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Full text of "Les belles-de-nuit : ou, Les anges de la famille"

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LES 


BELLES-DE-NUIT. 


IMPRIMERIE    DE    G,    STAFLEAUX, 


LES 


BELLES-DE-NUIT 


LES  ANGES  DE  LA  FAMILLE 


|Jaul  Séml. 


TOME    I 


p^ 


BRUXELLES. 


MELINE,  CANS  ET  0%  LIBRAIRESEDIÏEUUS. 

LIYOUUIVK.  I  LEIPZIG. 

MÊME     MAISON.  I  t.     V.     MELINE. 

4850 


PREMIERE  PARTIE. 


LB   MQIJTOIV    COmOIVlVE. 


En  1817,  la  principale  auberge  de  la  ville  de 
Redon  était  située  sur  le  port  et  avait  pour 
enseigne  un  bélier  noir,  coiffé  d'une  auréole. 

On  connaissait  le  Mouton  couronné  à  Rennes, 
à  Vannes  et  jusqu'à  Nantes  ;  bon  logis  à  pied  et 
à  cbeval,  tenu  par  le  père  Géraud,  ancien  cui- 
sinier au  long  cours. 

Redon  est  une  cité  de  trois  mille  âmes,  assise 
sur  les  confins  de  la  Loire-Inférieure  et  de  l'ille- 
et-Vilaine,   au   bord  même   de  la   rivière  qui 

LES  BELLES-DE-NDIT.    1,  1 


2  LES    BELLES-DE-NUIT. 

donne  son  nom  a  ce  dernier  département. 
Malgré  son  nom  romain,  elie  renferme  peu  de 
monuments  remarquables,  et  la  maison  de  maî- 
tre Géraud,  portant  six  fenêtres  de  façade,  riva- 
lisait avec  les  édifices  affectés  aux  plus  illustres 
destinations  ;  c'était  bâti  en  bonnes  pierres 
comme  la  sous-préfecture,  et  grand  comme  la 
gendarmerie. 

Devant  la  maison  et  au  delà  de  Tétroite  bande 
du  quai,  la  Vilaine  roulait  ses  eaux  marneuses 
et  saumâtres;  à  marée  baute,  les  petits  navires 
caboteurs  venaient  jusque  sous  les  fenêtres  de 
Tau berge. 

Les  samedis  au  soir  ou  les  jours  de  marcbé, 
vous  eussiez  eu  de  la  peine  à  trouver  une  petite 
place  dans  rétablissement  de  maître  Géraud.  Il 
avait  la  triple  clientèle  des  marins  du  port,  des 
métayers  et  des  gentilsbommes.  Bien  souvent, 
quand  toutes  les  cbambres  étaient  pleines,  la 
chaude  et  vaste  cuisine  servait  de  dortoir  à  un 
bataillon  serré  de  matelots  et  de  marcbands  de 
bœufs. 

Aussi  le  père  Géraud  faisait-il  d'excellentes 
affaires.  Bien  qu'il  fut  vieux  déjà,  les  demoiselles 
du  petit  commerce  de  Redon  supputaient  par- 
fois, dans  leurs  rêves,  la  somme  probable  de  ses 
économies.  Mais  le  père  Géraud  semblait  ennemi 
du  ujuriage,  et  comme  il  n'avait  point  de  pa- 


CHAPITRE    PREMIER.  3 

rents,  chacun  se  demandait  à  qui  profiteraient, 
un  jour  venant,  ses  honnêtes  et  rondes  épar- 
gnes. 

On  était  au  milieu  de  l'automne,  et  ce  n'était 
ni  jour  de  foire  ni  veille  de  dimanche.  Le  Mou- 
ton couronné  chômait  ou  à  peu  de  chose  près. 
La  cendre  était  froide  dans  les  fourneaux  de  la 
cuisine;  les  crocs  de  fer  des  landiers  ne  soute- 
naient point  de  broches,  et  nulle  marmite  ne 
pendait  à  la  grande  crémaillère. 

Maître  Géraud  pouvait  fumer  sa  pipe  à  Taise 
sur  le  parapet  du  port.  Il  n'y  avait  dans  toute 
son  auberge  qu'une  seule  chambre  occupée; 
encore  était-ce  par  des  hôtes  de  hasard  à  qui  le 
père  Géraud ,  courtois  envers  tout  le  monde , 
mais  sachant  graduer  ses  politesses ,  ne  devait 
point  la  respectueuse  visite  a  laquelle  s'atten- 
daient ses  vieux  et  fidèles  habitués. 

Ils  étaient  arrivés  on  ne  savait  trop  d'où  :  deux 
hommes  et  une  jeune  dame.  Leurs  vêlements 
et  leur  apparence  de  lassitude  semblaient  annon- 
cer une  longue  course  à  pied  ;  mais  le  maître  du 
Mouton  couronné  n'avait  point  de  défiance,  et 
les  avait  crus  sur  parole  lorsqu'ils  lui  avaient  dit 
descendre  de  la  voiture  de  Rennes. 

Naturellement,  leur  bagage  était  resté  au  bu- 
reau, 

La  jeune  dame  avait  une  mise  plus  que  mo- 


4  LES    BELLES-DE-NUIT. 

deste.  Malgré  le  froid  humide  d'une  journée  de 
novembre,  c'était  une  robe  d'indienne  qui  des- 
sinait la  fine  cambrure  de  sa  taille.  Un  petit 
châle  d'étoffe  légère  et  un  chapeau  de  paille,  où 
s'attachait  un  voile,  complétaient  sa  toilette. 

Il  y  avait  en  tout  cela  quelque  chose  d'indi- 
gent et  de  malheureux  ;  mais  vraiment  la  jeune 
femme  relevait  son  costume.  Bien  qu'on  ne  pût 
apercevoir  son  visage,  on  devinait  la  grâce  et  la 
beauté  derrière  les  plis  épais  de  son  voile.  Mal- 
gré ce  grand  air,  un  aubergiste  des  environs  de 
Paris  eût  tiré  assurément  de  la  robe  d'indienne 
et  du  chapeau  de  paille  quelque  dédaigneuse 
concluvsion,  mais  notre  hôte  était  habitué  aux 
mœurs  économes  et  prudentes  des  châtelaines 
d'alentour.  Il  savait  qu'en  voyage,  le  long  des 
routes  de  Bretagne,  on  trouve  parfois  des  com- 
tesses et  des  marquises  fort  étrangement  accou- 
trées. 

L'un  des  deux  hommes  était  en  blouse;  l'autre 
portait  un  pantalon  et  un  habit  de  coupe  élé- 
gante, mais  qui  gardaient  de  nombreuses  traces 
de  boue  à  demi  effacées. 

En  somme,  ces  trois  voyageurs  n'étaient  pas 
le  Pérou,  mais  le  Mouton  couronné j  auberge 
principale  de  la  ville  de  Redon,  en  recevait 
encore  souvent  de  plus  mal  habillés,  qui  avaient 
de  bons  écus  de  six  livres  dans  leurs  poches. 


CHAPITRE    PREMIER.  5 

En  Bretagne,  surtout,  il  est  dangereux  de 
juger  les  gens  sur  l'apparence. 

Il  était  environ  deux  heures  après  midi.  Nos 
voyageurs  avaient  été  installés  dans  une  cham- 
bre à  deux  lits,  donnant  sur  le  port.  Un  feu  de 
bois  vert  fumait  et  pétillait  dans  la  cheminée. 
Tandis  qu'une  servante  joufflue,  coiffée  du  pi- 
gnon morbihanais,  étendait  une  rude  nappe  de 
chanvre  sur  la  table,  l'homme  à  la  blouse  et  son 
compagnon  brûlaient  leurs  pieds  humides  dans 
les  cendres  du  foyer.  On  ne  voyait  plus  la  jeune 
dame,  dont  le  châle  et  le  chapeau  étaient  accro- 
chés à  l'espagnolette  d'une  croisée;  mais,  dans 
les  moments  de  silence,  on  entendait  son  souffle 
égal  et  doux  derrière  les  rideaux  de  serge 
épaisse  de  l'un  des  deux  lits. 

—  Faut-il  mettre  trois  couverts?  demanda  la 
fille. 

L'homme  à  la  blouse  ouvrait  la  bouche  pour 
répondre  affirmativement,  mais  son  compagnon 
lui  coupa  la  parole. 

—  N'en  mettez  que  deux  !  dit-il  avec  un  accent 
dur  et  railleur. 

Puis  il  ajouta  entre  ses  dents  : 

—  Qui  dort  dîne... 

La  servante  sortit  après  avoir  reçu  l'injonc- 
tion de  hâter  le  repas. 

Nos  deux  voyageurs ,  malgré  la  différence  de 

i. 


6  LES    BELLES-DE-NUIT. 

leurs  habits,  semblaient  entre  eux  sur  le  pied 
d'une  égalité  parfaite.  A  bien  les  considérer 
même,  on  aurait  pu  reconnaître,  chez  celui  qui 
portait  un  costume  bourgeois,  une  sorte  de  défé- 
rence combattue.  Ils  étaient  jeunes  tous  les  deux 
et  assez  beaux  garçons.  Le  bourgeois,  qui  avait 
nom  Biaise,  était  un  gaillard  bien  découplé,  muni 
de  larges  épaules,  et  montrant,  quand  il  souriait, 
deux  rangées  de  dents  blanches  comme  l'ivoire. 
Il  avait  une  grosse  figure  rougeaude  et  des  che- 
veux blonds  crépus.  Le  caractère  de  sa  physio- 
nomie était  une  jovialité  un  peu  brutale,  qui  se 
voilait,  en  ce  moment,  sous  un  nuage  de  mau- 
vaise humeur  non  équivoque. 

Les  bons  amis  de  Biaise  ignoraient,  à  ce  qu'il 
parait,  son  nom  de  famille,  car,  pour  le  distin- 
guer du  commun  des  Biaises,  on  l'avait  surnommé 
rEndormeur. 

L'autre  pouvait  compter  vingt-cinq  ans  tout 
au  plus,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  d'avoir  dans 
son  passé  cinq  ou  six  romans  d'un  certain  inté- 
rêt. Ceux  qui  le  connaissaient  intimement  lui 
savaient  plus  d'un  nom;  en  ce  moment  il  s'ap- 
pelait Robert,  dit  l' Américain.  Il  était  un  peu 
plus  petit  que  son  compagnon,  et  ses  membres 
n'avaient  pasla  même  apparence  de  vigueur;  mais 
sa  taille  était  admirablement  prise,  et  la  souplesse 
de  ses  mouvements  n'excluait  point  la  force. 


CHAPITRE    PREMIER.  7 

Il  avait  les  traits  aquilins  et  sculptés  énergi- 
quement  ;  son  front  large  et  couvert  d'une  foret 
de  cheveux  noirs  respirait  la  volonté  patiente,  et 
il  y  avait  une  sorte  de  puissance  dans  le  dessin 
hardi  de  sa  lèvre  charnue,  qui  ressortait,  rouge 
comme  du  sang,  sur  le  fond  basané  de  son 
teint. 

A  le  voir,  quand  ses  paupières  étaient  closes, 
on  l'eût  jugé  pour  un  de  ces  esprits  robustes , 
audacieux,  infatigables,  qui  cherchent  la  lutte  et 
»  se  haussent  à  la  taille  de  tout  danger.  On  eût 
p  admiré  la  forme  ovale  de  son  visage,  et  cette 
chaude  pâleur  de  sa  joue,  sous  laquelle  jouaient 
des  muscles  d'acier.  Mais  s'il  venait  à  ouvrir  les 
yeux,  le  caractère  de  sa  physionomie  changeait 
comme  par  enchantement.  Il  y  avait  dans  son 
regard,  qui  ne  savait  point  se  fixer,  une  agita- 
tion nerveuse  et  inquiète.  C'était  quelque  chose 
d'étrange  et  de  pénible  :  de  grandes  prunelles 
noires,  incessamment  mobiles,  jetant  ça  et  là 
leurs  œillades  aiguës  et  manœuvrant  comme 
la  pointe  d'une  épée  qui  cherche  à  tromper  la 
parade. 

Ceci,  bien  entendu,  lorsque  M.  Robert  était 
hors  de  garde  et  se  croyait  à  l'abri  de  toute 
investigation  curieuse;  car  M.  Robert  mettait 
h  profit  l'axiome  de  la  philosophie  antique  :  il 
se  connaissait  lui-même  et  n'ignorait  aucun  de 


8  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ses  petits  défauts.  Il  avait  fait  maintes  fois  ses 
preuves  en  sa  vie  et  pouvait  se  grimer  à  Tocca- 
sion  aussi  bien  que  pas  un  comédien  de  mérite. 
Ils  étaient  l'un  vis-à-vis  de  l'autre,  aux  deux 
coins  de  la  cheminée,  regardant  fumer  le  feu  de 
bois  vert  et  plongés  dans  une  rêverie  qui  ne  pa- 
raissait point  être  fort  gaie. 

—  Satané  voyage!  dit  tout  à  coup  Biaise  en 
donnant  un  grand  coup  de  pied  dans  Ifes  bûches 
du  foyer;  c'est  pourtant  toi,  Robert,  qui  as  eu 
l'idée  de  venir  dans  ce  pays  de  loups  !... 

Robert  prit  les  pincettes  massives  et  rétablit 
la  symétrie  du  feu. 

—  L'idée  peut  être  mauvaise ,  répliqua-t-il , 
comme  elle  peut  être  bonne...  Ce  n'est  pas  une 
raison  pour  brûler  notre  seule  paire  de  bottes. 

Il  y  avait  en  effet  la  même  différence  entre  les 
chaussures  de  nos  deux  voyageurs  que  dans  le 
surplus  de  leur  toilette  ;  Robert  avait  de  vieux 
souliers  éculés  et  béants,  tandis  que  Biaise,  dit 
l'Endormeur,  portait  des  bottes  en  assez  bon 
état. 

Ce  dernier  frappa  violemment  son  talon  contre 
terre. 

—  Il  me  prend  des  envies!...  grommela -t-il 
en  fronçant  ses  gros  sourcils  blonds ,  quand  je 
t'entends  parler  comme  ça,  M.  Robert!...  Dire 
que  voilà  des  mois  que  nous  courons  la  pretan- 


CHAPITRE    PREMIER.  0 

taine,  cherchant  toujours  le  pays  où  les  mau- 
viettes tombent  toutes  cuites  du  ciel  !...  A  Paris, 
au  moins,  avec  Bibandier,  on  pouvait  gagner  sa 
vie... 

—  Mauvaise  société  !  interrompit  Robert,  qui 
restait  toujours,  les  yeux  baissés,  dans  une  atti- 
tude de  chagrine  insouciance  5  Bibandier  est  au 
bagne  à  cette  heure. 

—  Au  bagne,  on  mange!  murmura  Biaise. 
L'Américain  releva  sur  lui  ses  yeux  mobiles  et 

perçants  ;  leurs  regards  se  choquèrent  ;  Biaise 
tourna  la  tête  en  haussant  les  épaules. 

—  Oui,  oui...,  pensa-t-il  tout  haut,  tu  as  Tair 
comme  ça  d'un  malin  et  c'est  pour  cela  que  je 
t'ai  suivi  !  Mais  tu  n'en  sais  pas  plus  long  que 
les  autres,  mon  garçon  !...  Nous  voilà  au  bout 
de  notre  rouleau...  Qu'as-tu  fait  de  bon  pen- 
dant ces  six  mois? 

—  J'ai  tâché...,  commença  Robert. 

—  Penh!...  fit  le  gros  blond;  tu  tâcheras 
toute  ta  vie !...  Moi ,  je  n'aime  pas  les  gens  qui 
ont  des  idées...  avec  eux,  on  n'a  qu'une  chance, 
c'est  de  se  casser  le  cou. 

Robert  ramena  son  regard  vers  le  foyer  où 
une  flamme  rougeâtre  commençait  h  courir 
parmi  la  fumée. 

—  J'en  ai  une  idée,  pourtant!...  murmura- 
t-il. 


10  LES    BELLES-DE-NUIT. 

L'En dormeur  fit  comme  s*il  ne  Tavait  point 
entendu. 

—  Je  peux  bien  te  dire  ce  que  tu  as  fait, 
moi  !... reprit-il;  tu  m'as  empêché  de  travailler, 
chaque  fois  que  je  l'ai  voulu... 

—  Misères!...  dit  l'Américain  avec  mé- 
pris. 

—  Tu  m'as  fait  toujours  pousser  en  avant, 
poursuivit  Biaise ,  en  me  montrant  au  bout  du 
voyage  je  ne  sais  quelle  chimère  que  j'ai  eu  la 
sottise  de  prendre  au  sérieux... 

—  Patience!... 

—  Patience  !...  mais  nous  voilà  maintenant  à 
plus  de  cent  lieues  de  Paris,  avec  un  habit  pour 
deux  et  quelques  francs  !... 

—  Sept  francs  soixante,  interrompit  l'Amé- 
ricain, qui  compta  dans  le  creux  de  sa  main  le 
contenu  de  sa  poche. 

—  Et,  par-dessus  le  marché,  poursuivit  en- 
core Biaise,  dont  la  colère  faisait  place  peu  à  peu 
à  la  tristesse,  une  grande  fille  que  nous  traînons 
partout...  et  qui  mange!... 

Robert  remit  son  argent  sous  sa  blouse  ;  ses 
paupières  eurent  un  battement  rapide. 

—  Elle  est  bien  belle  !...  murmura-t-il  avec 
une  emphase  contenue. 

—  A  quoi  ça  peut-il  nous  servir?... 
L'Américain  jeta  un  regard  de  côté  vers  le  lit , 


CHAPITRE    PREMIER.  11 

dont  les  rideaux  de  serge  cachaient  sa  compagne 
de  voyage. 

Puis  il  prit  un  air  de  mystérieuse  importance 
pour  répliquer  : 

—  A  tout! 

Biaise  mit  ses  deux  coudes  sur  ses  genoux  et  ne 
répondit  que  par  un  geste  de  fatigue  ennuyée. 

Il  y  eut  un  silence,  pendant  lequel  Robert, 
attentif  et  les  sourcils  rapprochés  par  la  ré- 
flexion, semblait  poursuivre  une  pensée  chère. 

Au  bout  de  deux  ou  trois  minutes,  une  bonne 
odeur  de  cuisine,  montant  des  profondeurs  du 
rez-de-cliaussée,  filtra  par  les  fentes  de  la  porte 
et  vint  embaumer  l'atmosphère  de  la  chambre. 

L'Endormeur  se  redressa  et  aspira  une  forte 
bouffée  de  cet  air  tout  plein  de  promesses.  Ses 
narines  se  gonflèrent:  sa  face  s'épanouit  en  un 
gros  sourire  gourmand. 

—  Au  diable'  s'écria-t-il  presque  gaiement  ; 
nous  aurons  le  temps  de  nous  battre  quand  les 
sept  francs  seront  mangés!...  Aide-moi  à  rap- 
procher la  table,  Robert...  Nous  allons  trinquer 
encore  une  fois,  les  pieds  au  feu,  comme  de 
bons  camarades  ! 

L'Américain  ne  fit  pas  plus  d'attention  à  ce 
retour  subit  de  joyeuse  humeur  qu'à  la  récente 
colère  de  Biaise.  Il  prêta  son  aide  sans  mot  dire, 
et  la  table  fut  poussée  jusqu'auprès  du  foyer. 


12  LES    BELLES-DE-NUIT. 

La  servante  revenait  en  ce  moment  avec  une 
magnifique  omelette  et  une  épaule  de  mouton 
à  peine  entamée. 

Nos  deux  compagnons  s'assirent  l'un  vis-à-vis 
de  Tautre ,  et  durant  un  gros  quart  d'heure, 
leurs  bouches  pleines  ne  donnèrent  passage  qu'à 
de  rares  paroles.  C'étaient  deux  vaillants  man- 
geurs :  Biaise  surtout  engloutissait  les  morceaux 
avec  un  entrain  au-dessus  de  tout  éloge. 

L'omelette  et  l'épaule  de  mouton  s'évanouirent, 
arrosées  par  un  petit  vin  nantais  qui  se  buvait 
comme  du  cidre. 

Il  ne  resta  bientôt  plus  sur  la  table  qu'un  os 
merveilleusement  nettoyé ,  avec  un  tout  petit 
morceau  de  fromage. 

Biaise  tendit  le  bras  pour  saisir  cette  dernière 
proie,  mais  il  rencontra  la  main  de  Robert,  qui 
semblait  vouloir  défendre  l'assiette. 

—  Nous  partagerons,  dit-il  en  riant. 

—  Ce  n'est  pas  pour  moi ,  répliqua  l'Améri- 
cain. Lola  n'a  pas  mangé  depuis  hier. 

La  figure  de  Biaise  se  rembrunit. 

—  Lola!...  Lola!...  grommela- t-il  entre  ses 
dents. 

Puis  il  ajouta  tout  haut  : 

—  M.  Robert,  tu  es  comme  ces  mendiants  iiu- 
béciles  qui  jeûnent  pour  garder  un  morceau  de 
pain  à  leur  caniche...  mais,  cette  fois,   lu  as 


CHAPITRE    PREMIER.  13 

trop  tardé;  il  fallait  économiser  sur  ta  part. 
L'œil  de  Robert  eut  un  rayonnement  hostile, 
mais  sa  main  se  retira. 

—  Tu  n'as  pas  de  cœur!...  murmura-t-il. 

—  J'ai  faim,  répliqua  le  gros  garçon. 

Il  vida  dans  le  verre  de  son  compagnon  le 
reste  de  la  dernière  bouteille,  et  frappa  sur  la 
table  à  grand  bruit. 

—  D'autre  vin  !  cria-t-il  à  la  servante  qui  ac- 
courait ;  du  tabac  et  des  pipes  ! . . . 

Quelques  secondes  après,  ils  ne  se  voyaient 
plus  qu'à  travers  un  nuage.  Biaise  était  dans  un 
état  de  béatitude  incomparable  ;  il  ne  songeait 
ni  à  la  veille  ni  au  lendemain.  Robert  lui-même 
avait  évidemment  subi  l'influence  heureuse  du 
copieux  repas  qui  venait  après  une  longue  diète; 
son  visage  exprimait  le  bien-être  et  le  repos  ; 
mais  il  semblait  réfléchir  toujours. 

—  Est-ce  que  tu  me  gardes  rancune?  demanda 
l'Endormeur. 

—  Pourquoi  ?... 

—  Pour  Lola. 

—  Non. 

—  A  la  bonne  heure!...  Vois-tu  bien,  Ro- 
bert, si  je  te  savais  amoureux,  je  te  passerais 
pas  mal  de  choses...  Mais  du  diable  si  tu  es  ca- 
pable d'être  amoureux,  toi  ! 

Robert,  qui  venait  de  bourrer  sa  pipe,  regar- 
1.  2 


14  LES    BELLES-DE-NUIT. 

dait  machinalement  les  lignes  imprimées  sur  le 
papier  du  cornet  à  tabac. 

Tout  à  coup  ses  yeux  brillèrent  en  même 
temps  que  de  profondes  rides  se  creusaient  à 
son  front. 

—  Comme  cela  ferait  notre  affaire!...  mur- 
mura-t-il. 

Et,  au  lieu  de  répondre  à  la  muette  question 
que  lui  adressait  le  regard  de  Biaise,  il  ajouta  : 

—  Cinq  mille  francs  de  contributions  di- 
rectes !...  ça  suppose  bien  quarante  mille  livres 
de  rente...  n'est-ce  pas,  TEndormeur  ? 

—  A  peu  près. 

—  Quarante  mille  livres  de  rente  en  bons 
immeubles  !...  Toi  qui  as  été  dans  les  affaires, 
Biaise,  combien  ça  peut-il  valoir  en  capital? 

—  C'est  selon  les  pays. 

—  EnBretagne...ici...auxenvironsdeRedon? 
Biaise  compta  sur  ses  doigts;  il  était  d'humeur 

à  se  prêter  à  toute  fantaisie. 

—  Ici,  répliqua-t-il ,  on  afferme  mal.  Il  faut 
bien  des  bouts  de  terre  pour  faire  mille  francs 
de  rente...  Ça  doit  valoir  douze  à  quinze  cent 
mille  francs. 

Robert  s'agita  sur  sa  chaise  et  ses  yeux  bril- 
lèrent davantage. 

11  versa  le  tabac  sur  la  nappe  et  déroula  le 
cornet,  afin  de  lire  mieux. 


CHAPITRE    PREMIER.  15 

On  eût  dit  que  les  lignes  tracées  sur  ce  chiffon 
de  papier  avaient  un  mystérieux  pouvoir,  tant 
rémotion  de  TAméricain  était  visible. 

—  Quinze  cent  mille  francs  !  répétait-il  en 
caressant  le  cornet  du  regard  ;  ça  vaut  la  peine, 
au  moins!... 

L'Endormeur  se  pencha  en  avant  pour  voir  ce 
mystérieux  papier  qui  semblait  jeter  son  cama- 
rade en  de  si  profondes  rêveries. 

C'était  tout  simplement  un  rôle  de  contribu- 
tions pour  Tannée  1816,  signé  par  M.  le  per- 
cepteur du  canton  de  la  Gacilly. 

Biaise  se  renversa  sur  le  dossier  de  son  siège. 
A  tout  hasard,  il  avait  espéré  mieux. 

L'Américain,  cependant,  lisait  lentement  et  à 
demi-voix  : 

«  René-Charles-Julien  le  Tixier,  vicomte  de 
Penhoëi,  propriétaire,  pour  sa  maison  de  Pen- 
hoël  et  retenue ,  trois  cent  cinquante  francs  ; 
pour  sa  métairie  de  la  Lande-Triste,  soixante  et 
quatorze  francs;  pour  sa  chanvrière  du  Port- 
Corbeau  et  dépendances,  cent  cinquante  francs; 
pour  sa  métairie  du  Pré-Neuf,  ensemble  les  taillis 
de  Fontaine,  cent  francs,  j» 

—  Ça  t'amuse?...  interrompit  l'Endormeur. 
«  Pour  la  maison  dite  de  l'Aîné,  poursuivit 


16  LES    BELLES- DE-NUIT. 

Robert,  qui  s'absorbait  de  plus  en  plus  dans  sa 
lecture ,  et  les  moulins  des  Houssayes ,  sous  le 
haut  pays,  cent  vingt-cinq  francs.  Pour  le  petit 
Penhoël  avec  la  futaie  de  Quintaine...  » 

Biaise  bâilla  ;  puis  il  se  prit  à  siffler  un  air  de 
chanson  à  boire. 

Robert  interrompit  sa  lecture  et  se  mit  à 
contempler  le  papier  avec  de  grands  yeux 
fixes. 

—  Dire  que  j'avais  Tidée!  murmura-t-il  en 
appuyant  un  doigt  sur  son  front,  et  que  cela  me 
tombe  justement  sous  la  main  ! 

—  Le  fait  est  que  c'est  un  coup  du  ciel  !  répH- 
qua  Biaise  ;  nous  avons  sept  francs  et  je  ne  sais 
plus  combien  de  centimes;  si  nous  achetions  le 
château  de  Penhoël,  les  moulins  des  Broussailles, 
la  ferme  de  n'importe  quoi  et  la  futaie  de  i)re- 
tantaine?... 

Robert  le  regarda  fixement  et  secoua  la  tête 
d'un  air  sérieux. 

—  Je  ne  ris  pas,  dit-il. 

—  Parbleu  !  je  crois  bien  ! .. . 

—  J'ai  une  idée. 
Biaise  fit  la  grimace. 

—  Écoute,  reprit  l'Américain  en  rapprochant 
son  siège  et  d'un  ton  si  positif  que  le  gros  blond 
perdit  son  sourire  moqueur ,  nous  n'avons  pas 


CHAPITRE    PREMIER.  17 

de  quoi  poursuivre  notre  voyage...  nous  n'avons 
pas  de  quoi  rebrousser  chemin...  Il  faut  nous 
établir  ici. 

—  Je  ne  demanderais  pas  mieux,  commença 
Biaise. 

—  Ne  m'interromps  pas...  Paris  est  bon  poui* 
les  folies,  et  les  voyages  conviennent  aux  jeunes 
gens.  Mais  te  voilà  qui  arrives  à  la  maturité, 
ami  Biaise...  et  moi,  je  suis  plus  vieux  que  mon 
âge. 

—  D'où  il  faut  conclure ,  murmura  TEndor- 
meur,  qu'il  y  aurait  pour  nous  avantage  à  de- 
venir des  provinciaux  paisibles  et  payant  de 
notables  contributions...  Je  suis  de  ton  avis. 

—  Moi ,  je  te  dis  de  me  laisser  poursuivre... 
Nous  sommes  venus  en  Bretagne  sur  sa  réputation 
de  bonne  foi  antique  et  de  patriarcale  loyauté.. . 
De  loin,  j'avoue  que  je  la  regardais  comme  une 
terre  promise...  j'ai  perdu  là-dessus  quelques 
illusions...  Mais,  en  somme,  si  nous  n'avons 
rien  gagné,  c'est  que  nous  n'avons  rien  risqué... 
J'attendais  une  occasion...  je  cherchais...  nous 
étions  trop  riches...  Aujourd'hui  nous  sommes 
dans  cette  excellente  situation  qui  gagna  toutes 
les  grandes  batailles  :  il  nous  faut  vaincre  ou 
mourir  ! 

Il  éleva  l'extrait  du  rôle  des  contributions  au- 
dessus  de  sa  tête. 


18  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Voilà  le  prix  de  la  victoire  !  s*ëcria-t-il 
avec  un  véritable  enthousiasme;  le  total  est  de 
cinq  mille  francs ,  ce  qui ,  d'après  ton  propre 
calcul ,  donne  quarante  mille  livres  de  rente, 
soit  cinq  cent  mille  écus  de  capital!...  Eh  bien» 
-au  pis  aller,  quand  il  ne  nous  en  reviendrait 
que  la  moitié!... 

Le  petit  vin  du  Nantais  n'abonde  pas  en  prin- 
cipes alcooliques  ,  mais  nos  deux  voyageurs  en 
avaient  bu  une  quantité  considérable.  Biaise  était 
rouge  comme  une  cerise ,  et  le  sang  se  montrait 
sous  la  peau  basanée  de  Robert  lui-même. 

Biaise  se  prit  à  rire  à  la  conclusion  du  discours 
de  son  frère  en  aventures;  mais,  sous  ce  rire, 
qui  n'était  plus  de  la  franche  moquerie,  perçait 
déjà  un  vague  et  secret  espoir. 

Nous  l'avons  dit,  Robert,  quoique  bien  jeune, 
avait  fait  ses  preuves. 

—  Je  me  contenterais  du  pis  aller,  dit  Biaise. 

—  Le  hasard  est  le  plus  fort  de  tous  les 
dieux  !  reprit  Robert  et  je  vois  un  augure  dans 
ce  chiffon  qui  me  tombe  du  ciel...  Veux-tu  par- 
tager l'aubaine? 

L'Endormeur  hésita  un  instant,  car  il  restait 
en  lui  une  bonne  dose  d'incrédulité. 

—  Décide-toi,  poursuivit  Robert;  à  la  rigueur, 
je  puis  me  passer  de  ta  compagnie...  et,  franche- 
ment, s'il  n'était  pas  pénible...  et  dangereux... 


k 


CHAPITRE    PREMIER.  19 

d*abandonner  un  bon  camarade  tel  que  toi,  j'ai- 
merais à  tenter  seul  l'aventure... 

Biaise,  à  son  tour,  rapprocha  son  siège. 

—  Voyons  ton  idée?  dit-il  en  mettant  défini- 
tivement de  côté  son  sourire. 

—  Acceptes-tu? 

—  Quand  tu  m'auras  expliqué... 

—  C'est  à  prendre  ou  à  laisser. . .  Acceptes-tu  ? 

—  J'accepte. 

—  Touche  là  !  dit  l'Américain  dont  le  regard 
inquiet  prit  tout  à  coup  une  fixité  résolue;  et 
gare  à  celui  qui  renoncera  ! 

Il  se  leva  et  alla  ouvrir  la  porte  de  la  chambre 
pour  voir  si  par  hasard  quelque  oreille  curieuse 
n'était  point  aux  écoutes.  Il  n'y  avait  personne 
dans  le  corridor. 

En  revenant  vers  le  foyer,  il  s'arrêta  devant 
le  lit  où  reposait  sa  compagne  de  voyage,  et  en 
écarta  les  rideaux  doucement. 

Le  jour  qui  pénétra  par  cette  ouverture  éclaira 
une  charmante  figure  de  jeune  femme. 

C'était  un  visage  d'une  régularité  parfaite, 
mais  dont  les  traits,  fatigués  déjà  et  pâlis,  avaient 
comme  un  voile  de  froideur  morne.  Peut-être 
était-ce  l'effet  de  la  souffrance  ou  du  sommeil. 
Lola  dormait  profondément.  Son  front  et  sa  joue 
se  cachaient  à  moitié  sous  les  boucles  prodigues 
d'une  chevelure  noire  en  désordre. 


20  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Lola  s'était  jetée  tout  habillée  sur  le  lit.  Elle 
y  gardait  la  pose  que  son  extrême  fatigue  lui 
avait  conseillée  au  moment  de  l'arrivée.  Sa  tête 
s'appuyait  sur  son  bras  ;  tout  son  corps  s'affaissait 
en  un  abandon  avide  de  repos.  L'étoffe  usée  de 
sa  robe  dessinait  ses  formes  exquises  et  jeunes, 
comme  ces  indiscrètes  draperies  que  le  statuaire 
colle  sur  le  nu. 

Robert  avait  raison  :  elle  était  bien  belle  ! 

II  la  contempla  un  instant  dans  son  sommeil 
de  plomb  ;  puis  il  laissa  retomber  les  rideaux  de 
serge. 

Un  sourire  satisfait  errait  autour  de  sa  lèvre 
bombée. 

L'Endormeur  attendait;  ses  yeux  disaient  une 
curiosité  impatiente. 

Robert  reprit  sa  place  auprès  du  feu,  et  emplit 
les  deux  verres  jusqu'aux  bords. 


II 


CME    REDIIirGOTE    A    DEVX . 


Robert  s'était  recueilli  un  instant. 

—  Suis-moi  bien,  dit-il  d'un  ton  très-froid  et 
en  sablant  son  vin  de  Nantes  h  petites  gorgées. 
II  y  a  ici  un  jeune  homme  fort  riche  et  de 
bonne  maison  qui  voyage  avec  son  domestique. 

—  Où  ça?  demanda  Biaise  dont  le  regard  fit 
ingénument  le  tour  de  la  chambre. 

—  Ne  te  donne  pas  la  peine  de  chercher, 
répliqua  FAméricain.  Le  jeune  homme  riche  et 
son  domestique,  c'est  toi  et  c'est  moi. 


h 


22  ,  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Ah!...  fit  l'Endormeur  dont  la  bouche 
large  resta  entr'ouverte. 

—  Nous  n'avons  qu'un  habit,  poursuivit  Ro- 
bert en  forme  d'explication;  et  il  faut  pouvoir 
se  présenter  si  Ton  veut  faire  quelque  chose... 

—  C'est  juste ,  dit  l'Endormeur  qui  entre- 
voyait vaguement  l'idée  de  son  camarade;  mais 
c'est  que  ça  peut  durer  longtemps,  et  une  fois  la 
comédie  entamée,  nous  ne  pourrons  plus  changer 
de  rôle  comme  par  le  passé. 

Biaise  faisait  ici  allusion  aux  règles  équitables 
et  fraternelles  qui  régissaient  l'association.  Ils 
avaient  quitté  tous  les  deux  Paris,  où  leur  indus- 
trie subissait  peut-être  une  de  ces  crises  qui 
jettent  périodiquement  sur  la  province  une  nuée 
de  bons  garçons  de  leur  sorte.  On  leur  avait 
parlé  de  la  Bretagne,  ce  paradis  de  bonne  foi 
antique ,  où  la  défiance  n'a  point  encore  péné- 
tré. Ils  étaient  venus  l'esprit  tout  plein  de  pen- 
sées de  conquête,  comme  Pizarre  ou  Certes  à  la 
veille  de  vaincre  Montézume  ou  les  Incas.  Mais 
de  Paris  a  Redon  la  route  est  longue,  et  ils 
s'étaient  arrêtés  plus  d'une  fois  en  chemin.  On 
avait  fait  argent  de  tout. 

Depuis  que  le  dernier  habit  avait  été  vendu 
pour  subvenir  aux  frais  du  voyage,  les  deux 
compagnons  se  partageaient  loyalement  les  bé- 
néfices de  la  redingote.  Chacun  avait  son  jour 


CHAPITRE    II.  f5 

pour  porter  les  bottes  presque  neuves,  le  chapeau 
noir  et  le  reste  du  costume  bourgeois.  Le  lende- 
main venaient  les  gros  souliers  invalides,  la 
blouse  et  la  casquette. 

Robert  mit  son  verre  vide  sur  la  table. 

—  Il  s'agit  d'une  fortune  !  dit-il  sans  élever 
la  voix ,  mais  avec  emphase  ;  voilà  des  mois 
entiers  que  j'arrange  tout  cela  dans  ma  tête... 
J'aime  à  mûrir  un  projet ,  vois-tu  bien ,  et  si 
nous  n'étions  pas  au  bord  du  fossé,  j'attendrais 
volontiers  encore... 

—  Quant  à  cela,  interrompit  Biaise,  moi 
j'aime  assez  à  faire  les  choses  en  deux  temps  ; 
mais  reste  à  savoir  qui  sera  le  maître  et  qui  sera 
le  domestique... 

L'Américain  plongea  sa  main  sous  sa  blouse 
et  ramena  un  jeu  de  cartes  dont  la  couleur 
annonçait  un  fort  long  usage. 

—  Onpeut  jouer  ça,  dit- il. 

L'Endormeur  regardait  avec  une  certaine  dé- 
fiance les  doigts  de  son  compagnon,  qui  mettait 
à  brouiller  les  cartes  une  surprenante  agilité. 

—  Hum!...  fit-il  en  secouant  la  tête;  c'est 
que  tu  joues  diablement  bien,  M.  Robert! 

Celui-ci  cessa  de  mêler  son  paquet  de  cartes. 

—  Il  y  a  un  autre  moyen,  murmura-t-il; 
partageons  et  séparons-nous  ! 

Biaise  fronça  le  sourcil  et  ne  répondit  point. 


24  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Mais,  surtout,  décidons- nous  !  reprit 
TAméricain  d'un  ton  délibéré.  Tu  pourras  ni'être 
fort  utile,  sans  doute;  mais  en  somme,  je  ne 
sais  pas  encore  à  quoi!...  Pas  de  surprise!...  si 
Taffairc  ne  te  va  pas,  je  te  rends  ta  parole  ! 

—  Bien  obligé  !  grommela  Biaise  ;  j'aime 
mieux  jouer. 

—  Réfléchis  bien!...  Il  ne  s'agit  ni  d'un 
jour  ni  d'une  semaine...  ça  peut  durer  long- 
temps, comme  tu  dis,  et  une  fois  l'affaire  lancée, 
je  le  répète,  gare  à  qui  reculera  ! 

—  Mais,  objecta  l'Endormeur,  le  perdant  ne 
sera  domestique  que  pour  la  montre? 

—  Pas  tout  à  fait!...  Assurément,  dans  le 
tête -à- tête,  nous  resterons  deux  bons  amis 
comme  autrefois...  mais,  pour  tout  ce  qui  re- 
garde l'affaire ,  il  faudra  que  le  maître  puisse 
commander  et  que  le  domestique  obéisse. 

—  Diable!...  fit  Biaise  en  se  grattant  l'oreille. 

—  Quant  à  la  conduite  à  tenir  devant  les 
étrangers,  je  n'ai  pas  besoin  de  t'en  parler... 

—  Sans  doute... 

—  Tant  que  durera  l'affaire,  depuis  le  pre- 
mier jour  jusqu'au  dernier,  respect  et  obéis- 
sance ! 

—  Mais,  dit  Biaise,  en  définitive,  combien  de 
temps  ça  pourrait-il  se  prolonger?... 

—  Je  n'en  sais  rien. 


CHAPITRE    II.  25 

—  Un  mois? 

L'épaule  de  rAmérîcain  eut  un  mouvement 
significatif. 

—  Six  mois?  reprit  Biaise  ;  pas  possible  ! 

—  Six  mois...  un  an...  deux  ans,  répliqua 
Robert;  on  ne  peut  rien  préciser. 

—  Ah  ça  !  s'écria  Biaise  en  fixant  sur  lui  ses 
gros  yeux  bleus,  lu  es  donc  bien  sûr  de  gagner 
la  partie? 

Un  imperceptible  sourire  releva  la  lèvre  de 
TAméricain,  qui  retint  sa  réponse  durant  deux 
ou  trois  secondes. 

—  J'y  compte,  dit-il  enfin  d'un  ton  de  per- 
suasive franchise.  Pourquoi  m'en  cacherais-je? 
Mais  quand  je  devrais  perdre  dix  fois ,  j'enga- 
gerais encore  la  partie...  Qu'est-ce  qu'un  an  ou 
deux  de  travail  et  de  peine?...  et  le  maître, 
d'ailleurs,  n'aura-t-il  pas  plus  de  mal  que  le  do- 
mestique?... Vois-tu,  je  sens  que  je  ne  suis  pas 
à  ma  place  dans  cette  vie  d'aventures...  J'ai  des 
goûts  honnêtes  et  paisibles...  Je  regarde  le  but 
avant  de  mesurer  l'épreuve...  Que  diable  !  mon 
garçon,  il  faut  un  peu  de  philosophie  !  Quand  on 
a  la  perspective  de  mourir  de  faim  un  jour  ou 
l'autre ,  on  ne  raisonne  pas  comme  un  million- 
naire... Je  n'ai  rien,  et  je  me  demande  ce  que  je 
ne  ferais  pas  pour  avoir  quelque  chose. 

L'Endormeur  approuva  du  bonnet. 

i.  3 


26  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Je  ne  suis  pas  un  voleur,  moi,  reprit  Ro- 
bert qui  s'animait  en  parlant.  J'ai  l'ambition 
d'être  un  homme  d'esprit  et  de  ressources,  voilà 
tout  !...  Avec  cela  et  du  courage,  on  trouve  tou- 
jours un  petit  trou  par  où  passer...  On  cherche 
longtemps;  les  sots  vous  accusent  d'être  un 
songe-creux  ;  puis  l'occasion  arrive,  et  vogue  la 
galère  !... 

—  Ça  peut  avoir  son  bon  côté,  dit  Biaise. 

—  Qu'importe  un  an  ou  deux?  poursuivit 
encore  l'Américain.  Nous  sommes  jeunes,  et, 
pour  ma  part,  quand  le  tour  sera  fait,  je  n'aurai 
pas  même  l'âge  d'être  électeur. 

—  Électeur!...  répéta  Biaise. 

—  Oui,  je  pense  un  peu  à  la  politique... 
Mais  c'est  une  autre  histoire...  Y  sommes- 
nous  ? 

—  Donne  les  cartes ,  répliqua  l'Endormeur 
non  sans  un  reste  de  répugnance  ;  et  fais  atten- 
tion que  tu  ne  joues  pas  contre  un  bour- 
geois ! 

L'Américain  lui  jeta  le  paquet  de  cartes  d'un 
air  superbe. 

—  Donne  toi-même,  dit-il,  si  tu  as  peur. 
Et  pendant  que  Biaise  mêlait,  il  ajouta  : 

—  C'est  bien  entendu  ,  n'est-ce  pas?...  Nous 
savons  ce  que  nous  jouons. 

—  Pas  trop ,  repartit  Biaise,  et  il  faut  être 


CHAPITRE    II.  27 

bien  bas  percé  pour  risquer  comme  ça  un  an  ou 
deux  de  sa  vie,  snns  être  sûr... 

—  Deux  ans  ou  plus,  interrompit  Robert  ;  je 
vois  que  tu  comprends  parfaitement  notre  partie. 

—  Quel  jeu?...  demanda  TEndormeur. 

—  Celui  que  tu  voudras. 

—  C'est  que  tu  les  sais  tous  trop  bien  !... 

—  Tu  peux  en  inventer  un  nouveau. 
Biaise  réfléchit  un  instant. 

—  Eh  bien,  reprit-il,  je  vais  donner  sept 
cartes  sans  atout ,  et  celui  qui  fera  le  moins  de 
levées  aura  gagné. 

—  Convenu! 

L'Américain  coupa  sans  avoir  l'air  d'y  tou- 
cher, et  Biaise  fit  les  jeux. 

Les  quatorze  cartes  tombèrent  l'une  après 
l'autre  ;  Robert  avait  trois  levées  et  l'Endormeur 
quatre. 

—  Tu  as  triché  !  s'écria  ce  dernier  en  frap- 
pant son  poing  contre  la  table. 

Robert  repoussa  les  cartes. 

—  J'ai  joué  franc  jeu,  répondit-il,  et  je  vais  te 
dire  pourquoi...  Il  m'était  indifférent  de  perdre 
ou  de  gagner,  parce  que,  dans  notre  affaire  ,  le 
métier  de  maître  sera  très-difficile...  Je  ne  t'au- 
rais pas  donné  trois  jours  pour  me  demander  à 
changer  de  rôle  !...  Allons,  mon  fils,  déshabille- 
toi  ! 


28  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Ce  disant,  rAméricain  ôta  sa  blouse,  son  pan- 
talon et  ses  vieux  souliers. 
Biaise  ne  se  pressait  point. 

—  J*ai  froid...,  dit  Robert.  Ce  serait  dom- 
mage de  casser  les  vitres  entre  vieux  amis  !... 

L'Endormeur  était  d'une  force  musculaire 
évidemment  supérieure;  cependant  cette  me- 
nace détournée  fit  quelque  effet  sur  lui,  car  il  se 
prit  à  dépouiller  lentement  son  costume  fashio- 
nable. 

Robert  chaussa  les  bottes  avec  un  évident 
plaisir. 

—  Te  voilà  bien  malade!  disait-il  en  activant 
sa  toilette  ;  tu  vas  être  bien  logé  ,  bien  nourri , 
bien  vêtu,  et  la  fortune  te  viendra  en  dormant.. . 
car  nous  partagerons  en  frères. 

—  Et  si  tout  ça  tombe  dans  Feau  ?...  soupira 
Biaise. 

Robert  passait  la  redingote. 

—  Écoute ,  dit-il  en  jetant  un  coup  d'œil  au 
petit  miroir  qui  pendait  au-dessus  de  la  che- 
minée; ça  commence  bien,  et  j*ai  tant  de  con- 
fiance que  je  te  promettrais  presque  de  te  servir, 
à  mon  tour,  si  tu  n'es  pas  content  après  l'affaire 
faite!... 

—  Promets,  dit  Biaise. 

—  Eh  bien  ,  soit. 

—  Le  même  temps  que  je  t'aurai  servi?... 


CHAPITRE    II.  29 

—  Le  même  temps. 

—  Je  te  préviens,  M.  Robert,  que  je  n'oublie- 
rai pas  cela!...  Maintenant,  explique-toi  en 
grand ,  et  plutôt  deux  fois  qu'une ,  car  du 
diable  si  je  devine  la  fin  de  la  farce  î 

L'échange  des  costumes  était  accompli;  et,  en 
vérité  ,  les  choses  semblaient  ainsi  bien  plus 
logiquement  arrangées.  Chacun  des  deux  com- 
pagnons était  désormais  à  sa  place  :  l'Améri- 
cain avait  l'air  d'un  monsieur  dans  toute  la 
force  du  terme,  et  la  blouse  allait  à  l'Endor- 
meur  comme  un  gant. 

—  Ça  s'expliquera  de  soi-même,  répondit 
Robert ,  et  dans  un  quart  d'heure  tu  en  sauras 
tout  aussi  long  que  moi;  mais,  avant  tout,  il 
nous  reste  quelques  petits  détails  à  régler... 
D'abord,  tu  as  trop  d'esprit  pour  prendre  la 
chose  en  mauvaise  part,  j'aimerais  à  te  voir 
mettre  de  côté  cette  habitude  que  tu  as  de  me 
tutoyer... 

—  Ah  !  fit  Biaise. 

—  Mesure  de  prudence,  tu  m'entends  bien  ?. . . 
Ça  pourrait  t'échapper  devant  le  monde. 

—  On  te  dira  vous,  M.  Robert! 

—  A  merveille!...  A  présent  ce  nom-là  lui- 
même  ne  me  convient  plus  guère...  Quand  on 
est  né  un  peu,  on  ne  s'appelle  pas  Robert;  il  faut 
prendre  carrément  son  rang  dans  le  monde... 


SO  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Voyons  parmi  mes  anciens  noms..,  A  Londres, 
je  m'appelais  Robert  Wolf. 

—  C'est  trop  goddara  !  dit  Biaise. 

—  En  Italie,  on  m'appelait  Gaëtano. 

—  C'est  trop  ténor  ! 

—  A  Vienne,  Belowski... 

—  C'est  trop  bottier!...  Que  diable  !  je  veux 
au  moins  être  le  valet  d'un  homme  d'impor- 
tance... Appelle -toi  le  baron  de  quelque 
chose. 

—  Penh  !  fit  l'Américain ,  on  me  prendrait 
pour  un  sous-préfet  de  l'empire...  Et  puis  les 
titres  sont  bien  usés!...  Je  m'appellerai  tout 
bonnement  M.  Robert  de  Blois...  C'est  simple  et 
ça  sonne  la  noblesse  historique...  Encore  un 
coup ,  ami  Biaise ,  et  puis  nous  allons  com- 
mencer [ 

Il  versa  deux  amples  rasades  et  leva  son  verre 
comme  s'il  allait  porter  un  toast. 

Ses  yeux  se  fixaient  à  travers  les  carreaux  de 
la  fenêtre  sur  le  port  Saint-Nicolas  et  les  cam- 
pagnes de  la  Loire-Inférieure  qui  s'étendaient,  à 
perte  de  vue,  au  delà  de  la  Vilaine.  Le  soleil 
d'automne ,  à  son  déclin  ,  jetait  sa  lumière  rou- 
geâtre  sur  le  paysage.  Robert  semblait  pris  par 
une  subite  rêverie. 

—  Le  pays  est  mauvais  pour  les  pauvres  dia- 
bles, c'est  vrai,  raurmura-t-il ;  mais  voilà  de 


CHAPITRE    II.  31 

bonnes  terres  et  de  jolies  maisons  !...  Un  homme 
sage  pourrait  être  heureux  là  comme  le  poisson 
dans  l'eau...  Qui  sait  si  Tune  d'elles  n'appartient 
pas  à  notre  brave  M.  dePenhoël? 
Biaise  ne  put  retenir  un  sourire. 

—  Je  ne  sais  pas  ce  que  tu  vas  faire,  dit-il; 
mais  tu  es  fameusement  fort,  après  tout,  pour 
entamer  une  drôlerie,  et  j'ai  bon  espoir...  Ce 
brave  monsieur  campagnard!...  Il  me  semble 
le  voir  ! 

—  Et  moi  aussi  ! 

—  Cinquante-cinq  à  soixante  ans  î 

—  Plutôt  soixante. 

—  Front  chauve... 

—  Deux  touffes  de  cheveux  grisâtres  sur  les 
tempes  ! 

—  Lunettes  d'or... 

—  Tabatière  dito  ! 

—  Habit  marron... 

—  Souliers  à  boucles  ! 

—  Une  femme  respectable... 

—  Qui  eut  une  grande  réputation  de  beauté 
avant  la  constituante... 

—  Sèche  et  roide  comme  un  portrait  de  fa- 
mille!... 

—  Et  qui  l'a  rendu  père  de  huit  à  dix  enfants, 
décemment  échelonnés  î 

Biaise  tendit  son  verre. 


32  LES    BELLES-DE'NUIT. 

—  A  nos  quarante  mille  livres  de  rente  ! 
dit-il. 

Robert  trinqua  et  but  avec  action. 
Puis  il  se  redressa  tout  à  coup  en  secouant 
son  épaisse  chevelure  noire. 

—  A  rœuvre  !  s'ëcria-t-il  ;  suivant  les  circon- 
stances ,  nous  pourrons  avoir  une  soirée  labo- 
rieuse... A  dater  de  ce  moment,  Biaise,  vous 
entrez  en  exercice. 

—  J'attends  les  ordres  de  monsieur,  dit  l'En- 
dormeur  qui  gardait  au  coin  de  sa  lèvre  un  reste 
de  sourire  sceptique ,  mais  dont  le  regard  indi- 
quait une  singulière  curiosité. 

—  Vous  allez  descendre,  reprit  TAméricain 
d'un  ton  de  commandement;  sans  faire  sem- 
blant de  rien,  vous  sortirez  dans  la  rue  et  vous 
lirez  renseigne  de  Tauberge. 

—  Jusqu'à  présent,  murmura  Biaise,  ça  ne  me 
parait  pas  la  mer  à  boire  ! 

—  Une  fois  pour  toutes ,  répondit  Robert  en 
reprenant  sa  familiarité  accoutumée ,  il  faut 
bien  te  mettre  dans  la  tête  que  j'agis  d'après  un 
plan  raisonnable,  et  que  les  commissions  dont  je 
pourrais  te  charger  auront  toute  leur  impor- 
tance... Ris  tant  que  tu  voudras,  mais  exécute 
mes  ordres  à  la  lettre ,  ou  je  ne  réponds  de 
rien  !...  Tu  vas  donc  lire  l'enseigne  de  Tau- 
berge,  et  me  rapporter  le  nom  de  notre  hôte... 


CHAPITRE    H.  33 

En  revenant,  tu  prieras  le  brave  homme  de 
monter  me  parler...  va  ! 

Biaise  sortit. 

Le  jeune  M.  de  Blois,  resté  seul,  se  prit  à  par- 
courir la  chambre  de  long  en  large. 

Sa  tête  travaillait  énergiquement,  et  des  paro- 
les sans  suite  tombaient  par  instants  de  ses  lèvres. 

C'était  véritablement  un  cavalier  assez  remar- 
quable. La  redingote  indivise  que  bourrait  na- 
guère le  gros  corps  de  Biaise  dessinait  la  grâce 
souple  et  forte  de  sa  taille.  Il  y  avait  de  l'intel- 
ligence et  de  la  volonté  sur  les  traits  réguliers  de 
son  visage  bruni;  mais,  dans  ce  moment  où  il  se 
savait  à  Tabri  de  tout  regard,  son  œil  avait  plus 
que  jamais  cette  étrange  expression  d'inquiétude 
qui  déparait  sa  physionomie.  On  lisait  dans  sa 
prunelle  mobile  et  comme  tremblante  une  sorte 
d'agitation  maladive,  agissant  à  rencontre  d'une 
hardiesse  apprise. 

Cet  homme  devait  oser  beaucoup,  mais  trem- 
bler en  osant. 

Deux  ou  trois  fois,  dans  sa  promenade,  il 
s'arrêta  devant  le  lit  où  reposait  sa  compagne  de 
voyage.  La  belle  Lola  dormait  toujours,  subis- 
sant l'effet  d'une  lassitude  accablante.  L'étape  de 
la  matinée  avait  été  rude,  puisque  Robert  et 
Biaise,  jeunes  et  forts  tous  les  deux,  étaient  ar- 
rivés haletants  et  brisés  de  fatigue. 


34  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Il  y  avait  bien  longtemps  que  la  pauvre  Lola 
marchait  ainsi  chaque  jour,  et  que  les  cailloux 
des  routes  de  Bretagne  faisaient  saigner  ses  petits 
pieds  charmants. 

Chaque  fois  que  Robert  s'arrêtait  auprès  du 
lit,  il  restait  trois  ou  quatre  secondes  en  contem- 
plation devant  la  beauté  de  la  jeune  femme.  Son 
regard  semblait  compter  les  bruns  anneaux  de 
la  luxueuse  chevelure  qui  s'éparpillait  sur  l'oreil- 
ler de  Lola.  Il  admirait  d'un  œil  connaisseur 
l'ovale  pur  et  gracieux  de  son  visage ,  la  frange 
riche  de  ses  cils,  et  ce  bel  abandon  que  le  som- 
meil gardait  à  sa  pose. 

Mais,  dans  la  contemplation  de  Robert,  il  n'y 
avait  pas  un  atome  d'amour.  Sa  prunelle  restait 
froide,  et  vous  eussiez  dit  quelque  marchand 
d'esclaves  détaillant  les  suprêmes  beautés  d'une 
aimée  à  vendre  sur  lé  pont  d'un  corsaire  de 
Turquie. 

Quand  il  laissait  retomber  le  rideau,  un  sou- 
rire content  mais  fugitif  errait  autour  de  sa 
lèvre. 

Puis  ses  réflexions  se  renouaient,  craintives  et 
agitées  ;  sa  paupière  frémissait  à  son  insu  ;  son 
regard  s'agitait,  cauteleux  et  inquiet. 

La  porte  s'ouvrit,  donnant  passage  à  l'auber- 
giste et  à  Biaise. 

Au  bruit  qu'ils  firent  en  entrant,  la  physiono- 


CHAPITRE    II.  55 

mie  de  Robert  se  remonta  brusquement  comme 
par  TefTet  d'un  mystérieux  ressort.  Son  œil  de- 
vint calme  et  souriant  :  on  eût  dit  un  de  ces 
hommes  heureux  qui  passent  dans  la  vie  sans 
préoccupation  et  sans  soucis. 

L'aubergiste,  qui  s'arrêta  auprès  de  la  porte, 
la  casquette  à  la  main  ,  dut  lui  trouver  assuré- 
ment grande  mine,  car  il  exécuta  le  plus  beau 
de  ses  saints. 

Robert  lui  envoya,  en  se  rasseyant  au  coin  du 
feu,  un  bonjour  affable  et  gracieux. 

—  Entrez,  mon  cher  monsieur,  dit-il. 
Biaise ,  qui  avait  devancé  l'aubergiste  ,  passa 

tout  auprès  de  Robert  et  lui  glissa  ces  seuls  mots 
à  l'oreille  : 

—  M.  Géraud... 

L'Américain  remercia  par  un  signe  de  tête. 

—  Approchez  donc...,  reprit-il.  Je  vous  de- 
mande pardon  de  vous  avoir  dérangé  ainsi  sans 
compliment,  mais  c'est  que  j'ai  beaucoup  de 
choses  h  vous  demander,  mon  cher  monsieur. 

Les  gens  de  la  haute  Bretngne  sont  presque 
aussi  défiants  que  des  Normands  ;  c'est  une  rude 
tâche  que  de  leur  accrocher  la  première  parole. 

En  revanche ,  une  fois  la  glace  rompue ,  on 
est  souvent  dédommagé  trop  amplement. 

L'aubergiste  était  un  vieil  homme  bien  cou- 
vert et  d'apparence  fort  honnête.  Ses  petits  yeux 


56  LES    BELLES-DE-NUIT. 

gris  avaient  cette  pointe  sournoise  qui,  chez  les 
campagnards ,  n'est  pas  absolument  inconci- 
liable avec  la  franchise. 

Il  se  tenait  debout  entre  Biaise  et  Robert. 
Sans  faire  semblant  de  rien  ,  son  regard  pous- 
sait à  droite  et  à  gauche  de  courtes  reconnais- 
sances. Sa  casquette ,  qu'il  tortillait  entre  ses 
doigts  avec  zèle,  lui  servait  de  maintien ,  et  le 
tuyau  noir  de  sa  pipe,  sortant  du  vaste  gousset 
de  son  gilet,  laissait  échapper  encore  un  mince 
filet  de  fumée. 

—  Ah!  ah!  fit-il  en  manière  de  réponse  à 
l'exorde  de  Robert. 

Et  il  salua. 

—  Beaucoup  de  choses,  répéta  l'Américain. 
Vous  ne  vous  doutez  guère ,  je  parie ,  que  vous 
êtes  ici  en  face  d'une  bien  vieille  connaissance? 

—  Oh  !  oh  !  fit  le  bonhomme  en  écarquillant 
les  yeux. 

—  Ça  vous  étonne  !  reprit  l'Américain  qui 
redoublait  de  condescendante  gaieté.  Vous  ne 
vous  souvenez  pas  de  m'avoir  jamais  vu  ?  Aussi 
n'est-ce  pas  comme  cela  que  je  l'entends... 
Biaise,  mon  garçon,  tu  peux  t'asseoir...  En 
voyage  on  ne  fait  pas  de  façons...  Mais,  aupara- 
vant, avance  un  siège  à  notre  hôte...  Mon  cher 
monsieur,  pas  de  compliments;  il  y  a  place  pour 
trois. 


I 


CHAPITRE    II.  37 

L'aubergiste  et  Biaise  s'assirent. 

—  Quand  je  dis  que  vous  êtes  pour  moi  une 
vieille  connaissance,  reprit  Robert,  c'est  que  j'ai 
entendu  parler  bien  souvent  de  vous. 

—  Eh  !  eh  !...  fit  le  bonhomme. 

—  Le  père  Géraud,  parbleu!...  maître  du 
Mouton  couronné! 

—  Tout  ça  est  sur  mon  enseigne ,  grommela 
l'aubergiste. 

Biaise,  qui  n'avait  rien  à  faire ,  sinon  à  juger 
les  coups,  se  détourna  pour  cacher  un  sou- 
rire. 

L'Américain  fit  comme  s'il  n'avait  pas  en- 
tendu. 

—  La  meilleure  auberge  de  Redon!  pour- 
suivit-il, et  le  plus  franc  compère  de  tout  le  dé- 
partement d'Ille-et- Vilaine  ! 

L'aubergiste  eut  un  demi-sourire;  le  compli- 
ment le  flattait  au  vif;  mais  sa  vieille  prudence 
lui  conseillait  la  retenue. 

—  Et  ce  n'est  pas  tout  près  d'ici  qu'on  me 
disait  cela,  père  Géraud!  reprit  encore  Robert. 
Ce  n'est  ni  à  Vannes,  ni  à  Nantes,  ni  même  à 
Rennes. 

—  A  Saint-Brieuc  peut-être?...  murmura  le 
bonhomme. 

—  Non  pas  !...  c'est  plus  loin  encore...  Père 
Géraud,  vous  êtes  connu  jusqu'à  Paris! 

LES   BELLES-DE-NDIT.    1.  4 


38  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Paris  est  le  lieu  magique  que  la  province  dé- 
teste et  adore. 

Le  maître  du  Mouton  couronné  releva  ses 
yeux  gris,  où  brillait  un  orgueil  modeste,  mé- 
langé de  curiosité. 

—  Ah!  ah!  fit-il,  a  Paris!...  en  la  grand'- 
ville  !...  et  qui  donc  parle  du  père  Gcraud  de  ce 
côté-là  ? 

—  C'est  là  le  diable  !  pensa  l'Endormeur. 
Robert  mit  un  reproche  caressant  dans  son 

sourire. 

—  Oh!  M.  Géraud!  M.  Géraudi...  dit-il. 
Le  bon  garçon  serait  cruellement  mortifié  s'il 
vous  entendait  faire  cette  question-là...  Vous 
avez  donc  bien  des  amis  à  Paris  ? 

—  Non  fait  !  répliqua  l'aubergiste  ;  je  ne  m'en 
connais  même  pas  du  tout... 

—  Ça  se  gâte  !  pensa  Biaise  ;  mauvaise  his- 
toire ! . . . 

—  Eh  bien  ,  poursuivit  Robert,  à  l'entendre 
parler  de  vous,  je  ne  me  serais  jamais  douté  que 
vous  eussiez  pu  l'oublier  ! 

—  Mais  qui  donc,  à  la  fin?... 

—  Ainsi ,  vous  me  laisserez  vous  dire  son 
nom  ?  prononça  Robert  avec  lenteur,  comme  s'il 
eût  voulu  laisser  à  l'ami  ingrat  le  temps  de  se 
souvenir. 

Il  n'y  avait  pas  une  ombre  de  trouble  sur  sa 


CHAPITRE    II.  39 

physionomie  calme  et  souriante.  Biaise,  au  con- 
traire, qui  voyait  l'audacieux  mensonge  sur  le 
point  d'être  découvert,  et  la  comédie  tomber  dès 
la  première  scène ,  cachait  mal  son  désappoin- 
tement. 

Tandis  qu'il  maugréait  contre  l'imprudence 
de  son  camarade ,  celui-ci  regardait  toujours 
l'aubergiste,  qui  fouillait  sa  mémoire  de  la  meil- 
leure foi  du  monde. 

—  Je  veux  que  Gripi  '  me  brûle...,  gromme- 
lait le  bonhomme. 

Robert  l'interrompit  en  répétant  : 

—  Ahî  M.  Géraud!...  M.  Géraud!... 
Puis  il  ajouta  d'un  air  presque  sévère  : 

—  Si  vous  n'avez  pas  trouvé  dans  une  minute, 
je  vous  dirai  son  nom...  et  vous  aurez  grande 
honte  de  l'avoir  oublié  ! 

II  y  avait  une  sincérité  si  profonde  dans  l'ac- 
cent de  Robert,  que  Biaise  lui-même  ne  savait 
plus  que  penser. 

Quant  à  l'aubergiste,  il  se  creusait  la  tête  de 
tout  son  cœur. 

—  Je  suis  un  gueux!...  s'écria-t-il  tout  h 
coup  en  se  frappant  le  front  d'un  énorme  coup 
de  poing. 

*  Petit  nom  de  Satan  dans  les  campagnes  de  l'ille-et- Vi- 
laine. 


40  LES    BELLES-DE-NUIT. 

A  cet  instant  seulement ,  un  observateur 
aurait  pu  deviner  combien  grande  avait  été 
Tanxiëté  de  Robert.  Il  respira  fortement.  Ce 
fut  TafFaire  d'une  seconde,  et  sa  physionomie 
ne  trahit  aucune  surprise. 

—  Un  gueux  î  disait  cependant  le  bonhomme  ; 
c'est  vrai  tout  de  même!...  sans  Joseph  Gautier, 
j'aurais  passé  l'arme  à  gauche  dans  la  rade  de 
Brest!  Je  parie  que  c'est  Joseph  Gautier? 

—  Parbleu  !  s'écria  Robert. 

Biaise  éprouvait  ce  sentiment  d'un  dilettante 
expert  qui  écoute  un  talent  de  premier  ordre. 

—  Enfin,  père  Géraud,  continua  l'Américain  , 
mieux  vaut  tard  que  jamais  !...  Ce  brave  Joseph 
m'a-t-il  souvent  parlé  de  vous  au  moins!...  Gé- 
raud !  ancien  matelot. 

—  Artilleur  de  marine,  puis  cuisinier  au  long 
cours,  rectifia  le  bonhomme. 

—  A  qui  le  dites- vous  !...  s'écria  Robert;  la 
langue  m'a  tourné...  Mettez-vous  bien  dans  la 
tête  que  je  sais  votre  histoire  mieux  que  vous- 
même  ! 

—  C'est  égal,  dit  l'aubergiste;  j'aurais  dû 
penser  à  Gautier  tout  de  suite!...  Mais  com- 
ment va-t-il  à  présent  ? 

—  A  merveille...  sa  femme  aussi, 

—  Sa  femme!..,  depuis  quand  donc  est-il 
marié  ? 


CHAPITRE    II.  41 

—  Depuis  trois  mois...  Biaise,  mon  domes- 
tique, a  été  son  garçon  de  noces... 

—  Oui...,  dit  FEndormeur,  et  ça  a  été  assez 
bien! 

La  bonne  figure  de  l'aubergiste  exprima  un 
peu  de  défiance  revenue. 

—  Tiens!  tiens!  murmura-t-il,  c'est  que  Jo- 
sepb  Gautier  était  un  monsieur,  autrefois... 

—  Et  ça  vous  surprend  qu'il  ait  choisi  un 
domestique?...  commença  Robert. 

—  Oh  !  oh  !...  dit  le  père  Géraud,  je  n'ai  pas 
voulu  offenser  M.  Biaise. 

—  J'entends  bien...  mais  tel  que  vous  le 
voyez,  Biaise  n'est  pas  tout  à  fait  un  domestique 
ordinaire...  Il  a  été  élevé  dans  ma  famille,  et 
c'est  presque  mon  ami. 

Le  père  Géraud  salua  Biaise. 

—  Comme  ça  ou  autrement,  dit-il,  je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  faire  de  grandes  phrases...  Puis- 
que vous  venez  delà  part  de  mon  vieux  Gautier, 
le  père  Géraud  et  sa  case  sont  à  votre  dispo- 
sition... Une  poignée  de  mains  s'il  n'y  a  pas 
d'offense? 

Robert  s'empressa  de  tendre  sa  main  que  le 
bonhomme  serra  en  conscience. 

—  Et  venez-vous  comme  ça  pour  passer  du 
temps  par  chez  nous?  reprit-il. 

—  Je  viens  de  Paris ,  comme  je  vous  l'ai  dit, 

i. 


4â  LES    BELLES-DE-NUIT. 

répliqua  Robert;  et  même  de  beaucoup  plus 
loin...  Le  but  de  mon  voyage  est  de  visiter  un 
gentilhomme  de  vos  environs  que  je  ne  connais 
pas  du  tout  personnellement,  et  au  sujet  duquel 
je  serais  bien  aise  de  prendre  langue  à  l'avance. 

Cette  phrase,  malgré  sa  simplicité  apparente, 
était  de  celles  qui  sonnent  toujours  mal  aux 
oreilles  bretonnes.  En  ce  temps-là,  comme  avant 
et  depuis,  il  y  avait  force  dissidences  politiques 
dans  la  province;  or,  partout  où  la  guerre  civile 
a  passé ,  le  questionneur  curieux  prend  volon- 
tiers physionomie  d'espion. 

Le  petit  œil  gris  du  père  Géraud  se  baissa, 
tandis  qu'il  murmurait  son  prudent  : 

—  Ah!  ah!... 

—  Les  détails  que  je  demande,  reprit  l'Amé- 
ricain ,  sont  en  définitive  peu  de  chose ,  car  je 
sais  d'avance  que  la  famille  de  Penhoël  est  riche 
et  respectable... 

—  Oh  !  oh!..,  fit  le  bonhomme  avec  une  cer- 
taine emphase;  il  s'agit  des  Penhoël?... 

—  Un  message  que  j'ai  pour  le  vicomte,  et  qui 
m'a  fait  prendre  par  Redon  au  lieu  d'aller  tout 
droit  à  Nantes...  Y  a-t-il  loin  d'ici  à  Penhoël? 

—  Un  bon  bout  de  chemin  ,  répliqua  le  père 
Géraud. 

—  Et...  le  vicomte  est-il  aussi  galant  homme 
qu'on  le  dit? 


CHAPITRE    II.  45 

Le  maître  du  Mouton  couronné  fut  un  instant 
avant  de  répondre. 

—  Pour  ça,  répliqua-t-il  enfin,  Penhoël  a  tou- 
jours été  rhonneur  du  pays  depuis  que  le  monde 
est  monde  !  Monsieur  est  un  bon  chrétien ,  ma- 
dame est  une  sainte...  Mais  il  y  en  a  qui  disent 
que  le  nom  de  Penhoël  serait  mieux  porté  en- 
core si  l'aîné  n'avait  pas  quitté  le  pays  pour 
aller  le  bon  Dieu  sait  où... 

—  Ah!  dit  TAméricain,  comme  s'il  eût  été 
initié  déjà  en  partie  aux  secrets  de  cette  famille 
dont  un  chiffon  de  papier  lui  avait  révélé  l'exis- 
tence par  hasard  ,  on  parle  encore  de  l'aîné? 

—  On  en  parlera  toujours,  répliqua  l'auber- 
giste avec  lenteur  et  d'un  accent  de  tristesse. 

—  Et  cependant,  reprit  Robert,  il  y  a  long- 
temps déjà  qu'il  est  parti  !... 

—  Voilà  bientôt  quinze  ans...  Mais  qu'impor- 
tent les  années  quand  on  a  laissé  un  bon  sou- 
venir au  fond  de  tous  les  cœurs? 

Robert  croisa  ses  mains  sur  ses  genoux  et 
hocha  la  tête  d'un  air  attendri. 

—  Pauvre  cher  Penhoël  î...  murmura-t-il. 
Le  bonhomme  Géraud,  qui  s'était  incliné  tout 

pensif,  se  redressa  vivement  et  jeta  sur  Robert 
un  regard  étonné. 

Sa  surprise  n'était  pas  plus  grande  que  celle 
de  Biaise,  qui  suivait  cette  scène  avec  la  curiosité 


44  LES    BELLES-DE-NUIT. 

d'un  amateur  de  spectacle,  savourant  les  péri- 
péties imprévues  d'une  première  représenta- 
tion. 

11  connaissait  le  but  de  Robert ,  et,  depuis 
l'arrivée  de  l'aubergiste,  il  devinait  peu  à  peu  la 
route  que  son  compagnon  voulait  prendre  ;  mais 
comme  il  eût  été  incapable  lui-même  de  suivre 
sans  broncher  cette  voie  difficile  et  périlleuse, 
chaque  pas  fait  en  avant  lui  était  un  sujet  d'ad- 
miration. 

Robert  grandissait  h  ses  yeux  et  prenait  pour 
lui,  depuis  quelques  minutes,  des  proportions 
héroïques. 

Il  attendait,  dissimulant  de  son  mieux  sa  sur- 
prise et  gardant  l'air  indifférent  qui  convenait  à 
son  rôle. 

—  Ce  sont  de  bonnes  paroles  que  vous  venez 
de  prononcer,  M.  Géraud,  poursuivait  cependant 
Robert  ;  je  ne  peux  pas  vous  dire  combien  elles 
m'ont  réjoui  l'âme!...  Ah  !  si  le  pauvre  Penhoël 
était  seulement  là  pour  les  entendre  !... 

L'honnête  figure  de  l'aubergiste  devenait  toute 
pale  d'émotion. 

—  De  quel  Penhoël  parlez-vous  donc,  mon- 
sieur?... murmura-t-il  d'une  voix  tremblante. 

—  De  celui  qui  est  bien  loin  de  la  Bretagne, 
à  cette  heure. 

—  De  l'aîné?  reprit  le  père  Géraud  ,  dont  la 


CHAPITRE    II.  45 

voix  trembla  davantage;  de  M.  Louis?...  il  n'est 
donc  pas  mort?... 

L'Américain  eut  un  gros  rire  joyeux  et  franc. 

—  Pas  que  je  sache,  répliqua-t-il. 

—  Et  vous  le  connaissez? 

—  Mon  digne  M.  Gëraud,  repartit  Robert  en 
clignant  de  Fœil,  pourquoi  toutes  ces  ques- 
tions?... Depuis  deux  minutes,  vous  avez  de- 
viné que  je  vais  au  château  de  la  part  du  pauvre 
Louis  de  Penhoël. 

Biaise  se  mit  à  tisonner  le  feu  pour  dissimuler 
son  enthousiasme. 

Une  larme  roula  sur  la  joue  du  père  Géraud. 


m 


L  ABSEIVT. 


—  Robert  dit  rAméricain,  M.  de  Blois,  était 
un  de  ces  fils  du  hasard  qui  naissent  on  ne  sait 
où  et  ne  tiennent  à  rien  sur  la  terre.  Était-il 
Français  d'origine  ou  étranger?  Personne  n'au- 
rait pu  le  dire.  Son  accent  était  celui  des  Pari- 
siens de  Paris;  mais  Paris,  tout  grand  qu'il  est, 
ne  peut  accepter  la  paternité  des  aventuriers 
innombrables  qui  s'y  arrangent  une  patrie.  Ils 
viennent  là,  de  près,  de  loin,  de  partout,  atti- 

Irés  par  un  irrésistible  instinct.  Puis,  de  ce  centre 
héroïque  où  le  talent  et  l'audace  sont  dans  l'at- 


48  LES    BELLES-DE-NUIT. 

mosphère ,  où  les  expédients  se  respirent ,  où 
chacun  peut  devenir  valet  de  comédie  rien  qu'à 
laisser  ses  pores  absorber  le  vent  d'intrigue  ,  on 
s'élance ,  armé  de  toutes  pièces ,  à  la  conquête 
de  l'innocente  province. 

Car  pour  briller  à  Paris  même ,  il  faut  être 
de  première  force. 

Robert  de  Biois  avait  son  mérite,  mais  il 
n'était  point  pourtant  un  de  ces  étincelants 
sujets  qui  éblouissent  de  temps  en  temps  la  ca- 
pitale, et  qui  portent  au  bagne  de  grosses  épau- 
lettes  avec  des  titres  de  duc.  Il  y  a  des  degrés 
dans  la  profession.  Robert  ne  pouvait  guère 
prétendre  qu'à  la  bonne  bourgeoisie  dans  la 
hiérarchie  aigrefine. 

Ce  n'est  pas  qu'il  fût  dépourvu  de  qualités 
très-éminentes  ;  seulement  il  n'était  pas  complet. 

Pour  faire  en  quelque  mot  son  bilan  moral , 
il  avait,  à  son  actif,  une  sécheresse  de  cœur 
extrêmement  désirable,  un  grand  tact  et  beau- 
coup de  cette  adresse  crochue  qui  sait  harponner 
un  secret  au  fond  de  l'âme  la  mieux  close.  Il 
avait,  en  outre,  du  sang-froid ,  de  l'esprit  et  de 
l'élégance.  A  son  passif,  il  faut  placer  en  pre- 
mière ligne  une  irrésolution  native  qui  ne  se 
guérissait  qu'en  face  des  situations  extrêmes. 
Robert  était  excellent  pour  entamer  une  guerre 
désespérée  ;  au  moment  où  il  fallait  choisir  entre 


CHAPITRE    m.  49 

la  mort  ou  la  victoire ,  la  faim  lui  donnait  du 
génie. 

Mais  dès  qu'il  avait  quelque  chose  à  perdre, 
son  audace  se  changeait  en  mollesse.  Il  s'arrêtait 
à  moitié  chemin  par  une  trop  grande  frayeur 
de  se  voir  enlever  le  bénéfice  déjà  conquis. 

Retombait- il  tout  en  bas  de  sa  misère,  il  re- 
devenait homme.  Son  esprit  subtil  s'aiguisait, 
ses  idées  bouillonnaient  de  nouveau  dans  sa 
tête,  et  gare  aux  écus  mal  gardés  ! 

En  somme,  c'était  un  aventurier  d'ordre  évi- 
demment secondaire ,  mais  dangereux  outre 
mesure,  et  capable  d'atteindre,  a  ses  heures, 
l'habileté  suprême  du  genre. 

Il  avait  déjà  dix  ans  de  service,  ayant  pris 
de  l'emploi  dans  quelque  pendable  troupe  dès 
le  commencement  de  sa  quinzième  année. 

Depuis  lors.  Dieu  sait  qu'il  avait  travaillé 
tantôt  soldat,  tantôt  capitaine,  tantôt  pauvre, 
tantôt  riche,  exploitant  parfois  l'intrigue  de 
haute  comédie,  parfois  descendant  aux  tours  de 
l'escroquerie  vulgaire,  et  risquant  sa  liberté 
pour  quelques  francs. 

11  se  formait,  cependant,  et  prenait  des  idées 
rassises.  Son  but  était  de  voler  assez  pour  jouer 
à  l'honnête  homme  dans  un  bon  château  lui 
appartenant,  avec  une  femme  aimable  et  bien 
apparentée. 

1  5 


60  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Car  Robert  détestait  le  petit  monde. 

Biaise  et  lui  s'étaient  accolés  ensemble  à  Paris, 
par  suite  de  relations  communes  avec  un  rece- 
leur du  nom  de  Bibandier  qui,  peu  de  temps 
auparavant,  était  allé  au  bagne  de  Brest  expier 
son  obligeance.  Biaise  était  un  coquin  à  la  dou- 
zaine, moins  endurci  que  Robert  peut-être, 
moins  peureux  de  nature,  mais  n'ayant  pas  non 
plus  ce  courage  factice  et  à  l'épreuve  que 
l'Américain  s'était  donné  par  la  force  seule  de  sa 
volonté. 

Ils  avaient  gagné  tous  les  deux  leurs  surnoms 
à  la  bataille,  comme  Scipion  l'Africain  et  le 
grand  Fabius.  Tous  les  deux  avaient,  sinon 
inventé,  du  moins  perfectionné  notablement 
des  genres  de  vol  qui  sont  tombés,  de  nos  jours, 
à  Ja  portée  de  tout  le  monde.  Pour  comprendre 
le  sens  spécial  de  ces  deux  sobriquets ,  l'Amé- 
ricain et  VEndormeur,  il  suffit  d'avoir  lu  la 
Gazelle  des  Tribunaux  trois  fois  en  sa  vie. 

Quant  à  Lola,  Robert  l'avait  prise  sur  une 
corde  roidc  où  elle  dansait  pour  ne  pas  être 
battue.  Elle  avait  dix-huit  ans. 

Personne  n'avait  [)ris  souci  de  lui  dire  jamais: 
«  Ceci  est  bien,  cela  est  mal.  » 

11  eût  été  difficile  de  savoir  ce  qu'il  y  avait  au 
fond  du  cœur  de  cette  pauvre  belle  fille.  A 
contempler  son  front  de  marbre  et  la  hardiesse 


CHAPITRE    III.  51 

froide  de  ses  grands  yeux  noirs,  où  s'allumait 
parfois  une  volupté  de  commande,  lascive  et  à  la 
fois  glacée,  on  eût  dit  que,  derrière  tant  de 
beauté,  Dieu  avait  oublié  de  mettre  une  âme... 

Aujourd'hui  Robert  était  en  une  heure  de 
vaillance.  Sa  poche  vide  et  la  famine  menaçante 
le  poussaient.  Mais  la  lutte  s'annonçait  rude,  et 
Robert  ne  se  souvenait  point  d'en  avoir  affronté 
jamais  de  plus  malaisée.  En  ce  moment,  ses  ma- 
nières libres  et  sa  physionomie  sereine  cachaient 
le  plus  énergique  effort  qu'il  eût  fait  peut-être 
de  sa  vie. 

C'était  un  travail  de  tous  les  instants,  un 
sourd  combat  sans  trêve  ni  relâche.  Il  était  là, 
guettant,  derrière  son  sourire,  chaque  parole 
du  bon  aubergiste,  interprétant  chaque  geste 
et  prodiguant  son  adresse  consommée  à  se  faire 
un  levier  de  la  moindre  circonstance. 

On  ne  peut  dire  qu'il  eût  agi  dès  l'abord  sans 
réflexion.  Tout  ce  qu'il  avait  osé  était  le  résul- 
tat d'un  calcul  ;  mais  il  est  certain  que  sa  posi- 
tion extrême  l'avait  jeté,  trop  brusquement,  à 
son  gré,  dans  cette  périlleuse  épreuve. 

11  avait  abordé  la  bataille  sans  armes  et  avec 
le  courage  du  désespoir.  C'était  une  partie  que 
Ton  pouvait  gagner  à  la  rigueur,  mais  qui, 
considérée  de  sang-froid,  présentait  mille  chances 
de  perte. 


52  LES    BELLES  DE-NUIT. 

Ces  parties-là  s'amendent  parfois  entre  les 
mains  d'un  joueur  habile  ;  une  manœuvre  sa- 
vante peut  forcer  le  sort.  A  mesure  que  Ten- 
trevue  avançait,  Robert  se  sentait  grandir  et 
prendre  de  la  force.  Sa  tentative  absurde  et 
impossible  se  faisait  presque  raisonnable,  tant 
il  avait  tourné  habilement  les  premières  diffi- 
cultés. 

Il  n'était  déjà  plus  ce  fou  qui  voit  le  nom  d'un 
homme  par  hasard,  et  qui  s'écrie  étourdiment  : 
«A  moi  cette  proie  !  5»  La  porte  close  de  la  maison 
de  Penhoël  s'en tr'ou vrai t  pour  lui  peu  à  peu... 

Il  avait  déjà  la  moitié  d'un  secret  ! 

Bien  des  choses  pouvaient  encore  déranger 
son  plan  fragile  et  réduire  à  néant  l'échafaudage 
de  ses  mensonges  5  mais,  jusqu'à  présent,  il 
avait  marché  droit  dans  les  ténèbres,  et  son 
pied  prudent  avait  trompé  tous  les  obstacles  de 
la  route  inconnue. 

A  voir  ce  début  inespéré,  Biaise  se  croyait 
déjà  hors  d'affaire,  et  avait  peine  à  contenir  sa 
joie. 

L'Américain,  lui,  n'avait  pas  encore  le  temps 
de  se  réjouir.  Il  était  tout  entier  à  son  affaire,  et 
son  œil  de  lynx  interrogeait  constamment  la 
physionomie  du  père  Géraud,  qui  était  son 
unique  boussole. 

Il  lui  restait  tant  de  choses  à  deviner  !   Et 


CHAPITRE    111.  53 

cette  route,  où  il  avait  essayé  quelques  pas, 
était  si  mystérieuse  encore  ! 

Il  fallait  savoir.  Que  voulait  dire,  par  exemple, 
cette  larme  qui  coulait  silencieusement  sur  la 
joue  du  bonhomme? 

Robert  attendit  quelques  secondes ,  puis  il 
avança  son  siège  et  prit  sans  mot  dire  la  main 
de  l'aubergiste,  qu'il  serra  entre  les  siennes. 

—  Vous  l'aimez?...  dit-il  d'une  voix  contenue 
et  qui  jouait  admirablement  l'émotion. 

Le  père  Géraud  détourna  la  tête  pour  cacher 
ses  yeux  humides  : 

—  Tonnerre  de  Brest  î  murmura-t-il,  je  ne 
suis  pas  un  pleurnicheur,  pourtant  !...  Mais 
c'est  que  M.  Louis  était  presque  mon  enfant!... 
Je  l'ai  fait  sauter  si  souvent  sur  mes  genoux, 
quand  le  commandant  venait  en  congé  au  châ- 
teau... J'ai  servi  vingt  ans  sous  les  ordres  du 
père  des  jeunes  gens,  monsieur  ;  et  quand  on 
l'avait  vu  comme  moi,  le  commandant,  deux  ou 
trois  douzaines  de  fois,  debout  sur  son  banc  de 
quart,  démolissant  l'Anglais  en  grand  costume 
de  capitaine  de  vaisseau,  on  lui  aurait  donné 
son  corps  et  son  âme,  voyez-vous  bien  !...  Et  si 
bon,  avec  cela  l 

—  J'ai  entendu  parler  du  commandant  de 
Penhoël,  interrompit  Robert. 

—  Je  crois  bien!..,  qui  n'en  a  pas  entendu 

S. 


54  LES    BELLES-DE-NUIT. 

parler  !...  Ah  !  c'était  un  bon  temps  !...  mais  il 
est  mort,  et  celui  de  ses  fils  qui  lui  ressemblait 
le  mieux  a  quitté  un  beau  jour  notre  Bretagne 
pour  n'y  plus  revenir...  L'autre... 

—  L'autre  n'est-il  pas  digne  de  son  père? 
demanda  l'Américain. 

—  Si  fait!  s'écria  vivement  le  père  Géraud. 
Dieu  me  garde  d'avoir  rien  dit  qui  puisse  vous 
faire  penser  cela,  monsieur  !...  Le  cadet  de  Pen- 
hoël  est  un  digne  jeune  homme,..  Mais  votre 
Louis... 

L'aubergiste  s'interrompit  et  poussa  un  gros 
soupir. 

Biaise  se  disait  en  remuant  les  cendres  : 

—  Il  paraît  que  le  brave  vicomte  aux  quarante 
mille  livres  de  rente  n'a  pas  tout  à  fait  soixante 
ans  comme  nous  l'avions  pensé  ! ... 

—  Notre  Louis  !  poursuivit  l'aubergiste  ;  c'est 
qu'on  ne  trouverait  pas  un  cœur  comme  le 
sien  ! Mais  vous,  qui  venez  de  sa  part,  mon- 
sieur, pouvez-vous  me  dire  où  il  est  et  ce  qu'il 
fait? 

—  Il  est  aux  Etats-Unis,  répondit  l'Américain 
sans  hésiter,  lieutenant-colonel  dans  l'armée  du 
congrès... 

—  Ah!  fit  l'aubergiste;  le  brave  enfant!... 
et....  est-il  heureux? 

—  Non,  répliqua  Robert. 


CHAPITRE    III.  55 

Le  père  Géraud  leva  les  yeux  au  ciel. 

—  Il  n'a  dit  son  secret  à  personne  !  murniura- 

t-il  ;  mais  on  ne  s'exile  pas  ainsi  sans  soufFrir 

Que  Dieu  le  protège  î 

Il  y  eut  un  silence,  dont  Robert  profita  pour 
mettre  de  Tordre  dans  ses  batteries. 

—  Voyons!...  reprit-il  tout  à  coup  en  feignant 
de  secouer  sa  prétendue  mélancolie  ,  il  ne  s'agit 
pas  seulement  de  s'attendrir....  Moi,  je  passerais 
ma  journée  à  parler  de  ce  cber  et  bon  Louis  !... 
Mais  je  crois  qu'il  vaut  mieux  faire  ses  affaires. 

—  S'il  y  a  une  lettre  de  lui  à  porter  au  ma- 
noir, dit  l'aubergiste,  je  monte  ma  jument  grise 
et  je  pars  tout  de  suite... 

Robert  secoua  la  tête. 

—  Est-ce  qu'il  a  écrit  depuis  son  départ  ?  de- 
manda-t-il. 

Cette  question,  si  importante  pour  lui,  fut 
faite  de  ce  ton  grave  qui  pose  les  prémisses  d'un 
argument. 

—  Une  seule  fois,  répondit  l'aubergiste  ;  et 
c'était  une  année  après  son  départ. 

—  Eh  bien  ,  père  Géraud,  il  faut  supposer 
qu'il  a  eu  ses  raisons  pour  se  taire  si  longtemps. 
Pourquoi  écrire  après  quatorze  ans  de  si- 
lence ? 

—  C'est  juste...  c'est  juste,  murmura  le  bon- 
homme ;  et  pourtant  il  aimait  si  tendrement  sou 


56  LES    BELLES-DE-NUIT. 

frère.. .  Ah  !  il  y  a  là  dedans  bien  des  choses  que 
je  ne  comprends  pas  ! 

11  s'arrêta  et  passa  la  main  sur  son  front,  en 
homme  qui  recueille  involontairement  ses  sou- 
venirs. 

—  Jamais  on  ne  vit  deux  enfants  s'aijner 
comme  cela!  reprit-il  (et  l'Américain,  cette  fois, 
n'eut  garde  de  l'interrompre).  Depuis  le  jour  de 
leur  naissance  jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans,  on  ne 
les  avait  jamais  vus  l'un  sans  l'autre.  On  eût  dit 
qu'ils  n'avaient  à  deux  qu'un  seul  cœur.  Et  puis 
tout  à  coup,  du  vivant  même  du  vieux  monsieur 
et  de  la  vieille  dame,  qui  sont  maintenant  un 
saint  et  une  sainte  dedans  le  ciel,  un  mystérieux 
vent  de  malheur  passa  sur  le  manoir...  11  y 
avait  une  jeune  fille  belle  comme  les  anges... 

L'aubergiste  s'interrompit  encore  et  poussa 
un  gros  soupir. 

L'Américain  était  tout  oreilles. 

—  On  ne  sait  pas  ce  qui  eut  lieu,  poursuivit 
le  père  Géraud.  Vers  ce  temps,  les  Pontalès  re- 
vinrent au  manoir.  Et  quand  Pontalès  serre  la 
main  de  Penhoël,  le  diable  rit  au  fond  de 
l'enfer  ! 

Une  question  se  pressa  sur  la  lèvre  de  Robert, 
qui  fit  effort  pour  garder  le  silence. 
Le  bonhomme  reprit  : 

—  C'est  l'eau  et  le  feu  ! . ..  Les  Pontalès  avaient 


CHAPITRE    III.  57 

autrefois  une  petite  maison  sur  la  lande...  Mon 
père  a  vu  des  sabots  à  leurs  pieds...  A  présent 
la  forêt  est  à  eux,  la  forêt  et  le  grand  château  !... 
Mais  que  disais-je  ?...  mademoiselle  Marthe  est 
la  plus  belle  fille  du  pays...  On  croyait  qu'elle 
aimait  M.  Louis...  Ah!  cela  étonna  bien  du 
monde  !...  M.  Louis  partit,  et  ceux  qui  le  ren- 
contrèrent en  chemin  virent  bien  qu'il  avait  des 
larmes  dans  les  yeux...  Ce  fut  René,  le  cadet, 
qui  épousa  mademoiselle  Marthe...  et  depuis 
lors,  au  manoir,  on  ne  prononça  plus  guère  le 
nom  de  M.  Louis,  ce  nom  qui  est  au  fond  de 
tous  les  bons  cœurs  à  dix  lieues  à  la  ronde... 

Si  l'Américain  avait  eu  sa  bourse  bien  garnie, 
il  aurait  payé  cher  cette  courte  et  vague  his- 
toire. 

—  Louis  m'avait  parlé  de  ces  Pontalès,  dit-il, 
mais  j'étais  loin  de  les  croire  si  riches... 

—  Trois  fois  riches  comme  Penhoël  !  s'écria 
le  père  Géraud  avec  colère;  et  quatre  fois  aussi, 
pour  sûr!...  Ah!  le  vieux  Pontalès  est  un  fin 
Normand  avec  sa  figure  de  brave  homme  !  Il  y 
a  plus  de  ruse  sous  ses  cheveux  blancs  que  dans 
un  demi-cent  de  têtes  bretonnes...  Heureuse- 
ment que  monsieur  l'a  encore  une  fois  chassé  du 
manoir,  car  il  y  a  bien  assez  de  mauvais  présages 
comme  cela  autour  de  Penhoël  ! 

11  se  tut.  Un  instant  Robert  attendit,  espérant 


S8  LES    BELLES-DE-NUIT. 

d'autres  détails  sur  Louis  de  Penhoël,  mais  l'au- 
bergiste gardait  le  silence,  et  l'on  pouvait  voir 
clairement  qu'il  n'en  savait  pas  davantage. 
Aussi  Robert  reprit  : 

—  Père  Géraud,  je  vous  prie  en  grâce  de  ne 
plus  me  parler  de  Louis!...  Je  vous  écoute, 
voyez-vous,  c'est  plus  fort  que  moi...  et  cepen- 
dant le  temps  me  presse. ..  dites-moi  plutôt  ce  qui 
se  passe  maintenant  au  manoir...  Si  Penhoël  n'é- 
crit pas,  il  veut  qu'on  lui  écrive,  et  le  moindre 
détail  sera  bien  précieux... 

L'aubergiste  n'en  était  plus  à  la  défiance.  Il 
eût  mis  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  sous  la  garde 
de  cet  homme,  qui  lui  apportait  des  nouvelles 
du  fils  aîné  de  son  maître. 

—  Au  manoir,  répondit-il,  je  crois  qu'on  est 
heureux...  En  quinze  ans  on  peut  oublier  bien 
des  choses  quand  on  a  la  volonté  de  ne  plus  se 
souvenir!...  Le  cadet  a  recouvré  une  bonne 
part  des  biens  de  la  famille  vendus  pendant  la 
révolution...  Si  ce  n'est  pas  la  maison  la  plus 
riche  du  pays  à  cause  des  Pontalès,  qui  ont  acheté 
en  1793  le  vieux  château,  la  forêt  du  Cosquer 
et  bien  d'autres  terres  de  la  famille,  c'est  encore, 
malgré  ce  qui  a  pu  se  passer,  la  maison  la  plus 
respectée...  Quand  vous  lui  écrirez,  monsieur, 
vous  lui  direz  que  la  fille  de  son  père,  la  petite 
demoiselle  Blanche  de  Penhoël  est  si  belle  et  si 


CHAPITRE    III.  59 

douce  que  les  bonnes  gens  l'appellent  l'Ange, 
depuis  Carentoir  jusqu'à  la  montée  de  Redon  î... 
Madame  n'a  point  perdu  sa  beauté,  bien  qu'il  y 
ait  depuis  longtemps  un  voile  de  pâleur  sur  son 
visage...  Elle  ne  se  montre  guère  aux  fêtes  des 
cbâteaux  voisins,  mais  les  pauvres  la  connais- 
sent et  prient  pour  elle,  car  elle  est  la  providence 
du  malheureux...  Monsieur  est  bon  mari  et  bon 
père,  quoique  certains  aient  dit  dans  le  temps 
qu'il  jetait  parfois  des  regards  étranges  vers  le 
berceau  de  la  petite  demoiselle  Blanche...  Il  sert 
l'église,  il  aime  le  roi  et  sa  porte  est  toujours 
ouverte  ;  c'est  un  Penhoël,  après  tout  !,..  Mais 
il  y  a  d'autres  hôtes  encore  au  manoir,  et  ce  qui 
réjouirait  le  cœur  de  l'aîné ,  j'en  suis  sûr,  ce 
serait  de  voir  les  deux  filles  de  l'oncle  Jean  !... 

—  Le  brave  oncle  !  interrompit  Robert,  qui 
cherchait  l'occasion  de  continuer  son  rôle  et  de 
paraître  au  fait. 

—  L'oncle  en  sabots  !  s'écria  Géraud;  je 
parie  qu'il  vous  a  parlé  de  l'oncle  en  sabots!... 

—  Plus  de  cent  fois  ! 

—  Il  l'aimait  tant!...  Oh!  et  celui-là  ne  l'a 
pas  oublié  !...  Quand  je  parlais  du  neveu  Louis, 
combien  de  fois  n'ai-je  pas  vu  sa  tête  blanche 
s'incliner  et  une  larme  venir  sous  sa  paupière  !... 
Si  vous  écrivez  à  notre  jeune  maître,  il  faudra 
lui  dire  tout  cela,  et  lui  dire  encore  que  l'oncle 


60  LES    BELLES-DE-NUIT. 

a  eu  deux  filles,  sur  son  vieil  âge...  Deux  petites 
demoiselles  plus  jolies  encore,  s'il  est  possible, 
que  Blanche  de  Penhoël  I...  Elles  sont  là  comme 
les  bons  génies  de  la  maison  ;  leur  gai  sourire 
réchauffe  Tâme;  il  semble  que  le  malheur  ne 
pourrait  point  entrer  sous  le  toit  qu'elles  habi- 
tent, et  pourtant... 

Il  s'interrompit  et  ajouta  en  baissant  la  voix 
involontairement  : 

—  Monsieur  Louis  vous  a-t-il  parlé  quelque- 
fois de  Benoît  Haligan?... 

Robert  fit  semblant  de  chercher  dans  sa  mé- 
moire, 

—  Benoît,  le  passeur...,  reprit  l'aubergiste. 

—  Attendez  donc!...  Benoît?... 

—  Benoît  le  sorcier  ! 

—  Mais  certainement  ! ...  Un  drôle  de  corps  ! . . 

—  Il  y  en  a  qui  rient  de  lui...  moi  je  sais 
qu'il  connaît  d'étranges  choses  !... 

Le  père  Géraud  secoua  la  tctc,  et  baissant  la 
voix  davantage  : 

—  Il  ne  faudra  pas  en  parler  à  M.  Louis, 
quand  vous  lui  écrirez,  murmura -t-il  ;  mais 
Benoît  dit  que  le  manoir  perdra  bientôt  ses 
douces  joies...  Elles  s'en  iront  toutes  à  Dieu, 
toutes  ensemble  !...  l'Ange  et  les  deux  filles  de 
Toncle...  Cyprienne,  la  vive  enfant...  et  Diane, 
la  joHe  sainte!... 


CHAPITRE    III.  61 

—  Quelle  folie!... 

—  Oui...  oui!  Bonoît  les  voit  en  songe, 
vêtues  de  longues  robes  blanches  comme  des 
beîles-de-nuit...  Mais  Benoît  se  sera  trompé 
peut-être  une  fois  en  sa  vie...  Dieu  le  veuille! 
Dieu  le  veuille  !  et  puissent  mes  pauvres  yeux  se 
fermer  avant  de  voir  cela  ! 

La  tête  de  Taubergiste  se  pencha  sur  sa  poi- 
trine. Il  semblait  rêver.  Au  bout  de  quel- 
ques secondes ,  un  sourire  triste  vint  à  sa 
lèvre. 

—  Les  chères  enfants  !...  reprit-il  d'une  voix 
plusémue;  mais  vous  verrez  TAnge,  monsieur  !... 
vous  verrez  Diane  et  Cyprienne,  les  perles  du 
pays,  avec  leurs  jupes  en  laine  rayée  et  les  pe- 
tites coiffes  de  paysannes  qui  couvrent  leurs 
nobles  chevelures...  Car,  bien  qu'elles  soient  du 
plus  pur  sang  de  Penhoël,  elles  n'ont  rien  en  ce 
monde,  et  l'oncle  Jean,  leur  père,  veut  qu'elles 
soient  habillées  comme  les  {)auvres  filles  du 
bourg...  mais  vous  les  couvririez  de  haillons 
qu'il  faudrait  bien  encore  les  saluer  quand  elles 
passent...  On  dirait  de  petites  reines,  mon- 
sieur!... Et  comment  ne  seraient-elles  pas  belles 
entre  toutes  ?  ajouta  le  bon  aubergiste  en  sou- 
riant tristement;  elles  lui  ressemblent  trait  pour 
trait... 

—  A  qui  ? 

1.  6 


62  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  A  l'aîné  de  Peiihoël...  comme  deux  filles 
pourraient  ressembler  à  leur  père. 

—  Oh  !  oh  î  fit  Robert  ;  ce  pauvre  oncle  en 
sabots  ! . . . 

La  voix  du  père  Géraud  prit  un  accent  sévère  : 

—  C'est  une  famille  sainte,  monsieur!  dit-il, 
et  notre  Louis  respectait  la  mère  des  deux  jeunes 
filles  comme  sa  propre  mère... 

L'Américain  avait  déjà  mis  de  côté  son  sourire 
égrillard. 

—  Enfin,  poursuivit  l'aubergiste,  quand  vous 
lui  aurez  dit  tout  cela,  et  le  reste,  s'il  y  a  encore 
une  petite  place  et  que  vous  daigniez  prononcer 
le  nom  d'un  pauvre  homme,  dites-lui  qu'il  y  a 
sur  le  port  de  Redon  un  vieux  serviteur  de  la 
famille  qui  donnerait  pour  lui  son  sang  jusqu'à 
la  dernière  goutte. 

—  Il  y  aura  toujours  de  la  place  pour  cela, 
mon  brave  monsieur  Géraud ,  répliqua  Robert 
de  Blois  ;  mais  m'avez-vous  nommé  tous  les  hôtes 
du  manoir  ? 

—  Pas  encore...  Le  vieil  oncle  a  un  fils  plus 
âgé  que  Diane  et  Cyprienne...  Il  s'appelle  Vin- 
cent :  c'est,  jusqu'ici,  le  seul  héritier  mâle  du  nom 
de  Penhoël,  un  brave  enfant,  un  peu  rude  et 
sauvage,  mais  le  cœur  sur  la  main  !...  Il  y  a 
enfin  le  fils  adoplif  du  vicomte  et  de  madame, 
qui  a  nom  Roger  de  Launoy...  C'est  une  tête 


CHAPITRE    III.  63J 

vive  et  folle,  capable  de  bien  des  étourderies,..; 
mais  je  Taime  pour  l'amour  sincère  qu'il  porte 
à  madame... 

—  Et  combien  y  a-t-il  au  juste  d'ici  jusqu'au 
château  ? 

—  Deux  fortes  lieues. 

—  La  route  est-elle  bonne  ? 

—  Affreuse,  mais  toute  droite  jusqu'au  bac 
de  Port-Corbeau. 

Robert  regarda  par  la  fenêtre  et  sembla  me- 
surer la  hauteur  du  soleil,  qui  éclairait  d'une 
lueur  jaunâtre  lesmaisons  du  port  Saint-Nicolas. 

—  11  faut  que  nous  partions  sur-le-champ  , 
dit-il. 

—  A  présent  !  s'écria  l'aubergiste.  Il  n'y  a 
pas  plus  d'une  heure  de  jour...  C'est  impossible. 

—  Cependant,  puisque  la  route  est  toute 
droite... 

—  Droite,  oui,  mais  défoncée  par  les  dernières 
pluies  et  coupée  de  fondrières  en  plus  de  trente 
endroits. 

—  Avec  de  bons  chevaux,  dit  Robert,  on  a 
raison  des  fondrières. 

—  Pas  toujours...,  répliqua  l'aubergiste...  Et 
puis  les  chevaux  ne  peuvent  rien  contre  les 
uhlans... 

—  Les  uhlans?... 

—  Une  bande  de  coquins,  venant  on  ne  sait 


64  LES    BELLES-DE-NUIT. 

d'où,  et  qui  se  moquent  de  la  gendarmerie...  11 
y  a  tant  de  trous  maudits  dans  nos  landes! 

—  Ce  serait  bien  le  diable,  dit  l'Américain, 
si  les  uhlans  nous  guettaient  justement  au  pas- 
sage ! 

—  Il  y  en  a  bien  d'autres,  murmura  l'auber- 
giste, qui  ont  parlé  comme  vous,  et  qui  s'en  sont 
repentis!...  Mais,  j'y  songe!...  vous  arrivez  de 
nuit  au  bac  de  Port-Corbeau,  et  les  gens  du 
haut  pays  disent  que  l'Oust  est  débordé... 

—  Quel  danger,  une  fois  qu'on  est  averti?... 

—  Vous  venez  de  la  part  de  l'aîné,  répondit 
le  père  Géraud,  et  je  m'intéresse  à  vous  comme 
à  un  ami...  Ne  partez  pas  à  cette  heure,  mon- 
sieur, je  vous  en  prie!...  car  si  le  déris  (inon- 
dation) vous  prenait  là  bas,  sous  Penhoël,  vous 
n'auriez  plus  qu'à  recommander  votre  âme  à 
Dieu!... 

L'Américain  réfléchit  durant  quelques  in- 
stants, 

L'Endormeur,  que  cette  longue  énumération 
des  dangers  de  la  route  affriandait  médiocre- 
ment, avait  bonne  envie  de  venir  en  aide  à  la 
prudence  du  père  Géraud  ;  mais  il  n'osait  pas , 
parce  que  Robert  venait  de  conquérir  vis-à-vis 
de  lui  une  position  tout  à  fait  supérieure. 

11  sentait  que  son  rôle  était  de  se  taire,  et  il 
se  taisait. 


CHAPITRE    111.  65 

L'Américain  se  leva. 

—  Peut-être  resterons-nous  bien  longtemps 
à  Penhoël,  dit-il  ;  mais,  dans  telles  circonstances 
données,  il  faut  que  nous  en  puissions  repartir 
demain  avec  le  jour...  D'un  autre  côté,  mon 
message  est  de  nature  h  n'être  confié  h  per- 
sonne... Vous  devez  sentir  cela,  père  Géraud, 
ajouta-t  il  en  baissant  la  voix;  il  ne  s'agit  pas 
seulement  pour  moi  de  voir  le  maître  de  Pen- 
hoël... 

—  Vous  avez  à  parler  à  madame,  peut-être?... 
murmura  l'aubergiste  d'un  air  timide,  et  comme 
s'il  craignait  d'exprimer  trop  clairement  sa  pen- 
sée. 

Robert  fit  un  signe  de  tête  affirmatif. 

L'aubergiste  leva  les  yeux  au  ciel  et  cessa 
d'interroger. 

Sa  dernière  question  avait  été  comme  le  com- 
plément des  détails  précédemment  fournis.  Elle 
ouvrait  à  Robert  tout  un  horizon  nouveau,  et  il 
en  savait  à  cette  heure  plus  peut-être  que  le 
brave  aubergiste  lui-même. 

—  Quelle  que  soit  l'issue  de  notre  excursion, 
dit-il,  vous  nous  reverrez  demain,  M.  Géraud, 
à  moins  que  vos  uhians  ne  nous  mangent  en 
route...  Il  faut,  en  effet,  que  je  passe  à  Redon, 
soit  pour  prendre  des  bagages  assez  importants 
que  j'ai  laissés  au  bureau  des  voitures,  soit  pour 

6. 


66  LES    BELLES-DE-NUIT. 

continuer  mon  voyage,  au  cas  où  j'aurais  mes 
raisons  pour  ne  point  abuser  de  Thospitalité  de 
Penhoël...  Pour  le  moment,  il  me  reste  h  vous 
prier  de  faire  seller  deux  bons  chevaux. 

—  Vous  êtes  donc  bien  déterminé  à  partir  ?. . . 

—  Très -déterminé...  L'heure  avance...  et 
plus  tôt  les  chevaux  seront  prêts,  plus  je  vous 
aurai  de  reconnaissance. 

Ceci  fut  dit  d'un  ton  qui  n'admettait  point  de 
réplique.  Le  maître  du  Mouton  couronné  sortit 
en  grommelant  sa  litanie  d'objections  : 

La  nuit  qui  allait  tomber,  les  fondrières,  les 
uhlans  et  le  déris. 

Quand  il  eut  passé  la  porte,  Biaise  repoussa 
son  siège  et  fit  une  cabriole. 

—  Enlevé!  s'écria-t-il.  Ah!  fameux!  fameux! 
M.  Robert!...  tu  es  encore  plus  fort  que  je  ne 
croyais!...  Vrai,  je  ne  donnerais  pas  ma  part  de 
l'affaire  pour  mille  écus! 

—  Tout  n'est  pas  dit,  murmura  l'Américain, 
dont  le  front  restait  pensif;  nous  avons  encore 
plus  d'un  obstacle  à  tourner... 

—  Les  uhlans?...  commença  Biaise. 
Robert  haussa  les  épaules. 

—  Au  contraire,  répliqua-t-il  ;  c'est  ce  qui  me 
fait  partir  ce  soir...  Les  uhlans  sont  placés  là 
tout  exprès  pour  expliquer  l'absence  de  notre 
bagage...  Nous  aurons  été  dépouillés  en  che- 


CHAPITRE    III.  67 

min,  et  le  triste  état  où  nous  sommes  n'inspi- 
rera plus  que  de  la  sympathie... 

—  C'est  pourtant  vrai,  dit  TEndormeur.  Je  ne 
sais  pas  si  tu  as  ton  pareil  sous  la  calotte  des 
cieux,  M.  Robert! 

Un  mouvement  que  fit  Lola  derrière  ses  ri- 
deaux sembla  changer  brusquement  le  cours  des 
idées  dePAméricain. 

—  Cours  après  M.  Géraud,  s'écria-t-il  ;  où  dia- 
ble avais-je  l'esprit?...  Je  n'ai  commandé  que 
deux  chevaux,  et  il  nous  en  faut  trois! 

Le  front  de  Biaise  se  rembrunit. 

—  Voilà  recueil!  murmura-t-il.  Sans  cette 
femme-là,  tu  serais  le  Napoléon  de  la  chose!... 
Au  nom  de  Dieu  !  que  veux-tu  que  nous  fassions 
d'elle,  là-bas  avec  ces  bonnes  gens? 

—  Va  commander  un  troisième  cheval! 

Biaise  hocha  la  tête  d'un  air  de  mauvaise  hu- 
meur, et  se  dirigea  néanmoins  vers  la  porte,  afin 
d'obéir. 

Mais,  avant  qu'il  eut  passé  le  seuil,  l'Améri- 
cain parut  se  raviser. 

—  Reste!  dit-il.  Au  fait,  on  peut  attendre 
jusqu'à  demain;  ça  nous  dispensera  de  régler 

1  notre  compte  avec  ce  vieil  innocent  de  père 
Géraud... 
—  Mon  opinion,  réphqua  l'Endormeur,  est 
que  nous  pourrions  bien  la  laisser  ici  tout  à  fait, 


68  LES    BELLES-DË-NUIT. 

en  payement  du  petit  vin  de  Nantes  et  de  Fome- 
lette. 

Robert  était  auprès  du  lit,  dont  il  souleva  les 
rideaux.  Les  rayons  du  soleil  couchant  envoyè- 
rent un  pâle  reflet  d'or  au  visage  de  la  jeune 
•femme  endormie. 

Elle  semblait  sourire... 

L'Américain  étendit  sa  main  vers  elle,  et  sa 
lèvre  gonflée  eut  un  mouvement  de  sarcastique 
gaieté. 

—  Fou  que  tu  es!  prononça-t-il  d'une  voix 
sourde  et  brève;  il  y  a  là-bas  un  homme  jeune 
encore,  un  homme  simple  et  ardent  sans  doute- 
comme  tous  les  sauvages  de  ce  pays  breton... 
La  femme  de  cet  homme  ne  l'aime  pas,  car  elle 
songe  à  l'absent...  et  vois  comme  notre  Lola  est 
belle!... 


IV 


BOSTON    DE    FO]VrAt]WKBI.VAU. 


A  trois  lieues  et  demie  de  Redon ,  ce  qui  fait 
deux  bonnes  petites  lieues  de  pays,  tout  au  plus, 
un  peu  à  droite  de  la  route  de  Vannes,  la  rivière 
d'Oust  coupe  en  deux  une  haute  colline  pour 
arriver  dans  les  marais  de  Glénac.  Entre  les 
deux  moitiés  de  la  colline  il  n'y  a  d'autre  vallée 
que  le  cours  étroit  de  la  rivière;  cela  semble 
tranché  de  main  d'homme. 

A  Torient  de  la  double  rampe,  le  pays  est 
montueux  et  présente  un  aspect  sauvage.  Vers 
le  nord-ouest,  au  contraire,  la  vallée  s'élargit 


70  LES    BELLES-DE-NUIT. 

brusquement,  au  sortir  même  delà  gorge  creu- 
sée par  le  courant  de  l'Oust,  et  forme  une  assez 
vaste  plaine.  Cette  plaine  s'étend  à  perte  de  vue, 
entre  deux  rangées  de  petites  montagnes  paral- 
lèlement alignées. 

En  été ,  c'est  un  immense  tapis  de  verdure , 
où  l'œil  suit  au  loin  les  courants  de  l'Oust  et  de 
deux  ou  trois  autres  petites  rivières  qui  se  rap- 
prochent, qui  s'éloignent,  qui  s'enroulent,  sem- 
blables à  de  minces  filets  d'argent.  L'hiver,  c'est 
un  grand  lac  qui  a  ses  vagues  comme  la  mer,  et 
où  le  pécheur  de  nacre  poursuit  son  butin 
chanceux. 

L'été,  aussi  loin  que  le  regard  peut  s'étendre, 
on  voit,  paissant  le  gazon  vert,  des  troupeaux  de 
petits  chevaux  poilus,  de  génisses  folles  qui  se- 
couent en  frémissant  leur  garde-vue  de  bois,  et 
de  moutons  nains  dont  la  chair  est  fort  tendre- 
ment appréciée  par  les  gourmets  d'Ille-et- Vi- 
laine. 

Tous  les  bourgs  et  les  hameaux  environnants 
envoient  leurs  bestiaux  à  ce  pacage  commun.  Le 
pays  est  pauvre;  chacun  profite  de  l'aubaine,  et 
il  y  a  tel  mois  de  l'année  où  Tinnombrable  trou- 
peau s'étend  sans  interruption  depuis  la  gorge 
de  l'Oust,  qui  a  nom  Port-Corbeau ,  jusqu'aux 
environs  de  la  Vilaine.  Les  marais  de  Glénac  et 
de  Saint-Vincent,  transformés  en  riantes  prai- 


CHAPITRE    IV.  71 

ries,  présentent  alors  l'aspect  d'une  Arcadie  for- 
tunée. On  ne  voit  que  bergers  couchés  sur 
l'herbe  et  bergères  filant  la  blonde  quenouille. 
11  y  a  de  longs  flageolets  qui  valent  presque  des 
pipeaux,  et,  d'une  rivière  à  l'autre,  les  couplets 
alternés  de  quelque  rustique  chanson  bien  sou- 
vent vont  et  viennent... 

L'hiver,  les  chalands  glissent  où  paissaient  les 
troupeaux.  C'est  à  peine  si  quelques  îlots  de  ver- 
dure tachent  à  de  longs  intervalles  la  plate  uni- 
formité du  grand  lac,  où  les  oiseaux  d'eau,  ras- 
semblés par  troupes  innombrables,  remplacent 
les  bestiaux  affamés. 

Au  lieu  de  cette  vie  sereine  qui  animait  la 
vallée,  c'est  une  solitude  silencieuse  et  morne, 
au  centre  de  laquelle,  par  les  froides  matinées, 
se  dresse  le  fantôme  colossal  de  la  femme  blan- 
che \ 

La  configuration  même  des  lieux  fait  que  ce 
changement  se  produit  presque  toujours  avec 
une  surprenante  rapidité.  Il  suffit  de  quelques 
heures  parfois  pour  transformer  complètement 


^  Vapeur  qui  s'élève  vers  le  milieu  du  marais  de  Glénac, 
au-dessus  du  dangereux  tournant  de  Trémeulé.  Les  bonnes 
gens  voient  dans  cette  brume  épaisse  et  blanche  la  forme 
d'une  femme  de  taille  colossale.  11  y  a  dans  le  pays  une  longue 
légende  à  ce  sujet,  et  la  mort  de  tous  les  malheureux  engloutis 
par  le  gouffre  passe  sur  le  compte  de  la  femme  blanche. 


72  LES    BELLES-DE-NUIT. 

le  paysage,  et  jamais  il  ne  faut  plus  d'une  nuit. 

C'est  par  !a  tranchée  du  Port-Corbeau  qu'ar- 
rivent les  principaux  affluents  de  cette  petite  mer  : 
rOust  et  la  Verne  réunies. 

L'Oust  est  une  tranquille  rivière,  dont  le  cours 
se  djéroule  en  anneaux  de  serpent  et  qui  semble 
copier  les  méandres  de  la  Seine;  mais  la  Verne, 
qui  descend  du  haut  pays,  s'enfle  à  la  moindre 
pluie  et  change  son  mince  filet  d'eau ,  chaque 
automne,  en  torrent  redoutable. 

A  partir  de  l'étang  où  elle  prend  sa  source,  a 
quehjues  lieues  de  In,  jusqu'au  Port  Corbeau,  la 
nature  montueuse  du  terrain  défie  Tinondalion; 
mais,  une  fois  passée  la  double  colline,  toute 
défense  cesse  et  l'eau  victorieuse  ne  trouve  plus 
un  seul  obstacle.  L'Oust  et  la  Verne  franchissent 
en  bouillonnant  la  gorge  trop  étroite  et  s'élan- 
cent dans  la  {)laine,  où  les  troupeaux  fuient  de- 
vant elles. 

A  riieurc  de  ces  crues  périodiques  et  si  raj)i- 
des,  un  messager  à  cheval  j)art  des  sources  de  la 
Verne  et  devance  au  grand  galop  la  marche  de 
l'inondation.  Il  court  le  long  des  rives  de  la  pe- 
tite rivière  et  arrive  jusqu'à  la  porte  du  marais, 
où  sa  trompe  lugubre  annonce  de  loin  l'eau  me- 
naçante. 

Une  demi -heure  après  que  la  trompe  a  sonné, 
un  grand  bruit  se  fait  dans  la  gorge  et  une  nappe 


CHAPITRE    IV.  73 

d'écume  s'élance  sur  la  route  de  Redon,  qui  dis- 
paraît sous  l'eau  la  première. 

Du  haut  de  la  colline,  coupée  en  deux  par  le 
Port-Corbeau,  le  paysage  est  toujours  admira- 
ble, soit  que  TOust  et  la  Verne  coulent  endor- 
mies dans  leurs  lits  sinueux,  soit  que  le  déris 
étende  à  perte  de  vue  sa  nappe  bleuâtre.  Du 
côté  du  marais,  c'est  un  encadrement  de  collines 
boisées,  sur  la  croupe  desquelles  s'étagent  au 
loin  les  maisons  de  quelques  bons  bourgs,  do- 
minées par  le  clocher  aigu  et  gris  de  la  paroisse. 
Dans  la  direction  de  Vannes,  on  aperçoit  la 
ligne  noire  de  l'antique  forêt  de  Penhoël ,  au- 
devant  de  laquelle  se  dresse  le  beau  château  qui 
portait  autrefois  le  même  nom,  et  qui,  à  l'épo- 
que où  se  passe  notre  histoire,  appartenait  à 
M.  de  Pon talés. 

De  l'autre  côté  des  deux  collines,  vers  le  nord 
et  l'orient,  c'est  une  lande  énorme,  rase  comme 
velours,  et  qui  va  rejoindre  à  trois  lieues  de  là 
les  bourgs  de  Renac  et  de  Saint-Jean.  On  l'ap- 
pelle la  lande  Triste.  Aussi  loin  que  le  regard 
peut  se  porter,  on  aperçoit  le  rose  mélancolique 
de  ses  bruyères ,  où  tranche  çà  et  là  la  voile 
blanche  d'un  moulin  à  vent. 

Au  bord  même  de  l'Oust  et  sur  la  rive  oppo- 
sée à  la  route  de  Redon  ,  se  trouve  une  petite 
cabane  couverte  en  chaume,  à  demi  cachée  par 

LES    BELLES-DE-NCIT.   i.  7 


74  LES    BELLES-DE-NUIT. 

les  plants  de  châtaigniers  qui  tapissent  la  montée. 
C'est  la  cabane  du  passeur  de  Port-Corbeau, 
dont  le  bac  est  amarré  à  la  sortie  de  la  gorge. 

Au-dessus  de  cette  cabane  et  le  long  de  la 
gorge  même,  court  une  massive  muraille  en  ma- 
çonnerie, vieille  comme  les  plus  vieilles  tradi- 
tions du  pays.  La  muraille  descend  en  biais, 
robuste  encore  et  sans  lézardes  sous  son  vête- 
ment de  lierre,  jusqu'à  une  vingtaine  de  pieds 
de  l'eau.  A  son  extrémité  orientale  s'élève  un 
petit  donjon  à  demi  ruiné  que  les  paysans  con- 
naissent sous  le  nom  de  la  Tour-du-Cadet. 

C'est  là  tout  ce  qui  reste  d'un  château  fort 
appartenant  aux  sires  de  Penhoël,  et  qui  servait 
sans  doute  à  garder  le  passage  de  l'Oust. 

La  massive  muraille  soutenait  autrefois  une 
ligne  de  fortifications  dont  la  Toirf^u-Cadel  fai- 
sait partie  et  qui  dominait  toute  la  contrée. 

En  1817,  ces  formidables  fondements  n'a- 
vaient plus  déjà  leur  couronne  de  remparts 
crénelés,  et  ne  supportaient  plus  qu'un  petit 
manoir  moderne,  construit  vers  la  fin  du  règne 
de  Louis  XV. 

C'était  là  qu'avaient  habité  jusqu'à  la  révo- 
lution les  cadets  de  la  riche  famille  de  Penhoël, 
tandis  que  les  aînés  demeuraient  au  grand  châ- 
teau possédé  maintenant  par  les  Pontalès. 

Le  manoir  était  en  parfait  état  de  conserva- 


CHAPITRE    IV.  75 

tion  et  bâti  dans  un  style  assez  gracieux  ;  mais, 
posé  comme  il  l'était  au-dessus  d'un  véritable 
précipice  et  sur  Textrême  rebord  d'une  plate- 
forme nue,  il  prenait  un  air  de  tristesse  et 
d'abandon. 

Sa  façade,  composée  d'un  petit  corps  de  logis 
et  de  deux  ailes  en  retour,  était  tournée  vers 
le  marais  et  semblait  regarder  mélancolique- 
ment,  par  delà  les  verts  coteaux  de  Glénac,  le 
château  antique  où  résidait  jadis  l'aîné  des  Pen- 
hoël.  Malgré  la  distance,  on  pouvait  distinguer 
encore  la  fière  architecture  du  château  qui  se 
dressait,  superbe ,  au  sommet  de  la  plus  haute 
colline  des  environs  et  entouré  d'une  magnifique 
ceinture  de  futaies 

La  nuit  était  tombée  depuis  quelque  temps 
déjà  ;  c'était  environ  deux  heures  après  que 
M.  Robert  de  Blois  et  son  domestique  avaient 
quitté  l'auberge  du  Mouton  couronné ,  sur  le 
port  de  Redon. 

L'Oust  coulait,  silencieuse,  entre  les  deux 
rampes  de  la  gorge,  et  malgré  l'obscurité  crois- 
sante on  voyait  encore  les  divers  cours  d'eau, 
disséminés  dans  l'étendue  du  marais ,  trancher 
en  blanc  sur  le  gazon  noir. 

La  partie  de  la  route  de  Redon  qui  descendait 
au  Port-Corbeau  était  parfaitement  sèche,  et 


76  LES    BELLES-DE-NUIT. 

les  petits  flots  tranquilles  qui  clapotaient  dou- 
cement à  l'arrivoir  éloignaient  jusqu'à  l'idée  du 
danger. 

Cependant,  une  personne  du  pays  même  et 
connaissant  les  coutumes  des  alentours  aurait 
senti  d'instinct  l'approche  d'une  crise  immi- 
nente. 

Le  marais  restait ,  en  effet ,  bien  plus  silen- 
cieux que  d'habitude  à  cette  heure.  Les  bestiaux 
étaient  évidemment  rentrés ,  et  Dieu  sait  que 
d'ordinaire  les  petits  chevaux  bretons  ne  crai- 
gnent point  de  passer  les  nuits  d'automne  à  la 
belle  étoile  .  Ce  soir,  le  marais  était  une  soli- 
tude. 

Un  autre  symptôme  d'alarme  non  moins 
significatif  se  présentait  sous  l'espèce  d'une 
petite  lueur,  brillant,  parmi  les  châtaigniers, 
devant  la  cabane  du  passeur. 

Ce  n'était  pas  Benoît  Haligan ,  batelier  de 
Port-Corbeau,  qui  eût  allumé  ainsi  sans  néces- 
sité une  lanterne  à  sa  porte. 

A  part  cette  lueur,  on  n'apercevait  absolu- 
ment rien  dans  la  campagne,  et  pour  rencontrer 
une  autre  lumière,  il  fallait  que  le  regard  s'é- 
levât jusqu'au  faîte  de  la  colline,  où  brillaient 
faiblement  les  fenêtres  du  manoir... 

Au  manoir^  la  famille  de  Penhoël  était  ras- 
semblée dans  un  salon  d'assez  vaste  étendue, 


CHAPITRE    IV.  77 

dont  les  ornements  modestes  accusaient  néan- 
moins le  style  fleuri  du  xvui^  siècle.  Au  fond 
de  la  grande  cheminée  en  marbre  brun  brûlait 
un  bon  feu  de  souches ,  dont  la  flamme  vive 
éclairait  la  chambre  presque  autant  que  la  terne 
lumière  des  chandelles. 

Nous  eussions  trouvé  là ,  réunis  et  tuant  les 
heures  lentes  qui  précèdent  le  souper,  tous  les 
personnages  mentionnés  par  maître  Géraud 
dans  le  précédent  chapitre. 

A  Tun  des  angles  du  foyer,  autour  d'une 
petite  table  carrée,  se  tenaient  le  maître  de 
Penhoël,  Toncle  Jean  et  deux  hôtes  du  manoir, 
engagés  dans  une  partie  de  cartes. 

René  de  Penhoël  était  un  homme  de  trente- 
cinq  ans  à  peu  près ,  robuste  de  corps  et  pou- 
vant prétendre  au  titre  de  beau  cavalier.  Ses 
traits  réguliers  se  chargeaient  seulement  d'un 
peu  trop  d'embonpoint,  et  les  boucles  de  ses 
cheveux  châtains  tombaient  sur  un  front  où 
manquait  l'énergie.  L'aspect  général  de  son  visage 
peignait  une  humeur  paresseuse  et  lourde. 

L'oncle  Jean  était  un  vieillard.  Impossible  de 
voir  une  figure  plus  vénérable  et  plus  digne.  La 
bonté  sans  bornes  se  peignait  dans  ses  grands 
yeux  bleus,  baissés  presque  toujours  timide- 
ment. Son  front  large  et  un  peu  fuyant  avait 
une  couronne  de  cheveux  blancs,  légers  et  fins. 

7. 


78  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Son  sourire  était  rêveur  et  beau  comme  le  sou- 
rire d'une  femme. 

Il  parlait  peu;  quand  il  parlait,  on  s'étonnait 
d*ouïr  la  voix  douce  et  musicale  qui  tombait  de 
cette  bouche  sexagénaire. 

Il  portait  la  veste  de  futaine  des  paysans  du 
Morbihan,  et  sa  chaussure  consistait  en  gros 
sabots,  bourrés  de  peau  de  mouton. 

Les  deux  autres  joueurs  n'étaient  rien  moins 
que  le  père  Chauvette,  maître  d'école  au  bourg 
de  Glénac,  et  maître  Protais  le  Hivain,  juriscon- 
sulte rustique,  chargé  de  cultiver  le  goût  des 
procès  à  cinq  ou  six  lieues  à  la  ronde. 

La  Bretagne  aime  les  procès  presque  autant 
que  la  basse  Normandie  :  il  y  a  des  bourgades 
trop  pauvres  pour  entretenir  un  médecin  et  qui 
jouissent  de  leur  homme  de  loi. 

Cela  ressemble  à  ces  petits  arbres  indigents, 
maigres,  étiolés,  où  se  prélasse  quelque  grosse  et 
laide  chenille,.. 

Le  père  Chauvette  était  un  petit  homme  gras, 
simple  d'esprit,  paisible  de  mœurs  et  content  de 
tout  le  monde,  excepté  de  M.  le  Hivain,  son 
ennemi  naturel.  L'homme  de  loi  avait  une  figure 
étroite,  sèche,  bilieuse,  qui  essayait  perpétuelle- 
ment de  sourire.  Malgré  sa  gaieté  humble  et 
grimaçante,  on  devinait  en  lui  l'esprit  envieux 
et  méchant.  Sa  longue  tête  osseuse ,  couronnée 


CHAPITRE    IV.  79 

de  cheveux  noirs  et  plats,  lui  avait  fait  donner 
par  le  père  Chauvette  le  sobriquet  scientifique 
de  Macrocëphale ,  et  chaque  fois  que  le  bon 
maître  d'école  se  livrait  à  cette  plaisanterie,  il 
ajoutait  en  manière  de  note  :  «c  Genre  d'insectes 
coléoptères,  dont  le  nom  est  tiré  du  grec  et  qui 
ont  la  tête  longue  comme  M.  le  Ilivain...  » 

La  table,  dressée  entre  les  quatre  joueurs, 
supportait,  outre  les  cartes  et  les  chandelles  de 
suif,  cinq  petits  paniers  remplis  de  fiches  et  une 
pancarte  imprimée  contenant  les  règles  du  bos- 
ton  de  Fontainebleau, 

L'autre  angle  de  la  cheminée  était  occupé 
par  un  groupe  plus  nombreux  oii  dominait 
l'élément  féminin.  Tout  auprès  du  foyer,  une 
femme,  jeune  encore,  et  dont  le  visage  régu- 
lièrement beau  avait  un  caractère  de  douce 
dignité,  s'asseyait  renversée  dans  une  immense 
bergère  à  ramages.  Elle  tenait  entre  ses  bras  une 
jeune  fille  de  douze  ans,  dont  la  tète  blonde 
s'appuyait  sur  son  sein. 

C'étaient  la  vicomtesse  Marthe  de  Penhoël  et  sa 
fille  Blanche,  que  les  bonnes  gens  du  pays  entre 
Carentoir  et  Redon  avaient  surnommée  VAnge, 

Les  hommes  de  la  campagne  sont  poètes.  On 
disait  que  l'Ange  de  Penhoël  était  trop  bonne  et 
trop  jolie  pour  cette  terre,  et  que  Dieu  la  vou- 
drait bientôt  dans  son  paradis... 


80  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Comme  pour  confirmer  cette  croyance,  il  y 
avait  souvent  une  maladive  pâleur  sur  le  front 
de  Blanche,  et  dans  son  idéale  beauté  on  devi- 
nait la  faiblesse  et  la  mélancolie. 

En  ce  moment,  elle  semblait  reposer.  On  ne 
voyait  point  Tazur  céleste  de  ses  grands  yeux,  et 
ses  longs  cils  retombaient  sur  sa  joue.  Les  for- 
mes enfantines  mais  toutes  gracieuses  de  son 
corps  s'affaissaient  sur  les  genoux  de  sa  mère,  qui 
la  tenait  entre  ses  bras,  et  dont  le  regard  abaissé 
était  empreint  d'une  tendresse  passionnée. 

La  mère  et  la  fille  formaient  ainsi  un  tableau 
charmant,  tout  plein  d'abandon  et  d'amour. 

De  temps  à  autre,  le  maître  de  Penhoël  quit- 
tait des  yeux  la  partie  engagée ,  et  jetait  vers 
elles  une  œillade  rapide.  C'était  comme  à  la 
dérobée  qu'il  les  contemplait  ainsi,  et  l'on  eut 
difficilement  défini  le  vague  sentiment  de  mal- 
aise qui  assombrissait  alors  son  visage. 

Son  sourire,  ébauché  dans  la  joie,  se  teignait 
d'amertume.  Il  posait  son  jeu  sur  la  table  et 
versait  une  rasade  d'eau-de-vie  dans  un  petit 
gobelet  d'argent  placé  auprès  de  lui  sur  un  gué- 
ridon. 

Il  y  avait  dans  la  salle  une  autre  personne  qui 
regardait  l'Ange  bien  plus  souvent  encore  :  c'était 
un  jeune  homme  de  dix-huit  ans,  portant  une 
veste  en  drap  grossier  et  des  culottes  de  toile 


CHAPITRE    IV.  81 

écrue.  D'énormes  cheveux  d'un  brun  fauve  se 
séparaient  au  sommet  de  son  front  et  retom- 
baient jusque  sur  ses  épaules.  Ses  traits  étaient 
taillés  fièrement,  et  son  teint,  bruni  par  le  soleil, 
annonçait  la  vigueur  précoce.  Il  était  beau,  mal- 
gré le  feu  sombre  et  presque  sauvage  qui  brûlait 
au  fond  de  son  œil. 

C'était  Vincent,  le  fils  du  pauvre  oncle  Jean, 
et  le  seul  héritier  mâle  du  nom  de  Penlioël. 

Sa  prunelle,  large  et  ardente,  semblait  fixée 
sur  sa  cousine  par  une  force  qui  ne  dépendait 
point  de  lui.  Blanche,  enfant  qu'elle  était,  avait 
inspiré  déjà  un  amour  fougueux  et  poussé  jus- 
qu'à l'enthousiasme. 

Dans  cet  amour,  il  y  avait  de  l'admiration, 
du  respect,  de  Texlase.  C'était  un  culte. 

Ft  il  y  avait  de  la  douleur  aussi,  car  la  robuste 
nature  du  jeune  homme  semblait  plier  parfois 
sous  de  navrantes  pensées. 

Il  se  tenait  un  peu  à  Técart,  entre  les  deux 
groupes,  la  tête  appuyée  sur  sa  main  qui  se  per- 
dait dans  les  masses  incultes  de  sa  grande  che- 
velure. Il  gardait  le  silence.  Son  immobilité 
complète  eût  pu  faire  croire  au  sommeil,  sans 
le  brûlant  éclat  dont  rayonnait  toujours  sa  pru- 
nelle. 

Derrière  la  vicomtesse,  que  nous  appellerons 
Madame,  pour  nous  conformer  aux  mœurs  du 


82  LES   BELLES-DE-NUIT. 

manoir,  une  petite  société,  composée  d'un  jeune 
garçon  et  de  deux  jeunes  filles,  chuchotait  et 
riait  tout  bas. 

Le  garçon,  qui  se  nommait  Roger  de  Launoy, 
était  de  Tâge  de  Vincent  à  peu  près  :  un  joli 
cavalier  au  visage  étourdi ,  à  la  tournure  leste 
et  dégagée ,  un  vrai  page ,  pris  à  la  veille  du 
jour  fatal  où  l'amour  rend  les  pages  langou- 
reux. 

Ses  deux  compagnes,  qui  pouvaient  avoir 
quatorze  ou  quinze  ans,  étaient  bien  les  deux 
créatures  les  plus  mignonnes  que  l'imagination 
d'un  peintre  puisse  rêver. 

Elles  étaient  habillées  toutes  deux  en  paysan- 
nes ,  suivant  la  volonté  de  l'oncle  Jean,  leur 
père  ;  mais  il  y  avait  dans  leurs  costumes  une 
si  délicieuse  coquetterie ,  que  plus  d'une  belle 
dame  eût  porté  envie  à  leur  toilette.  Leurs  longs 
cheveux  d'une  nuance  pareille,  tenant  le  milieu 
entre  le  châtain  sombre  et  le  brun,  s'échappaient 
en  boucles  abondantes  des  bords  étroitement 
serrés  de  leurs  bonnets  collants.  A  chaque  mou- 
vement qu'elles  faisaient,  on  voyait  ces  riches 
chevelures  ondoyer  et  se  jouer  autour  de  leur 
cou  blanc,  où  tranchait  une  petite  ganse  noire, 
supportant  une  croix  d'or.  Leurs  tailles,  sou- 
ples et  fines,  étaient  emprisonnées  dans  des 
corsages  de  laine  brune,  autour  desquels  s'atta- 


CHAPITRE    IV.  83 

chaient  de  courtes  jupes  rayées.  Il  ne  leur  man- 
quait ni  le  tablier  bleu  ni  les  souliers  à  boucles 
d'ëtain  de  la  paysanne. 

Elles  étaient  grandes  toutes  les  deux ,  et  de 
taille  à  peu  près  égale.  Là  s'arrêtait  la  parité. 

Vous  avez  vu  souvent  deux  jeunes  filles,  dont 
les  traits  diffèrent  essentiellement  et  que  rap- 
prochent néanmoins  de  mystérieux  rapports  ; 
elles  ont,  comme  on  dit,  un  air  de  famille; 
elles  ressemblent  toutes  deux  à  leur  mère  com- 
mune, et  ne  se  ressemblent  point  entre  elles. 

Ainsi  étaient  Diane  et  Cyprienne  de  Penhoël. 
Seulement  le  terme  commun  auquel  on  eût  pu 
comparer  leurs  gracieux  visages  manquait  ;  leur 
mère  était  morte  depuis  bien  des  années,  et  rien 
en  elles  ne  rappelait  la  grave  et  douce  physio- 
nomie de  l'oncle  Jean,  leur  père. 

Ceux  qui  se  souvenaient  du  frère  aîné  de 
Monsieur,  absent  du  pays  depuis  quinze  ans, 
prétendaient  que  leurs  sourires  rappelaient  son 
sourire  ;  mais  la  mémoire  de  Louis  de  Penhoël 
était  adorée  dans  le  pays,  et  quand  on  songe  aux 
absents  aimés,  on  se  fait,  comme  cela,  bien  sou- 
vent des  idées. 

Cyprienne  et  Diane  étaient  venues  au  monde 
alors  que  Louis  de  Penhoël  avait  quitté  déjà  le 
manoir  de  ses  pères. 

Cyprienne  avait  de  grands  yeux  noirs,  des 


84  LES    BELLES-DE-NUIT. 

traits  d'une  finesse  extrême  dont  Tensemble  indi- 
quait une  gaieté  mutine.  Les  yeux  de  Diane 
étaient  d'un  bleu  obscur.  Il  y  avait  sur  son  jeune 
visage  quelque  chose  de  pensif  et  à  la  fois  d'in- 
trépide. Quand  sa  physionomie,  pkis  sérieuse 
que  celle  de  sa  sœur,  s'éclairait  tout  à  coup  par 
le  sourire,  c'était  comme  le  ciel  ouvert... 

On  ne  voyait  jamais  l'une  des  sœurs  sans  que 
l'autre  fût  bien  près.  L'amour  des  bonnes  gens 
de  la  contrée  ne  les  séparait  point,  et  il  semblait 
à  tous  que  la  rencontre  des  deux  jeunes  filles 
présageait  du  bonheur.  Leurs  caractères  diffé- 
raient et  se  ressemblaient  comme  leurs  visages, 
mais  elles  n'avaient,  à  deux,  qu'un  seul  cœur. 

Elles  étaient  la  gaieté  de  la  maison  de  Penhoël. 
Leurs  innocentes  et  vives  joies  combattaient  la 
monotone  tristesse  du  manoir. 

Ce  qu'elles  aimaient  le  plus  au  monde  avec 
leur  père  le  bon  oncle  Jean ,  c'était  Madame  ; 
pour  Madame  toute  seule,  elles  domptaient  la 
pétulance  de  leur  nature.  Elles  auraient  passé 
leur  vie  heureuse  à  servir  Madame  et  à  l'adorer. 

Marthe  de  Penhoël,  si  bonne  pour  tout  le 
monde,  était,  chose  étrange,  sévère  et  froide 
vis-à-vis  des  deux  sœurs,  à  genoux  devant  elle. 
On  eût  dit  souvent  qu'elle  s'impatientait  de 
leur  caressante  tendresse.  D'autres  fois,  il  est 
vrai,  mais  bien  rarement,  son  œil  s'attendrissait 


CHAPITRE   IV.  85 

à  les  contempler  si  jolies,  et  une  mystérieuse 
émotion  semblait  monter  de  son  cœur  à  son 
visage.  Diane  et  Cyprienne  comptaient  chère- 
ment ces  heures,  où  le  baiser  de  Madame  s'ap- 
puyait sur  leurs  fronts,  long  et  doux,  presque 
maternel... 

Hélas!  ces  heures  étaient  lentes  à  revenir! 
Madame  semblait  regretter  ses  caresses,  comme 
si  on  lui  eût  dérobé  par  surprise  une  part  de 
Famour  passionné  qu'elle  portait  à  sa  fille. 

Diane  et  CypriennCe  loin  d'être  jalouses,  éten- 
daient à  Blanche ,  leur  cousine ,  le  tendre  dé- 
vouement qu'elles  portaient  à  Madame... 

Tout  en  causant  et  en  riant,  le  petit  groupe 
composé  des  deux  sœurs  et  de  Roger  de  Lau- 
noy  prenait  grand  soin  de  ne  pas  faire  de  bruit 
et  respectait  le  sommeil  de  l'Ange.  De  temps  en 
temps  Roger  se  penchait  pour  baiser  la  main 
de  Madame,  dont  il  était  le  favori.  Un  peu  de 
mélancolie  venait  attrister  le  sourire  des  deux 
jeunes  filles,  qui  se  sentaient  moins  aimées  et  qui 
n'osaient  pas  demander  la  même  faveur... 

Autour  du  tapis  vert,  le  boston  de  Fontaine- 
bleau allait  son  train  paisible  et  ne  nuisait  en 
rien  à  la  conversation. 

—  Prussiens!...  Prussiens!  disait  maître  le 
Hivain,  l'homme  de  loi,  pourquoi  seraient-ils 
Prussiens  ? 

i.  8 


80  LES   BELLES-DE-NUIT. 

—  Leur  nom  de  uhlans, . . ,  commença  le 
père  Chauvette. 

—  Leur  nom  de  uhlans  ne  prouve  rien!... 
J'ai  vu  les  Prussiens  à  Rennes,  et  c'étaient  de 
braves  militaires,  malgré  leur  accent...  Il  ne 
manque  pas  d'anciens  soldats  de  Bonaparte... 

—  Prussiens  ou  soldats  de  Bonaparte ,  inter- 
rompit le  maître  d'école,  ils  ont  brûlé  la  belle 
ferme  de  Pontalès,  là-bas,  de  l'autre  côté  de 
Glénac... 

—  C'est  bien  fait!  dit  rudement  René  de 
Penboël  ;  si  le  diable  brûlait  Pontalès  comme  les 
uhlans  ont  brûlé  sa  ferme,  ce  serait  mieux  fait 
encore!...  Je  demande  six  levées... 

L'oncle  Jean  ne  parlait  point;  il  suivait  le  jeu 
avec  distraction  et  semblait  combattre  une  pen- 
sée pénible. 

L'oncle  Jean  était  bien  pauvre  ;  personne  ne 
faisait  grande  attention  à  lui. 

—  Petite  misère  !  dit  le  père  Chauvette. 

—  Huit  levées  !  répliqua  M.  de  Penboël  ;  ces 
coquins  de  Pontalès  sont-ils  au  château ,  M.  le 
Hivain? 

—  Ils  sont  revenus  à  cause  de  la  ferme  brû- 
lée... et  le  vieux  Pontalès  a  dit  qu'il  ferait  la 
garde  lui-même  avec  son  fusil  autour  de  ses 
métairies,  puisque  les  gendarmes  ne  sont  bons  à 
rien!... 


CHAPITRE    IV.  87 

Penhoël  eut  un  sourire  sec  et  dédaigneux. 

—  Si  les  uhlans  n'ont  que  lui  à  craindre  , 
dit-il,  ils  engraisseront  cet  hiver...  Pontalès  est 
un  lâche!...  comme  son  père!...  comme  son 
grand-père î...  comme  tout  ce  qui  est  de  son 
sang  et  de  son  nom  ! 

Le  maître  d'école  baissa  les  yeux,  et  l'homme 
de  loi  approuva  du  bonnet. 

L'oncle  en  sabots  n'avait  pas  entendu. 
Penhoël  but  un  grand  verre  d'eau-devie. 

—  On  prétend  là-bas,  du  côté  de  Rennes, 
murmura  le  Hivain  d'un  ton  doucereux,  que  le 
petit  M.  Alain  de  Pontalès  est  un  gentil  garçon 
tout  de  même  !...  Vous  me  devez  quatre  fiches, 
M.  de  Penhoël. 

Celui-ci  avait  du  sang  dans  les  yeux.  Depuis 
qu'on  avait  prononcé  le  nom  de  Pontalès,  une 
sourde  colère  contractait  sa  lèvre  et  pâlissait  sa 
joue.  Le  bon  maître  d'école  se  creusait  la  tête 
pour  trouver  un  moyen  de  changer  la  conver- 
sation, mais  c'était  en  vain. 

L'homme  de  loi,  au  contraire,  éprouvait  un 
méchant  plaisir  à  chauffer  le  courroux  de  son 
hôte. 

L'oncle  Jean  se  taisait  toujours.  Son  œil  bleu, 
d'une  douceur  presque  féminine,  regardait  à 
peine  ses  cartes  et  se  perdait  à  chaque  instant 
dans  le  vide.  Quand  son  regard  tombait  sur  ses 


88  LES   BELLES-DE-NUIT. 

deux  filles,  par  hasard,  il  se  baissait  tout  à  coup 
chargé  d'une  mystérieuse  tristesse. 

—  Vous  aviez  un  jeu  a  nous  faire  boston  sur 
table,  M.  Jean,  reprit  le  Hivain  ;  mais  du  diable 
si  vous  n'avez  pas  martel  en  tête!...  Quant  à 
Pontalès,  on  dit  qu'il  a  fait  le  voyage  de  Paris... 
Il  a  rapporte  la  décoration  du  Lis,  et  il  aura  Tan 
prochain  la  croix  de  Saint-Louis... 

—  Ce  n'est  pas  vrai,  gronda  Penhoël,  dont  la 
joue  devint  écarlate  ;  le  roi  ne  peut  pas  donner 
la  croix  de  Saint-Louis  à  un  voleur  ! 

—  Je  répète  ce  qui  se  dit  dans  le  bourg... 
Une  chose  certaine,  c'est  qu'il  est  noble,  main- 
tenant... 

Penhoël  posa  ses  cartes  sur  la  table,  et  ses 
sourcils  se  froncèrent  violemment. 

—  Coquin  de  Macrocéphale  ! . . .  pensa  le  maître 
d'école. 

Il  fit  signe  à  l'homme  de  loi  de  se  taire; 
celui-ci  ne  voulut  point  comprendre  et  pour- 
suivit : 

—  Noble  comme  Rieux  ou  Rohan,  par  ma 
foi  !...  Il  nous  faudra  l'appeler  désormais  M.  le 
marquis  de  Pontalès. 

—  Et  il  prendra  pour  écusson,  grommela 
Monsieur  entre  ses  dents  serrées,  un  pichet  de 
cidre  et  un  bouchon  de  buis  en  souvenir  de  son 
grand-père  qui  était  cabaretier  à  Carantoir  !..• 


CHAPITRE   IV.  89 

J'enlève  votre  pkcolo^  papa  Chauvette.. .  Grande 
misère  d'écart  ! 

Ces  dernières  paroles  furent  prononcées  d'un 
ton  qui  ferma  péremptoirement  la  bouche  à 
maître  le  Hivain.  Le  jeu  se  poursuivit  en  silence 
durant  quelques  minutes. 

Mais  René  buvait  à  chaque  instant  de  l'eau - 
de-vie ,  ce  qui  est  un  mauvais  moyen  pour 
recouvrer  Je  calme  perdu.  L'impression  produite 
par  les  paroles  de  l'homme  de  loi  ne  s'effaçait 
point,  et  il  y  avait  toujours  un  nuage  sombre 
sur  le  front  du  maître  de  Penhoël. 

Cependant,  la  distraction  de  l'oncle  Jean  de- 
venait un  fait  remarquable.  Depuis  plus  d'une 
demi-heure,  il  n'avait  pas  prononcé  une  parole, 
et  son  jeu  allait  à  la  grâce  de  Dieu. 

Penhoël  était  dans  cette  situation  d'esprit  où 
l'on  cherche  instinctivement  une  victime  sur  qui 
décharger  sa  colère.  Il  avait  accueilli  les  pre- 
mières fautes  de  l'oncle  en  grondant  sourde- 
ment. 

Maître  le  Hivain,  dit  Macrocéphale,  se  char- 
gea, comme  toujours,  de  mettre  le  feu  à  la  mine. 

—  Voilà  trois  fois  que  vous  mettez  du  cœur 
sur  du  carreau,  M.  Jean,  dit-il  de  sa  voix  sèche- 
ment doucereuse  ;  c'est  signe  d'orage  î 

René  de  Penhoël  jeta  ses  cartes  sur  la  table  et 
se  croisa  les  bras. 

8. 


90  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  îl  paraît  que  Toncle  est  décidément  trop 
grand  seigneur  pour  faire  la  partie  de  pauvres 
gens  comme  nous  !  prononçîi-t-il  avec  amer- 
tume. 

La  raillerie  était  d'autant  plus  rude  que  le 
pauvre  vieillard,  cadet  de  famille  sans  héritage 
et  sans  patrimoine,  vivait  h  peu  près  à  la  charge 
de  son  neveu. 

Il  tressaillit  et  leva  vers  ce  dernier  un  regard 
tout  plein  de  tristesse,  où  se  peignait  la  douce 
patience  de  son  âme. 

—  Je  vous  prie  de  m'excuser,  Penhoël,  dit-il. 
René  haussa  les  épaules.  Il  eût  voulu  quel- 
qu'un pour  lui  tenir  tête. 

—  Vous  avez  donc  des  pensées  bien  intéres- 
santes? reprit-il  sans  rien  perdre  de  sa  mauvaise 
humeur. 

L'oncle  Jean  ne  répondit  point  et  sa  paupière 
se  baissa. 

—  Nous  ferez-vous  la  grâce  de  nous  dire, 
poursuivit  René  de  Penboël,  quel  est  le  sujet  de 
vos  attachantes  méditations? 

L'oncle  releva  les  yeux  avec  lenteur.  Sa  pau- 
pière était  humide. 

—  C'est  que  je  me  souviens,  moi  !...  dit-il 
d'une  voix  basse  et  presque  solennelle. 

—  Et  de  quoi  vous  souvenez-vous? 
L'oncle  Jean  croisa  ses  bras  sur  sa  poitriac. 


CHAPITRE    IV.  91 

—  Il  y  a  aujourd'hui  quinze  ans,  mon  neveu, 
murmura-t-ii,  que  Louis  de  Penhoël  a  quitté  la 
maison  de  son  père  pour  n'y  plus  revenir... 

Ce  nom  tomba  au  milieu  du  silence. 

Le  maître  de  Penhoël  tressaillit  et  devint 
pale. 

Tous  les  hôtes  du  manoir  étaient  muets. 


CBAIVSOW    BRBTOIVBTB. 


On  eût  dit  que  ce  nom  de  Faîne  de  la  famille, 
jeté  ainsi  à  Timproviste,  avait  évoqué  un  fan- 
tôme. Un  voile  de  tristesse  était  sur  tous  les 
visages,  et  durant  une  grande  minute  un 
silence  presque  lugubre  régna  dans  le  salon  de 
Penhoël. 

Cet  intérieur,  tout  à  l'heure  si  calme  et  au 
bonheur  duquel  on  ne  pouvait  supposer  d'autre 
ennemi  que  Tennui  monotone  de  la  vie  cam- 
pagnarde, se  montrait  tout  à  coup  sous  un  autre 
aspect. 


94  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Jl  y  avait  un  secret  dans  cette  maison.  Na- 
guère encore,  avant  que  le  nom  de  Taîné  eût 
été  prononcé,  rien  n'expliquait  dans  la  physio- 
nomie du  manoir  les  demi-mots  et  les  mélanco- 
liques réticences  du  père  Géraud,  Thonnête 
aubergiste  de  Redon. 

C'était  une  famille  paisible  :  deux  époux, 
jeunes  encore,  qui  s'aimaient  de  la  tendresse  un 
peu  trop  calme  du  mariage. 

Maintenant,  les  paroles  de  l'aubergiste  pre- 
naient un  sens.  Sous  cette  paix,  on  découvrait 
une  sourde  souffrance,  et  le  mystère  d'un  drame 
de  famille  se  montrait  à  demi  derrière  le  rideau 
soulevé. 

Madame  était  devenue  pâle  comme  une  statue 
d'albâtre,  et  ses  yeux  baissés  ne  regardaient 
plus  l'Ange,  qui  dormait  toujours. 

Le  maître  de  Penhoël,  qui  avait  jeté  d'abord 
sur  l'oncle  Jean  un  coup  d'œil  de  reproche, 
examinait  maintenant  sa  femme  avec  une  atten- 
tion sournoise.  Ses  sourcils  se  fronçaient,  et  des 
rides  se  creusaient  sous  ses  cheveux. 

L'oncle  Jean  appuyait  sa  tête  blanche  sur  sa 
main.  Le  passé  l'absorbait  ;  il  semblait  se  perdre 
dans  de  lointains  souvenirs,  où  il  y  avait  de  la 
joie  et  des  larmes. 

Cyprienne  et  Diane,  vaguement  effrayées, 
avaient  perdu  leurs  jolis  sourires.  Elles  regar- 


CHAPITRE    V.  95 

daient,  à  la  dérobée,  tantôt  le  sombre  visage  du 
maître,  tantôt  la  pâle  figure  de  Madame,  et  leur 
cœur  se  serrait. 

Le  reste  de  l'assemblée  était  immobile  et 
muet.  Personne  n'osait  rompre  le  glacial  silence. 

Au  dehors,  il  y  avait  tempête.  Le  vent  hur- 
lait dans  les  fentes  des  croisées  et  la  grêle  battait 
contre  les  carreaux. 

Deux  personnes  dans  le  salon  restaient  à 
l'abri  du  malaise  général  ;  c'était  Blanche  qui 
était  gardée  par  son  sommeil,  et  c'était  Vincent 
de  Penhoël  qui,  perdu  dans  la  contemplation  de 
Blanche,  n'entendait  ni  ne  voyait  rien. 

Tandis  que  ses  deux  sœurs  et  Roger  de  Lau- 
noy  subissaient  de  plus  en  plus  l'effet  de  cette 
tristesse  morne  qui  oppressait  les  hôtes  du  ma- 
noir, Vincent  se  prit  à  sourire  parce  que  l'Ange 
souriait  à  son  rêve. 

Durant  quelques  secondes,  la  pure  beauté  de 
l'enfant  s'éclaira  d'un  rayon  de  joie.  Une  teinte 
rose  vint  colorer  sa  joue,  et  sa  bouche  s'en- 
tr'ouvrit  comme  pour  murmurer  de  caressantes 
paroles... 

Vincent  avait  les  mains  jointes  et  retenait  son 
souffle. 

Puis  le  sourire  de  Blanche  se  voila  peu  à  peu; 
un  nuage  douloureux  descendit  sur  son  front. 
£lle  s'agita  faiblement  contre  le  sein  de  sa  mère. 


96  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Puis  encore,  éveillée  par  le  silence,  peut-être 
autant  que  par  son  rêve,  elle  se  dressa,  effrayée, 
en  poussant  un  faible  cri. 

En  voyant  s'ouvrir  ses  yeux  bleus,  doux 
comme  Tamour  d'un  enfant,  on  eût  compris 
pourquoi  la  poésie  des  bonnes  gens  de  Bretagne 
l'avait  surnommée  l'Ange. 

Elle  jeta  tout  autour  d'elle  un  regard  où  il  y 
avait  un  reste  de  crainte;  puis  elle  étendit  ses 
jolis  bras  demi-nus  pour  se  pendre  au  cou  de  sa 
mère. 

—  Oh!...  dit-elle  tout  bas,  comme  cela  m'a 
fait  peur  !...  je  l'ai  vu  !  je  l'ai  vu!... 

Dans  le  silence  contraint  qui  pesait  sur  la 
salle,  sa  voix  arrivait  aux  oreilles  de  chacun. 

—  Sais-tu  de  qui  je  parle?...  reprit -elle 
voyant  que  sa  mère  ne  l'interrogeait  pas;  tu 
m'as  dit  souvent  combien  il  était  beau  et  bon!... 
oh  !  je  l'ai  bien  reconnu  tout  de  suite!... 

La  pâleur  de  Madame  devint  plus  mate.  Sa 
paupière  n'osait  point  se  relever. 

Il  y  avait  dans  les  yeux  du  maître  de  Penhoël 
un  feu  étrange  et  sombre. 

La  bouche  pincée  de  l'homme  de  loi  remuait 
et  disait  malgré  lui  toutes  les  pensées  d'ironie 
méchante  qui  traversaient  son  étroite  cer- 
velle. 

Les  jeunes  gens  écoutaient,  curieux.  Cyprienne 


CHAPITRE    V.  97 

et  Diane  s'étaient  rapprochées  de  Madame  pour 
caresser  les  petites  mains  de  Blanche. 

—  Tu  neveux  pas  me  dire  que  tu  devines? 
reprit  cette  dernière  avec  un  reproche  enfantin; 
et  pourtant  tu  sais  bien  de  qui  je  parle,  toi  qui 
me  fais  prier  le  bon  Dieu  tous  les  soirs  pour  mon 
oncle  Louis  !... 

La  respiration  du  maître  de  Penhoël  s'embar- 
rassa dans  sa  poitrine.  11  passa  le  revers  de  sa 
main  sur  son  front  que  mouillaient  quelques 
gouttes  de  sueur. 

Madame  restait  immobile  et  froide  en  appa- 
rence. 

—  Je  Tai  vu,  reprit  Blanche,  et  j'ai  été  bien 
heureuse,  car  il  m'a  prise  dans  ses  bras  en  me 
disant:  u  Conduis-moi  vers  ta  mère!...  »  Oh! 
mère!  s'interrompit-elle,  comme  il  avait  l'air  de 
nous  aimer  toutes  les  deux  ! . . . 

René  de  Penhoël  se  leva  d'un  mouvement 
violent  et  se  prit  à  parcourir  la  chambre  à  grands 
pas. 

Au  bruit  de  sa  marche,  les  yeux  baissés  de 
Madame  s'ouvrirent,  chargés  d'une  tristesse  pro- 
fonde, mais  fiers  et  calmes. 

