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LES
BELLES-DE-NUIT.
IMPRIMERIE DE G, STAFLEAUX,
LES
BELLES-DE-NUIT
LES ANGES DE LA FAMILLE
|Jaul Séml.
TOME I
p^
BRUXELLES.
MELINE, CANS ET 0% LIBRAIRESEDIÏEUUS.
LIYOUUIVK. I LEIPZIG.
MÊME MAISON. I t. V. MELINE.
4850
PREMIERE PARTIE.
LB MQIJTOIV COmOIVlVE.
En 1817, la principale auberge de la ville de
Redon était située sur le port et avait pour
enseigne un bélier noir, coiffé d'une auréole.
On connaissait le Mouton couronné à Rennes,
à Vannes et jusqu'à Nantes ; bon logis à pied et
à cbeval, tenu par le père Géraud, ancien cui-
sinier au long cours.
Redon est une cité de trois mille âmes, assise
sur les confins de la Loire-Inférieure et de l'ille-
et-Vilaine, au bord même de la rivière qui
LES BELLES-DE-NDIT. 1, 1
2 LES BELLES-DE-NUIT.
donne son nom a ce dernier département.
Malgré son nom romain, elie renferme peu de
monuments remarquables, et la maison de maî-
tre Géraud, portant six fenêtres de façade, riva-
lisait avec les édifices affectés aux plus illustres
destinations ; c'était bâti en bonnes pierres
comme la sous-préfecture, et grand comme la
gendarmerie.
Devant la maison et au delà de Tétroite bande
du quai, la Vilaine roulait ses eaux marneuses
et saumâtres; à marée baute, les petits navires
caboteurs venaient jusque sous les fenêtres de
Tau berge.
Les samedis au soir ou les jours de marcbé,
vous eussiez eu de la peine à trouver une petite
place dans rétablissement de maître Géraud. Il
avait la triple clientèle des marins du port, des
métayers et des gentilsbommes. Bien souvent,
quand toutes les cbambres étaient pleines, la
chaude et vaste cuisine servait de dortoir à un
bataillon serré de matelots et de marcbands de
bœufs.
Aussi le père Géraud faisait-il d'excellentes
affaires. Bien qu'il fut vieux déjà, les demoiselles
du petit commerce de Redon supputaient par-
fois, dans leurs rêves, la somme probable de ses
économies. Mais le père Géraud semblait ennemi
du ujuriage, et comme il n'avait point de pa-
CHAPITRE PREMIER. 3
rents, chacun se demandait à qui profiteraient,
un jour venant, ses honnêtes et rondes épar-
gnes.
On était au milieu de l'automne, et ce n'était
ni jour de foire ni veille de dimanche. Le Mou-
ton couronné chômait ou à peu de chose près.
La cendre était froide dans les fourneaux de la
cuisine; les crocs de fer des landiers ne soute-
naient point de broches, et nulle marmite ne
pendait à la grande crémaillère.
Maître Géraud pouvait fumer sa pipe à Taise
sur le parapet du port. Il n'y avait dans toute
son auberge qu'une seule chambre occupée;
encore était-ce par des hôtes de hasard à qui le
père Géraud , courtois envers tout le monde ,
mais sachant graduer ses politesses , ne devait
point la respectueuse visite a laquelle s'atten-
daient ses vieux et fidèles habitués.
Ils étaient arrivés on ne savait trop d'où : deux
hommes et une jeune dame. Leurs vêlements
et leur apparence de lassitude semblaient annon-
cer une longue course à pied ; mais le maître du
Mouton couronné n'avait point de défiance, et
les avait crus sur parole lorsqu'ils lui avaient dit
descendre de la voiture de Rennes.
Naturellement, leur bagage était resté au bu-
reau,
La jeune dame avait une mise plus que mo-
4 LES BELLES-DE-NUIT.
deste. Malgré le froid humide d'une journée de
novembre, c'était une robe d'indienne qui des-
sinait la fine cambrure de sa taille. Un petit
châle d'étoffe légère et un chapeau de paille, où
s'attachait un voile, complétaient sa toilette.
Il y avait en tout cela quelque chose d'indi-
gent et de malheureux ; mais vraiment la jeune
femme relevait son costume. Bien qu'on ne pût
apercevoir son visage, on devinait la grâce et la
beauté derrière les plis épais de son voile. Mal-
gré ce grand air, un aubergiste des environs de
Paris eût tiré assurément de la robe d'indienne
et du chapeau de paille quelque dédaigneuse
concluvsion, mais notre hôte était habitué aux
mœurs économes et prudentes des châtelaines
d'alentour. Il savait qu'en voyage, le long des
routes de Bretagne, on trouve parfois des com-
tesses et des marquises fort étrangement accou-
trées.
L'un des deux hommes était en blouse; l'autre
portait un pantalon et un habit de coupe élé-
gante, mais qui gardaient de nombreuses traces
de boue à demi effacées.
En somme, ces trois voyageurs n'étaient pas
le Pérou, mais le Mouton couronné j auberge
principale de la ville de Redon, en recevait
encore souvent de plus mal habillés, qui avaient
de bons écus de six livres dans leurs poches.
CHAPITRE PREMIER. 5
En Bretagne, surtout, il est dangereux de
juger les gens sur l'apparence.
Il était environ deux heures après midi. Nos
voyageurs avaient été installés dans une cham-
bre à deux lits, donnant sur le port. Un feu de
bois vert fumait et pétillait dans la cheminée.
Tandis qu'une servante joufflue, coiffée du pi-
gnon morbihanais, étendait une rude nappe de
chanvre sur la table, l'homme à la blouse et son
compagnon brûlaient leurs pieds humides dans
les cendres du foyer. On ne voyait plus la jeune
dame, dont le châle et le chapeau étaient accro-
chés à l'espagnolette d'une croisée; mais, dans
les moments de silence, on entendait son souffle
égal et doux derrière les rideaux de serge
épaisse de l'un des deux lits.
— Faut-il mettre trois couverts? demanda la
fille.
L'homme à la blouse ouvrait la bouche pour
répondre affirmativement, mais son compagnon
lui coupa la parole.
— N'en mettez que deux ! dit-il avec un accent
dur et railleur.
Puis il ajouta entre ses dents :
— Qui dort dîne...
La servante sortit après avoir reçu l'injonc-
tion de hâter le repas.
Nos deux voyageurs , malgré la différence de
i.
6 LES BELLES-DE-NUIT.
leurs habits, semblaient entre eux sur le pied
d'une égalité parfaite. A bien les considérer
même, on aurait pu reconnaître, chez celui qui
portait un costume bourgeois, une sorte de défé-
rence combattue. Ils étaient jeunes tous les deux
et assez beaux garçons. Le bourgeois, qui avait
nom Biaise, était un gaillard bien découplé, muni
de larges épaules, et montrant, quand il souriait,
deux rangées de dents blanches comme l'ivoire.
Il avait une grosse figure rougeaude et des che-
veux blonds crépus. Le caractère de sa physio-
nomie était une jovialité un peu brutale, qui se
voilait, en ce moment, sous un nuage de mau-
vaise humeur non équivoque.
Les bons amis de Biaise ignoraient, à ce qu'il
parait, son nom de famille, car, pour le distin-
guer du commun des Biaises, on l'avait surnommé
rEndormeur.
L'autre pouvait compter vingt-cinq ans tout
au plus, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir dans
son passé cinq ou six romans d'un certain inté-
rêt. Ceux qui le connaissaient intimement lui
savaient plus d'un nom; en ce moment il s'ap-
pelait Robert, dit l' Américain. Il était un peu
plus petit que son compagnon, et ses membres
n'avaient pasla même apparence de vigueur; mais
sa taille était admirablement prise, et la souplesse
de ses mouvements n'excluait point la force.
CHAPITRE PREMIER. 7
Il avait les traits aquilins et sculptés énergi-
quement ; son front large et couvert d'une foret
de cheveux noirs respirait la volonté patiente, et
il y avait une sorte de puissance dans le dessin
hardi de sa lèvre charnue, qui ressortait, rouge
comme du sang, sur le fond basané de son
teint.
A le voir, quand ses paupières étaient closes,
on l'eût jugé pour un de ces esprits robustes ,
audacieux, infatigables, qui cherchent la lutte et
» se haussent à la taille de tout danger. On eût
p admiré la forme ovale de son visage, et cette
chaude pâleur de sa joue, sous laquelle jouaient
des muscles d'acier. Mais s'il venait à ouvrir les
yeux, le caractère de sa physionomie changeait
comme par enchantement. Il y avait dans son
regard, qui ne savait point se fixer, une agita-
tion nerveuse et inquiète. C'était quelque chose
d'étrange et de pénible : de grandes prunelles
noires, incessamment mobiles, jetant ça et là
leurs œillades aiguës et manœuvrant comme
la pointe d'une épée qui cherche à tromper la
parade.
Ceci, bien entendu, lorsque M. Robert était
hors de garde et se croyait à l'abri de toute
investigation curieuse; car M. Robert mettait
h profit l'axiome de la philosophie antique : il
se connaissait lui-même et n'ignorait aucun de
8 LES BELLES-DE-NUIT.
ses petits défauts. Il avait fait maintes fois ses
preuves en sa vie et pouvait se grimer à Tocca-
sion aussi bien que pas un comédien de mérite.
Ils étaient l'un vis-à-vis de l'autre, aux deux
coins de la cheminée, regardant fumer le feu de
bois vert et plongés dans une rêverie qui ne pa-
raissait point être fort gaie.
— Satané voyage! dit tout à coup Biaise en
donnant un grand coup de pied dans Ifes bûches
du foyer; c'est pourtant toi, Robert, qui as eu
l'idée de venir dans ce pays de loups !...
Robert prit les pincettes massives et rétablit
la symétrie du feu.
— L'idée peut être mauvaise , répliqua-t-il ,
comme elle peut être bonne... Ce n'est pas une
raison pour brûler notre seule paire de bottes.
Il y avait en effet la même différence entre les
chaussures de nos deux voyageurs que dans le
surplus de leur toilette ; Robert avait de vieux
souliers éculés et béants, tandis que Biaise, dit
l'Endormeur, portait des bottes en assez bon
état.
Ce dernier frappa violemment son talon contre
terre.
— Il me prend des envies!... grommela -t-il
en fronçant ses gros sourcils blonds , quand je
t'entends parler comme ça, M. Robert!... Dire
que voilà des mois que nous courons la pretan-
CHAPITRE PREMIER. 0
taine, cherchant toujours le pays où les mau-
viettes tombent toutes cuites du ciel !... A Paris,
au moins, avec Bibandier, on pouvait gagner sa
vie...
— Mauvaise société ! interrompit Robert, qui
restait toujours, les yeux baissés, dans une atti-
tude de chagrine insouciance 5 Bibandier est au
bagne à cette heure.
— Au bagne, on mange! murmura Biaise.
L'Américain releva sur lui ses yeux mobiles et
perçants ; leurs regards se choquèrent ; Biaise
tourna la tête en haussant les épaules.
— Oui, oui..., pensa-t-il tout haut, tu as Tair
comme ça d'un malin et c'est pour cela que je
t'ai suivi ! Mais tu n'en sais pas plus long que
les autres, mon garçon !... Nous voilà au bout
de notre rouleau... Qu'as-tu fait de bon pen-
dant ces six mois?
— J'ai tâché..., commença Robert.
— Penh!... fit le gros blond; tu tâcheras
toute ta vie !... Moi , je n'aime pas les gens qui
ont des idées... avec eux, on n'a qu'une chance,
c'est de se casser le cou.
Robert ramena son regard vers le foyer où
une flamme rougeâtre commençait h courir
parmi la fumée.
— J'en ai une idée, pourtant!... murmura-
t-il.
10 LES BELLES-DE-NUIT.
L'En dormeur fit comme s*il ne Tavait point
entendu.
— Je peux bien te dire ce que tu as fait,
moi !... reprit-il; tu m'as empêché de travailler,
chaque fois que je l'ai voulu...
— Misères!... dit l'Américain avec mé-
pris.
— Tu m'as fait toujours pousser en avant,
poursuivit Biaise , en me montrant au bout du
voyage je ne sais quelle chimère que j'ai eu la
sottise de prendre au sérieux...
— Patience!...
— Patience !... mais nous voilà maintenant à
plus de cent lieues de Paris, avec un habit pour
deux et quelques francs !...
— Sept francs soixante, interrompit l'Amé-
ricain, qui compta dans le creux de sa main le
contenu de sa poche.
— Et, par-dessus le marché, poursuivit en-
core Biaise, dont la colère faisait place peu à peu
à la tristesse, une grande fille que nous traînons
partout... et qui mange!...
Robert remit son argent sous sa blouse ; ses
paupières eurent un battement rapide.
— Elle est bien belle !... murmura-t-il avec
une emphase contenue.
— A quoi ça peut-il nous servir?...
L'Américain jeta un regard de côté vers le lit ,
CHAPITRE PREMIER. 11
dont les rideaux de serge cachaient sa compagne
de voyage.
Puis il prit un air de mystérieuse importance
pour répliquer :
— A tout!
Biaise mit ses deux coudes sur ses genoux et ne
répondit que par un geste de fatigue ennuyée.
Il y eut un silence, pendant lequel Robert,
attentif et les sourcils rapprochés par la ré-
flexion, semblait poursuivre une pensée chère.
Au bout de deux ou trois minutes, une bonne
odeur de cuisine, montant des profondeurs du
rez-de-cliaussée, filtra par les fentes de la porte
et vint embaumer l'atmosphère de la chambre.
L'Endormeur se redressa et aspira une forte
bouffée de cet air tout plein de promesses. Ses
narines se gonflèrent: sa face s'épanouit en un
gros sourire gourmand.
— Au diable' s'écria-t-il presque gaiement ;
nous aurons le temps de nous battre quand les
sept francs seront mangés!... Aide-moi à rap-
procher la table, Robert... Nous allons trinquer
encore une fois, les pieds au feu, comme de
bons camarades !
L'Américain ne fit pas plus d'attention à ce
retour subit de joyeuse humeur qu'à la récente
colère de Biaise. Il prêta son aide sans mot dire,
et la table fut poussée jusqu'auprès du foyer.
12 LES BELLES-DE-NUIT.
La servante revenait en ce moment avec une
magnifique omelette et une épaule de mouton
à peine entamée.
Nos deux compagnons s'assirent l'un vis-à-vis
de Tautre , et durant un gros quart d'heure,
leurs bouches pleines ne donnèrent passage qu'à
de rares paroles. C'étaient deux vaillants man-
geurs : Biaise surtout engloutissait les morceaux
avec un entrain au-dessus de tout éloge.
L'omelette et l'épaule de mouton s'évanouirent,
arrosées par un petit vin nantais qui se buvait
comme du cidre.
Il ne resta bientôt plus sur la table qu'un os
merveilleusement nettoyé , avec un tout petit
morceau de fromage.
Biaise tendit le bras pour saisir cette dernière
proie, mais il rencontra la main de Robert, qui
semblait vouloir défendre l'assiette.
— Nous partagerons, dit-il en riant.
— Ce n'est pas pour moi , répliqua l'Améri-
cain. Lola n'a pas mangé depuis hier.
La figure de Biaise se rembrunit.
— Lola!... Lola!... grommela- t-il entre ses
dents.
Puis il ajouta tout haut :
— M. Robert, tu es comme ces mendiants iiu-
béciles qui jeûnent pour garder un morceau de
pain à leur caniche... mais, cette fois, lu as
CHAPITRE PREMIER. 13
trop tardé; il fallait économiser sur ta part.
L'œil de Robert eut un rayonnement hostile,
mais sa main se retira.
— Tu n'as pas de cœur!... murmura-t-il.
— J'ai faim, répliqua le gros garçon.
Il vida dans le verre de son compagnon le
reste de la dernière bouteille, et frappa sur la
table à grand bruit.
— D'autre vin ! cria-t-il à la servante qui ac-
courait ; du tabac et des pipes ! . . .
Quelques secondes après, ils ne se voyaient
plus qu'à travers un nuage. Biaise était dans un
état de béatitude incomparable ; il ne songeait
ni à la veille ni au lendemain. Robert lui-même
avait évidemment subi l'influence heureuse du
copieux repas qui venait après une longue diète;
son visage exprimait le bien-être et le repos ;
mais il semblait réfléchir toujours.
— Est-ce que tu me gardes rancune? demanda
l'Endormeur.
— Pourquoi ?...
— Pour Lola.
— Non.
— A la bonne heure!... Vois-tu bien, Ro-
bert, si je te savais amoureux, je te passerais
pas mal de choses... Mais du diable si tu es ca-
pable d'être amoureux, toi !
Robert, qui venait de bourrer sa pipe, regar-
1. 2
14 LES BELLES-DE-NUIT.
dait machinalement les lignes imprimées sur le
papier du cornet à tabac.
Tout à coup ses yeux brillèrent en même
temps que de profondes rides se creusaient à
son front.
— Comme cela ferait notre affaire!... mur-
mura-t-il.
Et, au lieu de répondre à la muette question
que lui adressait le regard de Biaise, il ajouta :
— Cinq mille francs de contributions di-
rectes !... ça suppose bien quarante mille livres
de rente... n'est-ce pas, TEndormeur ?
— A peu près.
— Quarante mille livres de rente en bons
immeubles !... Toi qui as été dans les affaires,
Biaise, combien ça peut-il valoir en capital?
— C'est selon les pays.
— EnBretagne...ici...auxenvironsdeRedon?
Biaise compta sur ses doigts; il était d'humeur
à se prêter à toute fantaisie.
— Ici, répliqua-t-il , on afferme mal. Il faut
bien des bouts de terre pour faire mille francs
de rente... Ça doit valoir douze à quinze cent
mille francs.
Robert s'agita sur sa chaise et ses yeux bril-
lèrent davantage.
11 versa le tabac sur la nappe et déroula le
cornet, afin de lire mieux.
CHAPITRE PREMIER. 15
On eût dit que les lignes tracées sur ce chiffon
de papier avaient un mystérieux pouvoir, tant
rémotion de TAméricain était visible.
— Quinze cent mille francs ! répétait-il en
caressant le cornet du regard ; ça vaut la peine,
au moins!...
L'Endormeur se pencha en avant pour voir ce
mystérieux papier qui semblait jeter son cama-
rade en de si profondes rêveries.
C'était tout simplement un rôle de contribu-
tions pour Tannée 1816, signé par M. le per-
cepteur du canton de la Gacilly.
Biaise se renversa sur le dossier de son siège.
A tout hasard, il avait espéré mieux.
L'Américain, cependant, lisait lentement et à
demi-voix :
« René-Charles-Julien le Tixier, vicomte de
Penhoëi, propriétaire, pour sa maison de Pen-
hoël et retenue , trois cent cinquante francs ;
pour sa métairie de la Lande-Triste, soixante et
quatorze francs; pour sa chanvrière du Port-
Corbeau et dépendances, cent cinquante francs;
pour sa métairie du Pré-Neuf, ensemble les taillis
de Fontaine, cent francs, j»
— Ça t'amuse?... interrompit l'Endormeur.
« Pour la maison dite de l'Aîné, poursuivit
16 LES BELLES- DE-NUIT.
Robert, qui s'absorbait de plus en plus dans sa
lecture , et les moulins des Houssayes , sous le
haut pays, cent vingt-cinq francs. Pour le petit
Penhoël avec la futaie de Quintaine... »
Biaise bâilla ; puis il se prit à siffler un air de
chanson à boire.
Robert interrompit sa lecture et se mit à
contempler le papier avec de grands yeux
fixes.
— Dire que j'avais Tidée! murmura-t-il en
appuyant un doigt sur son front, et que cela me
tombe justement sous la main !
— Le fait est que c'est un coup du ciel ! répH-
qua Biaise ; nous avons sept francs et je ne sais
plus combien de centimes; si nous achetions le
château de Penhoël, les moulins des Broussailles,
la ferme de n'importe quoi et la futaie de i)re-
tantaine?...
Robert le regarda fixement et secoua la tête
d'un air sérieux.
— Je ne ris pas, dit-il.
— Parbleu ! je crois bien ! .. .
— J'ai une idée.
Biaise fit la grimace.
— Écoute, reprit l'Américain en rapprochant
son siège et d'un ton si positif que le gros blond
perdit son sourire moqueur , nous n'avons pas
CHAPITRE PREMIER. 17
de quoi poursuivre notre voyage... nous n'avons
pas de quoi rebrousser chemin... Il faut nous
établir ici.
— Je ne demanderais pas mieux, commença
Biaise.
— Ne m'interromps pas... Paris est bon poui*
les folies, et les voyages conviennent aux jeunes
gens. Mais te voilà qui arrives à la maturité,
ami Biaise... et moi, je suis plus vieux que mon
âge.
— D'où il faut conclure , murmura TEndor-
meur, qu'il y aurait pour nous avantage à de-
venir des provinciaux paisibles et payant de
notables contributions... Je suis de ton avis.
— Moi , je te dis de me laisser poursuivre...
Nous sommes venus en Bretagne sur sa réputation
de bonne foi antique et de patriarcale loyauté.. .
De loin, j'avoue que je la regardais comme une
terre promise... j'ai perdu là-dessus quelques
illusions... Mais, en somme, si nous n'avons
rien gagné, c'est que nous n'avons rien risqué...
J'attendais une occasion... je cherchais... nous
étions trop riches... Aujourd'hui nous sommes
dans cette excellente situation qui gagna toutes
les grandes batailles : il nous faut vaincre ou
mourir !
Il éleva l'extrait du rôle des contributions au-
dessus de sa tête.
18 LES BELLES-DE-NUIT.
— Voilà le prix de la victoire ! s*ëcria-t-il
avec un véritable enthousiasme; le total est de
cinq mille francs , ce qui , d'après ton propre
calcul , donne quarante mille livres de rente,
soit cinq cent mille écus de capital!... Eh bien»
-au pis aller, quand il ne nous en reviendrait
que la moitié!...
Le petit vin du Nantais n'abonde pas en prin-
cipes alcooliques , mais nos deux voyageurs en
avaient bu une quantité considérable. Biaise était
rouge comme une cerise , et le sang se montrait
sous la peau basanée de Robert lui-même.
Biaise se prit à rire à la conclusion du discours
de son frère en aventures; mais, sous ce rire,
qui n'était plus de la franche moquerie, perçait
déjà un vague et secret espoir.
Nous l'avons dit, Robert, quoique bien jeune,
avait fait ses preuves.
— Je me contenterais du pis aller, dit Biaise.
— Le hasard est le plus fort de tous les
dieux ! reprit Robert et je vois un augure dans
ce chiffon qui me tombe du ciel... Veux-tu par-
tager l'aubaine?
L'Endormeur hésita un instant, car il restait
en lui une bonne dose d'incrédulité.
— Décide-toi, poursuivit Robert; à la rigueur,
je puis me passer de ta compagnie... et, franche-
ment, s'il n'était pas pénible... et dangereux...
k
CHAPITRE PREMIER. 19
d*abandonner un bon camarade tel que toi, j'ai-
merais à tenter seul l'aventure...
Biaise, à son tour, rapprocha son siège.
— Voyons ton idée? dit-il en mettant défini-
tivement de côté son sourire.
— Acceptes-tu?
— Quand tu m'auras expliqué...
— C'est à prendre ou à laisser. . . Acceptes-tu ?
— J'accepte.
— Touche là ! dit l'Américain dont le regard
inquiet prit tout à coup une fixité résolue; et
gare à celui qui renoncera !
Il se leva et alla ouvrir la porte de la chambre
pour voir si par hasard quelque oreille curieuse
n'était point aux écoutes. Il n'y avait personne
dans le corridor.
En revenant vers le foyer, il s'arrêta devant
le lit où reposait sa compagne de voyage, et en
écarta les rideaux doucement.
Le jour qui pénétra par cette ouverture éclaira
une charmante figure de jeune femme.
C'était un visage d'une régularité parfaite,
mais dont les traits, fatigués déjà et pâlis, avaient
comme un voile de froideur morne. Peut-être
était-ce l'effet de la souffrance ou du sommeil.
Lola dormait profondément. Son front et sa joue
se cachaient à moitié sous les boucles prodigues
d'une chevelure noire en désordre.
20 LES BELLES-DE-NUIT.
Lola s'était jetée tout habillée sur le lit. Elle
y gardait la pose que son extrême fatigue lui
avait conseillée au moment de l'arrivée. Sa tête
s'appuyait sur son bras ; tout son corps s'affaissait
en un abandon avide de repos. L'étoffe usée de
sa robe dessinait ses formes exquises et jeunes,
comme ces indiscrètes draperies que le statuaire
colle sur le nu.
Robert avait raison : elle était bien belle !
II la contempla un instant dans son sommeil
de plomb ; puis il laissa retomber les rideaux de
serge.
Un sourire satisfait errait autour de sa lèvre
bombée.
L'Endormeur attendait; ses yeux disaient une
curiosité impatiente.
Robert reprit sa place auprès du feu, et emplit
les deux verres jusqu'aux bords.
II
CME REDIIirGOTE A DEVX .
Robert s'était recueilli un instant.
— Suis-moi bien, dit-il d'un ton très-froid et
en sablant son vin de Nantes h petites gorgées.
II y a ici un jeune homme fort riche et de
bonne maison qui voyage avec son domestique.
— Où ça? demanda Biaise dont le regard fit
ingénument le tour de la chambre.
— Ne te donne pas la peine de chercher,
répliqua FAméricain. Le jeune homme riche et
son domestique, c'est toi et c'est moi.
h
22 , LES BELLES-DE-NUIT.
— Ah!... fit l'Endormeur dont la bouche
large resta entr'ouverte.
— Nous n'avons qu'un habit, poursuivit Ro-
bert en forme d'explication; et il faut pouvoir
se présenter si Ton veut faire quelque chose...
— C'est juste , dit l'Endormeur qui entre-
voyait vaguement l'idée de son camarade; mais
c'est que ça peut durer longtemps, et une fois la
comédie entamée, nous ne pourrons plus changer
de rôle comme par le passé.
Biaise faisait ici allusion aux règles équitables
et fraternelles qui régissaient l'association. Ils
avaient quitté tous les deux Paris, où leur indus-
trie subissait peut-être une de ces crises qui
jettent périodiquement sur la province une nuée
de bons garçons de leur sorte. On leur avait
parlé de la Bretagne, ce paradis de bonne foi
antique , où la défiance n'a point encore péné-
tré. Ils étaient venus l'esprit tout plein de pen-
sées de conquête, comme Pizarre ou Certes à la
veille de vaincre Montézume ou les Incas. Mais
de Paris a Redon la route est longue, et ils
s'étaient arrêtés plus d'une fois en chemin. On
avait fait argent de tout.
Depuis que le dernier habit avait été vendu
pour subvenir aux frais du voyage, les deux
compagnons se partageaient loyalement les bé-
néfices de la redingote. Chacun avait son jour
CHAPITRE II. f5
pour porter les bottes presque neuves, le chapeau
noir et le reste du costume bourgeois. Le lende-
main venaient les gros souliers invalides, la
blouse et la casquette.
Robert mit son verre vide sur la table.
— Il s'agit d'une fortune ! dit-il sans élever
la voix , mais avec emphase ; voilà des mois
entiers que j'arrange tout cela dans ma tête...
J'aime à mûrir un projet , vois-tu bien , et si
nous n'étions pas au bord du fossé, j'attendrais
volontiers encore...
— Quant à cela, interrompit Biaise, moi
j'aime assez à faire les choses en deux temps ;
mais reste à savoir qui sera le maître et qui sera
le domestique...
L'Américain plongea sa main sous sa blouse
et ramena un jeu de cartes dont la couleur
annonçait un fort long usage.
— Onpeut jouer ça, dit- il.
L'Endormeur regardait avec une certaine dé-
fiance les doigts de son compagnon, qui mettait
à brouiller les cartes une surprenante agilité.
— Hum!... fit-il en secouant la tête; c'est
que tu joues diablement bien, M. Robert!
Celui-ci cessa de mêler son paquet de cartes.
— Il y a un autre moyen, murmura-t-il;
partageons et séparons-nous !
Biaise fronça le sourcil et ne répondit point.
24 LES BELLES-DE-NUIT.
— Mais, surtout, décidons- nous ! reprit
TAméricain d'un ton délibéré. Tu pourras ni'être
fort utile, sans doute; mais en somme, je ne
sais pas encore à quoi!... Pas de surprise!... si
Taffairc ne te va pas, je te rends ta parole !
— Bien obligé ! grommela Biaise ; j'aime
mieux jouer.
— Réfléchis bien!... Il ne s'agit ni d'un
jour ni d'une semaine... ça peut durer long-
temps, comme tu dis, et une fois l'affaire lancée,
je le répète, gare à qui reculera !
— Mais, objecta l'Endormeur, le perdant ne
sera domestique que pour la montre?
— Pas tout à fait!... Assurément, dans le
tête -à- tête, nous resterons deux bons amis
comme autrefois... mais, pour tout ce qui re-
garde l'affaire , il faudra que le maître puisse
commander et que le domestique obéisse.
— Diable!... fit Biaise en se grattant l'oreille.
— Quant à la conduite à tenir devant les
étrangers, je n'ai pas besoin de t'en parler...
— Sans doute...
— Tant que durera l'affaire, depuis le pre-
mier jour jusqu'au dernier, respect et obéis-
sance !
— Mais, dit Biaise, en définitive, combien de
temps ça pourrait-il se prolonger?...
— Je n'en sais rien.
CHAPITRE II. 25
— Un mois?
L'épaule de rAmérîcain eut un mouvement
significatif.
— Six mois? reprit Biaise ; pas possible !
— Six mois... un an... deux ans, répliqua
Robert; on ne peut rien préciser.
— Ah ça ! s'écria Biaise en fixant sur lui ses
gros yeux bleus, lu es donc bien sûr de gagner
la partie?
Un imperceptible sourire releva la lèvre de
TAméricain, qui retint sa réponse durant deux
ou trois secondes.
— J'y compte, dit-il enfin d'un ton de per-
suasive franchise. Pourquoi m'en cacherais-je?
Mais quand je devrais perdre dix fois , j'enga-
gerais encore la partie... Qu'est-ce qu'un an ou
deux de travail et de peine?... et le maître,
d'ailleurs, n'aura-t-il pas plus de mal que le do-
mestique?... Vois-tu, je sens que je ne suis pas
à ma place dans cette vie d'aventures... J'ai des
goûts honnêtes et paisibles... Je regarde le but
avant de mesurer l'épreuve... Que diable ! mon
garçon, il faut un peu de philosophie ! Quand on
a la perspective de mourir de faim un jour ou
l'autre , on ne raisonne pas comme un million-
naire... Je n'ai rien, et je me demande ce que je
ne ferais pas pour avoir quelque chose.
L'Endormeur approuva du bonnet.
i. 3
26 LES BELLES-DE-NUIT.
— Je ne suis pas un voleur, moi, reprit Ro-
bert qui s'animait en parlant. J'ai l'ambition
d'être un homme d'esprit et de ressources, voilà
tout !... Avec cela et du courage, on trouve tou-
jours un petit trou par où passer... On cherche
longtemps; les sots vous accusent d'être un
songe-creux ; puis l'occasion arrive, et vogue la
galère !...
— Ça peut avoir son bon côté, dit Biaise.
— Qu'importe un an ou deux? poursuivit
encore l'Américain. Nous sommes jeunes, et,
pour ma part, quand le tour sera fait, je n'aurai
pas même l'âge d'être électeur.
— Électeur!... répéta Biaise.
— Oui, je pense un peu à la politique...
Mais c'est une autre histoire... Y sommes-
nous ?
— Donne les cartes , répliqua l'Endormeur
non sans un reste de répugnance ; et fais atten-
tion que tu ne joues pas contre un bour-
geois !
L'Américain lui jeta le paquet de cartes d'un
air superbe.
— Donne toi-même, dit-il, si tu as peur.
Et pendant que Biaise mêlait, il ajouta :
— C'est bien entendu , n'est-ce pas?... Nous
savons ce que nous jouons.
— Pas trop , repartit Biaise, et il faut être
CHAPITRE II. 27
bien bas percé pour risquer comme ça un an ou
deux de sa vie, snns être sûr...
— Deux ans ou plus, interrompit Robert ; je
vois que tu comprends parfaitement notre partie.
— Quel jeu?... demanda TEndormeur.
— Celui que tu voudras.
— C'est que tu les sais tous trop bien !...
— Tu peux en inventer un nouveau.
Biaise réfléchit un instant.
— Eh bien, reprit-il, je vais donner sept
cartes sans atout , et celui qui fera le moins de
levées aura gagné.
— Convenu!
L'Américain coupa sans avoir l'air d'y tou-
cher, et Biaise fit les jeux.
Les quatorze cartes tombèrent l'une après
l'autre ; Robert avait trois levées et l'Endormeur
quatre.
— Tu as triché ! s'écria ce dernier en frap-
pant son poing contre la table.
Robert repoussa les cartes.
— J'ai joué franc jeu, répondit-il, et je vais te
dire pourquoi... Il m'était indifférent de perdre
ou de gagner, parce que, dans notre affaire , le
métier de maître sera très-difficile... Je ne t'au-
rais pas donné trois jours pour me demander à
changer de rôle !... Allons, mon fils, déshabille-
toi !
28 LES BELLES-DE-NUIT.
Ce disant, rAméricain ôta sa blouse, son pan-
talon et ses vieux souliers.
Biaise ne se pressait point.
— J*ai froid..., dit Robert. Ce serait dom-
mage de casser les vitres entre vieux amis !...
L'Endormeur était d'une force musculaire
évidemment supérieure; cependant cette me-
nace détournée fit quelque effet sur lui, car il se
prit à dépouiller lentement son costume fashio-
nable.
Robert chaussa les bottes avec un évident
plaisir.
— Te voilà bien malade! disait-il en activant
sa toilette ; tu vas être bien logé , bien nourri ,
bien vêtu, et la fortune te viendra en dormant.. .
car nous partagerons en frères.
— Et si tout ça tombe dans Feau ?... soupira
Biaise.
Robert passait la redingote.
— Écoute , dit-il en jetant un coup d'œil au
petit miroir qui pendait au-dessus de la che-
minée; ça commence bien, et j*ai tant de con-
fiance que je te promettrais presque de te servir,
à mon tour, si tu n'es pas content après l'affaire
faite!...
— Promets, dit Biaise.
— Eh bien , soit.
— Le même temps que je t'aurai servi?...
CHAPITRE II. 29
— Le même temps.
— Je te préviens, M. Robert, que je n'oublie-
rai pas cela!... Maintenant, explique-toi en
grand , et plutôt deux fois qu'une , car du
diable si je devine la fin de la farce î
L'échange des costumes était accompli; et, en
vérité , les choses semblaient ainsi bien plus
logiquement arrangées. Chacun des deux com-
pagnons était désormais à sa place : l'Améri-
cain avait l'air d'un monsieur dans toute la
force du terme, et la blouse allait à l'Endor-
meur comme un gant.
— Ça s'expliquera de soi-même, répondit
Robert , et dans un quart d'heure tu en sauras
tout aussi long que moi; mais, avant tout, il
nous reste quelques petits détails à régler...
D'abord, tu as trop d'esprit pour prendre la
chose en mauvaise part, j'aimerais à te voir
mettre de côté cette habitude que tu as de me
tutoyer...
— Ah ! fit Biaise.
— Mesure de prudence, tu m'entends bien ?. . .
Ça pourrait t'échapper devant le monde.
— On te dira vous, M. Robert!
— A merveille!... A présent ce nom-là lui-
même ne me convient plus guère... Quand on
est né un peu, on ne s'appelle pas Robert; il faut
prendre carrément son rang dans le monde...
SO LES BELLES-DE-NUIT.
Voyons parmi mes anciens noms.., A Londres,
je m'appelais Robert Wolf.
— C'est trop goddara ! dit Biaise.
— En Italie, on m'appelait Gaëtano.
— C'est trop ténor !
— A Vienne, Belowski...
— C'est trop bottier!... Que diable ! je veux
au moins être le valet d'un homme d'impor-
tance... Appelle -toi le baron de quelque
chose.
— Penh ! fit l'Américain , on me prendrait
pour un sous-préfet de l'empire... Et puis les
titres sont bien usés!... Je m'appellerai tout
bonnement M. Robert de Blois... C'est simple et
ça sonne la noblesse historique... Encore un
coup , ami Biaise , et puis nous allons com-
mencer [
Il versa deux amples rasades et leva son verre
comme s'il allait porter un toast.
Ses yeux se fixaient à travers les carreaux de
la fenêtre sur le port Saint-Nicolas et les cam-
pagnes de la Loire-Inférieure qui s'étendaient, à
perte de vue, au delà de la Vilaine. Le soleil
d'automne , à son déclin , jetait sa lumière rou-
geâtre sur le paysage. Robert semblait pris par
une subite rêverie.
— Le pays est mauvais pour les pauvres dia-
bles, c'est vrai, raurmura-t-il ; mais voilà de
CHAPITRE II. 31
bonnes terres et de jolies maisons !... Un homme
sage pourrait être heureux là comme le poisson
dans l'eau... Qui sait si Tune d'elles n'appartient
pas à notre brave M. dePenhoël?
Biaise ne put retenir un sourire.
— Je ne sais pas ce que tu vas faire, dit-il;
mais tu es fameusement fort, après tout, pour
entamer une drôlerie, et j'ai bon espoir... Ce
brave monsieur campagnard!... Il me semble
le voir !
— Et moi aussi !
— Cinquante-cinq à soixante ans î
— Plutôt soixante.
— Front chauve...
— Deux touffes de cheveux grisâtres sur les
tempes !
— Lunettes d'or...
— Tabatière dito !
— Habit marron...
— Souliers à boucles !
— Une femme respectable...
— Qui eut une grande réputation de beauté
avant la constituante...
— Sèche et roide comme un portrait de fa-
mille!...
— Et qui l'a rendu père de huit à dix enfants,
décemment échelonnés î
Biaise tendit son verre.
32 LES BELLES-DE'NUIT.
— A nos quarante mille livres de rente !
dit-il.
Robert trinqua et but avec action.
Puis il se redressa tout à coup en secouant
son épaisse chevelure noire.
— A rœuvre ! s'ëcria-t-il ; suivant les circon-
stances , nous pourrons avoir une soirée labo-
rieuse... A dater de ce moment, Biaise, vous
entrez en exercice.
— J'attends les ordres de monsieur, dit l'En-
dormeur qui gardait au coin de sa lèvre un reste
de sourire sceptique , mais dont le regard indi-
quait une singulière curiosité.
— Vous allez descendre, reprit TAméricain
d'un ton de commandement; sans faire sem-
blant de rien, vous sortirez dans la rue et vous
lirez renseigne de Tauberge.
— Jusqu'à présent, murmura Biaise, ça ne me
parait pas la mer à boire !
— Une fois pour toutes , répondit Robert en
reprenant sa familiarité accoutumée , il faut
bien te mettre dans la tête que j'agis d'après un
plan raisonnable, et que les commissions dont je
pourrais te charger auront toute leur impor-
tance... Ris tant que tu voudras, mais exécute
mes ordres à la lettre , ou je ne réponds de
rien !... Tu vas donc lire l'enseigne de Tau-
berge, et me rapporter le nom de notre hôte...
CHAPITRE H. 33
En revenant, tu prieras le brave homme de
monter me parler... va !
Biaise sortit.
Le jeune M. de Blois, resté seul, se prit à par-
courir la chambre de long en large.
Sa tête travaillait énergiquement, et des paro-
les sans suite tombaient par instants de ses lèvres.
C'était véritablement un cavalier assez remar-
quable. La redingote indivise que bourrait na-
guère le gros corps de Biaise dessinait la grâce
souple et forte de sa taille. Il y avait de l'intel-
ligence et de la volonté sur les traits réguliers de
son visage bruni; mais, dans ce moment où il se
savait à Tabri de tout regard, son œil avait plus
que jamais cette étrange expression d'inquiétude
qui déparait sa physionomie. On lisait dans sa
prunelle mobile et comme tremblante une sorte
d'agitation maladive, agissant à rencontre d'une
hardiesse apprise.
Cet homme devait oser beaucoup, mais trem-
bler en osant.
Deux ou trois fois, dans sa promenade, il
s'arrêta devant le lit où reposait sa compagne de
voyage. La belle Lola dormait toujours, subis-
sant l'effet d'une lassitude accablante. L'étape de
la matinée avait été rude, puisque Robert et
Biaise, jeunes et forts tous les deux, étaient ar-
rivés haletants et brisés de fatigue.
34 LES BELLES-DE-NUIT.
Il y avait bien longtemps que la pauvre Lola
marchait ainsi chaque jour, et que les cailloux
des routes de Bretagne faisaient saigner ses petits
pieds charmants.
Chaque fois que Robert s'arrêtait auprès du
lit, il restait trois ou quatre secondes en contem-
plation devant la beauté de la jeune femme. Son
regard semblait compter les bruns anneaux de
la luxueuse chevelure qui s'éparpillait sur l'oreil-
ler de Lola. Il admirait d'un œil connaisseur
l'ovale pur et gracieux de son visage , la frange
riche de ses cils, et ce bel abandon que le som-
meil gardait à sa pose.
Mais, dans la contemplation de Robert, il n'y
avait pas un atome d'amour. Sa prunelle restait
froide, et vous eussiez dit quelque marchand
d'esclaves détaillant les suprêmes beautés d'une
aimée à vendre sur lé pont d'un corsaire de
Turquie.
Quand il laissait retomber le rideau, un sou-
rire content mais fugitif errait autour de sa
lèvre.
Puis ses réflexions se renouaient, craintives et
agitées ; sa paupière frémissait à son insu ; son
regard s'agitait, cauteleux et inquiet.
La porte s'ouvrit, donnant passage à l'auber-
giste et à Biaise.
Au bruit qu'ils firent en entrant, la physiono-
CHAPITRE II. 55
mie de Robert se remonta brusquement comme
par TefTet d'un mystérieux ressort. Son œil de-
vint calme et souriant : on eût dit un de ces
hommes heureux qui passent dans la vie sans
préoccupation et sans soucis.
L'aubergiste, qui s'arrêta auprès de la porte,
la casquette à la main , dut lui trouver assuré-
ment grande mine, car il exécuta le plus beau
de ses saints.
Robert lui envoya, en se rasseyant au coin du
feu, un bonjour affable et gracieux.
— Entrez, mon cher monsieur, dit-il.
Biaise , qui avait devancé l'aubergiste , passa
tout auprès de Robert et lui glissa ces seuls mots
à l'oreille :
— M. Géraud...
L'Américain remercia par un signe de tête.
— Approchez donc..., reprit-il. Je vous de-
mande pardon de vous avoir dérangé ainsi sans
compliment, mais c'est que j'ai beaucoup de
choses h vous demander, mon cher monsieur.
Les gens de la haute Bretngne sont presque
aussi défiants que des Normands ; c'est une rude
tâche que de leur accrocher la première parole.
En revanche , une fois la glace rompue , on
est souvent dédommagé trop amplement.
L'aubergiste était un vieil homme bien cou-
vert et d'apparence fort honnête. Ses petits yeux
56 LES BELLES-DE-NUIT.
gris avaient cette pointe sournoise qui, chez les
campagnards , n'est pas absolument inconci-
liable avec la franchise.
Il se tenait debout entre Biaise et Robert.
Sans faire semblant de rien , son regard pous-
sait à droite et à gauche de courtes reconnais-
sances. Sa casquette , qu'il tortillait entre ses
doigts avec zèle, lui servait de maintien , et le
tuyau noir de sa pipe, sortant du vaste gousset
de son gilet, laissait échapper encore un mince
filet de fumée.
— Ah! ah! fit-il en manière de réponse à
l'exorde de Robert.
Et il salua.
— Beaucoup de choses, répéta l'Américain.
Vous ne vous doutez guère , je parie , que vous
êtes ici en face d'une bien vieille connaissance?
— Oh ! oh ! fit le bonhomme en écarquillant
les yeux.
— Ça vous étonne ! reprit l'Américain qui
redoublait de condescendante gaieté. Vous ne
vous souvenez pas de m'avoir jamais vu ? Aussi
n'est-ce pas comme cela que je l'entends...
Biaise, mon garçon, tu peux t'asseoir... En
voyage on ne fait pas de façons... Mais, aupara-
vant, avance un siège à notre hôte... Mon cher
monsieur, pas de compliments; il y a place pour
trois.
I
CHAPITRE II. 37
L'aubergiste et Biaise s'assirent.
— Quand je dis que vous êtes pour moi une
vieille connaissance, reprit Robert, c'est que j'ai
entendu parler bien souvent de vous.
— Eh ! eh !... fit le bonhomme.
— Le père Géraud, parbleu!... maître du
Mouton couronné!
— Tout ça est sur mon enseigne , grommela
l'aubergiste.
Biaise, qui n'avait rien à faire , sinon à juger
les coups, se détourna pour cacher un sou-
rire.
L'Américain fit comme s'il n'avait pas en-
tendu.
— La meilleure auberge de Redon! pour-
suivit-il, et le plus franc compère de tout le dé-
partement d'Ille-et- Vilaine !
L'aubergiste eut un demi-sourire; le compli-
ment le flattait au vif; mais sa vieille prudence
lui conseillait la retenue.
— Et ce n'est pas tout près d'ici qu'on me
disait cela, père Géraud! reprit encore Robert.
Ce n'est ni à Vannes, ni à Nantes, ni même à
Rennes.
— A Saint-Brieuc peut-être?... murmura le
bonhomme.
— Non pas !... c'est plus loin encore... Père
Géraud, vous êtes connu jusqu'à Paris!
LES BELLES-DE-NDIT. 1. 4
38 LES BELLES-DE-NUIT.
Paris est le lieu magique que la province dé-
teste et adore.
Le maître du Mouton couronné releva ses
yeux gris, où brillait un orgueil modeste, mé-
langé de curiosité.
— Ah! ah! fit-il, a Paris!... en la grand'-
ville !... et qui donc parle du père Gcraud de ce
côté-là ?
— C'est là le diable ! pensa l'Endormeur.
Robert mit un reproche caressant dans son
sourire.
— Oh! M. Géraud! M. Géraudi... dit-il.
Le bon garçon serait cruellement mortifié s'il
vous entendait faire cette question-là... Vous
avez donc bien des amis à Paris ?
— Non fait ! répliqua l'aubergiste ; je ne m'en
connais même pas du tout...
— Ça se gâte ! pensa Biaise ; mauvaise his-
toire ! . . .
— Eh bien , poursuivit Robert, à l'entendre
parler de vous, je ne me serais jamais douté que
vous eussiez pu l'oublier !
— Mais qui donc, à la fin?...
— Ainsi , vous me laisserez vous dire son
nom ? prononça Robert avec lenteur, comme s'il
eût voulu laisser à l'ami ingrat le temps de se
souvenir.
Il n'y avait pas une ombre de trouble sur sa
CHAPITRE II. 39
physionomie calme et souriante. Biaise, au con-
traire, qui voyait l'audacieux mensonge sur le
point d'être découvert, et la comédie tomber dès
la première scène , cachait mal son désappoin-
tement.
Tandis qu'il maugréait contre l'imprudence
de son camarade , celui-ci regardait toujours
l'aubergiste, qui fouillait sa mémoire de la meil-
leure foi du monde.
— Je veux que Gripi ' me brûle..., gromme-
lait le bonhomme.
Robert l'interrompit en répétant :
— Ahî M. Géraud!... M. Géraud!...
Puis il ajouta d'un air presque sévère :
— Si vous n'avez pas trouvé dans une minute,
je vous dirai son nom... et vous aurez grande
honte de l'avoir oublié !
II y avait une sincérité si profonde dans l'ac-
cent de Robert, que Biaise lui-même ne savait
plus que penser.
Quant à l'aubergiste, il se creusait la tête de
tout son cœur.
— Je suis un gueux!... s'écria-t-il tout h
coup en se frappant le front d'un énorme coup
de poing.
* Petit nom de Satan dans les campagnes de l'ille-et- Vi-
laine.
40 LES BELLES-DE-NUIT.
A cet instant seulement , un observateur
aurait pu deviner combien grande avait été
Tanxiëté de Robert. Il respira fortement. Ce
fut TafFaire d'une seconde, et sa physionomie
ne trahit aucune surprise.
— Un gueux î disait cependant le bonhomme ;
c'est vrai tout de même!... sans Joseph Gautier,
j'aurais passé l'arme à gauche dans la rade de
Brest! Je parie que c'est Joseph Gautier?
— Parbleu ! s'écria Robert.
Biaise éprouvait ce sentiment d'un dilettante
expert qui écoute un talent de premier ordre.
— Enfin, père Géraud, continua l'Américain ,
mieux vaut tard que jamais !... Ce brave Joseph
m'a-t-il souvent parlé de vous au moins!... Gé-
raud ! ancien matelot.
— Artilleur de marine, puis cuisinier au long
cours, rectifia le bonhomme.
— A qui le dites- vous !... s'écria Robert; la
langue m'a tourné... Mettez-vous bien dans la
tête que je sais votre histoire mieux que vous-
même !
— C'est égal, dit l'aubergiste; j'aurais dû
penser à Gautier tout de suite!... Mais com-
ment va-t-il à présent ?
— A merveille... sa femme aussi,
— Sa femme!.., depuis quand donc est-il
marié ?
CHAPITRE II. 41
— Depuis trois mois... Biaise, mon domes-
tique, a été son garçon de noces...
— Oui..., dit FEndormeur, et ça a été assez
bien!
La bonne figure de l'aubergiste exprima un
peu de défiance revenue.
— Tiens! tiens! murmura-t-il, c'est que Jo-
sepb Gautier était un monsieur, autrefois...
— Et ça vous surprend qu'il ait choisi un
domestique?... commença Robert.
— Oh ! oh !... dit le père Géraud, je n'ai pas
voulu offenser M. Biaise.
— J'entends bien... mais tel que vous le
voyez, Biaise n'est pas tout à fait un domestique
ordinaire... Il a été élevé dans ma famille, et
c'est presque mon ami.
Le père Géraud salua Biaise.
— Comme ça ou autrement, dit-il, je n'ai pas
besoin de vous faire de grandes phrases... Puis-
que vous venez delà part de mon vieux Gautier,
le père Géraud et sa case sont à votre dispo-
sition... Une poignée de mains s'il n'y a pas
d'offense?
Robert s'empressa de tendre sa main que le
bonhomme serra en conscience.
— Et venez-vous comme ça pour passer du
temps par chez nous? reprit-il.
— Je viens de Paris , comme je vous l'ai dit,
i.
4â LES BELLES-DE-NUIT.
répliqua Robert; et même de beaucoup plus
loin... Le but de mon voyage est de visiter un
gentilhomme de vos environs que je ne connais
pas du tout personnellement, et au sujet duquel
je serais bien aise de prendre langue à l'avance.
Cette phrase, malgré sa simplicité apparente,
était de celles qui sonnent toujours mal aux
oreilles bretonnes. En ce temps-là, comme avant
et depuis, il y avait force dissidences politiques
dans la province; or, partout où la guerre civile
a passé , le questionneur curieux prend volon-
tiers physionomie d'espion.
Le petit œil gris du père Géraud se baissa,
tandis qu'il murmurait son prudent :
— Ah! ah!...
— Les détails que je demande, reprit l'Amé-
ricain , sont en définitive peu de chose , car je
sais d'avance que la famille de Penhoël est riche
et respectable...
— Oh ! oh!.., fit le bonhomme avec une cer-
taine emphase; il s'agit des Penhoël?...
— Un message que j'ai pour le vicomte, et qui
m'a fait prendre par Redon au lieu d'aller tout
droit à Nantes... Y a-t-il loin d'ici à Penhoël?
— Un bon bout de chemin , répliqua le père
Géraud.
— Et... le vicomte est-il aussi galant homme
qu'on le dit?
CHAPITRE II. 45
Le maître du Mouton couronné fut un instant
avant de répondre.
— Pour ça, répliqua-t-il enfin, Penhoël a tou-
jours été rhonneur du pays depuis que le monde
est monde ! Monsieur est un bon chrétien , ma-
dame est une sainte... Mais il y en a qui disent
que le nom de Penhoël serait mieux porté en-
core si l'aîné n'avait pas quitté le pays pour
aller le bon Dieu sait où...
— Ah! dit TAméricain, comme s'il eût été
initié déjà en partie aux secrets de cette famille
dont un chiffon de papier lui avait révélé l'exis-
tence par hasard , on parle encore de l'aîné?
— On en parlera toujours, répliqua l'auber-
giste avec lenteur et d'un accent de tristesse.
— Et cependant, reprit Robert, il y a long-
temps déjà qu'il est parti !...
— Voilà bientôt quinze ans... Mais qu'impor-
tent les années quand on a laissé un bon sou-
venir au fond de tous les cœurs?
Robert croisa ses mains sur ses genoux et
hocha la tête d'un air attendri.
— Pauvre cher Penhoël î... murmura-t-il.
Le bonhomme Géraud, qui s'était incliné tout
pensif, se redressa vivement et jeta sur Robert
un regard étonné.
Sa surprise n'était pas plus grande que celle
de Biaise, qui suivait cette scène avec la curiosité
44 LES BELLES-DE-NUIT.
d'un amateur de spectacle, savourant les péri-
péties imprévues d'une première représenta-
tion.
11 connaissait le but de Robert , et, depuis
l'arrivée de l'aubergiste, il devinait peu à peu la
route que son compagnon voulait prendre ; mais
comme il eût été incapable lui-même de suivre
sans broncher cette voie difficile et périlleuse,
chaque pas fait en avant lui était un sujet d'ad-
miration.
Robert grandissait h ses yeux et prenait pour
lui, depuis quelques minutes, des proportions
héroïques.
Il attendait, dissimulant de son mieux sa sur-
prise et gardant l'air indifférent qui convenait à
son rôle.
— Ce sont de bonnes paroles que vous venez
de prononcer, M. Géraud, poursuivait cependant
Robert ; je ne peux pas vous dire combien elles
m'ont réjoui l'âme!... Ah ! si le pauvre Penhoël
était seulement là pour les entendre !...
L'honnête figure de l'aubergiste devenait toute
pale d'émotion.
— De quel Penhoël parlez-vous donc, mon-
sieur?... murmura-t-il d'une voix tremblante.
— De celui qui est bien loin de la Bretagne,
à cette heure.
— De l'aîné? reprit le père Géraud , dont la
CHAPITRE II. 45
voix trembla davantage; de M. Louis?... il n'est
donc pas mort?...
L'Américain eut un gros rire joyeux et franc.
— Pas que je sache, répliqua-t-il.
— Et vous le connaissez?
— Mon digne M. Gëraud, repartit Robert en
clignant de Fœil, pourquoi toutes ces ques-
tions?... Depuis deux minutes, vous avez de-
viné que je vais au château de la part du pauvre
Louis de Penhoël.
Biaise se mit à tisonner le feu pour dissimuler
son enthousiasme.
Une larme roula sur la joue du père Géraud.
m
L ABSEIVT.
— Robert dit rAméricain, M. de Blois, était
un de ces fils du hasard qui naissent on ne sait
où et ne tiennent à rien sur la terre. Était-il
Français d'origine ou étranger? Personne n'au-
rait pu le dire. Son accent était celui des Pari-
siens de Paris; mais Paris, tout grand qu'il est,
ne peut accepter la paternité des aventuriers
innombrables qui s'y arrangent une patrie. Ils
viennent là, de près, de loin, de partout, atti-
Irés par un irrésistible instinct. Puis, de ce centre
héroïque où le talent et l'audace sont dans l'at-
48 LES BELLES-DE-NUIT.
mosphère , où les expédients se respirent , où
chacun peut devenir valet de comédie rien qu'à
laisser ses pores absorber le vent d'intrigue , on
s'élance , armé de toutes pièces , à la conquête
de l'innocente province.
Car pour briller à Paris même , il faut être
de première force.
Robert de Biois avait son mérite, mais il
n'était point pourtant un de ces étincelants
sujets qui éblouissent de temps en temps la ca-
pitale, et qui portent au bagne de grosses épau-
lettes avec des titres de duc. Il y a des degrés
dans la profession. Robert ne pouvait guère
prétendre qu'à la bonne bourgeoisie dans la
hiérarchie aigrefine.
Ce n'est pas qu'il fût dépourvu de qualités
très-éminentes ; seulement il n'était pas complet.
Pour faire en quelque mot son bilan moral ,
il avait, à son actif, une sécheresse de cœur
extrêmement désirable, un grand tact et beau-
coup de cette adresse crochue qui sait harponner
un secret au fond de l'âme la mieux close. Il
avait, en outre, du sang-froid , de l'esprit et de
l'élégance. A son passif, il faut placer en pre-
mière ligne une irrésolution native qui ne se
guérissait qu'en face des situations extrêmes.
Robert était excellent pour entamer une guerre
désespérée ; au moment où il fallait choisir entre
CHAPITRE m. 49
la mort ou la victoire , la faim lui donnait du
génie.
Mais dès qu'il avait quelque chose à perdre,
son audace se changeait en mollesse. Il s'arrêtait
à moitié chemin par une trop grande frayeur
de se voir enlever le bénéfice déjà conquis.
Retombait- il tout en bas de sa misère, il re-
devenait homme. Son esprit subtil s'aiguisait,
ses idées bouillonnaient de nouveau dans sa
tête, et gare aux écus mal gardés !
En somme, c'était un aventurier d'ordre évi-
demment secondaire , mais dangereux outre
mesure, et capable d'atteindre, a ses heures,
l'habileté suprême du genre.
Il avait déjà dix ans de service, ayant pris
de l'emploi dans quelque pendable troupe dès
le commencement de sa quinzième année.
Depuis lors. Dieu sait qu'il avait travaillé
tantôt soldat, tantôt capitaine, tantôt pauvre,
tantôt riche, exploitant parfois l'intrigue de
haute comédie, parfois descendant aux tours de
l'escroquerie vulgaire, et risquant sa liberté
pour quelques francs.
11 se formait, cependant, et prenait des idées
rassises. Son but était de voler assez pour jouer
à l'honnête homme dans un bon château lui
appartenant, avec une femme aimable et bien
apparentée.
1 5
60 LES BELLES-DE-NUIT.
Car Robert détestait le petit monde.
Biaise et lui s'étaient accolés ensemble à Paris,
par suite de relations communes avec un rece-
leur du nom de Bibandier qui, peu de temps
auparavant, était allé au bagne de Brest expier
son obligeance. Biaise était un coquin à la dou-
zaine, moins endurci que Robert peut-être,
moins peureux de nature, mais n'ayant pas non
plus ce courage factice et à l'épreuve que
l'Américain s'était donné par la force seule de sa
volonté.
Ils avaient gagné tous les deux leurs surnoms
à la bataille, comme Scipion l'Africain et le
grand Fabius. Tous les deux avaient, sinon
inventé, du moins perfectionné notablement
des genres de vol qui sont tombés, de nos jours,
à Ja portée de tout le monde. Pour comprendre
le sens spécial de ces deux sobriquets , l'Amé-
ricain et VEndormeur, il suffit d'avoir lu la
Gazelle des Tribunaux trois fois en sa vie.
Quant à Lola, Robert l'avait prise sur une
corde roidc où elle dansait pour ne pas être
battue. Elle avait dix-huit ans.
Personne n'avait [)ris souci de lui dire jamais:
« Ceci est bien, cela est mal. »
11 eût été difficile de savoir ce qu'il y avait au
fond du cœur de cette pauvre belle fille. A
contempler son front de marbre et la hardiesse
CHAPITRE III. 51
froide de ses grands yeux noirs, où s'allumait
parfois une volupté de commande, lascive et à la
fois glacée, on eût dit que, derrière tant de
beauté, Dieu avait oublié de mettre une âme...
Aujourd'hui Robert était en une heure de
vaillance. Sa poche vide et la famine menaçante
le poussaient. Mais la lutte s'annonçait rude, et
Robert ne se souvenait point d'en avoir affronté
jamais de plus malaisée. En ce moment, ses ma-
nières libres et sa physionomie sereine cachaient
le plus énergique effort qu'il eût fait peut-être
de sa vie.
C'était un travail de tous les instants, un
sourd combat sans trêve ni relâche. Il était là,
guettant, derrière son sourire, chaque parole
du bon aubergiste, interprétant chaque geste
et prodiguant son adresse consommée à se faire
un levier de la moindre circonstance.
On ne peut dire qu'il eût agi dès l'abord sans
réflexion. Tout ce qu'il avait osé était le résul-
tat d'un calcul ; mais il est certain que sa posi-
tion extrême l'avait jeté, trop brusquement, à
son gré, dans cette périlleuse épreuve.
11 avait abordé la bataille sans armes et avec
le courage du désespoir. C'était une partie que
Ton pouvait gagner à la rigueur, mais qui,
considérée de sang-froid, présentait mille chances
de perte.
52 LES BELLES DE-NUIT.
Ces parties-là s'amendent parfois entre les
mains d'un joueur habile ; une manœuvre sa-
vante peut forcer le sort. A mesure que Ten-
trevue avançait, Robert se sentait grandir et
prendre de la force. Sa tentative absurde et
impossible se faisait presque raisonnable, tant
il avait tourné habilement les premières diffi-
cultés.
Il n'était déjà plus ce fou qui voit le nom d'un
homme par hasard, et qui s'écrie étourdiment :
«A moi cette proie ! 5» La porte close de la maison
de Penhoël s'en tr'ou vrai t pour lui peu à peu...
Il avait déjà la moitié d'un secret !
Bien des choses pouvaient encore déranger
son plan fragile et réduire à néant l'échafaudage
de ses mensonges 5 mais, jusqu'à présent, il
avait marché droit dans les ténèbres, et son
pied prudent avait trompé tous les obstacles de
la route inconnue.
A voir ce début inespéré, Biaise se croyait
déjà hors d'affaire, et avait peine à contenir sa
joie.
L'Américain, lui, n'avait pas encore le temps
de se réjouir. Il était tout entier à son affaire, et
son œil de lynx interrogeait constamment la
physionomie du père Géraud, qui était son
unique boussole.
Il lui restait tant de choses à deviner ! Et
CHAPITRE 111. 53
cette route, où il avait essayé quelques pas,
était si mystérieuse encore !
Il fallait savoir. Que voulait dire, par exemple,
cette larme qui coulait silencieusement sur la
joue du bonhomme?
Robert attendit quelques secondes , puis il
avança son siège et prit sans mot dire la main
de l'aubergiste, qu'il serra entre les siennes.
— Vous l'aimez?... dit-il d'une voix contenue
et qui jouait admirablement l'émotion.
Le père Géraud détourna la tête pour cacher
ses yeux humides :
— Tonnerre de Brest î murmura-t-il, je ne
suis pas un pleurnicheur, pourtant !... Mais
c'est que M. Louis était presque mon enfant!...
Je l'ai fait sauter si souvent sur mes genoux,
quand le commandant venait en congé au châ-
teau... J'ai servi vingt ans sous les ordres du
père des jeunes gens, monsieur ; et quand on
l'avait vu comme moi, le commandant, deux ou
trois douzaines de fois, debout sur son banc de
quart, démolissant l'Anglais en grand costume
de capitaine de vaisseau, on lui aurait donné
son corps et son âme, voyez-vous bien !... Et si
bon, avec cela l
— J'ai entendu parler du commandant de
Penhoël, interrompit Robert.
— Je crois bien!.., qui n'en a pas entendu
S.
54 LES BELLES-DE-NUIT.
parler !... Ah ! c'était un bon temps !... mais il
est mort, et celui de ses fils qui lui ressemblait
le mieux a quitté un beau jour notre Bretagne
pour n'y plus revenir... L'autre...
— L'autre n'est-il pas digne de son père?
demanda l'Américain.
— Si fait! s'écria vivement le père Géraud.
Dieu me garde d'avoir rien dit qui puisse vous
faire penser cela, monsieur !... Le cadet de Pen-
hoël est un digne jeune homme,.. Mais votre
Louis...
L'aubergiste s'interrompit et poussa un gros
soupir.
Biaise se disait en remuant les cendres :
— Il paraît que le brave vicomte aux quarante
mille livres de rente n'a pas tout à fait soixante
ans comme nous l'avions pensé ! ...
— Notre Louis ! poursuivit l'aubergiste ; c'est
qu'on ne trouverait pas un cœur comme le
sien ! Mais vous, qui venez de sa part, mon-
sieur, pouvez-vous me dire où il est et ce qu'il
fait?
— Il est aux Etats-Unis, répondit l'Américain
sans hésiter, lieutenant-colonel dans l'armée du
congrès...
— Ah! fit l'aubergiste; le brave enfant!...
et.... est-il heureux?
— Non, répliqua Robert.
CHAPITRE III. 55
Le père Géraud leva les yeux au ciel.
— Il n'a dit son secret à personne ! murniura-
t-il ; mais on ne s'exile pas ainsi sans soufFrir
Que Dieu le protège î
Il y eut un silence, dont Robert profita pour
mettre de Tordre dans ses batteries.
— Voyons!... reprit-il tout à coup en feignant
de secouer sa prétendue mélancolie , il ne s'agit
pas seulement de s'attendrir.... Moi, je passerais
ma journée à parler de ce cber et bon Louis !...
Mais je crois qu'il vaut mieux faire ses affaires.
— S'il y a une lettre de lui à porter au ma-
noir, dit l'aubergiste, je monte ma jument grise
et je pars tout de suite...
Robert secoua la tête.
— Est-ce qu'il a écrit depuis son départ ? de-
manda-t-il.
Cette question, si importante pour lui, fut
faite de ce ton grave qui pose les prémisses d'un
argument.
— Une seule fois, répondit l'aubergiste ; et
c'était une année après son départ.
— Eh bien , père Géraud, il faut supposer
qu'il a eu ses raisons pour se taire si longtemps.
Pourquoi écrire après quatorze ans de si-
lence ?
— C'est juste... c'est juste, murmura le bon-
homme ; et pourtant il aimait si tendrement sou
56 LES BELLES-DE-NUIT.
frère.. . Ah ! il y a là dedans bien des choses que
je ne comprends pas !
11 s'arrêta et passa la main sur son front, en
homme qui recueille involontairement ses sou-
venirs.
— Jamais on ne vit deux enfants s'aijner
comme cela! reprit-il (et l'Américain, cette fois,
n'eut garde de l'interrompre). Depuis le jour de
leur naissance jusqu'à l'âge de vingt ans, on ne
les avait jamais vus l'un sans l'autre. On eût dit
qu'ils n'avaient à deux qu'un seul cœur. Et puis
tout à coup, du vivant même du vieux monsieur
et de la vieille dame, qui sont maintenant un
saint et une sainte dedans le ciel, un mystérieux
vent de malheur passa sur le manoir... 11 y
avait une jeune fille belle comme les anges...
L'aubergiste s'interrompit encore et poussa
un gros soupir.
L'Américain était tout oreilles.
— On ne sait pas ce qui eut lieu, poursuivit
le père Géraud. Vers ce temps, les Pontalès re-
vinrent au manoir. Et quand Pontalès serre la
main de Penhoël, le diable rit au fond de
l'enfer !
Une question se pressa sur la lèvre de Robert,
qui fit effort pour garder le silence.
Le bonhomme reprit :
— C'est l'eau et le feu ! . .. Les Pontalès avaient
CHAPITRE III. 57
autrefois une petite maison sur la lande... Mon
père a vu des sabots à leurs pieds... A présent
la forêt est à eux, la forêt et le grand château !...
Mais que disais-je ?... mademoiselle Marthe est
la plus belle fille du pays... On croyait qu'elle
aimait M. Louis... Ah! cela étonna bien du
monde !... M. Louis partit, et ceux qui le ren-
contrèrent en chemin virent bien qu'il avait des
larmes dans les yeux... Ce fut René, le cadet,
qui épousa mademoiselle Marthe... et depuis
lors, au manoir, on ne prononça plus guère le
nom de M. Louis, ce nom qui est au fond de
tous les bons cœurs à dix lieues à la ronde...
Si l'Américain avait eu sa bourse bien garnie,
il aurait payé cher cette courte et vague his-
toire.
— Louis m'avait parlé de ces Pontalès, dit-il,
mais j'étais loin de les croire si riches...
— Trois fois riches comme Penhoël ! s'écria
le père Géraud avec colère; et quatre fois aussi,
pour sûr!... Ah! le vieux Pontalès est un fin
Normand avec sa figure de brave homme ! Il y
a plus de ruse sous ses cheveux blancs que dans
un demi-cent de têtes bretonnes... Heureuse-
ment que monsieur l'a encore une fois chassé du
manoir, car il y a bien assez de mauvais présages
comme cela autour de Penhoël !
11 se tut. Un instant Robert attendit, espérant
S8 LES BELLES-DE-NUIT.
d'autres détails sur Louis de Penhoël, mais l'au-
bergiste gardait le silence, et l'on pouvait voir
clairement qu'il n'en savait pas davantage.
Aussi Robert reprit :
— Père Géraud, je vous prie en grâce de ne
plus me parler de Louis!... Je vous écoute,
voyez-vous, c'est plus fort que moi... et cepen-
dant le temps me presse. .. dites-moi plutôt ce qui
se passe maintenant au manoir... Si Penhoël n'é-
crit pas, il veut qu'on lui écrive, et le moindre
détail sera bien précieux...
L'aubergiste n'en était plus à la défiance. Il
eût mis ce qu'il avait de plus cher sous la garde
de cet homme, qui lui apportait des nouvelles
du fils aîné de son maître.
— Au manoir, répondit-il, je crois qu'on est
heureux... En quinze ans on peut oublier bien
des choses quand on a la volonté de ne plus se
souvenir!... Le cadet a recouvré une bonne
part des biens de la famille vendus pendant la
révolution... Si ce n'est pas la maison la plus
riche du pays à cause des Pontalès, qui ont acheté
en 1793 le vieux château, la forêt du Cosquer
et bien d'autres terres de la famille, c'est encore,
malgré ce qui a pu se passer, la maison la plus
respectée... Quand vous lui écrirez, monsieur,
vous lui direz que la fille de son père, la petite
demoiselle Blanche de Penhoël est si belle et si
CHAPITRE III. 59
douce que les bonnes gens l'appellent l'Ange,
depuis Carentoir jusqu'à la montée de Redon î...
Madame n'a point perdu sa beauté, bien qu'il y
ait depuis longtemps un voile de pâleur sur son
visage... Elle ne se montre guère aux fêtes des
cbâteaux voisins, mais les pauvres la connais-
sent et prient pour elle, car elle est la providence
du malheureux... Monsieur est bon mari et bon
père, quoique certains aient dit dans le temps
qu'il jetait parfois des regards étranges vers le
berceau de la petite demoiselle Blanche... Il sert
l'église, il aime le roi et sa porte est toujours
ouverte ; c'est un Penhoël, après tout !,.. Mais
il y a d'autres hôtes encore au manoir, et ce qui
réjouirait le cœur de l'aîné , j'en suis sûr, ce
serait de voir les deux filles de l'oncle Jean !...
— Le brave oncle ! interrompit Robert, qui
cherchait l'occasion de continuer son rôle et de
paraître au fait.
— L'oncle en sabots ! s'écria Géraud; je
parie qu'il vous a parlé de l'oncle en sabots!...
— Plus de cent fois !
— Il l'aimait tant!... Oh! et celui-là ne l'a
pas oublié !... Quand je parlais du neveu Louis,
combien de fois n'ai-je pas vu sa tête blanche
s'incliner et une larme venir sous sa paupière !...
Si vous écrivez à notre jeune maître, il faudra
lui dire tout cela, et lui dire encore que l'oncle
60 LES BELLES-DE-NUIT.
a eu deux filles, sur son vieil âge... Deux petites
demoiselles plus jolies encore, s'il est possible,
que Blanche de Penhoël I... Elles sont là comme
les bons génies de la maison ; leur gai sourire
réchauffe Tâme; il semble que le malheur ne
pourrait point entrer sous le toit qu'elles habi-
tent, et pourtant...
Il s'interrompit et ajouta en baissant la voix
involontairement :
— Monsieur Louis vous a-t-il parlé quelque-
fois de Benoît Haligan?...
Robert fit semblant de chercher dans sa mé-
moire,
— Benoît, le passeur..., reprit l'aubergiste.
— Attendez donc!... Benoît?...
— Benoît le sorcier !
— Mais certainement ! ... Un drôle de corps ! . .
— Il y en a qui rient de lui... moi je sais
qu'il connaît d'étranges choses !...
Le père Géraud secoua la tctc, et baissant la
voix davantage :
— Il ne faudra pas en parler à M. Louis,
quand vous lui écrirez, murmura -t-il ; mais
Benoît dit que le manoir perdra bientôt ses
douces joies... Elles s'en iront toutes à Dieu,
toutes ensemble !... l'Ange et les deux filles de
Toncle... Cyprienne, la vive enfant... et Diane,
la joHe sainte!...
CHAPITRE III. 61
— Quelle folie!...
— Oui... oui! Bonoît les voit en songe,
vêtues de longues robes blanches comme des
beîles-de-nuit... Mais Benoît se sera trompé
peut-être une fois en sa vie... Dieu le veuille!
Dieu le veuille ! et puissent mes pauvres yeux se
fermer avant de voir cela !
La tête de Taubergiste se pencha sur sa poi-
trine. Il semblait rêver. Au bout de quel-
ques secondes , un sourire triste vint à sa
lèvre.
— Les chères enfants !... reprit-il d'une voix
plusémue; mais vous verrez TAnge, monsieur !...
vous verrez Diane et Cyprienne, les perles du
pays, avec leurs jupes en laine rayée et les pe-
tites coiffes de paysannes qui couvrent leurs
nobles chevelures... Car, bien qu'elles soient du
plus pur sang de Penhoël, elles n'ont rien en ce
monde, et l'oncle Jean, leur père, veut qu'elles
soient habillées comme les {)auvres filles du
bourg... mais vous les couvririez de haillons
qu'il faudrait bien encore les saluer quand elles
passent... On dirait de petites reines, mon-
sieur!... Et comment ne seraient-elles pas belles
entre toutes ? ajouta le bon aubergiste en sou-
riant tristement; elles lui ressemblent trait pour
trait...
— A qui ?
1. 6
62 LES BELLES-DE-NUIT.
— A l'aîné de Peiihoël... comme deux filles
pourraient ressembler à leur père.
— Oh ! oh î fit Robert ; ce pauvre oncle en
sabots ! . . .
La voix du père Géraud prit un accent sévère :
— C'est une famille sainte, monsieur! dit-il,
et notre Louis respectait la mère des deux jeunes
filles comme sa propre mère...
L'Américain avait déjà mis de côté son sourire
égrillard.
— Enfin, poursuivit l'aubergiste, quand vous
lui aurez dit tout cela, et le reste, s'il y a encore
une petite place et que vous daigniez prononcer
le nom d'un pauvre homme, dites-lui qu'il y a
sur le port de Redon un vieux serviteur de la
famille qui donnerait pour lui son sang jusqu'à
la dernière goutte.
— Il y aura toujours de la place pour cela,
mon brave monsieur Géraud , répliqua Robert
de Blois ; mais m'avez-vous nommé tous les hôtes
du manoir ?
— Pas encore... Le vieil oncle a un fils plus
âgé que Diane et Cyprienne... Il s'appelle Vin-
cent : c'est, jusqu'ici, le seul héritier mâle du nom
de Penhoël, un brave enfant, un peu rude et
sauvage, mais le cœur sur la main !... Il y a
enfin le fils adoplif du vicomte et de madame,
qui a nom Roger de Launoy... C'est une tête
CHAPITRE III. 63J
vive et folle, capable de bien des étourderies,..;
mais je Taime pour l'amour sincère qu'il porte
à madame...
— Et combien y a-t-il au juste d'ici jusqu'au
château ?
— Deux fortes lieues.
— La route est-elle bonne ?
— Affreuse, mais toute droite jusqu'au bac
de Port-Corbeau.
Robert regarda par la fenêtre et sembla me-
surer la hauteur du soleil, qui éclairait d'une
lueur jaunâtre lesmaisons du port Saint-Nicolas.
— 11 faut que nous partions sur-le-champ ,
dit-il.
— A présent ! s'écria l'aubergiste. Il n'y a
pas plus d'une heure de jour... C'est impossible.
— Cependant, puisque la route est toute
droite...
— Droite, oui, mais défoncée par les dernières
pluies et coupée de fondrières en plus de trente
endroits.
— Avec de bons chevaux, dit Robert, on a
raison des fondrières.
— Pas toujours..., répliqua l'aubergiste... Et
puis les chevaux ne peuvent rien contre les
uhlans...
— Les uhlans?...
— Une bande de coquins, venant on ne sait
64 LES BELLES-DE-NUIT.
d'où, et qui se moquent de la gendarmerie... 11
y a tant de trous maudits dans nos landes!
— Ce serait bien le diable, dit l'Américain,
si les uhlans nous guettaient justement au pas-
sage !
— Il y en a bien d'autres, murmura l'auber-
giste, qui ont parlé comme vous, et qui s'en sont
repentis!... Mais, j'y songe!... vous arrivez de
nuit au bac de Port-Corbeau, et les gens du
haut pays disent que l'Oust est débordé...
— Quel danger, une fois qu'on est averti?...
— Vous venez de la part de l'aîné, répondit
le père Géraud, et je m'intéresse à vous comme
à un ami... Ne partez pas à cette heure, mon-
sieur, je vous en prie!... car si le déris (inon-
dation) vous prenait là bas, sous Penhoël, vous
n'auriez plus qu'à recommander votre âme à
Dieu!...
L'Américain réfléchit durant quelques in-
stants,
L'Endormeur, que cette longue énumération
des dangers de la route affriandait médiocre-
ment, avait bonne envie de venir en aide à la
prudence du père Géraud ; mais il n'osait pas ,
parce que Robert venait de conquérir vis-à-vis
de lui une position tout à fait supérieure.
11 sentait que son rôle était de se taire, et il
se taisait.
CHAPITRE 111. 65
L'Américain se leva.
— Peut-être resterons-nous bien longtemps
à Penhoël, dit-il ; mais, dans telles circonstances
données, il faut que nous en puissions repartir
demain avec le jour... D'un autre côté, mon
message est de nature h n'être confié h per-
sonne... Vous devez sentir cela, père Géraud,
ajouta-t il en baissant la voix; il ne s'agit pas
seulement pour moi de voir le maître de Pen-
hoël...
— Vous avez à parler à madame, peut-être?...
murmura l'aubergiste d'un air timide, et comme
s'il craignait d'exprimer trop clairement sa pen-
sée.
Robert fit un signe de tête affirmatif.
L'aubergiste leva les yeux au ciel et cessa
d'interroger.
Sa dernière question avait été comme le com-
plément des détails précédemment fournis. Elle
ouvrait à Robert tout un horizon nouveau, et il
en savait à cette heure plus peut-être que le
brave aubergiste lui-même.
— Quelle que soit l'issue de notre excursion,
dit-il, vous nous reverrez demain, M. Géraud,
à moins que vos uhians ne nous mangent en
route... Il faut, en effet, que je passe à Redon,
soit pour prendre des bagages assez importants
que j'ai laissés au bureau des voitures, soit pour
6.
66 LES BELLES-DE-NUIT.
continuer mon voyage, au cas où j'aurais mes
raisons pour ne point abuser de Thospitalité de
Penhoël... Pour le moment, il me reste h vous
prier de faire seller deux bons chevaux.
— Vous êtes donc bien déterminé à partir ?. . .
— Très -déterminé... L'heure avance... et
plus tôt les chevaux seront prêts, plus je vous
aurai de reconnaissance.
Ceci fut dit d'un ton qui n'admettait point de
réplique. Le maître du Mouton couronné sortit
en grommelant sa litanie d'objections :
La nuit qui allait tomber, les fondrières, les
uhlans et le déris.
Quand il eut passé la porte, Biaise repoussa
son siège et fit une cabriole.
— Enlevé! s'écria-t-il. Ah! fameux! fameux!
M. Robert!... tu es encore plus fort que je ne
croyais!... Vrai, je ne donnerais pas ma part de
l'affaire pour mille écus!
— Tout n'est pas dit, murmura l'Américain,
dont le front restait pensif; nous avons encore
plus d'un obstacle à tourner...
— Les uhlans?... commença Biaise.
Robert haussa les épaules.
— Au contraire, répliqua-t-il ; c'est ce qui me
fait partir ce soir... Les uhlans sont placés là
tout exprès pour expliquer l'absence de notre
bagage... Nous aurons été dépouillés en che-
CHAPITRE III. 67
min, et le triste état où nous sommes n'inspi-
rera plus que de la sympathie...
— C'est pourtant vrai, dit TEndormeur. Je ne
sais pas si tu as ton pareil sous la calotte des
cieux, M. Robert!
Un mouvement que fit Lola derrière ses ri-
deaux sembla changer brusquement le cours des
idées dePAméricain.
— Cours après M. Géraud, s'écria-t-il ; où dia-
ble avais-je l'esprit?... Je n'ai commandé que
deux chevaux, et il nous en faut trois!
Le front de Biaise se rembrunit.
— Voilà recueil! murmura-t-il. Sans cette
femme-là, tu serais le Napoléon de la chose!...
Au nom de Dieu ! que veux-tu que nous fassions
d'elle, là-bas avec ces bonnes gens?
— Va commander un troisième cheval!
Biaise hocha la tête d'un air de mauvaise hu-
meur, et se dirigea néanmoins vers la porte, afin
d'obéir.
Mais, avant qu'il eut passé le seuil, l'Améri-
cain parut se raviser.
— Reste! dit-il. Au fait, on peut attendre
jusqu'à demain; ça nous dispensera de régler
1 notre compte avec ce vieil innocent de père
Géraud...
— Mon opinion, réphqua l'Endormeur, est
que nous pourrions bien la laisser ici tout à fait,
68 LES BELLES-DË-NUIT.
en payement du petit vin de Nantes et de Fome-
lette.
Robert était auprès du lit, dont il souleva les
rideaux. Les rayons du soleil couchant envoyè-
rent un pâle reflet d'or au visage de la jeune
•femme endormie.
Elle semblait sourire...
L'Américain étendit sa main vers elle, et sa
lèvre gonflée eut un mouvement de sarcastique
gaieté.
— Fou que tu es! prononça-t-il d'une voix
sourde et brève; il y a là-bas un homme jeune
encore, un homme simple et ardent sans doute-
comme tous les sauvages de ce pays breton...
La femme de cet homme ne l'aime pas, car elle
songe à l'absent... et vois comme notre Lola est
belle!...
IV
BOSTON DE FO]VrAt]WKBI.VAU.
A trois lieues et demie de Redon , ce qui fait
deux bonnes petites lieues de pays, tout au plus,
un peu à droite de la route de Vannes, la rivière
d'Oust coupe en deux une haute colline pour
arriver dans les marais de Glénac. Entre les
deux moitiés de la colline il n'y a d'autre vallée
que le cours étroit de la rivière; cela semble
tranché de main d'homme.
A Torient de la double rampe, le pays est
montueux et présente un aspect sauvage. Vers
le nord-ouest, au contraire, la vallée s'élargit
70 LES BELLES-DE-NUIT.
brusquement, au sortir même delà gorge creu-
sée par le courant de l'Oust, et forme une assez
vaste plaine. Cette plaine s'étend à perte de vue,
entre deux rangées de petites montagnes paral-
lèlement alignées.
En été , c'est un immense tapis de verdure ,
où l'œil suit au loin les courants de l'Oust et de
deux ou trois autres petites rivières qui se rap-
prochent, qui s'éloignent, qui s'enroulent, sem-
blables à de minces filets d'argent. L'hiver, c'est
un grand lac qui a ses vagues comme la mer, et
où le pécheur de nacre poursuit son butin
chanceux.
L'été, aussi loin que le regard peut s'étendre,
on voit, paissant le gazon vert, des troupeaux de
petits chevaux poilus, de génisses folles qui se-
couent en frémissant leur garde-vue de bois, et
de moutons nains dont la chair est fort tendre-
ment appréciée par les gourmets d'Ille-et- Vi-
laine.
Tous les bourgs et les hameaux environnants
envoient leurs bestiaux à ce pacage commun. Le
pays est pauvre; chacun profite de l'aubaine, et
il y a tel mois de l'année où Tinnombrable trou-
peau s'étend sans interruption depuis la gorge
de l'Oust, qui a nom Port-Corbeau , jusqu'aux
environs de la Vilaine. Les marais de Glénac et
de Saint-Vincent, transformés en riantes prai-
CHAPITRE IV. 71
ries, présentent alors l'aspect d'une Arcadie for-
tunée. On ne voit que bergers couchés sur
l'herbe et bergères filant la blonde quenouille.
11 y a de longs flageolets qui valent presque des
pipeaux, et, d'une rivière à l'autre, les couplets
alternés de quelque rustique chanson bien sou-
vent vont et viennent...
L'hiver, les chalands glissent où paissaient les
troupeaux. C'est à peine si quelques îlots de ver-
dure tachent à de longs intervalles la plate uni-
formité du grand lac, où les oiseaux d'eau, ras-
semblés par troupes innombrables, remplacent
les bestiaux affamés.
Au lieu de cette vie sereine qui animait la
vallée, c'est une solitude silencieuse et morne,
au centre de laquelle, par les froides matinées,
se dresse le fantôme colossal de la femme blan-
che \
La configuration même des lieux fait que ce
changement se produit presque toujours avec
une surprenante rapidité. Il suffit de quelques
heures parfois pour transformer complètement
^ Vapeur qui s'élève vers le milieu du marais de Glénac,
au-dessus du dangereux tournant de Trémeulé. Les bonnes
gens voient dans cette brume épaisse et blanche la forme
d'une femme de taille colossale. 11 y a dans le pays une longue
légende à ce sujet, et la mort de tous les malheureux engloutis
par le gouffre passe sur le compte de la femme blanche.
72 LES BELLES-DE-NUIT.
le paysage, et jamais il ne faut plus d'une nuit.
C'est par !a tranchée du Port-Corbeau qu'ar-
rivent les principaux affluents de cette petite mer :
rOust et la Verne réunies.
L'Oust est une tranquille rivière, dont le cours
se djéroule en anneaux de serpent et qui semble
copier les méandres de la Seine; mais la Verne,
qui descend du haut pays, s'enfle à la moindre
pluie et change son mince filet d'eau , chaque
automne, en torrent redoutable.
A partir de l'étang où elle prend sa source, a
quehjues lieues de In, jusqu'au Port Corbeau, la
nature montueuse du terrain défie Tinondalion;
mais, une fois passée la double colline, toute
défense cesse et l'eau victorieuse ne trouve plus
un seul obstacle. L'Oust et la Verne franchissent
en bouillonnant la gorge trop étroite et s'élan-
cent dans la {)laine, où les troupeaux fuient de-
vant elles.
A riieurc de ces crues périodiques et si raj)i-
des, un messager à cheval j)art des sources de la
Verne et devance au grand galop la marche de
l'inondation. Il court le long des rives de la pe-
tite rivière et arrive jusqu'à la porte du marais,
où sa trompe lugubre annonce de loin l'eau me-
naçante.
Une demi -heure après que la trompe a sonné,
un grand bruit se fait dans la gorge et une nappe
CHAPITRE IV. 73
d'écume s'élance sur la route de Redon, qui dis-
paraît sous l'eau la première.
Du haut de la colline, coupée en deux par le
Port-Corbeau, le paysage est toujours admira-
ble, soit que TOust et la Verne coulent endor-
mies dans leurs lits sinueux, soit que le déris
étende à perte de vue sa nappe bleuâtre. Du
côté du marais, c'est un encadrement de collines
boisées, sur la croupe desquelles s'étagent au
loin les maisons de quelques bons bourgs, do-
minées par le clocher aigu et gris de la paroisse.
Dans la direction de Vannes, on aperçoit la
ligne noire de l'antique forêt de Penhoël , au-
devant de laquelle se dresse le beau château qui
portait autrefois le même nom, et qui, à l'épo-
que où se passe notre histoire, appartenait à
M. de Pon talés.
De l'autre côté des deux collines, vers le nord
et l'orient, c'est une lande énorme, rase comme
velours, et qui va rejoindre à trois lieues de là
les bourgs de Renac et de Saint-Jean. On l'ap-
pelle la lande Triste. Aussi loin que le regard
peut se porter, on aperçoit le rose mélancolique
de ses bruyères , où tranche çà et là la voile
blanche d'un moulin à vent.
Au bord même de l'Oust et sur la rive oppo-
sée à la route de Redon , se trouve une petite
cabane couverte en chaume, à demi cachée par
LES BELLES-DE-NCIT. i. 7
74 LES BELLES-DE-NUIT.
les plants de châtaigniers qui tapissent la montée.
C'est la cabane du passeur de Port-Corbeau,
dont le bac est amarré à la sortie de la gorge.
Au-dessus de cette cabane et le long de la
gorge même, court une massive muraille en ma-
çonnerie, vieille comme les plus vieilles tradi-
tions du pays. La muraille descend en biais,
robuste encore et sans lézardes sous son vête-
ment de lierre, jusqu'à une vingtaine de pieds
de l'eau. A son extrémité orientale s'élève un
petit donjon à demi ruiné que les paysans con-
naissent sous le nom de la Tour-du-Cadet.
C'est là tout ce qui reste d'un château fort
appartenant aux sires de Penhoël, et qui servait
sans doute à garder le passage de l'Oust.
La massive muraille soutenait autrefois une
ligne de fortifications dont la Toirf^u-Cadel fai-
sait partie et qui dominait toute la contrée.
En 1817, ces formidables fondements n'a-
vaient plus déjà leur couronne de remparts
crénelés, et ne supportaient plus qu'un petit
manoir moderne, construit vers la fin du règne
de Louis XV.
C'était là qu'avaient habité jusqu'à la révo-
lution les cadets de la riche famille de Penhoël,
tandis que les aînés demeuraient au grand châ-
teau possédé maintenant par les Pontalès.
Le manoir était en parfait état de conserva-
CHAPITRE IV. 75
tion et bâti dans un style assez gracieux ; mais,
posé comme il l'était au-dessus d'un véritable
précipice et sur Textrême rebord d'une plate-
forme nue, il prenait un air de tristesse et
d'abandon.
Sa façade, composée d'un petit corps de logis
et de deux ailes en retour, était tournée vers
le marais et semblait regarder mélancolique-
ment, par delà les verts coteaux de Glénac, le
château antique où résidait jadis l'aîné des Pen-
hoël. Malgré la distance, on pouvait distinguer
encore la fière architecture du château qui se
dressait, superbe , au sommet de la plus haute
colline des environs et entouré d'une magnifique
ceinture de futaies
La nuit était tombée depuis quelque temps
déjà ; c'était environ deux heures après que
M. Robert de Blois et son domestique avaient
quitté l'auberge du Mouton couronné , sur le
port de Redon.
L'Oust coulait, silencieuse, entre les deux
rampes de la gorge, et malgré l'obscurité crois-
sante on voyait encore les divers cours d'eau,
disséminés dans l'étendue du marais , trancher
en blanc sur le gazon noir.
La partie de la route de Redon qui descendait
au Port-Corbeau était parfaitement sèche, et
76 LES BELLES-DE-NUIT.
les petits flots tranquilles qui clapotaient dou-
cement à l'arrivoir éloignaient jusqu'à l'idée du
danger.
Cependant, une personne du pays même et
connaissant les coutumes des alentours aurait
senti d'instinct l'approche d'une crise immi-
nente.
Le marais restait , en effet , bien plus silen-
cieux que d'habitude à cette heure. Les bestiaux
étaient évidemment rentrés , et Dieu sait que
d'ordinaire les petits chevaux bretons ne crai-
gnent point de passer les nuits d'automne à la
belle étoile . Ce soir, le marais était une soli-
tude.
Un autre symptôme d'alarme non moins
significatif se présentait sous l'espèce d'une
petite lueur, brillant, parmi les châtaigniers,
devant la cabane du passeur.
Ce n'était pas Benoît Haligan , batelier de
Port-Corbeau, qui eût allumé ainsi sans néces-
sité une lanterne à sa porte.
A part cette lueur, on n'apercevait absolu-
ment rien dans la campagne, et pour rencontrer
une autre lumière, il fallait que le regard s'é-
levât jusqu'au faîte de la colline, où brillaient
faiblement les fenêtres du manoir...
Au manoir^ la famille de Penhoël était ras-
semblée dans un salon d'assez vaste étendue,
CHAPITRE IV. 77
dont les ornements modestes accusaient néan-
moins le style fleuri du xvui^ siècle. Au fond
de la grande cheminée en marbre brun brûlait
un bon feu de souches , dont la flamme vive
éclairait la chambre presque autant que la terne
lumière des chandelles.
Nous eussions trouvé là , réunis et tuant les
heures lentes qui précèdent le souper, tous les
personnages mentionnés par maître Géraud
dans le précédent chapitre.
A Tun des angles du foyer, autour d'une
petite table carrée, se tenaient le maître de
Penhoël, Toncle Jean et deux hôtes du manoir,
engagés dans une partie de cartes.
René de Penhoël était un homme de trente-
cinq ans à peu près , robuste de corps et pou-
vant prétendre au titre de beau cavalier. Ses
traits réguliers se chargeaient seulement d'un
peu trop d'embonpoint, et les boucles de ses
cheveux châtains tombaient sur un front où
manquait l'énergie. L'aspect général de son visage
peignait une humeur paresseuse et lourde.
L'oncle Jean était un vieillard. Impossible de
voir une figure plus vénérable et plus digne. La
bonté sans bornes se peignait dans ses grands
yeux bleus, baissés presque toujours timide-
ment. Son front large et un peu fuyant avait
une couronne de cheveux blancs, légers et fins.
7.
78 LES BELLES-DE-NUIT.
Son sourire était rêveur et beau comme le sou-
rire d'une femme.
Il parlait peu; quand il parlait, on s'étonnait
d*ouïr la voix douce et musicale qui tombait de
cette bouche sexagénaire.
Il portait la veste de futaine des paysans du
Morbihan, et sa chaussure consistait en gros
sabots, bourrés de peau de mouton.
Les deux autres joueurs n'étaient rien moins
que le père Chauvette, maître d'école au bourg
de Glénac, et maître Protais le Hivain, juriscon-
sulte rustique, chargé de cultiver le goût des
procès à cinq ou six lieues à la ronde.
La Bretagne aime les procès presque autant
que la basse Normandie : il y a des bourgades
trop pauvres pour entretenir un médecin et qui
jouissent de leur homme de loi.
Cela ressemble à ces petits arbres indigents,
maigres, étiolés, où se prélasse quelque grosse et
laide chenille,..
Le père Chauvette était un petit homme gras,
simple d'esprit, paisible de mœurs et content de
tout le monde, excepté de M. le Hivain, son
ennemi naturel. L'homme de loi avait une figure
étroite, sèche, bilieuse, qui essayait perpétuelle-
ment de sourire. Malgré sa gaieté humble et
grimaçante, on devinait en lui l'esprit envieux
et méchant. Sa longue tête osseuse , couronnée
CHAPITRE IV. 79
de cheveux noirs et plats, lui avait fait donner
par le père Chauvette le sobriquet scientifique
de Macrocëphale , et chaque fois que le bon
maître d'école se livrait à cette plaisanterie, il
ajoutait en manière de note : «c Genre d'insectes
coléoptères, dont le nom est tiré du grec et qui
ont la tête longue comme M. le Ilivain... »
La table, dressée entre les quatre joueurs,
supportait, outre les cartes et les chandelles de
suif, cinq petits paniers remplis de fiches et une
pancarte imprimée contenant les règles du bos-
ton de Fontainebleau,
L'autre angle de la cheminée était occupé
par un groupe plus nombreux oii dominait
l'élément féminin. Tout auprès du foyer, une
femme, jeune encore, et dont le visage régu-
lièrement beau avait un caractère de douce
dignité, s'asseyait renversée dans une immense
bergère à ramages. Elle tenait entre ses bras une
jeune fille de douze ans, dont la tète blonde
s'appuyait sur son sein.
C'étaient la vicomtesse Marthe de Penhoël et sa
fille Blanche, que les bonnes gens du pays entre
Carentoir et Redon avaient surnommée VAnge,
Les hommes de la campagne sont poètes. On
disait que l'Ange de Penhoël était trop bonne et
trop jolie pour cette terre, et que Dieu la vou-
drait bientôt dans son paradis...
80 LES BELLES-DE-NUIT.
Comme pour confirmer cette croyance, il y
avait souvent une maladive pâleur sur le front
de Blanche, et dans son idéale beauté on devi-
nait la faiblesse et la mélancolie.
En ce moment, elle semblait reposer. On ne
voyait point Tazur céleste de ses grands yeux, et
ses longs cils retombaient sur sa joue. Les for-
mes enfantines mais toutes gracieuses de son
corps s'affaissaient sur les genoux de sa mère, qui
la tenait entre ses bras, et dont le regard abaissé
était empreint d'une tendresse passionnée.
La mère et la fille formaient ainsi un tableau
charmant, tout plein d'abandon et d'amour.
De temps à autre, le maître de Penhoël quit-
tait des yeux la partie engagée , et jetait vers
elles une œillade rapide. C'était comme à la
dérobée qu'il les contemplait ainsi, et l'on eut
difficilement défini le vague sentiment de mal-
aise qui assombrissait alors son visage.
Son sourire, ébauché dans la joie, se teignait
d'amertume. Il posait son jeu sur la table et
versait une rasade d'eau-de-vie dans un petit
gobelet d'argent placé auprès de lui sur un gué-
ridon.
Il y avait dans la salle une autre personne qui
regardait l'Ange bien plus souvent encore : c'était
un jeune homme de dix-huit ans, portant une
veste en drap grossier et des culottes de toile
CHAPITRE IV. 81
écrue. D'énormes cheveux d'un brun fauve se
séparaient au sommet de son front et retom-
baient jusque sur ses épaules. Ses traits étaient
taillés fièrement, et son teint, bruni par le soleil,
annonçait la vigueur précoce. Il était beau, mal-
gré le feu sombre et presque sauvage qui brûlait
au fond de son œil.
C'était Vincent, le fils du pauvre oncle Jean,
et le seul héritier mâle du nom de Penlioël.
Sa prunelle, large et ardente, semblait fixée
sur sa cousine par une force qui ne dépendait
point de lui. Blanche, enfant qu'elle était, avait
inspiré déjà un amour fougueux et poussé jus-
qu'à l'enthousiasme.
Dans cet amour, il y avait de l'admiration,
du respect, de Texlase. C'était un culte.
Ft il y avait de la douleur aussi, car la robuste
nature du jeune homme semblait plier parfois
sous de navrantes pensées.
Il se tenait un peu à Técart, entre les deux
groupes, la tête appuyée sur sa main qui se per-
dait dans les masses incultes de sa grande che-
velure. Il gardait le silence. Son immobilité
complète eût pu faire croire au sommeil, sans
le brûlant éclat dont rayonnait toujours sa pru-
nelle.
Derrière la vicomtesse, que nous appellerons
Madame, pour nous conformer aux mœurs du
82 LES BELLES-DE-NUIT.
manoir, une petite société, composée d'un jeune
garçon et de deux jeunes filles, chuchotait et
riait tout bas.
Le garçon, qui se nommait Roger de Launoy,
était de Tâge de Vincent à peu près : un joli
cavalier au visage étourdi , à la tournure leste
et dégagée , un vrai page , pris à la veille du
jour fatal où l'amour rend les pages langou-
reux.
Ses deux compagnes, qui pouvaient avoir
quatorze ou quinze ans, étaient bien les deux
créatures les plus mignonnes que l'imagination
d'un peintre puisse rêver.
Elles étaient habillées toutes deux en paysan-
nes , suivant la volonté de l'oncle Jean, leur
père ; mais il y avait dans leurs costumes une
si délicieuse coquetterie , que plus d'une belle
dame eût porté envie à leur toilette. Leurs longs
cheveux d'une nuance pareille, tenant le milieu
entre le châtain sombre et le brun, s'échappaient
en boucles abondantes des bords étroitement
serrés de leurs bonnets collants. A chaque mou-
vement qu'elles faisaient, on voyait ces riches
chevelures ondoyer et se jouer autour de leur
cou blanc, où tranchait une petite ganse noire,
supportant une croix d'or. Leurs tailles, sou-
ples et fines, étaient emprisonnées dans des
corsages de laine brune, autour desquels s'atta-
CHAPITRE IV. 83
chaient de courtes jupes rayées. Il ne leur man-
quait ni le tablier bleu ni les souliers à boucles
d'ëtain de la paysanne.
Elles étaient grandes toutes les deux , et de
taille à peu près égale. Là s'arrêtait la parité.
Vous avez vu souvent deux jeunes filles, dont
les traits diffèrent essentiellement et que rap-
prochent néanmoins de mystérieux rapports ;
elles ont, comme on dit, un air de famille;
elles ressemblent toutes deux à leur mère com-
mune, et ne se ressemblent point entre elles.
Ainsi étaient Diane et Cyprienne de Penhoël.
Seulement le terme commun auquel on eût pu
comparer leurs gracieux visages manquait ; leur
mère était morte depuis bien des années, et rien
en elles ne rappelait la grave et douce physio-
nomie de l'oncle Jean, leur père.
Ceux qui se souvenaient du frère aîné de
Monsieur, absent du pays depuis quinze ans,
prétendaient que leurs sourires rappelaient son
sourire ; mais la mémoire de Louis de Penhoël
était adorée dans le pays, et quand on songe aux
absents aimés, on se fait, comme cela, bien sou-
vent des idées.
Cyprienne et Diane étaient venues au monde
alors que Louis de Penhoël avait quitté déjà le
manoir de ses pères.
Cyprienne avait de grands yeux noirs, des
84 LES BELLES-DE-NUIT.
traits d'une finesse extrême dont Tensemble indi-
quait une gaieté mutine. Les yeux de Diane
étaient d'un bleu obscur. Il y avait sur son jeune
visage quelque chose de pensif et à la fois d'in-
trépide. Quand sa physionomie, pkis sérieuse
que celle de sa sœur, s'éclairait tout à coup par
le sourire, c'était comme le ciel ouvert...
On ne voyait jamais l'une des sœurs sans que
l'autre fût bien près. L'amour des bonnes gens
de la contrée ne les séparait point, et il semblait
à tous que la rencontre des deux jeunes filles
présageait du bonheur. Leurs caractères diffé-
raient et se ressemblaient comme leurs visages,
mais elles n'avaient, à deux, qu'un seul cœur.
Elles étaient la gaieté de la maison de Penhoël.
Leurs innocentes et vives joies combattaient la
monotone tristesse du manoir.
Ce qu'elles aimaient le plus au monde avec
leur père le bon oncle Jean , c'était Madame ;
pour Madame toute seule, elles domptaient la
pétulance de leur nature. Elles auraient passé
leur vie heureuse à servir Madame et à l'adorer.
Marthe de Penhoël, si bonne pour tout le
monde, était, chose étrange, sévère et froide
vis-à-vis des deux sœurs, à genoux devant elle.
On eût dit souvent qu'elle s'impatientait de
leur caressante tendresse. D'autres fois, il est
vrai, mais bien rarement, son œil s'attendrissait
CHAPITRE IV. 85
à les contempler si jolies, et une mystérieuse
émotion semblait monter de son cœur à son
visage. Diane et Cyprienne comptaient chère-
ment ces heures, où le baiser de Madame s'ap-
puyait sur leurs fronts, long et doux, presque
maternel...
Hélas! ces heures étaient lentes à revenir!
Madame semblait regretter ses caresses, comme
si on lui eût dérobé par surprise une part de
Famour passionné qu'elle portait à sa fille.
Diane et CypriennCe loin d'être jalouses, éten-
daient à Blanche , leur cousine , le tendre dé-
vouement qu'elles portaient à Madame...
Tout en causant et en riant, le petit groupe
composé des deux sœurs et de Roger de Lau-
noy prenait grand soin de ne pas faire de bruit
et respectait le sommeil de l'Ange. De temps en
temps Roger se penchait pour baiser la main
de Madame, dont il était le favori. Un peu de
mélancolie venait attrister le sourire des deux
jeunes filles, qui se sentaient moins aimées et qui
n'osaient pas demander la même faveur...
Autour du tapis vert, le boston de Fontaine-
bleau allait son train paisible et ne nuisait en
rien à la conversation.
— Prussiens!... Prussiens! disait maître le
Hivain, l'homme de loi, pourquoi seraient-ils
Prussiens ?
i. 8
80 LES BELLES-DE-NUIT.
— Leur nom de uhlans, . . , commença le
père Chauvette.
— Leur nom de uhlans ne prouve rien!...
J'ai vu les Prussiens à Rennes, et c'étaient de
braves militaires, malgré leur accent... Il ne
manque pas d'anciens soldats de Bonaparte...
— Prussiens ou soldats de Bonaparte , inter-
rompit le maître d'école, ils ont brûlé la belle
ferme de Pontalès, là-bas, de l'autre côté de
Glénac...
— C'est bien fait! dit rudement René de
Penboël ; si le diable brûlait Pontalès comme les
uhlans ont brûlé sa ferme, ce serait mieux fait
encore!... Je demande six levées...
L'oncle Jean ne parlait point; il suivait le jeu
avec distraction et semblait combattre une pen-
sée pénible.
L'oncle Jean était bien pauvre ; personne ne
faisait grande attention à lui.
— Petite misère ! dit le père Chauvette.
— Huit levées ! répliqua M. de Penboël ; ces
coquins de Pontalès sont-ils au château , M. le
Hivain?
— Ils sont revenus à cause de la ferme brû-
lée... et le vieux Pontalès a dit qu'il ferait la
garde lui-même avec son fusil autour de ses
métairies, puisque les gendarmes ne sont bons à
rien!...
CHAPITRE IV. 87
Penhoël eut un sourire sec et dédaigneux.
— Si les uhlans n'ont que lui à craindre ,
dit-il, ils engraisseront cet hiver... Pontalès est
un lâche!... comme son père!... comme son
grand-père î... comme tout ce qui est de son
sang et de son nom !
Le maître d'école baissa les yeux, et l'homme
de loi approuva du bonnet.
L'oncle en sabots n'avait pas entendu.
Penhoël but un grand verre d'eau-devie.
— On prétend là-bas, du côté de Rennes,
murmura le Hivain d'un ton doucereux, que le
petit M. Alain de Pontalès est un gentil garçon
tout de même !... Vous me devez quatre fiches,
M. de Penhoël.
Celui-ci avait du sang dans les yeux. Depuis
qu'on avait prononcé le nom de Pontalès, une
sourde colère contractait sa lèvre et pâlissait sa
joue. Le bon maître d'école se creusait la tête
pour trouver un moyen de changer la conver-
sation, mais c'était en vain.
L'homme de loi, au contraire, éprouvait un
méchant plaisir à chauffer le courroux de son
hôte.
L'oncle Jean se taisait toujours. Son œil bleu,
d'une douceur presque féminine, regardait à
peine ses cartes et se perdait à chaque instant
dans le vide. Quand son regard tombait sur ses
88 LES BELLES-DE-NUIT.
deux filles, par hasard, il se baissait tout à coup
chargé d'une mystérieuse tristesse.
— Vous aviez un jeu a nous faire boston sur
table, M. Jean, reprit le Hivain ; mais du diable
si vous n'avez pas martel en tête!... Quant à
Pontalès, on dit qu'il a fait le voyage de Paris...
Il a rapporte la décoration du Lis, et il aura Tan
prochain la croix de Saint-Louis...
— Ce n'est pas vrai, gronda Penhoël, dont la
joue devint écarlate ; le roi ne peut pas donner
la croix de Saint-Louis à un voleur !
— Je répète ce qui se dit dans le bourg...
Une chose certaine, c'est qu'il est noble, main-
tenant...
Penhoël posa ses cartes sur la table, et ses
sourcils se froncèrent violemment.
— Coquin de Macrocéphale ! . . . pensa le maître
d'école.
Il fit signe à l'homme de loi de se taire;
celui-ci ne voulut point comprendre et pour-
suivit :
— Noble comme Rieux ou Rohan, par ma
foi !... Il nous faudra l'appeler désormais M. le
marquis de Pontalès.
— Et il prendra pour écusson, grommela
Monsieur entre ses dents serrées, un pichet de
cidre et un bouchon de buis en souvenir de son
grand-père qui était cabaretier à Carantoir !..•
CHAPITRE IV. 89
J'enlève votre pkcolo^ papa Chauvette.. . Grande
misère d'écart !
Ces dernières paroles furent prononcées d'un
ton qui ferma péremptoirement la bouche à
maître le Hivain. Le jeu se poursuivit en silence
durant quelques minutes.
Mais René buvait à chaque instant de l'eau -
de-vie , ce qui est un mauvais moyen pour
recouvrer Je calme perdu. L'impression produite
par les paroles de l'homme de loi ne s'effaçait
point, et il y avait toujours un nuage sombre
sur le front du maître de Penhoël.
Cependant, la distraction de l'oncle Jean de-
venait un fait remarquable. Depuis plus d'une
demi-heure, il n'avait pas prononcé une parole,
et son jeu allait à la grâce de Dieu.
Penhoël était dans cette situation d'esprit où
l'on cherche instinctivement une victime sur qui
décharger sa colère. Il avait accueilli les pre-
mières fautes de l'oncle en grondant sourde-
ment.
Maître le Hivain, dit Macrocéphale, se char-
gea, comme toujours, de mettre le feu à la mine.
— Voilà trois fois que vous mettez du cœur
sur du carreau, M. Jean, dit-il de sa voix sèche-
ment doucereuse ; c'est signe d'orage î
René de Penhoël jeta ses cartes sur la table et
se croisa les bras.
8.
90 LES BELLES-DE-NUIT.
— îl paraît que Toncle est décidément trop
grand seigneur pour faire la partie de pauvres
gens comme nous ! prononçîi-t-il avec amer-
tume.
La raillerie était d'autant plus rude que le
pauvre vieillard, cadet de famille sans héritage
et sans patrimoine, vivait h peu près à la charge
de son neveu.
Il tressaillit et leva vers ce dernier un regard
tout plein de tristesse, où se peignait la douce
patience de son âme.
— Je vous prie de m'excuser, Penhoël, dit-il.
René haussa les épaules. Il eût voulu quel-
qu'un pour lui tenir tête.
— Vous avez donc des pensées bien intéres-
santes? reprit-il sans rien perdre de sa mauvaise
humeur.
L'oncle Jean ne répondit point et sa paupière
se baissa.
— Nous ferez-vous la grâce de nous dire,
poursuivit René de Penboël, quel est le sujet de
vos attachantes méditations?
L'oncle releva les yeux avec lenteur. Sa pau-
pière était humide.
— C'est que je me souviens, moi !... dit-il
d'une voix basse et presque solennelle.
— Et de quoi vous souvenez-vous?
L'oncle Jean croisa ses bras sur sa poitriac.
CHAPITRE IV. 91
— Il y a aujourd'hui quinze ans, mon neveu,
murmura-t-ii, que Louis de Penhoël a quitté la
maison de son père pour n'y plus revenir...
Ce nom tomba au milieu du silence.
Le maître de Penhoël tressaillit et devint
pale.
Tous les hôtes du manoir étaient muets.
CBAIVSOW BRBTOIVBTB.
On eût dit que ce nom de Faîne de la famille,
jeté ainsi à Timproviste, avait évoqué un fan-
tôme. Un voile de tristesse était sur tous les
visages, et durant une grande minute un
silence presque lugubre régna dans le salon de
Penhoël.
Cet intérieur, tout à l'heure si calme et au
bonheur duquel on ne pouvait supposer d'autre
ennemi que Tennui monotone de la vie cam-
pagnarde, se montrait tout à coup sous un autre
aspect.
94 LES BELLES-DE-NUIT.
Jl y avait un secret dans cette maison. Na-
guère encore, avant que le nom de Taîné eût
été prononcé, rien n'expliquait dans la physio-
nomie du manoir les demi-mots et les mélanco-
liques réticences du père Géraud, Thonnête
aubergiste de Redon.
C'était une famille paisible : deux époux,
jeunes encore, qui s'aimaient de la tendresse un
peu trop calme du mariage.
Maintenant, les paroles de l'aubergiste pre-
naient un sens. Sous cette paix, on découvrait
une sourde souffrance, et le mystère d'un drame
de famille se montrait à demi derrière le rideau
soulevé.
Madame était devenue pâle comme une statue
d'albâtre, et ses yeux baissés ne regardaient
plus l'Ange, qui dormait toujours.
Le maître de Penhoël, qui avait jeté d'abord
sur l'oncle Jean un coup d'œil de reproche,
examinait maintenant sa femme avec une atten-
tion sournoise. Ses sourcils se fronçaient, et des
rides se creusaient sous ses cheveux.
L'oncle Jean appuyait sa tête blanche sur sa
main. Le passé l'absorbait ; il semblait se perdre
dans de lointains souvenirs, où il y avait de la
joie et des larmes.
Cyprienne et Diane, vaguement effrayées,
avaient perdu leurs jolis sourires. Elles regar-
CHAPITRE V. 95
daient, à la dérobée, tantôt le sombre visage du
maître, tantôt la pâle figure de Madame, et leur
cœur se serrait.
Le reste de l'assemblée était immobile et
muet. Personne n'osait rompre le glacial silence.
Au dehors, il y avait tempête. Le vent hur-
lait dans les fentes des croisées et la grêle battait
contre les carreaux.
Deux personnes dans le salon restaient à
l'abri du malaise général ; c'était Blanche qui
était gardée par son sommeil, et c'était Vincent
de Penhoël qui, perdu dans la contemplation de
Blanche, n'entendait ni ne voyait rien.
Tandis que ses deux sœurs et Roger de Lau-
noy subissaient de plus en plus l'effet de cette
tristesse morne qui oppressait les hôtes du ma-
noir, Vincent se prit à sourire parce que l'Ange
souriait à son rêve.
Durant quelques secondes, la pure beauté de
l'enfant s'éclaira d'un rayon de joie. Une teinte
rose vint colorer sa joue, et sa bouche s'en-
tr'ouvrit comme pour murmurer de caressantes
paroles...
Vincent avait les mains jointes et retenait son
souffle.
Puis le sourire de Blanche se voila peu à peu;
un nuage douloureux descendit sur son front.
£lle s'agita faiblement contre le sein de sa mère.
96 LES BELLES-DE-NUIT.
Puis encore, éveillée par le silence, peut-être
autant que par son rêve, elle se dressa, effrayée,
en poussant un faible cri.
En voyant s'ouvrir ses yeux bleus, doux
comme Tamour d'un enfant, on eût compris
pourquoi la poésie des bonnes gens de Bretagne
l'avait surnommée l'Ange.
Elle jeta tout autour d'elle un regard où il y
avait un reste de crainte; puis elle étendit ses
jolis bras demi-nus pour se pendre au cou de sa
mère.
— Oh!... dit-elle tout bas, comme cela m'a
fait peur !... je l'ai vu ! je l'ai vu!...
Dans le silence contraint qui pesait sur la
salle, sa voix arrivait aux oreilles de chacun.
— Sais-tu de qui je parle?... reprit -elle
voyant que sa mère ne l'interrogeait pas; tu
m'as dit souvent combien il était beau et bon!...
oh ! je l'ai bien reconnu tout de suite!...
La pâleur de Madame devint plus mate. Sa
paupière n'osait point se relever.
Il y avait dans les yeux du maître de Penhoël
un feu étrange et sombre.
La bouche pincée de l'homme de loi remuait
et disait malgré lui toutes les pensées d'ironie
méchante qui traversaient son étroite cer-
velle.
Les jeunes gens écoutaient, curieux. Cyprienne
CHAPITRE V. 97
et Diane s'étaient rapprochées de Madame pour
caresser les petites mains de Blanche.
— Tu neveux pas me dire que tu devines?
reprit cette dernière avec un reproche enfantin;
et pourtant tu sais bien de qui je parle, toi qui
me fais prier le bon Dieu tous les soirs pour mon
oncle Louis !...
La respiration du maître de Penhoël s'embar-
rassa dans sa poitrine. 11 passa le revers de sa
main sur son front que mouillaient quelques
gouttes de sueur.
Madame restait immobile et froide en appa-
rence.
— Je Tai vu, reprit Blanche, et j'ai été bien
heureuse, car il m'a prise dans ses bras en me
disant: u Conduis-moi vers ta mère!... » Oh!
mère! s'interrompit-elle, comme il avait l'air de
nous aimer toutes les deux ! . . .
