landgrave ,  oii  elle  fut 
confiée  aux  soins  éclairés 
d'une  dame  extrêmement 
I  pieuse.  Cinq  ans  après,  Louis 
devenait  orphelin,  et,  bien 
jeune  encore ,  posait  une  cou- 
ronne sur  son  front^  Cet  évé- 
nement ne  changea  rien  aux  projets  d'alliance  formés  entre  le 
roi  de  Hongrie  et  feu  le  landgrave  de  Thuringe. 

Il  était  dans  la  destinée  d'Elisabeth  d'offrir,  dès  le  bas-  âge, 
les  exemples  de  ferveur  réfléchie 'qu'on  pourrait  à  peine  de- 


-  m  — 

maiHlcr  à  la  raison  de  là^r  mur.  {'a'[[v  n\\\u\{  avait  apporté  en 
(jiu'IqiK*  sorte  dans  la  vie  imc  précocité  do  sagesse,  une  éléva- 
lionde  p(M\sres  ipii  cliamtcnl  cl  ('lomiciil  à  la  lois;  elle  aiiiiail 
à  rester  prosternée  devant  les  autels,  adorant  ou  plutôt  devinant 
•Dieu  avec  l'instinct  du  coMir.  Si  elle  jouait  en  coni])a^Miie  d'au- 
tres enfants,  non  loin  d'une  cliapelle,  sans  être  reniarcpiée  elle 
se  rajiprocliait  doucement  des  murs  et  des  portes  pour  y  déposer 
des  baisers  "de  cluétienne.  Aux  heures  de  prière  elle  appli(iuail 
fréqu(Mnnient  ses  lèvres  sur  les  dalles  de  mar])i-c  du  sanctuaire, 
siiiiK^  précurseur  de  cette  modestie  qui  devait  lui  .l'aire  tant 
d'admirateurs  et  tant  d'ennemis.  Et  non-seulement  la  princesse 
mettait  un  zèle  de  tous  les  instants  à  accomplir  ses  devoirs  reli- 
gieux, mais  elle  avait  imaginé  un  ingénieux  apostolat-,  ainsi  elle 
réunissait  des  enfants  pauvres  et  leur  distribuait  ses  épargnes 
quan(l  ils  avaient  dévotement  récité  l'Oraison  dominicale  et  la 
Salutation  angélique.  Chaque  jour  elle  disait  un  certain  nombre 
de  prières,  et  son  exactitude  à  accomplir  ce  devoir  qu'elle 
s'était  volontairement  imposé  était  telle,  que,  pour  n'y  jamais 
manquer,  elle  retranchait  au  besoin  une  heure  ou  deux  de  son 
sommeil. 


II 


Le  mariage. 

La  sœur  du  landgrave,  Agnès,  avait  un  caractère  bien  op- 
posé à  celui  d'Elisabeth.  Les  plaisirs  mondains  charmaient  son 
esprit,  le  luxe  et  la  parure  fascinaient  ses  yeux.  Elle  était  en- 
couragée dans  ces  goûts  futiles  par  Sophie,  sa  mère,  qui  ne 
pouvait  comprendre  l'humilité  de  la  princesse  de  Hongrie;  aussi 
la  douairière  se  décida-t-elle  enfin  à  écrire  à  son  fils,  depuis 
longtemps  absent  de  ses  états,  afin  de  l'engager  à  rompre  les 
projets  de  mariage  qu'Hçrmann  avait  formés  pour  lui. 

Louis,  en  recevant  la  lettre  de  sa  mère,  se  trouva  péniblement 


|»nrl,iiïô  onire  le  rrspc^ct  filial  cl  la  tiTHlrcssc  ou  |)lul(M  I  aniilir 
(l'cni'aiici'  (juil  l'proiivait  pour  Klisaix'lli.  Il  manda  auprès  de 
lui  le  prôtro  Conrad,  célrbro  prédicateur,  qui  jouissait  de  toute 
sa  confiance. — Conseillez-moi,  dit-il;  les  griefs  de  ma  mère 
vous  semblent-ils  fondés?  Trouvez-vous  que  l'humilité  soit  mal- 
séante chez  lu  fiancée  du  landgrave  de  Thuringe? 

—  .le  crois,  monseigneur,  dit  Conrad,  qu'un  semblable  sujet 
demande  de  sérieuses  méditations.  Retournez  à  Marpurg,  et  là 
étudiez  le  caractère  d'Elisabeth.  On  ne  juge  jamais  bien  de  loin. 

Le  prince  suivit  l'avis  de  Conrad.  Sans  en  prévenir  per- 
sonne, il  partit  et  surprit  ses  courtisans,  qui,  à  l'instigation 
d'Agnès  et  de  Sophie,  avaient  formé  une  ligue  contre  Elisabeth. 
Chacun  s'empressa  d'insinuer  quelque  propos  envenimé  qui 
devait  faire  baisser  le  crédit  de  la  fiancée  royale  dans  l'esprit 
du  jeune  souverain.  Seule,  Elisabeth  n'avait  pas  encore  paru 
devant  Louis;  celui-ci,  d'un  ton  de  sm-prise  et  de  chagrin,  de- 
manda où  était  la  fille  d'André  de  Hongrie. 

—  Il  est  probable,  répondit  Agnès,  qu'elle  n'ignore  point 
votre  arrivée  ;  mais  en  ce  moment  elle  accomplit  ses  devoirs  re- 
ligieux dans  la  chapelle,  et  pour  elle  toutes  les  affections  se 
taisent  devant  la  prière. 

—  Elle  est  dans  la  chapelle?  répéta  le  prince  d'une  voix 
émue  ;  eh  bien,  je  veux  l'y  aller  trouver. . . 

Il  s'éloigna  sans  faire  attention  au  mécontentement  empreint 
sur  les  traits  des  courtisans  ;  ce  fut  d'un  pas  léger  qu'il  traversa 
l'enceinte.  Aux  marches  d'un  autel  consacré  à  l'apôtre  saint 
Jean,  était  agenouillée  Elisabeth. 

A  l'immobilité  de  sa  pose,  on  eût  cru  voir  hors  de  son  piédestal 
une  de  ces  statues  de  saintes,  frêles  effigies  qui  jadis  décoraient 
le  portail  des  basiliques.  Louis  n'eut  pas  le  courage  de  troubler 
une  méditation  si  touchante  ;  mais  se  plaçant  à  quelques  pas  de 
la  princesse  et  de  manière  à  la  contempler,  il  unit  ses  vœux,  ses 
pensées  aux  pensées  et  aux  vœux  qui  s'échappaient  du  cœur 
d'Elisabeth.  La  jeune  fille  finit  par  se  transfigurer  pour  lui  ;  un 
cercle  de  rayons  vint  baigner  de  lumière  sa  tête  blonde  et  vir- 


—  ;J8  - 

i^iii;!  le.  Louis  compril  (|ii('  le  ciel  .ivail  (l(''sijj;ri('' h  piiiiccsscccminic 
iincdc  SCS  saillies.  S(irl;uil  ciiliu  de  sa  incdilalioii.  Élisahclli  leva 
It'syoux;  ollo  apcrriil  son  liaiicc  cl  i-oujiil  «'xlrèincnuMil.  Le 
landi;rav('  lui  adressa  i^ravcnicnl  un  salul  cl  lui  pn'sciila  !a 
uiaiu  pour  la  ramener  au  palais. 
•Eiisabelli  paraissait  un  peu  ciMiiilivc. 

—  Quavez-vous  donc,  ma  clière  sœur?  demanda  Louis  quand 
ils  furent  hors  de  l'église. 

—  J'ijinorais.  monseigneur.  (]uc  vous  fussiez  arrivé  ;  j'aurais 
dA  me  réunir  à  la  cour,  à  votre  famille  pour  aller  vous  recevoir. 

—  Vous  étiez,  reprit-il  en  souriant,  occupée  d'un  acte- plus 
méritoire,  plus  agréable  à  Dieu.  Avez-vous  prié  en  faveur  de 
vos  ennemis  ? 

—  Des  ennemis,  à  moi!...  et  quel  mal  ai-je  fait?...  nul  n'a 
sujet  de  me  haïr...  je  serais  bien  affliger  si  je  pensais  avoir  of- 
fensé quelqu'un. 

—  Non,  ma  sœur,  vous'  n'avez  offensé  personne;  mais  votre 
vertu  austère  est  incommode  pour  les  esprits  qu'éblouissent 
surtout  le  goût  du  luxe  et  l'attrait  des  plaisirs. 

—  Mon  Dieu  !  ce  n'est  pas  ma  faute  si  ces  plaisirs  et  ces  pa- 
rures ne  peuvent  me  plaire. 

—  Je  ne  vous  en  blâmerai  point,  dit  le  prince  en  élevant  la 
voix  de  manière  à  être  entendu  des  courtisans  qui  l'entouraient; 
vous  êtes  telle  que  je  vous  rêvais,  telle  que  le  vertueux  Conrad 
vous  avait  dépeinte.  Soyez  assurée,  chère  sœur,  que  ma  protec- 
tion ne  vous  manquera  jamais. 

Quelques  jours  s'étaient  à  peine  écoulés  lorsque  des  fanfares 
retentissantes,  mêlées  aux  sons  des  cloches,  annoncèrent  aux 
populations  de  la  Thuringe  qu'un  grand  événement  allait  s'ac- 
complir. Bien  des  actions  de  grâces  furent  adressées  au  ciel  ; 
Louis  de  Thuringe  et  Elisabeth  de  Hongrie  venaient  d'échanger 
leurs  serments  devant  l'autel. 


—  :v.)  — 

m 

La  «oi'vanlc  dcM  imiivrca». 

Les  deux  jeunes  époux  continuèrent  dans  l'intimité  du  ma- 
.  riage  l'existence  pure  qu'ils  avaient  menée  jusqu'alors,  lîlisabetli 
avait  pour  son  mari  une  vive  tendresse  jointe  à  une  complète 
soumission.  Loin  de  mettre  des  entraves  au  zèle  religieux  de  sa 
femme,  Louis  partageait  souvent  ses  exercices  de  piété,  rtiais  il 
était  obligé  de  s'opposer  à  ses  austérités  trop  rigoureuses 

Elisabeth  cherchait  à  se  soustraire  aux  lois  de  l'étiquette, 
elle  était  surtout  heureuse  quand  elle  pouvait  quitter  ses  riches 
atours  et  prendre  les  vêtements  d'une  femme  d'humble  con- 
dition. 

Tous  les  indigents,  tous  les  souffreteux  composaient  sa  vaste 
famille  ;  il  n'y  avait  pas  de  soin  qu'elle  ne  s'empressât  de  leur 
.prodiguer. 

Les  ennemis  d'Elisabeth,  persévérant  dans  leur  haine,  repré- 
sentèrent au  landgrave  que  les  aumônes  de  sa  femme  appau- 
vrissaient le  trésor.  Instruite  de  ces  suggestions  perfides,  la 
princesse  craignit  que  l'esprit  de  son  époux  n'en  reçût  une  fâ- 
cheuse impression,  il  lui  arriva  parfois  de  cacher  ses  bonnes 
œuvres.  Un  jour,  elle  traversait  rapidement  une  des  cours  du 
château,  portant  dans  un  pan  de  sa  robe  des  gâteaux  et  des 
fruits  pour  ses  pauvres,  lorsque  tout  à  coup  elle  aperçut  le 
landgrave  devant  elle.  Celui-ci,  étonné  de  l'air  de  trouble  que 
trahissait  toute  Ta  physionomie  d'Elisabeth,  lui  demanda  :  <(  Où 
allez-vous  et  que  portez-vous  là?  »  Loin  de  pouvoir  répondre, 
Elisabeth  baissa  les  yeux  en  balbutiant  ;  Louis  étonné  écarta  le 
pan  de  robe  et  aperçut  seulement  une  abondante  touffe  de 
roses...  Dieu  avait  voulu  par  ce  miracle  épargner  une  épreuve 
à  la  sainte,  et  glorifier  sa  charité.  Le  landgrave  comprit,  et 
s'écria  en  joignant  les  mains  :  «  Elisabetli,  il  ne  rnappartienl 


_  V(>  — 

pas  (le  hlàmcr  vos  dons,  car  ils  altin.'iil  Mir  nous  la  hcnédk-lioi» 

l'éU'sle!  »  • 

Co  nclail  point  ici-bas  quo  (tUc  hcMiôdirlion  dcvail  m-(|ni- 
pensor  les  vortus  des  deux  époux.  Mais  avanl  de  raconter  leurs 
malheurs,  rappelons  un  des  mille  traits  de  charilé  qui  signalcreni 

la  vie  dKlisabeth.  Nous  avons  enq)runté  à  la  poésie  son  lan- 
gage pour  retracer  cet  épisode  d'une  existence  si  chrétiennement 
poétitpie  : 

Le  soleil  colorait  les  champs  de  la  contrée 
Où  vécut  autrefois  une  reine  adorée  , 
Queleciel  recueillil  an  nonil)rcdesélus. 
Comme  une  chaste  étoile,  une  perle  de  plus. 
Se  dérobant  au  joug  d'une  pompe  importune 
Et  cheminant  à  pied,  pour  trouver  l'infortune  . 
Elisabeth  suivait ,  en  côtoyant  les  blés  . 
De  modestes  sentiers  bien  rarement  foulés. 
Son  regard ,  fatigué  de  l'or  et  de  la  soie , 
Savourait  les  trésors  que  la  terre  déploie. 
Prisme  doux  et  charmant  où  les  bluets  d'azur 
OfïVent  le  frais  bandeau  qui  couronne  un  front  pur 
La  reine  poursuivait  ses  saintes  rêveries: 
Et ,  descendant  du  haut  de  leurs  branches  ileuries  , 
Les  oiseaux  voltigeaient  sur  le  bord  du  chemin  . 
Prêts  à  venir,  joyeux,  à  l'appel  de  sa  main.    . 
Elle  semblait  porter,  comme  la  Providence, 
A  la  nature  entière  un  gage  d'abondance. 
Deux  dames  escortaient,  priant  avec  ferveur. 
Celle  en  qui  revivait  la  mère  du  Sauveur. 

«  Voyez  !  à  l'horizon  déjà  le  jour  décline, 

Et  l'ombre  ,  ainsi  qu'un  voile,  entoure  la  colline  : 

On  ne  distingue  plus  que  la  cime  des  bois  ; 

Les  pâtres  .  les  chasseurs  ont  regagné  leurs  toits  ; 

lit  pas  un  malheureux  n'a  salué  la  reine. 

Et  comme  ce  matin  mon  escarcelle  est  pleine. . . 

Mon- Dieu!  défendez-vous  que  je  sèche  des  pleurs? 

Voulez-vous  vers  une  autre  envoyer  les  douleurs . 

Vous  qui  m'avez  donné  le  rang  et  la  puissance 

Pour  nourrir  la  vieillesse  et  protéger  l'enfance.' 

—  Oh!  ne  vous  plaignez  pas,  madame:  vos -bienfaits 
N'attendent  pas  les  vœux .  préviennent  les  souhaits  ; 


^^-^        ...\ 


.\SAttTH  •:;r-  V\O^Cr\: 


LitJi.B. 


ec^oet 


—  k\  — 

1.C  riche  en  son  manoir,  le  piftivrc  sons  le  (liauiiK- , 
Sont  lit'is  de  vous  iiomiucr  palroiinr  du  royaiiiiic  . 
Kt  votre  charité  pnMid  des  soins  siipcrilus 
A  chercher  dos  souiïranls  quand  il  n'en  resicî  plus 

—  Kcoulcz  ces  sanglots,  ces  accents  de  détresse... 
C'est  un  entant  que  Dieu  dans  sa  bonté  m'adr('sse; 
lù'outez  !  » 

Sur  un  l)anc  agenouillé  ,  i»leurait 
IJn  pâle  jouvenceau  (jui  ton!  bas  niurnuirai(  : 

«  Jésus!  je  suis  donc  seul,  déjà  seul  à  mon  âge! 
Pourtant,  lu  le  sais  bien  ,  j'ai  toujours  été  sage  , 
Et  je  priais  ,  le  soir,  auprès  de  mon  aïeul  ; 
Il  dort  sous  ce  long  drap  qu'on  appelle  un  linceul... 
«  Au  revoir,  »  m'a-t-il  dit.  Mais  j'ai  la  souvenance  . 
Que  mes  parents  aussi  m'en  donnaient  l'assurance 
Quand  ce  pesant  sommeil  descendit  sur  leur  front; 
Jamais,  hélas!  jamais  ils  ne  s'éveilleront. 
Pitié,  pitié  d'Arnold  ,  dont  la  peine  est  extrême  ! 
Jésus,  tu  fus  enfant,  et  tu  souffris  toi-même... 
Laisse  tomber  du  ciel  quelques  miettes  de  pain. 
Pitié  !  car  j'ai  grand'  peur  :  pitié  !  car  j'ai  grand'  faim! 

—  Arnold!  »  dit  une  vois  qu'un  ange  eût  admirée. 

L'enfant  se  retourna ,  la  tigure  empourprée  . 
Plein  de  honte  et  de  joie ,  et  croyant  qu'il  rêvait 
Et  que  la  vision  pour  le  fuir  se  mouvait , 
N'osant  pas  la  toucher  d'unemain  téméraire. 
Se  disant  que  peut-être  il  revoyait  sa  mère  : 
Car  c'était  la  candeur  de  ses  traits  bien  aimés 
Et  l'azur  de  ses  yeux  dans  le  tombeau  fermés. 

«  Arnold!  viens,  mon  enfant...  rassure-toi.  je  t'aime. 

—  O  madame ,  merci  ! 

—  C'est  le     aître  suprême 
Qu'il  faut  remercier  ;  mais  moi ,  je  ne  suis  rien. 
J'exécute  ses  lois ,  et  lui  seul  fait  le  bien. 

—  Comme  je  suis  content!  je  pleurais  tout  à  l'heure. 
C'est  presque  avec  plaisir  que  maintenant  je  pleure. 
Jamais  on  n'eut  pour  moi  de  regards  aussi  doux. 

—  Prends  ce  gâteau  .  ces  fruits  .  dit  la  reine  ,  et  suis-nous. 

G 


-    Vl  — 
-    Miiis.  miirmm;!  l'ciif.'ftil  .  "ii  \a  l-nn  me  cuiuliiirc  ' 

—  Dieu  .  i|iii  «If  Ion  iiiiilliciii  ;i  liifii  \oiilii  iii'iiiMiuiif 
l'iiili'tîc  l'oriilicliii  fl  lit"  itiMiiicmait  pas 

Que  vns  lin  |)ivti|Mrf  on  diii^icàt  ses  pas. 
Non  moins  (|ut'  Ir  pt'clit'  le  iloiilc  csl  mic  oll'cnsc  : 
lii  n'as'pour  bouclier  (pii'  la  scnli-  innocence  , 
Crois  donc  au  rroleclcur  ([ui  l'a  remis  à  moi  : 
La  roice'des  enlaiils  ;  c'est  leur  naïve  (oi. 
ConUMuple.  mon  ami ,  ces  Con-ls,  ces  vallées. 
Ces  nids,  où  voni  ilonnir  les  lamilles  ailées; 
N  iiis  la  ville  dresser  ses  clochers  et  ses  tours  , 
riia(ine  être  a  son  abri  :  Dieu  veille  sur  nos  jours. 
Kt  (juand  pour  t'arracber  à  la  douleur  amère  . 
Il  daigne  m'envoyer,  uesuis-je  jkis  la  mère? 

—  Si  vos  autres  enlants  allaient  être  jaloux  ? 

—  .Aies  enlants  sont  nombreux  .  ils  le  chériront  tous.  > 

Arnold  plaçant  sa  main  dans  la  main  de  la  reine , 
Us  marchèrent  ainsi  ;  la  ville  était  prochaine  ; 
Le  peuple  à  leur  entrée  accourut  ;  mille  voix, 
Comme  un  hyînne  d'amour,  crièrent  à  la  fois  : 
'<  Vive .  vive  à  jamais  Elisabeth  la  bonne  , 
Qui  semble  recevoir  ce  que  son  cœur  nous  donne  ! 
Quand  déjà  son  palais  d'intortunés  est  plein  , 
Elle  y  conduit  encore  un  nouvel  orphelin.  » 
Et  la-  reine  disait  :  »  Vous  m'avez  entendue  , 
Ma  journée,  ô  Seigneur  !ji'a  pas  été  perdue.  " 


IV 


Épreuves. 

Frédéric  Burberousse  s'était  croisé  pour  aller  arracher  la 
Terre-Sainte  au  joug  des  Infidèles;  toute  rAllemagne  avait 
suivi  cet  exemple.  Louis  de  Thuringe  ne  pouvait  rester  sourd  à 
l'appel  de  l'empereur;  sa  bravoure  et  sa  piété  l'entraînèrent 
vers  cette  lointaine  et  périlleuse  expédition  qui,  commencée  si 
brillamment,  devait  se  terminer  par  de  tristes  échecs. 

A  peine  le  landgrave  fut-il  parti,  qu'Elisabeth,  renonçant  plus 


(|ii('  j.irii;»is  iiu\  pn'roiî.itivcs  de  son  ranj;.  se  voua  avor  un  rc 
(loul)leiiieiil  d'arduur  ù  la  pratiiiue  des  a'uvn's  de  (.liarité  ;  clic 
su[)priiiia  autour  de  sa  personne  tout  luxe  extérieur.  Mais  un 
malheur  imprévu  allait  éprguver  sa  constance. 

Arrivé  à  Otrante,  Louis  fut  atteint  d'une  fièvre  maligne;  en 
peu  de  jours  le  mal  fit  les  plus  rapides  pro^rres.  Seul  le  l.vid- 
grave  ne  partageait  point  la  douleur  générale;  c'était  lui,  vic- 
time d'un  mal  terrible,  qui  consolait  ses  amis  ;  il  vit  avec  une 
admirable  sérénité  approcher  le  moment  suprême.  La  vertu 
d'Elisabeth  lui  répondait  du  bonheur  de  leurs  entants. 

La  princesse  se  trouvait  dans  son  appartement  et  donnait  ses 
soins  aux  trois  orphelins,  qui  ignoraient  encore,  ainsi  (|ue  leur 
mère,  l'immense  perte  qu'ils  avaient  faite,  lorsque  la  douairière 
Sophie  entra  d'un  pas  rapide  ;  elle  était  suivie  d'un  messager 
vêtu  de  deuil. 

—  J'ai  à  vous  apprendre,  dit-elle,  une  nouvelle  affreuse  ; 
mon  fils,  votre  époux  nous  a  été  enlevé. . .  il  n'est  plus  ! 

Elisabeth,  sans  pouvoir  proférer  une  parole,  tomba  évanouie. 
En  recouvrant  l'usage  de  ses  sens  ,  elle  versa  d'abondantes 
larmes;  son  affliction  ressemblait  à  de  la  folie  :  toutes  ses 
femmes,  accourues  auprès  d'elle,  pleuraient  et  remplissaient 
l'air  de  cris  plaintifs. 

Dès  le  lendemain,  une  ligue  puissante  se  forma  dans  la  cour 
contre  la  Veuve  du  landgrave  ;  son  malheur  n'avait  pu  désarmer 
les  esprits  jaloux  et  haineux  que  tant  de  vertus  ofi'usquaient.  La 
supériorité,  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  excite  toujours  plus 
d'animosité  que  d'admiration  ;  voilà  pourquoi  les  grandes  âmes 
n'ont  pas  leur  place  marquée  sur  la  terre. 

Henri,  le  frère  du"  landgrave,  demanda  une  entrevue  à  Eli- 
sabeth ;  celle-ci  se  rendit  aussitôt  dans  une  salle  où  presque 
toutes  les  personnes  de  la  cour  étaient  déjà  réunies. 

—  J'ai  voulu,  madame,  dit  Henri,  vous  annoncer  moi-même 
le  changement  de  votre  sort  et  le  résultat  d'une  importante  dé- 
libéfa.tion  qui  a  eu  lieu  ici.  Vous  avez  abusé  de  l'autorité  que 
liiifortunt^  Louis  vous  avait  confiée  :  au  lieu  d'adnlinistrer  sa-. 


--  kk  — 

iicmt'iil  les  rt'vriuis  pnltlics,  voii>  1rs  ave/,  dissipés  sous  le  spé- 
cieux prrirxtc  dr  repiuidrc  des  .uimùiirs.  I.c  In'sor  appauvri  ne 
suHil  |)liis  aux  drpt'uscs;  il  faudra,  pour  ré(al)lir  ré(pii1il)r(\ 
une  adnuuislralioii  vigoureuse,  uiw  main  leritie.  Le  conseil  de 
\i\  noblesse  a  donc  décidé  (jue  la  régence  nie  serait  conliee. 

La  princesse  tourna  vers  Sopliie  et  Agnès  un  regard  (pii  eùl 
désarmé  l(>s  ccrurs  les  plus  inllexrbles.  —  Je  remercié  Dieu,  dit- 
<'ll(\  de  m'avoir  jugée  digne  de  souHrir;  cependant,  je  l'avoue, 
cette  épreuve  est  venue  bien  vite...  On  eût  du  au  moins  respec- 
ter pendant  quehpie  temps  l'aflliclion  d'une  veuve. 

—  >ïadame,  reprit  Flem-i  d'un  ton  décolère  concentrée,  au 
lieu  d'accuser  les  grands  de  IKtat,  remerciez-les  plutôt  de  leur 
indulgence;  votre  sort  pouvait  être  pire  encore. 

—  Merci,  mon  Dieu  !  murmura  Elisabeth. 

• —  Qu'est-ce  à  dire  !  s'écria  durement  la  douairière;  cette 
étrangère  prétendrait-elle  jouer  le  rôle  de  martyre?  Henri,  n'ou- 
bliez pas  vos  engagements  :  l'indigne  épouse  de  Louis  ne  doit 
plus  habiter  ee  palais. 

—  Je  comprends,  madame,  dit  Elisabeth,  épargnant  ainsi  au 
prince  l'embarras  de  répondre;  dans  quelques  instants  je  serai 
hors  d'ici.  Je  ne  vous  demande  que  la  permission  d'embrasser 
encore  une  fois  mes  chers  enfants  et  d'emmener  avec  moi  ma 
fidèle  Hentrude. 

.  — Qu'il  soit  fait  comme  vous  le  désirez,  dit  brusquement  Henri. 
Et  il  s'éloigna,  suivi  de  tous  les  courtisans. 
Une  heure  après,  Elisabeth  descendait  les  sinueux  sentiers  de 
la  montagne  oii  s'élevait  le  château  de  Marpurg,  et  allait  de- 
mander aide  et  protection  aux  habitants  de  la  ville  qui  s'appuie 
contre  la  base  de  cet  immense  rocher.  Déjà  la  nouvelle  des 
malheurs  de  la  princesse  s'était  répandue  au  loin;  craignant 
pour  leur  propre  salut  s'ils  s'exposaient  au  ressentiment  de  la 
cour,  les  bourgeois  s'enfermèrent  prudemment  chez  eux.  Elisa- 
beth trouva  toutes  les  portes  closes  ;  en  vain,  épuisée  de  fatigue, 
appelait-elle  d'une  voix  suppliante  des  hommes  que  ses  bien- 
•faits  étaient  si  souvent  venus  chercher;  ils  avaient -oublié  les 


-  V5  .- 

bienfaits  d'Elisal)eth  pour  ne  songer  (ju'à  son  abuissenienl.  Ainsi 
dans  toute  une  ville  pas  un  toit  sous  lequel  la  veuve  <lu  land- 
i^rave  de  Tliuringe  put  abriter  sa  tristesse.  Seul,  le  maître  d'une 
auberge  consentit  à  la  reccn^oir,  et  encore  ne  lui  accorda-t-il 
qu'un  coin  de  son  étable. 

Vers  minuit  la  princesse  se  rendit  à  l'église- des  Franciscains, 
où  l'on  récitait  les  matines  :  «  Veuillez,  mes  frères,  dit-elle, 
chanter  un  Te  Deum  en  action  de  grâces  ;  car  Dieu  a  daigné  en- 
voyer de  rudes  épreuves  à  son  humble  servante.  >) 

S'étant  de  nouveau  mise  à  la  recherche  d'un  asile,  le  len- 
demain, elle  subit  les  mêmes  refus  de  la  part  de  cette  population 
que  la  peur  rendait  ingrate  et  barbare.  Dans  une  rue  fangeuse 
et  n'offrant  qu'un  étroit  passage  où  l'on  pût  marcher  à  pied  sec, 
Elisabeth  rencontra  une  vieille  femme  qu'elle  avait  souvent  ho- 
norée de  ses  dons;  cette  vieille,  loin  de  consentir  à  céder  le  pas, 
heurta  si  rudement  la  princesse  qu'elle  la  précipita  dans  la 
boue.  Elisabeth  répondit  par  un  sourire  à  cet  acte  d'insolence, 
et  elle  retourna  s'agenouiller  dans  l'église,  le  seul  lieu,  dont 
l'entrée  ne  lui  fût  pas  interdite.  ,    . 

Le  soir,  la  fidèle  Hentrude  lui  amena  ses  enfants.  L'usurpa- 
teur n'avait  pu  porter  plus  longtemps  le  masque  de  la  modé^ 
ration;  il  faisait  partager  au  jeune  Hermann,  légitime  héritier 
de  la  couronne,  le  sort  d'Elisabeth,  sa  mère.  Celle-ci  reçut  avec 
joie  les  trois  orphelins  rendus  à  son  amour  ;  et  cependant  des 
larmes  mouillèrent  ses  paupières  quand  elle  entendit  ces  inno- 
centes créatures  se  réjouir  de  la  revoir.  «  Pauvres  oiselets,  mur- 
mura-t-elle,  on  vous  a  sans  pitié  enlevé  votre  nid...  Hélas! 
qu'allez-vous  devenir?  Vous  êtes  maintenant  plus  misérables 
que  le.  dernier  mendiant  de  Thuringe.  »  Mais  les  caresses,  des 
enfants  lui  rendirent  un  peu  de  force. 

Un  prêtre  s'approcha  d'elle  et  lui  dit  :  «  Madame,  permettez 
à  un  humble  serviteur  de  vous  offrir  sa  maison  ;  je  sais  à  quelle 
persécution  vous  êtes  en  butte  ;  mais  les  efforts  des  méchants  ne 
sauraient  m'intimider,  et  à  mes  yeux  vous  êtes  toujours  ma 
souveraine!  » 


-  V()  — 

A  [x'iiie  Klisabc'lh  s  olail-cllc  iiistalk'L'  lIk'z  ce  ^eiii'ieux  inrUc, 
que  les  émissaires  do  Henri  vinrent  menacer  l'hùte  de  la  prin- 
cesse, (jui  lui  obligée  de  retourner  à  l'anljerge  oii  on  l'avait 
reçue  d'abord.  La  sérénité  d'Elisabeth  remplissait  tous  les  cœurs 
d'étonn(Mneiit  ;  on  ne  |)ouvait  comprendre  la  force  que  cette 
admirable  femme  trouvait  dans  la  paix  de  sa  conscience  :  quand 
chacun  la  plaignait  sans  oser  la  secourir,  elle  seule  ne  se  plai- 
gnait pas.  Son  unique  regret  était  de  ne  pouvoir  plus  distribuer 
d'aumônes.  Au  sein  de  sa  misère  elle  ne  se  préoccupait  que  de 
la  misère  d  autrui. 

—  Mailame,  dit' un  jour  la  bonne  Hentrude  en  entrant  préci- 
pitaminent  dans  retable,  voici  un  message  de  votre  noble  tante 
l'abbesse  de  Kitzingen.  Elle  a  appris  les  persécutions  dont  vous 
êtes  l'objet,  et  elle  vous  offre  un  asile  inviolable  dans  son  mo- 
nastère. 

—  Tu  vois,  Hentrude,.  dit  la  princesse  sans  paraître  émue  de 
cette. bonne  nouvelle,  que  le  ciel  n'abandonne  jamais  ceux  qui 
le  prient  avec  ferveur. 

L'abbesse  de  Kitzingen,  après  avoir  fait  le  meilleur  accueil  à 
Ehsabeth,  lui  conseilla  de  se  placer  sous  la  protection  de  son 
oncle,  l'évéque  de  Bamberg.  Ce  prélat  mit  un  palais  à  la  dispo- 
sition de  sa  nièce,  et  il  la  reçut  avec  la  considération  que  méw- 
taient  les  malheurs  et  les  vertus  d'Elisabeth. 

Cependant  la  Providence  allait  terminer  les  épreuves  delà 
princesse  et  confondre  ses  persécuteurs. 


La  ■•éparatioii 

lin  cortège  funèbre  traverse  toute  l'Allemagne  ;  il  est  parti  de  la 
ville  d'Otrante.  Les  principaux  officiers  du  corps  d'armée,  en- 
voyés par  la  Thuringe  pour  seconder  l'expédition  de  Frédéric  Bar- 
berousse,  escortent  un  char  mortuaire  couvert  de  longues  drape- 


—  M  — 

lies  noires.  L'iillliclioii  hi  plus  pioloiid»' iillnc  1rs  Irails  niAles  (ir 
CCS  guerriers  ;  ils  laissent  traîner  leurs  lances  cl  portentVIes  lial)ils 
(le  deuil.  Sur  le  passafj;e  de  ce  convoi  les  populations  se  pressent 
et  s'agenouillent  ;  les  yeux  sont  pleins  de  larmes,  toutes  les  voix 
s'écrient  :  ('  Du  liaul  du  ciel,  votre  nouvelle  patrie,  l.ouis  le 
pieux,  priez  pour  nous  !  » 

C'est  le  landgrave  de  Thuringe  qu'on  ramène  au  pays  de  ses 
pères,  le  landgrave,  mort  à  la  fleur  de  l'âge,  comme  si  la  terre 
eût  été  indigne  de  posséder  un  héros  aussi  accompli  !  Les 
princes  dont  le  territoire  est  traversé  par  ce  cortège  vont  au- 
devant  de  la  triste  dépouille  de  Louis  et  se  confondent  parmi 
les  fidèles  serviteurs  qui  accompagnent  leur  maître.  Chaque  nuit 
le  corps  est  déposé  dans  un  monastère. 

Quand  le  cortège  arriva  près  de  Bamberg,  l' évoque  alla  le 
recevoir  processionnellement  avec  tout  son  clergé.  Elisabeth  en- 
tra dans  l'église  où  les  restes  mortels  du  landgrave  venaient 
d'être  placés;  elle  s'approcha  du  cercueil,  et,  comprimant  sa 
douleur,  elle  voulut  contempler  ce  qui  avait  été  Louis  de  Thu- 
ringe. À  cet  affreux  spectacle,  la  force  l'abandonna,  ses  pleurs 
coulèrent  en  abondance. 

Après  la  cérémonie,  Elisabeth  réunit  autour  d'elle  les  barons 
qui  avaient  accompagné  le  corps  du  landgrave.  Elle  tenait  ses 
enfants  entré  ses  bras;  on  eut  dit  la  Charité  abritant  de  petits 
orphelins.  Prenant  alors  la  parole  avec  une  éloquence  qu'elle 
puisait  dans  ses  sentiments  maternels,  elle  exposa  sa  situation  ; 
mais,  tout  en  traçant  le  tableau,  des  persécutions  dont  elle  avait 
été  victime,  elle  atténua  les  torts  de  Henri.  L'indignation  des 
barons  répondit  à  cette  confidence  ;  d'une  voix  unanime  Us 
jurèrent  de  rendre  la  couronne  au  fils  d'Elisabeth.. 

Quelques  jours  après,  le  cortège  funèbre  arrivait  au  pied  du 
château  de  Marpurg.  Tant  que  dura  la  dernière  cérémonie,  les 
barons  gardèrent  le  silence;  mais  lorsque  enfin  le  corps  du  land- 
grave eut  été  de  nouveau  confié  à  la  terre,  les  nobles  abor- 
dèrent l'usurpateur  Henri,  la  tête  haute  et  le  regard  animé  .d'un 
généreux  courroux.  L'un  d'eux  l'interpella  ainsi  :  —  Monsei- 


—  VH  — ■ 

gneur.  noire  prince  avail  en  piiiliinl  Lusse  un  héritier.  Molve 
prinee  n Vsl  plus,  el  nous  eherclionsen  Viiin  S(»n  lierilier. 

Henri  halburm  une  réponse  ambiguë. 

— Je  VOUS  coniprends.  re|>ril  le  lier  haron,  vous  croyez  éclia|)- 
per  à  nos  (jueslions  coiniue  à  voire  conscience. . .  ne  l'espérez  pas. 
Nous,  compagnons  d  armes  de  Louis  le  pieu.x,  nous  ne  souilri- 
rons  point  qu'on  lasâe  tort  à  sa  l'emme  et  à  ses  enfants. 

—  Messeigneurs,  dit  Henri,  la  conduite  d'Elisabeth... 

—  Est  admirable,  interrompit  un  autre  chevalier;  l'Eglise 
s'honorera  peut-être  un  jour  de  compter  au  nombre  de  ses 
saintes  cette  princesse  accomplie.  On  vous  a  exprimé  notre 
pensée  :  tant  que  nous  porterons  une  épée,  nous  combattrons 
pour  soutenir  la  cause  d'Hermann;  et  encore,  si  la  vengeance 
des  honunes  ne  punissait  votre  usurpation,  tremblez  que  la 
vengeance  de  Dieu  ne  vous  écrase  au  sein  de  vos  prospérités! 

Tout  pâle  d'effroi,  Henri  fit  entendre  quelques  excuses  et. 
ajouta  :  —  Le  ciel  m'a  éclairé,  je  reconnais  à  présent  l'étendue 
de  mes  torts,  et  je  suis  prêt  à  les  réparer.  Que  la  princesse  re- 
vienne à  la  cour  ;  son  palais ,  son  pouvoir,  ses  richesses,  je  lui 
rendrai  tout. 

Hermann  fut  rappelé;  Elisabeth,  remise  en  possession  de  ses 
biens,  ne  les  accepta  que  pour  en  distribuer  les  revenus  aux  in- 
digents, et  elle  laissa  la  régence  aux  soins  de  Henri. 

Ouatre  années  s'écoulèrent.  Le  19  octobre  1231,  la  fdle  du 
roi  de  Hongrie,  l'épouse  du  landgrave  de  Thuringe,  expirait  sur 
un  lit  de  planches,  dans  une  humble  cellule,  terminant  par  cette 
mort  prématurée  une  existence  moins  riche  en  jours  qu'en  belles 
actions.  Son  corps  fut  enterré  dans  une  chapelle,  près  d'un  hô- 
pital qu'elle  avait  fondé.  La  sainte  princesse  était  destinée  à  ne 
jamais  quitter  les  pauvres  et  les  malades,  sa  grande  famille 
d'adoption. 

Alfred  df.s  Ess.\rts. 


'^:'  il 


-  Atl  t-itîî»*'i'"T>A"  5^ 


Lirti.  Paul  Peti^  et  C''  5, Place  du  Doyenné.  Paru 


SAINT  LOyiS. 


Dans  une  humble 
maison  de  Pontoise  gi- 
sait sur  une  couche  de 
serge  un  malade  illustre: 
ce  malade  était  le  roi 
Louis  IX.  Au  chevet  du 
lit  se  tenait  une  femme 
encore  belle  dont  le  re- 
gard désespéré  ne  se 
détournait  pas  une  mi- 
nute du  visage  de  Louis  ; 
une  autre  femme  à  peine 
sortie  de  ladolescence 
essayait  en  vain  d'étouf- 
fer de  pénibles  sanglots; 
et  des  serviteurs  éper- 
dus ,  groupés  derrière 
Blanche  deCastille  et  Marguerite  de  Provence,  transmettaient  à 
chaque  instant  aux  assistants  qui  se  pressaient  à  l'entrée  de  la 


.."S.A 


—  50  — 

(liamluc,  (1rs  [loiivcllcs  ainigcimlcs  sur  la  saille  de  leur  mo- 
naniuc  adore. 

Apri'^s  avoir  lonj^'lemps  luUé  conlro  des  crises  violentes,  le 
roi  (''lait  tombé  depuis  (]uel(pios  jours  d;uis  un  état  lélliar^'i(jue 
bien  alarniaiil.  Louis  élail  irnuiobile.  ses  trails  livid<»s  ollVaieiil 
l'imaj^e  (^flrayanle  de  la  mort,  le  souffle  semblait  manquer  à  ses 
lèvres.  La  reine  Blanche,  persuadée  enfin  (]u  il  n'existait  plus, 
se  disposait  lentement  à  couvrir  du  drap  funèbre  le  front  de  son 
iils,  lorsque  la  reine  Marj^uerite.  qui  lenlait  de  réchauiïer  entre 
ses  mains  délicates  la  main  glacée  de  son  épou.v,  retint  le  bras 
de  sa  belle-mère  en  s'écriant  :  «  De  grâce,  madame,  ne  nous 
dérobez  pas  encore  un  spectacle  si  triste,  mais  si  cher.  Un  aver- 
tissement secret  m'annonce  que  mon  seigneur  Louis  recouvrera 
la  vie.  Dieu  daignera  peut-être  opérer  un  miracle  en  faveur  du 
meilleur  des  fils,  des  époux  et  des  rois. 

—  0  mon  Dieu  1  murmura  la  reine  Blanche,  qu'une  telle  pré- 
diction s'accomplisse  vite,  ou  mon  cœur  sera  brisé  avant  l'heure 
de  la  résurrection.» 

Le  ciel  écoula  la  prière  des  deux  nobles  reines.  Vers  le  soir, 
Louis  IX  ouvrit  les  yeux,  et  prononça  distinctement  ces  pa- 
roles :  f(  La  lumière  de  l'Orient  s'est  répandue  du  haut  du  ciel 
sur  moi'. 

—  Mon  fils,  dit  Blanche  de  Castille,  effrayée  dé  l'étrangeté  de 
ce  discours,  revenez  entièrement  à  vous,  adressez-nous  un  mot, 
un  seul  mot  pour  nous  rassurer. 

—  0  ma  mère!  ô  ma  douce  Marguerite!  répondit  le  roi, 
n'ayez  nulle  crainte  maintenant,  je  vous  suis  rendu  ;  la  protec- 
fion  divine  va  s'étendre  sur  moi  comme  un  bouclier.  Dieu  m'a 
chargé  d'une  glorieuse  mission. 

— ;  Expliquez-vous,  mon  fils. 

—  Envoyez  chercher  l'évêque  de  Paris;  j'ai  à  lui  faire  devant 
vous  le  récit  d'un  rêve  que  j'ai  eu  durant  mon  sommeil.)) 

L'évêque  de  Paris,  informé  du  désir  du  roi,  s'empressa  d'ac- 
courir. 

Dès  que  Louis  IX  aperçut  l'évêque,  il  se  dressa  sur  son  séant; 


—  51   — 

ses  traits  s'animrrent  soudaiii,  cl  d  une  voix  inspirer  il  raconta 
son  rêve,  et  termina  sa  narration  en  disant  : 

i(  Ce  rôve  m'a  éclairé  ;  les  cris  des  pieux  guerriers  expirants 
sous  les  coups  des  infidèles  ont  retenti  jusqu'à  moi.  Ils  implo- 
rent une  prompte  réparation;  et  n'avons-nous  pas  en  eflct  à 
racheter  le  sang  d'une  foule  de  martyrs?  Quelle  est  la  famille 
qui  n'a  pas  laissé  les  dépouilles  de  quelque  ancêtre  sur  cette 
rive  profanée?  La  religion,  l'honneur  nous  prescrivent  de  suivre 
les  traces  de  nos  aïeux  ;  et  moi  surtout  je  le  dois,  car  une  voix 
céleste  a  murmuré  à  mon  oreille  :  Roi  de  France,  venge  ses 
pertes  ! 

—  Sire,  répondit  l'évêque  de  Paris,  votre  résolution  est  su- 
blime, il  est  vrai,  mais  je  crains  que  vous  ne  vous  exposiez  inu- 
tilement. 

—  Oui,  mon  fds,  ajouta  la  reine  Blanche,  les  armées  des  rois, 
vos  prédécesseurs,  ont  été  chercher  au  loin  la  mort. et  l'escla- 
vage; quitterez-vous  aussi  le  royaume,  qui  réclame  vos  soins, 
pour  vous  occuper  d'une  entreprise  chanceuse?  Si  vous  êtes  in- 
sensible à  mes  chagrins,  pouvez-vous  oublier  vos  enfants?  avez- 
vous  pris  irrévocablement  le  parti  de  les  abandonner  au  ber- 
ceau? Pourquoi  vouloir  faire  éclater  si  loin  votre  vaillance  et 
votre  piété?  Dieu  vous  donne  assez  d'occasions,  sans  vous  éloi- 
gner du  trône,  pour  montrer  votre  dévouement  à  la  religion  et 
pour  faire  briller  vos  vertus  royales.  Le  Seigneur,  dites-vous, 
exige  qu'on  délivre  son  tombeau  ;  eh  bien,  prodiguez  vos  trésors, 
envoyez  en  Orient  de  nombreuses  troupes.  Dieu  bénira  vos  ar- 
mes; mais,  ainsi  qu'il  n'a  point  voulu  qu'Abraham  achevât  de 
consommer  son  cruel  sacrifice,  croyez  qu'il  ne  vous  permet 
point  d'accomplir  celui  que  vous  êtes  décidé  à  lui  faire  d'une 
vie  à  laquelle  sont  attachés  le  sort  de  votre  famille  et  le  salut  de 
votre  royaume.  » 

Louis  chérissait  sa  mère  ;  mais  son  imagination  frappée  lui 
rappelait  sans  cesse  la  voix  céleste  :  il  fut  inébranlable  et  partit 
avec  Marguerite,  sa  femme,  ses  trois  frères  et  une  foule  de  sei- 
gneurs, après  avoir  déclaré  la  reine  Blanche  régente  du  royaume. 


—  5-2  — 

cl  s  t'iiil»aniua  à  AiiiUcs-MorU'S  pour  la  Irnc-Saiiilt',  fiiiiiiciiaiil 
aM'c  lui  ir),0()()  luMninos  de  cavalerie  ri  200. (><M)  laiilassins. 

Louis  j»assa  l'hiver  en  Chypre;  où  reiinail  Henri  de  Lusiij;iiaii. 
Là  il  allendil  de  nouveaux  rentorls,  el  le  i  juin  12il)  il  se  mon- 
tra devant  Daniiette.  Les  armées  du  sultan  s'y  trouvaient  déjà, 
l'une  dereiidaul  l'enihouchure  du  Nil,  l'autre  le  rivage.  Cet  ap- 
pareil formidable  ne  découragea  pas  le  roi,  qui  résolut  de  com- 
miMieer  ratta(]ne.  Lui  et  ses  chevaliers  descendirent  alors  sur  les 
bateaux  plats  que  l'on  avait  construits. exprès  pour  l'expédition, 
afin  d'éviter  le  danger  tles  bas  fonds,  et  au  même  instant  l'en- 
nemi l'ut  assailli  dune  pluie  de  flèches  et  de  dards.  Les  Sar- 
rasins irrités  répondirent  vivemcint;  bientôt  les  guerriers  chré- 
tiens n'avancèrent  plus  (pi'à  travers  une  nuée  de  traits;  mais 
rien  n'atlaiblissait  l'énergie  du  roi  :  à  mesure  que  le  péril  aug- 
mentait, son  intrépidité  redoublait  encore.  Impatient  d'at- 
teindre la  plage,  il  s'élança  du  bâtiment  qui  le  portait  dans  la 
mer:  et  fière  de  l'imiter,  son  armée  se  rangea  en  bataille  au  mi- 
lieu des  Ilots.  Quel  spectacle  imposant  offrait  ce  jeune  héros, 
guidant  comme  Moïse  de  saintes  phalanges,  et  allant,  lui  aussi, 
à  la  conquête  de  la  terre  promise!  ïl  marchait  ayant  de  l'eau 
jusqu'aux  épaules,  le  bouclier  suspendu  au  côté,  le  casque  en 
tête,  el  brandissant  au-dessus  des  flots  son  épéè,  qui  servait  de 
signe  de  ralliement. 

,  ■  Louis  atteignit  enfin  le  rivage,  précédé  sur  cette  plage  étran- 
gère par  l'oriflamme  que  l'on  portait  devant  son  auguste  per- 
sonne; et  les  cris  de  Mont-Joie,  saint  Denis!  r-ésonnèrent  dans 
l'espace.  Les  Sarrasins,  épouvantés  de  tant  de  valeur,  ne  tar- 
dèrent pas  à  reculer.  Ces  guerriers,  qui  semblaient  sortir  du  sein 
des  vagues,  leur  apparurent  tels  que  des  demi-dieux  ;  le  désordre 
se  répandit  parmi  leurs  bataillons;  ils  s'enfuirent,  abandonnant 
les  morts  et  les  blessés,  sans  songer  à  rompre  le  pont  de  bateaux 
qui  facilitait  l'entrée  des  Français  à  Damiette  ;  et  les  habitants 
de  cette  ville  eux-mêmes  se  sauvèrent  avec  ce  qu'ils  avaient  de 
plus  précieux. 

En  apprenant  que  Louis  IX;  au  lieu  d'étaler  le  luxe  d'un 


—  53  — 

triompluitciir,  s'(Mait  préseiiU'  aux  regards  de  ceux  (jiic  la  cii- 
riosiU'  raiiiL'iiail  à  hamiclte,  vêtu  de  simples  liabils,  manliaiil 
humblement  à  pied,  ainsi  (pie  ses  frères  "et  ses  compagnons 
d'armes,  et  tenant  sa  femme  par  la  main,  les  habitants  rassurés 
revinrent  se  mettre  à  la  merci  du  bon  roi.  Sa  clémence  les  tou- 
cha, et  l'admiration  qu'il  leur  inspirait  par  ses  vertus  les  fil 
tomber  aux  genoux  de  Louis  IX.  Ce  n'étaient  plus  des  ennemis., 
c'étaient  déjà  des  sujets.         . 

Depuis  la  descente  des  Français  en  Egypte,  le  premier  anta- 
goniste de  saint  Louis,  le  sultan  Mecksala  était  mort;  et  le  vail- 
lant Fakreddin,  devenu  chef  des  troupes  sarrasines,  avait  pro- 
fité de  cet  intervalle  de  paix  pour  enseigner  l'art  de  la  guerre 
aux  soldats  qui  se  pressaient  sous  l'étendard  de  Mahomet.  Les 
plus  grandes  cités,  les  plus  petits  villages  envoyaient  leur  tribut 
d'hommes  au  combat.  L'Egypte  se  levait  en  niasse  contre  les 
chrétiens. 

Les  croisés  se  fiaient  à  leur  courage,  à  la  justice  de  leur 
cause  ;  les  infidèles  ne  eraignaient  pas  d'avoir  recours  à  la  ruse, 
à  la  trahison  :  peu  leur  importaient  les  moyens,  ils  ne  s'occu- 
paient ([ue  du  résultat;  et  ce  fut  avec  de  telles  idées* qu'ils  ne 
rougirent  pas  d'adopter  un  odieux  système  de  défense  et  d'at- 
taque, dont  ils  possédaient  seuls  le  secret.  Cette  lâche  invention, 
digne  de  l'enfer,  c'était  le  feu  grégeois. 

Louis  IX  avait  établi  son  camp  au  bord  du  Nil;  remparts, 
galeries  couvertes  et  beffrois,  rien  n'y  manquait;  on  eut  dit  une 
ville  fortifiée.  Malheureusement  le  feu  grégeois ,  traversant 
comme  une  flèche  l'espace  qui  séparait  l'armée  française  de  l'ar- 
mée sarrasine,  s'élançait  en  tourbillons  sur- le  camp  des  chré- 
tiens, dévorait  tout,  et,  la  nuit,  surprenait  souvent  les  guerriers 
au  milieu  du  sommeil.  A  l'approche  de  cette  espèce  de  météore, 
l'effroi  s'emparait  des  cœurs  les  mieux  trempés  ;  la  prière  était 
l'unique  ressource  que  l'on  employât  pour  détourner  le  malé- 
fice ;  et  les  Sarrasins  considéraient  de  loin,  d'un  œil  satanique, 
l'abattement  de  leurs  vicfimes. 

L'armée  chréfienne  allait  périr  sous  les  cruelles  atteintes  du 


—  54-  — 

l'eu  grogeois.  (|ii.iii(l  un  Irausl'ugt'  sariMsiii  iii(li<|iiM  à  prix  (roi- 
un  guf  (|iii  |)t'iriiil  à  l.i  cavalerie  el  à  riiilaiilerie  de  traverser  le 
Thanis. 

lue  lerrihle  l)alaille  lui  livrée  :  la  halaille  de  .Massoure,  où 
Hoberl.  comte  d'Artois  «^t  frère  de  suint  Louis,  périt  victime  de 
son  imprudente  valeur. 

Il  serait  difficile  de  compter  les  nombreux  exploits  de  Louis; 
la  sagesse  s'alliait  en  lui  à  l'impétuosilé.  Six  Turcs  ayant  voulu 
r(Mumener  prisonnier,  il  les  étendit  morts  à  ses  pieds,  rétablit 
l'ordre  dans  les  troupes,  raffermit  le  courage  de  ses  soldats,  qui 
l'entouraient  le  soir  d'un  air  consterné;  et  bien  que  sa  pensée 
s'envolât  vers  le  comte  d'Artois,  dont  il  ignorait  encore  la  fin  dé- 
plorable, il  leur  dit  en  s'eiTorcant  de  retenir  ses  larmes  :  «  Il 
faut  louer  Dieu  de  tout  et  adorer  ses  profonds  jugements.  » 

Le  lendemain,  les  Sarrasins  promenaient  au  son  des  trom- 
pettes la  tête  du  prince  Robert.  Les  chrétiens  étaient  déjà  prêts 
à  combattre  ;  mais  la  plupart  d'entre  eux,  étant  blessés,  n'a- 
vaient pu  lacer  leur  cuirasse  ni  supporter  le  poids  du  casque. 
Ils  marchèrent  au  devant  de  l'ennemi,  la  tète  nue,  le  corps  cou- 
vert de  légers  vêtements  ;  les  chefs  seuls  montaient  les  chevaux 
que  l'on  avait  ramenés  .de  l'affaire  désastreuse  de  la  veille.  Les 
Sarrasins,  sourds  à  la  voix  de  la  pitié,  recourent  à  leur  affreux 
moyen  de  défense,  et  un  torrent  de  flammes  inonde  en  une 
minute  les  bataillons  français.  Ces  flammes  se  communiquent 
aux  vêtements  des  chevaliers  ;  les  malheureux  ne  peuvent  se 
soustraire  à  l'ardeur  qui  les  dévore  ;  ils  se  'roulent  sur  le  sol, 
ils  se  précipitent  tout  embrasés  dans  les  flots  du  Thanis,  et  les 
flots,  au  lieu  d'éteindre  le  feu,  l'activent,  l'alimentent  encore. 

Louis  IX ,  défiant  les  flammes  et  les  flèches  qui  paraissent 
se  disputer  l'espace,  sauve  son  frère,  le  comte  d'Anjou,  rallie 
ses  soldats,  et  regagne  le  camp  avec  ceux  qui  ont  échappé  au 
massacre.  Jamais  il  n'a  montré  plus  de  résignation.  C'est  en 
effet  le  moment  d'en  avoir  :  mille  douleurs  l'assaillent  à  la  fois; 
la  peste,  la  famine  envahissent  le  camp  des  croisés,  qui  se  traî- 
nent comme  des  fantômes  et  expirent  chaque  jour  sans  secours. 


—  55  — 

Louis  les  (^xhortc,  les  soigne;  il  ne  <iainl  pas  de;  se  dépoiiillor  do 
ses  hal)its,  i\v  son  manloau  royal  pour  les  couvrir,  de  louelier 
à  leurs  plaies  dr'goùlanles,  de  se  priver  en  leur  laveur  des  ali- 
ments qu'on  lui  sert  :  sa  parole  consolatrice  leur  ouvre  les 
portes  du  ciel.  Knfin  il  s'humilie  pour  eux  et  propose  une  trêve 
au  sultan  Almondin,  qui  ne  veut  y  consentir  qu'au  prix  de  la  li- 
bert<'»  du  roi.  Louis  accepte;  mais  ses  chevaliers  refusent;  il 
l'audra  donc  combattre.  Les  croisés,  mourant  de  faim  et  con- 
sumés par  la  fièvre,  puisent  dans  leur  foi  la  force  de  parcourir 
à  pied  l'étendue  de  vingt  lieues  ;  cependant  la  route  est  semée 
de  leurs  cadavres.  Dès  le  commencement  de  la  bataille  le  roi, 
à  peine  guéri  du  terrible  mal  de  la  peste,  s'évanouit  entre  les 
bras  de  ses  écuyers. 

«  Je  n'abandonnerai  pas,  avait-il  .dit,  tant  de  braves  gens  qui 
se  sont  exposés  pour  le  service  de  Dieu  et  pour  le  mien  ;  je  les 
ramènerai  avec  moi,  ou  je  mourrai  prisonnier  avec  eux.  » 

On  emporta  Louis  à  Sarmossac,  petite  ville  du  voisinage;  et 
bientôt  l'armée,  s'imaginant  que  telle  était  la  volonté  du  mo- 
narque, se  rendait  aux  infidèles,  qui  égorgèrent  les  uns  et  em- 
prisonnèrent les  autres  :  souvent  on  leur  ordonnait  de  renier 
Jésus-Christ,  et  comme  ils  montraient  une  sublime  persistance, 
on  leur  tranchait  la  tête. 

Les  frères  du  roi  et  le  roi  lui-même  furent  obligés  de  se  con- 
stituer prisonniers.  Louis,  jeté  d'abord  au  fond  d'un  étroit  ca- 
chot, soulève  ses  mains  chargées  de  chaînes  et  s'écrie  :  »  Sei- 
gneur, il  n'y  a  que  vous  qu'on  bénisse  dans  les  fers.  »  Puis  de- 
mandant son  bréviaire,  il  se  mit  à  le  réciter  avec  trancjuillité. 

Ce  noble  prince  n'avait  plus  auprès  de  lui  qu'un  fidèle  domes- 
tique appelé  Isambert,  qui  lui  préparait  à  manger,  le  levait  et  le 
couchait,  car  il  était  d'une  faiblesse  extrême.  Soji  chapelain  et  les 
chevaliers  de  sa  suite  lui  ayant  offert  de  le  servir,  il  refusa  leurs 
soins,  par  respect  pour  la  religion,  par  délicatesse  pour  la  di- 
gnité de  la  chevalerie.  Cette  conduite  admirable  remplit  d'en- 
thousiasme le  Soudan  Almondin.  Il  s'étudia  dès  lors  à  rendre  la 
captivité  du  roi  de  France  moins  rigoureuse;  et  Louis  fut  un 


-     a(j  — 

joui'  Irrs-surpris  de  rccrvoii-,  de  h)  pari  (rAliiioiidin,  de  m;»- 
i^iiili(liM"s  liahils  dlioiiiitMir.  \r  inodeslc  l.ouis  rj'iivoya  ces  \)vd- 
soiils  inuldos;  et  plus  tard  le  ('lief  imisiilinan  lui  ayant  fait  pro- 
poser de  le  d('>livn'r.  lui  ot  ses  chevaliers,  inoyenuaiil  la  red- 
dition de  la  ville  de  Daiuielle  et  la  soimue  de  cent  mille  marcs 
d'argent  :  «  Vu  roi  de  France  ne  se  rachète  pas  à  prix  d'argent, 
répondit  l'illustre  prisonnier;  mais  je  consens  à  ahandonner 
Damielle  |)()ur  ma  personne  et  les  cent  mille  marcs  pour  mes 
sujets.  » 

Cetrte  juste  lierté  charma  le  soudan.  Désireux  d'égaler,  au 
moins  en  quelque  chose,  un  ennemi  si  magnanime,  il  réduisit 
de  moitié  la  rançon  du  roi  de  France.  Un  traité  de  paix  devait 
être  réglé  .à  Pharescour,  maison  de  plaisance  d'Almondin, 
quand  une  révolte  de  Mamelouks  éclata.  Ce  ne  fut  point  le  roi 
d(^  France  (jui  franchit  d'un  pas  tranquille  le  seuil  du  palais  de 
IMiarescour,  ce  fut  une  troupe  sanguinaire  qui  vint  avec  des  pro- 
jets de  vengeance  tremper  ses  mains  dans  le  sang  du  malheureux 
Almondin. 

H  Oue  me  donneras-tu,  à  moi,  qui  ai  tué  ton  ennemi?  dit  un 
des  meurtriers  du  soudan  à  Louis  IX.  Fais-moi  chevalier,  ou 
meurs. 

—  Fais-tôi  chrétien,  ou  fuis,  »  réplique  le  roi,  que  le  poignard 
du  misérable  n'effraye  pas. 

Le  pillage,  le  massacre  régnent  partout;  les  chevaliers  chré- 
tiens échappèrent  miraculeusement  à  la  mort;  et  la  reine  Mar- 
guerite, réfugiée  à  Damiette,  se  jetait  aux  genoux  d'un  vieux  che- 
valier qui  la  gardait,  pour  le  supplier  de  lui  couper  la  tête,  si  les 
Sarrasins  immolaient  son  époux'.  Mais  chaque  fois  que  l'exis- 
tence de  Louis  était  exposée,  la  vertu  du  monarque  désarmait 
le  bras  des  assassins. 

Le  saint  roi  était  un  jour  plongé  dans  l'extase  de  la  prière, 
lorsqu'un  bruit  inattendu  frappa  son  oreille.  Il  se  prit  à  écouter, 
et  le  nom  dé  Louis  arriva  jusqu'à  lui  ;  un  bruit  de  pas  retentit 
sur  le  sol,  la  porte  de  son  triste  réduit  s'ouvrit,  et  les  chefs  de 

'  Joinville. 


—  57  — 

l'armée;  snrrasinc  y  ix'MK'lrrrcrit  ;  une  foule ronsidérahic  cnvaliis- 
sait  la  prison.  Le  chel'  1(3  plus  àg(''  porta  la  parole  en  ces  termes  : 
«  Illustre  souverain  des  Français,  ton  courage,  la  patience 
captivent  nos  cœurs,  et  nous  venons  te  donner  une  preuve  écla- 
tante de  notre  estime.  Le  traître  Almondin  a  reçu  le  châtiment 
de  ses  fautes.  Il  nous  manque  un  soudan;  daigneras-tu  arrepler 
ce  titre  que  nous  désirons  te  conférer  ? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  répondit  Louis  :  liier  encore 
vous  me  réserviez"  le  sort  d'Almondin,  et  vous  m'offrez  aujour- 
d'hui la  puissance.  Non,  je  ne  saurais  accepter  un  titre  que  ma 
religion  me  défend  de  portei". 

—  Qu'importe  ta  religion?  c'est  la  vertu  qui  nous  gouverne- 
rait, et  ce  ne  seraient  pas  les  lois  de  ton  Dieu. 

--  Vous  vous  trompez  ;  Dieu  est  le  juge  suprême  à  qui  je 
remets  la  direction  de  ma  conduite.  Tl  me  dicte  ses  volontés,  et 
je  me  contente  de  lui  obéir. 

—  Oui,  s'écrièrent  les  autres  chefs,  il  nous  contraindrait  à 
devenir  chrétiens.  C'est  assez,  nous  avons  offensé  Mahomet  en 
cherchant  un  soudan  parnai  les  infidèles. 

—  Le  prophète  exige  une  réparation,  ajoutèrent  les  séditieux. 

—  Laquelle?  demandèrent  les  chefs. 

—  Le  sans;  du  roi  français. 

—  Ou  il  meure  donc!  » 

Mille  poignards  se  lèvent  à  ces  mots  sur  le  fils  de  Blanche  de 
Castille.  Louis  ne  pâlit  point,  il  attend  la  mort  sans  trembler, 
ses  regards  se  tournent  vers  le  ciel...  À  cet  aspect,  les  meurtriers 
se  déconcertent,  ils  laissent  échapper  leurs  poignards,  et  tom- 
bent à  genoux.  C'est  Daniel  dans  la  fosse  aux  lions. 

((Je  suis  votre  captif,  dit  Louis  d'une  voix  inspirée;  vous 
pouvez  à  votre  gré  disposer  de  mon  corps  ;  mon  àme  appartient 
à  Dieu.^) 

Ce  discours  achève  de  confondre  les  Sarrasins,  qui  s'écrient  : 

'(  Nous  te  regardions  comme  notre  captif  et  notre  esclave,  et 
tu  nous  traites,  étant  aux  fers,  comme  si  nous  étions  tes  pri- 
sonniers !  ^) 


—  58  ~ 

(  ne  IrrM-  de  (li\  .iii>  liil  ciiliii  coiicliic.  L()iii>  l\  a(-(|uillii  l;i 
ranroii  îles  clicNalit  rs  chrrlit'iis  cl  rciidil  Daiiiicllc.  (Juaiid  il 
s \Miil)ar(|iia  jxtur  la  l'alrsliiic  avec  sa  raïuillc  cl  ses  coriipa- 
jiiioiis  d  armes,  un  |)eii|tl«'  eiilicr  couvrait  les  rivages  du  .Nil  el 
ne  se  lassait  pas  de  lorMier  des  vœux  en  laveur  du  héros  (jui 
seloigiiail. 

Cinq  années  s'écoulèrent  avant  (jue  Louis  revît  les  côtes  de  la 
France.  Os  ciiu]  années  passées  en  Palestine  furent  consacrées 
à  la  réediiication  des  principales  villes,  et  au  rachat  de  [)lus  de 
douze  mille  esclaves  chrétiens.  La  mort  de  la  reine  Blanche 
rappela  enlin  le  pieux  souverain  dans  son  royaume;  déposant 
alors  les  armes,  il  s'occupa  du  bonheur  de  son  peuple,  de  l'ad- 
ministralion  de  ses  états,  jus(]u'à  l'époque  où  fut  prèchée  une 
nouvelle  croisade.  Pendant  cet  intervalle  de  temps,  Louis  ne 
cessa  de  gouverner  son  royaume  avec  zèle.  A  la  fois  occupé  des 
intérêts  de  l'Église  et  de  ceux  de  ses  sujets,  il  fit  rebâtir  la  ba- 
silique de  Saint-Denis,  éleva  la  Sainte-Chapelle  auprès  du  palais 
de  Justice,  qu'il  habitait,  fonda  l'hôpital  des  Ouinze- Vingts,  et  le 
collège  de  la  Sorbonue.  Souvent  il  descendait  dans  son  jardin 
à  Paris,  et  vêtu  d'un  habit  de  camelot,  d'un  justaucorps  de 
tiretaine,  et  d'un  par-dessus  de  sandal,  il  donnait  audience 
publique  au  peuple  ;  souvent  aussi  c'était  à  Vincennes  qu'il 
tenait  ses  plaids,  assis  dans  le  bois,  sous  l'ombrage  touffu  d'un 
chêne.  Il  écoutait  tour  à  tour  les  parties  adverses,  et  décidait 
sagement  de  quel  côté  était  le  bon  droit. 

Un  jour,  un  prince  fut  appelé  devant  le  tribunal  de  Louis 
pour  avoir  dépouillé  de  son  bien  un  gentilhomme  de  ses  vas- 
saux ;  ce  prince  c'était  le  duc  d'Anjou,  le  frère  du  roi,  ce  qui 
ne  l'empêcha  pas  d'être  condamné  à  restituer  aii  gentilhomme 
le  château  qu'il  lui  avait  enlevé.  La  sagesse  de  Louis  ÏX  était  si 
connue,  que  le  roi  d'Angleterre  lui-même  le  pria  de  juger  un 
différend  qui  advint  entre  lui  et  les  barons  anglais. 

Mais  l'heure  de  la  croisade  avait  sonné;  Louis,  confiant  la 
régence  du  royaume  à  des  hommes  éclairés,  et  laissant  la  reine 
Marguerite  à  Vincennes,  s'embarqua  pour  Tunis  avec  ses  fils  et 


—  :>!>  — 

une  ai'iiicc  de  suixaiilc  mille;  hoiimics.  Falal  (l(''|>ail,  (|iii  dcvail 
être  suivi  d'une  séparation  plus  cruelle  encore! 

A  peiné  le  siège  de  Tunis  avait-il  été  entrepris,  (|U('  la  peste 
se  déclara  dans  l'armée  chrétienne.  Déjà  le  roi  avait  vu  périr 
un  de  ses  lils,  le  jeune  comte  de  Nevers,  dont  la  naissance,  ar- 
rivée à  Damiette  pendant  la  première  croisade,  avait  ét(''  aussi 
triste  que  la  fin.  Déjà  Philippe,  l'héritier  de  la  couronne,  se  dé- 
battait en  proie  à  d'horribles  douleurs,  lorsque  Louis,  en  s(ji- 
gnant  Philippe,  se  sentit  attaqué  du  même  mal,  et  comprit 
bientôt  que  la  mort  avait  changé  de  proie. 

Dès  qu'il  acquiert  la  certitude  qu'il  va  quitter  ce  monde,  il 
remercie  le  ciel,  s'étend  sur  une  couche  de  cendre,  mande  au- 
tour de  lui  ceux  qui  lui  sont  chërs,  et  leur-adresse  des  adieux 
pleins  de  tendresse,  de  ferveur.  Puis  il  appelle  son  fils  aine,  lui 
donne  de  sublimes  conseils,  lève  les  yeux  au  ciel,  sourit  et  ex- 
pire en  murmurant  ce  passage  du  Psalmiste  :  «Seigneur,  j'en- 
trerai dans  ta  maison  pour  y  célébrer  tes  louanges.» 

Ainsi  mourut,  à  cinquante-six  ans,  le  meilleur  des  rois. 

Au  siècle  dernier,  on  montrait  encore  sur  la  roule  de  Paris 
à  Saint-Denis  des  croix  de  pierre  marquant  les  stations  qu'avait 
faites  Philippe  k  Hardi  quand  il  porta  pieusement  jusqu'à  la 
basiliquele  cercueil  qui  contenait  les  cendres  de  son  père. 

Alfred  des  Essards. 


m\mm  culow. 


Par  une  brûlante  jour- 
née d'été,  un  homme 
d'un  âge  mur  et  un  jeune 
garçon  s'acheminaient 
vers  le  couvent  de  la  Ra- 
bida,  situé  sur  une  col- 
line, à  une  demi-lieue  de 
Palos,  eu  Andalousie. 
Leur  marche  était  celle 
de  gens  accablés  de  fa- 
tigue; l'enfant  surtout, 
pâle  et  défait,  se  traînait 
i^  avec  effort.  «  Encore  un 
•^  peu  de  courage,  mon 
pauvre  Diego  ,  disait  cet 
homme   à  l'enfant,    tu 

vas  te  reposer  tout  à  l'heure.  —  Et  toi,  père,  n'es-tu  pas  bien 

las?  —  Oui,  je  le  suis  :  un  peu  d'ombre  et  de  repos  me  seront 

doux.  » 
Et  l'homme  et  l'enfant  retombèrent  dans  le  silence  qu'ils 

avaient  rompu  par  les  paroles  qu'on  vient  de  lire. 


litK.  Paul  Pebt  et  C"  3,  ?lace  du  Doyenne,  Pans- 


i 


-  01   - 

Le  plus  Agé  (les  voyageurs  piiraissail  avoir  (piararile  cl  (jud- 
ques  années.  Son  front  large  et  élevé  indi(iuait  une  vaslc  intel- 
ligence; sa  physionomie  était  grave  et  réfléchie;  son  regard 
prenait  tour  à  tour  l'expression  de  la  médilation  et  de  l'en- 
thousiasme, et  en  de  certains  moments  des  éclairs  d'inspiration 
faisaient  soudainement  rayonner  ce  pâle  et  nohle  visage. 

Les  deux  voyageurs  venaient  d'arriver  à  la  porte  du  couvent; 
le  père. de  l'enfant  sonna  ;  un  moine  parut  sur  le  seuil  de  la 
porte. 

«  Mon  frère,  dit  le  voyageur,  au  nom  de  Dieu,  donnez,  je 
vous  prie,  à  mon  fds  un  verre  d'eau  et  un  peu  de  pain. 

—  Entrez  dans  la  cour,  et  asseyez-vous  sur  ce  banc,  dit  le 
frère  portier  ;  je  vais  chercher  ce  que  vous  me  demandez.  » 

Tranquillisé  sur  son  enfant,  l'étranger  reprit  le  cours  de  ses 
rêveries.  Il  songeait  au  passé,  interrogeait  l'avenir,  et  une  so- 
lennelle tristesse  se  répandait  sur  ses  traits. 

Le  moine  revint,  apportant  de  l'eau  fraîche,  du  pain  et  quel- 
ques fruits  secs.  Lorsque  l'enfant  fut  rassasié,  et  tandis  que  son 
père,  debout  devant  la  grille  du  jardin,  jetait  des  regards  dis- 
traits sur  la  campagne,  le  bon  moine  adressa  quelques  questions 
à  Diego. 

((  Vous  avez  beaucoup  marché,  à  ce  qu'il  me  semble?  dit-il. 

— C'est  bien  sur,  répondit  l'enfant;  nous  étions  ce  matin  au 
bord  de  l'Odiel.  —  Où  allez-vous  maintenant?  —  A  Huétra,  de- 
mander un  asile  au  frère  de  ma  mère.  » 

L'entretien  se  prolongea  quelques  instants,  puis  l'étranger  se 
rapprochant  de  son  fds,  dont  le  repas  était  fini,  remercia  le 
moine  et  dit  à  Diego  qu'ils  allaient  se  remettre  en  route. 

Mais  quand  l'enfant  voulut  se  lever,  ses  pieds  se  trouvèrent 
enflés  de  telle  sorte  qu'il  retomba  sur  le  banc.  Il  fallut  se  dé- 
cider à  une  plus  longue  halte. 

Le  moine  était  rentré  dans  le  couvent;  l'enfant  venait  de  s'en- 
dormir, et  son  père,  assis  à  côté  de  lui,  le  regardait  d'un  air 
tendre  et  impatient. 

Le  prieur  du  couvent,  Juan  Ferez  de  Marchenna,  revenait  de 


()2  — 

la  villo;  il  vil  1  clriiii^t'r  cl  s(»ii  lils.  Jugi'aiil  à  leurs  vtMeim'iils 
usés,  à  leurs  souliers  couverts  de  poussière,  (|ue  celaient  des 
gens  qui  parcouraient  la  campagne  en  mendiant,  il  s'en  ap- 
procha un  maravedis  h  la  main.  —  «Je  ne  demande  pas  l'an- 
mone,  >  dit  l'étranger  en  se  leviuit  avec  dignité. 

Le  prieur  resta  frappé  de  l'expression  lîère  et  intelligente  de 
cette  noble  télé.  Il  fil  ses  excuses  à  l'inconnu  et  lui  adressa  en 
termes  polis  et  obligeants  quelques  questions  sur  le  but  de  son 
voyage;  celui-ci  répondit  (]n'il  était  (mi  marche  pour  se  n^ndre 
dans  une  ville  prochaine,  quand  la  chaleur  du  jour  et  la  lassi- 
tude de  son  fils  l'avaient  forcé  de  s'arrêter  pour  demandei- 
quelques  secours.  «  J'attends  maintenant  son  réveil  pour  con- 
tinuer mon  voyage,  dit  en  finissant  l'étranger. 

—  Êtes-vous  si  pressé  d'arriver  que  vous  ne  puissiez  rester 
ici  le  temps  nécessaire  pour  rendre  des  forces  à  cet  enfant?  » 

Ces  paroles  et  l'accent  de  bonté  qui  les  accompagnait  déci- 
dèrent le  voyageur.  «  Eh  bien,  mon  père,  dit-il,  j'accepte  votre 
offre;  je  suis  peu  habitué  au  bon  accueil  des  hommes,  et  le 
vôtre  me  fait  du  bien.  Je  suis  Christophe  Colomb;  peut-être  mon 
nom  ne  vous  est-il  pas  absolument  étranger  ? 