L^Ange  ne  prenait  point  garde  et  continuait  : 

—  Comme  j'allais  le  mener  vers  toi,  mère,  le 
beau  soleil  qui  brillait  s'est  caché  derrière  la 
montagne.  Il  a  fait  nuit  tout  à  coup.  Mon  oncle 

1.  9 


98  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Louis  est  devenu  pale...  son  corps  s'allongeait, 
s'allongeait  !...  il  avait  de  grands  bras  maigres... 
Il  s'est  couché  sur  la  terre,  et  j'ai  vu  qu'il  était 
couvert  d'un  drap  blanc... 

Penhoël  venait  de  s'arrêter  en  face  de  sa 
femme,  les  sourcils  contractés  et  les  bras  croisés 
sur  sa  poitrine.  Ses  lèvres  tremblaient  comme 
s'il  eût  retenu  des  paroles  prêtes  à  s'élancer. 

Blanche  se  taisait,  pressée  contre  sa  mère.  On 
entendit  la  voix  de  l'oncle  Jean  étouffée  et  lente 
qui  disait  ; 

—  Qu'as-tu  vu  encore,  ma  fdie?...  Dieu  parle 
parfois  dans  les  rêves  des  enfants... 

Blanche  eut  un  frisson  de  peur. 

—  Oh!  je  ne  voudrais  pas  revoir  cela!  mur- 
mura-t-elle.  Comme  il  était  étendu  par  terre,  je 
me  suis  penchée  au-dessus  de  lui...  Où  donc 
était  son  beau  sourire?  Ses  yeux  ne  remuaient 
plus...  je  l'ai  touché...  il  était  froid  comme  du 
marbre... 

La  voix  de  l'oncle  Jean  rompit  encore  le  si- 
lence. 

—  Dans  tes  prières  du  soir,  ma  fille,  pronon- 
ça-t-il  lentement ,  tu  diras  désormais  :  u  Mon 
Dieu!  prenez  pitié  de  l'âme  de  mon  pauvre  oncle 
Louis...  » 

Depuis  que  le  jeu  de  boston  avait  été  inter- 
rompu, pas  une  parole  n'était  tombée   de  la 


CHAPITRE    V.  99 

bouche  du  maître  de  Penhoël.  Ses  traits,  dont  la 
régularité  lourde  n'exprimait,  d'ordinaire,  que 
l'apathie  et  la  paresse  de  l'intelligence,  reflé- 
taient maintenant  d'énergiques  émotions. 

On  eût  suivi  sur  sa  physionomie  violemment 
agitée  les  traces  successives  de  la  colère,  de  la 
jalousie,  de  la  douleur  poignante,  et  peut-être 
aussi  du  remords. 

Il  avait  bu  la  moitié  du  flacon  d'eau-de-vie. 
L'alcool  se  joignait  à  la  passion  excitée  pour 
fouetter  la  pesanteur  épaisse  de  son  sang. 

Un  instant,  son  regard  allumé  enveloppa  sa 
femme  et  sa  fille  dans  une  menace  muette,  mais 
terrible. 

Ce  ne  fut  qu'un  instant.  A  la  voix  de  l'oncle 
Jean,  ses  traits  se  détendirent,  et  sa  paupière  se 
baissa  comme  pour  contenir  une  larme. 

Durant  deux  ou  trois  secondes,  il  lutta  contre 
lui-même  ;  puis  il  cacha  son  visage  entre  ses 
deux  mains. 

—  Mensonge!... mensonge!...  murmura-t-il. 
Je  suis  le  maître  ici,  et  je  défends  à  qui  que  ce 
soit  de  dire  que  mon  frère  Louis  est  mort!... 

Personne  ne  répliqua.  Un  sanglot  souleva  la 
forte  poitrine  de  PenhoeL 

—  Louis!...  mon  frère  Louis!...  reprit-il  à 
voix  basse;  tout  le  monde  sait  combien  je  l'ai- 
mais!... Non,  non,  il  n'est  pas  mort!...  Dieu 


iOO  LES    BELLES-DE-NUIT. 

m'aurait  envoyé  des  songes  a  moi  aussi...  Je 
suis  son  frère. . .  Qui  donc  a  le  droit  ici  de  Taimer 
plus  que  moi? 

A  ces  derniers  mots ,  son  œil  eut  encore  un 
éclair  farouche ,  et  son  regard  fit  le  tour  de  la 
chambre  comme  pour  chercher  un  contradic- 
teur. Il  ne  rencontra  que  des  visages  mornes  et 
dociles,  sa  colère  tomba. 

Il  s'approcha  de  sa  femme  et  lui  baisa  la  main 
d'un  air  qui  demandait  pardon  ;  puis  il  prit 
Blanche  entre  ses  bras  et  la  pressa  passionné- 
ment contre  son  cœur,  tandis  que  le  regard 
jaloux  de  Vincent  suivait  tous  ses  mouvements. 

On  eût  découvert  dans  les  yeux  de  Madame 
un  sentiment  analogue  à  celui  de  Vincent.  Elle 
aussi  semblait  inquiète,  comme  si  l'enfant  n'eût 
pas  été  en  sûreté  dans  les  bras  de  son  père. 

Tout  cela  eût  paru  bien  bizarre  à  l'étranger 
qu'on  aurait  introduit  pour  la  première  fois  dans 
la  maison  de  Penhoël.  Il  y  avait  dans  la  conduite 
du  maître  une  énigme  inexplicable.  L'élan  de 
tendresse  qui  l'entraînait  maintenant  s'adressait 
à  sa  femme  autant  qu'à  sa  fille,  et  contredisait 
énergiquement  ce  sombre  regard  dans  lequel  il 
les  enveloppait  naguère. 

Une  chose  non  moins  étrange,  c'était  la  froi- 
deur égale  avec  laquelle  Madame  accueillait  les 
colères,  puis  le  repentir  de  son  mari. 


CHAPITRE    V.  101 

Il  y  avait  pourtant  sur  la  noble  et  belle  figure 
de  Marthe  tous  les  indices  d'un  cœur  dévoué.. . 

Chacun  cependant  restait  silencieux.  Roger 
de  Launoy,  Cyprienne  et  Diane  détournaient 
leurs  regards  avec  une  sorte  de  respectueuse 
pudeur.  L'oncle  rêvait  toujours.  Le  bon  maître 
d'école  battait  machinalement  les  cartes  pour  se 
donner  une  contenance,  et  l'homme  de  loi,  lor- 
gnant à  la  dérobée  le  flacon  d'eau-de-vie  à  moi- 
tié vide,  y  trouvait  évidemment  l'explication  de 
l'incohérente  conduite  de  Pcnhoël.  Un  soûl  être 
parmi  les  hôtes  du  manoir  aurait  pu  l'expliquer 
autrement  et  mieux;  mais  c'était  une  âme  discrète 
et  loyale,  dans  laquelle  mouraient  les  secrets 
confiés. 

Penhoël  s'était  assis  auprès  de  sa  femme  et 
caressait  les  cheveux  blonds  de  l'Ange  qui  lui 
souriait  doucement. 

—  Marthe,  disait-il  d'une  voix  basse  et  trem- 
blante d'émotion,  je  suis  un  fou  !...  j'ai  trop  de 
bonheur  !...  et  Dieu  me  punira,  car  je  suis  ingrat 
envers  sa  miséricorde. 

Il  pressait  la  main  de  Madame  contre  ses 
lèvres,  et  son  regard  voilé  par  un  reste  d'égare- 
ment la  parcourait  avec  adoration. 

—  Sais-je  pourquoi  je  souffre  tant?  reprit-il. 
Ohî  Marthe  !...  Marthe  !.. .  je  vous  en  prie, 
dites-moi  que  vous  m'aimez, 

9. 


102  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Je  VOUS  aime,  murmura  Madame  avec 
une  tranquille  docilité. 

Le  charitable  maître  le  Hivain ,  surnommé 
Macrocéphale ,  se  disait  avec  une  conviction  de 
plus  en  plus  arrêtée  : 

—  Il  est  ivre  comme  la  monture  du  diable!... 
La  physionomie  de  Penhoël  s'était  encore  une 

fois  transformée ,  tandis  qu'il  poursuivait  d'un 
accent  triste  et  découragé  : 

—  Comme  vous  me  dites  cela,  Marthe  !...  Oh! 
vous  avez  un  bon  cœur...  et  vous  ne  voulez  pas 
me  désespérer  ! 

Blanche  perdait  son  sourire  à  voir  le  nuage 
sombre  qui  voilait  de  nouveau  le  front  de  son 
père. 

La  voix  de  celui-ci  se  fit  rude,  et  ses  sourcils 
rapprochés  couvrirent  le  feu  de  son  regard. 

—  Madame!...  madame!...  reprit-il,  j'ai 
beau  me  dire  que  je  suis  fou ,  le  passé  me  ré- 
pond :  «  Tu  es  sage. . .  5)  Je  me  souviens  ! . . .  et  je 
crois  que  vous  vous  souvenez  mieux  encore!... 

Et  repoussant  d'un  geste  brutal  la  pauvre 
Blanche  elFrayée ,  il  regagna  la  table  de  jeu  où 
il  se  versa  sans  reprendre  son  siège  une  large 
rasade  d'eau-de-vie. 

Blanche  tremblait ,  pâle  et  faible,  contre  le 
sein  de  sa  mère.  Dans  la  salle,  personne  n'osait 
faire  un  mouvement. 


CHAPITRE    V.  103 

René  leva  son  verre  plein  et  Tavala  d'un  trait. 
Il  se  redressa;  une  rougeur  épaisse  couvrit  sa 
joue  et  ses  yeux  eurent  un  sourire  hagard. 

—  Qu'avons-nous  donc?  s'écria-t-il  en  inter- 
rogeant de  l'œil  tour  h  tour  chacun  de  ses  hôtes; 
on  dirait  un  soir  d'enterrement!...  Ne  rit-on 
pkis,  morbleu!  au  bon  manoir  de  Penhoël?... 

—  J'ai  peur,  murmura  l'Ange  qui  frissonnait. 
Les  délicates  couleurs  de  sa  joue  avaient  fait 

place  à  la  pâleur.  Sa  mère  l'entourait  de  ses  bras 
comme  pour  la  protéger,  et  de  loin  Vincent  la 
contemplait  avec  plus  d'inquiétude  encore  que 
sa  mère,  et  autant  d'amour. 

La  voix  du  maître  criait  dans  l'obstiné  silence  : 

—  Petites  filles,  prenez  vos  harpes  et  chan- 
tez-nous gaiement  un  air  breton  !...  C'est  pitié  ! 
la  cloche  du  souper  n'a  pas  encore  sonné  et  déjà 
tout  le  monde  s'endort. 

Cyprienne  et  Diane  se  levèrent  obéissantes. 
Dans  un  coin  du  salon  il  y  avait  deux  harpes  à 
main ,  montées  sur  leur  petit  piédestal  en  bois 
doré. 

Avec  l'aide  de  Roger,  Cyprienne  et  Diane  les 
approchèrent  de  la  cheminée. 

—  Que  voulez- vous  entendre?  demanda  Diane . 

—  Un  air  à  boire ,  répondit  Penhoël.  Mais 
vous  n'en  savez  pas!...  Chantez  ce  que  vous 
voudrez. 


104  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Ma  chanson,  murmura  TAnge. 

Les  deux  filles  de  Toncle  Jean  n'avaient  jamais 
rien  refusé  à  Blanche  de  Penhoël. 

Quelques  notes  tristes  et  douces  vibrèrent. 
L'Ange  ferma  les  yeux ,  et  Ton  vit  errer  autour 
de  sa  bouche  comme  un  reflet  effacé  de  son  joli 
sourire. 

Les  harpes  poursuivaient  le  simple  et  mélo- 
dique prélude  de  la  chanson  bretonne. 

Puis  deux  voix  jeunes  et  pures  se  mêlèrent 
aux  accords  voilés  des  harpes.  Cyprienne  et 
Diane  chantaient  : 

Anges  de  Dieu  qui  souriez  dans  l'ombre, 

Blanches  étoiles,  vierges,  fleurs. 
Vous  qui  des  nuits  semez  le  manteau  sombre, 
Anges  aimés,  pour  guérir  nos  terreurs... 

C'était  un  de  ces  airs  trouvés  dans  la  veille 
triste  par  les  bardes  de  Bretagne,  quelques  notes 
lentes,  des  larmes  chantées  qui  savent  le  chemin 
du  cœur. 

Le  vent  glacé  qui  pesait  sur  toutes  les  poi- 
trines s'attiédit.  Une  expression  de  repos  se 
répandit  sur  le  charmant  visage  de  Blanche. 
Madame  et  Vincent  de  Penhoël ,  qui  la  regar- 
daient, eurent  comme  un  contre-coup  de  ce  sou- 
dain bien-être.  L'oncle  Jean  avait  rejeté  ses 
cheveux  blancs  en  arrière  ;  ses  yeux  se  perdirent 
au  ciel  5  il  semblait  parler  à  Dieu. 


CHAPITRE    V.  105 

Le  maître  du  manoir  lui  même  subissait  à  son 
insu  l'effet  bienfaisant  de  cette  mélodie  ;  ses 
sourcils  se  détendaient,  et  sa  tête  appuyée  sur  sa 
main  n'exprimait  déjà  plus  de  colère. 

Quant  à  Roger  de  Launoy,  il  contemplait  tour 
à  tour  les  deux  chanteuses,  cherchant  la  plus 
jolie ,  et  s'étonnant  à  compter  les  vagues  batte- 
ments de  son  cœur. 

Elles  ravissaient  l'œil  et  l'oreille.  Scheffer  ne 
rêva  rien  de  plus  charmant  lorsqu'il  jeta  ses 
Mignon  sur  la  toile  ;  Cumberworth  n'eut  point  de 
plus  délicieuse  vision  quand  il  tailia  dans  le 
marbre  les  pleurs  enfantins  de  sa  Lesbia  ou  le 
candide  sourire  de  sa  Virginie. 

Elles  étaient  belles  comme  la  poésie  naïve  et 
suave  du  peuple  le  plus  poëte  qui  soit  sur  la 
terre,  et  le  simple  chant  de  Bretagne  prenait  une 
harmonie  sainte  en  passant  par  leurs  bouches 
d'enfants... 

Les  harpes  marièrent  quelques  accords,  puis 
les  deux  jeunes  filles  dirent  le  premier  couplet  : 

Belle-de-nuit,  fleur  de  Marie, 

La  plus  chérie 
De  celles  que  l'ange  avait  mis 

Au  paradis  ! 
Le  frais  parfum  de  ta  corolle 

Monte  et  s'envole 
Aux  pieds  du  Seigneur,  dans  le  ciel, 

Comme  un  doux  miel. 


106  LES    BELLES-DE-NUIT» 

La  tète  de  l'Ange  se  renversa  parmi  ses  grands 
cheveux  blonds  sur  le  sein  de  sa  mère. 
Les  deux  jeunes  filles  chantèrent  encore  : 

Belle-de-nuit,  pourquoi  ce  voile, 

Petite  étoile 
Que  le  grand  nuage  endormi 

Couvre  à  demi? 
Montre-nous  la  vive  étincelle 

De  ta  prunelle , 
Qui  semble  au  bleu  du  firmament 

Un  diamant. 

—  Laquelle  voudra  m'airaer?...  se  demandait 
Roger  de  Launoy. 

Penlîoël  avait  repoussé  son  flacon  d'eau-de- 
vie. 

Le  maître  d'école  et  l'homme  de  loi  lui-même 
écoutaient.  Il  est  vrai  que  l'homme  de  loi  bâillait 
en  écoutant. 

Cyprienne  et  Diane  reprirent  : 

Belle-de-nuit,  ombre  gentille , 

0  jeune  fille  I 
Qui  ferma  tes  beaux  yeux  au  jour? 

Est-ce  l'amour  ? 
Dis,  reviens-tu  sur  notre  terre 

Chercher  ta  mère  ? 
Ou  retrouver  le  lieu  si  doux 

Du  rendez-vous?... 

C'est  bien  toi  qu'on  voit  sous  les  saules  : 
Blanches  épaules, 


CHAPITRE    V.  107 

Sein  de  vierge,  front  gracieux 

Et  blonds  cheveux... 
Celle  brise,  c'est  ton  haleine, 

Pauvre  âme  en  peine, 
Et  l'eau  qui  perle  sur  tes  fleurs, 

Ce  sont  tes  pleurs  '*... 

Les  notes  de  la  ritournelle  vibrèrent,  puis 
moururent.  Le  silence  se  fît. 

Blanche  entr'ouvrait  maintenant  sa  jolie 
bouche.  Le  chant  avait  bercé  sa  fatic^ue  :  elle 
dormait.  Madame  baissait  les  yeux  comme  si  ce 

^  Les  bonnes  gens  de  la  campagne  morbihanaise  con- 
fondent, sous  le  nom  de  belles- de-nuit,  les  fleurs  que  nous 
appelons  ainsi ,  les  étoiles,  et  les  jeunes  filles  mortes  avant  le 
mariage.  Cette  romance ,  œuvre  de  quelque  troubadour  indi- 
gène, n'est  qu'une  imitation  insuffisante  du  chant  original  en 
langue  bretonne.  Nous  citons  tout  au  long  la  traduction  litté- 
rale de  ce  chant,  d'autant  plus  volontiers  qu'elle  ne  se  trouve 
point  dans  l'admirable  recueil  des  poésies  bretonnes,  publié 
par  M.  Théodore  de  la  Villemarqué. 

LES  BELLES-DE-NUIT. 

«  Petite  fille,  petite  éloile,  petite  fleur  !... 
«  La  belle-de-nuit  est  la  fleur  aimée  de  la  Vierge  Marie. 
«  La  petite  fleur  plus  rose  que  la  rose,  plus  blanche  que  le 
«  lis,  bleue  comme  l'azur  du  paradis. 
«  La  fleur  qui  se  penche  ,  au  matin ,  semblable  à  la  chré- 
tienne qui  prie...  » 


«  La  belle-de-nuit  est  la  petite  éloile,  pur  diamant  du  ciel. 
«  L'étoile  qui  donne  du  courage  quand  on  chemine  avant  le 


108  LES   BELLES-DE-NUIT. 

chant  eût  éveillé  au  fond  de  son  cœur  des  émo- 
tions nouvelles. 

—  Voilà  qui  est  bien,  mes  filles,  dit  Penhoël  ; 
chantez-nous  quelque  chose  de  plus  gai  mainte- 
nant. 

Les  harpes  résonnèrent  de  nouveau  ;  pendant 
que  Cyprienne  et  Diane  préludaient,  René  de 
Penhoël,  sur  qui  la  musique  avait  produit  l'effet 
d'un  véritable  calmant,  tendit  la  main  à  Toncle 
Jean. 

—  Vous  n'êtes  pas  fâché  contre  moi ,  notre 
oncle?  demanda-t-il. 

Le  vieillard  sembla  s'éveiller  d'un  songe. 

—  A  quoi  diable  pensez-vous  donc?  reprit 
gaiement  Penhoël. 

—  Je  songeais ,  répondit  l'oncle  Jean  de  sa 

«  soleil  par  les  sentiers  froids,  encore  pleins  de  fantômes...» 


«  La  belle-de-niiit  est  la  jeune  fille  morte ,  la  jolie  et  la 
«  douce  !  morte  d'amour. .. 

«  La  pauvre  fille  pâle,  qui  pleure  le  long  de  l'eau  et  que  les 
«  cœurs  tristes  écoutent. 

«  La  jolie  et  la  douce  qui  avait  seize  ans,  hélas!  quand  nous 
«  la  couchâmes  sous  l'herbe... 

a  Le  soir  elle  est  derrière  les  saules,  tout  habillée  de  blanc 
«  comme  une  fiancée.  Ce  vent  qui  se  plaint  dans  les  branches, 
«  c'est  son  haleine... 

«  Cette  perle  que  le  soleil  du  malin  fait  luire  sur  la  feuille 
«  tombée,  c'est  une  larme  de  ses  pauvres  yeux... 

«  Petite  fille,  petite  étoile,  petite  fleur  !...  » 


CHAPITRE    V.  109 

voix  pénétrante  et  douce ,  à  la  première  fois 
que  nous  entendîmes  ce  chant...  Vous  souvenez- 
vous,  René?...  Ce  fut  notre  Louis  qui  nous  l'ap- 
porta du  pays  de  Vannes. 

Sous  la  paupière  baissée  de  Madame,  une 
larme  furtive  se  cachait. 

—  C'était ,  en  ce  temps-là ,  une  heureuse  fa- 
mille que  celle  de  notre  père,  mon  neveu  René, 
reprit  Tonde  ;  comme  Louis  vous  aimait  tendre- 
ment !...  et  qu'il  faisait  bon  vous  voir  ensemble 
tous  deux,  beaux,  forts,  joyeux  ! 

Le  poing  fermé  du  maître  de  Penhoël ,  frap- 
pant la  table  avec  violence,  fit  danser  cartes  et 
jetons. 

—  Encore!...  s'écria-t-il;  veut-on  me  donner 
la  fièvre  chaude?...  Taisez-vous,  petites  filles  !.., 
votre  musique  me  fait  mal  ! 

Cyprienne  et  Diane  obéirent  aussitôt.  On 
n'entendit  plus  dans  le  salon  que  le  bruit  de  la 
tempête  qui  grandissait  au  dehors. 

La  porte  s'ouvrit  ,  et  un  domestique  ,  en 
costume  de  paysan,  parut  sur  le  seuil. 

Maître  le  Hivain  eut  un  instant  l'espoir  légi- 
time de  voir  les  tribulations  de  cette  soirée  se 
terminer  enfin  par  l'annonce  du  souper. 

—  Notre  monsieur,  dit  le  domestique,  c'est  le 
petit  du  meunier  des  Houssayes  qui  est  venu  en 
courant  depuis  le  barrage. 

Li;S    BELLES-DE-NUIT.    1.  10 


110  LES    BELLES-DE-NDIT. 

—  Que  veut-il?  demanda  Penhoël. 

—  Il  dit  que  l'eau  descend  du  haut  pays...  On 
n'a  jamais  vu  un  déris  pareil!...  Les  pieux  du 
pont  tremblent ,  et  ils  ont  grand'peur  là~bas 
de  voir  leur  maison  emportée... 

Penhoël  repoussa  son  siège  précipitamment. 
L'observateur  le  moins  clairvoyant  eût  découvert 
que  cette  diversion  ne  lui  déplaisait  point. 

—  Que  le  petit  s'en  retourne,  dit-il ,  je  vais 
aller  voir  ça... 

—  Par  le  temps  qu'il  fait?...  murmura  Ma- 
dame. 

Penhoël  haussa  les  épaules. 

—  Par  le  temps  qu'il  fait ,  répéta-t-il  rude- 
ment, ce  qui  pourrait  in'arriver  de  pis,  ce  serait 
de  rester  au  fond  de  l'eau...  et  je  suis  à  me  de- 
mander le  nom  de  ceux  qui  me  regretteraient , 
madame  ! 

—  Ah!...  René!...  René!...  dit  Marthe  avec 
reproche. 

-  Personne  ne  m'aime!...  poursuivit  Pen- 
hoël; personne  !... 

11  s'avançait  vers  la  porte.  Madame  fit  un 
signe  à  Roger  et  à  Vincent. 

—  Nous  allons  aller  avec  vous  aux  Houssayes, 
dirent-ils  en  même  temps. 

—  Vous  allez  rester  ici  !  répliqua  Penhoël,  je 
vous  défends  de  me  suivre  ! 


CHAPITRE    V.  111 

Il  passa  par-dessus  ses  habits  une  veste  a  ca- 
puchon en  peau  de  loup ,  qui  pendait  auprès  de 
la  porte,  et  sortit  sans  prononcer  un  mot  de 
plus. 

—  Il  est  bon  ,  murmura  l'oncle  Jean  comme 
en  se  parlant  à  lui-même;  et  son  cœur  entend 
encore  l'appel  des  malheureux... 

—  C'est  qu'il  n'y  a  guère ,  au  pays ,  de  fille 
aussi  belle  que  la  grande  Jeanne  des  Houssayesî 
grommela  le  sceptique  Macrocéphale... 

La  grêle  fouettait  les  carreaux.  Le  vent  et  le 
tonnerre  grondaient. 

René  de  Penhoël  venait  de  franchir  seul  la 
porte  du  manoir.  Le  petit  garçon  du  moulin 
courait  déjà  sous  la  pluie  au  bas  de  la  montagne. 

René  descendait  à  pas  lents  la  rampe  escarpée. 
Il  avait  rejeté  en  arrière  le  capuchon  de  sa  peau 
de  loup  et  ressentait  une  sorte  de  bien-être  à 
livrer  sa  tête  nue  aux  torrents  de  pluie  que  ren- 
dait l'orage.  Sous  ce  déluge  son  front  restait 
brûlant. 

Il  allait  la  tête  baissée,  relevant  de  temps  en 
temps  d'un  geste  machinal  ses  cheveux  ruisse- 
lants qui  l'aveuglaient.  Et  il  murmurait  sans 
savoir  : 

—  Louis!...  Louis!...  mon  frère!... 

La  nuit  était  sombre;  seulement,  à  de  longs 
intervalles,  un  éclair  déchirait  le  ciel  noir. 


112  LES    BELLES-DE-NUIT. 

On  voyait  alors,  pendant  une  seconde,  le  ma- 
rais, immense  prairie,  où  serpentaient  de  minces 
filets  d'eau ,  et  les  collines  lointaines  qui  surgis- 
saient pour  se  replonger  soudain  dans  les  té- 
nèbres. 

Penhoël  laissa  derrière  lui  le  logement  de 
Benoît  Haligan ,  le  passeur,  à  la  porte  duquel 
brûlait  toujours  une  petite  lanterne.  Il  avait  à  sa 
droite  le  Port-Corbeau ,  à  sa  gauche  cette  an- 
tique muraille  féodale  qui  semblait  étayer  la 
colline  et  qui  se  terminait  par  la  Tour-du- 
Cadet. 

Le  moulin  des  Houssayes  était  situé  à  un  quart 
de  lieue  de  là ,  en  amont. 

A  cet  endroit,  l'Oust  coulait  encore  lente  et 
tranquille  entre  ses  hautes  rives. 

Avant  de  tourner  l'angle  de  la  muraille,  Pen- 
hoël jeta  un  regard  vers  le  sommet  de  la  colline 
où  brillaient  faiblement  les  croisées  du  manoir. 

Ses  deux  mains  pressèrent  ses  tempes  ar- 
dentes. 

—  Ma  femme  et  mon  enfant!...  murmura-t-il 
d'une  voix  découragée;  sais-je  si  je  suis  heureux 
ou  misérable?... 

Il  demeura  un  instant  immobile  ,  puis  il 
reprit  : 

—  Je  les  aime  !...  Je  n'aime  qu'elles  en  ce 
monde!...  et  Marthe  songe  toujours  à  l'absent... 


CHAPITRE    V.  115 

oh!  toujours  î  toujours  î...  Et  parfois  je  me  de- 
mande si  Blanche... 

Il  s'interrompit.  La  nuit  cachait  la  pâleur  li- 
vide de  son  visage.  Une  pensée  affreuse  venait 
de  lui  traverser  le  cœur. 

• —  Louis!...  Louis!...  mon  frère!...  pro- 
nonça-t-il  encore  en  reprenant  sa  marche  vers 
le  haut  pays. 

On  n'eût  point  su  dire  si  l'émotion  qui  faisait 
trembler  sa  voix  était  l'angoisse  de  la  tendresse 
qui  regrette  ou  un  amer  mouvement  de  colère 
jalouse. 

Durant  quelques  secondes,  il  marcha  d'un  pas 
rapide,  puis  il  s'arrêta  tout  à  coup. 

Le  son  lointain  d'une  trompe  se  faisait  en- 
tendre en  avant  de  lui  dans  la  direction  du 
cours  de  la  Verne.  Des  cris,  dont  il  devinait  la 
signification  connue  ,  arrivaient  faibles  et  mou- 
raient à  son  oreille. 

Ils  disaient  : 

—  L'eau  ! . . .  l'eau  ! . . .  l'eau  ! . . . 

Quand  le  vent  cessait  de  mugir,  il  entendait 
un  bruit  sourd  ,  semblable  à  un  lointain  ton- 
nerre. 

C'était  l'inondation  qui  arrivait... 

Penhoël  s'éveilla  de  sa  navrante  rêverie  et  se 
souvint  du  motif  qui  l'avait  fait  sortir  du  ma- 
noir, 

10. 


1Î4  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Il  allïut  se  hâlcr  vers  le  moulin  des  Houssayes, 
lorsque  des  voix  s'élevèrent  derrière  lui ,  de 
l'autre  côté  de  TOust. 

—  Holà  !  le  passeur!  disaient-elles,  au  bac!... 
au  bac  !... 

Ces  voix  étaient  gaillardes  et  gaies.  Elles  son- 
nèrent à  Forcille  du  maître  de  Penlioël  comme 
un  cri  d'agonie.  Son  cœur  battit  avec  force. 

Le  son  de  la  trompe  se  rapprochait,  ainsi  que 
ce  grand  murmure  ressemblant  aux  roulements 
du  tonnerre. 

Et  Ton  entendait  aussi ,  plus  proche ,  la  voix 
qui  criait  : 

—  L'eau  !...  l'eau  !...  l'eau  !... 


VI 


DJBVSL    PAOPRIETAlREfi). 


I 


Ce  qui  faisait  battre  le  cœur  de  René  de  Pen- 
hoël,  ce  n'était  ni  la  trompe  lugubre,  jetant  ses 
notes  rauques  dans  les  ténèbres  ,  ni  les  cris 
annonçant  de  loin  l'inondation ,  ni  la  tonnante 
menace  de  l'eau  luttant  contre  ses  rives  5  c'étaient 
ces  voix  joyeuses  et  insouciantes  qui  demandaient 
le  bac  de  l'autre  côté  de  la  rivière. 

Il  y  avait  là  des  liommes  qui  ne  se  doutaient 
de  rien,  et  dans  quelques  secondes  le  sol  où  s'ap- 
puyaient leurs  pieds  allait  disparaître  sous  le 
déris. 


116  LES    BELLES -DE-NUIT. 

La  mort  allait  les  saisir  à  Timproviste. 

Penhoël  éprouvait  cette  angoisse  qu'on  aurait 
à  voir  un  malheureux  aller,  souriant  et  sans 
crainte,  tandis  que  derrière  lui ,  dans  Tombre, 
s'élève  la  main  armée  d'un  meurtrier. 

Sa  première  idée  fut  de  les  avertir  du  danger. 
Il  se  fit  un  porte-voix  de  ses  deux  mains  et  lança 
quelques  paroles  ;  mais  le  vent  qui  fouettait  vio- 
lemment son  visage  ne  lui  laissa  point  de  doute 
sur  l'inutilité  de  cet  expédient.  Ce  même  vent 
qui  apportait  si  nettes  les  paroles  criées  sur  l'autre 
rive  opposait  à  la  voix  du  maître  de  Penhoël 
une  infranchissable  barrière. 

Il  hésita.  Le  fracas  de  l'orage  redoublait,  et 
l'on  n'entendait  plus  ni  le  son  de  la  trompe  ni  le 
bruit  de  l'eau. 

—  J'aurai  le  temps...,  pensa-t-il  ;  le  messager 
est  loin  encore... 

Revenant  aussitôt  sur  ses  pas,  il  longea  de 
nouveau  la  muraille  et  se  dirigea  en  courant  vers 
la  loge  de  Benoît  Ilaligan ,  dont  la  petite  lan- 
terne jetait  ses  lueurs  faibles  à  travers  les  bran- 
ches dépouillées  des  châtaigniers. 

Les  voyageurs  inconnus ,  arrêtés  sur  la  route 
de  Redon  ,  semblaient  s'impatienter  fort  et 
criaient  : 

—  Holà!  le  passeur!...  au  bac!...  au  bac!... 
La  route  était  difficile 5  la  pluie,  qui  tombait 


CHAPITRE    VI.  117 

toujours  à  torrents,  détrempait  la  terre  et  ren- 
dait la  pente  glissante. 

Penhoë!  n'était  pas  encore  à  moitié  chemin 
lorsque,  pendant  une  seconde  de  calme  où  Forage 
semblait  reprendre  haleine,  il  crut  ouïr  derrière 
lui  le  galop  pesant  d'un  cheval  du  pays.  Presque 
au  même  instant,  la  trompe  sonnait  à  vingt  pas 
de  lui  éclatante  et  criarde. 

Il  vit  un  cavalier  glisser  dans  Tombre  au-des- 
sous de  lui. 

—  Messager!  cria-t-il. 

—  C'est  vous,  notre  monsieur?  répondit  le 
cavalier  qui  s'arrêta;  que  Dieu  vous  bénisse!... 
Vous  allez  voir  passer  tout  à  l'heure  les  roues  de 
votre  moulin  des  Houssayes. 

—  Combien  as-tu  d'avance  sur  le  déris? 

—  Il  va  plus  vite  que  mon  cheval!...  et  si  je 
ne  suis  pas  arrivé  avant  lui  au  bourg  de  Glénac, 
on  ouvrira  plus  d'une  fosse  neuve  dans  le  cime- 
tière... 

Le  cheval  reprit  sa  course,  tandis  que  le  cava- 
lier jetait  à  pleins  poumons  sa  clameur  sinistre  : 

—  L'eau  ! . . .  l'eau  ! . . .  l'eau  ! . . . 

Penhoël  atteignit  la  loge  du  passeur,  qui  était 
fermée  en  dedans. 

—  Benoît!...  dit-il,  Benoît  Haligan!...  de- 
bout! 

A  l'intérieur,  une  voix  creuse  répondit  : 


lis  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  J'ai  mis  deux  amarres  neuves  au  grand  bac 
et  une  chaîne  au  petit...  Vous  n'avez  rien  à 
craindre  pour  ce  qui  est  à  vous,  Penhoel. 

—  Ouvrez-moi ,  reprit  celui-ci  ;  il  y  a  des 
hommes  de  l'autre  côté,  sur  la  route  de  Redon... 

—  Oui...  oui!  grommela  tranquillement  le 
batelier;  je  ne  suis  pas  encore  sourd,  et  je  les 
entends  bien  faire  leur  tapage...  mais  j'ai  en- 
tendu aussi  la  trompe  du  messager...  Il  faudrait 
être  possédé  du  démon  ,  notre  monsieur,  pour 
démarrer  le  bac  à  cette  heure! 

L'oncle  Jean  avait  raison  :  René  de  Penhoël 
était  bon  au  fond  de  l'âme ,  et  l'appel  des  mal- 
heureux trouvait  encore  le  chemin  de  son  cœur. 

Il  secoua  la  porte  de  la  loge  avec  colère. 

—  Ouvre!...  répéta-t-il  d'un  ton  impérieux; 
si  tu  as  peur,  donne-moi  la  clef  du  petit  bac  et 
j'irai  les  sauver  moi-même  ! 

—  Quant  à  ça,  répliqua  le  batelier,  dont  la 
voix  baissa  jusqu'au  murmure,  j'aimerais  mieux 
oublier  le  Pater  et  VAve,.,  Voyons,  soyez  sage, 
Penhoël!...  Vous  voyez  bien  que  ce  sont  des 
étrangers  ,  puisqu'ils  restent  là  sur  le  bord  à 
crier  comme  des  possédés  après  le  son  de  la 
trompe. . .  au  lieu  de  se  sauver  à  toutes  jambes  ! . . . 
Les  étrangers,  c'est  la  ruine  du  pays! 

Penhoël  entendit  à  l'intérieur  la  voix  creuse 
qui  murmurait  : 


CHAPITRE    VI.  119 

—  Patience  ! . . .  patience  ! . . .  pour  vous ,  désor- 
mais, la  nuit  ne  sera  pas  bien  longue...  Mais, 
Jésus  Dieu  !  quel  orage!...  quel  orage!... 

Ce  que  Benoît  entendait  était  bien  en  effet 
l'orage  qui  redoublait  de  fracas  ,  mais  c'était 
aussi  l'eau  qui  arrivait  du  haut  pays,  mugissante 
et  furieuse. 

L'éclair  qui  venait  d'arracher  au  batelier  sa 
dernière  exclamation  avait  en  quelque  sorte  pé- 
trifié Penhoël. 

L'éclair  lui  avait  montré  d'un  côté  les  deux 
inconnus  debout  sur  la  rive  et  sans  défiance 
encore ,  tandis  que  leurs  chevaux ,  les  jarrets 
tendus,  les  naseaux  au  vent,  semblaient  flairer 
■jl  de  loin  le  péril;  de  l'autre,  un  flux  écumant  et 
plus  blanc  que  la  neige  qui  se  précipitait  impé- 
tueusement dans  la  gorge. 

L'instant  d'après ,  les  deux  voyageurs  pous- 
sèrent à  la  fois  un  grand  cri  de  détresse. 

Penhoël  prit  un  élan  terrible  et  jeta  en  dedans 
la  porte  du  passeur. 

L'intérieur  de  la  loge  était  éclairé  fîiiblement 
par  la  lueur  d'une  mince  résine  qui  brûlait  en 
crépitant  contre  le  mur.  Il  n'y  avait  pour  meu- 
bles qu'un  grabat,  surmonté  d'un  petit  crucifix 
|€n  os,  et  un  bahut  où  séchait  un  carrelet  de  pêche. 
Benoît  Haligan  était  debout  au  milieu  de  la 
chambre. 
i 


120  LES    BELLES-DE-NUIT. 

C'était  un  grand  vieillard,  maigre  et  osseux, 
dont  les  yeux  hagards  avaient  quelque  chose 
d'inspiré.  Les  longues  mèches  de  ses  cheveux 
gris  étaient  éparses  sur  son  front.  La  fièvre  des 
marais  avait  creusé  sa  joue  pâle,  mais  il  se  tenait 
droit  encore,  et  sa  haute  taille  avait  une  sorte  de 
théâtrale  majesté. 

Benoît  Haligan  exerçait,  entre  Glénac  et  le 
bourg  de  Bains,  sa  triple  profession  de  passeur, 
de  rehouloiix  (rebouteur,  chirurgien)  et  de  sor- 
cier. Suivant  la  renommée,  le  don  de  seconde  vue 
existait  de  père  en  fils  dans  sa  famille  depuis 
des  siècles.  On  ne  savait  trop  s'il  était  bon  chré- 
tien ,  ou  serviteur  du  méchant  esprit ,  mais  il 
inspirait  une  grande  confiance  et  une  crainte 
plus  grande  encore. 

Il  avait  été  chouan  du  temps  des  guerres. 

Quand  les  bonnes  gens  revenaient  de  Redon 
après  la  brune,  et  qu'il  leur  fallait  passer  le  bac 
à  Port-Corbeau,  la  peur  les  prenait  une  demi- 
heure  à  l'avance,  et  tout  le  long  du  chemin,  par 
prudence,  ils  récitaient  leurs  meilleures  prières. 

Mais,  à  tout  prendre,  c'était  un  vrai  Breton  , 
qui  avait  donné  de  son  sang  à  son  roi  et  à  ses 
maîtres. 

En  voyant  sa  porte  tomber,  brisée,  Benoît  ne 
bougea  pas  et  garda  ses  bras  croisés  sur  sa  poi- 
trine. 


CHAPITRE    VL  121 

—  La  clef!...  la  clef!...  s'ëcria  Penhoël  en 
s'élançant  vers  lui. 

—  La  porte  de  la  maison  de  votre  père  a  été 
brisée  comme  cela  une  fois,  du  temps  des  bleus, 
dit  le  passeur  d'un  ton  de  reproche  froid  ;  mais 
j'étais  derrière  pour  la  défendre. 

—  La  clef  !  répéta  Penhoël  haletant  d'émo- 
tion ;  n'entends-tu  pas  leurs  cris  d'agonie?... 
C'est  être  un  assassin  que  de  laisser  mourir  ainsi 
des  chrétiens  sans  secours  ! 

—  J'entends  leurs  cris,  répliqua  Benoît  ;  et  je 
prie  Dieu  de  prendre  leurs  âmes. 

De   temps  en  temps ,    la  voix  des  malheu- 
reux arrivait  parmi  les  mille  fracas  du  deliors. 
Ils  disaient  : 

—  Au  secours!...  au  secours!... 

Le  maître  de  Penhoël  secouait  le  vieillard  qui 
demeurait  immobile. 

—  Je  te  promets  dix  écus  si  tu  me  donnes  la 
clef,  reprit-il  d'une  voix  étouffée  ;  vingt  écus  ! ... 
trente  écus  !... 

Benoît  Haligan  hocha  la  tète  avec  lenteur. 

—  Je  n'ai  ni  femme  ni  enfants^  répliqua-t-il  ; 
que  m'importe  votre  argent?  Dieu  ne  veut  pas 
que  les  étrangers  viennent  dévorer  le  pauvre 
pain  de  la  Bretagne  ! 

René  roulait  ses  yeux  avec  fureur ,  et  ses 
doigts  crispés  menaçaient  le  cou  du  vieillard. 
1.  il 


Î22  LES    BELLES-DE -NUIT. 

—  Penhoël  ,  reprit  ce  dernier  d'une  voix 
adoucie,  vous  pouvez  me  tuer...  vous  savez  bien 
que  je  ne  me  défendrai  pas  contre  vous...  mais 
je  ne  laisserai  pas  le  fils  de  votre  père  aller  à  son 
malheur  !...  N'y  a-t-il  donc  pas  assez  de  menaces 
dans  l'air  autour  de  vous,  notre  monsieur?  De 
vos  fenêtres,  là-haut,  ne  pouvez-vous  pas  voir 
le  château  de  votre  nom  habité  par  un  ennemi 
mortel?  Vous  êtes  jeune,  voilà  vos  doigts  forts 
qui  s'enfoncent  dans  les  chairs  d'un  pauvre  vieil- 
lard!... Brisez  ce  bras  qui  vous  a  servi  soixante 
ans,  Penhoël,  vous  n'empêcherez  pas  Benoît 
Haligan  de  parler  ! 

—  Mais,  misérable!...  s'écria  Bené,  tu  n'as 
donc  pas  d'entrailles?... 

—  Votre  fille  était  toute  pâle  ce  matin,  Pen- 
hoël !...  voilà  bien  longtemps  que  je  l'ai  dit  pour 
la  première  fois. ..  Avant  de  mourir,  vous  les  ver- 
rez  toutes  trois  glisser,  la  nuit,  sous  les  saules... 
trois  pauvres  petites  saintes,  notre  monsieur  !... 
Blanche, Cyprienne  et  Diane  !...  Oh! ça  fera  trois 
belles-de-nuit  de  plus  au  bord  de  l'eau... 

—  Tu  ne  veux  pas  me  donner  la  clef?...  cria 
Bené  menaçant. 

—  Et  qui  sait,  reprit  le  passeur  avec  sa  tris- 
tesse calme,  qui  sait  si  ce  n'est  pas  leur  mort  qui 
vient  là-bas  du  côté  de  la  ville?...  Écoulez-moi, 
Penhoël,  ajouta-t-il  d'un  ton  sentencieux  et  plein 


I 

I 


CHAPITUE   VI.  123 

d'emphase ,  quand  la  main  de  Dieu  est  sur  un 
étranger ,  prenez  garde  ! . . .  laissez  mourir  Tétran- 
ger,  ou  il  vous  prendra  le  salut  de  votre  âme  et 
la  vie  de  votre  corps  ! . . . 

Les  cris  s'entendaient  encore ,  mais  à  chaque 
instant  plus  faibles. 

—  Une  dernière  fois,  dit  René  dont  les  pa- 
roles avaient  peine  à  passer  entre  ses  dents  ser- 
rées, la  clef!...  ou  gare  à  toi! 

Et  comme  le  passeur  n'obéissait  point  encore, 
Penhoël  le  saisit  à  la  gorge  et  le  terrassa. 

L'instant  d'après  il  se  relevait,  tenant  à  la 
main  la  clef  conquise ,  et  s'élançait  précipitam- 
ment au  dehors. 

Benoit  Haligan  se  dressa  sur  ses  pieds  à  son 
tour  et  sortit  de  la  loge. 

—  Penhoël!  criait-il,  mon  bon  maître!... 
n'allez  pas!...  au  nom  de  Dieu  !...  Nos  pères  le 
disaient  avant  nous...  L'étranger  qu'on  sauve 
nous  prend  le  salut  de  notre  âme  et  la  vie  de 
notre  corps!... 

René  ouvrait  le  cadenas  qui  retenait  le  bac  fixé 
au  tronc  d'un  arbre. 

Les  eaux  avaient  une  violence  terrible.  Il  lui 
fallut  toute  son  hnbileté  d'homme  robuste  et 
jeune  pour  sauter  dans  le  bateau  qu'emportait 
déjà  le  courant. 

Et  cependant,  quand  il  se  retourna  pour  saisir 


124  LES    BELLES-DE-NUIT. 

la  perche ,  le  vieux  Benoît  Haligan  était  debout 
auprès  de  lui. 

—  J'ai  mangé  pendant  soixante  ans  le  pain  de 
Penhoël,  murmurait-il  avec  une  sombre  résigna- 
tion ;  que  Dieu  me  garde  seulement  le  salut  de 
mon  âme...  Je  puis  bien  donner  au  fils  de  mon 
maître  la  vie  de  mon  pauvre  vieux  corps  ! .  .  . 

Il  restait  une  heure  de  jour  environ  ,  quand 
le  jeune  M.  Robert  de  Blois  et  son  écuyer 
Biaise  quittèrent  Tauberge  du  Mouton  cou- 
ronné. Maître  Géraud  ,  chapeau  bas  et  la  pipe 
dans  la  poche ,  leur  fit  la  conduite  jusqu'à  cin- 
quante pas  de  son  établissement. 

—  Nous  réglerons  notre  petit  compte  demain, 
dit  Robert. 

—  Pour  ça,  répliqua  Taubergiste,  demain  ou 
dans  un  an...  quand  vous  voudrez! ...  Quant  à 
votre  jeune  dame,  on  en  aura  soin  comme  si  elle 
était  la  fille  du  roi  1... 

—  Bien  obligé,  mon  bon  M.  Géraud,..  et  au 
revoir  ! . . . 

—  Bon  voyage!... 

L'aubergiste  fit  un  beau  salut;  et  tandis  que 
Robert  et  Biaise  remontaient  la  grande  rue ,  le 
brave  aubergiste  leur  criait  encore  de  loin  : 

—  Surtout,  gare  aux  fondrières!...  et  aux 
uhlans!  et  au  devis L,. 


CHAPITRE    VI.  125 

Robert  et  Biaise  mirent  leurs  chevaux  au  trot, 
et  sortirent  de  la  ville. 

Quand  ils  se  trouvèrent  en  pleine  campagne, 
le  jour  commençait  a  baisser.  Il  faisait  un  temps 
magnifique,  mais  le  soleil  se  couchait  dans  un  lit 
de  nuages  sombres  aux  franges  empourprées,  et 
de  temps  en  temps  de  brusques  bouffées  de  vent 
secouaient  les  feuilles  sèches  sur  les  branches 
des  arbres. 

Robert  réfléchissait,  mais  sa  méditation  était 
joyeuse,  et  un  triomphant  sourire  relevait  sour- 
noisement les  coins  de  sa  lèvre.  Biaise  ne  se 
sentait  pas  d'allégresse.  Pendant  que  son  com- 
pagnon rêvait,  il  se  prélassait  sur  son  gros  cheval 
et  prenait  des  poses  dignes  du  Cirque-Olym- 

►   pique. 
Une  seule  chose  ?e  molestait,  c'était  le  silence. 

—  Ah  çà  !  dit-il  enfin  d'une  voix  soumise  et 
caressante,  on  ne  peut  donc  pas  causer,  M.  Ro- 
bert?... 

—  Cause,  si  tu  veux... 

I—  A  la  bonne  heure!...  Eh  bien!  mon  fils, 
je  te  dirai  que  cette  fois-ci  je  suis  content... 
mais  là,  en  grand!...  Paris  ne  vaut  pas  deux 
: 


i  sous  :  vive  la  Bretagne  î 

Robert  pensait  toujours. 

Biaise   reprit  avec   un    enthousiasme  crois- 
i sant  ; 

li. 


126  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Bonne  afFaire,  saperlotte,  bonne  affaire  !.. . 
Je  n'ai  jamais  vu  entamer  une  histoire  comme 
ça!...  Pendant  que  tu  parlais  au  vieux  Gëraud, 
M.  Robert  ,  j'avais  envie  de  t'embrasser. . . 
Comme  il  donnait  là  dedans,  tout  de  même  !... 
Désormais,  je  n'ai  pas  d'inquiétude...  Tu  vas 
me  tourner  tous  ces  campagnards-là  en  deux 
temps...  Ils  n'y  verront  que  du  feu  ! 

—  Ne  chantons  pas  trop  tôt  victoire!...  mur- 
mura Robert. 

—  Et  de  la  modestie  aussi  !...  s'écria  l'Endor- 
meur  attendri.  Vrai,  c'est  encore  de  l'honneur 
pour  moi  que  d'être  ton  domestique  !  Veux-tu 
que  je  te  dise,  nous  sommes  en  veine,  c'est 
clair...  et  si  l'affaire  de  Penhoël  manquait,  par 
impossible,  il  nous  resterait  toujours  une  cen- 
taine d'écus  ou  deux  dans  la  poche  !... 

—  Comment  cela  ?  demanda  Robert  avec  dis- 
traction. 

—  Nous  sommes  propriétaires  de  deux  bons 
chevaux,  répliqua  Biaise  en  riant  de  tout  son 
cœur,  et  le  père  Géraud  a  poussé  la  précaution 
jusqu'à  mettre  des  pistolets  dans  nos  fontes... 
Tout  ça  peut  se  vendre. 

—  C'est  juste,  dit  Robert  qui  ne  put  s'empê- 
cher de  sourire;  lu  as,  toi  aussi,  tes  talents, 
ami  Biaise...  mais  nous  n'en  sonunes  pas  là, 
Pieu  merci  ! 


CHAPITRE   VI.  127 

—  Enfin,  voulut  répliquer  FEndormcur,  une 
poire  pour  la  soif  ne  fait  jamais  de  mal... 

—  Laissons  cela  î...  interrompit  Robert  ;  nous 
avons  du  travail  pour  notre  route...  sans  comp- 
ter même  les  fondrières,  les  uhlans,  et  cœtera,,. 
Tous  ces  renseignements  que  nous  a  donnés 
l'excellent  père  Géraud  forment  notre  caté- 
chisme... n'en  perdons  pas  un  seul  ! 

—  Diable!...  murmura  Biaise,  si  tu  comptes 
sur  moi... 

Robert  lui  coupa  la  parole. 

—  Pendant  qu'on  préparait  les  chevaux,  dit 
Robert  en  tirant  un  calepin  de  sa  poche,  j'ai  fait 
mes  petites  provisions...  Voyons  cela  pendant 
qu'il  reste  encore  un  peu  de  jour. 

11  leva  le  calepin  à  la  hauteur  de  ses  yeux  et  se 
prit  h  lire  : 

«  Louis  de  Penhoël  (l'aîné),  parti  depuis 
«t  quinze  ans ,  colonel  au  service  des  Ëtats- 
«  Unis  d'Amérique...  )> 

—  Vois -tu,  dit-il  en  s'interrompant,  j'ai  noté 
mes  propres  paroles  tout  aussi  bien  que  celles 
de  notre  hôte...  Oublier  ce  que  disent  les 
autres  ,  c'est  malheureux...  mais  oublier  ce 
qu'on  a  dit  soi-même,  c'est  terrible  î 

Biaise  écoutait  avec  l'attention  respectueuse 
d'un  écolier  qui  se  nourrit  de  la  parole  de  son 
maître. 


128  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Ce  Louis  de  Penhoël ,  poursuivit  Robert, 
est  évidemment  Taigle  de  la  famille...  Une  ma- 
nière de  héros  de  roman  !...  Il  y  a  dix  à  parier 
contre  un  qu'il  est  mort:  ce  personnage-là, 
vois-tu,  me  semble  une  véritable  trouvaille... 
Je  n'ai  point  noté  ce  qui  a  trait  à  lui  et  à  la 
femme  du  maître  de  Penhoël...  On  n'oublie  que 
les  détails,  et  ceci  est  le  fond  même  de  notre  af- 
faire!... 

Il  tourna  la  page  de  son  calepin  et  reprit, 
mêlant  à  sa  lecture  les  observations  qu'il  s'adres- 
sait à  lui-même  : 

u  Famille  de  Pontalès,  haine  héréditaire...  )» 

—  Cela  peut  nous  servir  énormément!... 
Quand  on  veut  des  armes  contre  Montaigu,  on 
se  fait  l'ami  de  Capulet... 

—  Qui  sont  ces  gens-là?  demanda  l'Endor- 
meur. 

—  Des  Penhoël  et  des  Pontalès  de  l'ancien 
temps,  répondit  Robert.  Maintenant  :  «  L'oncle 
en  sabots...  »  Quelque  fossile!...  C'est  peu  inté- 
ressant !  «  M.  et  madame  de  Penhoël...  »  Con- 
nus !  «  La  petite  Blanche,  leur  fille  (l'Ange)...  3» 
On  ne  sait  pas...  une  enfant  ftide  et  blonde... 
Enfin,  nous  verrons!...  «  Les  deux  filles  de 
u  l'oncle  en  sabots  et  leur  frère  Vincent,  le 
«  sauvage...  le  fils  adoptif,  Roger  de  Launoy.  )> 
Je  n'aime  pas  tout  ce  petit  monde-là  !•..  ce  sera 


CHAPITRE    VI.  129 

gênant...  et  puis  ça  fera  bien  des  bouches  inu- 
tiles!... 

—  Tu  plaisantes!  interrompit  Biaise,  est-ce 
que  nous  garderons  tout  cela? 

L'imagination  de  l'Endormeur  avait  travaillé; 
il  se  croyait  sincèrement  et  du  fond  de  Tâme 
l'un  des  maîtres  de  Penhoël. 

—  Le  fait  est,  dit  Robert,  que  ça  deviendrait 
ruineux!...  Sans  ces  quatre  jeunes  gens,  le  ma- 
noir semblait  fait  tout  exprès  pour  nous...  Mais, 
pendant  que  j'y  pense ,  il  me  manque  un  nom 
ici...  Le  père  Géraud  me  reparlera  peut-être  de 
ce  brave  camarade  qui  lui  a  sauve  la  vie  dans  la 
rade  de  Brest. 

—  Et  à  qui  j'ai  servi  de  garçon  de  noce,  dit 
Biaise. 

—  Précisément!...  Je  ne  me  souviens  pas  du 
tout... 

L'Endormeur  se  gratta  le  front  et  fit  semblant 
de  chercher. 

—  Est-ce  que  c'est  bien  important?  demanda- 
t-il. 

—  Très-important  ! 

—  Eh  bien,  mon  bonhomme,  s'écria  Biaise  en 
se  frottant  les  mains  ,  ça  me  fait  plaisir  !  En  ce 
cas-là,  je  vais  sauver  la  patrie...  car  je  m'en 
souviens ,  moi  !  Notre  nouveau  marié  s'appelle 
Gauthier  ! 


130  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Robert  écrivit  ce  nom  sur  son  calepin ,  qu'il 
remit  ensuite  dans  sa  poche. 

La  nuit  tombait  rapidement,  et  à  mesure  que 
Tobscurité  venait ,  les  grands  nuages  noirs  où 
s'était  couché  le  soleil  montaient  lentement  à 
rhorizon. 

Ils  couvraient  déjà  le  tiers  du  ciel  du  côté  de 
Toccident,  tandis  qu'à  l'orient  et  au  nord  les 
étoiles  commençaient  à  briller. 

Les  rafales  devenaient  de  plus  en  plus  rares, 
et  bien  qu'on  fût  à  la  fin  de  l'automne ,  l'atmo- 
sphère lourde  semblait  chargée  d'électricité. 

La  route,  qui  avait  suivi  jusqu'alors  les  som- 
mets d'une  petite  chaîne  de  collines,  s'enfonçait 
au  loin  dans  une  vallée  sombre  et  boisée. 

Nos  deux  voyageurs  descendirent  la  côte  au 
trot  de  leurs  chevaux.  Ils  gardaient  maintenant 
tous  les  deux  le  silence  et  se  perdaient  à  plaisir 
dans  des  rêves  charmants. 

Après  bien  des  traverses,  la  fortune  leur  sou- 
riait enfin.  Adieu  les  jours  de  misère  !  plus 
jamais  d'inquiétude  pour  le  pain  du  lendemain  ! 
Us  allaient  devenir  des  gens  paisibles  et  honorés, 
des  propriétaires  ! 

Chacun  d'eux,  suivant  sa  nature,  bâtissait  ses 
châteaux.  Biaise  hésitait  franchement  entre  la 
bonne  vie  de  la  campagne  et  les  plaisirs  de  la 
ville.  Robert  songeait  à  utiliser  son  influence; 


CHAPITRE    VI.  131 

il  faisait  manœuvrer  ses  capitaux.  D'après  le 
succès  de  ses  spéculations  habilement  combi- 
nées, la  popularité  ne  pouvait  lui  faire  défaut, 
et  pour  qu'on  lui  refusât  la  députation ,  il  eût 
fallu  supposer  une  ingratitude  qui  n'est  certes 
point  dans  les  mœurs  bretonnes... 

Une  fois  député ,  avec  de  l'adresse  et  de  la 
prudence ,  on  a  devant  soi  une  vaste  carrière. 
Robert  n'était  point  gêné  par  ces  convictions 
politiques  qui  sont  un  embarras  et  un  obstacle. 
C'était  un  homme  sans  préjugés.  En  conscience, 
l'avenir  lui  appartenait,  et  il  ne  savait  point  as- 
signer lui-inéme  la  limite  où  s'arrêterait  son 
essor... 

Ils  songeaient  ainsi.  Leur  route  se  poursuivait 
sans  ennui  et  sans  fatigue.  Ils  ne  s'apercevaient 
même  pas  que  tout,  autour  d'eux,  avait  changé 
d'aspect. 

Le  chemin  étroit  et  fangeux  courait  mainte- 
nant tout  au  fond  de  la  vallée;  la  nuit  était 
noire  ;  les  grands  nuages  s'étaient  élargis  comme 
un  voile  sombre  sur  toute  l'étendue  du  ciel. 
Des  deux  côtés  de  la  route  encaissée  deux  taillis 
épais  arrêtaient  le  regard. 

—  Ce  qui  est  affligeant,  dit  Biaise  répondant 
à  ses  propres  pensées  et  avec  un  gros  soupir,  ce 
sont  ces  coquins  d'impôts  !... 

•—  J'y  songeais,  répliqua  Robert  ;  cinq  mille 


132  LES    BELLES-DE-NUIT. 

francs  pour  nos  pauvres  quarante  mille  livres 
de  rente  ! 

—  C'est  absurde  ! 

—  Les  gouvernements  ne  comprendront 
jamais  que  leurs  appuis  naturels  sont  les 
propriétaires  du  sol  ! 

—  Cela  nous  écrase  ! . . . 

—  Cela  nous  ruine  !...  Avec  les  réparations  et 
les  non-valeurs,  c'est  à  peine  si  nous  toucherons 
une  trentaine  de  mille  francs  tous  les  ans!... 

Robert  prononçait  ces  paroles  avec  une  con- 
viction triste  et  profonde. 

Avant  que  Biaise  lui  eût  donné  la  réplique, 
une  voix  éclatante  et  gaillardement  timbrée 
s'éleva  dans  la  nuit. 

—  Halte-là!...  dit-elle. 

Puis  elle  ajouta  d'un  accent  impérieux  ,  en 
s'adressant  à  des  personnages  invisibles  : 

—  Vous  autres,  attention,  s'il  vous  plaît!... 
A  ce  commandement,  il  se  fit  un  bruit  soudain 

dans  le  taillis,  parmi  les  feuilles  sèches. 

Robert  et  Biaise,  brusquement  éveillés  de  leur 
songe,  regardèrent  autour  d'eux  avec  effroi. 

A  travers  les  ténèbres  épaisses  ils  aperçurent 
un  homme  debout  au  milieu  de  la  route.  A 
droite  et  à  gauche,  d'autres  hommes  station- 
naient immobiles.  Et  le  bruit  de  feuilles  sèches 
continuait  dans  le  taillis. 


CHAPITRE    VI.  133 

Robert  et  Biaise  n'essayèrent  même  pas  de  se 
le  dissimuler,  la  menace  du  père  Géraud  s'ac- 
complissait. Ils  étaient  cernés  de  tous  côtés  par 
les  terribles  uhians. 


«.  a 


VII 


LB8I    RKSSOVnCKS    DK    BIDAIVDIBR. 


Le  réveil  de  nos  deux  voyageurs  fut  d'au- 
tant plus  rude  que  leur  rêve  avait  été  plus  sédui- 
sant. Ce  coup  tombait  sur  eux  à  Timproviste. 
Néanmoins,  ils  n'en  furent  point  trop  abattus. 

Malgré  le  nombre  imposant  des  bandits, 
Biaise  eut  même  une  velléité  de  résistance. 

—  Si  nous  essayions  les  pistolets  du  père  Gé- 
raud?  murmura-t-il. 

Le  chef  des  brigands  l'entendit,  car  il  s'écria 
précipitamment  : 

—  Martin!...  Michel!..,  Pierre!...  Jean!  et 


136  LES    BELLES-DE-NUIT. 

tous  les  autres!...  ne  bougez  pas...  Mais  si  ce 
monsieur-là  fait  mine  d'armer  son  pistolet,  fu- 
sillez-le-moi comme  un  lièvre  ! 

Personne  ne  répondit.  Seulement  le  bruit  de 
feuilles  sèches  augmenta  dans  le  taillis. 

—  C'est  bien,  mes  fils,  reprit  le  chef;  pas  un 
mot!...  c'est  la  consigne  !...  Quand  on  parle, 
les  voix  se  reconnaissent ,  et  il  en  revient  tou- 
jours quelque  chose  à  la  cour  d'assises. 

Tandis  que  le  chef  bavard  des  bandits  taci- 
turnes faisait  à  ses  subordonnes  cette  leçon  de 
morale,  Robert  avançait  la  tète  par- dessus  le  cou 
de  sa  monture  et  tâchait  d'apercevoir  ses  traits  ; 
mais  la  nuit  était  trop  profonde. 

Le  uhlan  reprit  en  s'adressant  aux  deux 
voyageurs  : 

—  Ah  !  ah!  mes  pauvres  messieurs!...  vous 
n'avez  que  quarante  mille  francs  de  rente ,  et  le 
gouvernement  n'a  pas  honte  de  vous  demander 
des  impôts!...  Savez- vous  bien  que  c'est  épou- 
vantable? 

Il  s'interrompit  pour  crier  à  sa  troupe  tou- 
jours immobile  : 

—  Vous  autres,  ne  bougez  pas  ! . . . 

Robert  tendait  l'oreille  et  regardait  de  tous 
ses  yeux. 

Il  eut  payé  dix  louis  un  rayon  de  lune ,  sur 
son  aisance  future. 


CHAPITRE    Vn.  137 

—  Allons,  mes  bons  amis,  poursuivit  le  ban- 
dit ,  je  ne  serai  pas  si  méchant  que  le  gouverne- 
ment, moi...  Je  ne  vous  demande  rien,  sinon  ce 
que  vous  avez  dans  vos  poches. 

Il  arma  le  fusil  qu'il  tenait  à  la  main,  et 
ajouta  : 

—  Vous  autres,  mes  enfants,  ne  bougez  pas, 
mais  tenez-vous  prêts  à  faire  feu. 

Ses  soldats,  modèles  de  discipline  militaire, 
ne  firent  pas  un  mouvement. 

Robert  et  Biaise  ne  répondaient  point. 

—  Eh  bien  !  s'écria  le  uhlan  d'une  voix  ter- 
rifiante ,  pour  avoir  votre  bourse ,  faudra-t-il 
prendre  votre  vie? 

Un  bruyant  et  franc  éclat  de  rire  accueillit 
cette  sanglante  menace.  Biaise  ne  comprenait 
point.  Quant  aux  brigands  subalternes  ,  ils 
gardaient  imperturbablement  leur  immobilité 
grave. 

—  Ah!  Bibandier!  mon  pauvre  Bibandier!... 
s'écria  enfin  Robert,  comme  tu  es  volé  ! 

—  Bibandier!...  répéta  Biaise  stupéfait.  Pas 
possible! 

Le  général  en  chef  des  brigands  avait  tres- 
sailli à  ce  nom. 

—  lime  semble  quejeconnais  cette  voix-là..., 
grommela-t-il.  Ah!  satané  pays  !...  on  y  trouve 
jusqu'à  des  amis!... 

12.    ' 


138  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Plus  il  parlait,  plus  Robert  riait  de  tout 
cœur. 

Le  brigand  posa  son  fusil  par  terre  et  tira  un 
briquet  de  sa  poche. 

—  Ah  ça  !  mon  brave  ,  reprit  Robert ,  dis  un 
peu  à  les  hommes  que  nous  sommes  des  cama- 
rades... 

—  Vous  autres ,  ne  bougez  pas  !  commanda 
Bibandier  qui  alluma  une  petite  lanterne  de 
poche. 

Il  en  éclaira  successivement  le  visage  des 
deux  voyageurs. 

—  L'Endormeur  !  s'écria- t-il ,  et  ce  diable 
d'Américain  !...  Ah  ça  !  vous  croyez  peut-être 
que  je  suis  content  de  vous  voir?... 

^  —  Une  poignée  de  main ,  mon  bonhomme, 
dit  Robert. 

—  Quand  je  pense  que  je  les  suivais  depuis 
dix  minutes,  grommela  Bibandier,  et  que  je  les 
entendais  parler  de  leurs  rentes!... 

—  Et  de  ces  coquines  d'impositions  ,  dit 
Biaise  que  la  gaieté  de  Robert  gagnait  enfin. 

—  Ah  ça  !  s'écria  Bibandier,  vous  jouez  donc 
la  comédie  pour  vous  tout  seuls  ? 

—  Il  y  a  une  chose  certaine,  mon  brave,  ré- 
pliqua Robert,  c'est  que  nous  ne  parlions  pas  à 
ton  intention...  Nous  te  croyions  à  Brest, 

—  J'en  viens. 


CHAPITRE   VII.  139 

— •  Éclaire-toi  donc  un  peu  que  nous  te  regar- 
dions... 

Bibandier  retourna  complaisamment  l'œil 
rond  de  sa  petite  lanterne  ,  et  nos  deux  voya- 
geurs virent  son  visage,  qui  exprimait  en  ce 
moment  le  désappointement  le  plus  douloureux. 

C'était  un  homme  de  trente-cinq  à  quarante 
ans,  maigre  et  long  comme  une  gaule.  D'énormes 
favoris,  taillés  à  la  Cartouche,  essayaient  en  vain 
de  lui  donner  une  physionomie  féroce.  Il  avait 
eu  beau  mêler  sa  barbe  et  ses  cheveux  d'une 
façon  sauvage,  c'était  évidemment  un  brigand 
assez  débonnaire. 

—  Mon  pauvre  Bibandier,  dit  Robert,  comme 
te  voilà  triste!...  11  me  semble  pourtant  que 
quand  on  a  la  clef  des  champs  et  une  troupe 
superbe... 

Bibandier  poussa  un  gros  soupir. 

—  Je  mange  du  pain  noir  et  je  ^ois  de  l'eau, 
répliqua-t-il  d'un  accent  plaintif;  depuis  un 
mois  que  je  suis  dans  ces  affreuses  landes,  je  n'ai 
pas  une  seule  pièce  d'argent  blanc...  je  regrette 
le  bagne! 

—  Que  dis-tu  là  ? 

—  Ah!  Paris!...  Paris!...  s'écria  Bibandier 
avec  attendrissement  ;  une  heure  de  faction  dans 
n'importe  quelle  rue,  après  minuit  sonné,  vous 
donne  de  quoi  passer  joyeusement  la  quin- 


140  LES    BELLES-DE-NUIT. 

zaine...  c'est  pour  retourner  à  Paris  que  je  tra- 
vaille... et  si  vous  saviez  comme  je  me  donne  du 
mal!...  Ce  soir,  en  vous  voyant  arriver,  je  flai- 
rais une  aubaine...  je  me  disais  :  Au  moins,  ce 
ne  sont  pas  de  ces  rustres  du  bourg  de  Bains,  du 
bourg  de  Glénac  ou  du  bourg  de  Saint-Vincent, 
portant  de  lourds  b«^tons  pour  défendre  la  demi- 
douzaine  de  gros  sous  qu'ils  ont  dans  leurs 
poches...  Quand  je  vous  ai  entendus  parler  de 
vos  renies ,  mon  cœur  a  battu...  j'ai  revu 
Paris...  mon  garni  de  la  Chapelle!...  J'ai  senti 
l'odeur  de  la  cuisine  bourgeoise  où  nous  dînions 
ensemble  quand  les  eaux  étaient  basses...  Mais 
non!  la  déveine  est  la  déveine L..  et  je  com- 
mence à  croire  que  je  mourrai  de  faim  dans 
mon  trou  !... 

—  Y  a-t-il  encore  de  l'eau-de-vie  dans  la 
gourde  ?  demanda  Robert. 

—  Le  père  Géraud  l'a  remplie,  répondit  Biaise. 

—  Alors  descends...  il  est  de  bonne  heure... 
et  on  peut  bien  fumer  une  pipe  avec  un  ancien. 

Nos  deux  voyageurs  mirent  pied  à  terre,  et  at- 
tachèrent leurs  montures  aux  branches  du  taillis. 

Les  feuilles  sèches  cependant  ne  remuaient 
plus.  L'armée  de  Bibandier  gardait  son  immo- 
bilité modèle  et  semblait  attendre  un  ordre  du 
chef  pour  rompre  les  rangs. 

Un  grand  chien  maigre  comme  son  maître 


CHAPITRE   VII.  141 

était  sorti  du  bois  et  tournait  autour  des  che- 
vaux, la  queue  basse  et  d'un  air  affame. 

—  Ah  ça  !  mon  brave,  dit  Robert  en  présen- 
tant la  gourde  à  Bibandier,  je  ne  te  comprends 
pas!...  Il  n'y  a  pas  un  pays  au  monde  où  une 
douzaine  de  bons  garçons  ne  puissent  se  tirer 
d'affaire...  Que  diable  fais-tu  donc  de  tous  ces 
grands  gaillards  ? 

Le  pauvre  bandit  but  une  énorme  lampée 
d'eau-de-vie.  Cela  parut  lui  rendre  un  peu  de 
cœur,  et  il  reprit  en  essayant  de  sourire  : 

—  Cela  fait  donc  de  l'effet  tout  de  même? 
Robert  et  Biaise  regardèrent  les  silencieux 

brigands. 

—  Un  effet  superbe  !  répondit  Biaise. 

—  Avec  ça,  ajouta  Robert,  on  aurait  de  quoi 
arrêter  une  caravane!... 

Le  sourire  de  Bibandier  se  changea  en  un  bon 
gros  rire. 

—  Oh  !  oh  !  oh  !  fît-il  ;  je  ne  suis  pourtant  pas 
en  train  de  folâtrer!...  Ne  bougez  pas,  vous 
autres!...  Ah!  dame!  c'est  bien  obéissant!...  Et 
puis  ça  ne  coûte  pas  cher  de  nourriture  ! 

Il  remit  la  gourde  dans  sa  bouche,  puis  il 
ajouta  en  secouant  la  tête  : 

—  Martin,  Michel,  Jean,  Bonaventure  et  les 
autres  sont  des  manches  a  balai  dévoués  que 
j'habille  comme  je  peux... 


142  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Bah  !  firent  en  même  temps  Biaise  et  Ro- 
bert. Nous  les  avons  entendus  remuer  dans  le 
taillis. 

—  Ici,  Mëdor!...  cria  Bibandier. 

Le  chien  maigre  s'approcha  en  rampant. 

—  C'est  Mëdor  qui  est  chargé  de  ce  rôle,  re- 
prit le  malheureux  brigand;  il  fouille  les  feuilles 
sèches  avec  ses  pattes...  et  il  est  dressé  à  se  dé- 
mener comme  un  diable  quand  je  crie  :  Atten- 
tion !  vous  autres!... 

Robert  prit  la  lanterne  et  alla  reconnaître  les 
bandits  subalternes,  qui  étaient  en  effet  des  pi- 
quets de  bois  plantés  le  long  de  la  route  et  affu- 
blés de  guenilles. 

—  Et  ne  pas  gagner  sa  vie  avec  une  imagina- 
tion comme  cela  !  murmura  Biaise  ;  il  y  a  des 
gens  qui  n'ont  pas  de  chance  !... 

—  Eh  bien  !  dit  Robert ,  j'aurais  cru  que  le 
pays  était  bon  pour  ce  genre  de  commerce...  on 
m'a  tant  parlé  des  uhlans!... 

—  C'est  moi  qui  suis  les  uhlans ,  répondit 
Bibandier;  moi  et  Médor...  c'est-à-dire,  il  y  en  a 
bien  d'autres,  là-bas,  au  delà  des  marais  de 
Glénac...  mais  ce  sont  des  poules  mouillées  qui 
ne  savent  rien  de  rien  !...  J'ai  voulu  m'cnrôler 
parmi  eux...  pas  moyen!...  Et  maintenant  ils  me 
cherchent  partout  pour  m'étrangler,  sous  pré- 
texte que  je  leur   fais  une   mauvaise  réputa- 


CHAPITRE    VII.  145 

tion.  Je  ne  tue  personne,  pourtant,  car  mon 
fusil  lui-même  n'est  qu'une  trique  de  châtai- 
gnier. 

—  Bourre  ta  pipe ,  mon  pauvre  Bibandier, 
dit  Robert,  et  asseyons-nous  un  petit  instant. 

—  Attendez ,  répliqua  le  chef  des  uhlans  ; 
l'herbe  est  mouillée,  et  je  vais  vous  prêter  mes 
hommes  pour  vous  asseoir. 

Il  arrangea  en  effet  les  haillons  de  ses  pré- 
tendus soldats  sur  le  talus,  déposa  son  prétendu 
fusil  contre  un  arbre,  et  prit  place  à  côté  de  nos 
deux  voyageurs. 

D'après  les  choses  qui  se  dirent  dans  cette 
réunion ,  il  eût  été  facile  de  comprendre  que 
Biaise  et  même  le  jeune  M.  Robert  de  Blois 
avaient  mené  récemment  a  Paris  une  vie  peu 
exemplaire. 

On  se  rappela  en  commun  d'assez  bons  tours. 
Nos  deux  voyageurs  et  Bibandier  faisaient  un 
trio  d'excellents  compagnons. 

La  gourde  se  vidait  rondement. 

Bibandier  ne  tarissait  pas  sur  les  traverses 
qu'il  avait  éprouvées  depuis  son  évasion  du 
bagne  de  Brest. 

—  Vous  voyez  bien  pourtant  que  je  fais  de 
mon  mieux,  disait-il  avec  mélancolie  ;  je  ne  de- 
mande qu'à  travailler  honnêtement...  mais  je 
crois  queje  serai  forcé  un  beau  jour,  pour  éviter 


144  LES    BELLES-DE-NUIT. 

la  famine,  de  manger  mon  pauvre  ami  Médor, 

—  Triste  rôti!...  fit  observer  Biaise. 
Médor  hurla  plaintivement. 

—  Avec  mes  hommes  et  mon  industrie,  reprit 
l'iniortunë  bandit,  je  ne  gagne  pas  cinq  sous  par 
jour...  Médor  m'apporte  parfois  une  poule  étique 
que  je  mets  au  pot. . .  Ce  sont  les  jours  de  fête  ! . . . 
Nous  mangeons  cela  en  famille...  Le  reste  du 
temps  il  faut  jeûner... 

—  Où  demeures-tu?  demanda  Robert. 

—  Pour  ça,  je  ne  suis  pas  trop  mal  logé...  Il 
y  aura  bien  où  nous  mettre  tous  trois  si  vous 
voulez  vous  associer  à  mon  commerce...  J'ai  un 
vieux  moulin  à  vent  pour  moi  tout  seul...  et  Ton 
y  est  très-bien,  excepté  les  jours  de  pluie. 

—  La  toiture  est  trouée? 

—  Non  pas...  il  n'y  a  plus  de  toiture...  Mais 
parlez-moi  donc  un  peu  devons,  mes  anciens  ! ... 
Que  venez-vous  tramer  par  ici? 

Robert  se  leva  au  lieu  de  répondre,  et  secoua 
les  cendres  de  sa  pipe. 

—  Il  me  semble  que  je  sens  des  gouttes  de 
pluie,  dit-il. 

—  Ce  ne  sera  rien,  mon  fils...  Tu  ne  veux 
donc  pas  me  dire...  ? 

—  J'espère  bien  que  nous  nous  reverrons  !... 
Mais  du  diable  si  ce  n'est  pas  un  orage!...  Al- 
lons, Biaise!...  en  route!... 


CHAPITRE   VII.  145 

—  En  route  pour  quel  pays  ?  demanda  encore 
IMbandier;  voulez-vous  m'emmener? 

Robert  se  mit  lestement  en  selle. 

—  Nous  voulons  faire  mieux,  répliqua-t-il; 
quant  h  moi,  je  ne  peux  pas  digérer  Tidée  de  te 
laisser  dans  la  misère...  Il  nous  reste  sept  francs 
cinquante... 

—  Et  tu  vas  partager?  s'écria  Bibandier  at- 
tendri. 

—  Je  te  laisse  tout  ! 

Bibandier  n'eut  que  la  force  de  tendre  la 
main,  tant  il  restait  abasourdi  devant  cet  excès 
de  magnanimité. 

—  Mais...,  voulut  dire  Biaise. 

—  Tais-toi  î  répliqua  Robert;  il  entrait  dans 
mon  plan  d'être  dévalisé... 

—  Voilà  un  ami  !  s'écriait  cependant  le  fana- 
tique ublan  avec  componction  ;  y  avait-il  long- 
temps que  je  n'avais  palpé  de  ces  pièces  blan- 
ches!... Américain!  tu  es  un  vrai!...  Donne-moi 
ton  adresse  et  j'irai  te  voir  au  bout  du  monde  !... 

Robert  allongea  un  coup  de  houssine  au  che- 
val de  Biaise,  et  ils  partirent  tous  les  deux  au 
grand  trot. 

Bibandier  fit  un  paquet  de  ses  camarades  et 
les  emporta  sous  son  bras.  Grâce  aux  largesses 
de  Robert,  il  avait  de  quoi  nourrir  toute  sa 
troupe  pendant  une  semaine. 

LES  BELLES-DE-NUIT.   1.  i3 


146  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Voilà  pourtant  ce  qu'on  peut  devenir,  di- 
sait le  jeune  M.  de  Blois  à  son  domestique , 
quand  on  n'a  pas  de  tenue!...  Ce  garçon-là 
aurait  pu  faire  quelque  chose,  mais  quelles  ma- 
nières !...  Si  nous  gagnons  la  partie,  je  lui  don- 
nerai de  quoi  retourner  à  Paris...  à  moins  qu'il 
n'y  ait  à  faire  quelque  besogne  désagréable, 
auquel  cas  je  lui  promets  la  préférence. 

Biaise  était  occupé  à  relever  le  collet  de  sa 
blouse  pour  se  défendre  contre  le  vent  qui  lui 
envoyait  de  larges  gouttes  de  pluie  au  visage. 

—  Ça  s'annonce  drôlement  bien  !  grommela- 
t-il  ;  nous  allons  en  voir  de  rudes  !... 

La  tempête  avait,  en  effet,  éclaté  avec  une 
violence  soudaine.  A  peine  étaient-ils  à  trois  ou 
quatre  cents  pas  de  l'endroit  où  ils  avaient  fait 
halte,  que  déjà  leurs  habits  ruisselaient  de  pluie. 
Le  vent  grondait  furieusement  dans  les  taillis. 
De  temps  en  temps  un  éclair  s'allumait  dans 
l'obscurité  profonde,  et  leur  montrait  la  route 
fangeuse  qui  s'allongeait  à  perte  de  vue. 

Biaise  grelottait  et  se  plaignait.  Robert,  au  con- 
traire, gardaitson  imperturbable  bonne  humeur. 

—  Bravo!  disait-il;  j'aurais  commandé  cet 
orage  qu'il  ne  serait  pas  tombé  plus  à  propos... 
Au  moins  arriverons-nous  à  Penhoël  dans  un 
état  convenable... 

Une  demi-heure  se  passa.  La  tempête  sem- 


CHAPITRE    VII.  147 

blait  redoubler  de  rage.  Tout  h  coup  les  deux 
chevaux  s'arrêtèrent  en  même  temps. 

RQbert  voulut  pousser  le  sien,  mais  l'animal 
ne  bougea  pas. 

—  Il  y  a  de  Teau  là,  devant  nous,  dit  TEndor- 
meur. 

Un  éclair  se  chargea  de  confirmer  son  asser- 
tion. Durant  le  quart  d'une  seconde  ils  virent 
le  cours  tranquille  de  l'Oust ,  la  double  colline 
et  la  silhouette  du  manoir  de  Penhoël. 

—  Nous  sommes  au  bout  de  nos  peines!  dit 
Robert,  Ah  ça  !  voici  un  ruisseau  qu'on  saute- 
rait à  pieds  joints...  Cette  fameuse  inondation 
dont  on  nous  parlait  tant  ressemble  un  peu 
aux  terribles  uhlans,  résumés  dans  la  per- 
sonne de  notre  ami  Bibandier. 

—  C'est  le  pays  des  bâtons  flottants,  repartit 
Biaise  ranimé  à  l'espoir  prochain  d'un  bon  gîte; 
si  nous  appelions  le  passeur?... 

—  Au  bac!...  au  bac!.,,  cria  Robert. 
Personne  ne  répondit  sur  l'autre  rive. 

Ils  répétèrent  leur  cri,  et  durant  deux  ou 
trois  minutes,  ils  s'enrouèrent  à  l'unisson. 

—  En  définitive,  dit  Robert  que  rien  ne  pou- 
vait entamer,  il  ne  serait  peut-être  pas  mauvais 
de  passer  ce  ruisseau  à  la  nage...  Les  uhlans, 
la  tempête,  et,  pour  finir,  un  bain...  avec  cela 
on  peut  se  présenter  tout  nus  ! 


148  LES    BELLES-DE-iNUIT. 

Biaise  criait  : 

—  x\u  bac  !...  holà  le  passeur!...  au  bac  ! 
Ils  avaient  mis  pied  à  terre  tous  les  deux. 
Depuis   quelques    minutes,    ils  entendaient 

derrière  les  collines  le  son  rauque  d'une  trompe 
et  des  clameurs  lointaines  dont  ils  ne  saisissaient 
point  le  sens. 

Biaise  était  vaguement  effrayé. 

—  Ecoute!...  murmura-t-il  ;  la  trompe  se 
rapproche... 

—  C'est  un  homme  à  cheval,  répliqua  Robert. 

—  Que  diable  signifie  tout  cela?... 

En  ce  moment  le  messager  passa  au  grand 
galop  sur  l'autre  rive  en  jetant  son  cri  : 

—  L'eau  !...  l'eau  !...  l'eau  !... 
Biaise  eut  un  frisson. 

—  Rebroussons  chemin,  prononça-t-il  d'une 
voix  déjà  effrayée. 

Robert  haussa  les  épaules. 

—  Quand  le  ruisseau  croîtrait  d'un  pied,  dit- 
il,  nous  en  aurions  jusqu'au  genou...  La  belle 
affaire  ! . . . 

Un  fracas  sourd  se  faisait  derrière  les  col- 
lines. 

Bientôt  une  masse  blanche  et  phosphorescente 
se  précipita  dans  la  gorge  avec  un  mugisse- 
ment. 

Les  deux  chevaux  se  dressèrent  sur  leurs  jar- 


CHAPITRE   VII.  149 

rets  et  reniflèrent  bruyamment  ;  puis  ils  firent 
en  même  temps  un  bond  en  arrière  et  s'enfui- 
rent au  grand  galop. 

—  Nous  sommes  perdus!...  balbutia  Biaise 
qui  essaya  de  s'enfuir  à  son  tour. 

Mais  il  sentit  un  froid  subit  à  ses  pieds,  puis 
tout  le  long  de  son  corps  :  il  perdait  plante. 

Il  y  avait  six  pieds  d'eau  à  l'endroit  où  Ro- 
bert et  lui  étaient  debout  naguère,  et  l'inonda- 
tion furieuse  les  entraînait  avec  une  violence 
inouïe. 

Ils  ne  voyaient  rien  dans  les  ténèbres  profon- 
des, sinon  cette  phosphorescence  faible  qui  est 
à  la  surface  de  l'eau  bouillonnante. 

Ils  criaient  au  secours  de  toutes  leurs  forces, 
mais  il  leur  semblait  que  ces  cris  impuissants 
devaient  se  perdre  parmi  les  mille  bruits  qui 
les  entouraient. 

Ils  luttaient,  mais  sans  espoir.  C'était  l'heure 
de  la  mort. 


15. 


VIÏI 


i.ti  DÉms. 


Le  bac  où  René  de  Penhoël  venait  de  monter, 
en  compagnie  de  Benoit  Haligan  le  sorcier 
était  un  lourd  et  grossier  chaland  qui  avait  fait 
un  long  service,  et  dont  les  ais  mal  joints  don- 
naient passage  à  Teau. 

Le  courant  Tentraînait  rapidement  dans  la 
direction  des  marais  de  Glénac.  La  perche  de 
René,  trop  courte,  touchait  à  peine  le  fond  du 
lit  de  rOust.  Le  chaland  tournait  sur  lui-même 
et  allait  à  la  grâce  de  Dieu. 


152  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Benoît  Haligan  se  tenait  debout  et  immobile 
au  centre  du  bateau,  comme  s'il  lui  eut  suffi, 
pour  l'acquit  de  sa  conscience,  de  partager  le 
danger  de  son  maître. 

Depuis  que  René  de  Penhoël  se  trouvait  au 
milieu  de  l'inondation,  le  travail  désespéré  au- 
quel il  se  livrait  et  les  mille  bruits  qui  l'entou- 
raient l'empêchaient  de  reconnaître  la  direc- 
tion des  cris  de  détresse. 

Il  les  entendait  bien  encore,  mais  faiblement, 
et  ces'  cris,  loin  de  se  rapprocher,  semblaient 
s'éloigner  sans  cesse. 

Le  maître  de  Penhoël  faisait  des  efforts  in- 
croyables pour  arrêter  ou  changer  la  marche 
du  bateau,  mais  il  était  toujours  dans  le  ht  de 
l'Oust,  et  le  fond  lui  manquait. 

Le  premier  éclair  qui  ouvrit  les  nuages  lui 
montra  Penhoël  et  la  double  colline  déjà  dans 
le  lointain.  Autour  de  lui  l'inondation  étendait 
une  vaste  nappe  d'eau. 

Il  cessa  de  percher  et  prêta  l'oreille.  Les  cris 
de  détresse  ne  parvenaient  plus  jusqu'à  lui. 

Alors  il  jeta  la  perche  au  fond  du  chaland  et 
s'assit,  découragé,  sur  le  bord.  La  sueur  inondait 
son  front,  ses  pensées  se  mêlaient  confuses ,  et 
il  n'avait  plus  de  force. 

—  Notre  monsieur,  dit  auprès  de  lui  la  voix 
tranquille  du  passeur  de  Port-Corbeau,  nous 


CHAPITRE  VIII.  153 

allons  comme  ça  tout  droit  au  tournant  de  la 
Femme  Blanche. 

Penhoël  releva  la  tête  et  sentit  comme  un 
superstitieux  mouvement  de  frayeur  en  voyant 
auprès  de  lui  la  haute  et  sombre  stature  de 
Benoît  Haligan.  Il  ne  croyait  point  aux  sorciers, 
mais  on  n'est  pas  pour  rien  fils  des  campagnes 
bretonnes.  Une  heure  vient  où  l'homme  fait  se 
rappelle  les  terribles  histoires  qui  bercèrent  son 
enfance.  La  fibre  du  merveilleux,  cette  mysté- 
rieuse corde  tendue  au  fond  du  cœur  de  tout 
Breton  et  qui  ne  s'agite  qu'à  la  pensée  des 
choses  de  l'autre  monde,  peut  rester  muette 
bien  longtemps  et  vibrer  tout  à  coup  dans  la 
conscience  étonnée. 

Le  passeur  prenait  aux  yeux  de  Penhoël,  en 
ce  moment,  une  taille  surhumaine.  Penhoël 
avait  un  voile  sur  la  vue,  au  travers  duquel  il 
pensait  apercevoir  l'énorme  fantôme  de  la 
Femme  Blanche,  planant  au-dessus  du  gouffre 
avide. 

—  Les  pauvres  malheureux  y  sont  arrivés 
peut-être  avant  nous  !  murmura-t-il  en  frisson- 
nant. 

— •  Non,  répondit  le  passeur. 

Sa  voix ,  que  la  vieillesse  brisait  d'ordinaire, 
semblait  ferme  et  grave  en  ce  moment  solennel. 

Un  sentiment  dont  Penhoël  n'aurait  point  s 


154  LES    BELLES-DE-NUIT. 

se  rendre  compte  Tempcchait  d*impIorer  l'aide 
de  son  lugubre  compagnon. 

—  Savez-vous  donc  où  ils  sont  ?  demanda- 
t-il  enfin  pourtant. 

—  Oui,  répliqua  Benoît. 

—  Eh  bien  !  pourquoi  ne  prenez-vous  pas  la 
perche  ? 

—  Parce  que  vous  ne  me  l'avez  pas  or- 
donné. 

—  Qu'est-il  besoin?... 
Le  passeur  Tinterrompit. 

—  Penhoël,  dit-il  d'un  ton  triste,  je  n'ai  pas 
beaucoup  de  jours  a  vivre  désormais...  mon 
corps  est  à  vous,  mais  je  veux  garder  mon  âme... 
Je  vous  ai  donné  un  bon  conseil ,  c'est  tout  ce 
qu'un  serviteur  peut  faire...  Voulez-vous  encore 
sauver  ces  étrangers  au  risque  de  votre  vie 
sur  cette  terre  et  de  votre  salut  dans  l'autre 
monde  ? 

—  Je  le  veux  !...  prononça  Penhoël  h  voix 
basse. 

—  Eh  bien  !  donnez-moi  vos  ordres  tout 
haut,  afin  que  Dieu  et  le  démon  les  entendent... 
Je  sais  bien  que  je  ne  sauverai  pas  mon  corps... 
ces  gens  me  tueront  :  c'est  la  loi  mystérieuse... 
Mais  la  Vierge  aura  pitié  de  ma  pauvre  âme  ! 

—  Et  moi?...  murmura  involontairement 
Penhoël. 


CHAPITRE   VIII.  155 

—  Vous  ?...  Avant  de  vous  tuer,  ils  vous 
damneront  ! 

Il  y  eut  un  silence  dans  le  bateau  qui  fuyait 
toujours  emporté  par  l'eau  bouillonnante. 
René  de  Penhoël  eut  honte  de  lui-même. 

—  Folie  que  tout  cela  !  s'écria-t-il  ;  prends  la 
perche  et  travaille. 

—  Vous  m'ordonnez  de  les  sauver?  dit  le 
vieux  Benoît  d'une  voix  lente  et  emphatique. 

—  Je  te  l'ordonne  î 

—  Une  fois... 

—  Oui  ! 

—  Deux  fois... 

—  Oui! 

—  Trois  fois... 

Penhoël  frappa  de  son  pied  les  planches  ver- 
moulues du  chaland. 

—  Cent  fois  !  s'écria-t-il  ;  c'est  en  laissant 
mourir  des  chrétiens  sans  secours  qu'on  livre 
son  âme  à  Satan  ;  marche  ! 

Le  passeur  prit  dans  un  coin  du  bac  la  pelle 
à  épuiser  l'eau  et  s'en  servit  comme  d'une  rame 
pour  quitter  enfin  le  lit  de  la  rivière  où  sa 
perche  n'aurait  point  trouvé  fond.  La  lourde 
barque  céda  lentement  à  l'effort,  tourna  une 
dernière  fois  sur  elle-même  et  entra  dans  des 
eaux  plus  tranquilles. 

Haligan  saisit  alors  la  perche  et. trouva  aisé- 


156  LES   BELLES-DE-NUIT. 

ment  le  fond.  Le  chaland  nageait  au-dessus  de 
ces  grandes  prairies  que  nous  avons  vues  na- 
guère couvertes  de  troupeaux. 

—  Prends  garde  de  faire  fausse  route,  dit 
Penhoël  ;  nous  devons  être  bien  loin  !... 

—  Nous  sommes  en  face  du  bourg  de  Glénac, 
répliqua  le  passeur  ;  juste  à  moitié  chemin  du 
Port-Corbeau  et  delà  Femme  Blanche»,.  Si  je 
peux  tomber  sur  un  contre-courant,  nous  ne 
mettrons  pas  plus  de  temps  à  monter  que  nous 
n'en  avons  mis  à  descendre... 

Tout  en  parlant,  il  perchait  avec  zèle.  La  nuit 
était  si  profonde  qu'on  n'apercevait  absolument 
rien  autour  du  bateau,  et  pourtant  nulle  hési- 
tation ne  se  trahissait  dans  la  manœuvre  de 
Benoît  le  sorcier.  Il  allait,  suivant  dans  les  té- 
nèbres une  route  directe  et  invisible.  Nul  autre 
que  lui  n'aurait  pu  reconnaître  les  indices 
vagues  et  mystérieux  qui  lui  servaient  de  bous- 
sole. 

Penhoël,  debout  au  milieu  du  bateau,  trem- 
blait de  froid  et  dévorait  son  impatience. 

—  Depuis  le  temps  que  nous  marchons,  mur- 
mura-t-il,   nous  devrions  entendre  leurs  cris. 

—  Ça  ne  va  pas  tarder,  répliqua  le  passeur; 
je  sais  où  je  vais  comme  s'il  ftusait  grand  soleil. .. 
et  je  sais  où  ils  sont  comme  si  je  les  voyais... 
Écoutez  ! 


CHAPITRE    VIII.  157 

Penlioël  tendit  roreille  avec  avidité  ;  mais  il 
ne  saisit  d'autre  bruit  que  le  sourd  fracas  de 
Forage. 

—  Il  y  a  trois  choses  possibles,  reprit  le  pas- 
seur :  ils  ont  été  entraînés  vers  le  tournant... 
ils  ont  gagné  l'autre  rive  à  la  nage...  ou  bien 
ils  se  sont  accrochés  aux  grands  saules  qui 
bordent  la  prairie  sous  la  route  de  Redon... 
S'ils  sont  dans  les  saules,  nous  allons  les  en- 
tendre tout  à  l'heure...  Écoutez  encore  ! 

Cette  fois ,  un  cri  faible  et  perceptible  à 
peine  arriva  jusqu'aux  oreilles  de  Penhoël. 

—  En  avant!  s'écria-t-il  éveillé  tout  à  coup 
par  cette  voix  de  la  détresse. 

Ses  mains  tàtaient  le  fond  du  chaland  pour 
chercher  une  seconde  perche. 

—  Vous  pouvez  bien  patienter  quelques  mi- 
nutes..., murmura  le  vieillard,  car  vous  aurez 
toute  votre  vie  pour  regretter  notre  besogne  de 
cette  nuit  ! 

—  En  avant!...  en  avant  !... 

Le  passeur  n'en  travaillait  ni  moins  ni  da- 
vantage. Il  allait,  tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche, 
se  couchant  sur  sa  perche  flexible  et  louvoyant 
avec  une  adresse  incroyable  au  milieu  des  mille 
courants  qui  se  croisent  sur  retendue  des  ma- 
rais. 

Le  vent  portait.  On  entendait  maintenant , 
I.  14 


158  LES    BELLES-DE-NUIT. 

distincts  et  fatigués,  les  cris  des  malheureux  en 
souffrance.  Penlioël  se  faisait  un  porte-voix  de 
ses  deux  mains  pour  leur  répondre. 

Deux  ou  trois  minutes  encore,  et  le  chaland 
touchait  les  branches  baignées  des  saules. 

Robert  et  Biaise  étaient  dans  l'eau  jusqu'aux 
aisselles.  Ils  s'accrochaient  des  deux  mains  aux 
troncs  chancelants  des  deux  plus  grands  saules, 
et  sentaient  le  niveau  de  l'inondation  monter 
lentement  le  long  de  leurs  poitrines. 

Depuis  que  la  première  irruption  du  déris  les 
avait  emportés  violemment,  aucune  voix  n'avait 
répondu  à  leurs  cris  de  détresse. 

Nulle  part  le  moindre  rayon  d'espoir  ne  se 
montrait  dans  ces  ténèbres  terribles  qui  les  en- 
vironnaient. 

Ils  ne  voyaient  rien,  sinon  l'écume  tour- 
noyante ;  et  l'écume  montait  ,  montait  aux 
troncs  des  saules,  qui  fléchissaient  sous  le  poids 
de  la  nappe  d'eau  comme  des  roseaux  battus  par 
le  vent. 

Leurs  mains  se  crispaient  autour  de  leurs 
appuis  frêles.  Ils  ne  se  parlaient  point  ;  ils 
criaient. 

Quand  la  voix  de  René  de  Penhoël  arriva 
jusqu'à  eux  pour  la  première  fois,  leur  agonie 
durait  depuis  bien  longtemps.  Leurs  bras  tendus 
faiblissaient,  et  ils  sentaient  venir  avec  déses- 


CHAPITRE   VIII.  159 

poir   le  moment  prochain  où  il  leur  faudrait 
lâcher  prise. 

Ils  se  turent  tous  les  deux  à  la  fois. 

—  As-tu  entendu  ?  demanda  Robert  qui 
n'osait  point  croire  au  témoignage  de  ses 
oreilles. 

—  Oui,  répondit  Biaise,  mais  vont-ils  nous 
trouver?... 

—  Ils  sont  bien  loin  encore,  et  je  n'ai  plus  de 
forces! 

—  Il  me  semble  que  mes  doigts  sont  morts  ! . . . 
Ils  prirent  haleine  et  poussèrent  ensemble  un 

appel  retentissant. 

Cet  appel  eut  comme  un  écho,  faible  encore, 
mais  distinct. 

—  Ils  viennent  !...  dit  Robert  avec  un  élan 
de  joie;  si  Dieu  nous  sauve,  Biaise,  il  faudra 
faire  pénitence  et  vivre  en  chrétiens  ! 

—  Pour  ma  part,  je  le  promets,  dit  Biaise  du 
fond  du  cœur. 

-—  Et  moi  je  le  jure  ! 

La  voix  du  sauveur  invisible  se  rapprochait. 

—  Holà!...  disait-elle,  courage!...  tenez- 
vous  ferme  ! 

—  Au  secours  ! . . .  au  secours  ! . . .  répliquèrent 
à  l'unisson  Robert  et  Biaise. 

Ils  commençaient  à  entendre  le  bruit  de  la 
perche  frappant  contre  les  bords  du  chaland. 


160  LES   BELLES-DE-NUIT. 

—  Oh  !  oui,  reprit  Robert,  je  veux  changer 
de  vie  !...  plus  de  mensonges  !... 

—  Plus  de  mauvais  coups  !  dit  TEndormeur 
repentant  et  pénétré. 

—  Une  vie  honnête  ! 

—  Qu'importe  la  pauvreté,  quand  on  a  une 
bonne  conscience  ? 

L'eau  montait  toujours  et  passait  par-dessus 
leurs  épaules.  Ils  parlaient  bien  sincèrement. 

Quelques  secondes  s'écoulèrent.  Robert  dis- 
tingua le  premier  dans  l'ombre  la  forme  noire 
du  chaland.  Cette  bienheureuse  vision  porta 
une  notable  atteinte  à  son  esprit  de  péni- 
tence. 

—  Attention!  murmura-t-il,  tout  est  peut- 
être  pour  le  mieux...  et  nous  allons  arriver  à 
Penhoël  par  la  bonne  porte... 

—  Est-ce  que  tu  penses  encore  à  ça  ?  dit 
Biaise  qui  gardait  son  accent  contrit. 

—  Regarde!...  reprit  Robert. 
L'Endormeur  aperçut  le  chaland  à  son  tour. 

—  Ah  diable  !...  fit- il,  c'est  difl^rentî... 
Benoît  Haligan  poussa  le  bateau  jusqu'au  saule 

où  se  retenaient  nos  deux  voyageurs  ;  puis  il 
planta  sa  perche  h.  l'arrière  et  se  tint  le  plus  loin 
possible  des  étrangers.  Le  maître  de  Penhoël 
opéra  tout  seul  le  sauvetage. 

Robert  et   Biaise ,   cependant,   ne  voyaient 


CHAPITRE    VIII.  161 

point  leur  sauveur  et  le  prenaient  pour  quelque 
fermier  du  pays. 

Robert,  en  touchant  du  pied  le  bateau,  avait 
repris  son  rôle  avec  un  sang-froid  héroïque. 

—  Que  Dieu  vous  récompense,  mon  brave 
ami  !  dit-il  en  s'asseyant,  épuisé,  sur  Fun  des 
bancs.  Vous  avez  sauvé  la  vie  à  un  homme  qui, 
ce  matin  encore,  aurait  pu  vous  récompenser 
royalement  et  faire  de  vous  le  métayer  le  plus 
riche  de  la  contrée...  Mais,  à  l'heure  qu'il  est, 
me  voilà  plus  pauvre  qu'un  mendiant. 

—  Mon  malheureux  maître  !...  soupira  Biaise 
en  domestique  fidèle  et  dévoué. 

—  Ne  murmurons  point,  reprit  Robert,  le 
ciel  pouvait  nous  prendre  aussi  nos  vies. 

—  Vous  avez  perdu  quelque  chose?...  de- 
manda le  maître  de  Penhoël,  tandis  que  Benoît 
Haligan  perchait  en  silence  dans  la  direction  de 
Port- Corbeau. 

—  J'ai  perdu  de  bien  grosses  sommes,  mon 
brave  ami,  répondit  Robert  tristement  ;  et  pour 
les  remplacer  il  me  faudra  attendre  longtemps, 
car  mon  pays  est  au  delà  de  l'Océan...  Mais  pour 
ce  qui  vous  regarde,  j'espère  que  vous  ne  per- 
drez pas  tout,  et  que  M.  le  vicomte  de  Penhoël 
me  viendra  en  aide  pour  payer  cette  dette  sacrée. 

—  Vous  connaissez  le  vicomte  de  Penhoël  ?... 
demanda  René  avec  étonnement. 

14. 


162  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Benoît  Haligan  se  prit  à  écouter  de  toutes  ses 
oreilles. 

Un  faux  pas  pouvait  perdre  ici  à  tout  jamais  le 
jeune  M.  Robert  de  Blois  et  son  écuyer  fidèle. 
Mais  sa  bonne  étoile  le  servit. 

—  Je  suis  étranger,  répliqua-t-il,  et  je  n'ai 
jamais  vu  le  vicomte  de  Penhoël.  Mais  je  venais 
dans  cette  partie  de  la  Bretagne  pour  une  affaire 
qui  le  regarde,  ainsi  que  sa  famille  ;  j'avais  lieu 
de  penser  qu'il  serait  mon  oblige...  Désormais 
les  rôles  sont  intervertis,  et  je  vais  être  con- 
traint d'implorer  son  hospitalité,  qui  est  ma 
seule  ressource. 

Une  foule  de  questions  se  pressaient  sur  la 
lèvre  de  René,  mais  il  les  contint  pour  répondre 
seulement  : 

—  L'hospitalité  de  Penhoël  ne  manque  à  per- 
sonne, monsieur  ;  nous  allons  vous  conduire  au 
manoir. 

Le  chaland  touchait  Tarrivoir  du  Port-Cor- 
beau. René  de  Penhoël  aida  successivement  les 
deux  voyageurs  à  débarquer. 

—  Prenez  mon  bras,  dit-il  a  Robert;  la  côte 
est  rude  ;  Benoît,  soutiens  l'autre  étranger. 

—  Pas  pour  tout  For  de  la  terre  !...  répondit 
le  passeur  qui  s'éloigna  de  Biaise  comme  on  eût 
fait  d'un  homme  atteint  de  la  peste. 

Il  gagna  sa  loge  située  à  une  centaine  de  pas 


CHAPITRE    VIII.  163 

delà,  et  décrocha  la  petite  lanterne  suspendue 
au-dessus  de  la  porte.  Puis  il  revint  vers  Penhoël 
et  ses  deux  hôtes  qui  montaient  lentement  la 
colline. 

Il  porta  la  lumière  de  sa  lanterne  sur  le 
visage  de  Robert,  puis  sur  celui  de  Biaise,  et 
les  examina  durant  quelques  secondes  en  si- 
lence. 

—  Penhoël  !  Penhoël  î  dit-il  ensuite  de  sa  voix 
creuse  et  pleine  d'emphase,  vous  Tavez  voulu!... 
Que  Dieu  vous  pardonne  ! 

Une  de  ses  mains  touchait  l'épaule  du  maître, 
l'autre  désignait  Robert  de  Blois. 

—  C'est  lui  !...  ajouta-t-il  plus  bas.  La  ruine 
et  le  crime  sont  là  !.. .  Je  suis  bien  vieux. . .  mais 
je  verrai  trois  belles-de-nuit  de  plus  sous  mes 
saules  avant  de  mourir...  trois  nobles  filles!... 
Penhoël  !  Penhoël  î  le  malheur  est  sur  votre 
maison!...  Prenez  garde  !... 

Robert  n'avait  pu  s'empêcher  de  tressaillir  en 
apprenant  ainsi  à  l'improviste  le  nom  de  son 
sauveur. 

René,  que  la  surprise  avait  tenu  d'abord  immo- 
bile, se  tourna  vers  le  passeur  avec  colère  ;  mais 
celui-ci  se  dirigeait  à  grands  pas  déjà  vers  sa 
loge. 

Et  tout  en  marchant  il  grommelait  : 

—  Le  malheur  est  sur  lui  !...  et  le  malheur 


164  LES    BELLES-DE-NUIT. 

est  sur  moi.  Mais  moi,  la  sainte  Vierge  aura 
pitié  de  mon  âme  ! 

Il  entra  dans  sa  cabane  et  replaça  tant  bien 
que  mal  la  porte  sur  ses  gonds. 

Quand  Penhoël  et  ses  hôtes  passèrent  devant 
le  seuil,  la  loge  était  solidement  barricadée. 


IX 


ITI¥    HOTK    CHARMAIVT. 


II  y  avait  une  demi-heure  environ  que  Robert 
de  Blois  et  son  domestique  Biaise  avaient  franchi 
le  seuil  du  manoir  de  Penhoël. 

La  famille  et  ses  hôtes  étaient  rassembles  dans 
la  salle  à  manger  autour  d'une  grande  table  en 
bois  de  chêne  dont  la  nappe  couvrait  à  peine  une 
moitié. 

On  était  en  train  de  souper  sur  le  haut  bout 
de  cette  table.  L'autre  extrémité  demeurait  nue 
et  déserte. 

Sur  la  nappe  d'une  blancheur  éclatante  ,  il  y 


166  LES    BELLES-DE-NUIT. 

avait  abondance  de  mets.  Aux  quatre  coins,  de 
hautes  et  belles  cruches  en  faïence  brune,  plei- 
nes de  cidre  nouveau,  avaient  encore  leur  cou- 
ronne de  mousse. 

Le  bénédicité  avait  été  prononcé  par  Madame  ; 
les  assiettes  étaient  pleines  ;  on  mangeait  d'ex- 
cellent appétit. 

Robert  de  Blois  s'asseyait  a  la  droite  du  maî- 
tre de  Penhoël  ;  il  avait  à  sa  gauche  Madame , 
qui,  dans  les  jours  froids  de  l'hiver,  abandonnait 
volontiers  son  poste  d'honneur  au  centre  de  la 
table  pour  se  rapprocher  de  la  cheminée. 

Derrière  Robert,  se  tenait  Biaise,  a  qui  l'on 
avait  donné,  comme  à  son  maître,  un  habille- 
ment sec. 

L'Endormeur  faisait  son  apprentissage  de  valet 
de  chambre.  Il  y  allait  de  bon  cœur,  et  se  trou- 
vait assurément  mieux  là  qu'entre  les  branches 
de  son  saule.  Néanmoins  son  œil  comptait  avec 
mélancolie  les  excellents  morceaux  dévorés  par 
Robert. 

Il  se  demandait  peut-être  si  c'était  un  pré- 
sage, et  si,  en  toutes  choses,  lui.  Biaise,  à  cause 
de  la  position  qu'il  avait  acceptée,  ne  serait  point 
contraint  à  vivre  sur  les  restes  de  Robert... 

Celui-ci ,  tout  en  mangeant  d'un  merveilleux 
appétit,  employait  son  temps  le  mieux  qu'il  pou- 
vait. 


CHAPITRE    IX.  167 

Grâce  aux  renseignements  du  père  Géraud , 
il  avait  mis  un  nom  ,  des  le  premier  coup  d'œil , 
sur  chacune  de  ces  figures  inconnues. 

La  description  de  l'aubergiste,  exacte  et  com- 
plète, lui  était  un  garant  de  Fexactitudc  des 
autres  détails  puisés  à  la  même  source. 

Et  pourtant ,  si  Ton  passait  des  personnes  à 
l'ensemble  de  cet  intérieur  campagnard  ,  les 
notes  fournies  par  maître  Géraud  semblaient 
tourner  un  peu  à  l'exagération. 

Robert,  qui  travaillait  de  l'œil  presque  au- 
tant que  de  la  mâchoire,  cherchait  en  vain  autour 
de  lui  ces  symptômes  annoncés  de  drame  la- 
tent et  intime,  qui  lui  eût  donné  tant  de  facilité 
pour  pêcher  en  eau  trouble. 

Toutes  les  figures  lui  semblaient  d'un  calme 
désespérant.  Il  ne  voyait  là  qu'une  jeune  mère, 
heureuse  entre  son  mari  et  son  enfant.  Le  reste 
de  l'assemblée,  l'oncle  Jean,  ses  filles,  Vincent 
et  Roger  complétaient  pour  lui  une  de  ces  belles 
et  bonnes  familles,  dont  la  félicité  uniforme,  et 
légèrement  ennuyeuse,  ferait  l'effroi  de  nombre 
de  gens  malheureux  dans  nos  villes. 

Le  lecteur,  resté  sous  l'impression  de  la  scène 
du  salon  de  Penhoël,  aurait  lui-même  éprouvé, 
pour  un  peu,  la  surprise  de  Robert.  L'aspect 
avait  en  effet  changé.  Ce  n'était  plus  ce  sombre 
silence,  pesant  naguère  sur  les  hôtes  du  manoir 


168  LES    BELLES-DE-NUIT. 

et  coupé,  à  de  rares  intervalles,  par  des  paroles 
de  triste  augure. 

L'arrivée  d'un  étranger,  qui  est  toujours  un 
événement  dans  ce  coin  reculé  de  la  Bretagne, 
empruntait  ici  aux  circonstances  qui  l'avaient 
accompagnée  une  émotion  d'intérêt  et  de  curio- 
sité. Il  ne  faut  pas  entrer  brusquement  dans  le 
ruisseau  dont  on  veut  scruter  le  cours  tran- 
quille. L'eau  se  trouble  ,  le  poisson  se  cache,  et 
ce  luisant  caillou  que  vous  vouliez  voir  de  plus 
près  a  disparu  sous  la  vase  soulevée  par  votre 
pied  imprudent. 

Robert  se  faisait  écran  à  lui-même. 

En  outre,  il  faut  bien  le  dire,  à  l'heure  où 
nous  avons  pénétré  pour  la  première  fois  dans 
le  manoir,  René  avait  auprès  de  lui  un  flacon 
d'eau-de-vie  à  moitié  vide.  Or  Penhoël  à  jeun 
était  un  mari  confiant  et  doux,  mais  il  avait 
l'ivresse  farouche,  et  l'alcool  changeait  en  noires 
visions  les  souvenirs  douloureux  qui  étaient  au 
fond  de  son  âme. 

L'expédition  sur  le  marais  avait  entièrement 
dissipé  les  fumées  de  l'eau-de-vie.  Son  cerveau 
était  libre,  et  la  conscience  qu'il  avait  d'avoir 
sauvé  la  vie  à  deux  hommes  lui  mettait  du  con- 
tentement au  cœur. 

Seul ,  parmi  les  convives  qui  entouraient  la 
table,  l'oncle  Jean  avait  gardé  la  mélancolie  que 


CHAPITRE    IX.  169 

nous  avons  vue  naguère  sur  son  vénérable  vi- 
sage. Seul  il  songeait  encore  à  celui  dont  le  nom, 
prononcé  à  l'improviste,  avait  produit  une  sen- 
sation si  pénible,  une  heure  auparavant,  parmi 
les  hôtes  de  Penhoël.  Mais  le  cœur  de  Toncle 
Jean  n'oubliait  jamais  Fabsent,  et  il  fêtait  silen- 
cieusement au  fond  de  son  âme  aimante  et 
bonne  ce  jour  anniversaire  du  départ  de  Faîne 
de  Penhoël. 

Tout  le  reste  de  l'assemblée  s'occupait  énor- 
mément de  l'étranger.  L'homme  de  loi  et  le  bon 
maître  d'école  le  considéraient  avec  cette  atten- 
tion curieuse  que  nos  badauds  de  Paris  mettent 
à  lorgner  un  Éthiopien  ou  un  0-jib-be-was.  Les 
jeunes  filles  admiraient  sa  tète  expressive  et 
belle.  Roger  voyait,  à  tout  hasard,  en  lui  un 
héros  de  roman.  Vincent,  au  contraire,  éprou- 
vait à  le  contempler  un  sentiment  hostile,  et 
tâchait  en  vain  de  s'expliquer  à  lui-même  cette 
instinctive  aversion. 

Ses  yeux  allaient  incessamment  de  l'étranger 
à  Blanche  de  Penhoël ,  comme  s'il  eût  redouté 
pour  l'enfant  un  danger  inconnu... 

—  A  votre  santé,  mon  cher  hôte  !  dit  Robert 
en  portant  son  verre  à  ses  lèvres  ;  et ,  pour  la 
centième  fois,  recevez  mes  actions  de  grâces... 
Sans  vous ,  Dieu  sait  où  je  serais  à  cette 
heure  ! 

1.  15 


170  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Je  n'ai  fait  que  mon  devoir ,  répliqua  le 
maître  de  Penhoël. 

—  Ce  n'était  pas  ainsi  que  l'entendait  votre 
sombre  pilote!  reprit  Robert  en  souriant. 

—  Benoît  Haligan  est  un  digne  cœur  !  dit  Ma- 
dame ;  il  a  sauvé  bien  des  malheureux  en  dan- 
ger de  mort...  mais  son  esprit  est  faible...  et  nos 
campagnes  ont  des  préjugés  un  peu  sauvages... 

Robert  s'inclina  respectueusement. 

—  C'est  un  pays  heureux  et  béni ,  madame , 
murmura- t-il,  que  celui  où  Dieu  a  mis  dans  le 
cœur  des  puissants  le  remède  à  l'ignorance  du 
pauvre... 

Bien  que  nous  ayons  vu  Robert  en  parfait 
compagnonnage  avec  le  gros  Biaise  et  Bibandier, 
il  n'avait  pas  été  sans  fréquenter  probablement 
meilleure  compagnie;  car,  à  l'occasion,  il  savait 
prendre  des  manières  élégantes  et  courtoises. 
Peut-être ,  dans  un  de  ces  salons  modèles  qui 
font  la  gloire  de  nos  aristocratiques  faubourgs , 
les  habiles  eussent-ils  distingué  quelques  taches 
légères  dans  son  jeu  :  nous  disons  peut-être  ; 
mais  à  Penhoël,  son  ton  semblait  exquis  ,  et  à 
chacune  de  ses  paroles  haussait,  en  quelque 
sorte,  le  piédestal  de  sa  supériorité. 

Si  quelqu'un  éprouvait  un  peu  de  gêne ,  ce 
n'était  pas  lui  assurément ,  mais  bien  le  maître 
de  Penhoël. 


CHAPITRE    IX.  171 

Quant  à  Madame,  ses  grâces  simples  et  nobles 
valaient  pour  le  moins  cet  ensemble  de  conven- 
tions subtiles  qui  est  la  science  du  monde. 

—  On  m'avait  bien  dit,  reprit  Robert,  ce  que 
je  trouverais  à  Penhoël  !...  Mais  certaines  gens 
ont  le  bonheur  d'être  ainsi  faits  que,  pour  eux, 
la  renommée  est  toujours  au-dessous  de  la  vé- 
rité... Peut-être  ne  dois-je  pas  rester  en  France 
bien  longtemps  désormais...  Quoi  qu'il  en  soit, 
j'aurai  vu  ce  que  d'autres  cherchent  en  vain 
parfois  toute  leur  vie...  la  maison  d'un  vrai 
gentilhomme  !... 

Penhoël  rougit  d'orgueil. 

Robert  tendit  son  assiette  vide  par-dessus  son 
épaule,  et  Biaise  la  prit  en  poussant  un  gros 
soupir. 

Robert  se  retourna  vivement. 

—  Comment!  s'écria -t- il  avec  une  bonté 
charmante,  c'est  toi  qui  es  là,  mon  pauvre 
garçon  ? 

—  J'ai  voulu  servir  monsieur...,  commença 
Biaise. 

—  Va-t'en  bien  vite  !  interrompit  Robert.  Ma- 
dame, veuillez  me  pardonner,  je  vous  en  prie... 
mais  Biaise  est  un  domestique  comme  on  n'en 
voit  guère...  J'ose  réclamer  pour  lui  une  part 
des  bontés  dont  vous  voulez  bien  me  combler. 

Tout  le  monde ,  à  commencer  par  le  maître 


172  LES    BELLES-DE-NUIT. 

de  Penhoël  et  Madame,  sut  gré  à  Robert  de  ce 
bon  mouvement.  Ce  n'était  pas  seulement  un 
homme  d'une  distinction  rare,  c'était  encore  un 
généreux  cœur. 

On  éprouve  un  plaisir  véritable  à  découvrir 
ainsi  des  qualités  sérieuses  chez  l'homme  qui  a 
su  plaire  au  premier  aspect.  Les  jeunes  filles  et 
Madame  remercièrent  l'étranger  du  regard ,  et 
Biaise  reconnaissant  gagna  l'office. 

Le  souper  durait  depuis  vingt  minutes,  et  il  y 
avait  bien  une  heure  que  Robert  était  entré  à 
Penhoël  ;  néanmoins ,  et  malgré  cette  circon- 
stance que  Robert  avait  parlé,  dans  le  bateau , 
d'une  mission  dont  il  était  charge  pour  le  maître 
du  manoir ,  aucune  question  ne  lui  avait  été 
adressée. 

C'était,  à  coup  sûr,  de  la  fine  fleur  d'hospita- 
lité. Mais  Robert  ne  l'appréciait  point.  Il  eût 
préféré  un  empressement  indiscret  et  curieux , 
parce  qu'il  avait  son  histoire  toute  prête. 

Voyant,  cependant,  que  la  question  ne  venait 
point,  il  se  résigna  à  prendre  la  parole. 

—  Vicomte ,  dit-il  en  tendant  la  main  au 
maître  de  Penhoël  avec  un  laisser-aller  tout 
aimable,  il  ne  me  convient  pas  de  me  prévaloir 
de  votre  réserve,  et  je  veux  que  vous  sachiez,  à 
tout  le  moins,  le  nom  de  l'hôte  que  le  hasard 
vous  envoie...  Je  m'appelle  Robert  de  Blois. 


CHAPITRE    IX,  i73 

Penhoël  s'inclina. 

—  C'est  un  vieux  nom  breton  ,  dit-il  ;  vous 
devez  connaître  cela,  mon  oncle? 

L'oncle  Jean ,  comme  presque  tous  les  vieux 
gentilshommes  de  campagne ,  était  un  vivant 
armoriai. 

—  Certes,  répliqua-t-il,  nous  avons  plusieurs 
familles...  et  sans  parler  de  la  maison  ducale 
dont  un  membre  porta  ce  nom,  il  y  a  les  de  Blois 
de  Quimper  et  les  de  Blois  de  Moncontour... 

—  Ma  famille  était ,  en  effet ,  originaire  de 
basse  Bretagne,  reprit  Robert  ;  mais  je  ne  puis 
prétendre  qu'à  une  parenté  bien  éloignée  avec 
les  races  honorables  dont  vous  me  parlez  ,  mon- 
sieur... car  mes  pères  habitent  l'Amérique  de- 
puis fort  longtemps  déjà. 

L'oncle  Jean  murmura  en  recueillant  ses  sou- 
venirs. 

—  J'y  suis  !...  ce  doit  être  cela  !...  Un  cheva- 
lier de  Blois,  du  nom  d'Emery,  fut  contraint 
d'émigrer  lors  de  l'édit  de  Nantes... 

Robert  regarda  l'oncle  avec  admiration. 

—  Il  est  de  fait,  dit-il,  que  mon  bisaïeul  por- 
tait le  nom  d'Emery  !...  Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai 
quitté  Boston,  résidence  de  mon  père,  pour 
venir  traiter  en  France  des  affaires  assez  consi- 
dérables... Une  de  ces  affaires  m'appelait  dans 
ce  pays...  Depuis  mon  arrivée  en  France,  je 

15. 


174  LES    BELLES-DE-NUIT. 

n'avais  pas  eu  d'aventures...  Paris  et  ses  filous 
m'avaient  laissé  ma  bourse...  Ma  chaise  de  poste 
avait  roulé,  de  nuit  comme  de  jour,  sans  être 
arrêtée  Jamais  par  aucun  de  ces  bandits  classi- 
ques qui  deviennent  presque  aussi  rares  que  les 
revenants...  mais,  aujourd'hui,  je  me  suis  dé- 
dommagé, je  vous  jure!...  Voici  mon  histoire 
en  deux  mots...  Je  suis  arrivé  ce  matin  à  Redon, 
porteur  de  valeurs  importantes...  j'avais  une 
mission  à  remplir  dans  l'intérieur  du  pays...  Le 
bon  aubergiste  de  Redon ,  maître  Géraud ,  ne 
m'a  pas  laissé  ignorer  les  dangers  de  la  route... 
mais  je  n'y  voulais  point  croire...  et  d'ailleurs 
je  tenais  essentiellement  à  remplir  moi-même 
mon  message...  Je  suis  parti;  à  une  lieue  de 
Redon ,  j'ai  rencontré  des  bandits  qui  m'ont 
dévalisé. 

—  Les  uhlans  !...  murmura-t-on  à  la  ronde. 

—  Je  ne  saurais  pas  vous  dire  au  juste... 
C'était  une  armée  entière  de  coquins  à  mines 
épouvantables  I 

—  Et  ils  vous  ont  tout  pris?...  demanda  Ma- 
dame. 

—  Tout  mon  argent...  Mais  ces  brigands  ne 
me  paraissent  pas  arrivés  à  un  degré  très- 
avancé  de  civilisation,  car  ils  laissèrent  dans 
ma  valise  mon  portefeuille ,  bourré  de  bank- 
notes. 


CHAPITRE    IX.  175 

—  Ah!...  fit-on  avec  contentement  autour 
de  la  table. 

—  Permettez!...  je  n'en  suis  pas  beaucoup 
plus  riche...  Ma  valise  et  tous  les  papiers  qu'elle 
contenait  sont  maintenant  bien  loin  si  votre 
infernale  rivière  a  continue  de  courir  le  même 
train... 

—  C'est  vrai  ! ...  le  déris  /. . .  murmura  l'assem- 
blée qui  prenait  au  récit  et  à  l'homme  un  intérêt 
de  plus  en  plus  vif. 

Les  deux  charmantes  filles  de  l'oncle  Jean 
oubhaient  de  manger  pour  le  regarder.  Elles 
écoutaient,  bouche  béante,  et  ne  détachaient 
point  de  l'étranger  leurs  yeux  hardis  à  force  de 
candeur.  Elles  éprouvaient  au  même  degré  toutes 
les  deux  un  sentiment  étrange  et  nouveau.  Une 
corde,  qui  était  restée  muette  jusque-là,  vibrait 
énergiquement  au  fond  de  leur  âme.  Un  ho- 
rizon inconnu  s'élargissait  tout  à  coup  au-devant 
d'elles. 

On  eût  dit  qu'elles  entrevoyaient  le  monde... 

Au  nom  de  Paris ,  elles  avaient  échangé  un 
rapide  regard,  et  un  éclair  s'était  allumé  dans 
leurs  prunelles. 

Blanche,  timide  enfant,  se  cachait  à  demi  der- 
rière sa  mère  et  regardait  à  la  dérobée.  Roger 
admirait  de  tout  son  cœur;  il  n'avait  jamais 
rien  vu  de  comparable  à  ce  brillant  cavalier, 


176  LES    BELLES-DE-NUIT. 

égarant  tout  à  coup  sa  fine  élégance  au  milieu 
des  landes  bretonnes. 

Quant  à  Vincent,  il  gardait  toujours  sa  physio- 
nomie rude  et  sombre. 

Le  maître  d'école  et  l'homme  de  loi,  placés 
côte  à  côte  au  bas  bout  de  la  table,  avaient  sur- 
tout envie  de  savoir  ce  que  contenait  d'argent  la 
fameuse  valise. 

—  On  a  retrouvé  plus  d'une  fois  sur  le  gazon 
du  marais,  dit  le  père  Chauvette  avec  modestie, 
des  objets  perdus  dans  le  trajet  de  Port-Corbeau. 

—  Je  promettrais  de  grand  cœur  mille  louis, 
s'écria  Robert  vivement,  à  celui  qui  me  rappor- 
terait ma  valise  ! 

L'homme  de  loi  prit  note  de  cet  engagement, 
et  fit  dessein  d'aller  le  lendemain  de  grand  matin 
à  la  pêche. 

Robert  poursuivit  en  souriant  : 

—  Mais  il  ne  faut  jamais  compter  sur  les  mi- 
racles, et  j'aurais  mauvaise  grâce  à  me  plaindre 
du  sort!...  Je  ne  puis  pas  dire  que  je  ne  regrette 
point  les  sommes  perdues ,  car  je  suis  loin  de 
ma  famille,  et  la  position  d'un  étranger  sans  ar- 
gent me  paraît  peu  enviable...  mais,  en  défini- 
tive, ce  sont  quelques  milliers  de  louis  de  moins, 
voilà  tout  ! ...  Se  laisser  abattre  pour  si  peu  serait 
indigne  d'un  gentleman...  Mon  cher  hôte,  je 
bois  à  votre  santé  ! 


CHAPITRE   IX.  177 

Tout  parlait  en  faveur  de  cet  homme.  Ses 
derniers  mots  avaient  ëtë  prononcés  avec  une 
franche  bonne  humeur.  Cela  indiquait  d'abord 
une  grande  fortune,  ce  que  personne  ne  dédai- 
gne; en  outre,  ce  qui  faisait  plus  d'impression 
encore  sur  la  plupart  des  convives,  cela  dénotait 
une  véritable  hauteur  d'âme.  On  ne  rencontre 
pas  tous  les  jours  un  homme  parlant  avec  gaieté 
d'une  perte  semblable.  Robert  gagnait  à  chaque 
instant  dans  l'estime  des  hôtes  de  Penhoël. 

—  Une  chose  dont  je  me  console  moins  faci- 
lement, reprit-il,  c'est  de  n'avoir  plus  entre  les 
mains  certaine  correspondance  qui  m'avait  été 
bien  chèrement  recommandée...  Il  y  avait  dans 
cette  valise,  M.  de  Penhoël,  de  quoi  payer  avec 
du  bonheur  la  vie  que  vous  m'avez  rendue. 

Une  nuance  de  curiosité  plus  vive  se  peignit 
dans  tous  les  regards.  On  ne  comprenait  point 
encore. 

Robert  gardait  le  silence,  et  paraissait  atten- 
dre une  question. 

Le  maître  de  Penhoël,  au  contraire,  semblait 
craindre  d'interroger. 

—  Là-bas,  sur  le  chaland,  dit-il  enfin  cepen- 
dant, je  crois  que  vous  avez  parlé  d'un  message 
dont  vous  étiez  chargé  pour  le  vicomte  de 
Penhoël? 

—  Cela  est  vrai,  mon  cher  hôte. 


178  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  M'esl-il  permis  de  vous  demander...? 

—  Un  message  qui  venait  de  bien  loin  ! 

—  D'où  venait-il  ? 

—  De  New-York. 

Penhoël  fit  un  geste  de  surprise.  La  belle 
et  calme  figure  de  Madame  exprima  enfin  un 
mouvement  de  curiosité. 

—  New- York?...  répéta  Penhoël.  Je  ne  con- 
nais personne  à  New-York. 

La  paupière  du  jeune  M.  de  Blois  se  baissa. 
Son  regard,  furtif  et  rapide,  fit  à  la  dérobée  le 
lourde  la  table. 

—  En  étes-vous  bien  sûr?...  murmura-t-il. 
Il  examinait  a  la  fois  Madame,  qui  gardait 

son  sourire  doux  et  courtois ,  le  maître  du  ma- 
noir et  le  vieil  oncle  Jean,  dont  la  rêverie  incli- 
nait de  nouveau  la  tête  pensive. 

Avant  que  Penhoël  eût  répondu,  Robert  pour- 
suivit d'une  voix  lente  et  basse  : 

—  L'aîné  de  Penhoël  serait-il  oublié  dans  la 
maison  de  son  père  ? 

Si  Robert  avait  voulu  frapper  un  coup  violent, 
il  dut  être  satisfait  de  l'effet  produit. 

Un  nuage  voila  tous  les  fronts  à  la  fois.  Tous 
les  regards  se  baissèrent. 

Penhoël,  qui  portait  en  ce  moment  son  verre 
a  seslèvres,  le  laissa  échapper,  et  le  verre  se  brisa. 

Madame  tremblait,  immobile  et  pâle. 


CHAPITRE    IX.  179 

L'oncle  Jean  ressemblait  à  un  homme  qui  n'en 
croit  pas  le  témoignage  de  ses  oreilles. 

Il  s'était  levé  à  demi,  et  s'appuyait  des  deux 
mains  à  la  table.  Ses  yeux  bleus,  timides  et  doux 
d'ordinaire,  se  fixaient  maintenant  sur  l'étranger 
avec  une  inquiétude  avide. 

Robert  mettait  toute  sa  force  à  contenir  Tex^ 
pression  de  triomphe  qui  voulait  envahir  ses 
traits.  A  voir  la  tranquillité  heureuse  de  la  fa- 
mille, il  avait  douté  un  instant  de  l'arme  qu'il 
avait  entre  les  mains. 

A  présent,  plus  de  doutes  !  L'arme  était  bonne 
et  savait  le  défaut  de  tous  ces  cœurs  ! 

Il  releva  la  tête.  Son  œil  était  sévère  et  froid 
comme  celui  d'un  juge. 

On  entendait,  dans  le  silence,  les  respirations 
courtes  et  oppressées. 

—  Ai-je  bien  entendu?...  dit  enfin  l'oncle 
Jean  dont  l'émotion  étouffait  la  voix  ;  a-t-on 
parlé  de  Louis  de  Penhoël  ? 

—  J'ai  parlé  de  l'aîné  de  Penhoël,  répondit 
Robert  de  Blois. 

—  Et  vous  avez  prononcé  le  mot  d'oubli?... 
reprit  le  vieillard  dont  les  yeux  se  mouillèrent 
de  larmes.  Oh!  il  y  a  ici  plus  d'un  cœur  qui 
garde  son  souvenir  ! 

René  l'interrompit;  l'effort  qu*il  faisait  pour 
parler  était  visible. 


180  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Monsieur,  dit-il  en  s'adressant  à  Robert, 
tout  le  monde  ici  aime  le  chef  de  la  maison  de 
Penlioël...  Je  ne  suis  que  le  cadet...  et  le  jour 
où  Louis  voudra  revenir,  je  lui  rendrai  avec  joie 
la  place  de  notre  père. 

L'oncle  Jean  avait  quitté  sa  place  et  faisait 
d'un  pas  chancelant  le  tour  de  la  table  pour  se 
l'approcher  de  l'étranger.  On  entendait  le  bois 
de  ses  sabots  résonner  contre  les  dalles,  et  les 
longs  cheveux  blancs  qui  couronnaient  son  front 
vénérable  tombaient  sur  la  bure  grossière  de  sa 
veste  de  paysan, 

—  Bien  parlé,  mou  neveu  !...  dit-il  en  tou- 
chant la  main  de  René  qui  détourna  les  yeux  ; 
Dieu  vous  bénira,  car  vous  êtes  un  digne  fils  de 
Penhoël...  Moi,  je  ne  suis  qu'un  pauvre  vieil- 
lard, poursuivit-il  en  se  tournant  vers  le  jeune 
M.  de  Blois,  mais  j'aimais  mon  neveu  Louis 
comme  on  aime  le  plus  cher  de  ses  enfants!... 
Parlez,  monsieur...  Est-ce  une  bonne  nouvelle 
que  vous  apportez?...  ou  me  faut-il  prendre  le 
deuil  jusqu'au  dernier  jour  de  ma  vie?... 

Robert  entendit  un  soupir  d'angoisse  soulever 
la  poitrine  de  Madame. 

Penhoël  l'entendit  aussi ,  peut-être,  car  il  se 
pencha  en  avant,  puis  en  arrière,  pour  interro- 
ger le  visage  de  Marthe.  Mais  le  jeune  M.  de  Blois, 
soit  hasard,  soit  bonne  volonté,  fit  deux  mouve- 


CHAPITRE    IX.  IBl 

ments  pareils ,  et  le  maître  de  Pcnhoël  ne  put 
rien  voir. 

Autour  de  la  table,  on  songeait  au  rêve  de 
l'Ange  qui  avait  vu  l'aîné  couché  sur  l'herbe  et 
blême  comme  un  mort. 

Quand  Robert  de  Blois  reprit  la  parole,  cha- 
cun retint  son  souffle  pour  écouter  mieux. 

—  J'apporte  de  bonnes  nouvelles,  dit-il,  et 
heureusement  ma  mésaventure  n'y  peut  rien 
changer...  Louis  de  Penhoël,  qui  est  mon  ami, 
m'a  chargé  d'embrasser  son  frère  et  m'a  prié  de 
lui  renvoyer  des  détails  sur  toute  la  famille. 

L'observateur  le  plus  clairvoyant  n'aurait 
point  su  définir  les  sentiments  contraires  qui 
venaient  en  quelque  sorte  se  heurter  sur  la 
physionomie  du  maître  de  Penhoël  ;  d'abord  un 
élan  d'affection  revenue  ,  un  mouvement  vif  et 
sincère  de  tendresse  fraternelle;  puis  quelque 
chose  de  glacial,  de  la  défiance  et  de  la  peine. 

Le  bon  oncle  Jean  avait  pris  la  main  de  Robert 
et  la  serrait  en  pleurant,  parce  que  Robert  avait 
dit  : 

—  Je  suis  son  ami... 

Ce  fut  lui  qui  fit  ces  questions  obligées  qu'on 
aurait  voulu  entendre  tomber  de  la  bouche  du 
maître  du  manoir  : 

—  Où  est- il?  que  fait-il?  va-t-il  nous  reve- 
nir?... Pcnse-t-il  à  nous,  lui  qu'on  aime  tant?... 

LES  BELLES-DE-NUIT.    1.  i6 


182  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Est-il  toujours  beau,  noble,  fort?...  Est-il  heu- 
reux?... 

Autour  de  la  table,  les  convives  se  rappelaient 
à  voix  basse  tout  ce  qu'on  disait  dans  le  pays  sur 
l'absent. 

On  parlait  de  lui  aux  veillées ,  et  son  nom 
s'entourait  de  ce  mystérieux  respect  que  les 
Bretons  accordent  aux  héros  de  leurs  légendes... 

Il  était  si  généreux  ! . . . 

L'amour  que  lui  portaient  les  vieillards  arri- 
vait aux  jeunes  gens  à  travers  les  merveilleux 
récits  du  coin  du  feu.  Ce  sont  des  poètes,  ces  rus- 
tiques conteurs  assis  au  foyer  des  chaumières 
bretonnes  ;  leurs  regrets  faisaient  à  l'absent  un 
piédestal,  et  ceux  qui  ne  l'avaient  point  connu 
se  le  figuraient  sous  des  couleurs  presque  sur- 
naturelles. 

—  C'est  pourtant  moi  qui  ai  été  son  premier 
maître!  murmura  le  père  Chauvette  attendri. 

—  Quel  démon  !  grommelait  l'homme  de  loi  ; 
je  n'ai  jamais  pu  lui  apprendre  le  latin  !... 

—  Il  me  semble  que  je  le  reconnaîtrais,  disait 
Diane  ,  tant  j'ai  rêvé  souvent  de  lui  !... 

—  Oh!...  pas  plus  que  moi!  répondait 
Cyprienne. 

—  Moi ,  s'écriait  Roger,  s'il  ne  revient  pas, 
j'irai  le  cbercher,  fût-il  au  bout  du  monde!... 

Les  filles  de  l'oncle  Jean  auraient  voulu  être 


CHAPITRE    IX.  185 

de  jeunes  garçons,  pour  faire  et  dire  comme 
Roger  de  Launoy. 

Et  tandis  que  toutes  ces  paroles  se  croisaient 
émues ,  c'était  miracle  de  voir  l'immobilité 
morne  du  maître  de  Penhoël  et  de  Madame. 

Robert  répondait  à  peu  de  chose  près  comme 
il  l'avait  fait  au  père  Géraud  dans  la  salle  du 
Mouton  couronné. 

—  Il  fera  jour  demain,  ajouta-t-il,  et  je  vous 
donnerai  tous  les  détails...  Seulement,  peut-être 
y  avait-il  dans  les  lettres  perdues  des  choses  que 
je  ne  pourrai  pas  vous  dire. 

—  Ces  lettres  étaient  pour  moi?...  demanda 
Penhoël. 

—  Il  y  en  avait  une  pour  vous ,  répliqua 
Robert. 

—  Et  pour  moi?...  demanda  timidement 
l'oncle  Jean. 

—  Une  aussi. 

—  Et  encore?...  dit  Penhoël. 

Robert  sembla  hésiter.  Le  souffle  de  Madame 
s'arrêta  dans  sa  poitrine,  jusqu'au  moment  où 
le  jeune  M.  de  Blois  répondit  enfin  : 

—  Il  n'y  avait  que  cela. 

Un  peu  de  sang  revint  alors  aux  joues  pâles 
de  Marthe  de  Penhoël.  Sa  paupière  trembla,  et, 
sous  ses  longs  cils  abaissés,  on  eût  pu  voir  bril- 
ler une  larme. 


184  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Robert  reprit  : 

—  Il  est  tard  et  je  suis  bien  las...  Mais  je  ne 
voulais  pas  me  reposer  sans  savoir  les  sentiments 
que  l'on  gardait  ici  pour  mon  pauvre  ami  Pen- 
hoël.  Ce  que  j'ai  vu  m'a  réjoui  le  cœur...  Et  la 
lettre  où  je  lui  parlerai  de  son  frère,  de  son 
oncle...  de  tout  le  monde,  ajouta-t-il  en  se  tour- 
nant légèrement  vers  Madame ,  le  rendra  bien 
heureux!...  Maintenant,  mon  très-cher  hôte,  je 
vous  demande  la  permission  de  me  retirer... 
Et  avant  de  monter  à  ma  chambre,  si  ce  n'est 
pas  abuser  de  votre  obligeance,  je  réclame  quel- 
ques minutes  d'entretien  particulier. 

Penhoël  se  leva  vivement,  comme  si  cette 
requête  eût  répondu  chez  lui  à  un  secret  désir. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  dit-il. 

Robert  de  Blois  avait  retrouvé  son  gracieux 
sourire.  Il  salua  les  convives  à  la  ronde  de  la 
plus  galante  façon ,  et  serra  cordialement  la 
main  de  l'oncle  Jean. 

Mais  ce  qui  enleva  surtout  les  suffrages  des 
jeunes  filles  et  de  Roger  de  Launoy,  ce  fut  la 
respectueuse  aisance  qu'il  mit  à  porter  la  main 
de  Madame  à  ses  lèvres. 

Pourtant  ni  les  deux  jeunes  filles  ni  Roger 
ne  pouvaient  deviner  le  mérite  de  ces  baise- 
mains-là. 

Robert,  en  effet,  en  effleurant  de  ses  lèvres 


CHAPITRE    IX.  185 

les  doigts  blancs  de  la  châtelaine,  avait  prononcé 
quelques  paroles  d'une  voix  si  basse  que  Marthe 
elle-même  eut  de  la  peine  à  en  saisir  le  sens. 

—  Madame,  avait-il  murmuré,  il  y  avait  trois 
lettres... 

Le  visage  de  Marthe  ne  changea  point,  mais 
sa  main  devint  froide ,  et  longtemps  après  que 
Robert  eut  disparu  avec  le  maître  de  Penhoël, 
Marthe  restait  encore  sans  mouvement  et  comme 
pétrifiée. 

Autour  de  la  table,  les  langues  déliées  se 
dédonnnageaient  amplement  de  leur  longue 
contrainte.  On  ne  tarissait  pas  en  éloges  sur  le 
jeune  M,  de  Blois,  et  Vincent,  tout  seul,  pro- 
testait par  son  silence  contre  ce  concert  de 
louanges. 

On  attendit  le  maître  du  manoir  d'abord  sans 
impatience.  Dix  heures  sonnèrent  à  la  grande 
pendule ,  enfermée  dans  son  coffre  de  noyer, 
puis  onze  heures.  C'était  une  veille  inusitée. 

Penhoël,  cependant,  ne  reparaissait  point,  et 
les  convives  durent  se  séparer  avant  son  re- 
tour. 

Les  jeunes  filles ,  Roger  et  Vincent  vinrent 
tendre  successivement  leurs  fronts  au  baiser  de 
Madame,  qui  resta  seule  avec  l'oncle  Jean. 

Le  vieillard  s'assit  auprès  d'elle,  à  la  place 
occupée  naguère  par  l'étranger. 

16. 


186  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Ils  demeurèrent  longtemps  ainsi  sans  échan- 
ger une  parole. 

Les  grands  yeux  bleus  de  Fonde  Jean ,  fixés 
sur  sa  nièce  avec  mélancolie,  disaient  une  pitié 
profonde  et  un  amour  de  père. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  deux  larmes 
silencieuses  roulèrent  sur  la  joue  de  Madame. 

Le  vieillard  lui  prit  la  main  et  la  pressa  contre 
son  cœur. 

—  Marthe  !...  murmura-t-il,  ma  pauvre  Mar- 
the!... que  de  bonheur  perdu!... 

—  Pour  toujours!...  balbutia  la  jeune  femme 
tout  en  pleurs. 

Le  vieillard  sembla  chercher  une  parole  de 
consolation,  mais  peut-être  n'y  avait-il  point  de 
consolation  possible.  Il  appuya  son  front  décou- 
ragé sur  sa  main. 

—  Et  que  de  menaces  encore  dansTavenir!... 
reprit  Madame  avec  désespoir. 

L'oncle  releva  sur  elle  son  œil  inquiet. 

—  Vous  ne  savez  pas,  reprit  Marthe ,  cet 
homme  me  fiiit  peur  ! 

—  Pourquoi? 

—  Il  m'a  parlé  tout  bas. . .  et  peut-être  sait-il. . . 
Le  vieillard  eut  un  sourire  confiant. 

—  C'est  un  noble  cœur  que  celui  de  notre 
Louis!  dit-il,  et  il  est  des  secrets  qu'on  ne  dit 
qu'à  Dieu  seul  ! 


CHAPITRE    IX.  187 

Il  était  plus  de  minuit  lorsque  le  jeune  M.  Ro- 
bert de  Blois  mit  fin  à  son  entrevue  avec  le 
maître  de  Penhoël  pour  gagner  la  chambre  qui 
lui  avait  été  préparée. 

Dans  un  cabinet  voisin  de  cette  chambre,  on 
avait  dressé  un  lit  à  Biaise,  qui  dormait  de  tout 
son  cœur. 

Robert,  au  lieu  de  se  coucher,  se  prit  à  par- 
courir sa  chambre  à  grands  pas.  Son  esprit  tra- 
vaillait ;  les  heures  de  la  nuit  s'écoulaient  ;  il  ne 
s'en  apercevait  point. 

Les  premiers  rayons  de  l'aube  mirent  des 
lueurs  grises  derrière  les  carreaux.  La  lumière 
de  la  lampe  pâlit.  Le  jour  était  venu... 

Robert  ne  se  lassait  point  de  méditer. 

Il  fallut,  pour  le  distraire  de  ses  réflexions 
profondes,  la  riante  visite  du  soleil  matinier, 
qui  vint  se  jouer  dans  les  hauts  rideaux  de  la 
croisée. 

Robert  ouvrit  la  fenêtre  ;  sa  poitrine  fatiguée 
respira  l'air  vif  et  frais  avec  avidité. 

C'était  une  magnifique  matinée  d'automne. 
Robert  avait  devant  lui  le  grand  jardin  de  Pen- 
hoël, qui  rejoignait  de  riches  guérets,  des  bois, 
des  prairies  courant  le  long  de  la  colline  jus- 
qu'au bourg  de  Glénac.  Au  bas  du  coteau,  le 
marais  étendait  son  immense  nappe  d'eau,  qui 
était  maintenant  tranquille  et  unie  comme  une 


188  LES    BELLES-DE-NUIT. 

glace.  Au  loin,  le  soleil  dorait  les  sommets  des 
collines  de  Saint-Vincent  et  des  Fougcrays.  Sur 
Textréme  pointe  de  la  plus  haute  de  ces  collines, 
au  milieu  d'une  vieille  forêt  majestueusement 
étagée,  se  dressait  Tancien  château  seigneurial 
de  Penhoël,  possédé  maintenant  par  la  famille 
de  Pontalès. 

La  belle  et  fraîche  lumière  du  matin  inondait 
l'opulent  paysage.  Impossible  de  rêver  un  coup 
d'œil  plus  gracieux  et  plus  riche  à  la  fois. 

Robert  souriait.  Il  comptait  les  guérets,  les 
taillis,  les  prairies;  et  c'était  un  regard  de  con- 
quérant qu'il  promenait  sur  la  contrée. 

Il  entra  dans  le  cabinet  de  Biaise,  qui  dormait 
toujours  comme  un  bienheureux. 

—  Lève-toi ,  dit-il  en  le  secouant  brusque- 
ment. 

Le  gros  garçon  se  frotta  les  yeux  et  sauta  sur 
le  plancher. 

—  Diable!...  grommela-t-il ,  je  rêvais  que 
nous  avions  emporté  l'argenterie  du  château,  et 
que  Bibandier,  habillé  en  gendarme,  nous  con- 
duisait à  la  prison. 

Robert  le  prit  par  le  bras  en  haussant  les 
épaules,  et  l'entraîna  jusqu'à  la  croisée. 

—  Regarde!...  dit-il  d'un  ton  emphatique. 

—  Tiens,  tiens!...  s'écria  Biaise,  dont  les 
yeux  étaient  tombés  tout  d'abord  sur  le  marais  5 


I 


CHAPITRE    IX.  189 

ce  n'était  pas  pour  rire  tout  de  même!...  et  il 
y  avait  où  nous  noyer  dans  cet  étang- là  !... 
Vois  donc,  M.  Robert...  on  n'aperçoit  presque 
plus  les  saules  où  nous  étions  accrochés...  Tout 
de  même,  quelle  bonne  touche  tu  avais,  en  pro- 
mettant au  ciel  de  devenir  un  honnête  homme  ! 
Robert  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Il  s'agit  bien  de  cela  !  dit-il ,  c'est  par  ici 
que  je  te  dis  de  regarder. 

—  Une  jolie  campagne,  ma  foi! 

—  Oui ,  répéta  Robert  en  lâchant  la  bride  à 
son  enthousiasme,  une  belle  campagne,  mon 
fils  !...  Depuis  le  pied  du  manoir  jusqu'à  moitié 
chemin  de  ce  village  que  tu  aj)erçois  là-bas, 
tout  cela  fait  partie  du  domaine  de  Penhoël  î 

—  Notre  patrimoine?  dit  Biaise;  c'est  assez 
gentil...  Mais  ce  beau  château?...  ajouta-t-il  en 
montrant  du  doigt  la  maison  des  Pontalès. 

Robert  hocha  la  tête  d'un  air  mystérieux. 

—  Ce  sont  nos  alliés  naturels,  répliqua-t-il, 
et  la  journée  ne  se  passera  pas  sans  que  je  fasse 
une  visite  à  ces  braves  gens-là...  En  attendant, 
songeons  à  nos  petites  affaires. 

Il  tira  de  sa  poche  une  longue  bourse  pleine 
d'or,  et  mit  une  vingtaine  de  louis  dans  la  main 
de  Biaise  ébahi. 

—  Où  as-tu  péché  cela?  murmura  ce  dernier. 
Pendant  que  turonllais,  je  travaillais,  mon 


190  LES    BELLES-DE-NUIT. 

bonhomme...  Je  t'expliquciai  cela  plus  tard,  si 
j'ai  le  temps...  Tu  vas  te  rendre  à  Redon,  ce 
matin  ,  afin  de  payer  notre  dépense  et  celle  de 
Lola... 

—  Ah!...  fit  l'Endormeur,  Lola  revient  sur 
Teau?... 

—  Tu  la  mèneras  chez  tous  les  marchands  de 
Redon  ,  reprit  Robert ,  afin  qu'elle  se  choisisse 
une  toilette  superbe  !...  Le  prix  nV fait  rien  !... 
Quand  elle  aura  achevé  ses  emplettes ,  tu  la 
mettras  dans  la  plus  belle  voiture  que  tu  pour- 
ras trouver  là-bas ,  et  tu  me  la  ramèneras  leste- 
ment... Tu  m'entends  bien?...  Je  veux  qu'elle 
arrive  ici  avec  un  train  de  princesse! 


FIN    DE    LA   PREMIERE    PARTIE. 


DEUXIÈME  PARTIE. 


I.^JBRÈBE. 


Nous  sommes  aux  confins  de  l'ancien  monde, 
sur  une  rampe  abrupte,  jetant  du  haut  de  la 
falaise  jusqu'à  la  grève  les  degrés  gigantesques 
d'un  escalier  de  rochers. 

La  mer  est  devant  nous.  A  droite  et  à  gauche, 
les  côtes  du  Finistère  découpent  leurs  bizarres 
festons  de  granit  noir,  sur  lesquels  tranche, 
comme  une  rangée  sans  fin  de  dents  blanches, 
l'écume  de  l'Océan  tourmenté. 


192  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Au  dire  d'écrivains  sérieux  et  bien  dignes  de 
foi,  quand  la  tempête  gronde  sur  cette  mer 
houleuse  et  terrible,  c'est  jour  de  grande  fête 
pour  les  gens  de  ce  pays.  Derrière  ces  rocs 
noirs,  il  y  a  une  population  qui  vit  de  nau- 
frages, et  qui,  selon  le  théâtre  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  habite  d'immenses  galeries  souterraines 
où  il  se  passe  un  nombre  infini  de  choses  dra- 
matiques. 

Dans  ces  grottes  surprenantes,  qui  forment 
un  curieux  décor,  tout  acteur  représentant  un 
Breton  doit  ramper  ou  bondir,  mais  non  pas 
marcher  ;  hurler  ou  glapir,  mais  non  pas  parler. 
Ces  Bretons  sont  des  sauvages  et  des  cannibales. 
Volontiers  nos  romanciers  leur  donneraient-ils 
la  massue  et  Tœil  farouche  de  Polyphème;  vo- 
lontiers nos  faiseurs  de  vignettes,  pour  raffiner 
un  peu  sur  la  couleur  locale,  les  dessineraient 
velus  des  pieds  à  la  tête  comme  des  orangs- 
outangs. 

Leur  réputation  est  faite  désormais,  et  quel- 
que jour,  sur  un  théâtre  quelconque,  nous  les 
verrons  manger  des  femmes  et  des  petits  en- 
fants, au  grand  plaisir  de  notre  public  parisien. 

Pauvre  Bretagne  !  elle  a  pourtant  des  maires 
et  des  adjoints,  et  des  conseillers  municipaux  ! 
En  conscience,  a-t-on  le  droit  de  calomnier 
ainsi,  sans  pudeur,  des  gens  qui  sont  jurés  et 


CHAPITRE   PREMIER.  193 

qui  font  partie  de  la  garde  nationale?  Ah!  si 
seulement  la  basse  Bretagne  savait  lire,  mes- 
sieurs les  mélodramaturges  rendraient  bon 
compte  de  leurs  antiques  fîuiaises  et  de  leurs 
balourdises  ëhontées  î 

Là-baSj  tout  au  bout  de  ce  cap  aigu  qui  ter- 
mine la  France,  la  civilisation  marche  peut-être 
moins  vite  que  chez  nous.;  mais,  au  moins,  ne 
recule-t-elle  pas  comme  aux  environs  de  nos 
barrières. 

Elle  marche.  Cacus  n'est  pas  plus  fabuleux 
que  les  prétendus  fabricants  de  naufrages  de  la 
baie  des  Trépassés.  Ceux  qui  exploitent  ces 
excentricités  formidables  se  trompent  tout  bon- 
nement de  siècle  :  ils  auraient  plus  tôt  fait  de 
chercher  dans  notre  Paris  actuel  la  cour  des 
Miracles  ou  l'hôtel  du  roi  desribauds... 

Il  nous  a  fallu  poser  ces  prémisses  pour  avoir 
le  droit  de  dire  que,  le  jour  où  notre  récit  se 
reprend,  les  rivages  d'Ouessant  et  les  falaises  de 
la  côte  étaient  bordés  d'un  rang  de  curieux, 
parmi  lesquels  on  n'eût  pas  trouvé  un  seul  de 
ces  féroces  pécheurs  qui  sucent  le  sang  tiède  des 
riches  négociants  surpris  par  un  naufrage,  pas 
une  seule  prêtresse  de  l'île  de  Scn,  pas  l'ombre 
d'un  druide. 

C'étaient  tous  de  bonnes  gens,  travaillant  à  la 
terre  ou  h  la  mer,  vivant  du  poisson  conquis 
i.  17 


194  LES    BELLES-DE-NUIT. 

dans  Ja  baie  terrible,  ou  du  blc  noir  arrosé  de 
leurs  sueurs  ;  des  paysans  comme  vous  en  avez 
tous  vu,  sauf  que  les  visages  étaient  ici  énergi- 
quement  marqués  de  cette  empi'einte  mélanco- 
lique et  à  la  fois  vaillante,  particulière  à  la  race 
bretonne. 

Les  hommes,  avec  leurs  longs  cheveux  incul- 
tes, les  femmes,  avec  leurs  coiffes  blanches  où 
se  jouait  le  vent  du  large,  regardaient  de  tous 
leurs  yeux  un  spectacle  qui  ne  ressemblait  à  rien 
de  ce  qu'on  avait  vu  de  mémoire  d'homme,  de- 
puis Saint-Pol  jusqu'à  Douarnenez. 

Entre  la  plage,  défendue  par  d'innombrables 
brisants,  et  le  soleil  qui  s'inclinait  de  plus  en 
plus  vers  le  niveau  de  la  mer,  mettant  à  la  crête 
de  chaque  vague  mille  étincelles  mouvantes,  on 
apercevait  quelque  chose  d'inconnu  et  d'inouï  : 
une  sorte  de  monstre,  nageant  sans  rame  ni 
voile  au  milieu  de  cette  mer  flamboyante,  et 
laissant  flotter  derrière  lui  comme  une  énorme 
chevelure  de  fumée. 

Les  gens  postés  sur  les  falaises  du  continent 
voyaient  cela  confusément  et  de  trop  loin,  mais 
les  riverains  d'Ouessant,  plus  rapprochés,  pou- 
vaient distinguer,  quand  le  soleil  se  voilait  à 
demi  sous  quelque  nuage,  le  corps  noir  et  bas 
d'un  navire,  d'un  vrai  navire  courant  par  le 
calme  avec  une  vitesse  d'enfer. 


CHAPITRE    PREMIER.  195 

Ses  mâts  faibles  et  nus  avaient  toutes  leurs 
voiles  carguées;  ils  ne  présentaient  pas  un  seul 
pouce  de  toile  au  vent. 

Et  pourtant  il  courait,  il  courait  !  Son  flanc 
semblait  vomir  une  longue  traînée  d'écume,  et 
les  rayons  du  soleil  ne  pouvaient  point  percer  ce 
noir  panache  de  fumée  qui  se  déroulait  au  loin 
derrière  lui. 

Qu'était-ce?  On  se  signait  avec  terreur  sur  les 
falaises  et  le  long  des  rivages  de  l'île.  On  inter- 
rogeait les  vieillards,  qui  ne  savaient  point  ré- 
pondre. Et  comme  l'idée  des  choses  de  l'autre 
monde  vient  tout  de  suite  aux  esprits  bretons, 
on  se  disait  bien  bas  que  ce  navire  inconnu, 
poussé  par  une  force  mystérieuse,  était  le  fa- 
meux vaisseau  fantôme,  dont  les  matelots  parlent 
tant  aux  veillées  et  que  personne  n'a  vu  ja- 
mais. 

Le  vaisseau  qui  n'a  ni  gouvernail  ni  voiles , 
et  qui,  remorqué  par  la  main  de  Satan,  va  plus 
vite  que  le  vent  des  tempêtes... 

C'était  sans  nul  doute  le  présage  d'un  grand 
malheur.  Celles  dont  les  frères  ou  les  fils  étaient 
sur  l'Océan,  à  la  grâce  de  Dieu,  s'agenouillaient 
et  priaient... 

Le  navire  cependant  glissait  sur  la  mer  étin- 
celante,  et  semblait  se  jouer  des  mille  écueils 
parsemés  le  long  de  sa  route. 


196  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Il  suivait  une  ligne  presque  parallèleau  rivage, 
et  sa  marche  sinueuse  évitait  les  rochers  sous- 
marins,  comme  si  Tétre  qui  tenait  le  gouvernail 
avait  eu  le  don  de  voir  clair  au  fond  de  l'eau. 

De  près,  le  mystérieux  bâtiment  présentait 
un  aspect  pour  le  moins  aussi  étrange  que  de 
loin;  et  si  les  gens  de  la  côte  avaient  pu  je(er  un 
coup  d'œil  sur  le  pont,  ils  n'auraient  point 
changé  d'idée  touchant  la  nature  diabolique  du 
navire. 

C'était  une  embarcation  assez  grande,  longue, 
effilée,  noire.  Le  pont  était  propre  et  luisant 
comme  le  parquet  d'un  salon  fashionable. 

A  l'avant  et  au  pied  du  grand  mat,  dont  la 
taille  était  tout  à  fait  en  désaccord  avec  les  pro- 
portions du  navire,  quelques  matelots  travail- 
laient, et  nul  franc  marin  n'aurait  su  donner  un 
nom  à  leur  besogne.  A  l'arrière,  outre  le  timo- 
nier, on  ne  voyait  qu'un  groupe  composé  de 
trois  hommes  d'un  aspect  véritablement  extraor- 
dinaire. 