René de Penhoël se leva d'un mouvement
violent et se prit à parcourir la chambre à grands
pas.
Au bruit de sa marche, les yeux baissés de
Madame s'ouvrirent, chargés d'une tristesse pro-
fonde, mais fiers et calmes.
L^Ange ne prenait point garde et continuait :
— Comme j'allais le mener vers toi, mère, le
beau soleil qui brillait s'est caché derrière la
montagne. Il a fait nuit tout à coup. Mon oncle
1. 9
98 LES BELLES-DE-NUIT.
Louis est devenu pale... son corps s'allongeait,
s'allongeait !... il avait de grands bras maigres...
Il s'est couché sur la terre, et j'ai vu qu'il était
couvert d'un drap blanc...
Penhoël venait de s'arrêter en face de sa
femme, les sourcils contractés et les bras croisés
sur sa poitrine. Ses lèvres tremblaient comme
s'il eût retenu des paroles prêtes à s'élancer.
Blanche se taisait, pressée contre sa mère. On
entendit la voix de l'oncle Jean étouffée et lente
qui disait ;
— Qu'as-tu vu encore, ma fdie?... Dieu parle
parfois dans les rêves des enfants...
Blanche eut un frisson de peur.
— Oh! je ne voudrais pas revoir cela! mur-
mura-t-elle. Comme il était étendu par terre, je
me suis penchée au-dessus de lui... Où donc
était son beau sourire? Ses yeux ne remuaient
plus... je l'ai touché... il était froid comme du
marbre...
La voix de l'oncle Jean rompit encore le si-
lence.
— Dans tes prières du soir, ma fille, pronon-
ça-t-il lentement , tu diras désormais : u Mon
Dieu! prenez pitié de l'âme de mon pauvre oncle
Louis... »
Depuis que le jeu de boston avait été inter-
rompu, pas une parole n'était tombée de la
CHAPITRE V. 99
bouche du maître de Penhoël. Ses traits, dont la
régularité lourde n'exprimait, d'ordinaire, que
l'apathie et la paresse de l'intelligence, reflé-
taient maintenant d'énergiques émotions.
On eût suivi sur sa physionomie violemment
agitée les traces successives de la colère, de la
jalousie, de la douleur poignante, et peut-être
aussi du remords.
Il avait bu la moitié du flacon d'eau-de-vie.
L'alcool se joignait à la passion excitée pour
fouetter la pesanteur épaisse de son sang.
Un instant, son regard allumé enveloppa sa
femme et sa fille dans une menace muette, mais
terrible.
Ce ne fut qu'un instant. A la voix de l'oncle
Jean, ses traits se détendirent, et sa paupière se
baissa comme pour contenir une larme.
Durant deux ou trois secondes, il lutta contre
lui-même ; puis il cacha son visage entre ses
deux mains.
— Mensonge!... mensonge!... murmura-t-il.
Je suis le maître ici, et je défends à qui que ce
soit de dire que mon frère Louis est mort!...
Personne ne répliqua. Un sanglot souleva la
forte poitrine de PenhoeL
— Louis!... mon frère Louis!... reprit-il à
voix basse; tout le monde sait combien je l'ai-
mais!... Non, non, il n'est pas mort!... Dieu
iOO LES BELLES-DE-NUIT.
m'aurait envoyé des songes a moi aussi... Je
suis son frère. . . Qui donc a le droit ici de Taimer
plus que moi?
A ces derniers mots , son œil eut encore un
éclair farouche , et son regard fit le tour de la
chambre comme pour chercher un contradic-
teur. Il ne rencontra que des visages mornes et
dociles, sa colère tomba.
Il s'approcha de sa femme et lui baisa la main
d'un air qui demandait pardon ; puis il prit
Blanche entre ses bras et la pressa passionné-
ment contre son cœur, tandis que le regard
jaloux de Vincent suivait tous ses mouvements.
On eût découvert dans les yeux de Madame
un sentiment analogue à celui de Vincent. Elle
aussi semblait inquiète, comme si l'enfant n'eût
pas été en sûreté dans les bras de son père.
Tout cela eût paru bien bizarre à l'étranger
qu'on aurait introduit pour la première fois dans
la maison de Penhoël. Il y avait dans la conduite
du maître une énigme inexplicable. L'élan de
tendresse qui l'entraînait maintenant s'adressait
à sa femme autant qu'à sa fille, et contredisait
énergiquement ce sombre regard dans lequel il
les enveloppait naguère.
Une chose non moins étrange, c'était la froi-
deur égale avec laquelle Madame accueillait les
colères, puis le repentir de son mari.
CHAPITRE V. 101
Il y avait pourtant sur la noble et belle figure
de Marthe tous les indices d'un cœur dévoué.. .
Chacun cependant restait silencieux. Roger
de Launoy, Cyprienne et Diane détournaient
leurs regards avec une sorte de respectueuse
pudeur. L'oncle rêvait toujours. Le bon maître
d'école battait machinalement les cartes pour se
donner une contenance, et l'homme de loi, lor-
gnant à la dérobée le flacon d'eau-de-vie à moi-
tié vide, y trouvait évidemment l'explication de
l'incohérente conduite de Pcnhoël. Un soûl être
parmi les hôtes du manoir aurait pu l'expliquer
autrement et mieux; mais c'était une âme discrète
et loyale, dans laquelle mouraient les secrets
confiés.
Penhoël s'était assis auprès de sa femme et
caressait les cheveux blonds de l'Ange qui lui
souriait doucement.
— Marthe, disait-il d'une voix basse et trem-
blante d'émotion, je suis un fou !... j'ai trop de
bonheur !... et Dieu me punira, car je suis ingrat
envers sa miséricorde.
Il pressait la main de Madame contre ses
lèvres, et son regard voilé par un reste d'égare-
ment la parcourait avec adoration.
— Sais-je pourquoi je souffre tant? reprit-il.
Ohî Marthe !... Marthe !.. . je vous en prie,
dites-moi que vous m'aimez,
9.
102 LES BELLES-DE-NUIT.
— Je VOUS aime, murmura Madame avec
une tranquille docilité.
Le charitable maître le Hivain , surnommé
Macrocéphale , se disait avec une conviction de
plus en plus arrêtée :
— Il est ivre comme la monture du diable!...
La physionomie de Penhoël s'était encore une
fois transformée , tandis qu'il poursuivait d'un
accent triste et découragé :
— Comme vous me dites cela, Marthe !... Oh!
vous avez un bon cœur... et vous ne voulez pas
me désespérer !
Blanche perdait son sourire à voir le nuage
sombre qui voilait de nouveau le front de son
père.
La voix de celui-ci se fit rude, et ses sourcils
rapprochés couvrirent le feu de son regard.
— Madame!... madame!... reprit-il, j'ai
beau me dire que je suis fou , le passé me ré-
pond : « Tu es sage. . . 5) Je me souviens ! . . . et je
crois que vous vous souvenez mieux encore!...
Et repoussant d'un geste brutal la pauvre
Blanche elFrayée , il regagna la table de jeu où
il se versa sans reprendre son siège une large
rasade d'eau-de-vie.
Blanche tremblait , pâle et faible, contre le
sein de sa mère. Dans la salle, personne n'osait
faire un mouvement.
CHAPITRE V. 103
René leva son verre plein et Tavala d'un trait.
Il se redressa; une rougeur épaisse couvrit sa
joue et ses yeux eurent un sourire hagard.
— Qu'avons-nous donc? s'écria-t-il en inter-
rogeant de l'œil tour h tour chacun de ses hôtes;
on dirait un soir d'enterrement!... Ne rit-on
pkis, morbleu! au bon manoir de Penhoël?...
— J'ai peur, murmura l'Ange qui frissonnait.
Les délicates couleurs de sa joue avaient fait
place à la pâleur. Sa mère l'entourait de ses bras
comme pour la protéger, et de loin Vincent la
contemplait avec plus d'inquiétude encore que
sa mère, et autant d'amour.
La voix du maître criait dans l'obstiné silence :
— Petites filles, prenez vos harpes et chan-
tez-nous gaiement un air breton !... C'est pitié !
la cloche du souper n'a pas encore sonné et déjà
tout le monde s'endort.
Cyprienne et Diane se levèrent obéissantes.
Dans un coin du salon il y avait deux harpes à
main , montées sur leur petit piédestal en bois
doré.
Avec l'aide de Roger, Cyprienne et Diane les
approchèrent de la cheminée.
— Que voulez- vous entendre? demanda Diane .
— Un air à boire , répondit Penhoël. Mais
vous n'en savez pas!... Chantez ce que vous
voudrez.
104 LES BELLES-DE-NUIT.
— Ma chanson, murmura TAnge.
Les deux filles de Toncle Jean n'avaient jamais
rien refusé à Blanche de Penhoël.
Quelques notes tristes et douces vibrèrent.
L'Ange ferma les yeux , et Ton vit errer autour
de sa bouche comme un reflet effacé de son joli
sourire.
Les harpes poursuivaient le simple et mélo-
dique prélude de la chanson bretonne.
Puis deux voix jeunes et pures se mêlèrent
aux accords voilés des harpes. Cyprienne et
Diane chantaient :
Anges de Dieu qui souriez dans l'ombre,
Blanches étoiles, vierges, fleurs.
Vous qui des nuits semez le manteau sombre,
Anges aimés, pour guérir nos terreurs...
C'était un de ces airs trouvés dans la veille
triste par les bardes de Bretagne, quelques notes
lentes, des larmes chantées qui savent le chemin
du cœur.
Le vent glacé qui pesait sur toutes les poi-
trines s'attiédit. Une expression de repos se
répandit sur le charmant visage de Blanche.
Madame et Vincent de Penhoël , qui la regar-
daient, eurent comme un contre-coup de ce sou-
dain bien-être. L'oncle Jean avait rejeté ses
cheveux blancs en arrière ; ses yeux se perdirent
au ciel 5 il semblait parler à Dieu.
CHAPITRE V. 105
Le maître du manoir lui même subissait à son
insu l'effet bienfaisant de cette mélodie ; ses
sourcils se détendaient, et sa tête appuyée sur sa
main n'exprimait déjà plus de colère.
Quant à Roger de Launoy, il contemplait tour
à tour les deux chanteuses, cherchant la plus
jolie , et s'étonnant à compter les vagues batte-
ments de son cœur.
Elles ravissaient l'œil et l'oreille. Scheffer ne
rêva rien de plus charmant lorsqu'il jeta ses
Mignon sur la toile ; Cumberworth n'eut point de
plus délicieuse vision quand il tailia dans le
marbre les pleurs enfantins de sa Lesbia ou le
candide sourire de sa Virginie.
Elles étaient belles comme la poésie naïve et
suave du peuple le plus poëte qui soit sur la
terre, et le simple chant de Bretagne prenait une
harmonie sainte en passant par leurs bouches
d'enfants...
Les harpes marièrent quelques accords, puis
les deux jeunes filles dirent le premier couplet :
Belle-de-nuit, fleur de Marie,
La plus chérie
De celles que l'ange avait mis
Au paradis !
Le frais parfum de ta corolle
Monte et s'envole
Aux pieds du Seigneur, dans le ciel,
Comme un doux miel.
106 LES BELLES-DE-NUIT»
La tète de l'Ange se renversa parmi ses grands
cheveux blonds sur le sein de sa mère.
Les deux jeunes filles chantèrent encore :
Belle-de-nuit, pourquoi ce voile,
Petite étoile
Que le grand nuage endormi
Couvre à demi?
Montre-nous la vive étincelle
De ta prunelle ,
Qui semble au bleu du firmament
Un diamant.
— Laquelle voudra m'airaer?... se demandait
Roger de Launoy.
Penlîoël avait repoussé son flacon d'eau-de-
vie.
Le maître d'école et l'homme de loi lui-même
écoutaient. Il est vrai que l'homme de loi bâillait
en écoutant.
Cyprienne et Diane reprirent :
Belle-de-nuit, ombre gentille ,
0 jeune fille I
Qui ferma tes beaux yeux au jour?
Est-ce l'amour ?
Dis, reviens-tu sur notre terre
Chercher ta mère ?
Ou retrouver le lieu si doux
Du rendez-vous?...
C'est bien toi qu'on voit sous les saules :
Blanches épaules,
CHAPITRE V. 107
Sein de vierge, front gracieux
Et blonds cheveux...
Celle brise, c'est ton haleine,
Pauvre âme en peine,
Et l'eau qui perle sur tes fleurs,
Ce sont tes pleurs '*...
Les notes de la ritournelle vibrèrent, puis
moururent. Le silence se fît.
Blanche entr'ouvrait maintenant sa jolie
bouche. Le chant avait bercé sa fatic^ue : elle
dormait. Madame baissait les yeux comme si ce
^ Les bonnes gens de la campagne morbihanaise con-
fondent, sous le nom de belles- de-nuit, les fleurs que nous
appelons ainsi , les étoiles, et les jeunes filles mortes avant le
mariage. Cette romance , œuvre de quelque troubadour indi-
gène, n'est qu'une imitation insuffisante du chant original en
langue bretonne. Nous citons tout au long la traduction litté-
rale de ce chant, d'autant plus volontiers qu'elle ne se trouve
point dans l'admirable recueil des poésies bretonnes, publié
par M. Théodore de la Villemarqué.
LES BELLES-DE-NUIT.
« Petite fille, petite éloile, petite fleur !...
« La belle-de-nuit est la fleur aimée de la Vierge Marie.
« La petite fleur plus rose que la rose, plus blanche que le
« lis, bleue comme l'azur du paradis.
« La fleur qui se penche , au matin , semblable à la chré-
tienne qui prie... »
« La belle-de-nuit est la petite éloile, pur diamant du ciel.
« L'étoile qui donne du courage quand on chemine avant le
108 LES BELLES-DE-NUIT.
chant eût éveillé au fond de son cœur des émo-
tions nouvelles.
— Voilà qui est bien, mes filles, dit Penhoël ;
chantez-nous quelque chose de plus gai mainte-
nant.
Les harpes résonnèrent de nouveau ; pendant
que Cyprienne et Diane préludaient, René de
Penhoël, sur qui la musique avait produit l'effet
d'un véritable calmant, tendit la main à Toncle
Jean.
— Vous n'êtes pas fâché contre moi , notre
oncle? demanda-t-il.
Le vieillard sembla s'éveiller d'un songe.
— A quoi diable pensez-vous donc? reprit
gaiement Penhoël.
— Je songeais , répondit l'oncle Jean de sa
« soleil par les sentiers froids, encore pleins de fantômes...»
« La belle-de-niiit est la jeune fille morte , la jolie et la
« douce ! morte d'amour. ..
« La pauvre fille pâle, qui pleure le long de l'eau et que les
« cœurs tristes écoutent.
« La jolie et la douce qui avait seize ans, hélas! quand nous
« la couchâmes sous l'herbe...
a Le soir elle est derrière les saules, tout habillée de blanc
« comme une fiancée. Ce vent qui se plaint dans les branches,
« c'est son haleine...
« Cette perle que le soleil du malin fait luire sur la feuille
« tombée, c'est une larme de ses pauvres yeux...
« Petite fille, petite étoile, petite fleur !... »
CHAPITRE V. 109
voix pénétrante et douce , à la première fois
que nous entendîmes ce chant... Vous souvenez-
vous, René?... Ce fut notre Louis qui nous l'ap-
porta du pays de Vannes.
Sous la paupière baissée de Madame, une
larme furtive se cachait.
— C'était , en ce temps-là , une heureuse fa-
mille que celle de notre père, mon neveu René,
reprit Tonde ; comme Louis vous aimait tendre-
ment !... et qu'il faisait bon vous voir ensemble
tous deux, beaux, forts, joyeux !
Le poing fermé du maître de Penhoël , frap-
pant la table avec violence, fit danser cartes et
jetons.
— Encore!... s'écria-t-il; veut-on me donner
la fièvre chaude?... Taisez-vous, petites filles !..,
votre musique me fait mal !
Cyprienne et Diane obéirent aussitôt. On
n'entendit plus dans le salon que le bruit de la
tempête qui grandissait au dehors.
La porte s'ouvrit , et un domestique , en
costume de paysan, parut sur le seuil.
Maître le Hivain eut un instant l'espoir légi-
time de voir les tribulations de cette soirée se
terminer enfin par l'annonce du souper.
— Notre monsieur, dit le domestique, c'est le
petit du meunier des Houssayes qui est venu en
courant depuis le barrage.
Li;S BELLES-DE-NUIT. 1. 10
110 LES BELLES-DE-NDIT.
— Que veut-il? demanda Penhoël.
— Il dit que l'eau descend du haut pays... On
n'a jamais vu un déris pareil!... Les pieux du
pont tremblent , et ils ont grand'peur là~bas
de voir leur maison emportée...
Penhoël repoussa son siège précipitamment.
L'observateur le moins clairvoyant eût découvert
que cette diversion ne lui déplaisait point.
— Que le petit s'en retourne, dit-il , je vais
aller voir ça...
— Par le temps qu'il fait?... murmura Ma-
dame.
Penhoël haussa les épaules.
— Par le temps qu'il fait , répéta-t-il rude-
ment, ce qui pourrait in'arriver de pis, ce serait
de rester au fond de l'eau... et je suis à me de-
mander le nom de ceux qui me regretteraient ,
madame !
— Ah!... René!... René!... dit Marthe avec
reproche.
- Personne ne m'aime!... poursuivit Pen-
hoël; personne !...
11 s'avançait vers la porte. Madame fit un
signe à Roger et à Vincent.
— Nous allons aller avec vous aux Houssayes,
dirent-ils en même temps.
— Vous allez rester ici ! répliqua Penhoël, je
vous défends de me suivre !
CHAPITRE V. 111
Il passa par-dessus ses habits une veste a ca-
puchon en peau de loup , qui pendait auprès de
la porte, et sortit sans prononcer un mot de
plus.
— Il est bon , murmura l'oncle Jean comme
en se parlant à lui-même; et son cœur entend
encore l'appel des malheureux...
— C'est qu'il n'y a guère , au pays , de fille
aussi belle que la grande Jeanne des Houssayesî
grommela le sceptique Macrocéphale...
La grêle fouettait les carreaux. Le vent et le
tonnerre grondaient.
René de Penhoël venait de franchir seul la
porte du manoir. Le petit garçon du moulin
courait déjà sous la pluie au bas de la montagne.
René descendait à pas lents la rampe escarpée.
Il avait rejeté en arrière le capuchon de sa peau
de loup et ressentait une sorte de bien-être à
livrer sa tête nue aux torrents de pluie que ren-
dait l'orage. Sous ce déluge son front restait
brûlant.
Il allait la tête baissée, relevant de temps en
temps d'un geste machinal ses cheveux ruisse-
lants qui l'aveuglaient. Et il murmurait sans
savoir :
— Louis!... Louis!... mon frère!...
La nuit était sombre; seulement, à de longs
intervalles, un éclair déchirait le ciel noir.
112 LES BELLES-DE-NUIT.
On voyait alors, pendant une seconde, le ma-
rais, immense prairie, où serpentaient de minces
filets d'eau , et les collines lointaines qui surgis-
saient pour se replonger soudain dans les té-
nèbres.
Penhoël laissa derrière lui le logement de
Benoît Haligan , le passeur, à la porte duquel
brûlait toujours une petite lanterne. Il avait à sa
droite le Port-Corbeau , à sa gauche cette an-
tique muraille féodale qui semblait étayer la
colline et qui se terminait par la Tour-du-
Cadet.
Le moulin des Houssayes était situé à un quart
de lieue de là , en amont.
A cet endroit, l'Oust coulait encore lente et
tranquille entre ses hautes rives.
Avant de tourner l'angle de la muraille, Pen-
hoël jeta un regard vers le sommet de la colline
où brillaient faiblement les croisées du manoir.
Ses deux mains pressèrent ses tempes ar-
dentes.
— Ma femme et mon enfant!... murmura-t-il
d'une voix découragée; sais-je si je suis heureux
ou misérable?...
Il demeura un instant immobile , puis il
reprit :
— Je les aime !... Je n'aime qu'elles en ce
monde!... et Marthe songe toujours à l'absent...
CHAPITRE V. 115
oh! toujours î toujours î... Et parfois je me de-
mande si Blanche...
Il s'interrompit. La nuit cachait la pâleur li-
vide de son visage. Une pensée affreuse venait
de lui traverser le cœur.
• — Louis!... Louis!... mon frère!... pro-
nonça-t-il encore en reprenant sa marche vers
le haut pays.
On n'eût point su dire si l'émotion qui faisait
trembler sa voix était l'angoisse de la tendresse
qui regrette ou un amer mouvement de colère
jalouse.
Durant quelques secondes, il marcha d'un pas
rapide, puis il s'arrêta tout à coup.
Le son lointain d'une trompe se faisait en-
tendre en avant de lui dans la direction du
cours de la Verne. Des cris, dont il devinait la
signification connue , arrivaient faibles et mou-
raient à son oreille.
Ils disaient :
— L'eau ! . . . l'eau ! . . . l'eau ! . . .
Quand le vent cessait de mugir, il entendait
un bruit sourd , semblable à un lointain ton-
nerre.
C'était l'inondation qui arrivait...
Penhoël s'éveilla de sa navrante rêverie et se
souvint du motif qui l'avait fait sortir du ma-
noir,
10.
1Î4 LES BELLES-DE-NUIT.
Il allïut se hâlcr vers le moulin des Houssayes,
lorsque des voix s'élevèrent derrière lui , de
l'autre côté de TOust.
— Holà ! le passeur! disaient-elles, au bac!...
au bac !...
Ces voix étaient gaillardes et gaies. Elles son-
nèrent à Forcille du maître de Penlioël comme
un cri d'agonie. Son cœur battit avec force.
Le son de la trompe se rapprochait, ainsi que
ce grand murmure ressemblant aux roulements
du tonnerre.
Et Ton entendait aussi , plus proche , la voix
qui criait :
— L'eau !... l'eau !... l'eau !...
VI
DJBVSL PAOPRIETAlREfi).
I
Ce qui faisait battre le cœur de René de Pen-
hoël, ce n'était ni la trompe lugubre, jetant ses
notes rauques dans les ténèbres , ni les cris
annonçant de loin l'inondation , ni la tonnante
menace de l'eau luttant contre ses rives 5 c'étaient
ces voix joyeuses et insouciantes qui demandaient
le bac de l'autre côté de la rivière.
Il y avait là des liommes qui ne se doutaient
de rien, et dans quelques secondes le sol où s'ap-
puyaient leurs pieds allait disparaître sous le
déris.
116 LES BELLES -DE-NUIT.
La mort allait les saisir à Timproviste.
Penhoël éprouvait cette angoisse qu'on aurait
à voir un malheureux aller, souriant et sans
crainte, tandis que derrière lui , dans Tombre,
s'élève la main armée d'un meurtrier.
Sa première idée fut de les avertir du danger.
Il se fit un porte-voix de ses deux mains et lança
quelques paroles ; mais le vent qui fouettait vio-
lemment son visage ne lui laissa point de doute
sur l'inutilité de cet expédient. Ce même vent
qui apportait si nettes les paroles criées sur l'autre
rive opposait à la voix du maître de Penhoël
une infranchissable barrière.
Il hésita. Le fracas de l'orage redoublait, et
l'on n'entendait plus ni le son de la trompe ni le
bruit de l'eau.
— J'aurai le temps..., pensa-t-il ; le messager
est loin encore...
Revenant aussitôt sur ses pas, il longea de
nouveau la muraille et se dirigea en courant vers
la loge de Benoît Ilaligan , dont la petite lan-
terne jetait ses lueurs faibles à travers les bran-
ches dépouillées des châtaigniers.
Les voyageurs inconnus , arrêtés sur la route
de Redon , semblaient s'impatienter fort et
criaient :
— Holà! le passeur!... au bac!... au bac!...
La route était difficile 5 la pluie, qui tombait
CHAPITRE VI. 117
toujours à torrents, détrempait la terre et ren-
dait la pente glissante.
Penhoë! n'était pas encore à moitié chemin
lorsque, pendant une seconde de calme où Forage
semblait reprendre haleine, il crut ouïr derrière
lui le galop pesant d'un cheval du pays. Presque
au même instant, la trompe sonnait à vingt pas
de lui éclatante et criarde.
Il vit un cavalier glisser dans Tombre au-des-
sous de lui.
— Messager! cria-t-il.
— C'est vous, notre monsieur? répondit le
cavalier qui s'arrêta; que Dieu vous bénisse!...
Vous allez voir passer tout à l'heure les roues de
votre moulin des Houssayes.
— Combien as-tu d'avance sur le déris?
— Il va plus vite que mon cheval!... et si je
ne suis pas arrivé avant lui au bourg de Glénac,
on ouvrira plus d'une fosse neuve dans le cime-
tière...
Le cheval reprit sa course, tandis que le cava-
lier jetait à pleins poumons sa clameur sinistre :
— L'eau ! . . . l'eau ! . . . l'eau ! . . .
Penhoël atteignit la loge du passeur, qui était
fermée en dedans.
— Benoît!... dit-il, Benoît Haligan!... de-
bout!
A l'intérieur, une voix creuse répondit :
lis LES BELLES-DE-NUIT.
— J'ai mis deux amarres neuves au grand bac
et une chaîne au petit... Vous n'avez rien à
craindre pour ce qui est à vous, Penhoel.
— Ouvrez-moi , reprit celui-ci ; il y a des
hommes de l'autre côté, sur la route de Redon...
— Oui... oui! grommela tranquillement le
batelier; je ne suis pas encore sourd, et je les
entends bien faire leur tapage... mais j'ai en-
tendu aussi la trompe du messager... Il faudrait
être possédé du démon , notre monsieur, pour
démarrer le bac à cette heure!
L'oncle Jean avait raison : René de Penhoël
était bon au fond de l'âme , et l'appel des mal-
heureux trouvait encore le chemin de son cœur.
Il secoua la porte de la loge avec colère.
— Ouvre!... répéta-t-il d'un ton impérieux;
si tu as peur, donne-moi la clef du petit bac et
j'irai les sauver moi-même !
— Quant à ça, répliqua le batelier, dont la
voix baissa jusqu'au murmure, j'aimerais mieux
oublier le Pater et VAve,., Voyons, soyez sage,
Penhoël!... Vous voyez bien que ce sont des
étrangers , puisqu'ils restent là sur le bord à
crier comme des possédés après le son de la
trompe. . . au lieu de se sauver à toutes jambes ! . . .
Les étrangers, c'est la ruine du pays!
Penhoël entendit à l'intérieur la voix creuse
qui murmurait :
CHAPITRE VI. 119
— Patience ! . . . patience ! . . . pour vous , désor-
mais, la nuit ne sera pas bien longue... Mais,
Jésus Dieu ! quel orage!... quel orage!...
Ce que Benoît entendait était bien en effet
l'orage qui redoublait de fracas , mais c'était
aussi l'eau qui arrivait du haut pays, mugissante
et furieuse.
L'éclair qui venait d'arracher au batelier sa
dernière exclamation avait en quelque sorte pé-
trifié Penhoël.
L'éclair lui avait montré d'un côté les deux
inconnus debout sur la rive et sans défiance
encore , tandis que leurs chevaux , les jarrets
tendus, les naseaux au vent, semblaient flairer
■jl de loin le péril; de l'autre, un flux écumant et
plus blanc que la neige qui se précipitait impé-
tueusement dans la gorge.
L'instant d'après , les deux voyageurs pous-
sèrent à la fois un grand cri de détresse.
Penhoël prit un élan terrible et jeta en dedans
la porte du passeur.
L'intérieur de la loge était éclairé fîiiblement
par la lueur d'une mince résine qui brûlait en
crépitant contre le mur. Il n'y avait pour meu-
bles qu'un grabat, surmonté d'un petit crucifix
|€n os, et un bahut où séchait un carrelet de pêche.
Benoît Haligan était debout au milieu de la
chambre.
i
120 LES BELLES-DE-NUIT.
C'était un grand vieillard, maigre et osseux,
dont les yeux hagards avaient quelque chose
d'inspiré. Les longues mèches de ses cheveux
gris étaient éparses sur son front. La fièvre des
marais avait creusé sa joue pâle, mais il se tenait
droit encore, et sa haute taille avait une sorte de
théâtrale majesté.
Benoît Haligan exerçait, entre Glénac et le
bourg de Bains, sa triple profession de passeur,
de rehouloiix (rebouteur, chirurgien) et de sor-
cier. Suivant la renommée, le don de seconde vue
existait de père en fils dans sa famille depuis
des siècles. On ne savait trop s'il était bon chré-
tien , ou serviteur du méchant esprit , mais il
inspirait une grande confiance et une crainte
plus grande encore.
Il avait été chouan du temps des guerres.
Quand les bonnes gens revenaient de Redon
après la brune, et qu'il leur fallait passer le bac
à Port-Corbeau, la peur les prenait une demi-
heure à l'avance, et tout le long du chemin, par
prudence, ils récitaient leurs meilleures prières.
Mais, à tout prendre, c'était un vrai Breton ,
qui avait donné de son sang à son roi et à ses
maîtres.
En voyant sa porte tomber, brisée, Benoît ne
bougea pas et garda ses bras croisés sur sa poi-
trine.
CHAPITRE VL 121
— La clef!... la clef!... s'ëcria Penhoël en
s'élançant vers lui.
— La porte de la maison de votre père a été
brisée comme cela une fois, du temps des bleus,
dit le passeur d'un ton de reproche froid ; mais
j'étais derrière pour la défendre.
— La clef ! répéta Penhoël haletant d'émo-
tion ; n'entends-tu pas leurs cris d'agonie?...
C'est être un assassin que de laisser mourir ainsi
des chrétiens sans secours !
— J'entends leurs cris, répliqua Benoît ; et je
prie Dieu de prendre leurs âmes.
De temps en temps , la voix des malheu-
reux arrivait parmi les mille fracas du deliors.
Ils disaient :
— Au secours!... au secours!...
Le maître de Penhoël secouait le vieillard qui
demeurait immobile.
— Je te promets dix écus si tu me donnes la
clef, reprit-il d'une voix étouffée ; vingt écus ! ...
trente écus !...
Benoît Haligan hocha la tète avec lenteur.
— Je n'ai ni femme ni enfants^ répliqua-t-il ;
que m'importe votre argent? Dieu ne veut pas
que les étrangers viennent dévorer le pauvre
pain de la Bretagne !
René roulait ses yeux avec fureur , et ses
doigts crispés menaçaient le cou du vieillard.
1. il
Î22 LES BELLES-DE -NUIT.
— Penhoël , reprit ce dernier d'une voix
adoucie, vous pouvez me tuer... vous savez bien
que je ne me défendrai pas contre vous... mais
je ne laisserai pas le fils de votre père aller à son
malheur !... N'y a-t-il donc pas assez de menaces
dans l'air autour de vous, notre monsieur? De
vos fenêtres, là-haut, ne pouvez-vous pas voir
le château de votre nom habité par un ennemi
mortel? Vous êtes jeune, voilà vos doigts forts
qui s'enfoncent dans les chairs d'un pauvre vieil-
lard!... Brisez ce bras qui vous a servi soixante
ans, Penhoël, vous n'empêcherez pas Benoît
Haligan de parler !
— Mais, misérable!... s'écria Bené, tu n'as
donc pas d'entrailles?...
— Votre fille était toute pâle ce matin, Pen-
hoël !... voilà bien longtemps que je l'ai dit pour
la première fois. .. Avant de mourir, vous les ver-
rez toutes trois glisser, la nuit, sous les saules...
trois pauvres petites saintes, notre monsieur !...
Blanche, Cyprienne et Diane !... Oh! ça fera trois
belles-de-nuit de plus au bord de l'eau...
— Tu ne veux pas me donner la clef?... cria
Bené menaçant.
— Et qui sait, reprit le passeur avec sa tris-
tesse calme, qui sait si ce n'est pas leur mort qui
vient là-bas du côté de la ville?... Écoulez-moi,
Penhoël, ajouta-t-il d'un ton sentencieux et plein
I
I
CHAPITUE VI. 123
d'emphase , quand la main de Dieu est sur un
étranger , prenez garde ! . . . laissez mourir Tétran-
ger, ou il vous prendra le salut de votre âme et
la vie de votre corps ! . . .
Les cris s'entendaient encore , mais à chaque
instant plus faibles.
— Une dernière fois, dit René dont les pa-
roles avaient peine à passer entre ses dents ser-
rées, la clef!... ou gare à toi!
Et comme le passeur n'obéissait point encore,
Penhoël le saisit à la gorge et le terrassa.
L'instant d'après il se relevait, tenant à la
main la clef conquise , et s'élançait précipitam-
ment au dehors.
Benoit Haligan se dressa sur ses pieds à son
tour et sortit de la loge.
— Penhoël! criait-il, mon bon maître!...
n'allez pas!... au nom de Dieu !... Nos pères le
disaient avant nous... L'étranger qu'on sauve
nous prend le salut de notre âme et la vie de
notre corps!...
René ouvrait le cadenas qui retenait le bac fixé
au tronc d'un arbre.
Les eaux avaient une violence terrible. Il lui
fallut toute son hnbileté d'homme robuste et
jeune pour sauter dans le bateau qu'emportait
déjà le courant.
Et cependant, quand il se retourna pour saisir
124 LES BELLES-DE-NUIT.
la perche , le vieux Benoît Haligan était debout
auprès de lui.
— J'ai mangé pendant soixante ans le pain de
Penhoël, murmurait-il avec une sombre résigna-
tion ; que Dieu me garde seulement le salut de
mon âme... Je puis bien donner au fils de mon
maître la vie de mon pauvre vieux corps ! . . .
Il restait une heure de jour environ , quand
le jeune M. Robert de Blois et son écuyer
Biaise quittèrent Tauberge du Mouton cou-
ronné. Maître Géraud , chapeau bas et la pipe
dans la poche , leur fit la conduite jusqu'à cin-
quante pas de son établissement.
— Nous réglerons notre petit compte demain,
dit Robert.
— Pour ça, répliqua Taubergiste, demain ou
dans un an... quand vous voudrez! ... Quant à
votre jeune dame, on en aura soin comme si elle
était la fille du roi 1...
— Bien obligé, mon bon M. Géraud,.. et au
revoir ! . . .
— Bon voyage!...
L'aubergiste fit un beau salut; et tandis que
Robert et Biaise remontaient la grande rue , le
brave aubergiste leur criait encore de loin :
— Surtout, gare aux fondrières!... et aux
uhlans! et au devis L,.
CHAPITRE VI. 125
Robert et Biaise mirent leurs chevaux au trot,
et sortirent de la ville.
Quand ils se trouvèrent en pleine campagne,
le jour commençait a baisser. Il faisait un temps
magnifique, mais le soleil se couchait dans un lit
de nuages sombres aux franges empourprées, et
de temps en temps de brusques bouffées de vent
secouaient les feuilles sèches sur les branches
des arbres.
Robert réfléchissait, mais sa méditation était
joyeuse, et un triomphant sourire relevait sour-
noisement les coins de sa lèvre. Biaise ne se
sentait pas d'allégresse. Pendant que son com-
pagnon rêvait, il se prélassait sur son gros cheval
et prenait des poses dignes du Cirque-Olym-
► pique.
Une seule chose ?e molestait, c'était le silence.
— Ah çà ! dit-il enfin d'une voix soumise et
caressante, on ne peut donc pas causer, M. Ro-
bert?...
— Cause, si tu veux...
I— A la bonne heure!... Eh bien! mon fils,
je te dirai que cette fois-ci je suis content...
mais là, en grand!... Paris ne vaut pas deux
:
i sous : vive la Bretagne î
Robert pensait toujours.
Biaise reprit avec un enthousiasme crois-
i sant ;
li.
126 LES BELLES-DE-NUIT.
— Bonne afFaire, saperlotte, bonne affaire !.. .
Je n'ai jamais vu entamer une histoire comme
ça!... Pendant que tu parlais au vieux Gëraud,
M. Robert , j'avais envie de t'embrasser. . .
Comme il donnait là dedans, tout de même !...
Désormais, je n'ai pas d'inquiétude... Tu vas
me tourner tous ces campagnards-là en deux
temps... Ils n'y verront que du feu !
— Ne chantons pas trop tôt victoire!... mur-
mura Robert.
— Et de la modestie aussi !... s'écria l'Endor-
meur attendri. Vrai, c'est encore de l'honneur
pour moi que d'être ton domestique ! Veux-tu
que je te dise, nous sommes en veine, c'est
clair... et si l'affaire de Penhoël manquait, par
impossible, il nous resterait toujours une cen-
taine d'écus ou deux dans la poche !...
— Comment cela ? demanda Robert avec dis-
traction.
— Nous sommes propriétaires de deux bons
chevaux, répliqua Biaise en riant de tout son
cœur, et le père Géraud a poussé la précaution
jusqu'à mettre des pistolets dans nos fontes...
Tout ça peut se vendre.
— C'est juste, dit Robert qui ne put s'empê-
cher de sourire; lu as, toi aussi, tes talents,
ami Biaise... mais nous n'en sonunes pas là,
Pieu merci !
CHAPITRE VI. 127
— Enfin, voulut répliquer FEndormcur, une
poire pour la soif ne fait jamais de mal...
— Laissons cela î... interrompit Robert ; nous
avons du travail pour notre route... sans comp-
ter même les fondrières, les uhlans, et cœtera,,.
Tous ces renseignements que nous a donnés
l'excellent père Géraud forment notre caté-
chisme... n'en perdons pas un seul !
— Diable!... murmura Biaise, si tu comptes
sur moi...
Robert lui coupa la parole.
— Pendant qu'on préparait les chevaux, dit
Robert en tirant un calepin de sa poche, j'ai fait
mes petites provisions... Voyons cela pendant
qu'il reste encore un peu de jour.
11 leva le calepin à la hauteur de ses yeux et se
prit h lire :
« Louis de Penhoël (l'aîné), parti depuis
«t quinze ans , colonel au service des Ëtats-
« Unis d'Amérique... )>
— Vois -tu, dit-il en s'interrompant, j'ai noté
mes propres paroles tout aussi bien que celles
de notre hôte... Oublier ce que disent les
autres , c'est malheureux... mais oublier ce
qu'on a dit soi-même, c'est terrible î
Biaise écoutait avec l'attention respectueuse
d'un écolier qui se nourrit de la parole de son
maître.
128 LES BELLES-DE-NUIT.
— Ce Louis de Penhoël , poursuivit Robert,
est évidemment Taigle de la famille... Une ma-
nière de héros de roman !... Il y a dix à parier
contre un qu'il est mort: ce personnage-là,
vois-tu, me semble une véritable trouvaille...
Je n'ai point noté ce qui a trait à lui et à la
femme du maître de Penhoël... On n'oublie que
les détails, et ceci est le fond même de notre af-
faire!...
Il tourna la page de son calepin et reprit,
mêlant à sa lecture les observations qu'il s'adres-
sait à lui-même :
u Famille de Pontalès, haine héréditaire... )»
— Cela peut nous servir énormément!...
Quand on veut des armes contre Montaigu, on
se fait l'ami de Capulet...
— Qui sont ces gens-là? demanda l'Endor-
meur.
— Des Penhoël et des Pontalès de l'ancien
temps, répondit Robert. Maintenant : « L'oncle
en sabots... » Quelque fossile!... C'est peu inté-
ressant ! « M. et madame de Penhoël... » Con-
nus ! « La petite Blanche, leur fille (l'Ange)... 3»
On ne sait pas... une enfant ftide et blonde...
Enfin, nous verrons!... « Les deux filles de
u l'oncle en sabots et leur frère Vincent, le
« sauvage... le fils adoptif, Roger de Launoy. )>
Je n'aime pas tout ce petit monde-là !•.. ce sera
CHAPITRE VI. 129
gênant... et puis ça fera bien des bouches inu-
tiles!...
— Tu plaisantes! interrompit Biaise, est-ce
que nous garderons tout cela?
L'imagination de l'Endormeur avait travaillé;
il se croyait sincèrement et du fond de Tâme
l'un des maîtres de Penhoël.
— Le fait est, dit Robert, que ça deviendrait
ruineux!... Sans ces quatre jeunes gens, le ma-
noir semblait fait tout exprès pour nous... Mais,
pendant que j'y pense , il me manque un nom
ici... Le père Géraud me reparlera peut-être de
ce brave camarade qui lui a sauve la vie dans la
rade de Brest.
— Et à qui j'ai servi de garçon de noce, dit
Biaise.
— Précisément!... Je ne me souviens pas du
tout...
L'Endormeur se gratta le front et fit semblant
de chercher.
— Est-ce que c'est bien important? demanda-
t-il.
— Très-important !
— Eh bien, mon bonhomme, s'écria Biaise en
se frottant les mains , ça me fait plaisir ! En ce
cas-là, je vais sauver la patrie... car je m'en
souviens , moi ! Notre nouveau marié s'appelle
Gauthier !
130 LES BELLES-DE-NUIT.
Robert écrivit ce nom sur son calepin , qu'il
remit ensuite dans sa poche.
La nuit tombait rapidement, et à mesure que
Tobscurité venait , les grands nuages noirs où
s'était couché le soleil montaient lentement à
rhorizon.
Ils couvraient déjà le tiers du ciel du côté de
Toccident, tandis qu'à l'orient et au nord les
étoiles commençaient à briller.
Les rafales devenaient de plus en plus rares,
et bien qu'on fût à la fin de l'automne , l'atmo-
sphère lourde semblait chargée d'électricité.
La route, qui avait suivi jusqu'alors les som-
mets d'une petite chaîne de collines, s'enfonçait
au loin dans une vallée sombre et boisée.
Nos deux voyageurs descendirent la côte au
trot de leurs chevaux. Ils gardaient maintenant
tous les deux le silence et se perdaient à plaisir
dans des rêves charmants.
Après bien des traverses, la fortune leur sou-
riait enfin. Adieu les jours de misère ! plus
jamais d'inquiétude pour le pain du lendemain !
Us allaient devenir des gens paisibles et honorés,
des propriétaires !
Chacun d'eux, suivant sa nature, bâtissait ses
châteaux. Biaise hésitait franchement entre la
bonne vie de la campagne et les plaisirs de la
ville. Robert songeait à utiliser son influence;
CHAPITRE VI. 131
il faisait manœuvrer ses capitaux. D'après le
succès de ses spéculations habilement combi-
nées, la popularité ne pouvait lui faire défaut,
et pour qu'on lui refusât la députation , il eût
fallu supposer une ingratitude qui n'est certes
point dans les mœurs bretonnes...
Une fois député , avec de l'adresse et de la
prudence , on a devant soi une vaste carrière.
Robert n'était point gêné par ces convictions
politiques qui sont un embarras et un obstacle.
C'était un homme sans préjugés. En conscience,
l'avenir lui appartenait, et il ne savait point as-
signer lui-inéme la limite où s'arrêterait son
essor...
Ils songeaient ainsi. Leur route se poursuivait
sans ennui et sans fatigue. Ils ne s'apercevaient
même pas que tout, autour d'eux, avait changé
d'aspect.
Le chemin étroit et fangeux courait mainte-
nant tout au fond de la vallée; la nuit était
noire ; les grands nuages s'étaient élargis comme
un voile sombre sur toute l'étendue du ciel.
Des deux côtés de la route encaissée deux taillis
épais arrêtaient le regard.
— Ce qui est affligeant, dit Biaise répondant
à ses propres pensées et avec un gros soupir, ce
sont ces coquins d'impôts !...
•— J'y songeais, répliqua Robert ; cinq mille
132 LES BELLES-DE-NUIT.
francs pour nos pauvres quarante mille livres
de rente !
— C'est absurde !
— Les gouvernements ne comprendront
jamais que leurs appuis naturels sont les
propriétaires du sol !
— Cela nous écrase ! . . .
— Cela nous ruine !... Avec les réparations et
les non-valeurs, c'est à peine si nous toucherons
une trentaine de mille francs tous les ans!...
Robert prononçait ces paroles avec une con-
viction triste et profonde.
Avant que Biaise lui eût donné la réplique,
une voix éclatante et gaillardement timbrée
s'éleva dans la nuit.
— Halte-là!... dit-elle.
Puis elle ajouta d'un accent impérieux , en
s'adressant à des personnages invisibles :
— Vous autres, attention, s'il vous plaît!...
A ce commandement, il se fit un bruit soudain
dans le taillis, parmi les feuilles sèches.
Robert et Biaise, brusquement éveillés de leur
songe, regardèrent autour d'eux avec effroi.
A travers les ténèbres épaisses ils aperçurent
un homme debout au milieu de la route. A
droite et à gauche, d'autres hommes station-
naient immobiles. Et le bruit de feuilles sèches
continuait dans le taillis.
CHAPITRE VI. 133
Robert et Biaise n'essayèrent même pas de se
le dissimuler, la menace du père Géraud s'ac-
complissait. Ils étaient cernés de tous côtés par
les terribles uhians.
«. a
VII
LB8I RKSSOVnCKS DK BIDAIVDIBR.
Le réveil de nos deux voyageurs fut d'au-
tant plus rude que leur rêve avait été plus sédui-
sant. Ce coup tombait sur eux à Timproviste.
Néanmoins, ils n'en furent point trop abattus.
Malgré le nombre imposant des bandits,
Biaise eut même une velléité de résistance.
— Si nous essayions les pistolets du père Gé-
raud? murmura-t-il.
Le chef des brigands l'entendit, car il s'écria
précipitamment :
— Martin!... Michel!.., Pierre!... Jean! et
136 LES BELLES-DE-NUIT.
tous les autres!... ne bougez pas... Mais si ce
monsieur-là fait mine d'armer son pistolet, fu-
sillez-le-moi comme un lièvre !
Personne ne répondit. Seulement le bruit de
feuilles sèches augmenta dans le taillis.
— C'est bien, mes fils, reprit le chef; pas un
mot!... c'est la consigne !... Quand on parle,
les voix se reconnaissent , et il en revient tou-
jours quelque chose à la cour d'assises.
Tandis que le chef bavard des bandits taci-
turnes faisait à ses subordonnes cette leçon de
morale, Robert avançait la tète par- dessus le cou
de sa monture et tâchait d'apercevoir ses traits ;
mais la nuit était trop profonde.
Le uhlan reprit en s'adressant aux deux
voyageurs :
— Ah ! ah! mes pauvres messieurs!... vous
n'avez que quarante mille francs de rente , et le
gouvernement n'a pas honte de vous demander
des impôts!... Savez- vous bien que c'est épou-
vantable?
Il s'interrompit pour crier à sa troupe tou-
jours immobile :
— Vous autres, ne bougez pas ! . . .
Robert tendait l'oreille et regardait de tous
ses yeux.
Il eut payé dix louis un rayon de lune , sur
son aisance future.
CHAPITRE Vn. 137
— Allons, mes bons amis, poursuivit le ban-
dit , je ne serai pas si méchant que le gouverne-
ment, moi... Je ne vous demande rien, sinon ce
que vous avez dans vos poches.
Il arma le fusil qu'il tenait à la main, et
ajouta :
— Vous autres, mes enfants, ne bougez pas,
mais tenez-vous prêts à faire feu.
Ses soldats, modèles de discipline militaire,
ne firent pas un mouvement.
Robert et Biaise ne répondaient point.
— Eh bien ! s'écria le uhlan d'une voix ter-
rifiante , pour avoir votre bourse , faudra-t-il
prendre votre vie?
Un bruyant et franc éclat de rire accueillit
cette sanglante menace. Biaise ne comprenait
point. Quant aux brigands subalternes , ils
gardaient imperturbablement leur immobilité
grave.
— Ah! Bibandier! mon pauvre Bibandier!...
s'écria enfin Robert, comme tu es volé !
— Bibandier!... répéta Biaise stupéfait. Pas
possible!
Le général en chef des brigands avait tres-
sailli à ce nom.
— lime semble quejeconnais cette voix-là...,
grommela-t-il. Ah! satané pays !... on y trouve
jusqu'à des amis!...
12. '
138 LES BELLES-DE-NUIT.
Plus il parlait, plus Robert riait de tout
cœur.
Le brigand posa son fusil par terre et tira un
briquet de sa poche.
— Ah ça ! mon brave , reprit Robert , dis un
peu à les hommes que nous sommes des cama-
rades...
— Vous autres , ne bougez pas ! commanda
Bibandier qui alluma une petite lanterne de
poche.
Il en éclaira successivement le visage des
deux voyageurs.
— L'Endormeur ! s'écria- t-il , et ce diable
d'Américain !... Ah ça ! vous croyez peut-être
que je suis content de vous voir?...
^ — Une poignée de main , mon bonhomme,
dit Robert.
— Quand je pense que je les suivais depuis
dix minutes, grommela Bibandier, et que je les
entendais parler de leurs rentes!...
— Et de ces coquines d'impositions , dit
Biaise que la gaieté de Robert gagnait enfin.
— Ah ça ! s'écria Bibandier, vous jouez donc
la comédie pour vous tout seuls ?
— Il y a une chose certaine, mon brave, ré-
pliqua Robert, c'est que nous ne parlions pas à
ton intention... Nous te croyions à Brest,
— J'en viens.
CHAPITRE VII. 139
— • Éclaire-toi donc un peu que nous te regar-
dions...
Bibandier retourna complaisamment l'œil
rond de sa petite lanterne , et nos deux voya-
geurs virent son visage, qui exprimait en ce
moment le désappointement le plus douloureux.
C'était un homme de trente-cinq à quarante
ans, maigre et long comme une gaule. D'énormes
favoris, taillés à la Cartouche, essayaient en vain
de lui donner une physionomie féroce. Il avait
eu beau mêler sa barbe et ses cheveux d'une
façon sauvage, c'était évidemment un brigand
assez débonnaire.
— Mon pauvre Bibandier, dit Robert, comme
te voilà triste!... 11 me semble pourtant que
quand on a la clef des champs et une troupe
superbe...
Bibandier poussa un gros soupir.
— Je mange du pain noir et je ^ois de l'eau,
répliqua-t-il d'un accent plaintif; depuis un
mois que je suis dans ces affreuses landes, je n'ai
pas une seule pièce d'argent blanc... je regrette
le bagne!
— Que dis-tu là ?
— Ah! Paris!... Paris!... s'écria Bibandier
avec attendrissement ; une heure de faction dans
n'importe quelle rue, après minuit sonné, vous
donne de quoi passer joyeusement la quin-
140 LES BELLES-DE-NUIT.
zaine... c'est pour retourner à Paris que je tra-
vaille... et si vous saviez comme je me donne du
mal!... Ce soir, en vous voyant arriver, je flai-
rais une aubaine... je me disais : Au moins, ce
ne sont pas de ces rustres du bourg de Bains, du
bourg de Glénac ou du bourg de Saint-Vincent,
portant de lourds b«^tons pour défendre la demi-
douzaine de gros sous qu'ils ont dans leurs
poches... Quand je vous ai entendus parler de
vos renies , mon cœur a battu... j'ai revu
Paris... mon garni de la Chapelle!... J'ai senti
l'odeur de la cuisine bourgeoise où nous dînions
ensemble quand les eaux étaient basses... Mais
non! la déveine est la déveine L.. et je com-
mence à croire que je mourrai de faim dans
mon trou !...
— Y a-t-il encore de l'eau-de-vie dans la
gourde ? demanda Robert.
— Le père Géraud l'a remplie, répondit Biaise.
— Alors descends... il est de bonne heure...
et on peut bien fumer une pipe avec un ancien.
Nos deux voyageurs mirent pied à terre, et at-
tachèrent leurs montures aux branches du taillis.
Les feuilles sèches cependant ne remuaient
plus. L'armée de Bibandier gardait son immo-
bilité modèle et semblait attendre un ordre du
chef pour rompre les rangs.
Un grand chien maigre comme son maître
CHAPITRE VII. 141
était sorti du bois et tournait autour des che-
vaux, la queue basse et d'un air affame.
— Ah ça ! mon brave, dit Robert en présen-
tant la gourde à Bibandier, je ne te comprends
pas!... Il n'y a pas un pays au monde où une
douzaine de bons garçons ne puissent se tirer
d'affaire... Que diable fais-tu donc de tous ces
grands gaillards ?
Le pauvre bandit but une énorme lampée
d'eau-de-vie. Cela parut lui rendre un peu de
cœur, et il reprit en essayant de sourire :
— Cela fait donc de l'effet tout de même?
Robert et Biaise regardèrent les silencieux
brigands.
— Un effet superbe ! répondit Biaise.
— Avec ça, ajouta Robert, on aurait de quoi
arrêter une caravane!...
Le sourire de Bibandier se changea en un bon
gros rire.
— Oh ! oh ! oh ! fît-il ; je ne suis pourtant pas
en train de folâtrer!... Ne bougez pas, vous
autres!... Ah! dame! c'est bien obéissant!... Et
puis ça ne coûte pas cher de nourriture !
Il remit la gourde dans sa bouche, puis il
ajouta en secouant la tête :
— Martin, Michel, Jean, Bonaventure et les
autres sont des manches a balai dévoués que
j'habille comme je peux...
142 LES BELLES-DE-NUIT.
— Bah ! firent en même temps Biaise et Ro-
bert. Nous les avons entendus remuer dans le
taillis.
— Ici, Mëdor!... cria Bibandier.
Le chien maigre s'approcha en rampant.
— C'est Mëdor qui est chargé de ce rôle, re-
prit le malheureux brigand; il fouille les feuilles
sèches avec ses pattes... et il est dressé à se dé-
mener comme un diable quand je crie : Atten-
tion ! vous autres!...
Robert prit la lanterne et alla reconnaître les
bandits subalternes, qui étaient en effet des pi-
quets de bois plantés le long de la route et affu-
blés de guenilles.
— Et ne pas gagner sa vie avec une imagina-
tion comme cela ! murmura Biaise ; il y a des
gens qui n'ont pas de chance !...
— Eh bien ! dit Robert , j'aurais cru que le
pays était bon pour ce genre de commerce... on
m'a tant parlé des uhlans!...
— C'est moi qui suis les uhlans , répondit
Bibandier; moi et Médor... c'est-à-dire, il y en a
bien d'autres, là-bas, au delà des marais de
Glénac... mais ce sont des poules mouillées qui
ne savent rien de rien !... J'ai voulu m'cnrôler
parmi eux... pas moyen!... Et maintenant ils me
cherchent partout pour m'étrangler, sous pré-
texte que je leur fais une mauvaise réputa-
CHAPITRE VII. 145
tion. Je ne tue personne, pourtant, car mon
fusil lui-même n'est qu'une trique de châtai-
gnier.
— Bourre ta pipe , mon pauvre Bibandier,
dit Robert, et asseyons-nous un petit instant.
— Attendez , répliqua le chef des uhlans ;
l'herbe est mouillée, et je vais vous prêter mes
hommes pour vous asseoir.
Il arrangea en effet les haillons de ses pré-
tendus soldats sur le talus, déposa son prétendu
fusil contre un arbre, et prit place à côté de nos
deux voyageurs.
D'après les choses qui se dirent dans cette
réunion , il eût été facile de comprendre que
Biaise et même le jeune M. Robert de Blois
avaient mené récemment a Paris une vie peu
exemplaire.
On se rappela en commun d'assez bons tours.
Nos deux voyageurs et Bibandier faisaient un
trio d'excellents compagnons.
La gourde se vidait rondement.
Bibandier ne tarissait pas sur les traverses
qu'il avait éprouvées depuis son évasion du
bagne de Brest.
— Vous voyez bien pourtant que je fais de
mon mieux, disait-il avec mélancolie ; je ne de-
mande qu'à travailler honnêtement... mais je
crois queje serai forcé un beau jour, pour éviter
144 LES BELLES-DE-NUIT.
la famine, de manger mon pauvre ami Médor,
— Triste rôti!... fit observer Biaise.
Médor hurla plaintivement.
— Avec mes hommes et mon industrie, reprit
l'iniortunë bandit, je ne gagne pas cinq sous par
jour... Médor m'apporte parfois une poule étique
que je mets au pot. . . Ce sont les jours de fête ! . . .
Nous mangeons cela en famille... Le reste du
temps il faut jeûner...
— Où demeures-tu? demanda Robert.
— Pour ça, je ne suis pas trop mal logé... Il
y aura bien où nous mettre tous trois si vous
voulez vous associer à mon commerce... J'ai un
vieux moulin à vent pour moi tout seul... et Ton
y est très-bien, excepté les jours de pluie.
— La toiture est trouée?
— Non pas... il n'y a plus de toiture... Mais
parlez-moi donc un peu devons, mes anciens ! ...
Que venez-vous tramer par ici?
Robert se leva au lieu de répondre, et secoua
les cendres de sa pipe.
— Il me semble que je sens des gouttes de
pluie, dit-il.
— Ce ne sera rien, mon fils... Tu ne veux
donc pas me dire... ?
— J'espère bien que nous nous reverrons !...
Mais du diable si ce n'est pas un orage!... Al-
lons, Biaise!... en route!...
CHAPITRE VII. 145
— En route pour quel pays ? demanda encore
IMbandier; voulez-vous m'emmener?
Robert se mit lestement en selle.
— Nous voulons faire mieux, répliqua-t-il;
quant h moi, je ne peux pas digérer Tidée de te
laisser dans la misère... Il nous reste sept francs
cinquante...
— Et tu vas partager? s'écria Bibandier at-
tendri.
— Je te laisse tout !
Bibandier n'eut que la force de tendre la
main, tant il restait abasourdi devant cet excès
de magnanimité.
— Mais..., voulut dire Biaise.
— Tais-toi î répliqua Robert; il entrait dans
mon plan d'être dévalisé...
— Voilà un ami ! s'écriait cependant le fana-
tique ublan avec componction ; y avait-il long-
temps que je n'avais palpé de ces pièces blan-
ches!... Américain! tu es un vrai!... Donne-moi
ton adresse et j'irai te voir au bout du monde !...
Robert allongea un coup de houssine au che-
val de Biaise, et ils partirent tous les deux au
grand trot.
Bibandier fit un paquet de ses camarades et
les emporta sous son bras. Grâce aux largesses
de Robert, il avait de quoi nourrir toute sa
troupe pendant une semaine.
LES BELLES-DE-NUIT. 1. i3
146 LES BELLES-DE-NUIT.
— Voilà pourtant ce qu'on peut devenir, di-
sait le jeune M. de Blois à son domestique ,
quand on n'a pas de tenue!... Ce garçon-là
aurait pu faire quelque chose, mais quelles ma-
nières !... Si nous gagnons la partie, je lui don-
nerai de quoi retourner à Paris... à moins qu'il
n'y ait à faire quelque besogne désagréable,
auquel cas je lui promets la préférence.
Biaise était occupé à relever le collet de sa
blouse pour se défendre contre le vent qui lui
envoyait de larges gouttes de pluie au visage.
— Ça s'annonce drôlement bien ! grommela-
t-il ; nous allons en voir de rudes !...
La tempête avait, en effet, éclaté avec une
violence soudaine. A peine étaient-ils à trois ou
quatre cents pas de l'endroit où ils avaient fait
halte, que déjà leurs habits ruisselaient de pluie.
Le vent grondait furieusement dans les taillis.
De temps en temps un éclair s'allumait dans
l'obscurité profonde, et leur montrait la route
fangeuse qui s'allongeait à perte de vue.
Biaise grelottait et se plaignait. Robert, au con-
traire, gardaitson imperturbable bonne humeur.
— Bravo! disait-il; j'aurais commandé cet
orage qu'il ne serait pas tombé plus à propos...
Au moins arriverons-nous à Penhoël dans un
état convenable...
Une demi-heure se passa. La tempête sem-
CHAPITRE VII. 147
blait redoubler de rage. Tout h coup les deux
chevaux s'arrêtèrent en même temps.
RQbert voulut pousser le sien, mais l'animal
ne bougea pas.
— Il y a de Teau là, devant nous, dit TEndor-
meur.
Un éclair se chargea de confirmer son asser-
tion. Durant le quart d'une seconde ils virent
le cours tranquille de l'Oust , la double colline
et la silhouette du manoir de Penhoël.
— Nous sommes au bout de nos peines! dit
Robert, Ah ça ! voici un ruisseau qu'on saute-
rait à pieds joints... Cette fameuse inondation
dont on nous parlait tant ressemble un peu
aux terribles uhlans, résumés dans la per-
sonne de notre ami Bibandier.
— C'est le pays des bâtons flottants, repartit
Biaise ranimé à l'espoir prochain d'un bon gîte;
si nous appelions le passeur?...
— Au bac!... au bac!.,, cria Robert.
Personne ne répondit sur l'autre rive.
Ils répétèrent leur cri, et durant deux ou
trois minutes, ils s'enrouèrent à l'unisson.
— En définitive, dit Robert que rien ne pou-
vait entamer, il ne serait peut-être pas mauvais
de passer ce ruisseau à la nage... Les uhlans,
la tempête, et, pour finir, un bain... avec cela
on peut se présenter tout nus !
148 LES BELLES-DE-iNUIT.
Biaise criait :
— x\u bac !... holà le passeur!... au bac !
Ils avaient mis pied à terre tous les deux.
Depuis quelques minutes, ils entendaient
derrière les collines le son rauque d'une trompe
et des clameurs lointaines dont ils ne saisissaient
point le sens.
Biaise était vaguement effrayé.
— Ecoute!... murmura-t-il ; la trompe se
rapproche...
— C'est un homme à cheval, répliqua Robert.
— Que diable signifie tout cela?...
En ce moment le messager passa au grand
galop sur l'autre rive en jetant son cri :
— L'eau !... l'eau !... l'eau !...
Biaise eut un frisson.
— Rebroussons chemin, prononça-t-il d'une
voix déjà effrayée.
Robert haussa les épaules.
— Quand le ruisseau croîtrait d'un pied, dit-
il, nous en aurions jusqu'au genou... La belle
affaire ! . . .
Un fracas sourd se faisait derrière les col-
lines.
Bientôt une masse blanche et phosphorescente
se précipita dans la gorge avec un mugisse-
ment.
Les deux chevaux se dressèrent sur leurs jar-
CHAPITRE VII. 149
rets et reniflèrent bruyamment ; puis ils firent
en même temps un bond en arrière et s'enfui-
rent au grand galop.
— Nous sommes perdus!... balbutia Biaise
qui essaya de s'enfuir à son tour.
Mais il sentit un froid subit à ses pieds, puis
tout le long de son corps : il perdait plante.
Il y avait six pieds d'eau à l'endroit où Ro-
bert et lui étaient debout naguère, et l'inonda-
tion furieuse les entraînait avec une violence
inouïe.
Ils ne voyaient rien dans les ténèbres profon-
des, sinon cette phosphorescence faible qui est
à la surface de l'eau bouillonnante.
Ils criaient au secours de toutes leurs forces,
mais il leur semblait que ces cris impuissants
devaient se perdre parmi les mille bruits qui
les entouraient.
Ils luttaient, mais sans espoir. C'était l'heure
de la mort.
15.
VIÏI
i.ti DÉms.
Le bac où René de Penhoël venait de monter,
en compagnie de Benoit Haligan le sorcier
était un lourd et grossier chaland qui avait fait
un long service, et dont les ais mal joints don-
naient passage à Teau.
Le courant Tentraînait rapidement dans la
direction des marais de Glénac. La perche de
René, trop courte, touchait à peine le fond du
lit de rOust. Le chaland tournait sur lui-même
et allait à la grâce de Dieu.
152 LES BELLES-DE-NUIT.
Benoît Haligan se tenait debout et immobile
au centre du bateau, comme s'il lui eut suffi,
pour l'acquit de sa conscience, de partager le
danger de son maître.
Depuis que René de Penhoël se trouvait au
milieu de l'inondation, le travail désespéré au-
quel il se livrait et les mille bruits qui l'entou-
raient l'empêchaient de reconnaître la direc-
tion des cris de détresse.
Il les entendait bien encore, mais faiblement,
et ces' cris, loin de se rapprocher, semblaient
s'éloigner sans cesse.
Le maître de Penhoël faisait des efforts in-
croyables pour arrêter ou changer la marche
du bateau, mais il était toujours dans le ht de
l'Oust, et le fond lui manquait.
Le premier éclair qui ouvrit les nuages lui
montra Penhoël et la double colline déjà dans
le lointain. Autour de lui l'inondation étendait
une vaste nappe d'eau.
Il cessa de percher et prêta l'oreille. Les cris
de détresse ne parvenaient plus jusqu'à lui.
Alors il jeta la perche au fond du chaland et
s'assit, découragé, sur le bord. La sueur inondait
son front, ses pensées se mêlaient confuses , et
il n'avait plus de force.
— Notre monsieur, dit auprès de lui la voix
tranquille du passeur de Port-Corbeau, nous
CHAPITRE VIII. 153
allons comme ça tout droit au tournant de la
Femme Blanche.
Penhoël releva la tête et sentit comme un
superstitieux mouvement de frayeur en voyant
auprès de lui la haute et sombre stature de
Benoît Haligan. Il ne croyait point aux sorciers,
mais on n'est pas pour rien fils des campagnes
bretonnes. Une heure vient où l'homme fait se
rappelle les terribles histoires qui bercèrent son
enfance. La fibre du merveilleux, cette mysté-
rieuse corde tendue au fond du cœur de tout
Breton et qui ne s'agite qu'à la pensée des
choses de l'autre monde, peut rester muette
bien longtemps et vibrer tout à coup dans la
conscience étonnée.
Le passeur prenait aux yeux de Penhoël, en
ce moment, une taille surhumaine. Penhoël
avait un voile sur la vue, au travers duquel il
pensait apercevoir l'énorme fantôme de la
Femme Blanche, planant au-dessus du gouffre
avide.
— Les pauvres malheureux y sont arrivés
peut-être avant nous ! murmura-t-il en frisson-
nant.
— • Non, répondit le passeur.
Sa voix , que la vieillesse brisait d'ordinaire,
semblait ferme et grave en ce moment solennel.
Un sentiment dont Penhoël n'aurait point s
154 LES BELLES-DE-NUIT.
se rendre compte Tempcchait d*impIorer l'aide
de son lugubre compagnon.
— Savez-vous donc où ils sont ? demanda-
t-il enfin pourtant.
— Oui, répliqua Benoît.
— Eh bien ! pourquoi ne prenez-vous pas la
perche ?
— Parce que vous ne me l'avez pas or-
donné.
— Qu'est-il besoin?...
Le passeur Tinterrompit.
— Penhoël, dit-il d'un ton triste, je n'ai pas
beaucoup de jours a vivre désormais... mon
corps est à vous, mais je veux garder mon âme...
Je vous ai donné un bon conseil , c'est tout ce
qu'un serviteur peut faire... Voulez-vous encore
sauver ces étrangers au risque de votre vie
sur cette terre et de votre salut dans l'autre
monde ?
— Je le veux !... prononça Penhoël h voix
basse.
— Eh bien ! donnez-moi vos ordres tout
haut, afin que Dieu et le démon les entendent...
Je sais bien que je ne sauverai pas mon corps...
ces gens me tueront : c'est la loi mystérieuse...
Mais la Vierge aura pitié de ma pauvre âme !
— Et moi?... murmura involontairement
Penhoël.
CHAPITRE VIII. 155
— Vous ?... Avant de vous tuer, ils vous
damneront !
Il y eut un silence dans le bateau qui fuyait
toujours emporté par l'eau bouillonnante.
René de Penhoël eut honte de lui-même.
— Folie que tout cela ! s'écria-t-il ; prends la
perche et travaille.
— Vous m'ordonnez de les sauver? dit le
vieux Benoît d'une voix lente et emphatique.
— Je te l'ordonne î
— Une fois...
— Oui !
— Deux fois...
— Oui!
— Trois fois...
Penhoël frappa de son pied les planches ver-
moulues du chaland.
— Cent fois ! s'écria-t-il ; c'est en laissant
mourir des chrétiens sans secours qu'on livre
son âme à Satan ; marche !
Le passeur prit dans un coin du bac la pelle
à épuiser l'eau et s'en servit comme d'une rame
pour quitter enfin le lit de la rivière où sa
perche n'aurait point trouvé fond. La lourde
barque céda lentement à l'effort, tourna une
dernière fois sur elle-même et entra dans des
eaux plus tranquilles.
Haligan saisit alors la perche et. trouva aisé-
156 LES BELLES-DE-NUIT.
ment le fond. Le chaland nageait au-dessus de
ces grandes prairies que nous avons vues na-
guère couvertes de troupeaux.
— Prends garde de faire fausse route, dit
Penhoël ; nous devons être bien loin !...
— Nous sommes en face du bourg de Glénac,
répliqua le passeur ; juste à moitié chemin du
Port-Corbeau et delà Femme Blanche»,. Si je
peux tomber sur un contre-courant, nous ne
mettrons pas plus de temps à monter que nous
n'en avons mis à descendre...
Tout en parlant, il perchait avec zèle. La nuit
était si profonde qu'on n'apercevait absolument
rien autour du bateau, et pourtant nulle hési-
tation ne se trahissait dans la manœuvre de
Benoît le sorcier. Il allait, suivant dans les té-
nèbres une route directe et invisible. Nul autre
que lui n'aurait pu reconnaître les indices
vagues et mystérieux qui lui servaient de bous-
sole.
Penhoël, debout au milieu du bateau, trem-
blait de froid et dévorait son impatience.
— Depuis le temps que nous marchons, mur-
mura-t-il, nous devrions entendre leurs cris.
— Ça ne va pas tarder, répliqua le passeur;
je sais où je vais comme s'il ftusait grand soleil. ..
et je sais où ils sont comme si je les voyais...
Écoutez !
CHAPITRE VIII. 157
Penlioël tendit roreille avec avidité ; mais il
ne saisit d'autre bruit que le sourd fracas de
Forage.
— Il y a trois choses possibles, reprit le pas-
seur : ils ont été entraînés vers le tournant...
ils ont gagné l'autre rive à la nage... ou bien
ils se sont accrochés aux grands saules qui
bordent la prairie sous la route de Redon...
S'ils sont dans les saules, nous allons les en-
tendre tout à l'heure... Écoutez encore !
Cette fois , un cri faible et perceptible à
peine arriva jusqu'aux oreilles de Penhoël.
— En avant! s'écria-t-il éveillé tout à coup
par cette voix de la détresse.
Ses mains tàtaient le fond du chaland pour
chercher une seconde perche.
— Vous pouvez bien patienter quelques mi-
nutes..., murmura le vieillard, car vous aurez
toute votre vie pour regretter notre besogne de
cette nuit !
— En avant!... en avant !...
Le passeur n'en travaillait ni moins ni da-
vantage. Il allait, tantôt à droite, tantôt à gauche,
se couchant sur sa perche flexible et louvoyant
avec une adresse incroyable au milieu des mille
courants qui se croisent sur retendue des ma-
rais.
Le vent portait. On entendait maintenant ,
I. 14
158 LES BELLES-DE-NUIT.
distincts et fatigués, les cris des malheureux en
souffrance. Penlioël se faisait un porte-voix de
ses deux mains pour leur répondre.
Deux ou trois minutes encore, et le chaland
touchait les branches baignées des saules.
Robert et Biaise étaient dans l'eau jusqu'aux
aisselles. Ils s'accrochaient des deux mains aux
troncs chancelants des deux plus grands saules,
et sentaient le niveau de l'inondation monter
lentement le long de leurs poitrines.
Depuis que la première irruption du déris les
avait emportés violemment, aucune voix n'avait
répondu à leurs cris de détresse.
Nulle part le moindre rayon d'espoir ne se
montrait dans ces ténèbres terribles qui les en-
vironnaient.
Ils ne voyaient rien, sinon l'écume tour-
noyante ; et l'écume montait , montait aux
troncs des saules, qui fléchissaient sous le poids
de la nappe d'eau comme des roseaux battus par
le vent.
Leurs mains se crispaient autour de leurs
appuis frêles. Ils ne se parlaient point ; ils
criaient.
Quand la voix de René de Penhoël arriva
jusqu'à eux pour la première fois, leur agonie
durait depuis bien longtemps. Leurs bras tendus
faiblissaient, et ils sentaient venir avec déses-
CHAPITRE VIII. 159
poir le moment prochain où il leur faudrait
lâcher prise.
Ils se turent tous les deux à la fois.
— As-tu entendu ? demanda Robert qui
n'osait point croire au témoignage de ses
oreilles.
— Oui, répondit Biaise, mais vont-ils nous
trouver?...
— Ils sont bien loin encore, et je n'ai plus de
forces!
— Il me semble que mes doigts sont morts ! . . .
Ils prirent haleine et poussèrent ensemble un
appel retentissant.
Cet appel eut comme un écho, faible encore,
mais distinct.
— Ils viennent !... dit Robert avec un élan
de joie; si Dieu nous sauve, Biaise, il faudra
faire pénitence et vivre en chrétiens !
— Pour ma part, je le promets, dit Biaise du
fond du cœur.
-— Et moi je le jure !
La voix du sauveur invisible se rapprochait.
— Holà!... disait-elle, courage!... tenez-
vous ferme !
— Au secours ! . . . au secours ! . . . répliquèrent
à l'unisson Robert et Biaise.
Ils commençaient à entendre le bruit de la
perche frappant contre les bords du chaland.
160 LES BELLES-DE-NUIT.
— Oh ! oui, reprit Robert, je veux changer
de vie !... plus de mensonges !...
— Plus de mauvais coups ! dit TEndormeur
repentant et pénétré.
— Une vie honnête !
— Qu'importe la pauvreté, quand on a une
bonne conscience ?
L'eau montait toujours et passait par-dessus
leurs épaules. Ils parlaient bien sincèrement.
Quelques secondes s'écoulèrent. Robert dis-
tingua le premier dans l'ombre la forme noire
du chaland. Cette bienheureuse vision porta
une notable atteinte à son esprit de péni-
tence.
— Attention! murmura-t-il, tout est peut-
être pour le mieux... et nous allons arriver à
Penhoël par la bonne porte...
— Est-ce que tu penses encore à ça ? dit
Biaise qui gardait son accent contrit.
— Regarde!... reprit Robert.
L'Endormeur aperçut le chaland à son tour.
— Ah diable !... fit- il, c'est difl^rentî...
Benoît Haligan poussa le bateau jusqu'au saule
où se retenaient nos deux voyageurs ; puis il
planta sa perche h. l'arrière et se tint le plus loin
possible des étrangers. Le maître de Penhoël
opéra tout seul le sauvetage.
Robert et Biaise , cependant, ne voyaient
CHAPITRE VIII. 161
point leur sauveur et le prenaient pour quelque
fermier du pays.
Robert, en touchant du pied le bateau, avait
repris son rôle avec un sang-froid héroïque.
— Que Dieu vous récompense, mon brave
ami ! dit-il en s'asseyant, épuisé, sur Fun des
bancs. Vous avez sauvé la vie à un homme qui,
ce matin encore, aurait pu vous récompenser
royalement et faire de vous le métayer le plus
riche de la contrée... Mais, à l'heure qu'il est,
me voilà plus pauvre qu'un mendiant.
— Mon malheureux maître !... soupira Biaise
en domestique fidèle et dévoué.
— Ne murmurons point, reprit Robert, le
ciel pouvait nous prendre aussi nos vies.
— Vous avez perdu quelque chose?... de-
manda le maître de Penhoël, tandis que Benoît
Haligan perchait en silence dans la direction de
Port- Corbeau.
— J'ai perdu de bien grosses sommes, mon
brave ami, répondit Robert tristement ; et pour
les remplacer il me faudra attendre longtemps,
car mon pays est au delà de l'Océan... Mais pour
ce qui vous regarde, j'espère que vous ne per-
drez pas tout, et que M. le vicomte de Penhoël
me viendra en aide pour payer cette dette sacrée.
— Vous connaissez le vicomte de Penhoël ?...
demanda René avec étonnement.
14.
162 LES BELLES-DE-NUIT.
Benoît Haligan se prit à écouter de toutes ses
oreilles.
Un faux pas pouvait perdre ici à tout jamais le
jeune M. Robert de Blois et son écuyer fidèle.
Mais sa bonne étoile le servit.
— Je suis étranger, répliqua-t-il, et je n'ai
jamais vu le vicomte de Penhoël. Mais je venais
dans cette partie de la Bretagne pour une affaire
qui le regarde, ainsi que sa famille ; j'avais lieu
de penser qu'il serait mon oblige... Désormais
les rôles sont intervertis, et je vais être con-
traint d'implorer son hospitalité, qui est ma
seule ressource.
Une foule de questions se pressaient sur la
lèvre de René, mais il les contint pour répondre
seulement :
— L'hospitalité de Penhoël ne manque à per-
sonne, monsieur ; nous allons vous conduire au
manoir.
Le chaland touchait Tarrivoir du Port-Cor-
beau. René de Penhoël aida successivement les
deux voyageurs à débarquer.
— Prenez mon bras, dit-il a Robert; la côte
est rude ; Benoît, soutiens l'autre étranger.
— Pas pour tout For de la terre !... répondit
le passeur qui s'éloigna de Biaise comme on eût
fait d'un homme atteint de la peste.
Il gagna sa loge située à une centaine de pas
CHAPITRE VIII. 163
delà, et décrocha la petite lanterne suspendue
au-dessus de la porte. Puis il revint vers Penhoël
et ses deux hôtes qui montaient lentement la
colline.
Il porta la lumière de sa lanterne sur le
visage de Robert, puis sur celui de Biaise, et
les examina durant quelques secondes en si-
lence.
— Penhoël ! Penhoël î dit-il ensuite de sa voix
creuse et pleine d'emphase, vous Tavez voulu!...
Que Dieu vous pardonne !
Une de ses mains touchait l'épaule du maître,
l'autre désignait Robert de Blois.
— C'est lui !... ajouta-t-il plus bas. La ruine
et le crime sont là !.. . Je suis bien vieux. . . mais
je verrai trois belles-de-nuit de plus sous mes
saules avant de mourir... trois nobles filles!...
Penhoël ! Penhoël î le malheur est sur votre
maison!... Prenez garde !...
Robert n'avait pu s'empêcher de tressaillir en
apprenant ainsi à l'improviste le nom de son
sauveur.
René, que la surprise avait tenu d'abord immo-
bile, se tourna vers le passeur avec colère ; mais
celui-ci se dirigeait à grands pas déjà vers sa
loge.
Et tout en marchant il grommelait :
— Le malheur est sur lui !... et le malheur
164 LES BELLES-DE-NUIT.
est sur moi. Mais moi, la sainte Vierge aura
pitié de mon âme !
Il entra dans sa cabane et replaça tant bien
que mal la porte sur ses gonds.
Quand Penhoël et ses hôtes passèrent devant
le seuil, la loge était solidement barricadée.
IX
ITI¥ HOTK CHARMAIVT.
II y avait une demi-heure environ que Robert
de Blois et son domestique Biaise avaient franchi
le seuil du manoir de Penhoël.
La famille et ses hôtes étaient rassembles dans
la salle à manger autour d'une grande table en
bois de chêne dont la nappe couvrait à peine une
moitié.
On était en train de souper sur le haut bout
de cette table. L'autre extrémité demeurait nue
et déserte.
Sur la nappe d'une blancheur éclatante , il y
166 LES BELLES-DE-NUIT.
avait abondance de mets. Aux quatre coins, de
hautes et belles cruches en faïence brune, plei-
nes de cidre nouveau, avaient encore leur cou-
ronne de mousse.
Le bénédicité avait été prononcé par Madame ;
les assiettes étaient pleines ; on mangeait d'ex-
cellent appétit.
Robert de Blois s'asseyait a la droite du maî-
tre de Penhoël ; il avait à sa gauche Madame ,
qui, dans les jours froids de l'hiver, abandonnait
volontiers son poste d'honneur au centre de la
table pour se rapprocher de la cheminée.
Derrière Robert, se tenait Biaise, a qui l'on
avait donné, comme à son maître, un habille-
ment sec.
L'Endormeur faisait son apprentissage de valet
de chambre. Il y allait de bon cœur, et se trou-
vait assurément mieux là qu'entre les branches
de son saule. Néanmoins son œil comptait avec
mélancolie les excellents morceaux dévorés par
Robert.
Il se demandait peut-être si c'était un pré-
sage, et si, en toutes choses, lui. Biaise, à cause
de la position qu'il avait acceptée, ne serait point
contraint à vivre sur les restes de Robert...
Celui-ci , tout en mangeant d'un merveilleux
appétit, employait son temps le mieux qu'il pou-
vait.
CHAPITRE IX. 167
Grâce aux renseignements du père Géraud ,
il avait mis un nom , des le premier coup d'œil ,
sur chacune de ces figures inconnues.
La description de l'aubergiste, exacte et com-
plète, lui était un garant de Fexactitudc des
autres détails puisés à la même source.
Et pourtant , si Ton passait des personnes à
l'ensemble de cet intérieur campagnard , les
notes fournies par maître Géraud semblaient
tourner un peu à l'exagération.
Robert, qui travaillait de l'œil presque au-
tant que de la mâchoire, cherchait en vain autour
de lui ces symptômes annoncés de drame la-
tent et intime, qui lui eût donné tant de facilité
pour pêcher en eau trouble.
Toutes les figures lui semblaient d'un calme
désespérant. Il ne voyait là qu'une jeune mère,
heureuse entre son mari et son enfant. Le reste
de l'assemblée, l'oncle Jean, ses filles, Vincent
et Roger complétaient pour lui une de ces belles
et bonnes familles, dont la félicité uniforme, et
légèrement ennuyeuse, ferait l'effroi de nombre
de gens malheureux dans nos villes.
Le lecteur, resté sous l'impression de la scène
du salon de Penhoël, aurait lui-même éprouvé,
pour un peu, la surprise de Robert. L'aspect
avait en effet changé. Ce n'était plus ce sombre
silence, pesant naguère sur les hôtes du manoir
168 LES BELLES-DE-NUIT.
et coupé, à de rares intervalles, par des paroles
de triste augure.
L'arrivée d'un étranger, qui est toujours un
événement dans ce coin reculé de la Bretagne,
empruntait ici aux circonstances qui l'avaient
accompagnée une émotion d'intérêt et de curio-
sité. Il ne faut pas entrer brusquement dans le
ruisseau dont on veut scruter le cours tran-
quille. L'eau se trouble , le poisson se cache, et
ce luisant caillou que vous vouliez voir de plus
près a disparu sous la vase soulevée par votre
pied imprudent.
Robert se faisait écran à lui-même.
En outre, il faut bien le dire, à l'heure où
nous avons pénétré pour la première fois dans
le manoir, René avait auprès de lui un flacon
d'eau-de-vie à moitié vide. Or Penhoël à jeun
était un mari confiant et doux, mais il avait
l'ivresse farouche, et l'alcool changeait en noires
visions les souvenirs douloureux qui étaient au
fond de son âme.
L'expédition sur le marais avait entièrement
dissipé les fumées de l'eau-de-vie. Son cerveau
était libre, et la conscience qu'il avait d'avoir
sauvé la vie à deux hommes lui mettait du con-
tentement au cœur.
Seul , parmi les convives qui entouraient la
table, l'oncle Jean avait gardé la mélancolie que
CHAPITRE IX. 169
nous avons vue naguère sur son vénérable vi-
sage. Seul il songeait encore à celui dont le nom,
prononcé à l'improviste, avait produit une sen-
sation si pénible, une heure auparavant, parmi
les hôtes de Penhoël. Mais le cœur de Toncle
Jean n'oubliait jamais Fabsent, et il fêtait silen-
cieusement au fond de son âme aimante et
bonne ce jour anniversaire du départ de Faîne
de Penhoël.
Tout le reste de l'assemblée s'occupait énor-
mément de l'étranger. L'homme de loi et le bon
maître d'école le considéraient avec cette atten-
tion curieuse que nos badauds de Paris mettent
à lorgner un Éthiopien ou un 0-jib-be-was. Les
jeunes filles admiraient sa tète expressive et
belle. Roger voyait, à tout hasard, en lui un
héros de roman. Vincent, au contraire, éprou-
vait à le contempler un sentiment hostile, et
tâchait en vain de s'expliquer à lui-même cette
instinctive aversion.
Ses yeux allaient incessamment de l'étranger
à Blanche de Penhoël , comme s'il eût redouté
pour l'enfant un danger inconnu...
— A votre santé, mon cher hôte ! dit Robert
en portant son verre à ses lèvres ; et , pour la
centième fois, recevez mes actions de grâces...
Sans vous , Dieu sait où je serais à cette
heure !
1. 15
170 LES BELLES-DE-NUIT.
— Je n'ai fait que mon devoir , répliqua le
maître de Penhoël.
— Ce n'était pas ainsi que l'entendait votre
sombre pilote! reprit Robert en souriant.
— Benoît Haligan est un digne cœur ! dit Ma-
dame ; il a sauvé bien des malheureux en dan-
ger de mort... mais son esprit est faible... et nos
campagnes ont des préjugés un peu sauvages...
Robert s'inclina respectueusement.
— C'est un pays heureux et béni , madame ,
murmura- t-il, que celui où Dieu a mis dans le
cœur des puissants le remède à l'ignorance du
pauvre...
Bien que nous ayons vu Robert en parfait
compagnonnage avec le gros Biaise et Bibandier,
il n'avait pas été sans fréquenter probablement
meilleure compagnie; car, à l'occasion, il savait
prendre des manières élégantes et courtoises.
Peut-être , dans un de ces salons modèles qui
font la gloire de nos aristocratiques faubourgs ,
les habiles eussent-ils distingué quelques taches
légères dans son jeu : nous disons peut-être ;
mais à Penhoël, son ton semblait exquis , et à
chacune de ses paroles haussait, en quelque
sorte, le piédestal de sa supériorité.
Si quelqu'un éprouvait un peu de gêne , ce
n'était pas lui assurément , mais bien le maître
de Penhoël.
CHAPITRE IX. 171
Quant à Madame, ses grâces simples et nobles
valaient pour le moins cet ensemble de conven-
tions subtiles qui est la science du monde.
— On m'avait bien dit, reprit Robert, ce que
je trouverais à Penhoël !... Mais certaines gens
ont le bonheur d'être ainsi faits que, pour eux,
la renommée est toujours au-dessous de la vé-
rité... Peut-être ne dois-je pas rester en France
bien longtemps désormais... Quoi qu'il en soit,
j'aurai vu ce que d'autres cherchent en vain
parfois toute leur vie... la maison d'un vrai
gentilhomme !...
Penhoël rougit d'orgueil.
Robert tendit son assiette vide par-dessus son
épaule, et Biaise la prit en poussant un gros
soupir.
Robert se retourna vivement.
— Comment! s'écria -t- il avec une bonté
charmante, c'est toi qui es là, mon pauvre
garçon ?
— J'ai voulu servir monsieur..., commença
Biaise.
— Va-t'en bien vite ! interrompit Robert. Ma-
dame, veuillez me pardonner, je vous en prie...
mais Biaise est un domestique comme on n'en
voit guère... J'ose réclamer pour lui une part
des bontés dont vous voulez bien me combler.
Tout le monde , à commencer par le maître
172 LES BELLES-DE-NUIT.
de Penhoël et Madame, sut gré à Robert de ce
bon mouvement. Ce n'était pas seulement un
homme d'une distinction rare, c'était encore un
généreux cœur.
On éprouve un plaisir véritable à découvrir
ainsi des qualités sérieuses chez l'homme qui a
su plaire au premier aspect. Les jeunes filles et
Madame remercièrent l'étranger du regard , et
Biaise reconnaissant gagna l'office.
Le souper durait depuis vingt minutes, et il y
avait bien une heure que Robert était entré à
Penhoël ; néanmoins , et malgré cette circon-
stance que Robert avait parlé, dans le bateau ,
d'une mission dont il était charge pour le maître
du manoir , aucune question ne lui avait été
adressée.
C'était, à coup sûr, de la fine fleur d'hospita-
lité. Mais Robert ne l'appréciait point. Il eût
préféré un empressement indiscret et curieux ,
parce qu'il avait son histoire toute prête.
Voyant, cependant, que la question ne venait
point, il se résigna à prendre la parole.
— Vicomte , dit-il en tendant la main au
maître de Penhoël avec un laisser-aller tout
aimable, il ne me convient pas de me prévaloir
de votre réserve, et je veux que vous sachiez, à
tout le moins, le nom de l'hôte que le hasard
vous envoie... Je m'appelle Robert de Blois.
CHAPITRE IX, i73
Penhoël s'inclina.
— C'est un vieux nom breton , dit-il ; vous
devez connaître cela, mon oncle?
L'oncle Jean , comme presque tous les vieux
gentilshommes de campagne , était un vivant
armoriai.
— Certes, répliqua-t-il, nous avons plusieurs
familles... et sans parler de la maison ducale
dont un membre porta ce nom, il y a les de Blois
de Quimper et les de Blois de Moncontour...
— Ma famille était , en effet , originaire de
basse Bretagne, reprit Robert ; mais je ne puis
prétendre qu'à une parenté bien éloignée avec
les races honorables dont vous me parlez , mon-
sieur... car mes pères habitent l'Amérique de-
puis fort longtemps déjà.
L'oncle Jean murmura en recueillant ses sou-
venirs.
— J'y suis !... ce doit être cela !... Un cheva-
lier de Blois, du nom d'Emery, fut contraint
d'émigrer lors de l'édit de Nantes...
Robert regarda l'oncle avec admiration.
— Il est de fait, dit-il, que mon bisaïeul por-
tait le nom d'Emery !... Quoi qu'il en soit, j'ai
quitté Boston, résidence de mon père, pour
venir traiter en France des affaires assez consi-
dérables... Une de ces affaires m'appelait dans
ce pays... Depuis mon arrivée en France, je
15.
174 LES BELLES-DE-NUIT.
n'avais pas eu d'aventures... Paris et ses filous
m'avaient laissé ma bourse... Ma chaise de poste
avait roulé, de nuit comme de jour, sans être
arrêtée Jamais par aucun de ces bandits classi-
ques qui deviennent presque aussi rares que les
revenants... mais, aujourd'hui, je me suis dé-
dommagé, je vous jure!... Voici mon histoire
en deux mots... Je suis arrivé ce matin à Redon,
porteur de valeurs importantes... j'avais une
mission à remplir dans l'intérieur du pays... Le
bon aubergiste de Redon , maître Géraud , ne
m'a pas laissé ignorer les dangers de la route...
mais je n'y voulais point croire... et d'ailleurs
je tenais essentiellement à remplir moi-même
mon message... Je suis parti; à une lieue de
Redon , j'ai rencontré des bandits qui m'ont
dévalisé.
— Les uhlans !... murmura-t-on à la ronde.
— Je ne saurais pas vous dire au juste...
C'était une armée entière de coquins à mines
épouvantables I
— Et ils vous ont tout pris?... demanda Ma-
dame.
— Tout mon argent... Mais ces brigands ne
me paraissent pas arrivés à un degré très-
avancé de civilisation, car ils laissèrent dans
ma valise mon portefeuille , bourré de bank-
notes.
CHAPITRE IX. 175
— Ah!... fit-on avec contentement autour
de la table.
— Permettez!... je n'en suis pas beaucoup
plus riche... Ma valise et tous les papiers qu'elle
contenait sont maintenant bien loin si votre
infernale rivière a continue de courir le même
train...
— C'est vrai ! ... le déris /. . . murmura l'assem-
blée qui prenait au récit et à l'homme un intérêt
de plus en plus vif.
Les deux charmantes filles de l'oncle Jean
oubhaient de manger pour le regarder. Elles
écoutaient, bouche béante, et ne détachaient
point de l'étranger leurs yeux hardis à force de
candeur. Elles éprouvaient au même degré toutes
les deux un sentiment étrange et nouveau. Une
corde, qui était restée muette jusque-là, vibrait
énergiquement au fond de leur âme. Un ho-
rizon inconnu s'élargissait tout à coup au-devant
d'elles.
On eût dit qu'elles entrevoyaient le monde...
Au nom de Paris , elles avaient échangé un
rapide regard, et un éclair s'était allumé dans
leurs prunelles.
Blanche, timide enfant, se cachait à demi der-
rière sa mère et regardait à la dérobée. Roger
admirait de tout son cœur; il n'avait jamais
rien vu de comparable à ce brillant cavalier,
176 LES BELLES-DE-NUIT.
égarant tout à coup sa fine élégance au milieu
des landes bretonnes.
Quant à Vincent, il gardait toujours sa physio-
nomie rude et sombre.
Le maître d'école et l'homme de loi, placés
côte à côte au bas bout de la table, avaient sur-
tout envie de savoir ce que contenait d'argent la
fameuse valise.
— On a retrouvé plus d'une fois sur le gazon
du marais, dit le père Chauvette avec modestie,
des objets perdus dans le trajet de Port-Corbeau.
— Je promettrais de grand cœur mille louis,
s'écria Robert vivement, à celui qui me rappor-
terait ma valise !
L'homme de loi prit note de cet engagement,
et fit dessein d'aller le lendemain de grand matin
à la pêche.
Robert poursuivit en souriant :
— Mais il ne faut jamais compter sur les mi-
racles, et j'aurais mauvaise grâce à me plaindre
du sort!... Je ne puis pas dire que je ne regrette
point les sommes perdues , car je suis loin de
ma famille, et la position d'un étranger sans ar-
gent me paraît peu enviable... mais, en défini-
tive, ce sont quelques milliers de louis de moins,
voilà tout ! ... Se laisser abattre pour si peu serait
indigne d'un gentleman... Mon cher hôte, je
bois à votre santé !
CHAPITRE IX. 177
Tout parlait en faveur de cet homme. Ses
derniers mots avaient ëtë prononcés avec une
franche bonne humeur. Cela indiquait d'abord
une grande fortune, ce que personne ne dédai-
gne; en outre, ce qui faisait plus d'impression
encore sur la plupart des convives, cela dénotait
une véritable hauteur d'âme. On ne rencontre
pas tous les jours un homme parlant avec gaieté
d'une perte semblable. Robert gagnait à chaque
instant dans l'estime des hôtes de Penhoël.
— Une chose dont je me console moins faci-
lement, reprit-il, c'est de n'avoir plus entre les
mains certaine correspondance qui m'avait été
bien chèrement recommandée... Il y avait dans
cette valise, M. de Penhoël, de quoi payer avec
du bonheur la vie que vous m'avez rendue.
Une nuance de curiosité plus vive se peignit
dans tous les regards. On ne comprenait point
encore.
Robert gardait le silence, et paraissait atten-
dre une question.
Le maître de Penhoël, au contraire, semblait
craindre d'interroger.
— Là-bas, sur le chaland, dit-il enfin cepen-
dant, je crois que vous avez parlé d'un message
dont vous étiez chargé pour le vicomte de
Penhoël?
— Cela est vrai, mon cher hôte.
178 LES BELLES-DE-NUIT.
— M'esl-il permis de vous demander...?
— Un message qui venait de bien loin !
— D'où venait-il ?
— De New-York.
Penhoël fit un geste de surprise. La belle
et calme figure de Madame exprima enfin un
mouvement de curiosité.
— New- York?... répéta Penhoël. Je ne con-
nais personne à New-York.
La paupière du jeune M. de Blois se baissa.
Son regard, furtif et rapide, fit à la dérobée le
lourde la table.
— En étes-vous bien sûr?... murmura-t-il.
Il examinait a la fois Madame, qui gardait
son sourire doux et courtois , le maître du ma-
noir et le vieil oncle Jean, dont la rêverie incli-
nait de nouveau la tête pensive.
Avant que Penhoël eût répondu, Robert pour-
suivit d'une voix lente et basse :
— L'aîné de Penhoël serait-il oublié dans la
maison de son père ?
Si Robert avait voulu frapper un coup violent,
il dut être satisfait de l'effet produit.
Un nuage voila tous les fronts à la fois. Tous
les regards se baissèrent.
Penhoël, qui portait en ce moment son verre
a seslèvres, le laissa échapper, et le verre se brisa.
Madame tremblait, immobile et pâle.
CHAPITRE IX. 179
L'oncle Jean ressemblait à un homme qui n'en
croit pas le témoignage de ses oreilles.
Il s'était levé à demi, et s'appuyait des deux
mains à la table. Ses yeux bleus, timides et doux
d'ordinaire, se fixaient maintenant sur l'étranger
avec une inquiétude avide.
Robert mettait toute sa force à contenir Tex^
pression de triomphe qui voulait envahir ses
traits. A voir la tranquillité heureuse de la fa-
mille, il avait douté un instant de l'arme qu'il
avait entre les mains.
A présent, plus de doutes ! L'arme était bonne
et savait le défaut de tous ces cœurs !
Il releva la tête. Son œil était sévère et froid
comme celui d'un juge.
On entendait, dans le silence, les respirations
courtes et oppressées.
— Ai-je bien entendu?... dit enfin l'oncle
Jean dont l'émotion étouffait la voix ; a-t-on
parlé de Louis de Penhoël ?
— J'ai parlé de l'aîné de Penhoël, répondit
Robert de Blois.
— Et vous avez prononcé le mot d'oubli?...
reprit le vieillard dont les yeux se mouillèrent
de larmes. Oh! il y a ici plus d'un cœur qui
garde son souvenir !
René l'interrompit; l'effort qu*il faisait pour
parler était visible.
180 LES BELLES-DE-NUIT.
— Monsieur, dit-il en s'adressant à Robert,
tout le monde ici aime le chef de la maison de
Penlioël... Je ne suis que le cadet... et le jour
où Louis voudra revenir, je lui rendrai avec joie
la place de notre père.
L'oncle Jean avait quitté sa place et faisait
d'un pas chancelant le tour de la table pour se
l'approcher de l'étranger. On entendait le bois
de ses sabots résonner contre les dalles, et les
longs cheveux blancs qui couronnaient son front
vénérable tombaient sur la bure grossière de sa
veste de paysan,
— Bien parlé, mou neveu !... dit-il en tou-
chant la main de René qui détourna les yeux ;
Dieu vous bénira, car vous êtes un digne fils de
Penhoël... Moi, je ne suis qu'un pauvre vieil-
lard, poursuivit-il en se tournant vers le jeune
M. de Blois, mais j'aimais mon neveu Louis
comme on aime le plus cher de ses enfants!...
Parlez, monsieur... Est-ce une bonne nouvelle
que vous apportez?... ou me faut-il prendre le
deuil jusqu'au dernier jour de ma vie?...
Robert entendit un soupir d'angoisse soulever
la poitrine de Madame.
Penhoël l'entendit aussi , peut-être, car il se
pencha en avant, puis en arrière, pour interro-
ger le visage de Marthe. Mais le jeune M. de Blois,
soit hasard, soit bonne volonté, fit deux mouve-
CHAPITRE IX. IBl
ments pareils , et le maître de Pcnhoël ne put
rien voir.
Autour de la table, on songeait au rêve de
l'Ange qui avait vu l'aîné couché sur l'herbe et
blême comme un mort.
Quand Robert de Blois reprit la parole, cha-
cun retint son souffle pour écouter mieux.
— J'apporte de bonnes nouvelles, dit-il, et
heureusement ma mésaventure n'y peut rien
changer... Louis de Penhoël, qui est mon ami,
m'a chargé d'embrasser son frère et m'a prié de
lui renvoyer des détails sur toute la famille.
L'observateur le plus clairvoyant n'aurait
point su définir les sentiments contraires qui
venaient en quelque sorte se heurter sur la
physionomie du maître de Penhoël ; d'abord un
élan d'affection revenue , un mouvement vif et
sincère de tendresse fraternelle; puis quelque
chose de glacial, de la défiance et de la peine.
Le bon oncle Jean avait pris la main de Robert
et la serrait en pleurant, parce que Robert avait
dit :
— Je suis son ami...
Ce fut lui qui fit ces questions obligées qu'on
aurait voulu entendre tomber de la bouche du
maître du manoir :
— Où est- il? que fait-il? va-t-il nous reve-
nir?... Pcnse-t-il à nous, lui qu'on aime tant?...
LES BELLES-DE-NUIT. 1. i6
182 LES BELLES-DE-NUIT.
Est-il toujours beau, noble, fort?... Est-il heu-
reux?...
Autour de la table, les convives se rappelaient
à voix basse tout ce qu'on disait dans le pays sur
l'absent.
On parlait de lui aux veillées , et son nom
s'entourait de ce mystérieux respect que les
Bretons accordent aux héros de leurs légendes...
Il était si généreux ! . . .
L'amour que lui portaient les vieillards arri-
vait aux jeunes gens à travers les merveilleux
récits du coin du feu. Ce sont des poètes, ces rus-
tiques conteurs assis au foyer des chaumières
bretonnes ; leurs regrets faisaient à l'absent un
piédestal, et ceux qui ne l'avaient point connu
se le figuraient sous des couleurs presque sur-
naturelles.
— C'est pourtant moi qui ai été son premier
maître! murmura le père Chauvette attendri.
— Quel démon ! grommelait l'homme de loi ;
je n'ai jamais pu lui apprendre le latin !...
— Il me semble que je le reconnaîtrais, disait
Diane , tant j'ai rêvé souvent de lui !...
— Oh!... pas plus que moi! répondait
Cyprienne.
— Moi , s'écriait Roger, s'il ne revient pas,
j'irai le cbercher, fût-il au bout du monde!...
Les filles de l'oncle Jean auraient voulu être
CHAPITRE IX. 185
de jeunes garçons, pour faire et dire comme
Roger de Launoy.
Et tandis que toutes ces paroles se croisaient
émues , c'était miracle de voir l'immobilité
morne du maître de Penhoël et de Madame.
Robert répondait à peu de chose près comme
il l'avait fait au père Géraud dans la salle du
Mouton couronné.
— Il fera jour demain, ajouta-t-il, et je vous
donnerai tous les détails... Seulement, peut-être
y avait-il dans les lettres perdues des choses que
je ne pourrai pas vous dire.
— Ces lettres étaient pour moi?... demanda
Penhoël.
— Il y en avait une pour vous , répliqua
Robert.
— Et pour moi?... demanda timidement
l'oncle Jean.
— Une aussi.
— Et encore?... dit Penhoël.
Robert sembla hésiter. Le souffle de Madame
s'arrêta dans sa poitrine, jusqu'au moment où
le jeune M. de Blois répondit enfin :
— Il n'y avait que cela.
Un peu de sang revint alors aux joues pâles
de Marthe de Penhoël. Sa paupière trembla, et,
sous ses longs cils abaissés, on eût pu voir bril-
ler une larme.
184 LES BELLES-DE-NUIT.
Robert reprit :
— Il est tard et je suis bien las... Mais je ne
voulais pas me reposer sans savoir les sentiments
que l'on gardait ici pour mon pauvre ami Pen-
hoël. Ce que j'ai vu m'a réjoui le cœur... Et la
lettre où je lui parlerai de son frère, de son
oncle... de tout le monde, ajouta-t-il en se tour-
nant légèrement vers Madame , le rendra bien
heureux!... Maintenant, mon très-cher hôte, je
vous demande la permission de me retirer...
Et avant de monter à ma chambre, si ce n'est
pas abuser de votre obligeance, je réclame quel-
ques minutes d'entretien particulier.
Penhoël se leva vivement, comme si cette
requête eût répondu chez lui à un secret désir.
— Je suis à vos ordres, dit-il.
Robert de Blois avait retrouvé son gracieux
sourire. Il salua les convives à la ronde de la
plus galante façon , et serra cordialement la
main de l'oncle Jean.
Mais ce qui enleva surtout les suffrages des
jeunes filles et de Roger de Launoy, ce fut la
respectueuse aisance qu'il mit à porter la main
de Madame à ses lèvres.
Pourtant ni les deux jeunes filles ni Roger
ne pouvaient deviner le mérite de ces baise-
mains-là.
Robert, en effet, en effleurant de ses lèvres
CHAPITRE IX. 185
les doigts blancs de la châtelaine, avait prononcé
quelques paroles d'une voix si basse que Marthe
elle-même eut de la peine à en saisir le sens.
— Madame, avait-il murmuré, il y avait trois
lettres...
Le visage de Marthe ne changea point, mais
sa main devint froide , et longtemps après que
Robert eut disparu avec le maître de Penhoël,
Marthe restait encore sans mouvement et comme
pétrifiée.
Autour de la table, les langues déliées se
dédonnnageaient amplement de leur longue
contrainte. On ne tarissait pas en éloges sur le
jeune M, de Blois, et Vincent, tout seul, pro-
testait par son silence contre ce concert de
louanges.
On attendit le maître du manoir d'abord sans
impatience. Dix heures sonnèrent à la grande
pendule , enfermée dans son coffre de noyer,
puis onze heures. C'était une veille inusitée.
Penhoël, cependant, ne reparaissait point, et
les convives durent se séparer avant son re-
tour.
Les jeunes filles , Roger et Vincent vinrent
tendre successivement leurs fronts au baiser de
Madame, qui resta seule avec l'oncle Jean.
Le vieillard s'assit auprès d'elle, à la place
occupée naguère par l'étranger.
16.
186 LES BELLES-DE-NUIT.
Ils demeurèrent longtemps ainsi sans échan-
ger une parole.
Les grands yeux bleus de Fonde Jean , fixés
sur sa nièce avec mélancolie, disaient une pitié
profonde et un amour de père.
Au bout de quelques minutes, deux larmes
silencieuses roulèrent sur la joue de Madame.
Le vieillard lui prit la main et la pressa contre
son cœur.
— Marthe !... murmura-t-il, ma pauvre Mar-
the!... que de bonheur perdu!...
— Pour toujours!... balbutia la jeune femme
tout en pleurs.
Le vieillard sembla chercher une parole de
consolation, mais peut-être n'y avait-il point de
consolation possible. Il appuya son front décou-
ragé sur sa main.
— Et que de menaces encore dansTavenir!...
reprit Madame avec désespoir.
L'oncle releva sur elle son œil inquiet.
— Vous ne savez pas, reprit Marthe , cet
homme me fiiit peur !
— Pourquoi?
— Il m'a parlé tout bas. . . et peut-être sait-il. . .
Le vieillard eut un sourire confiant.
— C'est un noble cœur que celui de notre
Louis! dit-il, et il est des secrets qu'on ne dit
qu'à Dieu seul !
CHAPITRE IX. 187
Il était plus de minuit lorsque le jeune M. Ro-
bert de Blois mit fin à son entrevue avec le
maître de Penhoël pour gagner la chambre qui
lui avait été préparée.
Dans un cabinet voisin de cette chambre, on
avait dressé un lit à Biaise, qui dormait de tout
son cœur.
Robert, au lieu de se coucher, se prit à par-
courir sa chambre à grands pas. Son esprit tra-
vaillait ; les heures de la nuit s'écoulaient ; il ne
s'en apercevait point.
Les premiers rayons de l'aube mirent des
lueurs grises derrière les carreaux. La lumière
de la lampe pâlit. Le jour était venu...
Robert ne se lassait point de méditer.
Il fallut, pour le distraire de ses réflexions
profondes, la riante visite du soleil matinier,
qui vint se jouer dans les hauts rideaux de la
croisée.
Robert ouvrit la fenêtre ; sa poitrine fatiguée
respira l'air vif et frais avec avidité.
C'était une magnifique matinée d'automne.
Robert avait devant lui le grand jardin de Pen-
hoël, qui rejoignait de riches guérets, des bois,
des prairies courant le long de la colline jus-
qu'au bourg de Glénac. Au bas du coteau, le
marais étendait son immense nappe d'eau, qui
était maintenant tranquille et unie comme une
188 LES BELLES-DE-NUIT.
glace. Au loin, le soleil dorait les sommets des
collines de Saint-Vincent et des Fougcrays. Sur
Textréme pointe de la plus haute de ces collines,
au milieu d'une vieille forêt majestueusement
étagée, se dressait Tancien château seigneurial
de Penhoël, possédé maintenant par la famille
de Pontalès.
La belle et fraîche lumière du matin inondait
l'opulent paysage. Impossible de rêver un coup
d'œil plus gracieux et plus riche à la fois.
Robert souriait. Il comptait les guérets, les
taillis, les prairies; et c'était un regard de con-
quérant qu'il promenait sur la contrée.
Il entra dans le cabinet de Biaise, qui dormait
toujours comme un bienheureux.
— Lève-toi , dit-il en le secouant brusque-
ment.
Le gros garçon se frotta les yeux et sauta sur
le plancher.
— Diable!... grommela-t-il , je rêvais que
nous avions emporté l'argenterie du château, et
que Bibandier, habillé en gendarme, nous con-
duisait à la prison.
Robert le prit par le bras en haussant les
épaules, et l'entraîna jusqu'à la croisée.
— Regarde!... dit-il d'un ton emphatique.
— Tiens, tiens!... s'écria Biaise, dont les
yeux étaient tombés tout d'abord sur le marais 5
I
CHAPITRE IX. 189
ce n'était pas pour rire tout de même!... et il
y avait où nous noyer dans cet étang- là !...
Vois donc, M. Robert... on n'aperçoit presque
plus les saules où nous étions accrochés... Tout
de même, quelle bonne touche tu avais, en pro-
mettant au ciel de devenir un honnête homme !
Robert fit un geste d'impatience.
— Il s'agit bien de cela ! dit-il , c'est par ici
que je te dis de regarder.
— Une jolie campagne, ma foi!
— Oui , répéta Robert en lâchant la bride à
son enthousiasme, une belle campagne, mon
fils !... Depuis le pied du manoir jusqu'à moitié
chemin de ce village que tu aj)erçois là-bas,
tout cela fait partie du domaine de Penhoël î
— Notre patrimoine? dit Biaise; c'est assez
gentil... Mais ce beau château?... ajouta-t-il en
montrant du doigt la maison des Pontalès.
Robert hocha la tête d'un air mystérieux.
— Ce sont nos alliés naturels, répliqua-t-il,
et la journée ne se passera pas sans que je fasse
une visite à ces braves gens-là... En attendant,
songeons à nos petites affaires.
Il tira de sa poche une longue bourse pleine
d'or, et mit une vingtaine de louis dans la main
de Biaise ébahi.
— Où as-tu péché cela? murmura ce dernier.
Pendant que turonllais, je travaillais, mon
190 LES BELLES-DE-NUIT.
bonhomme... Je t'expliquciai cela plus tard, si
j'ai le temps... Tu vas te rendre à Redon, ce
matin , afin de payer notre dépense et celle de
Lola...
— Ah!... fit l'Endormeur, Lola revient sur
Teau?...
— Tu la mèneras chez tous les marchands de
Redon , reprit Robert , afin qu'elle se choisisse
une toilette superbe !... Le prix nV fait rien !...
Quand elle aura achevé ses emplettes , tu la
mettras dans la plus belle voiture que tu pour-
ras trouver là-bas , et tu me la ramèneras leste-
ment... Tu m'entends bien?... Je veux qu'elle
arrive ici avec un train de princesse!
FIN DE LA PREMIERE PARTIE.
DEUXIÈME PARTIE.
I.^JBRÈBE.
Nous sommes aux confins de l'ancien monde,
sur une rampe abrupte, jetant du haut de la
falaise jusqu'à la grève les degrés gigantesques
d'un escalier de rochers.
La mer est devant nous. A droite et à gauche,
les côtes du Finistère découpent leurs bizarres
festons de granit noir, sur lesquels tranche,
comme une rangée sans fin de dents blanches,
l'écume de l'Océan tourmenté.
192 LES BELLES-DE-NUIT.
Au dire d'écrivains sérieux et bien dignes de
foi, quand la tempête gronde sur cette mer
houleuse et terrible, c'est jour de grande fête
pour les gens de ce pays. Derrière ces rocs
noirs, il y a une population qui vit de nau-
frages, et qui, selon le théâtre de la Porte-Saint-
Martin, habite d'immenses galeries souterraines
où il se passe un nombre infini de choses dra-
matiques.
Dans ces grottes surprenantes, qui forment
un curieux décor, tout acteur représentant un
Breton doit ramper ou bondir, mais non pas
marcher ; hurler ou glapir, mais non pas parler.
Ces Bretons sont des sauvages et des cannibales.
Volontiers nos romanciers leur donneraient-ils
la massue et Tœil farouche de Polyphème; vo-
lontiers nos faiseurs de vignettes, pour raffiner
un peu sur la couleur locale, les dessineraient
velus des pieds à la tête comme des orangs-
outangs.
Leur réputation est faite désormais, et quel-
que jour, sur un théâtre quelconque, nous les
verrons manger des femmes et des petits en-
fants, au grand plaisir de notre public parisien.
Pauvre Bretagne ! elle a pourtant des maires
et des adjoints, et des conseillers municipaux !
En conscience, a-t-on le droit de calomnier
ainsi, sans pudeur, des gens qui sont jurés et
CHAPITRE PREMIER. 193
qui font partie de la garde nationale? Ah! si
seulement la basse Bretagne savait lire, mes-
sieurs les mélodramaturges rendraient bon
compte de leurs antiques fîuiaises et de leurs
balourdises ëhontées î
Là-baSj tout au bout de ce cap aigu qui ter-
mine la France, la civilisation marche peut-être
moins vite que chez nous.; mais, au moins, ne
recule-t-elle pas comme aux environs de nos
barrières.
Elle marche. Cacus n'est pas plus fabuleux
que les prétendus fabricants de naufrages de la
baie des Trépassés. Ceux qui exploitent ces
excentricités formidables se trompent tout bon-
nement de siècle : ils auraient plus tôt fait de
chercher dans notre Paris actuel la cour des
Miracles ou l'hôtel du roi desribauds...
Il nous a fallu poser ces prémisses pour avoir
le droit de dire que, le jour où notre récit se
reprend, les rivages d'Ouessant et les falaises de
la côte étaient bordés d'un rang de curieux,
parmi lesquels on n'eût pas trouvé un seul de
ces féroces pécheurs qui sucent le sang tiède des
riches négociants surpris par un naufrage, pas
une seule prêtresse de l'île de Scn, pas l'ombre
d'un druide.
C'étaient tous de bonnes gens, travaillant à la
terre ou h la mer, vivant du poisson conquis
i. 17
194 LES BELLES-DE-NUIT.
dans Ja baie terrible, ou du blc noir arrosé de
leurs sueurs ; des paysans comme vous en avez
tous vu, sauf que les visages étaient ici énergi-
quement marqués de cette empi'einte mélanco-
lique et à la fois vaillante, particulière à la race
bretonne.
Les hommes, avec leurs longs cheveux incul-
tes, les femmes, avec leurs coiffes blanches où
se jouait le vent du large, regardaient de tous
leurs yeux un spectacle qui ne ressemblait à rien
de ce qu'on avait vu de mémoire d'homme, de-
puis Saint-Pol jusqu'à Douarnenez.
Entre la plage, défendue par d'innombrables
brisants, et le soleil qui s'inclinait de plus en
plus vers le niveau de la mer, mettant à la crête
de chaque vague mille étincelles mouvantes, on
apercevait quelque chose d'inconnu et d'inouï :
une sorte de monstre, nageant sans rame ni
voile au milieu de cette mer flamboyante, et
laissant flotter derrière lui comme une énorme
chevelure de fumée.
Les gens postés sur les falaises du continent
voyaient cela confusément et de trop loin, mais
les riverains d'Ouessant, plus rapprochés, pou-
vaient distinguer, quand le soleil se voilait à
demi sous quelque nuage, le corps noir et bas
d'un navire, d'un vrai navire courant par le
calme avec une vitesse d'enfer.
CHAPITRE PREMIER. 195
Ses mâts faibles et nus avaient toutes leurs
voiles carguées; ils ne présentaient pas un seul
pouce de toile au vent.
Et pourtant il courait, il courait ! Son flanc
semblait vomir une longue traînée d'écume, et
les rayons du soleil ne pouvaient point percer ce
noir panache de fumée qui se déroulait au loin
derrière lui.
Qu'était-ce? On se signait avec terreur sur les
falaises et le long des rivages de l'île. On inter-
rogeait les vieillards, qui ne savaient point ré-
pondre. Et comme l'idée des choses de l'autre
monde vient tout de suite aux esprits bretons,
on se disait bien bas que ce navire inconnu,
poussé par une force mystérieuse, était le fa-
meux vaisseau fantôme, dont les matelots parlent
tant aux veillées et que personne n'a vu ja-
mais.
Le vaisseau qui n'a ni gouvernail ni voiles ,
et qui, remorqué par la main de Satan, va plus
vite que le vent des tempêtes...
C'était sans nul doute le présage d'un grand
malheur. Celles dont les frères ou les fils étaient
sur l'Océan, à la grâce de Dieu, s'agenouillaient
et priaient...
