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Full text of "Les cariatides : Roses de Noël"

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ŒUVRES 


THÉODORE    DE    BANVILLE 


II 


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OEUVRES 


THÉODORE  DE  E^ANvttt'É 


LES   C^%I^TIT>ES 
%0  S  E  S     T>E     IsLO  EL 


PARIS 

ALPHONSE    LEMERRE,     ÉDITEUR 

23-31,     PASSAGE     CHOISEUL,     25-3I 
M    D  C  C  C    L  X  X  X  I  X 


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LES    CARIATIDES 


1839-1 842 


AVANT-PROPOS 


E  totts  les  livres  que  j'ai  écrits,  celui-ci 
est  le  seul  pour  lequel  je  n'aie  pas  à 
V  '^^JJ/)  ^^"^^^^^''  l'iiidulgence,  car  j'ai  eu  le 
^^Z^^^StXz.  bonheur  de  l'achever  de  ma  seizième  à 
via  dix-huitième  année,  c'est-à-dire  à  cet  âge  divinement 
inconscient  oii  nous  subissons  vraiment  l'ivresse  de  la 
Muse,  et  oii  le  poëte  produit  des  odes  comme  le  rosier 
des  roses.  Je  crois  le  rendre  aujourd'hui  au  public  tel 
que  je  le  lui  ai  donné  jadis.  Cependant,  j'ai  corrigé  des 
fautes  trop  évidentes,  çà  et  là  récrit  une  page  mal  venue, 
et  même  remplacé  certaines  pièces  entièrement  démodées 
par  d'autres  composées  à  la  même  époque,  car  dans  mes 
vers  de  ce  temps-là  je  n'avais  qu'à  prendre  et  à  choisir. 


I 


A  V  A  NT  -  P  R  O  P  O  s 


Mais  je  pense  que  dans  la  forme  comme  dans  l'espril, 
mon  premier  recueil  n'a  pas  été  altéré  par  ces  indispen- 
sables corrections,  car  il  ne  dépendait  pas  de  vioi-mcmc 
de  détruire  sa  naïve  bravoure  et  son  invincible  fieur  de 
jeunesse. 

Les  strophes  qui  ouvrent  ce  volume  avaient  été  écrites 
par  moi  sur  l'exemplaire  de  la  première  édition  des 
Cariatides  offert  à  ma  mère  bien  aimée.  Je  les  imprime 
à  présent  pour  donner  un  nouveau  témoignage  de  respect 
et  d'amour  à  sa  chère  mémoire. 

Théodore   de    Banville. 
Paris,  14  mars  1877. 


P.  S.  188^.  Lors  de  la  plus  récente  réimpression  des 
Cariatides,  j'avais  déjà  écrit  sur  le  titre  ces  mots  impru- 
dents :  Édition  définitive.  Cependant,  cette  fois  encore, 
j'ai  trouvé  dans  mon  premier  livre  beaucoup  de  fautes 
enfantines,  et  je  les  ai  corrigées.  Mais  à  présent,  je  crois 
bien  que  c'est  f  ni,  et  que  je  n'y  reviendrai  plus. 


LES    CARIATIDES 


LIVRE     PREMIER 


A    ma    Mère, 

Madame  Elisabeth  Zélie  de  Banville 


^<J  ma  mère,  ce  sont  nos  mères 
Dont  les  sourires  triomphants 
Bercent  nos  premières  chimères 
Dans  nos  premiers  berceaux  d'enfants. 


LES    CARIATlDliS 


Donc  reçois,  comme  une  promesse, 
Ce  livre  où  coulent  de  mes  vers 
Tous  les  espoirs  de  ma  jeunesse, 
Comme  l'eau  des  lys  entr'ouvertsl 

Reçois  ce  livre,  qui  peut-être 
Sera  muet  pour  l'avenir, 
Mais  où  tu  verras  apparaître 
Le  vague  et  lointain  souvenir 

De  mon  enfance  dépensée 
Dans  un  rêve  triste  ou  moqueur, 
Fou,  car  il  contient  ma  pensée, 
Chaste,  car  il  contient  mon  cœur. 


Juillet  1842. 


LÏÏS    CARIATIDI-S 


Les    Cariatides 


v>'est  un  palais  du  d 


l'eu,  tout  rempli  de  sa  gloire. 


Cariatides  soeurs,  des  figures  d'ivoire 

Portent  le  monument  qui  monte  à  l'éther  bleu, 

Fier  comme  le  témoin  d'une  immortelle  histoire. 

Quoique  l'archer  Soleil  avec  ses  traits  de  feu 
Morde  leurs  seins  polis  et  vise  à  leurs  prunelles, 
Elles  ne  baissent  pas  les  regards  pour  si  peu. 

Même  le  lourd  amas  des  pierres  solennelles 
Sous  lesquelles  Atlas  plierait  comme  un  roseau, 
Ne  courbera  jamais  leurs  têtes  fraternelles. 

Car  elles  savent  bien  que  le  mâle  ciseau 

Qui  fouilla  sur  leurs  fronts  l'architrave  et  les  frises 

N'en  chassera  jamais  le  zéphyr  et  l'oiseau. 


LES     CARIATIDES 


Hirondelles  du  ciel,. sans  peur  d'être  surprises 
Vous  pouvez  faire  un  nid  dans  notre  acanthe  en  fleur: 
Vous  n'y  casserez  pas  votre  aile,  tièdes  brises. 

O  filles  de  Paros,  le  sage  ciseleur 

Qui  sur  ces  médaillons  a  mis  les  traits  d'Hélène 

Fuit  le  guerrier  sanglant  et  le  lâche  oiseleur. 

Bravez  même  l'orage  avec  son  âpre  haleine 
Sans  craindre  le  fardeau  qui  pèse  à  votre  front, 
Car  vous  ne  portez  pas  l'injustice  et  la  haine. 

Sous  vos  portiques  fiers,  dont  jamais  nul  aff"ront 

Ne  fera  tressaillir  les  radieuses  lignes, 

Les  héros  et  les  Dieux  de  l'amour  passeront. 

Les  voyez-vous,  les  uns  avec  des  folles  vignes 
Dans  les  cheveux,  ceux-là  tenant  contre  leur  sein 
La  lyre  qui  s'accorde  au  chant  des  hommes-cygnes  ? 

Voici  l'aïeul  Orphée,  attirant  un  essaim 
D'abeilles,  Lygeus  qui  nous  donna  l'ivresse, 
Éros  le  bienfaiteur  et  le  pâle  assassin. 

Et  derrière  Aphrodite,  ange  à  la  blonde  tresse, 
Voici  les  grands  vaincus  dont  les  cœurs  sont  brisés, 
Tous  les  bannis  dont  l'âme  est  pleine  de  tendresse; 


LES    CARIATIDES 


Tous  ceux  qui  sans  repos  se  tordent  embrasés 

Par  la  cruelle  soif  de  l'amante  idéale, 

Et  qui  s'en  vont  au  ciel,  meurtris  par  les  baisers, 

Depuis  Phryné,  pareille  à  l'aube  orientale, 
Depuis  cette  lionne  en  quête  d'un  chasseur 
Qui  but  sa  perle  au  fond  de  la  coupe  fatale, 

Jusqu'à  toi,  Prométhée,  auguste  ravisseur! 

Jusqu'à  don  Juan  qui  cherche  un  lys  dans  les  tempêtes! 

Jusqu'à  toi,  jusqu'à  toi,  grande  Sappho,  ma  sœur! 

J'ai  voulu,  pour  le  jour  des  éternelles  fêtes 

Réparer,  fils  pieux  de  leur  gloire  jaloux. 

Le  myrte  et  les  lauriers  qui  couronnent  leurs  têtes. 

J'ai  lavé  de  mes  mains  leurs  pieds  poudreux.  Et  vous, 
Plus  belles  que  le  chœur  des  jeunes  Atlantides, 
Alors  qu'ils  vous  verront  d'un  œil  terrible  et  doux. 

Saluez  ces  martyrs,  ô  mes  Cariatides! 

Juillet  1842. 


LES     CARIATIDES 


Dernière    Ang-oisse 


/AU  moment  de  jeter  dans  le  flot  noir  des  villes 
Ces  choses  de  mon  cœur,  gracieuses  ou  viles, 

due  boira  le  gouflfre  sans  fond. 
Ce  gouffre  aux  mille  voix  où  s'en  vont  toutes  choses, 
Et  qui  couvre  d'oubli  les  tombes  et  les  roses. 

Je  me  sens  un  trouble  profond. 

Dans  ces  rhythmes  polis  où  mon  destin  m'attache 
Je  devrais  servir  mieux  la  Muse  au  front  sans  tache  ; 

Au  lieu  de  passer  en  riant, 
Sur  ces  temples  sculptés  dont  l'éclat  tourbillonne 
Je  devrais  faire  luire  un  flambeau  qui  rayonne 

Comme  une  étoile  à  l'Orient; 

Rebâtir  avec  soin  les  histoires  anciennes, 

A  chaque  monument  redemander  les  siennes. 

Dont  le  souvenir  a  péri  ; 
Chanter  les  dieux  du  Nord  dont  la  splendeur  étonne, 
A  côté  de  Vénus  et  du  fils  de  Latone 

Peindre  la  Fée  et  la  Péri; 


LES     CARIATIDES 


I 


Ranimer  toute  chose  avec  une  syllabe, 
L'ogive  et  ses  vitraux  de  feu,  le  trèfle  arabe, 

Le  cirque,  l'église  et  la  tour. 
Le  château  fort  tout  plein  de  rumeurs  inouïes, 
Et  le  palais  des  rois,  demeures  éblouies 

Dont  chacune  règne  à  son  tour; 

Les  murs  Tyrrhéniens  aux  majestés  hautaines, 
Les  granits  de  Memphis  et  les  marbres  d'Athènes 

Qu'un  regard  du  soleil  ambra, 
Et  des  temps  révolus  éveillant  le  fantôme. 
Faire  briller  auprès  d'un  temple  polychrome 

Le  Colisée  et  l'Alhambra! 

J'aurais  dû  ranimer  ces  eff"royables  guerres 

Dont  les  peuples  mourants  s'épouvantaient  naguères, 

Meurtris  sous  un  rude  talon, 
Dire  Attila  suivi  de  sa  farouche  horde, 
Charlemagiîe  et  César,  et  celui  <lont  l'exordc 

Fut  le  grand  siège  de  Toulon  ! 

Puis,  après  tous  ces  noms,  sur  la  page  choisie 
Écrire  d'autres  noms  d'art  et  de  poésie. 

Dont  le  bataillon  espacé 
Par  des  poèmes  d'or,  dont  la  splendeur  enchaîne 
L'époque  antérieure  à  l'époque  prochaine^ 
.  Illumine  tout  le  passé  ! 


LES    CARIATIDES 


Dans  ce  grand  Panthéon,  des  dalles  jusqu'aux  cintres 
Graver  des  noms  sacrés  de  chanteurs  et  de  peintres, 

D'artistes  rêvés  ardemment  ; 
A  chacun,  soit  qu'il  cherche  un  poëme  sous  l'arbre. 
Ou  qu'il  jette  son  cœur  dans  la  note  ou  le  marbre, 

Faire  une  place  au  monument  ! 

Dire  Moïse,  Homère  à  la  voix  débordante 
Qui  contenait  en  lui  Tasse,  Virgile  et  Dante  ; 

Dire  Gluck,  penché  vers  l'Éden, 
Mozart,  Goethe,  Byron,  Phidias  et  Shakspere, 
Molière,  devant  qui  toute  louange  expire, 

Et  Raphaël  et  Beethoven! 

Montrer  comment  Rubens,  Rembrandt  et  Michel-Ange 
Mélangeaient  la  couleur  et  pétrissaient  la  fange 

Pour  en  faire  un  Jésus  en  croix; 
Et  comment,  quand  mourait  notre  Art  paralytique, 
Apparurent,  guidés  par  l'instinct  prophétique, 

Le  grand  Ingres  et  Delacroix! 

Comment  la  Statuaire  et  la  Musique  aux  voiles 
Transparents,  ont  porté  nos  coeurs  jusqu'aux  étoiles; 

Nommer  David,  sculptant  ses  Dieux, 
Rossini,  gaieté,  joie,  ivresse,  amour,  extase, 
Et  Meyerbeer,  titan  ravi  sur  un  Caucase 

Dans  l'ouragan  mélodieux! 


LES    CARIATIDES 


Mais  surtout  dire  à  tous  que  tu  grandis  encore, 
O  notre  chêne  ancien  que  le  vieux  gui  décore, 

Arbre  qui  te  déchevelais 
Sur  le  front  des  aïeux  et  jusqu'à  leur  épaule, 
Car  Gautier  et  Balzac  sont  encore  la  Gaule 

De  Villon  et  de  Rabelais! 

Montrer  l'Antiquité  largement  compensée, 
Et  comparant  de  loin  ces  œuvres  de  pensée 

Qu'un  sublime  destin  lia, 
Répéter  après  eux,  dans  leur  langage  énorme. 
Ce  que  disent  les  vers  de  Marion  Delorme 

Aux  chapitres  de  Lélia! 

Pas  à  pas  dans  son  vers  suivre  chaque  poëme. 
Chaque  création  arrachée  au  ciel  même. 

Et  surtout  le  vers  de  Musset, 
Fantasio  divin,  qui,  soit  qu'il  se  promène 
Dans  les  rêves  du  ciel  ou  la  souffrance  humaine, 

Devient  un  vers  que  chacun  sait  1 

Enfin,  pour  un  moment  traînant  mes  Muses  blanches 
Sur  les  hideux  tréteaux  et  les  sublimes  planches,      i^ 

Aller  demander  au  public 
Les  noms  de  ceux  qui  font  sa  douleur  ou  son  rire. 
Puis,  avant  tous  ces  noms,  sur  le  feuillet  inscrire 

George,  Dorval  et  Frederick  1 


LES     CARIATIDES 


Ainsi,  des  temps  passés  relevant  l'hyperbole, 
Et,  comme  un  pèlerin,  apportant  mon  obole 

A  tout  ce  qui  luit  fort  et  beau, 
J'aurais  voulu  bâtir  sur  l'arène  mouvante 
Un  monument  hardi  pour  la  gloire  vivante. 

Pour  la  gloire  ancienne  un  tombeau  ! 

Hélas!  ma  folle  Muse  est  une  enfant  bohème 
Qui  se  consolera  d'avoir  fait  un  poëme 

Dont  le  dessin  va  de  travers. 
Pourvu  qu'un  beau  collier  pare  sa  gorge  nue, 
Et  que,  charmante  et  rose,  une  fille  ingénue 

Rie  ou  pleure  en  lisant  ses  vers. 

Juillet  1842. 


t 


.RIATIDKS 


La    Voie    lactée 


Est  via  sublimis  cœlo  manifesta  sereno, 
Lactea  nomen  habet,  candore  notabilis  ipso. 
Hac  iter  est  superis  ad  magni  tecta  tonantis, 
Regalemque  domum. 

Ovide,  Métamorphoses,  livre  I. 


A   Victor    Perrot 


D 


EESSE,  dans  les  cieux  éblouissants,  la  Voie 
Lactée  est  un  chemin  de  triomphe  et  de  joie, 
Et  ce  flot  de  clarté  qui  dans  le  firmament 
Jette  parmi  l'azur  son  blanc  embrasement 
Semble,  dans  sa  splendeur  en  feu  qui  s'irradie. 
Produit  par  un  foyer  unique  d'incendie. 
Mais  quand  notre  regard  dans  l'éther  empli  d'yeux 
Monte  vers  l'Océan  céleste  que  les  Dieux 
Font  rouler  des  Gémeaux  de  flanmie  au  Sagittaire, 
Il  y  voit  flamboyer  des  astres  dont  la  terre 


12  I,  ESCARIATIDES 

Admire  en  pâlissant  la  sereine  splendeur, 
Et  dans  le  vaste  flot  sacré  dont  la  candeur 
Éclate  et  de  la  nuit  blanchit  les  sombres  voiles, 
Il  voit  s'épanouir  des  millions  d'étoiles. 

Telle  est  la  Poésie  :  à  travers  le  lointain 
Des  âges,  qui  s'enfuit,  comme  au  riant  matin 
Devant  les  flèches  d'or  à  vaincre  habituées 
S'enfuit  le  triste  chœur  frissonnant  des  Nuées, 
Elle  nous  apparaît  d'abord  confusément. 
Lueur,  flambeau,  clarté,  vaste  éblouissement 
De  porteurs  de  lauriers  et  de  porteurs  de  lyre 
A  l'homme  encor  sauvage  enseignant  leur  délire; 
Puis  nous  reconnaissons  parmi  des  spectres  vains 
Les  inventeurs  sacrés,  les  beaux  géants  divins, 
Pareils  à  des  lions  dont  la  fauve  crinière 
Embrase  leurs  fronts  d'or  que  baise  la  lumière. 
O  Calliope  1  muse  aux  chastes  bras  de  lys, 
Avant  tous,  dans  les  jours  lointains  je  vois  ton  fils 
Orphée,  et  je  salue  au  riant  crépuscule 
Ce  roi  héros  qui  fut  le  compagnon  d'Hercule. 
Je  le  vois  sur  l'Argo;  déjà  courbant  leurs  fronts, 
Jason,  Téphys,  Idas  de  leurs  gais  avirons 
Frappent  les  flots;  mais  lui,  tenant  la  lyre,  il  chante. 
Tous  les  monstres  marins  sur  la  mer  qu'il  enchante 
Montent,  heurtant  leurs  flancs  vermeils  et  se  pressant 
Pour  suivre  le  vaisseau  rapide  en  bondissant; 
Et  cherchant  le  héros  avec  un  doux  murmure, 
Le  vent  caressant  fait  voler  sa  chevelure. 


I 


LES    CARIATIDES  I3 


Puis  je  le  vois,  plus  tard,  soumettant  à  sa  voix 
L'âpre  désert,  vainqueur  des  antres  et  des  bois; 
Car,  6  Déesse,  alors  sur  les  monts  du  Rhodope 
Ou  sur  le  sombre  Hémus  que  la  nue  enveloppe, 
Attirés  par  ses  chants,  pins,  yeuses,  cyprès. 
Les  arbres  pour  venir  l'écouter  de  plus  près 
Déchiraient  follement  en  leurs  fureurs  divines 
La  terre  qui  tenait  captives  leurs  racines  ; 
Et,  sans  songer  à  fuir  leurs  souffles  arrogants 
Restant  pour  l'écouter  dans  les  noirs  ouragans, 
La  colombe  des  cieux  laissait  tomber  sa  plume 
Sur  le  flot  irrité  du  torrent  blanc  d'écume  ; 
Les  aigles  oubliaient  de  prendre  leur  essor  ; 
La  tigresse  tournait  une  prunelle  d'or 
Vers  ses  regards  voilés  par  ses  longues  paupières. 
Et  sa  voix  éveillait  des  âmes  dans  les  pierres. 

Temps  quatre  fois  heureux  où  des  vers  ont  changé 
Une  arène  infertile  en  Éden  ombragé! 
«  Au  haut  de  la  colline,  une  plaine  déserte 
Et  sans  ombre,  étalait  son  tapis  d'herbe  verte. 
Sitôt  que  le  poète  issu  du  sang  des  Dieux 
Y  vint,  et  que  la  corde  aux  sons  mélodieux 
Résonna  sous  ses  doigts,  alors  l'ombre  prochaine 
Accourut.  Ni  ton  arbre,  ô  Chaon  !  ni  le  chêne 
Touffu  ne  manqua,  ni  le  frêne  meurtrier. 
Ni  l'érable  qui  saigne  et  le  chaste  laurier. 
Puis  le  tilleul  ami,  l'héliade  pleureuse, 
Les  tendres  noisetiers  et  la  tremblante  yeuse 


14  LlîS     CARIATIDF.S 


Groupèrent  leurs  rameaux  près  du  sapin  sans  nœuds 

Et  du  hêtre,  étonnés  de  trouver  auprès  d'eux 

Le  saule  et  le  lotus  amants  des  blondes  rives  ; 

Puis  le  myrte  léger,  le  buis  aux  teintes  vives 

Qui  bravent  tous  les  deux  le  souffle  des  hivers, 

Et  le  figuier  poreux  qui  s'orne  de  fruits  verts, 

Et  le  mûrier  portant  sa  récolte  sanglante, 

Et  le  prix  immortel  d'une  victoire  lente, 

La  palme.  Vous  aussi  vous  vîntes,  enlaçant 

L'ormeau,  lierre  aux  cent  mains,  la  vigne  en  l'embrassant  ! 

Et  près  de  vous  le  pin,  dont  la  tête  se  mêle 

Aux  blancheurs  de  la  nue,  arbre  aimé  de  Cybèle 

Depuis  que  son  écorce  emprisonna  la  chair 

Du  bel  Attis,  et  prit  l'enfant  qui  lui  fut  cher; 

Enfin,  suivant  aussi  le  charme  qui  le  guide, 

Le  cyprès,  des  forêts  mouvante  pyramide, 

Arbre  aujourd'hui,  jadis  ami  du  dieu  changeant 

Dont  la  cithare  est  d'or  et  dont  l'arc  est  d'argent.  » 

Et  dès  que  sous  ce  dôme  ombragé  le  poëte 
Eut  doré  de  ses  chants  la  paisible  retraite 
Et  que  l'archet  frémit,  tout  l'univers  créé 
Vint  rafraîchir  sa  lèvre  à  ce  torrent  sacré  ;    . 
Le  lion,  dont  les  yeux  lancent  la  mort,  cet  hôte 
De  la  caverne  sombre  et  de  la  forêt  haute. 
Cessa  pour  un  moment  de  répandre  l'effroi  ; 
Le  tigre  dépouilla  ses  colères  de  roi. 
Et  se  laissa  bercer  dans  un  tendre  vertige; 
Bien  plus,  en  ce  moment,  inefflible  prodige  1 


LES    CARIATIDES  I5 


Les  stériles  rochers  où  l'oiseau  fait  son  nid 
Qiiittèrent  la  montagne  et  ses  flancs  de  granit; 
La  brise  tut  ses  chants,  l'aigle  quitta  son  aire, 
Le  ruisseau  ralentit  sa  démarche  légère, 
Et  dans  l'arbre  amoureux  les  Drj^ades  des  bois 
Turent  leurs  vagues  chants  pour  la  première  fois. 

Dans  cet  enivrement,  les  muses  Aonides 
Quittèrent  sans  regret  les  demeures  splendides 
Où  l'écho  retentit  d'harmonieux  accords. 
Et  le  mont  verdoyant  où  les  lys  de  leur  corps 
Font  comme  une  guirlande  à  la  noire  fontaine, 
Où  le  Permesse  tombe  et  meurt  dans  l'Hippocrène, 
Où  le  sombre  Olmius,  avec  un  doux  fracas, 
Bleuit  d'un  long  baiser  leurs  membres  délicats; 
Et  les  Dieux,  sur  l'Olympe  où  la  jeune  Déesse 
Leur  verse  à  flots  vermeils  l'éternelle  jeunesse 
Avec  les  vins  sanglants  par  l'amour  embrasés, 
Oublièrent  enfin  les  immortels  baisers. 
Chacun  prêta  l'oreille  aux  premiers  chants  du  cygne  ; 
Celui  qui  ralentit  les  nuages  d'un  signe. 
Mercure  ailé,  Junon  si  belle  en  son  courroux, 
Lyaeus  accoudé  sur  les  grands  lions  roux. 
Puis  la  blonde  Aphrodite  à  la  prunelle  noire, 
Thétis,  dont  un  rayon  baise  les  pieds  d'ivoire, 
Mars,  Diane,  Pallas  aux  yeux  profonds  et  bleus, 
Et  Phébus  rayonnant  dans  l'azur  nébuleux. 

Sous  ce  profond  regard  de  la  voûte  étoilée 
Le  poëte  eût  senti  son  âme  consolée. 


l6  LES     CARIATIDES 


S'il  n'eût  été  choisi  pour  la  grande  douleur 
Que  les  Dieux  immortels  égalent  à  la  leur, 
Et  s'il  n'eût  regretté  ce  type, insaisissable 
Comme  une  goutte  d'eau  dans  un  désert  de  sable, 
Ce  spectre  qui  de  loin  vous  fait  voir  un  sein  nu 
Et  fuit,  vierge,  un  amant  qui  ne  l'a  pas  connu. 
Oh!  pour  que  dans  mes  vers  ton  doux  nom  resplendisse. 
Victime  aux  pieds  légers,  réponds,  jeune  Eurydice  1 
Le  ciel  t'envoyait-il  à  notre  humanité 
Pour  montrer  qu'ici-bas  l'éternelle  Beauté 
Ne  se  révèle  à  nous  que  dans  l'éclair  d'un  rêve? 
Blonde  et  rieuse  enfiint,  douce  comme  notre  Eve, 
N'étais-tu  pas,  avec  ton  front  chaste  et  divin, 
L'image  du  bonheur  que  nous  touchons  en  vain. 
Qui  nous  apparaît  tel  que  nos  vœux  le  choisissent. 
Et  qui  s'évanouit  quand  nos  mains  le  saisissent? 
Qu'avais-tu  fait  aux  Dieux  ?  A  quoi  pensait  la  Mort, 
Quand  les  bois  gémissant  la  virent,  sans  remord 
Sur  ta  lèvre  surprise  éteignant  la  parole. 
Fermer  ta  bouche  en  fleur  ainsi  qu'une  corolle? 

Eurydice  !  pendant  que  de  son  pas  léger 
Elle  fuyait  les  cris  d'un  insolent  berger, 
Courant  éperdûment  dans  les  vertes  campagnes 
De  la  Thrace,  avec  les  Naïades  ses  compagnes, 
Elle  tomba,  mordue  au  pied  par  un  serpent. 
Déroulant  ses  anneaux  et  dans  l'herbe  rampant. 
Le  monstre  au  cou  livide  et  qu'une  bave  arrose, 
Furtif,  avait  rampé  vers  son  talon  de  rose, 


LES    CARIATIDES 


Et  mis  ses  crocs  affreux  dans  cette  jeune  chair. 
Les  Dryades,  pleurant  son  front  qui  leur  fut  cher, 
Crurent  qu'en  la  perdant  la  terre  était  changée. 
On  entendit  gémir  la  cime  du  Pangée  ; 
Le  dur  géant  Rhodope  eut  de  longs  désespoirs; 
Des  sanglots  éclataient  parmi  ses  rochers  noirs, 
Et  le  ciel  vit  les  pleurs  de  la  froide  Orithye. 

Pour  Orphée,  anxieux  et  l'âme  anéantie, 
Sur  son  front  portant  l'ombre  ainsi  qu'un  noir  vautour. 
De  l'aube  à  la  nuit  noire  il  chantait  son  amour, 
Pâle,  effrayant,  en  proie  au  sinistre  délire, 
Et  des  cris  douloureux  s'échappaient  de  sa  lyre. 
Enfin,  brûlant  toujours  de  feux  inapaisés, 
Cherchant  la  vierge  enfant  ravie  à  ses  baisers, 
Il  pénétra  parmi  les  gorges  du  Ténare; 
Il  entra  dans  le  bois  où  la  lumière  avare 
Se  voile  et  meurt,  où  les  vains  spectres  par  milliers 
Se  pressent,  comme  font  des  oiseaux  familiers 
Qui  vont  rasant  la  terre  et  dont  le  vol  hésite. 
Il  apaisa  le  flot  bouillonnant  du  Cocyte, 
Et  même  il  vit  au  fond  de  l'enfer  souterrain 
Les  Dieux  de  l'ombre  assis  sur  leurs  trônes  d'airain. 

Il  chantait,  voix  mêlée  à  la  lyre  divine  ; 
Les  Dieux  voyaient  l'Amour  vivant  dans  sa  poitrine; 
Sans  doute  ils  eurent  peur  qu'en  leur  morne  tombeau 
L'archer  Désir  lui-même  avec  son  clair  flambeau 
Ne  parût,  et  domptant  le  Styx  aux  vagues  sombrer, 
Ne  redonnât  la  vie  au  vain  peuple  des  Ombres. 


LES     CARIATIDES 


Muse  !  tu  sais  comment,  subjugué  par  ses  vers, 
Pluton  qui  règne,  assis  près  des  gouffres  ouverts 
Et  des  pics  trop  brûlés  pour  que  l'herbe  y  verdisse, 
Rendit  au  roi  chanteur  la  tremblante  Eurydice, 
Et  comment,  ô  douleur  1  vaincu  par  son  amour 
Orphée,  en  arrivant  presque  aux  portes  du  jour 
Se  retourna  pour  voir  plus  tôt  la  bien-aimée. 
Elle  s'évanouit  en  légère  fumée. 
La  mort  couvrait  de  nuit  son  visage  riant, 
Et,  triste,  elle  appelait  Orphée  en  s'enfuyaut 
Vers  le  gouffre  béant  et  d'où  sortaient  des  râles, 
Tendant  encor  vers  lui  ses  mains  froides  et  pâles. 
Et  repassant  déjà  le  fleuve  au  noir  limon. 

Pendant  sept  mois  entiers,  sur  les  bords  du  Strymon, 
Orphée  en  pleurs,  de  tous  évitant  les  approches, 
Dans  les  antres  glacés  vécut  parmi  les  roches. 
Parmi  les  durs  frimas  où  fleurissent  les  lys 
De  l'âpre  neige,  aux  bords  glacés  du  Tanaïs 
Il  erra,  savourant  le  funeste  délice 
De  sa  douleur,  toujours  chantant  son  Eurydice. 
Les  Ménades  hurlant  dans  leurs  terribles  jeux, 
L'aperçurent  un  jour  du  haut  d'un  mont  neigeux. 
Les  tigres  à  ses  pieds  se  couchaient  pleins  d'ivresse, 
Et  les  chênes,  suivant  sa  voix  enchanteresse, 
Venaient  vers  le  divin  poëte  en  se  mouvant. 
L'une  d'elles,  sauvage  et  les  cheveux  au  vent, 
S'écria  :  Le  voilà,  celui  qui  nous  méprise  1 
Et  les  cris  furieux  se  mêlaient  dans  la  brise 


LES     CARIATIDES  I9 

Et  le  son  de  la  flûte  et  le  bruit  des  tambours 
Épouvantaient  la  nue,  et  devant  les  Dieux  sourds, 
Rouges,  à  coups  de  thyrse,  à  coups  débranches  d'arbre, 
Lui  jetant  de  la  terre  et  des  rochers  de  marbre, 
Même  pour  l'en  frapper,  dans  les  sillons  bourbeux 
Arrachant  follement  les  cornes  des  grands  boeufs. 
Comme  un  farouche  essaim,  les  Ménades  hurlantes 
Déchirèrent  son  corps  avec  leurs  mains  sanglantes. 
Et  leurs  cris  étouffaient  ses  plaintes  et  sa  voix 
Impuissante  à  charmer  pour  la  première  fois. 
Car  un  dieu  dans  leurs  cœurs  avait  mis  cette  fièvre. 
Et  l'âme  du  héros  s'échappa  de  sa  lèvre. 

«  Les  oiseaux,  les  lions,  les  rochers  et  les  bois 
Te  pleurèrent,  Orphée  1  Attirée  à  ta  voix 
Si  souvent,  la  forêt  laissa  comme  une  veuve 
L'ornement  de  son  front  pour  te  pleurer;  le  fleuve 
Crût  de  ses  pleurs;  voilant  son  sein  de  toutes  parts 
Avec  son  deuil,  la  nymphe  eut  les  cheveux  épars. 
Le  corps  gît  eu  lambeaux;  et,  prodige!  quand  l'Ébre 
Roule  avec  lui  la  tète  et  la  lyre  célèbre, 
La  lyre  cherche  un  son  plaintif,  qu'en  expirant 
La  voix  plaintive  mêle  aux  plaintes  du  torrent.  » 
On  dit  qu'en  ce  moment,  par  un  instinct  de  mère, 
Calliope  sentit  une  douleur  amère  ; 
Que  sa  voix  tressaillit  dans  son  essor  vainqueur. 
Et  que  son  divin  sang  reflua  vers  son  cœur. 
Saluant  du  regard  ses  légères  compagnes,. 
Elle  vole  dans  l'air,  plane  sur  les  campagnes, 


20  LES     CARIATIDES 

Et  pâle,  ses  cheveux  dénoués  sur  son  flanc, 

Touche  enfin,  mais  trop  tard,  au  rivage  de  sang. 

Elle  ne  pleura  pas,  la  mère  douloureuse  1 

Mais  regarda  longtemps  le  flot  que  le  flot  creuse, 

Et  laissant  retomber  ses  voiles,  montra  nu 

Le  chef-d'œuvre  sacré  de  son  corps  inconnu. 

C'en  est  fait,  ce  beau  corps  a  roulé  sous  la  vague. 

Le  fleuve  soulevé  pousse  un  murmure  vague, 

Fait  briller  son  œil  glauque,  et,  trois  fois  agité 

De  caresser  dans  l'ombre  une  divinité. 

Cherche  dans  son  transport  une  force  nouvelle 

Pour  meurtrir  follement  cette  chair  immortelle. 

Ivre,  le  vent  gémit,  et  les  arbres  dans  l'air 

Font  craquer  sourdement  leurs  grands  rameaux  ;  l'éclair 

Enveloppe  le  ciel  d'un  sanglant  crépuscule. 

Et  frissonnant,  le  jour  s'épouvante  et  recule, 

Et  toute  la  Nature,  émue  en  ce  moment. 

Jette  de  sa  poitrine  un  long  gémissement. 

Les  hommes,  effrayés  et  baissant  la  paupière, 
Brûlent  un  encens  pur  dans  leurs  temples  de  pierre. 
Jusqu'à  ce  que  le  ciel,  en  essuyant  ses  pleurs. 
Déroule  avec  Iris  l'écharpe  aux  sept  couleurs. 
Et  que  l'onde  calmée  où  ce  rayon  s'argente 
Couvre  son  dos  uni  d'une  moire  changeante. 
Alors,  le  regard  trouble  et  la  bouche  en  sanglots, 
La  Muse  reparaît  sur  l'écume  des  flots. 
Non  telle  qu'autrefois  Cypris,  la  vierge  blonde. 
Jaillit  dans  la  clarté  sur  l'écume  de  l'onde, 


LES    CARIATIDES 


Mais  forouclie,  plaintive,  et  sur  un  sein  de  lys 
Te  serrant,  douce  Lyre,  échappée  à  son  fils  1 
Puis  elle  alla  s'asseoir  aux  sables  du  rivage, 
Les  yeux  illuminés  d'une  terreur  sauvage, 
Les  cheveux  dénoués  et  mêlés  de  roseaux. 
Et  l'épaule  bleuie  à  l'étreinte  des  eaux. 

Là,  pleine  d'amertume  en  son  .âme  qui  saigne, 
Et  regardant  les  fronts  que  la  lumière  baigne. 
Elle  chercha  des  yeux  le  mortel  assez  grand 
Pour  tenir  la  cithare  où  pleure  un  souffle  errant. 
Mais  nul  n'osa  prétendre  à  ce  divin  trophée 
De  mort  et  d'harmonie.  Ainsi  mourut  Orphée, 
La  Lyre.  Mais  plus  tard  ce  fut  de  son  esprit 
Errant  dans  les  grands  bois  où  l'herbe  en  fleur  sourit. 
Mais  que  le  bûcheron  frappe  de  sa  cognée  ; 
Ce  fut  de  son  amour,  de  son  âme  indignée 
due  naquirent  tous  ceux  dont  le  chant  vif  et  clair 
S'envole  dans  l'orage  en  feu  comme  l'éclair 
Et  plane  comme  un  aigle  au  sein  des  cieux  féeriques, 
Les  dompteurs,  les  charmeurs,  les  poètes  lyriques: 
Tyrtée,  Alcée  en  pleurs  dont  les  vers  fulgurants 
Ont  jeté  la  terreur  dans  l'âme  des  tyrans. 
Et  dont  la  sombre  haine  invincible  et  crispée 
Se  retrouve,  ô  Chénier  !  sur  ta  tête  coupée  ; 
Pindare  que  d'en  haut  suivent  les  Dieux  épars, 
Qui  chante  dans  le  bruit  des  coursiers  et  des  chars 
Et  qui  s'envole  au  but  sacré  tout  d'une  haleine! 
Et  toi,  grande  Sappho,  reine  de  Mitylènel 


LES     CARIATIDES 


Lionne  que  l'Amour  furieux  enchaînn, 
Près  de  la  mer  grondante,  avec  son  Érinna, 
Elle  enseignait  le  rhythme  et  ses  délicatesses 
Au  troupeau  triomphal  des  jeunes  poétesses, 
Et  glacée  et  brûlante,  au  bruit  amer  des  flots 
Elle  mêlait  des  cris  de  rage  et  des  sanglots. 
Éros,  qui  nous  atteins  avec  des  flèches  sûres. 
De  quels  feux  tu  brûlas  et  de  quelles  blessures 
Son  chaste  sein  meurtri  par  le  baiser  du  vent  ! 
Mais  comme  rien  ne  meurt  de  ce  qui  fut  vivant, 
Sa  colère  amoureuse  et  de  souff'rance  avide, 
Plus  tard  devait  dicter  sa  plainte  au  fier  Ovide 
Q.ui,  choisissant  l'amour,  eut  la  meilleure  part. 
Et  frémir  dans  les  vers  d'Horace  et  de  Ronsard. 

Mille  chanteurs  ont  dit  chez  nous,  riants  Orphées, 
Les  chevaliers  héros  protégés  par  les  Fées  ; 
Villon,  ce  bel  enfant  qui  n'eut  ni  feu  ni  lieu, 
A  chanté  sa  ballade  en  riant  comme  un  dieu, 
Et  Marot,  comme  un  Faune  escaladant  la  cime 
Du  mont  sacré,  baisa  les  lèvres  de  la  Rime  ; 
L'harmonieux  Ronsard  fit  vibrer  sous  ses  doigts 
La  glorieuse  lyre  où  sommeillent  des  voix, 
Et  joyeux,  anima  de  son  archet  d'ivoire 
Un  Tempe  souriant  près  de  la  verte  Loire. 
Pindare,  son  aïeul,  lui  dit  les  grands  secrets, 
Et  les  Nymphes  baisaient  son  front  dans  les  forêts. 
Attirant  sur  ses  pas,  au  milieu  des  Déesses, 
Un  troupeau  louangeur  de  rois  et  de  princesses, 


LES    CARIATIDES  23 

Il  nous  rendait  Properce  et  Tibulle  et  ce  doux 
Catulle,  et  ses  chansons  apprivoisaient  des  loups. 
Au  tiède  renouveau,  sous  la  verdure  tendre 
Cythérée  amenait  son  enfant  pour  l'entendre. 
Comme  un  rouge  Soleil  entouré  d'astres  d'or 
Il  régnait,  et,  charmeur  d'âmes,  volait  encor 
Le  Sonnet  et  la  rime  enflammée  à  Pétrarque; 
Et  par  lui,  ravissant  l'inexorable  Parque, 
Victorieuse,  comme  en  un  festin  d'amour 
Le  vin  de  pourpre  emplit  un  vase  au  pur  contour, 
L'âme  française  entra  dans  les  mètres  d'Horace 
Élégants  et  précis.  Voilà  comment  la  race 
D'Orphée,  ainsi  qu'un  vol  d'abeilles  au  doux  miel, 
Arriva  jusqu'à  nous  des  profondeurs  du  ciel. 
Mais  bien  avant  que  sur  la  terre  émerveillée 
L'Ode  aux  cris  éclatants  ne  se  fût  réveillée, 
Un  homme  colossal,  une  lyre  à  la  main. 
Se  leva  pour  chanter  un  combat  surhumain. 

Comment  dire  ton  nom,  ton  nom,  géant  Homère  ! 
Qui  dominas  du  front  cette  Grèce  ta  mère, 
Et  qui,  roulant  tout  bas,  spectre  pâle  et  hagard, 
Ta  prunelle  d'azur,  sans  flamme  et  sans  regard, 
Laissas  couler  un  jour  de  ta  main  gigantesque 
Toute  l'Antiquité,  comme  une  grande  fresque  ! 
Où  sont  tes  Dieux  ravis  dans  l'éblouissement 
Et  tes  héros  plus  grands  que  tes  grands  Dieux?  Comment 
Donnerai-je  à  mon  vers  une  assez  forte  haleine 
Pour  chanter  les  héros  et  le  chanteur  d'Hélène? 


24  LES    CARIATIDES 

Qui  t'instruisait,  ô  Roi?  duels  secrets  épiés 

T'apprirent  ces  mortels  qui  rampaient  sous  tes  pieds  ? 

Qjai  t'avait  révélé,  vieux  mendiant  des  routes, 

Le  ciel  éblouissant  et  les  splendides  voûtes? 

Qui  t'a  fait  voir  un  jour,  d'un  œil  épouvanté. 

Le  maître  dans  sa  gloire  et  dans  sa  majesté  ? 

N'étais-tu  pas  le  fils  d'Apollon,  dieu  de  Sminthe, 

Qui  dicte  à  ses  enfants  une  suave  plainte? 

Ou,  dieu  toi-même,  un  jour,  l'âme  pleine  de  fiel, 

Jupiter  t'avait-il  précipité  du  ciel, 

Et  ne  cachais-tu  pas,  dans  ton  idolâtrie. 

Un  souvenir  lointain  de  ta  vieille  patrie  ? 

Nul  ne  le  sut.  Tu  vins,  et  d'un  ton  compassé, 
Un  pied  sur  l'avenir,  l'autre  sur  le  passé, 
Tu  chantas  à  grands  flots  ces  créations  pures, 
Fleuve  où  s'abreuveront  les  cent  races  futures! 
Tu  marchais,  échangeant,  fier  de  ta  pauvreté, 
Quelque  repas  furtif  pour  l'immortalité. 
Disant  au  peuple  sourd  à  force  d'insolence  : 
Nation,  je  te  voue  à  la  nuit  du  silence! 
Pour  l'immense  avenir  enflant  ta  large  voix, 
Mendiant,  l'asseyant  à  la  table  des  rois, 
Et  parmi  les  rayons,  comme  un  essaim  farouche 
Les  mots  harmonieux  murmuraient  sur  ta  bouche. 
Dans  les  enchantements  de  tes  superbes  vers. 
Tu  mis  les  deux  splendeurs  qui  charment  l'univers, 
La  Force  et  la  Beauté  sereine,  et  pour  éclore 
Ton  oeuvre  s'éveilla  dans  une  ardente  aurore. 


Le  mot  fatal  brilla,  l'autel  fut  consacré, 
Le  monde  de  l'idée  étincela  créé. 

Pour  la  beauté  d'abord  tu  nous  donnas  Hélène, 
Forme  terrible  et  pure  en  son  manteau  de  laine, 
Pour  laquelle  à  jamais  les  hommes  et  les  Dieux 
Se  livrent  sans  relâche  un  combat  odieux. 
Et,  comme  sur  un  mont  les  roches  ébranlées, 
S'écroulent  à  longs  cris  dans  tes  grandes  mêlées; 
Hélène,  au  sort  fatal  qu'elle  fuyait  en  vain, 
Que  Vénus  réservait  pour  un  bonheur  divin. 
Et  qui,  dès  que  le  blond  Paris  ouvrit  la  bouche. 
Pensa  voir  Lyaeus,  le  roi  libre  et  farouche. 
Le  dieu  charmant,  riant,  jeune,  en  qui  s'est  mêlé 
Le  sang  de  Jupiter  au  sang  de  Sémélé  ! 
Hélène  qui,  riant  sur  sa  couche  fatale, 
Tuait  dans  un  baiser  l'Asie  orientale. 
Et  serrant  sur  son  sein  l'enfant  aux  blonds  cheveux. 
Étouffait  un  empire  entre  ses  bras  nerveux  ! 

Prophétesse  en  courroux,  triste  et  fîère  lionne, 
Comment  saluas-tu  la  mère  d'Hermione, 
Lorsque  endormant  Paris  sur  le  navire  ailé, 
Ses  chants  retentissaient  dans  le  détroit  d'Hellé  ! 
Oh  !  quand  tout  l'avenir  de  carnage  et  de  cendre 
Passa  comme  un  flambeau  sur  l'dme  de  Cassandre; 
Lorsqu'elle  vit  au  loin,  comme  un  jeune  lion, 
Achille  déchirer  les  princes  d'Ilion, 
Que,  le  regard  fixé  sur  toutes  ces  détresses. 
Elle  arrachait  son  voile  et  ses  cheveux  en  tresses, 


26  LES     CARIATIDES 

Quel  frisson  dut  la  prendre  au  haut  de  cette  tour 
Qui  devait  sur  son  front  s'écrouler  à  son  tour, 
Et  d'où  ses  yeux  ont  vu,  dans  l'horrible  mêlée 
De  mille  égorgements,  la  Guerre  échevelée  I 

Oui,  ce  furent  bien  là  des  combats  palpitants 
Et  tels  qu'en  avaient  eu  les  Dieux  et  les  Titans, 
Quand  ces  monstres  hideux,  fils  de  la  Terre  énorme, 
Pour  élever  au  ciel  leur  phalange  difforme. 
Sur  l'escalier  fatal  que  leur  main  exhaussa 
Posèrent  pour  degrés  Pélion  sur  Ossa  ! 
Quels  combats  et  quels  chocs  I  Vénus  et  Diomède, 
Phoebus,  Neptune,  Ulysse  et  Minerve  à  son  aide  ; 
Hector  guidé  par  Mars  et  par  Bellone,  Hector 
Dont  les  chevaux  ardents  brisent  des  harnois  d'or, 
Et  derrière  eux  l'Asie  ardente  à  se  répandre 
De  l'Axius  d'argent  aux  rives  du  Méandre  ; 
Atride  et  les  Ajax  au  carnage  excités  ; 
La  Grèce  impitoyable  et  toutes  ses  cités, 
Depuis  Cos,  où  les  rocs  semblent  de  noires  tombes, 
Jusqu'à  Thisbé,  séjour  aimé  par  les  colombes  ! 

Oh!  parle!  redis-nous  de  combien  de  héros 
Les  Dieux  ivres  d'horreur  se  firent  les  bourreaux! 
Chante  encore,  apparais  sous  le  deuil  qui  te  navre, 
Muse  !  excite  nos  pleurs,  montre-nous  le  cadavre 
D'Hector,  que  tu  suivis  en  tes  longs  désespoirs. 
Balayant  la  poussière  avec  ses  cheveux  noirs! 
Vierge,  enfle  tes  clairons  ;  c'est  là  que  tout  commence, 
Et  rien  n'eû^  rappelé  cette  Iliade  immense, 


LES    CARIATIDES  2"] 

Si,  las  de  cette  mer  où  tout  poëte  but, 

Le  père  des  héros  n'eût  vers  un  autre  but 

Tourné  sa  poésie  enivrante  et  pressée, 

Et  gardé  quelque  amour  à  sa  sœur  l'Odyssée, 

Rêverie  à  plis  d'or,  chant  limpide  et  vainqueur, 

Dont  chaque  note  éveille  un  écho  dans  le  cœuri 

Oh  1  que  de  passions  et  de  saintes  idées 
Y  dorment  gravement,  hautes  de  cent  coudées  ! 
Que  de  drames  en  germe  étalés  sous  les  fleurs  ! 
Avec  quel  charme  on  suit  du  sourire  ou  des  pleurs 
Ce  héros  qui,  jouet  du  courroux  de  Neptune, 
Portant  de  tous  côtés  son  étrange  fortune. 
Va  parmi  les  flots  verts,  destructeur  des  cités, 
Braver  le  dur  cyclope  et  ses  atrocités. 
Suivre  des  yeux  Pallas,  guerrière  vengeresse. 
Dormir  près  de  Circé  la  brune  enchanteresse. 
Et  s'asseoir  en  haillons  au  grand  festin  des  rois. 
Ces  fils  de  Jupiter,  dont  l'éclatante  voix 
De  leur  noble  origine  était  comme  une  preuve, 
Et  dont  l'enfiuit  lavait  ses  robes  dans  le  fleuve! 
Comme  on  prête  l'oreille  au  chant  simple  et  divin 
Qui  jaillit  au  repas  d'une  coupe  de  vin. 
Et  peint  avec  amour  ces  beautés  extatiques 
Rayonnant  au  sommet  sur  les  ombres  antiques, 
Ou  qui,  nous  démasquant  les  recoins  de  l'autel, 
Fait  éclater  les  Dieux  de  leur  rire  immortel, 
Devant  le  filet  d'or  à  la  maille  serrée 
Où  Vulcain  près  de  Mars  enferme  Cythérée  ! 


28  LES    CARIATIDES 

Odyssée!  Iliade!  ô  couple  ardent  et  fort! 
Vaste  dualité,  fille  d'un  même  effort  ! 
O  lyres  à  cent  voix  !  ô  douces  Philomèles  ! 
Coupes  aux  flancs  sculptés  !  créations  jumelles  ! 
Quel  homme  eût  jamais  cru  qu'un  délire  nouveau 
Eût  pu  vous  enfanter  dans  le  même  cerveau  ? 
Pourtant,  marchant  pieds  nus  dans  la  ronce  et  les  pierres, 
Il  tenait  dans  ses  mains  les  géantes  guerrières, 
Et  jusqu'au  but  sacré,  sans  redouter  l'affront. 
Il  porta  sans  pâlir  ces  filles  de  son  front. 
Mais  quand  ce  créateur  eut  son  œuvre  finie, 
Cet  inventeur  des  chants,  ce  héros,  ce  génie, 
Consumé  par  les  feux  d'une  céleste  ardeur, 
S'affaissa  sous  le  poids  de  sa  propre  grandeur, 
Et,  les  regards  fixés  aux  cieux,  où  sur  leurs  ailes 
Ses  vers  avaient  porté  des  Déesses  nouvelles, 
Colosse,  s'endormit  au  revers  du  chemin. 
Fier,  souriant  encore,  et  tenant  à  la  main 
Sa  lyre  de  héros,  plus  noble  que  l'épée 
D'Achille.  Ainsi  mourut  Homère,  l'Épopée. 

Mais,  ô  Muse!  il  revit  pour  jamais  comme  un  dieu. 
Dans  un  temple  idéal  ouvert  sur  l'azur  bleu  : 
Nous  le  voyons,  géant  environné  de  gloire, 
Dans  la  lumière,  assis  sur  un  trône  d'ivoire. 
Ses  Filles  à  ses  pieds,  d'un  geste  souverain, 
Tiennent  encor  la  rame  et  le  glaive  d'airain. 
Et  là,  Virgile  avec  sa  longue  chevelure, 
Lucrèce,  à  l'œil  épris  de  la  grande  Nature, 


LES    CARIATIDES  29 

Le  conteur  de  la  guerre  effrayante,  Lucain 
Portant  dans  sa  poitrine  un  cœur  républicain, 
Dante,  so.mbre  et  vêtu  de  sa  robe  écarlate, 
Tasse,  Arioste  enfant  qui  nous  berce  et  nous  flatte, 
Canioëns  tout  mouillé  par  le  flot  de  la  mer, 
Milton  qui  se  souvient  du  ciel  et  de  l'enfer, 
O  Muse!  tous  ces  rois,  tous  ces  conteurs  épiques. 
Nés  pour  chanter  les  chocs  des  glaives  et  des  piques, 
Tous  ces  grands  inspirés  qui,  même  privés  d'yeux, 
Plongent  dans  l'insondable  éther,  et  voient  les  Dieux 
Et  leurs  palais  qui  dans  la  lumière  se  dorent. 
Veillent,  silencieux,  près  d'Homère  et  l'adorent; 
Car  ils  sont  tous  les  fils  de  son  glorieux  sang. 

Ils  sont  même  sortis  de  son  robuste  flanc, 
Ceux-là  qui,  vendangeurs  aux  doigts  tachés  de  lie, 
Ont  suivi  Melpomène,  ou  la  brune  Thalie 
Dont  on  craint  le  regard  charmant  et  meurtrier: 
Eschyle  au  vaste  front  couvert  du  noir  laurier. 
Dont  le  Mède  a  connu  la  bravoure  intrépide, 
Sophocle,  et  le  charmeur  des  femmes,  Euripide, 
Et  cet  Aristophane  irritable,  au  grand  cœur, 
Dont  la  colère  chante  avec  les  voix  du  chœur, 
Ménandre,  Plante  esclave,  et  le  sage  Térence, 
Le  vieux  Corneille,  honneur  éternel  de  la  France, 
Et  Racine  qui  prend  les  âmes,  et  Regnard, 
Et  La  Fontaine  encor  sans  égal  dans  son  art. 
Qui,  dans  son  Iliade  ingénue  et  subtile, 
Fait  du  renard  Thersite  et  du  lion  Achille. 


ÎO  LES     CARIATIDES 


Tous  adorent  Homère  et  vers  lui  sont  venus 
Par  le  hardi  chemin  qu'ont  touché  ses  pieds  nus. 
S'ils  n'ont  pas,  comme  lui,  des  cimes  escarpées 
Précipité  le  flot  des  larges  épopées, 
C'est  que  l'homme  enfermé  dans  les  champs  et  les  murs, 
Toujours  courbé  vers  l'or  ou  vers  les  épis  mûrs, 
Et  n'ayant  plus  d'amour  pour  les  collines  veuves, 
Se  trouva  trop  petit  pour  boire  à  ces  grands  fleuves. 
Alors  pour  nous  fixer  au  monde  où  nous  passions. 
Vint  le  Drame  vivant  qui  peint  les  passions. 
Et  sa  riante  sœur,  la  folle  Comédie, 
Qui  jette  sur  nos  mœurs  la  satire  hardie. 
Un  masque  sur  le  front,  effroyable  ou  rieur, 
Des  chercheurs,  attirés  par  l'homme  intérieur, 
Avec  le  dur  scalpel  vinrent  déchirer  l'âme 
Et  l'éclairer  tremblante  à  leurs  torches  de  flamme, 
Soulevèrent  du  doigt  l'enveloppe  qui  ment. 
Surprirent  le  secret  de  chaque  mouvement. 
Et  léguant  devant  tous  leur  étude  profonde 
A  la  postérité,  cette  voix  qui  féconde, 
Chantèrent  au  soleil,  harmonieux  Memnons. 
Mais  par-dessus  leurs  voix  et  par-dessus  leurs  noms 
Rayonnent  sur  la  scène  où  leur  souffle  respire. 
Le  justicier  Molière  et  le  divin  Shakspere! 
Deux  sages,  deux  voyants  brûlés  du  même  feu, 
Et  qui  sur  notre  monde  ont  laissé  pour  adieu 
Mille  créations  palpitantes  d'extases. 
Dont  le  sein  est  vêtu  de  rêves  et  de  gazes. 


Et  qui,  sur  notre  ennui,  du  haut  de  leur  ciel  pur, 
Jettent  de  longs  regards  d'incendie  et  d'azur. 