Ils  étaient  abrités  contre  les  rayons  du  soleil 
couchant  par  une  manière  de  tente  dont  chaque 
pan  était  formé  par  un  grand  châle  de  cache- 
nn're  aux  douces  et  chatoyantes  couleurs. 

L'un  des  trois  hommes  était  couché  sur  une 
pile  de  coussins,  et  tenait  entre  ses  lèvres  le  bout 
d'ambre  d'une  longue  pipe  indienne. 


CHAPITRE    PREMIER.  197 

Les  Anglais  appellent  nababs  une  sorte  d'a- 
venturiers, enrichis  dansTInde,  et  qui  reviennent 
en  Europe  avec  des  fortunes,  pour  la  plupart  du 
temps  princicres,  qu'ils  dépensent  selon  les 
mœurs  asiatiques. 

Notre  inconnu  n'était  en  réalité  qu'un  nabab; 
mais  les  bonnes  gens  de  la  côte  l'auraient  pris 
assurément  pour  le  roi  des  enfers  en  personne. 

C'était  un  homme  jeune  encore,  d'une  taille 
haute,  à  la  fois  robuste  et  gracieuse,  mais  que 
semblaient  amollir  des  habitudes  d'indolente 
paresse.  Ses  traits  merveilleusement  fins,  et  ré- 
guliers dans  leur  mâle  ensemble,  avaient  subi 
énergiquement  l'influence  du  soleil  des  tropi- 
ques; mais  la  teinte  de  bronze  qui  couvrait  son 
visage  allait  bien  à  ses  yeux  noirs,  frangés  de 
longs  cils  soyeux.  Ses  cheveux  relevés  se  ca- 
chaient presque  entièrement  sous  un  bonnet  de 
cachemire  ;  sa  barbe,  taillée  à  la  mode  des  Per- 
sans, tombait  en  masses  flexibles  et  brillantes 
jusque  sur  sa  poitrine.  Il  portait  une  robe  de 
soie  légère  qu'une  ceinture  lâche  retenait  autour 
de  ses  reins. 

Il  fumait  lentement,  aspirant  çà  et  là  une 
bouffée  de  son  tabac  à  la  cendre  perlée,  dont  les 
vapeurs  embaumaient  h  tente.  Ses  yeux  na- 
geaient dans  le  vide.  On  eût  dit  qu'un  divin 
sommeil  le  berçait. 

17. 


198  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Dans  la  mollesse  profonde  de  ce  repos,  il  y 
avait  de  la  force  ;  sous  cette  rêverie  lourde,  on 
devinait  Tintelligence  et  l'audace  engourdies. 
Mais  ce  qui  frappait  surtout  en  cet  homme, 
c'était  la  beauté. 

Loin  de  voiler  cette  beauté  hautaine,  la  non- 
chalance où  il  s'endormait  à  plaisir  lui  était 
comme  une  de  ces  fières  draperies  qui,  tout  en 
recouvrant  la  ligne  antique,  l'accusent  et  en  font 
saillir  aux  yeux  les  nobles  perfections. 

L'un  de  ses  deux  compagnons,  agenouillé  à 
ses  pieds,  entretenait  le  feu  dans  le  fourneau 
sculpté  de  sa  pipe,  et  lui  offrait  de  temps  en 
temps  une  petite  tasse  du  Japon  pleine  de  sor- 
bet glacé  ;  l'autre,  debout  derrière  les  coussins, 
agitait  au-dessus  de  son  front  un  éventail  de 
plumes. 

Ils  étaient  noirs  tous  les  deux  comme  des 
statues  d'ébéne,  mais  leurs  traits  ne  présen- 
taient point  ces  lignes  obtuses  et  camardes  qui 
distinguent  les  nègres  de  la  côte  de  Guinée. 
C'étaient  deux  profils  grecs ,  taillés  dans  du 
marbre  noir,  et  sous  le  jais  luisant  de  leur  peau 
il  fallait  reconnaître  le  type  pur  de  la  race 
caucasienne. 

Les  matelots,  disséminés  sur  le  pont,  sem- 
blaient craindre  de  franchir  la  ligne  qui  séparait 
en  deux  le  navire.  Le  nabab  et  ses  sombres  ser- 


CHAPITRE    PREMIER.  199 

viteurs  excitaient  constamment  l'attention  cu- 
rieuse de  réquipage,  mais  on  ne  jetait  vers  eux 
que  des  regards  timides. 

Le  capitaine,  gros  Anglais  à  ]a  figure  honnête 
et  froide,  se  promenait  à  pas  comptés  le  long  du 
plat-bord.  De  Fautre  côté  du  navire,  un  jeune 
marin  s'asseyait,  les  bras  croisés,  sur  les  bastin- 
gages. Il  avait  la  tête  penchée  contre  sa  poitrine, 
et  sa  figure  disparaissait  presque  tout  entière 
sous  ses  grands  cheveux  épars.  Malgré  ce  voile, 
on  sentait  en  quelque  sorte  sur  ses  traits  pâles 
une  douleur  morne.  Il  y  avait  du  désespoir  dans 
cette  pose  insouciante  et  affaissée  qui  le  penchait 
en  équilibre  au-dessus  de  l'abîme. 

S'il  y  avait  un  péril,  le  jeune  matelot  ne  s'en 
inquiétait  guère.  Parfois  même,  il  s'inclinait 
davantage  en  dehors  de  la  balustrade,  et  ses 
yeux,  où  brillait  alors  un  feu  subit,  semblaient 
regarder  avec  envie  l'eau  transparente... 

On  ne  faisait  nulle  attention  à  lui.  Tous  les 
regards  étaient  pour  le  nabab.  Pour  ne  point 
troubler  son  repos ,  les  ordres  se  donnaient 
presque  à  voix  basse  ;  on  menait  la  manœuvre 
sans  bniii,  rt  le  navire  creusait  silencieusement 
son  sillage. 

Si  quelque  barque  de  pêcheur  venait  à  couper 
la  ligne  blanche  qu'il  semait  loin  derrière  lui, 
l'équipage  breton,  enveloppé  soudain  dans  un 


200  LES    BELLES-DE-NUIT. 

nuage  de  fumée,  se  signait  en  tremblant  comme 
les  gens  de  Ja  côte,  et  tâchait  d'épeler  sur  la 
poupe  de  l'étrange  navire  les  lettres  d'or  qui 
composaient  le  mot  inconnu  : 

EREBUS. 

Mise  à  part  toute  idée  superstitieuse,  les 
pécheurs  de  la  côte  et  les  paysans  rassemblés 
sur  le  rivage  voyaient  là  une  des  plus  rares 
merveilles  qu'il  eût  été  donné  à  l'homme  de 
contempler.  De  moins  ignorants  et  de  moins 
crédules  eussent  éprouvé  à  cet  aspect  une  sur- 
prise pareille. 

L'œuvre  hardie  et  miraculeuse  du  génie  hu- 
main leur  apparaissait  à  l'improviste. 

VÉrèhe  était  le  premier  bâtiment  à  vapeur 
qui  eût  coupé  encore  les  vagues  de  l'Océan. 

On  niait,  en  ce  temps,  la  vapeur,  non-seule- 
ment j)armi  le  peuple,  mais  dans  les  classes  les 
plus  éclairées,  comme  on  pourrait  nier,  de  nos 
jours,  la  possibilité  des  voyages  aériens. 

I/Érèbe  avait  été  essayé  dans  la  Tamise,  puis 
frété  par  notre  nabab  pour  le  trajet  de  Londres 
à  Bordeaux. 

On  se  faisait  alors  une  o})inion  fort  exagérée 
des  périls  d'une  semblable  navigation,  et  c'était 
peut-être  pour  cela  que  notre  nabab  l'avait  en- 
treprise. 


CHAPITRE    PREMIER.  201 

Il  y  a  des  hommes  qui  n'aiment  point  à 
enfourcher  la  selle,  sinon  sur  des  chevaux  sau- 
vages et  fougueux,  que  nul  écuyer  n'a  su  domp- 
ter encore. 

Ce  nabab  était  un  personnage  remarquable  : 
en  dehors  même  de  sa  richesse  et  de  ses  mœurs 
bizarres,  il  méritait  à  plus  d'un  titre  l'atten- 
tion curieuse  que  lui  portait  l'équipage  de 
l'Érèbe, 

A  bord  on  savait  un  peu  son  histoire.  Il  se 
nommait  Berry  Montait  et  portait  le  titre  de 
major.  Mais  c'était  de  sa  part  pure  modestie,  car 
on  n'ignorait  point  qu'il  avait  été  général  en 
chef  des  troupes  de  l'iman  de  Mascate,  prince 
souverain  de  cet  empire  africain  confinant  à 
l'Asie,  qui  mesure  plus  d'étendue  que  la  France 
réunie  à  l'Angleterre. 

Il  était  arrivé  à  Londres  six  ou  huit  mois  au- 
paravant, accompagné  d'une  suite  vraiment 
royale.  Il  avait  acheté  un  de  ces  rares  palais 
qu'exclut  ordinairement  la  plate  uniformité  de 
Londres,  et  qui  était  situé  au  bout  de  Portland- 
Place,  en  face  du  parc  du  Régent. 

Là  son  luxe  avait  étonné  la  ville  qui  ne  s'étonne 
de  rien.  Dans  cette  lutte  de  magnificence  effré- 
née qui  commence  tous  les  ans  au  mois  de  mars 
pour  finir  vers  la  fin  de  juin,  et  qu'on  appelle 
la  saison^  il  avait  vaincu  les  plus  riches  et  les 


202  LES    BELLES-DE-NUIT, 

plus  fous.  En  quelques  jours,  Londres  avait  su 
son  nom ,  et  connu  ce  visage  indolent  et  hardi 
qu'on  n'oubliait  point  après  l'avoir  regardé 
seulement  une  fois.  A  son  insu,  il  avait  été  pro- 
clamé le  roi  de  la  mode,  le  lion,  le  dieu... 

On  parlait  avec  admiration  de  l'étrange  roman 
de  sa  vie  :  Montait  avait  gagné  des  batailles  ran- 
gées et  conquis  des  royaumes.  Il  ne  manquait 
pas  de  gens  pour  citer  les  noms  baroques  de  ses 
victoires  et  suppléer  ainsi  au  défaut  absolu  de 
journaux  qui  se  fait  sentir  dans  l'empire  de 
l'iman  de  Mascate. 

Avant  de  vaincre  les  hommes,  il  avait,  disait- 
on,  mené  une  existence  solitaire  et  sauvage  dans 
l'intérieur  de  l'Afrique.  Il  avait  terrassé  les 
grands  tigres  du  Soudan  et  lutté  corps  à  corps 
avec  les  lions  de  l'Atlas... 

C'était  un  héros.  Sa  gloire,  méritée  ou  non, 
s'enflait  sans  relâche.  L'invention  s'additionnait 
avec  la  réalité  pour  lui  faire  une  bizarre  et 
romanesque  renommée. 

Et  comme  il  passait,  toujours  insouciant  et 
dédaigneux,  au  milieu  de  la  foule,  l'invention 
s'échaufl'ait  jusqu'à  l'enthousiasme;  car  la  foule, 
semblable  à  une  femme  coquette,  prodigue  ses 
faveurs  à  qui  ne  les  veut  point. 

Montait  était  beau,  jeune,  noble.  Il  avait  au 
plus  haut    degré  ce  prestige  que  donnent  les 


CHAPITRE    PREMIER.  205 

aventures.  C'en  était  assez,  et  pourtant  ce  n'é- 
tait pas  tout.  Sa  fortune  atteignait,  en  outre,  au 
dire  des  nouvellistes,  des  proportions  inusitées, 
et  ne  consistait  en  rien  de  ce  qui  constitue  la 
fortune  dans  nos  pays  européens. 

II  n'avait  ni  terres,  ni  châteaux,  ni  actions 
de  mines,  ni  créances  sur  le  trésor.  Sa  richesse 
était  excentrique  comme  lui-même.  Ses  millions 
tenaient  dans  le  creux  de  sa  main. 

Il  possédait  une  boite  dont  personne  n'avait 
vu  jamais  le  contenu. 

Cette  boîte,  que  le  roi  George  n'aurait  peut- 
être  pas  pu  acheter,  était  en  bois  de  sandal, 
incrustée  de  diamants,  gros  et  petits,  disposés 
comme  au  hasard. 

Il  y  avait  déjà  des  places  vides  sur  le  couver- 
cle de  la  boîte;  car,  aussitôt  que  l'or  manquait 
dans  sa  caisse.  Montait  arrachait  un  des  dia- 
mants les  plus  petits,  et  le  vendait,  comme  un 
prodigue  aliène,  l'une  après  l'autre,  les  terres  de 
son  héritage. 

Mais  on  croyait  qu'il  en  restait  encore  assez 
pour  fatiguer  la  prodigalité  la  plus  folle,  pen- 
dant la  plus  longue  de  toutes  les  vies. 

Aussi  ne  se  génait-il  point.  Son  hôtel  de 
Portland-Place  ressemblait  au  palais  d'un  sou- 
verain des  Mille  et  une  Nuits,  On  disait  qu'il 
avait  cinquante  chevaux  sans  prix  dans  son  écu- 


204  LES    BELLES-DE-NUIT. 

rie,  une  armée  d'esclaves,  et  un  sérail  de  cin- 
quante femmes! 

Ceci,  nous  devons  le  reconnaître,  n'avait  ja- 
mais été  parfaitement  constaté,  mais  le  fait 
passait  pour  acquis,  et  personne  ne  songeait  à  le 
révoquer  en  doute. 

De  quoi  Montait  n'était-il  pas  capable?... 

Ce  luxe  était,  quoi  qu'il  en  soit,  sans  exemple 
dans  l'histoire  de  la  fashion  britannique.  Les 
ladys  scandalisées  en  tenaient  bon  compte  au 
nabab.  Le  harem  de  Montait  laisait  les  frais  de 
tous  les  thés  de  la  noblesse  et  du  gentry  dans  le 
précieux  West-End. 

Cinquante  femmes!  Des  beautés  asiatiques 
et  africaines.  Des  houris  de  Circassie,  des  Vé- 
nus de  Madagascar!  Et  aussi  de  belles  filles  de 
Londres  en  vérité,  des  sylphides  de  Paris,  des  Ita- 
liennes, des  Espagnoles.  On  faisait,  Dieu  merci, 
la  collection  complète  !  Pour  comble,  on  ajou- 
tait que  Berry  Montait  s'ennuyait  profondément 
au  sein  de  ces  délices.  Ceux  qui  prétendaient 
savoir  disaient  qu'il  ne  franchissait  jamais  les 
portes  closes  de  son  paradis. 

Quel  inépuisable  sujet  d'entretien  !  Quel  plai- 
sir on  aurait  eu  h  surprendre  les  secrets  de  ce 
cœur  blasé  !  Ce  qu'on  savait  donnait  si  extrême 
envie  d'en  savoir  davantage  ! 

Les  on  dit  se  croisaient.  Quelques-uns  pré- 


CHAPITRE    PREMIER.  205 

tendaient  que  le  nabab  avait  Tâme  dure  comme 
les  diamants  de  sa  boîte  de  sandal,  et  qu'il 
éprouvait  un  plaisir  cruel  à  broyer  sous  ses  pieds 
le  bonbeur  d'une  femme.  D'autres  affirmaient 
qu'il  aimait  un  être  mystérieux,  caché  à  tous 
les  regards. 

Pour  les  uns,  il  était  froid  comme  un  Anti- 
noiis  de  marbre  ;  pour  les  autres,  il  était  jaloux 
comme  Othello... 

Pour  tous,  le  secret  de  son  existence  avait, 
sur  le  chapitre  des  femmes,  quelque  chose  de 
sombre  et  de  terrible... 

Mais  il  y  avait  une  bien  autre  énigme  !  Ces 
femmes  elles-mêmes,  qui  pouvait  les  retenir 
ainsi  cloîtrées  dans  un  pays  libre?  Était-ce 
l'avidité  ou  l'amour?... 

Quant  à  la  moralité  de  ce  luxe  fantastique,  il 
y  avait  une  chose  désolante.  Montait  n'avait  pas 
même,  pour  son  sérail,  l'excuse  de  la  religion. 
Il  ne  connaissait  point  Mahomet ,  et  se  déclarait 
aussi  bon  calviniste  que  le  doyen  de  Saint- 
Paul. 

Les  ladys  blâmaient  énergiquement  et  se  dé- 
claraient choquées,  ce  qui  est  le  suprême  plaisir 
des  ladys  ;  mais  elles  s'occupaient  outre  mesure 
du  major  Berry  Montait,  et  chacune  d'elles  pou- 
vait se  persuader,  in  petto,  que  si  le  nabab  avait 
eu  le  bonheur  de  posséder  Sa  Seigneurie  pour 
!•  18 


206  LES    BELLES-DE-NUIT. 

cinquante  et  unième  aimée ,  il  aurait  donné 
congé  bien  vite  à  toutes  les  autres. 

Un  volume  ne  suffirait  pas  à  rapporter  tout 
ce  qui  se  disait  d'absurde  ou  de  raisonnable  sur 
le  major  Berry  Montait.  C'étaient  tantôt  des 
louanges  outrées,  tantôt  des  calomnies  folles. 
Ici  on  exaltait  sa  charité  prodigue  qui  répandait 
autour  de  lui  For  à  pleines  mains;  là  on  préten- 
dait tout  bas  qu'un  grand  crime  pesait  sur  sa 
vie  passée,  et  que  son  opulence  avait  odeur  de 
sang.  Au  dire  des  uns,  il  était  fier  et  réservé  au 
point  de  refuser  orgueilleusement  sa  main  d'a- 
venturier à  un  membre  du  haut  parlement  ;  au 
dire  des  autres,  on  l'avait  vu  attablé  dans  quel- 
que taverne  des  environs  de  Covcnt-Garden , 
fraternisant  avec  les  boxeurs  et  les  entraî- 
neurs. 

Les  éclectiques  concluaient  que  tout  cela  était 
vrai  en  masse.  Montait  était  généreux  et  crimi- 
nel comme  les  héroïques  brigands  de  théâtre  ; 
il  était  à  la  fois  superbe  et  curieux  des  bizarres 
joies  du  bas  peuple.  Aroun-al-Raschid  et  son 
visir  Giafar  n'allaient-ils  pas  jadis  courir  la  pré- 
tantaine dans  les  cabarets  de  Bagdad? 

La  chose  évidente,  c'est  que  Montait  était 
le  plus  capricieux  des  nababs,  étant  accordé 
que  les  nababs  sont  les  plus  capricieux  des 
hommes... 


CHAPITRE    PREMIER.  207 

Berry  Montait  quitta  Londres  comme  il  y 
était  entré ,  à  l'improviste ,  et  d'une  façon 
éblouissante. 

Le  jour  de  son  arrivée,  on  avait  vu  sa  litière 
indienne,  suivie  par  des  équipages  dignes  d'un 
roi,  monter  lentement  Regent-street,  au  milieu 
d'une  foule  innombrable  de  cockneys,  pour  ga- 
gner son  palais  de  Portland-Place. 

Le  jour  de  son  départ,  on  vit  sa  magnifique 
voiture,  entourée  de  ses  noirs  à  cbeval,  se  diri- 
ger vers  la  Tamise  où  l'attendait  l'Érebe,  frété 
par  lui  seul. 

Une  circonstance  dut  quelque  peu  dérouter 
les  gloseurs  qui  avaient  colporté  de  si  belles 
histoires  touchant  le  harem  de  Portland-Place. 
Montait  n'emmenait  avec  lui  qu'une  seule 
femme,  dont  le  visage  se  cachait  sous  des  voiles 
épais. 

Mais  en  définitive,  cela  ne  prouvait  absolu- 
ment rien.  Les  autres  sultanes  du  nabab  avaient 
été  sans  doute  congédiées  avec  de  riches  pré- 
sents. 

Et  les  ladys  avaient  été  trop  doucement  cho- 
quées pour  avouer  jamais  que  le  prétendu  sérail 
de  Berry  Montait  était  une  pure  et  simple  chi- 
mère... 

Quand  les  premiers  flocons  de  fumée  sortirent 
des  cheminées  de  UÉrèbe^  on  ne  voyait  pas  le 


208  LES    BELLES-DE-NUIT. 

pave  de  London-Bridgc,  tant  la  foule  des  ba- 
dauds était  drue  ! 

Au  moment  où  Teau  de  la  Tamise  se  blanchit 
sous  les  premiers  tours  des  roues,  il  y  eut  de 
chaudes  acclamations. 

On  saluait  à  la  fois  le  premier  steamer,  af- 
frontant les  périls  de  l'Océan ,  et  le  roi  des 
nababs  ! 

Berry  Montait  était  entré  avec  sa  compagne 
sous  la  tente  de  cachemire  qui  occupait  l'arrière 
de  VÉrèhe,  Le  navire  s'ébranla.  On  aperçut 
durant  quelques  instants  encore  la  noire  cri- 
nière de  fumée,  déroulant  au  soleil  ses  masses 
changeantes,  puis  tout  disparut  dans  la  direc- 
tion de  Greenwich. 

Londres  était  veuf  de  son  nabab  cher,  et  re- 
tombait en  proie  à  lord  Chesterfield,  au  marquis 
de  Waterford  et  à  tous  ces  pauvres  seigneurs 
qui  se  damnent,  depuis  des  siècles,  avec  une 
tristesse  héroïque ,  rossant  le  guet  toujours , 
arrachant  les  marteaux  des  portes,  ne  se  lassant 
jamais  de  boxer  les  porteurs  de  charbon  et  de 
boire  en  bâillant  des  tonneaux  de  xérès. 

Il  y  avait  quarante-huit  heures  que  les  mate- 
lots de  VÉrèhe  avaient  perdu  de  vue  les  tours 
jumelles  de  Westminster  ;  aucun  accident  n'a- 
vait signalé  jusqu'alors  le  voyage;  malgré  les 


CHAPITRE    PREMIER.  209 

hésitations  de  manœuvres  inséparables  d'un 
premier  essai,  tout  donnait  à  croire  que  la  tra- 
versée serait  complètement  heureuse,  et  que 
VÉrèhe  triomphant  ferait  le  lendemain  son 
entrée  solennelle  dans  le  port  de  Bordeaux. 

La  mer,  calme  et  belle,  semblait  sourire  à 
cet  hôte  nouveau  qui  venait  tenter  ses  hasards. 
Les  trois  quarts  des  matelots  étaient  oisifs,  et 
employaient  leur  temps  à  causer  du  nabab. 

Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  était  raconté 
par  les  plus  savants  avec  force  addition  et  va- 
riantes. Les  marins  de  tous  les  pays  sont  d'in- 
trépides romanciers.  La  vie  de  Montait,  déjà  si 
étrange  en  réalité,  prenait,  en  passant  par  leur 
bouche,  une  couleur  tout  à  fait  surnaturelle. 

Et  plus  l'histoire  gagnait  en  merveilles,  plus 
les  regards  des  matelots,  sans  cesse  attaches  sur 
Montait,  devenaient  curieux  et  timides. 

Il  y  avait  pour  eux,  autour  de  son  mâle  vi- 
sage au  repos ,  comme  une  auréole  fantasti- 
que. Dans  la  pensée  d'une  réunion  de  marins, 
un  tel  être  ne  pouvait  pas  rester  sans  influence 
sur  le  sort  du  bâtiment  qui  le  portait. 

Les  uns  croyaient  fermement  que  Berry  Mon- 
tait était  le  bonheur  du  marin  ;  les  autres  ho- 
chaient la  tête  en  glissant  une  œillade  craintive 
vers  les  deux  noirs  enfants  de  Madagascar  et 
disaient  : 

18. 


210  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Que  Dieu  nous  protëge  !... 

Un  seul  matelot  sur  le  pont  de  VÉrèbe  restait 
complètement  en  dehors  de  ces  préoccupations. 
C'était  le  jeune  marin  à  la  longue  chevelure, 
qui  se  tenait  toujours  à  l'écart,  appuyé  contre 
le  bastingage.  Il  ne  voyait  rien  de  ce  qui  se  pas- 
sait autour  de  lui,  et  sans  le  tressaillement  dou- 
loureux qui  agitait  parfois  le  bas  de  sa  figure 
pâle,  on  aurait  pu  croire  que  le  sommeil  Favait 
surpris. 

Aux  matelots  qui  prenaient  le  soin  d'arranger 
sa  vie  en  naïve  épopée,  Berry  Montait  n'avait  pas 
accordé  un  coup  d'œil  ;  mais  son  regard  était 
tombé  deux  ou  trois  fois,  par  aventure,  sur  le 
jeune  marin  qui  ne  s'occupait  point  de  lui. 

Il  fallait  assurément  quelque  chose  de  plus 
grave  pour  déranger  la  paresseuse  rêverie  du 
nabab;  néanmoins,  une  fois,  au  moment  où  il 
regardait  le  jeune  matelot,  celui-ci  avait  rejeté 
en  arrière  son  épaisse  chevelure,  découvrant 
tout  à  coup  les  traits  pâles  et  tristes  de  son 
visage. 

L'œil  de  Montait  s'était  un  instant  animé  ,  et 
une  nuance  d'intérêt  s'était  fait  jour  sous  sa  non- 
chalante insouciance. 

Ce  visage  inconnu  faisait-il  renaître  en  lui  un 
lointain  souvenir? 

Le  soleil  se  couchait  parmi  les  vapeurs  rosées 


CHAPITRE    PREMIER.  211 

de  rhorizon  ;  Tair  était  tiède,  le  ciel  limpide. 
L'œil  de  Montait  se  perdit  bientôt  de  nouveau 
dans  le  vide. 

On  avait  doublé  Ouessant,  et  File  de  Molène 
montrait,  au  sud-est,  sa  côte  rocheuse.  Le  nabab 
repoussa  le  tuyau  de  sa  pipe  et  fit  un  geste  de 
fatigue. 

—  C'est  long  !...  murmura-t-il  en  se  parlant 
à  lui-même  ;  et  il  n'y  a  rien  au  bout  du  voyage  î . . . 

Sa  tête  s'enfonça  dans  l'édredon  des  coussins, 
et  ses  yeux  se  fermèrent. 

—  Seïd!...  dit-il. 

Le  noir  qui  tenait  l'éventail  se  dressa  sur  ses 
pieds  et  demeura  immobile  aux  côtés  de  son 
maître. 

—  Va  me  chercher  Mirze,  reprit  le  nabab 
sans  ouvrir  les  yeux. 

Seïd  s'élança  vers  l'escalier  conduisant  aux 
cabines. 

Ses  pieds  nus  effleuraient  à  peine  le  parquet 
brillant  du  pont. 

Au  moment  où  il  atteignait  l'écoutille,  la  voix 
du  nabab  s'éleva  de  nouveau. 

~  Seïd!... 

Le  noir  revint,  docile. 

Montait  murmurait  : 

—  Que  lui  dirai-je?...  Je  ne  l'aime  pas...  Oh! 
ceux  qu'on  nomme  les  malheureux  ont  un  dé- 


212  LES    BELLES-DE-NUIT. 

sir,   au  moins,   et  parfois   une  espérance!... 

Il  y  avait  autour  de  ses  lèvres  un  sourire 
amer. 

Les  matelots  disaient  : 

—  C'est  trop  heureux!.,  ça  ne  sait  pas  ce 
que  ça  veut!... 

—Rien  ! . . .  poursuivait  Montait ,  c'est  la  vie  !.. . 
et  qu'y  a-t-il  après  la  mort?... 

Il  rouvrit  les  yeux  et  vit  Seïd  qui  attendait 
ses  ordres. 

—  Appelle  le  capitaine,  dit-il. 

Seïd  obéit  silencieusement  comme  toujours. 
Le  capitaine  s'avança  le  chapeau  à  la  main. 
~  Où  sommes-nous?  demanda  Montait. 

—  Sur  la  côte  du  Finistère,  s'il  plaît  à  Votre 
Seigneurie,  milord,  répondit  l'Anglais  avec  res- 
pect. 

—  La  Bretagne!...  gronda  Montait;  encore 
la  Bretagne!...  Nous  verrons  donc  toujours  ce 
haïssable  pays!... 

Le  capitaine  était  un  bon  vivant,  un  de  ces 
Anglais  doux,  patients,  flegmatiques,  entêtés, 
qui  se  rencontrent  parfois,  et  dont  le  commerce 
facile  contraste  avec  la  repoussante  humeur  du 
Saxon  de  sang  pur.  Il  n'était  pas  fâché  de  cau- 
ser un  peu  avec  son  passager  millionnaire. 

—  Avec  la  permission  de  Votre  Seigneurie, 
répondit-il,  nous  verrons  les  côtes  de  Bretagne 


CHAPITRE    PREMIER.  213 

jusqu'à  la  nuit,  qui  ne  tardera  pas  à  tomber... 
et  demain  nous  entrerons  dans  la  rivière  de 
Bordeaux. 

—  C'est  long  !...  dit  Montait. 

—  Pas  trop!...  surtout  pour  Votre  Seigneu- 
rie qui  a  fait  le  tour  de  l'Afrique!...  Mais  ce 
n'est  pas  commun,  inilord,  de  trouver  des  gens 
qui  s'ennuient  à  regarder  les  côtes  du  Finistère  ! 
Voilà  dix  ans  que  je  fais  la  traversée  de  Londres 
à  Bordeaux  deux  fois  par  semaine,  sur  les  an- 
ciens paquebots  à  voiles,  et  j'ai  toujours  vu  les 
gentlemen  s'extasier  sur  la  beauté  du  paysage. 
Mais  milord  a  peut-être  ses  raisons  pour  ne  pas 
aimer  la  Bretagne... 

Montait  se  souleva  sur  le  coude;  ses  sourcils 
s'étaient  froncés. 

—  La  Bretagne!...  répéta-t-il  ,  la  Breta- 
gne!... Il  y  a  des  choses  qu'on  déteste  sans  les 
connaître...  Il  me  tarde  de  ne  plus  voir  cette 
côte  grise  et  aride  que  ne  peuvent  égayer  le  ciel 
bleu  et  le  beau  soleil... 

Il  jeta  vers  le  rivage  un  regard  où  il  y  avait 
une  véritable  haine  ;  puis  ses  yeux  se  tournè- 
rent vers  la  haute  mer. 

—  Tout  ça  dépend  des  goûts,  murmura  phi- 
losophiquement l'Anglais  ;  moi  la  Normandie, 
la  Bretagne,  la  Vendée,  la  Guienne...  ça  m'est 
égal. 


^U  LES    BELLES-DE-NUIT. 

En  changeant  de  direction ,  Tœil  du  nabab 
avait  rencontré  le  jeune  matelot,  toujours  im- 
mobile à  la  même  place. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  cet  enfant-là?... 
demanda-t-iL 

—  C'est  le  Breton,  répondit  le  capitaine. 
Les  sourcils  de  Montait  se  froncèrent  davan- 
tage. 

—  Encore!...  s'écria-t-il ;  c'est  bien  cela  !  on 
les  trouve  partout...  comme  les  juifs  qui  ont 
renié  Dieu  ! 

—  Décidément,  milord  n'aime  pas  la  Breta- 
gne, dit  le  capitaine...  La  barre  à  tribord, 
toi!...  ajouta-t-il  en  s'adressant  au  timonier,  et 
vous  autres,  chauffez!...  Milord,  nous  allons 
gagner  un  peu  au  large  pour  faire  plaisir  à 
Votre  Seigneurie...  Voici  la  brume  qui  s'élève 
du  côté  de  la  terre...  dans  vingt  minutes,  nous 
ne  verrons  plus  que  le  ciel  et  l'eau. 

On  entendit  grincer  les  gonds  du  gouvernail, 
et  la  cheminée  vomit  une  vapeur  plus  noire.  Le 
navire,  changeant  de  direction,  mit  le  cap  sur 
la  haute  mer. 

Mais,  au  moment  où  il  s'élançait  dans  cette 
ligne  nouvelle,  un  fort  craquement  se  fit  enten- 
dre sous  la  hanche  droite  du  navire,  et  chacun, 
sur  le  pont,  éprouva  une  brusque  secousse. 
Presque  au  même  instant,  l'Érèbe  tourna  sur 


CHAPITRE    PREMIER.  215 

lui-même  avec  rapidité.  La  roue  de  gauche,  mue 
par  une  vapeur  plus  intense,  faisait  jaillir  Teau 
ëcumante,  mais  la  roue  de  droite  ne  fonction- 
nait plus. 

L'Erebe  avait  touché  contre  un  de  ces  nom- 
breux écueils  à  fleur  d'eau  qui  défendent  les 
abords  d*Ouessant. 

—  Stop!.,,  cria  le  capitaine  sans  trop  s'émou- 
voir. 

La  vapeur  siffla  dans  la  soupape,  et  VÉrèhe 
cessa  de  tourner. 

—  Qu'y  a-t-il  donc?...  demanda  Montait. 

—  S'il  plaît  à  Votre  Seigneurie,  répondit 
l'Anglais  tranquillement,  il  y  a  que  nous  ne 
battons  plus  que  d'une  aile...  Notre  roue  de 
tribord  est  brisée...  et  nous  allons  être  forcés, 
j'en  suis  désolé  pour  vous,  milord,  de  relâcher 
dans  le  port  de  Brest. 

—  Je  m'y  oppose!...  dit  sèchement  Mon- 
tait. 

L'Anglais  salua. 

—  Milord,  répliqua -t-il  humblement,  le  navire 
est  à  ma  garde...  et  c'est  en  virant  de  bord  pour 
complaire  à  Votre  Seigneurie... 

—  Jamais  je  ne  mettrai  le  pied  sur  cette  terre 
maudite,  interrompit  Montait  dont  le  front  pâ- 
lissait sous  le  bronze  de  sa  peau  ;  jamais,  vi- 
vant!.., jamais! 


216  LES    BELLES-DE -NUIT. 

II  y  avait  sur  son  visage,  tout  a  l'heure  si 
froid,  une  émotion  extraordinaire. 

—  Milord  !...  voulut  dire  le  capitaine. 
Montait  Finterrompit  encore. 

—  Moi,  toucher  le  sol  de  la  Bretagne  !  reprit- 
il  avec  une  exaltation  croissante;  moi  ! . . .  moi  ! . . . 
Vous  ne  savez  donc  pas?...  Je  suis  Tennemi  de 
toutce  qui  porte  un  nom  breton...  Un  Breton  !... 
est>ce  un  homme?...  Moi  qui  jette  l'or  à  pleines 
mains,  je  verrais  un  Breton  me  demander  l'au- 
mône à  genoux,  sans  lui  donner  un  morceau  de 
pain!...  Là  !...  là!...  tenez...  sous  mes  yeux!... 
ajouta-t-il  en  montrant  la  mer  avec  un  geste  d'une 
énergie  terrible,  je  verrais  un  Breton  périr... 
périr,  entendez-vous?...  et  je  ne  lui  tendrais  pas 
la  main!... 

Le  capitaine  regardait  Montait  avec  étonne- 
ment.  Aux  yeux  des  hommes  froids,  ces  colères 
soudaines  dont  le  motif  ne  se  devine  point  sont 
une  grande  preuve  de  faiblesse. 

Le  capitaine  se  tourna  vers  le  groupe  des  ma- 
rins qui  attendaient,  indécis,  auprès  de  la  ma- 
chine, muette  maintenant  et  immobile. 

—  Bordez  les  voiles!  dit-il.  Il  y  a  un  mois, 
milord,  ajouta-t-il,  si  vous  m'aviez  fait  l'honneur 
de  prendre  mon  ancien  paquebot,  je  vous  aurais 
assuré  de  grand  cœur  contre  toutes  ces  misères... 
mais  on  veut  inventer  toujours  et  faire  mieux 


CHAPITRE    PIIEMIER.  217 

que  le  bien  ! . . .  L'Érèbe  est  un  bateau  à  vapeur. . . 
Malgré  tout  le  désir  que  j'ai  de  vous  montrer 
mon  respect ,  je  ne  peux  pas  le  mener  sous  voi- 
les jusqu'à  Bordeaux. 

Les  yeux  noirs  du  nabab  n'avaient  plus  déjà 
cet  ardent  éclat  qui  naguère  illuminait  sa  pru- 
nelle; ce  puissant  courroux,  qui  semblait  devoir 
briser  tout  obstacle,  tombait  peu  à  peu  et  s'af- 
faissait sous  le  poids  de  sa  paresse. 

—  Quand  j'ai  mis  le  pied  sur  votre  pont,  dit- 
il  pourtant,  vous  m'avez  affirmé  que  j'y  étais  le 
maître...  Jusqu'à  cette  beure,  je  n'ai  rien  or- 
donné. 

—  Milord,  répliqua  l'Anglais,  je  réponds  de- 
vant Dieu  de  votre  vie  et  de  celle  de  mes 
liommes. 

Les  deux  noirs  écoutaient  et  regardaient. 
Leurs  sombres  visages  disaient  naïvement  la 
surprise  qu'ils  éprouvaient  à  voir  une  créature 
humaine  résister  à  leur  maître. 

Le  nabab  avait  remis  sa  tête  sur  les  coussins. 

—  Si  je  vous  donnais  mille  livres,  murmura - 
t-il,  iriez- vous  tout  droit  à  Bordeaux?... 

—  Mille  livres!  répéta  l'Anglais;  quand  la 
peste  serait  sur  les  côtes  de  Bretagne,  on  n'en  fe- 
rait pas  davantage  !... 

—  Deux  mille  livres,  dit  le  nabab  qui  ferma 
ses  yeux  à  demi. 

LES  BELLES-DE-RUIT.   i.  19 


218  LES    BELLES-DE~NUIT, 

—  Impossible!  milord. 

Les  sourcils  de  Montait  se  rapprochèrent  lé- 
gèrement. Ce  fut  tout.  Il  donna  congé  au  capi- 
taine d'un  geste  insouciant  et  ennuyé.  Puis, 
il  ferma  tout  à  fait  les  yeux,  et  demanda  sa 
pipe.  Un  nuage  odorant  s'éleva  bientôt  sous 
les  tentures  de  cachemire,  et,  quelques  secondes 
après,  le  nabab  semblait  replongé  dans  son  in- 
dolence habituelle. 

Les  deux  noirs  étaient  là,  Tœil  au  guet,  prêts 
à  deviner  sa  moindre  fantaisie.  Seïd  soutenait  la 
pipe  d'ambre,  tandis  que  son  camarade  agitait 
doucement  les  plumes  flexibles  de  l'éventail. 

Impossible  de  se  figurer  un  degré  plus  absolu 
de  mollesse.  A  voir  cet  homme,  on  songeait  au 
somnolent  égoïsme  de  la  Sybaris  antique.  L'apa- 
thie du  corps  et  de  la  pensée  étendait  comme  un 
voile  lourd  sur  sa  noble  beauté.  Il  eût  fallu  la 
foudre  pour  l'éveiller  de  cet  accablant  sommeil. 
On  devait  se  dire  que  tout  était  mort  en  lui,  et 
qu'il  aurait  vu  sans  bouger  ni  s'évanouir  la  fin  du 
monde. 

Tout  était  mort,  excepté  cette  haine  bizarre 
contre  un  pays  inconnu  :  la  Bretagne... 

Depuis  qu'il  avait  touché  la  terre  d'Europe, 
son  front  basané  ne  s'était  rougi  qu'une  fois  : 
c'était  h  l'idée  de  mettre  le  pied  sur  cette  côte  de 
Bretagne  î 


CUAPITUE    PREMIER.  219 

Était-ce  une  folie?  Et  Dieu  châtiait-il  ainsi 
cette  fière  nature  qui  semblait  s'anéantir  dans 
l'inertie,  après  avoir  sans  doute  use  toutes  les 
délices,  épuisé  toutes  les  ivresses?... 

La  brume  tombait.  Les  gens  d'Ouessant  n'a- 
vaient pu  voir  la  métamorphose  qui  changeait 
le  brillant  steamer  en  une  pauvre  barque  à 
voiles.  L'Érèbe  louvoyait  avec  lenteur  parmi  les 
écueils  et  les  courants  qui  sont  à  l'ouest  de  Mo- 
Icne.  11  gouvernait  de  son  mieux  vers  la  rade  de 
Brest. 

Le  soleil  s'était  couché  au  loin  dans  la  haute 
mer. 

La  nuit  venait.  Il  n'y  avait  point  de  lune  au 
ciel  resplendissant  d'étoiles. 

Montult,  perdu  dans  un  demi-sommeil, 
voyait  glisser  autour  de  lui  les  matelots  comme 
autant  d'ombres  silencieuses. 

Tout  à  coup  il  lui  sembla  qu'une  de  ces  ombres 
se  dressait  au-dessus  des  autres,  à  tribord,  pour 
disparaître  bientôt  dans  la  nuit. 

La  mer  rendit  un  bruit  sourd. 

En  même  temps  un  cri  s'éleva  : 

—  Un  homme  à  la  mer  î 
D'autres  disaient: 

—  Le  Breton  ! . . ,  c'est  le  Breton  ! . . . 
Montait  était  sur  ses  pieds.  C'eût  été  mer- 
veille pour  ceux  qui   l'avaient  vu   naguère  an- 


220  LES    BELLES'DE-NUIT. 

nihilé,  pour  ainsi  dire,  dans  sa  précédente  inertie, 
d'admirer  maintenant  l'élastique  vigueur  de  sa 
taille. 

On  eût  dit  un  de  ces  beaux  lions  du  désert 
qui,  s'éveillant  tout  à  coup  de  leur  superbe  pa- 
resse, s'élancent  d'un  seul  bond,  franchissant 
des  espaces  énormes... 

Avant  que  le  capitaine  eût  donné  les  ordres 
usités  en  pareil  cas,  le  pred  de  Montait  touchait 
du  premier  saut  la  barre  de  fer  du  bastingage, 
et ,  l'instant  diaprés ,  il  disparaissait  sous  les 
vagues. 

En  même  temps  que  le  bruit  de  sa  chute,  on 
entendit  deux  bruits  pareils  :  c'étaient  Seïd  et 
son  noir  compagnon  qui  venaient  de  plonger  à 
leur  tour. 

Par  le  calme  qu'il  faisait,  on  n'avait  pas  eu  de 
peine  à  rendre  le  navire  stationnaire.  Deux 
minutes  s'étaient  à  peine  écoulées  que  Mon- 
tait, aidé  de  ses  noirs,  ramenait  le  jeune  ma- 
telot breton,  qui  n'avait  pas  même  perdu  con- 
naissance. 

Le  capitaine  tendit  la  main  à  Montait  pour 
l'aider  à  remonter  sur  le  pont.  11  y  avait  sur  les 
traits  du  brave  Anglais  une  véritable  émotion. 

—  Milord ,  voulut-il  dire.  Votre  Seigneurie 
a-t-elle  honte  de  son  cœur  généreux  et  noble?... 
Vous  disiez  tout  à  l'heure... 


CHAPITRE    PREMIER.  221 

Montait  lui  imposa  silence  d'un  geste  brusque 
et  froid,  puis  il  se  dirigea  vers  sa  cabine  en 
donnant  l'ordre  qu'on  lui  amenât  le  jeune  mate- 
lot. 

On  avait  de'coré  avec  un  luxe  exquis  l'appar- 
tement que  devait  occuper  le  nabab  durant  la 
traversée.  Au  milieu  d'un  petit  salon,  parfumé 
selon  la  coutume  asiatique,  et  tendu  de  soie  du 
haut  en  bas.  comme  ces  coffrets  mignons  des- 
tinés à  renfermer  les  objets  précieux,  il  y  avait 
une  femme  jeune  et  belle,  couchée,  elle  aussi, 
sur  des  coussins,  et  qui  semblait  rêver  triste- 
ment. A  l'entrée  de  Montait,  elle  appela  sur  ses 
lèvres  un  sourire  qui,  malgré  elle,  s'imprégna 
de  mélancolie. 

—  Enfin!...  murmura-t-elle  ;  je  ne  vous  ai 
pas  vu  de  tout  le  jour,  Berry  !...  et  je  suis  bien 
malheureuse  quand  je  ne  vous  vois  pas. 

Montait  la  baisa  au  front,  et  au  moment  où  la 
jeune  femme  rougissait  de  plaisir,  il  dit  froide- 
ment : 

—  Je  veux  être  seul,  Mirze,  laissez-moi. 

La  pauvre  Mirze  courba  la  tête  et  se  retira, 
obéissante. 

Seïd  introduisait  en  ce  moment  le  jeune  ma- 
telot breton. 

Celui-ci  avait  rejeté  en  arrière  les  mèches 
mouillées  de  sa  chevelure.  On  découvrait  main- 

19. 


222  LES    BËLLES-DË-NUIT. 

tenant  son  visage  qui  annonçait  une  grande 
jeunesse,  bien  qu'il  fût  amaigri  déjà  et  pâli  par 
Ja  souffrance. 

C'était  une  physionomie  pensive  et  hautaine 
où  se  devinait  un  cœur  droit,  mais  défiant,  et 
comme  une  sauvage  ignorance  de  h\  vie. 

—  Monsieur,  lui  dit  Montait  après  avoir 
éloigné  son  noir  du  geste,  répondez-moi  fran- 
chement ou  ne  répondez  pas  du  toul...  c'est  par 
l'effet  de  voire  volonté  que  vous  êtes  tombé  à 
la  mer? 

—  Oui...,  répliqua  le  Breton  qui  tenait  la 
tête  haute  et  les  yeux  baissés. 

Montait  le  considérait  avec  une  attention 
croissante  et  son  regard  arrivait  à  exprimer  un 
degré  d'intérêt  extraordinaire.  On  eût  dit  que 
tout  au  fond  de  son  âme  engourdie  de  vifs  sou- 
venirs s'éveillaient. 

—  Vous  clés  bien  jeune,  reprit-il,  pour  être 
fatigué  déjà  de  la  vie. 

—  J'ai  plus  de  vingt  ans,  répliqua  le  ma- 
telot. 

—  Vingt  ans!...  murmura  Montait  comme 
si  ces  mots  se  rapportaient  à  lui-même  dans  le 
passé. 

Puis  il  ajouta  : 

—  Pourquoi  voulicz-vous  mourir? 
Le  Breton  garda  le  silence. 


CHAPITRE    PREMIER.  225 

—  Est-ce  parce  que  vous  êtes  pauvre  ?  pour- 
suivit Montait  dont  la  voix  s'adoucissait  jusqu'à 
devenir  paternelle. 

La  joue  du  jeune  matelot  se  couvrit  de  rou- 
geur. 

—  Vous  m'avez  sauvé  la  vie...,  dit-il  comme 
pour  excuser  auprès  de  lui-même  ce  que  pou- 
vait avoir  de  blessant  cet  interrogatoire. 

Ses  yeux  ne  se  relevèrent  point,  mais  sa  phy- 
sionomie était  un  livre  ouvert  où  s'écrivait  lisi- 
blement sa  pensée. 

Comme  Montait  ne  répétait  point  sa  question, 
il  répondit  enfin  à  voix  basse  : 

—  On  ne  se  tue  pas  pour  cela  !... 

—  C'est  vrai ,  dit  Montait.  Mais  pourquoi?... 
La  tête  du  jeune  matelot  s'inclina  sur  sa  poi- 
trine. 

Montait  attendit  un  instant  ;  puis  il  poursui- 
vit encore  : 

—  Vous  êtes  Breton? 

—  Oui. 

-—  On  dit  que  les  Bretons  aiment  leur  pays  , 
et  voilà  bien  peu  de  temps  que  la  France  est  en 
paix  avec  l'Angleterre...  Comment  se  fait-il  (|ue 
vous  soyez  sur  un  navire  anglais? 

Celle  fois,  le  matelot  répondit  sans  hé- 
siter : 

Quand  je  quittai  mon  père,  ce  fut  pour 


224  LES    BELLES-DE-NUiT. 

servir  le  roi...  On  me  fit  novice  à  bord  d*une 
frégate...  Un  des  officiers  m'insulta  un  jour  dans 
le  port  de  Brest...  je  le  tuai. 

—  En  duel? 

—  Je  suis  gentilhomme. 

Le  sourire  amical  du  nabab  eut  une  légère 
nuance  d'amertume. 

—  Ahî...  fit-il,  vous  êtes  gentilhomme!... 
Moi  je  ne  le  suis  pas  !...  Et  serait-ce  le  remords 
d'avoir  commis  un  meurtre  qui  vous  poussait  au 
suicide  ? 

Le  Breton  secoua  la  tête. 

—  Vous  ne  voulez  pas  vous  confier  à  moi? 
reprit  Montait  ;  c'est  votre  droit...  le  mien  est 
de  vous  parler  comme  un  père...  Je  n'aime  ni 
votre  race  ni  votre  caste,  jeune  homme...  mais 
votre  figure  est  comme  le  miroir  d'un  brave 
cœur...  vous  me  plaisez...  A  votre  âge  un  mal- 
heur, si  grand  qu'il  soit,  ne  peut  être  sans  re- 
mède... Il  faut  que  vous  me  promettiez  de 
vivre. 

Le  Breton  releva  sur  Montait  son  regard  où  il 
y  avait  encore  un  peu  de  défiance  farouche  et 
beaucoup  de  gratitude. 

—  Depuis  que  j'ai  quitté  mon  pauvre  vieux 
père,  murmura-t-il,  je  n'ai  trouvé  partout  qu'in- 
dilFéreiice  et  dureté...  Merci,  milord...  je  me 
souviendrai  de  vous  et  je  prierai  pour  vous... 


CHAPITRE    PREMIER.  225 

Quant  à  la  promesse  que  vous  ine  demandez,  je 
mêla  suis  déjà  faite  à  moi-même...  Se  tuer  est, 
dit-on,  l'acte  d'un  lâche  et  d'un  impie...  je  suis 
chrétien  et  j'ai  du  cœur  ! 

Montait  avança  involontairement  sa  main  que 
le  jeune  matelot  toucha  avec  respect. 

II  y  eut  un  silence.  L'émotion  qui  était  sur  le 
visage  du  nabab  s'effaçait  peu  à  peu  pour  faire 
place  à  cette  nonchalante  froideur  de  l'homme 
qui  ne  croit  plus  et  qui  n'espèj'e  plus. 

—  J'avais  vingt  ans  aussi. . . ,  murmura- t-il  en- 
fin sans  savoir  que  ses  paroles  étaient  enten- 
dues; je  souffrais  tant!  je  pensai  à  mourir... 
Mais,  moi  aussi,  j'étais  chrétien  et  brave!... 

—  Oh  !  s'écria  le  matelot  avec  effusion,  je  ré- 
pondrais devant  Dieu  que  vous  êtes  encore  l'un 
et  l'autre!... 

Le  regard  que  lui  jeta  Montait  glaça  son  effu- 
sion, et  le  fit  presque  repentir  de  ses  paroles. 

—  Le  sais-je?...  prononça  le  nabab  d'un  ton 
sec  et  froid  qui  semblait  couvrir  un  décourage- 
ment profond. 

Puis  changeant  d'accent  avec  brusquerie,  il 
demanda  tout  à  coup  : 

—  Comment  vous  nommez-vous? 

—  Vincent. 

—  Vincent  qui?... 

Tout  à  l'heure,  le  jeune  matelot  aurait  ré- 


226  LES    BELLES-DE-NUIT. 

pondu  peut-être,  mais  le  regard  de  Montait  lui 
avait  rendu  son  ombrageuse  défiance. 

—  Je  suis  le  premier  de  ma  famille,  dit-il,  qui 
ait  servi  Fëtranger...  j'aurais  honte  de  pronon- 
cer ici  le  nom  de  mon  père. 

Le  nabab  étouffa  un  bâillement,  et  ses  yeux 
prirent  cette  expression  de  lassitude  ennuyée 
qui  semblait  leur  être  devenue  naturelle. 

—  Monsieur,  dit-il,  chacun  est  libre  de  placer 
comme  il  l'entend  sa  confiance...  Excusez-moi  si 
je  vous  adresse  une  dernière  question...  Puis-je 
faire  quelque  chose  pour  vous? 

Ceci  était  dit  d'un  ton  très-froid,  qui  eût 
amené  un  refus  sur  la  lèvre  de  tout  homme  d'une 
fierté  même  ordinaire.  Pourtant  le  jeune  mate- 
lot, dont  la  figure  annonçait  tant  de  hauteur, 
hésita  un  instant.  Quand  il  prit  enfin  la  parole, 
ce  ne  fut  pas  pour  refuser. 

—  Milord...,  balbutia-t-il  le  rouge  au  front  et 
les  yeux  fixés  au  plancher  de  la  cabine,  le  capi- 
taine m'a  compté  six  livres  sterling  pour  mes 
services  durant  la  traversée  de  Londres  à  Bor- 
deaux et  retour...  j'ai  entendu  dire  que  le  bâti- 
ment allait  relâcher  dans  le  port  de  Brest...  Si 
je  pouvais  rendre  les  six  livres  au  capitaine,  je 
retournerais  dans  mon  pays,  que  je  n'aurais  pas 
dû  quitter  peut-être,  et  où  j'ai  laissé  tout  ce 
que  j'aime  au  monde. . . 


CHAPITRE    PREMIER.  227 

Le  nabab  retrouva  son  sourire  et  tendit  une 
bourse  a  Vincent  avec  toutes  les  marques  d'une 
franche  satisfaction. 

—  A  la  bonne  heure  !  murmura-t-il. 
Vincent,  dont  la  rougeur  devenait  de  plus  en 

plus  épaisse,  prit  la  bourse  qui  contenait  une 
trentaine  de  souverains,  et  fît  glisser  dans  sa 
main  six  pièces  d'or. 

—  Si  vous  voulez  me  dire  où  vous  allez,  mur- 
niura-t-il,  j'acquitterai  cette  dette  le  plus  tôt 
possible. 

Montait  fronça  le  sourcil. 
Et  comme  Vincent  lui  tendait  toujours  le  res- 
tant de  la  bourse,  il  s'ccria  en  frappant  du  pied  : 

—  Ne  pouvez- vous  prendre  le  tout?... 

—  Si  vous  le  permettez,  dit  Vincent,  je  pren- 
drai encore  une  livre  pour  le  voyage. 

—  Le  tout!...  le  tout!...  le  tout!...  répéta  par 
trois  fois  le  nabab  avec  colère. 

—  Non...,  dit  Vincent  qui  posa  la  bourse  sur 
une  table  ;  je  ne  pourrais  pas  vous  le  rendre. 

Montait  saisit  la  bourse  avec  violence  et  la 
lança  dans  la  mer  à  travers  le  carreau  d'un 
sabord . 

—  Ah  !...  fit-il  amèrement,  vous  êtes  un  Bre- 
ton et  vous  êtes  un  gentilhomme,  M.  Vincent  !... 
c'est  bien  cela,  pardieu  !...  et  je  vous  reconnais, 
quoique  j'aie  eu  la  chance  de  ne  pas  rencontrer 


228  LES    BELLES-DE-NUIT. 

un  seul  de  vos  pareils  durant  de  longues  an- 
nées!... 

—  Milord...,  voulut  dire  le  jeune  matelot, 
étonne  de  ce  courroux  dont  il  ne  devinait  point 
la  cause. 

Montait  s'était  levé  et  parcourait  la  cabine  à 
grands  pas. 

—  C'est  bien  cela!...  répétait -il,  pas  de 
cœur!...  pas  de  cœur!...  Quand  un  ami  les  in- 
terroge, le  silence...  est  leur  suprême  vertu; 
c'est  cet  orgueil  hébété  qui  ne  veut  rien  devoir, 
même  à  un  sauveur  ! . . . 

Il  se  jeta  sur  un  divan  à  l'autre  bout  de  la 
cabine.  Vincent  resta,  lui,  immobile  et  stupéfait 
à  la  même  place. 

Les  fantasques  colères  de  cet  homme  bizarre 
s'allumaient  et  s'éteignaient  avec  une  rapidité 
pareille.  Avant  que  Vincent  fût  revenu  de  sa 
surprise,  le  visage  du  nabab  avait  repris  sa  non- 
chalante indifférence. 

11  s'étendit  mollement  sur  son  divan,  et  reprit 
au  bout  de  quelques  secondes  : 

—  M.  Vincent,  nous  n'avons  plus  rien  à  nous 
dire...  je  vous  souhaite  beaucoup  de  bonheur. 

Bien  qu'il  fût  difficile  de  trouver  une  forme 
de  congé  moins  ambiguë,  le  jeune  matelot  ne 
bougea  pas.  Il  s'était  fait  en  lui,  durant  cette 
dernière   minute,   un    travail   rapide,   et  son 


CHAPITRE    PREMIER.  23f9 

cœur  honnête  lui  avait  expliqué  le  courroux  de 
Montait. 

—  Milord,  répliqua-t-il  en  surmontant  son 
embarras,  il  se  peut  que  vous  n'ayez  plus  rien  à 
me  dire,  mais  moi  je  ne  suis  pas  dans  le  même 
cas...  j'ai  compris  que  mon  silence  était  de  Tin- 
gratitude... 

—  Je  vous  déclare,  M.  Vincent,  interrom- 
pit Montait,  que  je  n'ai  aucune  espèce  d'envie 
d'entendre  votre  histoire. 

Il  fallait  du  courage  pour  passer  outre. 

Vincent  franchit  à  pas  lents  la  distance  qui 
le  séparait  du  nabab,  et  prit  sa  main  avec  une 
respectueuse  hardiesse. 

—  Vous  m'avez  fait  un  reproche  cruel,  dit-il 
doucement  ;  c'est  pour  moi  que  je  vous  prie  de 
m'entendre...  Je  crois  que  vous  avez  rencontré 
des  hommes  mauvais  en  votre  vie,  milord...  Au 
moins,  si  vous  vous  souvenez  de  moi,  vous  direz 
qu'il  est  en  Bretagne  un  cœur  confiant  et  recon- 
naissant... 

—  Orgueil  !...  pensa  tout  haut  Montait  dont 
la  voix  était  pourtant  radoucie;  dites  ce  que 
vous  voudrez,  je  vous  écoute. 

Le  jeune  matelot  se  recueillit  un  instant;  et 
à  mesure  qu'il  ftiisait  retour  vers  le  passé,  un 
nuage  de  douleur  profonde  venait  voiler  son 
regard . 

i.  30 


230  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Nous  sommes  une  famille  autrefois  puis- 
sante en  Bretagne,  dit-il  ;  son  nom  est  désor- 
mais tout  ce  que  je  vous  cacherai  ,  railord. ..  La 
branche  aînée  de  cette  famille  est  restée  riche, 
quoique  bien  déchue...  La  branche  cadette,  dont 
je  suis,  est  indigente  Jusqu'à  manger  le  pain  des 
autres... 

Montait  renversa  sa  tête  sur  les  coussins  et 
ferma  les  yeux,  suivant  sa  coutume.  Vincent 
avait  pris  la  résolution  d'expier  sa  faute  préten- 
due et  d'aller  jusqu'au  bout. 

—  Mes  sœurs,  mon  père  et  moi,  poursuivit-il, 
nous  habitions  le  manoir  de  mon  cousin  ger- 
main, que  j'appelais  mon  oncle  à  cause  de  la  dif- 
férence d'âge...  Il  était  bon  pour  nous,  et  mon 
père  nous  disait  sans  cesse  de  l'aimer. 

«  Mon  oncle  a  une  fille  qu'on  nomme  Blanche.. . 
Avant  de  savoir  ce  que  c'est  que  l'amour,  je  l'ai- 
mais... 5> 

—  Une  idylle  bretonne  !  grommela  le  nabab 
avec  humeur. 

—  Je  l'aimais...,  continua  Vincent  qui  parut 
ne  point  prendre  garde  à  l'interruption  ;  je  ne 
sais  pas  si  vous  avez  aimé  ainsi  en  votre  vie,  mi- 
lord...  Moi  je  n'avais  qu'une  pensée  la  nuit  et  le 
jour...  Sais-je  ce  que  j'aurais  fait  pour  elle?... 
Quand  elle  était  triste ,  la  pauvre  enftuit ,  mon 
cœur  saignait...  Quand  elle  souriait,  je  sentais 


CHAPITRE    PREMIER.  251 

dans  mon  âme  la  joie  que  les  bienheureux  doi- 
vent avoir  au  ciel  !... 

«  Je  n'espérais  guère  ,  car  Blanche  était 
l'unique  héritière  des  biens  de  la  famille,  tandis 
que  moi  je  n'avais  rien...  Je  ne  me  demandais 
jamais  ce  que  serait  l'avenir.  Je  la  voyais  :  j'étais 
heureux... 

«(  Eussé-je  possédé  tous  les  trésors  du  monde, 
je  n'aurais  peut-être  pas  espéré  davantage.  Il  y 
avait  tant  de  respect  dans  mon  amour!  C'était 
d'en  bas  toujours  que  je  la  contemplais,  comme 
on  adore  les  anges  de  Dieu...  » 

Vincent  avait  la  tête  penchée  sur  sa  poitrine. 
Sa  voix  tremblait  et  ses  yeux  étaient  hu- 
mides... 

Ce  n'était  plus  de  l'ennui  qui  était  sur  le 
visage  de  Montait.  Une  amère  pensée  plissait  son 
front,  et  le  récit  de  Vincent  lui  causait  évidem- 
ment une  sensation  pénible. 

Le  jeune  matelot  passa  le  revers  de  sa  main 
sur  son  front  où  perlaient  quelques  gouttes  de 
sueur. 

—  Je  ne  peux  pas  vous  dire,  moi ,  milord, 
reprit-il  avec  une  sorte  de  brusquerie,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  respect  timide  au  fond  de  mon 
cœur  !...  La  regarder  seulement  me  semblait  de 
l'audace. ..  et  quand  je  me  voyais  dans  mes  rêves 
effleurer   sa    douce  main   d'un  baiser,  j'avais 


232  LES    BELLES-DE-NUIT. 

du  froid  dans  les  veines  comme  à  la  pensée  d'un 
crime. 

«t  Oh  !  il  a  fallu  que  Dieu  me  prît  ma  raison  !... 
J'étais  fou  !...  plus  fou  mille  fois  que  les  mal- 
heureux qu'on  enchaîne  à  leur  grabat  derrière 
des  grilles  de  fer  !...  » 

Le  nabab  écoutait  maintenant  avec  une  atten- 
tion croissante. 

Vincent,  au  contraire,  hésitait  à  poursuivre. 
Après  s'élre  arrêté  un  instant,  il  reprit  néan- 
moins avec  lenteur  et  en  faisant  sur  lui-même  un 
visible  effort. 

«  Un  jour,  on  donnait  fête  au  manoir...  il  y  a 
de  cela  bientôt  six  mois...  C'était  une  de  ces 
belles  journées  qui  devancent  la  saison,  et  qui 
prêtent  de  brûlants  rayons  au  soleil  du  prin- 
temps. 

«t  L'atmosphère  était  tiède  ;  pas  un  souffle  d'air 
n'agitait  la  verdure  naissante. 

«(  J'étais  malade  depuis  plusieurs  semaines,  et 
chaque  nuit  je  tremblais  de  cette  fièvre  tenace 
qui  semble  s'exhaler  de  nos  marais  d'Ille-et- 
Vilaine...  » 

—  Ah  !...  fit  Montait;  vous  êtes  d'Illc-et-Vi- 
laine? 

—  Oui.  Ce  jour -là,  je  me  souviens  que  je 
souffrais  davantage...  A  table,  j'avais  peine  à  me 
tenir  droit  sur  mon  siège. 


CHAPITRE    PREMIER.  233 

u  —  Allons ,  Vincent ,  me  dit  mon  oncle,  on 
n'apporte  pas  ainsi  un  visage  d'hôpital  parmi  de 
joyeux  convives  !...  Buvez  comme  un  homme, 
ou  allez  vous  mettre  au  ht  I... 

<^  Je  fus  sur  le  point  de  me  retirer,  mais 
Blanche  élait  en  face  de  moi,  à  côté  de  sa  mère  ; 
elle  souffrait,  elle  aussi,  d'un  mal  pareil  au  mien  ; 
son  angélique  visage  avait  comme  un  voile  de 
pâleur...  Mon  Dieu!  si  vous  saviez  comme  elle 
était  helle!.. 

«^  Je  restai  ;  pouvais-je  me  priver  volontaire- 
ment de  sa  vue?  Et,  pour  avoir  le  droit  de  res- 
ter, je  tendis  mon  verre,  et  je  bus  plus  souvent 
que  de  coutume. 

«  Quand  on  se  leva  de  table,  il  y  avait  une 
brume  mouvante  au-devant  de  mes  yeux,  et  je 
voyais  les  objets  tourner  confusément  autour  de 
moi. 

«  Le  jour  baissait.  Je  sortis  de  la  maison,  et 
j'errai  durantune  heure  dans  les  allées  du  jardin. 

«  Je  fuyais  la  foule.  Ma  léte  brûlait,  mon  cer- 
veau s'emplissait  de  rêves  insensés ,  de  rêves 
comme  je  n'en  avais  jamais  eu  avant  ce  jour, 
comme  je  n'en  ai  jamais  eu  depuis... 

<t  Les  hôtes  de  mon  oncle  causaient  et  jouaient 
le  long  des  charmilles.  Quand  j'entendais  le  bruit 
de  leurs  voix,  je  m'éloignais,  parce  que  leur 
gaieté  me  blessait  le  cœur. 

20. 


254  LES    BELLES-DE-ISUIT. 

(c  II  y  avait ,  à  rextrémité  la  plus  reculée  du 
jardin  de  mon  oncle,  un  berceau  épais  où  Blan- 
che aimait  à  se  retirer  durant  la  chaleur  du  jour. 

«  Bien  souvent ,  je  passais  de  longues  heures 
à  contempler  sa  belle  rêverie  à  travers  les  bran- 
ches de  la  charmille. 

u  D'instinct  et  sans  le  savoir,  je  m'étais  dirigé 
vers  ce  berceau. 

«  La  nuit  était  sombre  et  lourde.  Quand  j'ar- 
rivai au  seuil  de  la  chambre  de  verdure  ,  je  vis 
une  forme  blanche  étendue  sur  le  banc  de 
gazon  qui  en  occupait  le  centre...  » 

Le  jeune  matelot  s'arrêta  encore.  Les  paroles 
tombaient  une  à  une  et  comme  brisées  de  sa 
lèvre  pâle. 

Une  chose  étrange,  c'est  que  le  nabab  sem- 
blait lutter  avec  lui  d'émotion  profonde.  Sous  le 
masque  de  bronze  qui  couvrait  son  visage,  Mon- 
tait était  d'une  pâleur  livide. 

Pendant  le  silence  qui  se  fit,  on  eût  pu  en- 
tendre sa  respiration  pénible  et  oppressée. 

Quand  Vincent  reprit  la  parole,  sa  voix 
sourde  et  voilée  arrivait  à  peine  jusqu'aux 
oreilles  de  Montait. 

— -  Il  n'y  avait  en  moi  ni  raisonnement  ni 
pensée,  dit-il  ;  j'entrai  dans  le  berceau  ;  je  m'a- 
genouillai auprès  de  Blanche  endormie  et  je 
l'adorai  silencieusement,  comme  on  adore  Dieu. 


CHAPITRE    PREMIER.  255 

<(  J'entendais,  tout  près  de  mon  oreille,  son 
souffle  égal  et  doux;  je  comptais  les  battements 
de  son  cœur... 

«  Les  instants  s'écoulèrent.  La  nuit  avançait. 
Les  voix  rieuses  des  convives  n'arrivaient  plus 
jusqu'à  nous. 

«  Nous  étions  seuls,  mon  sang  brûlait  mes 
veines... 

«  Blancbe  dormait  toujours,  et  mes  yeux  ha- 
bitués à  l'obscurité  la  voyaient  sourire  à  son 
rêve. 

«c  Je  ne  sais  si  mon  oreille  me  trompa.  Jamais 
je  ne  lui  avais  dit  mon  amour  ;  et  pourtant,  il 
me  sembla  l'entendre  prononcer  mon  nom  dans 
son  sommeil...  j) 

Vincent  tremblait  et  ses  jambes  manquaient 
sous  le  poids  de  son  corps.  Le  nabab  demeurait 
immobile ,  mais  de  grosses  gouttes  de  sueur 
sillonnaient  son  front  et  ses  tempes. 

Vincent  n'y  prenait  point  garde. 

«t  — Le  démon  !...  le  démon  !...  murmura-t-il 
avec  égarement;  le  démon  prit  mon  âme!... 
Dieu  m'abandonna...  je  me  levai...  mes  lèvres 
touchèrent  les  lèvres  de  Blanche... 

«Blanche  dormait  toujours... 

«  Oh!  pourquoi  la  foudre  ne  m'a-t-elle  pas 
frappé  en  ce  moment  ? 

«  La  pauvre  enfant  s'éveilla  entre  mes  bras 


236  LES    BELLES-DE-NUIT. 

qui  la  pressaient  avec  délire.  Elle  poussa  un 
grand  cri.  Le  remords  avait  déjà  remplacé  Ti- 
vresse...  moi,  je  m'enfuis  comme  un  criminel... 

«  Toute  la  nuit  j'errai  dans  la  campagne. 
L'enfer  était  au  fond  de  mon  cœur...  » 

Montait  ne  bougeait  pas,  mais  son  visage  pei- 
gnait une  indicible  torture. 

11  n'écoutait  plus  le  jeune  matelot,  qui  ache- 
vait sa  confession  d'une  voix  navrée. 

«  —  Je  la  revis  le  lendemain,  disait-il  ;  les  an- 
ges ne  devinent  pointle  mal... elle  ne  m'avait  pas 
reconnu...  elle  ne  savait  pas...  elle  souriait  !...)> 

Vincent  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains,  et  un 
sanglot  déchira  sa  poitrine. 

Il  y  eut  un  long  silence. 

Tout  à  coup  le  jeune  matelot  sentit  une  main 
de  fer  qui  étreignait  son  bras;  il  laissa  retomber 
ses  deux  mains,  croisées  au-devant  des  yeux,  et 
vit  la  haute  taille  du  nabab  debout  et  immobile 
auprès  de  lui. 

Montait  était  si  pâle  qu'on  eut  dit  un  fantôme. 
Un  sourire  plein  d'amertume  et  de  douleur  rele- 
vait les  coins  de  sa  lèvre.  On  lisait  dans  son  re- 
gard une  sorte  de  folie  froide  et  poignante. 

—  Où  donc  avcz-vous  appris  cette  histoire?... 
demanda-t-il  d'une  voix  basse  et  saccadée. 

Vincent  ouvrit  de  grands  yeux  étonnés. 

—  Répondez-moi  !...  répondez-moi  !...  dit  le 


CHAPITRE    PREMIER.  257 

nabab  en  secouant  son  bras  avec  une  violence 
terrible;  saviez  vous  à  quoi  vous  vous  exposiez 
en  venant  jusque  cbez  moi  me  dire  que  je  suis 
un  lâche  et  un  infâme?... 

—  Vous!...  balbutia  Vincent  stupéfait. 

—  Moi!...  moi  !...  répéta  Montait  avec  force. 
Puis  sa  voix  faiblit,  épuisée,  tandis  qu'il  ajou- 
tait : 

—  Tout  cela  est  vrai!...  tout  cela  est  bien 
vrai  !...  elle  était  plus  belle  que  les  anges!...  et 
le  démon  me  frappa  defolie...  Mais  n'ai-je  donc 
pas  encore  assez  souffert  pour  expier  mon 
crime?... 

Vincent  croyait  rêver;  plus  il  s'efforçait  de 
comprendre,  plus  la  nuit  se  faisait  épaisse  dans 
son  esprit. 

Montait  lui  lâcha  le  bras  tout  à  coup,  et  se 
laissa  tomber  anéanti  sur  son  divan. 

Il  resta  là  sans  mouvement  pendant  plus 
d'une  minute  ;  puis  il  tressaillit  comme  on  fait  à 
un  brusque  réveil. 

—  Laissez-moi  !...  dit-il  à  Vincent. 
Le  jeune  marin  s'éloigna  aussilôt. 

Quand  il  fut  parti,  Montait  mit  sesdeux  niains 
sur  son  cœur  qui  défaillait;  un  gémissement 
sourd  sortit  de  sa  poitrine. 

Puis  il  fit  un  effort  pour  se  lever,  et  gagna  en 
chancelant  un  meuble  de  forme  étrangère,  qu'il 


258  LES    BELLES- DE-NUIT. 

ouvrit  à  l'aide  d'une  petite  clef  suspendue  à  son 
cou  par  une  chaîne  d'or. 

Il  prit  une  boîte  un  peu  plus  large  que  la 
main,  dont  le  couvercle  disparaissait  sous  une 
garniture  de  diamants  d'une  eau  éblouissante. 

Ses  doigts  tremblaient,  tandis  qu'il  hésitait  à 
soulever  le  couvercle  de  la  boîte. 

Quiconque  eut  assisté  à  cette  scène  solitaire, 
se  fut  demandé  quel  trésor  était  assez  précieux 
pour  mériter  une  semblable  enveloppe. 

Car  il  y  avait  plusieurs  millions  sur  le  couver- 
cle de  cette  boîte. 

Montait  l'ouvrit  enfin  :  elle  ne  contenait  qu'une 
boucle  de  cheveux  blonds,  fins  et  doux  comme 
des  cheveux  d'enfant  ou  déjeune  fille. 

Les  traits  de  Montait  peignaient  un  recueille- 
ment grave  et  profond.  Il  contempla  durant  plus 
d'une  minute  la  boucle  de  cheveux.  Une  sorte 
de  religieuse  extase  l'absorbait... 

Ses  paupières  battirent.  Un  nom  murmuré 
doucement  s'échappa  de  ses  lèvres,  un  nom  de 
femme... 

Il  tomba  sur  ses  genoux,  et  deux  larmes  roulè- 
rent le  long  de  sa  joue. 


n 


L.A    FÊTK. 


Trois  ans  s'étaient  écoulés  depuis  ce  soir 
d'orage  où  le  jeune  M.  Robert  de  Blois  et  son 
écuyer  Biaise  avaient  franchi  pour  la  pre- 
mière fois  le  seuil  du  manoir  dePenlioël. 

La  nuit  tombait.  Le  marais  cachait  déjà  sa 
vaste  pelouse  coupée  çà  et  là  par  quelques  ruis- 
seaux paisibles.  A  la  place  môme  où  nous  avons 
vu  le  bac  de  Benoît  Hah'gan  traîné  par  l'inon- 
dation furieuse,  les  maigres  troupeaux  de  Glé- 
nac  paissaient  tranquillement  l'herbe  parfumée. 

La  rivière  de  l'Oust  coulait  silencieuse  entre  les 


240  LES    BELLES-DE-NUIT. 

deux  collines  au  passage  de  Port-Corbeau.  Le 
ciel  était  noir.  La  nuit  venait,  pesante  et  chaude, 
après  une  étouffante  journée. 

A  mesure  que  Tombre  devenait  plus  épaisse, 
on  voyait  s'allumer  des  lueurs  le  long  de  ce  cor- 
don de  petites  montagnes  qui  font  une  ceinture 
aux  marais  de  Glénac. 

Ces  lueurs  pouvaient  se  compter  par  le  nom- 
bre des  bourgs  riverains  du  marais.  Ciiaque  pa- 
roisse avait  la  sienne.  Un  étranger,  arrivant 
de  Redon  par  la  route  de  la  Gacilly,  aurait  pu 
penser  que  cinq  ou  six  incendies  s'étaient  allu- 
més à  la  même  heure  dans  tous  les  villages  du 
canton. 

Mais,  pour  les  gens  du  pays,  ces  lointaines 
lumières  n'avaient  rien  de  sinistre.  Elles  signi- 
fiaient, au  contraire,  ébattcment  et  bombance  ; 
pour  les  bons  gars,  course  à  l'oie,  papegaull  % 
lutte  corps  a  corps  et  guerre  des  fouets;  pour 
les  filles,  concert  solennel  et  danses  sur  la 
place  de  la  mairie;  pour  tout  le  monde,  le 
tonneau  de  cidre,  orné  de  fraîches  ramées  de 
châtaigniers,  mis  en  perce  devant  la  porte  de 
l'église. 

C'était  le  2I>  août  i  820.  On  fêtait  la  Saint-Louis, 
en  l'honneur  du  roi  Louis  XVIII. 

*  Tir  au  fusil. 


CHAPITRE   H.  241 

De  tous  les  feux  de  joie,  le  plus  beau  et  le 
mieux  flambant  était  sans  contredit  celui  de  la 
paroisse  de  Glénac,  allumé  dans  Vair  de  la  mé- 
tairie de  Penhoël,  au-dessous  du  manoir. 

II  y  avait  au  moins  cinquante  fagots  et  une 
douzaine  de  pétards.  René  de  Penhoël,  maire  de 
Glénac,  en  personne,  y  avait  mis  le  feu  à  l'aide 
d'une  belle  torche  bleue  fleurdelisée  d'argent. 
La  flamme  montait  gaiement  vers  le  ciel,  éclai- 
rant à  la  fois  le  manoir  neuf,  les  vieilles  murail- 
les gothiques  et  la  Tour-du-Cadet. 

A  Tentour,  les  paysans  riaient,  buvaient  et 
dansaient. 

Un  peu  plus  loin,  dans  les  jardins  illuminés 
du  manoir,  la  population  noble  et  bourgeoise 
de  la  contrée,  la  société  avait  aussi  sa  fête.  Pen- 
hoël, tout  en  fîiisant  dresser  une  table  pour  les 
paysans  dans  Taire  de  sa  ferme,  avait  ouvert  ses 
salons  aux  gentilshommes  du  voisinage.  Il  y 
avait  eu  festin,  et  le  bal  allait  commencer. 

On  ne  voyait  dans  les  allées  du  jardin  que 
robes  de  soie  antiques  et  beaux  habits  campa- 
gnards. Le  vin  de  Penhoël  était  bon;  le  cidre 
de  la  métairie  était  excellent  ;  les  nobles  hôtes 
du  jardin  rivalisaient  de  belle  humeur  avec  les 
convives  de  Taire,  de  même  que  les  lampions 
prodigués  luttaient  de  clartés  vives  avec  le  feu 
de  joie. 

1.  21 


242  LES   BELLES-DE-NOIT. 

C'était  un  bon  jour  pour  tout  le  monde,  et 
Ton  n'en  était  pas  à  savoir  que  le  maître  de 
Penhoël  faisait  bien  les  choses,  quand  il  s'y  met- 
tait. 

Toutes  ces  lumières,  répandues  à  profusion 
au  sommet  de  la  côte  où  s'élevait  le  manoir, 
faisaient  contraste  avec  les  ténèbres  environ- 
nantes, et  jetaient  dans  une  nuit  plus  profonde 
les  versants  boisés  de  la  colline. 

La  pente  roide  qui  descendait  au  Port-Cor- 
beau était  surtout  plongée  dans  une  obscurité 
complète. 

Le  taillis  de  châtaigniers  semblait  un  grand 
tapis  noir,  aux  bords  duquel  le  cours  tranquille 
de  rOust  mettait  une  étroite  frange  d'argent. 

La  rampe  abrupte  faisait  ombre  au  bas  de  la 
montagne  ;  nul  reflet  n'y  arrivait,  et  c'est  à  peine 
si  quelques  échos  lointains  des  mille  bruits  de 
la  fête  y  descendaient  comme  un  murmure 
perdu . 

Au  milieu  de  ces  ténèbres  et  de  ce  silence,  on 
voyait  pourtant,  a  travers  les  branches  des  châ- 
taigniers, une  petite  lueur  rougeâtrc,  et  l'on 
entendait  de  temps  en  temps  comme  un  cri 
sourd . 

La  lueur  et  le  cri  sortaient  tous  deux  de  la 
loge  de  Benoît  Haligan,  le  sorcier,  dont  la  porte 
était  grande  ouverte. 


CHAPITRE    II.  245 

C'eût  été  pitié  que  de  voir,  si  près  de  cette 
joie  bruyante,  la  scène  solitaire  et  désolée  qui 
avait  lieu  dans  la  loge  du  pauvre  passeur. 

L'intérieur  de  la  cabane  était  tel  que  nous 
l'avons  vu  dans  la  première  partie  de  cette  his- 
toire :  un  grabat  entre  quatre  murailles  nues 
et  humides,  auxquelles  pendaient  çà  et  là  quel- 
ques instruments  de  pêche. 

Mais  le  grabat  semblait  plus  misérable  encore 
qu'autrefois  ;  les  murailles  s'élaient  lézardées,  et 
les  filets  de  pêche  tombaient  en  lambeaux. 

Benoît  Haligan  paraissait  avoir  subi  l'effet 
du  temps  plus  cruellement  encore  que  sa  loge 
ruinée.  Il  était  étendu  sur  son  grabat,  hâve 
comme  un  spectre,  la  bouche  béante  et  les  yeux 
fixes.  Son  souffle  râlait  dans  sa  gorge ,  et  des 
gouttes  de  froide  sueur  brillaient  sur  sa  joue 
livide  à  travers  les  poils  longs  et  clair-semés  de 
sa  barbe. 

Il  ne  bougeait  pas.  Seulement,  lorsqu'un  pé- 
tard détonait  au  haut  de  la  montagne,  ses  lèvres 
se  prenaient  à  remuer  lentement. 

Il  murmurait  une  prière  pour  les  bleus  qu'il 
avait  tués  sur  la  lande,  durant  les  guerres  de  la 
chouannerie... 

Il  y  avait  bien  des  mois  que  le  vieux  passeur 
gisait  ainsi  sur  son  lit  de  souffrance.  Depuis 
deux  années  et  plus,  il  n'avait  pas  mis  le  pied 


244  LES    BELLES-DE-NUIT. 

sur  son  bac,  dont  la  clef  était  maintenant  au 
manoir.  Son  agonie,  trop  longue,  avait  usé  h  la 
fois  la  compassion  et  la  terreur  superstitieuse 
des  bonnes  gens  du  pays.  On  ne  le  craignait 
plus  guère,  bien  qu'il  passât  toujours  pour  sor- 
cier, et  ses  voisins  avaient  oublié  la  route  de  sa 
cabane. 

II  se  mourait  tout  seul ,  lentement  et  triste- 
ment. Sans  les  deux  jeunes  filles  de  Toncle  Jean, 
Diane  et  Cypriennc  de  Penhoël,  qui  venaient 
chaque  jour  s'asseoir  à  son  chevet,  des  semaines 
entières  se  seraient  écoulées  sans  qu'un  être 
humain  passât  le  seuil  de  sa  cabane. 

Parfois,  à  les  voir  paraître  belles  et  douces 
comme  un  rayon  de  consolation  divine,  le  pas- 
seur retrouvait  un  sourire.  Mais  d'autres  fois 
ses  paupières  se  baissaient  et  un  voile  de  dou- 
leur plus  morne  tombait  sur  son  visage. 

Ses  traits  immobiles  prenaient  alors  comme 
une  expression  de  pitié. 

Il  priait  à  voix  basse,  et  au  milieu  de  sa  prière 
d'étranges  paroles  s'échappaient  de  ses  lèvres. 
On  eût  dit  qu'il  voyait  les  jeunes  filles  déjà 
mortes  dans  le  mémo  cercueil,  car,  au  lieu  de 
demander  à  Dieu  leur  bonheur  en  ce  monde,  il 
priait  pour  le  repos  de  leurs  âmes  durant  l'éter- 
nité. 

Et  il  joignait  ses  mains  amaigries  en  pronosti- 


CHAPITRE    IL  245 

quant  malheur  à  tout  ce  qui  portait  le  nom  de 
Penhoël. 

Mais  le  vieux  Benoît  Haligan  était  fou  depuis 
bien  longtemps;  chacun  savait  cela. 

Personne  n'était  sans  l'avoir  entendu  dire 
plus  d'une  fois  que  sa  maladie  venait  du  jeune 
M.  Robert  de  Blois  et  de  son  domestique  Biaise. 

Depuis  ce  soir  d'orage  où  il  avait  monté  dans 
le  bac,  pour  ne  point  abandonner  le  maître  de 
Penhoël,  il  ne  s'était  pas  relevé. 

Dieu  merci,  le  maître  de  Penhoël,  qui  aurait 
du  partager  le  même  mal,  se  portait  à  merveille, 
et  jamais  on  n'avait  vu  paire  d'amis  s'entendre 
mieux  que  lui  et  le  jeune  M.  Robert  de  Blois. 

On  laissait  dire  l'ancien  sorcier,  qui  se  mou- 
rait tout  bonnement  de  vieillesse... 

Assurément,  parmi  les  joyeux  danseurs  qui 
se  trémoussaient  sur  la  terre  battue  de  l'aire, 
personne  ne  songeait  à  lui  en  ce  moment.  Le  feu 
de  joie  brûlait,  le  cidre  coulait  :  Vivent  le  roi  et 
les  jolies  filles! 

Et  vive  aussi  l'absent!  car  cette  fctc  de  Louis 
n'était  pas  pour  le  roi  tout  seul.  L'aîné  de  Pen- 
hoël se  nommait  Louis  comme  le  roi,  et  il  y 
avait  là  de  vieux  paysans  qui  vidaient  leur 
écuclle  à  son  souvenir,  bien  plus  souvent  qu'en 
l'honneur  de  Sa  Majesté. 

Devant  la  porte  de  la  ferme,  un  groupe  de 

21. 


246  LES    BELLES-DE-NUIT. 

graves  métayers,  présidé  par  le  père  Géraud, 
aubergiste  de  Redon,  parlait  de  M.  Louis  sans  se 
lasser,  avec  ce  mélancolique  bonheur  des  gens 
qui  aiment  et  qui  regrettent. 

Là,  pas  une  voix  qui  ne  fût  émue  en  pronon- 
çant le  nom  de  Fainé  de  Penhoël. 

Chacun  recueillait  ses  souvenirs  :  on  rappelait 
une  anecdote  cent  fois  racontée,  un  trait  de  cou- 
rage, une  preuve  de  bon  cœur,  une  joyeuse 
étourderie... 

C'était  la  Saint-Louis.  Ce  jour  appartenait  à 
Penhoël,  bien  avant  que  le  roi  de  France  eût 
repris  son  trône.  Depuis  dix-huit  ans  que  le  jeune 
monsieur  était  parti,  ce  jour  était  consacré  tout 
entier  à  son  souvenir.  Les  vieux  marins  qui 
avaient  servi  sous  le  commandant,  les  anciens 
compagnons  de  M.  Louis  se  réunissaient  tous  les 
ans  pour  parler  du  bon  temps  passé. 

Quel  lier  chasseur  !  On  connaissait  le  son  de 
sa  trompe  tout  le  long  du  marais,  jusqu'au  con- 
fluent de  rOust  et  de  la  Villaine.  Il  courait  mieux 
que  les  gars  de  Saint- Vincent!  A  la  lutte,  il  fai- 
sait plier  les  reins  des  glorieux  de  Saint -Pern  et 
de  Questemberg  !  C'était  lui  qui  lançait  la  barre 
le  plus  haut  et  le  plus  loin,  lui  toujours!  Au 
papegauhy  c'était  la  balle  de  son  beau  fusil  qui 
allait  se  ficher  sur  le  clou  ! 

Et  quand  il  avait  gagné  le  prix  de  la  lutte,  le 


CHAPITRE    H.  247 

prix  de  la  course,  le  prix  du  tir  et  encore  le  prix 
de  la  barre,  ah  !  personne  n'avait  oublie  cela  : 

—  Tiens,  papa  Géraud,  le  mouchoir  de  cou  est 
pour  ta  femme  !  Mathurin,  tu  es  le  plus  pauvre,  à 
toi  le  mouton  ! 

Et  la  bourse  brodée  de  laine  rouge  à  l'un  ;  et  à 
l'autre,  Tépinglelte  d'acier  avec  ses  belles  touffes 
de  soie  !... 

Oh  !  le  cher  jeune  monsieur  ! . . . 

A  mesure  qu'on  parlait,  le  groupe  devenait 
plus  nombreux.  Quelques  ménagères  s'appro- 
chaient ;  elles  avaient  peut-être,  elles  aussi,  leurs 
souvenirs.  Les  jeunes  gens  venaient  écouter  les 
récits  des  vieillards.  Etquandlepère  Géraud,  l'œil 
humide  et  la  voix  tremblante,  levait  son  verre  à 
la  mémoire  de  Louisde  Penhoël,  les  jeunes  gens 
demandaient  : 

—  M.  Louis  avait-il  donc  le  poignet  plus  vi- 
goureux que  Vincent?  le  pied  plus  alerte,  la 
main  plus  sûre,  le  cœur  plus  généreux?... 

Hélas  !  Vincent  aussi  avait  quitté  la  maison  de 
son  père.  On  disait  qu'il  était  parti  pour  se 
faire  matelot  sur  un  bâtiment  du  roi.  Matelot, 
comme  le  fds  d'un  pauvre  homme,  Vincent,  le 
propre  neveu  du  commandant  de  Penhoël  ! 

On  avait  beau  fermer  les  yeux  et  vouloir  dou- 
ter, il  y  avait  comme  un  malheur  autour  de  cette 
famille  aimée.  René  de  Penhoël  restait  bien  au 


248  LES    BELLES-DE-NUIT. 

manoir,  riche  encore  et  respecté,  mais  ceux  qui 
avaient  connu  l'absent  disaient  tout  bas  que  la 
vraie  gloire  de  Penhoël  était  morte... 

Au  moment  où  Ton  avait  allumé  le  feu  de 
joie,  les  nobles  hôtes  du  manoir  avaient  daigné 
se  mêler,  suivant  la  coutume,  aux  danses  villa- 
geoises ;  puis  la  fête  s  était  séparée  en  deux 
camps  :  paysans  et  paysannes  avaient  continué 
de  sauter  dans  Taire,  tandis  que  les  cavaliers  de 
bonne  maison  continuaient  le  bal  avec  leurs 
dames  dans  un  salon  de  verdure,  ménagé  au 
milieu  du  jardin. 

Notre  ami  Biaise,  le  teint  fleuri  et  la  mine 
imposante,  présidait  à  la  fête  villageoise.  Tout 
le  monde  l'appelait  M.  Biaise  bien  respectueuse- 
ment; il  portait  un  costume  d'apparat  qui  res- 
semblait plus  à  l'habit  d'un  homme  comme  il 
faut  qu'à  la  livrée  d'un  domestique.  Tandis  qu'il 
dominait  les  paysans  de  l'aire  de  toute  la  hau- 
teur de  son  importance,  son  maître,  M.  Ro- 
bert de  Biois,  était,  dans  le  jardin,  le  roi  du  bal. 

Personne,  en  vérité,  ne  pouvait  lutter  avec  lui 
d'élégance  et  de  belles  manières.  C'était  lui  qui 
donnait  les  ordres  et  qui  faisait  les  honneurs. 
René  de  Penhoël  ne  paraissait  point,  et  personne 
ne  songeait  h  s'en  inquiéter. 

M.  de  Blois  était  là;  pouvait  on  souhaiter  un 
autre  amphitryon?  Il  se  multipliait;  il  se  mon- 


CHAPITRE    II.  249 

trait  gracieux  pour  tous  et  pour  toutes.  Il  était 
si  bien  l'ami  de  la  maison  qu'aisément  on  eût  pu 
l'en  croire  le  maître. 

L'assemblée  était  fort  bizarrement  composée. 
II  y  avait  de  charmantes  jeunes  filles  et  des  de- 
moiselles d'un  ridicule  très-avancé.  Parmi  les 
premières,  il  fallait  distinguer  Blanche  de  Pen- 
hoël,  la  plus  jolie  de  toutes. 

Elle  avait  maintenant  quinze  ans.  Sa  jeunesse 
tenait  complètement  ce  qu'avait  promis  son  en- 
fance. Impossible  de  trouver  une  beauté  plus 
douce  et  plus  harmonieuse.  Son  regard  timide 
avait  conservé  cette  expression  tendre  et  pres- 
que céleste  qui  lui  avait  valu  de  la  part  des  bon- 
nes gens  du  pays  le  surnom  de  l'Ange  de  Penhoël. 

Elle  portait  une  robe  de  mousseline  blanche, 
bordée  par  une  guirlande  de  petites  fleurs  bleues. 
Cette  toilette  allait  à  son  visage  et  à  la  grâce 
languissante  de  sa  taille. 

Quand  parfois  elle  quittait  le  salon  de  ver- 
dure pour  aller  chercher  vSa  mère  au  jardin,  et 
qu'on  la  voyait  se  perdre  dans  le  demi-jour  des 
longues  allées,  elle  ressemblait  à  ces  pâles  et 
belles  visions  que  se  faisait  la  poésie  des  bardes 
de  Bretagne. 

Il  y  avait  des  moments  où  le  visage  de  Blan- 
che exprimait  le  plaisir  naïf  de  l'enfant  qui  se 
sent  naître  jeune  fille  :  la  joie  inconnue  du  prc- 


250  LES    BELLES-DE-NUIT. 

niier  bal.  Ses  traits  rayonnaient  alors;  un  éclair 
s'allumait  dans  Tazur  de  ses  grands  yeux.  Puis 
sa  paupière  retombait,  triste;  le  sourire  ébaucbé 
mourait  sur  sa  lèvre.  Dans  ce  cœur  de  quinze 
ans,  y  avait-il  déjà  une  douleur  cachée?... 

Robert  de  Blois  s'empressait  beaucoup  autour 
d'elle,  et  y  mettait  même  une  sorte  d'ostentation. 
Il  ne  cédait  guère  l'honneur  de  prendre  sa  main 
pour  la  contredanse  qu'à  un  seul  rival,  auprès 
de  qui  ses  manières  avaient  un  singulier  mélange 
de  cordialité  feinte  et  d'inquiétude  dissimulée. 

Ce  rival  n'était  autre  que  le  jeune  comte  Alain 
de  Pontalès,  héritier  unique  de  l'ancienne  fortune 
des  Penhoël. 

Car,  nous  devons  le  dire  tout  de  suite,  cette 
grande  haine  de  famille,  qui  existait  autrefois 
entre  Penhoël  et  Pontalès,  avait  pris  fin,  grâce 
à  l'intervention  de  Robert.  Le  manoir  et  le  châ- 
teau voisinaient  maintenant.  René  s'était  résigné 
à  voir  des  étrangers  occuper  le  domaine  de  ses 
pères. 

En  définitive,  le  vieux  Pontalès  était  un 
brave  homme,  capable  de  rendre  service  à  l'oc- 
casion. Personne  n'ignorait  que  Penhoël  avait 
puisé  plus  d'une  fois,  depuis  trois  ans,  dans  sa 
bourse  toujours  bien  garnie.  Aussi  passaient-ils 
tous  les  deux  pour  être  les  meilleurs  amis  du 
monde. 


CHAPITRE    II.  231 

Penhoël  possédait,  comme  nous  l'avons  dit, 
par  lui-même  et  du  chef  de  son  frère  absent, 
une  quarantaine  de  mille  livres  de  rente.  C'é- 
tait plus  qu'il  n'en  fallait  pour  soutenir  honora- 
blement le  train  de  vie  adopté  par  la  famille. 
Mais  depuis  trois  ans  les  choses  avaient  changé. 
Un  élément  nouveau  avait  été  introduit  au  ma- 
noir. L'hospitalité  grande  et  simple  s'était  trans- 
formée en  un  luxe  prodigue,  et  les  quarante 
mille  livres  de  rente,  doublées  tout  à  coup  par 
miracle,  n'auraient  plus  suffi  aux  dépenses  de 
Penhoël. 

Or,  chaque  fois  que  les  dépenses  d'un  homme 
riche  excèdent  de  beaucoup  son  revenu,  quel- 
que diabolique  expédient  lui  vient  en  tète  :  il 
faut  être  sûr  que  cet  homme,  sous  prétexte  d'ar- 
rêter le  désastre,  précipitera  sa  ruine.  Penhoël 
était  devenu  joueur. 

La  cause  de  ces  désordres  nouveaux  était  une 
femme,  jeune  encore  et  remarquablement  belle, 
qui  se  promenait  en  ce  moment  au  bras  du 
jeune  Pontalès,  dans  le  salon  de  verdure,  et 
dont  la  riche  toilette  excitait  la  jalousie  de  toute 
la  partie  féminine  de  l'assemblée. 

Dans  cette  femme  fière  et  portant  au  mieux 
sa  riche  parure,  nous  eussions  difticilement  re- 
connu la  pauvre  fdle  que  nous  avons  vue  arriver 
autrefois  à  l'auberge  du  Moulon  couronné  avec 


232  LES    BELLES-DE-NUIT. 

une  robe  poudreuse  et  des  souliers  en  lambeaux. 
C'était  Lola  pourtant,  la  dormeuse  à  qui  maître 
Biaise  refusait  jadis  un  petit  morceau  de  fromage, 
et  qui  avait  maintenant  assez  de  perles  dans  ses 
cbeveux  noirs  pour  payer  l'auberge  du  bon  père 
Geraud. 

Le  maître  de  Pcnboel  Taimait  d'une  passion 
aveugle,  et  se  ruinait  pour  elle. 

Il  l'aimait  en  esclave...  un  regard  de  Lola 
l'eût  fait  courir  au  bout  du  monde.  Et  pourtant 
son  amour  était  plein  de  remords.  La  vue  de  sa 
femme  qui  souffrait  sans  se  plaindre  le  poursui- 
vait comme  un  accablant  reproche.  Sa  fille,  sur- 
tout, qui  avait  été  si  longtemps  son  adoration  et 
son  orgueil,  eût  été  bien  forte  contre  cet  amour, 
s'il  n'y  avait  eu  au  fond  du  cœur  du  maître  de 
Penboël  un  de  ces  doutes  tenaces  qui  empoison- 
nent la  vie... 

Il  s'était  jeté  dans  la  passion  qui  l'absorbait 
maintenant  avec  fureur,  et  comme  on  s'enivre 
pour  fuir  la  voix  de  sa  conscience... 

La  province  a  des  anathèmes  bien  amers  pour 
les  mœurs  parisiennes.  Elle  ressemble  à  ces  fem- 
mes laides,  a  cheval  sur  leur  vertu  inattaquée, 
qui  étourdissent  les  gens  au  déplaisant  fracas  de 
leur  austérité.  Mais  quand  la  province  se  met  à 
faire  du  vice,  elle  va  plus  loin  que  Paris,  qui 
garde  au  moins  la  pudeur  et  ne  jette  jamais  le 


CHAPITRE    II.  253 

voile.  La  province  n'y  prend  point  tant  de  fa- 
çons ;  elle  va  bonnement  son  chemin,  et  voici  ce 
qui  arrive  :  si  le  vice  est  pauvre,  on  l'écrase  ;  si 
le  vice  est  riche,  on  l'accepte. 

Point  de  milieu  !  La  province  ne  sait  ni  fermer 
les  yeux  ni  tourner  la  tête.  Elle  voit  tout,  parce 
que  son  œil  curieux  se  colle  au  trou  des  serru- 
res. Quand  elle  a  vu,  elle  compte.  Suivant  le  ré- 
sultat du  calcul,  elle  va  lever  le  pied  pour  écra- 
ser le  coupable,  ou  courber  la  tête  pour  le  saluer 
jusqu'à  terre. 

René  de  Penhoël  était  riche;  il  avait  droit  de 
scandale.  Parmi  les  quelques  hobereaux  indi- 
gents et  les  quelques  bourgeois,  composant  la 
société  du  pays,  personne  n'ignorait  sa  conduite; 
et  pourtant,  personne  ne  songeait  à  l'excommu- 
nier. On  allait  chez  lui,  on  se  faisait  même 
grand  honneur  de  ses  invitations;  mais  pour 
.  moitié  moins,  on  eût  lapidé  un  pauvre  diable. 

Seulement,  comme  certains  bruits  commen- 
çaient à  courir  dans  les  environs,  attaquant,  non 
plus  la  réputation  de  Penhoël,  mais  l'état  de  sa 
fortune,  la  société,  tout  en  gardant  de  prudents 
dehors  de  respect,  le  déchirait  tout  bas  à  belles 
dents. 

C'était  un  acquit  de  conscience.  La  partie  sage 
de  l'assemblée,  les  maris  graves,  les  dames  dé- 
cidément trop  lourdes  pour  danser  encore  et 

LES  BELLES-DE-NUIT.    1.  22 


254  LES    BELLES-DE-NUIT, 

les  demoiselles  aigries  par  un  célibat  dont  le 
terme  ne  venait  point,  avaient  un  vague  remords 
de  fréquenter  ce  pécheur,  et  pensaient  expier 
leur  faute  en  exagérant  ses  torts. 

Tandis  que  les  jeunes  gens  foulaient  gaiement 
le  gazon,  la  galerie  assise  glosait,  Dieu  sait 
comme  !  La  calomnie  est  une  douce  pénitence  ; 
dans  leur  fureur  d'expiation,  ces  dames  et  ces 
messieurs  envenimaient  le  mal  et  ne  se  faisaient 
point  scrupule  d'envelopper  beaucoup  d'inno- 
cents dans  leur  tardif  anathème. 

On  était  libre  en  ce  moment.  La  danse  avait 
éloigné  du  petit  cercle  grave  toutes  les  oreilles 
profanes.  René  de  Penhoël  avait  quitté  le  bal 
pour  s'enfermer  avec  M.  de  Pontalès  le  père,  et 
l'homme  de  loi.  Quant  à  Madame,  elle  se  pro- 
menait à  l'écart,  au  bras  du  bon  oncle  Jean. 

C'était  l'instant  de  mordre.  On  mordait.  Ro- 
bert, Lola,  Penhoël,  Madame  elle-même,  tout  le 
monde  y  passait.  Parmi  les  hôtes  du  manoir,  il 
n'y  avait  qu'un  seul  homme  infaillible  et  impec- 
cable, c'était  le  vieux  marquis  de  Pontalès,  lequel 
possédait  soixante  mille  livres  de  rente  au  soleil  ! 

L'influence  de  cet  honnête  cénacle  ne  s'éten- 
dait point  jusqu'au  bal  qui  se  poursuivait,  joyeux 
et  rieur.  L'orchestre  campagnard  jouait  à  tour 
de  bras,  et  le  tapis  de  verdure  ne  chôajait  guère. 
11  y  avait  là  surtout  deux  couples  dont  la  gaieté 


CHAPITRE    II.  255 

communicative  et  jeune  ranimait  a  chaque  in- 
stant le  plaisir  et  se  chargeait  de  redonner  Télan  à 
la  fête  :  c'étaient  Cyprienne  et  Diane  de  Penhoël, 
les  jolies  filles  de  l'oncle  Jean,  avec  leurs  cavaliers, 
deux  enfants  comme  elles,  deux  beaux  et  braves 
enfants  dont  le  sourire  vous  eût  égayé  le  cœur. 

Cyprienne  dansait  avec  Roger  de  Launoy,  qui 
était  devenu  un  charmant  cavalier,  à  la  figure 
hardie  et  sentimentale  en  même  temps;  Diane 
donnait  sa  petite  main  blanche  à  un  jeune  hoininc 
dont  la  mine  résolue  et  spirituellement  insou- 
cieuse eût  été  remarquée  par  tous  pays. 

C'était  un  j)eintre  parisien  que  Penhoël  avait 
fait  venir  pour  orner  dignement  les  appartements 
de  Lola . 

Depuis  deux  ans  qu'il  était  en  Bretagne,  le 
jeune  peintre  avait  fait  une  énorme  quantité  de 
fresques  et  de  portraits.  Personne,  dans  la  so- 
ciété, n'était  à  même  de  trancher  la  question  de 
savoir  s'il  avait  ou  non  un  talent  artistique.  Lui- 
même  n'en  savait  trop  rien  peut-être.  Il  pei- 
gnait ce  qu'on  voulait  et  surtout  tant  qu'on  vou- 
lait ;^  il  prenait  la  vie  comme  on  la  lui  donnait, 
riant  au  jour  le  jour  et  ne  soupçonnant  point 
qu'on  pût  songer  au  lendemain. 

Roger  et  lui  étaient  amis  jusqu'au  dévoue- 
ment, bien  qu'ils  ne  se  fussent  jamais  fait  de 
grandes  protestations  de  tendresse. 


256  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Il  se  nommait  Etienne  Moreaii.  Quand  on  ne 
lui  donnait  point  de  salle  de  billard  à  orner  ou 
des  perdrix  défuntes  à  grouper  avec  des  lièvres 
assassinés  au-dessus  des  portes;  quand  il  déses- 
pérait de  trouver  Diane  au  jardin  et  qu'il  se  las- 
sait de  courir  la  campagne  avec  Roger,  il  se  re- 
tirait seul  parfois  dans  sa  chambre.  C'était  bien 
rare.  Dans  sa  chambre  il  n'y  avait  qu'une  toile 
ébauchée. 

La  plupart  du  temps,  il  regardait  cette  toile, 
les  bras  croisés,  sans  songer  à  prendre  sa  palette. 

Mais  parfois,  lorsqu'un  beau  rayon  de  soleil 
venait  jouer  dans  les  hauts  châssis  de  sa  fenêtre, 
il  saisissait  tout  à  coup  ses  pinceaux  et  ajoutait 
quelques  touches  à  la  toile  à  peine  commencée. 

Cela  ne  ressemblait  point  aux  fresques  de  la 
salle  de  billard,  ni  aux  dessus  de  portes  qu'il 
peignait  avec  une  fécondité  si  obéissante  pour 
le  maître  de  Penhoël.  C'était  une  peinture  har- 
die et  d'un  style  étrange. 

Le  tableau  représentait  une  jeune  fille  vêtue 
en  paysanne,  et  jouant  de  la  harpe.  C'était  le 
portrait  de  Diane. 

De  sa  vie,  Etienne  n'avait  rêvé,  jusqu'au  mo- 
ment où  les  traits  de  Diane  de  Penhoël  avaient 
surgi,  vivants,  de  la  toile,  sous  son  pinceau  ti- 
mide et  comme  incertain.  Maintenant,  quand  il 
était  seul  avec  son  tableau,  il  rêvait. 


CHAPITRE    II.  257 

Il  aimait  Diane,  Diane  raimait.  Ils  ne  se  par- 
laient jamais  d'amour. 

Dans  les  longues  causeries  qu'ils  cherchaient 
et  qui  les  faisaient  heureux,  ils  n'avaient  guère 
qu'un  seul  sujet  d'entretien.  C'était  un  choix 
bizarre  ;  ils  causaient  de  Paris. 

L'artiste  sans  souci  enseignait  la  grande  ville 
à  la  jeune  fille  de  Bretagne. 

La  jeune  fille  écoutait,  curieuse,  émue.  Ce 
n'était  jamais  elle  qui  changeait  de  conversation, 
et  c'était  toujours  elle  qui  ramenait  la  première 
le  nom  de  Paris  pour  interroger,  pour  savoir... 

Ses  yeux  brillants  s'animaient.  Il  y  avait  en 
elle  un  secret  dont  Etienne  n'avait  point  sa  part. 

Paris  !  c'était  un  conte  de  fées  !  la  ville  où  la 
femme  est  reine,  où  les  rêves  se  réalisent,  où  le 
vrai  touche  au  merveilleux,  où  nulle  espérance 
n'est  folle!... 

Etienne  disait  parfois  en  finissant  : 

—  On  y  souffre  comme  ailleurs,  Diane. . .  plus 
qu'ailleurs...  et  Dieu  veuille  que  vous  gardiez 
toujours  votre  douce  vie  de  Bretagne  î 

Diane  ne  répondait  point.  Elle  retournait  au- 
près de  sa  sœur  dont  la  nature,  moins  réfléchie, 
avait  aussi  moins  d'audace,  mais  qui  pourtant 
se  laissait  prendre  aux  fougueuses  imaginations 

tde  Diane. 
Paris  !  Paris  !  c'était  leur  songe  aimé. . . 
22. 


258  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Mais  si,  tout  à  coup,  on  leur  eût  montré  la 
route  ouverte  et  la  chaise  de  poste  attelée,  eus- 
sent-elles osé?  eussent-elles  voulu  ?  Madame,  qu'il 
aurait  fallu  quitter!  et  Blanche,  le  pauvre 
ange!.., 

Roger  de  Launoy,  leur  compagnon  d'enfance, 
songeait,  lui  aussi,  à  Paris.  Il  était  fier.  La  dou- 
ceur de  son  caractère  ne  l'empêchait  point  de 
ressentir  profondément  la  froideur  avec  laquelle 
Penhoël  le  traitait  depuis  l'arrivée  des  étrangers 
au  manoir. 

Robert  et  Lola  s'étaient  emparés  du  maître , 
qui  ne  voyait  plus  que  par  leurs  yeux.  Tous 
ceux  qu'on  aimait  avant  cela  étaient  devenus 
indifférents,  pour  ne  rien  dire  de  plus.  Sans 
Madame ,  qu'il  chérissait  d'une  tendresse  res- 
pectueuse et  dévouée,  sans  Cyprienne  qu'il  ai- 
mait d'amour,  Roger  de  Launoy  aurait  quitté  le 
manoir  déjà  depuis  longtemps. 

Que  fût-il  devenu?  Il  ne  savait,  mais  il  était 
intelhgent  et  il  avait  du  cœur... 

Aujourd'hui  ces  préoccupations  étaient  mises 
de  côté.  On  était  tout  à  la  fête;  on  riait,  on  se 
croyait  heureux  !  Les  deux  jeunes  filles  portaient 
toujours  leurs  costumes  de  paysannes,  mais  on 
eût  pu  croire  que  c'était  pure  coquetterie,  tant 
la  jupe  courte  et  le  spencer  collant  leur  allaient  à 
merveille.  Leurs  tailles  charmantes  rcssortaient 


CHAPITRE    11.  25^ 

SOUS  la  futaine;  les  souliers  à  boucles  d*étain  ne 
pouvaient  grossir  leurs  pieds  délicats  et  mi- 
gnons; rëtroit  serre-téte  lui-même,  qui  laissait 
échappera  profusion  les  masses  bouclées  de  leurs 
cheveux  châtains,  était  à  leur  front  comme  un 
bandeau  virginal,  et  mêlait  à  la  distinction  noble 
de  leurs  traits  la  naïve  séduction  des  beautés 
rustiques. 

C'était  plaisir  de  les  voir  sauter  sur  l'herbe, 
gracieuses  et  légères  comme  des  fées.  Il  émanait 
d'elles  une  gaieté  vive  et  à  la  fois  douce  (pii  ga- 
gnait de  proche  en  proche  et  qui  était  le  charme 
du  bal. 

Chacun,  à  son  insu,  se  ressentait  de  leur  con- 
tact; la  pauvre  Blanche  elle-même,  si  pâle  et  si 
frêle,  souriait,  entraînée  par  leurs  sourires. 

Il  y  avait  pourtant  des  moments  où  la  joie  des 
deux  jeunes  filles  semblait  se  voiler  tout  à  coup  ; 
c'était  lorsque  leurs  yeux  se  tournaient  vers  Ma- 
dame, qui  poursuivait  lentement  sa  promenade 
au  bras  de  Jean  de  Penhoël. 

Ces  trois  dernières  années  semblaient  avoir 
pesé  cruellement  sur  Madame.  Sa  belle  tête  s'in- 
clinait maintenant  fatiguée,  et  la  résignation 
morne  qui  était  sur  son  visage  ressemblait  à  du 
découragement. 

L'oncle  Jean  la  eonlcmplait  avec  un  amour 
de  père.  Dans  les  grands  yeux  bleus  du  vieil- 


260  LES    BELLES-DE-NUIT. 

lard,  baissés  inélaiicoliqiiement  sur  sa  nièce  ai- 
mée, on  lisait  l'immense  désir  de  soulager  et  de 
consoler. 

Mais  la  consolation  était  impossible  sans  doute, 
car  Fonde  Jean  se  taisait  comme  s'il  n'eût  point 
pu  trouver  de  paroles. 

Diane  et  Cyprienne  voyaient  cela,  et  le  re- 
gard furtif  qu'elles  échangeaient  alors  donnait  à 
penser  que  leur  joie  d'enfant  n'avait  que  les 
apparences  de  la  franchise. 

Elles  voyaient  encore  autre  chose,  et  c'était 
bien  étrange! 

Robert  de  Blois  ,  qui  dansait  toujours  avec 
Blanche,  se  tournait  de  temps  en  temps  vers 
Madame  et  lui  faisait  des  signes. 

Diane  et  Cyprienne  avaient  cru  d'abord  se 
tromper,  mais  il  n'y  avait  plus  h  douter.  Ma- 
dame, à  deux  ou  trois  reprises  différentes,  avait 
répondu  du  regard  et  du  geste  aux  signes  de 
Robert  de  Blois,  de  l'homme  dont  la  présence 
au  manoir  empoisonnait  sa  vie  et  menaçait  l'ave- 
nir de  son  enfant!... 

C'était  inexplicable. 

Mais  le  bal  était  charmant  par  cette  chaude 
soirée,  sous  les  arbres  touffus.  A  part  Diane  et 
Cyprienne,  personne  ne  s'inquiétait  de  ces  petits 
mystères  qui  s'agitaient  sourdement  sous  la  sur- 
face tranquille  de  la  vie  du  manoir. 


CHAPITRE   II.  261 

Si  la  partie  grave  de  la  société  prévoyait, 
nous  allions  dire  espérait  quelque  malheur  , 
c'était  dans  un  avenir  lointain  encore.  Le  seul 
accident  que  Ton  pût  redouter  ce  soir,  c'était 
quelque  malencontreuse  averse  venant  clore  la 
fête  au  meilleur  moment. 

Aussi  chacun  tressaillit  de  surprise  et  d'effroi 
lorsqu'on  entendit,  au  milieu  du  bal,  un  de  ces 
cris  plaintifs  qu'arrache  la  souffrance  soudaine 
et  intolérable. 

L'orchestre  se  tut;  les  danses  cessèrent,  et  la 
galerie  se  leva  d'un  commun  mouvement. 

Tous  les  regards  effrayés,  ou  seulement  cu- 
rieux, se  portèrent  à  la  fois  vers  l'endroit  d*où 
la  plainte  était  partie. 

On  vit  Blanche  de  Penhoël ,  immobile  et 
comme  morte,  étendue  tout  de  son  long  sur 
l'herbe. 

Robert  de  Biois  était  à  genoux  auprès  d'elle 
et  appuyait  sa  main  contre  son  cœur. 

Roger,  Diane  et  Cyprienne  s'élancèrent  en 
même  temps;  mais  ce  fut  Madame  qui  arriva 
la  première  auprès  de  sa  fille. 

Il  faut  renoncer  à  peindre  tout  ce  qu'expri- 
mait en  ce  moment  le  visage  désolé  de  Marthe 
de  Penhoël. 

Un  rouge  ardent  et  fiévreux  avait  remplacé 
la  pâleur  de  sa  joue.  L'épouvante  qui  glaçait  son 


262  LES    BELLES-DE-NUIT. 

âme  de  mère  était  clans  ses  yeux.  Sa  main,  forte 
en  cet  instant  comme  la  main  d'un  homme,  re- 
poussa brusquement  Robert  de  Blois,  que  le 
choc  fit  chanceler. 

Elle  souleva  Blanche  sans  effort  apparent  et 
la  soutint,  renversée,  entre  ses  bras.  Blanche, 
évanouie,  ne  respirait  plus. 

Comme  Cyprienne  et  Diane  s'empressaient, 
inquiètes  autour  d'elle,  Madame  les  éloigna  d'un 
geste  impérieux. 

Robert  se  rapprocha  et  s'inclina  jusqu'à  effleu- 
rer presque  son  oreille. 

—  N'oubliez  pas!..,  murmura-t-il  froide- 
ment. 

Un  éclair  de  haine  brilla  au  milieu  de  la  dé- 
tresse désespérée  qui  voilait  le  regard  de  Marthe 
de  Penhoël. 

Mais  elle  fit  sur  elle-même  un  effort  violent 
et  se  contraignit  à  sourire. 

—  Je  n'oublie  rien  !  dit-elle  tout  bas. 

Puis  elle  reprit  en  s'adressa nt  à  Roger  et 
aux  deux  filles  de  l'oncle  Jean  : 

—  Amusez-vous,  mes  enfants...  Voici  Blan- 
che qui  rouvre  les  yeux...  je  vais  vous  la  rame- 
ner tout  à  l'heure  bien  guérie... 

FIN    DU    TOME    PREMIER. 


LES 

BELLES-DE-NUIT. 


IMPRIMERIE    DE    G.    STAFLEAUX. 


LES 


BELLES-DE-NUIT 


OU 


LES  ANGES  DE  LA  FAMILLE 


|laul  Séml 


Ci^^^  TOMB    II  ^^— x;V^ 


BRUXELLES. 

MELINE,  CANS  ET  0%  LIBRAIRES -ÉDITEURS, 

LIVOVnifB.  I  LBIPZIfi. 

MKME     MAISON.  I  J.     P.     MELINE. 


1850 


-C 


DEUXIÈME  PARTIE. 

(suite.) 


m 


MYSTÈRES. 


La  partie  grave  et  discrète  de  l'assemblëe, 
qui  se  respectait  trop  pour  prendre  part  à  la 
danse,  commençait  à  trouver  Je  bal  monotone 
et  long.  Les  commérages  languissaient,  parce 
qu'on  avait  déjà  médit  de  tout  le  monde.  L'éva- 
nouissement de  Blanche  fit  à  Tennui  naissant 
une  diversion  tout  agréable  et  vint  raviver  ren- 
tre lien. 

Ce  cercle  respectable  se  composait  de  trois 
vicomtes,  qui  avaient  été  des  hommes  à  succès 

LES  BELLES-DE-NUIT.   2.  1 


2  LES   BELLES-DE-NUIT. 

dans  leur  jeunesse  au  temps  des  états  de  Breta 
gne,  d'une  demi-douzaine  de  bourgeois  qu'on 
avait  laissés  se  décrasser  et  mettre  un  de  au- 
devant  de  leurs  noms,  parce  qu'ils  avaient  mille 
écus  de  rente,  et  d'un  nombre  à  peu  près  égal 
de  dames  antiques,  portant,  avec  une  solennité 
impossible  à  décrire,  le  ridicule  orgueilleux  de 
leur  toilette  et  la  laideur  choisie  de  leurs  visages. 

On  remarquait  surtout  trois  petites  personnes, 
toutes  trois  également  jaunes,  sèches,  roides  et 
vêtues  de  robes  de  soie  violette  d'une  ancienneté 
incontestable.  Bien  qu'elles  fussent  encore  céli- 
bataires, aux  environs  de  la  cinquantaine,  ce 
qui  déprécie,  elles  donnaient  le  ton  à  la  société^ 
parce  que  leur  talent  de  médire  était  hors  ligne, 
et  que  chacun  de  leurs  coups  de  langue  empor- 
tait net  le  morceau.  Leurs  rivales  elles-mêmes, 
niadame  la  chevalière  de  Kerbichel,  épouse  de 
l'adjoint  au  maire  de  Glénac,  et  madame  Claire 
Lebinihic,  jeune  veuve  à  peine  âgée  de  quarante- 
cinq  ans,  autour  de  laquelle  soupiraient  les 
trois  vicomtes,  étaient  forcées  de  reconnaître  la 
supériorité  des  demoiselles  Baboin-des-Roseaux- 
de-l'Étang. 

Il  faut  dire  qu'elles  avalent  tout  pour  elles. 
L'aînée,  mademoiselle  Amarante,  chantait,  en 
s'accompagnant  de  la  guitare,  l'ariette  légère;  la 
seconde,  mademoiselle  Églanlinc,  la  tremblante 


CHAPITRE    III.  5 

romance;  la  troisième,  mademoiselle  Héloïse, 
attaquait,  toujours  avec  la  guitare,  le  grand 
morceau  de  caractère. 

A  cause  de  cela,  le  jeune  M.  de  Pontalès,  h 
qui  tout  était  permis  parce  qu'il  était  l'héritier 
de  son  père,  les  avait  surnommées  en  masse  les 
trois  Grâces,  et  en  détail  l'Ariette,  la  Romance, 
et  la  Cavatine. 

El  les  avaient  un  petit  frère,  M.  NumaBabouin- 
des-Roseaux-de-l'Etang,  qui  se  tenait  un  peu  à 
l'ombre  de  leur  gloire,  mais  qui,  néanmoins, 
passait  pour  un  fort  agréable  joueur  de  reversi. 

Quand  Madame,  aidée  de  Toncle  Jean,  eut 
emmené  Blanche,  l'imposante  réunion  se  rassit. 
Ses  membres  se  regardèrent  durant  quelques 
secondes  en  silence. 

—  Voila  déjà  deux  fois  que  la  pauvre  petite 
demoiselle  se  trouve  mal  aujourd'hui!...  dit  le 
père  Chauvette,  qui  seul,  parmi  tout  ce  monde 
aigre  et  roide,  représentait  l'élément  charitable. 

—  Je  ne  voudrais  rien  dire  d'inconvenant, 
murmura  madame  Claire  Lebinihic,  mais  c'est 
tout  à  fait  comme  cela  que  j'étais  la  première 
année  de  mon  mariage. 

Les  trois  Grâces  baissèrent  les  yeux.  Les  trois 
vicomtes  eurent  un  sourire  très-égrillard. 

—  Avez -vous  remarqué,  reprit  l'adjoint,  che- 
valier de  Kerbichel,  hobereau  taillé  en  Hercule 


4  LES    BELLES-DE-NUIT. 

et  qui  portait  de  jolies  petites  boucles  d'oreilles, 
avez-vous  remarqué  comme  le  fils  Pontalès  a  fait 
des  yeux  au  Robert  de  Blois  quand  mademoi- 
selle est  tombée? 

—  C'est  un  joli  garçon!...  répliqua  la  Ro- 
mance. 

—  Un  franc  mauvais  sujet!  appuyèrent  l'A- 
riette et  la  Cavatine  en  donnant  à  ce  mot  une 
acception  toute  flatteuse. 

—  Ce  que  je  voudrais  bien  savoir,  reprit  la 
Romance,  c'est  le  sentiment  de  M.  de  Penboël 
sur  les  assiduités  du  fils  Pontalès  auprès  de  ma- 
dame Lola... 

Le  cercle  entier  sourit. 

—  Madame  Lola!...  madame  Lola!...  répéta 
la  chevalière  de  Kerbichel,  ces  créatures  ont  des 
noms  à  elles. 

—  Quant  à  cela,  madame,  repartit  la  Ro- 
mance qui  se  crut  attaquée  dans  son  doux  nom 
d'Églantine,  tout  le  monde  n'est  pas  forcé  de 
s'appeler  Suzon  ou  Fanchette,  comme  les  filles 
du  commun  !... 

Madame  de  Kerbichel  s'appelait  Fanchon.  Le 
cercle  rit  encore,  excepté  le  chevalier-adjoint, 
qui  secoua  le  tabac  de  son  jabot  d'un  air  mor- 
tifié. 

—  Tout  cela  n'empêche  pas,  reprit  l'Ariette, 
qu'il  se  passe  de  drôles  de  choses  dans  cette  mai- 


CHAPITRE    III.  5 

son  î...  Les  maîtres  font  les  honneurs,  Dieu  sait 
comme!...  V^oici  madame  partie;  où  est  mon- 
sieur ? 

—  En  conférence  avec  le  marquis  de  Ponta- 
lès,  répondit  le  frère  Numa. 

—  En  bonne  conscience,  voulut  dire  le  père 
Chauvette,  on  peut  bien  avoir  des  affaires... 

Mais  personne  n'avait  la  simplicité  d'accorder 
la  moindre  attention  au  pauvre  maître  d'école. 

—  Toujours  avec  le  marquis  !  poursuivit 
l'Ariette. 

—  Et  avec  l'homme  de  loi  !  ajouta  la  Cavatine. 

—  Ah  !  dit  la  Romance  d'un  ton  capable,  des 
gens  bien  informés  prétendent  que  Penhoël  iile 
un  mauvais  coton,  pour  parler  comme  les  gens 
du  peuple...  Il  emprunte  sans  cesse  de  l'argent 
au  marquis,  et  l'homme  de  loi  le  Hivain  sait  des 
choses  qui  étonneraient  bien  du  monde  ! 

—  C'est  que  la  Lola  aime  trop  les  dentelles  ! 
dit  l'un  des  vicomtes. 

—  Et  les  cachemires,  ajouta  un  second 
vicomte. 

—  Et  les  diamants ,  ajouta  le  troisième 
vicomte. 

—  Et  tout  cela  coûte  de  l'argent!  fit  observer 
madame  Claire  Lebinihic  :  rien  que  mon  châle 
de  noces,  qui  n'était  pas  de  l'Inde  pourtant,  va- 
lait cent  cinquante  écus... 

i. 


6  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Et  puis  tant  de  charges  !  reprit  la  cheva- 
lière de  Kerbichel  ;  c'est  la  maison  du  bon  Dieu 
que  ce  manoir!...  On  y  mange  et  on  y  boit 
toute  la  journée...  Je  vous  demande  un  peu  si 
ce  n'est  pas  de  la  folie  que  de  nourrir  a  rien 
faire  ce  grand  garçon  de  Roger  de  Launoy? 

—  Et  ce  barbouilleur  qui  est  venu  de  Paris 
pour  mettre  du  rouge  et  du  bleu  sur  les  mu- 
railles? dit  la  Romance. 

—  Permettez,  chère  sœur,  interrompit  le 
frère  Numa  qui  était  méchant,  lui  aussi,  quand 
il  pouvait;  ces  deux  messieurs  ne  sont  pas  si 
complètement  inutiles  que  vous  voulez  bien  le 
dire. 

—  A  quoi  servent-ils,  s'il  vous  plaît? 

—  A  quoi?...  Je  n'en  sais  rien...  mais  si  vous 
me  demandiez  à  qui... 

—  Ah!  ah!  s'écrièrent  a  la  fois  Églantinc, 
Héloïse  et  Amaranle,  enchantées  de  l'esprit  de 
leur  frère  ;  voilà  qui  est  adorable  ! 

Et  comme  un  partie  du  cercle  ne  comprenait 
point,  la  Romance  ajouta  en  baissant  pudique- 
ment ses  paupières  jaunes  et  dépouillées  : 

—  Mon  frère  veut  dire  qu'ils  servent  aux 
deux  petites  filles  de  l'oncle  Jean... 

Tonnerre  d'applaudissements  des  vicomtes; 
gros  rires  de  l'assemblée  en  chœur.  Le  mot  va- 
lait bien  cela. 


CHAPITRE    m.  7 

—  Ah  !  mademoiselle  !...  mademoiselle!... 
commença  le  bon  maître  d'école  avec  reproche. 

Mais  sa  voix  fut  couverte  par  celle  du  cheva- 
lier-adjoint de  Kerbichel,  qui  avait  Tintelligence 
lente  et  qui  riait  toujours  après  coup. 

Numa  Babouin-des-Roseaux-de -FÉtang,  allé- 
ché par  le  succès  qu'il  venait  d'obtenir,  désira 
un  nouveau  triomphe. 

—  Pourriez-vous  me  dire ,  mesdames ,  de- 
manda-t-il  d'un  air  innocent,  si  c'est  à  ma- 
dame de  Penhoël  ou  à  sa  fille  que  M.  Robert  de 
Blois  fait  attention  ? 

~~  A  la  fille,  répondit  la  chevalière  de  Kerbi- 
chel. 

—  A  la  mère,  ripostèrent  les  vicomtes. 

~  En  vérité,  ceci  est  une  question,  dit  gra- 
vement la  Romance.  Je  ne  sais  pas  si  vous  avez 
vu  comme  moi  que  M.  Robert  de  Blois  échan- 
geait certains  signes  avec  Madame  pendant  la 
contredanse?... 

—  J'ai  vu  cela,  dit  Kerbichel. 

—  Moi  aussi  ! 

—  Moi  aussi  ! 

—  Et  avez-vous  remarqué  la  manière  dont 
Madame  a  repoussé  M.  de  Blois  quand  celui-ci 
a  voulu  relever  Blanche  évanouie? 

Tout  le  monde  répondit  affirmativement. 
La  Romance  poursuivit  en  baissant  la  voix 


LES    BELLES-DE-NUIT. 


et  en  prenant  cet  air  timide  qui  annonçait  tou- 
jours quelque  méchanceté  noire  : 

—  Quand  on  repousse  ainsi  un  homme,  c'est 
qu'on  le  connaît  beaucoup...  beaucoup  !...  beau- 
coup! !... 

—  C'est  juste...  dit  avec  goguenardise  la  par- 
tie masculine  de  rassemblée. 

—  Comme  niademoiselle  Eglantine  sait  ces 
cboses-là  !  murmura  la  chevalière  de  Kerbichel, 
qui  avait  une  vengeance  à  exercer, 

—  En  outre,  reprit  la  Romance ,  comment 
expliquer  ce  mouvement  si  brusque,  sinon  par 
un  petit  grain  de  jalousie?... 

—  C'est  vrai!...  opina  derechef  l'assemblée 
convaincue;  c'est  pourtant  vrai  !... 

Le  pauvre  maître  d'école  n'essaya  pas  même 
de  protester,  tant  il  se  sentait  faible  contre  le 
sentiment  général. 

—  Ainsi  va  le  monde  !  reprit  encore  la  Ro- 
mance; M.  de  Penhoël  achète  des  cachemires  à 
la  Lola...  il  fait  peindre  son  manoir  du  haut  en 
bas  pour  la  Lola...  il  plante  des  salons  de  ver- 
dure, il  tend  de  soie  les  vieilles  chambres  que 
ses  pères  habitaient  bien  toutes  nuesî...  Pen- 
dant ce  temps- là  madame  s'ennuie...  Elle  est 
bien  conservée  au  moins!... 

—  Elle  est  encore  très-jolie  femme  î 

—  Que  faire  quand  on  est  délaissée?...  Elle 


CHAPITRE    III.  9 

remarque  un  beau  cavalier...  Mon  Dieu,  je 
n'afïirme  rien  !...  Ce  n'est  pas  moi,  Dieu  merci, 
qui  voudrais  faire  des  cancans  sur  une  famille 
riche  et  respectable...  mais  je  dis  que  si  cela 
était...  Enfin,  soyons  de  bon  compte,  tout  est 
possible  î  II  ne  faudrait  pas  être  trop  sévère  à 
regard  de  la  pauvre  dame... 

—  Ma  foi  non,  répliquèrent  les  vicomtes, 
Penhoël  ne  l'aurait  pas  volé!... 

Le  bal  se  poursuivait,  mais  languissant  et 
triste  désormais.  Diane  et  Cyprienne ,  qui  tout 
à  l'heure  égayaient  si  franchement  la  fête,  ne 
pouvaient  plus  cacher  leur  tristesse.  Elles  es- 
sayaient encore  pourtant,  et  semblaient  s'exciter 
mutuellement  à  sourire. 

A  chaque  instant  leurs  yeux  inquiets  se  tour- 
naient  vers  l'entrée  du  salon  de  verdure. 

On  eût  dit  qu'elles  restaient  là  maintenant  à 
contre-cœur,  et  qu'une  mystérieuse  tâche  les 
appelait  loin  du  bal. 

L'annonce  de  l'accident  arrivé  à  Blanche  de 
Penhoël  avait  franchi  l'enceinte  du  jardin  et 
produit  plus  d'effet  encore,  peut-être  ,  sur  l'aire 
que  dans  le  salon  de  verdure.  La  danse  rustique 
avait  fini  ;  tandis  que  le  feu  de  joie  éteignait  ses 
dernières  lueurs,  jeunes  gars  et  jeunes  filles  s'é- 
taient rassemblés  en  cercle  autour  des  vieillards, 
assis  à  la  porte  de  la  ferme. 


10  LES    BELLES-DE-NUIT. 

II  n'y  avait  plus,  sur  le  milieu  de  l'aire,  que 
M.  Biaise,  qui  se  promenait  les  mains  dans  ses 
poches  et  afFectait  de  ne  point  vouloir  mêler  son 
importante  personne  h  toute  cette  populace. 

On  parlait  bas  dans  le  groupe  des  paysans,  jus- 
tement à  cause  de  M.  Biaise,  qui  passait  pour 
avoir  l'oreille  fine. 

Le  père  Géraud  tenait  le  centre  du  groupe  et 
interrogeait  un  petit  garçon  qui  venait  de  sor- 
tir du  jardin,  où  il  avait  servi  des  rafraîchisse- 
ments aux  hôtes  de  Penhoël. 

—  Conte-nous  ce  que  tu  as  vu ,  petit  Fran- 
cin,  disait  le  bon  aubergiste  du  Mouton  cou- 
ronné. 

—  Tout  le  monde  regardait  la  Lola,  répondit 
l'enfant.  Quelle  belle  fille  tout  de  même  !  Je  ne 
sais  pas  ce  qu'elle  a  autour  de  son  cou  qui  brille 
comme  des  charbons  allumés...  mais  les  dames 
et  les  messieurs  disaient  qu'il  y  avait  là  de  quoi 
racheter  la  Forêt-Neuve!...  Tout  d'un  coup  la 
petite  demoiselle  a  crié...  j'ai  regardé  comme  les 
autres,  et  je  l'ai  vue  couchée  par  terre...  II  n'y 
avait  auprès  d'elle  que  M.  de  Blois...  Quand  il  a 
voulu  la  relever,  oh  !  si  vous  aviez  vu  3Iadamc 
arriver  sur  lui  !...  j'ai  cru  qu'elle  allait  l'étran- 
gler... 

—  Elle  n'a  rien  dit?  demanda  le  père  Gé- 
raud. 


CHAPITRE    IH.  11 

—  Non  fait!...  mais  on  voyait  bien  qu'elle 
avait  son  idée...  Cest  M.  de  Blois,  bien  sûr,  qui 
a  fait  du  chagrin  à  l'Ange  !... 

Un  menaçant  murmure  courut  parmi  les 
paysans. 

Le  père  Géraud  passa  le  revers  de  sa  main  sur 
son  front. 

—  Oui...  oui...  pensa-t-il  tout  haut,  cet 
homme-là  est  le  malheur  de  Penhoël  ! ...  Et  c'est 
moi  qui  lui  ai  enseigné  le  chemin  du  manoir!... 
Qu'auriez-vous  fait,  vous  autres?  ajouta~t-il  avec 
brusquerie  en  s'adressant  aux  vieux  métayers 
qui  l'entouraient.  Il  arriva  chez  moi...  il  me 
parla  de  l'aîné...  voyez- vous,  on  ne  devine  pas 
ces  choses-là,  bien  sûr  qu'il  a  couiiu  notre 
M.  Louis  quelque  part  !...  Quand  il  me  dit  qu'il 
était  l'ami  de  Penhoël,  moi  je  lui  aurais  donné 
le  dernier  écu  de  ma  bourse  ! ... 

Il  mit  sa  tête  grise  entre  ses  deux  mains,  et 
poussa  un  gros  soupir. 

—  Allons,  allons,  père  Géraud,  dit  le  fermier 
du  Port-Corbeau  ,  les  temps  sont  mauvais  pour 
nos  maîtres,  mais  ça  pourra  revenir...  Et  quant 
à  ce  qui  est  de  vous,  tout  le  monde  sait  bien 
que  vous  êtes  un  bon  cœur!...  Penhoël  est  ri- 
che, après  tout  !... 

—  Riche  ?...  interrompit  l'aubergiste  de  Re- 
don ;  si  vous  saviez  ! . . . 


12  LES   BELLES-DE-NDIT. 

Les  métayers  se  rapprochèrent  curieusement. 

Mais  le  vieux  Géraud  n'en  voulait  point  dire 
davantasje. 

—  C'est  moi  qui  lui  ai  montré  le  chemin  du 
manoir  !  répéta-t-il,  comme  si  cette  idée  l'eût 
poursuivi  sans  cesse  ;  c'est  moi!...  Écoutez!., 
avant  de  monter  jusqu'à  la  ferme,  je  suis 
entré  tantôt  chez  Benoît  Haligan,  qui  est  bien 
près  de  mourir...  car  tous  ceux  qui  aiment  Pen- 
hoël  s'en  vont  les  uns  après  les  autres  !...  le  pau- 
vre Benoît  a  le  grolet  ^  sur  sa  paillasse.  Ce  n'est 
pas  d'hier  qu'il  a  dit  pour  la  première  fois  que 
l'Ange  et  les  deux  filles  de  Jean  de  Penhoël 
feraient  trois  pauvres  belles-de-niiit,  avant  le 
déris  de  l'hiver  qui  vient...  II  m'a  dit  en- 
core, poursuivit  le  père  Géraud  en  baissant 
la  voix  davantage,  que  notre  M.  Louis  revien- 
drait quelque  jour...  mais  qu'il  reviendrait  trop 
tard! 

Le  père  Géraud  se  tut,  et  il  se  fit  un  silence 
autour  de  lui. 

Chacun  avait  le  cœur  serré.  Cette  fête,  com- 
mencée dans  la  joie,  s'achevait  morne  et  lugu- 
bre. 

La  plupart  des  paysans  rassemblés  dans  l'aire 
n'avaient  pas  donné  grande  attention  jusqu'alors 

*  Le  râle  de  lu  mort. 


CHAPITRE    111.  15 

aux  vagues  menaces  qui  pesaient  sur  la  maison 
de  Penhoël  ;  mais,  ce  jour-là,  personne  ne  dou- 
tait :  on  sentait  en  quelque  sorte  le  malheur  pla- 
ner au-dessus  du  manoir. 

Les  jeunes  gars  oubliaient  de  parler  d'amour  à 
leurs  promises,  et  le  tonneau  de  cidre ,  encore 
plein  aux  trois  quarts ,  ne  couronnait  plus  de 
mousse  pétillante  la  grande  ëcuelle  qui ,  dans 
ces  sortes  d'occasions,  faisait  si  joyeusement 
d'ordinaire  le  tour  de  l'assemblée. 

Un  seul  fidèle  restait  auprès  du  tonneau  ,  un 
pauvre  diable  maigre  comme  un  clou  ,  qui  bu- 
vait avec  acharnement,  couché  tout  de  son  long 
dans  la  poussière. 

Personne  ne  daignait  lui  parler,  pas  même 
l'Endormeur,  bien  que  le  pauvre  diable  fut  sa 
vieille  connaissance,  l'ex-uhlan  Bibandier. 

Bibnndier  fumait  sa  pipe  en  philosophe  et 
semblait  se  soucier  assez  peu  du  mépris  général. 
Il  fumait  et  buvait  comme  s'il  se  fût  engagé  à 
vider  tout  seul  le  grand  tonneau  de  cidre. 

Dans  le  groupe  rassemblé  à  la  porte  de  la 
ferme,  ce  fut  le  petit  Francin  qui  rompit  le  si- 
lence. 

—  M.  Biaise  !...  dit-il  tout  à  coup. 

Le  domestique  de  Robert  de  Blois  s'avançait 
en  effet  à  pns  comptes  vers  le  groupe  des  pay- 
sans. 

2.  â 


14  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Eh  bien,  mes  enfîmts!...  criat-il  de  loin, 
ne  boit-on  plus  à  la  santé  du  roi  et  de  M.  le 
maire? 

Personne  ne  répondit.  Le  père  Géraud  s'était 
redressé. 

—  Petit  Francin,  murmura~t-il  rapidement , 
retourne  au  jardin,..  Tu  viendras  nous  dire  s'il 
y  a  du  nouveau... 

Puis  il  ajouta  en  se  tournant  vers  les  vieux 
métayers  assis  à  ses  côtés  : 

—  Vous  autres,  j'aurai  à  vous  parler  après  la 
veillée...  Il  ne  sera  pas  dit  que  personne  n'a  foit 
un  pas  ou  donné  un  écu  pour  sauver  Pen- 
hoël!... 

Biaise  entrait  dans  le  cercle  tenant  à  la  main 
la  grande  écuelle  pleine. 

Le  petit  Francin  remontait  en  courant  vers  le 
jardin  du  manoir. 

La  partie  grave  de  l'assemblée  était  en  ce 
moment  maîtresse  du  terrain.  Les  trois  demoi- 
selles Babouin-des-Roseaux-de-l'Étang  et  les  au- 
tres membres  de  la  société  avaient  quitté  leurs 
postes  pour  envahir  le  gazon,  occupé  naguère 
par  les  danseurs.  L'orchestre  chômait.  Quelques 
gens  avisés  voyaient  venir  avec  effroi  le  moment 
où  Églantine,  Hcloïse  et  Amarante  allaient  de- 
mander leur  redoutable  guitare,  sous  prétexte  de 
ranimer  la  fêle.  L'espoir  secret  que  nourrissaient 


CHAPITRE    m.  15 

ces  aimables  personnes  de  faire  entendre,  savoir  : 
Amarante  son  ariette  ,  Églantine  sa  romance , 
et  la  jeune  Héloïse  son  grand  morceau  d'opéra  , 
leur  donnait  des  airs  un  peu  moins  revéches  et 
les  empêchait  surtout  d'invectiver  trop  aigre- 
ment les  Penhoël,  qui  abandonnaient  ainsi  leurs 
hôtes  au  beau  milieu  de  la  soirée. 

Il  nV  avait  plus,  en  effet ,  dans  le  salon  de 
verdure,  aucun  représentant  de  la  famille.  Le 
maître  du  manoir  était  toujours  dans  son  ap- 
partement; Madame  n'avait  point  reparu,  non 
plus  que  Fonde  Jean.  Enfin  Cyprienne  et  Diane, 
qui  avaient  présidé  si  longtemps  à  la  danse,  s'é- 
taient éclipsées  tout  à  coup  et  avec  une  sorte 
de  mystère  ,  puisque  leurs  cavaliers  eux  mêmes 
les  avaient  cherchées  en  vain  parmi  la  foule. 

Etienne  et  Roger  avaient  déserté  à  leur  tour 
le  salon  de  verdure,  pour  explorer  sans  doute 
les  allées  du  jardin. 

C'étaient  maintenant  Robert  de  Blois  et  Lola 
qui ,  en  qualité  d'habitants  ordinaires  du  ma- 
noir, faisaient  les  honneurs. 

Le  jardin  était  illuminé  ,  comme  nous  l'avons 
dit,  d'un  bout  à  l'autre,  et  l'on  n'y  eut  pas  trouvé 
un  endroit  pouvant  servir  de  cachette. 

Etienne  et  Roger  avaient  quitté  le  bal  sans  se 
prévenir  mutuellement.  Ils  se  rencontrèrent  face 
à  face  au  détour  d'une  allée. 


16  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Etienne  était  tout  pensif.  Les  cheveux  de 
Roger  étaient  baignés  de  sueur. 

Il  s'arrêta,  essoufflé,  devant  le  peintre. 

—  Tu  ne  les  as  pas  rencontrées?  lui  demanda- 
t-il  vivement. 

—  Non,  répliqua  Etienne. 

—  Je  vais  chercher  encore,  dit  Roger  qui 
voulut  reprendre  sa  course. 

Le  jeune  peintre  l'arrêta. 

—  Tu  ne  les  trouveras  pas...  dit-il  5  tandis 
que  tu  cherchais  à  gauche ,  moi  je  cherchais  à 
droite...  A  nous  deux  nous  avons  parcouru  tout 
le  jardin...  Elles  n'y  sont  pas. 

—  Alors  où  sont  elles? 

—  Je  ne  sais. 

L'agitation  de  Roger  de  Launoy  semblait  croî- 
tre à  chaque  instant.  Etienne,  au  contraire,  res- 
tait calme,  bien  que  sa  voix  si  gaie  d'ordinaire 
eût  un  vague  accent  de  tristesse. 

—  Où  sont  elles?...  répéta  Roger;  mon  Dieu, 
tout  cela  est  bien  étrange  ! 

—  Étrange!...  interrompit  Etienne  en  sou- 
riant; pourquoi?...  Nous  doivent-elles  compte  de 
leurs  actions? 

—  Tu  n'aimes  pas,  toi!...  murmura  Roger. 
Le  peintre  garda  le  silence;  mais  sa  main  serra 

plus  fortement  le  bras  de  son  ami. 

—  Moi,  j'aime,  reprit  Roger,  comme  un  pau- 


CHAPITRE    m.  17 

vre  fou!...  Quand  je  suis  auprès  d'elle,  je  ne  sais 
plus  qu'admirer  et  croire...  Son  sourire  est  si 
pur,  et  on  voit  si  bien  son  cœur  sur  son  visage... 
J'ai  honte  de  mes  soupçons. 

—  Tu  as  donc  des  soupçons?...  demanda  tout 
bas  Etienne. 

Roger  baissa  les  yeux  et  ne  répondit  pas  tout 
de  suite. 

—  Que  sais-je?...  s'ccria-t-il  enfin  en  ap- 
puyant sa  main  contre  son  front  mouillé  de 
sueur.  Je  ne  suis  pas  fou,  et  je  ne  révais  pas... 
j'ai  vu... 

Il  hésita. 

—  Qu'as  tu  vu?...  demanda  Etienne. 

Et  comme  Roger  se  taisait  encore,  il  ajouta 
d'un  accent  triste  et  lent  : 

—  Tu  peux  parler...  j'ai  vu ,  moi  aussi,  bien 
des  choses  ! 

Roger  le  regarda  avec  une  sorte  d'effroi.  On 
eût  dit  qu'il  avait  gardé  un  vague  espoir  de 
s'être  trompé,  et  qu'il  redoutait  par-dessus  tout 
la  certitude. 

—  Je  ne  parle  pas  de  Cyprienne,  répondit  le 
peintre;  mais  Diane  a  un  secret...  II  y  a  long- 
temps que  je  le  sais. 

—  Et  ce  secret?... 

—  J'ai  confiance,  parce  que  j'aime...  Jamais 
je  n'ai  cherché  à  le  surprendre. 


18  LES    BELLFS-DE-NUIT. 

—  Oh!...  s'écria  Roger,  parce  que  j'aime, 
moi,  je  me  défie  !...  C'est  tout  mon  bonheur  et 
tout  mon  espoir!...  Si  je  pensais  que  Cyprienne 
en  aimât  un  autre  ! 

II  s'arrêta,  et  reprit  avec  amertume  : 

—  Mon  Dieu!  cette  idée-là  me  vient  souvent.. 
Et  comment  ne  me  viendrait-elle  pas?...  Tu  dis 
que  tu  as  vu  bien  des  choses!...  Mais  il  y  a  voir 
et  voir. .  .Ceque  j'ai  vu ,  moi,  est  tellement  étrange, 
que  j'hésite  à  le  confier  même  à  mon  meilleur 
ami.  Et  pourtant,  poursuivit  Roger  après  avoir 
attendu  une  question  qui  n'était  point  venue, 
cela  me  pèse  trop  sur  le  cœur!...  Te  souviens-tu, 
Etienne,  de  cette  soirée  que  nous  passâmes  à 
parler  d'elles  au  bord  du  marais,  de  l'autre  côté 
de  Glénac?...  L'heure  nous  surprit...  Quand 
nous  rentrâmes  au  manoir  ,  le  souper  était  fini 
depuis  longtemps,  et  tout  le  monde  dormait... 
Nous  le  croyions  du  moins...  Nous  prîmes  cha- 
cun sans  bruit  le  chemin  de  notre  chambre. 

«  La  lampe  du  grand  corridor  était  éteinte. . .  Il 
me  semblait  entendre  devant  moi  un  bruit  de 
pas  légers  et  timides...  Je  m'avançai  les  bras  ten- 
dus, touchant  des  deux  côtés  les  murs  du  cor- 
ridor... 

«  Le  bruit  avait  cessé  h  mon  approche...  Je 
croyais  m'élre  trompé,  lorsque  je  sentis  sous  mes 
doigts  deux  coiffes   de  toile  qui  glissèrent  au 


CHAPITRE    III.  i9 

premier  contact,  et  que  je  ne  pus  retrouver  dans 
l'ombre.  Les  pas  se  faisaient  entendre  de  nou- 
veau, légers  et  rapides,  dans  la  partie  du  corridor 
que  je  venais  de  parcourir.  On  fuyait...  mais  au 
moment  où  ma  main  s'était  refermée ,  une  des 
coiffes  de  toile  avait  laissé  son  attache  entre  mes 
doigts...  Et  je  riais,  tout  en  ouvrant  la  porte  de 
ma  chambre,  parce  que  je  me  disais  :  u  J'ai  la  de 
quoi  savoir  laquelle  des  servantes  de  Penhoël  va 
courir  la  nuit  le  guilledou!  » 

«J'allumai  ma  chandelle,  etjereconnus  le  petit 
ruban  de  soie  bleu  que  j'avais  vu  dans  la  jour- 
née à  la  coiffe  de  Cyprienne...  » 

Roger  de  Launoy  se  tut ,  attendant  évidem- 
ment une  parole  d'étonnement  ;  mais  le  peintre 
ne  parla  point. 

Il  demeuraitpensif  etla  tête  inclinée. 

—  -  Eh  bien?...  dit  Roger. 

—  Est-ce  tout  ce  que  tu  as  vu?  demanda  froi- 
dement Etienne. 

Roger  était  presque  désappoinié  du  peu  d'effet 
produit  par  son  histoire. 

—  N'est-ce  pas  assez?...  s'écria-t-il. 

—  Ce  n'est  rien. 

—  Tu  as  vu  quelque  chose  de  plus  extraordi- 
naire ? 

—  Tu  en  jugeras,  répondit  le  peintre. 

—  Alors  il  faut  parler. 


20  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Tout  à  l'heure...  continue. 

—  Écoute  donc  encore ,  reprit  Roger.  Quel- 
ques jours  après,  je  revenais  de  Redon  à  pied... 
C'était  à  la  hauteur  du  bourg  de  Bains ,  au  mi- 
lieu de  la  lande...  il  faisait  clair  de  lune...  J'en- 
tendais au  Idin  sur  la  bruyère  le  galop  de  deux 
chevaux...  Je  ne  prenais  point  garde,  et  je  pour- 
suivais ma  roule...  Au  moment  où  les  deux  che- 
vaux passaient  près  de  moi  lancés  à  pleine 
course,  je  levai  la  tête...  Les  deux  chevaux 
étaient  montés  j)ar  des  femmes...  Je  criai  : 
«(  Diane!  Cyprienne!  «  Nulle  voix  ne  me  répon- 
dit. Je  voulus  courir;  mais  les  deux  femmes  se 
perdaient  déjà  dans  l'ombre,  et  le  pas  de  leurs 
chevaux  s'étouffiiit  au  loin  sur  la  lande. 

—  Il  était  lard?  demanda  Etienne. 

—  Onze  heures  du  soir. 

—  Et  ce  jour-là,  les  Pontalès  n'étaient-ils  pas 
à  Redon?... 

Roger  se  frappa  le  front. 

—  Tu  m'y  fais  songer!  s'écria-t-il,  les  Pontalès 
étaient  à  Redon! 

—  Mais  était-ce  bien  elles?...  dit  le  pein- 
tre. 

—  Tu  vas  voir!...  Il  n'y  avait  pas  possibilité 
de  les  rejoindre...  Après  avoir  fait  quelques  pas 
en  courant  comme  un  fou,  je  repris  le  chemin  de 
Penhoël .  En  arri  vanl  au  bac ,  je  demandai  au  vieux 


CHAPITRK    III.  21 

Benoît  si  quelqu'unavaitpasscTeau  dans  la  soirée. 

«  Il  me  répondit  : 

<t  —  Personne. 

(f  Cela  mefitgrandbien...  Je  crus  avoir  rêvé... 
Pourtant,  une  fois  arrivé  au  manoir,  il  me  res- 
tait des  doutes...  Au  lieu  de  gagner  mon  lit  tout 
de  suite,  je  me  dirigeai,  sans  trop  avoir  la  con- 
science de  ce  que  je  faisais,  vers  la  chambre  de 
Diane  et  de  Cyprienne... 

«  Je  collai  mon  oreille  à  la  serrure.  On  n'en- 
tendait aucun  bruit. 

«  Elles  dorment  peut-être,  me  disais-je...  Ma 
pauvre  Cyprienne  !...  Je  suis  un  misérable  fou!... 

«c  Et  cependant,  ma  main  s'appuyait  malgré 
moisurle  bouton  de  la  porte.  La  porte  s'ouvrit.  Je 
reculai  d'abord,  effrayé  de  mon  action... 

«c  Puis  mon  regard  se  glissa  dans  la  chambre. 
Les  rayons  de  la  lune  tombaient  d'aplomb  sur 
les  deux  petits  lits  blancs,  qui  étaient  vides.  » 

—  Est-ce  tout  ?...  demanda  Etienne,  tandis 
que  Roger  passait  le  revers  de  sa  main  sur  son 
front  où  perlaient  des  gouttes  de  sueur. 

—  Si  c'est  tout  î...  murmura  Roger;  mais  que 
veux-tu  déplus? 

—  Je  crois  en  elles...  dit  le  peintre. 

—  Moi  aussi  !  moi  aussi  !  s'écria  Roger  ;  je 
crois  en  elle...  Je  l'aime  tant  !...  Quand  je  la 
vois  sourire  à  mes  côtés,  je  ne  doute  plus...  Il 


22  LES    BELLES-DE-NUIT. 

me  semble  quej'ai  fait  un  rêve  douloureux  et  im- 
possible... Mais  quand  je  me  retrouve  seul,  face 
à  face  avec  moi-même,  je  me  souviens,  et  je 
souffre  !...  Bien  des  fois  j'ai  été  sur  le  point  de 
parler  et  d'implorer  une  explication...  mais  elle 
paraissait  me  deviner...  Son  regard  souriait,  se 
reposait  sur  moi  si  calme  et  si  pur!...  Je  sais 
bien  que  je  n'oserai  jamais  l'interroger  ! 

Tout  en  causant,  ils  marchaient  le  long 
des  allées  du  jardin.  Us  s'éloignaient  d'instinct 
du  salon  de  verdure,  où  les  hôtes  de  Penhoël 
étaient  toujours  rassemblés.  Roger  allait  la  tête 
basse  et  l'air  consterné;  Etienne  portait  sur  son 
visage  qui  voulait  sourire  les  traces  d'une  émo- 
tion contenue.  Peut-être  se  faisait-il  plus  fort 
qu'il  ne  l'était  réellement. 

—  Ce  que  tu  as  vu  est  étrange,  dit-il  enfin,  ce 
que  j'ai  vu  est  plus  étrange  encore...  Ce  mystère 
qui  les  entoure,  j'aurais  pu  le  percer  peut-être... 
mais  je  ne  l'ai  pas  voulu...  Moi  aussi,  j'ai  ren- 
contré une  fois  Diane  et  Cyprienne  dans  les  cor- 
ridors du  manoir  au  milieu  de  la  nuit...  J'étais 
caché  par  la  saillie  d'une  embrasure  :  elles  ne 
m'apercevaient  point...  Je  les  vis  traverser  sans 
bruit  la  galerie. . .  Elles  dépassèrent  ta  chambre, 
la  chambre  de  Penhoël,  et  je  crus  qu'elles  al- 
laient entrer  chez  Madame...  Mais  elles  dépas- 
sèrent aussi  la  porte  de  Madame...  Il  n'y  a  rien 


CHAPITRE   m.  35 

au  delà,  sinon  Tappartement  occupé  par  M.  Ro- 
bert de  Blois. 

—  C'était  chez  lui  qu'elles  se  rendaient  ?... 
demanda  Roger  vivement. 

— Je  ne  sais...  répliqua  le  peintre.  La  galerie 
fait  un  coude...  Elles  disparurent. 

—  Et  tu  ne  les  suivis  pas  ?.. 

—  Je  ne  les  suivis  pas. 

—  Ce  Robert,  qu'elles  font  semblant  de  mé- 
priser et  de  détester  î  murmura  Roger  de  Lau- 
noy. 

—  Elles  méprisent  aussi,  elles  détestent  les 
deux  Pontalès,  dit  Etienne  dont  la  voix  baissa 
involontairement,  et  pourtant  je  les  ai  vues  s'in- 
troduire au  château  après  minuit  sonné  ! 

—  Au  château  de  Pontalès?...  s'écria  Roger 
stupéfait. 

—  Au  château  de  Pontalès...  La  nuit  était 
sombre,  cette  fois,  et  je  ne  les  aurais  pas  recon- 
nues si  je  n'avais  entendu  la  douce  voix  de  Diane 
sur  la  lisière  de  la  foret. 

«  —  Aide-moi,  disait-elle. 

«c  Elles  s'approchèrent  toutes  deux  de  la  mu- 
raille du  parc.  Cyprienne  s'appuya  des  deux 
mains  contre  le  mur,  et,  avec  son  secours,  Diane 
franchitla  clôture.  » 

—  Après  ?...  fit  Roger,  dont  le  souffle  hale- 
tait. 


24  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Je  revenais  de  la  Gacilly,  h  cheval,  répli- 
qua le  peintre,  mon  cœur  battait  et  mon  front 
brûlait...  Mais  je  ne  suis  pas  comme  toi,  Roger, 
et  je  n'aurais  jamais  ouvert  la  porte  de  la  cham- 
bre des  filles  de  Jean  de  Penhoël...  J'enfonçai 
les  éperons  dans  le  ventre  de  mon  cheval,  qui 
m'emporta  au  travers  des  taillis... 

—  Oh!....  fit  Roger;  tu  n'aimes  pas  !  tu 
n'aimes  pas  ! 

—  Si  Diane  de  Penhoël  n'est  pas  ma  femme, 
répliqua  le  peintre,  je  ne  me  marierai  jamais... 
II  ne  m'arrivait  pas  souvent  autrefois  de  songer 
à  l'avenir...  maintenant  j'y  pense  toujours, 
parce  que  l'avenir,  c'est  elle...  Tu  es  rassuré 
quand  tu  les  vois  sourire,  Roger;  moi,  si  un 
doute  pouvait  me  venir,  il  me  viendrait  en  ces 
moments...  Mais  que  defois,  parmi  la  joie  feinte, 
que  de  fois  j'ai  surpris  des  larmes  dans  les  yeux 
de  Diane  !...  C'est  un  cœur  vaillant  et  fort 
contre  la  souffrance  !...  Sous  cette  frêle  beauté 
de  jeune  fille,  j'ai  deviné  le  courage  d'un 
homme...  Ces  larmes  furtives  qui  me  serrent 
le  cœur,  je  les  bénis  et  je  les  admire...  Oh  !  que 
Diane  garde  son  secret!..  Au  fond  d'une  âme 
comme  la  sienne,  il  ne  peut  y  avoir  que  de  nobles 
élans  et  de  saintes  pensées  î... 

La  tête  de  Roger  ne  se  relevait  point.  Il  gar- 
dait le  silence. 


CHAPITRE    m.  23 

—  Chacun  dans  le  pays  sait  cela ,  reprit  le 
peintre,  les  plus  pauvres  comme  les  plus  riches. 
Il  y  a  un  grand  malheur  sur  la  maison  de  Pen- 
hoël...  Dieu  se  sert  parfois  du  faible  courage 
d'un  enfant  pour  combattre  la  force  des  mé- 
chants... 

Etienne  s'interrompit  brusquement .  et  sa 
voix,  qui  était  lente  et  rêveuse,  se  fit  brève  tout 
à  coup  et  décidée. 

