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Full text of "Les chefs-d'oeuvre lyriques de F. de Malherbe et de l'école classique. Choix et notice de Auguste Dorchain"

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Les  Chef s-d' Œuvre  de  la  Poêtie  iyriqiufraniaw.  lU 


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LES   CHEFS-D'ŒUVRE   LYRIQUES 
DE 

MALHERBE 

ET   DE   L'ÉCOLE   CLASSIQUE 
I 


144 


Du  même  Auteur 

Les  cent  meilleurs  poèmes  (lyriques)  de  la  langue 
FRANÇAISE.  I  vol.  in-i8,  broché,  0.75;  cartonné 
toile,  1.25;  relié  cuir  souple,  2.50. 

Les  chefs-d'œuvre  lyriques  de  Ronsard  et  de  son 
École.  i  vol.  in-i8,  broché,  0.75  ;  cartonné 
toile,  1.25  ;  relié  cuir  souple,  2.50. 

Les  chefs-d'œuvre  lyriques  d'André  Chénier.  i  vol. 
in-i8,  broché,  0.75  ;  cartonné  toile,  1.25  ;  relié 
cuir  souple,  2.50. 

Les  chefs-d  œuvre  lyriques  d'Alfred  de  Musset. 
I  vol.  in-i8,  broché,  0.75  ;  cartonné  toile,  1.25  ; 
relié  cuir  souple,  2.50. 

Pierre  Corneille.  Le  Cid.  i  vol.  in- 18,  broché, 
0.75;  cartonné  toile,  1.25;  relié  cuir  souple,  2.50. 


LES 

CHEFS-D'ŒUVRE 
LYRIQUES 
DE 

MALnERBE 

ETDEL'CCOLECLÂSSIQim 
TOME  I 


•CHOIX  ET  nonce 

DE 
AUGUSTE  DORCMAin 


JL 


|.VAVAVAVAVAVAVÀyjlVAVAVAyjLVXVAVAVAVÀÎ^VAVAVJlVÀ*XVAT; 

A  F^ERCHE 
45  RUE  JAC05- PARIS 
1908 


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LES 

CHEFS-D'ŒUVRE    LYRIQUES 

DE 

F.  DE    MALHERBE 

ET   DE   L'ÉCOLE    CLASSIQUE 


I 

DE   MALHERBE  A   CORNEILLE 


Choix  et  Notice 

de 

AUGUSTE   DORCHAIN 


r" 


';3^l" 


Paris  :    A.   Perche,  45  Rue  Jacob 

Bruxelles  :    Spineux  &  Cie,   3   Rue  du   Bois  Sauvage 

Lausanne:    Edwin  Frankeurter,   12  Grand-Chêne 

Berlin  :   Wilhelm  Weicher,  Haberlandstr.  4 

LoNDON  &  Glasgow:  Gowans  &  Gray,  Ltd. 

1909 


NOTICE 

Comme  Ronsard  au  seizième  siècle,  Malherbe  sera  aux 
dix-septième  et  au  dix-huitième  siècles,  le  chef  de  chœurs 
de  notre  poésie.  On  peut  contester  la  grandeur  propre 
de  son  œuvre,  mais  non  pas  celle  de  son  influence.  S'il 
n'a  pas  créé  un  nouveau  lyrisme,  il  a  imposé  une  dis- 
cipline nouvelle,  à  laquelle  se  sont  soumis,  pendant  près 
de  deux  cents  ans,  presque  tous  nos  poètes;  et  ceux-là 
même  qui  ne  s'y  soumirent  point,  sentirent  du  moins 
qu'il  leur  en  fallait  secouer  le  joug,  tant  il  était  impérieux 
et  fort.  Une  anthologie  de  l'École  Classique  devait  donc 
être  mise,  en  quelque  sorte,*«oui  l'invocation  de  Malherbe. 


MALHERBE 

Dans  une  Instruction  adressée  par  Malherbe  à  son  fils, 
on  lit:  "En  la  chronique  de  Normandie,  il  y  a  un 
chapitre  exprès  des  seigneurs  français,  chefs  et  barons, 
qui  accompagnèrent  le  duc  Guillaume  à  la  conquête  de 
l'Angleterre,  entre  lesquels  est  Malherbe,  dont  nous 
sommes  sortis,  lequel  était  baron  de  La  Haye,  en  Coten- 
tin  ;  et  parce  que  l'on  pourrait  dire  que  c'est  une  autre 
race  de  Malherbe  qu'on  appelle  Malherbe  de  la  Meauffle, 
cela  se  résout  pour  nous,  parce  que  le  duc  Guillaume 
ayant  fait  peindre  toutes  les  armoiries  des  maisons  illus- 
tres qui  l'avaient  suivi  en  Angleterre,  les  nôtres  se 
trouvent  tant  en  une  salle  de  l'abbaye  de  Saint  Etienne 
de  Caen  qui  est  de  sa  fondation,  qu'en  une  de  l'abbaye 
de  Saint  Michel  au  rivage  de  la  mer  en  Basse  Nor- 
mandie. Nos  armoiries  sont  d'argent  à  six  roses  de 
gueules  et  des  hermines  de  sable  sans  nombre." 

Ces  prétentions  à  une  très  ancienne  noblesse  militaire 
ont  été  quelque  peu  raillées  par  les  contemporains  du 
poète  ;  à  tort,  car  des  recherches  toutes  récentes  les  ont 


vi  NOTICE 

pleinement  justifiées.  Mais  depuis  longtemps  les  Mal- 
herbe avaient  quitté  l'épée  pour  la  robe  lorsque,  en 
1555,  François  Malherbe,  sieur  de  Digny,  simple  con- 
seiller au  présidial  de  Caen,  vit  venir  au  monde  son 
premier-né,  qu'il  nomma  François  comme  lui,  et  qui 
devait  être  le  plus  illustre  rejeton  de  cette  vieille  souche 
normande. 

Le  sire  de  Digny  professait  la  religion  protestante, 
non  sans  fanatisme,  car  une  pièce  authentique  nous  le 
montre,  sept  ans  après  la  naissance  de  son  fils,  prenant 
part  au  pillage  de  l'abbaye  de  Troarn  où  il  fut  même 
le  commandant  de  "la  bande  de  voleurs  perfides  et 
hérétiques  qui,  armés  de  toutes  sortes  d'armes,  entrèrent 
de  force  dans  l'église,  rompirent  les  autels,  images, 
crucifix,  bancs,  chaises,  et  autres  meubles,  brûlèrent 
tout  dans  l'église  même,  prirent  les  livres,  reliques  et 
argenterie  qui  étaient  considérables  et  emportèrent  le 
tout."  Son  fils  dût  donc  être  élevé  d'abord  dans  la  foi 
de  son  père  ;  mais  comme,  après  la  Saint-Barthélémy, 
des  édits  royaux  exigèrent  de  tous  les  officiers  publics 
un  serment  de  catholicité,  le  sire  de  Digny  n'hésita  pas 
à  se  convertir;  et  en  1589,  nous  le  voyons  siéger  à  une 
première  place  dans  l'église  Saint-Étienne,  à  laquelle  il 
fait  don  :  <*  de  quarante  sols  tournois  de  rente  hypo- 
thèque, pour  aider  à  l'entretien  de  la  dite  Eglise  et  afin 
d'avoir,  le  dit  Malherbe,  la  demoiselle  sa  femme,  et  leurs 
enfants  successeurs,  leurs  sièges  et  droits  de  sépulture  à 
la  chapelle  Saint-Jacques..." 

Nul  doute  que,  dans  l'intervalle,  le  jeune  François  ne 
se  soit  converti  comme  son  père,  probablement  en  1576, 
à  son  retour  des  universités  protestantes  de  Bâle  et  de 
Heidelberg,  où  il  avait  été  achever  ses  études,  commen- 
cées à  Caen  et  poursuivies  d'abord  à  Paris.  Au  reste,  à 
cet  homme  d'autorité,  une  religion  d'autorité  devait  plaire  : 
mais  elle  ne  lui  plaira  qu'à  ce  titre,  et-  parce  que,  étant 
celle  du  prince,  elle  est  encore  une  discipline  française  ; 
mais  son  cœur  n'y  entre  pour  rien,  et  l'on  ne  trouvera 
dans  son  œuvre  aucune  trace  de  piété  mystique. 

Ce  qui  domine  chez  lui,  dès  la  jeunesse,  c'est  une 
certaine  humeur  batailleuse,  avec  des  fumées  de  gloire. 
On  le  verra  bien  quand  il  prendra  la  plume.  En  atten- 
dant, cette  humeur  le  détourne  de  la  paisible  carrière 


NOTICE  vii 

paternelle.  Foin  de  la  magistrature  !  Il  veut  être  soldat, 
comme  son  ancêtre  le  compagnon  du  duc  Guillaume. 
Et  le  voilà  quittant  la  Normandie,  à  la  recherche  d'un 
protecteur.  Il  le  trouve  en  la  personne  de  Henri 
d'Angoulême,  grand  prieur  de  France,  fils  naturel  du 
roi  Henri  II,  que  son  frère  Henri  lil  vient  de  nommer 
amiral  des  Mers  du  Levant,  et,  par  surcroît,  gouverneur 
de  la  Provence.  Mais,  satisfait  de  ces  nouveaux  titres, 
le  grand  prieur  se  soucie  peu  de  commander  des  flottes 
ou  des  armées;  et  bien  que,  plus  tard,  Malherbe  se  soit 
vanté  d'avoir  accompagné  son  maître  en  deux  expéditions, 
dont  on  ne  trouve  aucune  trace,  et  notamment  d'avoir 
poursuivi  pendant  trois  lieues,  l'épée  dans  les  reins,  une 
compagnie  huguenote  commandée  par  Sully,  lequel 
n'approcha  jamais  de  Provence,  ceci  seulement  est 
certain  :  le  protecteur  et  le  protégé,  qui  se  piquaient 
l'un  et  l'autre  de  poésie,  firent  ensemble  beaucoup  de 
vers.  Les  plus  anciens  vers  qu'on  connaisse  de  Malherbe 
sont  ceux  d'un  quatrain  qu'il  envoya  au  célèbre  Etienne 
Pasquicr,  à  propos  d'un  certain  portrait  de  lui  qui 
devait  inspirer  aux  beaux  esprits  d'alors  tout  un  recueil 
de  poèmes;  et  à  côté  de  ce  quatrain,  on  en  lit  un  du 
grand  prieur.  Us  se  valent:  ils  sont  médiocres  tous  les 
deux.  Mais  notez  la  date,  1585,  c'est  celle  de  la  mort 
de  Ronsard  et  celle  de  la  première  manifestation  poétique 
cie  celui  qui  va  être  à  la  fois  son  détracteur  et  son  suc- 
cesseur. 


En  1581,  après  quelques  années  d'une  vie  où  le  plaisir 
tenait  plus  de  place  que  le  travail,  Malherbe,  que  l'amour 
ne  devait  jamais  tourmenter  qu'en  vers,  avait  fait  un 
mariage  de  raison  avec  une  dame,  déjà  veuve  de  deux 
maris,  Madeleine  de  Coriolis,  fille  d'un  président  au 
parlement  de  Provence,  dont  il  devait  avoir  trois  en- 
fants ;  un  fils  et  deux  filles.  L'année  suivante,  comme 
des  intérêts  de  famille  l'avaient  appelé  en  Normandie, 
pour  la  première  fois  depuis  dix  années,  il  y  recevait  la 
nouvelle  de  la  mort  violente  du  grand  prieur,  à  qui  un 
gentilhomme  provençal,  à  la  suite  d'un  querelle,  venait 
de  passer  son  épée  au  travers  du  corps.  Malherbe, 
privé  de  son  protecteur,  n'a  plus  d'intérêt  à  retourner  là- 


viii  NOTICE 

bas  ;  il  fait  venir  sa  femme,  et  le  ménage  s'établit  à  Caen, 
assez  mal  accueilli  d'ailleurs  par  un  père  qui  garde 
rancune  à  son  fils  d'avoir  dédaigné  autrefois  sa  maison 
et  sa  charge,  et  par  un  frère  qui  craint  de  voir  lui 
échapper  la  succession  au  présidial.  Les  rentes  de 
Madeleine  sur  les  lointaines  villes  de  Brignoles  et  de 
Tarascon  sont  maintenant  précaires,  et  d'ailleurs  insuf- 
fisantes à  l'entretien  d'une  famille  qui  s'est  accrue  ; 
Malherbe  accepte,  à  contre-cœur,  un  poste  d'échevin,  et 
se  console  en  rimant. 

C'est  en  1587  qu'il  publie  un  poème  imité  de  Luigi 
Tansillo  :  Les  Larmes  ds  Saint  Pierre.  Lui  qui,  plus  tard, 
combattra  impitoyablement  chez  Ronsard  et  chez  Des- 
portes, l'affectation,  l'enflure,  t^^ut  le  mauvais  goût  hérité 
des  italiens  de  la  décadence,  en  donne  ici  les  exemples 
les  plus  détestables.  Mais  déjà,  en  mainte  place,  quelle 
science  du  rythme,  quel  art  dans  la  conduite  de  la 
période  !  Et  tout  à  coup,  sans  doute  parce  que  son 
modèle  italien  s'est  lui-même  approché  de  la  simplicité 
latine  en  paraphrasant  le  Sal'vete  Jlores  martyrum  de 
Prudeace,  dix  strophes  jaillissent,  d'un  éclat,  d'une 
fraîcheur,  d'une  perfection  extraordinaires.  Ce  morceau, 
— celui  où  le  poète  nous  montre  Saint  Pierre  coupable 
pleurant  sur  l'heureuse  innocence  des  enfants  massacrés 
par  Hérode, — était  la  révélation  d'un  poète.  Personne 
pourtant  n'y  prit  garde  ;  Henri  III  se  contenta  de  récom- 
penser par  un  don  de  cinq  cents  écus  une  trop  flatteuse 
dédicace,  et  l'auteur  ne  sortit  ni  de  son  obscurité,  ni 
de  sa  gêne. 

Neuf  ans  plus  tard  seulement,  quand  il  a  perdu  ses 
deux  filles  et  qu'il  voit  sa  femme  languir  de  demeurer  si 
longtemps  éloignée  des  siens,  il  se  résout  à  changer 
encore  une  fois  d'existence;  il  retourne  en  Provence  pour 
y  vivre,  comme  il  pourra,  de  ses  maigres  revenus,  mais 
au  soleil.  Heureuse  inspiration.  A  Aix,  vieille  cité 
parlementaire  et  savante,  il  trouve  mieux,  cette  fois,  que 
le  frivole  Henri  d'Angoulême  :  le  noble  et  grave  Du 
Vair,  premier  président  du  ^  parlement  de  Provence, 
l'auteur  de  Recherches  sur  P Eloquence  française,  orateur 
cicéronien,  caractère  antique.  Auprès  de  lui,  plus 
jeune,  le  conseiller  Peiresc,  grand  érudit,  grand  col- 
lectionneur, grand  curieux  de  tableaux  et  de  manuscrits 


NOTICE  ix 

aussi  bien  que  de  plantes  rares  et  de  fossiles,  un  des 
hommes  les  plus  remarquables  de  son  siècle.  Malherbe 
a  rencontré  enfin  l'atmosphère  qu'il  lui  faut;  ses  deux 
amis  le  comprennent  et  il  se  sent  avec  eux  des  affinités 
singulières,  qui  vont  aider  au  développement  de  son 
génie.  Quand  Marseille,  restée  huit  ans  au  pouvoir  de 
la  Ligue,  est  enfin  réduite  par  les  troupes  du  roi,  que 
commande  le  Duc  de  Guise,  le  premier  président  ne 
manque  pas  d'en  tirer  prétexte  à  une  belle  harangue; 
mais  Malherbe,  de  son  côté,  s'échautfe  et  commence  une 
ode,  par  une  de  ces  brusques  et  superbes  attaques  aux- 
quelles la  suite,  par  malheur,  ne  répond  pas  toujours: 

Enfin,  après  tant  d'années, 
Voici  l'heureuse  saison 
Où  nos  misères  bornées 
Vont  avoir  leur  guérison. 
Les  dieux,  longs  à  se  résoudre. 
Ont  fait  un  coup  de  leur  foudre, 
Qui  montre  aux  ambitieux, 
Que  les  fureurs  de  la  terre 
Ne  sont  que  paille  et  que  verre 
A  la  colère  des  cieux. 

Et  jugez  si  Peiresc — l'admirateur,  le  correspondant  de 
ce  Rubens  qui  doit  peindre,  pour  le  Luxembourg,  Marie 
de  Médicis  quittant  à  Marseille,  parmi  les  Sirènes,  sa 
galère  pavoisée  et  fleurie — va  se  réjouir,  et  applaudir, 
en  entendant  Malherbe  s'écrier,  dans  son  ode  A  la  Rein* 
jur  sa  Bienvenue  en  fronce  : 

Peuples,  qu'on  mette  sur  la  tête 
Tout  ce  que  la  terre  a  de  fleurs  ; 
Peuples,  que  cette  belle  fête 
A  jamais  tarisse  nos  pleurs  ; 
Qu'aux  deux  bouts  du  monde  se  voie 
Luire  le  feu  de  notre  joie  ; 
Et  soient  dans  les  coupes  noyés 
Les  soucis  de  tous  ces  orages. 
Que  pour  nos  rebelles  courages 
Les  dieux  nous  avaient  envoyés... 

Aujourd'hui  nous  est  amenée 
Cette  princesse,  que  la  foi 


X  NOTICE 

D'Amour  ensemble  et  d'Hyménée 
Destine  au  lit  de  notre  roi. 
La  voici,  la  belle  Marie, 
Belle  merveille  d'Étrurie, 
Qui  fait  confesser  au  soleil, 
Quoi  que  l'âge  passé  raconte, 
Que  du  ciel,  depuis  qu'il  y  monte, 
Ne  vint  jamais  rien  de  pareil. 
Telle  n'est  point  la  Cythérée, 
Quand,  d'un  nouveau  feu  s'allumant, 
Elle  sort  pompeuse  et  parée 
Pour  la  conquête  d'un  amant: 
Telle  ne  luit  en  sa  carrière 
Des  mois  l'inégale  courrière; 
Et  telle  dessus  l'horizon 
L'Aurore  au  matin  ne  s'étale, 
Quand  les  yeux  mêmes  de  Céphale 
En  feraient  la  comparaison. 

C'est  beaucoup  flatter  la  grosse  maritorne  que  vous 
savez  ;  mais  c'est  le  faire  à  la  façon  du  grand  peintre 
d'Anvers  lui-même,  en  se  grisant  de  couleur,  de  pompe 
et  de  mythologie.  Il  y  a,  d'ailleurs,  autre  chose:  Mal- 
herbe, dans  ces  premières  odes,  s'est  découvert  lui-même; 
il  était  né,  non  pour  être  un  poète  de  l'amour — ses  poésies 
amoureuses  le  prouvent  surabondamment — ni  pour  être 
un  poète  de  la  Nature — qui  n'apparaîtra  qu'une  fois  dans 
ses  vers,  en  une  stance  admirable  sur  la  rivière  de  l'Orne 
— mais  pour  être  le  chantre  superbe  de  l'unité  fran- 
çaise et  de  la  stabilité  politique,  bientôt  rétablies  par 
Henri  IV 
— ''*  Ce  sera  vous,"  dit-il  à  la  Reine... 

Ce  sera  vous  qui  de  nos  villes 

Ferez  la  beauté  refleurir. 

Vous  qui  de  nos  haines  civiles 

Ferez  la  racine  mourir  ; 

Et  par  vous  la  paix  assurée 

N'aura  pas  la  courte  durée 

Qu'espèrent  infidèlement. 

Non  lassés  de  notre  souffrance, 

Ces  Français  qui  n'ont  de  la  France, 

Que  la  langue  et  l'habillement. 


NOTICE  xi 

Plus  d'une  fois,  en  touchant  cette  corde,  Malherbe 
s'élèvera  au  sublime.  Pour  lui  l'inspiration  est  là,  et 
pa»  ailleurs.  Il  a  bien  écrit  pourtant,  et  pendant  ce 
second  séjour  en  Provence,  un  morceau  beaucoup  plus 
célèbre  que  ses  odes  politiques,  la  Consolation  à  AI.  du 
Périer;  mais  ce  morceau  n'a  dû  sa  gloire  qu'à  la  mutila- 
tion traditionnelle  qu'on  lui  a  fait  subir,  depuis  trois 
siècles,  dans  les  anthologies,  et  que  ne  lui  refusera  pas 
la  nôtre  ;  car  si  l'on  ne  passait  pas  de  la  septième  stance 
à  la  dix-neuvième,  si  l'on  ne  soudait,  là,  un  commence- 
ment et  une  fin  admirables,  combien  serait  amoindri 
l'effet  d'un  poème  dont  le  milieu  est  de  la  plus  froide 
et  de  la  plus  odieuse  sécheresse,  où,  pour  consoler  le 
malheureux  père,  Malherbe  qui  a  récemment  perdu  se» 
deux  filles,  se  donne  ainsi  en  exemple: 

De  moi,  déjà  deux  fois  d'une  pareille  ioudre 

Je  me  suis  vu  perclus. 
Et  deux  fois  la  raison  m'a  si  bien  fait  résoudre 

Qu'il  ne  m'en  souvient  plus! 

Au  reste,  on  ne  sait  pourquoi,  il  a  la  manie  des  con- 
solations. Il  les  fait  à  cœur  tranquille  et  à  tête  reposée. 
Celle  qu'il  voulut  adresser  à  M.  de  Verdun,  sur  la  mort 
de  sa  femme,  lui  coûta  trois  ans  de  travail;  quand  elle 
fut  finie,  M.  de  Verdun  était  remarié  ! 

Revenons  donc  au  poète  civique,  il  méritait  de  ren- 
contrer Henri  IV  et  Henri  IV  méritait  de  le  rencontrer. 
C'est  ce  qui  advint  ;  mais  non  aussi  vite  qu'il  aurait 
fallu.  Vauquelin  des  Yveteaux,  qui  était  de  Caen,  avait 
Tante  au  roi  son  compatriote;  et  Duperron,  l'évêque 
d'Evreux,  à  qui  le  souverain  demandait  s'il  faisait 
toujours  des  vers,  lui  avait  répondu  qu'il  ne  fallait 
plus  que  personne  s'en  mêlât  **  après  un  certain  gentil- 
homme de  Normandie,  habitué  en  Provence  et  nommé 
Malherbe."  Le  roi  songea  bien  tout  de  suite  à  l'appeler, 
mais,  nous  conte  le  poète  Racan,  **  il  était  ménager  et 
craignait  qu'en  le  faisant  venir  de  si  loin,  il  serait  obligé 
de  lui  donner  récompense  au  moins  pour  la  dépense  du 
voyage."  Il  attendit  donc,  trois  ans,  que  Malherbe  vînt 
à  Paris.  Alors,  ne  craignant  plus  pour  sa  bourse,  à  la 
vérité  fort  plate  encore,  il  le  fit  quérir  et  lui  demanda 
aussitôt  de  composer  des  vers  sur  le  voyage  qu'il  entre- 


xii  NOTICE 

prenait  pour  aller  tenir  les  grands  jours  en  Limousin, 
voyage  où  il  risquait  sa  vie,  car  Limoges  était  alors  le 
centre  des  intrigues  et  des  complots  contre  son  autorité 
nouvelle.  Malherbe  comprit  la  gravité  des  circonstances,  la 
grandeur  du  rôle  de  ce  roi  dans  le  cœur  de  qui  bat  main- 
tenant le  cœur  de  la  France,  et  il  écrivit  un  chef-d'œuvre. 

Henri  IV  a  reconnu  son  poète  ;  il  charge  son  grand 
écuyer,  le  duc  de  Bellegarde,  de  se  l'attacher  avec  mille 
francs  d'appointements,  plus  l'entretien  d'un  homme  et 
d'un  cheval.  Ce  n'est  guère  encore  ;  il  fera  davantage 
un  peu  plus  tard,  quand  la  fortune  publique  sera  mieux 
rétablie  ;  mais  voilà  Henri  IV  et  Malherbe  indissolubk- 
ment  unis  désormais.  Entre  eux,  la  familiarité  est  telle 
que,  lorsque  Henri  lui  montre,  de  sa  façon,  des  vers 
déplorables,  Malherbe  peut  se  permettre  de  les  parodier 
séance  tenante,  à  la  barbe  du  bon  roi,  qui  ne  fait  qu'en 
rire.  Le  malheur  est  que,  au  lieu  de  se  contenter  des 
odes  que  le  poète  écrit  à  propos  des  grands  événements 
de  son  règne,  le  roi  lui  en  commande  pour  favoriser  ses 
amours,  pour  parler  en  son  nom  à  ses  maîtresses.  Et 
Malherbe,  sans  hésitation,  exprime  comme  il  peut  les 
appels,  les  plaintes,  les  soupirs  du  "grand  Alcandre  " 
pour  la  cruelle  "  Oranthe,"  c'est-à-dire  de  Henri  IV 
pour  la  belle  Charlotte  de  Montmorency,  princesse  de 
Condé,  qui  fuit  à  l'étranger  les  poursuites  royales. 

André  Chénier  écrira  ici  un  jour,  en  marge  de  son 
Malherbe:  "Je  n'aime  point  à  voir  la  lyre  devenir 
entremetteuse."  Et  il  ajoutera  que  ces  vers  sont  bien 
froids,  mais  pas  plus  que  les  vers  d'amour  que  Malherbe 
fera  pour  son  propre  compte,  attendu  "qu'il  n'a  jamais 
aimé."  Ce  n'est  pas,  en  effet,  qu'il  ait  manqué  à  la 
coutume  d'élire  une  maîtresse  poétique  et  de  célébrer, 
avec  des  flammes  à  la  glace,  sous  le  nom  de  Rodanthe 
Madame  de  Rambouillet,  et  Madame  d'Aulchy  sous  le 
nom  de  Caliste;  mais  pour  n'être  point  jalouse.  Madame 
de  Malherbe  n'aurait  eu  qu'à  lire  les  poèmes  adressés 
par  son  époux  à  ces  belles  dames. 

Au  reste,  le  poète  a  laissé  sa  femme  en  Provence,  où  il 
n'ira  lui  faire  visite,  à  de  longs  intervalles,  que  deux  fois 
en  vingt-trois  années.  Il  a  trouvé  préférable  de  lui  con- 
fier l'éducation  de  son  fils.  Et  ainsi  l'absence  préserve  de 
tout  orage  l'union  entre  les  membres  de  cette  famille. 


NOTICE  xîîi 

Fixé  i  Paris,  Malherbe  va  s'appliquer  plus  vigoureuse- 
ment que  jamais  aux  deux  tâches  qu'il  s'est  assignées: 
poète  officiel  par  la  faveur  du  roi,  il  célébrera  les  petits 
événements  de  la  Cour  et  les  grands  événements  de 
l'histoire;  pédagogue  par  vocation,  il  entreprendra  de 
réformer  la  poésie  et  de  régenter  les  poètes. 


Voyons  le  d'abord  dans  ce  dernier  rôle.  Il  le  joue  en 
toute  occasion  et  en  tout  lieu  :  dans  les  galeries  du  Louvre, 
parmi  les  beaux  esprits  qu'on  y  rencontre  ;  à  l'Hôtel  du 
Pré  aux  Clercs,  où  Marguerite  de  Valois,  l'épouse 
divorcée  du  roi,  trône  encore,  familièrement,  au  milieu 
des  écrivains  et  des  artistes;  un  peu  plus  tard,  dans  la 
fameuse  *'  chambre  bleue  "  de  la  Marquise  de  Rambouillet  ; 
chez  la  Vicomtesse  d'Aulchy,  oii  se  tient  un  autre  cercle 
de  *'  précieuses  ;  "  chez  Madame  de  Thermes,  où  le  mène 
son  ami  Racan  ;  chez  Madame  des  Loges  enfin,  une  simple 
bourgeoise,  mais  si  fine  et  si  lettrée  qu'elle  n'en  reçoit  pas 
moins  la  plus  noble  et  la  plus  diserte  compagnie. 

Partout  où  il  entre  et  où  l'on  parle  de  poésie  d'une 
manière  qui  ne  lui  agrée  point,  il  reprend,  il  rabroue,  il 
affirme,  il  tranche,  toujours  brusque,  souvent  brutal, 
parfois  incivil  jusqu'à  la  grossièreté  la  plus  révoltante. 
Il  faut,  pour  qu'on  lui  passe  ses  boutades,  qu'on  ait  de 
complaisants  égards  pour  la  force  de  ses  convictions  et 
pour  la  droiture  de  son  désagréable  caractère.  Il  faut, 
aussi,  qu'on  n'appartienne  pas  à  la  confrérie  des  poètes  ; 
mais  c'est  là,  précisément,  qu'il  se  plaît  à  chercher  des 
victimes.  Un  jour,  ayant  accepté  de  dîner  chez  Desportes, 
il  arrive  en  retard,  quand  le  potage  est  déjà  sur  la  table. 
Desportes,  pour  faire  honneur  à  son  hôte,  n'en  veut  pas 
moins  aller  d'abord  quérir,  à  son  intention,  un  exemplaire 
de  ses  Poésies  chrétiennes,  qui  viennent  de  paraître. 
** Inutile,  s'écrie  Malherbe.  Je  les  ai  déjà  lues;  cela  ne 
vaut  pas  que  vous  preniez  la  peine  de  remonter:  votre 
potage  vaut  mieux  que  vos  psaumes."  Et  il  commence, 
tranquillement,  à  manger  le  potage.  Mathurin  Régnier, 
neveu  du  maître  de  la  maison,  était  présent;  il  n'oubliera 
pas,  nous  le  verrons  bientôt,  cette  injure  faite  à  son  oncle. 

Enfin,  c'est  chez  lui  même  que,  presque  tous  les  soirs, 
Malherbe  tient  bureau  de  poésie  et  de  dispute.     Il  loge 


xiv  NOTICE 

ordinairement  en  garni,  dans  une  chambre  où  il  n'y  a  que 
sept  ou  huit  chaises  de  paille;  et  quand  elles  sont  toutes 
remplies,  on  ne  laisse  plus  entrer  personne.  Un  soir,  un 
habitant  d'Aurillac,  ville  où  Maynard  était  président, 
vient  frapper  à  la  porte  en  demandant:  "Monsieur  le 
Président  est-il  point  ici?"  Malherbe  se  lève  furieux  : 
''Apprenez,  Monsieur,  qu'il  n'y  a  point  ici  d'autre 
Président  que  moi."  Et  il  se  remet  à  enseigner  à  ses 
disciples  que  les  poètes  grecs  ne  sont  points  estimables, 
que  Pindare  est  du  galimatias,  que  Virgile  est  inférieur  à 
Stace  et  à  Sénèque  le  Tragique,  enfin  et  surtout  que 
Ronsard  et  Desportes  ne  valent  rien.  Sur  son  Desportes, 
il  a  écrit,  en  marge,  un  commentaire  impitoyable. 
Quant  à  son  Ronsard,  il  en  a  biffé  la  moitié;  et  quand 
Racan  lui  demande  s'il  en  aime  ce  qu'il  n'a  point  effacé 
encore,  il  biffe  le  reste.  Dans  ces  dénis  de  justice,  il  y  a 
un  peu  de  paradoxe,  beaucoup  de  conviction,  et  pas  la 
moindre  trace  d'envie.  Ne  l'oublions  pas  nous-mêmes 
pour  juger  équitablement  ce  terrible  bonhomme.  La 
doctrine  qu'il  prêche,  et  dont  il  est  possédé,  voilà  la  cause. 
Nous  verrons  plus  tard  quelle  est  cette  doctrine. 


Suivons-le  plutôt  maintenant,  dans  son  rôle  de  poète 
royal.  Si  nous  négligeons  les  faibles  morceaux  qu'il 
écrit  pour  de  médiocres  circonstances,  nous  le  verrons 
s'élever,  de  poème  en  poème,  à  la  hauteur  des  plus  grandes, 
de  celles  où  la  France  même  est  intéressée.  Qu'il  nous 
sufhse  de  citer  l'ode  écrite  sur  l'attentat  commis  en  1605 
contre  Henri  IV  et  l'ode  sur  la  reddition  de  Sedan;  le 
superbe  sonnet  au  roi,  sur  la  naissance  de  son  second  fils, 
et  les  stances,  enfin,  sur  l'assassinat  de  Henri  le  Grand 
par  Ravaillac,  en  1610.  Cette  mort  semble  replonger  un 
instant  le  pays  dans  les  hasards  de  la  guerre  civile  ;  mais 
Malherbe  reste  fidèlement  attaché  à  l'autorité  royale  en 
la  personne  de  la  reine  régente  Marie  de  Médicis,  à^ 
laquelle  il  consacre,  sur  les  premiers  succès  de  sa  régence, 
la  plus  éclatante  de  ses  compositions  lyriques.  Elle  est 
d'un  grand  citoyen  autant  que  d'un  grand  poète:  et  le 
cri  d'orgueil  qui  la  termine  semble,  cette  fois,  pleinement 
justifié. 

Le    pâle   avènement    de   Louis    XIII,   et   son   mariage 


NOTICE  XT 

avec  Anne  d'Autriche,  l'inspireront  beaucoup  moins  : 
Malherbe,  homme  d'autorité  dans  le  royaume  des  lettres, 
a  besoin  de  sentir  son  pays  entre  des  mains  fermes  et 
puissantes  ;  c'est  pourquoi  Richelieu  va,  demain,  être  son 
héros.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  ses  vers  qu'il  le 
proclamera  tel,  dès  le  premier  jour,  c'est  jusque  dans  ses 
lettres  intimes,  où  l'on  voit  bien  que  son  enthousiasme 
n'est  point  de  commande.  Il  écrit  à  Racan  :  *'M.  le 
Cardinal  de  Richelieu  a  été  aujourd'hui  si  mal  que  j'ai  éré 
huit  ou  dix  jours  que  je  n'entrais  jamais  au  château 
qu'avec  l'appréhension  d'ouïr  cette  funeste  voix  :  le  grand 
Pan  est  mort.  A  cette  heure,  grâce  à  l'ange  protecteur 
de  la  France,  il  est  hors  péril,  et  les  gens  de  bien  hors  de 
crainte.  Vous  savez  que  mon  humeur  n'est  ni  de  flatter, 
ni  de  mentir,  mais  je  vous  jure  qu'il  y  a  en  cet  homme 
quelque  chose  qui  excède  l'humanité,  et  que  si  notre 
vaisseau  doit  jamai»  vaincre  la  tempête,  ce  sera  tandis  que 
cette  glorieuse  main  tiendra  le  gouvernail.  Les  autres 
pilotes  peuvent  me  diminuer  la  peur,  celui-ci  me  la  fait 
ignorer." 

C'est  vers  le  temps  où,  appelé  pour  la  seconde  fois  an 
ministère  (1624),  Richelieu  commence  à  prendre  d'une 
façon  à  peu  près  absolue  le  gouvernement  de  l'État,  que 
Malherbe,  délivré  de  tout  souci  matériel  par  une  charge 
de  Trésorier  de  Provence,  atteint  l'apogée  de  son  talent. 
Les  beaux  sonnets  à  Richelieu  et  à  Louis  XIII  sont  de 
cette  même  année  1624.  C'est  de  1626  qu'est  la  Paraphrase 
du  Psaume  CXLV^  dont  Sainte-Beuve  a  pu  dire:  ''Malherbe 
était  religieux  comme  lyrique,  sinon  comme  homme.  U 
est  entré,  non  sans  grandeur,  dans  l'impétueux  essor  vers 
Dieu  et  dans  l'ardente  aspiration  du  P»almiste  :  et  même, 
si  l'on  compare,  on  verra  qu'il  a  prêté  au  texte  sacré  des 
ailes. ..Quelques  stropiies  de  ce  ton  suffisent  pour  réparer 
une  langue  et  pour  monter  une  lyre." 

Malherbe  a  soixante  et  onze  ans  ;  il  ne  lui  reste  plus 
qu'une  année  à  vivre,  la  plus  douloureuse  de  sa  vie,  et 
qu'un  chef-d'œuvre  à  écrire,  qui  sera  son  chef-d'œuvre. 


Là-bas,  à  Aix,  Madame  de  Malherbe  a  veillé  seule  à 
l'éducation  de  son  fils  Marc-Antoine  ;  et  le  poète,  avec 
plus   de    sollicitude    orgueilleuse,    sans    doute,    que   de 


xvi  NOTICE 

tendresse  paternelle,  s'est  du  moins  fait  tenir  sans 
négligence  au  courant  des  progrès  de  l'enfant  qui  doit 
être  l'héritier  de  son  nom.  Par  la  mère,  par  le  Président 
Du  Vair,  par  le  conseiller  Peiresc,  il  apprend  ses  dis- 
positions exceptionnelles,  ses  brillantes  études,  ses  succès 
précoces  dans  les  examens  et  dans  les  thèses.  Voilà  le 
jeune  homme  en  âge  de  choisir  une  carrière.  Malherbe 
voudrait  qu'il  prit  l'état  militaire,  mais  Mme  de  Malherbe 
qui  a  reconnu  de  bonne  heure,  chez  Marc-Antoine, 
l'humeur  agressive  et  batailleuse  de  sa  lignée  normande, 
et  qui  craint  pour  lui  la  compagnie  turbulente  des  gens 
d'épée,  s'y  oppose.  Le  poète,  après  avoir  considéré  que 
l'on  avait  vu  jadis  des  gentilshommes  du  plus  haut 
parage,  alliés  même  à  nos  rois,  abandonner  l'épée  pour 
la  robe,  céda  et  obtint  pour  son  fils,  une  charge  de 
judicature  à  Aix. 

Il  était  écrit  que  les  appréhensions  de  la  mère  seraient, 
quand  même,  tragiquement  justifiées.  A  peine  Marc- 
Antoine  a-t-il  pris  possession  de  son  siège,  qu'une 
première  affaire  d'honneur,  sans  mort  d'homme,  lui  vaut 
quelques  jours  d'arrêts.  Peu  de  temps  après,  incor- 
rigible, il  provoque  un  bourgeois  d'Aix,  le  tue,  et  se 
voit  condamné  à  la  peine  capitale.  Mais  de  pareilles 
sentences,  en  matière  de  duel,  ne  sont  guère,  alors, 
prises  au  pied  de  la  lettre.  Malherbe  fait  appel  au 
Conseil  du  roi,  et  tandis  que  le  jeune  homme  visite  sa 
famille  en  Normandie,  il  obtient  pour  lui  des  lettres  de 
grâce.  Grâce  inutile:  quelques  mois  plus  tard,  Malherbe 
apprend  par  une  lettre  de  Peiresc  que,  dans  une  partie 
de  plaisir,  une  rixe  a  éclaté  entre  deux  compagnies  de 
jeunes  gens  et  que  Marc-Antoine  est  mort,  d'un  coup 
d'épée  donné  par  un  officier  du  nom  de  Paul  de  Fortia, 
seigneur  de  Piles. 

Cette  fois,  le  vieux  poète  se  sent,  lui  aussi,  frappé  au 
cœur  ;  il  ne  se  résigne  pas,  comme  il  a  fait  jadis  pour  ses 
deux  filles  et  comme  il  voulait  que  son  ami  du  Périer  se 
résignât  à  son  exemple.  Bien  que  miné  dans  sa  santé 
même  par  le  désespoir  et  la  colère,  au  point  d'en  être 
méconnaissable  à  ses  amis,  il  jura  de  venger  son  fils  et  de 
remuer,  pour  cela,  ciel  et  terre.  Le  ciel  même,  en  effet, 
lui  semble  intéressé  à  sa  querelle  :  n'a-t-il  pas  trouvé,  en 
remontant  de  quelques   générations   en    arrière,  que  le 


NOTICE  xvii 

«ieur  de  Piles  a  du  sang  juif  dans  les  veines?     Il  pourra 
donc  dire  au  Ciirist,  dans  un  sonnet  célèbre,  que 

Les  auteurs  du  crime 
Sont  fils  de  ces  bourreaux  qui  l'ont  crucifié! 

Oui,  mais  pour  intéresser  aussi  les  juges  terrestres, 
non  pas  seulement  à  la  condamnation,  mais  au  châtiment 
réel  du  coupable,  il  faut, — qui  le  sait  mieux  que  lui  ? — 
qu'il  y  ait  eu  autre  chose  qu'un  simple  duel:  un  guet- 
apens.  C'est  précisément  le  cas,  le  beau-frère  du  meurtrier, 
Gaspar,  baron  de  Bormes,  lui  ayant  prêté  main- forte. 
Leur  affaire  est  donc  mauvaise  ;  mais  il  se  trouve  que 
l'un  est  le  fils,  l'autre  le  gendre  d'un  conseiller  au  Parle- 
ment d'Aix.  Ce  magistrat  leur  conseille  de  prendre  la 
fuite  ;  ils  sont  condamnés  par  défaut  à  avoir  la  tête 
tranchée,  et,  comme  Malherbe  naguère,  ils  fout  appel  au 
Conseil  du  Roi.  Malherbe,  lui,  va  trouver  le  Roi  en 
personne,  le  quitte  avec  l'assurance  d'un  châtiment  sans 
rémission  pour  les  coupables,  et,  quelques  mois  plus 
tard,  les  promesses  royales  n'ayant  pas  eu  d'effet  encore, 
le  relance,  au  moment  où  il  va  quitter  Paris,  par  une 
lettre  éloquente  à  laquelle  il  joint  la  fameuse  ode  Pour  le 
Roi  allant  châtier  la  rébellion  des  Rothellois  et  chasser  les 
Anglais  qui,  en  leur  faveur,  étaient  descendus  dans  Vtle  de  Ré. 

La  pièce  est  splendide  ;  jamais  Malherbe  ne  s'est  élevé 
si  haut  dans  l'inspiration  civique  et  patriotique;  et  il 
prononce,  vers  la  fin,  par  un  retour  sur  lui-même,  des 
paroles  en  quelque  sorte  testamentaires,  pleines  de 
cette  héroïque  et  orgueilleuse  mélancolie  que  retrouvera 
le  vieux  Corneille  lorsqu'il  écrira  ses  derniers  vers  à 
Louis  XIV.  On  souff^re  seulement  de  rencontrer  là,  au 
lieu  d'un  de  ces  appels  à  la  clémence  et  à  la  concorde 
comme  Ronsard  en  jeta  tant  de  fois,  une  adjuration  au 
massacre,  à  l'extermination  impitoyable  et  totale  de  ces 
rebelles  qui  sont  coupables,  certes,  mais  qui  sont  français: 

Marche,  va  les  détruire,  éteins-en  la  semence. 
Et  suis  jusqu'à  leur  fin  ton  courroux  généreux 
Sans  jamais  écouter  ni  pitié,  ni  clémence, 
Qui  te  parle  pour  eux  I 

On  dirait  que  Malherbe,  tout  à  ses  propres  idées  de 
vengeance,  ait  confondu  ici,  un  instant,  les  calvinistes  de 

145 


xviii  NOTICE 

La  Rochelle  avec  les  assassins  de  son  fils.  L'état  d'esprit 
où  il  se  trouve  est  peut-être  l'explication,  sinon  l'excuse, 
de  cette  strophe  inhumaine. 

Le  poète  avait  envoyé  une  copie  de  son  ode  à  Richelieu 
qui,  depuis  un  mois,  sous  les  boulets  de  la  flotte  anglaise 
et  ceux  des  remparts  de  la  ville  rebelle,  dirigeait  en 
personne  les  opérations  du  siège.  C'est  de  la  tranchée 
même  qu'il  répondit  au  poète,  dans  une  lettre  c^u'on  peut 
lire  encore  aux  Archives  des  Affaires  Etrangères. 
'«Monsieur,  j'ai  vu  vos  vers  qui  font  voir  que  M.  de 
Malherbe  sera  toujours  le  même  tant  qu'il  plaira  à  Dieu 
de  le  conserver.  Je  ne  dirai  pas  que  je  les  ai  trouvés 
excellents,  mais  bien  que  personne  de  jugement  ne  les 
lira  qui  ne  les  reconnaisse  pour  tels...  Je  prie  Dieu  que 
d'ici  à  trente  ans,  vous  nous  puissiez  donner  de  semblables 
témoignages  de  votre  esprit,  que  les  années  n'ont  pu  faire 
vieillir  qu'autant  qu'il  fallait  pour  les  épurer  entièrement 
de  ce  qui  se  trouve  quelquefois  à  redire  en  ceux  qui  ont 
peu  d'expérience,  aux  jeunes. ..Assurez-vous  que  j'em- 
brasserai tous  vos  intérêts  comme  les  miens  propres." 