Le navire cependant glissait sur la mer étin-
celante, et semblait se jouer des mille écueils
parsemés le long de sa route.
196 LES BELLES-DE-NUIT.
Il suivait une ligne presque parallèleau rivage,
et sa marche sinueuse évitait les rochers sous-
marins, comme si Tétre qui tenait le gouvernail
avait eu le don de voir clair au fond de l'eau.
De près, le mystérieux bâtiment présentait
un aspect pour le moins aussi étrange que de
loin; et si les gens de la côte avaient pu je(er un
coup d'œil sur le pont, ils n'auraient point
changé d'idée touchant la nature diabolique du
navire.
C'était une embarcation assez grande, longue,
effilée, noire. Le pont était propre et luisant
comme le parquet d'un salon fashionable.
A l'avant et au pied du grand mat, dont la
taille était tout à fait en désaccord avec les pro-
portions du navire, quelques matelots travail-
laient, et nul franc marin n'aurait su donner un
nom à leur besogne. A l'arrière, outre le timo-
nier, on ne voyait qu'un groupe composé de
trois hommes d'un aspect véritablement extraor-
dinaire.
Ils étaient abrités contre les rayons du soleil
couchant par une manière de tente dont chaque
pan était formé par un grand châle de cache-
nn're aux douces et chatoyantes couleurs.
L'un des trois hommes était couché sur une
pile de coussins, et tenait entre ses lèvres le bout
d'ambre d'une longue pipe indienne.
CHAPITRE PREMIER. 197
Les Anglais appellent nababs une sorte d'a-
venturiers, enrichis dansTInde, et qui reviennent
en Europe avec des fortunes, pour la plupart du
temps princicres, qu'ils dépensent selon les
mœurs asiatiques.
Notre inconnu n'était en réalité qu'un nabab;
mais les bonnes gens de la côte l'auraient pris
assurément pour le roi des enfers en personne.
C'était un homme jeune encore, d'une taille
haute, à la fois robuste et gracieuse, mais que
semblaient amollir des habitudes d'indolente
paresse. Ses traits merveilleusement fins, et ré-
guliers dans leur mâle ensemble, avaient subi
énergiquement l'influence du soleil des tropi-
ques; mais la teinte de bronze qui couvrait son
visage allait bien à ses yeux noirs, frangés de
longs cils soyeux. Ses cheveux relevés se ca-
chaient presque entièrement sous un bonnet de
cachemire ; sa barbe, taillée à la mode des Per-
sans, tombait en masses flexibles et brillantes
jusque sur sa poitrine. Il portait une robe de
soie légère qu'une ceinture lâche retenait autour
de ses reins.
Il fumait lentement, aspirant çà et là une
bouffée de son tabac à la cendre perlée, dont les
vapeurs embaumaient h tente. Ses yeux na-
geaient dans le vide. On eût dit qu'un divin
sommeil le berçait.
17.
198 LES BELLES-DE-NUIT.
Dans la mollesse profonde de ce repos, il y
avait de la force ; sous cette rêverie lourde, on
devinait Tintelligence et l'audace engourdies.
Mais ce qui frappait surtout en cet homme,
c'était la beauté.
Loin de voiler cette beauté hautaine, la non-
chalance où il s'endormait à plaisir lui était
comme une de ces fières draperies qui, tout en
recouvrant la ligne antique, l'accusent et en font
saillir aux yeux les nobles perfections.
L'un de ses deux compagnons, agenouillé à
ses pieds, entretenait le feu dans le fourneau
sculpté de sa pipe, et lui offrait de temps en
temps une petite tasse du Japon pleine de sor-
bet glacé ; l'autre, debout derrière les coussins,
agitait au-dessus de son front un éventail de
plumes.
Ils étaient noirs tous les deux comme des
statues d'ébéne, mais leurs traits ne présen-
taient point ces lignes obtuses et camardes qui
distinguent les nègres de la côte de Guinée.
C'étaient deux profils grecs , taillés dans du
marbre noir, et sous le jais luisant de leur peau
il fallait reconnaître le type pur de la race
caucasienne.
Les matelots, disséminés sur le pont, sem-
blaient craindre de franchir la ligne qui séparait
en deux le navire. Le nabab et ses sombres ser-
CHAPITRE PREMIER. 199
viteurs excitaient constamment l'attention cu-
rieuse de réquipage, mais on ne jetait vers eux
que des regards timides.
Le capitaine, gros Anglais à ]a figure honnête
et froide, se promenait à pas comptés le long du
plat-bord. De Fautre côté du navire, un jeune
marin s'asseyait, les bras croisés, sur les bastin-
gages. Il avait la tête penchée contre sa poitrine,
et sa figure disparaissait presque tout entière
sous ses grands cheveux épars. Malgré ce voile,
on sentait en quelque sorte sur ses traits pâles
une douleur morne. Il y avait du désespoir dans
cette pose insouciante et affaissée qui le penchait
en équilibre au-dessus de l'abîme.
S'il y avait un péril, le jeune matelot ne s'en
inquiétait guère. Parfois même, il s'inclinait
davantage en dehors de la balustrade, et ses
yeux, où brillait alors un feu subit, semblaient
regarder avec envie l'eau transparente...
On ne faisait nulle attention à lui. Tous les
regards étaient pour le nabab. Pour ne point
troubler son repos , les ordres se donnaient
presque à voix basse ; on menait la manœuvre
sans bniii, rt le navire creusait silencieusement
son sillage.
Si quelque barque de pêcheur venait à couper
la ligne blanche qu'il semait loin derrière lui,
l'équipage breton, enveloppé soudain dans un
200 LES BELLES-DE-NUIT.
nuage de fumée, se signait en tremblant comme
les gens de Ja côte, et tâchait d'épeler sur la
poupe de l'étrange navire les lettres d'or qui
composaient le mot inconnu :
EREBUS.
Mise à part toute idée superstitieuse, les
pécheurs de la côte et les paysans rassemblés
sur le rivage voyaient là une des plus rares
merveilles qu'il eût été donné à l'homme de
contempler. De moins ignorants et de moins
crédules eussent éprouvé à cet aspect une sur-
prise pareille.
L'œuvre hardie et miraculeuse du génie hu-
main leur apparaissait à l'improviste.
VÉrèhe était le premier bâtiment à vapeur
qui eût coupé encore les vagues de l'Océan.
On niait, en ce temps, la vapeur, non-seule-
ment j)armi le peuple, mais dans les classes les
plus éclairées, comme on pourrait nier, de nos
jours, la possibilité des voyages aériens.
I/Érèbe avait été essayé dans la Tamise, puis
frété par notre nabab pour le trajet de Londres
à Bordeaux.
On se faisait alors une o})inion fort exagérée
des périls d'une semblable navigation, et c'était
peut-être pour cela que notre nabab l'avait en-
treprise.
CHAPITRE PREMIER. 201
Il y a des hommes qui n'aiment point à
enfourcher la selle, sinon sur des chevaux sau-
vages et fougueux, que nul écuyer n'a su domp-
ter encore.
Ce nabab était un personnage remarquable :
en dehors même de sa richesse et de ses mœurs
bizarres, il méritait à plus d'un titre l'atten-
tion curieuse que lui portait l'équipage de
l'Érèbe,
A bord on savait un peu son histoire. Il se
nommait Berry Montait et portait le titre de
major. Mais c'était de sa part pure modestie, car
on n'ignorait point qu'il avait été général en
chef des troupes de l'iman de Mascate, prince
souverain de cet empire africain confinant à
l'Asie, qui mesure plus d'étendue que la France
réunie à l'Angleterre.
Il était arrivé à Londres six ou huit mois au-
paravant, accompagné d'une suite vraiment
royale. Il avait acheté un de ces rares palais
qu'exclut ordinairement la plate uniformité de
Londres, et qui était situé au bout de Portland-
Place, en face du parc du Régent.
Là son luxe avait étonné la ville qui ne s'étonne
de rien. Dans cette lutte de magnificence effré-
née qui commence tous les ans au mois de mars
pour finir vers la fin de juin, et qu'on appelle
la saison^ il avait vaincu les plus riches et les
202 LES BELLES-DE-NUIT,
plus fous. En quelques jours, Londres avait su
son nom , et connu ce visage indolent et hardi
qu'on n'oubliait point après l'avoir regardé
seulement une fois. A son insu, il avait été pro-
clamé le roi de la mode, le lion, le dieu...
On parlait avec admiration de l'étrange roman
de sa vie : Montait avait gagné des batailles ran-
gées et conquis des royaumes. Il ne manquait
pas de gens pour citer les noms baroques de ses
victoires et suppléer ainsi au défaut absolu de
journaux qui se fait sentir dans l'empire de
l'iman de Mascate.
Avant de vaincre les hommes, il avait, disait-
on, mené une existence solitaire et sauvage dans
l'intérieur de l'Afrique. Il avait terrassé les
grands tigres du Soudan et lutté corps à corps
avec les lions de l'Atlas...
C'était un héros. Sa gloire, méritée ou non,
s'enflait sans relâche. L'invention s'additionnait
avec la réalité pour lui faire une bizarre et
romanesque renommée.
Et comme il passait, toujours insouciant et
dédaigneux, au milieu de la foule, l'invention
s'échaufl'ait jusqu'à l'enthousiasme; car la foule,
semblable à une femme coquette, prodigue ses
faveurs à qui ne les veut point.
Montait était beau, jeune, noble. Il avait au
plus haut degré ce prestige que donnent les
CHAPITRE PREMIER. 205
aventures. C'en était assez, et pourtant ce n'é-
tait pas tout. Sa fortune atteignait, en outre, au
dire des nouvellistes, des proportions inusitées,
et ne consistait en rien de ce qui constitue la
fortune dans nos pays européens.
II n'avait ni terres, ni châteaux, ni actions
de mines, ni créances sur le trésor. Sa richesse
était excentrique comme lui-même. Ses millions
tenaient dans le creux de sa main.
Il possédait une boite dont personne n'avait
vu jamais le contenu.
Cette boîte, que le roi George n'aurait peut-
être pas pu acheter, était en bois de sandal,
incrustée de diamants, gros et petits, disposés
comme au hasard.
Il y avait déjà des places vides sur le couver-
cle de la boîte; car, aussitôt que l'or manquait
dans sa caisse. Montait arrachait un des dia-
mants les plus petits, et le vendait, comme un
prodigue aliène, l'une après l'autre, les terres de
son héritage.
Mais on croyait qu'il en restait encore assez
pour fatiguer la prodigalité la plus folle, pen-
dant la plus longue de toutes les vies.
Aussi ne se génait-il point. Son hôtel de
Portland-Place ressemblait au palais d'un sou-
verain des Mille et une Nuits, On disait qu'il
avait cinquante chevaux sans prix dans son écu-
204 LES BELLES-DE-NUIT.
rie, une armée d'esclaves, et un sérail de cin-
quante femmes!
Ceci, nous devons le reconnaître, n'avait ja-
mais été parfaitement constaté, mais le fait
passait pour acquis, et personne ne songeait à le
révoquer en doute.
De quoi Montait n'était-il pas capable?...
Ce luxe était, quoi qu'il en soit, sans exemple
dans l'histoire de la fashion britannique. Les
ladys scandalisées en tenaient bon compte au
nabab. Le harem de Montait laisait les frais de
tous les thés de la noblesse et du gentry dans le
précieux West-End.
Cinquante femmes! Des beautés asiatiques
et africaines. Des houris de Circassie, des Vé-
nus de Madagascar! Et aussi de belles filles de
Londres en vérité, des sylphides de Paris, des Ita-
liennes, des Espagnoles. On faisait, Dieu merci,
la collection complète ! Pour comble, on ajou-
tait que Berry Montait s'ennuyait profondément
au sein de ces délices. Ceux qui prétendaient
savoir disaient qu'il ne franchissait jamais les
portes closes de son paradis.
Quel inépuisable sujet d'entretien ! Quel plai-
sir on aurait eu h surprendre les secrets de ce
cœur blasé ! Ce qu'on savait donnait si extrême
envie d'en savoir davantage !
Les on dit se croisaient. Quelques-uns pré-
CHAPITRE PREMIER. 205
tendaient que le nabab avait Tâme dure comme
les diamants de sa boîte de sandal, et qu'il
éprouvait un plaisir cruel à broyer sous ses pieds
le bonbeur d'une femme. D'autres affirmaient
qu'il aimait un être mystérieux, caché à tous
les regards.
Pour les uns, il était froid comme un Anti-
noiis de marbre ; pour les autres, il était jaloux
comme Othello...
Pour tous, le secret de son existence avait,
sur le chapitre des femmes, quelque chose de
sombre et de terrible...
Mais il y avait une bien autre énigme ! Ces
femmes elles-mêmes, qui pouvait les retenir
ainsi cloîtrées dans un pays libre? Était-ce
l'avidité ou l'amour?...
Quant à la moralité de ce luxe fantastique, il
y avait une chose désolante. Montait n'avait pas
même, pour son sérail, l'excuse de la religion.
Il ne connaissait point Mahomet , et se déclarait
aussi bon calviniste que le doyen de Saint-
Paul.
Les ladys blâmaient énergiquement et se dé-
claraient choquées, ce qui est le suprême plaisir
des ladys ; mais elles s'occupaient outre mesure
du major Berry Montait, et chacune d'elles pou-
vait se persuader, in petto, que si le nabab avait
eu le bonheur de posséder Sa Seigneurie pour
!• 18
206 LES BELLES-DE-NUIT.
cinquante et unième aimée , il aurait donné
congé bien vite à toutes les autres.
Un volume ne suffirait pas à rapporter tout
ce qui se disait d'absurde ou de raisonnable sur
le major Berry Montait. C'étaient tantôt des
louanges outrées, tantôt des calomnies folles.
Ici on exaltait sa charité prodigue qui répandait
autour de lui For à pleines mains; là on préten-
dait tout bas qu'un grand crime pesait sur sa
vie passée, et que son opulence avait odeur de
sang. Au dire des uns, il était fier et réservé au
point de refuser orgueilleusement sa main d'a-
venturier à un membre du haut parlement ; au
dire des autres, on l'avait vu attablé dans quel-
que taverne des environs de Covcnt-Garden ,
fraternisant avec les boxeurs et les entraî-
neurs.
Les éclectiques concluaient que tout cela était
vrai en masse. Montait était généreux et crimi-
nel comme les héroïques brigands de théâtre ;
il était à la fois superbe et curieux des bizarres
joies du bas peuple. Aroun-al-Raschid et son
visir Giafar n'allaient-ils pas jadis courir la pré-
tantaine dans les cabarets de Bagdad?
La chose évidente, c'est que Montait était
le plus capricieux des nababs, étant accordé
que les nababs sont les plus capricieux des
hommes...
CHAPITRE PREMIER. 207
Berry Montait quitta Londres comme il y
était entré , à l'improviste , et d'une façon
éblouissante.
Le jour de son arrivée, on avait vu sa litière
indienne, suivie par des équipages dignes d'un
roi, monter lentement Regent-street, au milieu
d'une foule innombrable de cockneys, pour ga-
gner son palais de Portland-Place.
Le jour de son départ, on vit sa magnifique
voiture, entourée de ses noirs à cbeval, se diri-
ger vers la Tamise où l'attendait l'Érebe, frété
par lui seul.
Une circonstance dut quelque peu dérouter
les gloseurs qui avaient colporté de si belles
histoires touchant le harem de Portland-Place.
Montait n'emmenait avec lui qu'une seule
femme, dont le visage se cachait sous des voiles
épais.
Mais en définitive, cela ne prouvait absolu-
ment rien. Les autres sultanes du nabab avaient
été sans doute congédiées avec de riches pré-
sents.
Et les ladys avaient été trop doucement cho-
quées pour avouer jamais que le prétendu sérail
de Berry Montait était une pure et simple chi-
mère...
Quand les premiers flocons de fumée sortirent
des cheminées de UÉrèbe^ on ne voyait pas le
208 LES BELLES-DE-NUIT.
pave de London-Bridgc, tant la foule des ba-
dauds était drue !
Au moment où Teau de la Tamise se blanchit
sous les premiers tours des roues, il y eut de
chaudes acclamations.
On saluait à la fois le premier steamer, af-
frontant les périls de l'Océan , et le roi des
nababs !
Berry Montait était entré avec sa compagne
sous la tente de cachemire qui occupait l'arrière
de VÉrèhe, Le navire s'ébranla. On aperçut
durant quelques instants encore la noire cri-
nière de fumée, déroulant au soleil ses masses
changeantes, puis tout disparut dans la direc-
tion de Greenwich.
Londres était veuf de son nabab cher, et re-
tombait en proie à lord Chesterfield, au marquis
de Waterford et à tous ces pauvres seigneurs
qui se damnent, depuis des siècles, avec une
tristesse héroïque , rossant le guet toujours ,
arrachant les marteaux des portes, ne se lassant
jamais de boxer les porteurs de charbon et de
boire en bâillant des tonneaux de xérès.
Il y avait quarante-huit heures que les mate-
lots de VÉrèhe avaient perdu de vue les tours
jumelles de Westminster ; aucun accident n'a-
vait signalé jusqu'alors le voyage; malgré les
CHAPITRE PREMIER. 209
hésitations de manœuvres inséparables d'un
premier essai, tout donnait à croire que la tra-
versée serait complètement heureuse, et que
VÉrèhe triomphant ferait le lendemain son
entrée solennelle dans le port de Bordeaux.
La mer, calme et belle, semblait sourire à
cet hôte nouveau qui venait tenter ses hasards.
Les trois quarts des matelots étaient oisifs, et
employaient leur temps à causer du nabab.
Tout ce que nous venons de dire était raconté
par les plus savants avec force addition et va-
riantes. Les marins de tous les pays sont d'in-
trépides romanciers. La vie de Montait, déjà si
étrange en réalité, prenait, en passant par leur
bouche, une couleur tout à fait surnaturelle.
Et plus l'histoire gagnait en merveilles, plus
les regards des matelots, sans cesse attaches sur
Montait, devenaient curieux et timides.
Il y avait pour eux, autour de son mâle vi-
sage au repos , comme une auréole fantasti-
que. Dans la pensée d'une réunion de marins,
un tel être ne pouvait pas rester sans influence
sur le sort du bâtiment qui le portait.
Les uns croyaient fermement que Berry Mon-
tait était le bonheur du marin ; les autres ho-
chaient la tête en glissant une œillade craintive
vers les deux noirs enfants de Madagascar et
disaient :
18.
210 LES BELLES-DE-NUIT.
— Que Dieu nous protëge !...
Un seul matelot sur le pont de VÉrèbe restait
complètement en dehors de ces préoccupations.
C'était le jeune marin à la longue chevelure,
qui se tenait toujours à l'écart, appuyé contre
le bastingage. Il ne voyait rien de ce qui se pas-
sait autour de lui, et sans le tressaillement dou-
loureux qui agitait parfois le bas de sa figure
pâle, on aurait pu croire que le sommeil Favait
surpris.
Aux matelots qui prenaient le soin d'arranger
sa vie en naïve épopée, Berry Montait n'avait pas
accordé un coup d'œil ; mais son regard était
tombé deux ou trois fois, par aventure, sur le
jeune marin qui ne s'occupait point de lui.
Il fallait assurément quelque chose de plus
grave pour déranger la paresseuse rêverie du
nabab; néanmoins, une fois, au moment où il
regardait le jeune matelot, celui-ci avait rejeté
en arrière son épaisse chevelure, découvrant
tout à coup les traits pâles et tristes de son
visage.
L'œil de Montait s'était un instant animé , et
une nuance d'intérêt s'était fait jour sous sa non-
chalante insouciance.
Ce visage inconnu faisait-il renaître en lui un
lointain souvenir?
Le soleil se couchait parmi les vapeurs rosées
CHAPITRE PREMIER. 211
de rhorizon ; Tair était tiède, le ciel limpide.
L'œil de Montait se perdit bientôt de nouveau
dans le vide.
On avait doublé Ouessant, et File de Molène
montrait, au sud-est, sa côte rocheuse. Le nabab
repoussa le tuyau de sa pipe et fit un geste de
fatigue.
— C'est long !... murmura-t-il en se parlant
à lui-même ; et il n'y a rien au bout du voyage î . . .
Sa tête s'enfonça dans l'édredon des coussins,
et ses yeux se fermèrent.
— Seïd!... dit-il.
Le noir qui tenait l'éventail se dressa sur ses
pieds et demeura immobile aux côtés de son
maître.
— Va me chercher Mirze, reprit le nabab
sans ouvrir les yeux.
Seïd s'élança vers l'escalier conduisant aux
cabines.
Ses pieds nus effleuraient à peine le parquet
brillant du pont.
Au moment où il atteignait l'écoutille, la voix
du nabab s'éleva de nouveau.
~ Seïd!...
Le noir revint, docile.
Montait murmurait :
— Que lui dirai-je?... Je ne l'aime pas... Oh!
ceux qu'on nomme les malheureux ont un dé-
212 LES BELLES-DE-NUIT.
sir, au moins, et parfois une espérance!...
Il y avait autour de ses lèvres un sourire
amer.
Les matelots disaient :
— C'est trop heureux!., ça ne sait pas ce
que ça veut!...
—Rien ! . . . poursuivait Montait , c'est la vie !.. .
et qu'y a-t-il après la mort?...
Il rouvrit les yeux et vit Seïd qui attendait
ses ordres.
— Appelle le capitaine, dit-il.
Seïd obéit silencieusement comme toujours.
Le capitaine s'avança le chapeau à la main.
~ Où sommes-nous? demanda Montait.
— Sur la côte du Finistère, s'il plaît à Votre
Seigneurie, milord, répondit l'Anglais avec res-
pect.
— La Bretagne!... gronda Montait; encore
la Bretagne!... Nous verrons donc toujours ce
haïssable pays!...
Le capitaine était un bon vivant, un de ces
Anglais doux, patients, flegmatiques, entêtés,
qui se rencontrent parfois, et dont le commerce
facile contraste avec la repoussante humeur du
Saxon de sang pur. Il n'était pas fâché de cau-
ser un peu avec son passager millionnaire.
— Avec la permission de Votre Seigneurie,
répondit-il, nous verrons les côtes de Bretagne
CHAPITRE PREMIER. 213
jusqu'à la nuit, qui ne tardera pas à tomber...
et demain nous entrerons dans la rivière de
Bordeaux.
— C'est long !... dit Montait.
— Pas trop!... surtout pour Votre Seigneu-
rie qui a fait le tour de l'Afrique!... Mais ce
n'est pas commun, inilord, de trouver des gens
qui s'ennuient à regarder les côtes du Finistère !
Voilà dix ans que je fais la traversée de Londres
à Bordeaux deux fois par semaine, sur les an-
ciens paquebots à voiles, et j'ai toujours vu les
gentlemen s'extasier sur la beauté du paysage.
Mais milord a peut-être ses raisons pour ne pas
aimer la Bretagne...
Montait se souleva sur le coude; ses sourcils
s'étaient froncés.
— La Bretagne!... répéta-t-il , la Breta-
gne!... Il y a des choses qu'on déteste sans les
connaître... Il me tarde de ne plus voir cette
côte grise et aride que ne peuvent égayer le ciel
bleu et le beau soleil...
Il jeta vers le rivage un regard où il y avait
une véritable haine ; puis ses yeux se tournè-
rent vers la haute mer.
— Tout ça dépend des goûts, murmura phi-
losophiquement l'Anglais ; moi la Normandie,
la Bretagne, la Vendée, la Guienne... ça m'est
égal.
^U LES BELLES-DE-NUIT.
En changeant de direction , Tœil du nabab
avait rencontré le jeune matelot, toujours im-
mobile à la même place.
— Qu'est-ce que c'est que cet enfant-là?...
demanda-t-iL
— C'est le Breton, répondit le capitaine.
Les sourcils de Montait se froncèrent davan-
tage.
— Encore!... s'écria-t-il ; c'est bien cela ! on
les trouve partout... comme les juifs qui ont
renié Dieu !
— Décidément, milord n'aime pas la Breta-
gne, dit le capitaine... La barre à tribord,
toi!... ajouta-t-il en s'adressant au timonier, et
vous autres, chauffez!... Milord, nous allons
gagner un peu au large pour faire plaisir à
Votre Seigneurie... Voici la brume qui s'élève
du côté de la terre... dans vingt minutes, nous
ne verrons plus que le ciel et l'eau.
On entendit grincer les gonds du gouvernail,
et la cheminée vomit une vapeur plus noire. Le
navire, changeant de direction, mit le cap sur
la haute mer.
Mais, au moment où il s'élançait dans cette
ligne nouvelle, un fort craquement se fit enten-
dre sous la hanche droite du navire, et chacun,
sur le pont, éprouva une brusque secousse.
Presque au même instant, l'Érèbe tourna sur
CHAPITRE PREMIER. 215
lui-même avec rapidité. La roue de gauche, mue
par une vapeur plus intense, faisait jaillir Teau
ëcumante, mais la roue de droite ne fonction-
nait plus.
L'Erebe avait touché contre un de ces nom-
breux écueils à fleur d'eau qui défendent les
abords d*Ouessant.
— Stop!.,, cria le capitaine sans trop s'émou-
voir.
La vapeur siffla dans la soupape, et VÉrèhe
cessa de tourner.
— Qu'y a-t-il donc?... demanda Montait.
— S'il plaît à Votre Seigneurie, répondit
l'Anglais tranquillement, il y a que nous ne
battons plus que d'une aile... Notre roue de
tribord est brisée... et nous allons être forcés,
j'en suis désolé pour vous, milord, de relâcher
dans le port de Brest.
— Je m'y oppose!... dit sèchement Mon-
tait.
L'Anglais salua.
— Milord, répliqua -t-il humblement, le navire
est à ma garde... et c'est en virant de bord pour
complaire à Votre Seigneurie...
— Jamais je ne mettrai le pied sur cette terre
maudite, interrompit Montait dont le front pâ-
lissait sous le bronze de sa peau ; jamais, vi-
vant!.., jamais!
216 LES BELLES-DE -NUIT.
II y avait sur son visage, tout a l'heure si
froid, une émotion extraordinaire.
— Milord !... voulut dire le capitaine.
Montait Finterrompit encore.
— Moi, toucher le sol de la Bretagne ! reprit-
il avec une exaltation croissante; moi ! . . . moi ! . . .
Vous ne savez donc pas?... Je suis Tennemi de
toutce qui porte un nom breton... Un Breton !...
est>ce un homme?... Moi qui jette l'or à pleines
mains, je verrais un Breton me demander l'au-
mône à genoux, sans lui donner un morceau de
pain!... Là !... là!... tenez... sous mes yeux!...
ajouta-t-il en montrant la mer avec un geste d'une
énergie terrible, je verrais un Breton périr...
périr, entendez-vous?... et je ne lui tendrais pas
la main!...
Le capitaine regardait Montait avec étonne-
ment. Aux yeux des hommes froids, ces colères
soudaines dont le motif ne se devine point sont
une grande preuve de faiblesse.
Le capitaine se tourna vers le groupe des ma-
rins qui attendaient, indécis, auprès de la ma-
chine, muette maintenant et immobile.
— Bordez les voiles! dit-il. Il y a un mois,
milord, ajouta-t-il, si vous m'aviez fait l'honneur
de prendre mon ancien paquebot, je vous aurais
assuré de grand cœur contre toutes ces misères...
mais on veut inventer toujours et faire mieux
CHAPITRE PIIEMIER. 217
que le bien ! . . . L'Érèbe est un bateau à vapeur. . .
Malgré tout le désir que j'ai de vous montrer
mon respect , je ne peux pas le mener sous voi-
les jusqu'à Bordeaux.
Les yeux noirs du nabab n'avaient plus déjà
cet ardent éclat qui naguère illuminait sa pru-
nelle; ce puissant courroux, qui semblait devoir
briser tout obstacle, tombait peu à peu et s'af-
faissait sous le poids de sa paresse.
— Quand j'ai mis le pied sur votre pont, dit-
il pourtant, vous m'avez affirmé que j'y étais le
maître... Jusqu'à cette beure, je n'ai rien or-
donné.
— Milord, répliqua l'Anglais, je réponds de-
vant Dieu de votre vie et de celle de mes
liommes.
Les deux noirs écoutaient et regardaient.
Leurs sombres visages disaient naïvement la
surprise qu'ils éprouvaient à voir une créature
humaine résister à leur maître.
Le nabab avait remis sa tête sur les coussins.
— Si je vous donnais mille livres, murmura -
t-il, iriez- vous tout droit à Bordeaux?...
— Mille livres! répéta l'Anglais; quand la
peste serait sur les côtes de Bretagne, on n'en fe-
rait pas davantage !...
— Deux mille livres, dit le nabab qui ferma
ses yeux à demi.
LES BELLES-DE-RUIT. i. 19
218 LES BELLES-DE~NUIT,
— Impossible! milord.
Les sourcils de Montait se rapprochèrent lé-
gèrement. Ce fut tout. Il donna congé au capi-
taine d'un geste insouciant et ennuyé. Puis,
il ferma tout à fait les yeux, et demanda sa
pipe. Un nuage odorant s'éleva bientôt sous
les tentures de cachemire, et, quelques secondes
après, le nabab semblait replongé dans son in-
dolence habituelle.
Les deux noirs étaient là, Tœil au guet, prêts
à deviner sa moindre fantaisie. Seïd soutenait la
pipe d'ambre, tandis que son camarade agitait
doucement les plumes flexibles de l'éventail.
Impossible de se figurer un degré plus absolu
de mollesse. A voir cet homme, on songeait au
somnolent égoïsme de la Sybaris antique. L'apa-
thie du corps et de la pensée étendait comme un
voile lourd sur sa noble beauté. Il eût fallu la
foudre pour l'éveiller de cet accablant sommeil.
On devait se dire que tout était mort en lui, et
qu'il aurait vu sans bouger ni s'évanouir la fin du
monde.
Tout était mort, excepté cette haine bizarre
contre un pays inconnu : la Bretagne...
Depuis qu'il avait touché la terre d'Europe,
son front basané ne s'était rougi qu'une fois :
c'était h l'idée de mettre le pied sur cette côte de
Bretagne î
CUAPITUE PREMIER. 219
Était-ce une folie? Et Dieu châtiait-il ainsi
cette fière nature qui semblait s'anéantir dans
l'inertie, après avoir sans doute use toutes les
délices, épuisé toutes les ivresses?...
La brume tombait. Les gens d'Ouessant n'a-
vaient pu voir la métamorphose qui changeait
le brillant steamer en une pauvre barque à
voiles. L'Érèbe louvoyait avec lenteur parmi les
écueils et les courants qui sont à l'ouest de Mo-
Icne. 11 gouvernait de son mieux vers la rade de
Brest.
Le soleil s'était couché au loin dans la haute
mer.
La nuit venait. Il n'y avait point de lune au
ciel resplendissant d'étoiles.
Montult, perdu dans un demi-sommeil,
voyait glisser autour de lui les matelots comme
autant d'ombres silencieuses.
Tout à coup il lui sembla qu'une de ces ombres
se dressait au-dessus des autres, à tribord, pour
disparaître bientôt dans la nuit.
La mer rendit un bruit sourd.
En même temps un cri s'éleva :
— Un homme à la mer î
D'autres disaient:
— Le Breton ! . . , c'est le Breton ! . . .
Montait était sur ses pieds. C'eût été mer-
veille pour ceux qui l'avaient vu naguère an-
220 LES BELLES'DE-NUIT.
nihilé, pour ainsi dire, dans sa précédente inertie,
d'admirer maintenant l'élastique vigueur de sa
taille.
On eût dit un de ces beaux lions du désert
qui, s'éveillant tout à coup de leur superbe pa-
resse, s'élancent d'un seul bond, franchissant
des espaces énormes...
Avant que le capitaine eût donné les ordres
usités en pareil cas, le pred de Montait touchait
du premier saut la barre de fer du bastingage,
et , l'instant diaprés , il disparaissait sous les
vagues.
En même temps que le bruit de sa chute, on
entendit deux bruits pareils : c'étaient Seïd et
son noir compagnon qui venaient de plonger à
leur tour.
Par le calme qu'il faisait, on n'avait pas eu de
peine à rendre le navire stationnaire. Deux
minutes s'étaient à peine écoulées que Mon-
tait, aidé de ses noirs, ramenait le jeune ma-
telot breton, qui n'avait pas même perdu con-
naissance.
Le capitaine tendit la main à Montait pour
l'aider à remonter sur le pont. 11 y avait sur les
traits du brave Anglais une véritable émotion.
— Milord , voulut-il dire. Votre Seigneurie
a-t-elle honte de son cœur généreux et noble?...
Vous disiez tout à l'heure...
CHAPITRE PREMIER. 221
Montait lui imposa silence d'un geste brusque
et froid, puis il se dirigea vers sa cabine en
donnant l'ordre qu'on lui amenât le jeune mate-
lot.
On avait de'coré avec un luxe exquis l'appar-
tement que devait occuper le nabab durant la
traversée. Au milieu d'un petit salon, parfumé
selon la coutume asiatique, et tendu de soie du
haut en bas. comme ces coffrets mignons des-
tinés à renfermer les objets précieux, il y avait
une femme jeune et belle, couchée, elle aussi,
sur des coussins, et qui semblait rêver triste-
ment. A l'entrée de Montait, elle appela sur ses
lèvres un sourire qui, malgré elle, s'imprégna
de mélancolie.
— Enfin!... murmura-t-elle ; je ne vous ai
pas vu de tout le jour, Berry !... et je suis bien
malheureuse quand je ne vous vois pas.
Montait la baisa au front, et au moment où la
jeune femme rougissait de plaisir, il dit froide-
ment :
— Je veux être seul, Mirze, laissez-moi.
La pauvre Mirze courba la tête et se retira,
obéissante.
Seïd introduisait en ce moment le jeune ma-
telot breton.
Celui-ci avait rejeté en arrière les mèches
mouillées de sa chevelure. On découvrait main-
19.
222 LES BËLLES-DË-NUIT.
tenant son visage qui annonçait une grande
jeunesse, bien qu'il fût amaigri déjà et pâli par
Ja souffrance.
C'était une physionomie pensive et hautaine
où se devinait un cœur droit, mais défiant, et
comme une sauvage ignorance de h\ vie.
— Monsieur, lui dit Montait après avoir
éloigné son noir du geste, répondez-moi fran-
chement ou ne répondez pas du toul... c'est par
l'effet de voire volonté que vous êtes tombé à
la mer?
— Oui..., répliqua le Breton qui tenait la
tête haute et les yeux baissés.
Montait le considérait avec une attention
croissante et son regard arrivait à exprimer un
degré d'intérêt extraordinaire. On eût dit que
tout au fond de son âme engourdie de vifs sou-
venirs s'éveillaient.
— Vous clés bien jeune, reprit-il, pour être
fatigué déjà de la vie.
— J'ai plus de vingt ans, répliqua le ma-
telot.
— Vingt ans!... murmura Montait comme
si ces mots se rapportaient à lui-même dans le
passé.
Puis il ajouta :
— Pourquoi voulicz-vous mourir?
Le Breton garda le silence.
CHAPITRE PREMIER. 225
— Est-ce parce que vous êtes pauvre ? pour-
suivit Montait dont la voix s'adoucissait jusqu'à
devenir paternelle.
La joue du jeune matelot se couvrit de rou-
geur.
— Vous m'avez sauvé la vie..., dit-il comme
pour excuser auprès de lui-même ce que pou-
vait avoir de blessant cet interrogatoire.
Ses yeux ne se relevèrent point, mais sa phy-
sionomie était un livre ouvert où s'écrivait lisi-
blement sa pensée.
Comme Montait ne répétait point sa question,
il répondit enfin à voix basse :
— On ne se tue pas pour cela !...
— C'est vrai , dit Montait. Mais pourquoi?...
La tête du jeune matelot s'inclina sur sa poi-
trine.
Montait attendit un instant ; puis il poursui-
vit encore :
— Vous êtes Breton?
— Oui.
-— On dit que les Bretons aiment leur pays ,
et voilà bien peu de temps que la France est en
paix avec l'Angleterre... Comment se fait-il (|ue
vous soyez sur un navire anglais?
Celle fois, le matelot répondit sans hé-
siter :
Quand je quittai mon père, ce fut pour
224 LES BELLES-DE-NUiT.
servir le roi... On me fit novice à bord d*une
frégate... Un des officiers m'insulta un jour dans
le port de Brest... je le tuai.
— En duel?
— Je suis gentilhomme.
Le sourire amical du nabab eut une légère
nuance d'amertume.
— Ahî... fit-il, vous êtes gentilhomme!...
Moi je ne le suis pas !... Et serait-ce le remords
d'avoir commis un meurtre qui vous poussait au
suicide ?
Le Breton secoua la tête.
— Vous ne voulez pas vous confier à moi?
reprit Montait ; c'est votre droit... le mien est
de vous parler comme un père... Je n'aime ni
votre race ni votre caste, jeune homme... mais
votre figure est comme le miroir d'un brave
cœur... vous me plaisez... A votre âge un mal-
heur, si grand qu'il soit, ne peut être sans re-
mède... Il faut que vous me promettiez de
vivre.
Le Breton releva sur Montait son regard où il
y avait encore un peu de défiance farouche et
beaucoup de gratitude.
— Depuis que j'ai quitté mon pauvre vieux
père, murmura-t-il, je n'ai trouvé partout qu'in-
dilFéreiice et dureté... Merci, milord... je me
souviendrai de vous et je prierai pour vous...
CHAPITRE PREMIER. 225
Quant à la promesse que vous ine demandez, je
mêla suis déjà faite à moi-même... Se tuer est,
dit-on, l'acte d'un lâche et d'un impie... je suis
chrétien et j'ai du cœur !
Montait avança involontairement sa main que
le jeune matelot toucha avec respect.
II y eut un silence. L'émotion qui était sur le
visage du nabab s'effaçait peu à peu pour faire
place à cette nonchalante froideur de l'homme
qui ne croit plus et qui n'espèj'e plus.
— J'avais vingt ans aussi. . . , murmura- t-il en-
fin sans savoir que ses paroles étaient enten-
dues; je souffrais tant! je pensai à mourir...
Mais, moi aussi, j'étais chrétien et brave!...
— Oh ! s'écria le matelot avec effusion, je ré-
pondrais devant Dieu que vous êtes encore l'un
et l'autre!...
Le regard que lui jeta Montait glaça son effu-
sion, et le fit presque repentir de ses paroles.
— Le sais-je?... prononça le nabab d'un ton
sec et froid qui semblait couvrir un décourage-
ment profond.
Puis changeant d'accent avec brusquerie, il
demanda tout à coup :
— Comment vous nommez-vous?
— Vincent.
— Vincent qui?...
Tout à l'heure, le jeune matelot aurait ré-
226 LES BELLES-DE-NUIT.
pondu peut-être, mais le regard de Montait lui
avait rendu son ombrageuse défiance.
— Je suis le premier de ma famille, dit-il, qui
ait servi Fëtranger... j'aurais honte de pronon-
cer ici le nom de mon père.
Le nabab étouffa un bâillement, et ses yeux
prirent cette expression de lassitude ennuyée
qui semblait leur être devenue naturelle.
— Monsieur, dit-il, chacun est libre de placer
comme il l'entend sa confiance... Excusez-moi si
je vous adresse une dernière question... Puis-je
faire quelque chose pour vous?
Ceci était dit d'un ton très-froid, qui eût
amené un refus sur la lèvre de tout homme d'une
fierté même ordinaire. Pourtant le jeune mate-
lot, dont la figure annonçait tant de hauteur,
hésita un instant. Quand il prit enfin la parole,
ce ne fut pas pour refuser.
— Milord..., balbutia-t-il le rouge au front et
les yeux fixés au plancher de la cabine, le capi-
taine m'a compté six livres sterling pour mes
services durant la traversée de Londres à Bor-
deaux et retour... j'ai entendu dire que le bâti-
ment allait relâcher dans le port de Brest... Si
je pouvais rendre les six livres au capitaine, je
retournerais dans mon pays, que je n'aurais pas
dû quitter peut-être, et où j'ai laissé tout ce
que j'aime au monde. . .
CHAPITRE PREMIER. 227
Le nabab retrouva son sourire et tendit une
bourse a Vincent avec toutes les marques d'une
franche satisfaction.
— A la bonne heure ! murmura-t-il.
Vincent, dont la rougeur devenait de plus en
plus épaisse, prit la bourse qui contenait une
trentaine de souverains, et fît glisser dans sa
main six pièces d'or.
— Si vous voulez me dire où vous allez, mur-
niura-t-il, j'acquitterai cette dette le plus tôt
possible.
Montait fronça le sourcil.
Et comme Vincent lui tendait toujours le res-
tant de la bourse, il s'ccria en frappant du pied :
— Ne pouvez- vous prendre le tout?...
— Si vous le permettez, dit Vincent, je pren-
drai encore une livre pour le voyage.
— Le tout!... le tout!... le tout!... répéta par
trois fois le nabab avec colère.
— Non..., dit Vincent qui posa la bourse sur
une table ; je ne pourrais pas vous le rendre.
Montait saisit la bourse avec violence et la
lança dans la mer à travers le carreau d'un
sabord .
— Ah !... fit-il amèrement, vous êtes un Bre-
ton et vous êtes un gentilhomme, M. Vincent !...
c'est bien cela, pardieu !... et je vous reconnais,
quoique j'aie eu la chance de ne pas rencontrer
228 LES BELLES-DE-NUIT.
un seul de vos pareils durant de longues an-
nées!...
— Milord..., voulut dire le jeune matelot,
étonne de ce courroux dont il ne devinait point
la cause.
Montait s'était levé et parcourait la cabine à
grands pas.
— C'est bien cela!... répétait -il, pas de
cœur!... pas de cœur!... Quand un ami les in-
terroge, le silence... est leur suprême vertu;
c'est cet orgueil hébété qui ne veut rien devoir,
même à un sauveur ! . . .
Il se jeta sur un divan à l'autre bout de la
cabine. Vincent resta, lui, immobile et stupéfait
à la même place.
Les fantasques colères de cet homme bizarre
s'allumaient et s'éteignaient avec une rapidité
pareille. Avant que Vincent fût revenu de sa
surprise, le visage du nabab avait repris sa non-
chalante indifférence.
11 s'étendit mollement sur son divan, et reprit
au bout de quelques secondes :
— M. Vincent, nous n'avons plus rien à nous
dire... je vous souhaite beaucoup de bonheur.
Bien qu'il fût difficile de trouver une forme
de congé moins ambiguë, le jeune matelot ne
bougea pas. Il s'était fait en lui, durant cette
dernière minute, un travail rapide, et son
CHAPITRE PREMIER. 23f9
cœur honnête lui avait expliqué le courroux de
Montait.
— Milord, répliqua-t-il en surmontant son
embarras, il se peut que vous n'ayez plus rien à
me dire, mais moi je ne suis pas dans le même
cas... j'ai compris que mon silence était de Tin-
gratitude...
— Je vous déclare, M. Vincent, interrom-
pit Montait, que je n'ai aucune espèce d'envie
d'entendre votre histoire.
Il fallait du courage pour passer outre.
Vincent franchit à pas lents la distance qui
le séparait du nabab, et prit sa main avec une
respectueuse hardiesse.
— Vous m'avez fait un reproche cruel, dit-il
doucement ; c'est pour moi que je vous prie de
m'entendre... Je crois que vous avez rencontré
des hommes mauvais en votre vie, milord... Au
moins, si vous vous souvenez de moi, vous direz
qu'il est en Bretagne un cœur confiant et recon-
naissant...
— Orgueil !... pensa tout haut Montait dont
la voix était pourtant radoucie; dites ce que
vous voudrez, je vous écoute.
Le jeune matelot se recueillit un instant; et
à mesure qu'il ftiisait retour vers le passé, un
nuage de douleur profonde venait voiler son
regard .
i. 30
230 LES BELLES-DE-NUIT.
— Nous sommes une famille autrefois puis-
sante en Bretagne, dit-il ; son nom est désor-
mais tout ce que je vous cacherai , railord. .. La
branche aînée de cette famille est restée riche,
quoique bien déchue... La branche cadette, dont
je suis, est indigente Jusqu'à manger le pain des
autres...
Montait renversa sa tête sur les coussins et
ferma les yeux, suivant sa coutume. Vincent
avait pris la résolution d'expier sa faute préten-
due et d'aller jusqu'au bout.
— Mes sœurs, mon père et moi, poursuivit-il,
nous habitions le manoir de mon cousin ger-
main, que j'appelais mon oncle à cause de la dif-
férence d'âge... Il était bon pour nous, et mon
père nous disait sans cesse de l'aimer.
« Mon oncle a une fille qu'on nomme Blanche.. .
Avant de savoir ce que c'est que l'amour, je l'ai-
mais... 5>
— Une idylle bretonne ! grommela le nabab
avec humeur.
— Je l'aimais..., continua Vincent qui parut
ne point prendre garde à l'interruption ; je ne
sais pas si vous avez aimé ainsi en votre vie, mi-
lord... Moi je n'avais qu'une pensée la nuit et le
jour... Sais-je ce que j'aurais fait pour elle?...
Quand elle était triste , la pauvre enftuit , mon
cœur saignait... Quand elle souriait, je sentais
CHAPITRE PREMIER. 251
dans mon âme la joie que les bienheureux doi-
vent avoir au ciel !...
« Je n'espérais guère , car Blanche était
l'unique héritière des biens de la famille, tandis
que moi je n'avais rien... Je ne me demandais
jamais ce que serait l'avenir. Je la voyais : j'étais
heureux...
«( Eussé-je possédé tous les trésors du monde,
je n'aurais peut-être pas espéré davantage. Il y
avait tant de respect dans mon amour! C'était
d'en bas toujours que je la contemplais, comme
on adore les anges de Dieu... »
Vincent avait la tête penchée sur sa poitrine.
Sa voix tremblait et ses yeux étaient hu-
mides...
Ce n'était plus de l'ennui qui était sur le
visage de Montait. Une amère pensée plissait son
front, et le récit de Vincent lui causait évidem-
ment une sensation pénible.
Le jeune matelot passa le revers de sa main
sur son front où perlaient quelques gouttes de
sueur.
— Je ne peux pas vous dire, moi , milord,
reprit-il avec une sorte de brusquerie, tout ce
qu'il y avait de respect timide au fond de mon
cœur !... La regarder seulement me semblait de
l'audace. .. et quand je me voyais dans mes rêves
effleurer sa douce main d'un baiser, j'avais
232 LES BELLES-DE-NUIT.
du froid dans les veines comme à la pensée d'un
crime.
«t Oh ! il a fallu que Dieu me prît ma raison !...
J'étais fou !... plus fou mille fois que les mal-
heureux qu'on enchaîne à leur grabat derrière
des grilles de fer !... »
Le nabab écoutait maintenant avec une atten-
tion croissante.
Vincent, au contraire, hésitait à poursuivre.
Après s'élre arrêté un instant, il reprit néan-
moins avec lenteur et en faisant sur lui-même un
visible effort.
« Un jour, on donnait fête au manoir... il y a
de cela bientôt six mois... C'était une de ces
belles journées qui devancent la saison, et qui
prêtent de brûlants rayons au soleil du prin-
temps.
«t L'atmosphère était tiède ; pas un souffle d'air
n'agitait la verdure naissante.
«( J'étais malade depuis plusieurs semaines, et
chaque nuit je tremblais de cette fièvre tenace
qui semble s'exhaler de nos marais d'Ille-et-
Vilaine... »
— Ah !... fit Montait; vous êtes d'Illc-et-Vi-
laine?
— Oui. Ce jour -là, je me souviens que je
souffrais davantage... A table, j'avais peine à me
tenir droit sur mon siège.
CHAPITRE PREMIER. 233
u — Allons , Vincent , me dit mon oncle, on
n'apporte pas ainsi un visage d'hôpital parmi de
joyeux convives !... Buvez comme un homme,
ou allez vous mettre au ht I...
<^ Je fus sur le point de me retirer, mais
Blanche élait en face de moi, à côté de sa mère ;
elle souffrait, elle aussi, d'un mal pareil au mien ;
son angélique visage avait comme un voile de
pâleur... Mon Dieu! si vous saviez comme elle
était helle!..
«^ Je restai ; pouvais-je me priver volontaire-
ment de sa vue? Et, pour avoir le droit de res-
ter, je tendis mon verre, et je bus plus souvent
que de coutume.
« Quand on se leva de table, il y avait une
brume mouvante au-devant de mes yeux, et je
voyais les objets tourner confusément autour de
moi.
« Le jour baissait. Je sortis de la maison, et
j'errai durantune heure dans les allées du jardin.
« Je fuyais la foule. Ma léte brûlait, mon cer-
veau s'emplissait de rêves insensés , de rêves
comme je n'en avais jamais eu avant ce jour,
comme je n'en ai jamais eu depuis...
<t Les hôtes de mon oncle causaient et jouaient
le long des charmilles. Quand j'entendais le bruit
de leurs voix, je m'éloignais, parce que leur
gaieté me blessait le cœur.
20.
254 LES BELLES-DE-ISUIT.
(c II y avait , à rextrémité la plus reculée du
jardin de mon oncle, un berceau épais où Blan-
che aimait à se retirer durant la chaleur du jour.
« Bien souvent , je passais de longues heures
à contempler sa belle rêverie à travers les bran-
ches de la charmille.
u D'instinct et sans le savoir, je m'étais dirigé
vers ce berceau.
« La nuit était sombre et lourde. Quand j'ar-
rivai au seuil de la chambre de verdure , je vis
une forme blanche étendue sur le banc de
gazon qui en occupait le centre... »
Le jeune matelot s'arrêta encore. Les paroles
tombaient une à une et comme brisées de sa
lèvre pâle.
Une chose étrange, c'est que le nabab sem-
blait lutter avec lui d'émotion profonde. Sous le
masque de bronze qui couvrait son visage, Mon-
tait était d'une pâleur livide.
Pendant le silence qui se fit, on eût pu en-
tendre sa respiration pénible et oppressée.
Quand Vincent reprit la parole, sa voix
sourde et voilée arrivait à peine jusqu'aux
oreilles de Montait.
— - Il n'y avait en moi ni raisonnement ni
pensée, dit-il ; j'entrai dans le berceau ; je m'a-
genouillai auprès de Blanche endormie et je
l'adorai silencieusement, comme on adore Dieu.
CHAPITRE PREMIER. 255
<( J'entendais, tout près de mon oreille, son
souffle égal et doux; je comptais les battements
de son cœur...
« Les instants s'écoulèrent. La nuit avançait.
Les voix rieuses des convives n'arrivaient plus
jusqu'à nous.
« Nous étions seuls, mon sang brûlait mes
veines...
« Blancbe dormait toujours, et mes yeux ha-
bitués à l'obscurité la voyaient sourire à son
rêve.
«c Je ne sais si mon oreille me trompa. Jamais
je ne lui avais dit mon amour ; et pourtant, il
me sembla l'entendre prononcer mon nom dans
son sommeil... j)
Vincent tremblait et ses jambes manquaient
sous le poids de son corps. Le nabab demeurait
immobile , mais de grosses gouttes de sueur
sillonnaient son front et ses tempes.
Vincent n'y prenait point garde.
«t — Le démon !... le démon !... murmura-t-il
avec égarement; le démon prit mon âme!...
Dieu m'abandonna... je me levai... mes lèvres
touchèrent les lèvres de Blanche...
«Blanche dormait toujours...
« Oh! pourquoi la foudre ne m'a-t-elle pas
frappé en ce moment ?
« La pauvre enfant s'éveilla entre mes bras
236 LES BELLES-DE-NUIT.
qui la pressaient avec délire. Elle poussa un
grand cri. Le remords avait déjà remplacé Ti-
vresse... moi, je m'enfuis comme un criminel...
« Toute la nuit j'errai dans la campagne.
L'enfer était au fond de mon cœur... »
Montait ne bougeait pas, mais son visage pei-
gnait une indicible torture.
11 n'écoutait plus le jeune matelot, qui ache-
vait sa confession d'une voix navrée.
« — Je la revis le lendemain, disait-il ; les an-
ges ne devinent pointle mal... elle ne m'avait pas
reconnu... elle ne savait pas... elle souriait !...)>
Vincent se couvrit le visage de ses mains, et un
sanglot déchira sa poitrine.
Il y eut un long silence.
Tout à coup le jeune matelot sentit une main
de fer qui étreignait son bras; il laissa retomber
ses deux mains, croisées au-devant des yeux, et
vit la haute taille du nabab debout et immobile
auprès de lui.
Montait était si pâle qu'on eut dit un fantôme.
Un sourire plein d'amertume et de douleur rele-
vait les coins de sa lèvre. On lisait dans son re-
gard une sorte de folie froide et poignante.
— Où donc avcz-vous appris cette histoire?...
demanda-t-il d'une voix basse et saccadée.
Vincent ouvrit de grands yeux étonnés.
— Répondez-moi !... répondez-moi !... dit le
CHAPITRE PREMIER. 257
nabab en secouant son bras avec une violence
terrible; saviez vous à quoi vous vous exposiez
en venant jusque cbez moi me dire que je suis
un lâche et un infâme?...
— Vous!... balbutia Vincent stupéfait.
— Moi!... moi !... répéta Montait avec force.
Puis sa voix faiblit, épuisée, tandis qu'il ajou-
tait :
— Tout cela est vrai!... tout cela est bien
vrai !... elle était plus belle que les anges!... et
le démon me frappa defolie... Mais n'ai-je donc
pas encore assez souffert pour expier mon
crime?...
Vincent croyait rêver; plus il s'efforçait de
comprendre, plus la nuit se faisait épaisse dans
son esprit.
Montait lui lâcha le bras tout à coup, et se
laissa tomber anéanti sur son divan.
Il resta là sans mouvement pendant plus
d'une minute ; puis il tressaillit comme on fait à
un brusque réveil.
— Laissez-moi !... dit-il à Vincent.
Le jeune marin s'éloigna aussilôt.
Quand il fut parti, Montait mit sesdeux niains
sur son cœur qui défaillait; un gémissement
sourd sortit de sa poitrine.
Puis il fit un effort pour se lever, et gagna en
chancelant un meuble de forme étrangère, qu'il
258 LES BELLES- DE-NUIT.
ouvrit à l'aide d'une petite clef suspendue à son
cou par une chaîne d'or.
Il prit une boîte un peu plus large que la
main, dont le couvercle disparaissait sous une
garniture de diamants d'une eau éblouissante.
Ses doigts tremblaient, tandis qu'il hésitait à
soulever le couvercle de la boîte.
Quiconque eut assisté à cette scène solitaire,
se fut demandé quel trésor était assez précieux
pour mériter une semblable enveloppe.
Car il y avait plusieurs millions sur le couver-
cle de cette boîte.
Montait l'ouvrit enfin : elle ne contenait qu'une
boucle de cheveux blonds, fins et doux comme
des cheveux d'enfant ou déjeune fille.
Les traits de Montait peignaient un recueille-
ment grave et profond. Il contempla durant plus
d'une minute la boucle de cheveux. Une sorte
de religieuse extase l'absorbait...
Ses paupières battirent. Un nom murmuré
doucement s'échappa de ses lèvres, un nom de
femme...
Il tomba sur ses genoux, et deux larmes roulè-
rent le long de sa joue.
n
L.A FÊTK.
Trois ans s'étaient écoulés depuis ce soir
d'orage où le jeune M. Robert de Blois et son
écuyer Biaise avaient franchi pour la pre-
mière fois le seuil du manoir dePenlioël.
La nuit tombait. Le marais cachait déjà sa
vaste pelouse coupée çà et là par quelques ruis-
seaux paisibles. A la place môme où nous avons
vu le bac de Benoît Hah'gan traîné par l'inon-
dation furieuse, les maigres troupeaux de Glé-
nac paissaient tranquillement l'herbe parfumée.
La rivière de l'Oust coulait silencieuse entre les
240 LES BELLES-DE-NUIT.
deux collines au passage de Port-Corbeau. Le
ciel était noir. La nuit venait, pesante et chaude,
après une étouffante journée.
A mesure que Tombre devenait plus épaisse,
on voyait s'allumer des lueurs le long de ce cor-
don de petites montagnes qui font une ceinture
aux marais de Glénac.
Ces lueurs pouvaient se compter par le nom-
bre des bourgs riverains du marais. Ciiaque pa-
roisse avait la sienne. Un étranger, arrivant
de Redon par la route de la Gacilly, aurait pu
penser que cinq ou six incendies s'étaient allu-
més à la même heure dans tous les villages du
canton.
Mais, pour les gens du pays, ces lointaines
lumières n'avaient rien de sinistre. Elles signi-
fiaient, au contraire, ébattcment et bombance ;
pour les bons gars, course à l'oie, papegaull %
lutte corps a corps et guerre des fouets; pour
les filles, concert solennel et danses sur la
place de la mairie; pour tout le monde, le
tonneau de cidre, orné de fraîches ramées de
châtaigniers, mis en perce devant la porte de
l'église.
C'était le 2I> août i 820. On fêtait la Saint-Louis,
en l'honneur du roi Louis XVIII.
* Tir au fusil.
CHAPITRE H. 241
De tous les feux de joie, le plus beau et le
mieux flambant était sans contredit celui de la
paroisse de Glénac, allumé dans Vair de la mé-
tairie de Penhoël, au-dessous du manoir.
II y avait au moins cinquante fagots et une
douzaine de pétards. René de Penhoël, maire de
Glénac, en personne, y avait mis le feu à l'aide
d'une belle torche bleue fleurdelisée d'argent.
La flamme montait gaiement vers le ciel, éclai-
rant à la fois le manoir neuf, les vieilles murail-
les gothiques et la Tour-du-Cadet.
A Tentour, les paysans riaient, buvaient et
dansaient.
Un peu plus loin, dans les jardins illuminés
du manoir, la population noble et bourgeoise
de la contrée, la société avait aussi sa fête. Pen-
hoël, tout en fîiisant dresser une table pour les
paysans dans Taire de sa ferme, avait ouvert ses
salons aux gentilshommes du voisinage. Il y
avait eu festin, et le bal allait commencer.
On ne voyait dans les allées du jardin que
robes de soie antiques et beaux habits campa-
gnards. Le vin de Penhoël était bon; le cidre
de la métairie était excellent ; les nobles hôtes
du jardin rivalisaient de belle humeur avec les
convives de Taire, de même que les lampions
prodigués luttaient de clartés vives avec le feu
de joie.
1. 21
242 LES BELLES-DE-NOIT.
C'était un bon jour pour tout le monde, et
Ton n'en était pas à savoir que le maître de
Penhoël faisait bien les choses, quand il s'y met-
tait.
Toutes ces lumières, répandues à profusion
au sommet de la côte où s'élevait le manoir,
faisaient contraste avec les ténèbres environ-
nantes, et jetaient dans une nuit plus profonde
les versants boisés de la colline.
La pente roide qui descendait au Port-Cor-
beau était surtout plongée dans une obscurité
complète.
Le taillis de châtaigniers semblait un grand
tapis noir, aux bords duquel le cours tranquille
de rOust mettait une étroite frange d'argent.
La rampe abrupte faisait ombre au bas de la
montagne ; nul reflet n'y arrivait, et c'est à peine
si quelques échos lointains des mille bruits de
la fête y descendaient comme un murmure
perdu .
Au milieu de ces ténèbres et de ce silence, on
voyait pourtant, a travers les branches des châ-
taigniers, une petite lueur rougeâtrc, et l'on
entendait de temps en temps comme un cri
sourd .
La lueur et le cri sortaient tous deux de la
loge de Benoît Haligan, le sorcier, dont la porte
était grande ouverte.
CHAPITRE II. 245
C'eût été pitié que de voir, si près de cette
joie bruyante, la scène solitaire et désolée qui
avait lieu dans la loge du pauvre passeur.
L'intérieur de la cabane était tel que nous
l'avons vu dans la première partie de cette his-
toire : un grabat entre quatre murailles nues
et humides, auxquelles pendaient çà et là quel-
ques instruments de pêche.
Mais le grabat semblait plus misérable encore
qu'autrefois ; les murailles s'élaient lézardées, et
les filets de pêche tombaient en lambeaux.
Benoît Haligan paraissait avoir subi l'effet
du temps plus cruellement encore que sa loge
ruinée. Il était étendu sur son grabat, hâve
comme un spectre, la bouche béante et les yeux
fixes. Son souffle râlait dans sa gorge , et des
gouttes de froide sueur brillaient sur sa joue
livide à travers les poils longs et clair-semés de
sa barbe.
Il ne bougeait pas. Seulement, lorsqu'un pé-
tard détonait au haut de la montagne, ses lèvres
se prenaient à remuer lentement.
Il murmurait une prière pour les bleus qu'il
avait tués sur la lande, durant les guerres de la
chouannerie...
Il y avait bien des mois que le vieux passeur
gisait ainsi sur son lit de souffrance. Depuis
deux années et plus, il n'avait pas mis le pied
244 LES BELLES-DE-NUIT.
sur son bac, dont la clef était maintenant au
manoir. Son agonie, trop longue, avait usé h la
fois la compassion et la terreur superstitieuse
des bonnes gens du pays. On ne le craignait
plus guère, bien qu'il passât toujours pour sor-
cier, et ses voisins avaient oublié la route de sa
cabane.
II se mourait tout seul , lentement et triste-
ment. Sans les deux jeunes filles de Toncle Jean,
Diane et Cypriennc de Penhoël, qui venaient
chaque jour s'asseoir à son chevet, des semaines
entières se seraient écoulées sans qu'un être
humain passât le seuil de sa cabane.
Parfois, à les voir paraître belles et douces
comme un rayon de consolation divine, le pas-
seur retrouvait un sourire. Mais d'autres fois
ses paupières se baissaient et un voile de dou-
leur plus morne tombait sur son visage.
Ses traits immobiles prenaient alors comme
une expression de pitié.
Il priait à voix basse, et au milieu de sa prière
d'étranges paroles s'échappaient de ses lèvres.
On eût dit qu'il voyait les jeunes filles déjà
mortes dans le mémo cercueil, car, au lieu de
demander à Dieu leur bonheur en ce monde, il
priait pour le repos de leurs âmes durant l'éter-
nité.
Et il joignait ses mains amaigries en pronosti-
CHAPITRE IL 245
quant malheur à tout ce qui portait le nom de
Penhoël.
Mais le vieux Benoît Haligan était fou depuis
bien longtemps; chacun savait cela.
Personne n'était sans l'avoir entendu dire
plus d'une fois que sa maladie venait du jeune
M. Robert de Blois et de son domestique Biaise.
Depuis ce soir d'orage où il avait monté dans
le bac, pour ne point abandonner le maître de
Penhoël, il ne s'était pas relevé.
Dieu merci, le maître de Penhoël, qui aurait
du partager le même mal, se portait à merveille,
et jamais on n'avait vu paire d'amis s'entendre
mieux que lui et le jeune M. Robert de Blois.
On laissait dire l'ancien sorcier, qui se mou-
rait tout bonnement de vieillesse...
Assurément, parmi les joyeux danseurs qui
se trémoussaient sur la terre battue de l'aire,
personne ne songeait à lui en ce moment. Le feu
de joie brûlait, le cidre coulait : Vivent le roi et
les jolies filles!
Et vive aussi l'absent! car cette fctc de Louis
n'était pas pour le roi tout seul. L'aîné de Pen-
hoël se nommait Louis comme le roi, et il y
avait là de vieux paysans qui vidaient leur
écuclle à son souvenir, bien plus souvent qu'en
l'honneur de Sa Majesté.
Devant la porte de la ferme, un groupe de
21.
246 LES BELLES-DE-NUIT.
graves métayers, présidé par le père Géraud,
aubergiste de Redon, parlait de M. Louis sans se
lasser, avec ce mélancolique bonheur des gens
qui aiment et qui regrettent.
Là, pas une voix qui ne fût émue en pronon-
çant le nom de Fainé de Penhoël.
Chacun recueillait ses souvenirs : on rappelait
une anecdote cent fois racontée, un trait de cou-
rage, une preuve de bon cœur, une joyeuse
étourderie...
C'était la Saint-Louis. Ce jour appartenait à
Penhoël, bien avant que le roi de France eût
repris son trône. Depuis dix-huit ans que le jeune
monsieur était parti, ce jour était consacré tout
entier à son souvenir. Les vieux marins qui
avaient servi sous le commandant, les anciens
compagnons de M. Louis se réunissaient tous les
ans pour parler du bon temps passé.
Quel lier chasseur ! On connaissait le son de
sa trompe tout le long du marais, jusqu'au con-
fluent de rOust et de la Villaine. Il courait mieux
que les gars de Saint- Vincent! A la lutte, il fai-
sait plier les reins des glorieux de Saint -Pern et
de Questemberg ! C'était lui qui lançait la barre
le plus haut et le plus loin, lui toujours! Au
papegauhy c'était la balle de son beau fusil qui
allait se ficher sur le clou !
Et quand il avait gagné le prix de la lutte, le
CHAPITRE H. 247
prix de la course, le prix du tir et encore le prix
de la barre, ah ! personne n'avait oublie cela :
— Tiens, papa Géraud, le mouchoir de cou est
pour ta femme ! Mathurin, tu es le plus pauvre, à
toi le mouton !
Et la bourse brodée de laine rouge à l'un ; et à
l'autre, Tépinglelte d'acier avec ses belles touffes
de soie !...
Oh ! le cher jeune monsieur ! . . .
A mesure qu'on parlait, le groupe devenait
plus nombreux. Quelques ménagères s'appro-
chaient ; elles avaient peut-être, elles aussi, leurs
souvenirs. Les jeunes gens venaient écouter les
récits des vieillards. Etquandlepère Géraud, l'œil
humide et la voix tremblante, levait son verre à
la mémoire de Louisde Penhoël, les jeunes gens
demandaient :
— M. Louis avait-il donc le poignet plus vi-
goureux que Vincent? le pied plus alerte, la
main plus sûre, le cœur plus généreux?...
Hélas ! Vincent aussi avait quitté la maison de
son père. On disait qu'il était parti pour se
faire matelot sur un bâtiment du roi. Matelot,
comme le fds d'un pauvre homme, Vincent, le
propre neveu du commandant de Penhoël !
On avait beau fermer les yeux et vouloir dou-
ter, il y avait comme un malheur autour de cette
famille aimée. René de Penhoël restait bien au
248 LES BELLES-DE-NUIT.
manoir, riche encore et respecté, mais ceux qui
avaient connu l'absent disaient tout bas que la
vraie gloire de Penhoël était morte...
Au moment où Ton avait allumé le feu de
joie, les nobles hôtes du manoir avaient daigné
se mêler, suivant la coutume, aux danses villa-
geoises ; puis la fête s était séparée en deux
camps : paysans et paysannes avaient continué
de sauter dans Taire, tandis que les cavaliers de
bonne maison continuaient le bal avec leurs
dames dans un salon de verdure, ménagé au
milieu du jardin.
Notre ami Biaise, le teint fleuri et la mine
imposante, présidait à la fête villageoise. Tout
le monde l'appelait M. Biaise bien respectueuse-
ment; il portait un costume d'apparat qui res-
semblait plus à l'habit d'un homme comme il
faut qu'à la livrée d'un domestique. Tandis qu'il
dominait les paysans de l'aire de toute la hau-
teur de son importance, son maître, M. Ro-
bert de Biois, était, dans le jardin, le roi du bal.
Personne, en vérité, ne pouvait lutter avec lui
d'élégance et de belles manières. C'était lui qui
donnait les ordres et qui faisait les honneurs.
René de Penhoël ne paraissait point, et personne
ne songeait h s'en inquiéter.
M. de Blois était là; pouvait on souhaiter un
autre amphitryon? Il se multipliait; il se mon-
CHAPITRE II. 249
trait gracieux pour tous et pour toutes. Il était
si bien l'ami de la maison qu'aisément on eût pu
l'en croire le maître.
L'assemblée était fort bizarrement composée.
II y avait de charmantes jeunes filles et des de-
moiselles d'un ridicule très-avancé. Parmi les
premières, il fallait distinguer Blanche de Pen-
hoël, la plus jolie de toutes.
Elle avait maintenant quinze ans. Sa jeunesse
tenait complètement ce qu'avait promis son en-
fance. Impossible de trouver une beauté plus
douce et plus harmonieuse. Son regard timide
avait conservé cette expression tendre et pres-
que céleste qui lui avait valu de la part des bon-
nes gens du pays le surnom de l'Ange de Penhoël.
Elle portait une robe de mousseline blanche,
bordée par une guirlande de petites fleurs bleues.
Cette toilette allait à son visage et à la grâce
languissante de sa taille.
Quand parfois elle quittait le salon de ver-
dure pour aller chercher vSa mère au jardin, et
qu'on la voyait se perdre dans le demi-jour des
longues allées, elle ressemblait à ces pâles et
belles visions que se faisait la poésie des bardes
de Bretagne.
Il y avait des moments où le visage de Blan-
che exprimait le plaisir naïf de l'enfant qui se
sent naître jeune fille : la joie inconnue du prc-
250 LES BELLES-DE-NUIT.
niier bal. Ses traits rayonnaient alors; un éclair
s'allumait dans Tazur de ses grands yeux. Puis
sa paupière retombait, triste; le sourire ébaucbé
mourait sur sa lèvre. Dans ce cœur de quinze
ans, y avait-il déjà une douleur cachée?...
Robert de Blois s'empressait beaucoup autour
d'elle, et y mettait même une sorte d'ostentation.
Il ne cédait guère l'honneur de prendre sa main
pour la contredanse qu'à un seul rival, auprès
de qui ses manières avaient un singulier mélange
de cordialité feinte et d'inquiétude dissimulée.
Ce rival n'était autre que le jeune comte Alain
de Pontalès, héritier unique de l'ancienne fortune
des Penhoël.
Car, nous devons le dire tout de suite, cette
grande haine de famille, qui existait autrefois
entre Penhoël et Pontalès, avait pris fin, grâce
à l'intervention de Robert. Le manoir et le châ-
teau voisinaient maintenant. René s'était résigné
à voir des étrangers occuper le domaine de ses
pères.
En définitive, le vieux Pontalès était un
brave homme, capable de rendre service à l'oc-
casion. Personne n'ignorait que Penhoël avait
puisé plus d'une fois, depuis trois ans, dans sa
bourse toujours bien garnie. Aussi passaient-ils
tous les deux pour être les meilleurs amis du
monde.
CHAPITRE II. 231
Penhoël possédait, comme nous l'avons dit,
par lui-même et du chef de son frère absent,
une quarantaine de mille livres de rente. C'é-
tait plus qu'il n'en fallait pour soutenir honora-
blement le train de vie adopté par la famille.
Mais depuis trois ans les choses avaient changé.
Un élément nouveau avait été introduit au ma-
noir. L'hospitalité grande et simple s'était trans-
formée en un luxe prodigue, et les quarante
mille livres de rente, doublées tout à coup par
miracle, n'auraient plus suffi aux dépenses de
Penhoël.
Or, chaque fois que les dépenses d'un homme
riche excèdent de beaucoup son revenu, quel-
que diabolique expédient lui vient en tète : il
faut être sûr que cet homme, sous prétexte d'ar-
rêter le désastre, précipitera sa ruine. Penhoël
était devenu joueur.
La cause de ces désordres nouveaux était une
femme, jeune encore et remarquablement belle,
qui se promenait en ce moment au bras du
jeune Pontalès, dans le salon de verdure, et
dont la riche toilette excitait la jalousie de toute
la partie féminine de l'assemblée.
Dans cette femme fière et portant au mieux
sa riche parure, nous eussions difticilement re-
connu la pauvre fdle que nous avons vue arriver
autrefois à l'auberge du Moulon couronné avec
232 LES BELLES-DE-NUIT.
une robe poudreuse et des souliers en lambeaux.
C'était Lola pourtant, la dormeuse à qui maître
Biaise refusait jadis un petit morceau de fromage,
et qui avait maintenant assez de perles dans ses
cbeveux noirs pour payer l'auberge du bon père
Geraud.
Le maître de Pcnboel Taimait d'une passion
aveugle, et se ruinait pour elle.
Il l'aimait en esclave... un regard de Lola
l'eût fait courir au bout du monde. Et pourtant
son amour était plein de remords. La vue de sa
femme qui souffrait sans se plaindre le poursui-
vait comme un accablant reproche. Sa fille, sur-
tout, qui avait été si longtemps son adoration et
son orgueil, eût été bien forte contre cet amour,
s'il n'y avait eu au fond du cœur du maître de
Penboël un de ces doutes tenaces qui empoison-
nent la vie...
Il s'était jeté dans la passion qui l'absorbait
maintenant avec fureur, et comme on s'enivre
pour fuir la voix de sa conscience...
La province a des anathèmes bien amers pour
les mœurs parisiennes. Elle ressemble à ces fem-
mes laides, a cheval sur leur vertu inattaquée,
qui étourdissent les gens au déplaisant fracas de
leur austérité. Mais quand la province se met à
faire du vice, elle va plus loin que Paris, qui
garde au moins la pudeur et ne jette jamais le
CHAPITRE II. 253
voile. La province n'y prend point tant de fa-
çons ; elle va bonnement son chemin, et voici ce
qui arrive : si le vice est pauvre, on l'écrase ; si
le vice est riche, on l'accepte.
Point de milieu ! La province ne sait ni fermer
les yeux ni tourner la tête. Elle voit tout, parce
que son œil curieux se colle au trou des serru-
res. Quand elle a vu, elle compte. Suivant le ré-
sultat du calcul, elle va lever le pied pour écra-
ser le coupable, ou courber la tête pour le saluer
jusqu'à terre.
René de Penhoël était riche; il avait droit de
scandale. Parmi les quelques hobereaux indi-
gents et les quelques bourgeois, composant la
société du pays, personne n'ignorait sa conduite;
et pourtant, personne ne songeait à l'excommu-
nier. On allait chez lui, on se faisait même
grand honneur de ses invitations; mais pour
. moitié moins, on eût lapidé un pauvre diable.
Seulement, comme certains bruits commen-
çaient à courir dans les environs, attaquant, non
plus la réputation de Penhoël, mais l'état de sa
fortune, la société, tout en gardant de prudents
dehors de respect, le déchirait tout bas à belles
dents.
C'était un acquit de conscience. La partie sage
de l'assemblée, les maris graves, les dames dé-
cidément trop lourdes pour danser encore et
LES BELLES-DE-NUIT. 1. 22
254 LES BELLES-DE-NUIT,
les demoiselles aigries par un célibat dont le
terme ne venait point, avaient un vague remords
de fréquenter ce pécheur, et pensaient expier
leur faute en exagérant ses torts.
Tandis que les jeunes gens foulaient gaiement
le gazon, la galerie assise glosait, Dieu sait
comme ! La calomnie est une douce pénitence ;
dans leur fureur d'expiation, ces dames et ces
messieurs envenimaient le mal et ne se faisaient
point scrupule d'envelopper beaucoup d'inno-
cents dans leur tardif anathème.
On était libre en ce moment. La danse avait
éloigné du petit cercle grave toutes les oreilles
profanes. René de Penhoël avait quitté le bal
pour s'enfermer avec M. de Pontalès le père, et
l'homme de loi. Quant à Madame, elle se pro-
menait à l'écart, au bras du bon oncle Jean.
C'était l'instant de mordre. On mordait. Ro-
bert, Lola, Penhoël, Madame elle-même, tout le
monde y passait. Parmi les hôtes du manoir, il
n'y avait qu'un seul homme infaillible et impec-
cable, c'était le vieux marquis de Pontalès, lequel
possédait soixante mille livres de rente au soleil !
L'influence de cet honnête cénacle ne s'éten-
dait point jusqu'au bal qui se poursuivait, joyeux
et rieur. L'orchestre campagnard jouait à tour
de bras, et le tapis de verdure ne chôajait guère.
11 y avait là surtout deux couples dont la gaieté
CHAPITRE II. 255
communicative et jeune ranimait a chaque in-
stant le plaisir et se chargeait de redonner Télan à
la fête : c'étaient Cyprienne et Diane de Penhoël,
les jolies filles de l'oncle Jean, avec leurs cavaliers,
deux enfants comme elles, deux beaux et braves
enfants dont le sourire vous eût égayé le cœur.
Cyprienne dansait avec Roger de Launoy, qui
était devenu un charmant cavalier, à la figure
hardie et sentimentale en même temps; Diane
donnait sa petite main blanche à un jeune hoininc
dont la mine résolue et spirituellement insou-
cieuse eût été remarquée par tous pays.
C'était un j)eintre parisien que Penhoël avait
fait venir pour orner dignement les appartements
de Lola .
Depuis deux ans qu'il était en Bretagne, le
jeune peintre avait fait une énorme quantité de
fresques et de portraits. Personne, dans la so-
ciété, n'était à même de trancher la question de
savoir s'il avait ou non un talent artistique. Lui-
même n'en savait trop rien peut-être. Il pei-
gnait ce qu'on voulait et surtout tant qu'on vou-
lait ;^ il prenait la vie comme on la lui donnait,
riant au jour le jour et ne soupçonnant point
qu'on pût songer au lendemain.
Roger et lui étaient amis jusqu'au dévoue-
ment, bien qu'ils ne se fussent jamais fait de
grandes protestations de tendresse.
256 LES BELLES-DE-NUIT.
Il se nommait Etienne Moreaii. Quand on ne
lui donnait point de salle de billard à orner ou
des perdrix défuntes à grouper avec des lièvres
assassinés au-dessus des portes; quand il déses-
pérait de trouver Diane au jardin et qu'il se las-
sait de courir la campagne avec Roger, il se re-
tirait seul parfois dans sa chambre. C'était bien
rare. Dans sa chambre il n'y avait qu'une toile
ébauchée.
La plupart du temps, il regardait cette toile,
les bras croisés, sans songer à prendre sa palette.
Mais parfois, lorsqu'un beau rayon de soleil
venait jouer dans les hauts châssis de sa fenêtre,
il saisissait tout à coup ses pinceaux et ajoutait
quelques touches à la toile à peine commencée.
Cela ne ressemblait point aux fresques de la
salle de billard, ni aux dessus de portes qu'il
peignait avec une fécondité si obéissante pour
le maître de Penhoël. C'était une peinture har-
die et d'un style étrange.
Le tableau représentait une jeune fille vêtue
en paysanne, et jouant de la harpe. C'était le
portrait de Diane.
De sa vie, Etienne n'avait rêvé, jusqu'au mo-
ment où les traits de Diane de Penhoël avaient
surgi, vivants, de la toile, sous son pinceau ti-
mide et comme incertain. Maintenant, quand il
était seul avec son tableau, il rêvait.
CHAPITRE II. 257
Il aimait Diane, Diane raimait. Ils ne se par-
laient jamais d'amour.
Dans les longues causeries qu'ils cherchaient
et qui les faisaient heureux, ils n'avaient guère
qu'un seul sujet d'entretien. C'était un choix
bizarre ; ils causaient de Paris.
L'artiste sans souci enseignait la grande ville
à la jeune fille de Bretagne.
La jeune fille écoutait, curieuse, émue. Ce
n'était jamais elle qui changeait de conversation,
et c'était toujours elle qui ramenait la première
le nom de Paris pour interroger, pour savoir...
Ses yeux brillants s'animaient. Il y avait en
elle un secret dont Etienne n'avait point sa part.
Paris ! c'était un conte de fées ! la ville où la
femme est reine, où les rêves se réalisent, où le
vrai touche au merveilleux, où nulle espérance
n'est folle!...
Etienne disait parfois en finissant :
— On y souffre comme ailleurs, Diane. . . plus
qu'ailleurs... et Dieu veuille que vous gardiez
toujours votre douce vie de Bretagne î
Diane ne répondait point. Elle retournait au-
près de sa sœur dont la nature, moins réfléchie,
avait aussi moins d'audace, mais qui pourtant
se laissait prendre aux fougueuses imaginations
tde Diane.
Paris ! Paris ! c'était leur songe aimé. . .
22.
258 LES BELLES-DE-NUIT.
Mais si, tout à coup, on leur eût montré la
route ouverte et la chaise de poste attelée, eus-
sent-elles osé? eussent-elles voulu ? Madame, qu'il
aurait fallu quitter! et Blanche, le pauvre
ange!..,
Roger de Launoy, leur compagnon d'enfance,
songeait, lui aussi, à Paris. Il était fier. La dou-
ceur de son caractère ne l'empêchait point de
ressentir profondément la froideur avec laquelle
Penhoël le traitait depuis l'arrivée des étrangers
au manoir.
Robert et Lola s'étaient emparés du maître ,
qui ne voyait plus que par leurs yeux. Tous
ceux qu'on aimait avant cela étaient devenus
indifférents, pour ne rien dire de plus. Sans
Madame , qu'il chérissait d'une tendresse res-
pectueuse et dévouée, sans Cyprienne qu'il ai-
mait d'amour, Roger de Launoy aurait quitté le
manoir déjà depuis longtemps.
Que fût-il devenu? Il ne savait, mais il était
intelhgent et il avait du cœur...
Aujourd'hui ces préoccupations étaient mises
de côté. On était tout à la fête; on riait, on se
croyait heureux ! Les deux jeunes filles portaient
toujours leurs costumes de paysannes, mais on
eût pu croire que c'était pure coquetterie, tant
la jupe courte et le spencer collant leur allaient à
merveille. Leurs tailles charmantes rcssortaient
CHAPITRE 11. 25^
SOUS la futaine; les souliers à boucles d*étain ne
pouvaient grossir leurs pieds délicats et mi-
gnons; rëtroit serre-téte lui-même, qui laissait
échappera profusion les masses bouclées de leurs
cheveux châtains, était à leur front comme un
bandeau virginal, et mêlait à la distinction noble
de leurs traits la naïve séduction des beautés
rustiques.
C'était plaisir de les voir sauter sur l'herbe,
gracieuses et légères comme des fées. Il émanait
d'elles une gaieté vive et à la fois douce (pii ga-
gnait de proche en proche et qui était le charme
du bal.
Chacun, à son insu, se ressentait de leur con-
tact; la pauvre Blanche elle-même, si pâle et si
frêle, souriait, entraînée par leurs sourires.
Il y avait pourtant des moments où la joie des
deux jeunes filles semblait se voiler tout à coup ;
c'était lorsque leurs yeux se tournaient vers Ma-
dame, qui poursuivait lentement sa promenade
au bras de Jean de Penhoël.
Ces trois dernières années semblaient avoir
pesé cruellement sur Madame. Sa belle tête s'in-
clinait maintenant fatiguée, et la résignation
morne qui était sur son visage ressemblait à du
découragement.
L'oncle Jean la eonlcmplait avec un amour
de père. Dans les grands yeux bleus du vieil-
260 LES BELLES-DE-NUIT.
lard, baissés inélaiicoliqiiement sur sa nièce ai-
mée, on lisait l'immense désir de soulager et de
consoler.
Mais la consolation était impossible sans doute,
car Fonde Jean se taisait comme s'il n'eût point
pu trouver de paroles.
Diane et Cyprienne voyaient cela, et le re-
gard furtif qu'elles échangeaient alors donnait à
penser que leur joie d'enfant n'avait que les
apparences de la franchise.
Elles voyaient encore autre chose, et c'était
bien étrange!
Robert de Blois , qui dansait toujours avec
Blanche, se tournait de temps en temps vers
Madame et lui faisait des signes.
Diane et Cyprienne avaient cru d'abord se
tromper, mais il n'y avait plus h douter. Ma-
dame, à deux ou trois reprises différentes, avait
répondu du regard et du geste aux signes de
Robert de Blois, de l'homme dont la présence
au manoir empoisonnait sa vie et menaçait l'ave-
nir de son enfant!...
C'était inexplicable.
Mais le bal était charmant par cette chaude
soirée, sous les arbres touffus. A part Diane et
Cyprienne, personne ne s'inquiétait de ces petits
mystères qui s'agitaient sourdement sous la sur-
face tranquille de la vie du manoir.
CHAPITRE II. 261
Si la partie grave de la société prévoyait,
nous allions dire espérait quelque malheur ,
c'était dans un avenir lointain encore. Le seul
accident que Ton pût redouter ce soir, c'était
quelque malencontreuse averse venant clore la
fête au meilleur moment.
Aussi chacun tressaillit de surprise et d'effroi
lorsqu'on entendit, au milieu du bal, un de ces
cris plaintifs qu'arrache la souffrance soudaine
et intolérable.
L'orchestre se tut; les danses cessèrent, et la
galerie se leva d'un commun mouvement.
Tous les regards effrayés, ou seulement cu-
rieux, se portèrent à la fois vers l'endroit d*où
la plainte était partie.
On vit Blanche de Penhoël , immobile et
comme morte, étendue tout de son long sur
l'herbe.
Robert de Biois était à genoux auprès d'elle
et appuyait sa main contre son cœur.
Roger, Diane et Cyprienne s'élancèrent en
même temps; mais ce fut Madame qui arriva
la première auprès de sa fille.
Il faut renoncer à peindre tout ce qu'expri-
mait en ce moment le visage désolé de Marthe
de Penhoël.
Un rouge ardent et fiévreux avait remplacé
la pâleur de sa joue. L'épouvante qui glaçait son
262 LES BELLES-DE-NUIT.
âme de mère était clans ses yeux. Sa main, forte
en cet instant comme la main d'un homme, re-
poussa brusquement Robert de Blois, que le
choc fit chanceler.
Elle souleva Blanche sans effort apparent et
la soutint, renversée, entre ses bras. Blanche,
évanouie, ne respirait plus.
Comme Cyprienne et Diane s'empressaient,
inquiètes autour d'elle, Madame les éloigna d'un
geste impérieux.
Robert se rapprocha et s'inclina jusqu'à effleu-
rer presque son oreille.
— N'oubliez pas!.., murmura-t-il froide-
ment.
Un éclair de haine brilla au milieu de la dé-
tresse désespérée qui voilait le regard de Marthe
de Penhoël.
Mais elle fit sur elle-même un effort violent
et se contraignit à sourire.
— Je n'oublie rien ! dit-elle tout bas.
Puis elle reprit en s'adressa nt à Roger et
aux deux filles de l'oncle Jean :
— Amusez-vous, mes enfants... Voici Blan-
che qui rouvre les yeux... je vais vous la rame-
ner tout à l'heure bien guérie...
FIN DU TOME PREMIER.
LES
BELLES-DE-NUIT.
IMPRIMERIE DE G. STAFLEAUX.
LES
BELLES-DE-NUIT
OU
LES ANGES DE LA FAMILLE
|laul Séml
Ci^^^ TOMB II ^^— x;V^
BRUXELLES.
MELINE, CANS ET 0% LIBRAIRES -ÉDITEURS,
LIVOVnifB. I LBIPZIfi.
MKME MAISON. I J. P. MELINE.
1850
-C
DEUXIÈME PARTIE.
(suite.)
m
MYSTÈRES.
La partie grave et discrète de l'assemblëe,
qui se respectait trop pour prendre part à la
danse, commençait à trouver Je bal monotone
et long. Les commérages languissaient, parce
qu'on avait déjà médit de tout le monde. L'éva-
nouissement de Blanche fit à Tennui naissant
une diversion tout agréable et vint raviver ren-
tre lien.
Ce cercle respectable se composait de trois
vicomtes, qui avaient été des hommes à succès
LES BELLES-DE-NUIT. 2. 1
2 LES BELLES-DE-NUIT.
dans leur jeunesse au temps des états de Breta
gne, d'une demi-douzaine de bourgeois qu'on
avait laissés se décrasser et mettre un de au-
devant de leurs noms, parce qu'ils avaient mille
écus de rente, et d'un nombre à peu près égal
de dames antiques, portant, avec une solennité
impossible à décrire, le ridicule orgueilleux de
leur toilette et la laideur choisie de leurs visages.
On remarquait surtout trois petites personnes,
toutes trois également jaunes, sèches, roides et
vêtues de robes de soie violette d'une ancienneté
incontestable. Bien qu'elles fussent encore céli-
bataires, aux environs de la cinquantaine, ce
qui déprécie, elles donnaient le ton à la société^
parce que leur talent de médire était hors ligne,
et que chacun de leurs coups de langue empor-
tait net le morceau. Leurs rivales elles-mêmes,
niadame la chevalière de Kerbichel, épouse de
l'adjoint au maire de Glénac, et madame Claire
Lebinihic, jeune veuve à peine âgée de quarante-
cinq ans, autour de laquelle soupiraient les
trois vicomtes, étaient forcées de reconnaître la
supériorité des demoiselles Baboin-des-Roseaux-
de-l'Étang.
Il faut dire qu'elles avalent tout pour elles.
L'aînée, mademoiselle Amarante, chantait, en
s'accompagnant de la guitare, l'ariette légère; la
seconde, mademoiselle Églanlinc, la tremblante
CHAPITRE III. 5
romance; la troisième, mademoiselle Héloïse,
attaquait, toujours avec la guitare, le grand
morceau de caractère.
A cause de cela, le jeune M. de Pontalès, h
qui tout était permis parce qu'il était l'héritier
de son père, les avait surnommées en masse les
trois Grâces, et en détail l'Ariette, la Romance,
et la Cavatine.
El les avaient un petit frère, M. NumaBabouin-
des-Roseaux-de-l'Etang, qui se tenait un peu à
l'ombre de leur gloire, mais qui, néanmoins,
passait pour un fort agréable joueur de reversi.
Quand Madame, aidée de Toncle Jean, eut
emmené Blanche, l'imposante réunion se rassit.
Ses membres se regardèrent durant quelques
secondes en silence.
— Voila déjà deux fois que la pauvre petite
demoiselle se trouve mal aujourd'hui!... dit le
père Chauvette, qui seul, parmi tout ce monde
aigre et roide, représentait l'élément charitable.
— Je ne voudrais rien dire d'inconvenant,
murmura madame Claire Lebinihic, mais c'est
tout à fait comme cela que j'étais la première
année de mon mariage.
Les trois Grâces baissèrent les yeux. Les trois
vicomtes eurent un sourire très-égrillard.
— Avez -vous remarqué, reprit l'adjoint, che-
valier de Kerbichel, hobereau taillé en Hercule
4 LES BELLES-DE-NUIT.
et qui portait de jolies petites boucles d'oreilles,
avez-vous remarqué comme le fils Pontalès a fait
des yeux au Robert de Blois quand mademoi-
selle est tombée?
— C'est un joli garçon!... répliqua la Ro-
mance.
— Un franc mauvais sujet! appuyèrent l'A-
riette et la Cavatine en donnant à ce mot une
acception toute flatteuse.
— Ce que je voudrais bien savoir, reprit la
Romance, c'est le sentiment de M. de Penboël
sur les assiduités du fils Pontalès auprès de ma-
dame Lola...
Le cercle entier sourit.
— Madame Lola!... madame Lola!... répéta
la chevalière de Kerbichel, ces créatures ont des
noms à elles.
— Quant à cela, madame, repartit la Ro-
mance qui se crut attaquée dans son doux nom
d'Églantine, tout le monde n'est pas forcé de
s'appeler Suzon ou Fanchette, comme les filles
du commun !...
Madame de Kerbichel s'appelait Fanchon. Le
cercle rit encore, excepté le chevalier-adjoint,
qui secoua le tabac de son jabot d'un air mor-
tifié.
— Tout cela n'empêche pas, reprit l'Ariette,
qu'il se passe de drôles de choses dans cette mai-
CHAPITRE III. 5
son î... Les maîtres font les honneurs, Dieu sait
comme!... V^oici madame partie; où est mon-
sieur ?
— En conférence avec le marquis de Ponta-
lès, répondit le frère Numa.
— En bonne conscience, voulut dire le père
Chauvette, on peut bien avoir des affaires...
Mais personne n'avait la simplicité d'accorder
la moindre attention au pauvre maître d'école.
— Toujours avec le marquis ! poursuivit
l'Ariette.
— Et avec l'homme de loi ! ajouta la Cavatine.
— Ah ! dit la Romance d'un ton capable, des
gens bien informés prétendent que Penhoël iile
un mauvais coton, pour parler comme les gens
du peuple... Il emprunte sans cesse de l'argent
au marquis, et l'homme de loi le Hivain sait des
choses qui étonneraient bien du monde !
— C'est que la Lola aime trop les dentelles !
dit l'un des vicomtes.
— Et les cachemires, ajouta un second
vicomte.
— Et les diamants , ajouta le troisième
vicomte.
— Et tout cela coûte de l'argent! fit observer
madame Claire Lebinihic : rien que mon châle
de noces, qui n'était pas de l'Inde pourtant, va-
lait cent cinquante écus...
i.
6 LES BELLES-DE-NUIT.
— Et puis tant de charges ! reprit la cheva-
lière de Kerbichel ; c'est la maison du bon Dieu
que ce manoir!... On y mange et on y boit
toute la journée... Je vous demande un peu si
ce n'est pas de la folie que de nourrir a rien
faire ce grand garçon de Roger de Launoy?
— Et ce barbouilleur qui est venu de Paris
pour mettre du rouge et du bleu sur les mu-
railles? dit la Romance.
— Permettez, chère sœur, interrompit le
frère Numa qui était méchant, lui aussi, quand
il pouvait; ces deux messieurs ne sont pas si
complètement inutiles que vous voulez bien le
dire.
— A quoi servent-ils, s'il vous plaît?
— A quoi?... Je n'en sais rien... mais si vous
me demandiez à qui...
— Ah! ah! s'écrièrent a la fois Églantinc,
Héloïse et Amaranle, enchantées de l'esprit de
leur frère ; voilà qui est adorable !
Et comme un partie du cercle ne comprenait
point, la Romance ajouta en baissant pudique-
ment ses paupières jaunes et dépouillées :
— Mon frère veut dire qu'ils servent aux
deux petites filles de l'oncle Jean...
Tonnerre d'applaudissements des vicomtes;
gros rires de l'assemblée en chœur. Le mot va-
lait bien cela.
CHAPITRE m. 7
— Ah ! mademoiselle !... mademoiselle!...
commença le bon maître d'école avec reproche.
Mais sa voix fut couverte par celle du cheva-
lier-adjoint de Kerbichel, qui avait Tintelligence
lente et qui riait toujours après coup.
Numa Babouin-des-Roseaux-de -FÉtang, allé-
ché par le succès qu'il venait d'obtenir, désira
un nouveau triomphe.
— Pourriez-vous me dire , mesdames , de-
manda-t-il d'un air innocent, si c'est à ma-
dame de Penhoël ou à sa fille que M. Robert de
Blois fait attention ?
~~ A la fille, répondit la chevalière de Kerbi-
chel.
— A la mère, ripostèrent les vicomtes.
~ En vérité, ceci est une question, dit gra-
vement la Romance. Je ne sais pas si vous avez
vu comme moi que M. Robert de Blois échan-
geait certains signes avec Madame pendant la
contredanse?...
— J'ai vu cela, dit Kerbichel.
— Moi aussi !
— Moi aussi !
— Et avez-vous remarqué la manière dont
Madame a repoussé M. de Blois quand celui-ci
a voulu relever Blanche évanouie?
Tout le monde répondit affirmativement.
La Romance poursuivit en baissant la voix
LES BELLES-DE-NUIT.
et en prenant cet air timide qui annonçait tou-
jours quelque méchanceté noire :
— Quand on repousse ainsi un homme, c'est
qu'on le connaît beaucoup... beaucoup !... beau-
coup! !...
— C'est juste... dit avec goguenardise la par-
tie masculine de rassemblée.
— Comme niademoiselle Eglantine sait ces
cboses-là ! murmura la chevalière de Kerbichel,
qui avait une vengeance à exercer,
— En outre, reprit la Romance , comment
expliquer ce mouvement si brusque, sinon par
un petit grain de jalousie?...
— C'est vrai!... opina derechef l'assemblée
convaincue; c'est pourtant vrai !...
Le pauvre maître d'école n'essaya pas même
de protester, tant il se sentait faible contre le
sentiment général.
— Ainsi va le monde ! reprit encore la Ro-
mance; M. de Penhoël achète des cachemires à
la Lola... il fait peindre son manoir du haut en
bas pour la Lola... il plante des salons de ver-
dure, il tend de soie les vieilles chambres que
ses pères habitaient bien toutes nuesî... Pen-
dant ce temps- là madame s'ennuie... Elle est
bien conservée au moins!...
— Elle est encore très-jolie femme î
— Que faire quand on est délaissée?... Elle
CHAPITRE III. 9
remarque un beau cavalier... Mon Dieu, je
n'afïirme rien !... Ce n'est pas moi, Dieu merci,
qui voudrais faire des cancans sur une famille
riche et respectable... mais je dis que si cela
était... Enfin, soyons de bon compte, tout est
possible î II ne faudrait pas être trop sévère à
regard de la pauvre dame...
— Ma foi non, répliquèrent les vicomtes,
Penhoël ne l'aurait pas volé!...
Le bal se poursuivait, mais languissant et
triste désormais. Diane et Cyprienne , qui tout
à l'heure égayaient si franchement la fête, ne
pouvaient plus cacher leur tristesse. Elles es-
sayaient encore pourtant, et semblaient s'exciter
mutuellement à sourire.
A chaque instant leurs yeux inquiets se tour-
naient vers l'entrée du salon de verdure.
On eût dit qu'elles restaient là maintenant à
contre-cœur, et qu'une mystérieuse tâche les
appelait loin du bal.
L'annonce de l'accident arrivé à Blanche de
Penhoël avait franchi l'enceinte du jardin et
produit plus d'effet encore, peut-être , sur l'aire
que dans le salon de verdure. La danse rustique
avait fini ; tandis que le feu de joie éteignait ses
dernières lueurs, jeunes gars et jeunes filles s'é-
taient rassemblés en cercle autour des vieillards,
assis à la porte de la ferme.
10 LES BELLES-DE-NUIT.
II n'y avait plus, sur le milieu de l'aire, que
M. Biaise, qui se promenait les mains dans ses
poches et afFectait de ne point vouloir mêler son
importante personne h toute cette populace.
On parlait bas dans le groupe des paysans, jus-
tement à cause de M. Biaise, qui passait pour
avoir l'oreille fine.
Le père Géraud tenait le centre du groupe et
interrogeait un petit garçon qui venait de sor-
tir du jardin, où il avait servi des rafraîchisse-
ments aux hôtes de Penhoël.
— Conte-nous ce que tu as vu , petit Fran-
cin, disait le bon aubergiste du Mouton cou-
ronné.
— Tout le monde regardait la Lola, répondit
l'enfant. Quelle belle fille tout de même ! Je ne
sais pas ce qu'elle a autour de son cou qui brille
comme des charbons allumés... mais les dames
et les messieurs disaient qu'il y avait là de quoi
racheter la Forêt-Neuve!... Tout d'un coup la
petite demoiselle a crié... j'ai regardé comme les
autres, et je l'ai vue couchée par terre... II n'y
avait auprès d'elle que M. de Blois... Quand il a
voulu la relever, oh ! si vous aviez vu 3Iadamc
arriver sur lui !... j'ai cru qu'elle allait l'étran-
gler...
— Elle n'a rien dit? demanda le père Gé-
raud.
CHAPITRE IH. 11
— Non fait!... mais on voyait bien qu'elle
avait son idée... Cest M. de Blois, bien sûr, qui
a fait du chagrin à l'Ange !...
Un menaçant murmure courut parmi les
paysans.
Le père Géraud passa le revers de sa main sur
son front.
— Oui... oui... pensa-t-il tout haut, cet
homme-là est le malheur de Penhoël ! ... Et c'est
moi qui lui ai enseigné le chemin du manoir!...
Qu'auriez-vous fait, vous autres? ajouta~t-il avec
brusquerie en s'adressant aux vieux métayers
qui l'entouraient. Il arriva chez moi... il me
parla de l'aîné... voyez- vous, on ne devine pas
ces choses-là, bien sûr qu'il a couiiu notre
M. Louis quelque part !... Quand il me dit qu'il
était l'ami de Penhoël, moi je lui aurais donné
le dernier écu de ma bourse ! ...
Il mit sa tête grise entre ses deux mains, et
poussa un gros soupir.
— Allons, allons, père Géraud, dit le fermier
du Port-Corbeau , les temps sont mauvais pour
nos maîtres, mais ça pourra revenir... Et quant
à ce qui est de vous, tout le monde sait bien
que vous êtes un bon cœur!... Penhoël est ri-
che, après tout !...
— Riche ?... interrompit l'aubergiste de Re-
don ; si vous saviez ! . . .
12 LES BELLES-DE-NDIT.
Les métayers se rapprochèrent curieusement.
Mais le vieux Géraud n'en voulait point dire
davantasje.
— C'est moi qui lui ai montré le chemin du
manoir ! répéta-t-il, comme si cette idée l'eût
poursuivi sans cesse ; c'est moi!... Écoutez!.,
avant de monter jusqu'à la ferme, je suis
entré tantôt chez Benoît Haligan, qui est bien
près de mourir... car tous ceux qui aiment Pen-
hoël s'en vont les uns après les autres !... le pau-
vre Benoît a le grolet ^ sur sa paillasse. Ce n'est
pas d'hier qu'il a dit pour la première fois que
l'Ange et les deux filles de Jean de Penhoël
feraient trois pauvres belles-de-niiit, avant le
déris de l'hiver qui vient... II m'a dit en-
core, poursuivit le père Géraud en baissant
la voix davantage, que notre M. Louis revien-
drait quelque jour... mais qu'il reviendrait trop
tard!
Le père Géraud se tut, et il se fit un silence
autour de lui.
Chacun avait le cœur serré. Cette fête, com-
mencée dans la joie, s'achevait morne et lugu-
bre.
La plupart des paysans rassemblés dans l'aire
n'avaient pas donné grande attention jusqu'alors
* Le râle de lu mort.
CHAPITRE 111. 15
aux vagues menaces qui pesaient sur la maison
de Penhoël ; mais, ce jour-là, personne ne dou-
tait : on sentait en quelque sorte le malheur pla-
ner au-dessus du manoir.
Les jeunes gars oubliaient de parler d'amour à
leurs promises, et le tonneau de cidre , encore
plein aux trois quarts , ne couronnait plus de
mousse pétillante la grande ëcuelle qui , dans
ces sortes d'occasions, faisait si joyeusement
d'ordinaire le tour de l'assemblée.
Un seul fidèle restait auprès du tonneau , un
pauvre diable maigre comme un clou , qui bu-
vait avec acharnement, couché tout de son long
dans la poussière.
Personne ne daignait lui parler, pas même
l'Endormeur, bien que le pauvre diable fut sa
vieille connaissance, l'ex-uhlan Bibandier.
Bibnndier fumait sa pipe en philosophe et
semblait se soucier assez peu du mépris général.
Il fumait et buvait comme s'il se fût engagé à
vider tout seul le grand tonneau de cidre.
Dans le groupe rassemblé à la porte de la
ferme, ce fut le petit Francin qui rompit le si-
lence.
— M. Biaise !... dit-il tout à coup.
Le domestique de Robert de Blois s'avançait
en effet à pns comptes vers le groupe des pay-
sans.
2. â
14 LES BELLES-DE-NUIT.
— Eh bien, mes enfîmts!... criat-il de loin,
ne boit-on plus à la santé du roi et de M. le
maire?
Personne ne répondit. Le père Géraud s'était
redressé.
— Petit Francin, murmura~t-il rapidement ,
retourne au jardin,.. Tu viendras nous dire s'il
y a du nouveau...
Puis il ajouta en se tournant vers les vieux
métayers assis à ses côtés :
— Vous autres, j'aurai à vous parler après la
veillée... Il ne sera pas dit que personne n'a foit
un pas ou donné un écu pour sauver Pen-
hoël!...
Biaise entrait dans le cercle tenant à la main
la grande écuelle pleine.
Le petit Francin remontait en courant vers le
jardin du manoir.
La partie grave de l'assemblée était en ce
moment maîtresse du terrain. Les trois demoi-
selles Babouin-des-Roseaux-de-l'Étang et les au-
tres membres de la société avaient quitté leurs
postes pour envahir le gazon, occupé naguère
par les danseurs. L'orchestre chômait. Quelques
gens avisés voyaient venir avec effroi le moment
où Églantine, Hcloïse et Amarante allaient de-
mander leur redoutable guitare, sous prétexte de
ranimer la fêle. L'espoir secret que nourrissaient
CHAPITRE m. 15
ces aimables personnes de faire entendre, savoir :
Amarante son ariette , Églantine sa romance ,
et la jeune Héloïse son grand morceau d'opéra ,
leur donnait des airs un peu moins revéches et
les empêchait surtout d'invectiver trop aigre-
ment les Penhoël, qui abandonnaient ainsi leurs
hôtes au beau milieu de la soirée.
Il nV avait plus, en effet , dans le salon de
verdure, aucun représentant de la famille. Le
maître du manoir était toujours dans son ap-
partement; Madame n'avait point reparu, non
plus que Fonde Jean. Enfin Cyprienne et Diane,
qui avaient présidé si longtemps à la danse, s'é-
taient éclipsées tout à coup et avec une sorte
de mystère , puisque leurs cavaliers eux mêmes
les avaient cherchées en vain parmi la foule.
Etienne et Roger avaient déserté à leur tour
le salon de verdure, pour explorer sans doute
les allées du jardin.
C'étaient maintenant Robert de Blois et Lola
qui , en qualité d'habitants ordinaires du ma-
noir, faisaient les honneurs.
Le jardin était illuminé , comme nous l'avons
dit, d'un bout à l'autre, et l'on n'y eut pas trouvé
un endroit pouvant servir de cachette.
Etienne et Roger avaient quitté le bal sans se
prévenir mutuellement. Ils se rencontrèrent face
à face au détour d'une allée.
16 LES BELLES-DE-NUIT.
Etienne était tout pensif. Les cheveux de
Roger étaient baignés de sueur.
Il s'arrêta, essoufflé, devant le peintre.
— Tu ne les as pas rencontrées? lui demanda-
t-il vivement.
— Non, répliqua Etienne.
— Je vais chercher encore, dit Roger qui
voulut reprendre sa course.
Le jeune peintre l'arrêta.
— Tu ne les trouveras pas... dit-il 5 tandis
que tu cherchais à gauche , moi je cherchais à
droite... A nous deux nous avons parcouru tout
le jardin... Elles n'y sont pas.
— Alors où sont elles?
— Je ne sais.
L'agitation de Roger de Launoy semblait croî-
tre à chaque instant. Etienne, au contraire, res-
tait calme, bien que sa voix si gaie d'ordinaire
eût un vague accent de tristesse.
— Où sont elles?... répéta Roger; mon Dieu,
tout cela est bien étrange !
— Étrange!... interrompit Etienne en sou-
riant; pourquoi?... Nous doivent-elles compte de
leurs actions?
— Tu n'aimes pas, toi!... murmura Roger.
Le peintre garda le silence; mais sa main serra
plus fortement le bras de son ami.
— Moi, j'aime, reprit Roger, comme un pau-
CHAPITRE m. 17
vre fou!... Quand je suis auprès d'elle, je ne sais
plus qu'admirer et croire... Son sourire est si
pur, et on voit si bien son cœur sur son visage...
J'ai honte de mes soupçons.
— Tu as donc des soupçons?... demanda tout
bas Etienne.
Roger baissa les yeux et ne répondit pas tout
de suite.
— Que sais-je?... s'ccria-t-il enfin en ap-
puyant sa main contre son front mouillé de
sueur. Je ne suis pas fou, et je ne révais pas...
j'ai vu...
Il hésita.
— Qu'as tu vu?... demanda Etienne.
Et comme Roger se taisait encore, il ajouta
d'un accent triste et lent :
— Tu peux parler... j'ai vu , moi aussi, bien
des choses !
Roger le regarda avec une sorte d'effroi. On
eût dit qu'il avait gardé un vague espoir de
s'être trompé, et qu'il redoutait par-dessus tout
la certitude.
— Je ne parle pas de Cyprienne, répondit le
peintre; mais Diane a un secret... II y a long-
temps que je le sais.
— Et ce secret?...
— J'ai confiance, parce que j'aime... Jamais
je n'ai cherché à le surprendre.
18 LES BELLFS-DE-NUIT.
— Oh!... s'écria Roger, parce que j'aime,
moi, je me défie !... C'est tout mon bonheur et
tout mon espoir!... Si je pensais que Cyprienne
en aimât un autre !
II s'arrêta, et reprit avec amertume :
— Mon Dieu! cette idée-là me vient souvent..
Et comment ne me viendrait-elle pas?... Tu dis
que tu as vu bien des choses!... Mais il y a voir
et voir. . .Ceque j'ai vu , moi, est tellement étrange,
que j'hésite à le confier même à mon meilleur
ami. Et pourtant, poursuivit Roger après avoir
attendu une question qui n'était point venue,
cela me pèse trop sur le cœur!... Te souviens-tu,
Etienne, de cette soirée que nous passâmes à
parler d'elles au bord du marais, de l'autre côté
de Glénac?... L'heure nous surprit... Quand
nous rentrâmes au manoir , le souper était fini
depuis longtemps, et tout le monde dormait...
Nous le croyions du moins... Nous prîmes cha-
cun sans bruit le chemin de notre chambre.
« La lampe du grand corridor était éteinte. . . Il
me semblait entendre devant moi un bruit de
pas légers et timides... Je m'avançai les bras ten-
dus, touchant des deux côtés les murs du cor-
ridor...
« Le bruit avait cessé h mon approche... Je
croyais m'élre trompé, lorsque je sentis sous mes
doigts deux coiffes de toile qui glissèrent au
CHAPITRE III. i9
premier contact, et que je ne pus retrouver dans
l'ombre. Les pas se faisaient entendre de nou-
veau, légers et rapides, dans la partie du corridor
que je venais de parcourir. On fuyait... mais au
moment où ma main s'était refermée , une des
coiffes de toile avait laissé son attache entre mes
doigts... Et je riais, tout en ouvrant la porte de
ma chambre, parce que je me disais : u J'ai la de
quoi savoir laquelle des servantes de Penhoël va
courir la nuit le guilledou! »
«J'allumai ma chandelle, etjereconnus le petit
ruban de soie bleu que j'avais vu dans la jour-
née à la coiffe de Cyprienne... »
Roger de Launoy se tut , attendant évidem-
ment une parole d'étonnement ; mais le peintre
ne parla point.
Il demeuraitpensif etla tête inclinée.
— - Eh bien?... dit Roger.
— Est-ce tout ce que tu as vu? demanda froi-
dement Etienne.
Roger était presque désappoinié du peu d'effet
produit par son histoire.
— N'est-ce pas assez?... s'écria-t-il.
— Ce n'est rien.
— Tu as vu quelque chose de plus extraordi-
naire ?
— Tu en jugeras, répondit le peintre.
— Alors il faut parler.
20 LES BELLES-DE-NUIT.
— Tout à l'heure... continue.
— Écoute donc encore , reprit Roger. Quel-
ques jours après, je revenais de Redon à pied...
C'était à la hauteur du bourg de Bains , au mi-
lieu de la lande... il faisait clair de lune... J'en-
tendais au Idin sur la bruyère le galop de deux
chevaux... Je ne prenais point garde, et je pour-
suivais ma roule... Au moment où les deux che-
vaux passaient près de moi lancés à pleine
course, je levai la tête... Les deux chevaux
étaient montés j)ar des femmes... Je criai :
«( Diane! Cyprienne! « Nulle voix ne me répon-
dit. Je voulus courir; mais les deux femmes se
perdaient déjà dans l'ombre, et le pas de leurs
chevaux s'étouffiiit au loin sur la lande.
— Il était lard? demanda Etienne.
— Onze heures du soir.
— Et ce jour-là, les Pontalès n'étaient-ils pas
à Redon?...
Roger se frappa le front.
— Tu m'y fais songer! s'écria-t-il, les Pontalès
étaient à Redon!
— Mais était-ce bien elles?... dit le pein-
tre.
— Tu vas voir!... Il n'y avait pas possibilité
de les rejoindre... Après avoir fait quelques pas
en courant comme un fou, je repris le chemin de
Penhoël . En arri vanl au bac , je demandai au vieux
CHAPITRK III. 21
Benoît si quelqu'unavaitpasscTeau dans la soirée.
« Il me répondit :
<t — Personne.
(f Cela mefitgrandbien... Je crus avoir rêvé...
Pourtant, une fois arrivé au manoir, il me res-
tait des doutes... Au lieu de gagner mon lit tout
de suite, je me dirigeai, sans trop avoir la con-
science de ce que je faisais, vers la chambre de
Diane et de Cyprienne...
« Je collai mon oreille à la serrure. On n'en-
tendait aucun bruit.
« Elles dorment peut-être, me disais-je... Ma
pauvre Cyprienne !... Je suis un misérable fou!...
«c Et cependant, ma main s'appuyait malgré
moisurle bouton de la porte. La porte s'ouvrit. Je
reculai d'abord, effrayé de mon action...
«c Puis mon regard se glissa dans la chambre.
Les rayons de la lune tombaient d'aplomb sur
les deux petits lits blancs, qui étaient vides. »
— Est-ce tout ?... demanda Etienne, tandis
que Roger passait le revers de sa main sur son
front où perlaient des gouttes de sueur.
— Si c'est tout î... murmura Roger; mais que
veux-tu déplus?
— Je crois en elles... dit le peintre.
— Moi aussi ! moi aussi ! s'écria Roger ; je
crois en elle... Je l'aime tant !... Quand je la
vois sourire à mes côtés, je ne doute plus... Il
22 LES BELLES-DE-NUIT.
me semble quej'ai fait un rêve douloureux et im-
possible... Mais quand je me retrouve seul, face
à face avec moi-même, je me souviens, et je
souffre !... Bien des fois j'ai été sur le point de
parler et d'implorer une explication... mais elle
paraissait me deviner... Son regard souriait, se
reposait sur moi si calme et si pur!... Je sais
bien que je n'oserai jamais l'interroger !
Tout en causant, ils marchaient le long
des allées du jardin. Us s'éloignaient d'instinct
du salon de verdure, où les hôtes de Penhoël
étaient toujours rassemblés. Roger allait la tête
basse et l'air consterné; Etienne portait sur son
visage qui voulait sourire les traces d'une émo-
tion contenue. Peut-être se faisait-il plus fort
qu'il ne l'était réellement.
— Ce que tu as vu est étrange, dit-il enfin, ce
que j'ai vu est plus étrange encore... Ce mystère
qui les entoure, j'aurais pu le percer peut-être...
mais je ne l'ai pas voulu... Moi aussi, j'ai ren-
contré une fois Diane et Cyprienne dans les cor-
ridors du manoir au milieu de la nuit... J'étais
caché par la saillie d'une embrasure : elles ne
m'apercevaient point... Je les vis traverser sans
bruit la galerie. . . Elles dépassèrent ta chambre,
la chambre de Penhoël, et je crus qu'elles al-
laient entrer chez Madame... Mais elles dépas-
sèrent aussi la porte de Madame... Il n'y a rien
CHAPITRE m. 35
au delà, sinon Tappartement occupé par M. Ro-
bert de Blois.
— C'était chez lui qu'elles se rendaient ?...
demanda Roger vivement.
— Je ne sais... répliqua le peintre. La galerie
fait un coude... Elles disparurent.
— Et tu ne les suivis pas ?..
— Je ne les suivis pas.
— Ce Robert, qu'elles font semblant de mé-
priser et de détester î murmura Roger de Lau-
noy.
— Elles méprisent aussi, elles détestent les
deux Pontalès, dit Etienne dont la voix baissa
involontairement, et pourtant je les ai vues s'in-
troduire au château après minuit sonné !
— Au château de Pontalès?... s'écria Roger
stupéfait.
— Au château de Pontalès... La nuit était
sombre, cette fois, et je ne les aurais pas recon-
nues si je n'avais entendu la douce voix de Diane
sur la lisière de la foret.
« — Aide-moi, disait-elle.
«c Elles s'approchèrent toutes deux de la mu-
raille du parc. Cyprienne s'appuya des deux
mains contre le mur, et, avec son secours, Diane
franchitla clôture. »
— Après ?... fit Roger, dont le souffle hale-
tait.
24 LES BELLES-DE-NUIT.
— Je revenais de la Gacilly, h cheval, répli-
qua le peintre, mon cœur battait et mon front
brûlait... Mais je ne suis pas comme toi, Roger,
et je n'aurais jamais ouvert la porte de la cham-
bre des filles de Jean de Penhoël... J'enfonçai
les éperons dans le ventre de mon cheval, qui
m'emporta au travers des taillis...
— Oh!.... fit Roger; tu n'aimes pas ! tu
n'aimes pas !