—  Et  puis,  que  m'importe  tout  cela  ?  s'écria- 
t-il.  Je  faisais  un  songe  charmant...  Le  réveil 
est  venu...  Que  Diane  soit  ceci  ou  cela,  un  ange 
ou  une  pécheresse,  je  la  verrai  demain  pour  la 
dernière  fois. 

—  Que  dis-tu  là  ?.,.  demanda  Roger  en  tres- 
saillant. 

Ils  étaient  arrivés  sur  la  terrasse  qui  bordait 
la  rampe  descendante  au  passage  de  Port-Cor- 
beau. Ils  s'arrêtèrent  d'un  commun  accord,  et 
le  peintre  s'accouda  contre  la  balustrade  de 
pierre. 

—  Ce  matin,  reprit-il,  M.  Robert  de  Blois,  qui 
paraît  être  maintenant  le  maître  au  manoir,  m'a 
payé  mes  travaux  et  m'a  fait  entendre  qu'on 
n'avait  plus  besoin  de  moi. 

—  Mais  Penhoël  !...  s'écria  Roger,  qui  saisit 
la  main  de  son  ami  ;  tu  aurais  dû  voir  Penhoël. 

—  J'ai  vu  Penhoël,  répliqua  Etienne,  dont 

LES  BELLES-DE-NUIT.   2.  5 


26  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Taccent  mélancolique  prit  une  nuance  d'amer- 
tume, et  je  pars  demain  pour  Paris... 

Au  moment  où  le  jeune  peintre  prononçait 
ces  derniers  mots,  un  faible  cri  se  fit  entendre 
au  pied  de  la  terrasse. 

Les  deux  amis  se  penchèrent  en  même  temps 
sur  la  balustrade  et  virent  deux  formes  blanches 
se  glisser  entre  les  châtaigniers  des  taillis. 

—  Ce  sont  elles  !  s'écria  Roger. 

11  voulut  s'élancer,  mais  Etienne  le  retint  de 
force. 

—  Turestes...,  dit-il;  tu  es  heureux  !...  Crois- 
moi,  veille  sur  elles  pour  les  protéger,  et  non 
pas  pour  les  épier  ! 


IV 


MàRB    KT    FIL.I.B. 


C'était  la  chambre  de  Fange  de  Penhoël  :  un 
petit  lit  entoure  de  rideaux  blancs,  dont  la 
mousseline  transparente  laissait  voir  dans  la 
ruelle  une  image  de  la  sainte  Vierge,  ornée 
d'un  laurier-fleur  bénit,  quelques  sièges  brodés 
par  Madame  et  représentant  des  sujets  enfantins 
et  gracieux,  de  jolies  estampes  de  piété  le  long 
des  lambris,  et  dans  une  bibliothèque  mi- 
gnonne, en  bois  de  rose,  des  livres  du  premier 
âge. 

Dans  ce  réduit  si  frais,  à  peine  prcssentail-on 


28  LES    BELLES-DE-NUIT. 

la  jeune  fille.  C'était  Fenfant  qui  se  montrait  en- 
core, l'enfant  candide  et  insouciante. 

Quelque  chose  disait  que  cette  couche  cahiie 
ignorait  jusqu'à  ces  rêves  vagues  qui  hercent, 
à  quinze  ans,  le  sommeil  de  la  vierge.  Tout 
était  riant,  mais  froid.  L'enfant  se  jouait,  heu- 
reuse, au  seuil  de  la  puberté.  Elle  tardait  à 
naître  femme. 

Et  encore  ce  qui  souriait  dans  cette  chamhre 
gentille,  ce  qui  était  frais,  gracieux,  coquet, 
n'appartenait  pas  à  Blanche  toute  seule.  C'était 
Marthe  de  Penhoël  qui  avait  oi'né  avec  amour 
la  retraite  de  son  enfant.  Elle  était  redevenue 
jeune  à  penser  pour  sa  fille  ;  et  si  parfois  un  peu 
d'espoir  consolait  la  tristesse  de  sa  nuit  solitaire, 
c'est  qu'elle  songeait  qu'entre  ces  rideaux  blancs 
son  doux  ange  dormait,  ignorant  h  la  fois  les 
angoisses  du  présent  et  les  menaces  de  l'avenir. 

Chacun,  si  malheureux  qu'il  soit,  possède 
aussi,  au  fond  de  son  cœur,  une  sorte  d'asile  où 
abriter  sa  pensée.  Il  est  toujours  un  coin  de  l'âme 
où  Dieu  clément  laisse  un  rayon  d'espoir. 

Martlie  de  Penhoël  souffrait.  Autour  d'elle, 
les  menaces  s'accumulaient.  Son  pauvre  cœur, 
blessé  depuis  des  années,  saignait.  Pour  elle,  le 
passé  n'avait  que  des  regrets  amers,  le  présent 
que  navrant  martyre,  l'avenir...  hélas  !  il  y  avait 
là  de  si  cruelles  tortures,  que  mieux  valait  fer- 


CHAPITUE    IV.  29 

mer  les  yeux,  et  attendre  comme  le  condamne 
à  qui  la  suprême  pitié  de  la  loi  met  un  bandeau 
sur  la  vue... 

C'était  quelques  instants  après  l'accident  qui 
avait  troublé  le  bal,  au  salon  de  verdure.  Le 
bon  oncle  Jean ,  Madame  et  Blancbè  venaient 
d'arriver  dans  la  chambre  de  cette  dernière. 

Blanche  était  pâle  encore,  et  semblait  prête  à 
perdre  de  nouveau  ses  sens. 

Madame,  qui  l'avait  assise  dans  une  bergère, 
l'entourait  de  ses  bras.  La  pauvre  femme  es- 
sa3aitde  sourire,  mais  il  y  avait  sur  son  visage 
un  découraiçement  mortel. 

L'oncle  Jean  s'était  arrêté  au  seuil  de  la  porte. 
L'effort  qu'il  avait  fait  pour  soutenir  la  jeune 
fille  avait  ramené  sur  sa  joue  les  mèches  légères 
et  blanches  de  sa  chevelure.  La  mélancolie  douce, 
qui  était  d'ordinaire  sur  ses  traits,  faisait  place 
à  une  profonde  désolation. 

11  regardait  les  deux  femmes,  et  ses  yeux 
étaient  humides. 

L'évanouissement  tout  seul  ne  pouvait  avoir 
produit  ces  émotions  poignantes,  et  derrière  le 
hasard  de  cet  événement,  il  devait  y  avoir  bien 
d'autres  douleurs  anciennes  et  cachées. 

Blanche  renversait  sur  le  dos  de  la  bergère  sa 
lêle  charmante,  dont  les  contours  délicats  et 
purs  semblaient  taillés  dans  de  Talbâtrc. 

3. 


30  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Ce  ne  sera  rien...,  murmura  Madame  d'une 
voix  qui  voulait  être  gaie,  maisoùsedevinaientJes 
sanglots  contenus  ;  où  souffres-tu ,  ma  pauvre 
enfant?... 

Blanche  porta  sa  main  à  sa  ceinture. 

—  J'étouffe!...  dit-elle. 

Sous  le  sourire  forcé  de  Madame,  il  y  eut  un 
tressaillement  d'angoisse. 

Elle  répéta  pourtant  d'un  accent  morne  et 
brisé. 

—  Ce  ne  sera  rien  î... 

Puis  elle  se  tourna  vers  Toncle  Jean  qui  s'ap- 
puyait, immobile,  au  montant  de  la  porte,  et 
lui  fit  signe  de  se  retirer. 

Le  vieillard  sortit  aussitôt  sans  mot  dire.  A 
travers  la  porte  refermée,  on  entendit  un  in- 
stant le  bruit  de  ses  sabots  dans  le  corridor. 

II  allait  d'un  pas  lent  et  la  tète  courbée. 
Quand  il  passait  devant  l'une  des  fenêtres,  et  que 
les  lumières  répandues  dans  le  jardin  arri- 
vaient jusqu'à  lui,  on  aurait  pu  le  voir  presser 
son  front  de  ses  deux  mains  tremblantes. 

Blanche  était  seule  avec  sa  mère.  Ce  n'était 
pas  à  cause  de  la  présence  de  l'oncle  que  Ma- 
dame se  forçait  à  sourire,  car  son  regard  devint 
plus  caressant  encore. 

—  Soulève  loi  un  peu,  murmura-t-clle  ;  ta 
robe  est  peut-être  trop  serrée. 


CHAPITRE    IV.  51 

—  Ohî  non...j  dit  l'Ange;  lu  sais  bien,  mère, 
qu'on  a  élargi  ma  robe  il  y  a  quelques  jours... 

—  Qu'importe  !  si  tu  souffres. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  ce  n'est  pas  cela  ,  répli- 
qua la  jeune  fille,  qui  se  révoltait  naïvement 
contre  l'évidence  ;  j.e  grandis,  bonne  mère... 
mais  en  quatre  jours  ma  taille  n'a  pas  pu  chan- 
ger... N'as- tu  point  eu  cette  maladie  quand  tu 
étais  jeune  fille  ? 

La  paupière  de  Madame  se  baissa  ;  elle  ne  ré- 
pondit point. 

—  Mon  Dieu  î  reprit  Blanche  en  appuyant 
ses  deux  mains  contre  sa  poitrine  oppressée,  je 
crois  que  tu  as  raison,  mère...  mon  corset  m'é- 
touffe !...  Si  cela  continue,  il  faudra  me  faire 
faire  des  robes  à  cœur  comme  madame  l'ad- 
jointe... Je  suis  bien  malheureuse! 

—  Petite  folle!  dit  Madame,  il  faut  bien  souf- 
frir un  peu  pour  devenir  une  grande  et  belle 
demoiselle. 

—  Mes  cousines  Diane  et  Cyprienne  sont 
grandes...  elles  sont  bien  jolies...  et  je  ne  les  ai 
jamais  vues  souffrir  ainsi... 

—  C'est  que  tu  ne  te  souviens  pas,  ma  pauvre 
Blanche  ! 

La  jeune  fille  pf)ussa  un  souj)ir  où  son  enfan- 
tine coquelterie  avait  plus  de  part  que  les  élan- 
cements de  son  mal.  Elle  fit  effort  pour  se  soûle- 


52  LKS    BELLES-DE -NUIT. 

ver  h  demi,  et  Madame,  passant  derrière  elle, 
détacha  Jes  agrafes  de  sa  robe. 

Dans  cette  position  où  elle  ne  pouvait  être 
vue,  Marthe  de  Penhoël  ne  ge  contraignit  plus. 
Ce  sourire,  retenu  péniblement,  qui  éclairait 
naguère  sa  figure,  faisait  place  à  une  tristesse 
morne  et  découragée. 

La  robe  de  Blanche  portait  en  effet  les  traces 
du  travail  de  la  couturière;  mais  ce  n'était  pas 
une  fois  seulement,  comme  elle  le  croyait,  qu'on 
avait  élargi  sa  robe.  Trois  plis  manquaient  der- 
rière son  corsage,  trois  plis,  défaits  un  à  un,  et 
les  deux  premiers  à  son  insu,  par  la  propre 
main  de  sa  mère. 

Les  agrafes,  détachées,  laissaient  voir  mainte- 
nant le  corset.  Entre  les  baleines  du  corset,  il  y 
avait  un  large  espace  vide. 

—  Fais  vite,  mère...  j'étouffe...,  murmurait 
l'Ange  dont  la  respiration  devenait  de  plus  en 
plus  pénible. 

Les .  doigts  de  Madame  tremblaient,  tandis 
qu'elle  cherchait  à  débrouiller  le  nœud  du  la- 
cet. 

—  Vite!  oh!  vite!  je  t'en  prie...,  disait  la 
jeune  fille  haletante. 

Les  mains  de  Madame,  maladroites  et  comme 
engourdies,  serraient  le  nœud  au  lieu  de  le  là- 
cher.  Plus  elle  s'efforçait,  plus  le  filet  de  soie 


CHAPITRE    IV.  35 

s'enchevêtrait  en  des  nœuds  nouveaux  et  inex- 
tricables. 

Elle  saisit  une  paire  de  ciseaux  sur  la  chemi- 
née et  trancha  le  lacet. 

Les  flancs  de  TAnge  bondirent ,  débarrassés 
de  la  pression  qui  les  étranglait.  Elle  poussa  un 
cri  de  bien-être. 

Le  corset,  détendu,  s'était  retiré  à  droite  et  à 
gauche,  et  cachait  maintenant  ses  baleines  jusque 
sous  rétoiïe  de  sa  robe. 

—  Ohl  tu  avais  raison,  mère,  dit  Blanche 
soulagée  tout  à  coup  ;  c'était  ce  vilain  corset  qui 
me  faisait  souffrir...  Il  me  semble,  à  présent,  que 
je  suis  dans  le  paradis! 

Elle  respirait  avec  délices. 

L'œil  de  Madame  se  fixait  avidement  sur  les 
reins  de  sa  fille,  où  les  plis  de  la  chemise  de- 
meuraient aplatis  et  collés  en  quelque  sorte  à 
la  chair,  endolorie  par  la  récente  pression  des 
baleines.  Puis  son  regard  mesura  l'écartement 
des  deux  parties  du  corset,  comme  si  elle  eût 
voulu  se  rendre  compte  de  la  force  soudaine 
qui  les  avait  séparées. 

Tout  à  rheure,  lorsque  sa  robe  était  encore 
agrafée,  Blanche  gardait  la  taille  d'une  jeune 
fille;  mais  cette  apparence  de  juvénile  finesse 
était  due  tout  entière  au  moule  élastique  qui 
modelait  ses  reins. 


34  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Le  moule  était  brise;  la  taille  de  Blanche  ap- 
paraissait déformée. 

Les  yeux  de  Madame  se  levèrent  au  ciel;  une 
larme  roula  sur  sa  joue.  On  eût  dit  qu'une  pen- 
sée odieuse  et  toujours  combattue  entrait  mal- 
gré elle  dans  son  âme. 

—  Que  fais-lu  donc  là,  mère  ?...  demanda 
Blanche. 

Madame  essuya  vivement  sa  paupière  hu- 
mide, et  sépara  doucement  les  beaux  cheveux 
blonds  de  l'Ange  pour  lui  mettre  sur  le  front  un 
baiser,  rempli  d'ardent  amour. 

—  Je  te  disais  bien,  ma  fille,  murmura- telle, 
que  ce  ne  serait  rien...  Les  jeunes  filles  ont 
comme  cela  des  malaises  étranges...  Il  n'y  faut 
plus  songer. 

Blanche  lui  rendait  ses  caresses,  et  disait  : 

—  Bonne  mère  !...  c'est  toi,  toujours  toi  qui 
me  guéris  et  me  consoles!...  Sans  toi,  quand  ces 
souffrances  me  prennent,  j'aurais  peur  de  mou- 
rir ! 

—  Mourir!.,  répéta  Marthe  de  Pcnhoël,  qui 
s'assit  auprès  d'elle  et  l'attira  sur  ses  ge- 
noux. 

—  Si  tu  savais  !...  reprit  l'Ange  ;  autrefois, 
durant  ma  petite  enfance,  j'étais  souvent  ma- 
lade... mais  cela  ne  ress<:mblait  point  à  ce  que 
j'éprouve  aujourd'hui...  Tout  à    coup  quelque 


CHAPITRE    IV.  55 

chose  tressaille  en  moi  :  mon  souffle  s'arrête  et 
le  cœur  me  manque... 

Elle  s'arrêta  pour  cacher  sa  tête  charmante 
dans  le  sein  de  sa  mère,  et  ajouta  tout  bas  : 

—  Oh  !  quelquefois  j'ai  peur...  grand'peur  ! 
Le  regard  de  Madame  se  perdait  dans  le  vide. 

Les  paroles  de  l'Ange  glissaient  sur  son  esprit 
inattentif.  Elle  n'écoutait  pas. 

Pendant  le  court  silence  qui  suivit,  le  rouge 
et  la  pâleur  se  succédèrent  plusieurs  fois  sur  sa 
joue.  A  deux  ou  trois  reprises,  elle  ouvrit  la 
bouche  comme  si  une  question  se  fût  pressée 
sur  sa  lèvre. 

Elle  n'osait  pas. 

Au  bout  de  quelques  secondes ,  elle  serra  sa 
fille  contre  sa  poitrine  avec  une  sorte  de  brus- 
querie. Un  effort  soudain  qu'elle  fît  sur  elle- 
même  donna  une  apparence  de  gaieté  vive  à  sa 
physionomie. 

—  Causons!...  dit-elle.  Te  voila  comme  autre- 
fois sur  mes  genoux,  Blanche!...  Te  souviens- tu 
que  tu  aimais  à  t'endormir  ainsi  tous  les  soirs? 

—  On  est  si  bien  auprès  de  ton  cœur!...  mur- 
mura l'Ange  en  fermant  ses  paupières  à  demi , 
et  en  reposant  sa  prunelle  limpide  sur  les  yeux 
de  sa  mère. 

—  Avant  de  t'endormir,  poursuivit  Madame  , 
tu  me  disais  tout  ce  que  tu  avais  fait  dans  la 


56  LES    BELLES-DE-NUIT. 

journée...  En  ce  temps-ln,  tu  n'avais  pas  do  se- 
cret pour  moi... 

--  En  ai-je  donc  à  présent?...  demanda  Blan- 
che étonnée. 

L'hésitation  de  Madame  devint  plus  forte. 
Évidemment,  elle  voulait  interroger,  et  quelque 
scrupule  arrêtait  ses  questions  au  passage. 

—  Je  ne  sais...,  dit-elle  pourtant;  les  jeunes 
filles  aiment  à  faire  du  mystère... 

—  Moi  j'aime  h  être  auj)rès  de  toi,  interrom- 
pit l'Ange  qui  souriait,  candide  comme  la  Vérité 
même;  j'aime  à  te  montrer  mon  âme...  Je  ne 
pourrais  pas  plus  te  cacher  ma  conscience  qu'à 
Dieu. 

Cette  fois,  ce  fut  une  vraie  joie  qui  brilla  sur  le 
visage  de  Marthe  de  Penhoël.  Elle  poursuivit  en 
tenant  sa  houche  contre  la  joue  de  Blanche  et 
en  coupant  chaque  parole  par  un  baiser  : 

—  Je  te  crois...  Est-ce  qu'il  pourrait  en  être 
aulrement?...Nesais  tu  pas  combien  je  t'aime?... 
Et  cependant... 

Elle  s'interrompit...  un  nuage  avait  passé  déjà 
sur  sa  joie. 

—  Et  cependant?...  répéta  Blanche  en  se 
jouant. 

»c  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  pensait  Madame 
dont  la  sérénité  d'emprunt  cachait  mal  son  an- 
goisse revenue  ;  faites  que  je  me  sois  trompée, 


CHAPITRE    IV.  57 

et  doublez  le  fardeau  de  mes  au  très  douleurs  !...)> 

—  Je  voulais  dire,  reprit-elle  tout  haut,  qu'il 
n'y  a  pas  de  ta  faute,  ma  pauvre  Blanche...  Les 
enfants  ne  savent  pas  voir  clair  au  fond  de  leur 
propre  cœur...  Je  me  souviens  du  temps  où 
j'étais  à  ton  âge... 

—  Que  tu  devais  être  belle  et  aimée!...  mur- 
mura Blanche,  qui  regardait  Madame  avec  Tad- 
mira  lion  de  son  amour  filial. 

—  J'étais  comme  toi,  Blanche,  moins  jolie 
que  toi,  et  j'avais  perdu  ma  mère...  Oh  !  il  me 
semble  que  si  j'avais  eu  ma  mère  auprès  de  moi 
comme  lu  as  la  tienne,  ma  pauvre  enfant  ché- 
rie... il  me  semble  que  ma  vie  eût  été  autre- 
ment... Mais  que  vais-je  dire  là?  se  repril-elle 
en  retrouvant  dans  son  courage  la  force  de  sou- 
rire encore  ;  je  te  ferais  croire  que  je  suis  mal- 
heureuse ! 

Blanche,  qui  s'était  redressée  un  instant  avec 
inquiétude,  posa  de  nouveau  sa  tête  paresseuse 
sur  le  sein  de  sa  mère.  En  ce  moment  où  sa 
souffrance  faisait  trêve,  elle  subissait  reffet  des 
fatigues  de  la  journée.  Ses  |)aupières  battaient 
appesanties,  et  le  sommeil  effleurait  déjà  son 
beau  front. 

Madame  voyait  cela,  et  pourlant  elle  ne  pou- 
vait réussir  à  formuler  enfin  la  question  qui 
était  toujours  sur  sa  lèvre. 

2.  4 


38  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Pour  quiconque  aurait  pu  observer  à  nu  cette 
ame  brisée  par  une  suprême  angoisse,  la  scène, 
si  cahne  en  apparence,  aurait  pris  un  caractère 
terrible  et  à  la  fois  souverainement  touchant. 

Sur  cette  douce  enfant  qui  s'endormait,  sou- 
riante, il  y  avait  une  fatalité  mystérieuse.  Ma- 
dame avait  deviné  un  secret  funeste,  une  chose 
cruelle,  inattendue,  accablante,  une  chose  ex- 
traordinaire jusqu'à  paraître  impossible. 

Mais  dans  le  passé  de  Marthe  de  Penhoël,  il 
y  avait  un  mystère  du  même  genre,  qui  la  fai- 
sait crédule,  et  pouvait  lui  donner  foi  à  l'impos- 
sibih'té... 

Elle  avait  douté  d'abord,  cependant.  Com- 
ment ne  pas  douter  en  face  de  cette  pure  et 
radieuse  innocence?  La  candeur  de  l'Ange  par- 
lait en  quelque  sorte  plus  haut  que  l'évidence 
elle-même. 

Dès  que  venait  le  doute  bienfaisant.  Ma- 
dame l'accueillait  avec  ardeur.  Elle  espérait; 
ses  craintes  lui  paraissaient  alors  insensées.  Puis 
ses  propres  souvenirs  revenant  en  aide  à  l'évi- 
dence, elle  croyait  de  nouveau  et  retombait  au 
plus  profond  de  son  découragement... 

Et,  depuis  quelques  jours,  sa  vie  se  passait 
en  ces  alternatives.  Toutes  ses  autres  souffrances 
faisaient  trêve;  toutes  ses  autres  craintes  se  tai- 
saient... 


CHAPITRE    IV.  39 

En  ce  moment,  révidence  reprenait  ses  droits. 
Marthe  de  Penhoël  venait  de  voir  et  de  toucher, 
pour  ainsi  dire.  Mais,  au-devant  de  la  vérité 
dure  et  implacable,  se  plaçait  le  tranquille  vi- 
sage de  l'enfant  ;  ce  front  calme  était  comme  le 
miroir  sans  lâche  où  se  reflétait  une  âme  igno- 
rante de  tout  mal. 

La  question  qui  se  pressait  depuis  si  long- 
temps sur  la  lèvre  de  Madame  aurait  mis  fin 
sans  doute  à  son  incertitude,  mais  Madame  ne 
trouvait  point  de  paroles  pour  la  formuler  a  son 
gré.  La  pudeur  des  mères  est,  entre  toutes  les 
pudeurs,  la  plus  délicate  et  la  plus  timide.  £t 
parfois,  en  interrogeant,  on  enseigne... 

Marthe  cherchait. 

Les  beaux  yeux  bleus  de  l'Ange  disparais- 
saient presque  sous  ses  paupières  alourdies. 

—  Ne  vas-tu  pas  retourner  à  la  danse?... 
demanda  tout  à  coup  Madame,  qui  affecta  un 
redoublement  de  gaieté. 

En  même  temps,  elle  ouvrit  ses  bras  comme 
pour  inviter  Blanche  à  se  lever. 

La  jeune  fille  s'appuya,  plus  paresseuse,  con- 
tre le  sein  de  sa  mère. 

—  Je  suis  si  lasse!...  murmura-t-clle. 

—  Autrefois,  quand  il  s'agissait  d'un  bal,  tu 
avais  beau  cire  lasse,  tu  ne  le  disais  pas!... 

—  J'étais  une  enfant!...  répliqua  Blanche. 


40  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Cela  ne  f amuse  donc  plus? 
Blanche  rouvrit  à  demi  les  yeux. 
— -Oh!  si...  toujours!  rëpondit-elle. 

—  Parmi  les  jeunes  gens  qui  sont  h  Penhoël, 
reprit  Madame  dont  la  voix  trembla  légèrement, 
quoi  qu'elle  pût  faire,  lequel  aimcs-tu  le  mieux? 

Blanche  ne  répondit  pas  tout  de  suite  :  puis 
elle  répéta  lentement  : 

—  Parmi  ceux  qui  sont  à  Penhoël?... 

—  Oui. 

—  Je  ne  sais  pas.,. 

Madame  prenait  courage,  à  mesure  qu'elle 
avançait  dans  cet  interrogatoire,  entamé  avec 
tant  de  crainte. 

—  Voyons  !  poursuivit-elle,  est-ce  Roger  de 
Launoy? 

—  J'aime  bien  Roger. 

—  Est-ce  Etienne  Moreau  ? 

—  li  est  bon...  mais... 

—  Est-ce  M.  Alain  dePontalès? 

-—  Non...  II  a  l'air  orgueilleux  et  méchant. 

—  Est-ce  M,  Robert  de  Blois?  demanda  en- 
core Madame  en  baissant  la  voix  involontaire- 
ment. 

Blanche  rouvrit  les  yeux  tout  à  fait,  et  la  re- 
garda d'un  air  étonné. 

—  Oh!...  fit-elle  avecreproche; quelle  idée!... 
M.Robert  de  Blois î 


CHAPITRE    IV.  41 


Madame  respira  et  la  baisa.  Un  instant  en- 
core, eile  oublia  le  récent  témoignage  de  ses 
yeux . 

—  Eh  bien!  reprit-elle  entre  deux  caresses, 
tu  ne  veux  pas  me  dire  qui  tu  aimes  le  mieux? 

—  Celui  que  j'aime  le  mieux  n'est  pas  à  Pen- 
hoël  ,  répondit  l'Ange  dont  la  joue  devint  toute 
rose  ;  depuis  que  mon  cousin  Vincent  est  sur  la 
mer.  je  pense  à  lui  souvent  et  je  le  regrette... 
J'ai  bien  tort  de  le  regretter,  ajouta-t-elle  d'un 
air  fâché,  car  il  ne  m'a  pas  même  dit  adieu  avant 
de  partir  î... 

Madame  était  devenue  tout  h  coup  rêveuse; 
ses  soupçons  ne  s'étaient  jamais  portés  de  ce 
côté.  Ses  souvenirs,  éveillés  brusquemenJL,  lui 
montrèrent  la  pâle  figure  de  Vincent  avec  ses 
grands  yeux  toujours  fixés  sur  Blanche. 

Un  instant,  elle  demeura  muette  et  le  cœur 
serré. 

—  Vincent  !...  murmura-t-elle  sans  savoir 
qu'elle  parlait.  T'es  tu  trouvée  quelquefois  seule 
avec  lui,  ma  fille? 

Blanche  se  prit  à  rire. 

—  Je  me  trouvais  seule  avec  lui  tous  les 
jours,  répondit-elle. 

-  Tous  les  jours!...  répéta  machinalement 
Marthe  de  Pcnhoël.  Et  te  disait-il  parfois  qu'il 
l'aimait.  Blanche? 

4. 


42  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Il  n'osait  pas... 

—  Il  ne  te  l'a  jamais  dit? 

—  Jamais.  * 

Un  instant,  Madame  avait  entrevu  l'explica- 
tion du  mystère,  mais  le  mystère  devenait  plus 
impénétrable  que  jamais,  car  Blanche  ne  pou- 
vait pas  mentir. 

Et  à  mesure  que  l'interrogatoire  avançait, 
Madame  sentait  mieux  la  difficulté  de  le  pousser 
plus  loin. 

Jusqu'alors,  Blanche  n'avait  rien  deviné  des 
motifs  qui  dictaient  ces  questions,  iailes  sur  un 
ton  de  gaieté  légère;  mais  un  mot  de  plus  allait 
peut-être  la  mettre  en  éveil. 

Et  pourtant  il  fallait  savoir... 

—  Pauvre  Vincent!  dit  Madame  cherchant 
une  transition  au  hasard  ;  voilà  bien  longtemps 
que  nous  n'avons  eu  de  ses  nouvelles  ! 

—  Oh!  oui,  soupira  Blanche;  cinq  mois!... 
c'est  bien  long  ! 

Elle  avait  compté  les  mois.  Madame  l'examina 
à  la  dérobée.  Son  joli  visage  restait  tranquille  et 
s'imprégnait  à  peine  d'une  légère  teinte  de 
mélancolie. 

On  ne  pouvait  point  s'y  tromper,  si  le  cœur 
de  Blanche  battait  plus  doucement  au  nom  de 
Vinrent  de  Penhoël,  c'était  une  préférence  d'en- 
ftint,   une  tendresse  naïve  et  insouciante.  Cela 


CHAPITRE    IV.  45 

pouvait  changer  plus  tard  et  devenir  un  autre 
sentiment;  mais  ce  n'était  pas  encore  de  Ta- 
mour. 

—  Tu  vois  bien,  dit  Madame  en  passant  ses 
doigts  parmi  les  ondes  soyeuses  des  cheveux  de 
l'Ange,  tu  avais  un  secret  quejc  ne  savais  pas  !... 

—  Si  j'avais  su  que  c'était  un  secret,  répon- 
dit Blanche  que  reprenait  le  sommeil,  je  te 
l'aurais  confié  bien  vile. 

Madame  hésita  encore  une  fois  ;  puis  un  in- 
carnat léger  vint  teindre  sa  joue,  tandis  qu'elle 
murmurait  cette  dernière  question  : 

—  Et  d'au  1res  que  Vincent  ne  t'ont-ils  pas 
dit  qu'ils  t'aimaient? 

—  Si  d'autres  que  Vincent  me  l'avaient  dit, 
répliqua  Blanche,  je  me  serais  fâchée. 

—  De  sorte   que  tu  n'as  pas  d'autre  secret? 
~  Non,  mère. 

Les  yeux  de  l'Ange  s'étaient  fermés  tout  à 
fait.  Les  regards  de  Madame  tombaient  sur  elle, 
plus  tendres  et  plus  maternels,  tandis  qu'elle  la 
berçait  doucement  contre  son  cœur,  comme  un 
enfant  qu'où  veut  endormir. 

Pendant  quelques  secondes  que  dura  le  si- 
lence, la  pensée  de  Marthe  de  Penhoël  som- 
meilla au  contact  du  sommeil  de  sa  fille.  Elle 
retardait  le  plus  qu'elle  pouvait,  la  pauvre  femme, 
le  réveil  trop  prochain  de  sa  conscience. 


44  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Mère,  balbutia  Blancbe  sans  ouvrir  les 
yeux  et  de  celte  voix  lente  des  gens  qui  vs'en- 
dorment ,  je  me  suis  trompée...  J'ai  un  secret... 
je  vais  te  le  dire...  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  ne 
te  l'ai  pas  dit  plus  tôt...  C'était  vers  le  prin- 
temps de  cette  année...  Il  faisait  chaud  comme 
aujourd'hui  et  je  m'étais  endormie,  vers  le  soir, 
dans  le  berceau  qui  est  au  bout  du  jardin... 
M'écoutes-tu,mère?... 

Madame  s'était  redressée  inquiète,  attentive. 
Elle  ne  répondit  h  la  demande  de  l'enfant  que 
par  la  pression  plus  forte  de  ses  bras. 

Blanche  poursuivit  : 

—  Je  fis  un  rêve  bien  effrayant,  va  !...  Il  me 
semblait  qu'il  y  avait  un  homme  là,  près  de  moi, 
qui  me  serrait  de  toute  sa  force  contre  sa  poi- 
trine... J'étouffais...  je  sentais  son  souffle  brû- 
lant sur  ma  bouche...  M'écoutes-tu,  mère?... 

La  pâleur  de  Marthe  de  Penhoël  était  deve- 
nue livide  ;  ses  yeux  grands  ouverts  et  fixes 
exprimaient  une  angoisse  profonde.» 

L'enfant  poursuivait  de  sa  voix  paresseuse 
et  tranquille  : 

—  C'est  drôle  les  rêves!...  Je  savais  bien  que  je 
dormais...  et  pourtant,  je  ne  pouvais  pas  m'é- 
veiller...  Il  se  passait  en  moi  quelque  chose 
d'élrange,  et  je  n'ai  jamais  rien  éprouve  de  sem- 
blable, ni  auparavant,  ni  depuis...  Mais   voilà 


CHAPITRE    IV.  45 

qui  est  plus  étrange  encore!...  Quand  je  m'é- 
veillai enfin,  je  ne  saurais  trop  dire  si  c'était  la 
suite  de  mon  rêve...  je  crus  voir  véritablement 
un  homme  qui  s'enfuyait  sous  la  charmille... 

—  Et  tu  le  reconnus?...  demanda  Marthe 
d'une  voix  sourde. 

—  Non...  seulement,  comme  je  retournais 
au  châleau ,  je  rencontrai  sur  mon  chemin 
M.  Robert  de  ijlois... 

—  Robert  de  Rlois!...  répéta  xMadame,  dont 
l'œil  étincela  d'un  feu  sombre. 

—  C'est  étonnant,  n'est-ce  pas?  dit  encore 
Rlanclic,  dont  la  paupière  s'ouvrit  a  demi  pour 
se  fermer  aussitôt. 

Son  souffle  se  fit  entendre  régulier  et  plus 
bruyant. 

Elle  dormait. 

Mais  elle  en  avait  dit  assez;  Marthe  de  Pen- 
hoël  n'avait  plus  rien  a  apprendre. 

Un  instant  elle  demeura  comme  atterrée;  puis, 
par  un  mouvement  instinctif  et  violent,  sa  main 
tremblante  tàta  et  pressa  les  flancs  de  l'Ange  qui 
gémit  dans  son  sommeil. 

—  Perdue!...  dit-elle  prononçant  pour  la 
première  fois  ce  mot  qui  était  depuis  si  long- 
temps au  fond  de  sa  pensée  ;  perdue  comuie 
moi!...  innocente  comme  moi  !...  Qu'ai-je  fait, 
mon  Dieu!  pour  être  punie  jusque  dans  mon 
enfant? 


46  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Elle  souleva  TAnge  entre  ses  bras  et  l'ëtendit, 
toujours  endormie,  sur  le  lit. 

Puis  elle  se  laissa  choir  dans  un  fauteuil  et 
couvrit  son  visage  de  ses  deux  mains. 

Elle  demeura  longtemps  ainsi.  Ses  yeux  étaient 
secs  et  bridants,  des  sanglots  déchiraient  sa  poi- 
trine. 

—  Mon  Dieu!...  mon  Dieu!...  prononça- 
t-elle  enfin  d'une  voix  étouffée;  il  y  a  bien  long- 
temps que  je  souffre!...  Vous  m'avez  pris  mon 
bonheur  dès  le  jour  de  ma  jeunesse,  et  je  n'ai 
point  murmuré!...  J'ai  vu  votre  main  s'appe- 
santir sur  la  maison  de  Penhoël;  j'ai  vu  l'étran- 
gère s'asseoir  à  ma  place  ;  j'ai  senti  la  mortelle 
menace  suspendue  au-dessus  de  ma  tête ,  et  je 
n'ai  point  murmuré  encore!...  Mais  ma  fille, 
mon  Dieu  !  ma  fille!... 

Ses  larmes  jaillirent  au  travers  de  ses  doigts... 

—  Ma  fille,  répéta-telle  avec  égarement; 
contre  ce  dernier  coup  je  suis  trop  fidble!... 
Ayez  pitié  de  moi,  mon  Dieu,  car  je  suis  une 
pauvre  abandonnée...  Pas  une  voix  amie  pour 
ine  consoler!...  |)as  une  main  pour  me  défen- 
dre!... 

Il  lui  sembla,  en  ce  moment,  qu'un  double  sou- 
pir répondait  à  sa  plainte.  Elle  ouvrit  les  yeux. 

Cyprienne  et  Diane,  à  genoux  à  ses  côtés, 
couvraient  ses  deux  mains  de  baisers. 


DIAIVE    KT    CYPRIEIVIVE. 


Au  manoir  (le  Penhoël,  Cyprienne  et  Diane 
n'étaient  pas  trairées  tout  à  fait  comme  les  filles 
de  la  maison.  Elles  étaient  bien  de  la  famille, 
mais  on  laissait  entre  elles  et  leur  cousine 
Blanche  une  distance  si  grande,  qu'elles  ne  pou- 
vaient point  se  croire  placées  sur  le  même  degré 
de  l'échelle  sociale. 

Blanche  était  l'héritière,  la  véritable  made- 
moiselle de  Penhoël.  Bien  rarement  désignait- 
on  par  ce  titre  les  deux  filles  de  l'oncle  Jean, 
que  les  paysans  nommaient  les  petites  demoi- 
selles, et  la  société  simplement  les  pelites. 


48  LES    BELLES-DE-NUIT. 

L'oncle  Jean  lui-même  avait  contribué  à  tran- 
cher plus  profondément  la  ligne  qui  séparait 
ses  filles  de  leur  cousine.  Dès  leur  enfance,  il  les 
avait  habituées  à  regarder  le  berceau  de  Blanche 
avec  une  sorte  de  respect.  Il  n'avait  point  voulu 
qu'elles  s'habillassent  comme  Blanche,  et  jamais 
il  ne  leur  avait  permis  de  porter  d'autre  cos- 
tume que  celui  des  paysannes  du  Morbihan. 

Il  y  avait  bien  longtemps  que  l'oncle  Jean  vi- 
vait à  la  charge  de  ses  parents  de  la  branche 
aînée.  Autrefois,  dans  sa  jeunesse,  il  avait  porlé 
répée  et  il  avait  été,  disait  on,  un  fier  soldat; 
mais  tandis  qu'il  se  battait  à  l'autre  bout  de  la 
France,  les  gens  trop  zélés  qui  représentaient  la 
république  dans  le  district  de  Redon  vendaient 
à  l'encan  son  modeste  héritage. 

Quand  il  était  revenu  au  pays,  il  avait  trouvé 
un  asile  chez  le  vieux  commandant  de  Penhoël, 
père  de  Louis  et  de  René.  Depuis  lors,  il  n'avait 
plus  quitté  le  manoir. 

C'était  un  cœur  bon  et  tendre,  possédant 
d'instinct  toutes  les  délicatesses.  Le  souvenir  re- 
connaissant du  bienfait  était  en  lui  une  religion. 
Il  donna  la  première  place  de  ses  affections  aux 
deux  fils  de  son  bienfaiteur. 

Et  s'il  leur  fit  une  part  inégale,  ce  fut  a  son 
insu  et  malgré  lui.  Lom's  avait  une  âme  si  grande 
et  si  noble!  Son  absence  laissait  un  vide  si  pro- 


r 


CHAPITRE    V,  49 

fond  dans  le  cœur  de  tous  ceux  qui  Pavaient 
connu!... 

Avant  d'être  soldat,  l'oncle  Jean  avait  été  un 
pauvre  jeune  gentilhomme,  à  peine  plus  riche 
que  Tunique  fermier  de  son  père.  Il  ne  savait 
pas  grand' chose,  etla  seule  éducation  qu'il  avait 
pu  donner  à  ses  filles  se  réduisait  à  ce  double 
principe,  règle  fondamentale  de  sa  propre  vie  : 
Adorez  Dieu;  aimez  Penhoël  ! 

Cyprienne  et  Diane  aimaient  Penhoël  comme 
elles  adoraient  Dieu.  C'était  un  dévouement  pas- 
sionné, inaltérable,  sans  bornes,  qui  avait  ses 
racines  aux  premiers  jours  de  leur  enfance  et 
qui,  à  mesure  que  s'écoulaient  les  années,  gran- 
dissait, loin  de  faiblir. 

Tout  ce  qui  portait  le  nom  de  Penhoël  leur 
était  cher  et  sacré.  Elles  respectaient  le  maître, 
tout  en  connaissant  mieux  que  personne  les  mi- 
sères de  sa  nature  et  les  fautes  de  sa  vie;  elles 
avaient  pour  Blanche  une  tendresse  protectrice 
et  comme  maternelle.  Quant  à  Madame,  elles 
allaient  bien  au  delà  dos  prescriptions  de  leur 
père;  elles  l'adoraient  h  l'égal  de  Dieu. 

Madame  semblait  bien  loin  de  répondre  par 
une  tendresse  égale  à  l'amour  expansif  et  à  la 
fois  respectueux  que  lui  portaient  Cyprienne  et 
Diane.  Elle  était  bonne  et  douce  pour  elles 
comme  pour   tout  le  monde  :  voilà   tout.   Et 


80  LES    BELLES-DE-NUIT. 

même  lui  observateur  clairvoyant  aurait  pu  dis- 
tinguer chez  elle,  vis-à-vis  des  deux  jeunes  filles, 
une  nuance  de  froideur  qui  n'était  point  dans  sa 
nature. 

Cela  était  d'autant  plus  étrange  que  Marthe 
traitait  Tonde  Jean  comme  un  père,  et  prenait  à 
tâche  de  le  dédommager  des  brusqueriessouvent 
brutales  du  maître  de  Penhoël. 

Mais  Marthe  avait  pour  sa  fille  un  amour  ex- 
clusif sans  doute.  En  ce  cœur  plein  il  ne  restait 
plus  de  place  pour  un  sentiment  secondaire. 

Diane  et  Cyprienne  ne  se  plaignaient  point. 
C'étaient  toujours  le  même  empressement  et  la 
même  ardeur.  On  eût  dit  parfois,  tant  elles 
gardaient  de  courage  a  aimer  Madame,  malgré 
sa  froideur  inflexible,  on  eût  dit  qu'elles  pen- 
saient que  cette  froideur  était  feinte. 

Elles  avaient  à  peine  connu  leur  mère,  qui 
était  morte  peu  de  temps  après  leur  naissance. 
Enfants,  elles  avaient  été  libres  et  même  un  peu 
abandonnées;  jeunes  fdles,  elles  étaient  libres 
encore.  Personne,  au  manoir,  ne  s'avisait  de 
contrôler  leurs  actions.  L'oncle  Jean  avait  en 
elles  une  pleine  confiance.  Le  maître  de  Pen- 
hoël n'exigeait  rien  d'elles  sinon  parfois,  le  soir, 
à  des  intervallesde  plus  en  plus  rares,  quelques- 
unes  de  ces  anciennes  chansons  bretonnes 
qu'elles  disaient   en   s'accompagnant   de  leurs 


CHAPITRE   V.  SI 

harpes.  Madame  semblait  affecler  de  ne  leur 
demander  jamais  compte  de  leur  conduite. 

Elles  allaient  et  venaient,  toujours  seules,  ou 
en  compagnie  d'Elienne  et  de  Roger,  qui  pas- 
saient leurs  jours  à  les  poursuivre  et  qui  ne  les 
trouvaient  pas  toujours,  car  l'existence  de  Diane 
et  de  Cyprienne  avait  son  côté  mystérieux. 

Elles  n'avaient  point  de  compagne  de  leur 
âge.  Rien  ne  les  appelait  ici  plutôt  que  là  ;  rien 
ne  les  retenait  au  manoir,  si  ce  n'est  le  désir 
de  faire  compagnie  h  Blanche,  qui  les  aimait 
tendrement  pour  tout  l'amourqu'elles  lui  témoi- 
gnaient. 

Elles  étaient  les  idoles  des  bonnes  gens  du 
pays,  entre  Redon  et  Carentoire.  On  aimait 
Blanche,  mais  il  y  avait  trop  de  respect  dans  la 
tendresse  qu'on  lui  portait.  On  ne  la  voyait  pas 
assez  souvent  ni  d'assez  près,  tandis  qu'il  ne  se 
passait  guère  de  journée  sans  que  les  gens  des 
villages  voisins  eussent  occasion  de  saluer  Diane 
et  Cyprienne.  Et  Dieu  sait  qu'ils  les  saluaient  de 
bon  cœur,  les  chères  filles,  malgré  leur  costume 
de  paysanne. 

On  les  rencontrait  le  jour  ;  et  quelques-uns 
disaient  que,  la  nuit  aussi,  quand  la  lumière  de 
la  lune  glissait,  pâle,  sur  la  lande  solitaire... 

Mais  c'étaient  là  des  contes  de  veillées,  où  le 
fantastique  et  l'impossible  entraient  à  forte  dose. 


52  LES    BELLES'DE-NUIT. 

Ce  qui  était  bien  certain,  c'est  qu'elles  étaient 
bonnes  comme  leur  père,  le  meilleur  des 
bommes,  et  comme  leur  défunte  mère,  dont  tout 
le  monde  se  souvenait  ;  c'est  qu'elles  étaient  plus 
jolies  que  les  anges  qu'on  voyait  sourire  dans 
les  tableaux  de  la  paroisse  ;  c'est  qu'enfin  elles 
ressemblaient,  au  dire  des  vieillards,  à  ce  fils 
aîné  de  Penboël,  beau  et  vaillant  comme  les 
héros  des  traditions  antiques. 

En  revanche,  Cyprienne  et  Diane  n'avaient 
point  su  trouver  grâce  auprès  de  la  société.  Le 
chevalier  et  la  chevalière  de  Kerbicbel,  les  trois 
vicomtes,  madame  veuve  Claire  Lebinihic  ,  les 
demoiselles  Babouin  des  Roseaux  de  l'Étang, 
leur  jeune  frère  Numa  et  autres  notables  les 
tenaient  au  plus  bas  de  leurs  dédains.  La  Ro- 
mance, l'Ariette  et  la  Cavatine  déclaraient ,  à 
qui  voulait  les  entendre ,  que  ces  petites  men- 
diantes, n'ayant  ni  sou  ni  maille,  étaient  la 
honte  du  pays. 

Elles  dansaient  comme  des  effrontées  avec 
leurs  jupes  de  cinq  sous  et  leurs  bonnets  ronds  ! 
Elles  montaient  à  cheval  et  galopaient  comme 
des  garçons  !  Elles  raclaient  de  la  harpe,  enfin, 
à  la  grâce  de  Dieu,  et  criaillaient  de  vieilles, 
vieilles  chansons  d'avant  le  déluge  ! 

Haine  d'artistes... 

Les  deux  sœurs  en  avaient  soulevé  de  plus 


CHAPITRE   V.  S5 

graves  qui  se  taisaient  et  qui  attendaient. 
L'homme  de  loi  le  Hivain,  surnommé  Macrocé- 
phalc,  les  abhorrait  pour  cause;  M.  Robert  de 
Blois  et  son  domestique  Biaise  les  détestaient 
cordialement  ;  i!  n'y  avait  pas  jusqu'au  puissant 
marquis  de  Pontalès  qui  n'eût  contre  elles  une 
aversion  bien  décidée. 

De  tout  cela  elles  ne  s'inquiétaient  point  trop 
en  apparence.  Elles  continuaient  leur  vie  soli- 
taire, et  qu'on  aurait  pu  croire  occupée  h  quelque 
œuvre  mystérieuse,  si  la  frivolité  de  leur  âge 
et  leur  inaltérable  gaieté  n'avaient  repoussé 
bien  loin  ce  soupçon. 

On  les  voyait,  en  effet,  toujours  joyeuses, 
comme  si  leur  conscience  eût  souri  sur  la  sereine 
beauté  de  leurs  jeunes  visages. 

Etienne  seul  et  Roger  avaient  pu  voir  parfois, 
en  des  occasions  bien  rares,  leurs  fronts  sou- 
cieux... 

Elles  avaient  alors  à  peu  près  dix-huit  ans. 
Toutes  deux  étaient  de  ces  natures  qu'il  faut 
expliquer,  parce  qu'on  ne  les  devine  point. 
Malgré  leur  exlréme  jeunesse,  elles  portaient 
un  masque  attaché  solidement.  Ce  masque , 
c'était  leur  gaieté  même. 

Au  temps  où  nous  les  avons  vues,  dans  le 
salon  de  Pcnhoël ,  i)oursuivre  avec  Roger  de 
Launoy  leur  causette  enfantine,  leur  gaieté  vive 

5. 


54  LES    BELLES-DE-NUIT. 

et  franche  n'avait  rien  d'emprunté.  La  famille 
était  licureuse  alors.  Madame  avait  bien  quelque 
peine  cachée  ;  le  maître  montrait  bien  parfois 
des  inquiétudes  et  des  soupçons  inexplicables, 
mais,  en  somme,  le  seul  mal  que  connussent  les 
hôtes  du  manoir  était  l'ennui  monotone  et  aus- 
tère. 

Maintenant  tout  avait  bien  changé  !  A  ce  calme 
plat  de  la  vie  campagnarde,  où  l'existence  est 
une  longue  apathie  et  où  l'on  arrive  à  la  vieil- 
lesse avant  d'avoir  vécu,  avait  succédé  comme 
une  sourde  tempête. 

Au  dehors,  il  n'en  paraissait  trop  rien.  C'est  à 
peine  si  quelques  symptômes  vagues  laissaient 
deviner  aux  bonnes  gens  d^alentour  la  mortelle 
fièvre  qui  minait  la  race  de  Penhoël. 

Au  dedans  même,  tous  ne  comprenaient  pas 
également  la  gravité  du  mal.  Mais  Cyprienne  et 
Diane  avaient  surpris,  par  hasard  d'abord,  puis 
par  l'effet  de  leur  volonté,  des  secrets  ter- 
ribles. 

Elles  voyaient,  engagée  auprès  d'elles,  une 
lutte  ténébreuse  dont  le  résultat  devait  être  la 
ruine  et  le  déshonneur  de  Penhoël... 

D'un  côte  se  réunissaient,  ligués  par  Fintérêt, 
Robert  de Blois,  maître  le  Hivain,  le  vieux  mar- 
quis de  Pontalès  et  d'autres  alliés  subalternes, 
tous  gens  actifs  et  âpres  a  la  curée,  tous  habiles, 


CHAPITRE   V.  S5 

audacieux  et  forts  des  avantages  déjà  remportés. 

De  Tautre,  le  maître  de  Penhoël  et  Madame.  Le 
maître  n'avait  jamais  été  un  esprit  bien  robuste  ; 
mais  ces  trois  années  pesaient  sur  lui  comme  un 
demi-siècle.  Il  n'était  plus  que  l'ombre  de  lui- 
même.  Le  peu  d'énergie  qu'il  avait  autrefois 
s'était  usée  par  le  découragement  et  aussi  par  des 
habitudes  d'ivresse,  où  il  s'était  jeté  lâchement, 
comme  en  un  refuge  contre  l'amertume  de  ses 
pensées.  Marthe  de  Penhoël  était,  au  contraire, 
un  cœur  haut  et  vaillant.  Au  premier  moment, 
elle  s'était  placée  de  front  entre  le  maître  et  ses 
ennemis;  mais,  à  un  instant  donné,  un  coup 
mystérieux  avait  soudainement  brisé  sa  résis- 
tance. On  eût  dit  que  son  courage  était  tombé 
devant  quelque  talisman  irrésistible.  Elle  ne  se 
défendait  plus. 

De  sorte  que  les  coups  des  ennemis  ligués 
contre  Penhoër  tombaient  sur  un  adversaire 
sans  armes.  La  ruine  avançait,  avançait... 

II  était  même  étrange  que  le  combat  pût  durer 
encore,  et  la  chute  de  la  maison  de  Penhoël  eût 
été  consommée  depuis  longtemps  si  une  main 
mystérieuse,  inconnue  également  aux  vainqueurs 
et  aux  vaincus,  n'était  venue  retarder  plus  d'une 
fois  le  dénoûment  fatal  du  drame. 

Cyprienne et  Diane  s'évertuaientdansl'ombre. 
Elles  étaient  jeunes,  isolées;  elles  ignoraient  la 


56  LES    BELLES-DE-NUIT. 

vie;  m.ûs,  sous  leur  beauté  gracieuse,  il  y  avait 
un  courage  viril. 

Elles  travaillaient,  infatigables  et  alertes,  à 
une  tâche  qui  eût  épouvanté  des  hommes  forts. 

Elles  devinaient  la  haine  qui  s'envenimait  au- 
tour d'elles;  les  conseils  ne  leur  avaient  point 
manqué;  car  une  voix  prophétique,  en  qui  elles 
avaient  confiance,  leur  avait  souvent  dit  que  la 
mort  était  au  bout  de  ce  combat  désespéré. 

La  mort  pour  elles,  si  jeunes,  si  charmantes  ! 
Pour  elles,  qui  commençaient  à  aimer  !... 

Elles  allaient  foulant  aux  pieds  toutes  craintes . 

Parfois,  —  quelle  jeune  tille  n'a  ses  heures  où  le 
rêve  chéri  vient  caresser  Tâme  et  Tamollir?  — 
parfois  Diane  entrevoyait  l'avenir  bien  heureux 
avec  Etienne,  Cyprienneavec  Roger  ;  lafaiblcsse 
de  la  femme  prenait  le  dessus  durant  un  instant; 
une  larme  glissait  entre  les  cils  baissés  de  leurs 
beaux  yeux.  Mais  cela  durait  peu  ;  elles  s'em- 
brassaient silencieusement,  et  ce  baiser  voulait 
dire  :  «(  Pauvre  sœur,  tu  es  comme  moi  ,  lu 
l'aimes,  et  tu  n'auras  pas  le  temps  d'être  à  lui.  » 

Vous  les  eussiez  vues  alors,  muettes  et  pen- 
sives, les  bras  entrelacés,  la  tête  inclinée... 

Quand  elles  se  redressaient,  il  y  avait  sur 
leurs  fronts  d'enfants  une  intrépidité  calme  et 
sereine.  Elles  s'élaicnt  com[)rises;  il  fallait  com- 
battre et  combattre  seules,  car   elles  aimaient 


CHAPITRE    V.  57 

déjà  trop  pour  mêler  Roger  ou  Etienne  à  ces 
sourdes  batailles  où  il  s'agissait  de  mort. 

Et,  eussent-elles  aimé  cent  fois  davantage, 
ridée  ne  leur  serait  point  venue  d'abandonner 
la  tàcbe  commencée. 

D'ailleurs,  il  y  avait  des  moments  où  elles 
espéraient  la  victoire.  Et  que  de  joie  alors  ! 
Avoir  sauvé  le  maître  qui  avait  été  bon  pour 
leur  enfance  et  qui  donnait  sa  maison  à  leur 
vieux  père  sans  asile  !  Avoir  sauvé  Madame  qui 
se  mourait  à  souffrir  d'une  angoisse  inconnue, 
Madame,  leur  profond  et  tendre  amour  !  Avoir 
sauvé  Blanche  enfin,  la  pauvre  enfant,  le  doux 
ange  de  Penhoël,  sur  qui  planait  aussi  la  me- 
nace commune  ! 

Quand  ces  espoirs  venaient,  elles  ne  voyaient 
plus  le  monceau  d'obstacles  qu'il  fallait  soulever, 
et  leur  cœur,  ivre,  bondissait  d'allégresse  par 
avance. 

C'était  cela  qui  les  soutenait.  Le  courage,  si 
grand  qu'on  put  le  supposer,  n'aurait  point 
suffi;  il  fallait  les  illusions  et  l'espérance. 

Et  ici  leur  ignorance  complète  de  la  vie,  et  la 
simplicité  qui  leur  montrait  au  loin  une  roule 
ouverte  au  travers  de  l'impossible,  étaient  puis- 
samment aidées  par  la  nature  romanesque  de 
leur  esprit. 

Tout,  depuis  leur  enfance,  avait  accru  cette 


38  LES    BELLES-DE-NUIT. 

prédisposition  qu'elles  avaient  à  compter  avecle 
merveilleux. 

Elles  étaient  de  cepaysoii  les  traditions  sont 
de  beaux  contes  de  fées,  et  où  les  imaginations 
tristes  et  poétiques  tâclient  sans  cesse  à  soulever 
le  voile  qui  recouvre  les  choses  surnaturelles. 
Leurs  premières  nuits  avaient  été  bercées  par  ces 
étranges  récits  qui  épouvantent  et  charment  les 
chaumières,  bretonnes.  Nul  enseignement  rai- 
sonné n'avait  arraché  ces  germes  qui,  au  con- 
traire, avaient  grandi  dans  la  libre  solitude  où 
s'était  passée  leur  enfance.  Elles  avaient  appris 
à  lire  dans  les  vieux  livres  de  la  bibliothèque  du 
manoir,  qui  se  composait  presque  entièrement 
d'anciens  poëmes  et  de  romans  oubliés  dans  la 
poudre.  Benoît  Halligan  les  avait  tenues  bien 
souvent  sur  ses  genoux,  toutes  petites  qu'elles 
étaient,  et  leur  avait  récité,  avec  sa  voix  pro- 
fonde et  son  mélancolique  sourire,  les  étranges 
légendes  qui  emplissaient  sa  mémoire.  Enfin, 
il  n'y  avait  pas  juscju'au  souvenir  vivace,  laissé 
dans  le  pays  par  leur  oncle,  l'aîné  de  Penhoël, 
qui  n'eût  affecté  bizarrement  leurs  jeunes  esprits. 

On  parlait  de  sa  disparition  mystérieuse,  et 
Ton  en  parlait  sans  cesse.  Pour  Diane  et  Cy- 
prienne,  c'était  là  encore  un  roman,  mais  un 
rouran  réel  qui  les  touchait  de  près,  et  leur  ser- 
vait de  pont,  en  quelque  sorte,  pour  arriver  à 


CHAPITRE    V.  39 

croire  tout  ce  que  disaient  les  vieux  livres  de  la 
bibliothèque. 

A  mesure  que  les  années  étaient  venues,  leur 
foi  s'était  néanmoins  modifiée.  L'élément  intel- 
ligent et  juste  qui  était  en  elles  avait  fait  peu  à 
peu  la  part  de  l'impossible  et  de  l'absurde,  mais 
l'amour  du  merveilleux  avait  surnagé. 

Et  par  un  singulier  travail  de  leur  pensée, 
cette  tendance,  désormais  indestructible  en  elles, 
s'était  détournée  des  vieilles  fables  pour  arran- 
ger miraculeusementle  présent  inconnu. 

Il  était  un  lieu  au  monde  qui  leur  apparais- 
sait de  loin,  environné  d'un  radieux  prestige. 
Elles  y  rêvaient  la  nuit  et  le  jour.  Elles  le 
voyaient  à  travers  ce  prisme  féerique  qui  mon- 
trait jadis  aux  crédules  matelots  de  l'Espagne 
les  prodiges  de  l'Eldorado.  Ce  lieu,  c'était  Paris. 

On  ne  saurait  dire  précisément  d'où  leur 
étaient  venues  les  idées  qu'elles  se  faisaient  de 
Paris.  Elles  les  avaient  prises  ça  et  là,  récoltant 
d'un  côté  un  renseignement,  de  l'autre  un 
mensonge.  Elles  avaient  écouté  d'abord  les 
bonnes  gens  des  environs,  pour  qui  la  grande 
ville  était  un  pays  plus  lointain  et  plus  invrai- 
semblable que  l'Amérique,  au  temps  de  Chris- 
tophe Colomb.  Elles  avaient  interrogé  la  biblio- 
thèque, dont  les  boiiquins,  un  peu  plusavancés, 
leur  fournissaient   des  détails  tels  quels.    En 


60  LES   BELLES-DE-NUÏT. 

outre,  parmi  les  hobereaux  du  voisinage,  il  en 
était  jusqu'à  deux  ou  trois  qui  se  vantaient  avec 
orgueil  d'avoir  passe  quinze  jours,  en  leur  vie, 
dans  la  capitale  du  monde  civilisé. 

Or  les  hobereaux  qui  ont  fait  le  grand  voyage 
ont  une  manière  à  eux  d'exagérer  leurs  impres- 
sions et  d'enluminer  la  vérité. 

Cypriennc  et  Diane  en  auraient  pu  apprendre 
bien  plus  long  auprès  de  Robert  de  Blois  et  des 
deux  Pontalès,  mais  une  répulsion  énergique  les 
éloignait  de  ces  derniers,  et  Robert,  qu'elles 
étaient  forcées  de  voir  tous  les  jours,  prenait 
plaisir  à  entasser  fables  sur  fables. 

Il  en  était  un  peu  de  même  d'Etienne  Mo- 
reau,  le  jeune  peintre.  Certes,  ce  n'était  point 
chez  lui  mauvais  vouloir  ou  amour  du  mensonge, 
mais,  dès  qu'il  s'agissait  de  Paris,  le  regard  des 
deux  sœurs  brillait  et  s'animait  ;  Etienne  les 
voyait  écouter  avec  une  attention  si  passionnée, 
qu'à  son  insu  sa  verve  s'échauffait.  Les  couleurs 
du  tableau  changeaient  sous  sa  parole  jeune  et 
vive.  Il  aimait  Paris,  lui  aussi,  et  son  souvenir 
avait  des  yeux  de  vingt  ans.  Malgré  lui,  la  réa- 
lité disparaissait  sous  un  brillant  manteau  de 
poésie. 

Tant  de  notions  diverses  se  mêlaient  et  s'a- 
moncelaient dans  la  mémoire  de  Diane  et  de 
Cyprienne.  Elles  n'en  oubliaient  aucune,  et  les 


CHAPITRE    V.  61 

gardaient  jalousement  au  dedans  d'elles-mêmes 
comme  un  trésor  cher. 

Elles  n'avaient  nul  moyen  de  distinguer  le 
vrai  du  faux.  Aussi  loin  que  pussent  se  porter 
leurs  regards,  nul  point  de  comparaison  n'exis- 
tait autour  d'elles. 

La  plus  grande  ville  qu'il  leur  eût  été  donné 
de  voir  était  Redon  ,  cité  de  deux  mille 
âmes. 

Il  fallait  que  leur  imagination  bondît  par- 
dessus toutes  choses  connues,  pour  arriver  à 
l'idée  de  Paris,  et  c'est  justement  dans  ces  con- 
ditions particulières  que  l'imagination  enivrée 
s'exalte  et  peut  élargir  à  l'infini  l'horizon  des 
rêves. 

Paris  était  pour  elles  l'enfer  et  le  paradis;  tous 
les  miracles  y  devenaient  possibles. 

C'était  le  grand  trésor  du  monde,  où  chacun 
venait  puiser,  à  proportion  de  sa  force,  de  son 
génie  ou  de  sa  beauté. 

Ce  qu'on  demandait  en  échange  a  la  beauté, 
au  génie  ou  à  la  force,  elles  n'en  savaient  rien, 
elles  n'avaient  jamais  songé  à  s'en  instruire.  Leurs 
yeux  s'éblouissaient  à  contempler  ce  magique 
royaume  de  la  gloire  et  de  la  richesse. 

Bien  souvent  elles  songeaient  au  bonheur 
de  ceux  qui  pouvaient  lutter  et  vaincre  dans 
cette  arène  splendide.  Là,  on  devenait  riehc, 

LES    BELLES-DE-NUIT.  2.  6 


62  LES    BELLES-DE-NUIT. 

puissant;  on  pouvait  approcher  du  roi,  dont 
elles  entendaient  parler  avec  une  religieuse  em- 
phase, et  dont  le  pouvoir  leur  semblait  égal  a 
celui  d'un  dieu. 

On  y  arrivait  pauvre  ;  on  en  ressortait  chargé 
d'or... 

Et  leurs  mains  frémissaient  d'envie  a  la  pen- 
sée de  cet  or  conquis,  non  pas  pour  elles,  les 
pauvres  enfants,  mais  pour  Penhoël,  que  n'ou- 
bliaient jamais  leurs  âmes  dévouées... 

Hélas  !  il  y  avait  si  loin  de  Glénac  jusqu'à 
Paris!  Et  puis,  il  aurait  fallu  abandonner  leur 
lâche,  déserter  le  poste  qu'elles  s'étaient  assi- 
gné, quitter  leur  vieux  père,  et  Madame, 
et  l'Ange ,  qu'elles  devaient  défendre  et  pro- 
téger. 

C'était  impossible  ! 

Pourtant  elles  y  songeaient  sans  cesse,  car,  a 
leur  âge,  l'impossible  n'arrête  jamais  le  désir  ; 
elles  nourrissaient  avec  amour  de  folles  idées 
qui  leur  semblaient  être  le  comble  de  la  sagesse; 
sur  des  bases  naïvement  insensées,  elles  bâtis- 
saient de  beaux  plans  raisonnables. 

Et,  comme  elles  avaient  entendu  dire  que 
l'art  était  un  sûr  moyen  de  vaincre  dans  ce 
grand  tournois,  si  confus  et  si  brillant  à  leur 
pensée,  elles  quittaient  leurs  couches  bien  sou- 
vent dès  l'aube  pour  se  glisser  dans  le  salon  de 


CHAPITRE    V.  63 

Penhoël,  et  chercher  avec  ardeur  sur  leurs 
petites  harpes  des  accords  nouveaux... 

Pauvres  filles  î  Les  provinces  sont  pleines 
d*aspirations  pareilles,  avec  moins  de  candeur 
ignorante  et  quelques  notions  de  plus  sur  les 
mystères  de  la  vie  parisienne. 

Et  les  cent  routes  qui  débouchent  dans  la 
ville  immense  amènent  chaque  jour  bien  des 
vierges,  entraînées  par  Tardent  et  vague  espoir. 
Elles  sont  belles,  jeunes;  Tavenir  est  vaste;  la 
vie  sourit  au-devant  d'elles.  Combien  vont  rester 
mortes  sur  le  champ  de  bataille  !  combien  vont 
retourner  sur  leurs  pas,  brisées,  avec  la  honte 
sur  le  front  et  dans  le  cœur  ! 

Au  village,  les  mères  ont  raison  quand  elles 
disent  tremblantes  et  pâles  : 

«c  Paris  est  un  monstre  qui  dévore  les  jeunes 
filles.  » 

Mais  les  mères  parlent  en  vain,  depuis  que  le 
monde  est  monde 

Cypriennc  et  Diane  étaient  entrées  sans  bruit 
dans  la  chambre  de  TAnge  ;  elles  venaient  s'in- 
former et  savoir  si  l'accident  du  bal  n'avait  pas 
eu  de  suites. 

Elles  ne  virent  rien  d'abord  en  dépassant  le 
seuil,  parce  que  la  chambre  était  éclairée  seu- 
lement par  les  reflets  de  l'illumination  du  de- 


04'  LES    BELLES~DE-NUIT. 

hors;  mais,  tandis  qu'elles  s'avançaient  sur  la 
pointe  des  pieds,  elles  avaient  entendu  la  res- 
piration pénible  et  oppressée  de  Madame. 

Elles  s'étaient  arrêtées  auprès  du  fauteuil  où 
Marthe  de  Penhoël  s'était  laissée  choir ,  après 
avoir  déposé  Blanche  endormie  sur  son  Ht.  Mar- 
the se  croyait  seule  et  ne  retenait  point  les  pa- 
roles désolées  qui  tombaient  de  sa  bouche  parmi 
ses  sanglots. 

Cypriénne  et  Diane  avaient  leurs  yeux  pleins 
de  larmes.  Elles  écoutaient,  navrées,  n'osant  ni 
se  retirer,  ni  arracher  Madame  à  sa  rêverie  dou- 
loureuse. 

Elles  s'étaient  mises  à  genoux,  et  ce  fut  seu- 
lement lorsque  Madame  se  découvrit  le  visage 
qu'elles  annoncèrent  leur  présence  en  mettant 
leurs  lèvres  sur  ses  mains  pâles  et  froides. 

Le  premier  mouvement  de  Marthe  de  Penhoël 
fut  tout  entier  à  l'effroi. 

Elle  tressaillit,  et  poussa  un  cri  étouffé. 

—  Y  a-t-il  longtemps  que  vous  êtes  ici?... 
murmura-t-elle  ;  ai-je  parlé  ?. . . 

Les  deux  filles  de  l'oncle  Jean  serraient  ses 
mains  contre  leur  cœur. 

—  Dieu  nous  garde  de  surprendre  vos  se- 
crets, madame  !  répondit  Diane  d'une  voix  douce 
et  triste;  nous  avons  entendu  seulenlënt  que 
vous  disiez  :  «  Je  suis  seule...  je  n'ai  personne 


CHAPITRE    V.  65 

pour  me  défendre  et  pour  m'aimer!...  »  Mon 
Dieu,  mon  Dieu!  vous  ne  pensez  jamais  que 
nous  sommes  là  !  nous,  qui  vous  aimons  tant  ! . . . 
nous,  qui  voudrions  donner  notre  vie  pour 
vous!... 


VI 


VTX    COIM    DU    VOIL.E. 


Diane  et  Cyprienne  fixaient  sur  Madame  leurs 
yeux  humides.  Leur  âme  tout  entière  était  dans 
ce  regard. 

Il  y  avait,  au  contraire,  sur  le  visage  de 
Marthe  de  Penhoël,  de  rhésitalion  et  de  la  con- 
trainte. Et  quiconque  aurait  assisté  à  cette 
scène,  sans  connaître  le  fond  du  cœur  de  Marthe, 
se  fût  demandé  assurément  pourquoi  tant  de 
froideur  obstinée  chez  cette  femme  si  généreuse 
et  si  bonne,  vis-à-vis  de  deux  pauvres  enfants 
qui  semblaient  implorer  chaque  jour,  à  genoux, 
un  peu  de  sa  tendresse. 


68  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Que  Marthe  préférât  son  enfant  h  elles,  on 
ne  pouvait  s'en  étonner,  mais  elle  aimait  Tonde 
Jean  ;  pourquoi  ce  front  sévère  et  glacé  chaque 
fois  que  les  filles  du  bon  vieillard  s'approchaient 
d'elle? 

Ce  ne  pouvait  être  un  pur  caprice.  Les 
bonnes  langues  de  la  société  disaient  bien  que 
Madame  était  jalouse  et  qu'elle  enrageait,  sui- 
vant l'expression  des  trois  Grâces  Baboin ,  de 
voir  les  petites  mendiantes  surpasser  en  beauté 
l'héritière  de  Penhoël.  Mais  le  moyen  de  soup- 
çonner un  sentiment  si  bas  dans  l'âme  haute  et 
digne  de  Marthe!... 

Il  y  avait  de  quoi,  pourtant,  être  jalouse. 
L'Ange  de  Penhoël  méritait  bien  son  nom. 
Impossible  de  rêver  une  figure  plus  virginale  et 
plus  céleste.  Mais  ,  dans  la  régularité  même  de 
ce  visage  exquis,  un  peu  de  monotonie  s'engen- 
drait. L'ensemble  de  ses  traits  mignons  révélait 
une  langueur  paresseuse  qui  se  retrouvait  dans 
la  démarche,  dans  la  pose,  partout.  Le  piquant, 
d'ailleurs,  pouvait  manquer  à  sa  physionomie 
trop  douce ,  dont  les  lignes  se  fondaient,  efFa- 
cées,  sous  les  masses  de  cette  cbevelure  blonde, 
pâle  et  presque  divine  auréole  qui  donnait  au 
front  de  l'enfant  une  sérénité  uniforme  et  inal- 
térable. 

Chez  les  filles  de  l'oncle  Jean,  au  contraire, 


J 

I 


CHAPITRE    VI.  69 

tout  était  mouvement,  vie,  force,  jeunesse. 
Leurs  tailles  sveltes  et  souples  avaient  une  élas- 
ticité pleine  de  vigueur.  C'étaient  les  vierges 
robustes  et  hardies,  qui  pouvaient  s'asseoir  d'un 
bond  sur  la  croupe  nue  des  chevaux  du  pays  et 
courir,  franchissant  haies  et  palissades ,  sans 
autre  frein  que  la  sauvage  crinière  de  leurs 
montures.  C'étaient  aussi  les  vierges  timides, 
vives  à  sourire  et  promptes  à  rougir,  moqueuses 
parfois ,  aimantes  toujours ,  fougueuses  à  cher- 
cher le  plaisir  et  ardentes  à  poursuivre  le  mys- 
tère inconnu  de  la  vie. 

Romanesques  et  gaies  à  la  fois ,  sensibles  à 
l'excès  et  fermes  pourtant  à  l'occasion  comme 
des  hommes  courageux;  de  bonnes  filles  avec 
cela,  simples,  franches,  le  cœur  sur  la  main,  et 
dignes  pourtant  quand  il  le  fallait  :  de  vraies 
Penhoël ,  ma  foi  !  sachant  redresser  leurs  têtes 
fières  et  mettre  je  ne  sais  quel  dédain  victorieux 
dans  leurs  jolis  sourires... 

Et  si  vous  les  eussiez  vues,  que  d'élégance 
véritable  et  choisie  sous  leurs  petits  costumes 
de  paysannes!  Malgré  leurs  jupes  courtes  et 
leurs  souliers  à  boucles ,  malgré  les  petits  bon- 
nets ronds,  sans  rubans  ni  dentelles,  qui  avaient 
peine  à  retenir  la  richesse  prodigue  de  leurs 
chevelures,  il  était  bien  impossible  de  se  mé- 
prendre. C'étaient  des  demoiselles  !  Où  avaient- 


70  LES    BELLES-DE-NUIT. 

elles  pris  cette  grâce  noble  et  aisée,  ce  charme 
indicible  qui  se  respire  comme  un  parfum  et 
qu'on  ne  peut  point  définir,  ces  manières,  pour 
emprunter  encore  une  fois  le  langage  des  trois 
demoiselles  Baboin?  On  ne  savait. 

Il  fallait  fermer  les  yeux  ou  avouer  qu'elles 
étaient  adorables,  et  que  jamais  jeunes  filles 
n'avaient  possédé  plus  de  franches  séductions, 
plus  d'entraînements  chastes ,  plus  de  brillant, 
plus  de  piquant,  plus  de  naïfs  pouvoirs  d'ensor- 
celer les  cœurs. 

Et  cependant,  il  n'y  avait  point  foule  de  sou- 
pirants autour  d'elles.  Roger  aimait  Cyprienne; 
Etienne  aimait  Diane  :  c'était  tout.  Les  autres 
jeunes  gens  de  la  contrée  étaient  de  braves  gail- 
lards qui  voulaient  épouser  quelques  sous,  pour 
vivre  et  vieillir,  en  honnêtes  crustacés,  dans  les 
gros  souliers  de  leurs  aïeux.  Nulle  part ,  en  ce 
monde,  fût-ce  dans  la  Chaussée-d'Antin  ou  dans 
le  quartier  de  la  Banque ,  fût-ce  même  dans  ces 
ruelles  du  vieux  Paris  où  moisit  l'usure  crochue, 
on  ne  compte  si  bien  qu'aux  champs. 

Le  spectacle  de  la  belle  nature  élève  l'âme  et 
détourne  des  mariages  d'amour.  Chloé  avait  des 
rentes;  Estelle  était  une  héritière.  Sans  cela, 
Némorin  ni  Daphnis  ne  leur  eussent  point  fait 
la  cour.  C'est  la  civilisation  qui  a  trouvé  le 
roman.  Les  sauvages  ne  marchandent-ils  pas, 


CHAPITRE   VI.  71 

quand  il  s'agit  d'ëpouser,  comme  s'il  était  ques- 
tion de  se  donner  une  jument  ou  douze  chè- 
vres? 

Or  Cyprienne  et  Diane  ne  possédaient  pas  un 
pouce  de  terre  au  soleil.  Elles  n'étaient  point  le 
fait  des  jeunes  messieurs  de  Glénac,  de  Bains  ou 
de  Carentoir,  qui  pouvaient  décemment  deman- 
der mieux... 

Dans  tout  ce  que  nous  venons  de  dire,  nous 
avons  toujours  parlé  d'elles  collectivement; 
cependant,  il  y  avait  entre  elles  de  grandes 
différences.  Elles  se  ressemblaient  bien  cœur 
pour  cœur;  mais  leur  visage  et  leur  esprit 
n'étaient  point  pareils. 

Diane  était  plus  grande  que  sa  sœur,  plus 
sérieuse  et  peut-être  plus  belle.  Ses  beaux 
cheveux ,  d'un  châtain  foncé ,  se  bouclaient 
autour  d'un  front  fier  et  pensif,  qui  prenait  un 
rayonnement  de  grâce  irrésistible  au  moindre 
sourire.  Ses  grands  yeux  bruns,  que  la  gaieté 
faisait  si  doux,  rêvaient  souvent  et  perdaient 
dans  le  vide  leur  regard  voilé.  Il  y  avait  dans 
ses  traits,  parmi  les  indices  d'une  simplicité 
presque  enfantine,  une  intelligence  vive  et  forte, 
et  surtout  une  volonté  virile. 

Cyprienne  réfléchissait  moins,  et  riait  davan- 
tage. Elle  avait  de  ces  yeux,  d'un  bleu  obscur, 
qui  pétillent  et  réjouissent  la  vue.  Sa  physiono- 


72  LES    BELLES-DE-NUIT. 

mie  exprimait  la  gaieté  jointe  à  une  pétulance 
fougueuse. 

Quand  on  les  voyait  séparées ,  Toeil  saisissait 
entre  elles  une  ressemblance  très -frappante; 
quand  elles  se  trouvaient  Tune  près  de  Tautre, 
cette  ressemblance  disparaissait,  et  Ton  s'éton- 
nait de  chercher  en  vain  ce  qu'on  avait  cru  voir. 
C'est  qu'elles  étaient,  en  quelque  sorte,  et  nous 
l'avons  dit  déjà,  séparées  par  un  type  commun 
duquel  se  rapprochait,  par  des  côtés  divers,  l'un 
et  l'autre  de  leurs  jolis  visages.  Et  l'on  ne  pouvait 
les  comparer  à  ce  type  qui  n'existait  plus... 

Agenouillées,  comme  elles  l'étaient  en  ce 
moment,  aux  deux  côtés  du  fauteuil  de  Madame, 
l'esprit  aurait  cherché  naturellement  dans  les 
beaux  traits  de  Marthe  de  Penhoël  ce  lien  mys- 
térieux dont  nous  parlons;  mais  Marthe  ne  res- 
semblait à  aucune  des  deux  sœurs  :  elle  n'était 
Penhoël  que  par  alliance. 

Diane  et  Cyprienne  tenaient  toujours  ses 
mains  pressées  contre  leur  poitrine.  Madame 
gardait  le  silence  ;  ses  yeux  restaient  baissés  ;  sa 
froide  contrainte  ne  l'abandonnait  point. 

—  Nous  serions  si  heureuses  de  nous  dévouer 
pour  vous  !  reprit  Diane. 

—  Mourir!...  vous  dévouer!...  murmura 
Marthe  de  Penhoël  ;  ce  sont  des  idées  étranges 
que  vous  avez  là ,  mes  filles  ! . . . 


CHAPITRE   VI.  75 

Elle  ajouta  en  essayant  de  donner  à  sa  voix 
un  accent  de  plaisanterie  : 

—  On  dirait  que  vous  vous  croyez  dans  quel- 
qu'un de  ces  vieux  châteaux  où  les  félons  che- 
valiers de  vos  romans  enchaînent  et  torturent 
de  pauvres  victimes... 

—  Nous  vous  voyons  si  souvent  pleurer!,., 
interrompit  Diane. 

Madame  retira  sa  main. 

—  Vous  êtes  curieuses,  mes  filles,  dit-elle 
avec  sécheresse ,  et  je  trouve  que  vous  voyez 
trop  de  choses! 

Cyprienne  rougit,  hlessée.  Le  front  de  Diane 
devint  pâle. 

—  Il  faut  nous  pardonner,  dit-elle  d'un  ton 
soumis  ;  quand  vous  êtes  triste ,  il  nous  semble 
que  votre  souffrance  est  à  nous...  Ah!  que 
n'êtes-vous  heureuse,  madame!  nous  vous  lais- 
serions tout  votre  bonheur!... 

L'émotion  commença  à  percer  sous  la  froideur 
de  Marthe;  son  regard  glissa,  malgré  elle,  entre 
ses  paupières  demi-closes,  et  partagea  entre  les 
deux  jeunes  filles  une  œillade  furtive. 

Diane  et  Cyprienne  n'osaient  point  relever  les 
yeux.  Le  joli  front  de  Cyprienne  se  teignait 
encore  de  ce  rouge  vif  qui  monte  du  cœur  froissé 
au  visage.  La  figure  de  Diane  n'exprimait  que 
respect  et  douceur.  Mais  quelle  que  fut  la  diffé- 
2.  7 


74  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ronce  de  leurs  impressions  présentes,  le  dévoue- 
ment égal  et  profond  qui  était  au  fond  de  Jeur 
âme  se  lisait  à  travers  la  rancune  enfantine  de 
Cyprienne  comme  sur  la  belle  patience  de  Diane. 
Gyprienne  n'avait  point  parlé  encore;  Diane, 
qui  devinait  sur  sa  lèvre  mutine  un  mot  de  repro- 
che prêt  à  s'élancer,  Tarrêta  du  geste  et  reprit  : 

—  Si  nous  nous  trompons,  madame,  et  Dieu 
le  veuille,  je  vous  en  prie,  ne  soyez  pas  fâchée 
contre  nous!.,. 

Tandis  qu'elles  avaient  les  yeux  baissés,  Mar- 
the de  Penhoël  se  pencha  au-dessus  d'elles  et  les 
baisa  toutes  deux.  Elles  tressaillirent  ;  Cyprienne 
ne  put  retenir  un  petit  cri  de  joie. 

-"  Pauvres  enfants!...  dit  Marthe,  je  ne  suis 
pas  fâchée  contre  vous...  maisj  croyez-moi, 
jouissez  en  paix  des  plaisirs  de  votre  âge...  Par- 
fois, les  années  insouciantes  et  bonnes  sont  bien 
courtes  pour  nous  autres  femmes  !...  Qui  sait  si 
demain  vous  ne  commencerez  pas  à  penser  et  à 
souffrir?...  Jusque-là,  pauvres  enfants,  n'essayez 
pas  de  deviner  une  peine  que  vous  ne  pourriez 
point  soulager...  L'heure  viendra  pour  vous 
comme  pour  toutes,  mes  filles,  ajouta-t-elle  plus 
tristement;  pourquoi  la  devancer?...  Avez-vous 
donc  tant  de  hâte  de  souffrir?... 

—  Nous  vous  aimons,  madame...,  répondit 
Diane. 


CHAPITRE    VI»  75 

Marthe  retira  celle  de  ses  mains  que  tenait  la 
jeune  fille  pour  la  porter  lentement  à  son  front, 
comme  on  fait  quand  la  migraine  aiguë  et  lourde 
accable  le  cerveau. 

—  Nous  vous  aimons,  répéta  Diane,  et,  à 
cause  de  cela,  l'heure  est  venue  déjà  pour  nous 
de  penser  et  de  souffrir. 

Ses  paupières  ne  se  baissaient  plus,  et  ses 
grands  yeux  humides  se  relevaient  sur  Marthe 
de  PenhoëL 

Cyprienne  laissait  dire  Diane,  parce  qu'il  lui 
semblait  que  c'était  son  propre  cœur  qui  parlait. 
Elle  se  seiitait  trop  étourdie  pour  risquer  une 
parole  devant  cette  pauvre  femme  que  l'excès  de 
son  malheur  rendait  ombrageuse  et  défiante, 
mais  elle  enviait  tout  bas  le  rôle  de  sa  sœur,  et 
se  payait  de  son  silence,  la  petite  jalouse,  en 
tenant  ses  lèvres  collées  sur  la  main  de  Madame. 

Celle-ci  n'avait  pas  voulu  soutenir  le  regard 
de  Diane,  qui  était  une  muette  question. 

—  Vous  me  croyez  donc  bien  malheureuse?... 
murmura-t-elle  en  baissant  les  yeux  à  son  tour. 

Et  comme  Diane  tardait  à  répondre,  cette 
fois  Cyprienne  répéta  tout  bas  : 

—  Oh  oui!  bien  malheureuse!... 
Madame  lui  retira  sa  main. 

—  Qui  vous  a  dit  cela?  demanda-t-elle  en 
retrouvant  son  accent  de  sécheresse. 


76  LES    BELLKS-DE-NUIT. 

La  pauvreCyprienne  rougit,  et  demeura  muette. 
—  Vous  m'épiez!...  reprit  Madame;  j'ai  cru 
déjà  m'en  apercevoir  plus  d'une  fois...  Je  vous 
défends  de  m'épier  ! 

Une  larme  roula  sur  la  joue  de  Cyprienne. 

Diane  regardait  toujours  Madame  avec  ses 
grands  yeux  tristes  et  doux. 

—  Si  vous  m'aimez ,  poursuivit  Marthe  qui 
changea  encore  de  ton,  je  vous  en  prie,  mes 
filles,  ne  cherchez  pas  à  savoir!... 

—  Oh!  madame!  madame!...  interrompit 
Cyprienne  baignée  de  pleurs ,  vous  voulez  donc 
nous  ôler  jusqu'à  la  possibilité  de  vous  défen- 
dre?... 

Marthe  se  redressa  plus  inquiète. 

—  Et  Blanche  !  continua  Cyprienne  qui  ne 
voyait  plus  les  signes  de  sa  sœur  ;  notre  pauvre 
ange!  Hélas!...  a-t-on  besoin  d'épier,  madame, 
quand  tout  ici  menace  et  parle  de  malheur? 

Marthe  jeta  un  coup  d'œil  furtif  vers  le  lit  où 
Blanche  sommeillait  paisiblement. 

—  Savez-vous  donc  quelque  chose?  pronon- 
ça-t-elle  d'un  ton  si  bas  que  les  deux  jeunes  filles 
eurent  peine  à  l'entendre,  quelque  chose  sur 
Blanche  de  Penhoël?... 

■ —  Oui...,  répondit  Cyprienne. 

—  Non!...  répliqua  Diane  d'un  accent  qui 
avait  quelque  chose  d'impérieux. 


CHAPITRE    VI.  77 

Cyprienne  arrêta  au  passage  les  paroles  qui 
allaient  s'échapper  de  sa  lèvre.  Les  deux  sœurs 
s'aimaient  trop  pour  qu'il  n'y  eût  pas  entre  elles 
égalité  parfaite  ;  néanmoins ,  a  cause  de  cette 
tendresse  même,  Cyprienne  reconnaissait  volon- 
tiers la  prudence  supérieure  de  Diane,  et  ne 
refusait  jamais  de  se  laisser  guider  par  elle. 

Lorsque  Cyprienne  se  laissait  emporter  par 
la  fougue  étourdie  de  sa  nature,  un  mot  de 
Diane  suffisait  toujours  pour  la  retenir. 

L'attention  de  Madame  était  cependant  excitée 
vivement.  Elle  attendait ,  les  yeux  fixés  sur 
Cyprienne.  Comme  celle-ci  gardait  le  silence, 
Marthe  tourna  vers  Diane  son  regard  où  il  y 
avait  une  défiance  mêlée  de  reproche. 

—  Votre  sœur  allait  m'avouer  la  vérité. . . ,  dit- 
elle  ;  vous  êtes  experte  aux  belles  protestations, 
Diane...  mais  il  ne  faut  pas  toujours  vous  croire. 

Cyprienne,  qui  était  toujours  à  genoux,  se 
dressa  sur  ses  pieds,  le  rouge  au  front.  Ses  jolis 
sourcils  se  froncèrent. 

—  Oh!...  dit-elle  en  contenant  sa  voix,  si 
une  autre  que  vous,  madame,  accusait  ma  sœur 
de  mensonge... 

Marthe  de  Penhoël  eut  comme  un  sourire  à 
voir  l'élan  de  cette  ardente  affection. 

—  J'ai  tort...,  murmura-t-elle,  et  vous  avez 
raison  de  vous  aimer,  mes  filles. 

7. 


78  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Elle  tendit  ses  mains  aux  deux  sœurs.  Cy- 
prienne  s'était  déjà  remise  à  genoux. 

La  délicate  intelligence  de  Diane  lui  disait 
qu'il  fallait  néanmoins  une  explication  à  ce  oui 
et  à  ce  n07i,  tombés  en  même  temps  de  ses 
lèvres  et  de  celles  de  sa  sœur. 

—  Comme  le  visage  de  notre  ange  est  beau 
dans  son  sommeil  !  dit-elle  en  couvrant  sa  jeune 
cousine  d'un  regard  ami  et  tendrement  protec- 
teur. Nous  n'avons  pas  le  droit  de  dire  que  nous 
Taimons  autant  que  vous,  madame,  puisque 
vous  êtes  sa  mère...  Mais  Cyprienne  qui  se  tait 
maintenant,  timide,  sait  parler  mieux  que  moi, 
quand  nous  sommes  seules  toutes  deux...  Com- 
bien de  fois  a-t-elle  souhaité  que  Dieu  fit  deux 
parts  de  notre  avenir I...  et  que,  pour  notre 
chère  Blanche,  il  pût  garder  toutes  les  joies  et 
tout  le  bonheur!...  Vous  demandiez  tout  à 
l'heure  si  nous  savions  quelque  chose  sur  elle... 
Ma  sœur  vous  a  répondu  oui...  C'est  que  notre 
oreille  entend  de  bien  loin  dès  que  l'on  pro- 
nonce le  nom  de  Blanche!...  Oh!  croyez-nous, 
madame,  ce  n'est  point  curiosité  vaine...  quand 
on  parle  de  l'Ange  ou  de  sa  mère,  c'est  notre 
cœur  qui  écoute...  Nous  ne  savons  rien,  sinon 
ce  qui  se  dit  chez  les  pauvres  métayers  des 
£^len tours  et  dans  le  salon  même  de  Penhoël... 

—  Et  que  dit-on?  demanda  Madame. 


CHAPITRE    VI.  7» 

—  On  dit  que  TAnge  est  une  belle  jeune  fiile, 
douce  et  bonne  comme  le  nom  qui  lui  fut 
donné...  mais  on  parle  de  mystérieux  malheurs 
suspendus  au-dessus  de  sa  tête...  On  répète 
tout  bas  que  les  mauvais  jours  sont  venus  pour 
la  race  de  Penhoël...  On  raille  au  salon,  dans  les 
fermes  on  s'attriste,  car  les  bonnes  gens  se  sou- 
viennent de  tous  les  bienfaits  répandus  sur  le 
pays  par  la  main  de  Penhoël,  depuis  nos  grands 
aïeux  qui  possédaient  toute  la  contrée,  jusqu'à 
notre  oncle  Louis ,  que  Dieu  protège  dans  son 
exil  ! 

—  L'avenir  n'appartient  à  personne...,  mur- 
mura Madame;  mais,  dans  le  présent,  ne  dit-on 
pas  que  la  fille  de  René  de  Penhoël  est  heureuse 
et  riche? 

Diane  secoua  la  tctc  lentement  et  garda  le 
silence. 

—  Répondez!...  reprit  Madame  ;  je  vous  en 
prie...  et  je  le  veux! 

—  Ce  sont  de  vagues  bruits,  répliqua  enfin 
Diane.  On  dit  que  l'avenir  assombrit  déjà  le 
présent  ;  on  dit  que  Blanche  est  en  effet  aujour- 
d'hui heureuse  et  riche...  du  moins  on  est  bien 
sur  qu'elle  l'était  hier...  mais  on  se  demande  si 
elle  le,  sera  demain ... 

Marthe  était  pale.  Sa  voix  trembla  lorsqu'elle 
demanda  encore  ; 


80  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Et  sur  quoi  se  fondent  tous  ces  bruits,  ma 
fille? 

—  Au  salon,  personne  ne  le  dit,  repurtit 
Diane;  dans  les  fermes,  on  répète  que  le  jour 
où  Jes  étrangers  sont  entrés  au  manoir  fut  un 
jour  de  malédiction  et  de  malheur!... 

—  Ce  qui  se  passe  ici  est-il  donc  déjà  la  fable 
du  pays?  murmura  Marthe,  tandis  que  la  honte 
mettait  un  fugitif  incarnat  à  sa  joue. 

—  Nous  sommes  vos  nièces,  madame,  répon- 
dit la  jeune  fille  ;  chacun  nous  parle  avec  respect 
à  cause  de  vous...  On  se  borne  à  nous  dire  que 
cet  homme  et  cette  femme  sont  la  cause  de  tout 
le  mal...  C'est  elle  qui  entraîne  le  maître  à  sa 
ruine...  C'est  lui  qui  a  ramené  au  manoir  l'en- 
nemi mortel  de  nos  pères...  Pontalès,  dont  le 
fils  parle  déjà  comme  s'il  était  possesseur  des 
biens  de  Penhoël. 

Diane  s'arrêta.  Madame  sembla  hésiter  et 
faire  sur  elle-même  un  effort  pénible. 

—  Et  le  nom  de  cet  homme,  dit-elle  en  bais- 
sant les  yeux,  n'est-il  jamais  prononcé,  que  vous 
sachiez,  en   même   temps  que   mon    nom?... 

—  Au  salon,  peut-être...  Chez  les  anciens 
vassaux  de  Penhoél,  qui  donc  oserait  joindre  le 
nom  d'un  homme  détesté  comme  un  démpn  au 
nom  de  la  femme  que  tous  vénèrent  à  l'égal 
d'une  sainte? 


CHAPITRE   Vl.  81 

Une  autre  question  se  pressait  sur  les  lèvres 
de  Madame.  Diane  la  devina,  et  répondit  à  voix 
basse  : 

—  Je  n'ai  jamais  rien  entendu  moi-même  à 
ce  sujet...  mais  Cyprienne... 

Madame  se  tourna  vivement  vers cettedernière. 

—  Ce  sont  des  menteurs!...  s'écria  la  jeune 
ûlle-^  des  menteurs  et  des  méchants!...  Je  n'ai 
pas  bien  compris  leurs  paroles,  mais  voici  ce 
qu'ils  disaient  : 

«  —  Le  maître  de  Penhoël  ne  peut  rien  refu- 
ser à  M.  Robert,  et  M.  Robert  veut  que  l'Ange 
de  Penhoël  soit  sa  femme...  » 

»«  Jusque-là,  je  comprenais  bien,  mais  ils  di- 
saient encore  : 

«  —  Madame  est  dans  le  même  cas  que  le 
maître,  elle*ne  peut  pas  dire  non...  Pourtant, 
comme  elle  est  fière  et  que  les  femmes  bravent 
tout  quelquefois  quand  il  s'agit  de  leur  enfant, 
M.  Robert  s'est  arrangé  pour  que  Marthe  de 
Penhoël  ne  pût  faire  autre  chose  que  de  mettre 
dans  sa  main  la  main  de  mademoiselle  Blanche.  » 

—  C'est  donc  bien  lui!...  murmura  Madame 
sans  savoir  qu'elle  parlait. 

Ses  yeux  étaient  fixes,  et  ses  mains  froides 
tremblaient  dans  les  mains  des  deux  jeunes  filles. 

Elle  se  leva  brusquement  et  s'approcha  du  lit 
de  Blanche. 


8^  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Un  instant  elle  contempla  le  visage  tranquille 
et  pur  de  Tenfant,  qui  semblait  sourire. 

—  Venez!...  dit-elle  d'une  voix  brève  et 
sourde. 

Cyprienne  et  Diane  s'avancèrent  obéissantes. 

—  A  genoux  !...  reprit  Marthe. 
Les  deux  sœurs  s'agenouillèrent. 
Marthe  dit  encore  : 

—  Priez  ! . . . 

Puis  elle  ajouta  avec  exaltation  : 

—  Priez  du  fond  du  cœur  et  comme  vous 
n'avez  jamais  prie  en  votre  vie!...  Vous  dites 
q^e  vous  m'aimez...  vous  dites  que  vous  vou- 
driez donner  pour  moi  votre  sang  et  votre  bon- 
heur!... Eh  bien!  priez  Dieu  qu'il  prenne  votre 
bonheur  et  votre  sang  pourvu  que  ma  fille  soit 
heureuse  ! 

Diane  et  Cyprienne  joignirent  leurs  mains  et 
répétèrent  du  fond  du  cœur  la  prière  que  leur 
dictait  Madame. 

Celle-ci  appuyait  son  front  baigné  de  sueur 
contre  la  couverture  de  son  lit ,  et  murmurait 
dans  ses  sanglots  déchirants  : 

—  Tout  pour  elle,  mon  Dieu!...  Tout  pour 
elle!...  Ayez  pitié  de  mon  enfant!... 

Quand  elle  se  releva,  ses  yeux  étaient  secs, 
et  un  rouge  vif  colorait  son  visage.  Diane  et 
Cyprienne    l'examinaient    à   la    dérobée   avec 


CHAPITRE   VI.  83 

inquiétude.  Il  leur  semblait  voir  dans  ses  yeux 
une  sorte  d'égarement. 

Elle  contemplait  toujours  Blanche,  mais  froi- 
dement, comme  si  elle  n'eût  point  su  ce  qu'elle 
faisait. 

—  Votre  vie,  dit-elle  enfin  d'une  voix  chan- 
gée, votre  sang  et  votre  bonheur!...  Tout  pour 
elle  !...  Pourquoi  cela?... 

—  Parce  qu'elle  est  votre  fille...,  murmura 
Cyprienne. 

—  Ma  fille  !...  répéta  Marthe  qui  semblait  ne 
plus  comprendre. 

—  Parce  qu'elle  est  adorée,   ajouta   Diane 
tristement,  et  qu'on  ne  nous  aime  pas!... 

Marthe  jeta  sur  elles  tour  à  tour  un  regard  si 
étrange  et  si  brûlant,  que  les  deux  jeunes  filles 
tressaillirent  jusqu'au  fond  de  l'âme. 

—  On  ne  vous  ailne  pas?...  prononça  Marthe 
d'un  accent  plaintif  et  doux  :  c'est  vrai  !...  pau- 
vres enfants,  on  ne  vous  aime  pas  !... 

Un  sourire  indéfinissable  vint  se  jouer  autour 
de  sa  lèvre.  Elle  les  attira  vers  elle  d'abord  tout 
doucement;  puis,  d'un  geste  plein  de  véhémente 
passion,  elle  les  pressa  toutes  deux  contre  sa 
poitrine  haletante. 

—  Oh!...  oh!...  fit-elle  en  couvrant  de  bai- 
sers leurs  fronts  unis. 

Puis,  sa  voix  éclatant  malgré  elle  : 


84  LES    BELLES-DE-NUIT. 

-^  On  ne  vous  aime  pas  !...  s'écria-t-elle  avec 
folie,  on  ne  vous  aime  pas,  vous!...  Oh  !  mon 
Dieu!  m'avez-vous  faite  assez  malheureuse!... 

Diane  et  Cyprienne  demeuraient  muettes 
d'étonnement.  Elles  ouvraient  de  grands  yeux 
pour  regarder  Madame,  dont  la  joue  se  couvrait 
d'une  rougeur  ardente  et  dont  Tœil  était  de 
feu. 

Dans  leur  surprise,  il  y  avait  de  la  frayeur  et 
aussi  de  vagues  espoirs. 

Elles  sentaient  battre  avec  violence  le  sein  de 
Madame,  dont  les  bras  tremblaient. 

—  Écoutez-moi  !...  reprit  Marthe,  le  moment 
est  venu...  Il  faut  tout  vous  dire!...  Sait-on  qui 
est  la  plus  aimée  des  trois  filles  de  Penhoël? 
Ecoutez!...  écoutez!...  Les  yeux  de  la  pauvre 
femme  ont  pleuré;  son  cœur  a  saigné!  Quand 
vous  dormez,  voyez-vous  paï*fois  votre  mère  en 
songe  ?... 

Diane  cherchait  à  comprendre.  Cyprienne 
écoutait  comme  on  suit  un  rêve. 

Avant  qu'elles  pussent  répondre,  Madame 
reprit  encore  d'une  voix  plus  sourde  et  en  per- 
dant son  regard  plus  troublé  dans  le  vide  : 

—  Pauvre  femme!...  pauvre  mère!...  Ecou- 
tez!... 

Elle  s'interrompit  ;  sa  bouche  resta  entr'ou- 
verte.  Les  deux  jeunes  filles,  qui  attendaient, 


CHAPITRE   VI.  85 

la  sentirent  chanceler.  Son  visage  se  couvrit 
tout  à  coup  d'une  pâleur  livide. 

Les  jeunes  filles  n'eurent  que  le  temps  de  la 
soutenir.  Elle  s'affaissa,  faible  et  privée  de  mou- 
vement, entre  leurs  bras. 

Diane  et  Cyprienne  la  déposèrent  sur  un 
siège.  Elle  n'avait  point  perdu  le  souffle,  mais 
on  eût  dit  une  morte,  tant  son  corps  immobile 
était  glacé. 

Durant  quelques  minutes,  les  deux  filles  de 
l'oncle  Jean  s'empressèrent  autour  d'elle.  Au 
bout  de  ce  temps,  la  poitrine  de  Madame  se 
souleva  en  un  long  soupir;  ses  yeux  tombèrent 
sur  Diane  et  Cyprienne  qui  interrogeaient  avec 
effroi  son  visage. 

—  Vous  voilà!...  dit-elle,  pourquoi  n'êtes- 
vous  pas  à  danser?... 

Sa  voix  était  calme  et  froide. 
Les  deux  jeunes  filles  ne  savaient  que  ré- 
pondre. 

—  Le  bal  est-il  donc  fini  déjà?...  reprit 
Marthe. 

Il  y  avait  entre  sa  froideur  présente  et  la 
fièvre  qui  l'emportait  naguère  un  contraste 
étrange.  Evidemment ,  elle  ne  se  souvenait 
plus... 

Diane  fit  effort  pour  oser.  Elle  prit  la  main 
de  Madame  et  la  baisa  respectueusement. 
2.  8 


m  LES   BELLES-DE-NUIT. 

—  Il  y  a  longtemps  que  nous  sommes  ici..., 
raurmura-t-elle ;  nous  parlions  de  vous,  ma- 
dame, et  du  danger  qui  menace  votre  fille... 

Marthe  sourit  d'un  air  incrédule. 

—  Nous  parlions  de  cela!...  répéta-t-elle; 
un  danger  pour  Blanche!...  Qui  donc  serait 
assez  cruel  pour  s'attaquer  à  une  pauvre  en- 
fant? 

Elle  se  tourna  vers  le  lit  de  l'Ange,  dont  le 
sommeil  paisible  n'avait  point  été  troublé. 

—  Des  dangers!...  répéta-t-elle  en  touchant 
du  doigt  la  joue  de  Diane  avec  un  sourire  pro* 
lecteur  et  distrait ,  les  jeunes  filles  se  font 
comme  cela  des  idées!...  Allez  rire  et  danser, 
mes  enfants...  Il  n'y  a  de  malheurs  et  de  mys- 
tères que  dans  vos  petites  têtes  folles!...  Voici 
notre  Blanche  guérie...  Allez  dire  là-bas  aux 
musiciens  de  jouer  leur  air  le  plus  joyeux... 
Puisque  Penhoël  donne  bal,  il  faut  que  ses 
hôtes  s'amusent  ! 

ji'hj 


Vil 

SOIJS   JL&    TOVn-DU-CADET.  »  t  , 

•il, 

Cyprienne  et  Diane  vcii«nient  de  quitter  la 
chambre  de  l'Ange.  Elles  marchaient  côte  à  côte, 
sans  se  parler,  le  long  des  corridors  du  manoir. 
Il  ne  faisait  pas  un  souffle  d'air  au  dehors,  et 
les  illuminations  du  jardin  restaient  intactes. 
Des  fenêtres  de  la  galerie,  on  pouvait  voir  les 
longues  lignes  de  lumière  qui  marquaient  les 
allées  et  le  cercle  plus  brillant  du  salon  de  ver- 
dure. 

On  entendait,  dans  cette  dernière  direction, 
comme  un  bruit  sourd  de  casseroles  fèlces,  do- 
mine par  des  cris  déchirants  et  insensés.  C'était 


88  LES    BELLES-DE-NUJT. 

mademoiselle  Héloïse  Baboin-des-Roseaux-de- 
rÉtang,  la  Cavatine,  qui  chantait  son  grand 
morceau  d'opéra  avec  accompagnement  de  gui- 
tare. 

En  écoutant  ces  prodigieuses  clameurs,  un 
étranger  n'aurait  pas  manqué  de  concevoir  des 
idées  sinistres  et  de  penser  à  quelque  attentat 
commis  dans  le  voisinage  ;  itiais  les  deux  filles  de 
l'oncle  Jean  ne  pouvaient  point  s'y  méprendre  ; 
elles  connaissaient  trop  la  voix  de  la  plus  jeune 
et  de  la  plus  timide  des  Grâces  Baboin. 

Au  lieu  d'obéir  à  l'injonction  de  Madame,  en 
rentrant  dans  le  jardin  pour  gagner  le  bal,  elles 
descendirent  l'escalier  menant  à  la  cour.  Les 
domestiques  étaient  tous  dans  l'aire  ;  la  cuisine 
et  l'office  se  trouvaient  déserts.  Diane  et  Cy- 
prienne  sortirent  du  château,  sans  être  aper- 
çues, par  la  porte  de  la  cour. 

Cette  issue  donnait  sur  le  seul  chemin  prati- 
cable aux  voitures,  et  pouvant  conduire  du  Port- 
Corbeau  à  Penhoël.  Il  descendait  la  montée  en 
zigzag,  pour  éluder  la  pente,  et  coupait  en  dix 
endroits  différents  le  taillis  de  châtaigniers. 

Diane  et  Cyprienne  suivirent  le  chemin  qui 
longeait  d'abord,  pendant  une  centaine  de  pas, 
cette  robuste  et  gothique  muraille,  aboutissant 
d'un  côté  à  la  Tour-du-Cadet,  et,  de  l'autre^  ser- 
vant de  terrasse  aux  jardins  de  Penhoël. 


CHAPITRE    VII.  89 

Elles  marchaient  lentement,  perdues  qu'elles 
étaient  dans  leurs  réflexions.  Aucune  d'elles 
n'avait  rompu  encore  le  silence. 

Elles  songeaient  à  ce  qui  venait  de  se  passer 
dans  la  chambre  de  l'Ange.  Bien  des  fois  déjà, 
elles  avaient  surpris  la  douleur  de  Marthe  de 
Penhoël;  mais  quïl  y  avait  loin  de  ce  qu'elles 
avaient  vu  jusqu'alors  à  ce  qu'elles  venaient 
d'entendre  et  de  voir!  Qu'il  y  avait  loin  des  lar- 
mes de  Madame,  silencieuses  et  résignées ,  à  ce 
transport  subit,  à  ces  paroles  fiévreuses,  à  ce  dé- 
lire ! 

Et  ces  paroles  entendues,  que  signifiaient- 
elles?... 

Qu'y  avait-il  au  fond  de  ce  mystérieux  déses- 
poir, dont  l'objet  apparent  n'était  plus  ni  le  dan- 
ger de  Blanche,  ni  la  ruine  prochaine  de  Pen- 
hoël?... 

Un  instant,  elles  avaient  pu  croire  que  cette 
angoisse  fougueuse  se  rapportait  à  elles,  Diane 
et  Cyprienne.  N'élait-ce  pas  en  les  pressant 
contre  son  ccpur  avec  ivresse  que  Marthe  avait 
prononcé  ces  bizarres  paroles? 

Les  pauvres  enfants,  qui  mendiaient  chaque 
jour  a  genoux  quelque  distraite  caresse,  avaient 
pu  se  croire  un  instant  adorées  à  Tégal  de  Blan- 
che elle-même  ! 

Mais  ce  n'avait  été  qu'un  instant.  Après  cet 

8. 


00  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ardent  baiser  qui  les  avait  réunies  sur  le  sein 
palpitant  de  Marthe,  quel  froid  sourire  et  quels 
mots  glacés  !  Bien  qu'elles  fussent  habituées  à 
l'indifférence^  il  leur  semblait  qu'on  les  avait 
congédiées,  cette  fois,  avec  plus  de  dédain  encore 
qu'à  l'ordinaire. 

Que  croire?  Cyprienne  avait  beau  mettre  son 
esprit  à  la  torture,  elle  cherchait  en  vain.  Diane 
elle-même  perdait  l'effort  de  son  esprit  clair- 
voyant et  subtil  à  vouloir  soulever  le  voile. 

Parfois,  elle  croyait  entrevoir  le  mot  de  l'é- 
nigme ;  mais  c'était  une  chose  si  invraisemblable, 
si  impossible!,.. 

Diane  repoussait  la  supposition  accueiUie; 
elle  retombait  au  plus  profond  de  ses  doutes,  et 
se  retrouvait  en  face  du  problème  insoluble. 

Que  croire?  Rien,  hélas  !  sinon  que  Madame, 
outre  les  douleurs  qu'elles  avaient  déjà  devi- 
nées, avait  une  autre  torture  plus  mystérieuse 
encore,  et  qu'il  ne  fallait  point  espérer  de  gué- 
rir!... 

Elles  allaient  la  tête  penchée;  leurs  mains 
s'étaient  unies  à  leur  insu,  et  bieti  qu'elles  ne 
se  parlassent  point,  leurs  pensées  se  répon- 
daient. 

Au  moment  où  elles  arrivaient  sous  la  partie 
des  anciennes  fortifications  qui  servait  mainte- 
nant de  terrasse  aux  jardins  du  manoir,  elles 


CHAPITRE    Vil.  91 

s'arrêtèrent  toutes  deux  d'un  mouvement  brus- 
que et  commun. 

Elles  prêtèrent  Toreille. 

Des  voix  se  faisaient  entendre  sur  la  terrasse, 
et  quelques  mots  descendaient  jusqu'à  elles. 

Elles  relevèrent  la  tête.  La  saillie  de  la  mu- 
raille leur  cachait  les  illuminations  du  jardin  ; 
mais  les  mille  feux  allumes  le  long  des  allées  met- 
taient un  rayonnement  dans  l'atmosphère  épaisse 
et  lourde.  Il  y  avait  comme  un  fond  lumineux 
derrière  la  ligne  noire  de  la  terrasse. 

Sur  ce  fond,  Cyprienne  et  Diane  virent  se 
détacher  deux  têtes  connues.  C'étaient  Etienne 
et  Roger  qui  poursuivaient  là  leur  conversation 
entamée  dans  le  j ard in .  rtlni'i î 

Nous  savons  que  les  noms  des  deux  filles  de 
l'oncle  Jean  revenaient  bien  souvent  dans  leur 
causerie.  Diane  et  Cyprienne  ne  pouvaient  saisir 
le  sens  des  paroles,  mais  elles  entendaient  leurs 
noms  prononcés,  et  toutes  deux  restaient. 

Elles  étaient  bien  jeunes.  A  l'âge  qu'elles 
avaient,  il  faut  peu  de  chose  pour  faire  diver- 
sion aux  préoccupations  les  plus  graves. 

A  se  voir  ainsi,  par  hasard,  aux  écoules,  la 
gaieté  naturelle  de  leur  caractère  revenait  au 
galop.  Quand  c'était  Roger  qui  parlait,  un  sou- 
rire se  jouait  autour  des  jolies  lèvres  de  Cy- 
prienne ;  quand  la  voix  d'Étiennc  se  faisait  eu- 


92  LES    BELLES-DE-NUIT. 

tendre,  la  charmante  figure  de  Diane  s^éclairait 
à  son  tour. 

Elles  aimaient  toutes  deux;  peut-être  aimaient- 
elles  bien  plus  qu'elles  ne  le  croyaient  elles- 
mêmes. 

Il  y  avait  déjà  plusieurs  minutes  qu'elles  étaient 
là,  écoutant  et  tâchant  de  relier  en  se  jouant 
les  lambeaux  de  phrases  qui  tombaient  jusqu'à 
elles,  lorsque  Etienne  et  Roger  s'accoudèrent  sur 
la  balustrade  de  la  terrasse.  Les  deux  jeunes 
filles  se  rapprochèrent  davantage  de  la  muraille 
et  se  cachèrent  parmi  les  touffes  d'épines  et  de 
houx  qui  en  masquaient  les  fondements.  Dans 
cette  nouvelle  position,  elles  pouvaient  tout  en- 
tendre. 

Aussi,  lorsque  Etienne  annonça  son  départ 
pour  Paris,  un  cri  d'étonnement  douloureux 
s'échappa  de  la  poitrine  de  Diane. 

Ce  cri  fut  entendu  par  Etienne  et  Roger,  qui 
se  penchèrent  vivement  en  dehors  de  la  balus- 
trade; mais  déjà  les  deux  jeunes  filles  se  per- 
daient derrière  les  branches  du  taillis. 

Diane  courait,  entraînant  maintenant  sa  sœur 
à  travers  les  pousses  des  châtaigniers.  On  aurait 
pu  croire  qu'elle  avait  un  but  qu'il  lui  fallait 
atteindre  à  tout  prix.  Et  pourtant  elle  ne  savait 
pas  où  elle  allait. 

Cyprienne  la  suivait  en  silence. 


CHAPITRE    VU.  95 

En  quelques  minutes,  le  taillis  fut  traversé. 
Les  deux  sœurs  se  trouvaient  de  Fautre  côté  de 
la  maison,  au  bout  de  Tantique  muraille  et  sous 
la  Tour-du-Cadet,  dont  les  créneaux  à  jour  sur- 
plombaient au-dessus  de  leurs  têtes. 

Diane  s'arrêta,  essoufflée.  Elle  porta  la  main 
à  son  front  brûlant,  puis  à  son  cœur  qui  battait 
douloureusement. 

—  As-tu  entendu?...  murmura-t-elle. 

—  J'ai  entendu,  répondit  Cyprienne;  ma 
pauvre  sœur!... 

Elle  voulut  lui  prendre  la  main;  Diane  se  jeta 
dans  ses  bras  en  pleurant. 

—  Demain...,  disait-elle  parmi  ses  larmes, 
dans  quelques  heures,  je  l'aurai  vu  pour  la  der- 
nière fois!...  Oh!  sait-on  comme  on  aime?... 
Hier  j'aurais  cru  pouvoir  sourire  en  parlant  de 
son  départ  ! . . . 

—  Si  tu  lui  disais  de  rester...,  murmura 
Cyprienne,  il  resterait. 

Diane  garda  le  silence.  Un  instant,  les  deux 
sœurs  se  tinrent  encore  embrassées  ;  puis  Diane 
se  redressa  tout  à  coup.  Elle  essuya  ses  yeux  où 
restaient  quelques  pleurs. 

—  Non,  non!  dit-elle;  je  ne  lui  demanderai 
pas  de  rester  !..  Autour  de  nous  il  n'y  a  que  mal- 
heur... Ce  malheur  est  à  nous,  qui  sommes  les 
filles  de  Penhoël;  pourquoi  le  faire  partager  à 


04  LES    BELLES-DE-NUlf. 

ceux  que  nous  aimons?...  Qu'il  parte^  dût-il 
m'oublier  !. ..  Si  Dieu  exauce  mes  prières,  il  sera 
bien  heureux... 

Tandis  qu'elle  parlait,  sa  belle  tète  intelli- 
gente et  pensive  s'inclinait  sur  sa  poitrine.  Il  y 
avait  dans  sa  voix  un  accent  de  tristesse  pro- 
fonde. Elle  sentait  aujourd'hui,  pour  la  pre- 
mière fois  peut-être,  qu'à  son  insu  son  cœur 
s'était  donné  tout  entier. 

Cyprienne  faisait  un  retour  sur  elle-même,  et 
songeait  en  frémissant  que  Roger  pourrait  par- 
tir aussi  à  son  tour. 

Elle  cherchait  en  vain  quelque  bonne  parole 
d'espérance  et  de  consolation.  Ce  fut  Diane  qui 
rompit  le  silence.  Sa  voix  était  charigée.  Une 
fermeté  grave  remplaçait  la  mélancolie  de  tout 
à  l'heure. 

—  Nous  ne  sommes  pas  ici  pour  nous  occu- 
per de  nous-mêmes,  dit-elle.  Etienne  est  jeune 
et  fort...  l'avenir  s'ouvre  devant  lui  :  que  Dieu 
l'assiste!...  Auprès  de  nous,  il  y  a  des  faibles  à 
protéger  et  à  défendre...  Songeons  à  Pcnhoël, 
ma  sœur,  et  hâtons-nous...  car  quelque  chose 
me  dit  que  l'heure  mortelle  approche... 

Cyprienne  serra  la  main  de  sa  sœur  conCre  son 
sein. 

— Tu  l'aimes,  pourtant  ! . . .  murmura-t-clle  ;  je 
t'en  prie,  cherchons  un  moyen  de  le  retenir  !.,. 


CHAPITRE    VII.  95 

-^  Cherchons  un  moyen  de  sauver  Pen- 
hoël!...  répondit  Diane  dont  les  grands  yeux 
se  levaient  au  ciel  avec  une  résignation  angéli- 
que  ;  cherchons  un  moyen  de  sauver  Madame  et 
de  sauver  la  pauvre  Blanche! 

Le  lieu  où  elles  se  trouvaient  en  ce  moment 
formait  Textréme  sommet  de  la  colline.  Vers 
Torient,  au  delà  de  la  Tour-du-Cadet,  il  n'y 
avait  rien  qu'une  rampe  rocheuse  descendant  à 
la  lande.  Entre  cette  rampe  et  le  chemin  qui 
longeait  la  muraille,  une  sorte  de  guérite  demi- 
ruînée,  protégeant  une  poterne,  se  collait  aux 
fondements  de  la  tour.  En  cet  endroit,  le  taillis 
plus  toujffu  faisait  à  la  guérite  un  impénétrable 
abri  de  verdure. 

Comme  la  vue  était  magnifique  de  ce  point 
culminant,  on  avait  ménagé,  sous  les  châtai- 
gniers, une  étroite  esplanade,  où  régnait  un  banc 
de  gazon. 

Les  vieux  paysans  se  souvenaient  que  le  com- 
mandant de  Penhoël  aimait  particulièrement 
ce  site.  Bien  souvent,  durant  les  beaux  soirs  de 
Tété,  on  le  voyait  jadis  monter  la  route  abrupte, 
appuyé  sur  le  bras  de  son  fils  Louis,  le  favori 
de  sa  vieillesse.  Ils  disparaissaient  tous  les  doux 
derrière  l'épais  rempart  de  feuillage,  et  ceux 
qui  passaient  alors  dans  le  chemin  pouvaient 
entendre  la  voix  grave  du  vieux  marin,  ensei- 


I>6  LES    BELLES-DE-NUIT. 

gnant  à  l'aîné  de  sa  maison  les  nobles  sentiments 
qui  avaient  guidé  sa  propre  vie. 

La  mémoire  du  commandant  de  Penhoël  était 
vénérée  comme  celle  d'un  saint.  D'année  en  an- 
née, lorsqu'on  faisait  des  coupes  dans  le  taillis, 
on  respectait  toujours  les  quelques  châtaigniers 
groupés  autour  de  la  guérite.  Les  châtaigniers 
étaient  devenus  de  grands  arbres,  dont  les  troncs 
robustes  s'élançaient  bien  au-dessus  de  la  bar- 
rière de  verdure  qui  entourait  toujours  leurs 
pieds. 

Depuis  la  mort  du  commandant,  le  maître  ac- 
tuel du  manoir  semblait,  en  vérité,  craindre 
tout  ce  qui  rappelait  la  mémoire  du  temps  passé. 
Pas  une  seule  fois  peut-être  il  n'était  venu  visi- 
ter ce  lieu,  où  il  aurait  revu  les  images  unies 
de  son  père  mort  et  de  son  frère  absent.  Le 
passage  qui  conduisait  de  la  route  au  banc  de 
gazon  disparaissait  maintenant,  à  demi  bouché 
par  les  broussailles  et  les  pousses  du  taillis.  • 

En  revanche,  on  aurait  pu  remarquer  un 
autre  passage,  pratiqué  dans  la  direction  oppo- 
sée, et  donnant  sur  un  petit  sentier  à  pic  qui 
descendait  au  bord  de  l'eau. 

La  Tour-du-Cadet  se  dressait  immédiatement 
au-dessus  de  la  cabane  de  Benoît  Haligan,  le 
passeur.  C'était  Benoît  Haligan  qui  avait  prati- 
qué ce  sentier  à  travers  les  taillis,  en  venant 


CHAPITRE    VII.  97 

presque  eliaqiie  soir  s'agenouiller  à  la  place 
occupée  jadis  par  son  vieux  maître. 

Benoît  trouvait  là  ce  qu'il  aimait  :  une  nature 
grande  et  sombre,  des  souvenirs  tristes  et  des 
pensées  de  mort. 

Maintenant  que  la  maladie  et  la  vieillesse  le 
clouaient  à  son  grabat,  ce  qu'il  regrettait  le  plus 
au  monde,  c'était  l'heure  qu'il  passait  tous  les 
soirs,  autrefois,  à  genoux  au  pied  de  la  Tour- 
du-Cadet. 

Cyprienne  et  Diane  venaient  de  percer  l'en- 
ceinte de  feuillage.  Elles  étaient  assises  sur  le 
banc  de  gazon. 

—  Dieu  m'est  témoin,  disait  Cyprienne,  que  je 
n'ai  jamais  eu  la  pensée  de  reculer  ! ...  mais  nous 
sommes  trop  faibles,  ma  pauvre  sœur,  et  ils 
sont  trop  puissants...  Un  instant  j'ai  cru  que 
nous  avions  réussi  à  les  effrayer  en  faisant  cou- 
rir le  bruit  du  retour  de  notre  oncle  Louis... 
L'amour  que  tout  le  pays  porte  à  l'aîné  de  Pen- 
hoël  est  si  grand  ! . . .  Ils  se  sont  arrêtés  ;  ils  ont 
hésité  durant  quelques  jours...  Hélas!  notre 
oncle  Louis  n'est  pas  revenu,  et  ils  ont  oublié 
leur  épouvante...  Que  faire  désormais?...  Nous 
avons  épuisé  toutes  nos  ressources  !  Nos  efforts 
ont  pu  retarder  un  peu  le  coup  qui  menace  Pen- 
hoël...  mais,  à  mesure  que  nous  détruisons  une 
arme  prête  à  le  frapper,  une  arme  nouvelle  est 

LES  BELLES-DE-NUIT.   2.  9 


98  LES   BELLES-DE-NUIT. 

forgée...  d'autres  pièges  se  tendent...  et  deux 
pauvres  enfants  comme  nous  peuvent-ils  défen- 
dre toujours  l'homme  qui  ne  se  défend  pas  lui- 
même?... 

—  Ce  sont  des  gens  habiles,  répliqua  Diane 
avec  amertume  ;  ils  ont  commencé  par  empoi- 
sonner son  cœur  et  par  aveugler  son  intelli- 
gence !...  Puis  on  lui  a  pris  sa  force...  Chaque 
soir,  on  l'assoit  à  une  table  de  jeu ,  entre  cette 
créature  sans  âme  qu'il  aime  d'une  passion  in- 
sensée, et  le  flacon  d'eau-de-vie  qui  va  lui  enle- 
ver le  reste  de  sa  raison  ! ...  Ils  sont  là,  les  lâches  ! 
rangés  autour  de  cette  proie  facile...  Oh!  quand 
je  vois  le  front  de  Penhoël  se  rougir,  son  œil 
s'éteindre  et  sa  voix  trembler  en  mêlant  les 
cartes  déloyales,  il  me  semble  que  la  justice  de 
Dieu  nous  abandonne  ! 

—  Quand  je  vois  cela,  moi,  s'écria  impétueu- 
sement Cyprienne,  je  pense  que,  si  j'étais 
homme,  il  n'y  aurait  déjà  plus  autant  de  misé- 
rables autour  de  ce  tapis  vert  !...  Pourquoi  notre 
frère  Vincent  a-t-il  quitté  le  manoir?... 

—  Si  notre  frère  est  heureux,  reprit  Diane, 
que  le  ciel  soit  béni  !  N'y  a-t-il  pas  ici  assez  de 
cœurs  à  souffrir?...  Ma  sœur,  il  vaut  mieux  que 
nous  soyons  seules  dans  cette  lutte...  et  s'il  ne 
nous  fallait  que  des  bras  forts  et  des  cœurs  vail- 
lants, n'aurions-nous  pas  Etienne  et  Roger? 


CHAPITRE   VII.  99 

Cypriennc  baissa  la  tête. 

—  Oui...oui...,murmura-t-elle;  il  vaut  mieux 
que  nous  soyons  seules...  Etienne  et  Roger  vou- 
draient combattre  à  visage  découvert,  et  nous 
savons  trop  que  ces  hommes  ne  reculeraient  pas 
devant  l'assassinat... 

Elle  baisa  Diane  au  front  et  reprit  avec  une 
sorte  de  gaieté  : 

—  Pardonne-moi,  ma  sœur...  Tu  sais  bien 
que  je  suis  brave,  malgré  mes  instants  de  fai- 
blesse!... 

—  Je  sais  que  tu  es  un  cœur  dévoué,  ma 
pauvre  Cypriennc,  répondit  Diane  qui  lui  ren- 
dit son  baiser  avec  une  tendresse  de  mère  ;  je 
sais  que  tu  es  prête  à  donner  ta  vie  pour  ceux 
que  nous  aimons...  toi  si  jeune  et  si  belle  !...  toi 
qui  pourrais  être  heureuse  avec  le  mari  de  ton 
choix!...  Écoute!...  il  nous  reste  bien  peu  de 
chances  de  vaincre...  et  ce  que  nous  faisons 
toutes  deux,  une  seule  pourrait  le  faire...  Si  tu 
m'aimais  bien...  si  tu  étais  toujours  ma  petite 
sœur  chérie... 

—  Je  te  laisserais  seule  en  face  de  ces  mau- 
dits, n'est-ce  pas?...  s'écria  Cypriennc  indignée  ; 
je  tâcherais  de  fermer  les  yeux  pour  ne  point 
voir  que  tu  meurs  à  la  peine!...     * 

—  N'est-ce  pas  assez  d'une  victime?...  mur- 
mura Diane. 


100  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Cyprienne  lui  ferma  la  bouche  d'un  geste  où 
la  colère  et  la  tendresse  se  mêlaient  à  doses 
presque  égales. 

—  Si  c'est  assez  d'une  victime,  ma  sœur,  dit- 
elle,  Etienne  part,  Etienne  vous  aime...  Que 
n'allez-vous  avec  lui  à  Paris?... 

Elle  passa  son  bras  autour  delà  taille  desa  sœur. 

—  Non,  non!...  se  reprit-elle,  oh!  non!  ne 
m'abandonne  pas!...  Que  ferais-je  sans  toi?... 
Mais  ne  me  parle  plus  de  fuir,  quand  tu  restes, 
je  t'en  prie  ! . . . 

Diane  l'attira  contre  son  cœur. 

— Je  ne  t'en  parlerai  plus,  dit-elle  ;  pardonne- 
moi...  Je  t'aime  tant  et  j'aurais  tant  de  joie  à  te 
voir  heureuse!...  Et  puis,  tu  ne  sais  pas,  ma 
pauvre  sœur  !  on  commence  à  nous  combattre 
comme  si  nous  étions  des  hommes!...  S'ils 
allaient  te  tuer  avant  moi  ! . . . 

—  Me  tuer?...  répéta  Cyprienne. 

—  Hier,  dans  notre  chambre,  poursuivit 
Diane,  je  t'ai  fermé  la  bouche  au  moment  où  tu 
allais  me  rendre  compte  de  ta  soirée. . .  moi-même 
je  ne  t'ai  rien  dit  de  ce  que  j'avais  fait...  c'est 
que  notre  chambre  n'est  plus  à  nous,  ma  sœur  ! . . . 
Nous  sommes  épiées  à  notre  tour...  et  dans  le 
corridor  qui  mène  aux  appartements  de  Pen- 
hoël,  j'avais  entrevu  la  figure  de  Biaise  qui  nous 
suit  comme  notre  ombre. 


CHAPITRE    VII.  101 

—  En  te  voyant  garder  le  silence,  dit  Cy- 
prienne,  j'ai  pensé  que  tu  n'avais  pas  réussi. 

—  Je  n'ai  pas  échoué...  Maître  le  Hivain  était 
à  son  bureau...  Je  crois  savoir  dans  quel  casier 
de  son  secrétaire  sont  les  papiers  qui  peuvent 
perdre  Penhoël. 

—  Alors,  il  faut  y  retourner  ce  soir;  car  je 
sais,  moi,  qu'ils  redoublent  d'obsession  auprès 
de  Penhoël,  et  que  c'est  tout  au  plus  s'il  pourra 
résister  un  jour  encore!... 

—  J'y  retournerai,  dit  Diane. 

—  Pas  toi  !.. .  s'écria  vivement  Cyprienne  ; 
c'est  à  mon  tour  ! 

—  Puisque  je  sais  où  sont  les  papiers... 
Cyprienne  appuya  sa  joue  contre  l'épaule  de 

sa  sœur,  et  reprit  à  voix  basse  : 

—  Crois-tu  donc  que  je  ne  t'ai  pas  devinée?... 
II  y  a  là  un  danger  plus  grand  que  de  cou- 
tume... et  tu  veux  encore  l'affronter  toute 
seule!...  C'est  toi  qui  penses  pour  nous  deux, 
ma  sœur...  Dans  la  guerre  que  nous  faisons,  je 
ne  suis  qu'un  soldat,  et  tu  es  le  capitaine... 
Laisse-moi  au  moins  ma  part  de  travail  ! 

La  tète  de  Diane,  qui  s'inclinait  pensive,  se 
redressa  en  ce  moment,  et  sa  voix  prit  un  accent 
de  gaieté. 

—  Soit!...  dit-elle,  mon  petit  soldat!...  Tu 
pousseras  ce  soir  une  reconnaissance  jusque 

9. 


102  LES    BELLES-DE-NUIT. 

dans  le  camp  ennemi...  Je  sais  que  tu  es  brave 
comme  la  poudre,  mais  il  faut  bien  pourtant  te 
prévenir...  Hier,  dans  une  escarmouche  pareille 
à  celle  que  tu  vas  engager,  ton  pauvre  capitaine 
a  eu  de  rudes  assauts  à  soutenir...  Tu  n'exa- 
gères en  rien ,  quand  tu  parles  de  bataille ,  ma 
sœur...  Cette  nuit,  on  m'a  tiré  deux  coups  de 
fusil,  et  j'ai  eu  mon  cheval  tué  sous  moi  ! 

Diane  sentit  sa  sœur  tressaillir  entre  ses  bras  ; 
ce  n'était  pas  de  la  crainte. 

Au  contraire,  le  cœur  impétueux  de  la  jeune 
fille  s'exaltait  à  ce  danger  nouveau. 

—  Et  tu  voulais  y  retourner  toute  seule!... 
s'écria-t-elle. 

Puis  elle  reprit  avec  pétulance  : 

—  Sais-tu?...  Je  prendrai  ce  soir  les  pistolets 
de  Roger,  toi,  ceux  d'Etienne,  et  les  lâches  qui 
ont  tiré  sur  toi  verront  beau  jeu  ! ... 

Diane  souriait.  Mais  au  bout  de  quelques 
minutes,  elle  secoua  la  tête  et  poursuivit  d'un 
ton  plus  grave  : 

—  A  ce  genre  de  combat ,  ma  pauvre  sœur, 
nous  ne  serions  pas  les  plus  fortes...  ce  qu'il 
nous  faut,  c'est  de  l'adresse  et  l'aide  de  Dieu... 

Cyprienne  ne  répliqua  point,  mais  on  pouvait 
voir  qu'elle  renonçait  avec  chagrin  à  l'idée  de 
faire  le  coup  de  pistolet. 

—  Et  toi,  reprit  Diane,  qu'as-tu  fait  hier? 


CHAPITRE    VII.  103 

—  Ce  que  nous  faisons  chaque  soir  tour  à 
tour,  répondit  Cyprienne.  J'ai  joué  mon  rôle 
d'apparition...  J'ai  dit  à  Penhoël,  d'une  voix  de 
fantôme,  qu'un  bon  génie  veillait  sur  sa  maison, 
et  qu'il  fallait  résister  avec  courage...  Mais  Pen- 
hoël n'a  plus  de  force...  Il  ne  sait  que  trembler 
et  fermer  ses  oreilles!...  C'est  malgré  lui  qu'il 
faudra  le  sauver...  Quant  à  ceux  qui  l'entourent, 
acharnés  à  sa  perte,  ils  triomphent,  ma  sœur... 
Ils  se  voient  au  bout  de  leur  peine...  et  je  les 
entendis  hier  se  dire  entre  eux  que  cette  nuit 
même  Penhoël  leur  abandonnerait  le  dernier 
morceau  de  pain  de  sa  femme  et  de  son  enfant  ! 

—  Le  manoir?... 

—  Il  a  vendu  la  semaine  dernière  ce  qui 
restait  des  biens  donnés  en  partage  a  notre 
oncle  Louis...  Il  n'a  plus  rien  que  le  manoir  !... 
Et  à  l'heure  où  nous  parlons,  ils  sont  sans  doute 
autour  de  lui...  Robert,  Pontalès  et  cette  femme 
qui  l'a  ensorcelé!...  Ils  l'obsèdent,  ils  le  mena- 
cent de  ces  papiers  qui  sont  entre  leurs  mains 
une  arme  si  terrible!... 

Diane  se  leva. 

—  Ces  papiers,  il  nous  les  faut,  dit-elle,  dus- 
sions-nous rester  cette  fois  sur  la  place...  Par- 
tons, ma  sœur! 

Cyprienne  était  toujours  prête  quand  on 
parlait  d'agir.  Les  deux  jeunes  filles  descendi- 


104  LES    BELLES-DE-NUIT. 

rent  ensemble  le  sentier  roide  et  difficile  qui 
conduisait  au  bord  de  l'eau. 

A  mesure  qu'elles  descendaient,  une  sorte  de 
chant  rauque  et  lugubre  arrivait  jusqu'à  leurs 
oreilles.  Quand  elles  commencèrent  à  décou- 
vrir, au  travers  du  taillis,  la  lueur  faible  qui 
sortait  de  la  loge  de  Benoît  Haligan.  elles 
reconnurent  la  voix  et  le  chant. 

C'était  le  vieux  passeur  lui-même  qui  psal- 
modiait lentement  et  avec  peine  les  versets  du 
De  profundis, 

Diane  et  Cyprlenne  continuèrent  leur  route. 
Au  moment  où  elles  passaient  devant  la  loge , 
la  voix  du  vieillard,  éteinte  et  creuse,  inter- 
rompit son  chant  pour  prononcer  leurs  noms. 

Cyprienne  hésita. 

—  Ma  sœur,  dit-elle,  quand  je  vois  cet 
homme,  et  que  j'entends  ses  sombres  menaces, 
je  n'ai  plus  de  courage... 

—  ïl  a  servi  fidèlement  Penhoël,  répliqua 
Diane,  et  tout  le  monde  l'abandonne... 

La  voix  cassée  du  vieillard  se  reprit  à  chanter; 
mais  ce  n'était  plus  le  De  profundis. 
Il  disait  : 

«  C'est  bien  vous  qu'on  voit  sous  les  saules  ; 

«  Blanches  épaules  , 
«  Sein  de  vierge ,  front  gracieux 

«  Et  blonds  cheveux...  » 


CHAPITRE    VII.  105 

Ce  chant,  que  nous  avons  entendu  tomber 
si  doux  des  lèvres  de  Cyprienne  et  de  Diane 
enfants,  prenait,  en  passant  par  la  bouche  du 
vieillard,  des  modulations  funèbres. 

Le  bras  de  Cyprienne  frissonnait  sous  celui 
de  sa  sœur. 

—  Il  est  seul  et  il  souffre...,  dit  Diane;  en- 
trons    

Au  sommet  de  la  colline ,  tout  près  de  Ten- 
droit  où  les  deux  jeunes  filles  s'asseyaient  na- 
guère, deux  hommes  s'arrêtaient  au  pied  des 
châtaigniers. 

Si  les  deux  sœurs  avaient  tardé  une  minute, 
elles  n'auraient  point  descendu  la  montée,  parce 
qu'elles  auraient  entendu  les  nouveaux  venus 
prononcera  voix  basse,  dans  une  conversation 
animée,  le  nom  de  Madame  el  celui  de  René  de 
Penhoël. 


VIII 


MAITRB   I.B    BITAIIV. 


Les  deux  hommes  qui  venaient  de  s'arrêter  au 
bout  de  la  muraille  gothique  sous  la  Tour-du- 
Cadet  sortaient  de  Tapparteinent  de  René  de 
Penhoël. 

C'étaient  maître  Protais  le  Hivain,  surnommé 
Macrocéphale,  homme  de  loi  des  bourgs  de 
Bains  etdeGlénac,  et  M.  le  marquis  de  Pontalès. 

Tandis  que  Ton  dansait  dans  le  salon  de  ver- 
dure, une  partie  s'était  engagée,  suivant  la  cou- 
tume, chez  le  maître  de  Penhoël. 


L 


108  LES   BELLES-DE-NUIT. 

C'était  vers  le  tomber  du  jour,  une  heure  en- 
viron avant  que  le  feu  de  joie  fut  allumé  sur 
Taire.  Robert  de  Blois  était  là,  en  ce  moment, 
ainsi  que  Lola,  les  deux  Pontalès  et  maître 
le  Hivain. 

La  partie  avait  lieu  dans  la  chambre  à  cou- 
cher de  Penhoël,  comme  si  Ton  avait  voulu  en 
faire  mystère  au  commun  des  hôtes  du  manoir. 

Un  grand  luxe  régnait  maintenant  dans  Tap- 
partement  du  maître.  L'ameublement  tout  neuf 
était  à  la  dernière  mode  de  Paris.  Trois  ans  au- 
paravant, si  nous  avions  pénétré  dans  cette 
chambre  simple  et  modestement  ornée  ,  nous  y 
eussions  trouvé  les  portraits  du  commandant  de 
Penhoël,  de  Louis  enfant  et  de  Marthe. 

Maintenant,  il  n'y  avait  plus  qu'un  seul  portrait 
dans  un  cadre  splendide  :  c'était  celui  de  Lola. 

Derrière  le  lit,  une  porte  s'ouvrait,  signalée 
plutôt  que  masquée  pa^  d'éclatantes  draperies  de 
velours  ;  c'était  la  porte  de  la  chambre  de  Lola. 

Évidemment,  on  ne  prenait  même  plus  la 
peine  de  dissimuler.  Le  désordre  avait  pris  droit 
de  bourgeoisie  au  manoir,  et  Penhoël,  se  faisant 
comme  un  bouclier  de  sa  lourde  apathie,  ne 
s'inquiétait  point  de  savoir  si  sa  conduite  était  un 
scandale  ou  passait  inaperçue. 

ïl  était  le  maître.  Sa  dégradation  avouée  s'abri- 
tait derrière  cette  grande  et  belle  autorité  du 


CHAPITRE    VI H.  109 

chef  de  la  famille,  qui  avait  servi  jadis  raustère 
vertu  de  ses  ancêtres. 

Il  tenait  le  jeu  contre  M.  Robert  de  Blois, 
auprès  de  qui  s'asseyaient  les  deux  Pontalcs.  A 
sa  droite,  la  charmante  Lola,  en  costume  de  bal, 
s'étendait  paresseusement  dans  une  bergère;  à 
sa  gauche,  maître  Protais  le  Hivain,  portant  sur 
son  nez  coupant  et  long  de  rondes  lunettes  de 
fer,  suivait  le  jeu  d'un  œil  avide. 

Pontalès  et  son  fils  s'abstenaient  de  tout  con- 
seil. L'homme  de  loi,  au  contraire,  prodiguait 
les  siens  avec  une  remarquable  générosité. 

Quant  à  Lola,  elle  ne  quittait  sa  pose  non- 
chalante que  pour  emplir  de  sa  jolie  main,  cou- 
verte de  bagues,  un  verre  placé  sur  la  table  à 
côté  de  Penhoël. 

Et  Penhoël  buvait  !  buvait  ! 

Ces  trois  années  avaient  pesé  sur  lui  d'une 
façon  véritablement  extraordinaire.  Bien  qu'il 
eût  à  peine  trente-huit  ans,  c'était  déjà  un  vieil- 
lard; son  épaisse  chevelure  blonde  avait  blanchi 
entièrement  ;  son  front  s'était  ridé  :  sa  haute 
taille  s'était  courbée.  Il  n'y  avait  plus  ni  volonté 
ni  intelligence  dans  son  regard  éteint  et  stupé- 
fié par  une  ivresse  de  chaque  jour. 

A  peine  aurait-on  pu  reconnaître  dans  cette 
figure  bouffie  et  pâle,  que  tachaient  çà  et  là  d'ar- 
dentes piqûres , les  inàles  traits  de  René  de  Penhoël . 
2.  10 


110  LES    BELLES-DE-NUIT. 

L'effet  produit  sur  sa  nature  morale  par  ce 
laps  de  temps  si  court  était  du  reste  plus 
désastreux  encore.  Certes,  le  maître  de  Penhoël 
n'avait  jamais  été  un  esprit  d'élite  ;  mais  il  pos- 
sédaitdu  moins  autrefois  une  part  de  cette  vail- 
lance énergique  qui  était  comme  Théritage  de  sa 
race. 

A  présent,  plus  rien.  De  cet  homme  jeune  et 
fort,  que  nous  avons  vu  jadis  bondir  dans  le  cha- 
land vermoulu  de  Benoît,  et  braver,  sur  ce  pont 
frêle,  la  violence  de  l'orage,  il  ne  restait  qu'une 
manière  de  cadavre,  un  vieillard  impotent  et 
lourd,  sans  force  ni  pensée. 

L'eau-de-vie,  l'amour  et  le  jeu,  ces  trois  choses 
dont  une  seule  suffît  à  exalter  l'homme,  pou- 
vaient à  peine,  réunies,  galvaniser  sa  morne 
inertie. 

Il  tenait  ses  cartes  d'une  main  tremblante  et 
comme  engourdie.  A  mesure  que  la  partie  avan- 
çait, des  gouttes  de  sueur  plus  grosses  coulaient 
dans  les  rides  de  son  front,  et  les  taches  rouges 
qui  marbraient  sa  face  livide  s'allumaient  plus 
brillantes. 

En  face  de  lui  Robert,  souriant  et  calme,  cau- 
sait avec  les  Pontalès,  intéressés  sans  doute  dans 
sa  partie. 

Le  jeune  comte  Alain  de  Pontalès  était  un 
assez  joli  garçon,  qui  ne  se  cachait  point  trop 


CHAPITRE    VIII.  111 

pour  lancer  du  côté  de  Lola  des  œillades  suffi- 
samment significatives. 

Son  père,  le  marquis,  était  un  petit  vieillard  : 
cheveux  blancs  comme  neige,  œil  vif,  sourire 
bon  et  spirituel.  A  juger  Thomme  seulement 
par  les  dehors,  ce  devait  être  le  plus  aimable 
marquis  du  monde. 

Les  gens  qui  regardent  de  très-près,  et  pré- 
tendent voir  mieux  que  le  vulgaire,  auraient 
peut-être  découvert,  sous  son  avenant  sourire, 
un  petit  fonds  de  sécheresse  et  de  moquerie. 
Mais  c'était  peu  de  chose ,  et  d'ailleurs  quelque 
légère  nuance  de  scepticisme  voltairien  s'allie 
merveilleusement,  comme  on  sait,  à  la  riante 
bienveillance  de  ces  vieux  gentilshommes. 

Ce  qui  dominait  dans  la  physionomie  du  mar- 
quis, c'étaient  la  finesse  et  la  bonté.  Ce  devait  être 
un  homme  souverainement  adroit,  et  sa  bonho- 
mie devait  empêcher  son  adresse  d'être  dange- 
reuse. 

Ses  ennemis,  et  il  en  avait  bien  peu  d'avoués 
à  cause  de  ses  soixante  mille  livres  de  rente, 
prétendaient  qu'il  était  plus  fin  encore  qu'il  n'en 
avait  l'air ,  mais  que  sa  bonhomie  ne  valait  pas 
le  diable. 

C'étaient  des  jaloux  peut-être.  En  tout  cas, 
dans  ce  pays  patriarcal,  où  l'estime  publique 
est  en  raison  directe  de  la  somme  portée  au 


112  LES    BELLES-DE-NUIT. 

bordereau  du  percepteur,  la  médisance  n'avait 
pas  beau  jeu  contre  M.  le  marquis  de  Pontalès. 

La  société  le  reconnaissait  pour  roi.  Il  possé- 
dait Testime  éclairée  du  chevalier  adjoint  et  de 
la  chevalière  adjointe  de  Kerbichel  ;  il  avait 
l'admiration  des  trois  vicomtes,  épris  de  ma- 
dame veuve  Claire  Lebinihic  ;  les  trois  Grâces 
Baboin-des-Roseaux-de-l'Etang  auraient  volon- 
tiers employé  le  reste  de  leur  jeunesse  à  chanter 
ses  loilanges  à  l'univers  avec  accompagnement 
de  guitare. 

Ce  qui,  du  reste,  aurait  milité  sérieusement 
en  sa  faveur  auprès  de  tout  homme  non  prévenu, 
c'était  l'empressement  mis  par  lui  à  terminer 
cette  longue  haine  qui  avait  séparé  jadis  le  ma- 
noir et  le  château.  Pontalès  s'était  prêté  vrai- 
ment de  bien  bonne  grâce  à  celte  réconciliation  ; 
l'entremise  du  jeune  M.  Robert  de  Blois  s'était 
bornée  aune  simple  démarche  après  laquelle  M .  le 
marquis,  quoique  le  plus  âgé,  le  plus  riche  et  le 
plus  haut  titré,  avait  fait  immédiatement  les  pre- 
miers pas. 

Depuis  le  rapprochement,  Penhoël,  au  su  de 
tout  le  monde,  avait  profité  plus  d'une  fois  de  sa 
bonne  volonté.  Cet  excellent  marquis  montrait 
une  obligeance  inépuisable.  Pour  n'en  donner 
qu'un  exemple  et  fournir  d'un  seul  coup  la 
preuve  de  sa  bienveillante  délicatesse,  nous  di- 


CHAPITRE    VIII.  113 

rons  qu'il  avait  été  jusqu'à  renoncer  au  titre  de 
maire  de  Glénac  pour  donner  h  la  vanité  de 
Penhoël  cette  satisfaction  enviée. 

Il  y  avait  bien  une  heure  que  la  partie  enga- 
gée durait.  Les  enjeux  étaient  lourds,  et  Ton 
jouait  argent  sur  table.  Penhoël  perdait. 

Entouré  comme  il  Tétait,  d'un  côté  par  Ma- 
crocéphale  qui  avait  tqut  juste  la  probité  d'un 
homme  de  loi  campagnard,  de  l'autre  par  une 
femme  ayant  droit  au  titre  d'aventurière  ,  son 
malheur  constant  aurait  pu  n'être  point  natu- 
rel. Lola  était  admirablement  placée  pour  faire 
des  signes,  et  la  longue  figure  de  maître  Protais 
le  Hivain  pouvait  dire  bien  des  choses. 

Mais  le  jeune  M.  Robert  de  Blois  n'en  était 
pas  h  user  de  ces  fraudes  élémentaires.  C'était 
un  gentilhomme!  S'il  trompait,  il  y  mettait  du 
moins  une  grâce  charmante  et  une  habileté  de 
premier  ordre. 

Penhoël  ne  pouvait  soupçonner  ces  mains 
loyales,  toujours  a  découvert,  et  qui  battaient  les 
cartes  avec  une  nonchalante  aisance. 

D'ailleurs,  Dieu  sait  que  le  jeune  M.  de  Blois 
ne  se  montrait  guère  empressé  de  jouer.  Ce 
n'était  jamais  lui  qui  entamait  la  partie,  et  il 
fallait  chaque  jour  que  Penhoël  priât,  mais  priât 
sérieusement,  pour  que  le  jeune  M.  de  Blois  vou- 
lut bien  consentir  à  lui  gagner  ses  doubles  louis. 

10. 


U4  LES    BELLES-DE'NUIT. 

Ce  gain  constant  le  fatiguait  au  lieu  de  lui 
être  agréable,  tant  il  aVait  de  généreux  désinté- 
ressement. Chaque  fois  qu'il  était  contraint  par 
le  sort  à  empocher  l'argent  du  maître,  il  ne  pou- 
vait retenir  les  marques  de  sa  mauvaise  humeur. 

Penhoël,  lui,  s'obstinait  avec  l'entêtement 
sombre  du  joueur  dépouillé.  Depuis  trois  ans  il 
avait  perdu  des  sommes  énormes.  Il  voulait  les 
regagner.  Sur  ce  tapis  avaient  passé  tour  à  tour 
les  fermes,  les  moulins ,  les  forets  qui  compo- 
saient l'héritage  de  son  père.  Il  prétendait 
rompre  la  veine  funeste  et  reconquérir  tout  cela. 

Chaque  jour  son  espoir  se  brisait  contre  l'ar- 
rêt inflexible  du  sort,  mais  rien  ne  tue  l'espoir 
tenace  du  joueur. 

Penhoël  l'cvenait  le  lendemain  s'asseoir  à  la 
même  place  que  la  veille.  Sa  main  avide  et 
tremblante  interrogeait  avidement  l'oracle  tou- 
jours contraire.  Il  perdait.  Durant  quelques 
heures,  il  restait  là  le  feu  dans  la  poitrine  et  la 
sueur  au  front,  jusqu'à  ce  que  Robert,  ému  de 
compassion,  le  tendre  et  bon  jeune  homme,  lui 
refusât  une  dernière  revanche  1 

Robert  venait  de  gagner  une  partie  et  Penhoël 
cherchait  au  fond  de  sa  poche,  tout  à  l'heure 
pleine,  les  quelques  pièces  d'or  qui  lui  restaient, 

—  Je  donnerais  vingt  louis  pour  vous  voir 
gagner  cette  partie,  dit  le  jeune  M.  Robert,  un 


CHAPITRE   Vm.  116 

bonheur  comme   le  mien  ne  se  conçoit  pas  et 
finit  par  être  fatigant  !... 

Penhoël  tendit  son  verre,  que  Lola  s'empressa 
(le  remplir. 

—  On  dit  qu'on  ne  peut  pas  être  heureux  à 
la  fois  au  jeu  et  en  amour...,  murmura  le  fils  de 
Pontalès  en  fixant  sur  le  maître  un  regard  où  il 
y  avait  de  la  moquerie. 

Le  marquis  lui  fit  un  signe  de  sévère  reproche. 

—  Moi,  j'ai  beau  parier  pour  M.  de  Blois, 
dit-il  avec  la  bonhomie  douce  qui  distinguait  ses 
manières,  tous  mes  vœux  sont  pour  mon  ami  Pen- 
hoël... C'est  une  veine  comme  on  n'en  a  jamais 
vu!...  Dérangez  un  peu  votre  chaise,  vicomte; 
on  dit  que  ces  choses-là  changent  le  sort. 

Penhoël  fit  glisser  sa  chaise  sur  le  parquet 
avec  cette  docilité  superstitieuse  et  stupide  du 
joueur  vaincu  dont  la  tête  se  perd. 

Ses  sourcils  étaient  froncés  violemment;  sa 
respiration  s'embarrassait  dans  sa  poitrine.  Il 
ne  prononçait  pas  une  parole. 

Le  vieux  marquis,  non  content  d'avoir  donne 
à  son  hôte  un  généreux  conseil,  changea  les 
deux  bougies  de  place,  et  dérangea  un  peu  .la 
table. 

Grâce  à  ces  manœuvres  classiques,  il  était 
bien  difficile,  on  en  conviendra,  que  la  veine  ne 
fut  pas  coupée  comme  avec  un  rasoir. 


116  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Penhoël  perdit  encore. 
Le   vieux    marquis  joignit   Jes   mains   avec 
découragement. 

—  C'est  folie  de  lutter  quand  le  diable  s'en 
mêle!...  murmura-t-il. 

Penhoël  cependant  fouillait  dans  sa  poche,  où 
il  n'y  avait  plus  rien. 

—  Trente  louis  sur  parole!...  dit-il  d'une 
voix  creuse  et  sonore. 

C'était  le  premier  mot  qu'il  eût  prononcé 
depuis  une  heure. 

Les  deux  Pontalès  et  M.  de  Blois  échangèrent 
un  rapide  regard. 

—  Écoutez,  Penhoël,  répliqua  Robert,  vous 
savez  bien  que  je  ne  voudrais  pas  vous  refuser... 
je  jouerais  contre  vous  des  millions  sui:  parole... 
mais ,  dans  ce  moment,  ce  serait  vous  voler 
votre  argent. . .  Nous  resterions  là  jusqu'à  demain 
que  vous  perdriez  toujours  ! 

—  Trente  louis  !  répéta  Penhoël  dont  la  main 
tremblante  serrait  machinalement  son  verre 
plein  d'eau-de-vie. 

Robert  mêla  les  cartes  avec  une  répugnance 
visible. 

Au  moment  où  Penhoël  coupait,  un  domes- 
tique entr'ouvrit  la  porte  de  la  chambre. 

—  On  attend  M.  le  maire,  dit-il,  pour  allu- 
mer le  feu  de  joie. 


CHAPITRE   VllI.  117 

— Qu'on  attende!...  voulut  répondre  PenhoëL 

Mais  Robert  et  les  deux  Pontalès  s'étaient 
levés  déjà. 

Quand  le  maître  vit  son  adversaire  lui  échap- 
per ainsi ,  son  front  s'empourpra ,  et  sa  lèvre 
blême  trembla  de  colère. 

Sa  langue  épaissie  balbutia  des  reproches 
inintelligibles. 

Robert  et  Pontalès  le  prirent  chacun  par  un 
bras,  tandis  que  Lola  s'éclipsait  avec  le  jeune 
vicomte  Alain. 

Maître  le  Hivain  remettait  ses  lunettes  de  1er 
au  fourreau. 

—  Allons,  allons,  Penhoël!...  disait  cepen- 
dant le  marquis  de  cet  accent  paternel  qu'on 
prend  avec  les  enfants  révoltés,  ne  voulez-vous 
pas  faire  crier  toute  la  paroisse?...  Prenez  une 
demi-heure  pour  remplir  votre  devoir...  et, 
après  cela,  parbleu  !  nous  vous  donnerons  votre 
revanche... 

-—  Puisque  vous  êtes  un  enragé!...  ajouta 
Robert  qui  l'entraîna  au  dehors. 

Avant  de  sortir,  il  avait  fait  signe  à  maître 
le  Hivain  de  ne  pas  s'éloigner. 

Les  paysans  attendaient  dans  l'aire.  Le  feu  de 
joie  fut  allumé  à  l'aide  d'une  torche  bleue  fleur- 
delisée, et  il  y  eut  le  nombre  convenable  de 
salves  d'acclamations  parmi  les  pétards. 


lis  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Pendant  que  la  flamme  montait,  tortueuse  et 
bleuâtre,  le  long  des  fagots  amoncelés,  Penhoël, 
qui  avait  jeté  sa  torche,  errait  dans  la  foule  et 
cherchait  en  vain  ses  partenaires.  De  tous  côtés 
les  paysans  le  saluaient  respectueusement,  et  il 
ne  les  voyait  point. 

Quand  le  brave  père  Géraud  du  Mouton  cou- 
ronné  vint  à  son  tour  lui  tirer  sa  révérence,  le 
maître  lui  demanda  d'un  air  absorbé  : 

—  N'as-tu  point  vu  M.  Robert  de  Blois? 
Puis  il  se  détourna  sans  attendre  la  réponse 

du  vieil  aubergiste  qui  secoua  la  tète  en  mur- 
murant : 

—  Cet  homme  l'a  ensorcelé!...  Et  c'est  moi 
qui  lui  ai  montré  le  chemin  du  manoir!... 

A  défaut  de  Robert  et  des  Pontalès,  qui  se 
faisaient  maintenant  invisibles,  Penhoël  rencon- 
trait partout  sur  ses  pas  maître  Protais  le  Hivain. 
Celui-ci  se  tenait  à  distance  respectueuse,  mais 
il  ne  perdait  jamais  de  vue  René  de  Penhoël  et 
semblait  attendre  l'occasion  de  l'aborder. 

—  Où  sont-ils?...  où  sont-ils?...  lui  cria 
enfin  René  à  bout  de  patience. 

Macrocéphale  s'approcha  aussitôt. 

—  Je  pense  que  M.  le  vicomte  veut  parler  de 
ces  messieurs...,  dit-il.  Sans  doute  qu'ils  auront 
attendu  M,  le  vicomte  dans  sa  chambre... 

—  C'est  vrai!...  dit  René,  allons-y! 


CHAPITRE    VIII.  119 

L'homme  de  loi  lui  présenta  son  bras,  sur 
lequel  René  appuya  sa  marche  lourde  et  pénible. 
En  passant  devant  le  salon  de  verdure,  il  s'ar- 
rêta ,  et  un  murmure  sourd  gronda  dans  sa 
gorge.  L'orchestre  jouait  une  hongroise  que 
Lola  dansait  la  tête  sur  l'épaule  d'Alain  de  Pon- 
talès. 

—  Elle  aimerait  mieux  être  avec  vous  que  là, 
M.  le  vicomte!.,,  murmura  Macrocéphale ;  par- 
tout où  vous  n'êtes  pas,  la  pauvre  jeune  dame  a 
l'air  de  s'ennuyer! 

—  Parlez-vous  vrai?,.,  demanda  Penhoël. 

—  Regardez  plutôt! 

Ceci  était  audacieux ,  car  Lola  semblait  être 
aux  anges.  Mais  René  eut  un  vague  sourire,  et 
reprit,  content,  le  chemin  de  sa  chambre. 

Dans  sa  chambre,  il  ne  trouva  ni  Pontalès  ni 
Robert  de  Rlois. 

—  Ils  vont  venir...,  dit  Macrocéphale  en 
installant  René  dans  son  fauteuil  avec  les  soins 
empressés  d'un  valet  de  chambre.  S'il  m'était 
permis  de  parler  ainsi ,  je  dirais  :  u  Ils  ne  vien- 
dront que  trop  tôt  !.. .  »  Bon  Jésus  !  ces  hommes- 
là  vous  ont-ils  gagné  de  l'argent,  Penhoël  ! 

—  Donnez-moi  mon  verre,  M.  le  Hivain, 
dit  Penhoël  au  lieu  de  répondre,  il  faudra  bien 
que  la  veine  change  un  jour  ou  l'autre!... 

—  Si  j'étais  fée  ou  sorcier,  s'écria  Macrocé- 


1^0  LES    BELLES-DE-NUIT. 

phale  dont  le  laid  visage  grimaçait  le  dévoue- 
ment, il  y  aurait  longtemps  que  la  veine  aurait 
changé!...  Voyez-vous,  Penhoël,  je  ne  sais  pas 
faire  de  grandes  phrases ,  moi ,  mais  je  n'aime 
que  vous  parmi  les  gentilshommes  du  pays... 
Et,  aussi  vrai  que  Dieu  est  Dieu,  je  me  ferais 
hacher  en  mille  morceaux  pour  votre  service  î 

—  Ils  ne  viendront  donc  pas  !  murmura  Pen- 
hoël. 

L'homme  de  loi  s'assit  sur  le  coin  d'une  chaise, 
tout  auprès  de  lui. 

—  Avant  qu'ils  viennent,  reprit -il,  nous 
pourrions  bien  causer  un  peu  d'affaires. 

Une  expression  d'effroi  et  de  répugnance 
invincible  se  peignit  sur  le  visage  de  René. 

—  Non...  non!  répîiqua-t-il ,  pas  aujour- 
d'hui! 

—  C'est  que  nous  sommes  bien  bas  !... 