—  Vous  êtes  Christophe  Colomb  !  dit  le  prieur  en  tendant  sa 
main  au  grand  homme  ;  je  remercie  la  Providence  de  vous  avoir 
conduit  ici.  Je  serai  heureux  de  m'entretenir  avec  vous  du  glo- 
rieux projet  que  vous  poursuivez  et  dont  la  connaissance  est  ve- 
nue jusqu'à  moi.  » 

Guidé  par  le  prieur,  Colomb  conduisit  dans  l'intérieur  du 
couvent  Diego  à  demi  éveillé  ;  et,  après  l'avoir  déposé  sur  un 
lit,  il  se  rendit  auprès  de  Juan  Ferez,  auquel  il  fil  connaître  sa 
vie  passée  et  les  espérances  qu'il  nourrissait  en  lui .  » 


II 


Christophe  Colomb,  selon  certains  auteurs,  était  issu  d'une 
race  noble  mais  pauvre  ;  l'opinion  la  plus  générale  lui  donne 


—  iy.\  — 

})(>iir  prn'  un  «irlisiui  de  (iriics,  vilk'  on  iia<jiiil  Coloinl).  Il  (il  ses 
éluilos  à  risc,  (!l  coiniiu'iKja  à  liv^v.  de  qualorzc  ans  W,  <  ours  de 
ses  voyages.  Ce  fui  après  plusieurs  iiavigalions  dans  la  mer  du 
Nord,  à  la  suite  de  savantes  recherches,  de  longues  observations, 
et  aidé  de  l'expérience  qu'il  avait  acquise,  qu'il  cul  la  perception 
de  la  sphéricité  do  la  terre  et  d'un  autre  ('onliiienl  l'aisant  contre- 
poids au  contnient  connu.  Que  de  lois,  au  milieu  des  solitudes  de 
l'océan,  quand  le  soleil  fuyait  vers  les  points  occidentaux,  l'il- 
lustre navigateur,  suivant  des  yeux  l'astre  enflammé,  s'écria  avec 
l'accent  de  l'inspiration  :  <(  Non  !  ce  n'est  pas  seulement  sur 
l'abîme  des  eaux  ([ue  le  soleil  va  maintenant  promener  sa  lu- 
mière; il  quitte  nos  régions  pour  aller  porter  le  jour  dans  d'au- 
tres contrées  où  se  lève  l'aurore  quand  nos  yeux  voient  les 
dernières  clartés  du  couchant  ! 

Avant  de  communiquer  aux  hommes  les  révélations  de  son 
génie,  Colomb  voulut  laisser  s'amortir  en  lui  les  élans  de  l'en- 
thousiasme, les  joies  ravissantes  de  l'âme,  afin  de  présenter  une 
conviction  basée  sur  la  prudence ,  l'expérience  et  le  raisonne- 
ment, sans  mélange  des  impressions  qui  séduisent  et  abusent. 
Il  se  posséda  avec  une  force  suprême,  et  couva  longtemps  dans 
son  sein  la  grande  pensée  qui  ne  devait  éclore  que  passée  à  l'état 
de  certitude. 

•  Ce  moment  venu,  Colomb  fit  hommage  de  sa  découverte  à 
Gênes,  sa  patrie,  et  lui  demanda  les  moyens  d'aller  la  vérifier. 
Le  croirait-on?  cet  homme  aux  puissantes  facultés,  au  génie  pro- 
phétique, fut  méconnu,  repoussé  comme  un  visionnaire;  et 
le  ridicule,  le  mépris  essayèrent  leurs  traits  contre  ce  cœur  hé- 
roïque. 

Rebuté  par  ses  compatriotes,  Colomb  alla  porter  ses  plans  à 
Venise,  où  il  reçut  le  même  accueil.  Sans  se  décourager,  car  les 
hommes  providentiels  ont  une  constance  proportionnée  à  la 
grandeur  de  leurs  desseins,  Colomb  se  présenta  successivement 
au  p.ape,  au  roi  de  Portugal,  aux  ministres  d'Espagne;  partout 
il  rencontra  le  doute,  l'ironie,  les  refus  insuUanls. 

«  Je  lasserai  le  sort,  »  dit  le  grand  homme. 


—  (l'i  — 

l',l  il  ccrivil  .1  (.liiulcs  \lll,  (|iii  rognail en  Krancc,  implorant 
son  appui  |>our  rexéculion  dt*  son  entreprise.  Charles,  occupé 
de  ses  guerres  en  Italie,  ne  put  l'aire  ce  (pi'il  aurait  voulu  pour 
Colomb;  celui-ci,  pressé  par  la  nécessité,  s'emhanpia  de  nou- 
veau, emmenant  avec  lui  son  lils  Diego,  et  laissant  son  autre  fils 
auprès  de  dona  Félipa,  sa  mère. 

Il  commandait  un  navire  dans  la  guerre  de  Venise  contre  la 
Trance.  Des  grenades  lancées  contre  les  vaisseaux  français  tom- 
bèrent sur  le  navire  de  Colomb  et  l'incendièrent;  pour  échapper 
à  la  mort,  Colomb  se  jeta  à  la  mer,  tenant  Diego  dans  ses  bras. 
Aidé  du  vent  et  des  vagues,  il  atteignit  les  cotes  d'Espagne.  Il 
avait  traversé  une  partie  de  ce  pays,  s'arrétant  dans  les  villes 
pour  dessiner  des  cartes  de  géographie,  dont  la  vente  le  faisait 
subsister  ainsi  que  son  enfant;  il  arriva  ainsi  au  couvent  de  la 
Habida,  d'où  il  devait  se  rendre  chez  son  beau-frère. 


m 


Les  moments  que  Colomb  passa  avec  le  prieur  des  Francis- 
cains lui  furent  doux  et  précieux.  Juan  Ferez  était  un  homme 
instruit,  avide  de  connaissances  nouvelles  ;  il  écouta  avec  admi- 
ration les  plans  de  Colomb,  s'associa  à  ses  espérances,  et  pai* 
tagea  le  brûlant  désir  du  navigateur  de  nouer  la  chaîne  brisée  de 
l'humanité  en  allant  porter  chez  des  peuples  inconnus  la  civi- 
lisation et  les  lumières  de  l'Évangile.  Après  un  long  et  solennel 
entretien  où  deux  nobles  âmes  avaient  fraternisé,  Colomb  quitta 
le  prieur  avec  les  vœux  de  ce  dernier  pour  le  succès  de  sa  vaste 
entreprise,  et  porteur  d'une  lettre  dans  laquelle  Juan  Ferez  par- 
lait avec  enthousiasme  de  Colomb  et  le  recommandait  avec  in- 
stance au  confesseur  de  la  reine  Isabelle,  don  Fernando  de  Ta- 
lavera. 

Muni  de  cette  lettre,  et  d'après  le  conseil  de  son  nouvel  ami, 
au  lieu  de  sediriger  sur  Huerta,  Colomb  se  rendit  à  Cordoue,  où 
la  cour  était  alors.  Il  apprit  dans  cette  ville  que  son  beau-frère. 


—  ()5  — 

dont  il  n'avait  point  eu  de  nouvelles  depuis  douze  ans,  avait 
cessé  d'exister  ;  cette  circonstance  lui  lit  bénir  davantage  la  ren- 
contre qu'il  avait  faite  du  prieur  des  Franciscains. 

Don  Fernando,  disposé  en  faveur  de  Colomb  par  la  lettre  de 
Juan  Ferez,  le  reçut  avec  des  égards  qui  touchèrent  vivement 
cet  homme  malheureux  et  qui  accrurent  ses  espérances. 

Cependant  la  guerre  contre  les  Maures,  qui  cherchaient  encore 
à  se  soutenir  eu  Espagne,  absorbait  l'attention  d'Isabelle  et  de 
Ferdinand,  son  époux.  Malgré  la  bonne  volonté  de  Fernando, 
les  instances  de  Colomb  ne  furent  pas  écoutées,  ses  sollicitations 
n'eurent  aucun  résultat. 

Après  avoir  attendu  durant  plusieurs  années  avec  une  in- 
vincible patience,  Colomb  jugea  qu'un  plus  long  séjour  en  Es- 
pagne n'amènerait  rien  de  mieux  pour  lui.  11  venait-de  recevoir 
du  roi  de  France  une  lettre  favorable  à  ses  projets  ;  il  se  décida 
à  partir  pour  Paris.  Instruit  de  cette  détermination,  .Tuan  Ferez 
accourut  auprès  de  Colomb,  le  conjura  d'attendre  encore  quel- 
ques jolirs  ;  puis,  ayant  obtenu  une  audience  d'Isabelle,  dont  il 
avait  été  autrefois  le  confesseur,  il  plaida  la  cause  de  Colomb 
avec  tant  de  chaleur  et  d'éloquence,  il  fit. si  bien  valoir  les  avan- 
tages que  retirerait  l'Espagne  de  la  réalisation  des  desseins  du 
^and  navigateur,  que  la  reine  consentit  enfin  à  le  recevoir. 

Colomb  parla  à  sa  royale  protectrice  et  à  Ferdinand,  son 
époux,  avec  une  assurance  modeste,  une  inébranlable  convic- 
tion. Il  fut  écouté  avec  intérêt,  et  l'on  convint  de  mettre  à  sa 
disposition  trois  navires. 

Four  mettre  à  fm  une  si  grande  entreprise,  Colomb  devait  être 
investi  d'une  autorité  sans  limite  ;  on  stipula  que  la  dignité 
d'amiral  lui  serait  accordée  et  celle  de  vice-roi  des  pays  qu'il 
découvrirait.  Le  cœur  pénétré  de  reconnaissance  pour  Juan 
Ferez,  Colomb  fit  activement  les  préparatifs  de  son  départ,  et 
le  3  août  1491  il  mit  à  la  voile  dans  le  port  de  Falos. 


—  6(5  - 

IV 

In  MMil  Irais  [^K)iissail  rapidcinciil  trois  léj^ers  vaisseaux  (jui 
s'oiivraieiil  une  roule  dans  les  vac;iies  d'azur  où  se  rélléeliissail 
un  eiel  éclalanl.  Les  rayons  du  soleil  en  s<'  brisant  sur  les  flots 
les  revêtaient  de  lames  d'or,  (jui  s'enchâssaient  les  unes  dans 
les  autres  et  olTraient  aux  yeux  éblouis  une  oscillation  radieuse 
dont  les  extrémilés  se  terminaient  en  traînées  brillantes. 

Debout  sur  le  pont  de  la  Scnita-Maria,  Colomb  attachait  un 
œil  attentif  et  interrogateur  sur  l'espace  sans  limites  qui  s'éten- 
dait devant  lui. 

La  Santa-Maria  était  suivie  de  la  Pinta  et  de  la  Nina,  Quatre- 
vingt-dix  hommes  composaient  l'équipage  de  la  petite  escadre. 
Depuris  deux  mois  l'amiral  était  en  mer,  et  rien  encore* n'in- 
diquait la  terre  qu'il  avait  annoncée;  à  l'enthousiasme  des  pre- 
miers jours,  alors  que  tous  ces  hommes  croyaient  marcher  à  la 
conquête  sure  et  prochaine  des  biens  rêvés  par  une  imagination 
exaltée,  succédaient  le  découragement  et  la  crainte.  Perdus  dans 
cet  océan  inconnu,  où  nul  navigateur  avant  eux  n'avait  osé  se 
hasarder,' ils  regrettaient  de  s'être  abandonnés  aux  promesses 
d'un  homme  qu'ils  jugeaient  s'être  trompé.  * 

Les  provisions  diminuaient  sensiblement,  et  à  l'appréhension 
d'un  mal  réel  se  joignaient  les  fantômes  qu'enfante  la  terreur. 
Quelques-uns  de  ces  hommes,  se  rappelant  les*  discours  de  la 
sottise  et  de  l'ignorance,  s'imaginaient  que  Colomb  était  un  sor- 
cier, qu'il  avait  commerce  avec  les  démons,  et  que  Satan  seul 
lui  avait  soufflé  la  pensée  d'un  autre  monde  pour  lui  donner  une 
occasion  de  livrer  à  l'enfer  des  hommes  sans  secours  ;  d'autres, 
moins  stupides,- attribuaient  à  l'orgueil  de  Colomb  la  conception 
de  ce  monde  inconnu.  L'amiral,  pensaient  ceux-ci,  avait  forgé 
cette  fable  pour  se  rendre  célèbre,  et  il  cherchait  maintenant, 
pour  lui  et  les  hommes  qui  l'accompagnaient,  un  tombeau  dans 
l'océan  par  l'espoir  d'envelopper  son  nom  d'un  mystère  immor- 
tel !  Ces  pensées  longtemps  comprimées  se  firent  jour;  l'équipage 


—  07 


se  révolta  et  demanda  iiiipérieusemenl  à  Culuinl»  d  èliv  laïueué 

en  Espagne. 

((  3Ies  amis,  répondit  Colomb,  votre  maiire  et  le  mien  m'a 
ordonné  d'aller  à  la  recherche  d'un  nouveau  monde;  tant  que 
je  vivrai,  et  avec  l'aide  de  Dieu,  je  persévérerai  dans  mon  entre- 
prise. » 

Ces  mots  courageux,  l'attitude  majestueuse  de  l'amiral,  la 
grandeur  que  l'espérance  imprimait  à  son  front,  l'ascendant  de 
son  génie,  soumirent  ces  caractères  rebelles.  Tous  gardèrent  le 
silence,  à  l'exception  de  Pedro,  qui  allait  répliquer;  Colomb  ne 
lui  en  laissa  pas  le  temps,  et  s'adressant  de  nouveau  à  l'équipage, 
mais  cette  fois  en  termes  affectueux  et  doux,  il  ranima  pour 
quelques  instants  les  cœurs  abattus.  Chacun  obéit  aux  ordres  de 
l'amiral  et  retourna  aux  fonctions  qui  lui  étaient  assignées. 

Huit  jours  se  passèrent  sans  apporter  aucun  changement  dans 
la  situation  des  choses.  L'irritation  feiS^entait  au  fond  des  âmes; 
la  révolte  avait  changé  d'allure,  elle  se  formait  dans  l'ombre  et 

en  silence. 

Après  être  resté  plus  d'uner  heure  en  observation  à  la  proue 
'du  vaisseau,  sans  se  rendre  absolument  compte  de  ce  qu'il  entre- 
voyait à  l'horizon,  l'amiral  donna  l'ordre  à  Martin  Pinzon,  com- 
mandant de  la  Pinta,  d'aller  à  la  découverte  vers  un  point  qu'il 
lui  indiquait. 

L'équipage  devina  l'espérance  de  Colomb;  les  cœurs  se  dila- 
tèrent, les  visages  s'éclaircirent  ;  on  attendait  avec  anxiété  !  Trois 
coups  de  canon  se  firent  entendre  sur  la  Pinta  :  c'était  le  signal 
convenu  pour  annoncer  la  vue  de  la  terre. 

Des  exclamations  de  bonheur,  une  joie  délirante  accueillent 
cette  heureuse  nouvelle. 

«  Nous  sommes  sauvés!  »  s'écrient  tous  ces  hommes  en  s' em- 
brassant. Et  les  manœ.uvres  redoublent  pour  atteindre  à  cette 
nouvelle 'terre  promise. 

Mais  la  Pinta  a  reviré  de  bord  ;  au  lieu  de  poursuivre  sa  route, 
elle  vient  rejoindre  les  deux  autres  bâtiments,  et  dès  qu'Âlonzo 
est  à*portée  de  la  voix ,  il  apprend  à  Colomb  qu'il  s'est  trompé,  et 


—  (IS  — 

([lie  ce  (|n  il  aNiiil  |)ris  d  alionl  |i(iiii-  une  île  n'rl.iil  i|ii'iiii(>  illii- 
siini  (lu  luiraitc 

Colle  (Icccplioii,  qni  (l'aillciirs  iiclail  pas  la  prcniièrc,  porta 
la  coiislcriialioii  cl  le  (h'scspoir  parmi  les  marins  :  l'irrilalioii 
coiilrc  leur  clict'  se  raniiiia  |)liis  memiranlo. 

«  C'est  Uni,  disaiciil-ils,  nous  ne  reverrons  plus  noire  pays  ni 
noire  famille;  on  veut  nous  laire  mareher  jus([u'à  récu(;il  (pji 
nous  enij;loulira  tous!  n  VA  des  larmes  de  eolère  coulaient  sur 
ijuehpies-uns  de  ces  mornes  visafj;es, 

((  Vous  pleurez  !  hommes  sans  volonlé,  dit  Pedro  avec  une 
amère  ironie  ;  vous  continuez  d'obéir  à  cet  homme  qui  vous  sa- 
crilîe  à  son  orgueil  opiniâtre,  et  vous  avez  là  cependant  (il  mon- 
trait la  mer)  le  silence,  la  tombe  et  la  mort! 

—  C'est  vrai,  dirent  quelques  v.oix  ;  c'est  notre  lâcheté  qui 
nous  perd.  » 

Plusieurs  matelots  fire||  un  mouvement  pour  aller  chercher 
Colomb  dans  sa  chambre  et  le  précipiter  dans  les  eaux.  D'autres 
les  retinrent  et  furent  d'avis  de  lui  laisser  la  vie  en  l'attachant 
à  fond  de  cale  jusqu'au  retour  en  Espagne.  Cette  dernière  pro- 
position fut  rejetée;  elle  faisait  courir  des  risques  à  l'équipage, 
qui  pouvait  se  voir  condamné  comme  coupable  de  révolte  envers 
l'amiral. 

On  s'arrêta  à  la  première  pensée.  Il  fui  convenu  qu'on  atten- 
drait la  nuit  pour  exécuter  la  sentence  qui  venait  d'être  pro- 
noncée contre  Colomb  ;  cette  troupe  mutinée  craignait  encore  la 
puissante  énergie  de  l'amiral  et  l'effet  de  sa  parole  souveraine. 

Un  officier  de  Colomb,  qui  n'avait  point  osé  s'opposer  ouver- 
tement aux  desseins  de  l'équipage,  mais  qui  gardait  à  son  maître 
une  inviolable  fidélité,  trouva  le  moyen  de  lui  faire  connaître  ce 
qui  se  tramait  contre  lui . 

Colomb  remonta  sur  le  pont  ;  l'immuable  tranquiHité  de  son 
front  n'avait  point  été  troublée. 

«  Mes  amis,  dit-il  d'une  voix  ferme  et  calme,  je  sais  vos  pro- 
jets sur  moi  ;  vous  avez  décidé  ma  mort  pour  celle  nuit  !  »  Ouel- 
ques-uns  restèrent  interdits;  les  plus  hardis  répliquèrenh  — 


'#1.. 


CHn.i»ikÀ-fciifii  ...tjùtit^ïw-ij 


Lith.  de  Bec^uet 


—  fiO  — 

((  Oui,  vous  mourrez,  à  moins  que  vous  ne  cliungiez  à  riiislaiil  la 
direction  du  vaisseau  pour  nous  ramener  en  Espafin(!.  —  La 
mort  m'est  plus  facile  que  ce  que  vous  exigez  de  moi.  »  Des  cla- 
meurs bruyantes  suivirent  ces  paroles.  «  Il  faut  en  finir  tout  de 
suite,  »  prononcèrent  un  grand  nombre  de  voix.  Pedro  s'avan- 
çait vers  Colomb  d'un  air  menaçant. 

«  Retirez-vous  !  »  lui  dit  l'amiral  en  fîiisant  un  geste  plein  d<; 
grandeur  et  d'autorité. 

Puis,  se  tournant  du  côté  de  la  foule  murmurante,  d  dit  : 

K  Des  chrétiens  ne  peuvent  refuser  quelques  heures  de  grâce 
à  l'homme  qui  va  mourir  !  Je  vous  démande  cette  nuit  pour 
mettre  en  ordre  les  notes  que  j'ai  prises  depuis  que  nous  sommes 
en  mer. 

— C'est  pour  gagner  du  temps;  fit  observer  un  matelot. 

— Ce -désir  suffirait  peut-être  à  motiver  ma  demande,  »  répli- 
qua Colomb  avec  un  sourire  noble  et  doux.  Il  ajouta  .♦<  Mais 
vous,  qui  connaissez  ma  pensée  et  mon  but,  vous  savez  bien  que 
ce  n'est  que  comme  moyen  que  j'apprécie  ma  vie,  et  que  je  sou- 
haite la  prolonger  de  qilelques  instants.  » 

Après  ces  paroles,  et  sans  attendre  de  réponse,  l'amiral  rentra 
dans  sa  chambre  et  se  mit  à. ranger  ses  papiers. 

Les  marins  immobiles  se  regardaient  les  uns  les  autres  ;  l'in- 
trépidité généreuse  de  Colomb  les  avait  encore  une  fois  subju- 
gués sans  ôter  de  leur  cœur  le  ressentiment  qu'ils  nourrissaient 
contre  lui. 

«  Pourquoi  aucun  de  vous  ne  s'est-d  joint  à  moi?  dit  Pedro, 
nous  serions  libres  maintenant!... 

—  Pourquoi?  pourquoi?  répondit  un  matelot,  parce  que  cet 
homme  damné  a  quelque  chose  dans  le  regard  qui  vous  lie  les 
bras  et  les  jambes.  » 

Pedro  haussa  les  épaules  et  regarda  le  matelot  avec  mépris. 

Cependant  ces  hommes  cruels  et  superstitieux, 'qui  se  prépa- 
raient' à  un  meurtre  abominable,  furent  presque  tous  d'avis 
qu'ils  devaient  accorder  à  leur  amiral  les  moment^  nécessaires 
pT)ur  se  disposer  à  la  morl.  Mais  ils  décidèreni  en  même  temps 


—  70   — 

qu'on  u'alleudrail  pas  If  jour  pour  se  délaire  «le  Colomb  :  la  nuil 
se  prtHe  au  crinu'l 

Dans  celte  veille  suprrnie  l'amiral  se  monlra  ^rand  comme 
sa  destinée.  Sans  haiue  pour  ses  hourreaux.  il  dé|)os;»  dans  son 
dernier  écrit  les  vo'ux  cpiil  formait  p(»ur  ipi  un  autre  i'iU  plus 
heureux  que  lui  dans  la  sublime  reeberche  qui  allait  lui  couler 
la  vie,  et  donnait  des  indications  précises  pour  faciliter  le  retour 
de  ses  mi^urtriers. 

Pourtant  de  mortelles  angoisses  déchiraient  cette  âme  magna- 
nime. Mourir!  quand  l'immense  route  qu'il  avait  parcourue  lui 
présageait  le  terme  prochain  de  son  voyage  !  Mourir!  avant  d'a- 
voir assuré  à  sa  fomille  sans  appui  la  récompense  de  ses  travaux  ! 
Quitter,  avant  de  l'avoir  vue  couronnée,  cette  unique  pensée  de 
sa  vie,  qui  s'était  identifiée  à  toutes  ses  impressions,  en  impri- 
mant son  sillon  dans  toutes  ses  peines,  en  rayonnant  SMr  toutes 
ses  espérances  ! 

«  Terre  promise  à  mes  inspirations!  disait-d  dans  l'amertume 
.  de  sa  douleur,  mes  yeux  ne  verrofit  donc  pas  tes  ombrages?  mes 
pieds  ne  fouleroi'it  point  ton  sol?  Peut-être  es-tu  assez  près  de 
moi  pour  que  mon  cadavre  aille  flotter  sur  tes  rives  !  Mais  nul 
ne  saura  ce  privilège  de  la  mort,  cette  entrée  sans  bonheur  et 
sans  gloire  dans  ma  triste  conquête  !  Mon  Dieu  !  tant  de  décep- 
tions, tant  de  vaines  supplications,  tant  de  démarches  difficiles, 
tant  de  dégoûts,  d'affronts,  de  rebuts,  d'outrages  pour  arriver 
où  je  suis,  et  ne  pouvoir  recueillir  le  fruit  de  toutes  ces  épreuves  ! 
Serait-ce  un  tort  de  vouloir  faire  du  bien  aux  hommes,  puisque 
leur  volonté  s'acharn€  ainsi  contre  moi  ? 

Dans  cette  profonde  détresse  du  cœur,  Colomb  tourna  son 
esprit  vers  la  céleste  image  que  lui  présentait  le  passé.  Il  se 
transporta  à  cette  nuit  sainte  et  mystérieuse  du  jardin  des  Oli- 
viers !  il  vit  le  Christ  accablé  sous  le  poids  de  l'ingratitude  des 
hommes  et  des  souffrances  humaines! 

«  Sauveur  du  monde  !  s'écria-t-il  en  levant  la  tête  vers  le  ciel 
oii  resplendissaient  des  myriades-  d'étoiles,  n'êtes-vous  entré 
dans  cette  voie  des  tourments  que  pour  y  appeler  ceux  quf, 


—  71  — 

comme  VOUS,  aiment  rimmanilé  et  ((«'"sirent  le  récrie  do  l'Kvan- 
'^ile?  Votre  œuvre  s'est  aeconn)lie  après  votre  mort;  la  mienne, 
^oute-humblc  qu'elle  est  auprès  de  la  rédemption,  aura  peut- 
être  le  même  sort;  un  autre  suivra  ma  trade,  et  le  lien  que  je 
voulais  établir  entre  les  deux  hémisphères  se  formera  par  les 
mains  d'un  autre,  et  ma  mort  n'empecliera  pas  que  la  terre 
entière  ne  vous  bénisse  et  vous  adore.  « 

Après  cet  acte  d'une  pieuse  résignation,  Colomb  resta  de- 
bout et  pensif  devant  l'immensité  des  eaux,  où  régnait  un  calme 
profond  et  solennel. 

Une  brise  embaumée  vint  à  lui  et  le  fit  tressaillir.  Ces  par- 
fums de  l'air  indiquaient  certainement  l'approche  des  terres  ; 
et  c'est  en  vain  qu'il  irait  communiquer  son  espoir  à  ces  hommes 
obstinés  dans  leur  découragement,  et-d'ailleurs  éprouvés  par 
plus  d'une  erreur  de  ce  genre. 

Tout  à  coup,  un  grand  bruit  se  fait  entendre  sur  les  vais- 
seaux, les  voix  se  croisent  et  s'animent.  Un  officier  se  précipite 
dans  la  chambre  de  l'amiral.  Il  tient  à  la  main  une  branche 
chargée  de  fruits  et  fraîchement  coupée  de  l'arbre. 

Colomb  contient  sa  joie,  il  va  sur  le  pont  et  demeure  l'œil 
fixé  du  côté  d'où  lui  est  venue  la  brise  révélatrice.  Il  aperçoit 
bientôt  une  lumière  qui  changeait  de  place  et  disparaissait  par- 
fois à  l'horizon. 
•  Les  cœurs  sonf  ranimés.  On  obéit  à  l'amiral  avec  prompti- 
tude et  soumission.  Il  commande  de  carguer  les  voiles  et  pres- 
crit une  grande  vigilance  sur  le  gaillard  d'avant. 

Deux  heures  s'écoulent  dans  l'anxiété  et  l'observation  la  plus 
attentive.  Tous  appelaient  par  de  brûlants  désirs  le  lever  du 
soleil.  Il  parut,  et  montra  aux  yeux  enchantés  une  terre  ver- 
doyante couverte  d'arbres  vigoureux,  chargés  de  fleurs  et  de 
fruits.  Ivres  de  joie,  les  Espagnols  s'embrassent,  se  félicitent, 
entourent  l'amiral  en  lui  demandant  pardon  ! 
D'une  voix  émue,  Colomb  leur  dit  : 

«  Remercions  celui  qui  nous  a  protégés  de  son  ombre,  et 
conduits  comme  par  la  main  à  travers  une  mer  sans  orages  et 


-   72  — 

sans  (MiM'ils,  |»(Hir  ii(>ii>  l'aire  arriver  sur  eelh;  lerre  (jiii  seiiihie 
iu»us  promellre  laiil  de  hieiis.  » 

Il  s'agenouilla,  cl  tout  l'équipage  avec  lui.  Après  avoir  prié 
aveeeirusionet  reeoniiaissanro,  les  matelols  entonnèrent  l'hymne 
à  la  ^  ierge.  à  l'éloile  du  malin  ! 

Les  trois  vaisseaux  voguitient  rapidement  vers  ces  rivages 
ileurisqui  captivaient  Utus  les  regards,  lorsc^u'on  vit  sortir  des 
bois  et  accourir  vers  la  mer  des  hommes  nus ,  à  la  peau  cou- 
leur de  enivre.  Us  paraissaient  frappés  de  curiosité  et  d'admi- 
ration à  la  vue  des  vaisseaiuv  qui  avançaient  vers  eux. 

Arrivé  près  du  bord,  l'amiral  fit  jeter  l'ancre  et  descendit 
dans  une  chaloupe  suivie  de  deux  autres  où  se  pressaient  les 
Espagnols.  En  mettant  le  pied  sur  cette  terre,  Colomb  et  ceux 
qui  l'accompagnaient  se  prosternèrent  et  en  baisèrent  le  sol 
sauveur.  Ayant  pénétré  plus  avant,  Colomb,  tenant  en  main  le 
pavillon  royal,  prit  solennellement  possession  de  cette  île  au 
nom  des  souverains  d'Espagne,  et  l'appela  ferre  de  San  Sal- 
vador. 

A.rapparilion  des  Espagnols,  les  habitants  étaient  retournés 
dans  les  bois,  et  ils  épiaient  avec  crainte  les  mouvements  des 
étrangers.  Quand  ils  virent  que  ceux-ci  ne  se  mettaient  pas 
à  leur  poursuite,  ils  se  rassurèrent  et  avancèrent  timidement 
jusqu'à  eux.  Après  les  avoir  considérés  un  moment,  ils  se 
mirent  à  genoux  devant  les  Espagnols,  et  leurs  gestes  firent 
comprendre  qu'ils  les  prenaient  pour  des  dieux  et  les  ado- 
raient. 

Lorsqu'ils  furent  suffisamment  enhardis,  Colomb  soufTrit 
avec  patience  les  marques  naïves  de  leur  admiration,  et  sa  bonté 
dissipa  toutes  leurs  craintes. 

Ensuite  on  voulut  savoir  si  celte  île  renfermait  de  l'or.  C'était 
maintenant  l'unique  pensée  des  compagnons  de  Colomb.  L'ex- 
ploration qu'on  en  fit  montra  partout  une  végétation  féconde 
et  brillante,  mais  nulle  trace  des  métaux  recherchés  si  avide- 
ment. 

Alors  Colomb  s'embarqua  de  nouveau ,  et  atteignit  les  îles 


Liicayos.  Il  l(^s  visihi.  cl  n'y  Irouv;».   comme  à  Snn  S.ilv.ulor, 
(l'aiilres  richesses /juc  celle  de  la  végéta  lion. 

Le  6  (l(^cembre,  il  entra  dans  l'île  d'Haïti,  (jni  reçut  alors  le 
nom  d'Hispaniola.  Quelques  jours  après,  l'amiral,  dans  une  so- 
lennité religieuse,  élevait  sur  une  éminence  dominant  la  rade 
le  signe  sacré  du  christianisme. 

Le  cacique  Guacanagari,  chef  des  Indiens  de  cette  ile,  reçut 
Colomb  avec  bienveillance,  et  lui  fît  des  présents  en  signe  d'a- 
mitié. Parmi  ces  présents  se  voyait  un  baudrier  ingénieuse- 
ment travaillé  et  orné  de  figures  dont  les  yeux,  le  nez  et  la  lan- 
gue étaient  d'or. 

Colomb  n'avait  pas  encore  rencontré  ce  qu'il  désirait;  pour-- 
tant  il  était  impatient  d'aller  en  Espagne  rendre  compte  de  sa 
mission.  Remettant  donc  à  un  second  voyage  la  poursuite  de 
ses  recherches,  d  fit  les  apprêts  du  retour.  Une  garnison  fut 
laissée  dans  l'île,  et  le  vaisseau  de  l'amiral  cingla  vers  l'Es- 
pagne. 


<»> 


V 


Lîn  immense  concours  de  peuple  se  pressait  dans  les  rues  de 
Barcelone,  les  cloches  retentissaient,  dans  les  airs,  la  joie 
rayonnait  sur  tous  les  visages  ,  des  acclamations  sortaient  de 
toutes  les  bouches,  un  enthousiasme  délirant  accueillait  le  re- 
tour de  Colomb. 

Monté  sur  un  cheval  andalou,  revêtu  du  costume  d'amiral, 
entouré  d'officiers,  l'illustre  navigateur  recevait  avec  un  bon- 
heur modeste  les  témoignages  flatteurs  de  l'admiration  géné- 
rale. 
tnt  Les  populations  contemplaient  avec  un  intérêt  mêlé  d'éton- 
nement,  les  oiseaux  inconnus,  les  plantes  nouvelles,  les  lin- 
gots d'or,  le  merveilleux  baudrier  qui  figuraient  dans  le  cor- 
tège. Mais  les  insulaires  amenés  par  Colomb  fixaient  surtout 
l'attention.  Une  vingtaine  d'Indiens,  choisis  dans  la  jeunesse 

1^:  10 


—  7V  — 

(les  Iles,  cl  venus  voloiiliiirmicnl,  iiuiicliiiiciil  de  cIukum'  cùlv 
(lu  cliar  (jui  coiilruiiil  les  oltjrls  r(nuii:;('rs.  La  couleur  de  leur 
peau,  les  dessins  coloriés  de  leurs  visages  leur  donnaieni  un 
aspect  singulier  (jui  n'élail  pas  sans  agrément. 

Celle  marche  Irioniphale  conduisit  (iolonil)  au  palais  de  ses 
souverains.  Ferdinand  et  Isa])elle  l'attendaient  assis  sur  leur 
Irône,  sous  un  dais  de  brocart  d'or.  Toute  la  noblesse  de  Cas- 
lille,  de  Valence  et  d'Aragon  assistait  à  cette  imposante  céré- 
monie. 

Lorsque  Colomb  parut,  le  roi  et  la  reine  se  levèrent. 

Il  s'avança  et* mit  un  genou  en  terre  pour  baiser  leurs  mains. 

Les  souverains  le  relevèrent  de  la  manière  la  plus  gracieuse, 
et  le  firent  asseoir  en  leur  présence  ;  rare  honneur  réservé  aux 
plus  grands  Espagnols.  A  la  demande  d'Isabelle,  Colomb  ra- 
conta les  principaux  événements  de  son  voyage.  Ce  récit  excita 
de  vives  émotions.  Lorsqu'il  fut  fini,  Ferdinand  et  Isabelle 
tombèrent  à  genoux,  l'assemblée  les  imita,  et  les  remercîments 
de  la  reconnaissance  s'élevèrent  vers  Dieu. 

Durant  le  séjour  de  Colomb  à  Barcelone,  Ferdinand  et  Isa- 
belle l'accablèrent  de  marques  d'estinie  et  de  considération.  Le 
roi  parut  souvent  en  public  ayant  le  prince  Juan  à  sa  droite, 
l'amiral  à  sa  gauche.  Il  fut  permis  à  Colomb  de  joindre  les 
armes  royales  aux  siennes,  représentées  par  un  groupe  d'îles. 

Les  courtisans,  qui  l'écrasaient  naguère  de  leurs  mépris,  le 
recherchaient  avec  empressement,  lui  prodiguaient  de  basses 
flatteries.  Les  savants,  qui  l'avaient  accusé  d'impiété,  de  folie,  le 
fatiguaient  de  leurs  hypocrites  louanges.  Et  Colomb,  au  milieu 
de  cet  enivrant  concert,  gardant  la  modération  dans  son  cœur, 
la  simplicité  dans  sa  vie,  reportait  à  Dieu  cet  encens  qu'd  re- 
gardait comme  égaré  sur  lui. 

Mais  ce  dont  il  était  le  plus  touché,  c'était  de  quelques  ami- 
tiés fidèles,  en  tète  desquelles  il  plaçait  celle  du  prieur  des 
Franciscains.  C'était  de  l'idolâtrie  que  le  peuple  faisait  éclater 
à  sa  vue. 

Après  avoir  savouré  quel([ue  temps  ces  jouissances  suprêmes, 


craignanlqn  un  lo\  ('clal  (h;  renomnicc  nCxcilàl  l'envie,  ne  pro- 
voquât les  haines,  Colomb  se  disposa  à  l'aire^  un  second  voyage. 

Cette  fois,  loiil  ce  <|u'il  demanda  lui  fui  acc'ird»'. 

L'enthousiasme  conduisit  sur  ses  vaisseaux  plus  de  (juinze 
cents  personnes,  ([ui  voulurent  aller  chercher  sous  le  pavillon 
de  l'illustre  amiral  les  périls,  la  fortune  et  le  succrs. 

Colomb  découvrit  successivement  les  îles  Dominique,  Marie- 
Galande,  la  Guadeloupe,  Antigoa,  Saint-Christophe. 

Arrivé  à  Hispaniola,  il  ne  retrouva  aucun  des  Espagnols 
qu'il  y  iivait  laissés.  Ceux-ci,  après  avoir  commis  les  plus  grands 
excès,  avaient  été  mis  à  mort  par  les  ordres  d'un  caci(iue  fixé 
au  nord  de  lile. 

Pour  empêcher  le  renouvellement  d'un  pareil  désastre,  l'a- 
miral fit  tracer  l'enceinte  d'une'ville,  et  en  deux  ans  de  temps 
s'élevèrent  une  église,  un  palais  pour  Colomb,  de  grands  ma- 
gasins, et  un  nombre  considérable  de  maisons.  Cette  ville  reçut 
le  nom  d'Isabella.  Dans  les  expéditions  qui  suivirent  les  deux 
premières,  Colomb  découvrit  encore  plusieurs  îles  et  le  conti- 
nent américain. 

Ce  qu'avait  craint  et  prévu  la  prudence  de  l'amiral  arriva. 
Une  gloire  si  éclatante,  une  vertu  si  haute,  importunaient  l'or- 
gueil de  tous  ceux  qu'éclipsait  la  réputation  de  Colomb.  On  se 
demanda  quand  viendraient  ces  richesses  annoncées  et  pro- 
mises, quels  avantages  procurait  à  l'Espagne  la  découverte  de 
quelques  rochers  stériles  dans  un  climat  lointain  et  dévorant. 
Parmi  les  hommes  qui  avaient  suivi  Colomb,  il  se  trouvait  des 
aventuriers,  que  les  excès  d'une  vie  désordonnée,  des  crimes 
mêmes  avaient  forcés  de  quitter  leur  pays.  Ces  hommes 
portèrent  à  Isabella  leurs  habitudes  de  débauches  et  de  vio- 
lences. L'amiral  se  vit  obligé  d'user  d'une  justice  sévère.  Ses 
actes  furent  qualifiés,  à  la  cour  de  Ferdinand,  d'abus  de  pou- 
voir, d'odieuse  tyrannie,  et  chaque  jour  apportait  sur  le  vice- 
roi  d'Hispaniola-  des  rapports  calomniateurs. 

Un  jour,  sans  que  Colomb  en  eût  été  prévenu  d'aucune  ma- 
nière, Bobadilla,  envoyé  de  la  cour  d'Espagne,  arriva  dans  l'île. 


—  70  — 

ri  iiioiiliMiil  iiii  (U'cn-i  signé  de  Fordinaiid  rt  d'Isabelle,  il  s'em- 
para des  i)i('iis  du  vice-roi,  Ir  lit  charger  de  cliaiiies  et  l'envoya 
r\\  l>|>ai:ii('. 

VI 

Celte  luis  encore,  les  populations  se  portèrent  au  devant  de 
Colondr,  mais  quel  changement  dans  l'aspect  et  l'entourage  du 
héros!  Les  fatigues  et  les  chagrins  lavaient  rendu  méconnais- 
sable. Son  corps  courbé,  ses  cheveux  blanchis  avant  l'âge,  l'au- 
guste expression  du  malheur  empreinte  sur  ses  traits,  sa  con- 
tenance brisée,  faisaient  sur  les  cœurs  une  impression  profonde; 
mais  quand  on  aperçut  les  chaînes  dont  ou  avait  osé  lier  les 
mains  ([ui  avaient  offert  le  présent  d'un  monde,  une  colère  gé- 
néreuse se  manifesta  de  toutes  parts.  L'expression  en  fut 
portée  jusqu'au  pied  du  trône.  Ferdinand  et  Isabelle  rougirent 
d'avoir,  par  des  mesures  trop  sévères,  provoqué  un  si  indigne 
traitement.  De  nouveaux  ordres  furent  expédiés.  Les  chaînes  de 
Colomb  tombèrent,  et  pendant  le  reste  du  voyage  on  lui  rendit 
les  honneurs  qui  lui  étaient  dus. 

Arrivé  à  Grenade,  Colomb  se  présenta  devant  ses  souverains, 
il  leur  exposa  les  motifs  de  sa  conduite,  et  retraça  tout  ce  qu'il 
avait  souffert  du  côté  des  choses  et  du  côté  des  hommes.  En 
l'écoutant  parler,  en  voyant  l'altération  de  cette  noble  tète, 
Isabelle  ne  put  retenir  ses  larmes.  Ces  témoignages  d'une  haute 
sympathie,  succédant  aux  outrages  de  Bobaddla,  attendrirent 
Colomb.  Il  tomba  aux  pieds  de  la  reine,  et  y  demeura  un  mo- 
ment sans  voix.  Isabelle  le  releva  avec  bonté,  et  désavoua,  ainsi 
que  Ferdinand,  les  actes  de  Bobadilla.  Tous  deux  promirent 
que  cet  agent  serait  puni,  et  que  Colomb  obtiendrait  une  en- 
tière justice.  Promesses  mensongères  qui  ne  devaient  jamais 
s'accomplir. 

Colomb  attendit  longtemps  le  jour  des  réparations,  ce  jour 
ne  se  leva  pas  sur  sa  vie. 

La  mort  d'Isabelle  lui  ôta  son  plus  ferme  appui.  Alors  une 


de  ces  grandes  tristesses  qui  suivent  d'araères  déceptions,  s'em- 
para de  l'àme  dé  l'illustre  vieillard. 

11  cessa  de  paraître  à  la  cour,  où  la  froideur  du  monarque 
lui  disait  trop  bien  que  sa  présence  et  ses  réclamations  élaienl 
importunes.  Elles  rappelaient  un  immense  service  mal  récom- 
pensé.. 

Accablé  d'intirmités  dues  aux  souffrances  de  son  orageuse 
existence,  le  cœur  ulcéré  de  l'ingratitude  des  hommes,  il  se  re- 
tira à  Valladolid.  Un  jour,  après,  avoir  béni  sa  famille  qui  l'en- 
tourait, il  leva  vers  la  voûte  céleste  Un  ïegard  sublime  de  dou- 
leur et  d'espérance,  et  dit  : 

«  Mon  Dieu  !  faites  que  le  bonheur  des  deux  me  dédom- 
mage de  la  gloire  de  la  terre  !  » 

Deux  heures  après,  ses  paupières  étaient  fermées  ;  l'homme 
du  quinzième  siècle  n'existait  plus. 

>!"""  Lebassd  d'Helf. 


-s-'.'^«*»!t*Svi,; 


LAS  CASAS. 


Le  nouveau  monde 
était  découvert  !  Mais  en 
place  du  lien  civilisateur 
et  religieux  qui  devait, 
selon  le  rêve  sublime  de 
Colomb,  unir  les  peu- 
ples des  deux  continents, 
il  n'existait  d'autres  rap- 
ports entre  les  Espagnols 
et  les  Indiens  '  que  ceux 
de  bourreaux  à  victimes. 
L'arrivée  des  premiers 
commença  pour  l'Amé- 
rique une  ère  de  car- 
nage, de  désolation,  d'é- 
pouvante !  Ce  fut  en  vain 
que  ses  habitants,  la  plupart  hospitaliers,  pacifiques,  se  cour- 

'  On  a  conservé  dans  ce  récit  le  nom  d'Indiens,  donné  d'aboi  d  aux  Américains. 


28.® 


^s.riTw 


•»«e«Wwi®£;B»»«,ife, 


LitJi-deBecij^uet 


—  7Î)  — 

licrcMil  ;ivt!c  respect,  cl  soumission  sous  les  exigences  (ie  leurs 
vainqueurs,  (;t  cherchèrent  avec  un  louchant  enipressemonl  à 
satisfaire  une  insatiable  avidité.  Enhardis  [)ar  la  crainUv(î  dou- 
ceur des  Indiens,  les  Espagnols  s'acharnèrent  sur  eux,  les 
dépouillèrent  de  leurs  biens,  leur  ravirent  la  liberté,  s'en  ser- 
virent connue  de  bêles  de  somme,  et  les  firent  descendre  dans 
les  entrailles  de  la  terre  pour  y  chercher,  au  prix  de  leurs 
sueurs  et  de  leurs  larmes,  l'or,  qui  aiguisait  dans  leurs  maî- 
tres des  passions  brutales  et  féroces. 

Ce  n'était  point  assez  de  cette  vie  de  terreur  et  de  tourments 
infligée  aux  malheureux  Indiens  :  quand  leur  zèle  et  leur  obéis- 
sance se  furent  plies  à  toutes  les  volontés  de  leurs  tyrans,  ces 
derniers  s'imaginèrent  qu'il  existait  des  trésors  cachés  dont  on 
leur  dérobait  la  connaissance.  Les  infortunés  Indiens  protes- 
tèrent inutilement  de  la  sincérité  de  leurs  déclarations  ;  on 
dressa  des  potences,  les  bûchers  s'allumèrent,  et  un  nombre 
infini  de  victimes  expirèrent  en  d'effroyables  tortures.  En  comp- 
tant celles  qui  périrent  dans  les  mmes,  on  en  porte  le  nombre 
à  quinze  millions,  durant  l'espace  de  dix  années. 

Cependant  parmi  ces  hommes  sanguinaires  il  s'en  trouvait 
de  justes  et  d'humains  qui  ne  se  bornaient  pas  à  gémir  sur  le 
sort  du  peuple  asservi,  mais  qui  réclamaient  hautement  en  sa 
laveur,  et  s'employaient  avec  activité  à- rendre  son  sort  moins 
rigoureux.  A  la  tête  de  ces  hommes,  et  le  plus  grand  de  tous, 
était  Barthélemi  Las  Casas.  La  famille  de  Las  Casas,  d'origine 
française,  était  venue  s'établir  en  Espagne  sous  Ferdinand,  et 
avait  constamment  offert  l'exemple  des  vertus.  Barthélemi,  sous 
une  telle  influence,  élevé  par  des  parents  pleins  d'honneur  et 
de  piété,  devait  ajouter  un  nouvel  éclat  à  sa  maison.  A  l'âge  de 
dix-neuf  ans,  il  suivit  son  père,  qui  accompagnait  Colomb  dans 
son  second  voyage  ;  il  fut  témoin  des  cruautés  que  nous  venons 
de  retracer,  et  en  ressentit  une  douleur  profonde.  Il  essaya  par 
tout  ce  que  la  chaleur  du  cœur,  les  ressources  de  l'esprit  peu- 
vent donner  d'ascendant,  d'adoucir  la  férocité  de  ses  compa- 
triotes. On  méprisa  sa  jeunesse  et  ses  prières,  et  les  actes  les 


—  so  — 


plus  ivvoUaiits  continueront  (r;irtli«,M'r  ses  yeux  cl  de  r.i in»  saigner 
son  cœur. 

Sans  se  ili'H'our;»ii;{'r  de  celle  inipuissiuice,  il  clienha  |)ar  <|uels 
moyens  il  pourrait  parvenir  à  pn)té}j:;(M-ernca(enienl  les  vielinies 
de?  Espagnols.  Après  avoir  longtemps  médité  devant  Dieu,  une 
joie  sainte  rayonna  sur  ce  noble  Iront;  le  dévouement  venait  de  ^Êk 

lui  montrer  la  voie  où  devait  se  signaler  sa  tendre  humanité!-  *  ^* 

De  retour  en  Espagne,  il  annonça  à  ses  parents  que  sa  voca- 
tion l'appelait  à  aller  prêcher  l'Évangile  dans  le  nouveau  monde, 
à  foire  briller  aux  yeux  des  Indiens  la  lumière  de  la  vérité,  à 
réprimer,  si  cela  était  possible,  l'injustice  de  leurs  oppresseurs. 

Les  parents  de  Barthélemi  ne  s'opposèrent  aucunement  à 
cette  grande  mission  ;  ils  approuvèrent  et  bénirent  le  jeune 
apôtre.  .   ^ 

Las  Casas  entra  dans  les  ordres  sacrés;  puis  il  retourna  à 
Saint-Domingue,  où  il  reçut  l'ordination. 

Revêtu  d'un  caractère  auguste,  avec  l'autorité  que  lui  don- 
nait son  ministère,  il  fit  entendre  une  voix  éloquente  et  coura- 
geuse qui  revendiquait  pour  les  Indiens  les  droits  communs  et 
imprescriptibles  de  l'humanité  et  de  la  liberté.  Cette  voix  impor- 
tunait les  oppresseurs,  excitait  leur  colère,  mais  ne  changeait 
rien  à  leur  conduite.  Quand  les  réclamations  de  Las  Casas  ces- 
saient de  se  faire  entendre,  c'est  qu'alors  il  parcourait  les  cam- 
pagnes, s'arrètant  auprès  des  indigènes  attelés  à  une  charrue  et 
labourant  la  terre.  D'autres  fois.  Las  Casas  se  rendait  sur  les 
lieux  où  les  Indiens  étaient  occupés  à  transporter  d'un  endroit 
à  l'autre  de  pesants  fardeaux  pour  les  constructions  ordonnées 
par  les  Espagnols.  Le  saint  apôtre  leur  adressait  des  paroles  en- 
courageantes, les  aidait  dans  leur  travail;  et  ces  malheureux 
éprouvaient  un  soulagement  momentané.  C'était  surtout  dans 
les  mines  que  la  présence  de  l'homme  de  Dieu  semblait  douce  : 
privés  des  radieuses  clartés  du  soleil,  arrachés  à  leurs  campa- 
gnes fleuries,  à  leur  innocente  liberté,  les  Indiens,  enfoncés  dans 
les  profondeurs  de  la  terre,  respirant  un  air  méphitique,  cour- 
bés vers  le  sol,  devaient  en  extraire  sans  relâche  le  métal  objet 


-  «1  — 

(l(\s  voMix  (l(!  leurs  cruels  tnaîlres.  l'Usi  |);(riois  le  iii.iiKjue  de  force 
leur  Taisait  lover  sur  le  cliel'  espagnol  un  regaid  doux  el  sup- 
pliant, qui  implorait  un  moment  de  re|)os,  le  l'ouet  du  barbare 
refoulait  dans  le  cœur  des  victimes  la  j)rière  ex|)rimée  dans 
leurs  yeux,  et  elles  reprenaient  en  Ireniblant  la  rude  fàclie  (pii 
leur  était  imposée. 

Ce  n'était  (jue  quand  Las  Casas  descendait  dans  ces  abîmes 
que  les  travailleurs  obtenaient  une  interruption  de  quelques  in- 
stants. Alors  le  prêtre  leur  parlait  du  Dieu  des  chrétiens,  des. 
lois  de  l'Évangile;  il  leur  disait  comment  le  Christ  avait  voulu 
habiter  sur  la  terre  pour  instruire,  sauver  les  hommes  ;  com- 
ment il  avait  voulu  soufl'rir  la  misère,  rinjustice,  loutrage,  la 
persécution,  afin  que  ceux  qui  souflViraient  après  lui  et  comme 
lui,  partageassent  avec  lui  le  bonheur  des  cieux. 

Las  Casas  disait  encore  à  ces  hommes  attentifs  à  sa  parole  que 
la  puissance  de  Dieu  étant  pleine  de  mansuétude  et  de  miséri- 
corde, l'autorité  des  hommes  les  uns  sur  les  autres  devait  être 
douce  et  indulgente,  s'ils  voulaient  éviter  les  supplices  éternels 
réservés  aux  méchants. 

A  l'annonce  de  ces  vérités  si  consolantes  pour  eux,  si  mena- 
çantes pour  leurs-  maîtres,  les  Indiens  regardaient  furtivement 
les  Espagnols,  et  ceux-ci  tournaient  vers  le  missionnaire  des  yeux 
sombres  et  menaçants. 

Plusieurs  années  s'écoulèrent  en  efforts  impuissants  de  la  part 
de  Las  Casas  pour  les  Indiens.  La  volonté  d'un  homme,  quelque 
forte  qu'elle  fût,  ne  pouvait  l'emporter  sur  les  instincts  violents 
et  sanguinaires  de  tant  d'hommes  attirés  dans  le  nouveau  monde 
dans  le  seul  but  de  s'enrichir,  n'importe  par-quels  moyens.  Le 
missionnaire  résolut  d'aller  porter  au  pied  du  trône  sa  généreuse 
plainte,  et  il  partit  pour  l'Espagne. 


II 


Charles-Ouint  occupait  le  trône  quand  Las  Casas  revint  dans 

sa  patrie.  Une  noble  et  sainte  renommée  le  précédait;  il  fut 

11 


—  S:>  — 
adilllN    siUl>    peine    ;i     preseiller    s;l    re(|llèle    ;m     fol     Ini-lllèllie. 

Ko  inonar(|ue  approuva  les  seiilimeiiK  de  Las  (asas,  iSï'an- 
inoins.  roiniiK*  il  so  Iroiivait  joint  à  la  (pieslioii  (riminaiiitt'  iiiie 
<|n(^slion  de  llM'oioiiie,  Cliarles-Oiiiiil  enil  devoir  inelire  en  pre- 
s(Miee  du  missionnaire  nn  adversaii'e  (pii  eùl.  connue  Las  Casas, 
ranloril(''  dn  saciv'earaclèn'.  Deux  syslèniesenlièrcmonl  op]H)S(''s 
se  Irouvaienl  persoiniiliés  dans  Las  Casas  (i  l'év(^(juc  dcDarien. 

Dans  une  conréronce,  lonno  m  présence^  du  roi,  l'apôtre  des 
Indes  développa  ses  idées.  Elles  eonsislaient  à  essayer  d(^  civi- 
liser les  habitants  du  nouveau  monde,  et  à  leur  apprendre  les 
arts  mécaniques  'pour  mettre  à  profit  les  productions  du  pays. 
Il  demandait  encore  l'autorisation  et  les  moyens«le  fonder  une 
colonie  administrée  d'après  son  système. 

En  répliquant  à  Las  Casas,  l'évèque  de  Darien  établit  entre 
les  peuples  d'Amérique  et  les  peuples  de  Chanaan  une  similitude 
de  position,  qui  avait  pour  effet  de  décider  la  servitude  des  pre- 
miers et  leur  anéantissement  en  cas  de  résistance. 

Las  Casas  s'éleva  avec  force  contre  de  pareilles  conséquences, 
et  s'adressant  au  cœur  de  Charles-Quint,  il  y  fit  passer  la  pitié 
([u'il  sentait  en  lui,  et  retraça  avec  une  énergique  indignation 
tous  les  maux  déversés  sur  ces  peuples  lointains. 

Le  roi,  sans  se  prononcer  contre  l'évèque  de  Darien,  accorda 
à  Las  Casas  les  pouvoirs  nécessaires  pour  ^'exécution  de  son 
entreprise. 

Heureux  de  ce  succès,  Barthélemi  réunit  autour  de  lui  trois 
cents  Castillans,  pris  dans  les  classes  d'artisans  et  de  laboureurs, 
hommes  probes,  laborieux  et  pleins  de  respect  pour  ses  avis. 

Pour  éviter  que  ses  colons  ne  fussent  confondus  avec  les  au- 
tres Espagnols,  il  leur  donna  un  vêtement  particulier  où  figurait 
une  croix  blanche  ;  et  s'étant  muni  de  tout  ce  qu'il  jugeait  né- 
cessaire à  son  installation,  il  s'eml)arqua  avec  sa  suite  et  fit  voile 
pourCumana.  ' 

En  arrivant  dans  ce  pays,  il  le  trouva  livré  à  une  violente 
guerre  entre  les  Espagnols  et  les  Indiens.  Voici  quelle  en  était 
la  cause. 


-   S.{  — 

Kcspccmicrs  l'>s|)ii^ii(»ls(jui  (Ichaniiicrciil  m  r.miiaiia  claiculdcs 
pirates,  vernis  dans  rinteiilioii  de  siirpreiidrr  la  cuiiliaiice  dos  in- 
digènes, el  de  leur  enlever  loul  ee  (|ii  ils  |)(»uiraienl ,  d'iiomincs 
el  (le  biens,  l.a  su|)(3rioritc  que  donnait  aux  Espagnols  un<' 
tactique  réglée,  la  puissance  de  leurs  canons,  et  aussi  l'iïrn.'ur 
(|ui  les  avait  fait  prendre  dans  plusieurs  contrées  pour  des  demi- 
dieux,  disposaient  les  peuples  de  Cumana  au  respect  pour  ces 
hommes  nouveaux  qui  s'introduisaient  de  force  dans. leur  pays. 
Us  allaient  au  devant  d'eux,  et  les  reçurent  avec  une  joie  respec- 
tueuse. Les  Caciques  ou  chefs  apportèrent  en  présents  des  plu- 
mes d'oiseaux  rares,  des  colliers,  des  bracelets,  des  figures  d'a- 
nimaux en  or  massif.  En  voyant  la  s.atisfaction  des  Espagnols, 
ils  pensèrent  s'être  acquis  des  amis  en  eux,  et  voulurent  com- 
pléter leur  gracieux  accueil  en  donnant  une  fête  aux  nobles 
étranger^. 

La  nuit  mit  fin  aux  divertissements  ;  les  Espagnols  charmés 
regagnèrent  leurs  vaisseaux,  les  Indiens  rentrèrent  dans  leurs 
maisons. 

Ces  derniers  se  livraient  au  repos  depuis  quelques  heures, 
lorsqu'ils  en  furent  soudainement  arrachés  par  le  bruit  d'une 
détonation  semblable  au  tonnerre. 

C'étaient  les  pirates  qui  lançaient  des  bombes  sur  la  ville  oii 
ils  avaient  été  traités  comme  des  hôtes  chéris  ! 

La  terreur  se  répand  chez  les  Indiens  ;  ils  sortent  de  leurs 
habitations  et  trouvent  dans  les  rues,  sur  les  chemins,  des  Espa- 
gnols armés  de  fusils,  qui  les  forcent  de  marcher  vers  les  vais- 
seaux ;  ceux  qui  résistent  sont  fusdlés  à  bout  portant  :  en  quel- 
ques moments  la  terre  est  couverte  de  cadavres.  Les  femmes 
(îouraient  après  leurs  maris  et  partageaient  leur  sort.  A  la  vue 
d'un  tel  carnage,  le  courage  abandonna  les  cœurs,  et  un  trou- 
peau d'habitants  faibles  et  consternés  fut  conduit  sur  les  vais- 
seaux. 

Quinze  mois  après  cet  événement,  des  marchands  espagnols 
accompagnés  de  deux  missionnaires  el  d(^  plusieurs  Indiens 
convertis  vinreni  s'établira  Cumana. 


—  Hï  ~ 

\.v  souvenir  de  la  |t(M-li(li('  ili's  j^iralcs  sivail  dans  le  cd'iir  des 
habitants;  après  avoir  observé  les  Espajj;nols  av(M-  une  traiiilc 
soupçonneuse,  ils  se  persuadèrenl  (pi'ils  ne  pouvaient  être  ve- 
nus qu'avec  de  mauvais  desseins,  et  se  décidèrent  à  les  mas- 
sacrer ;  pas  un  Espagnol  ne  fut  épargné.  \in  apprenant  cet  évé- 
nement, le  gouverneur  de  Saint-Domingue  donna  l'ordre  à  Diego 
Ocampo  d'idler  avec  trois  cents  hommes  venger  la  mort  de  leurs 
compatriotes  en  ravageant  le  pays  et  en  s'empiuant  des  hal)i- 
tants  pour  les  vendre.  Ocampo  ne  remplit  (jue  lro()  lidèlement 
sa  mission  (k  châtiment  :  les  plus  grands  excès  lurent  commis 
dans  cette  malheureuse  contrée. 

Ce  fut  dans  ces  circonstances  que  Las  Casas  arriva  .à  Cumana. 
11  choisit  un  lieu  auquel  il  donna  le  nom  de  Tolède,  et  l'ayant 
l'ait  entourer  de  palissades,  il  y  établit  ses  colons. 

Le  dévouement  du  missionnaire  aux  Indiens  avait  irrité  contre 
lui  tous  les  Espagnols.  Le  signe  distihctif  qui  séparait  les  Castil- 
lans de  leurs  compatriotes  blessa  l'orgueil  d'Ocampo;  il  refusa 
de  reconnaître  l'autorité  de  Las  Casas,- et  le  traversa  dans  toutes 
ses  entreprises.  Cet  état  de  choses  obligea  le  saint  prêtre  d'aller 
porter  sa  plainte  et  demander  des  secours  à  Saint-Domingue. 

Un  autel  s'élevait  au  centre  du  camp  des  colons  ;  avant  de 
partir,  Las  Casas  y  célébra  solennellement  la  messe,  et  recom- 
manda d'user  en  son  absence  d'une  grande  prudence  et  d'une 
extrême  douceur  envers  les  Indiens,  exaspérés  par  leurs  mal- 
heurs récents. 

III 

Le  gouverneur  de  Saint-Domingue,  malgré  ses  dispositions 
peu  bienveillantes  pour  le  missionnaire,  n'osa  pas  lui  refuser 
la  justice  qu'il  lui  demandait.  Il  ajouta  de  nouveaux  pouvoirs  à 
ceux  que  Charles-Quint  avait  concédés  à  Las  Casas;  et  celui-ci, 
plein  d'espérance,  reprit  le  chemin  de  sa  colonie.  Ocampo  n'é- 
tait plus  à  Cumana  ;  il  venait  d'être  envoyé  à  la  découverte  vers 
la  côte  orientale  de  l'Amérique  du  Sud.  Arrivé  à  Tolède,  Las 


—  85  — 


Casas  s'étonne  du  silence  i\n\\  y  trouve;  il  avance  et  voit  les  pa- 
lissades du  camp  renversées,  le  camp  désert!  In  douloureux 
pressentiment  l'agite;  il  pénètre  dans  les  habitations  des  colons, 
et  n'y  rencontre  personne.  Mais  des  traces  de  sang  lui  révèlent 
cequi  s'esl  passé  dans  ces  lieux  après  son  départ. 

Le  désespoir  dans  le  cœur,   les  yeux  remplis  de  larmes,  il 
marche  vers  l'endroit  oii  s'élevait  l'autel  du  vrai  Dieu.  Des 
pierres  dispersées  en  occupent  la  place,  et  près  de  ces  pierres  les  ■ 
cadavres  de  plusieurs  Castillans  attestent  la  défense  dont  l'autel 

a  été  l'objet. 

((  Tous  morts  !  tous  massacrés!  »  s'écrie  Las  Casas  en  se  pro- 
sternant la  face  contre  terre. 

Il  resta  un  long  moment  dans  cette  attitude,  abimé  de  douleur. 

Puis,  levant  vers  le  ciel  son  visage  couvert  de  poussière  et  de 
larmes,  il  dit,  en  joignant  ses  mains  tremblantes  :  «  Saints  mar-  • 
tyrs  de  l'humanité!  vous  qui  étiez  venus  à  ma  voix,  qui  comp- 
tiez m'aider  dans  mes  travaux,  pardonnez-moi  votre  mort,  et 
priez  Dieu  que  votre  sang  ne  retombe  pas  sur  des  hommes  éga- 
rés qui,  en  vous  frappant,  ont  cru  immoler  des  hommes  sem- 
blables à  leurs  persécuteurs. 

Après  avoir  répandu  son  âme  devant  Dieu,  Las  Casas  songeait 
douloureusement  aux  moyens  de  donner  la  sépulture  aux  ca- 
davres exposés  à  ses  regards,  quand  il  vit  des  Indiens  s'avançanl 
vers  lui,  les  yeux  baissés,  la  contenance  triste.  Ceux-là  avaient 
été  instruits  et  convertis  au  christianisme  par  les  deux  mission- 
naires dont  nous  avons  parlé. 

En  voyant  les  larmes  (jue  répandait  Las  Casas,  ils  se  mirent 
à  pleurer;  et  l'un  d'eux  prenant  la  parole  dit  ; 

((  Ce  n'est  pas  nous  qui  avons  tué  tes  frères,  car  nous  adorons 

le  Christ. 

—Je  vous  crois, -répondit  Las  Casas  d'un  ton  clément;  mais 
qu'ont  fait  vos  compagnons!  Les  malheureux,  ils  se  sont  ôté  leur 
seul  appui.  C'étaient  des  amis,  des  bienfaiteurs  que  j'avais  ame- 
nés pour  les  défendre.  ^^ 

Les  Indiens  restaient  consternés  autour  du  missionnaire. 


—  S()  — 

.(  Mens  dans  nos  cabinics.  rcpnl  lini  (IVux  ;  nons  cconlrronN 
la  parole,  nous  l'obcirons.  l'.l  1rs  jours  seront  m  sùict»',  car  on 
sail  (juc  lu  aimes  les  pauvres  Indiens. 

—  Non,  mes  amis;  je  dois  (luiller  ce  pays  où  mon  es|)oir  es.l, 
si  cruellement  déçu;  mais  je  ne  cesserai  pas  de  lu'occuper  de 
voire  sort.  Aidez-moi  seulemenl  à  rendre  les  derniers  devoirs  à 
ces  victimes.  » 

I.es  Indiens  se  mirent  à  creuser  une  grande  fosse  où  les  corps 
des  Castillans  lurent  déposés.  I.as  Casas  récita  sur  celte  fosse  les 
prières  des  morts,  et  les  Indiens  agenouillés  s'unissaient  au  sen- 
timent du  missionnaire. 

Celte  pieuse  cérémonie  achevée,  Las  Casas  fit  ses  adieux  aux 
Indiens,  (pii  le  regardèrent  tristement  s'éloigner. 

lY 

Les  ennemis  de  Las  Casas  triomphaient  du  revers  deCumana; 
mais  ils  savaient  que  ce  caractère  intrépide  et  généreux  n'aban- 
donnerait pas  pour  cela  la  noble  tâche  qu'il  s'était  imposée,  et 
([ue  par  ses  réclamations  continuelles  au  roi  d'Espagne,  il  les 
tiendrait  toujours  dans  le  trouble  et  dans  l'appréhension.  Habi- 
tués, comme  l'étaient  ces  hommes,  à  la  violence  et  à  la  haine, 
ils  ne  pouvaient  s'effrayer  d'un  nouveau  crime  ;  la  mort  de 
Las  Casas  fut  résolue.  ^lais  cette  grande  vertu  ne  devait  pas  en- 
core cesser  d'édifier  le  monde.  Le  missionnaire  échappa  aux 
pièges  semés  sous  ses  pas,  au  feu  dirigé  contre  lui,  et  alla  cher- 
cher un  refuge  dans  le  monastère  des  Dominicains  de  Saint-Do- 
mingue. 

Cette  sainte  retraite,  placée  dans  un  site  délicieux,  habitée  par 
des  hommes  d'une  piété  éclairée,  promettait  à  Las  Casas  une  vie 
de  paix  et  de  méditation,  qui  lui  eût  été  douce,  s'il  avait  pu 
oublier  les  maux  des  peuples  conquis.  Le  souvenir  qu'il  en  gar- 
dait se  mêlait  à  toutes  ses  impressions  et  y  répandait  de  l'a- 
mertume. 

Ses  plus  heureux  moments  élaienl  ceux  qu'il  enq^loyait  à  in- 


—  87  — 

slniirc  les  nnliircls  de  l'Ile,  l()rsqii(\  assis  à  lOruhrc  des  bnna- 
iiicrs,  crilouré  (rcnraiils  dociles  el  de  leurs  parents  alteiilirs,  il 
répandait  dans  leur  âme  la  divine  parole,  et  y  semait  le  grain 
(pii  devait  produire  des  fruits  pour  l'éternité! 

Las  Casas  venait  de  terminer  sa  relation  de  la  conquête  des 
Tndes,  ouvrage  dans  lequel  est  retracé  tout  ce  que  les  peuples 
d'Amérique  avaient  à  souffrir  soiis  la  domination  des  conqué- 
rants. Ce  livre,  écrit  avec  la  chaleur  d'un  zèle  infatigable,  se 
répandit  en  Espagne  et  souleva  l'indignation  de  tous  les  hon- 
nêtes gens  contre  les  tyrans  de  l'Amérique. 

Des  lois  protectrices  furent  promulguées;  et  Las  Casas,  nom- 
mé protecteur  des  Indiens  et  évèque  de  Chiapa,  se  transporta 
dans  les  lieux  où  l'appelait  sa  nouvelle  mission. 

Il  vit  les  affreux  ravages  du  Mexique  :  l'influence  que  lui  don- 
nait son  double  titre  lui  permit  d'effectuer  et  de  maintenir,  du- 
rant quelques  années  ,  les  améliorations  qu'il  avait  projet(' 
d'opérer. 

A  son  arrivée  dans  le  Mexique,  refusant  les  honneurs  qu'on 
voulait  lui  rendre,  il  avait  choisi  une  habitation  modeste  qui 
s'ouvrait,  jour  et  nuit,  à  tous  ceux  qui  réclamaient  un  appui  et 
des  secours.  Quoique  avancé  en  âge,  il  ne  reculait  devant  au- 
cune fatigue  pour  aller  porter  en  tous  lieux  la  lumière  et  les 
consolations. 

Aussi  les  sentiments  des  Indiens  pour  leur  protecteur  étaient- 
ils  une  sorte  d'idolâtrie.  Et  comment  ces  hommes  simples  et 
bons  ne  fussent-ils  pas  tombés  dans  cette  erreur  de  la  reconnais- 
sance, lorsqu'ils  voyaient  Las  Casas  veillant  à  tous  leurs  besoins, 
défendant  leurs  intérêts,  partageant  leurs  peines,  pleurant  sur 
leurs  maux,  éclairant  leur  esprit,  calmant  leurs  ressentiments, 
et  leur  promettant  pour  la  patience  de  leur  vie  des  joies  eni- 
vrantes et  éternelles  !  Cependant  Las  Casas  réprimait  avec  sévé- 
rité cette  tendance  des  Indiens  a  le  prendre  pour  un  dieu,  et  ce 
n'était  pas  sans  efforts  qu'il  parvenait  à  leur  ôter  cette  idée. 

Le  saint  évêque  avait  chez  lui  plusieurs  indigènes  qui  lui 
avaient  été  cédés  comme  esclaves,  et  auxquels  il  s'était  empressé 


—  HS  — 

(le  rciidrt'  la  liltcrlc  :  parmi  eux  se  Iroiivai!  une  iciiiic  Icmino 
avec  son  (Mil'anl;  rôvùijuc»  la  prolégcail  avec,  une  Ixmh'  parLicu- 
lim\  La  tribu,  doiil  \v  piiv  de  celle  jeune  femuH'  était  caciiiue. 
avait  été  attacpiée  par  les  Kspaj^Miols  ;  après  s'être  déleiidue  iivee 
couraiie.  voyant  (pi'elle  ne  jiouvait  être  victorieuse,  ell(^  avait 
(piitté  la  fertile»  vallée  qu'elle  habitait,  et  s'était  réfugiée  sur  le 
plateau  d'une  haute  montagne,  au(piel  on  n'an'ivaii  (pie  pai-  dos 
ehomins  dilliciles  et  tortueux.  Les  Espagnols  n'osèrent  pour- 
suivre les  Indiens  dans  cet  asile  ;  mais  en  repassant  dans  la 
vallée,  ils  ennnenèrenl  de  Ibrce  les  iennnes  et  les  vieillards  (jue 
les  infirmités  ou  la  maladie  y  avait  retenus.  La  jeune  femme 
dont  nous  venons  de  parler  gardait  le  berceau  de  son  enfant 
malade;  elle  fut  entraînée  malgré  ses  larmes  et  ses  prières,  ca- 
chant sur  son  sein  tari  l'enfant  qui  souffrait  encore. 

Le  seul  bien  qui  restait  à  l'Indienne  lui  fut  conservé,  son  en- 
fant Vécut. 

Après  être  restée  au  service  d'un  Espagnol  durant  quelques 
mois,  elle  eut  le  bonheur  d'être  offerte  à  Las  Casas,  et  mise  au 
nombre  de  ses  serviteurs.  Elle  lui  dit  son  malheur  ;  il  la  plaignit, 
la  consola,  et  la  jeune  femme  l'aima  bientôt  comme  un  père. 

Elle  devint  chrétienne,  et  reçut  le  baptême  le  même  jour  que 
son  enfant.  La  tendre  vénération  qu'elle  éprouvait  pour  Las 
Casas  lui  fit  désirer  de  porter  le  même  nom  que  lui  ;  on  l'ap- 
pela par  abréviation  Thélémi. 

Quelque  adoucissement  qu'eût  apporté  à  son  sort  son  chan- 
gement de  maître  et  sa  foi  nouvelle,  toujours  sa  pensée  la  repor- 
tait auprès  de  son  époux  et  de  sa  famille.  Chaque  matin  et  cha- 
que soir,  sa  dernière  prière  était  pour  eux,  son  dernier  regard 
pour  les  montagnes  qu'ils  habitaient,  et  dont  le  sommet  se  per- 
dait à  l'horizon. 

Y 

Thélémi  se  précipita  un  jour  dans   l'oratoire  où  Las  Casas 


..I;3ecqi;el. 


us  CAïAj  lapôtive:  d£  inidi 


—  80  — 

priait,  et  s'écria  toute  en  pleurs  :  «  Viens,  nion  père!  ali!  viens 
sauver  mon  époux!  il  est  ici,  je  l'ai  vu  !  Des  soldats  espagnols  le 
conduisaient  cliez  le  gouverneur.  Ils  vOnt  le  faire  mourir!  » 

La  pauvre  femme  était  pâle,  tremblante;  le  désespoir  écliit.iil 
dans  ses  traits. 

((  Ne  vous  ètes-vous  pas  trompée?  dit  I>as  (lasas  tléjà  prêt  à  se. 
mettre  en  marche. 

—  Non!  non!  c'est  bien  Guanaro  ;  j'ai  voulu  uw  jeter  dans 
ses  bras,  les  soldats  m'ont  repoussée. 

—  Je  vais  chez  le  gouverneur,  »  dit  Las  Casas. 

Thélémi  le  suivit,  mais  on  lui  interdit  l'entrée  du  palais.  Ce 
ne  fut  pas  sans  quelque  peine  que  l'évêque  fut  admis  :  sa  pré- 
sence était  un  obstacle  aux  mauvais  desseins. 

Après  que  Guanaro  eut  répondu  aux  questions  qui  lui  étaient 
faites.  Las- Casas  témoigna  le  désir  de  posséder  cet  esclave,  pour 
le  réunir  à  sa  femme  ïhélémi. 

En  entendant  le.missionnaire  exprimer  ce  vœu,  l'Indien  tomba 
à  ses  pieds. 

«  C'est  chez  toi  que  demeure  ma  femme?  dit-il  ;  eh  bien,  em- 
mène-moi, je  te  servirai,  j'adorerai  ton  Dieu.  » 

Le  gouverneur  imposa  silence  à  l'Indien,  et  dit  à  Las  Casas 
({ue  cet  homme  était  coupable  de  rébellion,  en  refusant  de  con- 
duire les  Espagnols  dans  la  retraite  où  ses  compagnons  vivaient 
sans  utilité  pour  les  vainqueurs,  et  qtie  s'il  persistait  dans  ses 
refus,  il  mériterait  la  mort.  , 

L'évêque  attacha  sur  le  gouverneur  un  regard  profond  et  dou- 
loureux ;  puis-,  après. un  silence  significatif,  il  répliqua  : 

«  Vous  avez  entendu  cet  homme  dire  (ju'il  embrasserait  le 
christiinisme;  si  vous  disposez  de  ses  jours  d'ici-bas,  vous  ne 
pouvez  lui  ravir  les  moyens  de  gagner  la  vie  éternelle.  Il  ajouta 
d'un  ton  plus  doux  :  C'est  une  -grâce  dont  je  vous  aurai  une 
obligation  particulière.  >-  .  ■ 

Une  pensée  qui  conciliait  son  désir  et  celui  de  l'évêque  venait 
de  s'offrir  à  l'esprit  du  gouverneur.  11  se  garda  de  la  commu- 
nicjuer,  et  parut  ne  céderqu'aux  sollicitations  du  vénérablepréire. 

i-2 


-'■">'  0 

riiciciiii,  I  aiiL^oissc  .111  cuMir.  allciuliiil  ciicdrc  ;i  hi  |Mir(c. 
I(>rs(|u Clic  \  il  l,as  Casas  cl  (iiiaiiaro  sorlaiil  ciisfiiihlc  du  |talais; 
clK'jcIa  iiii  cri  de  hoiilinir.  coiinil  à  eux.  cl  Idinha  dans  les 
bras  de  son  cpoiix. 

La  joie  (ic  celui-ci  ji'clait  pas  moins  vive  Les  témoins  de 
celte  scène  i'ci;ardaicnt  d  un  (cil  allcndii  les  Iraiisporls  de  ces 
jeunes  el  intéressants  Indiens.  I)eu\  sentiments  se  partageaient 
l'àme  des  époux,  le  bonheur  de  se  retrouver,  et  la  reconnais- 
sance pour  leur  bienfaiteur.  En  arrivant  à  la  maison,  Tliélémi 
courut  chercher  son  enfant;  elle  le  mit  dans  les  bras  de  Gua- 
naro,  (pii.  ainsi  (jue  sa'  femme,  s'agenouilla  devant  l'évèque,  el 
Ions  deu\  le  remercièrent  de  nouveau  pour  tous  les  biens  (pi  ils 
lui  devaient. 