Pour  hâter  l'effet  de  ces  paroles,  après  avoir  repoussé 
l'offre  d'une  compensation  financière  que  lui  offraient  les 
assassins  de  son  fils,  Malherbe  se  rend  à  La  Rochelle, 
sans  songer  que  le  Roi  et  le  Cardinal  ont  bien  autre  chose 
à  faire  que  de  l'écouter.  Là,  il  crie  tout  haut  que,  si  on 
ne  l'entend  point,  il  ira  provoquer  lui-même  le  sieur  de 
Piles.  Et  Racan  lui  faisant  observer  que  les  officiers  se 
gaussent  de  ce  bonhomme  de  soixante-treize  ans  qui  veut 
se  battre  contre  un  homme  de  vingt-cinq,  il  lui  réplique 
brusquement  :  ''  C'est  bien  pour  cela,  parbleu,  que  je  le 
fais  ;  je  hasarde  un  sou  contre  une  pistole." 

Sur  ces  entrefaites,  le  poète  ressentit  les  premières 
atteintes  d'un  mal  qu'il  n'était  plus  d'âge  à  supporter: 
la  fièvre  paludéenne,  très -répandue  dans  ce  pays  de 
marécages.  Il  dut  se  résigner  à  retourner  à  Paris  où, 
rapidement,  son  état  empira.  Quand  on  vit  que  sa  mort 
était  proche,  comme  on  le  savait  assez  tiède  sur  le  point 
de  la  religion,  il  fallut  pour  le  décider  à  se  confesser  sans 
attendre,  selon  sa  coutume,  les  fêtes  de  Pâques,  qu'on 
lui  rappelât  que  c'était  aussi  <<  l'usage"  de  recevoir  les 
sacrements  à  l'article  de  la  mort.  Ce  mot  lui  parut  sans 
réplique  et  il  fit  venir  un  prêtre.     "J'ai  vécu  comme  le» 


NOTICE  xiK 

autres,  je  veux  mourir  comme  les  autres,  et  aller  où  vont 
les  autres"  disait-il  souvent,  quand  on  lui  parlait  du 
paradis  et  de  l'enfer. 

<•'  Une  heure  avant  de  mourir," — lisons  nous  dans 
Racan, — <<  après  avoir  été  deux  heures  à  l'agonie,  il  se 
réveilla  comme  en  sursaut  pour  reprendre  son  liôtesse, 
qui  lui  servait  de  garde,  d'un  mot  qui  n'était  pas  bien 
français  à  son  gré  ;  et  comme  son  confesseur  lui  en  fit 
réprimande,  il  lui  dit  qu'il  ne  pouvait  s'en  empêcher  et 
qu'il  voulait,  jusques  à  la  mort,  maintenir  la  pureté  de  la 
langue  française." 

l'out  l'homme  est  dans  ces  deux  traits  de  sa  fin.  Il 
expira  le  i6  Octobre  1628. 

•♦♦ 

Malherbe  n'est  pas  ^n  inspiré  génial  ;  c'est  un  grand 
QrM•e^».  vnl^^f^tairf»  dont  Ta  longue  patience  a,  quelquefois^ 
abouti  laborieusement  à  l'inspiration  et  au  génie.  Hors 
ces  bonnes  fortunes,  méritées  par  une  obstination  héroïque 
et  par  une  conception^  très-haute  de  V^jL  d&i^xjuis,  on  ne 
sent  point  chez  lui  lê'jaïllissement  "spontané  du  verbe  qui 
chante.  On  sait  que,  souvent,  il  gâtait  toute  une  rame 
de  papier  pour  faire  une  strophe;  et  il  disait  à  ses 
disciples  que,  lorsqu'on  avait  fait  cent  vers,  on  avait  le 
droit  de  se  reposer  dix  années.  Che*  lui,  Vltmiitalion, 
presque  toujours,  est  coune;  lorsque  par  "Kasard,  c'est 
au  commencement  quelle  a  jailli,  elle  tarit  vite,  et  l'ode, 
qui  était  partie  d'un  élan  triomphal,  se  traîne,  trois  fois 
trop  étendue,  et  s'arrête  sur  quelque  louange  emphatique 
et  banale,  que  la  stérilité  d'imagination  du  poète  ne  sait 
pas  même  renouveler  selon  les  personnages  :  après  avoir 
prédit  à  Henri  IV  qu'il  fera  trembler  Memphis,  il 
prédira  à  Marie  de  Médicis  qu'elle  renversera  Turin,  et 
à  Louis  XIII  qu'il  rasera  l'Escurial.  Voilà  toute  la 
différence!  Ou  alors,  de  dix  façons,  c'est  à  lui-même 
qu'il  décerne  la  louange  finale  : 

Les  ouvrages  communs  vivent  quelques  années, 
Ce  que  Malherbe  écrit  dure  éternellement. 

11  ne  connaît  guère  d'autres  conclusions  que  ces  deux-  l» 
là.  Son  imagination  est  stérije  j)arce.  que  son  cœur  est  Hv 
sec  :    il  ne  vibre  ni  en    présence   de   la  nature,  ni  à  la 


XX  NOTICE 

^■ 

rencoi^tre  de  \a^  fefpme^      Quelques  jolies  chansons  qui 
sentent  les  fleurs  et  où  semble  passer  un  peu  de  grâce 
tendre,  sont  écrites,  pour  être  mises  en  musique,  sur  de 
vieux  thèmes  de  ce  Ronsard  dont  il  a,  toute  sa  vie,  subi 
l'influence  sans  vouloir  se  l'avouer,  sans  vouloir  surtout, 
l'avouer  à  personne.     Il  prétend  l'avoir  détruit,  et  bâtir 
sur    des   fondations  nouvelles:    en   réalité,  c'est    sur  ses 
fortes  assises,  dont  il  a  un  peu  simplifié  le  plan  et  gratté 
la  luxuriante  façade,  qu'il  édifie.       Si   nous  avons  trop 
longtemps  cru   le  contraire,  la  faute  en  est  à  Boileau, 
lequel  nous  a  trompés,  après  Malherbe,  qu'il  avait  lui 
même  cru  sur  parole,  en  écrivant  ces  vers  aussi  erronés, 
aussi  injustes  et  aussi  plats  qu'ils  sont  célèbres  : 
Enfin  Malherbe  vint,  et,  le  premier  en  France, 
Fit  sentir  dans  les  vers  une  juste  cadence. 
D'un  mot  mis  en  sa  place  enseigna  le  pouvoir 
Et  réduisit  la  muse  aux  règles  du  devoir. 
Par  ce  sage  écrivain  la  langue  réparée 
N'offrit  plus  rien  de  rude  à  l'oreille  épurée  ; 
Les  stances  avec  grâce  apprirent  à  tomber 
Et  le  vers  sur  le  vers  n'osa  plus  enjamber. 

Il  n'y  a  de  vrai,  dans  tout  cela,  que  le  dernier  alexan- 
drin, Malherbe  ayant  en  effet,  bien  à  tort  du  reste, 
proscrit  les  enjambements.  Mais  dire — quand  on  vient 
de  prononcer  le  nom  de  Ronsard,  l'auteur  de  l'Ode  a  la 
Rose  et  de  celle  sur  f  Élection  de  son  Sépulcre,  le  plus  grand 
inventeur  de  rythmes  de  toute  la  poésie  française — dire 
que  Malherbe  a,  ''le  premier,"  fait  sentir  la  juste 
cadence  des  vers  et  appris  aux  strophes  à  tomber  avec 
grâce,  c'est  une  telle  énormité  qu'elle  n'a  presque  point 
d'excuse.  Il  faut  se  rappeler  quel  parfait  honnête 
homme  était  Boileau  pour  ne  point  l'accuser  ici  de 
mauvaise  foi,  pour  le  taxer  seulement  d'ignorance  ou 
d'une  si  cruelle  infirmité  d'oreilles  qu'elle  aurait  dû  lui 
interdire  à  jamais  de  parler  des  poètes  lyriques.  Et  l'on 
comprend  que  Théodore  de  Banville,  fils  pieux  et  lointain 
de  Ronsard,  ait,  sous  le  titre  de  :  Enfin,  JS/Lalherbe  vint... 
décoché  au  <<  législateur  de  notre  Parnasse"  le  dizain 
suivant  : 

C'est  l'orgie  au  Parnasse:  La  Muse 
Qui  par  raison  se  plaît  à  courir  vers 


NOTICE  xxi 

Tout  ce  qui  brille  et  tout  ce  qui  l'amuse, 
Éparpillait  les  rubis  dans  ses  vers. 
Elle  mettait  son  bonnet  de  travers  ; 
Les  bons  rythmeurs,  pris  d'une  frénésie, 
Comme  des  Dieux  gaspillaient  l'ambroisie, 
Si  bien  qu'enfin,  pour  mettre  le  holà 
Malherbe  vint,  et  que  la  Poésie, 
En  le  voyant  arriver,  s'en  alla. 

Ce  n'est,  bien  entendu,  qu'une  spirituelle  boutade. 
Si  on  la  prenait  au  sérieux,  l'injustice  de  Banville  ne 
serait  guère  moindre  que  celle  de  Boileau.  Non,  la 
poésie  ne  s'en  alla  point,  mais  elle  changea  de  caractère; 
elle  se  modela  sur  l'âme  nouvelle  du  siècle  qui  commen- 
çait, comme  elle  s'était  modelée,  au  temps  de  la  Pléiade, 
sur  l'âme  du  siècle  qui  finissait  quand  Malherbe 
écrivait  ses  premiers  vers.  La  grandeur  de  Malherbe 
est  d'avoir  été,  avant  tous  autres,  l'homme  représentatif 
d'un  esprit  nouveau,  non-seulement  dans  les  lettres,  mais 
dans  l'état. 

Dans  l^flidlC-JUilitique,  il  nous  çst  apparu  commele 
£oète  de  la  stabilité*  de  l'unité,  ^e^lXutorîté.  "Ronsard 
l'avaîrét^lîvant  lui,  mais  non  dans  l'orJFe  littéraire,  en 
théorie  du  moins.  C'est  dans  l'ordre  littéraire  ayssi  que 
Malherbe  va  l'être  par  ses  idées  sur  la  compp^itipni  sur 
la  versification  et  sur  la  tangue. 

La  composition,  Ronsarcfavait  bien  montré,  dans  beau- 
coup de  ses  sonnets  ou  de  ses  odelettes,  qu'il  en  connais- 
sait les  secrets  les  plus  délicats  ;  mais  on  doit  convenir  que 
le  sens  de  la  perfection,  de  l'équilibre,  de  la  mesure, 
l'abandonnait  dès  qu'il  entreprenait  d'écrire  de  longs 
poèmes  ou  de  vastes  odes  à  la  Pindare.  Alors  il  est 
facilement  diffus  et  vagabond  :  nous  sentons  qu'il  a 
improvisé  sans  discipline  ;  nous  le  voyons  à  chaque 
instant  s'écarter  de  son  dessein,  se  perdre  en  divaga- 
tions ou  en  redites  :  et,  l'œuvre  ne  nous  donnant  pas 
l'impression  qu'elle  est  réalisée,  nous  comprenons  l'oubli 
qui  l'a  couverte.  Malherbe,  lui,  entend  qu'un  morceau 
lyrique  soit  composé  comme  un  discours,  comme  une 
démonstration,  comme  un  syllogisme.  Cette  marche 
raisonnable,  démonstrative  et  logique,  cette  ordonnance 
visible,  pourrait-on  dire,  au  regard  même,  sont-ce  là  le» 


xxii  NOTICE 

grandes  vertus  lyriques?  Non,  le  lyrisme  préfère  même 
une  ordonnance,  non  pas  moins  parfaite  en  soi,  certes, 
mais  évidente  à  la  sensibilité  plutôt  qu'à  la  raison. 
L'autre  est  surtout  l'armature  nécessaire  de  l'éloquence 
et  du  théâtre.  C'est  donc  l'art  de  Bossuet  et  celui  de 
Corneille  que  Malherbe  annonce  et  prépare,  plutôt  que 
celui  de  Victor  Hugo  ou  celui  de  Lamartine. 

La  versification.  S'il  s'est  montré  trop  sévère  pour 
l'enjambement,  pour  l'hiatus,  et  s'il  a  eu  tort  d'exiger 
que  la  rime  satisfît  l'œil  autant  que  l'oreille,  il  a  été,  sur 
ce  chapitre  de  la  rime,  le  maître  qu'il  faut  écouter  encore 
presque  sans  réserve.  Il  a  eu  raison  lorsqu'il  a  proscrit 
de  faire  rimer  ensemble  les  mots  dérivés  d'une  même 
racine,  ceux  qui  sont  trop  proches  parents  comme:  moi, 
toi,  père,  mère;    les  noms  propres;   les  mots  à  désinence 

longue    rapprochés  de  ceux  à  désinence  brève,  etc en 

somme,  toutes  les  rimes  inexactes  ou  trop  faciles,  celles 
qui  diminuent  la  jouissance  auditive,  ou  qui,  banales, 
mènent  aux  pensées  banales,  faute  d'avoir  tendu  l'esprit 
du  rimeur  vers  l'expression  neuve,  rare  et  forte  de  sa 
pensée. 

De  plus,  en  matière  de  rythmes,  s'il  ne  profitera  guère, 
pour  son  compte,  des  innombrables  formules  strophiques 
innovées  par  Ronsard,  à  son  tour  il  en  inventera  trois  ou 
quatre,  plus  belles  et  plus  larges  encore,  celles  que 
Victor  Hugo  et  Lamartine  reprendront  en  leurs  plus 
illustres  poèmes.  Notamment  il  constituera,  le  premier, 
la  strophe  lyrique  par  excellence,  celle  de  dix  vers  octo- 
syllabiques,  agencés,  quant  à  la  succession  des  rimes, 
d'une  si  merveilleuse  manière  que  personne,  depuis,  ne 
l'ordonnera  plus  autrement. 

La_lan^e.  Ah  1  ici,  Ronsard  et  du  Bellay  avait 
beaucoup  erré,  du  moins  quant  à  la  doctrine.  Ils 
croyaient  que  pour  élever  notre  langue  poétique  à  la 
hauteur  de  la  grecque  et  de  la  latine,  les  poètes  ne 
devaient  pas  se  contenter  du  langage  vulgaire,  mais  créer 
systématiquement  un  vocabulaire  plus  riche,  en  y  adjoi- 
gnant des  mots  grecs  et  latins  francisés,  des  vocables 
repris  aux  vieux  siècles  ou  empruntés  au  patois  des 
diverses  provinces,  et  même  des  mots  créés  "  par  provi- 
gnement,"  par  exemple  en  faisant,  d'un  verbe,  dériver 
un  adjectif  et  un  substantif  non  existants  encore.     Erreur 


NOTICE  xxiu 

grare,  car  une  langue  si  artificielle,  dont,  d'ailleurs,  il 
n'y  a  jamais  eu  aucun  exemple,  serait  sans  vertu  d'expan- 
sion et  isolerait  les  poètes  de  la  foule.  Elle  serait,  de 
plus,  dans  un  perpétuel  devenir,  et,  d'un  siècle  à  un 
autre,  les  plus  belles  œuvres  deviendraient  inintelligibles. 
Ronsard,  fort  heureusement,  n'avait  appliqué  ce  système 
qu'avec  une  grande  modération,  en  un  très-petit  nombre 
de  pièces,  les  seules  pourtant,  croirait-on,  que  Malherbe 
et  Boileau  aient  voulu  voir.  Toutefois,  il  y  aurait  eu  là  un 
péril,  et  Mallierbe  l'a  deviné  avec  une  haute  sagesse.  Il 
proclame  donc  cjue  Ijjjage,  et  non  le  poète,  c_sîJbe-miUire 
de  la  langue  :  il  renvoie,  pourl'apprenclre,  "aux  croclie- 
teurs  du  Port-au-foin"  plutôt  qu'aux  gentilshommes  de 
la  Cour  oiJ  les  italianismes,  importés  de  Florence  à  la 
suite  de  Marie  de  Médicis,  et  les  tournures  gasconnes, 
venues  de  Navarre  avec  le  roi  Henri,  ont  gâté  le  vrai 
parler  de  France.  . 

Il  s'agit  de  le  rendre  conforme  â  son  véritable  génie,  \ 
non  par  des  additions  savantes,  mais  par  des  éliminations  I 
sagaces,  et  de  le  fixer  par  des  cliefs-d'œuvre.  C'est  ce  que 
Malherbe  commence  de  faire  lui-même.  Corneille  con- 
tinuera. Richelieu  enfin,  en  fondant  l'Académie  Française 
et  en  la  chargeant  de  composer  ce  Dictionnaire  de  rUsa^eon 
ne  seront  admis,  à  de  longs  intervalles,  que  les  mots  ren- 
dus nécessaires  par  des  besoins  nouveaux  et  déjà  entré» 
dans  le  commerce  ordinaire  de  la  vie,  Richelieu  adopte, 
corrobore  et  consacre,  tout  «implement,  la  maîtresse 
pensée  de  Malherbe. 


II 
L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Nous  n'essaierons  point  de  définir  l'Ecole  Classique; 
aucune  définition  ne  serait  asse^  large  pour  qu'on  la  pût 
appliquer  aux  tempéraments,  beaucoup  plus  variés  qu'on 
a  coutumede  le  croire,  des  poètesqui  ontchanté  pendant  les 
deux  siècles  appelés  classiques,  mais  que,  pour  cette  raison 
de  chronologie,  nous  devons  quand  même  rapprocher 
ici,  encore  que  plus  d'un  se  rattache,  par  la  nature  de  son 


xxiv  NOTICE 

génie,  aux  maîtres  de  l'âge  précédent,  ou  semble,  au  con- 
traire, annoncer  déjà  la  lointaine  venue  du  romantisme. 
Disons  seulement  que,  pendant  ces  deux  siècles,  la  leçon 
de  Malherbe  a  prédominé. 

Nous  ne  saurions,  sous  peine  d'écrire  une  notice  hors 
de  proportion  avec  le  corps  de  ce  petit  ouvrage,  nous 
étendre  sur  la  vie  et  sur  les  livres  des  quarante  auteurs 
qui  en  ont  fourni  la  matière.  Les  uns  n'ont  été  qu'acces- 
soirement des  lyriques,  et  ce  sont  presque  toujours  les 
écrivains  les  plus  illustres,  un  Corneille,  un  Racine,  un 
Lafontaine,  un  Voltaire;  les  autres  ne  doivent,  la  plupart 
du  temps,  l'immortalité  des  anthologies  qu'à  un  petit 
nombre  de  morceaux  parfaits  sauvés  du  naufrage  de  leurs 
œuvres  complètes  ;  et  aucun  n'a  eu,  comme  Malherbe, 
une  influence  étendue  et  durable.  Passons-en  donc — 
moins  par  oFdre  de  naissance  que  selon  les  affinités  litté- 
raires— une  revue  rapide,  en  nous  arrêtant  un  peu,  toute- 
fois, devant  quelques  méconnus  qui  furent  à  certaines 
heures,  autant  et  d'une  autre  manière  que  Malherbe,  de 
grands  poètes. 


Et  d'abord,  Malherbe  a-t-il  eu  des  disciples  proprement 
dits?  Consultons  là-dessus  sa  Vie,  écrite  par  Racan, 
Nous  y  lisons  : 

««  Il  avouait  pour  ses  écoliers  les  sieurs  de  Touvant, 
Colomby,  Maynard  et  Racan.  Il  en  jugeait  diversement 
et  disait  en  termes  généraux  que  Touvant  faisait  fort 
bien  les  vers,  sans  dire  en  quoi  il  excellait;  que  Colomby 
avait  fort  bon  esprit,  mais  qu'il  n'avait  point  de  génie  à 
la  poésie  ;  que  Maynard  était  celui  de  tous  qui  faisait  le 
mieux  les  vers,  mais  qu'il  n'avait  point  de  force  et  qu'il 
s'était  adonné  à  un  genre  de  poésie  auquel  il  n'était  pas 
propre,  voulant  dire  ses  épigrammes,  et  qu'il  n'y  réus- 
sirait pas,  parce  qu'il  n'avait  pas  assez  de  pointe;  pour 
Racan,  qu'il  avait  de  la  force,  mais  qu'il  ne  travaillait 
pas  assez  ses  vers," 

Colomby,  ce  poète  «'  qui  n'avait  pas  de  génie  pour  la 
poésie,"  ni  Touvant,  dont  Malherbe  ne  pouvait  pas  dire 
<«en  quoi  il  excellait"  n'ont  laissé  la  moindre  trace  dans 
la  mémoire  des  hommes.  Racan  est  célèbre;  Maynard 
devrait  l'être  davantage. 


NOTICE  XXV 

Honorât  de  Bueil,  marquis  de  Racan,  né  en  1589  au 
Château  de  la  Roche-Racan,  à  l'extrémité  de  la  Touraine, 
était  le  fils,  tard  venu,  d'un  vieux  gentilhomme-soldat 
qui,  après  de  brillants  services,  s'était  retiré  dans  ses 
terres.  Il  perdit  de  bonne  heure  son  père  et  sa  mère,  et, 
sans  fortune,  eût  pu  être  fort  embarrassé  pour  vivre,  si 
Anne  de  Bueil,  sa  cousine  germaine,  n'avait  épousé  le 
grand  écuyer  de  Henri  IV,  M  de  Bellegarde,  qui  devint 
le  tuteur  de  l'enfant  et  le  fit  admettre,  en  1606,  parmi  les 
pages  de  la  chambre  du  roi.  C'est  là  que,  très  jeune,  il 
rencontra  Malherbe,  lui  lut  ses  premiers  vers  et  devint 
"son  écolier." 

Malherbe  d'un  héros  peut  chanter  les  exploits; 
Racan  chanter  Philis,  les  bergers  et  les  bois, 

a  dit  Boileau  ;  et  cela  est  juste.  Il  a  tort  de  dire  ailleurs 
que,  pour  la  poésie  épique, 

Racan  pourrait  chanter,  à  défaut  d'un  Homère, 

car  cela  est  grotesque.  Racan  fut  soldat,  comme  son  père; 
s'il  n'assista  pas  aux  derniers  moments  de  Malherbe, 
c'est  qu'il  dut  rester  à  la  tranchée  quand  son  vieux  maître 
quitta  La  Rochelle  pour  aller  mourir  à  Paris:  mais  s'il 
était  capable  de  vivre  une  épopée,  il  n'avait  aucun  des 
dons  qu'il  eût  fallu  pour  l'écrire.  D'ailleurs,  il  n'y 
songea  point.  Soit  à  la  cour,  pendant  la  paix,  soit  en 
campagne,  pendant  la  guerre,  ce  furent  des  vers  pastoraux, 
galants  ou  pieux  qu'il  se  plut  à  rimer. 

Un  jour,  il  s'entretenait  avec  Matherbe  "de  leurs 
amours,  c'est-à-dire  du  dessein  qu'ils  avaient  de  choisir 
quelque  dame  de  mérite  et  de  qualité,  pour  être  le  sujet 
de  leurs  vers."  Racan  choisit  Madame  de  Thermes;  et 
comme  alors,  à  l'instar  de  V Aminta  du  Tasse,  du  Pastor 
Fido  de  Guarini,  de  la  Diana  de  Montemayor,  et  de  la 
française  Astrée  d'Honoré  d'Urfé,  tout  le  monde,  en  vers 
ou  en  prose,  écrivait  des  Pastorales,  il  écrivit  et  fit 
représenter  ses  Bergeries,  achevées  en  1625,  dont  Mme 
de  Thermes  est  l'héroïne  sous  le  nom  de  la  vertueuse 
bergère  Arthémise.  Il  y  est  figuré  lui-même  par  l'infor- 
tuné berger  Lucidas,  tandis  que  M.  de  Thermes  y  est 
l'heureux  Alcidor,  berger  comme  les  autres,  bien  en- 
tendu.    Dans  la  réalité,  au  contraire  de  la  pièce,  Alcidor 


xxvi  NOTICE 

mourra    le    premier,    et    Lucidas    demandera    la    main 

d'Arthémise  ;     mais    elle    lui    sera    refusée  :     Mme    de 

Thermes    ne  se  soucie  point  de  remplacer   son    brillant 

mari    par   ce   soldat   de    bonne    race,    certes,    et   poète, 

mais    gauche,    provincial,    et    qui    sait    mal    se    déclarer 

autrement  que  la  plume  à  la  main.     En  effet,  il  est  bègue 

et  ne  peut  arriver  à  prononcer  ni  les  r,  ni  les  c;  si  bien 

que  plusieurs  fois,  dit  Tallement  des  Réaux,  ''  il  a  été 

contraint  d'écrire  son  nom  pour  le  faire  entendre."     Il 

se  consolera  en  épousant,  un   peu  plus   tard,  une   jolie 

tourangelle,    sa    voisine    de    campagne,    auprès    de    qui, 

retiré  du  service,  il  passera  de  longs  et  heureux  jours,  en 

son  château  de  La  Roche-Racan.     Là,  il  réalise  tout  ce 

qu'il    rêvait   autrefois    lorsqu'il    écrivait   ses    admirables 

stances   Sur  la  rdraïU;    il  jouit,    chaque   avril,   de    cette 

Venue  du  printemps  qui  lui  a  inspiré  jadis  des  vers  si  frais 

et  si  mélodieux  ;    il  se  remet  à  la  poésie  en  rimant  les 

psaumes,   sans   vouloir  toutefois  paraphraser  à  son  tour 

les  deux  que  Malherbe  a  paraphrasés,  ce  qui  est  un  bien 

joli  trait  de  délicatesse;  il  ne  quitte  guère  la  Touraine 

que  pour  prendre  part,  de  temps  en  temps,  aux  séances 

de  l'Académie  Française;     enfin,   comme  le  sage  de  ses 

stances,  il  meurt  ''dans  le  lit  où  ses  pères  sont  morts," 

à  quatre-vingts  ans. 

*        * 
* 

François  de  Maynard  était  né  à  Toulouse,  en  1582, 
d'une  vieille  famille  de  robe.  Il  étudia  le  droit  à  son 
tour,  dans  la  ville  dont  les  Jeux  Floraux  avaient  fait  la 
métropole  poétique  du  Midi  de  la  France;  et  il  avait 
écrit  déjà  beaucoup  de  vers  lorsque,  durant  un  voyage 
que  Henri  IV  fit  dans  le  Quercy  (1605),  on  le  présenta 
au  roi,  qui  le  nomma  ««secrétaire  des  Commandements  et 
de  la  Musique"  de  la  reine  Marguerite  de  Valois,  sa 
première  femme.  Chez  elle,  oii  Malherbe  ne  se  montrera 
que  beaucoup  plus  tard,  l'influence  de  Desgortes  prédo- 
mine encore,  et  elle  s'exer-ce^  d*â^r(î7*  au  détriment  _de 
roriginalité,  sur  le  jeune  poète  qui,  plus  tar J,  cdndam- 
nêrales~élégies  et  les  sonnets  de  sa  première  manière, 
bien  qu'ils  aient  obtenu  un  succès  considérable,  A  la 
.mort  de  Marguerite,  il  passe  à  la  cour  de  Henri,  se  lie 
avec  Malherbe,  apprend  de  lui  à  "  écrire  difficil_ement  des 


NOTICE  xxvii 

▼ers  faciles"  et  Hevïpnt  «i  açir^^puleu»  «yr  la  forme 
qu'après  la  publication  de  son  Fhilandre  (16x3),  encore 
entaché  d'italianisme,  il  faudra  l'instance  de  son  ami 
Gomberville  pour  lui  arracher,  vingt-trois  ans  plus  tard, 
un  nouveau  livre,  Les  Œuvret  de  Maynard  (1646),  qui 
contient  tout  ce  qu'il  croit  digne  de  lui-même.  A  peine 
y  a-t-il  introduit,  en  les  corrigeant,  quelques-uns  da 
poèmes  de  «a  jeunesse;  le  reste  est  nouveau.  Tout  y  est 
à  lire  :  aucun  poète  de  ce  temps  n'atteint  une  perfection 
pareille;  la  langue  est  robuste;  les  rimes  sont  pleines; 
les  images,  abondantes,  ne  sont  point  plaquées  sur  la 
pensée  mais  font  corps  avec  elle.  Pour  soutenir  tout 
cela,  un  esprit  plein  de  verve  et  de  fantaisie,  qui  lui  fera 
écrire  des  stances  où  l'on  croit  déjà  entendre  les  Chanjons 
des  Rues  et  des  Bois  de  Victor  Hugo;  une  conscience 
héroïque  et  religieuse  sonnant  comme  du  Corneille; 
enfin  ce  cœur  mélancolique  et  passionné  qui  lui  dictera 
l'ode  de  La  Belle  Vieille,  un  surprenant  chef-d'œuvre  qu'on 
dirait  d'un  Lamartine  évoquant,  au  seuil  de  la  vieillesse, 
le  souvenir  de  ses  années  d'amour  et  d'Italie. 

Il  ne  faudrait  pas  nous  pousser  beaucoup  pour  nou» 
faire  dire  que,  si  Maynard  est  un  moins  puissant  rhétori- 
cien  que  Malherbe,  il  est  plus  pro/onclèmeri!  BB  fftPfg 
que  lui,  par  l'imagination,  par  la  sensibij 
qui  constitue.  essenheilement7  les  dons  th. 
bans  sa  longur  retraite  â  Aurillac,  où  il  e:ai:  iresiwcnr 
au  Présidial,  et  dans  sa  vieille  maison  de  Saint-Séré  en 
Quercy,  sans  la  demi-disgrâce,  surtout,  où  le  maintint 
Richelieu  parce  qu'il  était  resté  fidèle  à  des  adversaires 
du  tout-puissant  ministre,  peut-être  aurait-il  joué,  en  son 
temps,  un  grand  rôle  dans  le  monde  des  lettres,  et  peut- 
être  Boileau  l'eût-il  au  moins  nommé  à  côté  de  Racan, 
qu'il  dépasse  de  cent  coudées.  Mais  ses  contemporains 
ne  lui  rendirent  pas  entière  justice,  non  plus  que  la 
génération  suivante.  Le  lyrisme,  alors,  n'était  plus  guère 
en  honneur;  le  théâtre  avait  pris  sa  place  dans  la  faveur 
du  public,  et  la  France  était  toute  à  Racine  après  avoir 
été  toute  à  Corneille.  Nous  voudrions  contribuer  ici  à 
rendre  à  François  de  Maynard  le  rang  qu'il  mérite  et 
que,  depuis  quelques  années,  il  commence  de  prendre 
dans  l'histoire  de  notre  poésie. 


xxviii  NOTICE 

Malherbe,  Racan,  Maynard,  par  leur  commun  amour 
de  l'ordre,  de  la  raison,  de  la  soumission  à  une  règle, 
annoncent  et  préparent  l'état  d'esprit  qui  dominera  sous 
Louis  XIV;  mais  il  s'en  faut  de  be^aucoup  que,  de  leur 
temps,  il  soient  obéis  et  suivis.  Tant  que  règne  Louis 
XIII,  la  sagesse  classique  est  éclipsée  par  une  savoureuse 
folie  faite  de  verve  gauloise,  de  maniérisme  italien,  de 
bouffonnerie  et  de  grandiloquence  espagnoles.  Jamais 
le  royaume  des  lettres  n'a  été  peuplé  de  plus  de  singuliers 
personnages,  gaspillant,  faute  d'un  peu  de  cette  discipline 
que  Malherbe  enseignait,  plus  de  ces  magnifiques  dons 
naturels  qui  manquaient  à  Malherbe. 

Saluons  d'abord  Mathurin  Régnier,  né  à  Chartres,  fils 
d'un  échevin  de  cette  ville  et  d'une  sœur  de  Philippe 
Desportes,  en  1573.  Pauvre,  destiné  à  l'Eglise,  il 
s'attache  au  Cardinal  de  Joyeuse  qui  le  garde  huit  ans  à 
Rome.  Au  retour,  il  est  pourvu  d'un  canonicat  à 
l'Eglise  Notre-Dame  de  Chartres  et  n'en  continue  pas 
moins  la  vie  peu  exemplaire  qu'il  a  commencé  de  mener 
dans  la  Ville  Éternelle.  A  quarante  ans  (1613)  il  mourra 
dans  une  auberge  de  Rouen,  de  la  suite  de  ses  débauches. 
On  sait  qu'il  est  le  premier  des  satyriques  français, 
l'immortel  auteur  de  Macette,  mais  que  Boileau  a  pu 
justement  ajouter  à  l'éloge  de  ses  satires  : 

Heureux  si  ses  discours,  craints  des  chastes  lecteurs, 
Ne  se  sentaient  des  lieux  que  fréquentait  l'auteur  1 

Son  œuvre  lyrique,  la  seule  dont  nous  ayons  à  nous 
occuper  ici,  est  beaucoup  moins  importante,  et  elle  charrie 
aussi  beaucoup  de  boue  mêlée  à  son  sable  d'or.  Nous  ne 
saurions  donner  même  les  titres  de  telle  ou  telle  ode 
gaillarde;  mais,  quelquefois,  un_retour  à_la  vie.  jatiri- 
^eure.â.  dicté  au  poète  des  stances  où  ^s  sonnets  vrai- 
iXiêiit  -nobles,  qui  font  songer  surtout  aux  poèmes  q'ue 
Desportes  repentant  rimait  sous  les  cloîtres  de  ses 
abbayes.  Aucune  influence  de  Malherbe,  à  qui  Régnier 
ne  pardonna  jamais  l'injure  faite  à  son  oncle.  Toute  la 
satire  A  Monsieur  i?a^/«  est  dirigée  contre  lui.  Ajoutons 
bien  vite  qne  ce  n'est  pas  là,  de  sa  part,  une  simple 
vengeance:  il  y  a  incompatibilité  absolue  de  doctrine,  et 
d'abord  de  tempérament,  entre  lui  qui  "  prend  les  vers  à 
la  pipée,"  et  celui  que  leur  contemporain  Guez  de  Balzac 


NOTICE  xxix 

appelait  <' le  tyran  des  mots  et  des  syllabes."     Régni 
estjoijjLle  caprice  contre  la  règkj  pour.JU  OfiDchalançe 
contre  le  travaîTi        '      '  '"^ 

Ses  nonchalances  sont  ses  plus  grands  artifices, 

dit-il  de  lui  même.     Quant  à  Malherbe  et  à  ses  sectateurs, 
▼oici  comment  il  les  prend  à  partie  : 

Pensent-ils,  des  plus  vieux  effaçant  la  mémoire, 
Par  le  mépris  d'autrui  s'acquérir  quelque  gloire, 
Et  pour  quelque  vieux  mot  étrange  ou  de  travers 
Prouver  qu'ils  ont  raison  de  censurer  leurs  vers  ? 
Alors  qu'une  œuvre  brille  et  d'art  et  de  science, 
La  verve  quehiuefois  s'égaye  en  la  licence... 
Cependant  leur  savoir  ne  s'étend  seulement 
Qu'à  regratter  un  mot  douteux  au  jugement. 
Prendre  garde  qu'un  qui  ne  heurte  une  diphthongue, 
Épier  si  des  vers  la  rime  est  brève  ou  longue. 
Ou  bien  si  la  voyelle,  à  l'autre  s'unissant, 
Ne  rend  point  à  l'oreille  un  vers  trop  languissant. 
Et  laissant  sur  le  vert  le  noble  de  l'ouvrage. 
Nul  aiguillon  divin  n'élève  leur  courage  ; 
Ils  rampent  bassement,  faibles  d'inventions, 
Et  n'osent,  peu  hardis,  tenter  les  fictions. 
Froids  à  l'imaginer  :  car  s'ils  font  quelque  chose. 
C'est  proser  de  la  rime  et  rimer  de  la  prose. 

On  sent  tout  ce  qu'il  y  a  d'injustices,  à  côté  des  juste» 
reproches,  dans  ces  vers  qui  ont  raison  de  revendiquer 
la  part  de  l'inspiration  géniale,  et  tort  de  réclamer  le 
droit  à  la  licence,  aussi  bien  que  de  dénier  à  Malherbe  et 
aux  siens  la  noblesse  du  vol  lyrique.  Le  derniers  ver» 
n'atteint  que  les  faiblesses  de  leur  œuvre;  et  c'est  plutôt 
Boileau,  avec  toute  sa  suite  de  poètes  purement  raison- 
nables et  raisonneurs,  que  Régnier  semble  ici  prévoir. 
Ils  sont  encore  loin.  . 


Voici  en  effet,  autour  d'une  table,  au  cabaret  du 
Cormier  ou  à  celui  de  la  Pomme  de  Pin,  un  groupe  désor- 
donné, pittoresque  et  sonore  que  domine,  haut  en 
couleur,    moustache    en    croc,    feutre    sur    l'oreille,    le 


XXX  NOTICE 


"gros"  Marc-Antoine  de  Gérard,  sieur  de  Saint-Amand, 
*'  roi  des  goinfres." 

Il  est  né  en  1594,  près  de  Rouen.  Fils  d'un  armateur 
qui  a  commandé  jadis,  sous  Elisabeth,  une  escadre 
anglaise,  et  qui  finira  maître-verrier,  Marc-Antoine  fera 
beaucoup  plus  de  métiers  encore  que  son  père,  et  saura 
beaucoup  plus  de  choses.  Il  reste  verrier,  mais  il  est 
aussi  poète,  et  peintre,  et  excellent  joueur  de  luth,  et 
soldat,  et  diplomate.  Grand  voyageur  enfin,  dans  sa 
jeunesse,  il  a  poussé  jusqu'en  Amérique.  A  vingt-cinq 
ans,  par  la  protection  du  duc  de  Retz,  qu'il  a  suivi  dans 
son  gouvernement  de  Belle-Isle  en  Mer,  il  a  été  nommé 
Commissaire  de  l'Artillerie.  Un  peu  plus  tard,  il  accom- 
pagne à  Rome  le  Maréchal  de  Créqui.  En  1636,  le 
Comte  d'Harcourt, — celui  que  dans  les  tripots  et  les 
cabarets  on  appelle  '' Cadet-la-Perle  "  mais  en  qui 
Richelieu  a  deviné  un  brave — ayant  été  mis  à  la  tête 
d'une  escadre,  Saint-Amand  s'embarque  avec  lui  en 
qualité  de  Commandant  d'un  vaisseau  du  roi  ;  et  voilà  nos 
deux  anciens  compagnons  de  jeu  et  de  beuveries  qui  se 
couvrent  de  gloire  en  s'emparant  des  îles  de  Lérins,  puis 
de  la  Ville  d'Orestani  en  Sardaigne.  Après,  il  font 
ensemble  la  campagne  de  Piémont,  se  battent  sous  Cazal 
et  livrent  bataille  à  Ivrée,  où  le  Cardinal  de  Savoie  est 
vaincu  (1641).  Deux  ans  plus  tard,  notre  poète  est  en 
Angleterre,  car  le  Comte  d'Harcourt  y  a  été  envoyé  pour 
proposer  la  médiation  de  la  France  entre  Charles  I«'  et  le 
Parlement.  De  1649  à  1651,  au  risque  de  devenir  "le 
gros  Saintamantski,"  le  voilà  gentilhomme  de  la  Chambre 
auprès  de  Marie  de  Gonzague,  reine  de  Pologne,  à 
laquelle  il  dédie  son  idylle  héroïque  de  Moïse  Sau-ue.  Une 
autre  fois,  c'est  chez  la  reine  Christine  de  Suède,  à 
Stockolm,  qu'il  ira  passer  un  hiver,  toujours  choyé, 
toujours  applaudi,  toujours  aimé.  Entre -temps,  il 
revient  à  Paris,  où  il  se  partage  de  nouveau  entre  les 
tavernes,  les  brelans  et  l'Académie.  Car  l'Académie  ne 
lui  a  pas  tenu  rigueur  de  sa  vie  débraillée:  on  l'y  a 
même  dispensé  du  discours  d'usage,  à  condition  qu'il 
voulut  bien,  dans  la  confection  du  dictionnaire,  se 
charger  des  mots  burlesques.  Il  meurt  en  1661,  âgé  de 
soixante-sept  ans. 

Son  œuvre  est  très  mêlée  ;  il  s'y  trouve  du  meilleur  et 


NOTICE  xxxi 

du  pire,  de  l'exquia  et  deji'ignoble  ;  peu  de  pièces  par- 
faites et  une  inhnîté  de  "passages  éICl"aordin  aires  d'éclat, 
de  force  ou  de  grâce.  Nul  peut-être  n'avait  eu,  depuis 
Rabelais,  cett;e  richesse  verbale.  Il  poigàde,  presque 
seul  en  son  siècle,  le  sens  de  la  montagne  et  de  la  ir.er, 
des  climat*  et  des  saisons,  et  de  la  vîe  p)3pt]îaîre  àùtafît 
que  de  la  vie  de»  cours.  C"'tsr  un  poore  incomnler  mais 
un  poète  original.     Ce  qu  .If£ 

c'est  du  génie. 


A  côté  du  '•  roi  des  goinfres."  l'héophile  de  Viau, 
"  roi  des  libertins,"  c'est-à-dire  alors,  ne  l'oublions  pas, 
des  libres-penseurs.  Il  est  né  à  Clarac,  dans  l'Agenais, 
et  il  a  grandi  auprès  de  soa  père,  un  avocat  huguenot 
que  les  guerres  religieuses  ont  forcé  de  se  retirer  dan» 
son  petit  manoir  de  Boussières-Sainte-Radégonde,  au 
bord  du  Lot.  "  Que  n'y  ai-je  passé  toute  ma  vie  1  " 
•'écriera  un  jour  le  poète  : 

Dans  ces  vallons  obscurs,  où  la  mère  nature 
A  pourvu  nos  troupeaux  d'éternelle  pâture, 
J'aurais  eu  le  plaisir  de  boire  à  petits  traits 
D'un  vin  clair,  pétillant,  et  délicat,  et  frais. 
Qu'un  terroir  assez  maigre  et  tout  coupé  de  roche» 
Produit  heureusement  sur  les  montagnes  proche».. 

Mais  il  était  de  la  race  des  gascon»  aventureux  qui,  tous, 
comptaient  sur  Henri  IV  pour  faire  fortune  ;  et  le  voilà  en 
route  vers  Paris.  Il  y  arrive  au  commencement  de  1610  ; 
six  mois  après  le  roi  est  assassiné,  sans  avoir  rien  pu  faire 
encore  pour  notre  Cadet  de  Gascogne.  Théophile  cherche 
donc  un  autre  maître,  le  trouve  en  la  personne  d'un  tilleul 
du  roi,  Henri  II,  duc  de  Montmorency,  grand  seigneur 
aussi  libéral  que  vaillant,  époux  adoré  de  cette  Marie-Felicc 
des  Ursins,  que  le  poète,  reconnaissant  de  leurs  com- 
muns bienfaits,  chantera  un  jour  sou»  le  nom  de  Sylvie. 
A  la  Cour,  non  moins  qu'à  l'hôtel  Montmorency,  se» 
vers  sont  accueillis  avec  faveur;  et  à  juste  titre,  car 
jusque  dans  les  entrées  de  ballet,  qu'il  rime  pour  le» 
fêtes  du  Louvre,  il  se  montre  un  rare  et  délicieux  poète. 
Cette  foi»  encore,  il  n'eût  tenu  qu'à  lui  d'être  heureux  ; 
mais,  à    la  ville,  oubliant  que  le  temps  de  la  tolérance 


xxxii  NOTICE 

religieuse  est  passé,  que  l'esprit  farouchement  bigot  de 
l'Espagne  a  de  nouveau  franchi  les  Pyrénées,  il  ne  cache 
pas  assc/c  sa  philosophie  épicurienne.  Il  ne  choisit  pas 
non  plus  ses  amis  avec  assez  de  prudence.  Son  ami  le 
plus  cher  n'est-il  pas  ce  jeune  Jacques  Vallée  des  Barreaux 
(i 599-1673)  plus  épicurien  que  lui  encore,  premier  amant 
de  la  belle  Marion  de  Lorme,  et  qui  passe  pour  le  plus 
audacieux  des  athées,  en  attendant  qu'il  rime,  converti 
sur  le  tard,  le  fameux  sonnet  sur  le  Christ  auquel  il  devra 
de  survivre? 