—  Qu'y  faire?...  murmura  René  avec  fatigue. 
Allez-vous  me  rappeler  encore  ce  qui  a  été  faif? 
Je  sais  bien  qu'un  jour  venant  je  n'aurai  pas 
d'autre  ressource  qu'un  coup  de  pistolet  à  tra- 
vers le  crâne... 

—  Un  jour  venant ,  répéta  l'homme  de  loi 
d'un  ton  qui  voulait  dire  :  u  Ce  jour-là  est  plus 
proche  que  vous  ne  pensez.  » 

Puis  il  ajouta  doucereusement  : 

—  Ce  qui  est  fait  est  fait ,  Penhoël ,  et  je  ne 


CHAPITRE    VIII.  121 

VOUS  parlerai  point  des  signatures  fausses...  Ne 
craignez  rien  ;  personne  ne  nous  écoute!...  Je 
voulais  vous  demander  seulement  s'il  vous  reste 
beaucoup  d'argent  sur  le  prix  de  la  forêt  de 
Quintaine. 

La  tête  de  Penhoël  se  pencha  sur  sa  poi- 
trine. 

—  Oh!  la  veine!...  la  veine!...  murmura- t-il 
en  crispant  ses  doigts  autour  des  bras  de  son 
fauteuil,  je  viens  de  perdre  mon  dernier  louis  ! 

—  Et  pourtant  vous  voulez  jouer  encore? 

—  Je  veux  gagner  ! 

—  Mais  si  vous  perdez? 

—  Je  veux  gagner  !  vous  dis-je ,  s'écria  le 
maître  en  se  redressant  tout  à  coup.  Blanche  de 
Penhoël  est-elle  faite  pour  mendier  son  pain, 
monsieur?...  Je  veux  regagner  mes  forêts,  mes 
étangs  ,  mes  métairies  !...  et  avec  cela  tous  les 
biens  que  Pontalès  a  volés  à  mon  père!... 

—  Je  donnerais  mon  bras  droit  pour  que 
cela  pût  arriver,  Penhoël!...  Mais  si  vous  n'avez 
plus  d'argent... 

—  Il  faut  vendre!...  Aussi  bien  Lola  veut 
faire  venir  de  Rennes  une  nouvelle  parure... 

—  Vendre  !...  répéta  l'homme  de  loi ,  qui  se 
fit  une  mine  plus  allongée  encore  que  de  cou- 
tume :  pour  vendre,  il  faut  avoir. 

René  tressaillit  et  le  regarda  en  face. 
"2,  11 


=128  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Qu'esl-ce  à  dire?  s'ecria-Uil;  n'ai-je  donc 
plus  rien  ? 

—  Si  fait...,  répliqua  Macrocëphale ,  M.  le 
vicomte  possède  encore  son  manoir  de  Penhoël, 
quitte  de  toute  hypothèque. 

•^  Et  avec  cela?... 

—  Rien...,  repartit  tout  has  Macrocëphale. 
Penhoël  demeura    un    instant   immobile   et 

muet.  On  eût  dit  un  homme  foudroyé.  Puis  il 
se  couvrit  le  visage  de  ses  deux  mains. 

—  Lé  manoir  de  Penhoël ,  reprenait  cepen- 
dant l'homme  de  loi ,  est  une  magnifique  pro- 
priété; nous  en  trouverions  assurément  un  bon 
prix...  ef  je  suis  sur  que  M.  le  marquis  de  Pon- 
talès... 

—  Jamais!  interrompit  René  avec  angoisse. 
C'est  ici  qu'est  mort  mon  père...  Jamais! 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  donnerais  à  M.  le 
vicomte  le  conseil  de  vendre  le  manoir,  pour- 
suivit Macrocéphale  en  prêtant  à  sa  voix  une 
expression  plus  humble  et  plus  insinuante; 
mais,  ayant  l'honneur  d'être  le  conseil  de  M.  le 
vicomte,  je  me  permettrai  de  lui  faire  observer 
que  le  manoir  est  pour  lui  une  lourde  charge... 
Avec  une  habitation  si  belle  ^  il  faudrait  des 
rentes... 

—  Et  je  n'en  ai  plus!  murmura  Penhoël. 

—  Pas  beaucoup,  s'il  faut  parler  franche- 


i 


k 


CHAPITRE    VIII»  125 

ment...  D'un  autre  côté,  comme  vous  le  disiez 
tout  à  l'heure  ,  la  veine  peut  changer...  et  avec 
des  fonds... 

Penhoëllaissa  retomber  ses  deux  mains  sur 
ses  genoux.  La  douleur  profonde  qu'il  ressentait 
réveillait  son  apathie.  La  torture  avait  trouvé 
un  coin  vif  au  fond  de  son  cœur  engourdi. 

Ces  trois  ans  écoulés  passaient  comme  une 
vision  rapide  au-devant  de  ses  yeux. 

—  J'étais  heureux...,  pensait-il  tout  haut, 
j'étais  riche...  le  nom  de  mon  père  restart  pur... 
Oh!  Haligan  disait-il  vrai?...  Cet  homme  est-il 
venu  pour  me  prendre  le  salut  de  mon  âme  et 
la  vie  démon  corps?... 

—  Une  observation  qu'il  est  important  de 
faire,  poursuivait  l'homme  de  loi,  c'est  que 
toutes  les  ventes,  consenties  par  vous  jusqu'à 
ce  jour,  sont  conditionnelles  et  frappées  d'une 
close  de  réméré...  Dans  le  cas  où  vous  feriez 
une  nouvelle  affaire  avec  le  marquis...  ou  avec 
un  autre...  on  pourrait  obtenir  des  conditions 
pareilles. 

—  Le  terme  du  réméré  est-il  le  même  pour 
tout  ce  que  j'ai  aliéné?  demanda  Penhoël. 

—  Le  même...  Il  finit  au  1*"^  novembre  delà 
présente  année. 

— •  Et  nous  sommes  à  la  fin  d'août!  repartit 
Penhoël. 


124  LES   BELLES-DE-NUIT. 

—  En  deux  mois  et  onze  jours,  on  peut  faire 
bien  des  choses,  M.  le  vicomte!...  Dans  le  cas  où 
il  vous  plairait  de  mettre  en  vente  le  manoir,  je 
pourrais  tâter  Pontalès  ce  soir  même. 

René  de  Penhoël  ne  répondit  point  tout  de 
suite.  Quand  il  prit  enfin  la  parole,  ce  fut  tête 
haute  et  d'une  voix  ferme.  ïl  semblait  qu'une 
étincelle  de  son  ancienne  énergie  se  fût  réveillée 
en  lui. 

—  Je  vous  défends  de  me  reparler  jamais  de 
cela  !...  dit-il.  Je  ne  sais  pas  ce  que  Dieu  déci- 
dera de  mon  sort ,  mais  la  maison  où  ma  fille 
unique  est  née  ne  sera  jamais  vendue  par  mon 
fait. 

—  Bien  parlé  ! . . .  s'écria  Macrocéphale  avec 
un  brusque  attendrissement  ;  ah  !  vous  êtes  un 
vrai  gentilhomme,  Penhocl ,  et  nous  verrons, 
j'en  suis  bien  sûr,  la  fin  de  tout  ceci  ! 

—  Laissez-moi  !...  dit  le  maître. 
Macrocéphale  se   leva   aussitôt   pour  obéir. 

Mais  avant  de  quitter  la  chambre,  il  eut  le  temps 
de  dire  encore  : 

—  Si  vous  saviez  comme  cela  me  fend  le 
cœur,  chaque  fois  qu'un  des  domaines  de  Penhoël 
passe  comme  cela  en  des  mains  étrangères...  Je 
n'ai  rien  à  dire  contre  Pontalès,  Dieu  merci,  ni 
contre  personne...  mais  je  suis,  avant  tout,  le 
serviteur  et  l'ami  de  Penhoël...  Et  si  j'avais  des 


CHAPITRE    VIII.  Î25 

trésors,  je  saurais  bien  à  quoi  les  employer!... 

Il  fit  un  salut  respectueux ,  et  prit  congé  du 
maître,  qui  était  retombé  dans  son  immobilité 
stupéfiée. 

Au  bas  du  perron ,  donnant  sur  le  jardin ,  il 
rencontra  Robert  de  Blois,  qui  l'attendait  sans 
doute ,  et  qui  passa  vivement  son  bras  sous  le 
sien. 

—  Eh  bien  !  roi  des  habiles,  demanda  Robert, 
qu'avons-nous  fait? 

Maître  le  Hivain  hocha  la  tête. 

—  Heu  !  heu  !  fit-il ,  on  ne  vend  pas  comme 
cela  sa  dernière  chemise  sans  gronder  quelque 
peu  ! 

—  Il  accepte,  en  attendant? 

—  Il  refuse. 

—  Diable!...  grommela  Robert,  ça  nous 
retarde  encore!...  Avez-vous  bien  fait  tout  ce 
que  vous  avez  pu  ? 

Macrocéphale  prit  un  accent  pénétré. 

—  M.  de  Blois,  dit-il,  on  n'est  pas  maître  de 
ces  choses-là...  Je  ne  vous  connais  que  depuis 
trois  ans,  mais  je  vous  aime  comme  si  vous  étiez 
mon  propre  fils!...      ^ 

—  Je  suis  bien  reconnaissant...,  répliqua 
Robert.  > 

L'homme  de  loi  l'interrompit. 

—  Je  voudrais  que  vous  me  missiez  à  l'é- 

11. 


126  LES    BELLES-DE-NUIT. 

preuve!...  dit-il.  Aussi  vrai  que  Dieu  est  Dieu, 
je  me  ferais  hacher  en  mille  pièces  pour  votre 
service!  Je  n'ai  rien  à  dire  contre  Penhoël  ou 
contre  Pontalès...  mais  il  n'y  a  pas  à  balancer  : 
votre  intérêt  avant  tout...  voilà  ma  règle. 

—  En  temps  et  lieu,  maître  le  Hivain ,  dit 
Robert,  vous  verrez  que  vous  n'avez  pas  eu 
affaire  à  un  ingrat...  Pour  commencer,  dès 
demain  je  consulterai  votre  expérience  sur  quel- 
ques petites  contestations  qui  pourraient  bien 
nous  diviser,  Penhoël  et  moi,  dans  l'avenir. 

—  A  vos  ordres,  mon  cher  M.  Robert. 

—  Mais  pour  revenir  à  l'affaire  qui  nous 
occupe,  vous  ne  voyez  pas  la  possibilité,..? 

—  Par  moi,  non,  répondit  Macrocéphftle. 

—  Alors  il  faut  employer  les  grands  moyens, 
n'est-ce  pas  ? 

—  C'est  mon  avis...  et  s'il  m'était  permis  de 
vous  donner  un  conseil... 

—  Cela  vous  est  permis ,  pardieu  !  M.  le 
Hivain. 

Depuis  quelques  minutes,  tout  en  suivant  la 
conversation ,  Robert  réfléchissait.  En  ce  mo- 
ment il  semblait  sourire  à  une  excellente  idée. 

—  Le  conseil  que  je  me  permettrais  de  vous 
donner,  poursuivit  l'homme  de  loi,  serait  celui- 
ci...  La  charmante  madame  Lola  possède  sur 
Penhoël  un  pouvoir  sans  bornes... 


CHAPITRE    VHI.  127 

—  M.  le  Hivain  ,  interrompit  Robert,  vous 
êtes  un  observateur  extrêmement  spirituel... 
Lola  nous  a  déjà  servis,  la  chère  fille,  presque 
autant  que  le  jeu  et  Teau-de-vie  ! . . .  Mais  aujour- 
d'hui j'ai  mieux  que  cela  encore  ! 

—  Mieux  que  cela?...  répéta  Macrocéphale 
d'un  air  galamment  incrédule. 

Robert  ôta  son  bras  de  dessous  le  sien. 

—  On  est  bien  mal  ici  pour  parler  d'affaires, 
reprit-il  ;  veuillez  chercher  M.  le  marquis  de 
Pontalès,  et  allez  m'attendre  avec  lui  quelque 
part  où  Ton  puisse  causer  sans  témoins. 

—  Du  côté  de  la  Tour-du-Cadet,  si  vous 
voulez?... 

—  Soit!...  La  place  est  excellente,  et  vous 
ne  m'y  attendrez  pas  longtemps...  Avant  une 
demi-heure,  vous  pourrez  juger  ce  que  vaut 
mon  moyen. 

Robert  avait  une  figure  triomphante. 

Ils  se  séparèrent. 

L'homme  de  loi  descendit  l'allée  qui  menait 
au  salon  de  verdure  pour  chercher  le  marquis 
de  Pontalès,  et  Robert  de  Rlois  monta  lestement 
le  perron  du  manoir. 

Au  lieu  d'entrer  dans  la  chambre  du  maître 
de  Penhoël,  dont  la  porte  se  présentait  la  pre- 
mière dans  le  corridor,  il  se  dirigea  vers  l'ap- 
partement de  Madame. 


IX 


RKIVDEK-TOIJS. 


Le  marquis  de  Pontalès  et  maître  Protais  le 
Hivain  arrivaient  sous  la  Tour-du-Cadet  pour 
atttendre  Robert  de  Blois,  qui  leur  avait  assi- 
gné ce  rendez-vous. 

La  soirée  était  déjà  fort  avancée,  et  le  salon 
de  verdure ,  déserté  tour  à  tour  par  tous  ceux 
qui  pouvaient  diriger  la  fête,  restait  décidé- 
ment en  proie  aux  trois  Grâces  Baboin-des- 
Roseaux-de-l'Étang ,  qui  se  passaient  de  main 
en  main  la  redoutable  guitare,  et  faisaient  boire, 


150  LES    BELLES-DE-NUIT. 

jusqu'à  la  lie,  aux  convives  découragés,  le  calice 
de  leur  antique  répertoire. 

PontaJès  et  l'homme  de  loi  causaient  en  sui- 
vant le  sentier  qui  menait  à  la  tour. 

—  Il  avait  Tair  sûr  de  son  affaire?...  deman- 
dait le  vieux  marquis. 

Macrocéphale  haussa  ses  épaules  pointues  et 
fit  une  grimace  de  dédain. 

—  Ça  ne  doute  de  rien ,  vous  savez  !  répli- 
qua-t-il.  Parce  que  ça  sait  faire  sauter  la  coupe 
et  pêcher  le  roi  en  brouillant  les  cartes,  ça  se 
croit  un  homme  bien  habile!...  Ah!  M.  le  mar- 
quis ,  sans  le  dévouement  profond  que  je  vous 
porte,  je  ne  resterais  pas  une  minute  de  plus 
dans  toutes  ces  affaires-là...  Ce  Robert,  voyez- 
vous,  est  lin  aventurier  de  bas  étage,  et  je 
n'aime  que  les  gens  comme  il  faut...  Vous,  par 
exemple,  M.  le  marquis,  et  le  jeune  M.  Alain... 
voilà  des  gentilshommes!...  Ah!  je  vous  parle 
franchement,  je  ne  m'inquiète  guère  plus  de  ce 
Robert  que  de  Penhoël  lui-même!...  Mais  quant 
à  ce  qui  vous  regarde,  je  me  ferais  hacher  en 
mille  pièces  pour  votre  service  ! 

Le  vieux  marquis  Técoutait  avec  son  sourire 
bonhomme,  et  prenait  de  tout  cela  juste  ce  qu'il 
fallait. 

—  Je  sais  que  vous  êtes  un  ami  sûr,  M.  le 
Hivain,  dit-il,  vous  êtes  en  outre  un  homme  de 


CHAPITRE    IX.  151 

beaucoup  de  sens,  et  je  crois  que  vous  avez  des 
idées  très-justes  sur  M.  Robert  de  Blois...  Mais 
nous  avons  encore  besoin  de  lui  jusqu'à  la  fin 
de  cette  affaire...  Quand  il  en  sera  temps  (il  mit 
sa  main  sur  Tépaule  de  Macroeéphale),  soyez 
sûr  que  je  saurai  faire  la  part  de  mes  vrais 
amis...  Il  y  a  dans  le  pays  bien  des  gens  qui  ne 
vous  valent  pas  et  qu'on  regarde  comme  des 
gros  bonnets,  maître  le  Hivain...  Viennent  les 
événements  que  nous  préparons ,  je  vous  pro- 
mets, moi,  que  vous  aurez  plus  d'un  jaloux 
entre  Redon  et  Carantoir! 

Ces  paroles  étaient  douces  comme  miel  aux 
longues  oreilles  de  Macroeéphale;  il  écoutait  et 
faisait  d'avance  le  gros  dos  en  songeant  à  son 
importance  prochaine. 

—  Mais  il  faut  d'abord  que  Penhoël  dispa- 
raisse.,., reprit  le  marquis  en  baissant  la  voix  ; 
je  vous  parle  franc,  comme  vous  voyez...  Il  ne 
s'agit  pas  de  lui  enlever  la  moitié  de  sa  fortune... 
les  deux  tiers,  les  trois  quarts...  les  quatre- 
vingt-dix-neuf  centièmes!...  Il  faut  qu'il  soit 
forcé  de  fuir  et  qu'on  n'entende  plus  jamais 
parler  de  lui  :  sans  cela,  rien  de  fait  ! 

Macroeéphale  se  frotta  les  mains. 

—  A  la  bonne  heure!...  s'écria-t^il ,  j'aime  à 
voir  comprendre  les  affaires  de  cette  façon-là  !... 
ça  s'appelle  au  moins  trancher  dans  le  vif!...  Eh 


132  LES    BELLES-DE-NUIT. 

bien!  M.  le  marquis,  nous  marchons,  que  dia- 
ble!... Il  me  semble  que  nous  sommes  bien 
près  de  notre  but  ! 

Ils  arrivaient  au  bout  de  la  route  et  tou- 
chaient à  ces  grands  châtaigniers  derrière  les- 
quels Diane  et  Cyprienne  abritaient  naguère 
leur  causerie.  Pontalès  s'arrêta. 

—  Plus  bas!...  fit-il  en  jetant  un  regard 
inquiet  autour  de  lui.  C'est  ici  que  Robert  doit 
venir? 

—  Ici  même. 

—  Est-on  bien  à  Fabri  des  oreillesindiscrètes?. . . 

—  A  moins  de  choisir  le  beau  milieu  de  la 
lande  de  Renac  ou  le  centre  des  marais,  je  ne 
connais  pas  de  meilleur  endroit  pour  causer 
tranquillement  d'affaires. . .  La  muraille  est  haute; 
d'un  autre  côté  le  taillis  s'éloigne  tout  exprès 
pour  nous  enlever  la  chance  d'être  écoutés... 
Derrière  nous,  la  route  est  découverte. 

—  Mais  devant  nous?...  fit  Pontalès  en  mon- 
trant du  doigt  le  massif  de  châtaigniers. 

Macrocéphale  se  prit  à  sourire. 

—  C'est  différent  !  répliqua-t-il  avec  l'inten- 
tion évidente  de  faire  une  bonne  plaisanterie  ; 
derrière  ces  arbres  là,  il  pourrait  bien  se  trouver 
quelque  revenant  aux  écoutes. 

—  Que  voulez-vous  dire? 

—  Je  demande  pardon  à  M.  le  marquis  de 


CHAPITRE    IX.  135 

parler  avec  cette  légèreté  en  sa  présence...  Le 
fait  est  qu'il  y  a  là  une  espace  de  quelques  pieds 
carrés  où  le  plus  vaillant  gars  des  bourgs  voi- 
sins n'oserait  pas  pénétrer  après  la  nuit  tombée, 
parce  que  le  vieux  commandant  de  Penhoël  y 
revient,,, 

—  C'est  égal...  dit  Ponlalès  :  excès  de  pru- 
dence ne  nuit  jamais...  et  je  voudrais  voir... 

—  Ça  peut  se  faire. 

Macrocépbale,  toujours  complaisant,  écarta 
de  la  main  les  branches  de  châtaigniers  qui  bou- 
chaient l'entrée  du  massif  et  se  fraya  un  passage. 

—  Veuillez  vous  donner  la  peine  d'entrer, 
M.  le  marquis,  dit-il ,  puisque  vous  n'avez  pas 
peur  des  revenants. 

11  disparut  derrière  l'enceinte  de  verdure,  et 
Pontalès  le  suivit. 

La  nuit  était  noire.  Sous  les  châtaigniers,  le 
feuillage  touffu  rendait  l'obscurité  encore  plus 
profonde.  Sans  cette  circonstance,  l'homme  de 
loi  et  Pontalès  auraient  pu  voir  qu'ils  étaient 
très-pâles  tous  les  deux  et  qu'ils  avaient  l'air 
assez  peu  rassurés. 

Malgré  l'ombre  épaisse,  on  distinguait  vague- 
ment la  guérite  et  le  banc,  couvert  d'herbe 
longue. 

—  Comme  on  se  cacherait  ici!...  murmura 
le  marquis  d'une  voix  légèrement  émue. 

LES  BELLES-DE-NUIT.   2.  12 


i54  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Oh  !  oh  !  repartit  Macrocéphale  en  tâchant 
de  prendre  un  accent  fanfaron,  il  me  semble 
que  votre  voix  tremblej  Soyez  tranquille!...  le 
vieux  Penhoël  est  bien  mort...  et  du  diable  si 
les  vivants  ont  l'idée  de  venir  visiter  son  bou- 
doir!... 

Une  feuille  sèche  vint  à  bruire  sous  le  pied 
du  marquis.  Maître  Protais  le  Hivain  s'inter- 
rompit pour  pousser  un  petit  cri  de  frayeur. 

—  Avez -vous  entendu?...  demanda- 1- il  en 
retenant  son  souffle. 

Pontalès  avait  reconnu  que  l'esplanade  et  la 
guérite  étaient  également  désertes. 

—  Ma  foi  !  reprit  l'homme  de  loi  honteux  de 
son  alerte,  j'ai  cru...  il  m'a  semblé...  Au  fait, 
mon  métier  n'est  pas  d'être  brave!...  Mainte- 
nant que  nous  avons  bien  dûment  inspecté 
les  heux,  M.  le  marquis,  je  vote  pour  que  nous 
retournions  sur  la  voie  publique. 

—  Et  n'est-il  pas  possible,  demanda  Pontalès, 
d'arriver  ici  par  un  autre  passage  que  la  route? 

• — Regardez  plutôt!  répondit  Macrocéphale, 
une  muraille  de  trente  pieds  et  des  rampes  à 
pic!...  Je  propose  de  lever  la  séance. 

I!  écarta  de  nouveau  les  branches  et  poussa 
un  long  soupir  de  bien-être  quand  il  revit  le 
ciel  au-dessus  de  sa  tête.  C'était  un  esprit  fort. 

Pontalès   visita    une   dernière  fois  tous  les 


CHAPITRE    IX.  155 

recoins  de  Tenceinte  de  verdure,  et  repassa  sur 
la  route  à  son  tour. 

Le  Hivain  avait  retrouvé  sa  vaillance. 

—  A  part  les  revenants,  dit-il,  il  y  a  pourtant 
un  homme  qui  aime  à  se  cacher  dans  ce  trou 
noir  comme  le  fond  de  mon  ëcritoire. 

—  Qui  ça? 

—  Le  vieux  fou  de  Benoît  Haligan,  l'ancien 
passeur  du  bac  de  Port-Corbeau...  Mais  je  pense 
bien  qu'il  n'y  montera  plus,  car  il  est  h  l'ago- 
nie... Ah  !  M.  le  marquis!  tout  de  même,  ce  que 
c'est  que  de  nous  !...  Quand  le  vieux  comman- 
dant venait  s'asseoir  là,  sur  son  banc  de  gazon, 
il  était  le  chef  d'une  famille  puissante...  A  pré- 
sent, le  pauvre  Protais  le  Hivain  ne  voudrait 
pas  changer  de  place  avec  le  maître  de  Pen- 
hoël!... 

—  Le  pauvre  Protais  le  Hivain,  dit  M.  de 
Pontalès,  sera  bientôt  en  position  de  ne  chan- 
ger son  sort  contre  celui  de  personne... 
Mais  parlons  un  peu  du  présent...  Depuis  que 
ces  misérables  enfants  sont  venues  dans  mon 
propre  château  de  Pontalès  enlever,  à  dix  pas 
de  moi ,  dans  ma  chambre,  ces  papiers  que  je 
n'aurais  pas  donnés  pour  cinquante  mille  écus, 
je  ne  sais  plus  bien  au  juste  quelles  sont  nos 
armes  contre  Penhoël... 

Maître  le  Hivain  cligna  de  l'œil. 


136  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Il  MOUS  en  reste  de  bonnes!...  répliqua- 
t-il  ;  chaque  fois  que  Penhoël  a  vendu  une  pièce 
de  terre  appartenant  à  Taîné,  il  lui  a  fallu  faire 
un  faux  de  plus...  C'est  pour  cela  que  j'ai  mor- 
celé les  ventes  et  multiplié  les  contrats. 

—  Vous  êtes  un  homme  d'or  !... 

—  Je  connais  assez  passablement  mon  étal  ! ... 
et,  sans  parler  d'autre  chose,  il  m'a  fallu,  dans 
le  principe,  une  certaine  triture,  que  j'oserai 
dire  assez  rare,  pour  constituer  cet  aventurier 
de  Robert  qui  arrivait  un  pied  chaussé  et  l'autre 
nu ,  pour  le  constituer,  dis-je,  en  quelques 
semaines,  créancier  de  Penhoël  pour  une  somme 
assez  importante!  Il  est  vrai  que  ce  coquin  de 
Robert  avait  attaqué  l'aifaire  avec  un  entrain 
admirable...  Si  vous  l'aviez  vu  lorsqu'il  arriva 
au  manoir,  il  y  a  trois  ans,  avec  son  domestique 
Biaise!...  Pour  ma  part,  j'aurais  fait  serment 
qu'il  était  millionnaire!...  Et  puis,  il  avait  deux 
jolies  cordes  à  son  arc,  cet  homme-là  :  le  roi  de 
carreau  et  la  dame  de  cœur!... 

Macrocéphale  se  mit  à  rire. 

—  Vous  sentez  bien ,  reprit-il,  que  je  veux 
j)arler  de  la  Lola.  Ce  Robert  est  un  gaillard 
après  tout...  Il  a  beaucoup  faibli  depuis  qu'il  a 
quelque  chose  à  perdre...  mais  le  jour  où  il 
redeviendrait  un  aventurier  sans  feu  ni  lieu,  je 
ne  voudrais  pas  me  frotter  à  lui!...  Franche- 


CHAPITRE    IX.  137 

ment,  M,  le  marquis,  Penhoël  chassé,  vous  ne 
serez  pas  encore  maître  du  manoir. 

—  En  temps  et  lieu  j'aurai  recours  a  vos 
excellents  conseils,  mon  bon  ami,  répliqua  Pon- 
talès.  Je  ne  me  donne  pas,  hélas  !  pour  un 
diplomate  bien  habile!...  Sans  vous,  je  serais 
certainement  resté  en  chemin...  Mais  revenons 
aux  titres  qui  sont  en  votre  possession...  Vous 
les  tenez  en  lieu  de  sûreté,  j'espère? 

—  Ma  maison  n'est  pas  si  forte ,  ni  si  bien 
gardée  peut-être  que  le  beau  château  de  Pon- 
talès...  répondit  Macrocéphale  avec  suffisance; 
néanmoins  on  fait  de  son  mieux!...  Et  je  vous 
réponds  des  pièces  corps  pour  corps...  Eh!  eh! 
les  petites  rôdent  autour  de  chez  moi  comme 
autour  de  chez  vous...  Ce  sont  des  diables  incar- 
nés que  ces  enfants-là  !...  Avant  de  soupçonner 
leur  savoir-faire,  et  alors  que  je  n'étais  pas 
encore  sur  mes  gardes  ,  je  les  ai  laissées  plus 
d'une  fois  se  moquer  de  moi...  Elles  m'ont  volé 
bien  des  obligations  souscrites  par  Penhoël... 
Et,  sans  leurs  manœuvres,  la  chose  n'aurait  pas 
duré  si  longtemps...  Mais  ma  maison  est  armée 
en  guerre,  maintenant...  Et  je  ne  pense  pas 
qu'elles  veuillent  goûter  une  seconde  fois  du  plat 
qu'on  leur  a  servi  pas  plus  tard  que  hier  soir. 

—  J'ai  entendu  parler  d'un  coup  de  fusil... 
commença  Pontalès. 

12. 


138  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Deux  coups  de  fusil  !...  dont  l'un  a  porté 
bien  près  du  but...  car  on  a  trouvé  un  cheval 
couché  sur  la  lande  avec  une  balle  dans  la  tête. 

—  Ce  sont  des  moyens  bien  violents,  maître 
le  Hivain!  Et  si  Ton  m'avait  consulté... 

—  M.  le  marquis,  je  crois  avoir  droit  de  pré- 
tendre à  la  réputation  d'homme  prudent...  Nos 
landes  cachent  assez  de  bandits  pour  qu'un  hon- 
nête propriétaire  ait  un  peu  le  droit  d'armer  ses 
gens...  La  loi  est  dure,  mais  positive...  Quicon- 
que s'avise  de  forcer  une  serrure  peut  s'attendre 
à  trouver,  derrière  la  porte,  le  maître  de  la 
maison  prêt  à  défendre  son  bien...  Si  nous  pas- 
sons à  la  question  d'utilité,  poursuivit-il  en  pre- 
nant le  ton  d'un  avocat  qui  plaide ,  je  n'aurai 
pas  de  peine  à  établir,  par  des  raisons  impos- 
sibles à  révoquer  en  doute,  qu'entre  tous  les 
obstacles  qui  nous  barrent  le  chemin,  ces  deux 
petits  démons  sont  h  la  fois  les  plus  gênants  et 
les  plus  dangereux,..  J'aimerais  mieux  avoir 
affaire  à  une  demi -douzaine  d'hommes...  Ne 
vous  y  trompez  pas  :  elles  savent  tous  nos  secrets 
aussi  bien  que  nous-mêmes,  et  si  le  hasard  leur 
donnait  quelque  jour  un  appui,  je  vous  promets 
que  nous  aurions,  tous  tant  que  nous  sommes, 
bien  du  fil  à  retordre  ! 

—  Je  ne  dis  pas...  cependant... 

—  Écoutez!..,  Je  suis  l'ennemi  déclaré  des 


CHAPITRE   IX.  139 

moyens  violents  dans  les  cas  ordinaires...  mais 
dans  la  circonstance  présente,  M.  le  marquis, 
soyez  bien  persuadé  que  c'est  votre  intérêt  seul 
qui  m'anime...  Vous  avez  dépensé  trois  ans  de 
votre  vie  et  des  sommes  énormes  pour  arriver 
à  un  but  parfaitement  légal...  Il  se  trouve  que 
vos  adversaires  vous  attaquent  et  m'attaquent, 
moi,  votre  conseil ,  par  des  moyens  inquali- 
fiables... Je  ne  sors  pas  de  la  légalité,  mais  je 
prends  l'arme  la  plus  extrême  que  la  loi  puisse 
donner  à  un  citoyen,  et  je  m'en  sers  ! 
Pontalès  gardait  le  silence. 

—  Quand  je  dis  :  u  Je  m'en  sers,  »  reprit  Ma- 
crocépbale,  j'emploie  une  figure,  car  je  n'ai  pas 
tiré  le  coup  moi-même...  Je  ne  connais  point  le 
maniement  du  fusil...  Mais  Robert  de  Blois,  je 
dois  vous  en  prévenir,  veut  aller  beaucoup  plus 
loin  que  cela  !...  Les  petits  démons  le  tourmen- 
tent nuit  et  jour...  Elles  entrent  dans  sa  cham- 
bre fermée  parle  trou  de  la  serrure!...  Elles 
s'affublent  en  fantômes  et  vont  prévenir  Pen- 
hoël  de  tout  ce  que  nous  méditons  contre  lui... 
Elles  s'agitent ,  elles  défont  tout  ce  que  nous  fai- 
sons... et  Robert  est  décidé  à  prendre  l'offensive. 

—  S'il  a  un  expédient  convenable...  dit  Pon- 
talès en  cherchant  ses  mots,  un  biais...  vous 
m'entendez?...  quelque  chose  d'adroit  et  de 
sûr... 


140  LES    BELLES-DE-NUIT. 

11  s'interrompit  pour  prêter  vivement  l'oreille. 
On  entendait  un  bruit  de  pas  sur  la  route,  dans 
la  direction  de  l'entrée  du  manoir. 

Pontalès  et  l'homme  de  loi  s'éloignèrent  un 
peu  de  la  route  battue ,  afin  de  se  mettre  à 
l'écart  derrière  les  premières  branches  du  taillis. 

Les  pas  approchaient;  on  put  bientôt  distin- 
guer dans  l'ombre  deux  personnes  qui  s'avan- 
çaient lentement. 

—  C'est  lui ,  dit  Pontalès. 

—  Avec  une  femme...  répliqua  l'homme  de 
loi. 

—  Lola,  sans  doute? 

Macrocéphale  avança  la  tète  en  dehors  des 
branches  pour  mieux  voir. 

—  Non  pas  !...  dit-il  d'un  accent  étonné, 
c'est  madame  de  Penhoël  !....... 

Quand  Robert  et  la  femme  qui  l'accompagnait 
furent  arrivés  tout  auprès  de  la  Tour-du-Cadet, 
quelques  mots  de  leur  entretien  parvinrent 
jusqu'aux  oreilles  de  Pontalès  et  de  maître  le 
Ilivain. 

C'était  bien  Marthe  de  Penhoël.  Malgré  l'ob- 
scurité, on  ne  pouvait  plus  s'y  méprendre.  Elle 
donnait  le  bras  à  Robert ,  qui  la  soutenait 
cavalièrement  et  marchait  d'un  pas  de  parade. 

Quand  Marthe  parlait ,  Pontalès  et  l'homme 


CHAPITRE    IX.  141 

de  loi  n'eiitendaicnt  qu'un  murmure;  quand,  au 
contraire,  le  jeune  M.  de  Blois  fournissait  Ja 
réplique,  ils  ne  perdaient  pas  une  parole.  La 
voix  de  Robert  était  haute,  gaillarde,  et  déno- 
tait  beaucoup  de  bonne  humeur. 

—  Belle  dame,  disait-il  en  ce  moment,  Pen- 
hoël  n'a  pas  été  plus  heureux  ce  soir  que  d'habi- 
tude... C'est  étonnant  !  le  sort  ne  se  lasse  pas  de 
persécuter  ce  pauvre  ami!...  Avant  de  mettre  le 
feu  à  la  pile  de  fagots  qu'on  a  brûlée  dans  l'aire, 
Penhoël  avait  perdu  sa  dernière  pièce  de  vingt 
francs...  Vous  devriez  user  de  votre  influence, 
belle  dame,  pour  le  guérir  de  cette  détestable 
passion  ! 

—  Il  y  a  trois  ans,  répondit  Marthe,  on  ne 
pouvait  pas  perdre  plus  d'un  louis  d'or  dans  sa 
soirée  au  jeu  que  jouait  le  maître  de  Penhoël... 

—  Ah  !  ah  !  fit  Robert ,  les  choses  ont  donc 
bien  changé  !...  Au  jeu  que  joue  Penhoël ,  rien 
n'est  plus  aisé  que  de  perdre  maintenant  dans 
sa  soirée  une  bonne  métairie  ou  quelques 
arpents  de  futaie... 

—  Quel  ton!...  murmura  Pontalès.  Il  y  a 
dans  ce  Robert  du  maraud  et  du  grand  sei- 
gneur ! 

—  Mais  comment  diable  Madame  consent- 
elle  à  se  promener  avec  lui,  en  ce  lieu  et  h  cette 
heure?...  réphqua  maître  le  Hivain. 


142  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Marthe  avait  repondu  quelques  mots  d'une 
voix  faible  et  brisée. 
Robert  reprit  : 

—  Ne  m'accusez  pas,  belle'  dame!...  Je  lui  ai 
dit  vingt  fois  qu'il  avait  là  deux  vices  pitoya- 
bles... On  peut  aimer  à  jouer  et  à  boire...  mais 
il  joue  comme  une  dupe  et  boit  comme  un  char- 
retierf 

Tout  en  parlant ,  Robert  jetait  ses  regards  h 
droite  et  à  gauche;  il  cherchait  évidemment 
quelque  auditeur  invisible. 

—  Je  ne  veux  point  vous  cacher,  belle  dame, 
poursuivit-il,  que  je  vous  ai  entraînée  jusqu'ici 
pour  parler  un  peu  d'affaires  d'intérêt...  Mais, 
auparavant,  permettez-moi  de  vous  demander 
si  l'indisposition  de  la  chère  demoiselle  Blanche 
n'a  pas  eu  de  suites  fâcheuses? 

Robert  put  sentir  le  bras  de  Madame  tressail- 
lir sous  le  sien. 

—  Qu'avait-elle  donc?...  demanda-t-il  encore. 
Marthe  cessa  de  marcher,  ses  jambes  chance- 
laient. 

—  Ce  qu'elle  avait?...  prononça-t-elle  d'une 
voix  pénible  et  sourde,  ne  le  savez-vous  pas?... 

Robert  hésita  un  instant;  puis  il  répondit 
d'un  ton  délibéré,  mais  peut-être  au  hasard  : 

—  Ma  foi  !  belle  dame,  je  crois  bien  que  je 
m'en  doute. 


CHAPITRE    IX.  145 

Marthe  arraclia  brusquement  son  bras  qui 
s'appuyait  naguère  à  celui  de  M.  de  Blois. 

—  Ah!...  fit-elle  d'un  Ion  si  étrange  que 
Robert  se  pencha  pour  examiner  son  visage. 

Mais  la  nuit  était  trop  noire  pour  qu'il  fût 
possible  de  rien  distinguer  sur  une  physiono- 
mie. 

Marthe  ne  disait  plus  rien,  elle  restait  immo- 
bile, les  bras  tombants  et  la  tête  courbée.  On 
entendait  sa  respiration  courte  et  pénible. 

Robert  sentait  vaguement  qu'il  y  avait  là 
encore  un  mystère.  Il  avait  envie  d'interroger, 
mais,  pour  une  confidence  d'une  certaine  espèce, 
les  oreilles  qu'il  supposait  ouvertes  sous  le  feuil- 
lage pouvaient  bien  être  de  trop... 

—  Chère  dame,  s'écria  -  t-il ,  je  suppose, 
d'après  votre  geste,  que  vous  êtes  très  en  colère... 
Il  n'y  a  vraiment  pas  de  quoi...  Un  de  ces  jours, 
je  veux  avoir  avec  vous  un  entretien  au  sujet  de 
mademoiselle  votre  fille... 

—  Tout  de  suite!  interrompit  Madame  avec 
vivacité,  au  nom  du  ciel,  monsieur!... 

—  Belle  dame,  vous  me  voyez  désolé  de  vous 
refuser...  Ce  n'est  véritablement  pas  le  mo- 
ment... Et,  si  vous  le  permettez,  je  vais  vous 
parler  du  motif  de  notre  entrevue... 

—  Ah  ça!...  grommelait  Macrocéphale  der- 
rière les  branches  du  taillis,  est-ce  qu'il  faudrait 


144  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ajouter  foi ,  par  hasard  ,  à  ce  que  disent  les 
Baboin  et  les  Kerbichel  ?....  Esl-ce  qu'il  y  aurait 
sérieusement  quelque  chose  entre  Madame  et  ce 
Robert?... 

—  Pour  pécher,  répliqua  Pontalès,  il  n'y  a 
rien  de  tel  que  les  saintes...  Mais  vous,  qui  avez 
Toreille  plus  jeune  que  moi ,  maître  le  H i vain, 
entendez-vous  ce  qu'ils  disent? 

—  J'entends  Robert...  Et  Dieu  me  pardonne 
s'ils  ne  parlent  pas  de  tout,  excepté  de  la  vente 
du  manoir  ! 

Comme  s'il  avait  pu  entendre  ce  reproche,  le 
jeune  M.  de  Biois  abordait  justement  à  cet  in- 
stant le  chapitre  de  la  vente,  et  la  réponse  de 
Madame  étant  probablement  un  refus,  il  repre- 
nait, sans  abandonner  son  accent  de  politesse 
aisée  et  légèrement  railleuse  : 

—  Belle  dame  !  je  ne  m'attendais  pas  à  cela  ! 
j'avais  absolument  compté  sur  vous...  Je  ne  sais 
pas  si  vous  avez  remarqué  un  fait  assez  bizarre  : 
depuis  trois  ans  que  vous  me  devez  toute  sorte 
de  gratitude,  je  ne  vous  ai  pas  demandé  le 
moindre  service  1 

—  N'est-ce  pas  assez,  murmura  Marthe,  de 
m'avoir  fermé  la  bouche  alors  que  je  voyais  un 
abîme  au  devant  des  pas  de  mon  mari?... 

—  Ceci,  c'est  du  silence...  un  bon  office  pure- 
ment négatif!...  Pour  tout  ce  qui  exigeait  un 


CHAPITRE    IX.  145 

effort  quelconque,  je  me  suis  toujours  adressé 
à  cette  pauvre  Lola...  Voyons!  pour  une  fois 
que  je  mets  votre  obligeance  à  contribution, 
allez -vous  me  repousser? 

Pontalcs  et  le  Hivain  entendirent  ce  murmure 
faible  qui  annonçait  la  réponse  de  Madame. 

C'était  encore  un  refus ,  sans  doute ,  car 
Robert  laissa  écbapper  une  exclamation  d'im- 
patience. Néanmoins  il  ne  se  fâcha  pas  en- 
core. Il  reprit  le  bras  de  Madame,  et  continua 
son  plaidoyer  en  revenant  lentement  sur  ces 
pas,  le  long  de  la  route  déjà  parcourue. 

Dans  ce  mouvement,  ils  s'éloignaient  tous 
deux  du  marquis  et  de  rbonime  de  loi,  qui  ne 
pouvaient  même  plus  saisir  le  sens  des  paroles 
de  Robert. 

—  C'est  un  fin  matois  tout  de  même  !...  dit 
Macrocéphale.  11  aura  su  prendre  la  pauvre 
femme  dans  quelque  piège  diabolique!... 

—  Oui...  oui,  pensa  tout  haut  Pontalès,  c'est 
un  homme  habile  à  la  façon  des  intrigants  de 
comédie...  11  a  comme  cela  une  douzaine  de  fils 
qu'il  fait  mouvoir  assez  artistement...  C'est  un 
fanfaron  d'astuce...  un  bachelier  es  tours  de 
passe-passe!...  Les  hommes  de  bon  sens  comme 
vous  et  moi,  maître  le  Hivain,  laissent  aller  les 
choses,  attendent  l'occasion,  et  dament  le  pion 
souvent  à  ces  brillants  joueurs  de  gobelets  !... 

2.  13 


146  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Belle  dame,  disait  Robert  en  revenant  une 
seconde  fois  sur  ses  pas,  c'est  un  projet  arrêté.. . 
vous  aurez  beau  vous  débattre...  il  faut  que 
cela  soit  fait  ce  soir  ! 

La  voix  de  Marthe  était  suppliante. 

—  C'est  la  dernière  ressource  de  ma  pauvre 
enfant!  murmurait-elle.  Monsieur  !...  monsieur, 
ayez  pitié  de  nous!... 

—  Je  le  voudrais,  mais  c'est  impossible... 
Une  dernière  fois ,  consentez- vous  ? 

—  Vous  savez  bien  que  je  ne  le  puis  pas! 
Robert  s'arrêta  ;  il  touchait  presque  à  l'arbre 

qui  servait  d'abri  à  Pontalès  et  à  l'homme  de  loi. 

Ceux-ci  le  virent  mettre  la  main  à  sa  poche 
et  en  retirer  un  objet  de  petite  dimension,  dont 
l'obscurité  les  empêcha  de  connaître  la  nature. 

C'était  un  portefeuille.  Robert  l'approcha  des 
yeux  de  Marthe,  qui  se  couvrit  le  visage  de  ses 
mains. 

—  -  Il  est  pénible  d'en  venir  à  ces  extrémités, 
madame,  poursuivit  Robert  en  baissant  la  voix, 
mais  c'est  vous  seule  qui  m'y  forcez ,  à  tout 
prendre!...  Pourtant,  vous  savez  bien  ce  que  je 
puis  contre  vous  !... 

Il  frappa  sur  le  maroquin  du  portefeuille. 
Marthe  demeurait  immobile. 

—  Voyons  !  reprit  Robert ,  ne  me  contrai- 
gnez pas  à  faire  un  coup  d'éclat!...  Vous  savez 


CHAPITRE    IX.  147 

si  j'ai  été  discret  durant  ces  trois  années...  Ne 
soyez  pas  plus  cruelle  que  moi  envers  vous- 
même...  Si  vous  continuez  à  me  refuser,  malgré 
ma  répugnance  qui  est  grande,  je  me  déciderai 
à  faire  usage  de  cette  arme...  Si  vous  consentez, 
comme  je  l'espère  encore,  vous  pouvez  compter, 
autant  que  par  le  passé,  sur  ma  discrétion  à 
toute  épreuve  ! 

Madame  hésita  encore  durant  un  instant.  La 
nuit  cachait  l'angoisse  mortelle  qui  était  sur  son 
visage. 

—  Je  ne  puis  pas  vous  résister,  monsieur... 
dit-elle  enfin  d'une  voix  à  peine  intelligible,  ce 
que  vous  ordonnerez,  je  le  ferai  ! 

—  A  la  bonne  heure  !  s'écria  gaiement 
Robert  qui  remit  le  portefeuille  dans  sa  poche  ; 
avec  une  femme  d'esprit  on  a  toujours  de  la 
ressource... 

Puis  il  ajouta  en  parlant  comme  un  acteur  à 
la  cantonade  ; 

—  Holà...  n'y  a-t-il  personne  ici? 
Maître  le  Hivain  sortit  de  sa  cachette. 
A  sa  vue,  Marthe  se  recula  effrayée. 

—  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter  mon  très- 
humble  respect,  madame,  dit  Macrocéphale  de 
son  ton  le  plus  doucereux,  je  n'ai  rien  entendu  ; 
et  quand  même  j'aurais  entendu ,  ajouta-t-il  en 
se  penchant  à  l'oreille  de  Marthe,  humiliée  et 


148  LES    BELLES-DE-iNUIT. 

tremblante,  ne  savez-vous  pas  que  vous  avez 
en  moi  un  serviteur  fidèle  qui  se  ferait  hacher 
en  mille  pièces  pour  votre  service?... 

—  Maître  le  Hivain,  dit  Robert,  vous  allez 
avoir  la  bonté  de  suivre  madame  de  Penhoël 
au  manoir...  vous  entrerez  avec  elle  dans  la 
chambre  de  son  mari  qui,  sur  sa  demande, 
vous  remettra  un  pouvoir  écrit  de  vendre  le 
manoir  et  ses  dépendances. 

Il  baisa  la  main  de  Madame  d'une  façon  toute 
galante  et  ajouta  : 

—  Faites  vite ,  s'il  est  possible ,  maître  le 
Hivain...  Je  vous  attends! 


PRKDICTIOIVS, 


Diane  et  Cyprienne  étaient  déjà  depuis  quel- 
ques instants  dans  la  loge  du  passeur  du  Port- 
Corbeau.  A  leur  entrée,  Benoît  avait  cessé  de 
chanter;  il  s'était  soulevé  sur  le  coude,  afin  de 
saluer  avec  respect  les  filles  de  Penhoël. 

Depuis  lors,  il  restait  immobile  sur  son  gra- 
bat ,  les  yeux  fixes  et  tournés  vers  les  solives 
enfumées  qui  composaient  la  charpente  de  sa 
loge. 

A  le  voir  ainsi ,  hâve  et  décharné,  la  joue 
creuse ,  la  bouche  entr'ouvertc ,  on  aurait  cru 

13. 


130  LES   BELLES-DE-NUIT. 

déjà  qu'il  n'était  plus  de  ce  monde,  d'autant 
mieux  qu'il  avait  placé  lui-même  sur  sa  poitrine 
le  crucifix  de  bois  noir  qui  garde  contre  les 
influences  du  malin  esprit  la  couche  froide  des 
trépassés. 

Une  chandelle  de  résine,  mince  et  fumeuse, 
était  fichée  dans  la  muraille  à  son  chevet,  un 
peu  en  arrière  du  lit;  ses  traits  amaigris  s'éclai- 
raient à  revers,  et  les  sailhes  osseuses  de  son 
visage  jetaient  des  ombres  profondes. 

Cyprienne  était  toute  pâle  et  tremblait  à  le 
regarder. 

La  lumière  de  la  résine  n'éclairait  guère  que 
le  grabat  et  un  billot  de  bois  sur  lequel  reposait 
un  pot  d'eau  bénite  avec  son  goupillon.  Le  reste 
de  la  chambre  se  perdait  dans  une  demi-obscu- 
rité d'où  sortaient  çà  et  là,  quand  la  résine  crépi- 
tante jetait  une  flamme  plus  vive,  les  misérables 
objets  qui  composaient  le  mobilier  du  passeur. 

Au  dehors  l'air  était  lourd  ;  dans  la  loge  on 
respirait  à  peine  :  l'atmosphère  se  chargeait  de 
ces  miasmes  tièdes  et  froids  qui  semblent 
exhaler  l'agonie. 

Diane  se  tenait  debout  auprès  du  Ht  de  Benoit 
Haligan. 

Cyprienne  s'était  assise  un  peu  à  l'écart,  et 
mêlait  un  breuvage  dans  une  petite  écuelle  de 
faïence. 


CHAPITRE    X.  161 

—  Eh  bien!  Benoît...  disait  Diane,  vous  ne 
voulez  pas  nous  répondre,  ce  soir?...  Nous 
vous  avons  entendu  chanter  tout  à  l'heure, 
pourquoi  vous  taisez-vous  maintenant? 

Le  vieillard  ne  répliqua  point.  Sa  respiration, 
d'ordinaire  bruyante  et  pénijjle,  était  si  faible 
en  ce  moment,  qu'on  ne  l'entendait  plus. 

—  Ma  sœur. . .  ma  sœur,  murmurait  Cyprienne 
effrayée,  allons  chercher  le  vicaire...  Nous 
sommes  peut-être  dans  la  chambre  d'un  mort!... 

Aucun  mouvement  du  vieux  passeur  ne  pro- 
testa contre  cette  crainte.  Il  restait  toujours 
étendu,  la  bouche  et  les  yeux  ouverts ,  les  bras 
en  croix  sur  sa  poitrine,  pareil  à  ces  statues 
couchées  qu'on  voit  sur  les  anciennes  tombes. 

—  Benoît...  mon  pauvre  Benoît!  reprit 
Diane,  vous  savez  bien  que  nous  vous  aimons... 
j)Ourquoi  nous  effrayer  ainsi?  Nous  sommes 
venues  bien  tard  ce  soir,  mais  il  n'y  a  pas  de 
notre  faute...  Benoît,  répondez-nous,  je  vous  en 
prie  ! 

Même  silence.  Cyprienne  avait  du  froid  dans 
les  veines,  et  ses  jambes  chancelaient  sous  le 
poids  léger  de  son  corps. 

Diane  s'approcha  davantage  du  chevet  de 
Benoît  et  reprit  encore  : 

—  Vous  aviez  soif,  peut-être,  et  vous  n'avez 
pas  pu  vous  lever  pour  boire;  pauvre  homme!... 


152  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Vous  nous  avez  appelées...  L'heure  où  nous 
venons  d'ordinaire  s'est  passée,  et  vous  avez  cru 
que  nous  vous  avions  oublié!... 

Toujours  le  même  silence.  Seulement ,  la 
flamme  de  la  résine  se  prit  à  trembler,  et  les 
déplacements  de  l'ombre  et  de  la  lumière  mirent 
une  espèce  de  vie  factice  sur  le  visage  morne  du 
vieillard, 

Cyprienne ,  à  bout  de  courage,  eut  la  pensée 
de  s'enfuir.  Diane ,  au  contraire ,  fit  un  pas  de 
plus  vers  le  chevet  du  passeur,  et  saisit  son  bras, 
afin  de  lui  tâter  le  pouls. 

Au  contact  des  doigts  de  la  jeune  fille,  Benoît 
eut  un  tressaillement  faible.  Un  soupir  s'exhala 
de  ses  lèvres  décolorées,  et  ses  paupières  batti- 
rent comme  si  le  charme  qui  le  tenait  enchaîné 
se  fût  rompu  tout  h  coup. 

—  Le  feu  de  joie  a  bien  brûlé,  dit-il  en  fer- 
mant ses  yeux  avec  fatigue ,  j'ai  vu  sa  lueur 
rouge  à  travers  la  porte  de  ma  loge...  C'est  un 
joyeux  jour,  jeunes  filles  !...  On  danse  sur  l'aire 
et  l'on  danse  dans  le  jardin  de  Penhoël!...  Le 
pauvre  Benoît  reste  seul...  Il  met  îrop  de  temps 
à  mourir  ! 

Diane  prit  l'écuelle  des  mains  de  Cyprienne 
et  la  lui  j)résentn.  Benoît  secoua  la  tète  en  signe 
de  refus. 

—  J'ai  vu  le  temps,  continua-t-il,  où  Penhoël 


CHAPITRE    X.  153 

venait  dire  adieu  à  ses  serviteurs  mourants... 
Alors,  tout  ce  qui  était  bon  et  noble,  Penhoël 
n'oubliait  jamnis  de  le  faire...  Mais  il  y  a  une 
autre  agonie  que  celle  du  corps,  et  je  n'en  veux 
pas  au  fils  de  mon  maître... 

—  Buvez,  répéta  Diane,  cela  vous  soulagera. 

—  Il  n'y  a  qu'une  cbose  au  monde  qui  puisse 
me  soulager,  répliqua  le  vieillard  dont  les 
traits  flétris  eurent  presque  un  sourire;  c'est 
d'entendre  votre  voix  douce  auprès  de  mon 
oreille,  Diane  de  Penhoël...  Il  y  avait  un  homme 
que  j'aimais  plus  qu'un  père  n'aime  son  fils 
unique  et  adoré...  A  mesure  que  j'avance  vers 
mon  dernier  jour,  les  yeux  de  mon  esprit  voient 
mieux  et  plus  loin...  Il  n'est  pas  mort...  il 
reviendra  peut-être  quand  il  ne  sera  plus 
temps  !  Mes  filles,  vous  avez  ses  grands  yeux  de 
feu  et  vous  avez  son  bon  cœur...  Quand  je  vais 
être  là- haut  à  la  porte  du  paradis,  avant  de 
parler  pour  moi-même,  je  prierai  pour  lui  et 
pour  vous... 

Sa  voix  s'animait  peu  à  peu,  et  sa  tête  ren- 
versée parmi  les  longues  mèches  de  ses  cheveux 
gris  semblait  prête  à  quitter  l'oreiller. 

—  Non!...  non!...  reprit  il  répondant  aux 
paroles  qu'il  avait  entendues  naguère,  alors 
qu'il  restait  immobile  et  comme  mort  ;  non  ,  je 
ne  suis  pas  fâché  contre  vous,  mes  filles...  Je 


154  LES    BELLES-DE-NUIT. 

savais  que  vous  viendriez  encore  aujourd'hui... 
mais  demain... 
Il  s'arrêta. 

—  Nous  vous  promettons  de  venir...  voulut 
dire  Diane. 

Le  passeur  se  souleva  lentement  et  avec  effort  ; 
il  parvint  à  se  mettre  sur  son  séant. 

—  Approchez  ici  toutes  deux ,  poursuivit-il 
d-une  voix  plus  lente  et  toute  pleine  d'émotion  : 
que  je  vous  voie  encore  une  fois,  ma  belle 
Diane...  et  vous,  ma  jolie  Cyprienne...  douces 
fleurs  du  manoir  !...  Oh!  oui,  si  Taîné  de  Pen- 
hoël  était  revenu,  le  vieux  sang  aurait  eu  encore 
de  beaux  jours!...  Mais  il  tarde...  il  tarde!... 
Je  crois  que  Dieu  ne  veut  pas!... 

11  rejeta  en  arrière  ses  grands  cheveux  gris. 
Ses  yeux  commençaient  à  briller  au  milieu  de 
sa  face  pâle,  sillonnée  de  rides  profondes. 

Les  deux  sœurs  l'écoutaient  avec  une  atten- 
tion émue. 

—  Je  vois  bien  des  choses  !  poursuivit  encore 
le  vieillard.  Pourquoi  faut-il  que  ma  volonté 
soit  stérile?  Enfants,  si  vous  ne  venez  plus, 
demain  je  serai  seul...  car  tout  le  monde  a 
délaissé  mon  lit  de  souffrance...  Dieu  m'aura 
pris  ma  dernière  joie  sur  la  terre  ! 

—  Mais  nous  viendrons,  interrompit  Diane. 
Et  Cyprienne  ajouta  en  essayant  de  sourire  : 


CHAPITRE    X.  155 

—  Ne  faut-il  pas  bien  que  je  vienne  préparer 
votre  tisane,  bon  père  Benoit?  moi,  qui  suis 
votre  médecin  ! 

—  Pour  ce  qui  est  de  moi ,  répondit  le  pas- 
seur, je  n'ai  besoin  de  rien,  mes  filles...  aban- 
donné ou  non,  mes  heures  sont  comptées...  La 
faim  ,  la  soif  et  la  nsjialadie  ne  pourront  pas  me 
tuer,  puisque  Dieu  a  marqué  la  manière  dont 
je  dois  mourir...  Je  sais  le  nombre  des  jours 
qui  me  restent  à  vivre...  C'est  bien  long!... 
Cyprienne  de  Penhoël,  vous  qui  vouliez  aller 
chercher  tout  à  l'heure  le  prêlre  pour  dire  sur 
moi  la  prière  des  trépassés ,  vous  vous  en  irez 
avant  moi,  ma  fille. 

Cyprienne,  tremblante,  baissait  la  tète.  Elle 
était  habituée  à  croire  les  paroles  du  vieillard 
comme  autant  d'oracles. 

—  Ne  dites  pas  cela!...  murmura  Diane, 
vous  savez  bien  que  nous  avons  besoin  de  tout 
notre  courage!... 

Mais  Benoît  Haligan  semblait  céder  a  un  pou- 
voir irrésistible.  Ce  n'était  plus  le  même  homme. 
Sa  taille  s'était  redressée  ;  son  visage  s'inspi- 
rait; une  flamme  étrange  brûlait  au  fond  de 
ses  yeux  caves. 

—  Et  vous  aussi,  Diane  de  Penhoël!...  con- 
tinua-t-il.  Toutes  deux...  toutes  deux  ensem- 
ble !...  Ne  m'interrompez  plus,  car  ce  moment 


156  LES    BELLES-DE -NUIT. 

de  force  que  Dieu  me  rend  sera  court,  et  quand 
je  vais  me  taire,  ce  sera  pour  longtemps  !...  Je 
suis  seul...  je  n'ai  ni  fils  ni  fille...  Je  n'aime 
personne  en  ce  monde ,  si  ce  n'est  vous  et  Tab- 
sent...  depuis  soixante  et  dix  ans  que  dure  ma 
vie,  je  suis  un  pauvre  homme...  Et  pourtant 
j'ai  amassé  un  petit  trésor  qui  est  enfoui  au  pied 
du  grand  aune  qui  baigne  ses  branches  dans  la 
rivière  et  auquel  j'attachais  mon  bac,  au  temps 
où  je  pouvais  encore  passer  l'eau...  Écoutez  bien 
ceci,  car  nulle  créature  humaine  n'est  infaillible, 
et  peut-être  mes  prophéties  sont-elles  les  rêves 
d'un  vieil  homme  qui  se  meurt...  Dieu  le  veuille, 
enfants.  Dieu  le  veuille!... 

«  Sous  l'aune,  il  y  a  cent  pièces  de  six  livres, 
enfermées  dans  un  pot  de  grès...  Je  les  ai  mises 
là  une  à  une,  et  il  m'a  fallu  bien  des  années  de 
fatigue  I... 

il  Alors  que  Penhoël  était  heureux  et  riche, 
je  comptais  donner  mon  argent  aux  prêtres, 
après  ma  mort,  afin  qu'il  fût  dit  des  messes 
pour  le  repos  de  mon  âme,  et  aussi  pour  les 
bleus  que  j'ai  lues  sur  la  lande  pendant  la 
guerre. 

«  Depuis  que  Penhoël  est  pauvre,  ne  m'inter- 
rompez pas,  je  sais  ce  que  je  dis!  ses  serviteurs 
n'ont  plus  le  droit  de  penser  à  eux-mêmes. 

«Je  médisais:  Mon  argent  sera  pour  Madame, 


CHAPITRE    X.  157 

pour  l'absent,  qui  reviendra  peut-être  et  qui 
n'aura  plus  de  patrimoine,  ou  pour  les  filles  de 
Jean  de  Penhoël... 

«t  Mettez  ceci  dans  votre  mémoire ,  car  je  ne 
vous  en  reparlerai  plus...  Quoi  qu'il  arrive,  que 
je  sois  vivant  ou  mort,  que  ce  soit  aujourd'hui 
même  ou  dans  dix  ans,  vous  êtes  mes  héritières, 
et  les  cent  pièces  de  six  livres  sont  votre 
bien...  n 

Cyprienne  et  Diane  avaient  des  larmes  dans 
les  yeux. 

—  Pauvre  bon  père  Benoît!...  dirent-elles 
en  même  temps. 

Le  vieillard  souriait  d'un  sourire  amer  et 
triste. 

—  Ne  me  remerciez  pas ,  reprit-il ,  à  moins 
que  vous  ne  veuillez  suivre  mon  conseil. 

—  Quel  conseil?... 

—  Aujourd'hui ,  à  l'heure  même  où  je  vous 
parle...  dites-moi  adieu  pour  l'éternité,  et  sans 
prendre  le  temps  de  remonter  au  manoir,  allez 
chercher  l'argent  qui  est  sous  l'aune...  Quand 
vous  l'aurez ,  vous  passerez  l'eau  et  vous  vous 
enfuirez,  mes  filles,  aussi  loin  que  la  terre 
pourra  porter  vos  pas.  , 

Diane  et  Cyprienne  secouèrent  la  tête. 

—  Et  notre  père?...  murmurèrent-elles  en 
même  temps.  Et  Madame...  et  TAnge?... 

2.  a 


158  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Que  peut  faire  un  pauvre  vieillard  contre 
la  volonté  de  Dieu?...  pensa  tout  haut  Benoît 
Haligan. 

Puis  il  garda  quelques  instants  le  silence,  les 
bras  croisés  sur  sa  poitrine  et  les  yeux  au  ciel. 

Diane  et  Cyprienne  se  tenaient  par  la  main. 
Leurs  charmants  visages,  qu'éclairait  faiblement 
la  lumière  tremblante  de  la- résine,  exprimaient 
une  résignation  mélancolique. 

Toutes  deux  avaient  une  foi  égale  aux  paroles 
prophétiques  du  passeur;  toutes  deux  croyaient 
h  cette  annonce  d'une  mort  violente  et  pro- 
chaine. Elles  donnaient  leurs  âmes  à  Dieu,  et  ne 
voulaient  point  fuir.  < 

Le  sacrifice  était  consommé  au  fond  de  leur 
cœur,  sans  faste  et  avec  un  calme  pieux.  Elles 
regardaient  en  face  le  martyre. 

Au  bout  de  quelques  secondes,  Benoît  reprit 
comme  en  se  parlant  à  lui-même  : 

—  Mon  Dieu  !  pourquoi  montrez- vous  l'ave- 
nir à  ceux  qui  sont  trop  faibles  pour  prévenir 
le  malheur  ou  le  combattre?...  Depuis  que  cet 
homme  mit  le  pied  sur  mon  bac ,  par  un  soir 
d'orage...  depuis  qu'un  éclair  me  montra  pour 
la  première  fois  sa  figure,  une  voix  s'est  élevée 
au  fond  de  ma  conscience...  Il  y  a  trois  ans  que 
mes  rêves  me  le  montrent,  la  nuit,  le  jour,  dans  la 
veille  et  dans  le  sommeil...  et  je  vois  toujours  la 


CHAPITRE    X.  159 

même  chose. . .  Malheur  ! . . .  rien  que  malheur  ! . . . 
Un  peu  de  sang  remonta  à  sa  joue  pâlie;  ses 
yeux  brillèrent  davantage, 

—  Oh  î  si  j'avais  encore  les  bras  d'un 
homme!...  s'écria -t-il,  mais  je  ne  suis  plus 
qu'un  cadavre!...  Il  est  arrivé  par  un  déris,  le 
soir  où  le  moulin  des  Houssaies  fut  emporté  par 
l'inondation...  Il  est  arrivé  avec  les  désastres  et 
avec  la  tempête...  C'est  un  déris  qui  l'empor- 
tera, un  déris  et  une  tempête!...  Mais  avant  ce 
jour  là,  il  prendra  la  vie  de  plus  d'un  et  de  plus 
d'une  au  manoir  de  Penhoël!...  De  toutes  les 
douces  filles  du  manoir,  il  fera  des  bélles-de- 
nuit...  et  cette  heure-là  est  bien  proclie, 
Diane!...  bien  proche,  Cypricnne!  Je  regardais 
ce  soir  le  beau  soleil  d'automne  descendre  der- 
rière la  colline...  et  je  me  disais  :  Les  filles  de 
Jean  de  Penhoël  sont  jeunes,  belles,  ai  mets... 
Demain,  le  soleil  reviendra  éclairer  ma  cabane... 
Où  seront,  à  cette  heure,  les  filles  de  Jean  de 
Penhoël  ? 

Cyprienne  et  Diane  frissonnèrent. 

—  Quoi?...  sitôt  que  cela!...  prononça  Bmié 
à  voix  basse. 

—  Le  marais  est  profond,  murmura  le  pas- 
seur, et  bien  que  les  eaux  soient  basses  ,  il  y  a 
de  quoi  noyer  deux  pauvres  enfants  au  tournant 
de  la  Femme-Blanche  ! ,., 


160  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Cypriennc  mit  sa  tête  sur  Je  sein  de  Diane, 
qui  la  pressa  en  silence  contre  son  cœur. 

—  Après  cela,  poursuivit  Benoît  Haligan, 
Tesprit  du  mal  sera  maître  au  manoir...  Pauvre 
Marthe!...  comme  je  la  vois  pleurer  en  appe- 
lant sa  fille!,.. 

—  Blanche  aussi!...  dit  Diane  qui  n'avait 
point  pleuré  sur  elle-même  et  qui  eut  une 
larme  pour  le  sort  de  l'Ange. 

—  Et  Penhoël  !...  s'écria  le  passeur  en  agitant 
les  mèches  mêlées  de  sa  chevelure,  et  Penhoël. .. 
Oh  !  qui  donc  va-t-il  tuer?... 

Les  yeux  du  vieillard  devinrent  sanglants,  et 
sa  voix  s'embarrassa  dans  sa  gorge. 

—  Penhoël  !...  reprit-il  en  cherchant  un  fan- 
tôme dans  le  vide,  pitié!...  c'est  votre  frère!... 

Ses  bras  retombèrent  sur  la  couverture. 

—  Je  l'avais  dit...  poursuivit-il  avec  épuise- 
ment, son  corps  et  son  âme!... 

II  s'affaissa  lourdement  et  ne  parla  plus. 

Cyprienne  et  Diane  restaient  frappées  de  ter- 
reur. 

Durant  quelques  minutes  un  silence  lugubre 
régna  dans  la  loge  ;  puis  une  étincelle  sembla 
se  rallumer  dans  l'œil  éteint  du  vieillard. 

—  Écoutez...  dit-il  d'une  voix  brève  et  basse. 
Écoutez  !... 

Son  geste  commandait  le  silence ,  comme  s'il 


CHAPITRE    X.  161 

eût  cherché  à  saisir  un  son  faihle  et  lointain. 

—  Écoutez!...  répëta-t-il  pour  la  troisième 
fois ,  n'entendez-vous  pas  qu'on  parle  de  vous 
là-haut,  sous  la  Tour-du-Cadet? 

Les  deux  sœurs  le  regardèrent  étonnées.  La 
distance  qui  séparait  la  loge  de  la  tour  était 
telle  qu'il  eût  fallu  crier  bien  fort  pour  se  faire 
entendre  de  l'une  à  l'autre. 

—  Ils  sont  là!...  poursuivit  cependant  Be- 
noît, les  assassins  lâches  et  avides!...  Fuyez  !... 
fuyez,  mes  filles!...  Il  en  est  temps  encore! 

Et  comme  Cyprienne  et  Diane  restaient 
immobiles,  Benoît  poursuivit  lentement  : 

—  Ils  sont  là,  vous  dis-je!...  Si  Vous  ne  vou- 
lez pas  fuir,  allez  du  moins  apprendre  le  sort 
qu'ils  vous  réservent!... 

Il  y  avait  dans  l'accent  du  passeur  une  con- 
viction si  profonde  que  Cyprienne  et  Diane  ne 
songèrent  plus  à  la  distance  qui  les  séparait  de 
la  tour. 

Elles  s'élancèrent  au  dehors  comme  s'il  leur 
eut  suffi  de  sortir  pour  entendre  ces  voix  qui 
prononçaient  leur  arrêt. 

Au  dehors ,  le  silence  régnait.  L'atmosphère 
pesante  laissait  immobile  le  feuillage  du  taillis. 
Les  deux  sœurs  commencèrent  à  gravir  le  sen- 
tier à  pic  qui  conduisait  à  la  Tour-du-Cadet. 

Elles  ne  se   rendaient  nul  compte  de  leur 

U. 


162  LES    BELLES-DE-NUIT. 

action,  et  leur  esprit  restait  tout  entier  aux 
funèbres  pensées  que  Benoit  Haligan  venait 
d'évoquer  en  elles. 

Mais,  comme  elles  approchaient  du  haut  de  la 
montée,  Diane  s'arrêta  tout  à  coup  et  serra 
fortement  le  bras  de  Cyprienne. 

Benoit  Haligan  ne  les  avait  point  trompées. 
Elles  entendaient  plusieurs  voix  sous  la  Tour- 
du-Cadet,  et  il  leur  sembla  saisir  de  loin  leurs 
noms,  répétés  à  diverses  reprises. 


XI 


CONC11.IABIJ1.E. 


Cyprienne  et  Diane  étaient  a  une  vingtaine 
de  pas  du  banc  de  gazon,  où  elles  s'étaient  assises 
naguère,  avant  de  descendre  chez  Benoît Hali- 
gan.  Elles  franchirent  sans  bruit  et  avec  pré- 
caution la  faible  distance  qui  les  séparait  de  la 
Tour-du-Cadet,  car  elles  ne  savaient  encore  si 
les  voix  se  faisaient  entendre  en  deçà  ou  au  delà 
de  l'enceinte  de  verdure. 

L'enceinte  était  vide  comme  elles  l'avaient 
laissée,  mais  les  interlocuteurs  invisibles  n'étaient 


164  LES    BELLES-DE-NUIT. 

maintenant  séparés  d'elles  que  par  les  basses 
branches  des  châtaigniers. 

Les  deux  jeunes  filles  écartèrent  doucement 
les  rameaux,  et  mirent  leurs  têtes  entre  le  feuil- 
lage. Elles  ne  virent  rien  d'abord,  mais  le  son 
des  voix  les  guidait,  et  à  force  d'interroger  l'ob- 
scurité, elles  aperçurent  trois  ombres  qui  s'agi- 
taient à  quelques  pas  d'elles. 

Elles  reconnurent  M.  le  marquis  de  Pontalès, 
Robert  de  Blois,  et  Biaise,  le  domestique  de  ce 
dernier. 

C'était  Biaise  qui  avait  prononcé  à  plusieurs 
reprises  le  nom  des  deux  sœurs. 

VEndormeur  n'était  plus  tout  à  fait  le  joyeux 
coquin  que  nous  avons  vu  à  l'auberge  de  Redon. 
Il  avait  attendu  trois  ans  à  l'office,  tandis  que 
son  camarade  Robert,  dit  V Américain^  se  pré- 
lassait superbement  au  salon.  Cette  longue  at- 
tente lui  avait  fait  le  caractère  hargneux  et  l'hu- 
meur acariâtre.  II  avait  pris  en  outre  les  vices 
de  l'antichambre,  car  on  n'est  pas  valet  en  vain, 
même  pour  la  montre.  Biaise  s'était  fait  insolent, 
méchant,  important ,  menteur,  et  il  était  resté 
voleur. 

Point  n'est  besoin  de  dire  qu'il  détestait  son 
prétendu  maître.  Il  détestait  en  outre  Pontalès, 
à  cause  de  sa  fortune  ;  il  détestait  l'oncle  Jean, 
que  ses  gros  sabots  et  sa  pauvreté  n'empêchaient 


CHAPITRE    XI.  165 

point  de  s'asseoir  à  la  table  des  gentilshommes; 
il  détestait  Penhoël,  Madame,  la  société  tout  en- 
tière, depuis  les  trois  Grâces  Baboin-des-Ro- 
seaux-de-l'Etang,  jusqu'au  plus  mince  des  trois 
vicomtes;  il  détestait  les  domestiques,  qui  avaient 
l'impudente  prétention  de  ne  lui  devoir  qu'un 
médiocre  respect,  les  paysans  qui  ne  le  saluaient 
pas  assez  bas,  et  maître  le  Hivain  qui  l'accablait 
pourtant  de  politesse  et  de  sourires. 

Malgré  cette  misanthropie  universelle,  il  vivait 
bien,  et  ne  se  laissait  point  trop  aller  à  la  tris- 
tesse. C'était  un  gros  garçon,  assez  rond  tou- 
jours, et  ses  aversions  envieuses  ne  se  haussaient 
point  jusqu'à  la  haine,  excepté  une  pourtant. 
M.  Biaise,  comme  il  fallait  l'appeler,  avait  cru 
remarquer  trop  souvent  les  jolis  yeux  de  Diane 
et  de  Cyprienne  fixés  sur  lui  avec  moquerie. 
Ces  petites  filles  avaient  eu  le  front  de  railler 
plus  d'une  fois  sa  fière  importance  !  Il  les  haïs- 
sait par  préférence  à  tous  et  du  fond  de  son  cœur. 

Malgré  sa  mauvaise  humeur  et  les  disposi- 
tions hostiles  où  il  s'entretenait  à  l'égard  de  son 
})rétendu  maître.  Biaise  faisait  sa  besogne  en 
conscience.  Sa  besogne ,  bien  entendu ,  n'était 
point  celle  d'un  valet  ordinaire  ;  il  avait  mission 
d'observer,  d'écouter  aux  portes  et  d'espionner, 
ce  dont  il  s'acquittait  à  merveille. 

En  somme,  c'était  dans  son  intérêt  qu'il  tra- 


166  LES    BELLES-DE-NUIT. 

vaillait,  car  une  fois  la  bataille  gagnée,  M.  Biaise 
eoniptait  bien  se  reposer  sur  ses  lauriers. 

Il  y  avait  déjà  quelques  minutes  qu'il  avait 
rejoint  Robert  de  Blois  et  M.  le  marquis  de  Pon- 
talés. 

Le  fruit  de  ses  observations  de  la  journée 
était  sans  doute  plus  important  que  d'habitude, 
car  Biaise  avait  pris  une  physionomie  grave  et 
ce  ton  imposant  qu'on  emploie  pour  annoncer 
les  grandes  nouvelles. 

—  Eh  bien,  ami  Biaise...  avait  dit  d'abord 
Robert  en  l'abordant,  savons-nous  quelque  chose 
de  bon  ? 

Biaise  hocha  la  tête  avec  lenteur. 

—  Nous  savons  quelque  chose...  répondit-il, 
nous  savons  même  beaucoup  de  choses...  mais 
nous  ne  savons  rien  de  bon  ! 

—  Qu'y  a-t-il  donc? 

—  Il  y  a  que  vous  allez  un  train  de  tortue, 
M.  Robert,  et  que,  pendant  ce  temps-là,  votre 
partie  pourrait  bien  se  gâter. 

—  Expliquez-vous!... 

—  Ma  foi  !  j'ai  entendu  aujourd'hui  tant 
d'histoires  que  je  ne  sais  par  où  commencer... 
Avez-vous  pensé  quelquefois  que  ce  serait  une 
furieuse  danse,  si  les  gars  de  Glénac  et  de  Bains 
prenaient  un  beau  jour  leurs  bâtons,  —  car  ils 
n'auraient  pas  même  besoin  de  leurs  fusils ,  — 


CHAPITRE    XI.  167 

pour  venir  décendre  Penhoël  malgré  lui,  et  le 
délivrer  de  notre  compagnie? 

—  Quelle  idée  ! 

—  Comme  vous  dites,  c'est  une  idée  ! ...  Je  ne 
me  vante  pas  de  l'avoir  eue  tout  seul... 

—  II  vous  resterait  toujours  le  château  de 
Pontalès,  mon  cher  M.  de  Blois,  dit  le  marquis; 
vous  ne  doutez  pas,  je  Tespère,  du  plaisir  que 
j'aurais  à  vous  offrir  l'hospitalité. 

Robert  salua.  Biaise  reprit  : 

—  Pontalès  est  un  bien  beau  château  !...  et 
si  l'on  y  mettait  le  feu,  les  murs  resteraient  de- 
bout, car  ils  sont  en  bonne  pierre  de  taille... 

—  Le  feu?  balbutia  le  marquis  :  qui  vous  fait 
parler  ainsi  ? 

—  C'est  encore  une  idée...  une  idée  qui  n'est 
pas  de  moi... 

—  Est-ce  qu'il  y  aurait  quelque  complot ?.•. 
demanda  Pontalès  d'une  voix  altérée. 

—  Oui,  M.  le  marquis...  répliqua  Biaise  avec 
ce  sang-froid  de  comédien  qui  ouvre  toutes 
grandes  les  oreilles  du  parterre,  il  y  a  un  com- 
plot... et  si  vous  ne  vous  dépêchez  pas,  je  pa- 
rierais contre  vous  pour  les  bons  gars  de  Glénac 
et  de  Bains  ! 

Pontalès  essaya  de  sourire. 

—  Vous  voulez  nous  effrayer,  mon  cher 
M.  Biaise....  murmura-t-il. 


168  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Voyons  !  dit  Robert.   Il  ne  s'agit  pas  de 
parler  en  énigmes  ! 

—  Je  vais  tâcher  de  me  Aiire  comprendre... 
Je  vous  ai  dit  bien  souvent:  «Prenez  garde  aux 
filles  de  Toncle  en  sabots!...  Elles  vous  joueront 
quelque  méchant  tour.  »  Vous  répondiez  :  «  Ce 
sont  des  enfants  î...  î>  Eh  bien  !  ces  enfants-là  ont 
soulevé  contre  vous  une  véritable  armée...  Si 
vous  aviez  entendu,  comme  moi,  ce  qui  se  disait 
tout  à  l'heure  sur  l'aire,  pendant  le  feu  de  joie!... 
Vous  avez  mis  Penhoël  bien  bas,  mais  son  nom 
a  encore  un  prestige,  car  jeunes  gens  et  vieil- 
lards parlent  de  mourir  pour  lui  comme  d'une 
chose  toute  simple!...  Ils  savent  vaguement  ce 
qui  se  passe...  Ils  prononcent  votre  nom,  M.  le 
marquis,  le  vôtre,  M.  Robert,  et  celui  de  Lola, 
qu'ils  voudraient  mettre  en  pièces...  Pour  en 
connaître  si  long,  il  faut  qu'on  les  ait  endoctri- 
nés... Et  qui  a  pu  se  charger  de  ce  soin,  sinon 
ces  maudites  enfants?... 

—  C'est  vrai...  dit  Robert. 
Pontalès  gardait  le  silence. 

—  J'ai  fait  de  mon  mieux  pour  vous  en 
débarrasser,  reprit  Biaise,  mais  on  ne  m'aide 
pas...  Pour  en  revenir  aux  lourdauds  de  Glénac 
et  de  Bains,  c'est,  ma  foi,  une  affaire  sérieuse!... 
Vous  les  connaissez  aussi  bien  que  moi,  M.  de 
Pontalès...  Si  une  fois  l'idée  de  nous  faire  un 


CHAPITRE    XI.  169 

mauvais  parti  se  fourre  dans  leurs  grosses  têtes 
chevelues,  du  diable  si  la  justice  et  les  gendar- 
mes pourront  nous  protéger  ! 

—  lîah!...  fit  Robert,  il  y  a  longtemps  qu*ils 
grondent... 

—  Ce  soir,  ils  faisaient  mieux  que  gronder... 
Ils  ont  un  chef  maintenant...  notre  ancienne 
connaissance,  M.  Robert...  le  vieux  Gëraud  du 
Mouton  couronné...  Et  ce  chef-là  m'a  Tair  de 
n'être  que  le  lieutenant  d'un  personnage  invi- 
sible. . . 

—  Qui  serait?...  demanda  Robert. 

—  Peut-être  ces  deux  petits  diables,  les  filles 
de  Toncle  en  sabots,  répliqua  Biaise. 

C'était  en  ce  moment  que  Cypricnne  et  Diane 
se  glissaient  à  pas  de  loup  derrière  les  châtai- 
gniers. 

Biaise  poursuivait  : 

—  Le  père  Gëraud  parle  d'elles  avec  un  res- 
pect étrange...  Il  a  l'air  d'attacher  à  leur  aide 
une  sorte  de  vertu  surnaturelle...  Mais  peut- 
être  y  a-t-il  encore  un  autre  chef... 

—  Qui  donc?...demandèrent  en  même  temps 
Robert  et  Pontalès. 

Les  deux  jeunes  filles  étaient  tout  oreilles  ; 
aucune  parole  ne  leur  échappait  désormais. 

—  Ils  parlent  à  mots  couverts ,  répondit 
Biaise  dont  la  voix  baissa  involontairement,  on 

LES  DEILES-DE-NDIT.   2.  15 


170  LES    BELLES*DE-NUIT. 

voit  qu'ils  fout  allusion  a  une  nouvelle  toute 
récente  et  incertaine  encore...  Mais  j'ai  deviné 
leur  espérance  et  j'ai  peur  que  l'absent  ne  soit 
de  retour. 

Pontalès  et  Robert  tressaillirent  comme  si 
leur  corps  eût  éprouvé  un  choc  matériel. 

Derrière  le  feuillage ,  Cypricnne  et  Diane 
cherchaient  à  modérer  les  battements  de  leurs 
cœurs.  C'étaient  elles  qui  avaient  répandu  dans 
le  pays,  au  hasard  et  comme  suprême  ressource, 
la  lausse  nouvelle  du  relourde  Louis  de  Penhoël. 
Et  pourtant,  cette  nouvelle,  répétée  par  des 
bouches  ennemies,  faisait  naître  en  elles  une 
vague  espérance. 

L'émotion  qu'elles  ressentaient  au  nom  de 
l'aîné  de  Penhoël  leur  faisait  presque  oublier 
qu'elles-mêmes  avaient  inventé  le  mensonge  de 
son  retour. 

—  S'il  allait  revenir!...  Voilà  déjà  deux  fois 
que  j'entends  parler  de  cela!...  murmura  Pon- 
talès. 

—  D'après  ce  qu'on  dit  de  l'homme,  ajouta 
Robert,  il  ne  s'agirait  plus  de  plaisanter...  Ce 
serait  une  autre  histoire  que  les  petites  filles 
ou  que  le  vieux  gargotier  de  Redon  ,  ameutant 
contre  nous  cinq  ou  six  douzaines  de  balourds!... 
Vous  l'avez  connu,  vous,  M.  le  marquis? 

—  Je  l'ai  connu,  répliqua  Pontalès.  C'était 


CHAPITRE    XI.  17! 

alors  un  enfant...  S'il  n'a  pas  changé,  que  Dieu 
nous  garde  de  le  rencontrer  jamais  face  à  face  î . . . 

—  Bah!...  s'ccria  Biaise,  est-il  donc  assez 
fort  pour  nous  faire  peur  avec  son  ombre?... 
Vous  voilà  tout  déconcertés  d'avance!...  C'est 
peut-être  un  faux  bruit...  Si  l'homme  en  ques- 
ton  était  de  retour,  et  qu'il  fut  aussi  terrible 
que  vous  le  dites ,  nous  aurait-il  laissés  pour- 
suivre paisiblement  notre  besogne?...  Allons, 
messieurs,  j'ai  mes  petits  intérêts  dans  l'af- 
faire... Ma  voix  compte  au  chapitre,  bien  que 
je  sois  voire  humble  valet...  Vous  avez  trop 
tardé  ;  il  faut  réparer  d'un  seul  coup  le  temps 
perdu  ! 

—  Nous  avons  devancé  votre  conseil ,  ami 
Biaise,  répondit  Robert.  Dans  quelques  minutes, 
M.  de  Pontalès  sera  propriétaire  du  manoir  de 
Penhoël. 

—  Vous  avez  la  signature? 

—  Nous  l'attendons. 
Biaise  se  frotta  les  mains. 

—  Bien  joué,  cette  fois!  s'écria  t-il,  le  meil- 
leur levier  ne  peut  pas  grand  chose  sans  point 
d'appui...  Une  fois  que  Penhoël  n'aura  plus  chez 
nous  un  pouce  de  terre,  les  paysans  réfléchi- 
ront... Pour  un  gentilhomme  à  moitié  ruiné, 
on  se  dévoue  encore...  Mais  pour  un  men- 
diant... 


172  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  D'ailleurs,  Penlioël  ne  pourra  rester  au 
pays...  ajouta  Pontalès. 

—  Avec  les  faux,  dit  Robert,  nous  renverrons 
au  bout  du  monde  ! 

—  Et  une  fois  le  maître  parti,  poursuivit 
Pontalès,  tout  ira  sur  des  roulettes...  Nous 
n'aurons  plus  à  craindre  les  filles  de  Tonclc 
Jean ,  d'abord  ,  et  c'est  un  point  à  considérer. 
Ensuite,  ce  père  Géraud,  qui  fait  le  méchant, 
s'est  ruiné  lui-même,  à  force  de  prêter  de  l'ar- 
gent à  Penhoël...  En  achetant  quelques  créances, 
on  aura  bon  marché  de  lui...  Que  Penhoël  signe 
ce  soir,  et  je  réponds  du  reste  ! 

Diane  et  Cyprienne  écoutaient.  Mille  pensées 
se  croisaient,  confuses,  dans  leur  esprit.  En 
face  de  cette  ruine  prochaine  et  inévitable,  elles 
avaient  la  volonté  de  lutter  encore,  mais  elles 
sentaient  leurs  mains  trop  faibles  et  sans  armes. 

Que  faire?  L'idée  leur  venait  de  courir  au 
manoir  et  de  se  placer  au-devant  du  maître. 
Mais  il  n'était  plus  temps  déjà  sans  doute... 

Elles  restaient  là ,  indécises  et  comme  anéan- 
ties par  le  découragement. 

—  Il  y  a  pourtant  une  personne  au  manoir, 
disait  en  ce  moment  Robert,  qui  ne  partira  pas... 
et  à  ce  propos,  M.  de  Pontalès,  je  désire  avoir 
deux  mots  d'explication  avec  vous...  Votre  fils 
est  fort  assidu  auprès  de  Blanche. 


CHAPITRE    XI.  173 

Biaise  haussa  les  épaules  en  aparté. 

—  Cela  me  déplaît,  continua  Robert  d'un  ton 
sec  et  presque  impérieux. 

Pontalès  lui  tendit  la  main. 

—  Mon  excellent  ami ,  dit-il  avec  cordialité, 
je  voudrais  avoir  à  vous  donner  des  preuves 
d'affection  plus  grandes...  Soyez  certain  que 
mon  (ils  sera  réprimandé  sévèrement...  Il  saura, 
une  fois  pour  toutes,  qu'entre  lui  et  vous,  mon 
cher  M.  de  Blois,  je  n'hésiterais  pas  un  seul 
instant...  Ceci  posé,  m'est-il  permis  de  vous 
demander  ce  que  vous  comptez  faire  de  made- 
moiselle de  Penhoël? 

—  Je  l'aime...  répliqua  Robert,  je  l'épouserai 
peut-être... 

Biaise  éclata  de  rire. 

—  Un  bon  parti!...  s'écria-t-il,  mais  il  me 
semble  que  j'entends  venir  la  signature... 

Un  bruit  de  pas  se  faisait  en  effet  sur  la  route, 
et  l'instant  d'après  on  vit  arriver  maître  Protais 
le  Hivain. 

—  Enfin!...  s'écrièrent  nos  trois  compa- 
gnons. 

Et  Pontalès  ajouta  : 

—  L'acte  est-il  bien  en  règle  ? 
Macrocéphale  ôta  son  chapeau  «et  tira  de  sa 

poche  un  mouchoir  à  carreaux  de  taille  consi- 
dérable, afin  de  tamponner  la  sueur  qui  mouil- 

15. 


174  LES    BELLES-DE-NUIT. 

lait  son   front   pointu.   Évidemment,   il   avait 
fourni  la  course  à  toutes  jambes. 

—  Parlez  donc!...  dit  Robert  impatient, 
s'est-il  bien  débattu  ? 

Un  soupir  s'échnppa  de  h\  poitrine  de  l'homme 
de  loi.  Personne  ne  prit  encore  d'inquiétude, 
tant  on  se  croyait  sur  du  résultat,  d'après  la 
promesse  de  Madame. 

Macrocéphale  regarda  tour  à  tour  ses  trois 
interlocuteurs. 

—  Parler f...  grommela-t-il  en  faisant  aller 
ses  yeux  de  Biaise  à  Pontalès ,  sais-je  s'il  faut 
parler  comme  cela  devant  tout  le  monde?... 

—  Eh  bien?...  fit  Robert. 

— -  M.  le  marquis...  commença  Macrocéphale. 

—  Maître  le  Hivain,  interrompit  sèchement 
Pontalès,  du  moment  que  M.  Robert  de  Blois 
vous  dit  de  parler,  cela  suffit...  M.  de  Blois  et 
moi  nous  ne  faisons  qu'un  !...  voilà  vingt  fois 
que  je  vous  le  répète  ! . . . 

—  A  la  bonne  heure,  M.  le  marquis...  C'est 
juste!...  voilà  vingt  fois  que  vous  me  le  dites!... 
je  vais  parler. 

L'homme  de  loi  cessa  d'essuyer  son  front  et 
poussa  un  second  soupir. 

—  Diable  d'homme!...  diable  d'homme!... 
dit  il  d'un  ton  lamentable,  il  a  encore  un  poi- 
gnet, savez  vous,  à  vous  casser  la  tète  comme 


CHAPITRE   XI.  175 

une  noisette!...  Vous  demandez  s'il  s'est  dé- 
battu!... il  m'a  même  battu!  et  très-griève- 
ment!... 

—  Et  Pacte?  demanda  le  trio. 

—  Il  m'a  donné  un  coup  de  poing  dans  la 
poitrine...  un  très- fort  coup  de  poing!...  Il  m'a 
pris  par  les  épaules  avec  brutalité...  il  m'a  lancé 
dans  l'escalier,  au  risque  de  commettre  un 
meurtre  sur  nia  personne  !... 

—  Pauvre  M.  le  Hivainî...  Mais  l'acte?... 
Tacte?... 

—  L'acte?...  répéta  Macrocéphale  en  dépliant 
de  nouveau  son  vaste  mouchoir,  j'aurais  voulu 
vous  y  voir!  Je  vous  dis  qu'il  est  enragé  ce  soir, 
et  qu'il  n'y  a  rien  à  f^nre!... 

Les  trois  compagnons  se  regardèrent.  Aucun 
d'eux  n'avait  compté  sur  ce  résultat, 

Cyprienne  et  Diane  se  serraient  la  main  en 
silence  et  remerciaient  Dieu  de  tout  leur  cœur. 

Ce  fut  Pontalcs  qui  se  remit  le  premier. 

—  Ainsi,  dit-il,  Penhoël  a  refusé  de  signer?... 

—  Formellement! 

—  Et  Madame?...  demanda  Robert  avec 
menace.  M'aurait-elle  trompé? 

—  Madame  a  fait  ce  qu'elle  a  pu...  mais  il  est 
fier  comme  Arlaban ,  ce  soir,  et  ne  veut  ien 
entendre!...  Je  ne  l'avais  jamais  vu  comme 
cela!...  On  dirait  qu'il  ne  comprend  plus  du 


176  LES    BELLES-DE-NUIT. 

tout  sa  situation,  ou  que  le  diable  lui  a  donné 
les  rnovens  d'y  faire  face!... 

—  Le  retour  de  l'aîné...  murmura  Pontalès; 
peut-être  en  sait-il  plus  long  que  nous  à  cet 
égard? 

Robert  frappa  du  pied. 

—  Ah!  il  ne  veut  pas  signer!...  prononça  t-il 
d'une  voix  étouffée  par  la  colère.  Tant  pis  pour 
lui!... 

—  Dès  le  premier  mot  que  j'ai  voulu  risquer, 
reprit  Macrocéphale,  il  m'a  fermé  la  bouche... 
u  Dieu  lui-même,  a-t-il  dit  deux  ou  trois  fois, 
s'oppose  à  ce  que  Penhoël  vende  la  terre  de  son 
nom  !  5> 

-^  Encore  ces  diables  incarnés  !  s'écria  Biaise; 
je  savais  bien  que  j'oubliais  de  vous  dire  quelque 
chose  !...  Ce  n'est  pas  que  Dieu  qui  s'oppose  à  la 
vente  du  manoir...  Ce  sont  tout  bonnement  les 
petites  fllles  !...  Elles  profitent  du  moment  où 
Penhoël,  à  moitié  ivre,  chaque  soir,  tombe 
comme  une  masse  entre  ses  draps,  pour  venir 
jouer  h  son  chevet  Je  rôle  d'apparitions... 

—  Toujours  elles  !...  gronda  Robert  qui  cher- 
chait sur  qui  décharger  sa  rage  sourde. 

—  C'est  donc  cela  !...  reprit  Macrocéphale. 
Voilà  bien  des  fois  que  Penhoël  me  parle  de 
visions  et  d'ordres  venus  d'en  haut... 

Cyprienne  et  Diane  se  tenaient  serrées  l'une 


CHAPITRE    XI.  177 

contre  Taulre  ;  elles  avaient  des  larmes  de  joie 
dans  les  yeux.  Chacune  des  paroles  quelles  en- 
tendaient retentissait  au  fond  de  leur  cœur  et  vou- 
lait dire  :  «  Enfants,  vous  avez  sauvé  Penhoël  !...)» 

Tandis  qu'elles  triomphaient,  les  pauvres  en- 
fants, laissant  aller  leurs  âmes  à  Tespoir,  un  mot 
vint  les  frapper  comme  un  coup  de  massue. 

C'était  Rohert  qui  parlait. 

—  A  tout  prix,  disait-il  d'une  voix  brève  et 
résolue,  il  faut  que  ces  petites  filles  meurent! 

—  S'il  s'agit  d'un  assassinat,  murmura  Pon- 
talès,  je  me  retire. 

—  M.  le  marquis,  on  se  passera  de  vous  ! 

—  Si  Ton  dépasse  les  bornes  de  la  légalité,  dit 
à  son  tour  Macrocéphale,  je  m'abstiens. 

—  Monsieur  l'homme  de  loi,  on  se  privera  de 
vos  services  !...  Mais  il  ne  sera  pas  dit  que  deux 
misérables  enfants  nous  auront  impunément 
barré  la  roule!  Où  est  Bibandier? 

Cette  question  s'adressait  à  Biaise. 

—  Auprès  de  la  tonne  de  cidre,  répondit  le 
domestique  ;  il  boit  à  la  sanlé  du  roi. 

—  Peut-on  toujours  compter  sur  lui  ? 

—  Je  le  laisse  jeûner  depuis  trois  ans,  répli- 
qua Biaise,  pour  le  tenir  en  haleine...  II  est 
maigre  et  affamé  comme  un  bon  chien  de  chasse. 

Robert  se  retourna  vers  Pon talés. 

—  M.   le  marquis,  dit-il,    chacun  de  nous, 


178  LES    BELLES-DE-NUIT. 

cette  nuit,  doit  avoir  sa  part  de  besogne...  Il 
faut  que  tout  soit  fait  demain  matin,  car  il  y  a 
comme  un  menaçant  mystère  autour  de  nous,  et 
peut-é(re  nous  repentirions-nous  toute  notre  vie 
d'avoir  perdu  quelques  heures  dans  les  circon- 
stances où  nous  sommes...  Je  me  charge  des 
petites  filles. 

—  Où  les  trouverez-vous?  demanda  Pontalès. 

—  Bibandier  est  un  limier  de  premier  ordre, 
répondit  Biaise. 

—  Quant  à  vous,  M.  le  marquis,  reprit  Ro- 
bert, vous  vous  chargerez  de  Penhoël...  Maitre 
le  Hivain,  les  faux  sont-ils  toujours  chez  vous? 

—  Toujours  ,  répliqua  Macrocéphale  ;  seule- 
ment, depuis  que  les  petits  démons  rôdent,  la 
nuit,  autour  de  chez  moi ,  j'ai  ôté  le  portefeuille 
du  tiroir  où  je  l'avais  serré,  pour  l'enfouir  sous  les 
carreaux  de  mon  cabinet  de  travail...  Dérangez 
mon  fauteuil  et  enlevez  une  toile ,  vous  avez  la 
chose  ! 

Cyprienne  et  Diane,  qui  retenaient  leur  souffle 
pour  écouter  mieux,  échangèrent  un  signe  de 
muette  intelligence. 

—  Rien  n'est  perdu,  alors,  reprit  Robert,  et 
je  vous  réponds,  moi,  que  nous  aurons  cette 
nuit  la  signature  de  Penhoël  !...  Maître  le  Hivain 
va  nous  rapporter  les  pièces...  Quand  Penhoël 
verra  qu'on  lui  met  sous  la  gorge  comme  un 


CHAPITRE    XI.  179 

pistolet  prêt  à  faire  feu  les  faux  commis  par  lui, 
nous  verrons  bien  s'il  résistera  ! 

—  En  route,  M.  le  Hivain  !  dit  Ponlalès, 
nous  jouons  notre  dernière  partie  ! 

Diane  et  Cyprienne  avaient  quitté  leur  poste 
d'observation.  Elles  tombèrent  dans  les  bras 
Tune  de  l'autre. 

—  Ma  sœur,  dit  Diane  tout  bas,  il  faut  que 
nous  soyons  avant  eux  à  la  maison  de  M.  le  Hi- 
vain... nous  savons  maintenant  où  sont  les  pa- 
piers qui  menacent  Penboël  ! 

—  Allons  bien  vite  !...  murmura  Cyprienne. 
Elles   échangèrent  un  dernier  baiser;    puis 

Diane  dit  encore  d'un  ton  de  résignation  simple 
et  douce  : 

—  Ma  sœur,  nous  allons  risquer  notre  vie... 
si  l'une  de  nous  deux  meurt ,  l'autre  conti- 
nuera la  tache  commencée...  si  nous  mourons 
toutes  deux,  nous  prierons  Dieu  là-haut  pour 
Penboël  !... 

Diane  s'élança  la  première  dans  le  sentier  con- 
duisant au  bord  de  l'eau  et  s'y  laissa  glisser  sans 
bruit;  mais  au  moment  où  Cyprienne  allait  des- 
cendre à  son  tour,  le  pan  de  sa  robe  s'accrocha 
aux  piquants  d'une  touffe  de  ronces. 

L'étoffe  se  déchira.  Les  deux  jeunes  filles 
précipitèrent  leur  fuite. 

Robert,  Pontalès  et  leurs  deux  compagnons 


180  LES    BELLES-DE-NUIT. 

se  séparaient,  lorsque  le  bruit  léger  produit  par 
la  robe  décbirée  vint  jusqu'à  leurs  oreilles. 

—  Avez-vous  entendu  ?...  dit  Macrocéphale. 
Personne  ne  répondit. 

Pontalès,  Robert  et  Biaise  s'étaient  élancés 
déjà  de  Fautre  côté  du  rempart  de  verdure. 

L'enceinte  fut  fouillée  en  un  clin  d'œil;  elle 
était  vide. 

—  II  y  avait  quelqu'un  là,  pourtant  !  dit  Pon- 
talès d'une  voix  altérée. 

Biaise  battait  son  briquet  de  fumeur  et  Ma- 
crocéphale ouvrait  la  petite  lanterne  qui  éclai- 
rait sa  marche  dans  les  bas  chemins,  quand  il 
regagnait  son  logis  après  la  nuit  tombée. 

La  lanterne  s'alluma.  Nos  quatre  compagnons 
virent  d'abord  leurs  propres  visages  pâlis  et  bou- 
leversés par  la  peur. 

Puis  chacun  d'eux  fit  l'examen  des  moindres 
recoins  de  l'enceinte. 

—  Il  n'y  a  rien,  dit  Macrocéphale,  qui  venait 
de  regarder  dans  la  guérite  ;  et  ce  lieu  est  sans 
issue. 

—  Ce  sera  quelque  lièvre,  commença  Biaise. 
Mais  la  voix  de  Pontalès  l'interrompit. 

—  Voici  une  issue  !  dit>il  ;  un  véritable  sen- 
tier qui  descend  à  la  rivière!... 

Il  ajouta  en  se  penchant  vivement  pour  ra- 
masser quelque  chose  : 


CHAPITRE    XI.  181 

—  Qu'est-ce  que  cela  ? 

Les  trois  autres  se  rapprochèrent.  Pontalès 
tenait  à  la  main  un  lambeau  de  la  robe  de 
Cyprienne,  qui  était  resté  attaché  aux  épines 
du  buisson  de  ronces. 

Tout  le  monde  reconnut  Tétoffc.  Il  y  eut  un 
silence  consterné. 

—  J'avais  tort!...  dit  enfin  Pontalès  d'une 
voix  basse  et  brève,  et  vous  avez  raison,  M.  de 
Blois...  Elles  en  savent  trop  long  désormais...  Il 
faut  qu'elles  meurent,  n'importe  où  ni  com- 
ment... qu'elles  meurent  cette  nuit  même! 

—  Il  y  a  dix  à  parier  contre  un,  dit  Robert, 
qu'elles  sont  à  la  maison  de  maître  le  Hivain... 

—  En  avant!  s'écria  Biaise;  sans  sortir  des 
bornes  respectables  de  la  légalité,  nous  allons 
leur  faire  faire  connaissance  avec  le  Biban- 
dier  ! . . . 


16 


>nii.U- 


XII 


PETITS    DEMONS. 


Robert  et  Pontalès  se  dirigèrent  ensemble 
vers  la  rivière,  non  point  par  le  petit  sentier  à 
pic  où  venaient  de  s'engager  les  jeunes  filles, 
mais  par  la  route  qui  longeait  les  anciennes 
fortifications. 

Pendant  ce  temps-là,  maître  le  Hivain  remon- 
tait en  toute  hâte  au  manoir,  pour  avoir  la  clef 
du  bac ,  et  Biaise  retournait  à  Faire,  afin  de 
trouver  Bibandier. 

Bibandier  allait  bien  encore  quelquefois  se 
promener  solitairement  sur  la  lande  ou  dans  les 


184  LES    BELLES-DE-NUIT. 

sentiers  de  la  Forét-Neuvc ,  quand  les  nuits 
étaient  sans  lune,  mais  il  n'y  mettait  plus  le 
ménie  cœur  qu'autrefois.  II  avait  laissé  dans  les 
taillis  de  Bains  son  armée  de  manches  à  balai 
habillés  en  brigands;  son  chien  était  mort  de 
faim  depuis  longtemps;  et  s'il  continuait  lui- 
même  à  mener  son  métier  de  rôdeur ,  c'était 
vocation  irrésistible,  car  jamais  le  hasard  ne 
l'avait  payé  de  ses  peines. 

Que  faire  en  un  pays  où  les  poches  ne  con- 
tiennent que  des  gros  sous ,  et  où  les  bâtons 
sont  des  massues  ? 

Ribandier  avait  dû  espérer  un  instant  un  sort 
meilleur  en  voyant  deux  de  ses  camarades  in- 
times occuper  une  bonne  position  dans  le  pays  ; 
mais  Robert  et  Biaise  l'avaient  systématique- 
ment tenu  à  distance,  et  le  pauvre  diable  n'a- 
vait jamais  pu  réclamer  trop  haut,  parce  que  le 
bagne  de  Brest  est  un  bercail  incessamment  ou- 
vert, où  les  brebis  égarées  comme  lui  rentrent 
au  premier  mot. 

Il  se  taisait.  Peut-être  n'en  pensait-il  pas 
moins.  Cependant,  c'était  un  coquin  assez  dé- 
bonnaire, et  la  rancune  qu'il  gardait  à  ses  an- 
ciens camarades  n'atteignait  pas  des  proportions 
bien  tragiques. 

D'ailleurs,  on  n'était  pas  sans  lui  faire  entre- 
voir de  temps  à  autre  un  meilleur  avenir.  Bien 


CHAPITRE    XII.  185 

qu'il  ne  connût  pas  en  détail  ce  qui  se  passait  à 
Penhoël,  il  pouvait  voir,  comme  tout  le  monde, 
qu'une  lutte  était  engagée.  On  pouvait  avoir 
besoin  de  lui,  et  alors  il  faudrait  bien  lui  don- 
ner sa  part  de  l'aubaine... 

En  attendant,  Biaise  lui  jetait  çà  et  là  une 
pièce  blanche  pour  Tempécher  de  s'impatienter 
trop  fori,  et  M.  de  Blois  lui  avait  fait  obtenir, 
par  son  crédit,  une  petite  position  officielle. 

Bibandier  était  fossoyeur  de  la  paroisse  de 
Glénac,  aux  appointements  fixes  de  douze  francs 
par  an,  plus  le  casuel. 

Mais,  malgré  les  fièvres  du  marais  et  deux 
médecins  qui  s'étaient  établis  depuis  [)eu  à  la 
Gacilly,  la  mort  ne  donnait  guère  au  bourg  de 
Glénac.  Le  pauvre  Bibandier  était  maigre  à 
faire  compassion. 

Biaise  le  trouva  ,  comme  il  l'avait  annoncé, 
sous  le  tonneau  de  cidre  qu'on  avait  mis  en 
perce  dans  un  coin  de  l'aire.  Bibandier  était 
couché  paresseusement  dans  la  poussière;  sa  tête 
reposait  sur  une  de  ses  mains,  et  l'autre  tenait 
une  éciielle  dèmi-plcine.  Sa  figure  longue,  et 
dont  les  teintes  ternes  tiraient  sur  le  gris,  s'em- 
pourprait légèrement;  son  œil  cave  veloutait 
son  regard;  il  y  avait  dans  sa  physionomie  un 
repos  content  et  pnrfait. 

Il  restait  là  depuis  le  matin,  buvant  tout  seul 

16. 


186  LES    BELLES-DE-NUIT. 

et  voyant  la  vie  couleur  de  rose.  C'était  son  jour 
de  fête.  Il  ne  buvait  ainsi,  à  sa  soif,  qu'une  fois 
tous  les  ans. 

Au  premier  mot  que  Biaise  lui  glissa  tout  bas 
dans  Toreille,  il  quitta  sa  pose  nonchalante  et 
se  dressa  d'un  bond  sur  ses  pieds.  On  eut  pu  le 
voir  alors  dans  toute  la  longueur  de  sa  taille, 
avec  ses  membres  ëtiqucs  et  osseux  ballottant 
dans  un  vêtement  de  futaine  trop  large,  et  qui 
n'avait  plus  que  la  corde. 

—  Oh!  oh!...  dit-il  avec  gaieté;  il  s'agit  des 
chers  petits  anges  ! ...  ça  me  paraît  très-faisable  ! 

Il  y  avait  tant  de  joyeuse  humeur  dans  son 
accent,  et  l'expression  de  son  visage  restait  si 
débonnaire,  que  Biaise  ne  put  s'empêcher  de 
lui  dire  : 

—  i\Ie  comprends-tu  bien? 

—  Parfaitement!...  jépliqua  Bibandier sans 
rien  perdre  de  sa  tranquillité  sereine  ;  quand 
quelque  chose  démange,  on  se  gratte,  mon 
fils...  c'est  tout  simple...  L'Américain  en  est-il? 

C'est  lui  qui  monte  le  coup. 

—  Bonne  affaire  !  moi  je  n'ai  pas  encore  tra- 
vaillé dans  ce  genre-là...  niais  chacun  gagne  sa 
vie  comme  il  peut...  pas  vrai? 

On  eut  dit  que  Biaise  s'était  a  (tendu  à  plus 
de  résistance  ,  car  il  regardait  Bibandier  d'un 
œil  surpris  et  même  un  peu  inquiet. 


CHAPITRE    XII.  187 

Celui-ci  parut  comprendre  ce  que  Biaise  avait 
dans  l'esprit.  Il  emplit  récuellc  et  la  lui  pré- 
senta d'un  geste  cordial. 

—  On  peut  se  déboutonner  ici,  dit-il  en  mon- 
trant du  doigt  le  groupe  des  paysans  qui  se 
pressaient  autour  du  père  Géraud  à  la  porte  de 
la  ferme;  voilà  deux  heures  qu'ils  oublient  le 
tonneau  pour  écouter  les  sornettes  du  vieux 
gargolier  de  Redon!...  Bois  un  coup,  l'Endor- 
meur  !...  Je  savais  bien  que  Robert  et  toi,  vous 
en  viendriez  là  quelque  jour,  et  je  vous  atten- 
dais. 

Son  regard,  qui  prit  une  nuance  de  mélan- 
colie, tomba  sur  la  futaine  usée  de  sa  veste. 

—  J'avais  grand  besoin  de  me  refaire!...  re- 
prit-il, grand  besoin!...  L'Américain  et  toi, 
vous  n'avez  pas  été  gentils  avec  un  vieux  cama- 
rade... Mais  on  ne  peut  pas  payer  celui  qui  ne 
fait  rien...  pas  vrai?...  Je  dis  donc  que  je  suis 
content  d'avoir  l'occasion  de  travailler  pour 
vous... 

—  Voilà  un  brave  garçon!...  s'écria  Biaise; 
sois  tranquille...  Tu  seras  payé  comme  il  faut! 

—  Quanta  ça,  répliqua  Bibandier,  je  ferai 
mon  prix  moi-même  en  temps  et  lieu...  Tu  dis 
que  c'est  pressé,  mon  fils?  Eh  bien,  partons  ! 

Biaise  ne  bougea  pas  ;  sou  regard  exprimait 
toujours  la  même  défiance.  ' 


188  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Le  fait  est  qu'il  était  difficile  d'accorder  les 
paroles  de  Bibandier  avec  l'expression  de  dou- 
ceur patiente  qui  était  sur  son  pauvre  visage, 
maigre,  pâle  et  défait.  II  semblait  à  Biaise  que 
son  vieux  camarade  souriait  aussi  par  trop  dé- 
bonnairement  en  parlant  de  meurtre. 

—  Ah  çà  !  reprit-il  d'un  ton  d'hésitation, 
es-tu  bien  sûr  de  ne  pas  faiblir?...  Elles  sont  si 
jeunes...  si  jolies!... 

—  Ça  ne  me  fait  rien...  répondit  l'ancien 
uhlan  ;  chacun  pour  soi!...  Je  ne  dis  pas  que 
je  me  servirais  volontiers  du  couteau  avec  de 
pauvres  chérubins  comme  ça!...  J'espère  bien 
qu'on  me  laissera  la  liberté  de  m'y  prendre  à 
ma  guise? 

—  Carte  blanche!...  pourvu  que  ce  soit 
fait. 

—  Ça  sera  fait,  mon  bonhomme...  et  propre- 
ment! 

—  Viens  donc,  dit  Biaise,  qui  se  mit  en 
marche.  ^ 

Bibandier  but  une  dernière  écuelle  de  cidre, 
et  n'eut  besoin  pour  le  rejoindre  que  d'allonger 
un  peu  le  pas  de  ses  grandes  jambes. 

Chemin  faisant,  Biaise  lui  expliqua  plus  en 
détail  ce  qu'on  attendait  de  lui  ;  Bibandier,  tout 
en  écoutant,  fredonnait  avec  sa  voix  de  basse- 
taille  un  air  à  roulades.  Plus  d'une  fois,  avant 


CHAPITRE    XII.  189 

d'arriver  au  Port-Corbeau,  Biaise  s'arrêta  court 
pour  lui  dire  : 

—  Du  diable  si  je  te  comprends,  mon  vieux! 
Moi  qui  n'ai  pas  le  cœur  tendre,  je  ne  pourrais 
pas  chanter  à  l'heure  qu'il  est  ! 

—  C'est  que  tu  manges  tous  les  jours,  toi!... 
répliquait  Bibandier  doucement  et  le  sourire 
aux  lèvres;  si  tu  avais  été  trois  ans  à  mon  ré- 
gime, lu  m'en  dirais  des  nouvelles  ! 

Et  cela  était  dit  si  bonnement!  C'était  de  la 
quintessence  de  férocité... 

En  approchant  du  passage,  Bibandier  coupa 
la  parole  à  Biaise,  qui  continuait  ses  instruc- 
tions. 

—  Voilà  qui  est  entendu  !...  dit-il  ;  l'affaire 
des  petites  est  réglée,  et  tu  seras  content  de 
moi...  Quant  aux  dépenses  de  l'entreprise... 
c'est  deux  mouchoirs  et  quelques  bouts  de 
corde...  Mais  l'Américain  n'est  pas  seul  !...  Qui 
diable  avons-nous  là? 

Devant  le  bac,  dont  l'amarre  était  déjà  déta- 
chée, trois  hommes  se  tenaient  en  effet  de- 
bout. 

M.  de  Blois  seul  avait  le  visage  découvert; 
les  deux  autres  cachaient  soigneusement  leurs 
figures  sous  les  larges  bords  de  leurs  chapeaux 
de  paysans. 

Bibandier ,    qui    était   toujours   d'excellente 


190  LES    BELLES-DE-NUIT. 

comjDOsition ,  fit  semblant  de  ne  pas  les  recon- 
naître. 

Il  salua  respectueusement  Robert,  et  entra  le 
premier  dans  le  bac. 

—  Je  connais  un  peu  les  habitudes  des  cliers 
petits  anges,  raurmura-t-il;  je  les  rencontre 
souvent  au  clair  de  lune ,  quand  je  me  promène, 
la  nuit,  pour  ma  santé...  Elles  auront  passé 
l'eau  dans  leur  balelet,  qui  doit  être  amarré  là- 
bas  sous  les  saules. 

Robert  s'était  rapproclié  de  Biaise. 

—  Eh  bien?...  demanda-t-il  tout  bas. 

—  Un  cœur  de  pierre!...  répliqua  le  gros 
garçon.  Dur  comme  une  lame  de  poignard!... 
Je  ne  le  croyais  pas  si  fort  que  cela  ! 

—  Tant  mieux!...  dit  Robert. 

Bibandier  s'était  emparé  delà  perche  du  pas- 
seur. Au  lieu  de  se  diriger  vers  la  route  de  Re- 
don, qui  lui  faisait  face,  il  remonta  un  peu  le 
courant,  pour  gagner  un  rideau  de  saules  qui 
baignaient  leurs  basses  branches  dans  la  ri- 
vière. 

A  l'aide  de  sa  perche,  il  écarta  le  grêle  feuil- 
lage et  finit  par  rencontrer,  après  deux  ou  trois 
tentatives  inutiles,  un  objet  qui  sonna  contre  le 
bois  de  sa  gaffe. 

—  Qu'est-ce  que  je  disais?  s'écria-t-il  joyeu- 
sement ;    perchez    un    peu ,   s'il    vous  plaît , 


CHAPITRE    Xn.  191 

M.  Biaise ,  pendant  que  je  vais  voir  là-des- 
sous. 

Il  abandonna  la  gaffe  en  effet,  et  gagna  le  bout 
du  chaland  qui  passait  sous  les  saules.  On  en- 
tendit un  léger  bruit ,  puis  on  vit  un  petit  ba- 
teau qui  s'en  allait  à  la  dérive  le  long  du  bord, 
du  côté  du  marais. 

Bibandier,  qui  reparut  au  même  rnstant,  re- 
garda fuir  la  barque  et  dit  avec  un  gros  rire 
bonasse  : 

—  Quand  les  petits  chérubins  voudront  re- 
passer Teau...  c'est  elles  qui  seront  bien  attra- 
pées ! 

Chacun  pensa  sur  le  chaland  que  Bibandier 
valait  son   pesant  d'or 

Il  y  avait  dix  minutes  environ  que  Diane  et 
Cyprienne  avaient  traversé  TOust,  au  moyen  du 
batelet  trouvé  par  Bibandier  sous  les  saules. 

En  quittant  leur  cachette,  au  pied  de  la  Tour- 
du-Cadet,  elles  se  doutaient  bien  que  le  bruit 
de  la  robe  déchirée  avait  trahi  leur  présence  et 
qu'on  allait  les  poursuivre  :  mais  elles  avaient 
de  l'avance ,  parce  que  Pontalès  et  ses  compa- 
gnons ne  pouvaient  parvenir  à  l'autre  ri^e  qu'à 
l'aide  du  bac,  dont  la  clef  était  au  manoir.  En 
outre,  le  sentier  qu'elles  suivaient  les  condui- 
sait en  quelque  sorte  d'un  saut  jusqu'au  bord  de 


192  LES    BELLES-DE~NUIT. 

Teau,  tandis  que  la  route  commune  nécessitait 
un  long  détour. 

Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  les  deux 
filles  de  Toncle  Jean  couraient  un  danger  pro- 
chain et  terrible  ;  mais  en  ces  moments  leurs 
forces  semblaient  grandir  avec  le  péril.  Cy- 
prienne  semblait  lutter  avec  un  enthousiasme 
fougueux  qu'exaltait  la  pensée  du  martyre  ; 
Diane  demeurait  plus  calme  et  se  dévouait  de 
sang-froid. 

Elles  avaient  entendu  l'entretien  des  ennemis 
de  Penhoël.  Elles  savaient  que  leur  sexe  et  leur 
jeunesse  ne  les  défendraient  point  contre  la 
colère  de  ces  hommes.  Elles  n'espéraient  point 
de  quartier. 

Mais  loin  de  s'arrêter  devant  la  menace  en- 
tendue, elles  y  puisaient  un  nouveau  courage. 
Dans  leur  vaillance  virile,  un  sentiment  d'or- 
gueil enfantin  s'élevait.  On  les  craignait  !  On 
prenait,  pour  les  combattre,  les  mêmes  armes 
qu'on  eût  employées  contre  des  hommes  !  Elles 
étaient  fîères. 

N'avaient-elles  pas  entendu  tomber  de  ces 
bouches  ennemies  l'aveu  de  leur  puissance? 
Sans  elles,  pauvres  jeunes  filles,  Penhoël  aurait 
succombé  depuis  longtemps  ! ... 

Leur  cœur  battait  de  joie  et  non  point  de 
frayeur,  car  la  lutte  n'avait  pas  été  stérile.  Grâce 


CHAPITRE    XII.  193 

à  l'effort  de  leurs  bras  d'enfants,  René,  Madame 
et  l'Ange  restaient  en  équilibre  au  bord  du  pré- 
cipice. 

La  ruine  qui  menaçait  toujours  n'était  pas 
encore  accomplie;  et,  d'après  ce  qu'elles  ve- 
naient d'entendre,  il  ne  restait  à  Pontalès  et  à 
Robert  qu'une  seule  arme  contre  la  résistance 
tardive  de  Penboël. 

Mais  c'était  une  arme  cruelle,  qui  suspendait 
sur  la  tête  de  René  l'infamie  en  même  temps 
que  le  malheur.  Des  faux  !  il  y  avait  des  faux  !... 
C'était  sans  doute  le  résultat  de  quelque  obses- 
sion perfide;  mais  les  pièces  existaient,  et  ce 
n'était  plus  seulement  la  misère  qui  menaçait 
Penboël  î 

Il  y  avait  longtemps  déjà  que  Cyprienne  et 
Diane  avaient  surpris  le  secret  de  ces  fausses 
signatures,  arracbées  à  l'ivresse  quotidienne  de 
René.  Elles  en  avaient  reconquis  et  détruit  une 
partie,  en  s'introduisant,  la  nuit,  au  château  de 
Pontalès.  L'autre  portion,  déposée  chez  l'homme 
de  loi,  avait  défié  jusqu'alors  toutes  leurs  tenta- 
tives. 

Mais  elles  savaient  maintenant  l'endroit  pré- 
cis où  se  trouvaient  les  papiers.  Avec  l'aide  de 
Dieu,  si  on  leur  donnait  le  temps  d'agir,  elles 
pouvaient  encore  sauver  Penboël. 

Diane  détacha  d'une  main  ferme  l'amarre  du 
2.  17 


194  LES    BELLES-DE-NUIT. 

bateau,  caché  parmi  les  glaïeuls,  sous  la  loge 
de  Benoît  Haligari  ,  et  Cyprieniie  saisit  la 
perche. 

L'Oust  n'était  pas  débordée,  mais  elle  coulait 
à  pleines  rives  et  laissait  couvertes  les  parties 
basses  du  marais.  Tout  en  perchant,  les  deux 
jeunes  filles  entendaient,  parmi  le  silence  de  la 
nuit,  le  bruit  sourd  et  continu,  produit  par  le 
tournant  de  Trémeulé.  Dans  l'ombre ,  les  va- 
peurs qui  se  suspendent  au-dessus  du  gouffre 
rayonnaient  une  lueur  faible  et  pâle.  Elles 
voyaient  au  loin  le  giganfesque  fantôme  de  la 
Femme-Blanche  qui  se  balançait  et  planait  sur 
les  eaux  tranquilles  du  marais. 

Derrière  elles,  au-dessus  des  taillis  de  châtai- 
gniers, les  jardins  de  Penhoël  gardaient  leur 
illumination  brillante;  la  fcte  n'était  pas  finie; 
quelques  accords ,  jetés  par  rorchcstre  campa- 
gnard, arrivaient ,  par  bouffées,  jusqu'à  leurs 
oreilles. 

Quand  elles  touchèrent  le  bord  opposé,  nul 
mouvement  ne  se  faisait  remarquer  encore  du 
côté  du  bac,  qui  allait  s'ébranler  bientôt  pour 
les  poursuivre. 

Elles  sautèrent  lestement  sur  la  rive,  et  au 
lieu  de  prendre  la  route  de  Redon,  qui  les  eût 
conduites  à  la  maison  de  maître  le  Hivain,  elles 
se  dirigèrent,  en  courant,  vers  le  marais. 


CHAPITRE    Xfï.  195 

Dans  riiiimense  prairie,  où  se  déroulaient  de 
toutes  parts  d'étroits  filets  d'eau,  on  apercevait 
un  mouvement  confus  au  milieu  des  ténèbres  : 
c'étaient  les  troupeaux  de  Glénac  et  de  Saint- 
Vincent  qui  erraient  en  liberté  sur  le  pâturage 
commun. 

Tout  en  courant  sur  l'herbe  courte  et  unie 
comme  un  lapis,  Cyprienne  et  Diane  appelaient 
doucement  : 

—  Mignon  î . . .  Bijou  ! . . . 
Leurs  voix  se  perdaient  dans  la  nuit.  Quel- 
ques moutons  effrayés  prenaient  la  fuite  sur 
leur  passage,  et  les  oies,  éveillées,  allongeaient 
le  cou  pour  jeter  leurs  cris  plaintifs  et  discor- 
dants. 

Les  deux  jeunes  filles  appelaient  toujours... 
Au  bout  de  deux  ou  trois  minutes,  un  piéti- 
nement sourd  se  fit  entendre  au  loin  sur  le  ga- 
zon. L'instant  d'après  Bijou  et  Mignon ,  deux 
jolis  petits  chevaux  demi-sauvages,  arrêtaient 
leur  galop  et  restaient  immobiles,  la  fumée  aux 
naseaux  et  les  jarrets  tendus. 

Diane  et  Cyprienne  s'élancèrent  à  cru  sur 
leurs  dos.  En  quelques  secondes,  elles  eurent 
regagné  le  temps  perdu  à  courir  sur  le  ma- 
rais. 

Bijou  et  Mignon  étaient  deux  vrais  bretons, 
noirs  tous  deux,  robustes  d'encolure,  trapus  de 


196  LES    BELLES-DE-NUIT. 

formes  et  pouvant  soutenir  durant  des  heures 
leur  galop  rude  et  vif. 

Ils  allaient  côte  à  côte ,  d'une  ardeur  égale. 
La  voix  des  jeunes  filles  les  excitait  sans  cesse, 
et  leur  course  perçant  droit  devant  soi,  à  tra- 
vers champs,  landes  et  haies,  ressemblait  à  un 
tourbillon. 

Diane  et  Cyprienne,  excellentes  cavalières, 
ne  s'inquiétaient  point  des  obstacles  de  la  route  ; 
quand  il  y  avait  un  fossé  large  à  franchir  d'un 
bond,  elles  plongeaient  leurs  petites  mains  blan- 
ches dans  la  dure  crinière  des  bretons  ;  quant  il 
fallait  traverser  un  taillis,  elles  se  couchaient 
presque  sur  leurs  chevaux  et  passaient  rapides, 
comme  des  flèches,  au  travers  du  fourré. 

Sur  la  lande  rase  elles  se  redressaient. 

—  Hope!  Mignon!  hope  !  Bijou  ! 

Elles  caressaient  doucement  le  cou  déjà  bai- 
gné de  sueur  de  leurs  montures. 

Les  deux  chevaux,  lancés  à  fond  de  train, ^ 
dévoraient  Tespace... 

Si  quelque  paysan  les  eût  rencontrées,  glis- 
sant comme  deux  traits  dans  la  nuit,  il  se  fût 
signé  sanjs  doute  avec  terreur ,  en  recomman- 
dant son  âme  à  Dieu.  Et,  après  la  terreur  pas- 
sée, il  se  serait  vanté  jusqu'au  jour  de  sa  mort 
d'avoir  vu,  par  une  nuit  d'automne,  les  fées  se 
rendant  au  sabbat! 


CHAPITRE    XII.  W7 

Vraiment,  c'était  une  course  étrange.  Les 
chevaux  noirs  disparaissaient  dans  les  ténèbres; 
on  n'eut  pu  voir  que  deux  jeunes  filles,  à  la 
taille  svelte  et  comme  aérienne,  entraînées  par 
une  force  mystérieuse.  Elles  semblaient  glisser, 
assises  sur  un  nuage  rapide.  C'étaient  bien  des 
fées  légères  et  gracieuses.  L'œil  ne  pouvait  les 
suivre.  L'aile  du  vent  les  emportait  et  laissait 
flotter  derrière  elles  les  boucles  molles  de  leurs 
longs  cheveux. 

—  Uope  !  Bijou  !.. .  hope  !  Mignon  ! . . . 

Il  y  a  une  grande  lieue  de  pays  entre  Port- 
Corbeau  et  le  bourg  de  Bains.  Quelques  minutes 
avaient  suffi  à  ce  trajet.  Cyprienne  et  Diane 
descendirent  de  cheval,  laissant  Bijou  et  Mignon 
sur  la  lisière  de  la  lande. 

Maître  Protais  le  Hivain  occupait  une  maison 
isolée  qui  s'élevait  à  cent  pas  en  avant  de  l'uni- 
que rue  du  bourg. 

Pour  acquérir  cette  propriété,  il  lui  avait 
fallu  susciter  bien  des  discordes  dans  les  cam- 
pagnes voisines,  ruiner  bien  des  pauvres  culti- 
vateurs et  jeter  plus  d'un  orphelin  sur  la  paille. 
Mais  c'étaient  là  sa  vocation  et  son  plaisir.  Maître 
le  Hivain  était,  en  fait  de  chicane,  un  véritable 
artiste.  On  peut  dire  que  la  vue  seule  de  sa 
figure  jaune  et  démesurément  longue  donnait 
aux  paysans  la  fantaisie  de  plaider. 

17. 


198  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Cyprienne  et  Diane  avaient  déjà  rôdé  bien 
souvent  autour  de  sa  maison  ,  mais  la  vigilance 
rusée  de  Thomme  de  loi  avait  trompé  jusqu'alors 
toutes  leurs  tentatives.  Aujourd'hui,  elles  avaient 
deux  chances  nouvelles  pour  arriver  à  leur  but  : 
d'abord  elles  savaient  où  trouver  les  papiers, 
ensuite  le  domestique  de  maître  le  Hivain  qui, 
d'ordinaire,  faisait  bonne  £;arde,  était  en  ce 
moment  à  fêter  la  Saint-Louis  de  l'autre  côté 
de  l'eau,  dans  l'aire  du  fermier  de  Penhoël. 

En  donnant  cette  vacance  à  son  domestique, 
maître  le  Hivain  avait  compté  sur  l'effet  du  coup 
de  fusil  tiré  la  veille  au  bord  de  la  lande,  et 
aussi  sur  le  bal  qui  devait  assurément  retenir  au 
manoir  les  deux  fdies  de  l'oncle  Jean. 

Il  n'y  avait  pour  défendre  sa  maison,  ce  soir- 
là,  qu'une  servante  septuagénaire,  assistée  par 
un  chien  de  garde  accablé  de  vieillesse. 

La  bonne  femme  et  le  chien  dormaient  sans 
doute  d'un  profond  sommeil,  sur  la  foi  des  gros 
verrous  qui  fermaient  toutes  les  ouvertures, 
car  les  deux  sœurs  purent  escalader  les  murail- 
les du  jardin  sans  éveiller  le  moindre  mouve- 
ment dans  la  maison. 

Du  côté  du  jardin,  les  fenêtres  n'avaient  point 
de  contrevents.  En  un  clin  d'œil,  à  l'aide  d'une 
échelle  que  leurs  jolies  mains  eurent  bien  de  la 
peine  à  dresser  contre  le  mur  de  la  maison , 


CHAPITRE    XII.  iW 

Cyprienne  et  Diane  furent  dans  le  cabinet  de 
travail  de  Thomme  de  loi. 

Elles  battirent  son  propre  briquet,  et  allumè- 
rent sa  propre  lampe. 

Il  eut  fallu  les  voir  en  ce  moment,  animées 
par  la  course  qu'elles  venaient  de  fournir  et  par 
la  joie  vive  du  premier  succès!  Leurs  joues  se 
coloraient  d'un  incarnat  charmant  :  leurs  yeux 
pétillaient  d'impatience  et  de  désir;  un  sourire 
espiègle  se  jouait  déjà  autour  de  leurs  lèvres 
fraîches,  tant  elles  se  croyaient  sûres  du  triom- 
phe! 

Leur  gaieté  d'enfant  était  revenue.  Le  mo- 
ment avait  beau  être  solennel,  puisqu'il  s'agis- 
sait en  définitive  du  sort  de  toute  une  famille 
aimée  ;  il  y  avait  dans  la  nature  même  de  leur 
acte  quelque  chose  d'étrange  et  de  gaillard  qui 
éloignait  toute  idée  tragique. 

Elles  riaient  en  descellant  les  carreaux  du 
cabinet. 

Leur  recherche  ne  fut  pas  longue.  Sous  le 
fauteuil  même  où  Macrocéphale  ruminait  cha- 
que soir  ses  consultations  diaboliques,  il  y  avait 
un  trou  creusé  au  couteau,  qui  renfermait  un 
petit  carnet  crasseux. 

La  vue  de  ce  carnet  fit  battre  bien  fort  le 
cœur  de  Diane  et  de  Cyprienne.  Elles  ne  son- 
geaient plus  à  rire.  C'était  là  le  salut  de  Penhoël. 


200  LES    BKLLES'DE-NUIT. 

Elles  restèrent  un  instant  à  genoux,  levant  au 
ciel  leurs  yeux  humides,  afin  de  remercier  Dieu. 

Elles  songeaient  à  Madame  et  à  la  pauvre 
Blanche... 

Mais  le  temps  pressait.  Diane  serra  le  porte- 
feuille dans  son  sein  ,  et  toutes  deux  redescen- 
dirent l'échelle. 

La  vieille  femme  et  le  vieux  chien  dormaient 
toujours  comme  des  bienheureux.  C'était  une 
réussite  complète. 

—  Hope  !  Bijou!...  hopc!  Mignon!... 
Comme  elles  avaient  toutes  deux  le  cœur  léger 

en  reprenant  la  route  parcourue!  Comme  elles 
caressaient  gaiement  le  cou  de  leurs  petits  che- 
vaux !  Comme  elles  étaient  heureuses  ! 

—  Tiens...  dit  Diane  tandis  que  Mignon 
franchissait  un  large  fossé,  c'est  là  qu'on  a  tiré 
sur  moi  hier...  Le  corps  du  pauvre  Cabry  est 
encore  au  fond  du  trou  I... 

La  course  ne  se  ralentit  point,  mais  elles  se 
penchèrent  toutes  deux  ;  leurs  bras  s'enlacèrent 
et  leurs  joues  s'unirent  dans  l'ombre. 

—  C'est  la  dernière  fois  que  tu  seras  exposée 
a  un  danger  pareil,  ma  petite  sœur,  s'écria 
Cyprienne;  ils  sont  vaincus  !... 

—  Et  qui  sait?  ajouta  Diane;  peut-être  y 
a-t-il  dans  ce  portefeuille  de  quoi  rendre  à 
Penhoël  la  fortune  qu'on  lui  a  volée?... 


CHAPITRE    XII.  201 

Elles  étaient  à  moitié  chemin  déjà.  Diane  ar- 
rêta tout  à  coup  le  galop  de  son  cheval. 

—  J'y  pense!...  reprit  elle.  Ils  doivent  nous 
attendre  sur  celte  route!... 

—  Je  voudrais  bien  savoir  lequel  d'entre  eux, 
répliqua  Cyprienne  que  la  victoire  rendait  fan- 
faronne, est  capable  de  barrer  la  route  à  Bijou "î* 

—  S'ils  ont  des  armes? 

—  Nous  leur  passerons  sur  le  corps! 

—  Et  s'ils  nous  guettaient  au  passage  du  Port- 
Corbeau?... 

Cyprienne  arrêta  son  cheval  à  son  tour. 

—  Ce  n'est  pas  pour  mpi  que  j'ai  peur...  re- 
prit Diane;  mais  maintenant  nous  avons  à  gar- 
der un  trésor. 

—  Eh  bien  î  remontons  jusqu'aux  Houssaics... 
Nous  passerons  sur  le  pont  du  moulin. 

L'avis  était  bon.  Les  deux  sœurs  changèrent 
aussitôt  de  direction  et  se  mirent  à  galoper  vers 
les  Houssaics. 

Mais  il  se  trouva  que  d'autres  avaient  eu  la 
même  idée  qu'elles,  car  en  arrivant  au  bord  de 
l'eau,  elles  virent  que  la  tête  du  pont  était  occu- 
pée par  deux  hommes,  en  qui  elles  crurent  re- 
connaître Robert  de  Blois  et  M.  le  marquis  de 
Pontalès. 

—  Prenons  du  champ,  dit  Cyprienne  que 
rien  n'effrayait,  et  passons. 


202  LES    BELLES-DE-NTJIT. 

~  Essayons  plutôt  de  passer  a  Port-Corbeau, 
répliqua  Diane  ;  il  sera  toujours  temps  de  reve^ 
nir  ou  de  mettre  nos  chevaux  à  la  nage... 

La  course  recommença  le  long  de  la  rivière. 

Quand  elles  arrivèrent  au  passage  du  bac,  il 
y  avait  à  peine  trois  quarts  d'heure  qu'elles 
avaient  enfourché  pour  la  première  fois  leurs 
vaillants  petits  chevaux. 

Il  n'était  pas  tout  a  fait  minuit,  et  le  jardin 
de  Penhoël  montrait  toujours ,  au  haut  de  la 
colline,  ses  illuminations  intactes.  La  fête  en 
avait  encore  au  moins  pour  une  bonne  heure. 

Rien  de  suspect  n'apparaissait,  cette  fois,  sur 
la  rive.  Les  deux  sœui*s  rendirent  la  liberté  à 
Bijou  et  h  Mignon,  qui  regagnèrent  en  caraco- 
lant leur  lit  de  gazon.  Elles  pensaient  que  bien 
leur  en  avait  pris  de  ne  point  tenter  le  passage 
au  pont  des  Houssaies,  car  ici  aucun  obstacle 
ne  leur  barrait  la  route. 

—  Allons  î  dit  Cyprienne  en  descendant  vers 
les  saules,  nous  voici  à  bon  port...  et  nous  au- 
rons encore  le  temps  de  danser  une  contre- 
danse... 

Diane  écarta  les  branches  du  saule... 

Comme  elle  ouvrait  la  bouche  pour  lancer 
quelque  gaie  repartie,  trois  hommes,  couchés 
dans  l'herbe  haute  qui  croissait  au  bord  de  l'eau, 
se  dressèrent  tout  à  coup  sur  leurs  pieds. 


CHAPITRE    XII.  205 

Les  deux  jeunes  filles  eurent  à  peine  le  temps 
de  pousser  un  cri,  tant  on  mit  de  presse  à 
leur  nouer  solidement  des  mouchoirs  sur  la 
bouche... 


XIII 


DEUX    PIERRES. 


M.  le  marquis  de  Pontalès  était  un  homme 
prudent,  qui  n'avait  aucun  goût  pour  les  aven- 
tures. C'était  uniquement  par  nécessité  qu'il 
s'était  joint  à  l'expédition  de  cette  nuit.  M.  de 
Blois  et  lui  traitaient  en  effet  de  puissance  à 
puissance,  et  du  moment  que  M.  de  Blois  se 
mettait  à  l'œuvre,  Pontalès  ne  pouvait  point 
reculer. 

C'était  la  première  fois  qu'il  se  livrait  ainsi. 

LES   BELLES-DE-MUIT.   U  18 


206  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Jusqu'alors  il  s'était  toujours  tenu  derrière 
Robert,  contribuant  volontiers  aux  frais  de 
la  guerre,  mais  ne  combattant  jamais  en  per- 
sonne. 

Cela  lui  allait  mieux. 

Et,  en  vérité,  il  aurait  regardé  sans  doute 
comme  un  imposteur  quiconque  lui  aurait  an- 
noncé, le  matin  même,  les  événements  de  cette 
soirée.  Lui,  le  marquis  de  Pontalès,  proprié- 
taire de  soixante  mille  livres  de  rente ,  jouant 
au  loup-garou  dans  les  taillis  et  bravant  la  cour 
d'assises  comme  un  malheureux  !... 

Mais  les  circonstances  entraînent,  et  l'homme 
le  plus  habile,  engagé  dans  certaines  entreprises, 
doit  jouer  le  tout  pour  le  tout  à  un  moment 
donné. 

Cela  ne  veut  point  dire  que  Pontalès,  en  pas- 
sant la  rivière  de  l'Oust  avec  ses  quatre  compa- 
gnons, ne  fît  des  réflexions  assez  chagrines.  Il 
eût  vidé  sa  bourse,  sans  doute,  de  grand  cœur, 
pour  être  transporté  tout  à  coup  entre  les  mu- 
railles de  son  château.  On  peut  penser  même 
que ,  malgré  le  désir  ancien  et  passionné  qu'il 
avait  de  détruire  la  vieille  influence  des  Penhoël 
et  de  se  mettre  à  leur  place ,  il  n'aurait  point 
engagé  la  bataille  s'il  avait  prévu ,  dès  le  prin- 
cipe, les  dangers  de  cette  nuit. 

Maintenant,  il  était  trop  avancé  pour  reculer. 


CHAPITRE    XIII.  207 

Le  péril  était  en  arrière  comme  en  avant,  et  les 
chances  de  salut  se  trouvaient  tout  entières  du 
côté  du  crime. 

Une  fois  qu'on  eut  pris  terre  de  Fautre  côté 
de  l'eau ,  Bibandier  fut  choisi  tout  d'une  voix 
pour  diriger  les  opérations.  Ce  n'est  point  déro- 
ger que  de  servir  sous  les  ordres  d'un  glorieux 
général.  Pontalès  était  marquis,  Robert  se  disait 
gentilhomme,  et  Bibandier  n'était  qu'un  simple 
échappé  de  bagne  ;  mais  l'histoire  est  pleine  de 
ces  exemples,  où  l'on  voit  des  princes  céder  le 
commandement  à  de  vaillants  officiers  de  for- 
tune. 

Bibandier  se  montra  tout  de  suite  à  la  hauteur 
de  son  autorité  nouvelle.  Son  premier  soin  fut 
de  se  raviser  au  sujet  du  petit  bateau  qui  avait 
servi  au  passage  des  deux  filles  de  l'oncle  Jean. 

—  Nous  allons  avoir  besoin  de  ce  joujou  , 
dit-il  en  saisissant  la  perche  du  bac. 

Et  il  se  mit  à  courir  le  long  de  la  rive  jusqu'à 
ce  qu'il  eût  atteint  le  batelet,  entraîné  par  le 
courant.  11  s'accrocha  au  moyen  de  sa  perche  et 
l'amarra,  au-dessous  de  la  route  de  Redon,  à  l'un 
de  ces  mêmes  saules  qui  avaient  servi  de  refuge 
à  Robert  et  à  Biaise ,  la  nuit  de  leur  arrivée  à 
Penboël. 

Puis  il  revint  vers  sa  troupe  tranquillement  et 
sans  se  presser. 


208  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  La  petite  barque  allait  tout  droit  vers  le 
trou  de  la  Femme- Blanche,  grominela-t-il  ; 
on  n'aura  besoin  que  de  se  laisser  mener... 

—  Ah  çà  !  dit  Robert ,  il  faut  prendre  un 
parti...  Elles  doivent  avoir  de  Tayance,  et  nous 
aurons  de  la  peine  à  les  rattraper!... 

—  Les  rattraper!...  répéta  le  uhlan;  il  fau- 
drait de  meilleures  jambes  que  les  nôtres...  Si 
vous  les  aviez  vues  comme  moi  courir  la  nuit 
sur  la  lande...  Hope!  Bijou  !...  hope!  Mignon!... 
Ce  sont  de  jolies  petites  filles  tout  de  même!... 

—  Mais  qu'allons-nous  faire? 

Bibandier  tira  de  sa  poche  sa  pipe  et  son 
briquet. 

—  Voulez-vous  vous  allumer,  M.  Robert?... 
dit-il  ;  nous  avons  joliment  le  temps  d'en  fumer 
une. 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  plaisanter...,  commença 
M.  de  Blois  d'un  ton  impérieux. 

D'un  seul  coup  sec  et  merveilleusement  ajusté, 
l'ancien  uhlan  mit  le  feu  à  son  amadou  ;  puis 
il  atteignit  sa  pipe  toute  chargée  et  l'alluma  en 
faisant  claquer  savamment  ses  lèvres. 

Pontalès  avait  piteuse  raine  derrière  les  bords 
de  son  grand  chapeau.  La  froide  impertinence 
de  ce  drôle,  comme  il  l'appelait  au  fond  de  son 
cœur,  ne  lui  présageait  rien  de  bon.  Maître 
le  Hivain  songeait  à  sa  maison  dévastée. 


CHAPITRE  xm.  209 

Biaise  s'approcha  de  Robert,  qui  frappait  du 
pied  avec  impatience. 

—  Si  vous  ne  le  laissez  pas  marcher  à  sa  guise, 
dit-il  tout  bas ,  nous  n'en  ferons  rien  cette 
nuit. 

—  Qu'il  s'explique  au  moins! 

—  Quant  à  ça ,  dit  Bibandier  en  s'appuyant 
sur  l'herbe,  on  va  te  faire  un  programme,  Amé- 
ricain ! 

Robert  tressaillit.  Il  y  avait  bien  trois  ans 
qu'on  ne  lui  avait  donné  ce  nom,  et  depuis  le 
même  espace  de  temps,  le  pauvre  Bibandier 
affectait  en  toute  circonstance,  vis-à-vis  de  lui, 
le  plus  profond  respect. 

L'ancien  uhlan  reprit,  tandis  que  Biaise  riait 
sous  cape  de  la  déconvenue  de  son  maître  : 

—  Il  nV  a  donc  de  sage  ici  que  l'Endormeur 
et  moi  ! . . . 

Biaise  cessa  de  rire. 

—  Monsieur  l'homme  de  loi,  poursuivit  Biban- 
dier, qui  se  croit  si  bien  caché  derrière  son  cha- 
peau de  paille,  pourrait  vous  dire  que,  dans  un 
procès,  le  client  ne  donne  pas  de  conseil  à  son 
avocat!... 

La  figure  de  Macrocéphale  s'allongea  notable- 
ment. Le  marquis  tremblait  d'avoir  été  reconnu 
à  son  tour. 

Mais  Bibandier,  soit  qu'il  ignorât  véritable- 

18. 


210  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ment  le  nom  de  son  quatrième  compagnon,  soit 
qu'il  eût  fantaisie  d'épargner  Pontalès,  reprit 
presque  aussitôt  : 

—  Quant  à  l'autre,  je  ne  puis  pas  parler, 
n'ayant  pas  l'avantage  de  le  connaître...  Ah  ça  î 
ne  te  fais  pas  de  mal ,  Américain  ;  voilà  le  pro- 
gramme des  opérations,  comme  disait  Bona- 
parte :  attendre  et  faire  le  mort  ! 

—  Et  pendant  ce  temps,  dit  Macrocéphale,  on 
va  piller  mon  domicile!... 

—  Exactement,  père  la  Chicane  ! 

'  — Et  les  pièces  seront  enlevées!...  ajouta 
Robert. 

—  Ça  me  paraît  vraisemblable,  mon  fils. 

—  Écoute,  dit  Robert  qui  voulut  essayer  de 
l'autorité  ;  on  t'a  promis  de  te  payer  grassement, 
mais  cela  ne  te  donne  pas  droit  d'insolence... 
Fais  ta  besogne,  ou  va-t'en  ! 

—  Où  ça?...  demanda  Bibandier  tout  douce- 
ment; à  Redon?...  Dire  à  M.  le  procureur  du 
roi  ce  qui  se  passe  ici?...  Américain,  tu  ne  m'en 
crois  pas  capable!...  Que  diable!  on  est  plat 
comme  une  galette  aujourd'hui  pour  devenir 
insolent  demain  comme  un  bureaucrate.  Tu  sais 
bien  que  c'est  la  vie!...  Voyons,  ajouta-t-il  en 
changeant  de  ton ,  sommes-nous  donc  des  en- 
fants, M.  Robert?  Mettons  que  j'aie  eu  tort,  et 
veuillez  recevoir  mes  très-humbles  excuses... 


CHAPITRE    XIII.  211 

Entre  gentilshommes,  ma  foi  !  on  ne  peut  faire 
davantage. 

Il  se  leva  et  lendit,  avec  une  grâce  très-noble, 
sa  main,  que  Robert  n'osa  pas  repousser. 

—  Ainsi,  poursuivit-il,  voici  une  affaire  arran- 
gée ! . . .  l'honneur  est  satisfait  î . . .  Maintenant,  par- 
lons de  choses  sérieuses...  Si  nous  étions  dans  un 
pays  civilisé,  où  Ton  ne  fait  qu'une  route  pour  aller 
d'un  endroit  à  un  autre ,  je  vous  dirais  :  Mar- 
chons et  poursuivons  nos  petits  anges,  l'épée 
dans  les  reins...  Mais  d'ici  au  bourg  de  Bains,  il 
y  a  une  diable  de  lande,  où  plus  de  cent  routes 
se  mêlent  et  se  croisent...  nous  aurons  beau 
nous  séparer  et  prendre  chacun  notre  sentier  : 
il  y  a  dix  à  parier  contre  un  que  les  petites  pas- 
seront entre  nos  doigts  comme  des  anguilles! 

—  C'est  vrai,  dit  Biaise. 

Et,  de  fait,  le  raisonnement  était  si  rigoureu- 
sement juste  ,  que  personne  n'y  put  trouver 
d'objection. 

—  Vous  auriez  pu  vous  expliquer  tout  de 
suite!...  grommela  seulement  Robert. 

—  Je  pourrais  relever  cette  parole,  répliqua 
Bibandier  avec  gravité ,  mais  je  sacrifie  une 
susceptibilité  légitime  à  l'intérêt  de  tous...  Il 
est  donc  bien  entendu  que  donner  la  chasse 
aux  petites  serait  une  ànerie...  Reste  à  savoir 
comment  nous  les  pincerons...  Je  crois  avoir 


212  LES    BELLES-DE-NUIT. 

résolu  le  problème  d'avance  en  vous  disant  : 
Attendons. 

—  Mais  si  elles  passent  la  rivière  ailleurs?... 
objecta  Macrocéphale. 

—  Bonne  idée  !...  Ailleurs,  cela  veut  dire  au 
moulin  des  Houssaies ,  car  il  n'y  a  pas  d'autre 
passage...  Eh  bien!  l'Américain  et  ce  monsieur 
que  je  n'ai  pas  l'honneur  de  connaître  peuvent 
prendre  leurs  jambes  à  leur  cou  et  aller  garder 
le  pont  des  Houssaies. 

—  C'est  cela!...  s'écria  Pontalès  ravi  d'avoir 
un  prétexte  pour  s'éloigner  du  lieu  probable  de 
l'action;  M.  de  Blois,  je  suis  à  vos  ordres. 

—  Et  si  elles  viennent  là-bas...  demanda 
Robert,  nous  leur  barrerons  le  passage? 

—  Du  tout!...  répliqua  Bibandier  ;  vous  vous 
rangerez  bien  poliment,  parce  que  vous  aurez 
eu  le  temps  d'enlever  cinq  ou  six  planches  du 
pont...  et  que  la  rivière  est  large  et  profonde  au 
moulin  des  Houssaies. 

Pontalès  avait  froid  jusqu'à  la  moelle  des  os, 
malgré  l'étouffante  chaleur  de  la  soirée. 

Robert  le  prit  par  le  bras,  et  ils  remontèrent 
le  cours  de  l'eau  à  grands  pas. 

—  Cinq  ou  six  planches  au  moins!...  plutôt 
six  que  cinq!...  leur  cria  de  loin  le  bon  fos- 
soyeur, car  Bijou  et  Mignon  sautent  comme  des 
chèvres  ! . . , 


CHAPITRE   XIII.  213 

Ponlalès  et  Robert  se  perdaient  déjà  dans 
la  nuit. 

—  Nous  autres,  dit  Bibandier  en  conduisant  ses 
deux  camarades  vers  les  saules,  en  faction,  s'il 
vous  plaît!...  Faites  comme  moi,  M.  Biaise;  pré- 
parez votre  mouchoir...  Vous,  père  la  Chicane, 
vous  êtes  spécialement  chargé  des  cordes...  et 
maintenant,  du  silence! 

Ils  étaient  couchés  tous  les  trois  dans  Therbe. 

En  combinant  la  partie  de  son  plan  relative 
au  pont  des  Houssaies,  Bibandier  avait  compté 
sans  rétonnante  vitesse  des  deux  petits  chevaux. 
Pontalès  et  Robert  en  étaient  encore  à  déclouer 
la  première  planche,  lorsqu'ils  entendirent  sur 
la  lande  le  galop  de  Bijou  et  de  Mignon.  Ils  se 
relevèrent,  irrésolus,  et  vinrent  à  la  léte  du 
pont,  sans  savoir  ce  qu'ils  allaient  faire. 

Leur  vue  seule  arrêta  les  deux  jeunes  filles, 
qui  dirigèrent  leur  course  vers  le  bac. 

Pontalès  et  Robert  quittèrent  alors  leur  poste 
pour  les  suivre  de  loin. 

Quand  ils  arrivèrent  à  Port-Corbeau,  ils  trou- 
vèrent la  besogne  bien  avancée.  Cyprienne  et 
Diane ,  un  bâillon  sur  la  bouche  et  garrottées 
solidement  toutes  les  deux,  étaient  au  fond  du 
petit  bateau. 

Bibandier  tenait  en  main  la  perche. 

—  Ah  !  ah!...  dit-il  en  éprouvant  les  cordes 


214  LES    BELLES-DE-NUIT. 

qui  liaient  les  jambes  et  les  bras  des  deux  jeunes 
filles,  voilà  qui  est  proprement  fait,  et  vous  savez 
établir  un  nœud,  père  la  Chicane  ! 

—  Avaient-elles  les  pièces?...  demanda  vive- 
ment Robert. 

—  Certainement...  certainement  !...  répliqua 
Bibandier  ;  ah  !  avec  des  petits  anges  comme  ça, 
on  ferait  sa  fortune  à  Paris...  Ça  passe  par  le 
trou  d'une  serrure. 

—  Donne-moi  les  pièces  ! ...  dit  encore  Robert. 
Bibandier  le  repoussa  tranquillement. 

—  On  ne  compte  pas  les  manger,  tes  pièces, 
mon  bonhomme  !...  murmura- t-il  ;  mais  il  faut 
que  les  choses  se  fassent  avec  régularité...  Je 
rendrai  mes  comptes  quand  tout  sera  fini...  D'ici 
là,  patience  ! 

—  Je  veux  que  tu  me  donnes  ces  papiers , 
répéta  Robert  d'un  ton  impérieux. 

—  Le  roi  dit  :  «<  Nous  voulons...  »  grommela 
Tancien  uhlan  ;  moi ,  je  veux  que  tu  me  laisses 
tranquille  î...  Et  si  tu  ne  me  laisses  pas  tran- 
quille, ajouta-t-il  en  redressant  sa  taille  longue 
et  maigre, je  te  plante  là,  mon  fils...  tu  achèveras 
la  besogne  à  ta  fantaisie!... 

—  N'insistez  pas  î...  murmura  Pontalès  à 
l'oreille  de  Robert;  cet  homme  veut  quelques 
louis  de  plus  ;  on  les  lui  donnera. 

—  Maintenant ,  messieurs ,   dit  Bibandier , 


CHAPITRE   XIII.  215 

faites -moi  le    plaisir    de    me    souhaiter   bon 
voyage...  Je  vais  partir. 

—  Pas  seul!...  s'écria  Robert,  qui  concevait 
de  vagues  soupçons  ;  il  faut  que  Biaise  au  moins 
vous  accompagne  î 

Biaise  fit  la  grimace  dans  son  coin,  mais  il 
n'eut  pas  même  la  peine  de  refuser. 

—  Le  petit  bateau  ne  porterait  pas  quatre 
personnes...,  objecta  Bibandier  sans  rien  per- 
dre du  calme  singulier,  mêlé  d'une  nuance  de 
moquerie,  qu'il  gardait  depuis  le  commence- 
ment de  l'aventure;  je  veux  bien  noyer  mon 
prochain ,  mais  le  suicide  répugne  à  mes  prin- 
cipes. 

Il  entra  dans  la  barque  et  mit  un  soin  scru- 
puleux à  écarter  les  deux  jeunes  filles,  de  droite 
et  de  gauche,  pour  pouvoir  manœuvrer  sans 
leur  faire  de  mal. 

—  Les  deux  petits  chérubins  seront  là  comme 
dans  leur  lit  !  dit-il  en  donnant  au  fond  de  l'eau 
son  premier  coup  de  perche. 

Personne  ,  parmi  les  quatre  complices  du 
crime,  ne  pouvait  se  défendre  d'un  serrement 
de  cœur.  Tous  les  yeux  se  fixaient ,  par  une 
sorte  de  fascination,  sur  les  deux  pauvres  en- 
fants couchées  dans  le  bateau.  La  gaieté  du 
uhlan  assombrissait  encore  le  caractère  atroce 
de  cette  scène. 


216  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Diane  et  Cyprienne  étaient  étendues  sur  le 
dos,  les  bras  liés  en  croix. 

La  lune,  qui  perçait  maintenant  ça  et  là  les 
nuages  déchirés,  montrait  la  grâce  exquise 
de  leurs  tailles  et  leurs  pâles  figures,  où  se  lisait 
la  résignation  du  martyre. 

Bibandier  seul  restait  parfaitement  à  son  aise 
en  face  de  ce  navrant  spectacle. 

—  Messieurs ,  dit-il ,  tandis  que  le  bateau 
s'ébranlait,  je  vais  vous  donner  un  dernier  bon 
conseil...  La  fête  se  continue  là-haut...  Allez 
faire,  croyez-moi,  un  petit  tour  de  bal...  Il  est 
toujours  agréable,  le  cas  échéant,  de  pouvoir 
établir  un  alibi. 

Ce  terme  de  palais  et  de  bagne  sonna  comme 
une  menace  aux  oreilles  des  trois  complices, 
qui  se  dirigèrent  en  silence  vers  le  bac;  mais 
Bibandier  les  rappela  tout  à  coup. 

—  Encore  un  service,  s'il  vous  plait!  dit-il  ; 
j'oubliais  d'embarquer  deux  pierres,  pour  em- 
pêcher les  petites  de  remonter  sur  l'eau... 

Une  sueur  froide  perça  sous  les  cheveux  de 
Pontalès. 

Ce  fut  Macrocéphale  qui  apporta  les  deux 
pierres;  il  pensa  se  trouver  mal  en  regagnant 
le  bac. 

Bibandier  quitta  enfin  la  rive  et  se  laissa  déri- 
ver au  fil  de  l'eau,  en  chantant  une  de  ces  chan- 


CHAPITRE    XIII.  217 

sons  lentes  et  tristes  qui  mesurent  le  travail  des 
forçats  à  la  fatigue. 

La  lune  s'était  levée  tout  à  fait  et  mettait  des 
nuances  argentées  à  la  colonne  de  vapeur  sus- 
pendue au-dessus  du  tournant  de  Trémeulé. 

La  Femme- Blanche  semblait  grandir  et  oscil- 
ler lentement  au-dessus  du  gouffre. 

Durant  quelques  minutes,  les  quatre  compa- 
gnons virent  la  petite  barque  glisser  sur  Teau 
calme  du  marais. 

Puis  elle  disparut  dans  les  longs  plis  de  vapeur 
qui  formaient  le  vêtement  de  la  Femme- Blanche, 


2.  19 


XIV 


PAVVaBff    F1I.I.BS  ! 


Robert  de  Blois ,  le  marquis  de  Pontalès  et 
leurs  deux  compagnons  remontaient  au  manoir 
de  Penhoël.  Ils  marchaient  en  silence.  De  temps 
en  temps  Fun  d'eux  se  retournait,  comme  mal- 
gré lui,  pour  jeter  un  furtif  regard  vers  le  marais 
où  la  Femme-Blanche  se  dressait  aux  rayons  de 
la  lune. 

Il  leur  semblait  ouïr  de  loin  le  clapotement 
sinistre  et  sourd  du  tournant  de  Trëmeulé. 

Dans  le  taillis  qui  couvrait  tout  le  versant  de 
la  colline,  une  route  était  percée  pour  conduire 


220  LES    BELLES-DE-NUIT. 

à  la  loge  de  Benoît  Haligan.  Les  quatre  com- 
plices traversèrent  cette  route  à  cinquante  pas 
au-dessus  de  Ja  pauvre  cabane  du  vieillard.  Ils 
entendirent  Benoît  Haligan  qui  chantait  de  sa 
voix  creuse  et  tremblante  la  prière  de  l'agonie. 

Ils  pressèrent  leur  marche  en  frémissant. 

Comme  ils  arrivaient  a  la  porte  du  manoir, 
Robert  s'arrêta  et  releva  brusquement  la  tête. 