Vi 


» 


L'àme  de  (iuanaro  s'était  ouverte  aux  vérités  de  la  religion,  le 
baptême  .avait  imprimé  à  son  front  le  sceau  régénérateur.  11 
vivait  en  paix  sous  l'ombre  protectrice  du  toit  saint,  auprès  de 
sa  compagne  chérie.  Néanmoins  il  trouvait  au  fond  de  son  cœur 
un  vœu  secret,  pour  ses  montagnes  et  pour  sa  vie  irrégulière  et 
libre.  Thélémi  s'associait  au  désir  de  son  époux;  mais  la  recon- 
naissance les  enchaînait  fous  deux.  Ce  qu'ils  n'osaient  avouera 
Las  Casas  fut  compris.  L'évèque  leur  permit  de  retourner  dans 
leurs  tribus.  Le  gouverneur  paraissait  avoir  oublié  Guanaro, 
rien  donc  ne  s'opposait  à  leur  départ. 

Une  nuit,  après  avoir  reçu  la  bénédiction  4e  l'homme  de 
Dieu,  les  deux  époux  et  leur  enfant  .prirent  le  chemin  de  la 
montagne.  Leur  doux  protecteur,  en  les  regardant  s'éloigner, 
disait  dans  son  cœur  ces  paroles  du  Psalmiste  :  «  Seigneur, 
')  donnez  à  leurs- pieds  la  légèreté  du  cerf;  mettez-les  en  sûreté 
»  dans  des  lieux  impénétrables-.  »  Bien  peu  de  temps  après  ce 
départ  furtif,  des  ruisseaux  de  sang  coulaient  de  la  montagne 
dans  le  val  des  Cacaoyers!  Les  épou\  tivaient  été  suivis  par  des 


—  91  — 

Kspnt;ii()ls,  (|iii  l'cviiircnt  npportnni  nn  gouvfM'iiciir  la  carie  des 
lieux  habiles  |)ar  la  Iribii  iiulépeiidniik;. 

Los  Indiens  furent  de  nouveau  aUaciués  ;  hommes  et  femmes 
coururent  aux  armes,  tous  préférèrent  la  mort  à  la  servitude 
ehez  les  Espagnols. 

Ceux-ci  s'emparèrent  des  richesses  peu  nombreuses  de  la 
tribu,  et  amenèrent  à  Cbiapa  les  enfants  orphelins.  Le  fils  de 
Thélémi  se  trouvait  parmi  eux.  Las  Casas  le  réclama  et  l'adopta. 

Puis,  voyant  ses  pathétiques  discours,  ses  écrits,  ses  prières, 
ses  larmes,  et  les  règlements  même  de  l'autorité  royale  mécon- 
nus, incapables  de  toucher  les  cœurs  endurcis  des  conquérants, 
et  d'arrêter  leurs  coupables  excès,  l'évêque  jugea  qu'il  ne  lui 
restait  plus  qu'à  s'éloigner  de  cette  terre  de  désolation;  il  ré- 
signa son  évêché,  et  retourna  en  Espagne,  où  il  se  retira  dans  un 
couvent. 

Dans  la  retraite,  i'I  continua  de  travailler  pour  les  Indiens. 
Ses  écrits. et  ses  réclamations  ne  cessèrent  qu'avec  sa  vie. 

Quelques  moments  avant  sa  mort,  il  répétait  avec  une  sainte 
espérance  pour  ses  chers  Indiens  : 

((  Le  Tout-Puissant  étendra  ses  ailes  sur  les  délaissés  de  ce 
monde,  et  il  viendra  un  jour  où  il  les  emportera  dans  les  hautes 
demeures,  comme  l'aigle  emporte  ses  aiglons  dans  son  aire.  » 

M"'«  Lebassu  d'Helf. 


ti|i|LLAi;i!E  TELL, 


met  à  1 


Depuis  l'épotjue  où  le 
flambeau  de  l'histoire' 
commence  à  dissiper  la 
nuit  obscure  qui  nous 
voile  le  secret  de  la  for- 
mation des  sociétés  pri- 
mitives jusqu'à  notre  dix- 
neuvième  siècle ,  nous 
voyons  l'Orient  et  l'Occi- 
dent obéir  à  l'action  de 
deux  forces  diamétrale- 
ment opposées'.  L'Orient, 
fidèle  au'x  traditions  pa- 
triarcales ,  considère  les 
nations  comme  de  gran- 
des  fcunilles;  il  les  sou- 
autorité  d'un  seul  qu'il  proclame  foi,  père  et  législa- 


'  Aururio  pensée  politique  na"  présidé  à  ce  travail,  l'auteur  n'a  voulu  signaler  qu'un 


L:th  deEecQuçt 


v\       \ 


—  î)3  - 

leur;  lOccidcnt,  auconlrnirc,  (l.ins  Ions  les  ngos  cl  ii  l(ml<s  les 
époques  l'ail  les  plus  grands  ellorls  pour  diviser  la  puissance  lé- 
gislative et  la  remettre  aux  mains  de  plusieurs.  En  Orient  se 
succèdent  les  grandes  monarchies,  les  empires  de  Baclrianc, 
d'Assyrie,  de  Médie,  de  Perse,  etc.  ;  en  Occident  Itt  Grèce,  l'Ita- 
lie, la  Gaule,  la  Germanie  partagent  le  pouvoir  législatif  entre 
divers  ordres  de  citoyens.  En  vain  le  con<juérant  macédonien 
veut  étendre  sur  l'occident  le  sceptre  qu'il  a  ravi  aux  descen- 
dants de  Djemschid  ;  séduit  par  les  dogmes  religieux  et  politiques 
de  Zoroastre,  il  conçoit*  le  projet  d'une  monarchie  universelle; 
sa. pensée  le  dévore,  il  succombe;  son  empire  s'écroule,  et  Rome 
reçoit  la  mission  d'en  briser  les  derniers  débris.- 

En  vain  le  peuple  roi,  pour  mettre  de  l'unité  dans  le  gigan- 
tesque empire  qu'il  a  conquis,  abdique  son  autorité  et  la  confie 
à  ses  Césars.  Des  mystérieuses  profondeurs  de  la.  forêt  hercy- 
nienne, ce  grand  chemin  des  nations,  comme  dit  énergiquemenl 
un  de  nos  illustres  historiens,  s'élancent  les  barbares  ;  ces  hordes 
ignorées,  jusque-là  sans  nom.  renversent  l'unité  monarchique, 
dont  l'établisseipent  avait  coûté  tant  de  sang  à  tous  les  peuples 
du  monde  romain,  et  elles  remettent  en  question  l'avenir  des 
nations  occidentales. 

Bientôt  on  voit  s'' élever  un  nouveau  promoteur  des  idées  orien- 
tales, Karl  le  Grand,  génie  puissamment  organisateur  ;  il  relève 
le  principe  de  l'unité  monarchique  ;  il  semble  l'avoir  fait  triom- 
pher en  Europe  :  néanmoins  ses  faibles  fils  ne  pourront  conti- 
nuer le  colossal  ouvrage  qu'il  leur  lègue,  et  ils  disparaîtront 
devant  la  féodalité. 

La  féodalité,  qui  nous  parait  au  point  de  vue  du  dix-neuvième 
siècle  une  époq'ue  de  despotisme  et  d'oppression,  n'était  que  le 
premier  fait  de  la  division  du  pouvoir.  Avec  la  féodalité  le  prin- 
cipe monarchique  subsistait  encore;  mais  l'autorité  devenait  le 
partage  des  r-ois  et  des  nobles,  c'est-à-dire  de  toute  une  classe 

l'ait  historique,,  remarquable .  celui  de  l'antagonisme  qui  sépare  profondément  les 
principes  fondamentaux  du  gouvernement  chez  les  Orientaux  et  chez  les  peuples  xle 
l'Occident. 


(W.     

()ui  avait  contiuis  s(»ii  iiKicpciKlancc.  La  l'cddalilt'  rlail  donc  un 
i-clour  vers  les  anlicjurs  principes  i^^invcrncincnlanx  de  l'Occi- 
dent, le  partage  de  la  puissanee  législative.  Aussi  on  vitsiieces- 
sivenient  s'orL^Miiiser  les  réjtuhliques  italiennes,  les  villes  impé- 
riales, les  villes  lianséaticpies  de  rAllenia}j;ne,  les  eoinnuines  de 
Franee  et  d'Angleterre,  les  Waldsteltes  de  l'Helvétie,  et  surtout 
nos  états  généraux  d'où  devait  sortir  le  gouvernement  repré- 
sentatif de  la  France. 

One  fut  pas  cependant  sans  luîtes,  sans  combats,  sans  mar- 
tyrs, que  la  liberté  traversa  le  moyen  âge.  Les  républi([ues  ita- 
liennes, vassales  nominales  de  l'empire  germanique,  durent  re- 
pousser, les  armes  à  la  main,  les.prétentions  des  empereurs  leurs 
suzerains.  Afliiiblies  par  leur  résistance,  elles  s'éteignirent  au 
sein  de  leurs  discordes  intestines.  Leur  rcMe  avait  été  d'enseigner 
aux  grandes  cités  du  nord  à  (juel  degré  de  puissance  pouvaient 
s'élever  les  classes  bourgeoises,  le  tiers-état,  comme  on  s'expri- 
mait en  France.  Tombées  sous  l'autorité  de  princes  souverains, 
ces  républiques  jadis  si  puissantes,  cette  Florence,  cette  Pise, 
si  riches  et  si  magnifiques,  cette  superbe  et  orgueilleuse  Gênes, 
ne  pouvaient  plus  rien  pour  la  liberté.  Un  petit  peuple  obscur, 
confiné  dans  les  vallées  et  sur  les  pentes  abruptes  des  Alpes  et 
du  Jura,  releva  aussitôt  l'étendard  de  l'indépendance  et  de  la 
puissance  populaire,  les  Helvétiens  ;  la  Providence  leur  avait 
assigné  cette  mission.  C'est  d'un  de  leurs  héros,  d'un  des  fon- 
dateurs de  la  liberté  helvétique  et  en  même  temps  d'un  des  pré- 
curseurs de  la  liberté  moderne,  que  nous  allons,  non  pas  re- 
tracer la  vie,  mais  rappeler  la  courte  et  brillante  histoire.  C'est 
à  tort  qu'on  a  voulu  révoquer  en  doute  l'existence  de  Guillaume 
Tell  ;  Muller,  auteur  de  l'histoire  des  Suisses,  a  recueilli  sur  ce 
personnage,  à  la  fois  glorieux  et  obscur,  des  renseignements  de 
la  plus  incontestable  authenticité.  Sans  nous  arrêter  à  discuter 
ce  que  chaque  phase  de  la  romanesque  histoire  de  Tell  peut 
avoir  de  plus  ou  moins  probable,  nous  la  conserverons  intacte, 
pour  ne  pas  affaiblir  ce  qu'elle  a  de  dramatique  et  de  touchant. 
Au  treizième  et  au  quatorzième  siècle,  l'Helvétie,  province. 


—  05  - 

dclaclicc  (le  l'aïKicii  royaiiiiic  d'Arles,  laisail  partie  de.  ICiiipin' 
germanique.  Divisée  en  deiixceiilsliers,  eoinlés  ou  l)aroni<'s,  (|ui 
relevaient  immédiatement  du  l'empereur,  on  voyait  sur  son  ter- 
ritoire quatre  villes  impériales  et  les  trois  Waldslettes,  oucantons 
libres  d'Uri,  de  Schwitz.  et  d'Unlerwalden,  considérés  comme 
prinripautés  suzeraines  de  l'empire,  mais  n'obéissant  à  aucun 
vassal  inq)érial.  Albert  l"  d'Autriclie,  fils  de  Uodolplie  de  Jiaj>s- 
bourg,  après' avoir  tué.  de  sa  propre  main,  à  la  bataille  de  Gœl- 
heîm,  son  compétiteur  Adolphe  de  Nassau,  reçut  la  couronne 
des  Césars,  en  1298.  Parmi  les  titres  de  la  famille  de  Haps- 
bourg,  le  plus  précieux  était  celui  d'avoué  ou  de  défendeur  des 
Waldstettes,  titre  qui  avait  élevé  les  descendants  de  Gontran  le 
Kidie  au-dessus  des  autres  possesseurs  de  fiefs  de  l'Helvélie,  et 
avait  conduit  Rodolphe  IV,  de  Hapsbourg,  au  trône  impérial. 
Albert,  oubliant  l'origine  de  la  fortune  de  sa  maison,  résolut 
de  convertir  en  souveraineté  le  patronage  qu'il  exerçait  sur  les 
Waldstettes.  Les  Helvétiens,  jaloux  de  leur  noble  privilège  d'in- 
dépendance, refusèrent  de  reconnaître  d'aussi  injustes  préten- 
tions. Mais  le  fier  et  ambitieux  Albert  profita  de  la  puissance 
([ue  lui  donnait  le  titre  , de  chef  de  l'empire  pour  faire  occuper 
les  trois  cantons  par  les  soldats  impériaux,  et  les  livrer  au  ca- 
price despotique  d'un  gouverneur  impitoyable,  le  landvogt  Gess- 
1er.  Cet  homme  n'obéit  que  trop-  ponctuellement  aux  ordres  de 
l'empereur;  il  accabla  de  vexations  les' habitants  des  Waldstettes. 
Dans  l'année  1307,  trois  des  principaux  citoyens  des  trois  can- 
tons, StaufTacher  d'Uri,  Walter  Furst  de  Schwitz,  et  Melchlhal 
d'Unterwalden,  se  réunirent  secrètement  sur  le  sommet  du  Griitli, 
et  là  jurèrent  à  la  face  du  ciel  de  rétablir  la  liberté  et  de  chasser 
les  troupes  de  l'usurpateur.  Chacun  d'eux  travailla  avec  ardeur  à 
préparer  ses  concitoyens  à  la  grande  lutte  qu'il  fallait  soutenir. 
Malgré  tout  le  mystère  dont  ils  s'entouraient,  le  landvogt  eut 
quelques  indices  de  la  conspiration  ;  furieux,  mais  ne  sachant 
sur  qui  sévir,  il  fit  élever  un  mat  sur  lequel  on  arbora,  par  dé- 
rision, un  bonnet,  symbole  de  la  liberté  dont  les  Helvétiens 
avaient  été  dépouillés,  et  il  ordonna  .que  ceux  des  cantons  qui 


!>(i  — 

|>iiss('r;iii'iil  (IcNiiiil  ce  iiioimiiiciil  d Opprolirc  llcrliisscnl  le  iH'- 
iiou.  Willu'lin  ou  (iuilliuiiiic  l'i'll.  du  Nillai:»'  de  nurgclii  dans 
le  canloM  d'I  ri ,  i;êiidn'  de  W  aller  l'iirsl  cl  un  des  diels  du 
('Oin|d(>l,  refusa  d'obéir  au  landNoiil  e(  de  s'Iuitnilier  dcvanl  le 
sii^ne  de  l'asservisseiuenl  de  sa  pairie.  Les  salrlliles  iU'rèlenl 
(iuillaunie  el  le  li-aîuenl  devanl  le  lyran.  —  «  Pourquoi,  dit  ("iess- 
1er,  eni'reins-lu  niesorilres?  ne  suis-je  pas  le  représenlanl  d'Al- 
herl  Ion  souverain? — Les  hoinnies  des  Waldslellessonl  libres\ 
ils  n'onl  de  souverain  que  Dieu  seul. — Ouoi!  tu  oses  nier  (fVie 
lu  sois  le  sujet  de  l'empereur?  —  Je  suis  d'I'ri  ;  Lri  relève  de 
l'empire;  mais  dans  nos  vallées  on  ne  connail  ni  seigneur  ni 
sujet.  — Vassal,  tais-toi,  ou  je  te  forcerai  d'avouer  que  je  suis  le 
maître  de  ta  vie.  — Comme  le  lammer-geyer  '  est  le  maître-de 
la  vie  d'un  agneau  sans  défense. — Misérable!  tu  mourras.... 
Mais  non.  Tu  es,  dit-on,  le  plus  habile  chasseur  des  montagnes, 
lu  peux  racheter  ta  vie.  Ton  fils  sera  conduit  devant  la  porte  du 
Burg,  et  si  tu  es  assez  adroit  pour  frapper  une  pomme  placée 
sur  sa  tète,  tu  retourneras  à  Burgeln. — Fais-moi  donc  conduire 
au  supplice.^  Non,  de  par  le  ciel!  je  l'ai  dit,  tu  obéiras.,  si- 
non ton  fils  sera  torturé  sous  tes  yeux,  e),après  sa  mort,  qui  sera 
lente...  je  te  livrerai  au  bourreau.» 

L'ordre  du  landvogL  reçut  son  exécution;  ni  larmes,  ni 
prières  ne  purent  le  fléchir;  l'enfont  est  amené  au  milieu  de  sa 
famille  éplorée  et  d'un  immense-  concours  des  pasteurs  des 
Waldstettes  ;  il  est  lié  devant  la  demeure  de  Gessler;  on  lui 
bande  les  yeux,  et  bientôt  Tell  parait  chargé  de  chaînes,  entouré 
de  gardes...  Le  cruel  landvogt  insulte  à  sa  victime.  «  Tell,  ta 
main  n'a  jamais  tremblé,  ton  coup  est  sur  :  sauve  ta  vie  el  celle 
de  ton  fils.  Déliez  le  prisonnier.  »  3Iais  Guillaume  a  .pris  son 
parti  :  il  ne  montrera  aucune  faiblesse  devant  r.iulrichien  ;  il 
compte  d'ailleurs  sur  Dieu  qui  protège  l'innocence  et  le  bon 
droit.  »  Qu'on  m'apporte  des  flèches,  »  sécrie-t-il.  Un  soldat 
lui  (Ml  donne  plusieurs;  Tell  les  examine  attentivement;  il  en 

'  Le  grilToii  des  Alpes,  la  plus  grande  espèce  daigle. 


-    î)7   - 

clioisil  (l(Mix,  (iK'l  ruiic  dans  son  s(mii  ri  la  second*'  sur  son  ar- 
halrlc.  La  ponnn(3  latalo  csl  placée,-  l'are  lendu;  un  silence  so- 
lennel règne  autour  de  l'intrépide  chasseur  des  montagnes;  le 
Irait  sil'lle,  le  Init  est  alteini,  cl  reniant  se  jette  d.ins  les  bras  de 
son  père.  La  landvogt  |)àlit,  sa  victime  va  lui  écliapper.  «  lell. 
tu  es  libre,  dit-il  en  lui  jetant  un  sombre  regard.  —  l^t  toi,  tu  es 
sauvé!  A'ois  cette  ilèche  ;  si  le  sang  de  mon  tils  eut  coulé,  elle 
serait  maintenant  dans  ton  cœur.  »  Le  tyran  frémit  du  danger 
({u'il  a  couru  ;  un  archer  aussi  adroit  est  le  plus  dangereux  des 
ennemis;  si  jamais  ils  se  trouvaient  en  présence  ?...  Mais  non, 
il  ne  s'y  exposera  pas.  Gessler  fait  un  signe,  les  soldats  impé- 
riaux se  jettent  sur  Guillaume,  l'entourent  et  l'entrainent  dans 
la  forteresse  où  réside  le  tyran.  La  foule,  épouvantée  de  ce  nou- 
vel acte  de  farouche  despotisme,  s'écoule,  non  sans  penser  à 
l'heure  de  la  vengeance.  Guillaume  doit  consumer  ses  jours 
dans  les  horreurs  d'un  cachot  :  c'est  l'ordre  du  landvogt;  et 
comme  il  craint -que  les  habitants  des  Waldstettes  ne  prennent 
les  armes  pour  lui  arracher  sa  victime,  il  la  conduira  lui-même 
sur  les  terres  impériales. 

La  nuit  est  venue,  nuit  à  jamais  célèbre  dans  les  fa:stes  de 
l'Helvétie;  une  barque  est  appareillée  sur  la  rive  du  lac  de  Lu- 
cerne  ;  Gessler  s'y  embarque  avec  Guillaume  chargé  de  chaînes 
et  plusieurs  archers.  Soudain  le  vent  s'élève,  les  flots  bondis- 
sent, la  tempête  mugit  et  se  déchaîne,  les  éclairs  déchirent  les 
sombres  nues,  la  foudre  gronde,  elle  éclate  avec  fracas.  Bientôt 
la  barque  devient  le  jouet  des  vents  et  des  vagues;  nul  bras  n'est 
assez  ferme  pour  tenir  le  gouvernail  au  milieu  de  ce  conflit  du 
ciel  et  des  eaux  ;  nul. ...  un  seul  peut-être  ?  et  c'est  le  prisonnier. 
Le  danger  devient  de  plus  en  plus  menaçant,  on  va  périr. . .  mais 
le  coupable  Gessler  ne  peut  sans  frémir  envisager  la  mort. 
<(  Tell,  s'écrie-t-il  éperdu,  la  liberté  pour  toi  si  tu  sauves  ma 
vie!  »  On  s'empresse  de  briser  les  chahies  du  captif;  il  se  jette 
au  gouvernail  ;  la  barque  obéit  à  son  bras  puissant,  elle  fend  les 
flots,  elle  touche  un  rocher  sur  la  rive  ;  Guillaume  s'élance,  du 
pied  repousse  la  barque  au  loin  et  disparaît.  Cependant  les  im- 

13 


—  08  — 

pcriiuix  |>r(>l('i,M's.  j);ir  l;i  proximilc  du  rivMi:;»',  piirvicimciil  à  di- 
v\*^vv  rtMiiharciilioii.  ol  ils  prcmu'iil  Icnc  à  Kiisiiacli  au  inonuMil 
oïl  (luillauiin'  y  arrivai!  ;  il  rcioniuiîl  ses  ciiiiciuis,  il  va  reloni- 
bvï  vn  k'ur  |>()iiv()ir;  déjà  (icssicr  le  dcsiiiuc  à  ses  salcllilcs.  In 
seul  moyon  de  salul  reste  à  (iiiillaiime;  eu  s'é('lia|)|)aid  de  la 
Itaripie  il  s'est  emparé  d'une  arbalèle;  il  se  relournc,  s'arrête  un 
instant,  et  le  landvojijt  a  ecssé  de  vivre.  Profitant  de  la  stupeur 
(pii  i'raj>|)e  les  soldats,  T(>ll  |)rend  \i\  fuite  et  trouve  un  refuge 
eliez  SlaulVaeher.  Les  eonjures  saisissent  l'oceasion,  ils  s'arment; 
les  trois  cantons  jurent  pour  dix  ans  une  alliance  défensive  que 
les  événements  changèrent  bientôt  eu  un  pacte  fédératif  per- 
pétuel. 

L'empereur  Albert  convoqua  les  vassaux  de  l'empire  pour 
marcher  contre  ceux  que,  lui  parjure,  ne  rougit  pas  d"ai)[)eler 
rebelles;  il  ne  vit  pas  même  briller  leurs  piques  redoutables. 
Son  neveu,  Jean  de  Souabe,  qu'il  avait  dépouillé  de  ses  do- 
maines, l'assassina  au  passage  de  la  Reuss.  Tous  les  efïbrts  des 
princes  de  la  maison  d'Autriche  échouèrent  contre  les  intrépides 
pasteurs  des  W'aldstettes.  L'armée  autrichienne  trouva  son  tom- 
beau dans  les  défdés  de  Morgaten,  en  1315  ;  et  malgré  la  recon- 
naissance de  la  ligue  helvétique  par  l'empereur  Louis  de  Ba- 
vière, la  lutte  se  prolongea  jusqu'en  138G;  il  fallut  que  le  dé- 
vouement héroïque  d'Arnold  de  Winkelried,  assurât  la  victoire 
de  Sempach  sur  Léopold  d'Autriche,  pour  mettre  la  liberté  hel- 
vétique hors  de  toute  atteinte.  Bientôt  la  ligue  fédérale  s'étendit  : 
déjà  en  1332  Lucerne,  en  1351  Zurich  et  Glaris,  en  1352  Zug 
et  Berne  étaient  entrées  dans  la  hgue;  Saint-Gall  en  1405,  Fri- 
bourg  en  1478,  Bàle,  Schaffliouse  et  Appenzell  en  1501  y  accé- 
dèrent, ('/est  du  nom  du  canton  de  Schwitz  que  nous  avons  fait 
le  mot  Suisse  par  lequel  nous  désignons  l'antique  et  héroïque 
Helvétie. 

Guillaume  Tell,  après  avoir  combattu  glorieusement  pour 
l'indépendance  de  sa  patrie,  mourut,  en  1354,  dans  une  inon- 
dation qui  renversa  le  village  de  Burgeln. 

Deux  monuments  simples  et  religieux  conservèrent  la  mé- 


—  90  — 

moiro  do  co  Ik'tos  i\o  la  liborlo  :  un<,'  clinix'llo  sur  rcniplacomfnl, 
(le  sa  maison,  cl  imc  aulrc  sur  le  rocher  où  il  pril  l(!rrc«'n  échap- 
pant à  la  vengeance  du  landvogt. 

.lean-Marlin  Tell.  d'Allinghausen,  mort  en  1084,  a  Hé  le  der- 
nier descendant  de  Guillaume. 

Ch.  Delattrk. 


r^%v;^i^^ 


0    if'T 


^^^\%^ 


IIICIIEL  lli;  i;il(IFIÎAL. 


Si  une  vie  labo- 
rieuse, austère,  vouée 
à  l'exercice  des  vertus 
clu'étiennes  et  au  bon- 
heur des  hommes,  mé- 
rite de  servir  de  mo- 
dèle à  tous  les  cœurs 
bien  nés,  c'est  surtout 
par  le  courage  qu'elh- 
exige  dans  ces  luttes 
politiques  où  les  par- 
tis s'arment  des  inté- 
rêts du  ciel  pour  as- 
souvir leur  ambition 
^  --l:^=^^-     pt  leur  vengeance. 

Telle  fut  la  vie  de  Michel  de  IHôpital  ;  ce  grand  homme 
nacjuit  en  1505,  à  Aigues-Perses,  où  son  père  Jean  de  l'Hôpital 
exerçait  la  profession  de  médecin."  Aigue-Perses  est  situé  au 
centre  de  la  Limagne,  ce  magnifique  verger  de  la  France,  en- 
cadré par  les  montagnes  où  dorment  les  volcans  éteints  de 


K  * 


hih  Bfcq^j 


—   101   — 

l'Auvergne  ol  du  l-'orc/.  Les  sites  les  plus  l'innls,  une  terre  l'er- 
lile,  (le  belles  eaux,  les  riches  moissons  prodiguées  par  le  eiel 
à  l'activité  du  laboureur,  tel  est  le  spectacle  qui  fortifia  dans 
l'àme  du  jeune  Michel  le  sentiment  religieux.  En  suivant  les 
excursions  botaniques  de  son  père,  il  apprit  à  remonter  direc- 
tement vers  Dieu,  pour  le  bénir  dans  l'harmonie  de  la  création, 
comme  dans  le  détail  de  ses  œuvres,  sans  s'égarer  à  la  suite  des 
interprètes  divers  dont  l'orgueilleuse  raison  allait  servir  de 
prétexte  pour  ensanglanter  la  terre. 

La  langue  d'Homère  et  de  Platon  était  sortie  depuis  moins 
d'un  siècle  des  ruines  du  bas-empire  :  le  latin  seul  leur  avait 
survécu  ;  latin  barbare,  hérissé  d'expressions  d'origine  germaine 
ou  celtique,  il  était  devenu  en  cet  état  l'idiome  naturel  du  clergé 
et  des  professions  libérales.  .Michel  de  l'Hôpital,  doué  d'un  sens 
droit  et  d'une  intelligence  précoce,  s'attacha  avec  amour,  sous 
la  direction  de  son  père,  à  l'étude  de  la  langue  de  Virgile  et  de 
Cicéron.  Un  exercice  trop  dédaigné  aujourd'hui,  la  composition 
des  vers  latins ,  éveilla  dès  l'enfance  son  génie  poétique ,  aux 
mêmes  sites  que  devait  immortaliser  un  jour  la  muse  française 
de  Delille. 

Sous  le  charme  de  ces  inspirations  il  traversa  l'Auvergne,  en 
1522,  pour  aller  suivre  ses  cours  de  droit  à  l'université  de  Tou- 
louse. François  I"  régnait  depuis  huit  ans  ;  le  connétable,  Charles 
de  Bourbon,  venait  de  quitter  la  France  dans  le  but  criminel  de 
combattre  sa  patrie.  Jean  de  l'Hôpital,  médecin  de  ce  prince, 
égaré  par  la  reconnaissance,  passa  la  frontière  avec  lui  ;  il  fut 
poursuivi  comme  son  complice;  l'état  s'empara  de  ses  biens. 
Michel  de  l'Hôpital  se  vit  arrêté  au  même  titre,  et  jeté  dans  la 
prison  publique  de  Toulouse.  Là,  s'isolant  des  malfaiteurs,  ilre- 
trouvait  une  compagnie  d'élite:  à  côté  de  Virgile,  d'Horace  et  des 
saintes  Ecritures,  confidentes  de  ses  joies  et  de  ses  chagrins  ,  les 
fondateurs  de  la  jurisprudence  romaine  révélaient  à  ses  médita- 
tions les  trésors  de  leur  sagesse. 

François  I",  informé  de  ces  poursuites,  rendit  la  liberté  au 
jeune  l'Hôpital,  déchargé  de  toute  prévention  de  complicité,  et 


—  102  — 

lui  |)('i-mil  diillcr  rejoindre  son  piMV  à  Milan.  Vvn  de  Icnips  a|)r('s, 
rarnir(>  IVanraiso,  ronlréeon  llalic  nul  le  siège  devant  cctle  ville, 
KiMilornio  dans  la  place  où  son  devoir  le  retenait  au  elievet  des 
malades  et  des  Messes.  Jean  deriiopilal  exigea  (jue  son  (ils  eessài 
de  partager  avec  lui  ee  pieux  oi'liee,  et  le  i'orea  de  s'échapper,  dé- 
guisé en  nudetier. 

Michel  se  rendit  à  Padoue.  dont  l'université  était  alors  la  plus 
florissante  de  l'Italie;  il  y  resta  six  ans,  partageant  ses  travaux 
entre  la  lés;islalion  et  les  bonnes  lettres  :  il  y  étudia  spécialement 
les  œuvres  du  Dante,  de  Pétrarque,  de  l'Ariosle  et  du  Tasse. 

Nous  le  retrouvons  plus  tard  à  Rome,  investi  des  fonctions 
judiciaires  en  qualité  d'auditeur  de  rote. 

Le  traité  de  paix  de  1534  lui  a  rouvert  la  France  ;  il  y  court, 
préférant  au  brillant  avenir  qui  l'attend  à  Rome  la  perspective 
même  de  l'indigence  au  sein  de  sa  patrie.  Il  arrive  à  Paris,  dé- 
nué de  toute  ressource,  sans  espoir  de  se  faire  rendre  les  biens 
confisqués  sur  son  père,  mais  riche  de  son  courage,  de  son  in- 
struction et  de  sa  probité;  il  se  fait  inscrire  avocat  au  parlement. 
Il  a  grand'peine  à  trouver  ce  premier  client,  ce  premier  procès, 
(jui,  dans  s^  profession,  fixe  l'avenir  d'un  jeune  homme;  il  le 
plaide  enfin,  sans  autre  honoraire  que  la  conscience  d'avoir  fait 
triompher  la  cause  de  l'équité  :  ce  succès  en  amène  d'autres.  Dé- 
gagées de  ce  fatras  hérissé  de  citations  grecques  et  latines,  bibli- 
ques ou  profanes,  qu'on  nommait  alors  l'éloquence,  ses  plai- 
doiries, sans  l'enrichir,  commandaient  l'estime  des  magistrats, 
et  sa  conduite  exemplaire  au  barreau  gagnait  leur  confiance. 
Son  désintéressement,  son  aversion  pour  tout  ce  qui  ressemblait 
à  de  l'intrigue,  captivèrent  surtout  le  lieutenant  criminel,  Jean 
Morin,  qui  lui  donna  sa  fille  en  mariage.  Cette  union  lui  permit 
d'entrer  conseiller  au  parlemen.t  de  Paris. 

Le  droit  de  juger  était  alors  une  propriété  aliénable  à  prix  d'ar- 
gent, et  les  magistrats  avaient  droit  à  un  supplément  de  salaire, 
connu  sous  le  nom  d'épices.  Nul  ne  les  gagnait  mieux  que  lui  ; 
à  l'audience,  il  donnait  aux -jeunes  conseillers  l'exemple  de  l'as- 
siduité, de  l'application  ;  rentré  chez  lui,  il  s'occupait  sans  re- 


-    lo:{  — 

lard  ni  rclnclic  (k's  iioiiibrcuscs  aU'aircs  doiil  l«'  rappoii  lui  /'lail 
coiilié,  (3l  achcvail  (l((  nii'irir  son  opinion  sur  les  (jucslions  à  ré- 
soudre, dans  l'inlcrvalh^  onirc  les  plaidoiries  et  I  arrèl. 

Les  vacances  n'apporlaii^nl  aucune  trôve  h  ses  (Hudes;  lobjel 
seul  en  élail  dillërent  :  il  lisait  et  annotait  les  ii;rands  (''cri- 
vains  de  ranti({uité,  les  mémoires  liistori([ues  des. loinville,  des 
Froissart,  des  C-onuiiines,  et  retrempait  son  àme  aux  sources  des 
saintes  Ecritures. 

Il  n'avait  pas  dissimulé  à  ses  collègues  son  o|)inion  contre  la 
vénalité  des  charges  judiciaires;  il  sentait  d'ailleurs  (jue  l'in- 
lluence  de  ses  exemples  serait  prescjue  nulle  sur  la  discipline 
intérieure  du  parlement,  tant  ({u'il  ne  la  fortifierait  pas  par  l'au- 
torilé  d'une  position  supérieure.  Or,  les  préventions  de  Fran- 
rois  1"  poursuivaient  jusque  sur  le  fils  la  fidélité  du  père  au 
connétable  de  Bourbon  ;  d'ailleurs  Michel  de  l'Hôpital  se  préoc- 
cupait tristement  de  la  cruelle  mission  qui  allait  être  confiée  à  la 
magistrature  du  royaume,  à  la  lueur  de  l'incendie  que  le  prési- 
dent d'Oppède  venait  d'allumer,  au  nom  du  parlement  d'Aix,  à 
(labrière,  à  Merindol  et  dans  vingt  autres  villages  qui  tenaient  à 
prier  Dieu  à  la  manière  4es  Vaudois. 

Après  la  mort  de  François  I",  en  1547,  le  chancelier  Olivier 
le  présenta  à  Henri  H,  comme  son  ami,  fit  valoir  ses  anciennes 
relations  avec  la  cour  de  Rome,  et  le  lit  nommer  ambassadeur 
au  grand  concile  que  le  pape  venait  de  transférer  de  Trente  à 
Boulogne.  Cette  translation,  qui  avait  pour  objet  de  dérober  le 
concile  à  l'influence  de  Charles-Quint,  n'eut  point  ce  résultat. 
L'Hôpital  revint  à  Paris  au  bout  de  deux  ans,  après  avoir  utilisé 
ses  loisirs  par  la  composition  d'un  grand  ouvrage  de  droit  ;  mais 
il  y  rentra,  apprécié  par  le  cardinal  de  Lorraine,  qui  le  désigna 
à  Henri  H  comme  le  plus  digne  de  la  surintendance  de  la  cham- 
bre des  comptes. 

Dans  sa  nouvelle  charge,  l'Hôpital  se  montre  l'ennemi  intrai- 
table des  malversations  et  fait  revivre  les  anciennes  lois  qui  ga- 
rantissent la  fidèle  gestion  des  deniers  de  l'état. 

Cependant  Henri  U  parvenait  à  grand'peine  à  contenir  1  un 


—  lOV  — 

|»ar  laiilif  les  tlids  aiiil)ilirii\  (|iii  allairiil  se  (lis|)iJlrr  le 
rovaiimc  sous  les  haiiiucrt's  lioslilcs  du  |)a|)r  cl  de  C.alvm.  Il 
iiKMirl.  cl  k'S  sccla leurs  (le  la  rciunnc  se  soulrvcul  dans  iircscjuc 
tdulcs  les  proviiKTS.  A  leur  liMc  se  luonlrciit  liiuidcniciil  encore 
le  roi  de  .Na\ai're,  Aiiloiiic  de  llourhoii,  plus  liardiuicul  sou 
Ircrc.  le  |>riu(c  de  Coudé,  cl  les  deux  CluUillons  ^d'AudcIol  cl 
Coliiiuv  ;  les  princes  de  Lorraine  le  cardinal  cl  les  (îuiscs  prcn 
ncnl  la  direchon  du  parti  calholique.  Ils  oui  donné  [)our  épouse 
à  l'riuiçois  11  leur  nièce  Marie  si  Iragiiiueuient  célèbre  quel- 
(jucs  années  après  sous  la  couronne  des  Sluarl,  el  ils  conij)lenl 
dominer  à  l'abri  de  son  inviolabililé.  l/JIopilal  est  nommé 
cliancelier  de  France,  pour  lenir  leur  ambilioii  en  échec.  Ce 
choix,  qui  aunonçail  un  changement  lieureux  dans  le  système 
du  gouvernement,  fut  l'œuvre  de  Catherine  de  Médicis  :  <(  Elle 
»  avak  cru  voir  en  lui  un  honune  qui,  pour  |>ri\  d'une  élévation 
»  inespérée,  se  vouerait  tout  entier  aux  intérêts  de  sa  puissance, 
).  dit  M.  de  Lacretelle  Des  Guerres  de  relùjion,  t.  2*=);  Michel 
»  de  l'Hôjiital,  ajoute  l'éloquent  historien,  ne  chercha  point  s'il 
»  devait  plus  aux  Cuises  qu'à  la  reine  mère;  mais  il  se  souvint 
»  de  ce  qu'il  devait  à  l'humanité,  aux  lois  et  à*sa  patrie.  » 

La  conspiration  d'Amboise,  ourdie  par  les  protestants,  venait 
d'être  châtiée  avec  une  inflexible  sévérité.  La  guerre  civile  était 
flagrante;  le  cardinal  de  Lorraine  voulut  suspendre  sur  toutes 
les  tètes  le  glaive  de  l'inquisition  espagnole;  l'Hôpital,  au  con- 
traire, mit  tout  son  zèle  à  détourner  ce  fléau,  et  s'il  consentit  à 
rendre  un  premier  édit  sévère  à  l'excès,  il  en  confia  l'exécution 
au  clergé  régulier,  qu'il  voulait  ramener  à  une  discipline  plus 
rigide.  Il  ne  dissimula  pas  au  parlement  de  Paris  sa  répugnance 
contre  toutes  les  mesures  violentes,  el  iï  annonça  l'intention  de 
convoquer  les  états  généraux  (les  anciennes  assemblées  repré- 
sentatives du  royaume)  et  un  concile  national. 

Les  états  furent  convoqués  à  Orléans,  pour  le  5  décembre  1560. 
Dans  l'intervalle,  l'Hôpital  fît  suspendre  la  condamnation  pro- 
noncée contre  le  prince  de  Condé,  à  la  mort  de  François  H;  il 
fit  déférer  la  régence  à  la  reine  mère,  le  titre  de  lieutenant  gé- 


105  — 

tirral  de  la  coiirinwic  à  Aiiloinr  de  Pxmrlxm  ;  cl  sous  ces  hriirnix 
auspices,  il  ouvrii  les  clals  dOrlcans  par  un  discours  doiil  cpicl- 
ques  lignes  suffisent  pour  faire  connaître  son  beau  caractèro  .- 

«  Ces  assemblées  ont  été  sagement  établies  afin  que  le  roi  en- 
»  tende  par  lui-même  les  plaintes  et  connaisse  la  vraie  situation 
))  des  affaires  de  ses  peuples;  connaissance  qu'il  ne  peut  ^nière 
»  avoir  lorsqu'il  n'entend  que  le  rapport,  souvent  peu  fidèle,  de 
••)  ceux  qui  l'approchent.  Les  souverains  s'y  instruisent  de  leurs 
»  devoirs;  on  les  engage  à  diminuer  les  anciennes  impositions. 
»  à  n'en  pas  faire  de  nouvelles,  à  retrancher  les  dépenses  su-. 
»  perflues  qui  ruinent  l'état,  à  ne  plus  vendre  les  charges,  les 
»  emplois  et  les  offices,  à  n'élever  aux  dignités  de  l'Église  que 
»  les  sujets  capables  de  les  remplir.  » 

Puis,  faisant  allusion  aux  luîtes  religieuses  :  «  Nous  avons  fait 
»  maintenant,  dit-il,  comme  les  généraux  malhabiles  qui,  pour 
»  mener  tous  leurs  soldats  au  combat,  dégarnissent  les  places  et 
»  les  laissent  sans  défense.  Nous  devons,  au  contraire,  nous  mu- 
■»  ;iir  d'abord  de  vertus,  de  bonnes  œuvres,  de  la  parole  de  Dieu 
»  et  de  la  prière.  Ne  prouvons  pas  que  nous  haïssons  les  hommes 
»  'plus  que  les  vices  et  les  erreurs  ;  il  faut  incessamment  priei- 
»  pour  eux,  afin  qu'ils  reviennent  de  la  voie  de  l'erreur  au 
»  chemin  de  la  vérité  ;  et  l'on  doit  cependant  retrancher  ces 
»  noms  odieux,  que  l'ennemi  du  genre  humain  a  forgés,  de  lu- 
»  thériens,  huguenots,  papistes  ;  il  ne  faut  retenir  que  le  beau 
»  nom  de  chrétien.  » 

Ces  salutaires  maximes  brillent  également  dans  son  discours 
d'ouverture  des  conférences  de  Poissy.  Ce  simulacre  de  concile 
entre  les  docteurs  de  la  foi  protestante  etdela  foi  catholique  aigrit 
les  esprits,  loin  de  les  calmer;  une  nouvelle  guerre  civile  devient 
imminente.  L'Hôpital  se  montre  encore  l'éloquent  défenseur  d(^ 
l'humanité;  et  devant  les  états,  réunis  à  Saint-Germain,  il  pro- 
pose et  fait  accepter  l'ordonnance  de  janvier  1562,  connue  sous 
le  nom  à'édit  de  tolérance.  Cet  édit  suspend  jusqu'à  la  détermi- 
nation d'un  concile  national  les  peines  prononcées  par  les  édits 
précédents  contre  les  assemblées  des  religiohnairés,  leur  permet 


—   KM»  — 

ltiir>  itirclirs  cl  Iciii^  cxcicicrN  l'cliLMriix  dans  1rs  laultoiiri^s  des 
villt's.  leur  (IdriKlaiil  de  s  y  rciidn' armes,  à  la  réserve  des  geri- 
lilshoniuies.  (iiii  poiivaieiil  y  |)<Mler,  coiniiie  parhuil  ailleurs,  la 
dague  el  l'épée. 

Cet  edit,  rejeté  par  plusieurs  parleiueiils.  ne  lui  accepte  par 
celui  de  l'.iris  (piaprès  trois  injouclions. 

Opendaiit  le  l'anaiisnie  niulli|)liail  les  massacres  des  proles- 
tants à  Sens,  à  Cahors,  à  Toulouse,  à  Tours,  à  Amiens,  à  Vassy  ; 
et  les  sanglantes  revanches  des  prolestants,  dai)s  le  .Midi,  étaient 
suivies  des  vengeances  impitoyables  des  Monlluc  et  des  Ta- 
vannes. 

Un  seul  homme  à  la  cour  se  souvenait  de  l'édil  de  tolérance, 
c'était  l'Hô])ilal. 

Sa  pensée  était  de  former  un  grand  jiarli  national,  ayant  pour 
chef  unique  le  roi  de  France,  pour  lois  un  code  étendant  son 
empire  sur  tout  le  royaume,  substitué  aux  coutumes  qui  va- 
riaient d'une  province  el  souvent  d'un  canton  à  l'autre.  Il  y  tra- 
vailla pendant  six  années;  aussi,  chose  remarquable,  les  plus 
sages  ordonnances  sont  contemporaines  d'une  époque  de  guerres 
civiles,  et  datées  du  règne  de  Charles  IX. 

Cependant  ce  prince  touche  à  sa  majorité  •  l'Hôpital  l'invite 
à  parcourir  le  royaume,  précédé. d'un  édit  de  pacification.  La 
reine-mère,  affranchie  par  le  poignard  de  Poltfot  de  la  domina- 
tion de  François  de  Guise,  accepte  ce  projet  de  voyage;  mais 
Catherine  a  eu  à  Bayonne  une  conférence  secrète  avec  le  duc 
d'Albe,  et,  s'il  faut  en  croire  quelques  historiens,  l'infernal  pro- 
jet de  rallier  les  réformés,  pour  les  égorger  plus  tard,  sans  dé- 
fense, à  un  signe  convenu,  a  germé  dans  son  imagination  ita- 
lienne. 

Dès  ce  jour  l'Hôpital  a  perdu  tout  crédit  sur  elle  ;  ses  avis  ne 
sont  plus  écoutés,  il  est  même  exclu  -des  conseils  ;  il  s'en  aper- 
çoit, et  se  retire  dans  sa  terre  de  Vignay,  près  d'Élampes,  pour 
ne  reprendre  ses  fondions  qu'après  la  rentrée  du  roi  à  Paris. 
Le  roi,  soit  artifice,  soit  versatilité,  paraissait  l'écouler,  avec  res- 
pect ;  aussi  toute  la  cour  semblait  conspirer  la  perte  de  ce  grand 


-   107  — 

hoiiuiu'.  Il  fui  rcpn^scnlé  coMime  le  plus  perfide  d  le  jtliis  diui- 
ger(Hix  des  pi'oleslanls.  a  Dieu  nous  ijarde  de  la  messe  du  clian- 
lelierl  »  disaient  les  hommes  qui  com|)loluient  eonire  les  lujguo 
iiols  de  nouvelles  vêpres  siciliennes.  Knfin,  on  voulait  être  à 
l'aise  pour  le  erirne,  et  l'ifopital  l'ut  renvoyé,  ou  plutôt  on  lui 
permit  de  donner  sa  démission  ;  (H  il  retourna  dans  sa  maison 
de  campagne,  où  il  devait  finir  ses  jours.  Dans  (-efUî  modeste 
retraite  l'étude,  la  prière,  la  culture  des  champs,  l'éducation  de 
ses  petits-lîls,  la  société  d'une  femme  digne  de  lui  partageaient 
ses  journées. 

îl  y  vivait  depuis  quatre  ans,  lorsque  le  tocsin  de  la  Saint- 
Bartliélemi  résonna  jusqu'à  son  vallon  solitaire.  A  la  nouvelle 
du  massacre  des  protestants,  les  paysans  du  voisinage  s'ameu- 
tèrent contre  leur  bienfaiteur.  La  reine  envoya  pour  le  protéger 
un  détachement  de  cavalerie.  A  la  vue  de  cette  troupe  armée,  les 
gens  de  sa  maison  courent  à  lui,  tout  effrayés,  et  se  disposant 
à  la  résistance,  lui  demandent  s'il  ne  faudrait  pas  fermer  les 
portes.  «  Non,  non,  dit-il;  si  la  petite  n'est  bastante  (suffisante) 
pour  les  faire  entrer,  que  l'on  ouvre  la  grande.  »  Ainsi  il  ne  son-  ^ 
geait  pas  même  à  disputer. aux  bourreaux  de  son  pays  une  vie" 
(ju'il  avait  consacrée  à  sa  prospérité. 

Peu  de  jours  après  la  Sainl-Barthélemi,  il  avait  goûté  un  in- 
stant de  bonheur  :  sa  fille  unique,  qui  résidait  à  Paris,  auprès 
de  son  époux,  M.  de  Beslebat,  lui  était  rendue  :  elle  avait  été 
sauvée  par  la  duchesse  de  Guise,  et  venait  se  jeter  dans  les  bras 
de  son  père,  qu'elle  ne  devait  plus  quitter.       •  » 

L'Hôpital  se  vit  si  cruellement  déçu  dans  l'espérance  qu'il 
concevait,  même  dans  la  retraite,  de  voir  les  Français  former 
enfin  un  peuple  de  frères,  que  le  plus  sombre  désespoir  succéda 
à  ses  illusions  chéries,  (c  Excidat  illa  dies!  (périsse  le  jour  fatal)!  » 
s'écriait-il  toutes  les  fois  qu'on  parlait  devant  lui  de  la  Saint- 
Barthélemi.  11  mourut  de  chagrin,  à  Yignay,  le  15  mai  1573,  et 
fut  modestement  inhumé  dans  l'église  deChampmoteux,  sa  pa- 
roisse. 

La  succession  du  chancelier  de  l'Hôpital  ne  fut  opulente  que 


-   108 


|>ar  I  lu'rilaj,M'  des  ^t■|•|^l^  (ju  il  laissa  à  sa  digiu;  rpouse  et  à  su 
lillc  hitMi-alFiuV.  (Juaiil  aux  hicus  (!<•  la  Inrr,  elle  consistait  en 
son  domaine  de  \ip;nav  ;  d  l'avaK  reen  en  iori  mauvais  état  de 
Henri  11 .  (U)mme  échange  des  hieiis  confis(|n(''s  sur  son  père.  Il 
avait  su  l'améliorer  sans  raij;randir  ;  il  avait  donne  les  (erres  à 
défricher  et  à  cultiver  aux  paysans  du  voisinage,  moyennant  une 
très-faible  redevance,  ne  se  réservant  qu'un  vaste  jardin  où  le 
principal  asîrémeniconsislail  dans  l'ulililé. C'étaient. commedans 
les  jardins  dAlcinous,  décrits  par  Homère,  de  b(!lles  lignes  d'ar- 
bres fruitiers  et  de  vignes,  qu'il  taillait  et  échenillait  lui-même; 
et  à  côté  'des  meilleurs  légumes  de  la  saison,  des  plantes  médici- 
nales, dont  les  soins  et  le  salutaire  emploi  lui  rappelaient  avec 
attendrissement  son  enfance  et  son  père.  Sa  maison  était  com- 
modément distribuée  en  dedans;  au  dehors  d'une  riante  sim- 
plicité, sans  colonnes  ni  bas-reliefs,  bien  que  son  protégé,  Jean 
Goujon,  eût  mis  à  sa  disposition  gratuitement  le  savant  ciseau 
qui  sculptait  alors  les  ftiçades  intérieures  du  Louvre. 

L'Hôpital  ne  s'était  nullement  occupé  de  sa  fortune  dans  tout 
le  cours  d'une  vie  d'ailleurs  si  bien  remplie.  Après  neuf  ans 
passés  au  parlement,  et  six  ans  dans  l'administration  des  fi- 
nances, vers  l'époque  où  il  entra  au  conseil  privé,  il  est  réduit 
à -demander  des  aliments  pour  lui  (ce  sont  ses  termes)  *et  une 
dot  pour  sa  fille.  Cette  dot  fut  une  charge  de  maître  des  requêtes, 
qui  fut  donnée  au  sieur  de  Beslebat  lorsqu'il  devint  son  gendre. 

Ses  mœiîrs  étaient  austères,  ses  goûts  simples,  sa  sobriété  ex- 
trême. JBrantôme  raconte  qu'étant  allé  visiter  .avec  le  maréchal 
Strozzi  le  chancelier  de  l'Hôpital,  ce  dernier  le  fit  diner  dans  sa 
chambre  avec  ce  qu'on  nomme  strictement  la  fortune  du  pot  : 
un  plat  de  bouilli.  Tout  le  luxe  de  sa  vaisselle  consistait  en  une 
salière  d'argent  qui  servait  à  la  ville  et  à  la  campagne. 

Il  regardait  le  luxe  comme  la  plaie  la  plus  funeste  des  états  ; 
et  à  ce  sujet  il  adressa  au  président  de  Thou  une  satire  en  vers 
latins,  admirable  de  style  et  de  pensées.  Il  en  a  laissé  une  se- 
conde, aussi  éloquemment  énergique,  contre  les  vices  des  grands. 
11  existe  également  de  lui  deux  poèmes  latins  sur  l'art  de  gou- 


—    109  — 

verner,  où  l'on  retrouve  tous  les  grands  principes  constitution- 
nels qui  (levaient  prévaloir  au  bout  fie  deux  cent  trente  années. 

L'Hôpital  ne  voyait  de  remède  aux  maux  du  royaume  que 
dans  la  réforme  des  mœurs;  il  voulait  que  la  loi,  expression  du 
vœu  national,  fût  toujours  supérieure  à  la  volonté  du  monarque. 
Son  projet  était  de  diviser  les  ordres  religieux  en  quatre  classes, 
et  de  les  employer  toutes  à  des  travaux  d'intérêt  public." 

Chez  lui  le  poëte  et  l'homme  d'état  ne  font  qu'un  avec  l'homme 
deJbien;  aussi,  écrivant  dans  une  langue  jadis  magnifique  et 
qu'il  régénère,  son  âme  et  son  style  s'élèvent-ils  avec  le  sujet  qu'il 
traite. 

Telle  est  en  peu  de  mots  l'ébauche  incomplète  d'un  homme  à 
qui  l'antiquité  païenne  eût  dressé  des  statues,  dont  le  fanatisme 
d'un  siècle  à  demi  barbare  abreuva  Ja  vieillesse  d'amertume,  et 
dont  la  mémoire  restera  en  vénération  tant  qu'il  y  aura.de  l'écho 
en  France  pour  ces  mots  :  religion,  liberté,  patrie. 

J.  M.  Berton. 


■>"m 


SAIJiT  VINCENT  DE  PAUL. 


.  Tous  les  iiiallieureux  étaient  son  poids  et  sa  douleuk. 
{Paroles  de  Vincent  de  Paul,  tirées  de  su  vie  écrite 
par  un  de  ses  contemporains,  Abelly ,  éréf/ue  de 
Rodez.) 


.  cortège 
Vers 


Admirable  résumé  d'une 
vie  toute  de  sainte  ten- 
r  dresse,  de  dévouement,  de 
charité,  que  ces  quelques 
mots  soient  notre  digne  épi- 
graphe. Essayons  de  pein- 
dre l'iange  que  Dieu  fit  des- 
cendre sur  la  France  pour 
réveiller  dans  une  société 
endurcie  par  de  longues 
années  de  désordre,  les  sen- 
timents d'humanité,  de  gé- 
nérosité et  de  vif  amour  du 
prochain  qu'avaient  anéan- 
tis l'égoïsme.  et  la  haine, 

hideux  des  discordes  civiles. 

'année  1586,  un  pauvre  enfant,  âgé  de  dix  ans  à  peine. 

les  bestiaux  de  son  père  dans  un  pré  bien  chélif  du 


^"\i""Dt  ?MU 


Iith.Becquet. 


—    IN    — 

pays  (les  Landes, -près  de  la  pêlile  ville  del)a\.  Au  lieu  de  passer 
son  temps,  comme  la  plupart  des  jeunes  patres,  à  jouer,  ou  à 
tourmenter  les  animaux  confiés  à  sa  surveillance,  il  lisait  un 
livre  pieux  que  lui  avait  domié  le  curé  de  Pouy,  son  village 
natal,  et  en  commençant,  en  terminant  ses  saintes  lectures,  il 
allait  s'agenouiller  devant  l'oratoire  de  Notre-Dame  de  Buglose, 
vierge  divine  qu'il  avait  appris  à  aimer  en  aimant  sa  mère. 

Un  matin,  il  venait  de  faire  sa  première  oraison  devant  cette 
rustique  chapelle,  lorsque,  se  retournant,  il  entend  une  voix 
suppliante,  il  aperçoit  une  main  maigre,  ridée,  qui  s'étemlait 
vers  lui  en  tremblant,  et  tout  tremblant  aussi  était  le  corps  du 
pauvre  vieillard  qui  lui  demandait  l'aumône.  A  cet  aspect,  le 
Jeune  pâtre  se  sent  ému,  tire  de  sa  poche  à  la  hâte  une  pièce  de 
trente  sous,  toute  sa  fortune,  tout  ce  qu'il  avait  amassé  depuis 
que  son  père  encourageait  ses  services  par  quelque  monnaie 
donnée  çà  et  là,  et,  cet  argent,  il  le  remet  avec  bonheur  au  men- 
diant. Il  avait  jusqu'alors  conservé  très-pieusement  ses  épargnes, 
sans  doute  afin  de  faire  à  sa  mère  un  cadeau  lors  de  la  fête 
prochaine  ;  mais,  à  la  vue  du  malheureux  qui  l'implorait,  il  fut 
averti  par  un  mouvement  divin  que  nul  cadeau  ne  pouvait  être 
plus  doux  pour  une  mère  que  .le  premier  acte  de  charité  de  son 
enfant. 

Ainsi  se  manifesta  dans  le  petit  Vincent  de  Paul  l'homme 
angélique,  le  véritable  saint,  que  nous  sommes  sûrs  de  faire 
aimer  en  rappelant  simplement  ses  œuvres.  En  1588,  son  père, 
qui  exploitait  de  bien  étroits  domaines  par  ses  mains  et  celles 
de  ses  six  enfants,  comprit  que  Vincent,  son  troisième  fils,  était 
appelé  à  vivre,  non  pour  une.  petite  bourgade,' mais  pour  la 
France,  pour  le  monde,  pour  tous  les  malheureux.  S'imposant 
donc  un  grand  sacrifice,  pauvre  comme  il  l'était,  il  mit  Vincent 
en  pension  chez  les  Cordeliers  de  Dax,  moyennant  soixante 
livres  par  an,  somme  qui  nous  semble  bien  modique,  mais  qui 
avait  alors  trois  fois  au  moins  la  valeur  qu'elle  aurait  aujour- 
d'hui. Cesser  d'être  à  la  charge  de  son  père,  c'était  sa  constante 
pensée  et  son  plus  puissant  aiguillon  dans  le  «cours  de  ses 


—  \\1  — 

pirmicrcs  rlU(lr>  ;  ;uissisrs  jtntiiirs  riirnil  ils-r.i|ii(lrs,  cl  (|ii;«ln' 
ans  ne  s'cliiiciil  |>iis  (M  iuiN's,  lorsiiuim  aNucal  dr  la  ville  piil 
le  itrcudrc  pour  |>r('(('|ttt'iii'  do  ses  cidanls.  Il  iivail  seize»  ans 
alors,  cl,  CM  iiisiniisaiil  ses  elcvcs.  ronliiuiail  de  s'inslniirc  sans 
plus  lien  couler  à  sa  l'aniille. 

I,e  père  des  enfants  que  ee  jeune  prol'csseur  lorniail  à  son 
iinai^e,  reconnaissant  des  services  (piil  lin  avait  rendus  eu  |)rc- 
parant  ses  fils  à  une  vie  bonne  et  pure,  voulut  se  charger  des 
frais  nécessaires  à  sa  réception  dans  les  ordri^s,  et  Vincent  de 
Paul  y  entra  en  1590.  Puis,  alin  de  lui  donner  les  moyens  de 
suivre  les  cours  de  la  fticulté  de  théologie  de  Toulouse,  son 
père  vendit  une  paire  de  bœufs,  les  compagnons,  les  instru- 
ments de  son  travail,  précieuse  portion  de  sa  chétive  richesse  ; 
mais  sa  richesse  véritable,  c'était  son  fils  Vincent. 

11  était  à  Toulouse  lorsque  ce  bon  père  mourut,  ordonnant 
par  son  testament  que,  sur  les  biens  qu'il. laissait,  chacun  de 
ses  héritiers  abandonnerait  une  part  pour  subvenir  aux  dé- 
penses des  hautes  études  de  Vincent.  Le  testateur  avait  eu,  sans 
nul  doute,  une  noble  et  équitable  pensée,  c'est  que  toute  la  fa- 
mille devait  concourir  à  élever  celui  de  ses  membres  appelé  à 
répandre  sur  elle  un  éclat  pur  et.saint;  mais  Vincent  ne  voulant 
pas  profiter  de  cette  disposition  au  détriment  de  sa  mère,  de 
ses  frères,  de  ses  sœurs,  créa,  pour  s'assurer  des  ressources,  un 
petit  collège  qui  prospéra  sous  l'influence  de  la  généreuse  réso- 
lution de  son  fondateur.  C'est  alors  qu'instituteur  habile,  Vin- 
cent cachait  humblement  son  savoir,  en  était  presque  honteux, 
et  se  quabfiait  de  pauvre  écolier  de  quatrième.  S'il  s'enorgueillis- 
sait aussi  peu  des  lumières  de  ce  monde,  c'est  qu'en  effet  elles 
étaient  échpsées  en  lui  par  la  lumière  du  ciel,  les  divines  inspi- 
rations dont  il  sentait  le  foyer  dans  son  cœur,  et  l'auréole  qui 
s'allumait  déjà  autour  de  son  front. 

C'est  en  1605  que  revenant  par  mer  de  Marseille,  où  il  avait 
été  recueillir  un  legs  pieux,  il  devint  le  captif  d'un  corsaire 
turc  qui  le  conduisit  à  Tunis,  et  là,  quoique  blessé  d'une  flèche, 
il  fut  exposé  en  vente,  vêtu  se\i\m\Qni  d' un  caleçon,  d\in  hoqueton 


lie  lui  cl  roiljr  d'un  homiel.  Les  ni.ii'cliaiids  se  iciidaiciil  à  ro 
iiiai'clu'  {l'Iiomincs  pour  aclKîlcr  des  esclaves  «'Oiiimc  ils  au- 
raioiil  aclielé  des  bèlcs  de  somirie,  (>l  Viiicenl,  de  l'aul  lui  vendu 
à  un  pécheur  qui  bientôt  se  débarrassa  de  lui,  Iroiivanl  (pi  d 
ii\^tait  bon  à  rien.  Saint  Vincent  de  Paul  ainsi  jiv^v  par  un  bar- 
bare 1  Il  passa  ensuite  au  pouvoir  d'un  vieux  médecin  du  pays, 
(pii  mourut  bientôt,  et  son  héritier  le  vendit  à  un  renéi^Ml. 
l/honnue  de  la  foi  vive  et  profonde  devenu  l'esclave;  d'un 
honnne  déshonoré  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  honteux,  le  manepie 
à  la  foi  et  à  la  conscience!  Vincent  de  Paul  était  trop  ardem- 
tnent  convaincu  pour  se  taire.  Bientôt  d'esclave  il  d<'vinl 
maître,  car  il  était  parvenu  à  ramener  ce  renégat  à  la  religion 
de  ses  pères,  et  cela  bien  moins  encore  par  ses  exhortations  que 
par  sa  conduite,  qui  était  une  continuelle  prédication  de  tout  ce 
qu'il  y  a  de  bien  et  de  beau. 

Le  spectacle  des  souffrances  que  les  chrétiens  enduraient  à 
Alger  et  à  Tunis,  souffrances  que  notre  pays  aura  la  gloire  éter- 
nelle d'avoir  foit  cesser  en  portant  la  civilisation  du  christia- 
nisme sur  les  plages  de  l'Afrique,  ce  spectacle  déchirant  a  fait 
sentir  doublement  à  Vincent  de  Paid  la  sainte  vocation  ijue  lui 
a  donnée  Dieu.  Rentré  en  France,  en  1G07,  avec  sa  précieuse 
conquête,  la  famille  du  renégat  qu'il  a  rappelé  à  sa  religion 
première  par  l'exemple  des  vertus  chrétiennes,  il  ne  songe  plus 
([u'à  la  réalisation  des  œuvres  dont  le  ciel  fait  descendre  en  lui 
la  pensée  dans  un  incessant  rayon  de  charité  et  d'amour,  et  cet 
ange  que  le  siècle  appelait  monsieur  Vincent  de  Paul,  est  déjà 
proclamé  saint  par  les  pauvres,  les  malades,  les  infortunés  de 
toutes  sortes. 

Vers  cette  époque,  il  eut  cependant  à  subir  une  rude  épreuve. 
En  1509,  il  partageait  sa  chambre,  dans  le  ûmbourg  Saint- 
Germain,  avec  un  juge  du  pays  des  Landes,  momentanément  à 
Paris.  Un  jour  cet  homme,  ayant  à  payer  quelque  emplette, 
rentre  dans  son  domicile  passager  pour  y  chercher  de  l'argent. 
Vincent  de  Paul,  qui  commençait  déjà  sa  longue  carrière  de 
souffrance,  était  dans  son  lit,  el  suivait  d'un  regard  voilé  par 

13. 


—    IIV  — 

la  licMi',  son  ((iiiipalfiolc  (((iirlic  siii"  sa  mallr  oiiNcrlc.  I(>is(|ii(' 
(•t'liii-(  i  se  rcldiiriit'  l»rus(|ii('in('iil.  Il  lance  à  \  iiicnil  un  mciia- 
caiil  coiin  (I d'il,  cl  de  l'acccMil  du  mépris,  de  la  colère,  laccu- 
sant  de  lui  avoir  V(dé  (|iialre  cents  é(  iis,  il  lui  déclare  ([u'il  va 
le  livrer  à  la  justice.  A  celle  liorriltle  ac(  usalion.  ViiU'Oiil,  un 
nuuneni  atterre,  car  il   ne  coinprenail  pas  c(tinn>ent  ce  crime 
avait  pu  être  conunis,  se  dresse  sur  son   séant,  et  s'élevanl  à 
Dieu  :  — (Jue   lerai-je,   dil-il,  (jue    l'erai-je,  o  mon  Dieu.\.. 
Vous  savez  la  vérité. — ^  oici  ([uelle  lui  sa  réponse  à  celle  odieuse 
aecusalion  d'avoir  pris  le  bien  d'autrui,  lui  ([ui  doiuiail  à  son 
prochain  tout  ce  (pi  il  possédait,  et,  tranquille,  il  attendit  ([ue 
la  vérité  apparùl.  Elle  ne  tarda  pas  à  éclater:  les  aveux  d'un 
voleur  retenu  au  'Chàtelel  pour  d'autres  méfaits  apprirent  au 
juge  que  son  argent  lui  avait  été  enlevé  pendant  un  court  as- 
soupissement  de  Vincent  de  Paul.  Toute, la  honte  fut  pour 
l'homme  qui  avait  pu  soupçonner  le  saint,  dont  l'auréole  sortit 
plus  radieuse  encore  de  ce  nuage  de  calomnie  et  de  persécutions. 
Ouoi  que  pussent  faire  sa  modestie  et  son  humilité,  saint 
Vincent  de  Paul  devenait  de  plus  en  plus  considérable  par  ses 
bienfoits.  De  toutes  les  circonstances  où  il  se  trouvait  placé,  jail- 
lissait une  chose  utile  pour  les  hommes.  Curé  de  Clichy,  il  tou- 
chait tous  les  cœurs,  à  l'aide  d'une  simple  et  suave  éloquence; 
précepteur  des  trois  enfants  d'Emmanuel  de  Gondy,  général  des 
galères,  il  sollicitait  comme  le  don  le  plus  précieux  les  fonc- 
tions d'aumonier  des  forçats,  et  -dès  que  quelques  jours  de  va- 
cance lui  permettaient  de  suspendre  les  soins  de  l'éducation  des 
jeunes  de  Gondy,  il  courait  à  Marseille.  Là   il  trouvait  un 
charme  céleste  à  exhorter,  à  consoler  les  galériens,  à  les  presser 
dans  ses  bras,  à  baiser  leurs  chaînes.  Il  se  rappelait  qu'il  avait, 
ainsi  qu'eux,  subi  la  captivité,  moins  l'infamie  qui  fait  le  véri- 
table poids  des  fers,  et  ne  quittait  jamais  le  bagne  sans  implo- 
rer la  conipassion  des  rudes  comités  pour  les  prisonniers  dont  il 
était  le  vertueux  soutien.  Qui  ne  se  souvient  avec  attendrisse- 
ment qu'il  voulut  prendre  la  place  d'un  forçat  'dont  la  femme 
et  les  enfants  étaient  dans  la  détresse?  Une  enflure  douloureuse 


—  115  — 

i\\\  \]  (Mil  au  pii'd  jiisiiu  ;(  In  fin   de  sa  vie  lui  le  L'ioiiciix    soii- 
vcnir  des  l'ers  (lu'il  avait  porics  par  charité. 

L Opulcnic  lanulle  de  (ioudy  [>assait  sos  êtes  à  la  (•ani|»aL.Mi(\ 
et  saint  Vino(Mit  de  Paul  ayant  reniMnpn'  coinhien  étaictil  peu 
instruits  les  fidèles  et  inènH'  les  prédicateurs,  commença  d«^s 
lors  les  exhortations  et  les  conférences  de  morale,  |»remier 
pas  de  ces  missions  étrangères  qui  ont  porté  et  [)ortent  encore 
partout  sur  tous  les  points  du  glohe,  a  travers  les  périls  rie 
toutes  sortes,  la  calme  et  pure  parole  de  l'Evangile.  C'est  a  la 
suite  d'une  de  ces  prédications  que  saint  Vincent  établit  l'ad- 
mirable confrérie  de  charité  pour  les  pauvres  malades.  \  rhàtillon 
lès  Dombes,  village  de  la  Bresse,  il  venait  de  prêcher  pour  une 
famille  tout  entière  malade  dans  une  ferme  et  dénuée  de  res- 
sources. Sa  parole  fut,  comme  à  l'ordinaire,  d'une  si  éloquente 
persuasion,  qu'au  sortir  de  l'église,  il  ne  fut  personne  qui 
n'allât  à  la  ferme  porter  son  pieux  tribut  :  «  Voilà  une  grande 
charité, —  dit-il  en  apprenant  l'effet  de  ses  exhortations,  et  il  lui 
eût  été  permis  d'en  ressentir  un  saint  orgueil , — voilà  une  grande 
charité,  mais  elle  n'est  pas  bien  réglée.  Ces  pauvres  malades 
auront  aujourd'hui,  demain,  trop  de  provisions  à  la  fois,  puis 
ils  retomberont  dans  leurs  premières  nécessités.  » 

Cette  remarque,  sortant  dune  bouche  aussi  imposante,  fil 
sentir  aux  personnes  charitables  combien  serait  utile  et  belle 
une  association  qui  répandrait  avec  ordre  et  mesure,  de  façon 
à  ce  que  la  source  n'en  tarît  jamais,  les  secours  que  les  riches 
doivent  aux  malheureux,  et  tout  aussitôt  s'organisa  l'association 
de  la  charité  des  servantes  des  pauvres.  Alors,  et  aussi  rapidement 
que  se  répand  la  lumière  quand  le  soleil  parait  sur  rhorizoi^  se 
propagea  l'institution  des  dames  de  charité,  des  filles  de  la  cha- 
rité, qui  n'ont,  suivant  les  belles  expressions  de  leur  fondateur, 
d'autre  monastère  que  les  maisons  des  malades,  d'autre  cloître 
que  les  rues  de  la  ville,  d'autre  voile  que  la  sainte  modestie. 

Tandis  qu'il  assurait  ainsi  le  sort  des  pauvres  <'t  des  malades, 
il  organisait  activement  la  congrégation  des  missions,  dont  le 
centre  fut  établi  dans  la  vaste  maison  de  Saint-Lazare.  A  di- 


\('r.scs  ('|Mi(|iit'>  (If  l.i  \if  tlii  s.iiiil  luiulaU'iir,  ce  coiivciit  lui  une 
Ncnliiltlc  |tro\i(lt'iic('  |MUir  la  \  illc  de  Paris.  Dans  les  jours  de 
(lisi'llc.  les  all'jnm's  y  Irouvaiciit  loujoin^  du  pain  ;  1rs  villa|j;{'s 
cniîloulis  par  une  (^IVroyablc  iuoiidalioii  de  la  Seine  recevaienl 
par  lialeaux  leurs  provisions,  de  la  coinmunaulô  dv  Sainl- 
Lazare.  el  les  religieux  de  colle  maison  do  retraite  rondaicMil 
>ouvenlau\  taniillos  le  précieux  service  de  retirer  leurs  enfants 
de  la  mauvaise  voie  pai'  d'orficaces  exhortations.  La  pompeuse 
enlise  (pii  s'élovo  dans  le  clos  Saint-Lazare,  sur  ce  sol  (|Uo  saint 
N'incenl  de  Paul  a  l'oulé  de  ses  pas,  est  sous  l'invocation  de  tous 
ces  pieux  souvenirs. 

Et  de  combien  d'autres  encore  !  Xous  voulions  dans  celle 
courte  exquissc  parler  de  tous  les  bienfaits  du  saint,  en  suivant 
l'ordre  des  temps,  mais  conunent  le  pourrions-nous?  Autour 
dv  lui,  par  lui,  les  belles  actions,  les  fondations  durables  se 
pressent  et  se  confondent  :  admirable  dévouement  des  filles  do 
la  charité,  el  de  leur  supérieure,  mademoiselle  Legras,  cet  ange 
sœur  de  saint  Vincent  de  Paul  ;  leur  intrépide  vertu  au  milieu 
des  luttes  de  la  guerre  civile  ;  le  sublime  acharnement  avec  le- 
cpiol  saint  Vincent  mendie,  près  des  riches,  des  secours  pour 
les  habitants  de  la  Lorraine  et  de  la  Champagne,  ruinés  el  afïVi- 
més  à  la  suite  de  la  guerre  ;  le  bonheur  avec  lequel  il  leur  pro- 
digue les  sommes  immenses  obtenues  par  lui,  ange  sauveur  qui 
verse  le  baume  sur  les  plaies  qu'a  faites  l'ange  exterminateur  : 
l'association  des  fdks  de  la  Croix  destinée  à  former  des  maî- 
tresses d'école  de  village;  et  enfin,  le  touchant  asile  ouvert  aux 
enfants  trouvés,  toutes  ces  œuvres  naissent  à  la  fois,  se  jetant 
un«4mutuelle  splendeur.  C'est  une  sublime  contagion  de  charité 
dont  le  foyer  est  saint  Vincent  de  Paul  ;  c'est  une  magnifique 
effusion  d'amour  chrétien. 

Arrêtons  avec  bonheur  quelques  regards  sur  ce  refuge  ouvert 
aux  enfants  dont  Dieu  a  dit  que  si  leurs  mères  viennent  à  les 
oublier,  lui-même  en  prendra  soin.  Avant  l'établissement  de 
l'hospice  de  Saint-Vincent  de  Paul,  ils  étaient  recueillis  dans  une 
maison  appelée  In  Couche.  |>ar  une  femme  veuve  aidée  do  doux 


—   117  — 

sorvMnh's,  dcuv  iiiràmcstnerwiiaircs,  (|ui,  pour  l(»s  cmprclicr  de 
i'v'ww  leur  cloniiaicMil  souvoiil,  au  liou  d'un  laii  pur,  «les  dro- 
gues iiarcoU(|ues;  ol  le  somnioil  faclico  (juo  produisaient  ces 
substances  funestes  était  presque  toujours,  pour  ces  pauvres 
ètns,  l'avant-coureur  du  sommeil  ét(>rriel.  Ou  racontait,  siu'  le 
sort  de  ces  créatures  innocentes,  des  choses  si  horribles,  que 
saint  Vincent  de  Paul,  ému  jusqu'au  fond  du  cœur,  commiuii- 
queson  émotion  a  ses  dames  de  charité,  vertueuse  cour  du  saini 
homme,  cour  bien  plus  belle  que  celle  des  rois  les  phis  puis- 
sants, et  en  1638,  douze  enfants  trouvés  sont  confiés  aux  soins 
de  l'angélique  mademoiselle  Legras. 

Malheureux  orphelins  arrachés  à  la  mort  ou  à  un  plus  terri- 
ble naufrage  peut-être,  une  vie  de  désordre  et  de  vice,  le  nom- 
bre en  augmenta  bien  vite,  et  dans  une  telle  proportion,  qu'en 
1648,  au  milieu  des  fléaux  dont  le  royaume  était  accablé  ou 
menacé,  les  dames  de  la  charité  ne  savaient  si  elles  pourraient 
continuer  leur  œuvre  envers  les  pauvres  enfants.  Vincent  de 
Paul,  saisi  jusqu'au  cœur  par  la  pensée  d'un  tel  délaissement, 
convoque  alors  ses  dames  en  assemblée  générale.  Alors  là, 
d'une  voix  pénétrante  comme  celle  d'une  âme  profondément 
émue  :  (^Or  sus,  mesdames,  s'écria-t-U  en  joignant  les  mains, 
la  compassion  et  la  charité  vous  ont  fait  adopter  ces  petites 
créatures  pour  vos  enfants.  Vous  avez  été  leurs  mères  selon  la 
grâce,  depuis  que  leurs  mères  selon  la  nature  les  ont  abandon- 
nés. Voyez  à  présents!  vous  voulez  les  abandonner  aussi.  Cessez 
d'être  leurs  mères  pour  être  à  présent  leurs  juges.  Je  m'en  vais 
prendre  les  voix  et  les  suffrages  :  il  est  temps  de  prononcer 
leur  arrêt.» 