Pour  une  pièce  de  vers  plus  suspecte  que  les  autres, 
notre  poète  est  banni  du  royaume  ;  il  passe  en  Angle- 
terre, essaie  en  vain  d'émouvoir  le  roi  Jacques  I  ,  mais, 
par  une  ode  belle  et  touchante  adressée  à  Louis  XIII, 
obtient  de  rentrer  en  France.  Pourtant  ses  malheurs  ne 
sont  pas  près  de  finir.  Bien  qu'il  se  soit  très  sincère- 
ment converti  au  catholicisme,  la  Compagnie  de  Jésus, 
alors  toute  puissante,  n'a  pas  désarmé.  Il  pourra  écrire 
un  jour  que,  contre  lui  : 

On  avait  bandé  les  ressorts 
De  la  noire  et  forte  machine 
Dont  le  souple  et  le  vaste  corps 
Etend  ses  bras  jusqu'à  la  Chine. 

Sous  de  vagues  et  calomnieux  prétextes,  le  voilà  en 
butte  aux  attaques  les  plus  violentes.  Le  père  Garasse 
écrit,  pour  le  perdre — et  dans  quel  style! — tout  un 
in -4°  de  six  cents  pages:  la  Doctrine  curieuse  des  beaux 
esprits  de  ce  temps.  Et  le  Père  Voisin  enchérit  encore  sur 
Garasse:  <' Maudit  sois-tu,  Théophile  !... C'est  toi  qui  es 
cause  que  la  peste  est  dans  Paris.  Je  dirais,  après  le 
révérend  père  Garassus,  que  tu  es  un  bélître,  que  tu  es 
un  poètastre,  vilain,  pouacre,  écornifleur,  ivrogne,  de 
Feau  plutôt  que  de  Viau , — que  dis-je  un  Veau?  D'un 
veau,  la  chair  en  est  bonne,  bouillie,  rôtie  ;  de  sa  peau 
on  couvre  les  livres  :  mais  la  tienne,  méchant,  n'est 
bonne  qu'à  être  grillée,  aussi  le  seras-tu  demain." 

Ce  ne  sont  point  là,  comme  on  pourrait  le  croire,  de 
simple  aménités  métaphoriques:  il  n'y  a  pas  quatre  ans 
que,  sur  des  accusations  pareilles,  Lucilio  Vanini  a  été 
brûlé  vif  à  Toulouse,  après  avoir  eu  la  langue  coupée  par 
le  bourreau.     Et  bientôt  le  pauvre  Théophile,  décrété  de 


NOTICE  xxxiii 

prise  de  corps,  est  à  son  tour  condamné  au  bûcher, 
heureusement  par  contumace:  il  a  pris  la  fuite  et  il  ne 
sera  exécuté  qu'en  effigie,  sur  la  place  de  Grève.  Le 
voilà  donc  errant  à  travers  le  Languedoc,  puis  les 
Landes,  se  cachant  dans  les  lieux  déserts,  car  devant  lui 
se  ferment  les  portes  de  ses  amis  d'autrefois.  Le  bon 
duc  et  la  bonne  duchesse  lui  offrent  encore  une  cachette 
à  Chantilly  ;  mais  il  ne  s'y  arrête  qu'un  moment,  de 
peur  de  compromettre  ses  hôtes  et,  enfin,  il  est  appré- 
hendé à  Saint  Quentin,  ramené,  chargé  de  chaînes,  à 
Paris,  et  enfermé  à  la  Conciergerie,  dans  l'ancien  cachot 
de  Ravaillac. 

Arrêtons  ici  le  récit  de  ses  traverses,  qui  serait  long 
encore.  Disons  seulement  que  l'âme  du  poète  grandit 
d'épreuve  en  épreuve;  que,  durant  deux  années  de  prison, 
il  se  consola  des  Garasse  et  des  Voisin  avec  Saint  Augustin 
et  avec  Platon,  et  qu'il  écrivit,  pour  se  défendre,  une 
Aùologie  au  Roi,  qui  est  de  la  plus  émouvante  beauté.  On 
n  osa  l'absoudre,  mais  il  fut  seulement  banni  de  France, 
et,  lorsqu'il  se  retira  chez  les  Montmorency,  à  Chantilly 
d'abord,  puis  à  Paris  même  dans  leur  hôtel,  on  ferma  les 
yeux.  Miné  par  tant  de  souffrances,  il  mourut  peu  de 
temps  après,  à  trente-six  ans.  L'affreux  père  Garasse 
venait  justement  d'être  censuré  comme  *•  hérétique  "  et 
comme  '*  bouffon  "  par  la  Faculté  de  Théologie.  Théo- 
phile aurait  pu  triompher  d'un  ennemi  vaincu,  le  noircir 
à  son  tour,  d'une  encre  vigoureuse;  non,  les  ombrage» 
de  Chantilly^^aient  conseille  i  ce  cœur  charmant  de» 
chantons  plCis  douces  : 

Mais  ici  mes  vers,  glorieux 
D'un  objet  plus  beau  que  les  ange», 
Laissent  ce  soin  injurieux 
Pour  s'occuper  à  de»  louanges. 
Puisque  l'horreur  de  la  prison 
Nous  laisse  encore  la  raison, 
Muses,  laissons  passer  l'orage  ; 
Donnons  plutôt  notre  entretien 
A  louer  qui  nous  fait  du  bien 
Qu'à  maudire  qui  nous  outrage. 

Et  se»  derniers  vers  furent  pour  sa  bienfaitrice,  pour 
Sylvie. 

148 


xxxiv  NOTICE 

Théophile  n'a  pas  la  force,  le  relief,  la  couleur  de 
Saint-Amand  ;  sa  langue  es^tp.lus_.moUe,  sa_ verve  jie 
jaillit  point:  elle  s'épand,  plutôt,  avec  une  abondancelJn 
peu  lente  et  diffuse.  Maïs  g[uel  charme,  à  de  certaines 
minutes  !  Comparez,  par  exemple,  sa  Solitude  à  la  pièce 
de  Saint-Amand  qui  porte  le  même  titre:  celle-ci  est  une 
vision  heurtée  et  fantastique;  celle-là  est  une  musique 
rêveuse  et  enveloppante.  L'une  parle  à  l'esprit  et  aux 
yeux,  l'autre  parle  à  l'oreille  et  au  cœur. 

Théophile  avait  trop  de  sensibilité  pour  aimer  beau- 
coup Malherbe,  encore  qu'il  s'eForçàt  de  lui  rendre 
justice: 

Imite  qui  voudra  les  merveilles  d'autrui, 
Malherbe  a  très  bien  fait,  mais  il  a  fait  pour  lui. 
Mille  petits  voleurs  l'écorchent  tout  en  vie. 
Quant  à  moi,  ces  larcins  ne  me  font  point  d'envie; 
J'approuve  que  chacun  écrive  à  sa  façon  : 
J'aime  sa  renommée  et  non  pas  sa  leçon. 
Les  esprits  mendiants,  d'une  veine  infertile, 
Prennent  à  tous  propos  ou  sa  rime  ou  son  style. 
Et  de  tant  d'ornements  qu'on  trouve  en  lui  si  beaux 
Joignent  l'or  et  la  soie  à  de  vilains  lambeaux, 
Pour  paraître  aujourd'hui  d'aussi  mauvaise  grâce 
Que  parut  autrefois  la  Corneille  d'Horace. 
Ils  travaillent  un  mois  à  chercher  comme  à  fils 
Pourrait  s'apparier  la  rime  de  Memphis... 
Mon  âme,  imaginant,  n'a  pas  la  patience 
De  bien  polir  les  vers  et  ranger  la  science... 
Je  veux  faire  des  vers  qui  ne  soient  pas  contraints, 
Promener  mon  esprit  par  de  petits  desseins, 
Chercher  des  lieux  secrets  où  rien  ne  me  déplaise, 
Méditer  à  loisir,  rêver  tout  à  mon  aise. 
Employer  toute  une  heure  à  me  mirer  dans  l'eau, 
Ouir,  comme  en  songeant,  la  course  d'un  ruisseau. 
Écrire  dans  le  bois,  m'interrompre,  me  taire, 
Composer  un  quatrain  sans  songer  à  le  faire. 

Théophile  se  définit  ici  délicieusement.  En  lisant  ces 
vers  on  se  souvient  encore  de  Ronsard  et  déjà  l'on  songe 
à  La  Fontaine. 


NOTICE  XXXV 

C'est  encore  un  fils  pieux  de  Ronsard  que  le  parisien 
Guillaume  Colletet  (1598-1659).  Il  avait  même,  à  l'un 
des  rares  moments  de  son  existence  où  l'argent  ne  lui  fit 
pas  faute,  acheté,  Jans  le  Faubourg  Saint-Marceau,  la 
propre  maison  du  grand  poète.  Mais  bien  qu'il  tut  l'un 
des  «'cinq  auteurs"  protégés  par  Richelieu,  et  l'un  des 
premiers  académiciens,  il  vécut  fort  pauvrement,  travail- 
lant tout  le  jour  à  "  l'utile  prose  "  et  rimant  le  soir  pour 
«on  plaisir  ;  toujours  joyeux,  d'ailleurs,  car,  comme 
l'écrivait  Chapelain,  "il  a  passé  sa  vie  dans  l'innocence, 
entre  Apollon  et  Bacchu»,  sans  souci  du  lendemain, 
parmi  les  plus  fâcheuses  affaires." 

Il  ne  restera  peut-être  de  lui  que  quelques  sonnets 
excellents;  mais  il  bâcle,  pour  vivre,  des  tragédies, 
des  odes,  des  traductions,  des  discours  et  cent  trente 
biographies  de  poètes.  Comme  il  a  peu  de  temps  à 
perdre,  il  aime  au  plus  près,  et  il  épouse  trois  de  ses 
servantes.  La  dernière,  Claudine,  est  fort  gracieuse  et 
jolie;  mai»  ce  n'est  pas  assez  pour  son  amoureux  époux  : 
il  veut  que,  par  surcroît,  elle  soit  considérée  comme  une 
femme  d'esprit  et  même  comme  un  poète;  et,  lorsqu'il 
reçoit  ses  amis,  il  lui  fait  lire,  au  dessert,  des  vers  qu'elle 
est  censée  avoir  composés  le  matin.  Bien  plus,  se  sentant 
mourir,  il  poussera  la  précaution  jusqu'à  rimer  la  pièce 
où,  après  sa  mort,  Claudine  déclarera  qu'elle  renonce, 
par  désespoir,  à  la  poésie: 

Pour  ne  plus  rien  aimer  ni  rien  louer  au  monde. 
J'ensevelis  mon  cœur  et  ma  plume  avec  vous  ! 

Personne  d'ailleurs,  ne  s'y  trompa;  et  La  Fontaine  fit 
cette  épigramme  : 

Les  oracles  ont  cessé, 
Colletet  est  trépassé. 
Dès  qu'il  eut  la  bouche  close, 
Sa  femme  ne  dit  plus  rien  : 
Elle  enterra  vers  et  prose 
Avec  le  pauvre  chrétien. 


Saint-Amand,  Théophile  et  Colletet  ont  eu  la  bonne 
fortune  d'être  réhabilités  par  Théophile  Gautier;    mais 


xxxvi  NOTICE 

dans  sa  galerie  des  "  grotesques  "  manque  le  portrait  de 
l'un  des  plus  étonnants  personnages  et  de  l'un  des  plus 
vrais  poètes  de  cette  époque  de  Louis  XIII  si  féconde  en 
tempéraments  originaux:  Tristan  l'Hermite  (1601-1655). 

Né'  dans  la  Marche,  au  vieux  château  de  Soliers,  où 
ses  ancêtres,  bravant  la  justice  du  roi,  avaient  mené  une 
vie  de  gentilhommes  rançonneurs  et  pillards,  il  eut  lui- 
même  une  vie  pleine  d'aventures,  dont  son  roman  auto- 
biographique, /--  Fage  disgracia,  nous  conte  les  premières 
années.  A  six  ans,  Henri  IV  le  donne  pour  page  à  son 
bâtard  Henri  de  Bourbon.  A  quinze  ans,  ayant  dû  fuir, 
à  la  suite  d'une  rixe  où  il  y  a  eu  mort  d'homme,  il  est 
précepteur  en  Angleterre,  se  fait  aimer  de  sa  jeune  élève, 
est  mis  en  prison,  s'évade,  passe  en  Ecosse,  puis  en 
Norvège,  où  il  vend  "des  martres  zibelines,  des  hermines 
et  autres  belles  fourrures,"  revient  à  Londres,  rentre  en 
France,  perd  au  jeu  l'argent  qu'il  a  rapporté,  songe  à  se 
rendre  à  pied  en  Espagne  pour  chercher  fortune,  ren- 
contre en  route,  à  Loudun,  le  vieux  poète  Scévole  de 
Sainte-Marthe,  un  survivant  de  la  Pléiade,  qui  le  prend 
pour  lecteur,  enfin,  après  bien  d'autres  traverses,  il  est 
présenté  à  Louis  XIII  et  rentre  en  grâce. 

En  1636,  quelques  mois  avant  le  CiJ,  il  donne  sa 
tragédie  de  Marianne,  qui  balancera  le  succès  du  Cid,  et 
qui  sera  suivie  de  plusieurs  autres,  les  seules  dignes, 
avec  celles  de  Rotrou,  d'être  lues  et  admirées  parmi 
l'immense  production  dramatique  des  contemporains  de 
Corneille.  Le  poète  lyrique  n'est  pas  inférieur  au  poète 
de  théâtre.  Dans  ses  Amours  et  dans  Vers  Héroïques,  il  y  a 
autant  à  retenir  que  dans  l'œuvre  de  Saint-Amand  ou  de 
Théophile  ;  et  la  Solitude  de  ce  dernier  est  surpassée 
encore  par  ce  Promenoir  des  deux  Amants  où  Tristan  a 
repris  le  thème  éternel:  l'invitation  à  l'Amour  dans  le 
mystère  des  bois  et  du  silence.  Si  Ton  en  retranche, 
comme  nous  le  ferons,  les  dernières  strophes,  gâtées  par 
des  traits  d'une  maniérisme  déplorable,  il  reste  un  poème 
enchanté,  doué  de  ce  magique  pouvoir  de  suggestion  qui 
est  l'essence  même  du  génie  lyrique. 

Quand  Tristan  l'Hermite  sera  mort, — pauvre  et  phti- 
sique mais  consolé  par  la  religion,  et  après  avoir  écrit 
des  sonnets  chrétiens  non  moins  beaux  que  ses  chansons 
amoureuses, — il    ne  restera   plus   guère   à   Paris  de   ces 


NOTICE  xxxvii 

bohèmes  du  Parnasse  dont  nous  venons  d'esquisser  quel- 
ques silhouettes.  Eux  disparus,  adieu  le  rêve  et  la 
fantaisie!  Il  ne  faudra  plus  demander  aux  poètes,  à  de 
rares  exceptions  près,  que  de  l'ingéniosité,  de  l'esprit,  de 
l'éloquence,  de  la  raison  chantée,  des  émotions  purement 

intellectuelles.  

«       * 
* 

A  cette  évolution  de  la  poésie,  la  '*  Société  précieuse," 
contribuera  beaucoup.  On  sait  comment,  à  partir  de  1608, 
elle  se  groupa  autour  de  la  Marquise  de  Rambouillet,  en 
«on  hôtel  de  la  rue  Saint-Thomas  du  Louvre,  entre  le 
Carrousel  et  le  Palais  Cardinal,  et  qu'on  y  fit,  selon  la 
parole  d'un  contemporain,  *<  profession  solennelle  de 
sagesse,  de  science,  de  vers  et  de  vertu."  Nous  y  avons 
vu  paraître  Malherbe  et  Racan  ;  c'est  là  qu'après  eux 
s'achèvera,  en  quelque  sorte,  leur  œuvre  doctrinale  ; 
que  se  purifiera  la  langue,  en  s'appauvrissant  un  peu; 
que  s'élaboreront — dans  la  conversation  enjouée  ou 
sérieuse,  mais  toujours  décente,  d'une  assemblée  de 
grands  seigneurs,  d'honnêtes  femmes  et  d'écrivains  de 
mérite— les  idées  littéraires  qui  doivent  triompher  vers 
le  milieu  du  siècle. 

Un  Colletet  traversera  bien  le  •*  Salon  bien  d'Arthé- 
nice,"  mais  il  s'y  sentira  mal  à  l'aise  et  retournera  vite  à 
son  vide-bouteille  et  à  se»  servantes.  Le  grand  Corneille 
y  lira  ses  chefs-d'œuvre,  du  CiJ  jusqu'à  Rodogune,  mais  il 
ne  sera  là  qu'en  passant,  lorsqu'il  viendra  de  Normandie 
pour  donner  aux  comédiens  une  pièce  nouvelle.  Ceux 
qui  s'y  trouvent  à  l'aise,  ce  sont  des  poètes  de  meilleure 
compagnie  que  Colletet  et  de  moins  de  génie  que 
Corneille:  Georges  de  Scudéry,  Godeau,  Ménage, 
Chapelain,  Ogier  de  Gombaud,  Benserade,  Montreuil, 
Maleville,  Sarrasin,  Segrais,  Vincent  Voiture.  De  pres- 
que tous  ces  poètes  on  trouvera,  ci-après,  quelques 
pièces,  mais  ce  sont  en  général  de  trop  minces  person- 
nages, et  qui  ne  survivent  que  par  trop  peu  de  vers,  pour 
que  nous  nous  étendions  beaucoup  sur  leur  vie. 


Jean  Chapelain  (1595-1674),  fort  savant  homme  et 
poète  peu  doué,  fut  pendant  trente  années,  non-seule- 
ment l'oracle  de   l'Hôtel  de  Rambouillet,  mais  celui  de 


xxxvlii  NOTICE 

toute  la  littérature.  On  ne  connaissait  presque  rien  de 
lui,  mais  on  savait  que,  dans  ses  veilles  laborieuses,  il 
préparait  à  la  France  un  poème  épique  sur  la  PucelU,  qui 
devait  éclipser  à  la  fois  Viliade,  V Enéide  et  la  Jérusalem 
Délivrée.  En  attendant  qu'il  parût,  on  confiait  à 
l'auteur,  sur  ce  crédit,  les  missions  les  plus  éminentes, 
notamment  celle  de  rédiger  les  fameux  Sentiments  de 
r  Académie  sur  le  Cid. 

Enfin,  en  1656,  parurent  le  douze  premiers  chants  de  son 
épopée. ..et  depuis,  le  nom  de  Chapelain  n'est  plus  connu 
que  comme  celui  du  plus  ennuyeux,  du  plus  rocailleux, 
du  plus  illisible  des  poètes.  Lui-même  n'a  jamais  osé 
publier  les  douze  derniers  chants,  encore  qu'ils  fussent 
composés.  Il  crut,  d'ailleurs,  à  une  monstrueuse  injus- 
tice des  contemporains  et  continua  de  se  déclarer  **  le 
premier  poète  pour  l'héroïque,"  si  bien  que,  à  ce  titre, 
il  s'inscrivit  lui-même,  avec  une  pension  de  3.000  livres, 
sur  la  liste  des  poètes  à  pensionner  que  Colbert  l'avait 
chargé  de  dresser  en  1663.  Et,  après,  il  y  inscrivit 
Corneille,  avec  2.000  livres  seulement!  Ajoutons  bien 
vite  qu'il  y  a  quand  même,  dans  la  Pucelle,  deux  ou  trois 
belles  pages,  et  que  V Ode  au  Cardinal  de  Richelieu,  l'un  des 
rares  morceaux  lyriques  de  Chapelain,  n'est  pas  indigne 
de  Malherbe. 

*       * 

Ogier  de  Gombaud,  gentilhomme  saintongeois  de 
haute  mine,  de  belles  manières  et  de  noble  langage, 
grandit,  vécut  et  mourut,  à  près  de  cent  ans  (1666), 
avec  l'illusion  que,  dans  sa  jeunesse,  il  avait  été  mystéri- 
eusement et  silencieusement  adoré  par  la  reine  Marie  de 
Médicis.  Vieux,  il  gardera,  auprès  des  dames,  l'attitude 
ridicule  et  touchante  du  Don  Guritan  de  Ruy  Blas 
On  le  raillera  mais  on  le  respectera.  Il  y  a  quelque  chose 
de  solennel  et  de  charmant  tout  à  la  fois  dans  sa  galanterie 
Quand  M.  de  Montausier  pour  plaire  à  la  belle  Julie 
d'Angennes,  fille  de  la  Marquis  de  Rambouilllet,  invitera 
tous  les  beaux  esprits  de  l'Hôtel  à  tresser  avec  lui  la 
célèbre  Guirlande  de  Julie,  c'est  Gombaud  qui  rimera  ainsi 
le  madrigal  de  V  Amarante  : 

Je  suis  la  fleur  d'amour  qu' Amarante  on  appelle 
Et  qui  vient  de  Julie  adorer  les  beaux  yeux. 


NOTICE  xxxix 

Rose,  retirez-vous,  j'ai  le  nom  d'immortelle: 

Il  n'appartient  qu'à  moi  de  couronner  les  Dieux  I 


Martin  le  Roy,  Sieur  de  Gomberville  (1600-1674)  est 
surtout  goûté  des  Précieuses  comme  auteur  du  roman  de 
PoUxandre,  dont  la  faveur  égale  ceux  même  de  Mlle  de 
Scudéry;  mais,  pieux  janséniste,  il  écrira  aussi  quelques 
sonnets  pleins  d'élévation  héroïque  et  religieuse. 


Mathieu  de  Montreuil  ^1620-1691)  est  plus  pétulant 
et  plus  léger.  Mme  de  Sevigné  le  déclare  "douze  fois 
plus  étourdi  qu'un  hanneton."  Il  papillonne  autour  des 
dames,  les  harcèle  de  petits  vers  où  il  y  a  beaucoup  de 
courtoisie  et  de  grâce,  même  de  la  tendresse  quelquefois, 
ou  un  peu  de  passion  vive  et  pressante.  Sous  les  stances 
que  nous  donnerons,  on  croira  entendre  les  pizzicati  de 
la  Sérénade  de  Don  Juan,  dans  Mozart. 


Claude  de  Maleville  (1597-1647),  secrétaire  du  Maré- 
chal de  Bassompierre,  puis  du  Cardinal  de  Bérulle,  et 
enfin  du  Roi,  passe  quelquefois  **  du  grave  au  doux"  et 
"du  plaisant  au  sévère,"  mais  c'est  dans  le  doux  et  le 
plaisant  qu'il  excelle;  et  quand  un  tournoi  mettra  aux 
prises  les  auteurs  des  sonnets  célébrant  la  belle  Alatineuse, 
il  remportera  le  prix  sur  Voiture  lui-même,  dont  le  sonnet 
suit  le  sien  dans  notre  recueil. 


Vincent  Voiture  (1598-1648),  fils  d'un  riche  marchand 
de  vins  d'Amiens,  se  poussa  si  bien  dans  le  monde,  grâce 
à  ses  anciens  camarades  du  Collège  de  Boncour  et  de 
l'Université  d'Orléans,  qu'il  y  fit  oublier  sa  roture.  Il 
remplira  des  missions  diplomatiques  en  Espagne,  en 
Angleterre,  à  Florence;  il  sera  comblé  de  faveurs,  de 
sinécures,  et  de  pensions  qu'il  perdra  facilement  au  jeu. 
Surtout,  il  sera,  auprès  de  la  Marquise  de  Rambouillet, 
puis  de  Julie  d'Angennes,  le  poète  par  excellence  de 
l'Hôtel,  cest-àdire  le  plus  infatigable  et  le  plus 
ingénieux  des   faiseurs  de  rondeaux,  de  chansons  et  de 


xl  NOTICE 

ballades.  On  ne  lit  plus  guère  que  ses  lettres,  bien 
artificielles  aussi,  mais  très  supérieures  à  ses  vers.  Et  si 
l'on  cite  encore  son  sonnet  à'Uranie,  c'est  qu'il  déchaîna, 
dans  les  salons  et  les  ruelles  d'alors,  la  frivole  et  fameuse 
guerre  des  Uranins  et  des  Jobelins.  Les  Jobelins  étaient 
ceux  qui  préféraient  le  sonnet  sur  Job,  que  venait  d'écrire 
Benserade,  et  que  voici  : 

Job  de  mille  tourments  atteint 

Vous  rendra  sa  douleur  connue  ; 

Et  raisonnablement  il  craint 

Que  vous  n'en  soyez  point  émue. 

Vous  verrez  sa  misère  nue; 

Il  s'est  lui-même  ici  dépeint: 

Accoutumez-vous  à  la  vue 

D'un  homme  qui  souffre  et  se  plaint. 

Bien  qu'il  eût  d'extrêmes  souffrances. 
On  voit  aller  des  patiences 
Plus  loin  que  la  sienne  n'alla. 

Il  souffrit  des  maux  incroyables, 
Il  s'en  plaignit,  il  en  parla; 
J'en  connais  de  plus  misérables. 

Oh  I  la  médiocre  pointe,  à  propos  du  plus  sublime  des 
livres  !  Au  moins  VUranie  de  Voiture  a-t-elle  de  vraies 
grâces,  encore  qu'un  peu  surannées.  Le  monde  litté- 
raire hésita  ;  et  ce  fut  une  avalanche  de  dissertations,  de 
parallèles  et  de  gloses  dans  les  deux  camps.  Corneille, 
consulté,  fit  la  plus  spirituelle  des  épigrammes,  dans 
cette  conclusion  à  la  Normande: 

Deux  sonnets  partagent  la  Ville, 
Deux  sonnets  partagent  la  Cour, 
Et  semblent  vouloir  tour  à  tour 
Rallumer  la  guerre  civile. 

Le  plus  sot  et  le  plus  habile 
En  mettent  leur  avis  au  jour, 
Et  ce  qu'on  a  pour  eux  d'amour 
A  plus  d'un  échauffe  la  bile. 

Chacun  en  parle  hautement 
Suivant  son  petit  jugement. 
Et  s'il  y  faut  mêler  le  nôtre, 


NOTICE  xli 


L'un  est  sans  doute  mieux  rêvé, 
Mieux  conduit,  et  mieux  achevé, 
Mais  je  voudrais  avoir  fait  l'autre. 


Il  ne  faudrait  pas  juger  Isaac  de  Benserade  (1612-1691) 
sur  ce  fâcheux  sonnet  de  Job.  Le  poète  était  encore  à 
ses  débuts,  et  c'est  plus  tard,  lorsqu'il  composera  des 
mascarades  et  des  ballets,  représentés  à  Versailles  avec 
les  plus  grands  seigneurs,  les  plus  grandes  dames  et  le 
Roi-Soleil  lui-même  pour  acteurs,  c'est  alors  seulement 
que  l'on  devra  chercher  le  véritable  Benserade,  Et  l'on 
trouvera  un  poète  dont  Théodore  de  Banville  a  pu  dire 
que  ses  inventions  de  mythologie  et  de  chevalerie  «ont 
souvent  "des  miracles  d'esprit  et  de  noblesse"  et  qu'il  a 
«u,  comme  nul  avant  lui,  "  amalgamer  dans  un  type  idéal 
le  personnage  représenté  et  son  interprête."  Le  sonnet 
Pour  U  roi  représentant  Roger  est  même  quelque  chose  de 
plus  qu'une  spirituelle  et  noble  louange:  c'est  l'âme 
historique  de  la  France  que  Benserade  y  montre  incarnée 
dans  la  personne  de  son  roi. 


Jean-François  Sarrasin,  pourtant,  est  un  artiste 
supérieur  encore  à  Benserade  et  à  Voiture.  Né  en  1603, 
près  de  Caen,  il  fait  ses  études  à  l'université  de  cette  ville, 
vend  sa  terre  familiale  et  vient  à  Paris,  où  il  est  pré- 
senté à  l'hôtel  de  Rambouillet  par  Mlle  Paulet  <*  la  belle 
lionne."  Plus  tard,  il  brillera  de  même  aux  Samedis 
de  Mlle  de  Scudéry.  Le  voilà  secrétaire  de  Paul  de 
Gondi,  le  futur  Cardinal  de  Retz.  Il  le  deviendra  du 
Prince  de  Conti,  chez  lequel  il  pourra  fréquenter,  à 
Chantilly,  le  Duc  d'Enghien,  c'est-à-dire  le  grand  Condé, 
frère  aine  du  prince,  et,  à  Pézenas,  le  grand  Molière, 
quand  celui-ci,  obscur  encore,  ira  y  jouer  avec  sa  troupe, 
pendant  la  tenue  des  Etats  du  Languedoc.  C'est  à 
Pézenas  qu'il  mourra,  en  1654,  empoisonné,  dit-on,  par 
un  mari  jaloux.  On  lui  doit,  outre  de  belles  pages 
d'histoire  à  la  Salluste,  les  strophes  assurément  les  plus 
élégantes,  les  mieux  rimées,  les  mieux  écrites  de  toute» 
celles  que  prodiguèrent  les  poètes  de  la  "Société  polie." 


xlii  NOTICE 

Il  a  «'malherbisé"  une  fois,  dans  une  ode  sur  la  bataille 
de  Lens,  où  il  est  médiocre.  Partout  ailleurs,  il  est 
original  et  il  est  exquis. 


C'est  surtout  au  temps  de  Julie  d'Angennes,  que 
Segrais  (1625-1701)  hantera  l'Hôtel  de  Rambouillet,  au 
cours  des  années  qu'il  passera  à  Paris  comme  gentil- 
homme ordinaire  de  Mademoiselle  de  Montpensier,  puis 
comme  ami  et  collaborateur  de  Madame  de  La  Fayette. 
Mais,  en  1669,  ayant  pris  femme  dans  son  pays  natal,  à 
Caen,  il  s'y  fixera,  y  deviendra  premier  échevin,  y  prési- 
dera l'Académie  du  lieu,  y  élèvera  une  statue  à  Malherbe, 
et  y  mourra,  en  bon  normand  et  en  vrai  sage. 

Que  Segrais    dans  l'églogue  enchante  les  forêts  I 

a  dit  Boilcau.  C'est  en  effet,  avant  tout,  un  poète 
bucolique,  encore  qu'il  ait  écrit,  <' Sur  un  dégagement," 
des  stances  qui  font  penser  à  Alfred  de  Musset. 

Il  n'a  pas  seulement  aimé  et  traduit  Virgile,  il  a  une  âme 
naturellement  virgilienne.  Le  petit  poème  à'Amire  pour- 
rait être  rencontré,  sans  qu'il  y  détonnât,  dans  les 
Élégies  d'André  Chénier.  Victor  Hugo  aimait  les  vers 
de  Segrais,  auxquels  il  a  emprunté  deux  fois  des  épi- 
graphes ;  et,  dans  le  Groupe  des  Idylles  de  la  seconde  Légende 
des  Siècles,  il  lui  fait  dire  : 

Muse,  je  chante,  et  j'ai  près  de  moi  Stésichore, 
Plante,  Horace  et  Ronsard,  d'autres  bergers  encore. 
J'aime  1   et  je  suis  Segrais,  qu'on  nomme  aussi  Tircis  ; 
Nous  sommes  sous  un  hêtre  avec  Virgile  assis  ; 
Et  cette  chanson  s'est  de  ma  flûte  envolée 
Pendant  que  mes  troupeaux  paissent  dans  la  vallée, 
Et  que  du  haut  des  cieux  l'astre  éclaire  et  conduit 
La  descente  sacrée  et  sombre  de  la  nuit. 

La  poésie  idyllique,  après  Segrais,  deviendra  de  plus 
en  plus  froide  et  conventionnelle,  et  rien  n'en  restera 
que,  grâce  à  la  joliesse  du  rythme,  V Allégorie  pastorale 
de  Madame  Deshoulières  (1633-1694),  une  "précieuse" 
attardée  qui,  lorsque  l'Hôtel  de  Rambouillet  ferma  ses 
portes,    tint   à    son    tour    »'•' Bureau    d'esprit  î  "      On    y 


NOTICE  xliii 

cabala,  hélas!  contre  la  Phidre  de  Racine,  par  une  fidélité 
mal  entendue  au  vieux  Corneille 


Pierre  Corneille!  (1606-1684).  Ici,  nous  rentrons 
dans  la  région  des  génies,  dont  il  est  le  premier  en  date. 
Après  viendront  La  Fontaine  (1621-1695),  Molière 
(1622-1673),  Racine  (1639-1699);  et  l'on  ne  saurait 
séparer  d'eux,  si  inférieur  qu'il  leur  soit,  Nicolas  Boileau- 
Despréaux  (1636-1711),  l'impérieux  théoricien  de  l'art 
classique.  D'aucun  de  ces  hommes  illustres  nous 
n'esquisserons  même  la  biographie,  présente  à  toutes 
les  mémoires;  nous  nous  contenterons  d'indiquer,  en 
peu  de  mots,  à  quelles  occasions  ces  poètes  du  théâtre, 
de  la  fable  ou  de  la  satire,  furent  aussi,  accessoirement, 
des  poètes  lyriques. 

Accessoirement?  On  ose  à  peine  appliquer  ce  mot  à 
Corneille,  tant  son  œuvre  lyrique  est  considérable.  Ses 
tragédies  eussent-elles  disparu  que,  par  ses  autres  vers, 
il  resterait  encore  un  grand  poète.  Dans  ses  œuvres 
diverses,  trop  peu  lues,  on  trouverait,  non-seulement  des 
galanteries  et  des  fantaisies  délicieuses,  écrites  dès  sa 
jeunesse,  mais  plusieurs  sonnets  admirables  de  sa 
maturité,  des  vers  superbes  adressés  au  Koi,  enfin  toute 
la  suite  des  poèmes  inspirés,  sur  le  tard,  au  cœur  sensible 
du  vieux  Maître,  par  la  belle  comédienne  Marquise- 
Thérèse  de  Gorla,  femme  du  comédien  Du  Parc,  lors- 
qu'elle vint,  en  1688,  jouer  à  Rouen  avec  la  troupe  de 
Molière.  On  y  passe  du  madrigal  spirituel  à  l'élégie 
presque  douloureuse;  et  le  chef-d'œuvre  en  est,  dans  sa 
fière  désinvolture,  le  morceau  intitulé  Stances  à  la 
Marquise,  par  un  confusion  volontaire  de  l'un  des  noms 
de  l'actrice  avec  un  titre  de  noblesse  auquel  elle  ne 
prétendait  point. 

Mais  voici  l'œuvre  capitale:  L'Imitation  de  Jésus-Christ 
traduite  et  paraphrasée  en  vers  français,  achevée  en  1654,  et 
qui  est,  à  notre  avis,  l'un  des  livres  essentiels  de  la  poésie 
française,  non  pour  l'invention  des  pensées,  bien  entendu, 
mais  pour  la  splendide  ampleur  des  rythmes,  presque 
tous  innovés  par  Corneille,  et  pour  l'incomparable 
pouvoir  de  cette  langue  à  exprimer,  en  raccourci,  les 
jes  idées  plus  subtiles  et  les  plus  profondes.     Jamais,   ni 


f 


xliv  NOTICE 

avant,  ni  depuis,  des  vers  n'ont  été  plus  pleins  de  sub- 
stance morale.  Et  si  l'on  se  rappelle  qu'alors  Corneille 
avait  déjà  écrit  les  stances  du  Cid  et  celles  de  Polyeude,  on 
conviendra  que  le  premier  poète  lyrique  du  XVlIe  siècle, 
ce  n'est  pas  Malherbe,  c'est  lui. 


Il  serait  injuste  de  ne  pas  rapprocher  de  V Imitation  le 
livre  trop  oublié:  Lts  Entretiens  solitaires,  de  Guillaume 
de  Brébeuf  (1618-1661)  un  normand  encore,  célèbre  en 
son  temps  par  une  traduction  en  vers  de  la  Pharsale, 
mais  dont  les  vers  religieux,  supérieurs  encore  à  ses 
beaux  vers  épiques,  atteignent  parfois  la  sublimité  de 
ceux  de  Corneille.  Pour  en  entendre  encore  de  cet 
accent  et  de  cette  largeur,  au  cours  du  siècle,  il  faudra 
ramener  au  jour  quelques  strophes  presque  inconnues 
du  plus  lyrique  des  prosateurs,  de  Jacques-Bénigne 
Bossuet  lui  même,  (1627-1704)  qui  avait,  à  seize  ans, 
prêché  par  jeu  son  premier  sermon  à  l'Hôtel  de  Ram- 
bouillet, devant  Voiture,  en  attendant  qu'il  prononçât  à 
Notre-Dame,  devant  Louis  XIV,  l'oraison  funèbre  du 
Prince  de  Condé,  cette  ode  en  prose  où  "l'aigle  de 
Meaux  "  a  des  coups  d'ailes  et  des  planements  à  la 
Pindare. 


Quelques  chansons,  dans  les  divertissements  de  ses 
comédies,  montrent  que  Molière  faisait  une  part  au 
lyrisme  sur  le  théâtre.  Hors  de  la  scène,  il  ne  nous  ap- 
partient que  par  le  sonnet  émouvant  écrit  en  1664  à  son 
ami  La  Mothe  Le  Vayer,  qui  venait  de  perdre  son  fils. 


Jean  Racine  a  sacrifié  bien  davantage  à  la  Muse 
lyrique,  et^  cela  dès  sa  seizième  année.  Élève  des 
«•'petites  Écoles"  jansénistes,  il  décrit  le  Paysage  de 
Port-Royal  en  sept  odes  où  se  fait  sentir  l'influence  de 
Théophile.  Deux  ans  plus  tard,  à  Chevreuse,  où  son 
cousin  Vibert,  intendant  du  Duc  de  Luynes,  l'a  envoyé 
pour  surveiller  les  réparations  du  château,  il  rumine  une 
pièce  de  théâtre  et,  lorsqu'il  s'échappe  jusqu'à  Paris, 
en  promet   le    rôle    principal,  tantôt   à  Mlle   Roste,  de 


NOTICE  xlv 

la  troupe  du  Marais,  tantôt  à  Mlle  Beauchâteau,  de 
l'Hôtel  de  Bourgogne.  Laquelle  des  deux,  à  moins 
que  ce  ne  soit  quelque  jolie  personne  de  l'entourage 
des  Vitart,  a-t-il  chantée  sous  le  nom  de  Parth'enice  ? 
N'importe:  il  l'a  fait  avec  une  fraîcheur  et  une  grâce 
tendres  qui  annoncent  déjà  l'incomparable  poète  de 
l'amour  qu'il  sera  dans  la  tragédie.  A  vingt  ans  c'est 
une  ode  écrite  à  l'occasion  du  mariage  du  roi,  La 
Nymphe  de  la  Seine,  qui  lui  vaut  la  protection  de  Chape- 
lain et  celle  de  Colbert.  Si  le  lyrisme  est  absent  de  ses 
premières  pièces,  il  y  reparaîtra,  dans  l'accent,  avec 
Phèdre;  il  y  sera  réintroduit,  dans  la  forme,  avec  les 
chœurs  (ï Esther,  et  il  y  triomphera,  au  centre  de  l'action 
même,  avec  la  sublime  extase  de  Joad,  au  troisième  acte 
à^ Athaite  (169 1).  Après  une  mélodieuse  interprétation 
des  Hymnes  du  Bréviaire  romain,  Racine  chantera  enfin  son 
chant  du  cygne,  les  Cantiques  spirituels,  qui  semblent  avoir 
donné  à  Lamartine  le  ton  de  ses  Méditations  religieuses. 


Est-il  vrai  que  ce  soit  en  lisant  une  ode  de  Malherbe 
que  Jean  de  La  Fontaine  se  soit  senti  tout  à  coup  poète? 
Je  n'en  puis  rien  croire.  Bien  que,  ingéniiment,  sur  la 
foi  de  Malherbe,  il  ait  dit  du  mal  de  Ronsard,  c'est  à 
Ronsard  qu'il  se  rattache,  beaucoup  plus  qu'à  son  con- 
tempteur. Pour  la  langue,  il  s'écarte  résolument  de 
celui-ci,  reprenant  chez  les  poète»  de  la  Pléiade,  et  plus 
haut  encore,  chez  Marot,  chez  Rabelais,  chez  Bonaventure 
des  Periers,  jusque  chez  les  vieux  trouvères  du  moyen- 
âge,  tous  les  mots  dont  il  a  besoin,  y  joignant  les  termes 
de  métiers  et  les  expressions  les  plus  savoureuses  des 
patois  de  France,  faisant,  en  somme,  tout  juste  ce  que 
Malherbe  avait  interdit.  Pour  l'inspiration,  même 
contraste,  La  Fontaine  étant,  lui,  toute  imagination, 
toute  sensibilité,  toute  liberté,  tout  caprice  :  à  sa  Muse, 
comme  à  la  Vénus  de  son  poème  à'' Adonis,  il  ne  manque  : 

Ni  le  mélange  exquis  des  plus  aimables  choses, 
Ni  le  charme  secret  dont  l'œil  est  enchanté, 
Ni  la  grâce,  plus  belle  encor  que  la  beauté. 

Et  pourtant,  ajoute  Vénus  : 


xlvi  NOTICE 

La  beauté,  dont  les  traits,  même  aux  dieux,  sont  si  doux, 
Est  quelque  chose  encor  de  plus  divin  que  nous. 

Le  poète  en  eût  pu  dire  autant  de  la  bonté.  Elle 
l'inspira  souvent,  et  jamais  mieux  que  lorsqu'elle  lui  dicta, 
pour  demander  au  roi  la^  grâce  du  surintendant  Fouquec 
son  bienfaiteur,  cette  Elégie  aux  Nymphes  de  Vaux  où 
l'orgueilleux  monarque  put  lire  le  vers  le  plus  tendre- 
ment humain  qui  ait  été  écrit  depuis  le  fameux  "  Homo 
sum..."  de  Térence  ; 

Et  c'est  être  innocent  que  d'être  malheureux  I 

Mais  quand  nous  arrêterions  nous,  si  nous  entre- 
prenions de  parier  du  "bonhomme?"  Tous,  nous 
savons  ses  Fables  par  cœur;  en  revanche,  bien  peu  ont  lu 
ses  poésies  diverses;  odes  ou  chansons,  épitres  ou  élégies, 
rondeaux  ou  ballades.  Pourtant,  c'est  là  tout  un  trésor 
d'épis  qu'il  a  négligemment  laissé  tomber  en  liant  ses 
gerbes,  et  qui  suffiraient  à  la  fortune  d'un  poète.  Nous 
en  recueillerons  ici  quelques-uns. 


Nicolas  Boileau-Despréaux,  fils  d'un  greffier  du  Palais, 
greffier  lui-même  sur  le  Parnasse  et  auteur  de/' -<4r//'Oif//5'Wi?, 
doit  passer,  sans  contredit,  pour  l'homme  de  son  siècle  à 
qui  la  notion  même  de  la  poésie  lyrique  aura  été  la  plus 
étrangère.  En  matière  de  théâtre,  il  a  donné  à  Racine  et 
à  Molière  d'excellents  conseils,  dont  ils  n'avaient  pas  un 
pressant  besoin  ;  dans  la  Satire,  il  a  lui-même  excellé, 
étant  de  complexion  raisonnable,  réaliste  et  caustique; 
mais  que  de  la  musique  et  des  images,  au  lieu  de  discours 
et  de  raisonnements,  viennent  à  passer  dans  les  vers  qu'on 
lui  lit  ou  qu'on  lui  montre,  et  aussitôt  il  devient  sourd,  il 
devient  aveugle.  Insensible  aux  incantations  de  Ronsard, 
il  le  vilipende  et  il  ose  lui  préférer,  sans  non  plus  les  aimer, 
du  reste,  Desportes  et  Bertaut.  Il  ignore  Maynard  et 
Tristan.  Il  méprise  Saint-Amand  et  Théophile,  comme  il 
méprisera  Philippe  Quinault  (1635-1688),  ce  mélodieux 
librettiste  des  opéras  de  Lulii.  Quant  à  La  Fontaine,  il  ne 
daignera  point  même  le  mentionner,  ni  parler  de  ses 
Fables,  comptant  pour  peu  ce  rimeur  et  ces  bagatelles. 

Parfait  honnête  homme,  du  reste,  plein  d'honneur  et 


NOTICE  xlvii 

de  courage,  et  si  bon  ouvrier  de  vers  qu'il  est  capable  de 
composer,  par  indignation,  l'épitaphe  vraiment  lapidaire 
du  célèbre  janséniste  Antoine  Arnaud  persécuté,  chassé, 
mort  en  exil.  Et  il  a  mérité  d'écrire,  sans  crainte  qu'on 
le  lui  rappelle  jamais  dans  un  blâme,  cet  alexandrin  qui 
peut  servir  encore  de  pierre  de  touche  pour  éprouver  la 
!  i table  et  la  fausse  monnaie  de  poésie: 

Le  vers  se  sent  toujours  des  bassesses  du  cœur. 