Oh  !  le  bon  sens  joyeux  et  brutal  de  Molière  ! 
Ce  dilemme  subtil,  acharné  comme  un  lierre. 
Cette  franche  tirade  ou  bien  ces  mots  si  courts, 
Étincelles  d'esprit  qui  charmèrent  les  cours. 
Oh  !  qui  nous  les  rendra  ?  Quand  donc,  pleins  de  querelles, 
Reverrons-nous  gonfler  ces  charmants  Sganarelles 
Dont  l'honneur  outragé  crève  comme  un  ballon  ? 
Quand  roucoulerez- vous,  ô  reines  de  salon  ! 
Ces  madrigaux  ouvrés  et  ces  fadaises  tendres 
Qu'improvisaient  pour  vous  de  précieux  Clitandres? 
Quand  donc  les  Vadius  avec  leurs  Trissotins 
Viendront-ils  débiter  leurs  supplices  latins 
Aux  tout  petits  pieds  blancs  de  nos  Muses,  dont  mainte 
Laisse  derrière  soi  Bélise  et  Philaminte  ! 
Hélas!  chaque  Henriette  aujourd'hui  sait  le  grec! 
Et  toi,  qui  regardais  les  bavards  d'un  œil  sec, 
Alceste  soucieux,  Céladon  misanthrope. 
Qui  vers  ton  cher  soleil,  comme  l'héliotrope, 
Tournes  tes  yeux  ardents,  reviendras-tu  des  bois 
Pour  gourmander  un  peu  notre  monde  aux  abois? 
Ces  Jourdains  lamés  d'or  et  ces  Josses  orfèvres. 
Comme  ils  nous  manquent  tous  avec  leur  rire  aux  lèvres  ! 
Comment  nous  laissent-ils,  ces  amis  ?  et  comment 
Nous  sommes-nous  passés  de  ce  troupeau  charmant? 

Oh  !  comme  ils  savent  tous  des  façons  bien  apprises  ! 
Comme  ils  mènent  à  bout  leurs  folles  entreprises  ! 


52  •  LES    CARIATIDES 

Comme  tous  ces  maris,  bouffons  dont  vous  riez, 
Sont  bien  aux  yeux  de  tous  triplement  mariés  ! 
Et  comme  ce  marquis,  bel  ourdisseur  de  trames, 
Qui  leur  vole  à  plaisir  leurs  filles  et  leurs  femmes, 
Est  un  charmant  vaurien  dont  un  regard  séduit 
Magiquement,  la  jeune  Agnès  dans  son  réduit! 
Il  s'appelle  Damis,  Horace  ou  bien  Valère; 
Il  est  tendre  et  charmant  jusque  dans  sa  colère  ; 
Il  est  fait  comme  un  dieu,  rose  comme  un  enfant, 
S'avance  avec  un  air  superbe  et  triomphant, 
Et  passe,  d'une  main  la  plus  blanche  du  monde. 
Son  peigne  dentelé  dans  sa  perruque  blonde. 
Aussi  les  fleurs  de  cour,  aux  yeux  extravagants, 
Laissent-elles  tomber  leurs  cœurs  avec  leurs  gants 
Devant  ce  dédaigneux,  qui  se  baisse  à  grand'peine 
Pour  ramasser  à  terre  une  âme  toute  pleine  1 
Et  c'est  justice,  au  fait,  car  ses  rubans  sont  lourds 
Et  parent  follement  son  habit  de  velours  ; 
Ses  canons  précieux  sont  du  plus  grand  volume, 
Et  son  chapeau  lissé  disparaît  sous  la  plume. 
De  plus,  il  sait  jeter  son  or  à  pleines  mains, 
Et  d'un  large  mépris  couvre  tous  les  humains. 
Après  tout,  les  Orgons  et  les  pères  Gérontes 
Ont  le  tort  d'être  laids  comme  l'ogre  des  contes, 
De  garder  leurs  écus  comme  des  Harpagons, 
D'être  vêtus  de  noir  et  de  sortir  des  gonds, 
Au  lieu  de  chantonner  ces  paroles  magiques 
Dont  révent  les  Agnès  comme  les  Angéliques. 


LES     CARIATIDES  33 

Puis,  comment  laissent-ils  auprès  de  leurs  trésors, 
Eux  qui,  Dieu  sait  pourquoi,  sont  si  souvent  dehors. 
Ces  soubrettes  d'esprit  aux  gorges  découvertes, 
Dont  la  robe  et  la  main  à  chacun  sont  ouvertes, 
Et  qui,  tout  en  jouant  aux  vieux  de  si  bons  tours. 
Veillent  folâtrement  sur  le  nid  des  Amours? 
Filles  de  bon  conseil,  retorses  comme  un  juge, 
Promptes  à  la  réplique  ainsi  qu'au  subterfuge. 
Vous  faites  bien  pendant  à  ces  dignes  Scapins 
Dans  leurs  manteaux  d'azur  que  Wateau  nous  a  peints! 
Heureusement  votre  âme  est  encore  assez  probe 
Pour  démasquer  Tartuffe,  un  allongeur  de  robe, 
Qui  cache  à  tout  propos  son  cœur  licencieux 
Sous  le  manteau  divin  de  l'église  et  des  cieux. 
Et  qui,  tout  en  parlant  de  l'enfer  lamentable, 
Pousse  pieusement  Elmire  sur  la  table  ; 
Tartuffe,  ce  penseur  aux  lèvres  de  rubis 
Que  nous  trouvons  partout  et  sous  tous  les  habits; 
Qui  tdte  des  deux  mains  en  profond  philosophe, 
Le  désir  sous  les  mots,  la  chair  avec  l'étoffe. 
Et  dans  ce  monde  étrange  où  le  mal  est  tyran 
Serait  leur  maître  à  tous,  s'ils  n'avaient  pas  don  Juan  ! 

C'est  le  roi,  celui-là!  c'est  le  roi,  faites  place! 
Regardez  I  c'est  don  Juan  qui  porte  un  cœur  de  glace, 
Qui,  tenant  dans  sa  main  le  magique  rameau, 
Corrompt  la  grande  dame  et  l'enfLint  du  hameau, 
Raille,  sans  essuyer  le  sang  après  sa  manche. 
Son  père  en  cheveux  blancs,  après  monsieur  Dimanche, 

5 


i 


54  LES   CARIATIDES 

Et  qui,  par  les  replis  d'un  labeur  sombre  et  lent, 
Jusqu'à  l'hypocrisie  a  poussé  le  talent  1 
C'est  don  Juan  qui,  debout  devant  l'homme  de  pierre, 
A  subi  ses  regards  sans  baisser  la  paupière. 
Et  qui  tenait  si  bien  sa  coupe  entre  ses  doigts 
Qiie  son  cœur  et  sa  main  n'ont  tremblé  qu'une  foisl 
O  spectacle  éternel  I  ô  fiction  mouvante, 
Qui  par  sa  vérité  nous  glace  d'épouvante! 
Quand  le  divin  Molière,  une  lampe  à  la  main. 
Éclaira  devant  tous  les  plis  du  cœur  humain, 
Les  peuples,  ignorant  si  le  bouffon  qu'on  vante 
Suscitait  devant  eux  la  Sagesse  vivante. 
Applaudissaient  déjà  ses  grotesques  portraits, 
Sur  les  passants  du  jour  copiés  traits  pour  traits. 
Car  ils  sont  bien  réels  tous,  avec  leur  folie  1 
Ces  types  surhumains  costumés  par  Thalie 
Ont  une  passion  sous  leur  rire  moqueur; 
Sous  leurs  habits  de  soie  on  sent  frémir  un  cœur. 
S'ils  incarnent  l'Amour,  la  Fourbe  ou  l'Avarice, 
Ils  sont  hommes  aussi,  la  terre  est  leur  nourrice! 
Leur  langage  profond,  dont  chacun  a  la  clé, 
Est  un  clavier  superbe  ;  et  rien  n'eût  égalé 
Ce  théâtre  vivant  qui  frissonne  et  respire. 
Si  Dieu  n'eût  allumé  l'autre  flambeau  :  Shakspere  ! 
Dans  le  monde  réel  plein  d'ombre  et  de  rayons. 
Tout  ce  qui  nous  sourit,  tout  ce  que  nous  voyons. 
Les  cieux  d'azur,  les  mers,  ces  immensités  pleines, 
La  fleur  qui  brode  un  point  sur  le  manteau  des  plaines, 


LES    CARIATIDES 


Les  nénuphars  penchés  et  les  pâles  roseaux 
Qui  disent  leur  chant  sombre  au  murmure  des  eaux, 
Le  chêne  gigantesque  et  l'humide  oseraîe 
dui  trace  sur  le  sol' comme  une  longue  raie, 
L'aigle  énorme  et  l'oiseau  qui  chante  à  son  réveil, 
Tout  revit  et  palpite  aux  baisers  du  soleil. 
C'est  de  lui  qu'ici-bas  toute  splendeur  émane  ; 
C'est  lui  qui  répandant  la  clarté  diaphane, 
Charme  le  tendre  lys  comme  le  jeune  aiglon, 
En  secouant  au  loin  ses  cheveux  d'Apollon. 
De  même,  dans  ce  monde  aux  choses  incertaines. 
Ou  la  voix  du  poëte  est  le  bruit  des  fontaines, 
Où  les  vers  éblouis  sont  la  brise  et  les  fleurs, 
Les  rires  des  rayons,  les  diamants  des  pleurs, 
Toute  création  à  laquelle  on  aspire, 
Tout  rêve,  toute  chose,  émanent  de  Shakspere. 
Shakspere,  ce  penseur!  ombre!  océan!  éclair! 
Abîme  comme  Gœthe!  âme  comme  Schiller! 
Or  pur  dont  la  splendeur  s'éveille  dans  la  flamme  1 
'  Œil  ouvert  gravement  sur  la  nature  et  l'âme  1 
Phare  qui,  pour  guider  les  pâles  matelots. 
Rayonne  dans  la  nuit  sur  des  alpes  de  flots! 
Mille  autres  avant  lui,  farouches  statuaires. 
Ont  tourmenté  l'argile  au  fond  des  sanctuaires 
Sans  avoir  entendu  le  mot  essentiel. 
Et  voulaient  dans  leurs  mains  prendre  le  feu  du  ciel  ; 
Mille  autres  ont  chanté,  mais  devant  le  prestige 
De  leur  création,  ils  ont  eu  le  vertige: 


36  LES    CARIATIDES 


Sur  eux,  comme  une  houle,  a  passé  l'univers; 
A  peine  si  leurs  noms  surnagent  sur  leurs  vers 
Mais  la  grande  pensée  atteint  avec  son  aile 
Une  aire  énorme  au  haut  d'une  cime  éternelle, 
D'où  ses  mille  rayons  au  monde  épouvanté 
Jettent  l'intelligence  et  la  fécondité. 

Le  sang  qui  de  son  cœur  s'écoule  comme  une  onde, 
A  jeté  son  reflet  de  pourpre  sur  le  monde. 
Ainsi  de  ce  sommet  grandiose  où  nos  yeux 
Voient  .flamboyer  son  front  à  mi-chemin  des  cieux, 
Shakspere  sur  la  terre  a  semé  des  poëtes, 
Ceux-ci  remplis  d'amour,  et  ceux-là  de  tempêtes. 
Tout  rêve,  tout  héros,  vêtu  de  pourpre  ou  nu, 
Dans  sa  vaste  pensée  est  au  fond  contenu  ; 
Ainsi  que  Charlemagne  il  a  tenu  le  globe, 
Et  pourrait  emporter  dans  les  plis  de  sa  robe, 
Avec  leur  pauvre  lyre  et  leurs  grands  piédestaux. 
Nos  géants  d'aujourd'hui  drapés  dans  leurs  manteaux. 
Et  s'il  faisait  un  jour  comparaître  à  sa  barre 
Les  courtisans  musqués  de  sa  Muse  barbare, 
Comme  de  ^enri  quatre  au  sombre  Richard  trois. 
Ses  rois  démasqueraient  des  fantômes  de  rois  ! 
Eux  seuls  savent  porter  le  sceptre  et  la  couronne; 
Car  il  les  portait  bien,  celui  qui  les  leur  donne, 
Lui  qui,  les  yeux  remplis  d'éclairs,  et  non  content 
De  fouler  sous  ses  pas  un  royaume  éclatant. 
S'élevait  au-dessus  de  notre  fange  immonde, 
Et  dans  un  pays  d'or  se  refaisait  un  monde  ! 


LES    CARIATIDES  57 

Lui,  créateur,  à  qui,  sans  craindre  son  effroi, 
Dieu  lui-même  avait  dit  :  Macbeth,  tu  seras  roi! 
Oh  !  comme  en  se  penchant  sur  cet  univers  sombre. 
Où  fourmillent  ses  fils  et  ses  peuples  sans  nombre. 
L'oeil  se  baisse  aussitôt  et  se  ferme,  ébloui 
D'avoir  vu  rayonner  dans  cet  antre  inouï 
Tant  d'âmes  de  héros  et  tant  de  coeurs  de  femme, 
Déchirés  et  tordus  par  l'orage  du  drame! 

Q.ui  pourrait  s'empêcher  de  craindre  et  de  pâlir 
Avec  Cordélia,  la  fille  du  roi  Lear, 
Adorant,  fille  tendre,  ainsi  qu'une  Antigone, 
Son  père  en  cheveux  blancs,  sans  trône  et  sans  couronne, 
Parfum  des  derniers  jours,  pauvre  Cordélia, 
Seul  et  dernier  trésor  du  roi  qui  l'oublia! 
Qjai,  répétant  tout  bas  les  chansons  d'Ophélie, 
Ne  retrouve  des  pleurs  pour  sa  douce  folie? 
Qui  dans  son  cœur  éteint  n'entend  sourdre  un  écho. 
Et  n'aime  Juliette  écoutant  Roméo  ? 
Comme  ces  deux  enfants,  ces  deux  âmes  jumelles 
Que  le  premier  amour  caresse  de  ses  ailes. 
Aspirent  en  un  jour  tout  un  bonheur  divin, 
Et  meurent,  enivrés  de  ce  généreux  vin  ! 
Juliette  n'a  pas  quatorze  ans;  c'est  une  âme 
Enfantine,  où  l'amour  brûle  comme  une  flamme  ; 
Elle  vient  au  balcon  mêler  dans  chaque  bruit 
Les  soupirs  de  son  rêve  aux  cent  voix  de  la  nuit, 
Si  belle  qu'on  croirait  sur  son  front  diaphane 
Voir  le  vivant  rayon  de  la  nymphe  Diane, 


38  LHS    CARIATIDES 

Et  le  cœur  si  naïf  qu'en  ce  calice  ouvert 

Le  zéphyr  qui  murmure  au  sein  de  l'arbre  vert 

Apporte  des  serments  pleins  d'une  douce  joie! 

C'est  luil  c'est  Roméo  1  Sur  son  pourpoint  de  soie 

La  nuit  pâle  et  jalouse  a  répandu  ses  pleurs  : 

Il  a  sur  son  chemin  écrasé  mille  fleurs, 

Il  a  par  des  endroits  hérissés,  impossibles, 

Franchi  facilement  des  murs  inaccessibles  ; 

Il  lui  faudra  braver,  pour  sortir  du  palais. 

Mille  cris,  les  poignards  de  tous  lesCapulets! 

Qu'importe  à  Roméo?  c'est  pour  voir  Juliette! 

Juliette  sa  sœur,  pauvre  amante  inquiète 

Q.ui  dans  cette  heure  douce  où  Phœbé  resplendit, 

Le  rappelle  cent  fois  et  n'a  jamais  tout  dit  ; 

Et  qui,  trop  pauvre  alors,  pour  pouvoir  encor  rendre 

Son  cœur  à  Roméo,  l'aurait  voulu  reprendre  ! 

Oh  1  lorsque  tes  cheveux  aux  magiques  reflets 
Inondent  ton  beau  cou,  fille  des  Capulets! 
duand  on  a  vu  pendant  cette  nuit  enchantée 
Rayonner  ton  front  blanc  sous  la  lune  argentée! 
Et  toi,  qu'à  ton  destin  le  ciel  abandonna, 
Toi  qui  nous  fais  pleurer,  belle  Desdemona, 
Toi  qui  ne  croyais  pas,  pauvre  ange  aux  blanches  ailes, 
Qu'on  pût  voir  parmi  nous  des  amours  infidèles, 
Desdemona  candide,  ange  qui  va  mourir, 
Quand  on  a  dans  son  cœur  entendu  ton  soupir 
Et  ce  que  tu  chantais  en  attendant  le  More  : 
La  pauvre  âme  qui  pleure  au  pied  du  sycomore  ! 


LES    CARIATIDES  39 

Quand  ou  connaît  vos  sœurs,  ces  anges  gracieux, 
Évoqués  une  nuit  de  l'enfer  ou  des  cieux, 
Miranda,  Cléopâtre,  Imogène,  Ophélie, 
Ces  rêves  éthérés  que  le  même  amour  lie  ! 
Quelle  femme  ici-bas  ferait  vibrer  encor 
Le  cœur  extasié  par  vos  cithares  d'or? 

Mais  ce  qui  le  ravit  dans  une  molle  ivresse, 
C'est  ce  théâtre  bleu  fait  pour  notre  paresse, 
D'où,  comme  le  bon  sens,  la  grave  histoire  a  fui, 
Et  laisse  le  rêveur  chanter  son  chant  pour  lui. 
On  n'y  mesure  pas  les  poisons  à  la  pinte; 
Sans  quinquets  enfumés,  ni  ciel  de  toile  peinte, 
Mille  gens  plus  pimpants  qu'un  sonnet  de  Ronsard, 
En  faisant  des  bons  mots  s'y  croisent  au  hasard. 
Là,  des  ruisseaux  d'argent,  dans  des  pays  quelconques, 
Versent  leurs  diamants  aux  marbres  de  leurs  conques. 
Des  arabesques  d'or  se  brodent  sur  les  cieux; 
Les  arbres  sont  d'un  vert  qui  ferait  mal  aux  yeux; 
Tout  est  très  surprenant  sans  causer  de  surprises, 
Et  dans  tout  ce  soleil  on  est  baigné  de  brises. 
Les  héros  vont  partout  sans  y  porter  leurs  pas, 
Ne  sont  d'aucune  époque  et  ne  demeurent  pas. 
Les  bouffons  sont  hardis  comme  des  philosophes; 
Les  femmes  ont  au  corps  les  plus  riches  étoffes, 
Des  robes  de  brocart,  de  saphirs  et  d'oiseaux. 
Souples  comme  une  vague  ou  comme  les  roseaux  ; 
Des  mantelets  aurore  ou  bien  couleur  de  lune 
Jettent  mille  reflets  sur  leur  épaule  brune, 


I 


40  LES    CARIATIDES 

Avec  mille  bijoux,  plumages  et  colliers. 
Parfois  sous  de  riants  habits  de  cavaliers, 
Égrenant  suc  leurs  pas  de  folles  épigrammes, 
Elles  courent  les  champs,  énamourent  les  femmes. 
Ont  un  beau  nom  de  page,  et  vont  prendre  le  frais 
Avec  leurs  diamants  dans  de  petits  coffrets. 

Des  Céladons  rimeurs,  amants  d'une  Égérie, 
En  habit  de  satin  font  de  la  bergerie. 
Sont  en  grand  désespoir,  et,  couchés  sur  le  dos. 
Regardent  le  soleil  en  faisant  des  rondeaux. 
Mais  la  belle  est  un  peu  tigresse,  et  désappointe 
Le  conceiti  final,  au  moyen  d'une  pointe. 
Les  amoureux,  gens  nés,  prennent  bien  leurs  revers, 
Parlent  en  prose,  à  moins  qu'ils  ne  disent  des  vers. 
Et  ne  s'empressent  pas  vers  leur  épithalame, 
Sachant  qu'Hymenacus,  au  dénoûment  du  drame 
Viendra  tout  arranger  avec  ses  vieux  flambeaux. 
Mais,  pour  servir  de  fleurs  ils  ont  des  madrigaux 
Et  les  fichent  après  un  arbre,  qui  s'empresse 
De  les  faire  tenir  sans  faute  à  leur  adresse. 
Dans  des  chars  blonds,  formés  d'une  écorce  de  noix 
Et  de  fils  d'araignée  en  guise  de  harnois, 
On  voit  passer  au  loin  de  gracieuses  fées 
Qui  chantent  au  soleil,  bizarrement  coiffées. 
Les  Ariels  ont  tous  deux  sexes;  les  lézards 
Savent  la  pantomime  et  cultivent  les  arts. 
Des  gens  à  tête  d'âne  arrivent,  quoi  qu'on  die. 
Devant  des  seigneurs  grecs  jouer  leur  tragédie, 


I 


LES   CARIATIDES  4I 

Où  l'homme  avec  un  chien  représente  Phœbé 
Dans  les  tristes  amours  de  Pyrame  et  Thisbé. 
Leur  tragédie  est  bête  à  soulever  la  bile  : 
Mais  lion  et  Phœbé,  tout  semble  tant  habile, 
Qu'on  leur  dit:  Bien  lui,  Lune!  et:  Bien  rugi,  Lion  ! 
Le  père  Anchise  arrive  avec  le  galion 
Pour  reconnaître  exprès  à  la  fin,  chose  due, 
"  Sa  fille  Perdita,  c'est-à-dire  perdue. 

Au  lieu  d'avoir  des  noms  anglais,  turcs  ou  romains, 
Tous  ont  des  noms  charmants  pour  courir  les  chemins  : 
Mercutio,  Célie,  Orlando,  Rosalinde, 
Paroles,  Pandarus,  Corin,  Sylvio  !  L'Lide 
Où  l'on  passe  un  flot  rose  en  jonque  de  bambous, 
Tandis  que  recueillis,  seuls  comme  des  hibous. 
Des  hommes  fort  dévots  font  saigner  leur  échine; 
L'Eldorado,  Kiou-Siou,  Kounashir,  et  la  Chine 
Qui  sur  sa  porcelaine  a  des  pays  d'azur, 
N'ont  rien  de  plus  riant,  de  plus  bleu,  de  plus  pur 
Que  ce  rêve,  où  parfois  la  rose  Fantaisie 
Près  du  chêne  Saxon  jette  les  fleurs  d'Asie. 
C'est  un  monde  limpide  où  dorment  en  riant 
Les  mystères  du  Nord  aux  clartés  d'Orient, 
Où  près  des  flots  d'argent  brillent  dans  les  prairies 
Des  plantes  d'émeraude  aux  fleurs  de  pierreries, 
Où  des  bouvreuils  jaseurs,  pour  payer  leur  écot, 
Vocalisent,  perchés  sur  un  coquelicot  ! 
C'est  comme  notre  amour  qui  parlerait,  ou  comme 
Un  chaut  qui  redirait  ce  qui  chante  dans  l'homme  ; 


I 


42  LES    C  A  Kl  AT  IDE  s 

C'est  comme  un  zéphyr  calme,  ou  comme  un  sylphe  ailé 

Qui  caresserait  l'âme.  Et  rien  n'eût  égalé 

Ce  beau  théâtre  empli  d'une  âme  singulière, 

Si  nous  n'avions  pas  eu  l'autre  flambeau  :  Molière  ! 

Car  leur  Muse  à  tous  deux  était  la  même  enfant, 
Jetant  au  ridicule  un  regard  triomphant. 
Ayant  la  liberté  d'une  fille  espagnole, 
Un  éclair  dans  les  yeux  comme  dans  la  parole. 
Pourtant  fière  et  naïve,  et  trouvant  quelquefois 
Un  mot  mystérieux  et  voilé  dans  sa  voix. 
Comme  en  leur  soleil  d'or  l'Armorique  ou  l'Irlande 
Ont  des  brouillards  pensifs  couchés  sur  une  lande. 
Elle  qui,  le  sein  nu,  par  les  coteaux  voisins, 
Tordait  sur  ses  cheveux  la  vigne  et  les  raisins, 
A  présent  soucieuse  au  désert  où  nous  sommes, 
Car  tout  son  avenir  était  dans  ces  deux  hommes. 
Gémissait  de  les  voir,  par  un  eflbrt  uni. 
S'user  à  découvrir  le  problème  infini. 
Car  la  science  offerte  aux  cœurs  des  foules  vaines 
Est  comme  le  sang  pur  échappé  de  nos  veines. 
Et  ceux  qui  sur  la  scène  ont  répandu  la  leur. 
En  gardent  pour  toujours  une  étrange  pâleur. 
Quand  tous  deux  effaçaient,  délaissant  leur  royaume, 
Lui  le  rouge  d'Argan,  lui  le  fard  du  flintôme, 
Dieu  savait  chaque  jour  par  quel  changement  prompt 
Une  ride  nouvelle  illuminait  leur  front. 
Et  la  Muse  pleurait  sur  leur  métamorphose, 
Elle  essuyait  ses  pleurs  de  sa  basquine  rose, 


I 


Et  voulait  soutenir  avec  sa  faible  main 

Ces  Atlas  accablés  d'un  univers  humain. 

Puis  enfin,  las  un  jour  de  leur  tâche  première, 

Grands  astres  consumés  par  leur  propre  lumière, 

Ils  moururent  devant  les  peuples  étonnés, 

Debout  comme  il  convient  aux  hommes  couronnés  ! 

Alors  ce  fut  sur  nous  comme  une  nuit  étrange, 
Où  nul  rayon  d'en  haut  ne  dora  notre  fange, 
Où  rien  ne  traversa  le  murmure  profond 
Que  soulève  l'idée  et  que  les  choses  font. 
Seulement,  au  lointain,  sur  les  vertes  collines. 
On  entendait  gémir  dans  les  brises  divines 
Un  mélange  confus  de  sanglots  et  de  voix. 
C'était  le  cri  plaintif  des  Muses  d'autrefois. 
Exhalé,  frémissant  d'une  douleur  amère. 
Sur  la  lyre  d'Orphée  et  la  lyre  d'Homère  ! 
Et  leur  plus  jeune  sœur,  cet  ange  des  amours, 
Qui  des  plus  pâles  nuits  jadis  faisait  des  jours, 
Qui  du  poëte  aux  rois  étendait  son  empire, 
Cette  sœur  de  Molière,  amante  de  Shakspere, 
Racontait  sa  détresse  au  chœur  aérien. 
Qui  me  consolera?  disait-elle,  mais  rien 
Ne  répondait  encore  à  ses  paroles  vaines. 
Son  sang  libre  et  jaloux  gonflait  partout  ses  veines, 
Mais  dans  la  nuit  profonde  où  sommeillait  la  foi, 
Nul  flambeau  ne  disait  à  l'homme  :  Lève-toi  ! 
Et  comme  les  débris  de  cette  antique  Egypte, 
Où,  dans  leur  pyramide  ou  leur  obscure  crypte, 


44  LES    CARIATIDES 

Dorment  les  Sésostris  auprès  des  Néchaos, 
Notre  art,  monde  autrefois,  redevenait  chaos. 

Puis,  après  bien  longtemps,  lorsque  sur  des  idées 
Mortes  en  germe  avant  qu'on  les  eût  fécondées. 
Les  sons,  comme  des  flots  qui  tourmentent  leurs  quais. 
Se  furent  bien  longtemps  dans  l'ombre  entre-choqués, 
Le  peuple  vit  soudain  rayonner  sur  sa  face 
Un  point  resplendissant  de  lumière  vivace. 
Et  comme  on  demandait  quel  était  ce  flambeau 
Qui  jetait  sur  la  nuit  un  prestige  si  beau, 
Les  plus  sages  ont  vu  que  c'était  l'auréole 
Au  front  du  jeune  enfant  marqué  pour  la  parole, 
Comme  furent  jadis  les  hommes  de  Sion, 
Et  venu  pour  grandir  sa  génération. 

Ce  n'était  qu'un  enfant.  L'airain  aux  Feuillantines 
L'avait  bercé  jadis  de  ses  voix  argentines  : 
Dans  un  jardin  antique  ombragé  comme  un  bois, 
La  Nature,  qui  parle  avec  ses  mille  voix. 
Lui  disait  chaque  jour  le  secret  grandiose. 
Ivre  de  chants,  de  fleurs  et  de  parfums  de  rose, 
Il  complétait  son  âme,  oubliant,  oublié, 
Par  un  passé  de  gloire  à  l'avenir  lié, 
Méditant  sans  effort  pour  sa  pensée  agile 
Virgile  par  les  champs  et  les  champs  par  Virgile  ; 
Dans  son  cœur  inspiré,  mais  grave  et  sérieux, 
Cherchant  déjà  le  sens  des  bruits  mystérieux. 
Aux  lauriers  paternels,  aux  doux  baisers  de  mère, 
Comprenant  les  deux  mots  que  lui  disait  Homère, 


'A  T 1 D  E  s 


La  Grandeur  et  l'Amour,  et  de  mille  rayons 
Enveloppant  déjà  tout  ce  que  nous  voyons. 
Dans  son  rêve,  planant  au  loin  sur  les  rivages, 
Il  aperçut,  auprès  des  Bacchantes  sauvages, 
S'acharnant  sur  leur  proie  ainsi  que  des  bourreaux, 
Le  fleuve  ensanglanté  par  le  chaste  héros. 
Puis,  y  voyant  gémir  sur  leur  divin  trophée 
Les  sœurs  de  l'Harmonie  et  la  mère  d'Orphée, 
Il  regarda  le  monde,  et,  sachant  dans  son  cœur 
Les  secrets  oubliés  du  lyrisme  vainqueur. 
S'écria,  plein  déjà  du  céleste  délire  : 
Je  serai  l'Harmonie  et  je  serai  la  Lyre  ! 
Et,  sans  faiblir  après  sous  ce  sublime  effort, 
Il  dit  aux  fronts  courbés,  se  sentant  assez  fort 
Pour  ourdir  à  son  tour  quelque  sublime  trame  : 
Je  serai  l'Épopée  et  je  serai  le  Drame  1 

Il  se  leva  sur  nous.  Et  l'homme  triomphant 
Tint  si  bien  ce  qu'au  monde  avait  promis  l'enfant, 
due  le  vieillard  pensif  dont  la  jeune  Amérique 
Se  souviendra,  lui  dit  d'une  voix  homérique  : 
Vous  êtes  l'avenir  et  je  suis  le  passé  ! 
Et  que,  dernier  de  tous,  il  a  tout  surpassé. 
Lui  seul,  faisant  saillir  dans  tout  problème  sombre 
L'ombre  par  le  rayon  et  le  rayon  par  l'ombre, 
A  fait  briller  à  flots  sur  nos  illusions 
L'immuable  clarté  faite  de  trois  rayons, 
Trinité  solennelle  à  nos  yeux  apparue. 
Triple  aspect  du  foyer,  du  champ  et  de  la  rue. 


/\6  LES    CARIATIDES 

Le  foyer  !  oasis  aux  souvenirs  anciens, 
Où  dans  la  solitude  on  est  tout  pour  les  siens, 
Sanctuaire  où  l'on  sent  comme  il  est  bon  de  vivre 
La  tête  dans  les  mains  et  les  yeux  dans  un  livre  1 
Là  tout  est  doux,  charmant,  simple  et  mystérieux  : 
C'est  l'épouse  qui  suit  votre  rêve  des  yeux, 
Ce  sont  les  beaux  enfants  pleins  d'avenir,  aux  lèvres 
Rouges  comme  les  fleurs  des  vases  de  vieux  Sèvres; 
Et  la  vierge  étonnée,  en  son  cœur  ingénu, 
De  voir  son  front  si  pur,  et  si  blanc  son  bras  nu  ; 
Puis  c'est  un  vieil  ami  qui  cause  de  Tacite, 
Qui  lit  à  cœur  ouvert  dans  Virgile  qu'il  cite. 
Et  dont  les  souvenirs,  d'âge  en  âge  espacés. 
Vous  reportent,  jeune  homme,  à  vos  plaisirs  passés. 
Foyer,  doux  manteau  d'ombre  !  ô  naïve  peinture 
Flamande,  que  chacun  refera  !  la  nature 
A-t-elle  plus  que  toi  d'harmonie  et  de  chants  ? 
Qui  pourrait  t'égaler,  sinon  l'air  et  les  champs  ? 
Car  les  champs  sont  aussi  le  grand  poëme,  et  comme 
Un  livre  écrit  par  Dieu  pour  l'extase  de  l'homme. 
C'est  là  que  chaque  lèvre,  allant  chercher  son  miel. 
Boit,  abeille,  les  fleurs,  et,  poëte,  le  ciel  ! 
C'est  là  qu'un  doux  zéphyr  fait  frissonner  la  lyre, 
Et  que  le  mot  s'écrit  pour  ceux  qui  savent  lire  ; 
Ce  sont  des  ruisseaux  d'or,  de  larges  horizons, 
Des  fruits  divers  donnés  à  toutes  les  saisons. 
Des  cascades,  des  fleurs,  de  grandes  voûtes  d'arbres, 
Des  cailloux  anguleux  plus  brillants  que  des  marbres, 


Des  oiseaux  garrulants  qui  s'envolent  troublés, 
De  gais  coquelicots  qui  dansent  dans  les  blés, 
Des  lacs  aux  flots  unis  où,  sans  cesse  jetée, 
La  lumière  dessine  une  moire  argentée, 
Des  cieux  pleins  de  blasons  qui  paradent  au  loin, 
Et  de  vagues  parfums  qui  s'exhalent  du  foin  ! 

Et  sur  ce  beau  décor,  un  chœur  immense,  un  monde  : 
La  verte  demoiselle  avec  l'insecte  immonde. 
Le  corbeau  velouté,  les  bœufs  aux  larges  reins, 
Cherchant  leurs  Brascassatsou  leurs  Clâudes Lorrains  ! 
Chacun  marche  en  sa  voie.  Au  fond  de  la  prairie 
La  génisse  au  flanc  roux  court  dans  l'herbe  fleurie, 
Les  oiseaux  attentifs  portent  au  fond  du  nid 
La  mousse  dérobée  aux  angles  du  granit, 
L'insecte  fait  son  trou,  la  verte  demoiselle 
Se  mire  dans  le  flot  scintillant  qui  ruisselle, 
Et  dans  une  clarté  l'épi  s'ouvre  au  soleil. 
Chacun  cherche  son  but  dès  le  premier  réveil  t 
La  fourmi  son  brin  d'herbe,  et  l'homme  sa  charrue. 

Et  comme  aux  champs,  hélas  I  chaque  homme  dans  la  rue 
Doit  labourer  l'argile,  et  dans  un  tourbillon 
Remplir  encor  sa  tâche  et  creuser  son  sillon, 
Et,  sans  devancer  l'heure  où  la  moisson  commence, 
Disputer  aux  oiseaux  du  ciel,  herbe  ou  semence. 
Les  grains  qui  deviendront  épis.  Tout  penseur  doit 
Désigner  le  vrai  but,  et  le  montrant  du  doigt, 
Protéger  tour  à  tour  les  peuples  qu'on  enchaîne. 
Et  le  bon  Roi,  souvent  insulté  sous  le  chêne  l 


I 


48  LES   CARIATIDES 


Cerveau  lumineux,  cœur  où  déborde  l'amour, 
Il  doit,  leur  prodiguant  sa  pitié  tour  à  tour, 
Au  milieu  des  abus  toujours  prêts  à  nous  mordre, 
Conserver  et  grandir  la  liberté  par  l'ordre, 
Pour  rajeunir  sans  cesse  et  pour  purifier 
L'atmosphère  du  champ  et  celle  du  foyer. 

Triple  aspect  du  foyer,  du  champ  et  de  la  rue, 
O  trilogie  énorme  avec  le  temps  accrue. 
Pour  dégager  de  toi  la  tranquille  clarté, 
Il  fallait  un  penseur  qui,  de  tous  écarté, 
Reçût,  seul  entre  tous,  de  la  muse  d'Homère 
La  royauté,  nectar  qui  fait  la  coupe  amère  ! 
Aussi  la  Muse  eut-elle  un  regard  triomphant 
Lorsque,  sur  le  berceau  divin  de  cet  enfant, 
Elle  vit,  consolée  enfin  de  son  désastre, 
La  flamme  de  l'esprit  s'allumer  comme  un  astre  ! 
Si  bien  que  cet  enfant,  ce  rêveur  radieux. 
Calme,  indulgent  et  fort  comme  les  demi-dieux. 
Ce  grand  porte-lumière,  élu  dès  sa  naissance, 
L'illumina  plus  tard  de  sa  reconnaissance  ; 
Et  sentant  ce  jour-là  tous  les  peuples  divers 
Assez  grands  pour  la  voir  avec  leurs  yeux  ouverts, 
11  la  leur  montra,  belle,  ingénue  et  sans  voiles, 
Ayant  sur  ses  bras  nus  la  blancheur  des  étoiles. 
Et  dans  la  coupe,  où  luit  l'éclair  d'un  diamant. 
Buvant  le  vin  de  pourpre  avec  son  jeune  amant  ! 
Le  beau  printemps  vermeil  les  salue  et  les  fête, 
Et,  comme  un  chœur  sublime,  autour  de  ce  poëte 


LESCARIATIDES  49 

En  qui  revit  l'orgueil  des  temps  évanouis, 
Des  poëtes  nouveaux  se  pressent  éblouis. 

Les  voilà.  Ce  sont  eux,  les  héros  qui  délivrent  ! 
J'entends  leurs  cris  d'amour  et  leurs  voix  qui  m'enivrent, 
Et,  dans  la  route  sûre  où  je  suivrai  leurs  pas, 
Je  vois  tous  ces  vainqueurs  de  l'ombre  et  du  trépas. 
Byron  n'est  plus  ;  il  dort  dans  la  gloire  suprême, 
Fier,  adoré,  superbe,  et  la  Muse  elle-même, 
De  son  âme  brisée  emportant  le  meilleur. 
Baisa  le  pâle  front  de  ce  don  Juan  railleur. 
Lamartine  aux  beaux  yeux,  qui  charme  et  qui  soupire, 
Près  du  lac  frissonnant  chante  encor  son  Elvire  ; 
Les  deux  Deschamps,  brisant  la  maille  et  les  réseaux, 
S'élancent  dans  l'air  libre  ainsi  que  des  oiseaux; 
Sainte-Beuve  revoit  ses  maux  et  nous  les  conte  ; 
Vigny,  doux  et  hautain,  sous  son  manteau  de  comte 
Garde  pieusement  notre  orgueil  indompté; 
Musset,  les  yeux  brûlants,  pâle  de  volupté. 
Sent  dans  son  cœur  brisé  naître  la  poésie; 
Barbier  rugit;  Moreau  célèbre  sa  Voulzie; 
En  Valmore  Sappho  s'éveille  et  chante  encor; 
Delphine,  sa  rivale,  en  ses  longs  cheveux  d'or 
Triomphe,  poétesse  à  la  toison  vermeille; 
Laprade  s'est  penché  sur  Psyché  qui  sommeille; 
Méry  taille  et  sertit,  merveilleux  joaillier. 
Les  rubis  indiens  en  un  rouge  collier; 
Brizeux  nous  a  rendu  les  fiers  accents  du  Celte; 
Sous  ses  longs  cheveux  noirs,  beau  rhapsode  au  corps  svelte, 


50  LES    CARIATIDES 


Gautier,  pensif  et  doux,  qui  semble  un  jeune  dieu. 

Réfléchit  l'univers  dans  sa  prunelle  en  feu, 

Et  quand  Heine,  d'un  vers  joyeux  et  plein  de  haine, 

Perce  les  serpents  vils  de  la  Bêtise  humaine, 

On  croit  voir  sur  la  fange  et  dans  l'impur  vallon 

Pleuvoir  les  flèches  d'or  de  son  père  Apollon. 

Nos  horizons  lointains  de  clarté  se  revêtent, 
L'air  vibre,  et  c'est  ainsi  que  ces  lyriques  jettent 
Aux  quatre  vents  du  ciel  leurs  chants  nobles  et  purs; 
Et  la  Muse  les  guide  aux  prodiges  futurs, 
Et  mûrit  lentement  leur  œuvre  qu'elle  achève. 
Sage,  car  elle  sait;  jeune,  car  elle  rêve! 
Son  jour  se  lève  bleu.  Sur  ses  bras  assouplis 
Flotte  un  voile  pourpré.  Les  temps  sont  accomplis. 

O  Déesse,  âme,  esprit,  clarté,  Muse  nouvelle. 
Qui  renais  du  passé  plus  farouche  et  plus  belle, 
Toi  qui  mènes  aussi  tes  enfants  par  la  main, 
Charmeresse  au  grand  cœur,  montre-moi  le  chemin  ! 


Janvier  1842. 


W^ 


^'^ 


LES    CARIATIDES  51 


Les    Baisers    de    pierre 


La  lumière  des  candélabres  devint 
blafarde  et  verte,  les  yeux  des  femmes 
et  les  diamants  s'éteignirent  ;  le  rubis 
radieux  étincelait  seul  au  milieu  du 
salon  obscurci,  comme  un  soleil  dans 
la  brume. 

Théophile  Gautier,  Oniiphritis. 


A    Armand    du    M e s n i l 


^ois  béni,  montrés  cher!  ta  gracieuse  lettre 
M'a  trouvé  justement  comme  j'allais  me  mettre 
Au  lit.  duand  sur  un  vers  on  s'est  presque  endormi, 
C'est  un  charmant  réveil  qu'une  lettre  d'ami; 
Un  carré  de  papier  qui  vient  de  tant  de  lieues, 
Auprès  du  foyer  rouge  ou  des  collines  bleues, 
Vous  dire  les  échos  de  la  grande  cité! 
Oh!  cher!  en  te  lisant,  mon  cœur  tout  excité 


52  LES    CARIATIDES 

S'élançait  dans  l'azur  vers  son  Paris  grisâtre. 
Le  feu  plein  de  rubis  qui  pétille  dans  l'âtre, 
La  cigarette  amie  et  le  punch  vigilant 
Qui  fait  danser  au  mur  un  farfadet  sanglant, 
Notre  bon  far-niente  avec  nos  causeries, 
Nos  divagations  dans  les  routes  fleuries, 
Je  voyais  tout  cela!  Près  des  riants  Lignons 
J'égarais  de  nouveau  tous  nos  chers  compagnons 
Qui  remplissent  de  vin  les  verres  de  Venise, 
Et  ces  pâles  enfants  que  mon  vers  divinise 
Et  dont  la  lèvre,  prompte  à  nous  incendier, 
A  pris  sa  folle  pourpre  aux  fleurs  du  grenadier. 

Ce  que  j'aime  de  toi,  c'est  que  la  poésie 
Qui  coule  sous  ta  plume  et  qui  me  rassasie. 
N'exclut  aucunement  ces  détails  parfumés 
Qui  reportent  le  cœur  sur  les  objets  aimés. 
Tu  rêves  donc  toujours!  Et  Victor?  Il  travaille. 
Son  destin  est  marqué,  vois-tu.  Vaille  que  vaille, 
Il  ira  loin.  Alfred  aime  toujours  Jenny  ? 
Hélas  !  si,  pitoyable  à  son  rêve  infini. 
Elle  entr'ouvrait  le  ciel  à  cet  enfant  qui  soufl"re. 
Il  nous  rappellerait  Décius  et  le  gouffre. 
Il  est  triste  pourtant,  pour  un  beau  chérubin, 
D'avoir  vu  tant  de  fois  son  Eve  dans  le  bain, 
De  l'avoir  aspirée  à  long  regard  de  faune. 
Sans  pouvoir  défleurir  le  bout  de  son  gant  jaune. 
Un  jour  qu'il  ébauchait  la  Magdeleine  en  pleurs, 
Jenny  parut  soudain,  comme  un  bouquet  de  fleurs: 


LES    CARIATIDES  53 

Le  tableau  saint  lui  plut,  à  la  fille  profane; 
Mais  il  était  promis  à  quelque  autre  sultane, 
Si  bien  que  notre  ami  jeûna  devant  l'Éden 
Qu'il  se  serait  ouvert  au  seul  prix  d'un  amen. 
Une  chose,  à  mon  sens,  qu'on  doit  trouver  exquise, 
C'est  ce  que  tu  me  dis,  cette  pauvre  marquise 
Toujours  en  pleurs,  toujours  fidèle  à  son  tourment! 
On  dit  Lutèce  triste  épouvantablement. 
Et  que  dans  cet  ennui,  dont  s'augmente  la  dose. 
On  adore  pourtant  mademoiselle  Doze. 
Un  nouveau  diable  est-il  entré  dans  le  beffroi  ? 
Dis-moi  l'événement  du  jour,  tandis  que  moi. 
Pour  te  conter  aussi  quelque  nouvelle  histoire. 
Je  fouille  vainement  le  fond  de  l'écritoire. 

Dois-je  à  ton  préjudice,  infortuné  songeur! 
Abuser  des  récits  que  pare  un  voyageur? 
Cela  m'ennuierait  fort,  et  ce  serait  folie. 
Eussé-je  parcouru  l'Espagne  ou  l'Italie, 
Rien  ne  t'empêcherait  en  me  laissant  moi,  nain. 
De  lire  là-dessus  Dumas,  ou  mieux,  Janin. 
Et  d'ailleurs,  à  Bourbon,  aux  pelouses  d'Avermes, 
Dont  l'Allier,  fleuve  d'or,  arrose  les  dieux  Termes, 
A  Souvigny,  vieille  nrbs,  où  près  des  noirs  piliers 
Dorment  sur  leurs  tombeaux  d'antiques  chevaliers, 
A  Moulins,  sous  les  vieux  tilleuls  du  cours  Bérulle, 
J'ai  gardé  la  folie  et  l'amour  qui  me  brûle. 
Je  suis  toujours  le  même  et  tel  que  tu  m'as  vu, 
De  fantaisie  étrange  abondamment  pourvu, 


54  LES    CARIATIDES 


Joyeux,  gai,  chérissant  la  vie  et  son  ivresse. 
Mais  plus  jaloux  toujours  de  ma  blonde  paresse. 
Je  continue  à  croire  ici  que  les  héros 
Trouveraient  dans  les  champs,  à  l'ombre  des  sureaux, 
Ce  qu'ils  cherchent  au  sein  des  batailles  rangées. 
Quant  aux  paupières,  moi,  je  les  aime  orangées. 
Pour  dormir  le  matin,  j'aime  épais  les  rideaux. 
Et  préfère  ardemment  le  Bourgogne  au  Bordeaux. 
Puis,  n'étant  pas  de  ceux  que  l'amour  scandalise, 
J'en  parle  volontiers  chez  une  Cidalise. 
Rousse  comme  à  Cythère,  et  les  yeux  éclatants. 
Sa  taille  a  beaucoup  plu  quand  elle  avait  vingt  ans. 
Ainsi,  je  te  l'ai  dit,  je  suis  toujours  le  même. 
Toujours  aussi  Français,  toujours  aussi  Bohème, 
Toujours  de  bonne  race  enfin,  dur  comme  un  roc 
Aux  faiseurs,  et  moins  fort  que  le  bon  Paul  de  Kock 
Pour  agencer  tout  seul  le  plan  de  quelque  chose. 
Du  reste,  chérissant  l'écarlate  et  le  rose. 

Ma  Muse,  à  moi,  n'est  pas  une  de  ces  beautés 
Qui  se  drapent  dans  l'ombre  avec  leurs  majestés 
Comme  avec  un  manteau  romain.  C'est  une  fille 
A  l'allure  hardie,  au  regard  qui  pétille; 
Charmeresse  indolente,  elle  sait  parfumer 
Ses  bras  nus  de  verveine  et  de  rose,  et  fumer 
La  cigarette  ;  elle  a  des  étreintes  lascives. 
Des  chastetés  d'enfant  et  des  larmes  furtives. 
Ne  t'étonne  donc  pas  que  de  l'ami  Prosper 
Elle  ne  t'ait  pas  fait  un  héros  duc  et  pair. 


Si  le  supplice  lent  que  son  loisir  te  forge, 
L'ennui,  te  saisissait  par  trop  fort  à  la  gorge, 
Car,  par  oubli  sans  doute,  on  n'a  pas  fait  de  loi 
Contre  les  rimailleurs,  eh  bien  !  figure-toi 
C^e  nous  sommes  encore  à  ces  folles  soirées, 
Où  nous  buvions  l'espoir  dans  les  coupes  dorées, 
Où  nos  yeux  pleins  de  rêve,  autour  du  kirsch  en  feu. 
Dans  les  flots  de  fumée  avaient  un  pays  bleu. 
On  y  raillait  toujours  quelqu'un  ou  quelque  chose; 
Nous  lisions,  moi,  des  vers,  parbleu  !  toi,  de  la  prose  ; 
Le  poëte  pourtant,  c'est  bien  toi.  Le  passé 
Revient,  je  continue  un  récit  commencé. 

Donc,  Prosper  apparaît.  Seize  ans,  l'âge  critique. 
Avec  un  père  imbu  de  la  sagesse  antique, 
Un  père  homme  d'esprit,  là,  comme  on  n'en  voit  pas, 
Tout  plein  d'un  vieux  respect  pour  les  quatre  repas, 
Mais  qui,  fort  dénué  du  revenu  des  princes. 
Trouvait  bon  de  laisser  son  épouse  aux  provinces. 
Et  puis  une  cousine  au  regard  enragé 
Qui  sortait  chez  îe  père  aux  grands  jours  de  congé, 
Un  démon  de  velours,  une  pensionnaire 
Dont  le  vainqueur  d'Elvire  eût  fait  son  ordinaire. 
Petits  pieds  andalous,  braise  rougeâtre  aux  yeux, 
Corps  de  liane,  bras  d'ivoire,  cheveux  bleus. 
Tout  cela  s'appelait  Judith.  La  vierge,  en  somme. 
Eût  fait  par  son  sourire  un  empereur  d'un  homme. 
Prosper  ne  devint  pas  du  tout  empereur,  mais 
Il  devint  en  revanche  amoureux,  ou  jamais 


I 


56  LES    CARIATIDES 

Homme  ne  désira  cette  pourpre  enchantée 
Qui  frémit  sur  la  lèvre  en  fleur  de  Galatée. 
Il  aimait  à  tel  point,  lui,  qu'il  en  maigrissait. 
Comment  la  guérison  arriva,  Dieu  le  sait. 

Ce  fut  d'abord  un  soir,  sous  une  allée  ombreuse  : 
Judith  lui  confia  qu'elle  était  malheureuse, 
Que  sa  petite  amie  aimait  un  monsieur  brun, 
Et  qu'elle  voudrait  bien  aimer  aussi  quelqu'un. 
Notez  que  ce  jeune  homme  avait  deux  noirs  complices 
De  son  naissant  amour,  oui,  deux  moustaches  lisses 
Comme  une  aile  de  cygne,  et  qu'il  était  rempli 
De  politesse;  enfin  un  jeune  homme  accompli. 
Prosper  lui  répliqua  :  Moi,  je  n'ai  pas  encore 
De  moustaches;  mais,  vois,  ma  lèvre  se  colore, 
Et  j'en  aurai  bientôt.  Si  tu  veux  me  laisser 
T'aimer,  sois  ma  chère  âme,  et  je  vais  t'embrasser. 

Or,  Judith  objecta  qu'elle  avait  eu  la  fièvre, 
Que  les  baisers  laissaient  des  traces  sur  la  lèvre. 
Et  se  mit  en  colère  avec  sa  douce  voix, 
Si  bien  que  son  cousin  l'embrassa  quatre  fois. 
Puis  elle  n'osa  plus  se  fâcher,  dans  la  crainte 
D'être  embrassée  encor.  Voyez  quelle  contrainte! 
Les  choses  allaient  donc  au  mieux.  S'il  n'eût  fallu 
Rentrer  pour  le  souper,  tu  ne  m'aurais  pas  lu 
Davantage.  Le  cœur  de  Prosper  se  dilate, 
Et  la  fillette  semble  une  rose  écarlate. 
Le  pater  Anchises,  qui  commence  à  souff"rir 
D'une  superbe  faim,  a  crié  d'accourir, 


I 


LES    CARIATIDES  57 

Et  jure  que  le  soir  on  attrape  du  rhume. 
Prosper  prouve  contra  que  l'exercice  allume 
L'appétit,  et  qu'aux  nerfs  il  est  quelquefois  bon. 
Le  père,  là-dessus,  découpe  le  jambon. 

Que  ton  parfum  est  doux,  ô  suave  caresse! 
O  bonheur  encor  chaste  et  déjà  plein  d'ivresse  ! 
Oh!  ces  regards  tout  pleins  de  billets  doux,  ces  pieds 
Qui  se  cherchent  tout  bas,  vainement  épiés! 
Oh!  comme  cet  Amour,  enfant  né  dans  les  flammes, 
Est  un  bon  statuaire  et  sait  pétrir  les  âmes! 
Oh  !  que  tristes  et  longs  passent  les  lendemains  ! 
Comme  on  invente  alors,  pour  se  tenir  les  mains. 
Quelque  moyen  nouveau  que  l'on  ignorait!  Comme 
Il  veut  dire  à  la  fois,  le  nom  dont  on  la  nomme, 
Étoile,  perle,  fleur,  chanson,  lumière!  Et  puis 
Tu  sais,  on  va  le  soir  regarder  dans  le  puits 
La  fleur  qui  dç  ses  mains  fragiles  est  tombée. 
Je  crois  qu'on  la  prendrait  d'une  seule  enjambée! 
Comme  tout  devient  rose  et  doux  !  Comme  on  est  fier 
Du  vieux  ruban  flétri  qu'elle  portait  hier! 
O  démence  inefi^able  et  qui  nous  fait  renaître  ! 
On  en  serait  heureux,  si  quelqu'un  pouvait  l'être. 

Pourquoi  le  cœur  est-il  si  large  et  si  profond, 
Que  nulle  volupté  n'en  atteigne  le  fond? 
Pourquoi,  noyé  des  feux  d'une  humide  prunelle, 
Voulons-nous  embrasser  la  menteuse  éternelle. 
Et  d'où  vient  ce  désir  d'être  déchiqueté 
Entre  les  doigts  crochus  de  la  Réalité? 


I 


LES   CARIATIDES 


Certes,  Prosper  avait  une  âme  de  poëte, 
Mais  de  riches  désirs  bouillonnaient  dans  sa  tête, 
Et  ses  sens  lui  disaient  que  ce  n'est  pas  assez 
De  la  communion  des  regards  embrassés. 
Souvent  il  s'en  alla  dans  les  bruyères  sombres, 
La  nuit,  s'asseoir  tout  seul  au  milieu  des  décombres; 
Il  s'en  alla  gravir  le  pied  fangeux  des  monts, 
Où  les  rocs  dentelés  semblent  de  noirs  démons-: 
La  lune  aux  yeux  d'argent  frissonnait.  La  rosée 
Pleurait  de  chastes  pleurs  sur  sa  bouche  arrosée; 
Tout  semblait  un  joyau  doux  et  silencieux; 
La  terre  d'émeraude  et  la  turquoise  aux  cieux, 
Et  le  frêle  rameau  tendant  sa  verte  palme  ; 
Tout,  excepté  les  sens  de  Prosper,  était  calme. 

Au  fait,  comment  rester  tant  de  jours  sans  se  voir? 
Vivre  un  jour  sur  huit  jours,  est-ce  vivre?  Et  le  soir 
Se  quitter!  et  sentir  sur  une  froide  couche 
La  Solitude  avec  son  baiser  sur  la  bouche. 
Courtisane  de  marbre,  et  qui  vient  vous  saisir 
duand  votre  ami  la  chasse  aux  rires  du  plaisir  ! 
Et  ces  rêves  menteurs  !  Et  ces  nuits  d'insomnie, 
Q.uand,  près  du  temple  où  dort  la  chère  Polymnie, 
On  rôde,  l'œil  fixé  sur  le  vieux  mur  éteint 
Qui  des  rayons  du  monde  a  préservé  son  teint! 

Un  grand  homme  inconnu,  joueur  de  chez  Proçope, 
Disait  que  le  désir  est  un  bon  microscope  : 
Or,  tant  de  fois  Prosper  vint  explorer  le  mur, 
Qjue  pour  cet  examen  un  soir  le  trouva  mûr. 