La  puissante  et  vertueuse  éloquence  du  saint  orateur  sauva 
les  enfants  trouvés,  leur  assura  plus  de  ressources  que  jamais, 
et  cette  fondation  impérissable,  dont  il  avait  dit  comme  de  ses 
innombrables  O'uvrcs  de  miséricorde,  que  les  fruits  ne  s  enver- 
raient parfaitenie7it  que  dans  le  ciel,  est  le  plus  resplendissant  des 
rayons  de  charité  qui  composent  son  immortelle  auréole. 

Ernest  Fouineï. 


IVrsonno  plus  que  Câ- 
linai ne  joiji:nil  à  un  génie 
guerrier  une  àme  conipa- 
tissanle  et  l'espril  d'un 
sage.  11  est  devenu  aux 
yeux  de  la  poslérilé  le 
lype  du  militaire  philoso- 
phe, et  le  surnom  de  Père 
la  Pensée  que  lui  avail 
donné  les  soldais  fut  l'ex- 
pression de  la  vérité. 

Câlinât  (Nicolas  de}  na- 
([uil  à  Paris,  h'  !"■  septem- 
bre 1637.  d'une  famille 
ancienne  dans  la  robe. 
Destiné  au  barreau  comme 
ses  ancêtres,  il  fut  reçu  avocat,  et  ne  plaida  quune  seule  cause. 
Il  la  perdit,  et  renonça  désormais  à  cette  carrière  des  procès  où 
la  jurisprudence  et  l'équilé  sont  trop  rarement  d'accord.  Quittant 
donc  la  loge  pour  l'épée,  il  fil  ses  premières  armes  comme  lieu- 
tenant de  cavalerie  au  siège  de  Lille  oii  il  eut  le  bonheur  d'être 
remarqué  par  Louis  XH  ,  (pii  le  plaça  dans  le  régiment  de  ses 


—  lli)  - 

iï.irdcs,  ce  (iiii  cliil  aloi's  pour  un  oi'licKîr  suhalUîiiic,  ;i  |m'|ih' 
t;('iililh(niHH(',  une  laveur  signah'e;  car  le  régiinenl  des  f^'anlcs 
élail  composé  de  ce  que  la  noîjlesse  avait  de  plus  distingué,  lu 
plus  lard,  quand  le  même  monarque  songea  à  l'aire  fialinal 
major  dans  c(;  môme  corps,  le  duc  de  la  Feuillade,  qui  en  était 
colonel,  dit  au  roi  :  ((Sire,  vous  pouvez  l'aire  de  lui  un  chan- 
))  celier,  un  ministre,  un  ambassadeur,  un  général  d'armée, 
»  mais  non  pas  un  major  de  gardes.» 

Servant  sous  Condé,  Catinat  fut  blessé  à  la  sanglante»  journée 
de  Senef  (H  août  1674).  Le  prince,  (lui  prodiguait  peu  de 
pareilles  marques  d'intérêt,  écrivit  à  Catinat  pour  lui  témoi- 
gner toute  la  part  qu'il  prenait  à  ses  soufïrances.  «  Il  y  a  si  peu 
»  de  gens  faits  comme  vous,  lui  disait-il,  qu'on  perd  trop 
»  quand  on  les  perd.» 

Tour  à  tour  major  général  dans  une  campagne,  comman- 
dant de  cavalerie  dans  une  autre,  négociateur  à  Pignerol,  où  il 
s'agissait  défaire  accepter  au  duc  de  Mantoue  l'alliance  impé- 
rieuse de  Louis  XIV^  et  une  garnison  française  dans  ses  états, 
gouverneur  à  Casai  dans  leMontferrat,  où  il  rétablit  la  discipline 
parmi  les  troupes  françaises;  ailleurs,  dirigeant  les  fortifications 
et  les  sièges  avec  Vauban,  il  mit  le  comble  à  sa  gloire  dans  cette 
campagne  de  1690,  où,  cbargé  d'envahir  le  Piémont,  il  triompha 
à  Staffarde  de  l'habileté  du  prince  Eugène.  La  prise  de  Saluées, 
celle  de  Suze,  ces  deux  clefs  des  Alpes,  furent  le  fruit  de  cette 
victoire;  mais  Catinat  ne  prit  point  Turin,  et  Louvois  l'accusa 
détenteur  et  de  timidité. 

Ici  commence  la  lutte  qu'eut  désormais  à  soutenir  ce  sage 
général  contre  les  erreurs  et  les  préventions  de  ce  ministre,  ha- 
bile sans  doute,  mais  encore  plus  présomptueux.  De  son  cabi- 
net de  Versailles,  ne  voyant  que  des  triomphes  faciles,  Louvoi 
intimait  ses  ordres  absolus  aux  généraux,  qui,  placés  dans  le 
centre  des  difficultés,  étaient  souvent  obligés,  pour  obéir,  de 
tenter  ce  qu'ils  savaient  impossible.  Ce  fut  après  la  campagne 
de  StalTarde  et  la  prise  de  Suze  et  de  Saluées  qu'il  écrivit  à  Ca- 
tinat :  '<  Huoique  vous  ayez  fort  mal  servi  le  roi  dans  celle  cam- 


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\H)   - 

»  i)aj2;iie,  sa  inajcsli'  vciil  lucn  nous  loiiliiiiicr  noIit  iiraliliciilioii 
»  ordiiiairc.  » 

Porlaul  dans  le  inrlicr  des  armes  la  raison  d  iiii  pliilosoplir 
cl  les  scnliniciils  d'iiii  ciloycii,  Câlinai  ne  voyait  dans  la  liucnc 
(ju'une  calamité  pu])li(iuo  :  il  ii  (iail  pas  moins  rconomc  du 
sang  doses  soldais  (pie  des  trésors  de  l'I^tal;  il  ne  jiarlai^rail 
pas  le  mépris  orgueilleux  el  inhumain  de  Louvois  pour  les  en- 
nemis de  la  Kranee,  et  mettait  lout  son  art  à  rendre  la  guerre 
moins  mallaisante.  Tant  de  modération  à  l'égard  des  vaincus 
n'entrait  pas  dans  leé  vues  du  ministre,  etCatinat  lut  souvent 
obligé  d'éluder,  sous  ce  rapport,  l'entière  exécution  des  ordres 
(pi' il  recevait. 

Cette  conduite  eut  pour  résultat  de  le  l'aire  aimer  des  peu- 
ples conquis,  et  rien  ne  lui  fait  plus  d'honneur,  peut-être, 
que  cet  article  du  gazetier  hollandais  :  «  Cette  province  a  eu 
»  le  bonheur  que  les  troupes  françaises  fussent  commandées 
»  par  M.  de  Catinat;  si  c'eut  été  tout  autre,  le  pays  entier  aurait 
»  été  brûlé.»  Dans  plus  d'une  occasion  les  habitants  des  villes 
lui  offrirent  des  présents  considérables,  en  reconnaissance  des 
maux  qu'il  leur  avait  épargnés  ;  mais  on  pense  bien  que  Catinat 
ne  voulut  jamais  rien  accepter.  Toujours  semblable  à  lui-même, 
il  ne  donnait  rien  à  la  vaine  gloire,  il  eût  regardé  comme  crimi- 
nelle une  victoire  inutile.  Nul  capitaine  ne  fut  plus  jaloux  de 
réduire  toutes  ses  opérations  en  calculs,  nul  ne  laissait  moins  à 
la  fortune. 

Cette  justesse  de  vues,  cette  maturité  de  réflexions  justifiaient 
son  surnom  de  Père  la  Pensée,  aussi  bien  sans  doute  que  ce 
calme  heureux,  cette  sérénité  d'àme  qui  ne  l'abandonnait  ja- 
mais dans  la  faveur  comme  dans  la  disgrâce,  après  une  victoire 
comme  après  une  défaite. 

Catinat  n'avait  pu  détourner  Louvois  de  la  prise  de  Turin, 
qu'en  lui  proposant  la  conquête  du  comté  de  Nice,  dont  il  em- 
porta la  capitale  après  cinq  jours  de  tranchée.  Louvois  tourna 
de  nouv(nui  ses  regards  sur  Turin.  En  vain  Catinat  lui  repris- 
seule  le  danger  de  laisser  derrière  soi  sans  les  prendre  Yeillane, 


—  121  — 

Carmagnole  elConi.  Tout  fut  iimlilu  :  il  mrul  l'ordrii  (1(;  mar- 
cher sur  Vvréc  et  s>ir  Turin.  Toute  l'armée  est  dans  l'élonne- 
mentet  l'inquiétude.  «Messieurs,  dit  tranquillement  Câlinât  .1 
»  ses  officiers,  je  sais  ce  que  c'est  qu'un  ordre;  marchons.- 
Cette  fois  cependant  il  devait  en  être  quitte  pour  cet  acte  d'o- 
béissance :  la  réÛexion  ramena  Louvois,  cl  l'ordre  fut  révo- 
qué. 

Libre  enfin  de  suivre  une  marche  régulière,  Catinat  prend 
Veillane  et  Carmagnole.  Il  ne  reste  plus  qu'à  assiéger  Coni  ;  une 
fausse  opération  de  Feuquières,  qui  servait  dans  son  armée,  et 
bientôt  l'approche  du  prince  Eugène,  amènent  la  levée  du  siège. 
L'armée  française  se  retire  avec  précipitation  et  se  voit  la  route 
de  Turin  ferm'ée.  Bien  que  Feuquières  fût  l'ennemi  de  Catinat,  le 
vertueux  guerrier  ne  se  permit  pas  même  la  plain.te.  On  le  pres- 
sait de  déférer  le  coupable  au  ministre,  (f  Je  ne  veux  point  me 
»  rendre  dénonciateur,»  répondit-il.  Il  lui  était  cependant  facile 
de  prévoir  que  la  calomnie  profiterait  de  son  silence  pour 
rejeter  sur  lui  la  faute  qu'il  dédaignait  de  faire  punir.  Le  seul 
soin  qui  l'occupait,  alors,  c'était  de  réparer  le  mal  qu'il  n'avait 
pu  empêcher.  Le  prince  Eugène  et  le  duc  de  Savoie  s'avan- 
çaient avec  des  forces  très-supérieures  et  menaçaient  à  la  fois 
Pignerol  et  Suze.  Par  ses  habiles  dispositions  Catinat  disperse 
les  troupes  ennemies,  les  force  à  la  retraite  et  s'empare  de 
Montmélian,  dont  la  prise  rend  aux  Français  la  supériorité 
d'une  campagne  qui  semblait  perdue. 

•  L'époque  la  plus  brillante  de  sa  vie,  c'est  lorsqu'il  vint  à 
Versailles  concerter  le  plan  de  campagne  de  1693,  que  la 
victoire  de  Marsaille  devait  rendre  si  glorieuse.  Louis  XIV 
l'honora  de  l'accued  le  plus  flatteur,  adopta  tous  ses  avis  ; 
puis  à  peine  revenu  dans  son  camp,  Catinat  reçut  le  bâton  de 
maréchal.  Il  apprit  qu'en  lisant  la  liste  sur  laquelle  était  porté 
son  nom,  le  roi  s'était  écrié  :  ((  C'est  bien  la  vertu  couronnée.  >> 
Alors,  pour  la  première  fois,  l'àme  de  Catinat  sortit  de  son 
calme  ordinaire ,  et  il  en  convient  naïvement  :  ((  Je  suis 
»  agité,  disait-il.  d'une  joie  que  je  ne  connaissais  pas  encore.  » 


—  i±l 

Il  (loiuia  itu  roiiri'icr  (|iii  lui  apportait  k'  hàtuu  un  billet  de  mille 
écus  à  toùclier  sur  Paris.  .Mais  ce  eounier  si  bien  n'coiiijjeiisé 
n'avait  l'ait  (|ue  leniplaeer  un  livnlilhonnne  tombé  malade  en 
ebeinin,  et  (|ui  prétendit  ipie  la  i:;ralili('ation  lui  appartenait  de 
droit.  Le  nouveau  maiécbal,  instruit  de  cette  discussion  par  son 
lionnue  daU'aires,  répondit  :  h  (juon  donne  deux  mille  écus  à 
'<  chacun  des  deux.  »  El  pourtanl  il  n  était  pas  riche. 

Cepemlant  les  ennemis  tenaient  Casai  bloqué  et.assiégeaîent 
Piirnerol.  H  fallait  surmonter  nulle  obstacles  avant  d'aller 
vaincre  à  .Marsaille  ^V  octobre  1()03). 

Après  les  dispositions  savantes  qui  assurèrent  le  succès  de 
celte  journée,  rien  ne  lit  plus  d'honneur  à  Catinat  que  le  récit 
de  cette  bataille,  qui  nous  a  été  conservé  tel  qu*il  l'écrivait  au 
roi.  La  valeur  des  troupes,  la  conduite  des  olficiers,  sendjlent 
avoir  tout  l'ait,  et  lui  rien,  et,  comme  après  Stalt'arde,  on  pou- 
vait demander  de  bonne  foi  en  entendant  la  lecture  de  sa  dé- 
pêche :  «  M.  de  Catinat  y  était-il  ?  »  Son  armée  ne  lui  en  rendit 
qu'une  plus  éclatante  justice;  après  la  victoire,  la  gendarmerie 
Irançaise  pendant  son  sommeil  entoura  sa  tente  de  trente  dra- 
peaux pris  à  l'ennemi,  et  ses  regards  à  son  réveil  ne  rencon- 
trèrent que  des  trophées. 

A  son  retour  de  Piémont,  Louis  XIV,  après  l'avoir  lojig- 
lemps  entretenu  d'opérations  militaires,  lui  dit  :  ((  C'est  assez 
))  parler  de  nosatïaires,  comment  vont  les  vôtres? —  Fort  bien, 
»  repondit  le  maréchal;  grâce  aux  bontés  de  Votre  Majesté,  j'ai 
»  tout  ce  qu'il  me  faut.  —  Voilà,  dit  le  roi  en  se  tournant* 
»  vers  les  courtisans,  le  seul  homme  de  mon  royaume  qui  me 
»  tienne  ce  langage.  » 

Dans  les  loisirs  que  lui  laissait  la  paix,  Catinat  s'occupa  des 
moyens  de  détruire  les  abus  qu'il  avait  observés  dans  la  guerre. 
Une  réforme  dans  toutes  les  parties  de  l'administration  mili- 
taire, dont  il  voulait  écarter  la  fraude  et  les  gains  illicites  des 
fournisseurs,  lui  paraissait  surtout  nécessaire.  Tel  était  le  genre 
de  grâces  que  ses  mémoires  sollicitaient  auprès  du  gouverne- 
ment. La  conformité  des  vues  et  l'aniour  de  la  patrie  l'avaient 


—  I-2:î  — 

étroileiiHiil  lir  avoc  un  iiiilrc  iiucrriri-  doiil  le  nom  ii Csl  p.is 
moins  populaire,  lemarérlial  de  Naiihan. 

Onaïul  le  dauphin  alla  laiic  ses  premières  armes  devant  Phi - 
lisl)()urg,  ce  i'ut  à  Vauban  que  Louis  XIY  associa  Câlinât  pour 
la  conduite  du  siège.  Dans^la  dernière  campagne  qu'il  fit  du- 
rant la  guerre  de  la  succession,  sous  le  maréchal  de  Villeroi, 
il  fui  blessé  au  passage  de  l'Oglio  en  couvrant  la  retraite  de 
l'armée  ;  et  les  soldats  dans  leur  sollicitude  ne  cessaient  de 
demander  :  «  Comment  se  porte  notre  Père  la  Pensée  ?  »  Cette» 
campagne,  funeste  pour  la  France,  ajouta  cependant  à  la  gloire 
de  Catinatpar  la  manière 'dont  il  supporta  l'injuste  arrêt  du  roi, 
qui  l'avait  subordonné  à  son  égal  en  grade.  Le  motif.de  cette 
préférence  en  faveur  de  Villeroi,  assidu  à  l'église  et  au  petit 
lever,  mais  très-mauvais  général,  était  l'irréligion  dont  on 
accusait  le  vainqueur  de  Marsaille.  «  M.  de  Catinat  sait  son 
'))  métier,  disait  M'"*^  de  Maintenon,  mais  il  ne  connaît  point 
»  Dieu.  »  Cette  accusation  sans  preuve  avait  suffi,  Catinat 
pouvait  demander  sa  retraite;  mais,  s'élevant  par  sa  longani- 
mité au-dessus  de  la  disgrâce,  il  mit  tout  son  zèle  à  seconder  le 
chef  qui  le  remplaçait,  sans  que  cet  effort  parût  rien  coûter  à  son 
âme  aussi  grande  que  simple  :  «  Les  méchants  seraient  outrés, 
j)  disait-if,  s'ils  savaient  jusqu'où  va  mon  intérieur  sur  ce  sujet,  jj 

Les  revers  éprouvés  par  Villeroi  avaient  fait  revenir  la  cour 
au  plan  de  défense  qui  avait  causé  la  disgrâce  de  Catinat;  et 
Villeroi  lui-même  exprimait  les  mêmes  plaintes  que  ses  pré- 
décesseurs sur  les  difficultés  de  cette  guerre.  Catinat  de  retour 
à  Versailles  eut  avec  le  roi  une  longue  entrevue  ;  c'était  une 
occasion  de  récriminer  contre  l'inhabile  général  qu'on  lui  avait 
préféré.  Mais  il  répondit  au  roi,  qui  le  pressait  de  s'expliquer  à 
cet  égard  :  «  Ceux  qui  ont  cherché  à  me  nuire  pourront  être 
»  fort  utiles  à  Votre  Majesté  ;  j'étais  pour  eux  un  objet  d'envie  ; 
»  quand' je  n'y  serai  plus,  ils  serviront  mieux.  » 

Pendant  la  belle  saison  il  habitait  une  maison  de  plaisance  à 
Saint-Gratien,  dans  la  vallée  de  Montmorency.  Occupé  de  stu- 
dieuses et  paisibles  méditations,  il  se  promenait  souvent  seul, 


cl  SCS  aniis  s  iiliNlcM.iiciit  dr  Iroiil.lci'  ses  pensées  solilaires.  Les 
liahilanls  de  la  carnitai^iie  adniiraieiil  la  siin|dieilé  de  son  exté- 
rieur. Il  se  plaisail  à  les  enlieleiiir,  pourvoyait  à  leurs  l)(>soiiis, 
les  eneouraiïeail  aux  exercices  du  corps,  et  leur  distribuait  lui- 
même  de^  pi'ix.  V  Paris  il  avail  cliuisi  sou  lo^cmenl  d.iiis  un 
de>  (piarliers  les  plus  solilaires.  l/encdos  des  r.liarlreux.  (pii 
n  était  pas  eloiirne  de  sa  demeure,  était  s;i  j)romenade  l'avorite. 
On  l'y  vil  iiuelquelois  jouer  aveu  des  eiilaiils.  il  visitait  souvent 
les  Invalides.  Un. entant  (le  iils  de  son  homme  d'affaires)  vint 
un  jour  avec  l'empressement  naïf  de  son  âge  le  prier  de  l'y 
mener.  Il  prend  l'enfanl  par  la  main' et  le  conduit  à  ce  séjour 
dés  braves.  A  la  vue  du  maréchal,  la  garde  prend  les  armes, 
le  tambour  hat  aux  champs,  les  cours  se  remplissent,  on  s'écrie 
de  tous  côtés  :  Voilà  le  Père  la  Pensée!  Ce  mouvement  cause  à 
l'enfant  quelque  frayeur.  Catiriat  le  rassure:  a  Ce  sont,  dit-il, 
■'  des  marques  de  l'amitié  qu'ont  po'ur  moi  ces  braves  gens.  »  * 
Il  le  mène  partout,  et  lui  fait  tout  voir.  L'heure  du  dîner vsonne, 
il  «uitre  dans  la  salle,  puis  avec  cette  franchise  guerrière  qui 
rapproche  toujours  le  soldat  de  ses  chefs,  il  boit  à  la  santé  de 
ses  anciens  camarades  et  fait  boire  l'enfant  avec  lui. 

Les  désastres  de  la  guerre  ayant  ruiné  les  finances,  Catinat 
cessa  de  recevoir  ses  pensions.  Il  résolut  d'abandonner  entière- 
ment la  capitale,  et  de  se  fixer  à  Saint-Gratien.  Il  voulut  même 
renvoyer  ses  principaux  domestiques;  mais  ceux-ci  se  jetèrent 
à  ses  pieds,  le  conjurant  de  permettre  qu'ils  lui  restassent  atta- 
chés sans  autre  récompense  que  l'honneur  de  le  servir.  Il  ne  put 
résister  à  des  prières  aussi  honorables  pour  lui  que  pour  eux. 
Vers  la  fin  de  sa  vie  le  roi  songea. à  le  décorer  du  cordon  bleu. 
Catinat,  qui  avait  accepté  avec  tant  de  joie  le  grade  de  maréchal 
de  France  comme  la  récompense  de  ses  services,  ne  pouvait 
regarder  cette  nouvelle  distinction  que  comme  une. faveur  :  il 
refusa.  Sa  famille  lui  représenta  le  tort  qu'il  allait  lui  faire, 
qu'on  pourrait  croire  que  ce  refus  n'était  fondé  que  sur  la  né- 
cessite de  faire  ses  preuves.  «  Si  je  vous  fais  tort,  dit-il,  rayez- 
»  moi  de  votre  généalogie.  » 


—  125  — 

Dans  SCS  (IcriiiÎTcs  aimées  il  cessa  de  parailrc  a  la  cour, 
vivant  à  Saint-Gratien  entre  un  petit  nombre  d'amis  et  des 
livres.  Plutarque  et  la  Bible  étaient  ceux  qu'il  lisait  le  plus  sou- 
vent. Après  une  maladie,  qui  était  plutôt  un  affaiblissement 
progressif  (pi'une  suite  de  soufTrances,  il  mourut  après  avoir 
demandé  les  secours  de  la  religion.  Ses  dernières  paroles  lurent  : 
Mon  Dieu,  j'ai  confiance  en  vous.  Aucun  de  ses  domestiques  ne 
fut  oublié  dans  son  testament,  ({ui  commençait  par  des  legs 
pieux  aux  églises  et  aux  hôpitaux. 

Il  n'avait  augmenté  ni  diminué  sa  fortune  ;  il  n'avait  jamais 
été  marié,  et  n'en  fut  que  plus  fidèle  toute  sa  vie  au  culte  de 
l'amitié.  Et  dire  que  parmi  ses  amis  les  plus  chers  il  comptait 
Fénélon,  c'est  assez  faire  son  éloge. 

Charles  du'Rozoir 


Nommor  Fénôlon ,  c'est 
nommor  aux  onfaiils  lo 
Télémaque,  c'est  nommer 
aux  mères  le  Trailé  sur 
J'éducahon  des  fdles,  un 
livre  fait  pour  une  mère 
et^levenu  depuis  la  règle 
de  toutes  les  mères  ; 
c'est  nommer  à  l'Eglise 
le  Traité  stir  l'existence 
de  Dieu,  le  Ministère  des 
Pasteurs,  les  Lettres  spiri- 
tuelles,  et  nombre  de  livres 
encore  qui  lui  ramenè- 
rent nombre  d'àmes  éga- 
rées; c'est  rappeler  aux 
amis  de  la  morale  les  Dialogues  des  morts,  la  Direction  pour  la 
conscience  d\m  roi  :  mais,  à  meilleur  droit,  il  est  un  livre  qui 
devrait  se  nommer  dans  nos  esprits  en  même  temps  que  ce 
doux  évêque  si  justement  appelé  le  Cygne  de  Cambrai  :  ce  livre, 
il  ne  l'a  pas  écrit,  il  a  fait  mieux  encore,  il  a,  si  l'on  peut  parler 
de  la  sorte,  agi  ce  livre,  traduit  de  parole  en  action,  de  précepte 
en  exemple  dans  sa  vie,  ce  livre,  le  plus  beau  des  livres  après  la 


127  — 

Bible  et  l'Kvaiiiiiilc.cc  livre  (|ue  i'Ail(.'iiHij;ne  dispute  h  la  France 
au  nom  de  Thomas  V-Kempis,  la  France  à  l'Allemagne  au  nom 
de  Jean.  Gerson,  et  dont  Hossuet  dfsait:  Ce  n'est  pas  A-Kemins, 
et  ce  II  est  pas  Jean  Gerson,  c'est  le  Saint-Esprit  (jul  a  fait 
l'Imitation  de  Jésus-Christ.  La  vie  de  Fénélon,  c'est  un  cin- 
quième livre  de  l'imilalion.  Douceur,  humilité,  résignation, 
patience,  immolation  de  lui-même  en  tout  temps,  en  toutes 
choses,  charité  sans  bornes,  soujnission  absolue,  tels  sont  les 
traits  divins  qui  marquent  à  chacune  de  ses  pages  cette  vivante 
imitation  du  Christ. 

L'enfance  de  Fénélon  s'écoula  tout  entière  au  château  de  ses 
pères  en  Périgord.  Il  y  était  né,  le  O.aoïit  1651,  d'une  famille 
ancienne  et  illustre.  Ses  progrès  avaient  été  si  rapides,  qu'il  sor- 
tait à  peine  de  l'enfance ,  quand  son  oncle ,  le  marquis  de 
Fénélon, -l'appela  à  Paris  pour  y  suivre  un  cours  de  théologie 
nécessaire  à  sa  vocation  naissante.  La  première  fois  qu'il  s'y 
montre,  c'est  un  soir,  dans  l'un  des  plus  nobles  salons  de  la 
capitale  ;  une  société  nombreuse  et  choisie  se  presse  autour  de 
lui  pour  l'entendre  ;  il  a  quinze  ans  à  peine,  il  en  paraît  moins 
encore  ;  et  il  prononce  un  discours  qu'il  a  composé  lui-même. 
En  l'écoutant  parler  avec  tant  de  force,  de  profondeur  et  d'onc- 
tion, les  uns  oublient  sa  jeunesse,  d'autres  se  refusent  de  com- 
prendre une  telle  précocité  ;  d'autres  enfin  rappellent  comment 
il  y  a  vingt-cinq  ans  le  grand  Bossuet  débutait  pareillement  à 
l'hôtel  de  Rambouillet  ;  et  de  ce  rapprochement  ils  augurent 
un  avenir  splendide  pour  le  jeune  orateur,  qu'ils  félicitent  à 
l'envi.  Pourtant  au  milieu  de  cet  auditoire  émerveillé  se  dé- 
tache une  figure  muette,  grave  et  songeuse  ;  c'est  l'oncle  de 
Fénélon  ;  il  est  plus  effrayé  qu'heureux  de  cet  éclat  préînaturé. 
Il  se  demande  déjà  comment  il  pourra  soustraire  son  jeune 
apôtre  aux  séductions  de  la  gloire  et  du  monde  ;  dès  lors  il  se 
résout  à  précipiter  son  entrée  dans  la  vie  religieuse.  En  effet, 
quelques  jours  s'écoulent  à  peine,  et  Fénélon  est  au  séminaire 
de  Saint-Sulpice.  Le  monde  parle  encore  de  lui,  qu'il  a  déjà 
oublié  le  (nonde;  tous  l'y  cherchent  encore,  qu'il  ne  cherche 


—  1^28    - 

|>lu>  (]ii('  hicii  (i  l.'i  scit'iicc  en  Dn'ii  cl  poiir  iMcii.  h.iii>  «('lit' 
pieuse  relrailc  il  se  loitilic  diins  sa  vocalioii.  se  pendre  mieux 
encore  de  Tcspril  evant^'clicpie,  el  »in(|  ans  a|)rcs  il  csl  ordoinic 
prèlre.  Kn  nous  rappelant  Kénélon  connue  un  des  anj^^es  ter- 
restres (pii  ont  traversé  le  monde  selon  l(^  (Ihrist  eu  faisant  le 
h'u'H,  c'est  moins  la  beauté  de  ses  écrits  que  celle  de  son  Ame 
(pu  doit  attin^r  nos  regards.  Sous  ce  pt^inl  de  \ue,  la  vie  de 
Kénélon  s'ouvre  et  se  partage  en  trois  époques,  oii,  sous  des 
jours  bien  différents,  l'obscurité,  la  prospérité  et  l'adversité,  il 
nous  apparaît  toujours  également  dévoué,  calme,  humble,  et 
d'autant  plus  grand  (ju'il  s'humilie  davantage.  A  la  première 
époque  répond  son  séjour  ;mx  Nouvelles  Catholiques,  à  la  se- 
conde le  temps  qu'il  passe  à  la  cour  auprès  du  duc  de  Bour- 
gogne, à  la  troisième  enfin  sa  disgrâce  et  son  exil  à  Cambrai. 


Les  Nouvelles  Catholiques. 

«  Quittez-vous  vous-même,  et  vous  me  trouverez  et  vous  vous 
retrouverez  vous-même  avec  moi.  >>  Voilà  les  paroles  que  Jésus- 
Christ  adresse  à  l'àme  dans  l'Imitation,  voilà  les  paroles  qui 
semblent  avoir  dirigé  Fénélon  dans  la  conduite  de  sa  vie  entière. 
A  peine  est-il  sorti  du  séminaire,  qu'il  se  quitte  lui-même,  et 
de  trois  routes  qui  s'offrent  à  lui,  il  choisit  celle  que  son  incli- 
nation cherche  le  moins.  On  envoie  alors  des  missionnaires  au 
Canada,  et  cette  terre  inconnue,  ces  forêts  vierges,  ces  peu- 
plades errantes  à  gagner  à  l'Evangile,  les  chances  du  martyre 
qui  s'attache  à  cet  apostolat  lointain,  tout  sourit  à  Fénélon  ; 
maissatiière  dit  un  mot  sur  la  faiblesse  de  tempérament  qu'elle 
lui  connaît,  et  il  y  renonce.  Cependant  une  autre  mission  est  . 
dirigée  au  Levant,  l'imagination  de  Fénélon  s'enflamme-  de 
nouveau;  la  Grèce  est  là,  la  Grèce,  où  se  rencontrent,  comme 
en  son  propre  génie,  le  profane  et  le  sacré,  Socrate  et  saint 
Paul,  le  Parthénon  et  l'Église  de  Corinthe.  ^lais  en  même  temps 
on  lui  propose  la  direction  des  Nouvelles  Catholiques,  associa- 


—   120  — 

lion  (les  lillcs  pieuses  et  bien  nées,  vouées  il  ICducalion  des 
jeunes  protestantes  converties.  Aussitôt  Fénélon  accepte  avec 
joie  ces  hwtnbles  fonctions,  heureux  de  résigner  son  penchant 
en  vue  de  Dieu,  comme  il  l'avait  fait  d'abord  en  vue  de  sa 
mère.  Pendant  (b\  ans  il  ejisevelit  son  ^'énie  dans  les  soins,  dans 
les  devoirs  que  lui  imposent  la  supériorité  de  cet  établissement; 
sa  sollicitude  descend  aux  moindres  détails;  il  semble  (pi'il  ait. 
pour  comprendre  les  besoins  de  ces  jeunes  enfants,  pour  forjiier 
ces  pieuses  filles  à  l'enseignement  maternel  de  la  religion , 
il  semblé  qu'il  ail  le  cœur  et  l'instinct  d'une  mère  joints  à  la 
sagesse  éclairée  d'un  père  tendre.  Pas  un«  de  ses  journées  n'est 
dérobée  à  son  jeune,  troupeau  ;  mais  le  soir  nous  le  retrouvons 
au  coin  du  feu  des  ducs  de  Chevreuse  et  de  Beauvilliers,  nobles 
amitiés  qui  surent  le  découvrir  dans  l'bbscurité  dont  il  s'enve- 
loppait et  le  suivirent  jusqu'à  la  fin,  plus  fidèles  encore  à  ses 
revers"  qu'à  sa  fortune.  Ces  dix  ans,  perdus  au  vain  jugement  du 
monde,  ne  devaient  l'être  pourtant  ni.  pour  l'avenir  ni  pour  la 
gloire  de  Fénélon  ;  ils  devaient  se  retrouver  tout  entiers  dans 
un  livre  qxii,  comme  tous  les  livres  de  Fénélon,  est  une  bonne 
action.  Ce  livre  est  le  Traité  sur  l'Éducation  des  filles,  où  Fénélon 
résume  toute  l'expérience  qu'il  avait  acquise,  tous  les  avis  qu'il» 
avait  donnés  aux  Nouvelles  Catholiques. 

.4  ce  livre  il  en  fait  succéder  un  autre  sur  le'  ministère  des 
pasteurs,  et  celui-ci  lui  est  inspiré  par  l'exemple  et  l'amitié  du 
grand  Bossuet,  qui  le  distingue  et  l'attire  alors  auprès  de  lui. 
La  France  était  encore  émue  au  sujet  de  la  réforme.  Les  mas- 
sacres au  non;  du  Dieu  de  paix  avaient  cessé  depuis  l'édit  de 
Nantes;  mais  à  défaut  des  épées  la  parole  s'armait  toujours 
contre  la  parole.  Bossuet  était  l'un  des  agresseurs  les  plus 
redoutables  aux -réformés.  Fénélon  croit  devoir  s'élever  en.  fa- 
veur de  la  tolérance  dans  son  Ministère  des  Pasteurs.  Ce  livre 
attire  le  suffrage  de  Bossuet,  l'attention  de  Louis  XIV.  L'au- 
teur est  appelé  à  agir  comme  il  écrit;  on  lui  confie  le  succès 
d'une  mission  envoyée  aux  réformés  du  Poitou,  et  ce  succès 
est  complet.  L'attention  s'arrête  désormais  sm;lui*  et  non-seule- 


l.iO  — 

iiiciil  I  alIciilKUi,  iiiiiis  ciintrc  le  cIioI.n  (\v  l,(»uis  \h  ,  (jui  I  ap- 
pelle comiiic  pivcepU'ur  auprès  de  son  pelil-iils,  le  jtniiK'  due 
(le  IVuiriiogiie.  Dès  Uns  Kénolon  échappe  à  l'obscuiilé,  el  c'esl 
à  la  ('(tur  (pi'il  nous  l'aul  suivre  sa  loiluiie  el  a|»preii(lre  de  lui 
coiinneiil  le  Mai  clirelien  ne  doit  j)as  plus  s'arnMcr  aux  l)i<'ns 
(le  ce  monde,  (pie  le  voya^iiHir  ne  s'arrèle  au  pied  de  cliîKiue 
ailuc  dont  laNcnue  le  mène  à  la  cilc  dc'sirèe. 


La  Cour. 

• 

S'il  est  vrai  de  dire  que.  le  plus  beau  livre  de  Fénèlon  soil 
celui  qu'il  n'a  pas  écrit,  sa  propre  vie,  il  ne  l'est  pas  moins  d'a- 
jouter que  son  œuvre  la  plus  méritoire,  celle  (jui  lui  demanda 
le  plus  d'art  et  lui  valut  le  plus  d'admiration,  fut  le  jeune  duc 
de  Bourgogne.  Quand  il  fut  remis  entre  les  mains  de  Fénélon, 
il  avait  été  déjà  gâté  par  la  servilité  de  ceux  qui  l'entouraient  ; 
il  savait  ce  qu'il  était,  ce  qu'il  devait  être,  et  se  croyant  tout  per- 
mis, il  était  volontaire,  enq^orlé,  capricieux,  d'une  mopgue  insup- 
portable autant  que  ridicule.  Fénélon  sut  non-seulement  faire 
•disparaître  ces  défauts,  mais  encore  les  transformeren  qualités 
aimables,  et  cela  sans  efforts  apparents,  sans  réprimande.  Une 
fois  il  guérit  son  élève  de  la  colère  en  lui  mettant  sous  les  yeux 
les  emportements  aveugles  d'un  menuisier  dont  le  jeune  prince 
avait  simplement  touché  les  outils  :  une  autre  fois  il  abat  sa  petite 
vanité  princière;  le  duc  de  Bourgogne  lui  a  dit  :   «   Je  ne  me 
laisse  pas  commander,  je  sais  qui  vous  êtes  et  qui  je  suis.  »■ 
Fénélon  ne  répond  rien  sur  l'heure,  mais  le  lendemain  il  le 
prend  à  part  :  «  Vous  m'avez  dit  hier  que  vous  saviez  qui  je 
suis  et  qui  vous  êtes;  vous  n'en  savez  absolunuent  rien,  et  il  est 
de  mon  devoir  de  vous  l'apprendre.  Des  valets. vous  ont  dit 
sans  doute  que  vous  étiez  plus  que  moi,  et  vous  me  forcez  à 
vous  dire  que  je  suis  plus  que  vous.  11  ne  s'agit  pas  de  votre 
naissance,  elle  n'ajoute  rien  à  votre  mérite  personnel;- je  suis 
au-dessus  de  vous  par  les  lumières  et  les  connaissances.  Vous 


—   \M   - 


n'en  sauri<'Z  doulor,  vous  no  snvez  quo  vAi  que  j(!  vous  ai  appris, 
,4  cela  comparé  àCe  qui  me  resterait  à  vous  apprendre'  n'est 
rien.  Ouantfi  l'autorité,  vous  n'en  avez  aucune  sur  moi.  et  je  l'ai 
moi-même  pleine  et  entière  sur  vous.  » 

Puis,  à  l'appui  de  cette  remontrance  d'une  fermeté  si  sage  <'t 
si  digne., Fénél on  lui  raconte  une  fable  ;  il  lui  montre  le  jeune 
Hacclius  jouant  de  la  tlùtesous  un  arbre  entre  Silène  couché  à 
ses  pieds,  Silène  qui  admire  toujours,  et  un  jeune  faune  qui, 
caché  derrière  lui,  rit  et  reprend  tout  haut  les  fautes  qui  échap- 
pent au  jeune  dieu.  Bacchus  impatienté  se  retourne  et  lui  dit  : 
«  Comment  osez-vous  reprendre  un  fils  de  Jupiter  1  »  Mais  h- 
faune  réplique  :  <c  Et  comment  un  fils  de  Jupiter  ose-tril  bien 
faire  des  fautes!  >)  Et  Fénélon  explique  au  jeune  prince  com- 
ment les  fils  de  rois  sont  ainsi  placés  entre. un  Silène,  la  cour, 
qui,  prosternée  devant  eux,  les  admire  quand  même,  etle  peuple, 
fAune  railleur  aux  aguets  derrière  eux,  le  peuple,  dont  la  voix 
sincère  se  rit  de  leurs  fautes  et  les  transmet  fidèlement  à  l'his- 
toire. Le  maître  conclut  alors  en  engageant  son  élève  à  veiller 
sur  ses  actions  de  manière  à  faire  de  la  voix  du  peuple  l'écho 
des  voix  de  la  cour.  Enfin  ce  n'est  plus  une  fable,  c'est  tout  un 
livre  où  le  jeune  prince  peut  suivre  le  développement  de  ses 
qualités,  comme  on  suit  dans  un  miroir  fidèle  ses  propres  mou- 
vements, c'est  le  Télémaque,  écrit' tout  entier  pour  lui,  d'après 
lui  et  rien  que  pour  lui.  Cependant  cinq  ans  se  sont  écoulés,  et 
Fénélon    s'est    tellement  abaorbé  dans  l'éducation  du  royal 
enfant,  qu'il  est  à  la  cour  comme  n'y  étant  pas.  Il  n'a  encore 
demandé  ni  obtenu  aucune  faveur,  sa  noble  et  douce  simplicité 
a  seulement  gagné  les  cœurs  en  même  temps  que  son  élocution 
finement  éloquente  enchaînait  les  esprits.  Jamais,  le  seul  peut- 
être  de  son  siècle,  il  n'a  pu  se  décidera  flatter  Louis  XTV  ;  aussi 
ce  prince  est-il  seul  à  sentir  peu  de  goût  pour  lui.  Néanmoins, 
après  cinq  ans,  il  répare  son  oubli  et  accorde  enfin  à  Fénélon 
l'évêché  de  Cambrai.  Dès  ce  moment  la  fortune  de  Fénélon  s'ar- 
rête, et  ce  n'est  plus  de  succès  en  succès,  mais  de  disgrâcîe  en 
disgrâce  qu'il  nous  faut  suivre  sa  destinée. 


i'A'l 


A'.iktHhvAl. 


Im^'iiôIoii  coimiiil  mit'  limlc  dans  sa  vie;  le  i-'w]  le  jx-rmil  ainsi 
aliii  (le  luuis  apprendre  par  sou  exemple  eommeiU  ^jous  de- 
vons revenir  sur  nos  torts  et  les  reconnaiire  avec  humilil/^  Fé- 
iiéloii,  ({ui  s'élait  si  bien  tenu  eu  i^arde  vis-à-vis  du  pres(if!;e  dos 
i^'randeurs,  ne  sut  pas  rester  dans  la  mèine  niesiire  vis-à-vis  d'un 
prestige  l)ien  autrement  puissant  sur  lui,  les  droits  du  mal- 
heur et  de  l'amitié.  Bossuet  le  persécutait  pour  l'amener  à  eon- 
dauHier  lui-même  les  principes  d'une  madame  Guyon  <pj'il  sa- 
vait èti'e  son  amie,  et  qui  venait  d'être  arrêté(\  jugée;  comme 
hérétique,  b'énélou  s'en  défendit  d'abord  par  délicatesse,  puis, 
blessé  par  la  soupçonneuse  insistance  de  Bossuet,  il  y.  répondit 
par  un  Hvre,  et  ce  livre  atténuait,  défendait  même  les  principes 
de  son  amie,  et  dans  ce  livre,  pour  la  première  fois,  sans  doute 
à  son  insu,  Fénélon,  le  pasteur  fidèle,  s'écartait  du  sentiment  de 
l'Eglise  à  propos  de  la  grâce  et  du  pur  amour.  C'est  alors  qu'on 
vit  Bossuet  traverser  impétueusement  la  cour.assemblée  autour 
de  Louis  XIV,  et  déposant  le  livre  entre  les  mains  du  roi,  ac- 
cuser hautement  à  la  face  de  la  France  et  du  monde,  M.  de 
Cambrai  coupable  d'hérésie.  A  cette  accusation,  la  cour  s'étonne, 
s'émeut,  se  récrie  ;  le  roi  prononce  contre  Fénélon  une  sorte  de. 
bannissement,  il  l'exile  dans  son.évjêché  de  Cambrai  ;  madame 
de  Maintenon,  la  plus  fidèle  amie  du  disgracié,  s'éloigne  de  lui 
avec  froideur,  et  de  toutes  ces  mains  qui  cherchaient  autrefois 
la  sienne,  Fénélon  ne  trouve  plus  à  presser  que  la  main  loyale 
du  duc  de  Beauvilliers.  A  ce  moment-là  même,  on  vient  lui 
annoncer  que  son  palais  épiscopal,  à  Cambrai,  a  été  dévoré  par 
l'incendie,  ses  livres,  ses  manuscrits,  ses  papiers,  tout  est 
perdu  ;  et  Fénélon  ne  répond  à  cette  nouvelle  désastreuse  que 
par  ces  touchantes  paroles  r  (^  Il  vaut  mieux  cent  fois  que  mon 
palais  ait  été  brûlé  que  si  c'était  la  chaumière  d'un  pauvre 
homme.»  Vainement  Bossuet  lui  propose  une  conférence  oii  ils 


—  \x\  — 


(lisciilcnml  leurs  principes;  Fénékm  refuse  des  en  remellre  mu 
jugenienl  humain;  c'est  à  la  cour  de  Rome,  c'est  au  vicaire  de 
Jésus-Christ  (ju'il  soumettra  son  livre  et  sa  cause.  Et  je  voudrais 
n'avoir  pas  à  le  dire,  mes  jeunes  amis,  mais  Dieu  permet  par- 
fois l'injustice' à  un  homme,  afin  d'en  éprouver  un  autre,  et 
c'est  ])Ourquoi  sans  doute  Louis  \IV  et  Bossuet  avec  lui,  msis- 
•tèrent  si  longtemps,  si  ardemment  auprès  de  la  cour  de  Rome 
pour  en  obtenir  la  condamnation  de  Fénélon.  Enfin,  le  doux 
évêque  apprend  que  ses  principes  ont  été  réprouvés  par  le  Samt- 
Siége,  et  c'est  alors  qu'il  s'élève  par  son  humilité,  je  ne  dirai- 
pas  au-dessus  de  Louis  XIY,  de  Bossuet,  mais  au-dessus  de    ■ 
lui-môme.  La  ville  entière  convoquée  par  son  appel  se  presse 
dans  la  cathédrale  de  Cambrai  ;  il  monte  en  chaire,  et  lui-même 
apprend  à  ses  fidèles  sa  propre  condamnation  ;  il  s'accuse  de  sa 
faute  avec  humilité,  repentir  et  douleur,  il  en  demande  pardon 
à  Dieu,  à  l'Église,  aux  âmes  qu'il  peut  avoir  détournées;  il  re- 
nonce solennellement  à  ses  principes,  et  conjure  .tous  ceux  qui 
les  auraient  suivis  d'en  faire  l'abandon  comme  lui-même.  Puis, 
ce  qu'il  a.fait  envers  son  (Jiocèse  il  le  fait  vis-à-vis  de  la  France, 
par  un  mandement  si  simple,  si  respectueusement  soumis,  si 
touchant,  qu'il  arrache  des  larmes  à  tous.  A  cette  époque,  et 
malgré  Fénélon,  par  l'infidélité  d'un  domestique,  le  Telémaque 
fut  publié  ;  la  malignité'ne  manque  pas  d'insinuer  à  Louis  XB 
que  ce  livre  renferme  une  critique  de  son  règne,  et  que  l'im- 
prudent Idoménée  n'est  autre  que  lui-même  ;  aussi  ordonne-t-il 
que  l'ouvrage  soit  saisi  ;  mais  cette  précaution  accélère,  exalte 
même  le  succès  du  livre  ;  les  presses  étrangères  le  reproduisent 
aussitôt,  il  est  dévoré  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre,  et  chacun 
s'empresse  d'y  reconnaître,  d'y  chercher  et  d'y  applaudir  la 
critique  de  Louis  XTV,  tandis  que  Fénélon  n'a  songé,  en  l'écri- 
vant, qu'aux  vertus  du  duc  de  Bourgogne.  Quoique  vivement 
pénétré  par  l'injustice  qu'on  fait  à  son  caractère,  Fénélon  la 
souffre  sans  se  plaindre  ;  sa  muette  réponse  au  ressentiment  du 
roi  n'est- pas  moins  éloquente  que  ne  l'a  été  sa  soumission  en- 
vers l'Église.   Louis  XÏV  touche  alors  à  cette  époque  de  son 


l.Ti  — 


n'iiiic  (tii  les  anm'cs  ne  s(»nl  plus  coiMpIcrs  (pic  p,ir  les  rcNcrs. 
L.i  vicloirr  maïupic  à  ses  drapeaux,  la  discllc  surviciil,  cl  le  p.iiii 
inanquçà  sonarinôc.  Alors  IÏ'ik'Ioij.  de  ses  |»r(>prcs  deniers,  une 
aiuico  cnlicrc  nourrit  liu-iiuk' de  Louis  \l\.  Il.(>sl,  à  vrai  dire, 
sur  cette  fronlicn»  où  le  bon  ange  de  la  France  l'a  |)lacc.  il  est 
à  lui  seul  la  incillcui-c  armée  cpiail  Louis  \l\  .  Ou  dii-ail  (pj'il 
se  multiplie;  connue  ces  preux  généreux  qui  s'élancent  dans  les 
comhals  au  devant  du  chef,  il  semble  que  Fénélon  veuille 
opposer  sa  poitrine  à  tous  les  coups  qui  cliercbeut  la  France,  et 
par  le  respect  qu'il  commande  aux  ennemis,  par  la  vénération 
aflectueuse  qu'il  inspire  au  prince  Eugène,  leur  général,  il  dé- 
l'end  mieux  le  pays  que  nos  soldats  découragés. 

Cependant  le  père  de  son  élève  vient  de  mourir  ;  le  duc  de 
Bourgogne  jouit  d'une  sorte  d'avant-règne,  et  du  fond  de  son 
exil,  Fénélon  le  prépare,  par  ses  lettres,  à  sesdevoirsderoi,  au 
bonheur  de  la  France.  Et  tandis  qu'il  veille  de  si  haut  sur  les 
intérêts  du  royaume,  les  moindres  besoins  de  ceux  qui  l'entou- 
rent appellent  encore  son  attention  et  ses  secours.  Tl  établit  des 
écoles,  fonde  un  séminaire,  visite  les  malades,  panse  les  blessés, 
donne  lui-même  aux  plus  humbles  enfants  de  l'Église  le  pain 
de  là  parole  ;.il  semble  qu'il  ait  l'instinct  de  la  douleur,  partout 
011  l'on  pleure,  il  apparaît  aussitôt  pour  essuyer  les  larmes.  In 
soir,  c'est  au  fond  d'un  village  écarté,  dans'une  chaumière.  Une 
vache,  la  vache  unique,  le  trésor,  l'amie,  la  nourricière  des 
pauvres  gens,  a  été  perdue.  La  famille  désolée  s'écrie  :  ((  Qui 
nous  la  rendra?  »  On  frappe  à  la  porte,  on  ouvre,  Fénélon  entre. 
<'  Monseigneur!  c'est  Monseigneur!  »  Et  la  vache  est  oubliée; 
mais  les  larmes  ont  mis  Fénélon  sur  la  voie  d'un  chaerin  ;  il 
faut  tout  lui  dire,  il  promet  une  vache,  il  en  promet  deux. 
K  Hélas!  ce  ne  sera  point  notre  Brunau  qui  nous  aimait,  que  nous 
aimions.  »  Il  le  sent  bien  ;  il  s'en  va  tout  troublé  par  la  douleur 
de  ces  bonnes  gens  ;  mais  voici  qu'au  milieu  du  bois  qu'il  tra- 
verse, une  vache  vient  à  lui;  il  l'examine,  l'appelle,  c'est  la 
Brunau  perdue,  il  n'en  faut  plus  douter;  il  la  saisit  par  "la  corde 
qui  pend  à  son  cou.  et  la  tirant  après  lui  une  demi-lieue,  malgré 


—  i;{o  — 

riu'urr  av.iricn',  lOltscurilc,  la  vosrv  (|iii  loiiihc,  il  r.imciic  la 
vaclic  bien  aimée  à  la  pauvre  l'amille.  Il  f'aul  iriiaginer  les  ra- 
vissements, les  rires  mêlés  de  pleurs,  les  baisers,  les  bénédic- 
tions, (oui  le  village  qui  s'éveille,  qui  dresse  un  brancard  de 
feuillage,  allume  des  flambeaux,  et  malgré  son  prélat  bien 
aimé  le  rapporte  en  triomphe  à  son  palais  de  Cambrai  ;  il  faul 
imaginer,  non  décrire  tout  cela  ! 

Le  sort  gardait  encore  deux  coups  cruellement  sensibles  au 
cœur  de  Fénélon.  Le  premier  fut  la  mort  du  duc  de  Bour- 
gogne ;  hélas  !  c'était  son  œuvre  la  plus  chère  ;  puis  dans  cette 
mort  ï\  entrevit  plus  d'une  mort  pour  la  France;  il  comprit  les 
désastres  que  lui  préparaient  de  loin  la  régence  du  duc  d'Or- 
léans; il  cherchait  à  les  prévenir  par  des  lettres  où  il  essayait 
de  ranimer  la  foi  éteinte  dans  le  cœur  de  ce  prince,  quand  la 
mort  de  son  plus  cher  ami,  le  duc  de  Beauvilliers,  acheva  de 
briser  ce  cœur  trop  aimant.  «  J'ai  vécu  pour  l'amitié,  je  mour- 
rai par  elle,  »  s'écria-t-il  ;  et  il  mourut  en  effet  peu  de  mois 
après;  mais  il  eût  pu  dire  aussi  bien  ;  «  J'ai  vécu  pour  Dieu  en 
mourant  chaque  jour  à  moi-même  ;  il  est  temps  que  j'achève  de 
mourir  pour  aller  revivre  et  me  glorifier  éternellement  en  Dieu  !  » 


J(  LIA  Michel. 


IIAIIAIIE  M  SËVIliNÉ. 


Nous  avons  peint  l'ange 
de  la  force  et  de  la  gran- 
deur, Charlemagne;  l'ange 
de  la  miséricorde  et  de 
l'inépuisablecharité,  saint 
Vincent  de  Paul.  Voici  au- 
jourd'hui l'ange  de  l'a- 
mour maternel. 

Marie  de  Rabulin,  im- 
mortelle sous  le  nom  de 
madame  de  Sévigné ,  na- 
quit le  5  février  1627,  de 
Marie  de  Coulanges  et  du 
baron  de  Chantai,  beau 
nom  entouré  d'une  auréole  d'angéliques  souvenirs  :  madame 
de  Chantai,  que  l'Église  a  élevée  dans  le  chœur  des  saintes,  et 


MME  3E  SEVIGNE  . 


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—  137  — 

saint  François  de  Sales,  le  vertueux  ami  de  cette  vertueuse 
l'eniUKi  :  aussi  les  religieuses  de  la  Visitation,  couvent  fondé  par 
madame  d(^  ('.hantai,  aïeule  de  Marie  de  Uabulin  ,  a[)pelaient- 
elles  cette  charmante  petite-fdle  de  leiu'  fondatrice  une  relupw 
rivante. 

Ce  surnom  plein  de  grâce  et  de  piété  la  suivit  tout  naturelle- 
ment dans  les  pieuses  solitudes  et  sous  les  religieux  ombrages 
de  la  foret  qui  entourait  l'abbaye  de  Livry,  dont  était  supérieur 
son  oncle  l'abbé  de  Coulanges,  devenu  son  tuteur  après  la  mori 
de  son  père,  de  sa  mère ,  de  son  aïeul.  Ainsi,  dès  l'âge  de  neuf 
ans,  elle  était  doublement  orpheline.  Si  jeune  encore,  on  ne 
comprend  point  l'étendue  de  telles  pertes;  mais  plus  on  avance 
dans  la  vie,  plus  on  sent  combien  nous  manquent  ces  guides 
affectueux,  un  père,  une  mère.  Marie  dut  sentir  moins  que 
toute  autre  orpheline  l'absence  de  tant  d'amour.  Les  deux  mots 
par  lesquels  elle  désigna  depuis  son  enfance  jusqu'au  dernier  de 
ses  jours  son  oncle,  son  tuteur,  l'abbé  de  Coulanges,  le  bien  bon, 
ces  deux  mots  prouvent  combien  de  soins  il  prit  pour  lui 
faire  oublier  qu'elle  n'avait  point  de  père  à  saluer  chaque  matin, 
point  de  mère  à  embrasser,  point  de  mère  qui  répondît  à  ses 
caresses. 

Soyons  convaincus  que  ce  fut  le  sentiment  de  cet  irréparable 
malheur  qui,  se  développant  dans  le  cœur  aimant  de  Marie 
à  mesure  qu'elle  grandissait,  mit  en  elle  le  germe  de  son  amour 
pour  ses  enfants.  Années  si  ravissantes  et  souvent  si  cruelles  de 
la  maternité,  elle  en  était  loin  encore  et  préludait  à  son  entrée 
dans  le  monde  par  une  éducation  accomplie  que  lui  donnait  le 
bien  bon.  Italien,  espagnol,  latin,  elle  apprit  ces  langues  avec  la 
promptitude  et  la  vivacité  de  son  intelligence,  et  bien  des  fois, 
sans  doute,  on  la  rencontra  un  livre  à  la  main,  dans  les  alen- 
tours de  l'abbaye  de  son  oncle,  cette  fraîche  forêt  de  Bondy,  si 
formidable  aux  temps  passés,  et  que  protégeait  cependant  la 
miraculeuse  chapelle  de  Notre-Dame  des  Anges. 

Aussi  modeste  qu'instruite,  et,  comme  dit  Saint-Simon,  sa- 
chant toutes  sortes  de  choses  sans  jamais  vouloir  paraître  savoir 

IS' 


—  138  — 

rien,  ollf  attira  dv  honiic  heure  l'attention ,  non  point  tant  par 
la  beauté  de  son  visaj^e  (jue  |)ar  l'expression  de  bonté  et  d'es- 
prit qui  s'y  laissiiit  voir,  et  en  Kiii.  le  1*'^  aoiM,  elle  devint 
l'épouse  de  l'éléiiant  nianpiis  de  Sévigné.  Klle  ne  tarda  point, 
hélas  !  à  élre  convaincue  (jue  ce  rnari  n'était  aucunement  difine 
d'elle.  Emporté  par  des  désordres  de  toutes  sortes,  Henri  de 
Sévigué  la  délaissa  bientôt  presque  tout  à  fait,  dissipa  une  partie 
de  la  fortune  commune,  et  enfin  reçut  une  mort  digne  de  sa 
mauvaise  conduite;  il  périt  dans  un  duel,  et  un  duel  qui  avait 
eu  un  motif  honteux. 

La  nouvelle  de  cette  catastrophe  alla  saisir  madame  de  Sé- 
vigné  dans  la  solitude  des  Rochers,  où  l'avait  reléguée  son  mari, 
afin  de  se  livrer  avec  plus  de  liberté  à  ses  déportements.  La  con- 
duite qu'il  avait  tenue  envers  elle  eût  été  faite  pour  lui  rendre 
moins  amère  l'annonce  de  sa  mort;  mais  dans  Henri  de  Sévi- 
gné,  elle  aimait  le  père  de  ses  enfants,  ses  enfants  à  présent  son 
seul  bonheur  ici-bas,  et  elle  revêtit  en  pleurant  les  vêtements 
de  veuve. 

L'éducation  de  Charles  et  de  Marguerite  fut  dès  lors  son  soin 
de  chaque  jour,  de  chaque  instant  ;  ce  soin  assidu  eut,  comme 
tout  ce  que  l'on  fait  avec  plaisir,  un  résultat  parfait,  et  lorsque 
l'heureuse  mère  présenta  ses  enfants  dans  les  brillantes  sociétés 
dont  elle  était  le  diamant,  elle  eut  la  joie  d'entendre  de  tous 
côtés  des  paroles  d'éloges  pour  le  gai  et  aimable  Charles,  pour 
la  belle ,  la  spirituelle  Marguerite,  et  surtout  pour  l'institu- 
trice. 

Parmi  les  louanges  que  sa  fdle  inspirait,  les  plus  vives  sor- 
taient de  la  bouche  de  M.  de  Grignan,  qui  bientôt  la  demanda 
en  mariage  et  reçut  sa  main  devant  l'autel  le  29  janvier  1669. 
Cette  journée  de  divertissement  et  de  joie,  que  l'on  nomme  une 
noce,  est  au  fond  un  jour  triste  pour  une  mère,  et  sous  ses 
sourires  il  y  a  bien  des  larmes,  car  c'est  l'heure  d'une  sépara- 
tion. Madame  de  Sévigné,  pleine  d'amour  comme  elle  l'était 
pour  sa  fdle,  dut  avoir  le  cœur  bien  gros  au  milieu  de  toutes 
ces  fêtes. 


—  i'M)  — 

(Jii'nurail-CP  doiK"  été  si  l'avenir,  l'avenir  t\\n'  la  l'iovidence 
nous  cach(3  avec  un  soin  loul  iiialernel,  s'élail  tout  à  eoui)  dé- 
voilé? La  pauvre  mère  aurait  éclaté  en  sanglots  et  en  pleurs  à 
la  vue  de  sa  fille  s'éloignant  d'elle  pour  aller  vivre  à  une  des 
extrémités  les  plus  lointaines  de  la  France.  M.  de  Grignan  était 
à  peine  marié,  (|u'il  fut  en  effet  nommé  gouverneur  de  Pro- 
vence. Ainsi  donc  était  trompé  l'espoir  qu'avait  eu  madame  de 
Sévigné  de  ne  jamais  être  séparée  de  sa  fille  lorsqu'elle  la  don- 
nait pour  épouse  à  un  seigneur  attaché  à  la  cour. 

Il  faut  cependant  se  résigner.  31.  de  Grignan  obéit,  il  part; 
mais,  cédant  aux  supplications  de  sa  belle-mère,  il  lui  laisse  sa 
fille,  sa  fille  qui  va  bientôt  commencer  à  connaitre  aussi  par 
expérience,  et  en  recevant  du  ciel  Blanche,  sa  première  née, 
quelle  passion  c'est  que  l'amour  maternel,  et  combien  elle  doit 
de  reconnaissance  à  sa  mère.  Madame  de  Sévigné  ne  perdra 
donc  pas  sa  fille  encore  !  Mais  comme  elle  compte  les  mois,  les 
journées,  les  instants  !  Enfin,  M.  de  Grignan,  depuis  longtemps 
séparé  de  sa  femme,  la  redemande,  la  rappelle,  et  le  jour  du 
départ  est  fixé  :  ce  sera  le  6  février  1671 .  Ce  jour  devient  alors 
le  fantôme  qui  poursuit  madame  de  Sévigné  :  ce  fantôme,  elle 
le  voit,  elle  l'entend  partout,  sans  cesse,  dans  la  voix  des 
horloges,  dans  chaijue  baiser  du  matin  et  du  soir.  Le  moment 
fatal  approche,  les  apprêts  sont  commencés,  et  madame  de  Sé- 
vigné a  le  courage  d'y  prendre  part  jusqu'au  moment  où  un 
sourd  murmure  se  fait  entendre.  C'est  le  bruit  du  carrosse;  sou- 
dain la  pauvre  mère  pâlit,  chancelle,  tombe  sur  le  sein  de  sa 
fille.  Il  semble  que  ces  deux  corps  et  ces  deux  âmes  soient  in- 
séparables. Il  faut  se  séparer  pourtant!  madame  de  Grignan 
s'arrache  aux  embrassements  de  sa  mère,  court  au  berceau  de 
sa  petite  Blanche,  la  couvre  de  baisers  sans  pouvoir  dire  un 
mot,  la  place  entre  les  bras  de  madame  de  Sévigné,  descend 
l'escalier  précipitamment,  et  s'élance  dans  la  voiture,  qui  dispa- 
raît. 

Madame  de  Sévigné  est  à  présent  seule,  désolée,  sans. en- 
fants; son  fils  est  à  l'armée,  au  milieu  de  mille  périls  qu'évoque 


—  IVO  ~ 

son  àiiif  IcikIic;  sii  lillc,  ciiloiircv  de  mille  |)(''rils  jiiissi,  luit  <laiis 
un  carrosse  ra|ii(le  :  (|iie  deviendra  la  pauvre  inere?  oii  ira-l-elie'.' 
Jl  n'y  a  (|ne  les  lieux  siuicliliés  el  oii  l'on  adore  Iheu  (|ui  soioid 
un  asile  contre  de  lelles  douleurs.  Klle  couri  au  couvent  de 
Sainle-.Marie  do  la  \  isilalion.  l'ondé  par  sa  i^rand  nière  suinte 
(-hanlal.  La  relique  vivante^  cruelleinent  éprouvée,  reviient  dans 
ces  clollres  bénis,  I(MM"  demander  l'oi-ce  el  c(Misolation,  el  après 
cinq  heures  d'une  sil(»ncieuse  prière,j'lle  écrit  sa  ])rernière  let- 
tre à  sa  lille.  Klle  (^t,  comme  elle  le  dit,  dam  lea  }>oul]ees  de  r élo- 
quence que  donne  l'émotion  de  la  douleur,  el  tlès  ce  moment  com- 
mence l'œuvre  admirable  que  madame  de  Sévigné  a  composée 
jour  par  jour  pour  sa  fille,  pour  sa  bien-aimée  iille,  et  non 
pour  le  public,  car  bien  des  fois  dans  ses  plus  naïfs  épanche- 
menls  elle  a  dit  à  madame  de  Grignan  :  J'espère  que  vous  ne 
ferez  pas  imprimer  mes  lettres. 

Appréhension  bien  digne  d'une  femme  modeste,  et  (|ui  re- 
garde la  publicité,  surtout  la  pmblicité  des  sentiments  intimes, 
comme  un  manque  à  la  pudeur.  Alors,  l)ien  sure  que  ce  voile 
ne  lui  sera  pas  enlevé,  elle  se  livre  à  tout  le  génie  que  lui 
donne  l'amour  maternel,  elle  écrit  avec  naturel,  simplicité,  à 
course  de  plume  ;  sa  plume  va  comme  une  étourdie  ;  sa  pensée,  sa 
plume,  son  encre,  tout  court,  tout  vole. 

Et  l'on  devine  bien  vers  quel  lieu  vole  cette  pensée  ;  c'est 
vers  le  château  de  Grignan,  où  sa  fille  est  presque  reine.  Oue 
madame  de  Sévigné  soit  à  Paris,  à  Livry,  aux  Rochers,  elle 
n'est  réellement  qu'en  Provence,  et  par  ses  lettres  si  vivantes,  si 
animées,  si  pittoresques,  elle  fait  vivre  sa  fille  dans  tous  les  lieux 
où  elle  vit.  Lui  raconte-t-elle  une  splendide  soirée  passée  à  la 
cour  de  Saint-Germain  et  de  Versailles,  de  longues  promenades 
au  fond  des  silencieux  jardins  de  Livry,  dans  lesquels  il  n'y  a 
point  d'endroit  qui  ne  la  lui  rappelle,  ou  bien  les  lectures  tan- 
tôt plaisantes,  tantôt  sérieuses,  que  lui  fait  Charles  de  Sévigné 
pendant  un  hiver  passé  en  Bretagne,  i\  est  impossible  qu'en  li- 
sant ses  lettres,  madame  de  Grignan  ne  soit  pas  en  Bretagne,  à 
Saint-Germain,  à  Livry  ou  à  Versailles,  à  côté  de  sa  mère,  qui  lui 


—  141    - 

pcinl  loul   avec  une  vérité  (lue  la  leiidresse  anime  el  colore. 

C'eut  le  triomphe  du  mois  de  mai  .  les  rossvinols,  les  coucous,  les 
faurcttes  ourreni  le  printemps  dans  la  forêt,  disail-elUî  dans  une 
de  ses  lettres  avec  l'accent  naturel  el  vrai  de  son  hien-aimé  la 
Fontaine;  et  ces  riantes  expressions  que  lui  inspirait  l'aspect 
de  la  nature  étaient  n^liausst'es  encore  par  la  joie  (ju'elle  avait 
dans  le  cœur.  Tout  était  plus  beau  autour  d'elliî,  car,  de  re- 
tour des  Rochers,  elle  allait  se  diriger  vers  la  Provence  et  se 
retrouver  dans  les  bras  de  sar  fille.  Le  bien  bon  devait  être  du 
voyage;  ce  projet  était  donc  ravissant,  et  die  se  promettait  de 
ne  faire  que  traverser  Paris  pour  voir  madame  de  la  Trousse,  sa 
tante,  et  lui  faire  ses  adieux. 

Adieux  bien  solennels,  en  effet  :  madame  de  la  Trousse  est 
mourante.  Madame  de  Sévigné,  parente  aussi  dévouée  qu'elle 
est  bonne  mère,  quittera-t-elle  sa  tante  dans  cet  état  doulou- 
reux? Oh!  non!  elle  a  un  trop  vrai  sentiment  du  devoir,  pour 
que  le  pîaisir,  et  le  plaisir  le  plus  vif,  le  plus  ardemment  désiré, 
ne  cède  pas  en  son  âme  devant  une  obligation  sainte.  Elle  res- 
tera, et  pourtant  sa  fille,  ses  amis  la  pressent  de  partir;  n'im- 
porte, elle  demeure  inébranlable,  assise  au  chevet  de  sa  tante. 
Celle-ci  même  l'engage  à  ne  pas  résister  plus  longtemps  aux 
prières  de  sa  fille;  mais  c'est  d'une  voix  si  éteinte,  si  épuisée,  si 
défaillante,  que,  pour  une  àme  tendre,  c'est  comme  un  ordre 
solennel  de  rester  là  jusqu'à  la  fin. 

La  fin  ne  tarda  pas,  et  madame  de  Sévigné,  triste  de  cette 
nouvelle  perte  de  ftimille,  partit  du  moins  le  cœur  content 
d'avoir  fait  ce  ([u'eile  devait,  et  bientôt  elle  fut  dans  les  bras  de 
madame  de  Grignan.  Cinq  fois  la  mère  et  la  fille  parcoururent  la 
distance  qui  sépare  la  Bretagne,  Paris  el  Grignan,  pour  se  trou- 
ver quelques  mois  l'une  près  de  l'autre  ;  et  toujours  les  pre- 
miers moments  de  ces  réunions  causaient  à  la  mère,  bien  plus 
qu'à  la  fille,  ces  insatiables  élans  de  joie  dont  ses  lettres  abon- 
dent ;  toujours  elle  s'écriait,  du  même  accent  de  douleur  et  de 
désespoir,  lorsque  venait  la  dernière  journée  :  Quel  jour,  ma 
fille,  que  celui  qui  ouvre  l'absence! 


—  ikl  — 

Bien  heureuse  alors  madame  tie  Sévigiié  si.  de  retour  à  .ses 
pauvres  Rochers,  eomuie  elle  les  iioiumail  avec  uue  alleclueuse 
tendresse,  elle  n  y  liouvail  pas  un  douloureux  lérnoigiiage  de 
la  (lévoraul(>  iucouduile  de  sou  lils  :  une  haute  hilaie  ahaltue 
par  ses  ordres  pour  lournir  de  l'argent  à  sa  soif  d<'  dépense,  (les 
arbres  que  Dieu  avait  lait  j^randir  avec  une  si  lente  majesté,  ils 
étaient  tombés  en  ipielques  jours  sous  la  main  prodigue  de 
Charles  de  Sévigné,  et  sa  mère  répandait  bien  des  larmes  sur 
cette  dévastation  impie,  et  bien  plus  encore  sur  les  désordres 
qui  y  avaient  conduit  son  lils  bien-aimé. 

Combien  devaient  alors  être  tristes  ses  méditations  lorsqu'elle 
errait  dans  les  allées  de  son  parc,  se  relirait  à  la  brune  dans  la 
religieuse  obscurité  de  sa  chapelle,  ou  contemplait  d'un  œil 
pensif  ce  cadran  solaire  sur  lequel  elle  avait  tait  graver  ces  deux 
mois  latins  :  Uiiam  timel  (tu  n'as  qu'une  heure  à  craindre). 

C'est  qu'elle  redoutait  de  mourir  avant  d'avoir  remis  l'ordre 
dans  les  allaires  de  sa  famille  dérangées  par  le  désordre  de  son 
mari,  de  son  fils  et  le  faste  de  son  gendre  ;  elle  treinblail  à 
l'idée  qu'elle  pouvait  mourir  avant  d'avoir  revu  sa  fille,  et  alors 
elle  écrivait  :  J  aurais  bien  mieux  aimé  à  mourir  dans  les  bras  de 
ma  nourrice.  Lorsqu'elle  exprimait  de  si  lugubres  pensées,  elle, 
ordinairement  gaie  et  toujours  riante,  c'est  qu'elle  avait  dans 
le  cœur  quelque  chagrin  causé  par  ses  enfants  ou  par  les  ma- 
ladies de  sa  fille,  qui  la  touchaient  bien  plus  vivement  que  les 
siennes  propres.  Qui  pourrait  en  douter  lorsqu'elle  lui  écri- 
vait :  La  bise  de  Grupian  me  fait  mal  à  votre  poitrine  ;  char- 
mante expression  du  cœur,  véritable  parole  de  la  mère  qui  ne 
.vit  que  pour  et  par  son  enfant. 

Elle  était  pourtant  malade  elle-même,  et,  ainsi  qu'elle  l'écri- 
vait, elle  avait  depuis  longtemps  commencée  à  perdre  la  jolie 
chimère  de  se  croire  immortelle;  alors  son  style  devenait  grave, 
imposant,  solennel.  Elle  dépeignait  la  mort  de  Turenne  ou  celle 
de  Louvois,  en  traits  dignes  de  Corneille  et  de  Bossuet.  Et  qui 
n'eût  été  ému  lorsqu'elle  montrait  son  oncle  Saint-Àubin  expi- 
rant dans  ses  bras,  bd  tenant  la  main,  lui  disant  des  choses  saintes 


—  143  - 

el  tendres,  ayant  un  regard  continuel  à  Dieu  ?  Toutefois ,  dès 
(qu'elle  savait  madame  de  Grignan  mieux  portante  ou  plus 
heureuse,  elle  était  heureuse,  elle  se  portait  bien  aussi,  et  ses 
lettres  reprenaient  tout  leur  esprit,  tout  leur  enjouement, 
toute  leur  gracieuse  raison. 

Il  en  fut  ainsi  surtout  au  commencement  du  printemps  de 
1694.  Un  message  de  Grignan  est  venu  lui  rendre  toute  la  joie 
de  sa  jeunesse  :  son  petit-fds  et  sa  petite-fille,  Adhémar,  Pauline 
se  marient;  elle  va  bénir  leur  union;  et  en  mai  elle  arrive  à 
Grignan,  où  tout  le  monde,  le  père,  la  mère,  les  enfants,  vient 
au  devant  d'elle.  Les  tambours,  les  fifres,  font  un  bruit  de  fête  de 
Provence.  Tout  est  en  joie  au  château  ;  les  deux  mères  sont  si 
heureuses  !  Mais  quel  changement  soudain  !  madame  de  Gri- 
gnan tombe  sérieusement  malade  ;  sa  mère  est  bien  plus  ma- 
lade qu'elle  encore,  et  tandis  que  sa  fille  revient  à  la  santé, 
madame  de  Sévigné  reste  profondément  frappée  d'un  coup 
mortel. 

C'est  la  petite  vérole  qui  la  tue,  une  petite  vérole  contagieuse 
comme  la  peste.  On  ne  peut  approcher  de  la  malade  qu'avec  de 
grands  dangers  :  madame  de  Sévigné  le  sait,  et  alors  elle  est 
sublime.  Elle  avait  passé  toute  sa  vie  à  désirer  sa  fille,  à  l'ap- 
peler, à  courir  au-devant  d'elle,  à  l'attendre,  à  la  regretter  ;  elle 
avait  espéré  comme  un  bonheur  suprême  que  sa  fille  lui  fer- 
merait les  yeux  :  «  Qu'elle  ne  s'approche  pas  de  moi  !  s'écrie- 
t-elle,  à  présent.  —  Qu'elle  ne  vienne  pas  dans  mes  bras  cher- 
cher la  mort  !  —  Je  ne  veux  pas  qu'elle  s'approche  de  moi  I  » 
Et  c'est  en  prononçant  ces  mots  qu'expira  cette  femme  illus- 
tre, cette  femme  bonne  et  tendre,  cet  ange  d'amour  maternel 
qui  eût  été  si  digne  d'avoir  à  ses  côtés  un  ange  d'amour  filial. 

ErXEST   FOL'INET. 


um  mmm. 


Le  jour  oii  les  jeunes 
pensionnaires  de  Saint- 
Cyr  représentaient  VEs- 
ther  de  Racine  aux  yeux 
de  Louis  XIV  et  de  la 
cour ,  on  applaudissait 
moins  à  la  belle  œuvre 
du  poêle  qu'aux  allu- 
sions flatteuses  qui  ra- 
menaient le  nom  et  la 
pensée  de  madame  de 
vjDi^'^  Maintenon  sous  le  per- 
^3_  sonnage  d'Estlier.  Le  pa- 
rallèle, néanmoins,  était 
un  peu  forcé,  et  si  nos 
souvenirs  nous  rappellent  une  Esther  conduite  au  trône  de 
France  par  le  choix  inattendu  d'un  roi  ou  plutôt  par  celui  de 


N\ARlt    u 


ith  Becque: 


—   1V5  — 

Dieu,  (•  L'sl  moins  iiiadaiiic  de  Muinlcnoii  (pi  une  aimal)l('  prin- 
cesse, douce,  louchante  et  pieuse,  et  jeune  comme  Ksther, 
exilée  comme  elle  loin  de  la  patrie,  comme  elle  fille  des  rois 
et  protégée  par  le  conseil  vénérable  d'un  autn;  Mardocliéc, 
d'un  illustre  proscrit,  son  père;  —  c'est,  en  un  mot,  Marie 
Leczinska,  lille  de  Stanislas  de  Pologne  et  reine  de  l'ranee  par 
le  vœu  de  Louis  XV. 