Malheureusement,  ce  n'est  pas  seulement  de  la  bassesse, 
mais  aussi  de  la  sécheresse  du  cœur  que  le  vers  se  ressent 
toujours  ;  et  tel  est  le  cas  des  vers  de  Boileau.  Il  a  encore 
moins  de  sensibilité  devant  la  nature  que  son  iiéros 
Malherbe:  dans  un  seul  de  ses  vers  on  voit  apparaître 
un  arbre,  le  noyer  de  son  jardin  d'Auteuil;  mais  c'est 
pour  nous  dire  qu'il  est  ''  du  passant  insulté,"  autrement 
dit,  que  les  gamins  y  jettent  des  cailloux  :  sentiment  non 
de  poète  mais  de  propriétaire.  Quant  aux  femmes,  sauf 
deux  gracieux  couplets  '<  pour  mettre  en  chant,"  elles  ne 
lui  ont  jamais  inspiré  que  la  Satire  X,  merveille  de  style 
mais  féroce  réquisitoire  contre  le  sexe,  ertroyable  galerie 
de  portraits  où  il  n'y  a  que  des  Mégères  et  des  Xantippes, 
des  Brinvilliers  et  des  Messalines. 

Pouvait-on  demander  à  un  pareil  homme  de  comprendre 
Ronsard  et  La  Fontaine,  et  surtout  de  faire  des  vers 
lyriques?  Il  en  fit  pourtant,  une  fois,  et  ce  fut  pour  la 
revanche  des  Muses  offensées,  car  il  écrivit  alors  cette 
OJe  sur  la  Prise  de  Namur  qui  serait  la  chose  la  plus 
ridicule  du  monde  si  l'auteur  ne  l'avait  point  fait  précéder 
d'un  Discours  dont  le  comique  involontaire  est  encore 
supérieur  à  celui  de  VOJe. 

On  y  lit:  "Comme  il  n'est  pas  possible  de  leur  faire 
voir  (aux  lecteurs  ignorant  le  grec^  Pindare  dans  Pindare 
même,  j'ai  cru  que  je  ne  pourrais  justifier  ce  grand  poète 
qu'en  tâchant  de  faire  une  ode  en  français  à  sa  manière, 
c'est-à-dire  pleine  de  mouvements  et  de  transports,  où 
l'esprit  parût  plus  entraîné  du  démon  de  la  poésie  que 
guidé  par  la  raison. ..J'y  ai  jeté,  autant  que  j'ai  pu,  la 
magnificence  des  mots  ;  et  à  l'exemple  des  anciens  poètes 
dithyrambiques,  j'y  ai  employé  les  figures  les  plus  audaci- 
euses,..Je  ne  sais  si  le  public,  accoutume  aux  sages  em- 
portements de  Malherbe,  s'accommodera  de  ces  saillies  et 


xlviiî  NOTICE 

de  ces  excès  pindariques..."  Ahl  le  démon  qui  entraîne 
Boileau!  Ah!  les  magnificences,  les  audaces,  les  saillies, 
les  excès  pindariques  de  Boileau  I 

Quelle  docte  et  sainte  ivresse 
Aujourd'hui  me  fait  la  loi  ? 
Chastes  Nymphes  du  Permesse, 
N'est-ce  pas  vous  que  je  voi?... 

Est-ce  Apollon  et  Neptune 
Qui,  sur  ces  rocs  sourcilleux, 
Ont,  compagnons  de  fortune, 
Bâti  ces  murs  orgueilleux? 
De  leur  enceinte  fameuse 
La  Sambre,  unie  à  la  Meuse, 
Défend  le  fatal  abord  ; 
Et,  par  cent  bouches  horribles, 
L'airain  sur  ces  monts  terribles 
Vomit  le  fer  et  la  mort. 

Dix  mille  vaillants  Alcides 
Les  bordant  de  toutes  parts, 
D'éclairs  au  loin  homicides 
Font  pétiller  les  remparts,  etc.. 

Il  s'agit  ici  des  canons  et  des  fusils,  des  artilleurs  et 
des  mousquetaires  !  Et  quand,  plus  haut,  le  poète  se 
demande  si  ce  sont  Apollon  et  Neptune  qui,  compagnons 
de  fortune,  ont  bâti  ces  murs  orgueilleux  sur  ces  rocs 
sourcilleux,  c'est  que,  paraît-il,  ces  deux  Olympiens 
s'étaient  jadis  loués  ensemble  à  Laomédon  pour  rebâtir 
les  murs  de  Troie.  Du  moins,  Boileau  nous  l'assure, 
dans  une  note,  au  bas  de  la  page. 

Invocations,  exclamations,  apostrophes  et  prosopopées; 
termes  impropres  et  périphrases  ;  allégories  et  mytholo- 
gie ;  rimes  en  épithètes,  écœurantes  à  force  d'être  faciles, 
interchangeables  tant  elles  sont  banales;  le  tout  dans  un 
délire  de  commande  et  dans  un  désordre  concerté  :  voilà 
rOde  sur  la  Prise  de  Namur,  et  voilà,  pour  cent  années, 
toute  l'ode  française,  dont  le  «'Législateur  de  notre 
Parnasse  "  aura  donné  le  modèle  définitif.  Quoi  qu'il  en 
pense,  rien  ne  ressemble  moins  à  du  Pindare  ;  c'est  du 
Malherbe  inconsciemment  parodié,  gauchement  imité, 
par  un  homme    qui  n'a  gôuté,  qui  n'a  admiré  chez  ce 


NOTICE  xlix 

maître  de  la  rime  précieuse,  de  la  forte  langue  et  de  la 
haute  éloquence,  que  ses  artifices,  que  ses  faiblesses  et  que 
ses  froideurs.  Mais  alors,  pensera-t-on,  Boileau  n'aurait 
pas  plus  compris  Malherbe  que  Ronsard  ?  Assurément 
non,  Malherbe  étant,  comme  Ronsard,  un  poète  lyrique. 


Boileau,  après  cet  unique  '«excès,"  se  trouva  si  fatigué 
qu'il  n'osa  plus  jamais  évoquer  le  terrible  démon  de 
l'Ode  ;  mais  il  eut  du  moins  la  consolation  de  former,  avant 
de  mourir,  un  élève  qui  devait  réaliser  complètement  son 
idéal  de  lyrisme:  Jean-Baptiste  Rousseau. 

Rousseau  était  né  à  Paris  en  1671.  Féis  d'un  cordon- 
nier qui  fit  les  plus  grands  sacrifices  pour  lui  donner  une 
éducation  brillante,  il  commença  par  rougir  de  ce  père  et 
par  vouloir  changer  son  nom,  de  peur  que  ce  témoignage 
d'une  humble  origine  lui  portât  préjudice  aux  yeux  des 
grands  seigneurs  dont  il  voulait  devenir,  plus  humble- 
ment  encore  pourtant,  le  valet.  Qu'après  cela  il  ait  été 
capable,  ayant  échoué  au  théâtre,  de  choisir  sans  voca- 
tion, et  simplement  parce  qu'il  y  avait  là  une  place  à 
prendre,  la  carrière  de  poète  lyrique;  qu'il  se  soit  con- 
solé d'être  obligé  d'écrire  des  odes  sacrées  en  composant 
des  épigrammes  obscènes,  dont  il  disait  cyniquement 
qu'elles  étaient  les  "  gloria  patri  "  de  ses  psaumes;  qu'il 
ait  été  accusé,  avec  trop  de  vraisemblance,  d'avoir  rimé 
contre  plusieurs  de  ses  confrères  des  couplets  infâmes,  et 
pour  cela  banni  à  perpétuité  du  royaume  par  un  arrêt 
du  Parlement,  on  ne  s'en  étonnera  point  outre  mesure. 
Il  avait  prévenu  l'arrêt  en  s'exilant  volontairement,  dès 
1712,  en  Suisse.  Accueilli  là  par  notre  ambassadeur,  le 
comte  de  Luc,  il  le  suivit  bientôt  à  Vienne,  lorsque  lui 
fut  donnée  l'ambassade  d'Autriche,  et  il  y  trouva,  dans  le 
prince  Eugène,  le  plus  illustre  des  protecteurs.  A  tous 
deux,  il  dédiera  d'abord  des  odes  reconnaissantes  ;  mais  il 
ne  tardera  pas  à  leur  préférer,  dès  la  première  rencontre,  cet 
étrange  aventurier  limousin,  le  comte  de  Bonneval,  qui 
devait  finir  pacha  à  Constantinople.  Sans  vergogne,  il 
prendra  parti  pour  lui  contre  le  prince  Eugène,  écrira 
même  des  chansons  injurieuses  sur  une  femme  aimée  du 
prince  qui,  généreux,  se  contentera  d'éloigner  de  lui 
le   misérable   poète   en    l'envoyant  à  Bruxelles,  avec   la 

147 


1  NOTICE 

promesse  d'un  emploi  lucratif.      C'est  là  que  Rousseau 
mourra,  en  1741. 

Jusqu'au  bout,  il  avait  gardé  en  France  des  amis 
fidèles,  qui  le  tenaient  pour  un  calomnié  ;  et  c'étaient 
Louis  Racine,  le  père  Brumoy,  Rollin,  Lcfranc  de 
Pompignan.  Ces  nobles  cœurs  ne  pouvaient  soupçonner 
la  bassesse  d'âme  de  celui  qu'ils  prenaient  pour  un  poète. 
Et  ils  le  croyaient  tel,  parce  qu'il  traitait  de  grands  sujets 
avec  cette  élévation  factice  et  cette  habileté  rhétoricienne 
qui  devait  tromper  plusieurs  générations,  le  maintenir 
même  au  rang  de  premier  poète  lyrique  français  jusqu'au 
jour  où  les  Méditations  de  Lamartine  dissipèrent  en  une 
minute  cette  illusion,  en  réapprenant  la  poésie  à  la  France. 
Aujourd'hui,  c'est  presque  au  dernier  rang  que  nous 
serions  tentés  de  le  mettre,  tant  son  œuvre  nous  paraît 
vide  et  glacée.  Ne  tombons  point  dans  ce  déni  de  justice. 
Contentons-nous  de_  dire  que  Rousseau  est  le  type  même 
du  simili-poète,  comme  il  y  en  a  eu,  pendant  les  périodes 
de  transition,  dans  toutes  les  littératures;  et  que  celles 
de  ses  odes  et  de  ses  cantates  qui  furent  autrefois  les  plus 
célèbres  restent  les  types  mêmes  de  ce  qu'on  pourrait 
appeler  les  pseudo-chefs-d'œuvre.  C'est  à  ce  titre  que 
nous  leur  donnerons  encore  l'hospitalité  de  notre  recueil, 
et  parce  qu'il  faut  savoir  gré  à  ce  rimeur  d'avoir  main- 
tenu, faute  de  mieux,  les  apparences  de  la  grande  poésie, 
de  n'avoir  point  laissé  s'effriter,  faute  d'usage,  les  superbes 
moules  de  strophes  où  Victor  Hugo  coulera  un  jour  du 
bronze,  où  il  aura  versé,  en  attendant,  du  plâtre. 


Après  lui,  Jean-Jacques  Lefranc,  marquis  de  Pompignan 
(1709-1784)  nous  rendra  le  même  office,  avec  moins  de 
savoir-faire,  mais,  une  fois,  avec  plus  d'inspiration  ;  le 
jour  où  il  écrira  une  Ode  sur  la  mort  de  J.-B.  Rousseau,  son 
maître  et  son  ami.  Ce  seul  jour-là,  parce  qu'il  aura  mis 
son  art  au  service  d'une  émotion  sincère,  ce  que  Rousseau 
ne  fit  jamais,  il  aura  été  poète. 


Pour  atteindre  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  il  faut 
traverser  un  véritable  désert  de  stérilité  poétique  ou 
plutôt  un  immense  jardin  de  fleurs  artificielles,  parmi 


NOTICE  li 

lesquelles  on  est  tout  surpris  de  rencontrer,  de  loin  en 
loin,  le  coloris  et  le  parfum  de  quelques  fleurs  véritables. 
Du  moins  y  a-t-il  encore  un  peu  de  poésie  dans  cette 
<<  petite  poésie,"  tandis  que  de  la  "  grande  "  il  ne  rest» 
plus,  nous  le  savons,  que  des  simulacres. 

Pendant  les  mêmes  dernières  années  du  règne  de  Louis 
XIV  et  pendant  les  premières  de  la  Régence,  à  l'aimable 
Cour  de  Sceaux,  chez  la  duchesse  du  Maine,  ou  aux 
soupers  du  Temple,  en  compagnie  plus  libertine,  chez  le 
grand-prieur  de  Vendôme,  écoutons  les  jolies  strophes 
anacréontiques  de  Guillaume  Anfrye,  abbé  de  Chaulieu 
(1639-1720),  "le  premier  des  poètes  négligés,"  selon 
Voltaire.  Ou  bien,  notons  certaine  chanson  sémillante 
et  galante,  d'un  rythme  si  hardi  que  chaque  couplet 
commence  même  par  un  vers  inusité  de  treize  syllabes: 
elle  est,  ne  vous  en  déplaise,  d'un  Irlandais  de  vieille 
souche,  compagnon  de  Jacques  II  exilé,  Antoine,  comte 
d'Hamilton  (1646-1720),  devenu,  pour  avoir  écrit  les 
Mémoires  de  Grammant,  l'un  de  nos  prosateurs  classiques. 

Charles  Rivière  Dufresny  (1648-1724),  parisien,  petit- 
fils  de  Henry  IV  et  de  la  belle  jardinière  du  château  d'Anet, 
fut  poète,  soldat,  journaliste,  musicien,  agioteur,  auteur 
de  très  spirituelles  comédies,  excellent  jardinier  enfin, 
par  atavisme.  A  ce  titre  il  faillit  même  tracer,  dans  le 
goût  pittoresque  et  irrégulier  des  jardins  anglais,  le  parc 
de  Versailles  ;  mais  son  cousin  Louis  XIV,  dont  il  était 
valet  de  chambre,  donna  la  préférence  au  plan  solennel  de 
Lenotre.  Entre  ses  Amusements  sérieux  ou  comiques  on  pour- 
fait  choisir  plus  d'une  jolie  chanson,  celle  des  Lendemains^ 
par  exemple,  une  toute  petite  chose,  mais  parfaite. 

Stanislas-Jean,  Marquis  de  Boufflers  (1737-1815), 
l'auteur,  en  prose,  de  la  délicieuse  et  légère  Aime,  Reine 
de  Golconde,  tour  à  tour  abbé,  chevalier  de  Malte,  hussard, 
maréchal  de  camp,  diplomate  en  Allemagne,  gouverneur 
du  Sénégal,  député  aux  États-Généraux,  émigré,  agricul- 
teur, enfin  administrateur  de  la  Bibliothèque  Mazarine,  a 
laissé,  parmi  beaucoup  de  petits  poèmes  lestes  et  spirituels, 
dix  vers  émus  sur  les  cheveux  blancs  d'une  femme  aimée: 
témoignage,  sans  doute,  de  la  longue  et  fidèle  tendresse 
qui  le  lia,  puis  l'unit  par  le  mariage,  à  la  comtesse  de 
Sabran,  son  exquise  amie. 

Mais  voici  le  roi  de  la  poésie  fugitive,  le  roi  Voltaire 


m  NOTICE 

(1694-1778),  Ce  n'est  plus  par  sa  Henrïade  ou  sa  Loi 
naturelle,  sa  Sémiramis  ou  son  Mahomet,  ni  surtout  par  se» 
grandes  odes,  qu'il  reste  pour  nous  un  poète  :  c'est  par 
la  grâce  émue  des  Stances  à  Madame  du  Châtelet,  de  ce 
délicieux  et  impertinent  badinage,  les  Vous  et  les  Tu,  ou 
des  vers  a  Madame  Lullin,  d'une  si  souriante  mélancolie. 
Jamais,  quoiqu'il  s'y  guindé,  Virgile  ni  Lucrèce,  Corneille 
ni  Pindare:  quelquefois,  sans  qu'il  y  songe,  Horace  ou 
Anacréon. 


C'est  sous  son  patronage  que  Nicolas-Joseph-Laurent 
Gilbert,  (1751-1788)  s'est  d'abord  placé  en  lui  envoyant, 
du  fond  de  la  Lorraine,  ses  premiers  vers  ;  mais  le 
philosophe  de  Ferncy  n'a  sans  doute  point  salué  assez  bas 
ce  jeune  homme  de  dix-huit  ans  qui,  bientôt,  enflé  par 
des  succès  de  province,  aigri  par  le  froid  accueil  qu'on  lui 
fait  dans  la  capitale,  deviendra  le  farouche  ennemi  de 
celui  qu'il  appellera  "vole  à  terre,"  et  de  toute  la  secte 
encyclopédique.  On  n'a  retenu  de  lui  qu'une  satire: 
Le  Dix-Huitième  Siècle,  et  les  quelques  strophes  qu'il 
écrivit,  quelques  jours  avant  de  mourir  à  l'Hôtel-Dieu, 
non  de  misère  comme  le  voudrait  la  légende,  mais  d'un 
simple  accident.  Bien  que  ces  strophes  soient  imitées  de 
plusieurs  psaumes,  il  faut  y  reconnaître  un  accent  moderne 
qui  surprend  encore,  à  pareille  date. 

Combien  vaut  mieux  que  Gilbert  celui  qui  remplacera 
Voltaire  à  l'Académie  Française,  le  bon  Jean-François 
Ducis  (1733-1816)1  Honorons-le  d'abord  pour  avoir  le 
premier  mis  à  la  scène,  avec  de  très-beaux  vers  quelquefois, 
des  imitations  timides,  et  cependant  audacieuses  pour 
l'époque,  de  Macbeth,  d'Hamlet,  d'Othello,  du  Roi  Lear,  de 
Roméo  et  Juliette.  Puis,  retiré  du  théâtre  et  du  monde, 
dans  sa  petite  maison  de  campagne,  entre  un  crucifix 
devant  lequel  il  prie  chaque  matin,  et  un  buste  de  Shake- 
speare qu'il  couronne  de  fleurs,  chaque  année,  lorsque 
revient  l'anniversaire  du  grand  Will,  aimons-le  de  savoir 
écrire,  avec  simplicité,  des  stances  ingénues  comme  son 
esprit,  tendres  comme  son  cœur,  pures  comme  sa  vie. 


Évariste   Parny  (1753-18 14),  est  né  à  l'Ile  Bourbon 


NOTICE  liii 

Celui  qu'on  appelait  «*le  Tibulle  français"  ftit  illustre. 
D'une  âme  plus  voluptueuse  que  tendre,  dans  une  langue 
bien  conventionnelle  et  bien  molle,  il  écrivit  des  vers 
amoureux  qu'admirait  encore  Chateaubriand  et  qui 
faillirent  gâter  le  génie  naissant  de  Lamartine.  Mais 
Elvire  fit  oublier  en  un  instant  la  vague  Éléonore,  et 
Parny  n'est  plus  maintenant  lui-même  qu'une  ombre 
vague.  Son  simulacre  d'élégie  a  été  rejoindre  le  simulacre 
d'ode  de  Rousseau  et  le  simulacre  d'épopée  de  Voltaire. 
L'illusion  dissipée  ne  renaîtra  plus,  et  ce  n'est  guère 
qu'en  souvenir  d'une  grande  renommée  qu'on  citera  en- 
core, pour  leur  chute  gracieuse,  et  pour  un  peu  d'émotion 
qu'ils  gardent,  quelques  vers  Sur  la  Mort  J\ru  Jeune 
Fille. 

Louis  de  Fontanes  (1757-1821)  a  passé,  lui  aussi,  mais 
sans  avoir  eu  autant  d'éclat  comme  poète,  si  l'éclat  des 
honneurs  ne  lui  manqua  point,  qu'il  recherchait  par- 
dessus toutes  choses.  Grand-maître  de  l'Université  en 
1808,  sénateur  en  18 10,  il  n'hésita  pas,  pour  garder  sa 
place,  à  voter,  en  1814,  la  déchéance  de  l'empereur,  ce 
qui  lui  valut  d'être  nommé  pair  de  France.  Sachons-lui 
gré  d'avoir  encouragé  Chateaubriand  à  «es  débuts,  et 
regrettons  que  trop  d'emplois  et  de  dignités  ne  lui  aient 
pas  permis  de  polir  quelquefois,  dans  la  paix  de  son 
cabinet  de  travail,  des  odelettes  égales  à  son  unique 
chef-d'œuvre  :   Sur  un  Buste  de  Vénus. 


A  l'heure  où  débutait  Fontanes,  le  France  croyait  avoir 
trouvé  de  nouveau  un  grand  poète  lyrique;  et  ce  n'était 
encore  qu'un  rhéteur  en  vers,  plus  puissant  toutefois  que 
Jean  Baptiste  Rousseau  :  Ponce-Denis  Escouchard-Lcbrun, 
né  à  Paris  en  1729,  celui  que  scj  contemporains  appelèrent 
volontiers  Lebrun-Pindare.  L'homme  est  féroce  et  bas: 
la  Fanni  qu'il  a  chantée,  à  peine  est-elle  devenue  sa  femme 
qu'il  l'accable  d'ignobles  soupçons,  de  grossières  injures 
et  de  traitements  barbares  ;  et  après  la  séparation,  il 
s'acharne  encor»  à  la  salir,  en  vers.  Tiré  de  la  misère  par 
Louis  XVI,  ayant  célébré  r Amour  des  Français  pour  leurs 
Rois,  il  demandera,  un  peu  plus  tard,  que  les  tombes 
royales  de  St  Denis  soient  violées,  que  Louis  XVI  et 
Marie-Antoinette  soient  guillotinés.      Une   pension   de 


liv  NOTICE 

6.000  livres  suffira  pour  qu'il  loue  Bonaparte,  du  même 
cœur  qu'il  avait  loué  Robespierre. 

Eh  bien,  ce  caractère  vil,  ce  cœur  atroce,  a  dans 
l'imagination,  rien  que  dans  l'imagination,  une  espèce  de 
grandeur  singulière.  Il  est  capable  de  s'exalter,  non 
pour  des  sentiments,  mais  pour  des  idées  et  des  livres, 
pour  l'Esprit  de  Lois  de  Montesquieu,  par  exemple,  ou 
pour  les  Epoques  de  la  Nature  de  Buffon,  son  héros  favori, 
qui  lui  inspirera  deux  odes  dont  quelques  passages 
approchent  du  sublime.  Il  y  atteindra  une  fois,  malgré 
l'emphase  du  début,  dans  \  Ode  sur  le  Vaisseau  le  Vengeur; 
et  pour  ne  pas  être  trop  choqué  de  ce  début  même, 
remarquons  qu'il  est  en  harmonie  avec  le  goût  néo- 
romain qui  règne  partout  alors,  aussi  bien  dans  un  tableau 
de  Louis  David  que  dans  un  meuble  de  Percier  on  dans  un 
discours  de  Robespierre:  c'est  presque  du  style. 

Lebrun  est  le  plus  inégal  des  poètes  :  tel  fragment  de 
son  ode  sur  r Enthousiasme,  par  son  emportement  lyrique 
et  ses  audaces  verbales,  annonce  les  Mages  de  Victor  Hugo: 

Il  t'embrasait,  ô  Galilée, 
Quand  la  terre  entendit  ta  voix, 
Et  que,  loin  du  centre  exilée, 
Elle  parut  suivre  tes  lois. 
Newton,  roi  des  sphères  célestes, 
Tu  le  respires,  tu  l'attestes 
Dans  tes  calculs  audacieux  ; 
Franklin  maîtrise  le  tonnerre, 
Et  Montgolfier,  fuyant  la  terre, 
Se  précipite  dans  les  cieux. 

Les  âmes,  de  gloire  effrénées, 
Par  un  essor  inattendu, 
Se  plongent  dans  leurs  destinées 
A  travers  l'obstacle  éperdu  : 
Un  enthousiasme  héroïque, 
S'ouvrant  les  ondes  du  Granique, 
D'Alexandre  enflamme  l'espoir, 
Soumet  la  terre  à  sa  fortune, 
Et  le  montre  au  dernier  Neptune, 
Tous  deux  étonnés  de  se  voir. 

Mais   déjà  faiblit   la   fin   de  la  stropiie.      Et  si   nous 


NOTICE  !▼ 

tournions  quelques  feuillets,  jusqu'à  l'ode  où  Lebrun 
célèbre  Z«  Paysages  des  Environs  de  Paris,  nous  trouverions 
des  vers  tels  que  ceux-ci,  dont  chaque  mot  a  besoin  d'une 
traduction,  tant  la  folie  de  la  périphrase  et  du  <'mot 
noble  "  y  est  à  son  comble  : 

La  colline  qui,  vers  le  pôle 

(le  Butte  Montmartre,  qui,  au  Nord) 
Borne  nos  fertiles  marais, 

(nos  cultures  maraîchères) 
Occupe  les  enfants  d'Éole 

(les  vents) 
A  broyer  les  dons  de  Cérès. 

(à  faire  tourner  les  moulins  â  farine) 
Vanves,  qu'habite  Galatée, 

(oCi  il  y  a  des  gardeuses  de  bestiaux) 
Sait  du  lait  d'Io,  d'Amalthée 

(du  lait  de  vache  et  de  chèvre) 
Épaissir  les  flots  écumeux  ; 

(faire  du  fromage) 
Et  Sèvres,  d'une  pure  argile 

(avec  du  kaolin) 
Compose  l'albâtre  fragile 

(la  porcelaine) 
Où  Moka  nous  verse  ses  feux. 

(dont  on  fait  les  tasses  à  café  !  !  !) 

Si  Lebrun-Pindare  se  montre  quelquefois  le  plu» 
détestable  des  poètes  lyriques,  disons  bien  vite  qu'il  est 
toujours  le  maître  incontesté  des  faiseurs  d'épigrammes. 
Citons-en  au  moins  une,  superbe,  sur  La  Harpe,  qui 
venait  de  parler  du  grand  Corneille  avec  irrévérence: 

Ce  petit  |-.omme  à  son  petit  compas 
Veut  sans  pudeur  asservir  le  génie; 
Au  bas  du  Pinde  il  trotte  à  petits  pas. 
Et  croit  franchir  les  sommets  d'Aonie. 
Au  grand  Corneille  il  a  fait  avanie  ; 
Mais,  à  vrai  dire,  on  riait  aux  éclats 
De  voir  ce  nain  mesurer  un  Atlas  ; 
Et,  redoublant  ses  efforts  de  Pygmée, 
Burlesquement  raidir  ses  petits  bras 
Pour  étouffer  si  haute  renommée! 


Ivi  NOTICE 

Souvenons-nous  enfin  que  Lebrun,  avant  tout  le 
monde,  a  deviné,  a  salué  le  génie  d'André  Chénierl  Ce 
sera  justement  le  frère  d'André,  Marie-Joseph,  qui,  le 
3  Septembre  1807,  prononcera,  au  nom  de  l'Institut,  un 
discours  sur  la  tombe  du  vieux  poète.  Il  y  laissera 
entendre,  discrètement,  toutes  les  restrictions  qu'il  ferait 
sur  l'homme;  mais  il  y  louera  justement  celui  qui, 
"souvent  élevé,  quelquefois  ambitieux  dans  son  style, 
cherchant  la  hardiesse  et  ne  fuyant  pas  l'audace,  célébra 
tout  ce  qui  donne  les  hautes  pensées:  Dieu,  la  Nature, 
la  Liberté,  le  Génie  et  la  Victoire  I  " 


Deux  poètes  avaient  fait  mieux  que  de  célébrer  la 
Victoire:  vers  le  même  temps,  ils  y  avaient  entraîné  les 
cœurs  et  conduit  les  pas  des  jeunes  armées  de  la 
République.  L'un  d'eux  était  précisément  Alarie-Joseph 
Chénier,  et  l'autre,  avant  lui,  Joseph  Rouget  de  Lisle 
(1760- 1836). 

Le  capitaine  Rouget  de  Lisle,  dans  la  nuit  du  25  au 
26  Avril  1792,  peu  de  jours  après  la  déclaration  de 
guerre  à  la  Prusse  et  à  l'Autriche,  improvisait,  paroles  et 
musique,  le  chant  immortel  qui,  appelé  d'abord  Chant  Je 
Guerre  de  P Armée  du  Rhitu  devait  bientôt  prendre  son  nom 
de  gloire,  quand  le  bataillon  des  volontaires  de  Marseille 
fut  entré  à  Paris  en  le  chantant.  Écoutez  maintenant 
une  page  de  Michelet,  hymne  commentant  un  hymne: 

'•'Par-dessus  l'élan  de  la  guerre,  sa  fureur,  la  pensée 
vraiment  sainte  de  la  Révolution  fut  toujours  l'affran- 
chissement du  monde.  En  récompense,  il  lui  fut  donné, 
dans  un  moment  désintéressé  et  sacré,  de  trouver  le  chant 
qui,  répété  de  bouche  en  bouche,  a  gagné  toute  la  terre. 
Cela  est  divin  et  rare,  d'ajouter  un  chant  éternel  à  la  voix 
des  nations. 

"Il  fut  trouvé  à  Strasbourg,  à  deux  pas  de  l'ennemi, 
non,  comme  on  l'a  dit,  dans  un  repas  de  famille,  ce  fut 
dans  une  foule  émue  Les  volontaires  partaient  le  lende- 
main; on  était  en  avril,  au  premier  moment  de  la  guerre. 
Plus  d'un,  dans  la  joie  du  banquet,  rêvait  sous  l'impression 
de  vagues  pressentiments,  comme  quand  on  est  assis,  au 
moment  de  s'embarquer,  au  bord  de  la  grande  mer. 
Mais  les  cœurs  étaient  bien  haut,   pleins  d'élan   et   de 


NOTICE  Ivii 

«acrifices,  et  tous  acceptaient  l'orage.  Cet  élan  commun 
qui  soulevait  toute  poitrine  d'un  ég-al  mouvement  aurait 
eu  besoin  d'un  rythme,  d'un  ciiant  qui  soulageât  les 
cœurs,  fit  écho  à  la  douce  et  fraternelle  émotion  qui 
animait  les  convives.  L'un  d'eux  le  traduisit  :  "Allons!" 
Et  ce  mot  dit,  tout  fut  trouvé:  "Allons,  enfants  de  la 
patrie  I"  Ce  fut  comme  un  éclair  du  ciel.  Tout  le 
monde  fut  saisi,  ravi,  tous  reconnurent  ce  chant  entendu 
pour  la  première  fois.  Tous  le  savaient,  tous  le  chan- 
tèrent, tout  Strasbourg,  toute  la  France.;  On  l'appelle 
la  Marseillaite.  Le  monde,  tant  qu'il  y  aura  un  monde, 
la  chantera  à  jamais." 

Et  Michelct  ajoute:  "Si  ce  n'était  qu'un  chant  de 
guerre,  il  n'aurait  pas  été  adopté  par  les  nations.  C'est 
un  chant  de  fraternité;  ce  sont  des  bataillons  de  frères 
qui,  pour  la  sainte  défense  du  foyer,  de  la  patrie,  vont 
ensemble  d'un  même  cœur.  C'est  un  chant  qui  dans  la 
guerre  conserve  un  esprit  de  paix.  Qui  ne  connaît  U 
strophe  sainte  : 

"Épargnez  ces  triste»  victimes!..." 

Le  dernier  couplet  de  la  Marseillaise,  celui  àa  Enfants, 
n'est  pas  de  Rouget  de  Lisle  :  il  fut  écrit  quelques  moi» 
plus  tard,  peut-être  par  un  obscur  écrivain  nommé  Loui» 
du  Bois.  On  n'en  est  pas  sûr.  Ni  l'un  ni  l'autre  de  ce» 
auteurs  ne  se  retrouvèrent  une  seconde  fois  des  poètes;  ils 
avaient  été  un  seul  jour,  les  mystérieux  instruments  d'une 
inspiration  collective;  on  comprend,  par  leur  exemple, 
cette  formule  de  Richard  Wagner:  "Le  Peuple,  force 
efficiente  de  l'œuvre  d'art  ;  "  et  c'est  par  une  telle  origine, 
non  par  une  perfection  formelle  qu'il  n'y  faut  point 
chercher,  que  s'expliquent  le»  héroïques  vertus  de  notre 
chant  national. 

•       ♦ 

L'autre  poète  de  la  Liberté  et  de  la  Victoire,  c'est,  nous 
l'avons  dit,  Marie-Joseph  Chénier,  l'auteur  de  ce  Chant 
du  Départ  qui,  sur  la  grandiose  musique  de  Méhul,  fut 
chanté  pour  la  première  fois  dans  une  fête  de  l'an  II 
décrétée  par  la  Convention  à  la  nouvelle  de  la  glorieuse 
bataille  de  Fleurus,  et  pour  la  dernière  fois  en  1804,  au 


Iviii  NOTICE 

camp  de  Boulogne,  quand  le  Premier  Consul  distribua  des 
étoiles  de  la  Légion  d'Honneur  aux  braves  de  la  Grande 
Armée. 

Marie-Joseph,  dernier  enfant  de  Louis  Chénier  et  de  la 
belle  grecque  Santi  Lhomaca  sa  femme,  était  né  en  1764, 
deux  ans  après  son  frère  André.  Nous  n'avons  point  à 
parler  ici  du  poète  tragique,  dont  les  œuvres  déclamatoires, 
plus  pleines  des  passions  du  moment  que  des  passions 
éternelles,  devaient,  pour  cette  raison,  être  applaudies 
alors  et,  ensuite,  oubliées.  Sur  l'homme  politique, 
jusqu'en  1794,  nous  avons  dit  l'essentiel  dans  la  Notice 
du  volume  consacré  aux  Chefs-iïŒu'vre  lyriques  d'André 
Chénier.)  de  la  présente  collection  ;  l'on  voudra  bien  s'y 
reporter  pour  juger  impartialement  sa  conduite,  dont  les 
fautes  furent  compensées  par  plus  d'une  preuve  d'un 
dangereux  courage,  et  trop  cruellement  expiées  par 
l'abominable  calomnie  qui  l'accusa  d'avoir  causé  la  mort 
de  son  frère,  calomnie  à  laquelle,  en  si  nobles  vers,  il 
saura  répondre. 

Le  poète  lyrique,  seul,  nous  appartient  ici,  et  son  rôle, 
pendant  toute  la  Révolution,  fut  considérable.  Si  le 
mouvement  qui  commence  en  1789,  à  l'ouverture  des 
États-Généraux,  a  tous  les  caractères  d'un  mouvement 
religieux,  dans  le  sens  le  plus  large  du  mot,  par  sa 
soudaineté,  son  universalité,  son  enthousiasme,  son  délire 
de  foi  et  d'espérance, — en  attendant  qu'il  ait  son  fanatisme 
de  ses  crimes, — on  peut  dire  que  Marie-Joseph  Chénier 
sera  le  poète  liturgique  de  cette  religion  nouvelle.  Car 
cette  religion — patriotique,  civique,  et  déiste,  selon  le 
Contrat  Social  et  la  Profession  de  Foi  du  Vicaire  Savoyard, — • 
comme  elle  aura  ses  temples  et  ses  fêtes,  aura  sa  liturgie. 
Chénier,  sans  parler  du  Chant  du  Départ,  y  contribuera 
d'abord  par  son  Chant  du  14  Juillet,  composé  pour  la 
première  fête  de  la  Fédération,  puis  par  des  hymnes  à 
Y  Egalité,  à  la  Liberté,  à  la  Raison,  le  plus  souvent  abstraits 
et  froids  comme  leur  titre,  composés  dans  cette  langue 
décolorée  que  lui  ont  transmise  tant  de  générations 
de  poètes  anti-lyriques.  Parfois  aussi,  l'inspiration  le 
soulève,  et  il  monte  avec  une  majesté  un  peu  tendue, 
émouvante  quand  même.  Ainsi  en  est-il  dans  V Hymne  à 
V Etre  Suprême,  qu'il  n'a  pu  refuser  à  Robespierre,  mais 
où  la  divinité,   '«témoin    du    crime   heureux,  besoin    de 


NOTICE  lix 

l'innocence,"  est  invoquée  avec  un  à-propos  »i  terrible 
que  l'homme  de  la  guillotine,  ne  voulant  point  qu'on 
chantât  de  tels  vers,  en  commanda  d'autres,  sur  le  même 
rythme,  à  un  certain  Théodore  Desorgnes,  afin  qu'on  put 
utiliser  la  musique,  déjà  écrite  par  Gossec. 

Il  y  a  pourtant  quelque  chose  de  plus  beau  dans  l'œuvre 
de  Marie- Joseph,  c'est  V Hymne  du  9  1  hermidor,  chanté  à  la 
Convention,  le  zy  Juillet  1795,  pour  l'anniversaire  du 
jour  où  la  chute  de  Robespierre  avait  arrêté  la  Terreur, 
deux  jours  trop  tard,  hélas!  pour  qu'André  ne  portât 
pas  sur  l'échafaud  sa  noble  tête.  Ici  encore,  sans  doute, 
un  peu  trop  de  pompe  à  la  romaine  ;  mais  quelle  émotion 
nous  saisit  quand,  à  l'évocation  des  ombres  sanglantes, 
nous  voyons  apparaître,  sans  que  Marie-Joseph  nous  l'ait 
désigné  autrement  que  par  ces  deux  mots,  "talents, 
vertus,"  le  fantôme  de  ce  frère,  et  quand,  au  nom  même 
des  victimes,  le  poète  demande  à  la  République  d'être 
clémente  à  leurs  assassins! 

Il  ne  quitta  les  Assemblées  qu'en  1802.  L'astre  de 
Bonaparte  montait  de  plus  en  plus  haut  sur  l'horizon. 
Chénier  avait  d'abord  salué  le  général  victorieux, 
approuvé  même  le  coup  d'État  du  18  Brumaire;  puis 
comprenant  que,  ce  jour-là,  dans  l'Orangerie  de  Saint- 
Cloud,  la  République  avait  commencé  de  mourir,  il  se 
détourna  du  Consul  et,  au  lendemain  du  couronnement 
de  l'Empereur,  il  écrivit  la  belle  élégie  de  La  Promenade  qui 
est,  en  même  temps  que  son  chef-d'œuvre,  son  testament 
de  citoyen  et  de  poète.  Il  y  apparaît  tout  entier,  fidèle, 
étroitement  mais  noblement,  à  son  double  idéal  classique 
et  républicain,  avec  une  nuance  de  mélancolie,  comme 
s'il  souffrait  de  survivre  au  siècle  qui  vient  de  finir,  et  de 
ne  pouvoir,  comme  les  derniers  venus,  aspirer  dans  la 
joie  les  souffles  du  siècle  qui  commence,  acquiescer  à  la 
grandeur  des  événements  et  des  idées  qui  ont  de  nouveau 
bouleversé  le  monde. 

Nous  sommes  en  1805;  voilà  quatre  ans  bientôt 
qu'.^/a/a  et  le  Génie  du  Christianisme  ont  paru,  renouvelant 
la  sensibilité  française  ;  et  il  n'a  trouvé,  pour  les  accueillir, 
que  des  ironies  voltairiennes,  sans  rien  pressentir  de  tout 
ce  qui  s'y  trouvait  en  germe.  Il  demeurera  dans  cette 
incompréhension  j  usqu'à  sa  mort.  Mais  en  1 8 1 1 ,  comme 
pour  une   symbolique  entrée   de  la    poétique    nouvelle, 


Ix  NOTICE 

victorieuse  de  l'ancienne,  Chateaubriand,  père  du  Roman- 
tisme, remplacera  à  l'Académie  Française  Marie-Josepii 
Chénier,  dernier  des  Classiques. 

AUGUSTE  DORCHAIN 


TABLE 

PAGES 

FRANÇOIS   DE   MALHERBE  (1555-1628) 

^^Les  Larmes  de  Saint  Pierre           .           .           .           -           .  x 

>^  Consolation  à  M.  du  Périer            -           ....  ^ 

Aux  Ombres  de  Daman         ......  i^ 

'^^Pt  tire  pour  le  Roi  Henri  le  Grand         .           -           .           .  6 

Sur  V Attentat  commis  en. ..Henri  le  GranA      -           -          -  lO 

Au  Roi  Henri  le  Grand      -           -           -           -           -           *  *  7 

Pour  la  Vicomtesse  d^  Auchy           -          -           -                      -  ï  7 

Sur  l"* Absence  de  la  Même  -          •           -           -           -           -  l8 

^  A  la  Reine,  Mère  du  Roi    - l8 

///  s* en  vont  ces  rois  de  ma  vie       -                      -           -           "  23 

Pour  une  Fontaine       --.----  24. 

Sus,  debout,  la  merveille  des  belles  -           -            -           -           •  1\ 

A  Monseigneur  le  Cardinal  de  Richelieu             -           -           -  26 

v^i/  Roi  Louis  XIII 26 

Pour  M.  le  Cardinal  de  Richelieu  -  -  -  27 
Paraphrase  du  Psaume  CXL  V    '           -           -           -           -28 

^*^ur  la  Mort  de  son  Fils       -          -           •           -           •           -  29 

Au  Roi  Louis  XIII  allant  châtier  etc.    -          -          •          *  ^9 

MATHURIN   RÉGNIER  (1573-1613) 

Quand  sur  moi  je  jette  les  yeux       -  -  -  -  "35 

0  Dieu,  si  mes  péchés  irritent  ta  fureur  •  -  -  -38 

Cependant  qu  en  la  croix,  plein  d^ amour  infinie-  -  "39 

JEAN    OGIER   DE   GOMBAUO   (1576-1666) 

Durant  la  belle  nuit,  dent  mon  ame  ravie  -  -  "39 

Le  péché  me  surmonte,  et  ma  peine  est  si  grande  -  -      4^ 


Ixii  TABLE 

FRANÇOIS   MAYNARD  (15 82-1 646) 

La  IdU  Vieille 

A  Alcippe 

Hélène,   Oriane,  Angélique  -  -  -  -  - 

Ces  antres  et  ces  rochers        _  -  -  -  - 

Pégase  n^a  point  de  mérite     -  -  -  -  - 

Rome  qui  sous  tes  pieds  as  vu  toute  la  terre 

Adieu f  Paris,  adieu  pour  la  dernière  fois 

Je  touche  de  mon  pied  le  bord  de  l^ autre  monde   - 

Déserts  où  fat  vécu  dans  un  calme  si  doux 

JMon  âme,  il  faut  partir,      Aîa  vigueur  est  passée     - 

MARQUIS   DE   RACAN  (1589-1670) 

La  Venue  de  Printemps        -  -  -  -  - 

Ode  bachique      ------- 

Stances  sur  la  Retraite  .  -  -  -  - 

THÉOPHILE   DE  VI AU  (i  590-1626) 
Le  Matin  ---.-"- 

La  Solitude         _•----- 

Quand  tu  me  vois  baiser  tes  bras     »  -  -  « 

Les  Nautonniers  ------ 

Apollon  Champion         ------ 

MARC-ANTOINE   DE   SAINT- AMAND  (1594- 
La  Solitude         -----"•- 

Le  Soleil  levant  ------- 

La  Nuit  -------- 

La  Pipe    -------- 

Le  Paresseux      ------- 

Les  Goinfres       -  .^  -  -  -  -  - 

V  Été  de  Rome  ------- 

L^  Automne  des  Canaries         ----- 


TABLE  Ixiii 

PAGES 

JEAN    CHAPELAIN   (i 595-1674) 
Ode  au  Cardinal  de  Richelieu  -  -  -  -  "      ^  3 

CLAUDE   DE   MALEVILLE  (1597-1647) 

La  belle  Matineuse       -  -  -  -  -  -  ~^5 

VINCENT   VOITURE   (1598-1648) 

Dei  portes  du  matin  V amante  de  Céphale  -  -  -      86 

Il  faut  finir  met  jours  en  r  amour  a^  Ura/iie        -  -  -      87 

GUILLAUME    COLLETET  (1598-1659) 

La  Maison  de  Ronsard  -  -  -  -  -  "^7 

Hommage  à  Ronsard    -  -  -  -  -  -  -8S 

^vis  à  un  Poète  buveur  d^ Eau       -  -  -  -  -      88 

Rodomontade  amoureuse  -  -  -  -  -  ~^9 

Sur  la  Naissance  de  Notre-Seigneur  -  -  -  -      89 

JACQUES  VALLÉE  DES  BARREAUX  (1599-1673) 

Grand  Dieu,  tes  Jugements  sont  remplis  d^  équité  -  -      90 

MARIN    LEROY    DE    GOMBERVILLE   (1600-1674) 

Au  Cardinal  du  Richelieu       -  -  -  -  -  "9* 

Sur  r  Exposition  du  Saint-Sacrement        -  -  -  -      91 

TRISTAN    L'HERMITE  (1601-1655) 

La  Comédie  des  Fleurs  ~  -  -  -  -  -92 

Le  Promenoir  des  deux  Amants       -  -  -  -  -      94 

Consolation  à  Idalie,  sur  la  Alort  d'un  Parent  -  -  -     96 

Les  Baisers  de  Dorinde  -  -  -  -  -  -98 

Celle  dont  la  dépouille  en  ce  marbre  est  enclose     -  -  -   100 


Ixiv  TABLE 

PAGES 

JMon  âme,  éveille-toi  du  dangereux  sommeil        -         -  -  loo 

Venir  à  la  clarté  sans /orce  et  sans  adresse         -         -  -  loi 

JEAN  FRANÇOIS   SARRASIN  (1603-1654) 
Ode  à  Monseigneur  le  Duc  d^ Enghien      ~         -  -    lOl 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Les  Larmes  de  Saint  Pierre 


**  QUE  je  porte  d'envie  à  la  troupe  innocente 
De  ceux  qui,  massacrés  d'une  main  violente, 
Virent  dès  le  matin  leur  beau  jojir  accourci  ! 
Le  fer  qui  les  tua  leur  donna  cette  grâce, 
Que  si  de  faire  bien  ils  n'eurent  pas  l'espace, 
Ils  n'eurent  pas  le  temps  de  faire  mal  aussi. 