I 


LES    CARIATIDES  59 

Il  vit  qu'au  résumé  la  pente  était  fort  douce, 

Et  les  pierres  d'en  haut  recouvertes  de  mousse. 

Il  alla  donc  trouver  Judith,  et  lui  fit  part 

De  l'idée.  On  pouvait  assiéger  le  rempart, 

L'enfluit  sourit  tout  bas,  baissa  sur  les  étoiles 

De  ses  pudiques  yeux  l'ébène  de  leurs  voiles, 

Et  dit  que  là-dessus  il  fallait  éclairer 

La  sous-maîtresse,  afin  que  l'on  fit  réparer 

La  muraille.  Tu  vois  qu'ils  étaient  loin  de  compte. 

Prosper  à  ce  mot-là  devint  rouge  de  honte. 

Puis  vinrent  les  serments,  les  larmes,  les  combats. 

Elle  écoutait  si  bien,  et  lui  parlait  si  bas. 

Qu'à  peine  si  la  brise  avec  ses  ailes  d'ange 

Emporta  quelques  mots  de  ce  céleste  échange. 

—  Vous  me  faites  mourir,  Monsieur!  —  Venez  ici  ! 

—  Non,  je  te  hais  ;  va-t'en  !  —  Vous  croyez?  Grand  merci  ! 

—  Et  mon  honneur,  Monsieur  !  Un  mur  !  la  belle  histoire  ! 

—  Je  t'aime  !  —  Taisez-vous,  démon  !  —  Un  bras  d'ivoire  ! 

—  Mais  je  n'y  viendrai  pas.  —  Des  yeux  à  s'y  noyer  ! 

—  Vous  mentez, vous  !  — Je  t'aime  !  —  Oh  !  le  beau  plaidoyer  ! 
Ici  la  brise  encor  passa  mystérieuse, 

En  courbant  les  rameaux  du  saule  et  de  l'yeuse. 

—  On  peut,  sans  être  vue,  en  un  sombre  peignoir... 

—  On  ne  peut  pas,  Monsieur  !  —  S'échapper  du  dortoir. 

—  Je  ne  t'écoute  plus.  —  Enfant  1  —  Oh  !  dis,  toi-même, 
Non,  tu  ne  voudrais  pas  me  perdre  ainsi  !  —  Je  t'aime. 
Ces  pauvres  amoureux  n'ont  pas  d'autre  raison  ! 
Celle-là,  par  bonheur,  est  toujours  de  saison. 


6o  LES    CARIATIDES 

Parlèrent-ils  eucor?  Je  ne  sais  trop.  La  brise 
Ne  les  entendit  plus.  Mais,  sur  la  pierre  grise, 
Près  du  mur  dont  la  mousse  a  rongé  les  granits, 
Elle  revint  un  soir  baiser  leurs  fronts  unis. 
Quelle  joie,  ô  mon  Dieu  !  les  heures  solennelles, 
La  nuit  qu'ils  éclairaient  de  leurs  chaudes  prunelles, 
Le  parfum  des  jasmins  et  des  pâles  rosiers. 
Tout  prenait  à  la  fois  leurs  cœurs  extasiés. 
La  brise  soupirait  entre  eux  deux.  Leurs  paroles 
Ne  s'échangèrent  plus,  et  puis  leurs  lèvres  folles 
Confirmèrent  tout  bas  les  clauses  de  l'hymen 
Que  la  main  de  chacun  jurait  à  l'autre  main. 
Ce  fut  comme  un  éclair  où  flambent  deux  nuages. 
Ineffable  moment  que  les  plus  durs  naufrages 
Ne  sauraient  arracher  du  cœur!  Cir,  si  profond 
Qu'il  soit,  et  quelque  fiel  qu'il  élabore  au  fond. 
Quelque  orage  qu'un  jour  la  passion  y  fasse. 
Toujours  ce  feu  céleste  en  dore  la  surface. 
Oh!  comme  ils  oubliaient  le  monde,  cet  égout! 
Et  leurs  plaisirs  d'enfant,  et  leurs  mères,  et  tout! 
Comme  au  baptême  saint  des  invisibles  flammes 
Ils  brûlaient  leurs  passés  et  retrempaient  leurs  âmes! 
Fut-ce  un  rare  bonheur  pour  les  sens  enlacés? 
Oui,  mais  les  vrais  moments  d'extase  étaient  passés; 
Car  les  plus  doux  transports  sont  dans  l'inquiétude 
Dont  les  rêves  s'en  vont  à  la  béatitude, 
Quand  le  cœur  comprimé  doute,  et  sous  le  surcroît 
Du  doute,  se  replie  et  se  réveille,  et  croit  1 


LES    CARIATIDES  6l 


Mais  quand  l'illusion  s'incarne  tout  entière, 
Lorsque  l'ange  du  rêve  est  devenu  matière, 
On  ne  sait  plus  alors  ce  qu'on  en  pensera. 
C'est  le  provincial  qui  vient  à  l'Opéra 
Des  clochers  inconnus  de  sa  verte  campagne. 
Il  vient  comme  on  viendrait  au  pays  de  Cocagne, 
Si  bien  que  ni  le  chant,  ni  le  public  choisi, 
Ni  le  vol  fabuleux  de  Carlotta  Grisi 
Et  les  pâles  Willis  avec  leurs  maillots  roses, 
Ne  semblent  à  ses  yeux  de  merveilleuses  choses. 
Il  rêvait  tout  moins  beau,  mais  quelque  chose  encor. 
Et  croyait  au  perron  trouver  des  marches  d'or. 
C'est  ainsi  que  l'espoir  s'entoure  de  mensonges. 
Et  que  la  passion  est  un  pays  de  songes 
Où  l'on  va  comme  nn  homme  enivré  d'alcool. 
Il  semble  qu'on  va  suivre  un  aigle  dans  son  vol. 
Qu'on  est  grand,  que  la  joie  et  ses  rudes  atteintes 
En  râles  convulsifs  tordront  les  chairs  éteintes. 
Qu'on  se  relèvera  tout  autre  ;  mais  souvent 
On  se  retrouve  après  Gros-Jean  comme  devant. 

Aussi  lorsque  j'ai  soif  de  rage  et  de  caresse, 
En  un  mot,  que  je  veux  choisir  une  maîtresse 
Telle  que  le  dieu  grec  les  élève  à  son  jeu, 
Une  femme  de  lit,  je  m'inquiète  peu 
Des  petits  pieds  de  reine  et  des  yeux  en  amandes. 
Ce  qu'il  me  faut,  à  moi,  ce  sont  les  chairs  flamandes 
Que  dessinait  Rubens  de  son  hardi  pinceau. 
Quant  à  ces  dona  Sol  aux  tailles  d'arbrisseau 


I 


62  LES    CARIATIDES 


Dont  les  cheveux  pleureurs  vont  en  rameaux  de  saules, 
C'est  trop  triste  pour  moi.  Mais  de  larges  épaules, 
Des  jambes  d'amazone  et  des  bras  sans  défaut, 
Et  des  muscles  de  fer,  voilà  ce  qu'il  me  faut  I 
Avec  son  torse  fier,  la  Vénus  Callipyge, 
Comme  poëme  épique,  est  un  rare  prodige. 
Des  bandeaux  moyen  âge  avec  des  yeux  cernés 
Font  de  sombres  profils  d'archanges  consternés; 
Mais  cette  lèvre  rouge  et  ce  sein  qui  frissonne, 
Le  port  majestueux  que  la  stature  donne, 
Ces  hanches  aux  plis  durs,  ces  robustes  appas, 
Qui  vous  les  donnera,  si  vous  n'en  avez  pas? 

Il  faut  avoir  jauni  dans  un  cachot  bien  sombre, 
Où  de  pâles  serpents  se  caressent  dans  l'ombre. 
Pour  bien  savourer  l'air  et  la  beauté  des  cieux. 
On  se  blase  sur  tout  :  sur  l'azur  des  beaux  yeux. 
Sur  le  scribe  fécond,  sur  le  pâté  d'anguille, 
Sur  le  chant  que  murmure  une  rieuse  fille; 
Et  toutes  les  beautés  auxquelles  nous  croyons 
Tombent  au  souffle  impur  des  désillusions. 
Le  grand  héros  nous  semble  un  meurtrier.  Le  prince 
Est  pour  nous  un  flâneur  venu  de  sa  province. 
Le  politique,  un  sot  raillé  par  le  destin, 
La  vierge,  une  Isabelle  agaçant  Mezetin, 
L'astronome  savant  un  fou  dans  les  étoiles. 
Ce  divin  coloriste  un  barbouilleur  de  toiles  ; 
Nos  souvenirs  aimés  deviennent  des  fiirdeaux, 
Et  les  pauvres  ho\iteux  achètent  des  landaus. 


LES    CARIATIDES  63 

L'espérance  se  fait  un  chagrin  près  d'éclore, 
L'amour  un  impudent  marché;  le  météore 
Un  lampion  fumeux  accroupi  sur  un  if. 
Des  seins  fermes  et  lourds,  au  moins,  c'est  positif. 
Quoique  Prosper  n'eût  pas  dans  cette  nuit  peut-être 
Connu  tout  le  bonheur  qu'il  rêvait  sous  le  hêtre, 
Lorsque  le  blond  Phœbus  parut  à  l'horizon. 
Il  partit,  mais  laissant  son  cœur  à  la  maison, 
Si  bien  que  l'on  trouva  sa  démarche  légère. 
Puis  il  vécut  ensuite  au  sein  d'une  atmosphère 
De  bagues  en  cheveux,  de  petits  billets  doux, 
Éden  de  souvenirs,  de  fleurs,  de  rendez-vous. 
Qui  put,  malgré  l'effort  de  la  fortune  humaine, 
Comme  dans  la  chanson,  durer  une  semaine. 
Quoi,  huit  jours  seulement!  C'est  bien  peu,  diras-tu. 
Être  huit  jours  fidèle  est  presque  une  vertu  : 
D'abord  on  a  le  temps  d'écrire  plusieurs  stances 
Quand  on  s'aime  huit  jours.  Et  puis  les  circonstances 
Viennent  souvent  forcer  à  se  quitter  plus  tôt 
Qu'on  ne  veut.  Le  malheur  est  un  grand  paletot 
Qu'endosse  tour  à  tour  chaque  homme,  et  que  sans  honte 
Prosper  doit  endosser  à  cet  endroit  du  conte. 
Ce  conte,  pour  toi  seul,  ami,  je  l'ai  rimé; 
Toutefois,  s'il  fallait  qu'on  le  vît  imprimé. 
Sortant  pour  cette  fois  de  la  nuit  protectrice. 
Je  m'agenouillerais  aux  pieds  de  ma  lectrice. 
Petits  pieds  que  je  vois,  chaussés  d'un  clair  velours. 
Mollement  endormis  sur  des  coussins  bien  lourds; 


64  LES    CARIATIDES 


Charmante  caution  pour  répondre  du  reste. 
Puis  en  levant  les  yeux,  je  verrais  sans  conteste 
Un  visage  adorné  d'un  éclat  non  pareil, 
.  Un  front  d'ivoire  mat  et  des  yeux  de  soleil  ; 
Puis  un  hardi  corsage,  et,  sur  un  flanc  qui  ploie. 
Des  cheveux  soyeux,  pleins  de  délire  et  de  joie, 
Sombres  comme  le  noir  feuillage  des  forêts. 
Or,  je  crois  que  voici  ce  que  je  lui  dirais  : 
O  ma  dame  d'amour!  mon  amante  inconnue! 
A  qui  la  Vérité  parle  ici  toute  nue, 
Oh!  si,  réalisant  tous  mes  rêves  de  fou. 
Chère,  vous  me  vouliez  jeter  vos  bras  au  cou, 
A  l'heure  où  l'ombre  molle  endort  les  tubéreuses, 
Et  me  donner  huit  nuits  de  vos  nuits  amoureuses, 
(Éros  devine  alors  ce  que  je  tenterais!) 
Ma  dame,  sur  l'honneur,  je  m'en  contenterais. 

Enfin,  comment  cessa  ce  bonheur  éphémère? 
Cela  vint  de  Prosper.  Qui  l'aurait  cru?  Sa  mère 
Mourut  tout  justement  à  cette  époque-là. 
Or,  elle  avait  un  frère  aîné,  qu'on  rappela 
D'exil  en  mil  huit  cent  quatorze.  Un  gentilhomme 
Très  entiché  des  fleurs  de  lys,  et  brave  comme 
Bayard,  au  temps  jadis  fort  bien  vu  de  la  cour. 
La  digne  sœur  et  lui  se  chérissaient,  et  pour 
Se  réunir  encor  dans  la  main  où  l'on  tremble 
Et  ne  pas  se  quitter,  ils  moururent  ensemble 
De  vieillesse.  Prosper  fut  contraint  de  partir 
Pour  recueillir  avec  des  sanglots  de  martyr 


LES    CARIATIDES 


I 


L'héritage  de  l'oncle,  un  fort  bel  héritage 

Qui  n'aurait  pas  tenu  de  Pefîafiel  au  Tage. 

Ayant  enfin  rempli  tous  les  devoirs  que  feu 

Notre  oncle,  s'il  fut  riche,  impose  à  son  neveu, 

Il  s'entoura  d'un  crêpe,  et  prit  la  malle-poste, 

Rêveur  comme  un  lépreux  de  la  cité  d'Aoste. 

De  plus,  quand  il  revint,  son  père  avait  quitté 

Notre  monde  frivole  et  plein  d'iniquité. 

Que  de  morts  à  la  fois  !  c'est  comme  un  mélodrame 

Où  les  trépas  fameux  s'impriment  à  la  rame. 

Bel  art  au  nom  duquel  d'Ennery  mérita 

La  croix!  Prosper  pleura  beaucoup,  mais  hérita. 

C'est  un  baume  aux  chagrins  les  plus  cuisants.  En  somme 

Il  eût  trouvé  l'auteur  de  ses  jours  un  brave  homme, 

Si  ce  pauvre  vieillard  à  ses  derniers  moments, 

Q.uoiqu'il  eût  toujours  eu  les  meilleurs  sentiments, 

Ne  se  fût  laissé  faire  une  bévue  exquise. 

Je  te  le  donne  en  centl  II  fit...  Judith  marquise. 

Afin  qu'elle  eût  un  père  avec  un  bel  hôtel, 
Un  jour  il  la  mena  toute  blanche  à  l'autel. 
Quant  à  son  jeune  époux,  ce  fut  un  diplomate 
Haut,  sec,  raide,  pompeux,  monté  dans  sa  cravate, 
Droit  comme  un  lys,  couvert  de  croix,  éblouissant, 
Et  portant  de  sinople  au  griffon  d'or  yssant 
Du  chef;  d'ailleurs  sauvage,  aimant  la  solitude. 
Et  voyageant  toujours  ;  mais  ayant  l'habitude 
Mauvaise  de  rentrer  dans  sa  demeure  à  pas 
De  loup,  toutes  les  fois  qu'on  ne  l'attendait  pas. 


i 


66  LES    CARIATIDES 


Pour  les  fleurs  sans  parfum,  le  satin  et  le  cierge, 
Oublia-t-elle  donc  ses  doux  serments  de  vierge? 
Son  cœur  fut  donc  un  goufl're  où  Ton  pouvait  plonger 
Ses  rêves,  sans  que  rien  ne  dût  y  surnager  ? 
Peut-être.  Elle  ne  vit  dans  cet  épithalame 
Qu'un  moyen  tout  trouvé  de  jouer  à  la  dame. 
Elle  eut  de  fins  chevaux,  des  villas,  des  palais. 
Du  drap  rouge  fort  cher  sur  les  corps  de  valets, 
Et  fit  merveille  au  bois  avec  ses  équipages. 
On  prétendit  alors  qu'elle  eut  même  des  pages. 

Aussi  ne  parlons  pas  de  ces  pensionnats 
Où  l'on  a  le  secret  de  charmants  incarnats 
Pour  se  faire  monter  la  pudeur  au  visage, 
Lorsqu'un  œil  indiscret  vous  fixe  le  corsage. 
Oh  !  si  quelqu'un  lisait  sous  vos  regards  baissés 
Tous  les  impurs  désirs  dont  vous  vous  enlacez. 
Courtisanes  d'esprit,  filles  dont  le  corps  chaste 
Est  comme  un  cham.p  de  fleurs  que  l'ouragan  dévaste  1 
Pâles  virginités,  vertus  sans  lendemain. 
Laissant  votre  dépouille  aux  buissons  du  chemin! 
Écoute,  le  hasard,  ou  bien  les  Dieux  prospères 
M'ont  fait  vivre  un  instant  dans  un  de  ces  repaires. 
J'y  cherchais  un  écho  des  chants  du  paradis. 
N'aurais-tu  pas  pensé  comme  je  pensais,  dis? 
Eh  bien,  souvent,  le  soir,  caché  sous  des  charmilles. 
J'ai  surpris  le  secret  de  quelques  blondes  filles, 
J'écoutais  inquiet,  presque  comme  un  amant. 
Et  j'ai  senti  le  rouge  à  ma  face.  Vraiment 


LES    CARIATIDES  67 

Il  se  murmure  là  des  discours  dont  l'exorde 
Soulèverait  le  cœur  aux  danseuses  de  corde  ! 
Puis,  c'est  là  qu'on  apprend  le  sourire  qui  mord 
Et  l'art  si  compliqué  de  mentir  sans  remord. 
Ne  crois  pas  que  Judith  fût  donc  embarrassée 
Pour  dire  à  son  cousin  qu'on  l'avait  tant  forcée 
Qu'elle  n'avait  pas  pu  refuser  cet  oison. 
Prosper  lui  répliqua  :  Vous  avez  bien  raison, 
Et  ce  n'est  après  tout  qu'une  affaire  de  forme, 
Car  un  époux  marquis  reste,  pourvu  qu'il  dorme, 
Un  meuble  de  salon  à  ne  pas  dédaigner. 
Mais  un  ancien  amour  permet  d'égratigner 
Le  papier  qu'a  noirci,  par  un  affreux  mystère. 
Hymen,  ce  dieu  qui  porte  un  habit  de  notaire. 

Tu  sais  que  tous  les  deux  aimaient  à  discuter, 
Car  nous  les  avons  vus  autrefois  affronter 
La  nuit  fraîche,  sous  une  allée  ombreuse  et  noire, 
A  l'heure  douce  où  Puckdans  le  ruisseau  vient  boire; 
Tu  sais  que,  tous  les  deux,  après  ces  beaux  discours, 
Nous  les  avons  trouvés  dans  des  spasmes  bien  courts 
Au  fond  d'un  vieux  jardin,  sur  le  banc,  dont  la  mousse 
Empruntait  à  Phœbé  sa  lueur  pâle  et  douce. 
Après  les  pourparlers  dont  il  s'agit  ici. 
Nous  devons  comme  alors  les  retrouver  aussi, 
Non  pas  dans  un  jardin,  nous  sommes  en  décembre. 
Mais  au  fond  d'un  boudoir  rose  et  parfumé  d'ambre, 
,^^      Avec  de  gros  coussins  vêtus  de  velours  verts, 
^^B      Comme  on  aime  à  les  voir  dans  le  cœur  des  hivers; 

m. 


68  LES    CARIATIDES 


Boudoir  fort  isolé,  n'ayant  pour  toute  issue 

Qii'une  fenêtre  haute  assise  sur  la  rue. 

La  Nymphe  du  foyer  devient  rouge,  le  thé 

Par  Judith  elle-même  est  bientôt  apprêté, 

Puis  dans  les  flacons  d'or  le  vin  de  Syracuse 

Offre  aux  jeunes  amants  une  charmante  excuse 

De  toutes  les  pudeurs  qu'ils  pourraient  oublier. 

Oh!  quel  désir  aigu  les  vint  alors  lier! 

Qii'ils  allaient  bien  mourir  dans  ces  voluptés  sombres 

Que  l'ange  de  la  nuit  caresse  de  ses  ombres, 

Et  dont  ils  connaissaient  l'extase  jusqu'au  fond  ! 

Mais  voilà  le  mari,  diplomate  profond, 

Q.ui  revient  tout  à  coup,  montrant  sous  sa  paupière 

L'impassible  regard  du  Convié  de  pierre. 

Deux  hommes  sur  les  bras  alors  qu'on  en  veut  un. 

Certes,  cela  doit  être  un  conflit  importun. 

Et  l'on  voudrait  s'enfuir  dans  un  autre  hémisphère. 

Pas  de  cachette,  hélas!  due  résoudre  ?  Que  faire? 

Encore,  à  l'Ambigu-Comique,  ce  serait 

Facile,  on  trouverait  un  passage  secret 

Dans  un  mur  féodal.  Se  tuer  l'un  ou  l'autre 

Sans  pouvoir  seulement  dire  de  patenôtre. 

C'est  un  moyen  fossile  et  maintenant  honni  ; 

D'ailleurs  cela  serait  imité  d'Antony. 

Puis,  Judith  n'était  pas  de  ces  femmes  novices 
Qui  prouvent  leur  amour  avec  des  sacrifices. 
Et  qui  donnent  leur  vie,  en  faisant  peu  de  cas. 
Elle  jeta  la  lampe  avec  un  grand  fracas, 


LES    CARIATIDES  69 


Et  se  mit  à  rugir  ce  cri  de  rage  folle 

Que  hurle  avec  horreur  la  femme  qu'on  viole. 

Aussitôt  parut,  fier  comme  un  toréador, 

Un  suisse  vert-lézard  caparaçonné  d'or. 

Qui,  jaloux  de  servir  les  vertus  de  Madame, 

Pour  la  première  fois  sut  dégainer  sa  lame. 

Comme  tous  les  chasseurs,  ce  fat  malencontreux 

Des  pieds  de  sa  maîtresse  était  fort  amoureux  ; 

Ce  fut  donc  comme  un  tigre  altéré  de  carnage 

Qu'il  arrêta  Prosper,  et,  contre  tout  usage, 

Le  jeta  sans  façon  par  la  fenêtre,  avant 

De  regarder  au  moins  s'il  faisait  trop  de  vent. 

Madame,  quand  parut  son  noble  misanthrope. 

Eut  tout  juste  le  temps  de  tomber  en  syncope, 

Comme  une  Sémélé  devant  son  Jupiter. 

Le  raide  commandeur  demanda  de  l'éther. 

L'événement  courut  le  lendemain.  La  presse 

Pour  gloser  sans  mesure  oublia  sa  paresse; 

On  en  parla  beaucoup  dans  les  nobles  faubourgs, 

Et  Judith  fut  malade  au  moins  quinze  grands  jours. 

Descendons  si  tu  veux  dans  la  rue,  où  la  neige 
Étend  sur  le  pavé  son  manteau  de  Norwège. 
Quand  le  pauvre  Prosper  s'éveilla  pâle,  sans 
Un  souvenir,  et  vit  s'attrouper  les  passants, 
Il  se  trouva  meurtri  sur  des  angles  de  glace, 
Où  nous  le  laisserons  sans  le  bouger  de  place, 
Tel  est  notre  caprice,  encor  pour  quelques  vers. 
D'autant  qu'on  se  fatigue  à  ces  récits  divers, 


LES    CARIATIDES 


Et  qu'il  me  faut  quitter  la  mystique  ceinture, 
Car  nous  avons  ce  soir  bal  à  la  préfecture. 
Déjà  le  Jacquemart,  Quasimodo  de  plomb. 
Vient  de  sonner  dix  coups  avec  beaucoup  d'aplomb, 
L'ancien  hôtel  Saincy  s'entr'ouvre  et  s'illumine 
Tandis  que  des  beautés  à  la  superbe  mine 
S'y  rendent,  en  passant  par  le  pompeux  séjour 
Né  sous  le  consulat  de  monsieur  de  Champflour. 

Faut-il  continuer?  Je  n'en  ai  guère  envie. 
Le  malheureux  Prosper  !  comme,  en  pendant  sa  vie 
A  des  lèvres  de  femme,  il  s'était  bien  trompé! 
Notre  terre  promise  est  un  roc  escarpé  : 
Il  ne  le  savait  pas;  mais. avoir  fait  son  rêve 
D'un  poëme  d'amour  qu'une  autre  main  achève. 
Être  sorti  vivant  de  son  passé  caduc, 
Avoir  fouillé  son  coeur  pour  en  donner  le  suc, 
Puis,  amant  d'une  Églé,  se  voir  trahir  par  elle, 
C'est  à  se  rendre  ermite,  ainsi  que  Sganarelle. 

Hérodiade,  svelte  en  ses  riches  habits. 
Portant  sur  un  plat  d'or  constellé  de  rubis 
La  tête  de  saint  Jean-Baptiste  qui  ruisselle. 
Nous  résume  très  bien  l'histoire  universelle; 
Car  le  sage  est  toujours  celui  qui,  la  voyant 
Sous  les  tissus  vermeils  et  roses  d'Orient, 
Admire  ses  yeux  noirs  et  les  fleurs  de  l'étofFe. 
Mais,  par  Bacchus!  pourquoi  faire  le  philosophe 
Au  bout  d'un  conte  bleu  qui  nous  intéressait  ? 
Disons  ce  qu'il  advint  de  Prosper.  Qui  le  sait? 


LliS    CARIATIDES  yi 

Comme  un  sombre  plongeur  qui  se  confie  aux  lames, 
Il  s'engouffra  vivant  dans  une  mer  de  femmes, 
Festonna  ses  rideaux  d'actrices  et  de  rats, 
Et  devint  très  couru  dans  les  deux  Opéras. 
Frêles  roseaux  fleuris  sur  les  pierres  gothiques, 
Types  germains  coulés  dans  les  moules  celtiques. 
Bacchantes  de  Toscane  à  la  parole  d'or, 
Pensives  Lélias  qui  cherchaient  leur  Trenmor, 
Elvires  aux  pieds  fins,  bijoux  d'Andalousie, 
Vierges  à  l'œil  fendu  sous  le  surmé  d'Asie, 
Il  sut  tout  effeuiller  en  critique  de  goût, 
Et  quand  il  n'eut  plus  rien  à  donner,  il  eut  tout. 
Il  eut,  n'espère  pas  que  je  les  enregistre, 
Au  Théâtre-Français  l'amante  d'un  ministre, 
Dont  Paris  en  silence  admirait  la  hauteur 
Superbe.  Aux  environs,  la  femme  d'un  auteur 
Dramatique,  et  Fanny,  la  fille  aux  lèvres  rouges, 
Dont  la  voix  éveillait  les  morts,  et,  dans  les  bouges, 
Éléouore,  Esther,  Léontine  et  Jenny. 
Si  je  te  disais  tout,  quand  aurais-je  fini  ? 

Ce  serait  trop.  D'autant  que,  grâce  à  ces  astuces, 
Il  trouva  des  vertus  et  des  princesses  russes, 
Qju'il  serait  dangereux  de  nommer  pour  raison 
D'époux,  et  dont  je  veux  respecter  le  blason. 
D'ailleurs  tout  ce  plaisir  est  rampant  et  livide; 
Avant  de  s'enivrer  ou  voit  la  coupe  vide. 
Tandis  que  le  vautour,  le  souvenir  vainqueur. 
Vous  broie  incessamment  de  ses  griffes  le  cœur. 


72  LKS    CARIATIDES 


Ohl  quelle  chose  aimée  alors  semblerait  douce? 
Le  zéphyr  caressant,  la  lumière,  la  mousse, 
Ou  le  givre  odorant  des  amandiers  fleuris? 
Prosper  le  blond  rêveur  n'avait  trouvé  de  prix 
A  tous  ces  charmes  nus  de  la  jeune  Nature 
Que  lorsque  à  son  amie  ils  servaient  de  parure. 
Tout  est  décoloré,  discordant  et  fatal 
A  présent,  tout  se  tait.  Le  ruisseau  de  cristal 
Murmurait  sur  ses  pieds  délicats.  Le  vieux  saule 
Penchait  de  verts  rameaux  jusqu'à  sa  blanche  épaule. 
En  voltigeant,  la  brise  apportait  dans  sa  voix 
La  chanson  du  vieux  pâtre  et  l'haleine  des  bois. 
Les  fleurs?  Ils  en  avaient  effeuillé  les  corolles 
Pour  y  lire  tout  bas  mille  promesses  folles. 
O  souvenirs  toujours  adorés  !  Le  soleil? 
Que  de  fois,  éblouis  de  son  éclat  vermeil, 
Étendus  sur  la  mousse,  abrités,  seuls  au  monde, 
Ils  l'avaient  vu  mourir  dans  un  baiser  de  l'onde  ! 
Chaque  pas,  chaque  souffle  était  un  souvenir 
De  ce  bonheur  enfui  pour  ne  plus  revenir: 
Mais  au  fait,  je  m'arrête  à  faire  de  l'églogue, 
Tandis  que  mon  héros  emplit  son  catalogue. 
Puis-je  suivre  ses  pas  jusqu'au  pays  Latin 
Et  dire  ce  qu'il  dut  soufî"rir  un  beau  matin 
Pour  demander  du  calme  à  la  philosophie 
Que  démontre  là-bas  quelque  brune  Sophie? 
Puis-je  écrire  les  noms  d'Annette  et  de  Clara, 
Cette  autre  Dolorès?  Rira  bien  qui  rira 


LES   CARIATIDES 


Le  dernier.  La  débauche  à  la  fin  vous  enlace 
Entre  ses  bras  plus  froids  et  plus  durs  que  la  glace, 
Et  don  Juan  court  au  gouffre  entr'ouvert  sous  ses  pas. 
A  propos,  connais-tu,  qui  ne  la  connaît  pas? 
(On  la  chante  à  présent  jusque  dans  Pampelune) 
Cette  moisson  de  lys,  blanche  comme  la  lune, 
Qu'un  païen  surnomma  Phœbé,  pour  sa  pâleur? 

Quelle  nymphe  !  souvent,  par  goût  pour  la  couleur 
Locale,  étincelait  parmi  sa  chevelure. 
Masse  de  diamants  d'une  farouche  allure, 
Un  croissant  tout  en  feu,  par  Janisset  courbé. 
Prosper  la  posséda,  cette  épique  Phœbé 
Dont  chaque  nuit  absorbe,  au  dire  de  la  ville, 
Dix  hommes,  vingt  flacons  pleins,  et  cinquante  mille 
Francs.  Oui,  tout  cela  tombe  en  poudre  sous  ses  doigts 
Comme  un  vieil  oripeau  décousu.  Mais  tu  dois 
En  avoir  entendu  souvent  parler  :  c'est  elle 
Qui,  je  ne  sais  pourquoi,  se  mit  dans  la  cervelle 
De  tuer  sans  péril  deux  fats,  et  seulement 
Pendant  huit  jours  entiers  prit  chacun  pour  amant. 

Entre  toutes,  ce  fut  celle  de  ses  maîtresses 
Que  Prosper  préféra,  peut-être  pour  les  tresses 
De  cheveux,  qui  gênaient  sa  marche,  ou  les  contours 
De  sa  robe,  sculptés  par  des  ciseaux  d'Amours, 
Peut-être  pour  ses  yeux  ou  ses  faunes  vieux-Sèvres, 
Peut-être  pour  ses  chats,  peut-être  pour  ses  lèvres. 
Belle  femme,  elle  était  bonne  fille.  Il  la  prit 
Noblement,  sans  façon.  Puis,  ils  eurent  l'esprit 


LES    CARIATIDES 


De  se  quitter  sitôt  que  le  miel  de  la  coupe 

Fut  au  bout,  estimant  tous  les  deux  qu'une  troupe 

De  Bohèmes  en  sait  là-dessus  plus  qu'un  roi. 

Mais  s'ils  se  rencontraient  devant  le  café  Foy, 

Ou  bien  s'ils  étaient  las   de  leurs  plaisirs  vulgaires, 

Car  les  gens  du  commun  ne  les  amusaient  guères, 

S'ils  désiraient  un  soir  sortir  de  leur  milieu. 

Si  Prosper,  en  fuyant  les  tréteaux  Richelieu, 

Voulait  pour  se  guérir  voir  un  vrai  corps  de  reine. 

Alors  ils  s'en  allaient  ensemble.  L'Hippocrène 

Est  un  mot  à  côté  de  cette  femme-là  : 

C'est  un  fait  positif,  qu'en  ses  jours  de  gala 

D'un  triste  portefaix  elle  eût  fait  un  poëte, 

Par  son  étreinte  morne  et  ses  poses  de  tête. 

La  source  court  au  fleuve,  et  la  fange  à  l'égout. 
Tu  dois  le  remarquer,  l'esprit  et  le  bon  goût 
S'unissent  d'ordinaire  aux  formes  les  plus  pures. 
Phœbé  le  prouve  bien.  Ni  l'or,  ni  les  guipures 
Ne  cachent  son  beau  cou,  mais  un  caniellia 
S'embaume  à  ses  cheveux,  et,  comme  Cinthia, 
Cette  calme  Romaine,  hélas  1  trop  tard  venue, 
«  Sa  plus  belle  parure  étant  de  rester  nue. 
Deux  robes  seulement  forment  tous  ses  atours, 
L'une  de  moire  blanche  et  l'autre  de  velours.  » 
Tout  chez  elle  est  parfait  pour  l'amour  idolâtre. 
Pas  de  livres,  d'albums,  ni  de  sculpture  en  plâtre. 
Mais  une  Danaë  peinte  par  Titien, 
Inestimable  corps  qu'elle  a  payé  du  sien, 


LES    CARIATIDES 


De  bons  divans  de  perse  avec  des  cordelettes 

Et  de  lourds  oreillers,  et,  comme  statuettes, 

Deux  seulement  en  marbre  et  semblant  percer  l'air  : 

Carlotta  la  divine,  et  la  rieuse  Ellsler; 

Du  vin  dans  des  flacons,  et  près  des  pipes  d'ambre 

Les  verres  de  Bohême.  Au  plancher  de  la  chambre 

Pas  de  riches  tapis  d'un  goût  luxuriant, 

Mais  une  fraîche  natte  en  paille  d'Orient. 

C'est  là  que  les  pieds  nus,  dans  l'ombre  accoutumée, 
Prosper  s'environnait  d'une  blanche  fumée. 
Et,  les  yeux  de  la  reine  épanouis  sur  lui, 
Comme  un  autre  ^Enéas,  racontait  son  ennui  : 

—  Par  Hercule!  dit-il,  depuis  deux  ans,  ma  cjière, 
Je  me  gorge  d'amour,  d'or  et  de  bonne  chère. 

Et  je  trouve  l'or  vil,  et  les  dégoûts  bien  prompts. 

—  Si  tu  veux,  dit  Phœbé,  nous  nous  enivrerons. 

—  Je  me  suis  réveillé  repu  sur  tant  de  couches. 
Que  ces  femmes  me  sont  insipides.  Leurs  bouches 
Me  sont  froides  !  Du  vin  !  verse  tout  le  flacon  ! 
S'il  me  fallait  encor  passer  par  un  balcon. 
Peut-être  que  ces  nuits  me  sembleraient  plus  drôles  ; 
Mais  tous  ces  bons  époux  savent  si  bien  leurs  rôles, 
due  l'on  entre  aujourd'hui  par  la  porte.  Vraiment 
On  a  l'air  d'un  laquais,  et  non  pas  d'un  amant. 
C'est,  comme  dit  Pierrot,  toujours  la  même  gamme! 

—  Si  tu  veux,  dit  Phœbé,  nous  dormirons.  —  O  femme  ! 
Tu  ne  comprends  donc  pas  que  pour  moi  tout  est  mort, 
Et  qu'on  est  bien  heureux,  ma  Blanche  !  quand  on  dort. 


76  LES    CARIATIDES 

Vois-tu,  Dieu  m'avait  fait  pour  une  seule  chose, 
Pour  un  amour  d'enfant,  une  pauvre  fleur  close. 
Et  mon  souffle  s'envole  à  la  fleur  que  j'aimais. 

—  Cueille-la,  dit  Phœbé.  —  Ne  me  parle  jamais, 
Femme,  de  cette  enfant,  car  elle  est  morte.  Approche 
Ta  joue.  Oh  1  non,  ta  lèvre  est  trop  froide.  Une  roche 
Dans  un  gouffre,  vraiment,  c'est  mon  cœur,  ô  Phœbé. 

—  Mio,  répondit-elle,  il  faut  vous  faire  abbé. 
A  ce  mot-là,  Prosper  fit  une  cigarette. 

Car  pareil  au  bon  Roi  chiffonnant  sa  Fleurette, 
Il  roulait  un  papel,  dès  qu'il  ne  trouvait  rien 
A  dire.  Et  dans  le  fait,  c'est  le  suprême  bien. 
Oh!  si  dans  mon  réduit  j'avais  la  douce  natte 
De  Phœbé,  ses  bras  blancs  et  sa  lèvre  écarlate, 
Oui,  cela,  rien  de  plus,  avec  du  tabac  frais, 
C'est  pour  le  jugement  que  je  me  lèverais. 
Les  gens  les  plus  heureux  que  notre  terre  porte 
Sont  le  Turc  et  sa  pipe  accroupis  sur  leur  porte. 
Mais  il  faut  être  Turc  pour  prendre  ce  parti. 
Après  quelques  instants,  Prosper  était  parti 
Pour  suivre  le  torrent  de  ses  bonnes  fortunes. 
Les  pommes  de  l'Éden  deviennent  fort  communes, 
Et  tous  les  tours  d'alcôve  on  les  a  si  bien  lus 
Que  c'est  tout  naturel;  je  n'en  parlerai  plus. 
Il  faut,  pour  terminer  dans  l'irrémédiable. 
Qu'enfin  Polichinelle  aille  aux  griffes  du  diable, 
Et  qu'en  baissant  la  toile  on  sente  le  roussi. 
J'ai  promis  à  don  Juan  sa  foudre.  La  voici  : 


LES    CAKIATIUES 


77 


Pour  parler  net,  ce  fut  un  être  d'antithèse 
Au  corps  pelotonné  comme  une  chatte  anglaise; 
Le  visage  suave  et  rose,  mais  les  yeux 
Cruels,  et  reflétant  l'enfer  plus  que  les  cieux. 
Sa  voix  était  limpide  et  pleine  d'harmonie 
Comme  un  frémissement  des  lyres  d'Ionie; 
Ses  cheveux  étaient  doux,  ses  doigts  petits  et  longs, 
Ses  pieds  se  meurtrissaient  aux  tapis  des  salons; 
Ajoutez  un  corps  mince,  une  allure  mignonne 
Et  des  ongles  rosés,  vous  aurez  la  Madone, 
Pareille  à  ces  beautés  dont  on  baise  la  main 
Respectueusement,  au  faubourg  Saint-Germain. 
Son  nez  grec,  ses  sourcils  arqués,  ses  dents  d'opale. 
Tout  était  jeune,  sauf  cette  lèvre  fatale 
Q.u'un  sourire  funèbre  éclairait.  En  tous  temps. 
Même  sous  les  rayons  du  soleil  de  printemps, 
Elle  était  enterrée  au  sein  d'une  fourrure 
Toute  blanche,  et  semblait  mourir.  Une  torture 
Étrange  se  peignait  dans  son  œil  interdit, 
Et  dans  l'ombre  elle  avait  ce  triangle  maudit 
Qiie  le  doigt  de  Dieu  trace  au  front  des  mauvais  anges. 

Était-elle  arrachée  à  ces  noires  phalanges 
Qui  tombèrent  un  jour  de  la  nue  aux  flancs  d'or? 
Peut  être.  Je  ne  sais.  Mais  on  disait  encor 
Avoir  su  vaguement  des  vieillards  que  leurs  pères 
L'avaient  vue  autrefois  en  des  âges  prospères. 
Alors  qu'illuminée  aux  splendeurs  de  son  nom, 
La  noblesse  dorait  les  prés  de  Trianon, 


78  LES    CARIAT  [DES 


Alors  que  les  Iris  et  les  belles  Climènes 
Jusques  au  madrigal  se  faisaient  inhumaines, 
Et  plus  tard,  quand  la  fiére  et  belle  Talien 
Marchait,,  tunique  au  vent,  sans  voile  et  sans  lien. 
Au  fait,  nous  avons  lu  bien  souvent  Le  Vampire 
Du  grand  poëte;  eh  bien,  cette  femme  était  pire 
Encore,  étant  vampire  et  femme.  On  ne  pouvait 
Relever  un  front  pur  des  plis  de  son  chevet. 
Or,  Prosper  y  posa  sa  tête.  Si  l'histoire 
Est  fausse,  je  ne  sais.  Mais  ce  qui  m'y  fait  croire, 
C'est  qu'en  touchant  Alice  on  sentait  un  frisson. 
Que  sa  lèvre  semblait  froide  comme  un  glaçon. 
Et  que,  comme  le  tigre  après  un  jour  de  jeûne, 
Son  regard  aspirait  ardemment  le  sang  jeune. 

Oh  !  trois  fois  malheureux  et  perdu  sans  espoir 
L'homme  de  cœur  qui  prend  une  femme  un  beau  soir. 
Et,  laissant  de  côté  le  reste,  vit  en  elle 
Seulement,  abrité  du  monde  sous  son  aile! 
Cette  MadoneAk  savait  bien  son  métier 
De  panthère  lascive,  et  d'un  bel  air  altier 
Buvant  jusqu'à  la  fin  le  sang  de  sa  victime, 
Elle  se  délectait  de  ce  carnage  intime. 
Un  jour  pourtant,  Prosper,  qu'elle  avait  laissé  seul. 
Faute  étrange!  sortit  vivant  de  son  linceul. 
Tremblant,  il  vint  s'asseoir  auprès  d'une  fenêtre 
Ouverte,  dont  l'air  pur  fit  un  instant  renaître 
Sa  pensée,  et  bientôt,  par  la  flamme  ébloui. 
Il  recula  de  peur  quand  le  rayon  eut  lui. 


Car  il  avait  senti  déjà  que  dans  son  âme 
Tout  était  consumé  sous  cette  impure  flamme, 
Que  de  son  être  ancien  tout  était  déjà  mort, 
Tout,  l'espoir  et  le  doute,  et  même  le  remord. 
Alors  il  se  rendit  chez  la  Phœbé,  l'ancienne 
Maîtresse  des  trois  rois  couronnés,  et  la  sienne, 
Pour  savoir  si  l'airain  de  ce  corps  indompté 
Le  ferait  vivre  encore  à  quelque  volupté. 
Belle  conclusion  et  digne  de  l'exorde  : 
Sa  lyre  était  aussi  brisée  à  cette  corde, 
Si  bien  que  la  Phœbé  dit,  le  bras  étendu 
Sur  lui  :  Poveretto,  comme  on  me  l'a  rendu! 

Là,  d'un  coup  de  sifflet,  nous  transportons  la  scène. 
En  dépit  d'Aristote,  au  pays  d'outre-Seine. 
O  mon  pays  Latin  !  vieux  pays  désolé 
D'où  le  siècle  sans  plume  un  jour  s'est  envolé, 
Moi,  le  dernier  de  tous,  je  te  reste,  et  je  t'aime  I 
J'aime  tes  boulevards,  verdoyant  diadème, 
Ton  fleuve  morne  et  sourd,  et  ses  courants  flanqués 
De  vieux  murs  de  granit  où  s'endorment  les  quais; 
J'aime  ta  basilique  en  fleur,  ta  cathédrale, 
Où  sur  les  sombres  tours,  dans  l'ombre  sépulcrale, 
Quand  l'aile  de  la  nuit  nous  fait  un  noir  bandeau. 
Nous  voyons  grimacer  quelque  Quasimodo. 
Avant  ton  Panthéon,  palais  de  gloires  mortes. 
J'aime  ton  hôpital,  la  maison  aux  deux  portes  : 
L'une  par  où  l'on  vient,  escorté  de  douleurs, 
Jusqu'à  ces  lits  souillés  qu'on  lave  de  ses  pleurs, 


8o  LES    CARIATIDES 

Comme  Jésus  sa  croix;  l'autre,  dernier  refuge 
Où  nous  trouve  la  mort  pour  nous  mener  au  Juge. 
Et  souvent  je  pensais,  en  rêvant  dans  ce  lieu 
Où  se  mêlent  les  voix  des  mourants  et  de  Dieu, 
Qjae  pour  ceux  dont  le  cœur  sort  vierge  de  ses  langes, 
Notre  calvaire  touche  aux  demeures  des  anges. 

Assis  sur  une  pierre,  et  le  front  dans  les  mains, 
Je  repassais  en  moi  tous  ces  rêves  humains, 
Je  cherchais  à  fixer  de  mon  esprit  superbe 
Le  problème  infini  de  la  Chair  et  du  Verbe; 
Je  voulais  commenter  l'impérissable  Loi, 
Pauvre  fou  que  j'étais!  et  disséquer  la  Foi  : 
Connaître  la  liqueur  en  en  brisant  le  vasel 
Et  la  Nuit  m'eût  trouvé  dans  cette  même  extase 
Profonde,  si  des  voix  ne  m'eussent  réveillé. 
Alors,  comme  un  songeur  toujours  émerveillé 
Qui  d'Eve  aux  doigts  de  lys  retourne  à  Cidalise, 
Et  cherche  le  théâtre  au  sortir  de  l'église, 
Je  flânais  lentement  tout  le  long  du  chemin 
Jusqu'à  mon  Odéon,  ce  colosse  romain, 
Ce  vaste  amphithéâtre  aux  moulures  massives, 
A  l'air  grave,  où  les  voix  sortent  pleines  et  vives. 
Où  Shakspere  et  le  grand  Molière,  ce  martyr. 
Semblent  en  nous  voyant  pousser  un  long  soupir, 
Temple  où  la  Melpomène  est  vaste  comme  un  monde. 
Et  jetait  en  un  jour,  vieille  Muse  féconde! 
A  ce  monstre  affamé  qu'on  nomme  le  Public, 
Deux  Talmas  à  la  fois,  Bocage  et  Frederick  ! 


LES    CARIATIDES 


Et,  comme  deux  enfants  qu'on  flatte  et  qu'on  câline, 
La  Muse  les  berçait  sur  sa  large  poitrine, 
Et  ne  plia  jamais,  tant  ses  reins  étaient  forts! 
Aux  coups  passionnés  de  leurs  rudes  efforts. 
Oui,  malgré  les  regards  de  la  foule  béante, 
Elle  ne  put  faiblir,  la  robuste  géante, 
Que  sous  les  lourds  baisers  des  éléphants-Harel. 
J'ai  toujours,  pour  ma  part,  trouvé  surnaturel 
De  voir  ces  animaux  jouer  la  tragédie. 
C'est  là  ma  bête  noire,  et  ma  foi,  quoiqu'on  die 
Comme  dit  Trissotin,  j'aime  mieux  Beauvallet. 
D'ailleurs,  tout  ce  qui  vient  d'Afrique  me  déplaît. 
Sauf  ces  brunes  Fellahs  dont  la  mamelle  antique 
Est  d'un  bronze  charnu  qui  perce  une  tunique. 
Aussi,  quand  par  hasard  ce  souvenir  me  vint, 
Je  prenais  mon  chapeau  quatorze  fois  sur  vingt, 
Et  pour  le  Luxembourg  dédaigneux  et  folâtre. 
Mon  jardin,  je  quittais  l'Odéon,  mon  théâtre. 

Dans  tout  ce  qu'on  me  voit  écrire  en  général, 
Mais  surtout  dans  les  vers  de  ce  conte  moral. 
J'abuse  sans  pudeur  du  mot  suave  :  J'aime. 
II  faudrait  l'éviter  par  quelque  stratagème. 
Cependant  nous  voilà  dans  l'Éden  azuré, 
Mon  âme,  et  c'est  pour  lui  que  j'en  abuserai. 
Car  lorsque  j'eus  quinze  ans,  que  mes  Chimères  lasses 
Voulurent  secouer  la  poussière  des  classes, 
Rêveur  et  fou,  j'appris  chez  lui  mon  cher  métier. 
Je  lui  ferais  sans  peine  un  livre  tout  entier. 

II 


82  LES    CARIATIDES 

J'aime  son  bassin  vert  aux  cygnes  blancs,  ses  marbres 
Se  détachant  au  loin  sur  le  velours  des  arbres, 
Ses  coupes  sur  des  bras  d'Amours,  riche  travail, 
Où  les  géraniums  de  pourpre  et  de  corail 
Brillent  dans  le  soleil  comme  des  rois  barbares. 
Et  ses  parterres  gais,  où,  parmi  les  fanfares 
D'un  triomphe  de  fleurs  plus  charmant  et  plus  beau 
Que  l'entrée  à  Paris  de  la  reine  Ysabeau, 
Passe  un  zéphyr,  léger  comme  un  souffle  de  femme. 
O  vous  que  j'appelais  mon  âme,  vous,  Madame, 
Que  je  mêle  toujours  en  mes  songes  flottants 
A  tous  mes  souvenirs  d'aurore  et  de  printemps. 
Vous  le  rappelez-vous,  lorsque  le  soir  flamboie. 
Ce  vieux  jardin  riant,  plein  d'ombre  et  plein  de  joie? 
Ce  fut  là  le  berceau  de  nos  jeunes  amours. 
C'est  là  qu'au  mois  de  mai  vous  alliez  tous  les  jours, 
Une  fleur  à  la  main,  vous  asseoir  la  première 
Sur  la  terrasse,  près  du  vieux  balcon  de  pierre. 
Et  lorsque  j'arrivais  aussi,  par  un  hasard 
Si  bien  prévu  la  veille,  alors  votre  regard 
Me  querellait  au  loin  d'une  moue  enfantine. 
Moi,  portant  sur  mon  front  des  rougeurs  d'églantine, 
Je  venais  saluer  votre  mère,  et  souvent 
Elle  me  retenait  à  ses  côtés.  Savant 
Bachelier,  délaissant  les  codes  pour  les  odes, 
Je  pouvais  au  besoin  causer  parure  ou  modes,    . 
Et,  près  d'un  vieux  parent  arrivé  du  Congo, 
Faire  des  calembours  contre  Victor  Hugo. 


LES    CARIATIDES  83 


Mais  si  pour  un  instant  nos  mères  enjôlées 
Me  laissaient  votre  bras  dans  les  longues  allées, 
Oh!  comme  tous  les  deux,  en  nous  serrant  la  main, 
Nous  prenions  du  bonheur  jusques  au  lendemain  1 
Hélas!  où  s'envola  cette  rapide  ivresse? 
Maintenant,  chaque  été,  la  brise  vous  caresse 
Dans  un  vague  séjour  d'eaux  quelconques,  et  moi 
Je  me  suis  fait  mener,  je  ne  sais  trop  pourquoi. 
Au  fond  d'une  province  où  des  Nemrods  sauvages 
Dévorent,  sans  que  rien  puisse  apaiser  leurs  rages, 
Commeau  temps  où,  quenouille  en  main,  Berthe filait. 
Des  brochets  monstrueux  et  des  cochons  de  lait. 
Or,  fussé-je  au  Moultan,  ou  bien  chez  les  Tungouses, 
Au  Kiatchta,  pays  des  amantes  jalouses. 
Ou  chez  les  Beloutchis,  ou  chez  les  Hottentots, 
Vierges  de  toute  presse  et  de  tous  paletots, 
Mon  cœur  s'envolerait  à  ce  riant  ombrage 
Où  nous  étions  si  fous.  Pourquoi  devient-on  sage  ! 

Vous  savez  comme  l'herbe  était  verte  !  Au  bassin 
Comme  nous  admirions  en  leur  calme  dessin 
Les  beaux  petits  Amours  aux  gracieuses  poses. 
Et  comme  chaque  brise  était  pleine  de  roses! 
Oh!  lorsque  aux  bords  aimés  l'ancre  à  la  forte  dent 
Mordra,  si  je  reviens  entier,  sans  accident, 
Du  char  jaune-serin  des  postillons  hilares, 
C'est  dans  ce  quartier-là  que  dormiront  mes  Lares. 
Ce  sera  pour  toujours  alors,  jusqu'au  cercueil. 
Car,  sinon  la  Fortune  assise  sur  le  seuil, 


84  LES    CARIATIDES 


Je  trouverai  du  moins  ma  chère  solitude, 
Si  douce  pour  l'amour,  et  douce  pour  l'étude. 
Loin  du  fracas  bourgeois  de  leur  nouveau  Paris, 
Je  lirai  près  du  feu  mes  poëtes  chéris; 
Je  tâcherai  surtout,  sans  être  aristocrate, 
De  choisir  mes  amis  comme  faisait  Socrate, 
Écoutant  auprès  d'eux  s'enfuir  l'heure  et,  les  soirs, 
Allant  rendre  visite  à  mes  monuments  noirs. 
J'entendrai  sous  le  vent  crier  leurs  girouettes, 
Je  verrai  devant  moi  leurs  longues  silhouettes 
Découper  leur  contour  dans  un  ciel  sombre  et  pur 
Et  jeter  lentement  leur  ombre  sur  le  mur. 
Près  de  ces  grands  hôtels  au  style  large  et  vaste, 
Palais  cyclopéens  que  le  temps  seul  dévaste. 
Je  trouverai  toujours  mon  banc  presque  détruit 
Où  l'on  écoute  en  paix  l'haleine  de  la  Nuit. 

Là  montent  librement  la  pleine  consonnance 
Du  bruit  harmonieux  que  produit  le  silence 
Et  le  parfum  léger  des  folles  nappes  d'air. 
Puis,  lorsque  du  sein  glauque  où  le  tenait  la  Mer 
S'élance  l'astre  blond,  et  qu'aux  jeunes  nuées 
Il  met  des  corsets  d'or  comme  aux  prostituées, 
La  cité  des  vieux  noms  s'embrase,  et  son  réveil 
Met  dans  les  arbres  noirs  des  éclairs  d'or  vermeil. 
Seulement  à  son  front  plus  d'un  noble  édifice 
A,  comme  un  nid  d'oiseaux  que  le  lierre  tapisse, 
Une  pauvre  mansarde  amante  de  rayons. 
Qui  s'ouvre  de  bonne  heure  à  cent  illusions. 


LES    CARIATIDES 


Là,  quelque  étudiant,  sans  crainte  et  sans  envie, 
Écoute  frissonner  le  flot  noir  de  la  vie 
Et  jette  l'avenir  aux  chances  du  destin. 
Pauvres  petits  palais  de  ce  pays  Latin 
Si  dédaigneusement  jeté  sur  une  rive, 
Quand  on  vous  a  quittés  tout  jeune,  et  qu'on  arrive 
Tout  pâle  à  votre  seuil,  le  cœur  bat  vite,  allez! 
Or,  retrouvant  par  là  tous  ses  jours  envolés, 
Notre  héros  tremblait  comme  un  soir  de  décembre, 
Car  il  tournait  la  clef  de  la  petite  chambre 
Où  s'étaient  écoulés  ses  beaux  jours.  Si  hardi 
Q.u'il  fût,  son  front  devint  pâle,  et,  tout  étourdi. 
Il  alla  s'appuyer  contre  un  mur.  Sa  mémoire 
Pleurait  en  s'éveilîant,  et  ses  rêves  de  gloire 
Venaient,  spectres  hagards,  passer  devant  ses  yeux. 
Il  les  avait  quittés  si  jeune  !  lui  si  vieux 
Maintenant,  pour  jeter  aux  caprices  d'une  onde 
Perfide,  ses  trésors,  et  demander  au  monde 
Une  place  au  festin  du  bonheur  inconnu  ! 
Tu  sais,  mon  pauvre  Armand,  comme  il  est  revenu. 
Bien  des  flots  ont  meurtri  son  front.  Bien  des  tourmentes 
Ont  fait  craquer  son  verre  aux  dents  de  ses  amantes  ; 
L'implacable  vautour  de  la  Vie  a  rongé 
Son  cœur.  Pourtant  rien  n'est  absent,  rien  n'est  changé 
Dans  la  chambre  :  l'étoffe  illustre  des  vieux  âges, 
Les  meubles  vermoulus  et  les  vieilles  images 
Sont  là:  maître  Wolframb,  Hamlet  dans  son  manteau 
Noir,  les  Amaryllis  mourantes  de  Wateau, 


86  LES    CARIATIDES 


Sur  le  bahut  sculpté  la  grande  Vénus  grecque, 
Et  les  in-folios  dans  la  bibliothèque. 