De  ce  rang  de  princesse  oii  Dieu  voulu l  élever  sa  fortune, 
Marie  ne  connut  d'abord  que  les  malheurs.  FJle  était  enfant 
quand  son  père  fut  élu  roi  de  Pologne.  Six'semaines  après  son 
élection,  des  revers  subits  obligeaient  Stanislas  à  une  hiite  pré- 
cipitée. La  jeune  Marie  fut  confiée  aux  soins  de  sa  nourrice,  et 
cette  femme,  égarée  par  la  frayeur,  la  |)erdit  ou  l'abandonna 
dans  la  route. 

Stanislas,  le  premier,  s'aperçut  de  la  disparition  de  son  en- 
fant ,  et  ce  fut  à  la  fois  sublime  et  déchirant  de  le  voir , 
oubliant  qu'il  était  poursuivi,  pour  se  rappeler  seulement  qu'il 
était  père,  affronter  tous  les  périls  pour  chercher  sa  fille.  Où  la 
retrouva-t-il  cette  jeune  Marie  qu'attendait  la  couronne  de 
France,  et  mieux  encore,  sans  doute,  la  couronne  des  saints? 
Il  la  retrouva  dans  une  écurie,  couchée  dans  une  crèche,  en- 
dormie au  milieu  d'un  sourire.  Les  anges  avaient  veillé  sur  elle. 
Stanislas  la  saisit  aveC  transport  ;  et  en  la  serrant  sur  sa  poitrine, 
son  regard  éloquent  levé  vers  le  ciel  semblait  offrir  au  ciel  ce 
qu'il  venait  de  lui  rendre.  Des  larmes  mouillèrent  alors  ses  pau- 
pières; il  se  rappelait  le  dernier  des  fils  de  David,  saint  Joseph, 
l'étable  de  Bethléhem,  l'enfant  miraculeux  couché  dans  la 
crèche;  et  je  ne. sais  quelle  voix  intérieure,  sur  le  front  de  son 
enfant  retrouvée  dans  cette  crèche  nouvelle,  avait  dit  :  — 
(f  Espère.  »  Et  il  espérait. 

Ce  ne  fut  pas  une  vaine  espérance.  Les  armes  de  Charles  XII, 
encore  une  fois  victorieuses  de  celles  d'Auguste,  compétiteur  de 
Stanislas  au  trône  de  Pologne,  ramenèrent  en  effet  le  père  de 
Marie  à  Varsovie.  Il  y  fut  sacré,  ainsi  que  sa  femme  Charlotte 
Opalinska,  le  4  octobre  1705,  et  des  jours  heureux  suivirent; 

19 


—   1V()  — 

iii.iis  ce  II  cl.ul  (|U  iitic  liiiltc  |)|-os|trr('  (l.ilis  l.i  (Icsiilicc  dv  <('llc 
loviilr  r.uuillc.  (loiil  l;i  \i('(l(>v;iil  si'  incstircr  |t;ii'  les  revers.  La 
Corlinie  de  Charles  Ml  s'élail  enliii  lassiV  ;  le  héros  suédois  ve- 
nait (h' siiccoinher  à  l'ullawa,  et,  réfugié  en  Turcjuie,  il  laissait 
Stanislas  sans  appui,  sans  parti,  sans  ressouree.  Celui-ci  s'était 
jeté  dans  h»  Poniéranie  suédoise,  et  généreux  autant  (jue  Charles 
l'avait  été  à  son  égard,  il  oubliait  ses  propres  périls,  laissait 
ses  états  ouverts  aux  tentatives  de  l'ennemi  pour  détendre  ceux 
de  son  proteetiMU-  absent.  Contre  les  forées  réunies  des  Busses, 
des  Danois,  des  Saxons,  (jue  pouvait  Stanislas  dans  un  pays 
où  l'absence  du  maître  laissait  ' régner  la  confusion?  Dans 
1  uiipossibilité  de  se  sacrifier  pour  Charles  XII  les  armes  à 
la  main,  Stanislas  résolut  de  tenter  pour  lui,  par  la  paix, 
ce  (juil  ne  pouvait  par  la  guerre.  Pour  gage  de  cette  paix  qui 
ramènerait  le  roi  de  Suède  dans  ses  étals,  Stanislas  se  ré- 
solut à  olTrir  son  abdication;  mais  il  fallait  disposer  l'esprit 
de  Charles  XII  à  se  plier  à  un  accommodement  ;  la  tache  était 
difficile,  et  Stanislas  se  la  réserva  toute  entière.  C'est  ainsi  que  ce 
prince,  si  grand  par  son  désintéressement,  partit  une  nuit,  seul, 
sous  un  déguisement  et  un  nom  supposé,  stimulé  plutôt  qu'ar- 
rêté par  la  pensée  des  périls  qui  le  séparaient  du  roi  de  Suède  ; 
mais  il  fut  reconnu  et  pris  comme  il  allait  le  joindre.  Charles" 
venait  aussi  d'être  fait  prisonnier,  et  leur  captivité  semblait  sans 
espoir  de  délivrance,  quand  le  Grand  Seigneur  consentit  enfin  à 
les  mettre  en  liberté.  Les  biens  de  Stanislas  avaient  été  confis- 
(jués  en  Pologne  ;  Charles  XII  lui  assigna  les  revenus  du  duché 
des  Deux-Ponts;  c'est  là  qu'il  fit  sa  résidence.  Pourtant  ce 
dernier  asile  que  lui  jalousaient  ses  ennemis,  Stanislas  devait  le 
perdre  en  perdant  Charles  XII.  La  mort  de  ce  prince,  qui  avait 
été  son  protecteur,  sa  ressource,  et  mieux  encore,  son  ami,  l'obli- 
gea à  se  réfugier  en  France.  Il  s'arrêta  à  Weissembourg  en 
Alsace  ;  mais  là  encore  les  partisans  d'Auguste  persistèrent  à  le 
|)0ursuivre;  leurs  plaintes  arrivèrent  au  régent,  et  le  régent  y 
répondit  noblement  et  comme  il  convenait  de  le  faire  au  nom 
du  pays.  «  La  France,  leur  dit-il,  a  toujours  été  l'asile  des  rois 


—   )M  — 

iiiallicurcux  ;  c  est  loule  ma  rc|)()us('  au  i oi  voire  iiiailrc.  n  Kl  la 
France,  en  effet,  fiitd(''s  lors  pour  Stanislas  une  seconde  patrie  où 
rien  ne  vint  le  Irouhler,  sinon  les  souvenirs  du  passé. 

Raconter  ce  passé  du  roi  d<'  Pologne,  c'est  commencer  la  vie 
de  M(}ric  Leczinska.  Dans  toutes  ces  p(''réfïrinations  douloureu- 
ses, dans  chacune  des  épreuves  qui  frappèrent  ce  prince,  la 
jeune  figure  de  sa  fille  se  détache  auprès  de  lui  candide  et  rési- 
gnée, consolante  à  l'œil  comme  un  ange  d'espérance,  une  Anti- 
gone  chrétienne  guidant  au  chemin  de  l'exil  un  OEdipe  sans 
remords.  Il  semhle  que  sa  première  jeunesse  ait  été  cachée  sous 
le  manteau  d'exil  du  royal  hanni  ;  et  quand  enfin  ce  manteau 
s'écarte  et  tombe  sur  le  sol  hospitalier  de  la  France,  Marie 
nous  apparaît  naïve  et  charmante  ;  les  fatigues  ont  développé 
sa  taille  gracieuse,  en  même  temps  que  l'adversité,  l'amour 
filial,  développaient  dans  son  cœur  lesplus  précieuses  vertus; 
la  beauté  de  son  âme  a  passé  toute  entière  sur  son  visage.  Ses 
premières  années  aventureuses,  loin  de  lui  donner  de  l'assu- 
rance, ont  augmenté  sa  timidité;  mais  cette  timidité  est  un 
charme  de  plus,  car  elle  tient  à  sa  candeur,  à  son  ignorance 
d'elle-même.  Les  événements  extraordinaires  qu'elle  a  vus,  en 
la  plaçant  sans  cesse,  elle  et  les  siens,  vis-à-vis  d'un  seul  espoir, 
d'une  seule  protection,  celle  de  Dieu,  l'ont  mise  en  défiance 
de  l'espoir  humain;  sa  foi  s'est  recueillie  en  Dieu;  mais  sa 
piété  douce  et  tolérante  n'a  de  rigueur  que  pour  elle-même; 
elle  s'oublie  pour  ne^ songer  qu'à  son  père,  et  quand  l'avenir 
de  la  jeune  fille  est  la  seule  inquiétude  qui  persiste  au  cœur  de 
Stanislas,  le  passé  douloureux,  l'espoir  fugitif  de  voir  rappeler 
son  père  au  trône  de  Pologne,  voilà  toute  la  pensée  de  Marie. 

Mais  Dieu  se  rappelle  ceux  qui  s'oublient;  d'ailleurs  il  est  des 
vertus  si  parfi^tes,  qu'il  semble  qu'il  ait  voulu  les  récompenser 
dès  ce  monde.  Au  nombre  de  ces  vertus  accomplies  fut  celle  de 
Marie,  et  la  récompense  ne  se  fit  pas  attendre. 

Un  jour,  la  jeune  princesse,  dont  les  habitudes  étaient  réglées 
et  modestes,  travaillait  auprès  de  sa  mère,  et,  tout  en  travaillant, 
elle  lui  chantail  l'un  de  ces  airs  polonais  dont  on  avait  bercé 


\kH 


^(lll  t'iiliiiicc  im\  jours  |)r(>s|M'rcs  ;  iiiiiis  les  iiolcs  ri  les  paroles 
(lu  clianl  nalioual.  plus  liuicliaiilcs  ciicon'  dans  la  (louée  voix  de 
.Marie,  axaieni  trop  viveuieul  rappelé  la  pairie  absente  au  cuîur 
de  CliarloUe  Opaliuska.  Klle  londil  eu  lai  mes,  el  sa  lille  se  pré- 
eij)ilanl  aussil(')l  dans  ses  lu-as,  séehaul  ses  pleurs  par  ses  bai- 
sers, joimianl  ses  mains  dans  les  siennes  : 

((  Kspéroz  donc,  chère  mère!  s'écriii-l-elle;  (piand  je  vous  dis 
»  (r(^spérer!  j'ai  lanl  prié  Dieu,  qu'il  nous  la  rendra  noin? 
»  chère  Pologne.  Kspérez,  Kl  ne  ])leurez  pas! 

„  —  \h!  ton!  ce  (pie  je  veux  espérer  de  Dieu,  c'est  du  bon- 
•>  heur  pour  loi.  uia  lille!  » 

Et  Charlolle  aeluivail  à  peine  ces  paroles  dans  les  sanglots, 
(piand  la  porte  s'ouvrit  avec  violence;  Stanislas  parut;  son  front 
rayonnait  dune  joie  inaccoutumée,  inconnue  même  aux  plus 
heureux  jours  de  sa  vie  passée.  Il  tenait  une  lettre  ouverte  à  la 
main,  et  sans  voir  les  pleurs  de  sa  femme,  le  trouble  de  son  en- 
fant, il  se  précipita  vers  elles,  et  les  serrant  tour  à  tour  sur  sa 
poitrine,  mêlant  ses  larmes  de  joie  à  celles  que  la  douleur 
avait  laissées  sur  leur  visage  :  «  A  genoux,  à  genoux  !  s'écria-t-il, 
et  rendons  grâce  à  Dieu  !  Dieu  est  grand,  Dieu  est  bon,  il  n'aban- 
donne pas  les  siens  ! 

„  —  Mon  père,  mon  père  L  vous  êtes  rappelé  au  trône  de  Po- 
logne. Dieu  m'a  donc  entendue?  s'écria  Marie. 

;,  _  Dieu,  ma  fille,  a  entendu  votre  père;  il  nous  est  bien 
plus  favorable,  il  vous  fait  reine  de  France  !» 

Reine  de  France!  Marie,  la  fille  du  proscrit,  Marie  la  déshé- 
ritée! Comment  y  croire?  quel  miracle  est-ce  là!  Cette  Marie 
qu'un  duc  de  Bourbon  déjà  vieux  se  laissait  prier  pour  de- 
mander en  mariage,  cette  Marie  si  pauvre,  si  oubliée,  qui  n'é- 
tait belle,  à  ses  yeux  du  moins,  que  de  sa  jeunesse,  cette  Marie, 
reine  de  France  ! 

Plus  que  tout  autre  elle  se  refusait  à  y  croire,  car  elle'ne  con- 
naissait d'elle-même  que  les  perfections  qui  lui"  manquaient  ; 
elle  lisait  et  relisait  vainement  les  dépêches  qui  la  demandaient 
à  son  père  au  nom  de  Louis  XV;  et  quand  on  lui  disait  l'esprit. 


—   IV!)  — 

les  cliarmos  iiaturols,  les  (jualitôs  du  jounr  roi  :  «Ah!  vous  re- 
doublez mes  alarmes,  »  s'écriail-elle.  Erilin  cette  incertitude 
(jui  la  tourmentait,  plus  en  vue  de  son  père  que  d'elle-même, 
tomba  loul  à  i'ail.  [.e  duc  d'Ântin,  le  marquis  de  Beauveau, 
vinrent  solennellement  réclamer  la  main  de  Marie;  le  duc 
d'Orléans  l'épousa  au  nom  de  Louis  XV;  la  cérémonie  eut  lieu 
à  Strasbourg  ;  le  mariage  fut  célébré  de  nouveau  à  Fontaine- 
bleau par  le  cardinal  de  Rohan;  et  ce  n'était  pas  un  songe, 
la  fille  de  Stanislas  l'exilé,  Marie  était  bien  reine  de  France. 

On  chercha  longtemps  le  mot  de  cette  union  incroyable.  On 
crut  l'avoir  trouvé  en  le  rapportant  à  un  conseil  dt;  la  marquise 
de  Prie  au  duc  de  Bourbon,  premier  ministre  depuis  la  mort  du 
régent.  C'était  elle,  disait-on,  qui  lui  avait  inspiré  d'appuyer  le 
crédit  dont  il  jouissait  alors  sur  la  reconnaissance  d'une  prin- 
cesse qui  lui  devrait  son  mariage  avec  Louis  XV;  elle  lui  avait 
désigné  Marie,  et  Marie  était  devenue  reine  de  France. 

Marie  sentit  que  la  main  du  Très-Haut  seule  l'avait  con- 
duite à  cette  haute  fortune;  elle  comprit  le  rôle  auquel  l'Éter- 
nel l'appelait,  et  l'accepta  sans  restriction.  Les  grandeurs  la 
trouvèrent  telle  que  l'infortune  l'avait  laissée,  bonne,  douce, 
modeste  et  pieuse.  Les  pauvres  seuls  connurent  à  ses  dons 
qu'elle  était  reine.  Ses  devoirs  de  chrétienne,  d'épouse  et  de 
mère,  se  partagèrent  tellement  sa  vie,  qu'il  n'en  restait  pas 
une  heure  au  plaisir;  et  longtemps  elle  fut  heureuse.  Elle  avait 
la  tendresse  du  roi  toute  entière  et  le  ciel  bénissait  leur 
union.  Marie  avait  donné  naissance  à  deux  princes,  à  huit  prin- 
cesses; et  peut-être,  dans  le  secret  de  son  cœur,  s'effrayait-elle 
d'une  prospérité  si  longue  vis-à-vis  de  celui  qui  afflige  ceux 
qu'il  aime,  quand  Dieu,  qui  l'aimait  toujours,  voulut  l'affliger 
de  nouveau.  Le  roi  changea  pour  elle.  Jusqu'alors,  il  avait 
trompé  l'espoir  des  courtisans  assez  corrompus  pour  essayer  de 
le  perdre  afin  d'assurer  leur  crédit  sur  ses  égarements.  Dieu 
permit  qu'il  cédât  enfin  à  leurs  sollicitations  perverses;  il  se 
laissa  entraîner  à  des  excès  indignes  de  son  rang.  Marie  redou- 
bla pour  lui  de  tendresse;  elle  l'implora,  l'adjura  de  revenir 


—   150  — 

moins  à  elle  (|irà  t;i  Ncrlu,  ([u';!  la  I'imiicc.  (pi  il  Ir.tliissail  |);ir 
une  coiuliiilc  si  peu  (lij:;ii('  dVIlo  cl  de  lui.  ('. Clail  moins  sa  Icn- 
(liTSsc  qui'  son  àiiic  (juc  iMarie  sCllVayail  de  voir  compromise. 
Vaincs  Icnlalivcs!  Louis  n'ccoula  rien.  Alors  Marie,  encore 
une  lois,  ccuirha  son  iront  résigne  sous  la  main  cpii  rra|)pc. 
Elle  se  réfugia  dans  l'amour  divin  ;  elle  s'efïorça  de  vivre 
au  milieu  ^les  désordres  qui  rcnlouraient,  comme  n'y  vivani 
pas.  Sa  chaste  prière  s'éleva  plus  ardente  du  sein  de  cette  cour 
où  l'on  ne  priait  pas,  comme  si  elle  eût  voulu  prier  pour  tous; 
elle  ollrit  sa  douleur  en  expiation  des  plaisirs  que  Dieu  n  y  sanc- 
tionnait pas;  elle  alla  jusqu'à  demander  au  ciel  de  nouvelles 
douleurs,  pourvu  qu'elles  fussent  comptées  au  jour  du  saint 
tribunal  à  l'époux  (|ui  l'oubliait.  Et  Dieu  l'exauça  encore  une 
fois.  Son  père,  rappelé  de  nouveau  en  Pologne,  avait  dû  renon- 
cer une  fois  encore  aux  prérogatives  de  roi.  On  lui  avait  seule- 
meut  concédé  les  duchés  de  Bar  et  de  Lorraine,  qui  devaient  re- 
tourner à  la  couronne  de  France  après  sa  mort  ;  et  cette  mort 
arriva  comme  un  dernier  brisement  de  cœur  au  moment  où 
Marie  venait  de  perdre  le  dauphin,  père  de  Louis  XVL  Ces  deux 
morts  la  frappaient  à  la  fois  dans  le  passé  et  dans  l'avenir.  Le 
cœur  de  son  père  avait  été  son  refuge  dans  .ses  douleurs;  son 
fils  en  avait  été  la  consolation  vivante  :  quand  tous  deux  vinrent 
à  lui  manquer,  Marie  sentit  que  c'en  était  fait'  d'elle  pour  ce 
monde  ;  une  maladie  de  langueur  la  conduisit  en  peu  de  mois 
au  tombeau  ;  son  médecin  cherchait  vainement  à  la  rassurer 
sur  elle-même.  «  Ah  !  disait-elle,  rendez-moi  mon  père  et  mon 
fils,  et  je  vivrai  !  »  Elle  mourut,  et  les  rejoignit  le  5  juin  1758  : 
elle  alla  changer  une  couronne  périssable,  dont  elle  n'avait  senti 
que  les  épines,  contre  cette  couronne  promise  à  ceux  qui  pleu- 
rent, à  ceux  qui  souffrent,  à  ceux  simples  de  cœur  et  d'esprit. 
Les  regrets  et  le  titre  de  sainte  s'attachèrent  à  sa  mémoire.  La 
cour  s'arrêta  dans  ses  plaisirs  pour  la  pleurer.  On  se  rappela 
alors  sa  douceur,  sa  dignité,  sa  tolérance,  cet  esprit  si  distingué, 
si  fin,  dont  elle  se  défendait  comme  d'une  tentation,  et  qui, 
loin  d'être  une  arme,  n'était  jamais  ({u'un  baume  sur  ses  lèvres. 


—  151   — 


C'était  son  mot  au  cardinal  de  Floury  se  plaignant  que  la  mul- 
tiplicité des  afTaircs  lui  faisait  perdre  la  tète.  'Miardez-vous-en 
bien,  lui  avait-elle  dit;  ce  serait  une  mauvaise  afïaire  pour  nous; 
où  trouver  la  pareille?»  C'était  encore  sa  réponse  à  l'une  des 
dames  de  sa  cour  ([u'elle  s'était  (empressée  d'aller  voir  la  sa- 
chant malade;  pour  arriver  à  cette  dame,  il  lui  avait  fallu 
monter  un  escalier  difficile,  fort  étroit,  et  connue  la  malade 
s'en  excusait  et  l'en  remerciait  d'autant  plus  :  «Eh  quoi!  lui 
avait  répondu  la  reine,  oubliez- vous  que  le  chemin  le  plus  dif- 
ficile nous  devient  le  plus  doux  quand  il  mène  à  ceux  que  nous 
aimons?  »  Enfin,  comme  il  n'était  pas  une  misère  à  laquelle 
Marie  n'eut  laissé  le  denier  de  l'aumône,  il  n'était  pas  une  àme 
dans  laquelle  elle»n'eùt  laissé  tomber  l'une  de  ces  bonnes  pa- 
roles, véritable  aumône  du  cœur,  qui  encouragent  à  vivre  et 
qu'on  n'oublie  jamais. 

Aussi,  quand,  revenant  sur  les  désordres  qui  signalèrent  ces 
temps  et  préparèrent  de  loin  la  catastrophe  qui  devait  fermer 
le  dix-huitième  siècle,  on  se  demande  pourquoi  le  châtiment 
frappa  les  innocents  et  non  les  coupables,  Louis  XVI  et  non 
Louis  XV,  on  ne  s'étonne  plus  en  rencontrant  sur  le  trône 
Marie,  cet  ange  en  prière  dont  les  mains,  levées  au  ciel  comme 
celles  de  Moïse  sur  la  montagne,  détournaient  les  fléaux  suspen- 
dus sur  celte  société  folle  et  impie  ;  mais  au  jour  où  la  mort  fit 
tomber  ces  mains  pures  et  les  croisa  dans  le  sépulcre,  la  main 
du  Seigneur,  elle  aussi,  s'abaissa  sur  la  France,  et  le  sang  du 
fils  paya  pour  les  fautes  de  l'aïeul,  et  Louis  XVI  expia  pour 
Louis  XV. 


.IuLiA  Michel. 


f.    ,-_.^ir  a^^"     -S.V 


LE  {\m\)  umm. 


FUS  UMOl  K  DK  LOIIS  XV 


Nommer  le  Daupliin 
fils  de  Louis  XV  et  père 
(les  rois  Louis  XYI  , 
Lou  is  XVIII  et  Charles  X , 
c'est  rappeler  l'idée  de  la 
vertu,  des  lumières  et  dr 
la  piété. 

Sa  naissance  (4  sep- 
tembre 1729  )  répandit 
par  toute  la  France  une 
joie  sans  mélange,  et  qui 
fut  partagée  par  les  cours 
étrangères. 
Doué  des  plus  heureuses  dispositions,  le  jeune  prince  mérita 
dès  sa  plus  tendre  enfance  l'afifeclion  de  ceux  qui  l'entouraient. 
Il  parcourait  un  jour  la  table  chronologique  des  rois  ses  ancê- 
tres. Son  précepteur  lui  demanda  auquel  il  aimait  mieux  res- 
sembler :  (^A  saint  Louis,  répondit  le  Dauphin.»  Ce  vœu  n'était 


DKAa'D  IiAUPHIN 


LiLh  ijei-t^uet 


SAP^^THOMA.-- 


—  158  — 

pas  un  vain  mol  dans  la  Ix^uclic  d  un  ciilanl  t|iii  laisail  i-|ia<|ij(3 
jour  de  nouveaux  progrès  dans  la  vertu  el  dans  la  piolé.  La  ver- 
tueuse reine  Marie  Leckzinska,  sa  mère,  disait  de  lui  en  versant 
des  larmes  de  joie  :  «  .le  n'ai  (|ii'un  fils,  mais  le  ciel,  (|ui  me  l'a 
»  donné,  a  pris  plaisir  à  le  former  sage,  vertueux  et  hienraisaul. 
»  et  tel  que  j'aurais  à  peine  esc  l'espérer.  » 

Lorsque  le  Dauphin  fit  sa  première  entrée  dans  Paris,  il  y 
fut  reçu  avec  enthousiasme.  Le  jeune  prince  attendri  dil  au 
roi  son  père  .-  ((Ce  qui  m'a  fait  le  plus  de  plaisir  dans  Paris, 
»  c'est  de  voir  que  j'y  étais  le  bienvenu.»  Pendant  la  (campagne 
de  1745,  qui  se  termina  si  glorieusement  par  la  bataille  de  Fon- 
tenoy,  Louis  XV  donna  aux  Français  un  spectacle  qu'ils  n'a- 
vaient pas  vu  depuis  le  roi  Jean  :  c'était  celui  d'im  monarque 
paraissant  à  l'armée  avec  son  fils.  Leur  présence  excita  des 
transports  d'enthousiasme,  et  contribua  puissamment  aux  glo- 
rieux succès  des  armes  françaises.  La  taille  avantageuse  du  Dau- 
phin, la  vivacité  de  ses  regards,  la  beauté  de  sa  physionomie, 
la  simplicité  de  ses  manières,  son  extrême  jeunesse  (il  n'avait 
que  seize  ans),   tout,  dans  sa  personne,  intéressait,  prévenait. 

A  la  journée  de  Fontenoy,  il  partagea  tous  les  dangers  du 
roi.  Quand  la  victoire  parut  douteuse,  le  Dauphin  conjura  son 
père  de  le  laisser  charger  à  la  tête  de  sa  maison.  Louis  XV  ne 
voulut  pas  que  son  fils  unique  s'exposât  à  d'aussi  grands  périls. 
Emporté-  par  son  courage,  le  prince  oublie  les  ordres  paternels; 
il  met  l'épée  à  la  main,  s'échappe  du  milieu  de  ceux  qui  l'en- 
vironnent :  ((  Marchons,  Français!  s'écrie-t-il.  Où  donc  est  l'hon- 
»  neur  de  la  nation?  »  Déjà  il  est  à  la  tète  des  grenadiers  à  che- 
val, tout  prêt  à  charger.  Il  fallut  un  ordre  positif  du  roi,  et 
presque  la  violence,  pour  qu'il  ne  joignît  pas  l'ennemi  ;  et,  dit 
un  témoin  oculaire,  ((  il  s'en  tint  toujours  trop  à  portée.  Il 
n  encourageait  ceux  qui  allaient  au  combat  ;  il  consolait  les 
»  blessés  qui  passaient  sans  cesse  sous  ses  yeux.  Sa  bonté  pa- 
»  ternelle  s'étendait  au  dernier  soldat.» 

L'amour  du  bien  public,  l'horreur  du  vice  et  de  la  mollesse, 
enfin,  un  vif  désir  d'imiter  saint  Louis,  avaient  donné  à  la  jeu- 

20 


-  15'»  — 

n('ss<>  (lu  hiiiipliin  uiii'  iinlilc  a('li\  lit- :  iiiiiis.  coihI.iiiiik-  |).ii'  1,1 
|)(>lili<|ii('  (le  l.i  roiii';!  NJvrc  cloi^Mic  des  rdiiscils  du  roi,  il  s  ;il>- 
sliiil  (le  se  mrirr  (raiiciiiu'  all'air»'  piil)li(|U('. 

Kclirc  dans  ses  apparloincnls  ;iv«'cla  daiipliiiic,  .Marie  .losrplu* 
de  Saxe,  modèle  coiimie  lui  de  verlu  el  d  aiiKtur  coiijiijfal,  il 
paiiageail  son  temps  eiilre  les  d^'voirs  de  la  relijiioii  el  des 
études  dont  il  déguisail  rim|)orlan('e  aux  yeux  des  courtisans, 
el  reprit,  comme  il  \o  disait  lui-mùrne,  son  éducation  en  sous- 
OHivre.ll  relisait  les  auleursanciens,  etparlieulièrement  Horace, 
qui  lui  devint  si  l'aniilier,  «lue,  (juel(|ue  passage  de  ce  pcëte 
(piOii  lui  citât,  il  retrouvait  aussitôt  dans  sa  mémoire  les  vers 
siiivants.  On  a  vu,  depuis,  l'un  de  ses  fils,  Louis  XVIII,  par- 
tager le  même  goût  pour  ce  grand  poète.  La  Dauphine  se  plai- 
sait aussi  à  traduire  en  français  l<^s  plus  beaux  morceaux  des 
écrivains  anglais. 

Malgré  les  précautions  qu'il  prenait  pour  cacher  son  savoir, 
il  était  difficile  (pie  son  mérite  ne  se  trahit  pas  (|uelquefois.  Un 
jour  il  s'entretenait  avec  le  chancelier  d'Aguesseau  sur  l'art  ora- 
toire. Après  avoir  émis  son  opinion  sur  l(^s  principes  de  l'iMo- 
quence,  le  prince,  passant  aux  modèles,  cita  plusieurs  passages 
de  Cicéron  ;  puis  ajoutant  :  «  Je  vais  encore  vous  en  donner  un 
»>  exemple,»  il  récita  sans  hésiter  l'exorde  d'un  des  plus  beaux 
discours  que  d'Aguesseau  lui-même  avait  prononcés  dans  le 
parlement. 

A  l'étude  de  l'éloquence  succéda,  pour  le  Dauphin,  celle  de 
la  philosophie.  Ces  hautes  spéculations,  loin  d'ébranler  sa  foi, 
l'avaient  affermie.  Il  avait  sans  peine  distingué  la  philosophie 
véritable  de  cette  fausse  sagesse  qui  cherchait  alors  à  renverser 
toutes  les  croyances  établies. 

Le  Dauphin  s'appliqua  de  prédilection  à  Ihistoire,  «  qui,  di- 
»  sait-il,  est  la  ressource  des  peuples  contre  les  erreurs  des 
»  princes.  Elle  donne  aux  enfants  des  rois  des  leçons  qu'on 
»  n'oserait  faire  à  leur  père,  » 

Les  maximes  en  matière  d'imp(3ts  et  de  finances  d'après  les- 
(luelles  il  se  proposait  de  régner  étaient  :  ((  Toute  impcjsition  sur 


—  155  — 

»  le  jM'uple  est  injuste  lorsque  If  bien  i^eiieiiil  de  la  sofiélé  ne 
»  l'exige  pas.  I.e  monarque  n'est  (|ue  l'ecDMotiie  des  revctiiis  de 
»  l'Étal. "  Toutes  ses  paroles  annonçaieni  d'une  manière  non 
é((uivo<[ue  que,  s'il  régnait  un  jour,  ses  aelions  seraient  tou- 
jours subordonnées  au  bonheur  du  peiqile. 

Un  jour  il  chassait  avec  le  roi  dans  les  environs  de  (lornpie- 
gne.  Son  cocher  voulut  lui  faire  traverser  un  champ  dont  la 
récolte  était  encore  sur  pied.  Le  prince  lui  cria  de  rentrer  dans 
le  chemin.  «Mais,  monseigneur,  répondit  le  cocher,  vous  n'ar- 
»  riverez  pas  à  temps  au  rendez-vous.  —  Oue  m'importe  ! 
»  s'écria  le  Dauphin  ;  j'aime  mieux  manquer  dix  rendez-vous 
»  de  chasse  que  d'occasionner  pour  cinq  sous  de  dommage  à 
»  un  pauvre  paysan.»  Les  gens  de  la  campagne,  touchés  de 
cette  attention  paternelle,  ne  parlaient  du  Dauphin  qu'avec  re- 
connaissance. «Vive  notre  bon  Dauphin  !  disaient-ils;  il  n'est 
»  pas  comme  tant  de  seigneurs  plus  petits  que  lui,  qui  se  sou- 
»  cient  peu  de  fouler  nos  récoltes.»  Le  prince,  à  qui  l'on  rap- 
porta ce  propos,  dit  :  <  N'admirez-vous  pas  ces  bonnes  gens?  Ils 
»  nous  savent  gré  du  mal  que  nous  ne  leur  faisons  pas  ;  et  des 
)*  courtisans  rassasiés  de  nos  bienftiits  n'ont  pour  nous  que  de 
»  l'indifférence.» 

Lorsque  l'attentat  de  Damiens  fut  sur  le  point  d'enlever 
Louis  XV  à  la  France,  le  Dauphin,  à  qui  l'autorité  avait  passé 
pendant  la  maladie  de  son  père,  montra  toute  l'étendue  de  son 
jugement  et  toute  la  noblesse  de  son  àme,  en  s'abstenant  de 
soupçons  calomnieux  contre  les  jansénistes,  qu'il  n'aimait  pas. 
Loin  de  saisir  avec  empressement  l'occasion  de  perdre  le  par- 
lement, qui  tenait  pour  cette  faction,  il  appela  ceux  des  mem- 
bres de  ce  corps  qui  n'avaient  pas  donné  leur  démission,  et  leur 
confia  l'instruction  solennelle  du  procès  contre  le  régicide.  Par 
cette  conduite,  le  Dauphin  fit  voir  combien  il  était  étranger  à 
l'esprit  de  secte,  comme  à  tout  sentiment  de  vengeance  person- 
nelle. 

Louis  XV  lui  avait  donné  toute  sa  confiance;  il  lui  ténKH- 
gnait  la  plus  vive  tendresse.  «  Je  souffrirais  bien  davantage,  di- 


—  156  - 

»  sail-il  à  son  lils,  si  iMccidciil  nous  cliiil  arriva.  -  l^ii  craiiilc 
«l'oulre-passcr  les  iiilciilioiis  de  son  père,  cl  de  lui  déplaire  par 
un  zèle  précipite,  cuuaiïca  re  lils  prudent  à  n'user  (pi'avec  la 
plus  ji;ra[ule  reserve  du  pouvoir  dont  il  ('lail  revélu.  Sur  toute 
aulre  alVaire  (pie  celle  de  Dannens,  il  relusail  de  doiuior  sa  dé- 
cision, el  presci'ivail  d'allendre  (pie  le  roi  voulût  hien  exprimer 
sa  volonté. 

Après  la  ijjuériscm  de  Louis  W,  le  Dauphin  lui  de  nouvc^au 
condamné  à  la  retraite  et  à  l'inaction.  Témoin  des  fautes  (jui 
amenèrent  la  guerre  de  sept  ans,  et  qui  en  marquèrent  tout  le 
cours,  il  eu  gémissait  dans  le  secret  de  l'intimité,  puisqu'il  ne 
pouvait  l'aire  arriver  jusqu'au  roi,  son  père,  ses  désolantes  ré- 
llexions  sur  la  politique  funeste  que  suivait  le  ministère.  Le 
second  traité  de  Versailles  (1758)  jeta  surtout  le  Dauphin  dans 
une  consternation  profonde.  Ce  fut  en  ces  termes  qu'il  exhala 
sa  douleur  :  «  Lorsque  la  France  fait  la  guerre  à  son  profit,  elle 
»  en  retire  au  moins  quelques  avantages  qui  compensent  ses 
»  pertes;  mais  la  France,  cette  fois  asservie  au  duc  de  Choi- 
))  seul ,  ne  fait  la  guerre  (jue  pour  relever  la  maison  d'Au- 
»  triche,  sa  rivale.  Et  comment  voudrait-on  que  je  fusse  in- 
»  sensible  à  l'oubli  de  tous  nos  intérêts  et  au  mépris  des 
»  principes  de  notre  agrandissement  et  de  notre  considéra - 
»  tion'.''  » 

Lorsqu'il  apprit  la  honteuse  journée  de  Crevelt  (1756),  ce 
prince  fit  encore  éclater  des  sentiments  bien  français.  Sans  per- 
dre un  instant,  il  écrivit  au  roi  pour  le  conjurer,  dans  les 
termes  les  plus  pressants,  de  lui  permettre  d'aller  se  montrer 
à  l'armée.  (<  Non,  disait  le  Dauphin  en  finissant  sa  lettre,  je 
))  suis  sûr  qu'il  n'y  a  point  de  Français  (jui  ne  devienne  invin- 
))  cible  à  la  vue  de  votre  fils  unique  qui  le  mènera  au  combat.  » 

La  mort  du  duc  de  Bourgogne,  son  fils  aîné  (22  mars  1761), 
l'expulsion  des  jésuites  (1762),  causèrent  au  Dauphin  une  pro- 
fonde douleur,  qui  devait  trop  tôt  l'enlever  à  la  France. 

Il  avait  pour  maxime  qu'un  prince  qui  n'a  jamais  versé  de 
larmes  n'a  pu  être  un  bon  prince.  Mais  la  bonté  de  son  cœur 


-   157  — 

ne  se  iit  jamais  mieux  voir  (\uv  lors  de  raccident  qui  lui  arriva 
dans  l(ï  mois  d'aoùl  1755.  11  r(?venait  de  la  eiiassf,',  lorscjue, 
voulant  décharger  son  fusil,  il  blessa  morUillemenl  Chambors, 
l'un  de  ses  écuyers.  Ce  malheureux  expira  au  bout  de  sept  jours 
de  souffrances,  pendant  lesquels  le  Dauphin  lui  prodigua  les 
soins  les  plus  tendres  et  les  plus  emj)ressés.  vSa  mort  porta  au 
prince  un  coup  terrible.  «  Hélas  !  s'écria-t-il,  esl-il  donc  vrai  ([ue 
»  j'ai  tué  un  homme?  0  Dieu  !  (jnel  malheur  !  »  Cette  affligeante 
pensée  ne  le  quittait  ni  le  jour  ni  la  nuit.  Les  consolations  des 
ministres  de  la  religion,  les  représentations  de  ses  amis,  rien 
n'était  capable  de  le  distraire  de  sa  douleur.  On  avait  beau  lui 
répéter  qu'il  ne  devait  pas  s'imputer  un  malheur  dont  il  n'était 
que  la  cause  innocente  :  »  Vous  direz  tout  ce  que  vous  voudrez, 
»  répondait-il,  mais  ce  pauvre  homme  est  toujours  mort,  et 
»  mort  d'un  coup  qui  est  parti  de  ma  main.  Non,  je  ne  me  le 
»  pardonnerai  jamais.»  Et  dans  une  autre  occasion  ;  »  Oui,  di- 
»  sait-il,  je  vois  encore  l'endroit  où  s'est  passée  cette  scène  af- 
»  freuse  :  j'entends  encore  les  cris  de  ce  malheureux  ;  il  me 
»  semble  le  voir  à  chaque  instant  qui  me  tend  ses  bras  ensan- 
»  glantés,  et  me  dit  :  Quel  mal  vous  ai-je  fait  pour  m'ôter  la 
»  vie?  Ces  pensées  importunes  me  suivent  partout,  et  l'usage  de 
»  ma  réflexion  ne  sert  qu'à  me  convaincre  de  plus  en  plus  que 
»  ce  ne  sont  point  des  chimères.  >- 

On  conçoit  aisément  qu'un  jeune  prince  ;^il  avait  alors  vingt- 
six  ans),  désespéré  par  un  accident  si  funeste,  ait  pu,  dans  les 
premiers  moments,  avoir  et  témoigner  de  pareils  sentiments; 
mais  ce  qui  caractérise  le  cœur  du  Dauphin,  c'est  que  jamais  ce 
souvenir  ne  s'effaça  de  sa  mémoire  ;  et  comme  s'il  eût  été  cou- 
pable, il  se  punit  en  s'interdisant  l'exercice  de  la  chasse  pour 
le  reste  de  sa  vie.  Il  se  reprochait  encore  ce  coup  involontaire 
à  sa  dernière  heure,  et  en  mourant  il  pria  le  roi  de  tenir  lieu 
de  père  au  fds  du  malheureux  Chambors. 

Le  Dauphin,  à  l'âge  de  trente-quatre  ans,  charmait  les  regards 
par  la  fraîcheur  de  son  teint  et  par  cet  embonpoint  qui  n'ex- 
clut ni  l'agilité  ni  la  grâce.  Tout  à  coup  on  vit  cette  brillante 


—  158    - 

saille  l'aire  place  à  nue  pâleur  s(>iiil)ie.  à  une  iiiai^reiir  lioi- 
ribk'.  IVutlaiil  tleu\  ans  larl  des  iiiédeciiis  s'épuisa  vaiiieiiieiil 
p(Uir  rendre  au  Daupliiu  des  forces  (ju'il  perdail  cliaipie  jour. 
Il  voulut,  uialure  sa  laui!;ueur,  se  rendre  au  camp  de  IMaisaiice 
tju'on  avait  établi  à  C.ompièj^iie.  11  parut  se  ranimer  au  milieu 
d(»s  exercices  militaires  et  des  preuves  d'enllioiisiasme  el  d'a- 
mour (pie  lui  donnèrent  les  soldats.  Un  jour,  a[»rès  avoir  l'ait 
faire  l'exercice  à  son  réi^iment,  il  leur  dit  avec  une  modesti»' 
touchante  :  «  Mes  enfants,  je  suis  d'autant  plus  content  de  vous, 
))  (]ue  vous  avez  très-bien  fait,  et  que  vous  avez  été  fort  mal 
»  commandés.  » 

In  autre  jour,  la  Dauphine  étant  venue  le  visiter  dans  sa 
tente,  il  la  conduisit  devant  b^s  lignes,  et  dit  aux  troupes  :  u  Mes 
»  enfants,  voilà  ma  femme.»  On  ne  saurait  exprimer  quels 
transports  excita  cette  action  à  la  fois  si  simple  et  si  toucbante 
dans  l'béritiqr  du  troue. 

Mais  cet  enthousiasme,  cet  amour  que  le  Dauphin  inspirait 
à  l'armée,  qui  depuis  dix-huit  ans  ne  l'avait  plus  revu  dans  ses 
rangs,  n'étaient  que  comme  les  guirlandes  qui  couronnent  la 
victime.  Revenant  un  soir  du  camp,  il  prit  un  rhume  qui  se 
tourna  en  fluxion  de  poitrine  ;  et  après  avoir  langui  quelques 
semaines,  il  fut  attaqué  du  mal  dont  il  mourut  à  Fontainebleau, 
où.  malgré  sa  faiblesse,  il  avait  voulu  suivre  le  roi.  Sa  mort  fut 
édifiante  comme  l'avait  été  sa  vie. 

Ce  fut  le  vendredi  20  décembre  1765,  à  six  heures  du  matin. 
Le  Dauphin  était  âgé  de  trente-six  ans  trois  mois  et  seize  jours. 
Le  duc  de  la  Vauguyon  vint  présenter  au  roi  le  duc  de  Berri, 
son  élève,  qui  devait  régner  huit  ans  après  sous  le  nom  de 
Louis  XVL  Suivant  l'usage,  on  annonça  M.  le  Dauphin. 
Louis  XV  se  troubla,  embrassa  son  petit-fils  avec  tendresse,  le 
considéra  quelque  temps  en  silence,  et  dit  en  soupirant  :  «Pau- 
»  vre  France  1  un  roi  de  cinquante-cinq  ans  et  un  Dauphin  de 
»  onze!  )>  De  noirs  pressentiments  s'offraient  alors  à  sa  pensée. 
Trop  éclairé  pour  ne  pas  s'apercevoir  du  sourd  ébranlement 
que  recevait  la   monarchie,  il  sentait  (juel  funeste  héritage  il 


-    iliu  — 

liiissrrail  h  son   pclil  lils.  Il  rôp/'l.i    rucorc  plusieurs  lois   crllc 
(îxclauialion  :  «  l'auvrc  France!  >> 

Lo  peuple  n^fjçard a  aussi  la  mori  du  haiipliiii  coniiiic  une  ca- 
lamité pour  la  pairie.  On  espérail  (pic  le  rcjj.nc;  de  ce  prince 
réiablirail  l'ordre,  l'économie,  les  bonnes  nuciirs,  cl  prévicu- 
drait  une  iijrande  catastrophe.  Trompés  dans  leur  espoir,  les 
Français  se  livrèrent  à  la  |)lus  auière  douleur.  On  vit  à  l'aris  les 
citoyens  se  rassembler  autour  de  la  statue  de  Henri  IV  [)our  dé- 
plorer la  perte  du  Dauphin  ;  et  depuis  ce  temps,  les  Parisiens 
ne  manquèrent  plus  à  venir  confier  leurs  peines  et  leurs  dou- 
leurs à  l'image  de  c(0)on  roi.  Chose  remarquable,  les  écrivains 
philosophes,  aussi  bien  que  ceux  qui  étaient  demeurés  fidèles 
aux  doctrines  religieuses,  se  réunirent  pour  faire  son  éloge,  et 
pour  regretter  qu'il  ne  dût  pas  régner. 

Cet  excellent  prince  n'avait  rien  négligé  pour  assurer  à  ses 
fils  le  bienfait  d'une  bonne  éducation.  On  a  retenu  plusieurs  des 
sages  leçons  qu'il  leur  donnait.  Le  jour  où,  suivant  l'usage  ob- 
servé pour  les  princes  du  sang  royal,  on  suppléa  les  cérémo- 
nies du  baptême  au  duc  de  Berri  (depuis  Louis  XYI),  et  au 
comte  de  Provence  (depuis  Louis  XVIJI),  le  Dauphin  se  fit  ap- 
porter le  registre  de  la  paroisse,  et  leur  montra  que  le  nom  qui 
précédait  les  leurs  était  celui  du  fils  d'un  artisan.  (fVous  le 
»  voyez,  mes  enfants,  leur  dit-il,  dans  l'ordre  de  la  religion  les 
))  distinctions  disparaissent.  Il  n'y  a  de  véritable  grandeur  que 
»  celle  que  donne  la  vertu.  Vous  serez  un  jour  plus  grands  que 
))  cet  enfant  aux  yeux  des  hommes,  mais  il  sera  lui-même  plus 
»  grand  que  vous  aux  yeux  de  Dieu,  s'il  est  plus  vertueux.» 

Ce  bon  père  disait  souvent  au  duc  de  la  Vauguyon,  leur 
gouverneur  :  «  Conduisez  mes  enfants  dans  la  chaumière  du 
>i  paysan  ;  qu'ils  voient  de  leurs  yeux  le  pain  dont  se  nourrit  le 
n  pauvre  ;  qu'ils  touchent  de  leurs  mains  la  paille  qui  lui  sert  de 
')  lit.  Je  veux  qu'ils  apprennent  à  pleurer.  Un  prince  qui  n'a 
)i  jamais  versé  de  larmes  ne  peut  être  l)on .  )) 

Charlis  Durozoir. 


L'AIÎIIE  HE  L'EI'EK. 


L'abbé  de  l'Epée  fut  un 
de  ces  bienfaiteurs  de  l'hu- 
manité qui  se  présentent 
à   la   reconnaissance  des 
peuples  le  front  couronné 
de  la  double  auréole  des 
vertus  et  du  génie.  Il  fal- 
lait unir,   en   efl'et,   aux 
plus  saintes  inspirations 
d'un  noble    cœur ,  à    la 
!  plus  ardente  charité  de 
I  l'apôtre    chrétien,    toute 
la  persévérante  sagacité, 
loulesles ressources  d'une 
haute  et  grande  intelli- 
'---ïï^---i^---"^-^-:ilj-''i:^;-         gence ,    pour    accomplir 
l'œuvre  merveilleuse  qu'il  a  faite.  L'abbé  de  l'Epée  a  réussi  à 
compléter  un    être  qu'une   erreur  de  la  nature  avait  laissé 
imparfait.  Avant  lui,  le  sourd-muet   était  pour  la  multitude 


litli.ieBeciuPt 


—    Kil    — 

un  (»!)]('(  (le  m(''[)ris  cl  de  dé^oi'il  ;ml;uil  (|ii('  tir  |Mli»';  on  le 
«'onroiidail  avec  les  brutes;  sa  l'atiiillc  cllr-inèinc  le  dérobail  aux 
yeux  étrangers  commo  une  plaie  honteuse,  et  dans  certaines 
provinces  on  le  croyait  frappé  des  malédictions  du  ciel.  Il  a  été 
donné  à  un  homme  de  réhabiliter  cet  infortuné,  de  lui  ouvrir 
un  monde  d'où  il  était  proscrit,  de  le  faire  participer  à  la  vie 
morale  et  intellectuelle  de  tous;  et  l'abbé  de  l'Epée  fui  cet 
homme,  ce  second  créateur  que  les  sourds-muets,  dans  leur  re- 
connaissance, appellent  leur  père  spirituel.  Oui  donc  mérite  plus 
que  lui  une  place  dans  ce  livre,  qui  a  pour  titre  lea  Amies  rie  In 
terre? 

Charles-Michel  de  l'Epée  naquit  à  Versailles  le  15  novembre 
1712.  Son  père,  architecte  du  roi,  jouissait  d'une  honnête  ai- 
sance. C'était  un  homme  simple,  de  mœurs  irréprochables, 
d'une  probité  sévère,  instruit  et  plein  de  piété.  Le  jeune  Charles 
trouva  donc,  dès  son  entrée  dans  la  vie  et  au  sein  de  la  fîunille. 
des  exemples  de  vertus  qui,  plus  tard,  devaient  jeter  tant  d'éclat 
en  lui.  Son  père  le  destinait  à  la  carrière  des  sciences,  et  ce 
fut  d'abord  de  ce  côté  qu'il  tourna  ses  études.  Ses  progrès  y» 
furent  rapides;  mais,  parvenu  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  il  se  sentit 
appelé  au  ministère  des  autels.  Après  avoir  obtenu ,  non  sans 
peine,  le  consentement  de  son  père,  il  se  livra  avec  ardeur  à 
l'étude  de  la  théologie.  Toutefois  le  but  vers  lequel  il  tendait  de 
tous  ses  vœux  ne  put  alors  être  atteint.  Des  contrariétés  l'arrê- 
tèrent dès  les  premiers  pas.  Le  jeune  de  l'Epée  unissait  à  beau- 
coup de  douceur  une  remarquable  fermeté  de  caractère  et  une 
grande  indépendance  de  principes,  et  au  moment  où  il  allait 
recevoir  l'initiation  au  sacerdoce,  il  refusa  de  signer  un  formu- 
laire qui  blessait  ses  convictions  religieuses.  La  carrière  de 
l'église  paraissant  dès  lors  fermée  à  ses  vœux,  il  s'appliqua  à 
l'étude  du  droit,  subit  avec  une  grande  distinction  les  épreuv.es 
exigées,  et  fut  reçu  avocat  au  Parlement  de  Paris.  Il  ne  resta  pas 
longtemps  au  barreau.  Invinciblement  entraîné  vers  le  sacer- 
doce, il  n'attendait  qu'une  occasion  d'y  rentrer.  Cette  occasion 
ne  tarda  pas  à  s'offrir.  L'évêque  de  Troyes,  neveu  de  Bossuet, 

21 


cl  (lijiiic  dim  M  uimikI  nom,  <lii  moins  par  ses  vcilus,  ac»  iicillil 
If  jcnnc  (le  ri{|M'r.  lui  (dnlV'ra  les  or(lr(S  sacres,  cl  lui  donna 
nn  modcsic  canonical  dans  son  dioccsc.  Dans  l'exercice  du  saini 
niinislcre,  M,  de  rKpce  sul  allier  aux  |)lus  austères  principes 
les  plus  douces  verlus,  cl  sa  vie  pastorale  lut  celle  d'un  Féii(^- 
lon.  iolcr.inl  comme  lui,  il  répétait  souveni  ces  belles  pai'oles 
de  l'imniorlel  évèque  de  Cuinbrai  :  Soitlfrons  toutes  les  reïi- 
(juins,  puiscjne  Ihcu  1rs  soulJrc.  Modeste  et  sans  ambition,  il  hî- 
l'usa,  à  l'àgc  de  vingt-six  ans,  un  évèché  que  le  cardinal  de 
Fleury  lui  fil  ofl'rir  en  reconnaissance  d'un  service  personnel 
(pie  lt>  père  du  jeune  abbé  avait  rendu  au  prélat. 

Son  généreux  prolecteur.  M.  de  Bossuel,  mourut.  La  vive 
reconnaissance  qui  altacbait  l'abbé  de  l'Kpée  au  vertueux  évê- 
(jue  l'avait  jusqu  alors  retenu  dans  le  canonical  qu  il  tenait  de 
ses  bontés.  Au  reste,  son  ardente  charité  n'y  était  pas  restée 
oisive  :  l'abbé  de  l'Epée  J'aisail  le  bien  partout  et  toujours; 
mais  Dieu,  l'appelant  sur  un  théâtre  plus  élevé,  voulut  qu'il 
coure timàt  toutes  ses  bonnes  œuvres  par  une  œuvre  plus  grande 
.et  plus  ieconde.  Labbé  de  l'Ëpée  vint  donc  à  Paris.  Il  s'y  lia, 
tout  d'abord,  d'amitié  avec  le  vertueux  de  Soanen,  évéque  de 
Senez,  alors  en  butte  à  des  persécutions.  Ces  persécutions  attei- 
gnirent bientôt  l'abbé  de  l'Epée  lui-même,  et  cette  communauté 
d'infortunes  resserra  encore  les  liens  de  l'amitié  sainte  qui  les 
unissait. 

Mais  il  est  temps  de  passer  à  un  autre  ordre  de  choses.  Jus- 
qu'ici nous  avons  vu  dans  l'abbé  de  l'Epée  l'homme  modeste, 
le  prêtre  pieux  et  tolérant  :  maintenant  montrons  l'homme  qui 
a  fait  une  des  plus  belles  conquêtes  du  génie.  Le  hasard,  qui  a 
tant  de  part  à  la  plupart  des  découvertes,  n'en  eut  point  dans 
celle-ci  ;  il  fil  seulement  naître  une  occasion.  Un  jour  l'abbé  de 
l'Epée  entra  dans  une  maison  où  se  trouvaient  deux  jeunes  filles 
occupées  à  un  travail  d'aiguille.  Sa  venue  n'ayant  pas  été  re- 
marquée par  elles,  il  leur  adresse  la  parole  ;  elles  ne  répondent 
point.  Il  les  interroge  encore;  même  silence.  Son  étonnement 
était  extrême.  C'étaient  deux  sœurs  jumelles,  sourdes-muettes. 


Leur  irière arrive,  cl  loiil  s'(;\|»li(Hi('.  Kllc  raconlc,  les  larmes  aux 
yeux,  sou  uiallieur.  Elle  le  ressentait  d'autant  plus  vivement, 
qu'un  respectable  ecclésiastique,  le  l\  Vanin,  (|ui  avait  com- 
mencé l'éducation  de  ces  deux  enfants,  venait  de  mourir. 
((Croyant  donc,  c'est  l'abbé  de  l'Epée  (jui  parle,  (pie  ces  deux 
enfants  vivraient  et  mourraient  dans  ri},qi()ranc(;  d(!  leur  reli- 
gion, si  je  n'essayais  pas  de  la  leur  appnîndre,  je  fus  louché  de 
compassion  pour  elles,  et  je  dis  qu'on  pourrait  me  les  amener 
et  que  j'y  ferais  mon  possible.»  Ainsi  commença  l'abbé  de 
l'Épée,  qui,  emporté  par  son  zèle  et  sa  charité,  entrait  dans  une 
carrière  dont  il  n'avait  pas  mesuré  l'étendue,  ignorant  même 
(juels  essais  avaient  été  tentés  avant  lui  en  faveur  des  sourds- 
muets.  Ces  essais,  au  surplus,  avaient  eu  un  résultat  bien 
borné.  On  apprenait  au  sourd-muet  à  prononcer  quelques 
phrases  mal  articulées  et  mal  senties.  Il  continuait  à  rester  en 
quelque*  sorte  sans  moyen  d'échange  d'idées.  C'était  donc  là 
une  œuvre  à  peu  près  infructueuse  de  patience.  Il  était  réservé 
à  l'abbé  de  l'Épée  de  trouver  la  langue  des  sourds-muets,  les 
signes.  Grâces  à  lui,  les  signes  méthodiques  remplacèrent  pour  les 
sourds-muets  ce  mensonge  connu  sous  le  nom  de  Méthode  de  la 
parole.  Le  signe  ou  le  geste  est  en  effet  le  seul  langage  du  sourd- 
muet.  C'est  môme  le  type  de  toutes  les  langues.  C'est  celle  de 
l'enfant  jusqu'à  ce  qu'il  ait  appris  des  mots,  et  de  l'homme  jus- 
qu'à ce  qu'il  soit  passé  de  l'état  sauvage  à  l'état  de  civilisation. 
Cette  langue  est  admirable  chez  tous  les  individus,  et  particu- 
lièrement chez  les  infortunés  qui  n'ont  jamais  eu  ou  qui  ont 
perdu  l'usage  de  l'ouïe  et  de  la  parole.  Elle  est  énergique,  vive, 
pittoresque,  et  aucune  autre  n'atteint  la  rapidité  de  son  expres- 
sion. Elle  met  en  jeu  toute  la  face  humaine,  qui  révèle  comme 
un  miroir  nos  sentiments  les  plus  intimes;  si  bien  qu'on  ne  peut 
guère  comprendre  l'existence  d'un  hypocrite  parmi  les  sourds- 
muets,  à  moins  de  supposer  qu'il  se  condamne  à  l'immobilité. 
Ainsi  l'abbé  de  l'Épée  avait  pris  tout  d'abord  pour  guide,  en 
établissant  son  système  d'enseignement,  l'observation  de  la 
nature.  Aussi  marcha-t-il  à  grands  pas  dans  la  carrière;  ses 


16^ 


élèves,  (lu'il  a\ail  iiuiliplics  aul.iiil  (juc  le  lui  pcrmcllail  sa  Ibr- 
diiM'.  nUraicril,  coiuliiils  par  lui,  dans  cv  inonde  nouveau  de 
lintelli^ence.   et   ils  se   (ronvaienl  cluuiue  jour   plus  heureux 
d'ac(]uérir  des  moyens  d'exprimer  plus  eompléleuienl  à  leur 
mallre  loul  ce  ipi'il  y  avait  pour  lui,  au  fond  de  leur  cœur, 
damitur  el  de  reconnaissance.  Oh  1  c'était  un  beau,  un  touchant 
spectacle  ijue  de  voir  ce  maître  au  milieu  de  ses  élèves,  ou,  pour 
mieux  parler,  ce  père  au  milieu  de  ses  enfants.  Tout  ce  qui  se 
développait  en  eux  de  sentiments  el  de  facultés  remontait  vers 
lui.  Ko  ajtprenant  la  religion,  ils  apprenaient  à  bénir,  à  vénérer 
en  lui  un  de  ses  [)lus  dignes  ministres.  En  apprenant  quels 
devoirs  les  liaient  à  la  famille,  à  la  société,  ils  sentaient  que  les 
preiuiers,  les  plus  doux  de  ces  devoirs  étaient  l'amour  pour  un 
si  bon  père,  la  reconnaissance  pour  un  tel  bienfaiteur,  et  enfin, 
à  mesure  qu'ils  avançaient  dans  les  sciences  humaines,  ils  trou- 
vaient toujours  plus  étendu,  plus  attachant  et  plus  varié  le  sa- 
voir de  leur  instituteur,  \insi,  il  était  l'objet  dont  ils  se  préoc- 
cupaient sans  cesse;  il  était  pour  eux  cette  pensée  secrète, 
caressée  au  fond  du  cœur,  et  à  laquelle  on  rapporte  tout;  il  était 
enfin  ce  que  ces  enfants,  déshérités  par  la  nature,  voyaient  de 
plus  beau  et  de  meilleur  dans  ce  monde  où,  grâce  à  lui,  ils 
allaient  avoir  une  place.  Ces  sentiments  se  manifestaient  dans 
toutes  les  occasions  et  de  toutes  les  manières.  Observez-les  dans 
cette  salle  que  l'abbé  de  l'Épée  a  consacrée  à  leurs  études:  ce 
n'est  pas  l'heure  des  leçons  et  des  devoirs;  cependant  ils  travail- 
lent. Un  élève,  dans  un  coin,  dessine  et  trouve  toujours  sous 
son  crayon  les  traits  vénérables  du  maître  adoré;  à  ses  côtés, 
un  autre  élève,  inhabile  graveur  encore,  armé  d'un  burin, 
essaye  de  reproduire  la  même  image  sur  le  métal  ;  et  un  peu 
plus  loin,  un  troisième,  pétrissant  l'argile,  essaye  aussi  un  buste 
de  l'abbé  de TÉpée.  Enfin,  sur  un  autre  point,  un  groupe  d'élè- 
ves engage  une  conversation  animée  ;  il  y  a  de  l'émotion  sur  ces 
jeunes  visages;  tenez  pour  certain  qu'on  s'entretient  de  l'abbé 
de  l'Épée  ;  on  raconte  ce  qu'il  a  fait,  ce  qu'il  a  dit,  ce  qu'il  pro- 
met, ce  qu'il  espère.  Le  geste  est  pressé,  vif,  rapide;  J)ientôt 


1(15  — 


toutes  les  mains  s'agitent,  on  les  [lorte  du  cœur  aux  lèvres,  ou 
les  ramène  sur  le  eœur;  les  yeux  sont  humides,  les  poitrines 
haletantes,  et  de  temps  en  temps  des  sons  inarticulés  et  d'un 
sauvage  accent  percent  ce  silence  d'enfants  qui  parlent.  Ce  qu'il 
y  a  en  ce  moment  de  chaleur,  de  passion,  de  pittoresque  expres- 
sion dans  ce  langage  muet  ne  peut  se  traduire  dans  nos  paro- 
les, et  je  ne  connais  pas  de  situation  qui  reçoive  une  application 
plus  juste  de  ces  vers  d'Horace  : 

Segnius  irritant  animos  demissa  per  aurem 
Quam  quee  sunt  oculis  subjecta  fidolihus  •... 

Comme  on  voit,  la  tendresse  et  la  reconnaissance  des  jeunes 
sourds  muets  pour  l'abbé  de  l'Épée  allaient  jusqu'à  l'adoration. 
Les  sentiments  qu'il  avait  pour  eux  méritaient  bien  un  tel  retour. 
Il  était  sublime  dans  son  dévouement  et  dans  ses  sacrifices  ; 
citons  deux  exemples. 

Un  jeune  sourd-muet,  trouvé  errant,  saas  asile  et  mourant  de 
faim  dans  les  rues  de  Paris,  est  amené  à  l'abbé  de  l'Épée,  qui  le 
reçoit  comme  s'il  lui  était  envoyé  par  le  ciel  même.  Il  le  nomme 
Théodore.  11  ne  tarde  pas  à  remarquer  dans  cet  enfant  des  ma- 
nières, des  habitudes  et  des  mœurs  qui  contrastent  avec  ses 
haillons  et  trahissent  une  origine  élevée.  Cet  enfant  est  peut-être 
un  orphelin  victime  de  la  cupidité,  l'héritier  d'une  grande  for- 
tune, le  rejeton  d'une  illustre  famille  ;  grâce  à  son  mutisme,  les 
spoliateurs  se  sont  promis  l'impunité;  ces  soupçons  prennent 
de  jour  en  jour  plus  de  consistance  dans  l'esprit  de  l'abbé  de 
'   l'Épée,  et  enfin  ils  se  changent  en  certitude  quand,  plus  tard, 
Théodore,* instruit  dans  l'art  de  rendre  ses  pensées,  retrace  les 
souvenirs  de  son  enfance.  Mais  quoi!  Théodore  ne  conn^ait  ni  le 
nom  de  son  père,  ni  celui  du  lieu  de  sa  naissance,  et  le  mystère 
qui  couvre  l'un  et  l'autre  semble  ne  pouvoir  jamais  être  péné- 
tré. I/abbé  de  l'Épée  baissait  la  tête  devant  cette  impossibilité; 

'  Nous  SMinmcs  bien  plus  IoucIk-s  .i.'s  .licses  qui  se  i.assent  smis    nos   yeux  que  de 
iTlles  qui  n'arrivent  à  notre  esprit  que  par  les  oreilles. 


I(i(i  — 


(oui  à  (OUI)  il  prend  une  tic  ces  résolutions  (|ii On  noniul  pro- 
duites en  nous  piir  une  inspiration  d  Vn  li.iul.  l/abhé  de  IMpùe, 
à  l'âge  de  soixante-seize  ans,  entreprt'ud  avec  son  élève  tin  long 
voyage;  il  va  à  la  recherche  de  celte  patrie  que  l'enlanl  ne  peut 
nonuner,  mais  (juil  est  bien  sur  de  reconnaître.  D'ailleurs  l'as- 
pect (l(î  tant  de  lieux  divers  réveillera  chez  lui  des  souvenirs  plus 
vifs;  il  jugera  p.ir  analogie  et  pourra  retracer  de  la  ville  qui  la 
vu  naître  une  image  plus  fidèle.  Les  esprits  légers  et  moqueurs 
appellent  ces  sortes  d'entreprises  témérain^s  el  insensées.  Ouand 
le  succès  les  juslilie.  ils  en  l'ont  honneur  au  hasard;  les  vrais 
sages  voient  dans  ces  heureux  événements  les  grands  desseins 
de  la  Providence.  IVos  voyageurs,  après  avoir  longtemps  erré  çà 
et  là.  arrivent  à  Toulouse.  Théodore  en  parcourant  la  ville  s'é- 
tonne, se  récrie  à  chaque  pas;  tout  à  coup  il  s'arrête,  des  pleurs 
coulent  sur  ses  joues;  il  pousse  des  cris,  il  tend  les  bras  :  il  a 
reconnu  la  maison  paternelle  ;  on  était  devant  l'hôtel  du  comte 
de  Solar.  L'abbé  de  l'Epée  s'informe;  il  apprend  que  ce  comte 
n'a  laissé  qu'un  fds,  sourd-muet,  qu'on  dit  mort  à  Paris.  Cet 
enfant  qu'on  croyait  mort,  l'abbé  de  l'Epée  le  présente  ;  la  fa- 
mille de  Solar  crie  à  l'imposture.  La  cause  est  portée  au  Chàte- 
let,  à  Paris,  et  après  une  longue  instruction  de  l'affaire,  Théo- 
dore est  mis  en  possession  des  titres  et  de  la  fortune  de  son  père. 
Cette  touchante  aventure,  transportée  au  théâtre,  par  MM.  Mon- 
vel  et  Bouilly,  dans  leur  drame  de  l'Abbé  de  FÊpée,  y  a  souvent 
fait  verser  des  larmes. 

L'abbé  de  l'Epée  avait  recueilli  de  la  succession  de  son  père 
environ  quatorze  mille  francs  de  rentes;  il  ne  s'en  réservait  que 
deux  mille  pour  ses  besoins  personnels  ;  il  regardait  le  reste 
comme  le  patrimoine  sacré  de  ses  chers  enfants.  Pendant  l'hiver 
si  rigoureux  de  1788,  il  manquait  de  feu;  ses  élèves,  les  larmes 
aux  yeux ,  vinrent  le  supplier  de  reprendre ,  pour  acheter  du 
bois,  quelque  chose  sur  la  somme  qu'il  leur  consacrait.  Après 
bien  des  refus,  il  se  rendit  à  leurs  prières,  mais  il  se  reprocha 
toujours  cette  condescendance,  et  souvent  il  leur  disait  :  «  Mes 
amis,  je  vous  ai  fait  tort  de  cent  écus.  » 


—   Km  — 

PciulanI  son  séjour  ;i  INiris,  rcmixTcur  .losrpli  II  iissisla  sou- 
vent aux  leçons  (le  i'aj)l)é  de  l'Kpée.  Frappé  d'adiniralion,  il  lui 
offrit  de  faire  au  roi  la  demande  d'une  riche  abbaye  et  de  lui  en 
donner  une  lui-môme  dans  ses  états.  «  Je  suis  vieux,  répondit 
)>  l'abbé  de  VKpée.  Si  votre  majesté  veut  du  bien  aux  sourds- 
«  muets,  je  la  supplie  de  placer  ses  bienfaits  sur  l'institution 
»  elle-même  et  non  sur  ma  tête,  qui  penche  vers  la  tombe.  " 
Jose])h  H  était  fait  pour  comprendre  une  si  généreuse  pensée  : 
il  lui  envoya  l'abbé  Storck,  qui,  après  avoir  recueilli  des  leçons 
du  fondateur  de  l'institution  des  sourds-muets,   retourna  à 
Vienne  pour  y  établir  une  institution  pareille.  L'abbé  de  l'Épée 
a  formé  un  grand  nombre  d'habiles  maîtres  qui  ont  propagé  sa 
méthode  en  France  et  à  l'étranger,  notamment  l'abbé  Sicard, 
(jui  lui  avait  succédé  '. 

Cet  homme  excellent  mourut,  à  Paris,  le  23  décembre  1789, 
à  l'âge  de  soixante-dix-sept  ans  ;  son  oraison  funèbre  fut  pro- 
noncée par  l'abbé  Fauchet,  prédicateur  du  roi,  en  présence 
d'une  députation  de  l'Assemblée  constituante,  du  maire  de 
Paris,  et  des  représentants  de  la  commune.  La  loi  des  21  et 
29  juillet  1791  consacra  les  vœux  de  ce  père  des  sourds-muets 
en  fondant  l'institution  de  Paris. 

Tel  fut  cet  homme  qui  sut  allier  de  grandes  vertus  à  un 
heureux  génie,  et  qui  créa  l'œuvre  la  plus  utile  peut-être  de  tou- 
tes celles  qu'a  inspirées  la  passion  du  bien.  —  Sa  mémoire, 
éternellement  chère  à  tous  les  amis  de  l'humanité,  sera  surtout 
et  d'âge  en  âge  bénie  par  ces  infortunés  sourds-muets  dont  il  a, 
pour  ainsi  dire,  complété  la  vie.  et  c'est  sans  doute  en  songeant 
à  leur  bienfaiteur  que  l'un  d'eux,  Massieu,  a  trouvé  cette  heu- 
reuse définition  de  la  reconnaissance,  la  mémoire  du  cœur. 

AuG.  Desporte. 

'  Puis  M.  Paumier,  héritier  des  traditions  de  ces  deux  hommes  célèbres,  auxquels 
il  a  survécu. 


MAIiSIIEItlieS. 


Dieu    éprouve   sur    la 
l('rr(>  les  vertus  liuma'wies 

• 

pour  les  rendre  dignes, 
des  célesl(^s  récompenses* 
(|unnd  c'est  au  creuset  des 
révolutions,  la  croix  qu'il 
leur  impose  est  sanglante 
et  élevée  ;  alors,  suivant 
1  expression  d'un  poë^, 
l'échafaud  des  anges  de  la 
terre  n  est  qu'un  degré 
vers  le  ciel. 
Chrétien-Guillaume  La- 
moignon  de  Malesherbes 
naquit  à  Paris,  le  6  décembre  1721  ;  son  père  était  le  fils  du 
célèbre  Lamoignon ,  premier  président  du  Parlement  de  Paris , 
à  qui  Mazarin  écrivait  en  lui  annonçant  sa  nomination  :  '.(  J'ai 
)'  considéré  tout  le  monde  depuis  que  la  place  est  vacante,  et 
»  si  j'avais  cru  trouver  un  plus  homme  de  bien  que  vous  pour 
»  la  remplir,  je  l'aurais  choisi  pour  le  proposer  au  roi.  » 

C'étaient  là  de  beaux  titres  de  noblesse,  transmis  de  père  en  fils 
à  Chrétien-Guillaume  Lamoignon,  à  travers  les  scandales  de  la 


iifr 


^^^Irif^iTA,' 


IUi'OI&\ONDE\IALSh'=-RBFS 


Iith  Becquet 


N  "■'THOMAS 


Kôgonro,  auxquels  resta  (Mnuiiîère  uik;  ianiillc  ('"levée  dans  la 
digue  et  élégante  simplicité  des  vieilles  mœurs  parlementaires. 
Élevé  chez  les  jésuites,  il  eut  pour  professeur  le  vieux  père 
Porée,  qui,  vingt-sept  ans  auparavant,  avait  couronné  les  étu- 
des classiques  de  Voltaire.  Ses  facultés  intellectuelles  se  dé- 
veloppaient lentement;  mais  s'il  ne  brillait  point  par  un  feu 
d'imagination  qui  trop  souvent  se  dissipe  en  fumée,  ses  pro- 
fesseurs pressentaient  en  lui  une  nolylesse  et  une  chaleur  d'àme 
qui  les  disposaient  à  la  bienveillance.  Après  avoir  suivi  avec 
distinction  ses  cours  ordinaires  du  droit,  il  s'attacha  spéciale- 
ment à  l'étude  du  droit  public,  sous  la  savante  direction  de 
l'abbé  Pucelle.  A  vingt-un  ans,  il  était  substitut  du  procureur- 
général  au  parlement  de  Paris  ;  à  vingt-quatre,  il  y  remplissait 
les  fonctions  de  conseiller.  Sourd  à  la  voix  des  passions,  le 
jeune  magistrat  n'en  connaissait  qu'une,  celle  du  travail  ;  ses 
délassements  même  étaient  une  étude,  mais  la  plus  attrayante, 
celle  de  la  nature.  Sous  le  pseudonyme  de  M.  Guillaume,  il  sui- 
vait, au  jardin  des  Plantes,  les  leçons  publiques  du  premier  des 
Jussieu ,    et  l'accompagnait  dans  ses  excursions ,  mêlé  à  la 
foule  des  étudiants.  M.  de  Jussieu,  voyant  en  lui  un  aspirant 
pharmacien  d'une  belle  espérance,  l'avait  pris  en  amitié.  Un 
jour  le  célèbre  professeur  arrive  avec  une  députation  de  la  fa- 
culté de  médecine  à  une  assemblée  des  chambres  du  parlement, 
pour  y  présenter  une  pétition,  et  reconnaît  parmi  cette  impo- 
sante fde  de  robes  rouges  son  intéressant  botaniste.  Dès  ce  mo- 
ment la  cérémonieuse  déférence  du  professeur  força  l'élève  à 
renoncer  à  ses  cours. 

En  1750,  M.  de  Lamoignon  ayant  été  nommé  cbancelier  de 
France,  son  fils  lui  succéda  dans  la  présidence  de  la  cour  des 
aides.  Il  fut  en  même  temps  chargé  de  la  direction  de  la  librai- 
rie :  fonctions  délicates  à  une  époque  où  la  liberté  de  la  presse 
n'existait  point,  où  rien  ne  se  publiait  sans  le  visa  des  cen- 
seurs royaux, 

Sa  tolérance  n'exceptait  que  les  œuvres  irreligieuses,  immo- 
rales, et  les  libelles.  Il  eut  souhaité  pouvoir  protéger  l'Emile  de 

22 


—  170  — 

.1.  J.  Iloiisscaii  (onli'c  les  iioiirMiilcs  du  |).ii'l('iiirtil  :  il  ml  du 
moins  la  IVaiicliiNC  di'  lui  avouer  coiiuiic  un  lorl  sou  iuipuis- 
sancr  à  lui  ôparizucr  rallcriialivc  cnlro  la  Haslillc  ou  l'exil.  De 
sa  relraite  de  WooUon,  .f(>aii-.lae(|ues  lui  écrivail,  eu  17()().  ees 
lij^nes  préeieuses  :  (^Oui,  monsieur,  avouer  un  lorl,  le  déehu'er, 
»  est  un  efîorl  de  justice  assez  rare;  mais  s'accuser  au  mallieu- 
»  reux  (ju'on  a  |>(rdu  (|uoique  innocemment,  et  iw  l'en  aimer 
»  (|ue  davanlai^e,  esl  un  acte  de  force  qui  n'appartenait  (ju'à 
»  vous;  voire  ànie  honore  l'humanité  et  h»  rélahlit  dans  mon 
»  estime;  je  savais  ({u  il  y  avait  encore  de  1  amitié  parmi  les 
n  hommes,  mais  sans  vous  j'ie;norerais  qu'il  y  eût  de  la  vertu.» 

Premier  président  de  la  cour  des  aides,  Malesherbes  déroba 
plusieurs  victimes  aux  j)Oursui tes  exercées  par  le  fermier-géné- 
ral et  les  traitants.  Une  latale  méprise  avait  jeté  dans  les  pri- 
sons un  nommé  Monnerat,  accusé  de  malversations.  Monnerat, 
honnête  père  de  famille,  n'avait  rien  de"  commun  avec  le  cou- 
pable, et  il  gémissait  depuis  longues  années  dans  les  cachots  de 
Bicélre.  Cette  effroyable  erreur  est  dénoncée  à  Malesherbes,  et 
dès  ce  moment  il  n'a  plus  un  instant  de  repos  qu'il  n'ait  obtenu 
pour  cet  infortuné  justice  et  réparation.  Dans  un  de  ses  mé- 
moires en  faveur  de  cette  victime  on  lit  cette  triste  révélation  : 
((  Personne  n'est  assez  grand  pour  être  à  l'abri  de  la  haine  d'un 
»  ministre,  ni  assez  petit  pour  n'être  pas  digne  de  celle  d'un 
»  commis  des  fermes.» 

Malesherbes  ne  se  montra  jamais  plus  grand  que  pendant  les 
vingt  dernières  années  du  règne  de  Louis  XV,  marquées  par 
la  disgrâce  du  duc  de  Choiseul,  l'exil  du  parlement,  et  la  ban- 
queroute faite  aux  rentiers  par  le  trésor  royal. 