— Si Diane de Penhoël n'est pas ma femme,
répliqua le peintre, je ne me marierai jamais...
II ne m'arrivait pas souvent autrefois de songer
à l'avenir... maintenant j'y pense toujours,
parce que l'avenir, c'est elle... Tu es rassuré
quand tu les vois sourire, Roger; moi, si un
doute pouvait me venir, il me viendrait en ces
moments... Mais que defois, parmi la joie feinte,
que de fois j'ai surpris des larmes dans les yeux
de Diane !... C'est un cœur vaillant et fort
contre la souffrance !... Sous cette frêle beauté
de jeune fille, j'ai deviné le courage d'un
homme... Ces larmes furtives qui me serrent
le cœur, je les bénis et je les admire... Oh ! que
Diane garde son secret!.. Au fond d'une âme
comme la sienne, il ne peut y avoir que de nobles
élans et de saintes pensées î...
La tête de Roger ne se relevait point. Il gar-
dait le silence.
CHAPITRE m. 23
— Chacun dans le pays sait cela , reprit le
peintre, les plus pauvres comme les plus riches.
Il y a un grand malheur sur la maison de Pen-
hoël... Dieu se sert parfois du faible courage
d'un enfant pour combattre la force des mé-
chants...
Etienne s'interrompit brusquement . et sa
voix, qui était lente et rêveuse, se fit brève tout
à coup et décidée.
— Et puis, que m'importe tout cela ? s'écria-
t-il. Je faisais un songe charmant... Le réveil
est venu... Que Diane soit ceci ou cela, un ange
ou une pécheresse, je la verrai demain pour la
dernière fois.
— Que dis-tu là ?.,. demanda Roger en tres-
saillant.
Ils étaient arrivés sur la terrasse qui bordait
la rampe descendante au passage de Port-Cor-
beau. Ils s'arrêtèrent d'un commun accord, et
le peintre s'accouda contre la balustrade de
pierre.
— Ce matin, reprit-il, M. Robert de Blois, qui
paraît être maintenant le maître au manoir, m'a
payé mes travaux et m'a fait entendre qu'on
n'avait plus besoin de moi.
— Mais Penhoël !... s'écria Roger, qui saisit
la main de son ami ; tu aurais dû voir Penhoël.
— J'ai vu Penhoël, répliqua Etienne, dont
LES BELLES-DE-NUIT. 2. 5
26 LES BELLES-DE-NUIT.
Taccent mélancolique prit une nuance d'amer-
tume, et je pars demain pour Paris...
Au moment où le jeune peintre prononçait
ces derniers mots, un faible cri se fit entendre
au pied de la terrasse.
Les deux amis se penchèrent en même temps
sur la balustrade et virent deux formes blanches
se glisser entre les châtaigniers des taillis.
— Ce sont elles ! s'écria Roger.
11 voulut s'élancer, mais Etienne le retint de
force.
— Turestes..., dit-il; tu es heureux !... Crois-
moi, veille sur elles pour les protéger, et non
pas pour les épier !
IV
MàRB KT FIL.I.B.
C'était la chambre de Fange de Penhoël : un
petit lit entoure de rideaux blancs, dont la
mousseline transparente laissait voir dans la
ruelle une image de la sainte Vierge, ornée
d'un laurier-fleur bénit, quelques sièges brodés
par Madame et représentant des sujets enfantins
et gracieux, de jolies estampes de piété le long
des lambris, et dans une bibliothèque mi-
gnonne, en bois de rose, des livres du premier
âge.
Dans ce réduit si frais, à peine prcssentail-on
28 LES BELLES-DE-NUIT.
la jeune fille. C'était Fenfant qui se montrait en-
core, l'enfant candide et insouciante.
Quelque chose disait que cette couche cahiie
ignorait jusqu'à ces rêves vagues qui hercent,
à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout
était riant, mais froid. L'enfant se jouait, heu-
reuse, au seuil de la puberté. Elle tardait à
naître femme.
Et encore ce qui souriait dans cette chamhre
gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet,
n'appartenait pas à Blanche toute seule. C'était
Marthe de Penhoël qui avait oi'né avec amour
la retraite de son enfant. Elle était redevenue
jeune à penser pour sa fille ; et si parfois un peu
d'espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire,
c'est qu'elle songeait qu'entre ces rideaux blancs
son doux ange dormait, ignorant h la fois les
angoisses du présent et les menaces de l'avenir.
Chacun, si malheureux qu'il soit, possède
aussi, au fond de son cœur, une sorte d'asile où
abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l'âme
où Dieu clément laisse un rayon d'espoir.
Martlie de Penhoël souffrait. Autour d'elle,
les menaces s'accumulaient. Son pauvre cœur,
blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le
passé n'avait que des regrets amers, le présent
que navrant martyre, l'avenir... hélas ! il y avait
là de si cruelles tortures, que mieux valait fer-
CHAPITUE IV. 29
mer les yeux, et attendre comme le condamne
à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau
sur la vue...
C'était quelques instants après l'accident qui
avait troublé le bal, au salon de verdure. Le
bon oncle Jean , Madame et Blancbè venaient
d'arriver dans la chambre de cette dernière.
Blanche était pâle encore, et semblait prête à
perdre de nouveau ses sens.
Madame, qui l'avait assise dans une bergère,
l'entourait de ses bras. La pauvre femme es-
sa3aitde sourire, mais il y avait sur son visage
un découraiçement mortel.
L'oncle Jean s'était arrêté au seuil de la porte.
L'effort qu'il avait fait pour soutenir la jeune
fille avait ramené sur sa joue les mèches légères
et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce,
qui était d'ordinaire sur ses traits, faisait place
à une profonde désolation.
11 regardait les deux femmes, et ses yeux
étaient humides.
L'évanouissement tout seul ne pouvait avoir
produit ces émotions poignantes, et derrière le
hasard de cet événement, il devait y avoir bien
d'autres douleurs anciennes et cachées.
Blanche renversait sur le dos de la bergère sa
lêle charmante, dont les contours délicats et
purs semblaient taillés dans de Talbâtrc.
3.
30 LES BELLES-DE-NUIT.
— Ce ne sera rien..., murmura Madame d'une
voix qui voulait être gaie, maisoùsedevinaientJes
sanglots contenus ; où souffres-tu , ma pauvre
enfant?...
Blanche porta sa main à sa ceinture.
— J'étouffe!... dit-elle.
Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un
tressaillement d'angoisse.
Elle répéta pourtant d'un accent morne et
brisé.
— Ce ne sera rien î...
Puis elle se tourna vers Toncle Jean qui s'ap-
puyait, immobile, au montant de la porte, et
lui fit signe de se retirer.
Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. A
travers la porte refermée, on entendit un in-
stant le bruit de ses sabots dans le corridor.
II allait d'un pas lent et la tète courbée.
Quand il passait devant l'une des fenêtres, et que
les lumières répandues dans le jardin arri-
vaient jusqu'à lui, on aurait pu le voir presser
son front de ses deux mains tremblantes.
Blanche était seule avec sa mère. Ce n'était
pas à cause de la présence de l'oncle que Ma-
dame se forçait à sourire, car son regard devint
plus caressant encore.
— Soulève loi un peu, murmura-t-clle ; ta
robe est peut-être trop serrée.
CHAPITRE IV. 51
— Ohî non...j dit l'Ange; lu sais bien, mère,
qu'on a élargi ma robe il y a quelques jours...
— Qu'importe ! si tu souffres.
— Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela , répli-
qua la jeune fille, qui se révoltait naïvement
contre l'évidence ; j.e grandis, bonne mère...
mais en quatre jours ma taille n'a pas pu chan-
ger... N'as- tu point eu cette maladie quand tu
étais jeune fille ?
La paupière de Madame se baissa ; elle ne ré-
pondit point.
— Mon Dieu î reprit Blanche en appuyant
ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je
crois que tu as raison, mère... mon corset m'é-
touffe !... Si cela continue, il faudra me faire
faire des robes à cœur comme madame l'ad-
jointe... Je suis bien malheureuse!
— Petite folle! dit Madame, il faut bien souf-
frir un peu pour devenir une grande et belle
demoiselle.
— Mes cousines Diane et Cyprienne sont
grandes... elles sont bien jolies... et je ne les ai
jamais vues souffrir ainsi...
— C'est que tu ne te souviens pas, ma pauvre
Blanche !
La jeune fille pf)ussa un souj)ir où son enfan-
tine coquelterie avait plus de part que les élan-
cements de son mal. Elle fit effort pour se soûle-
52 LKS BELLES-DE -NUIT.
ver h demi, et Madame, passant derrière elle,
détacha Jes agrafes de sa robe.
Dans cette position où elle ne pouvait être
vue, Marthe de Penhoël ne ge contraignit plus.
Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait
naguère sa figure, faisait place à une tristesse
morne et découragée.
La robe de Blanche portait en effet les traces
du travail de la couturière; mais ce n'était pas
une fois seulement, comme elle le croyait, qu'on
avait élargi sa robe. Trois plis manquaient der-
rière son corsage, trois plis, défaits un à un, et
les deux premiers à son insu, par la propre
main de sa mère.
Les agrafes, détachées, laissaient voir mainte-
nant le corset. Entre les baleines du corset, il y
avait un large espace vide.
— Fais vite, mère... j'étouffe..., murmurait
l'Ange dont la respiration devenait de plus en
plus pénible.
Les . doigts de Madame tremblaient, tandis
qu'elle cherchait à débrouiller le nœud du la-
cet.
— Vite! oh! vite! je t'en prie..., disait la
jeune fille haletante.
Les mains de Madame, maladroites et comme
engourdies, serraient le nœud au lieu de le là-
cher. Plus elle s'efforçait, plus le filet de soie
CHAPITRE IV. 35
s'enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inex-
tricables.
Elle saisit une paire de ciseaux sur la chemi-
née et trancha le lacet.
Les flancs de TAnge bondirent , débarrassés
de la pression qui les étranglait. Elle poussa un
cri de bien-être.
Le corset, détendu, s'était retiré à droite et à
gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque
sous rétoiïe de sa robe.
— Ohl tu avais raison, mère, dit Blanche
soulagée tout à coup ; c'était ce vilain corset qui
me faisait souffrir... Il me semble, à présent, que
je suis dans le paradis!
Elle respirait avec délices.
L'œil de Madame se fixait avidement sur les
reins de sa fille, où les plis de la chemise de-
meuraient aplatis et collés en quelque sorte à
la chair, endolorie par la récente pression des
baleines. Puis son regard mesura l'écartement
des deux parties du corset, comme si elle eût
voulu se rendre compte de la force soudaine
qui les avait séparées.
Tout à rheure, lorsque sa robe était encore
agrafée, Blanche gardait la taille d'une jeune
fille; mais cette apparence de juvénile finesse
était due tout entière au moule élastique qui
modelait ses reins.
34 LES BELLES-DE-NUIT.
Le moule était brise; la taille de Blanche ap-
paraissait déformée.
Les yeux de Madame se levèrent au ciel; une
larme roula sur sa joue. On eût dit qu'une pen-
sée odieuse et toujours combattue entrait mal-
gré elle dans son âme.
— Que fais-lu donc là, mère ?... demanda
Blanche.
Madame essuya vivement sa paupière hu-
mide, et sépara doucement les beaux cheveux
blonds de l'Ange pour lui mettre sur le front un
baiser, rempli d'ardent amour.
— Je te disais bien, ma fille, murmura- telle,
que ce ne serait rien... Les jeunes filles ont
comme cela des malaises étranges... Il n'y faut
plus songer.
Blanche lui rendait ses caresses, et disait :
— Bonne mère !... c'est toi, toujours toi qui
me guéris et me consoles!... Sans toi, quand ces
souffrances me prennent, j'aurais peur de mou-
rir !
— Mourir!., répéta Marthe de Pcnhoël, qui
s'assit auprès d'elle et l'attira sur ses ge-
noux.
— Si tu savais !... reprit l'Ange ; autrefois,
durant ma petite enfance, j'étais souvent ma-
lade... mais cela ne ress<:mblait point à ce que
j'éprouve aujourd'hui... Tout à coup quelque
CHAPITRE IV. 55
chose tressaille en moi : mon souffle s'arrête et
le cœur me manque...
Elle s'arrêta pour cacher sa tête charmante
dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas :
— Oh ! quelquefois j'ai peur... grand'peur !
Le regard de Madame se perdait dans le vide.
Les paroles de l'Ange glissaient sur son esprit
inattentif. Elle n'écoutait pas.
Pendant le court silence qui suivit, le rouge
et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa
joue. A deux ou trois reprises, elle ouvrit la
bouche comme si une question se fût pressée
sur sa lèvre.
Elle n'osait pas.
Au bout de quelques secondes , elle serra sa
fille contre sa poitrine avec une sorte de brus-
querie. Un effort soudain qu'elle fît sur elle-
même donna une apparence de gaieté vive à sa
physionomie.
— Causons!... dit-elle. Te voila comme autre-
fois sur mes genoux, Blanche!... Te souviens- tu
que tu aimais à t'endormir ainsi tous les soirs?
— On est si bien auprès de ton cœur!... mur-
mura l'Ange en fermant ses paupières à demi ,
et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux
de sa mère.
— Avant de t'endormir, poursuivit Madame ,
tu me disais tout ce que tu avais fait dans la
56 LES BELLES-DE-NUIT.
journée... En ce temps-ln, tu n'avais pas do se-
cret pour moi...
-- En ai-je donc à présent?... demanda Blan-
che étonnée.
L'hésitation de Madame devint plus forte.
Évidemment, elle voulait interroger, et quelque
scrupule arrêtait ses questions au passage.
— Je ne sais..., dit-elle pourtant; les jeunes
filles aiment à faire du mystère...
— Moi j'aime h être auj)rès de toi, interrom-
pit l'Ange qui souriait, candide comme la Vérité
même; j'aime à te montrer mon âme... Je ne
pourrais pas plus te cacher ma conscience qu'à
Dieu.
Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le
visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en
tenant sa houche contre la joue de Blanche et
en coupant chaque parole par un baiser :
— Je te crois... Est-ce qu'il pourrait en être
aulrement?...Nesais tu pas combien je t'aime?...
Et cependant...
Elle s'interrompit... un nuage avait passé déjà
sur sa joie.
— Et cependant?... répéta Blanche en se
jouant.
»c Mon Dieu ! mon Dieu ! pensait Madame
dont la sérénité d'emprunt cachait mal son an-
goisse revenue ; faites que je me sois trompée,
CHAPITRE IV. 57
et doublez le fardeau de mes au très douleurs !...)>
— Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu'il
n'y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche... Les
enfants ne savent pas voir clair au fond de leur
propre cœur... Je me souviens du temps où
j'étais à ton âge...
— Que tu devais être belle et aimée!... mur-
mura Blanche, qui regardait Madame avec Tad-
mira lion de son amour filial.
— J'étais comme toi, Blanche, moins jolie
que toi, et j'avais perdu ma mère... Oh ! il me
semble que si j'avais eu ma mère auprès de moi
comme lu as la tienne, ma pauvre enfant ché-
rie... il me semble que ma vie eût été autre-
ment... Mais que vais-je dire là? se repril-elle
en retrouvant dans son courage la force de sou-
rire encore ; je te ferais croire que je suis mal-
heureuse !
Blanche, qui s'était redressée un instant avec
inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse
sur le sein de sa mère. En ce moment où sa
souffrance faisait trêve, elle subissait reffet des
fatigues de la journée. Ses |)aupières battaient
appesanties, et le sommeil effleurait déjà son
beau front.
Madame voyait cela, et pourlant elle ne pou-
vait réussir à formuler enfin la question qui
était toujours sur sa lèvre.
2. 4
38 LES BELLES-DE-NUIT.
Pour quiconque aurait pu observer à nu cette
ame brisée par une suprême angoisse, la scène,
si cahne en apparence, aurait pris un caractère
terrible et à la fois souverainement touchant.
Sur cette douce enfant qui s'endormait, sou-
riante, il y avait une fatalité mystérieuse. Ma-
dame avait deviné un secret funeste, une chose
cruelle, inattendue, accablante, une chose ex-
traordinaire jusqu'à paraître impossible.
Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il
y avait un mystère du même genre, qui la fai-
sait crédule, et pouvait lui donner foi à l'impos-
sibih'té...
Elle avait douté d'abord, cependant. Com-
ment ne pas douter en face de cette pure et
radieuse innocence? La candeur de l'Ange par-
lait en quelque sorte plus haut que l'évidence
elle-même.
Dès que venait le doute bienfaisant. Ma-
dame l'accueillait avec ardeur. Elle espérait;
ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis
ses propres souvenirs revenant en aide à l'évi-
dence, elle croyait de nouveau et retombait au
plus profond de son découragement...
Et, depuis quelques jours, sa vie se passait
en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances
faisaient trêve; toutes ses autres craintes se tai-
saient...
CHAPITRE IV. 39
En ce moment, révidence reprenait ses droits.
Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher,
pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité
dure et implacable, se plaçait le tranquille vi-
sage de l'enfant ; ce front calme était comme le
miroir sans lâche où se reflétait une âme igno-
rante de tout mal.
La question qui se pressait depuis si long-
temps sur la lèvre de Madame aurait mis fin
sans doute à son incertitude, mais Madame ne
trouvait point de paroles pour la formuler a son
gré. La pudeur des mères est, entre toutes les
pudeurs, la plus délicate et la plus timide. £t
parfois, en interrogeant, on enseigne...
Marthe cherchait.
Les beaux yeux bleus de l'Ange disparais-
saient presque sous ses paupières alourdies.
— Ne vas-tu pas retourner à la danse?...
demanda tout à coup Madame, qui affecta un
redoublement de gaieté.
En même temps, elle ouvrit ses bras comme
pour inviter Blanche à se lever.
La jeune fille s'appuya, plus paresseuse, con-
tre le sein de sa mère.
— Je suis si lasse!... murmura-t-clle.
— Autrefois, quand il s'agissait d'un bal, tu
avais beau cire lasse, tu ne le disais pas!...
— J'étais une enfant!... répliqua Blanche.
40 LES BELLES-DE-NUIT.
— Cela ne f amuse donc plus?
Blanche rouvrit à demi les yeux.
— -Oh! si... toujours! rëpondit-elle.
— Parmi les jeunes gens qui sont h Penhoël,
reprit Madame dont la voix trembla légèrement,
quoi qu'elle pût faire, lequel aimcs-tu le mieux?
Blanche ne répondit pas tout de suite : puis
elle répéta lentement :
— Parmi ceux qui sont à Penhoël?...
— Oui.
— Je ne sais pas.,.
Madame prenait courage, à mesure qu'elle
avançait dans cet interrogatoire, entamé avec
tant de crainte.
— Voyons ! poursuivit-elle, est-ce Roger de
Launoy?
— J'aime bien Roger.
— Est-ce Etienne Moreau ?
— li est bon... mais...
— Est-ce M. Alain dePontalès?
-— Non... II a l'air orgueilleux et méchant.
— Est-ce M, Robert de Blois? demanda en-
core Madame en baissant la voix involontaire-
ment.
Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la re-
garda d'un air étonné.
— Oh!... fit-elle avecreproche; quelle idée!...
M.Robert de Blois î
CHAPITRE IV. 41
Madame respira et la baisa. Un instant en-
core, eile oublia le récent témoignage de ses
yeux .
— Eh bien! reprit-elle entre deux caresses,
tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux?
— Celui que j'aime le mieux n'est pas à Pen-
hoël , répondit l'Ange dont la joue devint toute
rose ; depuis que mon cousin Vincent est sur la
mer. je pense à lui souvent et je le regrette...
J'ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d'un
air fâché, car il ne m'a pas même dit adieu avant
de partir î...
Madame était devenue tout h coup rêveuse;
ses soupçons ne s'étaient jamais portés de ce
côté. Ses souvenirs, éveillés brusquemenJL, lui
montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses
grands yeux toujours fixés sur Blanche.
Un instant, elle demeura muette et le cœur
serré.
— Vincent !... murmura-t-elle sans savoir
qu'elle parlait. T'es tu trouvée quelquefois seule
avec lui, ma fille?
Blanche se prit à rire.
— Je me trouvais seule avec lui tous les
jours, répondit-elle.
- Tous les jours!... répéta machinalement
Marthe de Pcnhoël. Et te disait-il parfois qu'il
l'aimait. Blanche?
4.
42 LES BELLES-DE-NUIT.
— Il n'osait pas...
— Il ne te l'a jamais dit?
— Jamais. *
Un instant, Madame avait entrevu l'explica-
tion du mystère, mais le mystère devenait plus
impénétrable que jamais, car Blanche ne pou-
vait pas mentir.
Et à mesure que l'interrogatoire avançait,
Madame sentait mieux la difficulté de le pousser
plus loin.
Jusqu'alors, Blanche n'avait rien deviné des
motifs qui dictaient ces questions, iailes sur un
ton de gaieté légère; mais un mot de plus allait
peut-être la mettre en éveil.
Et pourtant il fallait savoir...
— Pauvre Vincent! dit Madame cherchant
une transition au hasard ; voilà bien longtemps
que nous n'avons eu de ses nouvelles !
— Oh! oui, soupira Blanche; cinq mois!...
c'est bien long !
Elle avait compté les mois. Madame l'examina
à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et
s'imprégnait à peine d'une légère teinte de
mélancolie.
On ne pouvait point s'y tromper, si le cœur
de Blanche battait plus doucement au nom de
Vinrent de Penhoël, c'était une préférence d'en-
ftint, une tendresse naïve et insouciante. Cela
CHAPITRE IV. 45
pouvait changer plus tard et devenir un autre
sentiment; mais ce n'était pas encore de Ta-
mour.
— Tu vois bien, dit Madame en passant ses
doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de
l'Ange, tu avais un secret quejc ne savais pas !...
— Si j'avais su que c'était un secret, répon-
dit Blanche que reprenait le sommeil, je te
l'aurais confié bien vile.
Madame hésita encore une fois ; puis un in-
carnat léger vint teindre sa joue, tandis qu'elle
murmurait cette dernière question :
— Et d'au 1res que Vincent ne t'ont-ils pas
dit qu'ils t'aimaient?
— Si d'autres que Vincent me l'avaient dit,
répliqua Blanche, je me serais fâchée.
— De sorte que tu n'as pas d'autre secret?
~ Non, mère.
Les yeux de l'Ange s'étaient fermés tout à
fait. Les regards de Madame tombaient sur elle,
plus tendres et plus maternels, tandis qu'elle la
berçait doucement contre son cœur, comme un
enfant qu'où veut endormir.
Pendant quelques secondes que dura le si-
lence, la pensée de Marthe de Penhoël som-
meilla au contact du sommeil de sa fille. Elle
retardait le plus qu'elle pouvait, la pauvre femme,
le réveil trop prochain de sa conscience.
44 LES BELLES-DE-NUIT.
— Mère, balbutia Blancbe sans ouvrir les
yeux et de celte voix lente des gens qui vs'en-
dorment , je me suis trompée... J'ai un secret...
je vais te le dire... je ne sais pas pourquoi je ne
te l'ai pas dit plus tôt... C'était vers le prin-
temps de cette année... Il faisait chaud comme
aujourd'hui et je m'étais endormie, vers le soir,
dans le berceau qui est au bout du jardin...
M'écoutes-tu,mère?...
Madame s'était redressée inquiète, attentive.
Elle ne répondit h la demande de l'enfant que
par la pression plus forte de ses bras.
Blanche poursuivit :
— Je fis un rêve bien effrayant, va !... Il me
semblait qu'il y avait un homme là, près de moi,
qui me serrait de toute sa force contre sa poi-
trine... J'étouffais... je sentais son souffle brû-
lant sur ma bouche... M'écoutes-tu, mère?...
La pâleur de Marthe de Penhoël était deve-
nue livide ; ses yeux grands ouverts et fixes
exprimaient une angoisse profonde.»
L'enfant poursuivait de sa voix paresseuse
et tranquille :
— C'est drôle les rêves!... Je savais bien que je
dormais... et pourtant, je ne pouvais pas m'é-
veiller... Il se passait en moi quelque chose
d'élrange, et je n'ai jamais rien éprouve de sem-
blable, ni auparavant, ni depuis... Mais voilà
CHAPITRE IV. 45
qui est plus étrange encore!... Quand je m'é-
veillai enfin, je ne saurais trop dire si c'était la
suite de mon rêve... je crus voir véritablement
un homme qui s'enfuyait sous la charmille...
— Et tu le reconnus?... demanda Marthe
d'une voix sourde.
— Non... seulement, comme je retournais
au châleau , je rencontrai sur mon chemin
M. Robert de ijlois...
— Robert de Rlois!... répéta xMadame, dont
l'œil étincela d'un feu sombre.
— C'est étonnant, n'est-ce pas? dit encore
Rlanclic, dont la paupière s'ouvrit a demi pour
se fermer aussitôt.
Son souffle se fit entendre régulier et plus
bruyant.
Elle dormait.
Mais elle en avait dit assez; Marthe de Pen-
hoël n'avait plus rien a apprendre.
Un instant elle demeura comme atterrée; puis,
par un mouvement instinctif et violent, sa main
tremblante tàta et pressa les flancs de l'Ange qui
gémit dans son sommeil.
— Perdue!... dit-elle prononçant pour la
première fois ce mot qui était depuis si long-
temps au fond de sa pensée ; perdue comuie
moi!... innocente comme moi !... Qu'ai-je fait,
mon Dieu! pour être punie jusque dans mon
enfant?
46 LES BELLES-DE-NUIT.
Elle souleva TAnge entre ses bras et l'ëtendit,
toujours endormie, sur le lit.
Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et
couvrit son visage de ses deux mains.
Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient
secs et bridants, des sanglots déchiraient sa poi-
trine.
— Mon Dieu!... mon Dieu!... prononça-
t-elle enfin d'une voix étouffée; il y a bien long-
temps que je souffre!... Vous m'avez pris mon
bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n'ai
point murmuré!... J'ai vu votre main s'appe-
santir sur la maison de Penhoël; j'ai vu l'étran-
gère s'asseoir à ma place ; j'ai senti la mortelle
menace suspendue au-dessus de ma tête , et je
n'ai point murmuré encore!... Mais ma fille,
mon Dieu ! ma fille!...
Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts...
— Ma fille, répéta-telle avec égarement;
contre ce dernier coup je suis trop fidble!...
Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une
pauvre abandonnée... Pas une voix amie pour
ine consoler!... |)as une main pour me défen-
dre!...
Il lui sembla, en ce moment, qu'un double sou-
pir répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.
Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés,
couvraient ses deux mains de baisers.
DIAIVE KT CYPRIEIVIVE.
Au manoir (le Penhoël, Cyprienne et Diane
n'étaient pas trairées tout à fait comme les filles
de la maison. Elles étaient bien de la famille,
mais on laissait entre elles et leur cousine
Blanche une distance si grande, qu'elles ne pou-
vaient point se croire placées sur le même degré
de l'échelle sociale.
Blanche était l'héritière, la véritable made-
moiselle de Penhoël. Bien rarement désignait-
on par ce titre les deux filles de l'oncle Jean,
que les paysans nommaient les petites demoi-
selles, et la société simplement les pelites.
48 LES BELLES-DE-NUIT.
L'oncle Jean lui-même avait contribué à tran-
cher plus profondément la ligne qui séparait
ses filles de leur cousine. Dès leur enfance, il les
avait habituées à regarder le berceau de Blanche
avec une sorte de respect. Il n'avait point voulu
qu'elles s'habillassent comme Blanche, et jamais
il ne leur avait permis de porter d'autre cos-
tume que celui des paysannes du Morbihan.
Il y avait bien longtemps que l'oncle Jean vi-
vait à la charge de ses parents de la branche
aînée. Autrefois, dans sa jeunesse, il avait porlé
répée et il avait été, disait on, un fier soldat;
mais tandis qu'il se battait à l'autre bout de la
France, les gens trop zélés qui représentaient la
république dans le district de Redon vendaient
à l'encan son modeste héritage.
Quand il était revenu au pays, il avait trouvé
un asile chez le vieux commandant de Penhoël,
père de Louis et de René. Depuis lors, il n'avait
plus quitté le manoir.
C'était un cœur bon et tendre, possédant
d'instinct toutes les délicatesses. Le souvenir re-
connaissant du bienfait était en lui une religion.
Il donna la première place de ses affections aux
deux fils de son bienfaiteur.
Et s'il leur fit une part inégale, ce fut a son
insu et malgré lui. Lom's avait une âme si grande
et si noble! Son absence laissait un vide si pro-
r
CHAPITRE V, 49
fond dans le cœur de tous ceux qui Pavaient
connu!...
Avant d'être soldat, l'oncle Jean avait été un
pauvre jeune gentilhomme, à peine plus riche
que Tunique fermier de son père. Il ne savait
pas grand' chose, etla seule éducation qu'il avait
pu donner à ses filles se réduisait à ce double
principe, règle fondamentale de sa propre vie :
Adorez Dieu; aimez Penhoël !
Cyprienne et Diane aimaient Penhoël comme
elles adoraient Dieu. C'était un dévouement pas-
sionné, inaltérable, sans bornes, qui avait ses
racines aux premiers jours de leur enfance et
qui, à mesure que s'écoulaient les années, gran-
dissait, loin de faiblir.
Tout ce qui portait le nom de Penhoël leur
était cher et sacré. Elles respectaient le maître,
tout en connaissant mieux que personne les mi-
sères de sa nature et les fautes de sa vie; elles
avaient pour Blanche une tendresse protectrice
et comme maternelle. Quant à Madame, elles
allaient bien au delà dos prescriptions de leur
père; elles l'adoraient h l'égal de Dieu.
Madame semblait bien loin de répondre par
une tendresse égale à l'amour expansif et à la
fois respectueux que lui portaient Cyprienne et
Diane. Elle était bonne et douce pour elles
comme pour tout le monde : voilà tout. Et
80 LES BELLES-DE-NUIT.
même lui observateur clairvoyant aurait pu dis-
tinguer chez elle, vis-à-vis des deux jeunes filles,
une nuance de froideur qui n'était point dans sa
nature.
Cela était d'autant plus étrange que Marthe
traitait Tonde Jean comme un père, et prenait à
tâche de le dédommager des brusqueriessouvent
brutales du maître de Penhoël.
Mais Marthe avait pour sa fille un amour ex-
clusif sans doute. En ce cœur plein il ne restait
plus de place pour un sentiment secondaire.
Diane et Cyprienne ne se plaignaient point.
C'étaient toujours le même empressement et la
même ardeur. On eût dit parfois, tant elles
gardaient de courage a aimer Madame, malgré
sa froideur inflexible, on eût dit qu'elles pen-
saient que cette froideur était feinte.
Elles avaient à peine connu leur mère, qui
était morte peu de temps après leur naissance.
Enfants, elles avaient été libres et même un peu
abandonnées; jeunes fdles, elles étaient libres
encore. Personne, au manoir, ne s'avisait de
contrôler leurs actions. L'oncle Jean avait en
elles une pleine confiance. Le maître de Pen-
hoël n'exigeait rien d'elles sinon parfois, le soir,
à des intervallesde plus en plus rares, quelques-
unes de ces anciennes chansons bretonnes
qu'elles disaient en s'accompagnant de leurs
CHAPITRE V. SI
harpes. Madame semblait affecler de ne leur
demander jamais compte de leur conduite.
Elles allaient et venaient, toujours seules, ou
en compagnie d'Elienne et de Roger, qui pas-
saient leurs jours à les poursuivre et qui ne les
trouvaient pas toujours, car l'existence de Diane
et de Cyprienne avait son côté mystérieux.
Elles n'avaient point de compagne de leur
âge. Rien ne les appelait ici plutôt que là ; rien
ne les retenait au manoir, si ce n'est le désir
de faire compagnie h Blanche, qui les aimait
tendrement pour tout l'amourqu'elles lui témoi-
gnaient.
Elles étaient les idoles des bonnes gens du
pays, entre Redon et Carentoire. On aimait
Blanche, mais il y avait trop de respect dans la
tendresse qu'on lui portait. On ne la voyait pas
assez souvent ni d'assez près, tandis qu'il ne se
passait guère de journée sans que les gens des
villages voisins eussent occasion de saluer Diane
et Cyprienne. Et Dieu sait qu'ils les saluaient de
bon cœur, les chères filles, malgré leur costume
de paysanne.
On les rencontrait le jour ; et quelques-uns
disaient que, la nuit aussi, quand la lumière de
la lune glissait, pâle, sur la lande solitaire...
Mais c'étaient là des contes de veillées, où le
fantastique et l'impossible entraient à forte dose.
52 LES BELLES'DE-NUIT.
Ce qui était bien certain, c'est qu'elles étaient
bonnes comme leur père, le meilleur des
bommes, et comme leur défunte mère, dont tout
le monde se souvenait ; c'est qu'elles étaient plus
jolies que les anges qu'on voyait sourire dans
les tableaux de la paroisse ; c'est qu'enfin elles
ressemblaient, au dire des vieillards, à ce fils
aîné de Penboël, beau et vaillant comme les
héros des traditions antiques.
En revanche, Cyprienne et Diane n'avaient
point su trouver grâce auprès de la société. Le
chevalier et la chevalière de Kerbicbel, les trois
vicomtes, madame veuve Claire Lebinihic , les
demoiselles Babouin des Roseaux de l'Étang,
leur jeune frère Numa et autres notables les
tenaient au plus bas de leurs dédains. La Ro-
mance, l'Ariette et la Cavatine déclaraient , à
qui voulait les entendre , que ces petites men-
diantes, n'ayant ni sou ni maille, étaient la
honte du pays.
Elles dansaient comme des effrontées avec
leurs jupes de cinq sous et leurs bonnets ronds !
Elles montaient à cheval et galopaient comme
des garçons ! Elles raclaient de la harpe, enfin,
à la grâce de Dieu, et criaillaient de vieilles,
vieilles chansons d'avant le déluge !
Haine d'artistes...
Les deux sœurs en avaient soulevé de plus
CHAPITRE V. S5
graves qui se taisaient et qui attendaient.
L'homme de loi le Hivain, surnommé Macrocé-
phalc, les abhorrait pour cause; M. Robert de
Blois et son domestique Biaise les détestaient
cordialement ; i! n'y avait pas jusqu'au puissant
marquis de Pontalès qui n'eût contre elles une
aversion bien décidée.
De tout cela elles ne s'inquiétaient point trop
en apparence. Elles continuaient leur vie soli-
taire, et qu'on aurait pu croire occupée h quelque
œuvre mystérieuse, si la frivolité de leur âge
et leur inaltérable gaieté n'avaient repoussé
bien loin ce soupçon.
On les voyait, en effet, toujours joyeuses,
comme si leur conscience eût souri sur la sereine
beauté de leurs jeunes visages.
Etienne seul et Roger avaient pu voir parfois,
en des occasions bien rares, leurs fronts sou-
cieux...
Elles avaient alors à peu près dix-huit ans.
Toutes deux étaient de ces natures qu'il faut
expliquer, parce qu'on ne les devine point.
Malgré leur exlréme jeunesse, elles portaient
un masque attaché solidement. Ce masque ,
c'était leur gaieté même.
Au temps où nous les avons vues, dans le
salon de Pcnhoël , i)oursuivre avec Roger de
Launoy leur causette enfantine, leur gaieté vive
5.
54 LES BELLES-DE-NUIT.
et franche n'avait rien d'emprunté. La famille
était licureuse alors. Madame avait bien quelque
peine cachée ; le maître montrait bien parfois
des inquiétudes et des soupçons inexplicables,
mais, en somme, le seul mal que connussent les
hôtes du manoir était l'ennui monotone et aus-
tère.
Maintenant tout avait bien changé ! A ce calme
plat de la vie campagnarde, où l'existence est
une longue apathie et où l'on arrive à la vieil-
lesse avant d'avoir vécu, avait succédé comme
une sourde tempête.
Au dehors, il n'en paraissait trop rien. C'est à
peine si quelques symptômes vagues laissaient
deviner aux bonnes gens d^alentour la mortelle
fièvre qui minait la race de Penhoël.
Au dedans même, tous ne comprenaient pas
également la gravité du mal. Mais Cyprienne et
Diane avaient surpris, par hasard d'abord, puis
par l'effet de leur volonté, des secrets ter-
ribles.
Elles voyaient, engagée auprès d'elles, une
lutte ténébreuse dont le résultat devait être la
ruine et le déshonneur de Penhoël...
D'un côte se réunissaient, ligués par Fintérêt,
Robert de Blois, maître le Hivain, le vieux mar-
quis de Pontalès et d'autres alliés subalternes,
tous gens actifs et âpres a la curée, tous habiles,
CHAPITRE V. S5
audacieux et forts des avantages déjà remportés.
De Tautre, le maître de Penhoël et Madame. Le
maître n'avait jamais été un esprit bien robuste ;
mais ces trois années pesaient sur lui comme un
demi-siècle. Il n'était plus que l'ombre de lui-
même. Le peu d'énergie qu'il avait autrefois
s'était usée par le découragement et aussi par des
habitudes d'ivresse, où il s'était jeté lâchement,
comme en un refuge contre l'amertume de ses
pensées. Marthe de Penhoël était, au contraire,
un cœur haut et vaillant. Au premier moment,
elle s'était placée de front entre le maître et ses
ennemis; mais, à un instant donné, un coup
mystérieux avait soudainement brisé sa résis-
tance. On eût dit que son courage était tombé
devant quelque talisman irrésistible. Elle ne se
défendait plus.
De sorte que les coups des ennemis ligués
contre Penhoër tombaient sur un adversaire
sans armes. La ruine avançait, avançait...
II était même étrange que le combat pût durer
encore, et la chute de la maison de Penhoël eût
été consommée depuis longtemps si une main
mystérieuse, inconnue également aux vainqueurs
et aux vaincus, n'était venue retarder plus d'une
fois le dénoûment fatal du drame.
Cyprienne et Diane s'évertuaientdansl'ombre.
Elles étaient jeunes, isolées; elles ignoraient la
56 LES BELLES-DE-NUIT.
vie; m.ûs, sous leur beauté gracieuse, il y avait
un courage viril.
Elles travaillaient, infatigables et alertes, à
une tâche qui eût épouvanté des hommes forts.
Elles devinaient la haine qui s'envenimait au-
tour d'elles; les conseils ne leur avaient point
manqué; car une voix prophétique, en qui elles
avaient confiance, leur avait souvent dit que la
mort était au bout de ce combat désespéré.
La mort pour elles, si jeunes, si charmantes !
Pour elles, qui commençaient à aimer !...
Elles allaient foulant aux pieds toutes craintes .
Parfois, — quelle jeune tille n'a ses heures où le
rêve chéri vient caresser Tâme et Tamollir? —
parfois Diane entrevoyait l'avenir bien heureux
avec Etienne, Cyprienneavec Roger ; lafaiblcsse
de la femme prenait le dessus durant un instant;
une larme glissait entre les cils baissés de leurs
beaux yeux. Mais cela durait peu ; elles s'em-
brassaient silencieusement, et ce baiser voulait
dire : «( Pauvre sœur, tu es comme moi , lu
l'aimes, et tu n'auras pas le temps d'être à lui. »
Vous les eussiez vues alors, muettes et pen-
sives, les bras entrelacés, la tête inclinée...
Quand elles se redressaient, il y avait sur
leurs fronts d'enfants une intrépidité calme et
sereine. Elles s'élaicnt com[)rises; il fallait com-
battre et combattre seules, car elles aimaient
CHAPITRE V. 57
déjà trop pour mêler Roger ou Etienne à ces
sourdes batailles où il s'agissait de mort.
Et, eussent-elles aimé cent fois davantage,
ridée ne leur serait point venue d'abandonner
la tàcbe commencée.
D'ailleurs, il y avait des moments où elles
espéraient la victoire. Et que de joie alors !
Avoir sauvé le maître qui avait été bon pour
leur enfance et qui donnait sa maison à leur
vieux père sans asile ! Avoir sauvé Madame qui
se mourait à souffrir d'une angoisse inconnue,
Madame, leur profond et tendre amour ! Avoir
sauvé Blanche enfin, la pauvre enfant, le doux
ange de Penhoël, sur qui planait aussi la me-
nace commune !
Quand ces espoirs venaient, elles ne voyaient
plus le monceau d'obstacles qu'il fallait soulever,
et leur cœur, ivre, bondissait d'allégresse par
avance.
C'était cela qui les soutenait. Le courage, si
grand qu'on put le supposer, n'aurait point
suffi; il fallait les illusions et l'espérance.
Et ici leur ignorance complète de la vie, et la
simplicité qui leur montrait au loin une roule
ouverte au travers de l'impossible, étaient puis-
samment aidées par la nature romanesque de
leur esprit.
Tout, depuis leur enfance, avait accru cette
38 LES BELLES-DE-NUIT.
prédisposition qu'elles avaient à compter avecle
merveilleux.
Elles étaient de cepaysoii les traditions sont
de beaux contes de fées, et où les imaginations
tristes et poétiques tâclient sans cesse à soulever
le voile qui recouvre les choses surnaturelles.
Leurs premières nuits avaient été bercées par ces
étranges récits qui épouvantent et charment les
chaumières, bretonnes. Nul enseignement rai-
sonné n'avait arraché ces germes qui, au con-
traire, avaient grandi dans la libre solitude où
s'était passée leur enfance. Elles avaient appris
à lire dans les vieux livres de la bibliothèque du
manoir, qui se composait presque entièrement
d'anciens poëmes et de romans oubliés dans la
poudre. Benoît Halligan les avait tenues bien
souvent sur ses genoux, toutes petites qu'elles
étaient, et leur avait récité, avec sa voix pro-
fonde et son mélancolique sourire, les étranges
légendes qui emplissaient sa mémoire. Enfin,
il n'y avait pas juscju'au souvenir vivace, laissé
dans le pays par leur oncle, l'aîné de Penhoël,
qui n'eût affecté bizarrement leurs jeunes esprits.
On parlait de sa disparition mystérieuse, et
Ton en parlait sans cesse. Pour Diane et Cy-
prienne, c'était là encore un roman, mais un
rouran réel qui les touchait de près, et leur ser-
vait de pont, en quelque sorte, pour arriver à
CHAPITRE V. 39
croire tout ce que disaient les vieux livres de la
bibliothèque.
A mesure que les années étaient venues, leur
foi s'était néanmoins modifiée. L'élément intel-
ligent et juste qui était en elles avait fait peu à
peu la part de l'impossible et de l'absurde, mais
l'amour du merveilleux avait surnagé.
Et par un singulier travail de leur pensée,
cette tendance, désormais indestructible en elles,
s'était détournée des vieilles fables pour arran-
ger miraculeusementle présent inconnu.
Il était un lieu au monde qui leur apparais-
sait de loin, environné d'un radieux prestige.
Elles y rêvaient la nuit et le jour. Elles le
voyaient à travers ce prisme féerique qui mon-
trait jadis aux crédules matelots de l'Espagne
les prodiges de l'Eldorado. Ce lieu, c'était Paris.
On ne saurait dire précisément d'où leur
étaient venues les idées qu'elles se faisaient de
Paris. Elles les avaient prises ça et là, récoltant
d'un côté un renseignement, de l'autre un
mensonge. Elles avaient écouté d'abord les
bonnes gens des environs, pour qui la grande
ville était un pays plus lointain et plus invrai-
semblable que l'Amérique, au temps de Chris-
tophe Colomb. Elles avaient interrogé la biblio-
thèque, dont les boiiquins, un peu plusavancés,
leur fournissaient des détails tels quels. En
60 LES BELLES-DE-NUÏT.
outre, parmi les hobereaux du voisinage, il en
était jusqu'à deux ou trois qui se vantaient avec
orgueil d'avoir passe quinze jours, en leur vie,
dans la capitale du monde civilisé.
Or les hobereaux qui ont fait le grand voyage
ont une manière à eux d'exagérer leurs impres-
sions et d'enluminer la vérité.
Cypriennc et Diane en auraient pu apprendre
bien plus long auprès de Robert de Blois et des
deux Pontalès, mais une répulsion énergique les
éloignait de ces derniers, et Robert, qu'elles
étaient forcées de voir tous les jours, prenait
plaisir à entasser fables sur fables.
Il en était un peu de même d'Etienne Mo-
reau, le jeune peintre. Certes, ce n'était point
chez lui mauvais vouloir ou amour du mensonge,
mais, dès qu'il s'agissait de Paris, le regard des
deux sœurs brillait et s'animait ; Etienne les
voyait écouter avec une attention si passionnée,
qu'à son insu sa verve s'échauffait. Les couleurs
du tableau changeaient sous sa parole jeune et
vive. Il aimait Paris, lui aussi, et son souvenir
avait des yeux de vingt ans. Malgré lui, la réa-
lité disparaissait sous un brillant manteau de
poésie.
Tant de notions diverses se mêlaient et s'a-
moncelaient dans la mémoire de Diane et de
Cyprienne. Elles n'en oubliaient aucune, et les
CHAPITRE V. 61
gardaient jalousement au dedans d'elles-mêmes
comme un trésor cher.
Elles n'avaient nul moyen de distinguer le
vrai du faux. Aussi loin que pussent se porter
leurs regards, nul point de comparaison n'exis-
tait autour d'elles.
La plus grande ville qu'il leur eût été donné
de voir était Redon , cité de deux mille
âmes.
Il fallait que leur imagination bondît par-
dessus toutes choses connues, pour arriver à
l'idée de Paris, et c'est justement dans ces con-
ditions particulières que l'imagination enivrée
s'exalte et peut élargir à l'infini l'horizon des
rêves.
Paris était pour elles l'enfer et le paradis; tous
les miracles y devenaient possibles.
C'était le grand trésor du monde, où chacun
venait puiser, à proportion de sa force, de son
génie ou de sa beauté.
Ce qu'on demandait en échange a la beauté,
au génie ou à la force, elles n'en savaient rien,
elles n'avaient jamais songé à s'en instruire. Leurs
yeux s'éblouissaient à contempler ce magique
royaume de la gloire et de la richesse.
Bien souvent elles songeaient au bonheur
de ceux qui pouvaient lutter et vaincre dans
cette arène splendide. Là, on devenait riehc,
LES BELLES-DE-NUIT. 2. 6
62 LES BELLES-DE-NUIT.
puissant; on pouvait approcher du roi, dont
elles entendaient parler avec une religieuse em-
phase, et dont le pouvoir leur semblait égal a
celui d'un dieu.
On y arrivait pauvre ; on en ressortait chargé
d'or...
Et leurs mains frémissaient d'envie a la pen-
sée de cet or conquis, non pas pour elles, les
pauvres enfants, mais pour Penhoël, que n'ou-
bliaient jamais leurs âmes dévouées...
Hélas ! il y avait si loin de Glénac jusqu'à
Paris! Et puis, il aurait fallu abandonner leur
lâche, déserter le poste qu'elles s'étaient assi-
gné, quitter leur vieux père, et Madame,
et l'Ange , qu'elles devaient défendre et pro-
téger.
C'était impossible !
Pourtant elles y songeaient sans cesse, car, a
leur âge, l'impossible n'arrête jamais le désir ;
elles nourrissaient avec amour de folles idées
qui leur semblaient être le comble de la sagesse;
sur des bases naïvement insensées, elles bâtis-
saient de beaux plans raisonnables.
Et, comme elles avaient entendu dire que
l'art était un sûr moyen de vaincre dans ce
grand tournois, si confus et si brillant à leur
pensée, elles quittaient leurs couches bien sou-
vent dès l'aube pour se glisser dans le salon de
CHAPITRE V. 63
Penhoël, et chercher avec ardeur sur leurs
petites harpes des accords nouveaux...
Pauvres filles î Les provinces sont pleines
d*aspirations pareilles, avec moins de candeur
ignorante et quelques notions de plus sur les
mystères de la vie parisienne.
Et les cent routes qui débouchent dans la
ville immense amènent chaque jour bien des
vierges, entraînées par Tardent et vague espoir.
Elles sont belles, jeunes; Tavenir est vaste; la
vie sourit au-devant d'elles. Combien vont rester
mortes sur le champ de bataille ! combien vont
retourner sur leurs pas, brisées, avec la honte
sur le front et dans le cœur !
Au village, les mères ont raison quand elles
disent tremblantes et pâles :
«c Paris est un monstre qui dévore les jeunes
filles. »
Mais les mères parlent en vain, depuis que le
monde est monde
Cypriennc et Diane étaient entrées sans bruit
dans la chambre de TAnge ; elles venaient s'in-
former et savoir si l'accident du bal n'avait pas
eu de suites.
Elles ne virent rien d'abord en dépassant le
seuil, parce que la chambre était éclairée seu-
lement par les reflets de l'illumination du de-
04' LES BELLES~DE-NUIT.
hors; mais, tandis qu'elles s'avançaient sur la
pointe des pieds, elles avaient entendu la res-
piration pénible et oppressée de Madame.
Elles s'étaient arrêtées auprès du fauteuil où
Marthe de Penhoël s'était laissée choir , après
avoir déposé Blanche endormie sur son Ht. Mar-
the se croyait seule et ne retenait point les pa-
roles désolées qui tombaient de sa bouche parmi
ses sanglots.
Cypriénne et Diane avaient leurs yeux pleins
de larmes. Elles écoutaient, navrées, n'osant ni
se retirer, ni arracher Madame à sa rêverie dou-
loureuse.
Elles s'étaient mises à genoux, et ce fut seu-
lement lorsque Madame se découvrit le visage
qu'elles annoncèrent leur présence en mettant
leurs lèvres sur ses mains pâles et froides.
Le premier mouvement de Marthe de Penhoël
fut tout entier à l'effroi.
Elle tressaillit, et poussa un cri étouffé.
— Y a-t-il longtemps que vous êtes ici?...
murmura-t-elle ; ai-je parlé ?. . .
Les deux filles de l'oncle Jean serraient ses
mains contre leur cœur.
— Dieu nous garde de surprendre vos se-
crets, madame ! répondit Diane d'une voix douce
et triste; nous avons entendu seulenlënt que
vous disiez : « Je suis seule... je n'ai personne
CHAPITRE V. 65
pour me défendre et pour m'aimer!... » Mon
Dieu, mon Dieu! vous ne pensez jamais que
nous sommes là ! nous, qui vous aimons tant ! . . .
nous, qui voudrions donner notre vie pour
vous!...
VI
VTX COIM DU VOIL.E.
Diane et Cyprienne fixaient sur Madame leurs
yeux humides. Leur âme tout entière était dans
ce regard.
Il y avait, au contraire, sur le visage de
Marthe de Penhoël, de rhésitalion et de la con-
trainte. Et quiconque aurait assisté à cette
scène, sans connaître le fond du cœur de Marthe,
se fût demandé assurément pourquoi tant de
froideur obstinée chez cette femme si généreuse
et si bonne, vis-à-vis de deux pauvres enfants
qui semblaient implorer chaque jour, à genoux,
un peu de sa tendresse.
68 LES BELLES-DE-NUIT.
Que Marthe préférât son enfant h elles, on
ne pouvait s'en étonner, mais elle aimait Tonde
Jean ; pourquoi ce front sévère et glacé chaque
fois que les filles du bon vieillard s'approchaient
d'elle?
Ce ne pouvait être un pur caprice. Les
bonnes langues de la société disaient bien que
Madame était jalouse et qu'elle enrageait, sui-
vant l'expression des trois Grâces Baboin , de
voir les petites mendiantes surpasser en beauté
l'héritière de Penhoël. Mais le moyen de soup-
çonner un sentiment si bas dans l'âme haute et
digne de Marthe!...
Il y avait de quoi, pourtant, être jalouse.
L'Ange de Penhoël méritait bien son nom.
Impossible de rêver une figure plus virginale et
plus céleste. Mais , dans la régularité même de
ce visage exquis, un peu de monotonie s'engen-
drait. L'ensemble de ses traits mignons révélait
une langueur paresseuse qui se retrouvait dans
la démarche, dans la pose, partout. Le piquant,
d'ailleurs, pouvait manquer à sa physionomie
trop douce , dont les lignes se fondaient, efFa-
cées, sous les masses de cette cbevelure blonde,
pâle et presque divine auréole qui donnait au
front de l'enfant une sérénité uniforme et inal-
térable.
Chez les filles de l'oncle Jean, au contraire,
J
I
CHAPITRE VI. 69
tout était mouvement, vie, force, jeunesse.
Leurs tailles sveltes et souples avaient une élas-
ticité pleine de vigueur. C'étaient les vierges
robustes et hardies, qui pouvaient s'asseoir d'un
bond sur la croupe nue des chevaux du pays et
courir, franchissant haies et palissades , sans
autre frein que la sauvage crinière de leurs
montures. C'étaient aussi les vierges timides,
vives à sourire et promptes à rougir, moqueuses
parfois , aimantes toujours , fougueuses à cher-
cher le plaisir et ardentes à poursuivre le mys-
tère inconnu de la vie.
Romanesques et gaies à la fois , sensibles à
l'excès et fermes pourtant à l'occasion comme
des hommes courageux; de bonnes filles avec
cela, simples, franches, le cœur sur la main, et
dignes pourtant quand il le fallait : de vraies
Penhoël , ma foi ! sachant redresser leurs têtes
fières et mettre je ne sais quel dédain victorieux
dans leurs jolis sourires...
Et si vous les eussiez vues, que d'élégance
véritable et choisie sous leurs petits costumes
de paysannes! Malgré leurs jupes courtes et
leurs souliers à boucles , malgré les petits bon-
nets ronds, sans rubans ni dentelles, qui avaient
peine à retenir la richesse prodigue de leurs
chevelures, il était bien impossible de se mé-
prendre. C'étaient des demoiselles ! Où avaient-
70 LES BELLES-DE-NUIT.
elles pris cette grâce noble et aisée, ce charme
indicible qui se respire comme un parfum et
qu'on ne peut point définir, ces manières, pour
emprunter encore une fois le langage des trois
demoiselles Baboin? On ne savait.
Il fallait fermer les yeux ou avouer qu'elles
étaient adorables, et que jamais jeunes filles
n'avaient possédé plus de franches séductions,
plus d'entraînements chastes , plus de brillant,
plus de piquant, plus de naïfs pouvoirs d'ensor-
celer les cœurs.
Et cependant, il n'y avait point foule de sou-
pirants autour d'elles. Roger aimait Cyprienne;
Etienne aimait Diane : c'était tout. Les autres
jeunes gens de la contrée étaient de braves gail-
lards qui voulaient épouser quelques sous, pour
vivre et vieillir, en honnêtes crustacés, dans les
gros souliers de leurs aïeux. Nulle part , en ce
monde, fût-ce dans la Chaussée-d'Antin ou dans
le quartier de la Banque , fût-ce même dans ces
ruelles du vieux Paris où moisit l'usure crochue,
on ne compte si bien qu'aux champs.
Le spectacle de la belle nature élève l'âme et
détourne des mariages d'amour. Chloé avait des
rentes; Estelle était une héritière. Sans cela,
Némorin ni Daphnis ne leur eussent point fait
la cour. C'est la civilisation qui a trouvé le
roman. Les sauvages ne marchandent-ils pas,
CHAPITRE VI. 71
quand il s'agit d'ëpouser, comme s'il était ques-
tion de se donner une jument ou douze chè-
vres?
Or Cyprienne et Diane ne possédaient pas un
pouce de terre au soleil. Elles n'étaient point le
fait des jeunes messieurs de Glénac, de Bains ou
de Carentoir, qui pouvaient décemment deman-
der mieux...
Dans tout ce que nous venons de dire, nous
avons toujours parlé d'elles collectivement;
cependant, il y avait entre elles de grandes
différences. Elles se ressemblaient bien cœur
pour cœur; mais leur visage et leur esprit
n'étaient point pareils.
Diane était plus grande que sa sœur, plus
sérieuse et peut-être plus belle. Ses beaux
cheveux , d'un châtain foncé , se bouclaient
autour d'un front fier et pensif, qui prenait un
rayonnement de grâce irrésistible au moindre
sourire. Ses grands yeux bruns, que la gaieté
faisait si doux, rêvaient souvent et perdaient
dans le vide leur regard voilé. Il y avait dans
ses traits, parmi les indices d'une simplicité
presque enfantine, une intelligence vive et forte,
et surtout une volonté virile.
Cyprienne réfléchissait moins, et riait davan-
tage. Elle avait de ces yeux, d'un bleu obscur,
qui pétillent et réjouissent la vue. Sa physiono-
72 LES BELLES-DE-NUIT.
mie exprimait la gaieté jointe à une pétulance
fougueuse.
Quand on les voyait séparées , Toeil saisissait
entre elles une ressemblance très -frappante;
quand elles se trouvaient Tune près de Tautre,
cette ressemblance disparaissait, et Ton s'éton-
nait de chercher en vain ce qu'on avait cru voir.
C'est qu'elles étaient, en quelque sorte, et nous
l'avons dit déjà, séparées par un type commun
duquel se rapprochait, par des côtés divers, l'un
et l'autre de leurs jolis visages. Et l'on ne pouvait
les comparer à ce type qui n'existait plus...
Agenouillées, comme elles l'étaient en ce
moment, aux deux côtés du fauteuil de Madame,
l'esprit aurait cherché naturellement dans les
beaux traits de Marthe de Penhoël ce lien mys-
térieux dont nous parlons; mais Marthe ne res-
semblait à aucune des deux sœurs : elle n'était
Penhoël que par alliance.
Diane et Cyprienne tenaient toujours ses
mains pressées contre leur poitrine. Madame
gardait le silence ; ses yeux restaient baissés ; sa
froide contrainte ne l'abandonnait point.
— Nous serions si heureuses de nous dévouer
pour vous ! reprit Diane.
— Mourir!... vous dévouer!... murmura
Marthe de Penhoël ; ce sont des idées étranges
que vous avez là , mes filles ! . . .
CHAPITRE VI. 75
Elle ajouta en essayant de donner à sa voix
un accent de plaisanterie :
— On dirait que vous vous croyez dans quel-
qu'un de ces vieux châteaux où les félons che-
valiers de vos romans enchaînent et torturent
de pauvres victimes...
— Nous vous voyons si souvent pleurer!,.,
interrompit Diane.
Madame retira sa main.
— Vous êtes curieuses, mes filles, dit-elle
avec sécheresse , et je trouve que vous voyez
trop de choses!
Cyprienne rougit, hlessée. Le front de Diane
devint pâle.
— Il faut nous pardonner, dit-elle d'un ton
soumis ; quand vous êtes triste , il nous semble
que votre souffrance est à nous... Ah! que
n'êtes-vous heureuse, madame! nous vous lais-
serions tout votre bonheur!...
L'émotion commença à percer sous la froideur
de Marthe; son regard glissa, malgré elle, entre
ses paupières demi-closes, et partagea entre les
deux jeunes filles une œillade furtive.
Diane et Cyprienne n'osaient point relever les
yeux. Le joli front de Cyprienne se teignait
encore de ce rouge vif qui monte du cœur froissé
au visage. La figure de Diane n'exprimait que
respect et douceur. Mais quelle que fut la diffé-
2. 7
74 LES BELLES-DE-NUIT.
ronce de leurs impressions présentes, le dévoue-
ment égal et profond qui était au fond de Jeur
âme se lisait à travers la rancune enfantine de
Cyprienne comme sur la belle patience de Diane.
Gyprienne n'avait point parlé encore; Diane,
qui devinait sur sa lèvre mutine un mot de repro-
che prêt à s'élancer, Tarrêta du geste et reprit :
— Si nous nous trompons, madame, et Dieu
le veuille, je vous en prie, ne soyez pas fâchée
contre nous!.,.
Tandis qu'elles avaient les yeux baissés, Mar-
the de Penhoël se pencha au-dessus d'elles et les
baisa toutes deux. Elles tressaillirent ; Cyprienne
ne put retenir un petit cri de joie.
-" Pauvres enfants!... dit Marthe, je ne suis
pas fâchée contre vous... maisj croyez-moi,
jouissez en paix des plaisirs de votre âge... Par-
fois, les années insouciantes et bonnes sont bien
courtes pour nous autres femmes !... Qui sait si
demain vous ne commencerez pas à penser et à
souffrir?... Jusque-là, pauvres enfants, n'essayez
pas de deviner une peine que vous ne pourriez
point soulager... L'heure viendra pour vous
comme pour toutes, mes filles, ajouta-t-elle plus
tristement; pourquoi la devancer?... Avez-vous
donc tant de hâte de souffrir?...
— Nous vous aimons, madame..., répondit
Diane.
CHAPITRE VI» 75
Marthe retira celle de ses mains que tenait la
jeune fille pour la porter lentement à son front,
comme on fait quand la migraine aiguë et lourde
accable le cerveau.
— Nous vous aimons, répéta Diane, et, à
cause de cela, l'heure est venue déjà pour nous
de penser et de souffrir.
Ses paupières ne se baissaient plus, et ses
grands yeux humides se relevaient sur Marthe
de PenhoëL
Cyprienne laissait dire Diane, parce qu'il lui
semblait que c'était son propre cœur qui parlait.
Elle se seiitait trop étourdie pour risquer une
parole devant cette pauvre femme que l'excès de
son malheur rendait ombrageuse et défiante,
mais elle enviait tout bas le rôle de sa sœur, et
se payait de son silence, la petite jalouse, en
tenant ses lèvres collées sur la main de Madame.
Celle-ci n'avait pas voulu soutenir le regard
de Diane, qui était une muette question.
— Vous me croyez donc bien malheureuse?...
murmura-t-elle en baissant les yeux à son tour.
Et comme Diane tardait à répondre, cette
fois Cyprienne répéta tout bas :
— Oh oui! bien malheureuse!...
Madame lui retira sa main.
— Qui vous a dit cela? demanda-t-elle en
retrouvant son accent de sécheresse.
76 LES BELLKS-DE-NUIT.
La pauvreCyprienne rougit, et demeura muette.
— Vous m'épiez!... reprit Madame; j'ai cru
déjà m'en apercevoir plus d'une fois... Je vous
défends de m'épier !
Une larme roula sur la joue de Cyprienne.
Diane regardait toujours Madame avec ses
grands yeux tristes et doux.
— Si vous m'aimez , poursuivit Marthe qui
changea encore de ton, je vous en prie, mes
filles, ne cherchez pas à savoir!...
— Oh! madame! madame!... interrompit
Cyprienne baignée de pleurs , vous voulez donc
nous ôler jusqu'à la possibilité de vous défen-
dre?...
Marthe se redressa plus inquiète.
— Et Blanche ! continua Cyprienne qui ne
voyait plus les signes de sa sœur ; notre pauvre
ange! Hélas!... a-t-on besoin d'épier, madame,
quand tout ici menace et parle de malheur?
Marthe jeta un coup d'œil furtif vers le lit où
Blanche sommeillait paisiblement.
— Savez-vous donc quelque chose? pronon-
ça-t-elle d'un ton si bas que les deux jeunes filles
eurent peine à l'entendre, quelque chose sur
Blanche de Penhoël?...
■ — Oui..., répondit Cyprienne.
— Non!... répliqua Diane d'un accent qui
avait quelque chose d'impérieux.
CHAPITRE VI. 77
Cyprienne arrêta au passage les paroles qui
allaient s'échapper de sa lèvre. Les deux sœurs
s'aimaient trop pour qu'il n'y eût pas entre elles
égalité parfaite ; néanmoins , a cause de cette
tendresse même, Cyprienne reconnaissait volon-
tiers la prudence supérieure de Diane, et ne
refusait jamais de se laisser guider par elle.
Lorsque Cyprienne se laissait emporter par
la fougue étourdie de sa nature, un mot de
Diane suffisait toujours pour la retenir.
L'attention de Madame était cependant excitée
vivement. Elle attendait , les yeux fixés sur
Cyprienne. Comme celle-ci gardait le silence,
Marthe tourna vers Diane son regard où il y
avait une défiance mêlée de reproche.
— Votre sœur allait m'avouer la vérité. . . , dit-
elle ; vous êtes experte aux belles protestations,
Diane... mais il ne faut pas toujours vous croire.
Cyprienne, qui était toujours à genoux, se
dressa sur ses pieds, le rouge au front. Ses jolis
sourcils se froncèrent.
— Oh!... dit-elle en contenant sa voix, si
une autre que vous, madame, accusait ma sœur
de mensonge...
Marthe de Penhoël eut comme un sourire à
voir l'élan de cette ardente affection.
— J'ai tort..., murmura-t-elle, et vous avez
raison de vous aimer, mes filles.
7.
78 LES BELLES-DE-NUIT.
Elle tendit ses mains aux deux sœurs. Cy-
prienne s'était déjà remise à genoux.
La délicate intelligence de Diane lui disait
qu'il fallait néanmoins une explication à ce oui
et à ce n07i, tombés en même temps de ses
lèvres et de celles de sa sœur.
— Comme le visage de notre ange est beau
dans son sommeil ! dit-elle en couvrant sa jeune
cousine d'un regard ami et tendrement protec-
teur. Nous n'avons pas le droit de dire que nous
Taimons autant que vous, madame, puisque
vous êtes sa mère... Mais Cyprienne qui se tait
maintenant, timide, sait parler mieux que moi,
quand nous sommes seules toutes deux... Com-
bien de fois a-t-elle souhaité que Dieu fit deux
parts de notre avenir I... et que, pour notre
chère Blanche, il pût garder toutes les joies et
tout le bonheur!... Vous demandiez tout à
l'heure si nous savions quelque chose sur elle...
Ma sœur vous a répondu oui... C'est que notre
oreille entend de bien loin dès que l'on pro-
nonce le nom de Blanche!... Oh! croyez-nous,
madame, ce n'est point curiosité vaine... quand
on parle de l'Ange ou de sa mère, c'est notre
cœur qui écoute... Nous ne savons rien, sinon
ce qui se dit chez les pauvres métayers des
£^len tours et dans le salon même de Penhoël...
— Et que dit-on? demanda Madame.
CHAPITRE VI. 7»
— On dit que TAnge est une belle jeune fiile,
douce et bonne comme le nom qui lui fut
donné... mais on parle de mystérieux malheurs
suspendus au-dessus de sa tête... On répète
tout bas que les mauvais jours sont venus pour
la race de Penhoël... On raille au salon, dans les
fermes on s'attriste, car les bonnes gens se sou-
viennent de tous les bienfaits répandus sur le
pays par la main de Penhoël, depuis nos grands
aïeux qui possédaient toute la contrée, jusqu'à
notre oncle Louis , que Dieu protège dans son
exil !
— L'avenir n'appartient à personne..., mur-
mura Madame; mais, dans le présent, ne dit-on
pas que la fille de René de Penhoël est heureuse
et riche?
Diane secoua la tctc lentement et garda le
silence.
— Répondez!... reprit Madame ; je vous en
prie... et je le veux!
— Ce sont de vagues bruits, répliqua enfin
Diane. On dit que l'avenir assombrit déjà le
présent ; on dit que Blanche est en effet aujour-
d'hui heureuse et riche... du moins on est bien
sur qu'elle l'était hier... mais on se demande si
elle le, sera demain ...
Marthe était pale. Sa voix trembla lorsqu'elle
demanda encore ;
80 LES BELLES-DE-NUIT.
— Et sur quoi se fondent tous ces bruits, ma
fille?
— Au salon, personne ne le dit, repurtit
Diane; dans les fermes, on répète que le jour
où Jes étrangers sont entrés au manoir fut un
jour de malédiction et de malheur!...
— Ce qui se passe ici est-il donc déjà la fable
du pays? murmura Marthe, tandis que la honte
mettait un fugitif incarnat à sa joue.
— Nous sommes vos nièces, madame, répon-
dit la jeune fille ; chacun nous parle avec respect
à cause de vous... On se borne à nous dire que
cet homme et cette femme sont la cause de tout
le mal... C'est elle qui entraîne le maître à sa
ruine... C'est lui qui a ramené au manoir l'en-
nemi mortel de nos pères... Pontalès, dont le
fils parle déjà comme s'il était possesseur des
biens de Penhoël.
Diane s'arrêta. Madame sembla hésiter et
faire sur elle-même un effort pénible.
— Et le nom de cet homme, dit-elle en bais-
sant les yeux, n'est-il jamais prononcé, que vous
sachiez, en même temps que mon nom?...
— Au salon, peut-être... Chez les anciens
vassaux de Penhoél, qui donc oserait joindre le
nom d'un homme détesté comme un démpn au
nom de la femme que tous vénèrent à l'égal
d'une sainte?
CHAPITRE Vl. 81
Une autre question se pressait sur les lèvres
de Madame. Diane la devina, et répondit à voix
basse :
— Je n'ai jamais rien entendu moi-même à
ce sujet... mais Cyprienne...
Madame se tourna vivement vers cettedernière.
— Ce sont des menteurs!... s'écria la jeune
ûlle-^ des menteurs et des méchants!... Je n'ai
pas bien compris leurs paroles, mais voici ce
qu'ils disaient :
« — Le maître de Penhoël ne peut rien refu-
ser à M. Robert, et M. Robert veut que l'Ange
de Penhoël soit sa femme... »
»« Jusque-là, je comprenais bien, mais ils di-
saient encore :
« — Madame est dans le même cas que le
maître, elle*ne peut pas dire non... Pourtant,
comme elle est fière et que les femmes bravent
tout quelquefois quand il s'agit de leur enfant,
M. Robert s'est arrangé pour que Marthe de
Penhoël ne pût faire autre chose que de mettre
dans sa main la main de mademoiselle Blanche. »
— C'est donc bien lui!... murmura Madame
sans savoir qu'elle parlait.
Ses yeux étaient fixes, et ses mains froides
tremblaient dans les mains des deux jeunes filles.
Elle se leva brusquement et s'approcha du lit
de Blanche.
8^ LES BELLES-DE-NUIT.
Un instant elle contempla le visage tranquille
et pur de Tenfant, qui semblait sourire.
— Venez!... dit-elle d'une voix brève et
sourde.
Cyprienne et Diane s'avancèrent obéissantes.
— A genoux !... reprit Marthe.
Les deux sœurs s'agenouillèrent.
Marthe dit encore :
— Priez ! . . .
Puis elle ajouta avec exaltation :
— Priez du fond du cœur et comme vous
n'avez jamais prie en votre vie!... Vous dites
q^e vous m'aimez... vous dites que vous vou-
driez donner pour moi votre sang et votre bon-
heur!... Eh bien! priez Dieu qu'il prenne votre
bonheur et votre sang pourvu que ma fille soit
heureuse !
Diane et Cyprienne joignirent leurs mains et
répétèrent du fond du cœur la prière que leur
dictait Madame.
Celle-ci appuyait son front baigné de sueur
contre la couverture de son lit , et murmurait
dans ses sanglots déchirants :
— Tout pour elle, mon Dieu!... Tout pour
elle!... Ayez pitié de mon enfant!...
Quand elle se releva, ses yeux étaient secs,
et un rouge vif colorait son visage. Diane et
Cyprienne l'examinaient à la dérobée avec
CHAPITRE VI. 83
inquiétude. Il leur semblait voir dans ses yeux
une sorte d'égarement.
Elle contemplait toujours Blanche, mais froi-
dement, comme si elle n'eût point su ce qu'elle
faisait.
— Votre vie, dit-elle enfin d'une voix chan-
gée, votre sang et votre bonheur!... Tout pour
elle !... Pourquoi cela?...
— Parce qu'elle est votre fille..., murmura
Cyprienne.
— Ma fille !... répéta Marthe qui semblait ne
plus comprendre.
— Parce qu'elle est adorée, ajouta Diane
tristement, et qu'on ne nous aime pas!...
Marthe jeta sur elles tour à tour un regard si
étrange et si brûlant, que les deux jeunes filles
tressaillirent jusqu'au fond de l'âme.
— On ne vous ailne pas?... prononça Marthe
d'un accent plaintif et doux : c'est vrai !... pau-
vres enfants, on ne vous aime pas !...
Un sourire indéfinissable vint se jouer autour
de sa lèvre. Elle les attira vers elle d'abord tout
doucement; puis, d'un geste plein de véhémente
passion, elle les pressa toutes deux contre sa
poitrine haletante.
— Oh!... oh!... fit-elle en couvrant de bai-
sers leurs fronts unis.
Puis, sa voix éclatant malgré elle :
84 LES BELLES-DE-NUIT.
-^ On ne vous aime pas !... s'écria-t-elle avec
folie, on ne vous aime pas, vous!... Oh ! mon
Dieu! m'avez-vous faite assez malheureuse!...
Diane et Cyprienne demeuraient muettes
d'étonnement. Elles ouvraient de grands yeux
pour regarder Madame, dont la joue se couvrait
d'une rougeur ardente et dont Tœil était de
feu.
Dans leur surprise, il y avait de la frayeur et
aussi de vagues espoirs.
Elles sentaient battre avec violence le sein de
Madame, dont les bras tremblaient.
— Écoutez-moi !... reprit Marthe, le moment
est venu... Il faut tout vous dire!... Sait-on qui
est la plus aimée des trois filles de Penhoël?
Ecoutez!... écoutez!... Les yeux de la pauvre
femme ont pleuré; son cœur a saigné! Quand
vous dormez, voyez-vous paï*fois votre mère en
songe ?...
Diane cherchait à comprendre. Cyprienne
écoutait comme on suit un rêve.
Avant qu'elles pussent répondre, Madame
reprit encore d'une voix plus sourde et en per-
dant son regard plus troublé dans le vide :
— Pauvre femme!... pauvre mère!... Ecou-
tez!...
Elle s'interrompit ; sa bouche resta entr'ou-
verte. Les deux jeunes filles, qui attendaient,
CHAPITRE VI. 85
la sentirent chanceler. Son visage se couvrit
tout à coup d'une pâleur livide.
Les jeunes filles n'eurent que le temps de la
soutenir. Elle s'affaissa, faible et privée de mou-
vement, entre leurs bras.
Diane et Cyprienne la déposèrent sur un
siège. Elle n'avait point perdu le souffle, mais
on eût dit une morte, tant son corps immobile
était glacé.
Durant quelques minutes, les deux filles de
l'oncle Jean s'empressèrent autour d'elle. Au
bout de ce temps, la poitrine de Madame se
souleva en un long soupir; ses yeux tombèrent
sur Diane et Cyprienne qui interrogeaient avec
effroi son visage.
— Vous voilà!... dit-elle, pourquoi n'êtes-
vous pas à danser?...
Sa voix était calme et froide.
Les deux jeunes filles ne savaient que ré-
pondre.
— Le bal est-il donc fini déjà?... reprit
Marthe.
Il y avait entre sa froideur présente et la
fièvre qui l'emportait naguère un contraste
étrange. Evidemment , elle ne se souvenait
plus...
Diane fit effort pour oser. Elle prit la main
de Madame et la baisa respectueusement.
2. 8
m LES BELLES-DE-NUIT.
— Il y a longtemps que nous sommes ici...,
raurmura-t-elle ; nous parlions de vous, ma-
dame, et du danger qui menace votre fille...
Marthe sourit d'un air incrédule.
— Nous parlions de cela!... répéta-t-elle;
un danger pour Blanche!... Qui donc serait
assez cruel pour s'attaquer à une pauvre en-
fant?
Elle se tourna vers le lit de l'Ange, dont le
sommeil paisible n'avait point été troublé.
— Des dangers!... répéta-t-elle en touchant
du doigt la joue de Diane avec un sourire pro*
lecteur et distrait , les jeunes filles se font
comme cela des idées!... Allez rire et danser,
mes enfants... Il n'y a de malheurs et de mys-
tères que dans vos petites têtes folles!... Voici
notre Blanche guérie... Allez dire là-bas aux
musiciens de jouer leur air le plus joyeux...
Puisque Penhoël donne bal, il faut que ses
hôtes s'amusent !
ji'hj
Vil
SOIJS JL& TOVn-DU-CADET. » t ,
•il,
Cyprienne et Diane vcii«nient de quitter la
chambre de l'Ange. Elles marchaient côte à côte,
sans se parler, le long des corridors du manoir.
Il ne faisait pas un souffle d'air au dehors, et
les illuminations du jardin restaient intactes.
Des fenêtres de la galerie, on pouvait voir les
longues lignes de lumière qui marquaient les
allées et le cercle plus brillant du salon de ver-
dure.
On entendait, dans cette dernière direction,
comme un bruit sourd de casseroles fèlces, do-
mine par des cris déchirants et insensés. C'était
88 LES BELLES-DE-NUJT.
mademoiselle Héloïse Baboin-des-Roseaux-de-
rÉtang, la Cavatine, qui chantait son grand
morceau d'opéra avec accompagnement de gui-
tare.
En écoutant ces prodigieuses clameurs, un
étranger n'aurait pas manqué de concevoir des
idées sinistres et de penser à quelque attentat
commis dans le voisinage ; itiais les deux filles de
l'oncle Jean ne pouvaient point s'y méprendre ;
elles connaissaient trop la voix de la plus jeune
et de la plus timide des Grâces Baboin.
Au lieu d'obéir à l'injonction de Madame, en
rentrant dans le jardin pour gagner le bal, elles
descendirent l'escalier menant à la cour. Les
domestiques étaient tous dans l'aire ; la cuisine
et l'office se trouvaient déserts. Diane et Cy-
prienne sortirent du château, sans être aper-
çues, par la porte de la cour.
Cette issue donnait sur le seul chemin prati-
cable aux voitures, et pouvant conduire du Port-
Corbeau à Penhoël. Il descendait la montée en
zigzag, pour éluder la pente, et coupait en dix
endroits différents le taillis de châtaigniers.
Diane et Cyprienne suivirent le chemin qui
longeait d'abord, pendant une centaine de pas,
cette robuste et gothique muraille, aboutissant
d'un côté à la Tour-du-Cadet, et, de l'autre^ ser-
vant de terrasse aux jardins de Penhoël.
CHAPITRE VII. 89
Elles marchaient lentement, perdues qu'elles
étaient dans leurs réflexions. Aucune d'elles
n'avait rompu encore le silence.
Elles songeaient à ce qui venait de se passer
dans la chambre de l'Ange. Bien des fois déjà,
elles avaient surpris la douleur de Marthe de
Penhoël; mais quïl y avait loin de ce qu'elles
avaient vu jusqu'alors à ce qu'elles venaient
d'entendre et de voir! Qu'il y avait loin des lar-
mes de Madame, silencieuses et résignées , à ce
transport subit, à ces paroles fiévreuses, à ce dé-
lire !
Et ces paroles entendues, que signifiaient-
elles?...
Qu'y avait-il au fond de ce mystérieux déses-
poir, dont l'objet apparent n'était plus ni le dan-
ger de Blanche, ni la ruine prochaine de Pen-
hoël?...
Un instant, elles avaient pu croire que cette
angoisse fougueuse se rapportait à elles, Diane
et Cyprienne. N'élait-ce pas en les pressant
contre son ccpur avec ivresse que Marthe avait
prononcé ces bizarres paroles?
Les pauvres enfants, qui mendiaient chaque
jour a genoux quelque distraite caresse, avaient
pu se croire un instant adorées à Tégal de Blan-
che elle-même !
Mais ce n'avait été qu'un instant. Après cet
8.
00 LES BELLES-DE-NUIT.
ardent baiser qui les avait réunies sur le sein
palpitant de Marthe, quel froid sourire et quels
mots glacés ! Bien qu'elles fussent habituées à
l'indifférence^ il leur semblait qu'on les avait
congédiées, cette fois, avec plus de dédain encore
qu'à l'ordinaire.
Que croire? Cyprienne avait beau mettre son
esprit à la torture, elle cherchait en vain. Diane
elle-même perdait l'effort de son esprit clair-
voyant et subtil à vouloir soulever le voile.
Parfois, elle croyait entrevoir le mot de l'é-
nigme ; mais c'était une chose si invraisemblable,
si impossible!,..
Diane repoussait la supposition accueiUie;
elle retombait au plus profond de ses doutes, et
se retrouvait en face du problème insoluble.
Que croire? Rien, hélas ! sinon que Madame,
outre les douleurs qu'elles avaient déjà devi-
nées, avait une autre torture plus mystérieuse
encore, et qu'il ne fallait point espérer de gué-
rir!...
Elles allaient la tête penchée; leurs mains
s'étaient unies à leur insu, et bieti qu'elles ne
se parlassent point, leurs pensées se répon-
daient.
Au moment où elles arrivaient sous la partie
des anciennes fortifications qui servait mainte-
nant de terrasse aux jardins du manoir, elles
CHAPITRE Vil. 91
s'arrêtèrent toutes deux d'un mouvement brus-
que et commun.
Elles prêtèrent Toreille.
Des voix se faisaient entendre sur la terrasse,
et quelques mots descendaient jusqu'à elles.
Elles relevèrent la tête. La saillie de la mu-
raille leur cachait les illuminations du jardin ;
mais les mille feux allumes le long des allées met-
taient un rayonnement dans l'atmosphère épaisse
et lourde. Il y avait comme un fond lumineux
derrière la ligne noire de la terrasse.
Sur ce fond, Cyprienne et Diane virent se
détacher deux têtes connues. C'étaient Etienne
et Roger qui poursuivaient là leur conversation
entamée dans le j ard in . rtlni'i î
Nous savons que les noms des deux filles de
l'oncle Jean revenaient bien souvent dans leur
causerie. Diane et Cyprienne ne pouvaient saisir
le sens des paroles, mais elles entendaient leurs
noms prononcés, et toutes deux restaient.
Elles étaient bien jeunes. A l'âge qu'elles
avaient, il faut peu de chose pour faire diver-
sion aux préoccupations les plus graves.
A se voir ainsi, par hasard, aux écoules, la
gaieté naturelle de leur caractère revenait au
galop. Quand c'était Roger qui parlait, un sou-
rire se jouait autour des jolies lèvres de Cy-
prienne ; quand la voix d'Étiennc se faisait eu-
92 LES BELLES-DE-NUIT.
tendre, la charmante figure de Diane s^éclairait
à son tour.
Elles aimaient toutes deux; peut-être aimaient-
elles bien plus qu'elles ne le croyaient elles-
mêmes.
Il y avait déjà plusieurs minutes qu'elles étaient
là, écoutant et tâchant de relier en se jouant
les lambeaux de phrases qui tombaient jusqu'à
elles, lorsque Etienne et Roger s'accoudèrent sur
la balustrade de la terrasse. Les deux jeunes
filles se rapprochèrent davantage de la muraille
et se cachèrent parmi les touffes d'épines et de
houx qui en masquaient les fondements. Dans
cette nouvelle position, elles pouvaient tout en-
tendre.
Aussi, lorsque Etienne annonça son départ
pour Paris, un cri d'étonnement douloureux
s'échappa de la poitrine de Diane.
Ce cri fut entendu par Etienne et Roger, qui
se penchèrent vivement en dehors de la balus-
trade; mais déjà les deux jeunes filles se per-
daient derrière les branches du taillis.
Diane courait, entraînant maintenant sa sœur
à travers les pousses des châtaigniers. On aurait
pu croire qu'elle avait un but qu'il lui fallait
atteindre à tout prix. Et pourtant elle ne savait
pas où elle allait.
Cyprienne la suivait en silence.
CHAPITRE VU. 95
En quelques minutes, le taillis fut traversé.
Les deux sœurs se trouvaient de Fautre côté de
la maison, au bout de Tantique muraille et sous
la Tour-du-Cadet, dont les créneaux à jour sur-
plombaient au-dessus de leurs têtes.
Diane s'arrêta, essoufflée. Elle porta la main
à son front brûlant, puis à son cœur qui battait
douloureusement.
— As-tu entendu?... murmura-t-elle.
— J'ai entendu, répondit Cyprienne; ma
pauvre sœur!...
Elle voulut lui prendre la main; Diane se jeta
dans ses bras en pleurant.
— Demain..., disait-elle parmi ses larmes,
dans quelques heures, je l'aurai vu pour la der-
nière fois!... Oh! sait-on comme on aime?...
Hier j'aurais cru pouvoir sourire en parlant de
son départ ! . . .
— Si tu lui disais de rester..., murmura
Cyprienne, il resterait.
Diane garda le silence. Un instant, les deux
sœurs se tinrent encore embrassées ; puis Diane
se redressa tout à coup. Elle essuya ses yeux où
restaient quelques pleurs.
— Non, non! dit-elle; je ne lui demanderai
pas de rester !.. Autour de nous il n'y a que mal-
heur... Ce malheur est à nous, qui sommes les
filles de Penhoël; pourquoi le faire partager à
04 LES BELLES-DE-NUlf.
ceux que nous aimons?... Qu'il parte^ dût-il
m'oublier !. .. Si Dieu exauce mes prières, il sera
bien heureux...
Tandis qu'elle parlait, sa belle tète intelli-
gente et pensive s'inclinait sur sa poitrine. Il y
avait dans sa voix un accent de tristesse pro-
fonde. Elle sentait aujourd'hui, pour la pre-
mière fois peut-être, qu'à son insu son cœur
s'était donné tout entier.
Cyprienne faisait un retour sur elle-même, et
songeait en frémissant que Roger pourrait par-
tir aussi à son tour.
Elle cherchait en vain quelque bonne parole
d'espérance et de consolation. Ce fut Diane qui
rompit le silence. Sa voix était charigée. Une
fermeté grave remplaçait la mélancolie de tout
à l'heure.
— Nous ne sommes pas ici pour nous occu-
per de nous-mêmes, dit-elle. Etienne est jeune
et fort... l'avenir s'ouvre devant lui : que Dieu
l'assiste!... Auprès de nous, il y a des faibles à
protéger et à défendre... Songeons à Pcnhoël,
ma sœur, et hâtons-nous... car quelque chose
me dit que l'heure mortelle approche...
Cyprienne serra la main de sa sœur conCre son
sein.
— Tu l'aimes, pourtant ! . . . murmura-t-clle ; je
t'en prie, cherchons un moyen de le retenir !.,.
CHAPITRE VII. 95
-^ Cherchons un moyen de sauver Pen-
hoël!... répondit Diane dont les grands yeux
se levaient au ciel avec une résignation angéli-
que ; cherchons un moyen de sauver Madame et
de sauver la pauvre Blanche!
Le lieu où elles se trouvaient en ce moment
formait Textréme sommet de la colline. Vers
Torient, au delà de la Tour-du-Cadet, il n'y
avait rien qu'une rampe rocheuse descendant à
la lande. Entre cette rampe et le chemin qui
longeait la muraille, une sorte de guérite demi-
ruînée, protégeant une poterne, se collait aux
fondements de la tour. En cet endroit, le taillis
plus toujffu faisait à la guérite un impénétrable
abri de verdure.
Comme la vue était magnifique de ce point
culminant, on avait ménagé, sous les châtai-
gniers, une étroite esplanade, où régnait un banc
de gazon.
Les vieux paysans se souvenaient que le com-
mandant de Penhoël aimait particulièrement
ce site. Bien souvent, durant les beaux soirs de
Tété, on le voyait jadis monter la route abrupte,
appuyé sur le bras de son fils Louis, le favori
de sa vieillesse. Ils disparaissaient tous les doux
derrière l'épais rempart de feuillage, et ceux
qui passaient alors dans le chemin pouvaient
entendre la voix grave du vieux marin, ensei-
I>6 LES BELLES-DE-NUIT.
gnant à l'aîné de sa maison les nobles sentiments
qui avaient guidé sa propre vie.
La mémoire du commandant de Penhoël était
vénérée comme celle d'un saint. D'année en an-
née, lorsqu'on faisait des coupes dans le taillis,
on respectait toujours les quelques châtaigniers
groupés autour de la guérite. Les châtaigniers
étaient devenus de grands arbres, dont les troncs
robustes s'élançaient bien au-dessus de la bar-
rière de verdure qui entourait toujours leurs
pieds.
Depuis la mort du commandant, le maître ac-
tuel du manoir semblait, en vérité, craindre
tout ce qui rappelait la mémoire du temps passé.
Pas une seule fois peut-être il n'était venu visi-
ter ce lieu, où il aurait revu les images unies
de son père mort et de son frère absent. Le
passage qui conduisait de la route au banc de
gazon disparaissait maintenant, à demi bouché
par les broussailles et les pousses du taillis. •
En revanche, on aurait pu remarquer un
autre passage, pratiqué dans la direction oppo-
sée, et donnant sur un petit sentier à pic qui
descendait au bord de l'eau.
La Tour-du-Cadet se dressait immédiatement
au-dessus de la cabane de Benoît Haligan, le
passeur. C'était Benoît Haligan qui avait prati-
qué ce sentier à travers les taillis, en venant
CHAPITRE VII. 97
presque eliaqiie soir s'agenouiller à la place
occupée jadis par son vieux maître.
Benoît trouvait là ce qu'il aimait : une nature
grande et sombre, des souvenirs tristes et des
pensées de mort.
Maintenant que la maladie et la vieillesse le
clouaient à son grabat, ce qu'il regrettait le plus
au monde, c'était l'heure qu'il passait tous les
soirs, autrefois, à genoux au pied de la Tour-
du-Cadet.
Cyprienne et Diane venaient de percer l'en-
ceinte de feuillage. Elles étaient assises sur le
banc de gazon.
— Dieu m'est témoin, disait Cyprienne, que je
n'ai jamais eu la pensée de reculer ! ... mais nous
sommes trop faibles, ma pauvre sœur, et ils
sont trop puissants... Un instant j'ai cru que
nous avions réussi à les effrayer en faisant cou-
rir le bruit du retour de notre oncle Louis...
L'amour que tout le pays porte à l'aîné de Pen-
hoël est si grand ! . . . Ils se sont arrêtés ; ils ont
hésité durant quelques jours... Hélas! notre
oncle Louis n'est pas revenu, et ils ont oublié
leur épouvante... Que faire désormais?... Nous
avons épuisé toutes nos ressources ! Nos efforts
ont pu retarder un peu le coup qui menace Pen-
hoël... mais, à mesure que nous détruisons une
arme prête à le frapper, une arme nouvelle est
LES BELLES-DE-NUIT. 2. 9
98 LES BELLES-DE-NUIT.
forgée... d'autres pièges se tendent... et deux
pauvres enfants comme nous peuvent-ils défen-
dre toujours l'homme qui ne se défend pas lui-
même?...
— Ce sont des gens habiles, répliqua Diane
avec amertume ; ils ont commencé par empoi-
sonner son cœur et par aveugler son intelli-
gence !... Puis on lui a pris sa force... Chaque
soir, on l'assoit à une table de jeu , entre cette
créature sans âme qu'il aime d'une passion in-
sensée, et le flacon d'eau-de-vie qui va lui enle-
ver le reste de sa raison ! ... Ils sont là, les lâches !
rangés autour de cette proie facile... Oh! quand
je vois le front de Penhoël se rougir, son œil
s'éteindre et sa voix trembler en mêlant les
cartes déloyales, il me semble que la justice de
Dieu nous abandonne !
— Quand je vois cela, moi, s'écria impétueu-
sement Cyprienne, je pense que, si j'étais
homme, il n'y aurait déjà plus autant de misé-
rables autour de ce tapis vert !... Pourquoi notre
frère Vincent a-t-il quitté le manoir?...
— Si notre frère est heureux, reprit Diane,
que le ciel soit béni ! N'y a-t-il pas ici assez de
cœurs à souffrir?... Ma sœur, il vaut mieux que
nous soyons seules dans cette lutte... et s'il ne
nous fallait que des bras forts et des cœurs vail-
lants, n'aurions-nous pas Etienne et Roger?
CHAPITRE VII. 99
Cypriennc baissa la tête.
— Oui...oui...,murmura-t-elle; il vaut mieux
que nous soyons seules... Etienne et Roger vou-
draient combattre à visage découvert, et nous
savons trop que ces hommes ne reculeraient pas
devant l'assassinat...
Elle baisa Diane au front et reprit avec une
sorte de gaieté :
— Pardonne-moi, ma sœur... Tu sais bien
que je suis brave, malgré mes instants de fai-
blesse!...
— Je sais que tu es un cœur dévoué, ma
pauvre Cypriennc, répondit Diane qui lui ren-
dit son baiser avec une tendresse de mère ; je
sais que tu es prête à donner ta vie pour ceux
que nous aimons... toi si jeune et si belle !... toi
qui pourrais être heureuse avec le mari de ton
choix!... Écoute!... il nous reste bien peu de
chances de vaincre... et ce que nous faisons
toutes deux, une seule pourrait le faire... Si tu
m'aimais bien... si tu étais toujours ma petite
sœur chérie...
— Je te laisserais seule en face de ces mau-
dits, n'est-ce pas?... s'écria Cypriennc indignée ;
je tâcherais de fermer les yeux pour ne point
voir que tu meurs à la peine!... *
— N'est-ce pas assez d'une victime?... mur-
mura Diane.
100 LES BELLES-DE-NUIT.
Cyprienne lui ferma la bouche d'un geste où
la colère et la tendresse se mêlaient à doses
presque égales.
— Si c'est assez d'une victime, ma sœur, dit-
elle, Etienne part, Etienne vous aime... Que
n'allez-vous avec lui à Paris?...
Elle passa son bras autour delà taille desa sœur.
— Non, non!... se reprit-elle, oh! non! ne
m'abandonne pas!... Que ferais-je sans toi?...
Mais ne me parle plus de fuir, quand tu restes,
je t'en prie ! . . .
Diane l'attira contre son cœur.
— Je ne t'en parlerai plus, dit-elle ; pardonne-
moi... Je t'aime tant et j'aurais tant de joie à te
voir heureuse!... Et puis, tu ne sais pas, ma
pauvre sœur ! on commence à nous combattre
comme si nous étions des hommes!... S'ils
allaient te tuer avant moi ! . . .
— Me tuer?... répéta Cyprienne.
— Hier, dans notre chambre, poursuivit
Diane, je t'ai fermé la bouche au moment où tu
allais me rendre compte de ta soirée. . . moi-même
je ne t'ai rien dit de ce que j'avais fait... c'est
que notre chambre n'est plus à nous, ma sœur ! . . .
Nous sommes épiées à notre tour... et dans le
corridor qui mène aux appartements de Pen-
hoël, j'avais entrevu la figure de Biaise qui nous
suit comme notre ombre.
CHAPITRE VII. 101
— En te voyant garder le silence, dit Cy-
prienne, j'ai pensé que tu n'avais pas réussi.
— Je n'ai pas échoué... Maître le Hivain était
à son bureau... Je crois savoir dans quel casier
de son secrétaire sont les papiers qui peuvent
perdre Penhoël.
— Alors, il faut y retourner ce soir; car je
sais, moi, qu'ils redoublent d'obsession auprès
de Penhoël, et que c'est tout au plus s'il pourra
résister un jour encore!...
— J'y retournerai, dit Diane.
— Pas toi !.. . s'écria vivement Cyprienne ;
c'est à mon tour !
— Puisque je sais où sont les papiers...
Cyprienne appuya sa joue contre l'épaule de
sa sœur, et reprit à voix basse :
— Crois-tu donc que je ne t'ai pas devinée?...
II y a là un danger plus grand que de cou-
tume... et tu veux encore l'affronter toute
seule!... C'est toi qui penses pour nous deux,
ma sœur... Dans la guerre que nous faisons, je
ne suis qu'un soldat, et tu es le capitaine...
Laisse-moi au moins ma part de travail !
La tète de Diane, qui s'inclinait pensive, se
redressa en ce moment, et sa voix prit un accent
de gaieté.
— Soit!... dit-elle, mon petit soldat!... Tu
pousseras ce soir une reconnaissance jusque
9.
102 LES BELLES-DE-NUIT.
dans le camp ennemi... Je sais que tu es brave
comme la poudre, mais il faut bien pourtant te
prévenir... Hier, dans une escarmouche pareille
à celle que tu vas engager, ton pauvre capitaine
a eu de rudes assauts à soutenir... Tu n'exa-
gères en rien , quand tu parles de bataille , ma
sœur... Cette nuit, on m'a tiré deux coups de
fusil, et j'ai eu mon cheval tué sous moi !
Diane sentit sa sœur tressaillir entre ses bras ;
ce n'était pas de la crainte.
Au contraire, le cœur impétueux de la jeune
fille s'exaltait à ce danger nouveau.
— Et tu voulais y retourner toute seule!...
s'écria-t-elle.
Puis elle reprit avec pétulance :
— Sais-tu?... Je prendrai ce soir les pistolets
de Roger, toi, ceux d'Etienne, et les lâches qui
ont tiré sur toi verront beau jeu ! ...
Diane souriait. Mais au bout de quelques
minutes, elle secoua la tête et poursuivit d'un
ton plus grave :
— A ce genre de combat , ma pauvre sœur,
nous ne serions pas les plus fortes... ce qu'il
nous faut, c'est de l'adresse et l'aide de Dieu...
Cyprienne ne répliqua point, mais on pouvait
voir qu'elle renonçait avec chagrin à l'idée de
faire le coup de pistolet.
— Et toi, reprit Diane, qu'as-tu fait hier?
CHAPITRE VII. 103
— Ce que nous faisons chaque soir tour à
tour, répondit Cyprienne. J'ai joué mon rôle
d'apparition... J'ai dit à Penhoël, d'une voix de
fantôme, qu'un bon génie veillait sur sa maison,
et qu'il fallait résister avec courage... Mais Pen-
hoël n'a plus de force... Il ne sait que trembler
et fermer ses oreilles!... C'est malgré lui qu'il
faudra le sauver... Quant à ceux qui l'entourent,
acharnés à sa perte, ils triomphent, ma sœur...
Ils se voient au bout de leur peine... et je les
entendis hier se dire entre eux que cette nuit
même Penhoël leur abandonnerait le dernier
morceau de pain de sa femme et de son enfant !
— Le manoir?...
— Il a vendu la semaine dernière ce qui
restait des biens donnés en partage a notre
oncle Louis... Il n'a plus rien que le manoir !...
Et à l'heure où nous parlons, ils sont sans doute
autour de lui... Robert, Pontalès et cette femme
qui l'a ensorcelé!... Ils l'obsèdent, ils le mena-
cent de ces papiers qui sont entre leurs mains
une arme si terrible!...
Diane se leva.
— Ces papiers, il nous les faut, dit-elle, dus-
sions-nous rester cette fois sur la place... Par-
tons, ma sœur!
Cyprienne était toujours prête quand on
parlait d'agir. Les deux jeunes filles descendi-
104 LES BELLES-DE-NUIT.
rent ensemble le sentier roide et difficile qui
conduisait au bord de l'eau.
A mesure qu'elles descendaient, une sorte de
chant rauque et lugubre arrivait jusqu'à leurs
oreilles. Quand elles commencèrent à décou-
vrir, au travers du taillis, la lueur faible qui
sortait de la loge de Benoît Haligan. elles
reconnurent la voix et le chant.
C'était le vieux passeur lui-même qui psal-
modiait lentement et avec peine les versets du
De profundis,
Diane et Cyprlenne continuèrent leur route.
Au moment où elles passaient devant la loge ,
la voix du vieillard, éteinte et creuse, inter-
rompit son chant pour prononcer leurs noms.
Cyprienne hésita.
— Ma sœur, dit-elle, quand je vois cet
homme, et que j'entends ses sombres menaces,
je n'ai plus de courage...
— ïl a servi fidèlement Penhoël, répliqua
Diane, et tout le monde l'abandonne...
La voix cassée du vieillard se reprit à chanter;
mais ce n'était plus le De profundis.
Il disait :
« C'est bien vous qu'on voit sous les saules ;
« Blanches épaules ,
« Sein de vierge , front gracieux
« Et blonds cheveux... »
CHAPITRE VII. 105
Ce chant, que nous avons entendu tomber
si doux des lèvres de Cyprienne et de Diane
enfants, prenait, en passant par la bouche du
vieillard, des modulations funèbres.
Le bras de Cyprienne frissonnait sous celui
de sa sœur.
— Il est seul et il souffre..., dit Diane; en-
trons
Au sommet de la colline , tout près de Ten-
droit où les deux jeunes filles s'asseyaient na-
guère, deux hommes s'arrêtaient au pied des
châtaigniers.
Si les deux sœurs avaient tardé une minute,
elles n'auraient point descendu la montée, parce
qu'elles auraient entendu les nouveaux venus
prononcera voix basse, dans une conversation
animée, le nom de Madame el celui de René de
Penhoël.
VIII
MAITRB I.B BITAIIV.
Les deux hommes qui venaient de s'arrêter au
bout de la muraille gothique sous la Tour-du-
Cadet sortaient de Tapparteinent de René de
Penhoël.
C'étaient maître Protais le Hivain, surnommé
Macrocéphale, homme de loi des bourgs de
Bains etdeGlénac, et M. le marquis de Pontalès.
Tandis que Ton dansait dans le salon de ver-
dure, une partie s'était engagée, suivant la cou-
tume, chez le maître de Penhoël.
L
108 LES BELLES-DE-NUIT.
C'était vers le tomber du jour, une heure en-
viron avant que le feu de joie fut allumé sur
Taire. Robert de Blois était là, en ce moment,
ainsi que Lola, les deux Pontalès et maître
le Hivain.
La partie avait lieu dans la chambre à cou-
cher de Penhoël, comme si Ton avait voulu en
faire mystère au commun des hôtes du manoir.
Un grand luxe régnait maintenant dans Tap-
partement du maître. L'ameublement tout neuf
était à la dernière mode de Paris. Trois ans au-
paravant, si nous avions pénétré dans cette
chambre simple et modestement ornée , nous y
eussions trouvé les portraits du commandant de
Penhoël, de Louis enfant et de Marthe.
Maintenant, il n'y avait plus qu'un seul portrait
dans un cadre splendide : c'était celui de Lola.
Derrière le lit, une porte s'ouvrait, signalée
plutôt que masquée pa^ d'éclatantes draperies de
velours ; c'était la porte de la chambre de Lola.
Évidemment, on ne prenait même plus la
peine de dissimuler. Le désordre avait pris droit
de bourgeoisie au manoir, et Penhoël, se faisant
comme un bouclier de sa lourde apathie, ne
s'inquiétait point de savoir si sa conduite était un
scandale ou passait inaperçue.
ïl était le maître. Sa dégradation avouée s'abri-
tait derrière cette grande et belle autorité du
CHAPITRE VI H. 109
chef de la famille, qui avait servi jadis raustère
vertu de ses ancêtres.
Il tenait le jeu contre M. Robert de Blois,
auprès de qui s'asseyaient les deux Pontalcs. A
sa droite, la charmante Lola, en costume de bal,
s'étendait paresseusement dans une bergère; à
sa gauche, maître Protais le Hivain, portant sur
son nez coupant et long de rondes lunettes de
fer, suivait le jeu d'un œil avide.
Pontalès et son fils s'abstenaient de tout con-
seil. L'homme de loi, au contraire, prodiguait
les siens avec une remarquable générosité.
Quant à Lola, elle ne quittait sa pose non-
chalante que pour emplir de sa jolie main, cou-
verte de bagues, un verre placé sur la table à
côté de Penhoël.
Et Penhoël buvait ! buvait !
Ces trois années avaient pesé sur lui d'une
façon véritablement extraordinaire. Bien qu'il
eût à peine trente-huit ans, c'était déjà un vieil-
lard; son épaisse chevelure blonde avait blanchi
entièrement ; son front s'était ridé : sa haute
taille s'était courbée. Il n'y avait plus ni volonté
ni intelligence dans son regard éteint et stupé-
fié par une ivresse de chaque jour.
A peine aurait-on pu reconnaître dans cette
figure bouffie et pâle, que tachaient çà et là d'ar-
dentes piqûres , les inàles traits de René de Penhoël .
2. 10
110 LES BELLES-DE-NUIT.
L'effet produit sur sa nature morale par ce
laps de temps si court était du reste plus
désastreux encore. Certes, le maître de Penhoël
n'avait jamais été un esprit d'élite ; mais il pos-
sédaitdu moins autrefois une part de cette vail-
lance énergique qui était comme Théritage de sa
race.
A présent, plus rien. De cet homme jeune et
fort, que nous avons vu jadis bondir dans le cha-
land vermoulu de Benoît, et braver, sur ce pont
frêle, la violence de l'orage, il ne restait qu'une
manière de cadavre, un vieillard impotent et
lourd, sans force ni pensée.
L'eau-de-vie, l'amour et le jeu, ces trois choses
dont une seule suffît à exalter l'homme, pou-
vaient à peine, réunies, galvaniser sa morne
inertie.
Il tenait ses cartes d'une main tremblante et
comme engourdie. A mesure que la partie avan-
çait, des gouttes de sueur plus grosses coulaient
dans les rides de son front, et les taches rouges
qui marbraient sa face livide s'allumaient plus
brillantes.
En face de lui Robert, souriant et calme, cau-
sait avec les Pontalès, intéressés sans doute dans
sa partie.
Le jeune comte Alain de Pontalès était un
assez joli garçon, qui ne se cachait point trop
CHAPITRE VIII. 111
pour lancer du côté de Lola des œillades suffi-
samment significatives.
Son père, le marquis, était un petit vieillard :
cheveux blancs comme neige, œil vif, sourire
bon et spirituel. A juger Thomme seulement
par les dehors, ce devait être le plus aimable
marquis du monde.
Les gens qui regardent de très-près, et pré-
tendent voir mieux que le vulgaire, auraient
peut-être découvert, sous son avenant sourire,
un petit fonds de sécheresse et de moquerie.
Mais c'était peu de chose , et d'ailleurs quelque
légère nuance de scepticisme voltairien s'allie
merveilleusement, comme on sait, à la riante
bienveillance de ces vieux gentilshommes.
Ce qui dominait dans la physionomie du mar-
quis, c'étaient la finesse et la bonté. Ce devait être
un homme souverainement adroit, et sa bonho-
mie devait empêcher son adresse d'être dange-
reuse.
Ses ennemis, et il en avait bien peu d'avoués
à cause de ses soixante mille livres de rente,
prétendaient qu'il était plus fin encore qu'il n'en
avait l'air , mais que sa bonhomie ne valait pas
le diable.
C'étaient des jaloux peut-être. En tout cas,
dans ce pays patriarcal, où l'estime publique
est en raison directe de la somme portée au
112 LES BELLES-DE-NUIT.
bordereau du percepteur, la médisance n'avait
pas beau jeu contre M. le marquis de Pontalès.
La société le reconnaissait pour roi. Il possé-
dait Testime éclairée du chevalier adjoint et de
la chevalière adjointe de Kerbichel ; il avait
l'admiration des trois vicomtes, épris de ma-
dame veuve Claire Lebinihic ; les trois Grâces
Baboin-des-Roseaux-de-l'Etang auraient volon-
tiers employé le reste de leur jeunesse à chanter
ses loilanges à l'univers avec accompagnement
de guitare.
Ce qui, du reste, aurait milité sérieusement
en sa faveur auprès de tout homme non prévenu,
c'était l'empressement mis par lui à terminer
cette longue haine qui avait séparé jadis le ma-
noir et le château. Pontalès s'était prêté vrai-
ment de bien bonne grâce à celte réconciliation ;
l'entremise du jeune M. Robert de Blois s'était
bornée aune simple démarche après laquelle M . le
marquis, quoique le plus âgé, le plus riche et le
plus haut titré, avait fait immédiatement les pre-
miers pas.
Depuis le rapprochement, Penhoël, au su de
tout le monde, avait profité plus d'une fois de sa
bonne volonté. Cet excellent marquis montrait
une obligeance inépuisable. Pour n'en donner
qu'un exemple et fournir d'un seul coup la
preuve de sa bienveillante délicatesse, nous di-
CHAPITRE VIII. 113
rons qu'il avait été jusqu'à renoncer au titre de
maire de Glénac pour donner h la vanité de
Penhoël cette satisfaction enviée.
Il y avait bien une heure que la partie enga-
gée durait. Les enjeux étaient lourds, et Ton
jouait argent sur table. Penhoël perdait.
Entouré comme il Tétait, d'un côté par Ma-
crocéphale qui avait tqut juste la probité d'un
homme de loi campagnard, de l'autre par une
femme ayant droit au titre d'aventurière , son
malheur constant aurait pu n'être point natu-
rel. Lola était admirablement placée pour faire
des signes, et la longue figure de maître Protais
le Hivain pouvait dire bien des choses.
Mais le jeune M. Robert de Blois n'en était
pas h user de ces fraudes élémentaires. C'était
un gentilhomme! S'il trompait, il y mettait du
moins une grâce charmante et une habileté de
premier ordre.
Penhoël ne pouvait soupçonner ces mains
loyales, toujours a découvert, et qui battaient les
cartes avec une nonchalante aisance.
D'ailleurs, Dieu sait que le jeune M. de Blois
ne se montrait guère empressé de jouer. Ce
n'était jamais lui qui entamait la partie, et il
fallait chaque jour que Penhoël priât, mais priât
sérieusement, pour que le jeune M. de Blois vou-
lut bien consentir à lui gagner ses doubles louis.
10.
U4 LES BELLES-DE'NUIT.
Ce gain constant le fatiguait au lieu de lui
être agréable, tant il aVait de généreux désinté-
ressement. Chaque fois qu'il était contraint par
le sort à empocher l'argent du maître, il ne pou-
vait retenir les marques de sa mauvaise humeur.
Penhoël, lui, s'obstinait avec l'entêtement
sombre du joueur dépouillé. Depuis trois ans il
avait perdu des sommes énormes. Il voulait les
regagner. Sur ce tapis avaient passé tour à tour
les fermes, les moulins , les forets qui compo-
saient l'héritage de son père. Il prétendait
rompre la veine funeste et reconquérir tout cela.
Chaque jour son espoir se brisait contre l'ar-
rêt inflexible du sort, mais rien ne tue l'espoir
tenace du joueur.
Penhoël l'cvenait le lendemain s'asseoir à la
même place que la veille. Sa main avide et
tremblante interrogeait avidement l'oracle tou-
jours contraire. Il perdait. Durant quelques
heures, il restait là le feu dans la poitrine et la
sueur au front, jusqu'à ce que Robert, ému de
compassion, le tendre et bon jeune homme, lui
refusât une dernière revanche 1
Robert venait de gagner une partie et Penhoël
cherchait au fond de sa poche, tout à l'heure
pleine, les quelques pièces d'or qui lui restaient,
— Je donnerais vingt louis pour vous voir
gagner cette partie, dit le jeune M. Robert, un
CHAPITRE Vm. 116
bonheur comme le mien ne se conçoit pas et
finit par être fatigant !...
Penhoël tendit son verre, que Lola s'empressa
(le remplir.
— On dit qu'on ne peut pas être heureux à
la fois au jeu et en amour..., murmura le fils de
Pontalès en fixant sur le maître un regard où il
y avait de la moquerie.
Le marquis lui fit un signe de sévère reproche.
— Moi, j'ai beau parier pour M. de Blois,
dit-il avec la bonhomie douce qui distinguait ses
manières, tous mes vœux sont pour mon ami Pen-
hoël... C'est une veine comme on n'en a jamais
vu!... Dérangez un peu votre chaise, vicomte;
on dit que ces choses-là changent le sort.
Penhoël fit glisser sa chaise sur le parquet
avec cette docilité superstitieuse et stupide du
joueur vaincu dont la tête se perd.
Ses sourcils étaient froncés violemment; sa
respiration s'embarrassait dans sa poitrine. Il
ne prononçait pas une parole.
Le vieux marquis, non content d'avoir donne
à son hôte un généreux conseil, changea les
deux bougies de place, et dérangea un peu .la
table.
Grâce à ces manœuvres classiques, il était
bien difficile, on en conviendra, que la veine ne
fut pas coupée comme avec un rasoir.
116 LES BELLES-DE-NUIT.
Penhoël perdit encore.
Le vieux marquis joignit Jes mains avec
découragement.
— C'est folie de lutter quand le diable s'en
mêle!... murmura-t-il.
Penhoël cependant fouillait dans sa poche, où
il n'y avait plus rien.
— Trente louis sur parole!... dit-il d'une
voix creuse et sonore.
C'était le premier mot qu'il eût prononcé
depuis une heure.
Les deux Pontalès et M. de Blois échangèrent
un rapide regard.
— Écoutez, Penhoël, répliqua Robert, vous
savez bien que je ne voudrais pas vous refuser...
je jouerais contre vous des millions sui: parole...
mais , dans ce moment, ce serait vous voler
votre argent. . . Nous resterions là jusqu'à demain
que vous perdriez toujours !
— Trente louis ! répéta Penhoël dont la main
tremblante serrait machinalement son verre
plein d'eau-de-vie.
Robert mêla les cartes avec une répugnance
visible.
Au moment où Penhoël coupait, un domes-
tique entr'ouvrit la porte de la chambre.
— On attend M. le maire, dit-il, pour allu-
mer le feu de joie.
CHAPITRE VllI. 117
— Qu'on attende!... voulut répondre PenhoëL
Mais Robert et les deux Pontalès s'étaient
levés déjà.
Quand le maître vit son adversaire lui échap-
per ainsi , son front s'empourpra , et sa lèvre
blême trembla de colère.
Sa langue épaissie balbutia des reproches
inintelligibles.
Robert et Pontalès le prirent chacun par un
bras, tandis que Lola s'éclipsait avec le jeune
vicomte Alain.
Maître le Hivain remettait ses lunettes de 1er
au fourreau.
— Allons, allons, Penhoël!... disait cepen-
dant le marquis de cet accent paternel qu'on
prend avec les enfants révoltés, ne voulez-vous
pas faire crier toute la paroisse?... Prenez une
demi-heure pour remplir votre devoir... et,
après cela, parbleu ! nous vous donnerons votre
revanche...
-— Puisque vous êtes un enragé!... ajouta
Robert qui l'entraîna au dehors.
Avant de sortir, il avait fait signe à maître
le Hivain de ne pas s'éloigner.
Les paysans attendaient dans l'aire. Le feu de
joie fut allumé à l'aide d'une torche bleue fleur-
delisée, et il y eut le nombre convenable de
salves d'acclamations parmi les pétards.
lis LES BELLES-DE-NUIT.
Pendant que la flamme montait, tortueuse et
bleuâtre, le long des fagots amoncelés, Penhoël,
qui avait jeté sa torche, errait dans la foule et
cherchait en vain ses partenaires. De tous côtés
les paysans le saluaient respectueusement, et il
ne les voyait point.
Quand le brave père Géraud du Mouton cou-
ronné vint à son tour lui tirer sa révérence, le
maître lui demanda d'un air absorbé :
— N'as-tu point vu M. Robert de Blois?
Puis il se détourna sans attendre la réponse
du vieil aubergiste qui secoua la tète en mur-
murant :
— Cet homme l'a ensorcelé!... Et c'est moi
qui lui ai montré le chemin du manoir!...
A défaut de Robert et des Pontalès, qui se
faisaient maintenant invisibles, Penhoël rencon-
trait partout sur ses pas maître Protais le Hivain.
Celui-ci se tenait à distance respectueuse, mais
il ne perdait jamais de vue René de Penhoël et
semblait attendre l'occasion de l'aborder.
— Où sont-ils?... où sont-ils?... lui cria
enfin René à bout de patience.
Macrocéphale s'approcha aussitôt.
— Je pense que M. le vicomte veut parler de
ces messieurs..., dit-il. Sans doute qu'ils auront
attendu M, le vicomte dans sa chambre...
— C'est vrai!... dit René, allons-y!
CHAPITRE VIII. 119
L'homme de loi lui présenta son bras, sur
lequel René appuya sa marche lourde et pénible.
En passant devant le salon de verdure, il s'ar-
rêta , et un murmure sourd gronda dans sa
gorge. L'orchestre jouait une hongroise que
Lola dansait la tête sur l'épaule d'Alain de Pon-
talès.
— Elle aimerait mieux être avec vous que là,
M. le vicomte!.,, murmura Macrocéphale ; par-
tout où vous n'êtes pas, la pauvre jeune dame a
l'air de s'ennuyer!
— Parlez-vous vrai?,., demanda Penhoël.
— Regardez plutôt!
Ceci était audacieux , car Lola semblait être
aux anges. Mais René eut un vague sourire, et
reprit, content, le chemin de sa chambre.
Dans sa chambre, il ne trouva ni Pontalès ni
Robert de Rlois.
— Ils vont venir..., dit Macrocéphale en
installant René dans son fauteuil avec les soins
empressés d'un valet de chambre. S'il m'était
permis de parler ainsi , je dirais : u Ils ne vien-
dront que trop tôt !.. . » Bon Jésus ! ces hommes-
là vous ont-ils gagné de l'argent, Penhoël !
— Donnez-moi mon verre, M. le Hivain,
dit Penhoël au lieu de répondre, il faudra bien
que la veine change un jour ou l'autre!...