Dire  ce  qu'éprouva  notre  Prosper  auprès 
De  tous  ces  chers  bijoux  d'enfant,  je  ne  pourrais; 
Surtout  lorsqu'il  trouva,  portant  les  folles  traces 
Des  anciens  jours  vécus,  ses  vieilles  paperasses. 
Car  toute  sa  jeunesse  au  riant  souvenir 
Etait  dans  ces  feuillets  épars,  et  revenir 
En  arrière,  c'est  vivre  une  autre  fois.  La  folle 
Du  logis  s'éveillait,  et  sa  blonde  parole 
Semblait  douce  à  l'enfant  comme  un  zéphyr  de  mai. 
Alors,  comme  autrefois  le  héros,  enfermé 
Près  des  vierges,  frémit  au  son  rauque  des  armes, 
Prosper,  sorti  plus  grand  d'un  baptême  de  larmes, 
Vers  l'azur  idéal  retrouva  son  chemin. 
Le  poëme  qu'il  fit,  tu  le  liras  demain. 
Tu  verras  si  toujours  intrépide,  il  s'honore 
D'enchanter  l'air  qui  passe  avec  un  mot  sonore; 
Tu  Sauras  si  le  goufFre  où  ce  cœur  est  tombé 
Profondément,  au  point  d'émouvoir  la  Phœbé, 
A  laissé  surnager  quelques  flots  d'ambroisie. 
Car,  en  somme,  il  en  faut  pour  toute  poésie 
Comme  pour  tout  amour.  (Quelquefois  on  écrit, 
C'est  au  mieux,  que  la  forme  a  sauvé  son  esprit, 
Et  que,  la  rime  aidant,  la  Vénus  Callipyge, 
A  mis  sa  lèvre  chaude  à  ce  sang  qui  se  fige. 

D'autres  disent  tout  bas  qu'à  ses  mille  revers 
Il  ajoute  celui  de  se  tromper  en  vers, 


due,  sentant  son  cœur  vide  et  faux,  il  se  décide 
A  chercher  lentement  le  plus  noir  suicide; 
due  lui  qui  fut  épris  du  rose,  il  l'est  du  noir, 
Et  qu'en  son  invincible  et  profond  désespoir, 
O  don  Juan  !  d'avoir  mal  continué  ta  liste. 
Ce  Pindare  vaincu  se  fait  vaudevilliste. 


Mai  1841. 


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LIVRE     DEUXIÈME 


Amours     d'Elise 


FEUILLETS     DETACHES 


Est-ce  toy,  chère  Élife? 
Racine,  Esther. 


v-^'est  là  qu'elle  priait.  Là,  sur  ces  blanches  dalles 
Où  je  foule  à  mes  pieds  des  tombes  féodales. 
Vaguement  enivré  de  la  pompe  des  soirs, 
D'orgues,  de  chants  divins,  d'étoffes,  d'encensoirs 
Et  de  beaux  corps  de  femme  à  genoux  sur  la  pierre. 
Je  ne  regardais  qu'elle  et  sa  blonde  paupière, 
Et  lorsqu'elle  partit,  maîtresse  de  mon  cœur, 
Il  me  sembla  d'abord  que  du  milieu  du  chœur 
Un  ange  de  sculpture  aux  formes  immortelles 
Se  levait,  pâle  et  triste,  en  déployant  ses  ailes! 


90  LES    CARIATIDES 


lJ'où  vient-il,  ce  lointain  frisson  d'épithalame? 
Quels  cieux  ont  déroulé  leurs  nappes  de  saphir? 
Quel  espoir  inconnu  m'anime?  Quel  zéphyr 
A  jeté  dans  ma  vie  errante  un  nom  de  femme? 

Quel  oiseau  près  de  moi  chante  sa  folle  gamme? 
Quel  éblouissement  s'enfuit,  pour  me  ravir. 
Comme  le  corail  rose  ou  la  perle  d'Ophir' 
Que  poursuit  le  plongeur  bercé  par  une  lame? 

En  vain  de  ma  pensée  effarouchant  l'essor, 

Je  veux  loin  de  vos  yeux  pleins  d'étincelles  d'or 

L'entraîner,  sur  vos  pas  la  rêveuse  s'envole, 

Et,  pour  que  mon  tourment  renaisse,  ardent  phénix, 
J'emporte  dans  mon  cœur  votre  chère  parole, 
Comme  un  parfum  subtil  dans  un  vase  d'onyx. 


LES    CARIATIDES 


III 


V-/  ui,  mon  cœur  et  ma  vie! 

Et  je  sais  bien, 
O  chère  inassouvie, 

due  ce  n'est  rien  ! 

Ah!  si  j'étais  la  rose 

Que  le  soir  brun 
En  souriant  arrose 

D'un  doux  parfum  ; 

Si  j'étais  le  bois  sombre 

Qui  sur  les  champs 
Jette  au  loin  sa  grande  ombre 

Et  ses  doux  chants, 

Ou  l'onde  triomphale 

D'où  le  soleil 
Sur  son  beau  char  d'opale 

S'enfuit  vermeil; 


I 


92  LES    CARIATIDES 

Si  j'étais  la  pervenche 

Ou  les  roseaux, 
Ou  le  lac,  ou  la  branche 

Pleine  d'oiseaux, 

--Ou  rétoile  qui  marche 
Dans  un  ciel  pur. 
Ou  le  vieux  pont  d'une  arche 
Au  profil  dur; 

Si  j'étais  la  voix  pleine, 

La  voix  des  cors, 
Qui  fait  bondir  la  plaine 

A  ses  accords, 

Ou  la  Nymphe  du  saule 

Au  sein  nerveux 
Qui  met  sur  son  épaule 

Ses  longs  cheveux  ; 

A  vous,  ô  charmeresse 

Pleine  d'attraits. 
Élise,  à  vous,  sans  cesse 

Je  donnerais 

Ma  voix,  ma  fleur,  mon  ombre 

Douce  à  chacun, 
Mes  chants,  mes  bruits  sans  nombre 

Et  mon  parfum, 


LES    CARIATIDES  93 

Et  tout  ce  qui  vous  fête 

Comme  une  sœur. 
Mais  je  suis  un  poëte 

Plein  de  douceur, 

Qjui  ne  sait  que  bruire 

A  tous  les  bruits, 
Faire  vibrer  sa  lyre 

Au  vent  des  nuits, 

Ou,  quand  le  jour  se  lève 

Tout  azuré. 
S'envoler  dans  un  rêve 

Démesuré. 

Donc,  je  vous  ai  servie, 

Heureux  encor 
De  vous  donner  ma  vie. 

Cette  fleur  d'or 

Que  tourmente  et  caresse 

Dans  un  rayon 
La  frivole  déesse 

Illusion  ; 

Mon  esprit,  qui  s'enivre 

De  vos  clartés. 
Et  qui  ne  veut  plus  vivre 

duand  vous  partez  ; 


94  LES    CARIATIDES 

Et  tout  ce  que  je  souffre 
Si  loin  du  jour. 

Et  mon  âme,  ce  gouffre 
Empli  d'amour! 


LES    CARIATIDES  95 


IV 


V^  mon  âme,  ma  voix  pensive, 
O  mon  trésor  échevelé, 
Mon  myosotis  de  la  rive, 
Mon  astre,  mon  rêve  étoile! 

Mon  amour,  ma  blanche  sirène, 
Calice  d'argent  où  je  bois, 
O  ma  jeune  esclave,  ô  ma  reine. 
Mon  poëme  à  la  douce  voix  ! 

Pourquoi,  mon  bel  ange  sans  aile, 
Folle  enfant  qui  me  caressez. 
Pourquoi  donc  êtes-vous  si  belle 
Avec  vos  longs  cheveux  tressés? 

Oh  !  quand  dans  nos  lointaines  courses, 
Sous  l'abri  des  feuillages  verts 
Nous  allons  cueillir  près  des  sources 
Des  pâquerettes  et  des  vers. 


96  LES    CARIATIDES 


Pourquoi  le  ciel  bleu  sur  nos  têtes 
Met-il  son  manteau  de  saphir, 
Et  pourquoi  la  campagne  en  fêtes 
Rit-elle  au  souffle  du  zéphyr? 

Pourquoi  dans  la  petite  chambre. 
Lorsque  tout  bruit  lointain  se  fond, 
L'air  est-il  comme  imprégné  d'ambre. 
L'eau  pure,  le  divan  profond? 

Enfant,  sais-tu  quelle  puissance 
Nous  enveloppe  d'un  regard. 
Et  quels  mots,  de  leur  ciel  immense. 
Nous  disent  la  Nature  et  l'Art? 

La  Nature  nous  dit  :  Poëtes, 
A  vous  mes  ruisseaux  et  mes  prés, 
A  vous  mon  ciel  bleu  sur  vos  têtes, 
A  vous  mes  jardins  diaprés! 

A  vous  mes  suaves  murmures 
Et  mes  riches  illusions. 
Mes  épis,  mes  vendanges  mûres 
Et  mes  couronnes  de  rayons! 

L'Art  nous  dit  :  A  vous  mes  richesses. 
Mes  symboles,  mes  libertés. 
Mes  bijoux  faits  pour  les  duchesses, 
Mes  cratères  aux  flancs  sculptés  ! 


LES    CARIATIDES 


A  VOUS  mes  étofies  de  soie, 
A  vous  mon  luxe  armoriai 
Et  ma  lumière  qui  flamboie 
Comme  un  palais  impérial  1 

A  vous  mes  splendides  trophées. 
Mes  Ovides,  mes  Camoëns, 
Mes  Glucks,  mes  Mozarts,  mes  Orphées, 
Mes  Cimarosas,  mes  Rubens  ! 

Eh  bien!  oui,  l'Art  et  la  Nature 
Ont  dit  vrai  tous  les  deux.  A  nous 
La  source  murmurante  et  pure 
Qui  me  voit  baiser  tes  genoux! 

A  nous  les  étoffes  soyeuses, 
A  nous  tout  l'azur  du  blason, 
A  nous  les  coupes  glorieuses 
Où  l'on  sent  mourir  la  raison; 

A  nous  les  horizons  sans  voiles, 
A  nous  l'éclat  bruyant  du  jour, 
A  nous  les  nuits  pleines  d'étoiles, 
A  nous  les  nuits  pleines  d'amour  ! 

A  nous  le  zéphyr  dans  la  plaine, 
A  nous  la  brise  sur  les  monts 
Et  tout  ce  dont  la  vie  est  pleine, 
Et  les  cieux,  puisque  nous  aimons! 


I 


13 


98  LES    CARIATIDES 


IwE  zéphyr  à  la  douce  haleine 
Entr'ouvre  la  rose  des  bois, 
Et  sur  les  monts  et  dans  la  plaine 
Il  féconde  tout  à  la  fois. 

Le  lys  et  la  rouge  verveine 
S'échappent  fleuris  de  ses  doigts, 
Tout  s'enivre  à  sa  coupe  pleine 
Et  chacun  tressaille  à  sa  voix. 

Mais  il  est  une  frêle  plante 

Qui  se  retire  et  fuit,  tremblante, 

Le  baiser  qui  va  la  meurtrir. 

Or,  je  sais  des  âmes  plaintives 
Qui  sont  comme  les  sensitives 
Et  que  le  bonheur  fait  mourir. 


LES    CARIATIDES  99 


VI 


1  ouT  VOUS  adore,  ô  mon  Élise, 
Et  quand  vous  priez  à  l'église, 
Votre  figure  idéalise 
Jusqu'à  la  maison  du  bon  Dieu. 
Votre  corps  charmant  qui  se  ploie 
Est  comme  un  cantique  de  joie, 
Et,  frémissant  d'amour,  envoie 
Son  parfum  de  femme  au  saint  lieu. 


Votre  missel  a  sur  ses  pages 
Bien  des  gracieuses  images. 
Bien  des  ornements  d'or,  ouvrages 
D'un  grand  mosaïste  inconnu  ; 
Et  fier  de  vous  faire  une  chaîne, 
Votre  chapelet  noir  qui  traîne 
Redit  son  madrigal  d'ébène 
Aux  blancheurs  de  votre  bras  nu. 


LES   CARIATIDES 


Comme  un  troupeau  leste  et  vorace, 
On  voit  s'élancer  sur  la  trace 
De  vos  chevaux  de  noble  race 
Mille  amants,  le  cœur  aux  abois; 
Derrière  vous  marche  la  foule, 
Mugissante  comme  la  houle, 
Et  dont  le  chuchotement  roule 
A  travers  les  détours  du  bois. 


Vous  avez  de  tremblantes  gazes, 

Des  diamants  et  des  topazes 

A  replonger  dans  leurs  extases 

Les  Aladins  expatriés, 

Et  des  cercles  de  blonds  Clitandres 

Dont  le  cœur  brûlant  sous  les  cendres 

Vous  redit  en  fadaises  tendres 

Des  souffrances  dont  vous  riez. 


Vous  avez  de  blondes  servantes 
Aux  larges  prunelles  ardentes, 
Aux  chevelures  débordantes 
Pour  essuyer  vos  blanches  mains  ; 
Vous  portez  les  bonheurs  en  gerbe. 
Et  sous  votre  talon  superbe 
Mille  fleurs  s'éveillent  -dans  l'herbe 
Afin  d'embaumer  vos  chemins. 


Ll-S    CARIATIDES 


Moi,  je  suis  un  jeune  poëte 
Dont  la  rêverie  inquiète 
N'a  jamais  connu  d'autre  fête 
Que  l'azur  et  le  lys  en  fleur. 
Je  n'ai  pour  trésor  que  ma  plume 
Et  ce  cœur  broyé,  qui  s'allume, 
Comme  le  fer  rouge  à  l'enclume, 
Sous  le  lourd  marteau  du  malheur. 


Mon  âme  était  comme  cette  onde 
Pleine  d'amertume,  qui  gronde 
En  son  délire,  et  dont  la  sonde 
N'a  jamais  pu  trouver  le  fond; 
Comme  ce  flot  qu'un  sable  aride 
Absorbe  de  sa  bouche  avide, 
Et  qui  cherche  à  combler  le  vide 
D'un  abîme  vaste  et  profond. 


Et  pourtant  vous,  type  suprême, 
Vous  m'avez  dit  tout  haut  :  Je  t'aime  1 
Vous  m'avez  couché  morne  et  blême 
Sur  un  beau  lit  de  volupté; 
Vous  avez  rafraîchi  ma  lèvre, 
Encor  toute  chaude  de  fièvre, 
Dans  le  doux  vin  pour  qui  l'orfèvre 
Poétise  un  cachot  sculpté. 


LES    CARIATIDES 


Dans  vos  colères  de  tigresse, 
Vous  m'avez  fait  des  nuits  d'ivresse 
Où  le  plaisir,  sous  la  caresse, 
Pleure  le  râle  de  la  mort. 
Où  toute  pudeur  se  profane, 
Où  l'ange  le  plus  diaphane 
Se  fait  bacchante  et  courtisane 
Et  grince  des  dents,  et  vous  mord  ! 


Puis  vous  m'avez  dit  à  l'oreille 
Quelque  étincelante  merveille 
Dont  la  mélancolie  éveille 
Les  fibres  de  l'être  endormi  ; 
Vous  aviez  la  pudeur  craintive 
De  la  mourante  sensitive 
Qui  renferme  son  cœur,  plaintive 
De  n'être  morte  qu'à  demi. 


Et  le  doute  railleur  m'assiège 
Lorsque,  pris  dans  un  divin  piège. 
Mon  cou  plus  pâle  que  la  neige 
Est  par  vos  bras  blancs  enlacé. 
J'ai  peur  que  le  riant  mensonge 
Du  lac  d'azur  où  je  me  plonge 
Ne  soit  l'illusion  d'un  songe 
Qui  tenaille  mon  front  glacé. 


LES    CARIATIDES  IO3 

Or,  dites-moi,  rêve  céleste, 
Pour  que  votre  belle  dme  reste 
En  proie  à  mon  amour  funeste, 
Les  crimes  que  vous  expiez? 
Parlez-moi,  pour  que  je  devine 
De  quel  feu  bout  votre  poitrine, 
Et  quelle  colère  divine 
Vous  met  pantelante  à  mes  pieds  ? 

Avez-vous  surpris  chez  les  anges 

Le  secret  des  strophes  étranges 

Q.u'ils  murmurent,  quand  leurs  phalanges 

S'envolent  dans  les  airs  subtils  ? 

Au  Vatican,  sur  une  toile, 

Avez-vous  dérobé  Fétoile 

Qju'une  sainte  paupière  voile 

Avec  un  réseau  de  longs  cils? 

O  vous  que  la  lumière  adore. 
De  quel  astre  et  de  quelle  aurore 
Venez-vous,  radieuse  encore? 
Je  ne  sais;  en  vain,  ce  trompeur. 
L'espoir,  me  caresse  et  me  blâme  ; 
Je  ne  sais  quel  souffle  en  votre  âme 
Alluma  cette  mer  de  flamme, 
O  jeune  déesse,  et  j'ai  peur. 


104  LES    CARIATIDES 


VII 


Lie  soleil  souriait  à  la  jeune  nature, 

L'hiver  avait  séché  ses  pleurs, 
Et  la  brise  entr'ouvrait  de  son  haleine  pure 

L'humide  corolle  des  fleurs. 

Le  saule  aux  rameaux  verts  penchait  sa  rêverie 

Sur  les  flots  au  reflet  doré  ; 
Le  ruisseau  murmurant  dans  la  verte  prairie 

Souriait  au  ciel  azuré. 

Or,  nous  étions  tous  deux  sous  les  tremblantes  roses 

Qu'épanouissait  le  printemps, 
Si  que  sans  y  penser  nos  amours  sont  écloses, 

Comme  elles,  presque  en  même  temps. 

Le  rossignol  disait  sa  plainte  enchanteresse, 
Nous  disions  des  serments  jaloux  ; 

Et  tout  en  nous  était  joie,  extase,  tendresse... 
Hélas  !  vous  le  rappelez-vous  ? 


LES    CARIATIDES 


105 


L'arbre  pensif  s'incline  encor,  l'insecte  rôde, 

L'églantier  semble  rajeunir, 
Le  vent  a  son  parfum,  l'herbe  son  émeraude  ; 

Notre  amour  est  un  souvenir  ! 


De  mai  à  juillet  1839. 


'4 


Io6  LES    CARIATIDES 


Phyllis 


PhylliJa  amo  ante  alias. 
Virgile,  Eghgue  III. 


D  A  P  H  N  I  S  ,    D  A  M  E  T  E  ,    P  A  L  .C  M  O  N 

Daphnis. 

i  AN  DIS  que  mollement  étendu  sous  les  chênes 
Tu  t'endors  aux  doux  bruits  des  cascades  prochaines, 
Dis,  as-tu  vu  s'enfuir  ma  rieuse  Phyllis, 
Souple  comme  le  lierre  et  blanche  comme  un  lys? 

Dauiète. 

Je  ne  sais.  Il  se  peut  que  sa  tunique  ouverte 
Ait  sous  ses  pas  légers  effleuré  l'herbe  verte, 
Mais  je  ne  l'ai  pas  vue,  et  je  n'écoute  pas 
Le  chant  d'une  bergère  ou  le  bruit  de  ses  pas. 


LES    CARIATIDES  IO7 


Daphni 


I 


Quel  rêve  ambitieux  te  poursuit,  ô  Damète  ! 
Et  verse  des  poisons  dans  ton  âme  inquiète  ? 
Pourquoi  ne  plus  unir  nos  deux  pipeaux,  formés 
De  sept  roseaux  divers  sous  la  cire  enfermés  ? 

Damète. 

Parce  que  l'aigle  altier  ne  rase  pas  la  terre, 
Que  dans  le  nectar  seul  un  dieu  se  désaltère. 
Et  que,  comme  Phyllis  et  la  nymphe  des  bois, 
Je  puis  chanter  les  Dieux  sur  la  lyre  à  dix  voix. 

Dapbnis . 

Cet  orgueil  ne  convient  qu'aux  poètes  des  villes. 
Pan  ne  dédaigne  pas  les  Muses  les  plus  viles. 
Et,  berger  comme  nous,  aime  de  simples  chants. 

Daine  le. 

Que  m'importent  les  vers  qu'il  faut  aux  dieux  des  champs  ? 
Il  en  est  de  plus  hauts  dont  la  troupe  choisie 
Sur  l'Olympe  neigeux  s'enivre  d'ambroisie. 

Dapbnis. 

Paris,  l'enfant  royal  dont  la  voix  décida 
Entre  les  trois  splendeurs  au  sommet  de  l'Ida, 
Chantait  près  du  troupeau  qui  lui  donnait  sa  laine. 


Io8  LES    CARIATIDES 


Damète. 
Ambitieux  déjà  de  la  couche  d'Hélène, 
Et  dans  ses  chastes  nuits  s'abîmant  à  songer, 
Son  cœur  de  roi  battait  sous  l'habit  du  berger! 

Daphnis. 

Quelle  reine,  ô  Paris!  va  devenir  ta  proie, 
Et  faire  de  nos  champs  une  nouvelle  Troie? 

Damète. 
Quelle  nymphe,  aveuglée  en  son  amour  fatal. 
Ouvrira  sous  tes  pas  son  palais  de  cristal? 

Daphnis , 
J'ai  du  moins  le  secret  de  leur  chant  doux  et  tendre. 

Daiiièie. 

Va,  rustique  pasteur,  tu  ne  peux  me  comprendre. 
Écoute.  Un  jour,  poussé  par  cette  voix  des  Dieux 
Qui  conduisit  jadis  nos  héros  glorieux, 
J'ai  quitté  nos  troupeaux,  nos  prés,  nos  champs  fertiles, 
Pour  ce  souffle  brûlant  qui  consume  les  villes. 
J'ai  vu  Rome  aux  sept  monts,  la  ville  des  Césars, 
Avec  ses  palais  d'or,  avec  ses  bruits  de  chars. 
Ses  temples,  ses  tombeaux,  son  fleuve,  ses  arènes, 
Et  ses  reines  d'amour  plus  belles  que  les  reines; 
Et  la  grande  cité  d'esclaves  et  de  rois 
Avec  ses  chants  divins  a  fécondé  ma  voix! 


LES    CARIATIDES  IO9 

Daphnis . 
Malgré  cette  fierté  dont  ton  âme  est  si  vaine 
Et  le  sang  orgueilleux  qui  coule  dans  ta  veine, 
J'ose  te  provoquer  à  la  lutte  des  vers 
Au  bruit  de  ce  torrent  et  sous  ces  arbres  verts. 
Invoque,  si  tu  veux,  les  neuf  Sœurs  du  Permesse, 
Consacre-leur  tes  chants  et  crois  à  leur  promesse; 
Pour  moi,  j'appellerai  la  Nymphe  au  bras  nerveux, 
Qui  près  du  fleuve  aimé  tresse  ses  longs  cheveux, 
La  Naïade  qui  dort  dans  son  lit  de  porphyre, 
Et  celle  qui  palpite  au  baiser  de  Zéphyre  ! 

Damé  te. 
Offres-tu  quelque  gage  ou  quelque  riche  don? 
Daphnis. 

Cette  coupe  de  hêtre  où  l'art  d'Alcimédon 

Sut  courber  sur  les  bords,  par  un  savoir  insigne. 

Le  lierre  pâlissant  et  l'amoureuse  vigne. 

Datnète. 
Et  moi,  cette  houlette  où  son  art  souverain 
Autour  des  nœuds  égaux  a  fait  courir  l'airain. 

Daphnis . 
Je  vois  venir  ici  Palaemon  le  vieux  pâtre, 
Que  le  dieu  Pan  lui-même  et  la  nymphe  folâtre 
Instruisirent  jadis  à  leur  métier  divin, 
Palaemon  le  bon  juge  et  le  sage  devin. 


.LES    CARIATIDES 


Daviète. 


Viens.  Décide  entre  nous.  Il  s'agit  d'un  prix  digne 
Des  Amours  de  Sicile  et  du  dieu  de  la  vigne. 
De  tous  ceux  qu'a  chéris  l'harmonieux  démon, 
Tu  restes  le  meilleur,  ô  sage  Paljcmon  ! 

Palamon. 
Tandis  que  mollement  reposés  sur  cette  herbe. 
Le  chêne  étend  sur  nous  son  ombrage  superbe, 
Disputez  les  présents  que  vous  vous  destinez, 
Car  la  Muse  se  plaît  à  ces  chants  alternés. 
Vos  dociles  troupeaux,  que  le  mien  accompagne, 
Déchirent  au  hasard,  dans  la  verte  campagne, 
Les  cytises  fleuris  et  les  saules  amers; 
Un  parfum  de  printemps  enveloppe  les  airs  ; 
Pour  écouter  vos  chants,  les  Naïades  craintives 
Montrent  leurs  blonds  cheveux  sur  le  sable  des  rives, 
La  Nymphe  écarte  au  loin  les  branches  des  ormeaux, 
Et  la  jeune  Dryade  agite  ses  rameaux. 

Damète. 
Commençons  par  chanter  les  neuf  Sœurs  dont  la  lyre 
Assoupit  rOlmius  dans  un  vague  délire. 
Et  Vénus  Astarté,  mère  de  tout  amour! 

Daphnis. 
Phœbus  le  dieu  pasteur,  Phœbus  le  dieu  du  jour 
Par  son  regard  doré  m'inspire  une  hymne  sainte, 
Et  je  tresse  pour  lui  la  palme  et  l'hyacinthe. 


LES   CARIATIDES 


Daviète. 

Cypris,  fille  des  flots,  ton  culte  me  lia 
A  ta  plus  belle  enfant,  la  jeune  Délia, 
Dont  le  palais  splendide  est  fait  d'or  et  de  marbres. 

Dapbnis. 

J'ai  souvent  poursuivi,  le  soir,  sous  les  grands  arbres, 
Phyllis,  rieuse  enfant,  Phyllis  aux  blonds  cheveux, 
Qiii  souriait  à  tous  et  riait  de  mes  vœux. 

Damète. 

Dieu  qui  peux  du  Pactole  enrichir  l'Hippocrène, 
Donne-moi  des  trésors  pour  acheter  ma  reine! 
Le  jour  à  tes  autels  me  verra  le  premier. 

Dapbnis . 

J'ai  découvert  au  bois  le  nid  d'un  blanc  ramier 
due  je  garde  à  Phyllis,  dont  les  pieds  sont  des  ailes 
Et  dont  le  sein  est  blanc  comme  les  tourterelles  I 

Damète. 

Heureux  qui,  s'enivrant  de  nectar,  peut  sentir 
Battre  des  seins  aimés  sous  la  pourpre  de  Tyrl 

Dapbnis . 

Heureux  qui,  rappelant  le  poëte  champêtre, 
Ne  verse  qu'un  lait  pur  dans  sa  coupe  de  hêtre  l 


LES    CARIATIDES 


Damète. 
Quand  je  vis  Délia  pour  la  première  fois, 
Elle  avait  sur  le  Tibre  un  cortège  de  rois, 
On  délaissait  pour  elle  Aglaé  de  Phalère, 
Et  ses  rameurs  portaient  la  pourpre  consulaire  ! 

Daphnis . 
Quand  j'aperçus  Phyllis,  elle  cueillait  ces  fleurs 
Que  la  Nuit,  en  fuyant,  arrose  de  ses  pleurs  ; 
C'était  près  du  ruisseau,  sous  l'ombrage  des  saules. 
Ses  cheveux  déroulés  inondaient  ses  épaules. 

Damète . 
Écho  suivait  de  loin  les  lyres  à  dix  voix. 

Daphnis. 
La  brise  et  les  oiseaux  se  parlaient  dans  les  bois. 

Damète . 
Hélas!  comment  trouver  le  bonheur  que  j'espère? 
J'ai  vendu  l'héritage  et  le  champ  de  mon  père, 
J'ai  possédé  trois  jours  la  jeune  Délia, 
Qjui  trois  jours  m'endormit  près  d'elle,  et  m'oublia. 

Daphnis. 
Phyllis  sera  bientôt  mon  épouse  chérie, 
Reine  dans  ma  chaumière,  et  nymphe  en  ma  prairie. 
De  son  sourire  d'or  éclairant  mon  verger. 
Et  redira  tout  bas  les  chants  de  son  berger. 


LES    CARIATfDF-S 


"5 


Daniète . 

Et  moi,  je  pense  encore  à  l'esclave  romaine 

Qui  m'a  bercé  trois  jours  dans  sa  couche  inhumaine. 

Daphnis . 

Phyllis  se  sent  émue  à  mes  tendres  accords 
Et  des  frissons  divins  enveloppent  son  corps. 

Daviète. 

Mais  Délia,  qui  montre  un  ciel  dans  ses  prunelles, 
Est  comme  les  Vénus  aux  blancheurs  éternelles. 

Daphnis. 

Gazons  touffus!  ruisseaux  murmurants!  Bois  épais! 
Il  vivra  doucement  dans  la  tranquille  paix, 
Celui  qui,  loin  du  faste  et  des  riches  portiques. 
Ne  parle  de  bonheur  qu'à  ses  Dieux  domestiques. 

Daviète. 

Heureux  l'audacieux  qui  dans  un  songe  vain. 
Comme  Ixion,  caresse  un  fantôme  divin! 

Palamon. 

Fermez  l'arène,  enfants.  Sur  l'azur  de  ses  voiles 
Jetant  de  chastes  lys  et  des  milliers  d'étoiles, 
Voici  la  douce  Nuit  qui  vient,  et  sans  effort 
Sous  le  baiser  du  soir  la  Nature  s'endort. 


15 


114  LES    CARIATIDES 


La  Nature  pâmée  est  plus  jeune  et  plus  belle 
Que  la  Vénus  de  marbre  et  la  nymphe  d'Apelle  : 
A  toi  donc,  ô  Daphnis!  la  victoire  et  le  prix 
Du  combat  que  tous  deux  vous  avez  entrepris. 
Car  si  belle  que  soit  une  Anadyomène 
Sortie  en  marbre  blanc  des  mains  de  Cléomène, 
Mieux  vaut  la  chaste  enfant  dont  l'œil  sourit  au  jour, 
Dont  le  sein  est  de  chair,  et  palpite  d'amour! 

Juillet  1842. 


LES    CARIATIDES  II5 


I 


Songe    d'Hiver 


A  sad  tale's  best  for  winter; 
I  hâve  one  of  spirits  and  goblins. 
SiiAKSPERE,    Win  ter*  s  iale. 
Act.  1 1 ,  scène  i. 


1—'  AN  S  nos  longs  soirs  d'hiver,  où,  chez  le  bon  Armand, 
Dans  notre  far-niente  adorable  et  charmant 

On  oubliait  le  monde  aride, 
Vous  demandiez  pourquoi  sur  mon  front  fatigué, 
Au  milieu  des  éclats  du  rire  le  plus  gai 

Grimaçait  toujours  une  ride. 

Et  moi,  j'étais  plus  triste  encor 
Lorsque,  comme  en  un  fleuve  d'or, 
Je  remontais  dans  ma  mémoire, 
Et  que  d'un  regard  triomphant 
Je  revoyais  mes  jours  d'enfant 
Couler  d'émeraude  et  de  moire, 


H6  LES    CARIATIDES 

Puis  engouffrer  leurs  tristes  flots 
Au  fond  d'une  mer  sombre  et  noire 
Avec  des  bruits  et  des  sanglots. 

Et  je  me  rappelais  cette  époque  oubliée 
Où  l'âme  d'une  femme,  à  mon  âme  liée, 

L'avait  brisée  avec  si  peu. 
Et  cette  nuit  d'angoisse,  effarée  et  vivante, 
Où  sur  ma  couche,  avec  des  sanglots  d'épouvante, 

Je  pleurais  en  suppliant  Dieu  I 

Oh  !  disais-)C  alors,  quoi  !  la  bouche 
Qui  vous  caresse  et  qui  vous  touche 
Avec  un  délire  inouï, 
La  main  frémissante  qui  presse 
Les  vôtres,  les  soupirs,  l'ivresse, 
Les  yeux  éteints  qui  disent  Oui, 
Tout  cela,  ce  n'est  qu'un  mensonge, 
Ce  n'est  qu'un  songe  évanoui 
Qui  passe  comme  un  autre  songe! 

Quoi!  lorsque  je  mourrai  dans  un  délire  fou. 
Peut-être  qu'un  autre  homme  embrassera  son  cou 

Malgré  ses  refus  hypocrites. 
Et  quand,  se  souvenant,  mon  âme  gémira. 
Dans  un  spasme  semblable  elle  lui  redira 

Les  choses  qu'elle  m'avait  dites  ! 


LHS    CARIATIDES  II7 

Et  SOUS  cet  ardent  souvenir 
Du  temps  qui  ne  peut  revenir 
Et  dont  un  seul  instant  vous  sèvre, 
Je  me  débattais  dans  la  nuit 
Comme  sous  un  spectre  qu'on  fuit 
Dans  les  visions  de  la  fièvre; 
Puis  je  m'endormis,  terrassé, 
Le  sein  nu,  l'écume  à  la  lèvre, 
Les  yeux  brûlants,  le  front  glacé. 


Quand  je  rouvris  les  yeux,  ô  visions  étranges! 
Je  vis  auprès  de  moi  deux  femmes  ou  deux  anges 

Avec  de  splendides  habits. 
Toutes  les  deux  montrant  des  beautés  plus  qu'humaines 
Et  laissant  ondoyer  leurs  tuniques  romaines 

Sur  des  cothurnes  de  rubis. 


L'une,  aux  cheveux  roulés  en  onde. 
Étalait  haut  sa  tête  blonde 
Sur  les  lignes  d'un  cou  nerveux; 
Ardente  comme  un  vent  d'orage. 
Quand  son  front  commandait  l'hommage. 
Sa  lèvre  commandait  les  vœux  ; 
L'autre,  plus  blanche  que  l'opale, 
Sous  le  manteau  de  ses  cheveux 
Voilait  une  beauté  fatale. 


Il8  LES    CARIATIDES 


Et  comme  j'admirais  en  moi  ces  traits  si  beaux, 
Comme  dans  leurs  linceuls  les  marbres  des  tombeaux 

Qu'on  aime  et  devant  qui  l'on  tremble, 
Toutes  deux,  entr'ouvrant  leurs  lèvres  à  la  fois. 
Déployèrent  dans  l'ombre  une  splendide  voix 

Et  tout  bas  me  dirent  ensemble  : 

Quoi  I  parce  qu'à  ton  premier  jour 
Un  désenchantement  d'amour 
A  secoué  sur  toi  son  ombre, 
Tu  te  laisses  ensevelir 
Dans  cet  ennui  qui  fait  pâlir 
Ton  front  sous  une  douleur  sombre! 
Viens  avec  moi,  viens  avec  nous! 
Nous  avons  des  plaisirs  sans  nombre 
Que  nous  mettrons  à  tes  genoux! 

—  Oh!  s'il  en  est  ainsi,  si  vous  m'aimez,  leur  dis-je, 
Si  vous  pouvez  encor  pour  moi  faire  un  prodige, 

Rappelez  Tamour  oublieux! 
Mais  voici  que  la  femme  à  blonde  chevelure 
M'entoura  de  ses  bras,  et,  belle  de  luxure. 

Mit  ses  yeux  brûlants  dans  mes  yeux. 


LES    CARIATIDES 


119 


II 


V  lENS  à  moi,  dit-elle, 
Oh!  viens  sur  mon  aile, 
Dans  un  pays  d'or 
Qu'un  nectar  arrose, 
Où  tout  est  fleur  rose. 
Joie,  amour  éclose. 
Plaisir  ou  trésor! 

Mes  sujets  par  troupes 
Dans  le  fond  des  coupes 
Aspirent  l'oubli! 
Là  jamais  de  nue. 
D'amour  contenue, 
De  foi  méconnue 
Ou  de  front  pâli  1 


Jamais  dans  la  salle 
Belle  et  colossale 
De  lustres  éteints. 


LES    CARIATIDES 


Car  dans  nos  demeures, 
Tandis  que  tu  pleures. 
Les  jours  et  les  heures 
Sont  tout  aux  festins! 

Une  longue  danse 
Entoure  en  cadence 
L'éternel  repas. 
La  danseuse  penche 
Doucement  sa  hanche, 
Et  sa  robe  blanche 
S'ouvre  à  chaque  pas  ! 

Les  foules  ravies 
Aux  tables  servies 
Des  plus  riches  mets, 
Parmi  la  paresse 
Où  l'amour  les  presse. 
Goûtent  une  ivresse 
Qui  ne  meurt  jamais! 

Un  harem  frivole 
Dont  le  chant  s'envole 
Jusqu'au  ciel  riant, 
Pour  sa  grande  orgie 
Hurlante  et  rougie 
A  la  Géorgie 
Et  tout  l'Orient! 


LES    CARIATIDES 


Quitte,  ô  blond  poëte, 
L.1  couche  défaite, 
Ce  livre  connu, 
Et  viens  dans  la  plaine 
Où  sous  ton  haleine 
Chaque  Madeleine 
Mettra  son  sein  nu  ! 

Oh!  si  l'espérance 
Malgré  ta  souffrance 
Te  sourit  encor, 
Va!  laisse  pour  elle 
Ta  folle  querelle, 
Et  viens  sur  mon  aile 
Dans  un  pays  d'or! 


]6 


LES    CARIATIDES 


12  T  je  restais  muet.  Alors  la  femme  pâle, 
Avec  un  long  sanglot  douloureux  comme  un  râle, 
Frissonna  tristement  dans  un  horrible  émoi, 
Prit  ma  main  dans  la  sienne  et  cria  :  C'est  à  moi  ! 


LES    CARIATIDES  I23 


IV 


v^' H  !  ne  l'écoute  pas,  viens  à  moi,  me  dit-elle. 
Pour  t'emporter  ce  soir  j'ai  veillé  bien  des  jours; 
Vois,  mon  cœur  ne  bat  plus,  ma  joue  en  pleurs  ruisselle, 
Mes  cheveux  déroulés  m'inondent;  je  suis  celle 
Dont  les  bras  s'ouvrent  pour  toujours! 

Mon  amour  éternel  est  chaste,  calme  et  tendre; 
Loin  du  monde  aux  longs  bruits  tristes  comme  un  tocsin, 
Dans  mon  beau  lit  de  marbre,  où  tu  pourras  t'étendre. 
Tu  dormiras  longtemps  sans  jamais  rien  entendre, 
La  tête  appuyée  à  mon  sein. 

De  légères  Willis  aux  tuniques  flottantes 
Feront  en  se  jouant  notre  lit  tous  les  soirs; 
Malgré  nos  lourds  rideaux  sur  nos  chairs  palpitantes, 
Souvent  nous  sentirons  s'envoler  vers  nos  tentes 
Un  parfum  lointain  d'encensoirs. 


124  l'Ï^S    CARIATIDES 

Nous  entendrons,  parmi  nos  plaisirs  sans  mélanges, 
Des  chants  mystérieux  et  plus  doux  que  le  miel, 
Si  bien  qu'on  ne  sait  pas,  tant  ces  voix  sont  étranges, 
Si  ce  sont  des  voix  d'homme  ou  bien  des  lyres  d'anges, 
Des  chants  de  la  terre  ou  du  ciel. 

De  même,  quelquefois,  au-dessus  de  nos  têtes. 
Nous  entendrons  aussi  frémir  des  vents  glacés, 
Des  zéphyrs  ondoyants  ou  d'ardentes  tempêtes 
Portant  des  mots  de  haine  ou  des  chansons  de  fêtes, 
Et  nous  nous  dirons,  enlacés  : 

Qu'importent  maintenant  à  notre  âme  cachée 
Ces  flots  tumultueux  qui  changent  si  souvent? 
Le  bonheur,  c'est  la  nuit,  la  feuille  desséchée, 
La  Paresse  aux  pieds  nus,  nonchalamment  couchée 
Loin  des  bruits  du  monde  vivant. 

Qu'importent  maintenant,  lorsque  tout  dégénère, 
Ces  hommes  de  là-bas  à  cent  choses  liés, 
Qui,  ravivant  en  eux  la  plaie  originaire, 
Pour  atteindre  dans  l'ombre  un  but  imaginaire 
Heurtent  leurs  pas  multipliés? 

Les  uns,  jeunes  enfants  dont  la  cohorte  arrive 
Au  banquet  somptueux  qui  caresse  leur  faim. 
Sous  les  lustres  dorés  et  la  lumière  vive 
Disent  des  choeurs  joyeux,  dont  plus  d'un  gai  convive 
Ne  pourra  pas  chanter  la  fin. 


LES    CARIATIDES 


Les  autres,  gens  élus  que  la  foule  environne, 
Redisent  un  poënie  adorable  ou  fatal, 
Mais  ces  fous,  qu'un  matin  la  Jeunesse  couronne, 
Tombent,  ivres  encor,  du  balcon  de  Vérone, 
Sur  le  grabat  d'un  hôpital. 

Et  puis  c'est  une  vierge  à  la  candeur  étrange 
Dont  les  Nuits  ont  rêvé  l'amour  délicieux, 
Mais  dont  le  Ciel  avare  a  voulu  faire  un  ange. 
Ce  sont  mille  splendeurs  éteintes  dans  la  fange 
En  rêvant  la  clarté  des  cieux  I 

Luths  brisés,  chants  éteints,  glaives  qui  se  provoquent. 
Tourbillons  palpitants,  inquiets,  alarmés. 
Chœurs  aux  voiles  d'azur  que  les  haines  suffoquent; 
Ce  sont  des  yeux,  des  voix,  des  mains  qui  s'entre-choquent, 
Comme  des  bataillons  armés  ! 

Tandis  que  nous  aurons  une  nuit  éternelle 
Que  jusqu'au  bout  des  temps  rien  ne  pourra  briser! 
Oh  !  viens  !  mes  bras  sont  nus,  ma  paupière  étincelle. 
Mon  cœur  s'ouvre  à  jamais,  et  pourtant  je  suis  celle 
Qui  ne  donne  qu'un  seul  baiser! 


.26  LES    CARIATIDES 


t  T  cette  femme  pâle,  et  cette  femme  blonde, 
Chacune  autour  de  moi  s'enroulant  comme  une  onde. 
Me  redisaient  :  A  qui  ton  amour  hasardeux  ? 
Mais  une  voix  cria  :  Vous  mentez  toutes  deux! 


CARIATIDES 


VI 


Cl  T  près  de  moi  je  vis  luire 
L'inimitable  sourire 
D'une  vierge  au  front  charmant, 
Qui  portait,  nymphe  thébaine. 
Une  lyre  au  flanc  d'ébène, 
Et  dont,  je  ne  sais  comment, 
Le  regard  et  la  voix  fière 
Avaient  un  rayonnement 
De  parfum  et  de  lumière. 

Belle  nymphe  aux  cheveux  d'ori 
Il  vous  faut,  dit-elle,  encor 
Un  convive  à  votre  joie  ! 
Mais  vous  ne  m'attendiez  pas. 
Et  je  guiderai  ses  pas. 
Le  Seigneur  permet  qu'il  voie 
Le  grand  délire  charnel, 
Et  son  palais  qui  flamboie 
Dans  un  mystère  éternel  ! 


LES    CARIATIDES 


VII 


il  T  tout  fut  transformé,  tout.  De  ma  sombre  alcôve 
Le  cadre  s'agrandit  dans  une  lueur  fauve. 

Et  ce  fut  un  palais,  vaste,  immense,  confus, 
Une  ample  colonnade  aux  innombrables  fûts. 

Dans  ce  monde  peuplé  d'un  monde  de  sculptures 
Grinçaient  les  oripeaux  de  mille  architectures. 

Sous  de  vastes  forêts  de  gothiques  piliers 
Disparaissaient  au  loin  d'étranges  escaliers. 

C'étaient  de  lourds  portails,  des  trèfles,  des  ogives. 
Des  rosaces  sans  fin  peintes  de  couleurs  vives, 

Et,  par  endroits,  jetés  dans  ce  palais  sans  nom, 
Des  portiques  païens,  frères  du  Parthénon. 

C'étaient  des  blocs  géants,  des  degrés,  des  dentelles. 
Des  Chimères  ouvrant  leurs  gigantesques  ailes, 


r 


LES    CARIATIDES  I29 


Des  anges,  de  vieux  sphinx,  des  moines,  des  héros, 
Et  des  dieux  verts  avec  des«têtes  de  taureaux, 

Qui,  rêvant  en  silence  et  baissant  la  paupière, 
Chantaient  confusément  la  symphonie  en  pierre. 

Et  moi  pendant  ce  temps  je  flottais,  alité. 
Entre  la  rêverie  et  la  réalité. 

Et  je  voyais  toujours.  Au  miheu  de  la  salle, 
Une  table  brillait,  splendide  et  colossale. 

Chaque  plat  ciselé  contenait  un  trésor 
Détaillé  par  l'éclat  de  cent  torchères  d'or. 

Le  festin  fabuleux  aux  recherches  attiques 
S'illuminait  de  neige  et  d'iris  prismatiques, 

Et,  comme  la  lumière,  un  doux  parfum  éclos 
Semblait  briller  de  même  et  rayonner  à  flots. 

Chaque  climat  lointain,  de  l'Irlande  à  l'Asie, 
Avait  donné  son  luxe  ou  bien  sa  fantaisie  : 

Qui  ses  surtouts  d'argent,  qui  son  oiseau  vermeil, 
Q.ui  ses  fruits  veloutés  au  baiser  du  soleil. 

Et  le  nectar  divin,  mystérieux  poëme. 
Emplissait  de  ses  feux  les  verres  de  Bohême. 

17 


130  LES    CARIATIDES 


Aux  uns  le  doux  Aï,  roulant  dans  ses  glaçons 
Tout  l'or  de  la  lumière- et  ses  vivants  frissons. 

Aux  autres,  tourmenté  comme  dans  une  cuve, 
Le  breuvage  divin  que  dore  le  Vésuve. 

Pour  les  flacons  d'argent  façonné,  l'hypocras 

Et  les  flots  pleins  d'éclairs  de  l'immortel  Schiraz. 

Et  je  voyais  s'emplir  et  se  vider  les  coupes 
Q.u'ornaient  des  monstres  d'or  et  des  Grâces  en  groupes. 

Mais  ces  trésors  ardents,  ces  luxes  enviés. 
Tous  n'étaient  rien  encore  auprès  des  conviés. 

Car  ils  étaient  plus  grands  à  voir  pour  des  yeux  d'homme 
Qu'un  sénat  solennel  des  empereurs  de  Rome, 

Ou  que  les  saints  élus  dont  la  phalange  va 
Jusqu'au  zénith  du  ciel,  en  criant  :  Jéhova  ! 

Autour  de  cette  table  où  les  splendeurs  sans  nombre 
N'avaient  plus  rien  laissé  pour  la  tristesse  ou  l'ombre. 

Froids,  divins,  et  leurs  fronts  couronnés  de  lotus, 
Buvaient  tous  les  don  Juans  et  toutes  les  Vénus. 


LES    CARIATIDES 


131 


VIII 


vy  don  Juans,  bien  longtemps,  artistes  de  la  vie, 
Affamés  d'idéal,  vous  aviez  tous  cherché 
L'amante  au  cœur  divin,  sans  cesse  poursuivie. 

Et  toujours  son  front  pur,  dans  la  brume  caché, 
S'était  enfui  devant  l'éclair  de  vos  prunelles, 
Comme  un  rapide  oiseau  s'envole,  effarouché. 

Reines  montrant  l'orgueil  des  pourpres  éternelles, 
Courtisanes  de  marbre  aux  regards  embrasés. 
Fillettes  de  seize  ans  riant  sous  les  tonnelles. 

Vous  aviez  tour  à  tour  meurtri  de  vos  baisers 
Tout  ce  qui  porte  un  nom  de  princesse  ou  de  femme, 
Sans  que  vos  longs  tourments  en  fussent  apaisés. 

Bourreaux  charmants  et  doux,  héros  d'un  sombre  drame, 
Au-dessus  de  vos  fronts  des  spectres  convulsifs 
Avaient  gémi  toujours  comme  le  vent  qui  brame  ; 


152  l.ES    CARIATIDES 

Cependant,  effleurant  avec  vos  doigts  pensifs 

Les  lys  délicieux  que  le  zéphyr  adore, 

Et  serrant  sans  repos  entre  vos  bras  lascifs 

Mille  vierges  enfants  que  la  beauté  décore 

Et  qui  cachent  l'extase  en  leurs  seins  palpitants, 

Toujours  vous  aviez  dit  :  Ce  n'est  pas  elle  encore  ! 

Et  vous,  pâles  Vénus!  longtemps,  oh!  bien  longtemps, 
Même  pour  des  mortels,  sur  vos  lits  de  Déesses 
Vous  aviez  dénoué  vos  beaux  cheveux  flottants 

Et,  comme  un  flot,  versé  leurs  superbes  ivresses, 
Mais  sans  jamais,  hélas  !  pouvoir  trouver  celui 
Dont  votre  ardente  soif  implorait  les  caresses. 

Et  toujours  emportant  votre  sauvage  ennui, 
O  victimes  du  dieu  qui  de  nos  maux  se  joue, 
A  travers  les  chem.ins  longtemps  vous  aviez  fui, 

Tremblantes  sous  le  fouet  horrible  que  secoue 
Le  vieux  titan  Désir,  tyran  de  l'univers. 
Et  dont  le  vent  cruel  souffletait  votre  joue  ! 

Mais,  ô  don  Juans,  et  vous,  blanches  filles  des  mers, 
Sous  les  feux  merveilleux  du  lustre  qui  flamboie. 
Après  tant  de  travaux  et  de  regrets  amers. 

Vous  savouriez  enfin  le  repos  et  la  joie. 


LES    CARIATIDES  I33 


IX 


/\  ce  festin,  plus  froids  que  le  flot  du  Cydnus, 
Buvaient  tous  les  don  Juans  et  toutes  les  Vénus. 

D'abord  tous  les  don  Juans  des  pièces  espagnoles 
Ayant  le  fol  orgueil  de  leurs  amours  frivoles. 

Et  puis  tous  ces  don  Juans  sans  nulle  profondeur 
Qui  tuaient  pour  la  forme  un  petit  commandeur. 

Puis,  après  ces  bandits,  le  don  Juan  de  Molière 
Avec  sa  théorie  atroce  et  singulière. 

Le  don  Juan  de  Mozart  et  celui  de  Byron, 
Tous  deux  songeant  encore  à  leur  Décaméron  ; 

Et  celui  qui  trouva  chez  notre  Henri  Blaze 
L'amour  qui  sauve  après  la  volupté  qui  blase. 

Et  ce  don  Juan,  pareil  au  poète  persan. 

Que  Musset  déguisa  sous  le  surnom  d'Hassan; 


134  LE  s    CAUTATIDKS 


Et,  plus  lourd  qu'un  archer  du  temps  de  Louis  onze, 
Celui  qui  descendit  d'un  piédestal  de  bronze. 

A  ce  festin  royal,  couronnés  de  lotus, 

Buvaient  tous  les  don  Juans  et  toutes  les  Vénus  : 

La  Vénus  Aphrodite  ou  l'Anadyomène, 
Caressant  les  cheveux  d'un  triton  qui  la  mène  ; 

Vénus  Hélicopis  au  regard  doux  et  prompt, 
Vénus  Basiléia,  le  diadème  au  front; 

Cypris,  Vénus  Praxis,  et  Vénus  Coliade, 
Guerrière  dont  la  danse  est  toute  une  Iliade; 

Puis  Vénus  Barbata,  puis  Vénus  Argynnis, 
Qui  tient  dans  une  main  les  flèches  de  son  fils  ; 

Vénus  Victrix  sans  bras,  Astarté,  ce  prodige. 
Et  Vénus  Mélanide,  et  Vénus  Callipyge  ; 

Et  celles  dont  Paphos  a  connu  les  douceurs, 
Et  les  Vénus  avec  des  carquois  de  chasseurs; 

Et  Vénus  Pandémie  et  Vénus  de  Cythère, 
Courant  d'un  pas  rapide  et  sans  toucher  la  terre; 

Celle  de  Titien,  allongeant  sur  son  lit 

Son  corps  d'ambre,  et  ses  bras  que  le  temps  embellit; 


LESCARIATIDHS  I35 


Et  celle  dont  Corrège,  en  sa  grâce  première, 
Caressait  les  seins  nus  dans  la  chaude  lumière. 

Là,  plus  blancs  que  les  fronts  neigeux  de  l'Imaûs, 
Buvaient  tous  les  don  Juans  et  toutes  les  Vénus. 

La  reine  de  ces  jeux  était  la  femme  blonde 

Q.ui  d'abord  près  de  moi  parlait  d'amour  profonde. 

Et  les  gens  de  la  fête,  émus  à  son  aspect, 
Semblaient  la  regarder  avec  un  grand  respect. 

Par  terre,  dans  un  coin,  dormait  la  femme  pâle, 
Avec  une  attitude  insoucieuse  et  mâle. 

Dans  ses  longs  doigts  aussi  dormait  un  chapelet, 
Où  l'ivoire  à  des  grains  d'ébène  se  mêlait. 

Pour  servir  au  festin,  de  très  belles  servantes 
Apportaient  les  plats  d'or  avec  leurs  mains  savantes: 

C'était  d'abord  la  sœur  des  grands  astres,  Phœbé, 
Dont  le  regard  d'argent  sur  la  terre  est  tombé  ; 

Puis  Hélène  de  Sparte,  insaisissable  proie 

De  tes  enfants,  Hellas,  combattant  devant  Troie  ; 

Et  Rachel,  et  Judith  la  femme  au  bras'  nacré, 
Ensanglantée  encor  de  son  crime  sacré; 


156  LES    CARIATIDES 


Et  celle  d'Orient,  la  jeune  Cléopâtre, 

Dont  la  lèvre  de  flamme  éblouissait  le  pâtre; 

Et  la  Rosalinda,  qui  chante  sa  chanson 
De  rossignol  sauvage,  en  habit  de  garçon  ; 

Et  toutes  les  beautés  que  les  yeux  de  poëtes 
Vêtirent  de  rayons  pour  les  plus  belles  fêtes. 

Tous  ces  convives  fous  avaient  la  joie  au  cœur 

Et  chantaient.  Or,  voici  ce  qu'ils  chantaient  en  chœur  ; 


E  bois  à  toi,  jeune  Reine! 
Endormeuse  souveraine, 
Oublieuse  des  soucis! 
Car  c'est  pour  bercer  ma  joie 
due  ton  caprice  déploie 
Les  lits  de  pourpre  et  de  soie, 
Charmeresse  aux  noirs  sourcils! 


Ta  folle  toison  hardie 
Brille  comme  l'incendie. 
Hôtesse  du  flot  amer, 
Ta  gorge  aiguë  étincelle 
Dans  un  rayon  qui  ruisselle; 
Tu  gardes  sous  ton  aisselle 
Tous  les  parfums  de  la  mer. 