**  De  ces  jeunes  guerriers  la  flotte  vagabonde 
Allait  courre  fortune  aux  orages  du  monde. 
Et  déjà  pour  voguer  abandonnait  le  bord, 
Quand  l'aguet  d'un  pirate  arrêta  leur  voyage  ; 
Mais  leur  sort  fut  si  bon  que  d'un  même  naufrage 
lis  se  virent  sous  l'onde  et  se  virent  au  port. 

"  Ce  furent  de  beaux  lis,  qui  mieux  que  la  nature 
Mêlant  à  leur  blancheur  l'incarnate  peinture 
Que  tira  de  leur  sein  le  couteau  criminel, 
Devant  que  d'un  hiver  la  tempête  et  l'orage 
A  leur  teint  délicat  pussent  faire  dommage, 
S'en  allèrent  fleurir  au  printemps  éternel... 

"  Le  peu  qu'ils  ont  vécu  leur  fut  grand  avantage. 
Et  le  trop  que  je  vis  ne  me  fait  que  dommage. 
Cruelle  occasion  du  souci  qui  me  nuit  ! 
Quand  j'avais  de  ma  foi  l'innocence  première. 
Si  la  nuit  de  la  mort  m'eût  privé  de  lumière, 
Je  n'aurais  pas  la  peur  d'une  immortelle  nuit. 
148  I 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

*'  Ce  fut  en  ce  troupeau  que,  venant  à  la  guerre 
Pour  combattre  l'enfer  et  défendre  la  terre, 
Le  Sauveur  inconnu  sa  grandeur  abaissa  ; 
Par  eux  il  commença  la  première  mêlée, 
Et  furent  eux  aussi  que  la  rage  aveuglée 
Du  contraire  parti  les  premiers  offensa. 

**  Qui  voudra  se  vanter  avec  eux  se  compare. 
D'avoir  reçu  la  mort  par  un  glaive  barbare, 
Et  d'être  allé  soi-même  au  martyre  s'offrir  ; 
L'honneur  leur  appartient  d'avoir  ouvert  la  porte 
A  quiconque  osera,  d'une  âme  belle  et  forte. 
Pour  vivre  dans  le  ciel,  en  la  terre  mourir. 

"  O  désirable  fin  de  leurs  peines  passées  ! 
Leurs  pieds,  qui  n'ont  jamais  les  ordures  pressées. 
Un  superbe  plancher  des  étoiles  se  font  ; 
Leur  salaire  payé  les  services  précède  ; 
Premier  que  d'avoir  mal  ils  trouvent  le  remède. 
Et  devant  le  combat  ont  les  palmes  au  front. 

"  Que  d'applaudissements,  de  rumeur  et  de  presses 
Que  de  feux,  que  de  jeux,  que  de  traits  de  caresses 
Quand  là-haut  en  ce  point  on  les  vit  arriver  ! 
Et  quel  plaisir  encore  à  leur  courage  tendre. 
Voyant  Dieu  devant  eux  en  ses  bras  les  attendre, 
Et  pour  leur  faire  honneur  les  anges  se  lever  ! 

"  Et  vous,  femmes,  trois  fois,  quatre  fois  bienheureuses. 
De  ces  jeunes  amours  les  mères  amoureuses, 
Que  faites-vous  pour  eux,  si  vous  les  regrettez  ? 
Vous  fâchez  leur  repos,  et  vous  rendez  coupables, 
Ou  de  n'estimer  pas  leurs  trépas  honorables. 
Ou  de  porter  envie  à  leurs  félicités. 

*'  Le  soir  fut  avancé  de  leurs  belles  journées  ; 
Mais  qu'eussent-ils  gagné  par  un  siècle  d'années  ? 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Ou  que  leur  advint-il  en  ce  vite  départ. 

Que  laisser  promptement  une  basse  demeure, 

Qui  n'a  rien  que  du  mal,  pour  avoir  de  bonne  heure 

Aux  plaisirs  éternels  une  éternelle  part  ? 

**  Si  vos  yeux  pénétrant  jusqu'aux  choses  futures 
Vous  pouvaient  enseigner  leurs  belles  aventures. 
Vous  auriez  tant  de  bien  en  si  peu  de  malheurs, 
Que  vous  ne  voudriez  pas  pour  l'empire  du  monde 
N'avoir  eu  dans  le  sein  la  racine  féconde 
D'où  naquit  entre  nous  ce  miracle  de  fleurs..." 


Consolation  à  M,  du  Pérter 

TA  douleur,  du  Périer,  sera  donc  éternelle  ? 

Et  les  tristes  discours. 
Que  te  met  en  l'esprit  l'amitié  paternelle, 

L'augmenteront  toujours? 

Le  malheur  de  ta  fille  au  tombeau  descendue, 

Par  un  commun  trépas, 
Est-ce  quelque  dédale,  où  ta  raison  perdue 

Ne  se  retrouve  pas  ? 

Je  sais  de  quels  appas  son  enfance  était  pleine. 

Et  n'ai  pas  entrepris, 
Injurieux  ami,  de  soulager  ta  peine 

Avecque  son  mépris. 

Mais  elle  était  du  monde,  où  les  plus  belles  choses 

Ont  le  pire  destin  ; 
Et  rose  elle  a  vécu  ce  que  vivent  les  roses. 

L'espace  d'un  matin. 

Puis  quand  ainsi  serait  que,  selon  ta  prière, 
Elle  aurait  obtenu 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

D'avoir  en  cheveux  blancs  terminé  sa  carrière, 
Qu'en  fût-il  advenu  ? 

Penses-tu  que,  plus  vieille,  en  la  maison  céleste 

Elle  eût  eu  plus  d'accueil  ? 
Ou  qu'elle  eût  moins  senti  la  poussière  funeste 

Et  les  vers  du  cercueil  ? 

Non,  non,  mon  du  Périer,  aussitôt  que  la  Parque 

Ote  l'âme  du  corps, 
L'âge  s'évanouit  au  deçà  de  la  barque, 

Et  ne  suit  point  les  morts... 

La  mort  a  des  rigueurs  à  nulle  autre  pareilles. 

On  a  beau  la  prier, 
La  cruelle  qu'elle  est  se  bouche  les  oreilles 

Et  nous  laisse  crier. 

Le  pauvre  en  sa  cabane,  où  le  chaume  le  couvre. 

Est  sujet  à  ses  lois  ; 
Et  la  garde  qui  veille  aux  barrières  du  Louvre 

N'en  défend  point  nos  rois. 

De  murmurer  contre  elle  et  perdre  patience. 

Il  est  mal  a  propos  ; 
Vouloir  ce  que  Dieu  veut  est  la  seule  science 

Qui  nous  met  en  repos. 


Aux  Ombres  de  Damon 

L'ORNE  comme  autrefois  nous  reverrait  encore. 
Ravis  de  ces  pensers  que  le  vulgaire  ignore. 
Egarer  à  l'écart  nos  pas  et  nos  discours  ; 
Et  couchés  sur  les  fleurs  comme  étoiles  semées. 
Rendre  en  si  doux  ébat  les  heures  consumées, 
Que  les  soleils  nous  seraient  courts. 

4 


FRANÇOIS   DE    MALHERBli 

Mais,  ô  loi  rigoureuse  à  la  race  des  hommes! 
C'est  un  point  arrêté,  que  tout  ce  que  nous  sommes, 
Issus  de  pères  rois  et  de  pères  bergers, 
La  Parque  également  sous  la  tombe  nous  serre  ; 
Et  les  mieux  établis  au  repos  de  la  terre 
N'y  sont  qu'hôtes  et  passagers. 

Tout  ce  que  la  grandeur  a  de  vains  équipages, 
D'habillements  de  pourpre  et  de  suite  de  pages. 
Quand  le  terme  est  échu,  n'allonge  point  nos  jours  ; 
Il  faut  aller  tout  nus  où  le  destin  commande  ; 
Et  de  toutes  douleurs  la  douleur  la  plus  grande. 
C'est  qu'il  faut  laisser  nos  amours  : 

Amours  qui,  la  plupart  infidèles  et  feintes. 
Font  gloire  de  manquer  a  nos  cendres  éteintes. 
Et  qui,  plus  que  l'honneur  estimant  les  plaisirs. 
Sous  le  masque  trompeur  de  leurs  visages  blêmes. 
Acte  digne  du  foudre  !   en  nos  obsèques  mêmes 
Conçoivent  de  nouveaux  désirs. 

Elles  savent  assez  alléguer  Artémise, 
Disputer  du  devoir  et  de  la  foi  promise  : 
Mais  tout  ce  beau  langage  est  de  si  peu  d'effet, 
Qu'a  peine  en  leur  grand  nombre  une  seule  se  treuvc 
De  qui  la  foi  survive,  et  qui  fasse  la  preuve 
Que  ta  Carinice  te  fait. 

Depuis  que  tu  n'es  plus,  la  campagne  déserte 
A  dessous  deux  hivers  perdu  sa  robe  verte. 
Et  deux  fois  le  printemps  l'a  repeinte  de  fleurs. 
Sans  que  d'aucuns  discours  sa  douleur  se  console, 
Et  que  ni  la  raison  ni  le  temps  qui  s'envole 
Puisse  faire  tarir  ses  pleurs... 

S 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

Prière  pour  le  Roi  Henri  le  Grand 

O  DIEU,  dont  les  bontés  de  nos  larmes  touchées 
Ont  aux  vaines  fureurs  les  armes  arrachées, 
Et  rangé  l'insolence  aux  pieds  de  la  raison, 
Puisque  à  rien  d'imparfait  ta  louange  n'aspire, 
Achève  ton  ouvrage  au  bien  de  cet  empire, 
Et  nous  rends  l'embonpoint  comme  la  guérison. 

Nous  sommes  sous  un  roi  si  vaillant  et  si  sage, 
Et  qui  si  dignement  a  fait  l'apprentissage 
De  toutes  les  vertus  propres  à  commander. 
Qu'il  semble  que  cet  heur  nous  impose  silence. 
Et  qu'assurés  par  lui  de  toute  violence. 
Nous  n'avons  plus  sujet  de  te  rien  demander. 

Certes  quiconque  a  vu  pleuvoir  dessus  nos  têtes 
Les  funestes  éclats  des  plus  grandes  tempêtes 
Qu'excitèrent  jamais  deux  contraires  partis, 
Et  n'en  voit  aujourd'hui  nulle  marque  paraître, 
En  ce  miracle  seul  il  peut  assez  connaître 
Quelle  force  a  la  main  qui  nous  a  garantis. 

Mais  quoi  !    De  quelque  soin  qu'incessamment  il  veille. 
Quelque  gloire  qu'il  ait  à  nulle  autre  pareille. 
Et  quelque  excès  d'amour  qu'il  porte  à  notre  bien, 
Comme  échapperons-nous  en  des  nuits  si  profondes. 
Parmi  tant  de  rochers  que  lui  cachent  les  ondes. 
Si  ton  entendement  ne  gouverne  le  sien  ? 

Un  malheur  inconnu  glisse  parmi  les  hommes, 
Qui  les  rend  ennemis  du  repos  où  nous  sommes  : 
La  plupart  de  leurs  vœux  tendent  au  changement  ; 
Et  comme  s'ils  vivaient  des  misères  publiques. 
Pour  les  renouveler  ils  font  tant  de  pratiques. 
Que  qui  n'a  point  de  peur  n'a  point  de  jugement. 
6 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

En  ce  fâcheux  état  ce  qui  nous  réconforte, 
C'est  que  la  bonne  cause  est  toujours  la  plus  forte, 
Et  qu'un  bras  si  puissant  t'ayant  pour  son  appui, 
Quand  la  rébellion  plus  qu'une  hydre  féconde 
Aurait  pour  le  combattre  assemblé  tout  le  monde, 
Tout  le  monde  assemblé  s'enfuirait  devant  lui. 

Conforme  donc,  Seigneur,  ta  grâce  à  nos  pensées  ; 
Ote-nous  ces  objets  qui  des  choses  passées 
Ramènent  a  nos  yeux  le  triste  souvenir  ; 
Et  comme  sa  valeur,  maîtresse  de  l'orage, 
A  nous  donner  la  paix  a  montré  son  courage. 
Fais  luire  sa  prudence  à  nous  l'entretenir. 

Il  n'a  point  son  espoir  au  nombre  des  armées, 
Etant  bien  assuré  que  ces  vaines  fumées 
N'ajoutent  que  de  l'ombre  à  nos  obscurités. 
L'aide  qu'il  veut  avoir,  c'est  que  tu  le  conseilles  ; 
Si  tu  le  fais.  Seigneur,  il  fera  des  merveilles. 
Et  vaincra  nos  souhaits  par  nos  prospérités. 

Les  fuites  des  méchants,  tant  soient-elles  secrètes, 
Quand  il  les  poursuivra,  n'auront  point  de  cachettes 
Aux  lieux  les  plus  profonds  ils  seront  éclairés  ; 
Il  verra  sans  effet  leur  honte  se  produire, 
Et  rendra  les  desseins  qu'ils  feront  pour  lui  nuire 
Aussitôt  confondus  comme  délibérés. 

La  rigueur  de  ses  lois,  après  tant  de  licence, 
Redonnera  le  cœur  à  la  faible  innocence. 
Que  dedans  la  misère  on  faisait  envieillir. 
A  ceux  qui  l'oppressaient  il  ôtera  l'audace  ; 
Et  sans  distinction  de  richesse  ou  de  race. 
Tous  de  peur  de  la  peine  auront  peur  de  faillir. 

La  terreur  de  son  nom  rendra  nos  villes  fortes. 
On  n'en  gardera  plus  ni  les  murs  ni  les  portes, 

7 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Les  veilles  cesseront  au  sommet  de  nos  tours  ; 
Le  fer  mieux  employé  cultivera  la  terre, 
Et  le  peuple  qui  tremble  aux  frayeurs  de  la  guerre, 
Si  ce  n'est  pour  danser,  n'aura  plus  de  tambours. 

Loin  des  mœurs  de  son  siècle  il  bannira  les  vices, 
L'oisive  nonchalance  et  les  molles  délices. 
Qui  nous  avaient  portés  jusqu'aux  derniers  hasards; 
Les  vertus  reviendront  de  palmes  couronnées, 
Et  ses  justes  faveurs,  aux  mérites  données, 
Feront  ressusciter  l'excellence  des  arts. 

La  foi  de  ses  aïeux,  ton  amour  et  ta  crainte, 
Dont  il  porte  dans  l'âme  une  éternelle  empreinte. 
D'actes  de  piété  ne  pourront  l'assouvir  ; 
Il  étendra  ta  gloire  autant  que  sa  puissance. 
Et  n'ayant  rien  si  cher  que  ton  obéissance. 
Où  tu  le  fais  régner,  il  te  fera  servir. 

Tu  nous  rendras  alors  nos  douces  destinées  ; 
Nous  ne  reverrons  plus  ces  fâcheuses  années. 
Qui  pour  les  plus  heureux  n'ont  produit  que  des  pleurs. 
Toute  sorte  de  biens  comblera  nos  familles, 
'La  moisson  de  nos  champs  lassera  les  faucilles. 
Et  les  fruits  passeront  la  promesse  des  fleurs. 

I/a  fin  de  tant  d'ennuis  dont  nous  fûmes  la  proie 
Nous  ravira  les  sens  de  merveille  et  de  joie  ; 
Et  d'autant  que  le  monde  est  ainsi  composé, 
Qu'une  bonne  fortune  en  craint  une  mauvaise. 
Ton  pouvoir  absolu,  pour  conserver  notre  aise. 
Conservera  celui  qui  nous  l'aura  causé. 

Quand  un  roi  fainéant,  la  vergogne  des  princes. 
Laissant  a  ses  flatteurs  le  soin  de  ses  provinces, 
Entre  les  voluptés  indignement  s'endort. 
Quoique  l'on  dissimule,  on  n'en  fait  point  d'estime  ; 
8 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Et  si  la  vérité  se  peut  dire  sans  crime, 
C'est  avecque  plaisir  qu'on  survit  à  sa  mort. 

Mais  ce  roi,  des  bons  rois  l'éternel  exemplaire. 
Qui  de  notre  salut  est  l'ange  tutélaire, 
L'infaillible  refuge  et  l'assuré  secours, 
Son  extrême  douceur  ayant  dompté  l'envie. 
De  quels  jours  assez  longs  peut-il  borner  sa  vie, 
Que  notre  affection  ne  les  juge  trop  courts?     J 

Nous  voyons  les  esprits  nés  à  la  tyrannie. 
Ennuyés  de  couver  leur  cruelle  manie. 
Tourner  tous  leurs  conseils  à  notre  affliction  ; 
Et  lisons  clairement  dedans  leur  conscience. 
Que  s'ils  tiennent  la  bride  "a  leur  impatience. 
Nous  n'en  sommes  tenus  qu'à  sa  protection. 

Qu'il  vive  donc,  Seigneur,  et  qu'il  nous  fasse  vivre  l 
Que  de  toutes  ces  peurs  nos  âmes  il  délivre  ; 
Et  rendant  l'univers  de  son  heur  étonné. 
Ajoute  chaque  jour  quelque  nouvelle  marque 
Au  nom  qu'il  s'est  acquis  du  plus  rare  monarque 
Que  ta  bonté  propice  ait  jamais  couronné  ! 

Cependant  son  dauphin,  d'une  vitesse  prompte. 
Des  ans  de  sa  jeunesse  accomplira  le  compte  ; 
Et  suivant  de  l'honneur  les  aimables  appas, 
De  faits  si  renommés  ourdira  son  histoire, 
Que  ceux  qui  dedans  l'ombre  éternellement  noire 
Ignorent  le  soleil,  ne  l'ignoreront  pas. 

Par  sa  fatale  main  qui  vengera  nos  pertes, 
L'Espagne  pleurera  ses  provinces  désertes. 
Ses  châteaux  abattus  et  ses  camps  déconfits  ; 
Et  si  de  nos  discords  l'infâme  vitupère 
A  pu  la  dérober  aux  victoires  du  père. 
Nous  la  verrons  captive  aux  triomphes  du  fils. 

9 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Sur  r  Attentat 

commis  en  la  Personne  de  Henri  le  Grand 
/<?  19  Décember  1605 

QUE  direz- VOUS,  races  futures, 
Si  quelquefois  un  vrai  discours 
Vous  récite  les  aventures 
De  nos  abominables  jours  ? 
Lirez-vous,  sans  rougir  de  honte, 
Que  notre  impiété  surmonte 
Les  faits  les  plus  audacieux 
Et  les  plus  dignes  du  tonnerre. 
Qui  firent  jamais  à  la  terre 
Sentir  la  colère  des  cieux  ? 

O  que  nos  fortunes  prospères 
Ont  un  change  bien  apparent  ! 
O  que  du  siècle  de  nos  pères 
Le  nôtre  s'est  fait  différent  ! 
La  France,  devant  ces  orages, 
Pleine  de  mœurs  et  de  courages 
Qu'on  ne  pouvait  assez  louer, 
S'est  faite  aujourd'hui  si  tragique. 
Qu'elle  produit  ce  que  l'Afrique 
Aurait  vergogne  d'avouer. 

Quelles  preuves  incomparables 
Peut  donner  un  prince  de  soi, 
Que  les  rois  les  plus  adorables 
N'en  quittent  l'honneur  à  mon  roi  ? 
Quelle  terre  n'est  parfumée 
Des  odeurs  de  sa  renommée  ? 
Et  qui  peut  nier  qu'après  Dieu, 
Sa  gloire,  qui  n'a  point  d'exemples. 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

N'ait  mérité  que  dans  nos  temples 
On  lui  donne  le  second  lieu  ? 

Qui  ne  sait  point  qu*a  sa  vaillance 
Il  ne  se  peut  rien  ajouter  ? 
Qu'on  reçoit  de  sa  bienveillance 
Tout  ce  qu'on  en  doit  souhaiter  ? 
Et  que  si  de  cette  couronne, 
Que  sa  tige  illustre  lui  donne, 
Les  lois  ne  l'eussent  revêtu, 
Nos  peuples  d'un  juste  suffrage 
Ne  pouvaient,  sans  faire  naufrage, 
Ne  l'offrir  point  a  sa  vertu  ? 

Toutefois,  ingrats  que  nous  sommes, 
Barbares  et  dénaturés. 
Plus  qu'en  ce  climat  où  les  hommes 
Par  les  hommes  sont  dévorés. 
Toujours  nous  assaillons  sa  tête 
De  quelque  nouvelle  tempête  ; 
Et  d'un  courage  forcené. 
Rejetant  son  obéissance. 
Lui  défendons  la  jouissance 
Du  repos  qu'il  nous  a  donné. 

La  main  de  cet  esprit  farouche. 

Qui,  sorti  des  ombres  d'enfer. 

D'un  coup  sanglant  frappa  sa  bouche, 

A  peine  avait  laissé  le  fer  ; 

Et  voici  qu'un  autre  perfide, 

Oïl  la  même  audace  réside, 

Comme  si  détruire  l'Etat 

Tenait  lieu  de  juste  conquête, 

De  pareilles  armes  s'apprête 

A  faire  un  pareil  attentat. 

XI 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

O  soleil,  ô  grand  luminaire  ! 
Si  jadis  l'horreur  d'un  festin 
Fit  que  de  ta  route  ordinaire 
Tu  reculas  vers  le  matin, 
Et  d'un  émerveillable  change 
Te  couchas  aux  rives  du  Gange, 
D'où  vient  que  ta  sévérité, 
Moindre  qu'en  la  faute  d'Atrée, 
Ne  punit  point  cette  contrée 
D'une  éternelle  obscurité  ? 

Non,  non,  tu  luis  sur  le  coupable, 
Comme  tu  fais  sur  l'innocent  ; 
Ta  nature  n'est  point  capable 
Du  trouble  qu'une  âme  ressent  ; 
Tu  dois  ta  flamme  à  tout  le  monde  ; 
Et  ton  allure  vagabonde 
Comme  une  servile  action 
Qui  dépend  d'une  autre  puissance, 
N'ayant  aucune  connaissance. 
N'a  point  aussi  d'affection. 

Mais,  ô  planète  belle  et  claire. 
Je  ne  parle  pas  sagement  ; 
Le  juste  excès  de  la  colère 
M'a  fait  perdre  le  jugement  ; 
Ce  traître,  quelque  frénésie 
Qui  travaillât  sa  fantaisie, 
Eut  encore  assez  de  raison 
Pour  ne  vouloir  rien  entreprendre, 
Bel  astre,  qu'il  n'eût  vu  descendre 
Ta  lumière  sous  l'horizon. 

Au  point  qu'il  écuma  sa  rage. 
Le  dieu  de  Seine  était  dehors 


13 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

A  regarder  croître  l'ouvrage 
Dont  ce  prince  embellit  ses  bords. 
Il  se  resserra  tout  à  l'heure 
Au  plus  bas  lieu  de  sa  demeure  ; 
Et  ses  nymphes  dessous  les  eaux, 
Toutes  sans  voix  et  sans  haleine, 
Pour  se  cacher  furent  en  {)eine 
De  trouver  assez  de  roseaux. 

La  terreur  des  choses  passées 
A  leurs  yeux  se  ramentevant 
Faisait  prévoir  a  leurs  pensées 
Plus  de  malheurs  qu'auparavant  ; 
Et  leur  était  si  peu  croyable 
Qu'en  cet  accident  effroyable 
Personne  les  pût  secourir, 
Que,  pour  en  être  dégagées 
Le  ciel  les  aurait  obligées, 
S'il  leur  eût  permis  de  mourir. 

Revenez,  belles  fugitives  ; 

De  quoi  versez-vous  tant  de  pleurs  ? 

Assurez  vos  âmes  craintives. 

Remettez  vos  chapeaux  de  fleurs. 

Le  roi  vit,  et  ce  misérable. 

Ce  monstre  vraiment  déplorable, 

Qui  n'avait  jamais  éprouvé 

Que  peut  un  visage  d'Alcide, 

A  commencé  le  parricide, 

>^  "s  il  ne  l'a  pas  achevé. 

Pucelles,  qu'on  se  réjouisse  ; 
Mettez-vous  l'esprit  en  repos  ; 
Que  cette  peur  s'évanouisse. 
Vous  la  prenez  mal  a  propos  ; 

î3 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Le  roi  vit,  et  les  destinées 

Lui  gardent  un  nombre  d'années 

Qui  fera  maudire  le  sort 

A  ceux  dont  l'aveugle  manie 

Dresse  des  plans  de  tyrannie 

Pour  bâtir  quand  il  sera  mort. 

O  bienheureuse  intelligence, 
Puissance,  quiconque  tu  sois, 
Dont  la  fatale  diligence 
Préside  k  l'empire  françois  ! 
Toutes  ces  visibles  merveilles 
De  soins,  de  peines  et  de  veilles, 
Qui  jamais  ne  t'ont  pu  lasser, 
N'ont-elles  pas  fait  une  histoire 
Qu'en  la  plus  ingrate  mémoire 
L'oubli  ne  saurait  effacer  ? 

Ces  archers  aux  casaques  peintes 
Ne  peuvent  pas  n'être  surpris, 
Ayant  k  combattre  les  feintes 
De  tant  d'infidèles  esprits. 
Leur  présence  n'est  qu'une  pompe  : 
Avecque  peu  d'art  on  les  trompe. 
Mais  de  quelle  dextérité 
Se  peut  déguiser  une  audace. 
Qu'en  l'âme  aussitôt  qu'en  la  face 
Tu  n'en  lises  la  vérité  ? 

Grand  démon  d'éternelle  marque. 
Fais  qu'il  te  souvienne  toujours 
Que  tous  nos  maux  en  ce  monarque 
Ont  leur  refuge  et  leur  secours  ; 
Et  qu'arrivant  l'heure  prescrite, 
Que  le  trépas,  qui  tout  limite, 


M 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Nous  privera  de  sa  valeur, 
Nous  n'avons  jamais  eu  d'alarmes 
Où  nous  ayons  versé  des  larmes 
Pour  une  semblable  douleur. 

Je  sais  bien  que  par  la  justice, 

Dont  la  paix  accroît  le  pouvoir, 

II  fait  demeurer  la  malice 

Aux  bornes  de  quelque  devoir, 

Et  que  son  invincible  épée 

Sous  telle  influence  est  trempée, 

Qu'elle  met  la  frayeur  partout 

Aussitôt  qu'on  la  voit  reluire  : 

Mais  quand  le  malheur  veut  nous  nuire, 

De  quoi  ne  vient-il  point  à  bout  ? 

Soit  que  l'ardeur  de  la  prière 

Le  tienne  devant  un  autel. 

Soit  que  l'honneur  à  la  barrière 

L'appelle  a  débattre  un  cartel. 

Soit  que  dans  la  chambre  il  médite, 

Soit  qu'aux  bois  la  chasse  l'invite, 

Jamais  ne  t'écarte  si  loin, 

Qu'aux  embûches  qu'on  lui  peut  tendre 

Tu  ne  sois  prêt  à  le  défendre, 

Sitôt  qu'il  en  aura  besoin. 

Garde  sa  compagne  fidèle, 
Cette  reine,  dont  les  bontés 
De  notre  faiblesse  mortelle 
Tous  les  défauts  ont  surmontés. 
Fais  que  jamais  rien  ne  l'ennuie  ; 
Que  toute  infortune  la  fuie  ; 
Et  qu'aux  roses  de  sa  beauté 
L'âge,  par  qui  tout  se  consume, 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

Redonne  contre  sa  coutume 
La  grâce  de  la  nouveauté. 

Serre  d'une  étreinte  si  ferme 
Le  nœud  de  leurs  chastes  amours, 
Que  la  seule  mort  soit  le  terme 
Qui  puisse  en  arrêter  le  cours. 
Bénis  les  plaisirs  de  leur  couche, 
Et  fais  renaître  de  leur  souche 
Des  scions  si  beaux  et  si  verts, 
Que  de  leur  feuillage  sans  nombre 
A  jamais  ils  puissent  faire  ombre 
Aux  peuples  de  tout  l'univers. 

Surtout  pour  leur  commune  joie 
Dévide  aux  ans  de  leur  dauphin, 
A  longs  filets  d'or  et  de  soie. 
Un  bonheur  qui  n'ait  point  de  fin  ; 
Quelques  vœux  que  fasse  l'envie. 
Conserve-leur  sa  chère  vie  ; 
Et  tiens  par  elle  ensevelis 
D'une  bonace  continue 
Les  aquilons,  dont  sa  venue 
A  garanti  les  fleurs  de  lis. 

Conduis-le  sous  leur  assurance 
Promptement  jusques  au  sommet 
De  l'inévitable  espérance 
Que  son  enfance  leur  promet. 
Et  pour  achever  leurs  journées, 
Que  les  oracles  ont  bornées 
Dedans  le  trône  impérial. 
Avant  que  le  ciel  les  appelle. 
Fais-leur  ouïr  cette  nouvelle, 
Qu'il  a  rasé  l'Escurial. 
i6 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

yfu  Roi  Henri  le  Grand 

JE  le  connais,  Destins,  vous  avez  arrêté 
Qu'aux  deux  fils  de  mon  roi  se  partage  la  terre, 
Et  qu'après  le  trépas  ce  miracle  de  guerre 
Soit  encore  effroyable  en  sa  postérité. 

Leur  courage  aussi  grand  que  leur  prospérité 
Tous  les  forts  orgueilleux  brisera  comme  verre  ; 
Et  qui  de  leurs  combats  attendra  le  tonnerre 
Aura  le  châtiment  de  sa  témérité. 

Le  cercle  imaginé  qui  de  même  intervalle 
Du  Nord  et  du  Midi  les  distances  égale. 
De  pareille  grandeur  bornera  leur  pouvoir  : 

Mais  étant  fils  d'un  père  où  tant  de  gloire  abonde, 
Pardonnez-moi,  Destins,  quoi  qu'ils  puissent  avoir, 
Vous  ne  leur  donnez  rien  s'ils  n'ont  chacun  un  monde. 


Pour  la    Vicomtesse  d^ Auchy 

IL  n'est  rien  de  si  beau  comme  Caliste  est  belle  ; 
C'est  une  œuvre  où  nature  a  fait  tous  ses  efforts  ; 
Et  notre  âge  est  ingrat  qui  voit  tant  de  trésors. 
S'il  n'élève  à  sa  gloire  une  marque  éternelle. 

La  clarté  de  son  teint  n'est  pas  chose  mortelle  : 
Le  baume  est  dans  sa  bouche,  et  les  roses  dehors  ; 
Sa  parole  et  sa  voix  ressuscitent  les  morts. 
Et  l'art  n'égale  point  sa  douceur  naturelle. 

La  blancheur  de  sa  gorge  éblouit  les  regards  ; 
Amour  est  en  ses  yeux,  il  y  trempe  ses  dards. 
Et  la  fait  reconnaître  un  miracle  visible. 

149  17 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

En  ce  nombre  infini  de  grâces  et  d'appas, 

Qu'en  dis-tu,  ma  raison  ?  crois-tu  qu'il  soit  possible 

D'avoir  du  jugement  et  ne  l'adorer  pas  ? 


Sur  Fjibsence  de  la  Même 

BEAUX  et  grands  bâtiments  d'éternelle  structure, 
Superbes  de  matière  et  d'ouvrages  divers, 
Où  le  plus  digne  roi  qui  soit  en  l'univers 
Aux  miracles  de  l'art  fait  céder  la  nature  ; 

Beau  parc  et  beaux  jardins,  qui,  dans  votre  clôture, 
Avez  toujours  des  fleurs  et  des  ombrages  verts, 
Non  sans  quelque  démon  qui  défend  aux  hivers 
D'en  effacer  jamais  l'agréable  peinture  ; 

Lieux  qui  donnez  aux  coeurs  tant  d'aimables  désirs, 
Bois,  fontaines,  canaux,  si,  parmi  vos  plaisirs, 
Mon  humeur  est  chagrine  et  mon  visage  triste. 

Ce  n'est  point  qu'en  efïet  vous  n'ayez  des  appas  ; 
Mais  quoi  que  vous  ayez,  vous  n'avez  point  Caliste, 
Et  moi  je  ne  vois  rien  quand  je  ne  la  vois  pas. 


  la  Reine f   Mère  du  Roi 

sur  les  heureux  Succès  de  sa  Régence 

NYMPHE  qui  jamais  ne  sommeilles, 
Et  dont  les  messages  divers 
En  un  moment  sont  aux  oreilles 
Des  peuples  de  tout  l'univers, 
Vole  vite,  et  de  la  contrée 
Par  où  le  jour  fait  son  entrée 
18 


\ 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Jusqu'au  rivage  de  Calis, 
Conte,  sur  la  terre  et  sur  l'onde. 
Que  l'honneur  unique  du  monde, 
C'est  la  reine  des  fleurs  de  lis. 

Quand  son  Henri,  de  qui  la  gloire 
Fut  une  merveille  à  nos  yeux, 
Loin  des  hommes  s'en  alla  boire 
Le  nectar  avccque  les  dieux, 
En  cette  aventure  effroyable, 
A  qui  ne  semblait-il  croyable, 
Qu'on  allait  voir  une  saison 
Où  nos  brutales  perfidies 
Feraient  naître  des  maladies 
Qui  n'auraient  jamais  guérison  ? 

Qui  ne  pensait  que  les  Furies 

Viendraient  des  abîmes  d'enfer. 
En  de  nouvelles  barbaries, 
Employer  la  flamme  et  le  fer  ? 
Qu'un  débordement  de  licence 
Ferait  souffrir  à  l'innocence 
Toute  sorte  de  cruautés. 
Et  que  nos  malheurs  seraient  pires 
Que  naguère  sous  les  Busires 
Que  cet  Hercule  avait  domptés  ? 

Toutefois,  depuis  l'infortune 
De  cet  abominable  jour, 
A  peine  la  quatrième  lune 
Achève  de  faire  son  tour  ; 
Et  la  France  a  les  destinées 
Pour  elles  tellement  tournées 
Contre  les  vents  séditieux. 
Qu'au  lieu  de  craindre  la  tempête, 

19 


FRANÇOIS    DE   MALHERBE 

Il  semble  que  jamais  sa  tête 
Ne  fut  plus  voisine  des  cieux. 

Au  delà  des  bords  de  la  Meuse, 
L'Allemagne  a  vu  nos  guerriers, 
Par  une  conquête  fameuse, 
Se  couvrir  le  front  de  lauriers. 
Tout  a  fléchi  sous  leur  menace  ; 
L'Aigle  même  leur  a  fait  place, 
Et,  les  regardant  approcher. 
Comme  lions  à  qui  tout  cède, 
N'a  point  eu  de  meilleur  remède 
Que  de  fuir  et  se  cacher. 

O  reine,  qui  pleine  de  charmes 
Pour  toute  sorte  d'accidents, 
As  borné  le  flux  de  nos  larmes 
En  ces  miracles  évidents. 
Que  peut  la  fortune  publique 
Te  vouer  d'assez  magnifique, 
Si,  mise  au  rang  des  immortels 
Dont  ta  vertu  suit  les  exemples. 
Tu  n'as  avec  eux,  dans  nos  temples, 
Des  images  et  des  autels  ? 

Que  saurait  enseigner  aux  princes 
Le  grand  démon  qui  les  instruit, 
Dont  ta  sagesse  en  nos  provinces 
Chaque  jour  n'épande  le  fruit  ? 
Et  qui  justement  ne  peut  dire, 
A  te  voir  régir  cet  empire. 
Que,  si  ton  heur  était  pareil 
A  tes  admirables  mérites. 
Tu  ferais  dedans  ses  limites 
Lever  et  coucher  le  soleil  ? 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

Le  soin  qui  reste  a  nos  pensées, 
O  bel  astre  !   c'est  que  toujours 
Nos  félicités  commencées 
Puissent  continuer  leur  cours. 
Tout  nous  rit,  et  notre  navire 
A  la  bonace  qu'il  désire  ; 
Mais  si  quelque  injure  du  Sort 
Provoquait  l'ire  de  Neptune, 
Quel  excès  d'heureuse  fortune 
Nous  garantirait  de  la  mort  ? 

Assez  de  funestes  batailles 
Et  de  carnages  inhumains 
Ont  fait  en  nos  propres  entrailles 
Rougir  nos  déloyales  mains  ; 
Donne  ordre  que  sous  ton  génie 
Se  termine  cette  manie, 
Et  que,  las  de  perpétuer 
Une  si  longue  malveillance, 
Nous  employions  notre  vaillance 
Ailleurs  qu'a  nous  entre-tuer. 

La  Discorde  aux  crins  de  couleuvres, 
Peste  fatale  aux  potentats, 
Ne  finit  ses  tragiques  œuvres 
Qu'en  la  fin  même  des  Etats. 
D'elle  naquit  la  frénésie 
De  la  Grèce  contre  l'Asie, 
Et  d'elle  prirent  le  flambeau 
Dont  ils  désolèrent  leur  terre. 
Les  deux  frères  de  qui  la  guerre 
Ne  cessa  point  dans  le  tombeau. 

C'est  en  la  paix  que  toutes  choses 
Succèdent  selon  nos  désirs  j 

az 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Comme  au  printemps  naissent  les  roses, 
En  la  paix  .naissent  les  plaisirs  ; 
Elle  met  les  pompes  aux  villes, 
Donne  aux  champs  les  moissons  fertiles, 
Et  de  la  majesté  des  lois 
Appuyant  les  pouvoirs  suprêmes, 
Fait  demeurer  les  diadèmes 
Fermes  sur  la  tête  des  rois. 

Ce  sera  dessous  cette  égide 
Qu'invincible  de  tous  côtés 
Tu  verras  ces  peuples  sans  bride 
Obéir  à  tes  volontés  ; 
Et,  surmontant  leur  espérance, 
Remettras  en  telle  assurance 
Leur  salut  qui  fut  déploré, 
Que  vivre  au  siècle  de  Marie, 
Sans  mensonge  et  sans  flatterie, 
Sera  vivre  au  siècle  doré. 

Les  Muses,  les  neuf  belles  fées. 
Dont  les  bois  suivent  les  chansons. 
Rempliront  de  nouveaux  Orphées 
La  troupe  de  leurs  nourrissons  ; 
Tous  leurs  vœux  seront  de  te  plaire  ; 
Et,  si  ta  faveur  tutélaire 
Fait  signe  de  les  avouer. 
Jamais  ne  partit  de  leurs  veilles 
Rien  qui  se  compare  aux  merveilles 
Qu'elles  feront  pour  te  louer. 

En  cette  hautaine  entreprise. 
Commune  à  tous  les  beaux  esprits, 
Plus  ardent  qu'un  athlète  à  Pise, 
Je  me  ferai  quitter  le  prix  ; 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Et  quand  j'aurai  peint  ton  image, 
Quiconque  verra  mon  ouvrage 
Avoûra  que  Fontainebleau, 
Le  Louvre,  ni  les  Tuileries, 
En  leurs  superbes  galeries. 
N'ont  point  un  si  riche  tableau. 

Apollon  k  portes  ouvertes 
Laisse  indifféremment  cueillir 
Les  belles  feuilles  toujours  vertes 
Qui  gardent  les  noms  de  vieillir  ; 
Mais  l'art  d'en  faire  des  couronnes    \ 
N'est  pas  su  de  toutes  personnes  ;      ' 
Et  trois  ou  quatre  seulement. 
Au  nombre  desquels  on  me  range, 
Peuvent  donner  une  louange 
Qui  demeure  éternellement. 


Chanson 

ILS  s'en  vont  ces  rois  de  ma  vie, 
Ces  yeux,  ces  beaux  yeuxA 
Dont  Téclat  fait  pâlir  d'envie 
Ceux  même  des  cieux.     _^ 
Dieux,  amis  de  l'innocence, 
Qu'ai-je  fait  pour  mériter 
Les  ennuis  où  cette  absence 
Me  va  précipiter  ? 

Elle  s'en  va  cette  merveille, 

Pour  qui  nuit  et  jour. 
Quoi  que  la  raison  me  conseille, 
Je  brûle  d'amour. 
Dieux,  amis  de  l'innocence, 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Qu'ai-je  fait  pour  mériter 
Les  ennuis  où  cette  absence 
Me  va  précipiter  ? 

En  quel  effroi  de  solitude 

Assez  écarté 
Mettrai-je  mn  inquiétude 
En  sa  liberté  ? 
Dieux,  amis  de  l'innocence, 
Qu'ai-je  fait  pour  mériter 
Les  ennuis  où  cette  absence 
Me  va  précipiter  ? 

Les  affligés  ont  eu  leurs  peines 

Recours  a  pleurer  : 
Mais  quand  mes  yeux  seraient  fontaines, 
Que  puis-je  espérer  ? 
Dieux,  amis  de  l'innocence, 
Qu'ai-je  fait  pour  mériter 
Les  ennuis  où  cette  absence 
Me  va  précipiter  ? 


Pour  une  Fontaine 

VOIS-TU,  passant,  couler  cette  onde. 
Et  s'écouler  incontinent  ? 
Ainsi  fuit  la  gloire  du  monde  ; 
Et  rien  que  l3ieu  n'est  permanent. 


Chc 


SUS,  debout,  la  merveille  des  belles  ; 
Allons  voir  sur  les  herbes  nouvelles 


24 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Luire  un  émail  dont  la  vive  peinture 
Défend  a  Tart  d'imiter  la  nature. 

L'air  est  plein  d'une  haleine  de  roses, 
Tous  les  vents  tiennent  leurs  bouches  closes, 

Et  le  soleil  semble  sortir  de  l'onde 

Pour  quelque  amour  plus  que  pour  luire  au  monde. 

On  dirait,  à  lui  voir  sur  la  tête 

Ses  rayons  comme  un  chapeau  de  fête, 

Qu'il  s'en  va  suivre  en  si  belle  journée 

Encore  un  coup  la  fille  de  Pénée. 

Toute  chose  aux  délices  conspire, 
Mettez-vous  en  votre  humeur  de  rire  ; 
Les  soins  profonds  d'où  les  rides  nous  viennent 
A  d'autres  ans  qu'aux  vôtres  appartiennent. 

Il  fait  chaud,  mais  un  feuillage  sombre 
Loin  du  bruit  nous  fournira  quelque  ombre, 
Où  nous  ferons,  parmi  les  violettes, 
Mépris  de  l'ambre  et  de  ses  cassolettes. 

Près  de  nous,  sur  les  branches  voisines 
Des  genêts,  des  houx  et  des  épines, 
Le  rossignol,  déjiloyant  ses  merveilles. 
Jusqu'aux  rochers  donnera  des  oreilles. 

Et  peut-être,  à  travers  les  fougères. 
Verrons-nous  de  bergers  à  bergères. 
Sein  contre  sein  tw  bouche  contre  bouche. 
Naître  et  finir  quelque  douce  escarmouche. 

C'est  chez  eux  qu'Amour  est  à  son  aise  ; 

Il  y  saute,  il  y  danse,  il  y  baise. 
Et  foule  aux  pieds  les  contraintes  serviles 
De  tant  de  lois  qui  le  gênent  aux  villes. 

as 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

O  qu'un  jour  mon  âme  aurait  de  gloire 
D'obtenir  cette  heureuse  victoire, 
Si  la  pitié  de  mes  peines  passées 
Vous  disposait  à  semblables  pensées  ! 