— Si j'étais fée ou sorcier, s'écria Macrocé-
1^0 LES BELLES-DE-NUIT.
phale dont le laid visage grimaçait le dévoue-
ment, il y aurait longtemps que la veine aurait
changé!... Voyez-vous, Penhoël, je ne sais pas
faire de grandes phrases , moi , mais je n'aime
que vous parmi les gentilshommes du pays...
Et, aussi vrai que Dieu est Dieu, je me ferais
hacher en mille morceaux pour votre service î
— Ils ne viendront donc pas ! murmura Pen-
hoël.
L'homme de loi s'assit sur le coin d'une chaise,
tout auprès de lui.
— Avant qu'ils viennent, reprit -il, nous
pourrions bien causer un peu d'affaires.
Une expression d'effroi et de répugnance
invincible se peignit sur le visage de René.
— Non... non! répîiqua-t-il , pas aujour-
d'hui!
— C'est que nous sommes bien bas !...
— Qu'y faire?... murmura René avec fatigue.
Allez-vous me rappeler encore ce qui a été faif?
Je sais bien qu'un jour venant je n'aurai pas
d'autre ressource qu'un coup de pistolet à tra-
vers le crâne...
— Un jour venant , répéta l'homme de loi
d'un ton qui voulait dire : u Ce jour-là est plus
proche que vous ne pensez. »
Puis il ajouta doucereusement :
— Ce qui est fait est fait , Penhoël , et je ne
CHAPITRE VIII. 121
VOUS parlerai point des signatures fausses... Ne
craignez rien ; personne ne nous écoute!... Je
voulais vous demander seulement s'il vous reste
beaucoup d'argent sur le prix de la forêt de
Quintaine.
La tête de Penhoël se pencha sur sa poi-
trine.
— Oh! la veine!... la veine!... murmura- t-il
en crispant ses doigts autour des bras de son
fauteuil, je viens de perdre mon dernier louis !
— Et pourtant vous voulez jouer encore?
— Je veux gagner !
— Mais si vous perdez?
— Je veux gagner ! vous dis-je , s'écria le
maître en se redressant tout à coup. Blanche de
Penhoël est-elle faite pour mendier son pain,
monsieur?... Je veux regagner mes forêts, mes
étangs , mes métairies !... et avec cela tous les
biens que Pontalès a volés à mon père!...
— Je donnerais mon bras droit pour que
cela pût arriver, Penhoël!... Mais si vous n'avez
plus d'argent...
— Il faut vendre!... Aussi bien Lola veut
faire venir de Rennes une nouvelle parure...
— Vendre !... répéta l'homme de loi , qui se
fit une mine plus allongée encore que de cou-
tume : pour vendre, il faut avoir.
René tressaillit et le regarda en face.
"2, 11
=128 LES BELLES-DE-NUIT.
— Qu'esl-ce à dire? s'ecria-Uil; n'ai-je donc
plus rien ?
— Si fait..., répliqua Macrocëphale , M. le
vicomte possède encore son manoir de Penhoël,
quitte de toute hypothèque.
•^ Et avec cela?...
— Rien..., repartit tout has Macrocëphale.
Penhoël demeura un instant immobile et
muet. On eût dit un homme foudroyé. Puis il
se couvrit le visage de ses deux mains.
— Lé manoir de Penhoël , reprenait cepen-
dant l'homme de loi , est une magnifique pro-
priété; nous en trouverions assurément un bon
prix... ef je suis sur que M. le marquis de Pon-
talès...
— Jamais! interrompit René avec angoisse.
C'est ici qu'est mort mon père... Jamais!
— Ce n'est pas moi qui donnerais à M. le
vicomte le conseil de vendre le manoir, pour-
suivit Macrocéphale en prêtant à sa voix une
expression plus humble et plus insinuante;
mais, ayant l'honneur d'être le conseil de M. le
vicomte, je me permettrai de lui faire observer
que le manoir est pour lui une lourde charge...
Avec une habitation si belle ^ il faudrait des
rentes...
— Et je n'en ai plus! murmura Penhoël.
— Pas beaucoup, s'il faut parler franche-
i
k
CHAPITRE VIII» 125
ment... D'un autre côté, comme vous le disiez
tout à l'heure , la veine peut changer... et avec
des fonds...
Penhoëllaissa retomber ses deux mains sur
ses genoux. La douleur profonde qu'il ressentait
réveillait son apathie. La torture avait trouvé
un coin vif au fond de son cœur engourdi.
Ces trois ans écoulés passaient comme une
vision rapide au-devant de ses yeux.
— J'étais heureux..., pensait-il tout haut,
j'étais riche... le nom de mon père restart pur...
Oh! Haligan disait-il vrai?... Cet homme est-il
venu pour me prendre le salut de mon âme et
la vie démon corps?...
— Une observation qu'il est important de
faire, poursuivait l'homme de loi, c'est que
toutes les ventes, consenties par vous jusqu'à
ce jour, sont conditionnelles et frappées d'une
close de réméré... Dans le cas où vous feriez
une nouvelle affaire avec le marquis... ou avec
un autre... on pourrait obtenir des conditions
pareilles.
— Le terme du réméré est-il le même pour
tout ce que j'ai aliéné? demanda Penhoël.
— Le même... Il finit au 1*"^ novembre delà
présente année.
— • Et nous sommes à la fin d'août! repartit
Penhoël.
124 LES BELLES-DE-NUIT.
— En deux mois et onze jours, on peut faire
bien des choses, M. le vicomte!... Dans le cas où
il vous plairait de mettre en vente le manoir, je
pourrais tâter Pontalès ce soir même.
René de Penhoël ne répondit point tout de
suite. Quand il prit enfin la parole, ce fut tête
haute et d'une voix ferme. ïl semblait qu'une
étincelle de son ancienne énergie se fût réveillée
en lui.
— Je vous défends de me reparler jamais de
cela !... dit-il. Je ne sais pas ce que Dieu déci-
dera de mon sort , mais la maison où ma fille
unique est née ne sera jamais vendue par mon
fait.
— Bien parlé ! . . . s'écria Macrocéphale avec
un brusque attendrissement ; ah ! vous êtes un
vrai gentilhomme, Penhocl , et nous verrons,
j'en suis bien sûr, la fin de tout ceci !
— Laissez-moi !... dit le maître.
Macrocéphale se leva aussitôt pour obéir.
Mais avant de quitter la chambre, il eut le temps
de dire encore :
— Si vous saviez comme cela me fend le
cœur, chaque fois qu'un des domaines de Penhoël
passe comme cela en des mains étrangères... Je
n'ai rien à dire contre Pontalès, Dieu merci, ni
contre personne... mais je suis, avant tout, le
serviteur et l'ami de Penhoël... Et si j'avais des
CHAPITRE VIII. Î25
trésors, je saurais bien à quoi les employer!...
Il fit un salut respectueux , et prit congé du
maître, qui était retombé dans son immobilité
stupéfiée.
Au bas du perron , donnant sur le jardin , il
rencontra Robert de Blois, qui l'attendait sans
doute , et qui passa vivement son bras sous le
sien.
— Eh bien ! roi des habiles, demanda Robert,
qu'avons-nous fait?
Maître le Hivain hocha la tête.
— Heu ! heu ! fit-il , on ne vend pas comme
cela sa dernière chemise sans gronder quelque
peu !
— Il accepte, en attendant?
— Il refuse.
— Diable!... grommela Robert, ça nous
retarde encore!... Avez-vous bien fait tout ce
que vous avez pu ?
Macrocéphale prit un accent pénétré.
— M. de Blois, dit-il, on n'est pas maître de
ces choses-là... Je ne vous connais que depuis
trois ans, mais je vous aime comme si vous étiez
mon propre fils!... ^
— Je suis bien reconnaissant..., répliqua
Robert. >
L'homme de loi l'interrompit.
— Je voudrais que vous me missiez à l'é-
11.
126 LES BELLES-DE-NUIT.
preuve!... dit-il. Aussi vrai que Dieu est Dieu,
je me ferais hacher en mille pièces pour votre
service! Je n'ai rien à dire contre Penhoël ou
contre Pontalès... mais il n'y a pas à balancer :
votre intérêt avant tout... voilà ma règle.
— En temps et lieu, maître le Hivain , dit
Robert, vous verrez que vous n'avez pas eu
affaire à un ingrat... Pour commencer, dès
demain je consulterai votre expérience sur quel-
ques petites contestations qui pourraient bien
nous diviser, Penhoël et moi, dans l'avenir.
— A vos ordres, mon cher M. Robert.
— Mais pour revenir à l'affaire qui nous
occupe, vous ne voyez pas la possibilité,..?
— Par moi, non, répondit Macrocéphftle.
— Alors il faut employer les grands moyens,
n'est-ce pas ?
— C'est mon avis... et s'il m'était permis de
vous donner un conseil...
— Cela vous est permis , pardieu ! M. le
Hivain.
Depuis quelques minutes, tout en suivant la
conversation , Robert réfléchissait. En ce mo-
ment il semblait sourire à une excellente idée.
— Le conseil que je me permettrais de vous
donner, poursuivit l'homme de loi, serait celui-
ci... La charmante madame Lola possède sur
Penhoël un pouvoir sans bornes...
CHAPITRE VHI. 127
— M. le Hivain , interrompit Robert, vous
êtes un observateur extrêmement spirituel...
Lola nous a déjà servis, la chère fille, presque
autant que le jeu et Teau-de-vie ! . . . Mais aujour-
d'hui j'ai mieux que cela encore !
— Mieux que cela?... répéta Macrocéphale
d'un air galamment incrédule.
Robert ôta son bras de dessous le sien.
— On est bien mal ici pour parler d'affaires,
reprit-il ; veuillez chercher M. le marquis de
Pontalès, et allez m'attendre avec lui quelque
part où Ton puisse causer sans témoins.
— Du côté de la Tour-du-Cadet, si vous
voulez?...
— Soit!... La place est excellente, et vous
ne m'y attendrez pas longtemps... Avant une
demi-heure, vous pourrez juger ce que vaut
mon moyen.
Robert avait une figure triomphante.
Ils se séparèrent.
L'homme de loi descendit l'allée qui menait
au salon de verdure pour chercher le marquis
de Pontalès, et Robert de Rlois monta lestement
le perron du manoir.
Au lieu d'entrer dans la chambre du maître
de Penhoël, dont la porte se présentait la pre-
mière dans le corridor, il se dirigea vers l'ap-
partement de Madame.
IX
RKIVDEK-TOIJS.
Le marquis de Pontalès et maître Protais le
Hivain arrivaient sous la Tour-du-Cadet pour
atttendre Robert de Blois, qui leur avait assi-
gné ce rendez-vous.
La soirée était déjà fort avancée, et le salon
de verdure , déserté tour à tour par tous ceux
qui pouvaient diriger la fête, restait décidé-
ment en proie aux trois Grâces Baboin-des-
Roseaux-de-l'Étang , qui se passaient de main
en main la redoutable guitare, et faisaient boire,
150 LES BELLES-DE-NUIT.
jusqu'à la lie, aux convives découragés, le calice
de leur antique répertoire.
PontaJès et l'homme de loi causaient en sui-
vant le sentier qui menait à la tour.
— Il avait Tair sûr de son affaire?... deman-
dait le vieux marquis.
Macrocéphale haussa ses épaules pointues et
fit une grimace de dédain.
— Ça ne doute de rien , vous savez ! répli-
qua-t-il. Parce que ça sait faire sauter la coupe
et pêcher le roi en brouillant les cartes, ça se
croit un homme bien habile!... Ah! M. le mar-
quis , sans le dévouement profond que je vous
porte, je ne resterais pas une minute de plus
dans toutes ces affaires-là... Ce Robert, voyez-
vous, est lin aventurier de bas étage, et je
n'aime que les gens comme il faut... Vous, par
exemple, M. le marquis, et le jeune M. Alain...
voilà des gentilshommes!... Ah! je vous parle
franchement, je ne m'inquiète guère plus de ce
Robert que de Penhoël lui-même!... Mais quant
à ce qui vous regarde, je me ferais hacher en
mille pièces pour votre service !
Le vieux marquis Técoutait avec son sourire
bonhomme, et prenait de tout cela juste ce qu'il
fallait.
— Je sais que vous êtes un ami sûr, M. le
Hivain, dit-il, vous êtes en outre un homme de
CHAPITRE IX. 151
beaucoup de sens, et je crois que vous avez des
idées très-justes sur M. Robert de Blois... Mais
nous avons encore besoin de lui jusqu'à la fin
de cette affaire... Quand il en sera temps (il mit
sa main sur Tépaule de Macroeéphale), soyez
sûr que je saurai faire la part de mes vrais
amis... Il y a dans le pays bien des gens qui ne
vous valent pas et qu'on regarde comme des
gros bonnets, maître le Hivain... Viennent les
événements que nous préparons , je vous pro-
mets, moi, que vous aurez plus d'un jaloux
entre Redon et Carantoir!
Ces paroles étaient douces comme miel aux
longues oreilles de Macroeéphale; il écoutait et
faisait d'avance le gros dos en songeant à son
importance prochaine.
— Mais il faut d'abord que Penhoël dispa-
raisse.,., reprit le marquis en baissant la voix ;
je vous parle franc, comme vous voyez... Il ne
s'agit pas de lui enlever la moitié de sa fortune...
les deux tiers, les trois quarts... les quatre-
vingt-dix-neuf centièmes!... Il faut qu'il soit
forcé de fuir et qu'on n'entende plus jamais
parler de lui : sans cela, rien de fait !
Macroeéphale se frotta les mains.
— A la bonne heure!... s'écria-t^il , j'aime à
voir comprendre les affaires de cette façon-là !...
ça s'appelle au moins trancher dans le vif!... Eh
132 LES BELLES-DE-NUIT.
bien! M. le marquis, nous marchons, que dia-
ble!... Il me semble que nous sommes bien
près de notre but !
Ils arrivaient au bout de la route et tou-
chaient à ces grands châtaigniers derrière les-
quels Diane et Cyprienne abritaient naguère
leur causerie. Pontalès s'arrêta.
— Plus bas!... fit-il en jetant un regard
inquiet autour de lui. C'est ici que Robert doit
venir?
— Ici même.
— Est-on bien à Fabri des oreillesindiscrètes?. . .
— A moins de choisir le beau milieu de la
lande de Renac ou le centre des marais, je ne
connais pas de meilleur endroit pour causer
tranquillement d'affaires. . . La muraille est haute;
d'un autre côté le taillis s'éloigne tout exprès
pour nous enlever la chance d'être écoutés...
Derrière nous, la route est découverte.
— Mais devant nous?... fit Pontalès en mon-
trant du doigt le massif de châtaigniers.
Macrocéphale se prit à sourire.
— C'est différent ! répliqua-t-il avec l'inten-
tion évidente de faire une bonne plaisanterie ;
derrière ces arbres là, il pourrait bien se trouver
quelque revenant aux écoutes.
— Que voulez-vous dire?
— Je demande pardon à M. le marquis de
CHAPITRE IX. 135
parler avec cette légèreté en sa présence... Le
fait est qu'il y a là une espace de quelques pieds
carrés où le plus vaillant gars des bourgs voi-
sins n'oserait pas pénétrer après la nuit tombée,
parce que le vieux commandant de Penhoël y
revient,,,
— C'est égal... dit Ponlalès : excès de pru-
dence ne nuit jamais... et je voudrais voir...
— Ça peut se faire.
Macrocépbale, toujours complaisant, écarta
de la main les branches de châtaigniers qui bou-
chaient l'entrée du massif et se fraya un passage.
— Veuillez vous donner la peine d'entrer,
M. le marquis, dit-il , puisque vous n'avez pas
peur des revenants.
11 disparut derrière l'enceinte de verdure, et
Pontalès le suivit.
La nuit était noire. Sous les châtaigniers, le
feuillage touffu rendait l'obscurité encore plus
profonde. Sans cette circonstance, l'homme de
loi et Pontalès auraient pu voir qu'ils étaient
très-pâles tous les deux et qu'ils avaient l'air
assez peu rassurés.
Malgré l'ombre épaisse, on distinguait vague-
ment la guérite et le banc, couvert d'herbe
longue.
— Comme on se cacherait ici!... murmura
le marquis d'une voix légèrement émue.
LES BELLES-DE-NUIT. 2. 12
i54 LES BELLES-DE-NUIT.
— Oh ! oh ! repartit Macrocéphale en tâchant
de prendre un accent fanfaron, il me semble
que votre voix tremblej Soyez tranquille!... le
vieux Penhoël est bien mort... et du diable si
les vivants ont l'idée de venir visiter son bou-
doir!...
Une feuille sèche vint à bruire sous le pied
du marquis. Maître Protais le Hivain s'inter-
rompit pour pousser un petit cri de frayeur.
— Avez -vous entendu?... demanda- 1- il en
retenant son souffle.
Pontalès avait reconnu que l'esplanade et la
guérite étaient également désertes.
— Ma foi ! reprit l'homme de loi honteux de
son alerte, j'ai cru... il m'a semblé... Au fait,
mon métier n'est pas d'être brave!... Mainte-
nant que nous avons bien dûment inspecté
les heux, M. le marquis, je vote pour que nous
retournions sur la voie publique.
— Et n'est-il pas possible, demanda Pontalès,
d'arriver ici par un autre passage que la route?
• — Regardez plutôt! répondit Macrocéphale,
une muraille de trente pieds et des rampes à
pic!... Je propose de lever la séance.
I! écarta de nouveau les branches et poussa
un long soupir de bien-être quand il revit le
ciel au-dessus de sa tête. C'était un esprit fort.
Pontalès visita une dernière fois tous les
CHAPITRE IX. 155
recoins de Tenceinte de verdure, et repassa sur
la route à son tour.
Le Hivain avait retrouvé sa vaillance.
— A part les revenants, dit-il, il y a pourtant
un homme qui aime à se cacher dans ce trou
noir comme le fond de mon ëcritoire.
— Qui ça?
— Le vieux fou de Benoît Haligan, l'ancien
passeur du bac de Port-Corbeau... Mais je pense
bien qu'il n'y montera plus, car il est h l'ago-
nie... Ah ! M. le marquis! tout de même, ce que
c'est que de nous !... Quand le vieux comman-
dant venait s'asseoir là, sur son banc de gazon,
il était le chef d'une famille puissante... A pré-
sent, le pauvre Protais le Hivain ne voudrait
pas changer de place avec le maître de Pen-
hoël!...
— Le pauvre Protais le Hivain, dit M. de
Pontalès, sera bientôt en position de ne chan-
ger son sort contre celui de personne...
Mais parlons un peu du présent... Depuis que
ces misérables enfants sont venues dans mon
propre château de Pontalès enlever, à dix pas
de moi , dans ma chambre, ces papiers que je
n'aurais pas donnés pour cinquante mille écus,
je ne sais plus bien au juste quelles sont nos
armes contre Penhoël...
Maître le Hivain cligna de l'œil.
136 LES BELLES-DE-NUIT.
— Il MOUS en reste de bonnes!... répliqua-
t-il ; chaque fois que Penhoël a vendu une pièce
de terre appartenant à Taîné, il lui a fallu faire
un faux de plus... C'est pour cela que j'ai mor-
celé les ventes et multiplié les contrats.
— Vous êtes un homme d'or !...
— Je connais assez passablement mon étal ! ...
et, sans parler d'autre chose, il m'a fallu, dans
le principe, une certaine triture, que j'oserai
dire assez rare, pour constituer cet aventurier
de Robert qui arrivait un pied chaussé et l'autre
nu , pour le constituer, dis-je, en quelques
semaines, créancier de Penhoël pour une somme
assez importante! Il est vrai que ce coquin de
Robert avait attaqué l'aifaire avec un entrain
admirable... Si vous l'aviez vu lorsqu'il arriva
au manoir, il y a trois ans, avec son domestique
Biaise!... Pour ma part, j'aurais fait serment
qu'il était millionnaire!... Et puis, il avait deux
jolies cordes à son arc, cet homme-là : le roi de
carreau et la dame de cœur!...
Macrocéphale se mit à rire.
— Vous sentez bien , reprit-il, que je veux
j)arler de la Lola. Ce Robert est un gaillard
après tout... Il a beaucoup faibli depuis qu'il a
quelque chose à perdre... mais le jour où il
redeviendrait un aventurier sans feu ni lieu, je
ne voudrais pas me frotter à lui!... Franche-
CHAPITRE IX. 137
ment, M, le marquis, Penhoël chassé, vous ne
serez pas encore maître du manoir.
— En temps et lieu j'aurai recours a vos
excellents conseils, mon bon ami, répliqua Pon-
talès. Je ne me donne pas, hélas ! pour un
diplomate bien habile!... Sans vous, je serais
certainement resté en chemin... Mais revenons
aux titres qui sont en votre possession... Vous
les tenez en lieu de sûreté, j'espère?
— Ma maison n'est pas si forte , ni si bien
gardée peut-être que le beau château de Pon-
talès... répondit Macrocéphale avec suffisance;
néanmoins on fait de son mieux!... Et je vous
réponds des pièces corps pour corps... Eh! eh!
les petites rôdent autour de chez moi comme
autour de chez vous... Ce sont des diables incar-
nés que ces enfants-là !... Avant de soupçonner
leur savoir-faire, et alors que je n'étais pas
encore sur mes gardes , je les ai laissées plus
d'une fois se moquer de moi... Elles m'ont volé
bien des obligations souscrites par Penhoël...
Et, sans leurs manœuvres, la chose n'aurait pas
duré si longtemps... Mais ma maison est armée
en guerre, maintenant... Et je ne pense pas
qu'elles veuillent goûter une seconde fois du plat
qu'on leur a servi pas plus tard que hier soir.
— J'ai entendu parler d'un coup de fusil...
commença Pontalès.
12.
138 LES BELLES-DE-NUIT.
— Deux coups de fusil !... dont l'un a porté
bien près du but... car on a trouvé un cheval
couché sur la lande avec une balle dans la tête.
— Ce sont des moyens bien violents, maître
le Hivain! Et si Ton m'avait consulté...
— M. le marquis, je crois avoir droit de pré-
tendre à la réputation d'homme prudent... Nos
landes cachent assez de bandits pour qu'un hon-
nête propriétaire ait un peu le droit d'armer ses
gens... La loi est dure, mais positive... Quicon-
que s'avise de forcer une serrure peut s'attendre
à trouver, derrière la porte, le maître de la
maison prêt à défendre son bien... Si nous pas-
sons à la question d'utilité, poursuivit-il en pre-
nant le ton d'un avocat qui plaide , je n'aurai
pas de peine à établir, par des raisons impos-
sibles à révoquer en doute, qu'entre tous les
obstacles qui nous barrent le chemin, ces deux
petits démons sont h la fois les plus gênants et
les plus dangereux,.. J'aimerais mieux avoir
affaire à une demi -douzaine d'hommes... Ne
vous y trompez pas : elles savent tous nos secrets
aussi bien que nous-mêmes, et si le hasard leur
donnait quelque jour un appui, je vous promets
que nous aurions, tous tant que nous sommes,
bien du fil à retordre !
— Je ne dis pas... cependant...
— Écoutez!.., Je suis l'ennemi déclaré des
CHAPITRE IX. 139
moyens violents dans les cas ordinaires... mais
dans la circonstance présente, M. le marquis,
soyez bien persuadé que c'est votre intérêt seul
qui m'anime... Vous avez dépensé trois ans de
votre vie et des sommes énormes pour arriver
à un but parfaitement légal... Il se trouve que
vos adversaires vous attaquent et m'attaquent,
moi, votre conseil , par des moyens inquali-
fiables... Je ne sors pas de la légalité, mais je
prends l'arme la plus extrême que la loi puisse
donner à un citoyen, et je m'en sers !
Pontalès gardait le silence.
— Quand je dis : u Je m'en sers, » reprit Ma-
crocépbale, j'emploie une figure, car je n'ai pas
tiré le coup moi-même... Je ne connais point le
maniement du fusil... Mais Robert de Blois, je
dois vous en prévenir, veut aller beaucoup plus
loin que cela !... Les petits démons le tourmen-
tent nuit et jour... Elles entrent dans sa cham-
bre fermée parle trou de la serrure!... Elles
s'affublent en fantômes et vont prévenir Pen-
hoël de tout ce que nous méditons contre lui...
Elles s'agitent , elles défont tout ce que nous fai-
sons... et Robert est décidé à prendre l'offensive.
— S'il a un expédient convenable... dit Pon-
talès en cherchant ses mots, un biais... vous
m'entendez?... quelque chose d'adroit et de
sûr...
140 LES BELLES-DE-NUIT.
11 s'interrompit pour prêter vivement l'oreille.
On entendait un bruit de pas sur la route, dans
la direction de l'entrée du manoir.
Pontalès et l'homme de loi s'éloignèrent un
peu de la route battue , afin de se mettre à
l'écart derrière les premières branches du taillis.
Les pas approchaient; on put bientôt distin-
guer dans l'ombre deux personnes qui s'avan-
çaient lentement.
— C'est lui , dit Pontalès.
— Avec une femme... répliqua l'homme de
loi.
— Lola, sans doute?
Macrocéphale avança la tète en dehors des
branches pour mieux voir.
— Non pas !... dit-il d'un accent étonné,
c'est madame de Penhoël !.......
Quand Robert et la femme qui l'accompagnait
furent arrivés tout auprès de la Tour-du-Cadet,
quelques mots de leur entretien parvinrent
jusqu'aux oreilles de Pontalès et de maître le
Ilivain.
C'était bien Marthe de Penhoël. Malgré l'ob-
scurité, on ne pouvait plus s'y méprendre. Elle
donnait le bras à Robert , qui la soutenait
cavalièrement et marchait d'un pas de parade.
Quand Marthe parlait , Pontalès et l'homme
CHAPITRE IX. 141
de loi n'eiitendaicnt qu'un murmure; quand, au
contraire, le jeune M. de Blois fournissait Ja
réplique, ils ne perdaient pas une parole. La
voix de Robert était haute, gaillarde, et déno-
tait beaucoup de bonne humeur.
— Belle dame, disait-il en ce moment, Pen-
hoël n'a pas été plus heureux ce soir que d'habi-
tude... C'est étonnant ! le sort ne se lasse pas de
persécuter ce pauvre ami!... Avant de mettre le
feu à la pile de fagots qu'on a brûlée dans l'aire,
Penhoël avait perdu sa dernière pièce de vingt
francs... Vous devriez user de votre influence,
belle dame, pour le guérir de cette détestable
passion !
— Il y a trois ans, répondit Marthe, on ne
pouvait pas perdre plus d'un louis d'or dans sa
soirée au jeu que jouait le maître de Penhoël...
— Ah ! ah ! fit Robert , les choses ont donc
bien changé !... Au jeu que joue Penhoël , rien
n'est plus aisé que de perdre maintenant dans
sa soirée une bonne métairie ou quelques
arpents de futaie...
— Quel ton!... murmura Pontalès. Il y a
dans ce Robert du maraud et du grand sei-
gneur !
— Mais comment diable Madame consent-
elle à se promener avec lui, en ce lieu et h cette
heure?... réphqua maître le Hivain.
142 LES BELLES-DE-NUIT.
Marthe avait repondu quelques mots d'une
voix faible et brisée.
Robert reprit :
— Ne m'accusez pas, belle' dame!... Je lui ai
dit vingt fois qu'il avait là deux vices pitoya-
bles... On peut aimer à jouer et à boire... mais
il joue comme une dupe et boit comme un char-
retierf
Tout en parlant , Robert jetait ses regards h
droite et à gauche; il cherchait évidemment
quelque auditeur invisible.
— Je ne veux point vous cacher, belle dame,
poursuivit-il, que je vous ai entraînée jusqu'ici
pour parler un peu d'affaires d'intérêt... Mais,
auparavant, permettez-moi de vous demander
si l'indisposition de la chère demoiselle Blanche
n'a pas eu de suites fâcheuses?
Robert put sentir le bras de Madame tressail-
lir sous le sien.
— Qu'avait-elle donc?... demanda-t-il encore.
Marthe cessa de marcher, ses jambes chance-
laient.
— Ce qu'elle avait?... prononça-t-elle d'une
voix pénible et sourde, ne le savez-vous pas?...
Robert hésita un instant; puis il répondit
d'un ton délibéré, mais peut-être au hasard :
— Ma foi ! belle dame, je crois bien que je
m'en doute.
CHAPITRE IX. 145
Marthe arraclia brusquement son bras qui
s'appuyait naguère à celui de M. de Blois.
— Ah!... fit-elle d'un Ion si étrange que
Robert se pencha pour examiner son visage.
Mais la nuit était trop noire pour qu'il fût
possible de rien distinguer sur une physiono-
mie.
Marthe ne disait plus rien, elle restait immo-
bile, les bras tombants et la tête courbée. On
entendait sa respiration courte et pénible.
Robert sentait vaguement qu'il y avait là
encore un mystère. Il avait envie d'interroger,
mais, pour une confidence d'une certaine espèce,
les oreilles qu'il supposait ouvertes sous le feuil-
lage pouvaient bien être de trop...
— Chère dame, s'écria - t-il , je suppose,
d'après votre geste, que vous êtes très en colère...
Il n'y a vraiment pas de quoi... Un de ces jours,
je veux avoir avec vous un entretien au sujet de
mademoiselle votre fille...
— Tout de suite! interrompit Madame avec
vivacité, au nom du ciel, monsieur!...
— Belle dame, vous me voyez désolé de vous
refuser... Ce n'est véritablement pas le mo-
ment... Et, si vous le permettez, je vais vous
parler du motif de notre entrevue...
— Ah ça!... grommelait Macrocéphale der-
rière les branches du taillis, est-ce qu'il faudrait
144 LES BELLES-DE-NUIT.
ajouter foi , par hasard , à ce que disent les
Baboin et les Kerbichel ?.... Esl-ce qu'il y aurait
sérieusement quelque chose entre Madame et ce
Robert?...
— Pour pécher, répliqua Pontalès, il n'y a
rien de tel que les saintes... Mais vous, qui avez
Toreille plus jeune que moi , maître le H i vain,
entendez-vous ce qu'ils disent?
— J'entends Robert... Et Dieu me pardonne
s'ils ne parlent pas de tout, excepté de la vente
du manoir !
Comme s'il avait pu entendre ce reproche, le
jeune M. de Biois abordait justement à cet in-
stant le chapitre de la vente, et la réponse de
Madame étant probablement un refus, il repre-
nait, sans abandonner son accent de politesse
aisée et légèrement railleuse :
— Belle dame ! je ne m'attendais pas à cela !
j'avais absolument compté sur vous... Je ne sais
pas si vous avez remarqué un fait assez bizarre :
depuis trois ans que vous me devez toute sorte
de gratitude, je ne vous ai pas demandé le
moindre service 1
— N'est-ce pas assez, murmura Marthe, de
m'avoir fermé la bouche alors que je voyais un
abîme au devant des pas de mon mari?...
— Ceci, c'est du silence... un bon office pure-
ment négatif!... Pour tout ce qui exigeait un
CHAPITRE IX. 145
effort quelconque, je me suis toujours adressé
à cette pauvre Lola... Voyons! pour une fois
que je mets votre obligeance à contribution,
allez -vous me repousser?
Pontalcs et le Hivain entendirent ce murmure
faible qui annonçait la réponse de Madame.
C'était encore un refus , sans doute , car
Robert laissa écbapper une exclamation d'im-
patience. Néanmoins il ne se fâcha pas en-
core. Il reprit le bras de Madame, et continua
son plaidoyer en revenant lentement sur ces
pas, le long de la route déjà parcourue.
Dans ce mouvement, ils s'éloignaient tous
deux du marquis et de rbonime de loi, qui ne
pouvaient même plus saisir le sens des paroles
de Robert.
— C'est un fin matois tout de même !... dit
Macrocéphale. 11 aura su prendre la pauvre
femme dans quelque piège diabolique!...
— Oui... oui, pensa tout haut Pontalès, c'est
un homme habile à la façon des intrigants de
comédie... 11 a comme cela une douzaine de fils
qu'il fait mouvoir assez artistement... C'est un
fanfaron d'astuce... un bachelier es tours de
passe-passe!... Les hommes de bon sens comme
vous et moi, maître le Hivain, laissent aller les
choses, attendent l'occasion, et dament le pion
souvent à ces brillants joueurs de gobelets !...
2. 13
146 LES BELLES-DE-NUIT.
— Belle dame, disait Robert en revenant une
seconde fois sur ses pas, c'est un projet arrêté.. .
vous aurez beau vous débattre... il faut que
cela soit fait ce soir !
La voix de Marthe était suppliante.
— C'est la dernière ressource de ma pauvre
enfant! murmurait-elle. Monsieur !... monsieur,
ayez pitié de nous!...
— Je le voudrais, mais c'est impossible...
Une dernière fois , consentez- vous ?
— Vous savez bien que je ne le puis pas!
Robert s'arrêta ; il touchait presque à l'arbre
qui servait d'abri à Pontalès et à l'homme de loi.
Ceux-ci le virent mettre la main à sa poche
et en retirer un objet de petite dimension, dont
l'obscurité les empêcha de connaître la nature.
C'était un portefeuille. Robert l'approcha des
yeux de Marthe, qui se couvrit le visage de ses
mains.
— - Il est pénible d'en venir à ces extrémités,
madame, poursuivit Robert en baissant la voix,
mais c'est vous seule qui m'y forcez , à tout
prendre!... Pourtant, vous savez bien ce que je
puis contre vous !...
Il frappa sur le maroquin du portefeuille.
Marthe demeurait immobile.
— Voyons ! reprit Robert , ne me contrai-
gnez pas à faire un coup d'éclat!... Vous savez
CHAPITRE IX. 147
si j'ai été discret durant ces trois années... Ne
soyez pas plus cruelle que moi envers vous-
même... Si vous continuez à me refuser, malgré
ma répugnance qui est grande, je me déciderai
à faire usage de cette arme... Si vous consentez,
comme je l'espère encore, vous pouvez compter,
autant que par le passé, sur ma discrétion à
toute épreuve !
Madame hésita encore durant un instant. La
nuit cachait l'angoisse mortelle qui était sur son
visage.
— Je ne puis pas vous résister, monsieur...
dit-elle enfin d'une voix à peine intelligible, ce
que vous ordonnerez, je le ferai !
— A la bonne heure ! s'écria gaiement
Robert qui remit le portefeuille dans sa poche ;
avec une femme d'esprit on a toujours de la
ressource...
Puis il ajouta en parlant comme un acteur à
la cantonade ;
— Holà... n'y a-t-il personne ici?
Maître le Hivain sortit de sa cachette.
A sa vue, Marthe se recula effrayée.
— J'ai l'honneur de vous présenter mon très-
humble respect, madame, dit Macrocéphale de
son ton le plus doucereux, je n'ai rien entendu ;
et quand même j'aurais entendu , ajouta-t-il en
se penchant à l'oreille de Marthe, humiliée et
148 LES BELLES-DE-iNUIT.
tremblante, ne savez-vous pas que vous avez
en moi un serviteur fidèle qui se ferait hacher
en mille pièces pour votre service?...
— Maître le Hivain, dit Robert, vous allez
avoir la bonté de suivre madame de Penhoël
au manoir... vous entrerez avec elle dans la
chambre de son mari qui, sur sa demande,
vous remettra un pouvoir écrit de vendre le
manoir et ses dépendances.
Il baisa la main de Madame d'une façon toute
galante et ajouta :
— Faites vite , s'il est possible , maître le
Hivain... Je vous attends!
PRKDICTIOIVS,
Diane et Cyprienne étaient déjà depuis quel-
ques instants dans la loge du passeur du Port-
Corbeau. A leur entrée, Benoît avait cessé de
chanter; il s'était soulevé sur le coude, afin de
saluer avec respect les filles de Penhoël.
Depuis lors, il restait immobile sur son gra-
bat , les yeux fixes et tournés vers les solives
enfumées qui composaient la charpente de sa
loge.
A le voir ainsi , hâve et décharné, la joue
creuse , la bouche entr'ouvertc , on aurait cru
13.
130 LES BELLES-DE-NUIT.
déjà qu'il n'était plus de ce monde, d'autant
mieux qu'il avait placé lui-même sur sa poitrine
le crucifix de bois noir qui garde contre les
influences du malin esprit la couche froide des
trépassés.
Une chandelle de résine, mince et fumeuse,
était fichée dans la muraille à son chevet, un
peu en arrière du lit; ses traits amaigris s'éclai-
raient à revers, et les sailhes osseuses de son
visage jetaient des ombres profondes.
Cyprienne était toute pâle et tremblait à le
regarder.
La lumière de la résine n'éclairait guère que
le grabat et un billot de bois sur lequel reposait
un pot d'eau bénite avec son goupillon. Le reste
de la chambre se perdait dans une demi-obscu-
rité d'où sortaient çà et là, quand la résine crépi-
tante jetait une flamme plus vive, les misérables
objets qui composaient le mobilier du passeur.
Au dehors l'air était lourd ; dans la loge on
respirait à peine : l'atmosphère se chargeait de
ces miasmes tièdes et froids qui semblent
exhaler l'agonie.
Diane se tenait debout auprès du Ht de Benoit
Haligan.
Cyprienne s'était assise un peu à l'écart, et
mêlait un breuvage dans une petite écuelle de
faïence.
CHAPITRE X. 161
— Eh bien! Benoît... disait Diane, vous ne
voulez pas nous répondre, ce soir?... Nous
vous avons entendu chanter tout à l'heure,
pourquoi vous taisez-vous maintenant?
Le vieillard ne répliqua point. Sa respiration,
d'ordinaire bruyante et pénijjle, était si faible
en ce moment, qu'on ne l'entendait plus.
— Ma sœur. . . ma sœur, murmurait Cyprienne
effrayée, allons chercher le vicaire... Nous
sommes peut-être dans la chambre d'un mort!...
Aucun mouvement du vieux passeur ne pro-
testa contre cette crainte. Il restait toujours
étendu, la bouche et les yeux ouverts , les bras
en croix sur sa poitrine, pareil à ces statues
couchées qu'on voit sur les anciennes tombes.
— Benoît... mon pauvre Benoît! reprit
Diane, vous savez bien que nous vous aimons...
j)Ourquoi nous effrayer ainsi? Nous sommes
venues bien tard ce soir, mais il n'y a pas de
notre faute... Benoît, répondez-nous, je vous en
prie !
Même silence. Cyprienne avait du froid dans
les veines, et ses jambes chancelaient sous le
poids léger de son corps.
Diane s'approcha davantage du chevet de
Benoît et reprit encore :
— Vous aviez soif, peut-être, et vous n'avez
pas pu vous lever pour boire; pauvre homme!...
152 LES BELLES-DE-NUIT.
Vous nous avez appelées... L'heure où nous
venons d'ordinaire s'est passée, et vous avez cru
que nous vous avions oublié!...
Toujours le même silence. Seulement , la
flamme de la résine se prit à trembler, et les
déplacements de l'ombre et de la lumière mirent
une espèce de vie factice sur le visage morne du
vieillard,
Cyprienne , à bout de courage, eut la pensée
de s'enfuir. Diane , au contraire , fit un pas de
plus vers le chevet du passeur, et saisit son bras,
afin de lui tâter le pouls.
Au contact des doigts de la jeune fille, Benoît
eut un tressaillement faible. Un soupir s'exhala
de ses lèvres décolorées, et ses paupières batti-
rent comme si le charme qui le tenait enchaîné
se fût rompu tout h coup.
— Le feu de joie a bien brûlé, dit-il en fer-
mant ses yeux avec fatigue , j'ai vu sa lueur
rouge à travers la porte de ma loge... C'est un
joyeux jour, jeunes filles !... On danse sur l'aire
et l'on danse dans le jardin de Penhoël!... Le
pauvre Benoît reste seul... Il met îrop de temps
à mourir !
Diane prit l'écuelle des mains de Cyprienne
et la lui j)résentn. Benoît secoua la tète en signe
de refus.
— J'ai vu le temps, continua-t-il, où Penhoël
CHAPITRE X. 153
venait dire adieu à ses serviteurs mourants...
Alors, tout ce qui était bon et noble, Penhoël
n'oubliait jamnis de le faire... Mais il y a une
autre agonie que celle du corps, et je n'en veux
pas au fils de mon maître...
— Buvez, répéta Diane, cela vous soulagera.
— Il n'y a qu'une cbose au monde qui puisse
me soulager, répliqua le vieillard dont les
traits flétris eurent presque un sourire; c'est
d'entendre votre voix douce auprès de mon
oreille, Diane de Penhoël... Il y avait un homme
que j'aimais plus qu'un père n'aime son fils
unique et adoré... A mesure que j'avance vers
mon dernier jour, les yeux de mon esprit voient
mieux et plus loin... Il n'est pas mort... il
reviendra peut-être quand il ne sera plus
temps ! Mes filles, vous avez ses grands yeux de
feu et vous avez son bon cœur... Quand je vais
être là- haut à la porte du paradis, avant de
parler pour moi-même, je prierai pour lui et
pour vous...
Sa voix s'animait peu à peu, et sa tête ren-
versée parmi les longues mèches de ses cheveux
gris semblait prête à quitter l'oreiller.
— Non!... non!... reprit il répondant aux
paroles qu'il avait entendues naguère, alors
qu'il restait immobile et comme mort ; non , je
ne suis pas fâché contre vous, mes filles... Je
154 LES BELLES-DE-NUIT.
savais que vous viendriez encore aujourd'hui...
mais demain...
Il s'arrêta.
— Nous vous promettons de venir... voulut
dire Diane.
Le passeur se souleva lentement et avec effort ;
il parvint à se mettre sur son séant.
— Approchez ici toutes deux , poursuivit-il
d-une voix plus lente et toute pleine d'émotion :
que je vous voie encore une fois, ma belle
Diane... et vous, ma jolie Cyprienne... douces
fleurs du manoir !... Oh! oui, si Taîné de Pen-
hoël était revenu, le vieux sang aurait eu encore
de beaux jours!... Mais il tarde... il tarde!...
Je crois que Dieu ne veut pas!...
11 rejeta en arrière ses grands cheveux gris.
Ses yeux commençaient à briller au milieu de
sa face pâle, sillonnée de rides profondes.
Les deux sœurs l'écoutaient avec une atten-
tion émue.
— Je vois bien des choses ! poursuivit encore
le vieillard. Pourquoi faut-il que ma volonté
soit stérile? Enfants, si vous ne venez plus,
demain je serai seul... car tout le monde a
délaissé mon lit de souffrance... Dieu m'aura
pris ma dernière joie sur la terre !
— Mais nous viendrons, interrompit Diane.
Et Cyprienne ajouta en essayant de sourire :
CHAPITRE X. 155
— Ne faut-il pas bien que je vienne préparer
votre tisane, bon père Benoit? moi, qui suis
votre médecin !
— Pour ce qui est de moi , répondit le pas-
seur, je n'ai besoin de rien, mes filles... aban-
donné ou non, mes heures sont comptées... La
faim , la soif et la nsjialadie ne pourront pas me
tuer, puisque Dieu a marqué la manière dont
je dois mourir... Je sais le nombre des jours
qui me restent à vivre... C'est bien long!...
Cyprienne de Penhoël, vous qui vouliez aller
chercher tout à l'heure le prêlre pour dire sur
moi la prière des trépassés , vous vous en irez
avant moi, ma fille.
Cyprienne, tremblante, baissait la tète. Elle
était habituée à croire les paroles du vieillard
comme autant d'oracles.
— Ne dites pas cela!... murmura Diane,
vous savez bien que nous avons besoin de tout
notre courage!...
Mais Benoît Haligan semblait céder a un pou-
voir irrésistible. Ce n'était plus le même homme.
Sa taille s'était redressée ; son visage s'inspi-
rait; une flamme étrange brûlait au fond de
ses yeux caves.
— Et vous aussi, Diane de Penhoël!... con-
tinua-t-il. Toutes deux... toutes deux ensem-
ble !... Ne m'interrompez plus, car ce moment
156 LES BELLES-DE -NUIT.
de force que Dieu me rend sera court, et quand
je vais me taire, ce sera pour longtemps !... Je
suis seul... je n'ai ni fils ni fille... Je n'aime
personne en ce monde , si ce n'est vous et Tab-
sent... depuis soixante et dix ans que dure ma
vie, je suis un pauvre homme... Et pourtant
j'ai amassé un petit trésor qui est enfoui au pied
du grand aune qui baigne ses branches dans la
rivière et auquel j'attachais mon bac, au temps
où je pouvais encore passer l'eau... Écoutez bien
ceci, car nulle créature humaine n'est infaillible,
et peut-être mes prophéties sont-elles les rêves
d'un vieil homme qui se meurt... Dieu le veuille,
enfants. Dieu le veuille!...
« Sous l'aune, il y a cent pièces de six livres,
enfermées dans un pot de grès... Je les ai mises
là une à une, et il m'a fallu bien des années de
fatigue I...
il Alors que Penhoël était heureux et riche,
je comptais donner mon argent aux prêtres,
après ma mort, afin qu'il fût dit des messes
pour le repos de mon âme, et aussi pour les
bleus que j'ai lues sur la lande pendant la
guerre.
« Depuis que Penhoël est pauvre, ne m'inter-
rompez pas, je sais ce que je dis! ses serviteurs
n'ont plus le droit de penser à eux-mêmes.
«Je médisais: Mon argent sera pour Madame,
CHAPITRE X. 157
pour l'absent, qui reviendra peut-être et qui
n'aura plus de patrimoine, ou pour les filles de
Jean de Penhoël...
«t Mettez ceci dans votre mémoire , car je ne
vous en reparlerai plus... Quoi qu'il arrive, que
je sois vivant ou mort, que ce soit aujourd'hui
même ou dans dix ans, vous êtes mes héritières,
et les cent pièces de six livres sont votre
bien... n
Cyprienne et Diane avaient des larmes dans
les yeux.
— Pauvre bon père Benoît!... dirent-elles
en même temps.
Le vieillard souriait d'un sourire amer et
triste.
— Ne me remerciez pas , reprit-il , à moins
que vous ne veuillez suivre mon conseil.
— Quel conseil?...
— Aujourd'hui , à l'heure même où je vous
parle... dites-moi adieu pour l'éternité, et sans
prendre le temps de remonter au manoir, allez
chercher l'argent qui est sous l'aune... Quand
vous l'aurez , vous passerez l'eau et vous vous
enfuirez, mes filles, aussi loin que la terre
pourra porter vos pas. ,
Diane et Cyprienne secouèrent la tête.
— Et notre père?... murmurèrent-elles en
même temps. Et Madame... et TAnge?...
2. a
158 LES BELLES-DE-NUIT.
— Que peut faire un pauvre vieillard contre
la volonté de Dieu?... pensa tout haut Benoît
Haligan.
Puis il garda quelques instants le silence, les
bras croisés sur sa poitrine et les yeux au ciel.
Diane et Cyprienne se tenaient par la main.
Leurs charmants visages, qu'éclairait faiblement
la lumière tremblante de la- résine, exprimaient
une résignation mélancolique.
Toutes deux avaient une foi égale aux paroles
prophétiques du passeur; toutes deux croyaient
h cette annonce d'une mort violente et pro-
chaine. Elles donnaient leurs âmes à Dieu, et ne
voulaient point fuir. <
Le sacrifice était consommé au fond de leur
cœur, sans faste et avec un calme pieux. Elles
regardaient en face le martyre.
Au bout de quelques secondes, Benoît reprit
comme en se parlant à lui-même :
— Mon Dieu ! pourquoi montrez- vous l'ave-
nir à ceux qui sont trop faibles pour prévenir
le malheur ou le combattre?... Depuis que cet
homme mit le pied sur mon bac , par un soir
d'orage... depuis qu'un éclair me montra pour
la première fois sa figure, une voix s'est élevée
au fond de ma conscience... Il y a trois ans que
mes rêves me le montrent, la nuit, le jour, dans la
veille et dans le sommeil... et je vois toujours la
CHAPITRE X. 159
même chose. . . Malheur ! . . . rien que malheur ! . . .
Un peu de sang remonta à sa joue pâlie; ses
yeux brillèrent davantage,
— Oh î si j'avais encore les bras d'un
homme!... s'écria -t-il, mais je ne suis plus
qu'un cadavre!... Il est arrivé par un déris, le
soir où le moulin des Houssaies fut emporté par
l'inondation... Il est arrivé avec les désastres et
avec la tempête... C'est un déris qui l'empor-
tera, un déris et une tempête!... Mais avant ce
jour là, il prendra la vie de plus d'un et de plus
d'une au manoir de Penhoël!... De toutes les
douces filles du manoir, il fera des bélles-de-
nuit... et cette heure-là est bien proclie,
Diane!... bien proche, Cypricnne! Je regardais
ce soir le beau soleil d'automne descendre der-
rière la colline... et je me disais : Les filles de
Jean de Penhoël sont jeunes, belles, ai mets...
Demain, le soleil reviendra éclairer ma cabane...
Où seront, à cette heure, les filles de Jean de
Penhoël ?
Cyprienne et Diane frissonnèrent.
— Quoi?... sitôt que cela!... prononça Bmié
à voix basse.
— Le marais est profond, murmura le pas-
seur, et bien que les eaux soient basses , il y a
de quoi noyer deux pauvres enfants au tournant
de la Femme-Blanche ! ,.,
160 LES BELLES-DE-NUIT.
Cypriennc mit sa tête sur Je sein de Diane,
qui la pressa en silence contre son cœur.
— Après cela, poursuivit Benoît Haligan,
Tesprit du mal sera maître au manoir... Pauvre
Marthe!... comme je la vois pleurer en appe-
lant sa fille!,..
— Blanche aussi!... dit Diane qui n'avait
point pleuré sur elle-même et qui eut une
larme pour le sort de l'Ange.
— Et Penhoël !... s'écria le passeur en agitant
les mèches mêlées de sa chevelure, et Penhoël. ..
Oh ! qui donc va-t-il tuer?...
Les yeux du vieillard devinrent sanglants, et
sa voix s'embarrassa dans sa gorge.
— Penhoël !... reprit-il en cherchant un fan-
tôme dans le vide, pitié!... c'est votre frère!...
Ses bras retombèrent sur la couverture.
— Je l'avais dit... poursuivit-il avec épuise-
ment, son corps et son âme!...
II s'affaissa lourdement et ne parla plus.
Cyprienne et Diane restaient frappées de ter-
reur.
Durant quelques minutes un silence lugubre
régna dans la loge ; puis une étincelle sembla
se rallumer dans l'œil éteint du vieillard.
— Écoutez... dit-il d'une voix brève et basse.
Écoutez !...
Son geste commandait le silence , comme s'il
CHAPITRE X. 161
eût cherché à saisir un son faihle et lointain.
— Écoutez!... répëta-t-il pour la troisième
fois , n'entendez-vous pas qu'on parle de vous
là-haut, sous la Tour-du-Cadet?
Les deux sœurs le regardèrent étonnées. La
distance qui séparait la loge de la tour était
telle qu'il eût fallu crier bien fort pour se faire
entendre de l'une à l'autre.
— Ils sont là!... poursuivit cependant Be-
noît, les assassins lâches et avides!... Fuyez !...
fuyez, mes filles!... Il en est temps encore!
Et comme Cyprienne et Diane restaient
immobiles, Benoît poursuivit lentement :
— Ils sont là, vous dis-je!... Si Vous ne vou-
lez pas fuir, allez du moins apprendre le sort
qu'ils vous réservent!...
Il y avait dans l'accent du passeur une con-
viction si profonde que Cyprienne et Diane ne
songèrent plus à la distance qui les séparait de
la tour.
Elles s'élancèrent au dehors comme s'il leur
eut suffi de sortir pour entendre ces voix qui
prononçaient leur arrêt.
Au dehors , le silence régnait. L'atmosphère
pesante laissait immobile le feuillage du taillis.
Les deux sœurs commencèrent à gravir le sen-
tier à pic qui conduisait à la Tour-du-Cadet.
Elles ne se rendaient nul compte de leur
U.
162 LES BELLES-DE-NUIT.
action, et leur esprit restait tout entier aux
funèbres pensées que Benoit Haligan venait
d'évoquer en elles.
Mais, comme elles approchaient du haut de la
montée, Diane s'arrêta tout à coup et serra
fortement le bras de Cyprienne.
Benoit Haligan ne les avait point trompées.
Elles entendaient plusieurs voix sous la Tour-
du-Cadet, et il leur sembla saisir de loin leurs
noms, répétés à diverses reprises.
XI
CONC11.IABIJ1.E.
Cyprienne et Diane étaient a une vingtaine
de pas du banc de gazon, où elles s'étaient assises
naguère, avant de descendre chez Benoît Hali-
gan. Elles franchirent sans bruit et avec pré-
caution la faible distance qui les séparait de la
Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si
les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà
de l'enceinte de verdure.
L'enceinte était vide comme elles l'avaient
laissée, mais les interlocuteurs invisibles n'étaient
164 LES BELLES-DE-NUIT.
maintenant séparés d'elles que par les basses
branches des châtaigniers.
Les deux jeunes filles écartèrent doucement
les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuil-
lage. Elles ne virent rien d'abord, mais le son
des voix les guidait, et à force d'interroger l'ob-
scurité, elles aperçurent trois ombres qui s'agi-
taient à quelques pas d'elles.
Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès,
Robert de Blois, et Biaise, le domestique de ce
dernier.
C'était Biaise qui avait prononcé à plusieurs
reprises le nom des deux sœurs.
VEndormeur n'était plus tout à fait le joyeux
coquin que nous avons vu à l'auberge de Redon.
Il avait attendu trois ans à l'office, tandis que
son camarade Robert, dit V Américain^ se pré-
lassait superbement au salon. Cette longue at-
tente lui avait fait le caractère hargneux et l'hu-
meur acariâtre. II avait pris en outre les vices
de l'antichambre, car on n'est pas valet en vain,
même pour la montre. Biaise s'était fait insolent,
méchant, important , menteur, et il était resté
voleur.
Point n'est besoin de dire qu'il détestait son
prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès,
à cause de sa fortune ; il détestait l'oncle Jean,
que ses gros sabots et sa pauvreté n'empêchaient
CHAPITRE XI. 165
point de s'asseoir à la table des gentilshommes;
il détestait Penhoël, Madame, la société tout en-
tière, depuis les trois Grâces Baboin-des-Ro-
seaux-de-l'Etang, jusqu'au plus mince des trois
vicomtes; il détestait les domestiques, qui avaient
l'impudente prétention de ne lui devoir qu'un
médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient
pas assez bas, et maître le Hivain qui l'accablait
pourtant de politesse et de sourires.
Malgré cette misanthropie universelle, il vivait
bien, et ne se laissait point trop aller à la tris-
tesse. C'était un gros garçon, assez rond tou-
jours, et ses aversions envieuses ne se haussaient
point jusqu'à la haine, excepté une pourtant.
M. Biaise, comme il fallait l'appeler, avait cru
remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane
et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie.
Ces petites filles avaient eu le front de railler
plus d'une fois sa fière importance ! Il les haïs-
sait par préférence à tous et du fond de son cœur.
Malgré sa mauvaise humeur et les disposi-
tions hostiles où il s'entretenait à l'égard de son
})rétendu maître. Biaise faisait sa besogne en
conscience. Sa besogne , bien entendu , n'était
point celle d'un valet ordinaire ; il avait mission
d'observer, d'écouter aux portes et d'espionner,
ce dont il s'acquittait à merveille.
En somme, c'était dans son intérêt qu'il tra-
166 LES BELLES-DE-NUIT.
vaillait, car une fois la bataille gagnée, M. Biaise
eoniptait bien se reposer sur ses lauriers.
Il y avait déjà quelques minutes qu'il avait
rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pon-
talés.
Le fruit de ses observations de la journée
était sans doute plus important que d'habitude,
car Biaise avait pris une physionomie grave et
ce ton imposant qu'on emploie pour annoncer
les grandes nouvelles.
— Eh bien, ami Biaise... avait dit d'abord
Robert en l'abordant, savons-nous quelque chose
de bon ?
Biaise hocha la tête avec lenteur.
— Nous savons quelque chose... répondit-il,
nous savons même beaucoup de choses... mais
nous ne savons rien de bon !
— Qu'y a-t-il donc?
— Il y a que vous allez un train de tortue,
M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre
partie pourrait bien se gâter.
— Expliquez-vous!...
— Ma foi ! j'ai entendu aujourd'hui tant
d'histoires que je ne sais par où commencer...
Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une
furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains
prenaient un beau jour leurs bâtons, — car ils
n'auraient pas même besoin de leurs fusils , —
CHAPITRE XI. 167
pour venir décendre Penhoël malgré lui, et le
délivrer de notre compagnie?
— Quelle idée !
— Comme vous dites, c'est une idée ! ... Je ne
me vante pas de l'avoir eue tout seul...
— II vous resterait toujours le château de
Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis;
vous ne doutez pas, je Tespère, du plaisir que
j'aurais à vous offrir l'hospitalité.
Robert salua. Biaise reprit :
— Pontalès est un bien beau château !... et
si l'on y mettait le feu, les murs resteraient de-
bout, car ils sont en bonne pierre de taille...
— Le feu? balbutia le marquis : qui vous fait
parler ainsi ?
— C'est encore une idée... une idée qui n'est
pas de moi...
— Est-ce qu'il y aurait quelque complot ?.•.
demanda Pontalès d'une voix altérée.
— Oui, M. le marquis... répliqua Biaise avec
ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes
grandes les oreilles du parterre, il y a un com-
plot... et si vous ne vous dépêchez pas, je pa-
rierais contre vous pour les bons gars de Glénac
et de Bains !
Pontalès essaya de sourire.
— Vous voulez nous effrayer, mon cher
M. Biaise.... murmura-t-il.
168 LES BELLES-DE-NUIT.
— Voyons ! dit Robert. Il ne s'agit pas de
parler en énigmes !
— Je vais tâcher de me Aiire comprendre...
Je vous ai dit bien souvent: «Prenez garde aux
filles de Toncle en sabots!... Elles vous joueront
quelque méchant tour. » Vous répondiez : « Ce
sont des enfants î... î> Eh bien ! ces enfants-là ont
soulevé contre vous une véritable armée... Si
vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait
tout à l'heure sur l'aire, pendant le feu de joie!...
Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom
a encore un prestige, car jeunes gens et vieil-
lards parlent de mourir pour lui comme d'une
chose toute simple!... Ils savent vaguement ce
qui se passe... Ils prononcent votre nom, M. le
marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola,
qu'ils voudraient mettre en pièces... Pour en
connaître si long, il faut qu'on les ait endoctri-
nés... Et qui a pu se charger de ce soin, sinon
ces maudites enfants?...
— C'est vrai... dit Robert.
Pontalès gardait le silence.
— J'ai fait de mon mieux pour vous en
débarrasser, reprit Biaise, mais on ne m'aide
pas... Pour en revenir aux lourdauds de Glénac
et de Bains, c'est, ma foi, une affaire sérieuse!...
Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de
Pontalès... Si une fois l'idée de nous faire un
CHAPITRE XI. 169
mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes
chevelues, du diable si la justice et les gendar-
mes pourront nous protéger !
— lîah!... fit Robert, il y a longtemps qu*ils
grondent...
— Ce soir, ils faisaient mieux que gronder...
Ils ont un chef maintenant... notre ancienne
connaissance, M. Robert... le vieux Gëraud du
Mouton couronné... Et ce chef-là m'a Tair de
n'être que le lieutenant d'un personnage invi-
sible. . .
— Qui serait?... demanda Robert.
— Peut-être ces deux petits diables, les filles
de Toncle en sabots, répliqua Biaise.
C'était en ce moment que Cypricnne et Diane
se glissaient à pas de loup derrière les châtai-
gniers.
Biaise poursuivait :
— Le père Gëraud parle d'elles avec un res-
pect étrange... Il a l'air d'attacher à leur aide
une sorte de vertu surnaturelle... Mais peut-
être y a-t-il encore un autre chef...
— Qui donc?...demandèrent en même temps
Robert et Pontalès.
Les deux jeunes filles étaient tout oreilles ;
aucune parole ne leur échappait désormais.
— Ils parlent à mots couverts , répondit
Biaise dont la voix baissa involontairement, on
LES DEILES-DE-NDIT. 2. 15
170 LES BELLES*DE-NUIT.
voit qu'ils fout allusion a une nouvelle toute
récente et incertaine encore... Mais j'ai deviné
leur espérance et j'ai peur que l'absent ne soit
de retour.
Pontalès et Robert tressaillirent comme si
leur corps eût éprouvé un choc matériel.
Derrière le feuillage , Cypricnne et Diane
cherchaient à modérer les battements de leurs
cœurs. C'étaient elles qui avaient répandu dans
le pays, au hasard et comme suprême ressource,
la lausse nouvelle du relourde Louis de Penhoël.
Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des
bouches ennemies, faisait naître en elles une
vague espérance.
L'émotion qu'elles ressentaient au nom de
l'aîné de Penhoël leur faisait presque oublier
qu'elles-mêmes avaient inventé le mensonge de
son retour.
— S'il allait revenir!... Voilà déjà deux fois
que j'entends parler de cela!... murmura Pon-
talès.
— D'après ce qu'on dit de l'homme, ajouta
Robert, il ne s'agirait plus de plaisanter... Ce
serait une autre histoire que les petites filles
ou que le vieux gargotier de Redon , ameutant
contre nous cinq ou six douzaines de balourds!...
Vous l'avez connu, vous, M. le marquis?
— Je l'ai connu, répliqua Pontalès. C'était
CHAPITRE XI. 17!
alors un enfant... S'il n'a pas changé, que Dieu
nous garde de le rencontrer jamais face à face î . . .
— Bah!... s'ccria Biaise, est-il donc assez
fort pour nous faire peur avec son ombre?...
Vous voilà tout déconcertés d'avance!... C'est
peut-être un faux bruit... Si l'homme en ques-
ton était de retour, et qu'il fut aussi terrible
que vous le dites , nous aurait-il laissés pour-
suivre paisiblement notre besogne?... Allons,
messieurs, j'ai mes petits intérêts dans l'af-
faire... Ma voix compte au chapitre, bien que
je sois voire humble valet... Vous avez trop
tardé ; il faut réparer d'un seul coup le temps
perdu !
— Nous avons devancé votre conseil , ami
Biaise, répondit Robert. Dans quelques minutes,
M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de
Penhoël.
— Vous avez la signature?
— Nous l'attendons.
Biaise se frotta les mains.
— Bien joué, cette fois! s'écria t-il, le meil-
leur levier ne peut pas grand chose sans point
d'appui... Une fois que Penhoël n'aura plus chez
nous un pouce de terre, les paysans réfléchi-
ront... Pour un gentilhomme à moitié ruiné,
on se dévoue encore... Mais pour un men-
diant...
172 LES BELLES-DE-NUIT.
— D'ailleurs, Penlioël ne pourra rester au
pays... ajouta Pontalès.
— Avec les faux, dit Robert, nous renverrons
au bout du monde !
— Et une fois le maître parti, poursuivit
Pontalès, tout ira sur des roulettes... Nous
n'aurons plus à craindre les filles de Tonclc
Jean , d'abord , et c'est un point à considérer.
Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant,
s'est ruiné lui-même, à force de prêter de l'ar-
gent à Penhoël... En achetant quelques créances,
on aura bon marché de lui... Que Penhoël signe
ce soir, et je réponds du reste !
Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées
se croisaient, confuses, dans leur esprit. En
face de cette ruine prochaine et inévitable, elles
avaient la volonté de lutter encore, mais elles
sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.
Que faire? L'idée leur venait de courir au
manoir et de se placer au-devant du maître.
Mais il n'était plus temps déjà sans doute...
Elles restaient là , indécises et comme anéan-
ties par le découragement.
— Il y a pourtant une personne au manoir,
disait en ce moment Robert, qui ne partira pas...
et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir
deux mots d'explication avec vous... Votre fils
est fort assidu auprès de Blanche.
CHAPITRE XI. 173
Biaise haussa les épaules en aparté.
— Cela me déplaît, continua Robert d'un ton
sec et presque impérieux.
Pontalès lui tendit la main.
— Mon excellent ami , dit-il avec cordialité,
je voudrais avoir à vous donner des preuves
d'affection plus grandes... Soyez certain que
mon (ils sera réprimandé sévèrement... Il saura,
une fois pour toutes, qu'entre lui et vous, mon
cher M. de Blois, je n'hésiterais pas un seul
instant... Ceci posé, m'est-il permis de vous
demander ce que vous comptez faire de made-
moiselle de Penhoël?
— Je l'aime... répliqua Robert, je l'épouserai
peut-être...
Biaise éclata de rire.
— Un bon parti!... s'écria-t-il, mais il me
semble que j'entends venir la signature...
Un bruit de pas se faisait en effet sur la route,
et l'instant d'après on vit arriver maître Protais
le Hivain.
— Enfin!... s'écrièrent nos trois compa-
gnons.
Et Pontalès ajouta :
— L'acte est-il bien en règle ?
Macrocéphale ôta son chapeau «et tira de sa
poche un mouchoir à carreaux de taille consi-
dérable, afin de tamponner la sueur qui mouil-
15.
174 LES BELLES-DE-NUIT.
lait son front pointu. Évidemment, il avait
fourni la course à toutes jambes.
— Parlez donc!... dit Robert impatient,
s'est-il bien débattu ?
Un soupir s'échnppa de h\ poitrine de l'homme
de loi. Personne ne prit encore d'inquiétude,
tant on se croyait sur du résultat, d'après la
promesse de Madame.
Macrocéphale regarda tour à tour ses trois
interlocuteurs.
— Parler f... grommela-t-il en faisant aller
ses yeux de Biaise à Pontalès , sais-je s'il faut
parler comme cela devant tout le monde?...
— Eh bien?... fit Robert.
— - M. le marquis... commença Macrocéphale.
— Maître le Hivain, interrompit sèchement
Pontalès, du moment que M. Robert de Blois
vous dit de parler, cela suffit... M. de Blois et
moi nous ne faisons qu'un !... voilà vingt fois
que je vous le répète ! . . .
— A la bonne heure, M. le marquis... C'est
juste!... voilà vingt fois que vous me le dites!...
je vais parler.
L'homme de loi cessa d'essuyer son front et
poussa un second soupir.
— Diable d'homme!... diable d'homme!...
dit il d'un ton lamentable, il a encore un poi-
gnet, savez vous, à vous casser la tète comme
CHAPITRE XI. 175
une noisette!... Vous demandez s'il s'est dé-
battu!... il m'a même battu! et très-griève-
ment!...
— Et Pacte? demanda le trio.
— Il m'a donné un coup de poing dans la
poitrine... un très- fort coup de poing!... Il m'a
pris par les épaules avec brutalité... il m'a lancé
dans l'escalier, au risque de commettre un
meurtre sur nia personne !...
— Pauvre M. le Hivainî... Mais l'acte?...
Tacte?...
— L'acte?... répéta Macrocéphale en dépliant
de nouveau son vaste mouchoir, j'aurais voulu
vous y voir! Je vous dis qu'il est enragé ce soir,
et qu'il n'y a rien à f^nre!...
Les trois compagnons se regardèrent. Aucun
d'eux n'avait compté sur ce résultat,
Cyprienne et Diane se serraient la main en
silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur.
Ce fut Pontalcs qui se remit le premier.
— Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer?...
— Formellement!
— Et Madame?... demanda Robert avec
menace. M'aurait-elle trompé?
— Madame a fait ce qu'elle a pu... mais il est
fier comme Arlaban , ce soir, et ne veut ien
entendre!... Je ne l'avais jamais vu comme
cela!... On dirait qu'il ne comprend plus du
176 LES BELLES-DE-NUIT.
tout sa situation, ou que le diable lui a donné
les rnovens d'y faire face!...
— Le retour de l'aîné... murmura Pontalès;
peut-être en sait-il plus long que nous à cet
égard?
Robert frappa du pied.
— Ah! il ne veut pas signer!... prononça t-il
d'une voix étouffée par la colère. Tant pis pour
lui!...
— Dès le premier mot que j'ai voulu risquer,
reprit Macrocéphale, il m'a fermé la bouche...
u Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois,
s'oppose à ce que Penhoël vende la terre de son
nom ! 5>
-^ Encore ces diables incarnés ! s'écria Biaise;
je savais bien que j'oubliais de vous dire quelque
chose !... Ce n'est pas que Dieu qui s'oppose à la
vente du manoir... Ce sont tout bonnement les
petites fllles !... Elles profitent du moment où
Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe
comme une masse entre ses draps, pour venir
jouer h son chevet Je rôle d'apparitions...
— Toujours elles !... gronda Robert qui cher-
chait sur qui décharger sa rage sourde.
— C'est donc cela !... reprit Macrocéphale.
Voilà bien des fois que Penhoël me parle de
visions et d'ordres venus d'en haut...
Cyprienne et Diane se tenaient serrées l'une
CHAPITRE XI. 177
contre Taulre ; elles avaient des larmes de joie
dans les yeux. Chacune des paroles quelles en-
tendaient retentissait au fond de leur cœur et vou-
lait dire : « Enfants, vous avez sauvé Penhoël !...)»
Tandis qu'elles triomphaient, les pauvres en-
fants, laissant aller leurs âmes à Tespoir, un mot
vint les frapper comme un coup de massue.
C'était Rohert qui parlait.
— A tout prix, disait-il d'une voix brève et
résolue, il faut que ces petites filles meurent!
— S'il s'agit d'un assassinat, murmura Pon-
talès, je me retire.
— M. le marquis, on se passera de vous !
— Si Ton dépasse les bornes de la légalité, dit
à son tour Macrocéphale, je m'abstiens.
— Monsieur l'homme de loi, on se privera de
vos services !... Mais il ne sera pas dit que deux
misérables enfants nous auront impunément
barré la roule! Où est Bibandier?
Cette question s'adressait à Biaise.
— Auprès de la tonne de cidre, répondit le
domestique ; il boit à la sanlé du roi.
— Peut-on toujours compter sur lui ?
— Je le laisse jeûner depuis trois ans, répli-
qua Biaise, pour le tenir en haleine... II est
maigre et affamé comme un bon chien de chasse.
Robert se retourna vers Pon talés.
— M. le marquis, dit-il, chacun de nous,
178 LES BELLES-DE-NUIT.
cette nuit, doit avoir sa part de besogne... Il
faut que tout soit fait demain matin, car il y a
comme un menaçant mystère autour de nous, et
peut-é(re nous repentirions-nous toute notre vie
d'avoir perdu quelques heures dans les circon-
stances où nous sommes... Je me charge des
petites filles.
— Où les trouverez-vous? demanda Pontalès.
— Bibandier est un limier de premier ordre,
répondit Biaise.
— Quant à vous, M. le marquis, reprit Ro-
bert, vous vous chargerez de Penhoël... Maitre
le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous?
— Toujours , répliqua Macrocéphale ; seule-
ment, depuis que les petits démons rôdent, la
nuit, autour de chez moi , j'ai ôté le portefeuille
du tiroir où je l'avais serré, pour l'enfouir sous les
carreaux de mon cabinet de travail... Dérangez
mon fauteuil et enlevez une toile , vous avez la
chose !
Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle
pour écouter mieux, échangèrent un signe de
muette intelligence.
— Rien n'est perdu, alors, reprit Robert, et
je vous réponds, moi, que nous aurons cette
nuit la signature de Penhoël !... Maître le Hivain
va nous rapporter les pièces... Quand Penhoël
verra qu'on lui met sous la gorge comme un
CHAPITRE XI. 179
pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui,
nous verrons bien s'il résistera !
— En route, M. le Hivain ! dit Ponlalès,
nous jouons notre dernière partie !
Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste
d'observation. Elles tombèrent dans les bras
Tune de l'autre.
— Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que
nous soyons avant eux à la maison de M. le Hi-
vain... nous savons maintenant où sont les pa-
piers qui menacent Penboël !
— Allons bien vite !... murmura Cyprienne.
Elles échangèrent un dernier baiser; puis
Diane dit encore d'un ton de résignation simple
et douce :
— Ma sœur, nous allons risquer notre vie...
si l'une de nous deux meurt , l'autre conti-
nuera la tache commencée... si nous mourons
toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour
Penboël !...
Diane s'élança la première dans le sentier con-
duisant au bord de l'eau et s'y laissa glisser sans
bruit; mais au moment où Cyprienne allait des-
cendre à son tour, le pan de sa robe s'accrocha
aux piquants d'une touffe de ronces.
L'étoffe se déchira. Les deux jeunes filles
précipitèrent leur fuite.
Robert, Pontalès et leurs deux compagnons
180 LES BELLES-DE-NUIT.
se séparaient, lorsque le bruit léger produit par
la robe décbirée vint jusqu'à leurs oreilles.
— Avez-vous entendu ?... dit Macrocéphale.
Personne ne répondit.
Pontalès, Robert et Biaise s'étaient élancés
déjà de Fautre côté du rempart de verdure.
L'enceinte fut fouillée en un clin d'œil; elle
était vide.
— II y avait quelqu'un là, pourtant ! dit Pon-
talès d'une voix altérée.
Biaise battait son briquet de fumeur et Ma-
crocéphale ouvrait la petite lanterne qui éclai-
rait sa marche dans les bas chemins, quand il
regagnait son logis après la nuit tombée.
La lanterne s'alluma. Nos quatre compagnons
virent d'abord leurs propres visages pâlis et bou-
leversés par la peur.
Puis chacun d'eux fit l'examen des moindres
recoins de l'enceinte.
— Il n'y a rien, dit Macrocéphale, qui venait
de regarder dans la guérite ; et ce lieu est sans
issue.
— Ce sera quelque lièvre, commença Biaise.
Mais la voix de Pontalès l'interrompit.
— Voici une issue ! dit>il ; un véritable sen-
tier qui descend à la rivière!...
Il ajouta en se penchant vivement pour ra-
masser quelque chose :
CHAPITRE XI. 181
— Qu'est-ce que cela ?
Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès
tenait à la main un lambeau de la robe de
Cyprienne, qui était resté attaché aux épines
du buisson de ronces.
Tout le monde reconnut Tétoffc. Il y eut un
silence consterné.
— J'avais tort!... dit enfin Pontalès d'une
voix basse et brève, et vous avez raison, M. de
Blois... Elles en savent trop long désormais... Il
faut qu'elles meurent, n'importe où ni com-
ment... qu'elles meurent cette nuit même!
— Il y a dix à parier contre un, dit Robert,
qu'elles sont à la maison de maître le Hivain...
— En avant! s'écria Biaise; sans sortir des
bornes respectables de la légalité, nous allons
leur faire faire connaissance avec le Biban-
dier ! . . .
16
>nii.U-
XII
PETITS DEMONS.
Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble
vers la rivière, non point par le petit sentier à
pic où venaient de s'engager les jeunes filles,
mais par la route qui longeait les anciennes
fortifications.
Pendant ce temps-là, maître le Hivain remon-
tait en toute hâte au manoir, pour avoir la clef
du bac , et Biaise retournait à Faire, afin de
trouver Bibandier.
Bibandier allait bien encore quelquefois se
promener solitairement sur la lande ou dans les
184 LES BELLES-DE-NUIT.
sentiers de la Forét-Neuvc , quand les nuits
étaient sans lune, mais il n'y mettait plus le
ménie cœur qu'autrefois. II avait laissé dans les
taillis de Bains son armée de manches à balai
habillés en brigands; son chien était mort de
faim depuis longtemps; et s'il continuait lui-
même à mener son métier de rôdeur , c'était
vocation irrésistible, car jamais le hasard ne
l'avait payé de ses peines.
Que faire en un pays où les poches ne con-
tiennent que des gros sous , et où les bâtons
sont des massues ?
Ribandier avait dû espérer un instant un sort
meilleur en voyant deux de ses camarades in-
times occuper une bonne position dans le pays ;
mais Robert et Biaise l'avaient systématique-
ment tenu à distance, et le pauvre diable n'a-
vait jamais pu réclamer trop haut, parce que le
bagne de Brest est un bercail incessamment ou-
vert, où les brebis égarées comme lui rentrent
au premier mot.
Il se taisait. Peut-être n'en pensait-il pas
moins. Cependant, c'était un coquin assez dé-
bonnaire, et la rancune qu'il gardait à ses an-
ciens camarades n'atteignait pas des proportions
bien tragiques.
D'ailleurs, on n'était pas sans lui faire entre-
voir de temps à autre un meilleur avenir. Bien
CHAPITRE XII. 185
qu'il ne connût pas en détail ce qui se passait à
Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde,
qu'une lutte était engagée. On pouvait avoir
besoin de lui, et alors il faudrait bien lui don-
ner sa part de l'aubaine...
En attendant, Biaise lui jetait çà et là une
pièce blanche pour Tempécher de s'impatienter
trop fori, et M. de Blois lui avait fait obtenir,
par son crédit, une petite position officielle.
Bibandier était fossoyeur de la paroisse de
Glénac, aux appointements fixes de douze francs
par an, plus le casuel.
Mais, malgré les fièvres du marais et deux
médecins qui s'étaient établis depuis [)eu à la
Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de
Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à
faire compassion.
Biaise le trouva , comme il l'avait annoncé,
sous le tonneau de cidre qu'on avait mis en
perce dans un coin de l'aire. Bibandier était
couché paresseusement dans la poussière; sa tête
reposait sur une de ses mains, et l'autre tenait
une éciielle dèmi-plcine. Sa figure longue, et
dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s'em-
pourprait légèrement; son œil cave veloutait
son regard; il y avait dans sa physionomie un
repos content et pnrfait.
Il restait là depuis le matin, buvant tout seul
16.
186 LES BELLES-DE-NUIT.
et voyant la vie couleur de rose. C'était son jour
de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu'une fois
tous les ans.
Au premier mot que Biaise lui glissa tout bas
dans Toreille, il quitta sa pose nonchalante et
se dressa d'un bond sur ses pieds. On eut pu le
voir alors dans toute la longueur de sa taille,
avec ses membres ëtiqucs et osseux ballottant
dans un vêtement de futaine trop large, et qui
n'avait plus que la corde.
— Oh! oh!... dit-il avec gaieté; il s'agit des
chers petits anges ! ... ça me paraît très-faisable !
Il y avait tant de joyeuse humeur dans son
accent, et l'expression de son visage restait si
débonnaire, que Biaise ne put s'empêcher de
lui dire :
— i\Ie comprends-tu bien?
— Parfaitement!... jépliqua Bibandier sans
rien perdre de sa tranquillité sereine ; quand
quelque chose démange, on se gratte, mon
fils... c'est tout simple... L'Américain en est-il?
C'est lui qui monte le coup.
— Bonne affaire ! moi je n'ai pas encore tra-
vaillé dans ce genre-là... niais chacun gagne sa
vie comme il peut... pas vrai?
On eut dit que Biaise s'était a (tendu à plus
de résistance , car il regardait Bibandier d'un
œil surpris et même un peu inquiet.
CHAPITRE XII. 187
Celui-ci parut comprendre ce que Biaise avait
dans l'esprit. Il emplit récuellc et la lui pré-
senta d'un geste cordial.
— On peut se déboutonner ici, dit-il en mon-
trant du doigt le groupe des paysans qui se
pressaient autour du père Géraud à la porte de
la ferme; voilà deux heures qu'ils oublient le
tonneau pour écouter les sornettes du vieux
gargolier de Redon!... Bois un coup, l'Endor-
meur !... Je savais bien que Robert et toi, vous
en viendriez là quelque jour, et je vous atten-
dais.
Son regard, qui prit une nuance de mélan-
colie, tomba sur la futaine usée de sa veste.
— J'avais grand besoin de me refaire!... re-
prit-il, grand besoin!... L'Américain et toi,
vous n'avez pas été gentils avec un vieux cama-
rade... Mais on ne peut pas payer celui qui ne
fait rien... pas vrai?... Je dis donc que je suis
content d'avoir l'occasion de travailler pour
vous...
— Voilà un brave garçon!... s'écria Biaise;
sois tranquille... Tu seras payé comme il faut!
— Quanta ça, répliqua Bibandier, je ferai
mon prix moi-même en temps et lieu... Tu dis
que c'est pressé, mon fils? Eh bien, partons !
Biaise ne bougea pas ; sou regard exprimait
toujours la même défiance. '
188 LES BELLES-DE-NUIT.
Le fait est qu'il était difficile d'accorder les
paroles de Bibandier avec l'expression de dou-
ceur patiente qui était sur son pauvre visage,
maigre, pâle et défait. II semblait à Biaise que
son vieux camarade souriait aussi par trop dé-
bonnairement en parlant de meurtre.
— Ah çà ! reprit-il d'un ton d'hésitation,
es-tu bien sûr de ne pas faiblir?... Elles sont si
jeunes... si jolies!...
— Ça ne me fait rien... répondit l'ancien
uhlan ; chacun pour soi!... Je ne dis pas que
je me servirais volontiers du couteau avec de
pauvres chérubins comme ça!... J'espère bien
qu'on me laissera la liberté de m'y prendre à
ma guise?
— Carte blanche!... pourvu que ce soit
fait.
— Ça sera fait, mon bonhomme... et propre-
ment!
— Viens donc, dit Biaise, qui se mit en
marche. ^
Bibandier but une dernière écuelle de cidre,
et n'eut besoin pour le rejoindre que d'allonger
un peu le pas de ses grandes jambes.
Chemin faisant, Biaise lui expliqua plus en
détail ce qu'on attendait de lui ; Bibandier, tout
en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-
taille un air à roulades. Plus d'une fois, avant
CHAPITRE XII. 189
d'arriver au Port-Corbeau, Biaise s'arrêta court
pour lui dire :
— Du diable si je te comprends, mon vieux!
Moi qui n'ai pas le cœur tendre, je ne pourrais
pas chanter à l'heure qu'il est !
— C'est que tu manges tous les jours, toi!...
répliquait Bibandier doucement et le sourire
aux lèvres; si tu avais été trois ans à mon ré-
gime, lu m'en dirais des nouvelles !
Et cela était dit si bonnement! C'était de la
quintessence de férocité...
En approchant du passage, Bibandier coupa
la parole à Biaise, qui continuait ses instruc-
tions.
— Voilà qui est entendu !... dit-il ; l'affaire
des petites est réglée, et tu seras content de
moi... Quant aux dépenses de l'entreprise...
c'est deux mouchoirs et quelques bouts de
corde... Mais l'Américain n'est pas seul !... Qui
diable avons-nous là?
Devant le bac, dont l'amarre était déjà déta-
chée, trois hommes se tenaient en effet de-
bout.
M. de Blois seul avait le visage découvert;
les deux autres cachaient soigneusement leurs
figures sous les larges bords de leurs chapeaux
de paysans.
Bibandier , qui était toujours d'excellente
190 LES BELLES-DE-NUIT.
comjDOsition , fit semblant de ne pas les recon-
naître.
Il salua respectueusement Robert, et entra le
premier dans le bac.
— Je connais un peu les habitudes des cliers
petits anges, raurmura-t-il; je les rencontre
souvent au clair de lune , quand je me promène,
la nuit, pour ma santé... Elles auront passé
l'eau dans leur balelet, qui doit être amarré là-
bas sous les saules.
Robert s'était rapproclié de Biaise.
— Eh bien?... demanda-t-il tout bas.
— Un cœur de pierre!... répliqua le gros
garçon. Dur comme une lame de poignard!...
Je ne le croyais pas si fort que cela !
— Tant mieux!... dit Robert.
Bibandier s'était emparé delà perche du pas-
seur. Au lieu de se diriger vers la route de Re-
don, qui lui faisait face, il remonta un peu le
courant, pour gagner un rideau de saules qui
baignaient leurs basses branches dans la ri-
vière.
A l'aide de sa perche, il écarta le grêle feuil-
lage et finit par rencontrer, après deux ou trois
tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le
bois de sa gaffe.
— Qu'est-ce que je disais? s'écria-t-il joyeu-
sement ; perchez un peu , s'il vous plaît ,
CHAPITRE Xn. 191
M. Biaise , pendant que je vais voir là-des-
sous.
Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout
du chaland qui passait sous les saules. On en-
tendit un léger bruit , puis on vit un petit ba-
teau qui s'en allait à la dérive le long du bord,
du côté du marais.
Bibandier, qui reparut au même rnstant, re-
garda fuir la barque et dit avec un gros rire
bonasse :
— Quand les petits chérubins voudront re-
passer Teau... c'est elles qui seront bien attra-
pées !
Chacun pensa sur le chaland que Bibandier
valait son pesant d'or
Il y avait dix minutes environ que Diane et
Cyprienne avaient traversé TOust, au moyen du
batelet trouvé par Bibandier sous les saules.
En quittant leur cachette, au pied de la Tour-
du-Cadet, elles se doutaient bien que le bruit
de la robe déchirée avait trahi leur présence et
qu'on allait les poursuivre : mais elles avaient
de l'avance , parce que Pontalès et ses compa-
gnons ne pouvaient parvenir à l'autre ri^e qu'à
l'aide du bac, dont la clef était au manoir. En
outre, le sentier qu'elles suivaient les condui-
sait en quelque sorte d'un saut jusqu'au bord de
192 LES BELLES-DE~NUIT.
Teau, tandis que la route commune nécessitait
un long détour.
Ce n'était pas la première fois que les deux
filles de Toncle Jean couraient un danger pro-
chain et terrible ; mais en ces moments leurs
forces semblaient grandir avec le péril. Cy-
prienne semblait lutter avec un enthousiasme
fougueux qu'exaltait la pensée du martyre ;
Diane demeurait plus calme et se dévouait de
sang-froid.
Elles avaient entendu l'entretien des ennemis
de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur
jeunesse ne les défendraient point contre la
colère de ces hommes. Elles n'espéraient point
de quartier.
Mais loin de s'arrêter devant la menace en-
tendue, elles y puisaient un nouveau courage.
Dans leur vaillance virile, un sentiment d'or-
gueil enfantin s'élevait. On les craignait ! On
prenait, pour les combattre, les mêmes armes
qu'on eût employées contre des hommes ! Elles
étaient fîères.
N'avaient-elles pas entendu tomber de ces
bouches ennemies l'aveu de leur puissance?
Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait
succombé depuis longtemps ! ...
Leur cœur battait de joie et non point de
frayeur, car la lutte n'avait pas été stérile. Grâce
CHAPITRE XII. 193
à l'effort de leurs bras d'enfants, René, Madame
et l'Ange restaient en équilibre au bord du pré-
cipice.
La ruine qui menaçait toujours n'était pas
encore accomplie; et, d'après ce qu'elles ve-
naient d'entendre, il ne restait à Pontalès et à
Robert qu'une seule arme contre la résistance
tardive de Penboël.
Mais c'était une arme cruelle, qui suspendait
sur la tête de René l'infamie en même temps
que le malheur. Des faux ! il y avait des faux !...
C'était sans doute le résultat de quelque obses-
sion perfide; mais les pièces existaient, et ce
n'était plus seulement la misère qui menaçait
Penboël î
Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et
Diane avaient surpris le secret de ces fausses
signatures, arracbées à l'ivresse quotidienne de
René. Elles en avaient reconquis et détruit une
partie, en s'introduisant, la nuit, au château de
Pontalès. L'autre portion, déposée chez l'homme
de loi, avait défié jusqu'alors toutes leurs tenta-
tives.
Mais elles savaient maintenant l'endroit pré-
cis où se trouvaient les papiers. Avec l'aide de
Dieu, si on leur donnait le temps d'agir, elles
pouvaient encore sauver Penboël.
Diane détacha d'une main ferme l'amarre du
2. 17
194 LES BELLES-DE-NUIT.
bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge
de Benoît Haligari , et Cyprieniie saisit la
perche.
L'Oust n'était pas débordée, mais elle coulait
à pleines rives et laissait couvertes les parties
basses du marais. Tout en perchant, les deux
jeunes filles entendaient, parmi le silence de la
nuit, le bruit sourd et continu, produit par le
tournant de Trémeulé. Dans l'ombre , les va-
peurs qui se suspendent au-dessus du gouffre
rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles
voyaient au loin le giganfesque fantôme de la
Femme-Blanche qui se balançait et planait sur
les eaux tranquilles du marais.
Derrière elles, au-dessus des taillis de châtai-
gniers, les jardins de Penhoël gardaient leur
illumination brillante; la fcte n'était pas finie;
quelques accords , jetés par rorchcstre campa-
gnard, arrivaient , par bouffées, jusqu'à leurs
oreilles.
Quand elles touchèrent le bord opposé, nul
mouvement ne se faisait remarquer encore du
côté du bac, qui allait s'ébranler bientôt pour
les poursuivre.
Elles sautèrent lestement sur la rive, et au
lieu de prendre la route de Redon, qui les eût
conduites à la maison de maître le Hivain, elles
se dirigèrent, en courant, vers le marais.
CHAPITRE Xfï. 195
Dans riiiimense prairie, où se déroulaient de
toutes parts d'étroits filets d'eau, on apercevait
un mouvement confus au milieu des ténèbres :
c'étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-
Vincent qui erraient en liberté sur le pâturage
commun.
Tout en courant sur l'herbe courte et unie
comme un lapis, Cyprienne et Diane appelaient
doucement :
— Mignon î . . . Bijou ! . . .
Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quel-
ques moutons effrayés prenaient la fuite sur
leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient
le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discor-
dants.
Les deux jeunes filles appelaient toujours...
Au bout de deux ou trois minutes, un piéti-
nement sourd se fit entendre au loin sur le ga-
zon. L'instant d'après Bijou et Mignon , deux
jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient
leur galop et restaient immobiles, la fumée aux
naseaux et les jarrets tendus.
Diane et Cyprienne s'élancèrent à cru sur
leurs dos. En quelques secondes, elles eurent
regagné le temps perdu à courir sur le ma-
rais.
Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons,
noirs tous deux, robustes d'encolure, trapus de
196 LES BELLES-DE-NUIT.
formes et pouvant soutenir durant des heures
leur galop rude et vif.
Ils allaient côte à côte , d'une ardeur égale.
La voix des jeunes filles les excitait sans cesse,
et leur course perçant droit devant soi, à tra-
vers champs, landes et haies, ressemblait à un
tourbillon.
Diane et Cyprienne, excellentes cavalières,
ne s'inquiétaient point des obstacles de la route ;
quand il y avait un fossé large à franchir d'un
bond, elles plongeaient leurs petites mains blan-
ches dans la dure crinière des bretons ; quant il
fallait traverser un taillis, elles se couchaient
presque sur leurs chevaux et passaient rapides,
comme des flèches, au travers du fourré.
Sur la lande rase elles se redressaient.
— Hope! Mignon! hope ! Bijou !
Elles caressaient doucement le cou déjà bai-
gné de sueur de leurs montures.
Les deux chevaux, lancés à fond de train, ^
dévoraient Tespace...
Si quelque paysan les eût rencontrées, glis-
sant comme deux traits dans la nuit, il se fût
signé sanjs doute avec terreur , en recomman-
dant son âme à Dieu. Et, après la terreur pas-
sée, il se serait vanté jusqu'au jour de sa mort
d'avoir vu, par une nuit d'automne, les fées se
rendant au sabbat!
CHAPITRE XII. W7
Vraiment, c'était une course étrange. Les
chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres;
on n'eut pu voir que deux jeunes filles, à la
taille svelte et comme aérienne, entraînées par
une force mystérieuse. Elles semblaient glisser,
assises sur un nuage rapide. C'étaient bien des
fées légères et gracieuses. L'œil ne pouvait les
suivre. L'aile du vent les emportait et laissait
flotter derrière elles les boucles molles de leurs
longs cheveux.
— Uope ! Bijou !.. . hope ! Mignon ! . . .
Il y a une grande lieue de pays entre Port-
Corbeau et le bourg de Bains. Quelques minutes
avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane
descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon
sur la lisière de la lande.
Maître Protais le Hivain occupait une maison
isolée qui s'élevait à cent pas en avant de l'uni-
que rue du bourg.
Pour acquérir cette propriété, il lui avait
fallu susciter bien des discordes dans les cam-
pagnes voisines, ruiner bien des pauvres culti-
vateurs et jeter plus d'un orphelin sur la paille.
Mais c'étaient là sa vocation et son plaisir. Maître
le Hivain était, en fait de chicane, un véritable
artiste. On peut dire que la vue seule de sa
figure jaune et démesurément longue donnait
aux paysans la fantaisie de plaider.
17.
198 LES BELLES-DE-NUIT.
Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien
souvent autour de sa maison , mais la vigilance
rusée de Thomme de loi avait trompé jusqu'alors
toutes leurs tentatives. Aujourd'hui, elles avaient
deux chances nouvelles pour arriver à leur but :
d'abord elles savaient où trouver les papiers,
ensuite le domestique de maître le Hivain qui,
d'ordinaire, faisait bonne £;arde, était en ce
moment à fêter la Saint-Louis de l'autre côté
de l'eau, dans l'aire du fermier de Penhoël.
En donnant cette vacance à son domestique,
maître le Hivain avait compté sur l'effet du coup
de fusil tiré la veille au bord de la lande, et
aussi sur le bal qui devait assurément retenir au
manoir les deux fdies de l'oncle Jean.
Il n'y avait pour défendre sa maison, ce soir-
là, qu'une servante septuagénaire, assistée par
un chien de garde accablé de vieillesse.
La bonne femme et le chien dormaient sans
doute d'un profond sommeil, sur la foi des gros
verrous qui fermaient toutes les ouvertures,
car les deux sœurs purent escalader les murail-
les du jardin sans éveiller le moindre mouve-
ment dans la maison.
Du côté du jardin, les fenêtres n'avaient point
de contrevents. En un clin d'œil, à l'aide d'une
échelle que leurs jolies mains eurent bien de la
peine à dresser contre le mur de la maison ,
CHAPITRE XII. iW
Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de
travail de Thomme de loi.
Elles battirent son propre briquet, et allumè-
rent sa propre lampe.
Il eut fallu les voir en ce moment, animées
par la course qu'elles venaient de fournir et par
la joie vive du premier succès! Leurs joues se
coloraient d'un incarnat charmant : leurs yeux
pétillaient d'impatience et de désir; un sourire
espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres
fraîches, tant elles se croyaient sûres du triom-
phe!
Leur gaieté d'enfant était revenue. Le mo-
ment avait beau être solennel, puisqu'il s'agis-
sait en définitive du sort de toute une famille
aimée ; il y avait dans la nature même de leur
acte quelque chose d'étrange et de gaillard qui
éloignait toute idée tragique.
Elles riaient en descellant les carreaux du
cabinet.
Leur recherche ne fut pas longue. Sous le
fauteuil même où Macrocéphale ruminait cha-
que soir ses consultations diaboliques, il y avait
un trou creusé au couteau, qui renfermait un
petit carnet crasseux.
La vue de ce carnet fit battre bien fort le
cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne son-
geaient plus à rire. C'était là le salut de Penhoël.
200 LES BKLLES'DE-NUIT.
Elles restèrent un instant à genoux, levant au
ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.
Elles songeaient à Madame et à la pauvre
Blanche...
Mais le temps pressait. Diane serra le porte-
feuille dans son sein , et toutes deux redescen-
dirent l'échelle.
La vieille femme et le vieux chien dormaient
toujours comme des bienheureux. C'était une
réussite complète.
— Hope ! Bijou!... hopc! Mignon!...
Comme elles avaient toutes deux le cœur léger
en reprenant la route parcourue! Comme elles
caressaient gaiement le cou de leurs petits che-
vaux ! Comme elles étaient heureuses !
— Tiens... dit Diane tandis que Mignon
franchissait un large fossé, c'est là qu'on a tiré
sur moi hier... Le corps du pauvre Cabry est
encore au fond du trou I...
La course ne se ralentit point, mais elles se
penchèrent toutes deux ; leurs bras s'enlacèrent
et leurs joues s'unirent dans l'ombre.
— C'est la dernière fois que tu seras exposée
a un danger pareil, ma petite sœur, s'écria
Cyprienne; ils sont vaincus !...
— Et qui sait? ajouta Diane; peut-être y
a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à
Penhoël la fortune qu'on lui a volée?...
CHAPITRE XII. 201
Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane ar-
rêta tout à coup le galop de son cheval.
— J'y pense!... reprit elle. Ils doivent nous
attendre sur celte route!...
— Je voudrais bien savoir lequel d'entre eux,
répliqua Cyprienne que la victoire rendait fan-
faronne, est capable de barrer la route à Bijou "î*
— S'ils ont des armes?
— Nous leur passerons sur le corps!
— Et s'ils nous guettaient au passage du Port-
Corbeau?...
Cyprienne arrêta son cheval à son tour.
— Ce n'est pas pour mpi que j'ai peur... re-
prit Diane; mais maintenant nous avons à gar-
der un trésor.
— Eh bien î remontons jusqu'aux Houssaics...
Nous passerons sur le pont du moulin.
L'avis était bon. Les deux sœurs changèrent
aussitôt de direction et se mirent à galoper vers
les Houssaics.
Mais il se trouva que d'autres avaient eu la
même idée qu'elles, car en arrivant au bord de
l'eau, elles virent que la tête du pont était occu-
pée par deux hommes, en qui elles crurent re-
connaître Robert de Blois et M. le marquis de
Pontalès.
— Prenons du champ, dit Cyprienne que
rien n'effrayait, et passons.
202 LES BELLES-DE-NTJIT.
~ Essayons plutôt de passer a Port-Corbeau,
répliqua Diane ; il sera toujours temps de reve^
nir ou de mettre nos chevaux à la nage...
La course recommença le long de la rivière.
Quand elles arrivèrent au passage du bac, il
y avait à peine trois quarts d'heure qu'elles
avaient enfourché pour la première fois leurs
vaillants petits chevaux.
Il n'était pas tout a fait minuit, et le jardin
de Penhoël montrait toujours , au haut de la
colline, ses illuminations intactes. La fête en
avait encore au moins pour une bonne heure.
Rien de suspect n'apparaissait, cette fois, sur
la rive. Les deux sœui*s rendirent la liberté à
Bijou et h Mignon, qui regagnèrent en caraco-
lant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien
leur en avait pris de ne point tenter le passage
au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle
ne leur barrait la route.
— Allons î dit Cyprienne en descendant vers
les saules, nous voici à bon port... et nous au-
rons encore le temps de danser une contre-
danse...
Diane écarta les branches du saule...
Comme elle ouvrait la bouche pour lancer
quelque gaie repartie, trois hommes, couchés
dans l'herbe haute qui croissait au bord de l'eau,
se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.
CHAPITRE XII. 205
Les deux jeunes filles eurent à peine le temps
de pousser un cri, tant on mit de presse à
leur nouer solidement des mouchoirs sur la
bouche...
XIII
DEUX PIERRES.
M. le marquis de Pontalès était un homme
prudent, qui n'avait aucun goût pour les aven-
tures. C'était uniquement par nécessité qu'il
s'était joint à l'expédition de cette nuit. M. de
Blois et lui traitaient en effet de puissance à
puissance, et du moment que M. de Blois se
mettait à l'œuvre, Pontalès ne pouvait point
reculer.
C'était la première fois qu'il se livrait ainsi.
LES BELLES-DE-MUIT. U 18
206 LES BELLES-DE-NUIT.
Jusqu'alors il s'était toujours tenu derrière
Robert, contribuant volontiers aux frais de
la guerre, mais ne combattant jamais en per-
sonne.
Cela lui allait mieux.
Et, en vérité, il aurait regardé sans doute
comme un imposteur quiconque lui aurait an-
noncé, le matin même, les événements de cette
soirée. Lui, le marquis de Pontalès, proprié-
taire de soixante mille livres de rente , jouant
au loup-garou dans les taillis et bravant la cour
d'assises comme un malheureux !...
Mais les circonstances entraînent, et l'homme
le plus habile, engagé dans certaines entreprises,
doit jouer le tout pour le tout à un moment
donné.
Cela ne veut point dire que Pontalès, en pas-
sant la rivière de l'Oust avec ses quatre compa-
gnons, ne fît des réflexions assez chagrines. Il
eût vidé sa bourse, sans doute, de grand cœur,
pour être transporté tout à coup entre les mu-
railles de son château. On peut penser même
que , malgré le désir ancien et passionné qu'il
avait de détruire la vieille influence des Penhoël
et de se mettre à leur place , il n'aurait point
engagé la bataille s'il avait prévu , dès le prin-
cipe, les dangers de cette nuit.
Maintenant, il était trop avancé pour reculer.
CHAPITRE XIII. 207
Le péril était en arrière comme en avant, et les
chances de salut se trouvaient tout entières du
côté du crime.
Une fois qu'on eut pris terre de Fautre côté
de l'eau , Bibandier fut choisi tout d'une voix
pour diriger les opérations. Ce n'est point déro-
ger que de servir sous les ordres d'un glorieux
général. Pontalès était marquis, Robert se disait
gentilhomme, et Bibandier n'était qu'un simple
échappé de bagne ; mais l'histoire est pleine de
ces exemples, où l'on voit des princes céder le
commandement à de vaillants officiers de for-
tune.
Bibandier se montra tout de suite à la hauteur
de son autorité nouvelle. Son premier soin fut
de se raviser au sujet du petit bateau qui avait
servi au passage des deux filles de l'oncle Jean.
— Nous allons avoir besoin de ce joujou ,
dit-il en saisissant la perche du bac.
Et il se mit à courir le long de la rive jusqu'à
ce qu'il eût atteint le batelet, entraîné par le
courant. 11 s'accrocha au moyen de sa perche et
l'amarra, au-dessous de la route de Redon, à l'un
de ces mêmes saules qui avaient servi de refuge
à Robert et à Biaise , la nuit de leur arrivée à
Penboël.
Puis il revint vers sa troupe tranquillement et
sans se presser.
208 LES BELLES-DE-NUIT.
— La petite barque allait tout droit vers le
trou de la Femme- Blanche, grominela-t-il ;
on n'aura besoin que de se laisser mener...
— Ah çà ! dit Robert , il faut prendre un
parti... Elles doivent avoir de Tayance, et nous
aurons de la peine à les rattraper!...
— Les rattraper!... répéta le uhlan; il fau-
drait de meilleures jambes que les nôtres... Si
vous les aviez vues comme moi courir la nuit
sur la lande... Hope! Bijou !... hope! Mignon!...
Ce sont de jolies petites filles tout de même!...
— Mais qu'allons-nous faire?
Bibandier tira de sa poche sa pipe et son
briquet.
— Voulez-vous vous allumer, M. Robert?...
dit-il ; nous avons joliment le temps d'en fumer
une.
— Il ne s'agit pas de plaisanter..., commença
M. de Blois d'un ton impérieux.
D'un seul coup sec et merveilleusement ajusté,
l'ancien uhlan mit le feu à son amadou ; puis
il atteignit sa pipe toute chargée et l'alluma en
faisant claquer savamment ses lèvres.
Pontalès avait piteuse raine derrière les bords
de son grand chapeau. La froide impertinence
de ce drôle, comme il l'appelait au fond de son
cœur, ne lui présageait rien de bon. Maître
le Hivain songeait à sa maison dévastée.
CHAPITRE xm. 209
Biaise s'approcha de Robert, qui frappait du
pied avec impatience.
— Si vous ne le laissez pas marcher à sa guise,
dit-il tout bas , nous n'en ferons rien cette
nuit.
— Qu'il s'explique au moins!
— Quant à ça , dit Bibandier en s'appuyant
sur l'herbe, on va te faire un programme, Amé-
ricain !
Robert tressaillit. Il y avait bien trois ans
qu'on ne lui avait donné ce nom, et depuis le
même espace de temps, le pauvre Bibandier
affectait en toute circonstance, vis-à-vis de lui,
le plus profond respect.
L'ancien uhlan reprit, tandis que Biaise riait
sous cape de la déconvenue de son maître :
— Il nV a donc de sage ici que l'Endormeur
et moi ! . . .
Biaise cessa de rire.
— Monsieur l'homme de loi, poursuivit Biban-
dier, qui se croit si bien caché derrière son cha-
peau de paille, pourrait vous dire que, dans un
procès, le client ne donne pas de conseil à son
avocat!...
La figure de Macrocéphale s'allongea notable-
ment. Le marquis tremblait d'avoir été reconnu
à son tour.
Mais Bibandier, soit qu'il ignorât véritable-
18.
210 LES BELLES-DE-NUIT.
ment le nom de son quatrième compagnon, soit
qu'il eût fantaisie d'épargner Pontalès, reprit
presque aussitôt :
— Quant à l'autre, je ne puis pas parler,
n'ayant pas l'avantage de le connaître... Ah ça î
ne te fais pas de mal , Américain ; voilà le pro-
gramme des opérations, comme disait Bona-
parte : attendre et faire le mort !
— Et pendant ce temps, dit Macrocéphale, on
va piller mon domicile!...
— Exactement, père la Chicane !
' — Et les pièces seront enlevées!... ajouta
Robert.
— Ça me paraît vraisemblable, mon fils.
— Écoute, dit Robert qui voulut essayer de
l'autorité ; on t'a promis de te payer grassement,
mais cela ne te donne pas droit d'insolence...
Fais ta besogne, ou va-t'en !
— Où ça?... demanda Bibandier tout douce-
ment; à Redon?... Dire à M. le procureur du
roi ce qui se passe ici?... Américain, tu ne m'en
crois pas capable!... Que diable! on est plat
comme une galette aujourd'hui pour devenir
insolent demain comme un bureaucrate. Tu sais
bien que c'est la vie!... Voyons, ajouta-t-il en
changeant de ton , sommes-nous donc des en-
fants, M. Robert? Mettons que j'aie eu tort, et
veuillez recevoir mes très-humbles excuses...
CHAPITRE XIII. 211
Entre gentilshommes, ma foi ! on ne peut faire
davantage.
Il se leva et lendit, avec une grâce très-noble,
sa main, que Robert n'osa pas repousser.
— Ainsi, poursuivit-il, voici une affaire arran-
gée ! . . . l'honneur est satisfait î . . . Maintenant, par-
lons de choses sérieuses... Si nous étions dans un
pays civilisé, où Ton ne fait qu'une route pour aller
d'un endroit à un autre , je vous dirais : Mar-
chons et poursuivons nos petits anges, l'épée
dans les reins... Mais d'ici au bourg de Bains, il
y a une diable de lande, où plus de cent routes
se mêlent et se croisent... nous aurons beau
nous séparer et prendre chacun notre sentier :
il y a dix à parier contre un que les petites pas-
seront entre nos doigts comme des anguilles!
— C'est vrai, dit Biaise.
Et, de fait, le raisonnement était si rigoureu-
sement juste , que personne n'y put trouver
d'objection.
— Vous auriez pu vous expliquer tout de
suite!... grommela seulement Robert.
— Je pourrais relever cette parole, répliqua
Bibandier avec gravité , mais je sacrifie une
susceptibilité légitime à l'intérêt de tous... Il
est donc bien entendu que donner la chasse
aux petites serait une ànerie... Reste à savoir
comment nous les pincerons... Je crois avoir
212 LES BELLES-DE-NUIT.
résolu le problème d'avance en vous disant :
Attendons.
— Mais si elles passent la rivière ailleurs?...
objecta Macrocéphale.
— Bonne idée !... Ailleurs, cela veut dire au
moulin des Houssaies , car il n'y a pas d'autre
passage... Eh bien! l'Américain et ce monsieur
que je n'ai pas l'honneur de connaître peuvent
prendre leurs jambes à leur cou et aller garder
le pont des Houssaies.
— C'est cela!... s'écria Pontalès ravi d'avoir
un prétexte pour s'éloigner du lieu probable de
l'action; M. de Blois, je suis à vos ordres.
— Et si elles viennent là-bas... demanda
Robert, nous leur barrerons le passage?
— Du tout!... répliqua Bibandier ; vous vous
rangerez bien poliment, parce que vous aurez
eu le temps d'enlever cinq ou six planches du
pont... et que la rivière est large et profonde au
moulin des Houssaies.
Pontalès avait froid jusqu'à la moelle des os,
malgré l'étouffante chaleur de la soirée.
Robert le prit par le bras, et ils remontèrent
le cours de l'eau à grands pas.
— Cinq ou six planches au moins!... plutôt
six que cinq!... leur cria de loin le bon fos-
soyeur, car Bijou et Mignon sautent comme des
chèvres ! . . ,
CHAPITRE XIII. 213
Ponlalès et Robert se perdaient déjà dans
la nuit.
— Nous autres, dit Bibandier en conduisant ses
deux camarades vers les saules, en faction, s'il
vous plaît!... Faites comme moi, M. Biaise; pré-
parez votre mouchoir... Vous, père la Chicane,
vous êtes spécialement chargé des cordes... et
maintenant, du silence!
Ils étaient couchés tous les trois dans Therbe.
En combinant la partie de son plan relative
au pont des Houssaies, Bibandier avait compté
sans rétonnante vitesse des deux petits chevaux.
Pontalès et Robert en étaient encore à déclouer
la première planche, lorsqu'ils entendirent sur
la lande le galop de Bijou et de Mignon. Ils se
relevèrent, irrésolus, et vinrent à la léte du
pont, sans savoir ce qu'ils allaient faire.
Leur vue seule arrêta les deux jeunes filles,
qui dirigèrent leur course vers le bac.
Pontalès et Robert quittèrent alors leur poste
pour les suivre de loin.
Quand ils arrivèrent à Port-Corbeau, ils trou-
vèrent la besogne bien avancée. Cyprienne et
Diane , un bâillon sur la bouche et garrottées
solidement toutes les deux, étaient au fond du
petit bateau.
Bibandier tenait en main la perche.
— Ah ! ah!... dit-il en éprouvant les cordes
214 LES BELLES-DE-NUIT.
qui liaient les jambes et les bras des deux jeunes
filles, voilà qui est proprement fait, et vous savez
établir un nœud, père la Chicane !
— Avaient-elles les pièces?... demanda vive-
ment Robert.
— Certainement... certainement !... répliqua
Bibandier ; ah ! avec des petits anges comme ça,
on ferait sa fortune à Paris... Ça passe par le
trou d'une serrure.
— Donne-moi les pièces ! ... dit encore Robert.
Bibandier le repoussa tranquillement.
— On ne compte pas les manger, tes pièces,
mon bonhomme !... murmura- t-il ; mais il faut
que les choses se fassent avec régularité... Je
rendrai mes comptes quand tout sera fini... D'ici
là, patience !
— Je veux que tu me donnes ces papiers ,
répéta Robert d'un ton impérieux.
— Le roi dit : «< Nous voulons... » grommela
Tancien uhlan ; moi , je veux que tu me laisses
tranquille î... Et si tu ne me laisses pas tran-
quille, ajouta-t-il en redressant sa taille longue
et maigre, je te plante là, mon fils... tu achèveras
la besogne à ta fantaisie!...
— N'insistez pas î... murmura Pontalès à
l'oreille de Robert; cet homme veut quelques
louis de plus ; on les lui donnera.
— Maintenant , messieurs , dit Bibandier ,
CHAPITRE XIII. 215
faites -moi le plaisir de me souhaiter bon
voyage... Je vais partir.
— Pas seul!... s'écria Robert, qui concevait
de vagues soupçons ; il faut que Biaise au moins
vous accompagne î
Biaise fit la grimace dans son coin, mais il
n'eut pas même la peine de refuser.
— Le petit bateau ne porterait pas quatre
personnes..., objecta Bibandier sans rien per-
dre du calme singulier, mêlé d'une nuance de
moquerie, qu'il gardait depuis le commence-
ment de l'aventure; je veux bien noyer mon
prochain , mais le suicide répugne à mes prin-
cipes.
Il entra dans la barque et mit un soin scru-
puleux à écarter les deux jeunes filles, de droite
et de gauche, pour pouvoir manœuvrer sans
leur faire de mal.
— Les deux petits chérubins seront là comme
dans leur lit ! dit-il en donnant au fond de l'eau
son premier coup de perche.
Personne , parmi les quatre complices du
crime, ne pouvait se défendre d'un serrement
de cœur. Tous les yeux se fixaient , par une
sorte de fascination, sur les deux pauvres en-
fants couchées dans le bateau. La gaieté du
uhlan assombrissait encore le caractère atroce
de cette scène.
216 LES BELLES-DE-NUIT.
Diane et Cyprienne étaient étendues sur le
dos, les bras liés en croix.
La lune, qui perçait maintenant ça et là les
nuages déchirés, montrait la grâce exquise
de leurs tailles et leurs pâles figures, où se lisait
la résignation du martyre.
Bibandier seul restait parfaitement à son aise
en face de ce navrant spectacle.
— Messieurs , dit-il , tandis que le bateau
s'ébranlait, je vais vous donner un dernier bon
conseil... La fête se continue là-haut... Allez
faire, croyez-moi, un petit tour de bal... Il est
toujours agréable, le cas échéant, de pouvoir
établir un alibi.
Ce terme de palais et de bagne sonna comme
une menace aux oreilles des trois complices,
qui se dirigèrent en silence vers le bac; mais
Bibandier les rappela tout à coup.
— Encore un service, s'il vous plait! dit-il ;
j'oubliais d'embarquer deux pierres, pour em-
pêcher les petites de remonter sur l'eau...
Une sueur froide perça sous les cheveux de
Pontalès.
Ce fut Macrocéphale qui apporta les deux
pierres; il pensa se trouver mal en regagnant
le bac.
Bibandier quitta enfin la rive et se laissa déri-
ver au fil de l'eau, en chantant une de ces chan-
CHAPITRE XIII. 217
sons lentes et tristes qui mesurent le travail des
forçats à la fatigue.
La lune s'était levée tout à fait et mettait des
nuances argentées à la colonne de vapeur sus-
pendue au-dessus du tournant de Trémeulé.
La Femme- Blanche semblait grandir et oscil-
ler lentement au-dessus du gouffre.
Durant quelques minutes, les quatre compa-
gnons virent la petite barque glisser sur Teau
calme du marais.
Puis elle disparut dans les longs plis de vapeur
qui formaient le vêtement de la Femme- Blanche,
2. 19
XIV
PAVVaBff F1I.I.BS !
Robert de Blois , le marquis de Pontalès et
leurs deux compagnons remontaient au manoir
de Penhoël. Ils marchaient en silence. De temps
en temps Fun d'eux se retournait, comme mal-
gré lui, pour jeter un furtif regard vers le marais
où la Femme-Blanche se dressait aux rayons de
la lune.
Il leur semblait ouïr de loin le clapotement
sinistre et sourd du tournant de Trëmeulé.
Dans le taillis qui couvrait tout le versant de
la colline, une route était percée pour conduire
220 LES BELLES-DE-NUIT.
à la loge de Benoît Haligan. Les quatre com-
plices traversèrent cette route à cinquante pas
au-dessus de Ja pauvre cabane du vieillard. Ils
entendirent Benoît Haligan qui chantait de sa
voix creuse et tremblante la prière de l'agonie.
Ils pressèrent leur marche en frémissant.
Comme ils arrivaient a la porte du manoir,
Robert s'arrêta et releva brusquement la tête.
— C'était nécessaire!... dit-il à voix basse; et
d'ailleurs, ce qui est fait est fait!... Prenons le
dessus, messieurs, et ne rentrons pas au manoir
avec des figures d'enterrement!
— C'est juste, dit Biaise.
Et Macrocéphale ajouta :
— On ne peut rien contre les faits accom-
plis... Je chargerai la vieille Yvonne, ma ser-
vante, de prier pour elles tous les soirs... Et je
suis bien sûr que M. le marquis de Pontalès
sacrifiera volontiers une vingtaine d'écus pour
faire dire des messes...
Pontalès essuya la sueur de son front.
— Je donnerai vingt louis à l'église de Glé-
nac!... balbutia-t-il, cinquante louis à l'église
de Redon!,., cent louis à l'église de Rennes!...
— Ma foi! dit l'homme de loi naiVement, si
elles ne sont pas contentes avec cela!...
Robert et Biaise ne purent s'empêcher de
rire. L'impression lugubre était en partie se-
CHAPITRE XIV. 22i
couée, et comme, en définitive, aucun des quatre
complices ne se repentait véritablement , ils
n'eurent pas grand'peine à rappeler sur leurs
visages le calme souriant qui convenait à ce jour
de fête.
Ils se séparèrent, afin de rentrer dans le bal
par différents côtés.
La danse s'était ranimée au salon de verdure.