Ta  chevelure  est  vivante. 
Elle  frappe  d'épouvante 
Le  lion  et  le  vautour  : 


I 


i8 


138  LliS    CARIATIUI-S 

Sur  ton  beau  ventre  d'ivoire 
S'éparpille  une  ombre  noire, 
Et  tu  marches  dans  ta  gloire, 
Superbe  comme  une  tour. 

O  Déesse  protectrice  ! 
Heureux,  ô  sage  nourrice, 
L'athlète  aux  muscles  ardents 
Qui  tout  couvert  de  blessures. 
D'écume  et  de  meurtrissures. 
Appelle  encor  les  morsures 
De  ta  lèvre  et  de  tes  dents  ! 

Toi  seule,  ô  bonne  Déesse, 
As  l'incurable  tristesse 
De  l'étoile  et  de  la  fleur 
Sous  l'or  touffu  qui  te  baigne; 
Et  ton  désespoir  m'enseigne 
Sur  ton  flanc  glacé  qui  saigne 
L'extase  de  la  douleur. 

Honte  au  cœur  timide!  Il  trouve 

Sous  ta  figure,  la  louve 

Qu'il  nomme  Réalité. 

Mais  à  celui  qui  t'adore 

Ta  main,  où  tout  flot  se  dore. 

Verse,  ô  fille  de  Pandore, 

Un  vin  d'immortalité  ! 


LES    CARIATIDr.  S  1^9 


xr 


Ct  parfois,  regardant  vers  les  enchanteresses, 
Les  don  Juans  se  levaient,  altérés  de  caresses. 

Ils  allaient  tour  à  tour  baiser  les  seins  neigeux 
De  toutes  les  Vénus,  en  leurs  terribles  jeux. 

Et  lorsqu'ils  avançaient  encor,  la  femme  blonde 
Les  serrait  sur  la  chair  de  sa  gorge  profonde. 

Mais  eux,  sans  être  émus  par  ces  rudes  efforts, 
Ils  retournaient  s'asseoir  plus  graves  et  plus  forts. 

Et  je  vis  des  enfants  avec  la  face  blême 

Se  glisser  dans  la  salle  et  faire  aussi  de  même. 

Or,  quand  la  courtisane  aux  blonds  cheveux  ambrés 
Les  étreignait,  vaincus,  avec  ses  bras  marbrés, 

Ils  tombaient;  aussitôt  la  dormeuse  fatale 
S'éveillait  pour  les  mordre  avec  ses  dents  d'opale. 


140  LES    CARIATIDES 


XII 


V-^  H  o  s  E  horrible  !  Ils  n'étaient  d'abord  que  quelques-uns 
Noyant  leur  âme  vierge  à  ces  acres  parfums; 

Mais  bientôt  une  foule 
Au  festin  monstrueux  s'amassa  follement, 
Et  je  les  vis  tomber,  privés  de  sentiment. 

Comme  un  mur  qui  s'écroule. 

Ils  allaient!  déchirés  par  quelque  étrange  faim, 
Sans  entrevoir  le  but,  sans  regarder  la  fin, 

Pris  dans  un  noir  vertige; 
Et  chacun,  l'œil  éteint  et  le  front  dans  les  cieux, 
Tombait,  en  murmurant  des  mots  harmonieux, 

Lys  inclinant  sa  tige. 

Et  l'ivresse  augmenta.  Par  degrés,  éperdus 

Tous  chancelaient.  A  voir  tous  leurs  corps  étendus 

Près  du  marbre  des  portes, 
On  eût  dit,  aux  glaçons,  à  la  blancheur  de  lys 
De  ces  rêveurs  couchés,  une  Nécropolis 

Pleine  de  choses  mortes. 


LES    CARIATIDES  I4I 


Alors,  plus  j'en  voyais  tomber  autour  de  moi, 
Hasard  étrange!  et  plus  dans  un  divin  émoi 

Je  me  sentais  revivre. 
Enfin,  glacé  d'attente  et  chaud  de  leurs  baisers, 
Je  sentis  tressaillir  mes  membres  embrasés 

Et  je  voulus  les  suivre. 

Mais  la  vierge  à  la  lyre  eut  un  air  abattu 

Et  me  prit  par  la  main  en  disant  :  Connais-tu 

Ces  deuK  beautés  de  neige? 
Moi  je  voulus  partir  et  je  répondis  :  Non  1 

—  L'une  est  la  Volupté,  dit-elle,  c'est  son  nom, 

—  Et  l'autre?  demandai-je. 

—  Cette  fille  si  pâle,  aux  baisers  si  nerveux. 
Qui  se  laisse  oublier  et  dort  dans  ses  cheveux? 

C'est  la  Mort  qu'on  la  nomme. 
Et  malgré  ces  deux  noms  effrayants,  j'allai  pour 
Baiser  aussi  les  seins  des  Vénus,  fou  d'amour. 

N'ayant  plus  rien  d'un  homme. 

Dès  le  premier  baiser  je  ne  sais  quelle  peur 
Me  vint,  et  je  fléchis,  livide  de  stupeur. 

Comme  en  paralysie. 
A  mon  réveil,  autour  du  lustre  qui  pâlit, 
Ces  visions  fuyaient.  Seule  auprès  de  mon  lit 

Restait  la  Poésie. 


142  LES   cariatid: 


C'est  l'enfant  à  la  lyre,  aux  célestes  amours, 
Que  depuis  j'ai  suivie,  et  que  je  suis  toujours 

Dans  son  chemin  aride. 
Voilà  pourquoi,  souvent  sur  mon  front  fatigué, 
On  voit,  dans  les  éclats  du  rire  le  plus  gai, 

Grimacer  une  ride. 


Décembre  1842. 


LES    CARIATIDES  I43 


I 


C 1  y  m  è  n  e 


'HyàYêTo  KXj;Asvr,v... 

Hésiode,  Théogon  le. 

L»' AURORE  enveloppait  dans  une  clarté  rose 

Le  vallon  gracieux  que  le  Pénée  arrose, 

Et  les  arbres  touffus,  et  la  brise  et  les  flots 

Se  redisaient  au  loin  d'harmonieux  sanglots. 

Près  du  fleuve  pleurait,  parmi  les  hautes  herbes. 

Une  Nymphe  étendue.  A  ses  regards  superbes, 

A  ses  bras  vigoureux  et  vers  le  ciel  ouverts, 

A  ses  grands  cheveux  blonds  marbrés  de  reflets  verts, 

On  eût  pu  reconnaître  une  fille  honorée 

De  Doris  aux  beaux  yeux  et  du  sage  Nérée. 

Ses  cheveux  dénoués  se  déroulaient  épars, 

Et  ses  pleurs  sur  son  corps  tombaient  de  toutes  parts. 

O  trop  bel  lolasl  insensé,  disait-elle, 
Pourquoi  dédaignes-tu  l'amour  d'une  immortelle? 
Guidé  par  ta  fureur,  sans  écouter  ma  voix, 
Tu  vas,  chasseur  cruel,  ensanglanter  les  bois. 
Enfant!  je  ne  suis  pas  une  blonde  sirène 
Dont  les  chants  radieux  pendant  la  nuit  sereine 


144  LES    CARIATIDES 

Égarent  le  pilote  au  milieu  des  roseaux. 

Hélas!  j'ai  bien  souvent,  sur  l'azur  de  ces  eaux, 

Avec  mes  jeunes  sœurs.  Nymphes  aux  belles  joues, 

Folâtré  près  de  toi  dans  l'onde  où  tu  te  joues, 

Et  pour  ton  fleuve  bleu  quitté  nos  océans! 

Bien  souvent,  pour  te  voir,  j'ai  sur  les  monts  géants 

Porté  le  long  carquois  des  jeunes  chasseresses. 

Et,  livrant  aux  zéphyrs  tous  mes  cheveux  en  tresses, 

Comme  font  les  enfants  de  l'antique  Ilion, 

Jeté  sur  mon  épaule  une  peau  de  lion. 

Bien  souvent,  nue,  en  chœur  j'ai  conduit  sous  ces  arbres 
Les  Nymphes  du  vallon  aux  poitrines  de  marbres; 
Mais  sous  les  flots  d'azur,  aux  grands  bois,  dans  les  champs 
Jamais  tu  n'es  venu  pour  écouter  mes  chants. 
Et  cependant,  ainsi  que  les  nymphes  des  plaines. 
J'avais  pour  toi  des  lys  dans  mes  corbeilles  pleines; 
Mais  tu  les  refusais,  et  la  seule  Phyllis 
Peut  jeter  devant  toi  ses  chansons  et  ses  lys. 
Quand  je  t'ai  tout  offert,  tu  gardais  tout  pour  elle. 
Et  pourtant  de  nous  deux  quelle  était  la  plus  belle  ! 
Souvent  dans  nos  palais  j'ai  vu  le  flot,  moins  prompt, 
Frémir  joyeusement  de  réfléchir  mon  front; 
Sur  un  sein  éclatant  mon  cou  veiné  s'incline. 
Un  sang  pur  a  pourpré  ma  lèvre  coralline. 
Le  ciel  rit  dans  mes  yeux,  et  les  divins  amants 
Autrefois  m'appelaient  Clymène  aux  pieds  charmants. 
Ami!  viens  avec  moi.  Nos  sœurs  les  Néréides 
T'ouvriront  sur  mes  pas  leurs  demeures  splendides, 


LES    CARIATIDES  I45 

Et,  près  des  cygnes  purs,  dans  leurs  ébats  joyeux, 
Nageront,  se  plaisant  à  réjouir  tes  yeux. 

Là,  comme  les  grands  Dieux,  dans  nos  chastes  délires 
Nous  savons  marier  nos  voix  aux  voix  des  lyres, 
Ou  verser  le  nectar  dans  les  vases  dorés; 
Et  l'onde,  en  se  jouant  près  de  nos  bras  nacrés. 
Songe  encore  aux  blancheurs  de  l'Anadyomène. 
Oh!  désarme  pour  moi  ta  froideur  inhumaine; 
Viens!  si  tu  ne  veux  pas  que  sous  ces  arbrisseaux 
Mes  yeux  voilés  de  pleurs  se  changent  en  ruisseaux 
Ou  que  tordant  mes  bras  divins,  comme  Aréthuse, 
Je  meure,  en  exhalant  une  plainte  confuse. 
Mais,  hélas  !  l'écho  seul  répond  à  mes  accords  ; 
Le  soleil  rougissant  a  desséché  mon  corps 
Depuis  que  je  t'attends  de  tes  lointaines  courses, 
Et  mes  yeux  étoiles  pleurent  comme  deux  sources. 

Ainsi  Clymène,  offerte  au  courroux  de  Vénus, 
Disait  sa  plainte  amère;  et  les  sœurs  de  Cycnus 
Pleuraient  des  larmes  d'ambre,  et  les  gouffres  du  fleuve 
Pleuraient,  et  la  fleur  vierge,  et  la  colombe  veuve. 
Et  la  jeune  Dryade  en  tordant  ses  rameaux, 
Pleuraient  et  gémissaient  avec  d'étranges  mots. 
Et  lorsque  vint  la  nuit  ramener  sa  grande  ombre. 
Où  scintille  Phœbé,  sœur  des  astres  sans  nombre. 
Au  sein  des  flots  troublés  et  grossis  de  ses  pleurs. 
Triste,  elle  disparut  en  arrachant  des  fleurs. 

Juillet  1842. 

^9. 


146  LES    CARIATIDES 


La   Nuit   de   printemps 


If  \vc  shadows  liave  offended, 
Think  but  this,  (and  ail  is  mended) 
Tliat  you  hâve  but  slumber'd  hère, 
While  thèse  visions  did  appear; 
And  this  weak  and  idle  thème, 
No  more  yiedling  but  a  dream 
Gentles,  do  not  reprehend; 
If  you  pardon,  we  will  mend. 

Shakspere,  Midsummer-v ight's 
dream,  acte  V,  scène  1 1 . 


v-^ 'ÉTAIT  la  veille  de  Mai, 
Un  soir  souriant  de  fête, 
Et  tout  semblait  embaumé 
D'une  tendresse  parfaite. 

De  son  lit  à  baldaquin, 
Le  Soleil  sur  son  beau  globe 
Avait  l'air  d'un  Arlequin 
Étalant  sa  earde-robe. 


LES    CARIATIDES 


147 


Et  sa  sœur  au  front  changeant, 
Mademoiselle  la  Lune 
Avec  ses  grands  yeux  d'argent 
Regardait  la  Terre  brune, 

Et  du  ciel,  où,  comme  un  roi, 
Chaque  astre  vit  de  ses  rentes. 
Contemplait  avec  effroi 
Le  lac  aux  eaux  transparentes. 

Comme,  avec  son  air  trompeur, 
Colombine,  qu'on  attrape, 
A  la  fin  du  drame  a  peur 
De  tomber  dans  une  trappe. 

Tous  les  jeunes  Séraphins, 
A  cheval  sur  mille  nues. 
Agaçaient  de  regards  fins 
Leurs  comètes  toutes  nues. 


Sur  son  trône,  le  bon  Dieu, 
Devant  qui  le  lys  foisonne, 
Comme  un  seigneur  de  haut  lieu 
Que  sa  grandeur  emprisonne, 

A  ces  intrigues  d'enfants 
N'ayant  pas  daigné  descendre, 
Les  laissait,  tout  triomphants, 
Le  tromper  comme  un  Cassandre. 


148  LES    CARIATIDES 


Or,  en  même  temps  qu'aux  cieux, 
C'était  comme  un  grand  remue- 
Ménage  délicieux, 
Sur  la  pauvre  terre  émue. 

Des  Sylphes,  des  Chérubins, 
S'occupaient  de  mille  choses, 
Et  sous  leurs  fronts  de  bambins 
Roulaient  de  gros  yeux  moroses. 

Qiiel  embarras,  disaient-ils 
Dans  leurs  langages  superbes  ; 
A  ces  fleurs  pas  de  pistils, 
Pas  de  bleuets  dans  ces  herbes  ! 

Dans  ce  ciel  pas  de  saphirs, 
Pas  de  feuilles  à  ces  arbres  ! 
Où  sont  nos  frères  Zéphyrs 
Pour  embaumer  l'eau  des  marbres? 

Hélas!  comment  ferons-nous? 
Nous  méritons  qu'on  nous  tance; 
Le  bon  Dieu  sur  nos  genoux 
Va  nous  mettre  en  pénitence  ! 

Car  hier  au  bal  dansant, 

Où,  sorti  pour  ses  affaires. 

Il  mariait  en  passant 

Deux  Soleils  avec  leurs  Sphères, 


LES    CARIATIDES  I49 


Nous  avons  de  notre  main 
Promis  sur  le  divin  cierge 
Son  mois  de  mai  pour  demain 
A  notre  dame  la  Vierge  ! 

Hélas  !  jamais  tout  n'ira 
Comme  à  la  saison  dernière, 
Bien  sûr  on  nous  punira 
De  l'école  buissonnière. 

Pour  ce  Mai  qu'on  nous  promet 
Ils  versent  des  pleurs  de  rage, 
Et  vite  chacun  se  met 
A  commencer  son  ouvrage. 

Penchés  sur  les  arbrisseaux, 
Les  uns,  au  milieu  des  prées. 
Avec  de  petits  pinceaux 
Peignent  les  fleurs  diaprées, 

Et,  de  face  ou  de  profil, 
Après  les  branches  ouvertes 
Attachent  avec  un  fil 
De  petites  feuilles  vertes. 

Les  autres  au  papillon 
Mettent  l'azur  de  ses  ailes. 
Qu'ils  prennent  sur  un  rayon 
Peint  des  couleurs  les  plus  belles. 


I50  LES    CARIATIDES 

Des  Ariels  dans  les  deux, 
Assis  près  de  leurs  amantes, 
Agitent  des  miroirs  bleus 
Au-dessus  des  eaux  dormantes. 

Sur  la  vague  aux  cheveux  verts 
Les  Ondins  peignent  la  moire. 
Et  lui  serinent  des  vers 
Trouvés  dans  un  vieux  grimoire. 

Les  Sylphes  blonds  dans  son  vol 
Arrêtent  l'oiseau  qui  chante, 
Et  lui  disent  :  Rossignol, 
Apprends  ta  chanson  touchante; 

Car  il  faut  que  pour  demain 
On  ait  la  chanson  nouvelle. 
Puis  le  cahier  d'une  main. 
De  l'autre  ils  lui  tiennent  l'aile. 

Et  ceux-là,  portant  des  fleurs 
Et  de  jolis  flacons  d'ambre. 
S'en  vont,  doux  ensorceleurs, 
Voir  mainte  petite  chambre. 

Où  mainte  enfant,  lys  pâli. 
Ecoute,  endormie  et  nue. 
Fredonner  un  bengali 
Dans  son  âme  d'ingénue. 


LES    CARIATIDES  IJI 

Ils  étendent  en  essaim 
Mille  roses  sur  sa  lèvre, 
Un  peu  de  neige  à  son  sein, 
Dans  son  cœur  un  peu  de  fièvre. 

Aucun  ne  sera  puni, 
La  Vierge  sera  contente  : 
Car  nous  avons  tout  fourni. 
Ce  qui  charme  et  ce  qui  tente  ! 

Et  Sylphes,  et  Chérubins, 
Ce  joli  torrent  sans  digue, 
Vont  se  délasser  aux  bains 
Du  bruit  et  de  la  fatigue. 

Dieu  soit  béni,  disent-ils, 
Nous  avons  fini  la  chose! 
Aux  fleurs  voici  les  pistils. 
Des  parfums,  du  satin  rose; 

Au  papillon  bleu  son  vol, 
Aux  bois  rajeunis  leur  ombre. 
Son  doux  chant  au  rossignol 
Caché  dans  la  forêt  sombre! 

Voici  leur  saphir  aux  cieux 
Dans  la  lumière  fleurie, 
A  l'herbe  ses  bleuets  bleus, 
Pour  que  la  Vierge  sourie! 


152  LES    CARIATIDES 

Mais  ce  n'est  pas  tout  encor, 
Car  ils  me  disent  :  Poëte  ! 
Voilà  mille  rimes  d'or, 
Pour  que  tu  sois  de  la  fête. 

Prends-les,  tu  feras  des  chants 
Que  nous  apprendrons  aux  roses. 
Pour  les  dire  lorsque  aux  champs 
Elles  s'éveillent  mi-closes. 

Et  certes  mon  rêve  ailé 
Eût  fait  une  hymne  bien  belle 
Si  ce  qu'ils  m'ont  révélé 
Fût  resté  dans  ma  cervelle. 

Ils  murmuraient,  Dieu  le  sait, 
Des  rimes  si  bien  éprises  1 
Mais  le  Zéphyr  qui  passait 
En  passant  me  les  a  prises  I 

Avril  1842. 


LES    CARIATIDES 


153 


Ceux  qui  meurent 

et 

Ceux    qui    combattent 


EPISODES    ET    FRAGMENTS 


Qui  faut-il  plaindre,  ceux  qui 
meurent  ou  ceux  qui  combattent  ? 
Sans  doute,  c'est  triste  de  voir  un 
poëte  de  vingt  ans  qui  s'en  va, 
une  lyre  qui  se  brise,  un  avenir 
qui  s'évanouit;  mais  n'est-ce  pas 
quelque  chose  aussi  que  le  repos? 

Victor  Hugo,  Littérature 
et  Philosophie  mêlées. 


LA    LYRE    MORTE 

V->E  que  je  veux  rimer,  c  est  un  conte  en  sixains. 
Surtout  n'y  cherchez  pas  la  trace  d'une  intrigue. 
L'air  est  sans  fioriture  et  le  fond  sans  dessins. 
D'abord  j'ai  de  tout  temps  exécré  la  fatigue, 
Puis  je  n'ai  jamais  eu  que  des  goûts  fort  succincts 
Pour  l'intérêt  nerveux  que  le  vulgaire  brigue. 


■ 


154  LES    CARIATIDES 


La  Chimère  est  debout  :  marche,  Bellérophon  ! 
Quel  est  donc  mou  sujet?  Je  l'avais  dans  la  tête. 
Ah!  voici.  Le  héros,  Madame,  est  un  poëte, 
C'est-à-dire  ce  monstre  oublié  par  Buftbn 
Dans  la  liste  des  ours,  dont  on  fait  un  bouffon 
Pour  égayer  son  hôte  à  la  fin  d'une  fête. 

C'était  un  pauvre  hère.  Il  s'appelait  Henri. 

Il  n'était  pas  marquis,  ni  gendarme,  ni  comte. 

C'était  un  de  ces  nains  au  regard  aguerri 

Dont  l'orgueil  est  coulé  dans  un  moule  de  fonte, 

Gueux  de  peu  de  valeur  qui  rimaillent  sans  honte, 

Et  que  vous  laissez  là  pour  le  chat  favori. 

Et  vous  faites  fort  bien.  Mais  nous,  c'est  autre  chose: 
Une  larme  du  cœur  est  pour  nous  un  trésor. 
Notre  âme  en  pleurs  s'éveille  au  parfum  d'une  rose 
Et  tressaille  au  zéphyr  où  passe  un  chant  de  cor, 
Sur  l'oreiller  de  pierre  où  notre  front  se  pose. 
Tout  ce  que  nous  touchons  a  des  paillettes  d'or. 

Excusez  donc,  par  grâce,  une  douce  manie. 

Je  reprends  mon  langage.  Au  fait,  il  m'en  coûtait. 

L'huissier  a  bien  le  droit  d'écrire  son  protêt 

Dans  un  hideux  patois  que  l'univers  renie: 

Je  puis  jeter  le  masque,  et  mon  héros  était 

Ce  que  nous  appelons  un  homme  de  génie. 


LES    CARIATIDES 


Il  vivait  seul  chez  lui  comme  un  vieux  hobereau, 
N'ayant  jamais  voulu  de  femme  pour  maîtresse. 
Mais  il  avait  sa  Muse  et  la  folle  paresse, 
Et  près  de  sa  fenêtre  un  bouquet  de  sureau  : 
Pour  employer  son  temps,  il  mettait  son  ivresse 
A  noircir  du  papier  devant  un  vieux  bureau. 

Une  telle  existence  est  pour  tous  un  mystère 
Que  je  veux  expliquer,  et  que  je  devrais  taire. 
Quand  on  est  ainsi  fait,  on  vit  bien  autrement 
Que  ne  vit  le  prochain  sur  cette  pauvre  terre  : 
La  douleur  eât  pour  l'âme  un  fécond  aliment, 
Et  l'âme  est  un  foyer  qui  s'endort  rarement. 

Le  poëte  est  tordu  comme  était  la  Sibylle. 
Quand  un  livre  sincère  est  jusqu'à  moitié  fait, 
On  sent  qu'on  a  besoin  d'air  et  qu'on  étouffait. 
On  va  se  promener  en  courant  par  la  ville. 
Car  l'inspiration,  brisant  le  front  débile, 
Pour  celui  qui  la  porte  a  le  poids  d'un  forfait. 

Ou  sent  que  comme  l'aigle  on  domine  la  foule, 
Qu'on  est  le  vrai  lien  de  la  terre  et  du  ciel. 
Qu'on  retient  seul  du  doigt  la  croyance  qui  croule 
Et  qu'on  mourra  pourtant  comme  les  deux  Abel, 
Car  on  a  comme  eux  deux  un  sang  divin  qui  coule 
Pour  teindre  le  gibet  et  pour  laver  l'autel. 


156  LES    CARIATIDES 


Puis,  on  ne  comprend  pas  qu'une  hymne  aussi  parfaite 
Ait  mûri  jusqu'au  bout  dans  ce  cadayre  humain. 
On  se  demande  alors  qui  vous  a  fait  prophète 
Et  qui  vous  conduisait  dans  cet  ardent  chemin, 
Vous,  travailleur  obscur,  à  qui  les  grands,  du  faîte. 
Jetteraient  une  obole,  en  passant,  dans  la  main  ! 

Henri  s'entortillait  dans  cette  étrange  trame. 
Sur  le  bitume  gris,  près  du  Diorama, 
Lorsque  vint  à  passer,  dans  sa  gloire,  une  femme 
Dont  l'attrait  merveilleux  le  prit  et  le  charma, 
Comme  s'il  eût  pu  voir  Hélène  de  Pergame. 
Il  regarda  longtemps  cette  femme,  et  l'aima. 

Elle  avait,  cher  lecteur,  une  fort  belle  gorge, 

Un  cachemire  noir  souple  comme  un  collier. 

Brodé  d'argent  et  d'or  dans  un  goût  singulier. 

Des  doigts  fins  et  longs,  tels  que  l'Amour  grec  en  forge, 

Et  de  plus,  le  profil  superbe  et  régulier 

Comme  l'avait  jadis  mademoiselle  George. 

Son  front  païen  eût  mis  Corinthe  en  désarroi  ; 
Ses  cheveux  étaient  longs  «  comme  un  manteau  de  roi,  » 
Son  nez  beaucoup  plus  pur  qu'on  ne  se  l'imagine  ; 
Ses  pieds  savaient  conter  toute  son  origine. 
Enfin,  cette  autre  Isis  des  bas-reliefs  d'Égine 
Avait  la  lèvre  rouge  à  donner  de  l'effroi. 


Je  ne  veux  pas  conter  une  bonne  fortune. 
Ces  histoires  d'amour  font  un  énorme  bruit; 
En  somme  cependant,  quand  on  en  connaît  une, 
On  peut  savoir  à  quoi  le  reste  se  réduit. 
Je  ne  dirai  donc  pas  comment  la  belle  brune 
Prit  Henri  pour  amant  un  jour,  non,  une  nuit. 

Henri  vers  le  bonheur  s'avança  les  mains  pleines, 
Il  courut  à  l'amour  comme  au  cirque  un  martyr.    , 
Venant  comme  quelqu'un  qui  ne  doit  pas  partir, 
Il  y  jeta  d'un  coup  ses  bonheurs  et  ses  haines, 
Comme  aux  marbres  du  bain  les  bacchantes  romaines 
Leurs  essences  d'Émèse  et  leurs  parfums  de  Tyr. 

Dans  la  Vénus  de  chair  qu'il  avait  asservie 
Il  trouva  sa  parure  et  son  rhythme  et  sa  vie, 
Et  s'en  enveloppa  comme  d'un  vêtement. 
Toute  félicité  nous  est  trop  tôt  ravie  ! 
Il  s'aperçut  un  soir,  oh  rien!   tout  bonnement 
Que  son  rhythme  et  sa  vie  avait  un  autre  amant. 


Comme  il  ne  singeait  pas  l'Othello  de  banlieue. 

Il  ne  tua  personne.  Hélas  !  à  pas  comptés 

Il  sortit  sans  courroux,  fit  une  bonne  lieue. 

Rentra,  puis,  .illumant  sa  cigarette  bleue, 

La  maîtresse  qu'on  a  sans  infidélités, 

Se  dit,  je  sais  encor  ce  qu'il  dit:  écoutez! 


158  LliS    CARIATIDES 


Puisque  la  seule  enfant  qui  pouvait  sur  la  terre 

Étreindre  ma  pensée  et  toutes  ses  splendeurs 

A  refusé  sa  lèvre  au  fruit  qui  désaltère 

Et  comme  un  vieux  haillon  rejeté  mes  grandeurs, 

J'achèverai  tout  seul  ma  course  solitaire, 

Et  nul  ne  connaîtra  mes  sourdes  profondeurs. 

Passez  autour  de  moi,  femmes  riches  et  belles  1 
Je  pourrais  d'un  seul  mot  conserver  ces  appas 
Qui  jauniront  demain  sous  vos  blanches  dentelles; 
Mais  ce  mot  infini  qui  vous  rend  immortelles 
Est  mon  secret  à  moi  que  je  ne  dirai  pas, 
Et  la  droite  du  Temps  effacera  vos  pas  ! 

O  lutteurs  gangrenés  !  mourantes  populaces  ! 

Je  sais  sous  quel  fardeau  se  courbent  vos  audaces, 

Et  ma  parole  d'or  allégerait  vos  pas. 

Je  pourrais  ramener  le  bonheur  sur  vos  places 

Et  sécher  la  sueur  qui  mouille  vos  repas; 

Mais  ce  mot  qui  guérit,  je  ne  le  dirai  pas  ! 

Je  veux  voir  le  vieux  monde  élaborer  le  crime 
Sous  le  marteau  pesant  de  la  Fatalité, 
Seul,  muet,  dédaigneux  de  l'éternelle  cime. 
Avare  de  ma  force  et  de  ma  liberté, 
Ne  me  souciant  plus  que  le  vol  de  la  Rime 
Emporte  mes  héros  dans  l'immortalité  ! 


LES    CARIATIDES  159 


Mais  comment  achever  le  tableau  que  j'ébauche, 
Et  que  se  passa-t-il  entre  sa  muse  et  lui? 
C'est  de  la  nuit  profonde,  où  nul  rayon  n'a  lui. 
Un  serpent  le  rongeait  sous  la  mamelle  gauche. 
Ont-ils  fait  de  l'amour  ou  bien  de  la  débauche? 
Je  ne  le  savais  pas,  je  le  sais  aujourd'hui. 

Un  jour  la  pâle  Mort  vint  frapper  à  sa  porte; 

Il  la  fit  rafraîchir,  rajusta  son  bonnet, 

Et  la  complimenta  si  bien,  qu'il  fit  en  sorte, 

Avec  son  agrément,  de  finir  un  sonnet. 

Puis  il  offrit  sa  main  pour  lui  servir  d'escorte; 

Ce  fut  au  mieux.  Voilà  tout  ce  qu'on  en  connaît. 

Or,  ce  pauvre  Henri,  dont  la  mémoire  est  vide. 
Fut  le  dernier  chanteur  à  qui  l'Aganippide 
Montrait  sa  chair  de  neige  et  sa  fauve  toison. 
Et  nous  sommes  restés  pour  fermer  la  maison. 
Aussi,  quand  vous  raillez  notre  horde  stupide. 
Vous  autres  gens  d'esprit,  vous  avez  bien  raison  I 


l60  LES   CAKIATIDKS 


II 


LA     MORT     DU    POETE 


L/E  Poëte  sentant  son  âme  ouvrir  ses  ailes 

■■    -      ■  Pour  s'envoler  enfin, 
S'enchantait  de  gravir  les  cimes  éternelles 
Et  de  n'avoir  plus  faim. 

Des  souvenirs  confus  et  des  heures  fanées 

Où  l'espoir  avait  lui, 
Comme  des  compagnons  de  ses  jeunes  années 

Se  groupaient  devant  lui. 

Il  revoyait  le  temps  où,  dans  la  fange  immonde, 

Il  cherchait  sur  ses  pas 
La  Gloire,  cette  fleur  qu'il  rêvait  en  ce  monde. 

Et  qu'on  n'y  cueille  pas  ! 


LES    CARIATIDES  l6l 


Et  le  moment  fatal  où  tous  ceux  de  la  terre, 
De  la  plaine  et  des  monts, 

Avaient  dit  :  Tu  n'es  pas,  ô  rêveur  solitaire. 
De  ceux  que  nous  aimons! 

Parfois  un  souvenir  des  heures  amoureuses 

Illuminait  ses  traits, 
Comme  passent  le  soir  des  pourpres  vaporeuses 

Entre  les  noirs  cyprès. 

Il  retrouvait  la  chère  et  fugitive  image, 

Et  de  son  œil  hagard 
Il  croyait  l'entrevoir  à  travers  le  nuage 

Q.ui  voilait  son  regard. 

Oh!  non,  se  disait-il,  tu  mens,  pâle  Agonie! 

Un  fantôme  trompeur 
Me  charmait;  la  Misère  est  là,  tout  me  renie  :    - 

La  Misère  fait  peur! 

L'ingrat  ne  savait  pas  que,  malgré  son  blasphème, 

Son  rêve  s'achevait, 
Et  que  la  jeune  fille  était,  vivant  poëme, 

Assise  à  son  chevet. 

Sur  le  front  du  mourant  elle  posa  sa  tête, 

Pour  y  dormir  un  peu 
Avant  que  l'Ange  prît  cette  âme  de  poète 

Pour  la  mener  à  Dieu. 


21 


l62  LES    CARIAT  m  ES 


Or,  c'était  une  chose  étrange  et  sérieuse 

Que  d'unir  sans  remord 
Aux  lèvres  d'un  mourant  cette  lèvre  rieuse, 

Cette  vie  à  la  mort! 

Je  ne  sais  quel  espoir  passa  sur  ce  délire 

Dans  l'ombre  enseveli, 
Mais  voilà  ce  que  dit  l'âme  à  la  douce  lyre, 

Au  chaste  front  pâli  : 

Pourquoi  douter  ainsi  de  l'avenir  immense 

Et  rester  abattu  ? 
Où  l'homme  voit  finir  son  pouvoir,  Dieu  commence; 

Il  nous  aime,  vois-tu  ! 

Il  conserve  à  ta  vie  ardemment  dépensée 

Le  ciel  de  bien  des  jours, 
Où  s'épanouiront  les  fleurs  de  ta  pensée 

Fidèle  à  nos  amours. 

—  Ohl  dit-il,  mots  divins!  Amour  et  Poésie! 

Ineffable  trésor! 
Je  vous  ai  savourés  comme  un  flot  d'ambroisie 

Dans  une  coupe  d'or! 

Comme  j'aimais  alors  les  bois  et  les  prairies, 

Le  ciel,  tableau  changeant. 
Les  oiseaux  veloutés,  les  fleurs  de  pierreries. 

Les  rivières  d'argent! 


I 


LES    CARIATIDES  163 


Mon  rêve  était  partout.  Je  disais  :  Je  t'adore  ! 

A  l'aubépine  en  fleurs; 
Au  feuillage  :  Sens-moi  tressaillir.  A  l'Aurore 

Humide:  Vois  mes  pleurs! 

Je  remplissais  d'espoir  mon  âme  fécondée 

Et  mes  désirs  sans  frein, 
Comme  un  sculpteur  emplit  avec  sa  large  idée 

Les  marbres  et  l'airain  : 

J'aimais  la  Liberté,  cette  déesse  antique 

Dont  les  flancs  sont  blessés, 
Et  qui  chantait  jadis  un  radieux  cantique 

Sur  ses  fils  trépassés  ; 

Cette  mère  dont  l'âme  à  tous  nos  vœux  se  mêle  ; 

Qui,  les  deux  bras  ouverts, 
Étreint  les  nations,  et,  comme  une  Cybèle, 

Allaite  l'univers  ! 

Je  saluais  déjà  l'aurore  de  la  gloire. 

Mais,  ô  deuil!  ô  terreur! 
A  présent  une  nuit  silencieuse  et  noire 

M'enveloppe  d'horreur. 

Car,  lorsque  brille  au  loin  dans  un  horizon  sombre 

Un  éclat  vif  et  beau. 
Tous  ceux  qui  sur  nos  fronts  ne  régnent  que  par  l'ombre 

Éteignent  le  flambeau. 


I 


164  LES    CARIATIDES 


Toute  clarté  leur  jette,  innocente  ou  hardie, 

Un  désespoir  amer; 
En  effet,  l'étincelle  est  tout  un  incendie, 

La  source  est  une  mer  ! 

Aussi  lorsqu'ils  ont  vu  nos  astres  sur  leur  route 

Avoir  mille  rayons, 
Ils  ont  appesanti  l'épais  brouillard  du  doute 

Sur  ce  que  nous  croyons. 

Lorsque  nous  leur  disions  nos  chants,  des  chants  sublimes 

Qu'ils  ne  comprenaient  pas, 
Ils  les  examinaient,  ces  éplucheurs  de  rimes, 

Avec  leur  froid  compas! 

Lorsque  nous  demandions  les  vierges  diaphanes 

Dont  le  maître  étoila 
Notre  ciel  obscurci,  de  viles  courtisanes 

Répondaient:  Nous  voilà! 

Mais  j'en  ai  trouvé  deux  plus  froides  que  les  autres 

Dans  leur  satiété. 
Deux,  l'Envie  et  la  Faim,  les  plus  dignes  apôtres 

De  la  société  ! 

Si  bien  que  j'ai  creusé  mon  sillon  dans  ce  monde 

Égoïste  et  mauvais. 
Lorsque  l'autre  patrie  était  seule  féconde  : 

Mais  celle-là,  j'y  vais  ! 


LES    CARIATIDES 


165 


I 


—  Non,  dit-elle,  vivons,  ô  mon  idolâtrie! 

Seigneur,  rends-lui  sa  foi. 
Ou  si  vraiment  son  âme  irritée  et  meurtrie 

A  déjà  soif  de  toi, 

Si  tu  veux  délivrer  cette  blanche  colombe. 

Seigneur,  si  tu  le  veux! 
Fais-moi  mourir  aussi.  Pour  linceul  dans  sa  tombe 

Il  aura  mes  cheveux. 

Or,  Dieu  prêta  l'oreille  à  ces  voix  de  la  terre. 

Des  deux  enfants  liés 
Il  ne  resta  plus  rien,  qu'un  tombeau  solitaire 

Et  des  chants  oubliés. 


I 


l66  LESCARIATIDES 


III 


LÏÏS    DEUX     FRERES 


r  ATiENTEZ  eiicor  pour  une  autre  folie. 

Les  temps  sont  si  mauvais,  que  pour  son  pauvre  amant 

La  Muse  n'a  gardé  que  sa  mélancolie. 

Donc  naguères  vivaient,  sous  l'azur  d'Italie, 

Deux  frères  de  Toscane  au  langage  charmant, 

•Qui  n'avaient  qu'eux  au  monde  et  s'aimaient  saintement. 

Deux  lutteurs  aguerris,  formidables  athlètes 

Jetés  dans  le  champ  clos  de  la  société. 

Deux  nobles  parias,  en  un  mot  deux  poètes, 

Fouillant  dans  la  nature  avec  avidité. 

Mêlant  tout,  leurs  douleurs  stériles  et  leurs  fêtes, 

Ils  se  cachaient  ainsi,  l'un  sous  l'autre  abrité. 


LES    CAKIATIUE  167 

Oui,  frères  en  effet!  J'ai  dit  qu'ils  étaient  frères: 
Je  ne  sais  s'ils  avaient  sucé  le  même  lait 
Ou  s'ils  s'étaient  pendus  aux  gorges  de  deux  mères, 
Mais  ils  craignaient  de  même  et  la  honte  et  le  laid. 
Tous  deux  comme  un  bonheur  s'étaient  pris  au  collet, 
Pour  s'être  rencontrés  le  soir  aux  réverbères. 

Ils  s'appelaient  César  et  Stenio.  Ce  point 

Éclairci,  leurs  passés  faut-il  que  je  les  dise? 

Le  plus  âgé  des  deux  c'était  César.  La  bise 

Avait  connu  longtemps  les  trous  de  son  pourpoint. 

Comme  la  pauvreté  son  lit.  De  Cidalise, 

Ayant  aimé  trop  tôt,  je  pense,  il  n'en  eut  point. 

Au  fait,  son  existence  avait  été  bizarre, 
Car  il  était  né  bon  dans  un  siècle  de  fer. 
Rêveur  dépaysé  dont  la  folle  guitare 
Câlinait  le  passant  pour  lui  dire  un  vieil  air, 
Le  monde  l'accabla  de  sa  rigueur  avare, 
Et  le  fit,  de  son  ciel,  rouler  dans  un  enfer. 

Tout  enfant,  il  aima  sa  mère,  une  danseuse 
De  Parme,  qui  louait  à  tout  prix  son  coton. 
Or,  un  jour,  au  sortir  d'une  nuit  amoureuse 
Avec  un  Nelleri,  seigneur  d'assez  haut  ton. 
Comme  il  trouvait  l'enfant  d'une  mine  joyeuse, 
Elle  le  lui  vendit  pour  cent  ducats,  dit-on* 


l68  LES    CARIATIDES 

Ce  seigneur  l'aima  fort  trois  jours.  Mais  sa  maîtresse, 
Femme  blonde  aux  yeux  noirs,  qui  le  tenait  en  laisse, 
Choya  de  préférence  un  horrible  épagneul. 
Si  bien  qu'en  un  collège  hostile  à  sa  paresse, 
Par  un  beau  soir  d'été,  César  se  trouva  seul 
Comme  un  chevalier  mort  dans  son  rude  Hnceul. 

Dans  ces  groupes  d'enfants,  compagnons  de  servage, 
Qui  l'entouraient,  cherchant  son  âme  dans  ses  yeux. 
César  ne  se  dit  rien,  sinon  que  sous  les  cieux 
Rien  ne  vaudrait  pour  lui  sa  liberté  sauvage, 
Sa  course  vagabonde  aux  sables  du  rivage 
Et  les  enivrements  de  son  cœur  soucieux. 

Quoiqu'il  fût  ennemi  de  toute  amitié  fausse, 
Un  d'entre  eux,  fin  matois  qu'on  nommait  Annibal, 
Par  instants  lui  fit  croire  à  ces  rêves  qu'exauce 
L'être  à  qui  le  soleil  fait  un  manteau  royal. 
Donc,  voilà  son  ami  qui  le  baisse  et  le  hausse 
Comme  un  polichinelle  au  bout  d'un  fil  d'archal. 

Plus  tard  il  pend  sa  vie  aux  lèvres  d'une  femme 
Vénitienne,  horrible  et  charmant  amalgame 
De  feux  voluptueux  dans  un  cœur  endormi  ; 
Et  lorsque  enfin  Thisbé  l'appelait  :  son  Pyrame, 
Il  trouve  un  soir  la  belle  ivre,  et  nue  à  demi, 
Qui  rêve  son  remords  aux  bras  de  son  ami. 


LES    CARIATIDES 


C'est  ainsi  qu'il  était,  malheureux  et  tranquille, 
Songeant  aux  vrais  plaisirs  si  rares  et  si  courts, 
Le  front  pâli  déjà  par  la  débauche  vile, 
Et  le  cœur  encor  plein  de  ses  jeunes  amours, 
Quand,  près  de  la  taverne  où  s'écoulaient  ses  jours, 
II  vint  à  rencontrer  Sténio  par  la  ville. 

Papillon  de  la  rose  et  frère  de  l'oiseau, 
C'était  un  doux  jeune  homme  enivré  d'ambroisie, 
Amoureux  du  repos  et  de  la  fantaisie, 
Laissant  courir  sa  barque  aux  effluves  de  l'eau, 
Et  dans  les  bras  nerveux  de  sa  Muse  choisie 
Couché  nonchalamment,  comme  dans  un  berceau. 

La  vaste  Poésie  est  faite  avec  deux  choses  : 
Une  Ame,  champ  brûlé  que  fécondent  les  pleurs. 
Puis  une  Lyre  d'or,  écho  de  ces  douleurs, 
Dont  la  corde  se  plie  à  ses  métamorphoses, 
Et  vibre  sous  la  peine  et  sous  les  amours  roses. 
Comme  sous  le  baiser  du  vent  un  arbre  en  fleurs. 

Oh  !  lorsqu'on  prend  un  livre  et  que  l'on  daigne  lire 
Une  riche  pensée  écrite  en  nobles  vers. 
On  ne  sait  pas  combien  la  page  et  le  revers 
Ont  pu  coûter  souvent  de  farouche  délire 
Et  combien  le  gazon  a  de  gouffres  ouverts  ! 
C'est  César  qui  fut  l'Ame,  et  Sténio  la  Lyre. 


LES    CARTATIDnS  l'Jl 

Il  lui  disait  comment,  après  des  nuits  de  joie 
Où  l'amour  étoile  semble  un  firmament  bleu, 
On  s'éloigne  à  pas  lents  de  la  couche  de  soie, 
Emportant  dans  son  cœur  la  jalousie  en  feu, 
Et  comment  à  genoux,  quand  ce  spectre  flamboie. 
On  frappe  sa  poitrine,  en  criant:  O  mon  Dieu! 

Mais  Sténio,  pressant  son  âme  parfumée 

Et  blanche  jusqu'au  fond  comme  une  jeune  fleur, 

Enveloppait  César  de  la  foi  de  son  cœur. 

Il  disait,  entouré  d'une  blanche  fumée, 

Et  caressant  toujours  sa  cigarette  aimée  : 

Si  c'est  un  rêve,  ami,  je  veux  rêver  bonheur. 

Je  veux  croire  à  l'amour,  à  la  nature,  à  l'ange, 

Au  doux  baiser  fidèle,  au  serrement  de  main. 

Au  rhythme  harmonieux,  au  nectar  sans  mélange. 

Aux  amantes  qui  font  la  moitié  du  chemin. 

Et  penser  jusqu'au  bout  que  leur   blonde  phalange. 

En  nous  quittant  le  soir,  espère  un  lendemain. 


Je  croirai  que  le  monde  est  une  grande  auberge 
Où  l'hospitalité  sans  défiance  héberge 
Comme  le  grand  seigneur,  le  passant  hasardeux, 
Et  leur  prête  son  lit  sans  se  soucier  d'eux. 
César,  calme  et  pensif,  répondait  :  O  cœur  vierge  ! 
Et,  la  main  dans  la  main,  ils  souriaient  tous  deux. 


LES    CARIATIDES 


Mais  lorsqu'ils  se  quittaient,  c'était  comme  une  trêve 

Où  chacun  dans  son  cœur  changeant  de  souvenir, 

Y  sentait  circuler  une  nouvelle  sève 

Et  comme  un  feu  divin  la  force  revenir. 

Car  ils  rêvaient  tous  deux,  sans  s'avouer  leur  rêve, 

Sténio  de  douleur,  et  César  d'avenir  ! 

Et  quand  César  voulait  attendre  sur  sa  route 
Le  coursier  de  Lénore  et  le  saisir  aux  crins. 
Il  se  disait  en  lui,  comme  l'homme  qui  doute  : 
Qui  soustraira  mon  frère  aux  dangers  que  j'ai  craints? 
Je  lui  dois  ma  douleur,  et  je  la  lui  dois  toute, 
Et  j'en  garde  pour  lui  les  splendides  écrins. 

Mais  lorsque  Sténio  fut  complet,  que  la  gloire 
L'eut  porté  rayonnant  à  son  temple  d'ivoire, 
César  pensa  tout  bas  :  O  mort  que  je  rêvais  ! 
Puisque  j'ai  pour  toujours  assuré  sa  mémoire 
Et  qu'il  sait  à  présent  tout  ce  que  je  savais. 
Je  n'ai  plus  rien  à  dire  au  monde  et  je  m'en  vais  1 

J'étais  le  piédestal  de  sa  blanche  statue  : 
Les  peuples  aujourd'hui  la  lèvent  de  leurs  fronts. 
Puisque  la  seule  foi  que  ma  pensée  ait  eue 
Marche  dans  son  triomphe,  à  l'abri  des  affronts, 
Je  serai  tombé  seul  sous  le  coup  qui  me  tue. 
Et  le  repos  m'attend  dans  la  tombe  :  mourons  ! 


LES    CARIATIDES  I73 

Oui,  mourons  aujourd'hui.  Car  si  ma  douleur  cesse, 
Je  laisse  l'agonie  à  celle  que  j'aimais. 
Au  milieu  des  plaisirs,  du  bruit,  de  la  paresse, 
Des  chants   dont  la  splendeur  ne  s'éteindra  jamais 
Avec  tes  pleurs  divins  lui  rediront  sans  cesse  : 
Regarde,  ô  lâche  cœur,  la  tombe  où  tu  le  mets! 

Par  malheur,  Sténio  ne  savait  pas  maudire. 
Il  perdit,  le  poëte  à  la  coupe  de  miel! 
Ces  vers  mélodieux  pleins  de  rage  et  de  fiel. 
Je  cherche  en  vain,  dit-il,  mon  superbe  délire, 
Car  moi,  je  n'étais  rien  que  la  voix  d'une  lyre. 
Et  mon  âme  vivante  est  remontée  au  ciel! 


I~4  LES    CARIATIDES 


IV 


UXE   NUIT   BLANCHE 


i-<  A  ville,  mer  immense,  avec  ses  bruits  sans  nombre, 
A  sur  les  flots  du  jour  replié  ses  flots  d'ombre, 
Et  la  Nuit  secouant  son  front  plein  de  parfums, 
Inonde  le  ciel  pur  de  ses  longs  cheveux  bruns. 
Moi,  pensif,  accoudé  sur  la  table,  j'écoute 
Cette  haleine  du  soir  que  je  recueille  toute. 

Plus  rien  !  ma  lampe  seule,  en  mon  réduit  obscur 
De  son  pâle  reflet  inondant  le  vieux  mur, 
Dit  tout  bas  qu'au  milieu  du  sommeil  de  la  terre 
Travaille  une  pensée  étrange  et  solitaire. 
Et  cependant  en  proie  à  mille  visions. 
Mon  esprit  hésitant  s'emplit  d'illusions. 
Et  mes  doigts  engourdis  laissent  tomber  ma  plume. 
C'est  le  sommeil  qui  vient.  Non,  mon  regard  s'allume, 


LES    CARIATIDES  I75 

Et,  comme  avec  terreur,  ma  chair  a  frissonné. 
Qiiel  est  ce  bruit  lointain?  Ah!  l'horloge  a  sonné! 
Et  la  page  est  encor  vierge.  Mon  corps  débile 
Se  débat  sous  le  feu  d'une  fièvre  stérile. 
J'attends  en  vain  l'idée  et  l'inspiration. 
Comme  tu  me  mentais,  splendide  vision 
Q.ui  venais  me  bercer  d'une  espérance  vaine! 
Être  impuissant  !  n'avoir  que  du  sang  dans  la  veine  1 
Avoir  voulu  d'un  mot  définir  l'univers, 
Et  ne  pouvoir  trouver  l'arrangement  d'un  vers! 
Me  suis-je  donc  mépris?  Dans  mon  cœur  qui  ruisselle 
Dieu  n'avait-il  pas  mis  la  sublime  étincelle? 

Oh!  si,  je  me  souviens.  En  mes  désirs  sans  frein, 
Enfant,  j'ai  vu  de  près  les  colosses  d'airain  ; 
Je  cherchais  dans  la  forme  ardemment  fécondée 
Le  moule  harmonieux  de  toute  large  idée  ; 
J'allais  aux  géants  grecs  demander  tour  à  tour 
Qj.ielle  grâce  polie  ou  quel  rude  contour 
Fait  vivre  pour  les  yeux  la  synthèse  éternelle. 
Esprit  épouvanté,  je  me  perdais  en  elle, 
Tâchant  de  distinguer  dans  quels  vastes  accords 
Se  fondent  les  splendeurs  des  âmes  et  des  corps, 
Et  méditant  déjà  comment  notre  génie 
Impose  une  enveloppe  à  la  chose  infinie. 
Hélas!  amants  d'un  soir,  en  vain  nous  enlaçons 
La  morne  Galatée  et  ses  divins  glaçons. 
Pourquoi  m'as-tu  quitté.  Muse  blanche  ?0  ma  lyre  ! 
Quel  ouragan  t'a  pris  ton  suave  délire? 


176  LES    CARIATIDES 


Quelle  foudre  a  brisé  votre  prisme  éclatant, 
O  mes  illusions  de  jeunesse?  Pourtant 
J'aime  encor  les  longs  bruits,  le  ciel  bleu,  le  vieil  arbre, 
Les  lointains  discordants,  et  ma  strophe  de  marbre 
Sait  encor  rajeunir  la  grande  Antiquité. 
O  Muse  que  j'aimais,  pourquoi  m'as-tu  quitté? 
Pourquoi  ne  plus  venir  sur  ma  table  connue 
Avec  tes  bras  nerveux  t'accouder  chaste  et  nue? 
Jetons  les  yeux  sur  nous,  vieillards  anticipés, 
CœUrs  souillés  au  berceau,  parleurs  inoccupés! 
Ce  qui  nous  perdra  tous,  ce  qui  corrode  l'âme, 
Ce  qui  dans  nos  cœurs  même  éteint  l'ardente  flamme, 
C'est  notre  lâche  orgueil,  spectre  qui  devant  nous 
Illumine  les  fronts  de  la  foule  à  genoux; 
Le  poison  qui  décime  en  un  jour  nos  phalanges. 
C'est  ce  désir  de  gloire  et  de  vaines  louanges 
Qui  fait  bouillir  le  sang  vers  le  cœur  refoulé. 
Oh  1  nous  avons  l'orgueil  superbement  enflé, 
Nous  autres!  travailleurs  qui  voulons  le  salaire 
Avant  l'œuvre,  et  montrons  une  sainte  colère 
Pour  saisir  les  lauriers  avant  la  lutte  !  Enfants 
Qui,  le  cigare  en  main,  nous  rêvons  triomphants. 
Vierges  encor  du  glaive  et  du  champ  de  bataille! 
Nains  au  front  dédaigneux  qui  haussons  notre  taille 
Sur  les  calculs  étroits  de  notre  ambition, 
Qui,  blasés  sans  avoir  connu  la  passion, 
Croyons  sentir  en  nous  cette  verve  stridente 
Que  l'enfer  avait  mis  dans  la  plume  du  Dante, 


LES    CARIATIDES 


177 


Ou  le  doute  fatal  qui  réveillait  Byron, 

Comme  un  cheval  fouetté  par  le  vent  du  clairon! 

Devant  nous  ont  passé  quelques  sombres  génies 
Qui  vous  jetaient  aux  vents,  farouches  harmonies 
Dont  nous  psalmodions  une  note  au  hasard! 
Tout  fiers  d'avoir  produit  un  pastiche  bâtard, 
D'avoir  éparpillé  quelques  syllabes  fortes, 
Fous,  ivres,  éperdus,  nous  assiégeons  les  portes 
Des  Panthéons  bâtis  pour  la  postérité  ! 
C'est  un  aveuglement  risible  en  vérité! 

Quand  nous  aurons  longtemps  sur  les  livres  antiques 
Interrogé  le  sens  des  choses  prophétiques. 
Lu  sur  les  marbres  saints  d'Égine  et  de  Paros 
Le  sort  des  Dieux,  jouet  mystérieux  d'Éros; 
Dans  le  livre  du  monde,  à  la  page  où  nous  sommes, 
Quand  nous  épellerons  le  noir  secret  des  hommes; 
Quand  nous  aurons  usé  sans  relâche  nos  fronts 
Sous  l'étude,  et  non  pas  sous  de  justes  affronts, 
O  lutteurs,  nous  pourrons  de  notre  voix  profonde 
Dire  au  monde  :  C'est  nous,  et  remuer  le  monde. 
Mais  jusque-là,  sans  trêve,  aux  Zoïles  méchants 
Voilant  avec  amour  l'ébauche  de  nos  chants, 
Étreignons  la  nature,  et  mesurons  sans  crainte 
Ce  bas-relief  géant  dont  nous  prenons  l'empreinte  ! 


21 


178  LES    CARIATIDES 


LA    VIE     HT     LA     MORT 


vJ  AI  VU  ces  songeurs,  ces  poètes, 
Ces  frères  de  l'aigle  irrité, 
Tous  montrant  sur  leurs  nobles  têtes 
Le  signe  de  la  Vérité. 

Et  près  d'eux,  comme  deux  statues 
Qui  naquirent  d'un  même  effort, 
Se  tenaient,  de  blancheur  vêtues. 
Deux  vierges,  la  Vie  et  la  Mort. 