Votre  honneur,  le  plus  vain  des  idoles, 
Vous  remplit  de  mensonges  frivoles  ; 
Mais  quel  esprit  que  la  raison  conseille. 
S'il  est  aimé,  ne  rend  point  la  pareille  ? 


A  Monseigneur  le   Cardinal  de  Richelieu 

A  CE  coup  nos  frayeurs  n'auront  plus  de  raison. 
Grande  âme  aux  grands  travaux  sans  repos  adonnée; 
Puisque  par  vos  conseils  la  France  est  gouvernée. 
Tout  ce  qui  la  travaille  aura  sa  guérison. 

Tel  que  fut  rajeuni  le  vieil  âge  d'Eson, 
Telle  cette  princesse,  en  vos  mains  résignée, 
Vaincra  de  ses  destins  la  rigueur  obstinée. 
Et  reprendra  le  teint  de  sa  verte  saison. 

Le  bon  sens  de  mon  roi  m'a  toujours  fait  prédire 
Que  les  fruits  de  la  paix  combleraient  son  empire. 
Et  comme  un  demi-dieu  le  feraient  adorer  ; 

Mais  voyant  que  le  vôtre  aujourd'hui  le  seconde, 
Je  ne  lui  promets  pas  ce  qu'il  doit  espérer. 
Si  je  ne  lui  promets  la  conquête  du  monde. 


Au  Roi  Louis  XIII 

QU'AVEC  une  valeur  à  nulle  autre  seconde. 
Et  qui  seule  est  fatale  à  notre  guérison, 
26 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Votre  courage,  mûr  en  sa  verte  saison, 

Nous  ait  acquis  la  paix  sur  la  terre  et  sur  Tonde  ; 

Que  Thydre  de  la  France,  en  révoltes  féconde, 
Par  vous  soit  du  tout  morte  ou  n'ait  plus  de  poison. 
Certes,  c'est  un  bonheur  dont  la  juste  raison 
Promet  à  votre  front  la  couronne  du  monde. 

Mais  qu'en  de  si  beaux  faits  vous  m'ayez  pour  témoin. 
Connaissez-le,  mon  roi,  c'est  le  comble  du  soin 
Que  de  vous  obliger  ont  eu  les  Destinées. 

Tous  vous  savent  louer,  mais  non  également  ; 
Les  ouvrages  communs  vivent  quelques  années,  ~ 
Ce  que  Malherbe  écrit  dure  éternellement. 


Pour  M.  le  Cardinal  de  RicheReu 

PEUPLES,çà,derencens;  peuples,  çà,  des  victimes 
A  ce  grand  Cardinal,  grand  chef-d'œuvre  des  deux. 
Qui  n'a  but  que  la  gloire,  et  n'est  ambitieux 
Que  de  faire  mourir  l'insolence  des  crimes. 

A  quoi  sont  employés  tant  de  soins  magnanimes 
Où  son  esprit  travaille  et  fait  veiller  ses  yeux. 
Qu'à  tromper  les  complots  de  nos  séditieux. 
Et  soumettre  leur  rage  aux  pouvoirs  légitimes  ? 

Le  mérite  d'un  homme,  ou  savant,  ou  guerrier, 
Trouve  sa  récompense  aux  chapeaux  de  laurier, 
Dont  la  vanité  grecque  a  donné  les  exemples. 

Le  sien,  je  l'ose  dire,  est  si  grand  et  si  haut. 
Que  si,  comme  nos  dieux,  il  n'a  place  en  nos  temples. 
Tout  ce  qu'on  lui  peut  faire  est  moins  qu'il  ne  lui  faut. 

27 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

Paraphrase  du  Psaume   CXLV 

N'ESPÉRONS  plus,  mon  âme,  aux  promesses  du 

monde  ; 
Sa  lumière  est  un  verre,  et  sa  faveur  une  onde 
Que  toujours  quelque  vent  empêche  de  calmer. 
Quittons  ces  vanités,  lassons-nous  de  les  suivre  : 

C'est  Dieu  qui  nous  fait  vivre, 

C'est  Dieu  qu'il  faut  aimer. 

En  vain,  pour  satisfaire  à  nos  lâches  envies, 
Nous  passons  près  des  rois  tout  le  temps  de  nos  vies 
A  souffrir  des  mépris  et  ployer  les  genoux  : 
Ce  qu'ils  peuvent  n'est  rien  ;    ils  sont,  comme  nous 
sommes. 

Véritablement  hommes, 
Et  meurent  comme  nous. 

Ont-ils  rendu  Tesprit,  ce  n'est  plus  que  poussière 

Que  cette  majesté  si  pompeuse  et  si  fière 

Dont  l'éclat  orgueilleux  étonnait  l'univers  ; 

Et  dans  ces  grands  tombeaux,  où  leurs  âmes  hautaines 

Font  encore  les  vaines. 

Ils  sont  mangés  des  vers. 

Là  se  perdent  ces  noms  de  maîtres  de  la  terre, 
D'arbitres  de  la  paix,  de  foudres  de  la  guerre  ; 
Comme  ils  n'ont  plus  de  sceptre,  ils  n'ont  plus  de 

flatteurs  ; 
Et  tombent  avec  eux,  d'une  chute  commune, 

Tous  ceux  que  leur  fortune 

Faisait  leurs  serviteurs. 


28 


FRANÇOIS    DE    MALHERBE 

Sur  la   Mort  de  son  Fils 

QUE  mon  fils  ait  perdu  sa  dépouille  mortelle, 
Ce  fils  qui  fut  si  brave,  et  que  j'aimai  si  fort, 
Je  ne  l'impute  point  a  l'injure  du  sort, 
Puisque  finir  à  Thomme  est  chose  naturelle. 

Mais  que  de  deux  marauds  la  surprise  infidèle 
Ait  terminé  ses  jours  d'une  tragique  mort, 
En  cela  ma  douleur  n'a  point  de  réconfort. 
Et  tous  mes  sentiments  sont  d'accord  avec  elle. 

O  mon  Dieu,  mon  Sauveur,  puisque,  par  la  raison. 
Le  trouble  de  mon  âme  étant  sans  guérison. 
Le  vœu  de  la  vengeance  est  un  vœu  légitime, 

Fais  que  de  ton  appui  je  sois  fortifié  ; 

Ta  justice  tVn  prie,  et  les  auteurs  du  crime 

Sont  fils  de  ces  bourreaux  qui  t'ont  crucifié. 


Au  Roi  Louis  XIII 

allant  châtier  la  Rcbtlliom  des   Rochelais, 

et  choiser  let  AngWu, 

qui,   en  leur  Faveur^   étaient  descendus  dans  Pile  de   Ri 

DONC  un  nouveau  labeur  k  tes  armes  s'apprête  : 
Prends  ta  foudre,  Louis,  et  va,  comme  un  lion, 
Donner  le  dernier  coup  à  la  dernière  tête 
De  la  rébellion. 

Fais  choir  en  sacrifice  au  démon  de  la  France 
Les  fronts  trop  élevés  de  ces  âmes  d'enfer. 
Et  n'épargne  contre  eux,  pour  notre  délivrance, 
Ni  le  feu  ni  le  fer. 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Assez  de  leurs  complots  l'infidèle  malice 
A  nourri  le  désordre  et  la  sédition  ; 
Quitte  le  nom  de  Juste,  ou  fais  voir  ta  justice 
En  leur  punition. 

Le  centième  décembre  a  les  plaines  ternies, 
Et  le  centième  avril  les  a  peintes  de  fleurs, 
Depuis  que  parmi  nous  leurs  brutales  manies 
Ne  causent  que  des  pleurs. 

Dans  toutes  les  fureurs  des  siècles  de  nos  pères, 
Les  monstres  les  plus  noirs  firent-ils  jamais  rien 
Que  l'inhumanité  de  ces  cœurs  de  vipères 
Ne  renouvelle  au  tien  ? 

Par  qui  sont  aujourd'hui  tant  de  villes  désertes. 
Tant  de  grands  bâtiments  en  masures  changés. 
Et  de  tant  de  chardons  les  campagnes  couvertes, 
Que  par  ces  enragés  ? 

Les  sceptres  devant  eux  n'ont  point  de  privilèges, 
Les  immortels  eux-meme  en  sont  persécutés  ; 
Et  c'est  aux  plus  saints  lieux  que  leurs  mains  sacrilèges 
Font  plus  d'impiétés. 

Marche,  va  les  détruire,  éteins-en  la  semence. 
Et  suis  jusqu'à  leur  fin  ton  courroux  généreux, 
Sans  jamais  écouter  ni  pitié  ni  clémence 
Qui  te  parle  pour  eux.- 

Ils  ont  beau  vers  le  ciel  leurs  murailles  accroître. 
Beau  d'un  soin  assidu  travailler  à  leurs  forts, 
Et  creuser  leurs  fossés  jusqu'à  faire  paroître 
Le  jour  entre  les  morts  : 

Laisse-les  espérer,  laisse-les  entreprendre. 
Il  suffit  que  ta  cause  est  la  cause  de  Dieu, 

30 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

Et  qu'avecque  ton  bras  elle  a  pour  la  défendre 
Les  soins  de  Richelieu  : 

Richelieu,  ce  prélat  de  qui  toute  l'envie 
Est  de  voir  ta  grandeur  aux  Indes  se  borner, 
Et  qui  visiblement  ne  fait  cas  de  sa  vie 
Que  pour  te  la  donner. 

Rien  que  ton  intérêt  n'occupe  sa  pensée, 
Nuls  divertissements  ne  l'appellent  ailleurs  ; 
Et  de  quelques  bons  yeux  qu'on  ait  vanté  Lyncée, 
11  en  a  de  meilleurs. 

Son  âme  toute  grande  est  une  âme  hardie. 
Qui  pratique  si  bien  l'art  de  nous  secourir, 
Que,  pourvu  qu'il  soit  cru,  nous  n'avons  maladie 
Qu'il  ne  sache  guérir. 

Le  ciel,  qui  doit  le  bien  selon  qu'on  le  mérite. 
Si  de  ce  grand  oracle  il  ne  t'eût  assisté, 
Par  un  autre  présent  n'eût  jamais  été  quitte 
Envers  ta  piété. 

Va,  ne  diflf^re  plus  tes  bonnes  destinées  ; 
Mon  Apollon  t'assure  et  t'engage  sa  foi 
Qu'employant  ce  Typhis,  Syrtes  et  Cyanées 
Seront  havres  pour  toi. 

Certes,  ou  je  me  trompe,  ou  déjà  la  Victoire, 
Qui  son  plus  grand  honneur  de  tes  palmes  attend. 
Est  a'ix  bords  de  Charente  en  son  habit  de  gloire, 
Pour  te  rendre  content. 

Je  la  vois  qui  t'appelle,  et  qui  semble  te  dire  : 
Roi,  le  plus  grand  des  rois  et  qui  m'es  le  plus  cher, 
Si  tu  veux  que  je  t'aide  à  sauver  ton  empire, 
Il  est  temps  de  marcher. 

3X 


FRANÇOIS   DE    MALHERBE 

Que  sa  façon  est  brave  et  sa  mine  assurée  ! 
Qu'elle  a  fait  richement  son  armure  étoffer  ! 
Et  qu'il  se  connaît  bien  a  la  voir  si  parée, 
Que  tu  vas  triompher  ! 

Telle,  en  ce  grand  assaut  où  des  fils  de  la  Terre 
La  rage  ambitieuse  à  leur  honte  parut. 
Elle  sauva  le  ciel,  et  rua  le  tonnerre 
Dont  Briare  mourut. 

Déjà  de  tous  côtés  s'avançaient  les  approches  ; 
Ici  courait  Mimas,  là  Tiphon  se  battait, 
Et  là  suait  Euryte  à  détacher  les  roches 
Qu'Encelade  jetait. 

A  peine  cette  vierge  eut  l'affaire  embrassée, 
Qu'aussitôt  Jupiter,  en  son  trône  remis, 
Vit,  selon  son  désir,  la  tempête  cessée. 
Et  n'eut  plus  d'ennemis. 

Ces  colosses  d'orgueil  furent  tous  mis  en  poudre, 
Et  tous  couverts  des  monts  qu'ils  avaient  arrachés  ; 
Phlègre,  qui  les  reçut,  pue  encore  la  foudre 
Dont  ils  furent  touchés. 

L'exemple  de  leur  race,  à  jamais  abolie. 
Devait  sous  ta  merci  tes  rebelles  ployer  ; 
Mai»  serait-ce  raison  qu'une  même  folie 
N'eût  pas  même  loyer  ? 

Déjà  l'étonnement  leur  fait  la  couleur  blême  ; 
Et  ce  lâche  voisin  qu'ils  sont  allés  quérir. 
Misérable  qu'il  est,  se  condamne  lui-même 
À  fuir  ou  mourir. 

Sa  faute  le  remord  :  Mégère  le  regarde, 
Et  lui  porte  l'esprit  à  ce  vrai  sentiment, 
32 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Que  d'une  injuste  offense  il  aura,  quoiqu'il  tarde, 
Le  juste  châtiment. 

Bien  semble  être  la  nier  une  barre  assez  forte 
Pour  nous  ôter  l'espoir  qu'il  puisse  être  battu  ; 
Mais  est-il  rien  de  clos  dont  ne  t*ouvre  la  porte 
Ton  heur  et  ta  vertu  ? 

Neptune,  importuné  de  ses  voiles  infâmes. 
Comme  tu  paraîtras  au  passage  des  flots, 
Voudra  que  ses  Tritons  mettent  la  main  aux  rames, 
Et  soient  tes  matelots. 

La  rendront  tes  guerriers  tant  de  sortes  de  preuves, 
Et  d'une  telle  ardeur  pousseront  leurs  efforts. 
Que  le  sang  étranger  fera  monter  nos  fleuves 
Au-dessus  de  leurs  bords. 

Par  cet  exploit  fatal  en  tous  lieux  va  renaître 
La  bonne  opinion  des  courages  françois  ; 
Et  le  monde  croira,  s'il  doit  avoir  un  maître, 
Qu'il  faut  que  tu  le  sois. 

O  que,  pour  avoir  part  en  si  belle  aventure, 
Je  me  souhaiterais  la  fortune  d'Éson, 
Qui,  vieil  comme  je  suis,  revint  contre  nature 
En  sa  jeune  saison  ! 

De  quel  péril  extrême  est  la  guerre  suivie. 
Où  je  ne  fisse  voir  que  tout  l'or  du  Levant 
N'a  rien  que  je  compare  aux  honneurs  d'une  vie 
Perdue  en  te  servant  ? 

Toutes  les  autres  morts  n'ont  mérite  ni  marque  ; 

Celle-ci  porte  seule  un  éclat  radieux. 

Qui  fait  revivre  l'homme  et  le  met  de  la  barque 

A  la  table  des  dieux. 

150 
°"  33 


FRANÇOIS   DE   MALHERBE 

Mais  quoi  !   tous  les  pensers  dont  les  âmes  bien  nées 
Excitent  leur  valeur  et  flattent  leur  devoir, 
Que  sont-ce  que  regrets,  quand  le  nombre  d'années 
Leur  ôte  le  pouvoir? 

Ceux  a  qui  la  chaleur  ne  bout  plus  dans  les  veines 
En  vain  dans  les  combats  ont  des  soins  diligents  ; 
Mars  est  comme  l'Amour  :   ses  travaux  et  ses  peines 
Veulent  de  jeunes  gens. 

Je  suis  vaincu  du  temps,  je  cède  à  ses  outrages  ; 
Mon  esprit  seulement,  exempt  de  sa  rigueur, 
A  de  quoi  témoigner  en  ses  derniers  ouvrages 
Sa  première  vigueur. 

Les  puissantes  faveurs  dont  Parnasse  m'honore 
Non  loin  de  mon  berceau  commencèrent  leur  cours  ; 
Je  les  possédai  jeune,  et  les  possède  encore, 
A  la  fin  de  mes  jours. 

Ce  que  j'en  ai  reçu,  je  veux  te  le  produire  ; 
Tu  verras  mon  adresse  ;   et  ton  front  cette  fois 
Sera  ceint  de  rayons  qu'on  ne  vit  jamais  luire 
Sur  la  tête  des  rois. 

Soit  que  de  tes  lauriers  ma  lyre  s'entretienne, 
Soit  que  de  tes  bontés  je  la  fasse  parler. 
Quel  rival  assez  vain  prétendra  que  la  sienne 

Ait  de  quoi  m'égaler  ? 
Le  fameux  Amphion,  dont  la  voix  nonpareille. 
Bâtissant  une  ville,  étonna  l'univers. 
Quelque  bruit  qu'il  ait  eu,  n'a  point  fait  de  merveille 

Que  ne  fassent  mes  vers. 
Par  eux  de  tes  beaux  faits  la  terre  sera  pleine  ; 
Et  les  peuples  du  Nil,  qui  les  auront  ouïs. 
Donneront  de  l'encens,  comme  ceux  de  la  Seine, 

Aux  autels  de  Louis. 

34 


LES     POETES     DE     L^ECOLE 
CLASSIQUE 

MATHURIN    RÉGNIER 

Stances 

QUAND  sur  moi  je  jette  les  yeux, 
A  trente  ans  me  voyant  tout  vieux, 
Mon  cœur  de  frayeur  diminue  ; 
Étant  vieilli  dans  un  moment, 
Je  ne  puis  dire  seulement 
Que  ma  jeunesse  est  devenue. 

Du  berceau  courant  au  cercueil, 
Le  jour  se  dérobe  à  mon  œil, 
Mes  sens  troublés  s'évanouissent. 
Les  hommes  sont  comme  des  fleurs, 
Qui  naissent  et  vivent  en  pleurs 
Et  d'heure  en  heure  se  fanissent. 

Leur  âge,  à  l'instant  écoulé. 

Comme  un  trait  qui  s'est  envolé, 
Ne  laisse  après  soi  nulle  marque  ; 
Et  leur  nom,  si  fameux  ici, 
Sitôt  qu'ils  sont  morts,  meurt  aussi, 
Du  pauvre  autant  que  du  monarque. 

Naguères,  vert,  sain  et  puissant 
Comme  un  aubépin  florissant. 
Mon  printemps  était  délectable  ; 

35 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Les  plaisirs  logeaient  en  mon  sein  ; 
Et  lors  était  tout  mon  destin 
Du  jeu  d'amour  et  de  la  table. 

Mais,  las  !   mon  sort  est  bien  tourné, 
Mon  âge  en  un  rien  s'est  borné  ; 
Faible  languit  mon  espérance. 
En  une  nuit,  à  mon  malheur. 
De  la  joie  et  de  la  douleur 
J'ai  bien  appris  la  différence. 

La  douleur  aux  traits  vénéneux. 
Comme  d'un  habit  épineux, 
Me  ceint  d'une  horrible  torture  ; 
Mes  beaux  jours  sont  changés  en  nuits. 
Et  mon  cœur,  tout  flétri  d'ennuis, 
N'attend  plus  que  la  sépulture. 

Enivré  de  cent  maux  divers. 
Je  chancelle,  et  vais  de  travers, 
Tant  mon  âme  en  regorge  pleine  ; 
J'en  ai  l'esprit  tout  hébété. 
Et  si  peu  qui  m'en  est  resté, 
Encor  me  fait-il  de  la  peine. 

La  mémoire  du  temps  passé. 
Que  j'ai  follement  dépensé, 
Epand  du  fiel  en  mes  ulcères  ; 
Si  peu  que  j'ai  de  jugement 
Semble  animer  mon  sentiment 
Me  rendant  plus  vif  mes  misères. 

Ha  !   pitoyable  souvenir  ! 
Enfin,  que  dois-je  devenir  ? 
Où  se  réduira  ma  constance  ? 
Étant  jà  défailli  de  cœur, 
36 


MATHURIN    RÉGNIER 

Qui  me  don'ra  de  la  vigueur 
Pour  durer  en  la  pénitence  ? 

Qu'est-ce  de  moi  ?  faible  est  ma  main  ; 
Mon  courage,  hélas  !   est  humain  ; 
Je  ne  suis  de  fer  ni  de  pierre. 
En  mes  maux  montre-toi  plus  doux, 
Seigneur  ;  aux  traits  de  ton  courroux, 
Je  suis  plus  fragile  que  verre. 

Je  ne  suis  a  tes  yeux,  sinon 
Qu'un  fétu  sans  force  et  sans  nom, 
Qu'un  hibou  qui  n'ose  paraître, 
Qu'un  fantôme  ici-bas  errant, 
Qu'une  orde  écume  de  torrent. 
Qui  semble  fondre  avant  que  naître  : 

Où  toi,  tu  peux  faire  trembler 
L'univers,  et  désassembler 
Du  firmament  le  riche  ouvrage, 
Tarir  les  flots  audacieux. 
Ou,  les  élevant  jusqu'aux  cieux. 
Faire  de  la  terre  un  naufrage. 

Le  soleil  fléchit  devant  toi  ; 
De  toi  les  astres  prennent  loi  ; 
Tout  fait  joug  dessous  ta  parole  ; 
Et  cependant  tu  vas  dardant 
Dessus  moi  ton  courroux  ardent, 
Qui  ne  suis  qu'un  bourrier  qui  vole. 

Mais  quoi  !   si  je  suis  imparfait, 
Pour  me  défaire  m'as-tu  fait  ? 
Ne  sois  aux  pécheurs  si  sévère  : 
Je  suis  homme,  et  toi  Dieu  clément  ! 
Sois  donc  plus  doux  au  châtiment. 
Et  punis  les  tiens  comme  père. 

37 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

J'ai  l'œil  scellé  d'un  sceau  de  fer  ; 

Et  déjà  les  portes  d'enfer 

Semblent  s'entr'ouvrir  pour  me  prendre  ; 

Mais  encore,  par  ta  bonté, 

Si  tu  m'as  ôté  la  santé, 

O  Seigneur  !   tu  me  la  peux  rendre. 

Le  tronc  de  branches  dévêtu, 
Par  une  secrète  vertu 
Se  rendant  fertile  en  sa  perte, 
De  rejetons  espère  un  jour 
Ombrager  les  lieux  d'alentour 
Reprenant  sa  perruque  verte  : 

Où  l'homme,  en  la  fosse  couché, 

Après  que  la  mort  l'a  touché. 

Le  cœur  est  mort  comme  l'écorce. 

Encor  l'eau  reverdit  le  bois  ; 

Mais  l'homme  étant  mort  une  fois. 

Les  pleurs,  pour  lui,  n'ont  plus  de  force. 

Sonnets 

O  DIEU,  si  mes  péchés  irritent  ta  fureur, 
Contrit,  morne  et  dolent,  j'espère  en  ta  clémence. 
Si  mon  deuil  ne  suffit  à  purger  mon  offense. 
Que  ta  grâce  y  supplée  et  serve  à  mon  erreur. 

Mes  esprits  éperdus  frissonnent  de  terreur, 

Et,  ne  voyant  salut  que  par  la  pénitence, 

Mon  cœur,  comme  mes  yeux,  s'ouvre  à  la  repentance, 

Et  me  hais  tellement  que  je  m'en  fais  horreur. 

Je  pleure  le  présent,  le  passé  je  regrette  ; 
Je  crains  à  l'avenir  la  faute  que  j'ai  faite  ; 
Dans  mes  rébellions  je  lis  mon  jugement. 

38 


MATHURIN    RÉGNIER 

Seigneur,  dont  la  bonté  nos  injures  surpasse, 
Comme  de  père  à  fils,  uses-en  doucement. 
Si  j'avais  moins  failli,  moindre  serait  ta  grâce. 

CEPENDANT   qu'en    la   croix,   plein   d'amour 

infinie. 
Dieu  pour  notre  salut  tant  de  maux  supporta, 
Que  par  son  juste  sang  notre  âme  il  racheta 
Des  prisons  où  la  mort  la  tenait  asservie  ; 

Altéré  du  désir  de  nous  rendre  la  vie, 

J'ai  soif,  dit-il  aux  Juifs.     Quelqu'un  lors  apporta 

Du  vinaigre  et  du  fiel,  et  le  lui  présenta  ; 

Ce  que  voyant,  sa  mère  en  la  sorte  s'écrie  : 

Quoi  !   n'est-ce  pas  assez  de  donner  le  trépas 

A  celui  qui  nourrit  les  hommes  ici-bas. 

Sans  frauder  son  désir  d'un  si  piteux  breuvage? 

Venez  tirer  mon  sang  de  ses  rouges  canaux. 

Ou  bien  prenez  ces  pleurs  qui  noyent  mon  visage; 

Vous  serez  moins  cruels,  et  j'aurai  moins  de  maux. 

JEAN   OGIER   DE    GOMBAUD 

Sonnets 

DURANT  la  belle  nuit,  dont  mon  âme  ravie 
Préférait  les  clartés  à  celles  d'un  beau  jour. 
J'écoutais  murmurer,  au  milieu  de  la  Cour, 
Mille  voix  de  louange  et  mille  autres  d'envie. 

Je  ne  sais  quelles  morts  plus  douces  que  la  vie, 
Faisaient  sentir  aux  cœurs  les  charmes  de  l'amour  ; 
Et  de  mille  beautés  qui  brûlaient  à  l'entour. 
L'un  tenait  pour  C.ilistc,  et  l'autre  pour  Sylvie. 

39 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Quand  Philis  vint  montrer  ses  yeux  armés  de  dards, 
De  tous  les  assistants  attira  les  regards, 
Et  des  autres  objets  effaça  la  mémoire. 

Sa  présence  à  l'instant  fit  sentir  sa  vertu, 
Et  mon  cœur  fut  saisi  d'une  secrète  gloire 
De  la  voir  triompher  sans  avoir  combattu. 

LE  péché  me  surmonte,  et  ma  peine  est  si  grande, 
Lorsque,  malgré  moi-même,  il  triomphe  de  moi. 
Que,  pour  me  retirer  du  gouffre  où  je  me  voi. 
Je  ne  sais  quel  hommage  il  faut  que  je  te  rende. 

Je  voudrais  bien  t' offrir  ce  que  ta  loi  commande. 
Des  prières,  de  vœux  et  des  fruits  de  ma  foi  ; 
Mais  voyant  que  mon  cœur  n'est  pas  digne  de  toi, 
Je  fais  de  mon  Sauveur  mon  éternelle  offrande. 

Reçois  ton  fils,  ô  Père  !   et  regarde  la  croix 
Où,  prêt  de  satisfaire  à  tout  ce  que  je  dois, 
Il  te  fait  de  lui-même  un  sanglant  sacrifice  ; 

Et  puisqu'il  a  pour  moi  cet  excès  d'amitié, 
Que  d'être  incessamment  l'objet  de  ta  justice, 
Je  serai,  s'il  te  plaît,  l'objet  de  ta  pitié. 


FRANÇOIS   MAYNARD 

La  belle    Vieille 

CLORIS,   que  dans  mon  cœur  j'ai  si  longtemps 

servie. 
Et  que  ma  passion  montre  à  tout  l'univers. 
Ne  veux-tu  pas  changer  le  destin  de  ma  vie. 
Et  donner  de  beaux  jours  à  mes  derniers  hivers  ? 

40 


FRANÇOIS   MAYNARD 

N'oppose  plus  ton  deuil  au  bonheur  où  j'aspire, 
Ton  visage  est-il  fait  pour  demeurer  voilé  ? 
Sors  de  ta  nuit  funèbre,  et  permets  que  j'admire 
Les  divines  clartés  des  yeux  qui  m'ont  brûlé... 

Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  je  suis  ta  conquête  ; 

Huit  lustres  ont  suivi  le  jour  que  tu  me  pris  ; 

Et  j'ai  fidèlement  aimé  ta  belle  tête 

Sous  des  cheveux  châtains  et  sous  des  cheveux  gris. 

C'est  de  tes  jeunes  yeux  que  mon  ardeur  est  née, 
C'est  de  leurs  premiers  traits  que  je  fus  abattu  ; 
Mais,  tant  que  tu  brûlas  du  ilambeau  d'hyménée. 
Mon  amour  se  cacha  pour  plaire  a  ta  vertu. 

Je  sais  de  quel  respect  il  faut  que  je  t'honore, 
Et  mes  ressentiments  ne  l'ont  pas  violé  ; 
Si  quelquefois  j'ai  dit  le  soin  qui  me  dévore. 
C'est  à  des  confidents  qui  n'ont  jamais  parlé. 

Pour  adoucir  l'aigreur  des  peines  que  j'endure, 
Je  me  plains  aux  rochers,  et  demande  conseil 
A  ces  vieilles  forêts,  dont  l'épaisse  verdure 
Fait  de  si  belles  nuits  en  dépit  du  soleil. 

L'âme  pleine  d'amour  et  de  mélancolie. 
Et  couché  sur  des  fleurs  et  sous  des  orangers. 
J'ai  montré  ma  blessure  aux  deux  mers  d'Italie, 
Et  fait  dire  ton  nom  aux  échos  étrangers... 

Cloris,  la  passion  que  mon  cœur  t'a  jurée 

Ne  trouve  point  d'exemple  aux  siècles  les  plus  vieux. 

Amour  et  la  Nature  admirent  la  durée 

Du  feu  de  mes  désirs,  et  du  feu  de  tes  yeux. 

La  beauté  qui  te  suit  depuis  ton  premier  âge. 
Au  déclin  de  tes  jours  ne  veut  pas  te  laisser  ; 

41 


L^ÉCOLE    CLASSIQUE 

Et  le  temps,  orgueilleux  d'avoir  fait  ton  visage, 
En  conserve  l'éclat,  et  craint  de  l'effacer. 

Regarde  sans  frayeur  la  fin  de  toutes  choses  ; 
Consulte  le  miroir  avec  des  yeux  contents  : 
On  ne  voit  point  tomber  ni  tes  lis  ni  tes  roses, 
Et  l'hiver  de  ta  vie  est  ton  second  printemps. 

Pour  moi,  je  cède  aux  ans,  et  ma  tête  chenue 
M'apprend  qu'il  faut  quitter  les  hommes  et  le  jour  ; 
Mon  sang  se  refroidit  ;   ma  force  diminue  ; 
Et  je  serais  sans  feu,  si  j'étais  sans  amour,, , 


A  Alc'ippe 

ALCIPPE,  reviens  dans  nos  bois, 

Tu  n'as  que  trop  suivi  nos  rois 
Et  l'infidèle  espoir  dont  tu  fais  ton  idole  : 
Quelque  bonheur  qui  seconde  tes  vœux. 
Ils  n'arrêteront  pas  le  temps  qui  toujours  vole, 
Et  qui  d'un  triste  blanc  va  peindre  tes  cheveux. 

La  cour  méprise  ton  encens. 

Ton  rival  monte  et  tu  descends. 
Et  dans  le  cabinet  le  favori  te  joue. 

Que  t'a  servi  de  fléchir  les  genoux 
Devant  un  Dieu  fragile  et  fait  d'un  peu  de  boue. 
Qui  souffre  et  qui  vieillit  pour  mourir  comme  nous  ? 

Romps  tes  fers,  bien  qu'ils  soient  dorés. 

Fuis  les  injustes  adorés. 
Et  descends  dans  toi-même  à  l'exemple  du  sage. 

Tu  vois  de  près  ta  dernière  saison  : 
Tout  le  monde  connaît  ton  nom  et  ton  visage, 
Et  tu  n'es  pas  connu  de  ta  propre  raison. 

42 


FRANÇOIS   MAYNARD 

Ne  forme  que  des  saints  désirs, 

Et  te  sépare  des  plaisirs 
Dont  la  molle  douceur  te  fait  aimer  la  vie. 

11  faut  quitter  le  séjour  des  mortels, 
Il  faut  quitter  Philis,  Amarante  et  Silvie, 
A  qui  ta  folle  amour  élève  des  autels. 

Il  faut  quitter  l'ameublement 

Qui  nous  cache  pompeusement 
Sous  de  la  toile  d'or  le  plâtre  de  ta  chambre. 

Il  faut  quitter  ces  jardins  toujours  verts. 
Que  l'haleine  des  fleurs  parfume  de  son  ambre, 
Et  qui  font  des  printemps  au  milieu  des  hivers. 

C'est  en  vain  que  loin  des  hasards 
Oïl  courent  les  enfants  de  Mars, 
Nous  laissons  reposer  nos  mains  et  nos  courages 

Et  c'est  en  vain  que  la  fureur  des  eaux. 
Et  l'insolent  Borée,  artisan  des  naufrages, 
Font  à  l'abri  du  port  retirer  nos  vaisseaux. 

Nous  avons  beau  nous  ménager, 

Et  beau  prévenir  le  danger, 
La  mort  n'est  pas  un  mal  que  le  prudent  évite  ; 

Il  n'est  raison,  adresse,  ni  conseil. 
Qui  nous  puisse  exempter  d'aller  oïl  le  Cocyte 
Arrose  des  pays  inconnus  au  soleil. 

Le  cours  de  nos  ans  est  borné  ; 

Et  quand  notre  heure  aura  sonné, 
Cloton  ne  voudra  plus  grossir  notre  fusée. 

C'est  une  loi,  non  pas  un  châtiment. 
Que  la  nécessité  qui  nous  est  imposée 
De  servir  de  pâture  aux  vers  du  monument. 

Résous-toi  d'aller  chez  les  morts  ; 
Ni  la  race,  ni  les  trésors, 

43 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Ne  sauraient  t'enipêcher  d'en  augmenter  le  nombre. 

Le  potentat  Je  plus  grand  de  nos  jours, 
Ne  sera  rien  qu'un  nom,  ne  sera  rien  qu'une  ombre. 
Avant  qu'un  demi-siècle  ait  achevé  son  cours. 

On  n'est  guère  loin  du  matin 

Qui  doit  terminer  le  destin 
Des  superbes  tyrans  du  Danube  et  du  Tage. 
Ils  font  les  dieux  dans  le  monde  chrétien  ; 
Mais  ils  n'auront  sur  toi  que  le  triste  avantage 
D'infecter  un  tombeau  plus  riche  que  le  tien. 

Et  comment  pourrions-nous  durer  ? 

Le  temps,  qui  doit  tout  dévorer. 
Sur  le  fer  et  la  pierre  exerce  son  empire  ; 

Il  abattra  ces  fermes  bâtiments 
Qui  n'offrent  a  nos  yeux  que  marbre  et  que  porphyre, 
Et  qui  jusqu'aux  enfers  portent  leurs  fondements. 

On  cherche  en  vain  les  belles  tours 

Où  Paris  cacha  ses  amours. 
Et  d'où  ce  fainéant  vit  tant  de  funérailles. 

Rome  n'a  rien  de  son  antique  orgueil. 
Et  le  vide  enfermé  de  ses  vieilles  murailles 
N'est  qu'un  affreux  objet  et  qu'un  vaste  cercueil. 

Mais  tu  dois  avecque  mépris 
Regarder  ces  petits  débris  : 
Le  temps  amènera  la  fin  de  toutes  choses  ; 

Et  ce  beau  ciel,  ce  lambris  azuré, 
Ce  théâtre,  où  l'aurore  épanche  tant  de  roses. 
Sera  brûlé  des  feux  dont  il  est  éclairé. 

Le  grand  astre  qui  l'embellit 
Fera  sa  tombe  de  son  lit  ; 
L'air  ne  formera  plus  ni  grêles,  ni  tonnerres  ; 
Et  l'univers  qui,  dans  son  large  tour, 

44 


FRANÇOIS   MAYNARD 

Voit  courir  tant  de  mers  et  fleurir  tant  de  terres, 
Sans  savoir  où  tomber,  tombera  quelque  jour. 


Ode 

HÉLÈNE,  Oriane,  Angélique, 
Je  ne  suis  plus  de  vos  amants. 
Loin  de  moi  l'éclat  magnifique 
Des  noms  puisés  dans  les  romans. 

Ma  passion,  quoi  qu'amour  fasse, 
Ne  fera  plus  son  paradis 
Des  beautés  qui  mettent  leur  race 
Plus  haut  que  celle  d'Amadis. 

Pour  baiser  la  robe  ou  la  jupe 
Des  femmes  de  bonne  maison, 
Il  faut  qu'une  amoureuse  dupe 
Perde  son  bien  et  sa  raison. 

Il  faut  que  toujours  il  se  couvre 
De  superbes  habillements. 
Et  qu'il  aille  chercher  au  Louvre 
De  la  grâce  et  des  compliments. 

Vive  Barbe,  Alix  et  Nicolle, 
Dont  les  simples  naïvetés 
Ne  furent  jamais  à  l'école 
Des  ruses  et  des  vanités  ! 

Une  santé  fraîche  et  robuste 
Fait  que  toujours  leur  teint  est  net  ; 
Et  lorsque  leur  beauté  s'ajuste, 
La  campagne  est  leur  cabinet. 

45 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Sans  donner  ni  bal,  ni  musique, 
Sans  emprunter  chez  les  marchands, 
Et  sans  débiter  rhétorique, 
Je  plais  aux  Calistes  des  champs. 

Leur  âme  n'est  pas  inhumaine 
Pour  tirer  mes  vœux  en  longueur  ; 
Jamais  je  n'ai  perdu  l'haleine 
En  courant  après  leur  rigueur. 

Adieu,  pompeuses  damoiselles 

Que  le  fard  cache  aux  yeux  de  tous, 

Et  qui  ne  fûtes  jamais  belles 

Que  d'un  beau  qui  n'est  pas  à  vous  ! 

J'en  veux  aux  femmes  de  village, 
Je  n'aime  plus  en  autre  part  ; 
La  nature,  en  leur  beau  visage, 
Fait  la  fi^ue  aux  secrets  de  l'art. 


Ode 

CES  antres  et  ces  rochers, 
Jeanne,  qui  te  virent  naitre, 
Me  sont  plus  beaux  et  plus  chers 
Que  le  palais  de  mon  maître. 

J'égale  au  plus  beau  des  lieux 
La  province  reculée 
Que  l'orient  de  tes  yeux 
A  si  doucement  brûlée. 

Tes  vertus  sont  des  trésors 
Qui  te  remplissent  de  gloire. 
On  les  chante  sur  les  bords 
Du  Rhin,  du  Tibre  et  de  Loire. 


46 


ï 


FRANÇOIS   MAYNARD 

Ton  esprit  est  merveilleux, 
Le  mien  en  fait  son  oracle, 
Et  notre  âge  est  orgueilleux 
D'avoir  produit  ce  miracle. 

Le  soleil  est  un  Hambeau 
Où  moins  de  lumière  abonde  : 
C'est  le  présent  le  plus  beau 
Que  le  ciel  ait  fait  au  monde. 

Jeanne,  tu  parles  si  bien. 
Que  mon  âme  en  est  ravie  : 
Deux  jours  de  ton  entretien 
Valent  deux  siècles  de  vie. 

Tu  m'as  pris,  et  ton  discours 
Est  le  piège  qui  m'engage. 
Le  printemps  n'a  pas  des  jours 
Si  fleuris  que  ton  langage... 

Je  pardonne  â  tes  beautés 
L'orgueil  qui  les  rend  si  vaincs  ; 
Tes  regards  font  nos  étés, 
Tes  pieds  font  fleurir  nos  plaines. 

Tu  fais  que  dans  nos  vallons 
On  voit  naître  toutes  choses, 
Et  défends  aux  aquilons 
D'y  faire  tomber  les  roses. 

Quoi  que  fassent  les  hivers, 
Jamais  la  neige  n'y  dure, 
Et  les  arbres  y  sont  verts 
D'une  éternelle  verdure... 

Souvent,  pour  se  délasser, 
La  Cour  me  lit,  et  je  pense 


47 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Qu'on  ne  voudra  pas  laisser 
Ma  vertu  sans  récompense  ; 

Mais  je  t'ai  donné  les  vœux 
D'une  amour  si  peu  commune, 
Que  pour  un  de  tes  cheveux 
Je  quitterais  ma  fortune. 

Si  la  foi  dont  je  te  sers 
Ne  craignait  d'être  abusée, 
J'userais  dans  ces  déserts 
Tout  le  fil  de  ma  fusée... 

Quand  est-ce  que  tu  prétends 
De  finis  tes  injustices  ? 
Il  me  semble  qu'il  est  temps 
De  couronner  mes  services. 

Ne  crains  pas  que  la  raison 
Désormais  t'impute  à  blâme 
De  hâter  la  guérison 
Des  blessures  de  mon  âme. 

Ma  vie  a  déjà  passé 
Ses  plus  belles  matinées, 
Et  ton  front  est  menacé 
De  l'injure  des  années. 

Ne  considère  plus  rien  ; 
Le  devoir  t'en  sollicite. 
Un  feu  grand  comme  le  mien 
N'est  pas  un  petit  mérite. 

Laisse-toi  vaincre  à  mes  pleurs, 
Et  te  ploie  à  mes  demandes  : 
Tandis  que  l'on  a  des  fleurs. 
On  doit  faire  des  guirlandes. 


48 


FRANÇOIS   MAYNARD 

Chanson 

PÉGASE  n'a  point  de  mérite 
Qui,  dans  les  vers  que  je  médite, 
M'oblige  à  l'appeler  divin, 
Sinon  que  l'on  me  persuade 
Que  de  sa  fameuse  ruade 
Il  naquit  des  sources  de  vin. 

Mes  désirs  ne  sont  point  esclaves 
Des  fontaines  comme  des  caves  ; 
L'eau  m'incommode  et  me  déplait. 
Il  lui  faut  déclarer  la  guerre. 
Elle  assassine  dans  le  verre 
Le  bon  Denys,  tout  dieu  qu'il  est. 

Cà,  qu'on  me  donne  une  bouteille 
Pleine  de  ce  vin  qui  réveille 
Les  esprits  les  plus  languissants  ! 
Le  nectar  lui  cède  la  gloire. 
Et  les  dieux  pour  en  venir  boire 
Se  travestissent  en  passants. 

Je  demande  sur  toutes  choses, 
Garçon,  que  les  portes  soient  closes 
A  qui  voudra  parler  à  moi. 
Loin  d'ici  factions  et  brigues  ! 
Si  la  couronne  a  des  intrigues, 
Laissons-les  au  conseil  du  roi. 

Mon  ambitieuse  espérance. 
D'un  des  premiers  honneurs  de  France 
Ne  demande  pas  le  brevet. 
Ma  barque  aura  le  vent  en  poupe, 
Tant  que  le  flacon  et  la  coupe 
Scrcî/c  mes  armes  de  chevet. 
161  „ 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Quand  un  curieux  me  découvre 
Les  importants  secrets  du  Louvre, 
Je  condamne  son  entretien. 
De  quelque  façon  qu'on  gouverne, 
Pourvu  que  j'aille  k  la  taverne, 
Il  me  semble  que  tout  va  bien... 

Qui  boit  bien  nargue  la  fortune, 
Et  des  soins  d'une  âme  commune 
Jamais  ne  se  trouve  saisi. 
Il  rit  au  fort  de  sa  disgrâce 
Et  son  nez  rouge  fait  qu'il  passe 
Pour  philosophe  en  cramoisi... 

Mon  cœur  est  un  cœur  de  femelle  ; 
Mais  dès  que  le  fils  de  Sémèle 
M'a  suffisamment  abreuvé. 
Je  crois  qu'à  mes  faits  héroïques 
Le  plus  hardi  preux  des  chroniques 
Doit  céder  le  haut  du  pavé. 

Mon  orgueil  bruit  comme  un  tonnerre, 
Et  n'est  point  de  roi  sur  la  terre 
A  qui  je  ne  fasse  un  défi. 
A  la  fierté  de  mon  langage, 
Il  semble  que  j'ai  mis  en  cage 
Le  Prêtre-Jean  et  le  Sophi. 

Devant  les  gens  dont  la  censure 
Veut  qu'on  boive  avecque  mesure 
Je  disparais  comme  un  lutin. 
J'aime  à  trinquer,  la  tasse  pleine. 
Et  voudrais  pouvoir,  d'une  haleine, 
Humer  Octobre  et  Saint  Martin... 

Dès  que  la  mort  impitoyable 
Aura  de  sa  main  effroyable 


FRANÇOIS  MAYNARD 

Saisi  ma  vieillesse  au  collet, 
Je  veux  qu'une  vive  peinture 
Embellisse  ma  sépulture 
De  l'image  d'un  gobelet. 


Sonnets 

ROME  qui  sous  tes  pieds  as  vu  toute  la  terre, 
Ces  deux  fameux  héros,  ces  deux  grands  conquérants 
Qui  dans  la  l'hessalie  achevèrent  leur  guerre 
Doivent  être  noircis  du  titre  de  tyrans. 