—  C'était  nécessaire!...  dit-il  à  voix  basse;  et 
d'ailleurs,  ce  qui  est  fait  est  fait!...  Prenons  le 
dessus,  messieurs,  et  ne  rentrons  pas  au  manoir 
avec  des  figures  d'enterrement! 

—  C'est  juste,  dit  Biaise. 
Et  Macrocéphale  ajouta  : 

—  On  ne  peut  rien  contre  les  faits  accom- 
plis... Je  chargerai  la  vieille  Yvonne,  ma  ser- 
vante, de  prier  pour  elles  tous  les  soirs...  Et  je 
suis  bien  sûr  que  M.  le  marquis  de  Pontalès 
sacrifiera  volontiers  une  vingtaine  d'écus  pour 
faire  dire  des  messes... 

Pontalès  essuya  la  sueur  de  son  front. 

—  Je  donnerai  vingt  louis  à  l'église  de  Glé- 
nac!...  balbutia-t-il,  cinquante  louis  à  l'église 
de  Redon!,.,  cent  louis  à  l'église  de  Rennes!... 

—  Ma  foi!  dit  l'homme  de  loi  naiVement,  si 
elles  ne  sont  pas  contentes  avec  cela!... 

Robert  et  Biaise  ne  purent  s'empêcher  de 
rire.  L'impression  lugubre  était  en  partie  se- 


CHAPITRE    XIV.  22i 

couée,  et  comme,  en  définitive,  aucun  des  quatre 
complices  ne  se  repentait  véritablement ,  ils 
n'eurent  pas  grand'peine  à  rappeler  sur  leurs 
visages  le  calme  souriant  qui  convenait  à  ce  jour 
de  fête. 

Ils  se  séparèrent,  afin  de  rentrer  dans  le  bal 
par  différents  côtés. 

La  danse  s'était  ranimée  au  salon  de  verdure. 
Jeunes  gens  et  jeunes  filles  prenaient  leur  re- 
vanche. On  se  dédommageait  de  la  longue  heure 
d'ennui  qu'on  avait  éprouvée  à  entendre  les 
gémissements  des  trois  Grâces  Baboin-des-Ro- 
seaux-de-l'Étang.  Au  moment  de  finir,  le  bal 
retrouve  presque  toujours  ainsi  une  gaieté  plus 
vive.  A  la  ville,  l'orchestre  redouble  de  verve  et 
d'entrain;  à  la  campagne,  les  danseurs  cabrio- 
lent, battent  des  mains  et  crient;  à  la  Courtille, 
vers  cette  heure  consacrée,  où  l'allégresse  atteint 
son  plus  chaud  paroxysme,  on  brise  les  verres, 
on  se  poche  les  yeux  et  on  marche  sur  la  tête... 

Les  musiciens  de  Glénac  jouaient  comme  des 
possédés.  Ils  avaient  entonné  cette  gigue  inter- 
minable, connue  sous  le  nom  de  bal  breton,  et 
qui  peut  dérouler  jusqu'à  cent  cinquante  figures 
diverses,  suivant  la  renommée.  Danseurs  et  dan- 
seuses ,  enlevés  par  les  cahots  de  cette  musique 
nationale,  bondissaient  avec  enthousiasme.  On 
se  mêlait ,  on  se  choquait,  on  tombait  sur  le 

19. 


222  LES    BELLES-DE-NUIT. 

gazon  avec  de  grands  éclats  de  rire.  C'était  char- 
mant ! 

Et  les  invités  de  Penhoël  ne  pouvaient  plus  se 
plaindre  d'être  abandonnés  par  leurs  hôtes.  Le 
maître,  il  est  vrai,  ne  s'était  pas  montré  de  la 
soirée,  mais  Madame  avait  reparu,  apportant  de 
bonnes  nouvelles  de  l'Ange. 

Elle  présidait  à  la  fêle  maintenant,  assise  au- 
près de  Jean  de  Penhoël.  Sa  figure  était  bien 
pâle,  mais  l'effort  qu'elle  faisait  gardait  à  ses 
traits  réguliers  et  nobles  une  apparence  de 
sérénité. 

11  n'y  avait  de  triste  que  la  partie  respectable 
de  l'assemblée.  Ces  dames  et  ces  messieurs 
avaient  regagné  leur  coin ,  et  présentaient  un 
aspect  de  plus  en  plus  maussade.  Là ,  toutes  les 
figures  étaient  refrognées,  tous  les  yeux  se  char- 
geaient de  sommeil. 

Le  chevalier  adjoint  et  la  chevalière  adjointe 
de  Kerbichel,  madame  veuve  Claire  Lebinihic  et 
les  trois  vicomtes  restaient  sous  l'impression 
produite  par  les  talents  des  trois  Grâces  Baboin. 
De  périodiques  bâillements  faisaient  le  tour  du 
cercle.  Les  trois  Grâces  Baboin ,  de  leur  côté , 
regardaient  avec  haine  la  danse  victorieuse  et 
ne  pouvaient  cacher  leur  détestable  humeur. 
L'Ariette  avait  eu,  en  effet,  peu  de  succès;  la 
Romance  était  tombée  à  pht,  et  la  Gavatine,  plus 


CHAPITRE   XIV.  223 

malheureuse  encore,  en  achevant  la  série  de 
glapissements  déplorables  qu'elle  appelait  son 
grand  air,  avait  pu  constater  que  le  salon  de 
verdure  s'était  changé  en  solitude.  Seul,  le  petit 
frère  Numa  l'avait  écoutée  jusqu'au  bout,  comme 
c  était  son  rigoureux  devoir. 

Dans  ces  dispositions,  la  galerie  était  un  peu 
moins  loquace  que  naguère,  mais  aussi  son  venin 
était  plus  épais  et  plus  acre  :  chaque  coup  de 
langue  était  une  morsure. 

On  allait  des  grands  aux  petits  ;  tout  le  monde 
avait  son  paquet  ;  on  assassinait  ceux  qu'on 
n'avait  pas  daigné  piquer  au  commencement 
de  la  soirée. 

Personne  n'a  été  sans  remarquer  que  la  pro- 
vince, si  prude  et  si  peu  charitable,  ne  choisit 
pas  toujours  ses  expressions  parmi  les  plus  châ- 
tiées, lorsqu'il  s'agit  de  calomnier  ou  de  médire. 
Quand  la  conversation  arrive  à  un  certain  degré, 
quand  les  dents  grincent ,  quand  les  langues 
s'aiguisent,  la  province  est  comme  le  latin  qui, 
dans  les  mots,  brave  l'honnêteté,  et  il  n'est  point 
rare  d'entendre  des  locutions  très- téméraires 
tomber  alors  des  bouches  les  plus  vénérables. 

En  ce  moment,  la  société  faisait  de  la  calom- 
nie légère.  Elle  allait  de  l'un  à  l'autre,  donnant 
à  Lola,  par  exemple,  qui  s'affichait  avec  le  jeune 
Pontalès,  des  épithètes  extrêmement  caracté- 


224  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ristiques,  déchirant  un  peu  sur  Penhoël  absent, 
et  risquant  sur  Madame  des  hypothèses  devant 
lesquelles  une  valetaille  insolente  eût  assuré- 
ment reculé.  Ensuite  on  passait  à  TAngc,  pour 
retomber  sur  quelqu'un  des  couples  occupés  à 
danser  le  bal  breton.  Puis  on  se  demandait 
quelle  vie  menaient  ces  deux  petites  dévergon- 
dées, Cyprienne  et  Diane,  qui  étaient  absentes 
depuis  plus  de  deux  heures  ! 

Et  c'était,  ma  loi,  très-significatif.  On  avait 
vu  disparaître  presque  en  même  temps  qu'elles 
ces  deux  grands  fainéants  deRobert  et  d'Etienne. 

Les  trois  Grâces  Baboin  échangeaient ,  à  ce 
sujet,  avec  la  chevalière  adjointe  de  Kerbichel, 
des  observations  d'une  philosophie  si  avancée , 
que  le  chevalier  adjoint  et  les  trois  vicomtes 
avaient  envie  de  rougir. 

Une  chose  bizarre,  c'est  que  ces  deux  grands 
garçons  d'Etienne  et  de  Roger  étaient  revenus 
sans  les  petites  !  La  Romance  expliquait  cela  en 
disant  que  ces  demoiselles  avaient  dû  friper  un 
peu  leurs  toilettes,  pendant  deux  heures  de  pro- 
menade... 

—  Et  déranger  leurs  coiffures...,  ajoutait 
l'Ariette. 

L'aigre  Cavatine  enchérissait. 

Et  la  charitable  assemblée  se  laissait  arracher 
quelques  hargneux  applaudissements. 


CHAPITRE    XIV.  225 

Etienne  et  Roger  étaient  rentrés  ensemble 
dans  le  bal  a  peu  près  en  même  temps  que 
Robert  de  Blois,  M.  le  marquis  de  Pontalès  et 
Macrocéphale. 

Tandis  que  ces  derniers  affectaient  de  se 
saluer  en  passant,  comme  gens  qui  ne  se  sont 
pas  vus  depuis  longtemps  déjà,  Etienne  et  Roger 
parcouraient  d'un  regard  triste  les  groupes 
animés  des  danseurs. 

Leur  recherche  s'était  inutilement  prolongée, 
et  en  revenant  au  salon  de  verdure,  ils  avaient 
l'espoir  d'y  retrouver  Cyprienne  et  Diane. 

—  Elles  ne  sont  pas  là  î...  dit  Roger  avec  un 
gros  soupir.  Deux  heures  d'absence  au  milieu 
d'un  bal!... 

La  physionomie  d'Etienne  était  mélancolique 
et  pensive. 

—  Nous  ne  les  reverrons  pas  ce  soir...  mur- 
mura-t-il,  et  il  faut  que  je  sois  à  Redon  demain 
avant  le  jour...  Je  ne  pourrai  pas  lui  faire  mes 
adieux...  Veux-tu  te  charger  auprès  d'elle  de 
mon  dernier  message? 

—  Avant  de  partir,  répliqua  Roger,  tu  peux 
encore  lavoir... 

Le  jeune  peintre  secoua  la  tête. 

—  Ce  serait  un  moment  cruel...  dit-il,  les 
heures  de  repos  sont  pour  elles  courtes  et 
rares...  Pourquoi  les  troubler?...  Et  puis,  au 


226  LES    BELLES-DE-NUIT. 

moment  de  la  séparation,  je  serais  faible  peut- 
être...  Quand  tu  la  verras,  Roger,  tu  lui  diras 
que  je  l'aimais...  que  je  n'aimerai  jamais  une 
autre  femme  en  ma  vie...  et  qu'au  prix  de 
tout  mon  bonheur,  je  la  voudrais  voir  heu- 
reuse... 

Sa  voix  tremblait.  II  y  avait  dans  son  accent 
une  sensibilité  profonde  qui  faisait  contraste 
avec  ses  habitudes  d'insouciance  et  la  gaieté 
leste  de  sa  philosophie  parisienne. 

Roger  lui  serra  la  main. 

—  Je  lui  dirai  que  tu  es  le  plus  loyal  garçon 
qui  soit  au  monde!...  répondit-il.  Je  lui  dirai 
que  tu  as  la  fortune  peut-être  au  bout  de  tes 
pinceaux...  et  que,  si  Dieu  bénit  ton  travail,  tu 
reviendras  en  Bretagne  afin  de  la  prendre  pour 
femme. 

Les  yeux  d'Etienne  étaient  humides. 

—  Merci!  murmura-t-il. 

~  Nous  sommes  jeunes  !...  reprit  Roger  avec 
un  sourire  ému,  et  Dieu  est  bon...  peut-être 
que  nous  serons  heureux  tous  ensemble  quelque 
jour!... 

Pendant  qu'ils  causaient  ainsi,  Pontalès, 
Robert  et  l'homme  de  loi  parcouraient  le  bal, 
et  soutenaient  leur  rôle  de  gaieté  forcée.  Biaise 
servait  des  rafraîchissements,  afin  de  faire  acte 
de  présence. 


CHAPITRE   XIV.  227 

Au  moment  où  Roger  prononçait  ces  der- 
nières paroles,  pleines  d'espoir  souriant  et  de 
foi  dans  l'avenir,  la  figure  de  Bibandier  sortit  de 
Tombre,  à  quelques  pas  derrière  lui. 

Le  maigre  visage  du  uhlan  était  couvert  de 
pâleur  ;  ses  yeux  roulaient,  hagards,  et  ses  che- 
veux mêlés  se  hérissaient  sur  son  crâne. 

Les  deux  jeunes  gens  ne  le  voyaient  point  ; 
par  contre,  les  complices  qui  guettaient  son 
arrivée  l'aperçurent  tous  à  la  fois. 

Le  sourire  contraint  de  Robert  et  de  Ponta- 
lès  se  glaça  sur  leurs  lèvres.  Macrocéphale  aurait 
voulu  fuir,  et  Biaise  faillit  laisser  tomber  le  pla- 
teau qu'il  tenait  à  la  main. 

Il  leur  semblait  à  tous  que  le  bal  entier  devait 
voir  à  nu  leur  détresse  et  deviner  ce  que  signi- 
fiait l'apparition  de  ce  visage  livide  du  uhlan, 
qui  se  montrait  à  demi  derrière  l'une  des  portes 
du  salon  de  verdure. 

Cette  apparition  ne  dura,  d'ailleurs,  qu'un 
instant.  Lorsque  les  quatre  complices  s'enhar- 
dirent à  jeter  vers  la  porte  un  second  regard, 
Bibandier  avait  déjà  disparu. 

Il  prit  une  des  allées  du  jardin  au  hasard  et 
se  dirigea  vers  un  berceau  désert. 

Sur  son  passage,  sans  savoir  ce  qu'il  faisait, 
il  éteignait  les  lampions,  comme  si  la  lumière 
eût  blessé  sa  vue. 


228  LES    BELLES-DE-NUIT. 

L'obscurité  se  fît  ainsi  autour  du  berceau  où 
Bibandier  s'arrêta. 

II  n'attendit  pas  longtemps.  Une  minute 
s'était  à  peine  écoulée  que  les  quatre  complices 
arrivèrent  l'un  après  l'autre. 

Personne  n'osait  interroger. 

—  Eh  bien!...  dit  Bibandier  d'une  voix 
étouffée,  vous  ne  me  demandez  pas  mon  his- 
toire? 

Il  y  avait  quelque  chose  d'étrange  et  de  solen- 
nel dans  l'émotion  suprême  de  ce  bandit  sans 
cœur,  qui  avait  conservé  si  longtemps ,  en  face 
du  crime,  sa  froide  et  cynique  gaieté. 

En  ce  moment,  tout  son  corps  tremblait,  il 
semblait  prêt  à  défaillir. 

—  Que  vous  est- il  donc  arrivé?...  demanda 
enfin  Robert. 

Bibandier  s'appuya  chancelant  contre  le  treil- 
lage du  berceau. 

-  Elles  sont  mortes!...  dit-il.  Elles  étaient 
bien  belles  toutes  deux!...  Maintenant  elles  sont 
mortes  ! . . . 

—  Et  personne  ne  vous  a  vu?,.,  demanda 
Macrocéphale. 

—  Mortes!...  répéta  le  uhlan  qui  mit  sa  tête 
entre  ses  mains;  tandis  que  je  chantais  en  les 
conduisant  vers  le  trou ,  elles  me  regardaient 
toutes  deux  avec  leurs  yeux  angéliques...  Je  les 


CHAPITRE   XIV.  229 

vois  encore...  se  reprit-il  en  frissonnant...  leurs 
pauvres  jolis  corps  couchés  sur  la  planche... 

Il  s'arrêta  ;  sa  voix  s'embarrassait  dans  sa 
gorge. 

Les  quatre  complices  Técoutaient  immobiles  ; 
une  sueur  froide  leur  baignait  le  front. 

—  Quelqu'un  n'a-t-il  pas  demandé,  reprit-il 
sans  relever  la  tête,  si  personne  ne  m'avait 
vu?... 

—  Moi...  balbutia  le  Hivain. 

—  Un  homme  m'a  vu...  répondit  Bibandier, 
et  il  vous  a  vus  aussi ,  tous  tant  que  vous  êtes  ! . . . 

—  Qui  est  cet  homme?...  demandèrent  les 
quatre  complices  d'une  seule  voix. 

Bibandier  garda  le  silence. 
Puis  il  reprit,  comme  en  se  parlant  à  lui- 
même  : 

—  J'avais  promis!  il  fallait  en  finir...  quand 
j'ai  soulevé  la  première  dans  mes  bras,  l'autre 
s'est  agitée  au  fond  du  bateau  et  j'ai  vu  ses 
grands  yeux  se  remplir  de  larmes...  Elles  ne 
pouvaient  point  parler,  mais  leurs  regards  se 
cherchaient...  J'ai  eu  pitié!...  j'ai  rapproché 
leurs  deux  visages  et  leurs  bouches  ont  pu 
s'unir  encore  une  fois.  Puis  je  leur  ai  mis  au 
cou  les  deux  pierres  que  M.  le  Hivain  m'avait 
données.    . 


20 


230  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Le  surlendemain  au  matin ,  le  bourg  de  Glé- 
nac  Vit  une  solennité.  C'était  une  fête  d*un  genre 
bien  différent.  La  petite  église  avait  son  portail 
tendu  de  noir,  et  les  paysans ,  que  nous  avons 
vus  rassemblés  sur  Taire,  autour  du  feu  de  joie 
de  la  Saint-Louis,  s'échelonnaient,  tristes  et 
silencieux,  dans  le  cimetière. 

On  venait  de  dire  la  messe  des  morts  sur 
deux  cercueils ,  entourés  de  voiles  blancs  et 
ornés  de  ces  fraîches  fleurs  qu'on  jette,  dernière 
parure,  sur  la  tombe  des  jeunes  filles. 

Nous  eussions  retrouvé  là  tous  les  invités  du 
manoir  ;  mais  la  famille  n'était  représentée  que 
par  un  seul  de  ses  membres,  le  vieil  oncle  Jean , 
bien  que  le  nom  de  Penhoël  eût  été  prononcé 
deux  fois  dans  l'oraison  mortuaire. 

Les  cercueils  fleuris  contenaient  les  corps  de 
Diane  et  de  Cyprienne. 

René,  Madame  et  l'Ange  avaient  manqué  à 
la  messe  funèbre.  Ce  qui  avait  causé  plus  de 
surprise  encore,  c'avait  été  de  ne  voir  ni  Roger 
de  Launoy,  ni  le  jeune  peintre  Etienne  aux 
côtés  de  l'oncle  en  sabots. 

Etienne  et  Roger,  en  ce  moment,  étaient  bien 
loin  de  Glénac.  Ils  ignoraient  tous  les  deux  les 
événements  de  la  nuit  de  la  Saint-Louis. 

Voici  ce  qui  leur  était  arrivé.  : 

Vers  le  point  du  joui»,  quelques  heures  a|irès 


CHAPITRE    XIV,  231 

la  fin  du  bal ,  ils  avaient  descendu  Fescalier  du 
manoir,  afin  de  prendre  la  route  de  Redon. 
Roger  faisait  la  conduite  à  son  ami. 

En  passant  sous  la  fenêtre  des  deux  jeunes 
filles,  Etienne  s'arrêta ,  et  Roger  appela  Cyprienne 
et  Diane  par  leurs  noms  à  plusieurs  reprises. 

Point  de  réponse. 

—  Elles  dorment...  dit  Etienne  qui  jeta  sur 
son  épaule  son  petit  paquet  de  voyage  et  partit 
enfin  à  grands  pas. 

La  route  fut  silencieuse  entre  les  deux  jeunes 
gens.  A  Redon,  au  moment  de  monter  en  voi- 
ture, Etienne  dit  à  Roger  en  lui  serrant  une 
dernière  fois  la  main  : 

"-  Écoute...  ce  Robert  te  déteste  presque 
autant  que  moi...  et  Penhoël  n'est  plus  le  maî- 
tre... Si  tu  étais  forcé  de  quitter  le  manoir, 
quelque  jour,  souviens-toi  que  je  suis  ton  frère 
et  que  ma  demeure,  si  petite  et  si  pauvre  qu'elle 
soit,  sera  toujours  assez  grande  pour  nous  abri- 
ter tous  deux. 

La  voiture  partit  pour  Rennes,  et  Roger  resta 
seul. 

Les  dernières  paroles  de  son  ami  soulevaient 
en  lui  de  vagues  craintes,  mais  il  était  bien  loin 
de  penser,  cependant,  qu'il  dût  être  réduit 
jamais  à  profiter  de  l'hospitalité  offerte. 

Comme  il  entrait  à  l'auberge  du  père  Géraud 


252  LES    BELLES-DE-NUIT. 

pour  déjeuner,  celui-ci  lui  remit  une  lettre  arri- 
vant par  exprès  du  raauoir. 

La  lettre  était  écrite  par  M.  Robert  de  Blois, 
et  René  dePenhoël  avait  mis  au  bas  sa  signature. 

Cela  s'était  fait  le  matin  même.  Robert  sem- 
blait avoir  profité  de  la  courte  absence  du  jeune 
homme  pour  lui  porter  ce  coup  plus  à  son  aise. 

C'étaient  quelques  phrases  sèches  et  sentant 
la  raillerie  où  l'on  disait  à  Roger,  en  substance, 
qu'il  arrivait  à  l'âge  d'homme,  que  les  voyages 
forment  la  jeunesse ,  et  que  c'était  pitié  de  le 
voir  croupir,  loin  du  monde,  dans  le  petit  bourg 
de  Glénac. 

Roger  lisait  cela  le  rouge  au  front.  La  forme 
de  ce  congèle  rendait  plus  cruel  encore. 

Se  voir  éconduit  froidement  et  avec  moque- 
ries, lui,  le  fils  adoptif,  dont  l'enfance  avait  été 
entourée  de  tendresse ,  lui ,  qu'on  avait  aimé 
pendant  vingt  ans  î 

Hélas  !  les  pressentiments  d'Etienne  se  réali- 
saient bien  vite... 

Roger  n'hésita  pas;  il  avait  le  cœur  fier,  et  le 
nom  de  Penhoël  était  au  bas  de  la  lettre.  Il 
fallait  partir;  mais  Cyprienne... 

Avant  de  quitter  le  pays  pour  toujours,  sa 
première  idée  fut  de  retourner  au  manoir,  afin 
de  dire  adieu  à  la  pauvre  fille  dont  il  emportait 
l'amour.  Ce  fut  la  crainte  de  se  trouver  face  à 


CHAPITRE    XIV.  233 

face  avec  le  maître  de  Penhoël  qui  l'arrêta.  Il 
s'enferma  dans  une  des  chambres  du  Mouton 
couronné,  et  se  mit  à  écrire. 

Le  papier  où  courait  sa  plume  fut  mouillé 
plus  d'une  fois  de  ses  larmes,  et  pourtant,  parmi 
ses  phrases  désolées,  il  y  avait  de  Tespoir,  car  il 
était  jeune  et  plein  de  courage. 

Il  parlait  pour  lui  et  pour  Etienne,  dont  il  ne 
pouvait  plus  faire  les  adieux  de  vive  voix;  il 
disait  aux  deux  sœurs  : 

«  Nous  vous  aimons,  nous  travaillerons, 
nous  reviendrons...  )» 

Le  père  Géraud  fut  chargé  de  porter  la  lettre 
que  les  deux  pauvres  jeunes  filles  ne  devaient 
pas  lire ,  hélas  î  et  Roger  monta  à  cheval  pour 
courir  après  la  voiture  de  Rennes. 

Au  lieu  de  remettre  son  message,  le  bon 
aubergiste  s'agenouilla  dans  l'église  de  Glénac 
et  pria  pour  les  deux  pauvres  filles  mortes... 

En  l'absence  du  maître  de  Penhoël  et  de 
Madame,  c'étaient  M.  le  marquis  de  Pontalès  et 
Robert  de  Blois  qui  représentaient  la  famille  en 
qualité  d'amis,  car  le  pauvre  oncle  Jean,  écrasé 
sous  sa  douleur  trop  lourde,  était  incapable  de 
s'occuper  de  rien. 

En  cette  circonstance,  il  fallait  bien  le  recon- 
naître, le  marquis,  Robert  et  même  M.  le  Hivain 


234  LES    BELLES-DE-NUIT. 

avaient  témoigné  à  la  famille  une  affection 
empressée.  Il  n'y  avait  pas  jusqu'au  fossoyeur 
de  la  paroisse,  le  pauvre  Bibandier,  qui  n'eût 
fait  preuve  d'un  dévouement  très-méritoire. 

Les  deux  jeunes  filles  s'étaient  noyées  dans  le 
marais,  on  ne  savait  trop  comment.  Les  circon- 
stances de  leur  fin  restaient  entourées  d'un 
vague  mystère.  On  disait  seulement  qu'ayant 
voulu  traverser  l'Oust  sur  un  fréle  batelet,  elles 
avaient  été  emportées  par  le  courant  jusqu'à  la 
Femme- Blanche. 

Le  fossoyeur  Bibandier  avait  retrouvé  sur 
le  rivage,  le  lendemain  matin ,  des  débris  de  la 
barque,  et  c'était  lui  qui  avait  donné  l'éveil. 

Après  une  journée  entière  de  recherches 
infructueuses,  Pontalès,  maître  le  Hivain,  Ro- 
bert de  Blois  et  son  domestique  Biaise  étaient 
restés  seuls  sur  le  lieu  présumé  de  la  catastro- 
phe avec  le  fossoyeur  Bibandier. 

Ce  dernier,  disait-on,  avait  plongé  une  grande 
partie  de  la  nuit  aux  environs  du  tournant  et 
avait  fini  par  repêcher  les  deux  corps.  Du  moins 
avait-on  trouvé,  le  lendemain  matin,  deux  cer- 
cueils déjà  cloués  à  la  porte  de  l'église. 

Les  actes  de  décès  avaient  dû  se  faire  en 
famille,  M.  de  Penhoël  étant  maire. 

Quant  au  curé,  c'était  un  petit  cousin  du 
marquis  de  Pontalès. 


CHAPITRE    XIV.  255 

D'ailleurs,  personne  ne  songeait  à  douter;  le 
malheur  n'était  que  trop  évident  !  Chacun  pleu- 
rait et  priait  autour  de  ces  pauvres  petits  cer- 
cueils que  la  terre  allait  sitôt  recouvrir. 

S'il  y  avait  des  doutes  parmi  la  foule  sombre 
et  consternée,  ce  n'était  pas  sur  la  mort  elle- 
même,  mais  bien  sur  les  circonstances  qui 
avaient  accompagné  la  mort. 

Cyprienne  et  Diane  savaient  conduire  un 
bateau  sur  le  marais  aussi  bien  que  pas  un 
pécheur  de  macles.  Elles  étaient  habiles  nageu- 
ses :  comment  ne  pas  concevoir  des  soupçons? 

Plus  d'un  regard  défiant  se  fixait  à  la  dérobée 
sur  Pontalès  et  sur  Robert. 

Il  eût  suffi  d'un  mot  peut-être  pour  changer 
la  douleur  commune  en  colère ,  et  alors ,  mal- 
heur aux  assassins  1  Mais  ce  mot,  personne  ne 
le  prononçait.  Il  n'y  avait  point  de  preuves,  et 
certes,  le  crime  ne  pouvait  point  se  lire  sur  les 
figures  tranquilles  du  marquis  et  de  M.  de 
Blois. 

L'impression  d'horreur,^  produite  par  la  scène 
nocturne  du  Port-Corbeau ,  avait  eu  déjà  le 
temps  de  s'eiTacer.  En  somme,  ce  meurtre  était 
nécessaire ,  et  s'ils  frissonnaient  encore  en  son- 
geant aux  détails  repoussants  de  leur  crime,  en 
revanche,  ils  s'applaudissaient.  La  joie  compen- 
sait bien  le  remords. 


236  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Ils  étaient  là,  remplaçant  la  famille;  les 
paysans  pouvaient  voir  sur  leurs  physionomies, 
composées  habilement,  une  tristesse  recueillie 
et  calme. 

Les  soupçons  tombaient  ;  d'ailleurs,  parmi  les 
paysans ,  ceux  qui  ne  récitaient  point  la  prière 
funèbre  étaient  occupés  tout  entiers  à  parler  de 
la  catastrophe  et  des  pauvres  enfants  qu'on 
avaient  vues,  Tavant-veille  encore,  si  jeunes  et 
si  belles,  ouvrir  le  bal  de  la  Saint-Louis. 

Hommes  et  femmes  chuchotaient  à  la  porte 
de  l'église  et ,  comme  c'est  l'habitude  des 
bonnes  gens  de  Bretagne,  chacun  cherchait  dans 
ses  souvenirs  un  présage  à  cette  mort  funeste. 

—  Le  vieux  Benoît  l'avait  bien  dit!...  mur- 
murait-on, personne  ne  voulait  le  croire,  quand 
il  répétait  que  les  filles  de  Penhoël  seraient  trois 
belles-de-nuit  avant  le  jour  de  sa  mort...  En 
voici  deux  déjà!... 

—  Et  la  petite  demoiselle  Blanche  est  bien 
malade!... 

—  Elles  reviendront^  les  chères  filles!... 
reprenait  une  ménagère  en  égrenant  son  cha- 
pelet. 

Une  voix  effrayée  s'éleva  au  milieu  du  groupe 
et  dit  : 

—  Elles  sont  déjà  revenues  ! 
Chacun  tressaillit  et  se  rapprocha. 


CHAPITRE    XIV.  237 

C'était  le  petit  Francin  qui  avait  parlé.  Il  était 
tremblant  et  tout  pâle. 

—  Oui...  oui...  poursuivit-il  en  baissant  les 
yeux,  c'est  moi  qui  ai  dit  le  premier  7>e  pro/wn- 
dis  pour  le  salut  de  leurs  âmes...  car  je  les  ai 
vues  cette  nuit...  et  j'ai  bien  reconnu  qu'elles 
étaient  mortes. 

Le  père  Géraud  avait  fendu  la  presse  et  tenait 
l'enfant  par  le  bras. 

—  Tu  les  a  vues?...  balbutia-t-il. 

Le  petit  paysan  frémissait  de  tous  ses  mem- 
bres. 

—  C'était  ce  matin,  une  heure  avant  le  jour... 
dit-il,  j'allais  au  marais  chercher  nos  chevaux... 
j'ai  vu  quelque  chose  de  blanc  qui  se  remuait  au 
pied  de  l'aune  où  l'on  amarre  le  grand  bac  de 
Port-Corbeau...  J'avais  peur,  mais  j'ai  pensé 
tout  de  suite  aux  demoiselles...  Oh!  je  les  ai 
bien  reconnues!...  Elles  portaient  les  mêmes 
robes  que  le  soir  du  bal!...  Elles  étaient  là 
toutes  deux  agenouillées  au  pied  de  l'arbre,  et 
il  me  semblait  qu'elles  creusaient  la  terre...  J'ai 
fait  du  bruit  en  me  sauvant ,  et  quand  je  me 
suis  retourné  pour  voir  encore,  elles  avaient 
disparu... 

On  entamait  la  dernière  hymne  sous  la  porte 
de  l'église.  Les  paysans  se  turent  et  mêlèrent 
leurs  voix  émues  à  celles  des  prêtres. 


258  LES    BELLES-DE-NUIT. 

La  société,  qui  avait  occupé  durant  le  service 
la  place  d'honneur,  au-devant  de  l'autel,  sortait 
à  ce  moment  ;  la  société  causait  ici  comme  dans 
Je  salon  de  verdure. 

—  Pauvres  chères  filles!...  gémissait  l'aînée 
des  trois  Grâces  Bahoin  ;  qui  aurait  pensé  jamais 
cela?... 

Elle  essuya  une  larme  entièrement  fictive. 

—  Ce  que  c'est  que  de  nous!...  soupira  la 
Romance. 

Madame  veuve  Claire  Lebinihic  regardait  du 
coin  de  l'œil  les  trois  vicomtes  pour  constater 
l'ejfîet  produit  par  sa  toilette  de  deuil. 

—  Mesdames,  dit  gravement  le  chevalier 
adjoint  de  Kerbichel,  c'est  la  loi  commune. 

Le  petit  frère  Numa  fit  observer  ceci  : 

Le  pauvre  en  sa  cabane  où  le  chaume  le  couvre, 
Est  sujet  à  ses  lois; 

Le  chevalier  adjoint  interrompit  : 

Et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 
N'en  défend  pas  nos  rois! 

- —  Ah  !  murmura  la  Cavatine,  les  hommes 
n'ont  pas  de  cœur!...  Au  lieu  de  pleurer  comme 
nous  autres  femmes,  ils  citent  des  passages  de 
Bossuet  ou  de  Voltaire... 


CHAPITRE    XIV.  259 

La  porte  de  Téglise  s'ouvrit  à  deux  battants, 
et  le  convoi  sortit,  escorté  par  les  jeunes  filles 
du  bourg.  Devant  les  cercueils,  les  danseuses  du 
bal  de  la  Saint-Louis  marchaient  vêtues  encore 
de  leurs  robes  blanches. 

L'oncle  Jean,  soutenu  par  le  père  Chauvette, 
suivait  le  cortège,  ainsi  que  Pontalès ,  Robert, 
maître  le  Hivain  et  Biaise. 

—  Prêtez-moi  votre  flacon,  ma  chère  demoi- 
selle, dit  la  chevalière  adjointe  à  Églantine 
Baboin-des-Roseaux-de-l'Étang,  j'ai  bien  peur 
de  me  trouver  mal!... 

—  Ma  chère  dame,  répliqua  la  Romance, 
il  faut  se  faire  une  raison,  voyez-vous!...  Dieu 
sait  que  mes  sœurs  et  moi  nous  aimions  les 
pauvres  petites  plus  que  personne,  mais  à  pré- 
sent tout  est  fini  et  le  désespoir  n'y  fait  rien  ! 

—  D'ailleurs...  reprit  la  Cavatine  passant 
des  sanglots  au  commérage  par  une  habile  tan- 
gente, faut-il  beaucoup  regretter  la  vie  pour 
elles? 

Toute  la  partie  féminine  de  la  société  poussa 
en  cœur  un  gros  soupir. 

—  Hélas!  reprit  la  Romance,  elles  n'étaient 
pas  heureuses!...  C'est  au  point  que  je  ne  me 
suis  pas  révoltée,  comme  j'aurais  dû  le  faire 
peut-être,  quand  on  m'a  parlé  de  suicide... 

La  Romance  prononça  ces  derniers  mots  dis- 


240  LES   BELLES-DE-NUIT. 

crètement  et  juste  assez  haut  pour  que  tout  le 
monde  pût  les  entendre. 

—  Oh  !.. .  mademoiselle  ! . . .  se  récrièrent  les 
vicomtes. 

Madame  veuve  Glaire  Lebinihic  et  la  cheva- 
lière adjointe  ouvraient  les  yeux  et  les  oreilles, 
flairant  une  médisance  de  haut  goût. 

La  Romance  baissa  la  voix  davantage  et  leva 
ses  regards  au  ciel. 

—  Je  ne  connais  pas  ces  choses-là  ! . . .  mur- 
mura-t-elle ,  mais  on  dit  que  quand  les  jeunes 
filles  ont  été  trompées... 

—  Ça  arrive  tous  les  jours!...  interrompit 
madame  Claire  Lebinihic. 

—  Et  voyez!...  reprit  la  Romance  encoura- 
gée, voyez  si  Roger  et  ce  vagabond  d'Etienne 
ont  osé  paraître  à  renterrementî... 

On  chercha  des  yeux  les  deux  jeunes  gens. 

—  C'est  vrai!...  dit  un  des  vicomtes,  je 
n'avais  pas  songé  à  cela. 

Et  dans  l'esprit  de  chacun  la  mémoire  des 
deux  filles  de  l'oncle  Jean  fut  ternie. 

Le  convoi  atteignait  la  partie  du  cimetière  où 
se  trouvaient  les  sépultures  des  Penhoël,  Les 
trois  Grâces  Baboin  gardèrent  le  silence,  con- 
tentes désormais  d'avoir  jeté  quelques  fleurs  sur 
ces  pauvres  tombes... 

L'aspect  du  cimetière  était  triste  et  morne, 


CHAPITRE    XIV.  241 

les  chants  faisaient  trêve.  Les  paysans,  muets 
et  le  rosaire  à  la  main,  se  rangeaient  autour  des 
deux  fosses  ouvertes. 

Bibandier  était  à  son  poste  de  fossoyeur. 

Au  moment  où  il  étendait  la  main  pour 
mettre  le  premier  cercueil  en  terre,  un  bras  se 
posa  au-devant  de  lui  et  le  fit  reculer. 

En  même  temps  une  clameur  sourde ,  mêlée 
de  surprise  et  d'épouvante,  courut  dans  le  cercle 
des  bonnes  gens. 

Entre  le  fossoyeur  et  les  deux  bières,  une 
sorte  de  fantôme,  que  sa  maigreur  faisait  paraî- 
tre d'une  taille  démesurée,  venait  de  se  dresser, 
sortant  on  ne  sait  d^où. 

Il  était  là  si  hâve  et  si  décharné,  que  tous, 
en  ce  premier  moment ,  crurent  que  la  terre 
s'était  ouverte  pour  lui  livrer  passage. 

Puis  un  nom  domina  les  murmures  de  la 
foule. 

—  Benoît  Haligan  !  disait-on  ,  Benoît  le  sor- 
cier! 

Le  voir  en  ce  lieu  était  aussi  étrange  assuré- 
ment que  de  voir  un  vrai  spectre  percer  la 
terre. 

Comment  avait-il  quitté  le  grabat  où  sa  longue 
agonie  le  clouait  depuis  des  mois  entiers?  Quelle 
force  mystérieuse  l'avait  aidé  h  monter  la  col- 
line?... 

LES   BELLES- HE-NUIT.    2.  2i 


242  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Chacun ,  dans  le  cimetière,  regardait  avec 
stupéfaction. 

Benoît  se  tenait  droit  et  roide  auprès  des 
fosses.  Son  œil  cave  se  fixa  d'abord  sur  Biban- 
dier,  qui  tourna  la  tête;  puis  sur  Pontalès, 
Robert  de  Blois,  maître  le  Hivain  et  Biaise,  qui 
ne  purent  s'empêcher  de  baisser  les  yeux. 

Après  quelques  secondes  de  silence ,  le  vieux 
passeur  courba  lentement  sa  haute  taille  et  sou- 
pesa les  deux  bières  Tune  après  l'autre. 

Tandis  qu'il  se  redressait,  on  vit  autour  de 
sa  lèvre  flétrie  une  sorte  de  sourire... 

—  Que  Dieu  prenne  en  pitié  ceux  qui  vivent 
et  ceux  qui  sont  morts  !...  dit-il  en  croisant  ses 
bras  sur  sa  poitrine. 

Il  salua  Jean  de  Penhoël  en  l'appelant  par  son 
nom,  et  sortit  du  cimetière.  La  foule  lui  fit  un 
large  passage. 

En  redescendant  la  colline,  ses  jambes  amai- 
gries chancelaient  sous  le  poids  de  son  corps, 
mais  il  ne  s'arrêtait  point.  Il  ne  cessa  de  marcher 
qu'en  atteignant  le  rivage  de  l'Oust,  au  pied  de 
l'aune  où  le  grand  bac  était  amarré. 

Une  fois  là,  il  se  mit  sur  ses  genoux  et  appro- 
cha sa  tête  du  sol  qui  semblait  avoir  été  remué 
fraîchement. 

Ses  mains  ridées  se  joignirent,  et  il  se  laissa 
choir,  épuisé,  sur  l'herbe  en  murmurant  : 


CHAPITRE    XIV.  245 

—  Que  Dieu  et  la  Vierge  les  protègent  !    .     . 

Au  cimetière,  la  fête  funèbre  était  finie,  et 
Bibandier,  achevant  son  office  de  fossoyeur, 
recouvrait  de  terre  les  tombes  de  Diane  et  de 
Cyprienne...  , 


XV 


DBUX    TOMBES. 


On  entendait  jusque  dans  la  chambre  de 
l'Ange  le  son  métallique  et  vibrant  de  la  grande 
pendule  du  salon,  qui  sonnait  lentement  neuf 
heures. 

C'était  le  soir  de  la  messe  funèbre,  dite  à  la 
paroisse  de  Glénac,  pour  Diane  et  Cyprienne  de 
Penhoël. 

La  veille,  à  ce  même  moment,  la  grande  pen- 
dule du  salon  aurait  bien  pu  sonner  pendant  un 
quart  d'heure  sans  que  personne  y  prît  garde, 
au  milieu  des  joyeux  bruits  de  la  fête.  Mais 
c'était  du  plaisir  que  les  hôtes  de  Penhoël  étaient 
venus    chercher    au    manoir;  ils  avaient    fui 

21. 


246  LES    BELLES-DE-NUIT. 

devant  ce  deuil  qui  s'était  glisse  tout  à  coup 
parmi  la  joie  promise. 

Que  faire  en  une  maison  mortuaire  ?  Les 
hôtes  de  Penhoël  étaient  tous  partis  jusqu'au  der- 
nier. A  présent,  au  lieu  des  gaies  rumeurs  du 
bal,  on  avait  le  silence  morne  ;  au  lieu  de  cette 
foule  remuante  et  rieuse  qui  animait  les  verts 
bosquets  du  jardin,  la  solitude  ;  au  lieu  des  illu- 
minations prodiguées ,  les  ténèbres  épaisses  et 
muettes. 

On  eût  dit  une  maison  abandonnée.  Sur  toute 
la  façade  du  manoir  on  ne  voyait  que  deux  lueurs 
faibles  et  perçant  à  peine  la  soie  des  tentures  ; 
une  de  ces  lumières  brûlait  chez  René  de  Pen- 
hoël, Tautre  éclairait  la  chambre  de  l'Ange. 

Madame  était  assise  au  chevet  de  sa  fille,  dont 
les  yeux  alourdis  par  les  larmes  venaient  de  se 
fermer  depuis  quelques  minutes.  Blanche  dor- 
mait d'un  sommeil  inquiet  et  plein  de  tressail- 
lements. La  douleur  qui  l'avait  navrée  durant 
tout  le  jour  revenait  sans  doute  en  ses  rêves,  car 
la  pauvre  enfant  se  plaignait  et  gémissait  dans 
son  sommeil. 

Blanche  avait  bien  pleuré  ;  Cyprienne  et 
Diane  n'étaient  plus  là,  ses  deux  cousines  qu'elle 
aimait  tant  !  La  veille  encore,  elle  enviait  leur 
sourire,  et  maintenant  on  les  avait  mises  en 
terre.  La  pauvre  Blanche  avait  subi,  durant  toute 


CHAPITRE    XV.  947 

la  journée  ,  cette  douleur  pleine  d'ëtonnement 
et  d'effroi  qui  prend  les  enfants  au  premier  as- 
pect de  la  mort. 

A  son  âge  et  quand  on  n'a  pas  vu  encore  s'en 
aller  pour  jamais  une  personne  chère,  on  ne 
croit  pas  tout  de  suite  à  l'éternelle  séparation. 
L*esprit  repousse  longtemps  l'idée  de  la  mort,  et 
de  vagues  espoirs  s'obstinent  au  fond  du  cœur. 

Blanche  avait  pensé  plus  d'une  fois 'dans  la 
journée  que  tout  cela  était  un  songe  funeste.  Dès 
que  ses  paupières  se  fermaient,  fatiguées  de 
larmes,  elle  croyait  voir  les  douces  figures  de 
ses  cousines  sourire  à  son  chevet. 

Est-ce  qu'on  meurt  ainsi  toute  jeune  et  toute 
belle?  Est-ce  que  la  tombe  peut  s'ouvrir  au  seuil 
de  la  salle  de  bal? 

Les  yeux  de  l'Ange  étaient  rouges  et  humides 
encore.  Le  sommeil  l'avait  surprise,  sans  doute, 
au  milieu  d'une  prière,  car  ses  mains  restaient 
jointes  sous  sa  couverture.  Elle  était  beaucoup 
plus  changée  que  le  soir  de  la  Saint-Louis.  La 
maladie  ne  pouvait  point  lui  enlever  son  exquise 
beauté,  mais  son  visage  portait  les  traces  de  la 
souffrance  physique  et  de  l'affaiblissement. 

Il  n'en  fallait  pas  tant  d'ordinaire  pour  que 
l'œil  de  Madame,  attentif  et  inquiet,  ne  quittât 
pas  un  seul  instant  les  traits  de  sa  fille  chérie. 
Mais  aujourd'hui,  Marthe  de  Penhoël  tenait  ses 


248  LES    BELLES-DE-NUIT. 

regards  cloués  au  sol  et  semblait  oublier  la  pré- 
sence de  FAnge. 

Elle  n'entendait  pas  la  plainte  qui  s'exbalait 
de  la  bouche  de  sa  fille  ;  elle  ne  voyait  point  la 
pauvre  enfant  s'agiter  sur  son  lit,  et  pélir  par- 
fois tout  à  coup  aux  élancements  d'une  douleur 
plus  aiguë. 

La  figure  de  Marthe  semblait  être  de  pierre. 
Depuis  la  tombée  du  jour,  elle  était  assise  à  la 
même  place.  Elle  n'avait  pas  fait  un  mouvement. 

Ses  yeux,  fixés  à  terre,  n'avaient  point  de 
pensée.  Le  sang  avait  abandonné  complètement 
sa  joue  livide  et  comme  morte. 

Plusieurs  fois  avant  de  s'endormir,  accablée, 
Blanche  lui  avait  adressé  la  parole.  Point  de  ré- 
ponse. 

Et  c'était  étrange!  Madame  accueillait  si  avi- 
dement d'ordinaire  chaque  mol  tombant  des 
lèvres  de  sa  fille!... 

Elle  n'entendait  pas.  Quand  une  torture  trop 
poignante  déchire  l'âme,  on  devient  insensible 
et  sourd. 

Mais  quelle  était  cette  torture?  Du  vivant  des 
filles  de  l'oncle  Jean.  Marthe  de  Penhoël  était 
bien  froide  envers  elles.  La  mort  des  deux 
pauvres  enfants  l'avait-elle  donc  changée  au 
point  de  mettre  à  la  place  de  sa  froideur  des 
regrets  navrants  et  passionnés? 


CHAPITRE   XV.  249 

Ou  sa  douleur  avait-elle  une  autre  cause  ? 

Marthe  était  seule,  et  nulle  oreille  amie  ne 
s'ouvrait  pour  recevoir  sa  confidence.  Sa  pensée 
restait  un  secret  entre  elle  et  Dieu. 

Quand  le  son  de  la  pendule  du  salon  arriva 
jusqu'à  son  oreille,  à  travers  les  murailles 
épaisses,  sa  tête,  qui  se  renversait  au  dossier  de 
son  fauteuil,  se  pencha  en  avant,  comme  pour 
écouter. 

Elle  compta  jusqu'à  neuf  :  puis  ses  mains  se 
croisèrent  froides  et  blanches  sur  sa  robe  de 
deuil. 

— Neuf  heures  !...  murmura -t-elle  d'une  voix 
brève  et  altérée;  la  dernière  fois  qu'elles  chan- 
tèrent, l'heure  sonna  pendant  le  second  cou- 
plet... Je  m'en  souviens,  c'était  neuf  heures  ! 

Elle  s'arrêta  comme  si  son  esprit  eût  écouté  en 
songe  une  lointaine  mélodie. 

Puis  deux  larmes  brillèrent  dans  ses  yeux, 
jusqu'alors  secs  et  brûlants. 

Elle  se  prit  à  dire  lentement,  et  comme  si  elle 
n'avait  point  eu  la  conscience  de  ses  propres  pa- 
roles, les  derniers  vers  du  chant  des  Belles-de- 
Nuit  : 

Celte  brise,  c'est  ton  haleine, 

Pauvre  àme  en  peine  ; 
Et  l'eau  qui  perle  sur  les  fleurs, 

Ce  sont  tes  pleurs... 


250  LES    BKLLES-DE-NUIT. 

Un  long  soupir  souleva  sa  poitrine. 

—  Toutes  deux  !...  murmura-t-elle  ;  s'il  re- 
vient... que  lui  dirai-je?... 

En  ce  moment,  Blanche  rendit  une  plainte 
plus  distincte;  Madame  releva  les  yeux  sur  elle, 
Mais  son  regard ,  au  lieu  de  cet  amour  exclusif 
et  jaloux  qui  l'animait  naguère  lorsqu'elle  con- 
templait l'Ange,  exprima  une  sorte  de  colère 
concentrée. 

—  Mademoiselle  de  Penhoël  î...  prononça- 
t-elle  avec  un  sourire  amer;  l'héritière  !... 
Toutes  les  joies  vous  étaient  dues!...  Tous  les 
respects. . .  et  tout  l'amour  ! . . .  Pour  elles,  rien  ! . , . 
Étaient-elles  moins  belles  ou  moins  bonnes?... 
Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  toutes  mes  caresses 
étaient  pour  l'une,  et  les  autres  souffraient,  dé- 
daignées... les  autres  qui  se  dévouaient  et  qui 
mouraient  pour  moi  !... 

Ses  SQurcils  étaient  froncés;  son  regard  se  fixait 
toujours,  dur  et  froid,  sur  Blanche  endormie. 

—  Mademoiselle  de  Penhoël!...  répéta-t-elle 
avec  une  amertume  croissante;  la  fille  de  la 
maison!...  Les  autres  s'asseyaient  au  bas  bout 
de  la  table...  et  n'était-ce  pas  par  charité  qu'elles 
mangeaient  le  pain  du  manoir?... 

Elle  se  leva  d'un  mouvement  brusque,  et  con- 
tinua en  s'adressant  à  l'Ange,  comme  si  la  pau- 
vre enfant  eût  pu  l'entendre  : 


CHAPITRE   XV.  251 

—  Vous  leur  aviez  tout  pris,  vous!...  leur 
place  dans  le  monde...  leur  héritage...  jusqu'au 
sourire  de  leur  mère!... 

Une  larme  vint  mouiller  les  cils  baissés  de 
Blanche  qui  rêvait.  La  tête  de  Madame  se  pen- 
cha sur  sa  poitrine. 

— Jusqu'au  dernier  jour! . . .  reprit-elle;  oh  !.. . 
il  m'a  fallu  rester  auprès  de  votre  lit,  tandis  que 
des  étrangers  jetaient  la  terre  bénite  sur  leur 
tombe!...  Abandonnées  !...  abandonnées  depuis 
le  berceau  jusqu'à  la  mort  !... 

Elle  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains  et  garda 
le  silence  durant  quelques  minutes;  puis,  se  re- 
dressant tout  à  coup,  elle  dit  avec  un  élan  de 
passion  : 

—  Après  la  mort,  du  moins,  on  peut  les  ai- 
mer, je  pense!...  Dormez  heureuse,  Blanche  de 
Penhoël...  Pour  la  première  fois,  je  vais  vous 
abandonner,  ma  fille,  afin  de  prier  pour  elles! . . . 

Marthe  oublia  de  mettre  un  baiser  sur  le  front 
de  sa  fille.  Elle  traversa  la  chambre  à  pas  lents 
et  s'engagea  dans  les  corridors  du  manoir,  après 
avoir  fermé  la  porte  à  double  tour. 

Elle  ne  rencontra  ni  valets  ni  maître  sur  son 
chemin.  La  maison  semblait  déserte. 

Une  fois  dehors,  elle  pressa  le  pas  pour  se  di- 
riger vers  la  paroisse  de  Glénac,  qui  était  dis- 
tante d'un  grand  quart  de  lieue. 


252  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Le  temps  était  lourd  et  accablant  comme  la 
veille  ;  seulement  une  brise  tiède  soufflait  par 
rafales  et  déchirait  ça  et  là  le  voile  de  nuages 
qui  couvrait  le  ciel.  La  lune  se  montrait  par  in- 
tervalles, faisant  sortir  des  ténèbres  les  marais 
et  les  montagnes.  Cela  durait  une  minute,  et 
tout  disparaissait,  envahi  de  nouveau  par  la 
nuit  victorieuse. 

Le  long  de  la  route  solitaire,  Marthe  de  Pen- 
hoël  chancela  plus  d'une  fois,  car  elle  était  bien 
faible.  Plus  d*une  fois  elle  s'arrêta  saisie  d'une 
sorte  d'épouvante,  parce  qu'un  rayon  de  lune 
glissant  tout  à  coup  à  travers  les  arbres  lui  mon- 
trait, couchées  sur  l'herbe,  deux  enfants  immo- 
biles et  endormies  dans  leurs  robes  blanches... 

D'autres  fois,  quand  son  regard  se  tournait 
vers  le  marais  qui  s'étendait  sur  sa  gauche  a 
perte  de  vue,  il  lui  semblait  qu'une  voix  triste 
murmuraitàson  oreille  les  mélancoliques  paroles 
du  chant  breton. 

C'était  l'heure  où  les  vierges  mortes  viennent 
pleurer  la  vie  sous  les  saules.  Marthe  apercevait 
comme  des  ombres  vagues  qui  se  mouvaient  au 
bord  de  l'eau.  Pauvres  belles-de-nuit  î...  Marthe 
était  une  fille  de  la  Bretagne.  Ses  yeux  se  mouil- 
laient de  larmes,  et  ses  bras  s'étendaient  vers  les 
saules. 

Elle  poursuivait  sa  route.  Autour  de  son  in- 


CHAPITRE    XV.  25S 

telligence  frappée  il  y  avait  comme  une  brume. 
Ses  pensées  flottaient,  confuses.  Elle  se  surpre- 
nait à  sourire  au  milieu  de  ses  larmes,  et  ne  trou- 
vait plus  la  fin  de  la  prière  commencée... 

Elle  avait  tant  souffert  ! 

Le  cimetière  de  Glénac  fait  le  tour  de  la  petite 
église,  dont  les  murailles  indigentes  et  décré- 
pites s'élèvent  à  mi-coteau,  dominant  tout  le  pas- 
sage que  nous  avons  décrit  plus  d'une  fois.  L'uni- 
que rue  du  bourg  descend  tortueusement  vers 
le  marais  et  baigne  ses  dernières  maisons  dans 
les  grandes  eaux,  lorsque  vient  le  déris.  Le 
tournant  de  Trémeulé  est  situé  sur  la  paroisse 
de  Glénac,  et  la  Femme-Blanche  a  mis  bien  des 
fois  en  branle  les  cloches  de  la  flèche  pointue  et 
bleue,  pour  sonner  le  glas  des  noyés.  Derrière 
l'église  il  y  a  deux  grands  ifs ,  si  touffus  qu'on 
ne  voit  point  le  ciel  à  travers  leurs  branches. 
Ils  dépassent  en  hauteur  la  croix  de  pierre  qui 
marque,  sur  la  toiture,  la  place  de  l'autel.  Les 
vieillards  disent  que  les  pères  de  leurs  grands- 
pères  ont  vu  ces  arbres  hauLs  et  touffus  déjà  : 
ils  ont  des  siècles  d'âge. . . 

Entre  les  deux  ifs,  une  balustrade  en  bois  sé- 
parait du  commun  des  tombes  un  espace  carré: 
c'était  la  sépulture  de  Penlioël  depuis  qu'on  n'en- 
terrait plus  sous  les  dalles  de  l'église. 

Marthe  entra  dans  l'enceinte  où  la  lumière  de 
2.  22 


ÎB4  LES    BELLES-DE-NUIT. 

la  lune  lui  montra  les  deux  tombes  toutes  fraî- 
ches et  que  nulle  pierre  ne  recouvrait  encore. 

Marthe  se  mit  à  genoux  entre  les  deux  tombes, 
et  demeura  longtemps  immobile.  L'air  sentait 
l'orage;  le  vent  commençait  à  se  lever,  fouettant 
l'atmosphère  pesante  ;  le  gras  feuillage  des  ifs 
s'agitait  par  intervalles,  et  la  girouette  de  l'église, 
tournant  à  ce  souffle  incertain  qui  précède  la 
tempête,  jetait  dans  la  nuit  sa  plainte  rauque. 

Marthe  n'entendait  rien  ;  seulement,  quand  le 
vent  portait  et  que  le  bruit  sourd  du  tournant 
de  Trémeulé  montait  jusqu'à  elle,  son  corps 
semblait  éprouver  un  choc  soudain. 

Elle  savait  que  les  cadavres  des  deux  jeunes 
filles  avaient  été  retrouvés  sous  la  Femme- 
Blanche, 

Les  minutes  s'écoulaient.  Marthe  restait  tou- 
jours muette  et  sans  mouvement.  Au  bout  d'un 
quart  d'heure  environ,  elle  rejeta  en  arrière 
ses  longs  cheveux  qui  lui  couvraient  le  visage, 
car  elle  était  sortie  tête  nue.  Sans  l'ombre 
épaisse  projetée  par  les  deux  ifs ,  on  eût  pu  voir 
en  ce  moment  sur  ses  traits  un  sourire  tranquille 
et  doux. 

Sa  douleur  s'endormait  en  un  rêve... 

—  Diane  !...  dit-elle  tout  bas. 

Et  comme  le  silence  répondait  seul  à  cet  ap- 
pel, Marthe  se  tourna  vers  l'autre  tombe. 


CHAPITRE    XV.  255 

—  Cyprienne  !...  dit-elle  encore. 
Toujours  le  silence. 

Marthe  mit  ses  deux  mains  sur  son  cœur  ;  un 
éclair  se  faisait  dans  la  nuit  de  son  intelli- 
gence. 

—  C'est  donc  bien  vrai  !...  murmura-t-elle. 
Je  ne  verrai  plus  leur  sourire  !...  Elles  sont  là 
toutes  deux  dans  la  terre!..  M'entendent-elles?.. 
Savent-elles  comme  je  les  trompais...  et  tout  ce 
qu'il  y  avait  pour  elles  d'amour  au  fond  de  mon 
cœur?... 

Elle  joignit  ses  mains  sur  ses  genoux;  ses 
yeux  ne  pouvaient  point  pleurer,  mais  dans  sa 
voix  brisée  il  y  avait  des  larmes. 

—  Pauvres  enfants  !  reprit-elle;  pauvres  en- 
fants chéris  !...  Belles  âmes  qui  viviez  de  dé- 
vouement et  de  tendresse  !  Elles  se  croyaient 
dédaignées...  Autour  d'elles,  il  n'y  avaitque  froi- 
deur... et  jamais  une  plainte  !...  Il  y  a  deux 
jours  encore,  quand  je  les  trouvai  agenouillées  à 
mes  côtés  comme  deux  anges  consolateurs,  elles 
me  parlèrent  de  mourir  pour  moi...  Et  moi  je 
n*eus  que  des  paroles  de  raillerie!...  Oh!  pi- 
tié !...  pardon!...  je  vous  aimais!  je  vous 
aimais!... 

Des  pleurs  brûlants  inondaient  maintenant  sa 
joue,  et  des  sanglots  soulevaient  sa  poitrine  ha- 
letante. 


256  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Je  VOUS  aimais!...  poursuivit-elle  en  fai- 
sant signe  de  presser  contre  son  cœur  une  per- 
sonne chère;  Dieu  le  savait...  Dieu  voyait  mes 
larmes  et  connaissait  mon  martyre  !...  Oh  !  vous 
ne  souffriez  pas  seules,  pauvres  enfants!...  Et 
maintenant  que  vous  êtes  des  saintes  dans  le 
ciel,  priez  pour  moi  qui  reste  après  vous  à  souf- 
frir !... 

Elle  n'avait  plus  de  voix.  Le  silence  régna 
dans  le  cimetière. 

Quand  Marthe  reprit  la  parole,  son  accent  était 
doux  et  tout  plein  de  caresses. 

—  Dieu  est  bon...,  dit-elle  ;  je  sens  bien  que 
je  ne  serai  pas  longtemps  sans  vous  revoir...  Que 
de  baisers  quand  nous  serons  toutes  ensemble!... 
Je  ne  me  cacherai  plus...  Je  vous  montrerai 
mon  âme...  Nous  aimer !...  nous  aimer!...  ce 
sera  notre  joie  dans  le  paradis  ! 

Elle  tressaillit  et  releva  tout  à  coup  sa  taille 
affaissée. 

—  Blanche!...  dit-elle,  comme  si  une  voix 
eut  murmuré  ce  nom  à  son  oreille;  c'est  vrai... 
je  l'avais  oubliée... 

Puis  elle  ajouta  avec  amertume  : 

—  Toujours  elle  entre  vous  et  moi...  Tou- 
jours!... Et  vous  l'aimiez,  pauvres  martyres, 
cette  enfant  heureuse  qui  vous  prenait  ma  ten- 
dresse... Blanche!.,,  oui,  je  suis  sa  mère...  il 


CHAPITRE  XV.  257 

faut  que  je  veille  sur  elle. . .  et  je  n'ai  pas  le  temps 
de  rester  avec  vous  !... 

Avant  de  se  relever,  elle  toucha  de  ses  lèvres 
la  terre  humide  qui  recouvrait  les  deux  tombes. 

—  Au  revoir!...  murmura-t-elle,  je  revien- 
drai demain. 

Elle  sortit  du  cimetière.  Tandis  qu'elle  repre- 
nait la  route  parcourue,  le  vent,  qui  gagnait  à 
chaque  instant  en  violence,  la  frappait  au  visage. 
Au  bout  de  quelques  minutes,  l'espèce  de  voile 
quiétaitsur  son  esprit  se  déchira.  Durant  l'heure 
qui  venait  de  s'écouler,  elle  avait  agi  et  parlé 
comme  en  un  rêve.  Maintenant  elle  se  retrouvait 
tout  à  coup  en  face  de  la  réalité  ;  la  pensée  de  sa 
fille  envahissait  de  nouveau  son  cœur. 

Elle  n'avait  pas  tout  perdu  ,  puisque  Blanche 
lui  restait,  Blanche  son  cher  trésor  !... 

Si  on  lui  eût  rappelé  l'amertume  récente  de 
ses  paroles,  alors  qu'elle  s'agenouillait  entre  les 
deux  tombes,  Marthe  n'y  aurait  point  voulu 
croire. 

Reprocher  à  l'enfant  adorée  l'amour  qu'on  lui 
prodiguait,  n'était-ce  pas  un  blasphème? 

Marthe  pressait  le  pas. 

Elle  se  disait  que  l'Ange  se  serait  peut-être  ré- 
veillée durant  son  absence,  et  qu'elle  aurait  ap- 
pelé en  vain. 

Elle  se  voyait  d'avance  rentrant  dans  la  cham- 

22. 


258  LES    BELLES-DE-NUIT. 

breun  moment  désertée  et  s'élançant  versle  petit 
Jit  pour  couvrir  de  baisers  le  front  de  FAnge.... 
de  TAnge  qui   souriait  contente  et  guérie.... 

Oh!  il  y  avait  encore  du  bonheur  dans  sa  mi- 
sère ! 

Ces  pauvres  cœurs  frappés  prennent  tout  à 
l'extrême.  Ils  n'ont  plus  de  règle  parce  que  leur 
force  est  brisée.  On  les  voit  passer  du  désespoir 
à  l'allégresse,  et  tout  sentiment  chez  eux  sem- 
ble exalté  par  une  sorte  de  fièvre. 

L'âme  de  Marthe  s'inondait  de  joie.  Blanche 
était  tout  pour  elle  en  ce  moment.  Toutes  ses 
facultés  d'aimer  se  rattachaient  à  Blanche. 

Le  même  paysage  triste  était  toujours  autour 
d'elle  :  la  colline,  tantôt  ensevelie  dans  la  nuit, 
tantôt  effleurée  par  la  lueur  pâle  qui  tombait  de 
la  lune;  le  marais  immense  et  plat,  au  milieu 
duquel  se  dressait  la  fantastique  figure  de  la 
Femme- Blanche  y  qui  aurait  dû  lui  parler  encore 
des  deux  jeunes  filles  mortes... 

Mais  elle  ne  voyait  plus  avec  les  mêmes  yeux. 
Jl  lui  semblait  que  la  nuit  souriait  au-devant  de 
SCS  pas.  Elle  était  forte  ;  sa  marche  ne  chance- 
lait plus.  Elle  se  hâtait,  consolée,  i)arce  qu'elle 
voyait  briller  au  loin,  sur  la  façade  sombre  du 
manoir,  la  lumière  qu'elle  avait  laissée  dans  la 
chambre  de  sa  fille. 


CHAPITRE    XV.  259 

Vers  cette  même  heure ,  un  cavalier  suivait 
]a  route  de  la  Gacilly  a  une  demi-lieue  de  Re- 
don. 

Ce  cavalier  avait  la  même  pensée  que  Ma- 
dame, et  son  cœur  joyeux  battait  bien  fort  au 
souvenir  de  Blanche  qu'il  allait  revoir. 

C'était  Vincent  de  Penhoël  arrivant  de  Brest, 
à  l'aide  des  pièces  d'or  que  Berry  Montait ,  le 
nabab  de  Mascatc,  lui  avait  données. 

Vincent  avait  payé  le  capitaine  anglais  et  s'é- 
tait dirigé  vers  l'Ule-et-Vilaine,  sans  passe-port, 
au  risque  de  tomber  entre  les  mains  de  la  jus- 
tice. Il  était  si  pressé  de  revoir  Penhoël  ! 

Il  poussait  son  cheval,  et  ne  s'inquiétait  guère 
plus  que  Madame  de  l'orage  menaçant ,  qui 
courbait  déjà  les  branches  flexibles  des  taillis. 

Comme  il  arrivait  à  la  hauteur  du  bourg  de 
Bains,  dans  ce  même  chemin  creux  où  nous 
avons  vu  l'armée  du  uhlan  Bibandier  arrêter 
jadis  Robert  et  Biaise,  il  entendit  au-devant  de 
lui  le  pas  d'un  cheval,  et  l'instant  d'après  un 
cavalier  passa  au  grand  galop  à  son  côté. 

Vincent  crut  apercevoir  confusément  que  le 
cheval  portait  un  double  fardeau,  un  homme  et 
une  femme. 

Cela  ne  le  regardait  point  assurément,  et 
pourtant  son  cœur  se  serra. 

Sans  se  rendre  compte  de  ce  qu'il  faisait,  il 


260  LES    BELLES-DE-NUIT. 

a[)pela  le   cavalier   et  le  somma  de  s'arrêter. 

Mais  celui-ci  avait  déjà  disparu  à  un  coude 
de  la  route.  Vincent  n'eut  point  de  réponse. 

Un  irrésistible  instinct  lui  fit  tourner  la  tête 
de  son  cheval  ;  il  fit  même  quelques  pas  en  ar- 
rière, et  la  pensée  que  l'inconnu  était  beaucoup 
mieux  monté  que  lui  put  seule  l'arrêter. 

Il  continua  sa  route  vers  Penhoël  la  tête 
basse  et  frappé  par  un  pressentiment  triste  qu'il 
ne  pouvait  point  secouer 

Madame  venait  de  rentrer  au  manoir  de  Pen- 
hoël. Les  corridors  étaient  toujours  déserts.  Elle 
trouva  la  porte  de  l'Ange  fermée  à  double  tour 
comme  elle  l'avait  laissée. 

Elle  fit  tourner  vivement  la  clef  dans  la  ser- 
rure et  s'élança  vers  le  lit  les  bras  tendus,  le 
sourire  aux  lèvres. 

Le  lit  était  vide. 
'  Madame  ne  perdit  point  son  sourire. 

—  Petite  méchante,  murmura-t-elle ,  qui 
a  voulu  me  punir  de  l'avoir  laissée  seule  un 
instant!... 

Elle  chercha  en  se  jouant  derrière  les  rideaux 
et  sous  les  portières. 

—  Blanche'...  appela-t-elle  sans  élever  la 
voix ,  où  es-tu? 

Blanche  ne  répondait  pas. 


CHAPITRE    XV.  261 

Madame  ouvrit  les  portes  des  cabinets  et  en 
fouilla  les  moindre  recoins. 

—  Blanche!...  répétait-elle  d'une  voix  alté- 
rée déjà;  ne  cherche  pas  à  m'effrayer  plus 
longtemps,  ma  fille...  Si  tu  savais,  je  n'ai  que 
trop  de  raisons  de  craindre!...  Blanche!,.. 
Blanche!...  je  t'en  prie!... 

Elle  tremblait;  mais  elle  souriait  encore. 

Tout  à  coup  elle  poussa  un  grand  cri  et  se 
laissa  choir  sur  ses  deux  genoux. 

Elle  venait  de  voir  la  fenêtre  ouverte  et  la 
tête  d'une  échelle  dont  les  derniers  barreaux 
dépassaient  le  balcon... 


FIN   DU    DEUXIEME    VOLUME. 


LES 


BELLES-DE-NUIT. 


IMPRIMERIE    DE    G.    STAPLEAUX. 


LES 


BELLES-DE-NUIT 


LES  ANGES  DE  LA  FAMILLE 


|)aul  Sémi. 


BRUXELLES. 

MELINE,  CANS  ET  C",  LIBRAIRES-ÉDITEURS 

l,IVOi;ni«B.  I  LEIPZIG. 

■  èUE     MllSOn.  I  I.     p.     MELIKE. 

1850 


-1 


DEUXIÈME  PARTIE. 

(SOITE.) 


XVI 


LE    PORTKFBUILLB. 


Pendant  deux  ou  trois  minutes,  Marthe  de 
Penhoël  resta  comme  anéantie. 

Le  coup  la  frappait  d'autant  plus  rudement 
qu'il  était  plus  imprévu  ;  jusqu'au  dernier  mo- 
ment, elle  avait  refusé  de  croire  à  un  malheur 
sérieux. 

«  Que  craindre?  un  enlèvement?  Mais  qui 
pourrait  avoir  l'idée  d'enlever  cette  pauvre  en- 
fant ,  malade  et  faible  ?  N'eût-ce  point  été  un 
assassinat?» 

Maintenant  que  Marthe  recouvrait  la  faculté  de 
penser,  sa  conscience  répondait  à  cette  question  : 

LES  BELLËS-DE-NCIT.  3.  I 


2  LES    BELLES-DE-NUIT. 

u  Les  autres  ont  bien  été  assassinées  !  » 

Mais  la  lumière  se  faisait  lentement  dans  son 
esprit,  et,  à  mesure  qu'elle  réfléchissait,  les 
doutes  revenaient  en  foule  avec  l'espoir. 

C'était  impossible  !,  qui  donc  aurait  enlevé 
Blanche?  Marthe  ne  pouvait  nommer  qu'un  seul 
coupable,  et  celui-là  n'avait  pas  besoin  d'em- 
ployer les  mesures  extrêmes.  Robert  de  Blois 
était  le  maître  au  manoir  de  Penhoël,  où,  depuis 
bien  longtemps,  chacun  devait  accomplir  ses 
moindres  volontés.  On  n'arrache  pas  une  pau- 
vre fille  à  son  lit  de  souffrance,  quand  on  peut 
la  garder  à  vue  comme  une  captive,  et  qu'on  la 
tient  en  son  pouvoir. 

Pourtant,  de  la  place  où  elle  était  tombée  sur 
ses  genoux,  Marthe  pouvait  voir  encore  les  der- 
niers barreaux  de  l'échelle  dressée  contre  la 
fenêtre.  U  n'y  avait  pas  à  lutter  contre  cette 
preuve  si  évidente;  Marthe  courbait  la  tête,  et 
c'était  machinalement  que  sa  bouche  répétait 
encore  : 

—  Blanche!...  Blanche!...  je  t'en  prie,  ma 
fille,  ne  te  cache  plus!... 

Il  y  avait  déjà  longtemps  que  Marthe  était 
ainsi  prosternée,  la  tête  sur  sa  poitrine,  et  ne 
trouvant  point  la  force  de  se  relever.  Elle  vou- 
lait implorer  Dieu,  mais  sa  mémoire  lui  refusait, 
en  ce  moment ,  ses  prières  si   souvent  répé- 


CHAPITRE    XVI.  5 

tées.  Elle   ne  pouvait  prononcer  qu'un  mol  : 

—  Blanche...  Blanche!... 

Comme  elle  essayait,  pour  la  vingtième  fois 
peut-être,  de  se  dresser  sur  ses  pieds,  afin  de 
jeter  au  moins  un  regard  en  dehors,  la  porte 
s'ouvrit  doucement. 

Un  immense  espoir  envahit  le  cœur  de  la 
pauvre  mère;  son  âme  passa  dans  ses  yeux,  qui 
se  fixèrent,  avides,  sur  la  porte  entr'ouverte. 

Personne  ne  s'y  montrait  encore. 

—  Blanche!...  murmura  Madame;  oh!  tu  me 
fais  mourir  ! . . .  C'est  toi ,  n'est-ce  pas ,  c'est  toi  ? 

La  porte  s'ouvrit  tout  à  fait ,  et  au  lieu  de  la 
charmante  figure  de  l'Ange  que  Marthe  s'atten- 
dait à  voir,  ce  fut  le  visage  sombre  du  maître 
de  Penhoël  qui  apparut  sur  le  seuil. 

René  avait  ses  cheveux  gris  épars,  et  les  rides 
de  son  front  semblaient  se  creuser  plus  pro- 
fondes. Sa  joue  était  blême,  à  Texception  de  cette 
tache  d'un  rouge  ardent  que  Tivresse  mettait, 
chaque  soir,  à  ses  pommettes  osseuses  amaigries. 
Il  avait  les  yeux  hagards,  mais  non  pas  éteints 
comme  à  l'ordinaire,  et  dans  sa  prunelle  san- 
glante on  lisait  comme  une  colère  vague  et 
aveuglée. 

Il  était  ivre. 

Il  se  retenait  des  deux  mains  aux  montants 
de  la  porte. 


4  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  On  VOUS  trouve  enfin,  madame!..,  dit-il 
d'une  voix  embarrassée.  Voilà  longtemps  que  je 
vous  cherche!...  Debout  et  suivez-moi. 

La  pauvre  Marthe  tâcha  en  vain  d'obéir. 
Et  tout  en  s'efforçant,  elle  murmurait  : 

—  Ma  fille!...  par  pitié,  René,  dites-moi  où 
est  ma  fille  ! 

Les  sourcils  de  Penhoël  se  froncèrent.  Sa 
figure  était  effrayante  à  voir. 

—  Ne  m'avez-vous  pas  entendu?...  s'écria-t-il  ; 
ou  ne  suis-je  déjà  plus  le  maître?... 

Marthe  ne  pouvait  bouger.  René  traversa  la 
chambre  d'un  pas  lourd  et  chancelant.  Quand  il 
fut  arrivé  auprès  de  sa  femme,  il  se  baissa  pour 
lui  saisir  le  bras,  et  ce  mouvement  faillit  lui  faire 
perdre  l'équilibre ,  tant  Teau-de-vie  chargeait 
pesamment  sa  tête  ! 

Il  ne  tomba  pas  cependant,  et  Marthe  poussa 
un  cri  faible,  parce  que  la  main  brutale  de  René 
lui  écrasait  le  bras. 

Il  la  souleva  de  force  et  la  traîna,  brisée,  jus- 
que dans  le  corridor. 

Il  y  avait  des  années  que  le  maître  de  Penhoël 
laissait  sa  femme  dans  l'abandon,  mais  il  ne  l'avait 
jamais  maltraitée.  Aux  heures  même  de  son 
ivresse  quotidienne,  il  avait  toujours  gardé  vis- 
à-vis  d'elle  les  dehors  du  respect. 

Cette  violence  soudaine ,  dont  le  motif  ne  se 


CHAPITRE    XVI.  5 

pouvait  point  deviner,  faisait  diversion  a  Tan 
goisse  de  Marthe,  qui  s'efFrayait  et  qui  disait  : 

—  Que  voulez-vous  de  moi,  monsieur?... 
Laissez-moi  î . . .  laissez-moi  ! . . . 

René  ne  répondait  point  et  la  forçait  toujours 
de  suivre  son  pas  incertain  le  long  du  corridor. 

Personne  ne  se  montrait  sur  leur  route. 
Durant  cette  soirée  on  eût  dit  que  ce  qui  restait 
d'hôtes  au  manoir  aifeclait  de  se  cacher. 

On  n'avait  vu  ni  Pontalès,  ni  l'homme  de  loi, 
ni  Robert,  ni  Biaise... 

René  fit  traverser  à  sa  femme  le  corridor  en- 
tier, et  descendit  avec  elle  le  grand  escalier  du 
manoir.  Il  s'arrêta  devant  la  porte  du  salon  qu'il 
ouvrit. 

—  Entrez,  dit-il. 

Le  salon  était  éclairé  par  une  seule  lampe  qui 
brûlait  sur  une  table,  à  côté  d'un  verre  et  d'un 
flacon  vides.  C'était  là  que  Penhoël  avait  passé 
sa  soirée. 

Marthe  fit  quelques  pas  dans  le  salon  et  tomba 
épuisée  sur  un  siège. 

René  agita  une  sonnette. 

—  De  Teau-de-vie  !...  cria-t-il  de  loin  au 
domestique  dont  les  pas  se  faisaient  entendre 

'au  dehors. 

Le  domestique  s'éloigna,  et  revint  l'instant 
d'après  avec  un  nouveau  flacon  d'eau-de-vie. 

1. 


6  LES    BELLES -DE-NUIT. 

—  Allez-vous-en...,  lui  dit  René,  et  qu'on 
serve  le  souper  ici  dans  une  heure. 

La  porte  se  referma.  Penhoël  était  seul  avec 
sa  femme.  Il  se  versa  un  plein  verre  et  prit 
place  auprès  d'elle. 

—  Vous  êtes  pâle ,  madame  ,  commença-t-il  ; 
je  crois  que  vous  avez  peur...  Vous  savez  donc 
ce  que  j'ai  à  vous  dire?... 

—  Au  nom  du  ciel,  monsieur,  murmura 
Marthe,  qu'est  devenue  ma  fille?... 

Penhoël  la  regardait  en  face,  et  ses  yeux 
avaient  une  expression  effrayante. 

Une  idée  fixe  lui  restait  dans  son  ivresse,  une 
pensée  de  colère  et  de  châtiment  cruel. 

—  Votre  fille  !...  répéta-t-il ,  que  m'importe 
cette  enfant?... 

—  N'est  elle  pas  à  vous,  René?...  voulut  dire 
Marthe. 

—  Silence  !...  Je  suis  le  maître  pour  une  heure 
encore...  J'ai  le  temps  de  vous  juger  et  de  vous 
punir!... 

Marthe  releva  sur  lui  son  regard  étonné. 
Penhoël  poursuivit  en  essayant  de  railler  : 

—  Votre  fille?...  Nous  vous  dirons  ce  qu'est 
devenue  votre  fille,  madame  !... 

Et  il  ajouta  d'un  accent  plus  amer  : 

—  L'enfant  qu'on  appelle  l'Ange  de  Penhoël... 
la  honte...  le  déshonneur  de  toute  une  race!,.. 


CHAPITRE    XVI.  7 

—  Monsieur!...  monsieur  !.,.  voulut  dire 
encore  Marthe. 

—  Silence!...  il  n'est  pas  temps  de  parler  de 
voire  Ange ,  madame...  vous  avez  d'autres 
amours...  Et  puisque  nous  sommes  seuls  tous 
deux,  nous  pouvons  bien  causer  affaires  de  fa- 
mille !... 

Il  mit  sa  main  sous  sa  veste  de  chasse  et  en 
retira  un  petit  portefeuille  vert.  Marthe  ne  pou- 
vait plus  pâlir,  mais  elle  tressaillit,  et  sa  taille  se 
redressa.  Le  premier  mouvement  d'épouvante 
fut  en  elle  si  vif  qu'un  instant  elle  oublia  sa 
fille. 

Penhoël  eut  un  sourire. 

—  Comme  vous  regardez  mon  portefeuille , 
madame!...  dit-il;  c'est  une  vieille  connaissance 
pour  vous!...  Je  parie  que  vous  auriez  donne 
bien  de  l'argent  pour  le  ravoir  ! . . . 

Il  parlait  vrai  cette  fois.  Le  portefeuille  était 
celui  que  nous  avons  vu  entre  les  mains  de 
Robert  de  Blois ,  lors  de  son  rendez-vous  avec 
Madame,  le  soir  de  la  Saint-Louis.  Et  c'était 
contre  Marthe  une  arme  cruelle,  sans  doute, 
puisque  Robert  n'avait  eu  qu'à  montrer  ce  porte- 
feuille pour  vaincre  à  l'instant  même  la  résis- 
tance de  la  pauvre  femme. 

L'homme  le  plus  froid  aurait  eu  compassion 
à  voir  Marthe  en  ce  moment.  Elle  n'avait  plus 


8  LES    BELLES-DE-NUIT. 

la  conscience  exacte  de  tous  les  malheurs  qui 
pesaient  sur  elle ,  mais  elle  sentait  son  cœur  se 
briser.  Ses  cheveux  détachés  tombaient,  alour- 
dis et  mouillés  par  une  sueur  glacée.  Son  visage 
exprimait  une  si  terrible  angoisse  qu'il  n'aurait 
pu  changer  davantage  à  l'heure  de  l'agonie. 
Penhoël  n'avait  point  pitié. 

—  Je  comprends  bien  maintenant^  continua- 
t-il ,  pourquoi  vous  m'engagiez ,  l'autre  jour,  à 
vendre  le  manoir...  On  vous  avait  menacée  de 
ceci,  madame!...  N'est-ce  pas  que  vous  auriez 
donné  tout  ce  que  vous  possédiez  au  monde 
pour  ravoir  votre  secret  ? 

—  Pour  ma  fille!...  balbutia  Marthe,  mais 
devant  Dieu,  qui  nous  entend,  je  suis  inno- 
cente, René,  je  vous  le  jure.  , 

Penhoël  haussa  les  épaules. 

—  Vous  savez  mentir  à  Dieu  comme  à  moi, 
dit-il  en  posant  le  portefeuille  sur  la  table  pour 
avaler  un  verre  d'eaude-vie  ;  voilà  vingt  ans  que 
vous  mentez...  tous  les  jours...  toutes  les 
heures!...  Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela...  Moi 
aussi  je  l'ai  payé  bien  cher,  ce  portefeuille!... 
Autrefois,  pour  l'avoir,  j'aurais  donné  une  mé- 
tairie, un  moulin,  une  futaie...  mais  où  sont  les 
fermes  de  l'héritage  de  Penhoël?...  Où  sont  les 
beaux  champs  de  mon  père...  et  ses  étangs... 
et  ses  forêts  ?,..  Je  n'avais  plus  rien  à  donner... 


CHAPITRE    XVr.  9 

Et  pourtant  il  me  fallait  ces  preuves  de  ma 
honte  ! 

Marthe  joignit  ses  mains. 

—  Plus  tard,  reprit  Penhoël  en  lui  imposant 
silence  d'un  geste  brutal,  je  vous  dirai  quel  prix 
j'ai  payé  ce  portefeuille...  Maintenant,  puisque 
je  l'ai  acheté,  je  veux  en  jouir...  Il  nous  reste 
une  bonne  heure  pour  lire  ensemble  ces  lettres 
chères...  Ah  î  nous  allons  bien  nous  divertir, 
madame  !... 

La  voix  de  Penhoël  éclata  sourdement,  tandis 
qu'il  prononçait  ces  dernières  paroles.  Il  était 
impossible  de  prévoir  le  dénoûment  de  cette 
scène.  Comme  tous  les  gens  habitués  à  l'ivresse, 
Penhoël  gardait  longtemps  un  masque  de  rai- 
son et  de  gravité  ;  mais  sous  ce  masque  men- 
teur se  cachait  une  véritable  démence. 

Il  pouvait  parler  et  penser  dans  une  certaine 
mesure,  mais  nul  frein  ne  lui  restait,  et  cette 
froide  fantaisie  de  railler  qui  le  tenait  en  ce 
moment  ne  faisait  que  retarder  l'explosion  de  sa 
colère  aveugle. 

D'ailleurs,  il  buvait  toujours,  et  la  lueur  de 
sens  qui  éclairait  encore  sa  cervelle  troublée 
allait  bientôt  s'éteindre... 

Marthe  était  sans  défense  dans  cette  maison 
qui  semblait  abandonnée.  Elle  ne  pouvait  point 
fuir.  Quand  son  regard  cherchait  d'instinct  au- 


10  LES    BELLES-DE-NUIT. 

tour  d'elle  un  aide  ou  un  refuge,  elle  ne  voyait 
que  portes  closes  et  hauts  lambris  où  pen- 
daient dans  leurs  cadres  antiques  les  portraits 
des  seigneurs  de  Penhoël. 

La  lumière  de  la  lampe,  trop  faible,  ne  per- 
mettait point  de  distinguer  leurs  traits  austères  ; 
mais  Marthe  voyait  briller  çà  et  là,  sous  les  ca- 
dres, les  gardes  d'or  des  vieilles  cpëes.  Car  tous 
les  Penhoël  avaient  servi  le  roi,  et  chacun  d'eux 
gardait,  sous  son  image,  ses  armes  de  bataille. 

Ce  n'était  pas  la  mort  que  redoutait  Marthe. 
Elle  pensait,  sans  trop  d'effroi ,  que  peut-être 
une  de  ces  armes,  entre  les  mains  de  René  fu- 
rieux, allait  punir  son  crime  imaginaire. 

Cette  pensée  ne  l'occupait  point.  Parmi  tous 
ces  portraits,  perdus  à  demi  dans  l'ombre,  il  y 
en  avait  un  sur  lequel  tombaient  d'aplomb  les 
rayons  de  la  lampe. 

C'était  un  tout  jeune  homme,  à  la  figure  heu- 
reuse et  fière,  et  dont  le  regard  semblait  fixé 
sur  Marthe,  en  ce  moment,  avec  amour. 

Ce  portrait,  placé  à  côté  du  sévère  visage  du 
commandant  de  Penhoël,  était  le  dernier  de  tous. 

11  représentait,  les  traits  de  l'aîné  de  la  fa- 
mille, ce  Louis  dont  le  nom  s'est  trouvé  si  sou- 
vent dans  ces  pages. 

Quand  les  yeux  de  Marthe  tombaient  sur  ce 
noble  et  beau  visage,  ils  ne  pouvaient  plus  s'en 


CHAPITRE    XVI.  11 

détacher.   On  eût   dit  qu'elle    attendait    alors 
quelque  protection  mystérieuse. 

René  de  Penhoël  ouvrit  le  portefeuille.  Sa 
main  maladroite  et  tremblante  y  chercha  un 
papier  durant  quelques  secondes.  Tandis  qu'il 
cherchait,  Marthe  baissait  la  tête. 

Penhoël  allait  lire.  Marthe  attendait  la  pre- 
mière phrase  de  cette  lecture  comme  un  coupa- 
ble redoute  le  premier  mot  de  son  arrêt  :  car 
le  portefeuille  contenait  une  lettre  écrite  par  elle,  ' 
et  qui  pouvait  justifier  sa  condamnation  à  des 
yeux  prévenus. 

Cette  lettre  lui  avait  été  dérobée  par  Robert 
de  Rlois. 

René  avait  enfin  trouvé  ce  qu'il  cherchait. 
Marthe  entendit  le  bruit  d'un  papier  qu'on  dé- 
pliait avec  lenteur.  Elle  n'osait  point  relever  la 
tête. 

—  Voilà  qui  vous  a  procuré  de  bien  doux 
moments,  madame,  dit  le  maître  de  Penhoël  ;  je 
veux  avoir  ma  part  de  votre  joie,  et  nous  allons 
relire  cette  bonne  lettre  ensemble. 

Il  approcha  le  papier  de  la  lampe  et  se  prit  à 
déchiffrer  péniblement  : 

«  Saint-Denis  (île  Bourbon),  5  décembre  1805. 

«  Mon  cher  frère...  » 
Marthe  ne  fit  pas  un  mouvement,  mais  une 


12  LES    BELLES-DE-NUIT. 

nuance  rosée  vint  à  sa  joue,  tout  à  l'heure  en- 
core si  pâle.  Ses  yeux,  qui  se  relevèrent  à  demi 
avec  une  vivacité  sournoise,  peignaient  une  sur- 
prise profonde. 

Évidemment,  ce  n'était  point  cette  lecture 
qu'elle  attendait. 

Penhoël  ne  prenait  point  garde  et  poursui- 
•  vait  : 

«  Mon  cher  frère, 

«  Quand  cette  lettre  vous  parviendra ,  notre 
Marthe  sera  déjà  sans  doute  depuis  longtemps 
votre  femme.  Vous  serez  heureux,  mais  vous 
penserez  toujours,  je  le  crois ,  à  celui  qui  souf- 
fre loin  de  vous. 

<c  Vous  êtes  l'homme  que  j'aime  le  plus  au 
monde,  René  ;  je  ne  sais  pas  si  j'aurais  fait  à 
notre  vénéré  père  le  sacrifice  que  j'ai  accompli 
pour  vous...  Notre  père  nous  quittait  souvent, 
tandis  que  vous,  René,  je  vous  voyais  tous  les 
jours...  Quand  nous  étions  enfants,  nos  deux 
petits  lits  se  touchaient  ;  quand  nous  avons  été 
jeunes  gens,  peines  et  plaisirs,  nous  avons  tout 
partagé. 

u  Répondez-moi  bien  vite,  mon  frère,  car  le 
découragement  me  gagne,  loin  de  ceux  que 
j'aime;  il  me  semble  qu'on  m'oublie  et  que  je 
suis  seul  au  monde. 


CHAPITRE    XVI.  iZ 

('.  Donnez-moi  des  nouvelles  de  notre  père  et 
de  notre  mère;  dites-moi  que  Marthe  est  bien 
heureuse...  » 

Cétait  un  dur  travail  pour  la  vue  troublée 
de  Penhoël  que  de  déchiffrer  cette  écriture  fine 
et  incertaine. 

En  traçant  ces  lignes,  la  main  de  Louis  avait 
tremblé  bien  souvent. 

Marthe  écoutait,  immobile  et  retenant  son 
souffle.  L'expression  de  sa  physionomie  avait 
changé  complètement.  Il  semblait  qu'un  rêve 
fût  venu  la  bercer.  L'angoisse  qui  contractait 
ses  traits  tout  à  l'heure  faisait  place  à  une  tris- 
tesse douce. 

Penhoël  était  trop  occupé  pour  remarquer 
cela.  Il  continuait  : 

«  Je  ne  sais  pas  si  mon  départ  vous  a  surpris, 
mais  je  suis  bien  sûr  que  vous  en  aurez  éprouvé 
de  la  peine  :  ne  m'aimiez-vous  pas  autant  que 
je  vous  aimais,  mon  bon  frère?  Si  vous  n'avez 
point  deviné  mon  secret,  il  faut  que  je  vous  le 
dise,  comme  je  vous  ai  dit  toujours  ce  que  j'a- 
vais dans  le  cœur.  Cela  vous  attristera,  René, 
mais  je  suis  seul  et  je  souffre.  Laissez-moi  vous 
confier  tout  mon  malheur. 

«  Et  puis  notre  vénéré  père  se  fatiguera  de 
ne  plus  me  voir.  Il  accusera  d'ingratitude  le  fils 

LES   BELLES-DE-NUIT  2 


14  LES    BELLES-DE-NUIT. 

sur  qui  comptait  sa  vieillesse.  René,  vous  plai- 
derez ma  cause.  Vous  lui  direz  que  jamais  mon 
amour  et  mon  respect  ne  furent  plus  profonds; 
vous  lui  direz  tout  ce  que  votre  cœur  vous  dic- 
tera, mon  frère,  car  mon  secret  est  pour  vous, 
pour  vous  seul... 

«{  Et  notre  mère  !  Oh  !  je  n'ai  plus  de  courage 
en  songeant  à  ce  que  j'ai  perdu... 

«  Parfois,  ma  pensée  franchit  la  grande  mer, 
si  longue  à  traverser  ;  je  reviens  à  Penhoël  ;  je 
vous  revois  tous  :  les  cheveux  blancs  de  mon 
père,  ma  mère  accourant  à  ma  voix ,  et  vous 
qui  sautez  de  joie,  René;  et  Marthe,  dont  les 
grands  yeux  bleus  hésitent  entre  les  pleurs  et 
le  sourire...  » 

Deux  larmes  coulaient  sur  les  joues  de  Ma- 
dame. 

La  respiration  du  maître  de  Penhoël  était  pé- 
nible. On  n'eût  point  su  dire  si  c'était  toujours 
la  colère  ou  bien  une  émotion  nouvelle  qui  pe- 
sait ainsi  sur  sa  poitrine. 

«  Le  bonheur!...  le  bonheur!  reprit-il,  en 
pousuivant  sa  lecture;  hélas!  quand  je  m'é- 
veille après  ce  doux  songe  et  que  je  me  retrouve 
seul  et  maudit!... 

«  Je  n'ai  pas  vingt-deux  ans  !  Ma  vie  sera 
bien  longue  encore  peut-être.  Que  ferai -je  en 


CHAPITRE    XVI.  15 

ce  monde?  Je  n'ai  plus  de  famille  ;  mon  avenir 
est  sans  but  et  mon  passé  n'est  qu'un  regret 
amer... 

«  Mon  Dieu!  avais-je  mesuré  mes  forces 
quand  j'ai  accompli  ce  sacrifice? 

u  Je  ne  m'en  repens  pas,  mon  frère  ;  je  vous 
voyais  dépérir  et  changer,  vous  dont  l'adoles- 
cence était  naguère  si  belle  ;  je  cherchais  à  de- 
viner votre  mal,  et  un  jour,  couché  dans  votre 
lit  où  vous  clouait  la  fièvre ,  vous  me  dîtes  : 

«i  —  Je  vais  mourir,  parce  que  je  l'aime... 

u  Dieu  me  dicta  mon  devoir. 

«  Vous  me  devinez,  n'est-ce  pas?...  Je  vous 
vois  d'ici  René;  vous  avez  des  larmes  dans  les 
yeux  et  vous  dites  : 

u— Pauvre  frère,  il  l'aimait  donc  lui  aussi  !...)» 

René  interrompit  sa  lecture  en  effet,  mais  ce 
fut  pour  boire  un  grand  verre  d'eau -de-vie.  Il 
s'endurcissait  à  plaisir,  et  l'épais  sourire  qui  rail- 
lait naguère  autour  de  sa  lèvre  était  revenu. 

Il  y  avait  de  l'horreur  dans  le  regard  timide 
que  Marthe  jetait  sur  lui. 

«...  Pauvre  frère,  il  l'aime  lui  aussi,  répéta- 
t-il  comme  un  enfant  qui  épelle. 

u  Car,  poursuivait  la  lettre,  quand  je  vous  ai 
dit  en  partant  que  je  ne  l'aimais  pas,  je  vous  ai 
trompé,  mon  frère. 


16  LES    BELLES-DE-NUIT. 

«i  Je  l'aimais...  je  Taimais,  je  l'ai  me  encore, 
je Taimerai  toujours!.,. 

«  Et  à  cause  de  cela,  mon  exil  doit  durer 
autant  que  ma  vie.  Je  ne  reverrai  plus  la 
France.  Notre  père  et  notre  mère  mourront 
sans  me  donner  leur  bénédiction...  Priez  pour 
moi,  René,  car  je  vous  ai  donné  tout  mon  bon- 
heur... 5» 

Un  sanglot  souleva  la  poitrine  de  Marthe. 

—  Silence!...  dit  le  maître  de  Penhoël  sans 
tourner  la  tête.  Toutes  ces  belles  paroles  ne 
l'ont  pas  empêché  de  trahir  son  frère,  ma- 
dame!... 11  ment  dans  cette  lettre  comme  il  a 
menti  toute  sa  vie. 

—  Il  n'a  jamais  menti  î...  murmura  Marthe: 
—  Silence!...  répéta  René;  contentez-vous 

donc  de  voir  comme  on  vous  aime!...  Nous 
n'avons  encore  employé  qu'une  dizaine  de  mi- 
nutes et  j'ai  besoin  d'être  patient  durant  toute 
une  heure!...  Pleurez,  madame,  mais  pleurez 
tout  bas,  au  souvenir  de  cette  âme  généreuse 
qui  a  fait  de  son  frère  le  plus  misérable  des 
hommes  ! 

«  ...  Je  ne  reviendrai  pas,  continuait  encore 
la  lettre,  parce  que  je  me  crains  moi-même... 
Peut-être  n'aurais-je  pas  ce  qu'il  faut  de  force 
pour  supporter  la  vue  de  votre  bonheur,  car 


'       CHAPITRE    XVI.  ïi 

VOUS  êtes  heureux  et  vous  la  rendez  heureuse, 
n'est-ce  pas,  René? 

(i  Oh  !  si  quelque  jour  j'apprenais  que  mon 
dévouement  lui  a  été  fatal  !...  si  j'allais  savoir  !.,. 

«  Mais  non,  c'est  impossible  !  Je  ne  veux 
même  pas  y  arrêter  ma  pensée;  vous  êtes  noble 
et  bon,  René;  quant  à  elle,  c'était  un  enfant; 
vous  aurez  trouvé  son  amc  docile  ;  vous  lui  avez 
appris  facilement  à  vous  aimer.. - 

u  Ne  comptant  point  revoir  la  France,  et 
n'ayant  nul  besoin  de  la  part  de  fortune  qui 
doit  me  revenir  par  héritage,  je  remets  mon 
patrimoine  entre  vos  mains,  à  la  charge  par  vous 
de  le  rendre  intact,  sans  en  rien  distraire  ni 
aliéner,  aux  enfants  que  Dieu  pourra  donner  h 
Marthe... 

(t  En  cas  de  mort,  je  veux  et  j'entends  que 
cette  partie  de  nia  lettre  soit  regardée  comme 
un  testament... 

«  Et  maintenant,  adieu,  mon  frère.  Dites  à 
Marthe  que  je  la  chéris  comme  une  sœur,  afin 
qu'elle  entende  au  moins  prononcer  mon  nom... 
Parlez  de  moi  à  notre  père  et  à  noire  mère... 
et  surtout  écrivez-moi  bien  vite,  car  ma  seule 
consolation  est  de  vous  ainicr  et  de  penser  que 
vous  m'aimez. 

«c  Votre  frère, 
n  Louis  de  Penhoel.  « 


18  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Marthe  avait  la  tête  penchée  et  des  larmes 
coulaient  sur  ses  mains  jointes. 

René  la  regardait  avec  un  sourire  cruel. 

—  Voici  une  longue  lettre...,  dit-il,  et  nous 
en  avons  ici  de  plus  longues.  (Il  frappait  sur  le 
portefeuille.)  Je  vous  l'ai  lue  tout  entière,  parce 
qu'on  procède  ainsi  quand  on  est  juge,  ma- 
dame... mais  je  sais  parfaitement  que  vous  la 
connaissez  mieux  que  moi. 

Parmi  la  douleur  de  Marthe,  il  y  avait  comme 
une  joie  recueillie  ;  chacune  des  paroles  d'amour 
contenues  dans  la  lettre  était  descendue  jus- 
qu'au fond  de  son  cœur. 

Aux  derniers  mots  de  son  mari,  elle  releva  la 
tète  et  l'interrogea  du  regard. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas...,  murmura- 
l-elle. 

René  loucha  du  doigt  le  papier  encore  déplié. 

—  Il  y  a  hien  des  larmes  sur  cette  lettre!... 
dit-il.  Je  ne  sais  plus  celles  qui  sont  à  mon  gé- 
néreux frère  et  celles  qui  sont  h  vous. 

—  Monsieur,  répliqua  Marthe,  vous  ne  m'a- 
viez jamais  dit  que  Louis  de  Penhoël  vous  eût 
écrit  depuis  son  départ. 

—  Vous  l'aviez  apparemment  deviné?... 

—  C'est  la  première  fois  que  j'entends  parler 
de  cette  lettre,  monsieur. 

L'accent  de  Marthe  était  si  simple  et  si  vrai, 


CHAPITRE    XVI.  lÔ 

que  le  maître  de  Penhoël  eut  un  instant  de 
doute.  Le  sang  lui  monta  violemment  au  visage 
à  l'idée  d'avoir  mis  lui-même  sous  les  yeux  de 
Marthe  ce  message  qui  devait  réveiller  tant  de 
souvenirs  ;  mais  ce  fut  l'affaire  d'une  seconde.  Il 
était  prévenu. 

—  Fou  que  je  suis  ! . . .  s'écria-t-il  avec  son  rire 
moqueur  ;  je  me  vois  toujours  sur  le  point  de 
vous  croire...  J'oublie  toujours  que  vous  êtes 
simple  et  pure  à  peu  près  comme  il  est  géné- 
reux et  dévoué  !... 

—  Je  vous  affirme  sur  l'honneur. . . ,  commença 
Marthe. 

—  Sur  l'honneur  !...  répéta  Penhoël  d'un  ton 
rude  et  insultant;  je  vous  dis  que  je  sais  tout, 
madame!...  ne  prenez  plus  la  peine  de  feindre... 
Cette  lettre  était  dans  mon  secrétaire  ;  elle  dis- 
parut il  y  a  environ  dix-huit  mois...  C'est  vous 
qui  me  l'aviez  volée... 

—  Au  nom  du  ciel,  croyez-moi,  René!... 

—  A  quoi  bon  mentir?.,.  L'homme  qui  m'a 
remis  ce  soir  le  portefeuille  l'avait  pris  dans 
votre  chambre...  où  il  avait  sans  doute  ses  en- 
trées... 

—  Oh!...  fit  Marthe  qui  n'avait  pas  prévu 
cet  excès  d'outrage.. 

Penhoël  eut  un  sourire  parce  que  l'insulte 
avait  porté  au  cœur.  Rien  de  cruel  comme  le 


20  LES    BELLES-Dli-NUIT. 

cœur  faible  qui  trouve  une  victime  sans  défense 
sur  qui  frapper. 

—  Pensez-vous  donc  qu'on  soit  aveugle?  re- 
pritil.  Il  y  a  des  mois  que  je  vois  le  manège  de 
ce  Robert  autour  de  vous...  C'est  un  audacieux 
coquin  qui  a  ruiné  le  père,  déshonoré  la  mère 
et  séduit  la  fille...  mais  ce  sont  ces  gens-là  que 
les  femmes  adorent  ! 

—  Ma  fille!...  s'écria  Marthe  comme  si  elle 
se  fut  éveillée  tout  à  coup  ;  vous  m'aviez  dit  que 
vous  m'apprendriez  où  est  ma  fdic?... 

—  Chaque  chose  aura  son  temps,  madame... 
et  je  vous  le  promets  encore...  Mais  patience! 
nous  n'en  avons  pas  fini  avec  notre  correspon- 
dance... 

Il  tira  du  portefeuille  une  seconde  lettre,  ou 
plutôt  un  petit  paquet  composé  de  plusieurs 
feuilles  assemblées. 

—  Je  ne  serais  pas  étonné,  dit-il  en  l'ouvrant, 
de  vous  voir  nier  aussi  votre  propre  écriture, 
et  dire  que  vous  ne  connaissez  pas  non  plus 
ceci... 

A  la  vue  du  cahier, ^Marthe  avait  couvert  son 
visage  de  ses  mains. 

j^  —  Oh!  murmura-t-elle,  je  le.  reconnais... 
ceci  est  mon  seul  crime...  que  Dieu  me  punisse 
si  je  suis  coupable!... 


XVll 


L<  EPEU    UK    PJËIVHOEJL. 


Le  roman  pèche,  dit-on,  quand  il  veut  se 
guinder  jusqu'aux  régions  de  la  haute  philoso- 
phie ;  il  pèche  plus  grièvement  encore  quand  il 
s'égare  le  long  des  sentiers  impossihles  de  la 
science  sociale  ou  qu'il  pérore,  monté  sur  une 
borne,  dans  cette  grande  route  de  Féconomie 
politique,  pavée  de  lieux  communs  humanitaires 
et  de  sentimentales  fadaises. 

Pauvre  roman  !  ne  joue-t-il  pas  auprès  du 
public-roi  le  rôle  de  bouffon  et  d'esclave?  S'il 
veut  enseigner ,  par  hasard  ,  qu'il  se  fasse  bien 


22  LES    BELLES-DE-NUIT. 

humble  tout  d'abord  et  qu'il  déguise  soigneuse- 
ment la  leçon,  car  vous  lui  crieriez  de  se  taire... 

A  peine  a-t-il  le  droit  modeste  de  montrer 
ça  et  la  un  petit  coin  de  la  vie  réelle,  au  milieu 
de  sa  fable  ;  à  peine  lui  permet-on  de  glisser  un 
exemple  timide,  pourvu  qu'il  se  prive  de  toutes 
réflexions  et  de  toute  théorie. 

Le  roman  est  essentiellement  frivole.  A  tout 
le  moins ,  faudrait-il  être  grave  pour  se  draper 
avec  avantage  dans  le  roide  manteau  du  pédan- 
tisme. 

Hélas!  la  plume  aimerait  à  se  reposer  pour- 
tant. Tout  le  monde  n'a  pas  la  magnifique  analyse 
de  Balzac  ou  la  puissante  invention  de  Soulié. 
L'esprit  le  moins  paresseux  s'endormirait  parfois 
avec  joie  dans,  quelque  bonne  petite  dissertation. 
La  cbaire  du  professeur  contient  toujours  un 
commode  fauteuil. 

Mais  le  roman  doit  marcher  et  ne  jamais  s'as- 
seoir... 

Quand  ce  rude  axiome  nous  a  coupé  la  parole, 
nous  allions  entamer  noire  chapitre  par  une 
phrase  dogmatique,  et  dire,  à  propos  du  maître 
de  Penhoël,  quelque  chose  comme  ceci  :  La 
faiblesse  morale  peut  entraîner  plus  loin,  sur  la 
pente  du  mal,  que  la  méchanceté  même... 

Nous  le  tenons  pour  dit. 

Depuis  bien  longtemps  Penhoël  était  jaloux. 


CHAPITRE    XVII.  25 

Nous  Tavons  vu  autrefois,  au  milieu  de  son 
bonheur  tranquille,  tourmenté  par  de  vagues 
soupçons.  Dès  ce  temps-là,  il  y  avait  comLTie  un 
fantôme  entre  lui  et  Blanche.  Il  adorait  son  en- 
fant, mais  derrière  cet  amour  on  devinait  de 
sombres  inquiétudes. 

Et  pourtant,  à  cette  époque,  le  maître  de  Pen- 
hoël  respectait  sa  femme  à  l'égal  d'une  sainte. 

On  ne  peut  pas  dire,  du  reste,  que  sa  jalousie 
fût  absolument  sans  motifs.  Le  lecteur  a  pu 
deviner,  d'après  la  lettre  qui  a  passé  sous  ses 
yeux  dans  le  chapitre  précédent,  une  partie  de 
l'histoire  intime  de  la  famille  de  Penhoël.  Les 
circonstances  qui  accompagnèrent  le  mariage  de 
Marthe  avec  René  étaient  elles-mêmes  de  nature 
à  laisser  toujours  un  doute  au  fond  du  cœur  de 
ce  dernier. 

Alors  que  les  fils  du  commandant  de  Penhoël 
étaient  enfants  tous  les  deux,  les  rôles  qu'ils 
devaientjouerplustardse  dessinaient  déjà.  Louis 
était  le  plus  fort  et  le  plus  intelligent  ;  à  cause  de 
cela,  il  se  dévouait  toujours  et  restait  victime  de 
sa  supériorité.  On  l'aimait  mieux,  on  l'estimait 
davantage  ;  mais  sa  générosité  renvoyait  à  René 
la  plus  grande  part  des  cadeaux  et  des  caresses. 

René  profitait  et  abusait  de  celte  position.  Son 
caractère  était  ainsi  fait.  Entre  les  deux  frères, 
il  y  avait  eu  pendant  vingt  ans  échange  d'amitié 


24  LES    BELLES-DE-NUIT. 

vraie  ;  mais  les  sacrifices  avaient  constamment 
été  du  même  côté. 

Et  comme  il  arrive  toujours,  l'affection  du  plus 
fort  pour  le  plus  faible  s'était  accrue  par  ces 
sacrifices  mêmes.  Tandis  que  René  apprenait  a 
profiter  toujours  du  sacrifice,  Louis  s'habituait 
de  plus  en  plus  à  s'oublier  lui-même  sans  cesse  : 
de  sorte  que  l'égoïsme  de  l'un  grandissait  en  pro- 
portion de  l'abnégation  de  l'autre. 

Un  jour  vint  où  les  deux  frères  se  trouvèrent 
en  face  de  la  même  femme.  C'était  une  belle 
jeune  fille  au  cœur  aimant  et  doux  ,  une  âme 
haute,  un  esprit  gracieux,  celle  qu'on  désire 
pour  épouse  et  qui  réalise  le  beau  rêve  des  pre- 
mières amours. 

Louis  eut  l'avantage,  comme  en  toute  autre 
circonstance.  Entre  lui  et  son  frère  le  cœur  de 
Marthe  ne  pouvait  point  hésiter  :  il  fut  aimé. 

Impossible  de  penser  que  René  n'avait  point 
deviné  cet  amour.  Et  pourtant  il  joua  l'igno- 
rance. 

Sa  passion  était  vive  et  profonde.  Ce  fut  son 
frère  qu'il  choisît  pour  confident.  Louis  ne  sa- 
vait pas  lequel  il  aimait  le  mieux  de  René  ou  de 
Marthe.  Un  instant  il  hésita,  car  il  y  avait  entre 
lui  et  la  jeune  fille  un  lien  mystérieux  que  nous 
n'avons  point  dit  encore. 

Son  cœur  saigna;  durant  toute  une  nuit  sans 


CHAPITRE    XVII.  25 

sommeil  il  pleura  sur  sa  couche  brûlante.  Le 
lendemain,  avant  le  jour,  il  entra  doucement 
dans  la  chambre  de  son  père  et  de  sa  mère  et  les 
baisa  endormis  tous  les  deux... 

Il  ne  devait  plus  les  revoir  en  cette  vie. 

Il  quitta  le  manoir,  sans  dire  adieu  à  Marthe, 
après  avoir  pressé  son  frère  contre  son  cœur. 

Louis  de  Penhoël  avait  vingt  et  un  ans  quand 
il  fit  cela.  Ce  fut  après  une  nuit  de  fièvre  et  en 
un  moment  où  son  amitié  pour  René  s'exaltait 
jusqu'à  l'enthousiasme. 

En  froide  morale,  Louis  de  Penhoël,  malgré 
l'héroïsme  de  son  dernier  dévouement,  commet- 
tait une  faute  grave  ,  car  il  n'avait  plus  le  droit 
d'abandonner  Marthe,  qui  élait  à  lui. 

Mais  il  avait  vu  René  tout  pâle  et  les  larmes 
aux  yeux  ;  René  lui  avait  dit  :  «  J'en  mourrai  !  >» 
11  avait  suivi  l'élan  de  son  cœur  généreux  et  il 
avait  trouvé  dans  le  premier  moment  une  sorte 
de  jouissance  douloureuse  au  fond  de  ce  suprême 
sacrifice. 

Quant  à  Marthe,  c'était  une  enfant  de  seize 
ans.  Le  hen  qui  la  rattachait  à  lui  eût  été  sé- 
rieux et  même  indissoluble  à  tout  autre  point 
de  vue.  Mais  ce  lien  résultait  d'une  aventure 
bizarre  et  devait  être  un  mystère,  dans  la  pensée 
de  Louis,  pour  la  jeune  fille  elle-même... 

En  ceci  Louis  se  trompait. 

LES  BElfcES-DE-WOlT.  3.  5 


26  LES    BELLES-DE-NUIT. 

II  se  disait  que  Marthe  Toiiblierait.  A  Page 
qu'elle  avait,  les  impressions  ne  peuvent  être 
durables.  C'était  un  beau  jeune  homme  que 
René  de  Penhoël ,  et  c'était  un  bon  cœur.  A  la 
longue,  Marthe  ne  pourrait  se  défendre  de  l'ai- 
mer. 

En  cela  Louis  se  trompait  encore. 

Le  lendemain  de  son  départ,  avant  le  lende- 
main peut-être,  alors  que  sa  fièvre  fut  passée,  il 
changea  sans  doute  de  sentiment.  Son  action  lui 
apparut  ce  qu'elle  était  en  réalité  :  généreuse 
d'une  part,  condamnable  de  l'autre,  mais  pou- 
vait-il revenir  sur  ses  pas? 

Les  jours  se  passèrent,  et  l'amertume  de  ses 
regrets  s'envenima,  loin  de  s'adoucir.  Il  y  avait 
en  lui  un  remords,  parce  qu'il  ne  s'était  pas 
sacrifié  tout  seul.  Il  y  avait  surtout  une  douleur 
incurable  et  profonde,  parce  qu'il  sentait  son 
amour  grandir,  et  qu'il  comprenait  bien  que  son 
malheur  était  de  ceux  qui  ne  finissent  point. 

Il  n'avait  pas  mesuré  ses  forces  ;  il  ne  savait 
pas  lui-même  jusqu'à  quel  point  il  aimait. 

Nous  apprendrons  tout  à  l'heure  comment  fut 
vaincue  la  résistance  de  Marthe,  et  par  quel 
moyen  René  devint  son  mari. 

Cette  répugnance  avait  été  vive  et  obstinée. 
Une  fois  marié ,  le  maitrc  de  Penhoël  s'en  sou- 
vint. Les  longs  refus  de  la  jeune  fille,  combinés 


CHAPITRE    XVII.  27 

avec  Tamour  probable  qu'elle  avait  eu  pour  Tab- 
sent ,  laissèrent  dans  le  cœur  de  René  un  fonds 
d'inquiétude  indestructible. . . 

Trois  ans  s'étaient  écoulés,  cependant.  L'u- 
nion de  Martbe  et  de  René,  après  avoir  été  sté- 
rile, promettait  un  héritier  au  nom  de  Penhoël. 
Le  commandant  et  sa  femme  étaient  morts. 

Un  soir,  c'était  comme  un  rêve,  René  rentrait 
au  manoir  après  la  chasse  ;  on  était  au  commen- 
cement de  l'hiver,  et  la  nuit  tombait  déjà,  bien 
qu'il  fût  à  peine  quatre  heures. 

En  montant  le  sentier  qui  menait  du  passage 
de  Port-Corbeau  au  manoir,  à  travers  le  taillis, 
René  entendit  un  pas  au-devant  de  lui  dans 
l'ombre. 

»  II  hâta  sa  marche,  pensant  que  c'était  un  hôte 
qui  arrivait  à  Penhoël. 

C'était  un  hôte,  en  effet,  mais  la  porte  du 
manoir  qui,  d'ordinaire,  s'ouvrait  h  tout  venant, 
devait  rester  fermée  pour  lui. 

L'étranger  s'arrêta  sous  la  vieille  muraille,  et 
René  put  le  rejoindre.  Il  reconnut  en  lui  l'aîné 
de  Penhoël. 

René  seul  aurait  pu  dire  ce  qui  se  passa  en 
cette  circonstance  entre  lui  et  son  frère.  Au  bout 
d'une  demi-heure,  Louis  redescendit  le  sentier 
qui  menait  au  bac  de  Port-Corbeau. 

Il  avait  la  tète  penchée  sur  sa  poitrine. 


28  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Avant  de  passer  l'eau,  il  jeta  un  dernier  regard 
vers  la  maison  de  son  père  et  cacha  son  visage 
entre  ses  raains. 

Le  nom  de  Marthe  tomba  de  ses  lèvres. 

Il  appela  Benoît  Haligan,  qui  ne  le  reconnut 
point,  peut-être  parce  que  le  haut  collet  de  son 
manteau  de  voyage  remontait  jusqu'au  bord  de 
son  chapeau. 

Louis  avait  fait  bien  des  centaines  de  lieues 
pour  venir  visiter  son  frère  ;  il  repassa  la  mer, 
et  depuis  on  ne  le  revit  plus. 

Marthe  donna  le  jour  à  l'Ange  de  Penhoël. 

En  regardant  sa  fille,  René  se  disait  parfois 
que  Louis  était  peut-être  resté  plus  d'une  nuit 
dans  les  environs  du  manoir. 

Mais  il  avait  honte  de  lui-même  lorsqu'il  pen- 
sait cela  ;  et  pendant  longtemps,  pour  calmer  ses 
craintes  folles,  il  lui  suffît  de  contempler  un 
instant  la  sereine  et  pure  beauté  de  Marthe. 

Les  choses  furent  ainsi  jusqu'à  ce  soir  d'orage 
qui  amena  au  manoir  M.  de  Blois,  son  domesti- 
que Biaise  et  Lola. 

Ce  fut  la  ruine  et  la  malédiction  de  Penhoël. 
Robert  s'insinua  dans  la  confiance  du  maître  et 
domina  bien  lot  à  sa  guise  cet  esprit  trop  faible 
pour  lui  résister.  Robert  était  un  homme  habile 
et  savait  surtout  prendre  d'assaut  le  secret  le 
mieux  garaé.  Dès  qu'il  devina  la  jalousie  de 


CHAPITRE    XVH.  29 

Penhoël,  et  ce  fut  tout  de  suite,  Penhoël  fut 
à  lui. 

Ses  mesures,  prises  de  main  de  maître,  méri- 
taient en  vérité  la  victoire.  Il  s'était  assis  tran- 
quillement dans  ce  manoir  conquis  entre  le 
maître,  qu'il  tenait  d'abord  par  son  secret,  en- 
suite par  Lola  ,  et  qu'il  devait  tenir  bientôt  en 
troisième  lieu  par  la  main  crochue  de  Macrocé- 
pliale,  et  Madame,  dont  il  s'était  fait  le  confident 
de  vive  force. 

Personne  n'était  capable  de  lui  résister. 

Penhoël  ne  l'essaya  même  pas.  Il  suivit ,  dès 
l'origine,  l'instinct  de  sa  faiblesse,  prenant  pour 
oreiller  les  vices  qui  endorment  et  qui  eni- 
vrent. 

A  de  longs  intervalles  il  s'éveillait  encore  ; 
mais  Robert  savait  faire  tourner  au  profit  de  son 
intrigue  habile  ces  rares  éclairs  d'intelligence  et 
de  volonté.  Malgré  son  amour  pour  Lola,  René, 
par  une  contradiction  bien  commune,  restait 
jaloux  de  sa  femme  :  c'était  par  là  que  Robert 
l'attaquait  toujours. 

Robert  laissait  échapper  des  demi-mots,  et 
ménageait  d'adroites  réticeuces.  Le  maître  était 
convaincu  que  Robert  avait  entre  ses  mains  des 
preuves  de  son  propre  malheur. 

Un  reste  de  respect  qu'il  ne  pouvait  point 
secouer,  et  la  conscience  qu'il  avait  de  sa  con- 


30  LES    BELLES-DE-NUIT. 

duite  coupable,  lui  faisaient  garder  certains 
dehors  envers  Marthe  ;  mais  tout  au  fond  de 
son  cœur  il  y  avait  une  ancienne  rancune,  et  ses 
lorts  personnels,  au  lieu  de  contre-balancer  les 
griefs  qu'il  croyait  avoir ,  ne  faisaient  que  les 
envenimer. 

Cependant,  malgré  toutes  ces  raisons  d'être 
cruel  an  moment  de  la  vengeance,  pour  expli- 
quer la  barbarie  froide  de  Penhoël  vis-à-vis  de  sa 
malheureuse  femme,  il  faut  revenir  toujours  à  la 
faiblesse  originelle  de  son  caractère.  Ces  êtres 
qui  ont  un  bon  fondy  comme  dit  le  langage  usuel, 
arrivent,  dans  de  certaines  circonstances,  à  des 
excès  de  férocité  incroyable.  Que  rien  ne  dé- 
range le  cours  de  leur  existence,  ils  atteindront 
leur  dernier  jour  sans  avoir  tué  une  mouche  ; 
mais  que  viennent  le  désordre,  la  lutte,  où  le 
courage  leur  manque,  la  défaite,  en  ftice  de 
laquelle  ils  se  trouvent  sans  force,  vous  les  ver- 
rez tourner  le  dos  lâchement  à  rennemi  vain- 
queur, et  chercher  autour  d'eux  quelque  victime 
sur  qui  décharger  leur  impuissante  rage. 

Et  alors  ,  point  de  pitié  !  ce  qu'ils  ont  souffert 
ils  veulent  le  rendre  au  centuple  ;  ils  s'acharnent 
à  leur  métier  de  tourmenteur;  ils  savourent  la 
torture  infligée  et  se  consolent  en  disant  au 
martyr  :  «  C'est  toi  qui  es  cause  de  tout  ce  qui 
m'arrive  ! ...  » 


CHAPITRE    XVII.  31 

Telle  était  exactement  la  position  de  René 
vis-à-vis  de  Marthe. 

Celle-ci  restait  dans  cet  état  d'accablement 
nerveux  qui  suit  Tangoisse  trop  forte.  Dieu  clé- 
ment a  posé  des  bornes  au  delà  desquelles  la 
douleur  humaine  n'augmente  plus  et  semble 
s'engourdir.  Quand  il  s'agit  de  souffrances  phy- 
siques, le  patient  tombe  dans  l'atonie;  quand  il 
s'agit  de  souffrances  morales,  l'âme  s'endort  en 
quelque  sorte  et  perd  également  la  sensibilité. 

Marthe,  abattue  et  brisée,  ne  pensait  plus 
guère.  Tous  ces  chocs  répétés  l'avaient  écrasée, 
en  quelque  sorte,  et  anéantie. 

Tout  sommeil  a  ses  rêves.  Ce  qui  restait  à 
Marthe  de  pensées  se  portaient  vaguement  vers 
le  passé.  Un  songe  confus  la  ramenait  vei's  les 
jours  de  sa  jeunesse. 

Après  tant  d'années  écoulées,  le  hasard  lui  ap- 
portait,» bien  tardivement,  hélas  !  un  baume 
pour  la  première  blessure  qui  eût  fait  saigner 
son  cœur. 

Jusqu'alors,  elle  avait  cru  que  Louis  l'avait 
abandonnée  pour  courir  le  monde.  Elle  n'avait 
jamais  eu  de  ses  nouvelles.  Tous  ceux  qui  l'en- 
touraient, excepté  un  pourtant,  avaient  pris  à 
tâche,  dès  le  principe,  de  lui  enlever  toute  espé- 
rance. 

Sauf  le  bon  oncle  Jean,  la  famille  entière  s'é- 


52  LES    BELLES-DE-iNUJT. 

tait  réunie  jadis  pour  la  forcer  à  devenir  la  feiiime 
de  René. 

Durant  les  premiers  mois,  Marthe  avait  espéré 
fermement,  malgré  tout  ce  qui  se  disait  autour 
d'elle.  Louis  était  la  loyauté  même,  et  Marthe  le 
savait  engagé  d'honneur  à  revenir.  Pour  lui  en- 
lever son  espoir,  il  fallut  le  mensonge  patient  et 
l'obsession  infatigable. 

Marthe  s'était  lassée  de  combattre  ;  elle  avait 
cédé  enfin,  mais  elle  ne  s'était  jamais  résignée. 

II  y  a  des  prisons  dont  les  fenêtres,  grillées 
de  fer,  donnent  sur  la  campagne  libre  ou  sur  de 
beaux  jardins  en  fleur.  Marthe,  enchaînée  à  sa 
misère  accablante,  voyait  tout  à  coup  l'horizon 
s'éclairer  et  s'ouvrir. 

Ce  bonheur  si  grand ,  si  complet,  d'aimer  et 
d'être  aimé ,  Marthe  l'avait  eu  ;  on  le  lui  avait 
dérobé. 

Louis  ne  l'avait  point  délaissée.  La  lettre  étaîf 
datée  de  1805,  ce  qui  faisait  déjà  une  longue 
année  d'absence,  et  la  tendresse  de  Louis  semblait 
s'être  accrue  encore  dans  la  solitude. 

Que  de  félicités  perdues  remplacées  par  le 
malheur  froid,  long,  implacable!... 

Marthe  ne  se  faisait  point  un  raisonnement 
tout  entier  ;  elle  s'arrêtait  à  moitié  route,  au  mot 
bonheur,  et  son  intelligence  ébranlée  se  perdait 
en  quelque  douce  chimère. 


CHAPITRE    XVII.  5o 

Son  visage  ,  derrière  le  voile  que  lui  faisaient 
ses  deux  niains,  avait  comme  un  sourire. 

La  menace  n'avait  plus  de  prise  sur  elle,  et  la 
brutale  parole  du  maître  de  Penhoëi  bruissait 
comme  un  vain  son  autour  de  son  oreille  inat- 
tentive. 

C'était  un  repos  de  quelques  secondes  peut- 
être  ;  mais  au  milieu  de  l'immense  désert , 
l'ombre  de  l'oasis  a  d'indicibles  charmes. 

René  continuait  à  plaisir  son  rôle  de  bour- 
reau 5  il  croyait  deviner  des  larmes  derrière  les 
deux  mains  de  Marthe,  et  cela  lui  plaisait. 

—  Vous  ne  niez  pas,  cette  fois,  madame!... 
disait-il  en  feuilletant  les  pages  de  la  seconde 
lettre;  êtes-vous  donc  déjà  lasse  de  mentir?... 
J'attendais  mieux  de  vous,  sur  ma  parole!... 
Faites-moi  la  grâce  de  m'écouter,  je  vous  prie... 
Nous  ne  sommes  pas  au  bout  des  plaisirs  de 
(^te  soirée...  et  ce  qui  nous  reste  h  lire  est  de 
beaucoup  le  plus  intéressant. 

Marthe  ne  répondit  point.  Penhoëi  avait  beau 
afFecter  une  tranquillité  railleuse,  son  ivresse 
augmentait,  sans  qu'il  s'en  aperçût  lui-même;  sa 
voix  balbutiait,  épaisse  et  lourde  ;  il  y  avait  des 
moments  où  ses  yeux  mornes  s'allumaient  tout  h 
coup  pour  jeter  un  brûlant  éclair. 

—  Nous  changeons  de  manière...,  reprit-il; 
nous  n'avons  ici  ni  date  ni  suscription...  on  a 


34  LES    BELLES-DE-NUIT. 

écrit  cela  au  jour  le  jour...  On  a  bien  pleuré  en 
récrivant...  Cest  un  titre  curieux...  Attention  ! 
je  commence  : 

«  Voilà  vingt  fois  que  je  prends  la  plume,  et 
vingt  fois  que  je  déchire  ma  lettre.  Comment 
vous  exprimer  tout  ce  que  j'ai  dans  le  cœur? 
Comment  vous  apprendre  ce  qui  s'est  passé? 
Comment  vous  dire  pourquoi  j'espère  encore  en 
vous,  moi  qui  suis  la  femme  d'un  autre?...  » 

—  Ce  n'est  pas  une  raison...,  interrompit 
René.  Avez-vous  la  bonté  de  m'écouter,  ma- 
dame? 

Marthe  fit  un  signe  de  tête  muet. 

Ces  formes  courtoises,  employées  de  temps 
en  temps  par  Penhoël,  dans  le  but  d'aiguiser 
son  sarcasme,  manquaient  leur  effet  par  un 
double  motif.  D'abord,  ses  coups  tombaient  sur 
un  corps  inerte  et  presque  insensible  ;  ensuite, 
la  raillerie  émoussait  son  dard  en  passant  au 
travers  de  son  ivresse.  Les  paroles  qu'il  voulait 
faire  ironiques  tombaient  de  sa  bouche  pesantes 
et  brutales  comme  l'insulte  que  gronde  un  la- 
quais pris  devin. 

«...  Car  je  suis  mariée...  poursuivit-il,  j'ai 
résisté  tant  que  j'ai  pu...  tant  que  j'ai  gardé  une 
lueur  de  l'espoir  qui  me  soutenait  ! . , . 


CHAPITRE    XVII.  35 

«Mais  ils  étaient  tous  contre  moi...  votre 
père  et  voire  mère...  Us  me  disaient,  à  moi, 
pauvre  fille,  recueillie  au  manoir  dès  mon  en- 
fance, et  vivant  de  leurs  bienfaits,  ils  me  disaient  : 
«  N'étes-vous  entrée  dans  notre  maison  que  pour 
«  la  perte  et  le  malheur  de  nos  deux  fils?...  Louis 
«t  est  parti  h  cause  devons...  et  voici  notre  René 
«  qui  se  meurt  pour  vous  ! 

«C'était  vrai,  mon  Dieu!  si  vous  aviez  vu 
René  comme  il  était  changé  !  Il  restait  des 
semaines  entières  seul  dans  sa  chambre  ;  il  ne 
voulait  plus  s'asseoir  à  la  table  commune.  Il 
parlait  de  se  tuer.  Le  commandant  et  madame, 
qui  m'a  servi  de  mère,  me  disaient,  les  larmes 
aux  yeux  :  «Oh!  Marthe!  Marthe!  sa  vie  est 
«  entre  vos  mains.  Ayez  pitié,  au  nom  de  Dieu, 
«  et  gardez-nous  notre  dernier  enfant  !  )> 

«  S'il  n'avait  fallu  que  mon  sang  pour  le  sau- 
ver!... Mais  je  ne  pouvais  pas...  Vous  savez 
bien  que  je  ne  pouvais  pas!...  » 

Les  lèvres  de  René  grimacèrent  un  sou- 
rire. 

—  Ohî  oui...  murmura-t-ii,  mon  généreux 
frère  savait  cela,  madame...  et  quand  il  est 
revenu,  trois  ans  après,  il  vous  a  donné  sans 
doute  l'absolution  de  votre  crime  !... 

—  Revenu  ?  répéta  Marthe  étonnée. 


36  LES    BELLES-DE-NUIT. 

René  haussa  les  épaules. 

u  Us  me  disaient  encore,  poursuivit-il  en 
reprenant  sa  lecture ,  que  vous  aviez  quitté  le 
manoir  pour  fuir  la  vue  de  mes  larmes  ;  et 
comme  je  ne  !es  croyais  pas,  ils  me  dirent  une 
fois  que  vous  étiez  mort... 

«t  Pendant  sept  mois,  tout  fut  inutile.  Louis, 
ma  plume  se  refuse  à  écrire  le  motif  de  ma 
résistance.  Alors  même  que  je  n'eusse  pas  cru  à 
la  nouvelle  de  votre  mort,  je  n'aurais  pas  pu  me 
marier  en  ce  leiïips-là... 

<(  Je  me  trompe,  d'ailleurs,  en  disant  que 
tout  le  monde  était  contre  moi.  Votre  oncle 
Jean  et  sa  femme,  qui  n'est  plus,  hélas  !  me  sou- 
tenaient et  m'encourageaient  à  vous  attendre. 
Sans  eux,  il  m'aurait  fallu  mourir  de  douleur  et 
de  honte...  » 

René  s'interrompit  encore. 

—  II  y  avait  longtemps  que  je  me  doutais  de 
cela!  dit-il;  notre  excellent  oncle  me  trahissait 
tout  en  mangeant  mon  pain...  Son  tour  viendra, 
et  je  lui  garde  sa  digne  récompense. 

Avant  de  continuer,  il  tourna  le  houton  de  la 
lampe,  dont  la  mèche,  déjà  trop  longue,  jetait 
une  flanniie  haute  et  fumeuse. 

—  On  n'y  voit  plus  !...  grommela -t-il. 


CHAPlTftE    XVII.  37 

C'était  le  sang  qui  aveuglait  ses  yeux. 

«...  Si  cette  lettre  parvient  jamais  entre  vos 
mains,  reprit-il  en  faisant  pour  lire  des  efforts  de 
plus  en  plus  pénibles,  priez  pour  la  femme  de 
Jean  de  Penhoël ,  qui  a  fait  pour  moi  plus  que 
ma  propre  mère  !  Et  si  jamais  vous  revoyez  la 
France,  rendez  en  bienfaits  à  Jean  de  Penhoël 
le  dévouement  dont  il  m'a  comblée... 

u  C'est  lui  qui  me  console  et  qui  sait  le  fond 
de  mon  cœur  ;  c'est  avec  lui  seul  que  je  puis  par- 
ler de  vous...  n 

—  Oh!...  dit  René  qui  essuya  son  front  en 
sueur  ;  c'est  long  ,  madame,  et  je  ne  trouve  pas 
dans  tout  cela  ce  que  je  cherche  !  Je  suis  bien 
sûr  de  l'avoir  lu  pourtant,  au  milieu  de  vos 
jérémiades  amoureuses...  Il  est  vrai  qu'un  autre 
œil  plus  perçant  que  le  mien  me  montrait  la 
ligne  et  la  page...  Que  le  diable  emporte  cette 
lampe  !  j'ai  beau  la  monter,  on  n'y  voit  plus  du 
tout!... 

Il  but  un  grand  verre  pour  s'éclaircir  la  vue. 

—  Allons  !  poursuivit-il ,  je  saute  trois  ou 
quatre  pages  de  pleurs  et  de  sanglots...  Nous 
n'en  sommes  plus  à  savoir  que  vous  aimiez  mon 
généreux  frère  comme  une  folle...  Voyons  si  j'ai 
la  main  heureuse  : 

LES  BELLES-DE-NUIT.   5.  * 


58  LES    BELLES-DE-NUIT. 

«...  Vous  avez  des  devoirs  à  remplir  dont 
vous  ne  vous  douiez  pas,  Louis.  A  Dieu  ne 
plaise  qu'un  reproche  tombe  de  ma  plume  pour 
aller  troubler  vos  joies  si  vous  êtes  heureux,  ou 
accroître  vos  peines  si  vous  souffrez...  mais  il 
faut  bien  vous  le  dire  :  Descendez  au  fond  de 
votre  conscience  et  souvenez-vous...  L'exil  vo- 
lontaire n'est  permis  qu'à  celui  qui  se  voit  seul 
au  monde,  et  vous  n'êtes  pas  seul!...  )» 

—  En  ai-je  trop  saute?...  s'écria  René  qui 
retourna  la  page;  le  diable  s'en  mêle,  je  crois  !... 
je  ne  comprends  plus...  La  lampe  s'éteint,  et 
mon  flacon  se  vide...  Ah!  si  Robert  de  Riois 
était  là  pour  m'aider  !... 

Conmie  il  tournait  les  feuillets  au  hasard,  le 
papier  s'échappa  do  sa  main  tremblante.  Il  se 
baissa  pour  le  ressaisir;  les  veines  de  son  front 
se  gonflèrent. 

—  Je  suis  de  sang-froid, . . ,  murmurait-il  ;  j'ai 
fait  exprès  de  ne  pas  boire...  Il  faut  du  calme 
pour  juger...  Ecoutez,  écoutez!...  Voici  bien 
ce  que  je  cherchais  î . . . 

«t Revenez,  Louis,  je  vous  en  supplie,  re- 

venez...  n 

—  Mais  qu'y  a-t-il  donc  ensuite?...  Oh  !  oh  !... 
l'encre  a  blanchi  !  le  papier  et  l'écriture  sont  de 


CHAPITRE    XVII.  59 

Ja  même  couleur  ! ...  Et  cette  lampe  du  démon  ! . . . 

Il  tourna  encore  le  bouton  ;  le  verre  lui  éclata 
au  visage. 

Il  se  leva  furieux. 

—  On  ne  veut  pas  que  je  lise!...  s'écria-t-il  ; 
mais  qu'importe  tout  cela  ?...  J'ai  vu,  vu  de  mes 
yeux...  Blanche  dePenhoëlestsa  fille  !...  sa  fille, 
entendez-vous  ? 

Il  y  avait  longtemps  que  Marthe  restait  im- 
mobile et  protégée  par  son  engourdissement 
inerte.  Comme  toujours,  le  nom  de  Blanche 
secoua  son  apathie. 

—  Blanche!...  répéta-t-elle.  Vous  ne  m'avez 
pas  dit  encore  ce  que  vous  avez  fait  de  ma  fille... 

Puis  elle  ajouta  en  frissonnant  : 

—  Est-ce  que  vous  vous  seriez  vengé  sur 
elle?... 

Son  intelligence  s'éveillait.  Elle  comprenait 
vaguement  que  Robert ,  abusant  de  l'ivresse  de 
René,  lui  avait  fait  voir  dans  la  lettre  les  choses 
qui  n'y  étaient  point. 

Penhoël  était  debout  et  faisait  effort  pour 
garder  l'équilibre.  Ses  jambes  avinées  pouvaient 
à  peine  le  soutenir.  Marthe  se  laissa  glisser, 
agenouillée,  à  ses  pieds. 

—  Elle  est  votre  fille,  murmura-t-elle.  Oh! 
René,  je  vous  le  jure...  au  nom  de  Dieu,  ayez 
pitié  de  votre  enfant  ! 


40  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Son  cœur,  qui  recommençait  à  battre,  avait 
envoyé  un  peu  de  sang  à  sa  joue  ;  ses  yeux 
retrouvaient  des  larmes;  ses  grands  cheveux 
blonds,  dénoués,  inondaient  son  visage  et  tom- 
baient jusque  sur  ses  épaules. 

René  se  prit  à  la  contempler  tout  à  coup  en 
silence.  Sa  physionomie  changea.  Quand  il  prit 
enfin  la  |>arole,  il  y  avait  dans  sa  voix  une  émo- 
tion triste  et  presque  tendre. 

—  Oh!  je  sais  bien  que  vous  êtes  belle!... 
dit-il;  si  vous  aviez  voulu,  nous  aurions  été 
bien  heureux...  Je  ne  demandais  qu'à  vous 
aimer  en  esclave,  Marthe...  Vous  souvenez- 
vous?...  Il  y  a  longtemps!...  Mais  moi,  je  n'ai 
point  oublié  comme  mon  cœur  battait  à  votre 
vue...  Depuis,  une  autre  femme  m'a  pris  mon 
cœur  et  ma  raison...  Lola...  qui  est  bien  belle 
aussi!...  Lola,  qui  m'abandonne  lâchement  à 
l'heure  où  je  souffre!...  Mais  ce  n'était  pas  le 
même  amour...  Oh!  non...  En  ma  vie  je  n'ai 
aimé  que  vous,  Marthe,  et  je  n'aimerai  que 
vous!... 

Il  se  rassit  à  côté  de  Madame  et  prit  à  deux 
mains  ses  beaux  cheveux  pour  les  ramener  en 
arrière. 

—  Vous  souvenez-vous,  continua-t-il,  de  mes 
prières  et  de  mes  larmes?...  Je  ne  savais  pas  tout 
mon  malheur,  mais  je  sentais  qu'oa  ne  m'aimait 


CHAPITRE    XVII.  41 

pas...  Mon  Dieu!  si  la  voix  de  quelque  génie 
m'avait  dit  :  «  Veux-tu  donner  ta  vie  tout  entière 
pour  une  semaine  de  bonheur...  une  semaine 
pendant  laquelle  on  te  rendra  tendresse  pour 
tendresse?...  )»  Oh!  Marthe,  comme  j'aurais 
donné  ma  vie  !... 

Marthe  baissait  les  yeux. 

—  Ma  fille  !...  dit-elle  tout  bas;  vous  ne  me 
parlez  pas  de  ma  fille! 

René  se  leva  une  seconde  fois,  et  repoussa 
son  fauteuil  qui  roula  jusqu'au  milieu  du  salon. 

—  Fou  que  je  suis  î...  s'écria-t-il  tandis  que 
la  colère  empourprait  de  nouveau  la  tache  ar- 
dente qui  brûlait  au  milieu  de  sa  joue  pâle;  il 
faut  que  cette  femme  me  rappelle  à  moi- 
même?...  Sa  fille,  n'est-ce  pas?  poursuivit-il  en 
menaçant  du  poing  le  portrait  de  son  frère  ;  sa 
fille  à  lui,  le  menteur  et  le  lâche  !... Pas  un  mot, 
madame  !..  Par  le  nom  de  Dieu,  je  ne  veux  plus 
vous  entendre!...  Oh!  je  suis  tombé  bien  bas... 
Le  fils  de  Penhoël  est  pauvre  maintenant  comme 
les  mendiants  qui  viennent  chercher  Taumône  à 
la  porte  du  manoir...  Le  fils  de  Penhoël  n'a  plus 
d'asile...  Et  ce  n'est  pas  le  malheur  seulement 
qui  pèse  sur  sa  tète...  Il  y  a  aussi  la  honte!... 
Si  les  gens  qui  l'ont  ruiné  n'ont  pas  pitié  de  lui, 
le  nom  de  son  père  sera  traîné  dans  l'infamie... 
Et  savez-vous  qui  a  poussé  René  de  Penhoël 

i. 


42  LES    BELLES-DE-NUIT. 

jusqu'au  fond  de  cet  abîme?...  ajouta-t-il  en 
mettant  sa  main  lourde  sur  Tépaule  de  Marthe. 
C'est  riiomme  qu'il  aimait  et  c'est  la  femme  qu'il 
adorait...  c'est  vous,  l'épouse  coupable,  et  lui,  le 
frère  indigne...  Je  vous  dis  de  ne  pas  parler  :  je 
suis  le  maître  !  Vous  savez  bien  que  je  dis  la 
vérité...  Le  jour  où  mon  sourcil  s'est  froncé 
pour  la  première  fois  en  regardant  le  berceau 
de  l'Ange,  Dieu  avait  déjà  prononcé  mon  ar- 
rêt... C'était  mon  dernier  espoir  qui  mourait... 
Il  n'y  avait  plus  rien  en  mon  cœur,  et  il  fallait 
endormir  l'angoisse  de  ma  pensée...  J'ai  cherché 
l'oubli  dans  l'ivresse,  dans  le  jeu,  dans  l'amour... 
Et  chaque  fois  que  je  commettais  une  faute, 
c'est  vous,  vous,  madame,  qui  étiez  la  coupable! 

Il  lâcha  l'épaule  de  Marthe,  toujours  age- 
nouillée, et  fit  un  pas  vers  le  portrait  de  l'aîné 
de  Pcnhoël. 

—  Vous  et  lui!...  reprit-il  avec  un  sauvage 
élan  de  colère;  lui  surtout,  le  poison  de  ma 
vie!...  lui,  le  plus  lâche  des  hommes  î 

Il  s'était  avancé  jusque  sous  le  portrait.  Il 
leva  la  main,  et  son  poing  fermé  tomba  sur  la 
toile  qui  se  creva,  percée  à  la  place  du  cœur. 

René  ne  se  connaissait  plus.  Il  arracha  le 
cadre  et  le  précipita  brisé  sur  le  sol  ;  puis  il 
foula  aux  pieds  l'image  de  son  frère  en  laissant 
éclater  une  joie  forcenée. 


CHAPITRE    XVII.  45 

Le  bruit  qu'il  faisait  l'cmpéclia  d'entendre  la 
porte  du  salon  qui  s'ouvrait  doucement.  La 
lampe,  privéedc  son  verre,  ne  jetait  plus  qu'une 
lueur  vacillante  et  fumeuse.  Marthe  et  René  ne 
virent  point  qu'une  personne  se  glissait  entre 
les  battants  de  la  porte  et  restait  immobile  dans 
l'ombre,  à  côté  de  l'entrée. 

René  trépignait  sur  la  toile  souillée  et  déchi- 
rée, où  l'on  n'aurait  plus  reconnu  les  traits  de 
son  frère. 

Marthe  le  regardait,  saisie  d'horreur,  comme 
si  elle  eût  assisté  à  un  meurtre. 

René  s'arrêta  enfin,  énervé  par  ce  rire  épui- 
sant et  irrésistible  des  gens  ivres. 

—  Ohî  oh!...  fit-il;  le  vieux  Benoît  avait 
bien  dit  que  je  l'assassinerais!...  A  votre  tour, 
maintenant,  madame!... 

Il  gagna,  en  se  faisant  un  appui  de  la  muraille, 
le  portrait  du  vieux  commandant  de  Penhoël. 
Au-dessous  de  ce  portrait,  comuie  nous  l'avons 
dit,  pendait  un  trophée  d'armes.  René  y  prit 
une  épée. 

11  ne  riait  plus. 

11  se  découvrit  et  fit  le  signe  de  la  croix. 

—  Tout  est  fini  poui*  nous  deux,  madame..., 
prononça-t-il  d'une  voix  sourdeet  résolue.  Faites 
comme  moi...  dites  votre  prière. 

Il  s'appuya  sur  la  garde  de  l'épée,  et  ses  lèvres 


44  LES    BELLES-DE-NUIT. 

remuèrent  comme  s'il  eût  récité  une  oraison. 
Marthe  se  traîna  vers  lui  sur  ses  genoux. 

—  René...,  murmurait-elle  en  étendant  ses 
bras  suppliants,  je  veux  bien  mourir...  et  je 
vous  pardonnerai  du  fond  du  cœur...  Mais,  je 
vous  en  prie,  avant  de  me  tuer,  dites-moi  ce 
que  vous  avez  fait  de  ma  fille? 

René  cessa  de  prier,  et  montra  du  doigt  le 
portefeuille  qui  était  à  terre  auprès  de  la  table. 

—  Ne  vous  ai-je  pas  dit  qu'il  m'avait  fallu 
payer  cela?  répliqua-t-il.  Je  n'avais  plus  rien... 
Robert  de  Blois  m'a  demandé  votre  fille  en 
échange  de  ces  papiers...  et  je  la  lui  ai  donnée! 

Marthe  appuya  ses  deux  mains  contre  son 
Cjoeur  et  poussa  un  gémissement  faible.  Puis  elle 
tomba  privée  de  sentiment. 

Penhoël  éprouva  du  doigt  la  pointe  de  son 
épée. 

En  ce  moment,  il  se  fit  un  bruit  léger  du 
côté  de  la  porte.  La  personne  qui  venait  d'entrer 
et  qui  restait  dans  l'ombre  décrochait,  elle 
aussi,  une  des  armes  suspendues  en  trophée 
sous  les  vieux  portraits  de  famille. 

Quelques  pas  seulement  séparaient  Marthe 
évanouie  et  René  de  Penhoël. 

Celui-ci  pencha  sa  tête  sur  sa  poitrine  et 
marcha  vers  sa  femme  en  pensant  tout  haut  ; 

—  Elle,  d'abord...  moi,  ensuite!.,. 


CHAPITRE    XVII.  .  45 

Dans  son  accent  comme  sur  son  visage,  il  y 
avait  une  détermination  sombre. 

Mais,  comme  il  relevait  à  la  fois  la  tête  pour 
voir  et  la  main  pour  frapper,  il  aperçut  un 
homme  entre  lui  et  sa  victime. 

C'était  Toncle  Jean  qui  avait  redressé  sa 
grande  taille,  courbée  par  la  vieillesse,  et  qui 
se  tenait  debout,  Fcpée  à  la  main,  au  devant  de 
Marthe. 


XVII 1 


L  HKVRB    DE    I.  EXIL. 


Dans  cet  homme,  a  la  pose  robuste  et  fière, 
qui  se  dressait,  Tépée  haute,  au  devant  de  sa 
femme,  René  de  Penhoël  ne  reconnut  pas  d'a- 
bord le  pauvre  oncle  Jean.  11  était  si  bien  habi- 
tué à  voir  la  figure  du  bon  vieillard  se  pencher, 
humble  et  douce,  sur  sa  poitrine  !  Dans  ce  pre- 
mier moment,  il  crut  presque  rêver. 

Il  recula  d'un  pas,  et  agita  son  épée  en  avant, 
comme  s'il  eût  voulu  écarter  le  fantôme. 

Son  épée  rencontra  celle  de  Jean  de  Penhoël, 
et  rendit  ce  bruit  de  fer  qui  éveille  comme  le 
son  d'un  clairon. 


48  LES   BELLES-DE-NUIT. 

La  lumière  de  la  lampe  tombait  d'aplomb  sur 
le  front  du  vieillard,  couronné  par  ses  cheveux 
aussi  blancs  que  la  neige.  Son  regard  était 
triste,  mais  ferme.  Au  bruit  des  deux  ëpées  qui 
se  choquaient,  un  fugitif  éclair  s'était  allumé 
dans  sa  prunelle. 

On  voyait  à  celte  heure  que  Jean  de  Penhoël, 
le  paisible  et  bon  vieillard,  avait  dû  porter  fière- 
ment autrefois  le  nom  de  ses  pères... 

Un  inslant  René  demeura  muet  à  le  contem- 
pler. 

—  Allez-vous-en!  dit-il  enfin,  et  ne  me  tentez 
pas  ! . ..  car,  si  je  n'étais  pas  à  l'heure  de  ma  mort, 
j'aurais  avec  vous  aussi  un  compte  à  régler,  mon 
oncle  î... 

Le  vieillard  garda  le  silence. 

—  Allez-vous-en!...  répéta  René  dont  les 
doigts  se  crispaient  autour  de  la  poignée  de  son 
arme. 

L'oncle  Jean  ne  répondit  point  encore. 

Ses  grands  yeux  bleus  se  fixaient,  calmes  et 
résignés,  sur  la  figure  décomposée  de  son  neveu. 

L'écume  venait  aux  lèvres  du  maître  de  Pen- 
hoël. 

—  Allez- vous-en!...  répéta-t-il  pour  la  troi- 
sième fois;  vous  savez  bien  que  cette  femme  est 
coupable...  et  qu'un  fils  de  Penhoël  n'a  qu'une 
manière  de  se  faire  justice... 


CHAPITRE    XVIIÏ.  49 

—  Je  sais  que  votre  femme  est  une  sainte, 
répondit  enfin  l'oncle  Jean  de  sa  voix  douce  et 
pénétrante,  et  je  sais  que  mon  devoir  est  d'arrê- 
ter la  main  du  fils  de  Penhoël  qui  va  commettre 
un  lâche  assassinat. 

René  brandit  son  arme  en  poussant  un  rugis- 
sement. 

—  Je  suis  le  maître!...  s'écria-t-il  ;  arrière, 
ou  vous  êtes  mort  ! 

Il  s'élança.  L'oncle  Jean  resta  droit  et  ferme. 
Sa  main  fit  à  peine  un  imperceptible  mouvement, 
et  l'épée  de  René  tomba  sur  le  plancher. 

René  la  ramassa  en  blasphémant,  et  revint  à 
la  charge;  mais  il  portait  en  vain  des  coups 
furieux  :  on  eut  dit  qu'il  s'attaquait  à  un  mur 
de  pierre. 

L'oncle  Jean  ne  bougeait  point.  On  voyait 
toujours  sa  main  haute  tenir  l'épée  au  devant 
de  sa  poitrine.  Il  se  contentait  de  parer  et  ne 
portait  pas  un  seul  coup. 

René  haletait.  Son  front  ruisselait  de  sueur. 
Il  s'appuya  bientôt,  épuisé,  à  la  muraille. 

—  Ah!...  dit-il  en  grinçant  des  dents,  ce  que 
vous  faites  là  est  pour  payer  les  bienfaits  de 
mon  père  et  mes  bienfaits  à  moi,  n'est-ce  pas, 
Jean  de  Penhoël?... 

—  Que  Dieu  me  donne  l'occasion  de  mourir 
pourvous,  mon  neveu,  répliqua  levieillard  dont 

3.  3 


50  LES    BELLES-DE-NUIT. 

le  souffle  était  toujours  égal  et  tranquille  ;  vous 
verrez  si  je  suis  un  ingrat  !... 

René,  tout  en  affectant  une  extrême  lassi- 
tude, le  guettait  de  Toeil  sournoisement.  Quand 
il  crut  rinstant  favorable,  il  s'élança  d'un  bond 
et  lui  poussa  une  furieuse  botte  en  pleine  poi- 
trine. L'oncle  Jean  reçut  le  choc  sans  broncher, 
comme  toujours,  et  l'épée  du  maître  de  Penhoël 
sauta  une  seconde  fois  hors  de  ses  mains. 

Il  voulut  se  baisser  pour  la  reprendre,  mais 
il  avait  rais  tout  ce  qui  lui  restait  de  vigueur 
dans  son  dernier  élan.  Sa  tête  appesantie  en- 
traîna son  corps;  il  se  coucha  lourdement  sur 
le  plancher,  et  ne  se  releva  plus. 

La  fatigue  épuisante  du  combat,  l'émotion, 
l'ivresse  arrivée  à  son  comble,  se  réunissaient 
pour  le  clouer  au  sol,  inerte  et  incapable  désor- 
mais de  faire  un  mouvement. 

L'oncle  Jean  déposa  son  épée  et  passa  le  re- 
vers de  sa  main  sur  son  front  où  perlaient  quel- 
ques gouttes  de  sueur.  Son  regard  se  tourna 
vers  le  ciel  pour  remercier  Dieu  ;  puis  il  s'age- 
nouilla auprès  de  Marthe  dont  il  soutint  la  tête 
décolorée  entre  ses  mains,  qui  tremblaient  à 
présent. 

Madame  recouvrait  ses  sens.  Elle  prononça 
le  nom  de  Blanche,  car  la  mémoire  lui  revenait 
en  même  temps  que  la  vie. 


CHAPITRE    XVIII.  51 

—  Nous  la  retrouverons,  ma  fille. . . ,  dit  l'oncle 
Jean. 

Le  regard  de  Marthe  fit  le  tour  de  la  chambre, 
et  resta  fixé  sur  la  place  vide  où  pendait  naguère 
le  portrait  de  Louis  de  Penhoël. 

—  Je  me  souviens  !  murmura-t-elle.  Oh  ! 
pourquoi  ne  m'a-t-il  pas  tuée? 

L'oncle  Jean  Tattira  sur  son  cœur. 

—  Nous  la  retrouverons,  dit-il  encore.  Je 
vous  promets  que  nous  la  retrouverons  !... 

Il  avait  de  bonnes  paroles  pour  consoler  et 
rendre  un  espoir  qu'il  ne  gardait  point  lui- 
même,  car  des  i'enctres  de  sa  chambre  il  avait 
vu  Robert  emporter  son  fardeau  à  travers  le 
jardin  et  descendre  ensuite  au  grand  galop  le 
chemin  qui  conduisait  au  bac. 

Son  premier  mouvement  avait  été  de  pour- 
suivre le  ravisseur,  car  réchelle  dressée  contre 
la  fenêtre  de  l'Ange  lui  donnait  tout  à  deviner; 
mais  lorsqu'il  atteignit  Port-Corbeau,  Robert 
avait  déjà  passé  l'Oust,  et  courait  ventre  à  terre 
sur  la  route  de  Redon. 

C'était  Robert  que  Vincent  de  Penhoël,  reve- 
nant au  manoir,  avait  rencontré  dans  le  tailHs, 
à  la  hauteur  du  bourg  de  Bains. 

Tandis  que  l'oncle  Jean  remontait  tristement 
la  colline,  Vincent  poussait  son  cheval  de  toute 
sa  force.  Il  avait  grande  hâte  d'arriver.  Depuis 


52  LES    BELLES-DE-NUIT. 

six  mois  qu'il  était  parti,  aucune  nouvelle  du 
manoir  ne  lui  était  parvenue.  Tout  à  Theure, 
pendant  qu'il  traversait  Redon,  ceux  qu'il  avait 
interrogés  sur  PenJioël  avaient  secoué  la  tête 
sans  répondre. 

II  y  avait  un  endroit  dans  la  ville  où  Ton  sa- 
vait toujours  ce  qui  se  passait  à  Pcnhoël.  Vincent 
était  entré  à  l'auberge  du  Mouton  couronné^ 
mais  depuis  le  matin  l'auberge  avait  changé  de 
maître  :  le  vieux  Géraud  et  sa  femme,  ruinés 
tous  deux,  s'étaient  retirés  au  port  Saint-Nico- 
las, de  l'autre  côté  de  la  Vilaine. 

Vincent  avait  dans  l'âme  un  pressentiment 
douloureux.  Mais,  en  même  temps,  son  cœur 
battait  de  joie.  Quelques  minutes  encore  et  il 
allait  revoir  l'Ange.  Comme  elle  devait  être  em- 
bellie î  Ce  brusque  retour,  que  rien  n'annon- 
çait, allait-il  amener  un  sourire  autour  de  sa 
jolie  lèvre  ou  une  larme  dans  ses  grands  yeux 
bleus?... 

Depuis  que  Benoit  Ilaligan  était  trop  vieux 
pour  remplir  son  office  de  passeur,  on  avait 
installé  de  l'autre  côté  de  l'eau  une  cloche  qui 
s'entendait  jusqu'au  manoir. 

En  descendant  de  cheval ,  Vincent  courut  au 
poteau;  il  trouva  là  le  bac  qui  avait  servi  au 
passage  de  Robert. 

Au  lieu  d'agiter  la  cloche,  Vincent  sauta  dans 


CHAPITRE    XVIIÏ.  55 

le  bac  et  fut  bientôt  sur  l'autre  bord.  Au  mo- 
ment 011  il  touchait  la  rive,  la  lueur  faible  qui 
éclairait  toujours,  à  cette  heure,  la  loge  du 
pauvre  Benoît,  frappa  son  regard.  Il  monta,  en 
courant,  le  petit  sentier,  et  pénétra  dans  la  ca- 
banei. 

—  Que  Dieu  vous  bénisse,  Penhoël  !...  lui  dit 
Haligan  comme  il  passait  le  seuil  ;  voilà  Forage 
qui  vient...  je  le  sens  aux  douleurs  de  mon 
pauvre  corps. 

—  Y  a-t-il  du  nouveau  au  manoir?...  de- 
manda Vincent  timidement. 

—  Le  manoir  est  debout,  mon  fils...  répliqua 
Benoît  qui  restait  immobile,  couché  sur  le  dos 
et  les  yeux  fixés  à  la  charpente  fumeuse  de  sa 
loge. 

Vincent  respira. 

—  J'avais  peur!...  murmura-t-il. 
Puis  il  ajouta  gaiement  : 

—  Comment  se  porte  mon  bon  père? 

—  Ton  père  se  porte  comme  un  homme 
chassé  de  son  dernier  asile...,  répondit  Haligan. 

Vincent  recula  stupéfait. 

—  Quoi  !...  s'écria-t-il ,  Penhoël  a  chassé  mon 
vieux  père? 

—  Mon  fils,  répliqua  le  passeur,  Penhoël  ne 
peut  plus  donner  d'asile  à  personne...  On  l'a 
chassé  lui-même  du  manoir. 

5, 


54  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Oh!...  fit  Vincent  qui  n'en  pouvait  croire 
ses  oreilles;  et  Madame? 

—  Chassée. 

—  Et  mes  sœurs?... 

Le  vieux  Benoît  se  signa. 

—  Mortes!...  raurmura-t-il. 

—  Mortes?...  répéta  Vincent  qui  tomba  sur 
ses  genoux  ;  mes  sœurs  ! . . .  mes  pauvres  sœurs  !  .* . 
Et  Blanche?... 

Benoît  ne  répondit  point  tout  de  suite. 

—  Penhoël,  dit-il  enfin,  avez-vous  rencontré 
un  homme  à  cheval  sur  votre  route  ? 

—  Oui...,  balbutia  Vincent. 

—  Cet  homme  ne  portait-il  pas  quelque  chose 
entre  ses  bras? 

—  Oui...,  dit  encore  le  jeune  homme. 

—  Eh  bien ,  reprit  Haligan,  ce  quelque  chose, 
c'était  Blanche,  votre  cousine! 

Vincent  poussa  un  cri  déchiraTit. 

Le  passeur  s'était  retourné  vers  la  ruelle  de 
son  lit. 

Au  bout  de  quelques  secondes,  Vincent  se 
releva  d'un  bond,  passa  de  nouveau  le  bac  et 
remonta  sur  son  cheval. 

Il  allait  à  la  poursuite  du  ravisseur  de  Blanche 
et  ne  savait  pas  même  son  nom.  Le  ravisseur 
revenait  en  ce  moment  vers  le  manoir,  au  trot 
paisible  de  sa  monture. 