J'ai  vu  le  mendiant  Homère, 
Le  grand  Eschyle  au  cœur  sans  fiel, 
Chauve,  et  dans  sa  vieillesse  amère 
Insulté  par  le  veut  du  ciel; 


LES    CARIATIDES 


79 


J'ai  vu  le  Ij'rique  Pindare, 
L'élève  divin  de  Mj'rtis 
Dont  un  roi  prenait  la  cithare, 
Comme  le  chevreau  broute  un  lys; 

J'ai  vu  mon  père  Aristophane 
Blessé  par  des  mots  odieux, 
Et  devant  le  peuple  profane 
Défendant  Eschyle  et  ses  Dieux; 

J'ai  vu  buvant  la  sombre  lie 
De  ses  calices  triomphants, 
Sophocle,  accusé  de  folie 
Et  maltraité  par  ses  enfants; 


J'ai  vu  portant  l'affreux  stigmate, 
Ovide  fugitif,  buvant 
Le  lait  d'une  jument  sarmate 
Au  désert  glacé  par  le  vent  ; 

J'ai  vu  Dante  en  exil,  et  Tasse 
Abandonné  par  sa  raison. 
Collant  sa  face  morne  et  lasse 
Aux  noirs  barreaux  de  sa  prison. 

Pareil  au  lion  qui  soupire 
Sous  le  vil  fouet  de  ses  gardiens, 
Hélas!  j'ai  vu  le  dieu  Shakspere 
Aux  gages  des  comédiens; 


l8o  LES    CARIATIDES 


J'ai  vu  Cervantes,  pauvre  esclave, 
Au  bagne  exhalant  ses  sanglots, 
Et  Camoëns  sanglant  et  hâve 
Luttant  dans  l'écume  des  flots; 

J'ai  vu,  tant  le  destin  se  joue 
En  des  caprices  insensés, 
Corneille  marchant  dans  la  boue 
Avec  ses  souliers  rapiécés, 

Et  Racine,  cet  idolâtre, 
Tombant  les  regards  éblouis 
Par  le  tonnerre  de  théâtre 
Q.ue  lançaient  les  yeux  de  Louis, 

Et  Chénier,  dont  le  trait  rapide 
Atteignait  sa  victime  au  flanc, 
Versant  sur  l'échafaud  stupide 
La  belle  pourpre  de  son  sang. 

Brillant  de  la  splendeur  première. 
Tous  ces  grands  exilés  des  cieux. 
Tous  ces  hommes  porte-lumière 
Avaient  des  astres  dans  leurs  yeux. 

Lorsqu'elle  frappait  notre  oreille 
Avec  le  bruit  du  flot  amer. 
Leur  voix  immense  était  pareille 
A  la  tumultueuse  mer, 


LES    CARIATIDES 


Et  leur  rire  plein  d'étincelles 
Semblait  lancer  dans  l'aquilon 
Des  flèches  pareilles  à  celles 
De  l'archer  Phœbus  Apollon. 

Pourtant  sans  foyer  et  sans  joie, 
Sous  les  cieux  incléments  et  froids 
Ils  traînaient  leur  misère,  proie 
De  la  foule,  ou  jouet  des  rois. 

Et  dans  ses  colères,  la  Vie, 
Brisant  ce  qui  leur  était  cher. 
D'une  dent  folle,  inassouvie. 
Mordait  cruellement  leur  chair. 


Les  mettant  dans  la  troupe  vile 
Des  mendiants  que  nous  raillons. 
Elle  les  poussait  dans  la  ville 
Affublés  de  sombres  haillons; 

Sur  eux  acharnée  en  sa  rage. 
Et  voulant  les  réduire  enfin. 
Elle  leur  prodiguait  l'outrage, 
La  pauvreté,  l'exil,  la  faim, 

Et  les  pourchassait,  misérables 
Q.ui  n'espèrent  plus  de  rachats, 
Ayant  tous  leurs  fronts  vénérables 
Souillés  de  ses  impurs  crachats! 


LES    CARIATIDES 


Mais  enfin  la  compagne  sûre 
Venait;  la  radieuse  Mort 
Lavait  tendrement  la  blessure 
De  leurs  seins  exempts  de  remord. 

Ainsi  que  les  mères  farouches 
Qui  sont  prodigues  du  baiser, 
Elle  les  baisait  sur  leurs  bouches 
Doucement,  pour  les  apaiser. 

Sous  leurs  pas,  ainsi  qu'une  Omphale, 
Elle  étendait  au  grand  soleil 
La  rouge  pourpre  triomphale 
Pour  leur  faire  un  tapis  vermeil. 

Et  sur  leurs  fronts  brillants  de  gloire 
Devant  le  peuple  meurtrier, 
Avec  ses  belles  mains  d'ivoire 
Elle  attachait  le  noir  laurier. 


LES    CARIATIDES 


183 


VI 


NOSTALGIE 


o 


H!  lorsque  incessamment  tant  de  caprices  noirs 
S'impriment  à  la  rame, 
Et  que  notre  Thalie  accouche  tous  les  soirs 
D'un  nouveau  mélodrame; 


Que  les  analyseurs  sur  leurs  gros  feuilletons 

Jettent  leur  sel  attique, 
Et,  tout  en  disséquant,  chantent  sur  tous  les  tons 

Les  devoirs  du  critique; 

Que  dans  un  bouge  affreux  des  orateurs  blafards 

Dissertent  sur  les  nègres, 
Que  l'actrice  en  haillons  étale  tous  ses  fards 

Sur  ses  ossements  maigres  ; 


b 


184  LES    CARIATIDES 


Qu'au  bout  d'un  pont  très  lourd  trois  cents  provinciaux 

Tout  altérés  de  lucre, 
Discutent  gravement  en  des  termes  si  hauts 

Sur  l'avenir  du  sucre; 

Que  de  piètres  Phœbus  au  regard  indigo 

Flattent  leur  Muse  vile, 
Encensent  d'Ennery,  jugent  Victor  Hugo, 

Et  font  du  vaudeville; 

Lorsque  de  vieux  rimeurs  fatiguent  l'aquilon 

De  strophes  chevillées, 
Que  sans  nulle  vergogne  on  expose  au  Salon 

Des  femmes  habillées; 

Que  chez  nos  miss  Lilas,  entre  deux  verres  d'eau, 

Un  grand  renom  se  forge. 
Que  nos  beautés  du  jour,  reines  par  Cupido, 

N'ont  pas  même  de  gorge; 

Qu'entre  des  arbres  peints,  à  ce  vieil  Opéra 

Dont  on  dit  tant  de  choses. 
Les  fruits  du  cotonnier  qu'un  lord  Anglais  paiera 

Dansent  en  maillots  roses; 

Que  ne  puis-je,  ô  Paris,  vieille  ville  aux  abois, 

Te  fuir  d'un  pas  agile, 
Et  me  mêler  là-bas,  sous  l'ombrage  des  bois, 

Aux  bergers  de  Virgile! 


LES    CARIATIDES 


i8s 


Voir  les  chevreaux  lascifs  errer  près  d'un  ravin 

Ou  parcourir  la  plaine, 
Et,  comme  Mnasylus,  rencontrer,  pris  de  vin. 

Le  bon  homme  Silène; 

Près  des  saules  courbés  poursuivre  Amaryllis 

Au  jeune  sein  d'albâtre, 
Voir  les  nymphes  emplir  leurs  corbeilles  de  lys 

Pour  Alexis  le  pâtre  ; 

Dans  les  gazons  fleuris,  au  murmure  de  l'eau, 

Dépenser  mes  journées 
A  dire  quelques  chants  aux  filles  d'ApoUo 

En  strophes  alternées  ; 

Pleurer  Daphnis  ravi  par  un  cruel  destin, 
Et,  fuyant  nos  martyres. 

Mieux  qu'Alphesibœus  en  dansant  au  festin 
Imiter  les  Satyres  ! 

Février  1842. 


21 


[86  LES    CARIATIDES 


La  Renaissance 


Ameine  avecques  toy  la  Cyprienne  sainte. 
Ronsard,  Églogue  1 1 . 


v-/  N  a  dit  qu'une  vierge  à  la  parure  d'or 
Sur  l'épaule  des  flots  vint  de  Cypre  à  Cythère, 
Et  que  ses  pieds  polis,  en  caressant  la  terre, 
A  chacun  de  ses  pas  laissèrent  un  trésor. 

L'oiseau  vermeil,  qui  chante  en  prenant  son  essor, 
Emplit  d'enchantements  la  forêt  solitaire. 
Et  les  ruisseaux  glacés  où  l'on  se  désaltère. 
Sentirent  dans  leurs  flots  plus  de  fraîcheur  encor. 

La  fleur  s'ouvrit  plus  pure  aux  baisers  de  la  brise, 
Et  sous  les  myrtes  verts,  la  vierge  plus  éprise 
Releva  dans  ses  bras  son  amant  à  genoux. 

De  même  quand  plus  tard,  autre  Anadyomène, 
La  Renaissance  vint,  et  rayonna  sur  nous. 
Toute  chose  fleurit  au  fond  de  l'dmc  humaine. 

Juin  1842. 


LES    CARIATIDES 


187 


1   ROIS  femmes  à  la  tête  blonde 
Pour  une  mission  féconde 
Ont  rayonné  sur  notre  monde  : 

Eve,  la  Joie  et  la  Beauté; 
Maria,  la  Virginité; 
Madeleine,  la  Charité. 

Parfumés  comme  des  calices, 
Dans  la  clarté,  leurs  cheveux  lisses 
Versent  d'éternelles  délices. 

Juin  1842. 


^ 


l88  LES    CARIATIDES 


La    Déesse 


duand  au  matin  ma  déesse  s'habille 

D'un  riche  or  crespe  ombrageant  ses  talons. 

Ronsard.  —  Amours,  livre  I. 


V^UAND  les  trois  déités  à  la  charmante  voix 
Aux  pieds  du  blond  Paris  mirent  leur  jalousie, 
Pallas  dit  à  l'enfant  :  Si  ton  cœur  m'a  choisie, 
Je  te  réserverai  de  terribles  exploits. 

Junon  leva  la  tête,  et  lui  dit  :  Sous  tes  lois 
Je  mettrai,  si  tu  veux,  les  trônes  de  l'Asie, 
Et  tu  dérouleras  ta  riche  fantaisie 
Sur  les  fronts  inclinés  des  peuples  et  des  rois. 

Mais  celle  devant  qui  pâlissent  les  étoiles 

Inexorablement  détacha  ses  longs  voiles 

Et  montra  les  splendeurs  sereines  de  son  corps. 

Et  toi  lèvre  éloquente,  ô  raison  précieuse, 
O  Beauté,  vision  faite  de  purs  accords. 
Tu  le  persuadas,  grande  silencieuse  ! 

Juin  1842. 


LES    CARIATIDES 


Sachons  adorer!  Sachons  lire! 
La  Coupe,  le  Sein  et  la  Lyre 
Nous  donnent  le  triple  délire. 

Symbole  dont  le  fier  dessin 
Fut  jadis  moulé  sur  le  Sein, 
La  Coupe  inspire  un  grand  dessein. 

La  Lyre,  voix  de  l'Ionie, 
Que  le  vulgaire  admire  et  nie, 
Contient  la  céleste  harmonie. 


Juin   1842. 


igO  LES    CARIATIDES 


Idolâ  trie 


Les  sociétés  polies,  mais  ido- 
lâtres, de  Rome  et  d'Athènes, 
ignoraient  la  céleste  dignité  de 
la  femme,  révélée  plus  tard  aux 
hommes  par  le  Dieu  qui  voulut 
naître  d'une  fille  d'Eve. 

Victor   Hugo,   Liiteraturc 
et  Philosophie  iiiclces. 


iVlÈTRE  divin,  mètre  de  bonne  race. 
Que  nous  rapporte  un  poëte  nouveau, 
Toi  qui  jadis  combattais  pour  Horace, 
Rhytlime  de  Sappho  ! 

Fais-moi  fléchir  la  belle  nymphe  éprise 
Que  je  désire  avec  un  doux  émoi, 
Quoique  son  cœur  pour  Diane  méprise 
Et  Vénus  et  moi  ! 


I 


LES    CARIATIDES 


Car  chaque  nuit,  les  Grâces,  troupe  nue, 
Viennent  baiser,  dans  un  céleste  accord, 
Son  chaste  sein,  lorsque  cette  ingénue 
Lydia  s'endort. 

Si  folâtrant  avec  les  chasseresses, 
Elle  s'ébat  dans  vos  flots  querelleurs, 
Oh!  faites-lui  vos  plus  folles  caresses, 
Naïades  en  pleurs! 

Inspire-moi,  toi  qui  portes  la  lyre, 
Toi  dont  le  char  devance  l'aquilon. 
Des  chants  que  brûle  un  amoureux  délire, 
Phœbus  Apollon  ! 

Et  toi,  Cypris,  veux-tu  la  prendre  au  piège? 
Alors  je  t'offre  avec  un  myrte  vert 
Des  tourtereaux  plus  blancs  que  n'est  la  neige 
Ou  le  lys  ouvert  ! 

Juin  1842. 


I 
I 


192  LES     CARIATIDES 


M, 


ÊME  en  deuil  pour  cent  trahisons, 
A  vos  soleils  nous  embrasons 
Nos  coeurs  meurtris,  jeunes  saisons! 

O  premières  roses  trémières! 
O  premières  amours  !  Premières 
Aurores,  aux  riches  lumières! 

Malgré  l'hiver  et  les  autans, 
Ressuscitent,  vainqueurs  du  temps, 
Vos  étés  aux  cheveux  flottants! 

Juin  1842. 


LES    CARIA riUHS 


Ï9Î 


Amour  angëlique 


Oh  !  Taniour!  dit  elle,  —  et  sa 
voix  tremblait  et  son  œil  rayon- 
nait, —  c'est  être  deux  et  n'être 
qu'un.  Un  homme  et  une  femme 
qui  se  fondent  en  un  ange,  c'est 
le  ciel. 

Victor  Hugo,  Notre-Dame 
de  Paris,  liv.  II,  chap.  vu. 


JL'axge  aimé  qu'ici-bas  je  révère  et  je  prie 
Est  une  enfant  voilée  avec  ses  longs  cheveux, 

A  qui  le  ciel,  pour  qu'elle  nous  sourie, 
A  donné  le  regard  de  la  vierge  Marie. 

Ame  que  l'azur  expatrie 
Pour  qu'elle  recueille  nos  vœux, 
Jeune  âme  limpide  et  fleurie 
Comme  les  fleurs  de  la  prairie 
Aux  calices  roses  ou  bleus! 


2  5 


194 


LES     CARIATIDES 


Comme  l'autie  Éloa,  c'est  la  sœur  des  archanges, 
Qjai  pour  nous  faire  vivre  aux  mystiques  amours, 

A  quitté  les  blondes  phalanges 
Et  souille  ses  pieds  blancs  à  parcourir  nos  fanges. 

Aussi  nos  ferveurs  sont  étranges  : 
Ce  sont  des  rêves  sans  détours, 
Ce  sont  des  plaisirs  sans  mélanges. 
Des  extases  et  des  échanges 
Qui  dureront  plus  que  les  jours! 

C'est  un  chemin  frayé  plein  d'une  douce  joie, 
Un  vase  de  parfums,  une  coupe  de  miel, 

Un  météore  qui  flamboie 
Comme  un  beau  chérubin  dans  sa  robe  de  soie. 

Il  ne  craint  pas  que  Dieu  le  voie  : 
C'est  un  amour  pur  et  sans  fiel 
Où  toute  notre  âme  se  noie 
Et  dont  l'aile  ne  se  déploie 
Que  pour  s'élancer  vers  le  ciel  ! 

Juin  1842. 


LES     CARI ATIDKS  I9J 


Loy  S 


Elle  cueille  des  marguerites 
et  les  effeuille  pour  s'assurer  de 
l'amour  de  Loys. 

Théophile  Gautier, 
Giselle,  acte  I,  scène  iv. 


M. 


ON  Loys,  j'ai  sous  vos  prunelles, 
Oublié,  dans  mon  cœur  troublé. 
Mon  époux  qui  s'en  est  allé 
Pour  combattre  les  infidèles. 
Q.uand  nous  le  croirons  loin  encor, 
Il  sera  là.  Dieu  nous  pardonne! 
Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 
Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

J'ai  lu  dans  un  ancien  poëme 
Qu'une  autre  Yolande  autrefois 
Près  de  son  page  Hector  de  Foix 
Oublia  son  époux  de  même. 


196  LHS    CARIATIDES 


Elle  gardait  comme  un  trésor 
Ces  extases  que  l'amour  donne.  — 
Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 
Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

Cette  Yolande  était  duchesse, 
Mille  vassaux  étaient  son  bien, 
Et  son  bel  ami  n'avait  rien 
Q.ue  ses  cheveux  blonds  pour  richesse. 
Pour  cet  enfant  aux  cheveux  d'or 
La  dame  eût  vendu  sa  couronne.  — 
Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 
Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

Ces  amants  qu'un  doux  rêve  assemble, 
Ont  souvent  passé  plus  d'un  jour 
A  se  dire  des  chants  d'amour, 
Ou  bien  à  regarder  ensemble 
Les  oiseaux  prendre  leur  essor 
Vers  l'azur  qui  tremble  et  frissonne.  - 
Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 
Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

Ou  bien  ils  passaient  leurs  journées 
A  revoir  d'auréoles  ceints 
Les  bonnes  Vierges  et  les  Saints 
Dans  les  Bibles  enluminées. 


LES     C  A  R  I  A  r  I  D  F.  S 


197 


L'Amour  dit  son  confiteor 
Sans  écouter  l'heure  qui  sonne.  — 
Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 
Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

Comme  leurs  lèvres  en  délire 

Un  soir  longuement  s'assemblaient, 

En  des  baisers  qui  ressemblaient 

Aux  frémissements  d'une  lyre, 

On  entendit  au  corridor 

Les  pas  de  l'époux  en  personne.  — 

Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 

Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

Sais-tu  quel  sort  on  nous  destine? 
Le  malheureux  page  exilé, 
Plein  d'un  regret  inconsolé, 
Alla  mourir  en  Palestine. 
Toujours  pleurant  son  cher  Hector, 
La  dame  au  couvent  mourut  nonne. 
Mon  beau  page,  quel  bruit  résonne? 
Est-ce  lui  qui  sonne  du  cor? 

Février  1841. 


-^V' 


LUS     C  A  R I  A  1  I D  E  S 


DiEN  souvent  je  revois  sous  mes  paupières' closes, 
La  nuit,  mon  vieux  Moulins  bâti  de  briques  roses. 
Les  cours  tout  embaumés  par  la  fleur  du  tilleul. 
Ce  vieux  pont  de  granit  bâti  par  mon  aïeul, 
Nos  fontaines,  les  champs,  les  bois,  les  chères  tombes, 
Le  ciel  de  mon  enfance  où  volent  des  colombes. 
Les  larges  tapis  d'herbe  où  l'on  m'a  promené 
Tout  petit,  la  maison  riante  où  je  suis  né 
Et  les  chemins  touffus,  creusés  comme  des  gorges, 
Q.ui  mènent  si  gaiement  vers  ma  belle  Font-Georges, 
A  qui  mes  souvenirs  les  plus  doux  sont  liés. 

Et  son  sorbier,  son  haut  salon  de  peupliers, 
Sa  source  au  flot  si  froid  par  la  mousse  embellie 
Où  je  m'en  allais  boire  avec  ma  sœur  Zélie, 
Je  les  revois;  je  vois  les  bons  vieux  vignerons 
Et  les  abeilles  d'or  qui  volaient  sur  nos  fronts, 
Le  verger  plein  d'oiseaux,  de  chansons,  de  murmures, 
Les  pêchers  de  la  vigne  avec  leurs  pêches  mûres, 
Et  j'entends  près  de  nous  monter  sur  le  coteau 
Les  joyeux  aboiements  de  mon  chien  Calisto! 

Septembre  1S41. 


LES    CARIATIDES 


[99 


L  e  ï  1  a 


Tu  as  loué  Leïla  en  rimes  qui, 
par  leur  enchaînement,  donnent 
l'idée  d'une  étoffe  rayée  d'Yémen. 

Traduction    d'un    poëme 
ARABE,  Noies  des  Orientales. 


Il  semble  qu'aux  sultans  Dieu  même 
Pour  femmes  donne  ses  houris. 
Mais,  pour  moi,  la  vierge  qui  m'aime, 
La  vierge  dont  je  suis  épris,  — 

Les  sultanes  troublent  le  monde 
Pour  accomplir  un  de  leurs  vœux.  — 
La  vierge  qui  m'aime  est  plus  blonde 
QjLie  les  sables  sous  les  flots  bleus. 


Le  duvet  où  leur  front  sommeille 
Au  poids  de  l'or  s'amoncela.  — 
Rose,  une  rose  est  moins  vermeille 
Qiie  la  bouche  de  Leïla. 


LES     C  A  UI A  T I D  K  S 


Elles  ont  la  ceinture  étroite, 
Les  perles  d'or  et  le  turban.  — 
Sa  taille  flexible  est  plus  droite 
Que  les  cèdres  du  mont  Liban  ! 

Le  hamac  envolé  se  penche 
Et  les  berce  en  son  doux  essor.  — 
L'étoile  au  front  des  cieux  est  blanche. 
Mais  sa  joue  est  plus  blanche  encor. 

Elles  ont  la  fête  nocturne 
Aux  lueurs  des  flambeaux  tremblants.  ■ 
Ses  bras  comme  des  anses  d'urne 
S'arrondissent  polis  et  blancs. 

Elles  ont  de  beaux  bains  de  marbre 
Où  sourit  le  ciel  étoile.  — 
Comme  elle  dormait  sous  un  arbre, 
J'ai  vu  son  beau  sein  dévoilé. 

Chaque  esclave  au  tyran  veut  plaire 
Comme  chaque  fleur  au  soleil.  — 
Elle  n'a  pas  eu  de  colère 
Quand  j'ai  troublé  son  cher  sommeil, 

Dans  leurs  palais  d'or,  prisons  closes. 
Leurs  chants  endorment  leurs  ennuis. 
Elle  m'a  dit  tout  bas  des  choses 
Que  je  rêve  tout  haut  les  nuits  ! 


LES     CARIATIDES 


Sa  Hautessc  les  a  d'un  signe. 
Il  est  le  seul  et  le  premier.  — 
Ses  bras  étaient  comme  la  vigne 
CLui  s'enlace  aux  bras  du  palmier! 

Quand  un  seul  maître  a  cent  maîtresses, 
Un  jour  n'a  pas  de  lendemain.  — 
Elle  m'inondait  de  ses  tresses 
Pleines  d'un  parfum  de  jasmin! 

Ce  sont  cent  autels  pour  un  prêtre, 
Ou  pour  un  seul  char  cent  essieux.  — 
Nous  avons  cru  voir  apparaître 
La  neuvième  sphère  des  cieux! 

Quelquefois  les  sultanes  lèvent 
Un  coin  de  leur  voile  en  passant.  — 
Nous  avions  l'extase  que  révent 
Les  élus  du  Dieu  tout  puissant! 

ALiis  ce  crime  est  la  perte  sûre 
Des  amants,  toujours  épiés.  — 
Laissez-moi  baiser  sa  chaussure 
Et  mettre  mon  front  sous  ses  pieds  ! 

Février  1841. 


5^ 


26 


LUS     CARIATIDES 


Vénus  couchée 


D'un  plus  hault  vol,  d'aile  mieux  cmplumée 
Ne  la  pouuoit  rauir  ce  petit  Dieu; 
Et  ne  pouuoit  encor'  en  plus  hault  lieu, 
Ny  en  plus  seur  sa  flamme  estre  allumée. 

loACiiiM  DV  Bellay,  Inscriptions. 


l-'ÉTÉ  brille;  Pliœbus  perce  de  mille  traits, 
En  haine  de  sa  sœur,  les  vierges  des  forêts. 
Et  dans  leurs  flancs  brûlés  de  flammes  vengeresses 
Il  allume  le  sang  des  jeunes  chasseresses. 
Dans  les  sillons  rougis  par  les  feux  de  l'été, 
Entouré  d'un  essaim,  le  bœuf  ensanglanté 
Marche  les  pieds  brûlants  sous  de  folles  morsures. 
Tout  succombe  :  au  lointain  les  Nymphes  sans  ceintures 
Avec  leurs  grands  cheveux  par  le  soleil  flétris 
Épongent  leurs  bras  nus  dans  les  fleuves  taris, 
Et,  fuyant  deux  à  deux  le  sable  des  rivages. 
Vont  cacher  leurs  ardeurs  dans  les  antres  sauvages. 

Dans  le  fond  des  forêts,  sous  un  ciel  morne  et  bleu, 
Vénus,  les  yeux  mourants  et  les  lèvres  eu  feu, 


LES     CARIATIDES 


20^ 


S'est  couchée  au  milieu  des  grandes  touffes  d'herbe 

Ainsi  qu'une  panthère  indolente  et  superbe. 

Dénouant  son  cothurne  et  son  manteau  vermeil, 

Elle  laisse  agacer  par  les  traits  du  soleil 

Les  beaux  reins  d'un  enfant  qui  dort  sur  sa  poitrine. 

Et  tandis  que  frémit  sa  lèvre  purpurine. 

Un  ruisseau  murmurant  sur  un  lit  de  graviers, 

Amoureux  de  Cypris,  vient  lui  baiser  les  pieds. 

Sur  son  beau  sein  de  neige  Éros  maître  du  monde 
Repose,  et  les  anneaux  de  sa  crinière  blonde 
Brillent,  et  cependant  qu'un  doux  zéphyr  ami 
Caresse  la  guerrière  et  son  fils  endormi, 
Près  d'eux  gisent  parmi  l'herbe  verte  et  la  menthe 
Les  traits  souillés  de  sang  et  la  torche  fumante. 

Février  1841, 


204  I.  r.S    CARIATIDES 


1   ouRQUOi,  courtisane, 
Vendre  ton  amour, 
La  fleur  diaphane, 

La  fleur  diaphane 
Que  fleurit  le  jour 
Et  que  la  main  fane, 

La  rose  d'amour? 


—  Pourquoi,  blond  poëte, 
Ouvrir  au  passant 
Ta  douleur  muette, 

Ta  douleur  muette, 
Lys  éblouissant 
Que  la  foule  jette 


"'""""  i 


LHS    CARIAT  IDF.  S 


205 


—  Ton  cœur  qui  se  pâme 
Brûle  pour  chacun  : 

Tu  souilles  la  flamme  ! 

—  Tu  souilles  la  flamme  ! 
Tout  a  son  parfum  : 

La  caresse  et  l'âme, 

Dans  tout,  dans  chacun  ! 


—  Mon  hymne  rapporte 
Comme  un  souvenir 

La  croyance  morte. 

—  La  croyance  morte 
Ne  peut  revenir 

Par  la  même  porte, 

Comme  un  souvenir; 


Mais  quand  l'amour  cesse, 
On  vient  l'allumer 
A  ma  folle  ivresse. 


J06  LES    C  A  Kl  ATI  DE  s 

—  Oh  va  !  nulle  ivresse 
Ne  peut  ranimer 
L'amour  en  détresse, 

Ni  le  rallumer! 
Février  1841. 


LLS    CARIATIDES  20/ 


Le   Stigmate 


Et  in  fronte  ejus  nomen  scrip- 
tum  :  Mysterium... 

Apocalypsif,  cap  ut  xvii. 


vJne  nuit  qu'il  pleuvait,  un  poëte  profane 
M'entraina  follement  chez  une  courtisane 
Aux  épaules  de  lys,  dont  les  jeunes  rimeurs 
Couronnaient  à  l'envi  leur  corbeille  aux  primeurs. 
Donc,   je  me  promettais  une  femme  superbe 
Souriant  au  soleil  comme  les  blés  en  herbe, 
Avec  mille  désirs  allumés  dans  ces  yeux 
Qui  reflètent  le  ciel  comme  les  bleuets  bleus. 

Je  rêvais  une  joue  aux  roses  enflammées, 
Des  seins  très  à  l'étroit  dans  des  robes  lamées 
Des  mules  de  velours  à  des  pieds  plus  polis 
Que  les  marbres  anciens  par  Dypœne  amollis, 
Dans  une  bouche  folle  aux  perles  inconnues 
La  Muse  d'autrefois  chantant  des  choses  nues. 


208  LES     CAUIATIDES 


J)es  Boucher  fleurissants  épanouis  au  mur, 
Et  des  vases  chinois  pleins  de  pays  d'azur. 
Hélas  1  qui  se  connaît  aux  affaires  humaines? 
On  se  trompe  aux  Agnès  tout  comme  aux  Célimènes  : 
Toute  prédiction  est  un  rêve  qui  ment! 
Ainsi  jugez  un  peu  de  mon  étonnement 
Lorsque  la  Nérissa  de  la  femme  aux  épaules 
Vint,  avec  un  air  chaste  et  des  cheveux  en  saules, 
Annoncer  nos  deux  noms,  et  que  je  vis  enfin 
L'endroit  mystérieux  dont  j'avais  eu  si  faim. 

C'était  un  oratoire  à  peine  éclairé,  grave 
Et  mystique,  rempli  d'une  fraîcheur  suave. 
Et  l'œil  dans  ce  réduit  calme  et  silencieux 
Par  la  fenêtre  ouverte  apercevait  les  cieux. 
Le  mur  était  tendu  de  cette  moire  brune 
Où  vient  aux  pâles  nuits  jouer  le  clair  de  lune, 
Et  pour  tout  ornement  on  y  voyait  en  l'air 
La  Melancholia  du  maître  Albert  Diirer, 
Cet  Ange  dont  le  front,  sous  ses  cheveux  en  ondes, 
Porte  dans  le  regard  tant  de  douleurs  profondes. 
Sur  un  meuble  gothique  aux  flancs  noirs  et  sculptés 
Parlant  des  voix  du  ciel  et  non  des  voluptés, 
Souriait  tristement  une  Bible  entr'ouverte 
Sur  une  tranche  d'or  ouvrant  sa  robe  verte. 

Pour  la  femme,  elle  était  assise,  en  peignoir  brun, 
Sur  un  pauvre  escabeau.  Ses  cheveux  sans  parfum 
Retombaient  en  pleurant  sur  sa  robe  sévère. 
Son  regard  était  pur  comme  une  primevère 


LES   CARIA Tinrs  209 

Humide  de  rosée.  Un  long  chapelet  gris 
Roulait  sinistremcnt  dans  ses  doigts  amaigris, 
Et  son  front  inspiré,  dans  une  clarté  sombre 
Pâlissait  tristement,  plein  de  lumière  et  d'ombre  ! 

Mais  bientôt  je  vis  luire,  en  m'approchant  plus  près 
Dans  ce  divin  tableau,  sombre  comme  un  cyprès. 
Dont  mon  premier  regard  n'avait  fait  qu'une  ébauche. 
Aux  lèvres  de  l'enfant  le  doigt  de  la  débauche, 
Sur  les  feuillets  du  livre  une  tache  de  vin. 
Et  je  me  dis  alors  dans  mon  cœur  :  C'est  en  vain 
Que  par  les  flots  de  miel  on  déguise  l'absinthe, 
Et  l'orgie  aux  pieds  nus  par  une  chose  sainte. 
Car  Dieu,  qui  ne  veut  pas  de  tare  à  son  trésor 
Et  qui  pèse  à  la  fois  dans  sa  balance  d'or 
Le  prince  et  la  fourmi,  le  brin  d'herbe  et  le  trône, 
Met  la  tache  éternelle  au  front  de  Babylone  ! 

Février   1S41. 


2/ 


Li:S    CARIATIDES 


Prosopopce    d'une   Vénus 


Si  quelque  Vénus  toute  nue 
Gémit,  pauvre  marbre  désert, 
C'est  lui  dans  la  verte  avenue 
Qui  la  caresse  et  qui  la  sert. 

Victor  Hugo,  Les  Voix 
intérieures. 


H, 


EL  as!  devant  le  noir  feuillage  de  cet  arbre, 
J'ai  le  cœur  tout  glacé  dans  ma  robe  de  marbre, 
Et  par  mes  yeux,  troués  d'ulcères  inconnus, 
La  pluie  en  gémissant  pleure  sur  mes  bras  nus. 
Entre  mes  pieds,  jadis  plus  blancs  que  des  étoiles, 
Arachné  lentement  tisse  de  fines  toiles, 
Et  tu  n'es  plus,  Scyllis,  pour  que  sous  ton  ciseau 
Je  me  relève  un  jour  souple  comme  un  roseau  ! 

En  ce  temps  où  la  fleur  se  cache  soils  les  herbes, 
Nul  ne  sait  le  secret  de  nos  formes  superbes. 
Nul  ne  sait  revêtir  quelque  rêve  éclatant 
De  contours  gracieux,  et  dans  son  cœur  n'entend 


LES    CARIATIDES 


L'harmonie  imposante  et  la  sainte  musique 
Où  chantent  les  accords  de  la  beauté  physique  ! 
Hélas!  qui  me  rendra  ces  jours  pleins  de  clarté 
Où  l'on  ne  m'appelait  que  Vénus  Astarté, 
Où,  seule,  ma  pensée  habitait  sous  la  pierre, 
Mais  où  mon  corps  vivait  dans  la  nature  entière, 
Où  Glycère  et  Lydie,  où  Clymène  et  Phyllis 
Portaient  mes  noms  écrits  sur  leurs  gorges  de  lys  ; 
Où,  pour  l'artiste  élu  qui  pare  et  qui  contemple, 
Chaque  âge  avait  un  nom,  chaque  harmonie  un  temple 

Oh!  trois  et  quatre  fois  malheur  au  siècle  d'or 
Où  l'artiste  éperdu  foule  aux  pieds  son  trésor  I 
Car  il  ig;iore,  hélas!  par  quel  grave  mystère 
Je  venais  pour  instruire  et  féconder  la  terre, 
Et  pour  épanouir  dans  mon  type  indompté 
Le  secret  de  l'extase  et  de  la  volupté! 
Car  à  chaque  morceau  qui  se  brise  et  qui  tombe 
De  mon  vieux  piédestal,  la  divine  colombe 
Que  depuis  trois  mille  ans  je  retiens  dans  ma  main 
Fait  un  nouvel  effort  pour  s'ouvrir  un  chemin; 
Et,  délaissant  un  jour  l'enveloppe  brisée, 
Nous  nous  envolerons  vers  la  voûte  irisée. 
Emportant  toutes  deux  loin  de  ce  monde  vain, 
La  beauté  dédaignée  avec  l'amour  divin  ! 


Ftivrier  1841, 


59? 


LES     CARIATIDES 


L'Auréole 


Par  le  ciel,  cette  enfant  est 
belle  ;  de  ma  vie  je  n'ai  rien  vu 
de  pareil... 

Gœtiie,  Faiiil. 


'O  'ÉTA  I  r  la  fui  d'un  bal  ;  nous  étions  presque  à  l'heure 

Où  sous  la  volupté  l'archet  frissonne  et  pleure, 

Où  sous  les  gants  flétris  les  doigts  serrent  les  doigts, 

Où  les  fleurs  et  les  pas,  les  rayons  et  les  voix 

Et  la  gaze  envolée  en  un  tourbillon  frêle 

Jettent  au  cœur  troublé  leur  parfum  qui  se  mêle; 

A  l'heure  où  l'on  croit  voir  en  ces  enivreiîients 

Des  maîtresses  d'un  jour  caresser  leurs  amants, 

Et  les  fresques  sourire,  et  l'extase  physique 

Voler  dans  l'air,  mêlée  à  des  flots  de  musique  1 

Tantôt  c'était  la  joie,  et  le  quadrille  ardent 
Q.ui  se  mêle  et  s'effare  et  s'élance  en  grondant, 
Qui  tantôt  rit  et  chante  en  strophes  inégales. 
Puis  s'arrête  et  bondit  en  éclats  de  cymbales. 


LES    CARIATIDES  2I5 


penche  sur  les  fronts  plus  d'un  front  endormi 
Q.ue  des  mots  bégayés  font  rougir  à  demi  ! 
Puis  la  valse  emportant  dans  son  rhytlime,  pensive 
Comme  un  myosotis  incliné  sur  la  rive, 
Une  vierge  aux  yeux  bleus,  et  dont  l'accent  vainqueur 
La  met  si  près  de  nous  qu'on  sent  battre  son  cœur, 
Et  que,  dans  cette  fièvre  ardente  et  souveraine, 
L'enfant,  sans  rien  comprendre  au  charme  qui  l'entraîne, 
Parmi  le  chœur  immense,  a  l'air,  en  se  penchant, 
D'un  ange  fasciné  par  le  démon  du  chant! 

Comme  dans  la  clarté  les  femmes  étaient  belles  ! 
Celles-ci  laissant  voir,  sous  leurs  cheveux  rebelles, 
Des  rayons  éblouis  qui  baisaient  leurs  fronts  blancs; 
D'autres,  les  yeux  voilés,  comme  des  lys  tremblants 
Qui  par  un  soir  d'été  pleurent  sous  la  rafale, 
Baissant  leur  cou  soyeux  veiné  de  tons  d'opale; 
Toutes  ivres  d'amour,  et  pour  l'œil  enchanté, 
Surpassant  l'hyperbole  et  l'idéalité! 
Et  je  noyais  mes  yeux  dans  ces  cheveux  en  tresses, 
Et  je  jetais  mon  âme  à  ces  enchanteresses 
Si  pâles  qu'on  eût  dit  ces  essaims  de  Willis 
Qiii  sortent  en  dansant  des  corolles  de  lys! 

Mais  tout  changea  bientôt  et  je  n'en  vis  plus  qu'une  : 
De  même,  quand  Phœbé  sur  le  char  de  la  lune 
Apparaît  dans  les  cieux  de  saphir  et  d'azur. 
Tout  se  voile  et  s'efface,  et  son  front  seul  est  pur. 
Celle  que  j'entrevis  en  oubliant  les  autres, 
Madame,  avait  des  yeux  brillants  comme  les  vôtres, 


214  LES     CARIATIDES 


Des  cheveux  d'or,  des  mains  qui  n'avaient  rien  d'humain, 

Et  des  pieds  à  tenir  dans  le  creux  de  la  main. 

Ajoutez  un  cou  mat  de  cette  blancheur  rare 

Qui  fait  paraître  jaune  un  marbre  de  Carrare, 

Et  deux  bras  qui  prouvaient,  ineffable  collier, 

Q.ue  Lysippe  à  Samos  ne  fut  qu'un  écolier! 

Je  cherchai  donc  en  moi  quelle  rouerie  exquise 

Prendrait  et  séduirait  cette  blonde  marquise 

Plus  rapide  en  sa  course  avec  son  front  riant 

Que  n'était  Lazzara,  Camille  d'Orient! 

Mais  quand  je  m'approchai ,  je  vis  sa  tête  ceinte 
D'un  tel  rayonnement  de  pudeur  grave  et  sainte, 
Il  était  si  divin,  le  rhythme  de  ses  pas, 
Que,  don  Juan  dérouté,  je  n'osai  même  pas 
Comme  le  docteur  Faust,  en  me  penchant  vers  elle. 
Lui  dire  à  demi-voix  :  Ma  belle  demoiselle! 

Février   1841. 


LES    CARIATIDES 


215 


LES 


Imprécations    d'une    Cariatide 


Que  la  cariatide,  en  sa  lente  révolte, 
Se  refuse,  enfin  lasse,  à  porter  l'archivolte 
Et  dise  :  C'est  assez  ! 

Victor  H  v  r,  o  ,  Les  Voix  intérieures 


C'est  le  réveil,  le   déchaînement  et   la 
vengeance  des  cariatides. 

Victor  Hugo,  Le  Rhin,  lettre  x  x  i  v. 


uissE  le  Dieu  vivant  dessécher  la  paupière 
A  qui  m'a  mise  là  vivante  sous  la  pierre, 
Et,  comme  un  enfant  porte  un  manteau  de  velours, 
M'a  forcée  à  porter  ces  édifices  lourds, 


2r6  LKS     CARIATIDES 


Ces  vieux  murs  en  haillons,  ces  maisons  condamnées, 
Dont  le  gouffre  est  si  plein  de  choses  et  d'années 
Que  je  me  sentirais  moins  de  crispations 
A  tenir  sur  mon  dos  les  Tyrs  et  les  Sions 
due  laissa  choir  le  monde  aux  deux  bras  atlastiques. 
Ou  bien  à  soulever  les  vagues  élastiques 
Sommeillant  à  demi  dans  les  noirs  Océans 
Comme  dans  son  désert  le  troupeau  des  géants  ! 
Si  bien  que  mieux  vaudrait  sous  la  blonde  phalange 
Tomber,  comme  Jacob  dans  sa  lutte  avec  l'ange, 
Ou  soutenir  du  front  avec  les  yeux  ouverts 
Goethe,  dont  la  pensée  était  un  univers! 

Oh!  si  le  feu  divin  qui  brûla  les  Sodomes, 
Fait  palpiter  un  jour  ces  pierres  et  ces  dômes, 
Ces  clochetons  à  dents,  ces  larges  escaliers 
Q;ie  dans  l'ombre  une  main  gigantesque  a  liés, 
Ces  m.onolithes  noirs  qui  n'ont  fait  qu'une  rampe, 
Ces  monstres  vomissants  dont  la  cohorte  rampe 
De  la  fondation  jusqu'à  l'entablement. 
Ces  granits  attachés  impérissablement  ; 
Si  ce  monde  sur  eux  se  déchire  et  s'écroule 
Sous  le  souffle  embrasé  de  ce  simoun  que  roule 
Sans  pitié  l'ouragan  des  révolutions 
Sur  les  peuples  trop  pleins  de  leurs  pollutions; 
Si,  dégageant  alors  son  bras  et  sa  mamelle 
Du  vieux  mur  qui  gémit  et  qui  souffre  comme  elle, 
Ma  colère  à  son  tour  peut  jeter  sur  leur  dos 
Une  expiation  et  choisir  les  fardeaux. 


LES     CARIATIDES  217 

Je  mettrai  ce  jour-là  sur  l'épaule  des  hommes, 

Au  lieu  des  monuments,  tombeaux  sous  qui  nous  sommes. 

Au  lieu  des  clochetons  et  des  granits  quittés, 

Le  poids  intérieur  de  leurs  iniquités! 

Février  1841. 


28 


. 


LIVRE    TROISIÈME 


Era  to 


In  AT  u RE,  où  sont  tes  Dieux?  O  prophétique  aïeule, 

O  chair  mystérieuse  où  tout  est  contenu, 

Q.ui  pendant  si  longtemps  as  vécu  de  toi  seule 

Et  qui  semblés  mourir,  parle,  qu'est  devenu 

Cet  âge  de  vertu  que  chaque  jour  efface. 

Où  le  sourire  humain  rayonnait  sur  ta  face? 

Où  s'est  enfui  le  chœur  de  tes  Olympiens? 

O  Nature  à  présent  désespérée  et  vide, 

Jadis  l'affreux  désert  des  Éthiopiens 

Sous  le  midi  sauvage  ou  sous  la  nuit  livide 

Fut  moins  appesanti,  moins  formidable,  et  moins 

Fait  pour  ce  désespoir  qui  n'a  pas  de  témoins. 


LES    CARIATIDES 


Que  tu  ne  m'apparais  à  présent  tout  entière, 
Depuis  que  tu  n'as  plus  ce  chœur  mélodieux 
De  tes  fils  immortels,  orgueil  de  la  Matière. 
Aïeule  au  flanc  meurtri,  Nature,  où  sont  tes  Dieux? 

Jadis,  avant,  bêlas!  que  l'Ignorance  impie 
T'eût  dédaigneusement  sous  ses  pieds  accroupie, 
Nature,  comme  nous  tu  vivais,  tu  vivais  ! 
Avec  leurs  rocs  géants,  leurs  granits  et  leurs  marbres, 
Les  monts  furent  alors  les  immenses  cbevets 
Où  tu  dormais  la  nuit  dans  ta  ceinture  d'arbres. 
Les  constellations  étaient  des  yeux  vivants. 
Une  haleine  passait  dans  le  soufile  des  vents; 
Leur  aile  frissonnante  aux  sauvages  allures 
Qui  brise  dans  les  bois  les  grands  feuillages  roux, 
En  pliant  les  rameaux  courbait  des  chevelures. 
Et  dans  la  mer,  ces  flots  palpitants  de  courroux 
Ainsi  que  des  lions,  qui  sous  l'ardente  lame 
Bondissent  dans  l'azur,  étaient  des  seins  de  femme. 

.  Mais  que  dis-je,  ô  Dieux  forts,  Dieux  éclatants.  Dieux  beaux , 
Triomphateurs  ornés  de  dépouilles  sanglantes. 
Porteurs  d'arcs,  de  tridents,  de  thyrses,  de  flambeaux. 
De  lyres,  de  tambours,  d'armes  étincelantes. 
Voyageurs  accourus  du  ciel  et  de  l'enfer. 
Qui  parmi  les  buissons  de  Sicile  et  de  Corse 
Avec  vos  cheveux  blonds  toujours  vierges  du  fer 
Parliez  dans  le  nuage  et  viviez  dans  l'écorce, 
Dieux  exterminateurs  des  serpents  et  des  loups. 
Non,  vous  n'êtes  pas  morts!  En  vain  l'homme  jaloux 


LES     CARIATIDES 


Dit  que  l'Érèbe  a  clos  vos  radieuses  bouches: 

Moi  qui  vous  aime  encor,  je  sais  que  votre  voix 

Est  vivante,  et  vos  fronts  célestes,  je  les  vois! 

Je  vois  l'ardent  Bacchus,  Diane  aux  yeux  farouches, 

Vénus,  et  toi  surtout  dont  le  nom  triomphant 

Écrasera  toujours  leur  espoir  chimérique, 

O  Muse  1  qui  naguère  et  tout  petit  enfant 

M'as  choisi  pour  les  vers  et  pour  le  chant  lyrique! 

Nourrice  de  guerriers,  louangeuse  Érato! 
Déjà  le  blanc  cheval  aux  yeux  pleins  d'étincelles, 
Impatient  du  libre  azur,  ouvre  ses  ailes 
Et  de  ses  pieds  légers  bondit  sur  le  coteau. 
Saisis  sa  chevelure,  et  dans  l'herbe  fleurie 
Que  le  coursier  t'emporte  au  gré  de  sa  furie! 
Puis  quand  tu  reviendras.  Muse,  nous  chanterons. 
Va  voir  les  durs  combats,  les  grands  chocs,  les  mêlées, 
Des  crinières  de  pourpre  au  vent  échevelées. 
Des  blessures  brisant  les  bras,  trouant  les  fronts. 
Et,  comme  un  vin  joyeux  sort  des  vendanges  mûres. 
Le  rouge  flot  du  sang  coulant  sur  les  armures. 
Et  l'épée  autour  d'elle  agitant  ses  éclairs, 
Et  les  soldats  avec  une  âme  vengeresse 
Bondissant,  emportés  par  le  chef  aux  yeux  clairs. 

Va,  mais  que  ni  les  rois,  ni  le  peuple,  ô  Déesse, 
Ne  puissent  te  convaincre  et  changer  ton  dessein, 
Car  seule  gouvernant  les  chants  où  tu  les  nommes. 
Plus  forte  que  la  vie  et  le  destin  des  hommes. 
L'immuable  Justice  habite  dans  ton  sein. 


LES    CARIATIDES 


Puis  tu  délaceras  ta  cuirasse  guerrière. 
Alors,  bravant  l'orage  effroyable  et  ses  jeux, 
Marche,  tes  noirs  cheveux  au  vent,  dans  la  clairière, 
Va  dans  les  antres  sourds,  gravis  les  rocs  neigeux, 
Près  des  gouffres  ouverts  et  sur  les  pics  sublimes 
Qui  fument  au  soleil,  de  glace  hérissés, 
Respire,  et  plcyige-toi  dans  les  fleuves  glacés. 
Muse,  il  est  bon  pour  toi  de  vivre  sur  les  cimes, 
De  sentir  sur  ton  sein  la  caresse  des  airs, 
De  franchir  l'âpre  horreur  des  torrents  sans  rivages. 
Et,  quand  les  vents  affreux  pleurent  dans  les  déserts, 
De  livrer  ta  poitrine  à  leurs  bouches  sauvages. 

Le  flot  aigu,  le  mont  qu'endort  l'éternité, 
La  forêt  qui  grandit  selon  les  saintes  règles 
Vers  l'azur,  et  la  neige  et  les  chemins  des  aigles 
Conviennent,  ô  Déesse,  à  ta  virginité. 
Car  rien  ne  doit  ternir  ta  pureté  première 
Et  souiller  par  un  long  baiser  matériel 
Ta  belle  chair,  pétrie  avec  de  la  lumière. 
Ton  véritable  amant,  chaste  fille  du  ciel. 
Est  celui  qui,  malgré  ta  voix  qui  le  rassure 
Et  ton  regard  penché  sur  lui,  n'oserait  pas 
D'une  lèvre  timide  effleurer  ta  chaussure 
Et  baiser  seulement  la  trace  de  tes  pas. 

Oui,  c'est  moi  qui  te  sers  et  c'est  moi  qui  t'adore. 
Viens  !  ceux  qu'on  a  crus  morts,  nous  les  retrouveron  s  ! 
Les  guerriers,  les  archers,  les  rois,  les  forgerons. 
Les  reines  de  l'azur  aux  fronts  baignés  d'aurore! 


LES     CARIATIDES  223 

Viens,  nous  retrouverons  le  fils  des  rois  Titans 
Assis,  la  foudre  en  main,  dans  les  cieux  éclatants; 
Celle  qui  de  son  front  jaillit,  Déesse  armée. 
Comme  Jaillit  l'éclair  de  la  nue  enflammée, 
Et  celui  qui  se  plaît  aux  combats,  dans  les  cris 
D'horreur,  et  portant  l'arc  avec  sa  fierté  mdle 
Cette  amante  des  bois,  la  chasseresse  pâle 
Qui  court  dans  les  sentiers  par  la  neige  fleuris 
Et  montre  ses  bras  nus  tachés  du  sang  des  lices  ; 
Celui  qui  dans  les  noirs  marais  vils  et  rampants 
Exterminant  les  nœuds  d'hydres  et  de  serpents, 
De  ses  traits  lourds  d'airain  les  tue  avec  délices; 
Puis,  celui  qui  régit  les  Déesses  des  flots; 
Celui-là  qu'on  déchire  en  ses  douleurs  divines, 
Qui  meurt  pour  nous  et',  pour  apaiser  nos  sanglots. 
Dieu  fort,  renaît  vivant  et  chaud  dans  nos  poitrines  ; 
Celle  qui,  s'élançant  quand  l'âpre  hiver  s'enfuit, 
Ressuscite  du  noir  enfer  et  de  la  nuit, 
Et  celle-là  surtout,  vierge  délicieuse, 
Qui  fait  grandir,  aimer,  naître,  sourdre,  germer, 
Fleurir  tout  ce  qui  vit,  et  vient  tout  embaumer 
Et  fait  frémir  d'amour  les  chênes  et  l'yeuse, 
Et  fait  partout  courir  le  grand  souffle  indompté 
De  "l'ardente  caresse  et  de  la  volupté. 

Près  de  nous  brilleront  le  sceptre  que  décore 
Une  fleur,  le  trident  et,  plus  terrible  encore, 
La  ceinture  qui  tient  les  désirs  en  éveil  ; 
L'épée  au  dur  tranchant,  belle  et  de  sang  vermeille. 


2  2  |.  I.  T;  S     C  A  R  I  A  T  I  D  P.  S 

Dont  la  lame  d'airain  pour  la  forme  est  pareille 
A  la  feuille  de  sauge,  et  qui  luit  au  soleil  ; 
L'arc,  le  thyrse  léger,  la  torche  qui  flamboie; 
Et  la  grande  Nature  avec  ses  milliers  d'yeux 
Nous  verra,  stupéfaite  en  sa  tranquille  joie. 
Voyageurs  éblouis,  lui  ramener  ses  Dieux! 

Février  1841. 


LES    CARIATIDES  22) 


A    Vénus    de    Milo 


o 


Vénus  de  Milo,  guerrière  au  flanc  nerveux, 
Dont  le  front  irrité  sous  vos  divins  cheveux 
Songe,  et  dont  une  flamme  embrase  la  paupière, 
Calme  éblouissement,  grand  poëme  de  pierre. 
Débordement  de  vie  avec  art  compensé, 
Vous  qui  depuis  mille  ans  avez  toujours  pensé, 
J'adore  votre  bouche  où  le  courroux  flamboie 
Et  vos  seins  frémissants  d'une  tranquille  joie. 

Et  vous  savez  si  bien  ces  amours  éperdus 
Que  si  vous  retrouviez  un  jour  vos  bras  perdus 
Et  qu'à  vos  pieds  tombât  votre  blanche  tunique, 
Nos  froideurs  pâmeraient  dans  un  combat  unique, 
Et  vous  m'étaleriez  votre  ventre  indompté, 
Pour  y  dormir  un  soir  comme  un  amant  sculpté! 

1"^'  mars  1842. 

29 


226  LES     CARIATIDES 


A    Victor    Hugo 

-  1842  - 


^UR  ton  front  brun  comme  la  nuit, 
Maître,  aucun  fil  d'argent  ne  luit, 
Et  nul  Décembre  sacrilège, 
Ne  met  sa  neige. 

Pourtant,  dans  ton  labeur  sacré, 
Tu  te  vois  déjà  vénéré, 
O  génie  immense  et  tranquille, 
Comme  un  Eschyle. 

A  ta  lèvre  où  passe  un  rayon 
De  la  charmante  Illusion, 
La  Gloire,  innocente  comme  elle, 
Tend  sa  mamelle. 

Tu  braves  l'oubli  meurtrier. 
Car  l'ombre  noire  du  laurier, 
Que  rien  ne  ternit  et  n'efTace, 
Est  sur  ta  face. 


LES     C  A  U  I  A  T  I  D  F.  S 


Près  de  toi,  sous  un  ckir  manteau 
Veille  la  chanteuse  Érato, 
Q.ui  tourmente  la  sainte  Lyre 
De  son  délire  ; 

Vers  Oreste,  son  louveteau, 
Fuyant  sous  le  sombre  couteau, 
La  Tragédie  aux  yeux  de  spectre 
Conduit  Electre, 

Et  se  mirant  dans  tes  yeux  clairs 
Avec  sa  foudre  et  ses  éclairs, 
La  mystérieuse  Épopée 
Tient  son  épée. 

Ces  Muses  se  penchent  vers  toi 
En  te  disant  :  Tu  seras  roi, 
Et  leurs  yeux  baignent  de  lumière 
Ta  face  altière. 

Cependant  tu  souris  au  jour! 
Le  souffle  embrasé  de  l'amour 
Caresse  encor  de  sa  brûlure 
Ta  chevelure.: 


Ta  lèvre,  faite  pour  oser, 
N'a  pas  épuisé  le  baiser 
Délicieux  de  la  jeunesse, 
Cette  Faunesse, 


228  Li:S     CARIATIDES 


Et  ta  joue  heureuse,  où  nul  pli 
N'a  creusé  de  sillon  pâli, 
Peut  encore  à  la  Piéride 
S'offrir  sans  ride. 

Tel  celui  qu'on  divinisa, 
Lyœus,  partait  de  Nvsa, 
Enfant  encor,  jeune  et  superbe, 
La  joue  imberbe, 

Pour  dompter  l'Inde  au  ciel  de  feu, 
Qui  respire  le  lotus  bleu 
Et  qui  prend  les  poses  subtiles 
De  ses  reptiles  ; 

Et  qui  près  des  flots  radieux 
Caresse  et  nourrit  mille  Dieux, 
Parmi  ses  fleurs  où  l'écarlate 
Partout  éclate! 