Tu  croyais  que  Pompée  armait  pour  te  défendre, 
Et  qu'il  était  l'appui  de  ta  félicité  : 
Un  même  esprit  poussait  le  beau-père  et  le  gendre  ; 
Tous  deux  avaient  armé  contre  ta  liberté. 

Si  Jules  fut  tombé,  Tautre,  après  sa  victoire. 
Par  un  nouveau  triomphe  eût  abaissé  ta  gloire, 
Et  forcé  tes  consuls  d'accompagner  son  char. 

Je  les  blâme  tous  deux  d'avoir  tiré  T'^pée, 
Bien  que  le  Ciel  ait  pris  le  parti  de  César, 
Et  que  Caton  soit  mort  dans  celui  de  Pompée. 


ADIEU,  Paris,  adieu  pour  la  dernière  fois! 
Je  suis  las  d'encenser  l'autel  de  la  fortune, 
Et  brûle  de  revoir  mes  rochers  et  mes  bois, 
Où  tout  me  satisfait,  où  rien  ne  m'importune. 

Je  n'y  suis  point  touché  de  l'amour  des  trésors, 
Je  n'y  demande  pas  d'augmenter  mon  partage  : 
Le  bien  qui  m'est  venu  des  pères  dont  je  sors 
Est  petit  pour  la  cour,  mais  grand  pour  le  village. 

SI 


L'ECOLE   CLASSIQUE 

Depuis  que  je  connais  que  le  siècle  est  gâté, 
Et  que  le  haut  mérite  est  souvent  maltraité, 
Je  ne  trouve  ma  paix  que  dans  la  solitude. 

Les  heures  de  ma  vie  y  sont  toutes  à  moi. 
Qu'il  est  doux  d'être  libre,  et  que  la  servitude 
Est  honteuse  à  celui  qui  peut  être  son  roi  ! 

JE  touche  de  mon  pied  le  bord  de  l'autre  monde  ; 
L'âge  m'ôte  le  goût,  la  force  et  le  sommeil  ; 
Et  Ton  verra  bientôt  naître  du  sein  de  l'onde 
La  première  clarté  de  mon  dernier  soleil. 

Muses,  je  m'en  vais  dire  au  fantôme  d'Auguste 
Que  sa  rare  bonté  n'a  plus  d'imitateurs  ; 
Et  que  l'esprit  des  grands  fait  gloire  d'être  injuste 
Aux  belles  passions  de  vos  adorateurs. 

Voulez-vous  bien  traiter  ces  fameux  solitaires 
A  qui  vos  déités  découvrent  leurs  mystères  ? 
Ne  leur  promettez  plus  des  biens  ni  des  emplois. 

On  met  votre  Science  au  rang  des  choses  vaines  ; 
Et  ceux  qui  veulent  plaire  aux  favoris  des  rois 
Arrachent  vos  lauriers  et  troublent  vos  fontaines. 

DÉSERTS  où  j'ai  vécu  dans  un  calme  si  doux. 
Pins  qui  d'un  si  beau  vert  couvrez  mon  ermitage, 
La  cour,  depuis  un  an,  me  sépare  de  vous, 
Mais  elle  ne  saurait  m' arrêter  davantage. 

La  vertu  la  plus  nette  y  fait  des  ennemis  ; 
Les  palais  y  sont  pleins  d'orgueil  et  d'ignorance  ; 
Je  suis  las  d'y  souffrir,  et  honteux  d'avoir  mis 
Dans  ma  tête  chenue  une  vaine  espérance. 

52 


FRANÇOIS   MAYNARD 

Ridicule  abusé,  je  cherche  du  soutien 

Au  pays  de  la  fraude,  où  Ton  ne  trouve  rien 

Que  des  pièges  dorés  et  des  malheurs  célèbres. 

Je  me  veux  dérober  aux  injures  du  sort 

Et,  sous  l'aimable  horreur  de  vos  belles  ténèbres, 

Donner  toute  mon  âme  aux  pensers  de  la  mort. 

MON  âme,  il  faut  partir.     Ma  vigueur  est  passée. 

Mon  dernier  jour  est  dessus  l'horizon. 
Tu  crains  ta  liberté.     Quoi  ?  n'es-tu  pas  lassée 

D'avoir  souffert  soixante  ans  de  prison  ? 

Tes  désordres  sont  grands  ;   tes  vertus  sont  petites, 
Parmi  tes  maux  on  trouve  peu  de  bien  ; 

Mais  si  le  bon  Jésus  te  donne  ses  mérites. 
Espère  tout  et  n'appréhende  rien. 

Mon  âme,  repens-toi  d'avoir  aimé  le  monde, 

Et  de  mes  yeux  fais  la  source  d'une  onde 
Qui  touche  de  pitié  le  monarque  des  rois. 

Que  tu  serais  courageuse  et  ravie 
Si  j'avais  soupiré,  durant  toute  ma  vie. 

Dans  le  désert,  sous  l'ombre  de  la  croix  ! 

MARQUIS    DE    RACAN 

La   Venue  du   Printemps 

ENFIN,  Termes,  les  ombrages 
Reverdissent  dans  les  bois  ; 
L'hiver  et  tous  ses  orages 
Sont  en  prison  pour  neuf  mois  ; 
Enfin  la  neige  et  la  glace 

53 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Font  a  la  verdure  place  ; 
Enfin  le  beau  temps  reluit 
Et  Philomèle,  assurée 
De  la  fureur  de  Térée, 
Chante  aux  forêts  jour  et  nuit. 

Déjà  les  fleurs  qui  bourgeonnent 
Rajeunissent  les  vergers  ; 
Tous  les  échos  ne  résonnent 
Que  de  chansons  de  bergers  ; 
Les  jeux,  les  ris  et  la  danse 
Sont  partout  en  abondance  ; 
Les  délices  ont  leur  tour, 
La  tristesse  se  retire. 
Et  personne  ne  soupire. 
S'il  ne  soupire  d'amour. 
Les  moissons  dorent  les  plaines, 
Le  ciel  est  tout  de  saphyrs. 
Le  murmure  des  fontaines 
S'accorde  au  bruit  des  zéphyrs, 
Les  foudres  et  les  tempêtes 
Ne  grondent  plus  sur  nos  têtes. 
Ni  des  vents  séditieux 
Les  insolentes  colères 
Ne  poussent  plus  les  galères 
Des  abîmes  dans  les  cieux. 

Ces  belles  fleurs  que  nature 
Dans  les  campagnes  produit 
Brillent  parmi  la  verdure, 
Comme  des  astres  la  nuit  ; 
L'Aurore,  qui  dans  son  âme 
Brûle  d'une  douce  flamme, 
Laissant  au  lit  endormi 
Son  vieux  mari,  froid  et  pâle, 


54 


MARQUIS   DE    RACAN 

Désormais  est  matinale 
Pour  aller  voir  son  ami. 

Termes,  de  qui  le  mérite 
Ne  se  peut  trop  estimer, 
La  belle  saison  invite 
Chacun  au  plaisir  d'aimer  ; 
La  jeunesse  de  Tannée 
Soudain  se  voit  terminée  ; 
Après  le  chaud  véhément 
Revient  l'extrême  froidure, 
Et  rien  au  monde  ne  dure 
Qu'un  éternel  changement. 

Leurs  courses  entre-suivies 
Vont  comme  un  flux  et  reflux  ; 
Mais  le  printemps  de  nos  vies 
Passe  et  ne  retourne  plus. 
Tout  le  soin  des  destinées 
Est  de  guider  nos  journées 
Pas  a  pas  vers  le  tombeau  ! 
Le  Temps  de  sa  faux  moissonne. 
Et  sans  respecter  personne, 
Ce  que  Thomme  a  de  plus  beau. 

Tes  louanges  immortelles. 
Ni  tes  aimables  appas 
Qui  te  font  chérir  des  belles, 
Ne  t'en  garantiront  pas. 
Crois-moi,  tant  que  Dieu  t'octroie 
Cet  âge  comblé  de  joie 
Qui  s'enfuit  de  jour  en  jour, 
Jouis  du  temps  qu'il  te  donne 
Et  ne  crois  pas  en  automne 
Cueillir  les  fruits  de  l'amour. 


i 


55 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Ode  bachique 

MAINTENANT  que  du  Capricorne 
Le  temps  mélancolique  et  morne 
Tient  au  feu  le  monde  assiégé, 
Noyons  notre  ennui  dans  le  verre, 
Sans  nous  tourmenter  de  la  guerre 
Du  tiers  état  et  du  clergé. 

Je  sais,  Maynard,  que  les  merveilles 
Qui  naissent  de  tes  longues  veilles 
Vivront  autant  que  l'univers  ; 
Mais  que  te  sert-il  que  ta  gloire 
Se  lise  au  temple  de  Mémoire 
Quand  tu  seras  mangé  des  vers  \ 

Quitte  cette  inutile  peine, 
Buvons  plutôt  à  longue  haleine 
De  ce  nectar  délicieux, 
Qui  pour  l'excellence  précède 
Celui  même  que  Ganymède 
Verse  dans  la  coupe  des  dieux. 

C'est  lui  qui  fait  que  les  années 
Nous  durent  moins  que  des  journées  ; 
C'est  lui  qui  nous  fait  rajeunir, 
Et  qui  bannit  de  nos  pensées 
Le  regret  des  choses  passées 
Et  la  crainte  de  l'avenir. 

Buvons,  Maynard,  à  pleine  tasse  ; 
L'âge  insensiblement  se  passe. 
Et  nous  mène  à  nos  derniers  jours  ; 
L'on  a  beau  faire  des  prières, 
Les  ans  non  plus  que  les  rivières 
Jamais  ne  rebroussent  leur  cours. 
56 


MARQUIS   DE    RACAN 

Le  printemps  vêtu  de  verdure 
Chassera  bientôt  la  froidure, 
La  mer  a  son  flux  et  reflux  ; 
Mais  depuis  que  notre  jeunesse 
Quitte  la  place  à  la  vieillesse, 
Le  temps  ne  la  ramène  plus. 

Les  lois  de  la  mort  sont  fatales 
Aussi  bien  aux  maisons  royales 
Qu'aux  taudis  couverts  de  roseaux. 
Tous  nos  jours  sont  sujets  aux  Parques  ; 
Ceux  des  bergers  et  des  monarques 
Sont  coupés  des  mêmes  ciseaux. 

Leurs  rigueurs,  par  qui  tout  s'efl^acc, 
Ravissent  en  bien  peu  d'espace 
Ce  qu'on  a  de  mieux  établi, 
Et  bientôt  nous  mèneront  boire. 
Au-delà  de  la  rive  noire. 
Dans  les  eaux  du  fleuve  d'oubli. 

Stances  sur  la   Retraite 

TIRCIS,  il  faut  penser  à  faire  la  retraite  ; 

La  course  de  nos  jours  est  plus  qu'à  demi  faite  ; 
L'âge  insensiblement  nous  conduit  à  la  mort  ; 
Nous  avons  assez  vu  sur  la  mer  de  ce  monde 
Errer  au  gré  des  flots  notre  nef  vagabonde  ; 
Il  est  temps  de  jouir  des  délices  du  port. 

Le  bien  de  la  fortune  est  un  bien  périssable  ; 
Quand  on  bâtit  sur  elle,  on  bâtit  sur  le  sable  ; 
Plus  on  est  élevé,  plus  on  court  de  dangers  ; 
Les  grands   pins   sont   en   butte   aux   coups   de   la 
tempête, 

57 


I/ÉCOLE   CLASSIQUE 

Et  la  rage  des  vents  brise  plutôt  le  faîte 

Des  maisons  de  nos  rois  que  les  toits  des  bergers. 

O  bienheureux  celui  qui  peut  de  sa  mémoire 
Effacer  pour  jamais  ce  vain  espoir  de  gloire, 
Dont  l'inutile  soin  traverse  nos  plaisirs, 
Et  qui,  loin  retiré  de  la  foule  importune, 
Vivant  dans  sa  maison,  content  de  sa  fortune, 
A,  selon  son  pouvoir,  mesuré  ses  désirs  ! 

II  laboure  le  champ  que  labourait  son  père  ; 
Il  ne  s'informe  point  de  ce  qu'on  délibère 
Dans  ces  graves  conseils  d'affaires  accablés  ; 
Il  voit  sans  intérêt  la  mer  grosse  d'orages, 
Et  n'observe  des  vents  les  sinistres  présages. 
Que  pour  le  soin  qu'il  a  du  salut  de  ses  blés... 

Il  voit  de  toutes  parts  combler  d'heur  sa  famille, 
La  javelle  à  plein  poing  tomber  sous  sa  faucille. 
Le  vendangeur  ployer  sous  le  faix  des  paniers. 
Et  semble  qu'à  l'envi  les  fertiles  montagnes. 
Les  humides  vallons  et  les  grasses  campagnes 
S'efforcent  à  remplir  sa  cave  et  ses  greniers. 

Il  suit  aucune  fois  un  cerf  par  les  foulées, 
Dans  ces  vieilles  forêts  du  peuple  reculées 
Et  qui  même  du  jour  ignorent  le  flambeau  ; 
Aucune  fois  des  chiens  il  suit  les  voix  confuses. 
Et  voit  enfin  le  lièvre,  après  toutes  ses  ruses. 
Du  lieu  de  sa  naissance  en  faire  son  tombeau. 

Tantôt  il  se  promène  au  long  de  ses  fontaines. 
De  qui  les  petits  flots  font  luire  dans  les  plaines 
L'argent  de  leurs  ruisseaux  parmi  l'or  des  moissons  ; 
Tantôt  il  se  repose,  avecque  les  bergères. 
Sur  des  lits  naturels  de  mousse  et  de  fougères. 
Qui  n'ont  autres  rideaux  que  l'ombre  des  buissons. 
58 


MARQUIS   DE    RACAN 

Il  soupire  en  repos  l'ennui  de  sa  vieillesse. 

Dans  ce  même  foyer  o\\  sa  tendre  jeunesse 

A  vu  dans  le  berceau  ses  bras  emmaillottés  : 

Il  tient  par  les  moissons  registre  des  années, 

Et  voit  de  temps  en  temps  leurs  courses  enchaînées 

Vieillir  avecque  lui  les  bois  qu'il  a  plantés. 

Il  ne  va  point  fouiller  aux  terres  inconnues, 
A  la  merci  des  vents  et  des  ondes  chenues, 
Ce  que  nature  avare  a  caché  de  trésors. 
Et  ne  recherche  point,  pour  honorer  sa  vie, 
De  plus  illustre  mort,  ni  plus  digne  d'envie. 
Que  de  mourir  au  lit  où  ses  pères  sont  morts... 

S'il  ne  possède  point  ces  maisons  magnifiques. 

Ces  tours,  ces  chapiteaux,  ces  superbes  portiques 

Où  la  magnificence  étale  ses  attraits. 

Il  jouit  des  beautés  qu'ont  les  saisons  nouvelles. 

Il  voit  de  la  veidure  et  des  fleurs  naturelles. 

Qu'en  ces  riches  lambris  l'on  ne  voit  qu'en  portraits. 

Crois-moi,  retirons-nous  hors  de  la  multitude, 
Et  vivons  désormais  loin  de  la  servitude 
De  ces  palais  dorés  où  tout  le  monde  accourt  : 
Sous  un  chcne  élevé  les   arbrisseaux  s'ennuient. 
Et  devant  le  soleil  tous  les  astres  s'enfuient, 
De  peur  d'être  obligés  de  lui  faire  la  cour. 

Après  qu'on  a  suivi  sans  aucune  assurance 
Cette  vaine  faveur  qui  nous  pait  d'espérance, 
L'envie  en  un  moment  tous  nos  desseins  détruit  ; 
Ce  n'est  qu'une  fumée  ;   il  n'est  rien  de  si  frêle  ; 
Sa  plus  belle  moisson  est  sujette  à  la  grêle. 
Et  souvent  elle  n'a  que  des  fleurs  pour  du  fruit. 

Agréables  déserts,  séjour  de  l'innocence. 
Où  loin  des  vanités,  de  la  magnificence, 

59 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Commence  mon  repos  et  finit  mon  tourment, 
Vallons,  fleuves,  rochers,  plaisante  solitude, 
Si  vous  fûtes  témoins  de  mon  inquiétude, 
Soyez-le  désormais  de  mon  contentement  ! 


THÉOPHILE   DE   VIAU 
Le  Matin 

L'AURORE  sur  le  front  du  jour 
Sème  Tazur,  Tor  et  l'ivoire, 
Et  le  soleil,  lassé  de  boire, 
Commence  son  oblique  tour. 

Ses  chevaux,  au  sortir  de  l'onde. 
De  flamme  et  de  clarté  couverts, 
La  bouche  et  les  naseaux  ouverts, 
Ronflent  la  lumière  du  monde. 

La  lune  fuit  devant  nos  yeux  ; 
La  nuit  a  retiré  ses  voiles  ; 
Peu  à  peu  le  front  des  étoiles 
S'unit  à  la  couleur  des  cieux. 

Déjà  la  diligente  avette 
Boit  la  marjolaine  et  le  thym, 
Et  revient,  riche  du  butin 
Qu'elle  a  pris  sur  le  mont  Hymette, 

Je  vois  les  agneaux  bondissants 
Sur  ces  blés  qui  ne  font  que  naitre  ; 
Cloris,  chantant,  les  mène  paître 
Parmi  ces  coteaux  verdissants. 

Les  oiseaux,  d'un  joyeux  ramage, 
En  chantant  semblent  adorer 
60 


THÉOPHILE   DE   VIAU 

La  lumière  qui  vient  dorer 
Leur  cabinet  et  leur  plumage. 

La  charrue  écorche  la  plaine  ; 
Le  bouvier,  qui  suit  les  sillons, 
Presse  de  voix  et  d'aiguillons 
Le  couple  de  bœufs  qui  Tcntraîne. 

Alix  apprête  son  fuseau  ; 
Sa  mère,  qui  lui  fait  la  tâche, 
Presse  le  chanvre  qu'elle  attache 
A  sa  quenouille  de  roseau. 

Une  confuse  violence 
Trouble  le  calme  de  la  nuit, 
Et  la  lumière,  avec  le  bruit. 
Dissipe  l'ombre  et  le  silence... 

Les  bêtes  sont  dans  leur  tanière. 
Qui  tremblent  de  voir  le  soleil. 
L'homme,  remis  par  le  sommeil, 
Reprend  son  œuvre  coutumière. 

Le  forgeron  est  au  fourneau  ; 
Vois  comme  le  charbon  s'allume  1 
Le  fer  rouge,  dessus  l'enclume, 
Étincelle  sous  le  marteau. 

Cette  chandelle  semble  morte. 
Le  jour  la  fait  s'évanouir  ; 
Le  soleil  vient  nous  éblouir  : 
Vois  qu'il  passe  au  travers  la  porte  ! 

Il  est  jour  :  levons-nous,  Philis  ; 
AOons  k  notre  jardinage. 
Voir  s'il  est,  comme  ton  visage. 
Semé  de  roses  et  de  lis. 

6i 


L^ÉCOLE  CLASSIQUE 

La  Solitude 

DANS  ce  val  solitaire  et  sombre, 
Le  cerf  qui  brame  au  bruit  de  l'eau, 
Penchant  ses  yeux  dans  un  ruisseau, 
S'amuse  à  regarder  son  ombre. 

De  cette  source  une  Naïade, 
Tous  les  soirs,  ouvre  le  portai 
De  sa  demeure  de  cristal. 
Et  nous  chante  une  sérénade. 

Les  Nymphes,  que  la  chasse  attire 
A  l'ombrage  de  ces  forêts. 
Cherchent  les  cabinets  secrets. 
Loin  de  l'embûche  du  satyre... 

Un  froid  et  ténébreux  silence 
Dort  à  l'ombre  de  ces  ormeaux, 
Et  les  vents  battent  les  rameaux 
D'une  amoureuse  violence... 

Ici,  l'Amour  fait  ses  études  ; 

Vénus  y  dresse  des  autels  ; 

Et  les  visites  des  mortels 

Ne  troublent  point  ces  solitudes... 

Corinne,  je  te  prie,  approche  ; 
Couchons-nous  sur  ce  tapis  vert, 
Et,  pour  être  mieux  à  couvert. 
Entrons  au  creux  de  cette  roche... 

Mon  Dieu  !    que  tes  cheveux  me  plaisent  ! 
Ils  s'ébattent  dessus  ton  front, 
Et,  les  voyant  beaux  comme  ils  sont. 
Je  suis  jaloux  quand  ils  te  baisent... 

62 


THÉOPHILE   DE   VIAU 

Si  tu  mouilles  tes  doigts  d'ivoire 
Dans  le  cristal  de  ce  ruisseau, 
Le  Dieu,  qui  loge  dans  cette  eau, 
Aimera,  s'il  en  ose  boire... 

Vois-tu  ce  tronc  et  cette  pierre  ? 
Je  crois  qu'ils  prennent  garde  a  nous  ; 
Et  mon  amour  devient  jaloux 
De  ce  myrte  et  de  ce  lierre. 

Sus,  ma  Corinne  !   que  je  cueille 
Tes  baisers,  du  matin  au  soir  ! 
Vois  comment,  pour  nous  faire  asseoir, 
Ce  myrte  a  laissé  choir  sa  feuille  !... 

Approche,  approche,  ma  Dryade! 
Ici,  murmureront  les  eaux  ; 
Ici,  les  amoureux  oiseaux 
Chanteront  une  sérénade. 

Prête-moi  ton  sein  pour  y  boire 
Des  odeurs  qui  m'embaumeront  ; 
Ainsi  mes  sens  se  pâmeront 
Dans  les  lacs  de  tes  bras  d'ivoire. 

Je  baignerai  mes  mains  folâtres 
Dans  les  ondes  de  tes  cheveux. 
Et  ta  beauté  prendra  les  vœux 
De  mes  œillades  idolâtres. 

Ne  crains  rien,  Cupidon  nous  garde. 
Mon  petit  ange,  es-tu  pas  mien  ? 
Ah  !  je  vois  que  tu  m'aimes  bien  : 
Tu  rougis  quand  je  te  regarde... 

Ma  Corinne,  que  je  t'embrasse  ! 
Personne  ne  nous  voit  qu'Amour; 

63 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Vois  que  même  les  yeux  du  jour 
Ne  trouvent  point  ici  de  place. 

Les  vents,  qui  ne  se  peuvent  taire, 
Ne  peuvent  écouter  aussi  ; 
Et  ce  que  nous  ferons  ici 
Leur  est  un  inconnu  mystère. 


Stances 

QUAND  tu  me  vois  baiser  tes  bras, 
Que  tu  poses  nus  sur  tes  draps. 
Bien  plus  blancs  que  le  linge  même  ; 
Quand  tu  sens  ma  brûlante  main 
Se  promener  dessus  ton  sein. 
Tu  sens  bien,  Cloris,  que  je  t'aime. 

Comme  un  dévot  devers  les  cieux, 
Mes  yeux  tournés  devers  tes  yeux, 
A  genoux  auprès  de  ta  couche, 
Pressé  de  mille  ardents  désirs, 
Je  laisse,  sans  ouvrir  ma  bouche, 
Avec  toi  dormir  mes  plaisirs. 

Le  sommeil,  aise  de  t'avoir. 
Empêche  tes  yeux  de  me  voir 
Et  te  retient  dans  son  empire 
Avec  si  peu  de  liberté. 
Que  ton  esprit,  tout  arrêté. 
Ne  murmure  ni  ne  respire. 

La  rose  en  rendant  son  odeur, 
Le  soleil  donnant  son  ardeur, 
Diane  et  le  char  qui  la  traîne. 
Une  naïade  dedans  l'eau, 
64 


THÉOPHILE   DE   VIAU 

Et  les  Grâces  dans  un  tableau, 
Font  plus  de  bruit  que  ton  haleine. 

Là,  je  soupire  auprès  de  toi, 
Et,  considérant  comme  quoi 
Ton  œil  si  doucement  repose, 
Je  m'écrie  :   O  ciel  !   peux-tu  bien 
Tirer  d'une  si  belle  chose 
Un  si  cruel  mal  que  le  mien  ! 


Les  Nautonniers 

Entrée  Je  Ballet 

LES  Amours  plus  mignards  à  nos  rames  se  lient  ; 
Les  Tritons  à  l'envi  nous  viennent  caresser  ; 
Les  vents  sont  modérés,  les  vagues  s'humilient 
Par  tous  les  lieux  de  l'onde  où  nous  voulons  passer. 

Avec  notre  dessein  va  le  cours  des  étoiles  ; 
L'orage  ne  fait  point  blêmir  nos  matelots  ; 
Et  jamais  alcyon  sans  regarder  nos  voiles 
Ne  commit  sa  nichée  à  la  merci  des  flots. 

Notre  Océan  est  doux  comme  les  eaux  d'Euphratc; 
Le  Pactole,  le  Tagc,  est  moins  riche  que  lui  ; 
Ici,  jamais  nocher  ne  craignit  le  pirate. 
Ni  d'un  calme  trop  long  ne  ressentit  l'ennui. 

Sous  un  climat  heureux,  loin  du  bruit  du  tonnerre, 
Nous  passons  a  loisir  nos  jours  délicieux. 
Et,  la,  jamais  notre  œil  ne  désira  la  terre. 
Ni  sans  quelque  dédain  ne  regarda  les  cieux. 

Agréables  beautés,  pour  qui  l'amour  soupire. 
Eprouvez  avec  nous  un  si  joyeux  destin, 

152  65 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Et  nous  dirons  partout  qu'un  si  rare  navire 
Ne  fut  jamais  chargé  d'un  si  rare  butin. 


Apollon   Champion 

MOI  de  qui  les  rayons  font  les  traits  du  tonnerre 

Et  de  qui  l'univers  adore  les  autels, 

Moi  dont  les  plus   grands    dieux    redouteraient   la 

guerre, 
Puis-je,  sans  déshonneur,  me  prendre  à  des  mortels  ? 

J'attaque  malgré  moi  leur  orgueilleuse  envie  ; 
Leur  audace  a  vaincu  ma  nature  et  le  sort  ; 
Car  ma  vertu,  qui  n'est  que  de  donner  la  vie. 
Est  aujourd'hui  forcée  à  leur  donner  la  mort. 

J'affranchis  mes  autels  de  ces  fâcheux  obstacles, 
Et,  foulant  ces  brigands  que  mes  traits  vont  punir. 
Chacun  dorénavant  viendra  vers  mes  oracles, 
Et  préviendra  le  mal  qui  lui  peut  advenir. 

C'est  moi  qui,  pénétrant  la  dureté  des  arbres, 
Arrache  de  leur  cœur  une  savante  voix. 
Qui  fais  taire  les  vents,  qui  fais  parler  les  marbres. 
Et  qui  trace  au  destin  la  conduite  des  rois. 

C'est  moi  dont  la  chaleur  donne  la  vie  aux  roses 
Et  fait  ressusciter  les  fruits  ensevelis  ; 
Je  donne  la  durée  et  la  couleur  aux  choses. 
Et  fais  vivre  l'éclat  de  la  blancheur  des  lis. 

Si  peu  que  je  m'absente,  un  manteau  de  ténèbres 
Tient  d'une  froide  horreur  ciel  et  terre  couverts  ; 
Les  vergers  les  plus  beaux  sont  des  objets  funèbres  ; 
Et  quand  mon  œil  est  clos,  tout  meurt  en  l'univers. 
66 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

La  Solitude 

O  QUE  j'aime  la  solitude! 
Que  ces  lieux  sacrés  h  la  nuit. 
Eloignés  du  monde  et  du  bruit, 
Plaisent  à  mon  inquiétude  ! 
Mon  Dieu  !    que  mes  yeux  sont  content» 
De  voir  ces  bois,  qui  se  trouvèrent 
A  la  nativité  du  temps, 
Et  que  tous  les  siècles  révèrent, 
Etre  encore  aussi  beaux  et  verts 
Qu'aux  premiers  jours  de  l'univers  ! 

Un  gai  zéphire  les  caresse 
D'un  mouvement  doux  et  flatteur. 
Rien  que  leur  extrême  hauteur 
Ne  fait  remarquer  leur  vieillesse. 
Jadis  Pan  et  ses  demi-dieux 
Y  vinrent  chercher  du  refuge. 
Quand  Jupiter  ouvrit  les  cieux 
Pour  nous  envoyer  le  déluge, 
Et,  se  sauvant  sur  leurs  rameaux, 
A  peine  virent-ils  les  eaux. 

Que  sur  cette  épine  fleurie, 
Dont  le  printemps  est  amoureux, 
Philonièle,  au  chant  langoureux. 
Entretient  bien  ma  rêverie  ! 
Que  je  prends  de  plaisir  à  voir 
Ces  monts  pendants  en  précipices. 
Qui,  pour  les  coups  du  désespoir. 
Sont  aux  malheureux  si  propices. 
Quand  la  cruauté  de  leur  sort. 
Les  force  h  rechercher  la  mort. 

67 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Que  je  trouve  doux  le  ravage 
.  De  ces  fiers  torrents  vagabonds, 
Qui  se  précipitent  par  bonds 
Dans  ce  vallon  vert  et  sauvage  ! 
Puis,  glissant  sous  les  arbrisseaux, 
Ainsi  que  des  serpents  sur  l'herbe. 
Se  changent  en  plaisants  ruisseaux, 
Où  quelque  naïade  superbe 
Règne  comme  en  son  lit  natal. 
Dessus  un  trône  de  cristal  ! 

Que  j'aime  ce  marais  paisible  ! 
Il  est  tout  bordé  d'aliziers, 
D'aunes,  de  saules  et  d'osiers 
A  qui  le  fer  n'est  point  nuisible. 
Les  nymphes,  y  cherchant  le  frais, 
S'y  viennent  fournir  de  quenouilles. 
De  pipeaux,  de  joncs  et  de  glais  ; 
Où  l'on  voit  sauter  les  grenouilles 
Qui  de  frayeur  s'y  vont  cacher, 
Sitôt  qu'on  veut  s'en  approcher... 

Que  j'aime  à  voir  la  décadence 
De  ces  vieux  châteaux  ruinés. 
Contre  qui  les  ans  mutinés 
Ont  déployé  leur  insolence  ! 
Les  sorciers  y  font  leur  sabbat  ; 
Les  démons  follets  s'y  retirent. 
Qui  d'un  malicieux  ébat 
Trompent  nos  sens  et  nous  martirent  ; 
Là  se  nichent  en  mille  trous 
Les  couleuvres  et  les  hibous. 

L'orfraie,  avec  ses  cris  funèbres. 
Mortels  augures  des  destins, 
68 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Fait  rire  et  danser  les  lutins 
Dans  ces  lieux  remplis  de  ténèbres. 
Sous  un  chevron  de  bois  maudit 
Y  branle  le  squelette  horrible 
D'un  pauvre  amant  qui  se  pendit 
Pour  une  bergère  insensible 
Qui,  d'un  seul  regard  de  pitié, 
Ne  daigna  voir  son  amitié. 

Aussi  le  ciel,  juge  équitable 
Qui  maintient  les  lois  en  vigueur, 
Prononça  contre  sa  rigueur 
Une  sentence  épouvantable  : 
Autour  de  ces  vieux  ossements. 
Son  ombre,  aux  peines  condamnée, 
Lamente  en  longs  gémissements 
Sa  malheureuse  destinée, 
Ayant,  pour  croître  son  effroi. 
Toujours  son  crime  devant  soi. 

Là  se  trouvent,  sur  quelques  marbres, 
Des  devises  du  temps  passé  ; 
Ici  l'âge  a  presque  etîacé 
Des  chiffres  taillés  sur  les  arbres  ; 
Le  plancher  du  lieu  le  plus  haut 
Est  tombé  jusques  dans  la  cave. 
Que  la  limace  et  le  crapaud 
Souillent  de  venin  et  de  bave  ; 
Le  lierre  y  croit  au  foyer 
A  l'ombrage  d'un  grand  noyer. 

Là-dessous  s'étend  une  voûte 
Si  sombre  en  un  certain  endroit. 
Que,  quand  Phébus  y  descendroit, 
Je  pense  qu'il  n'y  verrait  goutte  ; 

69 


L'ECOLE   CLASSIQUE 

Le  Sommeil  aux  pesants  sourcils, 
Enchanté  d'un  morne  silence, 
Y  dort,  bien  loin  de  tous  soucis, 
Dans  les  bras  de  la  Nonchalance, 
Lâchement  courbé  sur  le  dos, 
Dessus  des  gerbes  de  pavots. 

Au  creux  de  cette  grotte  fraîche 
OCl  l'Amour  se  pourrait  geler. 
Écho  ne  cesse  de  brûler 
Pour  son  amant  froid  et  revêche. 
Je  m'y  coule  sans  faire  bruit, 
Et  par  la  céleste  harmonie 
D'un  doux  luth,  aux  charmes  instruit, 
Je  flatte  sa  triste  manie. 
Faisant  répéter  mes  accords 
A  la  voix  qui  lui  sert  de  corps. 

Tantôt,  sortant  de  ces  ruines. 
Je  monte  au  haut  de  ce  rocher. 
Dont  le  sommet  semble  chercher 
En  quel  lieu  se  font  les  bruines  ; 
Puis,  je  descends  tout  H  loisir 
Sous  une  falaise  escarpée. 
D'où  je  regarde  avec  plaisir 
L'onde  qui  l'a  presque  sapée 
Jusqu'au  siège  de  Palémon, 
Fait  d'épongés  et  de  limon. 

Que  c'est  une  chose  agréable, 
D'être  sur  le  bord  de  la  mer, 
Quand  elle  vient  à  se  calmer 
Après  quelque  orage  effroyable. 
Et  que  les  chevelus  tritons, 
Hauts  sur  les  vaoues  secouées, 


70 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Frappent  les  airs  d'étranges  tons 
Avec  leurs  trompes  enrouées, 
Dont  l'éclat  rend  respectueux 
Les  vents  les  plus  impétueux  ! 

Tantôt  l'onde,  brouillant  Tarênc, 
Murmure  et  frémit  de  courroux. 
Se  roulant  dessus  les  cailloux 
Qu'elle  apporte  et  qu'elle  rcntraîne. 
Tantôt,  elle  étale  en  ses  bords, 
Que  l'ire  de  Neptune  outrage. 
Des  gens  noyés,  des  monstres  morts, 
Des  vaisseaux  brisés  du  naufrage, 
Des  diamants,  de  Tambre  gris. 
Et  mille  autres  choses  de  prix. 

Tantôt,  la  pluK  claire  du  monde. 
Elle  semble  un  miroir  flottant. 
Et  nous  représente  à  l'instant 
Encore  d'autres  cicux  sous  l'onde  ; 
Le  soleil  s'y  fait  si  bien  voir, 
Y  contemplant  son  beau  visage. 
Qu'on  est  quelque  temps  à  savoir, 
Si  c'est  lui-même  ou  son  image  ; 
Et  d'abord  il  semble  à  nos  yeux. 
Qu'il  s'est  laissé  tomber  des  cieux. 

Bernières,  pour  qui  je  me  vante 
De  ne  rien  faire  que  de  beau. 
Reçois  ce  fantasque  tableau 
Fait  d'une  peinture  vivante. 
Je  ne  cherche  que  les  déserts 
Oïl,  rêvant  tout  seul,  je  m'amuse 
A  des  discours  assez  diserts 
De  mon  génie  avec  la  muse  ; 

71 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Mais  mon  plus  aimable  entretien 
C'est  le  ressouvenir  du  tien. 

Tu  vois  dans  cette  poésie, 
Pleine  de  licence  et  d'ardeur, 
Les  beaux  rayons  de  la  splendeur 
Qui  m'éclaire  la  fantaisie  ; 
Tantôt  chagrin,  tantôt  joyeux. 
Selon  que  la  fureur  m'enflamme 
Et  que  l'objet  s'ofïre  à  mes  yeux, 
Les  propos  me  naissent  en  l'âme 
Sans  contraindre  la  liberté 
Du  démon  qui  m'a  transporté. 

Oh  !    que  j'aime  la  solitude  ! 
C'est  l'élément  des  bons  esprits, 
C'est  par  elle  que  j'ai  compris 
L'art  d'Apollon  sans  nulle  étude. 
Je  l'aime  pour  l'amour  de  toi, 
Connaissant  que  ton  humeur  l'aime  ; 
Mais  quand  je  pense  bien  à  moi. 
Je  la  hais  pour  la  raison  môme  : 
Car  elle  pourrait  me  ravir 
L'heur  de  te  voir  et  te  servir. 


Le  Soleil  levant 

JEUNE  déesse  au  teint  vermeil 

Que  l'Orient  révère, 
Aurore,  fille  du  Soleil, 

Qui  nais  devant  ton  père. 
Viens  soudain  me  rendre  le  jour, 
Pour  voir  l'objet  de  mon  amour. 
72 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Certes,  la  nuit  a  trop  duré. 

Déjà  les  coqs  t'appellent  ; 
Remonte  sur  ton  char  doré. 

Que  les  Heures  attellent, 
Et  viens  montrer  a.  tous  les  yeux 
De  quel  émail  tu  peins  les  cicux. 

Laisse  ronfler  ton  vieux  mari, 

Dessus  l'oisive  plume. 
Et,  pour  plaire  à  ton  favori. 

Tes  plus  beaux  feux  rallume; 
Il  t'en  conjure  à  haute  voix. 
En  menant  son  limier  au  bois. 

Mouille  promptement  les  guérets 

D'une  fraîche  rosée. 
Afin  que  la  soit  de  Cérès 

En  puisse  être  apaisée, 
Et  fais  qu'on  voie,  en  cent  façons, 
Pendre  les  perles  aux  buissons. 

Ah  !  je  te  vois,  douce  clarté  ! 

Sois-tu  la  bien  venue  ! 
Je  te  vois,  céleste  beauté. 

Paraître  sur  la  nue. 
Et  ton  étoile  en  arrivant. 
Blanchit  les  coteaux  du  levant. 

Le  silence  et  le  morne  roi 

Des  visions  funèbres 
Prennent  la  fuite  devant  toi 

Avecque  les  ténèbres. 
Et  les  hiboux  qu'on  oit  gémir 
S'en  vont  chercher  place  a  dormir. 

73 


L'ECOLE   CLASSIQUE 

Mais,  au  contraire,  les  oiseaux 
Qui  charment  les  oreilles 

Accordent  au  doux  bruit  des  eaux 
Leurs  gorges  non  pareilles, 

Célébrant  les  divins  appas 

Du  grand  astre  qui  suit  tes  pas. 

La  Lune,  qui  le  voit  venir, 

En  est  toute  confuse  ; 
Sa  lueur,  prête  a  se  ternir, 

A  nos  yeux  se  refuse. 
Et  son  visage,  à  cet  abord 
Sent  comme  une  espèce  de  mort. 

Le  voilà  sur  notre  horizon, 

En  sa  pointe  première. 
O  que  l'Ethiope  a  raison 

D'adorer  sa  lumière! 
Et  qu'il  doit  priser  la  couleur 
Qui  lui  vient  de  cette  chaleur  ! 

C'est  le  dieu  sensible  aux  humains, 

C'est  l'œil  de  la  nature  ; 
Sans  lui  les  œuvres  de  ses  mains 

Naîtraient  à  l'aventure. 
Ou  plutôt  on  verrait  périr, 
Tout  ce  qu'on  voit  croître  et  fleurir. 

Aussi  pleine  d'un  saint  respect. 
Quand  le  jour  se  rallume, 

La  Terre,  a  ce  divin  aspect, 
N'est  qu'un  autel  qui  fume, 

Et  qui  pousse  en  haut  comme  encens, 

Ses  sacrifices  innocents. 


74 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Au  vif  éclat  de  ses  rayons, 

Flattés  d'un  gai  zéphire, 
Ces  monts  sur  qui  nous  les  voyons 

Se  changent  en  porphyre, 
Mi  sa  splendeur  fait  de  tout  l'air 
Un  long  et  gracieux  éclair. 

Bref,  la  nuit  devant  ses  efforts. 

En  ombres  sé])arée. 
Se  cache  derrière  les  corps, 

De  peur  d'être  éclairée. 
Et  diminue  ou  va  croissant, 
Selon  qu'il  monte  ou  qu'il  descend. 

Le  berger,  l'ayant  révéré 

A  sa  façon  champêtre, 
En  un  lieu  frais  et  retiré 

Ses  brebis  mène  pnitrc, 
Et  se  plaît  à  voir  ce  llambeau 
Si  clair,  si  serein,  et  si  beau. 

L'ai;4lc,  dans  une  aire  à  l'écart, 

Etendant  son  plumage. 
L'observe  d'un  fixe  regard 

Et  lui  rend  humble  hommage, 
Comme  au  feu  le  plus  animé 
Dont  son  œil  puisse  être  charmé. 

Le  chevreuil  solitaire  et  doux 

Voyant  sa  clarté  pure, 
Briller  sur  les  feuilles  de  houx 

Et  dorer  leur  verdure, 
Sans  nulle  crainte  de  veneur 
Tâche  à  lui  faire  quelque  honneur. 

75 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Le  cygne,  joyeux  de  revoir 

Sa  renaissante  flamme, 
De  qui  tout  semble  recevoir 

Chaque  jour  nouvelle  âme, 
Voudrait,  pour  chanter  ce  plaisir. 
Que  la  Parque  le  vint  saisir. 

Le  saumon,  dont  au  renouveau, 

Thétis  est  dépourvue. 
Nage  doucement  à  fleur  d'eau 

Pour  jouir  de  sa  vue, 
Et  montre  au  pêcheur  indigent, 
Ses  riches  écailles  d'argent. 

L'abeille,  pour  boire  des  pleurs, 
Sort  de  sa  ruche  aimée, 

Et  va  sucer  l'âme  des  fleurs 
Dont  la  plaine  est  semée  ; 

Puis  de  cet  aliment  du  ciel. 

Elle  fait  la  cire  et  le  miel. 

Le  gentil  papillon  la  suit 
D'une  aile  trémoussante. 

Et,  voyant  le  soleil  qui  luit. 
Vole  de  plante  en  plante, 

Pour  les  avertir  que  le  jour 

En  ce  climat  est  de  retour. 

Là,  dans  nos  jardins  embellis 

De  mainte  rare  chose. 
Il  porte,  de  la  part  du  lis, 

Un  baiser  à  la  rose. 
Et  semble,  en  messager  discret, 
Lui  dire  un  amoureux  secret. 


76 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Au  même  temps,  il  semble  a  voir 
Qu'en  éveillant  ses  charmes, 

Cette  belle  lui  fait  savoir, 
Le  teint  baigne  de  larmes, 

Quel  ennui  la  va  consumant 

D'être  si  loin  de  son  amant... 

Reine  des  fleurs,  apaise-toi  ; 

Voici  venir  Sylvie, 
Qui  t'apporte  en  elle  de  quoi 

Contenter  cette  envie. 
Car  sa  main  de  lys  a  dessein 
De  te  lo^ier  en  son  beau  sein. 


La  Nuit 

PAISIBLE  et  solitaire  nuit. 

Sans  lune  et  sans  étoiles. 
Renferme  le  jour  qui  me  nuit 
Dans  tes  plus  sombres  voiles  ; 
Hâte  tes  pas,  déesse,  exauce-moi. 
J'aime  une  brune  comme  toi. 

J'aime  une  brune  dont  les  yeux 

Font  dire  a  tout  le  monde 
Que,  quand  Phébus  quitte  les  cieux 

Pour  se  cacher  sous  l'onde, 
C'est  de  regret  de  se  voir  surmonté 

Du  vif  éclat  de  leur  beauté. 

Mon  luth,  mon  humeur  et  mes  vers, 

Ont  enchanté  son  âme; 
Tous  ses  sentiments  sont  ouverts 

A  l'amoureuse  flanmie  ; 

77 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Elle  m'adore,  et  dit  que  ses  désirs 
Ne  vivent  que  pour  mes  plaisirs. 

Quel  jugement  y  dois-je  asseoir  ? 

Veut-elle  me  complaire  ? 
Mon  cœur  s'en  promet  a  ce  soir, 

Une  preuve  plus  claire. 
Viens  donc,  ô  nuit,  que  ton  obscurité 

M'en  découvre  la  vérité  ! 

Sommeil,  répands  à  pleines  mains 

Tes  pavots  sur  la  terre. 
Assoupis  les  yeux  des  humains 

D'un  gracieux  caterre, 
Laissant  veiller  en  tout  cet  élément 

Ma  maîtresse  et  moi  seulement., , 

Ah  !    voilà  le  jour  achevé. 