En  1770,  il  s'oppose  à  l'établissement  de  nouveaux  im- 
pôts. «  On  a  donc  persuadé  à  votre  majesté,  dit-il  dans  une 
»  de  ses  remontrances,  que  c'est  par  la  terreur  qu'il  faut  régner 
»  sur  les  ministres  de  la  justice?  Quand  on  veut  faire  servir  la 
»  puissance  à  satisfaire  des  passions  particulières,  on  menace 
»  de  l'autorité  ceux  qui  gémissent  déjà  sous  l'injustice,  et  on  les 
»  réduit  à  l'alternative  de  faire  des  actes  qui  puissent  être  im- 


—  171    - 

»  puU's  à  lu  (iésobéissiU)c<\  «m  dit  soiill'rir  ;i  hi  l'ois  lOulni^e  cl 
»  l'oppression.)) 

En  1771,  il  proteste  contre  Id  suppression  des  anciens  parlr- 
nients,  et  déclare  qu'il  ne  reconnaît  point  les  nouveaux. 

Une  conduite  si  courageuse  attira  sur  lui  la  haine  du  nouveau 
ministère.  Malesherbes  fut  exilé  dans  sa  terre  ;  j)eu  de  temps 
après,  la  cour  des  aides  fut  supprimée,  et  ses  magistrats  bannis 
de  la  capitale.  Ils  trouvèrent  un  accueil  fraternel  auprès  ^le  leur 
digne  président;  quant  à  lui,  telle  fut  la  rigueur  de  son  exil, 
qu'on  ne  lui  permit  pas  de  rester  à  Paris  plus  de  trois  jours 
quand  il  courut  y  recueillir  la  bénédiction  de  son  père  expirant. 

Louis  XVI  ayant  à  son  avènement  au  trône  rétabli  les  an- 
ciens parlements,  Malhesherbes  reprit  la  présidence  de  la  cour 
des  aides,  et  il  y  reparut  entouré  d'une  immense  et  juste  popu- 
larité. 

En  1774,  le  roi  composa  un  ministère  qui  eût  peut-être  pré- 
venu une  révolution,  s'il  avait  eu  le  courage  de  le  maintenir 
contre  les  intrigues  qui  avaient  renversé  le  duc  de  Choiseul. 
Turgot  était  la  tête  du  nouveau  cabinet,  et  Malesherbes  le  cœur. 
Ce  dernier  avait  succédé,  en  1775,  au  duc  de  la  Vrillière,  qui 
avait  eu  sous  Louis  XV  le  département  des  détentions  arbi- 
traires au  moyen  de  lettres  de  cachet.  Le  nouveau  ministre  du 
roi  n'hésita  pas  à  proposer  leur  suppression.  En  attendant,  il 
créa  un  tribunal  de  famille  chargé  d'apprécier  les  cas  où  elles 
seraient  nécessaires.  Lui-même  il  courut  à  la  Bastille  pour  ren- 
dre la  liberté  aux  infortunés  qu'une  haine  aveugle,  de  lâches 
vengeances,  ou  les  caprices  du  pouvoir,  y  avaient  plongés  : 
spectres  vivants  chargés  de  haillons,  aveuglés,  abrutis  ou  livrés  à 
une  lente  agonie  dans  les  sombres  cachots  où  ils  gémissaient 
oubliés. 

Dans  ses  audiences,  qu'il  ne  refusait  jamais  aux  gens  de  let- 
tres voués  à  d'utiles  travaux,  il  lui  arriva  souvent  de  promettre 
des  encouragements  au  nom  du  roi,  et  de  tenir  parole  aux  dé- 
pens de  sa  bourse  personnelle.  A  l'une  de  ces  entrevues  il  était 
question  d'une  statue  à  ériger  à  Louis  XVI.  «  Tous  les  lieux  pu- 


—  172  — 

»  blii's  (le  la  capitale  soiil  ciKdinhn's  de  ces  nioimmcnls.  Oiiclic 
»  place  rcslera-l-il  pour  la  noire?  d'il  iiii  des  iiilcrlociilciirs.  La 
»  place  ?  reprit  vivement  le  ininisirc;  je  la  connais  bien,  et  vous 
»  ne  me  trahirez  pas,  c'est  la  IJasIille.)) 

dépendant  Louis  s'éloignait  peu  à  jtcu  de  son  ministre.  Le 
vieux  favori  Maurepas,  chef  du  cabinel,   ne  j)ermellail  j»as  au 
jeune  roi  de  s'éclairer  librement  auprès  d'un  homme  passionné 
pour  la'gloire  de  son  maître.  Plus  d'audiences  particidièns,  tou- 
jours le  tapis  vert  du  conseil,  et  les  objections  ou  le  persiflage 
des  hommes  d'état,  entre  les  plans   réformateurs  de  Turgot, 
les  vœux  philanthropiques  de  Malesherbes,  et  le  cœur  du  mo- 
narque. C'est  à  cette  époque  que  le  petit-fils  du  grand  l^amoi- 
gnon  composa  deux  Mémoires,  l'un  sur  les  maux  de  la  France, 
l'autre  sur  la  nécessité  de  diminuer  les  dépenses  publiques.  En 
lui  adressant  son  travail,  l'auteur  recommande  le  secret  à  sa  > 
majesté.  «  S'il  peut  produire  quelques  fruits,  dit-il,  il  faut  qu'on 
»  les  attribue  au  roi  seul  ;  si  l'on  ne  peut  convaincre  sa  majesté 
»  des  vérités  qu'il  contient,  le  public  doit  ignorer  qu'elles  lui 
»  ont  été  présentées.» 

Telle  était,  au  reste,  la  communauté  de  sentiment  qui  lia  et 
Turgot  et  Malesherbes,  malgré  la  diversité  de  leurs  caractères,  de 
leurs  opinions  sur  le  parlement  de  Paris,  que  ce  dernier,  ju- 
geant imminente  la  retraite  de  son  ami,  crut  devoir  offrir  sa 
démission,  et  y  persister  malgré  la  résistance  du  roi.  Avant  d'ar- 
river au  pouvoir,  il  avait  renoncé  aux  fonctions  de  premier  pré- 
sident de  la  cour  des  aides  ;  il  rentra  dans  la  vie  privée  avec  le 
titre  de  membre  de  trois  académies,  celles  des  Sciences,  des 
Inscriptions  et  Belles-Lettres,  et  l'académie  Française,  où  il  avait 
été  nommé  par  acclamation  en  1775. 

En  1776  il  prit  en  main  la  cause  des  protestants  et  des  juifs, 
jetés  hors  de  la  loi  commune  par  l'intolérance  de  notre  législa- 
tion. Il  réclama  hautement  que  les  protestants  fussent  rétablis 
dans  le  plein  exercice  des  droits  civils,  et  que  la  légitimité  des 
mariages  et  des  naissances  fut  officiellement  constatée  par  leurs 
ministres.   Ses  réclamations   en  faveur  des  juifs  étaient  une 


—  173  — 

(•.ons6([U(3nce  du  principe  de  la  lil)(;rté  de  conscience,  au  succès 
duquel  il  s'était  voué.  Deux  mots  de  la  Harpe  peignent  admi- 
rablement ces  Mémoires,  et  en  général  les  œuvres  politiques  de 
l'illustre  écrivain  :  ModèlGS  de  bon  (joûl  dans  un  siècle  de  phrases, 
et  de  nérité  dans  un  siècle  de  corruption. 

Dans  sa  riante  retraite,  sous  les  tourelles  gothiques  de  son 
vieux  castel,  dont  il  avait  respecté  l'ameublementà  la  LouisXIV 
par  vénération  pour  le  grand  Lamoignon,  on  reconnaissait  le 
¥ieil  élève  de  Bernard  de  Jussieu  ;  dans  une  partie  réservée  de 
son  parc  il  avait  acclimaté  les  arbres  exotiques  les  plus  pré- 
cieux. Il  professait  un  respect  si  religieux  pour  les  classiques 
préjugés  de  son  père,  qu'il  fit  masquer  d'une  charmille  la  par- 
tie indo-américaine  de  ses  plantations  ;  le  secret  en  fut  si  bien 
gardé  vis-à-vis  de  M.  le  premier  président,  que  ce  vénérable 
magistrat,  forcé  par  son  obésité  à  borner  ses  promenades  sous 
une  magnifique  allée  de  tilleuls  dont  il  faisait  ses  délices,  ou  le 
long  des  ifs  de  son  parterre,  ignora  jusqu'à  sa  mort  que  son 
fils  eût  commis  la  folie  dont  il  l'avait  dissuadé  dès  le  premier 
jour.  Quoi  de  plus  touchant  que  les  scrupules,  si  ce  n'est  cette 
discrétion? 

En  1777,  le  désir  d'observer  de  plus  près  la  nature  et*  les 
hommes,  et  d'amasser  des  trésors  d'expériences  qu'il  ne  déses- 
pérait pas  de  rendre  utiles  à  son  pays,  le  décidèrent  à  un  de  ces 
grands  voyages  que  seul  peut-être  il  pouvait  exécuter.  Chemi- 
nant à  pied,  un  bâton  à  la  main,  dans  le  costume  le  plus  simple, 
sous  le  modeste  nom  de  M.  Guillaume,  il  passa  deux  ou  trois 
ans  à  visiter  nos  provinces,  l'Italie,  la  Suisse,  l'Allemagne,  la 
Hollande,  herborisant  dans  les  montagnes,  sans  quitter  le  mar- 
teau du  mineur;  causant  agriculture  avec  les  fermiers,  religion 
et  bienfaisance  avec  le  pasteur  du  village,  hygiène,  commerce, 
législation  avec  le  médecin,  le  négociant  ou  l'avocat;  laissant 
tous  ceux  qu'il  daignait  associer  à  ses  causeries  satisfaits  de  lui, 
enchantés  d'eux-mêmes;  semant  les  bienfaits  sur  la  route,  et  fai- 
sant naître  l'occasion  de  les  multiplier  par  sa  sagacité  à  discer- 
ner l'homme  de  bien,  et  par  cette  simplicité  dont  le  charme 


—  iVi  — 

était  pour  lui  la  (•Icfdt'  Ions  les  cœurs  souH'rauls.  Dans  Icsniori- 
tairncs  de  la  Suisse,  il  rencontre  le  pasteur  Weitlenhacli  ;  après 
(iwel«|ues  |»olilesses  e(lianf:;ées  :  u  Je  suis  niinislre.  dit  ce  dernier. 
»  —  El  moi  ex-nlinislre,  répond  M.  Guillaume;  nous  pouvons 
»  parler  le  vieux  langage.  »  Et  il  le  parla  si  bien,  que  l'autre  lui 
dit  :  «  Aous  êtes  un  excellent  homme;  il  y  a  dans  mon  canton 
»  une  place  de  pasteur  vacante,  je  veux  en  disposer  pour  vous.» 
Aux  Pyrénées,  dans  les  gorges  du  Moiil-Perdu,  il  dispute  à  un 
capitaine  de  dragon,  intrépide  amateur  de  minéralogie,  un  l'rag» 
ment  de  roche  basaltique  ;  la  conversation  s'engage,  et  de  sujets 
en  sujets,  elle  touche  sur  la  politique,  Versailles,  la  cour.,... 
((Ne  m'en  parlez  pas,  dit  le  capitaine;  il  n'y  avait  là  qu'un  bon 
»  ministre,  et  on  l'a  dégoûté  du  service.  —  Lequel?  —  Males- 
,»  herbes. — Que  voulez-vous?  il  était  déplacé  à  la  cour,  il  n'avait 
»  pas  les  formes  pour  lui. — Et  qu'importaient  les  formes,  quand 
»  le  fond  était  excellent?  D'ailleurs,  quelle  renommée  I — Elleeùt 
»  pu  se  démentir.  —  Vous  ne  l'aimez'  pas,  monsieur  le  natura- 
»  liste;  cela  m'étonne,  car  vous  êtes  un  bon  homme.»  En  ce  mo- 
ment son  domestique  accourt,  en  l'appelant  par  son  vrai  nom, 
lui  annoncer  que  le  diner  l'attend  à  l'auberge.  «  Monsieur, 
»  dit  le  capitaine,  tout  s'explique  ;  vous  êtes  le  seul  homme 
»  de  l'Europe  à  qui  il  pouvait  être  permis  de  dire  du  mal  de 
»  Malesherbes.  » 

De  retour  à  Paris,  où  son  nom  était  une  puissance,  il  se  dé- 
roba le  plus  possible  à  l'enivrante  atmosphère  de  l'ambition  ;  il 
rentra  dans  son  vieux  château  pour  y  mûrir  de  nouveaux  plans 
de  félicité  publique.  Un  de  ces  jeunes  publicistes  que  le  barreau 
parisien  comptait  en  assez  grand  nombre,  M.  Lacretelle  aine 
eut  à  cette  époque  le  bonheur  d'être  admis  dans  son  intime 
confiance.  Les  liens  qui  attachent  l'auteur  de  cette  notice  à  la 
famille  de  cet  honorable  écrivain,  l'un  des  derniers  et  des  plus 
purs  représentants  de  la  saine  philosophie  du  dix-huitième  siè- 
cle, lui  ont  transmis,  comme  par  une  chaîne  magnétique,  le  sou- 
venir de  ces  soirées  au  château  de  Malesherbes  où  les  deux 
amis,  oubliant  les  heures  autour  d'une  table  à  thé,  devisaient  du 


;c5«5yiiK?Si!«?3{i««««i^^ 


Lith.deBecquet 


—  175  — 

projrl  (le  paix  pcrijéUM'lIc  atl,ril)U('!  à  Henri  IV,  des  in(>y(^ns  de 
la  renouveler,  dv  la  rôlbiioe  des  id)us,  d(;  la  régénéralion  de  la 
France,  et  du  salutaire  accord  des  libertés  publiques  loyale- 
ment fi;ardéos  et  de  l'autorité  royale  toute-puissante  pour  le 
bien,  impuissante  pour  le  mal. 

L'ordre  qui,  en  1787,  rappelait  Malesberbes  sans  attribu- 
tions dans  les  conseils  du  monar(|ue  arriva  trop  tard  pour  réa- 
liser des  vœux  si  chers.  Dès  le  10  août,  il  prévit  qu'on  réservait 
au  roi  le  sort  de  Charles  l"  d'Angleterre,  et  ne  pensa  plus  qu'à 
préparer  la  défense  du  monarque. 

«  J'ignore,  écrivit-il  au  président  de  l'assemblée,  qui  devait, 
»  dans  cette  grande  cause,  être  accusateur  et  juge,  j'ignore  si 
»  la  Convention  donnera  à  Louis  XVI  un  conseil  pour  le  défen- 
»  dre,  ou  si  elle  lui  en  laissera  le  choix;  dans  ce  cas-là,  je  dé- 
»  sire  que  Louis  XVI  sache  que,  s'il  me  choisit  pour  cette  fonc- 
»  tion,  je  suis  prêt  à  me  dévouer. 

»  Je  ne  vous  demande  pas  de  faire  part  à  l'Assemblée  natio- 
»  nale  de  mes  offres,  car  je  suis  bien  éloigné  de.  me  croire 
»  un  personnage  assez  important  pour  qu'elle  s'occupe  de  moi. 
»  Mais  j'ai  été  appelé  deux  fois  au  conseil  de  celui  qui  fut  mon 
»  maître,  dans  le  temps  que  cette  fonction  était  ambitionnée  par 
»  tout  le  monde;  je  lui  dois  le  môme  service  lorsque  c'est  une 
»  fonction  que  bien  des  gens  trouvent  dangereuse.» 

Cet  honneur  lui  fut  accordé,  en  concours  avec  MM.  Desèze  et 
Tronchet. 

((  Dès  que  j'eus  la  permission  d'entrer  dans  la  prison  du  roi, 
»  dit  Malesherbes  dans  un  ouvrage  posthume  qu'on  lui  attri- 
»  bue,  j'y  courus.  A  peine  m'eùt-il  aperçu,  qu'il  me  serra  dans  ses 
))  bras;  ses  yeux  devinrent  humides,  les  miens  se  remplirent  de 
»  larmes,  et  il  me  dit  :  Votre  sacrifke  est  d'autant  plus  généreux, 
»  que  vous  avez  exposé  votre  vie,  et  que  vous  ne  sauverez  pas  la 
»  mienne.  Je  lui  représentai  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  de  danger 
»  pour  moi,  et  qu'il  serait  facile  de  le  défendre  victorieusement 
»  lui-même.  Non,  non,  reprit-il,  ils  me  feront  périr,  j'en  suis 
»  sûr,  etc.,  etc.  » 


—  17()  — 

A  plus  lit*  soixanU'-(li\  ;ms,  làmcdc  MalcsIuTlics  ii  avail  rien 
pordii  de  son  (Micrijjic  :  Ions  les  malins  il  allait  à  la  prison  du 
TtMnplc.  y  rt^slait  une  |)aiii('  d<'  la  journrc;  il  employait  le  reste 
à  l'aire  lui-même  les  commissions  du  roi,  et  revenait  eucore  le 
soi-r  réji;ler  sa  défense.  Il  lui  annonea  le  ])remier  le  décret  de  sa 
mort;  Louis  était  dans  lObscurité,  le  dos  tourné  à  une  lampe 
placée  sur  la  cheminée,  assis  dans  l'attitude  de  la  méditation. 
.\u  bruit  <pu'  lit  le  vénérable  vieillard,  le  roi  se  leva,  prolesta  de 
nouveau  qu'il  avait  constamment  voulu  le  bonheur  du  peuj)le, 
et  ne  s'occupa  que  de  consoler  son  ami. 

Le  lendemain,  le  vénérable  défenseur  revint  à  la  barre  de  la 
(convention  demander  l'appel  au  peuple  ;  ses  larmes  et  ses  san- 
glots ne  lui  permirent  pas  d'achever  son  discours. 

Après  la  mort  de  Louis  XVI,  Malesherbes,  résistant  aux  prières 
de  ses  amis  qui  voulaient  le  retenir  à  Paris  et  l'y  faire  oublier, 
se  crut  mieux  gardé  dans  sa  terre  par  l'affection  de  ses  voisins. 
Il  y  retrouvait  sa  fdle  aînée,  mariée  au  président  de  Rosambo  ; 
son  gendre,  leurs  trois  filles,  dont  une  venait  d'épouser  un  frère 
de  notre  Chateaubriand.  Il  y  passa  dix  mois,  occupé  d'agricul- 
ture et  de  bienfaisance.  Le  27  décembre  1793,  les  agents  d'un 
comité  révolutionnaire  étranger  à  son  district  viennent  enlever 
M.  et  M™*  de  Rosambo.  Le  lendemain,  de  nouveaux  sbires  se 
présentent  et  l'emmènent  avec  le  reste  de  sa  famille,  malgré  les 
protestations  énergiques  des  habitants  du  bourg,  qui,  par  l'.or- 
ganede  leurs  quatre  officiers  municipaux,  se  portent  garants  de 
ses  vertus  civiques  et  de  son  innocence.  Tout  ce  qu'il  put  obte- 
nir du  comité  de  sûreté  générale,  c'est  que  son  gendre,  sa  fille 
et  ses  petits-fils  seraient  dans  la  même  prison  que  lui.  Port- 
Royal  fut  la  dernière  demeure  de  tout  ce  qui  restait  de  la  mai- 
son de  Malesherbes.  Lorsqu'il  y  entra,  tous  les  prisonniers  se 
levèrent  pour  lui  donner  une  place  d'honneur.  «Non,  dit-il; 
•))  je  vois  un  vieillard  qui  m'efface  en  âge  ;  c'est  à  lui  que  la 
»  place  appartient.»  Rientôt  M.  de  Rosambo,  dont  il  avait  ré- 
digé la  défense,  lui  fut  enlevé  pour  passer  du  tribunal  révolu- 
fionnaire  à  l'échafaud. 


^^ISç" 


—    177   — 

IV'U  (i(3  jours  aprrs,  Muluslierhcs,  sa  lillc,  Iccoiiih;  cl  la  vom- 
tesse  do  Clialeaubriand  ses  pclils-lils,  devaient  subir  le  même 
sort.  Au  moment  où  l'on  vint  les  conduire  à  la  (ioncicr^cric,  la 
présidente  de  Rosambo  dit  à  mademoiselle  de  Sombreuil  :  (f  Vous 
»  avez  eu  la  gloire  de  sauver  votre  père,  j'ai  du  moins  la  eonso- 
')  lation  de  mourir  avec  le  mien.  »  A  la  (lonciergerie,  Males- 
lierbes  retrouve  un  ami,  et  l'abordant  avec  la  sérénité  au  front, 
le  sourire  sur  les  lèvres  -.  «  Vous  le  voyez,  dit-il,  je  me  suis  avisé 
n  sur  mes  vieux  jours  d'être  un  mauvais  sujet,  et  l'on  m'a  mis  en 
>)  prison.  » 

Amené  devant  le  tribunal  révolutionnaire,  on  lui  demande 
s'il  avait  un  défenseur;  il  répond  par  le  sourire  du  mépris.  On 
l'accuse  d'être  auteur  ou  complice  des  complots  qui  ont  existé 
depuis  1789  contre  la  liberté  et  la  souveraineté  du  peuple,  et 
cela  de  concert  avec  trente  personnes  dont  plusieurs  ne  s'étaient 
jamais  vues  :  un  chevalier  du  Saint-Empire,  madame  la  du- 
chesse de  Grammont,  une  princesse  Lubormiska,  âgée  de  vingt- 
trois  ans,  trois  constituants  d'opinions  opposées.  «  Au  moins, 
»  si  tout  cela  avait  le  sens  commun  !  »  C'est  le  seul  mot  qui  tra- 
hisse l'impatience  du  moderne  Phocion. 

Il  marcha  à  la  mort  avec  le  calme  d'un  sage  qui,  au  soir 
d'un  beau  jour,  quitte  ses  amis  pour  les  retrouver  le  lende- 
main. En  sortant  de  la  cour  du  Palais,  les  mains  liées  derrière 
le  dos,  son  pied  heurte  une  pierre  :  «Voilà,  dit-d,  qui  est  d'un 
»  fâcheux  augure;  à  ma  place,  un  Romain  serait  rentré.»  Sur  la 
même  charrette  étaient  sa  fdle  et  ses  petits-enfants,  qui  le  pré- 
cédèrent sur  l'échafaud.  En  restant  le  dernier,  il  couronnait  par 
un  dernier  sacrifice  une  vie  de  dévouement  et  d'honneur. 

P.  M.  Bkrton. 


"l'.i 


IIIIIAIII!  ELISABETH. 


-5pO^  'ïmii  los  beaux  caraclè- 
^^  ros  dont  le  dix-lmitièmo 
^  siècle  peul  se  glorifier,  les 
j^^'^jf^  beaux  noms  inscrits  en 
^^  lettres  d'or  dans  l'bistoire 
,^  d'une  révolution  qui  a 
)  enfanté  tant  de  vertus  et 
de  crimes,  celui  de  ma- 
dame Elisabeth  brille  en- 
roj'e  d'un  éclat  plus  pur 
(jue  tous  les  autres.  Sa 
.  mort  si  cruelle,  si  injuste, 
vient  ajouter  à  la  sym- 
pathie que  cette  jeune  et 
intéressante  princesse  nous  inspire.  Il  nous  semble  voir  cet 
ange  d'abnégation  et  de  dévouement,  une  auréole  au  front,  une 
palme  à  la  main,  montrer  le  ciel  aux  victimes  qui  l'accompa- 
gnaient dans  son  céleste  martyre,  le  ciel  ({u'elle  va  conquérir 
par  sa  foi  et  sa  résignation! 


\e  (       \   ^  !   ■    1 


Lith  Bero[aPL 


-     170  — 

KlisaIx'lli-l'Ililippmc  .Maric-llclciic  (le  l'i-iincc,  iicc  a  \rrsailics 
le  '.)  mai  17(>V,  ('lail  pclilc-lilli!  de  Louis  W  .  Sou  pci'r,  le  jrraiid 
(lau|tliiii.  cl  sa  iiicrc,  M.aric-.losophc  de  Saxe,  iiiounii-ciil  jcuiics. 
Madame  Ëlisabelli  iiViil  pas  le  l)oidieur  de  les  eormaUre.  elle 
(|ui  élait  si  di^ne  de  les  apprécier!  Sou  ('(Fucaliou  lui  coufiée  à 
madame  la  comtesse  de  Marsau,  j^ouvcruaule  des  eulauls  de 
France.  Celte  dame,  avantagée  d'uiie  haute  raison,  s'appliqua 
à  développer  les  heureuses  qualités  de  son  élève  et  à  combattre 
les  défauts  qu'elle  pouvait  avoir.  Elisabeth,  dou(''(^  d'une  ame 
grande  et  généreuse,  avait  uue  légère  tendance  à  l'orgueil  et  à 
lirritabilité  ;  mais,  grâce  à  la  sagesse  de  son  institutrice  et  à  son 
heureux  naturel,  elle  parvint  à  dominer  ses  inclinations,  et  de- 
vint nu  modèle  de  douceur  et  d'amabilité. 

Louis  \VÏ  donna  un  témoignage  éclatant  de  la  l)onne  opi- 
nion qu'il  avait  de  sa  sœur  en  la  laissaid,  à  quatorze  ans,  entiè- 
rement maitresse  de  ses  actions,  et  en  lui  formant  une  maison 
qu'elle  dirigea  avec  toute  l'intelligence  que  l'expérience  seule 
développe  chez  les  autres  femmes.  Depuis  cette  époque,  Elisa- 
beth s'entoura  des  personnes  les  plus  recommandables  par  leurs 
mœurs,  leur  science  et  leur  piété.  Cherchant  sans  cesse  une  in- 
fortune à  soulager,  elle  dotait  de  jeunes  fdles  pauvres  et  soute- 
nait de  ses  revenus  les  orphelines  deSaint-Cyr. 

Un  matin  elle  entra  chez  la  reine,  et  avec  une  physionomie 
plus  gracieuse  encore  qu'à  l'ordinaire  elle  lui  dit  : 

■  «  J'ai  une  grâce  à  demander  au  roi  ;  vous,  qui  êtes  la 
bonté  même,  daignez  m'appuyer  auprès  de  lui.  Oh!  ne  me 
refusez  pas.  » 

Oue  vient-elle  solliciter  avec  tant  d'instances?  Est-ce  une  {la- 
rure?  Sont-ce  des  diamants?  Non,  elle  vient  réclamer  la  permis- 
sion de  s'en  priver. 

«  J'ai  promis,  ajouta-t-elle,  cent  cinquante  mille  francs  de 
dot. à  mon  amie  madame  de  Causan  ;  le  roi  a  la  bonté  de  me 
donner  trente  mille  francs  de  diamants  par  an  ;  obtenez  de  lui 
(pi'il  m'avance  cinq  ans  de  mes  étrennes.  »  Le  roi,  touché  de  la 
générosité  de  sa  sœur,  qu'il  affectionnait  beaucoup,  lui  accorda 


—   ISO    —   . 

>.i  (Iriiiaiulf.  Madrinoiscllc  de  ('..msim  dcMiil  comlcssc  de  l^ai- 
iiccDiir,  cl  rt'sia  au|»ii'>  de  inadainc  Klisalicdi  en  tuialilc  d»'  dame 
de  comna.miic.  Tous  1rs  ans.  au  1"  janvier,  on  cnlcndail  la 
prinrcssr  sV'(  rirr  an  milieu  des  dames  <|ui  vanlaienl  les  riches 
prt'scnls  (lu'ellcs  avaicnl  reçus  :  «  Moi.  j'ai  le  plus  beau  des 
diamants  (juc  Idn  puisse  Iroiixcr  dans  le  monde,  j'ai  une  amie 
auprès  de  moi.  » 

Maisc'ôtail  snrloul  tians  sa  jolie  maison  de  Monlreuil  (pi  elle 
pouvait  exercer  celle  bienlaisance  ipii  l'oi-inail  l'essenco  de  son 
earaclùre.  Là  elle  étail  la  verilal)le  mère  des  pauvres,  elle  con- 
naissait el  soulageait  toutes  les  misères,  (".elles  du  rigoureux 
hiver  de  89  lurent  terribles,  et  la  charité  de  madame  Elisabeth 
l'ut  inépuisable.  Ouand  sa  bourse  était  vide,  elle  allait  soigner 
les  malades  et  leur  porter  des  consolations. 

Un  marchand  lui  ayant  offert  un  jour  un  ornement  de  che- 
minée d'un  nouveau  goùfqui  coûtait  quatre  cents  francs,  tna- 
dame  Elisabeth  le  refusa  :  «Avec  quatre  cents  francs,  dit-elle, 
je  puis  monter  deux  petits  ménages.  » 

Au  milieu  des  heureux  dont  elle  était  entourée  se  trouvait  un 
jeune  vacher  qu'elle  avait  fait  venir  de  la  Suisse,  et  qui,  malgré 
tout  le  bien  dont  elle  l'avait  comblé,  conservait  une  expression 
de  mélancolie  qui  révérait  une  peine  secrète;  pourtant  il  était 
plein  de  reconnaissance  pour  sa  protectrice,  et  répétait  toujours  : 
«  Ah  !  quelle  bonne  princesse  !  Non,  la  Suisse  entière  ne  con- 
tient rien  d'aussi  parfait.  » 

Madame  Elisabeth,  frappée  de  l'air  de  tristesse  tle  ce  fidèle 
serviteur,  s'informa  de  la  cause  de  son  chagrin,  et  apprit  bien- 
tôt que  .Tacques  avait  laissé  dans  sa  patrie  une  jeune  fiancée  qui 
pleurait  son  absence  et  craignait  d'être  séparée  de  lui  pour  ja- 
mais   Elle  accusait  Jacques  d'inconstance  et  d'ambition,  et 

cependant  Jacques  loin  d'elle  languissait  el  souflrait. 

A- peine  l'excellente  princesse  fut-elle  instruite  de  cette  tou- 
chante idylle,  qu'elle  dépêcha  un  courrier  à  Fribourg,  oii  de- 
meurait la  jeune  fille.  Elle  l'invitait  à  venir  au  château  de 
Monlreuil  rejoindre  son  ami  d'enfance;  el  la  jeune  Suissesse 


_    ISI 


,j,,o„nil  bi.'M  vitr.  Dov.'iuu"  1.-.  iruuur  Ar  .laciM.'S  ri  lailirrr 
(lu  diàlraii,  cil.'  n.l  clHir^.V  <lc  dislril....-.-  1."  l.nl  a  lu..s  l.'s 
pauvres  petits  orphelins  dont  ina.laïu.'  I':iisal.."ll.  rlail  la  n.r.v. 
T'est  à  celte  oceasion  (pie  madame  (1(>  Travamicl  c.mposa  la 
chanson  si  populaire  et  s.  louchante  de  Pmuix  Jarques,  quand 

fétim  prh  de  toi.  \  ,  . 

Jusqu'alors  les  vertus  de  madame  Elisahelh  n  avaient  ete  que 
des  vertus  privées;  sa  vie  s'était  é(H)ulée  dans  la  solitude,  i/ai- 
mables(pur  de  Louis  \Vl  jouissait  de  cette  douce  ielicite  que 
l'on  éprouve  au  sein  de  l'amitié  et  de  la  nature.  Mais  ce  fut  à 
l'heure  de  l'adversité,  au  milieu  des  terribles  calamités  qui  al- 
tligèrent  sa  famille,  qu'elle  se  montra  grande  et  forte,  et  que- 
son  caractère  s'éleva  encore  pour  lutter  courageusement  contre 
la  fatalité  des  circonstances. 

Déjà  l'orage  grondait  sourdement,  l'esprit  de  révolte,  la  divi- 
sion, les  guerres  intestines  régnaient  dans  ce  beau  pays  de 
France,  qui  présentait  un  aspect  si  riant  peu  d'aïuiées  aupara- 
vant. "  . 
Lors  de  la  naissance  du  premier  dauphin,  la  ville  de  Pans 
avait  donné  un  bal  où  le  roi  et  la  reine  assistaient.  Une  Ibule 
innombrable  de  Français  se  pressait  autour  de  Louis  \VI  en 
criant  :  Vive  le  roi  ! 

((  Mais  si  vous  voulez  qu'il  vive,  dit  en  riant  ce  l)on  prince, 
ne  l'étouftez  donc  pas  ! ...  » 

Et  cette  scène  se  passait  un  21  janvier  '  ! 
Maintenant  la  liberté  du  monarque  est  menacée,  l'idole  esl 
descendue  de  son  piédestal,  et  chaque  jour  lui  enlève  quelques- 
uns  de  ses  privilèges.  Ce  descendant  de  saint  Louis  devait  passer 
successivement  par  toutes  les  misères  delà  destinée  humaine. 

Madame  Elisabeth,  qui  avait  vécu  dans  la  retraite,  loin  des 
plaisirs  delà  cour,  loin  des  fêtes,  ne  quitta  plus  sa  ftunille  dès 
(qu'elle  la  vit  malheureuse.  Son  frère  la  supplia  en  vain  d'aban- 
donner la  France,  d'imiter  ses  tantes  et  le  comte  d'Artois. 

•  (>  tnl  le  21   janvier  I7'.»3  (pie  Louis  XVl  lui  iMiinoi»'    ;i  la  fureur  du  [U'upli-- 


\H1 

• 

«}\i\  \)\;u{'  rsl  ici,  dil-cllr  .incc  ciirriiir;  l<i  iiioil  sriilc  me  s(''- 
parera  de  vous.  » 

l,('  lOaoùl  \l\)'l,  iiiir  |Hi|>iila(r  m  délire  a\ail,  ('ii\alii  le  clià- 
leaii  des  Tuileries  el  demandai!  la  reine  à  i^'raiids  cris;  une 
leninie  lii  illanle  de  iiiàce  el  de  niajesle  s'avance  au  dcNiiid  des 
l'urieuv...  c  Ce  n'esl  |)as  la  reine,  mais  madame  IJisahedi,  sV'- 
i-ria  M.  de  Sainl-Pardoux.  ('cuycr  de  celle  princesse. 

—  Taisez-vous,  monsieur;  (pie  diles-vous  là?  répojid  avec 
calme  riiéroicpie  sœur  du  roi;  laissez-les  dans  Terreur,  je  vcnis 
en  supplie,  sauvez  la  reine!  I:lpargnez-letn-  un  crime.  Ali!  plùl 
au  ciel  qu'ils  se»  l'ussenl  liompés!  » 

Madame  Klisahelh  suivil  au  Temple  i>ouis\\Iet  Marie-An- 
toinelle  ;  "elle  adoucit  leur  caplivilé  par  son  dévouement  el  sa 
résignation.  Les  nobles  captifs  avaient  (l(>scendu  les  marches  du 
trône  pour  languir  dans  une  prison,  mais  ils  pouvaieid  encore 
supporter  leurs  malheurs,  ils  étaient  ensemble!...  Souvent  les 
prisonnières  se  réunissaient  dans  la  chambre  du  roi,  (pii  conti- 
nuait l'éducation  de  ses  enfants.  Tandis  qu'il  leur  donnait  des 
leçons  de  morale  et  de  philosophie,  les  princesses  s'occupaient 
de  travaux  à  l'aiguille. 

Un  jour  que  madame  Ehsabeth  cassait  son  fil  avec  ses  dents 
parce  qu'on  lui  avait  ôté  ses  ciseaux,  le  roi  s'en  aperçut  et  lui 
dit  :  «  Que  n'étes-vous  encore  dans  votre  maison  de  3[ontreuil  ! 
il  ne  vous  manquait  rien  alors. 

—  Mon  frère,  répondit  la  bonne  Elisabeth  avec  sa  voix  douce 
et  persuasive,  il  ne  me  manque  rien  quand  je  suis  auprès  de 
vous,  mais  votre  bonheur  nous  mancjue.  » 

Quelquefois  le  roi  s'endormait  après  diner;  sa  famille,  le 
contemplant  avec  vénération,  s'agenouillait  alors  et  priait  Dieu 

de  protéger  une.  tête  si  chère Mais  ces  prières  ne  furent  pas 

exaucées.  Bientôt  le  roi  fut  arraché  des  bras  de  sa  femme  et  de 

ses  enfants.  Longtemps  ils  ignorèrent  son  sort On  relégua 

le  petit  dauphin  dans  une  autre  partie  du  bâtiment.  Puis  Alarie- 
Antoinelle  fut  conduite  aussi  à  la  Conciergerie.  Madame  Klisa- 
beth  et  Madame  Kovale  demandèrent  inutilement  à  la  suivre. 


—   \H.\  — 

('.('Ile  s('|tiiriili(»ti  lui  ('Icnirllr.  l'Jlcs  ne  dcviiiciil  plus  la  revoir  ! . . . 

Kcsh'c  seule  Jivee  sa  nièce  après  la  iiiori  de  la  l'eiiie,  iiiadatiie 
Klisabetli  ii'eiil  plus  |)()iir  chambre  (juiiiie  cuisine  d  ('lai  )!•('('  au 
troisième  étage  de  la  piison.  Tii  vieux  lit  de  saiiiile  à  moitié 
rompu  el  (piehpies  mauvaises  chaises  dépaillées  en  compo- 
saient tout  rameubleinenl.  Mais  son  courage  ne  l'abandonna 
pas  dans  ce  misérable  asile,  parce  cpi'elle  le  puisa  dans  la  reli- 
ii;ion.  Klle  devint  une  seconde  inere  jiour  sa  nièce  lors((ne  h; 
tribunal  révolutioiniaire  lui  eut  enlev(''  ses  parents.  Nous  la 
voyons,  oul)liant  la  moii  (pi'on  lui  prépare,  veiller  sur  une  tête 
si  chère,  el.  confianh'  en  Dieu,  lui  laisser  le  soin  de  sa  destinée. 

Le  malin,  appuyée  sur  sa  misérable  couche,  et  levant  les  veux 
vers  le  ciel,  elle  s'écriait  avec  résignation  :  «Qno  m'arrivera-t-il 
aujourd'hui,  o  mon  Dieu?  je  n'en  sais  rien  ;  tout  ce  que  je  sais, 
c'est  qu'il  ne  m'arrivera  rien  que  vous  n'ayez  prévu,  réglé, 
voulu  et  ordonné  de  toute  éternité.  Cela  me  suffit.  J'adore  vos 
desseins  éternels  et  impénétrables  ;  je  m'y  soumets  de  tout  mon 
cœur  pour  l'amour  de  vous  ;  je  veux  tout,  j'accepte  tout,  je  vous 
fais  un  sacrifice  de  tout,  et  j'unis  ce  sacrifice  à  celui  de  mon 
divin  Sauveur.  Je  vous  demande  en  son  nom,  et  par  ses  mérites 
infinis,  la  patience  dans  mes  peines,  et  la  parfaite  soumission 
qui  vous  est  due  pour  tout  ce  que  vous  voulez  ou  permettez.» 

Madame  Élisabetb  supportait  toutes  les  bumiliations,  disant 
comme  Jésus-Christ  sur  la  croix  .  «  Pardonnez-leur ,  ô  mon 
Dieu,  car  ils  ne  savent  ce  qu'ils  font.»  Sa  patience  et  sa  dou- 
ceur ne  désarmèrent  pas  ses  juges  :  les  méchants  ne  compren- 
nent pas  la  grandeur  d'âme. 

Le  9  mai  1794.  madame  Elisabeth  venait  de  se  coucher, 
quand  elle  entendit  Duvrir  les  verroux.  Elle  se  hâte  de  passer 
su  robe.  L'air  sinistre  et  le  ton  brusqiu^  de  ceux  qu'elle  voit 
entrer  lui  annoncent  quelque  nouvel  acte  de  tyrannie  : 

Citoyenne,  descends  tout  de  suite,  on  a  besoin  de  toi. 

—  Ma  nièce  reste-t-elle  ici  ? 

C'est  la  première  pensée  qui  la  frap[)e,  et  non  le  sort  (pii  l'at- 
tend. 


—  18V  — 

—  (rhi  nr  te  rciiiinlc  ims  :  lui  s'rii  (uoipvvtt. 

Madame  Klisaltclli  |>rrsst'  sa  iiialluMircwsc  iiircc  ('(nilrc  son 
nrur,  (*t  pour  calmer  sou  cllVoi,  clic  dil  :  .S'oz/rr  IraïKiiiillr  :  je 
rais  reniuiitcr 

—  Non,  In  ni'  rcnumlti-ds  jxis,  r(''|»oii(i  avec  un  rire  cruel  uu 
des  assislaiils  ;  |u-(M1(1s  lou  hounel  de  nuit,  l'.llc  ohcil,  relevé  la 
jeune  prinoossc,  (|ui  tombe  dans  sosl)ras,  lui  dil  d'espérer  lou- 
jours  en  Dieu,  d  èlre  soumise  à  sa  volonté,  el  la  quille  pour  ne 
plus  la  revoir. 

PendanI  (ju'on  rédiije  le  procès-verbal  de  décharge  du  geô- 
lier, on  l'accable  d'injures,  d'insultantes  ironies.  Klle  monte  en 
liacre  avec  l'huissier  du  tribunal  révolutionnaire,  el,  conduite  à 
la  Conciergerie,  elle  est  le  lendemain  jugée  et  condamnée  '. 

Ouelques  heures  après,  et  au  milieu  d'une  foule  égoïste  et 
cruelle,  avide  de  spectacles  et  d'émotions,  madame  Elisabeth 
paraît,  assise  dans  une  ignoble  charreUe  et  entourée  de  vingt- 
quatre  victimes ,  parmi  lesquelles  on  compte  Léoménie  de 
Brienne,  ex-ministre  de  la  guerre;  la  veuve  de  M.  de  Montmorin, 
Mégrel  de  Sérilly  et  son  épouse.  Sa  marche  funéraire  ressemble 
à  une  marche  Uiomphale;  jamais  elle  n'avait  été  plus  belle  ;  sa 
figure  est  empreinte  d'une  légère  pâleur  qui  n'accuse  ni  fai- 
blesse ni  désespoir  ;  quelques  boucles  de  cheveux  d'un  noir  de 
jais  s'échappent  de  son  bonnet,  et  rehaussent  l'éclat  de  son 
beau  front;  ses  grands  yeux  à  demi  voilés  par  de  longs  cils  s'é- 
lèvent quelquefois  au  ciel,  où  elle  semble  chercher  sa  place. 
Auprès  d'elle,  une  dame  âgée  écoute  en  silence  les  douces  et 
éloquentes  paroles  qui  s'échappent  de  la  bouche  de  cette  vierge 
sainte.  Dans  cet  instant  solennel  elle  trouve  des  mots  qui  con- 
solent et  persuadent.  L'espérance  d'une  vie  future  la  soutient, 

car  elle  croit  à  limmortalité  de  Tàme Madame  Elisabeth 

contemple  avec  calme  cette  raasse  compacte  qui  l'environne  ;  et 
son  regard  s'arrête  sur  des  bouquets  de  fleurs  que  beaucoup  de 
personnes  portent  à  la  main.  In  parfum  de  roses  embaume 

'  Éloge  liistorique.  par  M.  Antoine  Ferrand. 


—   IH5  — 

r.iir  iuilour  d'elle,  un  piH'Inm  de  jnireh' seiidde  éiiinner  de  ses 
lèvres...  Des  roses  au  milieu  de  ce  lugubre  drame,  h  colé  de  la 
morl  !  étrange  contraste,  amère  dérision!  I.à  voiture  est  arri- 
vée  l'instrument  est  prêt Tous  ces  martyrs  demandent 

à  l'auguste  princesse  la  permission  de  l'embrasser  avant  de 
mourir.  File  voit  rouler  vingt-qualre  tètes  à  ses  pieds,  le  sang 
jaillit  jusque  sur  elle...  puis  rexéculeur  des  hautes  œuvres  la 
saisit,  il  écarte  son  fichu  par  un  mouvement  brusque. 

«  Monsieur ,  s'écrie-t-elle  avec  une  expression  d'indicible 
pudeur,  au  nom  de  votre  mère,  couvrez-moi.  »  T/exécuteur 
éprouve  un  sentiment  de  respect  involontaire  :  tant  est  fort 
l'ascendant  de  la  vertu.  Une  minute  après,  le  monde  comptait 
une  victime  de  moins  et  une  sainte  de  plus.  Elle  n'avait  que 
tr€nte  ans. 

M"  Émilik  Marckl. 


24 


,,^i^  .^  -  ..*«' 


LE  DUC  l)K  LA  ROCIIEFOI'MyLT-LUNfiOllRT. 


A 


Sur  la  lin  (l'une  ma- 
gnifique soirée  du  mois 
d'août  1821,  deux  hom- 
mes parcouraient  lente- 
ment les  allées  sinueuses 
^^  d'un  vaste  et  riant  parc, 
dessiné  dans  quelques- 
unes  de  ses  parties  d'après 
.1  l'ancienne  méthode  fran- 
çaise ,  et  embelli  dans 
quelques  autres  par  des 
créations  plus  récentes 
dans  le  genre  anglais.  Ces 
deux  hommes  étaient  évi- 
demment de  conditions 
fe=  bien  différentes,  et  cepen- 
^^  (tant  une  douce  intimité 
semblait  les  avoir  rapprochés  et  les  montrait  unis.  Celui  des  deux 
qui  attirait  d'abord  les  regards  était  un  vieillard  de  haute  taille, 
à  la  figure  douce  et  bienveillante,  à  l'attitude  pleine  à  la  fois  de 


,^ 


Wi 


ÎIÎCON&IAIÎSAN.^- 


DELA  ROCHF.FOUCAUI.D  LIANCOURT  . 


Litîi.Becquet . 


—   187  — 

noblesse  et  de  huiihomie.  Sans  son  grand  air  d  cùl  rappelé 
Franklin,  dont  la  Franee  gardait  encore  le  souvenir;  sans  son 
expression  de  bonté,  il  eût  donné  l'idée  du  vertueux  mais  au- 
stère Montausier.  Son  costume  était  modeste;  aucune  marque 
distinctive  ne  parait  sa  boutonnière  ;  rien  sur  lui  n'indicpjait  un 
rang  élevé,  et  cependant  il  suffisait  de  le  voir  pour  deviner, 
dans  sa  simplicité  même,  la  double  illustration  de  la  naissance 
et  de  la  vertu.  Son  compagnon,  plus  jeune  que  lui  de  quelques 
années,  avait  une  de  ces  physionomies  rudes  et  franches  qui 
peignent  la  probité  et  laissent  entrevoir  le  besoin  du  dévoue- 
ment. Ses  vêtements,  qui  étaient  ceux  des  artisans  les  jours  de 
repos,  annonçaient  un  homme  du  peuple  momentanément  en- 
levé à  ses  habitudes  quotidiennes.  Tous  deux  causaient  en  mar- 
chant, avec  une  familiarité  qui  d'un  côté  était  digne,  et  qui  de 
l'autre  paraissait  respectueuse.  On*  découvrait  donc  qu'url  lien 
quelconque  les  unissait,  et  en  appréciant  l'inégalité  de  leurs 
conditions,  on  devinaitque  celien devait  être  la  reconnaissance. 

Le  site  qui  les  entourait  était  ravissant  !  Une -végétation  admi- 
rable, des  eaux  limpides,  des  bois  remplis  de  silence,  des  fa- 
briques bruyantes  d'activité,  des  prairies  animées  par  des  trou- 
peaux de  génisses  des  plus  belles  espèces,  des  ouvriers  labo- 
rieux ou  des  passants  affairés,  du  calme  et  du  mouvement  ; 
pour  luxe  de  mystérieux  ombrages,  pour  utilité  des  champs 
fertiles,  tout  était  réuni  pour  attirer  les  regards  et  remuer  pro- 
fondément les  cœurs.  Le  noble  vieillard  semblait  faire  les  hon- 
neurs de  ce  beau  séjour  à. son  rustique  compagnon,  et  tous  les 
deux,  toujours  marchant  et  causant,  arrivèrent  bientôt  au  pied 
du  perron  d'un  château,  et  se  placèrent  devant  une  table  sur 
laquelle  un  domestique  en  riche  livrée  venait  de  mettre  deux 
couverts. 

Ce  parc,  ce  château,  c'est  Liancourt;  ce  noble  et  simple  vieil- 
lard, c'est  François-Frédéric-Alexandre  duc  de  la  Rochefou- 
cault;  ce  bon  artisan,  c'est  le  pêcheur  Vadentun. 

Il  n'entre  pas  plus  dans  nos  idées  personnelles  que  dans  le 
plan  de  cet  ouvrage  de  faire  l'histoire  de  la  vie  politique  du  duc 


—  1S8  — 

(le  la  Uochcroiicaiill  ;  loiilrlois,  |i()iir  ('\|ili(iii<'r  rc  (|ui  itrrrcdc, 
iKuis  soniiiics  ohliiiis  (l'ciili'cr  dans  (|ii('l(Hi('S  (Idails  ctraiii^crs  à 
noire  siijcl;  mais  nous  le  Icroiis  aussi  hrièveiiuMil  (|U('  possihlr, 
cl  nous  nous  liAlcrons  d'arrivor  au  récit  dcMM'Ilc;  cxisIcTU'c  loulr 
consacrée  à  I  iunelioialion  morale  et  au  l)i(Mi-èlre  matériel  de 
riiunianilc. 

Iji  1792,  lors  lie  la  lerrihle  cl  lunesle  journée  du  Hhioùt,  le 
duc  de.  la  Rochcl'oucault  connuandail,  pour  le  roi  Louis  XVI, 
la  provinee  de  Normandie.  A|)rès  avoir  longtemps  maintenu  la 
lidélilé  douteuse  des  lrou[>es  de  ligne,  et  paralysé  les  mauvaises 
dispositions  de  la  garde  nationale  de  Kouen,  il  dut  céder  à  l'em- 
pire des  circonstances  eu  abandonnant  un  poste  qui  n'était  plus 
tenable,  et  qui  avait  d'ailleurs  cessé  d'être  utile  par  suite  de 
l'emprisoimement  du  roi.  La  conduite  du  duc  de  la  Rochefou- 
cault  avait  été  si  ferme ,  son  autorité  s'était  si  bien  lait  sentir 
tant  qu'il  lui  était  resté  une  ombre  de  possibilité  delà  faire  res- 
pecter, que  lorsqu'il  fut  forcé  de  l'abdiquer,  il  passa  presque 
sans  transition  de  la  position  élevée  de  gouverneur  de  province 
et  de  général  d'armée,  à  l'humble  et  périlleuse  condition  de 
proscrit.  Il  dut  dès  lors  chercher  à  sauver  sa  vie,  et  comme  ses 
adversaires  n'étaient  plus  que  des  bourreaux,  il  ne  crut  pas  qu'il 
y  eût  du  déshonneur  à  lui  à  chercher  son  salut  dans  la  fuite. 

Il  gagna  à  travers  mille  périls  les  bords  de  l'Océan,  dans  l'es- 
pérance de  pouvoir  passer  en  Angleterre.  Errant,  poursuivi, 
obligé  de  changer  chaque  jour  de  gite  et  de  déguisement,  il  allait 
tomber  entre  les  mains  des  assassins  qui  avaient  découvert  ses 
traces,  lorsque  le  zèle  d'un  ami  lui  fil  trouver  une  barque  sur 
laquelle  il  put  quitter  le  rivage  inhospitalier  de  cette  France 
qu'il  aimait  toujours  et  qui  proscrivait  l'homme  qui  devait  lui 
être  si  utile  plus  tard.  Cette  barque  appartenait  à  un  brave  pê- 
cheur nommé  Vadentun,  et  à  cette  époque  où  tous  les  rangs  de 
la  société  comptaient  des  traîtres,  Vadentun  sachant  qu'il  sau- 
vait un  proscrit,  et  qu'ainsi  il  se  dévouait  lui-même  à  la  mort, 
accomplit  sa  noble  tâche  avec  un  zèle  dont  l'heureux  résultat 
fut  sa  première  et  sa  plus  douce  récompense. 


—  189  — 

■  Nous  ne  suivrons  pas  1(3  duc  de  lu  Uoclicloucaull  dans  son 
oxil,  dont  le  tenipss'écoula  en  Angleterre!  d'aljord,  et  ensuite  aux 
l'jats-Unis;  mais  nous  le  retrouverons  en  France,  où  le  premier 
besoin  de  son  cœur  fut  de  rechercher  l'homme  qui  l'avait  sous- 
trait au  glaive  inexorable  des  lois  révolutionnaires.  11  découvrit 
Vadentun,  lui  donna  des  marques  de  sa  munificence,  et.  avec 
cette  délicatesse  des  âmes  élevées,  il  comprit  qu'il  resterait  en- 
core ingrat  erivers  son  sauveur  s'il  n'ajoutait  pas  le  don  de  son 
amitié  à  l'offre  de  ses  bienfaits. 

Voilà  donc  Vadentun,  le  pauvre  pécheur,  devenu  l'ami  du 
noble  exilé  rentré  dans  sa  patrie.  Chaque  année,  à  l'anniver- 
saire du  jour  où  il  avait  sauvé  le  duc,  il  venait  à  Liancourl,  et 
M.  de  la  Rochefoucault  lui  faisait,  comme  à  un  hôte  aimé,  les 
honneurs  de  cette  élégante  demeure.  Un  monument  élevé  dans  le 
parc  était  destiné  à  perpétuer  le  souvenir  du  dévouement  de 
l'un  et  de  la  reconnaissance  de  l'autre,  lorsque  tous  deux  au- 
raient cessé  d'exister;  et  voilà  comment  nous  avons  été  amenés 
à  montrer  à  nos  lecteurs,  pour  première  page  de  cette  utile  et 
noble  vie,  une  circonstance  qui  suffirait  à  elle  seule  pour,  faire 
chérir  cette  mémoire  si  féconde  en  généreux  exemples. 

■  Pendant  son  séjour  en  Angleterre  M.  de  la  Rochefoucault 
s'établit  à  Bury  Saint-Edmonds?  dans  le  comté  de  Suffolk,  et  i\ 
y  retrouva  Arthur  Young,  qu'il  avait  autrefois  connu  et  accueilli 
en  France.  Ce  fut  une  bonne  fortune  pour  lui,  qui  voulait  mettre 
à  profit  les  jours  de  son  exil,  que  de  pouvoir  puiser  dans  les 
entretiens  du  célèbre  agriculteur  des  connaissances  dont  il 
pourrait  plus  tard  enrichir  sa  patrie.  Tandis  qu'il  vivait  à  Bury 
dans  une  situation  plus  que  médiocre,  une  vieille  demoiselle 
du  pays  qui  l'avait  pris  en  amitié  lui  laissa  sa  fortune  par  tes- 
tament. M.  de  la  Rochefoucault  n'avait  rien  emporté  de  France, 
il  ne  savait  pas  s'il  y  rentrerait  jamais  ;  cette  vieille  demoiselle 
n'avait  que  des  parents  éloignés  et  dans  l'aisance  ;  néanmoins 
l'exilé  rechercha  les  héritiers  auxquels  on  l'avait  préféré,  et  il 
leur  restitua  tout  ce  qu'on  lui  avait  légué,  à  l'exception  d'un  seul 
schelling  qu'il  conserva  en  souvenir  de  la  testatrice. 


1<M) 


Puis  il  parlil  pour  1  VMitMi(|U(',  oii  il  tlcnicura  jusqu  iiu  uu»- 
Miciil  où  les  lois  conlir  les  i m ni^ri's  cessèrent  d'ùlrc  appliiiuées 
avec  aulaiil  de  sévérité.  La.  connue  en  Angleterre,  il  étudia  avec 
soin  les  mœurs  du  pays,  les  divers  systèmes  d'adtniinslralion, 
les  découvertes  et  les  perieclionnenients  de  l'industrie,  et  sur- 
tout les  améliorations  dans  le  régime  des  prisons.  Ces  diiVé- 
rentes  observations  lurent  consignées  dans  des  écrits  (pi  il  pu- 
blia en  170i),  aussitôt  son  retour  en  France. 

Ce  fut  d'abord  à  Paris  (pi'il  s'établit  et  qu'il  lut  encore  obligé 
de  se  caclier  pendant  quekiue  temps.  Mais  il  n'attendit  pas  son 
entière  liberté  pour  répandre  sut  sa  patrie  les  lumières  qu'il 
avail  recueillies  dans  ses  voyages.  Du  fond  de  sa  retraite,  sous 
le  coup  d'une  condanniation  (|ui  pouvait  toujours  le  frapper,  il 
révéla  les  mystérieux  bienfaits  de  la  vaccine,  cette  grande  dé- 
couverte du  dix-builième  siècle  que  le  philosophisme  attribuait 
au  hasard  pour  se  dispenser  d'en  remercier  la  Providence.  M.  de 
la  Rocliefoucault,  dont  les  biens  étaient  vendus  ou  encore  con- 
fisqués, contracta  un  emprunt  dont  il  consacra  le  produit  aux 
expériences  qui  devaient  convaincre  le  peuple  de  la  possibilité 
de  se  préserver  désormais  d'un  fléau  qui  faisait  tant  de  victimes. 
On  sait  combien  de  préjugés  furent  vaincus  et  quels  résultats 
immenses  sont  dus  à  cette  première  tentative  ;  mais  se  souvient- 
on  encore  de  l'homme  de  bien  auquel  on  la  doit?  Voilà  ce  que 
nous  cherchons  à  croire,  sans  y  parvenir  assez  pour  nous  dis- 
penser de  le  rappeler. 

Avant  son  départ  pour  l'émigration  et  pendant  qu'il  remplis- 
sait à  la  cour  sa  charge  de  grand  maître  de  la  garde-robe,  le  duc 
de  laRochefoucault  avait  employé  ses  heures  de  loisirs  à  des 
études ,  à  des  recherches  qui  révélaient  la  direction  future  de  sa 
vie.  Les  hôpitaux,  les  prisons,  les  dépôts  de  mendicité,  l'avaient 
vu  tour  à  tour  s'occuper  de  leurs  intérêts  avec  une-sollicitude  et 
une  intelligence  qui  devaient  plus  tard  produire  d'immenses  ré- 
sultats. A  ces  trésors  des  méditations  de  sa  jeunesse  étaient  venus 
se  joindre  les  fruits  de  l'expérience  de  ses  voyages ,  et  libre 
enlin  de  l'emploi  de  son  temps,  il  pul  commencer  cette  longue 


—   lîH    — 

sci'ir  (l';i('li()iis  ii<»l)l('s  cl  iililcs  (jui  lui  Viiliircnl  rcltc  iniiiôrissablc 
popularité  qui  environne  la  mémoire  des  hommes  de  bien.  U(;mis 
en  possession  de  sa  terre  daLiancourt,  qui  n'avait  pas  été  vendue, 
il  y  fit  l'essai  d'une  foule  d'établissements  qui  furent  ensuite  imités 
dans  tout  le  royaume.  L'agriculture,  l'industrie,  l'administration, 
recueillirentle  bienfait  des  liimièresde  cette  intellii!;enee  toujr)nrs 
inspirée  par  l'amour  de  l'humanité.  De  1799  jusfiu  en  1S27,  il 
ne  se  fit  pas  en  France  une  seule  fondation  utile  que  le  duc  de 
la  Rochefoucault  n'en  fut  l'auteur,  le  protecteur  et  quelquefois 
le  soutien.  Nous  avons  parlé  de  la  vaccine,  qui  arracha  des  mil- 
lions d'individus  à  la  mort;  parlons  maintenant  des  caisses  d'é- 
pargne, qui  sauvent  les  trois  quarts  de  la  France  de  la  misère  et 
qui  moralisent  le  peuple  en  lui  enseignant  l'économie  :  c'est  en- 
core au  duc  de  la  Rochefoucault  qu'on  en  doit  l'établissement,  et 
c'est  à  Liancourt  que  l'épreuve  en  fut  faite.  Avant  lui,  les  prisons 
renfermaient  pêle-mêle  les  détenus  de  tous  les  âges;  le  duc  de 
la  Rochefoucault  fit  un  mémoire  pour  démontrer  la  nécessité  de 
séparer  les  jeunes  criminels  des  autres,  afin  de  les  ramener  plus 
façdement  à  la  vertu,  et  son  projet  fut  exécuté.  On  lui  doit  aussi 
la  création  des  dispensaires  où  les  malades  indigents  reçoivent 
gratuitement  tous  les  secours  qu'exige  leur  état,  et  l'adoption  de 
la  méthode  de  Lancastre,  qui  met  l'instruction  élémentaire  à  la 
portée  de  toutes  les  fortunes,  et  de  toutes  les  intelligences.  Ce  fut 
aussi  à  Liancourt  qu'on  fit  l'essai  de  l'enseignement  musical  d'a- 
près le  système  de  Choron,  sous  la  direction  de  Choron  lui-même, 
et  partout  et  toujours  le  noble  fondateur  vivifiait  par  sa  présence 
et  soutenait  par  ses  conseils  ce  que  son  esprit  avait  conçu  et  ce 
quesa.charité  avait  exécuté.  Il  ne  se  bornait  pas  à  jeter  la  semence 
d'une  institution,  mais  il  voulait  encore  en  suivre  le  développe- 
ment et  en  apprécier  les  résultats.  Aussi  infatigable  dans  son  acti- 
vité qu'ingénieux  dans  ses  inspirations  pour  le  bien,  il  avait  l'in- 
stinct de  l'utilité  et  la  patience  de  l'exécution.  Il  faudrait  écrire 
des  volumes  pour  faire  connaître  toutes  les  infortunes  privées 
qu'il  a  secourues,  toutes  les  larmes  qu'il  a  essuyées,  toutes  les  en- 
treprises qu'il  a  encouragées.  Descendant  quelquefois  des  hautes 


-    lî>-2  — 

splièn's  (le  riiiimiinitf,  il  ;ill.-iil  MUilciiir  le  jt.iiiMC  arlislc  décou- 
ragé, ou  (loimail  au  lillcralcui'  uuiuuui  cucorc  les  moyens  dv 
sortir  de  l'obscurile.  Kl  toujours  siuiplc,  aiiuanl  le  l)ien  pour 
l'unique  plaisir  de  le  l'aire,  il  arriva  plus  d'une  l'ois  (pu*  ceux  (pu 
recurcnl  srshienl'ails  ne  virent  pas  la  main  (jui  les  avait  répandus 
sur  eux. 

A  tant  de  vertus  publiques,  le  duc  de  la  Rochefoucault  joignait 
toutes  les  qualités  privées  (jui  font  l'agrément  de  la  société  et  \o 
bonheur  d('la  lamille.  Un  esprit  eliarmant,  une  gnice  parfaite, 
une  politesse  naturelle,  une  douceur  inaltérable,  le  faisaient  ado- 
rer et  respecter  de  tous  ceux  qui  l'approchaient.  Jamais  chef  de 
maison  ne  comprit  mieux  tous  ses  devoirs  et  ne  les  remplit  avec 
plus  d'exactitude.  Toutes  les  vertus  lui  étaient  faciles,  parce  ([u'i1 
en  avait  la  longue  habitude;  tous  les  dévouements  lui  semblaient 
des  obligations,  parce  ([ue  la  charité  n'avait  pas  laissé  dans  son 
cœur  de  place  à  l'égoïsme.  Quand  il  était  généreux  il  croyait 
n'être  que  juste,  et  quand  il  rendait  un  service  il  se  regardait 
comme  obligea  la  reconnaissance  ;  enfin  il  avait,  comme  dit  .Mon- 
taigne, une  de  ces  âmes  (jui  se  collent  à  tous  les  malheurs  pour 
en  prendre  leur  part,  et  ime  de  ces  vertus  singulières  qui  n'ont 
pas  de  côté  infirme. 

C'est  en  1827  que  le  duc  de  la  Rochefoucault  termina  la 
longue  et  honorable  carrière  dont  nous  venons  de  donner  une 
si  imparfaite  analyse.  Sa  fm  fut  douce,  calme  et  honnête  comme 
sa  vie,  et  ceux  qui  assistèrent  à  ses  derniers  moments  durent 
puiser  beaucoup  de  consolation  et  d'espérance  dans  le  souvenir 
de  toutes  les  belles  actions  qui  lui  avaient  frayé  les  voies  du 
ciel. 

Maroi'is  dk  Poudras.   . 


~f-  ■•  .i>N  L/  A\;yt^^:.  i 


Litji-Lecquet., 


LA  TOm  D'AllVEIl(ii\E. 


La  Tour  d'Auvergne  (Théo- 
phile Malo  Corret  de},  né  à 
Carhaix,  en  basse  Bretagne,  le 
23  octobre  1743,  descendait 
d'une  branche  non  légitimée 
de  la  maison  de  Bouillon. 

Jl  porta  le  même  nom  que 
Turenne,  et  lui  ressemblait  à 
beaucoup  d'égards  ;  même 
physionomie  ,  même  pru- 
dence, même  bravoure;  mais 
Turenne  fut  battu,  changea 
de  parti,  la  Tour  d'Auvergne, 

toujours  vainqueur,  demeura  fidèle  à  la  patrie,  vécut  et  mourut 

sous  les  banières  nationales. 

Voué,  dès  sa  jeunesse,  à  IV-tal   militaire,  il  était  sous-lieute- 

23 


—  \\)ï  — 

imul  (liiMs  les  inousquclaircs,  lorscju'il  jKissii  ;m  service  (l'I'spa- 
liiie.  Devenu  iiide  de  nxmy  du  duc  de  (Tillon,  qui  ((tniiuaiidiiil 
l'nrniée  Ci»llioli(iue,  il  se  trouva  au  sié^^c  de  .Malion,  oii  il  lit  des 
prodiges  de  valeur. 

hejà  il  moiilrail  ce  counige,  ce  sanj^'-IVoid  doiil  il  donna  de- 
puis lanl  de  preuves  éclatantes.  On  le  reinanjuail  toujours  au- 
premier  ranp;  dans  les  assauts,  <'t  le  dernier  dans  les  retraites. 

On  le  vil,  un  jour,  dans  une  etlroyable  mêlée,  relever  un 
blessé,  le  charger  sur  ses  épaules,  le  porter  loin  du  champ  de 
hataille,  le  panser,  le  placer  hors  de  ralteinle  du  feu  eiuiemi. 
revenir  prendre  son  poste,  combattre  et  décider  la  victoire. 

Pour  récompenser  ses  services,  une  somme  assez  considérable 
lui  fut  envoyée  [)ar  le  roi  d'Espagne,  avec  la  décoration  del'un  de 
ses  ordres.  11  refusa  l'argent,  en  observant  qu'un  soldat  qui  fait 
son  devoir  doit  se  contenter  de  sa  paye.  Quant  à  la  décoration, 
il  la  garda,  en  témoignage  de  son  respect  pour  celui  qui  l'en 
honorait. 

il  était,  comme  Bayard,  modeste  et  vaillant;  et  il  avait,  de 
plus  que  le  héros  qui  arma  François  V  chevalier,  le  savoir  et  la 
science. 

Fait  capitaine  en  1779,  au  régiment  d'Angoumois,  il  alla  en 
1782  servir  en  Amérique,  en  qualité  de  volontaire,  à  côté  des 
la  Fayette,  Ségur,  Alexandre  de  Lamette,  et  autres  Français. 

A  l'âge  d'environ  cinquante  ans,  il  s'était  retiré  en  Bretagne, 
avec  une  modique  pension  qui  suffisait  à  ses  besoins.  Méditateur. 
penseur  profond,  sans  ambition,  garçon,  et  vivant  seul,  il 
faisait  ses  délices  de  l'étude,  lorsque  la  première  révolution 
française  éclata.  11  en  adopta  les  principes  et  en  détesta  les 
horreurs. 

En  1793,  il  était  employé  à  l'armée  des  Pyrénées  Occiden- 
tales, lorsque  l'auteur  de  cet  article,  qui  l'a  connu,  y  servait 
lui-même  '.  La  Tour  d'Auvergne,  placé  à  l'avant-garde,  en  deçà 

'  Dans  les  chasseurs  cantabres,  compagnie  Moncey.  L'illustre  Moncey  est  mort  de- 
puis maréchal  de  France  et  gouverneur  des  Invalides.  l/autei:r  a  quitté  le  service  à  la 
lin  de  nui.  avec  le  grade  de  capitaine  quartier-maître   au   12'' de  hussards. 


—  105  — 

(VAnihiilt',  vers  la  Uidnssoa,  ('(tminiuidail  un  corits  dr  liuil  cents 
i;n'ria(liers  '  (|ii()n  a|tp('lail  à  jusl(!   lilrc    la   colonne  infernale. 

Il  l'allail  le  voir,  dès  le  grand  malin,  visilanl  seul  les  poslos  cl 
ses  grenadiers,  dans  les  caixines  (ju'ils  s'élaieut  coiislruiles  avec 
de  la  terre,  d/3  la  paille  et  quelque  peu  de  bois;  une  clièvre  au 
poil  fauve  l'accompagnait.  Elle  était  devenue  sa  favorite,  et  en 
quelque  sorte  sa  nourrice.  Hardie,  intrépide  comme  son  maître, 
elle  le  suivait  souvent  au  milieu  du  feu,  à  travers  les  balh^s  et  les 
obus.  L'intérieur  de  la  tente  du  capitaine  la  Tour  d'Auvergne 
offrait  un  mélange  à  la  fois  singulier  et  curieux.  Là  se  voyait 
Brimelle  ',  broutant  l'herbe,  attachée  à  un  piquet.  Ici  une 
grande  jV/f/e,  un  pain  de  munition  ;  car  son  ordinaire  se  com- 
posait de  l'ordinaire  du  soldat;  puis,  sur  une  petite  table 
basse,  quelques  livres,  une  carte  géographique  déployée,  du 
papier,  des  plumes  et  une  écritoire  de  bois  avec  une  grosse 
pipe  d'écume  de  mer;  une  couverture  de  laine  étendue  sur 
quelques  bottes  de  paihe,  qui  formaient  son  lit  ;  à  côté,  un 
bidon  de  fer-blanc  plein  d'eau,  son  unique  boisson.  Au  pilier 
de  la  tente,  un  manteau  bleu  suspendu,  deux  pistolets,  deux- 
sabres,  une  lunette  d'approche  ;  et  dans  un  angle,  inaperçu  par 
les  profanes  et  couvert  d'un  morceau  de  serge  verte,  un  crucifix 
fixé  aux  parois  du  logement  nomade,  attestait  sa  piété.  Voilà  le 
ménage,  le  palais  de  celui  qui  avait  refusé  les  faveurs  du  pou- 
voir et  les  jouissances  du  luxe. 

La  Tour  d'Auvergne  était  chargé  de  faire  toutes  les  reconnais- 
sances militaires.  Sentinelle  avancée,  il  semblait  être  l'œil  de 
l'armée,  en  même  temps  qu'il  en  était  l'exemple  et  la  gloire. 
Quand  il  partait  pour  une  de  ses  promenades,  il  prenait  avec 
lui  cent  à  cent  cinquante  de  ses  intrépides  grenadiers.  On  le 
voyait  marcher  avec  ardeur  en  disant  à  sa  troupe  d'une  voix 
mâle  et  inspirée  :  c  Camarades  t  il  fera  chaud  aujourd'hui  ;  mais 
aussi,  à  nous  la  victoire  !  « 

Souvent,  dans  ses  excursions  matinales,  il  approchait  de  très- 

'  Et  non  do  huit  mille,  commo  l'on!  ('frit  qnelciucs  biographes. 
-  C  Via  il  sa  rlièvro. 


—    I!KÎ  — 

pW'S  les  poslos  ospap^nols,  (i  Iciirculcv.i  île  l.i  sorte  le  cunp  qu'iln 
avaionl  (U^  VawU'v  colc  dr  la  rivière. 

Dans  toutes  ses  atlaipies,  il  se  mollirait  eiief  prudent  el  avare 
(lu  sang  dos  sions.  Il  ne  Méfj;]i gelait  au(  im  des  uioyons  qui  assu- 
rent le  succès  sans  coinproinellre  le  soldat. 

Après  avoir  établi  une  halle  derrière  un  rocher,  près  d'une 
grotte  ou  d'un  niassild'arbres,  el  disposé  ses  senlinelles  perdues, 
il  se  postait  de  manière  à  veiller  ï^ur  tous;  alors  posant  son 
épée  près  de  lui,  il  appelait  linmeltc,  (pii  a<courail;  puis,  il 
promenait  une  main  caressante  sur  le  dos  de  la  bonne  béte, 
il  lirait  de  sa  poche  une  lasse  de  cuir  bouilli  et  se  mettait  en 
devoir  di^  traire  le  ])aisible  animal,  el  buvait  ([uelques  gorgées 
de  son  lait. 

C'est  de  la  Tour  d'Auvergne  (lue  notre  infanterie  apprit  à  se 
servir  avec  succès  de  la  baïonnette.  A  tout  instant  il  exposait  sa 
vie,  que  la  mitraille  et  le  plomb  meurtrier  respectaient  tou- 
jours. Son  chapeau,  son  manteau,  ses  habits,  furent  souvent 
criblés  de  balles,  ce  qui  faisait  dire  à  ses  soldats  qu  il  axait  le 
(Ion  (le  les  charmer. 

(Commandé  avec  sa  colonne  pour  le  passage  de  la  Bidassoa, 
dans  une  affaire  générale,  il  fit  preuve  d'un  courage,  d'un 
calme  extraordinaire,  surtout  à  la  prise  des  batteries  dites  de 
Louis  XIV,  el  à  l'assaut  donné  à  la  ville  de  Saint-Sébastien,  où 
il  monta  le  premier,  en  s'écriant  :  «  A  moi  !  grenadiers  !  baïon- 
nettes en  avant  ! ...  « 

Un  délégué  de  la  Convention  près  l'armée,  ayant  tous  les 
pouvoirs  de  l'autorité  suprême,  lui  offrit  un  jour  sa  protection 
(f.le  l'accepte,  répondit  la  Tour  d'Auvergne.  —  Voulez-vous 
être  général?  —  Non.  —  Prenez  au  moins  le  commandement 
d'une  demi-brigade  ;  je  vais  vous  le  faire  donner.  —  Merci  ;  je 
désire  rester  avec  mes  grenadiers  ;  mais  puisque  vous  voulez 
bien  prendre  quelque  intérêt  à  ce  qui  me  concerne,  veuillez 
leur  faire  donner  des  soi^liers,  dont  ils  manquent  absolument; 
j'en  prendrai  volontiers  aussi  une  paire  pour  moi,  j'en  ai  be- 
soin ;  mais  si  vous  aviez  des  bottes,  cela  serait  encore  mieux.» 


—   107  — 


Le  représenlanl  du  |H'L.pl.'  '.  (Honno,  prrsqucMonliis  d'avoir 
à  n'accorder  qu'une  demande  aussi  nnninu>,  se  k\la  d'y  sous- 


crire 


Il  serait  Iroo  long  de  rappeh^r  tous  les  traits  de  courage, 
d'héroïsme,  de  désintéressement  qui  ont  signalé  ce  guerrier 
sans  |)eur  et  sans  reproches. 

\  latlViire  à'Andaye,  il  s'avança  seul  vers  une  église  isolée, 
dans  la  campagne,  depuis  longtemps  abandonnée  des  fidèles, 
et  où  un  grand  nombre  d'ennemis  s'étaient  réfugiés.  Tl  .les 
somma  de  se  rendre;  sur  leur  refus,  lui-même  brisa  les  portes  - 
à  coups  de  hache.  Épouvantés,  en  le  reconnaissant,  les  ennemis 

mirent  bas  les  armes. 

Quoiqu'il  ne  fût  que  simple  capitaine,  l'esUme  qu  on  lui  por- 
tait, le  cas  que  l'on  faisait  de  ses  talents  militaires  et  de  son  ex- 
périence, le  faisaient  appeler  à  tous  les  conseils.  Les  généraux 
Léonard  Muller,  Moncey,  FrégeviUe,  Castelvert,  Alex.  Dumas?. 
del'Espinasse,  Jumel,  tous  les  autres  chefs,  officiers  et  soldats 
de  l'armée,  avaient  pour  lui  fe  plus  haute  estime  et  la  plus 
tendre  affection. 

Après  la  paix,  ayant  voulu  se  retirer  dans  ses  foyers,  il 
s'embarqua  pour  la  Bretagne;  mais  les  Anglais,  qui  couvraient 
l'Océan  de  leurs  corsaires  et  allaient  souvent  s'emparer  de  nos 
bâtiments  marchands  jusque  dans  nos  ports,  prirent  le  vais- 
seau qu'il  montait,  et  le  conduisirent  en  Angleterre,  oii  il  souf- 
frit beaucoup  dans  sa  captivité  et  ne  fut  échangé  que  quinze 

mois  après. 

La  Tour  d'Auvergne,  à  sa  sortie  des  pontons  delà Grande-Kre- 
tagne,  vintà  Paris,  dans  l'espoir  d'y  jouir  d'un  repos  acquis  par 
tant  de  fatigues,  en  cultivant  les  lettres,  qu'il  aimait  autant  que 
la  gloire.  Il  alla  se  fixer  à  Passy,  dans  un  très-petit  logement. 
Religieux  et  savant,  il  avait  déjà  publié  ses  Origines  gmhnse^, 
lorsqu'il  entreprit  un  glossaire  en  quarante-sept  langues,  et  un 
(1  ictionnaire  francrm-ceUigue . 