Mais  toi.  Maître  aux  vœux  absolus, 
Tu  poursuis  une  amante  plus 
Charmante  qu'elle,  une  martyre 
Qui  nous  attire  ; 

C'est  la  vierge  à  l'œil  irrité. 
L'inéluctable  Vérité 
Qui  montre  sa  blancheur  d'étoile 
Nue  et  sans  voile. 


L  i:  s     CARIATIDES 


229 


Captive  dans  la  tour  d'airain, 
Comme  une  perle  en  son  écrin, 
Mille  eunuques  hideux  la  gardent 
Et  la  regardent. 

Pour  aller  jusqu'à  sa  prison 
Qu'on  voit  au  bout  de  l'horizon, 
Il  fiiut  franchir  des  monts,  des  cimes 
Et  des  abîmes; 

Roi,  pour  gravir  jusqu'à  son  cœur. 
Il  faudra  terrasser,  vainqueur, 
Des  hydres,  des  géants  colosses. 
De  noirs  molosses  ; 

Mais  elle  tend  ses  blanches  mains 
Vers  toi,  qui  viens  par  ses  chemins 
Et  dont  l'armure  d'or  flamboie 
Ivre  de  joie; 

Et  toi,  Désir  âpre  et  vivant. 
Tu  ne  peux  t'arrêter  avant 
D'avoir  sur  sa  lèvre  farouche 
Posé  ta  bouche  ! 

Janvier  1842. 


-*i2i*- 


230  LES     CARIATIDHS 


ma 


Mère 


Madame    Elisabeth    Zélie    de    Banville 


IYIère,  si  peu  qu'il  soit,  l'audacieux  rêveur 
QjLii  poursuit  sa  chimère, 

Toute  sa  poésie,  ô  céleste  faveur! 
Appartient  à  sa  mère. 

L'artiste,  le  héros  amoureux  des  dangers 

Et  des  luttes  fécondes. 
Et  ceux  qui,  se  fiant  aux  navires  légers, 

S'en  vont  chercher  des  mondes, 

L'apôtre  qui  parfois  peut  comme  un  séraphin 

Épeler  dans  la  nue, 
Le  savant  qui  dévoile  Isis,  et  peut  enfin 

L'entrevoir  demi-nue. 


LES     CARIATIDES  2  y. 


Tous  ces  hommes  sacrés,  élus  mystérieux 

Que  l'univers  écoute, 
Ont  eu  dans  le  passé  d'héroïques  aïeux 

Qiii  leur  tracent  la  route. 

Mais  nous  qui  pour  donner  l'impérissable  amour 

Aux  âmes  étouffées, 
Devons  être  ingénus  comme  à  leur  premier  jour 

Les  antiques  Orphées, 

Nous  qui,  sans  nous  lasser,  dans  nos  cœurs  même  ouvrant 

Comme  une  source  vive, 
Devons  désaltérer  le  faible  et  l'ignorant 

Pleins  d'une  foi  naïve, 

Nous  qui  devons  garder  sur  nos  fronts  éclatants, 

Comme  de  frais  dictâmes. 
Le  sourire  immortel  et  fleuri  du  printemps 

Et  la  douceur  des  femmes. 

N'est-ce  pas,  n'est-ce  pas,  dis-le,  toi  qui  me  vois 

Rire  aux  peines  amères, 
Que  le  souffle  attendri  qui  passe  dans  nos  voix 

Est  celui  de  nos  mères  ? 

Petits,  leurs  mains  calmaient  nos  plus  vives  douleurs, 

Patientes  et  sûres  : 
Elles  nous  ont  donné  des  mains  comme  les  leurs 

Pouf  toucher  aux  blessures* 


232  LES     CARIATIDES 

Notre  mcre  enchantait  notre  calme  sommeil, 

Et  comme  elle,  sans  trêve, 
Qiiand  la  foule  s'endort  dans  un  espoir  vermeil, 

Nous  enchantons  son  rêve. 

Notre  mère  berçait  d'un  refrain  triomphant 

Notre  âme  alors  si  belle, 
Et  nous,  c'est  pour  bercer  l'homme  toujours  enfant 

Que  nous  chantons  comme  elle 

Tout  poëte,  ébloui  par  le  but  solennel 

Pour  lequel  il  conspire, 
Est  brûlé  d'un  amour  céleste  et  maternel 

Pour  tout  ce  qui  respire. 

Et  ce  martyr,  qui  porte  une  blessure  au  flanc 

Et  qui  n'a  pas  de  haines, 
Doit  cette  extase  immense  à  celle  dont  le  sang 

Ruisselle  dans  ses  veines. 

O  toi  dont  les  baisers,  sublime  et  pur  lien! 

A  défaut  de  génie 
M'ont  donné  le  désir  ineffable  du  bien. 

Ma  mère,  sois  bénie. 

Et,  puisque  celle  enfin  qui  l'a  reçu  des  cieux 

Et  qui  n'est  jamais  lasse. 
Sait  encore  se  faire  un  joyau  précieux 

D'un  pauvre  enflmt  sans  grâce. 


LES     CARIATIDES 


253 


Va,  tu  peux  te  parer  de  l'objet  de  les  soins 

Au  gré  de  ton  envie, 
Car  ce  peu  que  je  vaux  est  bien  à  toi  du  moins, 

O  moitié  de  ma  vie  ! 


Février  184; 


> 


234  LLS    CARIATIDES 


Conseil 


12  H  bien  1  mêle  ta  vie  à  la  verte  forêt  ! 
Escalade  la  roche  aux  nobles  altitudes. 
Respire,  et  libre  enfin  des  vieilles  servitudes, 
Fuis  les  regrets  amers  que  ton  cœur  savourait. 

Dès  l'heure  éblouissante  où  le  matin  paraît, 
Marche  au  hasard;  gravis  les  sentiers  les  plus  rudes. 
Va  devant  toi,  baisé  par  l'air  des  solitudes, 
Comme  une  biche  en  pleurs  qu'on  effaroucherait. 

Cueille  la  fleur  agreste  au  bord  du  précipice. 
Regarde  l'antre  affreux  que  le  lierre  tapisse 
Et  le  vol  des  oiseaux  dans  les  chênes  touffus. 

Marche  et  prête  l'oreille  en  tes  sauvages  courses; 
Car  tout  le  bois  frémit,   plein  de  rhythmes  confus, 
Et  la  Muse  aux  beaux  yeux  chante  dans  l'eau  des  sources. 

Juillet  1842. 


LES     CARIATIDES  235 


Le  Pressoir 


A    Auguste    Y  i  t  u 


^ANS  doute  elles  vivaient,  ces  grappes  mutilées 
Q.u'une  aveugle  machine  a  sans  pitié  foulées! 
Ne  soufFraient-elles  pas  lorsque  le  dur  pressoir 
A  déchiré  leur  chair  du  matin  jusqu'au  soir, 
Et  lorsque  de  leur  sein,  meurtri  de  flétrissures, 
Leur  pauvre  âme  a  coulé  par  ces  mille  blessures? 
Les  ceps  luxuriants  et  le  raisin  vermeil 
Des  coteaux,  ces  beaux  fruits  que  baisait  le  soleil. 
Sur  le  sol  à  présent  gisent,  cadavre  infâme 
D'où  se  sont  retirés  le  sourire  et  la  flamme  I 

Sainte  vigne,  qu'importe!  à  la  clarté  des  cieux 
Nous  nous  enivrerons  de  ton  sang  précieux  ! 
Que  le  cœur  du  poète  et  la  grappe  qu'on  souille 
Ne  soient  plus  qu'une  triste  et  honteuse  dépouille, 
Qu'importe,  si  pour  tous,  au  bruit  d'un  chant  divin, 
Ruisselle  éblouissant  le  flot  sacré  du  vin  ! 

Mars  1842. 


256  LES    CARIATIDES 


A    Auguste    Supersac 


/xuGUSTE,  mon  très  bon,  qui  toujours  as  lléchi 

Pour  les  yeux  en  amande, 
Sais-tu  qu'hier  matin  j'ai  beaucoup  réfléchi 

Et  que  je  me  demande 

Pourquoi  décidément  ce  monde  où  nous  rions 

A  tant  de  choses  sombres. 
Et  pourquoi  Dieu  n'a  mis  que  de  faibles  rayons 

Dans  un  océan  d'ombres? 

Pourquoi  les  champs,  les  prés,  les  montagnes,  les  deux, 

Les  forets,  les  prairies, 
Ne  sont  pas  tout  soleil,  comme  ces  vases  bleus 

Pleins  de  chinoiseries  ? 

Pourquoi  près  de  l'éloge,  ô  mon  alter  ego  ! 

Rampe  la  diatribe. 
Près  du  Musset  charmant  et  du  Victor  Hugo 

Le  Bourgeois  et  le  Scribe  ? 


LES     CARIATIDES 


257 


Pourquoi  la  belle  femme  incessamment  voudra 

Être  le  lot  d'un  pleutre, 
Et  pourquoi  nous  allons  étonner  Sumatra 

Par  nos  chapeaux  de  feutre? 

Pourquoi  de  la  cithare  et  du  haut  brodequin 

Le  trépas  se  combine, 
Et  pourquoi  c'est  toujours  ce  vieux  fat  d'Arlequin 

Dont  s'éprend  Colombine  ? 

Pourquoi  nous  achetons  avec  un  vrai  transport 

Tant  de  meubles  rocaille, 
Et  pourquoi  dans  le  lit,  lorsque  l'Amour  s'endort, 

La  Satiété  bâille? 

Pourquoi  tout  ce  qui  brille  est,  excepté  l'argent, 

Un  bagage  inutile? 
Pourquoi  rampe  toujours  au  fond  du  lac  changeant 

Quelque  hideux  reptile? 

Quand  on  aurait  pu  faire  un  monde  jeune  et  beau 

Plein  de  choses  sans  voiles. 
Où  tout  serait  zéphyr,  où  tout  serait  flambeau 

Et  pensives  étoiles! 


Où  sur  des  fleuves  d'or  et  sur  l'azur  sans  fin 
Des  eaux  mélancoliques, 

On  aurait  à  son  gré  l'épaule  d'un  dauphin* 
Pour  voitures  publiques  ! 


238  LES     CARIATIDES 


Où,  comme  telle  Agnès  avec  un  seul  jupon 

Notre  terre  étant  plate, 
On  verrait  d'ici  luire  au  pays  du  Japon 

Une  fleur  écarlate  ! 

Comme  on  retrancherait  le  chemin  du  tombeau, 
Ce  chemin  où  nous  sommes, 

Et  qu'en  ce  pays-là  chacun  serait  très  beau, 
Les  femmes  et  les  hommes, 

L'Enfant  Amour  saurait  à  l'âme  de  chacun 

Souffler  ses  folles  gammes. 
Et  viendrait  caresser  d'un  céleste  parfum 

Les  hommes  et  les  femmes. 

Au  lieu  de  nos  brigands  dont  le  flâneur  risqua 

De  subir  les  principes, 
Les  routes  n'auraient  plus  que  des  fleurs  d'angsoka 

Et  de  larges  tulipes. 

On  y  verrait  courir  sous  leurs  diamants  lourds, 

Et  pleines  de  folie, 
En  souliers  de  satin,  en  robes  de  velours, 

Rosalinde  et  Célie. 

Nous  serions  leurs  amants  et  leurs  amphitryons. 

Et  pour  nos  équipages. 
Nous  autres  Orlandos,  nous  les  habillerions 

En  casaques  de  pages. 


LES    CARIATIDES  239 

Alors  elles  iraient,  en  pourpoint  mi-parti, 
Chercher  des  coupes  pleines 

De  ce  nectar  divin,  le  Lacryma-Christi, 
Qui  coulerait  aux  plaines. 

Et  comme  elles  seraient  notre  ange,  notre  amour 

Et  notre  page  rose. 
Elles  nous  serviraient  de  compagnons  le  jour. 

Et  la  nuit  d'autre  chose. 

Ou  bien  elles  auraient  des  arcs  et  des  carquois 

En  chasseurs  d'alouettes, 
Nous  diraient  des  chansons,  rouleraient  de  leurs  doigts 

Nos  molles  cigarettes. 

Avec  la  soie  et  l'or  feraient  pour  les  amants 

De  merveilleuses  trames. 
Déchireraient  en  bloc  nos  vers  et  nos  romans 

Et  brûleraient  nos  drames. 

J'oubliais  de  te  dire,  à  ce  qu'il  me  paraît, 

Une  chose  importante! 
Comme  ici-bas,  chacun,  où  bon  lui  semblerait. 

Pourrait  planter  sa  tente. 

Et  libre  d'être  gueux  et  de  tenir  son  rang 

Sous  la  tiède  atmosphère, 
Sans  écrire  de  prose  et  sans  verser  de  sang 

Y  vivre  à  ne  rien  faire. 


240  LES     CARIATIDES 

Tous  les  gens  que  la  Mort  a  mis  sur  les  genoux 

Et  couverts  de  son  aile 
Pourraient  se  réveiller  pour  goûter  avec  nous 

Cette  vie  éternelle. 

Alors,  observateurs,  refaisant  un  travail 

D'époques  espacées. 
Nous  pourrions  ce  jour-là  choisir  dans  le  sérail 

Des  nations  passées  ; 

Faire  avec  Cléopâtre,  ange,  femme  et  bourreau, 

Un  gueuleton  insigne, 
Et,  comme  Léander,  aller  chercher  Héro 

En  nageant  comme  un  CN^gne; 

Courtiser  Messaline,  infante  aux  sens  troublés, 
Très  belle,  quoi  qu'on  fasse. 

Ou  Camille,  aux  bras  nus,  qui  courait  sur  les  bit 
Sans  courber  leur  surface  ; 

Avoir  Eve,  Judith,  Phèdre,  Hélène,  Thisbé, 

Suzanne,  ce  prodige, 
Marion,  cette  fange  où  l'or  pur  est  tombé. 

Toi,  Vénus  Callip3'ge  ! 

Il  me  semble  que  tout  serait  rare  et  profond 

Dans  cette  fête  énorme. 
Et  qu'on  y  trouverait  son  compte  pour  le  fond 

Autant  que  pour  la  forme. 


LES     CAHIATIDES  24I 

Pourquoi  partout  le  mal  vient-il  donc  à  son  tour? 

Près  du  berceau  la  tombe, 
Le  bourbier  près  du  flot  de  cristal,  le  vautour 

Auprès  de  la  colombe? 

Pourquoi  l'abîme  creux  sous  le  gazon  des  champs, 

Dont  nos  âmes  sont  aises? 
Pourquoi  sous  les  beaux  yeux  et  les  limpides  chants 

Tant  de  choses  mauvaises? 

C'est  peut-être  que  Dieu,  qui  met  le  diamant 

Dans  une  pierre  close 
Et  le  serpent  sous  l'herbe,  a  placé  son  aimant 

Au  fond  de  chaque  chose. 

Et,  comme  en  chaque  rêve  adorable  ou  fatal, 

En  tout  ce  qui  respire, 
C'est  toujours  sous  le  bien  que  se  cache  le  mal. 

Et  le  beau  sous  le  pire; 

Où  l'un  trouve  à  plaisir  des  monstres  eff"rayés 

Et  des  replis  sans  nombre, 
L'autre  voit  des  gazons  et  des  chemins  frayés, 

Pleins  d'harmonie  et  d'ombre. 

Ainsi,  quand  des  méchants  contre  le  feu  vainqueur 

La  colère  s'édente, 
Nous  autres,  nous  savons  au  fond  de  notre  cœur 

Garder  la  lampe  ardente. 

31 


242  LES     CARIATIDES 

Qu'ils  voient  dans  l'avenir  et  couvent  dans  leur  sein 

Le  malheur  et  l'envie, 
Le  calcul  soucieux  de  quelque  noir  dessein 

Qui  leur  use  la  vie  ! 

Mais  nous,  insoucieux  du  mal  et  du  tombeau, 
Tournons  les  yeux  sans  cesse 

Vers  ce  que  Dieu  jeta  de  suave  et  de  beau 
Parmi  notre  paresse! 

Les  chansons  des  oiseaux  chez  nous  expatriés. 

Les  transparentes  gazes, 
Les  tulipes  en  or,  les  champs  coloriés, 

Les  caprices  des  vases. 

Les  lyres,  les  chansons,  les  horizons  de  feu. 

Le  zéphyr  qui  se  pâme  ! 
Pourquoi  chercher  ailleurs  l'azur  du  pays  bleu  ? 

Nous  l'avons  dans  notre  âme. 


Avril  1842. 


Wg^ 


^V' 


LES    CARIATIDES  243 


Les  Caprices 

EN    DIZAINS 
A     LA    MANIÈRE     DE     CLÉMENT     MAROT 


V->A,  qu'on  me  laisse,  Amour,  petit  maraud. 

Va!  donne-moi  la  paix;  je  veux  écrire, 

A  la  façon  de  mon  aïeul  Marot, 

Qiii  dans  son  temps  n'eut  jamais  de  quoi  frire, 

Quelques  Dizains,  car  il  est  temps  de  rire. 

Donc,  loin  de  moi  le  vulgaire  odieux  I 

Et  d'un  vaillant  effort,  s'il  plaît  aux  Dieux,     • 

J'en  veux  polir,  dans  mes  rimes  hardies. 

Autant  qu'Homère,  esprit  mélodieux,    '- 

En  son  poëme  a  fait  de  rhapsodies. 


2/14  LES    CARIATIDES 


11 


E     VALLON 


L^ANS  ce  Vallon  ne  cherchez  pas  des  fleurs, 
Ou  bien  un  vol  d'insectes  vers  la  nue 
Ou  le  babil  des  oiseaux  querelleurs. 
Non,  frémissant  d'une  horreur  inconnue 
Jusqu'en  ses  os,  la  Terre  est  toute  nue. 
Rien.  C'est  le  deuil,  le  silence,  la  mort, 
Et  sur  le  sol,  par  un  constant  effort,      ^ 
Les  ouragans  ont  jeté  leur  ravage; 
Mais  sous  le  vent  avide  qui  le  mord. 
Ici  grandit  un  lys  pur  et  sauvage. 


LES    CARIATIDES 


245 


III 


FETE    GALANTE 


Voila  Silvaudre  et  Lycas  et  Myrlil, 

C'est  aujourd'hui  fête  chez  Cydalise. 

Enchantant  l'air  de  son  parfum  subtil, 

Au  clair  de  lune  où  tout  s'idéalise 

Avec  la  rose  Aminthe  rivalise. 

Philis,  Églé,  que  suivent  leurs  amants, 

Cherchent  l'ombrage  et  les  abris  charmants; 

Dans  le  soleil  qui  s'irrite  et  qui  joue. 

Luttant  d'orgueil  avec  les  diamants, 

Sur  leur  chemin  le  Paon  blanc  fait  la  roue. 


246  LES     CARIATIDES 


IV 


L    ETANG 


D 


ANS  k  clairière  ouverte,  un  vent  d'orage 
Passait;  le  tremble  au  doux  feuillage  blanc 
De  sa  morsure  avait  subi  l'outrage  ; 
Dans  le  miroir  sinistre  de  l'étang 
Se  reflétait  une  lueur  de  sang; 
Le  sombre  ciel  d'airain  qui  brûle  et  pèse 
Couvrait  de  nuit  le  chêne  et  le  mélèze; 
L'embrasement  et  la  pourpre  des  soirs 
Parmi  cette  ombre  allumaient  leur  fournaise, 
Et  j'entendis  chanter  les  Cygnes  noirs. 


LES    CARIATIDES  247 


LES     BERGERS 


/\  MARY L LIS  rit  au  pâtre  Daphnis, 

Tout  en  courant  pour  rassembler  ses  chèvres 

Voici  le  vieux  Danion  avec  son  fils, 

Néère  ayant  une  pomme  à  ses  lèvres, 

Et  l'air  est  plein  de  murmure  et  de  fièvres. 

Le  zéphyr  passe,  heureux  d'éparpiller 

Les  noirs  cheveux;  lasse  de  sommeiller, 

Phyllis  accourt  vers  le  chant  qui  l'attire 

Et  sous  le  hêtre  on  entend  gazouiller, 

Comme  un  oiseau,  la  flûte  de  Tityre. 


248  LES     CARIATIDES 


VI 


Le  bon  Pierrot,  que  la  foule  contemple, 

Ayant  fini  les  noces  d'Arlequin, 

Suit  en  songeant  le  boulevard  du  Temple. 

Une  fillette  au  souple  casaquin 

En  vain  l'agace  avec  son  œil  coquin; 

Et  cependant  mystérieuse  et  lisse 

Faisant  de  lui  sa  plus  chère  délice, 

La  blanche  Lune  aux  cornes  de  taureau 

Jette  un  regard  de  son  œil  en  coulisse 

A  son  ami  Jean  Gaspard  Deburau. 


LES     CARIATIDES  249 


VII 


SERENADE 


L»As!  Colombine  a  fermé  le  volet, 
Et  vainement  le  chasseur  tend  ses  toiles, 
Car  la  fillette  au  doux  esprit  follet. 
De  ses  rideaux  laissant  tomber  les  voiles. 
S'est  dérobée,  ainsi  que  les  étoiles. 
Bien  qu'elle  cache  à  l'amant  indigent 
Son  casaquin  pareil  au  ciel  changeant, 
C'est  pour  charmer  cette  beauté  barbare 
Q.ue  remuant  comme  du  vif-argent, 
Arlequin  chante  et  gratte  sa  guitare. 


32 


250  LES     CARIATIDES 


VIII 


LA     COMEDIE 


I  E  u  X  noirs,  yeux  bleus,  cheveux  bruns,  cheveux  d'or, 
Beaux  chérubins  joufflus  comme  des  pommes. 
Bouches  de  rose,  amour,  espoir,  trésor, 
Troupeau  charmé,  fillettes,  petits  hommes, 
Anges  et  fleurs  qu'en  souriant  tu  nommes. 
Orgueil  humain  justement  ébloui. 
Tous  ces  bandits  à  l'œil  épanoui. 
Sur  leurs  fronts  purs  ayant  l'aube  éternelle, 
Battent  des  mains  au  vieux  drame  inouï 
Du  Commissaire  et  de  Polichinelle. 


LES     CARIATIDES  251 


IX 


BAL    MASQUE 


B 


LAN  es ,  jaunes,  bleus,  roses,  comme  la  foudre, 
Les  Débardeurs,  farouches  escadrons 
De  leurs  cheveux  faisant  voler  la  poudre, 
Passent,  nombreux  comme  des  moucherons, 
Sous  l'ouragan  des  cors  et  des  clairons. 
L'affreux  galop  furieux  se  prolonge, 
D'un  élan  fou  dans  la  clarté  se  plonge, 
Chœur  effréné  qui  jamais  ne  se  rompt, 
Et,  dans  un  coin  pensif,  Gavarni  songe 
Que  tout  ce  peuple  est  sorti  de  son  front. 


I 


252  LES     CARIATIDES 


PARADE 


LiA  Saltimbanque  aux  yeux  pleins  de  douceur 
Frappe  et  meurtrit  les  cymbales  sonores. 
Son  front,  semé  de  taches  de  rousseur, 
Est  plus  brûlé  que  les  rivages  mores 
Et  rouge  encor  du  baiser  des  aurores. 
Charmante,  elle  a  des  bijoux  de  laiton  ; 
Pour  égayer  son  maillot  de  coton, 
Elle  a  brodé  sur  sa  jupe  une  guivre; 
Ses  cheveux,  noirs  comme  le  Phlégéton, 
Sont  enfermés  dans  un  cercle  de  cuivre. 


LES     CARIATIDES 


25? 


XI 


ENFIN    MALHERBE    V  1  \  T 


V> 'ÉTAIT  l'orgie  au  Parnasse,  la  Mii«e 
Qui  par  raison  se  plaît  à  courir  vers 
Tout  ce  qui  brille  et  tout  ce  qui  l'amuse, 
Éparpillait  les  rubis  dans  ses  vers. 
Elle  mettait  son  laurier  de  travers. 
Les  bons  rhythmeurs,  pris  d'une  frénésie, 
Comme  des  Dieux  gaspillaient  l'ambroisie 
Tant  qu'à  la  fin,  pour  mettre  le. holà 
Malherbe  vint,  et  que  la  Poésie, 
En  le  voyant  arriver,  s'en  alla. 


254  LES     CARIATIDES 


XII 


v-^OMME  Pliœbos,  après  l'avoir  branché, 
Heine  toujours  portait  la  peau  sanglante 
D'un  Marsyas  qu'il  avait  écorché. 
Pour  un  amant  de  la  rime  galante 
Cette  manière  est  un  peu  violente. 
O  noirs  pavots  I  horrible  floraison  ! 
Mais  le  Satyre  à  la  comparaison 
Ne  peut  gagner,  s'il  entreprend  la  lutte. 
Et  les  porteurs  de  lyre  ont  eu  raison 
En  écorchant  le  vain  joueur  de  flûte. 


LES     C  A  R I A  T I D  K  S 


2)5 


XIII 


■  ES    PARIAS 


o 


H  !  je  voudrais  sur  leur  front  innocent 
Baiser  tous  ceux  qu'on  raille  et  qu'on  opprime! 
Dieux  1  apporter  le  malheur  en  naissant  ! 
Toi  qui  sais  tout,  mystérieuse  Rime, 
Dis-moi  pourquoi  la  tendresse  est  un  crime. 
La  Terre  noire  à  l'homme  triste  et  vain 
Prodigue  tout,  les  blés  d'or,  le  doux  vin; 
Mais  qu'elle  fut  une  amère  nourrice. 
L'inépuisable  aïeule  au  flanc  divin, 
Pour  l'Ane  triste  et  pour  le  doux  Jocrisse  ! 


256  LES     CARIATIDES 


XIV 


TRUMEAU 


L-'ans  un  panneau  de  la  chambre  à  coucher, 

Je  me  rappelle  encore  une  Diane 

Au  sein  charmant,  caprice  de  Boucher. 

Un  flot  d'Amours  chasseurs  en  caravane 

Sourit  aux  lys  de  sa  chair  diaphane; 

A  son  front  pur  étincelle  un  croissant. 

Et,  sur  le  bord  d'un  ruisseau  caressant. 

On  voit  briller,  nonchalamment  jetée, 

Sous  un  rayon  de  lune  éblouissant, 

La  cuisse  blanche  et  de  rose  fouettée. 


LES     CARIATIDES  257 


XV 


LES    ROSES 


l-«ORSQ.UE  le  ciel  de  saphir  est  en  feu, 
Lorsque  l'Été  de  sou  haleine  touche 
La  folle  Nymphe  amoureuse,  et  par  jeu 
Met  un  charbon  rougissant  sur  sa  bouche  ; 
Quand  sa  chaleur  dédaigneuse  et  farouche 
Fait  tressaillir  le  myrte  et  le  cyprès, 
On  sent  brûler  sous  ses  magiques  traits 
Des  fronts  blêmis  et  des  lèvres  décloses 
Et  le  riant  feuillage  des  forêts, 
Et  vous  aussi,  cœurs  enflammés  des  Roses! 


33 


2\S  LES     CAKIATIDES 


XVI 


Aux  longs  baisers  offrant  sa  joue  imberbe, 

Sous  les  lambris  du  palais  Doria, 

Un  tout  jeune  homme  en  fleur,  pâle  et  superbe, 

Est  aux  genoux  charmants  d'Impéria, 

Tenant  ses  mains  qu'Amour  coloria. 

Dans  les  langueurs  d'une  molle  paresse, 

Il  sait  ravir  la  grande  enchanteresse; 

La  profondeur  vague  de  l'Océan 

En  sa  prunelle  où  rit  une  caresse 

Joue,  orgueilleuse  et  folle,  et  c'est  don  Juan. 


LES    CARIATIDnS 


259 


XVII 


LE    LILAS 


v>^  floraison  divine  du  Lilas, 

Je  te  bénis,  pour  si  peu  que  tu  dures! 

Nos  pauvres  cœurs  de  soufirir  étaient  las  : 

Enfin  l'oubli  guérit  nos  peines  dures. 

Enivrez-nous,  fleurs,  horizons,  verdures! 

Le  clair  réveil  du  matin  gracieux 

Charme  l'azur  irradié  des  cieux; 

Mai  fleurissant  cache  les  blanches  tombes. 

Tout  éclairé  de  feux  délicieux, 

Et  l'air  frémit,  blanc  des  vols  de  colombes. 


26o  LES    CARIATIDES 


XVIII 


HAMLET 


o, 


h!  tu  pouvais  porter  la  noble  armure 
Et,  blond  héros,  faucher  au  grand  soleil 
Tes  ennemis,  comme  une  moisson  mûre, 
Et  resplendir,  aux  Dieux  même  pareil, 
Dans  la  poussière  et  dans  le  sang  vermeil. 
Et  cependant,  enfant  sevré  de  gloire. 
Tu  sens  courir  dans  la  nuit  dérisoire. 
Sur  ton  front  pâle,  aussi  blanc  que  du  lait, 
Ce  vent  qui  fait  voler  ta  plume  noire 
Et  te  caresse,  Hamlet,  ô  jeune  Hamlet  ! 


LES    CARIATIDES 


261 


XIX 


LA    FORET 


NFUYONS-Nous,  mcs  amis!  se  peut-il 
Qu'à  ces  bourgeois  le  destin  nous  condamne? 
Allons  revoir,  dans  le  rêve  subtil 
Où  son  amant  se  fait  gratter  le  crâne, 
Titania  baisant  la  tête  d'âne. 
Partons,  avec  nos  appâts  d'oiseleurs! 
Cherchons  les  doux  sommeils  ensorceleurs  ; 
Allons  au  bois  riant  où  Puck  s'attarde, 
Voir  Fleur  des  Pois  et  sur  son  lit  de  fleurs 
Bottom,  avec  monsieur  Grain  de  Moutarde. 


262  LKS     CARIATIDES 


XX 


CHERUBIN 


o 


Chérubin  !  jeunesse,  extase,  amour, 
Toi  qu'en  jouant  Rosine  déshabille, 
Tu  t'éveillais  et  tu  riais  au  jour. 
Et  tu  suivais,  bel  ange  aux  airs  de  fille, 
Affriolé  par  sa  noire  mantille, 
Fanchette  ou  bien  madame  Figaro. 
Tu  t'enivrais  de  l'odeur  du  sureau. 
Puis  tu  posais  ton  front  blanc  sur  les  marbres, 
Et  tu  venais  comme  un  petit  chevreau. 
Mordre  les  fleurs  et  l'écorce  des  arbres  ! 


LES    CARIATIDES  265 


XXI 


1  ES  folles  dents  sont  cruelles,  dit-on, 
Mais  je  te  crois  mieux  qu'un  docteur  en  chaire. 
Égorge-moi  d'ailleurs,  je  suis  mouton, 
Je  suis  gibier;  chasseresse  ou  bouchère 
Comme  on  voudra,  ta  guenille  m'est  chère. 
A  manier  les  ciseaux,  Dalila, 
Tu  fus  experte,  et  le  sang  ruissela 
Pour  tes  beaux  yeux  sous  les  murs  de  Pergame, 
Je  le  sais  bien  ;  mais  quand  tu  n'es  pas  là, 
Comme  on  s'ennuie,  ô  femme!  femme!  femme! 


264  LES     CARIATIDES 


XXII 


PALINODIE 


V^ui,  j'ai  menti  comme  tous  m.es  collègues! 

Pour  faire  voir  ma  bravoure  à  crédit, 

Je  t'ai  crié  :  Va  !  fuis  I  tire  tes  grègues  I 

Je  t'ai  chassé,  pauvre  petit  bandit  : 

Mais  bah!  mettons  que  je  n'avais  rien  dit. 

Prends,  si  tu  veux,  la  poudre  d'escampette, 

Lève  le  camp  sans  tambour  ni  trompette, 

Je  saurai  bien  te  suivre,  si  tu  fuis  : 

Car,  en  effet,  comme  dit  le  Poëte, 

Méchant  Amour,  de  ta  suite,  j'en  suis! 


LES    CARIATIDES  265 


XXIII 


LE    DIVAN 


L^'ans  le  boudoir  où  pareils  à  des  strophes 

Sont  mariés  les  superbes  accords 

Des  lourds  tapis  et  des  sombres  étoffes, 

L'obscurité  de  ces  profonds  décors 

Brille  et  s'allume  au  flamboiement  des  ors. 

Jeanne  est  couchée  au  milieu  des- fleurs  rares; 

Et  cependant  que  ses  joyaux  barbares 

Dans  cette  nuit  jettent  des  feux  sanglants, 

Sur  les  coussins  ornés  de  fleurs  bizarres 

Un  doux  rayon  fait  briller  ses  pieds  blancs. 


34 


566  LES     CARIATIDES 


XXIV 


SAGESSE 


Dur  ce  divan  couvert  d'amples  fourrures, 
Comme  un  guerrier  vainqueur  des  Sarrasins 
Je  me  repose,  en  fermant  les  serrures, 
Puisque  j'ai  fait  mes  vingt-quatre  dizains. 
Muse  au  beau  front  couronné  de  raisins, 
O  Tlaalia,  narguons  les  élégies! 
Oui,  je  veux  fuir,  (ce  sont  là  mes  orgies,) 
Tous  les  bourgeois,  pendant  un  jour  entier  ; 
J'allumerai  des  feux  et  des  bougies. 
Et  je  lirai  les  strophes  de  Gautier. 

Juillet  1842. 


I.  ES     CARIATTDrS  267 


A  Madame  Caroline   Angebert 


V—^  II A  y  TER,  mais  dans  le  soir  sonore 
Et  pour  ses  amis  seulement, 
Fuir  le  bruit  qui  nous  déshonore 
Et  le  vil  applaudissement; 

Brûler,  mais  conserver  sa  flamme 
Pour  le  seul  but  essentiel, 
Être  cette  espérance,  une  âme 
Qui  chaque  jour  s'emplit  de  ciel; 

Avec  une  pensée  insigne 
Qui  vous  berce  dans  ses  éclairs. 
Vivre,  blanche  comme  le  cygne 
Parmi  les  flots  dorés  et  clairs; 

Ne  rien  chercher  que  la  lumière. 
S'envoler  toujours  loin  du  mal 
Sur  les  ailes  de  la  Prière, 
Jusqu'au  glorieux  idéal; 


268  I.  ES     CARIATIDES 


Sentir  l'Ode  au  grand  vol  qui  passe 
En  ouvrant  ses  ailes  sans  bruit, 
Mais  ne  lui  parler  qu'à  voix  basse 
Dans  le  silence  et  dans  la  nuit; 

Rappeler  sa  pensée  errante 
Dans  les  pourpres  de  l'horizon  ; 
Être  cette  fleur  odorante 
Qui  se  cache  dans  le  gazon  ; 

Telle  est  votre  gloire  secrète, 
Esprit  de  flammes  étoile, 
Dont  l'inspiration  discrète 
Fait  tressaillir  un  luth  voilé  ! 

Ah  !  que  la  grande  poétesse. 
Devant  les  vastes  flots  déserts 
Maudissant  la  bonne  Déesse, 
Jette  sa  plainte  dans  les  airs  ! 

Q.ue  la  douloureuse  Valmore, 

En  arrachant  l'herbe  et  les  fleurs, 

Montre  à  l'insoucieuse  aurore 

Ses  beaux  yeux  brûlés  par  les  pleurs! 

Mais  celle  qui  pourrait  comme  elles 
Suivre  le  grand  aigle  irrité, 
Et  qui  domptant  ses  maux  rebelles 
Se  résigne  à  l'obscurité, 


I 


LES     CARIATIDES 


269 


Celle-là,  guérie  en  ses  veines, 
Sent  le  calme  victorieux 
Triompher  des  angoisses  vaines; 
Et  ces  êtres  mystérieux 

Dont  l'invincible  souffle  enchante 
Ce  qui  vit  et  ce  qui  fleurit, 
Disent  entre  eux  lorsqu'elle  chante 
Écoutons-la,  c'est  un  esprit. 

Avril  1842. 


270  LES     CARTATIDHS 


Aux    Amis    de    Paul 


V-/  Seigneur  !  que  fais-tu  des  voix  et  des  yeux  d'ombre 

Et  des  pleurs  à  genoux  ! 
La  nuit  silencieuse  avec  son  aile  sombre 

A  passé  devant  nous. 

Hier,  nous  étions  tous  réunis,  jeunes  hommes 

Aux  rêves  palpitants, 
Gais,  faisant  rayonner  sur  la  route  où  nous  sommes 

La  foi  de  nos  vingt  ans; 

Sages  bohémiens  aux  colères  frivoles, 

Aimant  au  jour  le  jour, 
Et  ne  disant  jamais  que  de  bonnes  paroles 

D'espérance  ou  d'amour. 

Et  cependant,  au  lieu  d'échanger  sans  mystère 

Mille  riants  propos. 
Nous  avions  tous  le  front  incliné  vers  la  terre 

Dans  un  morne  repos. 


LES    CAKIATIUHS  27! 

C'est  que  la  terre,  hélas!  cet  asile  et  ce  havre 

De  plaines  et  de  monts, 
Venait,  hier  encor,  d'engloutir  un  cadavre 

De  ceux  que  nous  aimons; 

C'est  qu'il  faut  ici-bas  que  l'heureuse  promesse 

N'ait  pas  de  lendemain, 
Et  qu'il  dort  maintenant,  l'ami  plein  de  jeunesse 

Q,ui  nous  serrait  la  main  1 

11  dort  comme  autrefois,  mais  c'est  sous  une  pierre 

Que  fouleront  nos  pas, 
Et  la  nuit  l'enveloppe,  et  sa  jeune  paupière 

Ne  se  rouvrira  pas  ! 

Et  quand  les  fleurs  de  Mai  fleuriront  sous  la  glace 

Pour  une  autre  saison. 
Sur  la  terre  foulée  et  sur  la  même  place 

Renaitra  le  gazon. 

Alors  tout  sera  dit.  Parmi  les  rameaux  d'arbre 

Et  les  toufles  de  fleurs 
Les  regards  du  passant  verront  à  peine  un  marbre 

Taché  de  quelques  pleurs. 

Alors,  sans  y  penser  davantage,  la  foule 

Aux  regards  effrayés 
Suivra  docikment  le  ruisseau  qui  s'écouk 

Dans  les  clicmins  frr.ycs. 


272  LES     CARIATIDES 


Mais  nous  qui  savons  tous  combien  son  cher  sourire 
Fut  charmant  et  vainqueur, 

El  qui  dans  son  regard  avons  toujours  vu  luire 
Un  reflet  de  son  cœur, 

Soit  que  la  joie  à  flots  verse  dans  nos  poitrines 

Ses  trésors  épanchés, 
Ou  que  l'ennui  morose  et  les  tristes  ruines 

Courbent  nos  fronts  penchés, 

Nous  dirons  à  la  Mort  :  Pourquoi  donc  sous  ton  aile 

As-tu  mis  le  meilleur 
De  ceux  qui  nous  prenaient  une  part  fraternelle 

De  joie  et  de  douleur? 

Paul  qui  sentait  jadis  de  chauds  baisers  de  flamme 
Sur  son  front  jeune  et  beau, 

N'a  pour  le  caresser  à  présent,  corps  sans  âme, 
Qjiie  le  ver  du  tombeau. 

Oh!  n'éprouve-t-il  pas  dans  un  terrible  songe 

Mille  frissons  nerveux, 
Qjuand  l'insecte,  caché  dans  son  orbite,  ronge 

Son  crâne  sans  cheveux  I 

Et  pensant  à  sa  vie,  à  l'aurore  si  brève 

Q.ui  sur  son  front  a  lui. 
Nous  baisserons  la  tête,  et  comme  dans  un  rêve 

Nous  pleurerons  sur  lui. 


LES    CARIATIDES  275 


Car  il  était  de  ceux  pour  qui  la  vie  est  douce 

Et  sur  qui  cette  mer 
Qu'un  ouragan  sur  nous  incessamment  repousse, 

N'a  rien  laissé  d'amer. 

Eh  bien!  en  regardant  ceux  qui  vivent  ou  meurent, 

Ces  destins  répartis, 
Dieu  sait  ceux  qu'il  faut  plaindre,  ou  bien  ceux  qui  demeurent 

Ou  ceux  qui  sont  partis! 

Car  tandis  qu'ici-bas  des  mains  impérieuses 

Bâillonnent  tous  nos  chants, 
Et  qu'il  nous  faut  lutter  contre  les  voix  rieuses 

Et  les  hommes  méchants; 

Q.uand  nous  cueillons  la  fleur  ou  l'amante  profane 

Avec  un  doux  serment, 
Et  lorsque  sur  nos  cœurs  la  fleur  rose  se  fane 

Et  que  la  lèvre  ment  ; 

Quand  versant  les  trésors  dont  notre  âme  est  si  pleine, 

Dans  le  riant  matin 
Nous  marchons,  à  travers  une  sinistre  plaine, 

Vers  le  but  si  lointain, 

Lui  que  nous  croyons  voir,  ô  folle  rêverie! 

D'un  œil  épouvanté, 
Goûte  suavement  sans  que  rien  le  varie, 

I^  repos  si  vanté. 

35 


274  LES    CARIATIDES 

Les  bruits  que  font  ici  les  hommes  et  les  choses 

Battus  par  leurs  destins, 
Ne  parviennent  là-bas  qu'à  travers  mille  roses, 

Comme  des  chants  lointains. 

Et  l'Ame  délivrée,  auguste  sœur  des  vierges, 

Être  immatériel. 
Vole,  blanche,  à  travers  les  draps  noirs  et  les  cierges, 

Vers  les  palais  du  ciel! 

Car  ils  avaient  raison,  ces  sages  aux  longs  jeûnes 

Q.ui  sous  un  ciel  de  feu 
Disaient  :  Tout  est  néant,  et  ceux  qui  meurent  jeunes 

Sont  les  aimés  de  Dieu  ! 

Mai  1842. 


LES    CARIATIDES  275 


Sieste 


JLa  sombre  forêt,  où  la  roche 
Est  pleine  d'éblouissements 
Et  qui  tressaille  à  mon  approche, 
Murmure  avec  des  bruits  charmants. 

Les  fauvettes  font  leur  prière; 
La  terre  noire  après  ses  deuils 
Refleurit,  et  dans  la  clairière 
Je  vois  passer  les  doux  chevreuils. 

Voici  la  caverne  des  Fées 
D'où  fuyant  vers  le  bleu  des  cieux, 
Montent  des  chansons  étouffées 
Sous  les  rosiers  délicieux. 

Je  veux  dormir  là  toute  une  heure 
Et  goûter  un  calme  sommeil, 
Bercé  par  le  ruisseau  qui  pleure 
Et  caressé  par  l'air  vermeil. 


1 


276  LES     CARIATIDES 


Et  tandis  que  dans  ma  pensée 
Je  verrai,  ne  songeant  à  rien, 
Une  riche  étoffe  tissée 
Par  quelque  Rêve  aérien, 

Peut-être  que  sous  la  ramure 
Une  blanche  Fée  en  plein  jour 
Viendra  baiser  ma  chevelure 
Et  ma  bouche  folle  d'amour. 

Avril  1842. 


LES    CARIATIDES  277 


Sous    bois 


Jx  travers  le  bois  fauve  et  radieux, 
Récitant  des  vers  sans  qu'on  les  en  prie. 
Vont,  couverts  de  pourpre  et  d'orfèvrerie, 
Les  Comédiens,  rois  et  demi-dieux. 

Hérode  brandit  son  glaive  odieux; 

Dans  les  oripeaux  de  la  broderie, 

Cléopâtre  brille  en  jupe  fleurie 

Comme  resplendit  un  paon  couvert  d'yeux. 

Puis,  tout  flamboyants  sous  les  cbrysolithes. 

Les  bruns  Adonis  et  les  Hippolytes 

Montrent  leurs  arcs  d'or  et  leurs  peaux  de  loups. 

Pierrot  s'est  chargé  de  la  dame-jeanne. 
Puis  après  eux  tous,  d'un  air  triste  et  doux 
Viennent  en  rêvant  le  Poëte  et  l'Ane. 

26  janvier  1842. 


278  LES     CARIATIDES 


KJ  jeune  Florentine  à  la  prunelle  noire, 

Beauté  dont  je  voudrais  éterniser  la  gloire, 

Vous  sur  qui  notre  maître  eût  jeté  plus  de  lys 

Que  devant  Galatée  ou  sur  Amaryllis, 

Vous  qui  d'un  blond  sourire  éclairez  toutes  choses 

Et  dont  les  pieds  polis  sont  pleins  de  reflets  roses, 

Hier  vous  étiez  belle,  en  quittant  votre  bain, 

A  tenter  les  pinceaux  du  bel  ange  d'Urbin. 

O  colombe  des  soirs!  moi  qui  vous  trouve  telle 

Que  j'ai  souvent  brûlé  de  vous  rendre  immortelle , 

Si  j'étais  Raphaël  ou  Dante  Alighieri 

Je  mettrais  des  clartés  sur  votre  front  chéri, 

Et  des  enfants  riants,  fous  de  joie  et  d'ivresse. 

Planeraient,  éblouis,  dans  l'air    qui  vous  caresse. 

Si  Virgile,  ô  diva!  m'instruisait  à  ses  jeux, 
Mes  chants  vous  guideraient  vers  l'Olympe  neigeux 
Et  l'on  y  pourrait  voir  sous  les  rayons  de  lune. 
Près  de  la  Vénus  blonde  une  autre  Vénus  brune. 


Vous  fouleriez  ces  monts  que  le  ciel  étoile 
Regarde,  et  sur  le  blanc  tapis  inviolé 
Q.ui  brille,  vierge  encor  de  toute  flétrissure, 
Les  Grâces  baiseraient  votre  belle  chaussure  ! 


Mai  1832. 


28o  LES     CARIA TIDHS 


En    habit    zinzolin 


Vous  avez  tant  d'Iris,  de  Philis,  d'Amarantes. . . 

Molière,  Les  Femmes  sçavanles, 
acte  V,  scène  i. 


RONDEAU,     A     EGLE 


12  NT  RE  les  plis  de  votre  robe  close 
On  entrevoit  le  contour  d'un  sein  rose, 
Des  bras  hardis,  un  beau  corps  potelé, 
Suave,  et  dans  la  neige  modelé, 
Mais  dont,  hélas!  un  avare  dispose. 

Un  vieux  sceptique  à  la  bile  morose 
Médit  de  vous  et  blasphème,  et  suppose 
Qu'à  la  nature  un  peu  d'art  s'est  mêlé 
Entre  les  plis. 


Lr.S    CARIATIDES 


Moi,  qu'éblouit  votre  fraîcheur  éclose, 
Je  ne  crois  pas  à  la  métamorphose. 
Non,  tout  est  vrai;  mon  cœur  ensorcelé 
N'en  doute  pas,  blanche  et  rieuse  Églé, 
Qtiand  mon  regard,  comme  un  oiseau,  se  pose 
Entre  les  plis. 


36 


282  LES     CARIATIDES 


TRIO  LUT,    A    PHILIS 


D I  j'étais  le  Zéphyr  ailé, 
J'irais  mourir  sur  votre  bouche. 
Ces  voiles,  j'en  aurais  la  clé 
Si  j'étais  le  Zéphyr  ailé. 
Près  des  seins  pour  qui  je  brûlai 
Je  me  glisserais  dans  la  couche. 
Si  j'étais  le  Zéphyr  ailé, 
J'irais  mourir  sur  votre  bouche. 


LES     CARIATIDES  283 


lîl 


RONDEAU,    A    ISMENE 


V^ui,  pour  le  moins,  laissez-moi,  jeune  Ismène, 
Pleurer  tout  bas;  si  jamais,  inhumaine. 
J'osais  vous  peindre  avec  de  vrais  accents 
Le  feu  caché  qu'en  mes  veines  je  sens, 
Vous  gémiriez,  cruelle,  de  ma  peine. 

Par  ce  récit,  l'aventure  est  certaine. 
Je  changerais  en  amour  votre  haine, 
Votre  froideur  en  désirs  bien  pressants. 
Oui,  pour  le  moins. 


284  LES    CARIATIDES 

Échevelée  alors,  ma  blonde  reine, 
Vos  bras  de  lys  me  feraient  une  chaîne. 
Et  les  baisers  des  baisers  renaissants 
M'enivreraient  de  leurs  charmes  puissants; 
Vous  veilleriez  avec  moi  la  nuit  pleine, 
Oui,  pour  le  moins. 


LES     CARIATIDES 


285 


IV 


TRIOLET,    A    AMARANTE 


Je  mourrai  de  mon  désespoir 
Si  vous  n'y  trouvez  un  remède. 
Exilé  de  votre  boudoir, 
Je  mourrai  de  mon  désespoir. 
Pour  votre  toilette  du  soir 
Bien  heureux  celui  qui  vous  aide! 
Je  mourrai  de  mon  désespoir 
Si  vous  n'y  trouvez  un  remède. 


286  LES     CARIATIDES 


RONDEAU     REDOUBLE,     A     SYLV 


J  E  veux  VOUS  peindre,  ô  belle  enchanteresse, 
Dans  un  fauteuil  ouvrant  ses  bras  dorés, 
Comme  Diane,  en  jeune  chasseresse, 
L'arc  à  la  main  et  les  cheveux  poudrés. 

Sur  les  rougeurs  d'un  ciel  aux  feux  pourprés 
Quelquefois  passe  un  voile  de  tristesse, 
Voilà  pourquoi,  lorsque  vous  sourirez, 
Je  veux  vous  peindre,  ô  belle  enchanteresse  ! 

Vous  serez  là,  frivole  et  charmeresse, 
Parmi  les  fleurs  des  jardins  adorés 
Où  doucement  le  zéphyr  vous  caresse 
Dans  un  fauteuil  ouvrant  ses  bras  dorés. 


LES     CARIATIDES 


Auprès  de  vous,  Madame,  vous  aurez 
Le  lévrier  qui  folâtre  et  se  dresse, 
Et  le  carquois  plein  de  traits  désœuvrés, 
Comme  Diane  en  jeune  chasseresse. 

Mais  n'allez  pas,  fugitive  déesse. 
Chercher,  pieds  nus,  par  les  bois  et  les  prés 
Un  berger  grec,  et  pâlir  de  tendresse, 
L'arc  à  la  main  et  les  cheveux  poudrés. 

Heureusement  le  cadre  d'or  qui  blesse 
Vous  retiendra  dans  ses  bâtons  carrés, 
Et  sauvera  votre  antique  noblesse 
D'enlèvements  trop  inconsidérés. 
Je  veux  vous  peindre. 


288  LES     CARIATIDES 


MADRIGAL,     A     CLYMENE 


v^uoi  donc!  vous  voir  et  vous  aimer 
Est  un  crime  à  vos  yeux,  Clymène, 
Et  rien  ne  saurait  désarmer 
Cette  rigueur  plus  qu'inhumaine  I 
Puisque  la  mort  de  tout  regret 
Et  de  tout  souci  nous  délivre, 
J'accepte  de  bon  cœur  l'arrêt  ' 

Qiii  m'ordonne  de  ne  plus  vivre. 


LES    CARIATIDES 


VII 


RONDEAU    REDOUBLÉ,     A    IKIS 


V^AND  VOUS  venez,  ô  jeune  beauté  blonde, 
Par  vos  regards  allumer  tant  de  feux. 
On  pense  voir  Cypris,  fille  de  l'Onde, 
Épanouir  et  les  Ris  et  les  Jeux. 

Chacun,  épris  d'un  désir  langoureux, 
Souffre  une  amour  à  nulle  autre  seconde. 
Et  lentement  voit  s'entr'ouvrir  les  cieux 
Quand  vous  venez,  ô  jeune  beauté  blonde! 

S'il  ne  faut  pas  que  votre  chant  réponde 
Un  mot  d'amour  à  nos  chants  amoureux, 
Pourquoi,  Déesse  à  l'âme  vagabonde, 
Par  vos  rcsfards  allumer  tant  de  feux? 


37 


290  LES     CAKIATIDHS 

Laissez  au  vent  flotter  ces  doux  cheveux 
Et  découvrez  cette  gorge  si  ronde, 
Si  jusqu'au  bout  il  vous  plaît  qu'en  ces  lieux 
On  pense  voir  Cypris,  fille  de  l'Onde. 

Car  chacun  boit  à  sa  coupe  féconde 
Lorsqu'elle  vient  à  l'Olympe  neigeux 
Sur  les  lits  d'or  que  le  plaisir  inonde 
Épanouir  et  les  Ris  et  les  Jeux. 

Donc,  allégez  ma  souff"rance  profonde. 
C'est  trop  subir  un  destin  rigoureux; 
Craignez,  Iris,  que  mon  cœur  ne  se  fonde 
A  ces  rayons  qui  partent  de  vos  yeux 
Q.uand  vous  venez  ! 


LF.S    CARIATIDES  29 1 


VIII 


MADRIGAL,    A     GLYCKRR 


o, 


'ui,  vous  m'offrez  votre  amitié, 
Pour  tous  les  maux  que  je  vous  conte, 
Mais  quoi!  c'est  trop  peu  de  moitié, 
Glycère,  et  je  n'ai  pas  mon  compte. 
Je  soupire,  et  vous  en  retour 
Vous  me  payez  d'une  chimère. 
Pourquoi  si  mal  traiter  l'Amour? 
Ah  !  vous  êtes  mauvaise  mère  ! 

Juin  1842. 


292  LES    CARIATIDES 


A    une    Muse    folle 


iXLLONS,  insoucieuse,  ô  ma  folle  compagne, 
Voici  que  l'hiver  sombre  attriste  la  campagne, 
Rentrons  fouler  tous  deux  les  splendides  coussins; 
C'est  le  moment  de  voir  le  feu  briller  dans  l'âtre; 
La  bise  vient;  j'ai  peur  de  son  baiser  bleuâtre 
Pour  la  peau  blanche  de  tes  seins. 

Allons  chercher  tous  deux  la  caresse  frileuse. 
Notre  lit  est  couvert  d'une  étoffe  moelleuse; 
Enroule  ma  pensée  à  tes  muscles  nerveux  ; 
Ma  chère  âme  !  trésor  de  la  race  d'Hélène, 
Verse  autour  de  mon  corps  l'ambre  de  ton  haleine 
Et  le  manteau  de  tes  cheveux. 

due  me  fait  cette  glace  aux  brillantes  arêtes. 
Cette  neige  éternelle  utile  à  maints  poètes 
Et  ce  vieil  ouragan  au  blasphème  hagard  ? 
Moi,  j'aurai  l'ouragan  dans  l'onde  où  tu  te  joues, 
La  glace  dans  ton  cœur,  la  neige  sur  tes  joues. 
Et  l'arc-en-ciel  dans  ton  regard. 


LES    CARIATIDES  293 

Il  faudrait  n'avoir  pas  de  bonnes  chambres  closes, 
Pour  chercher  en  janvier  des  strophes  et  des  roses. 
Les  vers  en  ce  temps-là  sont  de  méchants  fardeaux. 
Si  nous  ne  trouvons  plus  les  roses  que  tu  sèmes, 
Au  lieu  d'user  nos  voix  à  chanter  des  poëmes, 
Nous  en  ferons  sous  les  rideaux. 

Tandis  que  la  Naïade  interrompt  son  murmure 
Et  que  ses  tristes  flots  lui  prêtent  pour  armure 
Leurs  glaçons  transparents  faits  de  cristal  ouvré, 
Échevelés  tous  deux  sur  la  couche  défaite, 
Nous  puiserons  les  vins,  pleurs  du  soleil  en  fête. 
Dans  un  grand  cratère  doré. 