CHAPITRE    XVIII.  55 

Robert  de  Blois  avait  enlevé  Blanche  pour 
son  propre  compte,  et  à  Tinsu  de  Pontalès. 
C'était  le  résultat  d'une  idée  fixe  qu'il  avait.  A 
son  sens,  Louis  de  Penhoël  était  revenu,  ou  du 
moins  il  ne  pouvait  manquer  de  revenir.  Les 
bruits  qui  couraient  à  ce  sujet  dans  le  pays  pre- 
naient chaque  jour  plus  de  consistance.  On  en 
était  à  présent  aux  détails.  On  disait  que  Taîné 
rapportait  des  colonies  une  fortune  très  considé- 
rable. Il  y  avait  des  gens  pour  préciser  le  chiffre 
de  cette  fortune. 

Par  l'enlèvement  de  Blanche,  Robert  pensait 
se  ménager  une  excellente  ressource.  Connais- 
sant à  fond  l'histoire  intime  des  Penhoël,  et 
sachant  les  rapports  qui  avaient  existé  entre 
Louis  et  Marlhe,  il  se  disait  :  u  Si  ce  brave  homme 
est  véritablement  riche,  l'Ange  pourrait  bien 
être  la  meilleure  part  du  gâteau...  Ma  foi,  vivent 
les  oncles  d'Afiiérique  !  » 

11  aurait  bien  trouvé  un  prétexte  quelconque 
d'éloigner  Madame,  mais  le  hasard  lui  épargna 
ce  soin.  Marthe,  qu'il  guettait  depuis  la  tombée 
de  la  nuit,  sortit,  comme  nous  l'avons  vu,  pour 
se  rendre  au  cimetière  de  Glénac.  Robert  profita 
de  l'occasion,  et  comme  la  porte  était  fermée  à 
double  tour,  il  planta  une  échelle  contre  la  fe- 
nêtre et  monta  à  l'assaut. 

L'Ange  dormait.  A  son  réveil,  elle  se  trouva 


56  LES    BELLES-DE-NUIT. 

entre  les  bras  d'un  horame  dont  elle  ne  voyait 
point  le  visage,  et  qui  l'emportait  enveloppée 
dans  ses  couvertures.  L'effroi  qu'elle  ressentit  fut 
trop  violent  pour  sa  faiblesse;  elle  eut  à  peine 
le  temps  de  pousser  un  cri  qui  s'étouffa  sous  la 
couverture,  et  perdit  connaissance. 

Tout  semblait  favoriser  le  rapt  ;  mais  au  mo- 
ment où  Robert,  chargé  de  sa  proie,  mettait  le 
pied  dans  le  jardin,  il  se  trouva  face  à  face  avec 
le  maître  de  Penhoël. 

Robert,  qui  s'était  armé  à  tout  hasard,  ne 
songea  même  pas  à  faire  usage  de  ses  armes.  Il 
y  eut  entre  lui  et  René  une  scène  courte  et 
caractéristique.  René,  si  bas  qu'il  fût  tombé, 
gardait  bien  ce  qu'il  fallait  d'énergie  pour  dé- 
fendre sa  fille,  même  contre  Robert  ;  mais  ce 
dernier  le  dominait,  pour  ainsi  dire,  par  chaque 
fibre  de  son  être. 

11  ne  se  déconcerta  point,  et  répondit  à  la 
première  question  de  René  en  découvrant  le 
visage  de  Blanche. 

Puis  il  dit  : 

Je  l'enlève...  Croyez-moi,  Penhoël,  cela 
ne  vous  regarde  pas. 

C'était  toucher  du  premier  coup  l'endroit 
malade.  Il  y  avait  trois  ans  que  Robert  travail- 
lait à  envenimer  les  soupçons  qui  étaient  au 
fond  du  cœur  de  René  ^  la  tâche  était  presque 


CHAPITRE    XVIII.  57 

achevée  ;  a  peine  fallait-il  encore  une  calomnie. 

Blanche  fut  déposée  sur  un  banc  de  gazon. 
Robert  tira  de  sa  poche  le  portefeuille  conte- 
nant les  deux  lettres  que  nous  avons  lues,  et 
qu*il  avait  volées  Tune  à  Marthe  et  l'autre  à 
René  lui-même. 

Il  fit  semblant  de  chercher  quelque  passage  et 
de  déchiffrer  quelques  lignes.  Naturellement  il 
trouvait  dans  les  lettres  tout  ce  qu'il  voulait. 

Il  y  trouva,  entre  autres  choses,  des  phrases 
improvisées  par  lui-même  et  qui  se  rapportaient 
à  l'apparition  de  Louis  de  Penhoël  dans  le  pays 
quelques  mois  avant  la  naissance  de  Blanche. 

Penhoël  ressentait  une  sorte  de  joie  sauvage 
à  se  convaincre  du  prétendu  crime  de  sa  femme. 

Il  ne  doutait  plus. 

Robert  avait  raison.  Que  lui  importait  à  lui, 
Penhoël ,  l'enlèvement  de  cette  fille  de  l'adul- 
tère ? 

Il  était  à  moitié  ivre  déjà.  Il  mit  de  la  forfan- 
terie à  vendre  l'enfant  pour  les  deux  lettres. 

Un  cheval  attendait  à  la  grille  du  jardin. 
Robert  partit  ventre  à  terre,  emportant  Blanche 
toujours  évanouie  dans  l'ancien  trou  de  Biban- 
dier,  car  il  ne  connaissait  pas,  dans  tout  le  pays, 
une  maison  qui  eût  ouvert  sa  porte  pour  favo- 
riser le  rapt  d'une  fille  de  Penhoël... 


58  LES    BELLES-DE-NUIÏ. 

René  monta  au  salon  pour  lire  tout  à  son 
aise  les  lettres  conquises.  Il  s'applaudissait  de 
son  œuvre  et  triomphait  vis-à-vis  de  lui-même. 
Au  salon,  il  rencontra  maître  Protais  leHivain, 
surnommé  Macrocéphale,  qui  Taccueillit  avec 
des  saluts  plus  respectueux  encore  qu'à  l'ordi- 
naire. 

Quand  il  eut  achevé  de  saluer,  Macrocéphale 
entra  en  matière  en  disant  que  la  plus  chère 
passion  de  sa  vie  était  de  se  faire  hacher  en  mille 
pièces  pour  le  service  du  maître  de  Penhoel. 

En  conséquence,  il  s'était  chargé  d'un  mes- 
sage bien  fâcheux ,  afin  d'en  adoucir  les  termes 
dans  la  mesure  du  possible. 

Le  message  de  maître  le  Hivain  portait  en 
substance  que  René  de  Penhoël  avait  vendu  par 
acte  en  due  forme  et  sous  condition  de  réméré 
la  terre  de  son  nom  à  M.  le  marquis  de  Pontalès, 
pour  entrer  incontinent  en  jouissance. 

—  Conséquemment  ,  poursuivait  Macrocé- 
phale, mondit  sieur  de  Penhoël  ne  doit  point 
s'étonner  si  mondit  sieur  Pontalès  lui  fait  signi- 
fier par  les  présentes...  ou  plutôt,  se  reprit 
l'homme  de  loi,  lui  donne  poliment  à  enten- 
dre... car  je  ne  suis  pas  un  huissier.  Dieu 
merci  ! . . .  (ju'il  faut  déguerpir  et  vider  les  lieux . . . 
ou  pour  mieux  dire  s'en  aller  tout  bonnement... 
cela  dans  le  plus  bref  délai,  dont  acte. 


CHAPITRE    XVIII.  59 

Penhoël  écoutait,  la  tête  haute,  l'œil  iïxe.  Il 
semblait  ne  point  comprendre. 

Dans  la  nuit  de  la  Saint-Louis,  Robert  et 
Pontalès,  après  avoir  mis  tour  à  tour  en  usage 
auprès  de  lui  les  menaces  et  les  promesses, 
avaient  enfin  frappé  le  grand  coup. 

On  av^it  exhibé  les  papiers  enlevés  par  Cy- 
prienne  et  Diane  à  maître  le  Hivain  et  reconquis 
par  Bibandier.  C'étaient  des  faux  matériels  : 
René  avait  contrefait  l'écriture  de  son  frère  et 
fabriqué  de  prétendus  pouvoirs  ,  à  l'effet  de 
vendre  le  patrimoine  de  Louis,  qu'il  croyait 
mort. 

Levéritable  instigateur  de  ces  actes  criminels 
était  bien  maître  Prolais  le  Hivain,  poussé  lui- 
même  par  Robert  et  Pontalès  ;  mais  la  justice 
ne  connaît  que  le  coupable  de  fait. 

C'était  la  main  de  René  qui  avait  tracé  les 
fausses  signatures. 

Il  dut  céder. 

Il  n'avait  plus,  désormais,  un  pouce  de  terre 
en  sa  possession. 

—  Comme  M.  le  vicomte  peut  le  penser,  re- 
prit Macrocéphale  en  grimaçant  un  doucereux 
sourire,  je  me  suis  mis  en  quatre  pour  le  tirer 
de  là...  Mais  où  il  n'y  a  plus  rien,  on  ne  peut 
rien  faire...  Mes  efforts  dévoués  n'ont  abouti 
qu'à  obtenir  un  délai  convenable. 


60  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Quel  délai?...  demanda  Penhoël  qui  n'a- 
vait pas  encore  prononcé  une  parole. 

—  Grâce  à  moi,  répliqua  Macrocéphale,  M.  le 
vicomte  aura  une  heure  pour  faire  ses  petits 
préparatifs  de  départ. 

René  fit  un  geste  d'indignation. 

—  Permetlezl...  reprit  l'homme  de  loi,  je 
ferai  observer  respectueusement  à  M.  le  vicomte 
que  le  manoir  a  été  vendu  avec  tout  ce  qu'il 
contenait.  En  conséquence,  comme  M.  le  vi- 
comte ne  peut  rien  emporter  du  tout,  une  heure 
lui  suffira  pour  arranger  ses  petites  affaires. 

Macrocéphale  avait  beau  prendre  un  air 
humble  et  contrit,  la  joie  méchante  qu'il  éprou- 
vait à  remplir  ce  message  perçait  malgré  lui  sous 
son  masque. 

—  Sortez!...  dit  René. 

—  Que  M.  le  vicomte  veuille  bien  me  par- 
donner si  je  n'obéis  à  l'instant  même,  comme 
c'est  mon  devoir...  Mais  je  n'ai  pas  achevé  ma 
commission...  La  personne  qui  m'envoie  vers 
M.  le  vicomte  désire  le  voir  s'établir  à  bonne 
distance  de  la  commune  de  Glénac  pour  éviter 
la  chance  de  conflits  regrettables...  Je  suis  con- 
séquemment  chargé  de  notifier  à  M.  le  vicomte 
que  tout  fermier  de  Penhoël  ou  de  Pontalès  qui 
lui  ouvrirait  la  porte  de  sa  maison  serait  immé- 
diatement congédié...   M.  le  vicomte  est  trop 


CHAPITRE    XVIII.  6! 

généreux  pour  exposer  de  pauvres  diables... 

—  Sortez!...  répéta  Penhoël  dont  la  patience 
était  évidemment  à  bout. 

Comme  ses  sourcils  se  fronçaient,  maître  le 
Hivain  eut  peur.  Il  témoigna  une  dernière  fois 
son  désir  de  se  faire  hacher  en  mille  pièces  pour 
le  service  de  M.  le  vicomte,  et  gagna  la  porte 
à  reculons,  en  saluant,  à  chaque  pas  qu'il  faisait, 
jusqu'à  terre. 

Il  se  rendit  chez  Tonde  Jean  pour  lui  répéter 
sa  notification. 

Penhoël,  resté  seul,  demeura  durant  quelques 
secondes  anéanti  sous  le  coup  qui  le  frappait. 
Il  avait  jusque-là  fermé  les  yeux  volontairement 
pour  ne  point  voir  les  conséquences  de  sa  ruine. 
Au  bout  de  quelques  minutes,  une  colère  sourde 
fit  place  à  rabattement  qui  Taccablait.  Un  amer 
sourire  éclaira  son  visage  morne.  Il  venait  de 
songer  à  Marthe. 

Il  se  leva. 

—  C'est-elle,  murmura-t-il,  c'est  elle  qui  est 
cause  de  tout  !...  Je  suis  le  maître  pendant  une 
heure  encore...  J*ai  le  temps  de  me  venger! 

Ce  fut  alors  qu'il  se  rendit  dans  la  chambre  de 
Blanche. 

Dans  le  salon,  Jean  de  Penhoël  soutenait  tou- 
jours Marthe  qui  avait  repris  ses  sens,  mais  qui 
3.  6 


6a  LES    BELLES-DE-NDIT. 

restait  sous  le  poids  d'un  accablement  insurmon- 
table. 

—  Il  faut  retrouver  des  forces,  Marthe,  disait 
le  vieillard,  car  vos  épreuves  ne  sont  pas  finies... 
Le  maibeur  est  descendu  sur  notre  maison...  Et 
quoi  qu'ait  pu  faire  René,  votre  mari,  vous  devez 
l'aider,  Marthe ,  et  le  consoler  dans  sa  détresse. 

Avant  que  Jean  de  Penboël  put  s'expliquer 
davantage,  la  pendule  sonna  onze  heures  de 
nuit.  Le  timbre  aigu  et  sonore  sembla  produire 
sur  René  le  même  effet  que  si  une  main  rude 
avait  secoué  brusquement  son  sommeil.  Il  fit 
effort  pour  se  redresser  et  appuya  ses  deux 
mains  sur  le  parquet  où  naguère  il  s'étendait 
tout  de  son  long. 

—  Onze  heures  !...  murmura-t-il  sans  mani- 
fester le  moindre  souvenir  de  ce  qui  s'était 
passé.  Que  devais-je  donc  faire  à  onze  heures? 

L'oncle  Jean  ne  le  savait  que  trop.  Il  ouvrit  la 
bouche  pour  répondre,  mais  le  cœur  lui  manqua. 
René  regardait  tout  autour  de  lui. 

—  Cette  salle  est  bien  grande  maintenant, 
murmura-t-il;  autrefois,  elle  paraissait  plus 
petite,  alors  que  nous  étions  tous  ensemble... 

Il  se  prit  à  compter  sur  ses  doigts  avec  len- 
teur. 

—  Vincent...,  dit-il ,  Diane  et  Cyprienne,  vos 
trois  enfants,   notre  oncle...  Blanche  de  Pen- 


CHAPITRE  xvni.  65 

hoël...  Roger,  notre  fils  d'adoption...  puis, 
Robert  de  Blois,  ajouta-t-il  en  parlant  plus  bas, 
et  Lola...  pourquoi  nous  ont-ils  quittés  tous 
ensemble?... 

Il  s'interrompit,  et  son  corps  eut  un  frémisse- 
ment. 

—  Oh  !...  fit-il  en  un  long  soupir,  voilà  que 
je  me  rappelle  ! 

11  se  leva.  Son  ivresse  récente  avait  laissé 
peu  de  traces.  Il  y  avait  en  ce  moment  sur  son 
visage  pâli  un  reste  de  noblesse. 

—  Je  me  souviens...,  reprit-il;  c'est  l'heure 
où  Penhoël  doit  quitter  pour  jamais  la  maison 
de  son  père  ! 

Marthe  demeurait  immobile  et  froide.  Ces 
émotions  tristes,  mais  calmes,  étaient  trop 
au-dessous  des  angoisses  qui  l'avaient  brisée. 
L'oncle  Jean,  au  contraire,  était  affecté  profon- 
dément. 

—  Je  suis  bien  vieux...,  pensa- t-il  tout  haut, 
et  je  croyais  mourir  avant  de  voir  cela.  Allons, 
mon  neveu,  l'heure  est  sonnée!.,.  Que  Dieu 
vous  donne  le  courage  de  ce  dernier  sacrifice  !... 

René  fit  un  pas  vers  la  porte,  mais  sa  tête  qui 
se  dressait  avec  fierté  se  courba  de  nouveau.  Il 
venait  de  heurter  du  pied  les  débris  de  ce  cadre 
brisé  qui  contenait  naguère  le  portrait  du  fils 
aîné  de  Penhoël, 


64  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Son  regard  liiiiide  et  inquiet  glissa  jusqu'à 
Marthe. 

—  Si  du  moins  on  m'aimait!...  prononça-til 
avec  désespoir. 

Marthe  se  leva  enfin  et  se  rapprocha  de 
lui. 

—  René,  dit-elle,  tant  que  vous  ne  me  chas- 
serez pas,  je  resterai  près  de  vous...  et  je  vous 
aimerai. 

Ce  dernier  mot  tomba  de  sa  bouche  avec 
effort.  Elle  songeait  à  sa  fille.  Elle  se  tenait,  les 
yeux  baissés,  auprès  de  Penhoël  qui  la  contem- 
plait en  silence. 

—  Oh!  Marthe!...  Marthe!...  murmura-t-il 
enfin,  si  vous  aviez  voulu!... 

Il  se  retourna  vers  Toncle  Jean  et  lui  montra 
du  doigt  les  deux  épées. 

—  Merci...,  dit-il  seulement. 

Puis  il  se  dirigea  vers  la  porte  du  salon. 

Le  vieillard  et  Marthe  le  suivaient. 

Ils  traversèrent  ensemble  le  corridor  désert. 
Ils  descendirent  ensemble  le  grand  escalier  où 
personne  ne  vint  croiser  leur  route. 

De  plus  en  plus,  le  manoir  semblait  aban- 
donné. 

On  aurait  pu  les  voir  marcher  tous  les  trois 
en  silence  le  long  des  allées  du  jardin . . . 

L'oncle  Jean  ouvrit  la  porte  qui  donnait  sur  le 


CHAPITRE    XVIII.  65 

dehors.  Il  sortit;  Marthe  en  fit  autant.  Penhoël 
hésita  au  moment  de  franchir  le  seuil. 

—  Du  courage!  mon  neveu...,  dit  la  douce 
voix  de  l'oncle  Jean.  Dieu  aura  pitié  de  nous. 

Penhoël  mit  ses  deux  mains  sur  son  visage  et 
sortit  sans  jeter  un  regard  en  arrière. 

A  peine  avait-il  passé  le  seuil  que  la  porte, 
poussée  par  une  invisible  main,  se  ferma  rude- 
ment sur  lui. 

M.  Biaise  et  Bibandier  étaient  sortis  d'un 
buisson  voisin  et  riaient,  les  bons  garçons,  du 
meilleur  de  leur  cœur... 


XIX 


I.E    «OUPKR    DE    PENBOEI.. 


Derrière  la  porte,  Biaise  et  Bibandier  se  frot- 
taient les  mains  de  compagnie  :  comme  si  nul 
drame  ne  pouvait  se  jouer  en  ce  monde,  sans 
qu'il  y  ait  à  côté  la  farce  honteuse  ou  bouffonne. 

—  Ça  n'est  pas  drôle,  tout  de  même,  dit  le 
fossoyeur,  de  recevoir  congé  à  une  heure  pa- 
reille ! 

— Et  par  un  diable  de  temps!  ajouta  M.  Biaise  : 
ils  vont  être  fameusement  saucés,  les  pauvres 
canards...  Quel  vent! 

—  Et  quelle  ondée!...  il  tombe  des  gouttes 


68  LES    BELLES-DE-NUIT. 

larges  comme  des  pièces  de  six  livres  î...  Main- 
tenant que  nous  leur  avons  fait  la  conduite,  mon 
opinion  est  qu'il  faut  aller  voir  si  M.  le  maire 
nous  a  laissé  un  peu  de  sa  bonne  eau-de  vie. 

—  M.  le  maire...,  répéta  Biaise  en  ricanant; 
je  retiens  son  écharpe  pour  me  faire  un  gilet. 

Ils  étaient  rentrés  sous  le  vestibule  du  manoir. 

Au  dehors,  René,  Marthe  et  Fonde  Jean 
descendaient  la  montée. 

L'orage  qui  menaçait,  depuis  la  brune,  venait 
d'éclater  enfin  avec  une  soudaine  violence;  la 
pluie  tombait  à  torrents. 

—  Ce  sera  une  terrible  nuit  pour  ceux  qui 
n'ont  point  d'asile!  murmura  l'oncle  Jean. 

Marthe  avait  la  tcte  nue,  ses  cheveux  se  col- 
laient déjà  ruisselants  à  ses  tempes. 

—  Et  nous  n'avons  pas  d'asile  !...  dit  René. 

—  Parmi  les  anciens  fermiers  de  Penhoël..., 
commença  Marthe. 

—  II  n'y  faut  pas  songer,  ma  fille...,  inter- 
rompit l'oncle  Jean  ;  ceux  qui  nous  chassent 
n'ont  rien  oublié...  Notre  malheur  se  gagne,  et 
l'hospitalité  que  nous  irions  demander  à  un 
pauvre  homme  serait  une  malédiction  pour  lui 
et  sa  famille. 

La  pluie  et  le  vent  redoublaient  ;  les  arbres  du 
taillis  étaient  trop  bas  pour  offrir  la  moindre 
protection.  René  s'arrêta. 


CHAPITRE    XIX.  ôîK 

—  Cest  par  une  nuit  semblable,  dit-il,  que 
j'ai  ouvert  les  portes  du  manoir  à  l'homme  qui 
nous  chasse  aujourd'hui...  Ne  trouverai-je  donc 
pas  où  abriter  ma  tête,  moi  qui  n'ai  jamais  refusé 
l'hospitalité  h  personne?...  Hormis  à  un,  pour- 
tant! se  reprit-il  tout  bas. 

Et  il  ajouta  en  pressant  à  deux  mains  son  front 
mouillé  : 

—  0  mon  frère!...  mon  frère!...  Dieu  te 
venge  ! 

—  Allons,  mon  neveu ,  dit  l'oncle  Jean  qui 
secoua  son  abattement  et  feignit  une  sorte  de 
gaieté,  nous  n'en  sommes  pas  là,  Dieu  merci!... 
C'est  un  orage  à  essuyer,  voilà  tout  !...  La  belle 
affaire  pour  un  chasseur!...  Au  pis  aller,  nous 
sommes  bien  sûrs  de  trouver  un  accueil  cordial 
chez  notre  vieil  ami  l'aubergiste  de  Redon. 

—  C'est  vrai  !...  dit  vivement  Penhoel,  celui-là 
nous  aime...  et  il  est  assez  riche  pour  nourrir 
Marthe,  tandis  que  j'irai,  moi,  Dieu  sait  où. 

—  Où  vous  irez,  je  vous  suivrai,  Penhoël.... 
répliqua  Madame... 

René  fit  comme  s'il  n'avait  pas  entendu. 

—  Il  faut  que  j'aille  bien,  loin,  reprit-il  ;  bien 
loin  !...  car  ces  gens  conservent  une  arme  contre 
moi...  citant  qu'ils  me  verront  à  portée  de  leurs 
coups,  ils  frapperont  sans  pitié  ni  trêve...  Jus- 
qu'à ma  mort ,  voyez-vous ,  ils  auront  peur  de 


70  LES    BELLES-DE-NUIT. 

me  voir  rentrer  dans  la  maison  de  mon  père  ! 

—  Et  bien  Ils  feront,  mon  neveu!  s'écria  le 
vieil  oncle  en  affectant  un  espoir  qu'il  n'avait 
pas  ;  car  Dieu  est  juste,  et  vous  y  rentrerez 
quelque  jour...  En  attendant,  je  vois  de  la 
lumière  dans  la  loge  de  Benoît  le  passeur...  En- 
trons là  pour  laisser  passer  l'orage,  car  la  pauvre 
Marthe  est  bien  faible...  J'ai  bonne  espérance... 
Quand  Marthe  sera  reposée,  nous  prendrons  le 
bac  et  nous  irons  chez  notre  ami  Géraud,  qui  est 
riche  et  dévoué... 

L'oncle  Jean  marchait  maintenant  le  premier. 
Il  s'engagea  dans  le  petit  sentier  qui  menait  à  la 
loge.  René  le  suivait  avec  répugnance.  Depuis 
plus  d'une  année ,  il  n'avait  pas  visité  le  vieux 
serviteur  de  son  père ,  qui  se  mourait  dans 
l'abandon. 

Comme  Jean  de  Penhoël  approchait  de  la 
cabane,  il  vit  en  travers  de  la  porte  une  masse 
noire  dont  il  ne  distinguait  point  la  forme. 

Au  bruit  de  ses  pas,  la  masse  noire  remua. 
C'était  un  homme,  assis  sur  la  pierre  du  seuil, 
la  tète  entre  ses  deux  mains. 

—  Est-ce  toi,  vieux  Benoît?  demanda  l'oncle 
Jean. 

L'homme  releva  la  tête,  et  l'oncle  Jean  put 
reconnaître  la  bonne  figure  de  l'aubergiste  de 
Redon. 


CHAPITRE    XÎX.  71 

Il  eut  un  véritable  mouvement  de  joie,  et 
frappa  ses  deux  mains  l'une  contre  l'autre. 

—  Avancez,  mon  neveu!  s'écria-t-il,  avancez, 
Marthe!...  voici  justement  notre  ami  Gcraud 
qui  va  nous  tirer  d'embarras  tout  de  suite. 

L'aubergiste  se  leva  en  silence,  ôta  sa  casquette 
avec  respect,  et  se  rangea  pour  laisser  l'entrée 
libre. 

Dans  le  mouvement  qu'il  fit,  la  lumière  de  la 
résine  vint  frapper  son  visage.  L'oncle  Jean  s'ar- 
rêta au  devant  du  seuil,  tant  il  vit  de  tristesse 
et  de  découragement  sur  les  traits  du  vieil 
aubergiste. 

Benoît  Haligan  s'était  mis  sur  son  séant. 

—  Allumez  une  autre  résine,  François  Gé- 
raud...,  dit-il.  Faites  un  grand  feu  dans  la  che- 
minée... Ce  n'est  pas  tous  les  jours  que  Penhoël 
vient  visiter  son  serviteur! 

Géraud  ne  bougeait  pas.  Il  regardait  d'un  œil 
morne  et  consterné  les  trois  hôtes  de  la  pauvre 
cabane. 

Quand  Madame  entra  la  dernière,  il  lui  prit  la 
main  et  la  baisa.  Il  avait  des  larmes  dans  les 
yeux. 

—  C'est  donc  bien  vrai  ce  que  Benoît  vient  de 
médire?...  murmura-t-il  d'une  voix  altérée. 

Penhoël  tourna  vers  le  grabat  un  regard 
plaintif. 


72  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  QuVt-il  dit?...  demanda -t-il. 

—  Allumez  une  autre  résine,  François  Gé- 
raud...,  répéta  le  pauvre  passeur.  Faites  du  feu 
dans  la  cheminée  et  trouvez  des  sièges,  afin  que 
nos  maîtres  soient  reçus  comme  il  convient. 

—  Qu*a-t-il  dit?...  demanda  encore  Pen- 
hoël. 

—  J'ai  dit  que  le  manoir  avait  changé  de 
maître,  répliqua  Benoit  Haligan  dont  la  voix 
s'adoucit,  et  je  donnerais  tout  ce  qui  me  reste, 
sauf  l'espoir  du  salut  éternel,  pour  m'étre  trompé. 
J'ai  dit  que  René  de  Penhoël  allait  avoir  besoin 
de  ceux  qui  ont  mangé  le  pain  de  son  père... 

—  Est-ce  vrai?...  est-ce  vrai?...  balbutia 
l'aubergiste;  ont-ils  eu  le  cœur  de  vous  chasser, 
vous,  Penhoël...  et  M.  Jean...  et  Madame?... 

—  C'est  vrai...,  dit  René. 

—  Et  nous  avons  compté  sur  vous,  ami  Gé- 
raud...,  ajouta  l'oncle  Jean. 

L'aubergiste  secoua  la  tête. 

—  J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu ,  dit-il ,  comme  se 
parlant  à  lui-même  ;  maintenant  je  n'ai  plus 
rien. 

—  Pas  même  un  asile  a  donner  au  fils  de  ton 
maître?...  demanda  l'oncle  Jean  dont  la  voix 
prit  un  accent  d'amertume. 

—  Pas  même  un  asile  à  donner  au  fils  de  mon 
maître...,  répliqua  l'aubergiste;  ce  matin  les 


CHAPITRE    XIX.  73 

gens  de  loi  sont  venus  dans  mon  auberge...  ils 
m'ont  mis  dehors  avec  la  vieille  femme,  qui 
pleurait...  M.  Jean  ,  elle  avait  cru  mourir  dans 
Taisance...  C'est  bien  dur,  a  son  âge,  d'aller 
demander  Taumône  par  les  chemins  ! . . . 

René  s'était  assis  sur  une  escabclle,  le  plus 
loin  possible  du  grabat  de  Benoît. 

—  C'est  moi!...  prononça-t-il  à  voix  basse, 
c'est  encore  moi  qui  suis  cause  de  cela...  Depuis 
deux  ans,  Géraud  m'apportait  de  l'argent  toutes 
les  semaines...  Le  soir  de  la  Saint-Louis,  il  me 
donna  encore  un  sac  en  me  disant  : 

u  —  Ceci  ne  vient  pas  de  moi  tout  seul,  car  je 
suis  ruiné,  notre  maître...  J'ai  dit  aux  bonnes 
gens  de  Glénac  et  de  Bains  :  «Penhoël  a  besoin 
d'argent...  n  Et  le  sac  s'est  rempli... 

«i  Et  moi,  ajouta  René,  je  perdis  cela  en  une 
seule  partie! 

—  Tout  ce  que  j'avais  était  à  vous,  Penhoël..., 
murmura  Géraud  ;  ce  que  je  regrette,  c'est  de 
n'avoir  plus  rien. 

L'oncle  Jean  s'approcha  de  l'aubergiste  et  lui 
serra  la  main  en  silence. 

—  Mais,  reprit  ce  dernier,  ce  n'est  pas  tout, 
mon  Dieu  !...  Benoît  disait  encore  autre  chose... 
Est  il  vrai  qu'on  peut  vous  perdre  après  vous 
avoir  dépouillé?...  Est-il  vrai  que  l'honneur  de 
Penhoël  est  entre  les  mains  de  ces  démons?... 

LES   BELLES-DE-NUIT.    3.  7 


74  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Personne  ne  répondit. 

La  voix  creuse  du  vieux  passeur  s*éleva  dans 
le  silence. 

—  Il  y  a  une  chaîne  d'or  autour  du  cou  de 
Madame,  dit-il  ;  avec  cela  on  peut  aller  bien  loin. 

Madame  tendit  sa  chaîne  d*or  à  l'oncle  Jean. 

—  Il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre!...  s'ccria 
l'aubergiste;  demain,  avant  le  jour,  il  fout  que 
vous  soyez  sur  la  route  de  Rennes,  Penhoël  ;  lès 
scélérats  qui  vous  ont  dépouillé  pourraient  bien 
se  raviser. 

—  Qu'il  reste  ou  qu'il  parte,  grommela  Benoît 
Haligan,ilslui  prendront  son  corps  et  son  âme... 

On  ne  l'entendit  point. 

—  J'irai  avec  vous,  reprit  Géraud,  fût-ce  a 
Paris...  car  vous  n'êtes  pas  habitué  à  vous  servir 
vous-même. 

—  Mais  votre  femme?...  dit  Marthe. 

—  Quand  j'étais  marin,  repartit  l'aubergiste, 
ma  femme  restait  seule  durant  des  années. 

—  Pauvre  comme  elle  est  maintenant,  la  bonne 
femme!...  voulut  objecter  encore  l'oncle  Jean. 

L'aubergiste  hésita  un  instant. 

—  Écoutez!...  dit-il  ensuite  avec  simplicité, 
mais  de  ce  ton  péremptoire  que  l'on  prend  pour 
lancer  un  argument  sans  réplique,  je  suis  né  sur 
Penhoël... 


CHAPITRE    XIX.  75 

L'orage  était  passé.  Nos  trois  fugitifs,  accom- 
pagnés du  vieux  Géraud,  descendirent  vers  le 
passage  du  Port-Corbeau. 

La  parole  lugubre  de  Benoit  Hah'gan  pesait 
sur  leurs  poitrines  oppressées. 

Tandis  que  Géraud  détachait  le  bac,  Marthe 
était  restée  un  peu  en  arrière. 

Le  vent  avait  chassé  les  nuages.  La  lune  bril- 
lait à  travers  les  branches  mouillées.  Marthe  se 
relourna  pour  jeter  un  dernier  regard  sur  le 
manoir. 

Dans  le  sentier,  éclairé  à  demi,  elle  vit  deux 
formes  connues  qui  se  glissaient  en  se  tenant  par 
la  main,  deux  jeunes  filles  dont  la  longue  cheve- 
lure flottait  au  dernier  souffle  de  l'orage... 

Marthe  joignit  les  mains  en  poussant  un  cri 
faible.  Elle  était  tombée  sur  ses  genoux. 

L'oncle  Jean  s'élança  vers  elle. 

—  Je  les  ai  vues!...  répondit  Marthe  à  ses 
questions;  toutes  deux!...  La  mort  ne  les  a  point 
changées...  Elles  m'ont  jeté  un  baiser  avec  un 
sourire...  Oh!  je  les  reverrai  bien  souvent,  car 
elles  savent  à  présent  comme  je  les  aimais! 

Malgré  son  apparence  de  solitude  et  d'a- 
bandon ,  le  manoir  avait  bien  gardé  quelques 
hôtes.  A  peine  René,  Marthe  et  l'oncle  Jean 
eurent-ils  quitté  le  grand  salon,  qu'une  porte 


76  LES    BELLE^-DE-NIIIT. 

latérale  s'ouvrit,  donnant  passage  à  M.  Robert 
de  Blois. 

Robert  avait  entendu  et  vu  la  majeure  partie 
de  ce  qui  venait  de  se  passer;  un  sourire  de 
profond  dédain  se  jouait  encore  autour  de  sa 
lèvre. 

Il  se  dirigea  vers  la  table  où  était  la  lampe,  et 
poussa  du  pied,  chemin  faisant,  les  débris  du 
portrait  de  l'ainé. 

—  Quelle  brute  enragée  et  stupideî...  mur- 
mura-t-il.  En  vérité,  la  partie  était  trop  aisée  à 
gagner!...  C'est  qu'il  allait  la  tuer,  ma  parole 
d'honneur...  sans  ce  vieux  pique-assiette  d'oncle 
en  sabots,  qui  est,  ma  foi,  un  gaillard!... 

Il  jeta  un  regard  sur  l'épée,  qui  était  toujours 
à  la  même  place. 

—  Tudieu!...  reprit-il,  quelle  garde  il  vous 
avait  !  II  a  désarmé  l'autre  trois  fois  de  suite  au 
demi-cercle  !...  On  n'y  voyait  que  du  feu  ! 

Il  s'étendit  sur  le  fauteuil  où  s'asseyait  na- 
guère Penhoël,  et  joignit  ses  mains  sur  son 
estomac  avec  un  air  de  béatitude. 

—  Et  tout  cela  est  déjà  de  l'histoire  ancienne  ! . . . 
poursuivit-il;  la  toile  est  tombée,  la  farce  est 
finie  et  nous  entamons  l'ère  sérieuse  de  notre 
existence. ..  Il  s'agit  maintenant.d'étre  un  homme 
grave...  et  de  porter  comme  il  faut  notre  for- 
tune... On  se  débarrasserait  bien  de  ce  vieux 


CHAPITRE    XIX.  77 

Basile  de  Ponlalès,  mais  on  a  besoin  de  lui  pour 
la  députation...  Il  m'a  garanti  cent  voix  de  ses 
créatures  au  collège  de  Redon...  Les  élections 
approchent...  Quand  je  serai  député,  du  diable 
si  je  ne  lui  joue  pas  quelque  bon  tour  ! 
Il  agita  la  sonnette,  placée  à  côté  de  lui. 

—  Ma  course  sur  la  lande  m'a  donné  grand 
appétit,  r<'prit-ii,  mais  je  n'ai  pas  perdu  ma 
peine...  Blanche  est  en  lieu  de  sûreté  mainte- 
nant... et  mon  arc  a  toutes  les  cordes  qu'il  faut. 

Un  domestique  se  montra  à  la  porte. 

—  Commandez  qu'on  me  prépare  à  souper, 
dit  Robert. 

-  C'est  déjà  fait...,  répliqua  le  valet;  notre 
monsieur  avait  donné  l'ordre  qu'on  le  servît  au 
salon. 

—  C'est  bien. . . ,  dit  Robert.  Je  me  contenterai 
du  souper  de  notre  monsieur...  Allez! 

Le  domestique  sortit. 

Robert  se  frottait  les  mains  et  riait  dans  sa 
barbe. 

—  Le  pauvre  diable!...  pensait-il  ;  le  pauvre 
diable!...  Allez  donc  sauver  les  gens  qui  se 
noient!...  Pardieu  !  ce  vieux  fou  de  Benoît  Ha- 
ligan  parlait  comme  un  livre,  après  tout!...  et 
la  morale  de  la  chose  est  qu'il  faut  laisser  les 
gens  couler  comme  des  plombs  au  fond  de  l'eau. 

Second   éclat  de  rire,   pendant  lequel   une 

7. 


78  LES    BELLES-DE-NUÏT. 

main  se  posa,  par  derrière  lui,  sur  son  épaule. 
C^était  M.   Biaise,  vêtu  d'un  très-bel   habit 
bourgeois,  et  qui  riait,  lui  aussi,  de  tout  son 
cœur. 

—  Nous  sounnes  gais!...  dit-il  en  prenant 
place  à  côté  de  son  ancien  maître. 

—  Et  je  crois  que  nous  en  avons  sujet,  mon 
fds!...  repartit  Robert.  Je  pensais  justement  à 
toi...  Je  me  disais:  Voilà  un  garçon  qui  doit 
me  garder  de  la  reconnaissance  !... 

—  Ah  !...  fit  Biaise,  tu  te  disais  cela?... 

—  Oui...  Le  fait  est  que  le  bien  t*est  venu 
en  dormant,  mon  bonhomme!...  J'aurais  pu 
admirablement  me  passer  de  toi. 

—  J'ai  fait  de  mon  mieux...,  dit  Biaise  avec 
une  humilité  feinte;  j'ai  été  un  domestique 
fidèle,  soumis,  dévoué... 

—  La  perle  des  valets!...  interrompit  Ro- 
bert. 

—  Et  j'ai  été  encore,  poursuivit  Biaise,  un 
observateur  attentif,  un  confident  discret,  un 
espion  adroit. 

—  Le  roi  des  marauds  ,  enfin!...  s'écria  Ro 
bert,  c'est  juste...  Va,  je  ne  veux  pas  diminuer 
ton  mérite!...  Sois  sûr  que  ta  part  du  gâteau 
sera  suffisante  et  honnête. 

L'Endormeur  approcha  son  siège  et  prit  un 
air  important. 


CHAPITRE    XIX.  79 

—  C'est  précisément  sur  ce  sujet-là  que  je 
voulais  te  toucher  un  mot  ou  deux,  dit-il.  De 
quelle  manière  entends-tu  les  partages ,  toi  , 
Américain  ? 

—  Ma  foi,  mon  fils,  j'avoue  que  tu  me  prends 
sans  vert...  Je  n'ai  pas  encore  songé  à  cela... 
Entre  nous,  comme  bien  tu  penses,  il  ne  peut 
pas  y  avoir  de  difficultés. 

—  Assurément  non!...  Cependant  j'ai  tou- 
jours entendu  dire  que  les  bons  comptes  font 
les  bons  amis.  On  peut  discuter  un  petit  peu 
sans  se  fâcher,..  D'abord,  je  te  ferai  observer 
que  nous  ne  sommes  pas  restés  dans  les  termes 
de  notre  premier  programme...  C'était  vingt 
mille  francs  de  rente  chacun  que  nous  devions 
avoir,  si  tu  t'en  souviens... 

—  Dame!  fit  Robert;  je  suis  presque  content 
de  te  voir  établir  toi-même  des  différences... 

—  De  très-grandes  !  interrompit  Biaise. 

-~  D'accord!...  J'ai  fait  toute  la  besogne  et 
tu  t'es  reposé. 

Biaise  fourra  ses  deux  mains  dans  ses  poches, 
et  croisa  ses  jambes  pour  s'étendre  commodé- 
ment sur  le  dossier  de  son  fauteuil. 

—  Mon  bonhomme,  dit-il,  je  vois  que  tu  es 
porté  à  introduire  de  Taigreur  dans  noire  cau- 
serie amicale...  Si  tu  as  mal  aux  nerfs,  tant  pis 
pour  toi  î...  Moi  je  suis  de  bonne  humeur  et  je 


80  LES    BELLES-DE-NUIÏ. 

continue  avec  une  entière  bienveillance.  Il  ne 
s'agit  pas  ici  de  nos  mérites  respectifs,  mais 
bien  des  parts  qui  doivent  nous  revenir  dans 
la  succession  de  Penlioël...  Quand  j'ai  dit  que 
les  circonstances  avaient  changé,  c'est  que  je 
vois  ici  deux  héritiers  nouveaux,  et  peut-être 
trois... 

—  Qui  donc? 

—  D'abord  Pontalès...  Ensuite,  ce  laid  co- 
quin deMacrocéphale...  Enfin,  notre  chère  Lola, 
qui  ne  voudra  point,  sans  doute,  s'en  aller  les 
mains  vides.,. 

—  Qu'y  faire  ? 

—  Voilà!...  Diviser  le  patrimoine  en  deux 
portions  égales...  La  première  sera  pour  M.  le 
marquis,  lequel  se  chargera  de  récompenser 
maître  Protais  leHivain  à  sa  fantaisie...  L'autre 
sera  pour  nous. 

—  Et  Lola?... 

—  Elle  sera  la  maîtresse  d'un  Pontalès  quel- 
conque qui  la  payera  ou  qui  ne  la  payera  pas, 
je  m'en  bats  l'œil...  Quant  à  notre  pauvre  part 
de  vingt  mille  livres  de  rente,  il  y  aura  dix 
mille  francs  pour  toi  et  dix  mille  francs  pour 
moi... 

—  Mais...,  voulut  objecter  Robert. 

—  Attends  donc  !...  Ceci  en  principe...  Mais, 
car  moi  aussi  j'ai  mon  maiSy  mais  durant  l'es- 


CHAPITRE    XIX.  81 

pace  de  trois  années  consécutives,  j'aurai  Ja  libre 
disposition  de  notre  fortune  indivise,  parce 
que,  suivant  nos  conventions,  je  serai  le  maître, 
et  toi  le  domestique. 

Robert  le  regarda  bouche  béante. 

—  Tu  veux  railler?  balbutia-t-il. 

—  Non  pas  du  tout  !...  de  ma  vie  je  n'ai  parlé 
plus  sérieusement!...  Mon  brave,  il  n'y  a  dans 
les  marchés  que  ce  qu'on  y  met...  Le  soir  où 
nous  fîmes  ce  bon  repas  à  l'auberge  du  vieux 
Géraud  sur  le  port  de  Redon, —  quelle  omelette  ! 
mon  bonhomme...  et  quel  gigot  !...  non,  c'était 
une  épaule,  —  tu  me  promis  en  propres  termes 
d'être  mon  domestique  pendant  le  même  espace 
de  temps  que  je  t'aurais  servi... 

—  Et  tu  es  assez  fou  pour  espérer...?  com- 
mença Robert  en  fronçant  le  sourcil. 

—  Une  simple  observation...,  interrompit 
l'Endormeur  avec  gravité  :  les  rapports  nou- 
veaux que  nous  allons  avoir  ensemble  exigent, 
à  mon  avis,  de  nouvelles  formes...  S'il  m'en 
souvient  bien,  tu  exigeas  de  moi  autrefois  le 
sacrifice  de  certaines  façons  familières...  au- 
jourd'hui je  te  rends  la  pareille,  et  franchement 
tu  ne  peux  pas  m'en  vouloir... 

Robert  avait  grand'peine  h  contenir  son  im- 
patience. 

—  Quand  tu  auras  fini...,  dit-il. 


82  LES    BELLES-DE-xNUlT. 

—  Encore  tu  !,,,  s'écria  TEndormeur...  Amé- 
ricain, mon  fils,  vous  avez  la  tête  dure...  et  je 
commence  à  craindre  de  voir  notre  petite  dis- 
cussion dégénérer  en  une  mauvaise  querelle  ! 

Biaise  ne  souriait  plus. 

—  Voyons...,  dit  Robert,  qui  commençait  à 
s'inquiéter,  je  t'accorde  tes  dix  mille  francs  de 
rente,  bien  que  ce  soit  absurde...  Nous  ne 
sommes  pas  en  position  de  faire  un  éclat. 

—  Vous,  peut-être,  mon  ancien  seigneur... 
Mais  moi,  cela  m'est  parfaitement  égal!...  Écou- 
tez donc!...  chacun  a  ses  petites  faiblesses... 
Depuis  trois  ans,  je  songe  tous  les  jours  au  plai- 
sir que  je  me  donne  en  ce  moment...  Vrai, 
ajouta-t-il  en  se  prenant  à  rire,  trois  ans  ce 
n'est  pas  trop...  car  je  m'amuse  comme  un  bien- 
heureux ! 

Robert  avait  la  tête  basse  et  semblait  réfléchir. 

—  Et  quand  je  songe  que  j'ai  trois  ans  à 
m'amuser  ainsi,  reprit  Biaise,  ma  parole,  je  ne 
me  sens  pas  de  joie  ! 

Robert  jeta  un  regard  de  côté  vers  l'épée  de 
l'oncle  Jean,  qui  restait  à  portée  de  sa  main. 
Biaise  ne  perdit  point  ce  mouvement. 

—  Oh  !  oh  !  fit-il,  je  croyais  que  nous  n'étions 
pas  en  position  défaire  un  éclat!... 

La  lèvre  de  Robert  tremblait;  il  était  tout 
blême  de  colère. 


CHAPITRE    XIX.  83 

—  Biaise!...  Biaise!...  dit-il  d'une  voix  alté- 
rée, ma  patience  a  des  bornes... 

—  Moi ,  voilà  trois  ans  que  je  patiente , 
répliqua  TEndormeur  dont  le  calme  semblait 
imperturbable. 

—  Tu  sais  bien  que  tu  demandes  Timpossi- 
bleî...  Et  ce  jeu  doit  cacber  autre  cbose...  En 
deux  mots,  que  veux-tu? 

—  Voilà  qui  est  parler!...  s'écria  TEndor- 
meur;  mon  bonhomme,  tu  as  été  bien  long- 
temps à  me  comprendre...  On  m'a  promis  vingt 
mille  livres  de  rente  :  je  veux  vingt  mille  livres 
de  rente. 

—  Et  moi?...  dit  Robert  qui  baissait  les  yeux 
pour  tâcher  de  dissimuler  sa  colère. 

•  —  Je  n'entre  pas  dans  tes  affaires  personnel- 
les, mon  fils...  Sur  les  vingt  mille  livres  de 
rente  qui  restent,  tu  t'arrangeras  avec  M.  le 
marquis  de  Pontalès,  avec  maître  Protais  le 
Hivain,  avec  notre  chère  Lola  et  même  avec  le 
Bibandier,  s'il  y  a  lieu. 

—  C'est  ton  dernier  mot?...  demanda  Robert 
à  voix  basse  et  les  dents  serrées. 

—  C'est  mon  dernier  mot...,  répondit  l'En- 
dormeur,  et  je  le  promets  que  je  n'en  démordrai 
pas!...  Tu  me  donneras  tout,  ou  bien,  morbleu! 
je  mangerai  seul  le  bon  souper  que  tu  as  com- 
mandé, et  tu  me  serviras  à  table  ! 


84  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Allons  !...  dit  Robert  qui  nffecta  un  mou- 
vement de  gaieté,  je  vois  bien  qu'on  ne  peut 
pas  raisonner  avec  toi  ce  soir...  Il  faut  tâcher 
de  s'arranger  autrement. 

Tout  en  prononçant  ces  paroles  avec  un 
accent  de  bonne  humeur,  Robert  de  Blois  jouait 
avec  le  pied  de  la  lampe.  Au  beau  milieu  de  son 
sourire,  sa  main  glissa  ,  rapide  comme  l'éclair, 
et  saisit  sur  la  table  l'épée  de  l'oncle  Jean. 

Mais  l'Endormeur  était  sur  ses  gardes.  Si 
rapide  qu'eût  été  le  mouvement,  quand  Robert 
se  retourna  pour  frapper,  il  vit  son  camarade 
debout  au  milieu  de  la  chambre  et  tenant  a  la 
main  l'épée  du  maître  de  Penhoël. 

—  Oh!  oh!  mon  bonhomme!  dit  Biaise  qui 
tomba  en  garde  assez  gaillardement  ;  on  te  con- 
naît depuis  le  bout  de  l'oreille  jusqu'à  la  plante 
des  pieds...  Tu  triches  toujours,  c'est  ton  carac- 
tère... mais,  au  jeu  que  nous  allons  jouer,  à  ce 
qu'il  paraît,  on  ne  peut  pas  fder  la  carte. 

Robert  s'était  levé.  Il  n'était  peut-être  pas 
brave  dans  l'acception  héroïque  du  mot,  mais 
il  avait  ce  qu'il  fallait  de  sang-froid  et  de  fer- 
meté pour  défendre  à  l'occasion  son  intérêt  ou 
sa  vie. 

—  Je  te  préviens  que  c'est  un  duel  à  mort, 
dit-il  en  marchant  sur  Biaise  avec  précaution. 

—  C'est  tout  ce  que  tu  voudras,  mon  fils... 


CHAPITRE    XIX.  85 

répliqua  rEndormeur.  Dieu  merci  !  j*ai  cinq  ans 
de  salle. 

lis  n'étaient  pas  encore  à  portée  l'un  de  l'autre. 
Robert  s'arrêta  et  se  mit  en  garde  a  son  tour. 

—  Une  dernière  fois,  dit-il,  je  te  propose  la 
paix. 

—  Moi,  répondit  Biaise,  je  te  propose  une 
place  de  valet  de  chambre  auprès  de  ma  per- 
sonne... sinon  je  réclame  îe  payement  de  mes 
gages  pour  trois  années  de  service,  lesquels 
gages  j'évalue  à  la  somme  de  deux  cent  mille 
francs. 

Il  n'y  avait  plus  à  parlementer.  Les  pointes 
des  deux  épées  se  joignirent  tout  doucement. 
Ce  fut  comme  une  caresse. 

Ce  combat  ne  ressemblait  guère  à  celui  qui 
avait  eu  lieu  peu  d'instants  auparavant,  à  la 
même  place.  Les  deux  adversaires  se  montraient 
également  prudents. 

Ils  firent  tour  à  tour  une  demi-douzaine  de 
passes  à  distance;  quand  l'un  d'eux  se  fendait, 
par  aventure,  il  restait  bien  six  pouces  entre  la 
pointe  de  son  éj)ée  et  le  corps  de  l'adversaire. 

Et  pourtant  l'assaut  s'animait;  ils  frappaient 
du  pied  vaillamment,  comme  à  la  salle  d'armes, 
et  Ton  entendait  un  grand  cliquetis  de  fer. 

De  loin  un  myope  aurait  pu  penser  que  c'était 
une  bataille  acharnée  et  terrible. 

3.  8 


86  LKS    BELLES-DE-NUIT. 

Ail  moment  où  le  bruit  de  ferraille  allait  le 
mieux,  un  gros  rire  éclata  tout  à  coup  de  l'autre 
côté  de  la  chambre. 

Les  deux  épées  se  baissèrent  à  la  fois. 

La  porte  par  où  Robert  et  Biaise  étaient  entrés 
dans  le  salon  venait  de  s'ouvrir.  Sur  le  seuil  on 
apercevait  la  taille  longue  et  maigre  de  Biban- 
dier.  L'ancien  uhlan  se  tenait  les  côtes  et  riait 
à  gorge  déployée. 

—  Ah  !  ah  !  ah!  s'écria- t-il  dès  qu'il  put  par- 
ler; la  maîtresse  farce!...  Voilà  deux  bons  gar- 
çons qui  se  battent  comme  des  diables  pour  un 
héritage  qui  leur  passera  sous  le  nez!...  Ah! 
ah  !  ah!...  Et  pour  un  souper  qu'un  autre  man- 
gera ! 

Robert  et  Biaise  restaient  tout  déconte- 
nancés. 

L'ancien  uhlan,  fossoyeur  de  la  paroisse  de 
Glénac,  fit  quelques  pas  à  l'intérieur  de  la  cham- 
bre. Il  tenait  à  la  main  des  papiers. 

—  Restez  dehors  si  vous  avez  peur!...  cria- 
t-il  à  la  cantonade;  je  promets  bien  qu'ils  ne 
me  tueront  pas...  Ma  parole!  reprit-il  en  s'a- 
dressant  aux  deux  combattants,  vous  êtes  drôles 
à  croquer  comme  cela'...  Ah  !  M.  Robert,  j'irai 
te  voir  à  la  chambre,  bien  sûr,  quand  tu  seras 
député...  Ah  ça!  l'Endormeur,  nous  voulons 
donc  avoir  vingt  bonnes  petites  mille  livres  de 


CHAPITRE    XIX.  87 

rente  qui  ne  doivent  rien  à  personne.  Et,  sur  le 
reste,  l'Américain  pourra  s'arranger  avec  le  vieux 
marquis,  avec  M.  de  la  Chicane,  etc..  etc.,  et 
enfin  avec  le  Bibandier,  s'il  y  a  lieu...  Laissez  là 
vos  joujoux,  mes  enfants  ;  nous  allons  parler  d'af- 
faires sérieuses. 

Biaise  et  Robert  se  regardaient.  Le  préambule 
n'annonçait  rien  de  bon. 

Bibandier  s'installa  dans  le  fauteuil ,  auprès 
de  la  table. 

—  Mes  amours,  dit-il,  je  m'applaudirai  toute 
ma  vie  de  vous  avoir  évité  la  peine  de  vous  em- 
brocher comme  des  dindons  que  vous  êtes... 
Quand  vous  me  ferez  des  yeux  de  tigre  pendant 
une  heure,  ça  ne  changera  rien  à  l'histoire!... 
Voyez-vous,  il  n'y  a  pas  moyen  de  faire  les  mé- 
chants ici,  ce  soir... 

—  Mais  que  signifie  donc  tout  cela?...  s'écria 
Robert;  je  ne  vous  avais  jamais  vu  si  insolent, 
mons  Bibandier  ! 

—  Américain,  dit  l'ancien  uhlan,  la  nature 
chatouilleuse  de  mon  caractère  ne  me  permet 
pas  de  continuer  l'entretien  sur  ce  ton...  Ah! 
ah  !  ah!...  se  reprit-il  en  éclatant  de  rire,  j'ai 
envie  de  prendre,  moi  aussi,  une  de  ces  vieilles 
flambcrges,  et  nous  mènerons  la  danse  à  trois... 
Mais  c'est  assez  folâtrer...  Viens  te  mettre  à  ma 
droite,  l'Endormeur...  Américain,  prends  place 


88  LES    BELLES-DE-INUIT4 

à  ma  gauche...  Il  s'agit  d'une  communication 
officielle. 

Robert  et  Biaise  s'approchèrent  machinale- 
ment. 

—  M.  le  marquis  de  Pontalès  ,  poursuivit 
Bibandier,  a  bien  voulu  me  donner  auprès  de 
vous  une  mission  de  confiance...  Il  m'a  dit  : 

u  —  Mon  ami  Bibandier,  je  répugne  à  voir 
ce  Robert  et  ce  Biaise...» 

—  Comment!...  s'écrièrent  ceux-ci  en  même 
temps. 

—  Si  vous  m'interrompez,  nous  n'en  finirons 
pas...  M.  le  marquis  m'a  donc  dit  : 

u — Mon  ami  Bibandier,  épargne-moi  la  peinede 
voir  ces  deux  coquins  de  Robert  et  de  Biaise  ! ...  » 

—  Ah!...  fit  M.  de  Blois,  Pontalès  a  dit 
cela  ! . , . 

—  Comme  j'ai  l'honneur,  mon  fils...  Et  je 
crois  bien  que  c'est  pure  modestie. . .  Le  mnrquis, 
tout  en  vous  comblant  de  bienfiiits,  veut  se 
soustraire  aux  marques  de  votre  reconnais- 
sance...  Jugez-en...  Il  m'a  dit  encore  : 

«i  —  En  définitive,  ces  drôles  m'ont  été  d'une 
certaine  utiHté...  Je  prétends  qu'ils  ne  s'en  aillent 
pas  les  mains  vides.  » 

—  Nous  en  aller  !...  se  récria  Biaise. 

Et  Robert  ajouta  en  raillant  à  son  tour  : 

—  Ah  ça  !  M.  le  marquis  croit  donc  que  nous 


CHAPITRE    XIX.  89 

sommes  gens  à  tirer  les  marrons  du  feu  pour 
nous  laisser  ensuite  mettre  à  la  porte  comme  des 
enfants? 

—  Le  marquis  est  un  fameux  lapin,  M.  Ro- 
bert!... dit  Tancien  uhlan  avec  emphase;  et 
s'il  mange  les  marrons  à  lui  tout  seul,  vous  devez 
encore  vous  estimer  heureux  qu'il  veuille  bien 
vous  en  jeter  les  pelures!... 

—  C'est  ce  qu'il  faudra  voir  !... 

—  C'est  tout  vu  !...  Pour  en  revenir,  Pontalès 
m'a  chargé  de  vous  dire  qu'il  a  besoin  de  son 
manoir  de  Penhoël...  et  qu'il  serait  flatte  de 
vous  voir  disparaître  ce  soir  même. 

—  Il  faut  que  le  brave  homme  soit  tombé  en 
enfance  !  murmura  Robert  qui  véritablement 
ne  comprenait  rien  à  cet  acte  d'hostilité  brutale. 
Le  manoir  est  à  nous  bien  plus  qu'à  lui...  Nous 
possédons  des  contre-lettres  dont  les  doubles  se 
trouvent  entre  les  mains  de  maître  le  Ili- 
vain. 

—  Les  doubles,  et  les  originaux  aussi..., 
riposta  Bibandier. 

—  Du  tout! 

—  Si  foiit!  c'est  moi-même  qui  ai  crocheté 
votre  secrétaire  ce  soir...  Pas  de  jeux  de  mains, 
M.  Robert,  ou  j'introduis  dans  la  discussion  un 
argument  nouveau. 

Sa  main  droite,  qui  était  passée  sous  le  revers 

8. 


90  LES    BELLES-DE-NUIT. 

de  sa  veste  de  paysran,  sortit  armée  d'un  pistolet 
de  taille  recommandable. 

—  Causons  comme  des  amis,  reprit-il,  et  ne 
nous  emportons  pas  avant  de  savoir...  Je  gagne 
ma  vie,  que  diable  !...  Si  vous  aviez  été  les  plus 
forts  ,  soyez  certains  que  j'aurais  travaillé  pour 
vous...  car  je  n'ai  pas  de  rancune,  moi...  et  je 
ne  me  souviens  déjà  plus  des  grands  airs  mal- 
honnêtes que  vous  avez  pris  avec  moi  pendant 
trois  ans.  Voici  donc  une  chose  entendue...  Il 
ne  faut  plus  compter  sur  vos  contre-lettres. 

—  Nous  avons  d'autres  moyens..., dit  Robert. 
Et  si  Pontalès  nous  pousse  à  bout!... 

—  Mes  amours,  vous  serez  doux  comme  des 
agneaux!...  C'est  moi  qui  vous  en  réponds!... 
Je  vous  dis  que  ce  vieux  Pontalès  est  un  lapin 
de  première  force!...  Et  un  brave  homme... 
car  il  vous  propose  une  indemnité,  lui  qui  pour- 
rait Vous  renvoyer  tout  bonnement  comme  des 
vagabonds. 

—  Quelle  indemnité?...  demanda  Biaise. 

—  Une  dizaine  de  jolis  billets  de  mille  francs 
à  partager  entre  vous. 

—  Juste  la  moitié  d'une  année  de  notre  re- 
venu!... se  récrièrent  à  la  fois  les  deux  amis; 
c'est  de  la  démence. 

—  Acceptez-vous? 

~  Jamais  !...  dit  Robert. 


CHAPITRE   XIX.  01 

—  J'aimerais  mieux  m'allei  pendre!...  ajouta 
Biaise. 

—  Ancien  style  î...  fit  observer  Bibandier  ;  la 
guillotine  a  remplacé  cette  forme  féodale  et 
vieillie...  Plaisanterie  à  part,  mes  garçons,  vous 
ne  comprenez  pas  du  tout  votre  situation... 
Permettez-moi  de  mettre  sous  vos  yeux  de 
légers  documents  que  ce  finaud  de  Pontalès  a 
ûnt  venir  de  la  capitale. 

Il  déplia  l'un  des  papiers  qu'il  tenait  à  la 
main. 

—  Premier  document  : 

<(  Extrait  des  rôles  de  la  préfecture  de  police. 
«  Bureau  des  renseignements. 
«t  Robert  Camel...  » 

La  surprise  arracha  un  cri  à  Robert. 

Biaise  et  lui  changèrent  à  ce  moment  de  vi- 
sage. Jusqu'alors  ils  avaient  cru  pouvoir  com- 
battre à  armes  égales. 

«...  Robert  Camel,  »  reprit  Bibandier,  «  dit 
<t  Wolf,ditBelowski,  dit  V Américain,  à  cause  du 
<c  genre  de  vol  auquel  il  se  livre  habituellement. 
«t  Origine  inconnue;  vingt-huit  ans;  repris  de 
u  justice  ;  trois  condamnations  en  police  correc- 
«(  tionnelle  et  deux  en  cour  d'assises  ;  condamné 
t'.  en  1815  pour  vol  qualifié  à  cinq  ans  de  reclu- 


y2  LES    BELLES -DE-NUIT. 

<t  sion;  s'est  évadé  de  la  Force  au  bout  d'un 
«{  mois,  et  n'a  pu  être  ressaisi  par  la  justice...  » 

—  Deuxième  document  : 

«  Extrait  des  rôles  de  la  préfecture  de  police. 
«  Bureau  des  renseignements. 

«t  Biaise  Jolin ,  dit  rEndormeur,  h  cause  du 
«f  genre  de  vol  auquel  il  se  livre  habituelle- 
«<  ment...  )> 

Bibandier  se  mit  à  rire  : 

—  Vous  avez  comme  ça,  tous  deux,  des  ha- 
bitudes, mes  chéris!...  dit-il. 

«'  ...  Auquel  il  se  livre  habituellement  ;  repris 
«  de  justice  ;  condamné  par  contumace  le  5  jan- 
«  vier  1816  à  dix  ans  de  travaux  forcés,  à  la 
<(  marque  et  à  l'exposition...  » 

L'ancien  uhlan  replia  soigneusement  ses  pa- 
piers pour  les  mettre  dans  sa  poche. 

Robert  et  Biaise  avaient  la  tctc  basse;  ils 
semblaient  atterrés. 

—  Mauvais  ragoût!...  dit  Bibandier,  dix  ans 
et  le  pilori...  tu  as  tout  de  même  bien  fiût  de 
t'évanouir,  l'Endormeur !...  Mais  ne  nous  per- 
dons pas  dans  des  digressions  inutiles,  comme 


CHAPITRE    XIX.  95 

disait  le  gros  avocat  qui  m'a  euvoyé  à  Brest... 
Il  nous  reste  à  savoir  s'il  vous  plaît,  M.  Robert, 
de  faire  vos  quatre  ans  et  neuf  mois  de  réclu- 
sion... et  si  vous  éprouvez  le  besoin,  M.  Biaise, 
de  purger  votre  contumace?... 

Les  deux  amis  gardaient  le  silence.  C'était  là 
un  coup  aussi  rude  qu'inattendu.  Biaise,  sur- 
tout, qui  s'était  cru  au  sommet  des  prospérités, 
retombait  à  plat  et  se  sentait  incapable  de 
résistance. 

Robert  essaya  du  moins  de  faire  télc  à 
l'orage. 

—  Tout  cela  est  très-bon...,  dit-il  en  relevant 
sa  tcte  blémie,  et  je  devine  la  part  que  vous  y 
avez  prise,  mon  vieux  camarade...  Mais  si  nous 
sommes  perdus,  Pontalcs  pense-t-il  être  à 
l'abri  ? 

—  Ob!  oh!...  répondit  Bibandier,  quand 
vous  le  pincerez,  celui-là!... 

—  On  peut  essayer!...  Ce  qui  s'est  passé  la 
nuit  de  la  Saint-Louis... 

—  Pas  de  témoins  !  interrompit  Bibandier. 

—  Il  y  en  avait  un,  du  moins. 

—  Oui...  c'est  vrai...  Mais  je  suis  tout  seul  à 
le  connaître...  et  M.  le  marquis  me  paye. 

Robert  fit  un  geste  de  rage  impuissante. 

—  Quoi  qu'il  arrive,  s'écria-t-i!,  nous  résiste- 
rons!... Nous  ne  sommes  pas  encore  sous  la 


94  LES    BELLES-DE-NUIT. 

main  de  la  justice,  et  nous  avons  le  temps  de 
nous  retourner. 

—  Pas  beaucoup...,  dit  Tancien  uhlan  avec 
douceur. 

—  Donnons-nous  la  main,  Biaise,  reprit  Ro- 
bert en  se  tournant  vers  son  camarade.  Nous 
sommes  unis,  n'est-ce  pas,  maintenant?...  A 
nous  deux,  nous  le  mènerons  loin,  je  vous  jure, 
votre  marquis  de  Pontalès  !.., 

—  Oui...  oui...,  balbutia  l'Endormcur  ;  je 
ferai  tout  ce  que  tu  voudras  ! 

—  Ah!...  s'écria  Robert,  on  croit  nous  te- 
nir!... A  l'appui  de  ces  belles  menaces,  M.  le 
marquis  aurait  dû  nous  montrer  quatre  gen- 
darmes... 

—  Il  y  en  a  huit  à  l'office...,  répondit  Biban- 
dier  en  souriant;  c'est  l'Endormeur  qui  a  été 
les  chercher  à  Redon. 

Robert  se  tourna  vivement  vers  Biaise,  qui 
murmura  en  se  frappant  le  front  : 

—  C'était  au  cas  où  les  paysans  se  seraient 
révoltés  pour  les  maîtres  de  Penhoël. 

Robert  ne  dit  plus  rien;  il  était  vaincu.  Dans 
le  silence  qui  se  fit,  on  entendit  la  petite  toux 
sèche  de  Macrocéphale,  qui  attendait  toujours 
derrière  la  porte. 

—  Patience!  lui  cria  Bibandier  ;  voilà  qui  est 
fini. 


CHAPITRE    XIX.  95 

Il  tira  de  sa  poche  un  portefeuille  et  compta 
sur  le  coin  de  la  tabte  dix  billets  de  banque  de 
mille  francs. 

—  Mes  amours,  reprit-il,  on  ne  vous  demande 
même  pas  de  reçu,  tant  est  grande  la  confiance 
que  vous  nous  inspirez...  Seulement  votre  si- 
gnalement est  donné  à  toutes  les  gendarmeries 
du  département...  Si  vous  êtes  encore  dans  les 
environs  au  lever  du  soleil,  vous  pourrez  bien 
éprouver  quelques  désagréments...  En  vue  de 
ce  danger  qui  vous  menace,  je  vous  ai  fait  pré- 
parer deux  excellents  chevaux,  lesquels  vous 
attendent  de  l'autre  côté  de  Feau. 

—  Partons!...  dit  Robert  qui  prit  cinq  des 
billets  étalés  sur  la  table. 

Biaise  serra  les  cinq  autres  d'un  air  déses- 
péré. 

—  Nous  nous  entendons  bien ,  poursuivit 
Bibandier  ;  si  fantaisie  vous  prenait  de  revenir, 
coffrés  en  deux  temps,  sans  rémission  î... 

Les  deux  amis  se  dirigèrent  vers  la  porte. 
Bibandier  se  leva  pour  les  reconduire  poli- 
ment. 

—  J'espère  que  nous  n'avons  pas  de  rancune, 
leur  dit-il  chemin  faisant  ;  en  somme,  je  vous  ai 
réconciliés,  mes  petits...  Chacun  gagne  son  pain 
comme  il  peut,  vous  savez  bien...  Et,  tenez! 
j'espère  que  je  vous  rejoindrai  bientôt  là-bas,  à 


96  LES    BËLLES-DE-NUIT. 

Paris...  Nous  ferons  encore  plus  d'une  bonne 
affaire  ensemble.  A  vous  revoir,  mes  braves  !... 
Ah!  j'oubliais...  maître  le  Hivain,  qui  n'ose  pas 
entrer  de  peur  des  ëpées,  et  qui  vous  a  joué  le 
présent  tour,  me  prie  de  vous  dire  qu'il  ne 
mourra  pas  content  a  moins  de  se  faire  liacber 
en  mille  pièces  pour  votre  service  î ... 

Robert  et  Biaise  avaient  disparu.. 

Quelques  instants  après,  un  domestique  entra, 
portant  le  souper  commandé  par  le  maître  de 
Penboël.  Bibandier  et  maître  Protais  le  Hivain 
s'attablèrent  gaiement. 

C'était  plaisir  de  les  voir  se  frotter  les  mains 
et  rire,  avant  d'attaquer  la  succulente  poularde 
qui  fumait  au  milieu  de  la  table. 

—  II  fallait  bien  que  ce  souper-là  fut  mangé 
enfin  par  quelqu'un  !...  dit  Macrocépbale. 

—  A  votre  santé,  M.  de  la  Cbicanc!  riposta 
Bibandier  en  versant  deux  pleines  rasades.  Nous 
sommes  les  maîtres  ici  pour  ce  soir! 

Chacun  d'eux  porta  son  verre  à  ses  lèvres; 
mais,  au  lieu  de  boire,  ils  se  levèrent  vivement 
et  avec  respect. 

M.  le  marquis  de  Pontalcs,  qui  était  entré  sans 
bruit,  venait  de  se  mettre  à  table. 

L'ancien  ublan  et  l'homme  de  loi  restaient 
debout,  le  verre  îi  la  main,  tout  déconte- 
nancés. 


CHAPITRE    XIX.  97 

Pontalèsr«vait  sur  le  visage  son  bon  petit  sou- 
rire, doucement  moqueur. 

Il  attira  la  poularde  et  se  servit  une  aile. 

Le  Ilivain  et  Bibandier  attendaient  qu'il  leur 
dit  de  s'asseoir. 

Pontalès  mangea  son  aile  de  volaille  et  but 
un  verre  de  vin  avec  un  plaisir  manifeste. 

Puis  il  partagea  entre  ses  deux  compagnons 
un  signe  de  tête  protecteur. 

—  Je  suis  content  de  vous,  mes  enfants... 
dit-il  avec  sa  tranquille  bonhomie.  Allez  manger 
un  morceau  à  Toffice... 


FIN    DE    LA    SECONDE    PARTIE. 


TROISIEME  PARTIE. 


I.A   COUR    DES  MESSACtERIBS. 


Le  xiv"  siècle  trouva  l'architecture  ,  le  xv* 
inventa  la  poudre  ,  le  xvi'  restaura  la  peinture, 
le  xvii®  fixa  la  langue ,  le  xvin®  compila  l'En- 
cyclopëdie  et  mangea  ces  petits  soupers  trop 
fameux  qui  nous  coûtent  tant  de  vaudevilles  î 
Le  xix«  siècle  a  perfectionné  les  moyens  de 
transport. 

C'est  là  sa  gloire.  On  pourra  contrôler  ses 
autres  titres  :  planètes  devinées,  conserves  de 
tragédies,  romans  à  la  vapeur  et  goguettes  hu- 


100  LES    BELLKS-DE-NUir. 

maiiitaircs,  mais  nul  historien  n'aura  le  cœur 
de  lui  contester  le  macadamisage,  les  bornes 
kilométriques.  le  cornet  à  piston  du  conducteur, 
et  la  lampe  merveilleuse  qui  chauffe  en  hiver 
les  pieds  des  voyageurs. 

Nous  ne  parlons  pas  même  des  chemins  de 
fer.  Le  diligence  seule  eût  suffi  pour  créer  à 
notre  âge  une  spécialité  honorable. 

La  diligence  si  dédaignée!... 

L'empire  n'est  pas  encore  bien  loin  de  nous, 
et  pourtant  si  nos  jeunes  messieurs  les  voyageurs 
du  commerce  voyaient  surgir  tout  à  coup  une  de 
ces  lourdes  et  incommodes  machines  auxquelles 
étaient  réduits  leurs  devanciers ,  les  simples 
commis  voyageurs,  ces  aimables  fils,  frémiraient 
jusque  dans  leurs  breloques. 

La  restauration  fit  des  progrès,  il  faut  l'avouer; 
mais,  en  1820,  les  voitures  publiques  avaient 
encore  cette  physionomie  de  coucou  qui  révolte 
et  fait  honte.  On  mettait  trois  jours  et  trois  nuits 
pour  aller  de  Rennes  à  Paris.  On  couchait  en 
route;  on  faisait  des  relais  de  sept  lieues  avec 
deux  ou  trois  rosses  asthmatiques.  Enfin  des 
choses  qui  semblent  dater  du  déluge! 

Il  a  sufii  d'une  vingtaine  d'années  pour  apla- 
nir les  montagnes,  combler  les  fondrières,  civi- 
liser les  pataches  ,  guérir  les  chevaux  et  metlre 
dans  tous  les  compartiments  des  diligences  res- 


CHAPITRE    PREMIER.  401 

taurëes  cette  jolie  petite  revue,  qui  porte  aux 
points  les  plus  reculés  de  notre  France  la  re- 
nommée de  la  pâteRegnault  et  les  épiques  dis- 
sensions des  dents  osanores. 

Il  était  environ  huit  heures  du  matin.  Dans 
la  cour  de  l'hôtel  des  messageries,  à  Rennes,  on 
faisait  beaucoup  de  bruit  et  Ton  se  donnait  beau- 
coup de  mal.  C'était  le  départ  pour  Paris.  Au 
milieu  de  la  cour,  stationnait  une  voiture  jaune, 
étroite  par  la  base,  large  par  le  haut,  et  dont  la 
construction  semblait  calculée  pour  obtenir  le 
plus  d'accidents  possibles.  Autour  de  cette  voi- 
ture, à  laquelle  s'attelaient  déjà  trois  chevaux , 
réformés  pour  diverses  maladies,  un  monde  de 
facteurs,  de  voyageurs  et  de  mendiants  se  pres- 
sait. 

Il  y  avait  là  cette  famille  qui  occupe  Tinté- 
rieur  des  diligences  depuis  le  commencement 
des  temps  :  le  père  avec  son  bonnet  de  soie 
noire  et  le  grand  sac  de  nuit;  la  mère  qui  porte 
le  panier  aux  provisions,  bourré  de  veau  froid, 
et  dont  le  couvercle  trop  petit  laisse  passer  le 
goulot  des  bouteilles;  les  deux  demoiselles  qui 
se  sont  coiffées  de  chapeaux  antiques  pour  met- 
tre ceux  du  dimanche  dans  la  malle;  et  la  bonne 
revéche,  avec  les  trois  petits  enfants,  payant 
demi-place,  dont  le  roulement  de  la  voiture  va 
bientôt  déranger  les  jeunes  estomacs.. . 


102  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Cette  famille  encombre  à  elle  seule  une  cour 
de  messageries  ,  tant  elle  a  d'ainis  qui  viennent 
pleurer  sur  son  départ  et  lui  souhaiter  bon 
voyage.  Elle  se  charge  des  commissions  de  toute 
une  ville;  quand  elle  part,  la  malle-poste  n'a 
plus  rien  dans  ses  coffres. 

Il  y  avait,  pour  la  rotonde,  le  pelit  jeune 
homme  qui  va  faire  son  droit  à  Paris ,  empor- 
tant avec  lui  le  cher  manuscrit  de  cette  tragédie 
que  le  Théâtre-Français,  hélas!  ne  voudra  point 
jouer;  la  petite  fille,  sournoise  et  pauvre,  que 
vous  rencontrerez  peut-être,  au  bout  d'un  mois, 
pimpante  et  bien  changée  dans  une  loge  de 
l'Opéra  ;  enfin,  la  nourrice  discrète,  vaste,  rouge, 
qui  va  voir  si  Paris  lui  garde  un  rejeton  royal  à 
allaiter. 

Pour  l'impériale,  deux  hommes  à  moustaches 
et  à  pipes. 

Restait  ce  compartiment  aristocratique  :  le 
coupé,  que  l'on  nommait  a  Rennes,  en  ce  temps, 
le  cabriolet. 

Dans  la  foule  bavarde  et  attendrie  qui  entou- 
rait la  voiture ,  on  se  disait  qu'un  monsieur, 
venant  de  Rrest ,  avait  pris  le  cabriolet  pour  lui 
tout  seul.  On  ajoutait,  entre  deux  poignées  de 
mains  arrosées  de  larmes,  que  ce  monsieur  était 
un  Anglais,  et  que  les  Anglafs  sont  des  origi- 
naux qui  ne  font  rien  comme  tout  le  monde. 


CHAPITRE    PREMIER.  103 

Les  mendiants  et  les  désœuvrés  qui  Tavaient 
vu  arriver,  la  veille  au  soir,  affirmaient  qu'il 
était  bel  homme  et  militaire,  pour  sûr. 

11  était  descendu  à  Thôtel  de  France,  dont  les 
portes  donnent  sur  la  cour  même  des  message- 
ries. Là,  il  avait  trouvé  deux  grands  nègres  et 
une  dame  avec  ses  servantes.  Toutes  ces  per- 
sonnes, qui  semblaient  faire  partie  de  sa  mai- 
son ,  étaient  arrivées  à  Rennes  en  même  temps 
que  lui ,  mais  dans  deux  chaises  de  poste  sur- 
chargées de  bagages. 

Pourquoi  voyageait-il  seul  dans  le  cabriolet, 
tandis  que  la  dame  était  en  chaise  de  poste? 
Pourquoi  surtout  les  deux  grands  nègres  s'éta- 
laient-ils dans  une  commode  berline,  tandis  que 
leur  maître  présumé  allait  en  diligence? 

Les  Anglais!...  les  Anglais,  cela  fait  de  si 
drôles  de  corps  ! . . . 

Et  les  anecdotes  de  rouler!  L'un  avait  connu 
un  Goddam  qui  mangeait  son  potage  au  dessert  ; 
l'autre  avait  fréquenté  un  gentleman  qui  ne 
voyageait  jamais  qu'avec  son  cheval ,  seulement 
ce  gentleman  tenait  toujours  son  cheval  par  la 
bride,  et  autres  raretés  de  la  même  force. 

Plus  on  parlait  des  drôleries  britanniques, 
plus  les  regards  se  fixaient,  curieux,  sur  la  porte 
de  l'hôtel  de  France,  par  où  l'Anglais  devait 
passer  pour  entrer  dans  la  cour  des  messageries. 


104  LES    BELLES-DE-NUIT. 

L'heure  du  départ  avait  sonne  ;  l'Anglais  se 
faisait  attendre. 

La  famille  de  l'intérieur,  le  petit  étudiant  et 
la  vaste  nourrice  commençaient  à  murmurer 
contre  les  privilèges  des  gens  riches. 

—  Viendra-t-il  aujourd'hui  ou  demain,  VEn- 
glishman?  disait  la  bonne. 

—  S'il  s'agissait  d'un  pauvre  malheureux, 
grondait  la  nourrice,  on  le  laisserait  prendre 
ses  jambes  à  son  cou  et  courir  après  la  diligence! 

Les  mendiants  gémissaient: 

—  Bonnes  âmes  charitables...  bons  chrétiens, 
pour  l'amour  de  Dieu  î... 

Les  facteurs  criaient  : 

—  Une  caisse  pour  Alençon,  quarante  livres... 
deux  paniers  de  poisson  pour  Vitré!... 

Et  auprès  de  la  portière  de  l'intérieur: 

—  Vous  ne  nous  oublierez  pas  auprès  de 
M.  et  madame  Grimbîet,  n'est-ce  pas?... 

—  Bien  des  choses  à  l'avoué  surtout  et  à  son 
épouse. 

—  Si  vous  m'en  croyez,  vous  entortillerez  vos 
pieds  dans  la  paille...  les  matinées  sont  fraî- 
ches... 

—  Ah  !  vous  allez  trouver  sur  la  route  de  quoi 
vous  distraire!...  Tous  les  regrets  sont  pour 
ceux  qui  restent!... 

—  Amitiés  à  Victor,  à  Joseph,  à  Sophie... 


CHAPITRE    PREMIER.  105 

Vous  auriez  mieux  fait  de  mettre  le  cliien  sur 
l'impériale. 

Au  beau  milieu  de  ces  caquetages  croisés,  le 
silence  se  fît  tout  h  coup.  La  porte  de  l'hôtel  de 
France  venait  de  s'ouvrir,  et  les  deux  grands 
nègres  de  l'Anglais  se  montraient  sur  le  seuil. 

—  Beaux  brins  d'hommes,  ma  foi  !  murmura 
la  nourrice. 

C'étaient  en  effet  des  noirs  magnifiques,  vêtus 
d'une  riche  livrée  et  coiffés  de  turbans  blancs, 
qui  faisaient  ressortir  Tébcne  luisante  de  leur 
peau. 

Ils  traversèrent  la  cour  sans  s'occuper  de 
tous  ces  regards  fixés  sur  eux  avidement,  et  dé- 
posèrent dans  le  coupé  un  manteau  ,  un  châle 
de  cachemire  et  un  coussin  de  fourrure  de  toute 
beauté. 

—  Avec  ça,  dit  l'un  des  hommes  à  moustaches 
et  à  pipes  de  l'impériale,  le  milord  ne  gagnera 
pas  la  coqueluche! 

Le  petit  étudiant,  philosophe  par  nécessité, 
lançait  au  riche  manteau  cl  à  la  belle  fourrure 
des  regards  de  mépris  stoïque. 

Lesdeux  noirs  s'en  allèrent  en  silence,  comme 
ils  étaient  venus,  et  l'Anglais  parut,  à  son  tour, 
sur  la  porte  de  l'hôtel. 

C'était  un  homme  d'aspect  noble  et  véritable- 
ment remarquable.  Cette  épithcte  d'original, 


106  LES    BELLES-DE-NUIT. 

que  la  province  accorde  au  premier  paltoquet 
qui  laisse  croître  ses  cheveux  ou  sa  barbe  et 
porte  un  chapeau  ridicule ,  ne  lui  allait  pas  à  la 
cheville. 

Il  y  eut  dans  la  foule  un  murmure  d'étonne- 
ment,  nous  allions  dire  de  respect. 

L'Anglais  ne  portait  cependant  qu'un  costume 
de  voyage  assez  simple.  Une  redingote  à  bran- 
debourgs, comme  c'était  la  mode  alors,  serrait 
sa  taille  haute  et  d'une  rare  élégance.  Pour 
coiffure  il  avait  une  petite  casquette  anglaise  de 
laquelle  s'échappaient,  en  boucles  naturelles,  ses 
cheveux  noirs,  soyeux  et  lustrés. 

Tandis  qu'il  traversait  la  cour  lentement,  cha- 
cun put  admirer  son  visage  noble  et  fier,  et  le 
dessin  régulier  de  ses  traits,  brunis  par  le  soleil. 

Une  nuée  de  ces  mendiants  sales  et  hideux, 
qui  pullulent  dans  les  rues  de  Rennes,  se  pres- 
sait sur  son  passage  en  faisant  assaut  de  criail- 
leries  et  de  lamentations. 

La  foule  pensait  que  l'Anglais  allait  les  com- 
bler de  gros  sous  ;  mais  celui-ci  n'eut  pas  même 
l'air  de  les  apercevoir  et  monta  dans  le  coupé , 
dont  il  ferma  la  portière  sur  lui. 

—  En  route!...  cria  le  conducteur  en  se  pen- 
dant à  la  courroie  de  l'impériale. 

Le  postillon  fit  claquer  son  fouet. 

— Bonne  âme  charitable!...  chantait  le  chœur 


CHAPITRE    PREMIER.  107 

plaintif  des  mendiants;  bon  chrétien,  pour 
l'amour  de  Dieu!... 

Et  le  même  chœur  grondait  en  aparté  : 

— Coquin  d'Angliche  î  si  nous  pouvions  t'étran- 
gler  tout  vif! 

Les  badauds  s'étonnaient  et  disaient  : 

—  Le  fait  est  qu'il  pourrait  bien  leur  donner 
quelques  pièces  de  deux  sous,  ce  richard-là  !... 
Mais  les  Anglais ,  ça  a  le  cœur  dur  comme  un 
caillou  î 

Au  moment  où  la  voiture  s'ébranlait,  une 
main  blanche  et  fine  sortit  de  la  portière  du 
coupé,  et  une  pleine  poignée  de  louis  d'or 
tomba  sur  le  pavé  de  la  cour. 

Ce  fut  alors  une  épouvantable  bataille  entre 
les  mendiants  ameutés. 

De  mémoire  de  gueux,  on  n'avait  jamais  vu 
à  Rennes  une  magnificence  pareille.  Les  badauds 
ouvraient  de  grands  yeux,  et  plus  d'un,  parmi 
eux,  avait  bonne  envie  de  prendre  part  à  la 
mêlée. 

Tandis  que  les  mendiants,  hommes,  femmes 
et  enfants,  se  ruaient  les  uns  contre  les  autres 
avec  une  ardeur  digne  de  l'aubaine,  la  diligence, 
à  peine  lancée,  subissait  un  temps  d'arrêt  à  la 
porte  même  de  la  cour.  Tout  le  monde  s'élança 
de  ce  côté,  dans  l'espoir  d'un  accident,  mais  ce 
n'était  qu'un  voyageur,  portant  pour  bagage 


108  LES    BELLES-DE-NUIT. 

une  petite  valise  assez  plate,  et  demandant  une 
place  pour  Paris. 

En  pleine  rue,  on  ne  se  fut  certes  pas  arrêté 
pour  ouïr  les  instances  de  ce  voyageur  inconnu, 
mais  sous  Tétroite  voûte  qui  sépare  la  voie 
publique  de  la  cour  des  messageries  rennaises, 
un  seul  homme  fait  obstacle  et  peut  disputer  le 
passage  au  postillon  le  plus  absolu.  Il  faut  par- 
lementer. 

Le  conducteur  se  pencha  sur  son  siège  et 
dit: 

—  Monsieur,  la  voiture  a  sa  charge...  Après- 
demain,  vous  aurez  un  autre  départ. 

Le  voyageur  n'était  rien  moins  que  notre 
ami  Etienne  Moreau,  le  peintre,  arrivant  de 
Redon  avec  son  léger  bagage. 

— Il  faut  pourtant  que  je  parte  aujourd'hui..., 
répliqua -t-il. 

—  S'il  n'y  a  pas  de  place. 

—  Je  ne  suis  pas  difficile...  je  me  mettrai 
n'importe  où. 

—  Voilà  un  être  entêté  !...  grommela  le  con- 
ducteur; puisque  je  vous  dis  que  la  diligence 
est  comble!...  Adressez-vous  en  face  à  la  Con- 
currence,,, Il  n'y  a  pas  de  danger  qu'on  refuse 
un  voyageur  dans  cette  boutique-là  ! 

—  J'en  viens  pourtant,  dit  Etienne;  et  l'on 
m'a  refusé. 


CHAPITRE    PREMIER.  109 

—  Alors,  au  large,  s'il  vous  plaît!...  En  avant, 
postillcn  ! 

Le  postillon  fit  claquer  son  fouet  ;  les  chevaux 
piaffèrent  sur  place.  Etienne  resta  ferme  au 
beau  milieu  du  défilé,  comme  un  Spartiate  des 
Thcrmopyles. 

Gueux  et  badauds  se  pressaient  dans  la  cour 
à  l'entrée  de  la  voûte  et  cherchaient  en  vain  a 
reconnaître  la  nature  de  l'obstacle  qui  arrélait 
ainsi  la  diligence  des  le  début  de  sa  carrière. 

— 11  y  aura  un  cheval  malade...,  se  disait-on. 

—  Mais  Dieu  de  Dieu  !  voilà-t-il  un  milord 
qui  a  bon  cœur  ! 

—  Quand  ça  se  met  à  être  généreux,  ma 
parole,  c'est  pire  que  des  princes  ! 

Les  plus  finets  tâchaient  de  se  couler  dans 
l'espace  étroit  qui  restait  entre  les  roues  et  les 
murailles  de  la  voûte  ;  les  plus  avisés  prenaient 
bravement,  pour  gagner  la  rue,  à  travers  le 
rez-de-chaussée  de  l'hôtel  de  France. 

Etienne,  cependant,  ne  se  décourageait  point. 

—  Ah  ça  !  conducteur,  disait-il  sans  quitter 
sa  position  au  beau  milieu  du  passage,  c'est  mau- 
vaise volonté  pure  !  Je  vois  d'ici  qu'il  va,  pour 
le  moins,  deux  places  vides  dans  votre  coupé. 

—  Elles  sont  retenues  par  milord,  répliqua 
le  conducteur. 

—  Est-ce  que  vous  vous  moquez?...  Votre 

LES  BELLES-DE-NUIT.   3.  10 


110  LES    BELLES-DE-NUIT. 

milord  a-t-il  besoin  de  trois  places  pour  lui 
tout  seul? 

A  cette  dernière  apostrophe,  on  vit  se  pen- 
cher h  la  portière  du  coupé  la  belle  et  froide 
figure  de  l'Anglais.  Durant  une  ou  deux  se- 
condes, l'Anglais  examina  d'un  air  profondé- 
ment indifférent  notre  jeune  peintre  qui  gesti- 
culait au  devant  de  la  voiture. 

Puis  l'Anglais  bâilla  et  remit  sa  tête  au  coin 
rembourré  du  coupé. 

—  Faudra-t-il  que  je  descende?...  s'écria  le 
conducteur  en  colère.  Puisqu'il  vous  faut  une 
place,  mon  joli  garçon,  si  vous  ne  vous  rangez 
pas  à  l'instant  même,  je  vais  vous  en  procurer 
une  au  bureau  de  police,  moi  ! 

—  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?...  qu'est-ce  qu'il 
y  a  donc?  demandèrent  à  la  fois  gueux  et  ba- 
dauds qui  avaient  enfin  gagné  la  rue. 

Le  conducteur  répondit  en  mettant  pied  à 
terre  : 

—  C'est  cet  olibrius  qui  veut  prendre  les 
places  de  milord! 

—  Les  places  de  milord  !...  cria  la  foule  in- 
dignée; on  va  lui  en  faire  voir  de  drôles  à  ce 
pctit-là  ! 

—  Qui  m'a  donné  un  vagabond  pareil? 

—  Postillon,  un  coup  de  fouet!  Sanglez-lui 
proprement  la  figure  !... 


CHAPITRE    PREMIER.  111 

Les  mendiants  retroussaient  les  manches  de 
leurs  chemises  noirâtres  ;  les  bourgeois  eux- 
mêmes  prenaient  des  poses  belliqueuses.  Il  n'y 
avait  là  personne  qui  n'eût  la  généreuse  velléité 
de  faire  un  peu  le  coup  de  poing  pour  un 
homme  dont  les  poches  étaient  si  bien  gar- 
nies. 

Etienne  avait  Tair  bien  résolu  à  subir  toutes 
les  conséquences  de  son  équipée.  Il  avait  déposé 
à  terre  son  petit  paquet,  et  regardait  en  face  la 
foule  menaçante. 

L'Anglais  remit  sa  tête  à  la  portière,  et  cette 
fois,  sa  physionomie  exprimait  de  l'impatience 
et  de  la  mauvaise  humeur. 

—  Eh  bien!...  dit-il  avec  un  fort  accent  bri- 
tannique, cela  va-t-il  finir? 

Ce  fut  comme  un  signal  ;  le  conducteur  et  le 
postillon  d'un  côté,  la  foule  de  l'autre,  se  ruèrent 
en  même  temps  sur  Élienne.  Celui-ci  se  défendit 
vaillamment,  et,  malgré  l'inégalité  de  la  lutte, 
il  réussit,  durant  deux  ou  trois  secondes,  à 
tenir  ses  nombreux  adversaires  à  distance. 

La  figure  de  milord  s'éclaira. 

—  AohL,,  fit-il  en  modulant  sur  trois  notes 
étranges  cette  fameuse  exclamation  que  Beau- 
marchais ne  connaissait  pas  quand  il  a  fait  du 
mot  goddam  le  fond  de  la  langue  anglaise. 

En  ce  moment,  Etienne,  poussé  à  bout,  s'ados- 


112  LES    BELLES-DE-NUIT. 

sait  contre  la  muraille  et  lanôait  un  coup  de 
poing  qui  envoya  le  plus  gros  des  bourgeois 
rouler  au  milieu  du  ruisseau. 

—  Aoh!,.,  répéta  l'Anglais  sur  un  mode 
presque  joyeux  :  it  is  a  true  gentleman! 

Sa  tcte  rentra  dans  le  coupé  et  Ton  entendit 
un  coup  de  sifflet  aigu.  Les  deux  grands  noirs 
parurent  comme  par  enchantement  aux  por- 
tières. Milord  prononça  quelques  mots  ;  les 
deux  nègres  s'élancèrent. 

Le  conducteur  fut  repoussé  d'un  côté,  non 
sans  quelque  rudesse,  et  les  bourgeois  de  l'autre; 
mais  Etienne  n'eut  pas  le  temps  de  se  réjouir  de 
cette  délivrance  inattendue,  car  l'un  des  noirs 
le  saisit  à  bras-le-corps  et  l'apporta  littéralement 
à  son  maître. 

La  foule,  battue,  applaudit  à  tout  hasard. 

—  Laissez  ce  gentleman,  dit  l'Anglais  à  son 
nègre. 

Etienne  se  sentit  aussitôt  sur  ses  pieds  et  libre. 

—  Monsieur,  lui  dit  l'Anglais  dont  la  voix 
s'adoucit  jusqu'à  devenir  courtoise,  un  peu  plus 
de  prudence  dans  la  garde  et  vous  boxeriez 
comme  Colburn,  pardieu  !...  Voulez-vous  me 
permettre  une  question  ? 

—  Faites...,  répondit  Etienne. 

—  Étes-vous  Breton  ? 

—  Non,  milord. 


CHAPITRE    PREMIER.  113 

—  En  ce  cas,  je  me  ferai  une  vraie  joie  de 
vous  offrir  une  place  dans  cette  voiture. 

—  Et  moi,  j'accepte  de  grand  cœur,  mi- 
lord  !...  s'écria  Etienne  qui  ramassa  son  paquet. 

L'un  des  noirs  ouvrit  la  portière,  et  notre 
jeune  peintre  s'installa  triomphalement  dans  le 
coupé. 

11  allait  se  mettre  en  devoir  de  renouveler  ses 
remercîments,  mais  il  s'aperçut  que  milord  ne 
faisait  plus  d'attention  à  lui.  Milord  regardait 
de  tous  ses  yeux  de  l'autre  côté  de  la  rue  où  la 
Concurrence  faisait,  elle  aussi,  ses  préparatifs 
de  départ. 

C'était  une  pauvre  petite  voiture,  étroite  et 
maigre,  traînée  par  deux  chevaux  à  qui  l'atte- 
lage poussif  de  la  diligence  faisait  honte. 

Pour  singer  en  tout  son  opulente  rivale,  la 
Concurrence  était  divisée  en  trois  comparti- 
ments, mais  il  n'y  avait  que  deux  places  de 
front  dans  chacune  de  ces  boîtes  étroites  et 
basses. 

Ce  qui  attirait  en  ce  moment  l'attention  de 
l'Anglais,  c'étaient  deux  petits  chapeaux  de  paille 
qu'on  apercevait  à  demi  dans  la  rotonde  de  la 
Concurrence. 

Du  moins,  Etienne  ne  voyait-il  que  les  deux 
petits  chapeaux  de  paille.  Mais  ceux-ci  coiffaient 
deux  jeunes  filles,  que  l'Anglais  avait  aperçues 

10. 


114  LES    BELLES-DE-NUIT. 

au    moment   où    elles  montaient   en    voiture. 

Et  il  fallait  que  ces  jeunes  filles  fussent  bien 
charmantes  pour  attirer  son  attention  à  ce  point, 
car  nous  pouvons  dire  que  milord  ne  perdait 
pas  pour  peu  de  chose  son  flegme  britannique 
et  sa  nonchalante  indifférence. 

La  planchette  qui  servait  de  store  à  la  Con- 
currence se  releva  ;  les  deux  petits  chapeaux  de 
paille  disparurent.  Les  noirs  s'en  étaient  allés 
comme  ils  étaient  venus. 

Dans  ce  petit  incident,  la  bonne  ville  de 
Rennes  allait  avoir  matière  à  conversation  pour 
toute  la  journée,  et  même  pour  le  lendemain. 
Aussi,  lorsque  la  diligence  s'ébranla  définitive- 
ment, une  dernière  acclamation  s'éleva  dans  la 
foule. 

L'Anglais  s'enfonça  dans  un  coin  du  coupé  et 
ferma  les  yeux,  comme  s'il  eût  oublié  complè- 
tement la  présence  de  son  compagnon. 


Il 


Facteurs,  mendiants  et  citadins  restèrent 
encore  pendant  quelques  minutes  devant  la  cour 
des  messageries.  Il  fallait  bien  causer  un  peu  de 
ce  dramatique  incident  qui  avait  signalé  le  dé- 
part de  la  voiture.  Chacun  avait  besoin  de  dire 
son  mot  sur  le  riche  Anglais.  Et,  comme  le  ba- 
daud, lancé  dans  la  boue  par  le  bras  d'Etienne, 
avait  le  mauvais  goût  de  se  plaindre ,  les  sages 
de  l'assemblée  lui  répondaient  qu'on  gagne  tou- 
jours ces  sortes  d'aubaines  à  vouloir  se  mêler 
des  affaires  d'autrui. 


116  LES    BELLES-DE~NUIT. 

Tandis  que  la  diligence  partait  au  milieu  du 
bruit,  sa  modeste  rivale,  la  Concurrence,  s'é- 
branlait à  son  tour.  La  Concurrence  était  venue 
se  loger  à  deux  pas  des  messageries  pour  attirer 
les  voyageurs  par  l'appât  du  bon  marché.  Son 
bureau  portait  pour  enseigne  ces  deux  mots 
pleins  d'attraits  :  Moitié  prix.  Mais  elle  était  si 
étroite  et  si  délabrée,  la  pauvre  Concurrence  î 
ses  roues  criaient  si  aigrement  ;  ses  chevaux 
souffraient  d'une  toux  si  maligne  ! 

Le  postillon,  maigre  et  mal  habillé,  qui  con- 
duisait aujourd'hui  les  deux  pauvres  bétes,  fit 
pourtant  de  son  mieux  pour  fournir  un  départ 
convenable.  La  rue  était  pleine  ;  il  fallait  soute- 
nir l'honneur  du  rabais.  Le  postillon  fit  claquer 
gaillardement  son  fouet  et  tâcha  de  brûler, 
comme  on  dit,  l'anguleux  pavé  de  la  capitale 
bretonne. 

Mais,  hélas!  c'était  pitié  de  voir  le  triste  véhi- 
cule s'en  aller  cahin-caha,  gémissant  et  chance- 
lant à  chaque  tour  de  roue.  Les  acclamations 
qui  avaient  salue  le  départ  de  la  diligence  se 
changèrent  ici  en  sifflets. 

Par  tous  pays,  le  peuple  se  plaint  amèrement 
d'être  exploité,  écorché,  assassiné.  Offrez-lui  les 
choses  à  bas  prix,  vous  verrez  qu'il  haussera 
les  épaules  en  vous  disant  des  injures. 

La  Concurrence  s'en  allait  piteuse  et  mélan- 


i 


CHAPITUIÎ    II.  117 

colique  ;  on  ne  voyait  personne  à  ses  portières 
éraillées,  comme  si  les  gens  qu^elle  emmenait 
avaient  eu  honte  de  se  montrer  en  si  misérable 
équipage.  Les  deux  petits  chapeaux  de  paille, 
lorgnes  naguère  par  TAnglais,  avaient  poussé  la 
précaution  jusqu'à  relever  les  planches  figurant 
des  persiennes  rouges  et  servant  de  stores  à, la 
rotonde. 

C'étaient  deux  jeunes  filles  qui  semblaient  à 
peine  sorties  de  Tenfance.  Elles  étaient  seules; 
elles  se  pressaient  l'une  contre  l'autre,  dans  une 
pose  inquiète  et  craintive. 

Il  faisait  presque  nuit  dans  la  rotonde  à  cause 
des  stores  baissés.  Néanmoins  on  eût  pu  distin- 
guer, sous  les  chapeaux  de  paille,  deux  gracieu- 
ses et  charmantes  figures  qui  méritaient  assuré- 
ment l'attention  de  milord. 

Les  deux  jeunes  filles  étaient  arrivées  à 
Rennes,  la  veille  au  soir,  par  la  route  de 
Nantes,  sur  une  charrette  de  paysan. 

Elles  avaient  l'air  d'être  pauvres.  Elles  ne  vou- 
laient point  dire  leur  nom  et  refusaient  de 
montrer  leurs  passe- ports.  Heureusement  pour 
elles  que  la  Concurrence  était  indulgente  par  état 
et  faisait  trêve  à  toutes  questions. 

La  vieille  femme,  chargée  d'inscrire  les  pla- 
ces, jugea  bien  du  premier  coup  d'œil  que  nos 
deux  voyageuses   étaient  des  filles   mineures, 


118  LES    BELLES-DE-NUIT. 

désertant  le  toit  paternel  ;  mais  en  somme,  elle 
n'avait  pas  à  leur  demander  leur  extrait 
d'âge. 

\0n  en  voit  tant  partir  comme  cela  des  pro- 
inces  pour  aller  chercher  fortune  à  Paris!  Sur 
le  nombre,  deux  de  plus  ce  n'était  pas  une 
affaire. 

La  bonne  femme  pensa  seulement  que  celles-ci 
étaient  assez  jolies  pour  tirer  promptement  leur 
épingle  du  jeu. 

A  ce  premier  instant  du  voyage,  les  deux 
jeunes  filles  gardaient  le  silence.  Elles  se  tenaient 
par  la  main  ;  il  y  avait  une  tristesse  grave  sur 
leurs  traits  pâlis  et  fatigués.  Jl  y  avait  aussi 
comme  une  vague  épouvante.  On  eût  dit  qu'elles 
en  étaient  à  hésiter  sur  les  résultats  d'une  en- 
treprise étourdiment  commencée. 

11  était  bien  tard  pour  réfléchir.  La  petite 
voiture  avait  déjà  dépassé  les  dernières  maisons 
du  faubourg,  et  l'on  n'apercevait  déjà  pius  les 
tours  Saint-Pierre,  ces  deux  sœurs  de  granit, 
trapues,  carrées,  robustes  comme  les  épaules  des 
vieux  guerriers  bretons. 

Toute  dédaignée  qu'elle  était,  la  Concurrence 
suivait  de  près  son  orgueilleuse  rivale.  On  pou- 
vait même  prévoir  qu'avant  peu  elle  allait  pren- 
dre les  devants. 

Dans  le  coupé  de  la  diligence,  nos  deux  voya- 


CHAPITRE    II.  119 

geurs  avaient  gardé  la  position  que  nous  leur 
avons  laissée  en  quittant  la  cour  des  message- 
ries. Ils  n'avaient  pas  encore  échangé  une  parole. 
L'Anglais  s'était  enfoncé  dans  son  coin  et  fermait 
les  yeux  comme  un  homme  qui  prétend  écarter 
toute  communication  importune.  Etienne  n'était 
pas  d'humeur  à  entamer  la  conversation  de 
force.  Il  y  avait  en  lui  trop  de  souvenirs  joyeux 
ou  tristes  qu'il  accueillait  chèrement,  et  ce  muet 
compagnon  que  le  hasard  lui  donnait  n'avait 
garde  de  lui  déplaire. 

Sa  pensée  était  à  Penhoël.  Son  cœur  lui  par- 
lait de  Diane,  si  helle  et  si  aimée,  de  Diane  qui 
semblait  l'avoir  fui  au  moment  de  l'adieu... 

Que  s'était -il  passé  à  Penhoël  depuis  son  dé- 
part? Etait-il  regretté?  Les  yeux  de  Diane 
avaient-ils  eu  des  larmes  pour  accueillir  la  nou- 
velle de  son  absence? 

Pauyre  Diane  ! 

Il  y  avait  des  moments  où  Etienne  se  disait  : 

—  Je  n'aurais  pas  dû  la  quitter  peut-être,  car 
elle  est  malheureuse...  Et  qui  sait  si  elle  n'a  pas 
besoin  d'aide  dans  cette  tâche  mystérieuse  où  elle 
est  engagée?  Mais  comment  rester  davantage  ? 

Et  d'ailleurs,  Diane  l'aimait-elle  ? 

Oh  oui!...  du  moins  il  l'espérait  du  fond  de 
l'âme.  Et  c'était  tout  le  bonheur  de  son  avenir  ! 

Comme  cette  route  était  longue  !  Il  eût  voulu 


120  LES    BELLES-DE-NUIT. 

déjà  être  à  Paris,  dans  son  atelier,  pinceaux  et 
palette  à  la  main.  Il  sentait  au  dedans  de  lui- 
même  une  ardeur  inconnue;  sa  pensée  fermen- 
tait; devant  ses  yeux,  l'horizon  s'élargissait 
tout  à  coup. 

Il  était  peintre.  Il  sentait  sa  force;  les  obsta- 
cles qui  l'avaient  arrêté  jadis  lui  apparaissaient 
petits  et  misérables.  C'est  à  peine  si  son  regard 
dédaigneux  pouvait  les  distinguer  en  travers  de 
sa  route  brillante.  De  la  lutte,  il  ne  voyait  plus 
que  le  résultat,  qui  était  la  victoire. 

Et  alors,  il  se  reprochait  d'avoir  tardé  si  long- 
temps. Que  d'heures  perdues  a  ce  manoir  de 
Penhoël  !  Il  remerciait  Robert  de  Blois  de  l'avoir 
enfin  chassé,  car  il  s'avouait  que  jamais,  de  lui- 
même,  il  n'aurait  eu  !e  courage  de  quitter 
Diane. 

Il  y  avait,  entre  le  bourg  de  Glénac  et  le  ma- 
rais, une  grande  allée  de  châtaigniers  qui;5'éten- 
dait,  tortueuse  ,  au  bord  de  l'eau.  Les  jours 
d'été,  quand  le  soleil  h  son  déclin  se  cachait 
derrière  la  colline^  une  brise  douce  et  fraîche 
s'élevait  sur  le  marais.  Etienne  se  voyait  encore 
assis  au  pied  d'un  arbre.  C'était  l'heure  du  ta- 
cite rendez -vous  (jue  nul  n'avait  donné  ni  reçu  , 
mais  auquel  on  ne  manquait  jamais. 

Un  pas  léger  se  faisait  entendre  derrière  le 
rideau  de  châtaigniers  ;  le   cœur  dEtieiiue  se 


CHAPITRE    II.  121 

prenait  à  battre,  et  ses  yeux  souriants  étaient 
humides. 

Diane  venait.  Qu'elle  était  belle!  Oh  î  la  joie 
des  jeunes  amours!  Ce  qu'ils  se  disaient,  peut-on 
récrire?  Et  le  cœur  a-t-il  besoin  de  lèvres  pour 
parler? 

Diane!  Diane!...  Peut  être  la  veille  encore, 
la  belle  jeune  fille  était  venue  s'asseoir  sous 
l'arbre  aimé? 

Plus  rien  ;  l'absence  !... 

La  tête  d'Etienne  se  penchait  sur  sa  poitrine, 
et  SCS  mains  étaient  jointes  comme  à  l'heure  où 
l'on  prie. 

L'Anglais  dormait  dans  son  coin. 

Puis  le  cœur  du  jeune  peintre,  un  instant 
amolli,  se  redressait  dans  sa  force  vive.  Il  se 
retrouvait  lui-même  courageux  et  plein  de  sève  ; 
il  comptait  par  avance  ses  heures  de  travail  ;  il 
fixait  son  effort.  Vaincre!  vaincre!  pour  reve- 
nir chercher  Diane,  qui  était  le  prix  du  triomphe 
et  la  couronne. 

A  cette  heure ,  Roger  s'était  acquitté  sans 
doute  de  la  mission  confiée.  Diane  savait  le  mo- 
tif du  départ  d'Etienne  :  pour  la  première  fois 
elle  avait  reçu  l'aveu  de  cet  amour  qui  durait 
depuis  si  longtemps. 

Qu'avait-elle  dit?  Etienne  aurait  voulu  voir 
les  grands  dis  baissés  de  sa  paupière,  et  la  rou- 
3.  11 


152  LES    BELLES-DK-NUIT. 

geur  pudique  moulant  à  son  front  de  vierge. 

Roger  lui  écrirait  à  Paris,  mais  quand  ?  Mon 
Dieu!  des  jours  entiers  avant  de  savoir!... 

Comme  il  songeait  ainsi,  §on  regard  se  tourna 
par  aventure  vers  le  compagnon  de  voyage  que 
le  hasard  lui  avait  donné.  Il  ne  l'avait  point  exa- 
miné encore,  et  ce  premier  coup  d'œil  lui  fit 
faire  un  mouvement  de  surprise. 

L'Anglais  était  à  demi  couché  sur  les  coussins 
de  la  diligence  ;  ses  pieds  se  perdaient  dans  la 
fourrure  épaisse  ;  le  grand  châle  de  cachemire 
qu'il  avait  mis  derrière  sa  tête,  pour  s'affran- 
chir de  tout  contact  avec  les  parois  de  la  dili- 
gence, retombait  sur  son  front  et  lui  faisait  une 
sorte  de  coiffure  étrange.  Ses  magnifiques  che- 
veux noirs  s'échappaient  confusément  des  plis 
du  cachemire  et  venaient  boucler  jusque  sur  ses 
épaules. 

Etienne  fit  trêve  à  ses  souvenirs  pour  admirer 
le  dessin  fier  et  régulier  de  cette  tête  si  complè- 
tement belle.  Il  ne  se  rappelait  point  d'avoir 
rencontré  jamais,  dans  sa  vie  d'artiste,  un  mo- 
dèle aussi  parfait. 

Plus  il  contemplait  FAnglais ,  plus  il  décou- 
vrait de  noblesse  intelligente  et  maie  sur  ses 
traits  au  repos. 

Il  dessinait  par  la  pensée  ce  front,  pur  comme 
le  front  d'un  adolescent,  et  pourtant  chargé  de 


CHAPITRE    II.  *  123 

rêveries,  cette  bouche  calme  où  le  travail  de  la 
vie  avait  laisse  à  peine  une  nuance  légère 
d'amertume. 

Ce  visage  était  pour  lui  comme  le  reflet  d'une 
âme  puissante  et  blessée.  Il  allait  beaucoup  trop 
loin  peut-être  dans  la  poésie  de  ses  suppositions  ; 
mais,  malgré  lui,  son  admiration  d'artiste  se 
mélangeait  de  respect,  parce  qu'il  pensait  devi- 
ner toute  une  vie  de  souffrances  vaillamment 
supportées. 

L'Anglais  fit  un  mouvement  dans  son  som- 
meil ;  le  jeune  peintre  détourna  les  yeux  pour 
ne  point  paraître  indiscret. 

Son  regard  se  porta  naturellement  vers  le 
paysage.  On  avait  fait  déjà  huit  ou  neuf  lieues  ;  la 
route  courait  dans  un  vallon  large  et  plat  entre 
deux  rangs  de  pommiers  rabougris.  Sur  la  droite 
on  voyait  des  prairies  humides  où  la  Vilaine 
perdait  en  de  capricieux  détours  son  mince  filet 
d'eau. 

En  somme,  l'aspect  n'avait  rien  de  remarqua- 
ble. C'était  un  de  ces  paysages  de  la  haute  Bre- 
tagne qui  peuvent  se  résumer  ainsi  :  des  pom- 
miers et  un  ruisseau. 

Mais,  tout  à  coup,  la  route  fit  un  coude  brus- 
que, et  le  jeune  peintre  laissa  échapper  un  cri  de 
plaisir  qui  réveilla  son  compagnon  de  voyage. 

C'était  une  sorte  de  changement  à  vue.  Au 


124  LES    BELLIÎS-DE-NUIT. 

lieu  du  monotone  coup  d'œil,  l'horizon,  soudai- 
nement élargi,  montrait  l'admirable  paysage  au 
milieu  duquel  s'assied  la.  vieille  ville  de  Vitré. 

Il  y  avait  de  quoi  ravir  un  peintre.  On  inven- 
terait difficilement  un  tableau  plus  frappant. 
Etienne  regardait  avec  des  yeux  charmés  ces 
maisons  de  style  bizarre  jetées  pcle-méle  sur  le 
penchant  de  la  colline  et  s'ameutant  pour  ainsi 
dire  autour  de  la  grande  masse  du  château.  Il 
lui  semblait  voir  une  fantasque  danse  de  pignons 
antiques  et  de  toits  aigus,  découpés  comme  des 
pièces  d'orfèvrerie.  Le  vent  chassait  les  nuages 
au  ciel.  Quand  un  rayon  de  soleil  venait  à  per- 
cer tout  à  coup,  c'était  une  étrange  vie  parmi 
CCS  masures  dix  fois  séculaires  qui  grimpaient, 
serrées  et  en  désordre,  aux  flancs  rocheux  de  la 
montagne. 

L'œil  se  perdait  à  vouloir  suivre  les  innom- 
brables détails  du  tableau.  Depuis  la  belle  prai- 
rie où  serpentait  la  Vilaine  jusqu'au  sommet 
lointain  de  la  rampe,  c'était  comme  un  grand 
perron  aux  marches  inégales  et  formées  de  con- 
structions qui  chancelaient  de  vieillesse.  Tout 
en  bas,  au-dessus  du  moulin  dont  la  roue  jetait 
un  cri  monotone,  um  cabane  s'élevait  avec  sa 
toiture  de  chaume  ;  sur  la  cabane  s'appuyait  la 
maison  d'un  bourgeois  vitriais,  entourée  d'un 
porche  branlant;  sur  la  maison  se  dressait  un 


CHAPITRE    II.  125 

hôtel  décharné,  gris,  maussade,  coiffé  de  gi- 
rouettes monstrueuses  et  ceint  de  longues  bakis- 
trades  de  fer;  au-dessus,  de  grands  rochers, 
des  églises  roides  et  tristes,  des  arbres  vieux 
comme  la  ville  elle-même,  qui  est  la  doyenne 
des  cités  de  Bretagne;  et  au-dessus  encore  le 
château,  ce  débris  informe  dont  le  temps  a  fait 
une  merveille. 

N'y  a-t-il  point  là  le  caprice  d'un  génie  artiste? 
et  n'est-ce  que  le  résultat  du  patient  travail  des 
années  ?  La  main  de  l'homme  a-t-elle  aidé  à  celte 
confusion  puissante  qui,  mêlant  le  riant  et  le 
terrible,  va  couronner  ce  sombre  géant  de 
pierre  d'une  chevelure  odorante  et  fleurie. 

On  ne  sait  où  commence  ,  on  ne  sait  où  finit 
la  lourde  enceinte,  flanquée  de  tours  rondes  et 
ventrues.  Elle  se  perd  parmi  les  maisons;  elle 
disparaît  derrière  les  arbres;  on  la  voit  montrer 
au  détour  d'une  rue  sa  maçonnerie cyclopéenne, 
dont  la  base  plonge  au  fond  des.  vertes  douves 
transformées  en  jardins.  Ce  furent  des  bras  de 
Titans  qui  portèrent  au  haut  de  la  montagne 
ces  énormes  blocs  de  granit.  Et  quel  contraste! 
Sur  cette  ruine  usée,  noircie,  caduque,  des 
fleurs  partout!  Chaque  crevasse  présente  son 
brillant  bouquet  ;  chaque  meurtrière  laisse 
échapper  sa  joyeuse  guirlande.  Au  bas  des  mu- 
railles ,  où  commence  l'épais  manteau  de  lierre 

11. 


126  LES    BELLES-DE-NUIT. 

qui  voile  la  décrépitude  du  géant,  la  campanule 
agite  à  la  brise  des  clochettes  légères;  les  lise- 
rons blancs  et  roses  dessinent  leurs  festons  sur 
le  vert  foncé  des  vignes  sauvages,  et  du  haut 
des  créneaux  à  jour,  pend  la  moisson  d'or  des 
giroflées. 

On  dit  qu'entre  toutes  les  villes  de  France, 
Vitré  est  la  plus  indigente  ;  qu'elle  se  vende  à 
un  marchand  de  curiosités,  et  sa  fortune  est 
faite... 

Etienne  regardait.  A  mesure  que  la  voiture 
avançait,  l'aspect  changeait  pour  lui,  comme 
s'il  eut  mis  son  œil  à  la  lentille  d'un  kaléidoscope. 

Sans  savoir  qu'il  parlait,  il  murmurait  : 

--  C'est  beau!...  c'est  beau!  sur  ma  parole. 

—  Qu'est  ce  qui  est  beau?  demanda  auprès 
de  lui  une  voix  brusque  et  grondeuse. 

Etienne  se  retourna  vivement.  A  son  tour,  il 
avait  oublié  l'Anglais. 

Celui-ci  frottait  ses  yeux  chargés  de  sommeil, 
et  [)ortait  sur  son  visage  les  traces  d'une  hu- 
meur détestable. 

—  Vous  m'avez  réveillé,  monsieur,  reprit-il, 
avec  vos  soubresauts  et  vos  cris...  Ne  pouviez- 
vous  me  laisser  dormir  en  paix? 

Etienne  ,  étonné  de  cette  sortie,  voulut  s'ex- 
cuser ;  l'Anglais  lui  coupa  la  parole. 

—  Je  vous  demande,  monsieur,  répétat-il, 


CHAPITRE    II.  127 

OÙ  VOUS  prenez  ces  belles  choses  qui  vous  arra- 
chent ces  cris  cradmiration. 

Etienne  étendit  la  main  vers  la  ville  et  le  châ- 
teau de  Vitre,  que  l'on  apercevait  en  ce  moment 
sous  leur  point  de  vue  le  plus  pittoresque. 

L'Anglais  eut  un  rire  sec  et  provoquant. 

—  Ahî  diable!.. .  fit-il,  c'est  cela  que  vous 
trouvez  beau,  monsieur?  Un  sale  fouillis  de  mai- 
sons poudreuses,  où  je  ne  voudrais  pas  demeu- 
rer si  j'étais  un  mendiant  ! ... 

—  Mais,  milord...,  dit  Etienne,  veuillez  donc 
remarquer... 

—  Je  remarque,  monsieur...  et  je  prétends 
que  ces  taudis  misérables  sont  la  honte  d'un 
pays  civilisé! 

—  Cependant... 

—  Monsieur,  je  déteste  de  toute  mon  âme 
celte  espèce  de  badauds  qui  tombent  en  admira- 
tion devant  les  vieilles  murailles  et  les  maisons 
lépreuses...  De  tous  les  travers,  je  suis  fâché  de 
vous  l'avouer,  celui-là  est,  sans  contredit,  le 
plus  sol  que  je  sache. 

Etienne  restait  abasourdi  devant  cette  attaque 
brutale  et  imprévue. 

—  Milord,  dit-il  en  essayant  de  sourire ,  j'ai 
eu  tort  assurément  de  troubler  votre  sommeil... 

—  Oui  ,  monsieur  !  interrompit  l'Anglais, 
grand  tort!...  mais  il  ne  s'agit  pas  décela.  Ce 


128  LES    BELLES-DE-NUIT. 

qui  me  déplaît,  c'est  le  genre  que  vous  vous 
donnez  de  rester  en  extase  à  la  vue  de  ce  mon- 
ceau de  poussière...  Je  vous  promets,  moi,  que 
vous  trouvez  cela  très-laid. 

—  Je  vous  proteste... 

—  Du  tout!...  A  quoi  bon  soutenir  cette  co- 
médie?... Parmi  certaines  gens  à  moitié  fous  et 
désœuvrés,  on  est  convenu  de  se  pâmer  à  froid 
devant  ces  vilenies. 

Etienne  fit  un  mouvement  d'impatiente. 

—  C'est  comme  cela,  monsieur  ! 

—  Ce  qui  serait  fou,  milord  ,  dit  le  jeune 
peintre,  ce  serait  de  discuter  sérieusement  avec 
vous  un  sujet  que  vous  ne  paraissez  pas  com- 
prendre. 

—  Comprendre!  s'écria  l'Anglais  dontraccent 
britannique  semblait  en  ce  moment  plus  désa- 
gréable et  plus  discord,  voilà  le  grand  mot!... 
Quand  on  est  à  bout  de  bonnes  raisons,  on  se 
croise  les  bras,  et  l'on  dit  :  Profanes  que  vous 
êtes,  vous  ne  savez  pas  me  comprendre  ! 

Etienne  était  un  garçon  de  sang-froid  et  d'es- 
prit; mais  toute  cette  boutade  le  prenait  bors 
de  garde. 

Il  examina  en  fronçant  le  sourcil  cette  noble 
et  belle  figure  de  son  compagnon  de  voyage 
que  naguère  encore  il  admirait  de  tout  son  cœur. 
En  ce  moment  il  ne  voyait  plus  avec  les  mêmes 


CHAPITRE    IF.  129 

yeux.  Cette  physionomie  fière  et  calme  lui  sem- 
blait méchante,  petite,  hargneuse. 

—  Brisons  là  !  dit-il  avec  un  commencement 
de  colère;  dans  notre  position,  une  querelle  se- 
rait souverainement  ridicule...  D'ailleurs,  je 
n'en  suis  pas  à  savoir  que,  sur  certains  sujets,  le 
diable  ne  ferait  pas  concorder  Tinstinct  d'un 
bourgeois  et  le  sens  d'un  artiste! 

--  Ah!...  ah!...  ah!...  fit  par  trois  fois  l'An- 
glais ;  nous  sommes  donc  artiste ,  monsieur?... 
Franchement,  j'en  suis  fâché  pour  vous...  les 
bras  manquent  à  la  culture  de  la  terre...  Il  n'y  a 
pas  assez  de  boulangers  ;  les  tailleurs  demandent 
en  vain  des  apprentis...  et  il  se  trouve  des  gens 
qui  n'ont  pas  honte  d'avouer  bonnement  leur 
fainéantise...  C'est  pitoyable! 

Etienne  frappa  du  pied  et  se  redressa  ;  des 
paroles  de  défi  étaient  sur  sa  lèvre.  L'Anglais  le 
regarda  encore  durant  un  instant  avec  son  sou- 
rire sec  et  dédaigneux. 

Puis  au  moment  où  Etienne  allait  parler, 
l'Anglais  haussa  les  épaules,  ferma  les  yeux  et 
remit  sa  tête  sur  son  beau  chale  de  cache- 
mire. 

—  Pour  Dieu!  monsieur,  dit-il,  ne  me  réveil- 
lez plus...  j'ai  sommeil. 

Etienne  demeura  tout  déconcerté.  Il  garda  le 
silence,   rongeant  son  frein  et  se  demandant 


150  *LES    BELLES-DE-NUIT. 

s'il  avait  décidément  affaire  à   un   maniaque. 

L'Anglais  avait  repris  tout  de  bon  son  somme 
interrompu. 

On  avait  eu  des  chevaux  frais  à  Vitré;  la  voi- 
ture roulait  tant  bien  que  mal  sur  les  confins  de 
la  Bretagne  et  du  Maine.  A  mesure  que  le  temps 
passait,  Etienne  reprenait  son  calme  et  revenait 
à  ses  souvenirs. 

Au  bout  de  deux  heures ,  employées  par  le 
jeune  peintre  à  rêver  et  par  l'Anglais  à  dormir, 
la  diligence  atteignit  un  relais. 

Tandis  qu'on  changeait  de  chevaux,  les  voya- 
geurs, la  tête  à  la  portière,  faisaient  les  questions 
d'usage  ; 

—  Où  sommes-nous  ici,  mon  brave? 

—  Au  bourg  de  la  Gravelle,  où  finit  la  Breta- 
gne et  où  commence  la  France... 

L'Anglais  bondit  dans  son  coin  et  se  frottâtes 
yeux. 

—  Ahî...  fit-il  en  poussant  un  soupir  de  sou- 
lagement; enfin!...  nous  sommes  débarrassés  de 
ce  maudit  pays  !... 

Il  s'adressait  à  Etienne,  qui  lui  tournait  le  dos 
et  faisait  mine  de  ne  pas  l'entendre. 

—  Monsieur...,  reprit-il; 
Point  de  réponse. 

—  Monsieur... 

Nul  signe  de  vie.  Etienne  trouvait  un  charme 


CHAPITRE    M.  131 

incomparable  à  contempler  les  tristes  coursiers 
qu'on  attelait  à  la  voiture. 

L'Anglais  s'agita  dans  son  coin.  Il  tira  de  sa 
poche  un  étui  mignon,  en  nacre  de  Chine,  et 
l'ouvrit. 

—  Monsieur...,  dit-il  encore;  voulez-vous  me 
permettre  de  vous  offrir  un  cigare? 

—  Je  ne  fume  pas...,  répliqua  Etienne  sans  se 
retourner. 

—  Et  l'odeur  du  tabac  vous  incommode  peut- 
être? 

—  Beaucoup...  mais  je  n'ai  pas  le  droit  de 
vous  gêner...  niilord,  vous  êtes  chez  vous. 

L'Anglais  referma  son  étui  à  cigares,  et  le  re- 
mit tristement  dans  sa  poche. 

Etienne,  qui  s'était  retourné  à  demi,  suivait 
ses  mouvements  du  coin  de  l'oeil. 

L'Anglais  s'était  croisé  les  bras  sur  sa  poitrine 
d'un  air  de  bonne  humeur. 

—  Monsieur,  poursuivit-il  en  se  rapprochant 
du  jeune  peintre,  je  vou^  sacrifie  là  une  habi- 
tude de  vingt  ans...  A  tout  le  moins,  causons 
pour  faire  quelque  chose. 

—  Ma  foi,miiord,  répliqua  Etienne  d'un  ton 
piqué,  je  trouve  que  nous  avons  causé  suffisam- 
ment tout  h  l'heure. 

—-  Allons  donc  !...  s'écria  l'Anglais  ;  vous  me 
gardez  rancune...  Faut-il  vous  demander  pardon? 


132:  LKS    BELLES-DE-NUIT. 

Il  y  avait  dans  les  inflexions  de  sa  voix 
«ne  francliise  si  communicalive  et  si  bonne 
qu'Etienne  ne  put  s'empêcher  de  se  retourner 
tout  à  fait.  L'Anglais  souriait,  son  sourire  atti- 
rait comme  un  charme;  son  accent  britannique 
lui-même,  si  désagréable  tout  à  l'heure,  s'a- 
doucissait et  n'était  plus  qu'une  sorte  d'assai- 
sonnement à  son  langage. 

—  S'il  ne  vous  faut  que  des  excuses,  reprit-il 
avec  une  grâce  avenante  et  pleine  de  rondeur, 
je  vous  en  offre  bien  volontiers...  Chacun  a  ses 
travers  en  ce  monde  :  un  peu  plus,  un  peu 
moins...  Moi,  j'en  ai  un  peu  plus...  mais, 
voyez-vous,  je  suis  déjà  un  vieil  homme...  et 
j'ai  bien  souffert  en  ma  vie...  Allons,  prenez 
ma  main  et  soyons  amis. 

Etienne  n'eut  même  pas  la  pensée  de  refuser. 
Ce  sentiment  de  sympathie  respectueuse  qu'il 
avait  éprouvé  en  contemplant  l'étranger  pour  la 
première  fois  se  réveillait  plus  vif  en  lui,  et 
d(\jà  toute  trace  de  rancune  était  effacée. 

Il  donna  sa  main  ;  l'Anglais  la  toucha  cordia- 
lement et  poursuivit  : 

—  C'est  cet  odieux  ciel  de  Bretagne,  qui  me 
donnait  la  migraine  et  me  rendait  nerveux 
comme  une  vieille  femme  ! 

—  Ah  ça!...  dit  Etienne  en  souriant,  vous 
détestez  donc  bien  cette  pauvre  Bretagne? 


CHAPITRE    II.  135 

11  se  souvenait  de  la  question  singulière  que 
l'Anglais  lui  avait  adressée  avant  de  l'admettre 
en  sa  compagnie. 

Le  front  de  milord  se  rembrunit  quelque 
peu. 

—  On  ne  sait  pas  expliquer  ces  choses-là..., 
rëpondit-il.  J'arrive  de  Brest...  J'ai  fait  malgré 
moi  quatre-vingts  lieues  en  Bretagne,  et  je  pro- 
mets bien  qu'on  ne  m'y  reprendra  plus!...  C'est 
peut-être  un  travers...  mais  ces  trois  jours 
m'ont  paru  plus  longs  que  trois  années...  J'avais 
envie  de  contrarier  quelqu'un,  de  blesser,  de 
me  venger. 

—  Et  vous  m'avez  pris  pour  victime? 

—  Je  trouverai  bien  l'occasion  d'expier  ma 
faute,  mon  jeune  camarade...  Pour  commencer, 
je  vous  dirai  que  Vitré  est  un  admirable  point 
de  vue. 

—  Franchement? 

—  Franchement...  Que  de  poésie  dans  ces 
ruines  antiques!...  J'avais  à  peu  près  votre 
âge...  Je  voyageais  à  pied,  un  bâton  de  houx  à 
la  main  et  mon  petit  paquet  sur  le  dos.  Je  me 
souviens  que  je  m'arrêtai  au  détour  de  la  route, 
à  l'endroit  même  où  vous  avez  poussé  ce  cri 
qui  m'a  réveillé  en  sursaut...  Je  m'assis  au  re- 
vers d'un  talus ,  et  je  restai  là  une  grande  demi- 
heure  en  extase. 

3.  12 


154  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Que  trouviez- VOUS  donc  de  remarquable 
en  ce  monceau  de  ruines  poudreuses,  qui  est 
une  honte  pour  un  pays  civilisé  ?... 

—  Vous  êtes  méchant!...  J'y  trouvais  ce  que 
vous  y  trouvez  vous-même...  des  souvenirs  du 
temps  passé...  une  voix  qui  parle  au  cœur... 
que  sais-je?...  La  jeunesse  a  des  émotions  déli- 
cieuses qu'un  autre  âge  s'efforce  en  vain  d'évo- 
quer et  de  faire  renaître...  Mais  parlons  de 
nous,  s'il  vous  plaît,  et  faisons  connaissance... 
A  moi  de  m'exécuter  le  premier...  Je  suis  An- 
glais d'origine  :  je  m'appelle  Berry  Montait,  an- 
cien général  en  chef  des  armées  de  l'iman  de 
Mascate...  Vous  n'avez  peut-être  jamais  entendu 
parler  de  ce  petit  prince  ? 

—  Si  fait...  mais  vaguement. 

—  En  Arabie ,  où  est  sa  capitale,  et  sur  les 
côtes  d'Afrique,  il  possède  quelques  provinces 
grandes  comme  la  France  à  peu  près,  mais 
plus  riches. 

—  Ah!...  fit  le  jeune  peintre  étonné. 

—  Oui...  vos  gros  richards  de  Paris  et  de 
Londres  seraient  des  mendiants  à  Mascate,  la 
ville  des  perles  et  des  diamants...  l'entrepôt  de 
l'Inde...  Mais  il  y  fait  trop  chaud...  Je  reviens 
en  France  parce  que  je  m'ennuyais  là-bas...  L'i- 
man avait  fait  la  paix  avec  l'Egypte,  et  mes  sol- 
dats cipayes  n'avaient  plus  de  besogne...  J'ai 


CHAPITRE    II.  135 

laissé  mon  palais,  mes  femmes  et  vingt-cinq 
lieues  de  côtes  qu'on  m'avait  données...  Je  rap- 
porte à  peine  quelques  millions...  A  votre  tour, 
mon  jeune  camarade. 


m 


DEUX    PETITS    CBAPEArX    DE    PAILLE. 


Montait  avait  énuméré  ses  titres  pompeux 
avec  une  grande  simplicité,  mais  cette  simpli- 
cité même  parut  au  jeune  peintre  un  surcroît  de 
fanfaronnade.  Elle  le  mit  en  défiance  et  rompit 
tout  à  coup  le  charme  qui  Ten traînait  vers  son 
compagnon  de  voyage.  Ce  charme,  d'ailleurs, 
agissait  contre  son  désir.  Il  était  bien  jeune  et 
tenait  d'autant  plus  à  la  dignité  de  sa  luous- 
tache  naissante.  11  eût  voulu  montrer  plus 
de  constance  dans  sa  rancune;  il  se  reprochait 
un  peu  la  rapidité  de  son  facile  pardon.  En 
somme,  la  conduite  de  l'Anglais  avait  été  insul- 

J2. 


158  LES    BELLES-DE-NUIT, 

tante;  ses  tardives  excuses  ne  pouvaient  effacer 
qu'à  demi  la  grossièreté  de  son  procédé. 

Et  puis,  qui  ne  sait  que  ces  excuses,  octroyées 
de  bon  cœur  et  sans  qu*on  les  demande,  ont  l'air 
parfois  d'une  aumône  faite  à  la  faiblesse? 

Etienne  se  disait  tout  cela  depuis  dix  minutes 
et  bien  d'autres  choses  encore.  S'il  ne  pouvait 
point  parvenir  à  froncer  le  sourcil,  c'est  que 
Montait  le  dominait  déjà  pnr  l'attrait  de  sa  na- 
ture séduisante  et  sympathique. 

Mais  en  ce  moment  on  se  moquait  de  lui  par 
trop  à  découvert;  sa  susceptibilité  engourdie  se 
réveilla.  Pour  répondre  à  la  question  du  nabab, 
il  tâcha  d'aiguiser  son  sourire  le  plus  railleur. 

—  Parbleu  !  milord,  dit-il,  nous  n'avons  pas 
eu  de  chance!...  Attendre  si  longtemps  pour 
nous  rencontrer,  quand  nous  étions  si  près  l'un 
de  l'autre...  Tel  que  vous  me  voyez,  je  suis  pre- 
mier ministre  démissionnaire  de  Sa  Majesté  le 
bon  roi  de  Lahore. 

—  Vous  ne  me  croyez  donc  pas?. ..  demanda 
Montait  sans  perdre  son  sourire  ami. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  que  vous  me  répondez  comme  on  fait 
à  ces  hâbleurs  d'auberge,  connus  pour  raconter 
des  aventures  impossibles. 

Etienne  se  pinça  la  lèvre  avec  triomphe  :  le 
coup  avait  porté. 


CHAPITRE    III.  159 

—  Il  me  semble,  dit-il.  que  si  vous  avez  été 
général  en  chef  des  armées  de  Tinian  de  Mas- 
cate,  je  puis  bien... 

—  Enfant  que  vous  êtes!  interrompit  Mon- 
tait; sur  ma  parole,  Tignorance  est  plus  incré- 
dule encore  que  Texpérience  !...  Mes  dignités 
passées  et  mes  millions  vous  semblent  une  plai- 
sante rodomontade,  parce  que  vous  me  trouvez 
dans  une  voiture  publique,  n'est-ce  pas? 

~    Le  fait  est... 

—  Vous  voyez  bien  ces  deux  bonnes  chaises 
de  poste  qui  courent  au  devant  de  nous?...  in- 
terrompit encore  Montait. 

Depuis  quelques  heures  en  eÏÏet,  deux  chaises 
de  poste  avaient  dépassé  sans  effort  la  lourde 
diligence  et  semblaient  ne  point  vouloir  la  per- 
dre de  vue. 

—  Eh  bien?...  dit  Etienne. 

—  Eh  bien  !  mon  jeune  camarade,  tout  ce  que 
contiennent  ces  chaises  de  poste  est  à  moi,  quoi- 
que j'aie  laissé  à  Brest  les  cinq  sixièmes  de  mon 
bagage. 

—  Ah!...  fit  Etienne,  et  pourquoi  prendre 
la  diligence,  alors? 

—  Je  suis  trcs-capricieux...  Mais  ne  trouvez- 
vous  pas  que  ces  chaises  de  poste  nous  envoient 
beaucoup  de  poussière? 

—  Si  fait. 


140  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Attendez  ! 

Montait  mit  sa  tête  en  dehors  et  siffla,  comme 
il  Tavait  fait  déjà  sous  la  voûte  des  messageries. 

Les  deux  chaises  de  poste  s'arrêtèrent  immé- 
diatement et  du  même  coup. 

Etienne  ouvrit  de  grands  yeux. 

Quand  la  diligence  passa  auprès  des  chaises 
arrêtées,  Étenne  vit,  à  Tune  des  portières,  deux 
têtes  noires,  à  Fautre  une  figure  déjeune  femme 
pâle  et  triste. 

Montait  ne  prononça  qu'un  seul  mot. 

—  Arrière... 

La  jeune  femme  eut  un  sourire  docile;  les 
deux  têtes  noires  s'inclinèrent  silencieusement, 
et  de  tout  le  voyage,  on  ne  revit  plus  les  chaises 
de  poste. 

—  Je  suis  très-capricieux...,  répéta  Montait 
en  se  tournant  vers  le  jeune  peintre;  et  puis, 
bien  que  j'aie  couru  le  monde,  il  me  vient  par- 
fois des  idées  naïves  qui  ressemblent  à  celles  des 
enfants. 

Sa  voix  prit  un  accent  mélancolique  et  plus 
doux. 

— Personne  ne  m'aime  en  ce  monde,  continua- 
t-il,  et  je  voudrais  tant  être  aimé!...  Je  suis  seul, 
toujours  seul...  Aux  heures  de  tristesse,  nul  ne 
me  console...  et  quand  je  suis  heureux,  je  cher- 
che en  vain  un  sourire  ami  qui  réponde  à  ma 


CHAPITRE    IH.  141 

joie...  Vous  allez  me  railler  encore,  mon  jeune 
camarade,  et  c'est  pourtant  la  vérité  tout  en- 
tière... Je  suis  monté  dans  cette  diligence,  espé- 
rant que  les  hasards  du  voyage  amèneraient  sur 
mon  chemin  un  être  que  je  pusse  aimer... 

Etienne  l'écoutait  avec  un  étonnement  où 
réraotion  se  glissait  malgré  lui  ;  la  voix  de  Mon- 
tait était  si  chaleureuse  et  ses  paroles  semblaient 
si  bien  partir  du  cœur. 

—  Mais...,  dit  pourtant  Etienne,  ètes-vous 
donc  complètement  abandonné  comme  vous  le 
dites?...  et  pourquoi  le  seriez-vous?... 

—  Je  ne  sais. 
Etienne  rougit. 

—  Cette  belle  jeune  femme,  reprit-il  en  hési- 
tant, dont  je  viens  d'entrevoir  la  figure... 

—  Mirzé  î  s'écria  le  nabab,  pauvre  fille...  En- 
tendons-nous bien,  je  vous  prie  ! . . .  Quand  je  dis  : 
Je  voudrais  être  aimé,  je  ne  parle  pas  des  fem- 
mes... J'ai  mes  idées  sur  les  femmes,  mon  jeune 
camarade...  S'attache-t-on  au  flacon  de  Cham- 
pagne dont  le  bouchon  vient  de  sauter  par  la 
fenêtre?...  A-t-on  l'idée  de  chérir  le  cristal  vide 
où  tout  à  l'heure  fraîchissait  le  sorbet  par- 
fumé? 

—  Ah!...  fit  Etienne  avec  reproche  ;  est-ce  là 
votre  pensée  sérieuse,  milord? 

—  Non...,  répondit  Montait  dont  les  sourcils 


142  LES   BELLES-DE-NUIT. 

se  froncèrent  légèrement  ;  si  vous  voulez  ma  pen- 
sée sérieuse,  je  changerai  de  langage...  Je  hais 
la  femme,  monsieur,  et  je  la  méprise...  cela  du 
plus  profond  de  mon  cœur  ! 

Son  regard  avait  un  éclat  dur  et  méchant. 
Sa  voix,  dont  les  inflexions  sonores  exprimaient 
naguère  tant  de  sensibilité,  devenait  sèche  et 
froide. 

—  Mais  nous  avons  le  temps  de  parler  de  toutes 
ces  choses ,  reprit-il  en  rappelant  son  sourire. 
Je  tiens  beaucoup  à  Mirzé,  d'ailleurs...  je  Tai 
achetée  mille  gourdes,  il  y  a  un  an...  et  je  ne 
regrette  pas  mon  argent...  Mais  vous  ne  m*avez 
pas  dit  encore  qui  vous  êtes,  mon  jeune  cama- 
rade. 

Au  moment  où  Etienne  ouvrait  la  bouche  pour 
répondre,  deux  têtes  de  chevaux,  poilues  et 
basses,  dépassèrent  la  portière  du  coupé;  on  en- 
tendit en  même  temps  le  son  d'un  fouet  et  une 
voix  enrouée  qui  criait  : 

—  Hie!  Dindonnet  !  voleur  que  vous  êtes! 
hie  !  Coco  !  vieux  fainéant  ! 

Coco  et  Dindonnet  étaient  les  coursiers  de 
la  Concurrence  dont  le  postillon,  par  un  effort 
désespéré,  voulait  en  ce  moment  dépasser  la 
voiture  rivale. 

Le  postillon  de  la  diligence  lutta  tant  qu'il 
put,  mais  les   deux  rosses  de  son   adversaire 


CHAPITRE    ÎII.  145 

avaient  de  Tëlan,  et  d'ailleurs  il  était  superflu 
de  ménager  leur  agonie. 

Nos  deux  voyageurs  du  coupé  virent  passer 
lentement  le  long  de  la  portière  le  corps  jau- 
nâtre et  poudreux  de  la  patache  ennemie  qui 
prenait  décidément  Favance. 

Pendant  cela,  Etienne  déclinait  ses  noms  et 
qualités;  mais  Montait  ne  Técoutait  plus. 

Son  regard  s'attachait,  avide  et  perçant,  à  la 
rotonde  de  la  Concurrence  où  se  montraient,  à 
demi  cachées  par  les  bords  de  leurs  chapeaux  de 
paille,  deux  ravissantes  figures  de  jeunes  filles. 

—  Morbleu!...  murmurait  Montait,  Dieu  sait 
pourtant  que  j'en  ai  vu  beaucoup  en  ma  vie!... 
mais  jamais  de  si  délicieuses! 

Etienne  disait  : 

—  Je  n'avais  pas  de  parents...  et  ma  foi,  j'ac- 
ceptai volontiers  la  proposition  de  ce  gentil- 
homme breton  qui  m'appelait  pour  orner  son 
château...  Voilà  comment  j'ai  quitté  Paris, 
milord. 

—  Laquelle  est  la  plus  charmante?...  pensait 
tout  haut  Montait  dont  les  yeux  brillaient,  ar- 
dents et  fixes  ;  mais.  Dieu  me  pardonne!  il  me 
semble  qu'elles  pleurent,  les  pauvres  enfants... 

—  J'ai  passé  là  deux  ans...,  reprenait  le  jeune 
peintre  qui  s'écoutait  lui-même  et  ne  prenait 
point  garde  à  la  préoccupation  du  nabab,  deux 


144  LES    BELLES-DE-NUIT. 

ans,  mon  Dieu!...  et  cela  m'a  paru  à  peine  plus 
long  que  deux  journées  heureuses... 
Montait  se  retourna  vivement. 

—  Mais  voyez  donc  !...  s'écria-t-il ;  leurs 
petites  joues  sont  baignées  de  larmes... 

—  Qu'est-ce?  demanda  Etienne. 

Montait  lui  montra  du  doigt  la  rotonde  de  la 
Concurrence,  où  le  jeune  peintre  ne  vit  rien, 
parce  que  les  deux  voyageuses  venaient  de  rele- 
ver le  store  de  leur  portière. 

Montait  fit  un  geste  de  dépit, 

—  A  peine  sorties  de  la  coque  !...  grommela- 
t-il,  elles  ont  déjà  reçu  de  bonnes  leçons  du 
diable...  elles  savent  se  cacher  à  propos  pour 
aiguiser  le  désir...  et  tout  ce  manège  d'enfer  où 
se  prend  le  cœur  des  fous  depuis  le  commence- 
ment du  monde... 

—  M'expliquerez-vous?  commença  Etienne. 

—  Je  suis  tout  à  vous,  mon  jeune  camarade; 
nous  disions  que  vous  avez  nom  Moreau  et  que 
vous  marchez  sur  les  traces  de  Raphaël...  Belle 
carrière,  sur  ma  foi  !...  La  chose  qui  me  ravit  en 
tout  ceci,  c'est  que  vous  n'êtes  pas  gentilhomme. 

—  Quoi  !  dit  Etienne,  détestez-vous  encore 
les  gentilshommes? 

—  Bien  moins  que  les  Bretons,  et  pas  autant 
que  les  femmes...  Je  vous  avertis  d'ailleurs  que 
c'est  le  dernier  article  de  ma  liste...  A  part  ces 


CHAPITRE   m,  145 

trois  catégories  d'individus,  je  suis  assez  philan- 
thrope... 

—  En  abhorrant  à  peu  près  les  trois  quarts 
de  l'espèce  humaine? 

—  Le  compte  n'y  fait  rien...  Passons  à  un 
sujet  plus  intéressant...  Mon  jeune  camarade, 
vous  me  plaisez...  En  pouvez-vous  dire  autant 
de  moi? 

Les  yeux  noirs  et  brillants  de  Montait  lais- 
saient voir  l'importance  singulière  qu'il  attachait 
à  la  réponse  d'Etienne.  C'était  une  déclaration 
d'amitié  à  brûle-pourpoint. 

Le  jeune  peintre  hésita  franchement,  et  le 
visage  de  Montait  eut  le  temps  de  se  rembru- 
nir. 

—  Milord,  dit  enfin  Etienne  avec  un  peu  de 
froideur,  vous  êtes  un  homme  puissant...  moi 
je  suis  un  pauvre  diable  d'artiste,  à  la  bourse 
légère,  aux  pinceaux  inconnus...  Que  peut  vous 
importer  ma  chétive  opinion? 

—  C'est-à-dire  que  je  ne  vous  plais  pas. 

—  Permettez!...  S'il  me  semblait  convenable 
de  parler  avec  liberté  entière... 

—  Parlez!  s'écria  l'Anglais  dont  le  dépit  ne 
se  cachait  point.  Pour  Dieu,  monsieur,  je  ne 
vous  demande  pas  de  grâce  ! 

—  Eh  bien ,  milord,  au  premier  regard  que 
j'ai  jeté  sur  vous,  j'ai  ressenti  une  impression 

LES  BELLBS-DE-nUIT,   3.  13 


146  LES    BFJJ.ES-DE-NUrr. 

étrange...  Quelque  chose  m'entraînait  à  vous 
respecter... 

—  Je  ne  veux  pas  de  respect! 

—  A  vous  aimer...  Puis  est  arrivée  votre 
bizarre  boutade... 

—  Vous  y  songez  donc  toujours?... 

—  Mon  Dieu,  non!...  Et,  pour  achever  en 
un  seul  mot,  ce  qui  me...  comment  dirai-je 
cela  ?...  ce  qui  me  repousse  en  vous,  ce  sont  vos 
liaines  fantasques  et  le  mépris  odieux  que  vous 
avez  pour  les  femmes. 

— Oh  !  oh  !.. .  vous  êtes  amoureux,  M.  Etienne? 

—  Éperdument,  milord. 

—  Peste!...  à  votre  âge...  j'aurais  dû  m'en 
douter...  Ah  çà!  c'est  une  chose  bien  merveil- 
leuse que  les  femmes  puissent  ainsi  me  faire  du 
mal,  même  quand  je  les  fuis  comme  la  lièvre 
jaune  !...  Si  vous  saviez...,  ajouta-t-il  en  portant 
la  main  à  son  front,  dont  les  rides  se  creusèrent 
tout  à  coup;  si  vous  saviez  !... 

Il  y  avait  un  souvenir  aigu  et  douloureux 
derrière  ces  paroles,  qui  sonnaient  comme  une 
plainte. 

Etienne  se  repentit. 

—  Pardonnez-moi,  milord,  dit-il  doucement, 
mon  intention  n'était  pas  de  réveiller  des  cha- 
grins... 

—  Des  chagrins!...,  interrompit  Montait  en 


CHAPITRE    III.  147 

se  redressant,  quels  chagrins?...  N^allcz-vous 
pas  me  prendre  pour  une  victime  de  Tamour?,.. 
Morbleu!...  mon  jeune  camarade,  gardez  votre 
pitié  pour  une  occasion  meilleure...  Je  n'ai 
jamais  aimé,  moi,  et  c'est  sur  votre  sort  que  je 
m'apitoie  sincèrement. 

Etienne  eut  un  sourire  triste. 

—  Je  ne  suis  pas  comme  vous...,  dit-il  en 
secouant  la  lêle,  je  ne  repousse  pas  la  pitié... 
car  je  souffre. 

Montait  lui  prit  la  main  dans  un  mouvement 
d'irrésistible  affection. 

—  Elle  ne  vous  aime  pas?...  murmura-t-il. 

—  Je  crois  qu'elle  m'aime. 

—  Vous  croyez?...  Oh!  elles  vous  prennent 
ainsi  jeunes,  beaux,  généreux,  pour  exalter  d'a- 
bord vos  cœurs  jusqu'au  délire  et  pour  vous 
briser  ensuite  sans  pitié!...  Elles  se  sentent 
invulnérables,  parce  qu'elles  ne  boivent  point 
leur  part  du  philtre  mortel... 

—  Vous  ne  parlez  pas  d'elle,  n'est-ce  pas?  dit 
Etienne. 

—  Je  parle  de  toutes  les  femmes. 

—  Vous  ne  parlez  pas  d'elle  ! . . .  répéta  Etienne 
d'uiî  ton  impérieux,  car  je  ne  permettrais  pas 
qu'on  lançât,  même  au  hasard,  l'insulte  qui  pour- 
rait retomber  sur  sa  tête...  Tant  pis  pour  vous, 
milord,  si  vous  n'avez  jamais  rencontré  en  votre 


148  LES    BELLES-DE-NUIT. 

vie  une  jeune  fille  à  Fâme  angëlique  et  sainte... 
Tant  pis  pour  vous  si  Dieu  vous  a  refusé  la  joie 
d'aimer!...  Votre  malheur  ne  vous  donne  point 
le  droit  de  calomnier  ce  que  vous  ne  connaissez 
pas...  Elle  est  pure,  entendez-vous?...  Elle  est 
noble  !  et  c'est  à  genoux  que  je  Taime  ! 

La  joue  du  jeune  peintre  s'était  colorée  vive- 
ment ;  ses  yeux  brillaient  ;  l'émotion  faisait 
trembler  sa  voix. 

En  l'écoutant.  Montait  s'était  pris  à  rêver. 

—  Toujours  la  même  histoire  !  murmura-t-il  ; 
et  ce  sont  les  plus  belles  âmes  que  Dieu  choisit 
pour  les  frapper  de  cette  folie!...  Écoutez!... 
reprit-il  en  s'adressant  à  Etienne  ;  mon  amitié 
peut  être  plus  forte  que  mes  aversions...  Qui  sait 
si  vous  n'allez  pas  me  convertir,  mon  jeune 
camarade?...  Voulez- vous  me  parler  d'elle  et 
me  confier  le  roman  de  vos  amours?... 

—  A  vous?...  se  récria  Etienne. 

—  A  moi  qui  suis  déjà  votre  ami...,  répliqua 
l'Anglais  avec  prière,  à  moi  qui  l'aimerai  si  elle 
vous  aime... 

Il  avait  mis  dans  ces  derniers  mots  cette  élo- 
quence persuasive  et  vraie  qu'il  semblait  prendre 
tout  au  fond  de  son  cœur. 

Etienne  résista  faiblement,  puis  il  parla.  C'est 
un  bonheur  si  grand  que  de  confier  certains 
secrets,  ne  fût-ce  qu'à  demi.  A  l'âge  qu'avait 


CHAPITRE    III.  149 

Etienne,  rame  s'épanche  avec  tant  de  joie  !  Et 
puis  Montait  souriait  en  Técoutant  ;  on  eût  dit 
que  ces  jeunes  souvenirs  lui  réchauffaient  le 
cœur. 

Etienne,  sans  prononcer  aucun  nom,  raconta 
son  arrivée  au  château  et  cette  douce  pente  qui 
l'avait  entraîné  à  son  insu  vers  Diane.  Il  dit  les 
premiers  sourires  de  la  jeune,  fille  et  ces  vagues 
espoirs  qui  d'abord  avaient  fait  battre  son 
cœur. 

Ce  n'était  pas  un  roman  comme  l'avait  pensé 
le  nabab,  c'était  une  simple  histoire  :  la  vie  ten- 
dre et  confiante  de  deux  enfants,  qui  s'aimaient 
sans  se  le  dire. 

Il  n'y  avait  point  d'incidents,  car  Etienne  tai- 
sait une  partie  de  la  vérité.  Ce  n'était  pas  au 
sceptique  étranger  qu'il  eût  voulu  confier  ce 
mystère  qui  entourait,  depuis  si  longtemps,  la 
conduite  des  deux  sœurs.  Sur  ce  point  le  silence 
lui  était  d'autant  plus  facile  que  jamais  il  n'avait 
soupçonné. 

Et  quoiqu'il  n'y  eût  rien  dans  le  récit  pour 
réveiller  une  curiosité  blasée,  rien  qu'un  pur  et 
doux  tableau  d'amour,  le  nabab  écoutait  les  yeux 
baissés  et  le  front  rêveur.  Parfois,  lorsque  la 
narration  du  jeune  peintre  s'animait  au  passage 
d'un  souvenir  plus  cher,  on  aurait  vu  Montait 
sourire  avec  mélancolie. 

13. 


150  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Son  regard  s'élevait  alors  furtivement  sur 
Etienne.  Ce  regard  ému  exprimait-il  de  la  com- 
passion encore  ou  déjà  de  l'envie  ? 

Etienne  laissait  dire  son  cœur.  Tout  ce  qu'il 
avait  ressenti  durant  ces  deux  belles  années,  il 
se  le  rappelait  tout  haut  avec  délices.  Aucun 
détail,  si  petit  qu'il  lût,  ne  se  perdait  dans  sa  mé- 
moire emplie.  On  reconnaissait  les  mots  char- 
mants et  timides  qui  tombent  d'une  bouche  de 
vierge  ;  on  devinait  l'aveu  muet  que  laisse  échap- 
per le  sourire;  on  sentait  trembler  la  petite 
main  blanche  sous  le  baiser  dérobé... 

C'était  gracieux  comme  le  premier  amour  lui- 
même. 

Et  le  jeune  peintre,  qui  s'était  fait  prier  d'a- 
bord, ne  tarissait  plus  maintenant.  Il  cherchait, 
au  contraire,  à  prolonger  la  confidence;  il  cares- 
sait, comme  en  se  jouant,  la  poésie  chaste  des 
détails  de  son  histoire. 

Montait  ne  l'interrompit  point  ;  mais  que  de 
fois  son  visage  mobile  avait  changé  pendant  le 
récit  ! 

Tantôt  il  écoutait  pour  Etienne,  et  alors  ses 
beaux  traits  gardaient  ce  sourire  tout  plein  de 
tendresse  et  de  paternelle  protection.  D'autres 
fois,  la  ligne  ficre  de  ses  sourcils  se  brisait  tout 
à  coup;  une  pensée  d'amertume  venait  assom- 
brir sa  figure  pâlie.  C'est  qu'alors  il  écoutait  pour 


CHAPITRE    III.  ISl 

lui-même  et  qu'il  faisaitun  retour  sur  son  propre 
cœur. 

—  Oh  !  milord,  s'écria  le  jeune  peintre  en 
joignant  les  mains,  et  tout  cela  est  fini!...  J'ai 
vingt  ans,  et  c'est  du  passé  que  je  vous  parle. 
Diane!...  ma  pauvre  Diane!...  sais-je  si  je  la 
reverrai  jamais? 

Montait  avait  les  lèvres  serrées  et  appuyait  sa 
léte  contre  les  parois  de  la  voiture.  Il  était  en  un 
de  ces  moments  où  l'amertume  d'un  souvenir 
lointain  semblait  raviver  et  faire  saigner  de 
nouveau  quelque  vieille  blessure  de  son  âme. 

Etienne  ne  prenait  point  garde. 

—  Vous...  vous-même,  reprit-il  dans  son 
enthousiasme,  vous  qui  niez  tout,  milord,  vous 
l'auriez  aimée  comme  moi,  j'en  suis  sur...  Que 
ne  puis-je  vous  la  montrer  sous  les  grands  om- 
brages de  ce  pays  enchanté  !... 

Il  ferma  les  yeux,  comme  pour  la  retrouver 
en  un  rêve. 

—  Dix-huit  ans!...  reprit-il  d'une  voix  plus 
basse  ;  un  front  naïf  comme  celui  d'un  enfant, 
mais  qui  se  redresse  parfois  orgueilleux  et  vail- 
lant comme  le  front  d'une  reine...  Des  yeux 
rieurs  où  les  larmes  mettent  une  Iristessfe  cé- 
leste... La  taille  d'une  fée,  la  voix  d'un  ange... 
Et  un  cœur!...  Dites,  milord,  (pi  eussicz-vous 
fait  à  ma  place? 


152  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Montait  se  redressa  avec  lenteur  et  le  regarda 
fixement. 

Le  jeune  peintre  tressaillit  sous  ce  regard 
froid  et  lourd. 

—  A  votre  place,  M.  Etienne,  répliqua  Mon- 
tait d'un  ton  de  sécheresse,  je  n'aurais  pas  laissé 
la  pauvre  enfant  languir  comme  cela  pendant 
deux  longues  années. 

Etienne,  quis'étaitrapprocbéinvolontairement 
durant  son  récit,  s'éloigna  jusqu'à  l'autre  angle 
du  coupé. 

Montait  avait  retrouvé  son  sarcastique  sourire. 

• —  Chacun  a  sa  manière  de  voir...,  reprit-il  ; 
vous  me  demandez  mon  sentiment,  je  vous  le 
dis...  Si  cette  déité  bretonne  est  aussi  char- 
mante que  vous  le  prétendez,  ma  foi  !  mieux  eût 
valu  en  profiter  que  de  la  laisser  en  proie  à 
quelque  hobereau  mal  peigné  du  voisinage. 

—  Mais,...  dit  Etienne,  j'étais  pauvre...  je 
ne  pouvais  pas  être  son  mari. 

—  J'entends  bien...  moi,  j'aurais  été  son 
amant. 

Le  jeune  peintre  devint  pâle.  S'il  eût  obéi  au 
fougueux  mouvement  de  colère  qui  s'empara  de 
lui,  cet  entretien,  commencé  d'une  façon  si 
amicale,  aurait  fini  par  une  bataille.  Mais  il  se 
retint  et  se  contenta  de  lancer  au  nabab  un 
regard  de  sanglant  reproche. 