Il  faut  que  je  m'apprête  ; 
L'astre  de  Vénus  est  levé 
Propice  a  ma  requête  ; 
Si  bien  qu'il  semble,  en  se  montrant  si  beau, 
Me  vouloir  servir  de  flambeau... 

Les  chats,  presque  enragés  d'amour, 
Grondent  dans  les  gouttières  ; 

Les  loups-garous,  fuyant  le  jour. 
Hurlent  aux  cimetières  ; 
Et  les  enfants,  transis  d'être  tout  seuls, 
Couvrent  leurs  têtes  de  linceuls. 

Le  clocheteur  des  trépassés, 

Sonnant  de  rue  en  rue. 
De  frayeur  rend  leurs  cœurs  glacés, 
Bien  que  leur  corps  en  sue  ; 
Et  mille  chiens,  oyant  sa  triste  voix, 

Lui  répondent  à  longs  abois. 
78 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Ces  tons,  ensemble  confondus, 

Font  des  accords  funèbres, 

Dont  les  accents  sont  épandus, 

En  l'horreur  des  ténèbres, 

Que  le  silence  abandonne  a  ce  bruit 

Qui  l'épouvante  et  le  détruit. 

Lugubre  courrier  du  Destin, 

Effroi  des  âmes  lâches, 
Qui  si  souvent,  soir  et  matin. 

M'éveilles  et  me  fâches, 
Va  faire  ailleurs,  engeance  de  démon, 

Ton  vain  et  tragique  sermon. 

Tu  ne  me  saurais  empêcher 

D'aller  voir  ma  Sylvie, 
Dussé-je,  pour  un  bien  si  cher, 

Perdre  aujourd'hui  la  vie. 
L'heure  me  presse,  il  est  temps  de  partir. 

Et  rien  ne  m'en  peut  divertir. 

Tous  ces  vents,  qui  soufflaient  si  fort. 

Retiennent  leurs  haleines, 
Il  ne  pleut  plus,  la  foudre  dort. 

On  n'oit  que  les  fontaines 
Et  le  doux  son  de  quelques  luths  cliarmants, 

Qui  parlent  au  lieu  des  amants. 

Je  ne  puis  être  découvert, 

La  nuit  m'est  trop  fidèle  ; 
Entrons,  je  sens  l'huis  entr'ouvert. 
J'aperçois  la  chandelle, 
Dieux  !    Qu'est-ce  ci  ?  Je  tremble  à  chaque  pas, 
Comme  si  j'allais  au  trépas. 

79 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

O  toi,  dont  l'œil  est  mon  vainqueur, 

Sylvie,  eh  !    que  t'en  semble  ? 

Un  homme  qui  n'a  point  de  cœur, 

Ne  faut-il  pas  qu'il  tremble  ? 

Je  n'en  ai  point,  tu  possèdes  le  mien... 

Me  veux-tu  pas  donner  le  tien  ? 


La  Pipe 

ASSIS  sur  un  fagot,  une  pipe  à  la  main, 
Tristement  accoudé  contre  une  cheminée, 
Les  yeux  fixés  vers  terre,  et  l'âme  mutinée. 
Je  songe  aux  cruautés  de  mon  sort  inhumain. 

L'espoir,  qui  me  remet  du  jour  au  lendemain, 
Essaye  à  gagner  temps  sur  ma  peine  obstinée. 
Et,  me  venant  promettre  une  autre  destinée, 
Me  fait  monter  plus  haut  qu'un  empereur  romain. 

Mais  à  peine  cette  herbe  est-elle  mise  en  cendre, 
Qu'en  mon  premier  état  il  me  convient  descendre 
Et  passer  mes  ennuis  à  redire  souvent  : 

Non,  je  ne  trouve  point  beaucoup  de  différence 

De  prendre  du  tabac  a  vivre  d'espérance. 

Car  l'un  n'est  que  fumée  et  l'autre  n'est  que  vent. 


Le  Paresseux 

ACCABLE  de  paresse  et  de  mélancolie. 
Je  rêve  dans  un  lit  où  je  suis  fagotté 
Comme  un  lièvre  sans  os  qui  dort  dans  un  pâté, 
Ou  comme  un  Don  Quichotte  en  sa  morne  folie. 
8o 


MARC-ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

Là,  sans  me  soucier  des  guerres  d'Italie, 

Du  comte  Palatin  ni  de  sa  royauté, 

Je  consacre  un  bel  hymne  à  cette  oisiveté 

Oii  mon  âme  en  langueur  est  comme  ensevelie. 

Je  trou\c  ce  plaisir  si  doux  et  si  charmant, 

Que  je  crois  que  les  biens  me  viendront  en  dormant, 

Puisque  je  vois  déjà  s'en  enfler  ma  bedaine. 

Et  hais  tant  le  travail,  que,  les  yeux  entr'ouverts. 
Une  main  hors  des  draps,  cher  Baudoïn,  à  peine 
Ai-je  pu  me  résoudre  à  t'écrire  et»  ,ers. 


Les   Goinfres 

COUCHER  trois  dans  un  drap,  sans  feu  ni  sans 

chandelle. 
Au  profond  de  l'hiver,  dans  la  salle  aux  fagots, 
Où  les  chats,  ruminant  le  langage  des  Goths, 
Nous  éclairent  sans  cesse  en  roulant  la  prunelle  ; 

Hausser  notre  chevet  avec  une  escabelle, 
Etre  deux  ans  à  jeun  comme  les  escargots, 
Rêver  en  grimaçant  ainsi  que  les  magots 
Qui,  baillant  au  soleil,  se  grattent  sous  l'aisselle  ; 

Mettre  au  lieu  d'un  bonnet  la  coiffe  d'un  chapeau, 
Prendre  pour  se  couvrir  la  frise  d'un  manteau 
Dont  le  dessus  servit  a  nous  doubler  la  panse  ; 

Puis  souffrir  cent  brocards  d'un  vieux  hôte  irrité. 
Qui  peut  fournir  \\  peine  à  la  moindre  dépense. 
C'est  ce  qu'engendre  enfin  la  prodigalité. 

163  Sx 


L'ECOLE    CLASSIQUE 

U Eté  de  Rome 

QUELLE  étrange  chaleur  nous  vient  ici  brûler? 
Sommes-nous  transportés  sous  la  zone  torride  ? 
Ou  quelque  antre  imprudent  a  t'-il  lâché  la  bride 
Aux  lumineux  chevaux  qu'on  voit  étinceler  ? 

La  terre,  en  ce  climat,  contrainte  à  panteler, 
Sous  l'ardeur  des  rayons  s'entre-fend  et  se  ride  ; 
Et  tout  le  champ  romain  n'est  plus  qu'un  sable  aride 
D'où  nulle  fraîche  humeur  ne  se  peut  exhaler. 

Les  furieux  regards  de  l'âpre  canicule 

Forcent  même  le  Tibre  à  périr  comme  Hercule, 

Dessous  l'ombrage  sec  des  joncs  et  des  roseaux. 

Sa  qualité  de  dieu  ne  l'en  saurait  défendre, 
Et  le  vase  natal  d'où  s'écoulent  ses  eaux 
Sera  l'urne  fatale  où  l'on  mettra  sa  cendie. 


L' Automne  des   Canaries 

VOICI  les  seuls  coteaux,  voici  les  seuls  vallons 
Où  Bacchus  et  Pomone  ont  établi  leur  gloire  ; 
Jamais  le  riche  honneur  de  ce  beau  territoire 
Ne  ressentit  l'effort  des  rudes  aquilons. 

Les  figues,  les  muscats,  les  pêches,  les  melons 

Y  couronnent  ce  dieu  qui  se  délecte  à  boire  ; 

Et  les  nobles  palmiers,  sacrés  à  la  victoire. 

S'y  courbent  sous  des  fruits  qu'au  miel  nous  égalons. 

Les  cannes  au  doux  suc,  non  dans  les  marécages. 
Mais  sur  les  flancs  de  roche,  y  forment  des  bocages 
Dont  l'or  plein  d'ambroisie  éclate  et  monte  aux  cieux. 

82 


MARC- ANTOINE    DE    SAINT-AMAND 

L'orange  en  même  jour  y  mûrit  et  boutonne, 
Et  durant  tous  les  mois  ou  peut  voir  en  ces  lieux 
Le  printemps  et  l'été  confondus  en  l'automne. 


JEAN   CHAPELAIN 

Ode  au   Cardinal  de  Rkhelieu 

GRAND  Richelieu,  de  qui  la  gloire, 
Par  tant  de  rayons  éclatants, 
De  la  nuit  de  ces  derniers  temps 
Kclaircit  l'ombre  la  plus  noire  ; 
Puissant  esprit,  dont  les  travaux 
Ont  borné  le  cours  de  nos  maux, 
Accom])li  nos  souhaits,  passé  notre  espérance, 
Tes  célestes  vertus,  tes  faits  prodigieux, 
Font  revoir  en  nos  jours,  pour  le  bien  de  la  France, 
La  force  des  héros  et  la  bonté  des  dieux. 

Le  long  des  rives  du  Permesse, 
La  troupe  de  ses  nourrissons 
Médite  pour  toi  des  chansons 
Dignes  de  l'ardeur  qui  les  presse  ; 
Ils  sentent  ranimer  leurs  voix 
A  l'aspect  de  tes  grands  exploits, 
Et  font  de  ta  louange  un  concert  magnifique  ; 
La  gravité  s'y  mule  avecque  les  douceurs, 
Apollon  y  préside,  et,  d'un  ton  héroïque. 
Fait  soutenir  leur  chant  par  celui  des  Neuf  Sœurs. 

Ils  chantent  quel  fut  ton  mérite. 
Quand,  au  gré  de  nos  matelots, 
Tu  vainquis  les  vents  et  les  flots. 
Et  domptas  l'orgueil  d'Amphitrite  ; 

83 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Quand  notre  commerce  affaibli, 

Par  toi  puissamment  rétabli, 
Dans  nos  havres  déserts  ramena  l'abondance  ; 
Et  que,  sur  cent  vaisseaux  maîtrisant  les  dangers, 
Ton  nom  seul  aux  Français  redonna  l'assurance 
Et  fit  naître  la  crainte  au  cœur  des  étrangers. 

Ils  chantent  l'effroyable  foudre 
Qui,  d'un  mouvement  si  soudain, 
Partit  de  ta  puissante  main 
Pour  mettre  Pignerol  en  poudre  ; 
Ils  disent  que  tes  bataillons, 
Comme  autant  d'épais  tourbillons. 
Ébranlèrent  ce  roc  jusque  dans  ses  racines. 
Que  même  le  vaincu  t'eut  pour  libérateur, 
Et  que  tu  lui  bâtis,  sur  ses  propres  ruines, 
Un  rempart  éternel  contre  l'usurpateur. 

Ils  chantent  nos  courses  guerrières, 
Qui,  plus  rapides  que  le  vent. 
Nous  ont  acquis,  en  te  suivant, 
La  Meuse  et  le  Rhin  pour  frontières  ; 
Ils  disent  qu'au  bruit  de  tes  faits. 
Le  Danube  crut  désormais 
N'être  pas,  en  son  antre,  assuré  de  nos  armes  ; 
Qu'il  redouta  le  joug,  frémit  dans  ses  roseaux. 
Pleura  de  nos  succès,  et,  grossi  de  ses  larmes, 
Plus  vite  vers  l'Euxin  précipita  ses  eaux. 

Ils  chantent  tes  conseils  utiles. 
Par  qui,  malgré  l'art  des  méchants, 
La  paix  refleurit  dans  nos  champs. 
Et  la  justice  dans  nos  villes  ; 
Ils  disent  que  les  Immortels 
De  leur  culte  et  de  leurs  autels 
84 


JEAN   CHAPELAIN 

Ne  doivent  qu'à  tes  soins  la  pompe  renaissante  ; 
Et  que  ta  prévoyance  et  ton  autorité 
Sont  les  deux  forts  appuis  dont  l'Europe  tremblante 
Soutient  et  raffermit  sa  faible  liberté. 

Je  pourrais  parler  de  ta  race 
Et  de  ce  long  ordre  d'aïeux 
De  qui  les  beaux  noms,  dans  les  cieux, 
Tiennent  une  si  belle  place  ; 
Dire  les  rares  qualités 
Par  qui  ces  guerriers  indomptés 
Ajoutent  tant  de  lustre  "a  nos  vieilles  histoires, 
Et  montrer  aux  mortels,  de  leur  gloire  étonnés. 
Quel  nombre  de  combats,  d'assauts  et  de  victoires 
Les  rend  dignes  des  rois  qui  nous  les  ont  donnés. 

De  quelque  insupportable  injure 

Que  ton  renom  soit  attaqué. 

Il  ne  saurait  être  offusqué  : 

La  lumière  en  est  toujours  pure. 

Dans  un  paisible  mouvement, 

Tu  t'élèves  au  firmament. 
Et  laisses  contre  toi  murmurer  sur  la  terre. 
Ainsi,  le  haut  Olympe,  à  son  pied  sablonneux 
Laisse  fumer  la  foudre  et  gronder  le  tonnerre, 
Et  garde  son  sommet  tranquille  et  lumineux. 

CLAUDE   DE    MALEVILLE 

La  belle  Matïneuse 

LE  silence  régnait  sur  la  terre  et  sur  Tonde, 
L'air  devenait  serein  et  l'Olympe  vermeil. 
Et  l'amoureux  Zéphyr,  affranchi  du  sommeil, 
Ressuscitait  les  fleurs  d'une  haleine  féconde  ; 

85 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

L'Aurore  déployait  l'or  de  sa  tresse  blonde 
Et  semait  de  rubis  le  chemin  du  soleil  ; 
Enfin  ce  dieu  venait,  au  plus  grand  appareil 
Qu'il  soit  jamais  venu  pour  éclairer  le  monde  ; 

Quand  la  jeune  Philis,  au  visage  riant, 
Sortant  de  son  palais  plus  clair  que  l'Orient, 
Fit  voir  une  lumière  et  plus  vive  et  plus  belle. 

Sacré  flambeau  du  jour,  n'en  soyez  pas  jaloux  ; 

Vous  parûtes  alors  aussi  peu  devant  elle, 

Que  les  feux  de  la  nuit  avaient  fait  devant  vous. 


VINCENT   VOITURE 

Sonnets 

DES  portes  du  matin  l'amante  de  Céphale 
Ses  roses  épandait  dans  le  milieu  des  airs. 
Et  jetait  sur  les  cieux  nouvellement  ouverts 
Ces  traits  d'or  et  d'azur  qu'en  naissant  elle  étale  ; 

Quand  la  nymphe  divine,  à  mon  repos  fatale, 
Apparut,  et  brilla  de  tant  d'attraits  divers 
Qu'il  semblait  qu'elle  seule  éclairait  l'univers, 
Et  remplissait  de  feux  la  rive  orientale. 

Le  soleil,  se  hâtant  pour  la  gloire  des  cieux. 
Vint  opposer  sa  flamme  à  l'éclat  de  ses  yeux, 
Et  i)rit  tous  les  rayons  dont  l'Olympe  se  dore  ; 

L'onde,  la  terre,  et  l'ai]-  s'allumaient  alentour: 
Mais  auprès  de  Philis  on  le  prit  pour  l'aurore, 
Et  l'on  crut  que  Philis  était  l'astre  du  jour. 
86 


VINCENT    VOITURE 

IL  faut  finir  mes  jours  en  l'amour  d'Uranie  ; 
L'absence  ni  le  temps  ne  m'en  sauraient  guérir, 
Et  je  ne  vois  plus  rien  qui  me  pût  secourir, 
Ni  qui  pût  rappeler  ma  liberté  bannie. 

Dès  longtemps  je  connais  sa  rigueur  infinie  ; 
Mais,  pensant  aux  beautés  pour  qui  je  dois  périr. 
Je  bénis  mon  martyre,  et,  content  de  mourir. 
Je  n'ose  murmurer  contre  sa  tyrannie. 

Quelquefois  ma  raison,  par  de  faibles  discours. 
M'invite  a  la  révolte  et  me  promet  secours  ; 
Mais,  lorsqu'à  mon  besoin  je  veux  me  servir  d'elle, 

Apres  beaucoup  de  peine  et  d'efforts  impuissants, 
Elle  dit  qu'L^ranic  est  seule  aimable  et  belle, 
Et  m'y  rengage  plus  que  ne  font  tous  mes  sens. 


GUILLAUME   COLLETET 

Ijtt  Maison  de   Ronsard 

JE  ne  vois  rien  ici  qui  ne  flatte  mes  yeux  : 
Cette  cour  du  balustre  est  gaie  et  magnifique  ; 
Ces  superbes  lions  qui  gardent  ce  portique, 
Adoucissent  pour  moi  leurs  regards  furieux. 

Le  feuillage,  animé  d'un  vent  délicieux. 
Joint  au  chant  des  oiseaux  sa  tremblante  musique; 
Ce  parterre  de  Heurs,  par  un  secret  magique, 
Semble  avoir  dérobé  les  étoiles  des  cieux. 

L'aimable  j)ronienoir  de  ces  doubles  allées. 
Qui  de  ])rotanes  pas  n'ont  point  été  foulées 
Garde  encore,  ô  Ronsard,  les  vestiges  des  tiens. 

87 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Désir  ambitieux  d'une  gloire  infinie  ! 

Je  trouve  bien  ici  mes  pas  avec  les  siens, 

Mais  non  pas,  dans  mes  vers,  sa  force  et  son  génie. 


Hommage  à  Ronsard 

AFIN  de  témoigner  à  la  postérité 
Que  je  fus  en  mon  temps  partisan  de  ta  gloire. 
Malgré  ces  ignorants  de  qui  la  bouche  noire 
Blasphème  parmi  nous  contre  ta  déité  ; 

Je  viens  rendre  h  ton  nom  ce  qu'il  a  mérité, 
Belle  âme  de  Ronsard,  dont  la  sainte  mémoire 
Remportera  du  temps  une  heureuse  victoire 
Et  ne  se  bornera  que  de  l'éternité. 

Attendant  que  le  ciel  mon  désir  favorise, 
Que  je  te  puisse  voir  dans  les  plaines  d'Elyse, 
Ne  t'ayant  jamais  vu  qu'en  tes  doctes  écrits  ; 

Belle  âme,  qu'Apollon  ses  grâces  me  refuse, 
Si  je  n'adore  en  toi  le  roi  des  grands  esprits, 
Le  père  des  beaux  vers  et  l'enfant  de  la  Muse. 


^vis  à  un   Poète  bu-veur  d^ Eau 

EN  vain,  pauvre  Tircis,  tu  te  romps  le  cerveau 
Pour  changer  en  beaux  vers  tes  rimes  imparfaites  ; 
Tu  n'auras  point  l'ardeur  des  illustres  poètes, 
Si  ton  esprit  d'oison  se  refroidit  dans  l'eau. 

Va  trinquer  à  longs  traits  de  ce  nectar  nouveau 
Que  Lecormié  recèle  en  ses  caves  secrètes. 
Si  tu  veux  effacer  ces  antiques  prophètes 
Dont  le  nom  brille  encor  dans  la  nuit  du  tombeau. 


GUILLAUME   COLLETET 

Bien  que  les  neuf  beautés  des  rives  d'Hippocrène 
Exaltent  la  vertu  des  eaux  de  leur  fontaine, 
Les  fines  qu'elles  sont  ne  s'en  abreuvent  pas  ; 

La,  sous  des  lauriers  verts,  ou  plutôt  sous  des  treilles, 
Les  tonneaux  de  vin  grec  échauifent  leurs  repas, 
Et  l'eau  n'y  rafraîchit  que  le  cul  des  bouteilles. 


Rodomontade  amoureuse 

CLAUDINE,  avec  le  temps  tes  grâces  passeront, 
Ton  jeune  teint  perdra  sa  ])Ourpre  et  son  ivoire  ; 
Le  ciel,  qui  te  fit  blonde,  un  jour  te  verra  noire, 
Et,  comme  je  languis,  tes  beaux  yeux  languiront. 

Ceux  que  tu  traites  mal  te  persécuteront. 
Ils  riront  de  l'orgueil  qui  t'en  fait  tant  accroire  ; 
Ils  n'auront  plus  d'amour,  tu  n'auras  plus  de  gloire 
Tu  mourras,  et  mes  vers  jamais  ne  périront. 

<^  cruelle  à  mes  vœux,  ou  plutôt  à  toi-même, 
ix-tu  forcer  des  ans  la  puissance  suprême, 
i:.t  te  survivre  encore  au  delà  du  tombeau  ? 

Que  ta  douceur  m'oblige  à  faire  ton  image. 
Et  les  ans  douteront  qui  parut  le  plus  beau. 
Ou  mon  esprit,  ou  ton  visage. 


Sur  la  Naissance  de  Notre-Se't^neur 

QUI  vit  jamais  au  monde  un  miracle  pareil  ? 
Un  Dieu  s'assujettit  aux  lois  de  la  Nature, 
Le  Créateur  de  tout  nait  de  sa  créature. 
Et  la  lumière  sort  des  ombres  du  sommeil  ! 

89 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Bien  qu'il  vienne  sur  terre  en  un  pauvre  appareil, 
Qu'un  antre  ténébreux  lui  serve  de  clôture. 
C'est  lui  qui  fit  du  ciel  la  belle  architecture, 
Et  qui  fonda  son  trône  au  milieu  du  Soleil  ! 

O  célestes  Esprits,  Saintes  Intelligences, 
Qui  vous  glorifiiez  de  vos  pures  essences 
Et  rendiez  de  votre  heur  tous  les  hommes  jaloux. 

Enviez  aujourd'hui,  par  un  contraire  échange. 
Le  bonheur  que  le  Ciel  vient  répandre  sur  nous, 
Puisque  Dieu  s'est  fait  homme,  et  ne  s'est  pas  fait 
ange. 

JACQUES   VALLÉE    DES    BARREAUX 

Sonnet 

GRAND  Dieu,  tes  jugements  sont  remplis  d'équité; 
Toujours  tu  prends  plaisir  à  nous  être  propice  ; 
Mais  j'ai  tant  fait  de  mal,  que  jamais  ta  bonté 
Ne  me  peut  pardonner  sans  choquer  ta  justice. 

Oui,  mon  Dieu,  la  grandeur  de  mon  impiété 

Ne  laisse  à  ton  pouvoir  que  le  choix  du  supplice  ; 

Ton  intérêt  s'oppose  à  ma  félicité. 

Et  ta  clémence  même  attend  que  je  périsse. 

Contente  ton  désir,  puisqu'il  t'est  glorieux  ; 
Offense-toi  des  pleurs  qui  coulent  de  mes  yeux  ; 
Tonne,  frappe,  il  est  temps  ;   rends-moi  guerre  pour 
guerre. 

J'adore,  en  périssant,  la  raison  qui  t'aigrit. 
Mais  dessus  quel  endroit  tombera  ton  tonnerre. 
Oui  ne  soit  tout  couvert  du  sang  de  Jésus-Christ  ? 
90 


MARIN   LEROY   DE   GOMBERVILLE 

Au   Cardinal  de  Richelteu 

PAR  tes  hautes  vertus  et  tes  faits  héroïques 
Tu  changes  le  destin,  Jes  hommes  et  le  temps  ; 
Et,  malgré  la  rigueur  des  astres  inconstants, 
Tu  détournes  le  cours  des  misères  publiques. 

Tu  détruis  resi)érance  et  les  desseins  tragiques 
Dont  l'Espagne  nourrit  ses  orgueilleux  Titans, 
Tu  fais  par  tes  conseils  vaincre  nos  combattants. 
Et  porte  notre  empire  à  ses  bornes  antiques. 

Je  l'avais  bien  j)ensé,  que  ces  fameux  mortels, 

A  qui  le  siècle  d'or  consacra  des  autels. 

Dans  nos  siècles  de  fer  n'auraient  point  de  semblables  ; 

Mais,  ô  l'œil  de  la  France  et  l'âme  de  ton  roi, 
Comparant  à  leurs  faits  tes  faits  inimitables, 
Je  vois  que  le  temps  seul  les  a  mis  devant  toi. 


Sur  C  Exposition  du  Saint- Sacrement 

TEL  qu'aux  jours  de  ta  chair  tu  parus  sur  la  terre, 
Tel  montre-toi,  grand  Dieu,  dans  ce  siècle  effronté, 
Oîi  des  honmies,  armés  contre  ta  vérité. 
Osent  impunément  te  déclarer  la  guerre. 

"^Fu  t'ouvris  un  chemin  au  travers  de  la  pierre. 
Pour  porter  dans  les  cieux  ton  corps  ressuscité  ; 
Romps  cet  autre  tombeau,  reprends  ta  majesté, 
Et  sors  comme  un  soleil  de  cette  urne  de  verre. 

Illumine  la  terre  aussi  bien  que  les  cieux. 

En  m'échauffant  le  cœur  éclaire-moi  les  yeux  ; 

l'~t  ne  séi)are  j>lus  ta  clarté  de  ta  flamme. 


L'ÉCOLE    CLASSIQUE 

Mais    que    dis-je?       Seigneur,    pardonne    à    mes 

transports  ! 
C'est  assez  que  la  Foi  montre  aux  yeux  de  mon  âme 
Ce  qu'un  peu  de  blancheur  cache  aux  yeux  de  mon 

corps. 

TRISTAN    L'HERMITE 

La   Comédie  des  Fleurs 

PUISQU'IL  vous  plaît  que  je  vous  die 

Le  sujet  de  la  comédie 

Que  je  médite  pour  vos  sœurs, 

Les  images  m'en  sont  présentes  : 

Les  personnages  sont  des  fleurs. 

Et  vous  êtes  des  fleurs  naissantes. 

Un  Lis,  reconnu  pour  un  prince. 
Arrive  dans  une  province  ; 
Mais,  comme  un  prince  de  son  sang, 
Il  est  beau  sur  toute  autre  chose. 
Et  vient,  vêtu  de  satin  blanc 
Pour  faire  l'amour  k  la  Rose. 

Pour  dire  quelle  est  sa  noblesse, 

A  cette  charmante  maîtresse 

Qui  s'habille  de  vermillon. 

Le  Lis,  avec  des  présents  d'ambre, 

Délègue  un  jeune  papillon, 

Son  gentilhomme  de  la  chambre. 

Ensuite,  le  prince  s'avance 
Pour  lui  faire  la  révérence  ; 
Ils  se  troublent  k  leur  aspect  ; 
Le  sang  leur  descend  et  leur  monte  ; 
93 


TRISTAN   L»HERMITE 

L'un  pâlit  de  trop  de  respect. 
L'autre  rougit  d'honnête  honte. 

Mais  cette  infante  de  mérite, 
Dès  cette  première  visite, 
Lui  lance  des  regards  trop  doux  ; 
Le  Souci,  qui  brûle  pour  elle. 
En  même  temps,  en  est  jaloux  ; 
Ce  qui  fait  naître  une  querelle. 

On  arme  pour  les  deux  cabales  ; 
On  n'entend  plus  rien  que  timbales, 
Que  trompettes  et  que  clairons  ; 
Car,  avec  tambour  et  trompette, 
Les  bourdons  et  les  moucherons, 
Sonnent  la  charge  et  la  retraite. 

Enfin,  le  Lis  a  la  victoire; 
Il  revient,  couronné  de  gloire, 
Attirant  sur  lui  tous  les  yeux. 
La  Rose,  qui  s'en  pâme  d'aise. 
Embrasse  le  victorieux. 
Et  le  victorieux  la  baise. 

De  cette  agréable  entrevue, 
L'Absinthe  fait,  avec  la  Rue, 
Un  discours  de  mauvaise  odeur  ; 
Et  la  jeune  Epine-vinette, 
Qui  prend  parti  pour  la  pudeur, 
Y  montre  son  humeur  aigrette. 

D'autre  côté.  Madame  Ortie, 
Qui  veut  être  de  la  partie, 
Avec  son  cousin  le  Chardon, 
Vient  citer  une  médisance 
D'une  jeune  tleur  de  Melon 
A  qui  l'on  voit  enfler  la  panse. 

93 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Mais  la  Rose  enfin  la  fait  taire 
Par  un  secret  bien  salutaire, 
Approuvé  de  tout  l'univers, 
Et,  dissipant  tout  cet  ombrage, 
La  Buglose  met  les  couverts 
Pour  le  festin  du  mariage. 

Tout  contribue  à  cette  fête. 
Et  le  soir,  un  ballet  s'apprête 
Où  l'on  oit  des  airs  plus  qu'humains 
On  y  danse,  on  s'y  met  à  rire. 
Le  Pavot  vient,  on  se  retire. 
Bonsoir,  je  vous  baise  les  mains. 


Le  Promenoir  des  deux  Amants 

AUPRÈS  de  cette  grotte  sombre 
Où  Ton  respire  un  air  si  doux 
L'onde  lutte  avec  les  cailloux 
Et  la  lumière  avecque  l'ombre. 

Ces  flots,  lassés  de  l'exercice 
Qu'ils  ont  fait  dessus  ce  gravier, 
Se  reposent  dans  ce  vivier. 
Où  mourut  autrefois  Narcisse. 

L'ombre  de  cette  fleur  vermeille 
Et  celle  de  ces  joncs  pendants, 
Paraissent  être,  là  dedans. 
Les  songes  de  l'eau  qui  sommeille. 

Les  plus  aimables  influences 
Qui  rajeunissent  l'univers 
Ont  relevé  ces  tapis  verts 
De  fleurs  de  toutes  les  nuances. 


94 


TRISTAN   L'HERMITE 

Dans  ce  bois  ni  dans  ces  montagnes 
Jamais  chasseur  ne  vint  encor  ; 
Si  quelqu'un  y  sonne  du  cor, 
C'est  Diane  avec  ses  compagnes. 

Ce  vieux  chêne  a  des  marques  saintes  ; 
Sans  doute  qui  le  couperait 
Le  sang  chaud  en  découlerait, 
Et  l'arbre  pousserait  des  plaintes. 

Ce  rossignol,  mélancolique 
Du  souvenir  de  son  malheur, 
Tâche  de  charmer  sa  douleur. 
Mettant  son  histoire  en  musique. 

Il  reprend  sa  note  première, 
Pour  chanter,  d'un  art  sans  pareil. 
Sous  ce  rameau  que  le  soleil 
A  doré  d'un  trait  de  lumière. 

Sur  ce  frêne  deux  tourterelles 
S'entretiennent  de  leurs  tourments, 
Et  font  les  doux  appointements 
De  leurs  amoureuses  quereller. 

Un  jour,  Vénus  avec  Anchise 
Parmi  ces  forts  s'allait  perdant. 
Et  deux  Amours,  en  l'attendant. 
Disputaient  pour  une  cerise. 

Dans  toutes  ces  routes  divines 
Les  nymphes  dansent  aux  chansons. 
Et  donnent  la  grâce  aux  buissons 
De  porter  des  lleurs  sans  épines. 

Jamais  les  vents  ni  le  tonnerre. 
N'ont  troublé  la  paix  de  ces  lieux, 

95 


I/ÉCOLE    CLASSIQUE 

Et  la  complaisance  des  dieux. 
Y  sourit  toujours  à  la  terre. 

Crois  mon  conseil,  chère  Climène, 
Pour  laisser  arriver  le  soir, 
Je  te  prie,  allons  nous  asseoir 
Sur  le  bord  de  cette  fontaine. 

N'ois-tu  pas  soupirer  Zcphire 
De  merveille  et  d'amour  atteint, 
Voyant  des  roses  sur  ton  teint, 
Qui  ne  sont  pas  de  son  empire  ? 

Sa  bouche,  d'odeur  toute  pleine, 
A  soufflé  sur  notre  chemin, 
Mêlant  un  esprit  de  jasmin 
A  l'ambre  de  ta  douce  haleine. 

Penche  la  tête  sur  cette  onde 
Dont  le  cristal  paraît  si  noir  : 
Je  t'y  veux  faire  apercevoir 
L'objet  le  plus  charmant  du  monde. 

Tu  ne  dois  pas  être  étonnée. 
Si  vivant  sous  tes  douces  lois. 
J'appelle  ces  beaux  yeux  mes  rois 
Mes  astres  et  ma  destinée... 

Veux-tu,  par  un  doux  privilège. 
Me  mettre  au  dessus  des  humains  ? 
Fais-moi  boire  au  creux  de  tes  mains, 
Si  l'eau  n'en  dissout  point  la  neige. 

Consolation  à  Idalie,  sur  la  Mort  d'un  Parent 

PUISQUE  votre  parent  ne  s'est  pu  dispenser 
De  servir  de  victime  au  Démon  de  la  guerre, 
96 


TRISTAN    L'HERMITE 

C'est,  ô  l'>elle  Idalic,  une  erreur  de  penser 

Que  les  plus  beaux  lauriers  soient  exempts  du  tonnerre. 

Si  la  Mort  connaissait  le  prix  de  la  valeur 
Ou  se  laissait  surprendre  aux  plus  aimables  charmes, 
Sans  doute  que  Daphnis,  garanti  du  malheur, 
En  conservant  la  vie  eut  épargné  vos  larmes. 

Mais  la  Parque  sujette  à  la  fatalité. 
Ayant  les  yeux  bandés  et  l'oreille  fermée, 
Ne  sait  pas  discerner  les  traits  de  la  beauté. 
Et  n'entend  point  le  bruit  que  fait  la  renommée. 

Alexandre  n'est  plus,  lui  dont  Mars  fut  jaloux, 
César  est  dans  la  tombe  aussi  bien  qu'un  infâme. 
Et  la  noble  Camille,  aimable  comme  vous, 
Est  au  fond  du  cercueil  ainsi  qu'une  autre  femme. 

Bien  que  vous  méritiez  des  devoirs  si  constants. 
Et  que  vous  paraissiez  si  charmante  et  si  sage. 
On  ne  vous  verra  plus,  avant  qu'il  soit  cent  ans. 
Si  ce  n'est  dans  mes  vers,  qui  vivront  davantage. 

Par  un  ordre  éternel  qu'on  voit  en  l'Univers, 
Les  plus  dignes  objets  sont  frêles  comme  verre, 
Et  le  Ciel,  eml>elli  de  tant  d'astres  divers, 
Dérobe  tous  les  jours  des  astres  à  la  Terre. 

Sitôt  que  notre  esprit  raisonne  tant  soit  peu. 
En  l'avril  de  nos  ans,  en  l'âge  le  plus  tendre. 
Nous  rencontrons  l'Amour  qui  met  nos  cœurs  en  feu, 
Puis  nous  trouvons  la  Mort  qui  met  nos  corps  en 
cendre. 

Le  Temps  qui,  sans  repos,  va  d'un  pas  si  léger, 
Emporte  avecque  lui  toutes  les  belles  choses  : 
C'est  pour  nous  avertir  de  le  bien  ménager 
Et  faire  des  bouquets  en  la  saison  des  roses. 
154  ^ 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Les  Baisers  de  Dor'tnde 

LA  douce  haleine  des  zéphirs 
Et  ces  eaux  qui  se  précipitent, 
Par  leur  murmure  nous  invitent 
A  prendre  d'innocents  plaisirs. 
Dorinde,  on  dirait  que  les  flammes 
Dont  nous  sentons  brûler  nos  âmes, 
Brûlent  les  herbes  et  les  fleurs  ; 

Goûtons  mille  douceurs  à  la  faveur  de  l'ombre, 
Donnons-nous  des  baisers  sans  nombre, 

Et  joignons  à  la  fois  nos  lèvres  et  nos  cœurs. 

Quand  deux  objets  également 

Soupirent  d'une  même  envie. 

Comme  l'amour  en  est  la  vie, 

Les  baisers  en  sont  l'élément. 

Il  faut  donc  en  faire  des  chaînes 

Qui  durent  autant  que  les  peines 

Que  je  souffre  loin  de  tes  yeux. 
Amour,  qui  les  baisers  aimes  sur  toutes  choses. 

Fais  une  couronne  de  roses, 
Pour  donner  à  celui  qui  baisera  le  mieux. 

O  que  tes  baisers  sont  charmants  ! 

Dorinde,  tous  ceux  que  tu  donnes, 

Pourraient  mériter  des  couronnes 

De  perles  et  de  diamants. 

Cette  douceur  où  je  me  noie 

Force,  par  un  excès  de  joie, 

Tous  mes  esprits  à  s'envoler  ; 
Mon  cœur  est  palpitant  d'une  amoureuse  fièvre, 

Et  mon  âme  vient  sur  ma  lèvre. 
Alors  que  tes  baisers  l'y  veulent  appeler. 
98 


TRISTAN   L'HERMITE 

Si  l'Amour  allait  au  tombeau 

Par  un  noir  effet  de  l'envie, 

Tes  baisers  lui  rendraient  la  vie 

Et  rallumeraient  son  flambeau. 

Leur  aimable  délicatesse 

A  banni  toute  la  tristesse 

Qui  rendait  mon  sens  confondu  ; 
Mais  un  roi  détrôné  par  le  malheur  des  armes, 

A  la  faveur  des  mêmes  charmes 
Se  pourrait  consoler  d'un  empire  perdu. 

La  manne  fraîche  d'un  matin 

N'a  point  une  douceur  pareille, 

Ni  l'esprit  que  cherche  l'abeille 

Sur  la  buglose  et  sur  le  thym. 

Le  meilleur  sucre  qui  s'amasse 

Et  que  l'Art  sait  réduire  en  glace 

N'a  point  ces  appâts  ravissants  ; 
Et  même  le  nectar  semblerait  insipide. 

Au  prix  de  ce  baiser  humide 
Dont  tu  viens  de  troubler  l'office  de  mes  sens. 

Aussi  les  plus  riches  trésors, 

Qu'on  tire  du  sein  de  la  terre, 

Et  que,  pour  engendrer  la  guerre, 

L'Océan  sème  sur  ses  bords. 

L'or  et  toutes  les  pierreries, 

Dont  nous  provoquent  les  Furies, 

Pour  envenimer  nos  esprits  ; 
Bref  tout  ce  que  l'aurore  a  de  beau  dans  sa  couche. 

Au  prix  des  baisers  de  ta  bouche 
Sont  a  mes  sentiments  des  objets  de  mépris. 


99 


L'ECOLE   CLASSIQUE 

Sonnets 

CELLE  dont  la  dépouille  en  ce  marbre  est  enclose 
Fut  le  digne  sujet  de  mes  saintes  amours. 
Las  !   depuis  qu'elle  y  dort,  jamais  je  ne  repose, 
Puisqu'il  faut  en  veillant  que  j'y  songe  toujours. 

Celui  qui  des  mortels  à  son  pouvoir  dispose 
Eteignit  ce  soleil  au  milieu  de  son  cours  ; 
La  charmante  Philis  passa  comme  une  rose. 
Et  sa  beauté,  plus  vive,  eut  des  termes  plus  courts. 

La  Mort  qui  par  mes  pleurs  ne  fut  pas  divertie 
Enleva  de  mes  bras  cette  chère  partie 
D'un  agréable  tout  qu'avait  fait  l'amitié. 

Mais,  6  divin  esprit  qui  gouvernais  mon  âme, 

La  Parque  n'a  coupé  notre  lil  qu'a  moitié. 

Car  je  meurs  en  ta  cendre  et  tu  vis  dans  ma  flamme. 

MON  âme,  éveille-toi  du  dangereux  sommeil 
Qui  te  pourrait  conduire  en  des  nuits  éternelles, 
Et  chassant  la  vapeur  qui  couvre  tes  prunelles. 
Ne  prends  plus  désormais  l'ombre  pour  le  soleil.     - 

Ne  crois  plus  de  tes  sens  le  perfide  conseil  ; 
C'est  assez  adorer  des  objets  infidèles  ; 
Servons  à  l'avenir  des  beautés  immortelles 
Que  l'on  trouve  toujours  en  un  état  pareil. 

Aimons  l'Auteur  du  monde  :  il  est  sans  inconstance  ; 
La  bonté  pour  nos  vœux  n'a  point  de  résistance, 
Nous  pouvons  en  secret  lui  parler  nuit  et  jour  ; 

Il  connait  notre  ardeur  et  notre  inquiétude. 
Et  ne  reçoit  jamais  de  traits  de  notre  amour 
Pour  les  récompenser  de  traits  d'ingratitude. 


TRISTAN   L'HERMITE 

VENIR  a  la  clarté  sans  force  et  sans  adresse 
Et,  n'ayant  fait  longtemps  que  dormir  et  manger, 
■^Souffrir  mille  rigueurs  d'un  secours  étranger 
Pour  quitter  ^ignorance  en  quittant  la  faiblebse. 

Après,  servir  longtemps  une  ingrate  maîtresse 
Qu'on  ne  peut  acquérir,  qu'on  ne  |)eut  obliger, 
Ou  qui,  d'un  naturel  inconstant  et  léger. 
Donne  fort  peu  de  joie  et  beaucoup  de  tristesse. 

Cabaier  à  la  cour,  puis,  devenu  grison, 

Loin  du  monde  et  du  bruit  attendre,  en  sa  maisin, 

Ce  qu'ont  ses  derniers  ans  de  maux  inévitables. 

Tel  est  Je  sort  de  l'homme.      O  misérable  sort  ! 
Tous  ces  attachements  sont-ils  considérables, 
Pour  aimer  tant  la  vie  et  craindre  tant  la  mort  ? 


JEAN   FRANÇOIS   SARRASIN 

Ode  à   Monseigneur  le  Duc  d^ Enghïen 

GRAND  duc,  qui  d'Amour  et  de  Mars 
Portes  le  cœur  et  le  visage. 
Digne  qu'au  trône  des  Césars 
T*élèvc  ton  noble  courage  ; 

Enghien,  délices  de  la  cour. 
Sur  ton  chet  éclatant  de  gloire 
Viens  mêler  le  myrte  d'amour 
A  la  })alme  de  la  victoire. 

Ayant  fait  triompher  les  Lis 
Et  dompté  l'orgueil  d'Allemagne, 
Viens  commencer,  pour  ta  Phiiis, 
Une  autre  sorte  de  campagne. 


L'ÉCOLE   CLASSIQUE 

Ne  crains  point  de  montrer  au  jour 
L'excès  de  l'ardeur  qui  te  brûle  ; 
Ne  sais-tu  pas  bien  que  l'amour 
A  fait  un  des  travaux  d'Hercule  ? 

Toujours  les  héros  et  les  dieux 
Ont  eu  quelques  amours  en  tête  ; 
Et  Jupiter,  en  mille  lieux, 
En  a  fait  plaisamment  la  bête. 

Achille,  beau  comme  le  jour, 
Et  vaillant  comme  son  épée, 
Pleura  neuf  mois  pour  son  amour, 
Comme  un  enfant  pour  sa  poupée. 

O  Dieux  !    que  Renaud  me  plaisait  ! 
Dieux  !   qu' Armide  avait  bonne  grâce  ! 
Le  Tasse  s'en  scandalisait, 
Mais  je  suis  serviteur  au  Tasse. 

Et  nos  seigneurs  les  Amadis, 
Dont  la  cour  fut  si  triomphante 
Et  qui  tant  joutèrent  jadis. 
Furent-ils  jamais  sans  infante? 

Grand  duc,  il  n'y  va  rien  du  leur, 
Et,  je  le  dis  sans  flatterie, 
Tu  les  surpasses  en  valeur. 
Passe-les  en  galanterie. 

Viens  donc  hardiment  attaquer 
Philis,  comme  tu  fis  Bavière  ; 
Tu  la  prendras  sans  y  manquer. 
Fût-elle  mille  fois  plus  fière. 

Nous  t'en  verrons  le  possesseur, 
Pour  le  moins  selon  l'apparence, 

102 


JEAN   FRANÇOIS    SARRASIN 

Car  je  crois  que  ton  confesseur 
Sera  seul  de  ta  confidence. 

Cependant  fais  qu'en  de  beaux  vers 
La  plus  galante  renommée 
Débite,  par  tout  l'univers, 
Les  grâces  de  ta  bien-aimée. 

Choisis  quelque  excellente  main 
Pour  une  si  belle  aventure  : 
Prends  la  lyre  de  Chapelain 
Oa  la  guitare  de  Voiture. 

A  chanter  ces  fameux  exploits, 
J'emj)loierais  volontiers  ma  vie  ; 
Mais  je  n'ai  qu'un  filet  de  voix, 
Et  ne  chante  que  pour  Sylvie. 


Fin  du  Tome  premier 


XC3 


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<9 


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Dorchain,  Auguste 

Les  chefs-* oeuvre  lyriques 
de  F.  de  Malherbe 


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