I  C'était  (iaicau,  de  Sainic-Foy. 
•^  Père  (le  notre  litK'raleur  aclucl. 


—  I!)S  — 

Il  liMv.iilliiil  a\('c  ij;(>nl  cl  coiisliiiicc  im  milieu  de  ses  livres, 
supporliuil  l.i  |);iiivrele  ;ivec  conra^r,'.  Dans  les  eamits.  il  avail 
élô  S()l)re  comme  un  Sparliale;  à  Passy,  il  vivail  de  privalioiis; 
car  il  parlaiitviil  ce  (lu'il  appelait  son  superflu  avec  d'anciens 
camarades  moins  heureux  (|ue  lui. 

Il  avail  refuse''  les  dons  du  prince  de  Houilion,  comme  il 
avait  rerusé  ceux  du  roi  d'Kspa^nc.  A  son  rclour  d'Afiglclerre. 
d'où  il  arriva  dénué  de  (oui,  il  alla  voir  le  ministre,  qui  voulait 
lui  (aire  compter  1,200  francs.  Il  prit  seulement  120  francs  en 
disant  que  s'il  avait  de  nouveaux  bemins,  il  reviendrail. 

La  paix  avait  été  de  courte  durée;  la  guerre  écla(a  de  nou- 
veau, et  vint  dans  la  retraite  de  la  Tour  d'Auvergne  lui  ap- 
jirendre  qu(>  l'uniciue  (Mifant  de  son  ami  le  Brigand,  vieillard 
octogénaire,  venait  de  lui  être  enlevé  par  la  conscription,  quoi- 
que ce  jeune  homme  fût  sa  seule  consohdion,  et  par  son  tra- 
vail son  unique  ressource. 

La  Tour  d'Auvergne,  le  cœur  palpitant  d'émotion  et  de  sou- 
venirs glorieux,  court  au  Direet'oire  '  pour  demander  la  faveur 
de  remplacer,  sous  les  drapeaux,  le  fils  de  son  ami,  qu'il  sup- 
plie de  rendre  à  son  père.  L'âge  et  les  fatigues  avaient  hlancbi 
la  tète  du  héros;  mais  le  voyant  plein  du  feu  de  sa  première 
jeunesse,  il  fut  accepté  et  dirigé  sur  le  quartier  général  de 
l'armée d'Helvétie  (1799),  que  commandait  alors  Masséna.  Il  s'v 
rendit  par  journées  d'étapes,  avec  une  feuille  de  route,  le  sac 
au  dos,  un  bâton  blanc  à  la  main.  Dans  cet  équipage,  il  était 
impossible  de  contempler  ce  noble  vieillard,  armé  et  vêtu 
comme  le  dernier* des  fantassins,  cheminant  pédestrement  vers 
un  poste  d'honneur,  animé  par  le  seul  héroïsme  de  la  vertu. 
Sans  éprouver  un  profond  attendrissement. 

Pendant  son  séjour  à  l'armée,  il  fut  nommé,  après  le  18  bru- 
maire, membre  du  Corps  Législatif;  il  en  reçut  la  nouvelle  offi- 
cielle en  même  temps  que  l'invitation  d'aller  giéger  avec  nos 

'  Alors  le  pouvoir  exécutif  se  composait  de  cinq  membres  nomtrtés  par  la  C.onven- 
liim  nationale,  ('."est  ce  pouvoir  souverain,  appelé  Directoire,  siégeant  au  Petit-I.uxem- 
liour^.  (pii  gouvernail  la  France.  La  Uéveillère-Lepaux  en  était  le  président. 


m)  — 


irprésL-nlanls.  Mais  il  rclusa  aancplcr  rr  ii.)UV(>au  poslc.   .'ii 
(lisanl  qui/  savait  défmà'e  lea  lois,  mais  non  les  faire.  • 

Passé,  en  IHOO,  à  l'ariurc  du  lUiiii,  l(^  général  Boniiparlo. 
qui  était  devenu  premier  consul,  lui  olVrit  en  vain  un  grade  su- 
périeur. 11  vécut  à  l'armée  du  l\hin  comme  il  avait  vécu  à  l'ar- 
mée des  Pyréijées  Occidentales ,  en  camarade  affectueux  et 
serviable.  Les  soldatsd'appelaient  leur  père,  il  les  nommait  ses 
enfants,  et  les  traitait  comme  tels.  Sur  les  champs  de  bataille, 
c'était  en  effet  un  père  qui  les  conseillait,  veillait  sur  eux.  les 
défendait;  et  sa  bourse  leur  était  toujours  ouverte,  aussi  bien 

que  son  cœur. 

Le  premier  consul,  voulant  honorer  une  si  belle  vie,  prit  un 
arrêté  qui  le  nomma  premier  grenadier  de  France,  et  lui  fit 
remettre  solennellement  un  sabre  d'honneur  pour  récompenser 

sa  bravoure ' .  .         ,        ,  .  , 

La  Tour  d'Auvergne,  en  acceptant  ces  dons,  que  l'austerite 
et  la  simplicité  de  ses  mœurs  repoussaient,  refusa  la  .  pension 
affectée  à  ces  faveurs  si  légitimement.acquises. 

Le  héros  prit  son  rang  dans  la  quarante-sixième  demi-bri- 
gade, dont  il  partagea  dès  lors  les  fatigues  et  les  lauriers.  Sa 
gloire  ne  rayonna  pas  longtemps  dans  ce  corps  si  distingué  par 

sa  bravoure. 

Le  27  juin  1800,  à  la  bataille  de  Neubourg,  combattant  au 
premier  rang,  animant  tout  par  son  exemple  et  son  courage, 
un  hulan.  autrichien  le  perça  au  cœur  avec  sa  lance.  Il  tomba 
dans  les  bras  des  soldats,  en  prononçant  ces  derniers  mots  : 
((  Grenadiers  !  vengez-moi  ! ...  » 

Les  grenadiers  un  moment  surpris  par  la  douleur,  se  réveil- 

i  Ce  fut  sur  le  rapport  de  Carnot,  alors  ministre  de  la  guerre,  que  cet  arrêté  fui 
pris  Le  ministre  v  retrace  les  belles  actions  de  la  Tour  d'Auvergne.  «  C'est  lui,  dit-il 
„  au  premier  consul,  qui  compte  le  plus  d'actions  d'éclat  :  car  tous  les  braves  l'ont 
,,  nommé  le  plus  brave:  modeste  autant  qu'intrépide,  il  ne  s'est  montré  qu'avide  de 
.,  gloire  et  a  refusé  tous  les  grades.  ..  Aux  Pyrénées  Occidentales,  le  général  rassem- 
bla toutes  les  compagnies  de  grenadiers,  et  pendant  toute  la  campagne  ne  leur  nomma 
point  de  chef.  Le  plus  ancien  capitaine  les  commandait  c'était  la  Tour  d'Auvergne; 
et  bientôt  ce  corps  fut  nommi'  par  l'ennemi   /«  colonne  infernale. 


—  iOO  — 

lèiviil  l'oiniiK'  cil  siirsaul,  scmMabk's  à  iiiic    lioiim'  à  (|iii   on 
vioiil  (rcnlcvtT  si's  pclils,  cl  iirciil  un  carn.i^c  allVciix  dv  Icii- 
iicmi,  dont  Icscorpsmoils,  cillasses  aulour  ilu  prciiiicr^rcnadicr 
(.le  France,  loniicrcnl  à  celui-ci  une  liécalonibe  sanglante  '. 
•  La  inorl  de  la  Tour  d  Auvergne  causa  un  deuil  général. 

Ses  obsèques  lurent  dignes  de  sa  réputation.  Des  branches  de 
chêne  et  de  laurier  niarcpicrcnt  la  j»lacc.où  ses  restes  inorlcls 
étaient  déposes.  Tous  les  grenadiers  de  larinée  vinrent  lui  ren- 
dre les  honneurs  militaires  et  un  dernier  hommage.  Leur  atti- 
tude silencieuse  et  trislc,  leur  visible  émotion,  les  larmes  qui 
roulaient  dans  les  yeux  et  sur  les  joues  bronzées  de  ces  mâles 
visages,  attestaient  la  perle  (jue  l'armée  avait  faite. 

L'un  des  grenadiers,  en  le  déposant  dans  sa  demeure  éter- 
nelle, prononça  ces  simples  paroles,  interrompues  plusieurs  fois 
par  les  sanglots  de  ses  camarades  : 

«  Pendant  sa  vie,  il  n'a  jamais  tourné  -le  dos  aux  assaillans; 
plaçons-le  comme  il  a  vécu,  le  visage  en  face  de  l'ennemi.  » 

Ce  qui  fut  exécuté  aux  cris  de  :  «  Gloire  à  d'Auvergne  1  »  Sa 
fosse  retentit  ensuite  des  détonations  des  armes  à  feu  de  tous- 
les  soldats,  (jui  défdèrent  devant  lui  en  le  saluant  pour  la 
dernière  fois. 

On  lui  éleva  un  modeste  tombeau,  sur  lequel  on  lisait  :  «  A 
la  mémoire  de  la  Tour  d'Auvergne,  premier  grenadier  de 
France,  tué  le  27  juin  1800.» 

Le  général  DessoUe,  commandant  en  chef  l'armée, .fit  mettre 
à  l'ordre  du  jour  que  l'on  coijserverait  son  nom  sur  les  con- 
trôles, exemple  unique  dans  les  annales  militaires  et  qui  vaut 
à  lui  seul  tous  les  éloges;  et,  chaque  fois  qu'on  faisait  l'appel, 
à  ce  nom  glorieux  de  la  Tour  d  Auvergne,  le  plusancien  de  la 
compagnie,  répondait  :  «  Mort  au  champ  dlionneur!  » 

Son  cœur  embaumé  était  porté  dans  une  boîte  d'argent,  par 
le  premier  sergent,  comme  une  relique,  à  la  tète  de  la  compa- 
gnie. 

'  Les  anciens  sacrifiaient  en  hécatombe  aux  dieux  cent  bœufs  et  plusieurs  animaux 
de  différentes  espèces. 


—   :>(M    — 

l'aiiiii  les  pcrsoiiii.iiics  du  dix-liuilirnif  sircic. ijui  ont  ^xir- 
couru  avec  le  plus  d  ('(Hal  la  carrière  des  armes  et  se  sont  fait 
remarquer  dans  la  vie  civile,  il  n'en  est  point  quLofTrent,  comme 
la  Tout  d'Auverp;ne,  un  assemblable  plus  |)arfail  de  loulcs  les 
vertus. 

11  élail  aussi  simple  dans  ses  goûls  que  dans  ses  mœurs.  Son 
désintéressement  allait  jusqu'à  l'abnégation.  Douéil'une  sensi- 
bilité égalera  sa  bravoure,  on  le  trouvait  toujours  prêta  com- 
patir aux  peines  d'aufrui  et  à  le^  soulager.  Son  àme  était  fière  ; 
pourtant,  son  caractère  doux  et  humain  tempérait  ce  qui'pa- 
raissait  en  lui,  au  premier  abord,  delà  rudesse  ou  de  l'austé- 
rité. *I1  ne'voulut  ni  honneurs,  ni  grades,  ni  richesses.  Il  sut 
toute  sa  vie  rester  pauvre  et  indépendant,  et  refusa  le  don 
d'une  terre  que  sa  famille  lui  offrait;  savant  et  modeste,  il  vécut" 
en. héros  et  mourut  simple  soldat.  Il  était  brun,  d'une  stature 
ordinaire,  mais  vigoureuse;  il  avait  les  traits  fortement  maT- 
qués;  son  œil  vif  et  doux  exprimait  tour  à  tour  la  bonté,  le 
courage  et  le  génie.  Il  savait  vingt-sept  langues,  et  ne  faisait 
point  parade  de  son  savoir. 

La  ville  de  Carhaix  fut  son  berceau.  Et  ses  concitoyens  lui 
ont  élevé  une  statue. 

A.  E.  DE  Saintes. 


20 


M.  DE  JIONTVON, 


\a\  charité,  toujours  la 
charité,  c'est  la  vertu  que 
nous  retrouvons  partout, 
sous  tous  les  traits,  dans 
tous    les    âges ,    lorsque 
nous  allons  à  la  recherche 
de  ces  êtres   élus  qui  fu- 
rent les  protecteurs  et  les 
amis  du  genre  humain. 
La  charité  ardente,  inces- 
'^  santé,  dévouée,  tel  est  le 
plus  beau  caractère  dont 
5^^  brillent  au  fond  les  anges 
^^  de   ce  monde,   telle  fut 
S^   par  excellence  la  vocation 
sainte  de  M.  de  Mont  von. 

Son  amour  pour  la  justice  et  la  protection  due  à  tous  lès 
hommes  devant  la  loi,  se  manifesta  dès  son  entrée  dans  la  ma- 


■*J„ 


<<È^W<- 


DE  MOKTYOX. 


^isLraluiT.  Il  n'avait  (juc  vin^l-d(;u\  ans  loisquL',  lmi  1750,  il  lui 
nommé  avoral  du  roi  au  C)iàl(;lt!t,  après  les  é.ludcs  los  plus 
brillantes,  .les  plus  solides,  et  montra  dans  l'exercice!  de  ses* 
(onctions  une  telle  probité,  tant  de  désintéressement,  tant  d'in- 
llexible  attacbement  à  ses  principes,  (ju'on  le  sufnonnna  b; 
(jrenadier  de  la  robe.  Expression  beuLeuse.comm(3  toutes  ccîlles 
(jue  trouve  la  voix  po})ulaire,  ce  glorieux  surnom  le  proclamait, 
en  quelques  mots,  l'intrépide  défenseur  des  droits,-  b;  gardien 
non  moins  intrépide  cpii  veillait  à  l'exécution  des  devoirs,  la 
senlin(#le  de  la  justice,  le  soldat  toujours  prêt  à  montera  l'as- 
saut pour  obtenir  ce  qui  était  juste. 

C'est  ce  qu'il  prouva  d'une  manière  éclatante  lorsque,  appelé- 
avant  l'âge  et  au  moyen  d'une  honorable  dispense,  dans  une 
des  plus  importantes  sections  du  conseil  d'État,  il  s'agit  de  faire 
de  ce  Qpnseil  une  commission  illégale  app,elée  à  juger  au  crimi- 
nel un  magistrat  en  (|ui  le  gouvernement  d'alors  voyait  un 
ennemi.  Tous  les  conseillers-courtisans  s'étaient  '  levés  pour 
voter  cette  mesure  que  sollicitait  le  pouvoir;  mais  un  autre 
pouvoir  sollicitait  plus  impérieusement  que  tout  autre  M.  de 
Montyon,  c'était  le  pouvoir  de  la  conscience  et  du  sentiment  du* 
devoir,  le  pouvoir  de  la  justice.  Le  jeune  maître  des  requêtes 
y  obéit,  et  s'opposa  seul  à  l'infraction  de  la  loi. 

Que  lui  importait  la  disgrâce  qu'il  subit  quelques  années 
après?  Ne  trôuvait-il  pas  en  lui  les  plus  pures  consolations  en 
se  rappelant  combien  de  malheureux  il  avait  arrachés  .à  la'  mort, 
à  la  mort  la  plus  cruelle,  à  la  mort  par  la  faim,  lorsqu'il  était 
intendant  de  la  province  d'Auvergne?. Une  famine  s'étant  tout  à 
coup  déclarée  dans  cette  contrée,  les  hommes,  exténués  par  le 
besoin,  n'avaient  plus  la  force  de  travailler  aux  champs,  et  ainsi 
se  préparait  une  nouvelle  année  de  disette  ;  les  femmes  éplorées 
voyaient  avec  désespoir  leurs  enfants  étendre  leurs  bras  vers 
elles  en  leur  demandant,  par  leurs  cris,  par  leurs  gestes,  du 
lait,  du  pain;  elles  n'avaient  pas  un  morceau  de  pain  dans  la 
huche,  pas  une  goutte" de  lait  dans  leurs  mamelles  taries.  Tout 
allait  périr  de  niisère,  de  détresse;  mais  M.  de  Montyon  était 


—  -204  —, 

l;i,  il  rliiil  riche,  loul  If  iiioiidt'  (levait  avoir  du  |hiiit  de  uic^nii' 
(jne  lui;  c'est  ce  cpiil  s'elail  dit  dans  sa  justice,  sceur  de  sa 
clwirite;  aussitôt  des  travaux  |)ul)lics  ordonnés  à  ses  Irais  el  qui 
enibellirenl  la  villo  d'Aurillac  .  donnèrenl  do  (juoi  vivre  à  une 
population"  nombreuse;  des  approvisionnements  eurent  lieu 
à  la  voix  de  lintencLuit;  la  province  fut  sauvée,  et  bénissant 
d'une  voix  unanime  M.  de  Montyon,  elle  couvrit  par  un  concert 
d'actions  de  irràces  les  paroles  de  blâme  que  faisait  entendre 
contre  lui  un  ministre  irrité. 

Aussi  un  monument  fut-il  élevé  à  M.  de  Montyon  par^  habi- 
tants de  l'Auvergne.  Les  sympathies  des  populations  reconnais- 
•santes  ne  permirent  pas  que  cet  homme  vertueux  restât  long- 
temps ef  complètement  disgracié,  l'ne  place  de  conseiller  d'Etat 
lui  fut  départie,  el  bientôt  il  fut  nommé  chancelier  de  la  maison 
de  l'un  des  princes  de  la  famille  royale  ;  voici  à  quelle  occasion  : 
l'n  jour,  il  attendait  une  audience  du  roi,  et,  près  de  lui,  atten- 
daient également  de  jeunes  seigneurs  de  la  cour.  Ceux-ci,  ne 
rêvant  qu'élégance  et  mode  nouvelle,   ne  manquèrent  pas  de 
remarquer  le  costume  antique,  la  large  perruque  de  M.  de  Mon- 
•tyon,  et  de  la  remarque  au  sourire  il  n'y  eut  qu'un  pas;  puis 
voici  qu'un  prince  aussi  jeune  et  aussi  étourdi  qu'eux,  venanti» 
passer,  encouragea  l'expression  de  leur  gaieté  en  y  prenant  part. 
Le  roi  le  sut,  et  adressa  au  prince  de  sévères  reproches  sur  sa 
conduite  envers  un  magistrat  distingué  tant  par  les  qualités  de 
l'esprit  que  par  celles  de  l'àme  Le  prince  réfléchit.  Il  vint  le 
lendemain  trouver  le  roi  :  «  Sire,  j'ai  pensé,  lui  dit-il,  à  réparer 
»  mon  tort  envers  M.  de  Montyon.  La  place  de  chancelier  de  naa" 
«  maison  est  encore  vacante  ;  je  viens  demander  pour  lui  cet 
»  emploi.  »  M.  de  Montyon  fut  appelé  sur-le-champ  aux  fonc- 
tions de  chancelier  du  comte  d'Artois. 

Ses  hauts  talents  allaient  peut-être  lui  valoir  la  simarre  de 
garde  des  sceaux  au  moment  où  éclata  la  révolution  de  1789. 
et  l'un  des  plus  cruels  fléaux  de  cette  grande  convulsion  fut 
sans  doute  l'exil  que  M.  de  Montyon  dut  s'imposer  loin  de  ses 
compatriotes,  qui. auraient  eu  tant  J^esoin  de  ses  secours  et  de 


—  205  — 

son  ii[)|)ni  imimMlial.  Il  croyail  du  moins  laisser  derlMerc  lui  des 
londalions  inattaquables,  créées  pai-  lui,  sons  le  voile  de  l'ano- 
nyme, dès  l'année  1782,  un  prix  ailnuel  de  1200  francs  pour  ré- 
compenser l'ouvrage  le  plus  utile  aux  mœurs,  et  un  autre  prix  de 
la  même  somme,  destiné  à  l'auteur  de  l'action  la  plus  vertueuse. 
L'Académie  IVancaise  était  chargée  de  décerner  l'une  et  l'autre 
couronne ,  à  la  vertu  en  préceptes,  à  la  vertu  en  action  ;  mais  le  gou- 
vernement révolutionnaire  supprima  tout  à  la  fois  et  les  fonda- 
tions pieuses  et  l'Académie  à  laquelle  le  soin  en  avait  été  départi. 
Toutefois,  dans  le  cours  de  quelques  années  qui  s'écoulèrenl 
depuis  son  retour  de  l'émigration,  de  1815  au  26  décembre  1820, 
terme-de  sa  belle  vie,  M.  de  Montyon  réalisa  tous  .les  actes  de 
charité  qu'il  aurait  pu  accomplir  pendant  sa  longue  absence. 
Les- méditer,  telle  avait  sans  doute  été  la  consolation  des  jours, 
passés  loin  de  la  patrie,  et  à  son  dernier  moment  il  ordonna 
que  ses  bienfaits  fussent  éternels.  Une  riche  dotation  fuf  consa- 
crée par  sa  volonté' suprême  à  compléter  admirablement  l'œu- 
vre de  charité  qui  prend 'soin  des  malades  pauvres  dans  l.es 
hôpitaux  dont  Paris  a  un  luxe  si  magnifique.  Naguère  encore,  il 
ne  se  passait  pas  de  jour  sans  que  l'on  rencontrât  des  hommes, 
des  femmes,  pâles,  épuisés,  chancelants,  appuyés  aux  murs, 
assis  sur  les  bornes  des  rues,  mendiant  d'une  voix  éteinte, 
d'une  main  amaigrie,  et  racontant  aux  passants  qui  les  interro- 
geaient comment  ils  sortaient  de  l'hôpital,  mais  à  peine  guéris, 
sans  force  encore  pour  travailler,  sans  pain,  sans  ressource.  Ils 
avaient  échappé  à  une.  maladie  entourée  de  soins  ;  ils  allaient 
succomber  à  une  convalescence  dénuée  de  tout  soutien,  de  tout 
bien-être,  à  une  convalescence  accablée  de  misère.  Il  n'en  est 
plus  ainsi  à  présent.  Grâce  à  M.  de  Montyon,  les  pauvres  mala- 
des n'ont  plus  à  redouter  le  moment  où  ils  se  porteront  mieux 
et  devront  céder  leurs  lits  à  d'autres;  s'ils  reçoivent  des  secours 
au  rnoyen  desquels  ils  peuvent  se  procurer  un  asile,  se  rétablir 
et  retrouver  des  forces  qui  leur  permettent  de- se  livrer  au  tra- 
vail, c'est  M.  de  Montyon  qu'ils  doivent  bénir  :  l'ange  des 
convalescents  pauvres  est  M.  de  Montyon, 


—  20(i  — 

C'est  ce  (lu'il  lui  loule  sa  vie,  aii^c.  ariii;(^  invisible  de  cliarilé. 
l'iw  lainillo  tombée  (le  l'aisance  dans  l;i  détresse  souHrail-elle,  au 
fond  d'un  j:;aletas,  tous  les  liiaux  d'une  indii^enee  d'autant  plus 
allVeuse  (lu'elle  succédait  à  l'abondance,  d'autant  plus  complète 
et  désespérée  (pi'elle  se  repliait  sur  elle-même  el  se  dérobait 
pudi([uemenl  à  tous  les  regards:  oh!  il  était  un  an<j;e  dont  les 
yeux  voyaiiMit  les  douleurs  les  plus  secrètes,  les  j)lus  recueillies, 
un  ani^e  cpii  ne  vivait  ici-bas  (pie  pour  les  épier,  les  découvrir, 
et  la  malheureuse  rainille  s'en  apercevait  bientôt  en  recevant  de 
mystérieux  seeours.  Au  milieu  des  misères  de  la  révolution, 
souvent  les  habitants  de  ce  pays  d'Auvergne  dont  M.  de  .Mon- 
tyon  fut  le  bienfaiteur,  virent  descendre  sur  eux  de  nouveaux 
bienfaits  (jue  le  rayon  voilé  d'un  ange  leur  avait  apporté  d'un 
.lointain  exil.  Ces  Français  expatriés  à  Londres  apprirent  ctussi 
qu'ils  avaient  cet  ange  près  d'eux,  mais  ils  ne  l'apprirent  que 
par  sesTDonnes- œuvres. 

M.  de  Montyon  porta  donc  de  lui-même  le  jugement  le  |dus 
fondé,  et  se  rendit  toute  justice  lorsque  dans  un  mémoire 
adressé  au  roi  proscrit,  en  1796,  il  écrivait  ces  lignes  :  «  Si  je 
»  puis  me  féliciter  de  quelques  actions  louables,  j'ai  pris  plus 
»  de  soin  pour  les  cacher  -que  .d'autres  n'en  ont  pris  pour  en 
»  cacher  de  répréhensibles.  »■  En  effet,  que  de  fois  les  acadé- 
mies ayant  exprimé  le  regret  de  n'avoir  qu'un  prix  à  décerner 
lorsque  plusieurs  concurrents  le  méritaient,  reçurent  d'un  ano- 
nyme les  fonds  destinés  à  récompenser  ces  diverses  œuvres 
d'une  valeur  égale?  Ne  nous  a-t-onpas  raconté  la  lutte  qui  s'éta- 
blit entre  un  jeune  écrivain  pauvre  et  un  bienfaiteur  anonyme 
qui  voulait  venir  à  son  secours?  «  Je  n'accepte  le  bienfait  que 
»  sous  la  condition  que  je  connaîtrai  mon  bienfaiteur,  »  disait 
avec  délicatesse  l'homme  de  lettres.  «  Je  ne  montrerai  jamais  la 
»  main  qui  répand  le  bienfait ,  "  répondait  l'anonyme  avec  la 
modestie  de  la  charité  ;  mais  la  clwirité  est  ingénieuse,  et  soyons 
bien  sûrs  que  celle  de  l'anonyme,  qui  n'était  autre  que  M.  de 
Montyon,  trouva  le  moyen  de  venir  en  aide  au  pauvre  et  noble 
auteur  sans  révolter  la  fierté  de  sa  misère. 


-      207   — 

i'r  lui  1,1  niorl  seule  (|ui  souleva  le  voile  de  M.  de  .Moiilyoïi 
(M,  lit  eoiiriailre  h  l.i  l'^raiice  (|uelle  était  cette  luaiii  eacliée  (jui 
avawépandu  tant  de  bien.  M.  de  Montyon  léguait  son  irnm'cnse 
fortune  en  plus  gnmde  parti»;  aux  l)ureaux  de  bienfaisance  et 
aux  liopitaux;  aussi,  chose  touchante,  vit-on  de  toutes  parts 
accourir  par  centaines,  à  ses  funérailles,  des  pauvres  qui  pleu- 
raient, comme  s'ils  eussent  perdu  un  père. 

Et  pourtant,  à  son  dernier  soupir,  il  s'était  reproché  (h^na- 
voir  pas  fait  aux  hommes  tout  le  bien  quil  aurait  pu  et  par  consé- 
quent dû  leur  faire,  scrupule  admirable  d'une  àme  tendre  <[ui 
n'est  jamais  satisfaite  d'elle-même,  parce  que  la  charité,  passion 
sainte,  est  avide,  fervent;?,  insatiable.  La  charité  de  M.  de  Mon- 
tyon  a  cependant  élevé  au  milieu  de  notre  société  d'immortels 
monuments.  Tant  (]ue.dura  sa  longue  vie,  constamment  préoc- 
cupé du  sort  des  classes  pauvres  et  du  soin  de  l'améliorer,  au 
physique  connue*  au  moral,  il  a  appelé  à  la  continuation  de  ce 
soin  pieiix  les  hommes  éclairés  de  toutes  les  époques  h  venir. 
Le  talent  et  le  génie  sont  ses  éternels  exécuteurs  testamentaires. 
Grâce  à  ses  riches  fondations ,  des  concours  annuels  sont  ou- 
verts pour  rechercher  les  moyens  de  rendre  moins  malsaines 
certaines  professions ,  et  des  prix  sont  destinés  à  récompenser 
les  remèdes  les  plus  utiles  au  corps.  C'est  l'Institut  qui  décerne 
ces  prix. 

Le  premier  soin  de  M.  de  Montyon  en  rentrant  dans  sa  patrie 
avait  été  de  rétablir  les  fondations  que  1793  avait  anéanties,  et 
les  actions  vertueuses,  les  ouvrages  utiles  purent  encore  espérer 
d'autre  récompense  que  celle  d'une  conscience  satisfaite.  L'Aca- 
démie française  reprit  avec  joie  les  fonctions  que  lui  confiait  un 
bienfaiteur  caché. 

Ce  fut  certainement  une  belle  et  féconde  pensée  (\ue  celle 
d'encourager  la  publication  d'ouvrages  uliks  aux  mœ'ws  et 
la  composition  de  livres  tels  que  l'artisan,  le  jeune  homme, 
les  ouvrant  avec  empressement  pour  se  reposer  de  leurs  tra- 
;  vaux  par  les  plaisirs  de  l'imagination  et  de  l'intelligence',  y 
trouveraient  de  salutaires  préceptes  de  morale  et  de  conduite, 


—  208  — 

soil  flivcis  le  imoikIc,  soiI  envers  le  ciel.  I.'aveijir,  mieux  eiicoi'e 
(|ue  iioli'c  cpociue  .  a|»|U-('ci(M*a  le  stTvict'  rendu  à  la  socic'^pai 
M.  (le  Monlvon,  it)rs(|u'il  a  ouvert  une  carrière  honiirle  c^ure 
aux  écrivains,  don!  noire  siècle  a  du  reste  une  (lé|>loral)le  abon- 
dance, lïouvrage  le  plus  utile  aux  mœurs  sérail  peul-èlre  celui 
doiil  le  Inil  lendrail  à  melire  en  i^arde  les  jeunes  gens  (jui  p'im- 
Hcnl  pour  (ji'nic  une  anlrur  de  rimer,  conire  celte  croyance  funesie 
dans  une  prétendue  vocation,  et  serait  assez  eflicacc  pour  les 
détourner  de  ces  illusions  fatales.  Ouel  succès  utile  et  proiilahle 
n'obtiendrait  pas  cet  ouvrag»'  (jui  les  déciderait  às'en  tenir  au 
métier  ou  à  l'iridustrie  de  leurs  pères,  et  à  préférer  au  périlleux 
métier  d'auteur  la  charrue  ou  le  compas,  qui  les  feraient  vivre 
honorablement!  Il  est  des  jours  oii,  plus  que  jatïKiis,  les  écri- 
vains doivent  être  des  instituteurs  public^s;  nous  sommes  essen- 
tiellement dans  ces  jours;  voilà  pourquoi  M',  de  Montyon  a  senti 
qu'il  rendrait  un  service  éminent  à  son  pays  *en  faisant  un  ap- 
pel à  tous  ceux  qui  se  sentent  capables  d'écrire  des  œuvres 
utiles,  et  d'obéir  à  sa  voix  en  donnant  aux  hommes  des  livres 
bons  et  salutaires. 

Un  livre  bon  et  salutaire  entre  tous,  c'est  un  recued  (jue 
publie  annuellement  l'Académie  française,  c'est  le  récit  des 
belles  actions  auxquelles  M.  de  Montyon  a  voulu  que  ce  corps 
illustre  décernât  aussi  les  prix  attribués  par  lui  aux  actions  ver- 
tueuses. Livre  magnifique  dont  M.  de  Montyon  estbien  réellement 
l'auteur,  puisque  sans  lui  il  n'existerait  pas;  il  nous  montre  les 
plus  humbles  et  les  plus  admirables  vertus  dans  les  galetas  les 
plus  dénués,  dans  les  plus  humbles  chaumières;  c'est  un  su- 
perbe trophée  de  tous  les  dévouements  qui  se  résument  par  le 
beau  mot  de  -charité.  Ici,  c'est  une  femme  qui  ne  vit  que  pour 
veiller  auprès  dés  malades,  une  jeune  fille  dont  toute  la  jeu- 
nesse's' est  pieusement  passée  à  soutenir  son  père,  sa  mère  in- 
firme, et  qui  partage  encoi*e  son  morceau  de  pain  sec  avec  des 
orphelins  ;  là.  c'est  un  homme  qui  ne  p'eut  voir  un  incendie  sans 
s'v  précipiter  pour  disputer  des  malheureux  aux  flammes;  un 
autre  que  les  vagues  les  plus  formidables  n'effrayent  pas  quand 


—  i2()î)  — 

il  s'iigil  (le  sauver  (1rs  iiaiilVatif's  ;  là  des  scrvilcurs,  bien  rares 
(le  nos  jours,  (fui  se  sont  allaeliés  à  leurs  niaîlres  loinlx's  dans 
la  détresse  ,  (|ui  out  IravailN'  luiil  et  joui-  et  men(li(''  pour  eux! 
Am(^s  sublimes,  saintes  manifestations  de  la  (liviiiil('',  tous  ces 
anges  de  charité  et  de  dévouement  s'enveloppaient  dans  leurs 
ailes.  M.  de  Montyon  a  voulu  qu'ils  eussent  un  touchant  triom- 
phe public.  Chacjue  ann(3e,  ils  sortent,  un  jour,  de  leur  pieux 
mystère;  de  pâthétiqiies  narrations  apprennent,  ce  jour-là,  à  la 
réunion  de  tout  ce  que  Paris  a  de  plus  brillant  et  de  plus  élevé, 
les  actes  sublimes  d'abnégation  qui  ont  mérité  les  prix  de  vertu 
à  d'humbles  et  modestes  créatures.  Ici  l'exemple  vient  d'en  bas 
resplendir  aux  yeux  d'un  auditoire  ému  qui  salue  des  mêmes 
applaudissements  le  nom  de  ces  pauvres  vertueux,  du  vertueux 
riche  M.  de  Montyon  ;  et  ces  noms,  prononcés  ensemble  avec 
un  égal  respect,  rendent  un  éclatant  témoignage  de  l'égalité 
qu'établit  la  vertu  entre  les  hommes. 

Ernest  Focinkt. 


27 


■■"jii^i^- 


Les  Vosges  sont  une 
longue  clinîne  de  mon- 
Uignes  (jui  se  divise  en 
plusieurs  branches.  .L<» 
première  suit  à  l'esl  le 
cours  du  Rhin  ;  la  se- 
conde se  joint  aux  Cé- 
vennes,  autres  monta- 
gnes du  Languedoc  , 
enfin,  la  troisième  vient 
au  nord  se  perdre  dans 
y'\\)â^  le  département  des  Ar- 
%  dennes.  C'est  dans  l'un' 
des  cantons  les  plus  âpres 
et  les  plus  sauvages  de 
cette  dernière  branche  des  Vosges  que"  vivait,  il  y  a  environ  un 
demi-siècle,  une  population  aussi  inculte  que  ses  champs,  aussi 
rude  que  les  pierres  qui  rendaient  impraticables  les  chemins 
d'un  village  à  raulre.  La  religion  n'était,  parmi  ces  hommes 
à  demi  barbares,  que  le  retour, de  certaines  pratiques  supersti- 


LOL'IiE  5CHEPLER. 


Litk  Becquet. 


N<>?  THOlîAS . 


—   211    — 

lieuses;  à  nriiuMoniiaissaieiil-ils  I  Kvanji;ilt'  de  nom.  ^Mi.uil  a 
des  lois,  à  de  la  morale,  ils  ne  savaient  ce  (jue  (fêlait,  cl  chez 
eux  comme  chez  les  sauvages,  la  force  décidait  seule  de  ce  qui 
était  juste  ou  injuste.  Aussi  ignorants  que  méchants,  ces  mal- 
heureux étaient  encore  plus  pauvres  faute  d'industrie;  ils  ne 
tiraient  qu  un  médiocre  parti  de  leurs  terres,  et  dans  les  mau- 
vaises années  étaient  exposés  à  mourir  de  laim. 

Un  pasteur,  instruit  de  cette  misère,  entreprit  de  civiliser 
cette  population  dont  personne  ne  s'occup^jit,  perdue  qu'elle 
était  dans  ses  montagnes. 

M.  Frédéric  Oberlin  aurait  pu  focilemént  vivre  à  laise  dans 
un  pays  riche-,  parmi  des  hommes  éclairés,  bons  chrétiens,  ca- 
pables d'apprécier  ses  talents  et  ses  vertus  ;  mais  il  savait  que  le 
devoir  d'un  apôtre  de  l'Evangile  est  d'acquérir,  à  tous  prix,  des 
âmes  à  Dieu  ;  ainsi  il  quitta  les  plaines  fertiles  de  l'Alsace  pour 
venir  s'établir  chez  les  sajivages  du  Banc  de  la  Roche. 

Le  premier  bien  cfue  M.  Oberlin  partagea  avec  ses  ouailles 
fut  celui  de  son  instruction  agricole,  afin  de  les  disposer  à  l'amour 
de  Dieu  par  la  reconnaissance  :  il  leur  enseigna  comment  ils 
devaient  s'y  prendre  pour  tirer  un  bon  parti  de  leurs  terres  en 
friche.  La  récolte  du  blé  manquait  souvent,  et  de  là  d'affreuses 
famines  ;  le  pasteur  planta  des  pommes  de  terre  pour  y  sup- 
pléer. Les  fruits  sauvages  sont  presque  tous  amers  et  malsains  : 
M.  Oberlin  montra  comment,  au  moyen  de  la  greffe,  la  pomme 
la  plus  revèche,  la  cerise  la  plus  acide,  deviennent  des  fruits 
délicieux.  Les  racines  sauvages  furent  de  même  remplacées  par 
de  bons  légumes.  Cet  accroissement  de  richesses  changea  tout  à 
coup  les  mœurs  des  habitants  du  Banc  de  la  Roche.  Quand  ils 
ne  devaient  un  bien-être-précaire  qu'à  la  chasse  ou  à  la  rapine, 
peu  leur  importait  d'avoir  des  maisons  plus  semblables  aux 
huttes  des  nègres  qu'aux  demeures  des  peuples  civilisés.  De- 
venus cultivateurs,  ils  sentirent  le  besoin  de  se  construire  des 
granges  pour  serrer  leurs  récoltes,  des  greniers  où  leurs  grains 
se  conserveraient  d'une  année  à  d'autre,  des^  écuries,  des  éta- 
bles;  et  un  grand  nombre  d'entre  eux  devinrent  maçons,  char- 


—  212    - 

pciilitTs,  l'ouNrcms;  c Clainit  aiilaiil  d  liomiiics  arraclirs  à  la 
vil'  oisive  (.'(  va^'ahoiidc  Os  iioiivcaiix  besoins  aiiiciirrciil  aussi 
(les  relations  avee  les  villes  voisines,  et  les  cjinaux  une  Ibis-ou- 
verls,  la  civilisalion  coula  à  plein  bord  cIk'z  nos  sauva!i;es. 

M.  Oberlin  s'élail  l'ail  maître  d'école  en  nièuK;  temps  (pi'ajrri- 
lulleur;  il  apprenait  aux  erd'ants  à  lire  l'Kvangile;  ceux-ci  rap- 
porlaieiU  dans  leurs  familles  les  nouvelles  idées  qu'ils  puisaicîut 
dans  les  livres  saints,  et  ces  idées  d'ordre,  d(;  |)rol)ité,  de  sou- 
mission, de  miséricorde,  trouvaient  crédit  auprès  des  gens  qui 
avaient  (|uelque  chose  à  perdre,  et  commençaient  à  trouver  la 
viç  assez  douce  pqur  apprécier  les  lois  divines  et  humaines  qui 
les  protègent.  Le  bon  pasteur  enseignait  aussi  aux  mères  com- 
ment elles  devaient  s'y  prendre  pour  préserver  la  vie  de  leurs 
enfonts  au  maillot  de  mille  accidents  auxquelles  sont  exposées 
ces  frêles  existences.  Avant  l'arrivée  de  M.  Oberlin  au  Banc  de 
ta  Roche,  plus  des  deux  tiers  des  enfants  mouraient  dans  le 
premier  âge.  Ces  pauvres  petits,  mieux  nourris,  mieux  soignés 
d'après  ses  conseils,  s'élevèrent  presque- tous. 

L'aisance  dans  les  ménages,  les  mœurs  plus  douces,  et  les 
|)ratiques  hygiéniques,  amenèrent  une  telle  augmentation  dans 
la  population,  que  M.  Oberlin  dut  fonder  plusieurs  manufac- 
tures pour  employer  les  bras  que  l'agriculture  laissait  oisifs.  En 
même  temps  qu'il  fondait  ces  établissements,  il  eut  soin  de  les 
mettre  en  relation  avec  des  maisons  de  commerce  des  villes 
voisines  ;.de  sorte  que  les  produits  s'écoulaient  avec  facilité.  Ces 
contrées  jadis  si  pauvres  devenaient  de  plus  en  plus  riches. 

Tant  de  bienfaits  de  la  part  du  })asteur  étaient  payés  par  la 
plus  vive  reconnaissance  et  la  plus  entière  confiance.  M.  Ober- 
lin se  servit  de  ces  sentiments  pour  éclairer  de  plus  en  plus 
ceux  qu'à  si  juste  titre  il  regardait  comme  ses  enfants;  il  leur 
apprit  ce  dernier  enseignement  et  le  plus  précieux  de^  tous,  à 
rapporter  à  Dieu  la  gratitude  des  biens  qui  leur  arrivaient  dans 
le  monde,  à  supporter  avec  constance  les  revers  inséparables  de 
la  nature  humaine,  à  espéreV  une  autre  vie,  éternelle  et  bien- 
heureuse, prix  de  lobéissance  à  notre  Père  qui  êtes  aux  deux,  et 


—  213  — 

(l(3ramoiir  du  prochain.  (Icltc  morale,  pénétrant  dans  dcsrtnurs 
déjà  [jréparés  à  la  soumission,  y  porta  de  bons  IVuils.  Les  dé- 
lits et  les  querelles  devinrent  de  plus  en  plus  rares*  au  Banc 
de  la  Koelie.  Une  bienveillance  mutuelle'  anima  les  nouveaux 
convertis,  et  ces  montagnes,  signalées  naguère  comme  un  re- 
paire de  [)rigands,  devinrent  l'asile  des  vertus. 

•Les  succès  de  >l.  Oberlin,  tout  en  remplissant  son  cœur  de 
joie,  agrandissaient  tellement  sa  tache,  qu'il  |)ressentait  le  mo- 
ment où  il  ne  pourrait  plus  y  suffire,  lorsque  le  ciel  lui  elivoya 
un  aide,  dans  la  personne  de  Louise  Sciieppler,  l'héroïne  de 
notre  conte  véritable.  Celte  jeune  paysanne,  à  peine  âgée  de 
quinze  ans,  jouissait  dans  sa  famille  de  l'une  de  ses  laborieuses 
aisances  dues  aux  enseignements  du  pasteur.  Ses  parents  comp- 
taient la  garder  chez  eux  jusqu'à  son  mariage  ;  mais  elle, 
poussée  par  une  sainte  vocation,  préféra  entrer  au  service  de 
M.  Oberlin,  afin  de  prendre  part  aux  œuvres  de  sa  charité. 

De  cet  instant,  le  pasteur  vit  ses  forces  physiques  doubler;  il 
eut  à  ses  ordres  des  jambes  jeunes  et  infatigables,  des  mains 
alertes  et  adroites,  et  mieux  que  tout  cela,  un  cœur  dévoué,  un 
esprit  intelligent  qu'aucun  obstacle  n'arrêtait.  Louise,  de- 
venue l'aide,  le  messager,  souvent  le  guide  de  son  maître,  allait 
de  cabane  en  cabane  porter  des  secours  et  des  consolations  ; 
toujours  active  et  bonne,  elle  -exécutait  les  intentions  du  pas- 
teur, de  façon  à  en  augmenter  encore  le  prix.  Mais  là  ne  se 
borna  pas  son  mérite  :  non  contente  de  prouver  par  son  zèle 
combien  elle  était  digne  de  lui  être  associée,  elle  l'étonna  en- 
core en  le  devançant  par  son  génie  bienfaisant.  Ce  fut  elle  qui, 
la  première,  remarqua  l'embarras  que  les  enfants  en  bas  âge 
causent  dans  les  ménages  d'artisans  ou  de  laboureurs,  et  trouva 
le  moyen  d'y  remédier. 

Si  dans  une  pauvre  famille  la  mère  consacre  son  temps  à 
soigner  les  enfants,  elle  n'apporte  point  sa  part  de  salaire  dans 
la  JDOurse  commune,  et  chez  les  ouvriers  il  faut  de  nos  jour« 
([u'aucun  de  ceux  qui  ont  la  force  de  travailler  restent  oisifs  ;  dé 
la  sorte,  ce  sont  des  êtres  débiles  de  corps  ou  faibles  d'esprit. 


l\k  - 

(les  SiViM's  ;i  peine  sorlics  de  rciilaïK'c,  des  .iirulcs  loiilrs  piVics 
;i  V  iciilrcr,  (|iiisoiil,  ;ui  loijiis,  chargées  de  la  surveillanoe.de  la. 
l'ainille.  De  là  (anl  d'ellVoyables  accideiils  :  le  l'eu  mis  aux  mai 
sons  par  des  jeux  iiuprudenls,  les  cliules  el  les  coups  qui  eslro- 
pienlou  deligurenl  les  eiilanls,  les  alURjucs  des  juiiiuaux  ni;d - 
laisanls;  les  einpoisoimemenls,  suite  de  la  déteslable.liahilude 
des  enl'aïUs  de  porter  à  leur  houclie  tout  ce  (|u'i|s  tiennent  dans 
leurs  mains,  el  d(>  leur  insaliid)le  gourmandise,  qui  les  fait  mor- 
dre  à  tout  ce  (pii  ressemble  à  un  fruit  ou  à  une  friandis(\  Knfin. 
tpiand  par  miracle  ces  pauvres  abandonnés  évitent  ces  acc[- 
deids,  rien  ne  peut  les  sauver  des  dangers  de  la  paresse,  de 
l'indépendance,  du  vagabondage,  dont  ils  prennent  la  funest(^ 
habitude. 

Louise  Scheppler,  ayant  vu  ces  choses  de  près  au  Banc  de  la 
Roche,  eut  l'idée  de  rassembler  autour  d'elle  les  enfants  de 
deux  à  sept  ans,  et  de  les  garder  pendant  que  leurs  parents 
étaient  occupés  de  leurs  travaux.  Ayant  promptement  reconnu 
le  bon  effet  de  cette  mesure,  elle  fit  construire,- à  ses  frais,  une 
salle  spacieuse  pouvant  contenir  de  cent  à  cent  cinquante  en- 
ftmts.  Là  elle  les  occupait  d'exercices  à  la  portée  de  leur  âge, 
leur  enseignait  à  prier  Dieu,  à  vivre  entre  eux  sans  querelle,  à 
obéir  au  moindre  signe,  et  à  se  tenir  propres .  la  saleté  étant 
aussi  malsaine  pour  les  enfants  que  désagréable  à  voir. 

Ainsi,  ces  salles  d'asile  pour  l'enfance,  dont  la  France  et 
l'Angleterre  sont  fières  à  juste  titre,  incontestable  progrès  de 
la  civilisation,  ont  été  improvisées  dans  les  Vosges  par  la  ser- 
vante d'un.pasteur,  homme  de  bien,  mais  pauvre,  comparé  aux 
riches  de  la  terre;  ignoré,  perdu  dans  un  coin  du  globe,  n'ayant 
d'autre  pouvoir  que  l'ascendant  de  la  vertu. 

Louise  Scheppler  vécut  ainsi  plusieurs  années,  toujours  au 
service  de  M.  Oberlin,  qu'elle  continuait  à  seconder  dans  ses 
bonnes  œuvres  en  même  temps  qu'elle  consacrait  aux  pauvres 
son  patrimoine,  dont  la  mort  de  ses  parents  l'avait  mise  en  pos- 
session. Le  pasteur  et  sa  servante,  ayant  voué  ainsi  leur  vie  au 
service  de  l'humanité,  durent  connaître  tout  le  bonheur  dont  on 


—  2\6   - 

pciil  jouir  CM  ce  inonde;  mais  la  vieillesse  viiil  pour  eux  comme 
polir  les  e^^oisles  ou  les  méchants;  les  lois  de  la  Providence 
sonl  immuables  à  ce!  égard  ;  les  hommes  peuvent  suivre  des 
roules  ditrérenles  dans  la  vie,  mais  tous  marchent  du  même 
pas  du  berceau  à  la  tombe.  Les  jours  les  mieux  employés 
n'ont  (pie  douze  heures  ;  les  bonnes  œuvres  préparent  la  vie 
éternelle  dans  le  ciel,  lAais  ne  peuv(>nt  rien  |tour  prolonger  celle 
de  la  terre. 

Le  pasteur,  de  beaucoup  plus  âgé  tjue  sa  servante,  fut  h' 
premier  atteint  par  les  intirmités  de  la  vieillesse.  Alors  la  cou- 
rageuse Louise  suffi!  à  tout;  heureusement  les  hommes  et  les 
femmes  dans  la  force  de.l'àge  n'avaient  besoin  d'aucun  secours; 
grâce  à  M.  Oberlin,  le  travail  ne  pouvait  pas  leur  manquer,  et 
la  voix  de  leur  bienfaiteur,  toute  affaiblie  qu'elle  était,  suffisait 
pour  les  maintenir  dans  la  ligne  des  devoirs  religieux.  Mais  les 
infirmes,  les  vieillards,  l*e$  enfants,  ne  pouvaient  se  passer  de 
soins  et  de  consolations.  Louise  avait  pourvu  au  bien-être  des 
derniers  par  l'établissement  de  la  salle  d'asde;  aux  autres 
Louise  porte  des  bouillons,  des  médicaments.  Elle  trouve  le 
moyen  de  prodiguer  à  tous  des  soins  et  des  consolations  ;  rien 
ne  l'arrête;  ni  les  distances,  ni  les  mauvais  chemins,  le  froid,  la 
pluie,  les  orages  si  terribles  dans  les  montagnes,  ne  suspendent 
point  sa  marche.  Quand  le  jour  lui  manque,  elle  marche  la 
nuit,  et  trouve,  comme  par  miracle,  de  l'argent,  du  temps,  des 
forces  pour  suffire  à  tout.  11  est  vrai  qu'elle  ne  compte  pour 
rien  ni  les  fatigues  ni  les  dangers,  qu'elle  n'accorde  pas  un 
'instant  à  la  paresse  ni  aux  plus  innx)centes  distractions,  et  sa- 
crifie son  bien,  sans  réserver  une  obole  pour  elle-même. 

M.  Oberlin,  sentant  sa  fin  approcher,  et  présageant  que  Louise 
serait  dans  le  besoin  sur  ses  vieux  jours,  la  légua,  par  son  tes- 
tament, à  ses  enfants.  MM.  et  M"*"^  Oberlin,  pleins  de  vénéra- 
tion pour  cette  vertueuse  fille,  voulurent  lui  donner  une  part 
égale  à  la  leur  dans  le  modeste  héritage  de  leur  père.  Mais 
Louise  Scheppler,  toujours  dévouée  et  s'oubliant  elle-même,  dut 
refuser  un  présent  <jui  diminuait  leur  aisance;  mais  elle  de- 


_  2H\  — 

niaïuia  rotnnu' r('M'omp<Mis(' (le  ses  lioiKHMltlcs  services  lu  per- 
mission de  joindre  le  nom  de  son  maître  au  sien. 

Plus  lard,  rVeadénneFraneaise,  instruite  des  belles  aelions  de 
Louise  Oherlin  Sclieupler,  lésa  récornpensiVs  en  faisan l  parti- 
ciper celle  véritable  liéronie  de  la  charili^  au  prix  do  dix  mille 
francs  que  M.  de  Monlyon  a  londô  pour  èlre  donné  annuolle- 
menl  à  la  vertu. 

M""  Alida  dk  Savh;\ac. 


ILS  TROIS  PLKSASS. 


N».^  TilOaAS 


LES  TROIS  PERSAXS. 


y.e   petit  village   de 
KhosroV,  appartenant 
anciennement  à  la  Per- 
se, maintenant  à  la  Rus- 
sie,  devait  payer   un 
impôt     extraordinaire 
équivalent  à  cinq  mille 
francs  environ  de  notre 
monnaie.   C'était  plus 
que  tout  le  village  ne 
valait  peut-être.  Ses  ha- 
bitants sont  misérables, 
\    peu  industrieux,  mais 
honnêtes,   et  connais- 
sent le.  devoir  qui   les 
unitau  souverain.  Tou- 
tefois   il  ne  leur  vint  point  à  l'esprit  de  s'adresser  à  lui  ;  il 
était  si  loin,  d'ailleurs.,  de  leur  pauvre  pays.  Ils  se  mirent  a- 
déplorer  leur  triste  sort,  sans  chercher  d'abord  a  1  adoucir. 


-     ils  — 

l.c  (l('SfS|Miir  clail  ,111  lund  de  Ions  les  cd  mis,  il  cl.iil  |)rml  s(n 
toulos  ces  ligures  naguère  si  heureuses,  car  la  Perse,  vous  le 
savez,  est  le  |»ays  des  plus  doux  rêves,  celui  où  l'on  vil  le  plus 
par  riiuagiualion  ;  le  pays  (jui  donna  naissance  aux  ravissanl(N 
Péris.  Mais,  hélas!  (iuan<l  la  l'aiin,  la  misère,  son!  là,  (pii  vonl 
NOUS  eircindre.  |»ressanles,  inexorables,  el  (jiie  l'hoiizon  esl 
couvert  d'un  crêpe  de  deuil,  il  n'y  a  plus  de  (huix  |)ays,  de 
doux  rêves,  de  heau  soleil. 

Pouf  éviter  les  maux  i[u  ils  prévoyaient,  les  hahiliuils  de 
Khosrow  durent  prendre  un  parti  extrême;  ils  empruntèrent  les 
cinq  mille  l'rancs  dont  ils  iïvai(Mit  besoin,  aux  musulmans,  en 
acceptant  ]a  proposition  que  leur  firent  ceux-ci  de  leur  donner 
connue  garantie  leurs  champs,  leurs  maisons,  et  eux-mêmes, 
c'est-à-dire,  que  les  Persans  devaient  rester  les  esclaves  des  ma- 
.  hométans  et  travailler  pour  eux  jusqu'à  parfait  payement  de* 
la  somme  versée  pour  l'impôt  qu'ils  devaient. 

Ce  fut  une  rude  et -cruelle  journée  que  celle  où  s'accomplit 
cette  résolution  ;  il  ne  s'agit  plus  de  payer  le  tribut  maintenant, 
mars  de  s'actiuitter  pour  être  libres. 

«-Xhl  disait  l'un  des  plus  anciens  du  conseil  assemblé  ce 
jour-là,  ah!  si  le  bon  Français  que  j'ai  connu  et  qui  est.venu 
dans  ce  pays  il  y  a  trente  ans,  y  était  encore,  s'il  était  près  de 
nous  pour  nous^conseiller,  nous  aider,  il  nous  sauverait,  lui, 
j'en  Suis  certain! 

—  Mais,  dit  un  autre,  s'il,  ne  vient  pas  à  nous,  est-ce  qu'on 
né  pourrait  pas  aller  à  lui?  Je  m'en  chargerais,  moi.  — :  Et  moi 
aussi.  —  Et  moi  aussi,  ))  répétèrent  après  celui-là  deux  autres 
Persans. 

('eux  qui  s'offraient  ainsi  pour  libérer  leurs  frères,  étaient 
David,  fds  de  Gabriel  ;  Kiril,  fds  de  .loussouf,  et  Joussouf,  fds  de 
Jouanna. 

((  Mais  je  ne  sais  pas  le  nom  de  ce  Français,  reprit  le  vieillard 
qui  avait  parlé  le  premier,  j'ignore  aussi  quelle  ville  il  habite. 

—  Qu'importe,  répondirent  les  trois  Persans,  le  ciel  nous 
guidera;  et  puis  d'ai-lleurs,  une  fois  en  France  nous  lUrom  nos 


—  210  — 

malheurs;  loiil  ce  (|iii  .iium  \m  ('(riir  nous  aidera  ;  Ions  ceux 
([ui  auront  un  père,  une  nic're,  uno  Ibmme,  des  onl'anls,  se 
seiTtironI  pris  de  |>ili(''  pour  nos  Irnuncs,  nos  inèros,  ol  nos  en- 
fants esclaves.» 

Sans  secours,  sans  ari^ent,  et  souleiuis  seuleinetil  ]»ar  leur 
croyan'ce  en  la  bonté  divine,  ceux  qui  se  dévouaient  ainsi  par- 
tirent accompagnés  de  toutes  les  bénédictions  de  leurs  compa- 
triotes, suivis  (le  leurs  pensées  et  de  leurs  vœux. 

Ils  francb'irent  les  extrémités  de  la  Perse,  et  pénétrèrent  dans 
la  Turquie  d'Asie  par  la  Nalolie.  Puis  ils  traversèrent  la  chaîne 
du  Caucase,  car  ils  espéraient  des  secours  en  parcourant  des 
cités  chrétiennes,  et  cela  leur  fil  préférer  la  plus  longue  route. 

Mais  dans  ces  villes  somptueuses,  à  Stavropol,  à  Kizliar,  où 
tant  de  riches  logent  dans  des  palais,  la  charité  du  pauvre  fut 
la  seule  qui  ne  faillit  pas  à  nos  voyageurs. 

il  en  fut  ainsi  partout  sur  la  route  qu'ils  continuèrent  de  par- 
courir :  le  pain  de  la  chaumière,  l'hospitidité  sur  la  paille,  for- 
mèrent leurs  bons  jours;  il  y  en  eut  où  les  pauvres  gens  se 
couchèrent  le  soir,  après  une  marche  écrasante,  au  bord  d'un 
grand  chemin,  la  tète  appuyée  sur  une  pierre  en  guise  d'oreiller, 
étroitement  serrés  l'un  contre  l'autre,  afin  de  se  garantir  des 
atteintes  d'un  froid  rigoureux,  et  n'ayant  d'autte  couverture 
qu'une  neige  épaisse.  Mais  qu'ils  eussent  dormi  sur  là  terre 
durcie,  ou  bien  qu'un  lit  plus  doux  leur 'eût  été  offert  par 
l'iiospitalité,  jamais  ces  hommes  généreux  n'accordaient  au 
repos  une  heure  de  plus  que  ce qui'était  strictement  nécessaire; 
ils  eussent  éprouvé  comme  un  remords  d'agir  autrement;  car 
l'image  désolée  de  leurs  familles  qui  comptaient  les  minutes  de 
leur  absence,  se  trouvait  toujours  présente  à  leur  esprit,  et  tous 
trois  n'avaient  plus  qu'un  seul  et  même  cœur  pour  comprendre 
la  sainteté  de  leur  mission. 

Ils  venaient  de  quitter  Minsk,  leur  chemin  eut  été  de  se  di- 
riger vers  Dantzick  et  de  payer  là  leur  passage  poui-  un  port  de 
France,  car  plus  ils  avançaient,  plus  ils  se  fortifiaient  dans  cette 
pensée  que  le  Français  qui  avait  séjourné   dans  leur  pays,  et 


—  110  — 

(ioiil  ils  iit>  sasaiciil  m  Iciioiii.  ni  la  (Iciiiciirc,  ni  la  iirofcssioif, 
t'iait  |)()iniaiil  le  seul  (]iii  |)ùl  k's.si'coiiiir  et  les  aider  dans  l'dMi- 
vrc  sacrée  (jii'ils  avaieiil  enlrcj^riso. 

Aller  à  Daiil/iek,  ce  ii'elail  pas  le  plus  diriicile,  niais<-(tiiiineiil 
s'y  (Mnbaniucr  sans  ari2;enl? 

«  Allons  à  Sairit-PéUu'sboui'g,  se  dirent  encore  les  voyilgeurs; 
là,  tout  le  monde  a  de  la  fortune;  de  nombreuses  aumônes 
nous  permettront  de  pousser  juscpi'à  \>'ilna  ;  et  de  Wilna,  nous 
irons  gagner  la  Tranee.  » 

Ils  se  dirigèrent  donc  vers  Saint-Pétersbourg  ;  mais  Tunique 
fruil  (ju'ils  retirèrent  de  ce  voyage  fut  celui  d'un  passe-port  visé 
pour  Wilna. 

A  Wilna,  une  nouvelle  déception,  un  cliagrin  nouveau  les 
attendait.  En  parcourant  les  rues  de  cette  populeuse  cité,  les 
malheureux  Persans  perdirent  une  attestation  signée  de  leur 
évêque,  laquelle  affirmait  qu'ils  étaient  chrétiens,  et  s'en  al- 
laient au  nom  de  leurs  frères,  esclaves  des  musulmans,  poiu-  re- 
cueillir \a  somme  nécessaire  à  leur  liberté. 

Privés  de  cette  pièce  importante,  la  seule  qui  jusque-là  les 
eut  préservés  des  formalités  exigées  par  l'au-torité  des  différents 
pays  où  ils  avaient  passé,  les  voyageurs  se  virent  près  d'être 
emprisonnés  comme  espions;  heureusement  que  dès  le  premier 
jour  de  leur  arrivée  à  Wilna  ils  s'étaient  présentés  chez  le  prieur 
des  franciscains,  où  l'attestation  suivante  leur  avait  été  délivrée 
sur  leur  prière  ;  ■  •    ,    " 

((■Je  soussigné,  et  porte  à  la  connaissance  de  tous  ceux  qui 
ces  présentes  verront,  que  les  catholiques  persans  (porteurs  des 
présentes)  avaient  un  certificat  de  leur  évéque,  annonçant  que 
les  enfants  desdits  catholiques  persans  étaient  retenus  en  escla- 
vage par  suite  de  l'impossibilité  où  étaient  leurs  parents  d'ac- 
quitter les  impositions  exigées.  J'affirme  avoir  vu  le  certificat  en 
question  dans  notre  couvent  de  ^Yilna  le  11  du  courant  ;  les 
catholiques  persans  l'ayant  perdu  en  traversant  le  cimetière  de 
notre  couvent  et  la  rue  Trocka,  il  est  de  mon  devoir  de  déclarer 
qu'ils  avaient  réçllement  le  certificat  de  leur  évéque.  En  foi  de 


—  221  — 

(|Uoij('  Icui'jn  (liMivrc  les  pirscnles,  sij^nùcs  ih'  ma  iiuiiri  cl  sr(îl. 
léos  du  sccaudcnuliv  couiiimiiauU'',  le  15  juin  IS.'iS.  Timolliée 
Isseiorwigl,  prieur  des  fraiioiscains  de  Wilna.  Contresij^iK'  jioui 
rauthenlicilé  delà  signature  ci-dessus,  Cynriski,  évèque,  i)r(''lai 
doyen  de  la  cathédrale  de  Wilna.» 

Ils  quittèrent  Wilria  peu  de  jours ;iprès  y  être  arrivés,  traver- 
sant toujours  à  pied  la  Prusse,  le  Hanovre,  la  Westplialie  d 
les  Pays-Bas;  puis,  continuant  leur  pénible  marche,  les  pauvres 
Persans  atteignirent  un  jour  un  [)oint  élevé  d'où  leurs  yeux 
aperçurent  des  dômes,   des   clochers,   des  tours,  des  monu- 
ments de  toute  espèce.  Paris  enfin  se  montrait  à   leurs  yeux 
éblouis.  On  était  alors  en  novembre  :  brisés  par  la  latigue,  en- 
'^ourdis  par  le  froid,  presque  mourant  de  faim,  les  malheureux 
trouvèrent  jiéanmoins  au  fond  de  leur  cœur  de  ferventes  ac- 
.  tiens  de  grâces  pour  le  Dieu  tout-puissant  qui  les  avait  guidés, 
bien  qu'à  travers  mille  périls,  au  but  où  tendaient  leurs  vœux, 
car  ils  n'en  doutaient  plus,  c'était  bien  là  Paris,  c'était  de  là 
que,  selon  eux,  s'élèverait  pour  leurs  frères  le  salut  et  la  liberté. 
Plus  légers,  pleins  d'espoir,  les  larmes   dans  les  yeux,  les 
mains  unies,  nos  Persans  entrèrent  dans  la  capitale,  regardant 
chacun  de  ceux  qu'ils  voyaient  passer,  avec  une  interrogation 
et  un  sourire  sur  les  lèvres,  comme  s'ils  croyaient  trouver  en 
lui  le  Français  qu'ils  venaient  chercher,  et  comme  s'ils  eussent 
espéré  reconnaître  en  le  rencontrant  cet  homme  mystérieux 
qu'ils  n'avaient  jamais  vU,  et  sur  la  bonté  duquel  pourtant  ils 
fondaient  toutes  leurs  espérances. 

A  l'aide  de  quelque  peu  d'argent  dont  ils  étaient  possesseurs 
encore  et  (juils  n'avaient  conservé  qu'à  force  de  privations,  les 
voyageurs  trouvèrent  un  gîte  dans  le  plus  triste  et  le  plus 
modeste  hôtel  du  faubourg  Saint-Marceau. 

Une  fois  établis  dans  la  chambre  enfumée  qu'ils  devaient  ha- 
biter tous  trois,  n'allez  pas  croire  que  ces  hommes  de  l'Orient 
se  mirent  à  considérer  avec  tristesse  le  logement  misérable  que 
le  hasard  leur  avait-procuré.  Non  certainement,  et  si  à  cette 
heure  les  rêves  de  leur  jeunesse  étaient  loin  d'eux  ^  si  la  poésie 


—  2-22  — 

j)rillaMl(>  ('(  |>;irruiiu>c  Ai'  rihiciil  ii  a\ail  |)ii  ciilrcr  là  de  |)riir 
(le  s'y  souiller,  la  loi,  douce  cl  clmslc  coiiipaj^iic  de  la  cliarilc  (|(ii 
Icsavail  S(Ui(cims,  consoles,  la  loi,  (\\\\  ne  dédaiiinc  ni  le  lit  d'Iio- 
pilal  Jii  la  conclie  du  piisonniciK  les  suivit  dans  cet  asile  de  la 
pjuivrelé,  el  ses  rayoïuienients  en  lirent  un  palais  |)()ur  l<^s  Per- 
sans dévoués,  (|ui  se  dirent  uprès  leur  prièfe  en  se  couclianl  sur 
un  urahal  (|ui  leurscnd)la  doux  :  "  Dieu  nous  a  conduils  vei's  la 
France,  il  achèvera  son  (cuvre,  en  i:;ui(lanl  près  de  nous  ce  bon 
Français  (|ue  nous  cherclions  ;  lions-nous  donc  à  lui,  el  repo- 
sons en  paix.  i)  Ce  fut  pour  eux  une  nuit  heureuse  et  tranquille 
que  celle  qu'ils  jiassèrent  dans  la  ville  ou  leur  bienfaiteur  idéal 
devait  être;  mais  le  lendemain  vinl  apporter  ses  soucis;  nos 
voyaiïeurs  se  levèrent  dès  le  malin  pour  faire  connaissance  avec 
l'innnense  labyrintbe  qu'on  ap})elle  Paris,  et  dans  [equel  ils  ne 
pouvaient  même  se  faire  comprendre;  la  misère'«[iour  eux  allait  ■ 
revenir  peut-èlre  plus  poia;nanle  que  jamais  ;  les  jours  s'écou- 
laient, malgré  leurs  recherches,  sans  apporter  aucune  lumière 
sur  ce  qu'ils  souhaitaient  si  ardemment;  en  sorte  que  ces  nou- 
veaux frères  de  la  rédemption  ne  priaient  plus  Dieu  pour  eux-  . 
mêmes,  mais  le  suppliaient  d'accorder  à  leurs  frères  esclaves 
le  courage  et  la  pati^^nce  nécessaires  pour  attendre  leur  retour 
incertain  el  raccomj)lissement  de  leur  sainte  entreprise. 

Leur  prière  fut  entendue  ,*leurs  vœux  exaucés  ;  celui  qu'ils 
venaient  chercher  vint  à  eux,  poussé  par  cette  main  divine 
dont  ils  n'avaient  jamais  dénié  la  puissance.  Un  jour,  jour 
heureux,  on  ouvrit  leur  porte,  et  M.  Jouannin,  le  célèbre 
orientaliste,  se  présenta;  c'était  lui,  c'était  le  Français  qui  avait 
passé  à  KhosroAV,  dont  le  nom  leur  avait  été  inconnu  jusque-là, 
nom  qu'ils  apprirent  de  sa  bouche  même  pour  ne  plus  l'oublier 
jamais,  ni  leurs  frères  de  Khosrow,  ni  leurs  enfants,  ni  leurs 
petits-enfants. 

Envoyé  près  des  étrangers  comme  le  seul  qui  put  se  faire 
comprendre  d'eux,  pour  savoir  le  but  de  leur  voyage  et  de 
leur  séjour  à  Paris,  M.  Jouannin  écouta  -avec  attendrissement 
l'histoire  si  touchante  et  si  simple  des  voyageurs  persans,  et    • 


_  ±2:\  — 

celui  lui  (jiii,  (Ic'sccinoiiionl,  les  lïilid.i  dnns  les  (lérnjMTlics qu'ils 
vojilaicnt  Hiin'.pour  arriver  au  l)ul  (juils  sélaicril  proposé. 

Ému  (le  pilié  à  la  vuo  de  leur  rni-sère,  saisi  (radriiiralioii  à 
l'aspect  de  leur  vertu,  M.  le  euré  de  Sainl-IHienne  du  ^lont  les 
recommanda  à  son  prone,  eu  apprenant  aux  fidèles  (piel  avail 
été  le  charitable  motif  de  leur  voyage. 

Dès  lors,  de  toutes  parts  la  bienfaisance  ofl'rit  des  secours  en 
argent,  des  vêtements,  un  gîte  coin  euaMe:  deux  familles  aisées, 
étrangères  au  quartier  qu'ils  habitaient,  voulurent  les  dé-- 
frayer  de  toutes  leurs  dépenses,  et  par  les  soins  du  curé  de 
Saint-Étienne  du  Mont,  une  souscription  fut  ouverte  en  leur 
faveur.  Le  roi  donna  cinq  cents  francs,  la  reine,  le  duc  d'Or- 
léans, de  charitable  mémoire  ;  sa  femme,  la  princesse  Hélène  ; 
enfin  madame  Adélaïde,  envoyèrent  chacun  cent  francs. 

Quatre  mille  francs  ayant  été  réunis  furent  expédiés  aux  mis- 
sionnaires de  Saint-Lazare  à  Constantinople,  après  quoi  les 
.trois  Persans  partirent  de  Paris.  Leur  voyage  était  payé  jusqu'iY 
Lyon  ;  là,  on  ouvrit  pour  eux  une  nouvelle  souscription  qui  pro- 
duisit six  cents  francs;  Marseille  leur  en  fournit  autant. 

Cependant,  arrivés  à  Ronie,  où  l'on  devait  leur  faire  passer  ce 
trésor  de  la  charité  qu'ils  avaient  amassé  à  force  de  courage, 
la  somme  ne  se  trouva  pas  encore  complète.  Instruit  de  cette 
circonstance,  un  homme  de  cœur  et  de  talent,  M.  Curmer  leva 
cette  difficulté.  Placé  par  ses  rapports  de  tous  les  jours  au  mi- 
lieu de  personnes  dans  l'àme  desquelles  le  cri  du  malheur  ne 
reste  jamais  sans  écho.  M".  Curmer  implora  l'assistance  des  arts 
pour  compléter  l'œuvre  cte  la  charité  chrétienne.  Une  loterie  fut 
ouverte  à  son  domicile,  et  le  produit  en  fut  envoyé  aux  Per- 
sans, qui  espéraient  recevoir  à  Rome  ce  complément  nécessaire 
à  l'accomplissement  de  leur  œuvre.  Leur  attente  ne  fut  point 
trompée.  Ils  purent  retourner  dans  leur  pays.  Ils  le  firent  avec 
facilité;  et  l'àme  remplie  d'allégresse,  ils  purent  enfin  délivrer 
leurs  frères. 

Il  n'est  pas  besoin  de  dire  comment  la  trinité^  des  trois  Per- 
sans fut  accueillie  par  le  village  de  Khosrow.  Leur  dévouement 


—  21Ï  - 

iiviiil  s;m\('  (Tiil  liuiiillcs.  Lciiis  coinp.ilriolcs  cm  les  rcvoyaril 
pIcnraitMil  de  joie  cl  de  hoiiliciir.  Ils  les  molliraient  à  leurs 
pères,  à  leurs  l'eiiunes,  à  leurs  lils.  à  leurs  eufanls,  eoninie  les 
envoyés  de  Dieu  ;  les  larmes  se  eoulondent  avec  les  emhrasse- 
menls  ;  ils  appellent  sur  leur  tcHe  les  faveurs  du  ciel  ;  tandis  (jue 
David,  lils  de  (iabriel  ;  kiril,  tils  de  Joussoui';  et  .loussoul'. 
lils  de  .louanna,  respectueux  et  soumis,  sont  aux  pieds  des 
vieillards  (pii  leur  ont  donné  le  jour,  et  reçoivent  liund)lement 
leur  bénédiction,  aux  acclamations  de  tous  ceux  dont  ils  ont 
brisé  les  l'ers.  Telle  est  la  récom[)ense  du  courage,  tel  est  le 
fruit  de  la  vertu.  Nouveaux  Vincent  de  Paule,  les  trois  Persans, 
sans  le  savoir,  avaient  rempli  le  vo'u  du  saint  fondateur  de  la 
rédemption  des  captifs. 

M'-  Tu.  MioY. 


llLll.  iJcCUU- 


KOK  XHOIIAS  . 


.v'-t5ai(?^«*«:»-«V5rr.!!^''^'''^"^'"'''"--''^-'  "''''*®*^  ^'^'^ 


,.,:,^<:iifl!C£>o.-^^,-Vb5-^  ..^«6-rvi?SAf^  _ 


JBAX-BAI'TISTE  IIB  LA  SALLK 


FONDATEUR    DF.S    FCOI.KS    CIIRF.TIENNES. 


Quand  les  lecteurs  (pii 
doivent  parcourir  le  livre 
des  Anges  de  la  terre  ar- 
riveront à  ce  nom  de  Jean- 
Baptiste  de  la   Salle,   ils 
poseront  un  instant  le  vo- 
lume, et  ils  chercheront 
dans  les  replis  de  leur  mé- 
moire ce  nom   qui  ne  se 
sera  pas  présenté  d'abord 
à  leur  esprit.  Puis,  ne  trou- 
vant aucun  souvenir  qui 
le  leur   rappelle,  ils  pas- 
J^^J^Çlr:  seront  peut-être  avec   ra- 
â^S^^  pidité  et  indifférence  ces 

pages  qui  portent,  à  leur  commencement,    un  nom  célèbre, 

oublié  dans  les  débris  du  passé;  à  leur  fin,  un  nom  obscur, 

perdu  dans  le  bruit  du  présent. 

Et  cependant  la  vie  qu'elles  racontent  fut  bien  pure,  bien 

belle,  bien  utile!  Cet  homme,  dont  le  nom  est  inconnu,  qui  au- 

29 


—  1H\  -~ 

mil  (lu  avoir  do  slalucs,  cl  doiil  il  ne  rcsir  <in  imc  iiiciiioirr  iri- 
cciiaiiu'  cl  une  loinhc  itiiiorc»',  lui  le  coiiliniialciir  de  l'aMiyrc 
admirable  de  saint  ^  iueeiil  d(^  Paul.  Il  i'iil  |diis  eiieore,  car  il  la 
eoinpléla  en  (jueliiue  sorte,  en  donnant  la  iiourrilure  de  l'Ame 
et  de  rintelli^enee  à  Ions  ces  eidaiils  arrachés  aux  horreurs  de 
l';d)aniLon.  A  Dieu  ne  plaise  (pie  nous  cherchions  à  diminuer  les 
mérites  du  saint  apoire  du  dix-septième  sièelc^mais  nous  ose- 
rons nous  étonner  que  loi'scpie  son  souvenir  est  dans  tous  les 
coeurs,  celui  de  Jean-Baplisle  soit  banni  de  tous  les  esprits,  et 
nous  nous  affligerons  que  la  postérité,  qui  laisse  ordinairement 
l'ingratitude  aux  contemporains,  ne  se  soitjpas  môme  réservé 
en  cette  circonstance  le  droit  si  doux  de  la  justice  et  de  la  répa- 
ration. 