Jeunes gens et jeunes filles prenaient leur re-
vanche. On se dédommageait de la longue heure
d'ennui qu'on avait éprouvée à entendre les
gémissements des trois Grâces Baboin-des-Ro-
seaux-de-l'Étang. Au moment de finir, le bal
retrouve presque toujours ainsi une gaieté plus
vive. A la ville, l'orchestre redouble de verve et
d'entrain; à la campagne, les danseurs cabrio-
lent, battent des mains et crient; à la Courtille,
vers cette heure consacrée, où l'allégresse atteint
son plus chaud paroxysme, on brise les verres,
on se poche les yeux et on marche sur la tête...
Les musiciens de Glénac jouaient comme des
possédés. Ils avaient entonné cette gigue inter-
minable, connue sous le nom de bal breton, et
qui peut dérouler jusqu'à cent cinquante figures
diverses, suivant la renommée. Danseurs et dan-
seuses , enlevés par les cahots de cette musique
nationale, bondissaient avec enthousiasme. On
se mêlait , on se choquait, on tombait sur le
19.
222 LES BELLES-DE-NUIT.
gazon avec de grands éclats de rire. C'était char-
mant !
Et les invités de Penhoël ne pouvaient plus se
plaindre d'être abandonnés par leurs hôtes. Le
maître, il est vrai, ne s'était pas montré de la
soirée, mais Madame avait reparu, apportant de
bonnes nouvelles de l'Ange.
Elle présidait à la fêle maintenant, assise au-
près de Jean de Penhoël. Sa figure était bien
pâle, mais l'effort qu'elle faisait gardait à ses
traits réguliers et nobles une apparence de
sérénité.
11 n'y avait de triste que la partie respectable
de l'assemblée. Ces dames et ces messieurs
avaient regagné leur coin , et présentaient un
aspect de plus en plus maussade. Là , toutes les
figures étaient refrognées, tous les yeux se char-
geaient de sommeil.
Le chevalier adjoint et la chevalière adjointe
de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic et
les trois vicomtes restaient sous l'impression
produite par les talents des trois Grâces Baboin.
De périodiques bâillements faisaient le tour du
cercle. Les trois Grâces Baboin , de leur côté ,
regardaient avec haine la danse victorieuse et
ne pouvaient cacher leur détestable humeur.
L'Ariette avait eu, en effet, peu de succès; la
Romance était tombée à pht, et la Gavatine, plus
CHAPITRE XIV. 223
malheureuse encore, en achevant la série de
glapissements déplorables qu'elle appelait son
grand air, avait pu constater que le salon de
verdure s'était changé en solitude. Seul, le petit
frère Numa l'avait écoutée jusqu'au bout, comme
c était son rigoureux devoir.
Dans ces dispositions, la galerie était un peu
moins loquace que naguère, mais aussi son venin
était plus épais et plus acre : chaque coup de
langue était une morsure.
On allait des grands aux petits ; tout le monde
avait son paquet ; on assassinait ceux qu'on
n'avait pas daigné piquer au commencement
de la soirée.
Personne n'a été sans remarquer que la pro-
vince, si prude et si peu charitable, ne choisit
pas toujours ses expressions parmi les plus châ-
tiées, lorsqu'il s'agit de calomnier ou de médire.
Quand la conversation arrive à un certain degré,
quand les dents grincent , quand les langues
s'aiguisent, la province est comme le latin qui,
dans les mots, brave l'honnêteté, et il n'est point
rare d'entendre des locutions très- téméraires
tomber alors des bouches les plus vénérables.
En ce moment, la société faisait de la calom-
nie légère. Elle allait de l'un à l'autre, donnant
à Lola, par exemple, qui s'affichait avec le jeune
Pontalès, des épithètes extrêmement caracté-
224 LES BELLES-DE-NUIT.
ristiques, déchirant un peu sur Penhoël absent,
et risquant sur Madame des hypothèses devant
lesquelles une valetaille insolente eût assuré-
ment reculé. Ensuite on passait à TAngc, pour
retomber sur quelqu'un des couples occupés à
danser le bal breton. Puis on se demandait
quelle vie menaient ces deux petites dévergon-
dées, Cyprienne et Diane, qui étaient absentes
depuis plus de deux heures !
Et c'était, ma loi, très-significatif. On avait
vu disparaître presque en même temps qu'elles
ces deux grands fainéants deRobert et d'Etienne.
Les trois Grâces Baboin échangeaient , à ce
sujet, avec la chevalière adjointe de Kerbichel,
des observations d'une philosophie si avancée ,
que le chevalier adjoint et les trois vicomtes
avaient envie de rougir.
Une chose bizarre, c'est que ces deux grands
garçons d'Etienne et de Roger étaient revenus
sans les petites ! La Romance expliquait cela en
disant que ces demoiselles avaient dû friper un
peu leurs toilettes, pendant deux heures de pro-
menade...
— Et déranger leurs coiffures..., ajoutait
l'Ariette.
L'aigre Cavatine enchérissait.
Et la charitable assemblée se laissait arracher
quelques hargneux applaudissements.
CHAPITRE XIV. 225
Etienne et Roger étaient rentrés ensemble
dans le bal a peu près en même temps que
Robert de Blois, M. le marquis de Pontalès et
Macrocéphale.
Tandis que ces derniers affectaient de se
saluer en passant, comme gens qui ne se sont
pas vus depuis longtemps déjà, Etienne et Roger
parcouraient d'un regard triste les groupes
animés des danseurs.
Leur recherche s'était inutilement prolongée,
et en revenant au salon de verdure, ils avaient
l'espoir d'y retrouver Cyprienne et Diane.
— Elles ne sont pas là î... dit Roger avec un
gros soupir. Deux heures d'absence au milieu
d'un bal!...
La physionomie d'Etienne était mélancolique
et pensive.
— Nous ne les reverrons pas ce soir... mur-
mura-t-il, et il faut que je sois à Redon demain
avant le jour... Je ne pourrai pas lui faire mes
adieux... Veux-tu te charger auprès d'elle de
mon dernier message?
— Avant de partir, répliqua Roger, tu peux
encore lavoir...
Le jeune peintre secoua la tête.
— Ce serait un moment cruel... dit-il, les
heures de repos sont pour elles courtes et
rares... Pourquoi les troubler?... Et puis, au
226 LES BELLES-DE-NUIT.
moment de la séparation, je serais faible peut-
être... Quand tu la verras, Roger, tu lui diras
que je l'aimais... que je n'aimerai jamais une
autre femme en ma vie... et qu'au prix de
tout mon bonheur, je la voudrais voir heu-
reuse...
Sa voix tremblait. II y avait dans son accent
une sensibilité profonde qui faisait contraste
avec ses habitudes d'insouciance et la gaieté
leste de sa philosophie parisienne.
Roger lui serra la main.
— Je lui dirai que tu es le plus loyal garçon
qui soit au monde!... répondit-il. Je lui dirai
que tu as la fortune peut-être au bout de tes
pinceaux... et que, si Dieu bénit ton travail, tu
reviendras en Bretagne afin de la prendre pour
femme.
Les yeux d'Etienne étaient humides.
— Merci! murmura-t-il.
~ Nous sommes jeunes !... reprit Roger avec
un sourire ému, et Dieu est bon... peut-être
que nous serons heureux tous ensemble quelque
jour!...
Pendant qu'ils causaient ainsi, Pontalès,
Robert et l'homme de loi parcouraient le bal,
et soutenaient leur rôle de gaieté forcée. Biaise
servait des rafraîchissements, afin de faire acte
de présence.
CHAPITRE XIV. 227
Au moment où Roger prononçait ces der-
nières paroles, pleines d'espoir souriant et de
foi dans l'avenir, la figure de Bibandier sortit de
Tombre, à quelques pas derrière lui.
Le maigre visage du uhlan était couvert de
pâleur ; ses yeux roulaient, hagards, et ses che-
veux mêlés se hérissaient sur son crâne.
Les deux jeunes gens ne le voyaient point ;
par contre, les complices qui guettaient son
arrivée l'aperçurent tous à la fois.
Le sourire contraint de Robert et de Ponta-
lès se glaça sur leurs lèvres. Macrocéphale aurait
voulu fuir, et Biaise faillit laisser tomber le pla-
teau qu'il tenait à la main.
Il leur semblait à tous que le bal entier devait
voir à nu leur détresse et deviner ce que signi-
fiait l'apparition de ce visage livide du uhlan,
qui se montrait à demi derrière l'une des portes
du salon de verdure.
Cette apparition ne dura, d'ailleurs, qu'un
instant. Lorsque les quatre complices s'enhar-
dirent à jeter vers la porte un second regard,
Bibandier avait déjà disparu.
Il prit une des allées du jardin au hasard et
se dirigea vers un berceau désert.
Sur son passage, sans savoir ce qu'il faisait,
il éteignait les lampions, comme si la lumière
eût blessé sa vue.
228 LES BELLES-DE-NUIT.
L'obscurité se fît ainsi autour du berceau où
Bibandier s'arrêta.
II n'attendit pas longtemps. Une minute
s'était à peine écoulée que les quatre complices
arrivèrent l'un après l'autre.
Personne n'osait interroger.
— Eh bien!... dit Bibandier d'une voix
étouffée, vous ne me demandez pas mon his-
toire?
Il y avait quelque chose d'étrange et de solen-
nel dans l'émotion suprême de ce bandit sans
cœur, qui avait conservé si longtemps , en face
du crime, sa froide et cynique gaieté.
En ce moment, tout son corps tremblait, il
semblait prêt à défaillir.
— Que vous est- il donc arrivé?... demanda
enfin Robert.
Bibandier s'appuya chancelant contre le treil-
lage du berceau.
- Elles sont mortes!... dit-il. Elles étaient
bien belles toutes deux!... Maintenant elles sont
mortes ! . . .
— Et personne ne vous a vu?,., demanda
Macrocéphale.
— Mortes!... répéta le uhlan qui mit sa tête
entre ses mains; tandis que je chantais en les
conduisant vers le trou , elles me regardaient
toutes deux avec leurs yeux angéliques... Je les
CHAPITRE XIV. 229
vois encore... se reprit-il en frissonnant... leurs
pauvres jolis corps couchés sur la planche...
Il s'arrêta ; sa voix s'embarrassait dans sa
gorge.
Les quatre complices Técoutaient immobiles ;
une sueur froide leur baignait le front.
— Quelqu'un n'a-t-il pas demandé, reprit-il
sans relever la tête, si personne ne m'avait
vu?...
— Moi... balbutia le Hivain.
— Un homme m'a vu... répondit Bibandier,
et il vous a vus aussi , tous tant que vous êtes ! . . .
— Qui est cet homme?... demandèrent les
quatre complices d'une seule voix.
Bibandier garda le silence.
Puis il reprit, comme en se parlant à lui-
même :
— J'avais promis! il fallait en finir... quand
j'ai soulevé la première dans mes bras, l'autre
s'est agitée au fond du bateau et j'ai vu ses
grands yeux se remplir de larmes... Elles ne
pouvaient point parler, mais leurs regards se
cherchaient... J'ai eu pitié!... j'ai rapproché
leurs deux visages et leurs bouches ont pu
s'unir encore une fois. Puis je leur ai mis au
cou les deux pierres que M. le Hivain m'avait
données. .
20
230 LES BELLES-DE-NUIT.
Le surlendemain au matin , le bourg de Glé-
nac Vit une solennité. C'était une fête d*un genre
bien différent. La petite église avait son portail
tendu de noir, et les paysans , que nous avons
vus rassemblés sur Taire, autour du feu de joie
de la Saint-Louis, s'échelonnaient, tristes et
silencieux, dans le cimetière.
On venait de dire la messe des morts sur
deux cercueils , entourés de voiles blancs et
ornés de ces fraîches fleurs qu'on jette, dernière
parure, sur la tombe des jeunes filles.
Nous eussions retrouvé là tous les invités du
manoir ; mais la famille n'était représentée que
par un seul de ses membres, le vieil oncle Jean ,
bien que le nom de Penhoël eût été prononcé
deux fois dans l'oraison mortuaire.
Les cercueils fleuris contenaient les corps de
Diane et de Cyprienne.
René, Madame et l'Ange avaient manqué à
la messe funèbre. Ce qui avait causé plus de
surprise encore, c'avait été de ne voir ni Roger
de Launoy, ni le jeune peintre Etienne aux
côtés de l'oncle en sabots.
Etienne et Roger, en ce moment, étaient bien
loin de Glénac. Ils ignoraient tous les deux les
événements de la nuit de la Saint-Louis.
Voici ce qui leur était arrivé. :
Vers le point du joui», quelques heures a|irès
CHAPITRE XIV, 231
la fin du bal , ils avaient descendu Fescalier du
manoir, afin de prendre la route de Redon.
Roger faisait la conduite à son ami.
En passant sous la fenêtre des deux jeunes
filles, Etienne s'arrêta , et Roger appela Cyprienne
et Diane par leurs noms à plusieurs reprises.
Point de réponse.
— Elles dorment... dit Etienne qui jeta sur
son épaule son petit paquet de voyage et partit
enfin à grands pas.
La route fut silencieuse entre les deux jeunes
gens. A Redon, au moment de monter en voi-
ture, Etienne dit à Roger en lui serrant une
dernière fois la main :
"- Écoute... ce Robert te déteste presque
autant que moi... et Penhoël n'est plus le maî-
tre... Si tu étais forcé de quitter le manoir,
quelque jour, souviens-toi que je suis ton frère
et que ma demeure, si petite et si pauvre qu'elle
soit, sera toujours assez grande pour nous abri-
ter tous deux.
La voiture partit pour Rennes, et Roger resta
seul.
Les dernières paroles de son ami soulevaient
en lui de vagues craintes, mais il était bien loin
de penser, cependant, qu'il dût être réduit
jamais à profiter de l'hospitalité offerte.
Comme il entrait à l'auberge du père Géraud
252 LES BELLES-DE-NUIT.
pour déjeuner, celui-ci lui remit une lettre arri-
vant par exprès du raauoir.
La lettre était écrite par M. Robert de Blois,
et René dePenhoël avait mis au bas sa signature.
Cela s'était fait le matin même. Robert sem-
blait avoir profité de la courte absence du jeune
homme pour lui porter ce coup plus à son aise.
C'étaient quelques phrases sèches et sentant
la raillerie où l'on disait à Roger, en substance,
qu'il arrivait à l'âge d'homme, que les voyages
forment la jeunesse , et que c'était pitié de le
voir croupir, loin du monde, dans le petit bourg
de Glénac.
Roger lisait cela le rouge au front. La forme
de ce congèle rendait plus cruel encore.
Se voir éconduit froidement et avec moque-
ries, lui, le fils adoptif, dont l'enfance avait été
entourée de tendresse , lui , qu'on avait aimé
pendant vingt ans î
Hélas ! les pressentiments d'Etienne se réali-
saient bien vite...
Roger n'hésita pas; il avait le cœur fier, et le
nom de Penhoël était au bas de la lettre. Il
fallait partir; mais Cyprienne...
Avant de quitter le pays pour toujours, sa
première idée fut de retourner au manoir, afin
de dire adieu à la pauvre fille dont il emportait
l'amour. Ce fut la crainte de se trouver face à
CHAPITRE XIV. 233
face avec le maître de Penhoël qui l'arrêta. Il
s'enferma dans une des chambres du Mouton
couronné, et se mit à écrire.
Le papier où courait sa plume fut mouillé
plus d'une fois de ses larmes, et pourtant, parmi
ses phrases désolées, il y avait de Tespoir, car il
était jeune et plein de courage.
Il parlait pour lui et pour Etienne, dont il ne
pouvait plus faire les adieux de vive voix; il
disait aux deux sœurs :
« Nous vous aimons, nous travaillerons,
nous reviendrons... )»
Le père Géraud fut chargé de porter la lettre
que les deux pauvres jeunes filles ne devaient
pas lire , hélas î et Roger monta à cheval pour
courir après la voiture de Rennes.
Au lieu de remettre son message, le bon
aubergiste s'agenouilla dans l'église de Glénac
et pria pour les deux pauvres filles mortes...
En l'absence du maître de Penhoël et de
Madame, c'étaient M. le marquis de Pontalès et
Robert de Blois qui représentaient la famille en
qualité d'amis, car le pauvre oncle Jean, écrasé
sous sa douleur trop lourde, était incapable de
s'occuper de rien.
En cette circonstance, il fallait bien le recon-
naître, le marquis, Robert et même M. le Hivain
234 LES BELLES-DE-NUIT.
avaient témoigné à la famille une affection
empressée. Il n'y avait pas jusqu'au fossoyeur
de la paroisse, le pauvre Bibandier, qui n'eût
fait preuve d'un dévouement très-méritoire.
Les deux jeunes filles s'étaient noyées dans le
marais, on ne savait trop comment. Les circon-
stances de leur fin restaient entourées d'un
vague mystère. On disait seulement qu'ayant
voulu traverser l'Oust sur un fréle batelet, elles
avaient été emportées par le courant jusqu'à la
Femme- Blanche.
Le fossoyeur Bibandier avait retrouvé sur
le rivage, le lendemain matin , des débris de la
barque, et c'était lui qui avait donné l'éveil.
Après une journée entière de recherches
infructueuses, Pontalès, maître le Hivain, Ro-
bert de Blois et son domestique Biaise étaient
restés seuls sur le lieu présumé de la catastro-
phe avec le fossoyeur Bibandier.
Ce dernier, disait-on, avait plongé une grande
partie de la nuit aux environs du tournant et
avait fini par repêcher les deux corps. Du moins
avait-on trouvé, le lendemain matin, deux cer-
cueils déjà cloués à la porte de l'église.
Les actes de décès avaient dû se faire en
famille, M. de Penhoël étant maire.
Quant au curé, c'était un petit cousin du
marquis de Pontalès.
CHAPITRE XIV. 255
D'ailleurs, personne ne songeait à douter; le
malheur n'était que trop évident ! Chacun pleu-
rait et priait autour de ces pauvres petits cer-
cueils que la terre allait sitôt recouvrir.
S'il y avait des doutes parmi la foule sombre
et consternée, ce n'était pas sur la mort elle-
même, mais bien sur les circonstances qui
avaient accompagné la mort.
Cyprienne et Diane savaient conduire un
bateau sur le marais aussi bien que pas un
pécheur de macles. Elles étaient habiles nageu-
ses : comment ne pas concevoir des soupçons?
Plus d'un regard défiant se fixait à la dérobée
sur Pontalès et sur Robert.
Il eût suffi d'un mot peut-être pour changer
la douleur commune en colère , et alors , mal-
heur aux assassins 1 Mais ce mot, personne ne
le prononçait. Il n'y avait point de preuves, et
certes, le crime ne pouvait point se lire sur les
figures tranquilles du marquis et de M. de
Blois.
L'impression d'horreur,^ produite par la scène
nocturne du Port-Corbeau , avait eu déjà le
temps de s'eiTacer. En somme, ce meurtre était
nécessaire , et s'ils frissonnaient encore en son-
geant aux détails repoussants de leur crime, en
revanche, ils s'applaudissaient. La joie compen-
sait bien le remords.
236 LES BELLES-DE-NUIT.
Ils étaient là, remplaçant la famille; les
paysans pouvaient voir sur leurs physionomies,
composées habilement, une tristesse recueillie
et calme.
Les soupçons tombaient ; d'ailleurs, parmi les
paysans , ceux qui ne récitaient point la prière
funèbre étaient occupés tout entiers à parler de
la catastrophe et des pauvres enfants qu'on
avaient vues, Tavant-veille encore, si jeunes et
si belles, ouvrir le bal de la Saint-Louis.
Hommes et femmes chuchotaient à la porte
de l'église et , comme c'est l'habitude des
bonnes gens de Bretagne, chacun cherchait dans
ses souvenirs un présage à cette mort funeste.
— Le vieux Benoît l'avait bien dit!... mur-
murait-on, personne ne voulait le croire, quand
il répétait que les filles de Penhoël seraient trois
belles-de-nuit avant le jour de sa mort... En
voici deux déjà!...
— Et la petite demoiselle Blanche est bien
malade!...
— Elles reviendront^ les chères filles!...
reprenait une ménagère en égrenant son cha-
pelet.
Une voix effrayée s'éleva au milieu du groupe
et dit :
— Elles sont déjà revenues !
Chacun tressaillit et se rapprocha.
CHAPITRE XIV. 237
C'était le petit Francin qui avait parlé. Il était
tremblant et tout pâle.
— Oui... oui... poursuivit-il en baissant les
yeux, c'est moi qui ai dit le premier 7>e pro/wn-
dis pour le salut de leurs âmes... car je les ai
vues cette nuit... et j'ai bien reconnu qu'elles
étaient mortes.
Le père Géraud avait fendu la presse et tenait
l'enfant par le bras.
— Tu les a vues?... balbutia-t-il.
Le petit paysan frémissait de tous ses mem-
bres.
— C'était ce matin, une heure avant le jour...
dit-il, j'allais au marais chercher nos chevaux...
j'ai vu quelque chose de blanc qui se remuait au
pied de l'aune où l'on amarre le grand bac de
Port-Corbeau... J'avais peur, mais j'ai pensé
tout de suite aux demoiselles... Oh! je les ai
bien reconnues!... Elles portaient les mêmes
robes que le soir du bal!... Elles étaient là
toutes deux agenouillées au pied de l'arbre, et
il me semblait qu'elles creusaient la terre... J'ai
fait du bruit en me sauvant , et quand je me
suis retourné pour voir encore, elles avaient
disparu...
On entamait la dernière hymne sous la porte
de l'église. Les paysans se turent et mêlèrent
leurs voix émues à celles des prêtres.
258 LES BELLES-DE-NUIT.
La société, qui avait occupé durant le service
la place d'honneur, au-devant de l'autel, sortait
à ce moment ; la société causait ici comme dans
Je salon de verdure.
— Pauvres chères filles!... gémissait l'aînée
des trois Grâces Bahoin ; qui aurait pensé jamais
cela?...
Elle essuya une larme entièrement fictive.
— Ce que c'est que de nous!... soupira la
Romance.
Madame veuve Claire Lebinihic regardait du
coin de l'œil les trois vicomtes pour constater
l'ejfîet produit par sa toilette de deuil.
— Mesdames, dit gravement le chevalier
adjoint de Kerbichel, c'est la loi commune.
Le petit frère Numa fit observer ceci :
Le pauvre en sa cabane où le chaume le couvre,
Est sujet à ses lois;
Le chevalier adjoint interrompit :
Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N'en défend pas nos rois!
- — Ah ! murmura la Cavatine, les hommes
n'ont pas de cœur!... Au lieu de pleurer comme
nous autres femmes, ils citent des passages de
Bossuet ou de Voltaire...
CHAPITRE XIV. 259
La porte de Téglise s'ouvrit à deux battants,
et le convoi sortit, escorté par les jeunes filles
du bourg. Devant les cercueils, les danseuses du
bal de la Saint-Louis marchaient vêtues encore
de leurs robes blanches.
L'oncle Jean, soutenu par le père Chauvette,
suivait le cortège, ainsi que Pontalès , Robert,
maître le Hivain et Biaise.
— Prêtez-moi votre flacon, ma chère demoi-
selle, dit la chevalière adjointe à Églantine
Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang, j'ai bien peur
de me trouver mal!...
— Ma chère dame, répliqua la Romance,
il faut se faire une raison, voyez-vous!... Dieu
sait que mes sœurs et moi nous aimions les
pauvres petites plus que personne, mais à pré-
sent tout est fini et le désespoir n'y fait rien !
— D'ailleurs... reprit la Cavatine passant
des sanglots au commérage par une habile tan-
gente, faut-il beaucoup regretter la vie pour
elles?
Toute la partie féminine de la société poussa
en cœur un gros soupir.
— Hélas! reprit la Romance, elles n'étaient
pas heureuses!... C'est au point que je ne me
suis pas révoltée, comme j'aurais dû le faire
peut-être, quand on m'a parlé de suicide...
La Romance prononça ces derniers mots dis-
240 LES BELLES-DE-NUIT.
crètement et juste assez haut pour que tout le
monde pût les entendre.
— Oh !.. . mademoiselle ! . . . se récrièrent les
vicomtes.
Madame veuve Glaire Lebinihic et la cheva-
lière adjointe ouvraient les yeux et les oreilles,
flairant une médisance de haut goût.
La Romance baissa la voix davantage et leva
ses regards au ciel.
— Je ne connais pas ces choses-là ! . . . mur-
mura-t-elle , mais on dit que quand les jeunes
filles ont été trompées...
— Ça arrive tous les jours!... interrompit
madame Claire Lebinihic.
— Et voyez!... reprit la Romance encoura-
gée, voyez si Roger et ce vagabond d'Etienne
ont osé paraître à renterrementî...
On chercha des yeux les deux jeunes gens.
— C'est vrai!... dit un des vicomtes, je
n'avais pas songé à cela.
Et dans l'esprit de chacun la mémoire des
deux filles de l'oncle Jean fut ternie.
Le convoi atteignait la partie du cimetière où
se trouvaient les sépultures des Penhoël, Les
trois Grâces Baboin gardèrent le silence, con-
tentes désormais d'avoir jeté quelques fleurs sur
ces pauvres tombes...
L'aspect du cimetière était triste et morne,
CHAPITRE XIV. 241
les chants faisaient trêve. Les paysans, muets
et le rosaire à la main, se rangeaient autour des
deux fosses ouvertes.
Bibandier était à son poste de fossoyeur.
Au moment où il étendait la main pour
mettre le premier cercueil en terre, un bras se
posa au-devant de lui et le fit reculer.
En même temps une clameur sourde , mêlée
de surprise et d'épouvante, courut dans le cercle
des bonnes gens.
Entre le fossoyeur et les deux bières, une
sorte de fantôme, que sa maigreur faisait paraî-
tre d'une taille démesurée, venait de se dresser,
sortant on ne sait d^où.
Il était là si hâve et si décharné, que tous,
en ce premier moment , crurent que la terre
s'était ouverte pour lui livrer passage.
Puis un nom domina les murmures de la
foule.
— Benoît Haligan ! disait-on , Benoît le sor-
cier!
Le voir en ce lieu était aussi étrange assuré-
ment que de voir un vrai spectre percer la
terre.
Comment avait-il quitté le grabat où sa longue
agonie le clouait depuis des mois entiers? Quelle
force mystérieuse l'avait aidé h monter la col-
line?...
LES BELLES- HE-NUIT. 2. 2i
242 LES BELLES-DE-NUIT.
Chacun , dans le cimetière, regardait avec
stupéfaction.
Benoît se tenait droit et roide auprès des
fosses. Son œil cave se fixa d'abord sur Biban-
dier, qui tourna la tête; puis sur Pontalès,
Robert de Blois, maître le Hivain et Biaise, qui
ne purent s'empêcher de baisser les yeux.
Après quelques secondes de silence , le vieux
passeur courba lentement sa haute taille et sou-
pesa les deux bières Tune après l'autre.
Tandis qu'il se redressait, on vit autour de
sa lèvre flétrie une sorte de sourire...
— Que Dieu prenne en pitié ceux qui vivent
et ceux qui sont morts !... dit-il en croisant ses
bras sur sa poitrine.
Il salua Jean de Penhoël en l'appelant par son
nom, et sortit du cimetière. La foule lui fit un
large passage.
En redescendant la colline, ses jambes amai-
gries chancelaient sous le poids de son corps,
mais il ne s'arrêtait point. Il ne cessa de marcher
qu'en atteignant le rivage de l'Oust, au pied de
l'aune où le grand bac était amarré.
Une fois là, il se mit sur ses genoux et appro-
cha sa tête du sol qui semblait avoir été remué
fraîchement.
Ses mains ridées se joignirent, et il se laissa
choir, épuisé, sur l'herbe en murmurant :
CHAPITRE XIV. 245
— Que Dieu et la Vierge les protègent ! . .
Au cimetière, la fête funèbre était finie, et
Bibandier, achevant son office de fossoyeur,
recouvrait de terre les tombes de Diane et de
Cyprienne... ,
XV
DBUX TOMBES.
On entendait jusque dans la chambre de
l'Ange le son métallique et vibrant de la grande
pendule du salon, qui sonnait lentement neuf
heures.
C'était le soir de la messe funèbre, dite à la
paroisse de Glénac, pour Diane et Cyprienne de
Penhoël.
La veille, à ce même moment, la grande pen-
dule du salon aurait bien pu sonner pendant un
quart d'heure sans que personne y prît garde,
au milieu des joyeux bruits de la fête. Mais
c'était du plaisir que les hôtes de Penhoël étaient
venus chercher au manoir; ils avaient fui
21.
246 LES BELLES-DE-NUIT.
devant ce deuil qui s'était glisse tout à coup
parmi la joie promise.
Que faire en une maison mortuaire ? Les
hôtes de Penhoël étaient tous partis jusqu'au der-
nier. A présent, au lieu des gaies rumeurs du
bal, on avait le silence morne ; au lieu de cette
foule remuante et rieuse qui animait les verts
bosquets du jardin, la solitude ; au lieu des illu-
minations prodiguées , les ténèbres épaisses et
muettes.
On eût dit une maison abandonnée. Sur toute
la façade du manoir on ne voyait que deux lueurs
faibles et perçant à peine la soie des tentures ;
une de ces lumières brûlait chez René de Pen-
hoël, Tautre éclairait la chambre de l'Ange.
Madame était assise au chevet de sa fille, dont
les yeux alourdis par les larmes venaient de se
fermer depuis quelques minutes. Blanche dor-
mait d'un sommeil inquiet et plein de tressail-
lements. La douleur qui l'avait navrée durant
tout le jour revenait sans doute en ses rêves, car
la pauvre enfant se plaignait et gémissait dans
son sommeil.
Blanche avait bien pleuré ; Cyprienne et
Diane n'étaient plus là, ses deux cousines qu'elle
aimait tant ! La veille encore, elle enviait leur
sourire, et maintenant on les avait mises en
terre. La pauvre Blanche avait subi, durant toute
CHAPITRE XV. 947
la journée , cette douleur pleine d'ëtonnement
et d'effroi qui prend les enfants au premier as-
pect de la mort.
A son âge et quand on n'a pas vu encore s'en
aller pour jamais une personne chère, on ne
croit pas tout de suite à l'éternelle séparation.
L*esprit repousse longtemps l'idée de la mort, et
de vagues espoirs s'obstinent au fond du cœur.
Blanche avait pensé plus d'une fois 'dans la
journée que tout cela était un songe funeste. Dès
que ses paupières se fermaient, fatiguées de
larmes, elle croyait voir les douces figures de
ses cousines sourire à son chevet.
Est-ce qu'on meurt ainsi toute jeune et toute
belle? Est-ce que la tombe peut s'ouvrir au seuil
de la salle de bal?
Les yeux de l'Ange étaient rouges et humides
encore. Le sommeil l'avait surprise, sans doute,
au milieu d'une prière, car ses mains restaient
jointes sous sa couverture. Elle était beaucoup
plus changée que le soir de la Saint-Louis. La
maladie ne pouvait point lui enlever son exquise
beauté, mais son visage portait les traces de la
souffrance physique et de l'affaiblissement.
Il n'en fallait pas tant d'ordinaire pour que
l'œil de Madame, attentif et inquiet, ne quittât
pas un seul instant les traits de sa fille chérie.
Mais aujourd'hui, Marthe de Penhoël tenait ses
248 LES BELLES-DE-NUIT.
regards cloués au sol et semblait oublier la pré-
sence de FAnge.
Elle n'entendait pas la plainte qui s'exbalait
de la bouche de sa fille ; elle ne voyait point la
pauvre enfant s'agiter sur son lit, et pélir par-
fois tout à coup aux élancements d'une douleur
plus aiguë.
La figure de Marthe semblait être de pierre.
Depuis la tombée du jour, elle était assise à la
même place. Elle n'avait pas fait un mouvement.
Ses yeux, fixés à terre, n'avaient point de
pensée. Le sang avait abandonné complètement
sa joue livide et comme morte.
Plusieurs fois avant de s'endormir, accablée,
Blanche lui avait adressé la parole. Point de ré-
ponse.
Et c'était étrange! Madame accueillait si avi-
dement d'ordinaire chaque mol tombant des
lèvres de sa fille!...
Elle n'entendait pas. Quand une torture trop
poignante déchire l'âme, on devient insensible
et sourd.
Mais quelle était cette torture? Du vivant des
filles de l'oncle Jean. Marthe de Penhoël était
bien froide envers elles. La mort des deux
pauvres enfants l'avait-elle donc changée au
point de mettre à la place de sa froideur des
regrets navrants et passionnés?
CHAPITRE XV. 249
Ou sa douleur avait-elle une autre cause ?
Marthe était seule, et nulle oreille amie ne
s'ouvrait pour recevoir sa confidence. Sa pensée
restait un secret entre elle et Dieu.
Quand le son de la pendule du salon arriva
jusqu'à son oreille, à travers les murailles
épaisses, sa tête, qui se renversait au dossier de
son fauteuil, se pencha en avant, comme pour
écouter.
Elle compta jusqu'à neuf : puis ses mains se
croisèrent froides et blanches sur sa robe de
deuil.
— Neuf heures !... murmura -t-elle d'une voix
brève et altérée; la dernière fois qu'elles chan-
tèrent, l'heure sonna pendant le second cou-
plet... Je m'en souviens, c'était neuf heures !
Elle s'arrêta comme si son esprit eût écouté en
songe une lointaine mélodie.
Puis deux larmes brillèrent dans ses yeux,
jusqu'alors secs et brûlants.
Elle se prit à dire lentement, et comme si elle
n'avait point eu la conscience de ses propres pa-
roles, les derniers vers du chant des Belles-de-
Nuit :
Celte brise, c'est ton haleine,
Pauvre àme en peine ;
Et l'eau qui perle sur les fleurs,
Ce sont tes pleurs...
250 LES BKLLES-DE-NUIT.
Un long soupir souleva sa poitrine.
— Toutes deux !... murmura-t-elle ; s'il re-
vient... que lui dirai-je?...
En ce moment, Blanche rendit une plainte
plus distincte; Madame releva les yeux sur elle,
Mais son regard , au lieu de cet amour exclusif
et jaloux qui l'animait naguère lorsqu'elle con-
templait l'Ange, exprima une sorte de colère
concentrée.
— Mademoiselle de Penhoël î... prononça-
t-elle avec un sourire amer; l'héritière !...
Toutes les joies vous étaient dues!... Tous les
respects. . . et tout l'amour ! . . . Pour elles, rien ! . , .
Étaient-elles moins belles ou moins bonnes?...
Mon Dieu ! mon Dieu ! toutes mes caresses
étaient pour l'une, et les autres souffraient, dé-
daignées... les autres qui se dévouaient et qui
mouraient pour moi !...
Ses SQurcils étaient froncés; son regard se fixait
toujours, dur et froid, sur Blanche endormie.
— Mademoiselle de Penhoël!... répéta-t-elle
avec une amertume croissante; la fille de la
maison!... Les autres s'asseyaient au bas bout
de la table... et n'était-ce pas par charité qu'elles
mangeaient le pain du manoir?...
Elle se leva d'un mouvement brusque, et con-
tinua en s'adressant à l'Ange, comme si la pau-
vre enfant eût pu l'entendre :
CHAPITRE XV. 251
— Vous leur aviez tout pris, vous!... leur
place dans le monde... leur héritage... jusqu'au
sourire de leur mère!...
Une larme vint mouiller les cils baissés de
Blanche qui rêvait. La tête de Madame se pen-
cha sur sa poitrine.
— Jusqu'au dernier jour! . . . reprit-elle; oh !.. .
il m'a fallu rester auprès de votre lit, tandis que
des étrangers jetaient la terre bénite sur leur
tombe!... Abandonnées !... abandonnées depuis
le berceau jusqu'à la mort !...
Elle se couvrit le visage de ses mains et garda
le silence durant quelques minutes; puis, se re-
dressant tout à coup, elle dit avec un élan de
passion :
— Après la mort, du moins, on peut les ai-
mer, je pense!... Dormez heureuse, Blanche de
Penhoël... Pour la première fois, je vais vous
abandonner, ma fille, afin de prier pour elles! . . .
Marthe oublia de mettre un baiser sur le front
de sa fille. Elle traversa la chambre à pas lents
et s'engagea dans les corridors du manoir, après
avoir fermé la porte à double tour.
Elle ne rencontra ni valets ni maître sur son
chemin. La maison semblait déserte.
Une fois dehors, elle pressa le pas pour se di-
riger vers la paroisse de Glénac, qui était dis-
tante d'un grand quart de lieue.
252 LES BELLES-DE-NUIT.
Le temps était lourd et accablant comme la
veille ; seulement une brise tiède soufflait par
rafales et déchirait ça et là le voile de nuages
qui couvrait le ciel. La lune se montrait par in-
tervalles, faisant sortir des ténèbres les marais
et les montagnes. Cela durait une minute, et
tout disparaissait, envahi de nouveau par la
nuit victorieuse.
Le long de la route solitaire, Marthe de Pen-
hoël chancela plus d'une fois, car elle était bien
faible. Plus d*une fois elle s'arrêta saisie d'une
sorte d'épouvante, parce qu'un rayon de lune
glissant tout à coup à travers les arbres lui mon-
trait, couchées sur l'herbe, deux enfants immo-
biles et endormies dans leurs robes blanches...
D'autres fois, quand son regard se tournait
vers le marais qui s'étendait sur sa gauche a
perte de vue, il lui semblait qu'une voix triste
murmuraitàson oreille les mélancoliques paroles
du chant breton.
C'était l'heure où les vierges mortes viennent
pleurer la vie sous les saules. Marthe apercevait
comme des ombres vagues qui se mouvaient au
bord de l'eau. Pauvres belles-de-nuit î... Marthe
était une fille de la Bretagne. Ses yeux se mouil-
laient de larmes, et ses bras s'étendaient vers les
saules.
Elle poursuivait sa route. Autour de son in-
CHAPITRE XV. 25S
telligence frappée il y avait comme une brume.
Ses pensées flottaient, confuses. Elle se surpre-
nait à sourire au milieu de ses larmes, et ne trou-
vait plus la fin de la prière commencée...
Elle avait tant souffert !
Le cimetière de Glénac fait le tour de la petite
église, dont les murailles indigentes et décré-
pites s'élèvent à mi-coteau, dominant tout le pas-
sage que nous avons décrit plus d'une fois. L'uni-
que rue du bourg descend tortueusement vers
le marais et baigne ses dernières maisons dans
les grandes eaux, lorsque vient le déris. Le
tournant de Trémeulé est situé sur la paroisse
de Glénac, et la Femme-Blanche a mis bien des
fois en branle les cloches de la flèche pointue et
bleue, pour sonner le glas des noyés. Derrière
l'église il y a deux grands ifs , si touffus qu'on
ne voit point le ciel à travers leurs branches.
Ils dépassent en hauteur la croix de pierre qui
marque, sur la toiture, la place de l'autel. Les
vieillards disent que les pères de leurs grands-
pères ont vu ces arbres hauLs et touffus déjà :
ils ont des siècles d'âge. . .
Entre les deux ifs, une balustrade en bois sé-
parait du commun des tombes un espace carré:
c'était la sépulture de Penlioël depuis qu'on n'en-
terrait plus sous les dalles de l'église.
Marthe entra dans l'enceinte où la lumière de
2. 22
ÎB4 LES BELLES-DE-NUIT.
la lune lui montra les deux tombes toutes fraî-
ches et que nulle pierre ne recouvrait encore.
Marthe se mit à genoux entre les deux tombes,
et demeura longtemps immobile. L'air sentait
l'orage; le vent commençait à se lever, fouettant
l'atmosphère pesante ; le gras feuillage des ifs
s'agitait par intervalles, et la girouette de l'église,
tournant à ce souffle incertain qui précède la
tempête, jetait dans la nuit sa plainte rauque.
Marthe n'entendait rien ; seulement, quand le
vent portait et que le bruit sourd du tournant
de Trémeulé montait jusqu'à elle, son corps
semblait éprouver un choc soudain.
Elle savait que les cadavres des deux jeunes
filles avaient été retrouvés sous la Femme-
Blanche,
Les minutes s'écoulaient. Marthe restait tou-
jours muette et sans mouvement. Au bout d'un
quart d'heure environ, elle rejeta en arrière
ses longs cheveux qui lui couvraient le visage,
car elle était sortie tête nue. Sans l'ombre
épaisse projetée par les deux ifs , on eût pu voir
en ce moment sur ses traits un sourire tranquille
et doux.
Sa douleur s'endormait en un rêve...
— Diane !... dit-elle tout bas.
Et comme le silence répondait seul à cet ap-
pel, Marthe se tourna vers l'autre tombe.
CHAPITRE XV. 255
— Cyprienne !... dit-elle encore.
Toujours le silence.
Marthe mit ses deux mains sur son cœur ; un
éclair se faisait dans la nuit de son intelli-
gence.
— C'est donc bien vrai !... murmura-t-elle.
Je ne verrai plus leur sourire !... Elles sont là
toutes deux dans la terre!.. M'entendent-elles?..
Savent-elles comme je les trompais... et tout ce
qu'il y avait pour elles d'amour au fond de mon
cœur?...
Elle joignit ses mains sur ses genoux; ses
yeux ne pouvaient point pleurer, mais dans sa
voix brisée il y avait des larmes.
— Pauvres enfants ! reprit-elle; pauvres en-
fants chéris !... Belles âmes qui viviez de dé-
vouement et de tendresse ! Elles se croyaient
dédaignées... Autour d'elles, il n'y avaitque froi-
deur... et jamais une plainte !... Il y a deux
jours encore, quand je les trouvai agenouillées à
mes côtés comme deux anges consolateurs, elles
me parlèrent de mourir pour moi... Et moi je
n*eus que des paroles de raillerie!... Oh! pi-
tié !... pardon!... je vous aimais! je vous
aimais!...
Des pleurs brûlants inondaient maintenant sa
joue, et des sanglots soulevaient sa poitrine ha-
letante.
256 LES BELLES-DE-NUIT.
— Je VOUS aimais!... poursuivit-elle en fai-
sant signe de presser contre son cœur une per-
sonne chère; Dieu le savait... Dieu voyait mes
larmes et connaissait mon martyre !... Oh ! vous
ne souffriez pas seules, pauvres enfants!... Et
maintenant que vous êtes des saintes dans le
ciel, priez pour moi qui reste après vous à souf-
frir !...
Elle n'avait plus de voix. Le silence régna
dans le cimetière.
Quand Marthe reprit la parole, son accent était
doux et tout plein de caresses.
— Dieu est bon..., dit-elle ; je sens bien que
je ne serai pas longtemps sans vous revoir... Que
de baisers quand nous serons toutes ensemble!...
Je ne me cacherai plus... Je vous montrerai
mon âme... Nous aimer !... nous aimer!... ce
sera notre joie dans le paradis !
Elle tressaillit et releva tout à coup sa taille
affaissée.
— Blanche!... dit-elle, comme si une voix
eut murmuré ce nom à son oreille; c'est vrai...
je l'avais oubliée...
Puis elle ajouta avec amertume :
— Toujours elle entre vous et moi... Tou-
jours!... Et vous l'aimiez, pauvres martyres,
cette enfant heureuse qui vous prenait ma ten-
dresse... Blanche!.,, oui, je suis sa mère... il
CHAPITRE XV. 257
faut que je veille sur elle. . . et je n'ai pas le temps
de rester avec vous !...
Avant de se relever, elle toucha de ses lèvres
la terre humide qui recouvrait les deux tombes.
— Au revoir!... murmura-t-elle, je revien-
drai demain.
Elle sortit du cimetière. Tandis qu'elle repre-
nait la route parcourue, le vent, qui gagnait à
chaque instant en violence, la frappait au visage.
Au bout de quelques minutes, l'espèce de voile
quiétaitsur son esprit se déchira. Durant l'heure
qui venait de s'écouler, elle avait agi et parlé
comme en un rêve. Maintenant elle se retrouvait
tout à coup en face de la réalité ; la pensée de sa
fille envahissait de nouveau son cœur.
Elle n'avait pas tout perdu , puisque Blanche
lui restait, Blanche son cher trésor !...
Si on lui eût rappelé l'amertume récente de
ses paroles, alors qu'elle s'agenouillait entre les
deux tombes, Marthe n'y aurait point voulu
croire.
Reprocher à l'enfant adorée l'amour qu'on lui
prodiguait, n'était-ce pas un blasphème?
Marthe pressait le pas.
Elle se disait que l'Ange se serait peut-être ré-
veillée durant son absence, et qu'elle aurait ap-
pelé en vain.
Elle se voyait d'avance rentrant dans la cham-
22.
258 LES BELLES-DE-NUIT.
breun moment désertée et s'élançant versle petit
Jit pour couvrir de baisers le front de FAnge....
de TAnge qui souriait contente et guérie....
Oh! il y avait encore du bonheur dans sa mi-
sère !
Ces pauvres cœurs frappés prennent tout à
l'extrême. Ils n'ont plus de règle parce que leur
force est brisée. On les voit passer du désespoir
à l'allégresse, et tout sentiment chez eux sem-
ble exalté par une sorte de fièvre.
L'âme de Marthe s'inondait de joie. Blanche
était tout pour elle en ce moment. Toutes ses
facultés d'aimer se rattachaient à Blanche.
Le même paysage triste était toujours autour
d'elle : la colline, tantôt ensevelie dans la nuit,
tantôt effleurée par la lueur pâle qui tombait de
la lune; le marais immense et plat, au milieu
duquel se dressait la fantastique figure de la
Femme- Blanche y qui aurait dû lui parler encore
des deux jeunes filles mortes...
Mais elle ne voyait plus avec les mêmes yeux.
Jl lui semblait que la nuit souriait au-devant de
SCS pas. Elle était forte ; sa marche ne chance-
lait plus. Elle se hâtait, consolée, i)arce qu'elle
voyait briller au loin, sur la façade sombre du
manoir, la lumière qu'elle avait laissée dans la
chambre de sa fille.
CHAPITRE XV. 259
Vers cette même heure , un cavalier suivait
]a route de la Gacilly a une demi-lieue de Re-
don.
Ce cavalier avait la même pensée que Ma-
dame, et son cœur joyeux battait bien fort au
souvenir de Blanche qu'il allait revoir.
C'était Vincent de Penhoël arrivant de Brest,
à l'aide des pièces d'or que Berry Montait , le
nabab de Mascatc, lui avait données.
Vincent avait payé le capitaine anglais et s'é-
tait dirigé vers l'Ule-et-Vilaine, sans passe-port,
au risque de tomber entre les mains de la jus-
tice. Il était si pressé de revoir Penhoël !
Il poussait son cheval, et ne s'inquiétait guère
plus que Madame de l'orage menaçant , qui
courbait déjà les branches flexibles des taillis.
Comme il arrivait à la hauteur du bourg de
Bains, dans ce même chemin creux où nous
avons vu l'armée du uhlan Bibandier arrêter
jadis Robert et Biaise, il entendit au-devant de
lui le pas d'un cheval, et l'instant d'après un
cavalier passa au grand galop à son côté.
Vincent crut apercevoir confusément que le
cheval portait un double fardeau, un homme et
une femme.
Cela ne le regardait point assurément, et
pourtant son cœur se serra.
Sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il
260 LES BELLES-DE-NUIT.
a[)pela le cavalier et le somma de s'arrêter.
Mais celui-ci avait déjà disparu à un coude
de la route. Vincent n'eut point de réponse.
Un irrésistible instinct lui fit tourner la tête
de son cheval ; il fit même quelques pas en ar-
rière, et la pensée que l'inconnu était beaucoup
mieux monté que lui put seule l'arrêter.
Il continua sa route vers Penhoël la tête
basse et frappé par un pressentiment triste qu'il
ne pouvait point secouer
Madame venait de rentrer au manoir de Pen-
hoël. Les corridors étaient toujours déserts. Elle
trouva la porte de l'Ange fermée à double tour
comme elle l'avait laissée.
Elle fit tourner vivement la clef dans la ser-
rure et s'élança vers le lit les bras tendus, le
sourire aux lèvres.
Le lit était vide.
' Madame ne perdit point son sourire.
— Petite méchante, murmura-t-elle , qui
a voulu me punir de l'avoir laissée seule un
instant!...
Elle chercha en se jouant derrière les rideaux
et sous les portières.
— Blanche'... appela-t-elle sans élever la
voix , où es-tu?
Blanche ne répondait pas.
CHAPITRE XV. 261
Madame ouvrit les portes des cabinets et en
fouilla les moindre recoins.
— Blanche!... répétait-elle d'une voix alté-
rée déjà; ne cherche pas à m'effrayer plus
longtemps, ma fille... Si tu savais, je n'ai que
trop de raisons de craindre!... Blanche!,..
Blanche!... je t'en prie!...
Elle tremblait; mais elle souriait encore.
Tout à coup elle poussa un grand cri et se
laissa choir sur ses deux genoux.
Elle venait de voir la fenêtre ouverte et la
tête d'une échelle dont les derniers barreaux
dépassaient le balcon...
FIN DU DEUXIEME VOLUME.
LES
BELLES-DE-NUIT.
IMPRIMERIE DE G. STAPLEAUX.
LES
BELLES-DE-NUIT
LES ANGES DE LA FAMILLE
|)aul Sémi.
BRUXELLES.
MELINE, CANS ET C", LIBRAIRES-ÉDITEURS
l,IVOi;ni«B. I LEIPZIG.
■ èUE MllSOn. I I. p. MELIKE.
1850
-1
DEUXIÈME PARTIE.
(SOITE.)
XVI
LE PORTKFBUILLB.
Pendant deux ou trois minutes, Marthe de
Penhoël resta comme anéantie.
Le coup la frappait d'autant plus rudement
qu'il était plus imprévu ; jusqu'au dernier mo-
ment, elle avait refusé de croire à un malheur
sérieux.
« Que craindre? un enlèvement? Mais qui
pourrait avoir l'idée d'enlever cette pauvre en-
fant , malade et faible ? N'eût-ce point été un
assassinat?»
Maintenant que Marthe recouvrait la faculté de
penser, sa conscience répondait à cette question :
LES BELLËS-DE-NCIT. 3. I
2 LES BELLES-DE-NUIT.
u Les autres ont bien été assassinées ! »
Mais la lumière se faisait lentement dans son
esprit, et, à mesure qu'elle réfléchissait, les
doutes revenaient en foule avec l'espoir.
C'était impossible !, qui donc aurait enlevé
Blanche? Marthe ne pouvait nommer qu'un seul
coupable, et celui-là n'avait pas besoin d'em-
ployer les mesures extrêmes. Robert de Blois
était le maître au manoir de Penhoël, où, depuis
bien longtemps, chacun devait accomplir ses
moindres volontés. On n'arrache pas une pau-
vre fille à son lit de souffrance, quand on peut
la garder à vue comme une captive, et qu'on la
tient en son pouvoir.
Pourtant, de la place où elle était tombée sur
ses genoux, Marthe pouvait voir encore les der-
niers barreaux de l'échelle dressée contre la
fenêtre. U n'y avait pas à lutter contre cette
preuve si évidente; Marthe courbait la tête, et
c'était machinalement que sa bouche répétait
encore :
— Blanche!... Blanche!... je t'en prie, ma
fille, ne te cache plus!...
Il y avait déjà longtemps que Marthe était
ainsi prosternée, la tête sur sa poitrine, et ne
trouvant point la force de se relever. Elle vou-
lait implorer Dieu, mais sa mémoire lui refusait,
en ce moment , ses prières si souvent répé-
CHAPITRE XVI. 5
tées. Elle ne pouvait prononcer qu'un mol :
— Blanche... Blanche!...
Comme elle essayait, pour la vingtième fois
peut-être, de se dresser sur ses pieds, afin de
jeter au moins un regard en dehors, la porte
s'ouvrit doucement.
Un immense espoir envahit le cœur de la
pauvre mère; son âme passa dans ses yeux, qui
se fixèrent, avides, sur la porte entr'ouverte.
Personne ne s'y montrait encore.
— Blanche!... murmura Madame; oh! tu me
fais mourir ! . . . C'est toi , n'est-ce pas , c'est toi ?
La porte s'ouvrit tout à fait , et au lieu de la
charmante figure de l'Ange que Marthe s'atten-
dait à voir, ce fut le visage sombre du maître
de Penhoël qui apparut sur le seuil.
René avait ses cheveux gris épars, et les rides
de son front semblaient se creuser plus pro-
fondes. Sa joue était blême, à Texception de cette
tache d'un rouge ardent que Tivresse mettait,
chaque soir, à ses pommettes osseuses amaigries.
Il avait les yeux hagards, mais non pas éteints
comme à l'ordinaire, et dans sa prunelle san-
glante on lisait comme une colère vague et
aveuglée.
Il était ivre.
Il se retenait des deux mains aux montants
de la porte.
4 LES BELLES-DE-NUIT.
— On VOUS trouve enfin, madame!.., dit-il
d'une voix embarrassée. Voilà longtemps que je
vous cherche!... Debout et suivez-moi.
La pauvre Marthe tâcha en vain d'obéir.
Et tout en s'efforçant, elle murmurait :
— Ma fille!... par pitié, René, dites-moi où
est ma fille !
Les sourcils de Penhoël se froncèrent. Sa
figure était effrayante à voir.
— Ne m'avez-vous pas entendu?... s'écria-t-il ;
ou ne suis-je déjà plus le maître?...
Marthe ne pouvait bouger. René traversa la
chambre d'un pas lourd et chancelant. Quand il
fut arrivé auprès de sa femme, il se baissa pour
lui saisir le bras, et ce mouvement faillit lui faire
perdre l'équilibre , tant Teau-de-vie chargeait
pesamment sa tête !
Il ne tomba pas cependant, et Marthe poussa
un cri faible, parce que la main brutale de René
lui écrasait le bras.
Il la souleva de force et la traîna, brisée, jus-
que dans le corridor.
Il y avait des années que le maître de Penhoël
laissait sa femme dans l'abandon, mais il ne l'avait
jamais maltraitée. Aux heures même de son
ivresse quotidienne, il avait toujours gardé vis-
à-vis d'elle les dehors du respect.
Cette violence soudaine , dont le motif ne se
CHAPITRE XVI. 5
pouvait point deviner, faisait diversion a Tan
goisse de Marthe, qui s'efFrayait et qui disait :
— Que voulez-vous de moi, monsieur?...
Laissez-moi î . . . laissez-moi ! . . .
René ne répondait point et la forçait toujours
de suivre son pas incertain le long du corridor.
Personne ne se montrait sur leur route.
Durant cette soirée on eût dit que ce qui restait
d'hôtes au manoir aifeclait de se cacher.
On n'avait vu ni Pontalès, ni l'homme de loi,
ni Robert, ni Biaise...
René fit traverser à sa femme le corridor en-
tier, et descendit avec elle le grand escalier du
manoir. Il s'arrêta devant la porte du salon qu'il
ouvrit.
— Entrez, dit-il.
Le salon était éclairé par une seule lampe qui
brûlait sur une table, à côté d'un verre et d'un
flacon vides. C'était là que Penhoël avait passé
sa soirée.
Marthe fit quelques pas dans le salon et tomba
épuisée sur un siège.
René agita une sonnette.
— De Teau-de-vie !... cria-t-il de loin au
domestique dont les pas se faisaient entendre
'au dehors.
Le domestique s'éloigna, et revint l'instant
d'après avec un nouveau flacon d'eau-de-vie.
1.
6 LES BELLES -DE-NUIT.
— Allez-vous-en..., lui dit René, et qu'on
serve le souper ici dans une heure.
La porte se referma. Penhoël était seul avec
sa femme. Il se versa un plein verre et prit
place auprès d'elle.
— Vous êtes pâle , madame , commença-t-il ;
je crois que vous avez peur... Vous savez donc
ce que j'ai à vous dire?...
— Au nom du ciel, monsieur, murmura
Marthe, qu'est devenue ma fille?...
Penhoël la regardait en face, et ses yeux
avaient une expression effrayante.
Une idée fixe lui restait dans son ivresse, une
pensée de colère et de châtiment cruel.
— Votre fille !... répéta-t-il , que m'importe
cette enfant?...
— N'est elle pas à vous, René?... voulut dire
Marthe.
— Silence !... Je suis le maître pour une heure
encore... J'ai le temps de vous juger et de vous
punir!...
Marthe releva sur lui son regard étonné.
Penhoël poursuivit en essayant de railler :
— Votre fille?... Nous vous dirons ce qu'est
devenue votre fille, madame !...
Et il ajouta d'un accent plus amer :
— L'enfant qu'on appelle l'Ange de Penhoël...
la honte... le déshonneur de toute une race!,..
CHAPITRE XVI. 7
— Monsieur!... monsieur !.,. voulut dire
encore Marthe.
— Silence!... il n'est pas temps de parler de
voire Ange , madame... vous avez d'autres
amours... Et puisque nous sommes seuls tous
deux, nous pouvons bien causer affaires de fa-
mille !...
Il mit sa main sous sa veste de chasse et en
retira un petit portefeuille vert. Marthe ne pou-
vait plus pâlir, mais elle tressaillit, et sa taille se
redressa. Le premier mouvement d'épouvante
fut en elle si vif qu'un instant elle oublia sa
fille.
Penhoël eut un sourire.
— Comme vous regardez mon portefeuille ,
madame!... dit-il; c'est une vieille connaissance
pour vous!... Je parie que vous auriez donne
bien de l'argent pour le ravoir ! . . .
Il parlait vrai cette fois. Le portefeuille était
celui que nous avons vu entre les mains de
Robert de Blois , lors de son rendez-vous avec
Madame, le soir de la Saint-Louis. Et c'était
contre Marthe une arme cruelle, sans doute,
puisque Robert n'avait eu qu'à montrer ce porte-
feuille pour vaincre à l'instant même la résis-
tance de la pauvre femme.
L'homme le plus froid aurait eu compassion
à voir Marthe en ce moment. Elle n'avait plus
8 LES BELLES-DE-NUIT.
la conscience exacte de tous les malheurs qui
pesaient sur elle , mais elle sentait son cœur se
briser. Ses cheveux détachés tombaient, alour-
dis et mouillés par une sueur glacée. Son visage
exprimait une si terrible angoisse qu'il n'aurait
pu changer davantage à l'heure de l'agonie.
Penhoël n'avait point pitié.
— Je comprends bien maintenant^ continua-
t-il , pourquoi vous m'engagiez , l'autre jour, à
vendre le manoir... On vous avait menacée de
ceci, madame!... N'est-ce pas que vous auriez
donné tout ce que vous possédiez au monde
pour ravoir votre secret ?
— Pour ma fille!... balbutia Marthe, mais
devant Dieu, qui nous entend, je suis inno-
cente, René, je vous le jure. ,
Penhoël haussa les épaules.
— Vous savez mentir à Dieu comme à moi,
dit-il en posant le portefeuille sur la table pour
avaler un verre d'eaude-vie ; voilà vingt ans que
vous mentez... tous les jours... toutes les
heures!... Mais il ne s'agit pas de cela... Moi
aussi je l'ai payé bien cher, ce portefeuille!...
Autrefois, pour l'avoir, j'aurais donné une mé-
tairie, un moulin, une futaie... mais où sont les
fermes de l'héritage de Penhoël?... Où sont les
beaux champs de mon père... et ses étangs...
et ses forêts ?,.. Je n'avais plus rien à donner...
CHAPITRE XVr. 9
Et pourtant il me fallait ces preuves de ma
honte !
Marthe joignit ses mains.
— Plus tard, reprit Penhoël en lui imposant
silence d'un geste brutal, je vous dirai quel prix
j'ai payé ce portefeuille... Maintenant, puisque
je l'ai acheté, je veux en jouir... Il nous reste
une bonne heure pour lire ensemble ces lettres
chères... Ah î nous allons bien nous divertir,
madame !...
La voix de Penhoël éclata sourdement, tandis
qu'il prononçait ces dernières paroles. Il était
impossible de prévoir le dénoûment de cette
scène. Comme tous les gens habitués à l'ivresse,
Penhoël gardait longtemps un masque de rai-
son et de gravité ; mais sous ce masque men-
teur se cachait une véritable démence.
Il pouvait parler et penser dans une certaine
mesure, mais nul frein ne lui restait, et cette
froide fantaisie de railler qui le tenait en ce
moment ne faisait que retarder l'explosion de sa
colère aveugle.
D'ailleurs, il buvait toujours, et la lueur de
sens qui éclairait encore sa cervelle troublée
allait bientôt s'éteindre...
Marthe était sans défense dans cette maison
qui semblait abandonnée. Elle ne pouvait point
fuir. Quand son regard cherchait d'instinct au-
10 LES BELLES-DE-NUIT.
tour d'elle un aide ou un refuge, elle ne voyait
que portes closes et hauts lambris où pen-
daient dans leurs cadres antiques les portraits
des seigneurs de Penhoël.
La lumière de la lampe, trop faible, ne per-
mettait point de distinguer leurs traits austères ;
mais Marthe voyait briller çà et là, sous les ca-
dres, les gardes d'or des vieilles cpëes. Car tous
les Penhoël avaient servi le roi, et chacun d'eux
gardait, sous son image, ses armes de bataille.
Ce n'était pas la mort que redoutait Marthe.
Elle pensait, sans trop d'effroi , que peut-être
une de ces armes, entre les mains de René fu-
rieux, allait punir son crime imaginaire.
Cette pensée ne l'occupait point. Parmi tous
ces portraits, perdus à demi dans l'ombre, il y
en avait un sur lequel tombaient d'aplomb les
rayons de la lampe.
C'était un tout jeune homme, à la figure heu-
reuse et fière, et dont le regard semblait fixé
sur Marthe, en ce moment, avec amour.
Ce portrait, placé à côté du sévère visage du
commandant de Penhoël, était le dernier de tous.
11 représentait, les traits de l'aîné de la fa-
mille, ce Louis dont le nom s'est trouvé si sou-
vent dans ces pages.
Quand les yeux de Marthe tombaient sur ce
noble et beau visage, ils ne pouvaient plus s'en
CHAPITRE XVI. 11
détacher. On eût dit qu'elle attendait alors
quelque protection mystérieuse.
René de Penhoël ouvrit le portefeuille. Sa
main maladroite et tremblante y chercha un
papier durant quelques secondes. Tandis qu'il
cherchait, Marthe baissait la tête.
Penhoël allait lire. Marthe attendait la pre-
mière phrase de cette lecture comme un coupa-
ble redoute le premier mot de son arrêt : car
le portefeuille contenait une lettre écrite par elle, '
et qui pouvait justifier sa condamnation à des
yeux prévenus.
Cette lettre lui avait été dérobée par Robert
de Rlois.
René avait enfin trouvé ce qu'il cherchait.
Marthe entendit le bruit d'un papier qu'on dé-
pliait avec lenteur. Elle n'osait point relever la
tête.
— Voilà qui vous a procuré de bien doux
moments, madame, dit le maître de Penhoël ; je
veux avoir ma part de votre joie, et nous allons
relire cette bonne lettre ensemble.
Il approcha le papier de la lampe et se prit à
déchiffrer péniblement :
« Saint-Denis (île Bourbon), 5 décembre 1805.
« Mon cher frère... »
Marthe ne fit pas un mouvement, mais une
12 LES BELLES-DE-NUIT.
nuance rosée vint à sa joue, tout à l'heure en-
core si pâle. Ses yeux, qui se relevèrent à demi
avec une vivacité sournoise, peignaient une sur-
prise profonde.
Évidemment, ce n'était point cette lecture
qu'elle attendait.
Penhoël ne prenait point garde et poursui-
• vait :
« Mon cher frère,
« Quand cette lettre vous parviendra , notre
Marthe sera déjà sans doute depuis longtemps
votre femme. Vous serez heureux, mais vous
penserez toujours, je le crois , à celui qui souf-
fre loin de vous.
<c Vous êtes l'homme que j'aime le plus au
monde, René ; je ne sais pas si j'aurais fait à
notre vénéré père le sacrifice que j'ai accompli
pour vous... Notre père nous quittait souvent,
tandis que vous, René, je vous voyais tous les
jours... Quand nous étions enfants, nos deux
petits lits se touchaient ; quand nous avons été
jeunes gens, peines et plaisirs, nous avons tout
partagé.
u Répondez-moi bien vite, mon frère, car le
découragement me gagne, loin de ceux que
j'aime; il me semble qu'on m'oublie et que je
suis seul au monde.
CHAPITRE XVI. iZ
('. Donnez-moi des nouvelles de notre père et
de notre mère; dites-moi que Marthe est bien
heureuse... »
Cétait un dur travail pour la vue troublée
de Penhoël que de déchiffrer cette écriture fine
et incertaine.
En traçant ces lignes, la main de Louis avait
tremblé bien souvent.
Marthe écoutait, immobile et retenant son
souffle. L'expression de sa physionomie avait
changé complètement. Il semblait qu'un rêve
fût venu la bercer. L'angoisse qui contractait
ses traits tout à l'heure faisait place à une tris-
tesse douce.
Penhoël était trop occupé pour remarquer
cela. Il continuait :
« Je ne sais pas si mon départ vous a surpris,
mais je suis bien sûr que vous en aurez éprouvé
de la peine : ne m'aimiez-vous pas autant que
je vous aimais, mon bon frère? Si vous n'avez
point deviné mon secret, il faut que je vous le
dise, comme je vous ai dit toujours ce que j'a-
vais dans le cœur. Cela vous attristera, René,
mais je suis seul et je souffre. Laissez-moi vous
confier tout mon malheur.
« Et puis notre vénéré père se fatiguera de
ne plus me voir. Il accusera d'ingratitude le fils
LES BELLES-DE-NUIT 2
14 LES BELLES-DE-NUIT.
sur qui comptait sa vieillesse. René, vous plai-
derez ma cause. Vous lui direz que jamais mon
amour et mon respect ne furent plus profonds;
vous lui direz tout ce que votre cœur vous dic-
tera, mon frère, car mon secret est pour vous,
pour vous seul...
«{ Et notre mère ! Oh ! je n'ai plus de courage
en songeant à ce que j'ai perdu...
« Parfois, ma pensée franchit la grande mer,
si longue à traverser ; je reviens à Penhoël ; je
vous revois tous : les cheveux blancs de mon
père, ma mère accourant à ma voix , et vous
qui sautez de joie, René; et Marthe, dont les
grands yeux bleus hésitent entre les pleurs et
le sourire... »
Deux larmes coulaient sur les joues de Ma-
dame.
La respiration du maître de Penhoël était pé-
nible. On n'eût point su dire si c'était toujours
la colère ou bien une émotion nouvelle qui pe-
sait ainsi sur sa poitrine.
« Le bonheur!... le bonheur! reprit-il, en
pousuivant sa lecture; hélas! quand je m'é-
veille après ce doux songe et que je me retrouve
seul et maudit!...
« Je n'ai pas vingt-deux ans ! Ma vie sera
bien longue encore peut-être. Que ferai -je en
CHAPITRE XVI. 15
ce monde? Je n'ai plus de famille ; mon avenir
est sans but et mon passé n'est qu'un regret
amer...
« Mon Dieu! avais-je mesuré mes forces
quand j'ai accompli ce sacrifice?
u Je ne m'en repens pas, mon frère ; je vous
voyais dépérir et changer, vous dont l'adoles-
cence était naguère si belle ; je cherchais à de-
viner votre mal, et un jour, couché dans votre
lit où vous clouait la fièvre , vous me dîtes :
«i — Je vais mourir, parce que je l'aime...
u Dieu me dicta mon devoir.
« Vous me devinez, n'est-ce pas?... Je vous
vois d'ici René; vous avez des larmes dans les
yeux et vous dites :
u— Pauvre frère, il l'aimait donc lui aussi !...)»
René interrompit sa lecture en effet, mais ce
fut pour boire un grand verre d'eau -de-vie. Il
s'endurcissait à plaisir, et l'épais sourire qui rail-
lait naguère autour de sa lèvre était revenu.
Il y avait de l'horreur dans le regard timide
que Marthe jetait sur lui.
«... Pauvre frère, il l'aime lui aussi, répéta-
t-il comme un enfant qui épelle.
u Car, poursuivait la lettre, quand je vous ai
dit en partant que je ne l'aimais pas, je vous ai
trompé, mon frère.
16 LES BELLES-DE-NUIT.
«i Je l'aimais... je Taimais, je l'ai me encore,
je Taimerai toujours!.,.
« Et à cause de cela, mon exil doit durer
autant que ma vie. Je ne reverrai plus la
France. Notre père et notre mère mourront
sans me donner leur bénédiction... Priez pour
moi, René, car je vous ai donné tout mon bon-
heur... 5»
Un sanglot souleva la poitrine de Marthe.
— Silence!... dit le maître de Penhoël sans
tourner la tête. Toutes ces belles paroles ne
l'ont pas empêché de trahir son frère, ma-
dame!... 11 ment dans cette lettre comme il a
menti toute sa vie.
— Il n'a jamais menti î... murmura Marthe:
— Silence!... répéta René; contentez-vous
donc de voir comme on vous aime!... Nous
n'avons encore employé qu'une dizaine de mi-
nutes et j'ai besoin d'être patient durant toute
une heure!... Pleurez, madame, mais pleurez
tout bas, au souvenir de cette âme généreuse
qui a fait de son frère le plus misérable des
hommes !
« ... Je ne reviendrai pas, continuait encore
la lettre, parce que je me crains moi-même...
Peut-être n'aurais-je pas ce qu'il faut de force
pour supporter la vue de votre bonheur, car
' CHAPITRE XVI. ïi
VOUS êtes heureux et vous la rendez heureuse,
n'est-ce pas, René?
(i Oh ! si quelque jour j'apprenais que mon
dévouement lui a été fatal !... si j'allais savoir !.,.
« Mais non, c'est impossible ! Je ne veux
même pas y arrêter ma pensée; vous êtes noble
et bon, René; quant à elle, c'était un enfant;
vous aurez trouvé son amc docile ; vous lui avez
appris facilement à vous aimer.. -
u Ne comptant point revoir la France, et
n'ayant nul besoin de la part de fortune qui
doit me revenir par héritage, je remets mon
patrimoine entre vos mains, à la charge par vous
de le rendre intact, sans en rien distraire ni
aliéner, aux enfants que Dieu pourra donner h
Marthe...
(t En cas de mort, je veux et j'entends que
cette partie de nia lettre soit regardée comme
un testament...
« Et maintenant, adieu, mon frère. Dites à
Marthe que je la chéris comme une sœur, afin
qu'elle entende au moins prononcer mon nom...
Parlez de moi à notre père et à noire mère...
et surtout écrivez-moi bien vite, car ma seule
consolation est de vous ainicr et de penser que
vous m'aimez.
«c Votre frère,
n Louis de Penhoel. «
18 LES BELLES-DE-NUIT.
Marthe avait la tête penchée et des larmes
coulaient sur ses mains jointes.
René la regardait avec un sourire cruel.
— Voici une longue lettre..., dit-il, et nous
en avons ici de plus longues. (Il frappait sur le
portefeuille.) Je vous l'ai lue tout entière, parce
qu'on procède ainsi quand on est juge, ma-
dame... mais je sais parfaitement que vous la
connaissez mieux que moi.
Parmi la douleur de Marthe, il y avait comme
une joie recueillie ; chacune des paroles d'amour
contenues dans la lettre était descendue jus-
qu'au fond de son cœur.
Aux derniers mots de son mari, elle releva la
tète et l'interrogea du regard.
— Je ne vous comprends pas..., murmura-
l-elle.
René loucha du doigt le papier encore déplié.
— Il y a hien des larmes sur cette lettre!...
dit-il. Je ne sais plus celles qui sont à mon gé-
néreux frère et celles qui sont h vous.
— Monsieur, répliqua Marthe, vous ne m'a-
viez jamais dit que Louis de Penhoël vous eût
écrit depuis son départ.
— Vous l'aviez apparemment deviné?...
— C'est la première fois que j'entends parler
de cette lettre, monsieur.
L'accent de Marthe était si simple et si vrai,
CHAPITRE XVI. lÔ
que le maître de Penhoël eut un instant de
doute. Le sang lui monta violemment au visage
à l'idée d'avoir mis lui-même sous les yeux de
Marthe ce message qui devait réveiller tant de
souvenirs ; mais ce fut l'affaire d'une seconde. Il
était prévenu.
— Fou que je suis ! . . . s'écria-t-il avec son rire
moqueur ; je me vois toujours sur le point de
vous croire... J'oublie toujours que vous êtes
simple et pure à peu près comme il est géné-
reux et dévoué !...
— Je vous affirme sur l'honneur. . . , commença
Marthe.
— Sur l'honneur !... répéta Penhoël d'un ton
rude et insultant; je vous dis que je sais tout,
madame!... ne prenez plus la peine de feindre...
Cette lettre était dans mon secrétaire ; elle dis-
parut il y a environ dix-huit mois... C'est vous
qui me l'aviez volée...
— Au nom du ciel, croyez-moi, René!...
— A quoi bon mentir?.,. L'homme qui m'a
remis ce soir le portefeuille l'avait pris dans
votre chambre... où il avait sans doute ses en-
trées...
— Oh!... fit Marthe qui n'avait pas prévu
cet excès d'outrage..
Penhoël eut un sourire parce que l'insulte
avait porté au cœur. Rien de cruel comme le
20 LES BELLES-Dli-NUIT.
cœur faible qui trouve une victime sans défense
sur qui frapper.
— Pensez-vous donc qu'on soit aveugle? re-
pritil. Il y a des mois que je vois le manège de
ce Robert autour de vous... C'est un audacieux
coquin qui a ruiné le père, déshonoré la mère
et séduit la fille... mais ce sont ces gens-là que
les femmes adorent !
— Ma fille!... s'écria Marthe comme si elle
se fut éveillée tout à coup ; vous m'aviez dit que
vous m'apprendriez où est ma fdic?...
— Chaque chose aura son temps, madame...
et je vous le promets encore... Mais patience!
nous n'en avons pas fini avec notre correspon-
dance...
Il tira du portefeuille une seconde lettre, ou
plutôt un petit paquet composé de plusieurs
feuilles assemblées.
— Je ne serais pas étonné, dit-il en l'ouvrant,
de vous voir nier aussi votre propre écriture,
et dire que vous ne connaissez pas non plus
ceci...
A la vue du cahier, ^Marthe avait couvert son
visage de ses mains.
j^ — Oh! murmura-t-elle, je le. reconnais...
ceci est mon seul crime... que Dieu me punisse
si je suis coupable!...
XVll
L< EPEU UK PJËIVHOEJL.
Le roman pèche, dit-on, quand il veut se
guinder jusqu'aux régions de la haute philoso-
phie ; il pèche plus grièvement encore quand il
s'égare le long des sentiers impossihles de la
science sociale ou qu'il pérore, monté sur une
borne, dans cette grande route de Féconomie
politique, pavée de lieux communs humanitaires
et de sentimentales fadaises.
Pauvre roman ! ne joue-t-il pas auprès du
public-roi le rôle de bouffon et d'esclave? S'il
veut enseigner , par hasard , qu'il se fasse bien
22 LES BELLES-DE-NUIT.
humble tout d'abord et qu'il déguise soigneuse-
ment la leçon, car vous lui crieriez de se taire...
A peine a-t-il le droit modeste de montrer
ça et la un petit coin de la vie réelle, au milieu
de sa fable ; à peine lui permet-on de glisser un
exemple timide, pourvu qu'il se prive de toutes
réflexions et de toute théorie.
Le roman est essentiellement frivole. A tout
le moins , faudrait-il être grave pour se draper
avec avantage dans le roide manteau du pédan-
tisme.
Hélas! la plume aimerait à se reposer pour-
tant. Tout le monde n'a pas la magnifique analyse
de Balzac ou la puissante invention de Soulié.
L'esprit le moins paresseux s'endormirait parfois
avec joie dans, quelque bonne petite dissertation.
La cbaire du professeur contient toujours un
commode fauteuil.
Mais le roman doit marcher et ne jamais s'as-
seoir...
Quand ce rude axiome nous a coupé la parole,
nous allions entamer noire chapitre par une
phrase dogmatique, et dire, à propos du maître
de Penhoël, quelque chose comme ceci : La
faiblesse morale peut entraîner plus loin, sur la
pente du mal, que la méchanceté même...
Nous le tenons pour dit.
Depuis bien longtemps Penhoël était jaloux.
CHAPITRE XVII. 25
Nous Tavons vu autrefois, au milieu de son
bonheur tranquille, tourmenté par de vagues
soupçons. Dès ce temps-là, il y avait comLTie un
fantôme entre lui et Blanche. Il adorait son en-
fant, mais derrière cet amour on devinait de
sombres inquiétudes.
Et pourtant, à cette époque, le maître de Pen-
hoël respectait sa femme à l'égal d'une sainte.
On ne peut pas dire, du reste, que sa jalousie
fût absolument sans motifs. Le lecteur a pu
deviner, d'après la lettre qui a passé sous ses
yeux dans le chapitre précédent, une partie de
l'histoire intime de la famille de Penhoël. Les
circonstances qui accompagnèrent le mariage de
Marthe avec René étaient elles-mêmes de nature
à laisser toujours un doute au fond du cœur de
ce dernier.
Alors que les fils du commandant de Penhoël
étaient enfants tous les deux, les rôles qu'ils
devaientjouerplustardse dessinaient déjà. Louis
était le plus fort et le plus intelligent ; à cause de
cela, il se dévouait toujours et restait victime de
sa supériorité. On l'aimait mieux, on l'estimait
davantage ; mais sa générosité renvoyait à René
la plus grande part des cadeaux et des caresses.
René profitait et abusait de celte position. Son
caractère était ainsi fait. Entre les deux frères,
il y avait eu pendant vingt ans échange d'amitié
24 LES BELLES-DE-NUIT.
vraie ; mais les sacrifices avaient constamment
été du même côté.
Et comme il arrive toujours, l'affection du plus
fort pour le plus faible s'était accrue par ces
sacrifices mêmes. Tandis que René apprenait a
profiter toujours du sacrifice, Louis s'habituait
de plus en plus à s'oublier lui-même sans cesse :
de sorte que l'égoïsme de l'un grandissait en pro-
portion de l'abnégation de l'autre.
Un jour vint où les deux frères se trouvèrent
en face de la même femme. C'était une belle
jeune fille au cœur aimant et doux , une âme
haute, un esprit gracieux, celle qu'on désire
pour épouse et qui réalise le beau rêve des pre-
mières amours.
Louis eut l'avantage, comme en toute autre
circonstance. Entre lui et son frère le cœur de
Marthe ne pouvait point hésiter : il fut aimé.
Impossible de penser que René n'avait point
deviné cet amour. Et pourtant il joua l'igno-
rance.
Sa passion était vive et profonde. Ce fut son
frère qu'il choisît pour confident. Louis ne sa-
vait pas lequel il aimait le mieux de René ou de
Marthe. Un instant il hésita, car il y avait entre
lui et la jeune fille un lien mystérieux que nous
n'avons point dit encore.
Son cœur saigna; durant toute une nuit sans
CHAPITRE XVII. 25
sommeil il pleura sur sa couche brûlante. Le
lendemain, avant le jour, il entra doucement
dans la chambre de son père et de sa mère et les
baisa endormis tous les deux...
Il ne devait plus les revoir en cette vie.
Il quitta le manoir, sans dire adieu à Marthe,
après avoir pressé son frère contre son cœur.
Louis de Penhoël avait vingt et un ans quand
il fit cela. Ce fut après une nuit de fièvre et en
un moment où son amitié pour René s'exaltait
jusqu'à l'enthousiasme.
En froide morale, Louis de Penhoël, malgré
l'héroïsme de son dernier dévouement, commet-
tait une faute grave , car il n'avait plus le droit
d'abandonner Marthe, qui élait à lui.
Mais il avait vu René tout pâle et les larmes
aux yeux ; René lui avait dit : « J'en mourrai ! >»
11 avait suivi l'élan de son cœur généreux et il
avait trouvé dans le premier moment une sorte
de jouissance douloureuse au fond de ce suprême
sacrifice.
Quant à Marthe, c'était une enfant de seize
ans. Le hen qui la rattachait à lui eût été sé-
rieux et même indissoluble à tout autre point
de vue. Mais ce lien résultait d'une aventure
bizarre et devait être un mystère, dans la pensée
de Louis, pour la jeune fille elle-même...
En ceci Louis se trompait.
LES BElfcES-DE-WOlT. 3. 5
26 LES BELLES-DE-NUIT.
II se disait que Marthe Toiiblierait. A Page
qu'elle avait, les impressions ne peuvent être
durables. C'était un beau jeune homme que
René de Penhoël , et c'était un bon cœur. A la
longue, Marthe ne pourrait se défendre de l'ai-
mer.
En cela Louis se trompait encore.
Le lendemain de son départ, avant le lende-
main peut-être, alors que sa fièvre fut passée, il
changea sans doute de sentiment. Son action lui
apparut ce qu'elle était en réalité : généreuse
d'une part, condamnable de l'autre, mais pou-
vait-il revenir sur ses pas?
Les jours se passèrent, et l'amertume de ses
regrets s'envenima, loin de s'adoucir. Il y avait
en lui un remords, parce qu'il ne s'était pas
sacrifié tout seul. Il y avait surtout une douleur
incurable et profonde, parce qu'il sentait son
amour grandir, et qu'il comprenait bien que son
malheur était de ceux qui ne finissent point.
Il n'avait pas mesuré ses forces ; il ne savait
pas lui-même jusqu'à quel point il aimait.
Nous apprendrons tout à l'heure comment fut
vaincue la résistance de Marthe, et par quel
moyen René devint son mari.
Cette répugnance avait été vive et obstinée.
Une fois marié , le maitrc de Penhoël s'en sou-
vint. Les longs refus de la jeune fille, combinés
CHAPITRE XVII. 27
avec Tamour probable qu'elle avait eu pour Tab-
sent , laissèrent dans le cœur de René un fonds
d'inquiétude indestructible. . .
Trois ans s'étaient écoulés, cependant. L'u-
nion de Martbe et de René, après avoir été sté-
rile, promettait un héritier au nom de Penhoël.
Le commandant et sa femme étaient morts.
Un soir, c'était comme un rêve, René rentrait
au manoir après la chasse ; on était au commen-
cement de l'hiver, et la nuit tombait déjà, bien
qu'il fût à peine quatre heures.
En montant le sentier qui menait du passage
de Port-Corbeau au manoir, à travers le taillis,
René entendit un pas au-devant de lui dans
l'ombre.
» II hâta sa marche, pensant que c'était un hôte
qui arrivait à Penhoël.
C'était un hôte, en effet, mais la porte du
manoir qui, d'ordinaire, s'ouvrait h tout venant,
devait rester fermée pour lui.
L'étranger s'arrêta sous la vieille muraille, et
René put le rejoindre. Il reconnut en lui l'aîné
de Penhoël.
René seul aurait pu dire ce qui se passa en
cette circonstance entre lui et son frère. Au bout
d'une demi-heure, Louis redescendit le sentier
qui menait au bac de Port-Corbeau.
Il avait la tète penchée sur sa poitrine.
28 LES BELLES-DE-NUIT.
Avant de passer l'eau, il jeta un dernier regard
vers la maison de son père et cacha son visage
entre ses raains.
Le nom de Marthe tomba de ses lèvres.
Il appela Benoît Haligan, qui ne le reconnut
point, peut-être parce que le haut collet de son
manteau de voyage remontait jusqu'au bord de
son chapeau.
Louis avait fait bien des centaines de lieues
pour venir visiter son frère ; il repassa la mer,
et depuis on ne le revit plus.
Marthe donna le jour à l'Ange de Penhoël.
En regardant sa fille, René se disait parfois
que Louis était peut-être resté plus d'une nuit
dans les environs du manoir.
Mais il avait honte de lui-même lorsqu'il pen-
sait cela ; et pendant longtemps, pour calmer ses
craintes folles, il lui suffît de contempler un
instant la sereine et pure beauté de Marthe.
Les choses furent ainsi jusqu'à ce soir d'orage
qui amena au manoir M. de Blois, son domesti-
que Biaise et Lola.
Ce fut la ruine et la malédiction de Penhoël.
Robert s'insinua dans la confiance du maître et
domina bien lot à sa guise cet esprit trop faible
pour lui résister. Robert était un homme habile
et savait surtout prendre d'assaut le secret le
mieux garaé. Dès qu'il devina la jalousie de
CHAPITRE XVH. 29
Penhoël, et ce fut tout de suite, Penhoël fut
à lui.
Ses mesures, prises de main de maître, méri-
taient en vérité la victoire. Il s'était assis tran-
quillement dans ce manoir conquis entre le
maître, qu'il tenait d'abord par son secret, en-
suite par Lola , et qu'il devait tenir bientôt en
troisième lieu par la main crochue de Macrocé-
pliale, et Madame, dont il s'était fait le confident
de vive force.
Personne n'était capable de lui résister.
Penhoël ne l'essaya même pas. Il suivit , dès
l'origine, l'instinct de sa faiblesse, prenant pour
oreiller les vices qui endorment et qui eni-
vrent.
A de longs intervalles il s'éveillait encore ;
mais Robert savait faire tourner au profit de son
intrigue habile ces rares éclairs d'intelligence et
de volonté. Malgré son amour pour Lola, René,
par une contradiction bien commune, restait
jaloux de sa femme : c'était par là que Robert
l'attaquait toujours.
Robert laissait échapper des demi-mots, et
ménageait d'adroites réticeuces. Le maître était
convaincu que Robert avait entre ses mains des
preuves de son propre malheur.
Un reste de respect qu'il ne pouvait point
secouer, et la conscience qu'il avait de sa con-
30 LES BELLES-DE-NUIT.
duite coupable, lui faisaient garder certains
dehors envers Marthe ; mais tout au fond de
son cœur il y avait une ancienne rancune, et ses
lorts personnels, au lieu de contre-balancer les
griefs qu'il croyait avoir , ne faisaient que les
envenimer.
Cependant, malgré toutes ces raisons d'être
cruel an moment de la vengeance, pour expli-
quer la barbarie froide de Penhoël vis-à-vis de sa
malheureuse femme, il faut revenir toujours à la
faiblesse originelle de son caractère. Ces êtres
qui ont un bon fondy comme dit le langage usuel,
arrivent, dans de certaines circonstances, à des
excès de férocité incroyable. Que rien ne dé-
range le cours de leur existence, ils atteindront
leur dernier jour sans avoir tué une mouche ;
mais que viennent le désordre, la lutte, où le
courage leur manque, la défaite, en ftice de
laquelle ils se trouvent sans force, vous les ver-
rez tourner le dos lâchement à rennemi vain-
queur, et chercher autour d'eux quelque victime
sur qui décharger leur impuissante rage.
Et alors , point de pitié ! ce qu'ils ont souffert
ils veulent le rendre au centuple ; ils s'acharnent
à leur métier de tourmenteur; ils savourent la
torture infligée et se consolent en disant au
martyr : « C'est toi qui es cause de tout ce qui
m'arrive ! ... »
CHAPITRE XVII. 31
Telle était exactement la position de René
vis-à-vis de Marthe.
Celle-ci restait dans cet état d'accablement
nerveux qui suit Tangoisse trop forte. Dieu clé-
ment a posé des bornes au delà desquelles la
douleur humaine n'augmente plus et semble
s'engourdir. Quand il s'agit de souffrances phy-
siques, le patient tombe dans l'atonie; quand il
s'agit de souffrances morales, l'âme s'endort en
quelque sorte et perd également la sensibilité.
Marthe, abattue et brisée, ne pensait plus
guère. Tous ces chocs répétés l'avaient écrasée,
en quelque sorte, et anéantie.
Tout sommeil a ses rêves. Ce qui restait à
Marthe de pensées se portaient vaguement vers
le passé. Un songe confus la ramenait vei's les
jours de sa jeunesse.
Après tant d'années écoulées, le hasard lui ap-
portait,» bien tardivement, hélas ! un baume
pour la première blessure qui eût fait saigner
son cœur.
Jusqu'alors, elle avait cru que Louis l'avait
abandonnée pour courir le monde. Elle n'avait
jamais eu de ses nouvelles. Tous ceux qui l'en-
touraient, excepté un pourtant, avaient pris à
tâche, dès le principe, de lui enlever toute espé-
rance.
Sauf le bon oncle Jean, la famille entière s'é-
52 LES BELLES-DE-iNUJT.
tait réunie jadis pour la forcer à devenir la feiiime
de René.
Durant les premiers mois, Marthe avait espéré
fermement, malgré tout ce qui se disait autour
d'elle. Louis était la loyauté même, et Marthe le
savait engagé d'honneur à revenir. Pour lui en-
lever son espoir, il fallut le mensonge patient et
l'obsession infatigable.
Marthe s'était lassée de combattre ; elle avait
cédé enfin, mais elle ne s'était jamais résignée.
II y a des prisons dont les fenêtres, grillées
de fer, donnent sur la campagne libre ou sur de
beaux jardins en fleur. Marthe, enchaînée à sa
misère accablante, voyait tout à coup l'horizon
s'éclairer et s'ouvrir.
Ce bonheur si grand , si complet, d'aimer et
d'être aimé , Marthe l'avait eu ; on le lui avait
dérobé.
Louis ne l'avait point délaissée. La lettre étaîf
datée de 1805, ce qui faisait déjà une longue
année d'absence, et la tendresse de Louis semblait
s'être accrue encore dans la solitude.
Que de félicités perdues remplacées par le
malheur froid, long, implacable!...
Marthe ne se faisait point un raisonnement
tout entier ; elle s'arrêtait à moitié route, au mot
bonheur, et son intelligence ébranlée se perdait
en quelque douce chimère.
CHAPITRE XVII. 5o
Son visage , derrière le voile que lui faisaient
ses deux niains, avait comme un sourire.
La menace n'avait plus de prise sur elle, et la
brutale parole du maître de Penhoëi bruissait
comme un vain son autour de son oreille inat-
tentive.
C'était un repos de quelques secondes peut-
être ; mais au milieu de l'immense désert ,
l'ombre de l'oasis a d'indicibles charmes.
René continuait à plaisir son rôle de bour-
reau 5 il croyait deviner des larmes derrière les
deux mains de Marthe, et cela lui plaisait.
— Vous ne niez pas, cette fois, madame!...
disait-il en feuilletant les pages de la seconde
lettre; êtes-vous donc déjà lasse de mentir?...
J'attendais mieux de vous, sur ma parole!...
Faites-moi la grâce de m'écouter, je vous prie...
Nous ne sommes pas au bout des plaisirs de
(^te soirée... et ce qui nous reste h lire est de
beaucoup le plus intéressant.
Marthe ne répondit point. Penhoëi avait beau
afFecter une tranquillité railleuse, son ivresse
augmentait, sans qu'il s'en aperçût lui-même; sa
voix balbutiait, épaisse et lourde ; il y avait des
moments où ses yeux mornes s'allumaient tout h
coup pour jeter un brûlant éclair.
— Nous changeons de manière..., reprit-il;
nous n'avons ici ni date ni suscription... on a
34 LES BELLES-DE-NUIT.
écrit cela au jour le jour... On a bien pleuré en
récrivant... Cest un titre curieux... Attention !
je commence :
« Voilà vingt fois que je prends la plume, et
vingt fois que je déchire ma lettre. Comment
vous exprimer tout ce que j'ai dans le cœur?
Comment vous apprendre ce qui s'est passé?
Comment vous dire pourquoi j'espère encore en
vous, moi qui suis la femme d'un autre?... »
— Ce n'est pas une raison..., interrompit
René. Avez-vous la bonté de m'écouter, ma-
dame?
Marthe fit un signe de tête muet.
Ces formes courtoises, employées de temps
en temps par Penhoël, dans le but d'aiguiser
son sarcasme, manquaient leur effet par un
double motif. D'abord, ses coups tombaient sur
un corps inerte et presque insensible ; ensuite,
la raillerie émoussait son dard en passant au
travers de son ivresse. Les paroles qu'il voulait
faire ironiques tombaient de sa bouche pesantes
et brutales comme l'insulte que gronde un la-
quais pris devin.
«... Car je suis mariée... poursuivit-il, j'ai
résisté tant que j'ai pu... tant que j'ai gardé une
lueur de l'espoir qui me soutenait ! . , .
CHAPITRE XVII. 35
«Mais ils étaient tous contre moi... votre
père et voire mère... Us me disaient, à moi,
pauvre fille, recueillie au manoir dès mon en-
fance, et vivant de leurs bienfaits, ils me disaient :
« N'étes-vous entrée dans notre maison que pour
« la perte et le malheur de nos deux fils?... Louis
«t est parti h cause devons... et voici notre René
« qui se meurt pour vous !
«C'était vrai, mon Dieu! si vous aviez vu
René comme il était changé ! Il restait des
semaines entières seul dans sa chambre ; il ne
voulait plus s'asseoir à la table commune. Il
parlait de se tuer. Le commandant et madame,
qui m'a servi de mère, me disaient, les larmes
aux yeux : «Oh! Marthe! Marthe! sa vie est
« entre vos mains. Ayez pitié, au nom de Dieu,
« et gardez-nous notre dernier enfant ! )>
« S'il n'avait fallu que mon sang pour le sau-
ver!... Mais je ne pouvais pas... Vous savez
bien que je ne pouvais pas!... »
Les lèvres de René grimacèrent un sou-
rire.
— Ohî oui... murmura-t-ii, mon généreux
frère savait cela, madame... et quand il est
revenu, trois ans après, il vous a donné sans
doute l'absolution de votre crime !...
— Revenu ? répéta Marthe étonnée.
36 LES BELLES-DE-NUIT.
René haussa les épaules.
u Us me disaient encore, poursuivit-il en
reprenant sa lecture , que vous aviez quitté le
manoir pour fuir la vue de mes larmes ; et
comme je ne !es croyais pas, ils me dirent une
fois que vous étiez mort...
«t Pendant sept mois, tout fut inutile. Louis,
ma plume se refuse à écrire le motif de ma
résistance. Alors même que je n'eusse pas cru à
la nouvelle de votre mort, je n'aurais pas pu me
marier en ce leiïips-là...
<( Je me trompe, d'ailleurs, en disant que
tout le monde était contre moi. Votre oncle
Jean et sa femme, qui n'est plus, hélas ! me sou-
tenaient et m'encourageaient à vous attendre.
Sans eux, il m'aurait fallu mourir de douleur et
de honte... »
René s'interrompit encore.
— II y avait longtemps que je me doutais de
cela! dit-il; notre excellent oncle me trahissait
tout en mangeant mon pain... Son tour viendra,
et je lui garde sa digne récompense.
Avant de continuer, il tourna le houton de la
lampe, dont la mèche, déjà trop longue, jetait
une flanniie haute et fumeuse.
— On n'y voit plus !... grommela -t-il.
CHAPlTftE XVII. 37
C'était le sang qui aveuglait ses yeux.
«... Si cette lettre parvient jamais entre vos
mains, reprit-il en faisant pour lire des efforts de
plus en plus pénibles, priez pour la femme de
Jean de Penhoël , qui a fait pour moi plus que
ma propre mère ! Et si jamais vous revoyez la
France, rendez en bienfaits à Jean de Penhoël
le dévouement dont il m'a comblée...
u C'est lui qui me console et qui sait le fond
de mon cœur ; c'est avec lui seul que je puis par-
ler de vous... n
— Oh!... dit René qui essuya son front en
sueur ; c'est long , madame, et je ne trouve pas
dans tout cela ce que je cherche ! Je suis bien
sûr de l'avoir lu pourtant, au milieu de vos
jérémiades amoureuses... Il est vrai qu'un autre
œil plus perçant que le mien me montrait la
ligne et la page... Que le diable emporte cette
lampe ! j'ai beau la monter, on n'y voit plus du
tout!...
Il but un grand verre pour s'éclaircir la vue.
— Allons ! poursuivit-il , je saute trois ou
quatre pages de pleurs et de sanglots... Nous
n'en sommes plus à savoir que vous aimiez mon
généreux frère comme une folle... Voyons si j'ai
la main heureuse :
LES BELLES-DE-NUIT. 5. *
58 LES BELLES-DE-NUIT.
«... Vous avez des devoirs à remplir dont
vous ne vous douiez pas, Louis. A Dieu ne
plaise qu'un reproche tombe de ma plume pour
aller troubler vos joies si vous êtes heureux, ou
accroître vos peines si vous souffrez... mais il
faut bien vous le dire : Descendez au fond de
votre conscience et souvenez-vous... L'exil vo-
lontaire n'est permis qu'à celui qui se voit seul
au monde, et vous n'êtes pas seul!... )»
— En ai-je trop saute?... s'écria René qui
retourna la page; le diable s'en mêle, je crois !...
je ne comprends plus... La lampe s'éteint, et
mon flacon se vide... Ah! si Robert de Riois
était là pour m'aider !...
Conmie il tournait les feuillets au hasard, le
papier s'échappa do sa main tremblante. Il se
baissa pour le ressaisir; les veines de son front
se gonflèrent.
— Je suis de sang-froid, . . , murmurait-il ; j'ai
fait exprès de ne pas boire... Il faut du calme
pour juger... Ecoutez, écoutez!... Voici bien
ce que je cherchais î . . .
«t Revenez, Louis, je vous en supplie, re-
venez... n
— Mais qu'y a-t-il donc ensuite?... Oh ! oh !...
l'encre a blanchi ! le papier et l'écriture sont de
CHAPITRE XVII. 59
Ja même couleur ! ... Et cette lampe du démon ! . . .
Il tourna encore le bouton ; le verre lui éclata
au visage.
Il se leva furieux.
— On ne veut pas que je lise!... s'écria-t-il ;
mais qu'importe tout cela ?... J'ai vu, vu de mes
yeux... Blanche dePenhoëlestsa fille !... sa fille,
entendez-vous ?
Il y avait longtemps que Marthe restait im-
mobile et protégée par son engourdissement
inerte. Comme toujours, le nom de Blanche
secoua son apathie.
— Blanche!... répéta-t-elle. Vous ne m'avez
pas dit encore ce que vous avez fait de ma fille...
Puis elle ajouta en frissonnant :
— Est-ce que vous vous seriez vengé sur
elle?...
Son intelligence s'éveillait. Elle comprenait
vaguement que Robert , abusant de l'ivresse de
René, lui avait fait voir dans la lettre les choses
qui n'y étaient point.
Penhoël était debout et faisait effort pour
garder l'équilibre. Ses jambes avinées pouvaient
à peine le soutenir. Marthe se laissa glisser,
agenouillée, à ses pieds.
— Elle est votre fille, murmura-t-elle. Oh!
René, je vous le jure... au nom de Dieu, ayez
pitié de votre enfant !
40 LES BELLES-DE-NUIT.
Son cœur, qui recommençait à battre, avait
envoyé un peu de sang à sa joue ; ses yeux
retrouvaient des larmes; ses grands cheveux
blonds, dénoués, inondaient son visage et tom-
baient jusque sur ses épaules.
René se prit à la contempler tout à coup en
silence. Sa physionomie changea. Quand il prit
enfin la |>arole, il y avait dans sa voix une émo-
tion triste et presque tendre.
— Oh! je sais bien que vous êtes belle!...
dit-il; si vous aviez voulu, nous aurions été
bien heureux... Je ne demandais qu'à vous
aimer en esclave, Marthe... Vous souvenez-
vous?... Il y a longtemps!... Mais moi, je n'ai
point oublié comme mon cœur battait à votre
vue... Depuis, une autre femme m'a pris mon
cœur et ma raison... Lola... qui est bien belle
aussi!... Lola, qui m'abandonne lâchement à
l'heure où je souffre!... Mais ce n'était pas le
même amour... Oh! non... En ma vie je n'ai
aimé que vous, Marthe, et je n'aimerai que
vous!...
Il se rassit à côté de Madame et prit à deux
mains ses beaux cheveux pour les ramener en
arrière.
— Vous souvenez-vous, continua-t-il, de mes
prières et de mes larmes?... Je ne savais pas tout
mon malheur, mais je sentais qu'oa ne m'aimait
CHAPITRE XVII. 41
pas... Mon Dieu! si la voix de quelque génie
m'avait dit : « Veux-tu donner ta vie tout entière
pour une semaine de bonheur... une semaine
pendant laquelle on te rendra tendresse pour
tendresse?... )» Oh! Marthe, comme j'aurais
donné ma vie !...
Marthe baissait les yeux.
— Ma fille !... dit-elle tout bas; vous ne me
parlez pas de ma fille!
René se leva une seconde fois, et repoussa
son fauteuil qui roula jusqu'au milieu du salon.
— Fou que je suis î... s'écria-t-il tandis que
la colère empourprait de nouveau la tache ar-
dente qui brûlait au milieu de sa joue pâle; il
faut que cette femme me rappelle à moi-
même?... Sa fille, n'est-ce pas? poursuivit-il en
menaçant du poing le portrait de son frère ; sa
fille à lui, le menteur et le lâche !... Pas un mot,
madame !.. Par le nom de Dieu, je ne veux plus
vous entendre!... Oh! je suis tombé bien bas...
Le fils de Penhoël est pauvre maintenant comme
les mendiants qui viennent chercher Taumône à
la porte du manoir... Le fils de Penhoël n'a plus
d'asile... Et ce n'est pas le malheur seulement
qui pèse sur sa tète... Il y a aussi la honte!...
Si les gens qui l'ont ruiné n'ont pas pitié de lui,
le nom de son père sera traîné dans l'infamie...
Et savez-vous qui a poussé René de Penhoël
i.
42 LES BELLES-DE-NUIT.
jusqu'au fond de cet abîme?... ajouta-t-il en
mettant sa main lourde sur Tépaule de Marthe.
C'est riiomme qu'il aimait et c'est la femme qu'il
adorait... c'est vous, l'épouse coupable, et lui, le
frère indigne... Je vous dis de ne pas parler : je
suis le maître ! Vous savez bien que je dis la
vérité... Le jour où mon sourcil s'est froncé
pour la première fois en regardant le berceau
de l'Ange, Dieu avait déjà prononcé mon ar-
rêt... C'était mon dernier espoir qui mourait...
Il n'y avait plus rien en mon cœur, et il fallait
endormir l'angoisse de ma pensée... J'ai cherché
l'oubli dans l'ivresse, dans le jeu, dans l'amour...
Et chaque fois que je commettais une faute,
c'est vous, vous, madame, qui étiez la coupable!
Il lâcha l'épaule de Marthe, toujours age-
nouillée, et fit un pas vers le portrait de l'aîné
de Pcnhoël.
— Vous et lui!... reprit-il avec un sauvage
élan de colère; lui surtout, le poison de ma
vie!... lui, le plus lâche des hommes î
Il s'était avancé jusque sous le portrait. Il
leva la main, et son poing fermé tomba sur la
toile qui se creva, percée à la place du cœur.
René ne se connaissait plus. Il arracha le
cadre et le précipita brisé sur le sol ; puis il
foula aux pieds l'image de son frère en laissant
éclater une joie forcenée.
CHAPITRE XVII. 45
Le bruit qu'il faisait l'cmpéclia d'entendre la
porte du salon qui s'ouvrait doucement. La
lampe, privéedc son verre, ne jetait plus qu'une
lueur vacillante et fumeuse. Marthe et René ne
virent point qu'une personne se glissait entre
les battants de la porte et restait immobile dans
l'ombre, à côté de l'entrée.
René trépignait sur la toile souillée et déchi-
rée, où l'on n'aurait plus reconnu les traits de
son frère.
Marthe le regardait, saisie d'horreur, comme
si elle eût assisté à un meurtre.
René s'arrêta enfin, énervé par ce rire épui-
sant et irrésistible des gens ivres.
— Ohî oh!... fit-il; le vieux Benoît avait
bien dit que je l'assassinerais!... A votre tour,
maintenant, madame!...
Il gagna, en se faisant un appui de la muraille,
le portrait du vieux commandant de Penhoël.
Au-dessous de ce portrait, comuie nous l'avons
dit, pendait un trophée d'armes. René y prit
une épée.
11 ne riait plus.
11 se découvrit et fit le signe de la croix.
— Tout est fini poui* nous deux, madame...,
prononça-t-il d'une voix sourdeet résolue. Faites
comme moi... dites votre prière.
Il s'appuya sur la garde de l'épée, et ses lèvres
44 LES BELLES-DE-NUIT.
remuèrent comme s'il eût récité une oraison.
Marthe se traîna vers lui sur ses genoux.
— René..., murmurait-elle en étendant ses
bras suppliants, je veux bien mourir... et je
vous pardonnerai du fond du cœur... Mais, je
vous en prie, avant de me tuer, dites-moi ce
que vous avez fait de ma fille?
René cessa de prier, et montra du doigt le
portefeuille qui était à terre auprès de la table.
— Ne vous ai-je pas dit qu'il m'avait fallu
payer cela? répliqua-t-il. Je n'avais plus rien...
Robert de Blois m'a demandé votre fille en
échange de ces papiers... et je la lui ai donnée!
Marthe appuya ses deux mains contre son
Cjoeur et poussa un gémissement faible. Puis elle
tomba privée de sentiment.
Penhoël éprouva du doigt la pointe de son
épée.
En ce moment, il se fit un bruit léger du
côté de la porte. La personne qui venait d'entrer
et qui restait dans l'ombre décrochait, elle
aussi, une des armes suspendues en trophée
sous les vieux portraits de famille.
Quelques pas seulement séparaient Marthe
évanouie et René de Penhoël.
Celui-ci pencha sa tête sur sa poitrine et
marcha vers sa femme en pensant tout haut ;
— Elle, d'abord... moi, ensuite!.,.
CHAPITRE XVII. . 45
Dans son accent comme sur son visage, il y
avait une détermination sombre.
Mais, comme il relevait à la fois la tête pour
voir et la main pour frapper, il aperçut un
homme entre lui et sa victime.
C'était Toncle Jean qui avait redressé sa
grande taille, courbée par la vieillesse, et qui
se tenait debout, Fcpée à la main, au devant de
Marthe.
XVII 1
L HKVRB DE I. EXIL.
Dans cet homme, a la pose robuste et fière,
qui se dressait, Tépée haute, au devant de sa
femme, René de Penhoël ne reconnut pas d'a-
bord le pauvre oncle Jean. 11 était si bien habi-
tué à voir la figure du bon vieillard se pencher,
humble et douce, sur sa poitrine ! Dans ce pre-
mier moment, il crut presque rêver.
Il recula d'un pas, et agita son épée en avant,
comme s'il eût voulu écarter le fantôme.
Son épée rencontra celle de Jean de Penhoël,
et rendit ce bruit de fer qui éveille comme le
son d'un clairon.
48 LES BELLES-DE-NUIT.
La lumière de la lampe tombait d'aplomb sur
le front du vieillard, couronné par ses cheveux
aussi blancs que la neige. Son regard était
triste, mais ferme. Au bruit des deux ëpées qui
se choquaient, un fugitif éclair s'était allumé
dans sa prunelle.
On voyait à celte heure que Jean de Penhoël,
le paisible et bon vieillard, avait dû porter fière-
ment autrefois le nom de ses pères...
Un inslant René demeura muet à le contem-
pler.
— Allez-vous-en! dit-il enfin, et ne me tentez
pas ! . .. car, si je n'étais pas à l'heure de ma mort,
j'aurais avec vous aussi un compte à régler, mon
oncle î...
Le vieillard garda le silence.
— Allez-vous-en!... répéta René dont les
doigts se crispaient autour de la poignée de son
arme.
L'oncle Jean ne répondit point encore.
Ses grands yeux bleus se fixaient, calmes et
résignés, sur la figure décomposée de son neveu.
L'écume venait aux lèvres du maître de Pen-
hoël.
— Allez- vous-en!... répéta-t-il pour la troi-
sième fois; vous savez bien que cette femme est
coupable... et qu'un fils de Penhoël n'a qu'une
manière de se faire justice...
CHAPITRE XVIIÏ. 49
— Je sais que votre femme est une sainte,
répondit enfin l'oncle Jean de sa voix douce et
pénétrante, et je sais que mon devoir est d'arrê-
ter la main du fils de Penhoël qui va commettre
un lâche assassinat.
René brandit son arme en poussant un rugis-
sement.
— Je suis le maître!... s'écria-t-il ; arrière,
ou vous êtes mort !
Il s'élança. L'oncle Jean resta droit et ferme.
Sa main fit à peine un imperceptible mouvement,
et l'épée de René tomba sur le plancher.
René la ramassa en blasphémant, et revint à
la charge; mais il portait en vain des coups
furieux : on eut dit qu'il s'attaquait à un mur
de pierre.
L'oncle Jean ne bougeait point. On voyait
toujours sa main haute tenir l'épée au devant
de sa poitrine. Il se contentait de parer et ne
portait pas un seul coup.
René haletait. Son front ruisselait de sueur.
Il s'appuya bientôt, épuisé, à la muraille.
— Ah!... dit-il en grinçant des dents, ce que
vous faites là est pour payer les bienfaits de
mon père et mes bienfaits à moi, n'est-ce pas,
Jean de Penhoël?...
— Que Dieu me donne l'occasion de mourir
pourvous, mon neveu, répliqua levieillard dont
3. 3
50 LES BELLES-DE-NUIT.
le souffle était toujours égal et tranquille ; vous
verrez si je suis un ingrat !...
René, tout en affectant une extrême lassi-
tude, le guettait de Toeil sournoisement. Quand
il crut rinstant favorable, il s'élança d'un bond
et lui poussa une furieuse botte en pleine poi-
trine. L'oncle Jean reçut le choc sans broncher,
comme toujours, et l'épée du maître de Penhoël
sauta une seconde fois hors de ses mains.
Il voulut se baisser pour la reprendre, mais
il avait rais tout ce qui lui restait de vigueur
dans son dernier élan. Sa tête appesantie en-
traîna son corps; il se coucha lourdement sur
le plancher, et ne se releva plus.
La fatigue épuisante du combat, l'émotion,
l'ivresse arrivée à son comble, se réunissaient
pour le clouer au sol, inerte et incapable désor-
mais de faire un mouvement.
L'oncle Jean déposa son épée et passa le re-
vers de sa main sur son front où perlaient quel-
ques gouttes de sueur. Son regard se tourna
vers le ciel pour remercier Dieu ; puis il s'age-
nouilla auprès de Marthe dont il soutint la tête
décolorée entre ses mains, qui tremblaient à
présent.
Madame recouvrait ses sens. Elle prononça
le nom de Blanche, car la mémoire lui revenait
en même temps que la vie.
CHAPITRE XVIII. 51
— Nous la retrouverons, ma fille. . . , dit l'oncle
Jean.
Le regard de Marthe fit le tour de la chambre,
et resta fixé sur la place vide où pendait naguère
le portrait de Louis de Penhoël.
— Je me souviens ! murmura-t-elle. Oh !
pourquoi ne m'a-t-il pas tuée?
L'oncle Jean Tattira sur son cœur.
— Nous la retrouverons, dit-il encore. Je
vous promets que nous la retrouverons !...
Il avait de bonnes paroles pour consoler et
rendre un espoir qu'il ne gardait point lui-
même, car des i'enctres de sa chambre il avait
vu Robert emporter son fardeau à travers le
jardin et descendre ensuite au grand galop le
chemin qui conduisait au bac.
Son premier mouvement avait été de pour-
suivre le ravisseur, car réchelle dressée contre
la fenêtre de l'Ange lui donnait tout à deviner;
mais lorsqu'il atteignit Port-Corbeau, Robert
avait déjà passé l'Oust, et courait ventre à terre
sur la route de Redon.
C'était Robert que Vincent de Penhoël, reve-
nant au manoir, avait rencontré dans le tailHs,
à la hauteur du bourg de Bains.
Tandis que l'oncle Jean remontait tristement
la colline, Vincent poussait son cheval de toute
sa force. Il avait grande hâte d'arriver. Depuis
52 LES BELLES-DE-NUIT.
six mois qu'il était parti, aucune nouvelle du
manoir ne lui était parvenue. Tout à Theure,
pendant qu'il traversait Redon, ceux qu'il avait
interrogés sur PenJioël avaient secoué la tête
sans répondre.
II y avait un endroit dans la ville où Ton sa-
vait toujours ce qui se passait à Pcnhoël. Vincent
était entré à l'auberge du Mouton couronné^
mais depuis le matin l'auberge avait changé de
maître : le vieux Géraud et sa femme, ruinés
tous deux, s'étaient retirés au port Saint-Nico-
las, de l'autre côté de la Vilaine.
Vincent avait dans l'âme un pressentiment
douloureux. Mais, en même temps, son cœur
battait de joie. Quelques minutes encore et il
allait revoir l'Ange. Comme elle devait être em-
bellie î Ce brusque retour, que rien n'annon-
çait, allait-il amener un sourire autour de sa
jolie lèvre ou une larme dans ses grands yeux
bleus?...
Depuis que Benoit Ilaligan était trop vieux
pour remplir son office de passeur, on avait
installé de l'autre côté de l'eau une cloche qui
s'entendait jusqu'au manoir.
En descendant de cheval , Vincent courut au
poteau; il trouva là le bac qui avait servi au
passage de Robert.
Au lieu d'agiter la cloche, Vincent sauta dans
CHAPITRE XVIIÏ. 55
le bac et fut bientôt sur l'autre bord. Au mo-
ment 011 il touchait la rive, la lueur faible qui
éclairait toujours, à cette heure, la loge du
pauvre Benoît, frappa son regard. Il monta, en
courant, le petit sentier, et pénétra dans la ca-
banei.
— Que Dieu vous bénisse, Penhoël !... lui dit
Haligan comme il passait le seuil ; voilà Forage
qui vient... je le sens aux douleurs de mon
pauvre corps.
— Y a-t-il du nouveau au manoir?... de-
manda Vincent timidement.
— Le manoir est debout, mon fils... répliqua
Benoît qui restait immobile, couché sur le dos
et les yeux fixés à la charpente fumeuse de sa
loge.
Vincent respira.
— J'avais peur!... murmura-t-il.
Puis il ajouta gaiement :
— Comment se porte mon bon père?
— Ton père se porte comme un homme
chassé de son dernier asile..., répondit Haligan.
Vincent recula stupéfait.
— Quoi !... s'écria-t-il , Penhoël a chassé mon
vieux père?
— Mon fils, répliqua le passeur, Penhoël ne
peut plus donner d'asile à personne... On l'a
chassé lui-même du manoir.
5,
54 LES BELLES-DE-NUIT.
— Oh!... fit Vincent qui n'en pouvait croire
ses oreilles; et Madame?
— Chassée.
— Et mes sœurs?...
Le vieux Benoît se signa.
— Mortes!... raurmura-t-il.
— Mortes?... répéta Vincent qui tomba sur
ses genoux ; mes sœurs ! . . . mes pauvres sœurs ! .* .
Et Blanche?...
Benoît ne répondit point tout de suite.
— Penhoël, dit-il enfin, avez-vous rencontré
un homme à cheval sur votre route ?
— Oui..., balbutia Vincent.
— Cet homme ne portait-il pas quelque chose
entre ses bras?
— Oui..., dit encore le jeune homme.
— Eh bien , reprit Haligan, ce quelque chose,
c'était Blanche, votre cousine!
Vincent poussa un cri déchiraTit.
Le passeur s'était retourné vers la ruelle de
son lit.
Au bout de quelques secondes, Vincent se
releva d'un bond, passa de nouveau le bac et
remonta sur son cheval.
Il allait à la poursuite du ravisseur de Blanche
et ne savait pas même son nom. Le ravisseur
revenait en ce moment vers le manoir, au trot
paisible de sa monture.
CHAPITRE XVIII. 55
Robert de Blois avait enlevé Blanche pour
son propre compte, et à Tinsu de Pontalès.
C'était le résultat d'une idée fixe qu'il avait. A
son sens, Louis de Penhoël était revenu, ou du
moins il ne pouvait manquer de revenir. Les
bruits qui couraient à ce sujet dans le pays pre-
naient chaque jour plus de consistance. On en
était à présent aux détails. On disait que Taîné
rapportait des colonies une fortune très considé-
rable. Il y avait des gens pour préciser le chiffre
de cette fortune.
Par l'enlèvement de Blanche, Robert pensait
se ménager une excellente ressource. Connais-
sant à fond l'histoire intime des Penhoël, et
sachant les rapports qui avaient existé entre
Louis et Marlhe, il se disait : u Si ce brave homme
est véritablement riche, l'Ange pourrait bien
être la meilleure part du gâteau... Ma foi, vivent
les oncles d'Afiiérique ! »
11 aurait bien trouvé un prétexte quelconque
d'éloigner Madame, mais le hasard lui épargna
ce soin. Marthe, qu'il guettait depuis la tombée
de la nuit, sortit, comme nous l'avons vu, pour
se rendre au cimetière de Glénac. Robert profita
de l'occasion, et comme la porte était fermée à
double tour, il planta une échelle contre la fe-
nêtre et monta à l'assaut.