CHAPITRE    III.  155 

Montait  n'en  tint  compte.  Sa  bizarre  humeur 
avait  tourné.  Il  s'étendit  dans  son  coin,  les  bras 
tombants,  la  tête  renversée,  reprenant  celte  pose 
indolente  où  toutes  ses  facultés  semblaient  som- 
meiller à  la  fois. 

Le  silence  régna  dans  le  coupé  pendant  une 
grande  heure. 

Quiconque  eût  assisté  au  dénoûment  de  la 
dernière  scène,  aurait  cru  sans  doute  que  c'en 
était  fait  de  cette  liaison  si  rapidement  nouée. 
Etienne,  suivant  toute  apparence,  ne  devait 
plus  se  laisser  prendre  aux  avances  de  cet  être 
fantasque  qui  comblait  les  gens  de  caresses 
pour  les  blesser  ensuite  plus  sûrement  et 
mieux. 

C'était  là,  du  moins,  le  sentiment  d'Etienne 
lui-même.  Mais  il  comptait  sans  le  nabab. 

Celui-ci  avait  de  merveilleux  secrets  pour 
faire  oublier  ses  incartades.  Il  savait  s'excuser 
avec  une  grâce  si  bonne  et  demander  pardon, 
sans  perdre  absolument  rien  de  cette  dignité 
innée,  qui  avait  plus  d'une  fois  mis  le  mot  res- 
pect dans  la  bouche  d'Etienne,  depuis  le  com- 
mencement du  voyage. 

On  avait  beau  s'irriter,  la  colère  ne  tenait  point 
contre  cette  gracieuse  franchise  de  l'homme, 
évidemment  supérieur,  qui  revenait  de  lui- 
même,  repentant  et  contrit. 


154  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Car  Montait  se  repentait  sincèrement,  quitte 
à  pécher  de  nouveau,  à  ses  heures. 

Et  puis,  sous  le  scepticisme  provoquant  et 
brutal  dont  le  nabab  semblait  faire  montre,  son 
nobh3  caractère  perçait  si  souvent  malgré  lui  : 
c'était  un  fanfaron  d'incrédulité. 

Derrière  ce  cynisme  de  parade,  on  découvrait 
une  âme  élevée,  un  esprit  d'élite  et  une  sensi- 
bilité poussée  parfois  jusqu'à  celte  délicatesse 
qu'ordinairement  l'âge  mûr  ne  connaît  plus. 

Les  contrastes  séduisent.  A  son  insu,  Etienne 
subissait  le  charme  de  Montait,  et  s'étonnait  de 
voir  ses  grands  courroux  se  dissiper  au  moindre 
vent. 

En  vérité ,  cet  homme  le  traitait  comme  un 
enfant.  Etienne  s'indignait;  Etienne  se  cabrait, 
et  au  beau  milieu  de  sa  colère,  il  se  sentait 
apaisé  par  un  sourire,  par  un  mot,  par  un  rien. 

Entre  la  Gravelle  et  Laval,  le  nabab  et  lui  se 
fâchèrent  bien  trois  ou  quatre  fois,  et  cependant, 
aux  approches  de  cette  dernière  ville ,  vous  les 
eussiez  pris  pour  des  amis  de  vingt  ans. 

Leur  liaison ,  qui  datait  à  peine  de  quelques 
heures,  s'était  serrée  comme  par  enchantement, 
et  comportait  déjà  de  ces  coquetteries,  qui  font 
de  la  brouille  la  plus  sérieuse  en  apparence  un 
pont  joyeux,  conduisant  tout  droit  à  la  réconci- 
liation. 


CHAPITRE    Iir.  155 

Et  a  mesure  que  le  temps  passait,  le  nabab 
faisait  petit  à  petit  la  conquête  de  son  franc 
parler.  Etienne  repoussait  bien  encore  les  déso- 
lantes théories  de  son  compagnon  de  route, 
mais  il  ne  se  croyait  plus  obligé  de  tourner  le 
dos  à  la  moindre  parole  offensante  pour  le  beau 
sexe.  Il  écoutait;  il  discutait,  quoique,  sur  le 
terrain  de  la  moquerie,  il  ne  fût  vraiment  pas  le 
plus  fort. 

La  diligence  arrivait  au  faubourg  de  Laval , 
ayant  toujours  devant  elle  la  victorieuse  pata- 
che ,  dont  les  chevaux  se  tuaient  héroïquement 
pour  soutenir  leur  triomphe'. 

—  Eh  bien!  dit  Montait,  vous  voyez  que  je 
ne  suis  pas  si  fou  d'avoir  laissé  mes  noirs  se 
carrer  en  chaise  de  poste  pour  prendre,  moi,  la 
voiture  publique...  J'ai  rencontré  ce  que  je  cher- 
chais... et  je  vous  prompts  bien  que  je  ne  vous 
lâcherai  pas,  M.  Etienne  ! 

—  Tout  ce  que  je  puis  dire,  milord,  c'est  que 
votre  caprice  a  été  pour  moi  une  excellente 
chance... 

—  Eh  !  eh  !...  fit  Montait,  nous  nous  querelle- 
rons bien  encore  pourtant  plus  d'une  fois  avant 
d'être  arrivés  à  Paris ,  s'il  plaît  à  Dieu  !...  Mais 
il  y  a  déjà  un  progrès  dans  votre  humeur...  et 
sous  deux  ou  trois  jours ,  que  je  sois  sage  ou 
fou,  vous  m'écouterez  sans   colère  aucune... 


186  ^         LES   BELLES-DE-NUIT. 

parce  que  vous  reconnaîtrez   toujours  la  voix 
d'un  ami, 

—  Mais  qui  donc  nous  force  de  choisir  ces 
sujets  où  nous  ne  pouvons  pas  nous  entendre? 

—  Mon  cher  Etienne,  justement  parce  que  je 
vous  aime,  je  prétends  vous  convertir...  Il  est 
déplorable  de  voir  un  charmant  garçon  tel  que 
vous  s'affadir  dans  des  principes  d'une  naïveté 
ultra-bourgeoise...  Tenez,  vous  ne  m'empê- 
cherez pas  de  vous  dire  que  votre  conduite  à  ce 
manoir  dont  j'ignore  le  nom... 

—  Milord!...  milord!...  par  grâce!...  inter- 
rompit Etienne. 

—  Si  fait  !...  au  temps  de  la  chevalerie 
errante,  ces  manières-là  eussent  été  très-spiri- 
tuelles... mais  aujourd'hui,  nos  jeunes  filles, 
croyez-moi ,  préfèrent  des  façons  plus  gaillardes. . . 
Heureusement ,  les  anges  ne  sont  pas  rares  en 
notre  bon  pays  de  France...  Nous  trouverons  à 
nous  consoler. 

Etienne  protesta  par  un  gros  soupir. 

—  Sans  aller  bien  loin,  reprit  Montait,  nous 
avons  là  deux  petites  aimées  comme  je  n'en  ai 
pas  rencontré  souvent ,  moi  qui  ai  vu  pourtant 
bien  du  pays  !  Que  dites-vous  de  leur  minois , 
jeune  troubadour? 

— -  Je  ne  les  ai  pas  encore  aperçues. 

—  Vraiment  ! ...  s'écria  Montait  ;  vous  êtes  le 


CHAPITRE   ni.  157 

roi  des  amants  fidèles!...  Le  fait  est  qu'elles  se 
cachent  comme  deux  petites  coquettes  qu'elles 
sont  probablement...  Mais  cependant,  moi  qui 
n'ai  nulle  raison  de  conscience  pour  mettre  mes 
yeux  dans  ma  poche ,  j'ai  pu  les  lorgner  déjà 
une  douzaine  de  fois  depuis  Rennes...  Ah  î  mon 
jeune  ami ,  j'ai  peine  à  croire  que  votre  ange  et 
sa  sœur  soient  de  moitié  aussi  jolies  que  ces 
deux  enfants-là  ! 

Etienne  haussa  les  épaules. 

—  Je  vous  dis  que  ce  sont  des  perles  !...  Et 
quelles  singulières  créatures!...  Vous  ne  pouvez 
vous  figurer  cela...  Tantôt,  je  vois  leurs  grands 
yeux  rouges  de  larmes,  tantôt  j'aperçois  un 
espiègle  sourire  autour  de  leurs  lèvres  roses... 
Elles  pleurent  comme  des  Madeleines ,  elles 
rient  comme  des  folles  !...  Qu'elles  pleurent  ou 
qu'elles  rient,  elles  sont  toujours  délicieuses!... 
Patience  !...  une  fois  à  Paris,  je  compte  bien  les 
voir  de  plus  près... 

—  Comment!...  dit  Etienne  avec  reproche. 

—  Eh!  mon  ami...,  s'écria  le  nabab,  votre 
austérité  tourne  au  grotesque...  Si  ce  n'est  pas 
moi,  ce  sera  quelque  mauvais  étudiant  du  quar- 
tier Latin  ,  ou  quelque  pauvre  commis  en  nou- 
veautés... Le  commis  et  l'étudiant,  après  un 
mois  d'orgie  à  vingt-deux  sous,  les  laisseront 
choir  doucement  dans  la  boue...  Moi,  après  une 

3.  u 


158  LES    BELLES-DE-NUIT. 

semaine  fleurie  et  tout  ornëe  de  Champagne , 
je  les  quitterai  heureuses  et  riches...  Lequel 
\;aut  mieux  pour  elles? 

—  Mais  si  elles  sont  vertueuses... 
Le  nahab  éclata  de  rire. 

—  Je  cherche  à  me  rappeler  une  comédie  où 
il  y  ait  un  Philinte  de  votre  force,  M.  Etienne!... 
dit-il,  mais  d'honneur,  je  n'en  trouve  pas!... 
Vous  avez,  comme  cela,  une  douzaine  de  mots, 
qui  ne  sont  que  des  mots,  mais  des  mots  en- 
nuyeux..., vertu,  pureté  angélique,  céleste,.. 
que  sais-je,  moi!...  Si  Dieu  était  juste,  vous 
auriez  pour  mission  en  ce  monde  de  couronner 
des  rosières  depuis  le  matin  jusqu'au  soir  !... 

Il  s'interrompit  et  serra  brusquement  le  bras 
d'Etienne. 

—  Tenez  !...  s'écria-t-il,  les  voyez-vous,  cette 
fois? 

Les  deux  jeunes  filles  de  la  Concurrence 
venaient  en  effet  de  relever  leur  portière  pour 
respirer  un  peu  d'air  frais ,  et  montraient  à  la 
fois  leurs  figures  gracieuses  et  souriantes;  mais 
au  moment  où  Etienne  cherchait  des  yeux,  pour 
obéir  au  geste  du  nabab,  la  Concurrence  tourna 
l'angle  d'une  rue  et  les  deux  jeunes  filles  dispa- 
rurent avec  elle. 

Montait  frappa  du  pied  avec  impatience. 

—  Les  amoureux  platoniques,  grommela-t-il, 


CHAPITRE    III.  159 

ont  des  yeux  pour  ne  point  voir  et  des  oreilles 
pour  ne  point  entendre...  Vous  avez  fait  exprès 
de  regarder  trop  tard,  Etienne,  tant  vous  aviez 
grand'peur  de  manquer  à  vos  serments  de  con- 
stance !...  Mais  c'est  égal;  on  ne  peut  pas  tout 
faire  le  premier  jour...  nous  verrons  bien  ! 

La  diligence  s'arrêtait  dans  une  sombre  rue 
de  la  vieille  ville,  à  Tbôtel  où  les  voyageurs  de- 
vaient prendre  leur  repas  et  passer  la  nuit. 

Il  va  sans  dire  que  Montait  et  le  jeune  peintre 
soupèrent  ensemble  ;  c'étaient  deux  insépara- 
bles. On  ne  se  querella  guère  que  deux  ou  trois 
fois  durant  le  repas ,  et  Montait  but ,  sans  trop 
d'ironie,  à  la  santé  de  Diane,  à  la  santé  de 
Cyprienne ,  et  même  à  la  santé  de  Roger,  le 
Pylade  absent... 

Etienne  venait  de  se  retirer  dans  sa  chambre 
à  coucher.  Durant  toute  cette  journée  ,  il  était 
resté  sous  l'empire  d'une  sorte  de  foscination. 
Maintenant  qu'il  se  retrouvait  seul,  il  cherchait, 
mais  en  vain,  à  dépouiller  Montait  de  son  bizarre 
prestige  et  à  le  juger  froidement.  Montait  échap- 
pait à  tout  examen;  son  image,  évoquée,  appa- 
raissait à  l'esprit  d'Etienne  plus  fugitive  encore 
et  plus  capricieuse  que  la  réalité  même. 

Etienne  faisait  d'inutiles  efforts  pour  fixer  ce 
fantôme  insaisissable  ;  il  le  voyait  à  la  fois  bon  , 
méchant,  généreux ,  cruel,  sincère ,  menteur  et 


160  LES   BELLES-DE-NUIT. 

raille  autres  choses  impossibles  à  concilier;  il 
l'aimait,  il  le  maudissait,  il  le  craignait,  et  le 
nabab  avait  presque  gain  de  cause,  en  définitive, 
car  on  ne  pensait  guère  à  Diane  ni  au  manoir  de 
Penhoël. 

Etienne  se  promenait  dans  sa  chambre,  repas- 
sant au  fond  de  sa  mémoire  toutes  les  phases  de 
ce  long  entretien  qui  l'avait  tour  à  tour  effrayé, 
indigné,  enchanté.  II  s'arrêta  court  au  milieu  de 
sa  promenade.  On  frappait  vigoureusement  à  sa 
porte. 

—  Encore  quelque  nouvelle  imagination!... 
pensa  Etienne,  Milord,  que  voulez-vous? 

Mais  ce  ne  fut  point  la  voix  du  nabab  qui 
répondit. 

—  C'est  moi ,  Etienne  !  cria-t-on  à  travers  la 
porte.  Ouvre  vite...  je  tombe  de  lassitude. 

Etienne  s'élança  ;  il  ne  pouvait  en  croire  ses 
oreilles.  La  porte  s'ouvrit;  Roger  était  dans  ses 
bras. 

—  Déjà!...  dit  le  jeune  peintre,  quand  la 
première  émotion  passée  lui  permit  de  par- 
ler. 

—  Mon  pauvre  ami,  répliqua  Roger,  tu  avais 
deviné  juste...  on  m'a  renvoyé  comme  toi... 
Mais  sois  tranquille...  ta  commission  est  faite 
tout  de  même...  Avant  de  partir,  j'ai  écrit 
une  longue  lettre  à  Cyprienne...  et  Dieu  sait 


CHAPITRE   III.  161 

que  j'ai  parlé  de  toi  encore  plus  que  de  moi  î 

—  Merci...,  dit-il,  mais  pouvait-on  croire  que 
mes  craintes  se  réaliseraient  sitôt?...  Toi,  mon 
pauvre  Roger ,  qu'on  aimait  tant  au  manoir  de 
Penhoël!... 

—  On  m'aimait ,  je  le  crois ,  et  je  n'en  veux 
pas  aux  maîtres  du  manoir ,  car  ils  ont  dû  me 
défendre  tant  qu'ils  ont  pu  contre  la  haine  des 
étrangers...  mais  ils  ne  sont  pas  les  plus  forts, 
maintenant...  et  ce  qui  me  désole,  Etienne, 
c'est  de  n'être  plus  là  pour  veiller  au  besoin  sur 
ceux  que  nous  aimons. 

—  As-tu  donc  appris  quelque  chose  depuis 
mon  départ  ? 

—  J'ai  quitté  Redon  deux  heures  après  toi... 
mais,  pendant  ces  deux  heures,  j'ai  causé  avec 
le  vieux  Géraud...  Il  paraît  que  les  affaires  de 
Penhoël  sont  dans  un  bien  triste  état  ! ...  Géraud 
ne  m'a  pas  dit  tout  ce  qu'il  sait,  car  sa  discré- 
tion égale  son  dévouement...  mais  le  peu  qu'il 
m'a  confié  donne  déjà  bien  à  réfléchir!...  Fi- 
gure-toi que  Penhoël  en  est  réduit,  et  cela  depuis 
longtemps,  à  emprunter  de  l'argent  au  vieil 
aubergiste. 

—  Ils  l'ont  ruiné ,  murmura  le  jeune  pein- 
tre. 

—  Ils  l'ont  ruiné!...  répéta  Roger;  et  je  nie 
trouble  en  songeant  que  Cyprienne  et  Diane 

14. 


162  LES    BELLES-DE-NUIT. 

n'ont  pas  d'autre  ressource  en  ce  monde  que 
l'appui  de  René  de  Penhoël. 

Les  deux  amis  étaient  assis  l'un  près  de 
l'autre  sur  le  lit  d'Etienne;  il  y  eut  un  silence; 
tous  deux  baissaient  la  tête  et  se  donnaient  à 
leurs  réflexions  tristes. 

—  Mais  foin  de  l'inquiétude  !  s'écria  tout  à 
coup  Roger  en  sautant  sur  ses  pieds  ;  Penhoël  a 
toujours  bien  quelques  mois  devant  lui...  pen- 
dant ce  temps,  nous  travaillerons...  Et  si  Dieu 
nous  aide,  les  deux  filles  de  l'oncle  Jean  n'auront 
plus  besoin  de  la  protection  de  personne. ..  Fais- 
moi  servir  à  souper,  veux-tu?  car  j'ai  dépensé 
mon  dernier  sou  en  route  et  j'ai  une  faim  de 
possédé  ! 

Etienne  sonna,  et  Roger  fut  bientôt  devant  les 
restes  à  demi  froids  du  repas  des  voyageurs. 

—  Tout  n'est  pas  malheur.. .,  reprit-il  la  bou- 
che pleine,  et  j'ai  à  remercier  le  hasard  qui  m'a 
fait  te  rejoindre  enfin  !...  Si  je  t'avais  manqué 
ici,  j'étais  un  homme  perdu...  Impossible  d'aller 
en  avant  ou  de  retourner  en  arrière...  car  j'ai 
laissé  ma  montre  à  Penhoël,  et  mon  costume  de 
chasse  ne  vaut  pas  un  louis...  Vive  la  cuisine 
d'auberge,  ma  foi  ! .. .  c'est  détestable,  et  cela  se 
mange  avec  un  plaisir  !... 

—  Parlons  donc  un  peu  du  manoir...,  dit 
Etienne. 


CHAPITRE    III.  163 

—  Non  pas!...  J'ai  besoin  de  tout  mon  cou- 
rage pour  achever  ces  côtelettes...  Verse-moi 
plutôt  un  veiTe  de  vin...  Mon  pauvre  Etienne, 
ma  gaieté  te  blesse  peut-être,  mais  je  suis  si  con- 
tent de  t'avoir  retrouvé  ! ...  Le  commencement  de 
mon  tour  de  France  a  été  rude,  vois-tu!...  De 
Redon  à  Rennes,  je  suis  allé  tantôt  à  cheval, 
tantôt  à  pied,  tantôt  en  charrette...  A  Rennes, 
je  pensais  bien  te  rattraper  ;  mais  la  diligence 
était  partie  depuis  deux  heures...  J'ai  pris  la 
petite  voiture  de  Vitré...  une  boite  antique, 
spécialement  destinée  à  transporter  les  solennels 
bourgeois  de  ladite  ville  et  leur  famille.  A  Vitré, 
même  histoire,  tu  venais  de  partir  !...  J'avais 
encore  deux  écus  de  six  livres...  j'ai  pris  un 
cheval  vitriais  qui  portait  la  tête  basse  entre  ses 
jambes  poilues,  et  dont  la  queue  rouge  eût  fait 
honte  à  la  chevelure  d'Absalon...  Pauvre  bête  î 
j'ai  violemment  dérangé  ses  habitudes  en  la  fai- 
sant galoper  six  heures  durant...  A  quatre 
lieues  de  Laval,  elle  est  tombée  devant  un 
bouchon  on  je  l'ai  laissée  à  la  grâce  de  la  caba- 
retière...  Quatre  lieues,  cela  se  fait  à  pied  quand 
on  sent  un  ami  au  bout  du  voyage...  Je  suis 
arrivé,  je  t'ai  embrassé,  j'ai  soupe...  A  ton  tour 
de  me  conter  tes  aventures  ! 

L'histoire  d'Etienne  ne  fut  pas  longue  appa- 
remment, car  une  demi-heure  après,  nos  deux 


164  LES    BELLES-DE-NUIT. 

amis   dormaient   tranquillement  côte   à    côte. 
Le  lendemain  matin,  un  domestique  de  Thôtel 
vint  frapper  à  la  porte  et  prévenir  M.  Moreau 
que  milord  l'attendait  pour  déjeuner. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  milord?...  demanda 
Roger. 

—  C'est  ce  singulier  personnage  dont  je  t'ai 
parlé  hier. . . ,  répondit  Etienne. 

—  Ah  !  ah  !...  l'ennemi  des  gentilshommes, 
des  Bretons  et  des  femmes!...  le  général  en 
chef  des  armées  du  roi  de  je  ne  sais  où!... 
Je  serai  enchanté  de  faire  son  illustre  connais- 
sance. 

—  Ne  va  pas  te  moquer  !  interrompit  Etienne  ; 
le  coupé  lui  appartient  jusqu'à  Paris,  et  la  voi- 
ture est  pleine...  Si  tu  n'as  pas  le  bonheur  de 
lui  plaire ,  tu  peux  être  bien  sûr  d'avance  que 
tu  resteras  à  Laval. 

Les  deux  jeunes  genis  étaient  habillés  ;  ils  des- 
cendirent au  salon. 

—  Milord,  dit  Etienne,  encouragé  par  les 
bontés  que  vous  avez  bien  voulu  me  témoi- 
gner... 

Montait  lui  prit  la  main  et  la  secoua  ronde- 
ment. 

—  Que  le  diable  vous  emporte!...  s'écria-t-il. 
Hier  soir,  vous  me  parliez  comme  il  faut...  Une 
nuit  a-t-elle  suffi  pour  nous  replonger  jusqu'au 


CHAPITRE    III.  165 

COU  dans  Tennui  des  cérémonieuses  formules?... 
Mais  qui  avons-nous  là  ? 

Etienne  se  tourna  en  souriant  vers  Roger. 

—  J'ai  rhonneur  de  vous  présenter  Pylade. . . , 
dit-il. 

—  Oh!  oh!...  fit  gaiement  Montait,  le  vrai 
Pylade? 

—  Le  vrai  Pylade. 

—  Le  compagnon  des  courses  poétiques  dans 
la  grande  allée  des  châtaigniers,  l'enfant  du 
romanesque  manoir...  l'amoureux  de  l'autre 
ange!  M.  Roger,  nous  savons  du  moins  votre 
nom  de  baptême...  Soyez  le  très-bien  venu... 
Au  lieu  de  deux  amis  nous  serons  trois,  voilà 
tout! 

II  tendit  la  main  à  Roger  qui  se  prêtait  de  la 
meilleure  grâce  du  monde  à  cet  accueil,  moitié 
moqueur,  moitié  cordial. 

Roger,  bien  plus  qu'Etienne,  était  fait  pour 
les  brusques  liaisons  d'aventures. 

A  la  fin  du  déjeuner,  vous  eussiez  dit  une 
petite  famille,  composée  de  deux  neveux  parfai- 
tement insoumis,  et  d'un  oncle  trop  jeune  pour 
parler  en  sage. 

On  se  remit  en  route  sous  de  joyeux  auspices, 
non  sans  avoir  fait  sauter  deux  ou  trois  bou- 
chons de  Champagne.  (Il  y  a  du  Champagne  à 
Laval.  )  Nos  trois  compagnons   étaient  d'une 


U^G  LES    BELLES-DE -NUIT. 

gaieté  folle,  et,  durant  cette  journée ,  il  se  dit 
dans  le  coupé  de  la  diligence  des  choses  extrême- 
ment jolies. 

Roger,  peut-être  parce  qu'il  avait  été  pré- 
venu d'avance,  ne  se  montra  point  trop  scan- 
dalisé des  hérésies  de  Montait  en  fait  de  senti- 
ment. 11  était  placé  entre  Etienne  et  le  nabab  ; 
lorsque  les  deux  adversaires  discutaient ,  il 
jugeait  les  coups.  Bien  qu'il  donnât  le  plus  sou- 
vent raison  à  Etienne,  parfois,  nous  devons  le 
dire,  la  facile  morale  de  Montait  trouvait  un 
écho  au  fond  de  sa  nature  un  peu  molle  et  sen- 
suelle. 

Etienne,  au  contraire,  demeurait  ferme  comme 
un  roc;  toute  l'éloquence  du  nabab  se  brisait 
contre  sa  vertu  héroïque. 

Les  heures  passaient  vives  et  rieuses. 

La  Concurrence  se  montrait  encore  quelque- 
fois aux  relais,  où  elle  prenait  pour  un  instant 
les  devants.  Montait  ne  manquait  jamais  alors  de 
lancer  un  avide  coup  d'œil  à  la  rotonde.  Roger 
aussi  regardait  de  tous  ses  yeux,  car  on  lui 
avait  fait  un  ravissant  tableau  des  deux  petits 
chapeaux  de  paille.  Mais,  précisément  depuis 
que  Roger  était  venu  se  mettre  en  tiers  dans  le 
coupé,  les  deux  jeunes  filles  ne  montraient  plus 
la  même  confiance. 

Pendant  la  première  partie  de  la  route,  et 


CHAPITRE    III.  167 

tant  que  le  nabab  avait  été  seul  à  les  poursuivre 
de  ses  œillades,  les  deux  petits  chapeaux  de 
paille  s'étaient  montrés  bien  des  fois  a  la  portière 
de  la  rotonde. 

Maintenant  que  Roger  regardait  aussi,  elles 
affectaient  de  se  cacher.  Leur  portière  restait 
obstinément  fermée,  en  dépit  de  la  chaleur,  et 
Roger,  malgré  son  envie,  n'eut  pas  une  seule 
occasion  de  les  entrevoir. 

La  journée  avait  passé  comme  un  rcve;  le 
nabab,  quand  il  lui  plaisait  de  mettre  de  côté  ses 
paradoxes  favoris,  racontait,  avec  une  verve 
entraînante,  de  ces  histoires  étranges  qui  réveil- 
leraient la  curiosité  d'un  mort.  Il  avait  tant  vu 
de  choses  et  tant  parcouru  de  pays  !  Les  fabu- 
leuses légendes  de  l'Inde  prenaient,  en  passant 
par  sa  bouche  ,  un  attrait  nouveau  ;  et  quand  il 
peignait  h  grands  traits  les  mœurs  inconnues  de 
ces  lointaines  régfons  où  s'était  écoulée  la  moitié 
de  sa  vie,  les  deux  jeunes  gens  immobiles  et 
bouche  béante  ne  pouvaient  point  se  lasser  de 
l'écouter. 

Quand  on  eut  laissé  derrière  soi  Alençon, 
Dreux,  Mortagne,  quand  on  vit  prochaine  la  fin 
du  voyage,  Etienne  et  Roger  furent  pris  d'un 
sentiment  de  tristesse,  à  la  pensée  de  la  sépara- 
tion. 

Les  idées  de  Montait  se  portaient  peut-être 


168  LES    BELLES-DE-NUIT. 

vers  le  même  sujet,  car  depuis  quelques  minutes 
il  gardait  le  silence,  contemplant  tour  à  tour  les 
deux  jeunes  gens  avec  une  expression  de  mélan- 
colie. 

—  A  quoi  pensez-vous,  milord?...  dit  enfin 
Roger. 

— Je  pense,  répliqua  Montait,  que  voilà  deux 
beaux  garçons,  loyaux,  intelligents,  braves  tous 
deux ,  je  voudrais  en  faire  la  gageure!...  ayant 
enfin  tout  ce  qu'il  lîuit  pour  faire  leur  chemin 
dans  le  monde...  et  que  ces  deux  enfants-là  se 
sont  attachés,  de  gaieté  de  cœur,  une  pierre 
au  cou... 

—  Comment  donc?...  voulut  dire  Roger. 

—  Ne  vois-tu  pas,  s'écria  Etienne,  que  milord 
remonte  sur  son  dada...  Il  veut  parler  de  nos 
amours  ! 

—  C'est  vrai,  mon  cher  ami...  et  je  donnerais 
beaucoup  pour  avoir  tort...  Vous,  Etienne, 
vous  avez  du  talent,  j'en  suis  sûr. 

—  Vous  êtes  bien  bon... 

—  Laissez!...  Vous,  Roger,  vous  êtes  un 
spirituel  enfant,  et  votre  caractère  aimable  vous 
ouvrirait  toutes  les  portes...  Vous  m'avez  confié 
que  vous  étiez  pauvres  tous  les  deux...  Écoutez- 
moi,  je  ne  raille  plus...  Vous  allez  commencer 
une  lutte  dont  l'issue  sera  votre  bonheur  ou 
votre  malheur...  Quand  on  marche  au  combat, 


CHAPITRE   III.  169 

dites-moi ,   est-ce  Tinstant  de  se  lier  bras  et 
jambes? 

—  C'est  le  moment  de  prendre  un  drapeau  , 
interrompit  Etienne  vivement  ;  quelque  chose 
qui  vous  guide  dans  la  bonne  chance  et  qui  vous 
soutienne  dans  la  mauvaise...  Nous  ne  sommes 
pas  des  philosophes,  nous,  milordî...  Nous 
sommes  cousus  de  préjugés^  vous  savez  bien  !... 
Faire  fortune  ne  serait  pas  un  but  pour  nous,  si 
nous  n'avions  pas  à  partager  avec  quelqu'un  de 
cher  le  bonheur  conquis  par  nos  efforts... 

Roger  serra  la  main  d'Etienne  comme  pour 
dire  :  <«  Il  a  parlé  pour  nous  deux.  » 

—  C'est  bien  là  le  diable!...  soupira  Montait; 
ce  sont  toujours  les  cœurs  généreux  qui  tom- 
bent dans  ce  travers!...  Ah!  si  j'avais  à  con- 
vertir certains  jeunes  messieurs  sachant  compter 
et  ne  sachant  que  compter ,  ma  besogne  serait 
bientôt  faite...  Mais,  répondez,  avez-vous  con- 
fiance en  moi? 

—  Certainement. 

—  Eh  bien  !  je  vous  affirme  du  fond  de  ma 
conscience  que  l'amour,  comme  vous  l'entendez, 
est  un  obstacle  qui  arrête  tout  élan,  un  fardeau 
qui  accable  toute  vigueur,  un  poison  qui  énerve 
et  qui  tue... 

—  Mais  je  sens  le  contraire  en  moi  ! . . .  s'écria 
Etienne  qui  mit  la  main  sur  son  cœur  ;  l'amour, 

3.  15 


170  LES    BELLES-DE-NUIT. 

comme  je  l'entends,  est  un  aiguillon  pour  le 
courage,  un  cordial  pour  l'âme  qui  faiblit,  un 
appui  pour  la  volonté  qui  cède... 

—  Enfants!...  enfants!...  murmura  Montait 
d'un  ton  sérieux  ,  je  parlais  de  la  pierre  qu'un 
malheureux  se  met  au  cou  pour  se  noyer...  De 
toutes  les  pierres,  la  plus  lourde,  la  plus  tenace, 
la  plus  mortelle,  croyez-moi,  c'est  une  femme 
aimée... 

Etienne  savait  désormais  le  moyen  de  clore 
ces  discussions  sans  issue. 

— Vous  parlez  en  homme  qui  a  fait  de  cruelles 
expériences...,  répliqua-t-il. 

Le  nabab  sauta  comme  s'il  eiit  trouvé  la 
pointe  d'un  poignard  sous  le  coussin  de  la  dili- 
gence. 

—  Nous  avons  donc  un  petit  peu  de  mauvaise 
foi  malgré  notre  vertu,  mon  jeune  camarade?... 
dit-il  avec  impatience.  Faut-il  vous  répéter 
encore  que  je  n'ai  jamais  aimé?...  S'il  en  fallait 
une  preuve,  j'ai  fuit  fortune,  moi!...  mais  j'ai  vu 
de  si  terribles  exemples  !  j'ai  vu  des  cœurs  si 
robustes  anéantis  et  broyés  !... 

Il  passa  la  main  sur  son  front.  On  eût  dit 
qu'il  allait  parler  encore,  mais  sa  télé  se  pencha 
sur  sa  poitrine,  et  il  garda  le  silence. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  il  se  redressa. 
La  sombre  expression  qui  était  naguère  sur  ses 


CHAPITRE    III.  171 

traits  avait  disparu  pour  faire  place  à  une  gaieté 
communicalive. 

—  Eh  bien  !  mes  fils ,  s*ëcria-t-il ,  gardez  vos 
infirmités...  Il  m'est  évident  que  votre  com- 
mune maladie  ne  peut  pas  être  traitée  par  des 
remèdes  violents...  il  faut  un  régime...  je  serai 
votre  médecin  malgré  vous...  Et,  en  attendant, 
nous  commencerons  tout  doucement  notre  petite 
fortune. 

Etienne  et  Roger  le  regardaient  sans  oser 
l'interroger. 

—  Mon  majordome  m'a  précédé  à  Paris..  , 
reprit  Montait,  je  pense  que  nous  allons  le 
trouver  au  bureau  des  messageries,  où  il  m'at- 
tend sans  doute  comme  c'est  son  devoir...  Il  a 
dû  m'acheter  un  hôtel...  quelque  chose  de  très- 
beau...  le  prix  m'est  indifférent...  J'aurai  besoin 
d'un  peintre  pour  décorer  mes  salons... 

—  Ah  !  milord  !  interrompit  Etienne  avec 
émotion  ,  je  ne  suis  qu'un  apprenti  dans  mon 
art  ..  et  vous  ne  connaissez  rien  de  moi... 

—  Je  vous  dis  que  vous  avez  du  talent!... 
Est  ce  que  vous  allez  me  refuser? 

—  J'en  réponds,  moi,  qu'il  a  du  talent!... 
s'écria  Roger  en  prenant  la  main  de  Montait; 
vous  êtes  un  noble  cœur,  milord...  et  si  Etienne 
refuse,  je  me  brouille  avec  lui  pour  tout  de 
bon  ! 


172  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  J'accepte...,  dit  le  jeune  peintre  à  voix 
basse. 

—  Et  moi  je  vous  remercie,  mon  ami... 
Quant  à  notre  joyeux  camarade  Roger... 

—  Ah!  par  exemple,  quant  à  moi,  interrom- 
pit celui-ci  en  secouant  la  tête ,  vous  serez  bien 
habile,  milord,  si  vous  pouvez  trouver  ce  à  quoi 
je  suis  bon...  Je  ne  sais  rien  faire. 

—  Ce  sont  les  paresseux  qui  disent  cela,  M .  de 
Launoy!...  Si  vous  vouliez , accepter  près  de 
moi,  votre  ami,  une  position  dont  je  n'abuse- 
rais jamais,  je  vous  jure. . .  j'ai  absolument  besoin 
d'un  secrétaire. 

Roger  avait  des  larmes  dans  les  yeux.  Mais  le 
nabab  semblait  plus  ëmu  que  lui  encore. 

—  Je  sais  bien...,  reprit-il  avec  un  embarras 
qui  avait  sa  source  dans  la  plus  exquise  des  déli- 
catesses, qu'un  jeune  homme  bien  né...  habitué 
jusqu'à  présent  à  une  vie...  mais,  je  vous  le 
répète...  je  suis  votre  ami  avant  tout. 

—  Milord...  milord!  interrompit  Etienne, 
vous  voyez  bien  que  Roger  accepte...  et  qu'il 
est  heureux  comme  moi  de  ne  pas  se  séparer  de 
vous. 

—  Est-ce  ainsi?...  s'écria  joyeusement  le 
nabab  ;  eh  bien  !  je  ne  sais  pas  comment  vous 
remercier,  mes  amis  !...  Et  je  ne  donnerais  pas 
pour  mille  guinées  la  bonne  fantaisie  que  j'ai 


CHAPITRE   III.  175 

eue  de  m'embarquer  dans  cette  diligence!... 
Ah  !  vous  serez  mes  fils  et  mes  frères...  et,  si 
vous  voulez ,  jamais  nous  ne  nous  séparerons! 

—  Jamais  !  répétèrent  Etienne  et  Roger  tan- 
dis que  leurs  mains  étaient  dans  celles  de  Mon- 
tait. 

La  diligence  venait  de  s'arrêter  à  la  barrière 
de  Passy.  La  Concurrence,  arrêtée  un  instant 
auparavant,  subissait,  la  première,  la  visite  de 
la  douane.  Les  voitures  se  touchaient  de  telle 
sorte  que  la  portière  de  la  Concurrence  était 
à  un  demi-pied  seulement  de  la  portière  du 
coupé. 

Le  store  qui  cachait  les  deux  petits  chapeaux 
de  paille  restait  clos  hermétiquement. 

Mais,  à  rinstant  où  la  petite  voiture  s'ébran- 
lait, laissant  la  diligence  subir  la  visite  à  son 
tour ,  une  main  mignonne  souleva  le  store 
baissé,  et  deux  papiers,  jetés  adroitement,  tom- 
bèrent aux  pieds  de  nos  trois  voyageurs. 

Ce  fut  Montait  qui  les  ramassa. 

—  Enfin!..,  s'écria-t-il  ;  elles  nous  don- 
nent signe  de  vie!...  Je  savais  bien  que  mes 
œillades  ne  pouvaient  pas  être  perdues! 

Ses  yeux  tombèrent  sur  les  deux  papiers,  et 
il  fit  un  geste  de  désappointement  comique. 

—  Oh!  les  femmes!...  les  femmes!...  reprit- 
il;  toujours   le  même  esprit  contrariant  et  h 

15. 


174  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Tenvers!...  C'est  moi  qui  les  ai  regardées...  et 
c'est  vous ,  mes  amis,  qu'elles  choisissent  î 

—  Nous?...  dirent  en  même  temps  les  deux 
jeunes  gens. 

—  Elles  se  seront  procuré  vos  noms,  poursui- 
vit le  nabab,  auprès  du  conducteur  à  Laval  ou 
à  Aiençon...  Ce  qui  est  certain ,  c'est  que  vos 
noms  sont  sur  les  adresses... 

L'un  des  billets  portait,  en  effet:  A  M»  Etienne 
Moreau,  L'autre:  A  M.  Roger  de  Launoy. 

On  en  fit  l'ouverture.  Ils  étaient  tous  deux 
pareils  et  contenaient  ces  seuls  mots  : 

K  Ce  soir,  à  huit  heures,  devant  l'église 
Notre-Dame.  » 

Les  billets  portaient  la  même  signature,  tra- 
cée par  deux  mains  différentes  ;  on  lisait  au 
bas  de  chacun  d'eux  :  u  Belle-de-nuit.  » 

Si  Etienne  et  Roger  avaient  quitté  un  jour 
plus  tard  le  manoir  de  Penhoël,  ce  mot  :  belle- 
de-nuit  aurait  fait  sur  eux  une  impression  bien 
pénible.  Tout  de  suite  leur  mémoire  eût  évoqué 
la  légende  douce  et  tiiste  que  Cyprienne  et 
Diane  chantaient  si  souvent  naguère  ;  ils  eus- 
sent songé  aux  deux  pauvres  filles  mortes... 

Mais  ils  ne  savaient  rien.  Quand  ils  avaient 
vu  pour  la  dernière  fois  Diane  et  Cyprienne, 


CHAPITRE    m.  175 

elles  dansaient,  riantes  et  belles,  au  salon  de 
verdure.  Ils  ne  virent  rien  sous  cette  appel- 
lation mystérieuse,  sinon  quelque  voluptueux 
défi  et  un  commencement  d'aventure. 

—  Belle 'de- nuit!,.»  murmura  le  nabab  ; 
c'est  Irès-joli,  cela...  c'est  de  la  fine  fleur  de 
poésie!...  Pourtant,  nous  avons  affaire  à  des 
provinciales  renforcées,  puisqu'elles  donnent 
rendez-vous  à  Notre-Dame.  Elles  croient  sans 
doute  que  tout  le  monde  va  se  promener  là,  le 
soir ,  comme  on  fait  devant  Téglise  de  leur 
bourgade...  C'est  égal,  vous  êtes  d'heureux 
coquins! 

—  Nous  n'irons  pas...,  dit  Etienne. 
Roger  fit  une  légère  moue. 

—  Bravo!  s'écria  Montait  ;  don  Quichotte 
n'aurait  pas  mieux  dit!... 

—  Je  ne  verrais  pas  grand  mal...,  commença 
Roger. 

Etienne  se  pencha  à  son  oreille. 

—  A  l'heure  qu'il  est,  murmura-t-il  avec 
reproche,  Cyprienne  relit  peut-être  ta  lettre 
en  pleurant... 

—  Nous  n'irons  pas  !  répéta  résolument 
Roger. 

—  Alors,  dit  le  nabab,  il  faudra  donc  que  j'y 
aille,  moi!... 


176  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Quelques  minutes  après,  on  arrivait  à  la  cour 
des  messageries,  où  M.  Jones,  le  majordome  de 
milord,  attendait  son  maître,  en  bel  habit  noir 
et  chapeau  bas. 

Roger ,  Etienne  et  le  nabab  montèrent ,  de 
compagnie ,  dans  une  élégante  calèche  qui  les 
emporta,  au  galop  de  deux  chevaux  magnifi- 
ques, vers  le  faubourg  Saint-Honoré. 


FIN    DE    LA    TROISIEME    PARTIE. 


QUATRIÈME  PARTIE. 


THOI0   «BNTILSHOMMfiS. 


On  avait  vu  s*élablir,  depuis  six  semaines  ou 
deux  mois,  au  grand  hôtel  des  Quatre  Parties 
du  monde,  situé  rue  de  Valois-Batave,  devant  le 
Palais-Royal,  une  colonie  composée  d'étrangers 
assez^  marquants. 

Ils  étaient  trois  hommes  et  deux  femmes, 
sans  compter  les  domestiques,  et  vivaient  en  fa- 
mille, bien  qu'ils  portassent  tous  des  noms  dif- 
férents. 


178  LES    BELLES-DE-NUIT. 

En  1820,  les  hôtels  nombreux,  groupés  au- 
tour du  Palais-Royal  étaient  encore  habités 
presque  exclusivement  par  ce  peuple  cosmopo- 
lite de  joueurs  et  de  viveurs  qu'attiraient  la  rou- 
lette et  la  gloire  européenne  des  déesses  par- 
quées dans  les  galeries. 

Le  Palais -Royal  était  le  centre  des  joyeux 
mystères  ;  les  goutteux  de  province  en  parlaient 
avec  onction  à  leurs  coquins  de  neveux.  Sa  re- 
nommée était  aussi  brillante  aux  froides  rives  de 
Ja  Neva  qu'aux  bords  de  la  Tamise,  ce  brumeux 
Pactole  qui  roule  des  guinées";  Vienne ,  Berlin , 
l'Italie,  envoyaient  à  ce  temple,  ouvert  à  tous 
les  désirs,  d'innombrables  dévots.  Les  sauvages 
de  l'Amérique  en  racontaient  les  merveilles  dans 
leurs  wigwams,  en  buvant  des  petits  verres 
d'eau-de-feu  ,  et  les  bons  musulmans  de  Tur- 
quie nourrissaient  le  secret  espoir  que  c'était  là 
précisément  le  paradis  annoncé  par  le  prophète. 

Dans  ce  monde  bigarré  qui  se  renouvelait 
sans  cesse  aux  abords  du  Palais-Royal,  il  y  avait 
presque  autant  de  véritables  grands  seigneurs 
que  d'aventuriers  de  bas  lieu,  et  certes,  il  était 
bien  difficile  de  reconnaître  les  uns  d'avec  les 
autres;  aussi  ne  se  donnait-on  point  pour  cela 
beaucoup  de  peine.  Il  y  avait  une  sorte  de  me- 
sure qui  servait  à  tous  indistinctement  dans  ce 
peuple   de  comtes  et  de  barons,  où  l'égalité 


CHAPITRE    PREMIER.  179 

sainte,  comme  on  dit  au  dessert  des  banquets 
politiques,  était  religieusement  pratiquée. 

On  ne  divisait  point  les  hommes  en  chrétiens 
et  en  païens  ,  en  royalistes  et  en  libéraux,  en 
nobles  et  en  vilains  ;  il  y  avait  seulement  des 
bourses  vides  et  des  bourses  pleines. 

Les  bourses  pleines  constituaient  les  gens 
comme  il  faut  ;  les  bourses  vides  donnaient 
droit  au  titre  de  polisson. 

Et  comme  le  hasard  régnait  là  en  dieu  uni- 
que et  suprême,  tout  polisson  pouvait  devenir 
homme  comme  il  faut  en  une  heure,  et  récipro- 
quement. 

Quant  h  la  morale,  on  ne  s'en  occupait  guère. 
Chez  les  maîtres  d'hôtel ,  la  rigueur  la  plus  pu- 
ritaine allait  parfois  jusqu'à  exiger  un  passe- 
port. 

C'était  le  comble.  Il  va  sans  dire  qu'on  n'avait 
point  la  folle  idée  de  s'enquérir  si  M.  le  marquis 
un  tel  avait  des  parchemins  vrais  ou  faux,  ni  de 
prendre  le  plus  petit  renseignement  sur  la  ques- 
tion de  savoir  à  quelle  source  abondante  et  ca- 
chée le  prince  ***ski  puisait  ses  billets  de  banque. 

Dans  une  société ,  constituée  sur  ce  pied  de 
libérale  tolérance,  la  petite  colonie  de  l'hôtel  des 
Quatre  Parties  du  monde  devait  jouir  d'une  con- 
sidération très-distinguée.  Il  y  avait ,  en  effet, 
de  l'argent  dans  la  caisse  commune;  on  menait 


180  LES   BELLES-DE-NUIT. 

bonne  vie,  on  jouait  gros  jeu,  on  dînait  royale- 
ment, et  la  gêne  n'avait  pas  encore  montré  une 
seule  fois  son  menaçant  bout  d'oreille. 

Aussi  nos  cinq  étrangers  n'étaient-ils  pas  de 
ces  émigrants  à  la  douzaine  qui  abandonnent 
leur  pays  on  ne  sait  pourquoi.  Ils  voyageaient, 
les  hommes  du  moins,  pour  affaires  politiques, 
et  cachaient  sous  des  apparences  frivoles  le  ma- 
niement des  plus  graves  intérêts. 

Le  chevalier  de  las  Matas  préparait  la  révo- 
lution qui  chassa  Ferdinand  de  Madrid;  le  comte 
de  Manteïra  jetait  les  bases  de  la  charte  portu- 
gaise ,  et  le  noble  baron  Bibander  de  Berlin 
venait  communiquer  aux  libéraux  de  France  les 
précieuses  idées  de  l'illuminisme  allemand. 

Avec  eux  voyageait  madame  la  marquise  d'Ur- 
gel,  veuve  d'un  grand  d'Espagne  de  première 
classe  et  sœur  du  chevalier  de  las  Matas.  Cette 
marquise  était  une  adorable  femme,  ardente 
comme  une  Andalouse  et  pas  plus  cruelle  qu'une 
Parisienne. 

Elle  n'avait  habité  l'hôtel  que  durant  un  mois 
ou  cinq  semaines;  après  quoi  on  l'avait  vue  par- 
tir avec  une  jeune  dame,  dont  il  nous  reste  à 
parler.  Elle  demeurait  maintenant  dans  un  autre 
quartier,  mais  elle  venait  plusieurs  fois  par  jour 
à  l'hôtel. 

La  jeune  dame  qui  l'avait  suivie,  et  que  nous 


CHAPITRÉ    PREMIER.  1^1 

devons  faire  connaître  aussi  au  lecteur,  semblait 
à  peine  sortie  de  Tenfance.  A  l'hôtel  des  Quatre 
Parties  du  monde,  on  n'avait  fait  que  l'entre- 
voir au  moment  de  Tarrivée.  Depuis  lors,  elle 
n'avait  pas  quitté  sa  chambre  une  seule  fois. 

Elle  était  souffrante,  sans  doute,  et  c'était  la 
camériste  de  madame  la  marquise  qui  seule 
avait  le  droit  de  lui  donner  des  soins. 

Les  gens  de  l'hôtel  parlaient  quelquefois  entre 
eux  de  cette  jeune  dame  autour  de  qui  tombait 
comme  un  voile  mystérieux.  Bien  qu'on  ne 
l'eût  aperçue  qu'une  seule  fois,  chacun  se  sou- 
venait de  sa  beauté  douce  et  vraiment  exquise. 
En  traversant  les  corridors  pour  se  rendre  à 
cette  chambre  reculée  qu'elle  ne  devait  plus 
quitter,  sinon  pour  suivre  la  marquise  à  sa 
nouvelle  habitation,  la  pauvre  enfant  avait  l'air 
bien  triste.  Son  visage  pâle  exprimait  l'abatte- 
ment et  l'effroi. 

On  avait  pu  penser  d'abord  qu'elle  était  la 
jeune  sœur  de  la  marquise,  mais  leurs  physio- 
nomies présentaient  un  entier  contraste,  et 
d'ailleurs  le  teint  blanc  et  la  blonde  chevelure 
de  l'enfant  démentaient  une  origine  espagnole. 

Quoi  qu'il  en  fût,  la  camériste  de  madame  la 
marquise  se  plaisait  à  vanter  l'attachement  de  sa 
maîtresse  pour  la  jeune  femme. 

—  Ah!  celle-là,   disait-elle   à    tout  propos. 

LES  BELLES-DE-NUIT.    3,  iG 


182  LES    BELLES-DE-NUIT. 

peut  remercier  le  bon  Dieu  !...  C'est  soigné  dans 
du  coton...  c'est  caressé  toute  la  journée  ! 

—  Mais  elle  ne  vient  donc  jamais  voir  ces 
messieurs?...  demandaient  parfois  les  gens  de 
rhôtel. 

—  Ne  m'en  parlez  pas!...  ripostait  la  sou- 
brette ;  c'est  si  indolent...  quand  on  ouvre  seu- 
lement la  fenêtre,  ça  croit  que  ça  va  mourir. 

C'était  environ  deux  mois  après  les  événe- 
ments qui  avaient  eu  lieu  au  manoir  de  Penhoël; 
on  était  en  octobre,  et  la  température  commen- 
çait a  fraîchir. 

Dans  le  salon  de  l'appartement  occupé  par 
notre  petite  colonie  à  l'hôtel  des  Quatre  Parties 
du  monde ,  le  chevalier  de  las  Matas,  le  comte 
de  Manteïra  et  le  baron  de  Bibander  se  trou- 
vaient réunis. 

Il  y  avait  un  bon  feu  dans  la  cheminée,  pour 
chauffer  ces  trois  noblespersonnages,  et  la  table 
qui  restait  dressée  au  milieu  de  la  chambre 
gardait  les  débris  d'un  copieux  déjeuner. 

11  était  impossible  de  se  méprendre:  la  vue 
seule  de  nos  trois  gentilshommes,  à  part  même 
l'accent  exotique  que  chacun  d'eux  avait  au 
plus  haut  degré,  suffisait  pour  les  placer  dans 
la  classe  des  étrangers. 

La  France,  en  effet,  a  son  galbe  particulier, 
qui  change  suivant  la  mode  et  le  temps,  mais 


CHAPITRE    PREMIER.  i83 

qui  tranche  toujours  avec  les  physionomies  des 
peuples  voisins. 

A  répoque  où  se  passe  notre  histoire,  les  vi- 
sages parisiens  étaient  rasés  soigneusement.  A 
peine  voyait-on  quelques  petits  favoris  dessiner 
un  étroit  demi-cercle  et  joindre  Toreille  aux 
ailes  du  nez,  qui  surmontait  une  lèvre  dépour- 
vue de  toute  espèce  de  moustache.  Les  cheveux 
courts  se  frisaient  à  la  Titus.  Donc,  pour  se 
donner  un  air  d'étranger,  il  suffisait  de  porter 
les  cheveux  longs  et  la  barbe  entière. 

Les  cheveux  de  nos  trois  gentilshommes  tom- 
baient sur  leurs  épaules,  et  leurs  barbes  eussent 
fait  envie  au  Juif  errant. 

En  leur  qualité  de  fils  de  la  Péninsule  ,  le 
comte  et  le  chevalier  étaient  bruns  comme  des 
corbeaux  ;  le  baron  Bibander,  en  revanche,  avait 
une  de  ces  longues  perruques  germaniques  qui 
ressemblent  à  des  quenouilles  chargées  de  filasse. 

C'étaient,  en  vérité,  des  personnages  assez 
remarquables  pour  mériter  une  description  dé- 
taillée ;  mais  nous  avons  un  moyen  d'abréger  en 
disant  tout  de  suite  au  lecteur  que  le  chevalier 
de  las  Matas ,  le  comte  de  Manteïra  et  le  baron 
de  Bibander  étaient  tout  bonnement  ses  ancien- 
nes connaissances  Robert  dit  l'Américain,  Biaise 
surnommé  riindormcur,  et  Bibandier,  l'ancien 
chefs  des  uhlans  de  Bretagne. 


184  LES    BELLtS-DE-NUIT. 

Les  deux  premiers  avaient  jugé  à  propos  de  se 
déguiser  complètement  et  de  changer  de  nom  , 
pour  parer  aux  poursuites  de  la  police,  qui  pos- 
sédait en  portefeuille  leurs  signalements  et  leur 
histoire. 

Quant  à  l'ancien  uhian ,  son  cas  était  le  même 
avec  un  danger  moindre,  car  il  avait  eu  l'adresse 
de  ne  jamais  compromettre  en  justice  son  beau 
nom  de  Bibandier. 

Robert  et  Biaise  s'étaient  dirigés  sur  Paris 
immédiatement  après  leur  expulsion  du  manoir. 
Ils  laissaient  derrière  eux  Lola,  mais  ils  emme- 
naient la  pauvre  Blanche  que  Robert  avait  ca- 
chée comme  une  proie  dans  l'ancien  trou  de 
Bibandier,  sur  la  lande  de  Bains.  Cet  enlève- 
ment avait  lieu  contre  l'avis  formel  de  l'En- 
dormeur,  qui  n'aimait  pas  plus  aujourd'hui 
qu'autrefois  les  bouches  inutiles.  Mais  Robert 
s'était  roidi  dans  sa  résolution.  Il  avait  son  idée, 
et  à  présent,  moins  que  jamais,  il  eût  consenti 
h  se  dessaisir  de  l'héritière  de  Penhoël. 

A  peine  hors  du  manoir.  Biaise  et  lui  étaient 
redevenus,  du  reste,  les  meilleurs  amis  de  la 
terre.  L'Endormeur  osait  à  peine  discuter  au 
sujet  de  Blanche,  tant  il  avait  regret,  le  bon 
garçon,  de  cette  scène  faite  à  son  vieux  cama- 
rade dans  le  salon  de  Penhoël. 

Maintenant  qu'il  n'y  avait  plus  moyen  de  s'ad* 


CHAPITRE    PREMIER.  185 

ministrer  sans  partage  les  vingt  mille  livres  de 
rente,  Biaise  était  tout  repentir. 

Robert,  cependant,  ne  songeait  même  pas  à 
lui  faire  un  reproche.  Le  triomphe  les  avait 
désunis  ;  la  défaite  commune  les  .rapprochait. 
Ils  avaient  encore  besoin  Tun  de  l'autre  et  ne 
demandaient  pas  mieux  qu'à  se  liguer  plus 
étroitement ,  pour  recommencer  la  lutte  sur 
de  nouveaux  frais. 

Robert,  d'ailleurs,  avait  trop  de  choses  en 
tête  pour  trouver  le  temps  d'entamer  une  vaine 
querelle.  C'était,  nous  l'avons  dit,  une  nature 
admirablement  organisée  pour  les  difficultés  de 
la  lutte,  mais  qui  s'amollissait  dans  la  fortune  et 
perdait  une  bonne  part  de  son  audace,  h  me- 
sure que  le  bien  conquis  amenait  avec  soi  les 
chances  de  perte. 

Il  fallait  à  l'Américain,  pour  exécuter  ses 
escamotages  hardis,  des  poches  vides  et  des 
mains  libres. 

En  ce  moment,  loin  de  courber  la  tête  sous 
le  coup  qui  le  frappait,  il  se  redressa  plus  vail- 
lant que  jamais.  Les  dix  mille  francs  qu'on  lui 
avait  jetés  comme  un  os  a  ronger  n'étaient 
qu'une  première  mise  de  fonds  pour  recommen- 
cer la  partie.  Il  se  retrouvait  lui-même;  les  idées 
abondaient  dans  son  cerveau,  et  ce  n'était  pas 
sans  joie  qu'il  songeait  à  cette  grande  mêlée  pa- 
ie. 


186  LES    BELLES-DE-NUIT. 

risienne  où  il  allait  se  précipiter  de  nouveau, 
armé  de  toutes  pièces. 

Dès  ce  premier  moment,  il  pouvait  compter 
plus  d'une  corde  à  son  arc;  et  Blanche  lui  pa- 
raissait être  la  meilleure  de  toutes.  Mais  com- 
ment emmener  Blanche  malgré  elle  ?  Cent  lieues 
h  faire  avec  une  jeune  fille  qui  résiste,  qui 
pleure,  qui  appelle  au  secours,  c'est  assurément 
l'impossible. 

Robert  avait  pour  mentir  un  talent  de  pre- 
mier ordre,  et  la  pauvre  Blanche  était  si  facile 
à  tromper  !  Quand  Robert  la  plaça  en  croupe 
derrière  lui  sur  la  lande  de  Bains,  Blanche  le 
supplia  les  larmes  aux  yeux  de  la  reconduire  à 
sa  mère. 

Robert  lui  dit  d'un  air  étonné  : 

—  Pensez-vous  donc  que  j'aie  agi  à  l'insu  de 
Madame?...  Vous  ignorez  donc  tout  ce  qui  se 
passe  au  manoir?... 

L'Ange  ouvrait  déjà  ses  grands  yeux  timides 
et  crédules. 

—  Hélas  !  pauvre  enfant,  reprit  Robert  ;  Ma- 
dame vous  aime  tant!...  Elle  vous  a  caché  le 
malheur  jusqu'au  dernier  moment...  Mais  n'a- 
vez-vous  jamais  vu ,  alors  qu'elle  se  croyait 
seule,  des  larmes  dans  ses  yeux?... 

—  Oh!  si!...  murmura  l'Ange,  bien  souvent! 

—  Et  ne  vous  êtes-vous  jamais  aperçue  qu'elle 


CHAPITRE    PREMIER.  187 

me  cherchait  parfois  pour  m'en  Ire  tenir  en  secret? 

—  Si...,  dit  encore  l'Ange. 

—  C'est  que  j'étais  son  confident,  mademoi 
selle...  Je  savais  combien  elle  souffrait,  la  pau- 
vre sainte  femme!  Je  tâchais  de  la  consoler, 
mais  je  n'ai  pas  pu  la  défendre... 

—  Mon  Dieu!... mon  Dieu!  murmura  l'Ange, 
qu'est-il  donc  arrivé  à  ma  mère?... 

—  Le  maître  de  Penhoël  a  vendu  petit  à  petit 
ses  métairies,  ses  moulins,  son  manoir...,  ré- 
pliqua Robert  à  qui  la  vérité  donnait  ici  une 
grande  force  de  persuasion;  Pontalès  lui  atout 
acheté...  Pontalès  qui  se  disait  son  ami!...  Et 
votre  bonne  mère  qui  a  confiance  en  moi,  ma- 
demoiselle Blanche,  m'a  prié  de  vous  conduire 
à  Rennes  où  elle  viendra  vous  retrouver. 

Biaise,  qui  trottait  en  avant,  s'émerveillait 
qu'on  pût  dépenser  tant  de  bonne  fourberie 
tout  exprès  pour  se  mettre  sur  les  bras  une 
petite  fille  pleurnicheuse  et  malade ,  une  héri- 
tière ruinée,  une  bouche  inutile,  s'il  en  fut 
jamais! 

—  Mais,  demandait  l'Ange,  pourquoi  ma 
mère  ne  m'a-t-elle  pas  conduite  elle-même? 

L'Américain  baissa  la  voix  comme  pour  faire 
une  grande  confidence. 

—  Pauvre  demoiselle!...  répliqua- t-il ,  c'est 
qu'il  fallait  vous  défendre  contre  votre  père  ! 


188  LES    BELLES-DE-iNUIT. 

—  Contre  mon  père  î . . . 

—  Je  n'ose  pas  vous  dire  cela...  votre  père 
est  à  la  merci  des  Pontalès...  Et  le  jeune  comte 
Alain  vous  aimait... 

—  Oh!...  fit  Blanche  effrayée. 

Puis  elle  ajouta  en  se  serrant  contre  Robert  : 

— Merci,  M.  de  Blois...  merci  de  m'avoir 
sauvée  ! 

Blanche  ne  gardait  pas  Tombre  d'un  doute. 
Elle  monta  en  voiture  à  Redon  ,  confiante  et 
pleine  d'espoir  de  retrouver  sa  mère. 

Comme  elle  n'avait  aucune  idée  des  distances, 
la  route  de  Redon  à  Renues  put  s'allonger  pour 
elle  bien  au  delà  des  limiles  de  la  Bretagne  ,  et 
quand  elle  montra  enfin  quelques  soupçons , 
Robert  en  fut  quitte  pour  inventer  une  nou- 
velle histoire. 

Ils  voyageaient  en  chaise  de  poste  et  avec  une 
grande  rapidité.  Ils  arrivèrent  à  Paris  quelques 
heures  après  la  diligence  qui  portait  Montait  et 
nos  deux  jeunes  gens. 

Tout  d'abord,  ils  descendirent  dans  leur 
ancien  quartier,  afin  de  prendre  langue  et  de 
connaître  un  peu  l'état  de  la  place. 

Blanche,  malade,  passait  ses  jours  au  lit  et 
demandait  sa  mère. 

Au  bout  d'une  demi-semaine,  on  vit  arriver 
i^ola,  que  le  vieux  Pontalès  avait  mise  honnête- 


CHAPITRE    PREMIER.  189 

ment  à  la  porte.  Au  bout  de  Ja  semaine  entière, 
le  bon  Bibandier  entra  un  matin  dans  le  garni 
borgne  où  nos  deux  compagnons  s'étaient  pro- 
visoirement installés,  et  les  serra  tous  deux  con- 
tre son  cœur  avec  effusion. 

—  Pas  de  reproche!...  dit-il,  je  vous  ai  ba- 
lancés pas  mal  l'autre  jour...  mais  j'ai  quinze 
mille  francs,  moi...  et  je  môle! 

Les  cœurs  bien  nés  n'ont  point  de  rancune. 
On  fit  monter  du  vin  et  l'on  tint  un  conseil,  à 
la  suite  duquel  nos  trois  amis  et  Lola  changèrent 
de  noms  pour  faire  figure  convenable  dans  le 
beau  quartier. 

Le  soir  même,  le  chevaher,  le  comte,  le  baron 
et  madame  la  marquise,  emmenant  Blanche 
avec  eux,  firent  leur  entrée  au  grand  hôtel  des 
Quatre  Parties  du  Monde. 

Les  affaires  s'annonçaient  à  merveille,  et  nos 
trois  gentilshommes  eussent  vécu  dans  la  con- 
corde la  plus  parfaite,  sans  Blanche  qui  était  un 
perpétuel  sujet  d'inquiétude  et  de  discussion. 

Biaise  et  Bibandier  voyaient  là,  en  effet,  un 
danger  qui  était  réel.  On  était  contraint  de  cla- 
quemurer la  jeune  fille  pour  l'empêcher  de  com- 
muniquer avec  les  gens  de  l'hôtel,  et  cette 
séquestration  commençait  à  faire  jaser. 

Biaise  disait  : 

—  Notre  situation  est  bien  assez  précaire  par 


190  LES    BELLES-DE-NUIT. 

elle-même,  pour  que  nous  n'allions  pas  en  aug- 
menter le  danger  de  gaieté  de  cœur...  Il  con- 
vient d'éloigner  de  nous  ce  qui  peut  attirer  les 
regards  ;  et  puisque  l'Américain  compte  avoir 
tous  les  bénéfices  de  l'enlèvement,  qu'il  prenne 
les  risques  pour  lui  tout  seul  ! 

Bibandier  prêtait  à  cette  opinion  l'appui  de 
son  éloquence. 

M.  le  chevalier  de  las  Matas  fut  obligé  de  céder. 

Il  eut  recours  à  Lola,  qui  ne  lui  refusait 
jamais  rien.  Ce  n'était  pas  chez  la  belle  marquise 
amour  proprement  dit  ou  amitié  bien  définie, 
c'était  tout  bonnement  vieille  habitude  d'obéir. 

On  choisit  un  quartier  modeste,  de  l'autre 
côté  de  la  Seine,  et  madame  la  marquise  d'Urgel 
y  prit  un  appartement  à  son  nom. 

L'endroit  choisi  fut  cette  partie  du  quartier 
Saint-Germain  qui  n'est  déjà  plus  la  patrie  des 
écoles  turbulentes,  mais  qui  n'est  pas  encore 
tout  à  lait  le  noble  faubourg. 

A  l'entrée  de  la  rue  Sainte-Marguerite,  du 
côté  de  l'Abbaye,  il  y  avait  une  maison  d'hon- 
nête apparence  qui  semblait  vraiment  faite  pour 
une  vertueuse  dame  et  sa  pupille.  Ce  fut  dans 
cette  maison  que  Lola  prit  ses  quartiers,  et  nos 
trois  compagnons,  quittes  de  soucis,  purent 
donner  tous  leurs  soins  à  l'amélioration  de  leur 
industrie. 


CHAPITRE    PREMIER,  191 

La  matinée  s'avançait  :  le  clievalier  de  las 
Matas  et  le  comte  de  Manteïra  étaient  encore  en 
robe  de  chambre,  mais  le  baron  de  Bibander 
s'occupait  déjà  de  sa  toiletle. 

Le  chevalier  était  assis,  les  pieds  au  feu, 
devant  une  petite  table  portant  tout  ce  qu'il 
fallait  pour  écrire.  Il  avait  sous  la  main  une 
large  feuille  de  papier,  couverte  d'écritures  et 
de  chiffres.  Autour  de  lui  s'ouvraient  quatre  ou 
cinq  ouvrages  d'arithmétique  et  d'algèbre  qu'il 
consultait  d'un  air  fort  entendu. 

De  l'autre  côté  du  foyer,  M.  le  comte  de  Man- 
teïra fumait  sa  pipe  en  biseautant  fort  adroi- 
tement un  jeu  de  cartes. 

Le  baron  de  Bibander  se  tenait  à  l'autre  ex- 
trémité de  la  salle  devant  une  glace  ,  où  il  se 
mirait  avec  une  complaisance  extrême. 

Ils  étaient  vraiment  assez  bien  déguisés  tous 
les  trois.  La  barbe  et  les  cheveux  longs  allaient 
parfaitement  à  la  figure  pâle  de  Robert,  qui 
était  un  fort  passable  cavalier  espagnol.  L'Eu- 
dormeur,  lui,  avait  été  obligé  de  raser  ses  che- 
veux d'un  blond  tirant  sur  le  roux  et  de  se 
munir  d'une  perruque  noire  pour  se  donner 
une  physionomie  portugaise.  Il  avait  teint,  en 
outre,  sa  barbe,  et  son  meilleur  ami  aurait  eu 
quelque  peine  à  le  reconnaître.  Quant  à  Bi- 
bandier,  ces  quelques  semaines  d'abondance 


192  LES    BELLES-DE-NUIT. 

l'avaient  refait  si  bellement,  qu'à  la  rigueur  son 
embonpoint  nouveau  aurait  pu  seul  lui  servir 
de  masque. 

Son  teint,  naguère  si  jaune,  fleurissait  main- 
tenant ;  ses  joues  décharnées  s'étaient  arrondies. 
Il  commençait  même  à  prendre  du  ventre. 

—  Ah  çà  !...  dit  Biaise  en  passant  l'ongle  sur 
la  tranche  de  son  jeu  de  cartes,  est-ce  que  tu 
n'as  pas  bientôt  fini  de  mettre  ton  corset,  M.  le 
baron? 

—  C'est  étonnant  comme  j'engraisse  !...  ré- 
pliqua Bibandier  en  se  souriant  à  lui-même 
dans  le  miroir  ;  mais  j'avais  dit  à  ce  coquin  de 
coiffeur  de  venir  mettre  des  papillotes  à  ma 
barbe...  vous  verrez  que  le  drôle  me  fera  faux 
bond  î 

—  Américain!...  dit  Biaise. 
Robert  leva  la  tête  en  sursaut. 

—  Regarde  donc  un  peu  M.  le  baron...  est- 
ce  que  tu  ne  le  trouves  pas  plus  laid  encore 
qu'autrefois? 

—  Beaucoup  plus  laid,  répliqua  Robert  qui 
se  renfonça  aussitôt  dans  son  algèbre. 

Bibandier  fit  une  pirouette  et  haussa  les 
épaules, 

—  Mes  petits,  murmura-t-il,  on  vous  laisse 
dire...  vous  êtes  jaloux,  ça  se  voit. 

Il  continua  de  se  sangler  à  tour  de  bras  et  de 


CHAPITRE    PREMIER.  195 

faire  exécuter  à  sa  grande  figure  hâlée  toutes 
sortes  de  grimaces  mignonnes. 

II  mettait  à  se  trouver  charmnYit  une  bonne 
foi  non  suspecte. 

—  Voilà  le  jeu  arrangé  !...  dit  Biaise  ;  si  tu 
avais  le  temps  de  me  montrer  un  peu  à  faire 
danser  Sa  Majesté,  Américain? 

Robert  fit  un  geste  d'impatience. 

—  Tu  vois  bien  que  je  suis  perdu  au  milieu 
de  mes  cbiffres...,  répliqua-t-il  ;  chaque  fois  que 
tu  viens  me  conter  comme  cela  quelque  fadaise, 
je  suis  obligé  de  recommencer  des  calculs  du 
diable...  Sans  toi,  étourneau  que  tu  es,  je 
tenais  ma  martingale!... 

—  Ah  !  ah  !...  fit  l'Endormeur.  un  bel  oiseau 
que  ta  martingale!,.,  mets-lui  un  grain  de  sel 
sur  la  queue! 

—  Voyons!  s'écria  Robert;  veux-tu  me  lais- 
ser en  paix  oui  ou  non  ? 

Biaise  se  reprit  à  battre  ses  cartes  biseau- 
tées. 

—  Sois  calme,  Américain,  dit-il  ;  on  respecte 
la  martingale,  mon  fils...  et  on  va  tâcher  de 
travailler  tout  seul. 

Il  étala  ses  cartes  sur  un  coin  de  table  et 
commença  une  série  de  tours  d'adresse  qui 
n'étaient  pas  sans  mérite. 

On  frappa  doucement  à  la  porte. 

3.  17 


194  LES    BELLES-DE-NCJIT. 

—  Ah!  fit  Bibandier  avec  joie;  voilà  mes 
papillotes. 

Biaise  avait  abrité  lestement  son  jeu  de  cartes 
dans  la  manche  large  de  sa  robe  de  chambre. 

La  porte  s'ouvrit,  et  l'on  vit  apparaître  un 
museau  long  et  jaunâtre,  tenant  par  un  énorme 
col  de  crinoline  à  un  uniforme  de  soldat  du 
centre. 

L'Alsace  seule  a  le  secret  de  produire  ces 
excellentes  têtes  de  troupiers,  toutes  en  menton, 
et  dont  les  joues,  le  nez,  le  front  semblent  se 
reculer  humblement  pour  faire  ressortir  deux 
triomphantes  mâchoires,  capables  d'exterminer 
une  armée  de  Philistins. 

—  Ah  !...  dit  Bibandier  désappointé.  Ce  n'est 
que  mon  maître  d'allemand...  Bonjour,  GrafF. 

Le  soldat  porta  la  main  à  son  shako. 

—  Ponchur,  messie,  et  la  gombagnie...,  dit-il 
en  entrant.  Ça  fa-t-il  gomme  fus  fulez?... 

—  Ça  fa  gomme  nus  fulons,  répliqua  le  noble 
baron  Bibander. 

-—  Pas  mal,  pas  mal!...  fit  Biaise...  Seule- 
ment ça  ne  me  paraît  pas  assez  senti...  J'ai  eu 
un  portier  qui  était  de  Colmar  et  qui  disait  : 
Ça  fa-t-il  gomme  fi  fdez? 

—  Voyons!...  s'écria  Bibandier,  tout  ça 
dépend  des  dialectes...  Il  ne  s'agit  pas  de  plai- 
santer ici...  Vous  autres,  vous  en  prenez  à 


CHAPITRE    PREMIER.  195 

votre  aise...  Toi,  M.  le  Portugais,  tu  n*as  qu'à 
nasiller  comme  un  canard  et  à  mettre  de  la 
bouillie  dans  ta  bouche  pour  prononcer  les  s... 
Vous,  seigneur  chevalier  de  las  Matas,  il  vous 
suffit  d'enfler  les  mots  comme  un  marchand  de 
vulnéraire  et  de  gascon ner  un  peu  en  faisant 
ronfler  les  nasales...  Ah!  si  je  n'étais  qu'une 
Essépagnoleu  ou  un  Pourteungais,  ajouta-t-il 
en  nasillant  à  outrance,  mon  rôle  serait  bien 
facile...  Mais  un  baron  du  saint-empire, 
morbleu!... 

—  Morplé!...  si  ça  fus  est  écâl...,  dit  Graff. 

—  Je  commence  à  être  pas  mal  fort...,  reprit 
Bibandier;  mais  cet  Alsacien  manquedeméthode. 

—  De  guoi  ?  demanda  Graff. 

—  De  méthode!  mon  brave  ami...  Et  cela 
tient  à  ce  qu'on  a  négligé  ton  éducation  pre- 
mière... Est-ce  que  tu  saurais  me  mettre  des 
papillotes,  toi  ? 

—  Je  grois  pien  !  répliqua  le  soldat;  ché  suis 
le  pârpier  di  pâlaillon. 

—  Répétez  cela!  M.  le  baron,  s'écria  Biaise; 
voilà  une  phrase  qui  contient  en  germe  tous  les 
principes  du  baragouinage. 

Mais  le  baron  était  allé  chercher  du  pajder  à 
papillotes. 

L'Alsacien  riait, 

—  Si  ché  sais  mettre  les  babiotes,  répétait- 


196  LES    BELLES-DE-NDIT. 

il  en  montrant  son  énorme  mâchoire;  ché  suis 
né  tans  les  babioles...,  mon  bère  était  pârpier... 
mon  crand-bère  il  était  aussi  pârpier...,  le  bère 
de  man  crand-bère... 

—  Et  ainsi  de  suite,  interrompit  Biaise. 

—  la,  graff!  dit  le  soldat  en  se  mettant  au 
port  d'armes. 

Il  se  tut  durant  un  instant,  mais  cette  coïn- 
cidence qui  faisait  un  même  mot  de  son  nom  à 
lui  et  du  titre  du  prétendu  Portugais  lui  sembla 
probablement  très-bouffonne,  car  ses  deux  gran- 
des mâchoires  s'ouvrirent  de  nouveau. 

—  /a,  Graff!...  répéta-t-il;  fus  êtes  graff.., 
moi  ché  suis  Graff,  burguoi  je  m'abèle  Graff... 
mais  fus  c'est  bârce  que  (us  êtes  graff,»,,  fus 
gombrenez? 

—  Parfaitement...,  dit  Biaise. 

Robert  se  frappait  le  front  et  perdait  le  fil  de 
ses  calculs. 

—  En  besogne!  s'écria  Bibandier  qui  appor- 
tait une  main  de  papier  à  papillotes. 

11  s'assit  devant  la  glace,  et  Graff  s'empara 
de  sa  tête  poilue. 

Tout  en  maniant  la  chevelure  épaisse  et  rude 
de  M.  le  baron,  l'Alsacien  répétait  entre  ses 
dents  : 

—  Si  ché  gormais  lés  babiotes  î  Mon  bère 
était  pârpier...  mon  crand-bère... 


CHAPITRE    PREMIER.  197 

—  Allons,  Graff!...  dit  Bibandier,  faisons 
d'une  pierre  deux  coups  :  donne-moi  ta  leçon  ! 

— Chefeux  pien...  Dâgez  te  faire  adention... 
Si  fus  endrcz  chez  dés  pourgcois,  fus  tites  : 
Ponchur,  messie,  mestâmes... 

—  Ponchur,  messie,  mestâmes,  répéta  Bi- 
bandier. 

—  Et  la  gombagnie,  ajouta  Graff. 

—  Et  la  gombagnie ,  ajouta  également  le 
baron.  Après? 

—  Abrès  ,  fus  tites  :  Il  vait  crand  jaud  !... 

—  Il  vait  crand  jaud. 

—  U  bien  :  Il  vait  crand  vroid  !.*. 

—  Il  vait  crand  vroid... 

—  Ein  vroid  tegien,  Matârae,  ou  messie! 

—  Assez  là-dessus!...  Après? 

—  Abrès,  fus  tites  :  matâme,  aimez-fus  pien 
à  brentre  eine  temi-dasse  abrès  le  tîner? 

Le  baron,  docile,  répéta  encore  cette  phrase 
tant  bien  que  mal. 

—  Après  ? 

Graff  se  gratta  le  front. 

—  Abrès...  abrès...  fus  tites  :  Matâme,  aimez- 
fus  pien  à  brentre  eine  belite  ferre  abrès  vodre 
temi-dasse? 

—  Le  café  et  le  pousse- café...,  dit  Biaise. 

—  Impossible  de  s'y  retrouver!  grommela 
Robert. 

17. 


198  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Messie  Pipandre,  reprit  Graff,  fos  ba- 
bioles sont  insdallées. 

Bibandier  était  charmant,  la  tétc  couronnée 
de  papier  rose. 

Durant  une  bonne  minute,  il  fit  à  son  image 
reflétée  par  la  glace  des  yeux  en  coulisse,  puis  il 
se  pencha  vers  son  professeur  alsacien. 

—  Et  quand  on  veut  faire  la  cour  à  une 
femme...,  prononça4-iI  tout  bas,  que  faut-il  dire? 

— Ah  lame!...  répliqua  Graff  avec  embarras, 
fus  tites  :  Mâtemoiselle ,  fulez-fus  brenlre 
guelgue  josse  tessus  le  gontoir? 

Biaise  battit  des  mains  et  cria  bravo. 

—  Imbécile  î...  s'écria  Bibandier,  est-ce  que 
les  duchesses  à  qui  je  fais  la  cour  prennent  des 
petits  verres  sur  le  comptoir?... 

— Ché  sais  bas,  moi,  messie  Pipandre... 

—  Tu  n'as  donc  aucune  idée  de  ce  que  c'est 
qu'une  femme  du  grand  monde?...  Va-t'en! 
On  n'a  plus  besoin  de  toi  ! 

Graff*  remit  son  shako  sur  sa  lé  le  plate  et 
rase,  mais  il  ne  se  pressa  point  de  sortir. 

—  Eh  bien?...  fit  le  baron. 

—  C'est  que,  messie  Pipandre,  répliqua  l'Al- 
sacien qui  remonta  timidement  sa  buffleterie, 
fus  m'afiez  bromis  cine  betiteà-gonte... 

—  C'est  juste,  dit  Bibandier  qui  fouilla  dans 
sa  poche. 


CHAPITRE    PREMIER.  199 

Puis  il  ajouta  : 

—  Mais  je  n'ai  que  des  billets  de  banque,  mon 
fils...  ce  sera  pour  une  autre  fois. 

Le  pauvre  GrafF  salua  à  la  ronde  d'un  air 
résigné. 

— Ponsoir,  messie...,  dit  il,  et  la  gombagnic. 

A  peine  fut-il  sorti  que  M.  le  chevalier  de 
las  Matas  se  leva  brusquement  et  frappa  un 
grand  coup  de  poing  sur  la  table. 

Archimède  devait  avoir  cet  air  radieux  lors- 
qu'il parcourut,  dans  son  néglige  historique  , 
les  rues  de  Syracuse  étonnée. 

—  Je  la  tiens!...  s'écria-t-il;  je  la  tiens  !... 

—  Ta  martingale?...  demandèrent  à  la  fois 
Biaise  et  Bibandier. 

Robert  s'essuya  le  front. 

—  Ça  n'a  pas  été  sans  peine!...  répliqua-t-il; 
mais,  de  par  tous  les  diables,  Montait  me  la 
payera  mon  pesant  d'or!... 


II 


I.A    MARTl^HTGALK. 


Biaise  et  Bibandier  avaient  lair  également 
incrédule. 

—  Américain,  dit  Biaise,  tu  as  du  talent  pour 
ce  qui  est  des  cartes...  ça,  c'est  une  chose  in- 
contestable... mais  voilà  bien  des  fois  que  tu  la 
trouves  ta  martingale  ! 

—  Ta  martingale...,  fit  observer  Bibandier, 
c'est  comme  le  merle  blanc  ou  le  trèfle  à  quatre 
feuilles. 

II  s'occupait  en  ce  moment  de  boutonner, 
par-dessus  son  pantalon  d'un  bleu  vif,  un  su- 


202  LES    BELLES-DE-NUIT. 

perbe  gilet  de  velours  ponceau,  à  boutons  bril- 
lantes. 

—  Vous  n'entendez  rien  à  tout  cela  !...  s'écria 
M.  le  chevalier  de  las  Matas.  Je  connais  main- 
tenant Berry  Montait  comme  si  je  l'avais  in- 
venté, voyez-vous...  J'ai  cru  d'abord  qu'il  faisait 
un  peu  comme  nous  et  que  sa  grande  fortune 
était  dans  les  nuages...  mais  j'avais  tort  de 
croire  cela...  Il  est  riche...  il  est  puissament 
riche!...  Et  tout  ce  que  possédait  ce  pauvre 
diable  de  Penhoël  n'aurait  pas  pu  fournir  à 
milord  son  argent  de  poche  seulement! 

—  Ça  ne  prouve  pas  que  tu  aies  trouvé  ta 
martingale?...  dit  l'Endormeur. 

—  Attends  donc!...  Quant  à  savoir  d'où  lui 
vient  cette  grande  fortune,  je  m'en  doute...  A 
Londres  on  n'a  pas  besoin  d'être  un  aigle  pour 
faire  des  coups  de  tous  les  diables,  et  je  veux  être 
pendu  si  Montait  a  jamais  vu  son  iman  de 
Mascate  autre  part  que  dans  l'histoire  des 
voyages...  Jl  aura  eu  de  la  chance...  11  sera 
tombé  sur  une  bonne  affaire...  Et  puis  l'air  de 
Londres  lui  aura  semble  malsain... 

—  Si  c'est  comme  cela,  interrompit  le  baron 
qui  mettait  ses  soins  à  nouer  autour  de  son  cou 
osseux  une  cravate  de  satin  blanc  à  raies  cou- 
leur de  feu,  il  n'y  a  rien  à  faire  ! 

—  Par  exemple!...  s'écria  Robert,  c'est  juste- 


CHAPITRE    II.  205 

ment  ces  hornmes-la  que  j'aime!...  Si  Montait 
élait  un  honnête  gentleman  comme  il  veut  bien 
le  dire,  on  n'aurait  pas  trouvé  tout  de  suite  son 
côté  faible...  mais  j'ai  causé  avec  lui...  je  l'ai 
retourné  en  tous  sens...  Croyez-moi,  Montait  est 
des  nôtres...  Il  n'a  ni  foi  ni  loi...  Et  après  deux 
ou  trois  verres  de  punch  il  faut  voir  sa  face 
d'Anglais  s'épanouir  quand  on  lui  raconte  un 
bon  tour  !...  La  seule  différence  qu'il  y  ait  entre 
lui  et  moi,  c'est  que  j'ai  soulevé  des  montagnes 
pour  gagner  quelques  misérables  sous,  tandis 
qu'il  n'a  eu  qu'à  se  baisser  probablement  pour 
ramasser  des  millions...  Car  il  a  des  millions, 
et  l'histoire  est  assez  singulière. 

—  Je  sais...  je  sais,  interrompit  Biaise.  La 
petite  boîte  de  sandal,  dont  le  couvercle  est  en 
diamants...  c'est  peut  être  du  stras. 

—  Mon  bonhomme,  dit  Robert  avec  gravité, 
l'autre  soir,  Montait  avait  perdu  cinquante  et 
tant  de  mille  francs  au  trente  et  quarante  des 
étrangers...  Je  l'ai  vu  se  lever  et  se  rendre  dans 
un  coin  de  la  chambre...  II  nous  tournait  le 
dos...  Il  a  pris  dans  sa  poche  un  objet  que  je 
n'ai  pas  pu  apercevoir  ;  mais  c'était  la  fameuse 
boîte,  j'en  suis  sûr! 

—  C'est  une  idée  à  toi...,  interrompit  Biban- 
dier. 

—  Après  ?...  dit  Biaise. 


204  LES  BELLES-DE-NUIT. 

—  Si  c'est  une  idée  à  moi,  jugez-en,  reprit 
Robert  ;  cet  objet  mysléricux  dont  je  vous  parle 
il  rapprocha  de  sa  bouche  et  Ton  entendit  un 
petit  bruit  sec  comme  s'il  eût  cassé  un  morceau 
de  sucre  avec  ses  dents...  L'instant  d'après  il 
revint  et  dit  au  banquier  : 

u  —  Je  n'ai  pas  d'argent  sur  moi,  voulez- vous 
m'escompter  cela  ?» 
Robert  s'arrêta. 

—  Et  qu'est-ce  que  c'était  que  cela?  deman- 
dèrent Biaise  et  Bibandicr. 

—  Cela,  c'était  un  petit  morceau  de  stras, 
comme  dit  M.  le  baron,  sur  lequel  le  banquier 
du  cercle  des  étrangers  compta  soixante-sept 
billets  de  mille  francs  à  Berry  Montait...  Sonne 
un  peu,  l'Endormeur,  et  dis  qu'on  apporte  du 
vin  chaud...  nous  avons  h  causer  de  nos  affaires 
aujourd'hui...  et  il  faut  tâcher  d'en  causer  le 
plus  gaiement  possible. 

—  Ça  va-t-il  durer  beaucoup  ?  demanda  le 
baron  Bibander  qui  dirigeait  vers  ses  deux 
oreilles  les  bouts  aigus  de  sa  flamboyante  cravate. 

—  N'avons-nous  pas  de  temps?...  répliqua 
Robert. 

—  C'est  que...,  dit  l'ancien  uhlan  avec  un 
joli  sourire  de  jeune  fat,  j'ai  reçu  ce  matin  de 
mon  coquin  de  tailleur  une  polonaise  dans  le 
dernier  goût...  J'aurais  voulu  me  montrer  un 


CHAPITRE    H.  205 

peu  au  Palais-Royal  et  sur  le  boulevard ,  pour 
voir  Teffet. 

—  Tu  te  montreras  demain. 

—  Sans  doute...  Mais  demain,  mon  coquin 
de  tailleur  aura  peut-être  livré  d'autres  polo- 
naises pareilles  à  la  mienne...  de  sorte  que  je 
me  trouverai  en  danger  décroiser  sur  ma  roule 
le  premier  faquin  venu  habillé  tout  comme  moi. 

—  Ce  sera  piquant  pour  le  faquin,  grom- 
mela Biaise.  Joseph ,  ajouta-t-il  en  s'adressant 
au  garçon  qui  entrait,  un  bol  de  vin  chaud 
pour  M.  le  chevalier,  et  du  punch  pour  moi. 

—  Et  pour  M.  le  baron?...  demanda  le 
garçon. 

Bibandier  se  gratta  Toreille. 

—  Le  punch...  le  vin  chaud...,  murmura- t-il, 
ça  fait  monter  le  sang  à  la  tête...  et  vous  deve- 
nez rouges  comme  des  homards...  Moi,  j'aime 
les  teints  pales...  Joseph,  vous  me  donnerez  un 
bichof. 

—  Ah  ça!...  dit  Biaise  quand  le  garçon  fut 
parti,  tu  oublieras  donc  toujours  que  tu  es  Alle- 
mand, toi  ? 

Bibandier  s'élança  vers  la  porte. 

—  Endentez-fus?...  cria-t-il  à  travers  les  es- 
caliers. Chossèphe  !...  fus  mé  tonnerez  eine 
pichof  ! 

Ayant   ainsi    réparc  très -adroitement   son 
3.         '  18 


306  LES    BELLES-DE-NUIT. 

étourderie ,   M.    le   baron    revint   s'asseoir  au 
devant  de  sa  glace. 

—  Pour  en  finir  une  bonne  fois  avec  Mon- 
tait, reprit  Robert,  je  suis  moralement  certain 
que  la  volonté  d'essayer  quelque  aventure  ne 
lui  manque  pas...  Seulement  il  n'est  pas  très- 
fort,  et  comme,  d'un  autre  côte,  il  se  sent 
ricbe,  rien  ne  le  presse...  Mais  si  l'on  parvenait 
à  lui  persuader  que,  sans  danger  aucun,  on  peut 
faire  une  rafle  bonorable,  vous  verriez  comme  il 
sauterait! 

—  Le  vin  chaud  de  M.  le  chevalier  !  dit  le 
garçon. 

Les  deux  autres  garçons  qui  suivaient  ajou- 
tèrent : 

—  Le  punch  de  M.  le  comte  ! 

—  Le  bichof  de  M.  le  baron  ! 

Les  trois  gentilshommes  se  versèrent  à  boire. 

—  Je  l'ai  sondé...,  poursuivit  Robert;  cet 
homme-là  n'a  pas  du  moins  le  défaut  d'être 
hypocrite...  Vous  lui  diriez  que  vous  avez  volé 
le  tronc  des  pauvres  dans  une  église,  qu'il  trou- 
verait cela  tout  simple...  Mais  ce  qui  le  séduit 
par-dessus  tout,  c'est  l'idée  de  faire  sauter 
comme  cela ,  l'une  après  l'autre ,  toutes  les 
banques  des  maisons  de  jeu  de  Paris. 

—  A  la  santé  de  ta  martingale  !  dit  Rlaise. 

—  A  la  sandé  té  dâ  raârdingâle!...  répéta  le 


CHAPITRE    II.  207 

noble  baron,  qui  baragouinait  de  tout  son  cœur, 
maintenant  que  cela  n'était  plus  nécessaire. 

—  Buvez...,  buvez,  mes  braves  !...  continua 
Robert  ;  cela  en  vaut  parbleu  bien  la  peine... 
Et  d'abord,  ma  martingale,  dont  vous  faites 
tant  de  gorges-chaudes,  aura,  du  moins,  eu  ce 
résultat  de  nous  valoir  notre  invitation  de  ce  soir. 

—  Du  tout  !  se  récria  Bibandier,  ce  Montait 
a  un  certain  coup  d'œil...  Il  a  reconnu  en  moi 
un  homme  comme  il  faut,  et  il  m'a  engagé  à  lui 
faire  l'honneur  de  dîner  à  son  hôtel...  Quoi  de 
plus  simple  ? 

—  Le  fait  est...,  dit  Biaise  que  tu  te  donnes 
ici  des  gants,  M.  Robert...  Le  Montait  est  venu 
a  moi  et  m'a  dit  : 

uCher  comte,  vous  êtes  un  bon  enfantetjem'es- 
timcrais  heureux  de  vous  voir  assis  à  ma  table.  » 
Robert  haussa  les  épaules... 

—  Fous  que  vous  êtes!  dit-il,  et  ingrats!  Vous 
verrez  que  je  remplirai  vos  poches  sans  avoir 
droit  seulement  à  la  moindre  reconnaissance. 

—  Remplis  toujours,  Américain,  et  ne  t'in- 
quiète pas  du  reste! 

Robert  but  à  petites  gorgées  un  verre  de  vin 
chaud  et  rassembla  les  notes  éparses  sur  sa  table. 

— Voulez-vous  que  je  vous  explique  ma  mar- 
tingale?... demanda-t-il. 

Biaise  rapprocha  sou  fauteuil;  la  figure  de 


208  LES    BELLES-DE-^NUIT. 

Bibandier  lui-même  prit    une  expression    de 
curiosité. 

Robert  se  recueillit  un  instant,  puis  il  com- 
mença d'un  ton  d'emphase  vive  et  avec  des 
gestes  d'orateur  : 

—  Mon  système  peut  s'appliquer  à  tous  les 
jeux  de  hasard  où  les  chances  contraires  se 
répartissent  lentre  un  certain  nombre  de  joueurs 
indépendants,  d'une  part,  et  un  joueur  unique, 
de  l'autre,  forcé  de  tenir  toutes  les  mises  :  soit 
au  banquier. 

«  L'avantage  de  la  banque,  dans  les  maisons 
soumises  à  une  surveillance  légale,  peut  être 
déterminé  par  une  fraction  variable  qui  d'ordi- 
naire est  d'un  dix-huitième  et  que  j'élève,  moi, 
à  un  douzième,  pour  aller  au-devant  des  objec- 
tions. 

«  Nous  sommes  à  une  table  de  roulette... 
Vous  me  suivez  bien  ? 

—  Parfaitement,  dirent  les  deux  auditeurs. 

—  Nous  sommes,  à  une  table  de  roulette, 
trois  associés  qui  se  disséminent  parmi  les 
joueurs...  Pour  l'intelligence  de  mon  système, 
je  donne  un  nom  aux  trois  associés...  ^e  suis, 
moi,  je  suppose,  l'agent  principal,  la  cheville 
ouvrière...  vous  deux,  vous  êtes  des  agents  de 
second  ordre;  toi.  Biaise,  tu  es  le  levier...,  toi, 
Bibandier,  tu  es  le  contre-poids. 


CHAPITRE    II.  209 

—  C'est  comme  une  horloge  !  murmura  l'an- 
cien uhian. 

—  Oh!  oh!  mon  vieux,  s'écria  Robert,  tu 
parles  vrai  en  croyant  rire...  c'est  en  effet  une 
mécanique...  une  mécanique  dont  les  rouages 
subtils  et  compliqués  s'engrènent  d'une  façon 
merveilleuse. 

Biaise  et  Bibandier  écoutaient  bouche  béante. 
Ils  firent  seulement  un  peu  la  grimace  lorsque 
Robert  ajouta  : 

—  Ces  notions  préliminaires  étant  posées,  je 
suis  obligé  d'appeler  l'algèbre  à  mon  secours 
pour  expliquer  le  mécanisme  de  mes  combi- 
naisons. 

—  Sais-tu  l'algèbre,  toi,  l'Endormeur?... 
demanda  Bibandier. 

—  Non...  Et  toi? 

—  Moi,  mon  éducation  a  été  tournée  entiè- 
rement vers  la  littérature...  C'est  égal,  Améri- 
cain, va  toujours  ! 

—  J'établis  une  progression  géométrique..., 
reprit  Robert  en  feuilletant  ses  notes  comme  un 
avocat  qui  plaide  ;  le  nombre  des  termes  im- 
porte peu,  et  la  raison  de  ma  progression  est 
invariablement  le  nombre  deux,  puisque  la  série 
des  coups  double  toujours  la  mise  pour  le  ga- 
gnant quel  qu'il  soit,  ceci  dans  le  jeu  simple. 

«  Je  dis  donc  :  a  est  à  b  comme  6  est  à  c, 

18. 


210  LES    BELLES-DE-NUIT. 

comme   c   est  à  rf...   soit  :   -^  a  :  h  :  c  :  d  : 
e...  etc. 

—  Comprends  pas  ! . . .  interrompit  Bibandier. 

—  Voilà  qui  est  fatal  !...  s'ëcria  Robert  ;  in- 
venter une  théorie  mathématique  et  transcen- 
dante pour  venir  se  briser  contre  l'ignorance 
aveugle  ! 

—  Ne  te  désespère  pas,  Américain.,.,  dit 
Biaise.  J'ai  idée  que  milord  sait  les  mathéma- 
tiques. 

M.  le  chevalier  de  las  Matas  éleva  son  verre 
jusqu'à  la  hauteur  de  ses  lèvres ,  autour  des- 
quelles errait  un  sourire  douteux. 

—  Il  ne  faudrait  pas  non  plus  qu'il  en  sut 
trop  long!...  murmura-t-il. 

Puis  il  ajouta  en  reprenant  le  fil  de  son 
explication  : 

— Mais,  au  demeurant,"  c'est  si  profondément 
clair  et  simple,  comme  toutes  les  grandes  idées, 
que  vous-mêmes  vous  allez  me  comprendre. 

«  Soit  mon  enjeu  premier  représenté  par  la 
quantité  w;  ton  enjeu,  à  toi,  Biaise,  mon  agent- 
levier  par  la  quantité  n^  et  le  tien,  Bibandier, 
mon  agent-contre-poids,  par  la  quantité /i'';,  con- 
tinua Robert. 

u  J'établis  tout  d'abord  que  n  égale  a,  le  pre- 
mier terme  de  ma  progression  par  quotient; 
en  outre,  n  égale  n"  moins  n'^  attendu  que  le 


CHAPITRE    II.  211 

contre-poids  doit  représenter,  au  début  de  la 
partie,  la  somme  formée  par  ma  mise  n  et  la 
mise  du  levier  ii" . 

—  Pourquoi  cela?  demanda  Biaise. 

—  Pour  une  cause  bien  simple...  Au  moment 
où  la  partie  s'engage,  mon  levier  et  moi  nous 
jouons  les  mêmes  chances...  Il  faut  donc  que  le 
contre-poids,  comme  son  nom  l'indique... 

—  Parbleu!.,,  fit  le  baron  Bibander,  ça  va 
de  soi-même...  L'Endormeur  est  bouché  comme 
un  cigare  de  la  régie  ! 

—  Mais  pourquoi  TAméricain  et  son  levier 
jouent-ils  les  mêmes  chances?...  demanda  en- 
core Biaise. 

—  Cette  question  me  fait  plaisir,  mon  gar- 
çon, répliqua  Robert  :  elle  prouve  que  tu  com- 
mences à  voir  plus  clair...  Mon  levier  et  moi 
nous  allons  ensemble  parce  que  le  principal 
danger  pour  l'inventeur  d'une  martingale  est  de 
se  voir  deviner  par  la  banque...  Toute  série  de 
paroli  est  redoutable  pour  l'administration... 
Et  en  définitive ,  sans  les  manœuvres  qu'on 
emploie  pour  déjouer  des  calculs  qui  n'ont  rien 
de  condamnable,  nous  verrions  la  banque  sau- 
ter trois  ou  quatre  fois  tous  les  soirs  ;  mais  voici 
ce  qui  arrive...  Dès  qu'un  homme  se  présente 
avec  l'intention  de  martingalcr,  son  jeu  est  percé 
à  jour  à  l'instant  même...  si  c'est  un  maladroit, 


212  LES    BELLES-DE-NUIT. 

on  le  laisse  faire...  si  c'est  un  habile,  on  neu- 
tralise ses  coups  à  l'aide  de  coups  semblables 
tenus  par  quelque  affidé  de  la  maison...  Moi  j'ai 
mon  levier  qui  me  sert  à  dérouter  tout  espion- 
nage... Mon  levier  connaît  son  rôle...  il  sait  par 
cœur  ses  instructions  invariables...  si  bien  qu'au 
moment  où  le  banquier  attend  mon  quatrième 
ou  mon  cinquième  paroli,  je  cesse  de  jouer  tout 
à  coup,  ce  qui  lui  donne  le  change...  Comprends- 
tu  maintenant? 

—  Un  petit  peu...,  dit  Biaise. 

Le  baron  Bibander,  qui  vidait,  parmi  les 
mèches  de  sa  crinière,  un  plein  flacon  d'huile 
antique,  fit  un  geste  de  dédain. 

—  Un  petit  peu!...  répéta-t-il;  moi,  j'ai  beau 
ne  pas  savoir  l'algèbre,  je  trouve  que  la  mécani- 
que de  l'Américain  n'a  qu'un  défaut,  c'est  d'être 
trop  simple...  Va,  mon  bonhomme,  on  te  saisit! 

—  De  la  seconde  équation  posée  plus  haut, 
reprit  Robert,  découle  cette  première  consé- 
quence rigoureuse  savoir  :  que  si  la  partie  s'en- 
gageait et  se  continuait  sur  ces  bases,  la  perte 
et  le  gain  devraient  se  balancer  complètement... 

—  Sauf  les  sorties  du  zéro  et  du  double  zéro, 
interrompit  Biaise. 

—  J'allais  y  arriver... 

—  Mais,  mon  petit,  dit  Bibandier  en  s'adres- 
santà  Biaise,  il  allait  y  arriver!...  Tu  vois  bien 


CHAPITRE    II.  213 

que  tu  nous  embrouilles...  Donne-nous  la  paix, 
au  nom  de  Dieu! 

On  ne  savait  ,  en  vérité,  si  l'ancien  uhlan 
parlait  ainsi  de  conviction  ou  par  raillerie.  Ses 
deux  mains  se  plongeaient  ensemble  avec  action 
dans  les  mècbes  de  sa  chevelure,  que  Thuile  pro- 
diguée ne  pouvait  point  amollir.  Il  y  allait  d'un 
grand  sérieux,  et,  en  apparence,  de  la  meilleure 
foi  du  monde. 

Mais  ceux  qui  connaissaient  Bibandier  savaient , 
qu'il  gardait  comme  cela  les  dehors  d'une  naï- 
veté crédule,  jusqu'au  moment  où  il  lui  plaisait 
de  mettre  les  rieurs  de  son  côté. 

—  J'y  arrivais...,  poursuivit  Robert  ;  sans  cet 
obstacle  que  présentent  les  chances  réservées  au 
banquier,  le  problème  serait  aussi  par  trop  facile 
à  résoudre. 

«  Loin  de  méconnaître  ces  chances,  je  les 
exagère  en  les  portant  à  un  douzième,  tandis 
que,  de  l'aveu  même  de  Biaise,  qui  parle  de  deux 
numéros  sur  38,  elles  ne  sont  que  de  un  dix- 
neuvième. 

«c  Entrons  dans  le  raisonnement...  Vous 
voyez  bien  ce  gros  livre?  (Il  montrait  un  énorme 
registre  ouvert  à  côté  de  lui.)  Ce  gros  livre  con- 
tient les  passes  des  deux  couleurs,  notées  par 
un  piqueur  de  carte  du  H5,  depuis  que  l'éta- 
blissement existe...  C'est  officiel  1  Et  j'espère  que 


214  LES    Bl  LLES-DE-NUIT. 

nous  avons  là  plus  d'éléments  qu'il  n'en  faut 
pour  fonder  un  solide  calcul  de  probabilités. 

—  Ça  doit  être  un  bien  bon  ouvrage!...  dit 
le  baron  Bibander. 

—  Un  ouvrage  excellent!...  une  fois  qu'on  y 
a  mis  le  nez,  on  ne  peut  plus  se  lasser  de  le 
feuilleter...  D'après  mes  recberches,  je  constate 
une  balance  à  peu  près  exacte  entre  les  sorties 
des  deux  couleurs...  Je  constate  en  outre  que  la 
plusgrande  série,  pouvantètre  considérée  comme 
normale,  porte  au  cbiffre  treize  Texposant  le 
plus  fort  auquel  doive  arriver  la  raison  de  notre 
progression  géométrique ,  car  il  est  superflu 
d'énoncer  que  nous  raisonnons  sur  les  cbances 
probables  et  non  sur  des  miracles  qui  arrivent 
une  fois  l'an... 

Bibandier,  qui  s'acharnait  au  grand  œuvre  de 
sa  coiffure  ,  approuva  de  la  brosse  et  du 
peigne. 

—  Mes  prémisses  seront  complètes,  poursuivit 
Robert,  lorsque  j'aurai  ajouté  que  de  1  jusqu'à 
15  il  est  des  nombres  en  quelque  sorte  climaté- 
riques  où  s'arrêtent  le  plus  souvent  les  séries  : 
je  citerai  5,  7  et  10,  7  surtout.  D'après  l'expé- 
rience, je  parierais  cinquante  contre  un  pour  le 
nombre  7. 

—  Moi  aussi  !...  dit  le  baron  Bibander. 

—  Mais,  continua  Robert,  ce  sont  là  de  sim- 


CHAPITRE    lî.  215 

pies  étais  qui  ne  font  que  soutenir,  au  besoin, 
les  bases  solides  de  mon  système. 

u  Examinons  d'abord  les  séries  pendantes.  Je 
place  ma  mise  n  =  a  sur  la  rouge,  le  levier  fait 
de  même...  Le  contre-poids  met  sur  la  noire 

«  Je  perds,  et  le  contre-poids  gagne.  Rien 
de  fait  par  conséquent. 

•<  Je  pose  ^  n  =  h;  le  levier  pose  ^n\  Nous 
perdons. 

«c  La  mise  du  contre-poids  qui  gagne  arrive 
alors  au  troisième  terme  d\me  progression  que 
je  figurerai  :  :  a"  :  b":  d'  :  d''  :  e"... 

«  Rien  de  changé  jusqu^'au  cinquième  coup. 
C'est  alors  seulement  que  je  cesse  de  jouer,  lais- 
sant le  levier  poursuivre  son  paroli...  Il  fallait 
bien  tenir  compte  de  la  chance  climatérique  atla- 
chée  au  chiffre  cinq. 

((  Si  nous  perdons  encore,  le  contre-poids  réa- 
lise déjà  un  bénéfice... 

«  Au  sixiènïe  coup  ,  le  levier  s'abstient.  II 
faut  vous  dire  que  le  sixième  coup  est  une  affaire 
sûre.  Quand  on  a  dépassé  cinq,  on  arrive  à  sept 
forcément. 

—  Je  le  crois  ma  foi  bien  !  dit  le  baron  Biban- 
der. 

—  Au  septième,  c'est  tout  le  contraire...  le 
septième  tour  est  le  terme  important  de  mon 


âl6  LES    BELLES-DE-NUIT. 

système...  conversion  entière!...  Le  contre-poids 
met  sa  mise  dans  sa  poche  et  nous  allons  en 
grand,  le  levier  et  moi. 

«  Suivant  toute  probabilité,  nous  gagnons, 
cette  fois. 

((  Pour  oi)tenir  la  somme  de  notre  gain,  il 
suffît  d^un  petit  calcul  élémentaire  fondé  sur 
cette  proposition  algébrique  que  vous  trouverez 
dans  Bourdon,  dans  Raynaud  et  même  dans 
Bezout  :  un  terme  de  rang  quelconque  est  égal 
au  premier  terme,  multiplié  par  une  puissance 
de  la  raison  d'un  degré  marqué  par  le  nombre 
des  termes  qui  précèdent  celui  que  Ton  consi- 
dère... 

<(  D'où  il  suit  que  le  gain  est  représenté  ici 
par  a"  X2  à  la  sixième  puissance. 

(c  D'où  réquation  g"  =  a'  X^^»»» 

il  Est-ce  clair?... 

—  Comme  le  jour!...  lit  Bibandier. 
Biaise  perdait  plante. 

—  Ce  sera  bien,  dit-il,  si  tu  gagnes... 

—  Oh!...  oh!...  oh!...  fit  Bibandier  avec 
dégoût,  voilà  un  garçon  véritablement  terrible!... 
Mais,  mon  Dieu  !  nous  ne  sommes  pas  à  Theure... 
donne-nous  le  temps  de  nous  expliquer!...  En 
attendant,  j'empoche,  moi,  contre-poids,  a'X^S 
et  je  dis  à  l'Américain  :  Mon  petit,  tu  m'intéres- 
ses; veuille  poursuivre... 


CHAPITRE    lî.  217 

—  Il  est  évident,  reprit  ce  dernier,  que  Ton 
peut  perdre;  sans  cela,  M.  le  fermier  des  jeux 
ne  payerait  pas  un  si  beau  bail  au  gouverne- 
ment... Mais,  h  Taide  de  ce  registre,  je  vous 
prouverai  quand  vous  vo.udrez  que  toutes  les 
chances  sont  pour  nous  dans  ce  cas*  particulier. 

«  La  série  gagnante  suit  la  même  marche,  en 
sens  contraire,  et  je  regarde  comme  superflu, 
mon  cher  lord... 

—  Comment!  mon  cher  lord!...  interrompit 
Biaise  ;  tu  bats  la  campagne. 

—  L'Endormeur!...  prononça  gravement  Bi- 
bandier ,  j'ai  parcouru  la  France  depuis  Paris 
jusqu'à  Brest...  et  je  n'ai  jamais  rencontré  un 
animal  aussi  honteusement  dépourvu  d'intelli- 
gence que  vous,  mon  cher  ami...  Vous  croyez 
donc  que  l'Américain  s'est  donné  la  peine  d'in- 
venter toutes  ces  drôleries  pour  nos  beaux  yeux? 

—  Mais  ce  sont  des  faits  sérieux!...  se  récria 
Robert. 

—  J'entends  bien,  mon  petit...,  répliqua  le 
baron  ;  c'est  même  plus  que  sérieux,  c'est  assom- 
mant !  Mais  que  demandes-tu  à  Montait  pour  ces 
diables  de  progressions  géométriques  qui  vont 
lui  faire  un  matelas  de  billets  de  banque? 

—  Deux  cent  cinquante-sept  mille  cinq  cent 
trente-huit  francs  quatre-vingt-quinze  centi- 
mes..., répondit  Robert  ;  tout  est  calculé,  voyez- 

LES  BELLES-DE-RCIT.   3,  19 


218  LES    BELLES-DE-NUIT. 

VOUS,  avec  une  précision  rigoureuse...  Tu  ris, 
maître  Bibandier,  et  toi,  Biaise,  tu  n'y  vois 
goutte!...  Mais  si  vous  vouliez  prendre  la  peine 
de  lire  mon  livre  d'un  bout  a  l'autre... 

Les  deux  gentilsbommes  firent  un  geste  d'ef- 
froi en  regardant  le  monstrueux  registre. 

—  Américain,  dit  Bibandier,  tu  tiens  ton 
affaire!  voilà  le  véritable  argument  des  argu- 
ments... Emporte  avec  toi  ton  registre  et  dis  à 
Montait:  «Milord,  lisezou  payez!...»  Je  veux  que 
le  diable  m'enlève  si  tu  t'en  reviens  les  mains 
vides! 

Robert  n'était  pas  en  train  de  goûter  la  plai- 
santerie. 

—  Puisque  je  vous  dis,  s'écria-t-il  en  frappant 
du  pied,  que  c'est  une  combinaison  certaine!... 
La  ferme  des  jeux  fait  sa  fortune  avec  un  misé- 
rable surcroît  de  cliance  de  un  dix-neuvième... 
Savez-vous  quelle  est  notre  cbance,  à  nous?... 
Un  sixième  et  quelque  cbose,  messieurs,  presque 
un  cinquième! 

Bibandier  le  regarda  d'un  air  étonné. 

—  Ah  ça  !...  murmura- t-il,  est-ce  que  l'Amé- 
ricain, à  force  démentir  aux  autres,  serait  arrivé 
à  se  tromper  lui-même?...  Ce  serait  très-fort.. 
Messieurs,  si  vous  avez  encore  quelque  chose  à 
dire,  faisons  remplir  les  bols,  car  nous  sommes 
à  sec. 


CHAPITRE    II.  219 

Robert  repoussa  la  table  où  se  trouvaient  ses 
calculs,  et  mit  ses  pieds  au  feu. 

—  Sonne,  Biaise  !...  dit-il,  et  approchiez -vous 
tous  les  deux...  Que  mon  système  soit  vrai  ou 
faux,  je  veux  en  faire  de  l'argent  dès  ce  soir,  et 
vous  ne  rirez  plus,  mes  camarades,  quand  vous 
verrez  notre  caisse  pleine...  Du  punch,  Joseph  ! ... 
et  lestement  ! 

Une  fois  les  bols  remplis,  nos  trois  gentils- 
hommes trinquèrent  fraternellement,  et  Robert 
reprit  : 

—  Je  regarde  l'invitation  de  Montait  comme 
le  commencement  d'une  ère  nouvelle  pour  nous 
trois,  mes  enfants...  Avec  un  peu  d'adresse  et 
de  tenue,  cet  homme-là  nous  mènera  très-loin... 
Mais  il  faudra  jouer  serré...  Biaise  et  moi  nous 
avons  fait  là-bas  à  Penhoël  une  école  qui  nous 
vaut  bien  vingt  ans  d'expérience...  Ne  donnons 
rien  au  hasard,  croyez-moi,  et  faisons  un  peu 
le  bilan  de  notre  situation...  Biaise  et  moi, 
nous  avons  apporté  chacun  dix  mille  francs  à  la 
masse. 

—  Et  moi,  dit  Bibandier,  quinze  mille  que 
ce  vieux  grigou  de  Pontalès  a  eu  bien  de  la  peine 
à  me  lâcher...  Voilà  un  gaillard  que  ce  vieux 
Pontalès  ! 

Les  sourcils  de  Robert  se  froncèrent. 

—  Entre  lui  et  nous,  murmura-t-il,  la  partie 


220  LES    BELLES-DFÎ-NUIT. 

n'est  peut-être  pas  finie...  Il  a  escamoté  la  pre- 
mière manche,  grâce  à  loi ,  mons  Bibandier... 
Mais  gare  à  la  seconde! 

—  Allons!...  allons  !...  dit  Tancien  uhlan,  ne 
revenons  donc  pas  sur  nos  vieilles  rancunes!... 
J*ai  donné  cinq  mille  francs  de  plus  que  ma  mise 
pour  racheter  votre  précieuse  amitié,  mes  bra- 
ves... Et,  si  vous  me  l'avez  rendue,  ajouta-t-il 
avec  sentiment,  c'est  le  meilleur  marché  que  j'aie 
fait  de  ma  vie...  Quant  à  Pontalès,  je  le  déteste 
au  moins  autant  que  vous...  Ah!  le  vieux  co- 
quin !...  Quand  vous  fûtes  partis,  si  vous  saviez 
comme  il  nous  traita,  maître  le  Hivain  et  moi  ! 
Pour  Macrocéphale,  je  ne  dis  pas  :  un  gratte- 
papier  poudreux  ! ...  un  misérable  fesse-mathieu, 
laid  comme  une  douzaine  d'huissiers  râpés! 
Mais  moi..."  un  homme  comme  il  faut!... 
Il  arriva  là  au  moment  où  j'introduisais  le 
couteau  sous  l'aile  de  la  fine  volaille,  cuite  à 
point...  Il  me  dit...  Vous  croyez  qu'il  me  dit  : 
uMon  garçon,  asseyons-nous  là  et  trinquons...» 
Non  pas  !...  il  prit  sa  voix  de  l'ancien  régime  et 
me  tint  à  peu  près  ce  langage  :  u  M.  Bibandier, 
voici  une  excellente  poularde  et  du  meilleur  vin 
de  la  cave  de  Penhoël. . . ,  mais  tout  cela  vous  pas- 
sera sous  le  nez,  M.  Bibandier,  parce  que  vous 
n'êtes  pas  digne  de  vous  asseoir  en  mon  illustre 
compagnie...  Allez,  mon  brave  M.  Bibandier, 


CHAPITRE   II.  221 

allez  à  Toffice  souper  avec  vos  pareils...  »  Saper- 
lotte!...  Le  vieux  malhonnête!...  Je  ne  lui  par- 
donnerai jamais  cela  ! 

—  Deux  fois  dix  mille  et  quinze  mille,  reprit 
Robert  qui  avait  attendu  patiemment  la  fin  de 
la  précédente  tirade,  font  trente -cinq  mille 
francs...  Depuis  six  semaines  nous  vivons  là- 
dessus  et  nous  vivons  bien...  pourtant,  grâce  à 
notre  commerce,  nous  avons  une  cinquantaine 
de  mille  francs  en  caisse. 

—  Ça  ne  va  pas  trop  mal. 

—  Sans  doute...  mais  pour  réaliser  certaine 
idée  que  je  veux  vous  soumettre,  cela  va  beau- 
coup trop  lentement...  Certes,  nous  sommes  en 
belle  passe...  si,  comme  je  le  crois  d'après  les 
nouveaux  renseignements  pris  là-bas,  Taîné  de 
Pcnhoël,  notre  fameux  oncle  d'Amérique,  est  de 
retour  en  France  ;  nous  arrivons,  par  ma  chère 
petite  fiancée  Blanche,  à  un  superbe  héritage... 

— Nous!  répéta  Bibandier  d'un  ton  cares- 
sant. 

Biaise  secoua  la  tête. 

—  Mes  bons  amis,  dit  Robert,  il  est  manifeste 
que  nous  n'épouserons  pas  tous  les  trois  ma  jolie 
fiancée...  mais  il  y  a  dix  à  parier  contre  un  que 
l'oncle  d'Amérique  fera  le  diable...  Vous  savez 
qu'il  passe  pour  un  rude  gaillard!...  J'aurai 
besoin  de  votre  aide,  et  toute  peine  mérite  sa- 

19. 


222  LES    BELLES-DE-NUIT. 

laire...  Il  ne  s'agira  pas  probablement  de  baga- 
telles, voyez-vous  bien,  et  il  faudra  de  la  réso- 
lution...  mais  je  m'en  fie  à  vous...  l'ami  Biaise 
est  connu...  Et  toi,  Bibandier,  nous  n'avons  pas 
oublié  ce  que  tu  as  fait  pour  nous  sur  le  marais 
de  Glénac,  la  nuit  de  la  Saint-Louis... 

Bibandier,  à  qui  le  bichof  donnait  de  belles 
couleurs,  devint  pâle  tout  à  coup  et  baissa  les 
yeux-  à  ce  souvenir  brusquement  éveillé. 

—  Moins  tu  parleras  de  cette  nuit-là,  M.  Ro- 
bert, dit-il  d'un  ton  sec,  mieux  cela  vaudra  pour 
nous  tous  ! 

—  A  la  bonne  heure...  je  croyais  te  faire  un 
compliment...  Si,  au  contraire,  l'oncle  d'Amé- 
rique est  une  chimère,  eh  bien!  on  rendra  l'Ange 
à  sa  mère  éplorée,  et  l'on  se  livrera  à  l'exploita- 
tion sérieuse  de  Berry  Montait,  ancien  général 
en  chef  des  armées  du  roi  des  Antipodes...  et 
je  vous  réponds  de  celui-là  corps  pour  corps... 
Mais ,  dans  l'un  et  l'autre  cas,  il  faudrait  atten- 
dre... voir  venir...  et  nous  ne  le  pouvons  pas. 

—  Pourquoi?...  dit  Biaise,  nous  avons  de 
l'argent  devant  nous. 

—  Oui...  mais  le  terme  du  réméré  tombe 
dans  quelques  jours. 

—  Quel  réméré  ? 

—  Celui  de  nos  fermes,  moulins,  prairies  et 
futaies  de  Penhoël. 


CHAPITRE    U.  223 

—  Tu  songes  encore  à  cela,  loi?...  s'écrièrent 
ensemble  Biaise  et  Bibandier. 

—  Je  ne  songe  qu'à  cela  !...  répliqua  Robert. 
Peste!  mes  fils...  vous  oubliez  que  c'est  l'héri- 
tage légitime  de  ma  chère  petite  femme...  J'y 
tiens  énormément...  et  si  vous  aviez  du  cœur, 
vous  y  tiendriez  autant  que  moi...  Ne  serait-ce 
pas  charmant  de  corriger,  mais  là,  sévèrement, 
ce  vieux  routier  de  Pontalès  ? 

—  Pour  ça,  dit  Biaise,  il  nous  a  joués  d'une 
polissonne  de  manière  ! 

—  Quand  je  songe  au  sourire  narquois  qu'il 
avait  en  me  mettant  à  la  porte. . . ,  appuya  Biban- 
dier, vrai  I  ça  m'a  été  plus  sensible  que  s'il  m'a- 
vait seulement  traité  comme  vous  deux  !...  parce 
que  mon  fort  à  moi,  comme  vous  savez  bien, 
c'est  la  délicatesse. 

—  Vengeons-nous!...  s'écria  Robert,  rache- 
tons Penhoël  ! 

—  Qu'en  dis-tu,  toi,  l'Endormeur?...  de- 
manda Bibandier;  moi,  le  pays  me  plaît  assez... 

—  Un  pays  de  Cocagne!...  murmura  Biaise; 
quelle  bonne  vie  nous  faisions  dans  ce  manoir, 
l'Américain  et  moi  ! 

—  Il  y  aurait  où  nous  mettre  tous  trois,  reprit 
Robert;  tous  trois  à  l'aise...  et  une  fois  la, 
quelles  croupières  nous  taillerions  à  M.  le  mar- 
quisl...  Une  chose  certaine,  c'estqueles  paysans 


224  LES    BELLES-DE-NUIT. 

le  détestent...  On  leur  monterait  la  tête...  et 
qui  sait  si  un  beau  jour  nous  ne  chasserions  pas 
le  vieux  renard  de  son  propre  château  de  Pon- 
taîès? 

Le  baron  Bibander  se  frotta  les  mains. 

—  Je  me  chargerais  de  Fexécution,  s'écria- 
t-il.  Ah!  M.  le  marquis...  ce  serait  drôle,  allez  ! 

Il  cambra  sa  longue  taille  et  fit  mine  de  chif- 
fonner son  jabot. 

—  Allez,  mon  cher  !  reprit  il  en  s^adressant  à 
Pontalès  absent,  avant  de  partir,  je  vous  per- 
mets de  manger  un  morceau  à  Toffice...  L'inso- 
lent! s'interrompit-il. 

—  Avant  tout,  dit  Biaise,  il  y  a  un  petit  in- 
convénient. . .  N'est-ce  pas  à  cinq  cent  mille  francs 
que  s'élève  le  taux  du  réméré? 

—  Juste. 

—  Nous  ne  les  avons  pas,  ce  me  semble? 

—  Gagnons-les. 

—  Je  le  veux  bien...  mais  comment? 

—  Je  ne  dis  pas  que  ça  se  fera  tout  seul... 
mais,  ce  soir,  nous  aurons  un  pied  à  l'hôtel  de 
milord  :  profitons-en...  Que  chacun  de  nous 
prenne  sa  part  de  besogne...  Toi,  Biaise,  avec 
ton  air  sans-souci,  lève  un  peu  la  carte  des  loca- 
lités... Toi,  Bibandier,  tâche  de  savoir  où  se 
nichent  ces  diamants  qu'on  arrache  avec  les 
dents,  comme  des  morceaux  de  sucre  candi... 


CHAPITRE    H.  •  225 

Moi,  je  resterai  dans  mon  rôle...  Je  tâterai.,. 
je  chercherai  le  joint...  Soit  avec  ma  martingale, 
soit  avec  autre  chose,  je  compte  bien  le  bloquer... 
Mais,  en  définitive,  si  on  ne  pouvait  pas,  reste- 
rait à  tenter  le  grand  coup  de  force...  Que  dia- 
ble !  ce  n'est  pas  la  mer  à  boire  que  de  fouiller 
la  poche  d'un  homme  ivre  ou  de  crocheter  un 
méchant  petit  secrétaire  en  bois  de  rose  !... 

—  Moi,  ça  ra'irait  assez!...  dit  le  baron  Bi- 
bander;  ma  main  se  gâte... 

—  Moi  aussi...,  ajouta  Biaise.  Je  me  fierais 
mieux  à  ce  jeu-là  qu'à  la  meilleure  des  martin- 
gales... Mais  il  y  a  encore  un  autre  obstacle. 

—  Quoi  donc? 

— C'est  René  de  Penhoël  tout  seul  qui  a  droit 
au  rachat. 

—  C'est  ma  foi  vrai!...  murmura  l'ancien 
uhlan  :  voilà  l'Endormeur  qui  a  une  idée. 

—  Mes  fils,  dit  Robert  d'un  ton  doctoral, 
croyez  bien  que  quand  je  propose  une  affaire, 
ce  n'est  pas  à  l'aveugle...  Me  prenez-vous  donc 
pour  un  bambin?...  C'est  toujours  au  nom  de 
Penhoël  que  j'ai  compté  agir  pour  solder  le  ré- 
méré... Vous  savez  cela  aussi  bien  que  moi... 
Penhoël  est  un  pauvre  diable  qui  nous  donnera 
sa  procuration  pour  un  morceau  de  pain. 

—  Si  on  peut  le  trouver...,  interrompit  Biaise. 

—  On  le  trouvera. 


Î26  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Tu  sais  où  il  est? 

—  Un  peu,  mon  bonhomme. 

—  Ce  diable  d'Américain!...  murmura  Biban- 
dieravec  admiration. 

—  Où  est-il?...  demanda  Biaise. 

—  A  Paris,  mon  fils,  répliqua  Robert.  Et  je 
me  charge  de  lui  faire  signer  tout  ce  que  nous 
voudrons. 

La  pendule  du  salon  sonna  cinq  heures. 
Nos  trois  gentilshommes  se  levèrent. 

—  Oh  !  oh  !...  fit  le  baron  Bibander.  Le  temps 
passe  vite,  quand  on  est  comme  cela  entre  bons 
camarades. . .  Vous  n'avez  plus  qu'une  heure  pour 
vous  habiller,  mes  garçons. 

—  Bah  f ...  dit  Robert,  les  gens  de  bon  ton  se 
font  toujours  un  peu  attendre. 

—  Et  la  voilure  que  nous  devons  choisir  en 
passant  aux  Champs-Élj^sées?  reprit  Bibandier. 
Allons!...  allons  !...  pour  une  première  fois,  il 
ne  faut  pas  arriver  trop  en  retard... 

Le  jour  commençait  à  tomber.  Le  chevalier  de 
las  Matas  et  le  comte  de  Manteïra  prirent  des 
bougies  pour  se  retirer  dans  leurs  chambres  et 
procéder  à  leur  toilette. 

Resté  seul,  Bibandier  poussa  un  sourire  de 
soulagement. 

—  J'ai  cru  qu'ils  ne  me  laisseraient  pas  un 
instant  pour  faire  mes  petites  affaires  !  murmu- 


CHAPITRE   H.  227 

ra-t-il  ;  il  n'y  a  pourtant  pas  moyen  de  se  pré- 
senter comme  cela!...  ajouta-t-il  en  lançant 
une  œillade  amoureuse  à  son  miroir,  je  suis 
rouge  comme  un  homard...  Et  c'est  très-mauvais 
genre  ! 

Il  regarda  tout  autour  de  lui  d'un  air  inquiet,, 
et  poussa  discrètement  les  verrous  des  deux 
portes  ;  puis  il  prit  dans  son  secrétaire  une  petite 
cassette,  fermant  à  clef,  qu'il  ouvrit. 

Dans  cette  cassette  il  y  avait  une  grande  quan- 
tité de  tampons  de  soie  et  de  pots  de  fard,  ran- 
gés en  bon  ordre . 

Bibandier  en  saisit  un  qui  contenait  du  blanc 
végétal,  et  revint  sur  la  pointe  des  pieds  vers  son 
miroir. 

Un  tampon  de  soie  tout  neuf  fut  trempé  dans 
la  liqueur  réparatrice,  et  l'ancien  uhlan,  le  sou- 
rire aux  lèvres,  étendit  sur  son  visage  une  couche 
d'intéressante  pâleur. 

Pour  qui  l'eût  connu  autrefois  en  Bretagne, 
alors  qu'il  couchait  dans  son  trou  de  la  lande  de 
Bains  et  qu'il  se  contentait  de  ses  misérables 
haillons,  cette  coquetterie  soudainement  venue 
aurait  pu  paraître  curieuse. 

Mais  Bibandier  avait  pris  fort  au  sérieux  son 
rôle  nouveau  de  gentilhomme,  et  pour  trouver 
un  terme  de  comparaison  qui  lui  fût  applicable, 
besoin  serait  de  remonter  jusqu'au  pauvre  beau 


228  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Narcisse,  se  mourant  à  conlerapler  sa  propre 
image. 

Bibandier  resta  un  gros  quart  d'heure  devant 
sa  glace,  s'admirant  de  bonne  foi  et  se  faisant  à 
lui-même  des  mines  fort  agaçantes. 

Puis  il  serra  les  trésors  de  son  teint  dans  sa 
petite  cassette,  et  attendit  ses  deux  compagnons 
de  pied  ferme. 

Quand  ceux-ci  revinrent,  ils  le  trouvèrent  la 
canne  et  le  chapeau  à  la  main ,  ganté  de  frais,  orné 
d'épingles  d'or,  de  chaînes  d'or  et  de  breloques. 
Son  costume  éblouissant  se  complétait  par  un 
habit  de  drap  violâtre,  à  reflets  lilas,  qui  cha- 
touillait l'œil  de  la  plus  séduisante  façon. 

Il  était  laid  à  se  montrer  pour  de  l'argent. 

Nos  trois  seigneurs  sortirent  de  l'hôtel.  Le 
temps  était  sec  et  très-froid.  Ils  gagnèrent  à  pied 
les  Champs-Elysées  où  ils  avaient  commandé  un 
équipage. 

La  nuit  se  faisait.  Les  Champs-Elysées  étaient 
déjà  presque  déserts.  Seulement,  au  tournant 
de  l'avenue  Gabrielle,  deux  petites  chanteuses 
des  rues  s'étaient  établies  entre  deux  chandelles, 
dont  le  vent  tourmentait  la  flamme  fumeuse,  et 
disaient  des  chansons  en  s'accompagnant  de  la 
harpe. 

En  passant  devant  elles.  Biaise,  qui  parlait 
avec  action,  renversa  du  pied  une  des  deux 


CHAPITRE   II.  229 

chandelles  et  poursuivit  sa  route,  sans  même 
donner  un  regard  aux  deux  pauvres  filles,  qui 
avaient  interrompu  leur  chanson. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  de  Bibandier,  qui 
marchait  en  avant  et  qui  se  retourna. 

A  la  vue  des  deux  jeunes  filles,  Tancien  uhlan 
s'arrêta  court,  comme  si  une  main  de  fer  l'eût 
saisi  au  collet. 

En  ce  moment  son  blanc  végétal  ne  lui  ser- 
vait à  rien,  car  il  était  pâle  comme  un  mort. 

—  Qu'as-tu  donc?...  demanda  Robert. 

—  Rien...  rien!...  balbutia  le  baron  :  un 
éblouissement  subit...  J'ai  cru  que  j'allais  me 
trouver  mal. 

Il  poursuivit  sa  route  avec  rapidité  et  comme 
on  prend  la  fuite. 

On  entendait  les  voix  tristes  et  tremblantes 
des  deux  pauvres  filles  qui  continuaient  leur 
chanson,  pour  gagner  le  pain  de  la  soirée. 


20 


lïl 


CHANTErSBS    DES    RUES. 


Les  Champs-Elysées  ne  ressemblaient  guère 
alors  à  la  bruyante  et  poudreuse  promenade 
que  Paris  encombre  maintenant  chaque  soir.  Le 
cirque  faisait  claquer  son  fouet  national  au  fau- 
bourg du  Temple  ;  le  Panorama  montrait  quel- 
que part  ailleurs  une  bataille  autre  que  celle 
d'Eylau  ;  le  Géorama  n'existait  pas  ;  le  Nava- 
lorama  était  dans  les  limbes.  On  n'avait  encore 
inventé  ni  Mabille,  ni  les  cafés-musique ,  ni  le 
Jardin  d'Hiver,  ni  le  Château  des  Fleurs,  cette 
gracieuse  féerie. 


3SE3  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Le  gaz  ne  jetait  point  ses  lueurs  meurtrières 
à  travers  les  branches  desséchées  ;  on  y  voyait 
un  peu  moins  et  les  arbres  se  portaient  beau- 
coup mieux  ;  car  c'est  un  terrible  voisin  que  ce 
gaz  étincelant  qui  jaunit,  dès  le  printemps,  les 
ormes  de  nos  boulevards;  qui  change  tous  les 
ans,  au  moins  une  fois,  nos  rues  en  un  abime 
infect  ;  qui  empoisonne  la  brise  tiède  égarée  le 
long  de  nos  trottoirs,  et  qui,  de  temps  à  autre, 
pas  trop  souvent  au  dire  des  capables,  fait  sauter 
une  maison  ou  deux,  pour  prouver  qu'il  est 
fort  et  de  bonne  qualité. 

Çà  et  là  pendaient  à  leurs  cordes  tendues 
quelques  réverbères  modestes,  dessinant ,  au 
milieu  des  ténèbres  qui  voilaient  la  chaussée,  de 
petits  îlots  de  lumière. 

Quand  la  nuit  tombait,  surtout  en  automne, 
ces  longues  allées  devenaient  désertes.  Les  bos- 
quets où  nos  bourgeois,  quittant  le  pas  de  leurs 
portes,  viennent  prendre  aujourd'hui  le  frais, 
étaient  une  noire  solitude  qui  avait,  dit-on,  ses 
drames  et  ses  mystères. 

On  y  rencontrait  beaucoup  plus  de  larrons 
que  dans  la  forêt  de  Bondi ,  et  le  tronc  des 
grands  arbres  cachait  parfois  ces  vampires  mo- 
dernes que  la  frayeur  populaire  fuyait  sous  le 
nom  de  piqueurs. 

L'allée  Gabrielle ,  protégée  par  les  faction- 


CHAPITRE   III.  235 

naires  de  rÉIysëe-Bourbon,  gardait  seule  quel- 
ques promeneurs  après  la  brune,  encore  étaient- 
ce  des  promeneurs  d'une  certaine  espèce,  car  les 
Tuileries,  maintenant  délaissées,  et  le  Palais- 
Royal  accaparaient  la  foule. 

La  place  Louis  XV  semblait  un  large  fleuve 
séparant  la  ville  bruyante,  bavarde,  affairée,  du 
silencieux  désert. 

Dans  ce  désert,  vous  croisiez  parfois  pour- 
tant quelques  vieux  messieurs  à  Tallure  discrète 
et  respectable,  qui  cheminaient,  les  mains  der- 
rière le  dos,  sans  penser  à  mal.  Dieu  merci,  et 
quelques  femmes  dont  le  visage  disparaissait 
sous  un  voile  épais. 

Ces  dames  avaient  toutes  une  tournure  in- 
quiète, effarouchée.  Elles  exécutaient  sur  la 
lisière  des  bosquets  des  évolutions  sans  but. 

On  eût  dit  qu'elles  cherchaient  dans  Tombre 
un  objet  perdu,  ce  à  quoi  les  vieux  messieurs 
voulaient  bien  quelquefois  les  aider. 

Nos  deux  petites  chanteuses  étaient  bien  mal 
placées  là  pour  faire  bonne  recette,  mais  elles 
n'y  étaient  pas  venues  de  prime  abord,  et  c'était 
comme  en  désespoir  de  cause  qu'elles  avaient 
choisi  ce  lieu. 

Après  avoir  chanté  longtemps  devant  la  grille 
des  Tuileries,  d'où  la  bise  piquante  chassait  déjà 
les  oisifs,  elles  s'étaient  souvenues  que,  durant 

20. 


234  LES   BELLES-DE-NUIT, 

les  beaux  soirs  de  l'été,  l'allée  Gabrielle  leur 
avait  plus  d'une  fois  porté  bonheur. 

Leur  tasse  de  fer-blanc  restait  vide ,  et 
Dieu  sait  qu'elles  étaient  bien  pauvres!  Elles 
avaient  traversé  la  place  Louis  XV  à  tout  hasard. 

Depuis  une  heure  elles  étaient  là,  sous  un 
réverbère,  entre  deux  chandelles  allumées. 

Tant  qu'il  y  avait  eu  un  peu  de  jour,  les 
bambins  des  masures  voisines  s'étaient  rassem- 
blés autour  d'elles,  tantôt  pour  écouter,  tantôt 
pour  crier  et  se  moquer. 

Jamais  pour  donner. . . 

Les  passants  rares  faisaient  comme  les  bam- 
bins. Quand  un  élégant  équipage  glissait  sans 
bruit  sur  le  sable  de  l'allée,  quelque  jeune 
femme  à  la  toilette  riche  se  penchait  bien  à  la 
portière  et  laissait  tomb,er  sur  les  deux  pauvres 
filles  un  regard  de  ses  beaux  yeux.  Mais  c'était 
tout. 

L'équipage  filait,  rapide,  au  trot  balancé  de 
ses  grands  coursiers  normands,  et  la  jeune 
femme  s'adossait  de  nouveau  aux  coussins  doux 
de  sa  voiture. 

La  tasse  restait  vide  entre  les  deux  chan- 
delles. Pas  une  offrande.  Rien,  rien  ! 

Une  seule  fois,  un  bel  enfant  qui  rentrait  à 
l'hôtel  de  sa  mère,  après  avoir  joué  toute  l'après- 
midi  aux  Tuileries,    s'était  approché  en  sou- 


CHAPITRE    III.  255 

riant.  Le  fer-blanc  de  la  sébille  avait  rendu  un 
son  métallique.  Et  Tenfant,  joli  ange  à  la  longue 
chevelure  d'or,  était  allé  cacher  sa  tète  rieuse 
dans  le  sein  de  sa  bonne. 

Hélas!  ces  enfants  heureux  ne  soupçonnent 
pas  le  malheur,  et  sont  impitoyables.  Les  deux 
pauvres  filles  regardèrent  dans  la  tasse  et  y 
trouvèrent  un  caillou ,  offrande  railleuse  du 
blond  chérubin... 

Des  larmes  roulèrent  sur  leurs  joues  pâlies... 

Elles  continuaient  de  chanter,  pourtant. 

Une  autre  fois,  un  de  ces  Vieux  messieurs 
discrets  et  respectables  s'était  approché  d'elles 
par  derrière  et  avait  parlé  tout  bas.  Une  rou- 
geur vive  vint  au  front  des  chanteuses,  dont  la 
voix  trembla  davantage. 

Qu'avait-il  dit?  Nous  ne  savons.  Seuls,  les 
vieux  messieurs  respectables  et  discrets  ont  le 
secret  de  certaines  hardiesses,  qui  feraient 
honte,  en  vérité,  à  des  scélérats  de  vingt  ans. 

Les  deux  jeunes  filles  n'avaient  plus  guère  de 
courage.  On  devinait  des  sanglots  sous  les  notes 
mélancoliques  de  leur  chant. 

Après  chaque  couplet,  elles  s'arrêtaient, 
abattues  et  brisées.  Elles  échangeaient  un  re- 
gard triste.  Puis  elles  recommençaient  avec  une 
résignation  si  douce  que  le  cœur  le  plus  froid  se 
fût  senti  ému  de  compassion. 


236  LES   BELLES-DE-NUIT. 

Mais  personne  ne  prenait  garde. 

Elles  étaient  à  peu  près  du  même  âge  :  dix- 
huit  à  dix-neuf  ans.  La  lueur  faible  du  réver- 
bère montrait  leurs  figures  pâles,  mais  char- 
mantes, que  la  souffrance  n'avait  pas  encore  eu 
le  temps  de  flétrir. 

Elles  n'avaient,  pour  elles  deux,  qu'une  seule 
harpe,  dont  elles  jouaient  tour  à  tour. 

Leurs  costumes  étaient  propres  et  gardaient 
une  certaine  élégance  parmi  des  indices  trop 
évidents  de  pauvreté.  C'étaient  deux  petites 
robes  légères,  dessinant  la  grâce  exquise  de  deux 
tailles  souples  et  jeunes,  mais  ne  pouvant  rien 
contre  le  vent  glacé  de  cette  soirée  d'automne. 

Leurs  coiffures  consistaient  en  de  petits  bon- 
nets ronds,  collants,  qui  laissaient  échapper  à 
profusion  le  luxe  de  leurs  beaux  cheveux,  dont 
les  boucles  larges  et  flexibles  tombaient  jusque 
sur  leurs  épaules  demi-nues. 

Elles  étaient  belles  tojutes  deux,  délicieuse- 
ment belles  malgré  la  souffrance  qui  inclinait 
leurs  fronts  découragés.  Et  quand,  parfois,  elles 
se  regardaient  en  essayant  de  sourire,  les  pau- 
vres filles,  pour  se  donner  mutuellement  du 
cœur,  il  y  avait  sur  leurs  jolis  visages  comme  le 
reflet  d'une  gaieté  passée. 

On  eût  deviné  des  jours  heureux  qui  n'étaient 
pas  bien  loin  encore... 


CHAPITRE   m.  257 

Mais  leurs  yeux  se  baissaient,  et  il  n'y  avait 
bientôt  plus  de  sourire  à  leurs  lèvres.  Leurs 
petites  mains,  rougies  et  gonflées  par  le  froid, 
cherchaient  instinctivement  leurs  poitrines  : 
c'était  là  qu'elles  souffraient. 

A  Paris,  la  ville  des  joies  dorées,  chacun  con- 
naît ce  geste,  pourtant;  chacun  a  vu,  par  ces 
éblouissantes  soirées  d'hiver,  où  les  magasins 
luttent  de  richesse  et  de  lumière ,  où  les  gais 
appels  du  plaisir  se  font  entendre  de  toutes 
parts,  la  faim,  pâle  et  timide,  se  glisser  dans 
l'ombre  des  maisons. 

Cela  navre  le  cœur.  Mais  les  spectacles  sont 
si  beaux  !  l'orchestre  des  salles  de  bal  a  des 
accords  si  enivrants,  et  le  Champagne  détonne 
si  joyeusement  dans  les  cabinets  des  restaurants 
à  la  mode  ! . . . 

Cette  joue  livide,  cette  main  qui  pressait 
convulsivement  une  poitrine  amaigrie,  c'était 
un  mauvais  rêve.  En  conscience,  on  peut  mou- 
rir de  faim  auprès  de  cette  abondance  et  parmi 
tant  d'ivresse  ! 

Quand  ces  affreuses  visions  se  montrent,  il 
faut  rire  davantage  et  boire  une  fois  de  plus.  A 
quoi  donc  songe  la  police  pour  laisser  ainsi  la 
misère  sans  vergogne  attrister  les  citoyens  qui 
s'amusent  ? 

Les  deux  jeunes  filles  chantaient  toujours  ; 


238  LES    BELLES-DE-NUIT. 

leurs  voix  étaient  pures  et  douces,  mais  elles 
tremblaient  bien  souvent. 

Elles  chantaient  pour  avoir  un  morceau  de 
pain. 

Et  à  mesure  que  la  soirée  s'avançait,  les  pas- 
sants devenaient  de  plus  en  plus  rares  ;  le  froid 
augmentait;  Tespoir  s'en  allait. 

Au  moment  où  nos  trois  gentilshommes  pas- 
saient et  où  le  pied  de  Biaise  renversait  une 
des  deux  chandelles,  l'attention  des  deux  jeunes 
filles  avait  été  attirée  par  le  geste  de  Bibandier, 
qui  s'était  arrêté  court  à  les  regarder. 

Mais  c'avait  été  l'affaire  d'un  instant.  Le 
baron,  entraîné  par  ses  deux  compagnons,  avait 
disparu  bien  vite  au  détour  d'une  allée.  C'est  à 
peine  si  les  jeunes  filles  avaient  distingué  les 
traits  de  son  visage. 

Et  pourtant  il  leur  semblait  qu'elles  ne 
voyaient  point  cette  figure  pour  la  première 
fois. 

Mais,  si  leurs  souvenirs  ne  les  trompaient 
point,  Bibandier  avait  subi,  depuis  quelques 
semaines,  une  si  notable  transformation,  que 
la  meilleure  mémoire  en  eut  été  déroutée. 

D'ailleurs  qu'importait  cela? 

Les  deux  jeunes  filles  n'interrompirent  même 
pas  leur  chant,  et  l'idée  de  cette  rencontre 
s'effaça  tout  de  suite,  au  miUeu  des  pensées 


CHAPITRE    III.  259 

douloureuses    qui    emplissaient    leurs    cœurs. 
Il  y  avait  de  cela  une  heure.  Les  chandelles 

louchaient  à  leur  fin,  et  la  tasse  de  fer-hlanc 

restait  toujours  vide. 

Celle  des    deux  jeunes  filles  qui   tenait   la 

harpe  en  ce  moment  laissa  tomber  ses  bras  le 

long  de  ses  flancs. 

—  Mon  Dieu!...  mon  Dieu  !...  murmura- 
t-elle,  nous  allons  donc  mourir  !... 

L'autre  jeune  fille  s'approcha  d'elle  et  la  serra 
contre  son  cœur. 

—  Du  courage  !  ma  pauvre  Cyprienne...,  lui 
dit-elle;  chantons  encore  une  fois...  peut-être 
que  la  sainte  Vierge  aura  pitië  de  nous. 

Celle  qu'on  nommait  Cyprienne  s'appuya 
contre  le  poteau  du  réverbère,  et  posa  ses  deux 
mains  sur  sa  poitrine. 

—  Diane...,  dit-elle  en  pleurant,  je  n'ai  plus 
de  force!...  SoufTre-t-on  longtemps  ainsi  avant 
l'heure  de  la  mort  ? 

Diane  toucha  du  revers  de  sa  main  son  front 
pâle  qui  brûlait  ;  ses  yeux  étaient  secs  ;  mais  on 
y  voyait  une  sorte  d'égarement. 

—  Si  seulement  il  n'y  avait  que  moi  à  souf- 
frir!... murmura-t-elle  en  lançant  vers  le  ciel 
un  regard  de  reproche  ;  écoute,  ma  petite 
sœur...  repose-toi...  Je  suis  la  plus  forte,  tu  sais 
bien...  je  vais  chanter  toute  seule. 


240  LES    BELLES-DE-NUIT. 

Cyprienne  s'accroupit,  épuisée,  au  pied  du 
poteau. 

Diane  revint  entre  les  deux  chandelles  dont  la 
flamme  tremblait,  sur  le  point  de  s'éteindre,  et 
saisit  la  harpe  avec  une  sorte  d'emportement. 

Les  cordes  frémirent  sous  ses  doigts.  Dans  le 
silence  qui  régnait  à  l'entour,  sa  voix  s'éleva 
sonore,  vibrante  et  forte,  comme  un  élan  de 
désespoir. 

Elle  disait  un  chant  de  Bretagne  aux  accents 
mélancoliques  et  graves. 

C'était  comme  une  voix  de  la  patrie,  pleurant 
du  fond  de  l'exil. 

Personne  n'écoutait,  pas  une  oreille  n'était 
ouverte,  aussi  loin  que  le  chant  pût  s'entendre. 
Personne,  sinon  un  pauvre  soldat  en  faction  à 
la  grille  de  l'Élysée-Bourbon. 

Cyprienne,  immobile  et  affaissée  sur  elle- 
même,  était  plongée  dans  une  de  sorte  de  som- 
meil. 

Et  Diane  chantait  emportée  par  sa  fièvre. 
Et  le  pauvre  soldat  avait  la  main  sur  son  cœur  : 
car  il  était  Breton,  et  il  reconnaissait  la  voix 
lontaine  du  pays. 

Sans  y  songer,  il  avait  déposé  son  fusil  au- 
près de  sa  guérite,  et  comme  si  une  invisible 
main  l'attirait  dans  la  nuit,  il  s'approchait  len- 
tement et  désertait  son  poste. 


CHAPITRE   III.  241 

Pendant  que  les  dernières  notes  de  la  chan- 
son tombaient  sourdes  et  désolées  des  lèvres  de 
Diane,  le  soldat  se  penchait  vers  Cyprienne 
immobile  qui  ne  le  voyait  point. 

Il  avait  à  la  main  les  quelques  gros  sous  com- 
posant sa  fortune.  Et  sa  fortune  tout  entière 
tomba  sans  bruit  dans  la  poche  du  tablier  de  la 
jeune  fille. 

Puis  le  pauvre  soldat  breton  regagna  son 
poste,  le  cœur  léger,  les  yeux  humides... 

Diane  se  taisait  ;  un  instant  elle  resta  appuyée 
sur  sa  harpe  muette.  Les  lumières  jetèrent  une 
dernière  lueur  et  s'éteignirent. 

Le  regard  abattu  de  Diane  parcourut  Tallée 
solitaire. 

—  Cest  fini!...  murmura-t-elle ;  viens,  Cy- 
prienne ! 

Et  comme  celle-ci  ne  pouvait  point  se  lever, 
elle  la  prit  entre  ses  bras. 

Puis  elle  se  chargea  de  la  harpe,  et  les  deux 
jeunes  filles  descendirent  vers  la  place  LouisXV. 

Leurs  pas  étaient  lents  et  pénibles.  Elles  tra- 
versèrent la  place,  puis  le  pont  de  la  Concorde. 
Diane  soutenait  sa  sœur  parla  taille  et  lui  disait: 

—  On  n'a  pas  du  malheur  comme  cela  tous 
les  jours...  Demain  nous  aurons  meilleure 
chance...  ce  n'est  qu'une  nuit  à  passer  î 

—  Tu  me  disais  la  même  chose  hier...,  repli - 
3.  2! 


242  LES    BELLES-DE-NUIT. 

qua  Cyprienne,  quand  nous  avions  froid  et  faim 
dans  notre  chambre!...  Tu  me  disais  :  «  De- 
main nous  ne  souffrirons  plus...  »  Oh!  Diane!.. 
Diane!.,  dans  notre  Bretagne,  les  plus  pauvres 
gens  trouvent  place  au  foyer  de  la  ferme...  Et 
quand  ils  disent  :  u  J*ai  faim  ,  »  on  leur  donne 
un  morceau  de  pain  noir...  Du  bon  pain  noir  ! 
ajouta-t-elle  avec  ce  ton  de  sensualité  avide 
que  prend  le  gourmand  pour  parler  du  mets 
préféré.  Si  nous  avions  seulement  un  morceau 
de  bon  pain  noir!... 

L'eau  vint  à  la  bouche  de  Diane. 

—  Oh!  oui...,  dit-elle,  nous  n'en  voulions 
pas  autrefois...  Mais  à  présent  ! 

Elle  s'arrêta  et  mit  à  terre  sa  harpe  dont  le 
poids  l'accablait. 

—  Reposons-nous  un  peu...,  reprit-elle;  je 
suis  bien  lasse  ! 

Cyprienne  et  elle  s'assirent,  côte  à  côte,  sur 
le  parapet  du  quai  Voltaire. 

—  Si  Roger  savait  cela  !...  dit  Cyprienne  ;  il 
est  riche  maintenant...  Etienne  aussi...  Mais 
peut-être  qu'ils  nous  ont  oubliées... 

—  Oh!  non!...  s'écria  Diane;  Etienne  est  un 
noble  cœur  !... 

—  Nous  sommes  si  malheureuses!...  Quand 
je  les  vois  passer  dans  leur  voiture  brillante... 
toujours  gais,  toujours  rieurs...  je  me  demande 


CHAPITRE   III.  243 

ce  qu'ils  feraient  si  leurs  regards  tombaient  sur 
nous,  pauvres  filles... 

—  Ils  nous  reconnaîtraient,  ma  sœur... 

—  Peut-être  ;  car  nous  n'avons  encore  que 
deux  mois  de  misère...  Mais  leur  voiture  s'arrê- 
terait-elle?... les  verrions-nous  descendre  et 
accourir  vers  nous  ? 

Diane  ne  répondit  point. 
Cyprienne  souriait  amèrement. 

—  Chanteuses  de  rues  !  murmura-t-elle  ;  j'ai 
froid  jusqu'au  fond  de  mon  cœur  quand  je 
songe  à  ce  que  je  souffrirais  si  Roger  détour- 
nait la  tête  après  m'avoir  aperçue... 

—  Il  ne  le  ferait  pas  !...  répliqua  Diane  ;  je 
suis  sûre  de  lui  comme  d'Etienne...  Tout  notre 
malheur  est  de  ne  pouvoir  les  joindre!...  Si 
nous  nous  étions  montrées  à  eux  dans  la  dili- 
gence, en  arrivant  à  Paris,  notre  sort  aurait 
bien  changé!... 

—  N'auraient-ils  pas  du  nous  deviner? 

—  Ils  ne  savaient  rien...  Ils  nous  croyaient 
encore  à  Penhoël,..  Oh!  ce  fut  notre  première 
douleur,  dans  ce  Paris  où  nous  devions  tant 
souffrir,  quand  nous  nous  vîmes  seules  au  ren- 
dez-vous, devant  les  grandes  tours  noires  de 
Notre- Dan^e  !...  Te  souviens-tu  comne  nous 
étions  tristes  après  avoir  espéré  gaiement  toute 
la  journée?... 


244  LES    BELLES-DE-NUIT. 

—  Et  comme  nous  attendîmes  longtemps  !... 

—  Ils  ne  vinrent  pas...  Sais-tu,  ma  petite 
sœur  !  parfois  je  me  sens  consolée  et  je  me  dis  : 
S'ils  ne  vinrent  pas,  c'est  parce  qu'ils  nous 
aimaient... 

—  La  même  pensée  m'est  venue...  Oh!  que 
Dieu  le  veuille!...  Mais  si  nous  avions  osé,  nous 
aurions  pu  les  retrouver  dès  ce  jour,  car  leur 
compagnon  de  voyage  était  sur  le  parvis  Notre- 
Dame,  et  il  nous  cherchait,  comme  nous  les 
cherchions,  nous... 

Diane  fut  quelque  temps  avant  de  répondre. 

—  C'est  une  chose  étrange!...  reprit-elle 
enfin,  comme  les  traits  de  cet  homme  sont  restés 
gravés  dans  ma  mémoire...  Il  me  semble  que  je 
le  vois  encore...  Quel  visage  franc  et  fier  !...  Je 
n'ai  jamais  vu  d'homme  plus  beau  en  ma  vie. 

—  Et  comme  il  nous  regardait  pendant  le 
voyage!...  Je  ne  sais...  on  eût  dit  qu'il  nous 
connaissait  et  qu'il  nous  aimait. . . 

Cyprienne  parlait  ainsi  d'un  ton  plus  calme. 
En  causant,  elle  oubliait  presque  sa  souffrance  ; 
mais,  à  ces  derniers  mots  sa  voix  faiblit,  et  Diane, 
qui  la  vit  chanceler,  n'eut  que  le  temps  de  la 
soutenir. 

— Ce  n'est  rien...,  murmura  la  pauvre  enfant; 
mon  Dieu!  notre  chambre  est  bien  loin  encore. . . , 
et  je  ne  sais  pas  comment  je  ferai  pour  y  arriver  ! 


CHAPITRE   III.  245 

—  Je  te  porterai...,  dit  Diane  quiFattira  sur 
son  cœur.  Ohî  c'est  de  te  voir  souffrir  ainsi 
qui  me  tue!...  Écoute...  c'est  notre  dernier  jour 
de  misère... 

Cyprienne  dégagea  sa  tête  et  regarda  la  Seine 
qui  coulait  derrière  elle. 

—  Oui...,  murmura-t-elle ;  tu  as  raison...  ce 
pourrait  être  notre  dernier  jour  de  misère  ! 

Diane  couvrit  son  front  de  baisers  en  pleu- 
rant. 

—  Ma  sœur!...  ma  petite  sœur!...  dit-elle  ; 
je  t'en  prie,  ne  parle  pas  comme  cela^l...  Dieu 
aura  pitié  de  nous,  j'en  suis  sûre...  Je  te  le  pro- 
mets... Et  laisse-moi  te  dire  ce  que  je  veux  faire 
demain...  jusqu'à  présent  je  n'ai  pas  eu  la 
force...  mais  je  ne  veux  pas  que  tu  meures,  ma 
Cyprienne. ..  Et  demain  je  l'oserai  ! 

—  Quoi  donc?...  demanda  Cyprienne. 

—  Tu  sais  bien  qu'ils  passent  tous  les  jours 
aux  Champs-Elysées,  dans  leur  voiture... 
Etienne  et  Roger...  Quand  nous  sommes  sous 
les  arbres,  ils  ne  nous  voient  pas...  mais  demain 
j'irai  me  mettre  au-devant  de  leurs  chevaux... 
je  les  appellerai  par  leurs  noms...  et  il  faudra 
bien  qu'ils  nous  reconnaissent! 

Cyprienne  releva  la  tète. 

—  J'irai  avec  toi!...  dit-elle;  quand  nous 
serons  là  toutes  les  deux,  nous  verrons  si  notre 


246  LES    BELLES-DE'NUIT. 

dernier  espoir  nous  abandonne...  Et  s'ils  ne 
nous  repoussent  pas,  ma  sœur,  quelle  joie  de 
porter  secours  à  Madame...  et  au  pauvre  Pen- 
hoël!... 

—  Et  à  notre  bon  père!...  s'écria  Diane; 
quelle  joie  de  les  sauver!...  En  attendant,  reprit- 
elle  tristement,  nous  n'avons  rien  à  leur  donner 
ce  soir!... 

Elle  sauta  sur  le  pavé. 

—  Mais  ce  n'est  plus  qu'un  jour  d'attente!... 
poursuivit-elle  ;  et  l'espoir  va  nous  donner  une 
bonne  nuit. 

Cyprienne,  un  peu  ranimée,  se  mit  aussi  sur 
ses  pieds.  Durant  un  instant,  les  deux  sœurs  se 
disputèrent  le  fardeau  de  la  harpe,  et  ce  fut 
Diane  encore  qui  s'en  chargea.  Puis  elles  con- 
tinuèrent de  descendre  les  quais  jusqu'à  la  rue 
des  Petits-Augustins,  où  elles  s'engagèrent. 

Plus  d'une  fois  leur  pas  se  ralentit  jusqu^au 
moment  où  elles  se  signèrent  toutes  les  deux 
en  passant  devant  le  portail  de  Saint-Germain 
des  Prés. 

Elles  étaient  arrivées  au  terme  de  leur  course. 
Après  avoir  tourné  l'angle  de  la  petite  rue 
d'Erfurt,  elles  purent  voir  la  maison  où  se 
trouvait  la  chambre  qu'elles  habitaient. 

Cette  maison  était  située  au  bout  de  la  rue 
Sainte-Marguerite,  vis-à-vis  et  un  peu  au  delà 


CHAPITRE    m.  247 

du  bâtiment  en  saillie  qui  flanque  la  prison  de 
FAbbaye. 

Comme  elles  passaient  devant  le  corps  de 
garde,  hâtant  de  leur  mieux  leur  marche  pé- 
nible, elles  s'arrêtèrent  tout  à  coup  d'un  com- 
mun mouvement. 

Leurs  mains  se  joignirent  et  se  serrèrent. 

—  Oh!...  fit  Diane  avec  un  étonnement  pro- 
fond. 

Cyprienne  regardait,  stupéfaite,  une  voi- 
ture qui  venait  de  s'arrêter  précisément  à  côté 
d'elle. 

Par  la  portière  ouverte  de  cette  voiture,  on 
apercevait  une  tête  de  jeune  fille,  dont  la  figure 
maladive  et  pâle  s'entourait  de  longs  cheveux 
blonds. 

Le  marchepied  tomba  en  même  temps  que 
s'ouvrait  la  porte  de  la  maison  voisine. 

Une  dame  descendit  de  la  voiture  et  prêta  son 
aide  à  la  jeune  fille  malade. 

—  Lola  !...  murmura  Cyprienne. 

—  Et  l'Ange!...  ajouta  Diane. 

La  dame  et  la  jeune  fille  entrèrent  dans  la 
maison.  La  porte  se  referma  sur  elles,  avant  que 
Cyprienne  et  Diane,  immobiles  de  surprise, 
eussent  songé  à  faire  un  mouvement... 

FIN    DU    TROISIÈME   VOLUME. 


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PQ  Feval,   Paul  Henri  Corentin 

TZbU  belles-de-nuit 

v.1-3 


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