En  1663  vivait,  en  Champagne,  une  de  ces  familles  de  ma- 
gistrature dont  l'existence  austère  et  édifiante  était  l'exemple 
des  cités  qu'elles  habitaient  et  l'honneur  des  vieux  temps  de  la 
monarchie  française.  Louis  de  la  Salle,  conseiller  au  présidial 
de  Reims,  était  le  chef  de  cette  famille,  et  réunissait  à  l'illus- 
tration d'une  noblesse  ancienne  et  sans  tache  toutes  les  vertus 
héréditaires  ([ui  depuis  des  siècles  avaient  fait  chérir  et  respecter 
son  nom.  C'était  un  homme  jeune  encore,  d'un  caractère  grave, 
d'un  extérieur  imposant,  mais  d'une  charité  douce  et  d'une 
bonté  parfaite.  Il  était  marié,  depuis  quinze  ans  environ,  à 
Nicole  Moët  de  Brouillet,  femme  bonne  et  pieuse  comme  il  était 
pieux  et  bon,  et  cinq  enfants  avaient  été  les  fruits  de  cette 
union,  que  nulle  faute,  nul  chagrin  n'avaient  troublée  dans  son 
bonheur  ni  altérée  dans  sa  sainteté.  A  l'époque  dont  nous  par- 
lons, l'ainé  de  ces  enfants,  qui  était  un  garçon,  pouvait  avoir 
douze  ans,  et  dans  la  pensée  de  son  père  il  était  destiné  à  lui 
succéder  un  jour  dans  sa  charge,  et  à  devenir  alors  le  guide  et 
le  protecteur  de  ses  frères  et  sœurs.  Les  traditions  de  la  famille 
le  voulaient  ainsi,  et  M.  de  la  Salle  se  sentait  d'autant  plus  dis- 
posé à  s'y  conformer,  que  son  fils  annonçait  dans  sa  maturité 
précoce  toutes  les  qualités  qui  font  le  bon  magistrat.  On  venait 
de  décider  que  le  jeune  Jean-Baptiste,  aussitôt  après  sa  pre- 


'227  - 


mièro  corniiuimon,  parlinul  pour  P.>ris,  ..ii  il  ..rlicvcniil  ses 
(Hucles  sous  la  direction  d'un  vieil  ami  de  sa  laïuillc  \nvsi\n  une 
circonstance  imprévue  changea  suhilcnieiil  la  irsolulioii  prise 
et  retarda  de  plusieurs  années  le  départ  projeté. 

r/était  le  lendemain  d(Ma  pieuse  cérémonie  qui  avait  donne 
au  jeune  de  la  Salle  la  robe  viriles  du  clnislianisme;  son  père 
et  sa  mère  étaient  réunis  dans  une  espèce  de  petit  vestibule  qui 
servait,  pendant  la  belle  saison,  de  parloir  à  la  sainte  tribu,  et 
ils  causaient  de  l'absence  prochaine  et  de  l'avenir  de  leur  en- 
fant. Le  digne  magistrat  cherchait  à  puiser  des  consolations 
dans  la  pensée  que  son  fils  continuerait  après  lui  sa  vie  si  no- 
blement utile,  et,  sur  des  jeunes  vertus  de  Jean-Baptiste,  il  ne 
demandait  à  Dieu  que  de  veiller  sur  des  jours  aussi  précieux. 
Nicole  Moët,  les  yeux  baignés  de  larmes,  mais  le  sourire  de  la 
résignation  sur  les  lèvres,  l'écoutait,  lorsque  la  porte  s'ouvrit 
lentement,  et  donna  passage  au  cher  objet  de  tant  de  sollicitude 

et  d'amour. 

(c  Nous  parlions  de  toi,  mon  fils,  dit  la  tendre  et  pieuse  mère 
en  attirant  doucement  l  enfant  sur  son  cœur  :  hélas!  ce  sera 
bientôt  notre  seule  joie  dans  ce  monde. 

—  Vous  parliez  de  moi,  répondit  Jean-Baptiste  ;  eh  bien,  moi, 
je  viens  aussi  pour  vous  en  parler,  si  vous  le  trouvez  bon. 

—  Voyons,  qu'as-tu  à  nous  dire?  reprit  à  son  tour  M.  de  la 
Salle  en  promenant  ses  doigts  dans  la  belle  chevelure  blonde 
et  bouclée  du  futur  conseiller,  car  c'était  ainsi  qu'on  l'appe- 
lait depuis  qu'il  avait  été  question  de  l'envoyer  à  Paris. 

—  J'ai  à  vous  dire,  repartit  l'enfant  avec  douceur  et  fermeté, 
que  je  ne  veux  pas  être  magistrat.  » 

Le  visage  de  M.  de  la  Salle  devint  sombre,  celui  de  sa  femme 

pâlit. 

«  Tu  ne  veux  pas  être  magistrat  1  dit  le  père  en  cherchant  a 
maîtriser  l'émotion  que  lui  causaient  ces  mots  qui  renversaient 
ses  plus  chères  espérances  :  quels  sont  tes  projets? 

Je  vous  ai  souvent  entendu  dire,  à  vous,  ma  mère,  et  à 
vous  aussi,  mon  pèr(\  ipie  vous  désiriez  qu'un  de  vos  enfants 


—  -228  — 

lui  piTtrc,  et  je  viens  V(His  (IciiijiikIci',  vous  supplier  île  |)ei- 
inellrcque  eel  enlaul  soi!  uioi.» 

Le  visage  de  M.  de  la  Salle  s'éclaircil  ;  niadiime  de  la  Salle 
pressa  une  seconde  lois  l'enlant  sur  son  cœur. 

((  Mon  ami,  lui  dit  le  premier,  lu  es  bien  jeune  pour  |»ren- 
dre  une  semblable  résolution  ;  en  as-tu  examiné  toute  la  gravité? 
Sais-tu  bien  à  (juoi  lu  t'engages? 

—  Je  n'ai  rien  examiné,  reprit  l'enlant,  dont  le  Iront  rayon- 
nait d'inspiration,,  mais  j'ai  entendu  une  voix  (^ui  m'apjxîlail, 
et  avant  de  la  suivre,  j'ai  voulu  savoir  si  vous  y  consentiez. 

—  Songe,  mon  fils,  que  tu  es  l'ainé  de  ma  famille,  et  que  tu 
dois  me  remplacer  un  jour  à  venir  près  de  tes  frères  et  sœurs. 

—  N'est-ce  pas  une  raison  de  plus  pour  me  consacrer  à  Dieu? 
et  si  je  lui  appartiens,  ne  deviendrai-je  pas  un  meilleur  protec- 
teur pour  les  miens?  Vous  me  reconnaissez  un  droit  d'aînesse, 
laissez-moi  prendre  celui-là.» 

M.  et  madame  de  la  Salle  s'interrogèrent  du  regard,  et, 
comme  les  gens  qui  ont  l'habitude  de  s'entendre,  ils  se  compri- 
rent aussitôt. 

((  Écoule,  Jean,  lui  dit  son  père  après  avoir  réfléchi  quelques 
instants,  un  parti  pris  d'une  manière  aussi  subite  demande  à 
être  examiné  avec  calme  dans  les  causes  qui  l'ont  inspiré;  nous 
en  parlerons,  ta  mère  et  moi;  en  attendant,  demande  à  Dieu, 
dans  l'innocence  de  tes  prières,  de  nous  éclairer  tous  les  trois.» 

A  six  mois  de  là,  le  jeune  de  la  Salle  était  au  séminaire  ;  cinq 
ans  plus  tard  il  avait  un  canonicat  dans  la  métropole  de  Reims; 
quelque  temps  après  il  entrait  dans  la  maison  de  Saint-Sul- 
pice,  à  Paris,  ce  qui  était  la  première  de  ses  pieuses  ambitions 
réalisées. 

Il  y  poursuivait  ses  études  avec  une  ardeur  toujours  crois- 
sante; sa  douceur  angélique,  sa  piété  sincère,  le  faisaient  aimer 
et  respecter  de  tous,  lorsqu'il  eut  la  douleur  de  perdre  sa  mère, 
et  presque  immédiatement  son  père.  Il  supporta  ces  deux  mal- 
heurs avec  un  courage  et  une  résignation  inouïe  dans  un  cœur 
aussi  tendre,  et  puisant  un  surcroit  de  force  et  de  nouvelles 


—  11'.)  — 
viTlus  dans  le;  suiilimcnl  d.;  ses  nouveaux  (l(;vuirs,  il  courut  a 
Uclnis  pour  régler  l'avenir  de  la  jeune  famille  (pie  Dieu  lui  œn- 
liait  comme  pour  l'inilier  à  la  \i(!  (lui  lui  élail  réservée. 

Il  y  demeura  di\-liuil  années  sans  se  permellre  une  semanie 
d'absence;  il  y  recul  le  sous-diaconat,  le  diaconat,  la  prêtrise  ; 
l'ut  curé  de  la  paroisse  de  Saint-Pierre,  directeur  de  la  maison 
des  sœurs  de  l'Eniant-Jésus,  dont  il  régénéra  l'institution;  et 
enfin  il  y  jeta,  sous  l'abri  tutélaire  de  la  vieille  basilique  de 
Saint-Remi,  les  premiers  fondements  de  rétablissement  le  plus 
utile  qui  ait  jamais  existé  ;  nous  voulons  parler  c/cs  fràï^s  àa 
écoles  chrétiennes. 

Tout  ce  qu'il  eut  à  vaincre  d'obstacles,  à  surmonter  de  dé- 
goûts, à  ramener  d'oppositions,  à  désarmer  d'envies,  est  incal- 
culable. Il  trouva  des  protecteurs,  mais  ces  protecteurs  l'aban- 
donnèrent ;  il  rassembla  des  disciples,  mais  quand  il  voulut  les 
soumettre  à  une  règle  sévère,  ces  disciples  le  trahirent  après 
l'avoir  quitté.  Les  gens  de  bien  qui  l'avaient  d'abord  encou- 
ragé vinrent  lui  conseiller  de  laisser  tomber  son  entreprise, 
rien  ne  put  rebuter  sa  persévérance  ni  même  ralentir  son  zèle. 
Plusieurs  fois  la  maison  qu'il  avait  fondée  le  vit,  seul  et  sans 
ressources,  continuer  son  œuvre  et  lui  recruter  de  nouveaux  ap- 
puis; sa  sérénité,  sa  confiance  eu  Dieu,  ne  se  démentirent  pas. 
La  calomnie  attaqua  sa  vie,  il  y  répondit  par  la  sainteté  évi- . 
dente  de  sa  conduite;  la  famine  désola  le  royaume  et  ferma  les 
^sourcesde  la  charité,  il  pria,  et  Dieu  lui  envoya  des  secours 
'inespérés;  ses  supérieurs  diocésains  voulurent  détruire  son  in- 
stitution naissante,  il  sut  leur  résister  sans  manquer  au  respect 
qu'il  leur  devait  et  sans  sorfir  de  son  humilité  ;   on  l'accusa 
d'ambition,  il  employa  toute  son  influence  à  faire  nommer  un 
directeur  à  sa  place  ;  on  l'obligea  à  reprendre  la  chaîne  de  ses 
fonctions,  il  s'y  résigna  tout  en  protestant  de  son  indignité;  il 
fut  frappé,  injurié,  couvert  de  boue  par  ce  peuple  dont  il  in- 
struisait les  enfants,   il  chercha  les  moyens  de  les  mieux  in- 
struire encore.  Enfin  un  moment  de  trêve  arriva  au  miheu  de 
tant  d'épreuves,  et  pour  première  consolation  à  toutes  ses  souf- 


—  230  — 

fraïu'es.  il  piil  lomlcr  à  (juise,  à  Kcllicl,  à  Laon,  à  Cliàlt'uu- 
Sainl-Ponicii,  des  rlahlissiMiicnls  scmhlaMcs  à  celui  (ju'il  avail 
f'uiulé  à  Heiins. 

Tant  de  perstWéraïu'e  suivie  de  si  J)eaux  résultais  le  firent  bien- 
tôt appeler  à  Paris,  où  sa  maison  principale  fut  établie  prés  de 
Saint-Sulpice  d'abord,  et  ensuite  à  Vaugirard.  Là  les  difficultés 
(|u'il  avail  nMiconlrées  à  lleirns  se  présentèrent  de  nouveau,  et 
il  dut  reconunencer  la  lutte,  si  longtemps  soutenue,  contre  des 
obstacles  bien  plus  sérieux  et  des  ennemis  bien  autrement 
puissants.  Après  de  nombreuses  alternatives  de  succès  et  de 
revers,  il  vil  les  principales  villes  du  royaume  réclamer  les 
bienfaits  de  son  institution  tout  en  continuant  à  mécoimaître  les 
touchantes  vertus  du  fondateur.  3Iais  que  lui  importait  à  lui, 
pauvre  instrument,  d'être  délaissé,  pourvu  que  son  œuvre  fût 
triomphante,  et  qu'elle  eût  jeté  d'assez  profondes  racines  dans 
le  présent  pour  pouvoir  étendre  ses  rameaux  jusque  sur  l'a- 
venir !  Brisé  de  fatigue,  accablé  d'infirmités,  le  vénérable  père 
de  la  Salle,  comme  on  l'appelait  alors,  se  réfugia  dans  une 
petite  retraite  près  de  Grenoble,  d'où  son  zèle  le  fit  bientôt 
sortir  quand  il  apprit  que  son  absence  était  funeste  aux.  intérêts 
de  son  institution,  qui  de  la  France  était  passée  en  Italie.  Il 
revint  donc  au  milieu  de  ses  frères,  et  lorsque  tant  de  sollici- 
tudes et  de  travaux  auraient  dû  lui  mériter  du  moins  la  ré- 
compense du  repos,  de  nouvelles  persécutions,  et  des  embarras 
de  toute  espèce  l'obligèrent  à  transférer  sa  maison  de  Paris  à 
Rouen,  puis  de  Rouen  à  Paris,  d'où  il  dut  la  ramener  encore 
dans  la  capitale  de  la  Normandie.  Ce  fut  là  que,  sentant  ses 
forces  diminuer,  il  songea  à  se  donner  un  successeur  digne  de 
l'œuvre  de  sa  vie  entière,  et  qu'il  eut  le  bonheur  de  le  trouver 
dans  le  frère  Barthélemi,  l'un  de  ses  plus  saints  disciples.  Alors 
il  ne  s'occupa  plus  que  de  sa  fin,  et  après  avoir  obtenu  de  ses 
frères  la  promesse  qu'ils  n'abandonneraient  jamais  la  pieuse 
tâche  qu'il  leur  léguait,  il  rendit  doucement  son  àme  à  Dieu, 
le  vendredi  saint,  7  avril  1719,  n'étant  encore  âgé  que  de 
soixante-huit  ans. 


—  231  — 

Nous  lie  croyons  |>;is  pouvoir  mieux  Icrmincr  cvWv  mpide 
analyse;  «ju'en  cilanl  deux  extraits,  l'un  tir/'  des  an;liives  du  sé- 
minaire de  Saint-Sulpirc,  à  la  dale  de  1G8()  ;  l'autre  pris  sur  les 
registres  de  la  paroisse  de  Saint-Sever  de  Rouen,  en  17.*i4. 

Voici  comment  s'exprimait  M.  Leschassier,  supérieur  de 
Saint-Sulpice,  dans  une  note  que  eliacun  peut  vérifier  : 

f(  M.  de  la  Salie  lut  toujours  lidèle  observateur  de  la  règle, 
»  et  très-exact  aux  exercices  de  la  communauté  ;  sa  conversation 
»  fut  toujours  honnête  et  douce  ;  il  ne  m'a  jamais  paru  avoir 
))  mécontenté  personne,  ni  s'être  attiré  aucun  reproche.  Quand 
»  il  est  revenu  à  Paris  pour  prendre  les  ordres,  j'ai  reconrm  en 
«  lui  de  merveilleux  progrès  dans  toutes  les  vertus.  Tous  ceux 
»  qui  l'ont  connu  en  ont  vu  des  preuves  dans  sa  conduite,  sur- 
«  tout  dans  la  patience  avec  laquelle  il  a  soufTert  les  mépris 
»  qu'on  faisait  de  sa  personne.  » 

Voici  maintenant  comment  M.  le  curé  de  Saint-Sever,  qui 
avait  été  autrefois  un  des  adversaires  du  vénéral)le  de  la  Salle, 
terminait  le  discours  qu'il  prononça  en  remettant  aux  frères 
les  restes  mortels  de  leur  fondateur. 

«  Ce  serait  ici  le  lieu,  suivant  le  cérémonial  ordinaire, 

»  de  dire  quelque  chose  de  la  noblesse  de  son  extraction  ;  mais 
))  le  généreux  mépris  qu'il  fit  des  espérances  que  lui  pouvait 
»  donner  une  naissance  distinguée  m'apprend  à  me  taire.  Je 
»  ne  relèverai  point  non  plus  les  qualités  éminentes  de  son 
»  esprit  et  de  son  cœur,  et  l'avantage  de  son  extérieur,  qui  ren- 
»  dait  sa  piété  vénérable  à  tous  ceux  qui  le  voyaient  ;  mais  je  ne 
»  saurais  m'empêcher  de  préconiser  ici  sa  charité,  son  zèle  et 
»  son  humilité,  sources  fécondes  de  toutes  les  vertus  chrétien- 
»  nés  et  apostoliques,  qui,  l'élevant  au  dessus  de  toutes  les 
»  choses  visibles  et  périssables,  ne  le  firent  vivre  que  pour  ado- 
»  rer  son  Dieu,  ne  le  firent  penser  que  pour  le  prier,  parler  que 
»  pour  le  louer,  et  travailler  et  souffrir  que  pour  le  mériter.  Ce 
»  sont  là,  mes  chers  frères,  les  témoignages  que  je  me  sens 
)>  obligé  de  rendre  à  la  mémoire  d'un  si  saint  prêtre,  dont  j'ai 
»  reçu  les  derniers  moments,  et  avec  qui  j'ai  eu  des  relations 


—  i:vi  — 


»  assez  clroilcs  pondaul  1rs  dnix  dmiirrcs  lumrcs  de  sa  vie. 
»  Fasse  le  ciel  (iii(>  ee  précieux  dépôt  (jue  je  remets  dans  cette 
»  église  soit  un  i^at;(>  enlre  votre  communauté  et  moi  de  l'union 
»  que  je  souhaite  entretenir,  et  (pi'c^lle  passe  à  mes  succes- 

»  seurs!  ^' 

Nous  avons  à  peine  esquissé  celte  vie  si  pleine  qui  demande- 
rait la  majestueuse  ampleur  de  l'histoire,  et  (pi'il  nous  a  fallu 
réduire  aux  étroites  proportions  de  la  l)io^ra|)hie.  Nous  lâche- 
rons de  suppléer  ;\  tout  ce  qui  manciue  ;i  notre  analyse  en  met- 
tant en  peu  de  mots  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs  les  résultats 
de  l'œuvre  du  vénérable  de  la  Salle. 

Cette  œuvre  existe  maintenant  dans  toute  l'EuropcN  et  elle 
envoie  ses  frères  dans  toutes  les  parties  du  monde  ([ui  les  ré- 
clament. Les  colonies  françaises  en  ont  depuis  longtemps,  les 
Amériques  du  Sud  viennent  d'en  demander.  En  France  l'in- 
stitution compte  dix-huit  cents  frères  ou  novices  qui  instruisent 
gratuitement  plus  de  cent  cinquante  mille  enfants  pauvres.  Elle 
a  aussi  quelques  pensionnats  excellents  où  les  élèves  n'ont  à 
payer  exactement  que  leur  nourriture,  l'insiruction  ne  pouvant 
dans  aucun  cas  être  rétribuée.  Quelques-uns  de  ces  frères  sont 
peintres,  sculpteurs,  musiciens,  et  se  font  un  bonheur  d'ensei- 
gner les  arts  comme  ils  initient  dans  les  sciences.  Leur  méthode 
est  parfaite,  leur  douceur  et  leur  patience  inaltérables,  comme 
si  chacun  d'eux  cherchait  à  imiter  les  vertus  de  leur  saint  fon- 
dateur. 

Maintenant  nous  demanderons  aux  hommes  de  bonne  foi  si 
nous  avons  exagéré  lorsque  nous  avons  avancé  que  la  mémoire 
de  Jean-Baptiste  delà  Salle  devait  briller  même  auprès  de  celle 
de  saint  Vincent  de  Paul? 

Marquis  de  Foudras. 


•T  '/.•-■],: P£ 


e-. 


Lith-Becquet. 


LE  PETIT  Wmi 


•  é 


Le  vent  soufflait  avec 
violence;  le  ciel,  chargé 
(le  nuages,  ne  montrait 
pas  une  seule  étoile  pour 
guider  le  navigateur;  la 
iner  houleuse  allait  se 
brisant  contre  les  récifs, 
de  la  côte ,  comme  si 
elle  eût  espéré  déplacer 
ces  éternels  obstacles  de 
ses  éternelles  violences. 
Malgré  ces  symptô- 
^  mes  menaçants,  le  pa- 
tron Romilly  comman- 
(hi  que  l'on  mit  à  la 
f.  mer  son  beau  bateau  de 
^r^  pèche  le  Napoléon,  u  Les 
^^^^^WW  tempêtes  ont  été  si  fré- 
quentes dans  les  derni'ers  mois  de  1842,  que  si  on  n'avait  pris 
le  parti  de  les  braver,  le  poisson  aurait  manqué  au  marché,  et 

30 


—  2:i\  — 

le  |);iiii  dans  la  liiiclic  du  pn-liciir.  »  (l't'laii  ce  <|iir  Ir  palrori 
rt'poiidail  à  sa  riMiiinc,  (|iii,  les  larmes  aux  yeux,  h;  si]|)|»liail 
dr  lie  [uiiiil  s'(ixp()S('r  ainsi.  «  Mon  Dieu,  disail  la  Irisic  Marie, 
c'est  braver,  lasser  la  l'rovideiice ,  (|ue  d'aller  clierelier  des 
dangers  cerlains.  Knlends-(u  sonlller  le  vt-nl  et  gronder  la  mer* 
Tn  su('('ond)eras  ;  et  moi.  cjue  deviendrài-je,  ainsi  (jue  mes' 
pauvres  enfants  ?  —  .le  le  l'ai  déjà  dit,  il  faut  du  poisson  au- 
jourd'hui. «D'ailleurs,  je  n'ai  pas  nonnué  mon  bateau  Ir  Na- 
poléon pour  (|n  il  reste  sur  la  grève  au  moindre  orage.  Son 
étoile  ne  l'a  pas  encore  abandonné,  et  j'espère  bien  qu'il  ne 
trouvera  pas  son  Waterloo  sur  l(^s  éeueils  de  la  cote.  —  Laisse 
au  moins  au  logis  notre  fils  aine.  — François?  Quand  je  le  vou- 
drais, il  n'y  consentirait  pas.  C'est  le  meilleur  mousse  de  tout 
Courseilles.  Vois-tu,  femme,  lu  ne  sais  pas  quel  brave  enfant 
est  notre  fils.  —  Et  tu  as  le  cœur  de  le  conduire  à  la  mort? 
—  Chacun  son  métier,»  répondit  le  patron  en  s'éloignant  pour 
échapper  aux  sollicitations  de  sa  femme. 

Deux  matelots  devaient  monter  le  Napoléon  avec  Romilly  et 
son  fds.  La  fdle  de  l'un  et  la  sœur  de  l'autre  s'en  vinrent  pleurer 
sur  la  grève  pour  les  empêcher  de  partir  :  ces  pauvres  créatures 
furent  dédaignées,  on  les  renvoya  à  leurs  fuseaux,  et  toutes 
deux  sagenoudlèrent  à  côté  de  la  femme  du  patron,  qui  priait  ^  ^ 
devant  l'image  de  la  ÎVotre-Dame  des  Consolations  pour  le  retour 
de  son  mari  et  de  son  fils. 

Jamais  devant  une  table  splendide,  entouré  de  toutes  les  re- 
cherches du  luxe  et  de  la  bonne  chère,  égayé  par  des  vins  gé- 
néreux et  de  joyeux  propos,  on  ne  reporte  sa  pensée  sur  ce  que 
ces  monstres  marins  qu'on  étale  avec  tant  d'orgueil  devant  les 
convives  ont  coûté  de  périls-et  d'angoisses  aux  aventureux  ha- 
bitants des  côtes  de  l'Océan. 

Le  bateau  mis  à  flot,  quatre  hommes  le-  montèrent  :  Romilly, 
ses  deux  matelots  et  son  fds  âgé  de  douze  ans.  La  nuit  était  si 
froide,  que,  quelque  habitués  que  fussent  ces  gens  aux  intem- 
péries des  saisons,  ils  sentaient  leurs  membres  engourdis.  Long- 
temps il  fut  impossible  de  songer  à  la  pèche,  la  mer  étant  trop 


•i.J.i  - 


mauviiisc;  H  \v  juilroM  -ouvmiail  loujoui^  Nns  L-  1ai-r,  aliii 
d'iWiliT  les  écueils  doiil  la  <'ole  est  lu''riss('M,'.  <(  llciiiruscmcnl, 
disait-il,  le  vent  souffle  d(;  l'ouest,  et  si  la  mer  est  grosse,  le  Na- 
poléon est  solide.  »  Ouand  il  se  crut  assez  éloigné  pour  ne  plus 
craindre  d'être  jeté  à  la  cote,  il  dit  à  ses  compagnons  :  .c  liele- 
vons  les  fdets.»  Les  trois  hommes  se  mirent  à  l'ouvrage.  «Eli 
bien .  père  !  cria  François,  qui  serrait  les  voiles  afm  de  maintenir 
le  bateau  au  large.  -  Les  fdets  sont  lourds,  mon  enfant,  la 
pêche  est  bonne,  nous  ne  nous  repentirons  pas  d'être  sortis.» 

En  cet  instant  le  vent  sauta  brusquement  au  sud-ouest  et 
redoubla  de  violence;  les  fdets  sont  abandonnés  pour  courir  au 
secours  du  bâtiment.  Le  père  RomiUy  se  précipite  à  la  barre, 
les  matelots  ferment  les  panneaux  ;  François  grimpe  au  màt, 
prêt  à  exécuter  les  ordres  qu'il  prévoit.  Tous  s'apprêtent  à  tenu- 
tête  à  cette  terrible  bourrasque.  Efforts  impuissants,  un  coup 
de  mer  jette  le  bâtiment  sur  le  côté,  et  la  lame  furieuse  ,  ba- 
layant le  pont,  emporte  le  patron  et  les  deux  matelots. 

François  reste  seul  accroché  à  la  mâture.  Le  navire  est  in- 
cliné, s"es  agrès  touchent  les  vagues  ;  la  nuit  est  tellement  ob- 
scure, que  l'on  ne  distingue  rien  à  quatre  pas.  Cependant  le 
brave  mousse  ne  perd  pas  courage  :  son  père,  ses  amis  sont  à  la 
mer,  d  songe  à  les  sauver.  Il  saisit  deux  cordes,  qu'd  attache 
solidement  aux  manœuvres;  d  passe  le  bout  de  l'une  dans  sa 
ceinture,  et  tenant  l'autre  dans  sa  main  droite,  prêt  à  la  donner 
à  celui  des  naufragés  qu'il  pourra  joindre,  il  crie  :  "  Père,  où 
êtes-vous?car  due  pouvait  le  voir.  —  Courage,  enfant,  tiens- 
•    toi  bien;  ne  quitte  pas  le  màt,»  répond  le  père,  qui  se  débat  au 
mdieu  des  vagues  en  furie.  Mais  ce  n'est  point  sa  vie,  a  lui, 
que  François  cherche  à  conserver,  c'est  celle  de  son  père  d'a- 
bord, et  des  autres  naufragés  ensuite.  Malgré  la  nuit  qui  ne 
lui  permet  de  rien  distinguer,  il  s'élance  à  la  mer;   guidé 
par  la  voix  du  patron,  il  parvient  à  le  joindre,  lui  fait  prendre 
la  corde  qu'il  tient  à  la  main  droite,  et  tous  deux  s'aident  mu- 
tuellement, s'efforcant  à  remonter  sur  le  pont  de  leur  navire  a 
moitié  couché  dans  les  flots  ;  deux  fois  la  vague  les  en  éloigne  ; 


—  •>:{(;   - 

niiu>  ciiliii.lc  ciel  prolciic  leurs  cllorls,  ils  soni  sur  le  |miiiI  :  le 
palfoii  rcud  i^ràcos  à  Dieu.  Kraurois  u'unil  pas  sa  voix  à  ccllt'  de 
son  pÎTc;  sa  làvUe,  à  lui,  n'cUiil  pas  cnlionMiicnl  accomplie: 
(les  deux  lualclols,  l'uu  avait  disparu,  l'autre  naiijeait  le  long  du 
bord,  appelant  du  secours;  il  ialhiit  une  oreille  hien  allenliveel 
bien  exercée  pour  dislinliucr  une  voix  luiniaino  à  travers  les 
nigissernents  «le  la  tempête  «|ui  va  toujours  grandissant.  Fran- 
çois entend  les  cris  de  détresse  de  son  compagnon  ;  il  va  se  jeter 
de  nouveau  à  la  nier  pour  le  secourir,  lors(pie  la  Providence, 
touchée  de  son  généreux  dévouement ,  |>ermet  qu'un  second 
coup  de  mer  relève  le  bâtiment,  et  la  vague  porte  sur  le  pont 
le  matelot  miraculeusement  sauvé. 

Tous  trois  réunis,  les  braves  marins  s'embrassent  en  rendant 
grâce  à  Dieu  de  leur  délivrance.  Ils  donnèrent  aussi  des  regrets 
à  leur  compagnon  submergé.  »  Il  était  vieux,  dit  le  matelot,  il 
n'aura  pu  lutter  contre  la  lame.  —  La  vigueur  ne  suffit  pas 
toujours  pour  se  tirer  de  .là;  je  n'en  manque  pas,  Dieu  merci, 
et  sans  mon  garçon,  je  ne  sais  trop  ce  qui  allait  m'arriver.» 
François,  plus  heureux  de  ce  mot  de  son  père  qu'il  ne  l'eût  été 
du  don  d'une  couronne,  saute  au  coude  Romilly  et  l'embrasse 
avec  transport. 

Cette  joie  devait  être  de  peu  de  durée;  un  péril  plus  terrible 
que  celui  auquel  il  vient  d'échapper  menace  le  Napoléon.  Une 
chandelle  allumée,  laissée  imprudemment  dans  la  chambre  du 
navire,  a  été  renversée  par  la  bourrasque  ;  elle  a  mis  le  feu  aux 
paillasses  de  l'équipage,  et  -déjà  les  flammes  gagnent  les  écou- 
tilles.  D'un  côté  l'incendie,  de  l'autre  la  mer  toujours  en  furie. 
Le  matelot  et  le  patron  restent  atterrés,  ils  désespèrent  de  leur 
salut  ;  l'enfant  conserve  seul  sa  présence  d'esprit.  «  À  la  barre, 
père  !  gouvernez  sur  la  lame.»  Le  patron  obéit  machinalement, 
il  ne  sait  ce  que  son  fils  va  faire  ;  pour  lui,  il  n'a  ni  idée  ni  vo- 
lonté. Le  brave  François  songe  à  combattre  ses  ennemis  l'un 
par  l'autre.  Il  va  aux  panneaux,  qu'il  ouvre  bien  vite  ;  une  vague 
énorme  se  précipite  sur  le  pont  du  navire,  et  s'engoufïrant  dans 
la  chambre  v  éteint  l'incendie.  François  referme  aussitôt  les 


—  lin  — 

panneaux;   un    U'I   auxiliaire  aurait  pu  devenir  dangeieux  (;l 
submerger  le  l'rèle  bàtinieiil(|u'il  venait  de  sauver. 

Lo  lendemain  de  cette  nuit  d'orale,  le  bateau  p(V-lieur  en- 
trait au  port  de  Cherbourg  ;  un  peu  plus  tard,  le  bonhomme 
liomilly  présentait  son  fds  sur  le  port,  et  le  proclamait  avec 
orgueil  son  sauveur.  Le  peuj)Ie  et  les  matelots  se  pressaient  au- 
tour d'eux  pour  mieux  entendre  le  récit.  Tous  voulaient  voir  le 
brave  enfant  dont  le  courage  et  le  sang-froid  au  milieu  des 
périls  leur  semblaient  surnaturels.  Les  officiers  de  la  marine 
royale  venaient  aussi  serrer  la  main  de  François;  ils  lui  prédi- 
saient qu'il  serait  un  jour  des  leurs,  et  placerait  son  nom  à 
côté  des  noms  glorieux  de  Jean  Bart,  et  de  Duguay-Trouin. 


LE  SOLDAT  BIENFAISANT', 


L'amour  du  prochain,  ce  noble  sentiment  qui  distingue 
l'homme  de  la  brute,  nous  a  été  donné  à  tous,  mais  beaucoup 
d'entre  nous  le  laissent  obscurcir  par  l'égoïsme;  la  fortune,  qui 
nous  permet  de  ne  songer  qu'à  nos  plaisirs,  la  pauvreté,  qui 
nous  force  à  nous  occuper  sans  cesse  de  nos  besoins,  aident 
également  à  détourner  notre  attention  des  peines  et  des  souf- 
frances de  nos  frères.  Il  y  a  cependant  des  hommes  ([ui  restent 


'  Le  réfjinuint  de  ce  soldat  (Mail  en  j,'arnis()ii  a  Met/. 


—  -r.w  — 

bons  et  génér<'ux  dans  toutes  les  «irconslanccs  ilc  la  vie.  cl 
ceux-là  doivent  t'^lre  aimés  et  vénérés  de  tous,  car  ils  sont  hénis 
(!(»  Dieu. 

Lu  soldat  (1  inraiileric  nouinié  Ainljroise  possédait  im  plus 
haut  degré  celte  ardente  charité  que  rien  ne  détourne  de  son 
but.  Hors  d'étal  de  soulager  les  pauvres  de  sa  bourse,  car  il  ne 
possédait  que  sa  niodi(]ue  paye ,  cinq  sous  par  jour,  sur  les- 
(juels  la  Caisse  du  régiment  l'ait  des  retenues  pour  |)lus  de  moi- 
tié, Ambroise  va  s'otlVant  à  tous  ses  camarades  pour  remplir 
leurs  corvées,  et  le  léger  salaire  (pi'il  en  reçoit  est  tout  entier 
consacré  à  des  aumônes  :  souvent  une  pitjce  de  vingt  sous  ainsi 
amassée  avec  labeur  lui  avait  été  d'un  grand  secours  pour  venir 
en  aide  à  une  pauvre  femme  malade,  ou  donner  du  pain  à  un 
vieillard  infirme  (jue  ses  proches  délaissaient.  Ambroise  était 
bon  soldat,  mais  il  n'aimait  pas  sa  profession  ;  il  avait  au  vil- 
lage une  mère  et  une  sœur  chéries;  quoique  sans  étal,  il  pou- 
vait, en  se  louant  pour  travailler  à  la  terre,  gagner  plus  qu'il 
ne  gagnait  au  régiment,  et  alors  donner  davantage  aux  pauvres, 
car  Ambroise  ne  connaissait  pas  d'autre  usage  à  faire  de  son 
argent.  Un  jour  qu'il  marchait  dans  les  rues  de  Metz,  calculant 
qu'il  ne  lui  restait  plus  que  trois  mois  à  rester  sous  les  dra- 
peaiix,  il  est  abordé  par  un  petit  garçon  de  sept  à  huit  ans  qui 
lui  demande  la  charité.  (^Pauvre  petit,  est-ce  pour  la  mère  que 
tu  mendies?  —  Non,  mon  bon  monsieur;  je  suis  seul. — Orphe- 
lin ?— Je  ne  sais  pas,  j'ai  été  nourri  à  la  campagne  ;  j'y  étais  bien; 
mais  voilà  trois  jours  que  maman  Babel  m'a  amené  à  la  ville 
et  m'y  a  perdu.  Le  premier  jour,  j'ai  pleuré  en  cherchant  à 
trouver  mon  chemin  pour  m'en  retourner,  et  je  n'ai  rien 
mangé  du  tout.  La  nuit,  j'ai  dormi  au  frais  sur  les  marches  de 
l'église.  Hier,  j'ai  demandé  à  manger  à  un  grand  monsieur  qui 
m'a  donné  un  morceau  de  p^in  en  me  disant  de  n'y  plus  reve- 
nir. Voilà  pourquoi  je  vous  demande,  à  vous,  aujourd'hui,  mon 
bon  monsieur,  car  j'ai  bien  faim  ;  mais  si  cela  vous  fâche  aussi 
de  me  donner,  j'irai  à  un  autre  demain.»  Le  bon  soldat  sentit 
ses  yeux  se  mouiller  de  larmes;  une  simple  aumône  ne  pouvait 


surfin',  il  liillail  s.iincrrcl  «miI'.iiiI  (i<'s  (l.iiiLrciN  de  I  .ih.iihlon  ci 
(le  \i{  misrrc.  assurer  son  avenir,  lui  rendre  une  r.iinille.  .Mais 
connneul  s'y  |)ren(lr('?  soldai,  anjourdiMii,  demain  pauvre  jour- 
nalier, Ambroise  n'a  à  parlauer  (ju'un  morceau  de  pain  ^Mj;né 
à  la  sueur  de  son  front.  Beaucoup  à  sa  place  auraient  vu  dans 
cette  pauvreté  une  raison  suffisante  pour  passer  son  chemin  en 
disant  :  «  Le  sort  de  cet  enfant  m'intéresse,  je  suis  bien  fâché  de 
ne  pouvoir  rien  faire  pour  lui.  *)  Mais  tel  n'était  pas  le  généreux 
Ambroise.  Un  niidlieureux  placé  sur  son  chemin  portait  avec 
lui  l'ordre  de  la  Providence  pour  le  secourir,  et  cet  ordre,  Am- 
broise l'exécutait  comme  une  consigne  militaire  sans  délibérer 
si  la  chose  était  possible  ou  non. 

Ambroise  prit  donc  l'enfanl  par  la  main  et  le  conduisit  à  la 
caserne.  <  Là,  disait-il,  il  aura  toujours  un  abri  ;  quant  à  la  nour- 
riture, je  lui  donnerai  la  moitié  de  mes  rations.  »  Quoique  bien 
habitués  aux  actes  de  charité  du  brave  soldat,  ses  camarades 
ne  purent  s'empêcher  de  se  récrier  quand  ils  lui  virent  amener 
avec  lui  un  petit  garçon  de  sept  ans  qu'il  prétendait  adopter. 
Les  officiers  ne  permirent  pas  que  cette  nouvelle  recrue  habitât 
la  caserne;  il  n'y  aurait  plus  eu  de  raison  pour  que  chaque  fan- 
tassin n'amenât  pas  avec  lui  ses  propres  enfants,  et  l'ordre  de- 
venait impossible;  sans  compter  que  les  céhbataires  auraient 
supporté  fort  impatiemment  toute  cette  marmaille,  et  que  des 
querelles  s'en  seraient  suivies.  Ambroise  ne  pouvant  garder  le 
petit  Jacques,  auquel  ses  camarades  avaient  donné  tout  de  suite 
le  surnom  de  Trouvaille,  offrit  à  la  cantinière  de  le  prendre 
chez  elle,  -f  Qui  payera  la  pension?  demanda  cette  femme,  ha- 
bituée à  faire  commerce  de  tout.  —  Je  vous  donnerai  ma  paye 
et  tout  ce  que  je  pourrai  de  mes  rations,  répondit  Ambroise.  — 
Ce  n'est  pas  de  quoi  rouler  carrosse,  répliqua  la  cantinière; 
ajoute  à  cela,  mon  garçon,  que  dans  trois  mois  ton  temps  finit, 
et  que  si  le  régiment  quitte  Metz,  je  ne  compte  pas  le  suivre;  lu 
vois  donc  que  l'affaire  est  impossible.  ^ 

La  seconde  cantinière  se  serait  bien  chargée  de  Trouvaille  ; 
mais  cette  fenime,  bonne  au  fond,  n'avait  aucun  principe  de 


—  l'ti) 

montlc  ni  de  rcli^Mon   O  lui  le  sold.il  t|iii  ;i  sou  t(Mir  refusa  de 
lui  conlicr  rcnl'iuil. 

Auihroise  no  voulail  pas  sculcuicul  donner  à  sou  lils  adoplil' 
la  vie  du   corps,  il   voulait  aussi    lui    assurer   celle  de    làuie. 
Voyant  coinl)ien  son  cher  Trouraille  serait  ex|)osé  à  croupir 
dans  l'ignorance  et  le  désordre  à  la  suite  d'un  ré'jfiment,  il  se 
décida  à  lui  chercher  une  meilleure  protection  (|ue  celle  qu'il 
pouvait  lui   accorder.   Il  conduisit  d'abord  l'enfant  chez   les 
frères  de  Saint-Vincent  de  Paul.  Ceux-ci  se  sentirent  émus  en 
écoutant  le  récit  du  soldat;  ils  promirent  de  donnera  l'enfant 
des  soins,  une  bonne  instruction  religieuse.  Mais  au   bout  de 
quelques  jours,  ils  s'aperçurent  avec  chagrin  que  l'enfant,  mal 
élevé,  ne  pouvait  sans  danger  pour  les  autres  élèves  rester 
parmi  eux  ;  il  fallut  bien  rendre  Jacques  au  soldat.  Ce  dernier, 
affligé,  mais  non  découragé,  se  rendit  à  l'école  comnmnale.  Là 
il  essuya  un  dur  refus.  Il  n'y  avait  pas  moyen  de  se  charger  d'in» 
enfant  pour  autre  chose  que  la  journée  seulement.  Ouelqu'un 
dit  au  pauvre  soldat  de  conduire  le  petit  à  l'hospice  des  enfants 
abandonnés.  La  philanthropie  la  plus  éclairée  avait  présidé  à  la 
fondation  de  cet  établissement,  et  Trouvaille  devait  y  rencontrer 
tout  ce  que  son  ami  rêvait  pour  lui.  Ambroise  court  à  l'hospice; 
nouveau  refus  :  la  maison  ne  s'ouvre  pas  à  des  orphelins  aussi 
âgés.  Jacques  a  été  trouvé  en  état  de  vagabondage,  il  faut  le 
conduire,  chez  le  juge,  qui  le  renverra  au  tribunal,  lequel  le 
condamnera  à  être  enfermé  dans  une  maison  de  correction  jus- 
qu'au temps  où  il  sera  en  âge  de  gagner  sa  vie. 

Ambroise  sait  que  les  prisons  sont  des  écoles  de  vices,  et  em- 
mène bien  vite  son  protégé.  «  Non,  non,  dit-il;  puisque  Dieu  t'a 
mis  sur  mon  chemin,  je' saurai  te  défendre  de  la  corruption 
ainsi  que  je  t'ai  sauvé  de  la  faim.  Quant  au  moyen  d'y  parvenir, 
je  finirai  bien  par  le  trouver.  » 

En  effet,  Ambroise,  en  réfléchissant  à  ce  qui  lui  restait  à  faire, 
se  convainquit  de  deux  choses  ;  la  première,  qu'il  ne  devait 
compter  que  sur  lui-même  pour  assurer  le  sort  de  l'enfant  aban- 
donné; la  seconde,  que  sa  paye  et  ses  rations  n'étaient  pas  suf- 


—  2'il    — 

fisanlrs  pour  siil)VPnir  "il  rcntrclicii  du  pdit  i:.initii.  Il  liilliiil 
donc  se  procurer  de  I  argent;  un  seul  moyen  s OllVail  à  lin,  son 
temps  de  service  allait  expirer,  c'était  de  se  vendre  comme 
remplaçant.  Ambroise  n'avait,  nous  l'avons  déjà  dit,  aucun 
goût  pour  l'élat  militaire;  il  se  faisait  une  grande  joie  de  revoir 
son  village  et  sa  famille  :  n'importe,  il  n'iiésile  pas.  Iri  lionime 
de  sa  ville  qui  s'est  l'ait  une  industrie  de  fournir  des  rempla- 
çants pour  le  service  militaire,  lui  trouve  de  suite  un  acquéreur. 
Ambroise  touche  le  prix  convenu,  retourne  chez  les  frères.  "  Si 
je  vous  donnais  mille  francs,  dit-il,  consentiriez-vous  à  vous 
charger  du  petit  et  à  l'élever  pendant  dix  ans?»  Les  bons 
frères  ne  pouvaient  pas  absolument  admettre  un  enfant  dans 
leur  communauté;  mais  ce  trait  de  charité  les  toucha  telle- 
ment, qu'ils  se  chargèrent  de  trouver  une  brave  femme  qui 
pour  cette  somme  consentit  à  prendre  Jacques  et  à  le  soigner 
durant  tout  le  temps  qu'il  ne  passerait  pas  à  l'école.  De  la  sorte, 
Ambroise  fut  rassuré  sur  le  sort  à  venir  de  son  fils  adoptif.  Il 
recevrait  une  solide  instruction  religieuse,  et  contracterait  en 
la  compagnie  des  bons  frères  des  habitudes  de  régularité  et  de 
travail  qui  seraient  des  garanties  de  sa  bonne  conduite  à  venir. 
A  la  vérité,  lui  Ambroise,  resterait  encore  huit  ans  soldat  ; 
mais  il  était  presque  réconcilié  avec  sa  condition  depuis  qu'elle 
lui  avait  permis  d'accomplir  cette  bonne  œuvre. 


31 


LES  .FIIEIIKS  JE,W-BAPTISTE  ET  CHARLES, 


DU  MONT-r.ARMKL 


#^#^ 

m^ 


Le  Moiil-Carmel  est 
une  des  montaj^nes.  un 
des  hauts  lieux  de  la 
Terre -Sainte.  Comme 
l'Horeb,  comme  le  Si- 
naï,  il  a  été  consacré 
par  les  pas  du  Sei- 
gneur. Ses  versants 
fleuris,  ses  riches  pâ- 
turages, se^  vignes  fer- 
tiles, ses  bois  de  chê- 
nes, en  font  une  oasis 
délicieuse  au  sein  de 
la  Palestine.  11  est  situé  entre  Tyr  et  Césarée,  en  face  de  Saint- 
Jean-d'Acre,  dont  il  n'est  séparé  que  par  le  golfe  de  Ptolémaïs. 
Il  baigne  sa  base  dans  les  eaux  du  Cison,  et  il  s'avance  dans  la 
mer  de  manière  à  former  un  petit  promontoire  nommé  Cap 
Carmel.  <(  Cette  pointe,  dit  M.  Alexandre  Dumas,  se  présente  de 
loin  au  voyageur  qui  vient  d'Europe  comme  le  point  le  plus 


''i.  .i?v- 


r^^m^ 


LES  FRERES  DU  MON-T    CARMEL 


Iith.  Decc^ueT,. 


.^j^m^'^- 


NO^lHOmS. 


—  2V:{  — 

av<irU(Vsiir  lequel  il  puisse  loinher  à  i^ciioiix.  "  Kl  en  ejlel,  le 
|)i'l(>ri!i ,  en  iihonl.inl  de  ce  côlé  la  lerre  travadlén  par  dn  nu- 
rades,  touche  à  un  lieu  que  beaucoup  de  miracles  ont  consa- 
cré. C'est  dans  une  des  grottes  du  Carme!  ({u'Klie  se  eaclia 
pour  échapper  aux  persécutions  de  Jézahel.  C'est  au  sonnnel  du 
mont  que  les  quatre  cent  cinquante  prophètes  du  culte  de  Jîaal 
et  les  quatre  cents  prophètes  d'Israël  se  réunirent  afin  (piuii 
miracle  décidât  lequel  de  Ikial  ou  de  Jéhovah  était  le  vrai  Dieu. 
C'est  du  haut  du  Carme]  ({u'HIie  parlait  en  souverain  aux  élé- 
ments :  il  ouvrait,  il  lermait  à  son  gré  les  écluses  du  ciel.  Mais 
écoutons  Racine  rappelant  ces  prodiges  accomplis  près  du  nionl . 
sacré  :  • 

Des  prophètes  menteurs  la  troupe  confondue, 

Et  la  flamme  du  ciel  sur  l'autel  descendue; 

Élie  aux  éléments  parlant  en  souverain ,  .  _ 

Les  cieux  par  lui  fermés  et  devenus  d'airain, 

Et  la  terre  trois  ans  sans  pluie  et  sans  rosée; 

Les  morts  se  ranimant  à  la  voix  d'Elisée,  etc. 

Depuis  ces  temps  miraculeux,  le  Carmel  est  resté  en  Fti  pcrs- 
session  des  Fidèles.  Après  Élie,  Elisée;  après  Elisée,  lesfds  des 
prophètes  jusqu^à  saint  Jean.  Après  la  mort  du  Christ,  de  pieux 
solitaires  y  fixèrent. leur  demeure;  mais  il  faut  aller  jusqu'au 
douzième  siècle  pour  trouver  quelque  trace  d'établissement  ré- 
gulier. C'est  un  Calabrais  qui,  le  premier,  réunit  sous  son  auto- 
rité dix  cénobites  qui  reconnaissaient  le  rite  romain.  Deux  siè- 
cles plus  tard,  l'ordre  des  Carmes  y  prit  naissance.  Saint  Alberl 
en  fut-le  fondateur.  Albert  était  non-seulement  un  saint  person- 
nage, mais  un  homme  d'une  fiante  capacité,  estimé  des  souve-  • 
rains  de  son  temps  pour  sa  prudence,  pour  sa  droiture  et  pour 
son  habdeté  dans  les  affaires.  Le  pape  Clément  III  et  Frédéric 
Barberousse  le  choisirent  .pour  arbitre  de  leurs  différends,  et 
Célestin  III  et  Innocent  III  l'employèrent  souvent  dans  des  né- 
gociations difficiles.  En  1206,  Albert  fut  nommé  patriarche 
latin  dé  Jérusalem.  Ce  législateur  des  carmes  établit  dès  lors 
pour  l'ordre  naissant  une  constitution  qui,  bien  qu'adouci(^ 


—  2'i4  — 

(lucliiucs  iUHiées  plus  lard  par  le  pape  liiiiocotit  IV,  ii  eii  a  pas 
moins  conservé  un  grand  caraclèn'  d'auslérilé.  Le  couvent  l'ut 
hàli  à  l'ciidroit  nicinc  ou  VÀw  avait  dressé  son  aut<'l  (^t  con- 
Ibudu  les  faux  proi)lièles  de  Uaal  ;  e(,  depuis,  ce  couvent  s'est 
loujours  (tuvert  gratuitement  à  tous  ceu\  (|ui  souffraient,  (|ui 
avaii'iit  l'ai  Ml  el  soi!'. 

Toulel'ois  ce  lieu  de  prière  et  d  hospitalité  n'a  pas  traversé 
tant  de  siècles  sans  vicissitudes  et  sans  outrages.  Les  .soldats  de 
Titus,  et,  douze  cents  ans  plus  Um\,  les  soldats  des  soudans  dé- 
vastent le  saint  monastère  ;  mais  coiniue  ini  oiseau  qui  refait  son 
.nid  après  l'orage,  la  sainte  famille,'  après  chaque  désastre,  ras" 
send)lait  de  nouveau  ses  enfants,  dispersés,  et  reprenait   son 
œuvre  de  religion  et  de  charité.  D'ailleurs,  même  après  l'abandon 
de  la  Terre-Sainte  par  les  Français,  le  nom  de  saint  Louis  y  pro- 
.  tégeaii  les  chrétiens.  Plus  tard,  leur  sécurité  devait  être  plus 
grande  encore;  car,  à  partir  de  François  P^  les  établissements 
catholiques  de  tout  le  Levant,  et  particulièrement  le  Saint-Sépul- 
(;re  et  le  Mont-Carmel,  furent  placés,  par  les  traités,  sous  le  pa- 
tronage de  la  France. 

Cependant-  les  derniers  temps  du  saint  hospice  semblaient 
être  venus.  En  1799,  Bonaparte,  en  se  retirani  sur  Jafîa  après 
le  siège  infructueux  de  Saint-Jean-d'Acre,  laissa  dans  le  couvent 
des  Carmes  ses  malades  et  ses  blessés.  Peu  après,  les  Turcs  se 
rendent  maîtres  du  monastère,  et,  malgré  la  résistance  des  com- 
missaires britanniques  et  les  représentations  constantes  de  sir 
Sydney  Smith,  les  janissaires  de  Djezzar  massacrent  sans  pitié 
les  blessés  français,  dispersent  les  moines,  et  laissent  inhabitable 
•   la  maison  de  Dieu. 

Vingt  ans  plus  tard,  ce  monastère  en  ruines  semblait  encore 
trop  menaçant  au  pacha  d'Acre,  Abdallah,  qui  nourrissait  une 
haine  profonde  contre  les  chrétiens-.  Les  Grecs  venaient  de  se 
révolter.  Abdallah  écrit  au  Grand-Seigneur  que  ces  murs  encore 
debout  pourraient  bien  un  jour  servir  de  forteresse  à  ses  en- 
nemis. Il  lui  demande  l'autorisation  de  les  détruire.  Cette  auto- 
risation est  accordée  sans  peine.  Dans  le  même  temps,,  le  gé- 


-  245  - 

lierai  de  l  onlrr  dus  (^rmes,  à  Home,  cAwiyynii  au  (laniirl  un 
frère  (le  frère  .leaM-Haplistc  (^asini),  architecte  liahilc.  (juil  cliar- 
gcait  d'examiner  si  le  couvent  pourrait  être  rcc^onstruit.  Le  frère 
part,  et  à  peine  arrivé  à  Kaifia,  il  entend  l'i'xplosioti  des  mines 
et  voit  sauter  en  l'air  les  débris  du  monastère. 

Le  frère  Jean-Baptiste  pleura  suj-  ces  débris  comme  autrefois 
Jérémie  avait  pleuré  sur  Sion  détruite.  Sans  doute  il  s'écriait 
avec  le  grand  prophète  :  «  Comment  cette  contrée  naguère  si 
peuplée  s'est-elle  changée  enune  vaste  solitude?  Les  routes  qui 
conduisent  à  ses  murs  sont  en  deuil...  0  vous  qui  traversez  ces 
lieux  solitaires,  voyez,  et  jugez  s'jl  est  une  douleur  comparable 
à  la  mienne...  Couvre-toi  du  cilice,  répands  la  cendre  sur  ta 
tête  ;  pleure  comme  une  mère  qui  a  perdu  son  fils  unique,  fais 
retentir  l'air  de  tes  douloureux  gémissements,  car  l'impjloyable 
dévastateur,  est  venu.^)  Mais  après  avoir  pleuré,  le  saint  frère 
entendit  sans  doute  cette  voix  d'un  autre  grand  prophète  :  «  Le 
Seigneur  dit  :  Parle  à  ces  ossements  et  dis-leur  :  Ossements  ari- 
des, écoutez  la  parole  du  Seigneur.  Le  Seigneur  dit  :  Je  vais, 
vous  animer  de  mon  souffle,  et  vous  vivrez...  Qyie  ton  souffle 
parte  des  quatre  points  du  monde,  qu'il  anime  ces  morts,  et 
qu'ils  vivent.-.  J'ouvrirai  vos  tombeaux,  je  vous  appellerai  du 
fond  de  vos  sépulcres;  car  vous  êtes  mon  peuple,  et  je  vous  ra- 
mènerai sur  la  terre  d'Israël  ;  et  quand  j'aurai  ouvert  vos  sépul- 
cres, quand  je  vous  aurai  fait  sortir  de  vos  tombeaux,  vous 
saurez  que  je  suis  le  Dieu  tout-puissant;  j'ai  dit,  et  ce  que  j'ai 
dit  a  été  fait.  ') 

Or,  voyez  maintenant  comme  ces  paroles  s'appliquent  mer- 
veilleusement au  Carmel.  De  .son  temple,  de  son  couvent  et  de 
son  hospice  il  n'y  avait  plus  rien  que  des  ruines  en  1821,  et 
voici  qu'aujourd'hui,  en  1843,  s'élèvent  sur  ces  ruines  saintes 
un  temple,  un  hospice,  un  couvent,  plus  grands  et  plus  beaux 
que  les  premiers.  Nous  sommes  sur  la  terre  des  miracles.  Ra- 
contons comment  celui-ci  s'est  fait. 

.  En  182(5,  le  frère  Jean-Baptiste,  qui  était  à  Rome,  se  rend 
à  Constantinople.  Grâce  au  crédit  de  l'ambassadeur  français. 


—  2V<i 

M.  (le  LMioiir-MaulxMiri!;.  il  ohlicnl  dti  stilt.ui  Maliinoud  un 
lirinaii  (lui  autorise  la  rccoiisli-uclioii  du  uioiiaslrrc.  Il  eu  es- 
(juisse  rapideinciil  le  plan,  rcvienl  à  Uoinc,  et  bieniol  apnV. 
s'einl)ar<iue  jM)ur  kaifliu  Ouand  il  y  arriva,  le  dernier  IVerede  la 
coinniunauté,  (fiii  s'était  relire  dans  celle  ville,  venait  d'y  mou- 
rir. Frère  .leau-Uaptiste  gravit,  seul  et  triste,  la  nfiontagne.  Il  se 
recueille  un  înoinent  dans  la  prière,  puis,  s'asseyant  sous  un 
sycomore,  il  achève  le  plan  du  monument.  Il  en  fit.  ensuite  le 
devis,  (]ui  s'élevait  h  350,000  francs.  Frère  Jean-Baptiste  ne 
possédait  rien,  ni  lui  ni  les  siens,  mais  il  ne  s'en  inquiétait  pas: 
l'aumône  devait  pourvoir  à  tout.  Il  avait  reconnu  que  l'ancien 
couvent  n'avait  (ju'un  terrain  fort  restreint  :  il  veut  doter  le 
nouveau  de  dépendances  plus  considérables  ;  il  parcourt  les 
environs.  A  cinq  lieues  du  Carmel  il  remarijuc  deux  moulins  à 
eau  qui  ne  fonctionnent  plus,  et,  à  deux  lieues  plus  loin,  il  trouve 
la  source  qui  les  alimentait  autrefois,  et  dont  les  eaux  ont  été 
détournées  sans  profit  pour  l'agriculture.  C'était  pour  le  futur 
couvent  un  trésor  que  cette  source  et  ces  deux  moulins.  Il  veut 
les  acheter.  D'argent,  point  encore;  mais  que  ne  fera  point  cet 
homme  qui  a  déjà  tant  fait  !  Vous  verrez  qu'il  aura  les  deux 
moulins.  Ils  étaient  la  propriété  d'un  de  ces  Drusesqui  se  disent 
descendus  des  Israélites  qui  adoraient  le  ve'aud'or.  C'eût  été,  au 
sentiment  de  ces  idolâtres,  une  impiété  que  de  vendre  un  ter- 
rain légué  par  leurs  ancêtres,  et  ils  s'y  refusèrent  obstinément. 
u  Ce  terrain  que  vous  ne  voulez  pas  me  vendre,  dit  alors  frère 
Jean-Baptiste,  louez-le-moi.»  Le  Druse  y  consent.  Le  frère  de- 
vait payer  sa  location  au  moyen  dés  bénéfices  que  donneraient 
ses  usines;  mais  pour  mettre  les  usines  en  mouvement  il  fallait 
d'abord  les  réparer,  et  les  réparations  semblaient  devoir  être 
coûteuses;  de  plus,  il  fallait  y  amener  les  eaux  par  une  canali- 
sation tout  entière  à  faire  Or,  l'argent  manquait  pour  ceci 
comme  pour  le  reste.  Frère  Jean  Baptiste  alla  trouver  un  Turc 
qu'il  avait  connu  dans  son  premier  voyage,  et  lui  demanda 
9,000  francs  à  emprunter.  Il  proposa  de  le  rembourser  sur  les 
produits  des  moulins.   Cette  garantie  peut  sembler  illusoire; 


—  iV'  — 

iii.iis  lien'  .lr,iii-l)a|>lis(<'  csl  ('liKjiit'iil  :  il  latrie  (lu  j>r(i|)li(,'U'  l'^lic, 
(loiil  le  nom  csl  en  grande  vénération  parmi  les  Turcs.  De  plus, 
je  IVcrc  (loniuiil  sa  parole,  et  chez  un  peuple  oii  l'on  ccijl  peu 
de  contrats,  la  parole  d'un  lionnne  est  restée  quehjue  chose. 
Notre  Turc  prêta  donc  les  9,000  francs,  cl  bicnlol  les  travaux  de 
répai'alion  et  de  canalisation  commencèrent.  En  même  temps 
commencèrent  aussi  les  pèlerinages  lointains  de  frère  Jean- 
Baptiste.  Il  parcourt  d'abord  les  côtes  de  l'Asiô-Mineure,  les  Iles 
de  l'Archipel,  les  environs  <ie  Constantinople,  demandant  par- 
tout des  secours.  11  recueillit  (h  celte  excursion  20,000  francs, 
et,  revenu  sur  sa  montagne,  en  1828,  il  posa  la  picmière  pierre 
du  nouveau  temple,  le  jour  de  la  Féle-Dieu,  jour  pour  jour, 
heure  pour  heure,  sept  ans  après  la  destruction  de  l'ancien.  Les 
20,000  francs  épuisés,  frère  Jean-Baptiste  se  remet  en  route. 
En  sept  ans,  quatorze  fois  il  quitta  le  Carmel,  et  quatorze  fois  il 
y  revint.  Jl  a  visité  Jérusalem,  Damas,  Beyruth,  Sydon,  Tyr, 
Jaffa,  Alexandrie,  le  Caire,  Malte,  Tripoli  de  Syrie,  le  mont 
Liban,  Smyrne,  Athènes,  Lépante,  Corfou,  Constantinople, 
Tunis,  Tripoli  d'Afrique,  Syracuse,  Girgente,  Païenne.  Il  a  fiiit 
mille  lieues  sur  la  côte  redoutée  d'Afrique  ;  il  est  allé  à  Gibral- 
tar ;il  est  entré  en  Espagne,  en  invoquant  le  nom  de  sainte  Thé- 
rèse ;  en  Angleterre,  en  invoquant  celui  de  saint  Simon  Stock, 
né  dans  le  comté  de  Kent  ;  puis  enfin  il  est  venu  en  France,  la 
terre  de  saint  Louis,  où  les  cœurs  et  les  bourses  s'ouvrent  si  faci- 
lement pour  toutes  les  infortunes,  et  qui  a  concouru  pour  une 
-large  part  au  trésor  pieux  destiné  à  la  réédification  du  tenq3le. 
Enfin  ce  temple  s'est- élevé.  En  l'absence  du  frère  Jean-Baptiste, 
frère  Matthieu  de  Sainl-Paùl  a  dirigé  l'exécufion  des  travaux. 
C'est  encore  un  digne  et  habile  frère  que  celui-ci.  Les  Arabes, 
émerveillés  de  sa  facilité  à  parler  presque  toutes  les  langues  de 
l'Orient  et  de  sa  prodigieuse  activité  qui  suffit  à  tout,  l'appel- 
lent le  frère  Cinq-Cents,  c'est-à-dire  valant  cinq  cents  personnes. 
(Lo  chiamano,  me  disait  le  frère  Charles,  Fra  Cinquecento,  vo- 
lendo  dire  che  Fra  Matteo  è  buono  per  cinquecento  persone.) 
Donc  le  temple  s'est  élevé;  mais,  celle  fois  comme  toujours,  le 


—  -i'iH  — 

(l«»vis  des  dépcrïsos  a  (Mo  de  heaucoup  dépassé,  lia  réédilicalion  a 
déjà  coulé  500.000  ïra lies,  et  il  resie  encore  à  l'aire  une  i^raiide 
el  utile  conslruclioii,  celle  d'un  mur  d'enceinte,  pour  proléger 
contre  les  alta(]ues  des  tigres  et  des  chakals  qui  s'embusquent 
sur  les  lianes  de  la  m<»nlagiie  les  habitants  du  monastère  et  les 
voyageurs  qui  viennent  y  chercher  abri  et  secours.  Ce  mur  d"(în- 
ceinte  est  indispensable,  mais  les  tonds  son  épuisés  au  (larmçl  : 
une  nouvelle  ciuéle  est  nécessaire.  Frère  Jean-Baplisle  allait 
partir  pour  cette  quête,  et  c'est  en  France  (ju'il  venait  la  faire  : 
déjà  il  avait  repris  son  bâton  de  voyageur;  mais  ses  forces  tra- 
hissent son  courage.  Frère  Jean-Baptiste  a  soixante-six  ans!  11 
a  (l('>jà  parcouru  tant  de  mers  !  visité  tant  de  cités!  11  comprend 
que  Dieu  réserve  à  d'autres  mains  la  gloire  de  cette  dernière 
moisson.  Il  s'est  alors  adressé  à  l'un  de  ses  plus  inteUigents 
compagnons,  le  frère  Charles  d'Ognissanti,  et  le  frère  Charles 
est  parti  pour  la  France.  C'est  lui  que  nous  voyons  depuis  quel- 
que temps  à  Paris.  Si  vous  Tavez,  pïir  hasard,  rencontré  dans 
les  rues,  vous  vous  êtes  sûrement  arrêté  pour  admirer  ce  beau 
costume  levantin,  et  plus  encore  la  noble  tête  de  celui  qui  le 
porte  ,  un  type  romain  à  la  fois  énergique  et  doux  ;  et  si  vous 
avez  reçu  chez  vous  le  frère  Charles,  si  vous  l'avez  vu  chez  lui, 
ou  dans  le  monde,  vous  aurez  été  frappé  de  la  mobile  expres- 
sion de  cette  figure  qui  fait  paraître  tant  d'intelligence  et  de 
cœur.  Sa  conversation  vous  donne  tout  ce  que  promet  sa  figure; 
mais,  à  vrai  dire,  pour  jouir  bien  complètement  de  cela,  il  faut 
savoir  un  peu  d'italien,  et  le  laisser  parler  sa  belle  langue.  Il 
vous  dira  alors  ses  voyages.  On  ne  saurait  croire  combien  ses 
récits  sont  attachants.  Que  de  traverses  !  que  de  périls  !  que  de 
fatigues  et  de  privations  !  Mais  je  veux,  en  courant,  vous  en 
raconter  quelque  chose.  En  1835,  le  frère  Charles  était  venu 
en  Italie.  Il  parcourait  le  royaume  de  Naples.  Le  choléra  y 
éclate  tout  à  coup.  Les  populations  éperdues  fuient  en  vain  de- 
vant le  fléau  :  la  mort  est  partout  de  l'uiie  à  l'autre  mer.  Sous 
ce  ciel  éclatant,  dans  cet  air  si  pur  et  si  doux,  chargé  de  vie  et 
de  bonheur,  il  n'y  a  de  fléau  redouté  que  l'Etna.  Mais  l'Etna 


—  -240  — 

iJiciiact'  iivaiil  (Ir  rnippcr  :  il  ohNcurcil  1rs  riciix  d  )'|>.iinS(*s  Iii- 
mées,  il  éhniiilc  la  Icrrc,  il  rii;^il,  il  loiinc.  L(;s  Napolitains  vi- 
vent IraïKiuilles  et  confiants,  à  ses  pieds;  ils  complciil  sur  ((^s 
avertissements.  Mais  le  choléra  n'envoie  pas  aux  peuples  des 
[)récurseurs  de  ses  colères  :  il  trappe  à  l'itnproviste,  dans  le 
silence,  et  il  vous  atteint  partout.  11  est  comme  cet  ani^e  dont 
parle  l'Ecriture,  ange  de  mort,  aux  invisibles  coups,  que  le  Sei- 
gneur envoya  dans  le  camp  de  Sennachérib,  et  ({ui,  dans  une 
nuit,  tua  cent  (piatre-vingt  mille  de  ses  soldats  en  les  touclianl 
de  son  haleine.  Le  mystère  (fui  enveloppait  dans  sa  marche  le 
fléau  destructeur  fit  naître  les  plus  absurdes  soupçons  :  là, 
comme  en  Russie,  comme  à  Londres,  comme  à  Paris  même,  on 
crut  à  des  empoisonnements,  et  il  y  eut  des  victimes  des  fu- 
reurs populaires.  Les  villes  avaient  fermé  leurs  portes  ;  les 
bourgs,  les  villages,  les  moindres  bameaux  interdirent  égale- 
ment leur  entrée.  Malheur  à  l'étranger  errant  dans  les  campa- 
gnes !  il  était  exposé  à  être  massacré  ou  à  mourir  de  faim.  Frère 
Charles  quêtait  alors  à  une  assez  grande  distance  de  Naples. 
Son  habit  religieux  avait  jusque-là  protégé  sa  vie,  mais  n'avail 
pu* faire  lever  l'interdiction  d'entrée  dans  les  villes.  11  élait  sans 
asile  et  sans  pain  ;  nulle  habitation  ne  voulait  le  recevoir.  Chose 
étrange!  on  laissait  mourir  de  faim  l'un  des  plus  laborieux 
ouvriers  de  cette  maison  du  Carmel  qui  s'ouvre  pour  tous  ceux 
qui  ont  faim! 

Il  put  enfin  rentrer  à  Naples.  H  obtint  une  audience  du  roi. 
Au  moment  oii  il  commençait  à  lui  raconter  son  histoire,  le  roi, 
l'interrompant,  lui  dit  avec  bonté  :  «  Je  sais  tout  :  vous  avez 
bien  souffert  ;  mais  vous  trouverez  désormais  dans  mon  royaume 
plus  d'hospitalité.  »  Et,  en  effet,  le  roi  Ferdinand  donna  im- 
médiatement des  ordres  pour  que  le  frère  Charles  rencontrai 
partout  secours  et  protection.  Frère  Charles  retourna  ensuite 
au  Carmel,  et  nous  avons  vu  pourquoi  il  en  est  reparti,  et  pour- 
(pioi  il  est  au  mdieu  de  nous.  C'est  toujours,  pour  me  servir  de 
l'expression  de  M.  Poujoulat,  llmmhle  et  infatigable  ambassadeur 
(hi  }f()iil-Sa€ré  auprès  de  la  (hanté  earopéeîine.  11  vient  quêter 

•   •  32 


—  250  — 

pour  le  mur  dencoinlc.  noiinons  au  noble  quêteur.  Ne  sout- 
irons pas  que  l'œuvre  du  Carme!  reste  inachevée.  Songeons 
qu'il  y  a  là.  outre  la  question  de  religion,  une  cpiestion  de  civi- 
lisation. Partout  où  l'on  fonde  un  monastère,  on  fonde  une  civi- 
lisation. A  coté  des  murs  du  temple  viennent  bientôt  se  placer 
les  murs  de  la  ville  :  les  maisons  de  Dieu  appellent  autour 
d'elles  les  maisons  des  honmies.  Donnons  au  noble  quêteur. 
Après  tout,  nous  ne  faisons  qu'acquitter  une  dette  de  recon- 
naissance. Combien  de  pèlerins  et  de  voyageurs  français  n'ont- 
ils  pas  trouvé  au  Carmel  une  généreuse  et  touchante  hospitalité  ! 
Et  puis,  savez-vous?  Après  la  destruction  du  couvent  en  1799, 
les  cadavres  de  nos  soldats,  ces  malades  et  ces  blessés  massacrés 
par  les  janissaires  de  Djezzar,  étaient  restés  sans  sépulture.  Leurs 
ossements  blanchis  se  montraient  çà  et  là  dispersés  sur  les  flancs 
de  la  montagne.  Les  frères  Jean-Baptiste  et  Charles  ont  pieuse- 
ment recuedli  ces  os  des  vainqueurs  des  Pyramides,  et  ils  leur 
ont  donné,  après  trente  ans,  l'abri  protecteur  et  inespéré  d'une 
tombe.  Une  pyramide  la  surmonte.  C'est  un  monument  placé 
dans  le  jardin  du  cloître.  Et  puis,  savez-vous  encore?  Dans  la 
récente  expédition  anglaise  de  Syrie,  des  chrétiens  de  tous  pays, 
des  protégés  de  la  France,  des  Arabes,  des  Égyptiens,  s' échap- 
pant de  Kaïffa  que  bombarde  le  canon  anglais,  de  Beyruth  que 
menace  le  même  sort,  se  réfugient  sur  le  Carmel,  à  la  suite  du 
vice-consul  français.  Ils  étaient  au  nombre  de  cinq  mille.  Un 
officier  anglais  s'inquiétait  du  mouvement  de  cette  population  : 
on  lui  dit  qu'elle  est  là  sous  la  protection  du  pavillon  de  la 
France,  et  l'officier  anglais  se  retire.  Jugez  donc  si  notre  nom 
doit  être  béni  en  Palestine  !  Ce  nom  y  a  conservé  un  prestige 
glorieux  qui  n'appartient  à  aucun  autre  peuple  de  l'Occident. 
C'est  là  que,  au  commencement  de  ce  siècle,  et  à  Jérusalem 
même,  si  j'en  crois  un  souvenir  de  lecture  dont  je  ne  puis  en  ce 
moment  vérifier  l'exactitude;  c'est  là  que  M.  de  Chateaubriand 
vit  des  enfants,  jouant  dans  la  rue,  faire  l'exercice  à  la  fran- 
çaise. Ils  commandaient  en  français  le  :  Portez...  armes! Les  sol- 
dats des  Pyramides  avaient  laissé  en  Syrie  ces  souvenirs  de  leur 


—  251  — 

rapide  passage.  Alil  (|ii('  res  souvenirs  de  noire  gloire  inilit.iir»- 
s'effacent,  si  l'on  veut,  d(;  la  mémoire  des  peuples  :  celle  gloire 
coûte  trop  de  larmes.  Mais  du  moins  ne  laissons  pas  perdre 
notre  renommée  d'humanité.  (Conservons  saintement  ce  refuge 
du  r.armel  qui,  sur'une  terre  lointaine  et  désolée,  s'ouvre  pour 
tous  ceux  qui  soullVent,  qui  ont  soif  et  qui  ont  faim,  cA  qui  sera 
un  foyer  sacré  de  lumières  qui  de  jour  en  jour,  et  de  proche  en 
proche,  gagnera  à  notre  religion,  à  nos  mœurs,  à  nos  sciences, 
à  nos  arts,  des  populations  que  l'ignorance  et  le  despotisme  ont 
flétries.  La  foi  et  la  lumière  nous  sont  venues  de  l'Orient  :  que, 
grâce  à  nous,  la  foi  et  la  lumière  y  renaissent.  L'Occident  s'af- 
faisse, inquiet,  malade,  épuisé...  Que  sait-on?  Peut-être  qu'un 
jour  ce  vieux  monde  ira  ravivier  sa  vieillesse  là  où  la  jeunesse 
du  monde  a  commencé. 

Auguste  Despoktes. 


FIN. 


TAULE    DES    AHTK.I.Et^ 


CONTENUS    DANS   CE    VOr.UME. 


liilroiliictinn  . .        

Porsoniiilicalioii  des  Auycs  ili'  la  lene 

Sainte  Clolildc. 

Cliarlemagne  .  . 

La  rnino  Blanche 

Sainte  Klisahctli 

Saint  Louis 

Clirislopli  •  Colonil) 

Las  C.isa^ 

Guillaume  Tell 

Le  cliancelier  do  l'Hôpital 

Saint  Vincent  de  Paul 

Câlinai 

Fénclon 

M""  de  Sévign? 

Marie  Lec7.inska 

Le  grand  Dauphin 

L'abhé  de  l'Épée '. 

Maleslierhes 

M"»  Elisabeth 

Le  duc  de  La  Rochefoiicaull-Lianeoiirl. . . 
La  Tour  d'Auvergne. 

Louise  Scheppler. .  ^  OT^V/yS^-y^J. . . . 

Les  trois. Persans J 

Jean-Baptiste  de  la  Salle 

I.e  petit  Mousse  et  le  Soldat  bienfaisant. . 
Les  Frères  du  Mont-  Cmiiel 


Marquis  de  Foudras v 

Jitlia  Mich  l IX 

Vi""  Anna  des  Ëssaris I 

^Ernest  Fouinet.  l !i 

M""  la  vicoinlcssc  Eurjénie  de  Talabot.  'H 

A  Ifred  des  Essarts '.(5 

.4  Ifred  des  Essarts 49 

M Lebassu  d'Iîclf tiu 

M»"  Lebassu  d'Helf 78 

Ch.  Delattre 9'i 

J.  V.  Berton 100 

Ernest  Fouinet 110 

Ch.  Durozoir 1 18 

Julia  Michel 1-6 

Ernest  Fouinet. 130 

M"°  Julia  Micliel 144 

Ch.  Duro^nir 15'2 

■iug.  Desportes 160 

P.  M  Berton.... 168 

M"*  Emilie  Marcel 178 

Marquis  de  Foudras 186 

.1.  E.  de  Saintes .      •  193 

JErnestJFouinet 202 

'^\'°' Alida  de  Savignac       210 

M"«  Midy....    217 

ManiuisWe  Fourfros ■  225 

W"' Alida  de  Savi<jnac 233 

Uesporles 24 .' 


-^  S  aM-l^oi  A^iJjj, 


^ 


•/4^laetâB«J^S3r«K'âÉfc!dia«èi 


j«.':j*(k»>«a«^i^:;«%iir  '-^^^mi^.