L'Ange dormait. A son réveil, elle se trouva
56 LES BELLES-DE-NUIT.
entre les bras d'un horame dont elle ne voyait
point le visage, et qui l'emportait enveloppée
dans ses couvertures. L'effroi qu'elle ressentit fut
trop violent pour sa faiblesse; elle eut à peine
le temps de pousser un cri qui s'étouffa sous la
couverture, et perdit connaissance.
Tout semblait favoriser le rapt ; mais au mo-
ment où Robert, chargé de sa proie, mettait le
pied dans le jardin, il se trouva face à face avec
le maître de Penhoël.
Robert, qui s'était armé à tout hasard, ne
songea même pas à faire usage de ses armes. Il
y eut entre lui et René une scène courte et
caractéristique. René, si bas qu'il fût tombé,
gardait bien ce qu'il fallait d'énergie pour dé-
fendre sa fille, même contre Robert ; mais ce
dernier le dominait, pour ainsi dire, par chaque
fibre de son être.
11 ne se déconcerta point, et répondit à la
première question de René en découvrant le
visage de Blanche.
Puis il dit :
Je l'enlève... Croyez-moi, Penhoël, cela
ne vous regarde pas.
C'était toucher du premier coup l'endroit
malade. Il y avait trois ans que Robert travail-
lait à envenimer les soupçons qui étaient au
fond du cœur de René ^ la tâche était presque
CHAPITRE XVIII. 57
achevée ; a peine fallait-il encore une calomnie.
Blanche fut déposée sur un banc de gazon.
Robert tira de sa poche le portefeuille conte-
nant les deux lettres que nous avons lues, et
qu*il avait volées Tune à Marthe et l'autre à
René lui-même.
Il fit semblant de chercher quelque passage et
de déchiffrer quelques lignes. Naturellement il
trouvait dans les lettres tout ce qu'il voulait.
Il y trouva, entre autres choses, des phrases
improvisées par lui-même et qui se rapportaient
à l'apparition de Louis de Penhoël dans le pays
quelques mois avant la naissance de Blanche.
Penhoël ressentait une sorte de joie sauvage
à se convaincre du prétendu crime de sa femme.
Il ne doutait plus.
Robert avait raison. Que lui importait à lui,
Penhoël , l'enlèvement de cette fille de l'adul-
tère ?
Il était à moitié ivre déjà. Il mit de la forfan-
terie à vendre l'enfant pour les deux lettres.
Un cheval attendait à la grille du jardin.
Robert partit ventre à terre, emportant Blanche
toujours évanouie dans l'ancien trou de Biban-
dier, car il ne connaissait pas, dans tout le pays,
une maison qui eût ouvert sa porte pour favo-
riser le rapt d'une fille de Penhoël...
58 LES BELLES-DE-NUIÏ.
René monta au salon pour lire tout à son
aise les lettres conquises. Il s'applaudissait de
son œuvre et triomphait vis-à-vis de lui-même.
Au salon, il rencontra maître Protais leHivain,
surnommé Macrocéphale, qui Taccueillit avec
des saluts plus respectueux encore qu'à l'ordi-
naire.
Quand il eut achevé de saluer, Macrocéphale
entra en matière en disant que la plus chère
passion de sa vie était de se faire hacher en mille
pièces pour le service du maître de Penhoel.
En conséquence, il s'était chargé d'un mes-
sage bien fâcheux , afin d'en adoucir les termes
dans la mesure du possible.
Le message de maître le Hivain portait en
substance que René de Penhoël avait vendu par
acte en due forme et sous condition de réméré
la terre de son nom à M. le marquis de Pontalès,
pour entrer incontinent en jouissance.
— Conséquemment , poursuivait Macrocé-
phale, mondit sieur de Penhoël ne doit point
s'étonner si mondit sieur Pontalès lui fait signi-
fier par les présentes... ou plutôt, se reprit
l'homme de loi, lui donne poliment à enten-
dre... car je ne suis pas un huissier. Dieu
merci ! . . . (ju'il faut déguerpir et vider les lieux . . .
ou pour mieux dire s'en aller tout bonnement...
cela dans le plus bref délai, dont acte.
CHAPITRE XVIII. 59
Penhoël écoutait, la tête haute, l'œil iïxe. Il
semblait ne point comprendre.
Dans la nuit de la Saint-Louis, Robert et
Pontalès, après avoir mis tour à tour en usage
auprès de lui les menaces et les promesses,
avaient enfin frappé le grand coup.
On av^it exhibé les papiers enlevés par Cy-
prienne et Diane à maître le Hivain et reconquis
par Bibandier. C'étaient des faux matériels :
René avait contrefait l'écriture de son frère et
fabriqué de prétendus pouvoirs , à l'effet de
vendre le patrimoine de Louis, qu'il croyait
mort.
Levéritable instigateur de ces actes criminels
était bien maître Prolais le Hivain, poussé lui-
même par Robert et Pontalès ; mais la justice
ne connaît que le coupable de fait.
C'était la main de René qui avait tracé les
fausses signatures.
Il dut céder.
Il n'avait plus, désormais, un pouce de terre
en sa possession.
— Comme M. le vicomte peut le penser, re-
prit Macrocéphale en grimaçant un doucereux
sourire, je me suis mis en quatre pour le tirer
de là... Mais où il n'y a plus rien, on ne peut
rien faire... Mes efforts dévoués n'ont abouti
qu'à obtenir un délai convenable.
60 LES BELLES-DE-NUIT.
— Quel délai?... demanda Penhoël qui n'a-
vait pas encore prononcé une parole.
— Grâce à moi, répliqua Macrocéphale, M. le
vicomte aura une heure pour faire ses petits
préparatifs de départ.
René fit un geste d'indignation.
— Permetlezl... reprit l'homme de loi, je
ferai observer respectueusement à M. le vicomte
que le manoir a été vendu avec tout ce qu'il
contenait. En conséquence, comme M. le vi-
comte ne peut rien emporter du tout, une heure
lui suffira pour arranger ses petites affaires.
Macrocéphale avait beau prendre un air
humble et contrit, la joie méchante qu'il éprou-
vait à remplir ce message perçait malgré lui sous
son masque.
— Sortez!... dit René.
— Que M. le vicomte veuille bien me par-
donner si je n'obéis à l'instant même, comme
c'est mon devoir... Mais je n'ai pas achevé ma
commission... La personne qui m'envoie vers
M. le vicomte désire le voir s'établir à bonne
distance de la commune de Glénac pour éviter
la chance de conflits regrettables... Je suis con-
séquemment chargé de notifier à M. le vicomte
que tout fermier de Penhoël ou de Pontalès qui
lui ouvrirait la porte de sa maison serait immé-
diatement congédié... M. le vicomte est trop
CHAPITRE XVIII. 6!
généreux pour exposer de pauvres diables...
— Sortez!... répéta Penhoël dont la patience
était évidemment à bout.
Comme ses sourcils se fronçaient, maître le
Hivain eut peur. Il témoigna une dernière fois
son désir de se faire hacher en mille pièces pour
le service de M. le vicomte, et gagna la porte
à reculons, en saluant, à chaque pas qu'il faisait,
jusqu'à terre.
Il se rendit chez Tonde Jean pour lui répéter
sa notification.
Penhoël, resté seul, demeura durant quelques
secondes anéanti sous le coup qui le frappait.
Il avait jusque-là fermé les yeux volontairement
pour ne point voir les conséquences de sa ruine.
Au bout de quelques minutes, une colère sourde
fit place à rabattement qui Taccablait. Un amer
sourire éclaira son visage morne. Il venait de
songer à Marthe.
Il se leva.
— C'est-elle, murmura-t-il, c'est elle qui est
cause de tout !... Je suis le maître pendant une
heure encore... J*ai le temps de me venger!
Ce fut alors qu'il se rendit dans la chambre de
Blanche.
Dans le salon, Jean de Penhoël soutenait tou-
jours Marthe qui avait repris ses sens, mais qui
3. 6
6a LES BELLES-DE-NDIT.
restait sous le poids d'un accablement insurmon-
table.
— Il faut retrouver des forces, Marthe, disait
le vieillard, car vos épreuves ne sont pas finies...
Le maibeur est descendu sur notre maison... Et
quoi qu'ait pu faire René, votre mari, vous devez
l'aider, Marthe , et le consoler dans sa détresse.
Avant que Jean de Penboël put s'expliquer
davantage, la pendule sonna onze heures de
nuit. Le timbre aigu et sonore sembla produire
sur René le même effet que si une main rude
avait secoué brusquement son sommeil. Il fit
effort pour se redresser et appuya ses deux
mains sur le parquet où naguère il s'étendait
tout de son long.
— Onze heures !... murmura-t-il sans mani-
fester le moindre souvenir de ce qui s'était
passé. Que devais-je donc faire à onze heures?
L'oncle Jean ne le savait que trop. Il ouvrit la
bouche pour répondre, mais le cœur lui manqua.
René regardait tout autour de lui.
— Cette salle est bien grande maintenant,
murmura-t-il; autrefois, elle paraissait plus
petite, alors que nous étions tous ensemble...
Il se prit à compter sur ses doigts avec len-
teur.
— Vincent..., dit-il , Diane et Cyprienne, vos
trois enfants, notre oncle... Blanche de Pen-
CHAPITRE xvni. 65
hoël... Roger, notre fils d'adoption... puis,
Robert de Blois, ajouta-t-il en parlant plus bas,
et Lola... pourquoi nous ont-ils quittés tous
ensemble?...
Il s'interrompit, et son corps eut un frémisse-
ment.
— Oh !... fit-il en un long soupir, voilà que
je me rappelle !
11 se leva. Son ivresse récente avait laissé
peu de traces. Il y avait en ce moment sur son
visage pâli un reste de noblesse.
— Je me souviens..., reprit-il; c'est l'heure
où Penhoël doit quitter pour jamais la maison
de son père !
Marthe demeurait immobile et froide. Ces
émotions tristes, mais calmes, étaient trop
au-dessous des angoisses qui l'avaient brisée.
L'oncle Jean, au contraire, était affecté profon-
dément.
— Je suis bien vieux..., pensa- t-il tout haut,
et je croyais mourir avant de voir cela. Allons,
mon neveu, l'heure est sonnée!.,. Que Dieu
vous donne le courage de ce dernier sacrifice !...
René fit un pas vers la porte, mais sa tête qui
se dressait avec fierté se courba de nouveau. Il
venait de heurter du pied les débris de ce cadre
brisé qui contenait naguère le portrait du fils
aîné de Penhoël,
64 LES BELLES-DE-NUIT.
Son regard liiiiide et inquiet glissa jusqu'à
Marthe.
— Si du moins on m'aimait!... prononça-til
avec désespoir.
Marthe se leva enfin et se rapprocha de
lui.
— René, dit-elle, tant que vous ne me chas-
serez pas, je resterai près de vous... et je vous
aimerai.
Ce dernier mot tomba de sa bouche avec
effort. Elle songeait à sa fille. Elle se tenait, les
yeux baissés, auprès de Penhoël qui la contem-
plait en silence.
— Oh! Marthe!... Marthe!... murmura-t-il
enfin, si vous aviez voulu!...
Il se retourna vers Toncle Jean et lui montra
du doigt les deux épées.
— Merci..., dit-il seulement.
Puis il se dirigea vers la porte du salon.
Le vieillard et Marthe le suivaient.
Ils traversèrent ensemble le corridor désert.
Ils descendirent ensemble le grand escalier où
personne ne vint croiser leur route.
De plus en plus, le manoir semblait aban-
donné.
On aurait pu les voir marcher tous les trois
en silence le long des allées du jardin . . .
L'oncle Jean ouvrit la porte qui donnait sur le
CHAPITRE XVIII. 65
dehors. Il sortit; Marthe en fit autant. Penhoël
hésita au moment de franchir le seuil.
— Du courage! mon neveu..., dit la douce
voix de l'oncle Jean. Dieu aura pitié de nous.
Penhoël mit ses deux mains sur son visage et
sortit sans jeter un regard en arrière.
A peine avait-il passé le seuil que la porte,
poussée par une invisible main, se ferma rude-
ment sur lui.
M. Biaise et Bibandier étaient sortis d'un
buisson voisin et riaient, les bons garçons, du
meilleur de leur cœur...
XIX
I.E «OUPKR DE PENBOEI..
Derrière la porte, Biaise et Bibandier se frot-
taient les mains de compagnie : comme si nul
drame ne pouvait se jouer en ce monde, sans
qu'il y ait à côté la farce honteuse ou bouffonne.
— Ça n'est pas drôle, tout de même, dit le
fossoyeur, de recevoir congé à une heure pa-
reille !
— Et par un diable de temps! ajouta M. Biaise :
ils vont être fameusement saucés, les pauvres
canards... Quel vent!
— Et quelle ondée!... il tombe des gouttes
68 LES BELLES-DE-NUIT.
larges comme des pièces de six livres î... Main-
tenant que nous leur avons fait la conduite, mon
opinion est qu'il faut aller voir si M. le maire
nous a laissé un peu de sa bonne eau-de vie.
— M. le maire..., répéta Biaise en ricanant;
je retiens son écharpe pour me faire un gilet.
Ils étaient rentrés sous le vestibule du manoir.
Au dehors, René, Marthe et Fonde Jean
descendaient la montée.
L'orage qui menaçait, depuis la brune, venait
d'éclater enfin avec une soudaine violence; la
pluie tombait à torrents.
— Ce sera une terrible nuit pour ceux qui
n'ont point d'asile! murmura l'oncle Jean.
Marthe avait la tcte nue, ses cheveux se col-
laient déjà ruisselants à ses tempes.
— Et nous n'avons pas d'asile !... dit René.
— Parmi les anciens fermiers de Penhoël...,
commença Marthe.
— II n'y faut pas songer, ma fille..., inter-
rompit l'oncle Jean ; ceux qui nous chassent
n'ont rien oublié... Notre malheur se gagne, et
l'hospitalité que nous irions demander à un
pauvre homme serait une malédiction pour lui
et sa famille.
La pluie et le vent redoublaient ; les arbres du
taillis étaient trop bas pour offrir la moindre
protection. René s'arrêta.
CHAPITRE XIX. ôîK
— Cest par une nuit semblable, dit-il, que
j'ai ouvert les portes du manoir à l'homme qui
nous chasse aujourd'hui... Ne trouverai-je donc
pas où abriter ma tête, moi qui n'ai jamais refusé
l'hospitalité h personne?... Hormis à un, pour-
tant! se reprit-il tout bas.
Et il ajouta en pressant à deux mains son front
mouillé :
— 0 mon frère!... mon frère!... Dieu te
venge !
— Allons, mon neveu , dit l'oncle Jean qui
secoua son abattement et feignit une sorte de
gaieté, nous n'en sommes pas là, Dieu merci!...
C'est un orage à essuyer, voilà tout !... La belle
affaire pour un chasseur!... Au pis aller, nous
sommes bien sûrs de trouver un accueil cordial
chez notre vieil ami l'aubergiste de Redon.
— C'est vrai !... dit vivement Penhoel, celui-là
nous aime... et il est assez riche pour nourrir
Marthe, tandis que j'irai, moi, Dieu sait où.
— Où vous irez, je vous suivrai, Penhoël....
répliqua Madame...
René fit comme s'il n'avait pas entendu.
— Il faut que j'aille bien, loin, reprit-il ; bien
loin !... car ces gens conservent une arme contre
moi... citant qu'ils me verront à portée de leurs
coups, ils frapperont sans pitié ni trêve... Jus-
qu'à ma mort , voyez-vous , ils auront peur de
70 LES BELLES-DE-NUIT.
me voir rentrer dans la maison de mon père !
— Et bien Ils feront, mon neveu! s'écria le
vieil oncle en affectant un espoir qu'il n'avait
pas ; car Dieu est juste, et vous y rentrerez
quelque jour... En attendant, je vois de la
lumière dans la loge de Benoît le passeur... En-
trons là pour laisser passer l'orage, car la pauvre
Marthe est bien faible... J'ai bonne espérance...
Quand Marthe sera reposée, nous prendrons le
bac et nous irons chez notre ami Géraud, qui est
riche et dévoué...
L'oncle Jean marchait maintenant le premier.
Il s'engagea dans le petit sentier qui menait à la
loge. René le suivait avec répugnance. Depuis
plus d'une année , il n'avait pas visité le vieux
serviteur de son père , qui se mourait dans
l'abandon.
Comme Jean de Penhoël approchait de la
cabane, il vit en travers de la porte une masse
noire dont il ne distinguait point la forme.
Au bruit de ses pas, la masse noire remua.
C'était un homme, assis sur la pierre du seuil,
la tète entre ses deux mains.
— Est-ce toi, vieux Benoît? demanda l'oncle
Jean.
L'homme releva la tête, et l'oncle Jean put
reconnaître la bonne figure de l'aubergiste de
Redon.
CHAPITRE XÎX. 71
Il eut un véritable mouvement de joie, et
frappa ses deux mains l'une contre l'autre.
— Avancez, mon neveu! s'écria-t-il, avancez,
Marthe!... voici justement notre ami Gcraud
qui va nous tirer d'embarras tout de suite.
L'aubergiste se leva en silence, ôta sa casquette
avec respect, et se rangea pour laisser l'entrée
libre.
Dans le mouvement qu'il fit, la lumière de la
résine vint frapper son visage. L'oncle Jean s'ar-
rêta au devant du seuil, tant il vit de tristesse
et de découragement sur les traits du vieil
aubergiste.
Benoît Haligan s'était mis sur son séant.
— Allumez une autre résine, François Gé-
raud..., dit-il. Faites un grand feu dans la che-
minée... Ce n'est pas tous les jours que Penhoël
vient visiter son serviteur!
Géraud ne bougeait pas. Il regardait d'un œil
morne et consterné les trois hôtes de la pauvre
cabane.
Quand Madame entra la dernière, il lui prit la
main et la baisa. Il avait des larmes dans les
yeux.
— C'est donc bien vrai ce que Benoît vient de
médire?... murmura-t-il d'une voix altérée.
Penhoël tourna vers le grabat un regard
plaintif.
72 LES BELLES-DE-NUIT.
— QuVt-il dit?... demanda -t-il.
— Allumez une autre résine, François Gé-
raud..., répéta le pauvre passeur. Faites du feu
dans la cheminée et trouvez des sièges, afin que
nos maîtres soient reçus comme il convient.
— Qu*a-t-il dit?... demanda encore Pen-
hoël.
— J'ai dit que le manoir avait changé de
maître, répliqua Benoit Haligan dont la voix
s'adoucit, et je donnerais tout ce qui me reste,
sauf l'espoir du salut éternel, pour m'étre trompé.
J'ai dit que René de Penhoël allait avoir besoin
de ceux qui ont mangé le pain de son père...
— Est-ce vrai?... est-ce vrai?... balbutia
l'aubergiste; ont-ils eu le cœur de vous chasser,
vous, Penhoël... et M. Jean... et Madame?...
— C'est vrai..., dit René.
— Et nous avons compté sur vous, ami Gé-
raud..., ajouta l'oncle Jean.
L'aubergiste secoua la tête.
— J'ai fait ce que j'ai pu , dit-il , comme se
parlant à lui-même ; maintenant je n'ai plus
rien.
— Pas même un asile a donner au fils de ton
maître?... demanda l'oncle Jean dont la voix
prit un accent d'amertume.
— Pas même un asile à donner au fils de mon
maître..., répliqua l'aubergiste; ce matin les
CHAPITRE XIX. 73
gens de loi sont venus dans mon auberge... ils
m'ont mis dehors avec la vieille femme, qui
pleurait... M. Jean , elle avait cru mourir dans
Taisance... C'est bien dur, a son âge, d'aller
demander Taumône par les chemins ! . . .
René s'était assis sur une escabclle, le plus
loin possible du grabat de Benoît.
— C'est moi!... prononça-t-il à voix basse,
c'est encore moi qui suis cause de cela... Depuis
deux ans, Géraud m'apportait de l'argent toutes
les semaines... Le soir de la Saint-Louis, il me
donna encore un sac en me disant :
u — Ceci ne vient pas de moi tout seul, car je
suis ruiné, notre maître... J'ai dit aux bonnes
gens de Glénac et de Bains : «Penhoël a besoin
d'argent... n Et le sac s'est rempli...
«i Et moi, ajouta René, je perdis cela en une
seule partie!
— Tout ce que j'avais était à vous, Penhoël...,
murmura Géraud ; ce que je regrette, c'est de
n'avoir plus rien.
L'oncle Jean s'approcha de l'aubergiste et lui
serra la main en silence.
— Mais, reprit ce dernier, ce n'est pas tout,
mon Dieu !... Benoît disait encore autre chose...
Est il vrai qu'on peut vous perdre après vous
avoir dépouillé?... Est-il vrai que l'honneur de
Penhoël est entre les mains de ces démons?...
LES BELLES-DE-NUIT. 3. 7
74 LES BELLES-DE-NUIT.
Personne ne répondit.
La voix creuse du vieux passeur s*éleva dans
le silence.
— Il y a une chaîne d'or autour du cou de
Madame, dit-il ; avec cela on peut aller bien loin.
Madame tendit sa chaîne d*or à l'oncle Jean.
— Il n'y a pas de temps à perdre!... s'ccria
l'aubergiste; demain, avant le jour, il fout que
vous soyez sur la route de Rennes, Penhoël ; lès
scélérats qui vous ont dépouillé pourraient bien
se raviser.
— Qu'il reste ou qu'il parte, grommela Benoît
Haligan,ilslui prendront son corps et son âme...
On ne l'entendit point.
— J'irai avec vous, reprit Géraud, fût-ce a
Paris... car vous n'êtes pas habitué à vous servir
vous-même.
— Mais votre femme?... dit Marthe.
— Quand j'étais marin, repartit l'aubergiste,
ma femme restait seule durant des années.
— Pauvre comme elle est maintenant, la bonne
femme!... voulut objecter encore l'oncle Jean.
L'aubergiste hésita un instant.
— Écoutez!... dit-il ensuite avec simplicité,
mais de ce ton péremptoire que l'on prend pour
lancer un argument sans réplique, je suis né sur
Penhoël...
CHAPITRE XIX. 75
L'orage était passé. Nos trois fugitifs, accom-
pagnés du vieux Géraud, descendirent vers le
passage du Port-Corbeau.
La parole lugubre de Benoit Hah'gan pesait
sur leurs poitrines oppressées.
Tandis que Géraud détachait le bac, Marthe
était restée un peu en arrière.
Le vent avait chassé les nuages. La lune bril-
lait à travers les branches mouillées. Marthe se
relourna pour jeter un dernier regard sur le
manoir.
Dans le sentier, éclairé à demi, elle vit deux
formes connues qui se glissaient en se tenant par
la main, deux jeunes filles dont la longue cheve-
lure flottait au dernier souffle de l'orage...
Marthe joignit les mains en poussant un cri
faible. Elle était tombée sur ses genoux.
L'oncle Jean s'élança vers elle.
— Je les ai vues!... répondit Marthe à ses
questions; toutes deux!... La mort ne les a point
changées... Elles m'ont jeté un baiser avec un
sourire... Oh! je les reverrai bien souvent, car
elles savent à présent comme je les aimais!
Malgré son apparence de solitude et d'a-
bandon , le manoir avait bien gardé quelques
hôtes. A peine René, Marthe et l'oncle Jean
eurent-ils quitté le grand salon, qu'une porte
76 LES BELLE^-DE-NIIIT.
latérale s'ouvrit, donnant passage à M. Robert
de Blois.
Robert avait entendu et vu la majeure partie
de ce qui venait de se passer; un sourire de
profond dédain se jouait encore autour de sa
lèvre.
Il se dirigea vers la table où était la lampe, et
poussa du pied, chemin faisant, les débris du
portrait de l'ainé.
— Quelle brute enragée et stupideî... mur-
mura-t-il. En vérité, la partie était trop aisée à
gagner!... C'est qu'il allait la tuer, ma parole
d'honneur... sans ce vieux pique-assiette d'oncle
en sabots, qui est, ma foi, un gaillard!...
Il jeta un regard sur l'épée, qui était toujours
à la même place.
— Tudieu!... reprit-il, quelle garde il vous
avait ! II a désarmé l'autre trois fois de suite au
demi-cercle !... On n'y voyait que du feu !
Il s'étendit sur le fauteuil où s'asseyait na-
guère Penhoël, et joignit ses mains sur son
estomac avec un air de béatitude.
— Et tout cela est déjà de l'histoire ancienne ! . . .
poursuivit-il; la toile est tombée, la farce est
finie et nous entamons l'ère sérieuse de notre
existence. .. Il s'agit maintenant.d'étre un homme
grave... et de porter comme il faut notre for-
tune... On se débarrasserait bien de ce vieux
CHAPITRE XIX. 77
Basile de Ponlalès, mais on a besoin de lui pour
la députation... Il m'a garanti cent voix de ses
créatures au collège de Redon... Les élections
approchent... Quand je serai député, du diable
si je ne lui joue pas quelque bon tour !
Il agita la sonnette, placée à côté de lui.
— Ma course sur la lande m'a donné grand
appétit, r<'prit-ii, mais je n'ai pas perdu ma
peine... Blanche est en lieu de sûreté mainte-
nant... et mon arc a toutes les cordes qu'il faut.
Un domestique se montra à la porte.
— Commandez qu'on me prépare à souper,
dit Robert.
- C'est déjà fait..., répliqua le valet; notre
monsieur avait donné l'ordre qu'on le servît au
salon.
— C'est bien. . . , dit Robert. Je me contenterai
du souper de notre monsieur... Allez!
Le domestique sortit.
Robert se frottait les mains et riait dans sa
barbe.
— Le pauvre diable!... pensait-il ; le pauvre
diable!... Allez donc sauver les gens qui se
noient!... Pardieu ! ce vieux fou de Benoît Ha-
ligan parlait comme un livre, après tout!... et
la morale de la chose est qu'il faut laisser les
gens couler comme des plombs au fond de l'eau.
Second éclat de rire, pendant lequel une
7.
78 LES BELLES-DE-NUÏT.
main se posa, par derrière lui, sur son épaule.
C^était M. Biaise, vêtu d'un très-bel habit
bourgeois, et qui riait, lui aussi, de tout son
cœur.
— Nous sounnes gais!... dit-il en prenant
place à côté de son ancien maître.
— Et je crois que nous en avons sujet, mon
fds!... repartit Robert. Je pensais justement à
toi... Je me disais: Voilà un garçon qui doit
me garder de la reconnaissance !...
— Ah !... fit Biaise, tu te disais cela?...
— Oui... Le fait est que le bien t*est venu
en dormant, mon bonhomme!... J'aurais pu
admirablement me passer de toi.
— J'ai fait de mon mieux..., dit Biaise avec
une humilité feinte; j'ai été un domestique
fidèle, soumis, dévoué...
— La perle des valets!... interrompit Ro-
bert.
— Et j'ai été encore, poursuivit Biaise, un
observateur attentif, un confident discret, un
espion adroit.
— Le roi des marauds , enfin!... s'écria Ro
bert, c'est juste... Va, je ne veux pas diminuer
ton mérite!... Sois sûr que ta part du gâteau
sera suffisante et honnête.
L'Endormeur approcha son siège et prit un
air important.
CHAPITRE XIX. 79
— C'est précisément sur ce sujet-là que je
voulais te toucher un mot ou deux, dit-il. De
quelle manière entends-tu les partages , toi ,
Américain ?
— Ma foi, mon fils, j'avoue que tu me prends
sans vert... Je n'ai pas encore songé à cela...
Entre nous, comme bien tu penses, il ne peut
pas y avoir de difficultés.
— Assurément non!... Cependant j'ai tou-
jours entendu dire que les bons comptes font
les bons amis. On peut discuter un petit peu
sans se fâcher,.. D'abord, je te ferai observer
que nous ne sommes pas restés dans les termes
de notre premier programme... C'était vingt
mille francs de rente chacun que nous devions
avoir, si tu t'en souviens...
— Dame! fit Robert; je suis presque content
de te voir établir toi-même des différences...
— De très-grandes ! interrompit Biaise.
-~ D'accord!... J'ai fait toute la besogne et
tu t'es reposé.
Biaise fourra ses deux mains dans ses poches,
et croisa ses jambes pour s'étendre commodé-
ment sur le dossier de son fauteuil.
— Mon bonhomme, dit-il, je vois que tu es
porté à introduire de Taigreur dans noire cau-
serie amicale... Si tu as mal aux nerfs, tant pis
pour toi î... Moi je suis de bonne humeur et je
80 LES BELLES-DE-NUIÏ.
continue avec une entière bienveillance. Il ne
s'agit pas ici de nos mérites respectifs, mais
bien des parts qui doivent nous revenir dans
la succession de Penlioël... Quand j'ai dit que
les circonstances avaient changé, c'est que je
vois ici deux héritiers nouveaux, et peut-être
trois...
— Qui donc?
— D'abord Pontalès... Ensuite, ce laid co-
quin deMacrocéphale... Enfin, notre chère Lola,
qui ne voudra point, sans doute, s'en aller les
mains vides.,.
— Qu'y faire ?
— Voilà!... Diviser le patrimoine en deux
portions égales... La première sera pour M. le
marquis, lequel se chargera de récompenser
maître Protais leHivain à sa fantaisie... L'autre
sera pour nous.
— Et Lola?...
— Elle sera la maîtresse d'un Pontalès quel-
conque qui la payera ou qui ne la payera pas,
je m'en bats l'œil... Quant à notre pauvre part
de vingt mille livres de rente, il y aura dix
mille francs pour toi et dix mille francs pour
moi...
— Mais..., voulut objecter Robert.
— Attends donc !... Ceci en principe... Mais,
car moi aussi j'ai mon maiSy mais durant l'es-
CHAPITRE XIX. 81
pace de trois années consécutives, j'aurai Ja libre
disposition de notre fortune indivise, parce
que, suivant nos conventions, je serai le maître,
et toi le domestique.
Robert le regarda bouche béante.
— Tu veux railler? balbutia-t-il.
— Non pas du tout !... de ma vie je n'ai parlé
plus sérieusement!... Mon brave, il n'y a dans
les marchés que ce qu'on y met... Le soir où
nous fîmes ce bon repas à l'auberge du vieux
Géraud sur le port de Redon, — quelle omelette !
mon bonhomme... et quel gigot !... non, c'était
une épaule, — tu me promis en propres termes
d'être mon domestique pendant le même espace
de temps que je t'aurais servi...
— Et tu es assez fou pour espérer...? com-
mença Robert en fronçant le sourcil.
— Une simple observation..., interrompit
l'Endormeur avec gravité : les rapports nou-
veaux que nous allons avoir ensemble exigent,
à mon avis, de nouvelles formes... S'il m'en
souvient bien, tu exigeas de moi autrefois le
sacrifice de certaines façons familières... au-
jourd'hui je te rends la pareille, et franchement
tu ne peux pas m'en vouloir...
Robert avait grand'peine h contenir son im-
patience.
— Quand tu auras fini..., dit-il.
82 LES BELLES-DE-xNUlT.
— Encore tu !,,, s'écria TEndormeur... Amé-
ricain, mon fils, vous avez la tête dure... et je
commence à craindre de voir notre petite dis-
cussion dégénérer en une mauvaise querelle !
Biaise ne souriait plus.
— Voyons..., dit Robert, qui commençait à
s'inquiéter, je t'accorde tes dix mille francs de
rente, bien que ce soit absurde... Nous ne
sommes pas en position de faire un éclat.
— Vous, peut-être, mon ancien seigneur...
Mais moi, cela m'est parfaitement égal!... Écou-
tez donc!... chacun a ses petites faiblesses...
Depuis trois ans, je songe tous les jours au plai-
sir que je me donne en ce moment... Vrai,
ajouta-t-il en se prenant à rire, trois ans ce
n'est pas trop... car je m'amuse comme un bien-
heureux !
Robert avait la tête basse et semblait réfléchir.
— Et quand je songe que j'ai trois ans à
m'amuser ainsi, reprit Biaise, ma parole, je ne
me sens pas de joie !
Robert jeta un regard de côté vers l'épée de
l'oncle Jean, qui restait à portée de sa main.
Biaise ne perdit point ce mouvement.
— Oh ! oh ! fit-il, je croyais que nous n'étions
pas en position défaire un éclat!...
La lèvre de Robert tremblait; il était tout
blême de colère.
CHAPITRE XIX. 83
— Biaise!... Biaise!... dit-il d'une voix alté-
rée, ma patience a des bornes...
— Moi , voilà trois ans que je patiente ,
répliqua TEndormeur dont le calme semblait
imperturbable.
— Tu sais bien que tu demandes Timpossi-
bleî... Et ce jeu doit cacber autre cbose... En
deux mots, que veux-tu?
— Voilà qui est parler!... s'écria TEndor-
meur; mon bonhomme, tu as été bien long-
temps à me comprendre... On m'a promis vingt
mille livres de rente : je veux vingt mille livres
de rente.
— Et moi?... dit Robert qui baissait les yeux
pour tâcher de dissimuler sa colère.
• — Je n'entre pas dans tes affaires personnel-
les, mon fils... Sur les vingt mille livres de
rente qui restent, tu t'arrangeras avec M. le
marquis de Pontalès, avec maître Protais le
Hivain, avec notre chère Lola et même avec le
Bibandier, s'il y a lieu.
— C'est ton dernier mot?... demanda Robert
à voix basse et les dents serrées.
— C'est mon dernier mot..., répondit l'En-
dormeur, et je le promets que je n'en démordrai
pas!... Tu me donneras tout, ou bien, morbleu!
je mangerai seul le bon souper que tu as com-
mandé, et tu me serviras à table !
84 LES BELLES-DE-NUIT.
— Allons !... dit Robert qui nffecta un mou-
vement de gaieté, je vois bien qu'on ne peut
pas raisonner avec toi ce soir... Il faut tâcher
de s'arranger autrement.
Tout en prononçant ces paroles avec un
accent de bonne humeur, Robert de Blois jouait
avec le pied de la lampe. Au beau milieu de son
sourire, sa main glissa , rapide comme l'éclair,
et saisit sur la table l'épée de l'oncle Jean.
Mais l'Endormeur était sur ses gardes. Si
rapide qu'eût été le mouvement, quand Robert
se retourna pour frapper, il vit son camarade
debout au milieu de la chambre et tenant a la
main l'épée du maître de Penhoël.
— Oh! oh! mon bonhomme! dit Biaise qui
tomba en garde assez gaillardement ; on te con-
naît depuis le bout de l'oreille jusqu'à la plante
des pieds... Tu triches toujours, c'est ton carac-
tère... mais, au jeu que nous allons jouer, à ce
qu'il paraît, on ne peut pas fder la carte.
Robert s'était levé. Il n'était peut-être pas
brave dans l'acception héroïque du mot, mais
il avait ce qu'il fallait de sang-froid et de fer-
meté pour défendre à l'occasion son intérêt ou
sa vie.
— Je te préviens que c'est un duel à mort,
dit-il en marchant sur Biaise avec précaution.
— C'est tout ce que tu voudras, mon fils...
CHAPITRE XIX. 85
répliqua rEndormeur. Dieu merci ! j*ai cinq ans
de salle.
lis n'étaient pas encore à portée l'un de l'autre.
Robert s'arrêta et se mit en garde a son tour.
— Une dernière fois, dit-il, je te propose la
paix.
— Moi, répondit Biaise, je te propose une
place de valet de chambre auprès de ma per-
sonne... sinon je réclame îe payement de mes
gages pour trois années de service, lesquels
gages j'évalue à la somme de deux cent mille
francs.
Il n'y avait plus à parlementer. Les pointes
des deux épées se joignirent tout doucement.
Ce fut comme une caresse.
Ce combat ne ressemblait guère à celui qui
avait eu lieu peu d'instants auparavant, à la
même place. Les deux adversaires se montraient
également prudents.
Ils firent tour à tour une demi-douzaine de
passes à distance; quand l'un d'eux se fendait,
par aventure, il restait bien six pouces entre la
pointe de son éj)ée et le corps de l'adversaire.
Et pourtant l'assaut s'animait; ils frappaient
du pied vaillamment, comme à la salle d'armes,
et Ton entendait un grand cliquetis de fer.
De loin un myope aurait pu penser que c'était
une bataille acharnée et terrible.
3. 8
86 LKS BELLES-DE-NUIT.
Ail moment où le bruit de ferraille allait le
mieux, un gros rire éclata tout à coup de l'autre
côté de la chambre.
Les deux épées se baissèrent à la fois.
La porte par où Robert et Biaise étaient entrés
dans le salon venait de s'ouvrir. Sur le seuil on
apercevait la taille longue et maigre de Biban-
dier. L'ancien uhlan se tenait les côtes et riait
à gorge déployée.
— Ah ! ah ! ah! s'écria- t-il dès qu'il put par-
ler; la maîtresse farce!... Voilà deux bons gar-
çons qui se battent comme des diables pour un
héritage qui leur passera sous le nez!... Ah!
ah ! ah!... Et pour un souper qu'un autre man-
gera !
Robert et Biaise restaient tout déconte-
nancés.
L'ancien uhlan, fossoyeur de la paroisse de
Glénac, fit quelques pas à l'intérieur de la cham-
bre. Il tenait à la main des papiers.
— Restez dehors si vous avez peur!... cria-
t-il à la cantonade; je promets bien qu'ils ne
me tueront pas... Ma parole! reprit-il en s'a-
dressant aux deux combattants, vous êtes drôles
à croquer comme cela'... Ah ! M. Robert, j'irai
te voir à la chambre, bien sûr, quand tu seras
député... Ah ça! l'Endormeur, nous voulons
donc avoir vingt bonnes petites mille livres de
CHAPITRE XIX. 87
rente qui ne doivent rien à personne. Et, sur le
reste, l'Américain pourra s'arranger avec le vieux
marquis, avec M. de la Chicane, etc.. etc., et
enfin avec le Bibandier, s'il y a lieu... Laissez là
vos joujoux, mes enfants ; nous allons parler d'af-
faires sérieuses.
Biaise et Robert se regardaient. Le préambule
n'annonçait rien de bon.
Bibandier s'installa dans le fauteuil , auprès
de la table.
— Mes amours, dit-il, je m'applaudirai toute
ma vie de vous avoir évité la peine de vous em-
brocher comme des dindons que vous êtes...
Quand vous me ferez des yeux de tigre pendant
une heure, ça ne changera rien à l'histoire!...
Voyez-vous, il n'y a pas moyen de faire les mé-
chants ici, ce soir...
— Mais que signifie donc tout cela?... s'écria
Robert; je ne vous avais jamais vu si insolent,
mons Bibandier !
— Américain, dit l'ancien uhlan, la nature
chatouilleuse de mon caractère ne me permet
pas de continuer l'entretien sur ce ton... Ah!
ah ! ah!... se reprit-il en éclatant de rire, j'ai
envie de prendre, moi aussi, une de ces vieilles
flambcrges, et nous mènerons la danse à trois...
Mais c'est assez folâtrer... Viens te mettre à ma
droite, l'Endormeur... Américain, prends place
88 LES BELLES-DE-INUIT4
à ma gauche... Il s'agit d'une communication
officielle.
Robert et Biaise s'approchèrent machinale-
ment.
— M. le marquis de Pontalès , poursuivit
Bibandier, a bien voulu me donner auprès de
vous une mission de confiance... Il m'a dit :
u — Mon ami Bibandier, je répugne à voir
ce Robert et ce Biaise...»
— Comment!... s'écrièrent ceux-ci en même
temps.
— Si vous m'interrompez, nous n'en finirons
pas... M. le marquis m'a donc dit :
u — Mon ami Bibandier, épargne-moi la peinede
voir ces deux coquins de Robert et de Biaise ! ... »
— Ah!... fit M. de Blois, Pontalès a dit
cela ! . , .
— Comme j'ai l'honneur, mon fils... Et je
crois bien que c'est pure modestie. . . Le mnrquis,
tout en vous comblant de bienfiiits, veut se
soustraire aux marques de votre reconnais-
sance... Jugez-en... Il m'a dit encore :
«i — En définitive, ces drôles m'ont été d'une
certaine utiHté... Je prétends qu'ils ne s'en aillent
pas les mains vides. »
— Nous en aller !... se récria Biaise.
Et Robert ajouta en raillant à son tour :
— Ah ça ! M. le marquis croit donc que nous
CHAPITRE XIX. 89
sommes gens à tirer les marrons du feu pour
nous laisser ensuite mettre à la porte comme des
enfants?
— Le marquis est un fameux lapin, M. Ro-
bert!... dit Tancien uhlan avec emphase; et
s'il mange les marrons à lui tout seul, vous devez
encore vous estimer heureux qu'il veuille bien
vous en jeter les pelures!...
— C'est ce qu'il faudra voir !...
— C'est tout vu !... Pour en revenir, Pontalès
m'a chargé de vous dire qu'il a besoin de son
manoir de Penhoël... et qu'il serait flatte de
vous voir disparaître ce soir même.
— Il faut que le brave homme soit tombé en
enfance ! murmura Robert qui véritablement
ne comprenait rien à cet acte d'hostilité brutale.
Le manoir est à nous bien plus qu'à lui... Nous
possédons des contre-lettres dont les doubles se
trouvent entre les mains de maître le Ili-
vain.
— Les doubles, et les originaux aussi...,
riposta Bibandier.
— Du tout!
— Si foiit! c'est moi-même qui ai crocheté
votre secrétaire ce soir... Pas de jeux de mains,
M. Robert, ou j'introduis dans la discussion un
argument nouveau.
Sa main droite, qui était passée sous le revers
8.
90 LES BELLES-DE-NUIT.
de sa veste de paysran, sortit armée d'un pistolet
de taille recommandable.
— Causons comme des amis, reprit-il, et ne
nous emportons pas avant de savoir... Je gagne
ma vie, que diable !... Si vous aviez été les plus
forts , soyez certains que j'aurais travaillé pour
vous... car je n'ai pas de rancune, moi... et je
ne me souviens déjà plus des grands airs mal-
honnêtes que vous avez pris avec moi pendant
trois ans. Voici donc une chose entendue... Il
ne faut plus compter sur vos contre-lettres.
— Nous avons d'autres moyens..., dit Robert.
Et si Pontalès nous pousse à bout!...
— Mes amours, vous serez doux comme des
agneaux!... C'est moi qui vous en réponds!...
Je vous dis que ce vieux Pontalès est un lapin
de première force!... Et un brave homme...
car il vous propose une indemnité, lui qui pour-
rait Vous renvoyer tout bonnement comme des
vagabonds.
— Quelle indemnité?... demanda Biaise.
— Une dizaine de jolis billets de mille francs
à partager entre vous.
— Juste la moitié d'une année de notre re-
venu!... se récrièrent à la fois les deux amis;
c'est de la démence.
— Acceptez-vous?
~ Jamais !... dit Robert.
CHAPITRE XIX. 01
— J'aimerais mieux m'allei pendre!... ajouta
Biaise.
— Ancien style î... fit observer Bibandier ; la
guillotine a remplacé cette forme féodale et
vieillie... Plaisanterie à part, mes garçons, vous
ne comprenez pas du tout votre situation...
Permettez-moi de mettre sous vos yeux de
légers documents que ce finaud de Pontalès a
ûnt venir de la capitale.
Il déplia l'un des papiers qu'il tenait à la
main.
— Premier document :
<( Extrait des rôles de la préfecture de police.
« Bureau des renseignements.
«t Robert Camel... »
La surprise arracha un cri à Robert.
Biaise et lui changèrent à ce moment de vi-
sage. Jusqu'alors ils avaient cru pouvoir com-
battre à armes égales.
«... Robert Camel, » reprit Bibandier, « dit
<t Wolf,ditBelowski, dit V Américain, à cause du
<c genre de vol auquel il se livre habituellement.
«t Origine inconnue; vingt-huit ans; repris de
u justice ; trois condamnations en police correc-
«( tionnelle et deux en cour d'assises ; condamné
t'. en 1815 pour vol qualifié à cinq ans de reclu-
y2 LES BELLES -DE-NUIT.
<t sion; s'est évadé de la Force au bout d'un
«{ mois, et n'a pu être ressaisi par la justice... »
— Deuxième document :
« Extrait des rôles de la préfecture de police.
« Bureau des renseignements.
«t Biaise Jolin , dit rEndormeur, h cause du
«f genre de vol auquel il se livre habituelle-
«< ment... )>
Bibandier se mit à rire :
— Vous avez comme ça, tous deux, des ha-
bitudes, mes chéris!... dit-il.
«' ... Auquel il se livre habituellement ; repris
« de justice ; condamné par contumace le 5 jan-
« vier 1816 à dix ans de travaux forcés, à la
<( marque et à l'exposition... »
L'ancien uhlan replia soigneusement ses pa-
piers pour les mettre dans sa poche.
Robert et Biaise avaient la tctc basse; ils
semblaient atterrés.
— Mauvais ragoût!... dit Bibandier, dix ans
et le pilori... tu as tout de même bien fiût de
t'évanouir, l'Endormeur !... Mais ne nous per-
dons pas dans des digressions inutiles, comme
CHAPITRE XIX. 95
disait le gros avocat qui m'a euvoyé à Brest...
Il nous reste à savoir s'il vous plaît, M. Robert,
de faire vos quatre ans et neuf mois de réclu-
sion... et si vous éprouvez le besoin, M. Biaise,
de purger votre contumace?...
Les deux amis gardaient le silence. C'était là
un coup aussi rude qu'inattendu. Biaise, sur-
tout, qui s'était cru au sommet des prospérités,
retombait à plat et se sentait incapable de
résistance.
Robert essaya du moins de faire télc à
l'orage.
— Tout cela est très-bon..., dit-il en relevant
sa tcte blémie, et je devine la part que vous y
avez prise, mon vieux camarade... Mais si nous
sommes perdus, Pontalcs pense-t-il être à
l'abri ?
— Ob! oh!... répondit Bibandier, quand
vous le pincerez, celui-là!...
— On peut essayer!... Ce qui s'est passé la
nuit de la Saint-Louis...
— Pas de témoins ! interrompit Bibandier.
— Il y en avait un, du moins.
— Oui... c'est vrai... Mais je suis tout seul à
le connaître... et M. le marquis me paye.
Robert fit un geste de rage impuissante.
— Quoi qu'il arrive, s'écria-t-i!, nous résiste-
rons!... Nous ne sommes pas encore sous la
94 LES BELLES-DE-NUIT.
main de la justice, et nous avons le temps de
nous retourner.
— Pas beaucoup..., dit Tancien uhlan avec
douceur.
— Donnons-nous la main, Biaise, reprit Ro-
bert en se tournant vers son camarade. Nous
sommes unis, n'est-ce pas, maintenant?... A
nous deux, nous le mènerons loin, je vous jure,
votre marquis de Pontalès !..,
— Oui... oui..., balbutia l'Endormcur ; je
ferai tout ce que tu voudras !
— Ah!... s'écria Robert, on croit nous te-
nir!... A l'appui de ces belles menaces, M. le
marquis aurait dû nous montrer quatre gen-
darmes...
— Il y en a huit à l'office..., répondit Biban-
dier en souriant; c'est l'Endormeur qui a été
les chercher à Redon.
Robert se tourna vivement vers Biaise, qui
murmura en se frappant le front :
— C'était au cas où les paysans se seraient
révoltés pour les maîtres de Penhoël.
Robert ne dit plus rien; il était vaincu. Dans
le silence qui se fit, on entendit la petite toux
sèche de Macrocéphale, qui attendait toujours
derrière la porte.
— Patience! lui cria Bibandier ; voilà qui est
fini.
CHAPITRE XIX. 95
Il tira de sa poche un portefeuille et compta
sur le coin de la tabte dix billets de banque de
mille francs.
— Mes amours, reprit-il, on ne vous demande
même pas de reçu, tant est grande la confiance
que vous nous inspirez... Seulement votre si-
gnalement est donné à toutes les gendarmeries
du département... Si vous êtes encore dans les
environs au lever du soleil, vous pourrez bien
éprouver quelques désagréments... En vue de
ce danger qui vous menace, je vous ai fait pré-
parer deux excellents chevaux, lesquels vous
attendent de l'autre côté de Feau.
— Partons!... dit Robert qui prit cinq des
billets étalés sur la table.
Biaise serra les cinq autres d'un air déses-
péré.
— Nous nous entendons bien , poursuivit
Bibandier ; si fantaisie vous prenait de revenir,
coffrés en deux temps, sans rémission î...
Les deux amis se dirigèrent vers la porte.
Bibandier se leva pour les reconduire poli-
ment.
— J'espère que nous n'avons pas de rancune,
leur dit-il chemin faisant ; en somme, je vous ai
réconciliés, mes petits... Chacun gagne son pain
comme il peut, vous savez bien... Et, tenez!
j'espère que je vous rejoindrai bientôt là-bas, à
96 LES BËLLES-DE-NUIT.
Paris... Nous ferons encore plus d'une bonne
affaire ensemble. A vous revoir, mes braves !...
Ah! j'oubliais... maître le Hivain, qui n'ose pas
entrer de peur des ëpées, et qui vous a joué le
présent tour, me prie de vous dire qu'il ne
mourra pas content a moins de se faire liacber
en mille pièces pour votre service î ...
Robert et Biaise avaient disparu..
Quelques instants après, un domestique entra,
portant le souper commandé par le maître de
Penboël. Bibandier et maître Protais le Hivain
s'attablèrent gaiement.
C'était plaisir de les voir se frotter les mains
et rire, avant d'attaquer la succulente poularde
qui fumait au milieu de la table.
— II fallait bien que ce souper-là fut mangé
enfin par quelqu'un !... dit Macrocépbale.
— A votre santé, M. de la Cbicanc! riposta
Bibandier en versant deux pleines rasades. Nous
sommes les maîtres ici pour ce soir!
Chacun d'eux porta son verre à ses lèvres;
mais, au lieu de boire, ils se levèrent vivement
et avec respect.
M. le marquis de Pontalcs, qui était entré sans
bruit, venait de se mettre à table.
L'ancien ublan et l'homme de loi restaient
debout, le verre îi la main, tout déconte-
nancés.
CHAPITRE XIX. 97
Pontalèsr«vait sur le visage son bon petit sou-
rire, doucement moqueur.
Il attira la poularde et se servit une aile.
Le Ilivain et Bibandier attendaient qu'il leur
dit de s'asseoir.
Pontalès mangea son aile de volaille et but
un verre de vin avec un plaisir manifeste.
Puis il partagea entre ses deux compagnons
un signe de tête protecteur.
— Je suis content de vous, mes enfants...
dit-il avec sa tranquille bonhomie. Allez manger
un morceau à Toffice...
FIN DE LA SECONDE PARTIE.
TROISIEME PARTIE.
I.A COUR DES MESSACtERIBS.
Le xiv" siècle trouva l'architecture , le xv*
inventa la poudre , le xvi' restaura la peinture,
le xvii® fixa la langue , le xvin® compila l'En-
cyclopëdie et mangea ces petits soupers trop
fameux qui nous coûtent tant de vaudevilles î
Le xix« siècle a perfectionné les moyens de
transport.
C'est là sa gloire. On pourra contrôler ses
autres titres : planètes devinées, conserves de
tragédies, romans à la vapeur et goguettes hu-
100 LES BELLKS-DE-NUir.
maiiitaircs, mais nul historien n'aura le cœur
de lui contester le macadamisage, les bornes
kilométriques. le cornet à piston du conducteur,
et la lampe merveilleuse qui chauffe en hiver
les pieds des voyageurs.
Nous ne parlons pas même des chemins de
fer. Le diligence seule eût suffi pour créer à
notre âge une spécialité honorable.
La diligence si dédaignée!...
L'empire n'est pas encore bien loin de nous,
et pourtant si nos jeunes messieurs les voyageurs
du commerce voyaient surgir tout à coup une de
ces lourdes et incommodes machines auxquelles
étaient réduits leurs devanciers , les simples
commis voyageurs, ces aimables fils, frémiraient
jusque dans leurs breloques.
La restauration fit des progrès, il faut l'avouer;
mais, en 1820, les voitures publiques avaient
encore cette physionomie de coucou qui révolte
et fait honte. On mettait trois jours et trois nuits
pour aller de Rennes à Paris. On couchait en
route; on faisait des relais de sept lieues avec
deux ou trois rosses asthmatiques. Enfin des
choses qui semblent dater du déluge!
Il a sufii d'une vingtaine d'années pour apla-
nir les montagnes, combler les fondrières, civi-
liser les pataches , guérir les chevaux et metlre
dans tous les compartiments des diligences res-
CHAPITRE PREMIER. 401
taurëes cette jolie petite revue, qui porte aux
points les plus reculés de notre France la re-
nommée de la pâteRegnault et les épiques dis-
sensions des dents osanores.
Il était environ huit heures du matin. Dans
la cour de l'hôtel des messageries, à Rennes, on
faisait beaucoup de bruit et Ton se donnait beau-
coup de mal. C'était le départ pour Paris. Au
milieu de la cour, stationnait une voiture jaune,
étroite par la base, large par le haut, et dont la
construction semblait calculée pour obtenir le
plus d'accidents possibles. Autour de cette voi-
ture, à laquelle s'attelaient déjà trois chevaux ,
réformés pour diverses maladies, un monde de
facteurs, de voyageurs et de mendiants se pres-
sait.
Il y avait là cette famille qui occupe Tinté-
rieur des diligences depuis le commencement
des temps : le père avec son bonnet de soie
noire et le grand sac de nuit; la mère qui porte
le panier aux provisions, bourré de veau froid,
et dont le couvercle trop petit laisse passer le
goulot des bouteilles; les deux demoiselles qui
se sont coiffées de chapeaux antiques pour met-
tre ceux du dimanche dans la malle; et la bonne
revéche, avec les trois petits enfants, payant
demi-place, dont le roulement de la voiture va
bientôt déranger les jeunes estomacs.. .
102 LES BELLES-DE-NUIT.
Cette famille encombre à elle seule une cour
de messageries , tant elle a d'ainis qui viennent
pleurer sur son départ et lui souhaiter bon
voyage. Elle se charge des commissions de toute
une ville; quand elle part, la malle-poste n'a
plus rien dans ses coffres.
Il y avait, pour la rotonde, le pelit jeune
homme qui va faire son droit à Paris , empor-
tant avec lui le cher manuscrit de cette tragédie
que le Théâtre-Français, hélas! ne voudra point
jouer; la petite fille, sournoise et pauvre, que
vous rencontrerez peut-être, au bout d'un mois,
pimpante et bien changée dans une loge de
l'Opéra ; enfin, la nourrice discrète, vaste, rouge,
qui va voir si Paris lui garde un rejeton royal à
allaiter.
Pour l'impériale, deux hommes à moustaches
et à pipes.
Restait ce compartiment aristocratique : le
coupé, que l'on nommait a Rennes, en ce temps,
le cabriolet.
Dans la foule bavarde et attendrie qui entou-
rait la voiture , on se disait qu'un monsieur,
venant de Rrest , avait pris le cabriolet pour lui
tout seul. On ajoutait, entre deux poignées de
mains arrosées de larmes, que ce monsieur était
un Anglais, et que les Anglafs sont des origi-
naux qui ne font rien comme tout le monde.
CHAPITRE PREMIER. 103
Les mendiants et les désœuvrés qui Tavaient
vu arriver, la veille au soir, affirmaient qu'il
était bel homme et militaire, pour sûr.
11 était descendu à Thôtel de France, dont les
portes donnent sur la cour même des message-
ries. Là, il avait trouvé deux grands nègres et
une dame avec ses servantes. Toutes ces per-
sonnes, qui semblaient faire partie de sa mai-
son , étaient arrivées à Rennes en même temps
que lui , mais dans deux chaises de poste sur-
chargées de bagages.
Pourquoi voyageait-il seul dans le cabriolet,
tandis que la dame était en chaise de poste?
Pourquoi surtout les deux grands nègres s'éta-
laient-ils dans une commode berline, tandis que
leur maître présumé allait en diligence?
Les Anglais!... les Anglais, cela fait de si
drôles de corps ! . . .
Et les anecdotes de rouler! L'un avait connu
un Goddam qui mangeait son potage au dessert ;
l'autre avait fréquenté un gentleman qui ne
voyageait jamais qu'avec son cheval , seulement
ce gentleman tenait toujours son cheval par la
bride, et autres raretés de la même force.
Plus on parlait des drôleries britanniques,
plus les regards se fixaient, curieux, sur la porte
de l'hôtel de France, par où l'Anglais devait
passer pour entrer dans la cour des messageries.
104 LES BELLES-DE-NUIT.
L'heure du départ avait sonne ; l'Anglais se
faisait attendre.
La famille de l'intérieur, le petit étudiant et
la vaste nourrice commençaient à murmurer
contre les privilèges des gens riches.
— Viendra-t-il aujourd'hui ou demain, VEn-
glishman? disait la bonne.
— S'il s'agissait d'un pauvre malheureux,
grondait la nourrice, on le laisserait prendre
ses jambes à son cou et courir après la diligence!
Les mendiants gémissaient:
— Bonnes âmes charitables... bons chrétiens,
pour l'amour de Dieu î...
Les facteurs criaient :
— Une caisse pour Alençon, quarante livres...
deux paniers de poisson pour Vitré!...
Et auprès de la portière de l'intérieur:
— Vous ne nous oublierez pas auprès de
M. et madame Grimbîet, n'est-ce pas?...
— Bien des choses à l'avoué surtout et à son
épouse.
— Si vous m'en croyez, vous entortillerez vos
pieds dans la paille... les matinées sont fraî-
ches...
— Ah ! vous allez trouver sur la route de quoi
vous distraire!... Tous les regrets sont pour
ceux qui restent!...
— Amitiés à Victor, à Joseph, à Sophie...
CHAPITRE PREMIER. 105
Vous auriez mieux fait de mettre le cliien sur
l'impériale.
Au beau milieu de ces caquetages croisés, le
silence se fît tout h coup. La porte de l'hôtel de
France venait de s'ouvrir, et les deux grands
nègres de l'Anglais se montraient sur le seuil.
— Beaux brins d'hommes, ma foi ! murmura
la nourrice.
C'étaient en effet des noirs magnifiques, vêtus
d'une riche livrée et coiffés de turbans blancs,
qui faisaient ressortir Tébcne luisante de leur
peau.
Ils traversèrent la cour sans s'occuper de
tous ces regards fixés sur eux avidement, et dé-
posèrent dans le coupé un manteau , un châle
de cachemire et un coussin de fourrure de toute
beauté.
— Avec ça, dit l'un des hommes à moustaches
et à pipes de l'impériale, le milord ne gagnera
pas la coqueluche!
Le petit étudiant, philosophe par nécessité,
lançait au riche manteau cl à la belle fourrure
des regards de mépris stoïque.
Lesdeux noirs s'en allèrent en silence, comme
ils étaient venus, et l'Anglais parut, à son tour,
sur la porte de l'hôtel.
C'était un homme d'aspect noble et véritable-
ment remarquable. Cette épithcte d'original,
106 LES BELLES-DE-NUIT.
que la province accorde au premier paltoquet
qui laisse croître ses cheveux ou sa barbe et
porte un chapeau ridicule , ne lui allait pas à la
cheville.
Il y eut dans la foule un murmure d'étonne-
ment, nous allions dire de respect.
L'Anglais ne portait cependant qu'un costume
de voyage assez simple. Une redingote à bran-
debourgs, comme c'était la mode alors, serrait
sa taille haute et d'une rare élégance. Pour
coiffure il avait une petite casquette anglaise de
laquelle s'échappaient, en boucles naturelles, ses
cheveux noirs, soyeux et lustrés.
Tandis qu'il traversait la cour lentement, cha-
cun put admirer son visage noble et fier, et le
dessin régulier de ses traits, brunis par le soleil.
Une nuée de ces mendiants sales et hideux,
qui pullulent dans les rues de Rennes, se pres-
sait sur son passage en faisant assaut de criail-
leries et de lamentations.
La foule pensait que l'Anglais allait les com-
bler de gros sous ; mais celui-ci n'eut pas même
l'air de les apercevoir et monta dans le coupé ,
dont il ferma la portière sur lui.
— En route!... cria le conducteur en se pen-
dant à la courroie de l'impériale.
Le postillon fit claquer son fouet.
— Bonne âme charitable!... chantait le chœur
CHAPITRE PREMIER. 107
plaintif des mendiants; bon chrétien, pour
l'amour de Dieu!...
Et le même chœur grondait en aparté :
— Coquin d'Angliche î si nous pouvions t'étran-
gler tout vif!
Les badauds s'étonnaient et disaient :
— Le fait est qu'il pourrait bien leur donner
quelques pièces de deux sous, ce richard-là !...
Mais les Anglais , ça a le cœur dur comme un
caillou î
Au moment où la voiture s'ébranlait, une
main blanche et fine sortit de la portière du
coupé, et une pleine poignée de louis d'or
tomba sur le pavé de la cour.
Ce fut alors une épouvantable bataille entre
les mendiants ameutés.
De mémoire de gueux, on n'avait jamais vu
à Rennes une magnificence pareille. Les badauds
ouvraient de grands yeux, et plus d'un, parmi
eux, avait bonne envie de prendre part à la
mêlée.
Tandis que les mendiants, hommes, femmes
et enfants, se ruaient les uns contre les autres
avec une ardeur digne de l'aubaine, la diligence,
à peine lancée, subissait un temps d'arrêt à la
porte même de la cour. Tout le monde s'élança
de ce côté, dans l'espoir d'un accident, mais ce
n'était qu'un voyageur, portant pour bagage
108 LES BELLES-DE-NUIT.
une petite valise assez plate, et demandant une
place pour Paris.
En pleine rue, on ne se fut certes pas arrêté
pour ouïr les instances de ce voyageur inconnu,
mais sous Tétroite voûte qui sépare la voie
publique de la cour des messageries rennaises,
un seul homme fait obstacle et peut disputer le
passage au postillon le plus absolu. Il faut par-
lementer.
Le conducteur se pencha sur son siège et
dit:
— Monsieur, la voiture a sa charge... Après-
demain, vous aurez un autre départ.
Le voyageur n'était rien moins que notre
ami Etienne Moreau, le peintre, arrivant de
Redon avec son léger bagage.
— Il faut pourtant que je parte aujourd'hui...,
répliqua -t-il.
— S'il n'y a pas de place.
— Je ne suis pas difficile... je me mettrai
n'importe où.
— Voilà un être entêté !... grommela le con-
ducteur; puisque je vous dis que la diligence
est comble!... Adressez-vous en face à la Con-
currence,,, Il n'y a pas de danger qu'on refuse
un voyageur dans cette boutique-là !
— J'en viens pourtant, dit Etienne; et l'on
m'a refusé.
CHAPITRE PREMIER. 109
— Alors, au large, s'il vous plaît!... En avant,
postillcn !
Le postillon fit claquer son fouet ; les chevaux
piaffèrent sur place. Etienne resta ferme au
beau milieu du défilé, comme un Spartiate des
Thcrmopyles.
Gueux et badauds se pressaient dans la cour
à l'entrée de la voûte et cherchaient en vain a
reconnaître la nature de l'obstacle qui arrélait
ainsi la diligence des le début de sa carrière.
— 11 y aura un cheval malade..., se disait-on.
— Mais Dieu de Dieu ! voilà-t-il un milord
qui a bon cœur !
— Quand ça se met à être généreux, ma
parole, c'est pire que des princes !
Les plus finets tâchaient de se couler dans
l'espace étroit qui restait entre les roues et les
murailles de la voûte ; les plus avisés prenaient
bravement, pour gagner la rue, à travers le
rez-de-chaussée de l'hôtel de France.
Etienne, cependant, ne se décourageait point.
— Ah ça ! conducteur, disait-il sans quitter
sa position au beau milieu du passage, c'est mau-
vaise volonté pure ! Je vois d'ici qu'il va, pour
le moins, deux places vides dans votre coupé.
— Elles sont retenues par milord, répliqua
le conducteur.
— Est-ce que vous vous moquez?... Votre
LES BELLES-DE-NUIT. 3. 10
110 LES BELLES-DE-NUIT.
milord a-t-il besoin de trois places pour lui
tout seul?
A cette dernière apostrophe, on vit se pen-
cher h la portière du coupé la belle et froide
figure de l'Anglais. Durant une ou deux se-
condes, l'Anglais examina d'un air profondé-
ment indifférent notre jeune peintre qui gesti-
culait au devant de la voiture.
Puis l'Anglais bâilla et remit sa tête au coin
rembourré du coupé.
— Faudra-t-il que je descende?... s'écria le
conducteur en colère. Puisqu'il vous faut une
place, mon joli garçon, si vous ne vous rangez
pas à l'instant même, je vais vous en procurer
une au bureau de police, moi !
— Qu'est-ce qu'il y a donc?... qu'est-ce qu'il
y a donc? demandèrent à la fois gueux et ba-
dauds qui avaient enfin gagné la rue.
Le conducteur répondit en mettant pied à
terre :
— C'est cet olibrius qui veut prendre les
places de milord!
— Les places de milord !... cria la foule in-
dignée; on va lui en faire voir de drôles à ce
pctit-là !
— Qui m'a donné un vagabond pareil?
— Postillon, un coup de fouet! Sanglez-lui
proprement la figure !...
CHAPITRE PREMIER. 111
Les mendiants retroussaient les manches de
leurs chemises noirâtres ; les bourgeois eux-
mêmes prenaient des poses belliqueuses. Il n'y
avait là personne qui n'eût la généreuse velléité
de faire un peu le coup de poing pour un
homme dont les poches étaient si bien gar-
nies.
Etienne avait Tair bien résolu à subir toutes
les conséquences de son équipée. Il avait déposé
à terre son petit paquet, et regardait en face la
foule menaçante.
L'Anglais remit sa tête à la portière, et cette
fois, sa physionomie exprimait de l'impatience
et de la mauvaise humeur.
— Eh bien!... dit-il avec un fort accent bri-
tannique, cela va-t-il finir?
Ce fut comme un signal ; le conducteur et le
postillon d'un côté, la foule de l'autre, se ruèrent
en même temps sur Élienne. Celui-ci se défendit
vaillamment, et, malgré l'inégalité de la lutte,
il réussit, durant deux ou trois secondes, à
tenir ses nombreux adversaires à distance.
La figure de milord s'éclaira.
— AohL,, fit-il en modulant sur trois notes
étranges cette fameuse exclamation que Beau-
marchais ne connaissait pas quand il a fait du
mot goddam le fond de la langue anglaise.
En ce moment, Etienne, poussé à bout, s'ados-
112 LES BELLES-DE-NUIT.
sait contre la muraille et lanôait un coup de
poing qui envoya le plus gros des bourgeois
rouler au milieu du ruisseau.
— Aoh!,., répéta l'Anglais sur un mode
presque joyeux : it is a true gentleman!
Sa tcte rentra dans le coupé et Ton entendit
un coup de sifflet aigu. Les deux grands noirs
parurent comme par enchantement aux por-
tières. Milord prononça quelques mots ; les
deux nègres s'élancèrent.
Le conducteur fut repoussé d'un côté, non
sans quelque rudesse, et les bourgeois de l'autre;
mais Etienne n'eut pas le temps de se réjouir de
cette délivrance inattendue, car l'un des noirs
le saisit à bras-le-corps et l'apporta littéralement
à son maître.
La foule, battue, applaudit à tout hasard.
— Laissez ce gentleman, dit l'Anglais à son
nègre.
Etienne se sentit aussitôt sur ses pieds et libre.
— Monsieur, lui dit l'Anglais dont la voix
s'adoucit jusqu'à devenir courtoise, un peu plus
de prudence dans la garde et vous boxeriez
comme Colburn, pardieu !... Voulez-vous me
permettre une question ?
— Faites..., répondit Etienne.
— Étes-vous Breton ?
— Non, milord.
CHAPITRE PREMIER. 113
— En ce cas, je me ferai une vraie joie de
vous offrir une place dans cette voiture.
— Et moi, j'accepte de grand cœur, mi-
lord !... s'écria Etienne qui ramassa son paquet.
L'un des noirs ouvrit la portière, et notre
jeune peintre s'installa triomphalement dans le
coupé.
11 allait se mettre en devoir de renouveler ses
remercîments, mais il s'aperçut que milord ne
faisait plus d'attention à lui. Milord regardait
de tous ses yeux de l'autre côté de la rue où la
Concurrence faisait, elle aussi, ses préparatifs
de départ.
C'était une pauvre petite voiture, étroite et
maigre, traînée par deux chevaux à qui l'atte-
lage poussif de la diligence faisait honte.
Pour singer en tout son opulente rivale, la
Concurrence était divisée en trois comparti-
ments, mais il n'y avait que deux places de
front dans chacune de ces boîtes étroites et
basses.
Ce qui attirait en ce moment l'attention de
l'Anglais, c'étaient deux petits chapeaux de paille
qu'on apercevait à demi dans la rotonde de la
Concurrence.
Du moins, Etienne ne voyait-il que les deux
petits chapeaux de paille. Mais ceux-ci coiffaient
deux jeunes filles, que l'Anglais avait aperçues
10.
114 LES BELLES-DE-NUIT.
au moment où elles montaient en voiture.
Et il fallait que ces jeunes filles fussent bien
charmantes pour attirer son attention à ce point,
car nous pouvons dire que milord ne perdait
pas pour peu de chose son flegme britannique
et sa nonchalante indifférence.
La planchette qui servait de store à la Con-
currence se releva ; les deux petits chapeaux de
paille disparurent. Les noirs s'en étaient allés
comme ils étaient venus.
Dans ce petit incident, la bonne ville de
Rennes allait avoir matière à conversation pour
toute la journée, et même pour le lendemain.
Aussi, lorsque la diligence s'ébranla définitive-
ment, une dernière acclamation s'éleva dans la
foule.
L'Anglais s'enfonça dans un coin du coupé et
ferma les yeux, comme s'il eût oublié complè-
tement la présence de son compagnon.
Il
Facteurs, mendiants et citadins restèrent
encore pendant quelques minutes devant la cour
des messageries. Il fallait bien causer un peu de
ce dramatique incident qui avait signalé le dé-
part de la voiture. Chacun avait besoin de dire
son mot sur le riche Anglais. Et, comme le ba-
daud, lancé dans la boue par le bras d'Etienne,
avait le mauvais goût de se plaindre , les sages
de l'assemblée lui répondaient qu'on gagne tou-
jours ces sortes d'aubaines à vouloir se mêler
des affaires d'autrui.
116 LES BELLES-DE~NUIT.
Tandis que la diligence partait au milieu du
bruit, sa modeste rivale, la Concurrence, s'é-
branlait à son tour. La Concurrence était venue
se loger à deux pas des messageries pour attirer
les voyageurs par l'appât du bon marché. Son
bureau portait pour enseigne ces deux mots
pleins d'attraits : Moitié prix. Mais elle était si
étroite et si délabrée, la pauvre Concurrence î
ses roues criaient si aigrement ; ses chevaux
souffraient d'une toux si maligne !
Le postillon, maigre et mal habillé, qui con-
duisait aujourd'hui les deux pauvres bétes, fit
pourtant de son mieux pour fournir un départ
convenable. La rue était pleine ; il fallait soute-
nir l'honneur du rabais. Le postillon fit claquer
gaillardement son fouet et tâcha de brûler,
comme on dit, l'anguleux pavé de la capitale
bretonne.
Mais, hélas! c'était pitié de voir le triste véhi-
cule s'en aller cahin-caha, gémissant et chance-
lant à chaque tour de roue. Les acclamations
qui avaient salue le départ de la diligence se
changèrent ici en sifflets.
Par tous pays, le peuple se plaint amèrement
d'être exploité, écorché, assassiné. Offrez-lui les
choses à bas prix, vous verrez qu'il haussera
les épaules en vous disant des injures.
La Concurrence s'en allait piteuse et mélan-
i
CHAPITUIÎ II. 117
colique ; on ne voyait personne à ses portières
éraillées, comme si les gens qu^elle emmenait
avaient eu honte de se montrer en si misérable
équipage. Les deux petits chapeaux de paille,
lorgnes naguère par TAnglais, avaient poussé la
précaution jusqu'à relever les planches figurant
des persiennes rouges et servant de stores à, la
rotonde.
C'étaient deux jeunes filles qui semblaient à
peine sorties de Tenfance. Elles étaient seules;
elles se pressaient l'une contre l'autre, dans une
pose inquiète et craintive.
Il faisait presque nuit dans la rotonde à cause
des stores baissés. Néanmoins on eût pu distin-
guer, sous les chapeaux de paille, deux gracieu-
ses et charmantes figures qui méritaient assuré-
ment l'attention de milord.
Les deux jeunes filles étaient arrivées à
Rennes, la veille au soir, par la route de
Nantes, sur une charrette de paysan.
Elles avaient l'air d'être pauvres. Elles ne vou-
laient point dire leur nom et refusaient de
montrer leurs passe- ports. Heureusement pour
elles que la Concurrence était indulgente par état
et faisait trêve à toutes questions.
La vieille femme, chargée d'inscrire les pla-
ces, jugea bien du premier coup d'œil que nos
deux voyageuses étaient des filles mineures,
118 LES BELLES-DE-NUIT.
désertant le toit paternel ; mais en somme, elle
n'avait pas à leur demander leur extrait
d'âge.
\0n en voit tant partir comme cela des pro-
inces pour aller chercher fortune à Paris! Sur
le nombre, deux de plus ce n'était pas une
affaire.
La bonne femme pensa seulement que celles-ci
étaient assez jolies pour tirer promptement leur
épingle du jeu.
A ce premier instant du voyage, les deux
jeunes filles gardaient le silence. Elles se tenaient
par la main ; il y avait une tristesse grave sur
leurs traits pâlis et fatigués. Jl y avait aussi
comme une vague épouvante. On eût dit qu'elles
en étaient à hésiter sur les résultats d'une en-
treprise étourdiment commencée.
11 était bien tard pour réfléchir. La petite
voiture avait déjà dépassé les dernières maisons
du faubourg, et l'on n'apercevait déjà pius les
tours Saint-Pierre, ces deux sœurs de granit,
trapues, carrées, robustes comme les épaules des
vieux guerriers bretons.
Toute dédaignée qu'elle était, la Concurrence
suivait de près son orgueilleuse rivale. On pou-
vait même prévoir qu'avant peu elle allait pren-
dre les devants.
Dans le coupé de la diligence, nos deux voya-
CHAPITRE II. 119
geurs avaient gardé la position que nous leur
avons laissée en quittant la cour des message-
ries. Ils n'avaient pas encore échangé une parole.
L'Anglais s'était enfoncé dans son coin et fermait
les yeux comme un homme qui prétend écarter
toute communication importune. Etienne n'était
pas d'humeur à entamer la conversation de
force. Il y avait en lui trop de souvenirs joyeux
ou tristes qu'il accueillait chèrement, et ce muet
compagnon que le hasard lui donnait n'avait
garde de lui déplaire.
Sa pensée était à Penhoël. Son cœur lui par-
lait de Diane, si helle et si aimée, de Diane qui
semblait l'avoir fui au moment de l'adieu...
Que s'était -il passé à Penhoël depuis son dé-
part? Etait-il regretté? Les yeux de Diane
avaient-ils eu des larmes pour accueillir la nou-
velle de son absence?
Pauyre Diane !
Il y avait des moments où Etienne se disait :
— Je n'aurais pas dû la quitter peut-être, car
elle est malheureuse... Et qui sait si elle n'a pas
besoin d'aide dans cette tâche mystérieuse où elle
est engagée? Mais comment rester davantage ?
Et d'ailleurs, Diane l'aimait-elle ?
Oh oui!... du moins il l'espérait du fond de
l'âme. Et c'était tout le bonheur de son avenir !
Comme cette route était longue ! Il eût voulu
120 LES BELLES-DE-NUIT.
déjà être à Paris, dans son atelier, pinceaux et
palette à la main. Il sentait au dedans de lui-
même une ardeur inconnue; sa pensée fermen-
tait; devant ses yeux, l'horizon s'élargissait
tout à coup.
Il était peintre. Il sentait sa force; les obsta-
cles qui l'avaient arrêté jadis lui apparaissaient
petits et misérables. C'est à peine si son regard
dédaigneux pouvait les distinguer en travers de
sa route brillante. De la lutte, il ne voyait plus
que le résultat, qui était la victoire.
Et alors, il se reprochait d'avoir tardé si long-
temps. Que d'heures perdues a ce manoir de
Penhoël ! Il remerciait Robert de Blois de l'avoir
enfin chassé, car il s'avouait que jamais, de lui-
même, il n'aurait eu !e courage de quitter
Diane.
Il y avait, entre le bourg de Glénac et le ma-
rais, une grande allée de châtaigniers qui;5'éten-
dait, tortueuse , au bord de l'eau. Les jours
d'été, quand le soleil h son déclin se cachait
derrière la colline^ une brise douce et fraîche
s'élevait sur le marais. Etienne se voyait encore
assis au pied d'un arbre. C'était l'heure du ta-
cite rendez -vous (jue nul n'avait donné ni reçu ,
mais auquel on ne manquait jamais.
Un pas léger se faisait entendre derrière le
rideau de châtaigniers ; le cœur dEtieiiue se
CHAPITRE II. 121
prenait à battre, et ses yeux souriants étaient
humides.
Diane venait. Qu'elle était belle! Oh î la joie
des jeunes amours! Ce qu'ils se disaient, peut-on
récrire? Et le cœur a-t-il besoin de lèvres pour
parler?
Diane! Diane!... Peut être la veille encore,
la belle jeune fille était venue s'asseoir sous
l'arbre aimé?
Plus rien ; l'absence !...
La tête d'Etienne se penchait sur sa poitrine,
et SCS mains étaient jointes comme à l'heure où
l'on prie.
L'Anglais dormait dans son coin.
Puis le cœur du jeune peintre, un instant
amolli, se redressait dans sa force vive. Il se
retrouvait lui-même courageux et plein de sève ;
il comptait par avance ses heures de travail ; il
fixait son effort. Vaincre! vaincre! pour reve-
nir chercher Diane, qui était le prix du triomphe
et la couronne.
A cette heure , Roger s'était acquitté sans
doute de la mission confiée. Diane savait le mo-
tif du départ d'Etienne : pour la première fois
elle avait reçu l'aveu de cet amour qui durait
depuis si longtemps.
Qu'avait-elle dit? Etienne aurait voulu voir
les grands dis baissés de sa paupière, et la rou-
3. 11
152 LES BELLES-DK-NUIT.
geur pudique moulant à son front de vierge.
Roger lui écrirait à Paris, mais quand ? Mon
Dieu! des jours entiers avant de savoir!...
Comme il songeait ainsi, §on regard se tourna
par aventure vers le compagnon de voyage que
le hasard lui avait donné. Il ne l'avait point exa-
miné encore, et ce premier coup d'œil lui fit
faire un mouvement de surprise.
L'Anglais était à demi couché sur les coussins
de la diligence ; ses pieds se perdaient dans la
fourrure épaisse ; le grand châle de cachemire
qu'il avait mis derrière sa tête, pour s'affran-
chir de tout contact avec les parois de la dili-
gence, retombait sur son front et lui faisait une
sorte de coiffure étrange. Ses magnifiques che-
veux noirs s'échappaient confusément des plis
du cachemire et venaient boucler jusque sur ses
épaules.
Etienne fit trêve à ses souvenirs pour admirer
le dessin fier et régulier de cette tête si complè-
tement belle. Il ne se rappelait point d'avoir
rencontré jamais, dans sa vie d'artiste, un mo-
dèle aussi parfait.
Plus il contemplait FAnglais , plus il décou-
vrait de noblesse intelligente et maie sur ses
traits au repos.
Il dessinait par la pensée ce front, pur comme
le front d'un adolescent, et pourtant chargé de
CHAPITRE II. * 123
rêveries, cette bouche calme où le travail de la
vie avait laisse à peine une nuance légère
d'amertume.
Ce visage était pour lui comme le reflet d'une
âme puissante et blessée. Il allait beaucoup trop
loin peut-être dans la poésie de ses suppositions ;
mais, malgré lui, son admiration d'artiste se
mélangeait de respect, parce qu'il pensait devi-
ner toute une vie de souffrances vaillamment
supportées.
L'Anglais fit un mouvement dans son som-
meil ; le jeune peintre détourna les yeux pour
ne point paraître indiscret.
Son regard se porta naturellement vers le
paysage. On avait fait déjà huit ou neuf lieues ; la
route courait dans un vallon large et plat entre
deux rangs de pommiers rabougris. Sur la droite
on voyait des prairies humides où la Vilaine
perdait en de capricieux détours son mince filet
d'eau.
En somme, l'aspect n'avait rien de remarqua-
ble. C'était un de ces paysages de la haute Bre-
tagne qui peuvent se résumer ainsi : des pom-
miers et un ruisseau.
Mais, tout à coup, la route fit un coude brus-
que, et le jeune peintre laissa échapper un cri de
plaisir qui réveilla son compagnon de voyage.
C'était une sorte de changement à vue. Au
124 LES BELLIÎS-DE-NUIT.
lieu du monotone coup d'œil, l'horizon, soudai-
nement élargi, montrait l'admirable paysage au
milieu duquel s'assied la. vieille ville de Vitré.
Il y avait de quoi ravir un peintre. On inven-
terait difficilement un tableau plus frappant.
Etienne regardait avec des yeux charmés ces
maisons de style bizarre jetées pcle-méle sur le
penchant de la colline et s'ameutant pour ainsi
dire autour de la grande masse du château. Il
lui semblait voir une fantasque danse de pignons
antiques et de toits aigus, découpés comme des
pièces d'orfèvrerie. Le vent chassait les nuages
au ciel. Quand un rayon de soleil venait à per-
cer tout à coup, c'était une étrange vie parmi
CCS masures dix fois séculaires qui grimpaient,
serrées et en désordre, aux flancs rocheux de la
montagne.
L'œil se perdait à vouloir suivre les innom-
brables détails du tableau. Depuis la belle prai-
rie où serpentait la Vilaine jusqu'au sommet
lointain de la rampe, c'était comme un grand
perron aux marches inégales et formées de con-
structions qui chancelaient de vieillesse. Tout
en bas, au-dessus du moulin dont la roue jetait
un cri monotone, um cabane s'élevait avec sa
toiture de chaume ; sur la cabane s'appuyait la
maison d'un bourgeois vitriais, entourée d'un
porche branlant; sur la maison se dressait un
CHAPITRE II. 125
hôtel décharné, gris, maussade, coiffé de gi-
rouettes monstrueuses et ceint de longues bakis-
trades de fer; au-dessus, de grands rochers,
des églises roides et tristes, des arbres vieux
comme la ville elle-même, qui est la doyenne
des cités de Bretagne; et au-dessus encore le
château, ce débris informe dont le temps a fait
une merveille.
N'y a-t-il point là le caprice d'un génie artiste?
et n'est-ce que le résultat du patient travail des
années ? La main de l'homme a-t-elle aidé à celte
confusion puissante qui, mêlant le riant et le
terrible, va couronner ce sombre géant de
pierre d'une chevelure odorante et fleurie.
On ne sait où commence , on ne sait où finit
la lourde enceinte, flanquée de tours rondes et
ventrues. Elle se perd parmi les maisons; elle
disparaît derrière les arbres; on la voit montrer
au détour d'une rue sa maçonnerie cyclopéenne,
dont la base plonge au fond des. vertes douves
transformées en jardins. Ce furent des bras de
Titans qui portèrent au haut de la montagne
ces énormes blocs de granit. Et quel contraste!
Sur cette ruine usée, noircie, caduque, des
fleurs partout! Chaque crevasse présente son
brillant bouquet ; chaque meurtrière laisse
échapper sa joyeuse guirlande. Au bas des mu-
railles , où commence l'épais manteau de lierre
11.
126 LES BELLES-DE-NUIT.
qui voile la décrépitude du géant, la campanule
agite à la brise des clochettes légères; les lise-
rons blancs et roses dessinent leurs festons sur
le vert foncé des vignes sauvages, et du haut
des créneaux à jour, pend la moisson d'or des
giroflées.
On dit qu'entre toutes les villes de France,
Vitré est la plus indigente ; qu'elle se vende à
un marchand de curiosités, et sa fortune est
faite...
Etienne regardait. A mesure que la voiture
avançait, l'aspect changeait pour lui, comme
s'il eut mis son œil à la lentille d'un kaléidoscope.
Sans savoir qu'il parlait, il murmurait :
-- C'est beau!... c'est beau! sur ma parole.
— Qu'est ce qui est beau? demanda auprès
de lui une voix brusque et grondeuse.
Etienne se retourna vivement. A son tour, il
avait oublié l'Anglais.
Celui-ci frottait ses yeux chargés de sommeil,
et [)ortait sur son visage les traces d'une hu-
meur détestable.
— Vous m'avez réveillé, monsieur, reprit-il,
avec vos soubresauts et vos cris... Ne pouviez-
vous me laisser dormir en paix?
Etienne , étonné de cette sortie, voulut s'ex-
cuser ; l'Anglais lui coupa la parole.
— Je vous demande, monsieur, répétat-il,
CHAPITRE II. 127
OÙ VOUS prenez ces belles choses qui vous arra-
chent ces cris cradmiration.
Etienne étendit la main vers la ville et le châ-
teau de Vitre, que l'on apercevait en ce moment
sous leur point de vue le plus pittoresque.
L'Anglais eut un rire sec et provoquant.
— Ahî diable!.. . fit-il, c'est cela que vous
trouvez beau, monsieur? Un sale fouillis de mai-
sons poudreuses, où je ne voudrais pas demeu-
rer si j'étais un mendiant ! ...
— Mais, milord..., dit Etienne, veuillez donc
remarquer...
— Je remarque, monsieur... et je prétends
que ces taudis misérables sont la honte d'un
pays civilisé!
— Cependant...
— Monsieur, je déteste de toute mon âme
celte espèce de badauds qui tombent en admira-
tion devant les vieilles murailles et les maisons
lépreuses... De tous les travers, je suis fâché de
vous l'avouer, celui-là est, sans contredit, le
plus sol que je sache.
Etienne restait abasourdi devant cette attaque
brutale et imprévue.
— Milord, dit-il en essayant de sourire , j'ai
eu tort assurément de troubler votre sommeil...
— Oui , monsieur ! interrompit l'Anglais,
grand tort!... mais il ne s'agit pas décela. Ce
128 LES BELLES-DE-NUIT.
qui me déplaît, c'est le genre que vous vous
donnez de rester en extase à la vue de ce mon-
ceau de poussière... Je vous promets, moi, que
vous trouvez cela très-laid.
— Je vous proteste...
— Du tout!... A quoi bon soutenir cette co-
médie?... Parmi certaines gens à moitié fous et
désœuvrés, on est convenu de se pâmer à froid
devant ces vilenies.
Etienne fit un mouvement d'impatiente.
— C'est comme cela, monsieur !
— Ce qui serait fou, milord , dit le jeune
peintre, ce serait de discuter sérieusement avec
vous un sujet que vous ne paraissez pas com-
prendre.
— Comprendre! s'écria l'Anglais dontraccent
britannique semblait en ce moment plus désa-
gréable et plus discord, voilà le grand mot!...
Quand on est à bout de bonnes raisons, on se
croise les bras, et l'on dit : Profanes que vous
êtes, vous ne savez pas me comprendre !
Etienne était un garçon de sang-froid et d'es-
prit; mais toute cette boutade le prenait bors
de garde.
Il examina en fronçant le sourcil cette noble
et belle figure de son compagnon de voyage
que naguère encore il admirait de tout son cœur.
En ce moment il ne voyait plus avec les mêmes
CHAPITRE IF. 129
yeux. Cette physionomie fière et calme lui sem-
blait méchante, petite, hargneuse.
— Brisons là ! dit-il avec un commencement
de colère; dans notre position, une querelle se-
rait souverainement ridicule... D'ailleurs, je
n'en suis pas à savoir que, sur certains sujets, le
diable ne ferait pas concorder Tinstinct d'un
bourgeois et le sens d'un artiste!
-- Ah!... ah!... ah!... fit par trois fois l'An-
glais ; nous sommes donc artiste , monsieur?...
Franchement, j'en suis fâché pour vous... les
bras manquent à la culture de la terre... Il n'y a
pas assez de boulangers ; les tailleurs demandent
en vain des apprentis... et il se trouve des gens
qui n'ont pas honte d'avouer bonnement leur
fainéantise... C'est pitoyable!
Etienne frappa du pied et se redressa ; des
paroles de défi étaient sur sa lèvre. L'Anglais le
regarda encore durant un instant avec son sou-
rire sec et dédaigneux.
Puis au moment où Etienne allait parler,
l'Anglais haussa les épaules, ferma les yeux et
remit sa tête sur son beau chale de cache-
mire.
— Pour Dieu! monsieur, dit-il, ne me réveil-
lez plus... j'ai sommeil.
Etienne demeura tout déconcerté. Il garda le
silence, rongeant son frein et se demandant
150 *LES BELLES-DE-NUIT.
s'il avait décidément affaire à un maniaque.
L'Anglais avait repris tout de bon son somme
interrompu.
On avait eu des chevaux frais à Vitré; la voi-
ture roulait tant bien que mal sur les confins de
la Bretagne et du Maine. A mesure que le temps
passait, Etienne reprenait son calme et revenait
à ses souvenirs.
Au bout de deux heures , employées par le
jeune peintre à rêver et par l'Anglais à dormir,
la diligence atteignit un relais.
Tandis qu'on changeait de chevaux, les voya-
geurs, la tête à la portière, faisaient les questions
d'usage ;
— Où sommes-nous ici, mon brave?
— Au bourg de la Gravelle, où finit la Breta-
gne et où commence la France...
L'Anglais bondit dans son coin et se frottâtes
yeux.
— Ahî... fit-il en poussant un soupir de sou-
lagement; enfin!... nous sommes débarrassés de
ce maudit pays !...
Il s'adressait à Etienne, qui lui tournait le dos
et faisait mine de ne pas l'entendre.
— Monsieur..., reprit-il;
Point de réponse.
— Monsieur...
Nul signe de vie. Etienne trouvait un charme
CHAPITRE M. 131
incomparable à contempler les tristes coursiers
qu'on attelait à la voiture.
L'Anglais s'agita dans son coin. Il tira de sa
poche un étui mignon, en nacre de Chine, et
l'ouvrit.
— Monsieur..., dit-il encore; voulez-vous me
permettre de vous offrir un cigare?
— Je ne fume pas..., répliqua Etienne sans se
retourner.
— Et l'odeur du tabac vous incommode peut-
être?
— Beaucoup... mais je n'ai pas le droit de
vous gêner... niilord, vous êtes chez vous.
L'Anglais referma son étui à cigares, et le re-
mit tristement dans sa poche.
Etienne, qui s'était retourné à demi, suivait
ses mouvements du coin de l'oeil.
L'Anglais s'était croisé les bras sur sa poitrine
d'un air de bonne humeur.
— Monsieur, poursuivit-il en se rapprochant
du jeune peintre, je vou^ sacrifie là une habi-
tude de vingt ans... A tout le moins, causons
pour faire quelque chose.
— Ma foi,miiord, répliqua Etienne d'un ton
piqué, je trouve que nous avons causé suffisam-
ment tout h l'heure.
—- Allons donc !... s'écria l'Anglais ; vous me
gardez rancune... Faut-il vous demander pardon?
132: LKS BELLES-DE-NUIT.
Il y avait dans les inflexions de sa voix
«ne francliise si communicalive et si bonne
qu'Etienne ne put s'empêcher de se retourner
tout à fait. L'Anglais souriait, son sourire atti-
rait comme un charme; son accent britannique
lui-même, si désagréable tout à l'heure, s'a-
doucissait et n'était plus qu'une sorte d'assai-
sonnement à son langage.
— S'il ne vous faut que des excuses, reprit-il
avec une grâce avenante et pleine de rondeur,
je vous en offre bien volontiers... Chacun a ses
travers en ce monde : un peu plus, un peu
moins... Moi, j'en ai un peu plus... mais,
voyez-vous, je suis déjà un vieil homme... et
j'ai bien souffert en ma vie... Allons, prenez
ma main et soyons amis.
Etienne n'eut même pas la pensée de refuser.
Ce sentiment de sympathie respectueuse qu'il
avait éprouvé en contemplant l'étranger pour la
première fois se réveillait plus vif en lui, et
d(\jà toute trace de rancune était effacée.
Il donna sa main ; l'Anglais la toucha cordia-
lement et poursuivit :
— C'est cet odieux ciel de Bretagne, qui me
donnait la migraine et me rendait nerveux
comme une vieille femme !
— Ah ça!... dit Etienne en souriant, vous
détestez donc bien cette pauvre Bretagne?
CHAPITRE II. 135
11 se souvenait de la question singulière que
l'Anglais lui avait adressée avant de l'admettre
en sa compagnie.
Le front de milord se rembrunit quelque
peu.
— On ne sait pas expliquer ces choses-là...,
rëpondit-il. J'arrive de Brest... J'ai fait malgré
moi quatre-vingts lieues en Bretagne, et je pro-
mets bien qu'on ne m'y reprendra plus!... C'est
peut-être un travers... mais ces trois jours
m'ont paru plus longs que trois années... J'avais
envie de contrarier quelqu'un, de blesser, de
me venger.
— Et vous m'avez pris pour victime?
— Je trouverai bien l'occasion d'expier ma
faute, mon jeune camarade... Pour commencer,
je vous dirai que Vitré est un admirable point
de vue.
— Franchement?
— Franchement... Que de poésie dans ces
ruines antiques!... J'avais à peu près votre
âge... Je voyageais à pied, un bâton de houx à
la main et mon petit paquet sur le dos. Je me
souviens que je m'arrêtai au détour de la route,
à l'endroit même où vous avez poussé ce cri
qui m'a réveillé en sursaut... Je m'assis au re-
vers d'un talus , et je restai là une grande demi-
heure en extase.
3. 12
154 LES BELLES-DE-NUIT.
— Que trouviez- VOUS donc de remarquable
en ce monceau de ruines poudreuses, qui est
une honte pour un pays civilisé ?...
— Vous êtes méchant!... J'y trouvais ce que
vous y trouvez vous-même... des souvenirs du
temps passé... une voix qui parle au cœur...
que sais-je?... La jeunesse a des émotions déli-
cieuses qu'un autre âge s'efforce en vain d'évo-
quer et de faire renaître... Mais parlons de
nous, s'il vous plaît, et faisons connaissance...
A moi de m'exécuter le premier... Je suis An-
glais d'origine : je m'appelle Berry Montait, an-
cien général en chef des armées de l'iman de
Mascate... Vous n'avez peut-être jamais entendu
parler de ce petit prince ?
— Si fait... mais vaguement.
— En Arabie , où est sa capitale, et sur les
côtes d'Afrique, il possède quelques provinces
grandes comme la France à peu près, mais
plus riches.
— Ah!... fit le jeune peintre étonné.
— Oui... vos gros richards de Paris et de
Londres seraient des mendiants à Mascate, la
ville des perles et des diamants... l'entrepôt de
l'Inde... Mais il y fait trop chaud... Je reviens
en France parce que je m'ennuyais là-bas... L'i-
man avait fait la paix avec l'Egypte, et mes sol-
dats cipayes n'avaient plus de besogne... J'ai
CHAPITRE II. 135
laissé mon palais, mes femmes et vingt-cinq
lieues de côtes qu'on m'avait données... Je rap-
porte à peine quelques millions... A votre tour,
mon jeune camarade.
m
DEUX PETITS CBAPEArX DE PAILLE.
Montait avait énuméré ses titres pompeux
avec une grande simplicité, mais cette simpli-
cité même parut au jeune peintre un surcroît de
fanfaronnade. Elle le mit en défiance et rompit
tout à coup le charme qui Ten traînait vers son
compagnon de voyage. Ce charme, d'ailleurs,
agissait contre son désir. Il était bien jeune et
tenait d'autant plus à la dignité de sa luous-
tache naissante. 11 eût voulu montrer plus
de constance dans sa rancune; il se reprochait
un peu la rapidité de son facile pardon. En
somme, la conduite de l'Anglais avait été insul-
J2.
158 LES BELLES-DE-NUIT,
tante; ses tardives excuses ne pouvaient effacer
qu'à demi la grossièreté de son procédé.
Et puis, qui ne sait que ces excuses, octroyées
de bon cœur et sans qu*on les demande, ont l'air
parfois d'une aumône faite à la faiblesse?
Etienne se disait tout cela depuis dix minutes
et bien d'autres choses encore. S'il ne pouvait
point parvenir à froncer le sourcil, c'est que
Montait le dominait déjà pnr l'attrait de sa na-
ture séduisante et sympathique.
Mais en ce moment on se moquait de lui par
trop à découvert; sa susceptibilité engourdie se
réveilla. Pour répondre à la question du nabab,
il tâcha d'aiguiser son sourire le plus railleur.
— Parbleu ! milord, dit-il, nous n'avons pas
eu de chance!... Attendre si longtemps pour
nous rencontrer, quand nous étions si près l'un
de l'autre... Tel que vous me voyez, je suis pre-
mier ministre démissionnaire de Sa Majesté le
bon roi de Lahore.
— Vous ne me croyez donc pas?. .. demanda
Montait sans perdre son sourire ami.
— Pourquoi cela?
— Parce que vous me répondez comme on fait
à ces hâbleurs d'auberge, connus pour raconter
des aventures impossibles.
Etienne se pinça la lèvre avec triomphe : le
coup avait porté.
CHAPITRE III. 159
— Il me semble, dit-il. que si vous avez été
général en chef des armées de Tinian de Mas-
cate, je puis bien...
— Enfant que vous êtes! interrompit Mon-
tait; sur ma parole, Tignorance est plus incré-
dule encore que Texpérience !... Mes dignités
passées et mes millions vous semblent une plai-
sante rodomontade, parce que vous me trouvez
dans une voiture publique, n'est-ce pas?
~ Le fait est...
— Vous voyez bien ces deux bonnes chaises
de poste qui courent au devant de nous?... in-
terrompit encore Montait.
Depuis quelques heures en eÏÏet, deux chaises
de poste avaient dépassé sans effort la lourde
diligence et semblaient ne point vouloir la per-
dre de vue.
— Eh bien?... dit Etienne.
— Eh bien ! mon jeune camarade, tout ce que
contiennent ces chaises de poste est à moi, quoi-
que j'aie laissé à Brest les cinq sixièmes de mon
bagage.
— Ah!... fit Etienne, et pourquoi prendre
la diligence, alors?
— Je suis trcs-capricieux... Mais ne trouvez-
vous pas que ces chaises de poste nous envoient
beaucoup de poussière?
— Si fait.
140 LES BELLES-DE-NUIT.
— Attendez !
Montait mit sa tête en dehors et siffla, comme
il Tavait fait déjà sous la voûte des messageries.
Les deux chaises de poste s'arrêtèrent immé-
diatement et du même coup.
Etienne ouvrit de grands yeux.
Quand la diligence passa auprès des chaises
arrêtées, Étenne vit, à Tune des portières, deux
têtes noires, à Fautre une figure déjeune femme
pâle et triste.
Montait ne prononça qu'un seul mot.
— Arrière...
La jeune femme eut un sourire docile; les
deux têtes noires s'inclinèrent silencieusement,
et de tout le voyage, on ne revit plus les chaises
de poste.
— Je suis très-capricieux..., répéta Montait
en se tournant vers le jeune peintre; et puis,
bien que j'aie couru le monde, il me vient par-
fois des idées naïves qui ressemblent à celles des
enfants.
Sa voix prit un accent mélancolique et plus
doux.
— Personne ne m'aime en ce monde, continua-
t-il, et je voudrais tant être aimé!... Je suis seul,
toujours seul... Aux heures de tristesse, nul ne
me console... et quand je suis heureux, je cher-
che en vain un sourire ami qui réponde à ma
CHAPITRE IH. 141
joie... Vous allez me railler encore, mon jeune
camarade, et c'est pourtant la vérité tout en-
tière... Je suis monté dans cette diligence, espé-
rant que les hasards du voyage amèneraient sur
mon chemin un être que je pusse aimer...
Etienne l'écoutait avec un étonnement où
réraotion se glissait malgré lui ; la voix de Mon-
tait était si chaleureuse et ses paroles semblaient
si bien partir du cœur.
— Mais..., dit pourtant Etienne, ètes-vous
donc complètement abandonné comme vous le
dites?... et pourquoi le seriez-vous?...
— Je ne sais.
Etienne rougit.
— Cette belle jeune femme, reprit-il en hési-
tant, dont je viens d'entrevoir la figure...
— Mirzé î s'écria le nabab, pauvre fille... En-
tendons-nous bien, je vous prie ! . . . Quand je dis :
Je voudrais être aimé, je ne parle pas des fem-
mes... J'ai mes idées sur les femmes, mon jeune
camarade... S'attache-t-on au flacon de Cham-
pagne dont le bouchon vient de sauter par la
fenêtre?... A-t-on l'idée de chérir le cristal vide
où tout à l'heure fraîchissait le sorbet par-
fumé?
— Ah!... fit Etienne avec reproche ; est-ce là
votre pensée sérieuse, milord?
— Non..., répondit Montait dont les sourcils
142 LES BELLES-DE-NUIT.
se froncèrent légèrement ; si vous voulez ma pen-
sée sérieuse, je changerai de langage... Je hais
la femme, monsieur, et je la méprise... cela du
plus profond de mon cœur !
Son regard avait un éclat dur et méchant.
Sa voix, dont les inflexions sonores exprimaient
naguère tant de sensibilité, devenait sèche et
froide.
— Mais nous avons le temps de parler de toutes
ces choses , reprit-il en rappelant son sourire.
Je tiens beaucoup à Mirzé, d'ailleurs... je Tai
achetée mille gourdes, il y a un an... et je ne
regrette pas mon argent... Mais vous ne m*avez
pas dit encore qui vous êtes, mon jeune cama-
rade.
Au moment où Etienne ouvrait la bouche pour
répondre, deux têtes de chevaux, poilues et
basses, dépassèrent la portière du coupé; on en-
tendit en même temps le son d'un fouet et une
voix enrouée qui criait :
— Hie! Dindonnet ! voleur que vous êtes!
hie ! Coco ! vieux fainéant !
Coco et Dindonnet étaient les coursiers de
la Concurrence dont le postillon, par un effort
désespéré, voulait en ce moment dépasser la
voiture rivale.
Le postillon de la diligence lutta tant qu'il
put, mais les deux rosses de son adversaire
CHAPITRE ÎII. 145
avaient de Tëlan, et d'ailleurs il était superflu
de ménager leur agonie.
Nos deux voyageurs du coupé virent passer
lentement le long de la portière le corps jau-
nâtre et poudreux de la patache ennemie qui
prenait décidément Favance.
Pendant cela, Etienne déclinait ses noms et
qualités; mais Montait ne Técoutait plus.
Son regard s'attachait, avide et perçant, à la
rotonde de la Concurrence où se montraient, à
demi cachées par les bords de leurs chapeaux de
paille, deux ravissantes figures de jeunes filles.
— Morbleu!... murmurait Montait, Dieu sait
pourtant que j'en ai vu beaucoup en ma vie!...
mais jamais de si délicieuses!
Etienne disait :
— Je n'avais pas de parents... et ma foi, j'ac-
ceptai volontiers la proposition de ce gentil-
homme breton qui m'appelait pour orner son
château... Voilà comment j'ai quitté Paris,
milord.
— Laquelle est la plus charmante?... pensait
tout haut Montait dont les yeux brillaient, ar-
dents et fixes ; mais. Dieu me pardonne! il me
semble qu'elles pleurent, les pauvres enfants...
— J'ai passé là deux ans..., reprenait le jeune
peintre qui s'écoutait lui-même et ne prenait
point garde à la préoccupation du nabab, deux
144 LES BELLES-DE-NUIT.
ans, mon Dieu!... et cela m'a paru à peine plus
long que deux journées heureuses...
Montait se retourna vivement.
— Mais voyez donc !... s'écria-t-il ; leurs
petites joues sont baignées de larmes...
— Qu'est-ce? demanda Etienne.
Montait lui montra du doigt la rotonde de la
Concurrence, où le jeune peintre ne vit rien,
parce que les deux voyageuses venaient de rele-
ver le store de leur portière.
Montait fit un geste de dépit,
— A peine sorties de la coque !... grommela-
t-il, elles ont déjà reçu de bonnes leçons du
diable... elles savent se cacher à propos pour
aiguiser le désir... et tout ce manège d'enfer où
se prend le cœur des fous depuis le commence-
ment du monde...
— M'expliquerez-vous? commença Etienne.
— Je suis tout à vous, mon jeune camarade;
nous disions que vous avez nom Moreau et que
vous marchez sur les traces de Raphaël... Belle
carrière, sur ma foi !... La chose qui me ravit en
tout ceci, c'est que vous n'êtes pas gentilhomme.
— Quoi ! dit Etienne, détestez-vous encore
les gentilshommes?
— Bien moins que les Bretons, et pas autant
que les femmes... Je vous avertis d'ailleurs que
c'est le dernier article de ma liste... A part ces
CHAPITRE m, 145
trois catégories d'individus, je suis assez philan-
thrope...
— En abhorrant à peu près les trois quarts
de l'espèce humaine?
— Le compte n'y fait rien... Passons à un
sujet plus intéressant... Mon jeune camarade,
vous me plaisez... En pouvez-vous dire autant
de moi?
Les yeux noirs et brillants de Montait lais-
saient voir l'importance singulière qu'il attachait
à la réponse d'Etienne. C'était une déclaration
d'amitié à brûle-pourpoint.
Le jeune peintre hésita franchement, et le
visage de Montait eut le temps de se rembru-
nir.
— Milord, dit enfin Etienne avec un peu de
froideur, vous êtes un homme puissant... moi
je suis un pauvre diable d'artiste, à la bourse
légère, aux pinceaux inconnus... Que peut vous
importer ma chétive opinion?
— C'est-à-dire que je ne vous plais pas.
— Permettez!... S'il me semblait convenable
de parler avec liberté entière...
— Parlez! s'écria l'Anglais dont le dépit ne
se cachait point. Pour Dieu, monsieur, je ne
vous demande pas de grâce !
— Eh bien , milord, au premier regard que
j'ai jeté sur vous, j'ai ressenti une impression
LES BELLBS-DE-nUIT, 3. 13
146 LES BFJJ.ES-DE-NUrr.
étrange... Quelque chose m'entraînait à vous
respecter...
— Je ne veux pas de respect!
— A vous aimer... Puis est arrivée votre
bizarre boutade...
— Vous y songez donc toujours?...
— Mon Dieu, non!... Et, pour achever en
un seul mot, ce qui me... comment dirai-je
cela ?... ce qui me repousse en vous, ce sont vos
liaines fantasques et le mépris odieux que vous
avez pour les femmes.
— Oh ! oh !.. . vous êtes amoureux, M. Etienne?
— Éperdument, milord.
— Peste!... à votre âge... j'aurais dû m'en
douter... Ah çà! c'est une chose bien merveil-
leuse que les femmes puissent ainsi me faire du
mal, même quand je les fuis comme la lièvre
jaune !... Si vous saviez..., ajouta-t-il en portant
la main à son front, dont les rides se creusèrent
tout à coup; si vous saviez !...
Il y avait un souvenir aigu et douloureux
derrière ces paroles, qui sonnaient comme une
plainte.
Etienne se repentit.
— Pardonnez-moi, milord, dit-il doucement,
mon intention n'était pas de réveiller des cha-
grins...
— Des chagrins!..., interrompit Montait en
CHAPITRE III. 147
se redressant, quels chagrins?... N^allcz-vous
pas me prendre pour une victime de Tamour?,..
Morbleu!... mon jeune camarade, gardez votre
pitié pour une occasion meilleure... Je n'ai
jamais aimé, moi, et c'est sur votre sort que je
m'apitoie sincèrement.
Etienne eut un sourire triste.
— Je ne suis pas comme vous..., dit-il en
secouant la lêle, je ne repousse pas la pitié...
car je souffre.
Montait lui prit la main dans un mouvement
d'irrésistible affection.
— Elle ne vous aime pas?... murmura-t-il.
— Je crois qu'elle m'aime.
— Vous croyez?... Oh! elles vous prennent
ainsi jeunes, beaux, généreux, pour exalter d'a-
bord vos cœurs jusqu'au délire et pour vous
briser ensuite sans pitié!... Elles se sentent
invulnérables, parce qu'elles ne boivent point
leur part du philtre mortel...
— Vous ne parlez pas d'elle, n'est-ce pas? dit
Etienne.
— Je parle de toutes les femmes.
— Vous ne parlez pas d'elle ! . . . répéta Etienne
d'uiî ton impérieux, car je ne permettrais pas
qu'on lançât, même au hasard, l'insulte qui pour-
rait retomber sur sa tête... Tant pis pour vous,
milord, si vous n'avez jamais rencontré en votre
148 LES BELLES-DE-NUIT.
vie une jeune fille à Fâme angëlique et sainte...
Tant pis pour vous si Dieu vous a refusé la joie
d'aimer!... Votre malheur ne vous donne point
le droit de calomnier ce que vous ne connaissez
pas... Elle est pure, entendez-vous?... Elle est
noble ! et c'est à genoux que je Taime !
La joue du jeune peintre s'était colorée vive-
ment ; ses yeux brillaient ; l'émotion faisait
trembler sa voix.
En l'écoutant. Montait s'était pris à rêver.
— Toujours la même histoire ! murmura-t-il ;
et ce sont les plus belles âmes que Dieu choisit
pour les frapper de cette folie!... Écoutez!...
reprit-il en s'adressant à Etienne ; mon amitié
peut être plus forte que mes aversions... Qui sait
si vous n'allez pas me convertir, mon jeune
camarade?... Voulez- vous me parler d'elle et
me confier le roman de vos amours?...
— A vous?... se récria Etienne.
— A moi qui suis déjà votre ami..., répliqua
l'Anglais avec prière, à moi qui l'aimerai si elle
vous aime...
Il avait mis dans ces derniers mots cette élo-
quence persuasive et vraie qu'il semblait prendre
tout au fond de son cœur.
Etienne résista faiblement, puis il parla. C'est
un bonheur si grand que de confier certains
secrets, ne fût-ce qu'à demi. A l'âge qu'avait
CHAPITRE III. 149
Etienne, rame s'épanche avec tant de joie ! Et
puis Montait souriait en Técoutant ; on eût dit
que ces jeunes souvenirs lui réchauffaient le
cœur.
Etienne, sans prononcer aucun nom, raconta
son arrivée au château et cette douce pente qui
l'avait entraîné à son insu vers Diane. Il dit les
premiers sourires de la jeune, fille et ces vagues
espoirs qui d'abord avaient fait battre son
cœur.
Ce n'était pas un roman comme l'avait pensé
le nabab, c'était une simple histoire : la vie ten-
dre et confiante de deux enfants, qui s'aimaient
sans se le dire.
Il n'y avait point d'incidents, car Etienne tai-
sait une partie de la vérité. Ce n'était pas au
sceptique étranger qu'il eût voulu confier ce
mystère qui entourait, depuis si longtemps, la
conduite des deux sœurs. Sur ce point le silence
lui était d'autant plus facile que jamais il n'avait
soupçonné.
Et quoiqu'il n'y eût rien dans le récit pour
réveiller une curiosité blasée, rien qu'un pur et
doux tableau d'amour, le nabab écoutait les yeux
baissés et le front rêveur. Parfois, lorsque la
narration du jeune peintre s'animait au passage
d'un souvenir plus cher, on aurait vu Montait
sourire avec mélancolie.
13.
150 LES BELLES-DE-NUIT.
Son regard s'élevait alors furtivement sur
Etienne. Ce regard ému exprimait-il de la com-
passion encore ou déjà de l'envie ?
Etienne laissait dire son cœur. Tout ce qu'il
avait ressenti durant ces deux belles années, il
se le rappelait tout haut avec délices. Aucun
détail, si petit qu'il lût, ne se perdait dans sa mé-
moire emplie. On reconnaissait les mots char-
mants et timides qui tombent d'une bouche de
vierge ; on devinait l'aveu muet que laisse échap-
per le sourire; on sentait trembler la petite
main blanche sous le baiser dérobé...
C'était gracieux comme le premier amour lui-
même.
Et le jeune peintre, qui s'était fait prier d'a-
bord, ne tarissait plus maintenant. Il cherchait,
au contraire, à prolonger la confidence; il cares-
sait, comme en se jouant, la poésie chaste des
détails de son histoire.
Montait ne l'interrompit point ; mais que de
fois son visage mobile avait changé pendant le
récit !
Tantôt il écoutait pour Etienne, et alors ses
beaux traits gardaient ce sourire tout plein de
tendresse et de paternelle protection. D'autres
fois, la ligne ficre de ses sourcils se brisait tout
à coup; une pensée d'amertume venait assom-
brir sa figure pâlie. C'est qu'alors il écoutait pour
CHAPITRE III. ISl
lui-même et qu'il faisaitun retour sur son propre
cœur.
— Oh ! milord, s'écria le jeune peintre en
joignant les mains, et tout cela est fini!... J'ai
vingt ans, et c'est du passé que je vous parle.
Diane!... ma pauvre Diane!... sais-je si je la
reverrai jamais?
Montait avait les lèvres serrées et appuyait sa
léte contre les parois de la voiture. Il était en un
de ces moments où l'amertume d'un souvenir
lointain semblait raviver et faire saigner de
nouveau quelque vieille blessure de son âme.
Etienne ne prenait point garde.
— Vous... vous-même, reprit-il dans son
enthousiasme, vous qui niez tout, milord, vous
l'auriez aimée comme moi, j'en suis sur... Que
ne puis-je vous la montrer sous les grands om-
brages de ce pays enchanté !...
Il ferma les yeux, comme pour la retrouver
en un rêve.
— Dix-huit ans!... reprit-il d'une voix plus
basse ; un front naïf comme celui d'un enfant,
mais qui se redresse parfois orgueilleux et vail-
lant comme le front d'une reine... Des yeux
rieurs où les larmes mettent une Iristessfe cé-
leste... La taille d'une fée, la voix d'un ange...
Et un cœur!... Dites, milord, (pi eussicz-vous
fait à ma place?
152 LES BELLES-DE-NUIT.
Montait se redressa avec lenteur et le regarda
fixement.
Le jeune peintre tressaillit sous ce regard
froid et lourd.
— A votre place, M. Etienne, répliqua Mon-
tait d'un ton de sécheresse, je n'aurais pas laissé
la pauvre enfant languir comme cela pendant
deux longues années.
Etienne, quis'étaitrapprocbéinvolontairement
durant son récit, s'éloigna jusqu'à l'autre angle
du coupé.
Montait avait retrouvé son sarcastique sourire.
• — Chacun a sa manière de voir..., reprit-il ;
vous me demandez mon sentiment, je vous le
dis... Si cette déité bretonne est aussi char-
mante que vous le prétendez, ma foi ! mieux eût
valu en profiter que de la laisser en proie à
quelque hobereau mal peigné du voisinage.
— Mais,... dit Etienne, j'étais pauvre... je
ne pouvais pas être son mari.
— J'entends bien... moi, j'aurais été son
amant.
Le jeune peintre devint pâle. S'il eût obéi au
fougueux mouvement de colère qui s'empara de
lui, cet entretien, commencé d'une façon si
amicale, aurait fini par une bataille. Mais il se
retint et se contenta de lancer au nabab un
regard de sanglant reproche.
CHAPITRE III. 155
Montait n'en tint compte. Sa bizarre humeur
avait tourné. Il s'étendit dans son coin, les bras
tombants, la tête renversée, reprenant celte pose
indolente où toutes ses facultés semblaient som-
meiller à la fois.
Le silence régna dans le coupé pendant une
grande heure.
Quiconque eût assisté au dénoûment de la
dernière scène, aurait cru sans doute que c'en
était fait de cette liaison si rapidement nouée.
Etienne, suivant toute apparence, ne devait
plus se laisser prendre aux avances de cet être
fantasque qui comblait les gens de caresses
pour les blesser ensuite plus sûrement et
mieux.