A  nous  les  arbres  morts  luttant  avec  la  flamme, 
Les  tapis  variés  qui  réjouissent  l'âme. 
Et  les  divans,  profonds  à  nous  anéantir! 
Nous  nous  préserverons  de  toute  rude  atteinte 
Sous  des  voiles  épais  de  pourpre  trois  fois  teinte 
Que  signerait  l'ancienne  Tyr. 

A  nous  les  lambris  d'or  illuminant  les  salles, 
A  nous  les  contes  bleus  des  nuits  orientales, 
Caprices  pailletés  que  l'on  brode  en  fumant. 
Et  le  loisir  sans  fin  des  molles  cigarettes 
Que  le  feu  caressant  pare  de  collerettes 
Où  brille  un  rousre  diamant  1 


294  ^-'^^     CARIATIDES 


Ainsi  pour  de  longs  jours  suspendons  notre  lyre  ; 
Aimons-nous;  oublions  que  nous  avons  su  lire! 
Que  le  vieux  goût  romain  préside  à  nos  repas! 
Apprenons  à  nous  deux  comme  il  est  bon  de  vivre, 
Faisons  nos  plus  doux  chants  et  notre  plus  beau  livre. 
Le  livre  que  l'on  n'écrit  pas. 

Tressaille  mollement  sous  la  main  qui  te  flatte, 
duand  le  tendre  lilas,  le  vert  et  l'écarlate, 
L'azur  délicieux,  l'ivoire  aux  fiers  dédains, 
Le  jaune  fleur  de  soufre  aimé  de  Véronèse 
Et  le  rose  du  feu  qui  rougit  la  fournaise 
Éclateront  sur  les  jardins, 

Nous  irons  découvrir  aussi  notre  Amérique! 
L'Hldorado  rêvé,  le  pays  chimérique 
Où  rOndine  aux  yeux  bleus  sort  du  lac  en  songeant. 
Où  pour  Titania  la  perle  noire  abonde. 
Où  près  d'Hérodiade  avec  la  fée  Habonde 
Chasse  Diane  au  front  d'argent! 

Mais  pour  l'heure  qu'il  est,  sur  nos  vitres  gothiques 
Brillent  des  fleurs  de  givre  et  des  lys  fantastiques; 
Tu  soupires  des  mots  qui  ne  sont  pas  des  chants. 
Et  tes  beaux  seins  polis,  plus  blancs  que  deux  étoiles, 
Ont  l'air,  à  la  façon  dont  ils  tordent  leurs  voiles, 
De  vouloir  s'en  aller  aux  champs. 


LES    CARIATIDES 


295 


Donc,  fais  la  révérence  au  lecteur  qui  savoure 
Peut-être  avec  plaisir,  mais  non  pas  sans  bravoure. 
Tes  délires  de  Muse  et  mes  rêves  de  fou, 
Et,  comme  en  te  courbant  dans  un  adieu  suprême, 
Jette-lui,  si  tu  veux,  pour  ton  meilleur  poëme, 
Tes  bras  de  femme  autour  du  cou! 

Janvier  1842. 


p 


ROSES   DE   NOËL 

1843-1878 


38 


AVANT- PROPOS 


ES  quelques  pocines  qui  suivent  ne  sont 
pas  des  œuvres  d'art.  Ces  pages  intimes, 
tant  que  ma  si  faible  santé  et  les  agita- 
tions de  ma  vie  me  l'ont  permis,  je  les 
écrivais  régulièrement  pour  mon  adorée  m'ere,  lorsque 
revenaient  le  16  février,  jour  anniversaire  de  sa  nais- 
sance, et  le  19  novembre,  jour  de  sa  fête,  sainte  Elisabeth. 
Parmi  ces  vers,  destinés  à  elle  seule,  j'avais  choisi  déjà 
quelques  odes  qui  ont  trouvé  place  dans  mes  recueils.  Les 
autres  ne  me  paraissaient  pas  devoir  être  publiés,  et  je 
sais  bien  ce  qui  leur  manque.  Presque  jamais  on  ne  se 
montre  bon  ouvrier,  lorsqu'on  écrit  sous  l'impression  d'un 
sentiment  vrai,  au  moment  même  oii  on  l'éprouve.  Mais, 


300  AVAXT-PROPOS 

en  les  donnant  aujourd'hui  au  public,  j'obéis  à  la  vo- 
lonté forviellement  exprimée  de  Celle  qui  ne  sera  jamais 
absente  de  moi  et  dont  les  yeux  me  voient.  D'ailleurs,  en  y 
réfléchissant,  j'ai  pensé  qu'elle  a  raison,  comme  toujours  ; 
car  le  pocte  qui  veut  souffrir,  vivre  avec  la  foule  et  par- 
tager avec  elle  les  suprêmes  espérances,  n'a  rien  de  caché 
pour  elle,  et  doit  toujours  être  prct  à  montrer  toute  son 
âme. 

Théodore   de    Banville. 


Paris,  le  19  novembre  1878. 


ROSES   DE    NOËL 


A    MA    MERE, 

Madame  Claude-Théodore  de  Banville 
nee  é  l  i  s  a  b  e  t  ti  -  z  h  l  i  e  el  u  e  t 


Le    Ruisseau 


JVIère,  tenant  de  toi  l'orgueil  essentiel, 
Ta  fille,  (tu  l'aurais  entre  toutes  choisie!) 
Belle  enfant  dont  le  cœur  ingénu  s'extasie, 
N'aime  rien  de  vulgaire  et  d'artificiel. 


302  ROSES    DE    NOËL 

Moi,  je  dédaignerai  tout  art  matériel, 

Car  de  toi  j'ai  reçu  l'ardente  poésie 

De  ton  esprit  subtil  que  le  beau  rassasie. 

Comme  tu  m'as  donné  tes  yeux  emplis  de  ciel. 

Et  c'est  toi  que  tu  sens  en  moi  lutter,  poursuivre 
Le  but,  toi  dont  la  voix  charmante  qui  m'enivre 
Murmurait  comme  un  Ange  auprès  de  mon  berceau  ! 

Telle,  aux  humides  prés,  la  Naïade  ravie, 
Dont  le  sort  incertain  est  celui  du  ruisseau, 
Rêveuse,  en  flots  d'argent  voit  s'écouler  sa  vie. 

16  février  1845. 


ROSES    DE    NOËL  505 


Oubl: 


v^  ma  mère,  le  vent  chasse  les  feuilles  rousses, 

Mais  je  te  charmerai  par  des  paroles  douces! 

Voici  de  pauvres  fleurs  qui  tremblaient  sous  les  cieux  : 

Toi,  tu  les  trouveras  charmantes  entre  toutes, 

Et  mes  chants  seront  beaux,  puisque  tu  les  écoutes, 

Et  ce  jour  terne  et  gris  sera  délicieux. 

Qui  le  sait  mieux  que  toi?  C'est  ainsi  depuis  Eve. 
Notre  mère  toujours  est  folle  de  son  rêve. 
Et  s'amuse  au  babil  des  enfants  querelleurs. 
Tu  n'as  pas  de  soucis  pourvu  que  tu  nous  voies, 
Car  tu  sais  oublier  pour  les  plus  humbles  joies 
Les  ennuis  de  ta  vie  et  les  pires  douleurs. 

19  novembre  1843, 


304  ROSES     Dl-     XOEL 


Les    Colombes 


Ji  UISQ.UE  jusqu'à  la  fin  et  même  autour  des  tombes, 
La  famille  se  serre  et  s'unit  avec  foi, 
Aimons-nous  !  Mes  doux  vers,  ainsi  que  des  colombes, 
Ouvrent  leur  aile  blanche  et  s'envolent  vers  toi. 

Prends  ces  oiseaux  pareils  à  la  neige  candide, 
Et  qui  trouvent  déjà  l'oubli  d'ombres  voilé, 
Après  avoir  brillé  dans  un  azur  splendide 
Et  plané  dans  les  cieux  de  mon  rêve  étoile. 

La  Muse,  enfant  craintive,  et  que  le  monde  lasse. 
Vient  dormir  à  tes  pieds  sur  un  méchant  coussin. 
Ma  mère,  écoute-la  te  parler  à  voix  basse 
Et  cache  en  souriant  sa  tête  dans  ton  sein. 

19  novembre  1844. 


ROSES    DE     XOEI.  305 


Querelle 


Lors  QUE  ma  sœur  et  moi,  dans  les  forêts  profondes, 
Nous  avions  déchiré  nos  pieds  sur  les  cailloux, 
En  nous  baisant  au  front  tu  nous  appelais  fous, 
Après  avoir  maudit  nos  courses  vagabondes. 

Puis,  comme  un  vent  d'été,  brisant  leurs  fraîches  ondes. 
Mêle  deux  ruisseaux  purs  sur  un  lit  calme  et  doux, 
Lorsque  tu  nous  tenais  tous  deux  sur  tes  genoux, 
Tu  mêlais  en  riant  nos  chevelures  blondes. 

Et  pendant  bien  longtemps  nous  restions  là  blottis, 
Heureux,  et  tu  disais  parfois  :  O  chers  petits  ! 
Un  jour  vous  serez  grands,  et  moi  je  serai  vieille  ! 

Les  jours  se  sont  enfuis,  d'un  vol  mystérieux, 
Mais  toujours  la  jeunesse  éclatante  et  vermeille 
Fleurit  dans  ton  sourire  et  brille  dans  tes  j'eux. 

i6  février  1845. 

39 


3'o6  ROSES     DE    NOËL 


Les    Baisers 


Ecartez  mes  cheveux  comme  vous  le  faisiez 
Lorsque  ce  front  livide  était  plein  de  rosiers, 
Et  que  ma  pâle  joue  était  encor  fleurie; 
Et  venez  y  poser  votre  lèvre  chérie. 
Car  bien  qu'ils  soient  déjà  flétris,  nos  cheveux  d'or, 
Nos  mères  de  leurs  doigts  les  caressent  encor, 
Et  toujours  les  baisers  célestes  de  leurs  lèvres 
Savent  guérir  nos  fronts  brûlés  par  mille  fièvres. 

19  novembre  184;. 


Wë^ 


>- 


ROSES    DE    NOËL  307 


Primeur 


1  AND  [S  que  les  voix  du  foyer 
Murmurent  pour  vous  égaj'er 
Et  que  le  feu  brille  dans  l'âtre, 
Déjà,  fugitif  et  discret, 
Derrière  la  vitre  apparaît 
Le  rire  du  Printemps  folâtre. 


Impatient,  avec  raison. 
De  nous  donner  sa  floraison, 
Voyez  I  on  dirait  qu'il  s'ennuie 
De  ne  pas  prendre  son  essor, 
Et  qu'il  montre  ses  ailes  d'or 
Encor  frissonnantes  de  pluie. 


308  ROSES     DE    NOËL 

O  douce  mère  !  c'est  pour  toi 
Que  cette  Nature  en  émoi 
Fait  trêve  à  sa  longue  paresse, 
Et,  complice  de  ton  rimeur, 
Elle  vient  t'ofFrir  la  primeur 
De  ce  rayon  qui  nous  caresse. 

16  février  1846. 


UOSLS    DE    NOËL  309 


Lys    sans    tach 


o 


ui,  quoique  les  soupirs,  les  pleurs  et  les  sanglots 
Vers  tes  yeux  soient  montés,  amers  comme  des  flots, 
Chère  âme!  ton  amour  céleste  nous  demeure, 
Toujours  épanoui  dans  ton  âme  qui  pleure. 
Sous  l'orage  et  le  vent  tel  le  Lys  glorieux, 
Toujours  ouvrant  son  pur  calice  vers  les  cieux. 
Garde  encore,  meurtri,  sa  beauté  souveraine. 
Et  rien  ne  fait  de  tache  à  sa  blancheur  sereine. 

Mardi  16  février  1847. 


'^g^ 


■V 


3IO  ROSES    DE    NOËL 


Fleurs    d'hiver 


vy  ui ,  quelques  fleurs  d'hiver,  et  c'est  tout  !  Leurs  corolles 
Ne  s'ouvriront  pas;  mais  leurs  boutons  ingénus 
Te  ravissent,  ma  mère,  et  mieux  que  des  paroles 
Evoquent  les  jardins  que  nous  avons  connus. 

O  notre  cher  Moulins!  Devant  nos  yeux  éclate 
Parmi  nos  souvenirs  gracieux  et  pensifs 
Un  éblouissement  de  rose  et  d'écarlate  ; 
Et  les  deux  pièces  d'eau,  la  verdure,  les  ifs, 

Nous  voyons  tout,  les  Dieux  de  pierre,  la  rocaille, 
Et  je  te  vois  riante  et  les  cheveux  flottants. 
Avec  ton  léger  voile  et  ton  chapeau  de  paille, 
Et  si  belle  au  milieu  d'un  triomphal  printemps! 

Vendredi  19  novembre  1847. 


ROSESDENOEL  3II 


Douces    Larmes 


^  I  vous  ne  voyez  pas  le  front  de  votre  fils 
Accablé  sous  le  poids  de  la  science  amère, 
Et  si  pour  vous  l'enfant  que  vous  berciez  jadis 
Reste  un  enfant  pour  vous,  ma  mère, 

Laissez-moi  m'enivrer  de  votre  douce  voix, 
Qui  fut  ma  poésie  et  ma  première  fête, 
Et  puis,  m'agenouillant  ici  comme  autrefois, 
Sur  vos  genoux  poser  ma  tête  I 

Je  veux  redevenir  ignorant,  je  le  veux! 
Et  revoir,  oubliant  mes  plaintes  étouffées. 
Ce  temps  où  vous  passiez  dans  mes  petits  cheveux 
Un  peigne  d'or,  comme  les  fées! 

Votre  main  sur  mes  yeux  alors  me  consolait! 
Je  m'endormais,  ravi  par  toutes  vos  caresses, 
Faible,  heureux,  souriant,  nourri  de  votre  lait. 
De  vos  chants  et  de  vos  tendresses  ! 


312 


UOSES     DE     NOUL 


Oui,  je  veux  y  penser  encor,  si  je  le  puis, 
Et  rêver  près  de  vous,  comme  j'avais  coutume. 
Aux  bonheurs  envolés,  car  je  n'ai  bu  depuis 
Que  le  dégoût  et  l'amertume! 

Vous  me  disiez  :  Mon  fils,  un  jour  tu  souffriras. 

Pour  t'épargner  un  peu  les  maux  que  je  redoute. 

Laisse-moi  te  cacher  aux  méchants  dans  mes  bras. 

C'est  que  vous  le  saviez  sans  doute, 

Les  baisers  que  plus  tard,  hélas!  je  recevrais, 
Devaient  toujours  servir  à  cacher  un  mensonge; 
Ceux  que  vous  me  donniez  étaient  bien  les  seuls  vrais  : 
Oui,  les  seuls;  maintenant,  j'y  songe! 

Mère!  —  Laissez-le-moi  dire,  ce  mot  charmant, 
Et  bien  oublier  tout,  rien  que  pendant  cette  heure  ! 
Car,  si  je  suis  heureux  encor  pour  un  moment, 
C'est  quand  j'oublie  et  quand  je  pleure. 

i6  février  1854. 


ROSESDENOEL  315 


\ 


Ta  Voix 


J'aime  ta  voix,  jamais  je  ne  m'en  rassasie. 
Ma  mère,  ton  regard  plus  doux  que  l'Orient, 
Tout  enfant,  me  faisait  rêver  la  poésie, 
Et  tu  m'as  entr'ouvert  les  cieux,  en  souriant  ! 

Si  la  forêt  m'accueille  en  ses  gorges  hautaines, 
Je  te  l'ai  dû;  c'est  toi,  mère,  qui  m'as  appris 
A  m'enivrer  du  chant  rhythmique  des  fontaines, 
Songeur  de  la  nature  et  des  cimes  épris! 

Je  savais  les  doux  mots  que  notre  esprit  savoure; 
Mais  pour  charmer  ce  peuple  attentif  près  de  nous. 
C'est  toi  qui  m'as  donné  ton  âme  et  ta  bravoure! 
Embrasse  encor  ion  fîls  qui  pleure  à  tes  genoux. 

19  novembre  1856. 


40 


314  ROSUSDHNOEL 


Sil 


en  ce 


r  OUR  baiser  la  prairie  et  le  ruisseau  dormant 

Qui  déroule  ses  inoires, 
Un  beau  rayon  frileux  glisse  furtivement 

Parmi  les  branches  noires. 

Les  fleurs  veulent  fêter  le  jour  qui  nous  est  cher. 

Parmi  les  vertes  mousses 
Leur  corolle  s'entr'ouvre  au  milieu  de  l'hiver 

Sous  des  haleines  douces. 

Oh  !  que  la  terre  en  deuil  retrouve  son  trésor 

Et  tienne  sa  promesse, 
Pour  que  tes  vieux  enfants  s'éblouissent  encor 

De  ta  chère  jeunesse! 

Tant  que  tu  nous  souris,  ô  regard  adoré 

Où  le  nôtre  se  plonge. 
Nous  n'avons  pas  vécu,  nous  n'avons  pas  pleuré, 

Le  reste  n'est  que  songe. 


ROSES    DE    NOËL 


315 


Tant  que  nous  te  pressons  dans  nos  bras  tour  à  tour, 
Notre  âme  au  loin  s'élance, 

Et  nous  oublions  tout  le  reste,  ivres  d'amour, 
De  joie  et  de  silence  I 

16  février  1857. 


i*i 


3l6  ROSES    DE    NOËL 


Ton    Sourire 


v-'  mère,  ton  sourire  enthousiaste  et  fier 
Brille  de  clairs  rayons,  comme  un  soleil  d'hiver. 
En  vain  l'âge  est  venu;  le  temps  qui  nous  assiège 
A  touché  ton  front  pur,  et  ne  l'a  pas  blessé, 
Mais  triste  de  blanchir  tes  cheveux,  a  laissé 
Délicieusement  fleurir  leur  douce  neige  ! 

Oh!  dis-moi,  le  sais-tu,  pourquoi  tes  soixante  ans 
Ont  la  grâce  charmante  et  vive  d'un  printemps? 
Chaque  heure  sans  repos  nous  pousse  de  son  aile, 
Chaque  instant  nous  trahit  ;  mais  les  nobles  amours 
Sont  pour  notre  visage  un  dictame,  et  toujours 
Y  mettent  doucement  la  jeunesse  éternelle. 


OSESDENOEL  517 


I 


La  brise  qui  charma  les  fleurs,  le  seul  zéphyr 
Froisse  la  blonde  mer  de  flamme  et  de  saphir 
Dont  le  chant  retentit  près  des  belles  Florides; 
Mère,  tes  yeux  aussi  réfléchissent  l'azur, 
C'est  pourquoi  tu  seras  pareille  à  ce  flot  pur 
Qui  reflète  le  ciel  et  qui  n'a  pas  de  rides  1 


19  novembre  185 


3l8  ROSES     DE    NOËL 


Aurore 


J  usqu'a  toi,  jusqu'à  toi,  mère,  divinement 

Nos  vœux  s'envoleront  dans  un  rêve  charmant. 

Tu  le  sais,  tes  enfants  silencieux  t'adorent. 

Que  les  bois  dépouillés  et  les  cieux  qui  se  dorent 

Veillent  sur  ta  demeure  avec  un  soin  jaloux  ! 

Qiie  les  soirs,  que  les  jours  et  l'ombre  te  soient  doux  ! 

Car  tu  fis  ton  bonheur  de  veiller  sur  nos  âmes. 

Grâce  à  toi,  depuis  l'heure  obscure  où  nous  pensâmes, 

Notre  matin  riant,  céleste  et  couronné 

Brilla  comme  une  aurore,  et  tu  nous  as  donné 

L'amour  du  Beau,  par  qui  tout  s'éclaire  et  flamboie. 

Et  ta  bonté  fidèle,  et  ta  force  et  ta  joie. 

19  novembre  18)9. 


ROSESDENOEL  319 


Exil 


En  cette  courte  vie,  hélas!  où  rien  ne  dure, 

Comme  l'absence  est  triste  et  qu'elle  semble  dure  ! 

Chère  âme,  je  ne  puis,  en  baisant  tes  cheveux, 

Te  donner  mon  amour,  mes  chants,  mes  pleurs,  mes  vœux. 

Et  t'offrir  un  bouquet  de  pâles  violettes  ! 

Ah!  du  moins  le  chanteur  des  fraîches  odelettes. 

Que  réchauffa  ton  souffle  en  son  frêle  berceau, 

Le  courtisan  du  lys  en  fleur  et  du  ruisseau 

T'enverra  son  baiser  dans  un  vers  où  respire 

Son  amour,  comme  un  souffle  harmonieux  de  lyre, 

Et  sa  caresse  tendre,  et  son  âme  et  sa  voix. 

Mais,  ne  me  vois-tu  pas?  Si,  mère,  tu  me  vois! 

duand  la  neige  tombant  sur  le  coteau  qui  penche  ; 
Avec  ses  doux  flocons  a  fait  la  route  blanche, 
Regarde-moi,  donnant  la  volée  à  des  vers 
Frémissants,  qui,  malgré  le  souffle  des  hivers. 
Avec  des  cris  joyeux  s'enfuiront  tout  à  l'heure 
Dans  la  blanche  lumière  et  dans  le  vent  qui  pleure, 


320  ROSES    DE    NOËL 


Calme  et  pensif,  auprès  du  clair  foyer  rêvant, 
Et  caressant  toujours  les  strophes,  mais  souvent 
M'interrompait  de  suivre  au  hasard  ma  chimère, 
Pour  me  dire  :  due  fait  là-bas  ma  douce  mère? 


19  novembre  1860. 


:OSES    DE    NOËL  ^21 


Les    Oiseaux 


o 


mère,  que  toujours  adore  mon  orgueil  ! 
Ma  pensée  en  rêvant  s'envole  jusqu'au  seuil 
De  la  maison  riante  où  la  nuit  tu  reposes. 
Là  je  te  vois,  devant  le  mur  vêtu  de  roses, 
Ou  sous  les  arbres  dont  le  feuillage  mouvant 
Pleure,  et  dans  le  matin  frissonnant  et  vivant 
Tu  vas,  animant  tout  de  ta  grâce  infinie. 
Ma  nourrice  au  beau  front,  mon  âme,  sois  bénie! 

Ce  n'est  qu'un  songe,  hélas  !  Entre  nous,  ô  tourment  ! 
Sont  les  villes  sans  nombre  et  leur  bourdonnement, 
Le  temps,  les  nuits,  les  jours,  le  silence,  l'espace, 
Les  collines,  les  bois,  les  cieux,  le  vent  qui  passe. 
Mais  les  oiseaux  légers,  voyant  que  je  suis  loin 
De  mon  nid,  les  oiseaux  rapides  auront  soin 
De  saluer,  fuyant  vers  la  lumière,  celle 
Dont  la  vaillance  dans  mes  yeux  d'or  étincelle. 
Ils  diront  :  Comme  nous,  l'humble  poëte  obscur 
Est  un  esprit  ailé  qui  s'en  va  dans  l'azur. 

41 


322  ROSES    DE    NOËL 

Prétons  à  ce  rimeur  nos  chansons  fraternelles. 
Pour  l'an  qui  vient,  il  nous  en  fera  de  plus  belles, 
Car  les  abeilles  d'or  voltigent  sur  son  front 
Et  sur  sa  bouche.  Puis,  mère,  ils  regarderont 
L'aurore  qui  se  lève  et  le  jour  qui  va  naître, 
Et,  joyeux,  ils  viendront  voler  sur  ta  fenêtre. 

18  novembre  1862. 


ROSES    DE    XOEL  323 


Feuilles    mortes 


C  II  bien!  si  dans  mes  jours  arides 
Tout  fut  mensonge  et  vanité, 
Je  vois  ton  calme  front  sans  rides 
Que  pare  la  sérénité. 

Mère  toujours  belle  et  chérie, 
Q.ui  m'as  donné  l'espoir,  la  foi, 
L'amour,  ma  voix  souvent  flétrie 
Est  jeune  pour  parler  de  toi  ! 

Parmi  le  tumulte  des  choses 
Les  jours  peuvent  fuir  pas  à  pas 
En  effeuillant  nos  pâles  roses; 
Les  ans  ne  te  vieillissent  pas. 

Et  laisse-moi  que  je  t'admire  ! 
Sur  ton  visage  qui  sourit 
D'un  imperceptible  sourire. 
Brille  la  flamme  de  l'esprit. 


324  KOSESDENOEL 

O  mère,  par  qui  fut  bercée 
Mon  enfance,  (le  temps  moqueur, 
En  passant,  l'a  vite  froissée,) 
Mère  adorable  de  mon  cœur! 

Ton  regard  où  le  mien  se  noie, 
Après  tant  de  jours  égrenés. 
Reste  encor  la  meilleure  joie 
De  ces  yeux  que  tu  m'as  donnés. 

Mère,  le  mot  qui  nous  console 
De  nos  trésors  anéantis. 
C'est  toujours  la  même  parole 
Qui  nous  endormait  tout  petits. 

Je  m'enivrais,  ô  cher  mensonge! 
D'espoirs  vainement  caressés. 
Q.ue  me  reste-t-il,  quand  j'y  songe? 
Tu  m'aimes!  c'est  bien.  C'est  assez. 

Je  suivais  l'ombre  insaisissable; 
J'ai  vécu,  j'ai  chanté  mes  vers. 
J'ai  fait  des  escaliers  de  sable 
Pour  atteindre  les  rameaux  verts  ! 

Mais  il  fallait  des  mains  plus  fortes, 
Et  mon  bras,  vers  le  ciel  tendu, 
N'a  trouvé  que  des  feuilles  mortes 
Au  lieu  du  laurier  attendu. 


ROSESDENOEI.  325 

Ici-bas,  où  rien  ne  s'achève, 
Où  chaque  espoir  tombe  et  s'enfuit, 
Toutes  les  roses  de  mon  rêve 
S'effeuillent  au  vent  de  la  nuit; 

Mais  ce  bien  charmant  et  suprême, 
Ce  talisman  qui  me  défend, 
Ton  amour  est  resté  le  même 
Pour  moi,  ton  fils,  non,  ton  enfant. 

16  février  1863. 


326  ROSIZSDEN'OEL 


Toute    mon    Ame 


L^F-PUis  le  jour  où  je  suis  né, 
Songeur  que  Dieu  voulut  élire 
Pour  unir  son  chant  obstiné 
A  la  mystérieuse  Lyre, 

Tu  m'as  aimé,  tu  m'as  guéri, 
Tu  m'as  donné,  dans  tes  alarmes, 
Avec  ton  lait  qui  m'a  nourri, 
Tant  de  cliers  baisers,  tant  de  larmes  ! 

Par  toi  j'ai  pu  vivre  et  penser, 
Tu  fus  ma  nourrice  et  mon  Ange, 
Et  moi,  pour  te  récompenser, 
Qju'ai-je  à  te  donner  en  échange? 

Pour  toi,  source  de  tout  mon  bien. 
Gardienne  attentive  et  charmée. 
Je  n'ai  rien,  pas  même  ce  rien 
Que  l'on  appelle  renommée. 


ROSES    DE    NOËL 


327 


Je  n'ai  rien,  lorsque  c'est  mon  tour  ! 
Je  n'ai  rien,  cœur  brûlé  de  flamme, 
Que  ma  tendresse  et  mon  amour; 
Je  n'ai  rien  que  toute  mon  âme. 

17  février  1864. 


528  ROSESDENOEL 


Pour  nous  deux 


1  OUI?  un  jour  seulement  fais  trêve  à  ton  martyre  1 
Sois  comme  je  te  vis,  ô  sourire  et  douceur, 
Lorsque  ta  chère  voix  qui  me  berce  et  m'attire 
Enchantait  le  réveil  de  ma  petite  sœur. 

L'absence,  la  douleur,  le  mal  ne  sont  qu'un  rêve, 
Les  coeurs  n'ont  pas  aimé,  n'ont  pas  souffert  en  vain  : 
Oh  1  crois-le,  Dieu  nous  rend  tout  ce  qu'il  nous  enlève, 
Et  c'est  là  son  miracle  éternel  et  divin! 

Celle  qui  nous  charma  comme  une  aube  naissante. 
Celle  que  tant  de  fois  tu  nommes  à  genoux, 
Et  qui  pour  nos  regards  voilés  semblait  absente, 
Pendant  que  nous  pleurons  est  ici  près  de  nous! 

Je  l'entends  à  cette  heure,  aussi  douce  qu'amère, 
Où  nos  Anges  pensifs  nous  voient  occupés  d'eux, 
Me  dire  tout  bas  :  Prends  dans  tes  bras  notre  mère, 
Mon  frère,  et  donne-lui  des  baisers  pour  nous  deux. 

16  février  1868. 


OSESDENOF.L  329 


Ils    nous    voient 


l^ES  cieux  semblent  déjà  vivants  et  rajeunis. 
Je  sens  venir,  du  fond  de  l'ombre  enchanteresse, 
Le  souffle  d'une  brise  amie  et  charmeresse, 
Dans  le  triste  silence  où  nos  cœurs  sont  unis. 

Pareils  à  des  oiseaux  frissonnants  dans  leurs  nids, 
En  nous  des  souvenirs  de  joie  et  de  tendresse 
Pleurent  ;  le  vent  d'une  aile  errante  nous  caresse. 
Ma  mère,  et  ce  n'est  pas  moi  seul  qui  te  bénis! 

Car  du  séjour  divin  caché  sous  tant  de  voiles, 
Sitôt  que  sur  nos  fronts  s'allument  les  étoiles. 
Ceux  qui  sont  dans  les  cieux  nous  regardent  pleurer. 

Ils  nous  voient  dans  l'attente  et  dans  la  solitude, 
Et  leurs  lointaines  voix  tentent  de  murmurer, 
Comme  pour  mettre  un  terme  à  notre  inquiétude. 

16  février  1869. 

42 


KOSLS    Di;    XOEL 


Zélie    enfant 


Di  j'étais  le  savant  ouvrier  dont  la  main 

Crée  à  nouveau  notre  âme  et-  le  sourire  humain 

Sur  sa  toile  vivante  et  de  rayons  fleurie, 

Je  peindrais  pour  nous  deux,  ô  ma  mère  chérie, 

Le  portrait  de  ma  sœur  enfant,  et  j'y  mettrais 

Sa  grâce,  et  la  beauté  divine  de  ses  traits, 

Si  charmants  et  si  purs  qu'une  clarté  sur  elle 

Flottait  et  dans  ses  jeux  semblait  surnaturelle. 

Car  je  la  vois,  si  douce  et  le  regard  si  prompt! 
Elle  avait  la  pensée  écrite  sur  sou  front, 
Et  tu  disais  :  Voilà  mon  rêve  et  ma  folie  ! 
C'est  elle,  mon  enfant!  ma  petite  Zélie! 
Butinant  au  hasard  dans  l'herbe  et  dans  le  thym. 
Elle  était  rayonnante  à  l'aube  du  matin; 
Elle  courait,  dans  l'herbe  épaisse,  vers  les  saules 
Du  ruisseau,  les  cheveux  flottant?  sur  ses  épaules, 


ROSESDENOEL  331 


Grave,  heureuse,  portant  des  fleurs  et  les  bras  nus, 
Levant  sans  embarras  ses  grands  yeux  ingénus, 
Distraite,  et  cependant  regardant  quelque  chose, 
Et  sa  bouche  avait  l'air  d'une  petite  rose. 

18  novembre  1869. 


332  ROSES    DE    NOËL 


Leurs    Lèvres 


V^UAND  vient  le  jour  pareil  au  jour 
De  bonheur  et  d'orgueil  en  fête, 
Où  ta  mère  pleurait  d'amour 
En  contemplant  ta  chère  tête; 

Quand  renait  le  jour  où  tu  vins, 
Comme  Dieu  l'exige,  ô  mystère! 
De  la  clarté  des  cieux  divins 
Aimer  et  pleurer  sur  la  terre; 

Alors,  pareil  à  l'exilé 

Qui,  lorsqu'il  revoit  sa  patrie, 

Marche  tranquille  et  consolé, 

Ce  jour-là,  mère,  hélas!  meurtrie, 

Je  vois  ma  sœur  au  front  charmant 
Et  les  doux  yeux  bleus  de  mon  père. 
Et  ce  n'est  pas  moi  seulement 
Q.ui  dis  à  ton  oreille  :  Espère! 


ROSES   Di;    NOËL  333 


Ah!  de  nos  fronts  endoloris 
Que  les  vaines  craintes  s'envolent! 
Tous  ceux  que  nous  avons  chéris 
A  la  même  heure  nous  consolent. 

Pour  nous  rendre  forts  et  joyeux, 
Leur  cœur,  leur  esprit,  leur  bravoure 
Et  leur  souffle  silencieux 
Vivent  dans  l'air  qui  nous  entoure. 

Dans  le  parfum  léger  des  fleurs 
Une  vague  haleine  soupire; 
C'est  leur  voix.  A  travers  nos  pleurs 
Glisse  un  rayon  :  c'est  leur  sourire, 

Et  pour  que  leur  calme  baiser 
Nous  réchaufte  à  ses  douces  flammes. 
Je  sens  leurs  lèvres  se  poser 
Délicatement  sur  nos  âmes. 

i6  février  1870. 


X^ 


■V' 


334  ROSESDENOEL 


Les    AbsePxts 


IVlÈRE,  puisque  le  Temps,  ce  farouche  oiseleur, 

A  dévasté  les  nids  de  notre  joie  en  fleur, 

Et  puisque  nous  gardons  toujours  dans  nos  mémoires 

Ce  qui  fut  emporté  par  les  Jours  dérisoires, 

Eh  bien  I  songeons  encore  à  nos  bonheurs  si  courts! 

L'absente  que  nos  yeux  pensifs  cherchent  toujours. 

Et  mon  père  endormi,  tous  ces  deuils,  la  patrie 

Saignante  encore  et  dont  la  voix  sanglote  et  crie. 

Pleurant  en  nous,  pareils  à  la  plainte  des  mers. 

Font  que  même  nos  jours  de  fête  sont  amers  ! 

Pourtant  le  gai  Printemps  aux  lèvres  corallines 
Vient,  et  pose  déjà  son  pied  sur  les  collines; 
Bientôt,  demain,  chassant  la  neige  et  le  verglas. 
Il  épanouira  les  grappes  des  lilas. 
Une  brise,  déjà  folle  et  pleine  d'ivresse. 
Flotte;  je  ne  sais  quelle  invisible  caresse 


ROSES    DE    NOËL 


53> 


Nous  effleure;  voici  que  les  airs  attiédis 
Ont  un  souffle  embaumé  qui  vient  du  paradis  ; 
Vois  les  deux  frissonnants,  clairs,  une  joie  immense 
Charme  l'azur,  et  tout  nous  parle  de  clémence. 


i6  février  i! 


)b  ROSESDEXOEL 


Comme    un    jour 


o 


mcre,  agenouillé  sous  tes  chères  prunelles, 
Je  dis  à  Dieu  :  Seigneur  des  clartés  éternelles, 
Puisqu'elle  a  tant  pleuré,  mon  Dieu,  bénissez-la! 
Puisque  sa  chère  fille  à  vos  pieds  s'envola, 
Pendant  ce  long  tourment  des  heures  douloureuses. 
Accordez-lui  par  moi  des  minutes  heureuses! 
Ainsi  je  prie  ayant,  comme  un  bon  ouvrier, 
Le  désir  de  gagner  quelque  brin  de  laurier 
Pour  parer  de  renom  ta  vieillesse  adorée; 
Je  voudrais,  conquérant  l'immortelle  durée, 
due  fleurissant  toujours  malgré  les  noirs  hivers, 
Ta  mémoire  pût  vivre  à  jamais  dans  mes  vers. 
Et  pour  moi,  qui  te  dus  cette  grâce  de  naître 
Poëte,  quand  ton  souffle  a  pénétré  mon  être. 
Alors  que  je  te  tiens  serrée  entre  mes  bras. 
J'oublie  en  un  moment  la  haine  des  ingrats. 
Les  peines,  les  soucis  de  cette  courte  vie, 
Et  la  gloire  d'un  jour  vainement  poursuivie, 


ROSES    on   NOËL  53; 


Et  je  me  trouve  heureux,  puisque  je  me  souviens 

Qu'au  milieu  de  tes  maux  désolés  et  des  miens, 

Nous  avons  conservé  dans  notre  vie  obscure 

Notre  affection  vraie,  indestructible  et  pure, 

Et  que  nous  la  gardons  comme  un  clair  diamant  ; 

Et  que  tu  répandis  infatigablement, 

Ainsi  que  d'une  coupe  inépuisable  et  douce. 

Mère,  sur  mon  cœur  fier  et  que  rien  ne  courrouce, 

Tes  consolations,  ton  adorable  amour, 

Et  que  ce  demi-siècle  a  passé  comme  un  jour! 

19  novembre  1871. 


(m 


43 


338  ROSESDHNOEL 


Vers    le    ciel 


C  LE  VON  s  nos  regards  vers  le  ciel  adouci. 

Mère,  c'est  dans  un  jour  pareil  à  celui-ci 

Que  ta  mère  éperdue,  en  ses  ferveurs  étranges, 

Te  voyait,  en  dormant,  sourire  pour  les  Anges! 

Ah  !  par  ces  premiers  jours  de  printemps  clairs  et  doux, 

Le  souffle  de  nos  morts  chéris  est  avec  nous. 

Il  caresse  nos  fronts  et  nous  dit  à  l'oreille  : 

Voici  que  tout  renaît  et  que  tout  se  réveille  ; 

Qu'après  l'hiver  jaloux  qui  dépouillait  leur  front 

Les  bois  luxuriants  bientôt  reverdiront, 

Et  que  renouvelant  sa  riche  broderie 

La  terre  au  flanc  vermeil  sera  toute  fleurie! 

Mère,  ils  parlent  ainsi,  car  ils  suivent  nos  pas. 

Ils  ne  nous  laissent  pas,  ils  ne  nous  quittent  pas, 

Mais  attentifs,  voyant  nos  peines  amassées, 

A  suivre  dans  nos  yeux  l'ombre  de  nos  pensées, 

Ils  ne  sont  malheureux  que  de  notre  douleur, 

Puisqu'ils  ont  déjà  pu  sentir  leur  vie  en  fleur 


ROSr.S    DE   XO  F-L  539 


Naître  et  s'éveiller,  comme  un  renouveau  splendide. 

La  vérité  n'est  pas  notre  front  qui  se  ride  : 
C'est  la  bonté  de  Dieu  qui  nous  laisse  entrevoir 
Au  lointain  la  lueur  sereine  de  l'espoir^ 
Et  qui  nous  versera  le  bonheur  sans  mesure 
Dans  les  cieux  frémissants  que  sa  prunelle  azuré. 
Il  nous  rendra  mon  père  et  sa  grave  douceur 
Et  le  rire  ingénu  de  ma  petite  sœur; 
Car  le  Seigneur  n'emplit  d'ombre  la  forêt  verte 
Et  ne  sème  des  fleurs  sur  la  plaine  déserte 
Et  ne  fait  rayonner  sur  nous  le  soleil  d'or 
Que  pour  nous  dire:  Enfants,  patientez  encor; 
Vos  ennuis  sont  amers  et  vos  jours  difficiles, 
Mais  je  vous  vois,  je  songe  à  vous.  Soyez  tranquilles. 


16  février  1872. 


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340  ROSES    Dli    NOËL 


Pourquoi    seuls  ? 


lin  bien!  mère,  prenons  les  souvenirs  si  doux, 
Le  temps  où  tes  enfants  jouaient  sur  tes  genoux, 
Ta  mère,  qui  savait  encor  comme  on  espère, 
La  grandeur,  la  bonté  charmante  de  ton  père, 
Et  le  mien  tout  amour,  comme  je  le  revois, 
La  Font-Georges  vermeille  où  se  mêlaient  nos  voix, 
Ht  ma  petite  sœur  qui  passait  dans  les  herbes, 
Avec  sa  bouche  rose  et  ses  grands  yeux  superbes, 
Et  ses  cheveux  si  fins  dans  la  brise  envolés, 
Ce  triomphe  éclatant  des  bleuets  dans  les  blés, 
Et  tes  enfants  jaseurs  qui,  lassés  de  leur  course, 
Tous  deux  s'agenouillaient  et  buvaient  à  la  source  ! 
O  mère,  plongeons-nous  dans  ce  flot!  Revoyons 
Les  peupliers,  les  eaux  tremblantes,  les  rayons. 
Vos  projets  merveilleux,  tout  ce  temps  où  la  vie 
De  pourpre  et  d'or,  était  comme  une  aube  ravie 
Jetant  ses  feux  rosés  dans  l'azur  empli  d'yeux; 
Prenons  ces  souvenirs,  ce  passé  radieux. 


UOSliS    Dli    NOËL 


341 


Q.ui  devant  nous  comme  un  riant  matin  flamboie 
Et  renouvelons-nous  dans  ce  trésor  de  joie! 

Même  quand  le  printemps  neige  sur  les  tilleuls 
Et  resplendit,   pourquoi  nous  sentirions-nous  seuls, 
Puisque,  gardant  toujours  aux  nôtres  nos  tendresses, 
Nos  baisers,  notre  amour,  nos  meilleures  caresses, 
Nous  n'avons  pas  des  cœurs  lâches  ni  paresseux. 
Et  puisque,  pleins  encor  du  cher  esprit  de  ceux 
Qui  revivent  baignés  par  les  clartés  divines. 
Nous  les  sentons  vivants  encor  dans  nos  poitrines? 

19  novembre  1872. 


542  HOSESDENOEL 


Extase 


v-/  u  I ,  dans  un  pareil  jour,  tu  naissais  1  Du  ciel  bleu 
Une  Ame  libre,  ouvrant  ses  ailes,  ô  mystère  1 
Pour  venir  lutter,  vivre  et  souffrir  sur  la  terre 
Quitte  l'azur  céleste  et  les  astres  de  feu. 

C'est  qu'ayant  le  bonheur  immense,  elle  a  trop  peu  ; 
C'est  qu'elle  ne  veut  pas  le  goûter,  solitaire. 
Et  qu'une  voix  d'enfant  qui  ne  pouvait -se  taire 
Déjà  parle  à  cette  Ame,  heureuse  aux  pieds  de  Dieu  ! 

Tu  naissais,  et  ta  mère  et  ton  père  en  délire. 
Penchés  sur  toi,  pleuraient ,  essayaient  de  sourire 
Et,  moment  ineffable  et  que  rien  ne  corrompt! 

Tous  les  deux,  pleins  d'amour,  d'orgueil  et  de  folie. 
En  leur  naïve  joie  ils  admiraient  ton  front. 
Et  couvraient  de  baisers  leur  petite  Zélie. 

i6  février  1873. 


ROSES    DE   NOËL  343 


Les    Jardins 


IVlÈRE,  qu'il  soit  béni,  le  grand  jardin  de  fleurs 
Qui  vit,  petite  enfant,  ton  sourire  et  tes  pleurs! 
Là,  ta  mère  aux  beaux  yeux,  jeune  et  pleine  de  grâce 
Te  chantait  des  chansons  de  nourrice  à  voix  basse; 
Ton  père,  sérieux,  te  prenait  dans  ses  bras, 
Et  t'écoutant,  ravi,  dès  que  tu  murmuras, 
Disait:  O  frêle  enfant!  il  faut  veiller  sur  elle. 
Et  c'était  eaitre  eux  deux  une  folle  querelle 
De  lutter  pour  donner  une  joie  à  tes  yeux 
Et  de  savoir  lequel  t'obéirait  le  mieux. 

O  Dieu  !  le  temps  s'envole  ainsi  que  des  fumées. 
Emportant  loin  de  nous  les  âmes  bien  aimées, 
Nos  rêves,  nos  désirs,  tout  ce  qui  nous  fut  cher. 
Le  froid  du  soir  qui  tombe  entre  dans  notre  chair, 
Et  cependant  toujours  les  voix  qui  nous  émurent 
Comme  en  un  vague  songe  autour  de  nous  murmurent  ; 
Elles  ont  la  douceur  sereine  de  l'espoir 
Et  nous  les  entendons  qui  disent  :  Au  revoir! 


j44  ROSnS    DE    NOËL 

Nos  Anges,  dans  cette  ombre  où  notre  pas  vacille 
Nous  regardent  souffrir  d'un  œil  doux  et  tranquille 
Et  tandis  que  leur  vol  mystérieux  nous  suit, 
Au-dessus  de  nos  fronts  envahis  par  la  nuit 
Nous  voyons  l'avenir  sortir  d'un  sombre  voile 
Sous  la  nue,  et  grandir  comme  une  blanche  étoile. 
Oh!  sois  heureuse!  et  quand  frémit  l'aile  du  soir, 
Songe  aux  chers  cœurs  avec  le  plus  tranquille  espoir. 
Car  un  pressentiment  céleste  nous  enivre 
Dans  cette  solitude  où  nous  les  sentons  vivre. 

i6  février  1874. 


Rosns  Dïï  xorr.  345 


Nous    voilà    tous 


IYIère,  nous  voilà  tous,  moi  ton  fils,  qui  te  fête, 
Et  celle  que  pour  moi  Dieu  lui-même  avait  faite, 
Et  l'enfant  adoré  qui  porte  dans  ses  yeux 
Un  monde  qui  s'agite,  encor  mystérieux, 
Et  toi,  tu  nous  bénis,  ô  ma  chère  nourrice! 
O  mère,  que  toujours  l'espoir  en  toi  fleurisse! 
Nous  ne  sommes  pas  seuls  à  baiser  doucement 
Ta  tête  calme  où  luit  comme  un  éclair  charmant. 

Car  lorsque  dans  le  ciel  grandit  l'aube  vermeille, 
Le  murmure  étouffé  de  tout  ce  qui  s'éveille 
Court  sur  les  arbres  nus  et  sur  les  claires  eaux. 
L'air  est  plein  du  frisson  des  ailes  des  oiseaux 
Et  des  âmes  des  morts  et  du  souffle  des  Anges; 
Celui  vers  qui  toujours  monte  un  flot  de  louanges 
Et  qui  de  nos  douleurs  a  fait  des  voluptés. 
Nous  dit  alors  tout  bas  :  Voici  l'heure.  Écoutez. 
Et  plus  faibles  qu'un  vol  d'abeilles  sur  les  mousses, 
Nous  entendons  les  voix  qui  nous  semblaient  si  douces 


Vr 


i 


546  ROSES    DE    NOËL 


Jadis  ;  car  rien  ne  meurt,  la  tombe  n'a  rien  pris 
De  la  clarté  sereine  et  pure  des  esprits, 
Et  Dieu,  qui  les  créa  dans  leur  splendeur  première. 
N'a  pas  fait  du  néant  avec  de  la  lumière. 

19  novembre  1875. 


ROSES    DH    XOKL  347 


Nos  Proies 


V^  ma  mère,  emportant  nos  pleurs  et  nos  dangers, 
Les  ans  s'en  vont,  pareils  à  des  oiseaux  légers. 
Et  dans  la  nue  en  deuil  que  les  soleils  essuient, 
Nous  voyons  frissonner  leurs  ailes  qui  nous  fuient. 
Cependant  rien  n'est  faux  et  rien  n'est  décevant  : 
Tout  ce  qui  nous  fit  vivre  en  nos  coeurs  est  vivant. 
Et,  malgré  la  tempête  affreuse  et  les  tourmentes, 
Le  passé,  tout  rempli  de  visions  charmantes, 
Comme  un  rêve  indécis  berce  notre  sommeil, 
Et  nous  laisse  dans  l'âme  un  raj'on  de  soleil. 

Ah  !  gardons  bien,  gardons  comme  de  saintes  proies 
Tout  ce  qui  fut  à  nous,  les  douleurs  et  les  joies. 
Les  mots  qui  nous  charmaient,  les  cris  mélodieux. 
Les  chagrins  étouffants,  les  retours,  les  adieux, 
Les  gais  soleils  brillant  dans  la  campagne  verte. 
Le  souvenir  saignant  comme  une  plaie  ouverte. 
Et  l'aile  de  la  brise  et  le  parfum  des  bois, 
Les  chants,  les  pas,  les  jeux,  les  sourires,  les  voix, 


3^8  ROSES    DU   NOËL 


Et  quand  l'ombre  nous  gagne,  emplissons-nous  d'aurore. 

Mais  Hier,  c'est  Demain  riant  qui  veut  éclore; 

Vois  ta  fille  et  ton  fils  à  tes  genoux,  et  vois 

Notre  Georges  qui  t'offre  avec  ses  petits  doigts 

Ces  fleurs,  et  parle-nous  tendrement  caressée 

Par  ses  grands  yeux  de  flamme  où  brille  la  pensée  ! 

i6  février  1876. 


X^ 


r^ 


ROSES    DE    NOËL  349 


A    Celle    qui    me    voit 


T, 


u  le  voulais,  hélas!  j'ai  relu  ces  feuillets. 
Comme  si  tout  à  coup,  tremblant,  je  m'éveillais, 
Tous  nos  chers  souvenirs  dont  la  douceur  m'attire 
Ont  ravivé  ma  foi  triste,  mon  long  martyre, 
Et  comme  un  combattant  déchiré,  mais  vainqueur, 
J'apporte  ces  lambeaux  tout  saignants  de  mon  cœur. 
Prions!  comme  entre  nous  il  n'est  pas  de  barrière. 
Nous  sommes  réunis  déjà  par  la  Prière 
Qui  franchit  mille  cieux  d'un  vol  aérien. 
Le  sang  de  Jésus  coule  et  ne  dédaigne  rien  ! 
Oh  1  dis-le,  que  parmi  les  éthers  emplis  d'ailes 
C'est  toi  qui  me  prendras  entre  tes  bras  fidèles, 
du'alors  nous  sentirons  tous  nos  maux  s'apaiser, 
Qu'heureuse,  tu  mettras  sur  mon  front  ton  baiser. 
Et  qu'enfin  délivrés  de  toute  angoisse  amère. 
Nous  vivrons,  ô  mon  Ange,  ô  mon  espoir,  ma  mère! 

19  novembre  1878. 


I 


TABLE 


LES   C^'KlUri'DES 

Avant-Propos i 

LIVRE    PREMIER 

A  ma  Mère,  Madame  Élisabeth-Zélie  de  Banville.   .    .  i 

Les  Cariatides 3 

Dernière  Angoisse 6 

La  Voie  lactée,  à  Victor  Perrot 11 

Les  Baisers  de  pierre,  à  Armand  du  Mcsnil   .....  51 

LIVRE    DEUXIÈME 

Amours  d'Élise,  feuillets  détachés. 

I  .         C'est  là  qu'elle  priait 89 

II.  D'où  vient-il,  ce  lointain  frisson 90 

III.  Oui,  mon  cœur  et  ma  vie  ! 91 

IV.  O  mon  âme,  ma  voi.\  pensive 95 


352 


V.  Le  zéphyr  à  la  douce  haleine 98 

VI.  Tout  vous  adore,  ô  mon  Elise 99 

VII.  Le  soleil  souriait 104 

Phyllis,  églogue 106 

Songe  d'hiver 115 

Clymène H  3 

La  Nuit  de  printemps 146 

Ceux  qui  meurent  et  Ceux  qui  combattent,  épisodes  et 

fragments. 

I.  La  Lyre  morte 153 

II.  La  Mort  du  Poète 1 60 

III.  Les  deux  Frères 166 

IV.  Une  Nuit  blanche 174 

V.  La  Vie  et  la  Mort 178 

VI.  Nostalgie 183 

La  Renaissance 186 

Trois  femmes  à  i.i  této  blonde 187 

La  Déesse 188 

Sachons  adorer  !  Sachons  lire! 189 

Idolâtrie 190 

Même  en  deuil  pour  cent  trahisons 192 

Amour  angélique 195 

Loys 19) 

Bien  souvent  je  revois 198 

Leïla 199 

Vénus  couchée 202 

Pourquoi,    courtisane 204 

Le  Stigmate 207 

Prosopopée  d'une  Vénus 210 

L'Auréole 212 

Les  Imprécations  d'une  Cariatide 215 


3)3 


LIVRE    TROISIÈME 

Erato 219 

A  Vénus  de  Milo 225 

A  Victor  Hngo 22e 

A  ma  Mère,  Madame  Élisabeth-Zélie  de  Banville  ...  250 

Conseil 254 

Le  Pressoir,  à  Auguste  Vilu 235 

A  Auguste  Supersac 256 

Les  Caprices,  en  dizains  à  la  manière  de  Clément  Marot. 

I.  Congé 243 

II.  Le  Vallon 244 

III.  Fête  galante 245 

I V.  L'Étang 246 

V.  Les  Bergers 247 

V I .  Pierrot 248 

VII.  Sérénade 249 

VIII.  La  Comédie 250 

IX.  Bal  masqué 2;i 

X.  Parade 252 

XI.  Enfin  Malherbe  vint 255 

XII.  Heine 254 

XIII.  Les  Parias 255 

XIV.  Trumeau.    .    .    .    • 256 

XV.  Les  Roses 257 

XVI.  Impèria 258 

XVII.  Le  Lilas 259 

XVIII.  Hamltt 260 

XIX.  La  Forêt 261 

XX.  Chérubin 262 


4) 


354 


XXI.  Aveu 265 

XXII.  Palinodie 264 

XXIII.  Le  Divan 265 

XXIV.  Sagesse 266 

A  Madame  Caroline  Angebert 267 

Aux  Amis  de  Paul 2-0 

Sieste 275 

Sous  bois 277 

O  jeune  Florentine ' 278 

En  habit  zinzolin. 

I .  Rondeau,  à  Eglé 2S0 

I I .  Triolet,  à  Philis 282 

III.  Rondeau,   d  Isniène 283 

IV.  Triolet,  à  Amarante 285 

V.  Rondeau  redoublé,  à  Sylvie 286 

VI.  l^AàngaX,  à  Cly mène 288 

VII.  Rondeau  redoublé,  à /r/V 289 

VIII.  Madrigal,  à  Glycére 291 

A  une  Muse  folle 292 


PROSES   T>E  IsiOEL 
Avant-Propos    


299 


A  ma  Mère,   Madame   Claude-Théodore  de   Banville, 
née  Élisabeth-Zélie  Huet. 

Le  Ruisseau 501 

Oubli 30J 

Les  Colombes 504 

Querelle • 305 


355 


Les  Baisers »  30e 

Primeur 307 

Lys  sans  tache 309 

Fleurs  d'hiver 310 

Douces  Larmes 311 

Ta  Voix 313 

Silence 314 

Ton  Sourire 316 

Aurore 318 

Exil 319 

Les  Oiseaux 321 

Feuilles  mortes 323 

Toute  mon  Ame 326 

Pour  nous  deux 328 

Ils  nous  voient 329 

Zélie  enfant 350 

Leurs  Lèvres 3)2 

Les  Absents 3  34 

Comme  un  jour 336 

Vers  le  ciel 33*^ 

Pourquoi  seuls? 34^^ 

Extase 342 

Les  Jardins 543 

Nons  voilà  tous 34> 

Nos  Proies 347 

A  Celle  qui  me  voit 349 


Paris.  —  Imp.  A.    Lemcrre,  2;,  rue  des  Grands- Auguslins. 


^^  /if 


\      ^      i        [ 


/ 


V' 


PQ     Banville,  Théodore  Faullain  de 

2187      Les  cariatides 

C3 

1889 


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