C'était là, du moins, le sentiment d'Etienne
lui-même. Mais il comptait sans le nabab.
Celui-ci avait de merveilleux secrets pour
faire oublier ses incartades. Il savait s'excuser
avec une grâce si bonne et demander pardon,
sans perdre absolument rien de cette dignité
innée, qui avait plus d'une fois mis le mot res-
pect dans la bouche d'Etienne, depuis le com-
mencement du voyage.
On avait beau s'irriter, la colère ne tenait point
contre cette gracieuse franchise de l'homme,
évidemment supérieur, qui revenait de lui-
même, repentant et contrit.
154 LES BELLES-DE-NUIT.
Car Montait se repentait sincèrement, quitte
à pécher de nouveau, à ses heures.
Et puis, sous le scepticisme provoquant et
brutal dont le nabab semblait faire montre, son
nobh3 caractère perçait si souvent malgré lui :
c'était un fanfaron d'incrédulité.
Derrière ce cynisme de parade, on découvrait
une âme élevée, un esprit d'élite et une sensi-
bilité poussée parfois jusqu'à celte délicatesse
qu'ordinairement l'âge mûr ne connaît plus.
Les contrastes séduisent. A son insu, Etienne
subissait le charme de Montait, et s'étonnait de
voir ses grands courroux se dissiper au moindre
vent.
En vérité , cet homme le traitait comme un
enfant. Etienne s'indignait; Etienne se cabrait,
et au beau milieu de sa colère, il se sentait
apaisé par un sourire, par un mot, par un rien.
Entre la Gravelle et Laval, le nabab et lui se
fâchèrent bien trois ou quatre fois, et cependant,
aux approches de cette dernière ville , vous les
eussiez pris pour des amis de vingt ans.
Leur liaison , qui datait à peine de quelques
heures, s'était serrée comme par enchantement,
et comportait déjà de ces coquetteries, qui font
de la brouille la plus sérieuse en apparence un
pont joyeux, conduisant tout droit à la réconci-
liation.
CHAPITRE Iir. 155
Et a mesure que le temps passait, le nabab
faisait petit à petit la conquête de son franc
parler. Etienne repoussait bien encore les déso-
lantes théories de son compagnon de route,
mais il ne se croyait plus obligé de tourner le
dos à la moindre parole offensante pour le beau
sexe. Il écoutait; il discutait, quoique, sur le
terrain de la moquerie, il ne fût vraiment pas le
plus fort.
La diligence arrivait au faubourg de Laval ,
ayant toujours devant elle la victorieuse pata-
che , dont les chevaux se tuaient héroïquement
pour soutenir leur triomphe'.
— Eh bien! dit Montait, vous voyez que je
ne suis pas si fou d'avoir laissé mes noirs se
carrer en chaise de poste pour prendre, moi, la
voiture publique... J'ai rencontré ce que je cher-
chais... et je vous prompts bien que je ne vous
lâcherai pas, M. Etienne !
— Tout ce que je puis dire, milord, c'est que
votre caprice a été pour moi une excellente
chance...
— Eh ! eh !... fit Montait, nous nous querelle-
rons bien encore pourtant plus d'une fois avant
d'être arrivés à Paris , s'il plaît à Dieu !... Mais
il y a déjà un progrès dans votre humeur... et
sous deux ou trois jours , que je sois sage ou
fou, vous m'écouterez sans colère aucune...
186 ^ LES BELLES-DE-NUIT.
parce que vous reconnaîtrez toujours la voix
d'un ami,
— Mais qui donc nous force de choisir ces
sujets où nous ne pouvons pas nous entendre?
— Mon cher Etienne, justement parce que je
vous aime, je prétends vous convertir... Il est
déplorable de voir un charmant garçon tel que
vous s'affadir dans des principes d'une naïveté
ultra-bourgeoise... Tenez, vous ne m'empê-
cherez pas de vous dire que votre conduite à ce
manoir dont j'ignore le nom...
— Milord!... milord!... par grâce!... inter-
rompit Etienne.
— Si fait !... au temps de la chevalerie
errante, ces manières-là eussent été très-spiri-
tuelles... mais aujourd'hui, nos jeunes filles,
croyez-moi , préfèrent des façons plus gaillardes. . .
Heureusement , les anges ne sont pas rares en
notre bon pays de France... Nous trouverons à
nous consoler.
Etienne protesta par un gros soupir.
— Sans aller bien loin, reprit Montait, nous
avons là deux petites aimées comme je n'en ai
pas rencontré souvent , moi qui ai vu pourtant
bien du pays ! Que dites-vous de leur minois ,
jeune troubadour?
— - Je ne les ai pas encore aperçues.
— Vraiment ! ... s'écria Montait ; vous êtes le
CHAPITRE ni. 157
roi des amants fidèles!... Le fait est qu'elles se
cachent comme deux petites coquettes qu'elles
sont probablement... Mais cependant, moi qui
n'ai nulle raison de conscience pour mettre mes
yeux dans ma poche , j'ai pu les lorgner déjà
une douzaine de fois depuis Rennes... Ah î mon
jeune ami , j'ai peine à croire que votre ange et
sa sœur soient de moitié aussi jolies que ces
deux enfants-là !
Etienne haussa les épaules.
— Je vous dis que ce sont des perles !... Et
quelles singulières créatures!... Vous ne pouvez
vous figurer cela... Tantôt, je vois leurs grands
yeux rouges de larmes, tantôt j'aperçois un
espiègle sourire autour de leurs lèvres roses...
Elles pleurent comme des Madeleines , elles
rient comme des folles !... Qu'elles pleurent ou
qu'elles rient, elles sont toujours délicieuses!...
Patience !... une fois à Paris, je compte bien les
voir de plus près...
— Comment!... dit Etienne avec reproche.
— Eh! mon ami..., s'écria le nabab, votre
austérité tourne au grotesque... Si ce n'est pas
moi, ce sera quelque mauvais étudiant du quar-
tier Latin , ou quelque pauvre commis en nou-
veautés... Le commis et l'étudiant, après un
mois d'orgie à vingt-deux sous, les laisseront
choir doucement dans la boue... Moi, après une
3. u
158 LES BELLES-DE-NUIT.
semaine fleurie et tout ornëe de Champagne ,
je les quitterai heureuses et riches... Lequel
\;aut mieux pour elles?
— Mais si elles sont vertueuses...
Le nahab éclata de rire.
— Je cherche à me rappeler une comédie où
il y ait un Philinte de votre force, M. Etienne!...
dit-il, mais d'honneur, je n'en trouve pas!...
Vous avez, comme cela, une douzaine de mots,
qui ne sont que des mots, mais des mots en-
nuyeux..., vertu, pureté angélique, céleste,..
que sais-je, moi!... Si Dieu était juste, vous
auriez pour mission en ce monde de couronner
des rosières depuis le matin jusqu'au soir !...
Il s'interrompit et serra brusquement le bras
d'Etienne.
— Tenez !... s'écria-t-il, les voyez-vous, cette
fois?
Les deux jeunes filles de la Concurrence
venaient en effet de relever leur portière pour
respirer un peu d'air frais , et montraient à la
fois leurs figures gracieuses et souriantes; mais
au moment où Etienne cherchait des yeux, pour
obéir au geste du nabab, la Concurrence tourna
l'angle d'une rue et les deux jeunes filles dispa-
rurent avec elle.
Montait frappa du pied avec impatience.
— Les amoureux platoniques, grommela-t-il,
CHAPITRE III. 159
ont des yeux pour ne point voir et des oreilles
pour ne point entendre... Vous avez fait exprès
de regarder trop tard, Etienne, tant vous aviez
grand'peur de manquer à vos serments de con-
stance !... Mais c'est égal; on ne peut pas tout
faire le premier jour... nous verrons bien !
La diligence s'arrêtait dans une sombre rue
de la vieille ville, à Tbôtel où les voyageurs de-
vaient prendre leur repas et passer la nuit.
Il va sans dire que Montait et le jeune peintre
soupèrent ensemble ; c'étaient deux insépara-
bles. On ne se querella guère que deux ou trois
fois durant le repas , et Montait but , sans trop
d'ironie, à la santé de Diane, à la santé de
Cyprienne , et même à la santé de Roger, le
Pylade absent...
Etienne venait de se retirer dans sa chambre
à coucher. Durant toute cette journée , il était
resté sous l'empire d'une sorte de foscination.
Maintenant qu'il se retrouvait seul, il cherchait,
mais en vain, à dépouiller Montait de son bizarre
prestige et à le juger froidement. Montait échap-
pait à tout examen; son image, évoquée, appa-
raissait à l'esprit d'Etienne plus fugitive encore
et plus capricieuse que la réalité même.
Etienne faisait d'inutiles efforts pour fixer ce
fantôme insaisissable ; il le voyait à la fois bon ,
méchant, généreux , cruel, sincère , menteur et
160 LES BELLES-DE-NUIT.
raille autres choses impossibles à concilier; il
l'aimait, il le maudissait, il le craignait, et le
nabab avait presque gain de cause, en définitive,
car on ne pensait guère à Diane ni au manoir de
Penhoël.
Etienne se promenait dans sa chambre, repas-
sant au fond de sa mémoire toutes les phases de
ce long entretien qui l'avait tour à tour effrayé,
indigné, enchanté. II s'arrêta court au milieu de
sa promenade. On frappait vigoureusement à sa
porte.
— Encore quelque nouvelle imagination!...
pensa Etienne, Milord, que voulez-vous?
Mais ce ne fut point la voix du nabab qui
répondit.
— C'est moi , Etienne ! cria-t-on à travers la
porte. Ouvre vite... je tombe de lassitude.
Etienne s'élança ; il ne pouvait en croire ses
oreilles. La porte s'ouvrit; Roger était dans ses
bras.
— Déjà!... dit le jeune peintre, quand la
première émotion passée lui permit de par-
ler.
— Mon pauvre ami, répliqua Roger, tu avais
deviné juste... on m'a renvoyé comme toi...
Mais sois tranquille... ta commission est faite
tout de même... Avant de partir, j'ai écrit
une longue lettre à Cyprienne... et Dieu sait
CHAPITRE III. 161
que j'ai parlé de toi encore plus que de moi î
— Merci..., dit-il, mais pouvait-on croire que
mes craintes se réaliseraient sitôt?... Toi, mon
pauvre Roger , qu'on aimait tant au manoir de
Penhoël!...
— On m'aimait , je le crois , et je n'en veux
pas aux maîtres du manoir , car ils ont dû me
défendre tant qu'ils ont pu contre la haine des
étrangers... mais ils ne sont pas les plus forts,
maintenant... et ce qui me désole, Etienne,
c'est de n'être plus là pour veiller au besoin sur
ceux que nous aimons.
— As-tu donc appris quelque chose depuis
mon départ ?
— J'ai quitté Redon deux heures après toi...
mais, pendant ces deux heures, j'ai causé avec
le vieux Géraud... Il paraît que les affaires de
Penhoël sont dans un bien triste état ! ... Géraud
ne m'a pas dit tout ce qu'il sait, car sa discré-
tion égale son dévouement... mais le peu qu'il
m'a confié donne déjà bien à réfléchir!... Fi-
gure-toi que Penhoël en est réduit, et cela depuis
longtemps, à emprunter de l'argent au vieil
aubergiste.
— Ils l'ont ruiné , murmura le jeune pein-
tre.
— Ils l'ont ruiné!... répéta Roger; et je nie
trouble en songeant que Cyprienne et Diane
14.
162 LES BELLES-DE-NUIT.
n'ont pas d'autre ressource en ce monde que
l'appui de René de Penhoël.
Les deux amis étaient assis l'un près de
l'autre sur le lit d'Etienne; il y eut un silence;
tous deux baissaient la tête et se donnaient à
leurs réflexions tristes.
— Mais foin de l'inquiétude ! s'écria tout à
coup Roger en sautant sur ses pieds ; Penhoël a
toujours bien quelques mois devant lui... pen-
dant ce temps, nous travaillerons... Et si Dieu
nous aide, les deux filles de l'oncle Jean n'auront
plus besoin de la protection de personne. .. Fais-
moi servir à souper, veux-tu? car j'ai dépensé
mon dernier sou en route et j'ai une faim de
possédé !
Etienne sonna, et Roger fut bientôt devant les
restes à demi froids du repas des voyageurs.
— Tout n'est pas malheur.. ., reprit-il la bou-
che pleine, et j'ai à remercier le hasard qui m'a
fait te rejoindre enfin !... Si je t'avais manqué
ici, j'étais un homme perdu... Impossible d'aller
en avant ou de retourner en arrière... car j'ai
laissé ma montre à Penhoël, et mon costume de
chasse ne vaut pas un louis... Vive la cuisine
d'auberge, ma foi ! .. . c'est détestable, et cela se
mange avec un plaisir !...
— Parlons donc un peu du manoir..., dit
Etienne.
CHAPITRE III. 163
— Non pas!... J'ai besoin de tout mon cou-
rage pour achever ces côtelettes... Verse-moi
plutôt un veiTe de vin... Mon pauvre Etienne,
ma gaieté te blesse peut-être, mais je suis si con-
tent de t'avoir retrouvé ! ... Le commencement de
mon tour de France a été rude, vois-tu!... De
Redon à Rennes, je suis allé tantôt à cheval,
tantôt à pied, tantôt en charrette... A Rennes,
je pensais bien te rattraper ; mais la diligence
était partie depuis deux heures... J'ai pris la
petite voiture de Vitré... une boite antique,
spécialement destinée à transporter les solennels
bourgeois de ladite ville et leur famille. A Vitré,
même histoire, tu venais de partir !... J'avais
encore deux écus de six livres... j'ai pris un
cheval vitriais qui portait la tête basse entre ses
jambes poilues, et dont la queue rouge eût fait
honte à la chevelure d'Absalon... Pauvre bête î
j'ai violemment dérangé ses habitudes en la fai-
sant galoper six heures durant... A quatre
lieues de Laval, elle est tombée devant un
bouchon on je l'ai laissée à la grâce de la caba-
retière... Quatre lieues, cela se fait à pied quand
on sent un ami au bout du voyage... Je suis
arrivé, je t'ai embrassé, j'ai soupe... A ton tour
de me conter tes aventures !
L'histoire d'Etienne ne fut pas longue appa-
remment, car une demi-heure après, nos deux
164 LES BELLES-DE-NUIT.
amis dormaient tranquillement côte à côte.
Le lendemain matin, un domestique de Thôtel
vint frapper à la porte et prévenir M. Moreau
que milord l'attendait pour déjeuner.
— Qu'est-ce que c'est que milord?... demanda
Roger.
— C'est ce singulier personnage dont je t'ai
parlé hier. . . , répondit Etienne.
— Ah ! ah !... l'ennemi des gentilshommes,
des Bretons et des femmes!... le général en
chef des armées du roi de je ne sais où!...
Je serai enchanté de faire son illustre connais-
sance.
— Ne va pas te moquer ! interrompit Etienne ;
le coupé lui appartient jusqu'à Paris, et la voi-
ture est pleine... Si tu n'as pas le bonheur de
lui plaire , tu peux être bien sûr d'avance que
tu resteras à Laval.
Les deux jeunes genis étaient habillés ; ils des-
cendirent au salon.
— Milord, dit Etienne, encouragé par les
bontés que vous avez bien voulu me témoi-
gner...
Montait lui prit la main et la secoua ronde-
ment.
— Que le diable vous emporte!... s'écria-t-il.
Hier soir, vous me parliez comme il faut... Une
nuit a-t-elle suffi pour nous replonger jusqu'au
CHAPITRE III. 165
COU dans Tennui des cérémonieuses formules?...
Mais qui avons-nous là ?
Etienne se tourna en souriant vers Roger.
— J'ai rhonneur de vous présenter Pylade. . . ,
dit-il.
— Oh! oh!... fit gaiement Montait, le vrai
Pylade?
— Le vrai Pylade.
— Le compagnon des courses poétiques dans
la grande allée des châtaigniers, l'enfant du
romanesque manoir... l'amoureux de l'autre
ange! M. Roger, nous savons du moins votre
nom de baptême... Soyez le très-bien venu...
Au lieu de deux amis nous serons trois, voilà
tout!
II tendit la main à Roger qui se prêtait de la
meilleure grâce du monde à cet accueil, moitié
moqueur, moitié cordial.
Roger, bien plus qu'Etienne, était fait pour
les brusques liaisons d'aventures.
A la fin du déjeuner, vous eussiez dit une
petite famille, composée de deux neveux parfai-
tement insoumis, et d'un oncle trop jeune pour
parler en sage.
On se remit en route sous de joyeux auspices,
non sans avoir fait sauter deux ou trois bou-
chons de Champagne. (Il y a du Champagne à
Laval. ) Nos trois compagnons étaient d'une
U^G LES BELLES-DE -NUIT.
gaieté folle, et, durant cette journée , il se dit
dans le coupé de la diligence des choses extrême-
ment jolies.
Roger, peut-être parce qu'il avait été pré-
venu d'avance, ne se montra point trop scan-
dalisé des hérésies de Montait en fait de senti-
ment. 11 était placé entre Etienne et le nabab ;
lorsque les deux adversaires discutaient , il
jugeait les coups. Bien qu'il donnât le plus sou-
vent raison à Etienne, parfois, nous devons le
dire, la facile morale de Montait trouvait un
écho au fond de sa nature un peu molle et sen-
suelle.
Etienne, au contraire, demeurait ferme comme
un roc; toute l'éloquence du nabab se brisait
contre sa vertu héroïque.
Les heures passaient vives et rieuses.
La Concurrence se montrait encore quelque-
fois aux relais, où elle prenait pour un instant
les devants. Montait ne manquait jamais alors de
lancer un avide coup d'œil à la rotonde. Roger
aussi regardait de tous ses yeux, car on lui
avait fait un ravissant tableau des deux petits
chapeaux de paille. Mais, précisément depuis
que Roger était venu se mettre en tiers dans le
coupé, les deux jeunes filles ne montraient plus
la même confiance.
Pendant la première partie de la route, et
CHAPITRE III. 167
tant que le nabab avait été seul à les poursuivre
de ses œillades, les deux petits chapeaux de
paille s'étaient montrés bien des fois a la portière
de la rotonde.
Maintenant que Roger regardait aussi, elles
affectaient de se cacher. Leur portière restait
obstinément fermée, en dépit de la chaleur, et
Roger, malgré son envie, n'eut pas une seule
occasion de les entrevoir.
La journée avait passé comme un rcve; le
nabab, quand il lui plaisait de mettre de côté ses
paradoxes favoris, racontait, avec une verve
entraînante, de ces histoires étranges qui réveil-
leraient la curiosité d'un mort. Il avait tant vu
de choses et tant parcouru de pays ! Les fabu-
leuses légendes de l'Inde prenaient, en passant
par sa bouche , un attrait nouveau ; et quand il
peignait h grands traits les mœurs inconnues de
ces lointaines régfons où s'était écoulée la moitié
de sa vie, les deux jeunes gens immobiles et
bouche béante ne pouvaient point se lasser de
l'écouter.
Quand on eut laissé derrière soi Alençon,
Dreux, Mortagne, quand on vit prochaine la fin
du voyage, Etienne et Roger furent pris d'un
sentiment de tristesse, à la pensée de la sépara-
tion.
Les idées de Montait se portaient peut-être
168 LES BELLES-DE-NUIT.
vers le même sujet, car depuis quelques minutes
il gardait le silence, contemplant tour à tour les
deux jeunes gens avec une expression de mélan-
colie.
— A quoi pensez-vous, milord?... dit enfin
Roger.
— Je pense, répliqua Montait, que voilà deux
beaux garçons, loyaux, intelligents, braves tous
deux , je voudrais en faire la gageure!... ayant
enfin tout ce qu'il lîuit pour faire leur chemin
dans le monde... et que ces deux enfants-là se
sont attachés, de gaieté de cœur, une pierre
au cou...
— Comment donc?... voulut dire Roger.
— Ne vois-tu pas, s'écria Etienne, que milord
remonte sur son dada... Il veut parler de nos
amours !
— C'est vrai, mon cher ami... et je donnerais
beaucoup pour avoir tort... Vous, Etienne,
vous avez du talent, j'en suis sûr.
— Vous êtes bien bon...
— Laissez!... Vous, Roger, vous êtes un
spirituel enfant, et votre caractère aimable vous
ouvrirait toutes les portes... Vous m'avez confié
que vous étiez pauvres tous les deux... Écoutez-
moi, je ne raille plus... Vous allez commencer
une lutte dont l'issue sera votre bonheur ou
votre malheur... Quand on marche au combat,
CHAPITRE III. 169
dites-moi , est-ce Tinstant de se lier bras et
jambes?
— C'est le moment de prendre un drapeau ,
interrompit Etienne vivement ; quelque chose
qui vous guide dans la bonne chance et qui vous
soutienne dans la mauvaise... Nous ne sommes
pas des philosophes, nous, milordî... Nous
sommes cousus de préjugés^ vous savez bien !...
Faire fortune ne serait pas un but pour nous, si
nous n'avions pas à partager avec quelqu'un de
cher le bonheur conquis par nos efforts...
Roger serra la main d'Etienne comme pour
dire : <« Il a parlé pour nous deux. »
— C'est bien là le diable!... soupira Montait;
ce sont toujours les cœurs généreux qui tom-
bent dans ce travers!... Ah! si j'avais à con-
vertir certains jeunes messieurs sachant compter
et ne sachant que compter , ma besogne serait
bientôt faite... Mais, répondez, avez-vous con-
fiance en moi?
— Certainement.
— Eh bien ! je vous affirme du fond de ma
conscience que l'amour, comme vous l'entendez,
est un obstacle qui arrête tout élan, un fardeau
qui accable toute vigueur, un poison qui énerve
et qui tue...
— Mais je sens le contraire en moi ! . . . s'écria
Etienne qui mit la main sur son cœur ; l'amour,
3. 15
170 LES BELLES-DE-NUIT.
comme je l'entends, est un aiguillon pour le
courage, un cordial pour l'âme qui faiblit, un
appui pour la volonté qui cède...
— Enfants!... enfants!... murmura Montait
d'un ton sérieux , je parlais de la pierre qu'un
malheureux se met au cou pour se noyer... De
toutes les pierres, la plus lourde, la plus tenace,
la plus mortelle, croyez-moi, c'est une femme
aimée...
Etienne savait désormais le moyen de clore
ces discussions sans issue.
— Vous parlez en homme qui a fait de cruelles
expériences..., répliqua-t-il.
Le nabab sauta comme s'il eiit trouvé la
pointe d'un poignard sous le coussin de la dili-
gence.
— Nous avons donc un petit peu de mauvaise
foi malgré notre vertu, mon jeune camarade?...
dit-il avec impatience. Faut-il vous répéter
encore que je n'ai jamais aimé?... S'il en fallait
une preuve, j'ai fuit fortune, moi!... mais j'ai vu
de si terribles exemples ! j'ai vu des cœurs si
robustes anéantis et broyés !...
Il passa la main sur son front. On eût dit
qu'il allait parler encore, mais sa télé se pencha
sur sa poitrine, et il garda le silence.
Au bout de quelques minutes, il se redressa.
La sombre expression qui était naguère sur ses
CHAPITRE III. 171
traits avait disparu pour faire place à une gaieté
communicalive.
— Eh bien ! mes fils , s*ëcria-t-il , gardez vos
infirmités... Il m'est évident que votre com-
mune maladie ne peut pas être traitée par des
remèdes violents... il faut un régime... je serai
votre médecin malgré vous... Et, en attendant,
nous commencerons tout doucement notre petite
fortune.
Etienne et Roger le regardaient sans oser
l'interroger.
— Mon majordome m'a précédé à Paris.. ,
reprit Montait, je pense que nous allons le
trouver au bureau des messageries, où il m'at-
tend sans doute comme c'est son devoir... Il a
dû m'acheter un hôtel... quelque chose de très-
beau... le prix m'est indifférent... J'aurai besoin
d'un peintre pour décorer mes salons...
— Ah ! milord ! interrompit Etienne avec
émotion , je ne suis qu'un apprenti dans mon
art .. et vous ne connaissez rien de moi...
— Je vous dis que vous avez du talent!...
Est ce que vous allez me refuser?
— J'en réponds, moi, qu'il a du talent!...
s'écria Roger en prenant la main de Montait;
vous êtes un noble cœur, milord... et si Etienne
refuse, je me brouille avec lui pour tout de
bon !
172 LES BELLES-DE-NUIT.
— J'accepte..., dit le jeune peintre à voix
basse.
— Et moi je vous remercie, mon ami...
Quant à notre joyeux camarade Roger...
— Ah! par exemple, quant à moi, interrom-
pit celui-ci en secouant la tête , vous serez bien
habile, milord, si vous pouvez trouver ce à quoi
je suis bon... Je ne sais rien faire.
— Ce sont les paresseux qui disent cela, M . de
Launoy!... Si vous vouliez , accepter près de
moi, votre ami, une position dont je n'abuse-
rais jamais, je vous jure. . . j'ai absolument besoin
d'un secrétaire.
Roger avait des larmes dans les yeux. Mais le
nabab semblait plus ëmu que lui encore.
— Je sais bien..., reprit-il avec un embarras
qui avait sa source dans la plus exquise des déli-
catesses, qu'un jeune homme bien né... habitué
jusqu'à présent à une vie... mais, je vous le
répète... je suis votre ami avant tout.
— Milord... milord! interrompit Etienne,
vous voyez bien que Roger accepte... et qu'il
est heureux comme moi de ne pas se séparer de
vous.
— Est-ce ainsi?... s'écria joyeusement le
nabab ; eh bien ! je ne sais pas comment vous
remercier, mes amis !... Et je ne donnerais pas
pour mille guinées la bonne fantaisie que j'ai
CHAPITRE III. 175
eue de m'embarquer dans cette diligence!...
Ah ! vous serez mes fils et mes frères... et, si
vous voulez , jamais nous ne nous séparerons!
— Jamais ! répétèrent Etienne et Roger tan-
dis que leurs mains étaient dans celles de Mon-
tait.
La diligence venait de s'arrêter à la barrière
de Passy. La Concurrence, arrêtée un instant
auparavant, subissait, la première, la visite de
la douane. Les voitures se touchaient de telle
sorte que la portière de la Concurrence était
à un demi-pied seulement de la portière du
coupé.
Le store qui cachait les deux petits chapeaux
de paille restait clos hermétiquement.
Mais, à rinstant où la petite voiture s'ébran-
lait, laissant la diligence subir la visite à son
tour , une main mignonne souleva le store
baissé, et deux papiers, jetés adroitement, tom-
bèrent aux pieds de nos trois voyageurs.
Ce fut Montait qui les ramassa.
— Enfin!.., s'écria-t-il ; elles nous don-
nent signe de vie!... Je savais bien que mes
œillades ne pouvaient pas être perdues!
Ses yeux tombèrent sur les deux papiers, et
il fit un geste de désappointement comique.
— Oh! les femmes!... les femmes!... reprit-
il; toujours le même esprit contrariant et h
15.
174 LES BELLES-DE-NUIT.
Tenvers!... C'est moi qui les ai regardées... et
c'est vous , mes amis, qu'elles choisissent î
— Nous?... dirent en même temps les deux
jeunes gens.
— Elles se seront procuré vos noms, poursui-
vit le nabab, auprès du conducteur à Laval ou
à Aiençon... Ce qui est certain , c'est que vos
noms sont sur les adresses...
L'un des billets portait, en effet: A M» Etienne
Moreau, L'autre: A M. Roger de Launoy.
On en fit l'ouverture. Ils étaient tous deux
pareils et contenaient ces seuls mots :
K Ce soir, à huit heures, devant l'église
Notre-Dame. »
Les billets portaient la même signature, tra-
cée par deux mains différentes ; on lisait au
bas de chacun d'eux : u Belle-de-nuit. »
Si Etienne et Roger avaient quitté un jour
plus tard le manoir de Penhoël, ce mot : belle-
de-nuit aurait fait sur eux une impression bien
pénible. Tout de suite leur mémoire eût évoqué
la légende douce et tiiste que Cyprienne et
Diane chantaient si souvent naguère ; ils eus-
sent songé aux deux pauvres filles mortes...
Mais ils ne savaient rien. Quand ils avaient
vu pour la dernière fois Diane et Cyprienne,
CHAPITRE m. 175
elles dansaient, riantes et belles, au salon de
verdure. Ils ne virent rien sous cette appel-
lation mystérieuse, sinon quelque voluptueux
défi et un commencement d'aventure.
— Belle 'de- nuit!,.» murmura le nabab ;
c'est Irès-joli, cela... c'est de la fine fleur de
poésie!... Pourtant, nous avons affaire à des
provinciales renforcées, puisqu'elles donnent
rendez-vous à Notre-Dame. Elles croient sans
doute que tout le monde va se promener là, le
soir , comme on fait devant Téglise de leur
bourgade... C'est égal, vous êtes d'heureux
coquins!
— Nous n'irons pas..., dit Etienne.
Roger fit une légère moue.
— Bravo! s'écria Montait ; don Quichotte
n'aurait pas mieux dit!...
— Je ne verrais pas grand mal..., commença
Roger.
Etienne se pencha à son oreille.
— A l'heure qu'il est, murmura-t-il avec
reproche, Cyprienne relit peut-être ta lettre
en pleurant...
— Nous n'irons pas ! répéta résolument
Roger.
— Alors, dit le nabab, il faudra donc que j'y
aille, moi!...
176 LES BELLES-DE-NUIT.
Quelques minutes après, on arrivait à la cour
des messageries, où M. Jones, le majordome de
milord, attendait son maître, en bel habit noir
et chapeau bas.
Roger , Etienne et le nabab montèrent , de
compagnie , dans une élégante calèche qui les
emporta, au galop de deux chevaux magnifi-
ques, vers le faubourg Saint-Honoré.
FIN DE LA TROISIEME PARTIE.
QUATRIÈME PARTIE.
THOI0 «BNTILSHOMMfiS.
On avait vu s*élablir, depuis six semaines ou
deux mois, au grand hôtel des Quatre Parties
du monde, situé rue de Valois-Batave, devant le
Palais-Royal, une colonie composée d'étrangers
assez^ marquants.
Ils étaient trois hommes et deux femmes,
sans compter les domestiques, et vivaient en fa-
mille, bien qu'ils portassent tous des noms dif-
férents.
178 LES BELLES-DE-NUIT.
En 1820, les hôtels nombreux, groupés au-
tour du Palais-Royal étaient encore habités
presque exclusivement par ce peuple cosmopo-
lite de joueurs et de viveurs qu'attiraient la rou-
lette et la gloire européenne des déesses par-
quées dans les galeries.
Le Palais -Royal était le centre des joyeux
mystères ; les goutteux de province en parlaient
avec onction à leurs coquins de neveux. Sa re-
nommée était aussi brillante aux froides rives de
Ja Neva qu'aux bords de la Tamise, ce brumeux
Pactole qui roule des guinées"; Vienne , Berlin ,
l'Italie, envoyaient à ce temple, ouvert à tous
les désirs, d'innombrables dévots. Les sauvages
de l'Amérique en racontaient les merveilles dans
leurs wigwams, en buvant des petits verres
d'eau-de-feu , et les bons musulmans de Tur-
quie nourrissaient le secret espoir que c'était là
précisément le paradis annoncé par le prophète.
Dans ce monde bigarré qui se renouvelait
sans cesse aux abords du Palais-Royal, il y avait
presque autant de véritables grands seigneurs
que d'aventuriers de bas lieu, et certes, il était
bien difficile de reconnaître les uns d'avec les
autres; aussi ne se donnait-on point pour cela
beaucoup de peine. Il y avait une sorte de me-
sure qui servait à tous indistinctement dans ce
peuple de comtes et de barons, où l'égalité
CHAPITRE PREMIER. 179
sainte, comme on dit au dessert des banquets
politiques, était religieusement pratiquée.
On ne divisait point les hommes en chrétiens
et en païens , en royalistes et en libéraux, en
nobles et en vilains ; il y avait seulement des
bourses vides et des bourses pleines.
Les bourses pleines constituaient les gens
comme il faut ; les bourses vides donnaient
droit au titre de polisson.
Et comme le hasard régnait là en dieu uni-
que et suprême, tout polisson pouvait devenir
homme comme il faut en une heure, et récipro-
quement.
Quant h la morale, on ne s'en occupait guère.
Chez les maîtres d'hôtel , la rigueur la plus pu-
ritaine allait parfois jusqu'à exiger un passe-
port.
C'était le comble. Il va sans dire qu'on n'avait
point la folle idée de s'enquérir si M. le marquis
un tel avait des parchemins vrais ou faux, ni de
prendre le plus petit renseignement sur la ques-
tion de savoir à quelle source abondante et ca-
chée le prince ***ski puisait ses billets de banque.
Dans une société , constituée sur ce pied de
libérale tolérance, la petite colonie de l'hôtel des
Quatre Parties du monde devait jouir d'une con-
sidération très-distinguée. Il y avait , en effet,
de l'argent dans la caisse commune; on menait
180 LES BELLES-DE-NUIT.
bonne vie, on jouait gros jeu, on dînait royale-
ment, et la gêne n'avait pas encore montré une
seule fois son menaçant bout d'oreille.
Aussi nos cinq étrangers n'étaient-ils pas de
ces émigrants à la douzaine qui abandonnent
leur pays on ne sait pourquoi. Ils voyageaient,
les hommes du moins, pour affaires politiques,
et cachaient sous des apparences frivoles le ma-
niement des plus graves intérêts.
Le chevalier de las Matas préparait la révo-
lution qui chassa Ferdinand de Madrid; le comte
de Manteïra jetait les bases de la charte portu-
gaise , et le noble baron Bibander de Berlin
venait communiquer aux libéraux de France les
précieuses idées de l'illuminisme allemand.
Avec eux voyageait madame la marquise d'Ur-
gel, veuve d'un grand d'Espagne de première
classe et sœur du chevalier de las Matas. Cette
marquise était une adorable femme, ardente
comme une Andalouse et pas plus cruelle qu'une
Parisienne.
Elle n'avait habité l'hôtel que durant un mois
ou cinq semaines; après quoi on l'avait vue par-
tir avec une jeune dame, dont il nous reste à
parler. Elle demeurait maintenant dans un autre
quartier, mais elle venait plusieurs fois par jour
à l'hôtel.
La jeune dame qui l'avait suivie, et que nous
CHAPITRÉ PREMIER. 1^1
devons faire connaître aussi au lecteur, semblait
à peine sortie de Tenfance. A l'hôtel des Quatre
Parties du monde, on n'avait fait que l'entre-
voir au moment de Tarrivée. Depuis lors, elle
n'avait pas quitté sa chambre une seule fois.
Elle était souffrante, sans doute, et c'était la
camériste de madame la marquise qui seule
avait le droit de lui donner des soins.
Les gens de l'hôtel parlaient quelquefois entre
eux de cette jeune dame autour de qui tombait
comme un voile mystérieux. Bien qu'on ne
l'eût aperçue qu'une seule fois, chacun se sou-
venait de sa beauté douce et vraiment exquise.
En traversant les corridors pour se rendre à
cette chambre reculée qu'elle ne devait plus
quitter, sinon pour suivre la marquise à sa
nouvelle habitation, la pauvre enfant avait l'air
bien triste. Son visage pâle exprimait l'abatte-
ment et l'effroi.
On avait pu penser d'abord qu'elle était la
jeune sœur de la marquise, mais leurs physio-
nomies présentaient un entier contraste, et
d'ailleurs le teint blanc et la blonde chevelure
de l'enfant démentaient une origine espagnole.
Quoi qu'il en fût, la camériste de madame la
marquise se plaisait à vanter l'attachement de sa
maîtresse pour la jeune femme.
— Ah! celle-là, disait-elle à tout propos.
LES BELLES-DE-NUIT. 3, iG
182 LES BELLES-DE-NUIT.
peut remercier le bon Dieu !... C'est soigné dans
du coton... c'est caressé toute la journée !
— Mais elle ne vient donc jamais voir ces
messieurs?... demandaient parfois les gens de
rhôtel.
— Ne m'en parlez pas!... ripostait la sou-
brette ; c'est si indolent... quand on ouvre seu-
lement la fenêtre, ça croit que ça va mourir.
C'était environ deux mois après les événe-
ments qui avaient eu lieu au manoir de Penhoël;
on était en octobre, et la température commen-
çait a fraîchir.
Dans le salon de l'appartement occupé par
notre petite colonie à l'hôtel des Quatre Parties
du monde , le chevalier de las Matas, le comte
de Manteïra et le baron de Bibander se trou-
vaient réunis.
Il y avait un bon feu dans la cheminée, pour
chauffer ces trois noblespersonnages, et la table
qui restait dressée au milieu de la chambre
gardait les débris d'un copieux déjeuner.
11 était impossible de se méprendre: la vue
seule de nos trois gentilshommes, à part même
l'accent exotique que chacun d'eux avait au
plus haut degré, suffisait pour les placer dans
la classe des étrangers.
La France, en effet, a son galbe particulier,
qui change suivant la mode et le temps, mais
CHAPITRE PREMIER. i83
qui tranche toujours avec les physionomies des
peuples voisins.
A répoque où se passe notre histoire, les vi-
sages parisiens étaient rasés soigneusement. A
peine voyait-on quelques petits favoris dessiner
un étroit demi-cercle et joindre Toreille aux
ailes du nez, qui surmontait une lèvre dépour-
vue de toute espèce de moustache. Les cheveux
courts se frisaient à la Titus. Donc, pour se
donner un air d'étranger, il suffisait de porter
les cheveux longs et la barbe entière.
Les cheveux de nos trois gentilshommes tom-
baient sur leurs épaules, et leurs barbes eussent
fait envie au Juif errant.
En leur qualité de fils de la Péninsule , le
comte et le chevalier étaient bruns comme des
corbeaux ; le baron Bibander, en revanche, avait
une de ces longues perruques germaniques qui
ressemblent à des quenouilles chargées de filasse.
C'étaient, en vérité, des personnages assez
remarquables pour mériter une description dé-
taillée ; mais nous avons un moyen d'abréger en
disant tout de suite au lecteur que le chevalier
de las Matas , le comte de Manteïra et le baron
de Bibander étaient tout bonnement ses ancien-
nes connaissances Robert dit l'Américain, Biaise
surnommé riindormcur, et Bibandier, l'ancien
chefs des uhlans de Bretagne.
184 LES BELLtS-DE-NUIT.
Les deux premiers avaient jugé à propos de se
déguiser complètement et de changer de nom ,
pour parer aux poursuites de la police, qui pos-
sédait en portefeuille leurs signalements et leur
histoire.
Quant à l'ancien uhian , son cas était le même
avec un danger moindre, car il avait eu l'adresse
de ne jamais compromettre en justice son beau
nom de Bibandier.
Robert et Biaise s'étaient dirigés sur Paris
immédiatement après leur expulsion du manoir.
Ils laissaient derrière eux Lola, mais ils emme-
naient la pauvre Blanche que Robert avait ca-
chée comme une proie dans l'ancien trou de
Bibandier, sur la lande de Bains. Cet enlève-
ment avait lieu contre l'avis formel de l'En-
dormeur, qui n'aimait pas plus aujourd'hui
qu'autrefois les bouches inutiles. Mais Robert
s'était roidi dans sa résolution. Il avait son idée,
et à présent, moins que jamais, il eût consenti
h se dessaisir de l'héritière de Penhoël.
A peine hors du manoir. Biaise et lui étaient
redevenus, du reste, les meilleurs amis de la
terre. L'Endormeur osait à peine discuter au
sujet de Blanche, tant il avait regret, le bon
garçon, de cette scène faite à son vieux cama-
rade dans le salon de Penhoël.
Maintenant qu'il n'y avait plus moyen de s'ad*
CHAPITRE PREMIER. 185
ministrer sans partage les vingt mille livres de
rente, Biaise était tout repentir.
Robert, cependant, ne songeait même pas à
lui faire un reproche. Le triomphe les avait
désunis ; la défaite commune les .rapprochait.
Ils avaient encore besoin Tun de l'autre et ne
demandaient pas mieux qu'à se liguer plus
étroitement , pour recommencer la lutte sur
de nouveaux frais.
Robert, d'ailleurs, avait trop de choses en
tête pour trouver le temps d'entamer une vaine
querelle. C'était, nous l'avons dit, une nature
admirablement organisée pour les difficultés de
la lutte, mais qui s'amollissait dans la fortune et
perdait une bonne part de son audace, h me-
sure que le bien conquis amenait avec soi les
chances de perte.
Il fallait à l'Américain, pour exécuter ses
escamotages hardis, des poches vides et des
mains libres.
En ce moment, loin de courber la tête sous
le coup qui le frappait, il se redressa plus vail-
lant que jamais. Les dix mille francs qu'on lui
avait jetés comme un os a ronger n'étaient
qu'une première mise de fonds pour recommen-
cer la partie. Il se retrouvait lui-même; les idées
abondaient dans son cerveau, et ce n'était pas
sans joie qu'il songeait à cette grande mêlée pa-
ie.
186 LES BELLES-DE-NUIT.
risienne où il allait se précipiter de nouveau,
armé de toutes pièces.
Dès ce premier moment, il pouvait compter
plus d'une corde à son arc; et Blanche lui pa-
raissait être la meilleure de toutes. Mais com-
ment emmener Blanche malgré elle ? Cent lieues
h faire avec une jeune fille qui résiste, qui
pleure, qui appelle au secours, c'est assurément
l'impossible.
Robert avait pour mentir un talent de pre-
mier ordre, et la pauvre Blanche était si facile
à tromper ! Quand Robert la plaça en croupe
derrière lui sur la lande de Bains, Blanche le
supplia les larmes aux yeux de la reconduire à
sa mère.
Robert lui dit d'un air étonné :
— Pensez-vous donc que j'aie agi à l'insu de
Madame?... Vous ignorez donc tout ce qui se
passe au manoir?...
L'Ange ouvrait déjà ses grands yeux timides
et crédules.
— Hélas ! pauvre enfant, reprit Robert ; Ma-
dame vous aime tant!... Elle vous a caché le
malheur jusqu'au dernier moment... Mais n'a-
vez-vous jamais vu , alors qu'elle se croyait
seule, des larmes dans ses yeux?...
— Oh! si!... murmura l'Ange, bien souvent!
— Et ne vous êtes-vous jamais aperçue qu'elle
CHAPITRE PREMIER. 187
me cherchait parfois pour m'en Ire tenir en secret?
— Si..., dit encore l'Ange.
— C'est que j'étais son confident, mademoi
selle... Je savais combien elle souffrait, la pau-
vre sainte femme! Je tâchais de la consoler,
mais je n'ai pas pu la défendre...
— Mon Dieu!... mon Dieu! murmura l'Ange,
qu'est-il donc arrivé à ma mère?...
— Le maître de Penhoël a vendu petit à petit
ses métairies, ses moulins, son manoir..., ré-
pliqua Robert à qui la vérité donnait ici une
grande force de persuasion; Pontalès lui atout
acheté... Pontalès qui se disait son ami!... Et
votre bonne mère qui a confiance en moi, ma-
demoiselle Blanche, m'a prié de vous conduire
à Rennes où elle viendra vous retrouver.
Biaise, qui trottait en avant, s'émerveillait
qu'on pût dépenser tant de bonne fourberie
tout exprès pour se mettre sur les bras une
petite fille pleurnicheuse et malade , une héri-
tière ruinée, une bouche inutile, s'il en fut
jamais!
— Mais, demandait l'Ange, pourquoi ma
mère ne m'a-t-elle pas conduite elle-même?
L'Américain baissa la voix comme pour faire
une grande confidence.
— Pauvre demoiselle!... répliqua- t-il , c'est
qu'il fallait vous défendre contre votre père !
188 LES BELLES-DE-iNUIT.
— Contre mon père î . . .
— Je n'ose pas vous dire cela... votre père
est à la merci des Pontalès... Et le jeune comte
Alain vous aimait...
— Oh!... fit Blanche effrayée.
Puis elle ajouta en se serrant contre Robert :
— Merci, M. de Blois... merci de m'avoir
sauvée !
Blanche ne gardait pas Tombre d'un doute.
Elle monta en voiture à Redon , confiante et
pleine d'espoir de retrouver sa mère.
Comme elle n'avait aucune idée des distances,
la route de Redon à Renues put s'allonger pour
elle bien au delà des limiles de la Bretagne , et
quand elle montra enfin quelques soupçons ,
Robert en fut quitte pour inventer une nou-
velle histoire.
Ils voyageaient en chaise de poste et avec une
grande rapidité. Ils arrivèrent à Paris quelques
heures après la diligence qui portait Montait et
nos deux jeunes gens.
Tout d'abord, ils descendirent dans leur
ancien quartier, afin de prendre langue et de
connaître un peu l'état de la place.
Blanche, malade, passait ses jours au lit et
demandait sa mère.
Au bout d'une demi-semaine, on vit arriver
i^ola, que le vieux Pontalès avait mise honnête-
CHAPITRE PREMIER. 189
ment à la porte. Au bout de Ja semaine entière,
le bon Bibandier entra un matin dans le garni
borgne où nos deux compagnons s'étaient pro-
visoirement installés, et les serra tous deux con-
tre son cœur avec effusion.
— Pas de reproche!... dit-il, je vous ai ba-
lancés pas mal l'autre jour... mais j'ai quinze
mille francs, moi... et je môle!
Les cœurs bien nés n'ont point de rancune.
On fit monter du vin et l'on tint un conseil, à
la suite duquel nos trois amis et Lola changèrent
de noms pour faire figure convenable dans le
beau quartier.
Le soir même, le chevaher, le comte, le baron
et madame la marquise, emmenant Blanche
avec eux, firent leur entrée au grand hôtel des
Quatre Parties du Monde.
Les affaires s'annonçaient à merveille, et nos
trois gentilshommes eussent vécu dans la con-
corde la plus parfaite, sans Blanche qui était un
perpétuel sujet d'inquiétude et de discussion.
Biaise et Bibandier voyaient là, en effet, un
danger qui était réel. On était contraint de cla-
quemurer la jeune fille pour l'empêcher de com-
muniquer avec les gens de l'hôtel, et cette
séquestration commençait à faire jaser.
Biaise disait :
— Notre situation est bien assez précaire par
190 LES BELLES-DE-NUIT.
elle-même, pour que nous n'allions pas en aug-
menter le danger de gaieté de cœur... Il con-
vient d'éloigner de nous ce qui peut attirer les
regards ; et puisque l'Américain compte avoir
tous les bénéfices de l'enlèvement, qu'il prenne
les risques pour lui tout seul !
Bibandier prêtait à cette opinion l'appui de
son éloquence.
M. le chevalier de las Matas fut obligé de céder.
Il eut recours à Lola, qui ne lui refusait
jamais rien. Ce n'était pas chez la belle marquise
amour proprement dit ou amitié bien définie,
c'était tout bonnement vieille habitude d'obéir.
On choisit un quartier modeste, de l'autre
côté de la Seine, et madame la marquise d'Urgel
y prit un appartement à son nom.
L'endroit choisi fut cette partie du quartier
Saint-Germain qui n'est déjà plus la patrie des
écoles turbulentes, mais qui n'est pas encore
tout à lait le noble faubourg.
A l'entrée de la rue Sainte-Marguerite, du
côté de l'Abbaye, il y avait une maison d'hon-
nête apparence qui semblait vraiment faite pour
une vertueuse dame et sa pupille. Ce fut dans
cette maison que Lola prit ses quartiers, et nos
trois compagnons, quittes de soucis, purent
donner tous leurs soins à l'amélioration de leur
industrie.
CHAPITRE PREMIER, 191
La matinée s'avançait : le clievalier de las
Matas et le comte de Manteïra étaient encore en
robe de chambre, mais le baron de Bibander
s'occupait déjà de sa toiletle.
Le chevalier était assis, les pieds au feu,
devant une petite table portant tout ce qu'il
fallait pour écrire. Il avait sous la main une
large feuille de papier, couverte d'écritures et
de chiffres. Autour de lui s'ouvraient quatre ou
cinq ouvrages d'arithmétique et d'algèbre qu'il
consultait d'un air fort entendu.
De l'autre côté du foyer, M. le comte de Man-
teïra fumait sa pipe en biseautant fort adroi-
tement un jeu de cartes.
Le baron de Bibander se tenait à l'autre ex-
trémité de la salle devant une glace , où il se
mirait avec une complaisance extrême.
Ils étaient vraiment assez bien déguisés tous
les trois. La barbe et les cheveux longs allaient
parfaitement à la figure pâle de Robert, qui
était un fort passable cavalier espagnol. L'Eu-
dormeur, lui, avait été obligé de raser ses che-
veux d'un blond tirant sur le roux et de se
munir d'une perruque noire pour se donner
une physionomie portugaise. Il avait teint, en
outre, sa barbe, et son meilleur ami aurait eu
quelque peine à le reconnaître. Quant à Bi-
bandier, ces quelques semaines d'abondance
192 LES BELLES-DE-NUIT.
l'avaient refait si bellement, qu'à la rigueur son
embonpoint nouveau aurait pu seul lui servir
de masque.
Son teint, naguère si jaune, fleurissait main-
tenant ; ses joues décharnées s'étaient arrondies.
Il commençait même à prendre du ventre.
— Ah çà !... dit Biaise en passant l'ongle sur
la tranche de son jeu de cartes, est-ce que tu
n'as pas bientôt fini de mettre ton corset, M. le
baron?
— C'est étonnant comme j'engraisse !... ré-
pliqua Bibandier en se souriant à lui-même
dans le miroir ; mais j'avais dit à ce coquin de
coiffeur de venir mettre des papillotes à ma
barbe... vous verrez que le drôle me fera faux
bond î
— Américain!... dit Biaise.
Robert leva la tête en sursaut.
— Regarde donc un peu M. le baron... est-
ce que tu ne le trouves pas plus laid encore
qu'autrefois?
— Beaucoup plus laid, répliqua Robert qui
se renfonça aussitôt dans son algèbre.
Bibandier fit une pirouette et haussa les
épaules,
— Mes petits, murmura-t-il, on vous laisse
dire... vous êtes jaloux, ça se voit.
Il continua de se sangler à tour de bras et de
CHAPITRE PREMIER. 195
faire exécuter à sa grande figure hâlée toutes
sortes de grimaces mignonnes.
II mettait à se trouver charmnYit une bonne
foi non suspecte.
— Voilà le jeu arrangé !... dit Biaise ; si tu
avais le temps de me montrer un peu à faire
danser Sa Majesté, Américain?
Robert fit un geste d'impatience.
— Tu vois bien que je suis perdu au milieu
de mes cbiffres..., répliqua-t-il ; chaque fois que
tu viens me conter comme cela quelque fadaise,
je suis obligé de recommencer des calculs du
diable... Sans toi, étourneau que tu es, je
tenais ma martingale!...
— Ah ! ah !... fit l'Endormeur. un bel oiseau
que ta martingale!,., mets-lui un grain de sel
sur la queue!
— Voyons! s'écria Robert; veux-tu me lais-
ser en paix oui ou non ?
Biaise se reprit à battre ses cartes biseau-
tées.
— Sois calme, Américain, dit-il ; on respecte
la martingale, mon fils... et on va tâcher de
travailler tout seul.
Il étala ses cartes sur un coin de table et
commença une série de tours d'adresse qui
n'étaient pas sans mérite.
On frappa doucement à la porte.
3. 17
194 LES BELLES-DE-NCJIT.
— Ah! fit Bibandier avec joie; voilà mes
papillotes.
Biaise avait abrité lestement son jeu de cartes
dans la manche large de sa robe de chambre.
La porte s'ouvrit, et l'on vit apparaître un
museau long et jaunâtre, tenant par un énorme
col de crinoline à un uniforme de soldat du
centre.
L'Alsace seule a le secret de produire ces
excellentes têtes de troupiers, toutes en menton,
et dont les joues, le nez, le front semblent se
reculer humblement pour faire ressortir deux
triomphantes mâchoires, capables d'exterminer
une armée de Philistins.
— Ah !... dit Bibandier désappointé. Ce n'est
que mon maître d'allemand... Bonjour, GrafF.
Le soldat porta la main à son shako.
— Ponchur, messie, et la gombagnie..., dit-il
en entrant. Ça fa-t-il gomme fus fulez?...
— Ça fa gomme nus fulons, répliqua le noble
baron Bibander.
-— Pas mal, pas mal!... fit Biaise... Seule-
ment ça ne me paraît pas assez senti... J'ai eu
un portier qui était de Colmar et qui disait :
Ça fa-t-il gomme fi fdez?
— Voyons!... s'écria Bibandier, tout ça
dépend des dialectes... Il ne s'agit pas de plai-
santer ici... Vous autres, vous en prenez à
CHAPITRE PREMIER. 195
votre aise... Toi, M. le Portugais, tu n*as qu'à
nasiller comme un canard et à mettre de la
bouillie dans ta bouche pour prononcer les s...
Vous, seigneur chevalier de las Matas, il vous
suffit d'enfler les mots comme un marchand de
vulnéraire et de gascon ner un peu en faisant
ronfler les nasales... Ah! si je n'étais qu'une
Essépagnoleu ou un Pourteungais, ajouta-t-il
en nasillant à outrance, mon rôle serait bien
facile... Mais un baron du saint-empire,
morbleu!...
— Morplé!... si ça fus est écâl..., dit Graff.
— Je commence à être pas mal fort..., reprit
Bibandier; mais cet Alsacien manquedeméthode.
— De guoi ? demanda Graff.
— De méthode! mon brave ami... Et cela
tient à ce qu'on a négligé ton éducation pre-
mière... Est-ce que tu saurais me mettre des
papillotes, toi ?
— Je grois pien ! répliqua le soldat; ché suis
le pârpier di pâlaillon.
— Répétez cela! M. le baron, s'écria Biaise;
voilà une phrase qui contient en germe tous les
principes du baragouinage.
Mais le baron était allé chercher du pajder à
papillotes.
L'Alsacien riait,
— Si ché sais mettre les babiotes, répétait-
196 LES BELLES-DE-NDIT.
il en montrant son énorme mâchoire; ché suis
né tans les babioles..., mon bère était pârpier...
mon crand-bère il était aussi pârpier..., le bère
de man crand-bère...
— Et ainsi de suite, interrompit Biaise.
— la, graff! dit le soldat en se mettant au
port d'armes.
Il se tut durant un instant, mais cette coïn-
cidence qui faisait un même mot de son nom à
lui et du titre du prétendu Portugais lui sembla
probablement très-bouffonne, car ses deux gran-
des mâchoires s'ouvrirent de nouveau.
— /a, Graff!... répéta-t-il; fus êtes graff..,
moi ché suis Graff, burguoi je m'abèle Graff...
mais fus c'est bârce que (us êtes graff,»,, fus
gombrenez?
— Parfaitement..., dit Biaise.
Robert se frappait le front et perdait le fil de
ses calculs.
— En besogne! s'écria Bibandier qui appor-
tait une main de papier à papillotes.
11 s'assit devant la glace, et Graff s'empara
de sa tête poilue.
Tout en maniant la chevelure épaisse et rude
de M. le baron, l'Alsacien répétait entre ses
dents :
— Si ché gormais lés babiotes î Mon bère
était pârpier... mon crand-bère...
CHAPITRE PREMIER. 197
— Allons, Graff!... dit Bibandier, faisons
d'une pierre deux coups : donne-moi ta leçon !
— Chefeux pien... Dâgez te faire adention...
Si fus endrcz chez dés pourgcois, fus tites :
Ponchur, messie, mestâmes...
— Ponchur, messie, mestâmes, répéta Bi-
bandier.
— Et la gombagnie, ajouta Graff.
— Et la gombagnie , ajouta également le
baron. Après?
— Abrès , fus tites : Il vait crand jaud !...
— Il vait crand jaud.
— U bien : Il vait crand vroid !.*.
— Il vait crand vroid...
— Ein vroid tegien, Matârae, ou messie!
— Assez là-dessus!... Après?
— Abrès, fus tites : matâme, aimez-fus pien
à brentre eine temi-dasse abrès le tîner?
Le baron, docile, répéta encore cette phrase
tant bien que mal.
— Après ?
Graff se gratta le front.
— Abrès... abrès... fus tites : Matâme, aimez-
fus pien à brentre eine belite ferre abrès vodre
temi-dasse?
— Le café et le pousse- café..., dit Biaise.
— Impossible de s'y retrouver! grommela
Robert.
17.
198 LES BELLES-DE-NUIT.
— Messie Pipandre, reprit Graff, fos ba-
bioles sont insdallées.
Bibandier était charmant, la tétc couronnée
de papier rose.
Durant une bonne minute, il fit à son image
reflétée par la glace des yeux en coulisse, puis il
se pencha vers son professeur alsacien.
— Et quand on veut faire la cour à une
femme..., prononça4-iI tout bas, que faut-il dire?
— Ah lame!... répliqua Graff avec embarras,
fus tites : Mâtemoiselle , fulez-fus brenlre
guelgue josse tessus le gontoir?
Biaise battit des mains et cria bravo.
— Imbécile î... s'écria Bibandier, est-ce que
les duchesses à qui je fais la cour prennent des
petits verres sur le comptoir?...
— Ché sais bas, moi, messie Pipandre...
— Tu n'as donc aucune idée de ce que c'est
qu'une femme du grand monde?... Va-t'en!
On n'a plus besoin de toi !
Graff* remit son shako sur sa lé le plate et
rase, mais il ne se pressa point de sortir.
— Eh bien?... fit le baron.
— C'est que, messie Pipandre, répliqua l'Al-
sacien qui remonta timidement sa buffleterie,
fus m'afiez bromis cine betiteà-gonte...
— C'est juste, dit Bibandier qui fouilla dans
sa poche.
CHAPITRE PREMIER. 199
Puis il ajouta :
— Mais je n'ai que des billets de banque, mon
fils... ce sera pour une autre fois.
Le pauvre GrafF salua à la ronde d'un air
résigné.
— Ponsoir, messie..., dit il, et la gombagnic.
A peine fut-il sorti que M. le chevalier de
las Matas se leva brusquement et frappa un
grand coup de poing sur la table.
Archimède devait avoir cet air radieux lors-
qu'il parcourut, dans son néglige historique ,
les rues de Syracuse étonnée.
— Je la tiens!... s'écria-t-il; je la tiens !...
— Ta martingale?... demandèrent à la fois
Biaise et Bibandier.
Robert s'essuya le front.
— Ça n'a pas été sans peine!... répliqua-t-il;
mais, de par tous les diables, Montait me la
payera mon pesant d'or!...
II
I.A MARTl^HTGALK.
Biaise et Bibandier avaient lair également
incrédule.
— Américain, dit Biaise, tu as du talent pour
ce qui est des cartes... ça, c'est une chose in-
contestable... mais voilà bien des fois que tu la
trouves ta martingale !
— Ta martingale..., fit observer Bibandier,
c'est comme le merle blanc ou le trèfle à quatre
feuilles.
II s'occupait en ce moment de boutonner,
par-dessus son pantalon d'un bleu vif, un su-
202 LES BELLES-DE-NUIT.
perbe gilet de velours ponceau, à boutons bril-
lantes.
— Vous n'entendez rien à tout cela !... s'écria
M. le chevalier de las Matas. Je connais main-
tenant Berry Montait comme si je l'avais in-
venté, voyez-vous... J'ai cru d'abord qu'il faisait
un peu comme nous et que sa grande fortune
était dans les nuages... mais j'avais tort de
croire cela... Il est riche... il est puissament
riche!... Et tout ce que possédait ce pauvre
diable de Penhoël n'aurait pas pu fournir à
milord son argent de poche seulement!
— Ça ne prouve pas que tu aies trouvé ta
martingale?... dit l'Endormeur.
— Attends donc!... Quant à savoir d'où lui
vient cette grande fortune, je m'en doute... A
Londres on n'a pas besoin d'être un aigle pour
faire des coups de tous les diables, et je veux être
pendu si Montait a jamais vu son iman de
Mascate autre part que dans l'histoire des
voyages... Jl aura eu de la chance... 11 sera
tombé sur une bonne affaire... Et puis l'air de
Londres lui aura semble malsain...
— Si c'est comme cela, interrompit le baron
qui mettait ses soins à nouer autour de son cou
osseux une cravate de satin blanc à raies cou-
leur de feu, il n'y a rien à faire !
— Par exemple!... s'écria Robert, c'est juste-
CHAPITRE II. 205
ment ces hornmes-la que j'aime!... Si Montait
élait un honnête gentleman comme il veut bien
le dire, on n'aurait pas trouvé tout de suite son
côté faible... mais j'ai causé avec lui... je l'ai
retourné en tous sens... Croyez-moi, Montait est
des nôtres... Il n'a ni foi ni loi... Et après deux
ou trois verres de punch il faut voir sa face
d'Anglais s'épanouir quand on lui raconte un
bon tour !... La seule différence qu'il y ait entre
lui et moi, c'est que j'ai soulevé des montagnes
pour gagner quelques misérables sous, tandis
qu'il n'a eu qu'à se baisser probablement pour
ramasser des millions... Car il a des millions,
et l'histoire est assez singulière.
— Je sais... je sais, interrompit Biaise. La
petite boîte de sandal, dont le couvercle est en
diamants... c'est peut être du stras.
— Mon bonhomme, dit Robert avec gravité,
l'autre soir, Montait avait perdu cinquante et
tant de mille francs au trente et quarante des
étrangers... Je l'ai vu se lever et se rendre dans
un coin de la chambre... II nous tournait le
dos... Il a pris dans sa poche un objet que je
n'ai pas pu apercevoir ; mais c'était la fameuse
boîte, j'en suis sûr!
— C'est une idée à toi..., interrompit Biban-
dier.
— Après ?... dit Biaise.
204 LES BELLES-DE-NUIT.
— Si c'est une idée à moi, jugez-en, reprit
Robert ; cet objet mysléricux dont je vous parle
il rapprocha de sa bouche et Ton entendit un
petit bruit sec comme s'il eût cassé un morceau
de sucre avec ses dents... L'instant d'après il
revint et dit au banquier :
u — Je n'ai pas d'argent sur moi, voulez- vous
m'escompter cela ?»
Robert s'arrêta.
— Et qu'est-ce que c'était que cela? deman-
dèrent Biaise et Bibandicr.
— Cela, c'était un petit morceau de stras,
comme dit M. le baron, sur lequel le banquier
du cercle des étrangers compta soixante-sept
billets de mille francs à Berry Montait... Sonne
un peu, l'Endormeur, et dis qu'on apporte du
vin chaud... nous avons h causer de nos affaires
aujourd'hui... et il faut tâcher d'en causer le
plus gaiement possible.
— Ça va-t-il durer beaucoup ? demanda le
baron Bibander qui dirigeait vers ses deux
oreilles les bouts aigus de sa flamboyante cravate.
— N'avons-nous pas de temps?... répliqua
Robert.
— C'est que..., dit l'ancien uhlan avec un
joli sourire de jeune fat, j'ai reçu ce matin de
mon coquin de tailleur une polonaise dans le
dernier goût... J'aurais voulu me montrer un
CHAPITRE H. 205
peu au Palais-Royal et sur le boulevard , pour
voir Teffet.
— Tu te montreras demain.
— Sans doute... Mais demain, mon coquin
de tailleur aura peut-être livré d'autres polo-
naises pareilles à la mienne... de sorte que je
me trouverai en danger décroiser sur ma roule
le premier faquin venu habillé tout comme moi.
— Ce sera piquant pour le faquin, grom-
mela Biaise. Joseph , ajouta-t-il en s'adressant
au garçon qui entrait, un bol de vin chaud
pour M. le chevalier, et du punch pour moi.
— Et pour M. le baron?... demanda le
garçon.
Bibandier se gratta Toreille.
— Le punch... le vin chaud..., murmura- t-il,
ça fait monter le sang à la tête... et vous deve-
nez rouges comme des homards... Moi, j'aime
les teints pales... Joseph, vous me donnerez un
bichof.
— Ah ça!... dit Biaise quand le garçon fut
parti, tu oublieras donc toujours que tu es Alle-
mand, toi ?
Bibandier s'élança vers la porte.
— Endentez-fus?... cria-t-il à travers les es-
caliers. Chossèphe !... fus mé tonnerez eine
pichof !
Ayant ainsi réparc très -adroitement son
3. ' 18
306 LES BELLES-DE-NUIT.
étourderie , M. le baron revint s'asseoir au
devant de sa glace.
— Pour en finir une bonne fois avec Mon-
tait, reprit Robert, je suis moralement certain
que la volonté d'essayer quelque aventure ne
lui manque pas... Seulement il n'est pas très-
fort, et comme, d'un autre côte, il se sent
ricbe, rien ne le presse... Mais si l'on parvenait
à lui persuader que, sans danger aucun, on peut
faire une rafle bonorable, vous verriez comme il
sauterait!
— Le vin chaud de M. le chevalier ! dit le
garçon.
Les deux autres garçons qui suivaient ajou-
tèrent :
— Le punch de M. le comte !
— Le bichof de M. le baron !
Les trois gentilshommes se versèrent à boire.
— Je l'ai sondé..., poursuivit Robert; cet
homme-là n'a pas du moins le défaut d'être
hypocrite... Vous lui diriez que vous avez volé
le tronc des pauvres dans une église, qu'il trou-
verait cela tout simple... Mais ce qui le séduit
par-dessus tout, c'est l'idée de faire sauter
comme cela , l'une après l'autre , toutes les
banques des maisons de jeu de Paris.
— A la santé de ta martingale ! dit Rlaise.
— A la sandé té dâ raârdingâle!... répéta le
CHAPITRE II. 207
noble baron, qui baragouinait de tout son cœur,
maintenant que cela n'était plus nécessaire.
— Buvez..., buvez, mes braves !... continua
Robert ; cela en vaut parbleu bien la peine...
Et d'abord, ma martingale, dont vous faites
tant de gorges-chaudes, aura, du moins, eu ce
résultat de nous valoir notre invitation de ce soir.
— Du tout ! se récria Bibandier, ce Montait
a un certain coup d'œil... Il a reconnu en moi
un homme comme il faut, et il m'a engagé à lui
faire l'honneur de dîner à son hôtel... Quoi de
plus simple ?
— Le fait est..., dit Biaise que tu te donnes
ici des gants, M. Robert... Le Montait est venu
a moi et m'a dit :
uCher comte, vous êtes un bon enfantetjem'es-
timcrais heureux de vous voir assis à ma table. »
Robert haussa les épaules...
— Fous que vous êtes! dit-il, et ingrats! Vous
verrez que je remplirai vos poches sans avoir
droit seulement à la moindre reconnaissance.
— Remplis toujours, Américain, et ne t'in-
quiète pas du reste!
Robert but à petites gorgées un verre de vin
chaud et rassembla les notes éparses sur sa table.
— Voulez-vous que je vous explique ma mar-
tingale?... demanda-t-il.
Biaise rapprocha sou fauteuil; la figure de
208 LES BELLES-DE-^NUIT.
Bibandier lui-même prit une expression de
curiosité.
Robert se recueillit un instant, puis il com-
mença d'un ton d'emphase vive et avec des
gestes d'orateur :
— Mon système peut s'appliquer à tous les
jeux de hasard où les chances contraires se
répartissent lentre un certain nombre de joueurs
indépendants, d'une part, et un joueur unique,
de l'autre, forcé de tenir toutes les mises : soit
au banquier.
« L'avantage de la banque, dans les maisons
soumises à une surveillance légale, peut être
déterminé par une fraction variable qui d'ordi-
naire est d'un dix-huitième et que j'élève, moi,
à un douzième, pour aller au-devant des objec-
tions.
« Nous sommes à une table de roulette...
Vous me suivez bien ?
— Parfaitement, dirent les deux auditeurs.
— Nous sommes, à une table de roulette,
trois associés qui se disséminent parmi les
joueurs... Pour l'intelligence de mon système,
je donne un nom aux trois associés... ^e suis,
moi, je suppose, l'agent principal, la cheville
ouvrière... vous deux, vous êtes des agents de
second ordre; toi. Biaise, tu es le levier..., toi,
Bibandier, tu es le contre-poids.
CHAPITRE II. 209
— C'est comme une horloge ! murmura l'an-
cien uhian.
— Oh! oh! mon vieux, s'écria Robert, tu
parles vrai en croyant rire... c'est en effet une
mécanique... une mécanique dont les rouages
subtils et compliqués s'engrènent d'une façon
merveilleuse.
Biaise et Bibandier écoutaient bouche béante.
Ils firent seulement un peu la grimace lorsque
Robert ajouta :
— Ces notions préliminaires étant posées, je
suis obligé d'appeler l'algèbre à mon secours
pour expliquer le mécanisme de mes combi-
naisons.
— Sais-tu l'algèbre, toi, l'Endormeur?...
demanda Bibandier.
— Non... Et toi?
— Moi, mon éducation a été tournée entiè-
rement vers la littérature... C'est égal, Améri-
cain, va toujours !
— J'établis une progression géométrique...,
reprit Robert en feuilletant ses notes comme un
avocat qui plaide ; le nombre des termes im-
porte peu, et la raison de ma progression est
invariablement le nombre deux, puisque la série
des coups double toujours la mise pour le ga-
gnant quel qu'il soit, ceci dans le jeu simple.
« Je dis donc : a est à b comme 6 est à c,
18.
210 LES BELLES-DE-NUIT.
comme c est à rf... soit : -^ a : h : c : d :
e... etc.
— Comprends pas ! . . . interrompit Bibandier.
— Voilà qui est fatal !... s'ëcria Robert ; in-
venter une théorie mathématique et transcen-
dante pour venir se briser contre l'ignorance
aveugle !
— Ne te désespère pas, Américain.,., dit
Biaise. J'ai idée que milord sait les mathéma-
tiques.
M. le chevalier de las Matas éleva son verre
jusqu'à la hauteur de ses lèvres , autour des-
quelles errait un sourire douteux.
— Il ne faudrait pas non plus qu'il en sut
trop long!... murmura-t-il.
Puis il ajouta en reprenant le fil de son
explication :
— Mais, au demeurant," c'est si profondément
clair et simple, comme toutes les grandes idées,
que vous-mêmes vous allez me comprendre.
« Soit mon enjeu premier représenté par la
quantité w; ton enjeu, à toi, Biaise, mon agent-
levier par la quantité n^ et le tien, Bibandier,
mon agent-contre-poids, par la quantité /i'';, con-
tinua Robert.
u J'établis tout d'abord que n égale a, le pre-
mier terme de ma progression par quotient;
en outre, n égale n" moins n'^ attendu que le
CHAPITRE II. 211
contre-poids doit représenter, au début de la
partie, la somme formée par ma mise n et la
mise du levier ii" .
— Pourquoi cela? demanda Biaise.
— Pour une cause bien simple... Au moment
où la partie s'engage, mon levier et moi nous
jouons les mêmes chances... Il faut donc que le
contre-poids, comme son nom l'indique...
— Parbleu!.,, fit le baron Bibander, ça va
de soi-même... L'Endormeur est bouché comme
un cigare de la régie !
— Mais pourquoi TAméricain et son levier
jouent-ils les mêmes chances?... demanda en-
core Biaise.
— Cette question me fait plaisir, mon gar-
çon, répliqua Robert : elle prouve que tu com-
mences à voir plus clair... Mon levier et moi
nous allons ensemble parce que le principal
danger pour l'inventeur d'une martingale est de
se voir deviner par la banque... Toute série de
paroli est redoutable pour l'administration...
Et en définitive , sans les manœuvres qu'on
emploie pour déjouer des calculs qui n'ont rien
de condamnable, nous verrions la banque sau-
ter trois ou quatre fois tous les soirs ; mais voici
ce qui arrive... Dès qu'un homme se présente
avec l'intention de martingalcr, son jeu est percé
à jour à l'instant même... si c'est un maladroit,
212 LES BELLES-DE-NUIT.
on le laisse faire... si c'est un habile, on neu-
tralise ses coups à l'aide de coups semblables
tenus par quelque affidé de la maison... Moi j'ai
mon levier qui me sert à dérouter tout espion-
nage... Mon levier connaît son rôle... il sait par
cœur ses instructions invariables... si bien qu'au
moment où le banquier attend mon quatrième
ou mon cinquième paroli, je cesse de jouer tout
à coup, ce qui lui donne le change... Comprends-
tu maintenant?
— Un petit peu..., dit Biaise.
Le baron Bibander, qui vidait, parmi les
mèches de sa crinière, un plein flacon d'huile
antique, fit un geste de dédain.
— Un petit peu!... répéta-t-il; moi, j'ai beau
ne pas savoir l'algèbre, je trouve que la mécani-
que de l'Américain n'a qu'un défaut, c'est d'être
trop simple... Va, mon bonhomme, on te saisit!
— De la seconde équation posée plus haut,
reprit Robert, découle cette première consé-
quence rigoureuse savoir : que si la partie s'en-
gageait et se continuait sur ces bases, la perte
et le gain devraient se balancer complètement...
— Sauf les sorties du zéro et du double zéro,
interrompit Biaise.
— J'allais y arriver...
— Mais, mon petit, dit Bibandier en s'adres-
santà Biaise, il allait y arriver!... Tu vois bien
CHAPITRE II. 213
que tu nous embrouilles... Donne-nous la paix,
au nom de Dieu!
On ne savait , en vérité, si l'ancien uhlan
parlait ainsi de conviction ou par raillerie. Ses
deux mains se plongeaient ensemble avec action
dans les mècbes de sa chevelure, que Thuile pro-
diguée ne pouvait point amollir. Il y allait d'un
grand sérieux, et, en apparence, de la meilleure
foi du monde.
Mais ceux qui connaissaient Bibandier savaient ,
qu'il gardait comme cela les dehors d'une naï-
veté crédule, jusqu'au moment où il lui plaisait
de mettre les rieurs de son côté.
— J'y arrivais..., poursuivit Robert ; sans cet
obstacle que présentent les chances réservées au
banquier, le problème serait aussi par trop facile
à résoudre.
« Loin de méconnaître ces chances, je les
exagère en les portant à un douzième, tandis
que, de l'aveu même de Biaise, qui parle de deux
numéros sur 38, elles ne sont que de un dix-
neuvième.
«c Entrons dans le raisonnement... Vous
voyez bien ce gros livre? (Il montrait un énorme
registre ouvert à côté de lui.) Ce gros livre con-
tient les passes des deux couleurs, notées par
un piqueur de carte du H5, depuis que l'éta-
blissement existe... C'est officiel 1 Et j'espère que
214 LES Bl LLES-DE-NUIT.
nous avons là plus d'éléments qu'il n'en faut
pour fonder un solide calcul de probabilités.
— Ça doit être un bien bon ouvrage!... dit
le baron Bibander.
— Un ouvrage excellent!... une fois qu'on y
a mis le nez, on ne peut plus se lasser de le
feuilleter... D'après mes recberches, je constate
une balance à peu près exacte entre les sorties
des deux couleurs... Je constate en outre que la
plusgrande série, pouvantètre considérée comme
normale, porte au cbiffre treize Texposant le
plus fort auquel doive arriver la raison de notre
progression géométrique , car il est superflu
d'énoncer que nous raisonnons sur les cbances
probables et non sur des miracles qui arrivent
une fois l'an...
Bibandier, qui s'acharnait au grand œuvre de
sa coiffure , approuva de la brosse et du
peigne.
— Mes prémisses seront complètes, poursuivit
Robert, lorsque j'aurai ajouté que de 1 jusqu'à
15 il est des nombres en quelque sorte climaté-
riques où s'arrêtent le plus souvent les séries :
je citerai 5, 7 et 10, 7 surtout. D'après l'expé-
rience, je parierais cinquante contre un pour le
nombre 7.
— Moi aussi !... dit le baron Bibander.
— Mais, continua Robert, ce sont là de sim-
CHAPITRE lî. 215
pies étais qui ne font que soutenir, au besoin,
les bases solides de mon système.
u Examinons d'abord les séries pendantes. Je
place ma mise n = a sur la rouge, le levier fait
de même... Le contre-poids met sur la noire
« Je perds, et le contre-poids gagne. Rien
de fait par conséquent.
•< Je pose ^ n = h; le levier pose ^n\ Nous
perdons.
«c La mise du contre-poids qui gagne arrive
alors au troisième terme d\me progression que
je figurerai : : a" : b": d' : d'' : e"...
« Rien de changé jusqu^'au cinquième coup.
C'est alors seulement que je cesse de jouer, lais-
sant le levier poursuivre son paroli... Il fallait
bien tenir compte de la chance climatérique atla-
chée au chiffre cinq.
(( Si nous perdons encore, le contre-poids réa-
lise déjà un bénéfice...
« Au sixiènïe coup , le levier s'abstient. II
faut vous dire que le sixième coup est une affaire
sûre. Quand on a dépassé cinq, on arrive à sept
forcément.
— Je le crois ma foi bien ! dit le baron Biban-
der.
— Au septième, c'est tout le contraire... le
septième tour est le terme important de mon
âl6 LES BELLES-DE-NUIT.
système... conversion entière!... Le contre-poids
met sa mise dans sa poche et nous allons en
grand, le levier et moi.
« Suivant toute probabilité, nous gagnons,
cette fois.
(( Pour oi)tenir la somme de notre gain, il
suffît d^un petit calcul élémentaire fondé sur
cette proposition algébrique que vous trouverez
dans Bourdon, dans Raynaud et même dans
Bezout : un terme de rang quelconque est égal
au premier terme, multiplié par une puissance
de la raison d'un degré marqué par le nombre
des termes qui précèdent celui que Ton consi-
dère...
<( D'où il suit que le gain est représenté ici
par a" X2 à la sixième puissance.
(c D'où réquation g" = a' X^^»»»
il Est-ce clair?...
— Comme le jour!... lit Bibandier.
Biaise perdait plante.
— Ce sera bien, dit-il, si tu gagnes...
— Oh!... oh!... oh!... fit Bibandier avec
dégoût, voilà un garçon véritablement terrible!...
Mais, mon Dieu ! nous ne sommes pas à Theure...
donne-nous le temps de nous expliquer!... En
attendant, j'empoche, moi, contre-poids, a'X^S
et je dis à l'Américain : Mon petit, tu m'intéres-
ses; veuille poursuivre...
CHAPITRE lî. 217
— Il est évident, reprit ce dernier, que Ton
peut perdre; sans cela, M. le fermier des jeux
ne payerait pas un si beau bail au gouverne-
ment... Mais, h Taide de ce registre, je vous
prouverai quand vous vo.udrez que toutes les
chances sont pour nous dans ce cas* particulier.
« La série gagnante suit la même marche, en
sens contraire, et je regarde comme superflu,
mon cher lord...
— Comment! mon cher lord!... interrompit
Biaise ; tu bats la campagne.
— L'Endormeur!... prononça gravement Bi-
bandier , j'ai parcouru la France depuis Paris
jusqu'à Brest... et je n'ai jamais rencontré un
animal aussi honteusement dépourvu d'intelli-
gence que vous, mon cher ami... Vous croyez
donc que l'Américain s'est donné la peine d'in-
venter toutes ces drôleries pour nos beaux yeux?
— Mais ce sont des faits sérieux!... se récria
Robert.
— J'entends bien, mon petit..., répliqua le
baron ; c'est même plus que sérieux, c'est assom-
mant ! Mais que demandes-tu à Montait pour ces
diables de progressions géométriques qui vont
lui faire un matelas de billets de banque?
— Deux cent cinquante-sept mille cinq cent
trente-huit francs quatre-vingt-quinze centi-
mes..., répondit Robert ; tout est calculé, voyez-
LES BELLES-DE-RCIT. 3, 19
218 LES BELLES-DE-NUIT.
VOUS, avec une précision rigoureuse... Tu ris,
maître Bibandier, et toi, Biaise, tu n'y vois
goutte!... Mais si vous vouliez prendre la peine
de lire mon livre d'un bout a l'autre...
Les deux gentilsbommes firent un geste d'ef-
froi en regardant le monstrueux registre.
— Américain, dit Bibandier, tu tiens ton
affaire! voilà le véritable argument des argu-
ments... Emporte avec toi ton registre et dis à
Montait: «Milord, lisezou payez!...» Je veux que
le diable m'enlève si tu t'en reviens les mains
vides!
Robert n'était pas en train de goûter la plai-
santerie.
— Puisque je vous dis, s'écria-t-il en frappant
du pied, que c'est une combinaison certaine!...
La ferme des jeux fait sa fortune avec un misé-
rable surcroît de cliance de un dix-neuvième...
Savez-vous quelle est notre cbance, à nous?...
Un sixième et quelque cbose, messieurs, presque
un cinquième!
Bibandier le regarda d'un air étonné.
— Ah ça !... murmura- t-il, est-ce que l'Amé-
ricain, à force démentir aux autres, serait arrivé
à se tromper lui-même?... Ce serait très-fort..
Messieurs, si vous avez encore quelque chose à
dire, faisons remplir les bols, car nous sommes
à sec.
CHAPITRE II. 219
Robert repoussa la table où se trouvaient ses
calculs, et mit ses pieds au feu.
— Sonne, Biaise !... dit-il, et approchiez -vous
tous les deux... Que mon système soit vrai ou
faux, je veux en faire de l'argent dès ce soir, et
vous ne rirez plus, mes camarades, quand vous
verrez notre caisse pleine... Du punch, Joseph ! ...
et lestement !
Une fois les bols remplis, nos trois gentils-
hommes trinquèrent fraternellement, et Robert
reprit :
— Je regarde l'invitation de Montait comme
le commencement d'une ère nouvelle pour nous
trois, mes enfants... Avec un peu d'adresse et
de tenue, cet homme-là nous mènera très-loin...
Mais il faudra jouer serré... Biaise et moi nous
avons fait là-bas à Penhoël une école qui nous
vaut bien vingt ans d'expérience... Ne donnons
rien au hasard, croyez-moi, et faisons un peu
le bilan de notre situation... Biaise et moi,
nous avons apporté chacun dix mille francs à la
masse.
— Et moi, dit Bibandier, quinze mille que
ce vieux grigou de Pontalès a eu bien de la peine
à me lâcher... Voilà un gaillard que ce vieux
Pontalès !
Les sourcils de Robert se froncèrent.
— Entre lui et nous, murmura-t-il, la partie
220 LES BELLES-DFÎ-NUIT.
n'est peut-être pas finie... Il a escamoté la pre-
mière manche, grâce à loi , mons Bibandier...
Mais gare à la seconde!
— Allons!... allons !... dit Tancien uhlan, ne
revenons donc pas sur nos vieilles rancunes!...
J*ai donné cinq mille francs de plus que ma mise
pour racheter votre précieuse amitié, mes bra-
ves... Et, si vous me l'avez rendue, ajouta-t-il
avec sentiment, c'est le meilleur marché que j'aie
fait de ma vie... Quant à Pontalès, je le déteste
au moins autant que vous... Ah! le vieux co-
quin !... Quand vous fûtes partis, si vous saviez
comme il nous traita, maître le Hivain et moi !
Pour Macrocéphale, je ne dis pas : un gratte-
papier poudreux ! ... un misérable fesse-mathieu,
laid comme une douzaine d'huissiers râpés!
Mais moi..." un homme comme il faut!...
Il arriva là au moment où j'introduisais le
couteau sous l'aile de la fine volaille, cuite à
point... Il me dit... Vous croyez qu'il me dit :
uMon garçon, asseyons-nous là et trinquons...»
Non pas !... il prit sa voix de l'ancien régime et
me tint à peu près ce langage : u M. Bibandier,
voici une excellente poularde et du meilleur vin
de la cave de Penhoël. . . , mais tout cela vous pas-
sera sous le nez, M. Bibandier, parce que vous
n'êtes pas digne de vous asseoir en mon illustre
compagnie... Allez, mon brave M. Bibandier,
CHAPITRE II. 221
allez à Toffice souper avec vos pareils... » Saper-
lotte!... Le vieux malhonnête!... Je ne lui par-
donnerai jamais cela !
— Deux fois dix mille et quinze mille, reprit
Robert qui avait attendu patiemment la fin de
la précédente tirade, font trente -cinq mille
francs... Depuis six semaines nous vivons là-
dessus et nous vivons bien... pourtant, grâce à
notre commerce, nous avons une cinquantaine
de mille francs en caisse.
— Ça ne va pas trop mal.
— Sans doute... mais pour réaliser certaine
idée que je veux vous soumettre, cela va beau-
coup trop lentement... Certes, nous sommes en
belle passe... si, comme je le crois d'après les
nouveaux renseignements pris là-bas, Taîné de
Pcnhoël, notre fameux oncle d'Amérique, est de
retour en France ; nous arrivons, par ma chère
petite fiancée Blanche, à un superbe héritage...
— Nous! répéta Bibandier d'un ton cares-
sant.
Biaise secoua la tête.
— Mes bons amis, dit Robert, il est manifeste
que nous n'épouserons pas tous les trois ma jolie
fiancée... mais il y a dix à parier contre un que
l'oncle d'Amérique fera le diable... Vous savez
qu'il passe pour un rude gaillard!... J'aurai
besoin de votre aide, et toute peine mérite sa-
19.
222 LES BELLES-DE-NUIT.
laire... Il ne s'agira pas probablement de baga-
telles, voyez-vous bien, et il faudra de la réso-
lution... mais je m'en fie à vous... l'ami Biaise
est connu... Et toi, Bibandier, nous n'avons pas
oublié ce que tu as fait pour nous sur le marais
de Glénac, la nuit de la Saint-Louis...
Bibandier, à qui le bichof donnait de belles
couleurs, devint pâle tout à coup et baissa les
yeux- à ce souvenir brusquement éveillé.
— Moins tu parleras de cette nuit-là, M. Ro-
bert, dit-il d'un ton sec, mieux cela vaudra pour
nous tous !
— A la bonne heure... je croyais te faire un
compliment... Si, au contraire, l'oncle d'Amé-
rique est une chimère, eh bien! on rendra l'Ange
à sa mère éplorée, et l'on se livrera à l'exploita-
tion sérieuse de Berry Montait, ancien général
en chef des armées du roi des Antipodes... et
je vous réponds de celui-là corps pour corps...
Mais , dans l'un et l'autre cas, il faudrait atten-
dre... voir venir... et nous ne le pouvons pas.
— Pourquoi?... dit Biaise, nous avons de
l'argent devant nous.
— Oui... mais le terme du réméré tombe
dans quelques jours.
— Quel réméré ?
— Celui de nos fermes, moulins, prairies et
futaies de Penhoël.
CHAPITRE U. 223
— Tu songes encore à cela, loi?... s'écrièrent
ensemble Biaise et Bibandier.
— Je ne songe qu'à cela !... répliqua Robert.
Peste! mes fils... vous oubliez que c'est l'héri-
tage légitime de ma chère petite femme... J'y
tiens énormément... et si vous aviez du cœur,
vous y tiendriez autant que moi... Ne serait-ce
pas charmant de corriger, mais là, sévèrement,
ce vieux routier de Pontalès ?
— Pour ça, dit Biaise, il nous a joués d'une
polissonne de manière !
— Quand je songe au sourire narquois qu'il
avait en me mettant à la porte. . . , appuya Biban-
dier, vrai I ça m'a été plus sensible que s'il m'a-
vait seulement traité comme vous deux !... parce
que mon fort à moi, comme vous savez bien,
c'est la délicatesse.
— Vengeons-nous!... s'écria Robert, rache-
tons Penhoël !
— Qu'en dis-tu, toi, l'Endormeur?... de-
manda Bibandier; moi, le pays me plaît assez...
— Un pays de Cocagne!... murmura Biaise;
quelle bonne vie nous faisions dans ce manoir,
l'Américain et moi !
— Il y aurait où nous mettre tous trois, reprit
Robert; tous trois à l'aise... et une fois la,
quelles croupières nous taillerions à M. le mar-
quisl... Une chose certaine, c'estqueles paysans
224 LES BELLES-DE-NUIT.
le détestent... On leur monterait la tête... et
qui sait si un beau jour nous ne chasserions pas
le vieux renard de son propre château de Pon-
taîès?
Le baron Bibander se frotta les mains.
— Je me chargerais de Fexécution, s'écria-
t-il. Ah! M. le marquis... ce serait drôle, allez !
Il cambra sa longue taille et fit mine de chif-
fonner son jabot.
— Allez, mon cher ! reprit il en s^adressant à
Pontalès absent, avant de partir, je vous per-
mets de manger un morceau à Toffice... L'inso-
lent! s'interrompit-il.
— Avant tout, dit Biaise, il y a un petit in-
convénient. . . N'est-ce pas à cinq cent mille francs
que s'élève le taux du réméré?
— Juste.
— Nous ne les avons pas, ce me semble?
— Gagnons-les.
— Je le veux bien... mais comment?
— Je ne dis pas que ça se fera tout seul...
mais, ce soir, nous aurons un pied à l'hôtel de
milord : profitons-en... Que chacun de nous
prenne sa part de besogne... Toi, Biaise, avec
ton air sans-souci, lève un peu la carte des loca-
lités... Toi, Bibandier, tâche de savoir où se
nichent ces diamants qu'on arrache avec les
dents, comme des morceaux de sucre candi...
CHAPITRE H. • 225
Moi, je resterai dans mon rôle... Je tâterai.,.
je chercherai le joint... Soit avec ma martingale,
soit avec autre chose, je compte bien le bloquer...
Mais, en définitive, si on ne pouvait pas, reste-
rait à tenter le grand coup de force... Que dia-
ble ! ce n'est pas la mer à boire que de fouiller
la poche d'un homme ivre ou de crocheter un
méchant petit secrétaire en bois de rose !...
— Moi, ça ra'irait assez!... dit le baron Bi-
bander; ma main se gâte...
— Moi aussi..., ajouta Biaise. Je me fierais
mieux à ce jeu-là qu'à la meilleure des martin-
gales... Mais il y a encore un autre obstacle.
— Quoi donc?
— C'est René de Penhoël tout seul qui a droit
au rachat.
— C'est ma foi vrai!... murmura l'ancien
uhlan : voilà l'Endormeur qui a une idée.
— Mes fils, dit Robert d'un ton doctoral,
croyez bien que quand je propose une affaire,
ce n'est pas à l'aveugle... Me prenez-vous donc
pour un bambin?... C'est toujours au nom de
Penhoël que j'ai compté agir pour solder le ré-
méré... Vous savez cela aussi bien que moi...
Penhoël est un pauvre diable qui nous donnera
sa procuration pour un morceau de pain.
— Si on peut le trouver..., interrompit Biaise.
— On le trouvera.
Î26 LES BELLES-DE-NUIT.
— Tu sais où il est?
— Un peu, mon bonhomme.
— Ce diable d'Américain!... murmura Biban-
dieravec admiration.
— Où est-il?... demanda Biaise.
— A Paris, mon fils, répliqua Robert. Et je
me charge de lui faire signer tout ce que nous
voudrons.
La pendule du salon sonna cinq heures.
Nos trois gentilshommes se levèrent.
— Oh ! oh !... fit le baron Bibander. Le temps
passe vite, quand on est comme cela entre bons
camarades. . . Vous n'avez plus qu'une heure pour
vous habiller, mes garçons.
— Bah f ... dit Robert, les gens de bon ton se
font toujours un peu attendre.
— Et la voilure que nous devons choisir en
passant aux Champs-Élj^sées? reprit Bibandier.
Allons!... allons !... pour une première fois, il
ne faut pas arriver trop en retard...
Le jour commençait à tomber. Le chevalier de
las Matas et le comte de Manteïra prirent des
bougies pour se retirer dans leurs chambres et
procéder à leur toilette.
Resté seul, Bibandier poussa un sourire de
soulagement.
— J'ai cru qu'ils ne me laisseraient pas un
instant pour faire mes petites affaires ! murmu-
CHAPITRE H. 227
ra-t-il ; il n'y a pourtant pas moyen de se pré-
senter comme cela!... ajouta-t-il en lançant
une œillade amoureuse à son miroir, je suis
rouge comme un homard... Et c'est très-mauvais
genre !
Il regarda tout autour de lui d'un air inquiet,,
et poussa discrètement les verrous des deux
portes ; puis il prit dans son secrétaire une petite
cassette, fermant à clef, qu'il ouvrit.
Dans cette cassette il y avait une grande quan-
tité de tampons de soie et de pots de fard, ran-
gés en bon ordre .
Bibandier en saisit un qui contenait du blanc
végétal, et revint sur la pointe des pieds vers son
miroir.
Un tampon de soie tout neuf fut trempé dans
la liqueur réparatrice, et l'ancien uhlan, le sou-
rire aux lèvres, étendit sur son visage une couche
d'intéressante pâleur.
Pour qui l'eût connu autrefois en Bretagne,
alors qu'il couchait dans son trou de la lande de
Bains et qu'il se contentait de ses misérables
haillons, cette coquetterie soudainement venue
aurait pu paraître curieuse.
Mais Bibandier avait pris fort au sérieux son
rôle nouveau de gentilhomme, et pour trouver
un terme de comparaison qui lui fût applicable,
besoin serait de remonter jusqu'au pauvre beau
228 LES BELLES-DE-NUIT.
Narcisse, se mourant à conlerapler sa propre
image.
Bibandier resta un gros quart d'heure devant
sa glace, s'admirant de bonne foi et se faisant à
lui-même des mines fort agaçantes.
Puis il serra les trésors de son teint dans sa
petite cassette, et attendit ses deux compagnons
de pied ferme.
Quand ceux-ci revinrent, ils le trouvèrent la
canne et le chapeau à la main , ganté de frais, orné
d'épingles d'or, de chaînes d'or et de breloques.
Son costume éblouissant se complétait par un
habit de drap violâtre, à reflets lilas, qui cha-
touillait l'œil de la plus séduisante façon.
Il était laid à se montrer pour de l'argent.
Nos trois seigneurs sortirent de l'hôtel. Le
temps était sec et très-froid. Ils gagnèrent à pied
les Champs-Elysées où ils avaient commandé un
équipage.
La nuit se faisait. Les Champs-Elysées étaient
déjà presque déserts. Seulement, au tournant
de l'avenue Gabrielle, deux petites chanteuses
des rues s'étaient établies entre deux chandelles,
dont le vent tourmentait la flamme fumeuse, et
disaient des chansons en s'accompagnant de la
harpe.
En passant devant elles. Biaise, qui parlait
avec action, renversa du pied une des deux
CHAPITRE II. 229
chandelles et poursuivit sa route, sans même
donner un regard aux deux pauvres filles, qui
avaient interrompu leur chanson.
Il n'en fut pas de même de Bibandier, qui
marchait en avant et qui se retourna.
A la vue des deux jeunes filles, Tancien uhlan
s'arrêta court, comme si une main de fer l'eût
saisi au collet.
En ce moment son blanc végétal ne lui ser-
vait à rien, car il était pâle comme un mort.
— Qu'as-tu donc?... demanda Robert.
— Rien... rien!... balbutia le baron : un
éblouissement subit... J'ai cru que j'allais me
trouver mal.
Il poursuivit sa route avec rapidité et comme
on prend la fuite.
On entendait les voix tristes et tremblantes
des deux pauvres filles qui continuaient leur
chanson, pour gagner le pain de la soirée.
20
lïl
CHANTErSBS DES RUES.
Les Champs-Elysées ne ressemblaient guère
alors à la bruyante et poudreuse promenade
que Paris encombre maintenant chaque soir. Le
cirque faisait claquer son fouet national au fau-
bourg du Temple ; le Panorama montrait quel-
que part ailleurs une bataille autre que celle
d'Eylau ; le Géorama n'existait pas ; le Nava-
lorama était dans les limbes. On n'avait encore
inventé ni Mabille, ni les cafés-musique , ni le
Jardin d'Hiver, ni le Château des Fleurs, cette
gracieuse féerie.
3SE3 LES BELLES-DE-NUIT.
Le gaz ne jetait point ses lueurs meurtrières
à travers les branches desséchées ; on y voyait
un peu moins et les arbres se portaient beau-
coup mieux ; car c'est un terrible voisin que ce
gaz étincelant qui jaunit, dès le printemps, les
ormes de nos boulevards; qui change tous les
ans, au moins une fois, nos rues en un abime
infect ; qui empoisonne la brise tiède égarée le
long de nos trottoirs, et qui, de temps à autre,
pas trop souvent au dire des capables, fait sauter
une maison ou deux, pour prouver qu'il est
fort et de bonne qualité.
Çà et là pendaient à leurs cordes tendues
quelques réverbères modestes, dessinant , au
milieu des ténèbres qui voilaient la chaussée, de
petits îlots de lumière.
Quand la nuit tombait, surtout en automne,
ces longues allées devenaient désertes. Les bos-
quets où nos bourgeois, quittant le pas de leurs
portes, viennent prendre aujourd'hui le frais,
étaient une noire solitude qui avait, dit-on, ses
drames et ses mystères.
On y rencontrait beaucoup plus de larrons
que dans la forêt de Bondi , et le tronc des
grands arbres cachait parfois ces vampires mo-
dernes que la frayeur populaire fuyait sous le
nom de piqueurs.
L'allée Gabrielle , protégée par les faction-
CHAPITRE III. 235
naires de rÉIysëe-Bourbon, gardait seule quel-
ques promeneurs après la brune, encore étaient-
ce des promeneurs d'une certaine espèce, car les
Tuileries, maintenant délaissées, et le Palais-
Royal accaparaient la foule.
La place Louis XV semblait un large fleuve
séparant la ville bruyante, bavarde, affairée, du
silencieux désert.
Dans ce désert, vous croisiez parfois pour-
tant quelques vieux messieurs à Tallure discrète
et respectable, qui cheminaient, les mains der-
rière le dos, sans penser à mal. Dieu merci, et
quelques femmes dont le visage disparaissait
sous un voile épais.
Ces dames avaient toutes une tournure in-
quiète, effarouchée. Elles exécutaient sur la
lisière des bosquets des évolutions sans but.
On eût dit qu'elles cherchaient dans Tombre
un objet perdu, ce à quoi les vieux messieurs
voulaient bien quelquefois les aider.
Nos deux petites chanteuses étaient bien mal
placées là pour faire bonne recette, mais elles
n'y étaient pas venues de prime abord, et c'était
comme en désespoir de cause qu'elles avaient
choisi ce lieu.
Après avoir chanté longtemps devant la grille
des Tuileries, d'où la bise piquante chassait déjà
les oisifs, elles s'étaient souvenues que, durant
20.
234 LES BELLES-DE-NUIT,
les beaux soirs de l'été, l'allée Gabrielle leur
avait plus d'une fois porté bonheur.
Leur tasse de fer-blanc restait vide , et
Dieu sait qu'elles étaient bien pauvres! Elles
avaient traversé la place Louis XV à tout hasard.
Depuis une heure elles étaient là, sous un
réverbère, entre deux chandelles allumées.
Tant qu'il y avait eu un peu de jour, les
bambins des masures voisines s'étaient rassem-
blés autour d'elles, tantôt pour écouter, tantôt
pour crier et se moquer.
Jamais pour donner. . .
Les passants rares faisaient comme les bam-
bins. Quand un élégant équipage glissait sans
bruit sur le sable de l'allée, quelque jeune
femme à la toilette riche se penchait bien à la
portière et laissait tomb,er sur les deux pauvres
filles un regard de ses beaux yeux. Mais c'était
tout.
L'équipage filait, rapide, au trot balancé de
ses grands coursiers normands, et la jeune
femme s'adossait de nouveau aux coussins doux
de sa voiture.
La tasse restait vide entre les deux chan-
delles. Pas une offrande. Rien, rien !
Une seule fois, un bel enfant qui rentrait à
l'hôtel de sa mère, après avoir joué toute l'après-
midi aux Tuileries, s'était approché en sou-
CHAPITRE III. 255
riant. Le fer-blanc de la sébille avait rendu un
son métallique. Et Tenfant, joli ange à la longue
chevelure d'or, était allé cacher sa tète rieuse
dans le sein de sa bonne.
Hélas! ces enfants heureux ne soupçonnent
pas le malheur, et sont impitoyables. Les deux
pauvres filles regardèrent dans la tasse et y
trouvèrent un caillou , offrande railleuse du
blond chérubin...
Des larmes roulèrent sur leurs joues pâlies...
Elles continuaient de chanter, pourtant.
Une autre fois, un de ces Vieux messieurs
discrets et respectables s'était approché d'elles
par derrière et avait parlé tout bas. Une rou-
geur vive vint au front des chanteuses, dont la
voix trembla davantage.
Qu'avait-il dit? Nous ne savons. Seuls, les
vieux messieurs respectables et discrets ont le
secret de certaines hardiesses, qui feraient
honte, en vérité, à des scélérats de vingt ans.
Les deux jeunes filles n'avaient plus guère de
courage. On devinait des sanglots sous les notes
mélancoliques de leur chant.
Après chaque couplet, elles s'arrêtaient,
abattues et brisées. Elles échangeaient un re-
gard triste. Puis elles recommençaient avec une
résignation si douce que le cœur le plus froid se
fût senti ému de compassion.
236 LES BELLES-DE-NUIT.
Mais personne ne prenait garde.
Elles étaient à peu près du même âge : dix-
huit à dix-neuf ans. La lueur faible du réver-
bère montrait leurs figures pâles, mais char-
mantes, que la souffrance n'avait pas encore eu
le temps de flétrir.
Elles n'avaient, pour elles deux, qu'une seule
harpe, dont elles jouaient tour à tour.
Leurs costumes étaient propres et gardaient
une certaine élégance parmi des indices trop
évidents de pauvreté. C'étaient deux petites
robes légères, dessinant la grâce exquise de deux
tailles souples et jeunes, mais ne pouvant rien
contre le vent glacé de cette soirée d'automne.
Leurs coiffures consistaient en de petits bon-
nets ronds, collants, qui laissaient échapper à
profusion le luxe de leurs beaux cheveux, dont
les boucles larges et flexibles tombaient jusque
sur leurs épaules demi-nues.
Elles étaient belles tojutes deux, délicieuse-
ment belles malgré la souffrance qui inclinait
leurs fronts découragés. Et quand, parfois, elles
se regardaient en essayant de sourire, les pau-
vres filles, pour se donner mutuellement du
cœur, il y avait sur leurs jolis visages comme le
reflet d'une gaieté passée.
On eût deviné des jours heureux qui n'étaient
pas bien loin encore...
CHAPITRE m. 257
Mais leurs yeux se baissaient, et il n'y avait
bientôt plus de sourire à leurs lèvres. Leurs
petites mains, rougies et gonflées par le froid,
cherchaient instinctivement leurs poitrines :
c'était là qu'elles souffraient.
A Paris, la ville des joies dorées, chacun con-
naît ce geste, pourtant; chacun a vu, par ces
éblouissantes soirées d'hiver, où les magasins
luttent de richesse et de lumière , où les gais
appels du plaisir se font entendre de toutes
parts, la faim, pâle et timide, se glisser dans
l'ombre des maisons.
Cela navre le cœur. Mais les spectacles sont
si beaux ! l'orchestre des salles de bal a des
accords si enivrants, et le Champagne détonne
si joyeusement dans les cabinets des restaurants
à la mode ! . . .
Cette joue livide, cette main qui pressait
convulsivement une poitrine amaigrie, c'était
un mauvais rêve. En conscience, on peut mou-
rir de faim auprès de cette abondance et parmi
tant d'ivresse !
Quand ces affreuses visions se montrent, il
faut rire davantage et boire une fois de plus. A
quoi donc songe la police pour laisser ainsi la
misère sans vergogne attrister les citoyens qui
s'amusent ?
Les deux jeunes filles chantaient toujours ;
238 LES BELLES-DE-NUIT.
leurs voix étaient pures et douces, mais elles
tremblaient bien souvent.
Elles chantaient pour avoir un morceau de
pain.
Et à mesure que la soirée s'avançait, les pas-
sants devenaient de plus en plus rares ; le froid
augmentait; Tespoir s'en allait.
Au moment où nos trois gentilshommes pas-
saient et où le pied de Biaise renversait une
des deux chandelles, l'attention des deux jeunes
filles avait été attirée par le geste de Bibandier,
qui s'était arrêté court à les regarder.
Mais c'avait été l'affaire d'un instant. Le
baron, entraîné par ses deux compagnons, avait
disparu bien vite au détour d'une allée. C'est à
peine si les jeunes filles avaient distingué les
traits de son visage.
Et pourtant il leur semblait qu'elles ne
voyaient point cette figure pour la première
fois.
Mais, si leurs souvenirs ne les trompaient
point, Bibandier avait subi, depuis quelques
semaines, une si notable transformation, que
la meilleure mémoire en eut été déroutée.
D'ailleurs qu'importait cela?
Les deux jeunes filles n'interrompirent même
pas leur chant, et l'idée de cette rencontre
s'effaça tout de suite, au miUeu des pensées
CHAPITRE III. 259
douloureuses qui emplissaient leurs cœurs.
Il y avait de cela une heure. Les chandelles
louchaient à leur fin, et la tasse de fer-hlanc
restait toujours vide.
Celle des deux jeunes filles qui tenait la
harpe en ce moment laissa tomber ses bras le
long de ses flancs.
— Mon Dieu!... mon Dieu !... murmura-
t-elle, nous allons donc mourir !...
L'autre jeune fille s'approcha d'elle et la serra
contre son cœur.
— Du courage ! ma pauvre Cyprienne..., lui
dit-elle; chantons encore une fois... peut-être
que la sainte Vierge aura pitië de nous.
Celle qu'on nommait Cyprienne s'appuya
contre le poteau du réverbère, et posa ses deux
mains sur sa poitrine.
— Diane..., dit-elle en pleurant, je n'ai plus
de force!... SoufTre-t-on longtemps ainsi avant
l'heure de la mort ?
Diane toucha du revers de sa main son front
pâle qui brûlait ; ses yeux étaient secs ; mais on
y voyait une sorte d'égarement.
— Si seulement il n'y avait que moi à souf-
frir!... murmura-t-elle en lançant vers le ciel
un regard de reproche ; écoute, ma petite
sœur... repose-toi... Je suis la plus forte, tu sais
bien... je vais chanter toute seule.
240 LES BELLES-DE-NUIT.
Cyprienne s'accroupit, épuisée, au pied du
poteau.
Diane revint entre les deux chandelles dont la
flamme tremblait, sur le point de s'éteindre, et
saisit la harpe avec une sorte d'emportement.
Les cordes frémirent sous ses doigts. Dans le
silence qui régnait à l'entour, sa voix s'éleva
sonore, vibrante et forte, comme un élan de
désespoir.
Elle disait un chant de Bretagne aux accents
mélancoliques et graves.
C'était comme une voix de la patrie, pleurant
du fond de l'exil.
Personne n'écoutait, pas une oreille n'était
ouverte, aussi loin que le chant pût s'entendre.
Personne, sinon un pauvre soldat en faction à
la grille de l'Élysée-Bourbon.
Cyprienne, immobile et affaissée sur elle-
même, était plongée dans une de sorte de som-
meil.
Et Diane chantait emportée par sa fièvre.
Et le pauvre soldat avait la main sur son cœur :
car il était Breton, et il reconnaissait la voix
lontaine du pays.
Sans y songer, il avait déposé son fusil au-
près de sa guérite, et comme si une invisible
main l'attirait dans la nuit, il s'approchait len-
tement et désertait son poste.
CHAPITRE III. 241
Pendant que les dernières notes de la chan-
son tombaient sourdes et désolées des lèvres de
Diane, le soldat se penchait vers Cyprienne
immobile qui ne le voyait point.
Il avait à la main les quelques gros sous com-
posant sa fortune. Et sa fortune tout entière
tomba sans bruit dans la poche du tablier de la
jeune fille.
Puis le pauvre soldat breton regagna son
poste, le cœur léger, les yeux humides...
Diane se taisait ; un instant elle resta appuyée
sur sa harpe muette. Les lumières jetèrent une
dernière lueur et s'éteignirent.
Le regard abattu de Diane parcourut Tallée
solitaire.
— Cest fini!... murmura-t-elle ; viens, Cy-
prienne !
Et comme celle-ci ne pouvait point se lever,
elle la prit entre ses bras.
Puis elle se chargea de la harpe, et les deux
jeunes filles descendirent vers la place LouisXV.
Leurs pas étaient lents et pénibles. Elles tra-
versèrent la place, puis le pont de la Concorde.
Diane soutenait sa sœur parla taille et lui disait:
— On n'a pas du malheur comme cela tous
les jours... Demain nous aurons meilleure
chance... ce n'est qu'une nuit à passer î
— Tu me disais la même chose hier..., repli -
3. 2!
242 LES BELLES-DE-NUIT.
qua Cyprienne, quand nous avions froid et faim
dans notre chambre!... Tu me disais : « De-
main nous ne souffrirons plus... » Oh! Diane!..
Diane!., dans notre Bretagne, les plus pauvres
gens trouvent place au foyer de la ferme... Et
quand ils disent : u J*ai faim , » on leur donne
un morceau de pain noir... Du bon pain noir !
ajouta-t-elle avec ce ton de sensualité avide
que prend le gourmand pour parler du mets
préféré. Si nous avions seulement un morceau
de bon pain noir!...
L'eau vint à la bouche de Diane.
— Oh! oui..., dit-elle, nous n'en voulions
pas autrefois... Mais à présent !
Elle s'arrêta et mit à terre sa harpe dont le
poids l'accablait.
— Reposons-nous un peu..., reprit-elle; je
suis bien lasse !
Cyprienne et elle s'assirent, côte à côte, sur
le parapet du quai Voltaire.
— Si Roger savait cela !... dit Cyprienne ; il
est riche maintenant... Etienne aussi... Mais
peut-être qu'ils nous ont oubliées...
— Oh! non!... s'écria Diane; Etienne est un
noble cœur !...
— Nous sommes si malheureuses!... Quand
je les vois passer dans leur voiture brillante...
toujours gais, toujours rieurs... je me demande
CHAPITRE III. 243
ce qu'ils feraient si leurs regards tombaient sur
nous, pauvres filles...
— Ils nous reconnaîtraient, ma sœur...
— Peut-être ; car nous n'avons encore que
deux mois de misère... Mais leur voiture s'arrê-
terait-elle?... les verrions-nous descendre et
accourir vers nous ?
Diane ne répondit point.
Cyprienne souriait amèrement.
— Chanteuses de rues ! murmura-t-elle ; j'ai
froid jusqu'au fond de mon cœur quand je
songe à ce que je souffrirais si Roger détour-
nait la tête après m'avoir aperçue...
— Il ne le ferait pas !... répliqua Diane ; je
suis sûre de lui comme d'Etienne... Tout notre
malheur est de ne pouvoir les joindre!... Si
nous nous étions montrées à eux dans la dili-
gence, en arrivant à Paris, notre sort aurait
bien changé!...
— N'auraient-ils pas du nous deviner?
— Ils ne savaient rien... Ils nous croyaient
encore à Penhoël,.. Oh! ce fut notre première
douleur, dans ce Paris où nous devions tant
souffrir, quand nous nous vîmes seules au ren-
dez-vous, devant les grandes tours noires de
Notre- Dan^e !... Te souviens-tu comne nous
étions tristes après avoir espéré gaiement toute
la journée?...
244 LES BELLES-DE-NUIT.
— Et comme nous attendîmes longtemps !...
— Ils ne vinrent pas... Sais-tu, ma petite
sœur ! parfois je me sens consolée et je me dis :
S'ils ne vinrent pas, c'est parce qu'ils nous
aimaient...
— La même pensée m'est venue... Oh! que
Dieu le veuille!... Mais si nous avions osé, nous
aurions pu les retrouver dès ce jour, car leur
compagnon de voyage était sur le parvis Notre-
Dame, et il nous cherchait, comme nous les
cherchions, nous...
Diane fut quelque temps avant de répondre.
— C'est une chose étrange!... reprit-elle
enfin, comme les traits de cet homme sont restés
gravés dans ma mémoire... Il me semble que je
le vois encore... Quel visage franc et fier !... Je
n'ai jamais vu d'homme plus beau en ma vie.
— Et comme il nous regardait pendant le
voyage!... Je ne sais... on eût dit qu'il nous
connaissait et qu'il nous aimait. . .
Cyprienne parlait ainsi d'un ton plus calme.
En causant, elle oubliait presque sa souffrance ;
mais, à ces derniers mots sa voix faiblit, et Diane,
qui la vit chanceler, n'eut que le temps de la
soutenir.
— Ce n'est rien..., murmura la pauvre enfant;
mon Dieu! notre chambre est bien loin encore. . . ,
et je ne sais pas comment je ferai pour y arriver !
CHAPITRE III. 245
— Je te porterai..., dit Diane quiFattira sur
son cœur. Ohî c'est de te voir souffrir ainsi
qui me tue!... Écoute... c'est notre dernier jour
de misère...
Cyprienne dégagea sa tête et regarda la Seine
qui coulait derrière elle.
— Oui..., murmura-t-elle ; tu as raison... ce
pourrait être notre dernier jour de misère !
Diane couvrit son front de baisers en pleu-
rant.
— Ma sœur!... ma petite sœur!... dit-elle ;
je t'en prie, ne parle pas comme cela^l... Dieu
aura pitié de nous, j'en suis sûre... Je te le pro-
mets... Et laisse-moi te dire ce que je veux faire
demain... jusqu'à présent je n'ai pas eu la
force... mais je ne veux pas que tu meures, ma
Cyprienne. .. Et demain je l'oserai !
— Quoi donc?... demanda Cyprienne.
— Tu sais bien qu'ils passent tous les jours
aux Champs-Elysées, dans leur voiture...
Etienne et Roger... Quand nous sommes sous
les arbres, ils ne nous voient pas... mais demain
j'irai me mettre au-devant de leurs chevaux...
je les appellerai par leurs noms... et il faudra
bien qu'ils nous reconnaissent!
Cyprienne releva la tète.
— J'irai avec toi!... dit-elle; quand nous
serons là toutes les deux, nous verrons si notre
246 LES BELLES-DE'NUIT.
dernier espoir nous abandonne... Et s'ils ne
nous repoussent pas, ma sœur, quelle joie de
porter secours à Madame... et au pauvre Pen-
hoël!...
— Et à notre bon père!... s'écria Diane;
quelle joie de les sauver!... En attendant, reprit-
elle tristement, nous n'avons rien à leur donner
ce soir!...
Elle sauta sur le pavé.
— Mais ce n'est plus qu'un jour d'attente!...
poursuivit-elle ; et l'espoir va nous donner une
bonne nuit.
Cyprienne, un peu ranimée, se mit aussi sur
ses pieds. Durant un instant, les deux sœurs se
disputèrent le fardeau de la harpe, et ce fut
Diane encore qui s'en chargea. Puis elles con-
tinuèrent de descendre les quais jusqu'à la rue
des Petits-Augustins, où elles s'engagèrent.
Plus d'une fois leur pas se ralentit jusqu^au
moment où elles se signèrent toutes les deux
en passant devant le portail de Saint-Germain
des Prés.
Elles étaient arrivées au terme de leur course.
Après avoir tourné l'angle de la petite rue
d'Erfurt, elles purent voir la maison où se
trouvait la chambre qu'elles habitaient.
Cette maison était située au bout de la rue
Sainte-Marguerite, vis-à-vis et un peu au delà
CHAPITRE m. 247
du bâtiment en saillie qui flanque la prison de
FAbbaye.
Comme elles passaient devant le corps de
garde, hâtant de leur mieux leur marche pé-
nible, elles s'arrêtèrent tout à coup d'un com-
mun mouvement.
Leurs mains se joignirent et se serrèrent.
— Oh!... fit Diane avec un étonnement pro-
fond.
Cyprienne regardait, stupéfaite, une voi-
ture qui venait de s'arrêter précisément à côté
d'elle.
Par la portière ouverte de cette voiture, on
apercevait une tête de jeune fille, dont la figure
maladive et pâle s'entourait de longs cheveux
blonds.
Le marchepied tomba en même temps que
s'ouvrait la porte de la maison voisine.
Une dame descendit de la voiture et prêta son
aide à la jeune fille malade.
— Lola !... murmura Cyprienne.
— Et l'Ange!... ajouta Diane.
La dame et la jeune fille entrèrent dans la
maison. La porte se referma sur elles, avant que
Cyprienne et Diane, immobiles de surprise,
eussent songé à faire un mouvement...
FIN DU TROISIÈME VOLUME.
m 2'^ m
7^^.
^ir/ OF TO^
N^>
PLEASE DO NOT REMOVE
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UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
PQ Feval, Paul Henri Corentin
TZbU belles-de-nuit
v.1-3
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